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Library
of the
Universily of Toronto
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lanouvellehlOOrous
LA
NOUVELLE
jr.-J. li o u s « K A. II.
ILLUSTREE PAR MM. TONY JOHÂlNNOÏ, BARON, et.;., etc.
p xntn,
VV\i\A \i V A II (.US r \ V E II A V A U D
i:i, RUK (;ui':Ni':r,Min (riii;s i.\ monnaif.).
1 840
PREMIÈRE PARTIE.
-ETTilE PniiMlURE.
Il laiil Miiis l'iiii-, ni;i-
dciiuiiscllf, je le sens :
j'aurais dil licaii«()ii|)
moins attriKlrc ; ou plu-
loi il (allait ne vous voir
jauiaii>. Mais que faire
aujourd'hui? coniineiil
m'y iireiidre? Vous m'a-
vez iHoiiiis (le l'amilié :
VOM/, loes |ier|ilexiles,
el (•oiiseillc/-m()i.
\(iiis savez (|ue je ne
sois euiré dans volre
Miaiseii ipie sur l'iiivila-
lidii de madame voiri'
mei-e. Saehaiil nue j'a-
\ais cuUivc quchiues la-
leuis agréables , elle a
cru qu'ils ne seraient pas
iiiiililes, dans un lieu dé-
|)ourvu de maîtres , à
l'éducation d'une fdlc
qu'elle adore, l'ier. à
mon tour, d'orner de
quehpies lleurs un si
beau naturel, j'osai me
eliarjjer de ced.m^erenx
soin sans en prévoir le
péril, ou du moins sans
le redouter, .le ne vous
dirai point que je com-
mence à payer le prix
Julie à jeiioux. — lkt. i».
de ma témérité : j'espère que je ne m'oublierai jamais jusqu'à vous 1 lui
tenir des discours qu'il ne vous couviiul pas d'eniendre, el manquer j mé
rien dir
me ne 1'
e ' l'aul-
olfenser
JQhOl'AO
il lui deelare
a-l-il pas de
ap
>ujel
ivt d
au respect que je dois à
vos mœurs encore plus
qu'à votre iiaissaucc et
à vos charmes Si je
soutire, j'ai du moins la
consolation île soulTrir
seul, et je ne voudrais
pas d'un bonheur qui put
eoruer au votre.
dépendant je vousvo's
tous les jours, et je m'a-
pcr(;ois que, sans y son-
ger, vous aggravez" inno-
cemment des maux que
vous ne pouvez plaindre,
et que vous devez igno-
rer. Je sais, il ci-l vra\
le parti que dicte en
pareil cas la prudence
au délanl de l'espoir; ci
je me serais efTorce de
le prendre, si je pou-
vais acc(ir<ler en celle
occasion In prudence
avec riiounèteté; mais
comment me retirer dé-
cennnent d'une m.iison
dont la maîtresse elle--
même m'a ofîert l'en-
trée, où elle m'accable
de boniés. où elle me
croit de quelque utilité
à ce qu'elle a de plus
cher an niiuide ? com-
ment frustrer celle ten-
dre méie du plaisir de
surprendre un jour son
époux par vos progrès
dans des éludes qu'elle
lui cache à dessein? Fani-
ilquitterimpolinienlsans
de ma retraite? ci cet aven
nu homme doiii la naissance
LA TVOLYELLE IIÉLOISE.
et la fortune ne peuvent loi perniellre d'aspirer à vous? Je ne vois,
mademoiselle, qu'un moyen de sortir de rembarras où je suis; c'est
que la main qui^m'y plonge m'en relire; que ma peine, ainsi ijuc ma
faute, me vienne de vous ; et qu'au luoins p:ir pitié pour moi vous ilai-
giiiez m'interdira votre présence. Montrez ma lettre à vos parents,
laites-moi refuser votre porte, chassez-moi comme il vous plaira ; je
puis tout endurer de vous, je ne puis vous fuir de moi-même.
Vous, me chasser! moi, vous fuiri et pourquoi? Ponnpioi donc est-ce
un crime d'être sensible au mérite, et d'aimer ce qu'il faut qu'on ho-
nore? Non, belle Julie; vos attraits avaient ébloiri mes yeux ; jamais
ils n'eussent égaré mon cœur sans l'attrait plus puissant (|"iii les anime.
C'est cette union toucliante d'une sensibilité si vive et d'uni' inaliéraliUî
douceur; c'est cette piiié si tendre à tons les maux d'aiitnii ; c'est cet
esprit juste et ce goût exquis qui tirent leur purcti' ilc celle de l'ànie:
ce sont, en un mot, les charmes des sentiniciiis, bien plus que ceux de
la personne que j'adore en vous. Je ccuiseiis qu'on vous puisse imaginer
plus belle encore; mais plus aimable et plus digne du cœur d'un hon-
nête homme, non, Julie, il ii'ol pas possible.
J'ose me flatter quclqui lois cpie le ciel a mis une conformité secrète
entre nos afl'eclions, ainsi qu'entre nos gortts et nos ;îges. Si jeunes
encore, rieu n'altère en nous les penchants de la luiture, et toutes nos
inclinations semblent se rapporter. Av;uit que d'avoir pris les iinilormes
préjugés du monde, nous avons des nîanieres uniformes d,e sentir el
de voir ; et pourquoi u'oserais-je pas imaginer dans nos cœurs ce
même concert que j'aperçois dans nos jjigements? Quelquefois nos yeux
se rencontrent ; quelques soupirs nous échappent en mènie temps ;
quelques larmes' furtives... ô Julie! si cet accord venait de plus loin...
si le ciel nous avait destinés... toute la force humaine... Ah! pardon!
je m'égare : j'ose prendre mes vœux poin- de l'espoir; l'ardeur de mes
désirs prèle à leur objet la possibilité qui lui'manqne.
Je vois avec effroi quel tourment mon cœur se prépare. Je ne cher-
che point à flatter mon mal ; je voudrais le haïr, s'il était possible. Jugez
si mes sentiments sont purs par la sorte de grâce (pie je viens vous
demander. Tarissez, s'il se peiit, la source du poison qui me nourrit et
me lue. Je ne veux que guérir ou moiuir; et j'implore vos rigueurs
comme un amant implorerait vos boutés.
Oui, je promets, je jure de faire de nnui colé tous mes el'foris pour
recouvrer ma raison, ou concentrer au fond de nmn ànie le trouble
que j'y sens naître ; mais, par pitié, détournez de moi ces veux si doux
(pii me donnent la mort; dérobez aux miens vos traits, votre air, vos
bras, vos mains, vos blonds cheveux, vos gestes; trompez l'avide im-
prudence de mes regards ; retenez celte voix loucliaint qu'un n'entend
point sans émotion ; soyez, hélas I une autre que vous-même, pour que
mon cœur puisse revenir à lui.'
Vous le dirai-je sans détour' Dans ces jeux que l'oisiveté de la soi-
rée engendre, vous vous livrez devant tout le monde à des familiarités
cruelles; vous n'avez pas plus de réserve avec moi qu'avec nn autre.
Hier même, il s'en fallut peu que, par pénitence, vous ne me laissassiez
prendre un baiser : vous résistâtes faiblement. Ileureuseun^it je n'eus
garde de m'ubstiner. Je sentis à mon trouble croissant que j'allais me
perdre, el je m'arrêtai. .\h' si du moins je l'eusse pu savourer à mon
gré, ce baiser eût élé mon dernier soupir, et je serais mort le plus
heureux des bonunes!
De grâce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des sidtes funestes.
ISon, il n'y en a pas un qui n'ail son danger, jusqu'au pins pu;;;il de
tous. Je tremble loujoins d'y rencontrer votre main, et je ne ^aib com-
ment il arrive que je la rencontre toujours. A peine se pose-t-elle sur
la mienne, qu'un tressaillement me saisit; le jeu me domie la fièvre,
ou plulôt le délire ; je ne vois, je ne sens plus rien ; et, dans ce mo-
ment d'aliénation, que dire, que faire, où me cacher, counnenl répoudre
de moi ?
Durant nos lectures, c'est un autre inconvénieni. Si je vous vois un
instant sans votre mère ou sans votre cousine, vous changez tout à
coup de maintien; vous prenez un air si sérieux, si froid, si glacé, (|iie
le respect et la crainte de vous déplaire m'ôlent la présence "d'cspiil cl
le jugement, et j'ai peine ;'ï bégayer en trenihlanl quelques mots d'une
leçon que toute votre sagacité vous fait suivie à peine Ainsi l'inégalité
que vous affectez tourne ;"i la fois au préjudice de tous deux ; voiis me
désolez, et ne vous instruisez point, sans que je puisse concevoir quel-
motif fait ainsi changer d'humeur une personne si raisonnable. J'ose
vous le demantier, commenl ponvez-vons être si folâtre en public, el
si grave d:iiis le lèle-à-lêle ' Je pensais que ce devait être loiit le C(Mi-
traire, cl ipi'il fallait composer son mainlien à proportion du nondiie
des spectateurs. Au lien de cela, je vous vois, lonjoms avec une égale
perplexité de ma pari, le Ion de cérémonie en parliciilier, el le'hui
familier devant tout le monde. Daignez être plus égale, peut-être serai-jc
moins tourmenté.
Si la conmiiséralion naturelle aux àm.es bien nées peut vous atten-
drir sur les peines d'un infortuné auquel voqs avez lémoisiK; qiiehpie
estime, de légers changements dans votre conduite reu(ii(ml sa situa-
tion moins violente, el lui feront supporter pfiis pai.^iblenu ni et :.on
silence el ses maux. Si sa retenue et son clat ne. vous loueliMit pas. et
que vous vouliez user du d'oit de le perdre, vous le pouvez sans «pi'il
en miirmun!: il aime mieux emore peiii par voire orIk; q-ie jiar un
transport Indiscret qui le rendit coupable a vos yeux. Lniin, quoi quu
vous ordonniez de mon sort, au moins n'aurai-je point "à me repro-
cher d'avoir pu former un espoir téméraire ; el si vous avez lu celle
lettre, vous avez fait tout ce que j'oserais vous demander, quand même
je n'aurais point de refus à craindre.
LETTRE II.
Que je me suis abusé, mademoiselle, dans ma première lettre ! An
lieu de soulager mes maux, je n'ai fait que les augmenter en in'expo-
saul à votre disgrâce, et je sens que le pire de ions est de vous dé-
[ilaire. Votre silence, votre air froid et réservé, ne m'annoncent que
trop mon malheur. Si vous avez exaucé m;) prière en partie, ce n'est
que pour mieux m'en punir.
E poi cir ;inior di me vi fece ;u-corta, "*
Fur i hiondi c.ipelli allor Tel.ili,
K r .iiiioroso sguaido in se raccoUo.
Et I iiinour vnus ayant rendue attentive, vous voilâtes vos blonds cheveux
rcrùcillUes en vous-même vos doux regards. — JIêtast.
Vous retranchez en public l'iimocenle familiarité dont j'eus la folie
(le me plaindre; mais vous n'en êtes que plus sévère dans le particu-
lier; et votre ingénieuse rigueur s'exerce également par voire complai-
sance el par vos refus.
Que ne pouvez-vons connaître combien cette froideur m'est cruelle !
vous me trouveriez Irop puni. Avec quelle ardeur ne voudrais-je pas
revenir sur le passé, el faire que vous n'eussiez point vu cette fatale
lettre ! Non, dans la crainte de vous offenser encore, je n'écriniis point
celle-ci si je n'eusse écrit la première, et je ne veux pas redoubler ma
faute, mais la réparer, l'aut-il, pour vous apaiser, dire que je m'abu-
sais moi-même? fanl-il prolester que ce n'était pas de l'amour que
j'avai-i pour vous?... Moi, je prononcerais cet odieux parjure! Le vil
inensniige est-il digue d'un cœur où vous régnez? Ah ! que je sois' mal-
heureux s'il faut l'être ; pour avoir été téméraire, je ne serai ni men-
teur ni lâche, et le crime que mon cœur a commis, ma plume ne peiil
le désavouer.
. Je sens d'avance h', poids de votre indignation, et j'en altonils les
derniers eflels comme une grâce (pie vous me devez au défaut de toute
autre; car le feu ipii me consume mérite d'être puni, mais non mé-
prisé, l'ar pitié, ne nrabaiidoiiiiez pas à mui-m'ine; daignez an moins
disposer de mon sort; dites ipielle ot votre voloiiui. Quoi que vous
pui-sie/. me prescrire, je ne saurai (pi olii-ir. .M'iniposez-vous un silence
éternel, je saurai me contraindre à le garder. Mv bannissez-vous de
votre présence, je jure (pie vous ne me verrez plus. M'oiiloiinez-vous
de mourir, ah 1 ce ne sera pas le plus dilticile II n'y a point d'ordre
auipiel je ne souscrive, hors celui de ne vous p'us aimer; encore obéi^
rais-ji' en cela même, s'il m'était possible. ' "
Cent fois le jour je suis tenté de me jeter ;'i vos pieds, de les arroser
de mes pleurs, d'y obtenir la mort on mon pardon. Toujours un effroi
morlel glace mon courage, mes genoux Ircmblenl el n'osent fléchir;
la parole expire sur mes lèvres, et mon àine ne trouve :iucnne assu-
rance contre la frayeur de vous irriter.
Esl-il au momie" un état plus affreux que le mien? Mon cœur sent
trop combien il est coupable, et ne saurait cesser de l'être; le crime
el le remords ragitenl de coiicert; el sans savoir quel sera mon des-
liii, je lloltedaiis un doute in3U|)porlable, entre l'espoir de la clémence
cl la crainte du ehatimeiil.
Mais non, je n'espère rien, je n'ai droit de rien espérer. La sen'e
grâce que j'attends de vous est de hâter mon supplice. Conlentez une
juste vengeance. Est-ce (Hie assez malheureux que de me voir réduit
à la solliciter moi-iiiême'/ l'unissez-moi, vous le devez; mais si vous
n'êtes impitoyable, qiiiltez cet air Iroiil et mécontent ipii me met au
désespoir : quand on envoie un coupable à la mort, on ne lui montre
plus de colère.
LETTRE III.
5e vous i.uiialieiitez pas, mademoiselle; voici la dernière imporlu-
iiile (pie NOUS receviez de moi.
Quand je (j^ointiu m ai de vous aimer, que j'élais loin de v()ir tou> les
m:nix que je m'apprêtais! le ne siïiilis d aljoi'd que celui (l'im ammir
sans e;poir, que la raison puul vaincre à force de temps , j'en connus
LA NOUVELLE HÉLOTSE.
ensuite un pins grand dans la douleur do vous déplaire ; et maintenant
j'éprouve le plus cruel de tous dans le seniirnenl de vos propres peines.
0 Julie! je le vois avec amertume, mes plaintes troublent votre repos.
Vous garde/, lu) silence invincible, mais tout décèle à mon cœur atten-
tif vds :igil.ili(iiis siri i'ics. Vos yeux deviennent sond)res, rêveurs, (ixés
eu ti'rr(; ; (pielipies regards égarés s ecliappcnt sur moi ; vos vives cou-
leurs se lauent ; une; p;dcur étrangère couvri; vos joues ; la gaieté vous
abaudouue : nue tristesse mortelle vous accable ; il n'y a fpie l'iiiallt'-
rablo douceur de votre àme qui vous préserve d'un peu d'humeur.
Soit scnsiliililè, soit dédain, soit pitié pour mes souri'ranees, vous en
êtes arreciiM', je le vois; je crains de contribuer aux vôtres, et cette
crainie m'allligc beaucoup plus que l'espoir qui devrait en naître ne
peut me llailer ; car, ou je me trompe moi-même, ou votre bonbenr
m'est plus cher que le mien.
Cependant, en revenant à mon lour sur moi, je commence à con-
naître combien j'avais mal jugé de innrj propre rieur, et je vois trop
tard que ce que j'avais d'abord pris punr un di'lire passager fera le des-
tin de ma vie. C'est le progrès de votie tiistesse ipii m'a fait sentir ce-
lui de mon mal. Jamais, non jamais le l'en de vos yeux, l'éclat de votre
teint, les charmes de votre esprit, toutes les grâces de votre ancieime
gaieté n'eussent produit un effet semblable à celui d<; votre abattement.
N'en doutez pas, divine Juire, si vous pouviez voir quel embrasement
ces huit jours de langueur out allumé dans mon àme. vous gémiriez
vous-même des maux que vous me causez. Ils sont .iliisormais sans re-
mède, et je sens avec désespoir qiu' le feu (pii me consume m\ s'étein-
dra qu'au tombeau.
N'importe ; qui ne peut se rendre bem'enx peui au moins mériter de
l'être, et je saurai vous forcer d'estimer un lioiniMc à qui vous n'avez
pas daigné faire la moindre réponse. Ji' suis jeune ii prux mériter un
jour la considt'ralldo dont je ne suis pas malulciiaiil iligne. Eu atten-
dant, il faut \(Mis iiMidre le repos que j'ai perdu |i(iiii li)U|(iurs, et que je
vous ôte ici malgré mol. Il est juste que je porle seul la peine du crime
dont je suis coupable. Adieu, trop belle Julie; vivez tran(|uille, et repre-
nez, votre enjouement ; dès demain vous ne me verrez plus. Mais soyez
sûre que l'amour ardent et pur dont j'ai brûlé pour vous ne s'éteindra
de ma vie, et que mon ca>ur plein d'un si digue objet ne saurait plus
s'avilir, qu'il partagera désormais ses uniques hommages entre vous et
la vertu, et qu'on ne verra jamais profaner par d'autres feux l'autel où
Julie fut adorée.
BILLET DE JULIE.
i\"emportez pas l'opinion d'avoir rendu votre éloiguemeut nécessaire.
lin cœur vertueux saurait se vaincre ou se taire, et deviendrait peut-
être à craindre. Mais vous... vous pouvez rester.
J(; me suis lu longtemps; vos froideurs m'ont lait parler à la lin. Si
l'im peut se vaincre pour la vertu, l'on ne supporle point le mépris de
ce qu'un aime. Il faut parlir.
DEUXIEME BILLET DE JULIE.
Mou, monsieur, après ce que vous avez paru sentir, après va que
vous m'avez osé dire, un bomme lel que vous avez feint d'être ne part
point: il fait plus.
Je n'ai rien feint qu'une passion modérée dans un cu'ur au désespoir.
Demain vous serez conlenle, et, quoique vous en puissiez dire, j'aurai
moins l'ait (pic de partir.
TROISIEME BILLET DE JULIE.
Insensé! si mes jours te sont cbers, crains d'attenter aux liens. Je
suis obsédée, et ne puis ni vous parler ni vous écrire jusqu'à demain.
Attendez.
LETTRE IV.
j'ai trop tenu parole : est-il une mort plus cruelle que de survivre a
i'bonueur? ...
Que dire? conunent rompre un si pénible silence? ou plutôt n ai-|e
pas' déjà tout dit, et no m'as-tu pas trop entendue? Ah '. lu en as trop
vu pour no pas deviner le reste ! Enlrainée par degrés d^ns les pièges
d'im vilsédncleiir, je vois, sans pouvoir m'arrêler. l'hornble précipice
où je cours. Iloi ariilieieux '. c'est bien plus mon amour que le tien
qui fait ton aiidac e Tu voi^ régaremcnt de mon cœur, lu l'en prévaux
pour me perdre. El ipiunl lu me iiiid» méprisable, le pire de mes maux
est (l'clre loreée à te mépriser. .\b ! malheureux, je t'estimais et lu me
déshonores '. crois-moi, si ton cœur était fait pour jouir en paix de ce
trioni|ihe, il ne l'eût jamais obtenu.
Tu le sais, tes remoids eu augmenleront. je n'avais point dans I àme
des inclinations vicieuses l.a m<> lesiie et Ihonnèlelé m étaient chères ;
j'aimais à les nourrir dans une vie simpli; et laborieuse. Que m'ont servi
des soins que le ciel a lejeiésl Dès le iiremier jour que j'eus le ni Ibeur
de te voir, je sentis \v poison qui corrompt mes sens et ma raison; je
le sentis du premier instant ; et tes yeux, tes sentiineuts, tes discours
la plume eiiniiiielle le rendent chaque jour plus mortel.
Je n'ai i ieii néglige- pour arrêter le progrès de cette passion luneste.
Dans l'impuissaïuav de résister, j'ai voulu me garantir (1 être allaquee :
les poursuites out trompi- ma vaine prudence, lient fois j'ai voulu me
jeter aux pieds des auteurs de mes jours ; cent fois j'ai voulu leur ou-
vrir mon CQMir coupable : ils ne peuvent connaître ce (pii s y passe ,
ils voudront appliquer des remèdes ordinaires à un mal désespère; ma
mère est faible et sans autorité ; je connais l'inflexible sévérile de mou
père, et je ne ferai que perdre et déshonorer moi, ma famille, et toi-
même. Mon amie est absente, mon frère n'est plus: je ne trouve aucun
protecteur au monde contre l'ennemi qui me poursuit; j'implore en
vain le ciel, le ciel est sourd aux prières des faibles. Tout fomente I ar-
deur qui me dévoie; tout m'abaudHiioe a moi-même, ou pluUit toiil me
livre à toi; la nature entière semble être ta complice; ions mes elloris
sont vains, je t'adore en dépit de moi-mênfe. Comment mon cœur, qur
n'a pu résister dans tonte sa force, céderait-il maintenaul à demi . com-
ment ce cœur, qui ne sait rien dissimuler, te cacherait-il le reste de_ sa
faiblesse? Ah ! le premier pas qui coûte le plus élait celui qu il ne lal-
lait pas faire. Comment m'arréterais-je aux autres? Non, de ce pre-
mier pas je me sens entraùier dans l'abîme, et tu peux me rendre aussi
malheureuse qu'il te plaira.
Tel est l'état affreux où je me vois, que je ue puis plus avoir recours
qu'à celui qui m'y a réduite, et que, pour me garaniii; de ma penc ""
dois être mon unique défenseur contre toi. Je pouvais, je le sais, dif-
férer cet aveu de mon désespoir ; je pouvais quelque temps déguiser
ma honte et céder par degrés pour m'en iiiposer à moi-même. > aine
adresse qui pouvait flatter mon amour-propre, et non pas sauver ma
vertu : Va I je vois trop, je sens trop on mené la première laiile. et je
ne cherchais pas à préparer ma ruine, mais à l'éviter.
Toutefois, si in n'es pas le dernier des hommes, si quelque étincelle
de vertu brilla dans ton àme, s'il v reste encore quelque trace des sen-
timents d'honneur dont lu m'as paru pénétré, puis-je le croire assez vil
pour abuser de l'aveu fatal que mon délire m'arrache? Non. je te con-
nais bien, tu souliendras ma faiblesse, tu deviendras ma sauvegarde,
tu protégeras ma personne contre mon propre cœur. Tes vertus sont le
dernier refuge de mon innocence; mon honneur s'ose confier au lien,
tu ne peux conserver l'un sans l'autre : àme généreuse, ah? conserve-
les Ions deux ; et, du moins pour l'amour de toi-même, daigue prendre
pillé de moi.
0 Dieu : suis-je assez humiliée? Je t'écris à genoux, je baigne mon
papier de mes pleurs; j'élève à toi mes timides supplications. Et ne
pense pas cependant ipie j'ignore que c'était à moi d'en recevoir, et que.
pour me faire obéir, je n'avais qu'à me rendre avec art méprisable.
Ami, prends ce vain empire, et laisse-moi l'homiéleté: j'aime mieux être
ton esclave et vivre innocenie.que d'acheter la dépendance au prix de
mon déshouneur. Si tu daignes m'écouier, que d'amour, que de respects
ne dois-tu pas attendre de celle qui te devra sou retour a la vie Quels
ch-irmes dans la douce union de deux àmcs pures ! tes désirs vaincus
seront la source de ton bonheur, et les plaisirs dont lu jouiras seront
dignes du ciel même.
Je crois, j'espère qu'un cœur qui m'a paru mériter tout rallachemeui
du mien ne déinenlira pas la générosité que j'attends de lui : j espère
encore que, s'il élait assez lâche pour abuser de mon égarement et des
a\enx qu'il m'arrache, le mépris, l'indignaiion. me rendraienl la raison
que j'ai perdue, et que je ne serais pas assez lâche moi-même pour
craindre nu amant dont j'aurais à rougir. Tu seras vertueux, ou ine
prisé : je serai respecléi\ du guérie : voici l'unique espoir qui me reste
avant celui de mourir.
LETTRE V.
I taiil donc l'avouer euliii, ce fatal seciel Irop mal déguise 1
u cœur qu'avec la vie !
en danger me l'.ârrache ; il m'échappe, et l'honneur est perdu, llêlas ! ' une pour
de fois j'ai juré qu'il ne sortirait de mou cœur qu'avec là vie ! La tienne , Puissances du ciel ! j'avais une àme pour la doiilem . donnez lu en
" ■■ " r la félicite. Amour, vie de l'àme viens soutenir la mienne prête
4
LA NOUVELLE HELOISE.
à défaillir. Charme inexprimable de la vertu, force invincible de la voix
(le ce qu'on aime, bonheur, plaisirs, Iraiisporis, (pie vos tiaiis sonl poi-
gnants I qui peut en soutenir l'atteinte? Oli 1 cdinnient suffire au torrent
de délices qui vient inonder mon ca-ur? coininent expier les aliirm(;s
d'une crainiive amante? Julie... non; ma Julie à genoux! ma Julie
verser des pleurs !... celle à qui l'univers devrait des hommages sup-
plier un homme qui l'adore de ne pas l'outrager, de ne pas se désho-
iiiirprlin-m(^'me'. Si je pouvais m'indigner contre loi, je le ferais, pour
tes frayeurs qui nous avilissent. Juge n)ieux, beauté pure et céleste, de
la nature de Inn empire. Eh ! si j'adore les charmes de ta personne,
n'est-ce pas surtout pour l'empreinte de celte àme sans tache qui l'a-
nime, et dont tous les traits portent la divine enseigne ? Tu crains de
céder à mes poursuites? Jhds quelles poursuites peut redouter celle
qui couvre de respect et d'honnêteté tous les sentiments qu'elle in-
s()ire? Est-il un homme assez vil sur la terre pour oser être téméraire
avec toi?
Permets, permets que je savoure le bonheur inattendu d'iître aimé...
aimé de celle... irime du monde, combien je te vois au-dessous de moi î
(Jue je la relise mille fois, cette lettre adorable oii ton amour et tes
sentiments sont écrits en caractères de feu; où, malgré tout l'empor-
tement d'un ccpur agité, je vois avec transport combien dans une aine
honnête les passions les plus vives gardent encore le sahit caractère de
la verlu ! Quel monstre, après avoir lu cette touchante lettre, pourrait
abuser de ton état et témoigner pr l'acte le plus marqué son profond
mépris pour lui-même ? Non, chère amante, prends conliance en un
ami tidele qdi n'est point fait pour te tromper. Bien que ma raison soit
ùjimais perdue, bien que le trouble de mes sens s'accroisse à chaque
instant, la personne est désormais pour moi le plus charmant, mais le
plus sacré (iépfjl dont jamais mortel fut honoré. Ma flamme et sou objet
conserveront ensemble une inaltérable pureté. Je frémirais de porter
la main sur tes chastes attraits plus que du plus vil inceste ; et tu n'es
pas dans une sûreté plus inviolable avec ton père qu'avec ton amant.
Oh! si jamais cet amant heureux s'oublie un moment devant toi !...
L'amant de Julie aurait une àme abjecte I Non, quand je cesserai d'ai-
mer la vertu, je ne t'aimerai plus; à ma première làcheié, je ne veux
plus que tu m'aimes.
Rassure-loi donc, je t'en conjure au nom du tendre et pur amour qui
nous unit ; c'est à lui de l'être garant de ma retenue et de nmn respect ;
c'e^t à lui de te répondre de lui-même. Et pourquoi les craintes iraient-
elles plus loin que mes désirs ? à quel autre bonheur voudrais-je aspi-
rer, si tout mon cœur sultit à peine à celui qu'il goûte? Nous sommes
jetmes tous deux, il est vrai ; nous aimons pour la première et l'unique
fois de la vie, et n'avons nulle expérience des passions : mais l'hon-
neur qui nous conduit est-il un guide trompeur? a-l-il besoin d'une
expérience suspecte qu'on n'acquiert qu'à force de vices ? J'ignore si je
m'abuse, mais il me semble que les sentiments droits sont tous au fond
de mon cœu: . Je ne suis point un vil séilncteur comme lu m'appelles
dans ton désespoir, mais un bonnne simple et sensible, qui montre ai-
sément ce qu'il sent, et ne seul rien dont il doive rougir. Pour dire tout
eu un seul mol, j'abhorre encore plus le crime que je n'aime Julie. Je ne
sais, non, je ne sais pas même si l'amour que lu fais naîlre est compa-
tible avec l'oubli de la vertu, et si tout autre qu'une àme honnête peut
sentir assez tous tes charmes. Pour moi, plus j'en suis pénétré, plus mes
senlimenis s'élèvent. Quel bien, que je n'aurais pas fait pour lui-même,
ne ferais-je pas maintenant pour me rendre digne de toi? Ah I daigne
te confier aux feux que tu m'inspires, et que tu sais si bien purilièr ;
crois qu'il suffit que je l'adore pour respecter à jamais le précieux dé-
p(")t dont tu m'as chargé. Oh ! quel cœur je vais posséiler ! Vrai bonheur,
gloire de ce qu'on aime, triomphe d'un amour qui s'honore, combien
tu vaux mieux que tous les plaisirs !
LETTRE VL
DE JULIE A CLAIHE.
Veux-tu, ma cousine, passer ta vie à pleurer celte pauvre Chailiot, et
faul-il que les morts le fassent oublier les vivants? Tes regrets sont
justes, et je les partage; maisdoivenl-ils être éternels? Depuis la perle
de ta mère, elle l'avait élevée avec le plus grand soin : elle était plui("(i
ton amie que ta gouvernante; elle i'aim;iit lendremenl, et m'aimait
parce que tu m aimes ; elle ne nous inspira jamais que des principes de
sagesse et d'honneur. Je sais tout cela, ma chère, et j'en conviens avec
plaisir. .Mais conviens aussi que la bonne femme était peu prudente
avec nous; qii elle faisait sans nécessité les conlidences les plus indis-
crètes ; qu'elle nous entretenait sans cesse des maximes de la galante-
rie, des aventures de sa jeunesse, du manège des amants ; et que, pour
nous garantir du piège des hommes, si elle ne nous apprenait pas à leur
en tendre, elle nous instruisait au moins de mille choses que de jeunes
tilles se passeraient bien de savoir. Console-toi donc de sa perle comme
d'un mal qui n'est pas sans quelque dédommagement : à l'âge où nous
sonmics , ses leçons comracnçaiimt à devenir dangereuses , et le oie.
nous l'a peut-être ôtée au moment où il n'était pas bon qu'elle nous
restât plus longtemps. Souviens-toi de tout ce que lu me disais quand
je perdis le meilleur des frères. La Chailiot t'csl-ellc plus chèie? as-lu
plus de raison de la regretter?
Reviens, ma chère ; elle n'a plus besoin de toi. Hélas ! tandis que tu
perds ton temps en regrets superflus, comment ne ciains-iu point de
t'en attirer d'autres? comment ne crains-tu point, toi qui connais l'état
de mon cœur, d'abandonner ton amie à des périls que ta présence au-
rait prévenus? Oh ! qu'il s'est passé de choses depuis ton départ! Tu
frémirais en apprenant quels dangers j'ai courus par mcm imprudence.
J'espère en êlre délivrée ; mais je me vois, pour ainsi dire, à la discré-
tion d'auirui : c'est à toi de me rendre à moi-même, llàte-toi de reve-
nir. Je n'ai rien dit tant que tes soins étaient utiles à la paiivii' bonne ;
j'eusse été la première à t'exhortera les lui rendre. Depuis iiu'i'lli- n'est
plus, c'est à sa famille que lu les dois : nous les rempilions mieux ici
de concert que tu ne le ferais seule à la campagne, et lu l'acipiilteras
des devoirs de la reconnaissance sans rien ôier à ceux de l'amitié.
Depuis le dépaiide mon père, nous avons repris notre ancienne ma-
nière de vivre, et ma mère me quille moins ; mais c'est par habitude
plus que par défiance. Ses sociétés lui prennent encore bi(m des mo-
iiienis qu'elle ne veut pas dérober à mes petites études, et Babi remplit
alors sa place assez négligemment. (Juoique je trouve à cette bonne
mère beaucoup trop de sécurité, je ne puis me résoudre à l'en avertir;
je voudrais bien pourvoir à ma sûreté sans perdre son estime, et c'est
toi seule qui peux concilier tout cela. Reviens, ma Claire, reviens sans
tarder. J'ai regret aux leçons que je prends sans toi, cl j'ai peur de de-
venir trop savante : notre maître n'est pas seulement un homme de mé-
rite ; il est vertueux, et n'en est que plus à craindre. Je suis trop con-
tente de lui pour l'êlre de moi : à son âge et au nôtre, avec Ihoinme
le plus vertueux, quand il est aimable, il vaut mieux êlre deux filles
qu'une.
LETTRE Vn.
Je l'entends, et tu me fais trembler, non que je croie le danger
aussi pressant que tu l'imagines. Ta crainte modère la mienne sur le
présent, mais l'avenir m'épouvante; et si tu ne peux le vaincre, je ne
vois plus que des malheurs, llélas ! combien de fois la pauvre Chailiot
m'a-t-elle prédit que le premier soupir de ion cœur ferait le destin de
la vie ! Ah ! cousine, si jeune encore faul-il voir déjà ton sort s'accom-
plir I Qu'elle va nous manquer cette femme habile que lu nous crois avan-
tageux de perdre I 11 l'eûi été peut-être de tomber d'abord en de plus
sûres mains ; mais nous sommes trop instruites en sorlanl des siennes
pour nous laisser gouverner par d'autres, el pas assez pour nous gou-
verner nous-mêmes : elle seule pouvait nous garantir des dangers aux-
(piels elle nous avait exposées. Elle nous a beaucoup appris, el nous
avons, ce me semble, beaucoup pensé pour notre âge. La vive et ten--
dre amitié qui nous unit presque dès le berceau nous a, pour ainsi diie,
éclairé le cœur de bonne heure sur toutes les passions. Nous, connais-
sons assez bien leurs signes et leurs effets : il n'y a que l'art de les
réprimer qui nous manque. Dieu veuille que Ion jeune philosophe con-
naisse mieux que nous cet art-là !
Quand je dis nous, tu m'entends; c'est surtout de loi que je parle :
car pour moi, la bonne m'a dit toujours que mon ètourderie me tien-
drait lieu de raison, que je n'aurais jamais l'esprit de savoir aimer, el
que j'étais trop folle pour faire un jour des lolies. Ma Julie, prends
garde à loi ; mieux elle augurait de ta raison, plus elle craignait pour
ton cœur. Aie bon courage cependant; tout ce que la sagesse et l'hon-
neur pourront faire, je sais que ton àme le fera; et la mienne fera,
n'en doute pas, tout ce que l'amitié peut faire à son tour. Si nous en
savons trop pour notre âge, au moins cette élude n'a rien coûté à nos
mœurs. Crois, ma chère, qu'il y a bien des filles plus simples qui sont
moins honnêtes que nous : nous le sommes, parce que nous voulons
l'être ; et, quoi qu'on en puisse dire, c'est le moyen de l'être plus sûre-
ment.
Cepend.int, sur ce que tu me marques, je n'atirai pas un moment de
repos que je ne sois auprès de loi ; car, si lu crahis le danger, il n'est
pas tout à fait chimérique. H esl vrai (|uele préservatif est facile : deux
mots à ta mère, el tout esl fini. Mais je le comprends, lu ne veux point
d'un expédient qui finit tout : tu veux bien t'ôtcr le pouvoir de suc-
comber, mais non pas l'honneur de combattre. 0 pauvre cousine!....
encore si la moindie lueur.... Le baron d Etai'ge consentir à donner sa
fille, son enfant uniipie, à un petit bourgeois sans foriuue ! L'espères-
tu?... Qu'espères-lu donc? que veux-tu?... Pauvre, pauvre cousine I...
Ne crains rien toutefois de ma part ; ton secret sera garde par ton amie.
Bien des gens trouveraient plus honnête de le révéler ; peut-être au-
raient-ils raison. Pour moi, qii ne suis pas une grande raisonneuse, je i
ne veux point d'une honnêteté qui trahit l'amitié, la fui, la confiance ; i
j'imagine que chaque relation, chaque âge a ses maximes, ses devoirs, i
ses vertus ; que ce qui serait prudence à d'aulres, à moi serait perfidie, {
LA iNOUVELLE HKLOISE.
et qu'au lieu de nous rendre sages on nous rend mécliants en confon-
dant tout cela. Si Ion amour csi faible, nous le vaincrons ; s'il est cx-
trônie, c'est l'exposer à des traftédics que de l'alla(|ner par des moyens
vioionls; et il ne convient à l'ainilié de tenter que ceux dont elle peut
l'époiidi-e. Mais, en revanche, lu n'as qu'à marclier droit (juand lu se-
ras sous ma garde. Tu verras, tu verras ce que c'est qu'une duegiie de
di\-liuit ans.
Je tie suis pas, comme tu sais, loin de toi pour mon plaisir; et le
printemps n'est pas si agréable en campagne que lu peuses; on y
soullVe a la fois le froid et le eliand ; on u a point d'ombre a la prome-
iinde, et il faut se cbaulfer- dans la maison. Mon (lere, di' son coté, ne
laisse pa», au milieu d(; ses b.itiments, de s'apercevoir ipi'oii a la ga/.elte
ici plus taid (pi'à la ville, .\iosi tout le monde ne demande pas mieux
que il'y rclournei', et tu m'embrasseras, j'espère, dans quatre ou cinq
jours. Mais ce qni m'inquiele est que quatre ou cinq jours font je ne
sais combien d'Iieurcs, dont plusieurs sont destinées an philosophe. Au
philosophe, enirmls-hi, cousine 1 Pense que toutes ces heures-là ne
doivent sonner qu(^ pour lui.
Ne va pas ici rougir et baisser les yeux. Prendre nu air grave, il t'est
impossible ; cela ne peut aller à les irails. 'fu sais bien ipn; je ne sau-
rais pleurer sans rire, et que je n'eu suis pas pour cela moins sensible ;
je n'eu ai pas moins de ciiagrin (Pètre loin de loi : je n'en regrette pas
moins la bonne l^haillot. Je le sais un gré iuliiii de vouloir partager
avec moi le soin de sa famille, je ne l'abandoiuierai de mes jours ;
mais lu n(! serais phis toi-nième si lu perdais quclqife occasion de faire
du bien. Je conviens (pie la [lauvre mie était babillarde, a-sez libre
dans ses propos familiers, peu discrète avec de jeunes lllles, ei (pi'elle
ahnail à parler de son vieux temps : aussi ne sont-ce pas tant les qua-
lités de son esprit que je regrette, bien qu'elle en eut d'excellentes
parmi de mauvaises. La perle (pie je picuie en elle, c'est son boncuiur,
sou parfait allaehemcnl, qui lui donnait à la fois pour moi la tendresse
d'une meir cl la conliance d'une sieur. Elle me li;uait lieu de toute ma
famille. A peine ai-je connu ma mère ; mon père nraime aillant qu'il
peiil aimer : nous avons perdu ton aimable frère, je ne vois pres(4ue ja-
mais les miens. .Me voilà comme une orpheline délaissée. Mou enfant, lu
me restes seule ; car la bonne mère, c'est toi. Tu as raison pourtant ;
tu me restes. Je'pleuraisI j'étais donc folle : qu'ayais-je à pleurer?
P. S. De peur d accident, j'adresse celle lettre à mjlie maitre, aliii
qu'elle le parvienne plus si'irenienl.
ÎTTItE-VIIlil,.
Hiiels sont, belle Julie, les bizarres caprices de l'amour! .Mou cœur a
plus qu'il n'esperail, et n'est pas- coulent ! Vous m'aimez, vous me le
dites, el je soupire! I!e co'iir injuste ose désirer encore, quand il n'a
plus rien a désirer : il me pimil de ses fantaisies, et me rend iuipiiet an
.sein du bonheur. Ne croyez pas que j'aie oublié les lois qui me soûl
imposées, ni perdu la volonté de les observer; non : mais un secret dé-
pit m agile en voyant ipie ces lois ne cofitent qu'à moi, que vous (pii
vous prétendiez si faible <Hes si forte à présenl, et que j'ai si peu de
eomhais à rendre contre moi-même, tanl je vous trouve allcnlive à les
prévenir.
Que vous êtes changée depuis deux mois, sans que rien ail < han!,'('
que vous ! Vos langueurs ont disparu ; il n'est plus question ili; (li'jjoùi
ni d'abattement; toutes les grâces sont venues reprendre leurs posles;
Ions vos charmes se sont ranimés; la rose qui vient d'éclore n'esl pas
plus fraîche que vous : les saillies ont recommencé ; vous avez de l'es-
prit avec tout le monde : vous folâtrez, même avec moi, comme aiipa-
ravanl; el. ce (pii m'irrite plus que tout le reste, vous me jurez un
amour ('lerncl d'iiii air aussi gai que si vous disiez la chose du monde
la plus plaisante.
Diies, dites, volage ; est-ce là le caractère d'une passion violenle ré-
duite à se coiidiatlre elle-même? el si vous aviez le moindre désir à
vaincre, la ronirainle n'elourferail-ellc pas au moins l'enjouement?
Oh! que vous étiez bien plus aimable ipiand vous étiez moins belle!
(Juéje regrette celle pâleur I hanle, précieux gage ,|ii bonheur d'un
amant! cl (pie je hais lunliseicle saule que vous avez recouvrée aux
dépens (le inoii repos! Oui, j'aiiiieiais mieux vous voir malade en((U-e
que cet air conlenl, ces yeux brillanis, ce leiiil lleiiri, (pil m'outragent.
Avez-voiis oublie sil("il que vous n'èliez pas ainsi (piand vous imploriez
nia cldueiice' Julie. Julie, que cet amour ,si vif est devenu Iraïuniille
en peu (le temps!
Mais ce (pii m'olfense plus encore, c'est qu'après vous être remise à
ma discrelion, vous paraissez vous en délier, el que vous fuvez les
(1) On sent qu'il y ii ici imi^ bidiie el l'on cii In.iiviin souvent rtiins Vi çiiile
de celle correspondiinie. IMusicurs lettres so sont per.lin's, iliinlrps oui êl^' siip-
prlni£es, d'autres ont souflirl des retranihenienls : mais il ne ninufiu(.' rien d es-
sentiel qu'on MO puisse aiséiiienl suppléer à laide de oo (pii rcsle.
dangers comme s'il vous en resiait à craindre. Egt-ce ainsi (pie yoiig
jionorez ma retenue? cl mon invi(dable respect méritait-il cet aff (wii
de votn- pari? Kieii loin qiu; le (h'parl de votre père nous ail bissé jtlus
de liberté, à peine peul-(]n vous voir seule. Votre inséparable cousine
ne vous (piiue plus. Insensiblement nous allons reprendri; nos pre-
mières manières de vivre et notre ancienne circonspection, avec celte
Uiii(pie diiréreiice «pi'.dors elle vous était à charge, et (pi'elle vous plait
iiiaintcnanl.
Hiiel sera donc le prix d'un si pur h(jmmage, si votre estime ne l'est
pas? cl de quoi me sert l'abstinence éternelle et vidoiilaire de ce qu'il
y a de |)lns doux au monde, si celle qni l'exige ne m'en suit aucun gr('?
Dertes, je, suis las de simifrir inutilement, el de nu^ C(uidaimiei aux
plus dur(!S privations sans en avoir même le mérite. (Jnoi! faut il qm;
vous embellissiez impunément taudis qm; vous me méprisez? faut -il
(priucessamment mes yeux dévorent des charmes dont jamais ma
bouche n'ose approcher? faut-il enliu que je m'(')ie à moi-même tonte
espérance sans pouvoir au moins m'houorer d'un sacrifice aussi rigou-
reux? iNoii; puisque vous ne vous liez pas a ma loi. je ne veux plus
la laisser vainement (;ngagée : c'est une sûreté injuste que celle que
vous lirez à la fois de ma parole et de vos précautions; vous êtes trop
iugrale, ou je suis trop scrupuleux, et je ne veux plus refus<!r de la l'or-
tune les occasions «pie vous n'aurez pu lui oter. Eulin, quoi qu'il eu soil
de mon sort, je sens que j'ai pris une charge au-dessus de mes forces.
Julie, reprenez la gai-de de vous-même, je vous rends un dépfil irop
dangereux pour la lidelilé du d('posilaire, et doul la défense coulera
moins à votre cd'iir que vous n'avez feini de le craindre.
Je vous le dis sérieusement ; comptez sur vous, ou cliassez-moi,
c'est-à-dire (Mez-moi la vie. J'ai pris un engagement lénn-raire. J'ad-
mire comment je l'ai |)U tenir si longtemps; je sais que je le dois tou-
jours, mais je sens qu'il m'est impossible. Ou mérite de succomber
quand on s'impose de si périlleux devoirs. Crovez-moi, chère el tendre
Julie, croyez-en ce cœur sensible qui ne vil que pour vous; vous serez
toujours respectée : mais je puis un instant manquer de raison, et l'i-
vre^se peut dicter un crime (Joui ou aurait horreur de sang-froid. Heu-
reux de n'avoir point trompé votre espoir, j'ai vaincu deux mois, pi
vous me devez deux siè< les de souffrances.
LETTRE IX.
J'entends ; les plaisirs du vice et l'honneur de la vertu vous f.'raien
un sort agréable. Est-ce là voire morale?... Eh I mon bon ami, vous
vous lassez bien vite d'être généreux ! Ne l'étiez-vons doue que par
arlilice? La singulière marque d atlachcmenl que devons plaindre de ma
sanlé? Serail-ce (pie vous espériez voir mon fol aiiunir adiever de la
détruire, el que vous m'attendiez au mumenl de V(uis diMuaiider la vie?
on bien, compliez-vmis de me rcspecler aussi Ioiil'Iciiii'S ipie je ferais
peur, el de vous réiractcr quand je deviendrais supporlable .' Je ne vois
pas dans de pareils saerilices un mérite à tant fiûre valoir.
Vous me reprochez avec la même équité le soin que je prends de
vous sauver des e(Mnbats pénibles avec vous-même. C(unme si vous ne
deviez pas plutôt m'en reiiuTcier. Puis vous vous rétractez de renga-
gement que vous avez pris comme d'un devoir trop à charge ; en sorte
que, dans la même lettre, vous vous plaignez de ce que vous avez trop
de peine, et de ce que vous n'en avez pas assez, Peusez-y mieux, et
tachez d'être d'aeconi avec vous pour donner à vos prétendus griefs
une C(Hileur moins frivole ; ou plnl("it. quittez toute cette dissimulaiiun
qui n'esl pas dans votre caractère. Oiioi (pie vous puissiez dire, voire
co'urest plus conlenl du mien qu'il ne feint de l'être. Ingrat, vous sa-
vez irop (pi'il n'aura jamais tort avec vous! Votre letire nu^'ine vous dé-
ment par son siyle enjoué, cl vous n'auriez pas tant d'esprit si vous
étiez moins trampiille. En voilà trop sur les vains reproches qui vous
regardent :pass(ms à ceux qui me regardent moi-im-me, el qui semblent
d'abord mieux fondes.
Je le sens bien, la vie égale et douce que nous menons depuis deux
mois ne s'accorde pas avec ma déclaration précédente, et j'avoue que
ce n'est pas sans raison que vous êtes, surpris de ce contrasic. Vous
m'avez d'ab(U'd vue au désespoir, vous me irouvez à présenl trop pai-
sible ; de la vous accusez mes senliinents d'inconstance et mon coeur
(le caprice. Ah! mon ami, ne le jugez-vous point trop sévèi-emeul? Il
faut plus d un jour pour le cmiuaitre. Ailemlez, elvotis trouverez peul-
être (pie ce cieur ipii vous aime n'est pas indigne du vêilre.
Si vous pou\i( zcoiuiirendreavec quel efiroi j'éprouvai les premières
allciulcs (lu seulimeiil (pii munit à vous, vous jugeriez du trouble qii il
(lui me causer : j'ai ele élevée dans des maximes si sévères, que l'a-
mour le plus pur me paraissait le comble du de-'honueur. foui m ap-
prenait ou me faisait croire (piuue lille sensible ela I perdm» au pre-
mier mol tendre échappe de sa bouche ; mon imagiiiaiion ir.iublée con-
foudail le crime avec l'aveu de la passion: el j'avais une si affreuse
idée de ce premier pas, qu'à peine voyais-je au delà nul intervalle
jusqu'au dernier. L'excessive detlance de moi-même annincula mes
LA NOUVELLE HELOISE.
alarmes ; les'combats de la modestie'me parurent ceux de 'a chasteté :
je pris le toiirnirnt du sileme pour renipoilemeiU dis désirs. Je me
crus perdue aussitôt que j'aurais parlé, et ceiieudanl il fallait parler on
vous perdre Ainsi, ne pouvant plus dénuiser uies '^euiiiueuts, je làcliai
d'exciter la générosité des vôtres ; et, me fiant plus à vous qu';i moi, je
voiilits, en intéressant votre honniiir à ma défense, me ménager des
ressources dont je nie croyais dépiuirviie.
J'ai recomui que je lue trompais: je neus pas parlé que je me trou-
vai soulagée; vous n'eiiles p:is répondu que je me sentis tout à fait
calme ; et deux mois d'expérience m'ont appris que mou cœur trop
tendre a besoin d'amour, mais que mes sens n'ont aucun besoin d'a-
mant. Jugez, vous qui aimez la verlii. avec quelle joie je fis celle heu-
reuse découverte. Sortie de celle proftmile ignnuiiiiie oi'i mes terreurs
m'avaienl plongée, je goûte le plaisir délicieux d'aiiuer purement. Cet
état fait le bonheur de ma vie; mou humeur et ma sanlé s'en ressen-
tent ; à peine puis-je en concevoir un plus dnux, et l'accord de l'aniour
et de l'innocence me semble être le paradis sur la terre.
Dès lors je ne vous craignis pins; et. quand je pris soin d'éviter la
solitude avec vous, ce fut auiani poiu' vous que pour moi; car vos
yeux et vos soupirs annonçaient pins de transports que de sagesse; et
si vous eussiez oublié l'arrêt que vous avez prononcé vous-même, je
ne l'aitrais pas oïdilié.
Ali ' mon ami, que ne pnis-je faire passer dans votre âme le senti-
ment de bonheur et de pai\ qui règne au fond de la mienne! que ne
pnis-je vous apprendre à jouir tranquillement du pins dé'icienx état de
la vie ! Les chàrniis de l'union des cœurs se joignent pour nous à ceux
de l'innocence : nulle crainte, nulle honte ne trouble notre félicité; au
sein des vrais plaisirs de l'aniom', nous pouvons parler de la vertu sans
rougir.
E v' c il piiicci' con 1' oiiestade acoanin.
Et le plaisir s'unit h riionnêtplé. JIétast.
Je ne sais quel triste pressentiment s'élève dans mon sein, et me cric
que nous jouissons du seul temps beurenx que le ciel nous ait dest né.
Je n'entrevois dms l'avenir qu'idisence, orage troubles, conlradiclions :
la moindre altération à notre siinaiion présente me parait ne pouvoir
être qu'un mal Non, quand un lien plus doux nous unirait à jamais, je
ne sais si l'excès du bonheur n'en deviendrait pas bientut la ruine. Le
moment de la possession est une crise de I amour, et tout changement
est dangereux an notre; nous ne pouvons plus qu'\ perdre.
Je t'en conjure, mon lendr'' et unique and tâche de calmer l'ivresse
des vains désirs que suivent toujours les regrets, le repentir, la tris-
tesse, (ioûtonsenpaix notre situathm présente. Tu le plais à m instruire,
et tu s;iis trop si je me plais à n cevoir tes leçons Rendons-les eiicure
plus fréquentes; ne nous quittons qu'autant qu'il f.mt pour la bien-
séance: employons à nous écrire les moments que nous ne ponvoii>
passer à nous voir, et profiions d'un temps précieux après lequel pent-
êlre nous soufiircrons un jour. .\h ! piii se notre sort, tel qu il est, du-
rer aulant que notre vie ' L'esprit s'orne la laison s éclaire, l'àine se
fortifie, le cœur jouit : que manque-t-il à notre bonheur '!
LETTRE X.
Que vous avez raison, ma .Inlie, de dire que je ne vous connais point
encore ! toujiuirs je crois connaître tous les iiesors de votre belle aine,
et toujours j'en découvre de nouveaux. (Jnelle femme jamais associa
comme vous la tendresse à la vertu, et tempérant l'une p;ir l'autre, les
rend t Imuiis deux plus charmanies? Je trouve je ne s is quoi d'aima-
ble et d'attr.iyaut dans celle sagesse (|ui me désole; et von- oinez.avec
tant de grâce les piiv:it ons que vous m imposez, qu'il s'en faut peu que
vous ne me les rendiez chères.
Je le sens chaque jour davantage, le plus grand des biens est d'être
aimé de vous; il n y en a point, il u y en peut avoir qui l'égide; et s'il
fallait choisir entie \otre coeur et votre posses-ion même, non. cbar-
manle Julie, je ne balancerais pas un instant. Mais d où viendrait celte
allerualive ■ et pourquoi rendre incompaiihle ce que la n;iinre a voulu
réunir/ le lemp- est précieux, lites-vons; saibims eu jouir tel qu II
est, et gardons-nous par notre impatience d'en troubler le paisible
coui-s Eh 1 qu'il passe et cpi'il soit tieureux ! pour prollier d un état ai-
mab.e tant-il en négliger un meilleur cl préférer h; repos à la félicité
suprême'.' ne peidoii pas loiit le tenijis qu'on penl mieux employer'?
Ab ! si l'on peut vivre mille ans eu un quart d'heure, à quoi bon comp-
ter Iristeii eut les jours qu'on aura vécu?
Tout ce que vous dites du lionheur de notre situation prés-ente est
inconle.-lable, je sens que nous devons être heureux, cl pourtant je ne
le suis pas. La sagesse a beau parler par voire bouche, la voix de la
nature est la plus forte. Le moyen'de lui résister quant elle s'accorde ;i
la voix du ccpur? Ilo's vous seule je ne vois rien dans ce séjour ter-
restre qui soit digne d'occuper mon âme et mes sens : non, sans vous
la nature n'est plus rien pour moi ; mais son empire est dans vos yeux,
et c'est h'i qu'elle est invincible.
H n'en est pas ainsi de vous, céleste Julie; vous vous contentez de
charmer nos sens et vous n'êtes point en guerre avec les vôtres. Il
semble que des passions humaines soient an-dessous d'une àine si su-
blime: et comme vous avez la beauté des anges, vous en avez la pu-
reté, 0 pureté que je respecte en murmurant, que ne pnis-je ou vous
rabaisser ou m'élever jusqu à vous' Mais non. je ramperai lonJDurssur
la terre, et vous verrai toujours briller dans les cieux. Ah ! sovez beu-
reuse aux dépens de mon repos; jouissez de toutes vos vertus; périsse
le vil mortel qui tentera jamais d'en souiller nnel Soyez heureuse ; je
Lieherai d'oublier coinbien je suis à plaindre et je lirerai de votre bon-
benr même la consolation de mes maux. Oui, chère amante, il me
semble que luoii amour est au'si parfait que son adorable objet : tous
les désirs cnllammés par vos i bannes s'éleignent dans les perfections
de votre àmc ; je la vois si paisible , que je n'ose en troubler la tran-
quillité. Chaque fois que je suis tenté de vous dérober la moindre ca-
resse, si le d inger de vous offenser me retient, mon ciFur me retient
encore plus par la crainte d'allérer une félicité si pure ; dans le prix
des biens où j aspire, je ne vois plus que ce qu'ils vous peuvent coûter;
el ne pouvant accorder mon bonheur avec le vôtre , jugez comment
l'aime, c'est au mii'n qne j'ai renoncé.
Que d'inexplicables CDntradiclions dans les sentiments que vous m'in-
spirez! je suis à la fois soumis et téméraire, impétueux el retenu; je
lie saurais lever les yeux sur vous sans éprouver des combats en moi-
même. Vos regards, votre voix, perlent au cœur, avec l'amour, l'alliait
toncliant de l'innocence; c'est un ch rme divin (pi'on aurait regret
'•'effacer. Si j'o-e former des vœux extrêmes, ce n'est plus qu'en voire
absence; mesdésirs, n'osant aller jusqu'à vous , s'adressent à votre
image, et c'est sur elle que je me venge du respect qne je suis contraint
de vous porter.
Cependant je languis et me consume ; le feu coule dans mes veines ;
rien ne saurait l'éteindre ni le calmer, et je l'irrite en voulant le coii-
iraindre. Je ilois être heureux, je le suis, j'en conviens ; je ne me plains
point de mon S(u-l; tel qu'il esl je n'en changerais pas avec les rois de
la lerie. I!ependant un mal réel me tourmente, je cherche vainement à
le fuir je ne voudrais point mourir, et toujours je me meurs ; je vou-
drais vivre pour vous, el c'est vous qui m'ôtez la vie.
LETTRE XI.
Mon ami, je sen« que je m'attache à vous chaque jour davantage ; je
ne puis plus me séparer de vous la moindie absence m'est insuppor-
tai le, el il faut que je vous voie ou (pie je vous écrive, afin de in oc-
cuper de vous s.ins cesse.
Ainsi mon amour s'augmente avec le vôlre ; car je connais à présent
coinbien vous m'aimez par la crainte réelle que vous avez de me dé-
plaire, au lien que vous n eu aviez d abord qu'une apparenU; pour initux
venir à vos fins. Je sais Ion bien disliiigner en vous l'empire que le
.(cur a su prendre, du délire d'une imaginalon échauffée; et jC vois
cent fois plus de passion dans la crainte où vous eus que dans vos pre-
miers eiiipoi lemenls. Je sais bien aussi que votre étal, loul gênant qu'il
est, n'est pas sans pl.iisirs. Il esl doux piMir nu verit.ible amant de laire
des sacriiice- qui lui sont tous comptés, el dont aucun n'est perdu dans
le cœur de ce qu'il aime. Qui sait même si, connaissant ma seiisibililê,
vous n'employez pas pour me séduire une adresse mieux entendue'.'
Mais non, je su s in,uste, el vous n êtes pas capable d user d'ariilii c
avec moi. Cependant si je suis sage je me défierai plus encore de la
pi.ié que de l'amour. Je me sens mille fois plus alleiidrie par vos res-
pects que par vos transports, et je crains bien qu en prenant le parti le
plus honnête vous n ayez pris eiilin le plus danger, ux.
Il tant que je vous dise, dans répancheineiil de mon cœur, une vé-
rl'é qu il sent Ibrleiiient, el dont le vôtre doil vous convaincre; c'est
qu'en depil de la foitune, des parents et de iious-iiièmes, nos destinées
sont à jamais unies et que nous ne pouvons plus être henienx ou mal-
heureux qu ensemble. Nos aines se sont pour ainsi d.re touchées par
tons les points, el nous avons partout senli la même cohérence. (I.or-
rigez-moi, mou ami. si j applique mal vos leçons de physique. ) Le sort
pourra bien nous séparer, mais non pas nous désunir. Nuis n'aurons
p Us que les mêmes plaisirs .lies iiiêmes peines; ei comme ces aimanis
dont vous me parliez, qui ont dil-on les mêmes mouvements en dilfé-
reiils lieux, nous senliiions les mêmes choses aux deux exlréniiles du
Uéfailes-vous donc de l'espoir, si vous l'eûtes jamais, de vous laire
un bonheur exclusif, el de l'acheter aux dépens du mien. N espérez pas
pouvoir être heureux si j étais déshonorée, i.i pouvoir, d'un U'il satis-
fait, contempler mon ignominie el mes larmes. Croyez-moi, moa ami.
LA NOUVELLE HF/.OISE.
e coiiimis votre tajurbieii mieux (jue vous ne le coiuiaisse/. Un a ur
si Ifiidii' et si vrai doit savoir counnauder aux désirs ; vous eu ave/,
trop fait pour achever sans vous perdre, et ne pouvez plus cornliler mou
inallicur sans l'aire le vôtre.
.le voudrais que vous pussiez, sentir combien il est important pour
unis deux (pie vciiis vous eu remcltie?. à moi du soin de notre desiui
,. 111. lioiiic/.-viius que vous ne me so>c/. aussi cluT<pie moi-même?
et p. iisiv-voiiN cpi'd pût exisler pour moi (pielipie félicite que vous ne
part igerirz pas '.' Non. mon ami ; j'ai les mèiues intérêts (pje vous, et
nn peu plus de raison pour les cmiduire. .l'avoue que j(! suis la (ilus
jeune; mais ii'ave/.-vons jamais reiuaiipié cpie si la raison d ordinaire
c-t plus l'ailile et s'éteint plus lot chez les femmes, elle est ans-si plus
tôt fiirnicc, ( oinoie un frêle tournesol croit et meurt avant un cliène .'
iNous nous li(iMv<Mis, dés le premier âge, chargé' s d'un si danfîeieux
dépôt, que le -.oio de le conserver nous éveille hienlôt le jn};.rncnt; et
c'est un exeilleiil moyen de bien voir les consétpn'iices des clKises,
que de sentir vixement tous les risques qu'elles nous font courir, l'onr
moi. plus je m'oceiqje de notre situation, plus je trouve cpie la raison
vous demau<le ce (pie j<^ vous deuiaïulc au nom de raiiioinv Soyi'Z dune
docile à sa douce voix, et laissez-vous ciiuduire, lielas ! p;ir lui autre
aveugle, mais (pii tient au moins un appui.
Je ne sais, mou ami, si nos cwurs amont le boidieiii de s'ciiIcmiIii',
et si vous partagerez, en lisant cette lettre, la tendre einolioii (pii l'a
dictée ; j(! ne sais si nous pniii-rons jamais notis accorder sur h inaiiier('
de voircotmne sm- celle di' sei.tir; mais je sais bien (pie l'avis d(^ celui
des deux ipii sépare le moins son buiiheur du boiibeiir de l'aiilre, est
l'avis qii il faut préférer.
LETTIlli \ll.
Ma Julie, que fa simplicité de votre lettre est toucliaiile ! I,liie j'y vois
bien la sérénité d une ame innocente, et la tendre sollicitiule (!(■ I amcnir '
Vos pensées s'exhalent sans art et sans peine; elles porient au cœur
une impression délicieuse qiie,ne produit point un style aiqm'te. \oiis
donnez des raisons invincibles d'un air si simple, (pi'il y faut relie, hii
pour en sentir la force; et les seulimeuts élevés vous (dùtcut si peu,
qu'on est tenté de les prendre [loiir di-s manières de penser couiniiines.
Ah ! oui sans doute, c'est à vous de régler nos destins ; ce n'e.sl pas un
(h'oit que je vous laisse, c'est un devoir que j'exige de vous, c'esi une
justice que je vous demande, et votre raison me doit ded ager du
mal que vous ave/ lait à la mienne. Dès cet insl^uil je vous remets pour
ma vie l'empire de mes vdlunlés; disposez de moi cnuime d'nii lio e
qui n'est plus rien ixim Ini-iiii me, et dont tout I (H' c n'a île rapport (|n'a
vous. Je tiendrai, n'en dnutez pas, l'engageuieiit ipie je prends, quoi
que vous [missiez me prescrire. On j'en vaudrai mienx. ou vous en serez
plus heureuse, et je vois iiartout le pi i\ assuré de mon id)eissaii('e. Je
vous remets donc sans réserve le soin de notre bonheur c(unniini ; faites
le vôtre, et tout est fait. Pour moi, ipii ne puis ni vous oublier nn in-
stant, ni pensera vous sans des transports qu'il faut vaincie, je vais
m'occnpci- niii(piem(iit des soins (pie vous m'avez imposés.
Dcimis lin an (pie nous étudions ensemble, nous n'avons guère fait
tpie des lectures sans ordre et presque au hasard , plus pour consulter
votre goill que piuir l'éclairer. D'ailleurs tant de Iroiilile d.ins I aine ne
nous laissait guère de liberté d'esprit. Les yeux ('taieiil mal lixéssiir le
livre; la boncbe eu pronoiii.'ail le> iimls : r.itlenlion in.niipiail toujours.
Votre petite cousine, (pii n'elail pas si préoeenpee iiiiiis reproeliail notre
peu de (•(Uiception , et se faisait nn lidiiiieur lacile de irons ilevancer.
Insi'iisiblenient elle est devenue te iiiaitre (In nhiiire; ei i|niiiipie nous
ayons (pielquel'ois ri de ses prétentions, elle est au l'ond la seule des
trois (pii saitipielqne cliosc de tout ce ipie nous a\oiis appris.
Pour regagner doue le temps labl Jnlie. en fut-il jamais de mieux em-
ployé! ). j'ai imagine une espèce de plan (pii pinsse réparer, par la mé-
thode, le tort ipie les distractions ont fait au s:ivoir. Je vous I i nvoie ;
nous le lirons tantôt ensemble, et je me contente d'y faire ici (pieUpies
légères observations.
Si nous voulions, ma charmante amie . nous cbaiger d'un étalage
d'érudition, et savoir pmir les autres pins ipie ponr niins. mon système
ne vaudrait rien : car il tend tonjoins a tirer peu de beaneoiip de choses.
et à r.iire nn petit recueil d'inie grande liilirnilheipie l.a science est dans
la plupart de ceux (pii la cnltiveiit une monnaie iU\d lUl lait grand cas,
qui ee|ien(lant n'ajoiile an liieii-i'tre ipi'.mlinit (pi'on la coninHnrKiiie.
et n'est biunie que dans le coininerce. liiez a nos. savants le plaisir de
se faire ('ecuiler, le snvoir ne sera lieu pour en\. Ils .l'am.isseiit dans
le caliiiii'l (pie pour lépauilre dans le piililic ; ils ne veulent (''tre sages
ipraiiv yenx d'aiitrni, ( t ils ne se snuciciaii'iil p'us de l'eliide s'ils n'a-
vaient plus d'admirateurs. Pour omis, (pii v.inlo,.s proliler de nos eoii-
naissaiices, nous ne les amassons (loiiit pour les ; vendre, mais pour
les convertir à noire usage; ni pour lions en charger, mais pour nous
en iinuriii. Peu lire, et penser beaucoup à nus lecinres, ou. ce qui est
la iiièiiie tho-e, causer beaucoup entre nous, est le moyen de les bic,
dig.rer Je p( use ipie, (piaiid on a une fo s l'enlendemeiit ouvert par
I liabitnde de relh( liir. il vant to-jours mieux trouver de soi-nieme^les
choses (pi'on trouverait dans les libres; c'est le vrai secret de les bien
mouler à sa tète, et de se les approprier: au lieu qu'eu les recevant telles
(pr(Mi nous les donne, c'est presque toujours sous nue lorme qui n est
lias la nôtre. Nous sommes plus riches que nous ne pensons; mais, ail
:\loutaigne, on nous dresse a t . inprimt cl a la qnèle, on nous apprcud
à nous servir eu bien danlmi ; Iniol que du notie: ou plutôt, accu-
mulant sans cesse, nous n'osons tom lier ii rien . n'us sommes comme
ces avares qui ne songent (pi'a remplir leurs greniers, et dans le sein
de l'abondance se laissent mourir de faim. ■ r . •
Il y a je l'avoue, bien des gens a (|ui cette méthode serait lort nui-
sible et'qni ont besoin de beaucoup I re et peu méditer parce que ayant
ia tète mal faite ils ne rassemblent rien de si mauvais que ce qn ils
prodniseiit d eux mêmes. Je vous recoiumande tout le contraire a vous
uni mettez dans vos hrctures mieux que ce que vous y trouvez- d "«"l
l'esprit aciif fait sur le li>re un autre livre, quelquefois meilleur que le
nree.ier ^'o^ls nous coimnnniipi ions donc ncs idées: je vous dirai ce
que les autres auront pense, vous me direz sur le m.-me snj.t ce que
vous pensez vous-iuème, et souvent api es la le<;ou j en sortirai plus in-
struit (pie vous. ., ■■ 1 I 1 „;.:.. „i
Jloiiis v(Mis aurez de lecture a laire, mieux il landra la choisi , et
voici les raisons de mou choix La grande erreur de ceux qui étudient
est, comme je viens de vus dire . de se lier trop a leurs ivres , et de
ne pas tirer assez de leur fonds, sans soug r qne de tous j^s sophistes
notre propre rai-on est presque toujours celni (pu nous al.nse le moins.
Sitôt du'ou veut rentrer eu soi-même, cba( un sent ce qui est bleu,
chai un discerne ce (pii est beau ; nous n'avons p.s besoin qu ou nous
:„„„■, nue a ( ( ailre ni l'un ni 1 antre, et l'on ne s en impose la- dessus
qli'ant^iiit (pi'oii s'en veut imp-ser. Mais les exemples du très bi.n . t du
ire-bean 'ont iilns rares et moins connus; il les faut aller cherche loin
(le nous La vauile mesiuanl les fore, s de la nalnrc sur notre laiblesse,
iKuis fait regarder comme chimériques les qualités que nous ne senlons
pas en nous-mêmes ; l.i |.aresse et le vice s'appuient sur celte preten-
ilne impossibilité: et. ce <pi on ne voit pas tous les tours I homme faible
preleud qn on ne le ^o 1 jamais. C'est Cette erreur .p. il laut ( etruire.
te sont ces sraiids ol.'iets qn il faut s'accutumer a S(;ntir et a voir,
afiiide s'ôleriout pr.teMe de ne les pas imiter. L'aine s eleve, le ca;ur
s'enlLmime a la , (ml, mpiation de <cs divins mode, s : a lorce de es
misiderer on clieielie a leur (le\eiiir semblable, et l'on ne soulfre plus
rien de nietliocre sans uii degoiit mortel. .
N allons (loue pas cberclier d.uis les livres des princqKS et des règles
diK' niiiis ironvoiis plus snremenl au dedans de nmis. Laissons la toutes
ces \aines disp..tes des pliilosophes sur le bonheur et sur la v rln ; eni-
olovims a lions reiidie bons et heureux le temps qu'ils perdent a cber-
(hi'r eoiinneut on doii 1 être, et pi oposoiis-nous de grands exemples a
imiter pliildl (ine de \ains svstemes à suivre.
J- ,i lonimns cru (lue le b(ui n'était que le beau mis en action, qne
l'un "tenait i. timemei.t a l'antre, et (pi ils avaient tous deux une soiirc(i
coHinin e dans la naline bien ordonnée. 11 suii de cette idée qiie le goOt
se nerfeclioi.ne par les mêmes moyens que la sagesse, et q» uu^ ame
bien tmieliée des ( liarmes de la venu doit il proportion être aussi sen-
sible i tous les antres ■leiires (h; beautés. On s'exerce a voir comme a
sentir" ou plutôt une vue exquise n'est qu'un sentiment délicat et Im.
C'est ainsi qu'un peintre à l'a -pei t d un beau paysage ou devaiii un beau
tableau s'extasie i des objets (pii ne sont pas même remarques d uu
spectateur vnluaire. Cmibieii de ( lioses (pi'ou u aieiçoii que par seil-
limeut, et ih.ùl il est impossible de rendre raison t.omluen ' e «s |e
ne hiis (iiioi (uii revieuueni si l'r('(iiiemment. et dont le goiU seul décide!
Ic'f'diit est en ipielipie manière le microscope du jugement; c est lui
(urniiel les petits objets a sa p(Mt.'e, et ses opérations .;omiiicncenl OU
s'u rêtent celles dn dernier. I^liie faut-il donc pour le cultiver? î> exercer
•1 voir iiiisi im'.i seiilir, et a jm^er dn beau par inspection comme du bon
i,.,r senlimeni. >idii, je sonticus .pi'il n'appartient pas même a tous les
C(Pnis d'être emiis an pnniier leg: r.l de Julie. .
Voila ma eliarinaiite e. (ilieiv. poiir(pioi je borne toutes vos études a
,l,>s livres di ni et de ni.enrs. \(nla pourquoi, louruant tonle ma mé-
thode en exeirq.les, je ne \on, donne point d'auire delinilion des vérins
quuu table:m des gens vcrUunx , ni dauires règles pour bien écrire
(lue les livres (pii Sdiil bien e( lits. ....
Ne soyez doue pas siiri.rise des retrancliemeuts que je fais a vos
m-écedeules leelnres; je suis convaiuen qu il faut les resserrer pour les
•endre utiles, et je vois tous les jours mieux que tout ce qui ne dit rien a
l'une n'est i.as digne de vous dccuper. .Nous allons supprimer les lan-
...les hors |-|ialienne , que vous savez ei que vous aimez. >ous laisse-
rons Vi nos éléments d al.ebre . t de géométrie Nous quitterions iiieDie
, „|nsi„ne si h- I. rnies (pi'elle vous fournit m'en laissaient le cou-
i',.',.. No'ns rend... eidiis p.n.rjau.ais a Phistoire moderne, excepte celle
.l.^idtrepavs; en.oiv n'est ce que parée ipiecesl un pays ibre et
simi.le (,.. I (... trdu^c d. s b.nuines a.ili.p.es dans les loii.ps modernes:
car ne' vous laissez pas .blo.iir par ceux qui disent que 1 Insloire la n us
nk-it-s: te pour . I a( .... ( si ee'le de s.-n pays. i:ela n'est pas vrai. Il y
a des pàyl d.V.t l'bisidire ne peut pas meu.e être lu-, a m-"; ■!'';' ^^
soit imbécile on .ieu,.c.ate..r. L'histoire la plus intcressai.lc est u lie ou
l'ou trouve le plus d'cxou.plcà de mœurs, de caractères de toute esptc«,
8
LA NOUVELLE HÉLOISE.
eu un mol le plus d'iiislriiolion. lis vous diioul qu'il y a autant île tout
cela parmi imu> que paruii les anciens, (^ela n'est pas vrai. Ouvrez leur
histoire , et lailes-les laiie. Il y a des peuples Sans pliysiononiie aux-
ijubIs il ne l'.iul point de peinires ; il ) a des gouvernements sans carac-
tère auNipiels il ne lanl poinl d liiï-tiii iens, et où, silot qu'on sait quelle
place ini homme occupe, on sait d'avance tout ce (pi'il y l'era. Ils diront
que ce sont les bons historiens (pii nous maoïpient ; mais (lemandez.-luur
pourquoi. Cela n'est pas vrai. Donnez maliere à de homus histoires, et
les bons hisionens se trouveront. Enfin ils diront que les houpnes de
t(ms les temps se ressemblent, qu'ils ont les uièmes vertus et les mêmes
vices ; qu'on n'admire les anciens que parce qu'ils sont anciens. Cela n'est
pas vrai non pins; car on faisait autrefois de grandes choses avec de
petits moyens , et l'on fait aujourd'hui tout le contraire. Les anciens
élaienl contemporains de leurs historiens , et nous oui pourtant appris
a les admirer. Assurément, si la postérité jamais admire les nôtres, elle
ne l'aura pas appris de nous.
J'ai laissé par é,i!ard pour voire inséparable cousine (pielques livres
lie petite lilleraturc que je n'aurais pas laissés pour vous. Hors le Pc-
tranpie, le Tasse, le Métastase, et les maîtres du iliéàtrc français, je n'y
mêle ni poêles ni livres d'amour, contre l'iudinaire des leclmes consa-
crées à votre sexe. (Ju'apprcndrioirs-nous de l'amour dans ces livres ?
\h ! Julie, notre cœur nous en dit plus qu'eux, «t le hm^age imité des
livres est bien froid pour quiconque est passionné lui-même. D'ailleurs
ces éludes énervent l'àme, la jetient dans la mollesse, et lui otent tout
ressort. Au contraire, l'amour vaiiable est un lén dévorant qui porle son
ardeur dans les autres sentiments, et les anime d'une vigueur nouvelle.
C'est pour cela qu'on a dit que l'amour faisait des héros. Heureux celui
que le sort eût placé pour le devenir, cl qui aurait Julie pour amante!
LETTRE XIII.
Je vous le disais bien que nous étions heureux, lien ne me l'apprend
mieux que l'ennui que j'éprouve au moindre changement d'étal. Si
nous avions des peines vives , une absence de deux jours nous en fe-
lait-elle lanl"? je dis nous; car je sais que mon ami partage mon im-
patience ; il la partage , parce que je la sens, et il la seul encore pour
lui-même : je n'ai plus besoin qu'il me dise ces choses- là.
Nous ne sommes à la campagne que d'hier au soir; Il n'est pas en-
core l'heure où je vous verrais à la ville, et cependant mon déplace-
menl me fait déjà trouver voire absence plus insupportable. Si vous ne
ni'avic/, pas défendu la géométrie, je vous dirais que nmn inquiétude
est eu raison composée des intervalles du temps et du lieu ; tant je
trouve que l'éloignemenl ajoute au chagrin de l'absence.
J'ai apporté voire lettre el votre plan d'études pour méditer l'un et
l'autre, elj'ai déjà relu deux fois la première : la lin m'en louche ex-
trêmement. Je vois, mon ami, que vous sentez le véritable amour, puis-
qu il ne vous a poinl ôlé le goût des choses honnêtes, et cpie v<ms savez
encore dans la partie la plus sensible de votre cœur faire des sacrifices
à la venu. En effet, employer la voie de rinsiruction pour corrompre
une femme, est de loules les séductions la plus condaumabic ; cl vou-
loir attendrir sa nriiiresse à l'aide des romans, est avoir bien peu de
ressources en soi-même. Si vous eussiez plié dans vos leçons la philo-
so|)hie à vos vues, si vous eussiez tâché d établir des maximes favora-
bles à voire intérêt, en voulant me tromper vous m'eussiez bieutôl dé-
trompée; mais la plus.dangereuse de vos séductions est de n'en point
employer. Du moment que la soif d'aimer s'empara de mon cœm-, et
que j y sentis naître le besoin d'un éternel altacliemenl, je ne deman-
dai point au ciel de m'unir à un homme aimable, mais à un bonuiie (pn
eût l'àme belle; car je sentais bien que c'est, de tous les agréments
qu'on peut avoir, le moins sujet au dégoût, et que la droiture et l'hon-
jiftur ornent tous les sentiments qu'ils aucouqiagnent. Pour avoir bien
placé ma préférence, j'ai eu comme Saloumn, avec ce que j'avais de-
mandé, encore ce que je ne demandais pas. Je lire un bon augure pour
mes autres vœux de l'accomplissement de celui là , et je ne désespère
pas, mon ami, de pouvoir vous rendre aussi heureux un jour que vous
méritez de l'être. Les moyens en sont lents, difficiles, douteux ; les
obstacles terribles. Je n'ose rien me promeiire ; mais croyez que tout
ce. que la patience cl I amour pourront faire ne sera pas oublié. Con-
tinuez cependant à complaire en tout à ma mcre, el préparez-vous au
retour de mon pcro, (pii se relire enfin tout à fait après trente ans de
service, à supporter les hauteurs d'un vieux gentilhonnne brusque,
mais plein d honneur, qui vous aimera sans vous caresser, et vous es-
timera sans le dire.
J'ai interrompu ma leltre pour m'aller promener dans des bocages
qui sont pies de notre maison. U mon doux ami! je t'y conduisais avec
moi, ou plutôt je t'y portais d;ms mon sein, .le (hoisi>sais les lieux que
nous devions parcourir eii?cnifile : j'v marquais des asiles digues de
nous retenir : nos cœurs s cp m liaient d avance- dans ces rciraiies de-
liciiU es, elles a|oiiluieul au plaisir que uuus goûtions d ctru cu>emlile ;
clIcB ret'ovaient à leur ilnir un iibuveau prix du séjour de deux vrais
anuinls, el je m'étonnais de n'y avoir point remarqué seule les beautés
que j'y trouvais avec loi.
Parmi Lés bosquets naturels que forme ce lieu charmant, il en est un
plus cliarmanl que les autres, dans lequel je me plais davantage, el où,
par celle raison, je desiiue une petite surprise à mon ami. H ne sera
pas dit qu'il aura toujours de la déférence, et moijamai-^de générosiié.
C'est là que je veux lui faire sentir, malgré lespri\ini;es vnlijaiies, com-
bien ce que le cœur donne vaut mieux que ce qu'an ai fie 1 imporiuniié.
Au reste, de peur que volrc imagination vive ne se mette un peu trop
en frais, je dois vous prévenir que nous n'irons point ensemble dans le
bosquet sans Vinséparahic cousine.
A propos d'elle, il est décidé, si cela ne vous fâche pas trop, que
vous viendrez nous voir lundi. Ma mère enverra sa calèche à ma cou-
sine; vous vous rendrez chez elle à dix heures; elle vous amènera;
vous passerez la journée avec nous, el nous nous en retournerons tous
ensemble le lendemain après dîner.
J'en étais ici de ma leltre quand j'ai réfléchi que je n'avais pas pour
vous la remellre les mêmes commodités ipi'à la ville. J'avais d'abord
pensé de vous renvoyer un de vos livres par Gustin.le fils du jardinier,
el de mettre à ce livre une couverture de papier dans laquelle j'aurais
inséré ma lettre. Mais, outre qu'il n'est pas sûr que vous vous avisas-
siez de la chercher, ce serait une imprudence impardonnable d'exposer
à de pareils hasards le destin de notre vie. Je vais donc me contenter
de vous marquer sinqilemenl, par un billet, le rendez-vous de lundi,
et je garderai la leltre pour vous la donner à vous-même. Aussi bien
j'aurais un peu de souci qu'il n'y eût trop de commenlaires sur le mys-
tère du bosquet.
LETTRE XIV.
Qu'as-lu fait? ah! ([u'as-lu fait, ma Julie'? lu voulais me récompen-
ser, el lu m'as perdu. Je suis ivre, ou plutôt insensé. Mes sens sont al-
térés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu vou-
lais soulager mes maux! Cruelle! lu les aigris. C'est du itoison que j'ai
cueilli sur les lèvres; il fermente; il embrase mon sang ; il me tue, et
la pitié me fait mourir.
0 souvenir immortel de cet instant d'illusion, de délire et d'enchan-
tement, jamais, jamais lu ne l'effaceras de mon àme; et, tant que les
cbarmes de Julie y seront gravés , lanl que ce cœur agile me fournira
des sentiments et des soupirs, tu feras le sup|ilice el le Ijonheur de ma
vie !
llélas ! je jouissais d'une apparente tranquillité ; sonnas à tes volon-
tés suprêmes, je ne nnu'murais plus d'un sort auquel tu daignais pré-
sider. J'avais dompié les fongueuses saillies d'une imagination témé-
raire ; j'avais couvert mes regards d'ini voile, et mis une entrave à mou
cœ'ur; mes désirs n'osaient plus s'éclia|)per qu a demi ; j'étais aussi con-
tent que je pouvais l'être. Je reçois ton billet, je vole chez ta cousine :
nous nous rendons à Clarens.je t'aperçois, et mon sein palpité; le doux
son de la voix y porte une agitation noiivene: je l'aborde comme trans-
porté, et j'avais grand bc^soin de la diversion de la cousine pour cacher
mon trouble à ta mère. On parcourt le jardin, l'on dîne iraniiniilen I.
lu me rends en secret ta leltre, que je n'ose lire devant ce redoutable
témoin ; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le buis
le reste de ses rayons, el ma paisible simplicité n'imaginait pas même
un état plus doux que le mien.
En approchant du bosquet j'aperçus, non sans une émotion secrèle .
vos signes d'intelligence, vos sourires mutuels, elle coloris de les joins
prendre un nouvel éclat. Kn y entrant je vis avec surprise la cousinr
s'approcher de moi, et, d'un air plaisamment suppliant, me demander
un baiser. Sans rien comprendre à ce mystère, j'embrassai cette char-
mante amie ; el, tout aimable , toute piquante (prellc est, je ne connus
jamais mieux que 1rs sensalions ne sont rien que ce que le cœur les-
tait être. Mais que ilev ins-je un moment après quand je sentis... La main
me tremble... un doux fremisscmeni... ta bouche de ro.ses... la bouche
de Julie. . se poser, se presser sur la mienne, el mon corps serre dans
tes bras ! Non , le feu du ciel n'est plus vif ni plus prompt que celui
qui vint à l'instant ra'embraser. foutes les parties de moi-mfme se ras-
semblèrent sous ce loucher délicieux. Le feu s'exhalait avec nos sou-
pirs de nos lèvres biûlanlcs, et mon cœur se mourait sous le poids de
la volupté... quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeuf,
l'appuyer sur ta cousine, et tomber en défailUince. Ainsi la frayeur étei-
gnit le plaisir, cl mou bonheur ne fut qu un éclair.
A peine sais-je ce qui m'est arrivé de|mis ce fatal moment. L'impres.
sion profonde que j'ai reçue ne peut plus s'eflacer. Une faveur I... c'est
un tourmrnt horrii) c... Non, garde tes baisers , je ne les saurais sup-.
porter... ils sont trop acres, trop péuêtranîs: ils percent; ils briîloni
pisqu'a la moelle... ils me rendiaienl fmieux. Un seul, un seul m'a jelr
dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je m' suis plus le même.
et ne te vois plus la même. Je ne te vois plus comme aulrefois répri-
mante el siBvèie ; mais je te sfcus et te twiclie sans cesse unie à mbn
LA NOUVELLE HÉLOISE.
sein comme lu fus iin inslant. 0 Julie! f|iicl(|ne Sdil que m'annonce nn
iransporl iloiit je ne suis plus maititr, (|iii'l(|iie liiiilenicnt que la rigueur
nie de>liiie, je ne |iiiis plus vivre clans I élat où je suis, el je sens qu'il
l'aiil eulin (|ue jVx|)ire a les picils... ou dans tes bras.
l.liTTIli; XV.
Il est important , mon ami , ((i)p nous nous séparions pour (|uel(|ne
temps, el c'est Ici la première épreuve de I obéissance que vous m'avez
promise. Si je l'exige en cette occasion, croyez (|ue j'en ai des raisons
ircs-l'ortes ; il faut bien, el \ous le savez trop, que j'i'u aie pour m'y
résoudre : ipiant à vous, vous n'eu avez pas besoin danlre (pic ma
volonté.
Il y a loiiglemps que vous avez un voyage à faire on Valais. Je vou-
drais que vous pussiez rentrc^prendie à présent (|u'il ne fait pas encore
froid. (|uoi(|U(' r:inloiiiu(' soit rncor(! agn'alile ici, vous voyi'z déjà blaii-
eliir la poiiili- dr la DiMil-dc-.Iaruaiil, et dans six seiiiaiiiesje ni' vous
laisserais pas faire ce vo)age dans un pays si rude. Tàeliez donc de
partir dès demain ; vous ni écrirez à l'adresse (pie .fe vous envoie, et
vous m'envcriez la vôtre (piand vous serez arrive à Sion.
Vous n'avez jamais voulu me pa'rler(lR l'état de vos affaires ; mais vous
n'êtes pas dans votre patrie : j(! sais que vous y avez peu de fortune
(•t (pie vous ne faites que la di;ran),'er ici, où vous ne resteiiez pas sans
moi. Je puis donc sujiiioser qu'une partie de votre bourse est dans la
nii(!iine, cl je vous envoie un léger à-couipte dans celle que rcnb^rine
celle boile, (pi'il ne faut pas ouvrir devant le porteur. Je n'ai garde
d'aller au-devant des diflicnllés; je vous estime trop pour vous croire
capable d en faire.
Je vous défends, nonscnlenienl de retourner sans mon ordre, mais
(le venir nous dire adieu. Vous pouvc/, écriic a ma mère ou à moi, siin-
plemenl pour nous avertir ipie vous êtes fiucé de partir sui'-le-cliamp
pour une atf.iire imprévue, et me donner, si vous voulez, ((uelqiies avis
sur mes lectures jusqu'à voire retour. Tout cela doit cire fait naturel-
lement et sans aucune apparence de mystère. Adieu, mon ami; n'ou-
bliez pas que vous emportez le couir et le repos de Julie.
LETTRE XVI
Je relis voire terrible letire, el je frissonne à chaque ligne. J'obéirai
pouilaul ; j(! l'ai pr(Hnis, je le dois; j'obéirai. Mais vous ne savez pas,
non, barbare, vous ne saïu'ez jamais ce qu'un Ici s:<criliee coûte à mon
cœur. Ail ! vous n'aviez pas besoin de l'épreuve du l)os(|uet pour me le
rendre sensible : c'est un rafliuemenl de cruauté [Kn'du pour voti(' àiiie
impitoyable, elje |iuis au moins vous défier de me rendre plus mal-
lieureux.
Vous recevrez voire boîle dans le même état où vous me lavez en-
voyée, (l'esl trop d'ajoiilcr l'opprobre à la cruauté; si je vmis ai laissée
maîtresse de mon soii. je ne vous ai |ioiiil laissée l'arbitre ib; mon
lioiineur. ('. l'sl un dépol sacré il inii|ne, lii'las! (pd me resie d'iit jus-
qu'à la lin de ma vie nul ne sera eli.irgi' que moi seul.
LETTIIE XVII.
Voire leltri! me fait pitié; c'est la seule diose sans oprii (|ue vous
ayez jamais eerile.
J'offense dmie votre b(«iueur, pour lequel je donnerais uu'lle l'ois ma
vie ? .roll'ense doue ion lioinienr, ingrat 1 (pil m'as vue prèle à l'aban-
doiuier le mieir.' l'ù esl-il doue cet bonncur que j'offense'? Dis-le-moi,
ciiHir ranipani, ànii; sans délicatesse. Ali ! (pie lu es niéprisabli\ si tu
n'as (|u'iin liouuenr (pie .iidi(^ ne connaisse pas! Quoi ! ceux qui veiil ni
partager leur sort n oseraient partager leurs biens, el celui (pii fait
profession d'être à moi se tient ouliaVc de mes dons ' Kt depuis (piaiid
est-il vil lie recevoir du ce qu'on aime? He uis (piand ce (|uc le ciwir
donne désbouore-l-il le cxiir qui aceepic'.' .Mais on méprise nu bomme
qui reçoit d'un autre : on méprise celai doiil les besoins passeni la for-
Itiim. Et (pii le méprise? Des âmes abjeeles ipii uieileul I houueur dans
la ricliesse, eipescni les vertus au poid^(|.■ l'or. Esi-ee dans ces lus-
ses maMuies ipi un lioinmc de bien iiiei son honneur " cl le préjugé
même de lu raison u'esi-il pas en faveur du plus pauvre ?
Sans doute il est des dons vils qu'un honuéte homme ui: peut accep-
ter ; mais apprenrz qu'ils ne déshonorent pas moins la main <|ui les
offre, el qii nn don honnête à faire est toujours lionnête à recevoir. Or,
srtremeul mon co-ur ne me reproche pas celui-ci, il s'en [iloiilie. Je m-
sache rien de plus méprisable qu'un bomme dont ou acheté lu cii;iir el
les soins, si ce n'est la femme qui les paye ; mais entre deux cu-.urs unis
la cominnnanté des biens est une justice el un devoir ; clsi je me trouve
eue >re en arrière de ce qui me reste de plus qu'à vous, j'accepte sans
scrupule ce que je réserve, el je vous dois ce que je ne vous ai pas
donné. Ah! si les dons de l'amour sont à charge, quel cœur jamais
peut être reconnaissant'.'
Supposeriez-vous que je refuse à mes besoins ce que je destine à
pourvoir aux vôtres? Je vais vous (Jonucr du contraire une preuve sans
réplique, (l'est que la bourse que je vous renvoie conlienl le double de
ce qu'elle conlcnail la premi('>re fois, et qu'il ne tiendrait (|u'à moi
de la doubler encore. Mon père me donne pour mon enlretlen une
pension, modique à la vérité, mais à laquelle je n'ai jamais besoin de
loucher, tant ma mère esi ailentive à pourvoir à loui, sans couipier
que ma broderie et ma deiilelle suffisent pour m'enlrelcnir de l'une et
(le l'autre ; il est vrai que je n'étais pas toujours aussi riche ; les soucis
d'une passion fatale m'ont fait depuis longtemps négliger ccriains
soins auxquels j'emjiloyais mon supeilln: c'est une raison de plus d'en
disposer comme je fais : il faut vous Immilier pour le mal diml vous êtes
cause, el (jue l'amour expie les fautes qu'il fait cominettre.
Venons a I essentiel. Vous dites que l'honneur vous Uéfend d'accep-
ter mes dons. Si cela est, je n'ai plus rien à dire, et je conviens avec
vous qu'il ne vous est pas permis d'aliéner un pareil soin. Si donc vous
pouvez me .prouver ce|a, faites-le claiiemenl, inconlestahlemeni. cl
sans vaine subtilité ; car vous savez que je bais les sophismes. Aloi-s
vous pouvez me rendre la bourse, je la reprends sans me plaindre, et
il n'en sera plus parlé.
.Mais, comme je n'aime ni les gens pointilleux ni le faux point d'hon-
neur, si vous me renvoyez encore nne lois la boite sans jnslilicatiuu.
ou (pie votre juslification soil mauvaise, il faudra ne nous plus voir.
Adieu ; pensez-y.
LETTIIE XVIll.
J'ai re(;u vos dons, je suis parti sans vous voir, me voici bien loin
de vous: êtes- vous conlcnie de vos tyrannies, et vous ai-je assez obéi'.'
Je ne puis vous parler de mon voyage : à peine sais-je comment i'
s'est fait. J'ai mis irois jours à faire vingt lieues ; chaque pas (|ui iii'é
loiguail de vous séparait mon corps de mon àme, el me dmiiiail nu
seiitiment anticipé de lu mort. Je voulais vous décrire ce que je ver-
rais : vain projet! Je n'ai rien vu ipie vous, el ne puis vous peinJre (lue
Julie. Les puissanu-s émoiions ipie je viens d'éprouver coup sur r (iu|>
m'oni jeie dans des distraelioiis continuelles ; je nie sentais toujours ou
je n'étais poiui : à peine avais-je assez de présence d'esprit pour sui-
vre et demander inmi chemin. elj(> suis arrivé à Sion sans être iiarii
de Vevai.
C'est ainsi que j'ai trouvé le secret d'éluder voire rignenr el dt^ vomn
voir sans vous désobéir. Oui, ernelle, quoi que vous ayez su liiire.
vous n'avez pu me séparer de vous loul entier. Je n'ai iraine d.ms mon
exil ipie la moindre partie de moi-même : toul ce qu'il v a de vivant
en moi demeure auprès de vous sans cesse. Il erre impiméinei.l sur
vos yeux, sur vos lt;vres, sur voire sein, sur tous vos charmes: il ji.'-
netre parKuil comme une vaiieiir subtile; elje suis plus heureux en
d 'pit de vous que je ne fus jamais de votre gré.
J'ai ici quelques personnes à voir, qiu^lques affaires à traiter : \'<.ilà
ce qui me désole. Je ne suis point à plaindre dans la solitude, on je
puism'occuper de vous el me Iranspiuler aux lieux où vous êtes. ï.a
vie active qui me rappelle à moi loin entier m'est seule insnpporiable.
Je vais faire mal el vile pour être promplement hbre. et jionvoir m'é-
garer à iinui aise dans les lieux sauvages qui forment à mes vi ux le-
cliarmes de ce pays. Il laiii tout fuir, el vivre seul an niODile. quand on
n'y peut vivre avec vous.
LETTRE XIX.
lîieii ne m'arrêi' plus ici que vos ordres ; cinq jours que j'v ai parfis
oui siifti el au del': pour mes affaires, si iniilefois ou peiil appeler (le>
îiff lires celles où le eieur n*a point ile part. Eulin vous n'avez plus de
préiexte, ut ne puuvt;< uie releuir loin de vou» qu'aliu de lue lunr-
10
LA NOUVELLE HELOISE.
Je commence à être fort inquiet du sort de ma première leltre , elle
fut écriie et mise à la poste en arrivant ; l'adresse en est fidèlement
copiée sur celle que vnus m'envoyâtes ; je vous ai envoyé la mienne
avec le niême soin, et si vous aviez fait exactement réponse, elle au-
rait déjà dû me parvenir. Cette réponse pourtant ne vient point, et il
n'y a nulle cause po-sible et luncstc de son retard (jue mon esprit
troublé ne se figure. 0 ma Julie ! que d'imprévues catastrophes peu-
vent en huit jours rompre à jamais les plus doux liens du monde I Je
frémis de songer qu'il n'y a pour moi qu'un seul moyen d'être heu-
reux, et des millions d'être misérable. Julie, m'auriez-vous oublié?
Ah ! c'est la plus alfreuse de mes craintes ! Je puis préparer ma con-
stance aux autres malheurs, mais toutes les forces de mon âme dé-
faillent au seul soupçon de celui-là.
Je vois le peu de fondement de mes alarmes, et ne saurais les cal-
mer. Le sentiment de mes maux s'aigrit sans cesse loin de vous ; et,
comme si je n'en avais pas assez pour m'abattre, je m'en forge encore
d'incertains pour irriter tous les autres. D'abord mes in(piiéludes
étaient moins vives. I.e trouble d'un départ subit, l'agitation du voyage,
ilonnaienl le chaiii;f à mes ennuis . ils se raniment dans la traiiiiuîlle
solitude, llelas! je ((iniliallais; un fer mortel a percé mon sein, et la
douleur ne s'est fait sentir que ionstemps après la blessure.
Cent fois, en lisant des romans, j'ai ri des froides plaintes des amanis
sur l'absence. .\h ! je ne savais pas alors à quel point la vôtre un jour
me serait insupportable ! Je sens aujourd'hui combien une àme paisible
est peu propre à juger des passions, et combien il est insensé de rire
des siiitimenis qu'on n'a point éprouvés. Vous le dirai-je pourtant ? Je
ne sais quelle idée consolante et douce tempère en moi l'amertume de
votre éloignement, en songeant qu'il s'est fait par votre ordre. Les
maux (pu me viennent de vous me sont moins cruels que s'ils m'étaient
envoyés par la fortune; s'ils servent à vous contenter, je ne voudrais
pas ne les point sentir ; ils sont les garants de leur dédonnnagement,
et je connais trop bien votre àme pour vous croire barbare à pure
perte.
Si vous voulez m'éprouver, je n'en murmure plus; il est juste que
vous sachiez si je suis constant, patient, docile, digne en un mot des
biens (pie vous me réservez. Dieux ! si c'était là votre idée, je me
plaindrais de trop peu souffrir. Ah ! non, pour nourrir dans mou cœur
une si douce attenie. inventez, s'il se peut, des maux mieux propor-
tionnés à leur prix.
LETTliE XX.
Je reçois à la fois vos deux lettres, et je vois, par l'inquiétude ipie
vous marquez dans la seconde sur le sort de l'autre, que, qu;ind I ima-
gination prend les devants, la raison ne se hâte pas comme elle, el
souvent la laisse aller seule. Pensàtes-vous, en arrivant à Sioii, qu'un
courrier tout prêt n'attendait pour pariir que votre lettre, que cette
lettre me serait remise eu arrivant ici, et que les occasions ne favori-
seiaicnl pas moins ma réponse? Il n'en est pas ainsi, mon bel ami. Vos
deux lettres me sont parvenues à la fois, parce que le courrier, qui
ne passe qu'une fois la semaine, n'est parti qu'avec la seconde. Il faut
un certain temps pour distribuer les lettres ; il en faut à mon connnis-
sionnaire pour me rendre la mienne eu secret, et le courrier ne re-
tourne pas d'ici le lendemain du jour qu'il est arrivé. Ainsi, tout bien
calculé, il nous faut huit jours, quand celui du courrier est bien choisi,
pour recevoir réponse l'un de l'autre; ce que je vous explique atin de
calmer une fois pour toutes votre impatieiiie vivacité. Tandis que vous
déclamez contre la fortune et ma né^liseme, vous voyez que je m'in-
forme adroitement de tout ce ipii |iliii assurer notre correspondance et
prévenir vos perplexités. Je vous laisse à décider de quel côté sont les
plus tendres soins.
Ne parlons plus de peines, mon bon ami : ah 1 respectez et partagez
plut«")t le plaisir (pie j éprouve, après huit mois d'absence, de revoir le
meilleur des pères I 11 arriva jeudi au soir; et je n'ai songé qu'à lui
depuis cet heureux moment. 0 toi que jaime le mieux au monde après
les auteurs de mes jours, pourquoi les lettres, tes querelles, viennent-
elles contrisier mon àme, el troubler les pn miers plaisirs d'une famille
réunie? Tu voudrais que mon cœur s'occupât de loi sans cesse ; dis-
moi, le tien pourrait-il aimer une tille dénaturée à qui les feux de l'a-
mour feraient oublier les droits du sang, et que les plaintes d un amant
rendraient insensible aux caresses d'un père '.' Non, mon digne ami,
n'empoisonne point par d'injustes reproches l'innocente joie (|ue m'in-
spire un si doux sentiment. Toi dont l'àme est si tendre et si sensible,
ne conçois-tu point quel charme c est de sentir, dans ces purs et sacrés
embrassenients. le sein d'un père palpiter d'aise contre celui de sa
lille? Ah ! crois-tu qu'alors le cœur puisse un moment se partager, et
rien dérober à la nature '!
Sol che son ligUa lu mi raninjeiitu ud86S0.
Tout ce dont je me soiiviaii* en ce moment, c'est i|ue je .'*nis sa fille.
Ne pensez pas pourtant que je vous oublie. Oublia-t-on jamais ce
qu'on a une fois aimé '.' Non, les impressions plus vives qu'on suit quel-
ques instants n'effacent pas pour cela les autres. Ce n est point sans
chagrin que je vous ai vu partir, ce n esl point sans plaisir que je vous
verrais de retour. Mais... prenez patience ainsi que moi, puisqu'il le
lant, sans en demander davantage. Soyez sur que je vous rappellerai
le pins tôt qu'il sera possible ; et pensez que souvent tel qui se plaint
bien haut de l'absence n'est pas celui qui eu souffre le plus.
LETTRE XXI.
(.lue j'ai souffert en la recevant, cette lettre souhaitée avec tant d'ar-
deur ! J'attendais le courrier à la poste. A peine le paquet était-il ou-
vert ((ue je me nomme ; je me rends importun : on me dit qu'il y a une
leltre, je tressaille ; je la demande, agite d'une mortelle impati nce ; je
la reçois enfin Julie, j'aperçois les traits de ta main adorée ! La mienne
iremiile en s'avançant pour recevoir ce précieux dépôt. Je voudrais
baiser mille fois ces sacrés caracières : ô circonspection d'un amour
craintif! je n'ose porter la lettre à ma bouche, ni l'ouvrir devant tant
de témoins. Je me dérobe à la hâte. .Mes genoux ircmblaient sous moi :
mon émotion croissante me laisse à peine apercevoir mou chemin.
J'ouvre la lettre au premier détour ; je la parcours, je la dévore ; et à
peine suis-je à ces lignes oii tu peins si bien les plaisirs de ton cœur
en embrassant ce respectable père, que je fonds en larmes ; on me
regarde, j'entre dans une allée pour échapper aux spectateurs; là, je
paitage ton attendrissement, j'embrasse avec transport cet heureux
père que je connais à peine ; et, la voix de la nature me rappelant au
mien, je donne de nouveaux pleurs à sa mémoire honorée.
Et que vouliez-vous apprendre, incomparable (ille, dans mon vain et
triste savoir? Ah I c'est tle vous qu'il faut apprendre tout ce qui peut
entrer de bon, d'honnête, dans une àme humaine, et surtout ce divin
accord de la vertu, de l'amonr et de la nature, qui ne se trouva jamais
qu'en vous. Non, il n'y a point d'affection saine qui n'ait sa place dans
votre cœur, qui ne s'y distingue par la sensibilité qui vous esl propre ;
el, pour savoir moi-même régler le mien , comme j'ai soumis toutes
mes actions à vos volontés, je vois bien qu'il faut soumettre encore
tous mes sentiments aux vôtres.
(Joëlle dilférence pourtant de votre étal au mien ! daignez le remar-
quer. ,Ie ne parle point du rang el de la fortune, l'honneur et l'amour
doivent en cela suppléer à tout : mais vous êtes environnée de gens
que vous chérissez et qui vous adoreul : les soins d'une tendre mère,
d'un père dont vous êtes l'uuitpie espoir ; l'amitié d'une cousine qui
semble ne respirer ipie par vous ; toute une famille dont vous faites
lornement, une ville entière lierede vous avoir vue naitre, tout occupe
et partage votre sensibilité; et ce qu il en reste à l'amour n'est que la
moindre partie de ce que lui ravissent les droits du sang et de l'amitié. .
Mais moi, Julie, hélas ! errant, sans famille et pres(|ue sans patrie, je
n'ai que vous sur la terre, et l'amour seul me tient lieu de tout. Ne
soyez donc pas surprise si, bien (pie votre àme soit la plus seilsible, la
mienne sait le mieux aimer; et si, vous cédant en tant de choses, j'em-
liorle au moins le prix de l'amour.
Ne craij;nez pourtant pas que je vous importune encore de mes in-
discrètes plaintes. Non, je respecterai vos plaisirs, et pour eux-mêmes
qui sont si purs, et pour vous qui les ressentez. Je m'en formerai dans
l'esprit le louchant spectacle, je les partagerai de loin ; et, ne pouvant
être heureux de ma propre félicité, je le serai de la vôtre. Quelles que
soient les raisons qui me tiennent éloigné de vous, je les respecte ; et
que me servirait de les coiinaitre, si, quand je devrais les désapprou-
ver, il n'en faudrait pas moins obéir à la volonté qu'elles vous inspi-
rent? iM'cii (uùtera-l-il plus de garder le silence qu'il ne m'en coûta de
vous (piilter? Souvencz-vons tdiijours, ô Julie, que votre àme a deux
corps a gouverner, et que celui (pi'elle anime par son choix lui sera
toujours le plus fidèle :
.Nudo più (diti',
Fabricato da uoi. iiun dalla sorte.
Lu plus lort des nœuds, notre ouvra;;o. et non celui
Je me tais donc; et, jusqu'à ce qu'il vous plaise de terminer mon
exil, je vais lâcher d'en tempérer l'ennui en parconr.mt les montagnes
du Valais, tandis qu'elles sont encore praticables. Je m'aperçois que ce
pays ignoré mérite les regards des hommes, et qu'il ne lui manque,
pour être admiré, que des spectateurs (|ui le saclient voir. Je lâcherai
d'en tirer quelques obseivations digues de vous plaire. Pour amuser une
jolie femnip, il faudrait peindre un peuple aimable et galant : mais loi.
ma Julie, ah .' je le sais bien, le tableau d'un peuple heureux et simple
esl celui qu'il faut à ton cœur.
LA NOUVELLE lïÉLOlSE.
11
LETTHE XXII.
l'jiliii le prciiiier p;is est fiaiiclii, cl il a ('lé (|ii(;stioii ili- vous. Malgré
\v ilié|il'is i|ir(' vous lriiiiiij;iii'/. poiii' ma (liicliini', iikmi \H-\-r en a i-ld
sni|iîis :llii'a pas moins ailiini(! mes piiiiîns dans la iniisi(|ii(' cl ilaiis
U: dessin ; cl, an giaiid cloiiiicini'iit de nja iiicie, iircvcinic par vos ca-
lomnies, an lilason près, ipii Ini a paiii ni'^li;!!-, lia (ilc liirl content de
Ions mes tali^its. Mais ces talents ne s';!C(|nieieril pas sans niaitrc : il a
fallu nommer le mien ; et je l'ai l'ait avec nne éniiniération pom-
pense de toutes les sciences qu'il voulait bien in'cnscigner, hors
nne. Il s'est rappelé de v<ius avoir vu plusieurs Cois à son précédent
voyage, et il n'a |)as |iani (pi'il eilt conservé de vous une impression
désavantageuse.
Knsnite il s'est informé <le votr(! l'orlune. on lui a dit qu'elle était mé-
diocre : de volie naissance : (mi lui a dit qu'elle était lionnéte. Ce mot
honniHe est l'oit éipii^oqne à l'oieille d'un gentilhounne, et a excité des
soupçons (pie riel.iiicisscment a conliimés. Dés cpi'il- a su que vous
n'étiez pas iiolile, il a dmnandé ce qu'on vous doniMit par mois. Ma
niére. pien.nM la parole, a dit qu'un pareil arrangement n'était pas
mènie proposalile ; et qu'au coniraire vous avieis rejeté conslamnicnl
ions les moindres présents qu'elle avait tàclié de vous li»ire en choses
qui ne se reliisent pas : mais cet air de fierté n'a l'ait qu'exciter la
sienne. Et le moyen de supporter l'idée d'êlrc rcdevahli^ à nn rotinier'.'
Il a donc été décidé (pi'on vous ol'l'rirait un payement, au r< I'iik durpiel,
malgré tout voire niériie, dont on convient, vous seriez remercié de
vos soins. Voilà, mon ami, le résumé d'une conversation qui a été te-
nue sur le compte de mou Irès-lionoré maître, et durant laipiclli! .'■on
humble écolièie n'était pas fort tranquille. .]'ai cm ne pouvoir trop me
hàler de vous en donner avis, a(in de vous laisser le temps d'y réllé-
cliir. Aussitôt que vous anie/ pris voire résolnlioii,ne manquez pas de
m'en inslriiirc : car ( cl ariicle est de voire compélence, et mes droils
ne vont pas jusqiic-là.
J'appicnds avec peine vos •courses dans les montagnes; non que
vous n y trouviez, à mon avis, une agréable diversion, et que le délail
de ce que vous aurez vu ne me soit fort agréable à moi-inèiiie : mais
je crains pour vous d<'s l'alignes que vous n'cles guère en élat du sup-
porter. D'ailleurs, la saison est fort avancée ; d'un jour à l'autre tout
peut se eonviii de neige ; et je prévois quiî vous aurez cn<:ore plus à
souffrir du froid que de la fatigue. Si vous tombiez malade dans le pays
où vous èles, je ne m'en consolerais jam;iis. llevenez donc, mon bon
ami, dans mon voisinage. Il n'est pas temps encore de rentrer à Vevai ;
mais je veux (pie vous babiiiez un séjour moins rude, et (|ue nous
soyons plus à portée d'avoir uiscmenl des nouvelles l'un de l'autre. Je
vous laisse le maître du clioix de votre station. Tâchez seulement (pi'on
ne sache point ici où vous èles, et soyez discret sans être mystérieux.
Je ne vous dis rien sur ce clia|)ilre, je me lie à l'iulcrèt que vous avez
d'être prudent, cl pins encore à celui que j'ai que vous le soyez.
Adieu, miMi ami ; je ne puis m'eiilrelenir plus loiigtcuips avec vous.
Vous savez île quelles précautions j ai liesiiiii pinir vous écrire. Ce n'esl
pas tout : mon peie a amené un elraniier respei iilile, son ancien ami,
et qui lui a sauvé ;inlrclois la vie à la gniire. Jngez si nous nous som-
mes efforcés de le biiii rei'cvoir. il repai t (lemaii, et nous nous hàloiis
de lui procurer, pour le jour qui nous reste. Ions les aniiisemenls ipii
peuvent manpier notre zèle à un tel bienfailenr. On m'appelle : il faut
iinir. Adieu derecbei'.
LEirUE XXIll.
A peine ai-j(' emiiloyè huit jours à parcourir un pays qui demande-
rait des aniK'cs d'observaliini : in.\is, onhe que la neige me chasse, j'ai
voulu revenir au-devanl du ( inii i ler ipii m'apporte, j'cspcre, une de vos
liîtlres. En altendant (pi'elle arrive, je commence par vous écrire celle-
ci, après laquelle j'en écrirai, s'il est nécessaire, une seconde pour ré-
pondre à la vt'ilri'.
Je ne vous ferai point ici un détail de mon voyage cl de mes remar-
ques; j'en ai l'ait une relaliou ipio je compte vous (lorter 11 faut réser-
ver noire eoirespomlaiiee |iiinr les ch()scs qui nous loucbeiil de phis
près l'un cl l'anlre. Je me coutenlerai di' vous parler de la siluation de
mon àme ; il est ju>ie de vous rendre compte de l'usage qu'on l'ail de
votre bien.
J'étais parti, liisie de mes peines el consolé de voire joie, ce (jui me
tenait dans un cerlain élal de langueur qui n'est pas sans charme p(mr
tin co'ur sensible. Je gravissais leiilemenl el à pied des sentiers assez
rudes, conduit par un homme que j'avais pris pour l'être mon guide, et
dans leipiel, diiraiit loiile la route, j'ai trouvé plulM un ami (pi'im iner-
C(;n.iire. .le voiibds rêver, el j'en elais loujoms déloiiniè par quelque
s|ieclaele in;illindii. TaiiU'it d'immenses roches pcndaienl en ruines au-
dessus (b- ma lele; laiiK'it de hautes et bmyaiiles cascades m'iiiomlaienl
di; leur i-pais bronill.ird ; lantfil un torrent élernel oiivraii a nés rot.'-s
nîi abiine dont les veux n'osaient sonder la prolondenr. Hnelipicfoi, je
iiii! perdais dans l'obscurité d'un bois toufln : quehpiefois, en •^oruuii
d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à cou[) rnes reg.irds.
Un iiK-lange étonnant de la nature sauvage et de 1 1 nature cultivée
mollirait parloul la main des bomnies. où l'on ciil cru (pi'ilsirjvaient
jamais pénélré : à ci")lé d'une caverne on trouvait des maisons; on
voyait d(-s panqires secs où l'on n'eût cherché que des ronces, des
vignes dans des terres labourées, d'excellents fruits sur des roclies.et
des champs dans des précipices.
(!(■ n'était pas seulement b^ travail des hommes (pii rendait ces pays
élranges si bizarrement conlrasiés; la nature semblait encore orcndre
plaisir ù s'y metire en opposition avec elle-même, lanl on la trou-
vait dilïércnie en un inônic li< ii sous divers aspects. An levant les
lleiirs du printi inps, an midi les fruits de l'automne, au nord les glaces
de l'hiver : elle rénnissait lonlcs les saisons dans le iiK-me instant, loiis
les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol,
cl formait l'acciud inconnu paitoul ailleurs des productions des plaines
et de celles des Alpes. Ajoutez à loul cela les illusions (h' l'optique, les
poinles des monls (lilfêirniinenl eclairéi-s. le clair-obscur du soleil et
des ombres, et Ions les aecidenis de lumière (|ui en résiillaieni le matin
et le soir; vous aurez (pndqne idée des scènes continuelles i\m ne ces-
sèrent d'allirer mon admiration, et qui semblaient m'être oITcrtes en un
vrai llie;)tr(! ; car la perspective des monls élaiit verlicale frappe les
yeux tout à la fois cl bii'ii plus puissamment que celle des plaines, ipii
iie se voit (pi'obliqiienient, en fuyant, et dont cbaipie objet vous en
ca( lie nn autre.
J'allribuai, durant la première j(mrnée, aux agn-ineiils de cette va-
riét(i le calme ipie je senlais renaître en moi. J admirais l'empire qu'ont
sur nos pas>lons les plus vives les êtres les plus insensibles, el je mé-
prisais la pliilosopliie de ne pouvoir pas même autant sur l'àme qu'une
suite dolijils inanimés. .Mais cet élat paisible ayant duré la nuit el
aiigmenlé le lendcniaiii, je ne tardai pas de juger qu'il av.iit encore
quehpie autre cause «pu ne mêlait pas connue. J'arrivai ce jour-h'i sur
des montagnes les nmiiis élevées, el parcourant ensuite leurs inégalités
sur celles des pins liantes qui étaient ;'i ma portée. Après m'êlre pro-
iiieiK' dans les nuages, j'atteignais un séjour plus serein d'où l'on voit
dans la saison le tonnerre et l'orage se former au-dessous de soi ; image
trop vaine de l'Ame du sage, dont l'exenqjle n'exisla jamais, ou n'existe
qu'aux mêmes lieux d'oùl'on en a tiré l'emblème.
Ce bu là que je démêlai sj-nsibleinent dans la pureté de l'air où je nie
trouvais la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour
(le celle paix intérieure que j'avais perdue depuis si longtemps. Eu elTet.
c'est une impression générale qu'éprouvent lous les hommes, quoiqu'ils
ne l'observent pas lous, que sur les hautes montagnes où l'air est |)ur
cl sulilil, ou se s(Mit plus de facilité dans l.\ respiration, plus de légèreté
dans le corps, plus (le sérénilé dans l'esprit; les plaisirs y sont moins
ardents, les passions plus modérées. Les nn'diiations y preimeul je ne
sais(piel caraclè'c grand el sublime, propnitiouné aux olijels (pii nous
lîappeut, je ik; sais ipielle volnpli' iranipiille qui n'a rien d'acre el de
sensnel. M semble qu'en s'élevanl an-dessns du séjour des hommes on
y laisse lous les senliiueiils bas et lerreslres, et qu'à mesure qu'on ap-
proche des régions éihérécs, l'àme contracte quelque chose de leur
iiialtéiabic pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indo-
lence, ((uitcnl d'être et de penser : tous les désirs trop vifs s'émous-
sent, ils perdent celte pointe aiguë (|ui les rend douloureux, ils ne lais-
sent an fond du cu'iir qu'une émotion légère et douce; et c'est ainsi
qu un heureux climat fait servir à la félicité de l'homme les passions
(pii font ailleurs son lourment. Je doute qu'aucune agitation violenle,
aucniic maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé,
( l je suis surpris (pie des bains de l'air salutaire et bienfaisant des
monlagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de
la morale :
Qui non |wl;izzi, non tcatro o losgia : •
Mail lor vece un' ahele, un faggio, un pino.
Trà r erlia veiite c 1 bol monte vicino.
Levait di l(;ri'a al ciel iiostr' iulclletlo.
Au liuti (lej pillais, des pavillons, dus thi'ùtrcs, les chênes, les nnirs sdpln$, les
lièlrcs, s'élanCBiil de l' herbe verte au soninicl des monls, ol seinliU-nl .'lever an
ciel, avec leurs t£les, Iqs yeux el l' esprit des uiortels. PErnAin.
Supposez les impressions réunies do ce que je vieii> de x(nis di--
crire. el vous aurez quelque idce tie la silu.ilion délicieuse «ni je me
irouv;iis. Imaginez la variété, la grandeur, la beanié de mille eiounants
spectacles; le plaisir de ne voir aiilour tic soi que des objets loul nou-
veaux, des discaux élrau.cs. des plante s bizarres cl inconnues, d'ob-
sei ver (>n quelque oile une autre Uiilitre. el de se Iroiiver dans un
12
LA NOUVELLE HÉLOISE.
nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable,
dont le charme augmente encore par la subtilité de lair qui rend les
couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les points
de vue ; les distances paraissant moindres que dans les plaines, ou l'é-
paisseur de l'air couvre la terre d'iui voile, l'horizon présente aux yeux
plus d'objets qu'il semble n'eu pouvoir contenir : enfin ce spectacle a je
ne sais quoi de magique, de surimlurel, (|ui ravit l'esprit et les sens :
ou oublie tout, on s'oulilie soi-iin'iiic, on ne sait plus où l'on est.
J'aurais passé tout le tciiip^ df mon voyage dans le seul cnchante-
nient du paysage, si je n'en eusse éprouvé un plus d(iu\ cindie dans
le couuaerce des habitants. Vous trouverez dans ma dcsc ri|iii(iii un lé-
ger crayon de leurs mœurs, de leur simplicité, de loin' éi^aliié il'ame, et
de cette paisible Iranquillilé qui les rend heureux par l'exemption des
peines plutôt que par le piiùi ilis plaisirs. IVlais ce que je n'ai pu vous
peindre et qu'on ne peut guère ima;,;iner, c'est leur humanité désintéres-
sée, et leur zèle hospitalier pour tous les étrangers que le hasard ou la
curiosité conduisent chez eux. J'en fis une épreuve surprenante, moi qui
n'étais connu de personne, et qui ne marchais qu'à l'aide d'un conduc-
teur. Quand j'arrivais le soir dans un hameau, chacun venait avec tant
d'empressement m'offrir sa maison, que j'étais embarrassé du choix:
et celui qui obtenait la
préférence en paraissait
si content, que la pre-
mière fois je pris cette
ardeur pour de l'avidité.
Mais je fus bien étonné
quand, après en avoir
usé chez mon hôte à peu
près comme au cabaret,
il refusa le lendemain
mon argent, s'offensaut
même de ma proposi-
tion; el il en a partout
été de même. Ainsi c'é-
tait le pur amour de
riiospilalité, communé-
ment assez tiède, qil'à
sa vivacité j'avais pris
pour l'àpreté du gain.
liCur désintéressement
fut si complet, que dans
tout le voyage je n'ai
pu trouver à placer un
palagon. En effet, à quoi
dépenser de l'argent
dans un pays où les niai-
Ircs ne reçoivent point
le prix de leurs frais, ni
les domestiques celui de
leurs sciius. el (in l'on ne
trouve aucun rncndianl ?
Cepciidanl l'argent est
l'on lare dans le liaut-
^ alais ; mais c'est pour
cela (jue les habiiants
sont à leur aise; car les
dentées y sont abondan-
tes sans aucun débouché
au dehors, sans con-
sommation de luxe au
dedans, et sans que le
cultivateur montagnard,
dont les travaux sont
les plaisirs , devienne
moins laborieux. Si ja-
mais ils ont plus d'ar-
gent, ils seront infailli-
bleniint plus pauvies.
Us ont la sagesse de le
sentir, et il y a dans le
pays des mines d'or qu'il
n'est pas permis d'ex-
ploiter.
J'étais d'abord fort surpris de l'opposition de ces usages avec ceux du
Bas-Valais, où, sur la route d'Italie, on rançonne assez durement les
passagers ; et j'avais peine à concilier dans un même peuple des ma-
nières si différentes. Un Valaisan m'en expliqua la raison. Dans la
vallée, me dit-il, les étrangers qui passent sont des marchands, et d'au-
tres gens uniquement occupés de leur négoce et de leur gain. Il est
juste (|u'ils nous laissent une partie de leur profit, et nous les traitons
comme ils traitent les autres. .Mais ici, où nulle affaire n'appelle les
étrangers, nous sommes sûrs que leur voyage est désintéressé; l'ac-
cueil qu'on leur fait l'est aussi. Ce sont des hôtes qui nous viennent
voir parce qu'ils nous aiment, et nous les lecevons avec amitié.
Au reste, ajouta-t-il eu souriant, cette hospitalité n'est pas coilteuse,
linl-Pruux sui li'
et peu de gens s'avisent d'en profiter. Ah! je le crois, lui répondis-je.
Que ferait-on chez un peuple qui vit pour vivre, non pour gagner ni
pour briller? Hommes heureux et dignes de l'être, j'aime à croire qu'il
faut vous ressembler en quelque chose pour se plaire au milieu de
vous.
Ce qui me paraissait le plus agréable dans leur accueil, c'était de n'y
pas trouver le moindre vestige de gêne pour eux ni pour moi. Ils vi-
vaient dans leur maison comme si je n'y eusse pas été, et il ne tenait
qu'à moi d'y être comme si j'y eusse été seul. Ils ne connaissent point
l'iueonmiode vanité d'en faire les honneurs aux étrangers, comme pour
les avertir de la présence d'un niailie dont on dépend au moins en
cela. Si je ne disais rien, ils supposaient que je voulais vivre irleur ma-
nière; je n'avais qu'à dire un mot pour vivre à la mienne, sans éprou-
ver jamais de leur part la moindre marque de répugnance ou d'étonné ■
ment. Le seul compliment qu'ils me firent, après avoir su que j'étais
Suisse, fut de me dire que nous étions frères, et que je n'avais qu'à
me regarder chez eux comme étant chez moi. Puis ils ne s'embarras-
tèrent plus de ce que je faisais, n'imaginant pas même que je pusse
avoir le moindre doute sur la sincérité de leurs offres, ni le moindre
scrupule à m'en prévaloir. Ils en usent entre eux avec la même simpli-
cité ; les enfants en âge
de raison sont les égaux
de leurs pères ; le.s do-
mestiques s'asseyent à
table avec leurs maîtres;
la même liberté règne
dans les maisons et dans
la république, et la fa-
mille est l'image de l'E-
tat.
La seule chose sur la-
quelle je ne jouissais pas
de la liberté , était la
durée excessive des re-
pas. J'étais bien le maî-
tre de ne pas me mettre
à table; mais, quand j'y
étais une fois, il y fallait
rester une partie de la
journée, et boire d'au-
tant. Le moyen d'imagi-
ner qu'un homme et un
Suisse n'aimât pas à boi-
re? Eu effet, j'avoue
que le bon vin me paraît
une excellente chose, et
(pie je ne hais point à
m'en égayer , pourvu
(pi'du ne m'y force pas.
J'ai toujours l'cmarqué
que les gens faux sont
sobres, et la grande ré-
serve de la table an-
nonce assez souvent des
moMirs feintes et des
âmes doubles. Un hom-
me franc craint moins
ce babil affectueux et
ces tendres épanche-
ments qui précèdent l'i-
vresse: mais il faut sa-
voirs'arrèteret prévenir
l'excès. Voilà ce qu'il ne
m'était guère possible de
faire avec d'aussi déter-
minés buve(ns (pie les
Valaisans, des vins aussi
violents que ceux .iU\
pays, et sur des tables où
l'on ne vit jamais d'eau.
Comment se résoudre à
ncliei-. — Ltr. xxvr jouer si sottement le
sage, et à fâcher de si
bonnes gens? Je m'enivrais donc jiar reconnaissance ; ne pouvant payer
mon écot de ma boiu'se, je le payais de ma raison.
Un autre usage qui ne me gênait guère moins, c'était de voir, même
chez des magistrats, la femme et les filles de la maison, debout (ierrière
ma chaise, servir à table connue des domestiques. La galanterie fran-
çaise se serait d'autant pins loiMrncnlée à réparer cette incongruité, ^
qu'avec la figure des Valaisanes, des servantes mêmes rendraient leurs
services embarrassants. Vous pouvez m'en croire, elles sont jolies, puis-
qu'elles m'ont paru l'être : des yeux accoutumés à vous voir sont dilfi •
ciles en beauté.
Pour moi, qui respecte encore plus les usages des pays où je vis que
ceux de la galanterie, je recevais leur service en silence avec autant
LA NOUVELLE HELOISE.
15
de gravité que don Quichotte chez la duchesse. .l'opposais quelquefois
en souriant les j^iaiiilfs hailics etj'air grossii-r des convives au teint
éblouissant de ces inincs licautés timides qu'un mol faisait rougir, et
ne rendait que pins aniealiles. Mais je lus un peu elioipie de l'énorme
ampleur de leur gorgi', ipii rj'a dans sa liianeln'in- élilouissaiile qu'un
des avantages du modèle que j'usais lui comparer ; modèle unique et
voilé, dont les contours rurlivemenl oliservc's me peignent ceux de celle
coupe célèbre à qui le plus beau sein du monde servit de moule.
Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des mystères que
vous cachez si bien : je le suis en dépit de vous ; un sens en peut quel-
quefois instruire un autre : malgré la plus jalouse vigilance, il échappe
ii rajustement le mieux concerté quelques légers interstices par lesquels
la vue opère l'effet du toucher. L'œil avide et téméraire s'insitme im-
punément sous les lleurs d'un bouquet ; il erre sous la chenille et la
gaze, et fait sentir à la main la résistance élastiipie qu'elle n'oserait
éprouver.
l'iuli; appar ilello inanimé acerbe c crudfi :
l'ai Ir altiia ml- iir(i|.ri' iiivida vesta,
liiviila, ma s a'^li uiilii il varco chiudc,
I,' amoroso pensier giù non arresla.
Son acerbe et dure mamelle se jaisse entrov
un vain la plus girande partie; l'amoureux dés
à travers tous les obstacles. Tasso.
èlemenl ial.iux en cailic
l'iwuil ip'ii' rciil.pénèlro
Tandis (|ne je parcourais avec
d'èlre admires, ipie raisie/.-\oiis
de volie ami'MnIie (iiililiee ! Ne
<pic pourrais-je
•\lii
' mi n](imenl
lieux si pi
pi'ielaiil ma .Inlii
'oiililierais-je pas
■ni, iniil i{iil ne s
neonmisel si digiu's
'.' Eliez-vi>ns oubliée
pinlùl niiil-iiii''mo, el
[lins rien que par
homme sensible. Rencontrais-je un pas difficile, je vous le voyais fran-
chir avec la légèreté d'un faon qui bondit après sa mère. Fallait-il tra-
verser un torrent, j'osais presser dans mes bras une si douce charge ;
je passais le torrent lentement, avec délices, et voyais à regret le che-
min que j'allais atleinilrc. Tout me ra[ipelait à vous dans ce séjour pai-
sible; et les liiiKlianis alliails île hi nature, et l'inallérable pureté de
l'air, et les moMirs sim|dc> des babilanls, et leur sagesse égale et sûre,
et l'aimable jindeur du sexe, et ses innocentes grâces, et tout ce qui
frappait agréablement mes yeux et mon cu'ur leur peignait celle qu'ils
cherchent.
s^^:
.le remanpiai aussi un grand défaut dans rhabillemeiit tles Valaisaues,
(^est d'avoir des corps de robe si élevés par derrii're, qu'elles en pa-
l'aissenl bossues ; cela fail ITet singulier avec leurs peliles coilTirres
es el le reste d.- leur ajnslenicnl, (pii ne manc|iie |ias au surplus ni
de sim(ilieil<! ni d'rli'gani'c. .le vmis porle on babil com|ilc.l à la valai-
sane, el j'espère ipi'il vous ira bien; Il a ele [iris mh' la pin- jolie lailb
du |ia\s.
vous '.' .le n'ai jamais mieux reinaïque avec quel insUnct je plaet
divers lieux noire existence comnume selon lelal de nuire ànie. (Juaud
je suis triste, elle se réfugie auprès de la vùire, el tbercbe des conso-
lalions aux lieux uii vous êtes; c'est ce que j'éi)rouvaisen vous quiilant.
(,tuand j'ai du plai-ir, je n'en saurais jouir seul, el pour le partager avec
vous je vous appelle alors où je suis. Voilà ce qui m'est arrive durant
toutes ces courses, où la diversité des objets me rappelant sans cesse
en moi-même, je vous comlnisais partout avec moi. Je ne faisais pas
un pas que nous ne le lissions ensemble ; je n'admirais pas une vue
sans me h;'Uer de vous la montrer. Tous les arbres que je rencontrais
vous prêtaient leur ombre, tous les gazons vous servaient de siège.
Taniôt, assis à vos eûtes, je vous aidais ;'i parcourir des yeux les objets;
lanlùt ;\ vos genoux j'en contemplais un plus digue des regards d'un
il ma Julie ! disais-je avec attemirissenieiil. que ne puis-je couler lues
jours avec loi dans ces lieux itixues. bcuniix de uoire bonheur el non
du regard des hommes! Que ne puis-je ici rassembler loiilc mon iinie
en toi seule, et devenii' à inmi luur l'univers pour toi ! ('harnies adorés,
vous jouiriez alors des lio i;igc> qui vuiis sont dus! Délices de l'anioiir,
t'est aloi s (pie nos coins vuu- savnin craient sans cosse ! une longue et
iloiice ivresse nous laisscrail iguoicr li' cours des ans: et ipiand enliii
l'âge aniiil caliiié nos premiers l'eiix, riiabiliide de penser et sentir rn-
si'inble ferait sneeéileià leurs Iranspiiris nue amitié non moins tendre.
Tous les sentiments bonnèles, noniris dus la jeunesse avec (eux de
ramoiir, en rempliraient un jour le vide immense; nous pratiquerions
an sein de cet lieiircux peuple, et à son exemple, tons les devoirs de
riiiimanité : sans cesse nous nous unirions pour bien faire, et nous ne
mourrions point sans avoir vécu.
La posle arrive, il faut linir ma lettre et courir recevoir la vôtre. Que
le co'ur me bat jusqu'à ce moment ! Hélas ! j'étais heureux dans mes
cbinieres ; mon bonbenr luit avec elles; ipie vais-je être en réalité .'
I.LTTIIL WIV.
Je réponds snr-le- champ à l'article de votre lettre qui regarde le
payenienl. et n'ai. Dieu nu rii, nul besoin d'y réfléchir. Voici, ma Julie,
quel est mon sentiuu'iit sur ee point.
Je distingue dans ee qu'on appelle honneur celui qui se tire de l'opi-
nion publiipie. el celui qui dérive de l'estime de soi-même. Le premier
14
LA NOUVELLE HÉLOISE.
consisie en vains préjugés plus mobiles qu'une; onde agitée ; le second
•1 sa base d^ms lis vcrilcs .Moiurlles de i.t niorale. L'Iionnrnr du uioiide
pciil êlre av;uitagen\ à la fdiXune : mais il ne p.nelre pcmil dans 1 anie,
et n'iidliie en rien sur le vrai bonlietir. L'JKuini'in- véritable, an conlraue,
.■n Ibrnie l'essence, parée ipi'on ne trouve cpi'en lui ce senluneiit per-
manciit de satislaelion iulérieure qni seul iieul rendre lieureux un (-Ire
pensant. Appliciuons, ma Julie, ces principes a votre question : elle sera
bientftt résolue. , ,. ,
Que je m'érige en maître de pbilosophie, et prenne, comme ce lou
de la l'aille, de^l'argint pour enseigner la sagesse, cet emploi paraîtra
bas aux yeils du monde, et j'avoue t\n'\\ a quelque chose de ridicule en
soi ; cependant, cunuiie aiiiiui lionnne ne peut tirer sa subsistance ab-
solmuent de lui-même, et (pi'on ne saurait l'en tirer de plus prés (pie
par son travail, nous mettrons ce mépris au rang des plus dangereux
préjugés ; nous n'aurons point la sotlise de sacrifier la félicite à eelte
opinion insensi'c ; vous ne m'en eslinurez pas iiidins, et ji'. n'en serai
pas plus à plaindre quand je vivrai d.s lal( ois qui' j'ai culiivi'S.
Mais ici, ma Julie, nonsavousd aiilrcscuiisidciatioiis à l'aire. Lai.>sons
la multitude, et regardons en nous-mêmes. Que serai -je réellement à
votre père, en recevant de lui le salaire des leçons que je vous ai don-
nées, et lui vendant une paitie de mon temps, c'esl-à dire de ma per-
sonne? Un merc'enaiie, nii bominê à ses gagis, une esiiéce de valet ;
et il aura de ma part, poni garant de sa conlianee et pour sûreté de.ee
qui lui appartient, ma foi lai-ite. t oimne celle du deinier de ses gens.
Or, quel bien plus précieux peut avoir nu père, ipie sa fille unique,
fAtce même une aulre que Julie'.' Une fera donc celui qui lui vend ses
services'.' Ferat-il laire ses seutimeuls pour elle? .■Vlil tu sais si cela
se peut ! Ou bien, se livrant sans scrupule an penchant de son cœur,
offensera-t-il. dans la partie la plus sensible, celui à qui il doit fidélité?
Alors je ne vois pins dans un tel maître qu'un peifide qui fouit; aux
pieds ll■^ di oil? les plus sacrés, un traître, un sédiieleur domestique ipie
les hiis eoiiilaiiiiiiiil très-justement à la morl. J'espère que celle à qni
je parle sait m'entendre ; ce n'est pas la mort que je crains, mais la
honte d'eu être digue, et le mépris de moi-même.
Quand les lettres d'Iléloise et d'Abi'lard luiiiborent entre vos mains,
vous savez ce que je vous dis de cette lecture cl de la conduite dn Ihéo-
liigien. J'ai toujours plaint lleloise : elk' avait un cœur fait pour aimer:
mais Abélard ne m'a jamais paru ipi'un miïéiable digne de son sort, et
ciMii !- ■. iil aussi peu l'amour cpie la vertu Après l'avoir jugi' faiidiM-t-il
que je l'imite? Malheur à quiconque prêche une morale qu'il ne veut
pas pratiquer! Celui qu'aveugle sa passion jusqu'à ce point en est bien-
tôt puni par elle, et perd le goût des seutimcnis auxquels il a s.ieiifié
son honneur. L'amour est privé de son plus grand charme quand l'hou-
nêteié l'abandonne ; pour en sentir tout le prix, il faut (pie le cœur s'y
complaise, et qu'il nous élève en élevant l'objet aimé. Otez l'idée de la
perfection, vousôlezlcnlhousiasme. Olez l'estime et l'amour, plus rien.
Comment une femme pourrait- elle honorer un homme qui se désho-
nore? Comment pourra-t-il adorer lui-même celle qui n'a pas craint de
s'abandonner à un vil corrupteur .' Ainsi bienlêil ils se mépriseront mu-
luellenienl; l'amour ne sera plus pour eux qu'un honteux commerce;
ils auront perdu riioiiuiur, et n'aurfjiit point irouvé la fi'licilé.
Il n'en est pas ainsi, ma Julie, entre drux aniaiils du niêiiH! agi', tous
deux épris du même feu, (pi'un miilui'l atlachemiut unit, qu'aucun lien
particulier ne gêne, (pii jouissent tous deux de leur première liberté,
et dont aucun "droit ne pii Si ril reng.igi'mi-ul reeiiiroqne Les lois les
plus sévères ne peuvent leur iniposir d'anire pi.ioe que le prix niéine
de leur amour; la seule punition de s'èlre aimés est I obligation de s ai-
mer à jamais; et s'il est quelques malheureux climats an monde où
l'homme barbare brise ces inuoeenieschaiues, il en est puni sans doute
par les crimes que celte C(nilrainte engendre.
Voilà mes raisons, sa;;e et vertueuse Jidie ; elles ne sont qu'un froid
commenlaire de celles que vous m'exposâtes avec tant d'énergie et de
vivacité dans une de vos lettres ; mais c'en est assez pour vous montrer
combien je m'en suis pént'tré Vous vous souvenez que je n'insistai point
sur num refus, et (|ue, malgré la répugnance que le piejiigi' m'a laissée,
j'acceptai vos dons en silence, ne Irouvanl point en effet dans le véri-
table honneur de solide raison pour les refuser. .Mais ici le devoir, la
raison, l'amour même, tout parle d'un lou que je ne peux méconnaître.
S'il faut choisir entre rbouueur el vous, mon cœur est (irèl à vous per-
dre. 11 vous aime trop, (') Julie ! pour vous conserver à ce prix.
LETTRE XXV.
La relation de votre voyage est charmante, mon bon ami ; elle me
ferait aimer ! elui qui l'a écrite, quand nièine je ne le connaîtrais pas.
J'ai pourtant à vous lancer sur nu passage dont vous vous douiez bien.
n'exige-t-il pas plus d'égards que la bienséance? Pouviez-voUs ignorer
que ce style n'est pas de mon goi'ii, el cherchiez-vous à me déplaire?
Mais en voilà déjà trop, peut-èlVe, sur un sujet qu'il ne fallait point re-
lever. Je suis d'ailleurs trop occupi-e de voire seconde iellre pour ré-
pondre en diMail à la première. Ainsi, mon ami, laissons le Valais pour
une autre fois, el bornons-nous maintenant à nos alfaires ; nous serons
assez occupés.
Je savais le parli que vous prendriez. Nous nous connaissons trop
bien pour eu êlre encore à ces éléments. Si jamais la vertu nous aban-
donne, ce ne sera pas, cro ez-moi, dans les occasions qui demandent
du courage et des sacrilices. Le premier mouvement aux attaques vives
est de résister; et nous vaincrons, je M'espère, "tant que l'eniienii nous
avertira de prendre les armes. C'est au milieu du sommeil, c'est dans le
sein d'un doux repos, qu'il faut se délier des surprises ; mais c'est sur-
tout la coulinuilé des maux qui mid leur poids insupportable ; el
l'àme résiste bien plus aisément aux vives douKurs (|u'à la tristesse pro-
longée. Voilà, mon ami, la dure espèce de combat que nous aurons dé-
sormais à soutenir : ce ue sont poinl des actions héroïques que le devoir
nous demande, mais une résistance plus béroùpie encore à des peines
sans relâche.
Je l'avais Irop prévu ; le temps du bonheur est passé comme un éclair ;
celui des disgrâces commence, sans que rien m'aide à juger quand il
finira. Tout in'alarine et me décourage ; une langueur nioVtelle s'em-
pare de mon àme; sans sujet bien précis de pleurer, des pleurs invo-
lontaires s'échappent de mes yeux ; je ne lis pas dan; l'avenir des maux
inéviiahles ; mais je cultivais l'esiiérance, et la vois llétrir tous les jours.
Que sert, hélas ! d'arroser le feuillage quand l'arbre est coupé par le
pied ?
Je le sens, mou ami, le poids de l'absence m'accable. Je ne puis vivre
sans toi, je le sens ; c'est ce qui m'elï'raye le plus. Je parcours cent
fois le jour les liiiux que nous habitions ensemble, el ne l'y trouve
jamais. Je t'attends à ton heure ordinaire, l'iieure passe, et tu ne viens
point. Tons' les objets que j'aperçois me poiient quelque idée de la
présence pour in'averiir que je t'ai perdu. Tu n'as point ce supplice
affreux. Ton c(*Mir seul peut te dire (pie je te manque. Ah! si tu savais
quel pire tourment c'est de rester quand on se sépare, combien tu pré-
férerais lou état au mien !
Encore si j'osais gémir, si j'osais parler de mes peines, je me senti-
rais siiiil;i^i-i' lies maux dont je pourrais me plaindre; mais hors quel-
qiii s ■.(iiipiis exhalés en secret dans Iv scia ilr ma cousine, il faut étouf-
fer loii^ les aiilres ; il faut contenir mes larmes ; il faut sourire quand je
me meurs.
Sentirsi oli Oeiî morir,
E non potcr mai tiir :
Morir mi Senlo.
0 dieux! se sentir mourir, el n'oser tlire. Je me sens mourir. Me
Le pis est que tous ces maux aggravent sans cesse mon plus grand
mal; et que plus ton souvenir me désole, plus j'aime à me le rappeler.
Dis-moi, mou ami, mon doux ami! sens-lu combien un cœur languis-
sant est tendre, (>l combien la tristesse fait b'rnienter l'amour?
Je voulais vous parler de mille choses; mais, outre qu'il vaut mieux
altendre de savoir positivement où vous êtes, il ue m'est pas possible
de coniinuer celte Iellre dans l'état où je me trouve eu l'écrivant.
Adieu, mon ami ; je quille la plume, mais croyez que je ne vous ipiille
pas.
BILLET.
J'écris, par un batelier que je ne connais point, ce billet à l'adresse
ordinaire pour donner avis que j'ai choisi mon asile à Mcillerie, sur la
rive opposée, afin de jouir au moins du lieu dont je n'ose approcher.
LETTRE XXVI.
Que mon étal esl changé en peu de jours! Que d'amertumes se mê-
lent à la douceur de me rapprocher de vous! Que de tristes réflexions
m'assiègent! Que de traverses mes craintes me fout prévoir! 0 Julie !
que c'est un présent fatal du ciel qu'un'e àme sensible ! Celui qui l'a
reçu doit s'alteiidre.à n'avoir (|ùe peine el douleur sur la terre. Vil
uolqiie je n'aie pu nii nipêcher de rire de la luse avec laquelle vous jouel de l'air et des saisons, le soleil ou les brouillards, l'air couvert
(Mis êtes mis à l'abri du f ;isse , coiiiim; derrière un rempart. Eh ! ou sereiu, régleront sa destinée, et il sera coiilenl ou triste an gré des
ouimeul ne senliezvous poinl qu'il y a bien de la différence entre venlS. Viclime des i)réjugés, il trouvera dans d'absurdes maximes un
crire au | iililic du à sa maîtresse? L'amour, si craintif, si scrupuleux, obstacle iuviucililc aux justes vomx de son cœur. Les hommes le puni-
LA NOUVELLE HELOISE.
>15
uiioiit d'avoir des scntiinpnts droits decliaqne chose, vl d'en jujjer par |
ce (|iiiest vctilahle |iliiiiH que [lar /•(• <|iii l'sl di' eiiiivciuion Scnl il ^
sul'lii-ail pour faire sa propi-c iiiiseie, imi se IImmiiI liidiM rciciiiriit aii\
allrails divins de l'Itouuèle et du beau, tandis ijuc les pesantes (:li.iines
de la néicssilé l'allaolient à lignoininie. Il elierchcra la félicité su-
prême fans se souvenir qu'il esllioniinc ; son cœur et sa raison seront
ineiîssaniincnt en guerre, et des désirs sans bornes lui prépareront
délernelles privations.
Telle est la situation cruelle où me plongent le sort qui m'accable, cl
mes seniiinents qui m'élèvent, et ton peie qui nie méprise et toi qui
lais le cbniine et le tourment de ma vie. Sans loi, beauté fatale, je
n'aurais jamais senti ce contraste insupporlable de grandeur an l'oiid
de mon àine et de bassesse dans ma l'orluuc : j'aurais vécu iraïKpiilIc,
et serais rrmrt content, sans daigner ninaiipiii (piil vmih j avuis oi -
cupé sur la leiic. Mais l avoir vue et ne pouvoir ir |Ml^M■ller, l'adiiiri
el n'être (|u'ini lionmie, étie aimi- et ne p<iuvoii' èlre liemiMix. Iiabiler
les mènie:i lieux et ne pouvoir vivic; i iiseiid)le !.. (1 .luiie. a (pii 'y ne
puis renoncer 1 ô destinée, que je ne puis vaincre I ipiels cond)als
afireux vous excite/, en moi, sans pouvoir j.imais surmonter mes desiis
iii mon inq)uissance !
(Juel effet bizarre el inconcevable ! Depuis que je suis rapproché de
vous je ne roule dans mon esprit que des pensées funestes. Peul-èlre
le séjour où je suis contribue-t-il à celte mélancolie : il est Inste et hor-
rible; il en esl plus coriforuie à l'itlai de mon àme, et je n'en habiterais
pas si palicmuieiil un plus aj;reable. Une lile di' iiiclicrs stériles lior.le
la cote, et euviiduiie mou li:diilali(m, (pie l'hiver rend encore plus al'-,
freiise. Ali! je le seus, ma .luiie, i il fallait renoncer à vous, il n'y au-
rait plus pour moi ilaulre s(''i(uir ni d'autre saison.
Dans les violeuls transpnrls (pii m'aiiîileiit, je ne saurais demeurer en
place; je cours, je monte avec ardeur, je m élance sur lis rochers, je
parcours à grands pas tous les environs, et trouve pailonl dans les
objets la même horreur qui règne au dedans de moi. (iii n'apereoit
plus de \erdiii-e, 1 herbe est jaune cl llétric, les arbres sont di'pouillés,
le sediard et la froide bise entassent la neige et les glaces; et lonle la
uaiure oi morte à mes yeux, comme l'espérance au fond de mon
CO'UI'.
l'armi les rochers de celte côte, j'ai trouvé, dans nn abri solitaire,
une petite esplanade d'où l'on découvre à plein la ville heureuse où
vous habile/,. Jugez avec quelle avidité mes yeux se porlérent vers ce
séjour chéri. Le premier jour, JQ lis mille efforts pour y discerner votre
deineine; mais l'extrême éloignement les rendit vains, el je m'aperçus
ipie mon ima^^iuatiiin ddiiiiait le change à mes yenx fatigués. .Je courus
elle/, le cure ciiquiiuter un télescope, avec lequel je vison crus voir
votre? maison ; et depuis ce temps je passe les jours entiers, dans cet
asile, à ( ouliiiiplei ces murs fortunés qui renferment la source de ma
vie. Malgré la s;iis(ui. ]r m'y rends dés le matin, et n'en reviens ipi'à la
nuit. Iles feuilles et qiiil(|ues bois secs que j iillume servent, avec mes
courses, à me garantir du fmid e\< essif. .l'ai pris laut de goùt pour ce
lieu sanvajîe, ipie j'y porte mèine di' ICiicre et du papier; el j'y écris
maintenant cette lelin; sur un ([uartier cpie les glaces ont détaché du
rocher voisin.
i!'esl là, ma .luiie, que Ion malheureux anianl achève de jouir des
derniers plaisirs qu'il goûtera peiit-êtie en ce monde. C'est de là qu'à
travers les airs et les murs il ose en secret pénétrer jusipie dans ta
chambre. Tes traits charniaiils le frappent encore ; les regards tendres
raiiimeul son cœur mourant: il entend le son de ta douce voix; il ose
chercher encore en tes bras ce délire qu'il éprouva dans le bosquet.
Vain fantôme d'une âme agitée, qui s'égare dans ses désirs ! liieiitol
force lie rentier en moi-même, je te contemple auiiioiiis dans le détail
de tun imioi eiili' vie : je suis de loin les diverses occiipalions de ta
journée, cl ji- lue les re|ir('>eiile dans les lemiis et les lieux où j'en fus
quelipielois l'Iieiiieux leiiioiii. 'fijiijoiiis je le V(ii> vaipier à des soins
qui le icndeiil plus e>liiihilile, et iiiiiii < (ciir s'alleiidril avec délices sur
l'inépuisable boule du lien. Maiiileiiaut, iiii' dis-je au ni.itin, elle sort
d'un p. lisible siimmeil, sou Iriiil a la Iraielieur de la rose, sou àme junit
d'une douce paix; elle olïie à celui doiil elle tient l'èlre un jour ipii
ne sera poiiil pertbi pour la vertu. Elle passe à présent clic/, sa mère :
les tendres all'eclioiis de son cœur s'épanihenl avec les auteurs de ses
jours; elle les souluge dans le délail des soins de la niaisiiu; elle l'ait
peut-être la paix d'un domestique imprndeut. elle lui fait peul-êlre
nue exbmtatiou secrète ; elle demande peiit-êlre nue giàee (mur nu
autre. Dans un antre temps elle sdceiipe. >ans ennui, des travaux de
son sexe; elle unie son aine de ciiimaissiuces iililes; elle ajoiile à son
goiU exquis les a^iemenls des beaiix-aris, et ceux de la danse à >a
legerelé iialiiielle. Tauliil je \ois une eleganle el simple parure orner
des char s qui n'en nul pas besoin, lei je la \ois ron^iillei un pas-
leur \eiier;ilile Mir la peine ignorée dune lamille iiiiligeiile: là, secou-
rir ou eou-oler la liiste veuve cl lorplieliii délaisse. Taiilôl elle charme
une boimêle société p:ir ses ili-ein,rs sensés el modestes; laiilol, en
riani avec ms conipagiies. elle r.niieiie une jeunesse folaire an Ion de
l.i sagesse el des bonnes mœurs. (Juelipies nionieills, ah! pardonne!
l'ose le \(.ir même l'occuper de moi : je vois les veux ;itlendris parcou-
rir une de mes lelues Je lis dans leur douce langueur que c'e-t à Ion
luiani fortune que s'aciressent les lignes que lu traces; je vois que
l 'esl de lui que lu pnries à ta coiisiae avec une si tendre emniion. 0
.luiie ! ô .Inlie ! et nous ne serions pas unis? cl nos jours De conleraieni
p.is ensemble ' et noii^ poiii rions être séparés pour toujours? Non, que
i imais I elle aHieiise idée lie se pi ésenlc à mon is)irit ! Eu Uii iustaiJt
elle change tout mon altendrisscment eu fureur, la rage me fait courir
de caverne en caverne ; des geniissiineiils el des cris m'écliappenl mal-
gré moi ; je rugis comme une lionne irriiée; je suis capable de loul,
hprs de renoncer à loi; et il n'y a rien, non, rien que je ne fasse pour
le posséder ou mourir.
.l'en étais ici de ma lettre, el je n'allendais qu'une occasion sûre pour
vous l'envover, quand j'ai reçu de Sion la dernière que vous m'y avez
édite. (,lue'la tri-lesse qu'elle respire a charmé la iiderine ' Que j'y ai
vil un fiappanl exemple de ce que vous me disiez de l'accord de nos
amis dans des lieux éloignés! Votre afiliction, je l'avoue, esl plus pa-
lieiiie hi mienne est plus emportée; mais il faut bien que le même
seiili m prenne la teinture îles caractères qui l'épromenl, et il esl
bien naliiiel que les plus grandes pertes causenl les plus grandes dou-
leurs Oiie dis-je, des perles? Eh! qui les pourrait supportei;'i' Non,
I i,iissi/,-le eiiliii, ma .Iulie; un éternel arrêt du ciel nous desliiia luu
pour l'antre ; c'est la première loi qu'il faut écouler, l'esl le premier
soin de la vie de s'unir à qui doit nous la rendre douce. .le le vois, j'en
gémis, lu t'égares dans tes vains projets, lu veux forcer des barrières
insurmontables, el négliges les moyens po-sibles; reiilliousiasme de
l'Iioiinéleié tôle la raison, el ta verlu n'est plus qu'un délire.
Ah! si tn pouvais rester toujours jeune ei brillante comme à pré-
sent, je ne demanderais au ciel que de le savoir eleiuellenu ni heu-
reuse, le voir loiis les ans de ma vie une fois, une seule fois, el passer
le reste de mes jours à contempler de loin ton asile , à l'adorer
parmi ces rochers. Mais, hélas! vois la rapidité de cet astre qui jamais
n'arrête; il vole, el le temps fuit, l'occasion s'échappe; la heaiilé, ta
be;iuté même aiir.i son terme ; elle doit décliner el périr nn jour comme
une (leur qui loiiibe sans avoir été cueillie : cl moi cependant je gémis,
je soulïre. ma jemicsse s'use dans les larmes, et se lléirit dans la dou-
leur. Pense, pense, Julie, que nous i omplons déjà di-, années perdues
pour le plaisir. Pense qu'elles ne revi. mlioul jaiiiai> ; ipi il en sera de
même de celles qui nous ntstent si nous les laissons r-i liappei encore,
t) amante aveng'ée! tn cliercbcs un chiniéiique bonheur pour un temps
où nous ne serons plus; m regardes un avenir éloigné; el lu ne vois
pas que nous nous consmnons sans cesse, et que nos âmes, épuisées
d'amour el de peines, se fondent el coulent comme leau Reviens, il en
esl temps encore, reviens, ma Julie, de celle erreur funeste Laisse là
tes projets, et sois heureuse. Viens, ô mon àme! dans les bras de ton
ami réunir lés iU'u\ moitiés de notre èlre : viens à la face du ciel, guide
de notre fuite et lemoin de nos sermenls, jurer de vivre et mourir l'un
à l'antre. Ce n'est pas toi, je le sais, qu'il faut rassurer contre la crainte
de l'iiidigenee. Soyons heureux el pauvres, ;.h : quel trésor nous aurons
acquis! mais ne faisons pont cet affront à l'humanité, de croire ipi'i
ne restera pas sur la terre entière un asile à deux amants inlorlunés.
J'ai des luas. je suis robuste, le pain gagné par mon travail le paraîtra
plus délicieux ipie les mets des lé' tins. Un repas apprêté par l'amour
|ieul-il jamais être insipide? ,\h ! tendre cl chère amante, diissioiis-nons
n'éire heureux qu'un seul jour, veux-lu ipiitter cette courte vie sans
avoir goûté le bonheur .'
Je n'ai plus qu'i ol à vous dire, ô Julie! vous connaissez l'antique
usage du rocher de Leucate, dernier refuge de tant d'amants malheu-
reux. Celui-ii lui ressemble à bien des égards : la roche esl escarpée,
l'eau est profonde, el je suis au desespoir.
LETfin: WVII.
.Ma douleur me laisse a (leiiie la foice de vous écrire. \ os malheurs
et les miens sont au comble. L aimable Julie esl à lextiémite. et n'a
peul-êlre (las deux jours à vivre. L effort qu'elle lit pour vous éloiguer
d'elle ((immenea d'allérer sa santé ; la première conversation qu'elle
eut sur voire compte avec son père y porta de nouvelles attaques;
d'autres cliauriiis plus récents ont accru ses agiiatious, el voire der-
nière lellie ;\ fait le reste Elle eu fut si vivemeiil émue, qu'après avoir
passé une nuit dans d'alIVeiix eombats, elle lomba hier dans l'accès
d'une lièvre anleiUe qui n a làil qu'augmenter sans cesse, el lui a enlin
donne le Iransport. Dans cet elal. elle vous nomme à chaque iiislaut,
el parle de vous avec nue vehenieine qui montre combien elle en esl
oeeiipee. On éloigne son pei e aiilaiil qu il est possible ; i ela prouve
a^se/ que ma 1 m <• a eoii(.u des s(iii(i(;oiis : < Ile m'a demande avec iii-
i|iiiéliiile si vous n'étiez pas de retour; el je vois que, le danger de sa
lille elï.içant pour le moment loule autre considération, elle ne serait
pas fàchee de vous voir ici.
Venez donc, sans difl'erer. J'ai pris ce bateau exprès pour vous por-
ter celte ieliri' ; il esl à vos ordres, ^ervez-vous-eu pour voire retour,
el sui tout ue perde/, pas un moment, si vous voidcz revoir la plus teu-
dre .imante ipii fut jamais.
16
LA NOUVELLE HELOISE.
LETTliE XXVIll.
DE JULIE A CLAIliB.
Que loii absence me remi aiiiére la vie que lu m'as leiulue ! Quelle
convalescence ! Ufle passion plus terrible que la lièvre et le transport
m'enlraine à ma perle. Cruelle I lu me quittes quand j'ai plus besoin de
toi; tu m'as quittée pour huit jours, peut-être ne me reverras-lu
jamais. 0 si lu savais ee que l'Insensé m'ose proposer! .. el de quel
Ion!... m'enluir! le suivre! m'enlever!... Le malheureux! De qui me
plaiiis-ie? mon cœur, mon indigne cœur m'en dit cent fois plus que
hii... Grand Dieu! que serail-ce s'il savait tout.', .d en deviendrait
furieux, je serais entraînée, il faudrait partir... Je frémis...
Enfin mon père m'a donc vendue! il fait de sa tille une marchandise,
une esclave, il s'acquitte à mes dé|)ens! il paye sa vie de la mienne!...
car. je le sens bien, je n'v survivrai jamais... Père barbare et dénaïun; I
Mérile-t-il... Quoi! mériter! c'est le meilleur des pères; il veul unir sa
fille à son ami, voilà son crime. iMais ma mère, ma tendre mère! quel
mal m'a-t-elle f;\il!... Ah! beaucoup : elle m'a trop aimée, elle m'a
perdue.
Claire, qde fais-je"? que deviendrai-je? Hanz ne vient point. Je ne
sais comment l'envoyer cette lettre. Avant que lu la reçoives... avant
que lu sois de retour... qui sait?... fugitive, errante, déshonorée... C'en
est fait, c'en est fait, la crise est venue. Un jour, une heure, nu mo-
ment peut-être... qui est-ce qui sait éviter son sort!... Oh ! dans quel-
que lieu que je vive ou que je meure, en quelque asile obscur que je
traîne ma honle et mon désespoir, Claire souviens-loi de ton amie ..
Ilélas! la misère et l'opprobre changent les cœurs... Ah! si jamais le
mien t'oublie, il aura beaucoup changé.
LETTISE XXIX.
HE jri.li; a r.LAinK.
Ileste, ah! reste, ne reviens jamais : lu viendrais trop tard. Je ne
dois plus te voir ; comment sonliendrais-je ta vue'.'
Où étais-lu , ma douce amie , ma sauvegarde , mon ange tulélalre?
Tu m'as abandonnée, el j'ai péri. Quoi! ce laial voyage élait-il si né-
cessaire ou si pressé? Pouvais-tu me laisser ;i moi-même dans l'instant
le plus dangereux de ma vie? Que de regrets tu l'es préparés ]iar celle
coupable négligence! ils seront éternels ainsi que mes pleurs. Ta perte
n'esi pas moins irréparable que la mienne, el une autre amie digue de
loi n'est pas plus facile à recouvrer que mon innocence.
Qu'ai-je dil, misérable? Je ne puis ni parler ni me taire. Que sort le
silence quand le remords crie? L'univers entier ne me reproche-t-il pas
ma faute? Ma honte n'est-elle pas écrite sur tous les objets? Si je ne
verse mon cœur dans le lien, il faudra que j'étouffe. Et loi, ne le re-
proches-tu rien, facile et trop conlianlc amie? Ah ! que ne me trahis-
sais-tu? C'est ta fidélité, ton aveugle amitié, c'est la malheureuse in-
dulgence qui m'a perdue.
Quel démon l'inspira de le rappeler, ce cruel qui fait mon oppro!u-e?
.^es perfides soins devaient-ils me redonner la vie pour me la remlre
odieuse? Qu'il fuie à jamais, le barbare! qu'un reste de pitié le touche;
qu'il ne vienne plus redoubler mes tournieiits par sa présence ; qu'il
renonce au plaisir féroce de contempler mes larmes. Que dis-je? helas!
il n'est point coupable; c'est moi seule qui le suis ; tous mes malheurs
sont mon ouvrage, el je n'ai rien ;i reprocher qu'à moi. Mais le vice a
déjà corrompu mon àme ; c'est le premier de ses effets de nous f;iire
accuser autrui de nos crimes.
Non, non. jariiais il ne futcapable d'enfreindre ses serments. Son cœur
vertueux ignore l'art abject d Onirager ce qu'il aime. Ah! sans doute il
sait mieux aimer que moi, puisqu'il sait mieux se vaincre. Cent fois mes
yeux furent témoins de ses combals et de sa victoire ; lis siens élin-
celaient du.l'eu de ses désirs, il s'cilançaii vers moi <lans l'impétuosité d'un
transport aveugle, il s'arrêtait tout à coup ; une barrière insurmontable
semblait m'avoir entourée : et jamais son amour impétueux, mais hon-
nête, ne r(!iii franchie. J'osai trop contempler ce dangereux spectacle.
Je me sentais troubler de ses transports, ses soupirs oppressaient mon
cœ.ur ; je partageais ses tourments en ne pensant que les plaindre. Je
le vis, dans des agitations convulsives, prêt à s'évanouir à mes pieds.
Peut-èlre l'amour s-eul m'aurail épargnée ; ô ma cousine! c'est la pitié
qui me perdit.
Il seiublaii que la passion funeste voulût se couvrir, pour me séduire,
du manque de toutes les vertus Ce jour même il m'avait pressée avec
plus d'ardeur de le suivre. C.'éiait désoler le meilleur des pères ; c'était
plonger le poignard d lUS le sein maternel ; je résistai, je rejetai ce
projet avec horreur. L'impossibilité de voir jamais nus vijuux accouiplis,
le mystère qu'il fallait lui faire de celte impossibilité, le regret d'abuser
un aillant si souiuis et si tendre après avoir flatte son espoir, tout abat-
tait mon courage, tout augmentait ma faiblesse, tout aliénait ma raison;
il f.illail donner la mnrt aux auteurs de mes jours, à mon amant, on à
moi-inciiie. Sans savoir ce que je faisais, je choisis ma propre iulor
tune. J'oubliai tout, et ne me souvins que de l'amour. C'est ainsi qu'un
instant d'égarement m'a perdue à jamais. Je suis tombée dans l'abîme
d'ignominie dont une fille ne revient point; el si je vis, c'est pour élre
plus malheureuse.
Je cherche en gémissant quelque reste de consolation sur la terre ;
je n'y vois que loi, mon aimable amie; ne niejprive pas d'une si char-
mante nîssource, je t'en conjure ; ne m'ôte pas les douceurs de ton
amitié. J'ai perdu le droit d'y prétendre , mais j;miais je n'en eus si
grand besoin. Que la pitié supplée à l'estime. Viens, ma chère, ouvrir
ton àme à nn's plaintes; viens recueillir les larmes de ton amie; ga-
rantis-moi, s'il se peut, du mépris de moi même, et fais-moi croire
que je n'ai pas tout perdu, puisque toncœur me reste encore.
LETTRE XXX.
Fille infortuui'e ! hélas! (pi"as-tu fait? Mon Dieu! lu étais si digne
d'être sage ! Que le dirai-je dans l'horreur de la situation, et dans l'a-
battement où elle te plonge? Achèverai-je d'accabler ton pauvre cieni?
ou l'ofl'iirai-je des consolations qui se refusent au miiui ? Te nioiilrerai-
je les oliji'ts li'ls ipi'ils sont, <mi ti'ls (pi'il te convlfiit de les voir? Sainte
el piirt' aiiiilii', |Mii le a mon e^pl it tes doiircs illusion^; et, dans la tendre
pitié tpie tu iiinis|iiics, aliii.^c-nioi la première sur des maux que tu ne
peux plus guérir.
J'ai craint, tu le sais, le malheur dont tu gémis. Combien de fois je
te l'ai prédit sans être écoutée!... il est l'eflel d'une léméraire con-
fiance... Ahl ce n'est plus de tout cela qu'il s'agit. J'aurais trahi ton
secret, sans doute, si j'avais pu te sauver ainsi ; mais j'ai lu mieux (pie
loi dans ton coîiir trop sensible; je le vis se consumer d'un feu dévo-
rant que rien ne pouvaii éteindre. Je sentis dans ce cœur palpilanl
d'amour qu'il fallait élre heureuse ou mourir ; el quand la peur de suc-
comber le lit bannir ton amant avec tant de larmes, je jugeai que bien-
tôt lu ne serais plus, ou qu'il serait bienlol rappelé, liais quel fui mon
effroi quand je le vis dégoûtée de vivre, el si près de la mort! N'accuse
ni ton amaiil ni toi d'une faute dont je suis la plus coupable, puisque je
l'ai prévue sans la prévenir.
Il est vrai que je partis malgré moi ; tu le vis, il fallut obéir ; si je
t'avais crue si près de ta perte , on m'aurait plutôt mise en nièces que
de m'arracher à loi. Je m'abusai sur le mumi'nt du péril. Faible cl lan-
guissante encore, lu me parus en sûreté contre une si courte absence ;
je ne prévis pas la daiigcrijuse alternative où tu l'allais trouver; j'oubliai
que ta propre laihlosf laissait ce cœur abattu moins en état do se dé- ■ j
fendre contre lui-même. J'en demande pardon au mien j'ai peine à
me repentir d'une erreur qui l'a sauvé la vie; je n'ai piis ce i|iir cou-
rage qui te faisait renoncer à moi ; je n'aurais pu le perdre sans un
mortel désespoir, et j aime encore mieux que lu vives ei que lu
pleures. ■ 1
iVlais pourquoi tant de pleurs, chère cl douce amie? Pourquoi ces re- .
grets pins grands ((ne ta faute , et ce mépris de loi-même que tu n'as '
pas mérité? Une f.dblesse cffacera-l-elle tant de sacriiices? et le danger
même (huit lu sors n'est- il pas une preuve de ta vertu? fu ne penses
(pi'à ta défaite, el oublies tous les trioniplus pénibles (|ni l'oiil piécédce.
Si tu as plus combaltii que celio (|Mi ic^lbicul, u'ah-lu pa> p!us fait pour
riionneur (ju'elles? Si rien ne peut te Ju>^lili(■l■. >oiigc ;iii iiuiins à ce qui
l'excuse. Je connais à peu près ce cpTou a|ipelle aiimur ; je saurai tou-
jours résister aux transports qu'il iiis|iiic ; mais j'aurais fait moins de
résistance à un amour pareil au lieu : et. sans avoir ele vaincue, je suis
moins chaste que loi.
Ce langage le choquera; mais ton plus grand malheur est de l'avoir
rendu ne^cessaire ; je donnerais ma vie pour qu'il ne le fût pas propre,
car je hais les mauvaises maximes encore plus i|ue les mauvaises ac- i
lions. Si la faute était ;) commettre, que j'eusse la bassesse de le parler (
ainsi, cl loi celle de m'écouter, nous serions toutes deux les dernières
des créatures. A présent, ma chère, je dois parler ainsi, el lu dois m'é-
couter, ou lu es perdue; car il reste en loi mille adorables qii.dités que
l'estime de loi-même peut seule conserver, qu'un cx(es de honle cl
l'abjection qui le suit detinir.iit infailliblemcnl; el c'est sur ce que m
croiras valoir encore (pic lu vaudras en elTct.
Cardetoi donc de tomber dans un abatienienl dangereux qui t'avili-
rait plus (pie la fa blesse, le vcrilalde amour est-il fait pour dégiadei
l'aine? Qu'une faute que l'amour a commise ne t'ôte point ce noble eii-
llion:iasme de I honnête et du beau, qui léleva toujours au-dessus de
toi-niènic.
Une tache parait-elle au soleil? combien de vprtus le restent poqr une
qui s'est altérée ! en scras-Ui tnoin^ douce, moins sincère, moins ino •
de»le, moins Ijieuf.dsaule? en seras-lu moins digue, en un mol, de tous
LA !NOL\RLLE HÉLOISE.
il
rl.^■, liomniagos'' L'honneur, rimiiiaiiiié, l'niiiilid, le pur amour, en se-
Kiiil-lls moins clicrs à loti cœiii- .' l'.ii iôim rasiii iiiO'ns les venus mêmes
i|iic lii nanras plus? Non. cliere el lionne. Julie : la Claire en te plai-
piMiil l'adore; elji! sait, elle seul fpi il n'y a rien de liieu (pii ne jinisse
(•ri( me sorlii- de Ion ànie. Ail! crois-moi, In pourrais beaucoup perdre
aviiiil (pi'aiicnne aiilre plus sage que loi le \alnl jiiniais.
Eiiliii tu me restes; je puis me consoler de loni, liois ili' le pi-idie.
Ta première leltre m'a iait frémir. Kllc nreOl presipie lait div^iei la
seconde, si je ne l'avais reçue en même linips. \ imiolr (U-iais^i'r son
amie ! projeter de s'eiilnir sans moi I Tu ne parles point de la pins (grande
faute : c'était de celle-là qu'il fallait cent fols pins roo'jir Mais l'ingrate
ne songe qu'à son amour... fieiis , je t'aurais ele tuer au liont du
monde.
Je compte avec une mortello itnpaliciice les moments tpie jit suis
forcée à passer loin de toi. Ils se prolongent cruellement. Nous sommes
encore pour six jours à Lausanne, après quoi je volerai vers mou uni-
que amie. J'irai la consoler ou m'aflliger avec elle, essuyer ou partager
ses pleurs. Je ferai parler dans la donlonr moins l'inllexible raison que
la lendre amitié. Chère cousine, il faol j;i'mir. nous almrr, nous taire,
et, s'il se peut, effacer, à force de vertus, nue f;iuie (pi'on ne répare
point avec des larmes. Ah I ma pauvre Cliaillot !
LKTTRli XX. XI
(Juel prodige du ciel es-tu donc, inconcevahle Julie'.' et |)ar (|nel art,
connu de loi seule, peux-lu rassembler dans un ccenr lant de moiive-
nienis incompatibles? Ivre d'amour et de volupté, le mien nage dans
la Inslesse; je souffre et languis de douleur au sein de la féliciU; su-
|iiriiji. et je me repincbe comme un crime l'excès de mon bonheur.
Iiii 11 ' quel lournuul allreux de n'oser se livrer tout entier à nul senti-
iiii iii, (le les coniliallie incessamment l'un par l'autre, et d'allier tou-
j"||^^ rainerlnme au plaisir! il vaudrait mieux cent fois n'tître que nii-
'.iik; me sert, hélas ! d'être heureux ? Ce ne sont plus mes maux, mais
li'^ liens que j'éprouve, et ils ne m'en sont que plus seiisililr-..'rn veux en
\aiii me cacher tes peines; je les lis malgré toi dans hi linijinciir ri l'a-
liaiirineut de les yeux. Ces y(!ux louehauts peuvent-ils dérober (pielqne
^eiirt à l'amour'/ Je vois, je vois, sons une apparente sérénité, les dé-
pl^iisirs cachés qui t'assiègent ; et ta tristesse, voilée d'un doux sourire,
ii'iii est que plus amère à mon cœur.
il n'est plus temps de me rien dissimuler. J'étais hier dans la chambre
il' Il mère, elle me quitte un moment; j'entends des géinissemeiitsqnime
|i II riii l'àine; ponvais-jeà cet effet niéconiiailre leur source'.' Je m'ap-
pi m lii' ilii lien d iiii ils semblent partir ; j'entre dans la chimbre, je pi;-
iiiiif jiiMpi'à Ion cabinet. Une devins-je, en enlr'onvraiit la porte, ipiand
r.ipi'iiiis celle ipn devrail èlre sur le troue de l'univers, assise à terre,
l.i lele ;ip|iM\ée Mil' iiii fiiileiiil inniide de ses larmes! Ah ! j'aurais moins
MMilleit s'il leùl clé de miiii sang ! De quels r(;inords je fus à l'iiislanl
dri hire! Mdii biiiilieur devint iiiiiii supplice: je ne sentis jibis que les
peines, el j ;iinais rai lieti' de ma vie tes pleins et tous mes plaisirs. Je
Miiilais me piccipiler a les pieds, je voulais osuyer de mes lèvres ces
preiieiises larmes, les reeneillir au fond de niiin cieiir, mourir, on les
l:iiii pour jamais; j euleuds revenir l;( niere, il laiil reloui lier brnsipie-
iiieni a ma phiee : j emporte i^n moi toutes tes douleurs, et des regrels
i{iii ne Ijiiiroiil qu'avec elles.
I, Nie je suis Iniinilié, que je suis avili de ton repentir! Je suis donc
liiiii méprisable, si notre union le fait mépriser de loi-nième, cl si le
I II II me de mes join's est le supplice des tiens! Sois plus juste envers
lui ma Julie ; vois d'un teil moins prévenu les sacrés liens que ton
eu il a loniiés : n'as-tn pas sui\i les plus pures lois de la nature'? n'as-
lii |;i^ librement ciiulrack; le plus saint îles eii^agemeuls '.' qu as-tll fait
ipie li'> Idjs divines et hiim;imes ne piiissciil et ne doivent autoriser'.'
'pii' iiiiiiqiie-l-il au luciid qui nous joint qu une dei kiralion publiipie?
\eMnle cire il moi, tu n'es plus eiiiip;ilile 0 mou épouse, o ma di-ue
II I li.isle compagne I o eliarnu' et bniilieiir de ma vie! non, ee ii'esl
I I ce ipi a lail ton amour qui |>eut clie un ci iiiie, mais ce que In lui
^"11 liais (lier ; ce n'est (pieu aecept.mt un ;iulrc cpoiix que lu peux
'illi iKer l'houneur. Sois sans cesse i\ lami de ton eo'ur, pour être in-
iiiii "iiie. La eliaine qui nous lie est légitime, l'inlidélité seule qui la
loinpiail serait aimable, el c'est désormais à l'amoui' d'elle garant de
llMiUl.
'I "S quand ta douleur sérail raisounable, quand tes regrets seraient
liM'Iis, pourquoi m en dérobes-tu ce (|ui m'appariieiit .' l'unnpioi mes
>eii\ ne versenl-ils pas la moiiie de les pleurs'? Tu n';is pas une peine
ipie je ne dnive sentir, pas nu sentiment que je ne doive partager; et
iiiiiii civnr,jnsteiucnl jaloux, te repniclie lonl'es les larmes que tu ne
rep.iiids pas dans mon sein. Dis, froide et niyslerieuse;nnailte, tnut ce
iiuo imi aille nu tonimuuique point a la niieniie n'est-il pas iiu vol que
tu fais à l'amour? Tout ne duii-il p«s être cuiiinran CBlit nous? no m
8ouvieui-il plus de l'avoir dit 1 Ah I si lu savais aimer comme moi, mou
bonheur le consolerait comme la peine m'afUige, el tu sentirais mes
plaisirs comme je sens la tristesse.
Mais, je le vois, tu me méprises comme un insensé, parce que ma
rai>on s'égare au sein des délices. Mes emporlements t'effrayent, mou
délire le fait pitié, et tu ne sens pas que loule la force humaine ne peut
siiftiie à des félicités sans bornes. Comment veux-lu i|u'uue ame sen-
sible goiile modéiéiueui des biens infinis? comment veux-lu qu'elle
supporte a la fois lant d'espèces de transports sans sortir de sou as-
siette '.' iNe sais-tu pas ipTil l'sl un lernie où nulle raison ne ré-iste plus,
et qu'il n'est point d'Iioiiiine au monde doul le bon sens soit à toute
épreuve'.' Prends donc pilie île règaremcnt oii tu m'as jeté, el ne mé-
prise pas des erreurs qui sont lou ouvrage. Je ne suis plus à moi, je
l'avoue; mon àme aliénée est toute en loi. J'en suis plusprofu'e à sen-
tir tes peines, et plus digne de les partager. 0 Julie, ne le dérobe pas
à loi-inème.
LETTIU; XWll.
H fut uii temps, mon aimable ami, où nos lellres élaienl l'aciles'ci
charmantes ; le seutiment ipii les dictait coulait avec une élégante sim-
plicité, il u'avail besoin ni d'art ni de coUtris, el sa pureté f.iisaii toute
sa parure. Cetbeiiren\ temps n'esl plus : hélas ! il ne peut revenir ; el.
pour premier effet d'un changement si cruel, nos cwurs ont déjà cessé
de s'entendre.
Tes yeux ont vu mes douleurs. Tu crois en avoir pénétré la source ;
lu veux me consoler par de vains discours, et quand tu penses m'abii-
ser, c'est toi, mon ami, qui t'abuses. l'.rois-moi. crois-en le cœur ten-
dre de ta Julie; mon regret est bien moins d'avoir donné trop à l'a-
mour (pie de l'avoir prive de son plus grand charme. Ce doux enchan-
tement de vertu s'est évanoui comme un songe : nos feux ont perdu
cette ardeur divine qui les animait en les épurant ; nous avons recher-
ché le plaisir, et le bonheur a fui loin de nous. Itessouviens-toi de ces
moments délicieux où nos cœurs s'unissaient d'autant mieux que nous
nous I espei lions davantage, où la passion tirait de sou propre excès la
force de se v;»incre elle-même, où l'innocence nous consolait de la con-
trainte, où les boinmages rendus ;'i l'honneur tournaient tous au prolit
de ramoiir. Compare nn elat si charmant à notre sitiiatiou présenle :
que d'agitations ! que d'effroi ! ipie de mortelles alarmes ! que de seiiti-
UKîiits immoilérés ont perdu leur première donccnr ! (Ju'esl devenu ce
zèle de sagesse et d'honnètelé dont l'amonr animait toutes les actions de
notre vie, et qui rendait à sou tour l';uiiour plus délicieux ? Noire jouis-
sance était paisible (;t iliirahle, nous ii';ivons plus que des transports;
ce bonheur insensé ressemble a des accès de fureur plus qu'à de ten-
dres caresses. In b'ii pur et sacré brûlait nos cœurs; livrés aux er-
reurs des sens, nous ne sommes plus (jue des amants vulgaires : trop
beiireiiv si l'amonr j;iloiix daigne présider encore à des plaisirs que le
plus vil nuiilelpenl goûter sans lui.
Voila, mon ami, I. s perles qui nous sont communes, et que je ne
pleure pas moins pour toi ipie pour moi. Je n'.ijonle rien sur les mien-
nes, ton co'iir est l'ail pour les sentir. Vois ma honte, et gémis, si tu
sais aimer. Ma faute est irréparable, mes pleurs ne tariront point. U loi
qui les fais couler, crains d'attenter à de si justes douleurs; tout mou
espoir est de les rendre éternelles: le pire de mes maux serait d'en
être consolée; et c'est le dernier de l'opprobre de perdre, avec l'inno-
cence, le sentiment qui nous la fait aimer.
Je connais nmn sort, j'en sens l'horrenr, el cependant il me resie une
consolaiioii dans mon iiéses|ioir ; elle est unique, mais elle est douée.
C'est de toi que je I al tend s, mon ;iim:ible ami. Depuis que je n'ose |,lii>
porter mes reg.irds sur moi-même, je les porte avec plus de plaisir sur
(;elui ipie j'aime. Je le rends tout «e que lu m'olès (le ma propre es-
time, et In ne m'en deviens que pins clier en me for(.anl a me haïr.
L'amour, cet amour f.ital qui me perd, le donne nu nouveau prix : tu
I c'ieves (piand je me dégrade; lou àme semble axoir profité de tout
l'avilisMineui de la mienne. Sois donc désormais mon niiiquc espoir;
c'isl a loi de juslilier, s il se peut, ma faute ; convrc-la de riionnètete
de tes senliments ; (pie Ion mérite efface ma boute ; rends excusable, à
force de vérins, la perte de celle (pie lu me coules. Sois tout mon être,
à présent que je ne suis plus rien. Le seul liuuneur qui me reste esl tout
eu loi ; el, lant que lu seras digne de respect, je ne serai pas loul à l'ail
méprisable.
Ouelqne regret que j'aie an retour de ma santé, je ne saura:s le dis-
simuler plus longiemps : mou visage demenlirail mes discours, el ma
feinte convalescence ne peut plus tromper personne. Uale-loi donc,
avant que je sois forcée de reprendre mes occupations ordinaires, de
faire la démarche dont nous sonin.es convenus : je vois clairement que
ma mère a conçu dos soupçons, cl ipi elle nous observe. Mon père
n'en esl pas là, je l'avoue : ce lier gentilhomme n'imag ne | as même
qu'uu roinr er puisse être amoureux de sa lille. Mais eulin lu sais ses
résolutions; U te préviendra si lu nfc le prtrxieus; et. pwur avoir vo'ulù
18
LA NOIVELLE HELOISE.
le conserverie même accès dans notre ni;iison, lu t'en baiiniiais tont à
fait, ('rois-moi, parle à ma mère tandis qu'il en est encore temps ; feins
des affaires qni l'empêchent de conlinner à m'instruire, el renonçons
à nons voir si sonveul, ponr nous voir an moins ([uelqncfois : car si
l'on le ferme la porte, Ui no penx plus t'y présenter ; mais si lu le la
fermes toi-même, les visites seront en quelque sorte à ta discrétion, et,
avec un peu d'adresse et de complaisance, tu pourras les rendre plus
fréquenies dans la suite, sans qu'on l'aperçoive ou qu'on le trouve mau-
vais. Je le dirai ce soir les moyens que j'imagine d'avoir d'autres occa-
sions de nous voir, et lu conviendras que l'insépar. ble cousine, qui
causait autrefois tant de murmures, ne sera pas mainlcnaul inutile à
deux amanis qu'elle n'eOl point dû (initier.
i.i:tti!E wmii.
LETTHE XXXIV
N6, iiun vedrctc mai
Cambiar gl' .nffelti miei,
Bei lumi onde imparai
A sospirar d'amor.
Non. non, beaux yeux qui m'appiîtcs à soupirer, jamais vous ne vernv ehaii-
jrernies ulleclions. Metast.
Ah ! mou ami, le mauvais refuge pour deux anianls ([u'une assem-
blée ! Quel tourment de se voir cl de se cimtraindre! il vaudrait mieux
cent fois ne se point voir. Comment avoir 1 air tranquille avec tant d'é-
motion.' eqmmenl être si différent de soi-même? comment songer à
lanl d'dbjels quand on n'est occupé que d'un seul? connnent comenir
le gesle el les yeux quand le cœor vole? Je ne sentis de ma vie un
ironble é?al à c'ehii que j'éprouvai hier quand on t'annonça chez nia-
dame d'ilervarl. y- pris Ion nom prononcé pour un reproche qu'on
m'adressait je m'imaginai que tout le monde m'observait de concert :
je ne savais plus ce que je faisais; el à ton arrivée je rougis si prodi-
"ieusemenl, que ma cousine, (jui veillait sur moi, fut contrainte d'a-
vancer son visage et son éventail, comme pour me parler à l'oreille. Je
tremblai que ce a même ne lit un mauvais elTet, el qu'on ne cherchât
du mystère à cette chuchotrrie. En un mot, je trouvais partout de nou-
veaux" sujets d'alarmes, et je ne semis jamais mieux combien nue con-
science coupable arme conire nons de témoins qui n'y songent pas.
Claire pr.tendit remarquer que lu ne faisais pas une medieure ligure :
lu lui paraissais eml)arrassé de ta conlenance, inquiet de ce que tu
devais faire, n'osant aller ni venir, ni m'aborder, ni l'éloigner, et pro-
nienaiil tes regards à la ronde, pour avoir, disait-elle, occasion de les
tourner sur ndiis. Un peu remise de mon agiution, je crus m'aperce-
voir moi-même de la tienne, jusqu'à ce qnc la jeune madame Belon
l'ayant adressé la parole, tu t'assis en causant avec elle, et devins plus
calme à ses colés.
Je sens, mon ami, que celte manière de vivre, qm donne tant de
eoulrainie el si peu de plaisir, n'est pas bonne pour nous : nous nous
aimons trop pour pouvoir nous gêner ainsi. Ces rendez-vous publics ne
convieimenl qu'à des gens qui, sans connaître l'amour, ne laissent pas
d'êlre bien ensemble, ou qui peuvent se passer du mystère : les inquié-
tudes sont trop vives de ma p;irl, les inJiscrélions trop dangereuses de
la tienne . et je ne puis pas tenir une madame Belon toujours à mes
côtés, pour faire diversion au besoin. , . . .
Reprenons, reprenons cette vie solitaire el paisible dont je t ai lire
si mal à propos. C est elle qui a fait naiire et nourri nos feux ; peut-
être s'affaibliraient- ils par une manière de vivre plus dissipée. Toutes
les grandes passions se forment dans la solilude ; on n'en a point de
semblables dans le monde, où nul objet n'a le temps de faire une pro-
fonde impression, el où la iniiliiiude des goûts énerve la force des sen-
timents. Cet état est aussi plus convenable à ma mélancolie; elle s'en-
irelieut du même alimenl que mon amour : c'est ta chère image qui
soutient lime ei 1 aulie, et j aime mieux le voir tendre et sensible au
fond de mon cœur, que conlraint et distrait dans une assemblée.
11 peut d'ailleurs venir un temps où je serais forcée à une plu-; graniie
retraile : fut-il déjà venu, ce lenip- d.siié ' La prndiiice el mon incli-
nalion veulent ég:demenl que je prenne d'avance des liidnlmlis conlor-
mesà ce que peut cviger la iiécessilé. \h ! si de mes faules pouvait
naître le moven de les réparer! Le doux espoir d'êlre un jour... .Mais
insensiblement j'en dirais plus que je n'en veux dire sur le projet qui
m'occupe. Pardonne-moi ce mvsteie. nimi uni(|ne ami ; mon cœur
n'aura jamais de secret qui ne le fùl diHK à savoir. ïii dois ponrlant
ignorer celui-ci ; et tout ce que je l'en pni^ dire à présent, c'est que
l'amour qui lil nos maux doit nons en donner le remède. Raisonne,
commente si tu veux, dans la tête; mais je le défends de m'inlerroger
là-dessus.
Que je dois l'aimer, cette jolie madame Relou, pour le plai>ir qu'elle
m'a procuré ! Pardonne-le-moi, divine Julie, j'osai jouir un moment de
I les tendres alarmes, et ce moment fut un des plus doux de ma vie. Qu'ils
! étaient charmants ces regards inquiets et curieux qui se poriaieni Mir
nous à la dérobée, else baissaient aussitôt pour éviter les iniiiis ! Que
' faisait alors tim heureux amant ? S'eniretenait-il avec madame Be-
I Ion? Ah ! ma Julie, peu\-iu le croire? Non, non, lille incomparable; il
était plus dign> ment occupé. Avec quel charme son cœur suiv.dl les
mouvements du tien ! avec quelle avide impaiienceses yeux dévoraient
tes attraits ! Ton amour, la beauté remplissaient, ravissaient sou àine ;
elle pouvait sufiire à peine à laul de senliinents délicieux. Mon seul re-
gret était de goûter, aux dépens de celle que l'aime, des plaisirs
qn'elli' ne partageait pas. Sais-je ce que durant tout ce temps, me dit
madame Belon? Sais-je ce que je lui répondis? Le savais-je au moment
de notre eulrelien? A-l-elle pu le savoir elle-même? el pouvait-elle
comprendre la moindre chose aux discoui s d'un homme qui parlait sans
penser, el répondait sans entendre ?
Cuiii uoiii che par cU' ascolti. e iiulla inteiide.
Comme celui qui semble écouler, ut ipii n'eiileud rien.
Aussi m'a-t-elle pris dans le plus parfait dédain. Elle a dit à tout le
monde, à toi peut-être, que je n'ai pas le sens conimuti, qui pis est,
pas le moindre esprit, et que je suis tout aussi sol que mes livres. Que
m'importe ce qu'elle en dit et ce qu'elle en pense? Ma Julie ne décide-
l-elle pas seule de mon être et du rang que je veux avoir? Que le reste
de la terre pense de moi connue il voudra, tout mon prix est dans ton
estime.
.\h ! crois qu'il n'appartient ni à madame Belon, ni à toutes les beau-
tés supérieures à la sienne, de faire la diversion dont tu pailes, el d'é-
loigner un moment de loi mon cœur et mes yeux. Si lu pouvais douter
de ma sincérité, si lu pouvais faire celte mortelle injure à mon amour
et à tes charmes, dis-moi. qui pourrait avoir tenu registre de tout ce
qui se fil autour de toi? Ne te vis-je pas briller entre ces jeunes beau-
tés comme le soleil entre les aslres qu'il éclipse? n'aperçus-je pas les
cavaliers se rassendilei aiilonr de la chaise ? ne vis-je pas au dépit de
tes compagnes, l'aduiiraiioii qu'ils marquaient pour toi ? Ne vis-je pas
leurs respects empressés, et leurs hommages et leurs galanteries? ne
te vis-je pas recevoir tout cela avec cet air de modestie et d'indilfé-
rence qui en impose plus que la lierté? ne vis-je pas, quand lu le dé-
gantais pimr la collation, l'ellei que ce bras découvert produisit sur les
spectateurs ? ne vis-je pas le jeune étranger qui releva Ion siant vouloir
baiser la main eliarmaiite qni le recevait ? n'en vis-je pas un plus témé-
raire, doni l'o'il aident suçait mon saug et ma vie, t obliger, quand tu
t en fus api'icue, d'ajouter une épingle a ton fichu? Je n'élais pas si
distrait que In penses ; je vis tout cela. Julie, et n'en fus point jaloux,
car je connais ion cœur : il n'est pas, je le sais bien, de ceux qui peu-
vent aimer deux fois. Acciiseras-lu le mien d'en être?
Ileprenons-la donc, celle vie solitaire que je ne quittai qu'à regret
Non, le c(rur ne se imuiril pniiit (hms le inmnlle du monde. Lesïànx
plaisirs lui rendent la privaliim drs vrais plus ainère, et il préfère sa
souffrance à de vains (ledommagemenls. Mais, ma Julie, il en est. il en
peut être de pins solides à la contrainte où nous vivons, el lu semblés
les oublier ! Quoi ! passer quinze jours entiers si près l'un de l'autre sans
se voir ou sans se rien dire ! Ah ! que veux-tu qu'un cœur brûlé d'a-
mour fasse durant lanl de siècles ? L'absence même serait moins cruelle.
Que se>l un excès de prudence qui nous fait plus de maux qu'il n'en
prévient? que sert de prolonger sa vie avec son supplice? ne vaudrait-
il pas mieux cent fois se voir un seul instant, et puis mourir?
Je ne le cache point, ma douce amie, j'aimerais à pénétrer l'aimable
secret <pie lu me déiobes, il n'en fut jamais de plus intéressant pour
nous; mais j'y lais d'inutiles efforts. Je saurai pourtant garder le si-
lence que lu m'imposes, et contenir nue indiscrète curiosité: mais, en
respociant un si doux mystère, qiif n'en puib-je au moins assurer l'é-
claiixissemeni ! Qui s'ait, qUi sail encore si les piojets uc portent point
LA NOUVELLE HÉLOISE.
A9
-.111 (les chiniérps? Chère àine de ma vie, ah ! commenfoiis du moins
|i:ii les liirii rOiilJM'r.
/' \. .l'diilil ;iis (le te dire que M."Ii(ij,niiii m'a ol'ferl une compaHiiii'
(Liiis 11- I li^iriiciii (|iril lève pour le roi de Saidaigiie. J'ai élé srnsililc-
niriit lonciié de l'estime de ce brave officier ; je lui ai dit, en le reniir-
ciaiil, (|ne j'avais la vue trop courte pour le S(!rvice, et ipie ma pa^^i(lll
pdiii- l'étude s'aecordail m il avec une vie aussi active. Kn cela je n'ai
point l'ail un sacrifice à ratnonr. .le pense ipie cliaeun dnil sa vie et
son sang à la pairie; ; qu'd n'esl pas permis île s'jjieiier à d<s princes
an\(pi(!ls on ne doit rien, iiioins encore de se vendie, cl de faire du
plus noble métier du monde celui d Un vil niereciiaire. Ces inaxinii'S
l'Iaienl cilles de mon père, que je serais bien biiin n\ d imiter dans son
anionr pour S' s devoirs el pour son pays. Il iw. vonliit jamais enirer an
service d'aucun prince étraiijicr : mais, dans la {tucrre de 171 -i. il porta
les armes avec lionneur ponr la pairie ; il se trouva dans plusieurs coin-
iiats, à l'un desquels il fut blessé; et à la bataille de \Viliner;;lien il eut
le bonheur d'enlever un drapeau ennemi sons les yeux du général de
Saçcone\.
LETTRE X.XXV.
Je ne trouve pas, mon ami, que les deux mots que j'avais dits en riant
sur madame Belon valussenl une explication si sérieuse. Tant de soins
) ;'i se justifier produisent quelquefois un préjugé contraire ; et c'est l'ai-
I tention qu'un donne aux bagatelles (|ui seule en fait des objets impoi -
lanls. Voilà ce qui sûrement n'arrivera pas entre nous ; car les cœurs
bien occupés ne sont guère pointilleux, el les iracasseiies des amants
sur des riens ont presque toujours un fondi ment beaucoup plus réel
qu'il ne semble.
Je ne suis pas f:\cbee pourtant que celte bagatelle nous fournisse une
occasion de traiter entre nous de la jalousie ; sujet malbenreusement
trop iinportaiil pour moi.
.le vois, mou ami. par la trempe de nos âmes et par le tour commun
de nos goflts, que l'amour sira la grande affaire de notre vie (Jnauil
une fois il a fait les impressions profondes que nous en avons reçues, il
laiii ipi'il éteigne ou absorbe toutes les autres passons; le moindie rc-
froidissenieiil si'iail bicnlol pour nous la langueur de la mort; un dé-
goût inviiieible, un éiei'iiel ennui succéderaient à ramoiir éteint, et
nous ne saurions longiemps vivre après avoir cessé d'aimer. En mon
particulier, tu sens bien qu'il n'y a que le délire de la passion qui
puisse me voiler rborreur de ma silnaiion présente, el qii il faut que
j'aiuK! avec transport, ou que je meure de uoulcur. Vois donc si je suis
fondée à discuter sérieusement un point d'où doit dépendre le bonheur
ou le malheur de mes jours.
Auiaut ipie je puis juger de moi-même, il me semble que, souvent
affectée avec trop de vivacité, je suis ponrlaiil peu siijeile a l'eiuporte-
iiient. I! faudrait ipie mes peines eussent feinieiile long emps en dedans
ponr que j osasse en découvrir la source h leur aiileiir : el connue je
suis peisiiailée qu'on ne peiil faire une offense sans le vouloir, je sup-
porterais plutôt eeiii sujeis de plainte qu mie explieaiioii. l'ii pareil ca-
ractère doit mener bien loin, pour peu qu'on ait de peni bani à la ja-
huisie, et j'ai biin peur de sentir en moi i c dan^jeieiix iienrliant. Ce
n'esl pas que je ne sache que ion cieiu esi f.iii |)oin le mien et non
pour un autre. Mais on peut s'abuser soi-même, pnndri' un goOt |ias-
sager pour une passion, et faire anlaiit de choses par fantaisie (pi on en
ertl pcui-éire fait par amour. Or si tu peux le croire inconsiaul sans
l'èire, à plus forte raison puis-je l'accuser à tort d'infidélité. Ce doute
all'renx empoisonnerait pourlaut ma vie . je gémirais sans me plaindre,
el mourrais inconsolable sans cesser d èlre aimée.
Prévenons, je l'eu conjure, un uiallieiir donl la seule i(l('e me fait
Irissonner. Jnre-moi donc, mon doux ami, non par l'ainonr, serment
qu'on ne lient ipie (piand il est superflu, mais par ce nom sacre de
riioniieiir, si respeele île loi, ipie je 'esseiai jamais d'elrc l.i eonli-
d. nie (le Ion ciein-. et qu il n'v siii\ ieiidia point de cliaiigeiiieni donl je
ne sois 1,1 piciiiiere iiisliiiile. \e ni alleyiie pas (p'e lu n amas jamais
rien à ni appreiulre; je le crois, je l'espeie . mais pre\ ieiis mes folles
alaruiis. et diiiine-iiioi d.iiis les eiii;a;;rmeiils pour un avenir ipii ne
doit point ("'lii', leleiiielle seeinile du piesi ni. .le serais moins à plain-
dre (i'.ipprendre de loi mes inalbeiiis rees, que d'en sonfirir sans cessi^
d'imaginaires ; je jouirais an moins de les remords; si In ne partageais
plus nu'sl'eiix, tu parl.igerais emore mes peines, et je Iroiueiais moins
ameres les larmes ipie je verserais d.nis ton sein
t.'esl ici. mon ami, (pie je me felicile doulil. miMil de mon choix, el
par le doux lien qui nous unit, el par la probité (pii l'assure. Voilà I n-
sagc de celle règle de sagesse dans les clioses de pur Si nlimenl : voilà
C(mimenl la venu sévère sait écaner les peines du lendre amour. Si
j'avais un ainanl sans principes, drn-il m aimei elerm llemenl, oii se-
raient pour moi les garants de celle conslaiice ? ipuls moyens anrais-je
de me délivrer de mes defianc(^s continuelles'.' et coinménl m assurer
de n'èlre point. abusée, ou par sa feinte, ou par ma crédulité? Mais
toi. mon digne el respeciable ami, loi qui n'es capable ni d'ariifice ni
de déguisement. In me garderas, je le sais, la sincérité que tu m'auras
promise. I.a houle d'avouer une iididélité ne l'emporiera point dans ton
àmi' droite siii- ||. ihvdir de tenir la parole : el si lu pouvais ne plus ai-
mer la .Inlie, tu lui dirais.... oui, tu | ourrais lui dire : U Julie '. je ne....
Mon ami, j;imaisje n'i'eriiai ce mot-là.
IJnr penses-ln de mon expédient ? C'est le seul, j'en suis sûre, qui
ponvail iliMacinei en moi tout senliioeiit de jalousii-. Il y a je ne sais
ipielle ih'licalessr (pii m'eiii liante à me fici de ion amour à la bonne
foi, et a m'iiler le pouvoir de croire à une iiilidelite que lu ne m'ap-
prendrais pas loi-méuie. NOilà. mon cher, l'effcl assuré de l'engagc-
nienl (pie je t'iinpose ; car je poirrais le croire amant volage, mais non
pas ami trouipem : et quand j(; douierais de Ion cœur, je ne puis ja-
mais douter de la foi. Ouel plaisir je goule à prendre en ceci des pré-
cautions inutiles, à prévenir les apparences d'un changemenl dont je
sens si bien l'impossibil lé ! Quel charme de parler jalousie avec nu
amant si fidèle ! Ah '. si lu pouvais cesser de l'être, ne crois pas que je
l'en parlasse ainsi. Mon pauvre cœur ne serait pas si sage au besoin,
et la moindre défiance m'('')lcrail l)icnl("it la vo'onlé de m'en garantir.
\(iilà mon Irès-lionoK' mailie, malii're à discussion pour ce soir :
car je sais (pii' vos deux humbles disi iples auront I honneur de sonpei
avec vous chez U'. père de l'inséparable. Vos doctes commentaires sm
la gazette vous ont lellement fait trouver grâce devant lui, qu'il n'a pas
fallu beaucoup de manège pour vous l'aire inviter. La Mlle a fait accor-
der son clavecin : le père a feniflelé Lamberli ; moi , je recorderai
peut-être la le(;on du lios(piei de Clarens. 0 docteur en toutes facultés,
vous avez parloiil (pnliiiie science de mise ! M. d'Orbe, qid n'esl pis
oublié, conmie vous poiivez penser, a le mot pour cnlamer une savante
dissertation sur le fntm lionimage du roi de N.iples, durant laquelle
nous passeixms tous trois dans la chambre de la cousine. C'est là, num
féal, qu'à genoux devant voire dame et maîtresse, vos deux mains dans
les siennes, el en présence de son chancelier, vous lui jurerez foi ci
loyauté à lonie épreuve : non pas à dire amour éternel, en(:agemeni
qu'on n'esl maître ni de tenir ni de rompre : mais vérité sincériie, fran-
chise inviiilalde. Vous ne jurerez point d'êlre toujours soumis, mais de
ne point couuueltre acte de félonie, et de déclarer au moins la guerre
avant de secouer le joug. Ce faisant, aurez l'accolade, el serez reconnu
vassal unique el loyal chevalier.
Adieu, mon bon ami; I idée du souper de ce soir m'inspire de la
gaieté. Ali ! qu'elle me sera dmice quand je le la verrai partager '
LETTHE \X\VI.
Raise celte lettre, el saule de joie pour la nouv»;llc que je vais l'ap-
prendre ; mais pense (pie, pour ne point sauter cl n'avoir rien à baiser,
je n'y suis pas la moins sensible. Mon père, obligi" d'aller à Berne poiii
son procès, et de là à Soleure pour sa pension, a proposé à ma mci.
d'i trc du voyage ; et elle I a accepté, espérant pour s.i s:inlë i|uciqui-
effet salutaire du changement d'air. On voulait nu; faire la grà'-e de
m'enimeiier aussi, cl je m; jugeai pas à propos de dire ce que j'en pen-
sais; mais la dillicnlle des arrangeiiunls de voiture a fait abandonner
ce projet, el l'un travaille à me consoler de n'être pas de la partie. Il
fallait leinilre de la tristesse, et le faux n'ile que je me vois contrainte
à jouer m'en ilonue une si véritable, (pie le remords m'a presque dis-
pensée de la liinte.
l'cudant l'absence de mes parents, je ne resterai point maîtresse de
maison ; mais on me ih'pose chez le père de la cousine, en sorte que je
serai tout de bon , durant ce temps , in^parable de I inséparable. De
plus, ma luère a mieux aimé se passer de fenmie de chambre, et nie
laisser liabi pour gniiveriiaiiie; sorte d Argus peu dangereux, dunt on
ne (loii ni coirom|)re la lidelile ni se faire des conlidents. mais qu'on
écarte aiséinenl au besoin, sur la moindre lueur de plaisir on de gain
ipi'iMl leur ollie.
Tu eoinpiends quelle facilih; nous aurons à nous voir durant une
quinzaine de |onis; mais c'est ici que la discrétion dnil suppléer .i la
C(Milrainte, el qu'il faut nous imposer vidonlaiicnieiil la même reserve
à laipielle nous soiiinies forcés dans d'anires leiii|is. Nou-senlenienl lu
ne dois pas, quand je serai chez ma ( (iiisine. y venir plus souvent qn'an-
paravanl, de peur de la lomproinetlre: j'espère même qu'il ne faudra
te (larlcr ni des égards (pi'exii;e s^'ii sexe, ni des droits sacrés de l'hos-
pitalité, et (pi'iin lionnéte homme n'aura pas besoin qu'un riiislrnise du
respect du par r:imoiir à l'.miiiie qui lui donne asile. Je connais les vi-
vaiili-s. mais jeu connais les bornes inviolables Si lu n'avais jamais
l'ait (le sacrifice à ce qui est honnête, lu n'en aurais point à faire au-
jiiiird luii.
D'où vient cet air luécouient et cet œil attristé '.' Pourquoi mnrmurei
des lois que le dcMiir i'im|iiise'.' Laisse à la Julie le soin de les adoucir;
t'es-lii jamais ri'penli d'avoir élé docile à sa voix .' Très des coteaux
lleiiris d'où part la source de la Vevaise , il est un hameau soliiaiiv qui
sert (piehpiefois de repaire aux chasseurs, et ne devrait servir que d'asile
LA NOUVELLE HELOISE.
aux amants. Autour de l'Iinbitalion principale dont M. d'Orbe dispose,
sont épars assez loin qiieltiues diaicts, qui de leurs toils (ItMlnuiniepeu-
vciil couvrir l'amour et le plaisir, amis de la simpluile i iislii|UL'. Les
fraîches et dii^crètcs laitières savent carder pour aulnii le seeret dont
«■Iles ont besoin jiour elles-mèines. Les ruisseaux qui Iraverseut les
prairies sont bordés d'arbiisseaux et de bocages délicieux. Des bois
(■pais offrent au delà des asiles plus déserts et plus sombres.
Al bel seggio riposto, onihroso efosco,
Ke mai pasioii appressan, ne bil'olci.
Jamais pâtre ni laboureur n'approcha Jcs ûpais nnjiiranfi qui couv
l'harmanls asilos. Petrvix.
L'art ni la main des liommes n'y montrent mille part leurs soins in-
Hiiiétants ; on n'y voit partout (pie les tendn^s soins de la mère com-
mmie. C'esi là , mon ami , qu'on n'est (pie sous ses auspices, et qu'on
peut n't^couter que ses lois. Sur l'inv italion de .^1. d'Orbe, Claire a déjà
persuadé à son papa qu'il av;iit. envie d'aller l'aire avec quelques amis
iMie chasse de deux ou tmis jours dans ce canton, et tl'y mener les in-
séparables. Ces inséparables en ontd'auties, comme tu iie sais que trop
bien. L'un, représentant le maître de la maison, en fera naturellement
les honneiirs; l'autre, avec moins d éclat, pourra laire à sa Julie ceux
(I un lumible chalet; et ce chalet, consacré par l'amour, sera pour eux
le temple de Gnide. Pour exécuter lienreiiseiin'iil cl sûrement ee char-
mant projet, il n'est question que de (piebpies :irraiii;eiiieMl^ (pii se con-
eerleroni facilement enire nous, et qui lennit p;iilie eiix-nn'mes des
plaisirs (|u'ils doivent produire. Adieu, mon ami ; je te (|uitte brus(pie-
ment, de peur de surprise. Aussi bien, je sens que le cœur de ta Julie
vol(! un peu trop tût habiter le clialet.
P. S. Tout bien considéré, je pense que nous pourrons sans indis-
crétion nous voir presque tous les jours; savoir, chez ma cousine de
deus jours l'un, et l'autre à la promenade.
LETTRE XXXVIl.
Ils sont partis ce matin, ce tendre père ei cette mère incomparable,
en accablant des plus lenflres caresses une lilR chérie, et trop indigne
(le leurs bontés. l'our moi , je les embrassais avec un léger serrement
de cœur, tandis qu'au dedans de lui-mèu)e ce cœur ingrat et dénaturé
pétillait d'une odieuse joie. Ilélas ! qu'est devenu ce temps heureux où
je menais incessamment sous leurs yeux une vie innoceme et sage, où
je n'étais bien que contre leur sein, et ne pouvais les qitilter d un seul
pas sans déplaisir ! Maintenant, coupable et craintive, je tremble en pen-
sant à eux ; je rougis en pensant à moi ; tous mes bons sentiments se
dépravent, et je me consume en vains et stériles regrets que n'anime
pas même un vrai repentir. Ces ameres réilexions ui'imiI icmlu toute la
tristesse que leurs adieux ne m'avaii-ni pas il alun il (Iniuiée. Une secrète
angoisse étouffait mon .âme aptes le depail de ces eliers patents. Tan-
dis que Eabi faisait des paquets, je suis entrée machinalement dans la
chambre de ma mère ; et voyant qneUpies-imcs de ses bardes encore
éparses, je les ai toutes baisées l'une après l'antre en fondant en larmes.
Cet état d'attendrissement m'a uii peu soulagée, et j'ai trouvé quelque
sorte de consolation à sentir fue les doux mouvements de la nature ne
sont pas tout à fait éteints dans mon cœur. Ah ' tyran, tu veux en vain
l'asservir tout entier, ce tendre et trop faible cœur ; malgré toi, malgré
tes prestiges, il lui reste au moins des sentinieuls légitimes; il respecte
et chérit encore des droits p'iis sacrés que les tiens.
Pardonne , ô mon doux ami ! ces niouvenjenis iuvoloulaires , et ne
crains pas que j'étende ces réflexions aussi loin que je le devrais. Le
nioinent de nos jours peut-être où notre amour est h" plus en liberté
n'(;st pas, je le sais bien, celui des regrets; je ne veux ni te cacher ntes
peines, iti t'en accabler; il faut que tu les connaisses, non [lonrles por-
ter, mais pour les adoucir. Dans le sein de ipii les epani lietais-ji', si je
n'osais les verser dans le tien'? N'es tu pas nnniliinlie ron^Mlaieur'.'
N"est-ce pas loi qui soutiens mon courage ébranle .' ^'l:■l-(l■ pas toi
qui nourris dans mon àme le goût de la vertu, itiéme après que je
l'ai perdue? Sans toi, sans cette adorable amie dont la main coin-
patissaule essuya si souvent mes pleut s eenibien de fois n'enssé-
je pas déjà succombé sous le plus mortel al'atlement ! Mais vos ten-
dres soins me soutiennent, je n'ose m'aviljr tant (pte vous m'estimez
encore, et te me dis avec comnlaisance que vous ne m'aimeriez pas tant
l'un et l'antre, si je n'étais digue que de mépris. Je vole dans les bras
de cette chère cousine, ou plutfjt de cette tendre sœur, déposer au fond
de son cœur une importune tristesse. Toi, viens ce soir achever de
rendre au mien la joie et la sérénité qu'il a perdues.
LETTRE XXXVIIl
Non, Julie, il ne m'est pas possible de ne te voir chaque jour que
comme je t'ai vue la veille ; il faut que mon atuonr s'augnienie et croisse
incessamment avec tes charmes, et tu m'es tine source inepiiis.ible de
sentiments nouveaux que je n'aurais pas mênie imagines. (Joëlle soirée
inconcevable 1 l.tiie de délices ineonnites In lis ('pronver a miin Cfeur !
0 tristesse cnclianteresse ! l'i lan;;itenr d'une ànie alteiiilrie ! combien
vous surpassez les Inibnlenis plaisirs, et la gaieté folâtre, el la joie em-
porté(>, et Ions les Itaiispoits ipi'inie ardein sans mesure offi e aux dé-
sirs eirrenés des atiiants ! l'.iisilile el piiie jonissance (pli n'a rien d'égal
dans la voinpie des sens, jamais, jamais loti [lenetrant souvenir ne s'ef-
facera de mon c(Bur! Dieux 1 quel ravissant spectacle, ou pliiliM (pielle
extase, de voir deux beautés si touchantes s'embrasser tendrement, le
visage de l'une se pencher sur le sein de l'antre , leurs douces larmes
se confondre, et baigner ce sein charmant comme la rosée du ciel hu-
mecte un lis fraîchement éclos! J'étais jaloux d'une amitié si tendre; je
lui trouvais je ne sais quoi de plus intéressant qu'à l'amour même, et je
me voulais une sorte de mal de ne pouvoir t'olfrir des consolations
aussi chères, sans les troubler par l'agitation de mes transports Non ,
rien, rien sur la terre n'est capable d'exciter un si voluptueux attendris-
sement que vos mutuelles caresses ; et le spectacle de deux amants eût
offert à mes yeux une sensation moins délicieuse.
Ah ! qu'en ce moment j'eusse été amoureux de cette aiiuable cousine,
si Julie n'eût pas existé! Mais non, c était Julie elle-même qui répan-
dait son charme invincible sur tout ce qui l'environnait. Ta robe, ton
ajustement , tes gants , ton éventail , ton ouvrage , tout ce qui frappait
autour de toi tues regards enchantait mon cteur, et toi seule faisais tout
l'enchantenienl Arrête, ô ma douce amie! à force d'augmenter mon
ivresse lu nfîilerais le plaisir de la sentir. Ce que lu me fais éprouver
approche d'un vrai délire, el je crains d'en perdre enfin la raison. Laisse-
moi du moins connaître un égarement qui fait mon bonheur; laisse-moi
goûter ce nouvel enlbousiasme, plus sublime, plus vif, que toutes les
idées que j'avais de l'amour. Quoi ! tu peux te croire avilie ! quoi ! la
passion t'(')te-l-elle aussi le sens? Moi, je te trouve trop parfaite pour
une mortelle. Je t'imaginerais d'une espèce plus pure , si ce feu dévo-
rant qui péuèlre ma substance ne m'unissait à la tienne, et ne me fai-
sait sentir qu'elles sont la même. Non , personne au monde ne le con-
naît; tu ne le connais pas toi-même; mon cœur seul le connaît, te sent,
et sait te mettre à ta place. Ma Julie I ah ! quels homiuages te seraient
ravis si tu n'étais qu'adorée ! Ah ! si tu n'étais qu'un ange, combien lu
perdrais de ton prix !
Dis-moi comment il se peut qu'une passion telle que la mienne puisse
augmenter. Je l'ignore, mais je l'éprouve Quoique lu me sois présente
dans tous les temps , il y a quelques joins sut tout que ton image , plus
belle que jamais, me poursuit et me lout mente avec une activité à la-
quelle ni lieu ni temps ne me dérobe ; et je crois que tu me laissas avec
elle dans ce chalet que lu quittas en finissant ta dernière lettre. Depuis
qu'il est question de ce rendez-vous champêtre, je suis trois fois sorti
de la ville ; chaque fois mes pieds m'ont porté des mêmes côtés, el
chaque fois la perspective d'un séjour si désiré m'a paru plus agr('al)le.
Non ville il inoiiilo si Icggiaitri rami
Ne iiiûsse 1 vento mai si verdi froudi.
Jamais œil d'homme ne vit des bocages aussi charmants, jamais zéphyr n'asila
lie plus verts feuillages. Petr.uic.
Je trouve la campagne plus riante, la verdure plus fraîche el plus
vive, l'air pins pur, le ciel plus serein, le chant des oiseaux semble
avoir [ilits de lendicsse et de volupté; le murmure des eaux inspire une
laiigiienr pins ainoitreitse ; la vigne en Heur exhale au loin de plus doux
pailtinis: nii i lianiie secret embellit ions les objets ou fascine mes sens;
on dirait que la lerre se pare pour former à Ion heureux amant un lit
nttplial (li^iie de la béante ipi'il adine, et du l'eu (pii le consume. 0 ma
Julie! (■) ('liere et précieuse inuitie de mon aine! Iialniis-iioiis d'ajouter
à ces oriienieiilsdii printemps l.i présence di^ deux amants fidèles. Por-
tons le seiitimcÈit du plaisir dans des lieux qui n en oITrenl qu'une
vaine itna;;e ; allmis aiiimer tonte la nature, elle est morte sans les feux
de l'amour Qiiiii ! trois jours d'attente ! trois jours encore! Ivre da-
mnur, alfame de transports, j'attends ce moment tardif avec une dou-
loureuse impatience. Ah! qu'on serait heureux si le ciel ôtail de la vie
tous les ennuyeux intervalles qui séparent de pareils instants!
LA XOUVFXLE HÉLOISK.
Ûi
LETTIIE XXXIX.
Tu n';is pas un sonliinciil, mon bon .'imi, (|iio mon cœur ne partage ;
mais ne me parle plus île plaisir laïuiis que des gens qui valent mieux
que nous sunlïreul, gémisscul, el que j ai leur peine à me reprociier.
Lis la lellre ci-joinlc, el sois tranquille si tu le peux ; pour moi, qui
I iiiiiiais I aimable et bonne tille qui l'a écrite, je n'ai pu la lire sans
(1rs humes (le remords et de pitié. Le regret de ma coupalile négli-
;;rii( !■ m'a pénétré l'ànie, el je vois avec une amère coidiision jusqu'où
loiilili du prcmiei de nus devoirs m'a fail porter cidni de tons les
;iMlns. .I':iv:iis priiinis de prendre soin de cette pauvre enlaiil ; je la pro-
(égiMiN aiqnes de ma nii're; je la tenais en ipielque manière sous ma
garde ; cl, pour n'avoir su me gardi'r ni(ii-nièm(', je laNandomie sans
me souvenir d'elle, el l'expnse à des daiij,'(Ms pires que ci-nx on j'ai
succond)(;. Je Iremis en songeant que d(Mi>c jours plus tard c'en eiait
fait peul-èlre de mou dépôt, et «pic riMilifîcMce et la séduction per-
draient une (ille modeste et sag(! qui |)cm laiie nnjoiu' une cxeellente
mère de famille. 0 mon ami ! comment y a-t-il dans le inonde des hom-
mes assez vils pour acheter de la misère un prix que le cœur seul doit
payer, el recevoir d'une bouche afl;miée les tendres baisers de l'amour!
l)is-inoi, pourrais-iu n'être pas tout hé de la piété liliale de ma Fan-
elion, de ses sentiments honnêtes, de son innocente naïveté? Ne l'es-tu
pas de la rare tendresse de cet amant qui se vend lui-même pour sou-
lager sa maîtresse? Ne seras-tu pas trop heureux de contribuer à for-
mer un nœud si bien assorli? Ah! si nous étions sans pitié pour les
cœurs nuis qu'on divise, de qui pourraient-ils jamais en aliendre? Pour
moi, j'ai résolu de réparer envers ceux-ci ma faute à quelque prix que
ce soit, et de faire ensorle que ces deux jnincs gens soient unis parle
mariage. J'espère tjnc le ciel béniia eelt(^ entreprise, el qu'elle sera
pour nous d un boji augure. Je le propose et le conjure au nom de
noire amitié de partir dès aujourd'hui, si lu le peux, ou tout an moins
demain malin, [mur Neufchàiel. Va négocier avec M. de IMerveilleux le
congé de cet honnête garçon; n'épargne ni les supplications ni l'ar-
gent : porte avec toi la lettre du ma Fanchon: il n'y a point de cœur
sensible qu'elle ne doive altenilrir. liiilln, quoi qu'il nous en corttc el de
plaisir et d'argent, ne reviens qu'avec le congé absolu de Olaude Anet,
ou crois que l'amour ne me donnera de mes jours un moment de pure
joie.
Je sens cond)ien d'olyections ton cœur doit avoir à me faire ; doutes-
tu qiK! le mien ne les ait faites avant toi 1 El je persiste ; car il faut que
ce mol de vertu lie soil (pi'uii vain nom, ou (pi'elle exige des sacrifices.
Mou ami, mou di;;iie ami, un i-cndc/-\ous ni.mqué pi ut revenir mille
fois; qiiçl(pics liemcs a^ri'ables s'('rli|)sciil comme un éclair et ne sont
plii-i ; mais si le boulieiir d'un couple honnèlc est dans les mains, songe
à l'avenir ipie lu v.is le pri'iiarcr. (îiois-moi, l'occasion de faire des
heureux est plus rare qu'on ne pense ; la puiiiliou de l'avoir nianquée
est di' 111^ la plus relniiiver, el l'usage que lions l'erons de celle-ci nous
va laisser un seiiliineiil ('lernel de coiilenlciuenl on de rep''nlir. l'ar-
doime à mon /ele ces discours sniierllus; j'en dis trop à un honnête
hoiunie, el cen! l'ois Irnp à mon ami. Je sais combien lu hais cette vo-
liiph; crui'lle qui nous endurcit aux maux d'aulrui. Tu l'as dit mille fins
loi-inème : Malheur à qui ne sait pas sacrifier un jour de plaisir aux de-
voirs do l'Iiumanité I
LETTRE XL.
IIE F\NCII0M REGARD \ JULIE.
Mademoiselle,
Pardonnez une pauvre lille au désespoir qui, ne sachant plus que
devenir, ose encore avoir recours à vos lioiiU'S ; car vous ne vous lassez
point de (onsolcr les al'iligés, cl je suis si malheineuse qu'il n'y a ipie
vous el le bon Ilicii que mes plainles n'iin loiiiincnl pas. J'ai eu jiien iU\
chagrin de quiilcr 1 a|ipr. nii>sa(;i> où vous m'avie/. mise; mais, avaiil
en le malheur di' perdre ma meie cet hiver, il a l'.illii revenir auprès de
mon pauvre pire, (|ne sa pa.alvsic retieiU tmijours dans sou lit.
Je n'ai pas imUlie U: conseil que vous aviez d miie a ma iiiere, de là-
cher de m'elablir avec un honm'le lioimne qui pril soin de la famille,
(llaiide Anet, que monsieur viilie père avail raimne du service, est un brave
garçon, la.i^c, qui sait un bon mciicr, cl ipii me veul du bien. Apres
tant de (haiiic ipie vous avez eue poiii- nous, je n'osais plus vous êire
iiiconniiode, el c est lui qui nous a lail vivre peiidaiit tout l'hiver. Il de-
vait m'epouser ce prinleuips; il avait mis son conir à ce mariage. Mais
on m a tellement touruieiitée pour paver Mois ans de lover échus à
Pâques, que, ne sachant où premlre lanl (laijjeul comptant, le pauvre
jeune homme s'est engagé derechef sans m'en rien dire dttis la compa-
gnie de M. de .Merveilleux, el m'a apporté l'argent de son enga-rement.
id. d(' Merveilleux n'est plus à Neufclialel que pour sepl ou huit jours,
cl (Claude Aura doii [larlir dans trois on quatre pour suivre la recrue;
ainsi nous n'avons pas le temps ni le nioyeii de nous marier, el il me
laisse sans aucune ressource, Si, par votre crédit on celui de monsieur
le baron, vous pouviez nous obtenir au moins un délai de ciiiq ou six
semaines, on lâcherait, pendant ce lemps-là, de prendre quelque ar-
rangemeiil pour nous marier ou pour rembourser ce pauvre garçon ;
mais je le connais bien, il ne voudia jamais reprendre l'argent qu'il m'a
donné.
Il est venu ce malin un monsieur bien riche m'en offrir beaucoup da-
vantage ; mais Dieu m'a Cailla grâce de te refuser. Il a dit qu'il revien-
drait demain matin savoir ma deiniiie résolution. Je lui ai dit de n'en
pas|uenilre la peine, el (pi'il la sa\ail déjà. IMie Dieu le conduise! il
sera reçu demain comme aujourd'hui Je {loiiirais bien aussi recourir à
la bourse des pauvres ; mais on est si meiirisé «piit vaut mieux pàtir :
et puis I, lande Anet a trop de cœur pour vouloir d'une fille assistée.
lAcnsez la liberté que je prends, ma bonne demoiselle: je n'ai trouvé
que vous seule à qui j'ose avouer ma peine, el j'ai le cœur si serré
(|ii'il faiil linir cette lettre. Voire bien humble et affectionnée servante
à vous servir.
FA:«nio:< RECAnn.
LETTIIE XLl.
.J'ai inampie de mémoire et toi de confiance, ma chère enfant : nous
avons en grand ion toutes deux, mais le mien est impardonnable. Je tâ-
cherai du moins de le réparer. Liabi, ipii te porte celle lellre, est chafs
gée de pourvoir an plus pressé. Llle relonriieia demain matin pour l'ai-
der à congédier ce monsieur, s'il revient; ei l'apres-diuée nous irons
te voir, ma cousine et moi ; car je sais que lu ne peux pas quitter Ion
pauvre père, et je veux connaître par moi-même l'eiai de ton petit mé-
nage.
(Jiiant à Claude Anet, n'en sois point en peine : mon père est absent ;
mais, en attendant son retour, on fera ce qu'on pourra, et tu peux
compter que je n'oublierai ni toi ni ce brave garçon. Adieu, mon en-
fant : que le bon Dieu te console ! Tu as bien fait de n'avoir pas recours
à la bourse i)ublique; c'est ce qu'il ne faut jamais faire lanl qu'il reste
quelque chose dans celle des bonnes gens.
LETTRE XLIl,
Je reçois votre lellre, et je pars à l'instant : ce sera toute ma réponse.
Ah! cruelle! que mon cœur en est loin de cette odieuse verlu que vous
me supposez et que je déteste! Mais vous ordonnez, il faut obéir.
Dussé-je en mourir cent fols, il faut être estimé de Julie.
LETTRE XLIIl.
J'arrivai hier à Neufehàtel ; j'appris que M. de Merveilleux était à la
campagne ; je eoiirns l'y chercher : il était à la chasse, et je l'attendis
jusqu'au soir. (Jiiand je lui eus expliqué le sujet de mon voyage, cl que
je l'eus prié de niellre un prix au congé de Claude Anet. il me lit beau-
coup de (lil'lienlles. Je crus les lever en offiani de moi-même une
soiiinie assez lonsiilérable, el l'aii;.;ineiilanl a mesure qu'il résistait;
mais, n'avaiil pu rien obleiiir, je tus oliligiî de nie relirer. après ni'êlre
assure de le relionvei- ce malin, bien résolu de ne le pins quitter jusqu'à
ce ipi'à l'orc(> d'argent, on d'imporlmiilé-, ou de quelque manière ipie ce
pill èlre, j eusse obleiiu ce que j'étais venu lui ilemander. .M'elantlevé
pour cela de 1res bonne lienie, j'étais prêt à monter à cheval, quand je
reçus, par nu exprès, ce liillel de .M. de Merveilleux, avec le congé du
jeune homme en bonne l'iuine :
« Voilà, monsieur, le congé que vous êtes venu solliciter: je l'ai re-
i: fusé à vosidTres, je le donne à vos inieniimis charitables, et vous prie
« de croire que je ne inels pas de prix à une bonne action. »
Jugez à la plie que vous doniier,i cet heureux succès de celle que
j'ai sentie eu rapprenaui. Pourquoi finl-il qu'elle ne soit pas aussi par-
faite qu'elle devrait l'èire! Je ne puis me dispenser d'aller remercier cl
rembourser M. de Merveilleux : et si celle visite retarde mon dépari
22
LA NOUVELLE HELOISE.
d'un jour, comme il est à craindre, n'ai-je pas droit de dire qu'il s'est
montré généreux à mes dépens? N'importe, j al fait ce qui vous est
agréable, je puis tout snppiirter à ce prix. Qu'on est heureux de pou-
voir bien (aire en servant ce qu'on aitne, et réunir ainsi dans le même
soin les charmes de l'amour et de la vertu ! Je l'avoue, ô Julie ! je par-
tis le cœur plein d'impatience et de chagrin. Je vous reprochais d être
si sensible aux peines d'aulrni et de compter pour rien les miennes,
comme si j'étais le seul au monde qui n'eût rien mérité de vous. Je
trouvais de la barbarie, après m'avoir leurré d'un si doux espoir, à me
priver, sans uécessiié, d'un bien di>nt vous m'aviez flatté vous-même.
Tons ces murmures se sont évanouis; je sens renaître à leur plaie, au
fond de mon àmc, un conientement inconnu; j'éprouve déjà le dédom-
magement que vous m'avez promis, vous que I habitude de bien l'aire
a tant instiuilc du gont qu'on y trouve. Quel étrange empire est le
vôtre, de pouvoir rendre les privations aussi douces que les plaisirs, et
donner à ce qu'on fait pour vous le même < barme qu'on trouverait à se
conlenler soi-même ! Ah ! je l'ai dit cent fois, tu es un ange du ciel, ma
Julie ! sans doute avec tant d'aulorilé sur mon àme la tienne est plus
divine qu'humaine. Comment n'être pas éternellement à loi, puisque
ton lègue est céleste'? et que servirait de cesser de t'aimer s'il faut tou-
jours qu'on l'adore'.'
P. S. Suivant mon calcul, nous avons encore au moins cinq ou six
jours jusqu'au retour de la mamah. Serait-il impossible, durant cet in-
icrvalic, de faire un pèlerinage au clialel ?
LETTRE XLIV.
Ne murmure pas tant, mon ami, de ce retour précijdté ; il nous est
plus avantageux (|u'il ne semble; et quand nous aurions lait par adresse
ce qne nous avons fait par bienfaisance, nous n'aurions pas mieux
réussi. Regarde ce qui serait arrivé si nous n'eussions suivi que nos
Huitaisics. Je serais allée à la campagne précisément la veille du retour
de ma mère à la ville ; j aurais eu un exprès avant d'avoir pu ménager
uotre entrevue; il aurait fallu partir sur-le-champ, peut-être sans pou-
voir t'averlir, te laisser dans des perplexités mortelles, et notre sépa-
ration se serait faite au moment qui la rendait le pins douloureuse. De
plus, on aurait su qne nous étions tous deux à la campagne ; malgré
nos précautions, peut être eùt-on su que nous y étions ensemble; du
moins on l'aurait soupçonné, c'en était assez. L'indiscrète avidité du
présent nous ôiait tome ressource pour l'avenir, et le remords d'une
bonne œuvre dédaignée nous ei'it lourmeniés toute la vie.
Compare à présent cet état à notre situation réelle. Premièrement,
ion absence a produit im excellent effet. iMon argus n'aura pas manqué
de dire à ma mère qu'on t'avait peu vu chez ma cousine : elle sait ton
voyage et le sujet : c'est une rai>oii de plus pour t'estimer. Et le moyen
d'im igiiier que des gens qui vivent eu bonne intelligence prennent
volontairement pour s'éloigner le seul momeni de liberté qu'ils oui
pour se voir! (Jiielle ruse avons-nous employée pour écarter une trop
juste défiance? La seule, à mon avis, qui soit permise à d'bounètes
gens; c'est de l'être à un point qu'on ne puisse croire, en sorte qu'on
prenne un effort de vertu pour un acte d'indifférence. Mon ami, qu'un
amour caché par de tels moyens doit être doux aux cœurs qui le goil-
lent ! Ajoute à ce'a le plaisir de réunir deux amants désolés, et de ren-
dre heureux deux jeunes gens si dignes de l'éire. Tu I as vue ma Fan-
chon ; dis, n'est-e le pas charmante ? et ne mérite-t-elle pas bien tout
ce que tu as lait pour elle? ïNest-elle pas tro|i jolie et irop malheu-
reuse pour rester lille impunément? Claude Amt, de son côté, dont le
bon naturel a résisté p;ir miracle à trois ans de service, en eût-il pu
supporter encore amant sans devenir un vaurien comme tous les au-
tres? Au lien de cela, ils s'aiment el seront Miii>; ils sont pauvres et
seront aidés ; ils sont honnêtes gens et ponrnini continuer de l'être;
car mon père a promis de prendre soin de lem- éiabiissemenl Que de
biens tu as procurés à eux et à nous par ta complaisance, sans parler
du compte que je l'en dois tenir! Tel est, mon ami, l'effet assuré des
siicnlices qu'on fait à la vertu : s'ils coûtent souvent à faire, il est tou-
jours doux de les avoir faits, et l'on n'a jamais vu personne se repentir
d une bonne action.
Je ni<' doute bien qu'à l'exemple de l'inséparable, tu m'appelleras
aussi la prêcheuse, et il est vrai ()ue je ne fais pas mieux ce que je
dis que les g.ns du métier. Si mes sermons ne valent pas les leurs,
au moms je vois avec plaisir qu'ils ne sont pas comme eux jetés
au veut. Je ne m'en défends point , mon aimable ami ; je vou-
drais ajouter autant de vertus aux tiennes qu'un fol amour m'en
a lait perdre , et, ne pouvant plus m'estimer moi-même, j'aime à
m estimer encore en toi. De la part, il ne s'agit que d'aim.'r parlaite-
meiit, et lout viendra comme de lui-même. Avec quel plaisir tu dois voir
angmcnler sans cesse les dettes que l'amour s'oblige à payer!
Ma cousine a su les enlreiieiis que lu as eus avec mon "père an sujet
(le m. d'Orbe: elle y csl aussi sensible qiu' si nous pouvions, en oflices
de l'amitié, n'être pas toujours en resie avec elle. Mon Dieu ! mon ami.
que je suis une liciireuse tille I que je suis aimée ! et que je trouve char-
mant de l'être 1 Père, mère, amie, amant, j'ai beau chérir lout ce qui
m'environne, je me trouve toujours ou prévenue ou surpassée. Il sem-
ble que tous les plus doux sentiments du monde viennent sans ccs-i-
chercher mou àme, et j'ai le regret de n'en avoir qu'une pour jouir d^
lout mon bonheur.
J'oubliais de l'annoncer une visite pour demain matin : c'est milord
Bomsion qui vient de Genève, où il a passé sept ou huit mois. Il ilii
l'avoir vu à Sion à son retour d'Iialie. Il le trouva fort triste, et pailr
au surplus de loi comme j'en pense. Il fil hier ton éloge si bien cl >i
à propos devant mon père, qu'il m'a tout à fait disposée à faire le si:ii.
En effet, j'ai trouvé du sens, du sel, du feu dans sa conversation. S:i
voix s'élève, et son œil s'anime .an récit des grandes actions, comnii' il
arrive aux hommes capables d'en faire. Il parle aussi avec intérêt (h •
choses de goût, entre auires de la musique italienne, qu'il porte jii--
qii'au sublime ; je croyais entendre encore mon pauvre frère. Au sur-
plus, il met plus d'énergie qne de gl-àce dans ses discours, et je hii
trouve même l'esprit un peu rêche. Adieu, mon ami.
LETTRE XLY.
Je n'en étais encore qu'à la seconde lecture de la lettre quand mi-
lord Edimard Bomston est eniré. Ayant tant d'autres choses à te dire,
comment aurais-je pensé, ma Julie, à te parler de lui? Quand on se suf-
fit l'nn à l'autre, s'avisera-i-on de songer à un tiers? Je vais te niidie
compte de ce (pie j'en sais, maintenant qne tu parais le désirer.
Ayant passé le Simplon, il était venu jusqu'à Sion au-devant d une
chaise qu'on devait lui amener de Ceiiève à Brigue; et, le disœuvn-
menl rendant les hommes assez liants, il me rechercha. Nous fniie^
une connaissance aussi intime qu un Anglais naturellement peu préNi-
nani peut la faire avec un homuic fort préoccupé qui cherche la soli-
lude. Cependant nous sentiioes que nous nous convenions; il y a un
certain unisson d'âmes qui s'aperçoit au premier instant; et nous fùnle^
familiers an bout de huit jours, mais pour toute la vie, comme deux
Français l'auraient éié au bout de huit heures pour tout le temps qn'iK
ne se seraient pas quiités. Il m'entretint de ses voyages, et, le sachani
Anglais, je crus qu'il m'allait parler d'édifices et de peintures. Bienh'ii
je vis avec plaisir que les tableaux et les monuments ne lui avaicui
point fait négliger l'élude des mœurs et des hommes. 11 me parla ( c-
pendant de beaux-arts avec beaucoup de discernement, mais modéré-
ment el sans prétention. J'estimai qu'il en jugeait avec plus de senii-
menl (]iie de science, et par les effets plus que parles règles, ce qui me
confirma qu il .ivail l'àme sensible. Pour la musique italienne, il m'en
parut cnihoiisiasie comme à loi ; il m'en lit même entendre, car il mène
un virtuose avec lui : son valet de chambre joue fort bien du violon,
et lui-même p:\ssableinent du violoncelle. Il me choisit [ilusieurs mor-
ceaux irès-paibeliques, à ce qu'il prétendait : mais, soit qu'un accent
si nouveau pour moi demandât une oreille plus exercée, soit que le
charme de la musique, si doux dans la mélancolie, s'efface dans une
profonde tristesse, ces morceaux me firent peu de plaisir ; et j'en trou-
vai le chaut agréable, à la vérité, mais bizarre et sans expression.
11 fut aussi question de moi, el milord s'informa avec intérêt de ma
situation. Je lui en dis tout ce qu'il en devait savoir. Il me proposa un
voyage eu Angleterre, avec des projets de fortune impossibles dans un
pays où Julie n'était pas. Il me dit qu'il allait passer I hiver à Genève,
l'été suivant à Lausanne, el qu'il viendrait à Vevai avant de retourner
en Italie : il m'a tenu parole, et nous nous sommes revus avec un nou-
veau plaisir.
Quant à son caracicre, je le crois vif et emporté, mais vertueux el :
ferme. Il se |ii(|Me de pliilcisoiiliie, el de ces principes dont nous avons ;
autrefois parle. .Mais au ioiiil |e le crois par tempérament ce qu'il pense
être par méthode; et le vernis stoiipie ipi il met à ses actions ne cou-
sisie qu'à parer de beaux raisoiinciiients le parti que son cœur lui a
fait prendre. J'ai cependant appris avec un peu de peine qu'il avait eu
quelques affaires en Italie, et qu'il s'y était battu plusieurs l'ois.
Je ne sais ce que lu trouves de rêche dans ses mauières; véritable-
ment elles ne sont pas prévenantes, mais je n'y sens rien de repous-
sant. Quoique son abord ne soil |ias aussi ouvert que son cœur, et qu'il
dédaigne les petites bienséances, il ne laisse pas, ce me semble, d'être
d'un commerce agréable. S'il n'a pas cette politesse réservée el cir-
conspecte qui se règle uniquement sur l'extérieur, el que nos jeunes
officiers nous appcutent de France, il a celle de l'humanité, qui se pi-
que moins de distinguer au premier coup d'œil les étals et les rangs, el
respecte en général lous les hommes, l'e l'avouerai-je naïvemeiit? La
privation des grâces est un défaut que les femmes ne pardonnent
point, même au mérite ; et j'ai peur que Julie n'ait été femme une fois
en sa vie.
Puisque je suis en train de sincérité, je te dirai encore, ma jolie prê-
cheuse, qu'il est inutile de vouloir donner le change à mes droits, el
LA NOLVl;:!.! ,K liKIOKSK.
93
qu'un âttlour araïue île sd toiliTÎl J)«liï(;'(îlf stf^illOnS. Sfrttgft, sorigo ;r).
,l,.i!()r ;i^'(iii(iils promis el dus : iar Coûte ta' moi-;lIè (tiii! lu m'as dc-
liiirc (■>( loit lionuc ; mais ((uoi (|uc lu puisses me dire, ie clialel valait
ciitoi'c' uiii'ux.
I.MTTIII-: \I.VI.
-' iite ; il ne lueul |ii)inl en disaul des mensonges ; il llallc sans
r. n ilM , Il l'on pciil au moins resliniiu' sans le croire.
J'ai (■uli'udu non sans qilcUiue Ijalletnenl de cœur, pruposer d'avoir
demain deux pliilosDplies à souper. L'un est milorfl F.ilimard: l'aulre
«M uusage doulla j;ravilc s'csl (piilipuinisun pi'U di-iaii;.'<-i- aux pieds
(1 une jeniie écoliére : ne le ((Muiallrir7-vi)us point .' i\liorlc/.-le je
vous prie, à tâcher do garder demain le d.coiuui pliildsopliiipu' nn peu
mieux (pi'à sou ordinaire, .l'aniai soin d'avenir aussi hi pciiic pcr^onue
de baisser les veux, cl d'èlrc aux siens le moins jolie qu'il se pourra.
Sis
Eli bien donc, nuui ami, loiijours le cimlel! lliisloire de ce clialel
le pèse ruricusemcnt sur le cu'ur : el je vois bien qu'à la inorl ou à la
vie il laul le hhf raison du clial<'l. i^lai-i des lieux où In ne (u> jamais
le sonl-ils si ( li> rs ipi'on ne puisse Ccu ili-doiMuia^ri' ailleurs' et
l'Auuiur, cpii lil le palais d'Armiibr au louil d Iiscrl. ne saurail-il
nous faircMUi clialel à la ville.' Eeoiile : <m va marier ma l'aiicliou mou
père, <pii IK^ liail pas les lètes et l'appareil, veut lui l'aire une mxc où
nous serons tous : celle noce ne maïupiera pas irètrt; liiinnlliiiiise.
(Juebpiel'ois le mystère a su tendre sou voile au sein de la turliNleiite
joie et du Tracas des lestius. Tu m'entenils, mon ami, lie serail-il pas
doux de retrouver dans l'efiet de nos soins les (ilaisirs (lu'ils nous ont
coûtés'.'
Tu l'aMimrs, ce me semble, d'un zèle assez siiperllu sur l'apologie
de miloi'd Kdmiard, dont je suis fort éloignée de mal penser. D'ailleurs,
comnieul |ui,'(rais-ie un liiininie que je n'ai vu ipi'iiue après-midi'.' et
coiniuenl eu pouri ais-tu juger toi-même sur nue conuaissaiice de quel-
ques jours'? ,1e n'en parie que par conjecture, el tu ne'peux giKue
cire plus avancé ; car les pio|iosilious qu'il fa faites soni de ces oITres
values (lont un air de puissance et la facilité de les éluder reudi'Ut
souvcul les élrangers si prodigues. Mais je connais tes vivaciti's orili-
uaires, el combieu lu as de |)eucliant à le prévenir pour ou contre les
gens pres(pie à la première vue. Cependant nous examiucrous à loisir
les arrangcineiils ((u'il t'a proposes. Si l'amour l'.ivorise le projet ipii
m'occupe, il s'i'ii présenli ra peut-être de meillciiis pour nous. 0 mou
bon ami! la patience est aiiiere, mais son l'ruit est diuix.
Pour revenir a ton Anglais, je t'ai dit qu'il me paraissait avoir l'.'ime
raiide et forte, el plus de lumières que d'agréments dans l'esprit. Tu
Il peu près la même chose ; et puis, avec cet air de supériorité
masculine ipii n"abaiidoune point nos simples ailoraleurs, lu me icpro-
ches d'avoir été de mon sexe une lois en ma vie ; comme si jamais eue
feiuiiK; devail cesser d'en être ! Te souvient-il qu'en lisant la liépidili-
(|Uf di^ Platon nous avons autrefois disputé sur ce point de la ilil-
lérence morale des sexes .' .le persiste dans l'avis dont j'étais alors,
et ne saurais imaginer un modèle commun de perl'i'ction pour deux
rires si diriéreiits. L'attaque et la défense, l'audace des lioumies, la
pudeur di s l'cmmes, ne soûl point des conventions, comme le pcusenl
tes philos(q)lies, mais des instilutious naturelles dont il est laeile de
lendre raison, el dont se déduisent aiséuienl toutes les luilres dislinc-
lious morales. D'ailleurs, la destination de la nature n'étant pas la
iiiênie, les incliualiiui'-, les manières de voir et de sculir, doivent êlre
' ' chaque i oie selon ses Mies. Il ne faut poiiil les uii''ines goiils
li la même constitution pour labourer la terre el pour allaiter des eu-
uits. Une taille |ilus haute, une voi.x plus forte, eldes traits plus mar-
ques, sembleul n'avoir anciiu rapport nécessaire au sexe ; mais les mo-
dilications exléi ieures aimonciuit rinteution de l'ouvrier dans les nuidi-
licatious de l'esprit. Une remnie parfaite et nu homme parfait ne doivent
lias plus se resseiidiler d'àini' (|ue de visage. Ces vaines imitations de
iexe sont li^ comble de la déraison; elles font rire le sage el fuir les
luionrs. Eulin je trouve ipi'à moins d'avoir ciiii| pieds et demi de liaiil,
nie voix de basse cl de la barbe au menton, l'on ne doit point se mêler
l'èlre liomnie.
Vois combien les amants soûl maladroits eu injures ! Tu me repro-
bes nue fauU^ que je n'ai pas commise, ou que tu commets aussi bien
pi(! moi, et raltrihues à un ili^faul dont je m lioiMuc Veux-ln ipie, te
endanl sincérité pour siucerilc, je le dise iiaivemenl ce que je pense
le la lieune'! .le n'\ trouve ipriiii i allineuicul de llalleiie, pour le jus-
ilier à toi-uiêuu'. p.ir celle Irauchisc apparente, les éloges cuthousias-
es dont lu m ac i abli^s a tout pnqios. Mes prétendues (lerfections l'a-
.englent au poinl que, pour (ienienllr les reproches que lu le lais en
lecret de la préveuliou, tu n'as pas l'esprit d'en trouver un solide à
ne faire.
Crois-moi, ne le charge point de nie dire mes veillés, lu l'en acquil-
erais trop mal : les yeux de l'amour, tcmt perçants qu'ils soûl, savciit-
Is voir des défauts .' C'est à I iiucgic amilié «pie ces soins appartien-
leiit, el là dessus ta disciple Claire est ceul fois plus" savante iprc loi.
Jui, inun ami, loue-moi, aduiin -moi, trouve-moi belle, chaiinaule,
parfaite : les éloges iiu' plaisent sans me si'duire, parce ipie je vois
piils sont le langage de l'c rieur, el iiiui de la lausselé, et que lu le
idinpcs lui-mêuw, mais que tu ue veux pas me tromper. tMi! que les
llMsious de l'auiiuir stuil aimables! ses llalleries s<uit eu un .sens des
crues : le jugement se lait, mais le cu'ur parle. L'auiaut ([iii loue eu
luus des perfections que nous u'avous pas les voit eu efl'et tulles qu'il
LETTIIE XLVII.
Ah' mauvaise, est-ce là la circonspection que lu m'avais pro-
mise! est-ce ainsi que lu ni'niagis mou cœur et voiles les attraits.' (Jne
de coniravenlioiis à les engageinentsl Premièrement ta parure, car lu
n'en avais point, et lu sais bi'ii (|ue jamais lu n'es si dangereuse. Se-
condement, Ion mainlien si doux, si modesle. si propre à laisser rc-
manpier à loisir toutes les grâces. Ton parler plus rare, plus réllé-
cbi, plus spirituel encore qu'à l'ordinaire, qui nous rendait tous plus
attentifs, et faisait voler l'oreille el le cœur au-devant de chaque mol.
Cet air que tu chaulais à demi-voix, pour donner encore plus de dou-
ceur à lou chant, et qui, bien que français, plut à milord Edouard
mêirie. Ton regird tunide et les yeux baissés, dont les éclairs Inalleu-
diis me jetaienl dans nn trouble inévitable, tuliu, ceje ne sais quoi
d'inexpii iiable. d'tuulianlriir, q le tu seudilais avoir répandu sur toute
ta persoiuK! pour faire tourner la lèie à tout le monde, sans paraître
même v songer. Je ne sais, pour moi, comment lu t'y prends ; mais,
si lelle'esl là manière d'être jolie le moins qu'il est possible, je l'avcr-
lis que c'est lêtre beaucoup plus qu'il ne faut pour avoir des sages
aufour de soi.
Je crains fort que le pauvre philosophe anglais n'ait un peu resscnli
la niênie influence. Apres avoir reconduit la cousine, comme nous étions
tons encore fort éveillés, il nous proposa d'aller chez lui faire de la mu-
sique el boire du pimch. Taudis qu'on rassemblait ses geus, il ne cessa
de nous jiirler de toi avec nn feu qui me déplut; el je n'eiilendis pas Ion
éloge dans sa bouche avec anlani de plaisir que tu avais entendu le
mien. Eu giiiiéral, j'avoue que je n'aime point que personne, excepté
ta cousine, me parle <le loi ; il me semble que chaque mol m'ôic une
partie d(! mou secret ou de mes plaisirs; el, quoi que l'on puisse dire,
on y met un inli'rêl si su^pecl, ou l'on est si loin de ce que je sens,
(1111! )e n'aiiui' érouler là-dessus qiu' moi-nième.
Ce n'est pas (pie j aie comme loi du penchant à la jalousie. Je connais
mieux ton àiue; j'ai des gar.inis ipii ue me permettent pas même d'i-
maginer ton cliau;;enient possible, .\pres tes assurances, je ne le dis
plus rien des autres préleiidaui s. Mais celui-ci, Julie... des conditions
soriables... les prejug(^s de ton père... Tu sais bien qu'il s'agit de ma
vie ; daigne donc nie dire un mol là-dessus. Un nwl de Julie, cl je suis
tranipiille à jamais.
J'ai passé la nuit à eiiKuidrc ou exécuter de la musique italleoDe,
car il s'est trouvé des duo. el il a fallu hasarder d'y faire ma partie. Je
n'ose te parler encori! de I effet (|u'clle a produit" sur moi : j'ai peur,
j'ai peur ipie l'impressioii du souper d'hier ue se soit prolongée sur
ce (pie j'entendais, el ipie je n'aie pris l'effet de les séductions pour le
charme de la musique l'ourquoi la môme cause qui me la rendait en-
nuyeuse à Siou ne pourrait-elle pas ici me la rendre agréable dans une
siiiialion dinlraire'? N es-tu i-as la première source de tonles les afléc-
lions de mon aine? el suis- je à li'preuve des prestiges de la magie?
Si la musi(pie eùl réelleuieiii produit cet enchaulemeul. il eût agi sur
tous ri.i\\ qui l'eiileudaient. Mais, taudis que ces chants me leuaienl
eu extase. M. d'Ilrle' dormait Irauipiilleinent dans un fauteuil, el, au
milieu de mes transporis. il s'est conîenlé pour lont éloge de deman-
der si la cousine savait l'ilalieii.
Tout ceci sera mieux éelairei demain ; car nous avons pour ce soir
un nouveau rendez-vous de musique. .Milord veut la rendre complète,
et il a mandé dcî Lausanne un second violon qu'il dit êlre assez en-
tendu. Je porterai de mmi cote des scènes, .des cantales françaises, et
nous veri'iuis.
Eu arrivant chez moi, j'éiais d un acc.iblemtml que m'a donné le peu
d'habitude de veiller, el qui se perd en l écrivant. Il faut pourtant là-
cher de dormir ipiehpies heures. Viens avec moi, ma douce amie ; ne
me quille point durant mou sommeil : mais, soit que lou image le trou-
ble OH le favorise, soit (pi'il in'ofl'reou non les noies de la ranchon,
un instant délicieux (|ui ne peut m'échapper et qu'il me prépare, c'est
le seuliment de mon bonheur au réveil.
24
LA NOUVELLE HÉLOISE.
LETTRE XLVIU.
Ah! ma Julie, qu'ai-je entendu? Quels sons touclianls! quelle mu-
sique ! quelio source délicieuse de sentiments et de plaisirs! >'e perds
pas un moment, rassemble avec soin tes opéras, tes cantates, la mu-
sique française, fais un grand feu bien ardent, jettes-y tout ce fatras, et
l'attise avec soin, afin que tant de glace puisse y bniler et donner de
la chaleur au moins une fois. Fais ce sacrifice propitiatoire au dieu du
goilt, ponr expier ton crime et le mien d'avoir profané la voix à celte
lourde psalmodie, et d'avoir pris si longtemps pour le langage du cœur
nn bruit qui ne fait qu'étourdir l'oreille. Oh! que ton digne'^ frère avait
raison ! Dans quelle étrange erreur j'ai vécu jusqu'ici sur les produc-
tions de cet ari ch.vmanl 1 je sentais leur peu d'effet, et l'attribuais à
sa faiblesse. Je disais : La musique n'est qu'un vain son qui peut flatter
l'oreille et n'agit qu'indi-
reclement et légèrement
sur l'àme: l'impression
des accords est pure-
ment mécanique et phy-
sique ; qu''a-l-elle à fiùre
an sentiment? et pour-
quoi devrais-je espérer
(i'èlre plus vivement lou-
ché d'une belle harmo-
nie que d'un bel accord
de couleurs? Je n'aper-
cevais pas dans les ac-
cents de la mélodie, ap-
[iliqués à ceux de la lan-
gue, le lien puissant et
secret des passions ayec
les sens : je ne voyais
pas que l'imilaiion des
ions divers doul les seii-
liments animent la voix
parlante donne à son
tour à la voix chanlantc
le pouvoir d'agiter les
cœurs, et que l'éinrj;!-
que laldeau des iikhim-
menis de l'àme de < rlm
quiscfailculendre est( c
qui fait le vrai charme
lie ceux qui l'écoiilcnl.
C'est ce que me lit
remarquer le thanle n-
de milord.qui, po\n- un
musicien, ne laisse pas
de parler assez bien de
son art. L'harmonie, me
disait-il, n'est (|u'un ac-
cessoire éloigné dans la
musiiino iniilali\c; il u \
a ilaiis l'haiMidiiir |ii(i-
pieuicnldiM- auiiiu prin-
cipe d'imitation. Elle as-
sure, il est vrai , les iii-
lonalions; elle porte té-
moignage de leur jns-
lesse; et. rendant le>
modulations plus sensi-
bles, elle ajoute de l'c-
nergie à l'expression et
de la grâce au chant.
.Mais c'est de la seule
mélodie que sort cette
puissance invincible des
accents passionnés; c'est
d'elle que dérive tout le pouvoir de la musique sur l'àme. Formez les
plus savantes >iifrcss'rms d'accords sans mélange de mélodie, vous
serez enunvés an lu. m d'un quart d'heure. He beaux chants sans aucune
harmonie sont lnii^linips à l'épreuve de l'ennui (Jne l'accent du senli-
me l anime le>- (liants les plus simples, ils seront intéressants. Au con-
traire, une MieliHlic qui ne parle point chante toujours mal, et la seule
harmonie n'a jamais rien su dire au cœur.
C'est en ceci, conlinuail-il. que consiste l'erreur des Français sur
les forces de la musitpie. N'ayant et ne pouvant avoir une mélodie à
eux dans une langue qui n'a point d'accent, et sur une poésie manié-
rée qui ne connut jamais la nature, ils n'imaginent d'effet que ceux de
Saint-Preux conlemplaiil Julie et s:i cousine
l'harmonie et des éclats de voix, qui ne rendent pas les sons plus mé-
lodieux, mais plus bruyants ; et ils sont si malheureux daus leurs préten-
tions, que celle harmonie qu'ils cherchent leur échappe ; à force de la
vouloir charger ils n'y niellent plus de choix ; ils ne connaissent plus
les choses d'effet, ils ne font plus que du remplissage; ils se gâtent l'o-
reille, et ne sont plus sensibles qu'au bruit; en sorte que la plus belle
voix pour eux n'est que celle qui chante le plus fort. Aussi, faute d'un
genre propre, n'onl-ils jamais lait que suivre pesannnenl et de loin nos
modèles: et depuis Icin- i élclire Lulli, ou plutôt le nôtre, qui ne fil
qu'imiter les opéras doul I Italie était déjà pleine de son temps, on les a
toujours vus, à la piste de trente ou quarante ans, copier, gâter nos
vieux auteurs, et faire à peu près de notre musique comme les autres
peuples font de leurs modes. Quand ils se vantent de leurs chansons,
c'est leur propre condamnation qu'ils prononcent; s'ils savaient chan-
ter des senlinienls, ils ne chanteraient pas de l'cspril : mais parce que
leur musique n'exprime rien, elle est plus propre aux chansons qu'aux
opéras ; et parce que la nôtre est toute passionnée, elle est plus propre
aux opéras qu'aux chansons.
Ensuite, m'ayant récité sans chant quelques scènes italiennes, il me
fit sentir les rapports de la musique à la parole dans le récitatif, de
la musique au sentiment
dans les airs, et partout
l'énergie que la mesure
exacte et le choix des
accords ajoutent à l'ex-
pression. Enfin , après
avoir joint à la connais-
sance que j'ai de la lan-
gue la meilleure idée
qu'il me fut possible de
l'accent oratoire et pa-
thétique, c'est-à-dire de
l'art de parler â l'oreille
et au cœur dans une lan-
gue sans articuler des
mots, je me mis à écou-
ter cette musique en-
chanteresse, et je sentis
bientôt, aux émotions
qu'elle me causait, que
cet art avait un pouvoir
supérieur à celui que j'a-
vais imaginé. Je ne sais
quelle sensation volup-
tueuse me gagnait in-
sensiblement. Ce n'était
pins une vaine suite de
sons comme dans nos
récils. .V ciiaipie phrase,
ipielque image entrait
daus mon cerveau on
quelque sentiment dans
mon cœur ; le plaisir
ne s'arrêtait point à l'o-
reille, il pénétrait jus-
qu'à l'âme ; l'exécution
<oulait sans effort avec
Mlle facilité charmante ;
Ions les concertants sem-
hlaii'iil animés du même
esprit; le chanteur, mai-
Ire de sa voix, en tirait
sans gène tout ce que
le chant et les parole*
demandaient de lui ; cl
je trouvai surtout un
grand soulagement à ne
sentir ni ces lourdes ca-
dences, ni ces pénibles
efforts de voix, ni celle
contrainte que donne
chez nous au musicien
le perpétuel combat du
chant et de la mesure,
qui, ne pouvant jamais s'accorder, ne lassent guère moins l'auditeur
que l'exécutant.
Mais quand après une suite d'airs agréables on vient à ces grands
morceaux d'expression qui savent exciter et peindre le désordre des
passions violenies, je perdais à chaque instant l'idée de musique, de
chant, d'imiialion ; je croyais enteadre la voix de la douleur, de rem-
portement du désespoir; je croyais voir des mères éplorées, des
amants trahis, des tyrans furieux; et, dans les agilations que j 'étais
forcé d'éprouver, j'avais peine à rester en place Je connus alors pour-
quoi cette même musique qui m'avait autrefois ennuyé m'échauffail
maintenant jusqu'au transport ; c'est que j'avais commencé de la con-
LA NOUVELLE HÉLOISE.
25
cevoir, et que sitôt qu'elle pouvait agir elle agissait avec toute sa force.
Non, Julie, on ne supporte point à demi de pareilles impressions : elles
sont exeessives ou nulles, jamais faibles ou médiocres; il faut rester
insensil)l(\ ou se laisser émouvoir outre mesure ; ou c'est le vain bruit
d'une laii(^ue qu'on n'entend point, ou c'est une impéluositi! de senti-
ment (pii vous entraîne, et à la(|uclle il est impossible à l'àme de ré-
sister.
Je n'avais qu'iui regret, mais il ne me quittait point, c'était qu'un
autre que loi fmmàt des sons dont j'étais si touebé, et de voir sortir de la
bouche d'un vil caslralo les plus tendres expressions de l'amour. 0 ma
Julie! n'est-ce pas à nous de reveri(li(pier tout ce qui appartient au sen-
timent? Qui sentira, qui dira mieux que nous ce que doit dire et sentir
une àme attendrie ? (Jui saura prononcer d'un ton plus toucbant le cor
tnio, l'vtoln amalo? Ab ! que le cœur prêtera d'énergie à l'art si jamais
nous cliantoMS ensemble un de ces duos charmants qui font couler des
larmes si délicieuses ! Je le conjure premièrement d rniciKire un essai
de cette musique, soit chez loi, soit chez, rins(|i;ii:ilili'. Milord y con-
duira (juaiid tu voudras tout son monde, et je suis sûr ([u'avec un or-
gane aussi sensible que le tien, et plus de connaissance que je n'en
avais de la déclamation italienne, une seule séance suflira pour^l'ame-
ncr au point où je suis,
et te faire partager mon
enibuuMasme. Je te pro-
pose et te prie encore
de prodter du séjour du
virtuose pour prendre
le(.on de lui, comme j'ai
couunencé de faire dès
ce matin. Sa manière
d'enseigner est simple,
neUe , et consiste en
praiiquc plus qu'en dis-
cours ; il ne dit |ias ce
qu'il faut faire, il le fait ;
et en ceci, connue en
bien d'autres choses ,
l'exemple vaut mieux
que la règle. Je vois déj.i
qu'il n'est question que
de s'asservir à la me-
sure, de la bien sentir,
de [ibraser et ponctuer
avec soin, de soutenir
également des sons et
non de les renfler, enfm
d'oter de la voix • les
éclals et toute la pretin-
taille française, pour la
rendre juste, expressive
et flexible; laiiiiine, na-
turellement si légère et
si douce, prendra faci-
lement ce nouveau pli ;
lu irouveras bientôt dans
la seusibililé l'énergie et
a vivacité de l'aècent
qui anime la nmsi(|ue
italienne,
E'icaiitar clic iieiraiiimii si
seule.
Kt le chant qui se seul
dans rânie. Pktr;irc.
Laisse donc pour jamais
cet ennuyeux et lamen-
table chaut français (pii
ressemble aux cris de la
colique mieux qu'aux
transports des passions.
Apprends à former ces
sons divins que le sen-
timent inspire, seuls di-
gnes de ta voix, seuls dignes de ton cœur, et inii poneul toujours avec
eux le charme et le feu des caractères sensibles.
LETTME XLIX.
Tu sais bien, mou ami, (pie je ne puis l'écrire qu'à la dérobée, cl
lon|ours en danger dètre surprise. Ainsi, dans l'impossibilité de faire
de longues lettres, je me borne à répondre à ce qu'il y a de plus essen-
Saint-Proiiv 5ur les maiclios de l'escalier. — lit. lxv
ticl dans les tienne?, ou à suppléer à ce que je ne t'ai pu dire dans des
conversalioiis non moins fiirtives de bouche que par écrit, ("'est ce que
je ferai siirldut MiijiMinriiui que deux mots au sujet de miloid Edouard
me font oublier li' rcsie de la lellre.
Mon ami, tu crains de me perdre, et me parle de chansons ! belle
matière à tracasserie entre amants qui s'entendraient moins. Vraiment
lu n'es pas jaloux, on le voit bien; m:iis pour le coup je ne serai pas
jalouse moi-même, car j'ai pénétré dans ion àme, et ne sens que la
conliance où d'autres croiraient sentir la froideur. 0 la douce et char-
mante sécurité que celle qui vient du sentiment d'une union parfaite !
("est par elle, je le sais, que lu tires de ton propre cœur le bon témoi-
gnage du mien ; c'est par elle aussi que le mien te justifie ; et je te
croirais bien moins amoureux si je t:; voyais plus alarmé.
Je ne sais ni ne veux savoir si milord Edouanl a d'auircs attentions
pour moi que celles qu'ont tous les hommes pour les personnes de mon
âge ; ce n'est point de ses seniiments (|u il s'agii, mais de ceux de mon
père et des miens ; ils sont aussi d'accord sur t-on compte que sur ce-
lui des prétendus prétendants dont lu dis que lu ne dis rien. Si son
exclusion cl la leur siiflisenl à ton repos, soit tranquille : (pielquc hon-
neur que nous fit la recherche d'un homme de ce rang, jamais, du con-
senlenieni du père ni de
la fille, Julie d'Kianec ne
r>',///fm/ T sera lady Bomslon. Voilà
sur quoi tu peux comp-
ter.
Ne va pas croire qu'il
/ ait été pour cela qiies-
lion de milord Edouard,
je suis sûre que de nous
qiialre lu es le seul qui
puisse même lui suppo-
ser du goût pour moi.
(luoi qu'il en soit, je sais
à cet égard la volonté
<le mon père sans qu'il
en ait parlé nia moi ni à
personne; et je n en se-
rais pas mieux instruite
quand il me l'aurait po-
silivemeut déclarée. En
voilà assez pour calmer
les craintes, c'est-à-dire
aulanl que lu en (lois sa-
voir. Le reste ser.dt pour
loi (le pure ciiriosiié, et
lu sais que j'ai résolu de
ne la point saiisdiire. Tu
as beau me reprocher
celte réserve et la pré-
tendre hors de propos
dans nos intérêts com-
muns : si je l'avais lou-
i'uirs eue, elle me serait
moinsiinporlanle aujour-
d'hui. Sans le compte
indiscret que je le ren-
dis d'un discours de
mon père . lu n'aurais
point été le désoler à
Meillerie ; lu ne m'eus-
ses point écrit la lettre
qui m'a perdue ; je vi-
vrais innocente, et pour-
rais encore aspirer au
bonheur. Juge, par ce
que me coule une seule
indiscrétion, de la crainte
que je dois avoir d'en
conmu^ltie d'aulres. Tu
as trop d'emportement
pour avoir de la pruden-
ce : tu pourrais pbitCit
vaincre les passions que
les déguiser. La nioiiidre alarme le mellrail en fureur ; à la moindre
lueur favorable lu ne doulerais plus de rien : on lirait tous nos secreU
dans Ion àme, cl lu ilétruirais à force de zèle tout le succès de mes
soins, l aissc-moi donc les soucis de l'amour, et n'en garde que les plai-
sirs : ce pai laj;e esi-il si pénible ? cl ne sens-tu pas que lu ne peux rien
à notre bonheur que de n'y point meltre obstacle','
llelasl que me serviront désormais ces précaulious tardives? Est-il
temps d'afl'ermir ses pas au fond du précipice, et de prévenir les maux
dont on se seul accablé ? Ah ! misérable lille. c'est bien à toi de parler
de bonheur! En peut il jamais être où régnent la boute et le remords?
Itieu ! quel état cruel, de ne pouvoir ni supporter son crime, ni s'en
lepeiuir ; d'être assiégé par mille frayeurs, abusé par mille oepérances
G2
26
LA NOUVELLE HÊLOISE.
vailles, et de ne jouir pas niôiiie de llioiriblc lr;iiii|iiilliie du désespoir I
Je suis désormais à la seule merci du sorl. Ce n'est plus ni de foice ni
de vertu qu'il est question, mais de fortune et de prudence ; et il ne
s'agit pas d'eleimlre un amour ipii doit durer autant que ma vie, mais
de le rendre iuuocciit ou de mourir coupable. Considère cette situation
mon ami, el vois si tu peux te liera mou zèle. '
LETTRE L.
Je n'ai point voulu vous expliquer hier eu vous (piitlaul la cause de
la tristesse que vous m'avez reprochée, parce (|ne vous udii/ pas en
étal de meutendre. Malgré mon aversion pour les cclaiKissuments, je
vous dois celui-ci, puis(pieje l'ai promis, et je m''eu acquitte.
Je ne sais si vous vous souvenez des étranj<es discours que vous me
tintes hier au soir, et des manières dont vous les accompagnâtes : quant
a moi, je ne les oublierai jamais assez tnl pour voire honneur ci pour
mon repos, et mallieureusenient j'en suis trop indignée pour pouvoir
les oublier aisément. De pareilles expressions avaient quelquefois frappé
mon oreille en passant auprès du port; mais je ne croyais pas qu'elles
pussent jamais sortir de la bouche d'un honnête homme ; je suis très-
sûre au moins qu'elles n'entrèrent jamais dans le dictionnaire des
amants ; et j'étais bien éloignée de penser qu'elles pussent être d'usage
entre vous (îtmoi. Eh dieux! quel amour est le vôtre, s'il assaisonne
ainsi ses plaisirs ! Vous sortiez, il est vrai, d'un long repas, et je vois
ce qu'd faut pardonner en ce pays aux excès qu'on y peut faire : c'est
aussi pour cela que je vous en parle. Soyez certain qu'un tète-à-tète
ou vous m'auriez traitée ainsi de tang-froid eût été le derniir de notre
vie.
Mais ce qui m'alarine sur voire compte, c'est que souvent la con-
duite d'un liomiiK' Cl iiMiilh; de vin n'est que l'eirel de ce qui se passe au
fond de son cuur oaiis les autres temps. Croirai-je que dans ini état
ou 1 on ne di'gnise rien vous vous montrâtes tel que vous êtes? (Jue de-
viendrais-je si vous pensiez à jeun comme vous parliez hier au soir ?
Plutôt que de supporte!- un pareil mépris, j'aimerais mieux éteindre un
feu si grossier, et perdre uii amant (|ui, sachant si mal honorer sa maî-
tresse, mériterait si peu d'en cire estimé. Oiles-iuoi, vous qui chéris-
siez les seutinients honnêtes, scriez-vous tombé dans cette erreur
cruelle, que l'amour heureux n'a plus de mc'ua^^enient à «arder avec la
pudeur, et qu'on ne doit plus de respeel a (•(•jji'doul on ii'a plus de ri-
gueur à craindre'/ .\li ! si vous aviez toujouis peii.^e auisi, \(uis auriez
été moins à redouter, et je ne serais pas si mallieunuse. Ne vous y
trompez jias, mon ami, rien n'est si dangereu); pour les vrais amaiils
que les préjuges du inonde ; tant de gens parlent d'amour, el si peu
savent ainier, que la plupart prennent pour ses pures el douces lois les
viles maximes d'un commerce abject, qui, bientôt assouvi de lui-
même, a recours aux monstres de l'imagination, et se déprave pour se
soutenir. *^
Je ne sais si je m'abuse ; mais il me semble que le vérilable amour
est le plus chaste de tous les liens. C'est lui, c'est son feu divin qui Soit
épurer nos penchants naturels, en les concentrant dans un seul objet;
c'est lui (|ui nous dérobe aux icntalions, et qui l'ait qu'excepté cet ob-
jet unique un sexe n'est plus rien pour l'autre. Pour une femme ordi-
naire, tout homme est toujours un homme; mais pour celle dont le
cœur aime, il n'y a point d'homme que son amant, (jue dis-jc ? un
amant n'esl-il qu'un hoi ■'.' Ah ! qu'il est un elle bien plus sublime!
Il uy a point d hounue pour celle ijui aime : son amant est plus ; tous
les autres sont nionis : elle et lui sont les seuls de leur espèce. Ils ne
désirent pas, ils aiment. It-, i u;ur ne suit point les sens, il les-giiide ■ il
couvre leurs égarements d'un voile (l.lieicu\. Non, il n'y a rien d'ob-
scène que la débauche et son gidssier langage. Le véritable amour
toujours modeste, n'airadic point ses faveurs avec audace ; il les dé-
robe avec timidité. Le invslrri', le silence, la honte craintive, aiguisent
etcachenl ses doux tiansMuis. Sa llanime honore et purilic toutes .ses
caresses; la décence et riionnèteté laccompaguent au sein de la vo-
lupté même, et lui seul sait t.uit accorder aux désirs sans rien ôter à
la pudeur. Ah ! dites, vous qui eounùles les vrais plaisirs, comment
une cyuujue effronterie pourrait-elle s'allier avec eux '.' comment ne
bannnaii-elle pas leur délire el tout leur charme? comment ne souille-
rait-elle pas cette image de perfeclion sous hupiclle on se plait à eon-
templer l'objet aiiue / Croyez-myi, mon ami, la débauche el l'amour ne
sauraient loger ensemble, el ne peuvent pas même se compenser. Le
cœur lait le vrai bonheur quand ou s'aime, et rien n'y peut suDuléer
Sitôt qu on ne s aune plus. . ^ > ei
Mais quand vous seriez assez malhem-enx pour vous (ilaiie à ce
deslKuiuete lan-ai;e, coiumeiu avez vmis pu vous résoudre à remployer
SI mal a pn.pn^ , t . prendre avec celle qui vous est chère ou ton" et
desuiameresipi un homme d'IuMiueur doit même ignorer .' Ilepuis quand
est-d doux d allliger ce qu'on aune ? et (pielle e.l celte volupté barbare
qui se plaît a jomr du tourment dauliui? Je n'ai pas oublié que l'ai
perdu le droit detre respectée: mais si je l'oubliais jamais, esl-ce
a vous de me le iai)pcler? est-ce à l'auteur de ma iauie d'eu ag-
graver la punition '.' Oe serait à lui iilutôt .i m'en consoler. Tout le
monde a droit de me mépriser, hors vous. Vous me devez le prix de
l'humiliation 011 vous m'avez réduite; et tant de pleurs versés sur ma
faildesse méritaient que vous me la tissiez moins cruellement sentir.
Je ne suis ni prude ni précieuse : bêlas ! que j'en suis loin, moi qui n'ai
pas su même être sage ! Vous le savez trop, iugrai, si ci- tendre cœur
sait rien refuser ;i l'amour. Mais au moins co qu'il lui vrdr, il ne veul
le ct'der qu'à lui ; el vous m'avez trop bien appris son langage pour lui
en pouvoir substituer un si différent. Des injures, des coups, m'outra-
geraient moins que de semblables caresses. Ou renoncez à Julie, ou
sachez être estimé d'elle. Je voiis l'ai déjà dit, je ne connais point d'a-
mour sans pudeur ; el s'il m'en coûtait de pcrdi'c le vôtre, il m'en coû-
terait encore pins de le conserver à ce prix.
Il me reste l)eaucoup de choses à dire sur le même sujet ; mais il faut
Unir cette lettre, et je les renvoie à un autre temps. En aitendani, re-
marquez un effet de vos fausses maximes sur l'usage immodéré du vin.
Votre coeur n'est poiiii coupable, j'en suis très-sûr : cependant vous
avez navré le mien; et, sans savoir ce'que vous faisiez, vous désoliez
comme à plaisir ce cœur trop facile à s'alarmer, cl pour qui rien u'cst
indifférent de ce qui lui vient de vous.
LETTRE Ll.
11 n'y a pas une ligne dans votre lettre ipii ne me fasse glacer le sang
et j'ai peine à croire, après l'avoir relue vingt fois, que ce soit à moi
qu'elle est adressée. Qui? moi? moi? j'aurais offensé Julie"? j'aurais
prnfané ses attraits ? celle à qui chaque instant de ma vie j'offre des ado-
rations eût été en but à mes outrages ! Non, je me serais percé le cœur
mille fois avant qu'un projet si barbare en eût approché. Ah ! que tu le
connais mal, ce cœur qui l'idolâtre, ce cteur qui vole el se prosterne
sous chacun de tes pas, ce cœur qui voudrait inventer pour toi de nou-
veaux hommages inconnus aux mortels I que tu le connais mal, ô Julie!
si tu l'accuses de manquer envers toi à ce respect ordinaire et commun
qu'un amant vulgaire aurait même pour sa maîtresse ! Je ne crois être
ni inq)udeiit ni brûlai, je hais les discours deshonuêtes, et n'entrai de
mes jours dans les lieux où l'on apprend à les tenir; mais, que je le
redise après toi, que je renchérisse sur la juste indignation ; quand je
stMais le plus vil des mortels, quand j aurais passé mes premiers ans
dans la crapule, quand le goût des honteux plaisirs pourrait trmiver
place en un av.\ir où tu régnes, ob 1 dis-moi, Julie, anse du ciel? dis-
moi comment ji! pourrais apporter devant l<ii leffronleiie qu'on ne |)eut
avoir que devant celles ipn raimeiit. Ah ! non, il n'est |ias possible. Un
seul de tes regards eût contenu ma bonclie et purilié mon cieiir. L'a-
mour eût couvert mes désirs emportés des charmes de la modestie; il
l'eûl vaincue sans l'outrager; et, dans la douce union de nos âmes,
leur seul délire eût produit les erreurs des sens. J'en appelle à ton
propre témoignage. Dis si, dans toutes les fureurs d'une passion sans
mesure, je cessai jatiiais d'en respecler le charmant objet. Si je reçus
le prix que ma flamme avait mérité, dis si j'abusai de mon bonheur
pour outrager ta douce houle. Si d'une main timide l'amour ardent et
craintif attenta quelquefois à tes charmes, dis si jamais une lémérité
brutale osa les profaner. (Juaud un iranspori indiscret écarte un inslant
le voile (piiles couvre, l'aimable pmb ur n'y substitue-t-clle pas aussitôt
le sien? Ce vêlement sacré rabaudonnerait- il un monicnt, quand tu
n'en aurais point d'autre"? lneoriu|ilible i(uu Ion auie bonniMe, Ions
les feux di' la mienne l'ont-ils jamais alleree? Celle union si loiirlianle
et si tendre ne suflit-elh> pas à nolie lelieile .' rje fail-elle pas seule tout
le bonheur de nos jours? connaissons-nous au monde quehjues plaisirs
hors cens (pie l'amour donne? en voudrions nous connaîtie d'autres?
Conçois tu comnient cet encbantemeut eût pu se détruire! Cominenl !
j'aurais oublié dans un moment l'honnêteté, notre amour, mon bon ■
nciir, et l'invincible respect que j aurais toujours eu |iour toi, ipiaiid
même je ne l'aurais point adorée ! Non, ne le crois pas ; ce n'est poini
moi qui |uis l'offenser ; je n'en ai nul souvenir; el si j eusse été eou-
|)al)lejini inslant, le remords me cpiitlirait il jamais? Non, Julie; un
démon, jaloux dun sort trop heureux pour un mortel, a pris ma ligure
pour le troubler, el m'a laissé mon cœur pour me rendre plus misé-
rable.
J'abjure, je déteste un forfait que j'ai commis puisque lu m'en ac-
cuses, mais auquel ma volonté n'a point de |>art. Que je vais rablioricr
cette fatale iutem|iéiauce (pii me paraissait favorable aux épanchenieuls
du cœur, et qui put démentir si ei uellemeiil le mien ! J'en fais par loi
l'irrévocable serment , des anjonitrimi je renonce pour ma vie an vin
comme an plus imutel poison ; jamais eetle li(pieur luiiesle ne troubler.i
mes sens, jamais elle ne souillera niei lèvres, et son délire insensé ne
me rendra pins eoiipalde à mon insu. Si j'enfreins ce vœu solennel,
amour, aeeabb'-moi iln châtiment dmit je serai digne : puisse à lin-
siant l'image de ma Julie sortir pour jamais de mon cœur, et l'aban-
donner à l'indifférence et au désespoir !
Ne pense pas que je veuille expier mou crime par une peine si légère:
c'est une précaution et non pas un cliâtiiueul : j'attends du toi celui
LA NOUVELLE Hf.LOLSË.
27
que j'ai mérité, je l'implore pour soulager mes regrets. (Jiic l'amour of-
fensé se venge et s'apaise, punis-moi sans me haïr, je souflrirai sans
murmure. Sois juste et sévère ; il le faut, j'y consens; mais, si lu veux
me laisser la vie, ftie-moi tout, hormis ton cœur.
LETTRE LU.
Comment , mon ami , renoncer au vin pour sa maîtresse I Voilà ce
qu'on appelle uu sacrifice I Ohl je défie qu'on trouve dans les quatre
cantons un honmie plus amoureux que loi ! Ce n'est pas qu'il n'y ait
parmi nos jeunes gens de petits messieurs francisés qui hoivenl de l'eau
par air ; mais tu seras le premier à qui l'amour en aura fait boire; c'est
lin exemple à citer dans les fastes galants de la Suisse. Je me suis même
informée de les déportemenls , et j'ai appris avec une extrême édilica-
tionque.soupanthiercliezM.deVueillerans, tu laissas faire la ronde à six
bouteilles api es le repas, sans y toucher, et ue marchandais non plus
les verres d'eau que les convives ceux de vin de la cote. Cependant cette
pénitence dure depuis trois jours que ma lettre est écrite, et trois jours
font au moins six repas; or, à six repas observés par lidélité, l'on en peut
ajouter six autres par crainte, et six par honte, et six par habitude, et
SIX par obstination. Que de motifs peuvent prolonger des privations
pénibles dont l'amour seul aurait la gloire I Daigiierait-il se faire hon-
neur de ce qui peut n'être pas à lui?
Voilà plus (le mauvaises plaisanteries que tu ne m'as tenu de mauvais
propos; il est temps d'enrayer. Tu es grave naturellement; je me suis
aperçue qu'un long badinage t'échauffe, comme une longue promenade
échauffe un homme replet; mais je tire à peu près de toi la vengeance
que llenri IV tira du duc de Mayenne, et ta souveraine veut imiter la
clémence du meilleur des rois. Aussi bien je craiudiais qu'à force de
regrets et d'excuses tu ne te lisses à la fin un mérite d'une faute si bien
réparée; et je veux me hàler de l'oublier, de peur que, si j'altendais
trop longtemps, ce ne fût plus générosité, mais ingraiiiude.
À l'égard de la résolution de renoncer au vin pour toujours, elle n'a
pas aulanl d'éclat à mes yeux que tu pourrais croire ; les passions vives
ne songent guère à ces petits sacrillcrs, et l'aiiionr ne se rcpall point
de galanterie. D'ailleurs il y a qnilqucfois plus il'adnsse que de cou-
rage à tirer avantage pour le nionieul présent d'un avenir incertain, et
à se payer d'avance dune abstinence éternelle à laquelle on renonce
quand un veut. Kh ! mon bon ami, dans tout ce (pii ilattc les sens,
l'abus est-il donc inséparable de la jouissance'.' L'ivresse est-elle né-
cessairement attachée au goill du vin '? et la philosophie serait-elle assez
vaine ou assez cruelle pour n'ollrir d'autre moyen d'user modérément
des choses qui plaisent que de s'en priver tout à fait?
Si tu tiens ton engagement, tu t'otes uu plaisir innocent, et risques la
sanlé en changeant de manière de vivre; si lu l'enfreins, l'amour est
doublement offensé , et ion honneur même en souffre. J'use donc en
cette occasion de mes droits; et non-seulement je te relève d'un vomi
nul, comme fait sans mon congt-, mais je le défends même de l'obser-
veraii delà du terme que je vais te prescrire. Mardi nous aurons ici la mu-
sique de milurd Kdouard. .\ la collation je t'enverrai une coupe à demi
pleine d'un nectar pur et bienfaisant. Je veux qu'elle soit bue en ma
firdsenee et à mon intention, après avoir fait de quelques gouttes une
ibation expiatoire aux Giàees. lînsuite mon pénitent reprendra dans
ses repas l'usasse sobre du viii lenipéié par le cristal des fontaines; et.
comme dit ton bon l'iiilarque, en calmant les ardeurs de liacchus par le
commerce des nymphes.
A propos du coniert de mardi, cet élmirili de Uegianino ne s'esl-il
pas mis dans la lêle i|uej y poinrais déjà chanter un air italien, et même
un duo avec lui? Il voulait ipie je le chantasse avec toi pour mettre en-
semble ses deux ccoliiTS; mais il y a dans ce duo de certains ben mio
dangereux à dire sous les yeux d'une mère quand le cœur est de la
partie ; il vaut mieux renvoyer cet essai au premier concert qui se fera
cheï l'inséparable. J'.iUiibue la fa<ilite avec la(|U(lle j'ai pris le goiU de
cette musique à celui ipu^ mon frère m'avait doimé pour la poésie ita-
lienne, et que j'ai si bien entretenu avec loi, que je sens aisément la
cadence des vers, et (pi'au dire de Uegianino jeu prends assez, bien
l'accent, Ji; comiiience chaque; leçon \y.\v lire qiiehpies octaves du Tasse
ou (pielipie |scèue du Mc-iastase; ensuite il me fait dire et accoinpa;;ner
du réeilatif ; et je crois continuer de parler ou de lire, ce qui silrement
ne m'arrivail pas dans le récitatif français. Après cela il liiut soutenir
en mesure des sous égaux et justes; exercice que les éclats auxquels
j'étais aecoutumée me rendent assez difficile. Enfin, nous passons aux
airs ; cl il se trouve que la justesse et la flexibililé de la voix, l'ex-
pression pathétique , les sons renforcés, et tous les passages, sont un
effet naturel île la douceur du chant et de la précision de la mesure;
de siule que ce qui me paraissait le plus diflii ile à apprendre n'a pas
iiiènie besoin d'élre enseigné. Le caractère de la uu-ludie a laiu de
r.ipporl au Ion de la langue, et une si grande pnicl.> de inodiilalion ,
qu'il n<- faut (precouter la basse et savoir parler pour dechilïrer aisé-
ment le chanl. Toutes les passions v oui des expressions aiguës et
fortes ; tout au contraire de l'accent Irainant et pénible du chant fran-
çais, le sien, toujours doux cl facile, mais vif et louchant, dit beaucoup
avec p' Il d'rflbit; ciinn. je sens que cette nMiiic|iie afrile l'àiiie cl re-
pose la poitrine; cesl précisément celle qu'il faut a uion (iciir et à mes
poumons. A mardi donc, mon aimable ami, mon niaiire, nioii pénitent,
mon apôtre; hélas! que ne m'es-tu point? pourquoi faut-il qu'un seul
titre manque à tant de droits'.'
/'. .S. ^ais-lu qu'il est question d'une jolie promenade sur l'eau, pa-
reille à celle que nous finies il y a deux ans avec la pauvre l^haillot?
(jue mon rusé maître était timide alors I qu'il tremblait en me don-
nant la main pour sortir du baleaii I Ah, l'hypocrite!... il a beaucoup
changé.
LETTRE Lin
Ainsi tout déconcerte nos projets, tout trompe notre attente, tout
trahit des feux que le ciel eût dii couronner! vils jouets dune aveugle
forlnne, tristes victimes d'un moqueur espoir , toucherons-nous sans
cesse au plaisir qui fuit, sans jamais l'atteindre? t^elle noce trop vaine-
ment désirée devait se faire à Clarens; le mauvais temps nous contra-
rie, il faut la faire à la ville. Nous devions nous y ménager une entre-
vue ; tous deux obsédés d'importuns, nous ne pouvons leur échapper
en même temps, et le iiioment où I un des deux se dérobe est celui oit
il est impossible à l'aulre de le joindre! Enfin, un favorable instant se
présente ; la plus cruelle des nieres vient nous l'arracher ; et peu s'en
faut que cet instant ne soit celui de la perte de deux infortunés qu'il
devait rendre heureux! Loin de rebuier mon courage, tant d'obstacles
l'ont irrité; je ne sais quelle nouvelle force m'anime, mais je me sens
une hardiesse que je n'eus jamais; et, si tu l'oses partager, ce soir, ce
soir même peut acquitter mes promesses, et payer dune seule fois toutes
les dettes de l'amour.
Consulte-toi bien, mon ami, et vois jusqu'à quel point il l'est doux de
vivre; car l'expédient que je le propose peut nous mener tous deux à
la mort : si lu la crains, n'ac hève point celle lettre; mais si la pointe
d'une épée n'effr.iye pas plus aujourd'hui ton cœur que ne l'effrayaient
jadis les goulfres de .Meillerie, le mien court le même risque et n'a pas
balancé. Ecoule.
Dabi, qui couche ordinairement dans ma chambre, est maladi- depuis
trois jours; et, quoique je voulusse absolument la soigner, on l'a trans-
portée ailleurs malgré moi : mais, comme elle est mieux, peut-être
elle reviendra dès demain. Le lieu où l'on mange est loin de l'escalier
qui conduit à l'appartement de ma mère et an mien -, à l'heure du souper
toute la maison est déserte, hors la cuisine et la salle à manger. Eiilin
la nuit, dans celle saison , est déjà obscure à la même heure; son voile
pciii dérober aisément dans la rue les passants aux spectateurs, et lu
sais parfailement les êtres de la maison.
Cela suffit pour me faire entendre. Viens cet après-midi chez ma
Fanchon, je t'expliquerai le reste, et te donnerai les instructions né-
cessaires : que si je ne le puis, je les laisserai par écrit à l'ancien en-
trepôt de nos lettres, où, comme je t'en ai prévenu, tu trouveras déjà
celle-ci : car le sujet en est trop important pour l'oser confier à per-
sonne.
Uh ! comme je vois à présent pal|)iter ton cœur ! Comme j'y lis tes
transports, et comme ji! les partage ! Non, mon doux ami, non, nous ne
(piillerons pas celle courte vie sans .avoir un instant goûté le Ixuiheur .
mais songe pourlanl (|ue cet instant est environné des horreurs de la
mort ; que l'abord est sujet à mille hasards, le séjour dangereux, la retraite
d'un péril cxlrême ; que nous sommes perdus si nous sommes décou-
verts, el qu'il faut que tout nous favorise pour pouvoiréviler de l'être. .Ne
nous abusons point, je connais trop mon père pour douter que je ne te
visse à l'instant percer le co'ur de sa main, si même il ne commençait
par moi ; car silremenl je ne serais pas plus épargnée : cl crois-tu que
je t'exposerais à ce risque si je n'étais sûre de le partager ?
Pense encore qu'il n'est point questiou de te lier à ton courage ; il
n'y faut pas S(Uiper ; et je le défends même Irès-expressémenl d'ap-
porter aiienne arme pour la delense, pas même ton cpee : aussi bien le
serait-elle parfailement inutile; car, si nous sommes surpris, mon des-
sein est de me précipiter dans tes bras, de l'enlacer fortement dans
les miens, el de recevoir ainsi le coup mortel, pour n'avoir plus à me
séparer de loi, plus heureuse à ma mort que je ne le fus de ma vie.
J'espère (priin son plus doux nous est réservé ; je sens au moins
nu il nous est dil ; el la fortune se lassera de nous être injuste. Viens
donc, àine de mon cœur, vie de ma vie, viens te réunir à toi-même ;
viens sous les auspices du tendre amour recevoir le prix de ion obéis-
sance el de tes sacrifices ; viens avouer, même au sein des plaisirs, que
c'est de l'union des cœurs qu'ils tirent leur plus grand charme.
28
LA NOUVELLE HELOISE.
LETTP.R IIV.
J'arrive plein d'une émotion qni s'accroît en entrant dans cet asile.
Julie ! me voici dans ion cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce
que mon cœur adore. Le flambeau de l'amour guidait mes pas, et j'ai
passé sans être aperçu. Lieu charmant, lieu fortuné, qui jadis vit tant
réprimer de regards tendres, tant étouffer de soupirs brûlants, toi qui
vis naître et nourrir mes premiers feux, pour la seconde fois tu les
verras couronner; témoin de ma constance immorielle, sois le témoin
de mon bonheur, et voile à jamais les plaisirs du plus fidèle et du plus
heureux des hommes.
Que ce mystérieux séjour est charmant ! Tout v flatte et nourrit l'ar-
deur qui me dévore. 0 Julie : Il est plein de loi," et la flamme de mes
désirs s'y répand sur tous les vestiges. Oui, tous mes sens v sont eni-
vrés à la fois. Je ne sais quel parfum presque insensible, plus doux que
la rose et plus léger que l'iris, s'exhale ici de toutes parts : j'v crois
entendre le son llalteur de ta voix. Toutes les parlies-de ton habille-
ment éparses présentent à mon ardente imagination celles de loi-même
qu'elles recèlent : cette coiffure tégère que parent de grands cheveux
blonds qu'çlle feint de couvrir; cet heureux fichu contre lequel une
fois au moins je n'aurai poiut à murmurer ; ce déshabillé élégant et sim-
ple qui marque si bien le goût de celle qui le porle ; ces mules si mi-
gnonnes qu'un pied souple remplit sans peine; ce corps si délié qui
louche et embrasse... Quelle taille enchanteresse !... au-dèvant deux
légers contours... 0 spectacle de volupté!... la baleine a cédé à la force
de l'impression... Empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois !
Dieux ! dieux I que sera-ce quand... Ah ! je crois déjà sentir ce tendre
cœiir baiire sous une heureuse main ! Julie! ma charmante Julie! je le
vois, je te sens partout, je le respire avec l'air que tu as respiré ; tu
péiieires toute ma substance. Que ion séjour est brûlant et douloureux
pour moi! ij est terrible h mon impatience. 0 viens, vole, ou je suis
perdu 1 '
Quel bonheur d'avoir trouvé de l'encre et du papier! J'exprime ce
que je sens pour en tempérer l'excès, je donne le change à mes trans-
ports en les décrivant.
11 me sembli; enleudie du bruil: serait-ce ion barbare père'? Je ne
crois pas être lâche... Mais qu'en ce moment la mon me seraii horri-
ble ! mon désespoir serait égal à I ardeur qui me consume. Ciel, je te
demande encore une heure de vie, cl j'abandonne le reste de mon être
à la rigueur. 0 désirs ! ô crainte I ô palpitations cruelles !... on ouvre...
on entre... c'est elle ! c'est elle ! je l'entrevois, je l'ai vue, j'entends
refermer la porte. .Mou cœur, mon faible coeur, tu succombes à tanl
d'agitations. .Mi ! cherche des forces pour supporter la félicilé qui t'ac-
cable !
LETTRE LV.
Oh 1 mourons, ma douce amie I mourons, la bien-aimée de mon
cœur ! Que faire désormais d'une jeunesse insipide dont nous avons
épuisé toutes les délicis ? Explique-moi, si lu le peux, ce que j'ai senli
dans celte nuil inconcevable ; donne-moi l'idée d'une vie ainsi passée,
ou laisse-m'en quitter une qui n'a plus rien de ce que je viens d'éprou-
ver avec loi. J'avais goûté le plaisir, et croyais concevoir le bonheur 1
Ah I je n'avais senti qu'un vain songe, et n'imaginais que le bonheur
d'un enfant. .Mes sens abusaient mon àme grossière ; je ne cherchais
qu'en eux le bien suprême, et j'ai trouvé que leurs plaisirs épuisés n é-
laient que le commencement des miens. 0 chef-d'œuvre unique de la
nature! divine Julie! possession délicieuse .à laquelle tous les transports
du plus ardent amour suffisent à peine! non, ce ne sont point ces trans-
ports que je regrette le plus : ah ! non, retire, s'il le faut, ces faveurs
enivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies; mais rends-moi tout
ce qui n'était point elles et les effaçait mille fois. Rends-moi celte élroile
union des âmes que lu m'avais annoncée et que lu m'as si bien fait goû-
ter ; rends-moi cet abattement si doux rempli par les effusions de noS
cœurs; rends-moi ce sommeil enchanteur trouvé sur ton sein; rends-
moi ce réveil plus délicieux encore, cl ces soupirs entrecoupés, et ces
douces larmes, et ces baisers qu'une voluptueuse langueur nous faisait
lentement savourer, el ces gémissements si tendres durant lesquels In
pressais sur ton cœur ce cœur fait pour s'unir à lui.
Dis-moi, Julie, loi qui (J après ta propre sensibilité sais si bien juger
de celle d'aulrui, crois-tu que ce que je sentais auparavant fût vérita-
blement de l'amour ? mes sentiments, n'en doute pas, ont depuis hier
changé de nature ; ils ont pris je ne sais quoi de moins impétueux, mais
de plus doux, de plus tendre et de plus charmant. Te souvient-il de
cette heure entière que nous passâmes à parler paisiblement de notre
amour et de cet avenir obscur el redoutable par qui le présent nous était
encore plus sensible : de celle heure, hélas! trop courte, dont une lé-
gère empreinte de irislesse rendit les entretiens si louchants'? J'étais
tranquille, el pourtant j'étais près de loi ; je l'adoiais el ne désirais rien;
je n'imaginais pas même une autre félicilé que de sentir ainsi Ion vi-
sage auprès du mien, la respiration sur ma joue, et ton bras autour de
mon cou. Quel calme dans tous mes sens! Quelle volupté pure, conti-
nue, universelle ! Le charme de la jouissance était dans l'àme : il n'en
sortait plus, il durait toujours. Quelle différence des fureurs de l'amour
à une situalion si paisible ! C'est la première fois de mes jours que je
l'ai éprouvée auprès de loi; el cependant, juge du changemeni étrange
que j'éprouve ; c'est de toutes les heures de nia vie celle qui m'est la
plus chère, el la seule que j'aurais voulu prolonger clernellemeni. Julie,
dis-moi donc si je ne t'aimais point auparavant, ou si maintenant je ne
t'aime plus.
Si je ne t'aime plus? Quel doute ! Ai-je donc cessé d'exister, el ma
vie n'est-elle pas plus dans ton cœur que dans le mien '' Je sens, je sens
que tu m'es mille fois plus chère que jamais, cl j'ai trouvé dans mon
abattement de nouvelles forces pour le chérir plus tendrement encore.
J'ai pris pour toi des sentiments plus paisibles, il est vrai, mais plus
affectueux cl de plus de difl'érenlcs espèces. Sans s'affaiblir, ils se sont
multipliés ; les douceurs de l'amitié tempèrent les emportements de l'a-
mour, et j'imagine à peine quelque sorte d'attachement qui ne m'unisse
pas à toi. 0 ma charmante maîtresse ! ô mon épouse, ma ,sœnr, ma
douce amie ! que j'aurai peu dit pour ce que je sens, après avoir épuisé
tous les noms les plus chers au cœur de l'homme !
Il faut que je l'avoue un soupçon que j'ai conçu dans la honte el l'hu-
miliation de moi-même : c'est que tu sais mieux aimer que moi. Oui,
ma Julie, c'est bien loi qui fais ma vie et mon être ; je l'adore bien de
toutes les facultés de mon àme : mais la tienne est plus aimante, l'a-
mour l'a plus profondément pénétrée ; on le voit, on le sent ; c'est lui
qui anime les grâces, qui règne dans les discours, qui donne à les yeux
cette douceur pénétrante, à la voix ces accents si louchants ; c'est lui
qui, par la seule présence, communique aux autres cœurs, sans qu'ils
s'en aperçoivent, la tendre émotion du lien. Que je suis loin de cet
état charmant qui se suffit à lui-même ! Je veux jouir, et tu veux aimer;
j'ai des transports , et loi di; la passion ; tous mes emportements ne
valent pas ta délicieuse langueur, et le sentiment dont ton cœur se nour-
rit est la seule félicité suprême. Ce n'est que d'hier seulement que j'ai
goûté cette volupté si pure. Tu m'as laissé quelque chose de ce charme
inconcevable qui est en toi. el je crois qu'avec la douce haleine tu m'in-
spirais une àme nouvelle. Ilàie-toi, je l'eu conjure, d'achever ton ou-
vrage. Prends de la mienne tout ce qui m'en reste, et mets tout à fait la
lieunc à la place. Non, beauté d'ange, àme céleste, il n'y a que des sen-
timents comme les tiens qui puissent honorer les alirails ; loi seule es
digne d'inspirer un parlait amour, toi seule es propre à le sentir. .\h !
donne-moi ton cœur, ma Julie, pour l'aimer comme tu le mérites.
LETTRE LVI.
DE CLAIKE k IVin,
J'ai, ma chère cousine, à te donner un avis qui t'importe. Hier aa
soir ton ami eut avec milord Edouard un démêle qui peut devenir sé-
rieux. Voici ce que m'en a dit M. d'Orbe, qui était présent, et qui, in-
quiet des suites de cette affaire, est venu ce matin m'en rendre compte.
Ils avaient tous deux soupe chez milord ; et, après une heure ou deux
de musique, ils se mirent a causer et boire du punch. Ton ami n'en but
qu'un seul verre mêlé d'eau ; les deux autres ne furent pas si sobres ;
el, quoique M. d'Orbe ne convienne pas de s'être enivré, je me réserve
à lui en dire mon avis dans un autre temps. La conversation tomba
naturellement sur ton compte; car lu n'ignores pas que milord n'aime
à parler que de loi. Ton ami, à qui ces confidences déplaisent, les reçut
avec si peu d'aménité, qu'enfin Edouard, écliaulle de punch, et piqué de
cette sécheresse, osa dire, en se plaignant de ta froideur, qu'elle n'éiait
pas si générale qu'on pourrai! croire, et que tel qui n'eu disait mot
n'était pas si mal Iraiié que lui. A l'instant ton ami, dont tu connais la
vivacité, releva ce discours avec un emportement insultant qi:i lui attira
un démenti, et ils sautèrent à leurs épées. iioinslon, à demi ivre, se
donna en courant une entorse qui le força de s'asseoir. Sa jambe enfla
sur-le-champ, el cela calma la querelle mieux que tous les soins que
M. d'Orbe s'était donnés. Mais comme il était attentif à ce qui se pas-
sait, il vil ion ami s'approcher, en sortant, de l'oreille de milord Edou.ard,
el il entendit qu'il lui disait à demi-voix : Sitôt que vous lerez en élal de
iorlir. faites moi donner de vos nouvelles, ouj',.urai foin de m'en in-
former. K'en prenez pas la peine, lui dit Edouard avec un souris mo-
queur, vous en saurez assez tôt. Nous verrons, reprit froidemenl ton
ami; et il sortit. M. d'Orbe, en te remettant celte lettre, t'expliquera le
tout plus en détail. C'est à la prudence à te suggérer des moyens d é-
loul'fer celte fâcheuse alïaire, ou à me prescrire de mon coté ce que je
dois -faire pour y contribuer. En allendanl, le porteur est à les ordres,
el il fera loul ce que tu lui commanderas, et lu peux compter sur le
secret.
l.A NOrVKLLE HÉLOISF..
'iO
Tu te perds, ma olièie, il faut (|ii<; iiiim amiiiti te le dise; l'enijape-
meiil oi'i m vis ne peut rester loiijjleinps eaelié dans une peliie ville
ciiniinc (cllc-ci; el ('rsl un iniiacie de boniieiir que, depuis plus de
(icw\ ans qn il a ennuncnec!, tn ne Bois pas encore le sujet des discours
pulili(s, Tn le vas devenir si lu n'y prends garde; tu le serais déjà si
In éhiis nK)ins ainn-e ; mais il y a une répucuancc si générale à mal
parler de toi, que c'est un mauvais moyen de se faire fétt;, et un très-
srtr de se faire liair. Cependant tout a sou terme; je tremhie iu|*telui
(lu mystère ne soit viMin pour Ion amour, et il y a fçiande aiijWFnce
que les sonpeoiis de iiiilord Kdouard lui viennent de qiiehpies niTiivais
|)ropos (pi'il peut avoir eniendus. Songi^s-y bien, ma dieic eidanl. Le
giiel dit, il y a (pielque temps, avoir vu sortir de elle/ loi Uui ami à
cinq heures du malin. Heureusement celui ci sut des picmieffee dis-
cours, il eournt eliez cet homme, et trouva le secret de le faire taire :
mais qu'est-<e (piun pareil silence, sinon le moyen d'accréditer des
hruits sourdement répandus? La déiianci; de ta liiére augmente aussi
(le jour eu jour ; tu sais combien de fois elle te l'a fait entendre : elle
m'en a parlé à mon tour d'une manière assez dure ; et si elle ne crai-
gnait la violence de ton père, il ne faut pas douter qu'elle ne lui en eiH
déjà parlé à lui-même; mais elle l'ose d'autant moins qu'il lui donnera
toujours le principal lorl d'une connaissance qui te vient d'elle.
Je ne pins trop U: le répéter, sonne à toi tandis qu'il en est temps
encore; écarte ton ami avant qu'on en parle, préviens des soiqiçons
naissants que son absence fera sûrement tomber : car entin, que peut-
on croin; qu'il fait ici '.' l'eiit-ètre dans six semaines, dans un mois,
sera-t-il trop tard. Si le moindre mot venait aux oreilles de ton père,
tremble de ce qui résulterait de l'indignation d'un vieux militaire en-
tête de riionnenr de sa maison, et de la pétulance d'un jeune homme
emporté qui ne sait rien endurer : mais il faut commencer par vider
de manière ou d'autre l'alfaire de milord Edouard ; car lu ne ferais
qu'irriter ton ami et l'attirer un juste refus, si tu lui parlais d'éloigne-
ment avant qu'elle fîlt terminée.
LliTTUE LVll.
Mon ami, je me suis instruite avec soin de ce qui s'est passé entre
vous et milord Edouard ; c'est sur l'exacte connaissance des faits que
votre amie veut examiiiiT avec vous comment vous devez vous con-
duire Cil cetti' oceasioii, d'a;irès les sentiments que vous professez, et
doiii je suppose que vous ne faites pas une vaine et fausse parade.
Je ne m'informe (loint si vous êtes versé dans l'art de l'escrime, ni si
vous vous sentez eu état de tenir tète à un homme qui a dans l'Europe
la répulatinn de manier supérieurement les armes, et qui, s'étant battu
cinq (Ml six (ois en sa vie, a toujours tué, blessé ou désarmé son homme :
je comprends que dans le cas où vous êtes on ne consulte pas son ha-
bileté, mais son courage, el que la bonne manière de se venger d'un
brave ipii vous insulte esl de faire qu'il vous lue ; passons sur une
maxiiiii- si jiidii iriiso. Vous me direz que votre honneur et le mien
vous sont plus chers que la vie : voilà donc le principe sur lequel il faut
raisonner.
Commençons par ci> qui vous regarde. Poiirriez-vons jamais me dire
en quoi vous êtes personnellement idïensé dans un discours o(i c'est
de moi seule qu'il s'agissait '( Si vous deviez, en cette occasion, pren-
dre fait el cause pour moi, c'est ce que nous verrons tout à l'heure :
en attendant, vous ne sauriez disconvenir que la querelle ne soit par-
faitement étrangère à votre honneur particulier, à moins que vous ne
preniez pour un affront le soupçon d'être aimé de moi. Vous avez été
insulté, je l'avone, mais après avoir C()muieucé vous-même par une
insulte atroce; el moi, (liuit la famille est pleine de militaires, et qui ai
tant oui débattre ces horribles questions, je n'içnore pas qu'un outrage
en réponse à un autre ne l'efface point, el que le premier qu'on iiisuite
demeun^ le seul offense : c'est le même eas d'un combat imprévu , ou
l'agresseur est le seul criminel, cl où celui qui tue ou blesse en se dé-
fendant n'est point couiiable de meurtre.
Venons maintenant à moi. Accordons i|ne j'étais outragée par le dis-
cours de milord Edouard, ipioiqu'il ne fil que me rendre justice : savez-
vous ce (pie vous faites en me défendant avec tant de chaleur et d'in-
discrétion? vous aggr:ive/, son outrage, vous proovez qu'il :ivait raison,
vous sacrifiez mon honneur à un faux point dlioimeiir, vous dilfamez
votre iiiaitresse pour gagner tout au plus la repiiialion d'im bon spailas-
sin. Moiilrez-iuoi, de grâce, quel rapport il y a entre voire manière de
me jiislilier et ma jiislilie.ilion réelle. Pensez-vous que prendre ma
cause avec lam d ardeur soil une grande preuve qu'il n'y a point de
liaison entre nous, et qu'il siifliso de faire voir que vous ères brave pmir
montrer que vous n'êtes pas miui amant? Sovcz si1r(pie tous les propos
de milord Edouard me font moins de lort que voire conduite ; c'est
vous sinil qui vous charge/, par cet éclat, de les publier el de h's con-
firmer 11 pourra bien, qiiaiil à lui, éviter voire épée dans le combat;
mais jamais ma ré|iiilalioii ni mes jours peut-être n'éviteront le coup
mortel (pie vous leur piulez.
Noilà des raisons trop solides pour que vous ayez rien qui le puisse
être à y ré[ili(pier : mais vous coinbatirez, ii- le prévois, la ^j^in par
l'usage'; vous me direz qu'il esl des fatalités qui nous entraiinTi^algré
nous ; que, dans quelque cas que ce soit, un démenli ne se soiillfe ja- •
mais, el que, quand une affaire a pris un certain tour, ou ne peut plus
éviter de se battre ou de se déshonorer. Voyous encore.
Vous sonvienl-il d'une distinction que vous me fiies autrefois, daos
une occasion importante, entre Ihonneur réel el l'honneui apparent :'
Dans laquelle des deux classes mettrons- nous celui dont il s'agit aujour-
d'hui'/ Pour moi, je ne vois pas comment cela peut même faire une
question, (.iii'y a-t-il de commun entre la gloire d'égorger un homme et
le témoignag(' d'une âme droite .' ei rpielle prise peut a\oir la vaine opi-
nion d autrui sur riiomiciir veriUible dont toutes les racines sont au
fond du cieiir.' (.iiioi ' les vertus qu'on a réellement périssent-elles sous
les mensonges d'un ealomiiiateur .' les injures d'un homme ivre prou-
vent-elles ipi on les mérite! et l'h(muenr du sage serait-il à la merci
du premier brûlai qu'il peut rencontrer? Me direz-voiis qu'un duel té-
moigne qu'on a du cœur, el que cela suffit pour «Ifacer la honte ou le
reproche de tous les autres vices? Je vous demanderai quel honneur
peut dicter une pareille décision, et quelle raison peut la justilier. .\ ce
compte un fripon n'a qu'à se battre pour cesser d'eire un fri|ion; les
discours d'un menteur deviennent des vérités siti'it (pi'ils sont soutenus
à la pointe de l'épée ; el si l'on vous accusait d'avoir lue un homme,
vous en iriez tuer un second pour prouver que cela n'est pas vrai.
Ainsi, vertu, vice, honneur, infamie, vérité, mensonge, tout peut tirer
son être de l'i-vi-nement d'un combat; une salle d'armes est le siège de
toute justice; il n'v a d'autre droit que la force, d'autre raison que le
meurtre; toute la réparation due à ceux qu'on outrage est de les tuer.
ettoule offehsi' est egab ni bien lavée dans le sang de l'offenseur ou
de l'olfense. Ililes. >i les loiips savaient raisonner, auraiciit-ils d autres
maximes? Juge/ vous iiiênie, par le cas où vous êtes, si j'exagère h ur
absurdité De ipioi s'aL'il-il ici pour vous' diiii diMiieiiii reçu dins une
occisiim où vous inciilie/rii .li.i l'rnM/-vons donc Hier la vériléavec
celui que vous voulez pniiir de l'a voir ilile.' >onge/.-vons ipiCn vous SDumet-
tanl an sort d'un duel vous appelez le ciel en témoignage d'une fausseté,
el que vous osez dire à l'arbitre des combats : Viens soutenir la cause
injuste, et faire triompher le mensonge? Ce blasphème n'a-t-il rien qui
vous épouvante? Cette absurdité n'a-l-elle lien qui vous révolte? bh
dieu ' quel est ce misérable honneur qui ne craint pas le vice, mais le
reproche, et qui ne vous permet pas d'endurer d'un autre un démenti
reçu d avance de votre propre cœur ?
Vous, qui voulez qu'on profite pour soi de ses lectures, prolitez donc
des vôtres, et cherchez si l'on vit un seul appel sur la terre quand elle
était couverte de héros. Les jibis vaillants hommes de I antiquité son-
gèrent-ils jamais à venger leurs injures personnelles par des combats
particuliers? César envova-l-il un cartel à Calon , ou Pompée à Cé-
sar, pour tant d'affronts réciproques? et le plus grand capitonne de
ia Grèce fut-il déshonoré pour s'être laissé menacer du bâton ? D autres
temps, d'autres mœurs, je le sais ; mais n'y en a-t-il (lue de bonnes, el
n'oserail-on s'enquérir si les nuTurs d un temps sont celles qu exige le
solide honneur? Non, cet honneur n'est point variable ; il ne dépend
ni des temps, ni des lieux, ni des préjugés; il ne peut m p.isser, ni re-
n.iîlre ■ il a sa source étern(>lle dans le cœur de 1 homme p;s!e et dans la
rè-'le inaltérable de ses devoirs. Si les peuples les plus éclaires, les plus
braves, les plus vertueux de la terre, n'ont point connu le duel, je dis
qu'il n'est pas nue institution de l'honneur, mais nue mo le affreu>e el
barbare digue de sa féroce origine. IWsle à savoir si, quand il s'agit de
sa vie ou de celle d'aiitrni, rbonnête homme se règle sur la mode, et s'il
n'v a pas alors plus de vrai courage à la braver (|u'à la suivre tjue fe-
rait à votre avis, celui qui s'v veut asservir, dans des lieux ou règne
un iisà''e contraire? à Messine" ou à Naples. il irait attendre son homme
au coin d'une rue. et le poignarder par derrière. Cel.i s'appelle être
brave en ce pays-là ; et l'honneur ne consiste pas a se faire tuer par
son ennemi, nia'is à le tuer lui-même. . , ,.,
Gardez-vous donc de confondre le nom sacre de 1 honneur avec Ce
préjugé féroce qui met toutes les vertus à la pointe d'une epee, el n est
pronre qu'à faire de braves scélérats. Que celle meihode puisse fournir,
si l'on veut, lin supplément à la probité : partout on la probité règne,
son snpidemenl n'esl il (.as inutile? et que penser de celui qui s expose
à la mort pour N'exempter d'être honnête homme? >e voyez-vous pas
nue les crimes ipii" la honte el l'honneur n'ont point empêches sont
coiiverls et multipliés par la fausse honte el la (rainle du blâme? (. est
elle qui rend l'homme hypocrite el menteur ; cesl elle qui ni lait ver-
ser \c saii" d lin ami pour un mot indiscrei qu'il devrait oublier, pour
un reprodie mériié qu'il ue peut sonifrir: c'est elle qui transforme en
furie infernale une fille abusée et craintive ; c'est elle 6 Dieu puissant .
nui peut armer la mon maternelle contre le tendre fruit.... Je seus dé-
faillir mon âme à celle idée horrible, cl je rends grâces au moins a celui
qui sonde les ctriirs d'avoir éloigné du mien cel honneur aflreux qm
n'inspire (uie des ((ufails ci fait frémir la nature.
Renirez donc en vous-même, et considérez s il vous est permis d at-
tanner de propos délibéré la vie d'un homme, et d exposer la uMre pour
satisfaire nue barbare et (l;«igerense fantaisie qui na nul rondement
riisonnable el si le Irisie souvenir du sang versé dans une pareille oc-
casion peut cesser de crier vengeance au fond du cœur de clm qui la
fiii couler Connaissez-vous aucun crime égal à 1 homicide volontaire?
30
LA NOUVELLE HÉLOÎSE.
et si la base de tontes les vertus est l'iuinianité, que penserons-nous de
l"|ioii!n^saugnin;iire et dépravé qni l'ose attaquer dans la vie de son
SemWaHIe ? Souvenez-vous de ce que vous m'avez dit vous-même contre
•e semée étranger. Avez-vons oublié que le citoyen doit sa vie à la pa-
trie, el n'a pas le droit d'en disposer sans le congé des lois, à plus forte
raison contre leur défense? 0 mon ami ! si vous aimez sincèrement la
vertu, apprenez à la servir à sa mode, el non à la mode des hommes.
Je veux qu'il en puisse résulter quelque inconvénient : ce mot de vertu
n'est- 1 donc pour vous qu'un vain nom ? el ne serez-vous vertueux que
quand il n'en toiltera rien de l'être?
*lais quels sont au fond ces inconvénients? Les murmures des gens
oisifs, des méchants , qui cherchent à s'amuser des ni;dlienrs d'a\ilrui,
el voudraient avoir toujours que'que histoire nouvelle à raconter. \ oilà
vniiment un grand mntif pour s'eulr'égorger ! Si le philosophe et le
Siigese reglei.t dans les pins grandes affaires de h vie sur les discours
insensés de la niultilnde, que sert tout cet appareil d'études, pour n être
au fond qn'nn homme vulgaire? Nous u'o.'sez donc sacrifier le ressenti-
ment au devoir, à l'eslime, à l'amitié, de peur qu'on ne vous accuse de
craindre la mort ? l'esez les choses, mon bon ami, et vous trouverez bien
plus de lâcheté dans la crauite de ce reproche que dans celle de la
mort même. 1-e fanfaron, le poltron veut à toute force passer pour
brave :
Ma verace valor, hen che neglello,
P di se .slesso a se freggio assai chiaro.
Mais la virilable valeur n'a pas besoin du témoignage d'aulrui, et tire sa gloire
d"elle-nn!me.
Celui qui feint d'envisager la mort sans effroi ment. Tout homme
craint de mourir, c'est la grande loi des êtres sensibles, sans laqiielle
toute espèce mortelle serait bii mot détruite. Cette crainte est un simple
mouvement de la nature, non-seulement iudiflérenl, mais bon en lui-
Miènie el conforme à l'ordre : tout ce qui la rend honteuse el bl.imable,
c'est qu'elle peut nous empêcher de bien faire et de remplir nos de-
voirs. Si la làchelé n'était jamais un ob>taclc à la vertu, elle ces-erait
d être un vice. (Jnicohqne est plus attaché à sa vie qu'à son devoir ne
saurait cire solidement vertueux, j'-en conviens. Mais expliquez-moi,
vous qui vous piquez de raison, quelle espèce de mérite on peut trouver
;'i braver la mort pour commettre un crime.
Quand il serait vrai qu'on se fait mépriser en refusant de se battie,
quel mépris est le pins à craindre, celui des autres en faisant le bien,
ou le sien propre eu faisant mal ? Croyez-moi, cehii qui s'estime véri-
lableeueiit lui-même est peu sensible à l'injusle mépris d'aulrui, et ne
craint que d'en être digne; car le bon et l'Iionnête ne dépendent point
du jugement des hommes, mais de.la nature des choses; et quand tonte
la terre approuverait l'action que vous allez faire, elle n'en serait pas
moins honteuse. Mais il est faux qu'à s'en abstenir par vertu l'on se fasse
mépriser. L'bonmie droit, dont loute la vie e^t sans tache, et qui ne
donna jamais aucun signe de làchelé , refusera de souiller sa main d'un
homicide, et n'en sera que plus honore. Toujours prêt à servir la pairie,
à protéger le faible, à renq)lir les devoirs les plus dangereux, el à dé-
fendre, en tonte renconire juste et honnête, ce qui lui est cher, au prix
de son sang, il met dans ses démarches cette inébranlable fermeté qu'on
n'a point sans le vrai courage. Dans la sécurilé de sa conscience, il mar-
che la lête levée, il ne fuil ni ne iherche son ennemi; on voit aisément
qu'il craint moins de mourir que de mal faire, el qu'il redoute le crime
el non le péril. Si les vils préjuges s'élèvent un instant contre lui, tous
les jours de son honorable vie sont iintant de témoins qui les récusent ;
et, dans une conduite si bien liée, on juge d'une action sur toutes les
autres.
Mais savez-vous ce qui rend cette modération si pénible à un homme
ordinaire? C'est la dilliculté de la soutenir dignement; c'est la nécessité
de ue commettre ensuite aucune aciion blâmable : car si la craiiiic de
mal faire ne le rttieui pas dans ce dernier cas, pourquoi l'auraii-ellc re-
tenu dans l'autre, oii I ou peut supposer un motif |)lus naturel? On voit
bien alors que ce refus ne vient pas de vertu, mais de lâcheté; et l'on
Be moque avec raison d'un scrupule qui ne vient que dans le péril. Na-
vez-\ous point remarqué que les hon)mes si ombiageux et si prnmpis à
provoquer les autres sont, pour la plupart, de très-malhonnêtes gens,
qui, de peur qu'on n'ose leur monlrtr ouverlement le mépris qu on a
pour eux. s'elforcenl de couvrir de quelques affaires d'honneur l'infamie
de leur vie entière'?- Est-ce avons d'imiter de tels hommes? Mettons en-
core à part les militaires de profession qui vendent leur sang à piix
d'argi ut ; qui, voulant conserver leur place, calculent par leur intérêt
ce qu'ils doivent à leur honneur, el savent à un écu près ce que vaut
leur vie. Mon ami, laissez battre tous ces gens-là. lîien n'est moins ho-
norable que cet honneur dont ils. font si grand bruit ; ce n'est qu'une
mode insensée, une fausse imitation de vertu, qui se pare des plus
grands crimes. L'honnc nr d'un lionmie comme vous ii'i'?t point an |)ou-
>oir duu autre ; il est en lui-même, et non dans lopin ou du peuple;
il ue se défend iii par l'épée ni par le bouclier , mais par une vie
intègre el irieprotbable; el ce coiiibal*vaul bien l'autre en fait de
courage.
C'est par ces principes que vous devez concilier les éloges que j'ai
donnes dans tous les lem|is a la véritable valeur avec le mépris que
j'eus toujours pour les faux braves. J'aime les gens de cœur, et ue puis
souffrir les lâches; je romprais avec un amant poltron que la crainte
ferait fuir le danger, el je pense, comme toutes les femmes, que le feu
du courage anime celui de l'amour. Mais je veux que la valeur se mon-
tre dans les occasions légiiimes, et qu'on ne se hàie pas d'en faire hors
de propos une vaine parade, comme si l'on avait peur de ne la pas re-
trouOiiiau besoin. Tel fait un effort et se présente une fois, pour avoir
dro^Bese cacher le reste de sa vie. Le vrai courage a plus de con-
stance et moins, d'empressement ; il est toujours ce qu'il doit être ; il
ne faut jji l'exciter ni le retenir; l'homme de bien le porte partout avec
lui. au combat cojitre l'eimemi, dans un cercle en faveur des absents et
de la Write, dans son lit contre les attaques de la douleur et de la
mort. La (orce de l'àiiie qui l'inspire est d'usage dans tous les temps ;
elle met toujours la vertu au-dessus des évéuemeuls, et ne consiste pas
à se battre, mais à ne rien craindre. Telle est, mon ami, la sorte de
courage que j'ai souvent louée, et que j'aime à trouver en vous. Toul
le reste n'est qu'élourderie, extravagance, férocité; c'est une lâcheté
de s'y soumettre ; el je ne méprise pas moins celui qui cherche un pé-
ril inutile, que celui qui fuit un péril qu'il doit affronter.
Je vous ai fait voir, si je ne me trompe, que dans votre démêlé avec
milord Edouard votre honneur n'est point intéressé ; que vous com-
promettez le mien en recourant à la voie des armes ; que celte voie
n'est ni juste, ni raisonnable, ni permise ; cpi'elle ne peut s'accorder
avec les sentiments dont vous laites profession ; qu'elle ne convient
qu'à de malhonnêtes gens, qui font servir la bravoure de supplément
aux vertus qu'ils n'ont pas, on aux ofliciers qui ne se battent point par
honneur, mais par intérêt ; qu'il y a plus de vrai courage à la dédaigner
qu'à la prendre ; que les inconvénients auxquels on s'expose en la re-
jetant sont inséparables de la pratique des vrais devoirs, et plus appa-
rents que réels ; qu'enlin les hommes les plus prompts à y recourir sont
toujours ceux dont la probité est la plus suspecte. D'où je coirIus que
vous ne sauriez en celle occasion ni faire ni accepter un appel sans re-
noncer en même temps à la raison, à la vertu, à l'honneur, 1 1 à moi.
Retournez mes raisonnements comme il vous plaira, entassez de votre
part sophisme sur sophisme ; il se trouvera toujours qu'un homme de
courage n'est point un lâche, et qu'un homme de bien ne peut être un
homme sans honneur. Or, je vous ai démontré, ce me semble, que
l'homme de courage dédaigne le duel, et que l'homme de bien l'ab-
horre.
J'ai cru, mon ami, dans une matière aussi grave, devoir faire parler
la raison seule, el vous présenter les choses exactement telles qu'elles
sont. Si j avais voulu les peindre telles que je les vois, et faire parler le
seulimeul el riiumaniié, j'aurais pris un langage fort différent. Vous sa-
vez que mon père, dans sa jeunesse, eut le malheur de tuer un homme
en duel : cet homme était son ami ; ils se battirent à regret, l'insensé
point d'honneur les y contraignit Le coup mortel qui priva l'un de la
\ie ôta pour jamais le repos à l'autre. Le triste remords n'a pu depuis
ce temps sortir de son cœur ; souvent dans la solitude on l'entend pleu-
rer el gémir ; il croit sentir encore le fer poussé par sa main cruelle
entrer dans le cœur de son ami ; il voit dan-; l'ombre de' la nuit son
corps pâle el sanglant ; il contemple en frémissant la plaie mortelle ;
il voudrait étancher le sang qui coule ; l'effroi le saisit, il s'écrie, ce
caiiavre affreux ne cesse de le poursuivre. Depui'* cinq ans qu'il a
perdu le cher soutien de son nom et l'espoir de sa famille, il s'en re-
proche la mort comme un juste châtiment du ciel, qui vengea sur son
lils unique le père infortuné qu'il priva du sien.- •
Je vous l'avoue, tout cela, joint à mon aversion naturelle pour la
cruauté, m'inspire une telle horreur des duels, que je les regarde
comme le derniei degré de brutalité où h s hommes puissent parvenir.
Celui qui va se battre de gaieié de cœur n'est à mes yeux qu'une bête
féroce qui s'efforce d'en déchirer une autre ; et, s'il reste le moindre
seiitimenl naturel dans leur âme, je trouve celui qui périt moins à plain-
dre que le vainqueur. Voyez ces hommes accoutumés au sang, iIg ne
bravent les remords qu'en élouffani la voix de la nature ; ils deviennent
par degrés cruels, insensibles ; ils se jouent de la vie des autres ; et la
punition d'avoir pu manquer d'humanité est de la perdre enlin tout A
l'ail. O»»' sont-Ils dans cet état? Réponds, vcux-lu leur devenir sem-
blable ? Non, tu n'es point fait pour cet odieux abrutissement; redoute
le premier pas qui peut l'y conduire : ton àme est encore innocente et
saine, ne commence pas à la dépraver, au péril de ta vie, par un elTort
sans verlu, un crime sans plaisir, un point d'honneur sans raison.
Je ne t'ai rien dit de ta Julie ; elle gagnera sans doute à laisser par-
ler ton cœur. Un mot, un seul mot, et je te livre à lui. Tu m'as hono-
rée quelquefois du tendre nom d'épousé; peut-être en co monicnl
dois-je porter celui de mère. Veux-tu me laisser veuve avant qu'un
nœud sacré nous unisse ?
P. S. J'emploie dans cette lettre une autorité à laquelle jamais homme
sage n'a résisté. Si vous refusez de vous y rendre, je n'ai plus rien à
vous dire ; mais pensez-y bien auparavant. Prenez huit jours de ré-
(Ic-xion pour méditer sur cet imporUnt, sujet. Ce n'est pas au nom de la
r. isoii (pie je vous demande ce délai, c'est au mien. Souvenez-vous
que j'use eu cette occasion du droit que vous in'avez donné vous-même,
et qu'il s'étend au moins jusque-là.
LA NOUVKLLE HÉLOfSK.
31
LETTRE LVIII.
I>t JOLIF, A MILORD EDOUARD.
Ce ii'osl point pour me plaiiidie de vous, milord, ipifijo vous écris :
puisque vous m'oulraj^cz, il laul l)icn (|iift j'aie avec vous des torls «pie
j ignore. CouiineiU concevoir qu'un liounète homme voulût désiioiiorer
saus sujet une famille estimable? Contentez donc votre vengeance, si
vous la croyez légitime ; cette lettre vous donne un moyen laci'e de
perdre une'mallienreuse fille (jni ne se consolera jamais de vous avoir
offensé, et qui met à votre discrétion l'honneur que vous voulez lui
ùler. Oui, milord, vos imputations étaicni justes : j'ai un amant aimé ;
il est mailre de mon cœur et de ma personne ; la mort simiIc pourra
briser un nœuds! doux. Cet amant est (•.•hii niome que vous hononez
de votre amitié : il en est digne, pnis(pi'd vous aime et qu'il est ver-
lui-iix. Cependant il va périr de votre main ; je sais qu'il faut du sang
à l'honneur outragé ; je sais que sa valeur même le perdra : je sais que
dans un combat si peu redoutable pour vous son intrt'pide cœur ira sans
crainte chercher le coup mortel. J'ai voulu retenir ce zèle inconsidéré ;
j'ai f.iit parler la raison. Hélas ! en écrivant ma lettre j'en sentais rinii-
lilité ; et. qnehpie n's|ictt (pie je |iorte à ses vertus, je n'en attends
Voiut di' lui d'a'-sr/ snlilimos pi>ur le détacher d'un faux [loint d'hon
neur. Jouissez d avaiirc du plaisir que vous aurez de. percer le sein de
votic ami : niaiss;ichez. bonime barbare, qu'an moins vous n'aurez pas
celui lie jouir de nies larmes, et de contempler mon désespoir. Non,
j'en jure par l'amour (pii gémit au fond de mon cœur, soyez léinoin
d'un' serment qui ne sera poini vain ; je ne survivrai pas d'un jour à
«•(■lui pour (|ui je respire ; «t vous aurez la gloire de nietlre au lomheau
d'un seul «onp deux amants infortunés, qui n'eurent point envers vous
de toit volonlaire, et (pii se plaisaient à vous honorer.
Ou dit, milord, «pie vous avez l'âme belle et le cœur sensible : s'ils
vous laissent goûter en paix une vengeance que je ne [mis compren-
dre, et la douceur d(! faire des nialhcureux, puissent-ils, «juand je n«!
serai plus, vous inspirer (piehiucs soins pimr un père et nue mère in-
consolables, «pie la [lerie du seul enfant qui leur reste va livrer à d'é-
Icnieiles douleurs !
LETTRE LIX.
DE M. D ORBK A JULIE.
Je me hâte, mademoiselle, selon vos ordres, de vous rendre compte
«le la ronimission dont vous m'avez chargé. Je viens «le chez milord
Edouard, que j'ai trouvé stmffrant encore de son entorse, et ne pou-
vant marcher dans sa chambre qu'à l'aide d'un bâton. Je lui ai remis
votre lettre, qu'il a ouverte avec empressement; il m'a paru ému en la
lisant ; il a r«";vé «piehpie temps ; puis il l'a relue une seconde fois avec
une agitation plus sensible. Voilà ce qu'il m'a dit en la Unissant. Vous
tara, mnnsicur, que les affaires d'himnetir onl leur règle diml on ne
peu! se déiiarli' : vous avez vu ce qui s'est passé dans celle-ci; il faut
qu'elle soil vidée régulièrement. Prenez deux amis, el donnez-vous la
peine de revenir ici demain matin avec eux; vous saurez aie s via
résolution .le lui ai représenté que l'ariairc s'etant passée «'utre nous,
il serait niiiiix (in'elle se Icrminàt de même. Je sais ce qui convient,
ni'a-t il dit brusipiement, et ferai ce qu'il faut, imenez vos deux amis,
ou je n'ai plus rien à vous dire. Je suis sorli là-dessus , chercliaiit
inulileinenl dans ma tète quel peut être son bizarre dessein. (Juni (pi'H
en soit, j'aiirai rimnnenr de v«ms voir ce soir, et j'exécuterai deiiiain
ce que vous me prescrirez. Si vous trouvez à propos que j'aille ;iu
rendez-vous avec mon cortège, je le composerai de gens dont je sois
sûr à tout événement.
LETTRE LX.
Calme tes alarmes, tendre et chère Julie; et, sur le récit de ce qui
vient de se passer, ciiiiiiais et partage les seiitinienls «pie j'épnmve.
J'étais si rempli d'iiidi^jii.ilion quand je re«.ns la li'llre, qu'à peine
pus-je la lire avec ratleution qu'elle méritait. J'avais beau ne la piniviiir
réfuter, laveugle c«)lère élait la plus forle. Tu peux avoir raison. (Iis.ii>-
jc en mui-méine, mais ne me parle jamais de te laisser avilir, ftiisse-je
le perdre el innurir coupable, je ne souffrirai point «pion manque au
respect qui t'est dii; tant qu'il me restera un souille de vie, tu seras
honorée de loiit ce «pii t'approche comme tu l'es de mon co'ur. Je ne
balan(,ai pas poiirlant sur les huit jtmrs que tu me demandais : l'acci-
dent de milord Edouard et mou v(i;u d'obéissance concouraient à ren-
dre ce délai nécessaire. Résolu, selon tes ordres, d'employer cet inter-
valle à nnîditcr sur le sujet de ta lettre, je m'occupais sans cesse a la
nlire et à y réllécliir, non pour changer de sentiment, mais pour jus-
iWutr le mien. . ,■ .
J'avais repris ce matin celle leltre trop sage et trop judicieuse a mon
gré, et je la relisais avec inquiéiude. quand on a frappe a la porte de
ma chambre. Un moment après j'ai vu entrer milord l.douard sans epee,
appuyé sur une canne ; trois personnes le suivaient, parmi lesquelles
jai reconnu M. dOibe Surpris de celte visite imprévu.-, j'attendais en
silence ce qu'elle devait produire, quand Edouard m'a prié de lui don-
ner un moment d'audience, et «le le l.iiss' r agir el parler sans I inter-
rompre. Je vous en demande, a-t-il dit, votre parole: la présence de
CCS messieurs, qui sont de vos amis , doit vous répondre que vous ne
l'i'ngagez pas indiscrètement. Je l'ai iiroinis sans balancer. .\ peine
avais-je achevé que j'ai vu, avec réioiiiK-nient (pie m peux couc(.'vojr.
niiloid Edouard a genoux devant moi. Surplis d'une si elrange altitude,
j'ai voulu sur-lechanip le relever; mais, après m'avoir rappelé ma
promesse, il m'a parlé dans ces termes : « Je viens, m«>nsieur, rétrac-
ter haulemenl les discours injurieux que l'ivres<e m'a fait linir en vo-
tre présence : leur injustice les rend pins oUV nsanls pour moi que pour
vous, et je m'en dois l'aulheutiipie désaveu. Je me soii'in'ts a loiite la
puuiliou que vous voudrez m'imposer, et je ne croirai mon honneur ré-
tabli que quand ma faule s«Ta réparée. A «juchpieprix «pic ce h)iI, ac-
cordez-moi le iiarilon «pic je voiisdi'maude, et me rciid«;z voire ainilie. »
.Milord, lui ai-je dit aussitôt, je r«;connais niaiulenanl voire ànie grande
et géuéreusi! ; et je sais bieu «listiuguer en vous les •liscoiirs «pic le
cœur dicte di- ceux que vous tenez quand vous n'êtes pas a v ous-im-ine ;
«|uils soient à jamais «lubliés. A l'iustant, je l'ai soutenu en se relevant,
el nous nous sommes embrassés, .\pres cela, milord se loiirnanl vers
les spectateurs, leur a dit : Mesdeu^'s, je vous remercie de vol>e com-
pluisance. De braises gens comme i ou», a-l-il ajoute d'un air li<r el d'un
ton animé, sentent que eetui qui répare ainsi ses torls n'en sait endurer
de personne. Vous pouvez publier ce que vous avez vu. Ensuite il nous
a tous quairc invites à souper pour ce soir; et ces messieurs sont
sonis. , , ,.
A peine avons-nous élé seuls qn il est revenu m embrasser d une ma-
nière plus teiidie el plus amicale; puis, me prenant par la main el s'as-
seyant à C(")le di; moi : Heureux mortel, s'esl-il écrié. jouiss«-z d un
bonheur dont vous clés digne. Le cœur de Julie est à vous; puissiez-
vous tous deux.... (Jue diies-vons, milord? ai-je inierronipu: perdez-
vous le sens? Non, m'at-il dil en souriani. Jlais peu s'en est fallu que
je ne le perdisse, et c'en était fait de moi peut-être si celle qui m'ôiait
la raison ne me l'eût rendue. Alors il ma remis nm; lettre que j'ai été
surpris de voir écrite d'une main qui n'eu écrivait jamais à «1 autre
homme ipi'à moi. (Jiiels mouvements j'ai sentis à sa lecture! Je voyais
une amaniu incomparable vouloir se perdre pour me sauver, et je ic,
connaissais Julie. iMais quand je suis parvenu à cet endroit où elle jure
de ne pas survivre au pins fortune des hommes, j'ai frémi des dangers
que j'avais courus, j'ai murmuré d'être trop aimé, et mes terreurs liront
(ait sentir que lu n'es qu'une mortelle. Ah', rends-moi le courage donl
tu me prives ; j'en avais pour braver la mort qui ne mena«,ait que moi
seul, je n'en ai point pour mourir tout entier.
Taudis (|iie mon àme se livrait à ces réflexions ameres, Ldouard me
tenait des discours auxquels j'ai donné d'abord [leii d aitention : cepen-
dant il me la rendue à force de me parler de loi car ce qu'il m en di-
sait plaisait à mon cœur el n'excitait plus ma jalousie. Il m'a panipeuc-
tré de regret d'avoir troublé nos feux et ton repos. Tu es ce qu'il ho-
nore le plus au monde ; el, n'osant le porter les excuses qu'il m'a faites,
il m'a prié de les recevoir eu Ion nom, cl de te les faire agréer. Je vous
ai regardé, m'a-l-il dil, comme son représeniaut. el n'ai pu trop m'hu-
inilier devant ce qu'elle aime, ne pouvant, sans la compromettre, m a-
«Iresser à sa personne, ni même la nommer. 11 avoue avoir ctun.u pour
loi les sentiments donl on ne peut se défendre en te voyant avec irop
de soin ; mais c'éiait une tendre admiraiion plutùt que de l'amour. Ils
ne lui ont jamais inspiré ni prétention ni espoir; il les a ions sacrifiés
aux nôtres à l'instant qu'ils lui onl été connus, et le mauvais propos
qui lui est échappe était l'effet du punch, et non de la jalousie 11 traite
r^imour en philosophe qui croit son àme au-dessus des passions : pour
moi , je suis ironipé s'il n'en a déjà ressenti quelfin'une qui ne permet
plus à dautri- de germer profundemenl. Il prend I épuisement du cœur
pour l'effort «le la raison, el je sais bien qu'aimer Julie cl renoncer à elle
n'est pas une vertu d'homme.
Il a désiré de savoir en détail l'histoire de nos amours et les causes
qui s'opposent au bonheur de ion ami ; j'ai cru qu'après la lettre une
deiiii-conlidence était dauger«>iise et boi s de propos ; je l'ai faite en-
liere, el il m'a écouté a\ec une aitention qui m'attestait sa smcorilé.
J'ai vu plus d'une fois ses veux humides « l son âme attendrie ; je re-
iiKiripiais surloiil l'impiession puissante que tous le» lri(un|ilies de la
venu faisaient sur son àme , cl je crois avoir aiquis à Claude Anel
un nouveau iiroleeieur qui ne sera pas moins zélé «pie ion père. Il n'y
a, m'a-l-il dil, ni incidenis ni aventures dans ce que vous m'avez ra-
conté, el les catastrophes d un roman m'altacberaienl beaucoup moins;
tant lès semiments suppléent aux situations, el les procedi-s hount-tes
aux allions cclaianies ! Vos deux âmes sont si extraordinaires, qu'on
n'en peut juger sur les règles conmiunes. Le bonheur n'e>i pour vous
52
LA NOUVELLE HELOISE.
ni sur la même route ni de la même espèce que celui des autres hom-
mes : ils ne cherchent que la puissance et les regards d'autrui, il ne vous
faut que la teudiesse et la paix. Il s'est joiul à voire amour une émula-
tlou de vertu (|iii vous élevé ; et vous vaudriez nu)ins l'un et l'autre si
vous ne vous clicz point aimés. L'auiour p.issera, osc-t-il ajouter (par-
donuons~lui ce blasphème prononcé dans l'i^nuraiice de sou ceeun;
l'amour passera, dit-il, et les venus rcstcKiui. Ah! puissent-elles durer
autant que lui, ma Julie! le tic! n'in iliÈn.iiidcra pas davanlage.
Euliu je vois que lu dunic |iliil(ps(i|iliii|iii' et uatiouale n'altère point
dans cet honnête Anglais Ihnninnilc nalnnllc, et qu'il s'inléresse véri
iJiblement à nos peines. Si le crédit et la richesse nous pouvaient être
utiles, je crois que nous aurions lieu de compter sur lui. Mais hélas!
de quoi serveut l.i puissance el l'argent pour rendre les cceuis heureux?
Cet entretien, durant leipiel nous ne couq)tious pas les heures, nous
a menés jusqu'à celle du diuer. J'ai fait apport<T un poulei, et après le
djner nous avons couliiuié de causer. Il m'a parlé de sa démarche de ce
matin, et je n'ai pu m'empêeher de témoigner quel(|ue surprise d'un
procédé si auiheulique et si peu mesuré : mais, outre la raison qu'il
m'en avait déjà donnée, il a .ijotilé qu'une (kinl-satislàctiou était indi-
gne d'un houime de courage ; qu'il l,i fallait complète ou nulle, de peur
qu'où ne s'avilit sans rien reparer, et(pi'un ne fit altiihuer à la crainte
une démarche faite à contre-ro-ur et de mauvaise grâce. D'ailleurs,
a-t-il ajouté, ma réputation est laite, je puis être juste sans soupçon de
lâcheté . mais vous, qui êtes jeune, et débutez dans le monde, il faut que
vous sortiez si net de la première affaire, qu'elle ne lejite personne de
vous en susciter nue seconde. Tout est plein de ces poltrons adroits qui
cherchent, comme on dit, à lâter leur homme, c'est-à-dire à découvrir
quelqu'un qui soit encore plus poltron qu'eux, et aux dépens duquel ils
puissent se'faire valoir. Je veux éviter à un homme d'honneur comme
vous la nécessité de châtier sans gloire un de ces gens-la; et j'aime
mieux, s ils ont besoin d(! leçon, qu'ils la reçoivent de moi que de vous :
car nue affaire de plus n'ôle rieu à celui qui en a déjà eu plusieurs ;
mais en avoir une est toujours une sorte de tache, et l'amant de Julie en
doit être exempt.
Voilà l'abrégé de ma longue conversation avec milord Edouard. J'ai
cru nécessaire de t'en rendre compte afin que tu me prescrives la ma-
nière dont je dois me comporter avec lui.
Maintenant, que lu dois être tranquillisée, chasse, je l'en conjure, les
idées funestes qui t'occupent depuis i|iiel(pies jours. Songe aux ména-
gements qu'exige l'ineertiluile de Um elal actuel. Uh '. si lîienlôt lu pou-
vais tripler mon être ! si bieuii't un gage adoié... Espoir déjà trop déçu,
viendrais-lu m'abuser encore!.... U dé.irs! ô crainie: ô perplexités!
Charmante amie de mon caur, vivons pour nous aimer, et que le ciel
dispose du reste.
P. S. J'oubliais de le dire que mi'ord m'a remis ta lettre, et que je
n'ai point fait difficullé de la recevoir, ne jugeant pas qu'un pareil dépôt
(Juive rester enlre les mains d'un liers. Je le la rendrai à noire première
entrevue; car, quant à moi, je n'en ai plus affaire; elle est trop bien
écrite au fond de mon cœur pour que jamais j'aie besoin de la relire.
LETTRE LXI.
Amène demain milord Edouard, que je me jette à ses pieds comme
il s'est mis aux liens. Quelle grandeur ! quelle genérosilé ! Oli ! que nous
sommes petils devant lui ! Conserve ce pie( iiii\ ami connue la prunelle
de ion œil. Peul-ètre vaudrait-il nminss'il elail phi> lemperanl : jamais
homme sans défaut eut-il de grandes vertus'.'
Mille angoisses de toute espèce m'avaient jetée dans l'abattement; ta
lettre est venue ranimer mon courage éteint ; en dissipant mes terreurs
elle m'a rendu mes peines plus supporlables : je me sens maintenant as-
sez de force pour souffrir. Tu vis, tu m'aimes, ton sang, le sang de Ion
ami n'ont point été répandus , et ton honneur est en sûreté : je ne suis
donc pas loulà fait misérable.
Ne manque pas au rendez-vous de demain. Jamais Je n'eus si grand
besoin de' te voir, ni si peu d'espoir de te voir longtemps. Adieu, mon
cher et unique ami. Tu n'as pas bien dit , ce me semble, vivons pour
nous aimer. Ah ! il fallail dire, aimous-nous pour vivre.
LETTRE LXn.
DE CLAinE A JDLIE.
Faiidra-t-il toujours, aimable cousine, ne remplir envers toi nue les
plus tristes devmrs de l'amitié .' Faudra-l-il toujours dans l'amertume
de mon cœur allliger le tien par de cruels avis? Hélas ! tous nos senti--
inenls noi.s sont counmms, lu le sais bien, et je ne saurais l'annoncer
de nouvelles pemes que je ne les aie .léjà >enties. Que ne pnis-ie te ca-
tj»«T ton infortune sans 1 augmenter? ou que la tendre amitié n'a-t-elle
autant de charmes que l'amour ! Ah ! que j'effacerais promplement tous
les chagrins que je te donne I
Hier, après le concert, ta mère, en s'en retournant, ayant accepté le
bras de ton ami el toi celui de M. d'Orbe, nos deux pères restèrent
avec milord à parler de politique; sujet dont je suis si excédée que
renniii me chassa dans ma chambre. Une demi-heure après j'enten ■
dis nommer Ion ami plusieurs fois avec assez de véhémence : je con-
nus que la conversation avait changé d'objet, el je prèlai l'oreille. Je ju-
geai parla suile du discours qu'Edouard avait osé proposer Ion mariage
I avec ton ami , qu'il appelait hautement le sien , et aucpiel il offrait de
j faire en celle ipialile un éiablissemuul convenable. Ton père avait rejeté
avec mépris celte proposiiion, et c'était là-dessus que les propos com-
mençaient à s'échauffer. Sachez, lui disait milord, malgré vos prt'jiigés,
qu'il est de tous les hommes le plus digne d'elle, cl peut-être le plus
propre à la rendre heureuse. Tous les dons qui ne dépendent pas des
hoinmi'S, il les a reçus de la ualiire, et il y a ajouté tous les talents qui
oui dépendu de lui. 11 est jeune, grand, bien fait, robuste, adroit; il a
de l'éducation, du sens, des mœurs, du courage; il a l'esprit orné,
l'àme saine; ((ue lui manquc-l-il donc pour mériter votre aveu? La
forlime? il l'aura. Le liers de mon bieii suffit pour en faire le plus ri-
che particulier du pays de Vaud; j'en donnerai, s'il le faut, jusqu'à la
moitié. La noblesse'.' vaine prérogative dans un pays où elle est plus
nuisible qu'utile. Mais il l'a encore, n'en douiez pas, non point écrite
d'encre en de vieux parchemins, mais gravée au fond de son creur
en caractères ineflaçables. Eu un mot, si vous préférez la raison au
préjugé, el si vous aimez mieux votre fille que vos titres, c'est à lui
que vous la donnerez.
Là-dessus ton pèn^ s'emporta vivement. Il traita la proposition d'ab-
surde el de ridicule. Quoi I milord, dit-il, un homme d'honneur comme
vous peut-il seulement penser que le dernier rejeton d'une famille illus-
tre aille éteindre ou dégrader son nom dans celui d'un quidam sans
asile et réduità vivre d'aMinônc^s '.'... Arrêtez, inlerrompil Edouard; vous
parlez de mon ami, songez que je premls [lonr moi lous les outrages
qui lui sont faits en ma présence, el que les noms injurieux à un homme
d'honneur le sont encore p!us à celui (|ui les |uonouce. De tels quidams
sont plus respectables que tous les hobereaux de l'Europe, el je vous
délie de trouver aucun moyeu plus honorable d'aller à la fortune que
les hommages de l'estiioc el les dons de l'amitié. Si le gendre que je
vous propose ne compte point, comme vous, une longue suite d'aïeux
louj.)urs incertains, il sera le foudemeut et riiouneur de sa maison,
comme votre premier aucèlre le fut de la vôtre. Vous scriez-voiis donc
tenu pour déshonoré par l'alliance du chef de voire fauiille, et ce mé-
pris ne rejailliraii-il pas sur vous-même'? Combien de grands noms re-
tomberaient dans l'oubli, si on ne tenait compte de ceux qui ont com-
mencé par un homme estimable I Jugeons du passé par le préseul ; sur
deux ou trois citoyens qui s'illustrent par des moyens honnêtes, mille
coquins anoblissent tous les jours leur famille; et que prouvera celte
noblesse dont leurs descendants seront si fiers, sinon les vols et l'infa-
mie de leur ancêtre? On voit, je l'avoue, beaucoup de malhonnêtes
gens parmi les roturiers ; mais il y a toujours vingt à parier contre nn
qu'un genlilhomme descend d'un fripon. Laissons, si vous voulez, l'ori-
gine à part, et pesons le mérite et les services. Vous avez porté les
armes chez un prince étranger.son père les a portées graluitemenl pour
la patrie. Si vous avez bien servi, vous avez été bien payé ; el, quelque
honneur que vous ayez acquis à la guerre, cent roturiers en ont acquis
encore plus que vous.
De quoi s'honore donc, continua milord Edouard, cette noblesse
dont vous êtes si lier? Que fait-elle pour la gloire de la patrie ou le
bonheur du genre humain ! Mortelle ennemie des lois et de la liberté,
qu'a-t-elle jamais produit dans la plupart des pays oii elle brille, si ce
n'est la force de la lyraunie et l'oppression des peuples? Osez-vous
dans une république vous honorer d'un étal destructeur des vertus et
de l'humaniié, d'un état où l'on se vaille de l'esclavage, et où l'on
rougit d'être homme? Lisez les annales de votre pairie : en quoi votre
ordre a-t-il bien mérité d'elle? quels nobles comptez-vous parmi ses
libérateurs? Les Furts, les Tell, les Stnuffacher, étaient-ils gentils-
hommes? Quelle est donc cette gloire insensée dont vous faites tant de
bruit? Celle de servir un homme, et d'être à charge à l'Etal.
Conçois, ma chère, ce que je souffrais de voir cet honuèle liumnie
nuire ainsi par une àpreté déplacée aux intérêts de l'ami (|u'il vou-
lait servir. En effet, ton père, irrité par tant d'invectives pi(|uaules
quoique générales, se mit à les repousser par des personnalilc's. Il dit
nettement à milord Edouard que jamais homme de sa condition n'avait
tenu les propos qui venaient de lui échapper. Ne plaidez poiiii inuti-
lement la cause d'autrui, ajouta-l-il d'un ion brusque ; tout grand
seigneur que vous êtes, je doute que vous puissiez bien défendre la
vôtre sur le sujet en question. Vous demandez ma fille pour voire ami
prétendu sans savoir si vous-même seriez bon pour elle; et je connais
assez la noblesse d'Angleterre pour avoir sur vos discours une médiocre
opinion de la vôtre.
Pardieu ! dit milord, quoi que vous pensiez de moi, je serais bien
fâché de n'avoir d'autre preuve de mon mérite que celui d'un homme
mort depui.i cinq cents ans. Si \ous connaissez la noblesse d'Angle-
terre, vous savez qu'elle est la plus éclairée, la mieux iuslruile, la plus
sage, et la plus brave de l'Europe : avec cela, je n'ai pas besoin de
LA NOUVELLE HÉLOISE.
chercher si elle est la plus antique ; car, quand on parle de ce qu clic
est, il n'est p;is .iiicsiion de te (pi'elle fui. Nous ne sommes ponit, il
est vrai, les rschivrs du prince, mais ses amis; ni les tyrans du penpli-,
mais SCS cluls i;;!!:!!!!-^ de la lil)crl(;, soutiens de la pairie et a|)piiisdu
tronc, nous lorinons un invincible équilibre entre le pcMpIc n le roi
Ndlrc premier devoir est envers la nation, le second envers celui (pii la
(,'ouveiiie : ce n'est pas sa volonté mais son droit (jue nous eoiisiiltons
MMii>trcs suprêmes des lois dans la chambre des pairs, ipielqucfois
même législateurs, nous rendons également justice au peuple et au
roi, et nous ne soulTrons point (pie persomie dise, Dieu et mon épée,
mais seulement , Dieu cl mon druit.
Voilà, monsieur, continiia-l-il, quelle est cette noblesse respectable,
aiicieune autant qu'aucune autre, mais plus (ièrc de son mérite que de
ses ancêtres, et dont vous parlez sans la connaître. Je ne suis point le
dernier en rang dans cet ordre illustre, et crois, malgré vos préten-
tions, vous valoir ù tous égards. J'ai une sœur à marier ; elle est noble,
jeune, aimable, riche ; elle ne cède à Julie que par les qualités que vous
coiiipl(!z pour rieii. Si ((uiconque a senli les charmes de voire lille pou-
vait tourner ses yeux et son cœur, quel honneur je me ferais d'accep-
ter avec rien, pour mon beau-frère, celui que je vous propose pour
gendre avec la moitié de mon bien !
Je connus à la répliqnt! de ton peie (| tUe ( oiiversaliiui ne laisail
(pie l'aigrir; et, (pioiipie pénélree (r.idMiiiiiliiiii pour la gi'iierositiJ de
milord Edouard, je senlis qu'un lioiiiiiie aussi peu liant ipie lui n'était
propre qu'à ruiner it jamais la négociation qu'il avait entreprise. Je
me hâtai donc de rentrer avant que les choses allassent plus loin. Mou
retour (it rompre cet entrelien, et l'on se sépara le moment d'après
assez froidement. Quant à mon père, je trouvai (jn'il se comportait très-
bien dans ce démêlé. Il appuya d'abord avec intérêt la proposition ;
mais voyant que ton père n'y voulait point entendre, et que la dispute
comuieneait a s'animer, il se retourna, comme de raison, du parti de
son beau-rrère ; et, en interrompant à propos l'un et l'autre par des
discours modérés , il les retint tons deux dans des bornes (lont ils
seraient vraisemblablement sortis s'ils lussent restés tète à tête.
Après leur départ, il me fit conlidenee de ce qui venait de se passer;
et, comme je prévis où il en allait venir, je me luUai de lui diic que
les choses étant en cet état, il ne convenait jdus ipie l.i pi rxiiiin' en
qucsti(m te vil si s(mvcnt ici, et qu'il ne conviendiail pas nièiiie (pi'il v
vînt du tout, si ce n'était faire une espèce d'afirout à M. d'Orbe doiii
il était l'ami : mais que je le prierais de l'amener plus rarement, ainsi
que milord Edouard. C'est, ma chère, tout ce que j'ai pu faire de mieux
pour ne pas leur fermer tout à lait ma porte.
Ce n est pas tout. La crise où je le vois me force à revenir sur mes
avis précédents. L'alfaire de milord Edouard et de ton ami a fait |)ar
la ville tout l'éclat auquel on devait s'attendre. Quoique M. d'Orbe ait
gar(l(! le secret sur le fond de la querelle, trop d'indices le décèlent
pour qu'd puisse rester caché. On soupçonne, on conjecture, ou te
nomme : le rapport du guet n'est pas si bien étouffé qu'on ne s'en
souvienne, et lu n'ignores pas qu aux yeux du public la vérité sonp-
çonuée est bien près de l'évidence. Tout ce que je puis te dire pour
ta consolation, c'est cju'en général on approuve ton choix, et qu'on ver-
rait avec plaisir l'union d'un si charmant couple ; ce qui me confirme
que ton ami s'est bien comporté dans ce pays, et n'y est guère moins
aimé que toi. Mais que l'ail la voix publique à ton inilexibic père ? Tous
ces bruits lui sont parvenus ou lui vont parvenir, et je frémis de l'effet
qu'ils peuvent procluire, si tu ne te h;'ites de prévenir sa colère. Tu
(lois l'attendre de sa part à une explication terrible pour loi-même,
et peut-être à pis encore pour ton ami : non que je pense (pi'il veuille
à son âge se mesurer avec un jeune homme ((u'il ne croit pas digne de
son épée ; mais le pouvoir qu'il a dans la ville lui fournirait s'il le vou-
lait, mille moyens de lui (aire un mauvais parti, et il esta craindre que
sa fureur ne lïii en inspire la v(douté.
Je t'en conjure à genoux, ma douce amie, songe aux dangers qui
t'enviiomieiit, et dont le risque augmente à chaque instant. Un bon-
luMir inoui t'a préservée jusquà présent an milieu de tout cela; tandis
qu'il en est temps encore, mets le sceau de la prudence an mystère
de les amours, cl ne pousse pas h bout la fortune, de peur qu'elle n'en-
veloppe dans tes malheurs celui qui les aura causés. Crois-moi, mou
ange, l'avenir est incertain ; mille événements peuvent avec le temps,
otïrir des ressources inespérées ; mais quant ;i présent, je te l'ai (iit et
le répète plus fortement, éloigne ton ami, ou tu es perdue.
LETTRE LXIll.
nE JULIE A (.L.^IRC.
Tout ce que tu avais prévu, ma chère, est arrivé. Hier, nue heure
après notre retour, mon père enira dans la chambre de ma mère,
les yeux étincelauls, le visage enflammé, dans un état, en un mol, où
je ne l'avais l'avais jamais vu. Je compris d'abord qu'il venait d'avoir
(pierelle, ou qu'il allait la chercher; et ma conscience agitée me lit
trembler d'avance.
Il cominen(;a par apostropher vivenoeut. mais en général, le» mères
de famille qui appellent indiscrètement chez elles des jeunes gens
sans état cl sans nom, dont le commerce n'attire que honte et déshon-
neur à celles qui les écoutent Ensuite, voyant que cela ne suffisait pas
pour arracher quehiue réponse d'une femme intimidée, il cita sans
nieiia^'eiiient en exemple ce qui s'était passé dans notre maison depuis
iiu'oii v avait introduit un prétendu bel esprit, un diseur de riens, plus
propre à cornunpre une lille sage qu'a lui donner aïKjune bonne in-
struction. Ma mère, (|ui vit qu'elle gagnerait peu de chose à se laire,
l'arrêta sur ce mot de corruption, et lui demanda ce qu'il trouvait, dans
la conduite ou dans la réputation de Ibonnête homme dont il parlait,
qui pût autoriser de pareils s(jupi:oMs. Je n'ai pas irn, :ijoula-t-elle, que
l'esprit et le milite lussent des litre- d'e\<liisioii dans la société. A (|iii
(Jonc faiidia-t-il ouvrir votre maison, si les tiilents et les mœurs n en
obtiennent pas l'enlrée'? A des g(;ns sortables, inadanK-, reprit-il eu
colère, qui puissent réparer l'honneur d'une lille quand ils l'ont oITen-
sée. Non, dit-elle, mais à des gens debien qui ne l'offensent point Ap-
prenez, dit-il, que c'est offenser Ihonneur d'une maison que d'oser en
solliciter l'alliance sans titres pour l'obtenir. Loin de voir en cela, dit
ma mère, une offense, je n'v vois, au contraire, qu'un témoignage d'es-
time. D'ailleurs, je ne sache point que celui contre qui vous vous em-
portez ait rien l'ail de semblable à voire égard, il l'a fait, madame, et
f(!ra pis encore si je n'y mets ordre; mais je veillerai, n'en doutez
|)as, aux soins que V(ms remplissez si mal.
Alors comnien(.^a une dangereuse aliercaliou qui m'apprit que les
bruits de ville dont In parles étiiieiil ignorés de mes parents, mais du-
rant la(pielle Km indigne cousine eùi voulu être à cent pieds SOUS terre.
Imagine-toi la meilleure et la plus abusée des mères faisant l'éloge de
sa coupable lille, et la louant, helas ! de toutes les vertus qu'elle a per-
dues, dans les termes les plus honorables, ou pour mieux dire, les
plus humiliants; ligure-loi nu père irrité, prodigue d'expressions offen-
santes, et qui, dans tout sou emportement, n'en laisse pas échapper
une qui marque le moindre doute sur la sagesse de celle que le re-
mords déchire et que la honte écrase en sa présence. Oh ! quel in-
croyable tourment d'une couscience avilie de se reprocher des crimes
(lue la colère et l'indignation ne pourraient soupçonner! Quel poids
accablant et insupporlablt" (pie celui d'une fausse louange et d'une
estime que le comii icjeiie en secret ! Je m'en sentais tellemenl op;
pressée, que, |>imr me délivrer d'un si cruel supplice, j'étais prijic à
tout avouer, si mon peie m'en eût laissé le temps ; mais rimpéiuo-
sité de son emportement lui faisait redire cent fois les inéme^ choses,
et changer à chaque instant de sujet. Il remanpia ma coulenauce basse,
éperdue, biimiliée, indices de mes remords. S'il n'en tira pas la con-
séquence de ma faute, il en tira celle de mon amour; et pour m'en
faire p'us de honte, il en outragea l'objet en des ttmnes si odieux et si
méprisants, que je ne pus, malgré tous mes efforts, le laisser poursuivre
sans l'interrompre. ^
Je ne sais, ma chère, où je trouvai tant de hardiesse, et quel mo-
ment d'égarement me lit oublier ainsi le devoir et la modestie ; mais.
si j'osai sortir un instant d'un silence respectueux, j'en portai, c()mme
comme tu vas voir, assez rudement la peine. An nom du ciel, lui dis-je,
daignez vous apaiser; jamais un homme digue de Unit d'injures ne sera
dangereux pour moi. A l'instant mou père, qui crut sentir un repro-
che à travers ces mots, et dont la fureur n'allendait qu'un prétexte,
s'élança sur ta pauvre amie : pour la première fois de ma vie je reçus
un soufflet qui ne fut pas le seul ; et se livrant à son lran:<port avec une
violence égale à celle qu'il lui avait coûtée, il memaltraiia sans mén-.ige-
ment, quoique ma mère s(; fût jetée entre deux, m'eût couverte de son
corps, et eût reçu quelipies-uns des coups (pii m'étaient portes. En re-
culant pour les éviter, je lis un faux pas, je tombai, et mou visage alla
donner contre le pied d'une table qui me fit saigner.
Ici finit le triomphe de la colère, et commença celui de la nature.
Ma chute, mon sang, mes larmes, celles de ma mère, l'éniurcul ; il me
releva avec un air (Yiu(piiélude et d'empressement; et, m'ayant assise
sur une chaise, ils recherchèrent tous deux avec soin si je n'étais point
blessée. Je n'avais qu'une légère conlusiun au front et ne saignais que
du nez Cependant, je vis au changement d'air et de voix de mon père
(pi'il était uit-eontent de <e (pi'il venait de faire. Il ne revint poini à moi
par des i are^ses, la dignité paternelle ne souH'rait pas un changement
si bru^(pie ; mais il revint à ma mère avec de tendres excuses, cl je
voyais bien, aux regards qu'il jetait fiirlivemeni sur moi. que la nmitie
de" tout cela m'était indireclcnienl adressée. Non, ma chère, il n'y a
point de c(mfnsion si lonchanle que celle d'un tendre père qui croit
s'être misdaus son tort. Le cœur d'un \h'vc senl(pril est fait pour par-
donner, et non pour avoir besoin de pardon.
Il était l'heure du souper ; on le fit relarder pour me domier le temps
de me remettre : et mon père, ne voulant pas que les domestiques
fussent lémoins de mon désordre, m'alla chercher lui-même un verre
d'eau, tandis que ma mère me bassinait le visage. Hélas! celle pauvre
maman, dej.t languissante et valétudinaire, elle se serait bien passée
d'une pareille scène, cl n'avait guère moins besoin de secours que moi.
A laide, il ne me parla point ; mais ce silence était de honte, et non
de dédain ; il an'eclait de trouver bon chaque plat pour dire ;i ma mère
de m'en servir; et ce qui me toucha le plus sensiblement, fui de m'a-
percevoir qu'il cherchait les occasions de nommer sa fille, et non pas
Julie, comme à l'ordinaire.
54
LA ÎSOUVELLE HELOISE.
Après le souper, l'jiir se trouva si froid que ma mère fit faire du feu
dans sa chambre. Elle s'assit à l'un des coins de la cheminée, et mon
père à l'autre ; j allais prendre une chaise pour me placer entre eux,
quand, m'arrétant par ma robe, et me tirant à lui sans rien dire, il
m'assit sur ses genoux. Tout cela se lit si promplement et par une sorte
de mouvement si involontaire, qu'il en eut une espèce de repentir le
moment d'après. (Cependant j'étais sur ses genoux, il ne pouvait plus
s en dédire; et, ce qu'il y avait de pis pour la contenance, il fallait me
tenir embrassée dans celte gênante altitude. Tout cela se faisait en si-
lence ; mais je semais de temps en temps ses bras se presser contre
mes tlancs avec un soupir assez mal étouffé. Je ne sais quelle mauvaise
honte empêchait ses bras paternels de se livrer à ces douces étreintes;
une CCI laine gravité qu'on n'osait quitter, une certaine confusion qu'on
n'osait vaincre, mettaient entre un père et sa lille ce charmant embar-
ras (lue la pudeur et l'amour donnent aux amants, landis qu'une tendre
mère, transportée d'aise, dévorait eu secret un si doux spectacle. Je
voyais, je sentais tout cela, mon ange, et ne pus tenir plus longtemps à
1 attendrissement qui me gagnait. Je feignis de glisser; jt jetai, pour me
retenir, un bras au cou de mon père ; je penchai mon visage sur sou
visage vénérable, et dans un instant il fut couvert de mes baisers et
mondé de mes larmes ; je sentis à celles qui lui coulaient des yeux
qu'il était lui-même soulagé d'une grande peine : ma mère vint partager
nos transports. Douce et paisible innocence, m manquas seule à mon
cœur pour faire de cette scène de la nature le plus délicieux moment
de ma vie .'
(Je matin, la lassitude et le ressentiment de ma chute m'ayant rete-
nue au lit un peu tard, mon père est entré dans ma chambre avant que
je fusse levée; il s'est assis à cùlé de mon lil en s'iiiformant tendre-
ment de ma santé: il a pris une de mes mains dans les siennes, il s'est
abaisse jusqu'à la baiser plusieurs fois en mappelant sa chère fille, et
me lemoignanl du regret de son emportement Pour moi, je lui ai dit,
et je le pense, que je serais trop heureuse d'être batliie tous les jouis
au même prix, et qu'il n'y a point de traitement si rude qu'une seule de
ses caresses n'efface au fond de mon cœur.
Après cela, prenant un ton plus grave, il m'a remise sur le sujet
d hier, et m a signifié sa volonté en termes honnêtes, mais précis. — Vous
savez, m'a-i-il dit, à qui je vous destine ; je vous l'ai déclaré dès mon
aiTivée, et ne changerai jamais d intention sur ce point. (Juant à
1 homme dont m'a parlé milord lidouard, quoique je ne lui dispute point
le mente que tout le monde lui trouve, je ne sais s'il a conçu de lui-
même le ridicule espoir de s'allier à moi, on si quelqu'un a pu le lui
nispirer; mais, quand je n'aurais personne en vue, et qu'il aurait toutes
les guinées de l'Angleterre, sovez sûre que je n'accepterais jamais un
tel gendre. Je vous défends de le voir et de lui parler de votre vie, et
cela autant pour la sùrelé de la sienne que pour voire honneur. Quoique
je me sois toujours senti peu d'inclination pour lui, je le hais, surtout à
présent, pour les excès qu'il m'a fait coiniiiellre, et ne lui pardonnerai
jamais ma biulalilé.
A ces mots, il est sorti sans attendre ma réponse, et presque avec le
même air de sévérité qu'il venait de se reprocher. Ah! ma cousine,
quels monstres d'enfer sont ces préjugés qui dépravent les meilleurs
cœurs et font taire à chaque iusiant la nature !
Voilà, ma Claire, comment s'est passée l'explication que tu avais pré-
vue, et dont y- n'ai pu comprendre la cause jusipi'à ce que la lettre me
lait apprise. Je ne puis bien te dire quelle révolution s'est faite en moi
mais depuis ce moment je me trouve changée; il me semble ipie je tourné
les yeux avec plus de regret sur l'heureux temps où je vivais tranquille
et contente au sein de ma famille, et que je sens augmenter le senti-
ment de nia laiile avec celui des biens qu'elle m'a fait perdre. Dis,
cruelle, dis-le-moi, si tu l'oses, le temps de l'amour serait-il passé? et
laui-il ne se plus revoir? Ah ! sens-tu bien tout ce qu'il y a de sombre
et d'horrible dans cette funeste idée? Cependant l'ordre de mon père
est précis, le danger de mon amant est cerlain. Sais-tu ce qui résulte
en moi de tant de mouvements opposés ipii s'entre-détruisenl? Une
sorte de stupidité qui me rend l'ànie presque insensible, et ne me laisse
I usage m des passions ni de la raison. Le moment est critique, lu me
l'as dit, et je le sens; cependant le ne fus jamais moins en état de me
condune.Jai voulu tenter vingt fois d'écrire à celui que j'aime, je suis
piête a m'évanouir à chaque ligne, et n'en saurais tracer deux desuile.
II ne me reste que toi, ma douce amie : daigne penser, parler, aeir
pour moi; je remets mon sort en tes mains; quelque parti que tu
prennes, je conlirme d'avance tout ce que tu feras; je confie à ton
amilie ce pouvoir funeste que l'amour m'a vendu si cher. Sépare-moi
pour jamais de moi-même, donne-moi la mort, s'il faut que je meure,
mais ne me force pas à me percer le cœur de ma |)ropre main.
d être la plus a plaindre. De grâce, fais parler mon cœur par ta bouche-
pénètre le lien de la tendre commisération de l'amour ; console un in-
fortune ; dis-lui ccm fois... ah! di-hii... Ne crois-tu pas, chère amie
que, maigre tous les préjugés, tous les obstacles, tous les revers, le
ciel nous a fans 1 un pour l'autre? Oui, oui, j'en suis sûre, il nous des-
tine a être mus ; il m'est impossible de perdre celte idée, il m'est impos-
sible de renoncer à l'espoir qui la suit. Dis-lui qu'il se garde lui-même
du découragement et du désespoir. Ne l'amuses point à lui demander
en mon nom amour et fidélité, encore moins à lui en prometlie autant
de ma part; l'assurance n'en est-elle pas an fond de nos âmes? ne sen-
tons-nous pas qu'elles sont indivisibli s, et que nous n'en avons plus
qu'une à uous deux ? Dis-lui donc seulement qu'il esjjère, et que si lo
sort nous poursuit, il se lie au moins à l'amour : car, je le sens, ma
cousine, il guérira de manière ou d'autre les maux qu'il nous cause,
et, quoi que le ciel ordonne de nous, nous ne vivrous pas longtemps
séparés.
P. S. Après ma lettre écrite, j'ai passé dans la chambre de ma mère,
et je m'y suis trouvée si mal que je suis obligée de venir me remettre
dans mon lil; je m'aperçois même... je crains., ahl ma chère, je crains
bien que ma chute d'hier n'ait quelque suite plus funeste que je n'avais
pensé. Ainsi, tout est fini pour moi ; toutes mes espérances lu'aban-
donuenl en même temps.
LETTRE LXIV.
DE CLAIRE A H. D OKBIS.
Mon père m'a rapporté ce malin l'entretien qu'il eut hier avec vous.
Je vois avec plaisir que tout s'achemine à ce qu'il vous plait d'appeler
votre bonheur. J'espère, vous le savez, d y trouver aussi le mien ; l'es-
time et l'anniié vous sont acquises, et tout ce que mon cœur peut nour-
rir de sentiments plus tendres est encore à vous. Mais ne vous y trom-
pez pas; je suis en femme une espèce de monstre, et je ne sais par quelle
bizarrerie de la nature l'amitié l'emporle en moi sur l'amour (Juand je
vous dis que ma Julie m'est plus chère que vous, vous n'eu faites que
rire; et cependant rien n'est plus vrai. Julie le sent si bien qu'elle est
plus jalouse pour vous que vous-même, et que, tandis que vous parais-
sez content, elle trouve toujours que je ne vous aime pas assez, il y a
plus, et je in'allache tellenienl à tout ce qui lui est cher, que son amant
et vous éles à peu près dans mon cœur en même degré, quoique de
diiïérenies manières. Je n'ai pour lui que de l'amitié, mais elle est plus
vive; je crois sentir un peu d'amour pour vous, mais il est plus posé.
Quoique tout cela pût paraître assez équivalent pour troubler la tran-
quillité d'un jaloux, je ne pense pas que la vôtre en soit fort altérée.
Que les pauvres enfants en sont loin, de cetie douce tranquillité dont
nous osons jouir! et que notre contenlemeni a mauvaise grâce, tandis
que nos amis sont au désespoir I C'en est fait, il faut qu'ils se quittent;
voici l'instant, peut-être, de leur «lernelle séparation ; et la tristesse
que nous leur reprochâmes le jour du concert était peut-être un pres-
sentiment qu'ils se voyaient pour la dernière fois. Cependant votre ami
ne sait rien de sou infortune : dans la sécurité de son cœur il jouit en-
cm'e du bonheur qu'il a perdu ; au moment du désespoir, il goûte en
idée une ombre de félicité ; et comme celui qu'enlève un trépas im-
prévu, le malheureux songe à vivre et ne voit pas la mort qui va le sai-
sir. Hélas! c'est de ma main qu'il doit recevoir ce coup terrible I 0
divine amiiié, seule idole de mon cœur, viens l'animer de ta sainte
cruauté. Donue-moi le courage d'être barbare, et de te servir digne-
ment dans un si douloureux devoir.
Je compte sur vous en celte occasion, et j'y compterais même quand
vous m'aimeriez moins; car je connais votre àme, je sais qu'elle n'a pas
besoin du zèle de l'amour où parle celui de riiumamlé. H s'agit d'abord
d'engager notre ami à venir chez moi demain dans la matinée. Gardez-
vous, au surplus, de l'avertir de rien. Aujourd'hui l'on me laisse libre,
et j'irai passer laprès-midi chez Julie ; lâchez de trouver milord Edouard
et de venir seul avec lui m'alteiidre à huit heures, afin de convenir en-
semble de ce (pi'il faudra faire pour résoudre au départ cet infortuné, et
prévenir son désespoir.
J'espère beaucoup de son courage et de nos soins. J'espère encore
plus de son amour. La volonté de Julie, le danger que courent sa vie
et son honneur, sont des motifs auxquels il ne résistera pas. Quoi qu'il
eu soit, je vous déclare qu'il ne sera point question de noce entre nous
que Julie ne soit tranquille, et que jamais les larmes de mon amie n'ar-
roseront le nœud qui doit nous unir. Ainsi, monsieur, s'il est vrai que
vous m'aimiez, votre intérêt s'accorde, en cette occasion, avec votre
générosité ; et ce n'est pas tellement ici l'alTaire d'aulrui, que ce ne soit
aussi la vôtre.
LETTRE LXV.
DE CLAIKE A JULIB.
Tout est fait ; et malgré ses imprudences, ma Julie est en silreté. Les
secrets de ton cœur sont ensevelis dans l'ombre du mystère. Tu es en-
core an sein de ta famille et de ton pays, chérie, honorée, jouissant
d'une réputation sans lâche, et d'une estime universelle. Considère en
frémissant les dangers que la honte ou l'amour t'ont fait courir en fai-
sant trop ou trop peu. Apprends à pc vouloir plus concilier des senti-
LA NOUVELLE HÉLOISE.
menls inonnipfiiililcs, cl l)énis If rid, trop ;ivfiif.'lo amnntc on fillfi trop
rraititivc. irmi lioiiliciii' (|iii n'i'lail irscivc i\u:> toi.
Jo voiil:ii< cvili T ;i Ion trisif cii'iir li- (Icl.iil ili' CC (lépnrl Si criiel Ct SI
nécosR:iire. 'lu l'as voulu, je l'ai promis : jo liciidrai paiolr avec cette
mônic Iraiicliisi' fpii nous est ((Mniniiiic, il ipii w mil jamais aurim avaii-
lacc fil balance avec la bomif loi. Lis donc, clicrc et dcploralile amie,
lis, imisqu'il le faut ; mais pri-nds courage, cl tiens-toi ferme.
Toutes les mi'siues ipii! j'avais prises et tloiil je le reiuMs compte
hier ont élé suivies de point en |point. En rentrani cliez moi, j'y trouvai
M. d'Orbe et luilord Edouard, .le commençai par déclarer au dernier ce
qiie nous savions de son liéioîque générosité, et lui témoignai combien
MOUS eu fiions toutes deux pénétrées, Knsuile je leur exposai les piiissau-
les raisons liUf nous avions d'éloigner pronipiemcnt Ion ami ct les dif-
licultes ipie je prevovais à l'y r<'-oudre .Milrud sentit parfaitenieul loiil
cela, el montra beauéimp de' donb'iir de l'eK'el qu'avait proililit SOU zèle
inconsidéré. Ils eouvinirul cpi'il (-lail imporlaiil de iireeipiler le départ
de son ami, et di' saisir un moiufiit de cou'-enlenieiit pour prévenir de
nouvelles ini'solulioiis, et l'arracber au eonliuiiel daiiL; r du si^jiiur. .le
voulais fbari.'er M. d'Mibf de faire ;^ son ili'.u li'spn'>paralilsf(pu\ei]aliles;
maismilord. regardant celle affaire comme la sienne, vouliil en pri'iidre
le soin. Il me promit (pie sa chaise serait prête ce malin à onze heures,
ajoiilant (pi'il raeronip:ignerait aussi loin qu'il serait nécessaire, et pro-
posa de reniiiifiif r ilabord sous [\t\ autre prétexte, pour le déterminer
plus ;\ loisir. Cei e\|)('dient ne me parut pas assez franc pour nous et
pour notre ami, et je ne voulus pas non plus l'exposer loin de nous au
premifr fffel d'un désespoir ipii pouvait plus aisément échapper aux
yeux de luiliud i|u'aii\ miens, .le n'acceptais pas, par la même raison,
ia pioposiliou ipi'il (it de lui parler lui-même et d'obtenir son consente-
ment. Je prevovais (pie celle iK'goeiaiiou serait délicate, et je n'en vou-
lus charger que' moi seule ; car je connais plus siircment les endroits
sensibles de son cumu-, ct je sais (pi'il i cgiie loujoiirs entre hommes une
sécheresse (pi'mie reiiime sait mien\ idoMeir. IlepeuilaMt je conçus ipic'
les soins (le luiloid ne nnns seraieiil pas iiiuliles poiu- préparer les cIkp-
ses. .le vis loni l'i'Hfl (pie pouvaient produire sur un coMir veituciix les
discours d'un hoiunie sensible ipii croit n'être ipi'un philosophe, el
quelle chaleur la voix d'un ami pouvait donner aux raisouiicmentsd'im
sage.
J'engageai ihuie milonl lldonard à passer avec lui la soirée, el, sans
rien dire qui eill un rappiut direct à sa situation, de disposer insensi-
blement sou àme à la i'eriiielé stoi(pie. Vous, qui savez si bien votre
Epictèle, lui dis-je, voici le cas ou jamais de remployer iiiilemcnt. Dis-
tinguez avec soin les biens apparents des biens réels, ceux ipii sont en
nous de cens qui sont hors de nous. Dans un moment où l'épreuve se
prépare au dehors, prouvez-lui (pi'(Hi ne reçoit jamais de mal (pie de
soi-uifiiif, el (pie le sage, se "ijorlaiil partoul av(!e lui, porte aussi par-
tout son liiiiilienr. Je compris à sa r(qi(mse ipie eelle leijere inuiie, (jui
ne pouvait le radier, .^iiliisait piJiir e\eiler xiii /ele, cl ipi'il comptait
fort m'eiivoyer le lendemain liui ami bien piepai('. (/(■lail liiul ce que
j'avais pit'teiidu ; car, qiuiiipie au fiiiid je ne fasse pas grand cas, non
plus que loi, de loiile celle philosophie parliére. je suis peiMiadée iprim
lionnêle homnif a lenjoiirs (iiiehpie houle de changer de iiiaxi i:e du
soir an matin, et de se dédire en son cœur, dès le lendemain, de tout
ce que sa raison lui dictait la veille.
M. d'Orbe voulait être aussi de la partie, et passer ia soirée avec
eux, mais je le priai de n'en rien faire ; il n'aurait l'ait que s'ennuyer, on
gêner l'eulretien. L'intérêt ipie je prends à lui ne m'empêche pas de
voir qu'il n'est point du vol des (leiiv autres. Ce penser mâle des àiiies
fortes, qui leur donne nu idiome si parlienlier, est une langue diuil il
n'a pas la grammaire. Kn les (piillanl, j(^ songeai au piiucli ; et, craignant
les conlidenecs anticipées, j'en glissai un mol en riant a niilord. Ilassii-
rez.-vous, me dil-il, je me livre aux liabiludes quand je n'y vois aiiciin
danger ; mais je ne m'en suis jamais fait l'esclave ; il s'agit ici de l'hou-
ncur de Julie, (lu (h>iin, peiil-être de la vie d'un biuiinie cl de iikui ami.
Je boirai du |iiiii( li seluii ma ('ouliimi^ de peur de diuiiier à l'eiilrelieii
qnelipie air de pr.'paralion ; miis ce piincli sera de la limoiiade : cl,
comme il s';dislieiil d'eu boire, il ne s'en apercevra point. iNetroiives-tu
pas, ma ehere, ipi'oii doit elre bien humilié d'avoir Contracté des ha-
bitudes (pii l'oreeul à de pareilles prceaiilious ?
J'ai passé la nuit dans de grandes agilalions qui n'étaient pas loiilcs
pour Ion ('oiiipte. Des plaisirs inniiceuts de notre première jeunesse, la
douceur d'une ancienne familial il(\ la soeiélè plus resserrée encore
depuis une année enire lui el moi par la diflieiille ipi'il avait de le voir:
tout portail dans mou âme ramerliime de ce Ite séparation. Je sentais
que j'allais perdre avec la nuiiliéde loiiiième nue partie de ma propre
exisif liée. Je complais les lieures avec impiieliide : el voyant poindre le
jour, je n'ai pas vu iiailrc sans elfioi ce lui (pii devail di'ciiler de tiui sort.
J'ai passé la malinée à luéililer mes discours et à rellei liir sur I im-
pression (pi'ils pouvaieiil laire. lailin llienre est venue, el j'ai vu eulrcr
ton ami. 11 avait l'air impiiel, cl m'a dem.uidé ]iré(iiiilaimiieiil de les
nouvelles ; car, dés le Ifiidemain de i i si eue avec imi père, il avait su
que lu élais malade, el niilord laloiiaid lui avail ciuilirmé hier ipie lu
u'clais pas smlie de loii lit \\nw eviler là-dessus les di-Iails, je lui ai
dit aussiuM (pic je l'avais laissée uiiciix hifr au soir, cl j'ai ajoiilé (pi'd
en aiipreiidrail dans un luomeul davaiilage par le r. tour do llaiiz (pie je
venais (le l'eiivovir. ,Ma piceantioui n'a servi de rien ; il m'a lail cent
questions sur ton éiat; ct comme elles m'fîloignaieiit de imon objet, j'ai
fait des réponses succinctes, et me suis mise h le qUesiionner à mon
tour.
J'ai commencé par sonder la situation de son esprit ; je I ai trouve
grave, mi'iliodi(pie, ct prêt à peser le sentiment au poids de la raison.
Grâces an ciel, ai-je dii en moi-même, voilà mon sage bien préparé ;
il ne s'agit plus (pie de le metlre à l'épreuve. Ouoique rn^age (.nhnaire
soit d'annoncer par degrés les tristes nouvelles, la conuai-snic.' que
j'ai i\f sou imagination bjugncii-e, qui. snriin mol. liortelonl a l'evln-inf,
m'a déterminée à suivre une route ciuilrain;, ct j'ai mieux aime lacça-
blcr d'abord, pour lui ménager des adoucissemeiils, (pie de nmlliplier
imiiileiuent ses douleurs, et les lui diuiiicr mille fois (lour uni-, l'iciiaut
donc un ton plus sérieux, et le regardant lixemeul : .M(ui ami, lui ai-je
dit, connaissez-vous les bornes du courage cl de la vertu dans une :ime
forte? cl crovez-voiis que renoncer à ce qii'(ui aime soit nu cflori an-
dessus de rimmanité ? .\ l'inslant il s'est levé comme un furieux : puis
frappant des mains et les porlanl à son front ainsi jointes : Je vous
eniemls. s'fst-il écrié, Julie est morte! Julie est morte! a-l-il répété
d'un Ion qui m'a fait frémir: Je le sens à vos soins Irompeiirs, à vos
vains ménagements qui ne font que rendre ma mort plus lente et plus
cruelle.
Quoique effravi'e d'un mouvement si subit, j'en ai hientM devine la
cause, ct j'ai d'abord com;u comment les nouvelles de la maladie, les
moralib's de milord Edouard, le rendez-vous de ce matin, ses questions
éludées, celles tpie je venais de lui faire, ravaicnl pu jeter dans de
fausses alarmes. Je vovais bien aussi quel parti je pouvais tirer de son
erreur en l'y laissant quelques instants, mais je n'ai pu me résoudre à
cette barbarie. L'idée de la mort de ce qu'on aime est si affreuse, ((u'Il
n'y en a point qui ne soit douce à lui substituer, el je me suis hâtée
de proliler de cet avantage, reiil-êlre ne la verrez-voiis plus, lui ai-je
dit ; mais elle vit el vous aime. Ah ! si Julie était morte, Claire aurait-
elle qiiehpie chose à vous dire ? Rendez grâce au ciel qui sauve à votre
iiildiimie des maux dont il pourrait vous accabler. Il était si étonné, si
sai>i, si ('ganv (pi'aprés lavoir fait rasseoir, j'ai eu le temps de lui dé-
tailler par ordre tout ce qu'il fallait qu'il sût; et j'ai fait valoir de mon
mieux les (iroi (mIcs de milord Edouard, alin de faire dans son cœur
iKumèie (piehpu! diversion à la douleur, par le charme de la recon-
naissance.
Voilà, mon cher, ai-je poursuivi, l'élat aciiiel des choses. Julie e?l
au bord de l'abîme, prête à s'y voir accabler du déshonneur public,
de rindignation de sa famille, "des violences d'un père emporté, et de
son propre désespoir. Le danger augmente incessamment : de la main
de son père ou de la sienne, le poignard, à chaque instant de sa vie,
est à deiPi doigts de son cœur. Il reste un seul moyen de prévenir tous
ces maux, cl ce moyen di'pend de vous seul. Le sort de voire amante
est enire vos mains." Voyez si vous avez le courage de la sauver eu vous
eloiguaiii d'elle, puisque aussi bien il ne lui est plus permis de vous
voir, ou si vous aimez mieux être l'auteur el le icmoiu de sa perte Cl
de sou oiiprobre Après avoir tout l'ait pour vous, elle va voir ce que
votre oeiir peut faire pour elle. Esl-il élonuanl que sa santé succombe
à ses peines '? Vous êtes inquiet de sa vie • sachez que vous en êtes
l'arbitre.
Il m'écoulait sans m'inlerrompre ; mais, sit(')t qu'il a compris de quoi
il s'agissait, j'ai vu disparaiire ce geste animé, ce regard furieux, cet
air (îi'frayi', mais vif et bouillant, qu'il avail auparavant. Un voile som-
bre de tristesse et de consternation a couvert sou visage ; son oeil
morue et sa contenance efl'acée annonçaient rabatiemeul de son C(eur :
à peine avaii-il la force d'ouvrir la bombe pour me répondre. Il faut
partir, m'a-l-il dit d'un ton qu'un autre aurait cru irauquille. lié bien!
\i'. parlirai. iS ai-je pas assez vécu ? Non, sans doute, ai-je repris aussi-
l('(t ; il faut vivre pour celle (pii vous aime : avez-vous oublié que ses
jours dépendent des viilres'? Il ne fallait donc jias les séparer, a-l-il à
j'iiislaiit ajoute : elle l'a pu, et le peut eiic(jre. J'ai feuil de ne pas en-
Icmlre ces derniers mots, et je cherchais à le ranimer par quelques
espérances aux(pielles Sou àme demeurait fermée, (piand llaiiz esl reu-
Ire, el m'a rapporb- de bonnes nouvelles. Dans le luoment de jeie qu'il
eu a ressenii. il s'est écrié : Ab I (pi'elle vi\e, (pi'elle soit lifinciise...
s'il est possible. Je ne veux que lui faire mes ilcrniers adieux... el je
pars. Igiiorez-voiis, ai-je dit, qu'il ne lui est plus permis de vous voir?
Ili'las l'vos adieux sont faits, et vous êtes ih'j.'i sépares. Voire SQrt sera
miiius cruel quand vous serez plus loin d'elle ; vous aurez dii moins le
pl.dsir de l'avoir mise en sûreté. Fuyez dès ce jour, dès cet instant ;
craignez qu'un si grand sacrifice ne soit trop tardif; irembicz de causer
encore sa pcrie après vous êlre dévoué pour elle. Quoi! ma-l-il dit
avec une espèce de fureur, je partirais sans la revoir ! Quoi ! je ne la
verrais plus ! Non. non : nous périrons tous deux, s'il le laul ; la mort,
je I(! sais bien, ne lui sera point dure avec moi : mais je la verrai, quoi
■ arrive: je laisser;ii mon cn'iir et ma vie. à ses pied^, avant de
icber à moi-même. Il ne m'a pas élé diflieile de lui numlrer la
1 la «rnaiile d'nu pareil pnjel. Mais ce, (/«(//' j, h: la verrai
qui revi'iiaii sans (csse d'un Ion pins doiiliuireiix. b-eiublail clier-
lu'il
m'arr
lohe I
cher au moins des emisolalions pour l'avenir. Poiiiipjoi. lui ai-je A\\,
vous ligiirei' vos maux pires qu'ils ne sunt'.' rimripjoi reneiicer à dçs
0!-iieraiiee> (|iie Julie c 1' -mèiuc n'a pas perjli'ies'.' Peii-ez-voiis qu'elle
pûlse séparer
elle croya.ii qo.' ee fil p"!i- toMJ(UirS'
56
LA NOUVFXLE HÉLOISE.
Non, mon ami, vous devez connaître son cœur. Vous devez savoir
combien elle préfère son amour à sa vie. Je crains je crains trop ( j'ai
ajouté ces mots, je te l'avoue) qu'elle ne le préfère bientôt à tout.
Croyez donc qu'elle espère, puisqu'elle consent à vivre : croyez que les
soiri's que la prudence lui dirte vous regardent plus qu'il ne scmlile, et
qu'elle ne se respecte pas moins pour vous que pour elle-même. Alors
j'ai tiré ta dernière lettre; et, lui montrant les tendres espérances de
cette fdie aveuglée qui croil n'avoir plus d'amour, j'ai ranimé les sien-
nes à cette douce chaleur. Ce peu de lignes semblait distiller un baume
salutaire sur sa blessure envenimée. J'ai vu ses regards s'adoucir et ses
yeux s'humecter ; j'ai vu ratlendrissenient succéder par degré au dés-
espoir ; mais ces derniers mots si touchants, tels que t(m coeur les sait
dire, nous ne vit}rons -pas longtemps séparés, l'ont f.iit fondre en lar-
mes. Non, Julie, ma Julie, a-t-il dit en élevant la voix et baisant la
lettre, nous ne vivrons pas longtemps séparés ; le ciel unira nos destins
sur la terre, ou nos cœurs dans le séjour éternel.
C'était là l'état où je l'avais souhaité. Sa i-èche et sombre douleur
m'inquiétait. Je ne l'aurais pas laissé partir dans cette situation d'esprit ;
mais sitôt que je l'ai vu pleurer, et que j'ai entendu ton nom chéri sor-
tir de sa bouche avec douceur, je n'ai plus craint pour sa vie; car rien
n'est moins tendre que
le désespoir. Dans cet in-
stant il a tiré de l'émo-
tiim de son cœur une
objection que je n'avais
pas prévue. Il m'a parlé
de l'état ou, tu soupçon-
nais d'être, jurant qu'il
mourrait plutôt mille fois
que de l'abandonner à
tous les péiils qui l'al-
laient menacer. Je n'ai
eu garde de lui parler de
lonaccident ; je lui ai dit
simplement que ton at-
tente avait encore été
trompée , et qu'il n'y
avait plus rien à espé-
rer. Ainsi, m'a-t-il dit en
soupirant, il ne restera
sur la terre aucun monu-
ment de mon bonheur ;
il a disparu conmie un
songe qui n'eut jamaisde
réalité. Il me restait à
exécuter la dernière par-
tie d<' la connnission, et
je n'ai pas cru qu'après
l'union dans laquelle
vous ave/, vécu, il fallût
à cela ni pri'paratif ni
mystère Je n'aurais p:is
même évité un peu d'al-
tercation sur ce léger sii-
JHt, pour éluder celle qui
pourrait renaître sur ce-
lui de noire entretien.
Je lui ai reproché sa né-
gligence dans le soin de
ses affaires. Je lui ai dit
que lu craignais que de
longtemps il ne liil plus
soigneux, et qu'en atten-
dant qu'il le devînt, tu
lui ordonn^iis de se con-
server pour loi, de pour-
voir mieux à ses be-
soins, et de se charger à
cet effet du léger sup-
plément que j a^ais à lui
remetlre de la part. 11
n'a ni paru humilié de
celte proposition, ni pré-
tendu en f.dre une aff ire.
Il m'a dit simplement que tu savais bien que rien ne lui venait de toi
qu'il ne reçût avec transport ; mais que ta précaution était superilue, et
qu'une petite maison qu'il venait de vendre à Grauson, reste de sou
chétif patrimoine, lui avait produit plus d'argeni qu'il n'en avait possédé
de sa vie. D'ailleurs, a-l-il ajouté, j'ai quelques talens dont je puis ti-
rer partout des ressources Je serai trop heureux de trouver dans leur
exercice quelque diversion à mes maux; et depuis qu^' j'ai vu de |)liis
près l'usage (pie Ju'ie f.iit de son superflu, je le regarde comme le trésor
sacré de la veuve et de l'tirplieliii, dout Ihumanité ne me permet pas
de rien aliéner. Je lui ai rappelé son voyage du Valais, ta lettre, et la
précisioa de tes ordres. Les mêmes raisons subsistent... Les mêmes !
Julii' ïiir les genoux de son pi
a-t-il interrompu d'un ton d'indignation. La peine de mon refus était
de ne la plus voir : qu'elle me laisse donc rester, el j'accepte. Si j'o-
béis, pourquoi me punit-elle? Si je refuse, que me fera-t-elle de pis...
Les mêmes ! répétait-il avec impatience. Notre union commençait ; elle
est prèle à finir; peut-être vais-je pour jamais me séparer d'elle ; il
n'y a plus rien de commun entre elle et moi; nous allons êire étran-
gers l'un à l'autre. Il a prononcé ces derniers mots avec un tel serre-
ment de cœur, que j'ai tremblé de le voir retomber dans l'état d'où
j'avais eu tant de peine à le tirer. Vous êles un enfant, ai-je affecté de
lui dire d'un air riant; vous avez encore besoin d'un tuteur, et je veux
êlre le vôtre. Je vais garder ceci ; et pour en disposer à propos dans
le conmierce que nous allons avoir <■ll^enlble, je veux être instruite de
toutes vos affaires. Je larliai^ ilc dn iier ainsi ses idées funestes par
celle d'une correspondance laiiiilifre coiilinuée entre nous; et cette
aille simple, qui ne cherche, pour ainsi dire, qu'à s'accrocher à ce qui
t'environne, a pris aisément le change. Nous nous sommes ensuite ajus-
tés pour les adresses de lettres; et comme ces mesures ne pouvaient
que lui être agiéabh'S, j'en ai prolongé le détail jusqu'à l'arrivée de
M. d'Orbe, (jui m'a fait signe que tout était prêt.
Ton ami a facilement compris de quoi il s'agissait ; il a instamment
demandé à l'écrire, mais
je me suis gardée de le
permettre. Je prévoyais
(|u'un excès d'atlpudris-
senient lui relâcherait
trop le cœur, el qu'à
peine serait-il au milieu
de sa lettre qu'il n'y au-
rait plus moyen de le
faire partir. Tous les dé-
lais sont dangereux, lui
ai-je dit; hâtez -vous
d'arriver à la première
station, d'où vous pour-
rez lui écrire à votre
aise. En disant cela, j'ai
fait signe à M. d'Orbe ;
je me suis avancée, et,
le cœur gros de san-
glols, j'ai collé mon vi-
sage sur le sien : je n'ai
plus su ce qu'il deve-
nait; les larmes m'offus-
quaient la vue, ma icte
commençait à se perdre,
( t il était temps que mon
rôle liiiit.
Un moment après je
les ai entendus descen-
dre précipiiaminent. Je
suis sortie sur le palier
pour les suivre des
yeux. Ce dirniir trait
manquait à mon trouble.
J'ai vu l'insensé se jeler
à genoux au milieu de
l'escalier, en baiser mille
fois les marches , et
d Oibe pouvoir à peine
l'arradier de celle froi-
de piene qu'il pressait
de son corps, de la tête
el des bras en pous-
sant de longs gémisse-
niinls. J ai senti les
miens prêts d'éclater
malgré moi, et je suis
brusquement rentrée ,
de peur de donner une
scène à louie la mai-
son.
A quelques instants de
là. M. d Orbe est reve-
nu tenant son mouchoir
sur ses yeux. — C'en est lait, rna-t-ll dit, ils sont en route. En arrivant
chez lui, voire ami a trouvé la chaise à sa porte Milord Edouard l'y at-
teiidail aussi; il a couru au-devant de lui, et le serrant coiiire sa poi-
tiine : Viens, homme infoituné, lui a-t-il dil d'un ton pénétré, viens
verser les dovleurs dans ce cœur qui t'aime. Vievs, tu sentiras peul-
élre qu'on n iipns loul péril a sur la terre, quand on y retrouve un iimi
tel que moi A l'instant, il l'a porté d'un bras vigoureux dans la chaise,
et ils sont partis en se tenant etroiiemcnt embrassés.
LA NOUVELLE HÉLOISE.
37
SECONDE PARTIE.
LETTRE PREMIERE.
J'ai pris et quilté cent fois la plume, j'hésite dès le premier mot, je
ne sais quel ion je dois prendre, je ne sais par où commencer, et c'est
à Julie que je veux écrire! Ahl malheureux! que suis je devenu? Il
n'est donc plus ce temps où mille sentiments délicieux coulaient de ma
plume conurK! un inlarissable torrent! Ces doux moments de confiance
etd'('|ianrh('iiiriit sont passés, nous ne sommes pUis l'un à l'autre, nous
ne sommes plus les mêmes, et je ne sais plus à qui j'écris. Daifinerez-
vous recevoir mes lettres? vos yeux daigiieront-ils les parcourir ' les
trouvcrcz-vous assez réservées, assez eircous|)ectes ? Oserais-ji^ y gar-
der encore inic ancienne familiarité'.' Oserais-je y parler dun amour
éteint ou mrprisc? et m- siiis-ji; pas plus reculé que le premier jour où
je vous écri\is .' (.Imlli' dilli rcncc^ ô ciel ! de ces jours si charmants et
si doux, à mon cllroyalili' misère? Hélas ! je commençais d'exister, et
je suis lotnhé <lans l'anéanlissement; l'espoir de vivre animait inon cœur;
je n'ai plus devant moi que l'image de la mort ; et trois ans d'intervalle
ont léinié le cercle fortuné de mes jours- Ah! que ne les ai-je terminés
avant de me survivre à moi-même! (Jue n'ai-je suivi mes pressentiincnis
après ces rapides instants de délices où je ue voyais plus rien dans la
vie qui fût digne de la prolonger ! sans doute, il fallait la borner à ces
trois ans, ou les ôler de sa durée ; il valait mieux ue jamais goûter la
félicité que la goûter et la perdre. Si j'avais franchi ce fatal intervalle,
si j'avais évilé ce premier regard qui me lit une autre âme, je jouirais
de ma raison, je remplirais les devoirs d'un homme, et sèmerais peut-
être de quelques vertus mon insipide carrière. Un moment d'erreur a
tout changé. Mon oîil osa contempler ce qu'il ne fallait point voir ; cette
vue a produit enfin son effet inéviiable. Après m'clre égaré par degrés,
je ne suis plus qu'un furieux dont le sens est aliéné, un lâche esclave
sans force et sans courage, qui va traînant dans l'ignominie sa cliaiiie
H son désespoir.
Nains rêves d'un esprit qui s'égare! Désirs faux et trompeurs,
désavoués à rinstanl par le cœur (pii les a formés ! Que sert d'imaginer
a des maux réi Is de (hinu'ricpies remèdes (pi'oii rejetlerait i|uaiid ils
nous seraieiil otlerls'? Ah 1 (pii jamais eounaiira l'amour, l'aura vue, et
pourra !<■ croire, qu'il y ait quclqne feliiilé possible que je voulusse
acheler au prix de mes premiers feux? Non, non : que \o ciel garde
ses bieiilaits, et nie laisse avec ma misère le souvenir de mon bonlieur
pas-e. Jeanne mu'ux les plaisirs qui sont dans ma mémoire et les re-
grets qui dethneul nmu ame que d'èlre à jamais heureux sans ma Ju-
lie. Viens, image adorée, remplir uu cœur qui ue vil que par toi ; suis-
moi dans mon exil, console-moi dans mes peines, ranime et soutiens
mon espérance éteinie. Toujours ce cœur infortuné sera ton sanctuaire
inviolable, d'où le sort ni les hoinmes ne pourruiii jamais Tarraclier. Si
je suis mort au bonheur, je ne le suis point à l'amour qui m'en rend
digne Cet amour est invincible comme le charme qui l'a lait naître ; il
est fondé sur la base inébranlable du mérile et des vertus ; il ne peut
périr dans une ànie immortelle ; il n'a plus besoin de l'appui de t'espé-
rance, et le passé lui donne des forces pour un avenir éternel.
Mais toi. Julie, ô toi qui sus aimer une fois, comment ton tendre co'ur
a-l-il oublié de vivie'.' comment ce feu sacré s'esl-il éteint dans Ion
ànie pure? coriunent as-lu |ierdu le gont de ces plaisirs célestes que
lui senle elait eapalile de seiuir et de rendre? Tu me chasses sans piiié.
lu me liamiis avec o|iprolMe. lu me livres à mon désespoir; et tu ue vois
pas. dans l'erri IM qui Tt-iiare, (pi'eii me rendant misérable lu t'oies le
liDiilieur (le les jonis I Ali 1 ,liili<'. crois-moi, tu cberclieras vainemeut
uu autre cœur ami du lien : mille t'adoreront sans doute; le mien seul
te savait aimer.
Réponds-moi maintenant, amante abusée ou trompeuse, que sont de-
venus ces projets formés avec lant de mystère? où sont ces vaines
espérances dont In leurras si souvent ma crédule simplieiic? Où est
celle union sainle et désirée, doux objet de tant d'ardents soupirs, et
dont ta plume cl ta bouche flattaient mes vœux? llelas : snr la foi de
les promesses, j'osais aspirer à ce nom sacré d'époux, cl me (rovais
déjà le plus heureux des hommes. Dis, cruelle, ne nrabusais-in "que
jiour rendre enfin ma douleur plus vive et mon humiliation plus pro-
l'dude? Ai-je alliré mes malheurs par ma faille? Ai-je manqué d'oliéis-
saiiee, de docilité, de discréliou ? M'as-lu vu désirer assez faiblement
pour mériter d élie eeoiidiiil. ou préférer mes l'(Mii,Mieiix désirs à tes vo-
lontés suprêmes? J ai loin lail pour le plaire, cl lu m'abandonnes: tu
te chargeais de mou bonheur, et lu m'as perdu I Ingrate, rends-moi
coniple du depoi que je l'ai confié; rends-moi contpte de mi<i-même,
après avoir ég .ré mon cœur dans cette suprême félicite que lu m'as
montrée et i|ue tu m'enlèves. Auges du ciel, j'eusse mepiisé votre
sort ; j'eusse été le plus heureux des cires... Uélas ! je ne suis plus rien,
un instant m'a loul ùte. J'ai passé sans intervalle du condile des plai-
sirs aux regrets éternels : je louche encore au bonheur qui m'éeliappe...
j'y louche encore, et fe perds pour jamais !... Ah! si je fe pouvais
croire! si les restes d'une espérance vaine ne souienaieul... t) rocfiers
de Meillerie, que mon œil égaré mesura tant de fois, que ue servites-
vous mon desespoir? J'aurais moins regreité la vie quand je n'eu avais
pas senti le prix .
58
LA NOUVELLE HÉLOISE.
LETTRE II.
DE MIIORD ÉnOlTARI) .\ «.AIRE.
Nous .irrivons à BesaiRon, et niofi premier soin est do vous donner
(les nouvelles de notre vovas;e. U s'est l'ait, sinon paisiblement, du
moins sans accideni, et votre ami est aussi sain de corps qu'on peut
l'èire avec un cœur aussi malade ; il voudrait même aiïecter à l'exté-
rieur une sorte de traiiipiillilé. Il a honte de son élal, et se contraint
heanconp devant moi ; mais tout décelé ses secrètes agitations, et si je
feins de m'y tromper, c'est pour le laisser an\ prises avec lui-même,
et orxupcr ainsi une partie des forces de son àme à réprimer l'elfet de
l'autre.
11 fut fort abattu la première journée : je la lis courte, voyant que la
vitesse de notre marche irritait sa douleur. 11 ne me parla point, ni moi
à lui : les consolations indiscrètes ne font qu'aigrir les violentes alflic-
lions. L'indifférence et la froideur trouvent aisément des paroles, mais
la tristesse et le silence sont alors le vrai langage de l'amitié. .le com-
mençai d'apercevoir hier les premières étincelles de la fureur qui va
succéder infailliblement à cette klhargie. A la dinée, à peine y avail-il
un quart d'heure que nous étions arrivés, qu'il m'aborda d'un air d'im-
patience : — Que tardons-nous àj)artir? me dit-il avec un souris amer;
pourquoi reslons-nous un moment si près d'elle? Le soir il affecta de
parler beaucouo, sans dire un mot de Julie : il recommençait des ques-
tions auxquelles j'avais répondu dix fois. 11 voulut savoir si nous étions
déjà sur terres de France, et puis il demanda si nous arriverions bientôt
à Vevai. La première chose qu'il fait à chaque station, c'est de com-
mencer quelque lettre qu'il déchire ou chiffonne un moment après. J'ai
sauvé du feu deux ou trois de ces brouillons, sur lesquels vous pourrez
entrevoir l'état de son àme. Je crois pouriant qu'il est parvenu à écrire
une lettre entière. .
L'emportement qu'annoncent ces premiers symptômes est facde a
prévoir : mais je ne saurais dire quel en sera l'effet et le terme ; car cela
dépend d une combinaison du caracière de l'homme, du genre de sa
passion, des circonstances qui peuvent naître, de mille choses que
nulle prudence humaine ne peut déterminer. Pour moi, je puis répondre
de ses fureurs, mais non pas de son désespoir; et, quoi qu'on fasse, tout
homme est toujours maitre de sa vie.
Je me flatte cependant qu'il respectera sa personne et mes soins, et
je compte moins pour cela sur le zèle de l'amitié, qui n'y sera pas épar-
gné, que sur le caractère de sa passion et sur celui de sa maîtresse.
L'âme ne peut guère s'occuper fortement et longtemps d'un objet sans
contracter des'disposilions qui s'y rapportent. L'extrême douceur de
Julie doit tempérer l'àcrclé du feu qu'elle inspire, et je ne douie pas
non plus que 1 amour d'un homme aussi vif ne lui donne à elle-même un
peu plus d'aciiviié qu'elle n'en aurait naturellement sans lui.
J'ose compter aussi sur son cœur; il est l'ait poiu' combaltre et
vaincre. Un amour pareil au sien n'est pas tant nue faiblesse qu'une
force mal employée. Une flamme ardente et malheureuse est capable
d'absorber pour un temps, pour tonjom-s peut-être, une partie de ses
facultés; mais elle est elle-même une preuve de leur excellence et du
parti (|u'il en pourrait tirer pour cultiver la sagesse; car la sublime rai-
son ne se soutient que par la même vigueur de l'àme qui fait les
grandes passions, et l'on ne sert dignement la philosophie qu'avec le
même feu qu'on sent pour une maîtresse.
Soyez-en stire, aimable Claire, je ne m'intéresse pas moins que vous
au sort de ce couple infortimé, non par un sentiment de commiséra-
tion, qui peut n'être qu'une faiblesse, mais par la considiiraliou de la
justice el de l'ordre, qui veulent que chacun soit placé de la manière
la [ihis avantageuse il lui-même et .i la société. Ces d^ux belles âmes
sortirent l'une pour l'autre des mains de la nature; c'est dans une
douce union, c'est dans le sein du bonheur, que, libres do déployer
leurs forces et d'exercer leurs vertus, elles eussent éclairé la terre de
leurs exemples. Pourquoi faut-il qu'un insensé préjugé vienne changer
les directions éternelles, et bouleverser l'harmonie des êtres pensanis '/
Pourquoi la vanité d'un père barbare cache-t-clle ainsi la lumière sous
le boisseau, el fait-elle gémir dans les larmes des cœurs tendres el
bienfaisants, nés pour essuver celles d'autrui ? Le lien conjugal n'est-il
pas le plus libre ainsi que le plus sacré des engagements'.' Uui, toutes
les lois qui le gênenl sont injustes, tous les pères qui l'osent former ou
rompre s(uil des tvrans. Ce chaste nœud de la nature n'est soumis ni au
pouvoir souverainni .i l'autorité paternelle, mais à la seule autorité du
Père commun, qui sait commander aux cœurs, et qui, leur ordonnant
de s'unir, les peut contraindre à s'ainier.
Que signifie ce sacrifiée des convenances de la nature aux conve-
nances de l'opinion? La diversité de fortune et d'état s'écli(»se et se
confond dans le mariage, elle ne fait rien au bonheur; mais celle d'hu-
meur et Je caractère demeure, et c'est par e'Ie qu'on est heureux on
malheureux. L'eiil'anl qui n'a de règle que l'amour ciioisit mal, le père
(|ui n'a de règle que l'opinion choisit plus mal encore. Ou'uue lille
manque de raison, d'expérience, pour juger de la sagesse et des mœurs,
un hou père v doit suppléer sans doute; son droit, soo d,'!Voit mcrae,
est de dire : Ma fdie, c'est un honnête homme, ou c'est un fripon ; c'est
un homme de sens, ou c'est un fou. Voilà les convenances dont il doit
connaître ; le jugement de toutes les autres appartient à sa fille. En
criant qu'on troublerait ainsi l'ordre de la société, ces tyrans le trou-
blent eux-mêmes. Que le rang se règle par le mérite, et l'union des
cœurs par leur choix, voilà le véritable ordre social ; ceux qui le règlent
par la naissance ou par les richesses sont les vrais perturbateurs de
cet ordre, ce sont ceux-là qu'il faut décrier ou punir.
Il est doue de la justice universelle que ces abus soient redresssés ;
il est du devoir de l'homme de s'opposer à la violence, de concourir à
l'ordre; et, s'il m'était possible d'unir ces deux amants en dépit d'un
vieillard sans raison, ne doutez pas que je n'achevasse en cela l'ou-
vrage du ciel, sans m'embarrasser do l'approbation des hommes.
Vous êtes plus heureuse, aimable Claire; vous avez un père qui ne
prétend point savoir mieux que vous en quoi consiste votre bonheur.
Ce n est peut-être ni par de grandes vues de sagesse, ni par une ten-
dresse excessive qu'il vous rend ainsi maîtresse de votre sort : mais
qu'importe la cause si l'effet est le même, et si, dans la liberté qu'il
vous laisse, l'indolence lui tient lieu de raison ? Loin d'abuser de cette
liberté, le choix que vous avez fait à vingt ans aurait 1 approbation du
plus sage père. Votre cœur, absorbé par une amitié qui n'eut jamais
d'égale, a gardé peu de pUce aux feux de l'amour; vous leur substi-
tuez tout ce qui peut y suppléer dans le mariage : moins amante qu'a-
mie, si vous n'êtes la plus tendre épouse, vous serez la plus vertueuse,
et cette union qu'a formée la sagesse doit croître avec l'âge et durer
autant qu'elle. L'impulsion du cœur est plus aveugle, mats elle est
plus invincible : c'est le moyen de se perdre que de se mettre dans la
nécessité de lui résister. Heureux ceux que l'amour assortit comme
aurait fait la raison, et qui n'ont point d'obstacle à vaincre et de pré-
jugés à combaltre ! Tels seraient nos deux amants sans l'injuste résis-
tance d'un père entêté. Tels malgré lui pourraient-ils être encore, si
l'un des deux était bien conseillé.
L'exemple de Jidie et le vôtre montrent également que c'est aux
époux seuls à juger s'ils se conviennent. Si l'amour ne règne pas, la
raison choisira seule : c'est le cas (u'i vous êtes : si l'amour règne, la
nature a déjà choisi; c'est celui de Julie. Telle est la loi sacrée de la
nature, qu'il n'est pas permis à l'homme d'enfreindre, qu'il n'enfreint
jamais impunément, et que la consid'Tation des états et des rangs ne
peut abroger qu'il n'en coûte des malheurs et des crimes.
Quoique l'hiver s'avance et que j'aie à me rendre a Rome, je ne quit-
terai point l'ami que j'ai sous ma garde que je ne voie son àme dans
un état de consistance sur lequel je puisse compter. C'est un dépôt qui
m'est cher par son prix, et parce que vous me l'avez confié. Si je ne
puis faire qu'il soit heureux , je tâcherai de faire au moins qu'il soit
sage; et qu'il porte en homme les maux de l'humanité. J'ai résolu de
passer ici une quinzaine de jours avec lui, durant lesquels j'espère que
nous recevrons des nouvelles de Julie et des vôtres, et que vous m'ai-
derez toutes deux à mettre quelque appareil sur les blessures de ce
cœur malade, qui ne peut encore écouter la raison que par l'organe
du sentiment.
Je joins ici une lettre pour votre aiTiie : ne la confiez, je vous prie, à
aucun commissionnaire, mais remettez-la vous-même.
FRAGMENTS
JOINTS K r.A LETTRE PBEf.EnENTE.
1.
Pourquoi n'ai-je pu vous voir avant mon départ? Vous avez craint
que je n'expirasse en vous quittant! Cœur pitoyable, rassurez-vous.
Je me porte bien... je ne souffre pas... je vis encore... je pense à vous...
je pense au temps où je vous fus cher... J'ai le cœur un peu serré...
la voiture m'étourdit... je me trouve abattu... Je ne pourrai longtemps
vous écrire aujourd'hui. Demain peut-être aurai-je plus de force... on
n'en aurai-je plus besoin...
H.
Où m'entraînent ces chevaux avec tant de vitesse? Ou me conduit
avec tant de zèle cet homme qui se dit mon ami? Est-ce loin de toi,
Julie? Est-ce en des lieux où tu n'es pas?... Ah! (ille insensée!... Je
mesure des yeux le chemin que je parciuirs si rapidement. D'où viens -
je? où vais-jè? et pourquoi tant de diligence? Avez-vous peur, cruels,
que je ne coure pas as^ez tôt à ma perte? 0 amitié! ô amour! est-ce
là votre accord? sout-ce là vos bienfaits?...
III.
As-tu bien consulté Ion cœur en me chassant avec tant de violence?
As-tu pu, dis, Julie, as-tu pu renoncer pour jamais?... Non, non ; ce
tendre cœur m'aime, je le sais bien. Malgré le sort, malgré lui-même,
il m'aimera jusqu'au tomhoau... Je le vois, tu t'es laissé suggérer...
Quel repentir éternel tu te prépares !... llélas! il sera trop tard... Onoi!
LA A'OUVELLE HÉLOISE.
3d
tu pourrais oublier!... Quoi! je l'aurais mal coiiniicl... Ah! songe à
toi, sonjîc ;'i moi, songe à... Ecoule, il en csl temps encore... Tu m'as
chassé avec l)arbarie. Je fuis pins vile que le vent... Dis un mot, un
ïeni mot, et je reviens plus prompt quir l'éclair. Dis un mol, et pour
jamais nous sommes nuis : nous devons i'èlre... nous le serons... Ah I
l'air emporte mes plaintes! et eepeiidaul je fuisi je vais vivre et mou-
rir loin d'elle... Vivre loin d'elle!
LETTItE III.
UK HILOIIU ÉDOUAIIU A JULIE.
Votre cousine vous dira des nouvelles de votre ami. Je crois d'ail-
leurs qu'il vous écrit par cet ordinaire. Connnencez par satisfaire là-
dessus votre empressement, pour lire ensuite posément cette lellre,
car je vous préviens que sou sujet demande toute votre atlcntion.
Je connais les hommes ; j'ai vécu beaucoiq) en peu d'années ; j'ai
acquis une grande expérience à mes dépens, et c'est le chemin des
passions qui m'a conduit à la philosophie. Mais de tout ce que j'ai ob-
servé jusqu'ici je n'ai rien vu de si extraordinaire (pie vous cl votre
amant. Ce n'est pas que vous ayez ni l'un ni l'autre un caraclère mar-
qué dont on i)nisse au premier coiq) d'(«il assigner les dd'Iérences, et
il se pourrait bien que cet endjarras de vous délinir vous fil prendre
pour drs âmes connnnues par un oliservaienr superliciel. Mais c'est
cela même qui vous distingue, qu'il est impossible de vous distinguer,
et que les traits du modèle commim. dont quekpi'mi manque toujours
à chaque individu, brill.nt tous égalenuuit dans les vôtres. Ainsi cha-
aue épreuve d'une estampe a ses di'l'auts particuliers qui lui servent
6 caraclère, cl s'il en vient une (pii soit parlaile, quoiqu'on la trouve
belle au premier coup d'mil, il faut la considérer longtemps pour la
recounaitre. La première l'ois que je vis votre amant, j(! fus frappé d'un
sentiment nouveau qui n'a fait qu'augmenier de jour en jour, à mesure
que la raison l'a juslifié. A votre égard, ce lut tout antre chose encore,
et ce sentiment fut si vif que je me trompai sur sa nature. Ce n'était
pas tant la différence des sexes qui produisait celle impression, (pi'un
caractère encore plus marqué de perfection, que le camr sent, même
iiidépeudamnient de l'auiour. Je vois bien ce que vous seriez sans votre
ami, je ne vois pas de même ce qu'il sérail sans vous : beaucoup
d'hommes peuvent lui ressembler, mais il n'y a qu'une Julie au monde.
Après un tort que je ne me pardonnerai jamais, votre lettre vint m'e-
clairer sur mes vrais seutimenis. Je reconnus que je u'elais poinl ja-
loux, ni par consé(pieiit amoureux ; je connus que vous étiez trop
aimable pour moi , Il vous faut les prémices d'une âme, et la mienne
ne serait pas digne de vous.
Hès ce moineul je pris pour voire bonheur mutuel un tendre intérêt
qui ne s'éteindra poinl. Croyant lever tontes les diflicidtés, je lis au-
près de votre père une démarche indiscrète dont le mauvais succès
n'est qu'une raison de plus pour exciter mon zèle. Daignez m'écouter,
cl je puis réparer encore tout le mal que je vous ai fait.
Soudez bien voire cœur, ô Julie! et voyez s'il esi possible d'éteindre
le l'eu dont il est dévoré. Il fut un temps peut-être où vous pouviez en
arrêter le progrès : mais si Julie, pure et cliasie. a pourtant succombé,
commenl se lelèvera-l-elle après sa chute'' eomuieiil ri'sistera-t-elle à
l'amour vaintpieur, et armé de la dangereuse iiiia^e de loirs les plaisirs
passés'.' Jeune arn;inte. ne vous en imposiv, plus, et n'uoneez à la con-
liance qui vous a séduite : vous êtes perdue s'il faut combattre encore :
vous serez avilie el vaincue, cl le sentiment de votre honte étouffera
par degrés toutes vos vertus. L'amour s'est insinué trop avant dans la
substance de voire àme pour (|ne vous puissiez jamais len chasser; il
eu renforce el pénètre tous les traits conmie une eau forte el corrosive;
vous n'en effacerez jamais la profonde impression sans elïacer à la fois
tons les seutimenis exquis que vous reçûtes de la nature; et quand il
ne vous restera plus d'amour, il ne vous restera plus rien d'estimable.
Qu'avez-vous donc maintenant à faire, ne pouvant plus changer l'étal
de votre ^œiir'.' Une seule chose, Julie; c'est de le rendre légitime. Je
vais vous proposer pour cela l'unique moyen (pii vous reste; prolitez-
en tandis qu'il est temps encore; remlez ,i l'innocence et à la vertu
celte sublime raison dont le ciel vous fit dépositaire, ou craignez d'avi-
lir ;t jamais le plus précieux de ses dons.
J'ai dans le du<lié d'Yorck une terre assez considérable, qui fol long-
temps le séjour de mes ancêtres. Le clialeau esl ancien, mais bon el
commode; les environs sont solitaires , mais :n;reables el variés. La
rivière d'Ouse, qui passe au boni du parc, olVic ;i la fois une perspec-
tive charmante ;t la vue el un déliouilie facile ;iu\ denrées. Le produit
de la terre sullit pour riioimêle entretien du maiire , et peut doubler
sous ses yeu\ L'odieux préjugé n'a point d'accès dans cette heureuse
contrée ; l'Iuiliiiaui paisible y conserve encore les mœurs simples des
premiers temps ; et l'on y trouve une image du Valais décrit avec des
traits si louelianls par la plume de votre ami. Celle terre est à vous,
Julie, si vous daignez l'hiibiier avec lui ; el c'est là que vous pourrez
accomplir ensemble tous les tendres souhaits pir on huit la lettre dont
je narle.
Venez, modèle unique des vrais auiauts , venez couple aimable et
(idole, prendre possession d'un lieu fait pour servir d'asile à l'amour et
à l'innocence; venez y serrer, à la f.ice du ciel et des hommes, le doux
nieud qui vous unit; venez honorer de l'exemple de vos vertus un (lays
où elles seront adorées, el des gens simples portes à les imiter. Puis-
siez-vons eu ce lieu tranquille goûter à jamais dans les sr^iliinc nts qui
vous unissent le bonheur des âmes pures ! puisse le eii-l v bénir vos
chastes feux d'une famille qui vous ressemble! puissiez-vous y prolon-
ger vos jours dans nue honorable vieillesse, el les terminer enfin paisi-
blement dans les bras de vos enfants? puissent nos neveux, en parcou-
rant avec un charme s(!crct ce monument de la filicilé conjugale, dire
un j(Uir dans l'atleiidrissemeul de leur cœur : Ce fut ici l'uiilé de l'in-
nocence, ce fat ici la demeure dei deux amanti!
Votre sort est en vos mains, Julie ; pesez attentivement la proposi-
tion que je vous fais, et n'eu examinez que le fond : car d'ailleurs je me
charge d'assurer d'avance et irrévocablement votre ami de l'engage-
ment que je prends ; je me charge aussi de la sûreté de votre départ,
et de veiller avec lui à celle de votre personne jusqu'à votre arrivée :
là vous pourrez aussitôt vous marier publiquemeut sans obstacle ; car
parmi nous une fille nubile n'a nul besoin du conseulementd'autrui pour
disposer d'elle-même. Nos sages lois n'abrogent point celles de la na-
ture ; el s'il résulte de cet heureux accord queli|ues inconvénients, ils
sont beaucoup moindres que ceux qu'il prévient. J'ai laissé à Vevai
mon valet de chambre, hiuiime de confiance, brave, prudent, et d'une
fidélité à toute épreuve. Vous |(Ourrez aisément vous concerter avec lui
de bouche ou par écrit à l'aide de Regianino, sans que ce dernier sache
de (pioi il s'agil. Quand il sera temps , nous partirons pour vous aller
joindre, el vous ne quitterez la maison paternelle que sous la conduite
de votre époux.
Je vous laisse à vos réflexions ; mais, je le répèle, craignez l'erreur
des préjugés el la séduction des scrupules, qui mènent souvent au vice
par le chemin de l'houneur. Je prévois ce qui vous arrivera si vous
rejetez mes offres. La tyrannie d'un père intraitable vons entraînera
dans l'abime, que vous ne connaîtrez qu'après la chute. Votre extièmc
douceur dégénère quelquefois en timidité ; vous serez sacrifiée à la
chimère des conditions. 11 faudra contracter un engagement désavoué
par le cœur. L'approbation publique sera démentie ineessammeui par
le cri de la conscience; vous serez honorée, et méprisable : il v;iul mieux
être oubliée, et veilueuse.
/'. S. Dans le doute de votre résolution, je vous éi ris à l'iusu de notre
ami, de peur qu'un refus de votre part ne vint détruire eu un iustaul
tout l'effet de mes soius.
LETTRE IV.
DE JULIE .\ CLAIIIE.
Oh I ma chère, dans quel trouble tu m'as laissée hier au soir! et quelle
nuit j'ai passée en rêvant à cette fatale lettre '. Non, j;imaii tentation
plus dangereuse ne vint assaillir mon cœur, jamais je n'éprouvai de pa-
reilles agitations, el jamais je n'apervus moins le moven de les apaiser.
Autrefois une certaine lumière de sagesse et de raison dirigeait ma vo-
lonté ; dans toutes les occasions emhariassaiiles. je discernais d'abord
le parti le plus honnête . et le prenons à riiistant. Maintcn;uit, avilie et
toujours vaincue, je ne fais que llolicr entre des passions contraires;
mon faible cœur n'a plus que le choix de ses fautes ; et tel est mon dé-
plorable aveuglement, que si je viens par h;isard à prendre le meilleur
parti, la vertu ne m'aura poinl guidée, et je n'en aurai pas moins de
remords. Tu sais quel époux mon père me destine, tu sais quels licus
l'amour m'a donnés. Veux-je êlie vertueuse, l'obéissance et la foi m'im-
posent des devoirs opposés. Veux-je suivre le penchant de mon cœur;
qui préférer d'un amant ou d un père? Hélas ! en écoulant l'amour ou
la nature, je ne puis éviter de mettre l'un ou l'autre ;iu désespoir ; en
me sacrifiant »u devoir, je ne puis éviter de commeitre un (rime ; et,
quelque parti que je prenne, il faui que je meure à la fois malheureuse
et conpalile.
Ah! chère el tendre amie, toi qui fustoujonrslniou unique ressource,
et (pii m'a t.int de fois sauvée de la mort el du desespoir, considère
aujourd fini l'horrible état de- mon àme, et vois si jamais tes secoura-
bles soins me furent plus nécessaires. Tu sais si tes avis sont écoulés ;
tu sais si tes conseils sont suivis ; tu vieus de voir, an prix du bonheur
de nia vie. si je sais déférer aux leçons de lamiiié. Prends donc pitié
de raccablement où tu m'as réduite ; achève, puisque tu as commence;
supi)l(>e à nion courage abattu, pense pour celle qui ne pense plus que
jpar toi. Enfin tu lis d;ms ce cœur qui t'aime, tu le connais mieux que
moi. Apprends-moi donc ce que je veux ; et choisis à ma place, quand
je n'ai plus la force de vouloir, ni la raison de cluiisir.
Relis la lettre de ce généreux Anglais; relis-la mille lois, mon auge.
Ah ! laisse-toi toucher au tableau chariuaut du bonheur (\ue l'ammir, la
paix , la vertu , peuvent me luouieltre encore ! Douce et ravissante
union des âmes , délices inexprimables même au sein des remords!
dieux ! (pie seriez-vous |)onr mon cœur au sein de la foi conjugiile?
Quoi : le bonheur et linnocence seraient encore en mou pouvoir ; Quoi !
je pourrais expirer d'amour el de joie cuire uu époui adore et les chefs
4Q
U NOUVELLE HÉLOISE.
gages de sa tendresse !... Et j'hésile un seul moment ! et je ne vole pas
réparer ma l'anle dans les bras de cekii «|ui me la (it commettre 1 el je
ne suis pas déjà femme vertueuse et chaste mère de famille!... Oli !
que les auteurs de mes jours ne peuvent-ils me voir sortir de mon avi-
lissement! que ne peuvent-ils être témoins de la manière dont je sau-
rai remplir à mon tour les devoii-s sacrés qu'ils ont remplis envers
moi !... Et les tiens, lilli' iiigraie et dénaturée, qui les remplira près
d'eux, tandis que lu les oublies? Est-ce eu plongeant le poignard dans
le sein d'une mère que tu te prépares à le devenir? Celle qui désho-
nore sa famille appren<lra-t-elle à ses enfants à l'honorer? Digne objet
de l'aveug'e tendresse d'un père et d'une mère idolâtres, abandonne-
les au regret de l'avoir fait naître ; couvre leurs vieux jours de douleur
et d'opprobre... et jouis, si lu peux, d'un bonheur acquis à ce prix 1
Mou Dieu ! que d'horreurs m'environnent I quitter furtivement son
pays, déshonorer sa famille, abandonner à la fois père, mère, amis,
parents, et toi-même ! et loi, ma douce amie ! et toi la bien-ainiée de
mon cœur ! loi dont à peine, dès mon enfance, je puis rester éloignée
un seul jour: le fuir, le quitter, te perdre, ne te plus voir!... Ah ! non ;
que jamais... (}ue de tourments déchirent ta malheureuse amie! elle
sent à la fois tous les maux dont elle a le choix, sans qu'aucun des biens
qui lui resteront la console. Hélas! je m'égare. Tanl de combats passent
ma force et troublent ma raison ; je perds à la fois le courage et le sens.
Je n'ai plus d'espoir qu'en toi seule. Ou choisis, ou laisse-moi mourir.
LETTRE V.
Tes perplexités ne sont que trop bien fondées, ma chère Julie; je
les ai prévues et n'ai pu les prévenir, je les sens el ne puis les apaiser;
el ce que je vois de pire dans ton état, c'esl que persoime ne t'en peut
tirer que toi-même. Quand il s'agit de prudence, l'amitié vient au se-
cours d'une à ne agitée; s'il faut choisir le bien ou le mal, la passion,
qui les mé onnaii, peut se taire devant un conseil désintéressé. Mais
ici, quelque parti que tu prennes, la nature l'autorise et le condamne,
la raison le blâme et l'approuve, le devoir se lail ou s'oppose à lui-
même ; 1rs suites sont également à craindre de part el d'autre ; lu
ne peux ni rester indécise ni bien choisir; tu n'as que des peines à
comparer, el ton cœur seul en est le juge. Pour moi. l'impoitance de
la délibération m'épouvante, el son effet m'attrisle. Quelque sort que
tu préfères, il sera toujours peu digne de toi ; et ne pouvant ni te mon-
trer un parti qui te convienne, ni le conduire au vrai bonheur, je n'ai
pas le courage de décider de ta destinée. Voici le premier refus que tu
reçus jamais de ion amie ; et je sens bien, par ce qu'il me coûte, que
ce sera le dernier ; mais je te trahirais en voulant te gouverner dans
un cas où la raison môme s'impose silence, et où la seule règle à sui-
vre est d'écouter ton propre penchant.
Ne sois pas injuste envers moi, ma douce amie, et ne me juge point
avant le temps. Je sais qu'il est des amitiés circonspectes qui, craignant
de se compromettre, refusent des conseils dans les occasions difliciles,
et dont la réserve augmente avec le péril des amis. Ah ! tu vas con-
naître si ce cœur qui l'aime connaît ces timides précautions! souffre
qu'au lieu de le parler de les affaires, je te parle un instant des
miennes.
N'as-tu jamais remarqué, mon ange, à quel point tout ce qui t'ap-
proche s'altaehe à toi? Qu'un père et une mère chérissent une fille
unique, il n'y a pas, je le sais, de quoi s'en fort étonner: qu'un jeune
bonnne ardent s'enllamme pour un objet aimable, cela n'est pas plus
extraordinaire. Mais qu'à l'àse mûr, un homme aussi froid que M. de
Wolmar s'afendrissc en le voyant pour la première fois de sa vie; que
toute une famille t'idolâtre unanimement ; que lu sois chère à mon père,
cet homme si peu sensible , autant et plus peut-être que ses propres
enfants; que les amis, les connaissances, les domestiques, les voisins,
et tout une ville entière, l'adorent de concert, el prennent à toi le plus
tendre intérêt; vodà, ma chère, un concours moins vraisemblable, et
qui n'aurait point lieu s'il n'avait en la personne quelque cause parti-
culière. Sais-tu bien quelle est celte cause? Ce n'est ni ta beauté, ni
ion esprit, ni la grâce, ni rien de tout ce qu'on entend par le don de
plaire ; mais c'est celle âme tendre el cette douceur d'attachement qui
n'a point d'égale ; c'est le don d'aimer, mon enfant, qui te fait aimer.
On peut résister à tout, hors à la bieuveillance ; et il n'y a point de
moyen plus sûr d acquérir l'affection des autres, que de leur donner la
sienne. Mille femmes sont plus belles que loi; plusieurs ont autant de
grâces; toi seule as. avec les grâces, je ne sais quoi de plus séduisant
qui ne plaît pas seulement, mais qui touche, et qui fait voler tous les
cœurs au-devant du tien. On sent que ce tendre cœur ne demande
qu a se donner, et le doux sentiment qu'il cherche le va chercher à
son lour.
Tu vois, par exemple, avec surprise, l'incrovable affection de milord
Edouard pour ton aim ; lu vois son zèle pour ion bonheur; tu reçois
avec admiration ses offres généreuses ; tu les attribues à la seule
vertu :etraa Julie de s'attendrir! Erreur, abus, charmante cousine!
A Dieu ne plaise que j'exténue les bienfaits de milord Edouard, et que
je déprise sa grande âme? Mais, crois-moi, ce zèle, tout pur qu'il est,
serait moins aident, si, dans la même circonstance, il s'adressait à
d'autres personnes. C'est ton ascendant invincible et celui de ton
ami, qui, sans même qu'il s'en aperçoive, le déterminent avec tant de
force, et lui foui faire par attachement ce qu'il croit ne faire que par
honnêlclé.
Voilà ce qui doit arrivera toutes les âmes d'une certaine trempe;
elles transforment, pour ainsi dire, les autres en elles-mêmes; elles
ont une sphère d'activité dans laquelle rien ne leur résiste : on ne
peut les connaître sans les vouloir imiter, et de leur sublime élévation
elles attirent à elles tout ce qui les environne. C'est pour cela, ma
chère, que ni toi ni ton ami ne connaîtrez peut-être jamais les hommes;
car vous les verrez bien plus comme vous les ferez, que comme ils
seront d'eux-mêmes. Vous donnerez le ton à tous ceux qui vivront
avec vous ; ils vous fuiront ou vous deviendront semblables, el tout
ce que vous aurez vu n'aura peut-être rien de pareil dans le reste du
monde.
Venons maintenant à moi, cousine, à moi qu'un même sang, un
même âge, el surtout une parfaite conformité de goûts el d'humeurs,
avec des tempéraments contraires, unit à loi des l'enfance.
Conçiunlierau gl' alberghi,
Ma piii congiunti i cuori:
Conforme era l' elale,
Ma 'I pensier più conforme.
Nos âmes étaient joinlea ainsi que nos demeures, et nous avions la même con-
(prmité de goûts que d'âge. Tass., Aminte.
Que penses-tu qu'ait produit sur celle qui a passé sa vie avec toi
cette charmante influence qui se fait sentir à tout ce qui l'approche?
Crois -lu qu'il puisse ne régner entre nous qu'une union conunune?
Mes yeux ne te rendent-ils pas la douce joie que je prends chaque
jour dans les tiens en nous abordant? Ne lis-lu pas dans mon cœur at-
tenlri le plaisir de partager tes peines et de pleurer avec toi. Puis-je
oublier que, dans les premiers transports d'un amour naissant, l'ami-
tié ne le fut point imporiune, et que les murmures de ion amant ne
purent l'engager à m'éloigner de toi, el à me dérober le spectacle de
la faiblesse/ Ce moment fut critique, ma Julie, je sais ce que vaut dans
ton cœur modeste le sacriliee d'une honte qui n'est pas réciproque. Ja-
mais je n'eusse élé ta confidente, si j'eusse été ton amie à demi ; et nos
âmes se sont trop bien senties en s'unissaiit, pour que rien ne les puisse
désormais séparer.
Qu'est-ce qui rend les amitiés si lièdes et si peu durables entre les
femmes, je dis entre celles qui sauraient aimer? Ce sont les intérêts
de l'amour, c'est l'empire de la beauté, c'est la jalousie des conquêtes :
or, si rien de tout cela nous eût pu diviser, celle division serait déjà
faite. Mais quand mon cœur serait moins inepte à l'amour, quand j'igno-
rerais que vos feux sont de nature à ne s'éteindre qu'avec la vie. Ion
amant est mon ami, c'est-à-dire mon frère : et qui vit jamais finir par
l'amour une véritable amitié? Pour M. d'Orbe, assurément il aura
longtemps à se louer de les sentiments, avant que je songe à m'en
plaindre; et je ne suis pas plus tentée de le retenir par force, que toi
de me l'arracher. Eh! mon enfant, plût au ciel qu'au prix de son atta-
chement je te pusse guérir du tien 1 je le garde avec plaisir, je le céde-
rais avec joie.
A l'égard des prétentions sur la figure, j'en puis avoir tanl qu'il me
plaira; lu n'es pas fille à me le disputer, et je suis bien srtie qu'il ne
t'entra de tes jours dans l'esprit de savoir qui de nous deux est la plus
jolie. Je n'ai pas été tout à l'ait si indifférente ; je sais là-dessus à quoi
m'en tenir, sans en avoir le moindre chasrin. Il me semble même que
j'en suis plus fière que jalouse ; car enliii les charmes de Ion visage,
n'étant pas ceux qu il faudrait au mien, ne m'ôtent rien de ce que j'ai,
et je me trouve encore belle de ta beauté, aimable de tes grâces,
ornée de tes talents ; je me pare de toutes tes perfections, et c'est en
toi que je place mou amour-piopre le mieux entendu. Je u'airaer.ds
pourtant guère à faire peur pour mon compte, niais je suis assez jolie
pour le besoin que j'ai de l'être. Tout le reste m'est inutile, et je n'ai
pas besoin d'être humble pour te céder.
Tu t'impatienles de savoir à quoi j'en veux venir. Le voici. Je ne
puis te donner le conseil que lu demandes, je t'en ai dit la raison :
mais le parti que tu prendras pour loi, tu le prendras en même temps
pour loii amie; el quel que soit Ion destin, je suis déterminée à le par-
tager. Si tu pars, je le suis: si tu restes, je reste : j'en ai formé l'iné-
branlable résolution ; je le dois, rien ne m'en peut détourner. Ma fatale
indulgence a causé la perle; ion sort doit être le mien; el, puisque
nous fûmes iuséparables dès l'enfance, ma Julie, il faut l'être jusqu'au
tombeau.
Tu trouveras, je le prévois, beaucoup d'étourderie dans ce projet;
mais, au fond, il est plus sensé qu'il ne semble, el je n'ai pas les
mêmes motifs d'irrésolution que toi. Premièrement, quant à ma fa-
mille, si je quitte un père facile, je quitte un père assez indifférent,
qui laisse faire à ses enfants tout ce qui leur plail, plus par négligence
que par tendresise : car tu sais que les affaires de l'Europe l'occupent
1
LA ISOLVELLE HÉLOISE.
44
bo.iiicotip plus que les sionnes, et qtie sa fille lui est bien moins chère
niir la {'raginatique. D'ailleurs je ne suis pas comme loi fiHe uiiKiuc ; et
avr. les tiilaiits quil lui resteront, à peine saura-t-il s'il lui en man-
(llir OU. , .
.1 ahand.nne nn mariage pnH à conclure : manm maie, ma elicre,
(•'.Ni à M. (l'Orbe, s'il m'aime, à s'en consoler Pour moi, quoique j'es-
ll son caractère, que je ne sois pus sans allachement pour sa per-
sonne et (lue je regrette en lui un fort hoiiniMe liomnie, il ne m'est
rien alipres de ma Julie. Dis- i. mou . iifanl, l'àme a-t-elle un sexe'/
En vérité je ne le sens guère à la iniciuii'. .If piris avoir des fantaisies,
mais fort peu (l'amour. Un mari peut m ctic utile, mais il ne sera ja-
mais pour moi (ju'un maii; et de ceux-là, Idirc encore et passable
comme je suis, j'en puis trouver un par tout b; monde. ^
Prends bien garde, cousine, que, quoique je n'hcisile point, ce n est
pas à dire que lu ne doives poiiil hésiter, ni que je veuille l'insinuer de
prendre le parti que je prendrai si tu pars. La différence est grande entre
nous, et tes devoirs soûl beaucoup plus rigoureux que les miens. Tu sais
encore qu'une aflecliou prescpie unique remplit mon cœur, et absorbe
gi bien tous les autres senlimenls, qu'ils y sont eomm(! anéantis. Une
invincible et douce habitude m'aitache à toi dés mon enfance, je n'aime
pal failcuienl que toi seule, et si j'ai quelque lien à rompre eu le suivant,
je m'encouragerai par ton exemple. .le me dirai : J'imite Julie, et me
croirai jusiiliee.
BILLET
DE JCMR A CIAIHÏ.
Je t'entends , amie incomparable , cl je le remercie. Au moins une
lois j'aurai fait mon devoir, et ne serai pas en tout indigne de toi.
LETTRE VI.
iiK jn.ii; A Mii.or.i) êhihtahii.
Voire lettre, niilord, me péiièlre daltciKlrissement et d'admiration
L'ami qu(! vous daii;ncz pioUgiT n'y sera pas moins sensible, (piaiid II
saura loiil ce (|ue vou> ave/, voulu l'aire pour nous. Ilelas! il n'y a (pic
les iuf(ulniiés qui miiIiuI le irix des âmes liiciifai^anlcs. A'ons ne sa-
vons déjà qu'à liop di; lilrcs Uiut ce que vaut la vùlie , et vos vertus
licioupics nous toucheront toujours, mais elles ne nous surprendronl
plus
yii'il me serait doux d'èlre benreiise sous les auspices d'un ami si gé-
inrriix, et de tenir de ses bienfaits le bonheur que la fortune m'a re-
hiM': Mais, milord, je le vois avec désespoir, elle trompe vos bons des-
seins, mon sort cruel l'emporte sur votre zèle, cl la douce image des
biiiis que vous m'offrez ne sert qu'à m'en rendre la privation plus scn-
sllile. \ous donnez une retraite agréable et sûre à deux ainanls persé-
( niés ; vous y rendez leurs feux légilimes, leur union solennelle, et je
sais que sous volre garde j'échapperais aisémenl aux poursuites d'une
famille irritée. C'est beaucoup pour l'amour, est-ce assez pour la feli-
ciie ? Non : si vous voulez que je sois paisible et eonlente, donnez-moi
qui'lipie asile plus sûr encore, où l'on puisse échapper à la honte et au
repentir. Vous allez au-devant de nos besoins, et, par une générosité
sans exemple, vous vous privez, pour notre entretien, d'une partie des
biens destinés au vôtre. Plus riciie, plus honorée de vos bienfaits que
di' mon patrimoine, je puis tout recouvrer près de vous, et vous dai-
[;ni'rez me tenir lieu de père Ah! milord, serai-je digne d'en trouver
uii. après avoir ahamloniié celui (pie m'a donné la nalure ?
\ oilà la source d(^s reproches d'une conscience épouvantée, et des
Miiirmures secrets qui déchirent mon ca'ur. Il ne s'agit pas de savoir si
j al droit de disposer de moi contre le gré des auteurs de mes jours,
mais si j en puis disposer sans les afdiger morlellemenl, si je puis les
fuir sans les nielire au désespoir. Hélas! il vaudrait autant consulter si
j'ai droit de leur (der la vie. Depuis quand la vertu pèse-l-elle ainsi les
droits du sang (it de la nature"/ Depuis quand un eueur sensible maïqnc-
t-il avec tant de soin les b(n'nes de la reconnaissance'? N'est-ce pas être
(Uyà coupable, que de vouloir aller jusqu'au point où l'on commence à
le devenir'.' et cherche-t-on sisciiipnleuï-euieiil le tenue de ses devoirs,
tpiand on n'est point tenté de le passer .' (,hii .' miol .' j'abaiidoiMii rais iiii-
piloyablenient ceux par ipii je respire, ceux (pu me couservenl la vie
qu'ils m'ont donnée, et me la reiuleiit chère; ceux ipii n'ont d'autre es-
poir, d'autre |ilaisir, ipTeii moi seule ; un père presque sexagénaire,
une mère toujours languissante! moi leur unique enl'anl, je les laisse-
rais sans assistance dans la solitude elles ennuis de la vieillesse, quand
il csl temps de leur rendre les tendres soins qu'ils m'ont prodigues ! je
livrerais leurs derniers jours à la honte, aux regrets, aux pleurs! la
terreur, le cri de ma couscienee agitée, me peindraient sans cesse mon
père et ma mère expirant sans consolation, et mandissani la tille in-
ji-ate ipii les délaisse cl les déshonore ! Non. niilord, la vertu ipie j'a-
IWQdonnai m'abaudoune à sou tour, el ue dit plus rieu à mon civur :
mais celle id('e horrible me parle à sa place : elle me suivrait pour mon
tourment à chaque instant de mes jours, et me rendrait misérable au
R;iu du bonheur. Enfin, si tel est mon destin qu'il faille livrer le reste
d •■ ma vie aux remords, celui-là seul est trop affreux pour le supporter ;
j'aime mieux braver tous les autres.
J(! ne juiis ri|ioiidre à vos raisons, je l'avoue ; je n'ai que trop de
penchant à les trouver bonnes. Mais, milord, vous n'êtes pas marié :
ne sciitez-voiis point qu'il faut être père pour av(Jr droit «le conseiller
les enfants d'anlrui? Quant à moi, mon parii esl pris; mes parents me
rcudront malheureuse, je le sais bien ; mais il me sera moins crind de
gi-mir dans mon infortune que d'avoir causé la leur ; et je ne déserte-
rai jamais la maison paternelle. Va donc, douce chimère d'une àme
sensible, félicité si charmante et si désirée, va le perdre dans la nuit
des songes, tu n'auras plus de réalité jioiir moi. Et vous, ami trop gé-
néreux, oubliez vos aimables projets, et (pi il n'en reste de trace qu'au
fond d'un cœiir trop reconnaissant pour eu perdre le souvenir. Si l'ex-
cès de nos maux ne décourage point votre grande àme, si vos géné-
reuses bontés ne sont [loiiit épuisi-es, il vous reste de quoi les exercer
avec gloire ; et celui que vous honorez du titre de volre ami peut, par
vos soins, mériter de le devenir. Ne jiij;ez pas de lui par l'état où vous
le voyez : son égarement ne vient point de lâcheté, mais d'un génie
ardent et fier ((ui se roidil contre la fortune. Il y a souvent plus de
stupiililé que de courage dans une constance apparente ; le vulgaire ne
coniiail point (le violentes douleurs, el les grandes passions ne germenl
guère chez les hommes faibles. Hélas ! il a mis dans la sienne cetti;
énergie de senlimenls qui caractérise les âmes nobles, et c'est ce qui
fait aujourd'hui ma honte et mou désespoir. Milord, daignez le croire,
s'il n'était qu'un homme ordinaire, Julie n'eût point péri.
Non, non, celle affection secrète qui prévint en vous une estime
éclairée ne vous a point trompé. Il esl digne de tout ce que vous avez
fait pour lui sans le bien connailre ; vous (érez plus encore, s'il esl pos-
sible, après l'avoir connu. Oui, soyez sim consolateur, son protecieur,
son ami, son père ; c'est à la fois pour vous el pour lui que je vous en
ciuijiire : il justifiera votre confiance, il honorera vos bienfaits : il pra-
tiipicra vos le(;ons, il imitera vos vertus, il apprendra de vous 1 1 sa-
gesse. Ah ! milord, s'il devient entre vo^ mains tout ce qu'il peut être,
que vous serez lier un jour de volre ouvrage !
LETTRE Vil.
Et toi aussi, mon doux ami I el loi l'unique espoir de mon cœur, lu
viens le percer encore quand il se meurt de tristesse ' J'étais pré-
parée aux coups de la fortune, de longs pressentimenls me les avaient
annoncés ; je les aurais supportés avec patience : mais loi pour qui je
les souffre !... Ah ! ceux (pii me viennent de loi me sont seuls insup-
porlables. el il m'est aflVeux de voir aggraver mes peines par ( elui qui
devait me les rendre chères. Que de douces consolations j(r m'étais pro-
mises qui s'évanouissent avec ton courage 1 Combien de fois je me flal-
lai que ta force auiiuerail ma langueur, que ion niériic effacerait ma
faute, que les veilus relèveraient mou àme abattue 1 combien de fois
j'essuyai mes larmes amères en me disant : Je soufire pour lui. mais il
en esl digne ; je suis coupable, mais il est vertueux ; mille ennuis m'as-
siègent, mais sa constance me soiitieut. et je irouve au fond de son
cu'ur le dédommagement de toutes mes perles ! Vain espoir que la pre-
mière épreuve a détruit ! Où est niainteiiaiit cet amour sublime qui sait
élever tous les sentiments el faire é( laler la vertu'.' Où sont ces (ières
maximes? Qu'est devenue celte imitation des granis honinus? tlù esl
ce philoso|ilie <pie le m.ilheiir ne peut ébranler, et ipii siuciuube au pre-
niiei- aecideiil qui le sep.ii e de sa ni.iiln sse '? Quel prélexle e\( usera
désormais ma boule à mes propres yeux, quand je ne vois plus dans
celui qui m'a séduite qu'un homme sans courage, amolli par les plai-
sirs, qu'un ca'ur lâche, abattu par le premier revers, (prun insensé qui
renonce à la raison siiôt qu'il a besoin d'elle? 0 dieu ! dans ce comble
d'humiliation devais-je me voir réduite à rougir de raou choix autant
que de ma faiblesse ?
Regarde à quel point lu t'oublies : ton àme égarée et rampante s'a-
baisse jus(prà la criiaulé ! tu m'oses faire des reproches! tu t'oses
plaindre de moi !.. de la .lulic!... Barbare!... comment tes remords
ii'(mt-ils pas retenu la main.' connncnl les plus doux témoignages du
plus tendre amour (lui fut jamais t'ont-ils laissé le courage de m'outra-
ger '? Ah ! si lu pouvais douter de mon cicur. que le lieu serait mépri-
sable!... Mais non, lu n'en doutes pas, lu n'en peux douter, j'en puis
délier ta fureur ; et dans cet iii>iaiil uuiiie où je hais ton injustice, lu
vois trop bien la source du premier mouvement de colère que j'éprou-
vai de ma vie.
Peux-tu l'en prendre à moi, si je me suis perdue par une aveugle
conliance, el si mes desseins n'ont point réussi ? Que lu rougirais de
les duretés si lu connaissais quel csuoir m'avait séduite, quels pro-
jets j'osai former pour ton bonheur et le mien, el comment ils se sont
évanouis avec toutes mes espérances ! Quelque jour, j'ose m'en daller
emcore, lu pourras en sjivoir davantage, eues regrets me vengeront
42
LA NOUVELLE HELOISE.
alors de tes reproches. Tu sais la Jéfense de mo.i père ; m ii lunores
Slesdlcoms publics; j'en prévis les cmiséquences, je e les fis ex-
pis.r tu les senlis co.nmi nous ; el pour nous conserver 1 uu a 1 autre,
il fallut nous soumettre au son «P" nous séparait. •,.••.. r ;.
Je t'ai donc ehassé, comme tu l'oses dn-e! Mais pour qui 1 ai-je fa t,
au aut IL délicatesse? Ingrat 1 cest pour ;'^««"; b'«" l>'';f ''«""f l^
,|,i'il ne croit 1 être, et qui mourrait mu e fois plu ôt que de me voir
-.'vi e Dil-moi que deviendras-tu .p.and je sera, livrée a I opprobre ?
rspéi^îs- u oùvoir supporter le spectacle de mon deshonneur ? Viens,
ciw si tu' e crois, viens recevoir le sacriHce de ma réputation avec
Siuul decourace que je puis te l'offrir. Viens, ne crains pas d être
dé avoué d' "el e à?p.i tu fus cher. Je suis prête à déclarer a a face
du cieret des hommes tout ce que nous avons senti l'un pour I autre ;
iè sùi prête à te n<.mmer hautement mon amant, a mourir dans tes
bras d'amour et de honte : j'aime mieux que le monde entier connaisse
ma temîrèssequede l'en vo'ir douter un moment, et les reproches me
sont iilus amers que l'ignominie. , • , . n ,
Finissons pour jamais ces plaintes mutuelles, je t en conjure, elles
me sont insupportables. 0 dieu ! comment pe«t-ou se quereller quand
on s'aime, et perdre à se tourmenter l'un l'autre des moments ou 1 on a
s grard besoin de consolation ! Non, mon ami, que serl de feindre m.
méconlentement qui n'est pas? P""?"""r."""%l"..^^r .'en forma de
l'amour Jamais il ne forma d'unibn si parfaite ; jamais I n en lorma de
plu' durable Nos âmes trop bien .confondues «^/Z^^^'^l^uir!" Z
narer ■ cl nous ne pouvons plus vivre éloignes I un de 1 autre, que
cm né deux parties d'un mcnîe loul. Comment penx-tn donc ne sentir
ïu ï s pe!î.er? comment ne sens-tu poii.t «^-''-.'^^ '"" ?"';«;i~'|'
n'entends-iu point dans ton sein ses tendres gémisse nents? Combien ils
"ont plus douloureux que tes cris emportes 1 combien, s. tu partageais
mes maux ils le seraient pins cruels que les liens mêmes !
Tu tîon;es ton sort déplorable! Considère celm de ta Ji-l'e. et ne
pleure que sur elle. Considère dans nos communes "''^'>", ' ,' '' s h
mou sexe ei du tien, et juge qui de nous est le plus « P"> '; "; '^ "•'
force dos passions, affecler d'être insensible ; en proie a nulle .ci les
miraitre joyeuse et contente ; avoir l'air serein et l'ame agitée ; d re ton-
ours aulremeni qu'on ne pense; déguiser tou. ce qr"Jf" .«te
fausse par devoir, et mentir par modestie ; voila I «l»' ''•'^' "^.' J,*^. "V^'
tille de mon âge. On passe ainsi ses beaux jours sous la t>ianiiie des
bienséances, qu'aggrave eiilin celle des pa.vnls dans un lieu niai as-
sir i. M. U m. gène en vain nos mclinations: le cunir ne reçoit de lois
qu' d; u -inè ne ; il écha,.pe à l'esclavage; il se donne a sou gre. ious
Z joug de fer, que le ciel n'impose pas. on n'as-ervit qu un corps s;ms
âme • la personne et la foi restent separemeni engagées, et on lorc.
.au cr ine'^me malheureuse viclin^e eu la forçant de '"f ^"cr d« P»': .7'
d'autre au devoir sacré de la Ihlélilé. Il en est de plus safes. A 1 e le
sais. Elles n'ont point aune : qu'elles s.mt heureuses ! Elles résistait
j'ai voulu résister Elles sont plus verUieuscs : aiment-elles mieux la
vertu'? Sans toi, sans loi seul je l'aurais toujours année. Il est donc vrai
que je ne l'aime plus?... Tu m'as perdue, et c'est moi qui te convoie !.
fiais moi, que vais-je devenir'?... U>>e les consolations de I a.nitie sont
faibles on manquent celles de l'amour! Uni me consolera donc dans
mes peines? (luel sort affreux j'envisag.', nmi qui pour avoir vécu dans
le crime, ne voit l'ius qu'un nouveau cr me dans des nœuds abhorres et
peut-êire inévitables? Où tnuiverai-je assez, de larmes pour pleurer ma
faute et mon amani, si je cède? Où trouverai-je ;«sez de force pour ré-
sister, dans l'abatiement où je suis? Je crois deja voir les fureurs d un
père irrité. Je crois déjà sentir le cri de la nature émouvoir mes en-
trailles, ou l'amour gémissant déchirer mon cœur. Privée de loi, je reste
sans ressource, sans appui, sans espoir; le passe m avilit, le présent
m'aniiKc laveiiir m'épouvanle. J'ai cru loul iaire pour notre bonheur,
je n'ai fà't que nous rendre plus misérables en nous préparant une se-
paiation pins cruelle. Les vains plaisirs ne sont plus, les remords de-
meurent, et la honte qui m'humilie est saii, ..(lonuiiagement.
C'est à moi, c'est à moi d'être faible el in.ilh.ur.uM' l.aisse-moi pleu-
rer et souffrir; mes pleurs ne peuvent non plus tarir <p.e mes fautes se
réparer, et le temps même qui guérit tout ne m olhc que de nouveaux
su ets de larmes. Mais toi qui n'as nulle violence a craindre, que la
honte n'avilit point, que rien ne force à déguiser bassement les senti-
ments toi qui ne sens que ralleinie du malheur, el jouis au moins de
tes premières vertus, comment t'oses-lu dégrader au point de soupirer
et gémir comme une femme et de t'emporler comme un furu ux? N est-ce
pas assez, du mépris que j'ai mérité pour toi, suis I angmenler en le
rendant méprisable toi-même, el sans m'acc:d)ler a la lois de mon op-
probre et du lien ? Rappelle donc ta fermeté, sache supporter I mlur-
time, et sois homme. Sois encore, si j'ose le dire, I amant que Jidie a
choisi. Ahl si je ne suis plus digne d'animer ton courage,_ souviens-toi
du moins de ce que je fus un jour ; mérite que |iour toi j aie cesse de
l'être ; ne me déshonore pas deux fois.
Non mou respectable ami, ce n'est point loi que je reconnais dans
celle lettre efféminée que je veux à jamais oublier, et que je tiens deja
désavouée par toi-même. J'espère, tout avilie, toute eonhise que je
suis j'ose espérer que mon souvenir n'inspire point de sentiments si
bas,'qiie inon image régne encore avec plus de gloire dans un cœur que
je pus enllammer, et que je n'aurai point à me reprocher, avec ma fai-
blts&e, la làcUelé de celui qui 1'^ causée.
lleureux dans ta disgrâce, tu trouves le pins précieux dédommage-
ment qui soit connu des âmes sensibles. Le ciel, dans ton malheur, le
donne un ami et te laisse à douter si ce qu'il te rend ne vaut pas mieux
que ce qu'il t'oie. Admire et chéris cet homme trop généreux, qui dai-
gne, aux dépens de scui repos, prendre soin de tes jours et de la rai-
son. Que tu serais ému si lu savais tout ce qu il a voulu faire pour loi !
Mais que sert d'animer ta reconnaissance en aigrissant les douleurs?
Tn n'as pas besoin de savoir à quel point il t'aime pour coimaitre tout
ce qu'il vaut ; et tu ne peux l'estimer comme il le mérite, sans l'aimer
comme tu le dois.
LETTRE VllI.
Vous avez plus d'amour que de délicatesse, et savez mieux faire des
sacrifices que les faire valoir. Y pensez-vous d'écrire à Julie sur un ton
de reproches dans l'étal où elle est? et parce que vous soulfrez, faut-il
vous en prendre à elle, qui souffre encore plus? Je vous l'ai dit mille
fois, je ne vis de ma vie un amant si grondeur que vous ; toujours prêt
;i disputer sur tout, l'amour n'est pour vous qu'un état de guerre ; ou,
si quelquefois vous êtes docile, c'est pour vous plaindre ensuite de l'a-
voir été. Oh ! que de pareils amants sont à craindre ! el que je m'esiinie
heureuse de n'en avoir jamais voulu que de ceux qu'on peut congédier
quand on veut, sans qu'il en coûte une larme à personne I
Croyez-moi, cliangiz de langage avec Julie, si vous voulez qu'elle
vive; c'en est trop pour elle de siipporler à la lois sa peine et vos mé-
contentements. Apprenez une fois à ménager ce coeur trop sensible;
vous lui devez les pins tendres consolalions : craignez d'angmeiiler vos
maux à force de vous en plaindre, ou du moins ne vous en plaigm z qu'à
moi. qui suis l'unique auteur de voire éloignement. Oui, mon ami, vous
avez deviné juste ; je lui ai suggéré le parti qu'exigeait son honneur en
péril, ou plulôt j(^ l'ai forcée à le prendre, en exagérant le danger ; je
vous ai déterminé vous-même, et chacun a rempli son devoir. J ai plus
fait encore, je l'ai délournée d'accepter les offres de milord Edouard ;
je vous ai empêché d'être heureux ; mais le bonheur de Julie m'est plus
cher que le vôtre ; je savais qu'elle ne pouvait êlre heureuse après avoir
livré SOS parents à la honie et au désespoir ; et j'ai peine à comiiren-
dre, par rapport à vous-même, quel bonheur vous pourriez goûter aux
dépens du sien.
Quoi qu'il en soit, voilà ma conduite et mes torts ; et, puisque tous
vous plaisez à quereller ceux qui vous aiment, voilà de quoi vous eu
prendre à moi seule ; si ce n'est pas cesser d'être ingrat, c'est au moins
cesser d'être injuste. Pour moi, de quelque manière que vous en usiez,
je serai toujours la même envers vous ; vous me serez cher tant que
Julie vous aimera, el je dirais davantage s'il était possible. Je ne me
repens d'avoir ni favorisé ni combattu votre amour. Le pur zèle de 1 a-
milié qui m'a toujou< s guidée me justifie également dans ce que j'ai l'ait
pour ou contre vous; el si quelquefois je m inléressai pour vos feux
plus peut-élre qu'il ne semblait me convenir, le lémoignage de mon
cœur suffit à mon repos ; je ne rougirai jamais des services ([ui j'ai pu
rendre à mon amie, el ne me reproche que leur inutilité.
Je n'ai pas oublié ce que vous m'avez appris autrefois de la constance
du sage dans les disgrâces, et je pourrais, ce me semble, vous en rap-
peler à propos quelques maximes : mais l'exemple de Julie m'apprend
qu'une fille de mon âge est pour un philosophe du votre un aussi mau-
vais précepteur qu'un dangereux disciple ; il ne me conviendrait pas de
donner des leçons à mon mailre.
LETTRE IX.
DE UILOKD £D01IAHB fV iVUl..
Nous rempotions, charmante Julie ; une erreur de notre ami l'a ra-
mené à la raison. La honte de s'être mis un moment dans son tort a
dissipé toute sa fureur, el l'a rendu si docile, que nmis en ferons désor-
mais tout ce qu'il nous plaira. Je vois avec plaisir que la faute qu'il se
reproche lui laisse plus de regret que de dépit ; el je coimais qu'il m'aime
en ce qu'il est humble el confus en ma présence, mais non pas embar-
rassé ni conlraint. il sent trop bien son injustice pour que je m'en sou-
vienne ; et des loris ainsi reconnus font plus d'honneur à celui qui les
répare qu'à celui qui les pardonne.
J'ai profilé de cette révolution et de l'effet qu'elle a produit pour
prendre avec lui quehpies arrangements nécessaires avant de imus sé-
parer ; car je ne puis différer mou départ plus longtemps. Comme je
compte revenir l'elé prochain, nous sommes convenus qu'il irait in'at-
tendre à Paris, et qu'ensuite nous irions ensemble en Angleterre. Lon-
dres est le seul ihéàtre digne des grands talents, el où leur carrière est
le plus éleiidue. Les siens sont su|ierieurs à bien des égards ; et je ne
désespère pas <le lui voir faire en peu de temps, à l'aide de quelques
amis, uu chemin digne de sou mérite, Je vous expliquerai mes vues
LA NOUVELLR HÉLOISR.
^3
Plus on détail à mon passage auprès do vous. En aUfinlaiil, vous seii-
'r? qu'à force de succès on peut lever l)ien des «lillidillrs, el qu'il y a
(1rs iliRi-c-sde coiisidéralioii qui iieuvciit compcnsir l:i luiissance, même
(l;iiis Icspril (le votre père. C'est, ce me semhie, le seul expédient qui
ti sic à Icnier ponr votre honlieur el le sien, puisque le sort et les prc-
, yn^rs vous ont l'ilc tous les aulrcîS.
J'ai écrit :t llcgiaiiiiio de venir me joindre en poste, pour prolitcr de
lui pendant huit ou di\ jours (|iic je passe encore avec notre auii. Sa
tristesse est trop proUjudc pour laisser place a beaucoup d'entretien.
La musique remplira les vides du silence, le laissera r(-ver. 1 1 rliaupera
Ïiar degrés sa douleur en uu-laucolie. J'attends cet état poiu' le livrer a
uUitièmc, je n'oserais m'y lier auparavant. Pour liegi.mino, je vous le
rendrai en repassant, et ne le reprendrai (pi'à mon retour d'Italie, temps
OÙ, sur les progrés que vous ave/, déjà faits tontes deux, je juge qu'il ne
vous sera plus nécessaire. (Juant à présent, silrement il vous est inu-
tile, fl je ne vous prive de rien en vous l'ôlant ponr quelques jours.
LETTIIE X.
Pourquoi faut-il que j'ouvre eidin les yeux sur moi? Que ne les ai-je
fermés pour toujours, pluli'it que de voir l'avilissement où je suis tombé;
plutôt que de me trouver le dernier des lionunes, après en avoir été le
plus fortuné ! Aimable et généreuse amie, qin fûtes si souvent mon re-
fuge, j'ose encore vd'ser ma honte et mes peines dans votre coMir com-
patissant : j'ose encore inqilorer vos consolations contre le seniimeiit
de ma propre indignité ; j'ose recourir à vous quand je suis abandonné
de moi-même. Ciel! comuieut un liomuie aussi HK'prisable a-t-il pu ja-
mais être aimé d'elle? ou conuneut un l'eu si divin n'a-t-il point épuré
mon àme ? (Jn'elle doit maiuten.uit rougir lU: sou choix, celle que je ne
Miis plus digne de nouuner ! Qu'elle doit gémir de voir profaner son
iniaue dans un cœur si ranqiantel si bas ! Qu'elle doit de dédains et de
li;iiue à celui qui put l'aimer et n'être qu'un lâche ! (Connaissez toutes
mes l'rreurs, eliarmanic cousine ; connaissez mon crime et mon repentir;
soyez mon juge; et que je nicine ; ou soyez mon intercesseur, et que
l'objet qui l'ait mou sort daigne encore en être l'arbitre.
Je ne V(uis parlerai point de l'effet que produisit sur moi cette sépa-
ration imprévue ; je ne vous dirai rien de ma douleur slupide et de mon
insensé désespoir : vous n'en jugerez (|ue trop par l'égarement incon-
cevable où l'un et l'autre m'ont entraîné. Plus je semais l'horreur de
mou état, moins j'imaginais qu'il fût possible de renoncer voloiitairc-
nieiit à Julie; et l'aiiierlunie de ce sentiment, jointe à l'étonuante ge-
III rosité de inilord Edouard, me (it naître des soupçons que je ne me
r.qipellerai jamais sans horreur, et que je ne puis oublier sans ingrati-
tude envers l'ami qui nie les pardonne.
En rapprochant dans mou délire toutes les circonstances de mon dé-
part, je crus reconnaître un dessein prémédité, et j'osai laltribuer au
plus vertueux des hommes. A peine ( e doute affreux me fut-il entré
dans l'esprit, ipie tout me sembla le continuer, la conversation de mi-
lord avec le baron d'Etauge, le ton peu insinuant que je l'accusais d'y
avoir aff("cté, la querelle qui en dériva, la défense de me voir, la réso-
lution prise de me faire partir, la diligence el le secret des préparatifs,
l'entretien qu'il eut avec nmi la veille, enfin la rapidité avec laquelle je
fus plutôt enlevé qu'emmené ; tout me semblait prouver, de la part de
inilord, un projet formé de m'écarter de Julie ; et le retour que je sa-
vais qu'il devait faire auprès d'elle achevait, selon moi, de me déceler
le but de ses soins. Je résolus pourtant de m'eclaircir encore mieux
avant d'éclater ; et dans ce dessoin je me bornai à examiner les choses
avec plus d'attention. Mais tout redoublait mes ridicules soupçons, et le
zèle de riiiiinanité ne lui inspirait rien d'honnête en ma faveur dont
mon aveugle jalousie ne tirât quelque indice de trahison. A Besançon je
sus qu'il avait écrit à Julie sans me communiquer sa lettre, sans m'en
fiarler. Je me tins alors snftisamment convaincu, et je n'aitendais que
a réponse, dont j'espérais bien le trouver mécontent, pour avoir avec lui
réclaircissement que je méditais.
Hier au soir nous rentrâmes assez lard, et je sus qu'il y avait un pa-
quet venu de Suisse, dont il ne me parla point en nous séparant. Je lui
laissai le temps de l'ouvrir ; je l'entendis de loa chambre murmurer en
lisant quelques mots. Je prêtai l'oreille attentivement. Ah ! Julie I disait-il
en phrases interrompues, j'ai voulu vous rendre heureuse... je respecte
votre vertu, mais je plains votre erreur... A ces mots cl d'autres sem-
blables que je distinguai parfaitement, je ne fus plus maître de moi ; je
pris mon épée sous mon bras ; j'ouvris ou plutôt j'enfonçai la porte ;
j'entrai comme un furieux. Non. je ne souillerai point ce papier ni vos
regards des injures que me dicta la rage |iour le porter à se battre avec
moi sur-le-champ,
0 ma cousine ! c'est là surtout que je pus reconnaître l'empire de la
véritable sagesse, même sur les hommes les plus sensibles, quand ils
veulent écouter sa voix. D'abord il ne put rien comprendre à mes dis-
cours, et il les prit pour un vrai délire : mais la trahison dont je l'accu-
sais, les desseins secrets que je lui reprochais, cette lettre de Julie (pi'il
lenait encore, el dont je lui parlais sans cesse, lui firent connaître enfin
le sujet de ma fureur. Il sourit; puis il me dit froidement: Vous avez
perdu la raison, et je ne me bats point avec un insensé. Ouvrez les
yeux, aveugle que vous êtes, ajonta-t-il d'un ton plus doux; est-ce
bien moi que vous accusez de vous trahir? Je .sentis dans l'accent de ce
discours je ne sais quoi qui n'était pas d'un perfide , le son de sa voix
me remua le co'ur; je n'eus pas jeté les yeux sur les siens que tous
mes soupçons se dissqierent, el je commençai de voir avec effroi mon
extravagance.
Il saiien.ut à linstanlde ce changenienl ; il me lendit la main. Venez,
me dil-il ; si votre retour n'eût précédé ma justification, je ne vous au-
rais vu de ma vie. A présent que vous êtes raisonnable, lisez cette Wi-
tre, et connaissez une fois vos amis. Je voulus refuser de la lire ; mais
lasceiidaiit ipie tant d'avantages lui donnaient sur moi le lui fit exiger
d un ton d aiitoriti- (pie, maigre mes ombrages dissipés, mon désir se-
cret n'appuyait que trop.
Imaginez l'ii quel étal y: me trouvai après cette lecture, qui m'apprit
les bienfaits iiiouis de celui que j'osais caluninier avec tant d indignité.
Je me précipitai à ses pieds; et, le coMir charge d'admiration, de regrets
cl de honte, je serrais ses genoux de toute ma force sans pouvoir |r<j-
fcrcr un seul mot. Il reçut mon repentir comme il avait reçu mes ou-
trages, et n'exigea de moi. pour jirix du pardon qu'il dai).'iia m'accor-
der, que de ne in'opposer jamais au bien qu'il voudrait me faire. Ah !
qu'il fasse désormais ce qu il lui plaira : s(ui àme sublime est au-dessiia
de celle des hommes, el il n'est pas plus permis de résister a ses bien-
faits qu'à ceux de la Divinité.
Ensuite il me remit les deux lettres (jui s'adressaient à moi, lesquelles
il n'avait pas voulu me donner avant (l'avoir lu la sienne , et d'être in-
struit de la ri-soliitiou de votre cousine. Je vis, en les lisant, quelle
amante et quelle amie le ciel m'a données; je vis combien il a rassem-
blé de sentiments el de vertus autour de moi iioiir rendre mes re-
mords plus amers et ma bassesse plus méprisable. Dites, quelle est donc
Celle mortelle unique dont le moindre cinpire est dans sa beauté , el
qui, semblable aux puissances éternelles, se lait également adorer
et par les biens et par les maux qu'elle fait? Hélas! elle ma tout ravi ,
la cruelle, et je l'en aime davantage. Plus elle me rend malheureux ,
plus je la trouve parfaite. Il semble que tous les tourments qu'elle me
cause soient pour (>llc un nouveau mérite auprès de moi. Le sacrifice
qu'elle vient de faire aux sentinienis de la nature me désole et m'en-
chaiite; il augmente à mes yeux le prix de c( lui qu'elle a fait à l'amour.
Non, son C(eiir ne sait rien'refuscr qui ne fasse valoir ce qu'il accorde.
Et vous, digne et charmante cou.-ine, vous, unique et (larfait modèle
d'amitié, qu'on citera seule entre toutes les femmes, et que les cœurs
qui ne ressemblent pas au vôtre oseront traiter de chimère; ah! ne
me parlez plus de philosophie : je méprise ce trompeur étalage qui ne
consiste qu'en vains discours ; ce fantôme qui n'est qu'une ( mbre , qui
nous excite à menacer de loin les passions, et nous laisse comme un
faux brave à leur approche. Daignez ne pas lu'abandonuer à mes éga-
rements; daignez rendre vos anciennes bonli's à cet iuloriuné qui ne
les mérite plus, mais qui les désire plus ardemment el en a plus besoin
que jamais ; daignez me rappeler à moi-même, et que voire douce voix
supplée en ce cœur malade à celle de la raison.
Non, je l'ose espérer, je ne suis point tombé dans un abaissement
éternel. Je sens ranimer en moi ce feu pur et saint dont j'ai brûlé ;
l'exemple de tant de vertus ne sera point perdu pour celui qui eu fut
l'objet, qui les aime, qui les admire, et veut les imiter sans cesse. 0
chère amante dont je dois honorer le choix '. ô mes amis dont je veux
recouvrer l'estiuie ! mon àme se réveille et reprend d.ins les vôtres sa
force et sa vie l.c chaste amour et l'amilié sublime me rendront le cou-
rage qu'un lâche désespoir fut prêt à m (iler : les purs sentiments de
mon cieur me tiendront lieu de sagesse : je serai par vous tout ce que
je dois être, et je vous forcerai d'oublier ma chute, si jt; puis m'en re-
lever un instant. Je ne sais ni no veux savoir quel sort le ciel me réserve ;
quel qu'il puisse être , je veux me rendre digne de celui dont j'ai joui.
Celte immortelle image que je porte en moi nie servira d'égide, et ren-
dra mon àme invulnérable aux coups de la l'ortune. N"ai-jo pas asseï
viTii pour mon bonheur? C'est niaiiitenant pour sa gloire que je dois
vivre. Ah ! que ne puis-je étonner le monde de mes vertus , afin qu'on
pût dire un jour en les admirant : Pouvait-il moins faire? il fut aimé de
Julie! ^ . ^
1'. .S. Des nœuds abhorrés et ptul-cire inevitahles! Que signifient
CCS mots? Ils sont dans sa lettre. Claire, je m'attends à tout; je suis re-
signé , prêt à supporter mon sorl. Mais ces mots jamais . ipioi ipi il
arrive, je ne partirai d'ici que je n'aie eu l'explication de ces niots-l.-^.
LETTRE XI.
Il est donc vrai que mon àme n'est pas fermée au plaisir et tpi'un
sentiment de j"ie v peut pénétrer encore ! Uelas : je croyais depuis t"n
dS?part n'être plus sensible qu'a la douleur ; je croyais ne savoir que
souflrir loin do loi . et je n'imaginais pas même des conS(datious à ton
absence. Ta eharuianle lettre à 'ma cousine est venue me de»;ibuAcr; je
44
LA NÔUVEIXE HÊLOISÈ.
l'ai lue et baisée avec des larmes d'atlendrissement : elle a répandu la
fraiclieiir d'une douce rosée sur mon cœur séché d'enmiis et llétri de
tristesse ; et j'ai senti , par Va sérénité qui m'en est restée , que lu n'as
pas moins d'ascenii^iiit de loin que de près sur les alfcclions de la Julie.
Mon ami , quel cliariue pour moi de te voir reprendre ci'tte vigueur
de sentimeuls qui convient au courage d'nn homme ! Je l'en estimerai
davantige, et m'en mépriserai moins de n'avoir pas eu tout avili la di-
gnité d'un anmur honnête, ni corrompu deux cœurs à la fois. Je te dirai
plus, à présent que nous pouvons parler librement de nos afi'aires; ce
qui aggravait nmn désespoir était de voir que le tien nous ôtait la seule
ressource qui pouvait nous rester dans l'usagi" de tes talents. Tu connais
maintenant le digne ami que le ciel l'a donné : ce ne serait pas trop de
ta vie entière pour mériter ses bienfaits ; ce ne sera jamais assez pour
réparer l'offense que lu viens de lui faire , et j'espère que tu n'auras
plus besoin d'autre leçon pour contenir ton imagination fougueuse. C'est
sous les auspices de cet homme respectable que lu vas entrer dans le
monde; c'est à l'appui de son crédit, c'est guidé par son expérience que
lu vas tenter de venger le mérite oublié des rigueurs de la fortune. Kais
pour lui ce que tu ne ferais pas poin- toi ; tache au nu)ins d'honorer ses
boutés en ne les rendant pas inutiles. Vois quelle riante perspective
s'offre encore à toi ; vois quel succès lu dois espérer dans une carrière
où tout concourt à favoriser Ion zèle. Le ciel t'a prodigué ses dons ; ton
heureux naturel , cultivé par ton goût, t'a doué de tous les talents; à
moins de vingt-quatre ans tu joiivs les grâces de ton âge à la maturité
qui dédommage plus lard du progrès des aus:
Frutio senilo in tu 'I giovenil flore.
Les fruits de l'automne sur la fleur du printemps.
L'élude n'a point émoussé ta vivacité ni appesanti la personne : la
fade galanterie n'a point rélréci ton esprit ni hébété ta raisoun L'ardent
amour, en l'inspirant Unis les sentiments sublimes dont il est le père,
t'a donné cette élévation d'idées et cette justesse de sens qui en sont
inséparables. A sa douce chaleur j'ai vu ton .âme déployer ses brillantes
facultés, comme une (leur s'ouvre aux rayons du soleil : lu as à la fois
tout ce qui mène à la fortune et tout ce qui l.i fait mépriser. Il ne le
manquait , pour obtenir les honneurs du monde , que d'y daigner pré-
tendre : et j'espère qu'un objet plus cher à ton cœur te donnera pour
eux le zèle dont ils ne sont pas (ligues.
0 mon doux ami, tu vas l'éloigner de moi!... ô mon bien-aimé, tu
vas fuir la Julie!... Il le faut; il faut nous séparer si nous voulons nous
revoir heureux un jour; et l'effet des soins que tu vas prendre esi notre
dernier espoir. Puisse mw, si chère idée l'animer, le consoler durant
celle aniore et longue séparation ! puisse-t-elle te donner celte ardeur
qui surmonte les obstacles et dompte la fortune! Hélas! le monde et les
affaires seront pour loi des distractions contiinielles, et feront une utile
diversion aux peines de l'absence. Mais je vais rester abandonnée à moi
seule, ou livrée aux persécutions; et tout me forcera de le regreller
sans c -sse. Heureuse au moins si de vaines alarmes n'aggravaient mes
tourments réels, et si, avec mes propres maux, je ne sentais encore en
moi tous ceux auxquels tu vas l'exposer I
Je frémis en songeant aux dangers de mille espèces que vont courir
ta vie et tes mœurs. Je prends en toi toute la confiance qu'un homme
peut inspirer : mais, puisque le sort nous sépare, ah ! mou ami , pour-
quoi n'es-tu qu'un homme? Que de conseils te seraient nécessaires
dans ce momie inconnu où lu vas l'engager! Ce n'est pas à moi, jeune,
sans expérience, et qui ai moins d'éuide et de rédexion que loi, qu'il
appartient de le donner là-dessus des avis: c'est un soin que je laisse
h milord Edouard. Je me borne à te recommander deux choses , parce
i|u'elles tiennent plus au sentiment qu'à l'expérience , et que si je con-
nais peu le monde, je crois bien coimaître ton cœur : n'abandonne ja-
mais la vertu, et n'oublie jamais la Julie.
Je ne le rappellerai point tous ces arguments subtils que tu m'as
loi-mème appris à mépriser, qui remplissent tant de livres, et n'ont ja-
mais fait un honnête homme. ..\h! ces tristes raisonneurs! quels doux
ravissements leurs cœurs n'ont jamais sentis ni donnés 1 Laisse , mon
ami , ces vains moralistes , et rentre au fond de ton âme : c'est là que
lu retrouveras toujours la source de ce feu sacré qui nous embrasa tant
de fois de l'amour des sublimes vertus ; c'est là que lu verras ce simu-
lacre éiernel du vrai beau dont la contemplation nous anime d'un saint
enthousiasme , et que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir
jamais l'elfacer. Souviens-toi des Larmes délicieuses qui coulaient de
nos yeux, des palpitations qui suffoquaient nos cœm's agités, des trans-
ports qui nous élevaient au-dessus de nous-mêmes , au récit de ces
vies héroïques qui rendent le vice inexcusable , et font l'honneur de
l'humanité. Veux-lu savoir laquelle est vraiment désirable, de la fortune
ou de la vertu ? Songe à celle que le cœur préfère quand son choix est
iiiipariial. Songe où l'intérêt nous porte en lisant l'histoire. T'avisas-lu
jamais de désirer les trésors de Crcsus, ni l.i gloire de César, ni le pou-
voir de Néron, ni les plaisirs d'Uéliogabale? fouripioi, s'ils étaient heu-
reux, tes désirs ne te mettaient-ils pas à leur pl.ice? C'est qu'ils ne l'é-
Jaient point, et lu le sentais bien ; c'est qu'ils étaient vils et méprisables,
et qu'un méchant heureux ne fait envie à personne. Quels hommeg
coutemplais-tii donc avec le plus de plaisir'.' desquels adorais-tu les
exemples'.' auxquels aurais-tu mieux aimé ressembler? Charme incon-
cevable de la beauté qui ne péril point ! c'était l'.Xthéuien buvant la ci-
guë, c elail Brulu> mourant pour son pays, c'était llégulus au milieu des
tourments, c'était Calou déchirant ses entrailles, c'étaient ions ces ver-
tueux infortunés qui le faisaient envie ; et tu sentais au fond de Ion
cœur la félicité réelle que couvraient leurs maux apparents. Ne crois
pas que ce sentiment fiH particulier à loi seul ; il est celui de tous les
liiunmes, et souvent même en dépit d'eux. Ce divin modèle que ch:icun
de nous porte avec lui nous enchante malgré, que nous en aymis; sitôt
que la passion nous permet de le voir, nous lui voulons ressembler ;
et si le pins méchant des hommes pouvait être un autre que lui-même,
il voudrait être un homme de bien.
P.irlonne-moi ces iran>^poris, mon aimable ami; tu sais qu'ils me
viemient de loi , el c'est à l'amour doni je les tiens à le les rendre Je
ne vcu\ poiit l'enseigner ici les propres maximes, mais t'en l'aire un
moment l'apiilication pour voir ce qu'elles ont à ton usage : car voici le
temps de pratiquer les propres leçons et de montrer comment on exé-
cute ce que tu sais dire. S il n'est pas question d'être un Calon ni un
llégulus, chacun pouilant doit aimer sou pays, être iniègre et coura-
geux, tenir sa foi, même aux dépens de sa vie. Les vertus privées sont
souvent d'amant plus sublimes qu'el es n'aspirent point à l'approbation
d'aulrui , mais seuletucnt au bon léiiioigiiage de soi-même ; et la con^
science du juste lui lient lieu des louanges de l'univers. Tu sentiras donc
que la grandeur de l'homuie appartient à tous les étals, et que nul ne
peut êlie heureux s'il ne jouit de sa propre estime ; car si la vérituble
jouissance de l'âme est dans la contemplation du beau , comment le
méchant peut-il l'aimer dans autiui sans être forcé de se hair lui-
même.
Je ne crains pas que les sens et les plaisirs grossiers le corrompent;
ils sont des pièges i)eu dangereux pour un cœur sensible , et il lui en
faut (le plus délicats : mais je crains les maximes et le> leçons du monde ;
je crains celte force terrible que doit avoir l'exemple universel et con-
tinuel du vice ; je crains les sophismes adroits (lonl il se colore ; je
crains colin que ton cœur même ne t'en impose, et ne te rende moins
dillicilc sur les moyens d'acquérir une considération que tu saurais dé-
daigner ^i iiiiUc luiiou n'en pouvait être le fruit.
Je l'avertis, mon ami, de ces dangers ; ta sagesse fera le reste : car
c'est beaucoup pour s'en garantir que d avoir su les prévoir. Je n'ajou-
terai qu'une réllixion, qui l'emporte, à mon avis, sur la fausse raison
du vice, sur les (ièrcs erreurs des insensés, el qui doit suflire pour di-
riger au bien la vie de Ihomme sage ; c'est que la source du bonheur
n'est tout entière ni dans l'objet d(!sii'é ni dans le cœur qui le possède,
mais dans le rapport de l'im et de l'autre ; et que, comme tous les ob-
jets de nos désirs ne sont pas propres à produire la félicité, lous les
étals du cœm' ne sont pas propres à la seniir. Si rame la plus pure ne
suffit p.as seule à son propre bonheur, il esi plus sûr encore que tou-
tes les délices de la terre ne saui aient faire celui d'un cœur dépravé;
car il y a des deux r('iit's luie préparation nécessaire, un certain con-
cours dont résidic ( c pii'ciiux sentiment recherché de lonl êire sen-
sible, et toujours igiiuredii faux sage, qui s'arrête au plaisir du moment,
faute de connaître nu bonheur durable. Que servirait donc d'acqué-
rir un de ces avantageas aux dépens de l'autre, de gagner au dehors
pour perdre encore plus au dedans, elde se procurer les moyens d être
heureux en perdant l'art de les employer'? Ne vaut-il pas mieux encore,
si l'on ne peut avoir qu'un des deux, sacrifier celui que le sort peut
nous rendre à celui qu'on ne recouvre point quand on l'a perdu ? Qui
le doit mieux savoir que moi, qui n'ai fait qu'empoisonner les douceurs
de ma vie en pensant y mettre le comble? Laisse donc dire les mé-
chants qui montrent leur fortune el cachent leur cœur, et sois sûr que,
s'il est un seul exemple du bonheur sur la terre, il se trouve dans un
homme de bien. Tu reçus du ciel cet heureux penchant à tout ce qui
est bon et honnête : n'écoute que tes propres désirs ; ne suis que tes
inclinations naturelles; songe surtout à nos premières amiuu's : lanl
que ces moments purs et délicieux reviendront à la mémoire, il n'est
pas possible que tu cesses d'aimer ce qui te les rendit si doux, que le
charme du beau moral s'efface dans ton âme, ni que lu veuilles jamais
obtenir ta Julie par des moyens indignes de loi. Comment jouir d'un
bien dont on aurait perdu le goût'.' Non. pour pouvoir posséder ce qu'on
aime, il faut garder le même cœur qui l'a aimé.
Me voici à mon second point; car, comme tu vois, je n'ai pas oublié
mou métier. Mon ami, l'on peut sans amour avoir les sentiuienls subli-
mes d'une âme forte : mais un amour tel que le nôtre l'anime et la sou-
tient tant qu'il brûle; sil()l qu'il s'éteint, elle tombe en langueur, et un
cœur usé n'est plus propre à rien. Dis-moi, que serions-nous si ncjus
n'aimions plus? Éh! ne vaudraii-il pas mieux cesser d'être que d'exis-
ter sans rien sentir? el pourrais-tu te résoudre à traîner sur la terre
l'insipide vie d'un homme ordinaire, après avoir goûté lous les trans-
ports qui peuvent ravir une âme humaine? Tu vas habiter de grandes
villes, où ta figure el ton âge, encore plus «pie ton mérite, tendront mille
embûches à ta fidélité; l'insinuante coqueiterie affectera le langagi; de
la tendresse, ei te plaira sans l'abuser : lu ne chercheras point lamour,
mais les plaisirs; tu les goûteras séparés de lui, elnelcs pourras recon-
naître. Je ne sait si tu retrouveras ailleurs le cœur de Julie ; mais je te
LA INOUVELLfe HELOISE.
à
me de jamais rriroiiver auprès d'une autre ce que lu sentis auprès
l'rlle L'.'pniscinciil de ton àine l'annoncera l(! sort que je l ai preUii;
la irisiissc il l'ennui l'accajjleronl au sein des amusenienls InvoUîs; le
convenir de nos prcniiéres amours le poursuivra malgré toi ; mon iniaKe,
icnl (ois i>lus belle que je ne fus jamais, viendra loul a coup le sur-
i„i ikIic a l'inslanl le vol du dégoûl couvrira lousles plaisirs, el mille
icuicis iiners nailronl dans Ion cœur. Mon bien-aime, mon doux ami,
lah ' si jamais lu m'oublies.... bêlas I je ne ferai qu'en mourir ; mais loi
lu vivras vil el malheureux, cl je mourrai trop vengée.
1 Ne 1 oublie donc jamais celle Julie qui fui à loi, el donl le cœur ne
sera i.oint à d'autres. Je ne puis rien le dire de plus, dans a depcn-
.liiio' on le ciel m'a placée. Mais, après l'avoir recommande la lidelue,
il est iiisie de le laisser de la mienne le seul gage qui soilen mon pou-
voir J'ii consulte, non mes devoirs, mon esprit égaré ne les connaît
plus mais mou CMMir, dernière règle de qui n'en saurait plus suivre;
It voici le résultai de ses inspirations. Je ne l'épouserai jamais sans le
((iiisenlementde mon père, mais je n en épouserai jamais un antre sans
Ion (onscnlemenl ; je l'en donne ma parole; elle me sera sacrée, quoi
qu'il arrive; el il n'y a poinl de force humaine qui puisse m y laiie
manquer. Sois donc sans inquiétude sur ce que je puis devenir en ion
abseiK e. Va, mon aimable ami, chercher sons les auspices du tendre
amour nu sort digne de le couronner. Ma destinée est dans les mains au-
laiii (pi'il a dépendu de moi de l'y meltrc, et jamais elle ne changera que
de ion aveu.
LETTRE XIl.
0 quai liamma di gloria, d' onore,
Scorrer scnto per tulle le veiie,
Aima grande, parlando con le.
0 de quelle «amme d'honneur et de gloire je sens embr.TirT tout mon san^
Ime grande, en parlant avec loi.
Julie, laisse-moi respirer; tu fais bouillonner mon sang, tu me fais
tressaillir, tu me fais palpiter; ta leilre brûle comme Ion cœur du saint
amour de la vertu, el lu portes au fond du mien son ardeur céleste. Jlais
piMiiquoi taul d exhorlalioiis où il ne fallait que des ordres.' Crois que
si je m'oublie au poinl d'avoir besoin de raisons pour bien faire, au
iii()iiis ce n'est pas de la pari; la seule volonté me suffit. Ignoies-iu
(pie je serai toujours ce qu'il le plaira, et que je ferais le mal même
avant de pouvoir le désobéir? Oui, j aurais brûlé le Capitule si lu me
l'avais conmian(l('. parce (pic je l'aime plus que toutes choses. Mais
sais -lu bien pourquoi je l'aime ainsi'.' Ab ! lille incomparable, c'est
parce que lu ne peux rien vouloir que d hoimêle, el que 1 amour de la
vertu rend plus invincible celui que j'ai pour les t bannes.
.le pars, eucoiir.ig<^ par 1 eiigagemenl que tu viens de preiidn' , el
dont je ne pouvais l épargner le détour ; c;ir pvomelli'c di' n'élie a pi'i -
sonne sans mon consentemi lit, n'est-ce pas proiiiellre de n'èlre qn'à
moi? l'our moi, je le dis plus librement, el je l'en donne anjonnl Imi
ma foi d'homme de bien, qui ne sera point violée. J'ignore, dans la car-
I iii e où je vais m'essayer pour le complaire, à quel sort la lorluiic
iii';i|i{ielle; mais jamais les nœuds de l'amour ni de l'hymen ne in'uni-
loni a d'auties qu'à Julie d'Elange; je ne vis, je n'cxislc que pour elle,
cl mourrai libre, ou son époux. Adieu; llienre presse, el je pars à
l'inslanl.
LETTRE XIII.
J'arrivai hier au soir à Paris, et celui qui ne pouvait vivre séparé de
toi par deux rues en est maintenant à plus de cent lieues. 0 Julie!
idanis-moi, plains Ion malheureux ami. Quand mon sang en longs riiis-
scanx auraient trace celle roule immense, elle m'eût paru moins longue,
cl ji' n'aurais pas senti défaillir mon âme avec pins de langueur, Ahl si
ilu moins je connaissais le moment qui doit nous rejoindre ainsi que
l'espai e qui nous sépare, je compenserais l'eloignenienl des lieux par
le jnogres du temps, je compler.ds dans chaque jour olé de ma vie les
lias qui m'auraient rapproché de loi. Mais cette carrière de douleurs
csl (ouyerle des ténèbres de l'avenir; le lerme ipii doit la boiiicr se
d<i(d)c à mes faibles yeux. 0 doute! 6 supplic<' ! Mon co'iir iiupiiet te
< In relie, el ne trouve rien. Le soleil se lève, cl ne me rend plus I espoir
de le voir ; il se couche, el je ne lai point vue ; mes joui s , vides tic
plaisirs cl de joie, s'écoulent dans une longue nuit. J'ai lieau vouloir ra-
1 iiinicr en moi rcspèiance eleinle, elle ne m'idfre qu'une ressource in-
certaine el des eousolalions suspectes. Chère el tendre amie de mon
cuiur, héla! '.' à quels maux laul-il m'allcndre, s'ils doivent égaler mou
bonheur passé ?
IJuc cuttu tristesse U6 l'alariutt pat, je l'eu «vujure ; ellti «st Ttiffut
passager de la solitude et des réflexions du voyage. Ne|rraiDS point le
retour de mes premières faiblesses : mon cœur est dans ta main, ma
Julie; et, puisqiii; tu le soutiens, il ne se laissera pins abattre. Une des
consôlanles idées qui soul le fruit de ta dernière lettre, est que je me
lroiiv(! a piesent porlt- par une double force : et quand lamonr aurait
an anti la mienne, je ne laisserais pas d'y gagner encore ; car le cou-
rage qui me vient de loi me soutient beaucoup mieux que je n'aurais
pu'^me soiilenii moi-même. Je suis convaincu qu'il n'esl pas bon que
l'Iioiiime soil seul. Les âmes Immaines veulent être accouplées pour va-
loir lonl leur prix ; et la force unie des amis, comme celle des lames
d'un aimant artiliciel, est incMmqiarablemenl plus grande que l.i somme
de leurs forces particulières. Uivine amitié '. c'est là tt)n triomphe. Mais
qu'est-ce que la seule amitié auprès de celle union parfaite qui joint à
loiiie l'énergie de l'aniiiié des liens cent fois plus sacres'/ Un soni-ils
ces hommes grossiers qui ne prennent h s transports de l'amour que
pour une lièvre des sens, pour un désir de la nature avilie? Qu'ils vien-
iienl, qu ils obsefTent, qu ils sentent ce qui se passe au fond de mon
cœur; qu'ils voient un amant malheureux éloigné de ce qu'il aime, in-
certain de le revoir jamais, sans espoir de recouvrer sa félicité peidue,
mais pourtant animé de ces feux immortels qu'il prit dans tes yeux et
qu'ont nourris les sentiments sublimes; prêt a braver la forlmie, a souf-
frir ses revers, à se voir même privé de loi, el à faire des vertus que
lu lui as inspirées le digue ornement de celle empreinte adorable qui
ne s'elTaeera jamais de son àme. Julie, eh! qu'aurais-je été sans toi?
La froide raison m'eût éclairé peut- être; tiède admirateur du bien, je
l'aurais du moins aimé dans autrui. Je ferai plus, je saurai le pratiquer
avec zèle ; el, pénétre de les sages leçons, je ferai dire un jour a ceux
qui nous auront connus : 0 quels hommes nous serions tous , si le
monde était plein de Julics et de cœurs qui les sussent aimer!
En méditant en roule sur la dernière lettre, j'ai résolu de rassembler
en un recueil toutes celles que tu m'as écrites, maintenant que je ne
puis plus recevoir les avis de bouche. Quoiqu'il n'y en ail pas une que
je ne .-ache par cœur, et bien par cœur, lu peux m'en croire, j'aime
pourtant à les relire sans cesse, ne lùt-ce que pour revoir les traits
de cette main chérie qui seule peut faire mon bonheur. Mais insensi-
blement le papier s'use ; el, avant qu'elles soient déchirées, je veux
les copier toutes dans un livre blanc que je viens de choisir exprès
pour cela. Il est assez, gros ; mais je songe à l'avenir, el j'espère ne pas
mourir assez jeune pour me borner à ce volume. Je desime les soirées
à cette occupation charmante, et j avancerai leniemenl pour la prolon-
ger Ce précieux recueil ne me quittera de mes jours ; il sera mon
maiiiicl dans le monde où je vais entrer; il sera pour moi le contre-
poison des maximes qu'on y respire; il me consolera dans mes maux; il
préviendra ou corrigera mes fautes ; il m'instruira durant ma jeunesse;
il nrédifiera dans tous les temps; et ce seront, à mon avis, les premières
lettres d amour dont (m aura lire cet usage.
Quant à la dernière, que j'ai présentement sous les yeux, toute belle
qu'elle me iiarait, j'y trouve pourianl un article a retrancher. Jugement
déjà loii eiraune: mais Ce qui doit 1 être encore plus, c'est que cet
aiiidc est prec'iscmcnt celui qui le regarde, el je te reproche d avoir
même songi' à l'écrire. Que me parles-tu de hdelité, de constance.'
\uli(fois Ui (oniiaissais mieux mon amour el ton pouvoir. Ah! Julie,
inspiies-tii des senlimcnls périssables'? et quand je ne l'.idrais rien
promis, ponrrais-je cesser jamais d'être à toi .' Non, non ; c'est du pre-
mier regard de tes yeux, du premier mot de la bouche, du premier
lianspofl de mon cceiir, que s'alluma dans lui celle llamme éternelle
(nie rien ne peut plus éteindre. Ne l'eussé-je vue que ce premier in-
stant, c'en était déjà fait, il était trop lard pour pouvoir jamais l'ou-
blier. El je l'oublierais mainlenanl ! maintenant quemvré.de mon bon-
heur passé, son seul souvenir suffit pour me le rendre encore ! main-
tenant qu'oppressé du poids de tes charmes je ne respire qu'en eux I
mainlenanl ipie ma première àme est disparue, el que je suis amme de
celle que In m'as donnée ! maintenant, (") Julie, que je me dépite contre
moi do t'expi iiiier si mal tout ce que je sens 1 Ah ! que loiiles les beau-
tés de l'univers tentent de me séduire, en esi-il d'autres que la tienne
à mes yeux'.' Que miii conspire à l'arracher de mon co>ur ; qu'on le
déchire, qu'on hri'^c ce lidele miroir de Julie, sa pure image ne cessera
de briller jus(iue dans le dernier fragment; rien n'est capable de I y
détruire. Non, la suprême puissance elle-même ne saiinnt aller jusque-
là, elle peut anéantir mou âme, mais non pas faire qn elle existe et
cesse de l'adorer. ,
Milord Edouard s'est chargé de le rendre comple a son passage de
ce qui me regarde el de ses projets en ma faveur : mais je crains qu'il
ne s'acqnilie mal de celte promesse par rapport à ses arrangemenis
présents. Apprends (pi'il ose abuser du droit (jiie lui donnent si.r moi
ses bienfaits pour les étendre an delà même de la bienséance. Je me
vois par iiin' pension ipi'il n'a pas lemi à lui de rendre irrévocable, en
elal de fain> une (ijinic fort au-dessus de ma naissance : et c'est peut-
êli-e ( e que je serai l'on é de f lire a Londres pour suivre ses vues. Pour
ici où mille alfiire ne m'alladic. je conlinuerai de vivre à ma manière,
et ne serai point lenle d'cmplover en vaines dépenses l'excédant de
mon enirclien. Tn me l'as appris, ma Julie, les prenneis besoin^, on
du moins les plus sensibles, sont ceux d'un cœur bienfaisanl ; cl tant
(pie quelqu'un manque du nécessaire, quel bonuéte homme a du su*
perllu .'
46
LA NOUVELLE HÉLOISE.
LETTRE XIV,
J'enlre avec une secrète horreur dans ce vaslc désert du monde. Ce
chaos ne m'olVre qu'une solitude affreuse, où règne un morne silence.
Mon ànie à la presse cherche à s'y répandre, et se trouve partout res-
serrée. Je ne s\iis jamais moins seul que quand je suis seul, disait un
ancien; moi, je ne suis seul que dans la foule, où je ne puis être ni
à loi ni aux autres. Mon cœur voudrait parler, il sent qu'il n'est point
écoulé ; il voudrait répondre, on ne lui dit rien qui puisse aller jusqu'à
lui. Je n'entends point la langue du pays, et personne ici n'entend la
mienne.
Ce n'est pas qu'on ne me fasse beaucoup d'accueil, d'amitiés, de
prévenances, et que mille soins officieux n'y semblent voler au-devant
de moi ; mais c'est précisément de quoi je me plains. Le moyen d'être
aussil6t l'ami de (jnelqu'un qu'on n'a jamais vu? L'honnéle intérêt de
l'humanité, l'épanehement simple et louchant d'une âme franche, ont
un langage bien dilférenl des fausses démonstrations de la politesse et
des dehors trompeurs que l'usage du monde exige. J-'ai grand'peiir que
celui qui, dès la première vue, me traite comme un ami de vingt ans,
ne me traitât au bout de vingt ans comme un inconnu, si j'avais quel-
que impôt tant service à lui demander ; et quand je vois des hommes
si dissipés prendre un intérêt si tendre à tant de gens, je présumerais
volontiers qu'ils n'en prennent à personne.
Il y a pourtant de la réalité à tout cela ; car le Français est naturel-
lement bon, ouvert, hospitalier, bienfaisant : mais il y a aussi mille
manières de parler qu'il ne faut pas prendre à la lelire, mille offres
apparentes qui ne sont faites que pour être refusées, mille espèces de
pièges que la politesse tend à la bonne foi rustique. Je n'entendis ja-
mais tant dire. Comptez sur moi dans l'occasion, disposez de mon cré-
dit, de ma bourse, de ma maison, de mou équipage. Si tout cela était
sincère et pris au mot, il n'y aurait pas de peuple moins altaclié à la
propriété; la communauté des biens serait ici presque établie; le plus
riche offrant sans cesse, et le plus pauvre acceptant toujours, tout se
metirait naturellement de niveau, et Sparte même eût eu des parlages
moins égaux qu'ils ne seraient à Paris. .\u lieu de cela, c'est peut-être
la ville du monde où les fortunes sont le plus inégales, et où régnent à
la fois la plus somptueuse opulence et la plus déplorable misère. Il n'en
faut pas davantage pour comprendre ce que signifient cette apparente
commisération qui semble toujours aller au-devant des besoins d'au-
trui, et celte f.icile tendresse de cœur qui contracte en un moment des
amitiés éternelles.
Au lieu de tous ces sentiments suspects et de cette confiance trom-
peuse, veux-je chercher des lumières et de l'instruction, c'en est ici
l'aimable source ; et l'on est d'abmd enchanté du savoir et de la raison
qu'on trouve dans les entretiens, non-seulement des savanis et des
gens de lettres, mais des hommes de tous les étals, et même des fem-
mes : le ton de la conversation y est coulant et naturel ; il n'est ni
pesant ni frivole : il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli
sans afiectatiou, galant sans fadeur, badin sans équivoque. Ce ne sont
ni des disseriations ni des épigrammes : on y raisonne sans argumen-
ter, on Y plaisante sans jeu de mots; on y associe avec art l'esprit et
la raison, les maximes et les saillies, la satire aiguë, l'adroite flatterie,
et la morale austère. On y parle de tout, pour que chacun ait quelque
chose à dire ; ou n'approfondit point les questions de peur d'ennuyer ;
on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité; la pré-
cision mène à l'élégance; chacun dit son avis et l'appuie en peu de
mots ; nul n'attaque avec chaleur celui d'autrui , nul ne défend opini.-i-
trément le sien; on discute pour s'éclairer, on s'arrête avant la dis-
pute, chacun s'instruit, chacun s'amuse ; tous s'en vont contents, et le
sage même peut rapporter de ces eniretiens des sujets dignes d'êire
médités en silence.
.Mais au fond, que penses-tu qu'on apprenne dans ces conversations
si charmantes'.' A juger sainement des choses du monde? à bien user
de la société ? à couiiaitre au moins les gens avec qui l'on vil'? Rien de
tout cela, ma Julie; on y apprend à plaider avec art la cause du men-
songe, .i ébranler à force de philoso[iliie tous les principes de la vertu,
à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner
à l'erreur un certain tour à la moile selon les maximes du jour. Il n'est
fioint nécessaire de connaître le caractère des gens, mais seulement
eui-s intérêts, pour deviner à peu près ce qu'ils diront de chaque chose.
Quand un homme parle, c'est pour ainsi dire son habit et non pas lui
qui a un sentiment ; et il en changera sans façon tout aussi souvent que
d'élat. Donnez-lui tour à tour une longue perruque, un habit d'ordon-
nance et une croix pectorale ; vous l'entendrez successivement prêcher
avec le même zèle les lois, le despotisme et l'inquisition. 11 y a une rai-
son commune pour la robe, une autre pour la liiiance, une autre pour
l'épée. Chacune prouve très-bien que les deux antres sont mauvaises,
conséquence facile à tirer pour les trois. Ainsi nul ne dit jamais ce qu'il
pense, mais ce qu'il lui convient de faire penser à autrui ; et le zèle
itpparent de la vérité n'est jamais en eux que le masque de l'intérêt.
Vous croiriez que les gens isolés qui vivent dans l'indépendance ont
an moins un esprit à eux : point du tout; aiilies machines qui ne pen-
sent point, et qu'on fait penser par ressorts. On n'a qu'à s'informer de
leurs sociélés,<le leurs coteries, de leurs amis, des femmes qu'ils voient,
des auteurs qu'ils connaissent : là-dessus on peut d'avance établir leur
sentiment futur sur un livre prêta paraître et qu'ils n'ont point lu, sur
une pièce prête à jouer et qu'ils n'ont point vue, sur tel ou tel auteur
qu'ils ne connaissent point, sur lel ou tel système dont ils n'ont aucune
idée ; et, comme la pendule ne se monte ordinairement que pour vingt-
quatre heures, tous ces gens-là s'en vont chaque soir apprendre dans
leurs sociétés ce qu'ils penseront le lendemain.
Il y a ainsi un petit nombre d'hommes et de femmes qui pensent pour
tous les autres, et pour lesquels tous les autres parlent et agissent ; et >
comme chacun songe à son intérêt, personne au bien commun, et que
les inléréis particuliers sont toujours opposés entre eux , c'est un choc
perpétuel de brigues et de cabales, un flux et reflux de préjugés, d'o-
pinions contraires, où les plus échauffés, animés par les autres, ne sa- g
vent presiiue jamais de quoi il est question. Chaque coterie a ses règles, 1
ses jugements, ses principes, qui ne sont point admis ailleurs. L'hon-
nête homme d'une maison est un fripon dans la maison voisine. Le bon,
le mauvais, le beau, le laid, la vérité, la vertu, n'ont qu'une existence
locale et cireonscrile. Quiconque aime à se répandre et fréquente plu-
sieurs sociétés doit être pins flexible qu'Alcibiade , changer de prin-
cipes comme d'assemblées, modifier son esprit pour ainsi dire à chaque
pas, et mesurer ses maximes à la toise ; il faut qu'à chaque visite il
quitte en entrant son âme, s'il en a nue ; qu'il eu prenne une antre aux
couleurs de la maison, comme un laquais prend un habit de livrée;
qiiil la pose de même en sortant, et reprenne, s'il veut, la sienne jus-
qu'à nouvel échange.
Il y a plus ; c'est que chacun se met sans cesse en contradiction avec
lui-même, sans qu'on s'avise de le trouver mauvais. On a des principes
pour la conversation et d'autres pour la pratique : leur opposition ne
scandalise personne, et l'on est convenu qu'ils ne se resseinhleraient
point entre eux ; on n'exige pas même d'un auteur, surtout d'un mora-
liste, qu'il parle comme ses livres , ni qu'il agisse comme il parle ; ses
écrits ses discours , sa conduite, sont trois choses toutes dilTérentes,
qu'il n'est point obligé de concilier : en un mot, tout est absurde , et
rien ne choque, parce qu'on y est accoutumé ; et il y a même à celte
inconséquence une sorte de bon air dont bien des gens se font honneur.
En effet, quoique tous prêchent avec zèle les maximes de leur profes-
sion , tous se piquent d'avoir le ton d'une autre. Le robin prend l'air
cavalier; le lînancicr fait le seigneur; l'évêque a le propos galant ;
l'homme de cour parle de philosophie; l'homme d'Etat, de bel esprit :
il n'y a pas jusqu'au simple artisan qui, ne pouvant prendre un autre
ton que le sien, se met en noir les dimanches pour avoir l'air d'un
homme de palais. Les militaires seuls, dédaignant tous les autres étals,
gardent sans façon le Ion du leur, et sont insiipporlables de bonne foi.
Ce n'est pas que M. de Murait n'eut raison quand il donnait la préfé-
rence à leur soiiélé; mais ce qui était vrai de sou temps ne l'est plus
aujourd'hui. Le progrès de la lilléraiure a changé en mieux le ton gé-
néral; les militaires seuls n'en ont point voulu changer; et le leur, qui
était le meilleur auparavant, est enfin devenu le pire.
Ainsi les hommes à qui l'on parle ne sont point ceux avec qui l'on
converse ; leurs sentiments ne partent point de leur cœur, leurs lumières
ne sont point dans leur esprit, leurs discours ne représentent point leurs
pensées ; on n'aperçoit d'eux que leur figure, et l'on est dans une as-
semblée à peu près comme devant un tableau mouvant , où le specta-
teur paisible est le seul être mû par lui-même.
Telle est l'idée que je me suis formée de la grande société sur celle
que j'ai vue à Paris Celte idée est peut-être plus relative à ma situation
particiilière qu'au véritable état des choses, et se relorinera sans doute
sur de nouvelles lumières. D'ailleurs je ne fréquente que les sociétés
où les amis de niilord Edouard m'ont introduit , et je suis convaincu
qu'il faut descendre dans d'.autres étals pour connaîire les véritables
mœurs d'un pays; car celles des riches sont presque partout les mêmes.
Je tâcherai de m'éclaircir mieux dans la suite. En attendant, juge si
j'ai raison d'appeler celle foule un désert, et de m'effrayer d'une soli-
tude où je ne trouve qu'une vaine apparence de sentiments et de vérité,
qui change à chaque instant et se détruit elle-même, où je n'aperçois
(pie larves et fantômes qui frappent l'œil un moment et disparaissent
aussitôt qu'on les veut saisir. Jusqu'ici j'ai vu beaucoup de masques :
quand verrai-je des visages d'hommes?
LETTRE XV.
Oui, mon ami, nous serons unis malgré noire éloignement; nous se-
rons heureux en dépit du sort. C'est l'union des cœurs qui fait leur vé-
ritable félicité ; leur altraction ne connaît point la loi des distances, et
les nôtres se toucheraient aux deux bouts du monde. Je trouve comme
toi que les amant» oui mille moyens d'adoucir le sentiment de l'absence
et de se rapprocher en un monienl : quelquefois même on se voit plus
LA NOUVELLE H1':L0TSE.
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(jinciit encore! (|iK! (iiiaml ou so voyait tous les jours; car silot (|u'iui
is lieux est seul, à linstaut tous deux sout cusmible. Si lu {(oiUcs fc
Lii>ir tous les soirs, je le goûlfi cent fois le jour ; je vis plus solitaire;,
i suis ciivirouiiée de tes vestiges, et je ne i-aurais (ixer les yeux sur
as objets (|ui nrentourerit, sans te voii' tout autour de moi.
(Ju'i oiuito (lolcuiuuiitu, e i(u'i s' assise :
Oui si rivol.se, et cjui ntcnno il passo;
Oii'i co' bcfili ocelu mi trafisc il core;
Uni (lisse una parola, et ilui sorrisc.
C'est iei qu'il chanta d'un ton si doux : voilà le siège Où il t'assit: ici il niar-
Iwil; cl là il s'anèla; ici d'un rcganl tendre il me iieii;u le cœur; il me dit un
uol, et je le vis sourire. I'éthakc.
ftlais toi, sais-tu l'airètc^r à ees situations paisibles ,' sais-tu goiiter un
uuoiir tran(|uille et tciiilre (|iii parle au cii'iir sans éiiioiivoir les sens'/
l tes re}<rels s(iiil-ils aiijiiiiiiriiiii plus t-aL:cs ipic tes désirs m l'élaieiit
Ultrtdbis? Le Ion de la première Ictiiv iiii' l.iil treinbler. ,1e redoiile ees
anporlenienls tronipeurs , d'aiilaiit plus dangereux ipie riinagiiialion
pii les exeile n'a |ioiiil de biirnes, et je crains (pu; tu n'eiitiages la
.liilie à Coice lie l'aimer. Ali ! lu ne seuis pas, non. Ion eiviir (leu délicat
ne seul pas combien l'amour s'olleiise d un vain liommage; lu ne son-
ges ni {|UC ta vie esta moi, ni ipi'on court soiiveiil à la mort en croyant
seivir la nature. Homme sensuel, ne sauras-tu jamais aimer? Ilappellc-
toi, rappelle-toi ce sentiment si calme et si doux que lu connus une
l'ois, et que lu décrivis d'un ton si touchant et si tendre. S'il est le plus
(tclieicux qu'ait jamais savouré lauujiir heureux, il est le seul permis
aux amants séparés; et ipiand ou la pu goûter un moment, on n'eu
doit plus regrettei- d'autre, ,1e me souviens des réllexions que nous fai-
sions, (iu lisant ton l'iiilaïque, sur un goùl di'pravé (pii outrage la na-
ture, nii.ind ces liislcs plaisirs n'aiirairiit que d(^ n'èlri! pas p^trlages,
c'en sérail assez,, disioiis-noiis , pour les rendre insipides cl niepiisa-
bles. Appliquons la niéiiie idée aux erreurs d'une imaginatidn trop ac-
tive, elle ne leur conviendra pas moins. Malheureux ! de ipioi joiiis-lii
quand lu es mmiI à jouir' Ces voluptés solitaires sont des volnples
mortes. 0 amour I les liennes sont vives; c'est l'union des âmes (pii
les anime, et le plaisir qu'on donne à ce qu'on aime fait valoir celui
qu'il nous lend.
Dis-moi, je te prie-, mon cher ami, en quelle langue ou plulot en (|ucl
jargon est la relation de ta dernière lettre. Ne serait-ce point là par
liasard du bel esprit'.' Si In as dessein de t'en servir souvent avec moi,
lu devrais bien m'en envoyer le dieliolUlail•(^ (.^Inesl-ce, je te prie, que
le senliint^nt de l'habit d'un lioinme'.' qu'une anie qu'on prend comme
un babil de livrée'.' que des maximes qu'il faut mesurer à la toise? (Jiie
veux-iu qu'une pauvre .~^ui>-,esse entende à ees sublimes ligures? Au
lieu de prendre comme les antres des âmes aux couleurs des maisons,
ne voudrais-tu point déjà donner à ton esprit la teinte de celui du pays?
Prends garde, mon bon ami, j'ai peur qu'elle n'aille pas bien sur ce
fond-là. A ton avis, les iraslati du cavalier Marin, dont tu t'es si sou-
vent moipic', approehèrenl-ils jamais de ces métaphores ? et si l'on peut
l'aire opiner l'Iiabii d'un lionime dans une lettre, pourquoi ne ferait-on
pas suer le feu dans un sonnet?
(Ibserver en trois semaines toutes les sociétés d'une grande ville,
assigner le caractère des propos (|u'on y tient, y distinguer exactement
le vrai du faux, le réel de l'apparent, et ce qu'on y dit de ce qu'on y
pense ; voilà ce qu on accuse les Français de faire (juekjuefois chez les
autres peuples, mais ce qu'un étranger ne doit point faire chez eux ;
car ils valent bien la peine d être étudii-s posément. .le n'approuve pas
ion plus qu'un dise du mal du pavs où l'on vil et on l'on est liii'ii Iraile;
l'aimerais niienx ipi'on se lai>sat tromper par les apparences ipie de
moraliser aux (hpeiis de ses holes. Enlin je tiens pour suspect tout ob-
servateur qui se pique d'esprit : je crains toujours que smis y soiiger il
ne sacrilie la vérité des choses à l'éclal des pensées , et ne fasse jouer
sa phrase aux dépens de la justice.
ïu ne l'ignores pas, mon ami, l'esprit, dit notre Murait, est la manie
Ifi^ 1' I aneais ; je It! trouve du penchant à la même manie, avec celte
différem'e ({u'eib' a chez eux de la grâce, et ([ue de tous les peuples du
inonde c'est à nous qu'elle sied le moins. Il y a de la recherche et du
jeu dans plusieurs de les lettres, .le ne parle point de ce tour vif cl de
CCS ex|uessions animées qu'inspire la foice du seiilinienl; je parle
de cette gentillesse d(' style qui, n'élanl point naturelle, ne vient tl elle-
nièine à personne, et manpie la preleulion de celui qui s'en sert, lili
dieu! des jiréicnti(Uis a\ec ce ipi'ou aimel n'est-ce pas jilulol dans
I objet aime (pi'cin les doit placer .'et n est-on pas glorieux soi-même
de (oui le luérite qu'il a de plus ipie nous? >'on, si l'on anime les eon-
versalions indil'l'ereules de ipiiUpies saillies qui passent comme des
traits, ce ii'i st point entre deux am.iiils qucre langage est de saison,
elle jargon Henri delà galanleiie est licanciiup plus éloigne du seiili-
meutqne le Ihh le plus simple qu'on puisse prendre .lin appelle à loi-
mèiiie. L'esprit eut-il jamais le teiiip> de se nimitrei- d.nis nos tèt<-à-
léle ? cl si le cliarme d'un enirelieii |.;i>>i(ume l'ecaile et remp-clie de
parailre, comment des lellresi|ue r.ibsence renipbl toujours d'un peu
danieriiuuo, et où le cieurpiuie avci plus d'attendrisseiucni, le pom-
raient-elles supporter'.' Quoique toiili! grande passion soit sérieuse, et
(|ue l'excessive joie elle-même arrache des pleins plutôt que des ris,
je ne veux pas pour cela que l'amour soit toujours inste, mais je veux
(pie sa gaiilé soit simple, sans orneiueiil, sans art, ime connue lui; CD
un mol, qu'elle brille de ses propres grâces, et non de la parure du bel
esprit.
LiiiM-pai ibl.' dans la chambre de laquelle je t'écris celte lettre, pré-
tend que i'el^iis, en la commençant, dans cet état d'enjouemciil que
ramoiir inspire ou tolère; mais je ne sais ce qu'il est devenu. A me-
sure ipie j'avançais, une certaine langueur s'emparait de mon àme, et
me lai>siit a peine le temps de t'ecrire les injures que la mauvaise a
voulu t'adresser ; car il est bon de t avertir que la critique est bien jilus
de sa façon ipie de la mienne ; elle m'en a dicté surtout le pix-micr
article en riant comme une folle, et sans me pcnnetlre d'y rien chan-
ger. Elle dit ipie c'est pour t'apprendie a manquer de respect au Marini,
qu'elle protège, et que lu plaisantes.
Mais sais-tu bien ce ipii nous met toutes deux de si bonne humeur .'
n'est son proebain mariage. Le conirat bit passé hier au soir, et le jour
est pris de lundi en biiil. Si jamais amour fut gai, c'est assurément le
sien; on ne vil de la \ieune tille si lioulfonntment amou^eu^e. Ce bon
M. d'ilibe, a ipii de miii eolé la lèle en tourne, est eucliaiilé d'un accueil
si folâtre. .Moins dillicile que tu n'étais autrefois, il se prête avec plai-
sir a la plai^auteiie, et prend pour un chef d œuvre de l'ainoijr l'ail
d'(-g:iver sa nuiitre>se. l'our elle, on a beau la prêcher, lui représenter
la iiii'iiséance, lui dire que si près du terme elle doit prendre un main-
lien plus sérieux, [tlus grave, et faire un peu mieux les honneurs de
l'état (pi'elle est prête a quitter, elle traite tout cela de suites sima-
grées ; elle soutient en l'ace à M. d'Orbe que le jour de la cérémonie
elle sera de la meilleure humeur du monde, et qu'on ne saurait aller
Irop gaiement a la noce. Mais la petite dissimulée ne dit pas lout : je
lui ai trouve ce matin les acux rouges, et je parie bien que les pleurs
de la nuit payent les ris île la journée. K lie va l'ormer de nouvelles
chaines qui relâcheront les doux liens de l'amilié ; elle va connnencer
une manière de vivre dilVerenle de celle qui lui lui cliere; elle était
contenle et tranquille, elle va courir les hasards auxquels le meilleur
mariage expose; et, quoi ipi elle en dis(!, coninie une eau pure et calme
coimiienee à se troubler aux approches de l'orage, sou cœur liuiide et
chaste ne voit point sans quelque alarme le prochain chaugeuieut de
son sort.
t) mon ami ! qu'ils sont heureux ! Ils s'aiment: ils vont s'épouser; ils
jouiront de leur amnur sans obstacles, sans crainte, sans remords.
Adieu, adieu: je n'en puis dire davantage.
P. S. Nous n'avons vu milord Edouard qu'un niomcnl, tant il était
pressé de continuer sa roule. Le coeur plein de ce que nous lui devons,
je voulais lui inoutrcr mes sentiments et les tiens; mais j'ai eu une
espèce de honte. En vérité, c'est faire injure à un homme comme lui
de le remercier de rien.
LETTRE XVI.
tjiie les passions impéliienses rendent les hommes enfants! Qu'un
amour forcené se nom rit aisément de chimères, et qu'il est aisé <le don-
ner le change à des disiis exlièuies parles |ilus frivoles objets'.' J'ai
reçu ta haire avec les mêmes transports que m aurait causés ta pré-
sence ; et. dans l'emporlement de ma joie, nu vain papier me tenait
lieu de toi. Un des plus grands maux de l'ahseuee, et le seul auquel la
raison ne peut rien, c'est l'impiielude sur l'étal acliiel de ce qu'on aime.
Sa santé, sa vie, son repos, son aniiuir, ton! échappe à qui craint de
tout perdre ; on n'est pas plus silr du présent que de l'avenir, el tous
les accidents possibles se risilisenl sans cesse dans l'cspi il il'un amant
(|ui les redoute. Enlin je respire, je vis; lu te portes bien, tu m'aimes :
ou ptniol il V a dix jours cpie cela était vrai; mais qui nie repondra
d'aujourd'liiii.' I) absence: ô tourment! ô bizarre et funeste étal où l'on
ne peut jouir que du mninent passé, et où le présent u'esl point encore I
(,lii:iii(l lu ne ui',iur;ns pas parlé de rinse|)arable, j'aurais reconnu
sa malice dans la erlliipie de ma relation, el sa raneunc dans l'apologie
du .Marini : mais, s'il m'était permis dé l'aire la mienne, je ue resWrais
pas sans réidique. . . -f^
rremièremeiit, ma cousine (car c'est à elle qu'il faut répond|«, quant
ai^.irtvle, j'ai piis relui de la chose ; j'ai tache tie vous duimérà la fois
l'iifîe et T(Aemple du ton des coiiversalioiis a la mode; ei, siiiv;ml nu
ancien précepte. j(^ vous ai écrit à peu pri'S eumml> mi parle en cer-
taines sociétés. D'ailleurs ce n'es! p;is l'usage des ligmes, mais leur
choix» que je blâme dans le ehe\alur .'*fariu. Pour peu qu'on ait de
chaleur d.nis l'esprit, ou a besoin de melapliores et d'expressions ligu-
rées pour se l'aire entendre. Nos leliies mêmes en sont pleines s;ins
ipie vous y soiigii-z. et je souiieiis qu'il n'y a qu'un géomètre cl un sol
ipii puissent parler sans ligures. En effet", un même jugement u'est-ij
pas suseeplilile de cent degrés de force? Et eommcnl déterminer celui
de ces degrés qu'il doit avoir, sinon par le lour qu'on lui dmiiu? .Mes
propres phrases me fiuit rire, je l'avoiu.-, cl je les Iroiivc absurdes,
48
LA NOUVELLE HÉLOISE.
grâces au soin que vous avez pris de les isoler ; mais laissez-les où je
les ai mises; vous les trouverez claires, et même énergiques. Si ces
yeux éveillés que vous savez si bien faire parler étaient séparés l'un de
l'autre, et de votre visage, cousine, que pensez-vous qu'ils diraient
avec tout leur feu ? Ma foi, rien du tout, pas même à M. d'Orbe.
La première chose qui se présente à observer dans un pays où l'on
arrive, n'est-ce pas le ton général de la société? lié bien! c'est aussi
la première observation que j'ai l'aile dans celui-ci et je vous ai parlé
de ce qu'on dit à Paris, et non pas de ce qu'on y fait. Si j'ai remarqué du
contraste entre les discours, les sentiments et les actions des honnêtes
gens, c'est que ce contraste saute aux yeux au premier instant. (Juand
je vois les mêmes hommes changer de maximes selon -les coteries,
molinislcs dans l'une, jansénistes dans l'autre, vils courtisans chez un
minisire, frondeurs mutins chez un mécontent; quand je vois un homme
doré décrier le luxe, un financier les impôts, un prélat le dérèglement;
quand j'entends une femme de la cour parler de modestie, un grand sei-
gneur de vertu, un auteur de siiii|ilicité, un abbé de religion, et que
ces absurdités ne cho(|ui'Mi piTsciniif, ne dois-je pas conclure à l'in-
stant qu'on ne se soucie pas plus i<i d'entendre la vérité que de la dire,
et que, loin de vouloir persuader les autres quand on leur parle, on
ne cherche pas même à
leur faire penser qu'on
croit ce qu'on leur dit?
Mais c'est assez plai-
santer avec la cousine.
Je laisse un ton qui nous
est étranger à tous trois,
et j'espère que lu ne me
verras pas plus prendre
le goût de la saiire que
celui du bel esprit. C'est
^1 toi. Julie, qu'il faut à
présent répondre ; car je
sais distinguer la critique
badine des reproches
sérieux.
Je ne conçois pas
comment vous avez' pu
prendre toutes deux le
change sur mon objet.
Ce ne sont point les Fran-
çais que je me suis pro-
posé d'observer : car si
le caractère des nations
ne peut se déterminer
que par leurs diftéren-
ces, comment moi, qui
n'en connais encore au-
cune autre, entrepren-
drais-jede peindre cele-
ci? Je ne serais pas non
plus si maladroit que de
choisir la capitale pour
le lieu de mes observa-
tions. Je n'ignore pas
que les capitales difiè-
rent moins entre elles
que les peuples, et (pie
les caractères nationaux
s'y effacent etconfondeut
en grande partie, tant
à cause de l'iulfuence
commune des cours, qui
se ressemblent toutes,
que par l'effet coumnm
d'une société nombreuse
et resserrée, qui est le
même à peu près sur
tous les hommes , et
l'emporle à la fin sur le
caractère originel.
Si je voulais étudier un peuple, c'est dans les provinces reculées, où
les habitants ont encore leurs inclinations naturelles, que j'irais les ob-
server. Je parcourrais lentement et avec soin plusieurs de ces pro^
vinces. les plus éloignées les inies des autres ; toutes les différences
que j'observerais entre elles me donneraient le génie particulier- de
chacune ; tout ce qu'elles auraient de commun, et que n'auraient pas
les autres peuples, formerait le génie national ; et ce qui se trouverait
partnut ap|i:irli(ii(lraii <ii LiiMiéralà l'homme. Mais je n'ai ni ce vaste
projii ni ICxpéiiiiKc mim iss;iirc pour le suivre. Mon objet est de con-
uaiire riKiniMie, cl 111:1 iiiiilnnlc de l'étudier dans ses diverses relations.
Je ne l'ai vu jiisqii ii:i ipieu petites sociétés, épars et presque isolé sur
la terre. Je vais maintenant le considérer entassé par multitudes dans
les mêmes lieux ; et je commencerai à juger par là des vrais effets de
la société : car s'il est constant qu'elle rende les hommes meilleurs.
Pi'ovoc.ilion de Sainl-Preux contre inilord. — let. x.
plus elle est nombreuse et rapprochée, mieux ils doivent valoir ; et les
mœurs, par exemple, seront beaucoup plus pures à Paris que dans le
Valais : que si l'on trouvait le contraire, il faudrait tirer une consé-
quence opposée.
Cette méthode pourrait, j'en conviens, me mener encore à la con-
naissance des peuples, mais par une voie si longue et si détournée,
que je ne serais peut-être de ma vie en état de prononcer sur aucun
d'eux. Il faut que je commence par tout observer dans le premier où
je me trouve, que j'assigne ensuite les différences, à mesure que je
parcourrai les autres pays ; que je compare la France à chacun d'eux,
comme on décrit l'olivier sur un saule, ou le palmier sur un sapin, et
que j'attende à juger du premier peuple observé que j'aie observé tous
les autres.
Veuille donc, ma charmante prêcheuse, distinguer ici l'observation
philosophique de la satire nationale. Ce ne sont point les Parisiens que
j'étudie, mais les habitants d'une grande ville; et je ne sais si ce que
j'en vois ne convient pas à Rome et à Londres, tout aussi bien qu'à Pa- j
ris. Les règles de la morale ne dépendent point des usages des peuples: ^
ainsi, malgré les préjugés dominants, je sens fort bien ce qui est mal
en soi ; mais ce mal, j ignore s'il faut l'attribuer aux Français ou à
l'homme, et s'il est l'ou-
vrage de la coutume ou
de la nature. Le tableau
du vice offense en tous
lieux un œil impartial,
et l'on n'est pas plus
blâmable de le repren-
dre dans un pays où il
règne, quoiqu'on y soit,
(pie de relever les défauls
(le l'humanité, quoiqu'on
vive avec les hommes.
.Ne suis-je pas à présent
moi-même un habitant
(le Paris? Peut-cire, sans
le savoir, ai-je déjà con-
iriliiic pour ma part au
ilesiiiilie que j'y remar-
(pic ; peui-èlre un trop
long séjour y corrom-
prait-il ma volonté mê-
me ; peut être au bout
d'un an, ne serais-je
plus qu'un bourgeois, si,
pour êire digne de toii
je ne gardais l'àme d'un
homme libre et les
mœurs d'un citoyen.
Laisse-moi donc te pein-
dre sans contrainte des
objets auxquels je rou-
gisse de ressembler, et
m'auimer au pur zèle de
la vériié par le tableau
de la (laiterie et du meu-
sonçe.
si j'étais le mailre de
mes occupations et de
mon sort, je saurais, n'en
doute pas, choisir d'au-
tres sujets de lettres;
et tu n'étais pas mé-
contente de celles que
je t'écrivais de Mcille-
rie et du Valais : mais,
chère amie, pour avoir
la force de supporter le
fracas du mon(ie où je
suis contraint de vivre,
il faul bien au moins
que je me console à te
le décrire, et que l'idée de te préparer des relations m'excite à en cher-
cher les sujets. Autrement le découragement va m'alteindre à chaque
pas, et il faudra que j'abandonne tout si tu ne veux rien voir avec moi.
Pense que, pour vivre d'une manière si peu conforme à mon goût, ]e
fais un effort qui n'est pas indigne de sa cause; et pour juger quels
soins me peuvent mener à toi, souffre que je te parle quelquefois des
maximes qu'il faul connaître, et des obstacles qu'il faul surmonter.
Malgré ma lenteur, malgré mes distractions inévitables, mon recueil
était (ini quand ta lettre est arrivée heureusement pour le prolonger;
et j'admire, en le voyant si court, combien de choses ton cœur m a su
dire eu si peu d'espace. Non, je souliens qu'il n'y a point de leclure
aussi délicieuse, même pour qui ne te connaîtrait pas, s'il avait une
àme semblable aux noires. Mais comment ne te pas connaître en lisant
tes leitres? Comment prêter un ton si touchant et des seutimenis si
LA rsoiJVELLK uÈunsv..
49
iPiidrcs à me nniro figure que la tienne ? A eliaque plinise ne voil-on
pas le doux iif;aril de tes yeux? à chaque mot n'entend-on pas ta ynix
rlianii;inl(''lliii-llc:iiitrequeJulie a jamais aimé, pensé, parlé, agi, écrit
,.,,,11 H,. 'Ne sois donc pas surprise si tes lettres, qui le [peignent si
hiiii, Idiil (|iicl(|ii(:rois sur ton idolâtre aurant le même ellet ipic ta |iré-
sciiir. Vai Ii's iclisautje perds la raison, ma lète s'i'gan^ dans un diillie
niMiiiiuel, uu l'eu dévéranl me consume, mon sang s'allume et pétille,
uoc l'urcùr me fait tressaillir, ic ciois te voir, te louclicr, le presser
coutic mou sein... Objet adoré, (ille euclianteresse, source de délices
et de volupté, commenl, en te voyant, n(' pas voir les liouris laites poul-
ies bienlieurcux?... Alil viens... Je la sens... elle mediappe, il je
n'embrasse qu'une ombre... Il est vrai, cbère amie, tu <'s (nip lu lie, et
tu fus trop tendre pour mon faible cœur, il ne peut oublier ni ta beauie
ni tes caresses : tes cbarmes triomphent de l'absence, ils tue poursui-
vent partout; ils me font craindre la) solitude; et c'est le euiuble de la
I misère de n'oser m'occuper toujours de toi.
Ils seront donc unis malgré les obstacles, on plutôt ils le sont au mo-
ment que j'écris ! Aimables et dignes époux ! puisse le ciel les combler
du bonheur que mérite
leur sage et |>aisible
aiuoiu', l'innocence de
leuis mnuirs , rbounê-
leie de leurs âmes!
puisse-t-il leur donner ce
lioiilieur précieux dont il
est si avare envers les
cœurs faits pour le goO -
1er 1 (Ju'ils seront heu-
reux s'il leur accorde,
hélas! tout ce qu'il nous
Ole! Mais pourtant ne
sens-tu pas quelque sorte
de eousolaliou dans nos
niauv.' Lie seiis-lu pas
(jur l'irxcesde notre mi-
si re n'est point non
plus sans dedoiumage-
uieiii, et que s'ils ont des
plaisirs dont nous som-
mes privés , nous en
avons aussi qu'ils lie peu-
\eiil coiiuailic ' (Mii, ma
(louée aiuie, nialgri' l'ab-
seiHc, les privations, les
alaiiiies, malgré le dés-
1 espoir même, les puis-
sauts (-lancements de
deux cuMirs l'un vers
l'autre ont toujours une
volupté secrète ignorée
des âmes trauipiilles.
C'est un (les miracles de
l'amour de nous l'aire
trouver du plaisir à souf-
frir; et nous regarde-
rions comme le pire des
malheurs un état d'iii-
diflérence et d'oubli (pii
nous ("lierait tout le sen-
timent de nos peines.
Plaignons donc notre
sort, (1 Julie! mais n'en-
vions celui de personne.
Il n'y a point peut-être,
à loul prendre, d'exis-
lenee préférable à la luV
tre; et comme la Divi-
nité lire tout son bon-
heur d'elle-même , les
cœurs qu'échauffe un feu
céleste trouvent dans
leurs propres seiilimenls
une S(Mle lie jouissance pure el délicieuse, indeptiidaiile de la lorliii
et du resle de l'univers.
LETTIIK XVII.
Kniin me voilà tout à fait dans le lorreul. .Mon recueil lini, j'ai ( iim-
meucé de l'r('(pieuler les spectacles el de souper eu ville. Je passe ma
jûuriK'e entière dans le monde, je prête mes oreilles el mes yeux à
toul ce (pii les frappe ; el, n'apercevant rien qui le ressemble, je me
Mniiasc (le CIniro. — let. xviii.
recueille au milieu du bruit, el converse en secret avec toi. Ce n est
pas que celte vie briivante el tumultueuse n'ait aussi quelque sorte
d'aitrails, et (pie la priidigieuse diversité d'objets n'offre de certauis
agréments à de nouveaux débarqués ; mais, pour les sentir, d faut avoir
le cœur vi(l(- et l'esprit frivole; l'amour et la raison seiublcnl s unir
pour m'en dégoûter ; comme tout n'est que vaine apparence, et que
tout change à chaque instant, je n'ai le temps d'être emu de rien, m
C(;lui de rien examiner.
Ainsi je commence à voir les diflicullcs de l'élude du monde, el je ne
sais pas iiiêiiie quelle plaee il faut occuper pour le bien connaître. l,e
pllilosophe eu esl Ilop liuii, I lloillliie ilil iiioiide en esl trop près. 1,'iill
voit Irop pour |ioii\oir ii-lleeliir, l'auli(! trop peu pour juger du tableau
lolal. Chaque olijel ipii frappe le phihisoplie, il le considère a pari; et,
n'en pouvant ilisceiiier ni les liaisons ni les rapports avec d'autres
objets ipii sont liois de sa portée, il ne le voit jamais à sa place, et n'en
sent ni la raison ni les vrais effets. L'bonune du monde voit toul, cl
n'a le temps de penser à rien : la mobilité des objets ne lui perinel que
de les apercevoir, et non de les observer; ils s'effacent mutuellemeul
avec rapidité, el il ne
lui reste du toul que des
impressions confuses qui
ressemblent au chaos.
On ne peut pas non
plus voir el méditer al-
lernaiivemenl, parce que
le spectacle evige une
(■Oiitinuiléd'alIcnlioïKpii
iuleiioillpt la rellexioll.
l'ii liiiuiiiie qui voudrait
ili\iser sou lemps par in-
lervalles entre le monde
et la solitude, toujours
agile dans sa retraite el
toujours étranger dans
le monde, ne sérail bien
nulle part. Il n'y aurait
(l'autre iiioyeu que de
partager sa vie eiilière
en deux grands espaces;
l'un pour voir, l'autre
pour réiléchir ; mais cela
même est pres(|ue im-
possible ; car la raison
n'est pas un meuble
qu'on pose et qu'on re-
prenne à sou gré , et
quiconque a pu vivre dix
ans sans penser ne pen-
sera de sa vie.
Je trouve aussi que
c'est une folie de vou-
loir étudier le monde en
.simple spectateur. Celui
qui ne prélend qu'obser-
ver n'observe rien, par-
ce qu'étant inutile dans
les affidres, et imporlun
dans les plaisirs, il n'esl
admis nulle part. On ne
voit agir les aulres qu'au-
tant (pr(m av'il soi mê-
me ; dans l'école du
monde comme dans celle
(le l'amour, il faut com-
iiiencer par pratiquer ce
qu'on veut apprendre.
(Jiiel parti prendrai-
je donc . moi étran-
ger, qui ne puis avoir
aucune affaire en ce
pays.el que la différence
de religion empêcherait
:-,ule d'y pouvoir aspirer à rien? Je suis réduit à m'abaisser pour min-
stniire,"et, m- pouvant jamais être un homme utile, à lâcher de me
rendre un homme amusaïU. Je m'exerce, .lutaul qu'il esl possible, a
devenir |ioli sans faiisselé. ((miplaisanl sans bassesse, et à prendre si
bien ce qu'il v a de hou dans la sociêlé. que j'y puisse être S(mfl'erl
sans en a(l(qiler les vices. Toul liouime oisif qui veut voir le monde doit
au moins en piviidie les manières jus(prà certain point: car de quel
droit exinerait-oii (l'clre[ailiiiis parmi des gens à qui l'on n'eslbon à rien,
et à (pii'l'on n'aurait pas l'art de plaire? Mais aussi quand il a trouve
cet art, on ne lui en demande pas davantage, surtout s'il est étranger
Il peut se dispenser de prendre part aux cabales, aux intrigues, aux
démêlés: s'il se conqioiie honnêtement envers chacun, s'il ne donne
à certaines femmes ni exclusion ni préférence, s'il garde le secret de
Cô
50
LA NOUVELLE HÊLOISE.
chaque sociélé où il csl reçu, s'il n'élali! point les riiiitules d'iiiio mai-
son (1:1115 une aiilrc. s'il (;\i(L' les coiiliilfiiii's. s'il se lefiise ;ius Iracas-
serics, s'il gariie partout une certaine iligiiite, il pourra voir paisiblement
le monde, conserver ses mu'nrs. si proiiitii, sa l'rancliise même, ponrvu
qu'elle vienne d'nu espiit de liheiié et non d'nu esprit départi. Voilà ce
que j'ai tâché de faire par l'avis de qiiekpies gens éclairés que j'ai choisis
pour guides parmi les eoiiuaissaufcs (|ue m'a données miîord lîdoiiard.
•l'ai donc cmnmeueé d'élre adiiiis dans des sociétés moins nomin-eiises
et plus choisies. Je ne m'étais trouvé, jusipi'à présent, ipi'à dos dineis
réglés où Ion ne voit de fenmie (|ue la maîtresse de la maison, où tous
les désoMivi'és de Paris sont reçus, pour peu qu'on les connaisse, où
chacun paye comme il lient son dîner en esprit on en llalterie, et dont
le Ion liruyani et couliis ne diffère pas Leancoup de celui des tables
d'auberges.
Je suis maioienaiit initié à des mystères plus secrets. J'assiste a des
soupers pries, où la porte est fermée ii tout survenant, et où l'oii est
sur dé ne liiiiiver ipie des gens qui conviennent tous, sinon les mis aux
autres, au moins à ceux qui les reçoivent. C'est là que les femmes s'ob-
servent moins, et qu'on peut commencer à les étudier; c'est là que
régnent pins paisiblement des propos|ilus fins et pins satiriques ; c'est
là qu'au lieu des nouvelles )iiililiipies. des spi i larjis, des promolions,
des morts, des mariages, dont on a parle le matin, on passe tliseï élé-
ment en revue les anecdolis de 'l'ai is. qu'dii dévoilerons les événe-
nienls secrets de la cliroiiiipie seaiidaliiise, qu'on rend le bien et le
mal également plaisants el ridicules, ci que, |ieignant avec art et selon
l'intérêt particulier les caraetères des peisoiiiiages, cbaqiie iiilerlocu-
leur, sans 'y penser, peint encore beaucoup iiiiciiv le sien; c'est là
qu'un reste de circonspection l'ail invenler devant les hiquiis un i erlain
langage entortillé, sous lequel, feignant d(; rendre la satire |ilns obs-
cure, ou la rend seidemeiit plus amèie ; c'est là, en un mot, qu'on
aflile avec soin le poignard, sous prétexte de l'aire moins de mal, mais
en effet pour l'enfoncer plus avant.
Cependant, à considérer ces jjiopos selon nos idées, on auiait tort
do les appeler sitiriqiies, car ils sont bien plus railleurs que nnndanls,
et tombent moins sur le vice que sur le lidicide. En général, la satire
a peu de coins dans les grandes villes, où ce qui n'esî que mal est si
simple, que ce n'est pas la peine d'en parler. (Jue resle-l-il :i blâmer
ou la verlu n'est phre estimée? et de quoi médirait-on ipiaiid ou ne
trouve plus de mal à rien ' A l'aris, surtout, où l'on ne saisit les choses
que par le côlé plaisanl. toiil cr qui doil allumer la colère et l'iiidigua-
lion est toujours mal reçu s il ii'esl ini^ imi chanson ou en épigrauimo.
Los jolies femmes n'ainieui puini à se fàclier; aussi ne se facbenl-elles
de rien ; elles aiment à rire: et, comme il n'y a pas le mot pour rire
au crime, les frjpoiis soni d'Iioiinctis gens comme tout le monde. .Mais
malheur à qui prèle le liane au ridicule I sa caustique empreinte est
inefiaçable; il ne déchire pas seulement les moHirs, la vertu, il marque
jus(|u'aii vice même ; il fait calomnier les méchants, Mais revenons à
nos soupers.
Ce qui ma le plus frappé dans ces sociétés d'élite, c'est de voir six
personnes choisies exprès pour s'entretenir agréablement ensemble, et
parmi lesquelles régnent nièiiie le plus souvent dos liaisons secrètes,
ne pouvoir rester une heure entre elles six, sans y faire intervenir la
nioitié de Paris; comme si leurs cœurs n'avaient rien à se dire, et qu'il
n'y eut là personne qui niérilat de les intéresser. Te souvieni-il, ma
Julie, comnie4it, en sonpanl clie/, ta cousine on chez loi, imus savions,
en dépit de la contrainte et <lii mystère, faire tumln'r renlrelieii sur
des sujets qui eussent du rapport à nous, cl coniMieul, à cliaipie ré-
llexiou louchante, à chaque allusion suhlilo, un regard plus vif qu'un
éclair, un soupir plutiil deviné qu'aperçu, en purlait le doux seiiliment
d'un cœur à l'autre?
Si la conversation se tourne par basai d sur les convives, c'est com-
munément dans un certain jargon de sociéié, dont il f.iui avoir la clef
pour renleuilrc. A l'aide de ce chiffre, on se fait rériproipicmenl, et
selon le goûldu temps, mille mauvaises plaisanteries, dnrant lesipielles
le plus sot n'est pas celui qui brille le moins, tandis ipi un tiers mal
instruit est réduit à l'ennui et au silence, ou à rire de ce qiiil n'cnteiid
point. Voilà, hors le tète-à-lète. qui m'est el me sera toujours iiKonnn,
tout ce qu'il y a de lendre et d'affectueux dans les liaisons de ce pays.
Au milieu de tout cela, qu'un lioinme de poids avance un propos
grave ou agite une ((uesiiou sérieuse, aussitôt laitcution commune se
fixe a ce nouvel objet : hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, tout
se prête à le considérer par toutes ses faces, cl l'on est étonné du sens
et de la raison qui sortent comme à l'envi de toutes ces têtes folâtres.
L'n point de inoiale ne serait pas mieux disciiié dans uni! société de
philosophes (pie dans celle d'une jolie femme de l'aris ; les conclusions
y seraient mênv souvent moins sévères : car le philosophe qui veut
agir comme il parle y r.gaide à deux fois; mais ici, où idiite la mo-
rale est un pur veriiiagc. <in peut être austère sans conseipienre. et
l'on ne ser.tii pas fâche, j.our rabattre un peu l'oigneil piiilosoplii(pie,
de meure la verlu si haut que le sajje niêine n'v piii alleindiv. Au reste.
Iiommes el biiimes, loiis, iiisiriills par rcxpeiienei' du monde, el sni-
lout par leur con>eiai(:i\ >e iriiiii s:iii pour penser de leur espèce
aussi mal qu'il est possible, toujours piiilosoplianl trisleuient, lonji'urs
dégradant par vanne la nalinc liuniainr, imijauis ehereliaul dan- ipiel-
que vice la cause de tout ce qui se fail de bien, toujours, d'après leur
|iropre cœur, médisant du cœur de l'homme.
Malgré celte avilissante doctrine, un des sujets favoris di; ces paisi-
bles entretiens, ('est le sentiment; mot par lequel il ne faut pas enten-
dre un ('pan. hi^meiit affectueux dans le soin de l'amour ou de l'amilié,
cela serai! d'une fadeur à mourir; c'est le senlimeiit mis en grandes
maximes giMiiirales, cl ipiiiitesseiicié par tout ce que la nie(apliysi(pic a
de plus snblil. Je puis din? n'avoir de ma vie oui laiil p:ulrr du seiiti-
nieiii. ni si peu coiupris ce qu'on en disait. Dp, sont des rariiiienients
iiieoiK rvaliles. l) Julie I nos ctt'urs grossiers n'ont jamais rien su de
toutes ces belles mavimes; et j'ai peur qu'il n'en soit du senlinient chez
les gens du moiide eoinnie d'ilMmi'>re chez les pédants, qui lui forgent
mille beautés chimeiiipies. faille d'apercevoir Jcs véritables. Ils dépen-
sent ainsi tout leuiseulimenl en esprit, et il s'en exhale tant dans le dis-
cours, (pi'il n'en reste plus pour la pratique. Ileurenseuieiit la bienséance
y supplée, et l'on fait par usage à peu près l(;s mêmes choses qu'on
forait lias sensibilile, tUi moins tant qu'il n'en coule que dos formules
cl (|nelqnes gêms p:l^ -iijiios, qu'on s'jmpose pour faire bien parler de
soi ; car quand li^; sa. ml, , s vont jusqu'à gêner trop longtemps ou à
coûter trop cher, adieu le sentiment; la bienséance n'en exige pas
jusque-là. A cela près, on ne saurait croire à quel point tout est com-
passé, mesuré, pesé, dans ce qu'ils appellent des procédés ; tout ce
qui n'est plus dans les sentimcnis, ils l'ont mis en règle, et tout esl
règl(3 parni'i eux. Ce peuple imilalnir siraii plein d'originaux, qu'il sié-
rait impossible d'en rien savoir ; car nul lioinme n'ose être lui-même.
// faul faire cmnme Irs (iiilrrs: c'est la première maxime de la sagesse
du pays. Cela xe fini, nia ne se fail pas : voila la décision suprême.
Celte appareille legiilaiilé donne aux usages emiimuns l'air du monde
le plus coiiii(|ne, même dans les cliosis les pins sérieuses. On sait à
poiiii iionimè quand il faut envoyer savoii dis iinuvellcs; quand il faul
si^ lairi' ('crire, c'est-à-dire faire une visile (jn'on ne fait pas; quand il
faul la faire soi-même ; i|naiid il esl permis d éire chez soi, quand on
doil n'y pas être, quoiqu'on y soit; quelles offres l'un doit faire, quel-
les offres l'autre doit rejeter ; quel degré de tristesse on doit pren(ire à
telle ou telle mort ; combien do temps on doit pleurer à la campagne ;
le jour où l'on peut revenir se consoler à la ville; l'heure et la minute
où l'aldiclion permet de donner le bal ou d'aller au spectacle. Tout le
monde y fait a la fois la même chose dans la même circonstance : tout
va par temps cnminc les mouvements d'un régiment en bataille : vous
diriez fjue ce sont autant de marioimeties clouées sur la même planche
ou lirees par le même fil.
Or, comme il n'est pas possible que Ions ces gens qui font exacte-
ment la même chose soient cxacteiiient affectés de même, il est clair
qu'il faut les piaietrer par d'aulres moyens pour les comiaîlre; il est
clair que tout ce jargon n'est ipi'uii vain formulaire, et sert moins à
juiier des mœurs que du ton qui règne à Paris, On apprend ainsi les ^
propos qu'on y lient, mais rien de ce qui peut servira les apprécier.
J'en dis autant do la plupart des écrits iiouveanx ; j'en dis amant de la
scène même, qui depuis Molière est bien plus un liiii où se débitent de
jolies conversations, que la représenlation de la vie civile. Il y a ici
trois théâtres, sur deux desipiels on représente des êtres chimériques :
savoir, sur l'un, des arlequins, des pantalons, des scaramouehes ; sur
l'antre, des dieux, des diables, des sorciers. Sur le troisième, on re-
présente ces pièces immortelles dont la lecture nous faisait tant de
plaisir, et d'autres plus nouvelles (jui par.dsseiit de temps en temps sur
la scène. Plusieurs de ces pièces sont tragiques, mais peu touchantes ;
et si l'on y trouve qiiehpies sentiments naturels et quelque vrai rafi-
poi t an cœur humain, elbîs n'offrent aucune sorte d'instruction sur les
mœurs particulières du peuple qu'elles amusent.
L'inslitution de la Iragi'dii- avait, chez ses inventeurs, un fondement
de religion ipii snllisail pour l'autoriser. D'ailleurs, elle offrait aux Crées
unspe(rlacle iiislinenr el agréable dans les malheurs dos Perses leurs
cimeinis, dans les crimes et les folies des rois dont ce peuple s'élail
délivré. (Jii'ou représente à ficrne , à 7anieli, à la Haye, l'aiicienue
lyrannie de la maison d'Aiilricbe; l'ainonr de la |iatrie et de la liberté
niiiis rendra ces pièces intéressantes : mais qu'on me dise do quel
usage sonl ici les tragédies de Corneille, et ce qu'impoilc au peuple
de Paris Pompée ou Serlorius. Les tragédies giecipies roulaieiil sui-
des événements réels ou réputés tels par les specialeurs, et fondi's
sur des traditioiis bisloriquos. Mais que fait une (lamine héroniiie cl
pure dans ràiiie des grands? Ne dirait-on pas que les combats de l'a-
mour cl de la verlu leur doimenl souvent de mauvaises nuits, et que le
cœur a beaucoup à faire dans les mariages des rois? Jug*; do la vrai-
.semblancc et de l'utilité de tant de pièces, qui roulent imites sur ce
chinieri(|ue sujet !
(,)uaiit à la comédie, il est cerlain qu'elle doit représenter au naturel
les iiKcursdu peuple pour Icipiel elle est faite, ;irni ipi'il s'y corrige de
ses vices cl de ses d -fauls, cmiiine on oie devant un miniir les lâches
de sou visage. Téicmi' h Pl.iuU' wUrompi'renl dans leur objet; mais
avant eux Aiisliqilianc et Mi'iiaudre avaient exposé aux Alhenieus les
miciirsallieiiieimes ; cl, depuis, le seul Molière peignit plus naïvement
encore celh s di s l'rauçais du siècle dernier à leurs propres yeux. Le
lableaii a chaiigii, mais il n'est plus revenu de peintre. Maiuleuant ou
copie au ilieairc les conversationi d'une centaine de maisons de Paris.
Hors de cela, on n'y apprend rien des mœurs des Français. Il y a dans
LA NOUVELLE ÏIELOTSE.
51
marauis- Socrato lais:.!! lurlcr des ((nlicis, me- s'iiifoniu-l-dii de sa comluile? ii a-l-i pas loiit la l. ii c»l-il |us jufce .
"maçons Ma s l,.s m r,n's ra„i„unrimi, .,«1 sont L'hou,,.... Iimun,. ,1'id ■.'.si poinl .du. qM, (a>t de honnes arl.ons, mais
^rsc^^oinik-nt ,i!^sl,o„o,.s s'ils savai^nlco .,ui coh.i qui ,lil .!.• l.dles d.oses; élu» ^f^'^,\''^'r;::?^:'}:^^: ^i'^^
elle Kiaiide ville dnq ou six cent mille âmes dont il n'esl jamais queS'
ion sur la scène. Mol" ' ' ' """'
tissi l)ieu (|ue des
iiiisii'is, coidoimiers
les gens d'un autre air, se croir:
e passe au comptoir d'un marcliand (ni dan. la lidnluiiir d im (iiivricr ;
1 ne leur faut que des interlocnlenis illiisiiis, et ils ilnTilMiit ihnis le
anR de leurs personnages l'élévation qu'ils ne peuvent tirer de leur
;énie. Les spectateurs eux-mêmes sont devenus si délicats, qu'ils craiii-
iralent de se compromettre à la comédie comme en visite, et ne dai-
M(Mai<'nt pas aller voir en représentation des gens de moindre condi-
ioii qu'eux. Ils sont comme les seuls habitants de la terre; tout le
isie n'est rien à leurs yeux. Avoir un carrosse, un suisse, un maître
riiôlel, c'est être comme tout le monde. Pour êlre comme tout le
londe, il faut être comme très-peu île gens. Ceux qui vont à pied ne
ont pas du monde: ce sont des bourgeois, des hommes du peuple,
es gens de l'autre monde ; et l'on dirait qu'un carrosse n'est pas tant
lécessaire pour se conduire que pour exister. Il y a comme cela une
oignée d'inipertinents qui ne compicnt qu'eux dans tout l'univers, et
e valent guère la peine qu'on les compte, si ce n'est pour le mal qu'ils
jnt. C'est pour eux uniquement que sont laits les spcclades. lis s'y
lontrcnt à la fois comme représentés au mili(;n du théâtre, et comme
[•|M. ■sentants aux deux côtés ; ils sont persoimages sur la scène, et
tiiniiliins sur les bancs. C'est ainsi que la sphère du monde et des an-
Mvr> se rétrécit; c'est ainsi que la scène moderne ne quitte plus son
nnuyeuse dignité. On n'y sait plus montrer les hommes qu'en habit
loré. Vous diriez que la France n'est peuplée que de comtes et de ehe-
.ilicrs ; et plus le peuple y est misérable et gueux, plus le tableau du
rii|.lc y est brillant et nia'^niliipie. Cela fait qu'en peignant le ridicide
1 s liiiïs qui servent d'e\enq)le an\ autres, on le répand plutôt que de
cirindre; et que le peuple, toujours singe et imitateur des riches, va
loin-, au théâtre pour rire de leurs folies que pour les étudier, et de-
eiiii- encore plus fou qu'eux en les imifanl. Voilà de quoi fut cause
loliric Ini-inème : il corrigea la cour en infectant la ville ; et ses ridi-
ulcs marquis lurent le premier modèle des petits-maîtres bourgeois qui
l'ui' sni'céderent.
• Vm général, il y a beaucoup de discours et peu d'action sur la scène
laïK'aise : peut-être est-ce qu'en effet le Français parle encore plus
ki'il n'agit, ou du moins qu'il donne un bien plus grand prix à ce qu'on
lit qu'à ce qu'on fait. Quelqu'un disait, en sortant d'une pièce de Denys
je Tyran : Je n'ai rien vu, mais j'ai entendu force paroles. Voilà ce
u'on peut dire en sortant des pièces françaises. Bacine et Coineille,
\ri- tout leur génie, ne sont eux-mêmes que des parleurs ; et leur
uci'csseur est le premier qui, à l'imitation des Anglais, ait osé mettre
incliiiirl'dis la scène en représcnlalion. Coinnumément Ionise passe eu
i\ dialogues bien ai'enri-s, hirn ronllanls, on Ion voit d'iiliord (iiie
monde, on a beau écouter ce qui se dit, ou n'apprend rien de ce qui
J
(' |Hi'iiiici- sciin i\f diaipie iiilciloculenr ol Idnjdnis celui de briller,
'il -.iiiii' liint s'énonce en niaxiincs ^rni'ralrs. Hiirlque agités qu'ils
iin---,riil cire, ilr. suiigrul, liinjiinrs pins an public qu'a eux-mêmes; une
( ni. lire leur coùlc moins qu'un senliincnt ; les pièces de liacinc et de
iliilhie exceptées, le je est presque aussi scrnpnlenscment banni de
■A SI eue française que des écrits de Port-Royal ; cl les passions hu-
naiius, aussi modestes que l'humilité chrétienne, n'y parlent jamais
pie par on. Il y a encore inie certaine dignité maniérée dans le geste
t dans le propos, qui ne permet jamais à la passion de parler exacte-
iienl son langage, ni à l'auteur de revêtir son personnage, et de se
ansporier au lieu de la scène, mais le lient toujours enchaîné sur le
héàire et sous les yeux des spectateurs. Aussi les situations les plus
; ne lui l'ont-elles jamais oublier un bel arrangemeui de phrases
•s attitudes élégantes ; et si le désespoir lui plonge un [loignard
lans le cœur, non content d'observer la décence en tomhani connue
l'oly\ene, il ne tombe point; la décence le maintient debout après sa
inoit, cl tous ceux qui viennent d'expirer s'en retournent l'instant
l'après sur leurs jambes,
'l'ont cela vient de ce que le Français nr ciierclie point sur la scène
naturel et l'illusion, cl n'y veul i|uc de l'cspiil et ilcs pensées; il fait
cas de l'agrément et noLi de l'iinilalion, cl ne se soucie pas d'èlre séduit,
pourvu qu'on l'anuise. Persoime ne va au speclade pour le plaisir du
spectai le, mais pour voir rassemblée, pour en être vu, pour ramasser
de quoi fournir nu caquet après la pièce ; et l'oii ne son;ie à ce qu'on
voit que pour savoir ce qu'on en dira. L'aclenr pour eux est toujours
l'acteur, jamais le personnage qu'il représente. Cet homme ipii jtaiie en
maître du monde n'est point Auguste, c'est lîaron ; la veuve de Pompée
est Adrienne ; Alïire est mademoiselle Gaussin ; et ce lier sauvage est
Grandval. Les comédiens, de leur côlé, négligent entièrement l'inusion
dont ils voient ipie persomie in> se soucie. Ils placent les héros de l'an-
liqnit<' entre six rangs de jeunes Parisiens ; ils calquent les modes fran-
çaises sur ricdiil reiieiin ; on vnil ( iiinelie en pleurs avec deux doigts
de rouge, Calon pondre à blanc, cl l'.rnlus en panier. Tout cela ne choque
personne, cl ne fait rien au succès des |iieci's : comme on ne voit que
l'acteur dans le iiersonnage, on ne voit non plus que l'auteur dans le
drame ; cl si le ci^tnnic est négligé, cela se panlounr aisément ; car on
sait bien ipu' r.drncille n'élaii (las tailleur, ni Crél'illun pernuiuier.
Ainsi, de quelque sens ipi'on envisage les choses, tout n'est ici que
babil, jargon, propos sans conséquence. Sur la scène comme dans le
llcxion peut faire à celui (|ui le tient un tort irréparable que n'effa-
, iiaiiul pas quarante ans d intégrité. Cn un mot, bien que les o-uvres
des jiiiinmes ne ressemblent guère à leurs discours, je vois qu'on ne les
peint (pie par li:urs discours, sans égard à leurs ccuvres ; je vois aussi
que dans une grande ville la société parait plus douce, plus lacile, plu>
sûre même que parmi des gens moins liiiidiés : mais les liommcs y sont-
ils en effet plus humains, plus modèles, plu, justes? Je n'en sais rien.
Ce ne sont encore là que des apparences ; et sous ces dehors si ouverts
et si agréables, les cœurs sont peut-être plus cachés, plus enfonces en
dedans ([lie les nôtres. Etranger, isolé, sans affaires, sans liaisons, sans
plaisirs, et ne voulant m'en rapporter qu'à moi, le moyen de pouvoir
prononcer".' , . ■ • , ,
Cependani je commence à sentir l'ivresse ou celte vie agitée et lu-
multuense plonge ceux qui la mènent, et je tombe dans un elourdisse-
m«;nt semblable à celui d'un homme aux veux duqud on fait passer
raiiidcmcnl une multitude d'objets. Aucun de ceux qui me frappent
n'âllache mon cieiir. mais luus ensemble en troublent et suspendent les
•dicclions Cl iioinl (l'en oul.lier quelques instants ce que je suis et a
inii ie suis. C.iaipie jour en sortant de chez moi j'enferme mes senii-
inents sous la clef, pour en prendre d'autres (pii se prêtent aux Irivoles
objets qui m'allendeut. InsensililiiiH'nt je jn:-'i- d raisonne comme j en-
tends juger et raisonner toiil le innmlc. Si ipi.lqiiiliiis j essave de se-
couer les préjugiis et de voir les choses comme ,-lles sont, a I instant je
suis écrasé d'un certain verbiage qui ressemble beaucoup a du raison-
nement. On me prouve avec évidence qu'il n'y a que le demi-philosoplie
nui regarde à la réalité des choses; que le vrai sage ne les considère
que par les apparences : (pi'il doit prendre les préjuges pour principes.
les bienséant'es pour lois, et que la plus sublime sagesse consiste a
vivre comme les fous. . i r ■ i
Forcé de changer ainsi l'ordre de mes affections morales, force de
donner un prix à des diimères, et d'imposer silence a la nature et a la
raison, je v'ois ainsi déligui cr ce divin modèle que je porte au dedans
de moi. et qui servait à la lois d olijel à mes désirs et de règle a mes
actions; je llotte de capri.-c en ca|iiice ; et mes goûts étant sans cesse
asservis à l'opinion, je ne puis êtr.^ sûr un seul jour de ce que j aimerai
'*■' ConVus,'"lumnlié, consterné de sentir dégrader en moi la nature de
l'homme, et de me voir ravalé si bas de cette grandeur intérieure on
nos cœurs eullammés s'élevaient réciproquement, je reviens le soir,
pénétré d'une secrète tristesse, accablé d'un degout mor el, et le cœur
vide et gonHé comme un ballon rempli d'air. 0 amour! o purs senli-
ments que je tiens de lui !... avec qud charme je rentre en moi- même !
avec quel transport j'y retrouve encore mes premières affeclions et ma
première dignité! l'.oinbien je m'api)laiidis d'y revoir briller dans tout
son éclat l'iiuage de la vertu, d'y contempler la tienne, o Julie ! assise
sur un irône d^ gloire et dissipant d'un souffle tous ces presiiges' Je
sens respirer mon âme oppressée, je crois avoir recouvre mon exis-
tence et ma vie, et je reprends avec mon amour tous les seniiinenls
sublimes qui le rendent digue de son objet.
LF.ÏÏRE Wlll.
Je viens, bon bon ami, de jouir d'un des plus d "^ ^PeÇU.(J^ [l^
nuisseiit jàmiiis charmer mes yeux. La plus sage, la plus aimab c dcb
s es enlin devcinie la plus digne et la meilleure des femmes 1. hon-
, I . ni Ion elle a c .inblé les vœux, plein d'estime et d'amour
ûreHeee pire que p.uir la chérir, l'adorer, la ''eudre heureuse :
p ,m eue, ne ci ._^ ,i^ .^^^^j^,^ j.^i,.^. i^;,,,^,^ j^, bonheur de mon
tir à nos cœurs comme au sien.
pour nous des consolations; et tel est le P'^'^
que la
autres
félicité d'un des trois sullit pour
l'amitié qui nous joint,
adoucir les maux des deux
Nouons dissimulous pas pourtant que celte amie incomparable va
"Ta vollaTs'm.'^oîlvd ordre de choses; la voilà sujette à de nou-
veïx^c ;'.'e ^ ' à de nouveaux devoirs; et son cœur, qui n ,-^a
''■^V'^^^^l'-rpSuiërl^ut^
:i MÙr ni' d -' i "-'S-' -- ^^ témoignages de son ^ele;
;!;„" ne Jevonî: ;.as selilement ionsuller son aitachement pour nous et
iir>.
52
LA NOUVELLE IIÉLOISE.
^ Ifi besoin que nous avons d'elle, mais ce qni convient à son nouvel état,
'^ cire qui peut ;igréei()ii(li'|iiaireàsonmari. Nous n'avons pas besoin de
< l]i'i'<lier ce qn'cxigcraii iii pareil cas la venu : les lois seules de l'a-
niilie snffiseiil. Celui qui pour son intérêt particulier pourrait conipro-
nieltie un ami n)criterait-il d'en avoir? Quand elle était fille, elle était
libre, elle n'avait à ri'poudre de ses démarches qu'à elle-même, etlbon-
iiêteté de ses intentions suffisait pour la justifier à ses propres yeux.
Elle nous regardait eonune deux époux desiinés l'un à l'antre, et son
ereur sensible et pur alliant la plus chaste pudeur pour elle-même à la
plus tendre compassion pour sa coupable amie, elle couvrait ma faute
sans la partager. Mais à présent tout est changé ; elle doit compte de sa
conduite à un autre ; elle n'a pas seulement engagé sa foi, elle a aliéné
sa liberté. Dépositaire en même temps de l'honneur de deux personnes,
il ne lui suffit pas d'être honnête, il faut encore qu'elle soit honorée ; il
ne lui suffit pas de ne rien faire que de bien, il faut encore qu'elle ne
lasse rien qui ne soit approuvé. Une femme vertueuse ne doit pas seu-
lement mériter l'estime de son mari, mais l'obtenir; s'il la bl.inic, elle
est blâmable; et, fût-elle innocente, elle a tort sitôt qu'elle est soup-
çonnée, car les apparences mêmes sont au nombre de ses devoirs.
Je ne vois pas clairement si tontes ces raisons sont bonnes, tu Ai
seras le juge ; mais un certain .sentiment intérieur m'avertit qu'il n'est
pas bien que ma cousine continue d'être ma confideiHe, ni qu'elle me le
dise la première. Je me suis souvent trouvée en faute sur mes raison-
nements, jamais sur les mouvements secrets qui me les inspirent ; el
cela fait que j'ai plus de confiance à mon instinct qu'à ma raison.
Sur ce principe, j'ai déjà pris un prétexte pour retirer tes lettres,
que la crainte d'une surprise me faisait tenir chez elle. Elle me les a
rendues avec un serrement de cœur que le mien m'a fait apercevoir,
et qni m'a trop conlirmé que j'avais fait ce qu'il fallait laire. Nous n'a-
vons point eu d'explication, mais nos regards en tenaient lieu; elle
m'a embrassée en pleurant; nous sentions sans nous rien dire com-
bien le fendre langage de l'amitié a peu besoin du secours des paroles.
K l'égard de l'adresse à substituer à la sienne , j'avais songé d'abord
à celle de Fanchon Anet, et c'est bien la voie la plus sûre que nous
pourrions choisir ; mais si cette jeune femme est dans un rang plus bas
ipie ma cousine, est-ce une raison d'avoir moins d'égards pour elle en
ce qui concerne l'honnêteté'? n'est-il pas à craindre, au contraire, que
des sentiments moins élevés ne lui rendent mon exemple plus dange-
reux, que ce qui n'était pour l'une que l'effort d'une amitié subliine''ne
sojt pour l'autre un commencement de corruption, et qu'en abusant de
sa reconnaissance je ne force la vertu même à servir d'instrument au
vice? Ah ! n'est-ce pas assez pour moi d'être coupable, sans me donner
des complices, et sans aggraver mes fautes du poids de celles d'antrui?
N'y pensons point, mon ami : j'ai imaginé un autre expédient, beau-
coup moins sûr à la vérité, mais aussi moins répréhensible, en ce qu'il
ne compromet personne, et ne nous donne aucun confident ; c'est de
in'éerire sous un nom en l'air, comme, par exemple, M. du Bosquet, el
de mettre une enveloppe adressée à Ilcgianino, que j'aurai soin' de
prévenir. Ainsi Regianino lui-même ne saura rien ; il n'aura tout an plus
que des soupçons, qu'il n'oserait vérifier, car miloid Edouard, de qui
dépend sa fortune, ma répondu de lui. Tandis que notre correspondance
coniuiuera par cette voie, je verrai si l'on peut reprendre celle qui
nous servit pendant le voyage du Valais, ou quelque autre qui soit per-
manente et sûre. ^
Quand je ne connaîtrais pas l'état de Ion cœur, je m'apercevrais par
I humeur qui règne dans tes relations, que la vie que tu mènes n est
pas de ton goût. Les lettres de M. de Murait, dont on s'est plaint en
trance. étaient moins sévères que les tiennes; comme un enfant qui se
dépite contre ses maîtres, lu te venges d'être obligé d'étudier le monde
sur les premiers qui le l'apprennent. Ce qui me surprend le plus est que
la chose qui commence par te révolter est celle qui prévient tous les
étrangers, savoir : l'accueil des Français et le ton général de leur so-
ciale, quoique de ton propre aveu tu doives personnellement t'en louer
Je n ai pas oublié la distinction de Paris en particulier et d'une grande
ville en gênerai ; mais je vois quignoranl ce qui convient à l'un ou à
1 autre, tu fais ta critique à bon com|ite, avant de savoir si c'est une mé-
disance ou une observaiioii. Ijuoi qu'il en soit, j'aime la nation fran-
çaise, et ce n est pas iii'(,lilij;er que d'en mal parler. Je dois aux bons
livres qui nous vieuneiil d'elle la plupart des instructions que nous avons
prises ensemble. Si notre pays n'esi pas barbare, à qui en avons-nous
1 obligation? Les deux plus grands, les deux plus vertueux des mo-
dernes, tatinat, Fénélon, étaient tous deux Français; Henri IV le loi
que j aune, le bon roi, l'était. Si la France n'est pas le pays des hommes
libres, elle est celui des hommes vrais; et cette liberté vaut bien l'autre
aux yeux du sage. Hospitaliers, protecteurs de l'étranger, les Français
lui passent même la vérité qui les blesse ; et l'on se ferait lapider à Lon-
dres SI I on y osait dire des Anglais la moitié du mal que les Français
laissent dire deux a Paris. Mon père, qui a passé sa vie en France ne
parle qu avec transport de ce bon et aimable peuple. S'il y a versé
son sang an service du prince, le prince ne l'a pas oublié dans sa re-
traite, et 1 honore encore de ses bienfaits ; ainsi je me regarde comme
mleressee a la glmre d un pays où mon père a trouvé la sienne Mon
ami, si chaque peuple a ses bonnes el ses mauvaises qualités, honore au
moins la vente qui loue, aussi bien que la vérité qui blâme
Je le dirai plus , pourquoi pei drais-lu eu visites oisives le temps qui
te reste à passer aux lieux où tu es? Paris est-il moins que Londrcsile
théâtre des talents? et les étrangers y foni-ils moins aisément leur che-
inin? Crois-moi , tous les Anglais ne sont pas des lords Edouards, et
tous les Français ne ressemblent pas à ces beaux diseurs qni le déplai-
sent si fort. Tente, essaye, fais quelques épreuves; ne fût-ce que pnur
approfondir les mœurs, et juger à l'œuvre ces gens qui parlent si bi( n.
Le père de ma cousine dit que lu connais la constitution de l'empiri' rt
les intérêts des princes. Milord Edouard trouve aussi que tu n'as pas
mal étudié les principes de la politique et les divers systèmes de gou-
vernement. J'ai dans la tête que le pays du monde où le mérite est le
jdus honoré est celui qui te convient le mieux, el que lu n'as bcsnin
que d'être connu pour être employé. Quant à la religion , pourquoi la
tienne te niiinil-cllc plus qu'à un" aiilrc? La raison n'est-elle pas le
préservatif de rinlolei-^nicc et du l'auaiisme? Est-on plus bigot en France
qu'en Allemagne ? ci ipii t'rnipci licrail de pouvoir faire à Paris le même
chemin que M. de Saint-Sapborin a fait à Vienne? Si tu considères le
but , les plus prompts essais ne doivent-ils pas accélérer le succès? Si
lu compares les moyens, n'cst-il pas plus honnête encore de s'avancer
par ses talents que par ses amis? Si tu songes.... Ah ! celle mer!... un
plus long trajet... J'aimerais mieux l'Angleterre, si Paris était au ddi.
A propos de celte grande ville, oserais-je relever une affectation ipie
je remarque dans tes lettres? Toi qui me parlais des Valaisanes avec
tant de plaisir, pourquoi ne me dis-tu rien des Parisiennes? Ces femmes
galantes el célèbres valent-elles moins la peine d'être dépeintes que
■quelques montagnardes simples el grossières? Crains-tu peut-être de
me donner de l'inquiétude par le tableau des plus séduisantes personnes
de l'univers? Désabuse-loi, mon ami ; ce que tu peux faire de pis pour
mon repos est de ne me point parler d'elles, et, quoi que tu m'en puL^^es
(lire, ion silence à leur égard m'est beaucoup plus suspect que les
éloges.
Je serais bien aise aussi d'avoir un petit mot sur l'Opéra de Paris ,
dont on dit ici des merveilles; car enfin la musique peut cire mauvaise,
et le spectacle avoir ses beautés : s'il n'en a pas, c'est un sujet pour la
médisance, el du moins lu n'offenseras personne.
Je ne sais si c'est la peine de te dire qu'à l'occasion' de la noce il
m'est encore venu ces jours passés deux épooseurs, comme par rendez^
vous : l'un d'Yverdun, gîtant, chassant de château en château; l'autrff
du pays allemand, par le coche de Berne. Le premier est une manière
de petit-maître, parlant assez résolument pour faire trouver ses repar-
ties spirituelles à ceux qui n'en écoulent que le ton ; l'autre est mit
grand nigaud timide, non de cette aimable timidité qui vient de la crainte
de déplaire, mais de l'embarras d'un sot qui ne sait que dire, et du
malaise d'un libertin qui ne se sent pas à sa place auprès d'une honnête |
fille. Sachant très-positivement les intentions de mon père au sujet de |
ces deux messieurs, j'use avec plaisir de la liberté qu'il me laisse de les |
traiter à ma fantaisie, et je ne crois pas que cette fantaisie laii-se durer •
longtemps celle qui les amène. Je les hais d'oser attaquer un cœur où i
tu règnes, sans armes pour le le disputer : s'ils en avaient, je les haïrais ;
davantage encore; mais où les prendraient-ils, eux, el d'autres, et tout
l'univers? Non , non ; sois tranquille , mon aimable ami : quand je re-
trouverais un mérite égal tien, quand il se presenlerail un antre toi-
même, encore le premier venu serait-il le seul écouté. Ne t'inquiète
donc point de ces deux espèces dont je daigne à peine le parler. Quel
plaisir j'aurais à leur mesurer deux doses de dégoût si parfaitement
égales, qu'ils prissent la résolution de partir ensemble comme ils sont
venus, el que je pusse l'apprendre à la l'ois le départ de tous deux !
M. de Crouzas vient de nous donner une réi'utation des Epîlres de
Pope , que j'ai lue avec ennui. Je ne sais pas au vrai lequel des deux
auteurs a raison ; mais je sais bien que le livre de M. de Crouzas ne fera j
jamais faire une bonne aciion, el qu'il n'y a rien de bon qu'on ne soit
tenté de faire en quittant celui de Pope. Je n'ai point, pour moi, d'autre
manière de juger de mes lectures que de sonder les dispositions où
elles laissent mon ànie, et j'imagine à peine quelle sorte de beauté peut
avoir un livre qui ne porte point ses lecteurs au bien.
Adieu , mon trop cher ami : je ne voudrais pas finir si tôt; mais on
m'attend, on m'appelle. Je le quitte à regret, car je suis gaie, et j'aime
à partager avec loi mes plaisirs : ce qui les anime et les redouble est
que ma mère se trouve mieux depuis quelques jours ; elle s'est sentie
assez de force pour assister au mariage , et servir de mère à sa nièce,
ou iilnlôt à sa seconde fille. La pauvre Claire en a pleuré de joie. Juge
de moi, qui , méritant si peu de la conserver, tremble toujours de la
perdre. En vérité elle fait les honneurs de la fête avec autant de grâce
que dans sa plus parfaite snnté; il me semble même qu'un reste de
langueur rende sa naïve politesse encore plus touchante. Non , jamais
cette incomparable mère ne fut si bonne, si charmante, ni si digne
d'être adorée... Sais-tu qu'elle a demandé plusieurs fois de tes nouvelles
à M. d Orbe? Quoiqu'elle ne me parle point de toi , je n'ignore pas
qu'elle t'aime, et que, si jamais elle était écoutée, ton bonheur et le
mien serait son premier ouvrage. Ah ! si ton cœur sait être sensible ,
qu'il a besoin de l'être 1 et qu'iî a de dettes à payer 1
LA NOUVELLE HËLOISE.
53
LETTRE XIX.
Tiens , ma Julie , groiidc-moi , qnorelle-moi , bals-moi ; je souffrirai
)ut mais je n'en continuerai pas moins à le dire ce (|Uft je pense. Uui
le (léposilaire (le Ions mes senliinenls, si ce n'esl loi, (pii les celai-
' r( iivce (|iM ni(in cœur se pennelirail-il de parler, si lu refusais de
, iiilic'.' (.iiiand je le rends compte de mes observations cl de mes
ni( lits, c'esl poiii' que tu les corriges, non pour que lu les approu-
es; et |ilus je puis conimettrc d'erreurs , plus je dois me presser de
en iiisiiuii('. Si je lilùtne les abus qui me frappent dans celte grande
ille, je ne m'en excuserai point sur ce que je l'en parle en confidence;
ar je ne dis jamais rien d'un tiers que je ne sois prêt à lui dire en
ice ; et, dans tout ce que je l'écris des Parisiens, je ne fais que répéter
' que je leur dis tous les jours à eux-mêmes. Ils ne m'en suivent piiiiit
auvais gré; ils conviennent de beaucoup de cliosrs. lis se |il.ii-iKiiriit
• noire Murait, je le crois liien; ou voit, on seul rcunliiiii il W-. liait,
isque dans les éloges qu'il leur donne; et je suis bii'ii iiDiiipe ^i, inrii»;
ans ma critique, ou n'aperçoit le contraire. L'esliiur cl l;i iccdinuis-
aiice (pie m'iuspireut leurs bontés ne font qu'auginciiter ma IVamliisc :
Ile peut n'être pas inutile à quelques-uns; et, à la manière dont tous
iipportenl la vérité dans ma bouche, j'ose croire que nous sommes di-
nes, eux de l'entendre, et moi de la dire. C'est eu cela, ma Julie, que
\ vérité qui blâme est plus honorable que la vérité qui loue, car la
juaiige ne sert (ju'à corrompre ceux qui la goûtent, et les plus indigues
n sont toujours les jikis affamés : mais la censure est utile , et le raé-
ite seul sait la supporter. Je te le dis du fond du c(jeur, j'honore le
'raii(,ais comine le seul peuple qui aime vi'rilablement b'S lionmics , et
|iii soit biciif;iis:iiit p;ir earaclere ; mais c'est pour ci'l.i riiènie (pie j'en
's iiKiiiis dispose a lui ;iicorilcr eellr ;i(liiiir:ili(iii gi'iK'iale à l.iipielle
iri'tciKl, oieuic pour les defaiils (pi'il avoue. Si les iMaiiriiis u'avaieul
ut de vertus, je n'en dirais rien ; s'ils n'avaient point de vices, ils lie
;eraiint pas hommes : ils ont trop de c(')lés louables pour être toujours
oués.
(Jiiant aux Iculalives dont lu me parles, elles me sont impraticables,
larce qu'il me faudrait pour les faire des moyens qui no me coiivien-
leiit pas et que lu m'as interdits toi-même. L'austérité républicaine
l'isi pas [de mise en ce pays ; il faut des vertus plus flexibles, et qui
.arliiiii mieux se plier aux intérêts des amis ou des protecteurs. Le mé-
itr est honoré, j'en conviens ; mais ici les talents (|ui mènent à la ro-
iiilarniii ne sont point 'ceux qui nièm ut à la fortune; et quand j'aurais
I' iiiallieur (h^ posséder ces derniers, Julie se résoudrait-elle à devenir
a fciiinie d'un parvenu? Un Angleterre c'est tout autre chose; cl, (pioi-
pic les mœurs y vaillent peut-être encore moins ipi'cii l'iaïKc, cela
reiiipêelie pas (pi'on n'y puisse parvenir par des chi-iiiiiis [iliis lioniirlcs,
Luce (pic le pcu|ile ayant plus de part au gouvcnieiiiciil, l'estiiue pii-
liliipic y est 1111 plus grand iiiuycu de crédit. Tu iri[;uoiçs pas que le
[irojct de luiloiil lidouai'd est d'employer celte voi(^ en ma faveur, et le
iiiicii, de jiislilicr sou ïêlc. Le lieu de la terre où je suis le plus loin de
iloi csl celui où je lie puis rien faire ipii iii'cii rapproche. 0 Julie! s'il
si diflieile d'obtenir ta main, il l'est bien plus do la luéritcr ; et voilà la
oblc lâche que l'amour m'impose.
'f u m'êtes d'une grande peine en me donnant de meilleures nouvelles
e ta mère : je l'en voyais déjà si inquiète avant mon départ, que je
[n'osai te dire ce que j'en pensais ; mais je la trouvais maigre, changée,
|el je redoutais quelque maladie dangereuse. Conserve-la-moi, parce
(pi'elle m'est chère, parce (|ue mon cœur l'honore, parce que ses hon-
tes loiil mon unique espérance, et surtout parce qu'elle est mère de ma
•'"'"■■
.le le dirai sur les deux épouseurs, que je n'aime point ce mot, mênie
par l'hiisaiileiie ; (lu resie, le ton dont tu me parles d'eux m'empêche
(le les craindre. Cl je ne liais plus ces inl'ortimés, puisque tu crois les
liair. \lais j'admire la simplicilé de penser coiluaiire la haine: ne vois-
in pas (pic c'esl l'amour cicpile (pie lu prends pour elle? .\iiisi murmure
la lilioclie colombe dont ou poursuit le bicu-aimé. Va, Julie, va, lille
HM parable ; quand lu pourras haïr quehpie chose, je pourrai cesser
Ir ramier.
/'. S. (,liie je te plains d'être obsédée par ces deux importuns! Pour
r.iiiioiir (h' toi-même, liàle-loi de les renvover.
LETTRE XX.
Mon ami, j'ai remis à M. d'Orbe un paipiel (pi'il s'est chargé de
ii\ei à l'adresse de M. Silvcslrc, chez (pii tu poinias le reliror;
je l'avirtis d'atlendre pour l'ouvrir que lu sois seul el dans ta chambre :
tu trouveras dansée paqucl u:i peiii meuble à ton usage.
C'esl une espèce d'anmlelle que les amants porlenl volonliers. La
manière de s'eii servir est bizarre ; il faut la contempler tous les malins
un quart d'heure jusqu'à ce (ju'on se sente pénétré d'un certain al-
tendrisscracnl; alors on l'applique sur ses yeux, sur sa bouche, et sur
son cœur : cela sert, dit-on, de préservatif durant la journée contre le
mauvais air du pays galanl. On attribue encore à ces sortes de talis-
mans une vertu électrifpie très singulière, mais qui n'agit qu'eutre les
amants fidèles ; c'esl de comrnuni(|ucr à l'un l'impression des baisers
de l'antre à plus de cent lieues de là. Je ne garantis pas le succès de
rcxiicrieiice ; je sais seulement qu'il ne lient qu'à toi de la faire.
Traiiipiilliseioi sur les deux galants ou prétendants, ou comme lu
voudras les appeler; car désormais le nom ne fait plus rien à la chose.
Ils sont partis ; qu'ils aillent en paix ; dejiuis que je ne les vois plus, je
ne les hais plus.
LETTRE XXI.
Tu l'as voulu, Julie ; il faut donc le les dépeindre ces aimables Pari-
siennes ! OrgiKîilleuse ! cet liommag'; manquait à tes charmes. Avec
toute ta feinte jalousie, avec la modestie cl ton amour, je vois plus (je
vanité que de crainte cachée sous cette curiosité. Quoi (]u'il en soit, je
serai vrai ; je puis l'être : je le serais de nieilleiir cirur si j'avais davan-
tage à louer. (Jiie ne sont-elles cent fois plus ( liarinanlesl que n'ool-
elles assez d'atirails pour rendre un nouvel lioiuicnr aux tiens!
Tu te plaignais de mon silence ! Eh mon Dieu ! que l'aurai -je dit'.' En
lisant celle Iclirc tu sentiras pourquoi j'aimais à le parler des Valaisa-
ncs, tes voisines, et pourquoi je ne W. parlais point des femmes de ce
pays. C'est que les autres... Lis; el puis lu me jugeras. Au reste, peu
de gens pensent comme moi des dames fran(;aises, si même je ne suis
sur leur compte tout à fait seul de mon avis. C'est sur quoi l'équilé
m'oblige à te prévenir, afin que tu saches que je le les représente, non
peut-être comme elles sont, mais comme je les vois. Malgré cela , si
je suis injuste envers elles, lu ne manqueras pas de me censurer en-
core ; et lu seras plus injuste que moi, car lout le tort en est à toi
seule.
CoiiimeiKons par l'cxlérienr; c'est à quoi s'en tiennent la plupart des
observaleins. Si je les imilais en cela, les femmes de ce pays auraient
trop à s'en plaiiiiiie ; elles ont un exiêrieur de caractère aussi bien que
(le visage ; et comme l'uu ne leur est guère plus favorable que l'aiilre,
ou leur fait tort en ne les jugeant que par là. Elles sdni tout au plus
|iassahles de ligure, et généralement plui()l mal que bien -. je laisse à
part les exceptions. Menues plnlijl que bien faites, elles n'ont pas la
taille line ; aussi s'atlachent-elles volonliers aux modes qui la dégui-
sent ; eu quoi je trouve assez simples les femmes des autres pays de
vouloir bien imiter des modes faites pour cacher des défauts qu'elles
n'ont pas.
Leur di'marche est aisée et commune ; leur port n'a rien d'affecté,
parce qu'elles n'aiinenl point à se gêner; mais elles ont naturellement
une ceriaine liisiixvoUma qui n'est pas dépourvue de grâces, el qu'elles
se piquent souvent de pousser jusqu'à l'élourderie. Elles ont le leini
médiocrement blanc, et sont comnuménient un peu maigres, ce qui ne
conlribue pas à leur embellir la jieau. A l'égard de la gorge, c'est l'autre
extrémité des Valaisanes. Avec des corps hirtemcnt serrés elles tâchent
d'eu imposer sur la consistance ; il y a d'aulrcs moyens d'en imposer
sur la couleur. (Quoique je n'aie aperçu ces objets que de fort loin .
l'inspection en est si libre qu'il reste peu de chose à deviner. Ces dames
paraissent mal entendre en cela leurs intérêts; car, pour peu que le
visage soit agréable, l'imagination du speclaleurles servirait au smplus
beaucoup mieux que ses yeux; et, suivant le philosophe gascon , la
faim entièi'c csl bien plus âpre que celle (pi'on a déjà rassasiée, au moins
|iar un sens.
1 eurs traits sont peu réguliers; mais si elles ne sont pas belles, elles
ont de la phvsionomie qui supplée à la beauté, el l'cclipse quelquefois.
Leurs veux vils el brillants ne sont pourtant ni pênélranlsni doux, (luoi-
qu'cllc"s picleiiddil les animera force de rouge , l'expression qu'elles
leur (loiincnl par ce moven lient plus du feu de la colère que de celui
de l'aïuoiir ; iiaiurcllcme'nt ils n'ont que de la gaieté ; ou s'ils semhleni
(picl(|iiefois demander un scnlimcnl tendre, ils ne le prometteut ja-
mais.
Elles se mettent si bien , ou du moins elles en ont tellement la répu-
tation, qu'elles servent en cela, comme en lout. de modèle au reste de
l'Europe. En effet, on ne peut employer avec plus de goiU un habille-
meul plus bizarre. Elles sont de toutes les femmes les moins asservies
à leurs propres modes. La mode donnne les provinciales; mais les Pa-
risiennes (loininent la mode, cl la savent plier chacune à son avanlage.
Les premières soiil comme des copistes igunranls cl servilcs (jui eopienl
us(praux failles dorihographe; les autres soûl des auteurs (jui copient
eu mailres. et savent rétablir les mauvaises le(;ons.
54
LA NOUVELLE ITÉLOTSE.
Leur panne est plus recliercliée que inngniîif|iie; il y rèijiie iilus d'é-
léganco cpio de riche-se. La rapidlé di'S modes (pii vieillit loin d'une
année, à l'autre, la propreté qui leur fait aimer à cliauger suuveut d'a-
justement, les préservent dune somptuosité ridicule : elles n'en dépen-
sent pas moins, mais leur dépeii-^e esi mieux cnienikie; au lieu d liabits
râpés et superbes comme en Italie, on voit ici des habits plus simples
et toujours Irais. Les deuK sexes ont, à cet ég:ird, la même modération,
la mèiue délicatesse, et ce goût me fait grand plaisir : j'aime fort à ne
voir ni galons ni taches. Il n'y a point de peuple, excepté le nôtre, oi'i
les femmes surtout portent moins de dorure. On voit les mêuies étoffes
dans tous les états ; et l'on aurait peine à distinguer une duchesse d'une
bourgeoise, si la première n'avait l'art de trouver des distinctions que
l'autre n'oserait imiter. Or, ceci semble avoir sa difilculté ; car, quelque
mode qu'on pnnne à la cour, celle mode est suivie à l'iiislant à la
ville; et il n'en est pas des bourgeoises de Paris comme des provincia-
les et des étrangères, qui ne soni jamais qu'à la mode qui n'est plus. Il
n'en est pas encore comme dans les autres pays, où les plus grand étant
aussi les plus riches, leurs femmes se distinguent par un luxe que les
autres i\e peuvent égabr. Si les femmes de la cour prenaient ici celte
voie, elles seraient bientôt ell'acées par celles des financiers.
Qu'ont-elles donc fait .' Elles oui choisi des moyens plus si!lrs, plus
adroits, et qui marquent plus ite réHexion. Elles savent que des idées
de pudeur et de modestie sont profoiidéinenl gravées dans l'esprit du
peuple : c'est là ce qui leur a su-géré des modes inimitables. Elles oui
vu que le peuple avait en horPeur le ronge, qu'il s'ob-.line à nommer
grossièrement du fard ; elles se sont appli(pié quatre doigts , non de
lard, mais de rouge; car, le mot changé, la chose n est plus la même.
Elles ont vu qu'une gorge découverte est en scandale an public; elles
ont largem>-nl échancré leurs corps Elles ont vu.... oh! bien des cho-
ses, que ma Julie, toute demoiselle qu'elle est, ne verra sijienieni ja-
mais. Elles ont mis dans leurs manières le même esprit qui dirige leui-
ajustement Celte pudeur charmant • qui disliiigue, honore, et embellii
ton sexe, leur a paru vile et roturière; elles ont animé leur geste ei
leur propos dune noble impudence; et il n'y a point d honnête honimi'
à (pii leur regard assuré ne f.isse baisser les yeux. C'est ainsi que, ces-
S;mi d être femmrs, de peur d'êire eonf.indues avec les autres femmes,
elles préfèrent leur rang à leur sexe, et imitent les lilles de joie, ulin
de n'être pas initées.
rijnnre jusqu'oii va cette imitation de leur part, mais je sais qu'elles
n'ont pu loiil à l'ail éviter celle qu'elles voidaient piévenir. Quant au
ronge et aux corps échancrés, ils ont fait tout le progrès qu'ils pou-
vaient faire. Les femmes de la ville oui mieux aimé renoncer à lems
Couleurs naturelles ei aux charmes que pouvait leur prêter Vamorosa
pcnsier des amants, (|ue de rester mises comme des bourgeoises; et si
cet exemple n'a point gagné les moindres étals , c'est qu'ime femme à
pied dans un pareil equi|iage n'esl pas trop en sûielé conire les insul-
tes de la populace. Ces iisultes sont le cri de la pudeur révol ée, et,
dans cette occasion comme en beaucoup d ;\utres, la brutalité du peu-
ple, plus honnête que la bienséance des gens polis, relient peut-cire ici
cent mille femmes dans les bornes de la modestie; c'est précisément ce
qu ont prétendu les adroites inventrices de ces modfS.
Quant an maintien soldatesque et au ton grenadier, il frappe moins,
attendu qu'il est plus universel, et il n'est guère sensible qn'am non-
veaux débarqués. Depuis le faubourg Saint-Germain jusqu'aux halles, il
y a peu de femmes à l'aris dont l'aiiord, le rcgaid, ne soil d une har-
diesse à déconcerter quic mipie n a rien vu de semblable en son pays;
et de la surprise où jettent ces nouvelles manières nait cet air gauèh'
qu'on reproche aux étrangers. C est encore pis sitôt cpi'elles ouvrent la
bouche. Ce n'est point la voix douce et mi,;;narde de nos Vaudoises
c'est un certain accent dur, aigre, interrogalif, impérieux, moqueur,
et plus fort que celui d'im homme. S il reste dans leur Ion quehpie
gràee de leur sexe, leur manière intrépide et curieuse de fixer les gens
achève de l'éclipser. Il semble qu'elles se plaisent à jmir de l'embarras
qu'elles donnent à ceux qui les voient pour la première fois; mais il est
à croire tpie cet embarras leur plairait moins si elles en démêlaient
mieux la cause.
Cependant, soit prévention de ma part en faveur de la beauté, soit
instinct de la sienne à se faire valoir, les belles femmes me parassent
en général un peu plus modestes, et je trouve plus de décence dans
leur maintien Cette réserve ne leur coûte guère; elles sentent bien
lein-s avantages, elles savent qu'elles n'ont pas besoin d'agaceries pour
nous attirer, l'eut-être aussi que l'impudence est plus sensible et clin-
quante jointe à la laideur; et il est silr qu'on couvriraii plutôt de souf-
liets que de baisers un laid visage elTronlé, au lieu qu'avec la modestie
il peut exciter une tendre compassion qui mène i]uel(iuefois à l'amour.
Mais, quo que eu général on remarque ici quelque chose de plus doux
dans le maintien des j ilii •^ pi rsunnes, il y a encore tant de minaude-
ries dans leurs manicri's. ri i lli ^ sunt toujours si visiblement occupées
d'elles-mêmes, qu'on n'csi j:ini;iis exposé dans ce pays à la tentaiion
qu'avait quelquefois M. ae Murait auprès des Anglaises, de dire à une
femme qu'elle est belle, pour avoir le plaisir de le lui apprendre.
La !;aieté naturelle à la nation, ni le désir d'imiter les grands airs, ne
sont pas les seules causes de celte liberté de propos et de maintien
qu'on remarque ici dans les femmes. I.lle paraît avoir une racine plus
profonde dans les mœurs , par le mélange indiscret et continuel des
deux sexes, (|ui fait c'intracter à chacun d'eux l'air, le huigage, et lei
manières de I antre. Nos Suissesses aiment assez à se rasseiiibler entrï
elles, elles y vivent dans une douce familiarité; et quoique apparem
ment elles ne ha'issent pas le commerce dis hommes, il est ceriain ipie
la présence de ceux-ci jette une espèce de contrainte dans celte petite
gyiiécocratie. .\ Paris c'est tout le contraire ; les fennnes n'aiment à vi-
vre qu'avec les botumes, elles ne sont à leur aise qu'avec eux. D;iiis
chaque société la maîtresse de la maison est presque toujours seule ;ui
milieu d'un cercle d'hommes. On a peine à concevoir d'oi'i tant d hom-
mes peuvent se répandre partout; mais Paris est plein d'aventuriers et
de célibataires ijui passent leur vie à courir de maison en maison ; 1 1
les hiimmes semblent, comme les espèces, §e multiplier par la circula-
tion. C'est donc là qu'une femme apprend à parler, agir, et penser
comme eux. et eux comme elle. C'est là qu'unique objet de leurs peti-
tes galanteries, elle jouit paisiblement de ces insultants hommages aux-
quels on ne daigne pas même donner un air de bonne foi. Qu'importe .'
sérieusement ou par (ilaisanterie, on s'occupe d'elle, et c'est tout < c
qu'elle veut. Qu'une autre femme suf-vienne, à l'instant le ton de céir-
monie succède .^ la familiarité, les grands airs commencent, l'atteniiuu
des hommes se partage, et l'on se tient mutuellement dans une secrète
gène dont on ne sort plus qu'en se séparant.
Les femmes de Paris aiment à voiries spectacles, c'est-à-dire à y être
vues; mais leur embarras, chaque l'ois qu'elles y veulent aller, est de
trouver une compagne, car l'usage ne permet à aucune femme d y ;illri
Seule en grande loge, pas même avec son mari, pas même avec un ;iii-
tre lionime On ne saurait dire combien, dans ce pays si sociable, ks
pariies sont difficiles à former; de dix qu'on en projette, il en mani|iii'
neuf: le désir d'aller au spectacle les fait lier, l'ennui d'y aller eus -
ble les l'ait rompre. Je crois que les femmes pourraient abroger aisé-
ment cet usage inepte; car où est la raison de ne pouvoir se montni
seule en public? Mais c'est peut-être ce défaut de raison qui le mn-
serve. Il ist bon de tourner autant qu'on peut les bienséances sur ilrs
choses où il serait inutile d'en manquer. Que gagnerait une femme ;in
droit il'aller sans compagne à l'Opéia? Ne vaut-il pas mieux réserver
ce droit pour recevoir en particulier ses amis?
Il est sur que mille liaisons secrètes doivent être le fruit de leur ma-
nière de vivre eparses et isolées parmi tant d'hommes. Tout le monlc en
convientaujourd bui, et l'cxpériencea détruit l'absurde maxime de vaimiv
les tentations en les multipliant. On ne dit dune plus que cet usage est plus
honnête, mais cpi'il est plus agréable : et c est ce que je ne crois pas
plus viai ; car quel amour peut régner là où la pudeur est en dérision ?
et quel charme peut avoir une vie privée à la fois d'amour et d'honnê-
teté ? Aussi, comme le grand lléaii de tous ces gens si dissipes est 1 en-
nui, les femmes se soucient-elles moins d'èire aimées qu'amusées : la
galanterie et les soins v;\lent mieux que l'amour auprès d'elles ; et,
pourvu qu'on soil assidu, peu leur importe qu'où soit passionné. Les
mots même d'amour et d'amant sont baimis de l'intime société des deux
sexes, et relégués avec ceux de cliaine et de flamme dans les romans
qu on ne lit plus.
11 semble que tout ordre des sentiments naturels soit ici renversé. Le
cœur n y forme aucune chaîne : il n'esl point permis aux filles d'en avoir
un; ce droit est réservé aux seules femmes mariées, et n'exclut du
choix personne que leurs maris. Il vaudrait mieux qu'une mère eût vingt
amants (|ue sa fille un seul. L'adultère n'y révolte point, on n'y trouve
rien de contraire à la bienséance : les romans les plus décents, ceux
que tout le monde lit pour s'instruire, en sont pleins ; et le désordre
11 est plus blâmable sitôt qu il est joint à linfidélilé. 0 Julie ! telle femme
qui n a pas craint de souiller cent l'ois le lit conjugal oserait d'une bou-
che impu e accuser nos chastes amours, et condamner l'union de deux
cœurs sincères qui ne savent jamais manquer de foi. On dirait que le
mariage n'est pas à Paris de la même nature que partout ailleurs. C'est
un sacrement à ce qu'ils prétendent ; et ce sacrement n'a pas la force
des moindres contrais civils : il semble n'être que l'accord de deux per-
sonnes libres qui conviennent de demeurer ensemble, de porter le:
même nom, de reconnaîire les mêmes enfants, mais qui n'ont, au sur-
plus, aucune sorte de droit l'une sur l'autre : et un mari qui s'aviserait
de contrôler ici la ( onduite de sa femme n'exciterait pas moins de iiiiir-
miiresque celui qui souffrirait chez nous le desordre de la sienne. Les
femmes, de leur côté , n'usent pas de rigueur envers leurs maris. et,j
Ion ne voit pas encore (|u'elles les fassent punir d'imiter leurs infidé-
lités. Au reste, comment attendre de part ou d'autre un effet phis bon- j
nête d un lien où le cœur n'a point été consulté'/ Qui n'épouse que la
l'oriime ou l'état ne doit rien à personne.
L'amour même, l'amour a perdu ses droits, et n'est pas moins déna
turé que le mariage. Si les époux sont ici des garçons et des filles qui
demeurent i nsemble pour vivre avec plus de liberté, les amaiiis sont
des gens indifférents qui se voient par amusemeni, par air, par habi-
tude, ou pour le besoin du moment : le (nin n';i que faire à ces liai-
sons, on n'y consulte que la commodité et i ci laims convenances exté-
rieures. C'est, si l'on veut, se connaître, vivre eiisiinlile, s :n liinger, se
\oir, moins encore s'il est possible. Une liaison ilr galaiil'ii-' iliiie un
peu plus q l'une visite ; c'est un recueil de jolis entreiieiis et de jolies
lettre- pleines de portraits, de maximes, de philosophie et de bel espiit.
A l'égard du physique, il n'exige pas tant de mystère; on a très-sensé-
ment trouvé qu il fallait régler sur l'instant des désirs la facilité de les,
LA NOUVELLE HÉLOISE.
5o
atislaire : la preniièie venue, le premier venu, latnant oii nu anlre, un
loninie est lotijnnrs un homme, tous sont presrpie égalemeril l)(.ns : et
I y a (lu moins à cela (le la eonsë(|uence ; car pomipioi serait-on plus
idcl(! à I amant qu'au mari? Et puis à certain âge tous les h nies
ont à p(Mi près le même honune, loules les femnn's la même femme ;
Otites ces |)oupces sortent de chez la même marchande de modes, et il
l'y a guère d'autre choix à faire que ce qui tombe le plus commodé-
nent sous la main.
(lommo je ne sais rien de ceci par moi-même, on m'en a parlé sur
III ton si extraordinaire, qu'il ne m'a pas été possible de bien entiiidie
■a; (pi'on m'en a dit. Tout ce que j'en ai conçu, c'est que, elic/, la plii-
larl des femmes, l'amant est comme un des gens de la maison : s'il ne
ait pas son devoir, on le congt^die et l'on en prend un autre : s'il trouve
nieux ailleurs, ou s'ennuie du niciier, il quitte, el l'on en prend un aii-
re. Il y a, dit-on, des femmes assez capricieuses pour essayer même
n mailre de la maison, car enlin c'est encore une espèce d'hoiimie.
ette fantaisie ne dure pas ; quand elle est passée, on le chasse et l'on
n prend un autre ; ou, s'il s'obstine, on le garde el l'on en prend un
utre.
Mais, disais-jc à celui qui m'expliquait ces étranges usages, comment
ne femme \il-(llc ensuite avec Ions ces autros-lù (|ui ont ainsi prison
eçu leur coiiyé .' lion ! rcpiit-il, elle n'y vit point. Un ne se voit plus,
n ne se coimait plus. Si jamais la fantaisie prenait de renomi', ou an-
lait une nouvelle coiiiiaissance à faire, et ce serait beauidiip qu'on se
louvînt de s'être vus. Je vous entends, lui dis-je ; mais j'ai liraii i<'(luire
es exagérations, je ne conçois pas comment, après une union si leii-
re, ou peut se voir de sang-froid, comment le coeur ne palpite pas ;in
om de ce qu'on a une fois aimé, comment on tie tressaille pas mw. fois
sa rencontre. Vous me faites rire, interrompit-il, avec vos iressaille-
tents ; vous voudriez donc que nos femmes ne lissent autre chose que
jmher en syncope?
Supprime une partie de ce tableau, trop chargé sans doute, place .lu-
e à côté du reste, et souviens-toi de mon cœur. Je n'ai rien de plus
te dire.
Il faut pourtant l'avouer, plnsienrs de ces impressions désagréables
'effacent par I habitude. Si le mal se présente avant le bien, il ne l'em-
jrelii' pas lie se montrer à son tour ; les charmes dc^ l'esprit et du na-
iiicl Idiit v:iloir ceux de la personne. La première répugnance vaincue
iviciit liieiiioi un sentiment contraire. C'est l'autre point de vue du la-
Icau, et la justice ne permet pas de ne l'exposer que par le côté désa-
aiilajîcux.
li'i'st le premier inconvénient des grandes villes que les hommes y
rviciiuent autres que ce qu'ils sont, et que la société leur donne pour
invi iliie un être différent du leur. Cela est vrai, surtout à Paris, et
uiidiit à l'égard des femmes, qui tirent des regards d'autrni la seule
\isiriKe dont elles se soucient. En abordant une dame dans une as-
I iiililci', an lien d'une dame que vous croyez voir, vous ne vnyez qu'un
iiiinlac r(^ de la mode. Sa hauteur, son ampleur, sa démarche, sa taille,
a ^oii^r, ses eouleins, son air, son regard, ses propos, ses manières,
ien de loiil <('la n'est à elle; et si vous la voyiez dans son état naiurel,
mis ne pciuiriez la reconnaître. Or, cet échange est rarement l'avora-
Ir ;i ccllts (pii le font, et en général il n'y a guère à gagner à tout ce
n'dii -iiiisiiiiu' à la nature Mais on ne l'efface jamais entièrement ; elle
Cdiiipc idiijonrs par quelque endroit, et c'est dans mie certaine
iln>s,. ;i |;i saisH (pii' consiste l'art d'observer. Cet art n'est pas dil'li-
ili' vis-à-\ is (les femmes de ce pays ; car, comme elles ont plus de na-
lie! iiii'elles ne croient en avoir, pour peu qu'on les fréquente assidù-
iriii pour peu qu'on les détache de cette éternelle représentation qui
;m plait si fort, ou les voit bientôt comme elles sont, et c'est alors que
lute l'aversion qu'elles ont d'abord inspirée se change en estime cl en
niitié.
Voilà ce que j'eus occasion d'observer la semaine dernière dans une
arlie de campagne où quelques femmes nous avaient assez éloiirdimeiit
ivités, moi et quelques nouveaux débarqués, sans trop s'assurer ipie
nus leur coiivciiiiiiis, on plutôt pour avoir le plaisir d'y rire de nous
Iriir ^lie Cela ne manqua pas d'arriver le premier jour. Elles nous
i(;ilili'ieut dabord de traits plaisanis et lins, qui, tombant toujours sans
' piillu-, épuisèrent bientôt leur carquois. Alors elles s'exécuièrent de
oiinc grâce, et ne pouvant nous amener à leur ton, elles furent rédui-
■s :i piendre le nôtre. Je ne sais si elles se trouvèrent bien de cet
( liiii^e ; pour moi. je m'en trouvai à merveille. Je vis avec surprise
n.' y m'éclairais plus avec elles que je n'aurais l'ait avec beaucoup
liiiiiunes. Leur esprit ornait si bien le bon sens, que je regrettais ce
ii'rlli's en avaient mis à le défigurer ; et je (icplorais, eii jng(."ant mieux
lis Icmmes de ce pays, que tant d'aimables personnes ne manquassent
tle raison que parce qu'elles ne voulaient pas en avoir. Je vis aussi que
3s grâces familières el naturelles effaçaient iiiMiisiblemiiii les airs ap-
irètcs de la ville; car, sans y songer, on prend des manières assonis-
uiles aux choses (iii'on dit, cl il n'y a pas moyen de inetlr(> à des dis-
niiis sriises les giliiiaccs de la coqiiellerie. Je les Irouvai plus jolies
, lr|Mii> qu'elles ne t liereliaieut plus tant à l'êlre. et je sentis qu'elles
l'avaient besoin pour pl.iiie que de ne se pas déguiser. J'osai soup(>on-
er sur t:e foiKieiiuiii (pie l'aris, ce prétendu su'ge du goût, est peul-
ire le Heu du monde oii il y en a le moins, puisque tous les soius
pion y prend pour plane deligureut la véritable beauté.
Nous restâmes ainsi quatre ou cinq jours ensemble, contents les uns
des anires et de noiis-iiiêmes. An lieu de jiasser en revue Paris el ses
folies, nous l'oubliâmes. Tout noire soin se bornait à jouir entre ni. us
d'une société agrealile et douce. Nous n'eûmes besoin ni de satires ni
de plaisanteries pour nous mettre de bonne humeur ; et nos ns n'é-
taient pas de raillerie, mais de gaieté, comme ceux de ta cousine.
Une autre chose acheva de me faire changer d'avis sur leur compte.
Souvent au milieu de nos enlreti' ns les plus animés on venait dire un
mol à l'oreille de la maîtresse de la maison. Elle sortait, allait s'enfer-
mer pour écrire, el ne rentrait de longtemps. 11 était aisé d'atiribiier
ces éclipses à quelques correspondance de coeur, ou de celles qu'on
appelle ainsi. Une antre lenmie en glissa légèrement un mol qui fut
assez mal reçu ; ce qui me fit juger qu si l'absente manquait d'amants,
elle avait au moins des amis. Cependant la curiosité m'ayant donné
(pielqne attention, quelle fut ma surprise eu apprenant que ces préten-
dus grisons de Paris étaienl des paysans de la (laroisse qui venaient,
dans leurs calamités, implorer la protection de leur dame 1 lun sur-
chargé (le tailles à la décharge d'un plus riche ; l'autre enrôlé dans la
milice sans égard pour son âge el pour ses enfants ; l'autre écrasé d'un
puissant voisin par un procès injuste ; l'autre ruiné par la grêle, el
diiiil (in exigeait le bail à la rigueur! Enfin tous avaient ipielipie grâce
à demander, tous étaient patiemment écoulés, ou n'en rebutait aucun,
el le temps attribué aux billets doux était employé à écrire en faveur
de ces malheureux. Je ne saurais le dire avec queléionnement j'appris
( t le plaisir que prenait une femme si jeune el si dissipée à remplir
ces aimables devoirs, et combien peu elle y mettait d'osienlaiion. Com-
ment ! disais-je tout attendri, (piaiid ce serait Julie, elle ne ferait pas
autrement. Dès cet instant je ne l'ai plus regardée qu'avec respect, el
tous ses défauts' sont effacés à mes yeux.
Sitôt que mes recherches se sont tournées de ce côté j'ai appris
mille choses à l'avantage de ces mêmes femmes que j'avais d'abord
trouvées si insupportables. Tous les étrangers conviennent unanime-
ment qu'en écartant les propos à la niiide. il n'y a point de pays au
monde où les fen.mes soient plus éclairées, paiient en général plus
sensément, plus juilicieusement, el sachent donner au besoin de meil-
leurs conseils. Otons le jargon de la galanterie et du bel esprit, ipiel
parti tirerons-nous de la conversation (J'iine Espagnole, d'une Italienne,
d'une Allemande ! Aucun; et tu sais, Julie, ce qu'il eu est communé-
ment de nos Suissesses. Mais qu'on ose passer pour peu galant, el tirer
les Françaises de cette forteresse, dont à la vérité elles n'aimenl guère
à sortir, on trouve encore à qui parler en rase campagne, el l'on croil
combattre avec un homme, tant elles savent s'armer de raison el l'aire
de nécessité vertu. Quant an bon caractère, je ne citerai point le zèle
avec lequel elles servent leurs amis ; car il peut régner en cela nue
certaine chaleur d'amour-propre qui soit de tous les pays; mais quoi-
que ordinairement elles n'aimenl qu'elles-mêmes, une longue habitude,
quand elles ont assez de constance pour l'acquérir, leur tieni lieu
d'un sentiment assez vif • celles qui peuvent supporter un atiachement
de dix ans le gardent ordinairement toute leur vie : el elles aiment
leurs vieux amis plus tendrement, plus sûrement au moins que leurs
jeunes amants.
Une remarque assez commune, qui semble être à la charge des
femmes, esl qu'elles font tout en ce pays, et par conséquent plus de mal
que de bien; mais ce qui les justilie, esl qu'elles font le mal pous-
sées par les hommes, el le bien de leur propre nionvemeni. Ceci
ne contredit point ce que je disais ci-devant, que le cœur n'enire pour
rien dans le commerce des deux sexes ; car la galanterie française a
donné aux femmes un pouvoir universel qui n'a besoin d'aucun tendre
sentiment pour se soutenir. Tout dépend d'elles ; rien ne se fait que
par elles el pour elles ; lOlympe et le Parnasse, la gloire el la fortune,
sont également sous leurs lois. Les livres n'ont de prix, les auteurs
n'ont d'estime, qu'autant qu'il plaît aux femmes de leur en accorder ;
elles décident souveraincmcnl des [iliis hautes connaissances, ainsi que
des plus agréables. Poésie, littérature, histoire, philnsopliie, politique
même ; on voit d'abord au st\ le de tous les livres qu'ils sont cci ils pour
amuser de jolies femmes; él l'on vient de mettre la Bible en histoires
galantes. Dans les affaires, elles ont pour obtenir ce qu'elles deman-
dent un ascendant naiurel jusque sur leurs maris, non parce qu'ils sont
leurs maris, mais parce qu'ils sont hommes, et qu'il est convenu qu'un
homme ne refusera rien à aucune femme, fût-ce même la sienne.
An reste, celteantorité ne suppose ni attachement ni estime, mais seu-
lement de la politesse el de l'usage du monde : car d'ailleurs il n'esi pas
moins essentiel à la galanterie française de mépriser les femmes que de
les servir. Ce mépris est une sorte de titre qui leur en impose; c'est un
témoignage qu'on a vécu assez avec elles pour les connaître. Quiconque
les respecterait passerait à leurs yeux pour un novice, un paladin, un
homme qui n'a connu les femmes "que dans les romans. Elles se jugent
avec tant d ecpiite. que les honorer sérail être indigne de leur plaire ;
et la première cpialilé de l'homme à bonnes fortunes est d'être souve-
raiiK'iui'iil iiiiperliiii'ul.
Quoi qu'il eu soit, elles ont beau se piquer de méchanceté, elles soui
bonnes en depii d'elles; et voici à quoi surtout leur bouté de canir est
utile. Eu tout pays les gens chargés de beaucoup d'alfaires sont tou-
jours repoussants et sans commisération ; el Paris étant le cintre des
alfaiics du plus grand pcii|de de l'Europe, ceux qui les fout sont aussi
î)6
LA PsOLlVELLE IlÉLOI^E.
les plus durs des hommes. C'esl donc aux femmes qu'on s'adresse pour
avoir des grâces; elles sont le recours des malheureux; elles ne fer-
ment poiot l'oreille ;i leurs plainies : rlles les écoulent, les consolent,
el les servent Au niilii'u de lii vie liiMilr ipielles mènent, elles savent
dérober des momenis à leuis jilaisiis piiur les donner à leur bon natu-
rel; et si (pielqnes inii's f(ini un iiifame commerce des services qu'elles
rendent, dismillieis d'autres s'occupent tous les jours gratuitement
à secourir le pauvre de leur bourse et l'opprimé de leur crédit. 11 est
vrai que leurs soins sont souvent indiscrets, et qu'elles nuisent sans
scrupule au malheureux qu'elles ne connaissent pas, pour servir le
malheureux qu'elles connaissent : mais comment coimaître tout le
monde dans un si grand pays? et que peut laire de plus la bonté d'àme
séparée de la véritable vertu, dont le plus sublime effort n'est pas tant
de faire le bien tpie de ne jamais mal faire'? A cela près, il est cer-
tain (ju'elles ont du penchant au bien, qu'elles en font beaucoup, qu'elles
le fout de bon ccfur, que ce sont elles seules qui conservent dans Pa-
ris le peu d'humanile qu'on y voit régner encore, el que sans elles
on venait les hommes avides et insatiables s'y dévorer connue des
loups.
Voilà ce que je n'aurais point appris si je m'en étais tenu aux pein-
tures des faiseurs de romansu et de comédies, lesquels voient plutôt
dans les femmes des ridicules qu'ils partagent que les bonnes qualités
qu'ils n'ont pas, ou qui peignent des chefs-d'œuvre de vertu qu'elles se
dispiiisent d'imiter en les traitant de chimères, au lieu de les encoura-
ger au bien en louant celui qu'elles font réellement. Les romans sont
peut-être la dernière instruction qu'il reste à donner à un peuple assez
corrompu pour que toute autre lui soit inutile : je voudrais qu'alors
la composition de ces sortes de livres ne fût permise qu'à des gens
honnèies, mais sensibles, dont le cœur se peignit dans leurs écrits; à
des auteurs qui ne fussent pas au-dessus des faiblesses de l'humanité,
qui ne montrassent pas tout d'un coup la vertu dans le ciel hors de la
portée des liommes. mais qui la leur lissent aimer en la iieiunanl da-
l)ord moins austère, el imis du sein du vice les v sussent coiiduire in-
sensiblement.
Je t'en ai prévenue, je ne suis en rien de l'opinion commune sur le
compte des femmes de ce pays. On leur trouve unanimement l'abord le
plus enchanteur, les gràics les plus séduisantes, la coquetterie la plus
ralliuoe, le sublime de la L;Mianl<iie. et l'art de plaire au souverahi de-
jire. iMot, je trouve leur abord clioipianl, leur coquetterie repoussante,
leurs manières sans modestie. J'imagine que le cœur doit se fermer à
toutes leurs avances; et l'on ne me persuadera jamais qu'elles puissent
m moment parler de l'amour sans se monlrer égalemeiit incapables
d'en inspirer et d'en ressentir.
D'un autre coté, la renommée apprend à se délier de leur caractère ;
elle les peint frivoles, rusées, ariilicieuses, étourdies, volages, parlant
bien, mais ne pensant point, sentont encore moins, et dépensant ainsi
tout leur mérite en vain babil. Tout cela me parait à moi leur être ex-
térieur comme leurs paniers et leur rouge. Ce sont des vices de parade
qu'il faut avoir à Paris, et qui dans le fond couvrent en elles du sens,
de la raison, de l'bumanité, du bon naturel. Elles sont moins indiscrè-
tes, miiins tracassières que chez nous, moins peut-être que partout ail-
leurs. Elles sont plus solidement inslruiies, et leur instruction profile
mieux à leur jugement. En un mol, si elles me déplaisent par tout ce
qui laiacterise leur sexe qu'elles oui deliguré, je les estime par des rap-
purts avec le notre qui iwus fout honneur; el je trouve qu'elles seraient
cent lois plutôt des hommes de mérite que d'aimables lemmes.
Conclusion : si Julie n'eût point existé , si mon cœur eût pu souffrir
quelque autre allacliement que celui pour lequel il était né. je n'aurais
jamais pris à Paris ma femme, encore moins ma maîtresse : mais je m'y
serais fait volontiers une amie ; et ce trésor m'eût consolé peut-être de
n'y pas trouver les deux autres.
LETTRE XXII.
Depuis ta lettre reçue je suis allé tous les jours chez M. Silvestre de-
mander le peut paquet. Il n'était toujours point venu ; et, dévoré d'mio
niorlelle impatience, j'ai fait le voyage sept fois inutilement. Enfin la
huiiieme j a. reçu le paquet. A peine l'ai-je eu dans les mains, que
sans payer le port, sans m'en informer, sans rien dire à personne je
SUIS sorti comme un étourdi ; et ne voyant que le moment de rentrer
chez moi, j enhiais avec tant de précipitation des rues que je ne con-
naissais pwnt, quaii bout d'une demi-heure, cherchani la rue de Toiir-
iion ou je loge, je me suis trouvé dans le Marais, à l'autre extréinili^
tie 1 ans. J ai ele oblige de prendre un fiacre pour revenir plus piomp-
tcimiit; cest la première lois que cela m'est arrivé le matin pour
mes athures : je ne m en sers mêm<! qu'à regret l'après-midi pour quel-
ques visites; earj ai deux jambes fort bonnes dont je serais bien fâché
qu un peu plus d aisanc.,' (huis ma forluue me fit négliger i'u^^K'e
J étais lort embarrasse dans mou fiacre avec mon paquet ; je ue vou-
lais l'ouvrir que chez moi, c'était ton ordre. D'ailleurs une sorte de vo-
lupté qui me laisse oublier la commodité dans les choses communes me
la fait rechercher avec soin dans les vrais plaisirs. Je n'y puis souffrir
aucune sorte de distraction, et je veux avoir du temps et mes aises
pour savourer tout ce qui me vient de toi. Je tenais donc ce paquet avec
une inquiète curiosité dont je n'étais pas le maître ; je m'efforçais de
palper à travers les enveloppes ce qu'il pouvait contenir, et l'on eût
dit (lu'il me brûlait les mains, à voir les mouvements continuels (pi'il
faisait de l'une à l'autre. Ce n'est pas qu'à son volume, à son poids, au
ton de ta lettre, je n'eusse quelque soupçon de ia vérité ; mais le moveo
de concevoir comment tu pouvais avoir trouvé l'artiste et l'occasion?
voilà ce que je ne conçois pas encore; c'est un miracle de l'amour;
plus il passe ma raison, plus il enchante mon cœur; et l'un des plaisirs
qu'il me donne est celui de n'y rien coiiqiiendre.
J'arrive enfin, je vole, je m'eul'i riiu- dans ma chambre, je m'assii>ds
hors d'haleine, je porte une main iicnililaute sur le cachet. 0 première
iulliience du talisman ! j'ai senti p;il|iiter mon cœur à chaque papier ipie
j olais, et je me suis biinloi irouve tellement oppressé que j'ai été forcé
de respirer un momenl sur la (Icniieie enveloppe.... Julie !.... ô ma Ju-
lie !.... le voile est déchiré.... je te vois.... je vois les divins attraits!
ma bouche et mon cœur leur rendent le premier hommage, mes genoux
fléchissent.... Charmes adorés, encore une fois vous aurez enchanté
mes yeux! Qu'il est prompt, qu'il est puissant, le magique effet de ces
traits chéris I Non, il ne faut point, comme lu prétends, un quart d'heure
pour le sentir; une minute, un instant suffit pour arracher de mon sein
mille ardents soupirs, et me rappeler avec ion image celle de mon bon-
heur passé. Pourquoi faut-il que la joie de posséder un si précieux tré-
sor soit mêlée d'une si cruelle amertume? Avec quelle violence il me
rappelle des temps qui ne sont plus! Je crois, en le voyant, te revoir
encore ; je crois me retrouver à ces moments délicieux dont le souvenir
fait maintenant le malheur de ma vie, et que le ciel m'a donnés el lavis
dans sa colère. Hélas I un instant me désabuse ; toute la douleur de l'ab-
sence se ranime et s'aigrit en m'ôtant l'erreur qui l'a suspendue , et je
suis comme ces malheureux dont on n'interrompt les loinincnls que
pour les leur rendre plus sensibles. Dieux ! quels torrents de Ihnnines
mes avides regards puisent dans cet objet inattendu ! ô comme il ra-
nime au fond de mon cœur tous les mouvements impétueux que ta pré-
sence y faisait naître ! 0 Julie ! s'il était vrai qu'il pût transmettre a tes
sens le délire et l'illusion des miens!.... Jlais pour(|uoi ne le ferait-il
pas? pourquoi des impressions que l'âme porte avec tant d'activité n'i-j
raient-elles pas aussi loin qu'elle? Ah ! chère amante ! où que tu sois,)
quoi que tu fasses au moment où j'écris cette lettre, au moment où ton
portrait reçoit tout ce que ton idolâtre amant adresse à ta personne, ne
sens-tu pas ton charmant vi.sage inondé des pleurs de l'amour et de h
tristesse? ne sens-tu pas tes yeux, tes joues, ta bouche, ton sein, pres'
ses, comprimés, accablés de mes ardents baisers? ne te sens-tu pas
embraser tout entière du feu de mes lèvres brûlantes? Ciel ! qu'entends
je? Quelqu'un vient.... Ab ! serrons, cachons mon trésor.... un impor
tun! Maudit soit le cruel qui vient troubler des transports si doux!.:.
Puisse-t-il ne jamais aimer.... ou vivre loin de ce qu'il aime !
LETTRE XXIII.
DE L AMAST DE JULIE A JIADA.ME D OFlBE.
C'est à vous, charmante cousine, qu'il faut rendre compte de l'Opéra
car bien que vous ne m'en parliez point dans vos lettres, et que Jiili'
vous ait gardé le secret, je vois d'où lui vient cette curiosité. J'y fu
une fois pour contenter la mienne ; j'y suis retourné pour vous deux an
très fois. Tenez-m'en quitte, je vous prie, après cette lettre. J'y pu!
retourner encore, y bâiller, y souffrir, y périr pour votre service; mai
y rester éveillé et attentif, cela ne m'est pas possible.
Avant de vous dire ce que je pense de ce fameux théâtre, que j
vous rende compte de ce qu'on en dit ici; le jugement des connaisseui
pourra redresser le mien, si je m'abuse.
L'Opéra de Paris passe, à Paris, pour le spectacle le plus pompeui
le plus voluptueux, le plus admirable, qu'inventa jamais l'art humaii,
C'est, dit-on, le plus superbe monument de la magnificence de Louis Xn|
Il n'est pas si libre à chacun que vous le pensez de dire son avis sur c
grave sujet. Ici l'on peut disputer de tout hors de la musique et d
l'Opéra ; il y a du danger à manquer de dissimulation sur ce seul poin
La musii]ue française se maintient par une inquisition très-sévère; et!
première chose qu'on insinue par forme de leçon à tous les étrangei
qui viennent dans ce pays, c'est que Ions les étrangers convicnuciit qu
n'y a lieii de si beau dans le, reste du monde que l'Opéra de Paris. E
efiét, la vérité est que les plus discrets s'en taisent, et n'osent en rii
qu'entre eux.
Il faut conv<nir pourtant qu'on y représente à grands frais, non sei
lement toutes les merveilles de la nature, mais beaucoup d'autres mei
veilles bien plus grandes, que |iersonne n'a jamais vues ; et sùremc
Pope a voulu désigner ee bizaiie théâtre par celui où il dit qu'on v<
LA NOUVELLE HÉLOISE.
57
iclc-piirlc (li's iliciix, des liilins, des nioiislivs, des rois, des Ijergers,
Il s irr>. lie l;i liiiciir, de la jdie, mi IV'ii, une LJL'ue, une bataille et ijiil>al.
et as^cii]|)laj;e si magiiilique et si ))ieii «iiduiiiié est regardé cuiiiiiie
j'il eoulciiait eii effet toutes les ciioscs qu'il représente. En VDyaut pa-
raître un temple ou est saisi' d'un saint res()ecl; et pour pi n que la
Jéesse eu soil jolie, le parterre est à moitié païen. On n'est pas si difli-
cile iei ipi'à la (lomédie française. Ces mêmes spectateurs, qui ne peu-
vent revêtir un comédien de son personnage, ne peuvent, à l'Opéra,
é|)arer un acteur du sien. Il semble (|ue les esprits se roidissenl contre
101- illusion raisonnable, et ne s'y prêtent ()u'aulant <|u'elle est absurde
ut (,'rossièrc; ou peut-être (pie des dieux leur coûtent moins à conce-
voir que des ln'ros. .Iupi(ci' l'Ianl d'iuie aulre nature que nous, on en
pi'iil penser ce ipi ou vent: mais flalon élait lui bonune; et combien
d'Iioiunies ont dniil de croiie (pie Calou ail pu exister?
L'Opéra n'(,'St ilonc poiiil ici e(Minni' aillenis une troupe de i^ens payés
pour se donner en s|ieelaele au piililii' ; ce soni, il est vrai, des gens
que le publie paye et qui se donuenl en spei taele ; mais tout cela change
de nature, atleiulu que c'est nue Acadeuiie royale de niusicpic, une
espèce de cour souveraine qui juge sans appel dans sa piopre cause, et
ne se pi(pie pas autrement de justice ni de (idélité. Voilà, cousine, com-
ment, dans certain pays, l'essence des cboses tient aux mots, et com-
ment des noms bunuêtes sulïisent pour honorer ce qui l'est le moins.
Les membres de celle noble académie ne dérogent point ; en re-
vanche ils soûl excommuniés, ce qui est précisément le contraire de
l'usage des autres pays ; mais, peut-être, ayant eu le choix, aiment-ils
nv être nobles et damnés, que roturiers et bénis. J'ai vu sur le
lliealie un chevalier moderne aussi lier de son métier qu'autrefois l'in-
lorlmie Labériiis fui humilie du sien, quoiqu'il le fit par force et ne ré-
( iiàt ipie ses propres ouvrages. Aussi l'ancien Labérius ne put-il re-
pie[i(lre sa place au eirqne parmi les chevaliers romains, tandis (pie le
iKiuveau eu iKinve Ions les jours une sur les bancs de la Comédie fraii-
eaise parmi 'la pieniiere noblesse du pays ; et jamais on u'eiitendit
parler à Home avec tant de respect de la majesté du peuple romain
qu'on parle à Paris de la majesté de l'Opéra.
Voilà ce que j'ai pu recueillir des discours d'autrui sur ce brillant
spectacle : que je vous dise à présent ce (juc j'y ai vu moi-même.
Tigurez-vous une gaine large^d'une quinzaine de pieds, et longue à
propuilioii ; cette gaine est le théâtre. Aux deux cotés, on place par
inlervalle des feuilles de paravent, sur lesquelles sont grossièrement
peiuis les objets que la Scène doit représenter. Le fond est nn grand
I idi an pelui de iiieiiK!, et prescpie toujours percé ou déchiré, ce qui re-
pK '-.ciiie des .«(MiIVrcs dans la terre ou des lions dans le ciel, selon la
peixpi'elive. (lliaijne personne ipii passe deriiere le ihéàlre < l lonelie
le rideau produit en reliiàiilaiil une sinle de Ireinbleiiieiil de leiii' assez
plaisant à voir. Le ciel est represeiih' par eerlaines ijneiiilles bleuâtres,
suspendues à des bâtons ou à des cordes, comme l'élendage d'une blaii-
cliisseuse. Le soleil, car on l'y voit quelquefois, est un llambeau dans
une lanterne. Les chars des dieux et des déesses sont composés de
quatre solives encadrées et suspendues à une grosse corde en forme
d'escarpolette ; entre ces solives est une planche en travers sur hupielle
le dieu s'assied, et sur le devant pend un morceau de grosse toile bar-
bouillée, qui sert de nuage à ce magnifique cliar. On voit vers le bas de
la machine l'illuminatiuii de deux, ou trois chandelles puantes et mal
mouchées, qui, tandis que le personnage se démène et crie eu branlant
dans sou escapoletle, l'enfument tout à son aise : encens digne de la
divinité.
Comme les chars sont la partie la plus considérable des machines de
l'Opéra, sur celle-là vous pouvez, juger des autres. La mer agitée est
composée de longues lauteriies angulaires de toile on de carlou bleu,
qu'on enlile à des broches paiallclcs. et qu'on f.iit lonrner par îles piilis-
sons. Le tonnerre est une luunle eliaiieltcqn'dn piinnene sur le ciiilre. cl
qui n'est pas le moins toiicliaiil iiislrnuieiil de cellt; agréable iiinsii|ne.
Les éclairs se fout avec des pincées de poix-résiue qu'on projette sur
un flambeau ; la foudre est nu pétard au bout d'une fusée.
Le théâtre est garni de petites trappes carrées, qui, s'ouvrant an be-
soin, annoueenl (|ue les tiémons vonl sortir de la cave. Quand ils doi-
vent s'élever dans les airs, on leur : ubstitue adioiteinent de petits dt'innns
de toile brune empailléi;, ou quel(|uefois de vrais ramoneurs, qui bran-
lent en l'air suspendus à des cordes, jusqu'à ce qu'ils se perdent majes-
tuensemeut dans les guenilles dont j'ai parlé. Mais ce qu'il y a de réel-
lemenl tiagiipie, c'esl (piand les (•iinles sont mal conduites ou viennent
à ronipr(!, car alors les es|iiiis inlei iiaox el les dieux immortels tombent,
s'estropient, se tuent (loelipieluis. Ajoutez à loul cela les monstres qui
rendent certaines scènes fort pathétiques, tels que des dragons, des
lézards, des tonnes, des crociuliles, de gros crapauds qui se promènent
d'un air menacjaiit sur le ilieàtie, et font voir à l'Opéra les Tentations
de saint Anloine. Cliadine de ces ligures est animée par un lourdaud
de Savoyard (pii n'a pas res|irit de faire la bête.
\oila, ma cousine, eu ([uoi consiste à peu près l'auguste appareil de
l'Opéra, aillant ipie j'ai pu l'observer du parterre à laide de ma lor-
gnette : car il ue faut pas vous imaginer (pie ces moyens soient fort
caclu'S et produisent un effet imposant; je ne vous dis' en ceci ipie ce
que j'ai apcri-u de moi-même, et ce que peut apercevoir comme moi
tout spectateur non pri'oeeupé. On assure ponrlaul qu'il y a une pro-
digieuse (luanlile de machines employées à faire mouvoir tout cela; ou
m'a offert plusieurs fois de me les montrer; mais je n'ai jamais été cu-
rieux di; voir comment ou fait de petites choses avec de grands efforts.
Le nombre des gens occupés au service de l'Opéra est inconcevable.
L'oicliesire el les chœurs composent ensemble près de cent perMjnues :
il y a (les mulliliides de danseurs; tous les n'jb s sont (lo(d(lesel triples,
c'est-a-dire qu'il y a toujours un ou deux acteurs subalternes prêts à
remplacer l'acteur principal, et payés pour ne rien faire jusqu'à ce qu'il
lui plaise de ne rien faire à son tour; ce f|in ne larde jamais beaucoup
d'arriver. Après quelques repix-sentatious, les premiers act(;urs, (|ui
S'inl d'importants personnages, n'honorent plus le public de leur pré-
sence ; ils abandonnent la place à liMjrs substituts, et aux suhatituts de
leurs substituts. On rc(;oit toujours le même argent à la porte, mais on
ne donne plus le même spectacle. Chacun prend son billet comme à une
loterie, sans savoir quel lot il aura ; et, quel qu'il soit, pcrsoum; n'ose-
rait se plaindre ; car, aliii (pie vous le sachiez, les nobles membres de
cette Académie ne doivent aucun respect au public; c'esl le public qui
leur eu doit.
Je ne vous parlerai point de celle mnsii|ue; vous la coimaisscz. Mais
ce dont vous ne sauriez avoir d'idée, ce sont les cris alfreux, les longs
mugissements dont reteiilit le tliéàlre durant la représentation. Ou voit
les actrices, presque en c(mvulsion , arracher avec violence ces glapis-
sements de leurs poumons, Ic'S poings fermés contre la poilrin(^ la lètc
en arriére, le visage eullanimé, les vaisseaux gonflés, l'estomac pante-
lant ; on ne sait lequel esl le plus désagréablement afl'ecté , de l'œil ou
do l'oreille ; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les regardent,
que leurs chants ceux qui les écoulent; et ce qu'il y a de plus incon-
cevable est que ces hurlements sont presque la seule chose qu'applau-
dissent les spectateurs. A leurs battements de mains, ou les prendrait
pour des sonnls (harniés de sai>ir par-ci par-là quelques sous per(;ants,
et (pii veulent enga;;ci- les ai leiiis à les redoubler. Pour moi, je suis
persuade (lu'ou applaudit les i ris d'une actriiîe à l'Opéra comnie les
tours de forcer d'un halelenr à la foire; la sensation en est déplaisante
el pi'iiible, on soiiibe tandis qu'ils durent; mais on est si aise de les
voir (iuir sans accident <|n'ou en inaiipic! volontiers sa joie, l.'oncevez
que cette manière de cbauter est employée pour expruner ce (pic Qui-
nault a jamais dit de plus galant el de plus tendre. Imaginez les Muses,
les Grâces, les Amours, Venus même , s'exprimant avec cette délica-
tesse, el jugez de l'effet! Pour les diables, passe encore; cette musique
a quehpie chose d'infernal qui ne leur messied pas. Aussi les magies,
évocations, et toutes les fêtes du sabbat, sont-elles toujours ce qu'on
admire le plus à l'Opéra français.
A ces beaux sons, aussi justes qu'ils sont doux, se marient Irès-di-
gueiiieiit ceux de l'orclieslre. Figurez-vous un charivari sans lin d'in-
sliiiiiieiils sans mélodie, un ronron traiuant et perpétuel déliasses;
(buse la plus lugubre, la plus assoimnanle que j'aie entendue de ma vie,
et ipie je n'ai pu jamais siipport(^r une demi-heure sans gagner un vio-
leiil mal île tête. Tout cela forme une espèce de psalmodie à la(pielle
il n'y a pour l'orilinaire ni chant ni mesure. Mais quand par hasard il
se trouve ipielque air un peu sautillant, c'est un trépigneineut univer-
sel ; vous entendez tout le parterre en mouveuieul suivre à grand'peiue
et à grand bruit un certain homme de l'orchestre. Charmés de sentir
un moment celle cadence qu'ils sentent si peu , ils se lourmeuteni l'o-
reille, la voix, les bras, les pieds, el tout le corps, pour courir après
la mesure, toujours prête à leur échapper ; au lieu que l'AlUiUiand el
l'Italien, (jui en sont intimement affectés, la sentent et la suivent 8.ms
aneiin effort, et n'ont jamais besoin de la battre. Du moius, Itegianino
m'a-t-il souvent dit que dans les opéras d'Italie, où elle esl si sensible
et si vive, on ueuteiid, on ne voit jamais dans l'orcheslie ni parn:i tes
speclatenrs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout annonce
en ce pays la iinrele de l'organe musical ; les voix y sont rudes el sans
diinc lin i les inlle\ioiis après et fortes, les sons forcés et trainanls ; nulle
cadence , nulle accent mélodieux dans les airs du peuple : les iiislru-
menls militaires, les lifres de l'infanterie, les trompeiies de la cavalerie,
tous les cors, tous les hautbois, les chanteurs des rues, les violons des
gninguelles, tout cela est d'un faux à choquer l'oreille la moins délicate.
Tous les talents ne sont pas donnés aux mêmes hommes ; el en téiieral
le Français paraît être de tous les peuples de l'Europe celui qui a je
moins d'aptitude à la umsique. .Milord Edouard prétend que les Anglais
en ont aussi peu ; mais la différence esl que ceux-ci le savi-ni el ne s'en
soucient gni-re , au lieu que les Français renonceraient à mille jusics
droits , cl passeraieui condamnation sur toute autre chose, pluUM qip,
de convenir qu'ils ne sont pas les premiers musiciens du monde. Il y
en a même qui regarderaient volontiers la musique à Paris comme une
affaire d'Etal, peut-être parce que c'en fut une à Sparte de uniper deux
cordes à la lyre de Timotbée; à cela vous sentez qu'on n'a rien à dire,
(juoi qu'il eii soit. l'Opéra de Paris pourrait être une fort belle institu-
tion poliiique, qu'il n'en plairait pas davantage aux gens de goût. Reve-
nons à ma description. ■ , ■ i -i
Les ballets, dont il me reste à vous parler, sonl la parue la plus bril-
lante de cet Opéra; et, considérés séparénieni. ils font un speciacle
agréable magnilique . el vraiment llieAiral ; mais ils servcui comme
partie coustilulive de la pièce, el c'esl en celte qualité qu'il les faut con-
sidérer. Vous connaissez les opéras de 0"inauU : vous savez .omineni
ies diviMlissemcnls y sonl employés : c'esl à pi-ii près de !iié;ne. ou en-
core pis, chez ses successeurs. Dans chaque acte l'action e-i •■(d'iiaire-
5 s
LA NOUVELLE HÉLOISE.
mi'iil coiijmIc au moment le plus intéressant par une fête qu'on donne aux
acteurs assis, et que le parterre voit debout. 11 arrive de là que les per-
sonnages de la pièce sont absolunicni oubliés, ou bien que les specta-
teurs regardent les atteurs, qui rci;:ir(liiit autre chose. La manière d'a-
mener ces fêtes est simple ; si le iniiiic osi joyeux, on prend part à sa
joie, et l'on danse; s'il est triste, on vent l'ei^aycr, et l'on danse. J'i-
gnore si c'est la mode à la cour de ilonucr le bal aux rois quand ils
sont de mauvaise humeur : ce que je sais par rapport à ceux-ci, c'est
qu'on ne peut trop admirer leur constance stoique à voir des gavottes
ou écouter des chansons, tandis qu'on décide quelquefois derrière le
théâtre de leur couronne ou de leur sort. Mais il y a bien d'autres sujets
de danses ; les plus graves actions de la vie se font en dansant. Les
prêtres dansent, les soldats dansent, les dieux dansent, les diables dan-
sent ; on danse jus^que dans les enterrements, et tout danse à propos
de tout.
La danse est donc le quatrième des beaux-arts employés dans la
conslilutiou de la scène lyrique ; mais les trois autres concourent à l'i-
mitation ; et celui-là qu'imite-t-ll ? rien. Il est donc hors d'œuvre quand
il n'est enq)loyé que comme danse; car que font des menuets, dos ri-
gaudons, des chaconnes, dans une tragédie ? Je dis plus, il n'y serait pas
moins déplacé s'il imitait quelque chose, parce que, de toutes les uni-
tés, il n'y eu a point de plus indispensable que celle du langage; et un
opéra dont l'action se passerait moitié en chant, moitié en danse, se-
rait plus ridicule enioir que celui oii l'on parlerait moitié fançais, moi-
tié italien.
Non contents d'introduire la danse connue paille esscniielle delà scène
lyrique, ils se sont même efforcés d'en ialir i|iHlqiiilois le sujet prin-
cipal, et ils ont des opéras appelés ballets ([iii reniplibseut si mal leur
titre, que la danse n'y est pas moins déplacée que dans tous les autres.
La plupart de ces ballets forment autant de sujets séparés que d'actes,
et ces sujets sont liés entre eux par de certaines relations métaphysi-
ques dont le spectateur ne se douterait jamais si l'auteur n'avait soin
de l'eu avertir dans un prologue. Les saisons, les âges, les sens, les élé-
ments ; je demande quel rapport ont tous ces titres à la danse , et ce
qu'ils peuvent offrir en ce genre à l'imagination. Quelques-uns même
sont purement allégoriques, comme le carnaval et la folie ; et ce sont
les plus insupportabl/es de tous, parce que avec beaucoup d'esprit et de
(inesse ils ii'ont ni sentiments, ni tableaux, ni situations, ni chaleur, ni
intérêt, ni rien de tout ce qui peut donner prise à la musique, llatler le
CŒur, et nourrir l'illusion. Dans ces prétendus ballets l'action se passe
toujours en chant, la danse interrompt toujours l'action, ou ne s'y trouve
que par occasion, et n'imite rien. Tout ce qu'il arrive, c'est que ces
ballets ayant encore moins d'intérêt que les tragédies, cette interruption
y est moins remarquée; s'ils étaient moins froids, on en serait plus
choqué ; mais un défaut couvre l'autre, et l'art des auteurs, pour em-
pêcher que la danse ne lasse, est de faire en sorte que la pièce en-
nuie.
Ceci me mène insensiblement à des recherches sur la véritable con-
stitution du drame lyrique, trop étendues pour entrer dans cette lettre,
et qui me jetteraient loin de mon sujet : j'en ai fait une petite disserta-
tion à paît que vous trouverez ci-jointe, et dont vous pourrez causer
avec llcgiauiuo. 11 me reste à vous dire sur l'Opéra français que le plus
grand défaut que j'y crois remarquer est un faux goût de magnificence,
par lequel on a voulu mettre en représentation le merveiheux, qui,
ii'élant fait que pour être imaginé, est aussi bien placé dans un poème
épique que ridiculement sur un théâtre. J'aurais eu peine à croire, si je
ne l'avais vu, qu'il se trouvât des artistes assez imbéciles pour vouloir
imiter le char du soleil, et des spectateurs assez enfants pour aller voir
cette hnitation. La Bruyère ne concevait pas comment un speciacle
aussi superbe que l'Opéra pouvait l'ennuyer à si grands frais. Je le con-
çois bien, moi, qui ne suis pas un La Bruyère; et je soutiens que, pour
tout homme qui n'est pas dépourvu du goût des beaux-arts, la musique
française, la danse et le merveilleux mêlés ensemble, feront toujours
de lOpéra de Paris le plus ennuyeux spectacle qui puisse exister. Après
tout, peut-être n'en faut-il pas aux Français de plus parfaits, au moins
quant à l'exécution; non qu ils ne soient très en état de connaître la
bonne, mais parce qu'en ceci le mal les amuse plus que le bien. Ils ai-
ment mieux railler qu'applaudir ; le plaisir de la critique les dédommage
de I enuui du spectacle ; et il leur est plus agréable de s'en moquer
quand ils n'y sont plus, que de s'y plaindre tandis qu'ils v sont.
LETTRE XXIV.
Oui, OUI, je le vois bien , l'heureuse Julie l'est toujours chère. Ce
même feu qui brillait jadis dans les yeux se fait sentir dans la dernière
lettre; j'y retrouve tonte l'ardeur qui m'anime, et la mienne s'en irrite
encore. Oui, mou ami, le soi ta beau nous séparer, pressons nos cœurs
lun contre l'autre, conservons par la communication leur chaleur
naluielle contre le froid de l'absence et du désespoir, et qu" tout ce
qui devrait relâcher notre attachement ne serve qu'à le resserrer sans
cesse.
Mais admire ma simplicité; depuis que j'ai reçu cette lettre, j'éprouve
quelque chose des charmants effets dont elle parle; et ce badinage du
talisman, quoique inventé par moi-même, ne laisse pas de me séduire
et de me paraître une vérité. Cent fois le jour, quand je suis seule, un
tressaillement me saisit comme si je te sentais près de moi. Je m'ima-
gine que tu liens mon portrait, et je suis si folle que je crois sentir
l'impression des caresses que lu lui fais et des baisers que tu lui donnes ;
ma bouche croit les recevoir; mon tendre cœur croit les goûter. 0
douces illusions! ô chimères! dernières ressources des malheureux !
ah ! s'il se peut, tenez-nous lieu de réalité !• Vous êtes quelque chose
encore à ceux pour qui le bonheur n'est plus rien.
Quant à la manière dont je m'y suis prise pour avoir ce portrait,
c'esl bien un soin de l'amour; mais crois que s'il était vrai qu'il fit des
miracles, ce n'est pas celui-là qu'il aurait choisi. Voici le mot de l'è-
nigine. Nous eûmes il y a quelque temps ici un peintre en iiiiiiialiiiv \e-
nant d'Italie; il avail des lettres de milord Edouard, qui priii-iire en
les lui donnant avail en vue ce qui est arrivé. M. d'Oibe voulut proliier
de cette occasion pour avoir le portrait de ma cousine; je voulus l'a-
voir aussi. Elle et ma mère voulurent avoir le mien , et à ma prieir
le peintre en fit secrèlenient une seconde copie. Ensuite, sans m'eiii-
barrasser de c(i|iie ni d'original, je choisis subtilement le plus ressem-
blant des trois pour ir l'envoyer. C'est une friponnerie dont je ne nu'
suis pas fait un grand scrupule; car un peu de ressemblance de plus ou
de moins n'importe guère à ma mère et à ma cousine ; mais les hom-
mages que tu rendrais à une autre ligure que la mienne seraient une
espèce d'infidélité d'autant [dus dangereuse que mon portrait serait
mieux que moi ; et je ne veux point, comme que ce soit, que tu prennes
du goût pour des charmes que je n'ai pas. Au reste, il n'a pas dépendu i
de moi d'être un peu plus soigneusement vêtue ; mais on ne m'a pas
écoutée, et mon père lui-même a voulu que le portrait demeurât tel
qu'il est. Je te prie au moins de croire qu'excepté la coiffure , cet
ajustement n'a point été pris sur le mien, que le peintre à tout fait de
sa grâce, et qu'il a orné toute ma personne des ouvrages de son ima-
gination.
LETTRE XXV.
I
Il faut, chère Julie, que je le i)arle encore de ton portrait ; non plus
dans ce premier enchantement auquel tu fus si sensible, mais au con-
traire avec le regret d'un homme abusé par un faux espoir, et que rien
ne peut dédommager de ce qu'il a perdu. Ton portrait a de la grâce et
de la beauté, même de la tienne, il est assez ressemblant, et peint
pai' un habile homme : mais pour en être content, il faudrait ne te pas
connaître.
La première chose que je lui reproche est de te ressembler et de
n'être pasloi, d'avoir ta figure et d'être insensible. Vainement le peintre
a cru rendre exactement tes yeux et tes traits; il n'a point rendu ce
doux sentiment qui les vivifie, et sans lequel, tout charmants qu'ils sont,
ils ne ; craicnt rien. C'est dans ton cœur, ma Julie, qu'est le fard de
ton visage, et celui-là ne s'imite |.uiiii. Ceci tient, je l'avoue, à l'insuf-
fisam e de l'art ; mais c'est au moins la faute de l'artiste de n'avoir pas
été exact en tout ce qui dépendait de lui. Par exemple, il a placé la ra-
ciiie des cheveux trop loin des tempes, ce qui donne au front un con-
tour moins agréable, et moins de finesse au regard. Il a oublié les ra-
meaux de pourpre que font en cet endroit deux ou trois petites veines
sous la peau, à peu près comme dans ces fleurs d'iris que nous consi-
dérions un jour au jardin de Clarens. Le coloris des joues est trop près
des yeux, et ne se fond pas délicieusement en couleur de rose vers le
bas du visage comme sur le modèle; on dirait que c'esl du rouge arti-
ficiel plaque comme le carmin des femmes de ce pays. Ce défaut n'est
pas peu de chose, car il te rend l'œil moins doux et l'air plus hardi.
Mais, dis-moi, qu'a-l-il fait de ces nichées d'amours qui se cachent
aux deux coins de la bouche, et que dans mes jouis fortunés j'osais
réchauffer quelquefois de la mienne? Il n'a point donné leur grâce à
ces coins, il n'a pas mis à celte bouche ce tour agréable et sérieux qui
cliange tout à coup à ton moindre sourire, et porte au ca>ur je ne sais
quel encbaniemeut inconnu, je ne sais quel soudain ravissement que
rien ne peut exprimer. Il esi vrai que ton portrait ne peut passer du
sérieux au sourire. Ah I c'esl précisément de quoi je me plains : pour
pouvoir exprimer tous tes charmes, il faudrait le peindre dans tous les
instants de la vie.
Passons au peintre d'avoir omis quelques beautés; mais en quoi il
n'a lias fait moins de tort à ton visage, c'est d'avoir omis les deiauts. Il
n'a point fait cette tache presque imperceptible que tu as sous l'œil
droit, ni celle qui est au cou du côte gauche. Il n'a point mis.... ô
dieux! cet homme était-il de bronze'.'... Il a oublié la petite cicairice
qui t'est restée sous la lèvre. Il ta fait les cheveux et les sourcils de ia
LA NOIJVELLK HÉLOISE.
59
Mùmc couleur, ce qui n'est pns : los sourcils sont [iliis ciiiUains, el l(!S
fli('\cii\ pins rciidrés :
lliiMiiia li'sl.l, (Mxlii azlliri, i: liiuni' ciïln'
HIniiilit rlicvclurft, yfUM lil<;us et saurtils bruns. Maiiim.
Il -.1 f;iil le biis <lii vis.'iRi' oxaciciiu'iit ovale ; il n'a pas remarqué celte
légère siiuiosilé qui, séparant le enentiin des jones, rend leur contour
moins n'ijnlier et plus gr.wieuM. Voila les dt'fanls les plus sensibles. Il
en a omis l)ean(oii|i il'anins, et je Ini en sais Tort mauvais gré; car ce
n'esl pas seulement de les lieantés ipic je suis amoiueux, mais de loi
lont entière telle (pie tu es. Si tu ne veux pas que h' pinceau tc prèle
rien, moi je ne veii\ pas (pi'il t'ote lien ; el mou coiur se soucie aussi
peu (les attraits (pi(^ lu n'as pas, ipi'il esl jaloux de ce qui tient leur
place.
(.fuant à rajustement, je le passerai d'aulaiit moins que, parée ou
négligée, je t'ai toujours vue mise avec beaucoup plus de goût que lu
ne l'es dans t(ui porlrait. La coilTine est trop chargée : on me dira «pi'il
n'y a (pie des ll(nirs; eli bien ! C(!s Heurs sont de trop. Te sonviens-tu
(II' ee bal oii lu [loilais ton babil à la valaisanc, etoii ta cousine dit que
|e iliiisais en pliiliis(i|)li(^ .' lu n'avais pour loiile coiffure qu'une longue
liesse de les clieveiix ronl('(^ aulour de ta tèle el rattachée avec une
aiguille d'or, à la manière des villagedises de lierne. Non, le soleil orné
de Ions ses rayons n'a pas l'éclat dont tn frappais les yeux el les
((eiiis, el sûrement (piicoinpie te vit ce jour-là ne t'oubliera de sa vie.
(l'esl ainsi, ma ,lnlie, ipie lu dois être coiffée ; c'est l'or de tes cheveux
ipii doit parer ton visaj^e, el non cetlc rose qui les cache el que ion
teint llètiil. Dis à la cousine, car je reconnais ses soins el son choix,
i|iie (es Meurs dont elle a (•ouvert el prtdaiié ta ebevclure ne sont pas
lie iiieillenr goût que celles ipi'elle recneilh^ dans VAdonc, el qu'on peut
leur passer de suppléer à la l)eanlé, mais non de la cacher.
A l'égard du buste, il esl singulier <prnn amant soit là-dessiis plus
si'vere qu'un père; mais en effet je. ne t'y trouve pas vêtue avec assez.
de soin. Le portrait de ,li;lie doit être mode^te comme elle. .\inouiI ces
secrets n'appartiennent ipi'à loi. Tu dis que li; peintre' a tout tiré de son
iiuagiiiation. Je le crois, j(^ le crois! Ah ! s'il eût aperi,'» le moindre de
ces charmes voilés, ses yeux l'ciissenl dévoré, mais sa main n'eût point
lenlé de les peindre : (lonripioi laiil-il iptc son art léméraire ail teiilé
de les imaginer? Ce n'est pas senleinenl un défaut de bienséance, je
soutiens (|ue c'est encore un défaut de goût. Oui, Ion visage esl trop
chaste pour Mippoiter le (les(n(lie de ton sein; on voit que rnii de ees
deux objels doit einpèelier 1 anire de par.'ilre ; il n'y a que le délire di'
ramolli ipii puisse les accorder; cl, (piand sa main ardente ose dévoi-
ler celui (pie la pudeur couvre, l'iMcsse el le Iroiible de les yeux dit
alors (pii' In l'onblies, el non (p.e tu l'exposes.
Voilà la criliipie (pi ime aileiilion conliniielle m'a fait faire de ton
portrait. .l'ai eoiieu là-desMis h' dessein de le réfoi'iner selon mes idées.
in lésai comnnmiipiees a nu peinlre habile; el, sur ce (pi'il a déjà fait,
j'espère le voir bientôt plus semblable à loi-mémo. De peur de gâterie
iwrirail, nous essayons les chaMi^enienls sur une copie que je lui en ai
l'ail_|faire, et il ne les lransp(Mle sur l'original (pie (piand nous sommes
bien sûrs (b; leur cflel. I.liioiipio je dessine assez, médiocrement, cet ar-
lisl(î ne peut se lasser d admirer la snblililé de mes observations ; il ne
comprend pas combien celui ipii me les diet(^ est un maiire plus savant
que lui. Je lui parais aussi (piclqnel'ois fort bizarre : il dit ipie je ?nis le
premier amant (pii s'.ivise (b; cacher des (dqels qu'on ii'c\|io^e jamais
a.<sez au gré des aiilres ; el (piand je lui rep(Uids que c'est pour mieux
te voir loiil enliere que je l'habille avec l.ml de soin, il me regarde
comme nu fou Ah ! (pie ton poi irait serait bien plus louchanl si je pou-
vais invenler (les moyens d'y inonlrer Ion àine avec Ion visage, el dy
peindre à la fois la modeslie et les allrails! Je le jure, ma Julie, ipi'ils
gagneront beaucoup à celle rid(nine. On n'y vovail ipie ceux (pi'avail
supposés le peinlre, et le speclaleiir ému les supposera lels ipi'ils sont.
Je ne sais quel enehanlemeiil secret règne dans l,i personne, mais lotit
ce ((iii la tonehe semble y parliei|ier ; il ne faut qu'apercevoir un coin
de ta robe pour adorer celle ipii la porte. On sent, en regardant Ion
ajustement, ipie c'esl p.irlout le voile des gràceîi qui couvre la beauté,
el le goùl de la niodesie parure semble annoncer an cniir tous les
charmes qu'elle reci'Ie.
LUfini'; XXVI,
Julie, d Julie ! ("i loi qn'nu lemps j'osais appeler mienne, el doni je
profane aujonririiiii h" nom! la plui\ie échappe à ma main Iremblanle :
nies larmes iuiiiideiit le papiei ; j'ai peine a bniner les premiers Irails
d'une lellre ipi'd ne fall.dt jamais écrire; je ne |>uis iii me lairc ni par-
ler. Viens, hfiiiorabip, cl chhte image, viens épurer et raffermir mi
c<pnr avili par la honte et brisé par le repentir. Soutiens mon courage
qui s'éicini, doiim! à mes remords la force d'avouer le crime iuvoltju-
laire.qiie Ion absence cn'iKlaissé (ionimeltre.
Une m vas avoir de mi'pris pour un coupable I mais bien moins que
je iVeii ai moi-même. Quelque abject que j'aille être à les yeux, je le
suis cent fois plus aux miens propres; car, en me voyant Ici que je
suis, ce ipii m'humilie le plus encore, c'est de le voir, de U- sentir au
bmd de mon cour, dans un lieu désormais si peu digne de loi, et de
songer (pu; le souvenir des plus vrais plaisirs de l'amour n'a nu garantir
mes sens d'un piège sans api>as et d'un crime sans tliaruies .
Tel esl l'excès de ma confusion, qu'en re<.'Ouraiil a la clémence, je
crains même de souiller tes regards sur ces lignes par l'aveu de mou
forfait, l'aiilonnc, àme pure et chaste, un récit que j'épargnerais à ta
modeslie s'il n'était un moyen d'expier mes égarements. Je suis indigne
de les lionK's, je le sais; je suis vil, bas, méprisable; mais au moins je
ne serai ni faux ni trompeur, el j'aime mieux que tu m'ijics ton cœur
el la vie (pie de t'abuser un seul inonient. He peiird êirc tenté de cher-
cher des excuses qui ne me rendraient que plus criminel, je me bornerai
à te faire un détail exact de ce qui m'est arrivé. Il sera aussi sincère
que mon regret; c'est tout ce que je me permettrai de dire en ma
faveur.
J'avais fait connaissance avec quelques officiers aux gardes et autres
jeunes gens de nos compalrioles, aiixfpiels je irouvais un mi-riie nalurel,
(pie j'avais regret d(! voir gâter par l'iinilalion de je ne sais tpiels faux
airs qui ne sont pas faits pour eux. Ils se inoipiaient à leur tour de me
voir conserver dans Paris la simplicité des antiques mo-iirs helvétiques.
Ils prirent mes maximes et mes manières pour des leçmis indirectes
dont ils fiirenl .choqués, el résolurent de me faire changer de ton àquel-
ipic prix (pie ce fûi. Apres plusieurs tenlalives qui ne réussirent point,
ils eu (ireiil une mieux concertée ipii n'eut que trop de succès. Hier
malin ils vinreul me proposer d'aller soiip(!r chez la femme d'un colonel,
qu'ils me iionnm'icnt, et ipii, sur le bruit de ma sagesse, avait, disaient-
ils, envie de faire ( onnaissance avec moi. Assez sot pour donner dans
e(' persillage, je leur représentai qu'il serait mieux d'aller preiniere-
iiieiil lui faire visite ; mais ils se nioqucrcnt de mon scriquile, me disant
(pie la liaiK bise suisse ne coinpoilait pas lanl de façon, et que ces ma-
nières c('ienionieuses ne serviraient ipi'a lui donner mauvaise opinion
de moi. A neuf beiires nous nous rendîmes donc chez, la dame, l.lle
vint lions ree(!voir sur rescaher, ce que je n'avais encore ohservi; nulle
part. Eu entrant je vis à des bras de cheminée de vieilles bougies qu'on
venait d'allumer, el partout un certain air d'apprêt (pii ne me plut point.
I.a maîtresse de la maison nie parut jolie, quoiipie un peu passée; d'au-
ires l'ennues à peu près du même .âge et d'une semblable ligure étaient
avec (Ile : leur parure, assez brillante, avait plus d'éclat que de goût;
mais j'ai (l(;jà remaripié (pie c'est un point sur leipiel (ui ne peut guère
juner en ((' pavs de l'état dune femme.
Les premiers e(HnptimenIs se passèrent à peu près ctunnie partout;
l'iisase (lu monde apprend à les abréger ou à les tourner vers l'enjoue-
menravaiil ipi'ils i nnnienl. Il n'en bu pas loul à fait de même silôl que
la conversalion devini générale el sérieuse. Je crus trouver à ces dames
un air eonlrainl el gêné, comme si ce ton ne leur cùl pas été familier:
el, pour la preniière fois depuis que j'étais à Paris, je vis des femmes
einliarrassees à soutenir un enlrelien raisonnable. Pour trouver une
matière aisée, elles se jelèrcnl sur leurs affaires de famille, el. ( onime
j(! n'en connaissais pas une, chacune dit de la sienne ce (prelle v(uiliii.
Jamais je n'avais tant oui parler de .M. le colonel; ce ipii in'éionnaii
dans un pavs où l'usage est d'appeler les gens par leurs noms plus que
par II iirs litres, et où ceux qui ont celui-là en porient ordinairemeni
d'autres.
Lette fausse dignité fit bienu'il place à des manières plus nainrelles.
On s<î mil à causer lont bas; et. reprenant sans -y penser un ton de
familiarité peu décente, on cbucholail. mi souriail en no» regardanc.
laudis (pie la dame de la maison me questiounail sur l'élal de mou
(diir d'ini cerlaiii Ion résolu qui n'était guère propre à le gagner On
servit ; et la libiilé de la table, qui semble coiifoiidre tous les étals,
mais (pii met i liacnn à sa place sans qu'il v songe, acheva de m'ap-
lireii.lre en quel lien j'étais. Il était trop lard pour m'en dédire, 'liraul
donc ma sûrele de ma répugnance, je consacrai cette S(uree a ma folic-
lion d'observateur, et résolus demplover à counaiire cet ordre de femmes
la seule occasion que j'en aurais de ma vie. Je tirai peu de fruils de
mes remarques; elles avaient si peu d'idéo de leur eial présent, si peu
de prévovauee pour l'avenir, el, hors du jargon de leur métier, elles
étaient si slupides à lous ésards. que le mépris effaça bientôt la pilie
(lue j'avais dabmd d'elles. Rn parlant du plaisir même, je vis qu'elles
elaiiiil incapables d'en ressonlir. Kllcs me parurent d'une violente avi-
(lili- pour loin ee (pii pouvait lemer leur avarice : à cela près, je n'en-
leiidis sonir de leur bouche aucun mol qui parlil du firnr. J'admirai
ciuiuneul d'homiêles gens pouvaient supporter nue société si dégort-
lanle. l!'eûl éU- leur imposer nue peine cruelle, à mon avis, que de les
( oiid imner au senre de vie qu'ils ehoisissaieul eux-mêmes.
repeiidant h" S(Uiper se prolougeail el devenait brnyaiil. Au delaul
de l'amour, le vin eehaiilTait les i-onvives. les discours n'elaient |M>s
lendres. mais déshoiinêus. et h s femmes tàehaieiil d'exciler. par le
,!esordi(> de leur ajustement, les désirs qui l'auraieni dû causer. D'à-
60
LA NOUVFXLE HÉLOISE.
l
bord loul cela ne fil sur moi qn'iiii effet contraire, et tous leurs efforts
pour me séduire ne servaient qn'li me rebuter. Douce pudeur, disais-je
en moi-même, suprême volupté de l'amour, que de cbarniesperd une
femme au moment qu'elle renonce à loi 1 combien, si elles connaissaient
ton empire, elles meltraient de soins à le conserver, sinon par homiè-
leté, du moins par coquetterie ! mais ou ne joue point la pudeur, il n'y
a point d'artifice plus ridicule (pie celui qui la veut imiter. (Juelle diffé-
rence, pensais-je encore, de la grossière impudence de ces créatures
et de Iciu's e(piiviiqiii'5 licencieuses à ces regards timides et passionnés,
à ces prii|)(]S pleins de niodcslie, de grâce et de sciiliiiient, dont... Je
n'osais achever ; je rouiïissais de ces indignes ((im|i;iraisons... Je me
reprochais conune autant de crimes les cliarniaul> souvenirs qui me
poursuivaient malgré moi... En quels lieux os;iis-je peiiser à celle...
llélas! ne pouvant écarter de mon cœur une trop diére image, je m'ef-
forçais de la voiler.
Le bruit, les propos que j'entendais, les objets qui frappaient mes
yeux, m'échaufl'èrent insensiblement : mes deux voisines ne cessaient
de me faire des agaceries, qui furent enfin poussées trop loin pour me
laisser de sang-froid. Je sentis que ma têle s'embarrassait : j'avais tou-
jours bn mou vin fort trempé, j'y mis plus d'eau encore, et enfin je
m'avisaide la boire pure.
Alors seulemenl je m'a-
perçus que celte eau ' . li'
prétendue était du vin
lilanc, et que j'avais élé
trompé tout le long du
repas. Je ne Ils point
des plaintes qui ne m'au-
raient attiré que des rail-
leries. Jecessaideboire.
Il n'était plus temps; le
mal était fait. L'ivresse
ne tarda pas à m'oter le
peu de connaissance qui
me restait Je fus sur-
pris, en revenant à nmi,
de me trouver dans un
cabinet reculé, entre les
bras d'une de ces créa-
tures, et j'eus au nième
instant le désespoir di'
me sentir aussi cou|ialile
que je pouvais l'être...
J ai fini ce récit af-
freux : qu'il ne souille
plus les regards ni ma
mémoire. 0 loi dont
j'attends mon jugement,
l'implore la rigueur.'je
la mérite. (Juel que soit
mon châtiment , il me
sera moins cruel que le
souvenir de mon crime.
LETTRE XXVII.
Rassure/.-vous sur la
crainte de m'avoir irri-
tée ; voire lellre m'a
donné plus de doulciu'
que de colère. Ce n'est
pas moi, c'est vous que
vous avez offensé par
un désordre auquel le
cœur n'eut point de part.
Je n'en suis que plus af-
fligée : j'aimerais mieux
Juhc ;iu flicvcl du lit de sa i
vous voir m'outrager que vous avilir, et le mal que vous vous faites est
le seul que je ne puis vous pardonner.
A ne regarder que la faute dont vous rougissez, vous vous trouvez
bien plus coupable (pie vous ne l'êtes, et je ne vois guère en cette occa-
sion que de l'imprudence à vous reprocher : mais ceci vient de plus loin
et tient à une plus profonde racine, que vous n'apercevez pas, et qu'il
laul que l'amitié vous découvre.
Votre première erreur est d'avoir pris une mauvaise route en entrant
dans le monde : plus vous avancez, plus vous vous égarez; et je vois
en frémissant que vous êtes perdu si vous ne revenez sur vos pas. Vous
vous laissez conduire insensibleineul dans le piège quej'avais craint.
Les grossières amorces du vice ne pouvaient d'abord vous séduire; mais
la mauvaise compagnie a commencé par abuser votre raison pour cor-
rompre votre vertu, et fait déj4 sur vos mœurs le premier essai de ses
maximes.
Quoique vous ne m'ayez rien dit en particulier des habitudes que vous
vous êtes faites à Paris, il est aisé de juger de vos sociétés par vos
lettres, et de ceux qui vous montrent les objets par votre manière de
les voir. Je ne vous ai point caché combien j'étais peu contente de vos
relaiions : vous avez continué sur le même ton, et mon déplaisir n'a
fait qu'augmenter. En vérité l'on prendrait ces lettres pour les sar-
casmes d un pelit-maitre plutiJt que pour les relations d'un philosophe,
et l'on a peine à les croire de la même main que celles que vous
m'écriviez autrefois. Quoi ! vous pensez étudier les hommes dans les
petites manières de quelques coteries de précieuses ou de gens dés-
œuvrés; et ce vernis extérieur et changeant, qui devait à peine frapper
vos yeux, fait le fond de toutes vos remarques! Etait-ce la peine de
recueillir avec tant de soin des usages et des bienséances qui n'existe-
ront plus dans dix ans d'ici, tandis que les ressorts éternels du cœur
humain, le jeu secret et durable des passions, échappent à vos recher-
ches? Prenons votre leltre sur les femmes, qu'y trouverai-je qui puisse
m'apprendre à les con-
naître? Quelque descrip-
tion de leur parure, diiiil
tout le monde est in-
struit; quehpies obsci-
valioiis malignes sur km
niaiiicrc de se mettre cl
de se iireseulcr, quelijin'
idée du d(;s(irilro d'iiii
petit nombre . injuslc-
ment généralisée : com-
me si tous les sentiments
honnêtes élaient éteints
à Paris, et que toutes les
femmes y allassent en
carrosse et aux premiè-
res loges! M'avez-vous
rien dit qui m'instruise
solidement de leuis
goûts, de leurs maximes,
de leur vrai caractère?
et n'esl-il pas bien étran-
ge qu'en parlant des
femmes d'un pays , un
homme sage ait oublié
ce (|iii leçaide les soins
(l(iiiii>iii|iii> et l'éduea-
ii(iiiilesciir:iiiis?Lascule
chose qui semble être
de vous dans toute celle
lettre, c'est le plaisir
avec leipicl vous louez
leur bon naturel et (|ui
fait honneur au vôtre ;
encore n'avez-vous fait
en cela que rendre jus-
tice au sexe en général :
et dans quel pays du
monde la douceur et la
(iiiuniiséralion ne sont-
elles lias r:iiiiiable par-
lage (les femmes?
Quelle différence de
tableau si vous m'eussiez
peint ce que vous aviez
vu plui()t (|ue ce qu'on
vous avait dit , ou du
moins que vous n'eussiez
consulté que des gens
sensés ! Faut-il que vous,
qui avez tant pris de
soins à conserver votre
jugement, alliez le per-
dre comme de propos
délibéré dans le commerce d'une jeunesse inconsidérée, qui ne cherche,
dans la société des sanes, qu'à les séduire, et non pas à les imiter ! Vous
K-aidez a (le fausses ( ouveiiaiK es d'âge qui ne vous vont point, et vous
oiililie/ celles de lumières et de raison qui VOUS sont essentielles. Mal •
gie Uiiii voiie cniiioiieiiicni , vous êtes le plus facile des hommes; «H,
malgré la maturiié de votre esprit, vous vous laissez tellement conduire
par ceux avec qui vous vivez , que vous ne sauriez fréquenter des gens
de votre âge sans en descendre et redevenir enfant. Ainsi vous vous
dégradez en pensant vous assortir, et c'est vous mettre au-dessous de
r vous-même que de ne pas choisir des amis plus sages que vous.
Je ne vous reproche point d'avoir été conduit sans le savoir dans une
LA NOUVFXLE HÉLOISE.
VA
!ii:iisi)ii (It>li()iiiii'i(; ; mais je vous reproche d'y avoir étii ((HKliiii par de
jiiMiis ollli icis (|iii' vous ne deviez pas coriiiailre, ou du llll)ill^ :iii\(iuels
vous ui; dcvic/. pas laisser diriger vos auuisemenls. (jiiaiil au pinjcl de
les raiiieuer à vos principes, j'y trouve plus de /.élc (|ue de pi uili'oce ; si
vous éles trop sérieux pour être leur camarade , vous êtes trop jeune
pour èire leur Mentor, et vous ne devez vous mêler de réformer auirui
(|ue (|uaud vous n'aurez plus rien à l'aire en vous-même.
Une seconde faute plus grave encore el beaucoup moins pardoiuiable
est d'avoir pu passer volontairement la soirée dans un lieu si peu digne
de vous, et de n'avoir pas fui dès le premier instant où vous avez connu
dans (|uel!e maison vous étiez. Vos excuses là-dessus sont pitoyables.
// était trop tard pour s'en dédire! comme s'il y avait qucltpie espèce
de bicnsi^ance en de pareils lieux , ou «pie la bienséance dût jamais
l'emporter sur la vertu, et qu'il fût jamais trop tard pour s'empêcher de
mal faire ! Quant à la sécurité que vous tiriez d(; votre répugnance, je
n'en dirai lien, l'événement vous a montré couibieu elle était fondée.
Parlez i)Ilis franclieuient à celle qui sait lire dans votie coeur; c'est la
lioiile qui vous retint. Vous craignîtes qu'on ne. se mocpiàt de vous en
soiiaiil ; u]i uioiiient de buée vous (it peur, et vous aimâtes nii<'ii\ vous
exposer aux reiuoids qu'à la raillerie. Savez-vous bien (pielle maxiiiK^
vous suivîtes en cette occasion'.' celle qui la première introduit le vice
dans une âme bien née, étouffe la voix de la conscience par la clameur
piilili(pie, et réprime l'audace de bien faire par la crainte du blàtiie.
Tri vaincrait les leiilalions rpil siierouilie aux mauvais exeuqiles : tel
ruii^il d l'Ii-e iModcsle el devienl elIVoiilc par honte; et cette mauvaise
iKjule COI roiiqit plus de cœurs lioiuiètes ipie les mauvaises inclinations.
Voilà surtout de quoi vous avez à préserver le votre ; car, qiuji que vous
lassiez , la crainte du ridicule que vous méprisez vous domine pourtant
maigni vous. Vous braveriez plutôt cent périls (pi'inie raillerie , el l'on
ne vit jamais lant de timidité jointe à inie àine aussi intii'pide.
Sans vous étaler coiilre ee di'l'aut des préeeples de morale iine vous
savez mieux i\uv moi , je me eonlenterai de vous proposer un moyeu
pour vous en garanlir, plus facile el plus sur peiit-èire que lous les rai-
soiioemeuts de la philoso|diie: c'est de faire dans votre esprit une le-
-cic iranspositioii de temps, et d'anticiper sur l'avenir de quelques nn-
iihics. Si , dans ce malheureux souper, vous vous fussiez fortiiié contre
un luslanl de moquerie de la part des convives par l'idée de l'état où
Milri' aille allail cire silol cpie vous seriez dans la rue; si vous vous fiis-
sic/ rciiresciité le eoiilciileiiieiil iiilérieur d'échapper aux pièges du vice,
l'avaiilane de prendre d'abord celle liahiliide de vaincre qui en facilite
le pouvoir, le plaisir que vous eût donne la coiisciciK c de \olre victoire,
celui de me la décrire , celui que j'en aurais reçu moi-même , esl-il
croyable que tout cela ne l'eût pas emporté «nr une répugnance d'un
instant, à laquelle vous n'eussiez jamais cédé si vous en aviez envisagé
les suites '.' Encore, qu'est-ce que cette répugnance qui met un prix aux
raillei ies de gens dont l'estime n'en peut avoir aucun '.' Infailliblement
celle K ll( \ion vous eût sauvé: pour un moment de mauvaise honte,
nue houle beaucoup plus juste , plus durable, les regrets, le danger;
et , pour ne rien dissimuler, votre amie eût versé quel(|ues larmes de
moins.
I.a lî'ccptiou sur rescilier. — it-t. x\
Vous voiilùles , dites vous, melire à prolit celle soirée pour voire
foui lion d observaleiir. Quel soin! ipiel eiiipl<iil (jue vos excuses nie
font rougir de vous ! Ne serez-vous point aussi curieux d'observer ini
joui lis voleurs dans leurs cavernes, et de voir comment ils s'y pren-
nent pour dévaliser les passants.' Ignorez-vous qu'il y a des objets si
odieux qu'il n'est pas même permis à l'homme d'honneur de les voir, el
que l'indignation de la vertu ne peiil supporter le spectacle du vice .' Le
sage observe le désordre public qu'il ne peut arrêter; il l'observe, et
montre sur son visage atlrislè la douleur ipi'il lui cause; mais, quant
aux désordres particuliers, il s'y oppose, ou deioiii ne les yeux de peur
qu'ils ne s'autorisent de sa présence D'ailleurs , etait-il besoin de voir
de pareilli's socieh's pour juger de ce cpii s'y (lasse et des discours qu'on
v liiiil? l'oiii moi, sur leur si'iil objet plus que sur le peu que vous m'en
.'ive/, dit je devine ais<iiieiil loiil le icsie; et l'idée des plaisirs qu'on
V trouve nie fait coiuiailre assez les ;;ens (]ui les cherchent.
Je ne sais si voire coiiiiiioile philosophie adopte déjà les maximes
qu'on dit établies dans les grandes villes pour tolérer de semblables
lieux ; mais j'espère au moins que vous n'êtes pas de ceux qui se mé-
prisent assez pour s'en permelire l'usage , sous prétexte de je ne sais
quelle chimérique nécessité qui n'est connue que des gens de mauvaise
vie : comme si les deux sexes elaieni, sur ce point, de nature diffé-
rente , et ipie dans l'abseuee ou le célibat il fallût à Ihonnête homme
des ressources dont l'honnête femme n'a pas besoin! Si celte erreur ne
vous mène pas chez des prostituées, j'ai bien peur qu'elle ne continue
à vous égarer vous-même. Ah 1 si vous voulez être méprisable, soyez-le
62
LA NOL'VELLE HÉLOISE.
au moins sans prétcxtf,'et n'ajoutez point le mensonge à la crapule.
Tous ces pi'élemliis besoins n'ont point leur source clans la liaiuro, mais
dans la volunlaire dépravation des sens. Les illusions même de l'amour
se purilieiit dans un cœur cliaste, et ne corronipeni qu'un cœur déjà
corrompu : au contraire, la pureté se soutient par elle-même; les désirs
toujours réprimes s'accoulumeut à ne pins renaître, et les tentations
ne se multiplient que par riial)ilude d'y succomber. L'amitié m'a l'ait
snnnonler deux l'ois ma répugnance à traiter uu pareil sujet : celle-ci
sera la dernière; car à quel titre espérerais-je obtenir de vous ce que
vous aurez refusé à riimmèteté, à l'amour, et à la raison?
Je reviens au point important par lequel j'ai commeueé cette lettre.
A vingl-iui ans vous m'écriviez du Valais des descriptions graves et ju-
dicieuses; à vingt-cinq vous m'envoyez de Paris des colilicliets de lettres,
oîi le sens et la raison sont partout sacrifiés à un certain tour plaisant ,
fort éloigné de votre caractère. Je ne sais comment vous avez fait;
mais, depuis que vous vivez dans le séjour des talents, les vôtres pa-
raissent diminués; vous aviez gagné chez les paysans, et vous perdez
(larmi les lieaux esprits. Ce n'est pas la faute du pays où vous vivez,
mais des connaissances que vous y avez faites ; car il n'y a rien qui de-
mande tant de choix que le mélange de l'excellent et du pire. Si vous
voidez étudier le monde , fréquentez les gens sensés qui le connaissent
par une longue expérience et de paisibles observations , non de jeunes
étourdis qui n'en voient que la superficie, et des ridicules qu'ils font
eux-mêmes. Paris est |ilein de savants accoutumés à réflécliir, et à qui
ce grand théâtre eu ollrc tous les jours le sujet. Vous ne me ferez point
croire quex;tïS liommes graves et slu, lieux vont courant comme vous de
maison en maison, de coterie m foleiie, pour amuser les femmes et
les jeunes gens , et mettra; toute la pliiloxipliie en babil. Ils ont trop de
dignité pour avilir ainsi leur état, prostilner Icm's talents, et soutenir,
par leur exemple, des mœurs cpi'ils devraient corriger. (Juand la plupart
le feraient, sûrement plusieurs ne le font point, et c'est ceux-là que
vous devez rechercher.
N'est-il pas singulier encore que vous donniez vous-même dans le
défaut que vous reprochez aux modernes auteurs comi(|ues; que Paris
ne soit plein pour vous que de gens de condition ; que ceux de votre
étal soient les seuls dont vous ne parliez point? comme ti les vains pré-
jugés de la noblesse ne vous coûtaient pas assez cher pour les haïr, et
que vous crussiez voiis dégrader en fré(|uenlani dlionnètcs bourgeois,
ipii sont peut-être l'ordre le plus respectable du pays où vous êtes ! Vous
avez beau vous excuser sur les connaissances de nùlord Edouard; avec
celles-là vous en eussiez bientôt fait d'auiies dans un crdre inférieur.
Tant de gens veulent monter, qu'il est touj<uirs aisé de descendre; et,
de voire propre aveu, c'est le seul moyen de conuaîiro les véritables
mœurs d'un peuple, que d'étudier sa vie privée dans les états les plus
nombreux ; car s'arrêter aux gens qui représentent toujours c'est ne
voir que des comédiens.
Je voudrais que votre curiosité allât plus loin encore. Pourquoi, dans
une ville si riche, le bas peuple est-il si miséiable, tandis que la misère
extrême est si rare parmi nous, où l'on ne voit point de millionnaires?
Cette question , ce nie semlile, est bien digne de vos recherches ; mais
ce n'est pas chez les gens avec qui vous vivez que vous devez vous at-
tendre à la résoudre. C'est dans les appartements dorés qu'un écolier
va prendre les airs du monde ; mais le sage en apprend les mystères
dans la chaumière du pauvre. C'est là qu'on voit sensiblement les obs-
cures manoeuvres du vice, qu'il couvre de paroles fardées au milieu
d'un cercle : c'est là qu'on s'instruit par quelles iniipiilés secrètes le
puissant et le riche arrachent un reste de pain noir à l'opprimé qu'ils
feignent de plaindre en public. Ah ! si j'en crois ims vieux militaires,
que de choses vous apprendriez dans les greniers d'un cinquième étage,
qu'on ensevelit dans un profond secret dans les hôtels du faubourg
Saint-Germain ! et que tant de beaux parleurs seraient confus, avec
leurs feintes maxinies d'humanité, si tous les malheureux qu'ils ont
faits se présentaient pour les démentir !
Je sais qu'on n'aime pas le spectacle de la misère qu'on ne peut sou-
lager, et que le riche même détourne ses yeux du pauvre qu'il refuse
de secourir ; mais ce n'est pas d'argent sculenieul qu'ont besoin les in-
fortunés, et il n'y a que les paresseuv de bien faire (pii ne sachent faire
du bien que la bourse à la main. Les consolations, les conseils, les soins,
les amis, la protection, sont autant de ressources que la commisération
vous laisse, au défaut des richesses, pour le soulagement de l'indigent.
Souvent les opprimés ne le sont que |>arce qu'ils mani|uenl d'organe
pour faire entendre leurs plaintes. 11 ne s'agit quehpiefois que d'un mot
qu'ils ne peuvent dire, d une raison qu'ils ne savent point exposer, de
la porte d'un grand qu'ils ne peuvent franchir. L'intrépide appui de la
vertu désintéressée snl'lit pour lever une inliuité d'obstaelts. et l'élo-
quence d'un lioniine de bien peut effrayer la tyrannie an milieu de toute
sa puissance.
Si vous voulez donc être homme en effet, apprenez à redescendre.
L'humanité coule une eau pure et salutaire, et va fertiliser les lieux bas;
elle cherehe toujours le niveau ; elle laisse à sec ces roches arides qui
nienaceni la campEgne, et ne donnent qu'une ombre nuisible ou des
éclats poin' écraser leurs voisins.
Voilà, nuin ami. comment o[i lire parti du présent en s'inslriiisant
pour l'avenir, et connnent la bonté met d'avance à profil les leçons de
la sagesse, afin que, quand les lumières acquises nous resteraient inu-
tiles, on n'ait pas pour cela perdu le temps employé à les acquérir. (Jaj
doit vivre parmi des gens en place ne saurait prendre trop de préser*
valifs contre leurs maximes empoisonnées, et il n'y a que l'exercice
continuel de la bienfaisance qui garantisse les meilleurs cœurs de la
contagion des andiitieux. Essayez, croyez-moi, de ce nouveau genre d'é-
tudes ; il est plus digne de vous que ceux que vous avez embrassés : et
comme l'esprit s'étrécit à mesure que l'àme se corronqil, vous sentirez
bientôt, au contraire, combien l'exercice des sublimes vertus élève et
nourrit le génie, combien un tendre iniérêt aux malheurs d'auirui sert
mieux à en trouver la source, et à nous éloigner en tout sens des vices
qui les ont produils.
Je vous devais toute la franchise de l'amitié dans la situation critique
où vous me paraissez être, de peur qu'un second pas vers le désordre
ne vous y plongeât enlin sans retour, avant que vous eussiez le temps de
vous reconnaître. Maintenant je ne puis vous cacher, mon ami, com-
bien votre prompte et sincère confession m'a touchée ; car je sens
combien vous a coûté la honte de cet aveu, et par conséquent combieil
celle de votre faute vous pesait sur le cœur. Une erreur involontaire^*
pardonne et s'oublie aisément. (Juant à l'avenir, retenez bien celte
maxime dont je ne me départirai point : Qui peut s'abuser deux fois en
pareil cas ne s'est pas même abusé la prendère.
Adieu, mon ami : veille avec soin sur la santé, je t'en conjure, et
songe (pi'il ne doit rester aucune trace d'un crime que j'ai pardonné.
P. S. Je viens de voir entre les mains de M. d (libe des copies de plu-
sieurs (le vos lettres à milord Edouard, qui m'obligenl à rétracter uin'
partie de mes censures sur les matières et le si vie de vos observations.
Celles-ci traitent, j'en conviens, de sujets importants, et me paraissent
pleines de rellexions graves et judicieuses, tlais, en revanche, il est
clair que vous nous dédaigne/beaucoup, ma cousine et moi, ou que
vous faites bien peu de cas de noire estime, en ne nous envoyant que
des relations si propres à l'altérer, tandis que vous en faites pour vo-
tre ami de beaucoup meilleures. C'est, -ce me semble, assez mal ho-
norer vos leçons, que de juger vos écolières indignes d'admirer vos
talents; et vous devriez feindre, au moins par vanité, de nous croire
capables de vous entendre.
J'avoue que la politique n'est guère du ressort des femmes; et mon
oncle nous en a taiu ennuyées, que je comprends comment vous avez
pu craindre d'en faire autant. Ce n'est pas non plus, à vous parler fran-
chement, l'étude à laquelle je donnerais la prélérenee ; son utilité est
tiop loin de moi pour me toucher beaucoup, et ses lumières sont trop
sublimes pour l'r:q)per vivement mes yeux. Obligée d'aimer le gouverne-
ment sous lequel le ciel m'a fait naître, je me soucie peu de savoir s'il
en est de meilleurs. De quoi me servirait de les connaître, avec si peu
de pouvoir pour les établir? et pourquoi contristerais-je mon âme à con-
sidérer de si grands maux où je ne peux rien , tant que j'en vois d'au-
tres autour de moi qu'il m'est permis de soulager? mais je vous aime;
et l'iniérêt que je ne prends pas aux sujets, je le prends à l'auteur qui
les traite- Je recueille avec une tendre admiration tontes les preuves de
votre génie ; et. fière d'un mérite si digne de mon cœur, je ne demande
à l'amour qu'autant d'esprit qu'il m'en faut pour sentir le vôtre. Ne me
refusez donc pas le plaisir de connaître et d'aimer tout ce que vous
faites de bien. Voulez-vous me donner l'humiliation de croire que, si le
ciel unissait nos destinées, vous ne jugeriez pas votre compagne digne
de penser avec vous?
LETTUE XXVIII.
Tout est perdu ! tout est découvert ! je ne trouve plus tes lettres dans !
le lieu où je les avais cachées. Elles y étaient encore hier au soir. Elles '
n'ont pu être enlevées que d'aujourd'hui. Ma mère seule peut les avoir
surpi ises. Si mon père les vint, c'est fait de ma vie ! Eh ! que servirait
qn'd ne les vît pas, s'il faut renoncer...? .\h Dieu ! ma mère m'envoie
appeler. Où fuir? couunent soutenir ses regards** Que ne puis-je me ca-
cher au sein de la terre!... Tout mon coips tremble, et je suis hors
d'état de faire un pas ..l.abonic, 1 humiliation, les cuisants reproch'-s...
j'ai tout mérité, je supporterai tout. iVlais la douleur, les larmes d'une
mère éplorée... ô mon cœur, quels déchirements!... Elle m'attend, je
ne puis tarder davantage .. Elle voudra savoir... Il laudra tout dire. Re-
gianino sera congédié. Ne m'écris plus jusqu'à nouvel avis... Qui sait
si jamais....? Je pourrais.... quoi ! mentir! mentir à ma mère!.... Ah!
s'il faut nous sauver par le mensonge, adieu 1 nous sommes perdus!
LA NOUVELLE HÉLOISE.
63
TROISIEME PARTIE
LETTIIE l'ItEMlEIllî.
DE SlAMAME 11 OIIIIE.
Que de maux vous cause/, à ceux qui vous aiuient ! (Jue de pleurs
vous avez déjà fait couler dans une famille infortunée dont vous seul
troublez le repos! Craignez d'ajouter le deuil à nos larmes; craignez
que la MU)rt d'une mère allligéc ne soit le dernier effet du poison que
vous versez dans le cœur de s;i lille, i-t (pi'un amour désordonni- ne
devienne enlin pour vous-niènu; la source d'un lemords éternel. L'a-
mitié m'a l'ait supporter vos erieurs tant (pi'uneondjre d'espoir pouvait
les iiouriir; mais comment tolérer une vaine constance que l'iionneur
et la raison <()nilaiiinent, et qui, ne pouvant plus causer que des mal-
heurs et des peines, ne mérite que le nom d'obstination?
Vous savez dr (piclle manière le secret de vos feux, dérobé si long-
temps aux soupçons de ma tante, lui fut dévoilé par vos lettres. Qucl-
((ue sensible que soit un tel coup à cette mère tendre et vertueuse,
moins irritée contre vous que contre elle-même, elle ne s'en prend
qu'à son aveugle négligence ; elle déplore sa fatale illusion : sa plus
cruelle peine est d'avoir pu trop estimer sa fille, et sa douleur est pour
Julie un châtiment cent fois pire que ses reproches.
L'accablement de cette pauvre cousine ne saiwait s'imaginer. Il faut
le voir pour le comprendre. Son creur semble étouffé paV l'arilii lion,
ei l'excès des sentiments qui l'oppressent lui donne un air de <.in\n-
dilé plus effrayante que des cris aigus. Elle se tient jour et nuit à ge-
noux au chevet de sa mère, l'air morne, l'œil fixé en terre, gardant un
profond silence, la servant avec plus d'attention et de vivacité que ja-
mais, puis retond)anl à l'instant dans un état d'ancanlisscuicnt (pii la
ferait prendre pour une autre persomie. Il est ins-ilair que c'est la
maladie de la mère qui soutient les foices de la lille : et nj l'ardeur de
la xrvir n'animait son zèle, ses \i\>\ éteints, sa pâleur, son extrême
allaitement, me feraient eraindri' qu'elle n'eût grand besoin [lour elle-
même d(' tous les soins qu'elle lui rend. Ma tante s'en aper(,'oit aussi ;
et je vois, à l'inquiéiude avec laquelle elle me recommando en parti-
culier la sanié de sa lille, combien le cœur combat de part et d'autre
contre la gène qu'elles s'imposent, et combien on doit vous haïr de
triiidiler une union si charmante.
dette contrainte augmente encore par le soin de la dérober aux yeux
d'un père emporté, auquel une mère tremblante pour les jours de sa
(ille veut cacher ce dangereux secret. On se fait une loi de garder en
sa présence l'ancienne familiarité; mais si la tendresse maternelle pro-
fite avec plaisir de ce prétexte, une fille confuse n'ose livrer son cœur
à des caresses iin'clle croit feintes, et qui lui sont d'autant plus cruelles
qu'elles lui sciaient doiires si elle osait y compter. En recevant celles
de son père, elle regarde sa mère d'un air si tendre et si humilié qu'on
voit son Cd'ur lui dire par ses yeux : Ah I que ne suis-je digne encore
d'en recevoir autant de vous!
Madame d'Etauge m'a prise plusieurs fois à part; et j'ai connu faci-
lemeni , à la douceur de ses réprimandes et au ton dont elle m'a pai lé
de vous, que Julie a fait de grands elforts pour calmer envers nous sa
trop juste indignation, el qu'elle n'a rien épargné poumons justifier
l'un et l'autre à ses dépens. Vos lettres mêmes portent, avec le carac-
tère d'un amour excessif, une sorte d'excuse qui ne lui a pas échappé ;
lie vous reproche moins l'abus de sa confiance qu'à elle-même sa
implicite à vous l'accorder. Elle vous estime assez pour croire qu'aii-
n aulre homme à votre place n'eût mieux résisi(' (pie \oii> ; elle s'en
1 nd de vos fautes à la vertu même. Elle conçoil niaiiilriiaiil , dit-elle,
i|ue c'est (lu'une probité trop vantée, qui n'empêc lie point un hon-
te liomnie amoureux de corronqire, s'il peut, u.ie lille sage, et de
éslionoiir sans scrupule toute une lainille pour satisfaire un moment
fureur. Mais que sert de revenir sur li' passé? Il s'agit de cacher
ous un voile ('leniel cet odieux mystère, d'en effacer, s'il se peut, jus-
u'au moindre veslii^e, d <le seconder la bonté du ciel qui n'en a point
■ de lenioigiiage sensible. Le secret est concentré enire six per-
onnes sûres. Le repos de tout ce que vous avez aimé, les jours dune
leie au désespoir, l'honucur d'une maison respectable, votre propre
■riii, tout dépend de vous encore ; tout vous jnescrit votre devoir :
)ns pouvez réparer le mal que vous avez l'ail; vous pouvez vous ren-
'(■ digne de .lulie. et justifier sa faute en renonçant à elle; et si votre
o nr ne ma point trompée, il n'y a plus que la grandeur d'un tel sa-
riliee qui puisse répouilre à celle de l'amour rpii l'exige. Fondée sur
estime (pie j eus toujouis pour vos seutiments, et sur ce ijue la plus
endre union qui fut jamais lui doit ajouter de force, j ai promis en
votre nom tout ce que vous devez tenir : osez me démentir si j'ai trop
présumé de vous, ou soyez aujourd'hui ce que vous devez être. Il faut
immoler votre maîtresse ou votre amour l'un à l'autre, el vous mon-
trer le plus lâche ou le plus vertueux des hommes.
Cette mère infortunée a voulu vous écrire ; elle avait même com-
mencé. 0 (liiii ! (jiie de coups de poignard vous eussent portés ses
plaintes amiresl ipie ses tuuchanis reproches vous eussent déchiré le
cœur! Que ses bunibles prières vous eussent pénétré de honte ! J'ai mis
en pièces cette leltrc accablante que vous n'eussiez jamais supportée :
je n'ai pu soufirir ce comble d'horreur de voir une mère humiliée de-
vant le séducteur de sa lille : vous êtes digne au moins (pi'on n'emploie
pas avec vous de pareils moyens, faits pour lléchir des monstres, el
pour faire mourir de douleur un homme sensible.
Si c'était ici le premier effort que l'amour vous eût demandé, je pour-
rais douter du succès, et balancer sur l'estime qui vous es duc^: mais
le sacrifice que vous avez fait à fhonneur de Julie en quittant ce pavs
m'est garant de celui que vous allez faire à son rep(js en rompant
un commerce iuutile. Les prenners actes de vertu sont toujours It s
plus iiénibles, et vous ne perdrez point le prix d'un effort qui vous a
tant coûté, en vous obstinant à soutenir une vaine correspondance
dont les risques sont terribles pour votre amante, les dédoinmage-
menls nuls pour tous les deux, el qui ne fait que prolonger sans fruit
les tourments de l'un et de l'autre. N'en doutez plus, cette Julie qui
vous fut si chère ne doit être rien à celui qu'elle a tant aimé : vous
vous dissimulez en valu vos malheurs ; vous la perdîtes au inumeut que
vous vous séparâtes d'elle, on plutôt le ciel vous l'avait oiée même
avant qu'elle se donnât à vous; car son père la promit dès sou retour:
et vous savez trop que la parole de cet homme inflexible est irrévoca-
ble. De quelque manière que vous vous comp(jrtiez, l'invincible sort
s'oppose à vos vœux, et vous ne la posséderez jamais. L'unique choix
qui vous reste à faire est de la précipiter dans un abime de malheurs
et d'opprobres, ou d'honorer en elle ce que vous avez adoré, et de
lui rendre, au lieu du bonheur perdu, la sagesse, la paix, Ja sûreté du
moins dont vos fatales liaisons la privent.
(Jue vous seriez attristé , que vous vous consumeriez en regrets,
si vous pouviez contempler l'éiat actuel de celte malheureuse amie,
et l'avilissement on la réduisent le remords el la honte I Que son lus-
tre est terni ! que ses grâces sont languissantes ! que tous ses senti-
ments si charmants et si doux se fondent tristement dans le seul qui
les absorbe ! L'amitié même en est attiédie ; à peine partage-l-elle en-
core le plaisir que je goûte à la voir; et son cœur malade ne sait plus
rien sentir que l'amour el la douleur. Hélas! qu'est devenu ce carac-
tère aimant et sensible, ce goût si pur d'S choses honnêtes, cet inté-
rêt si tendre aux peines el aux plaisirs d'autriii'.' Elle est encore, je l'a-
voue, douce, généreuse, compaiissanle; l'aimable habitude de bien
faire ne saurait s'effacer en elle : mais ce n'est plus qu'une habitude
aveugle, un goût sans réftexion. Elle fait toutes les mêmes choses, mais
elle ne les fait plus avec le même zèle ; ces sentiments sublimes se
sont alfaiblis, celte llamine divine s'est amortie : cet ange n'est plus
qu'une femme ordinaire. .\h ! quelle àiue vous avez ôté à la vertu!
LETTIIE 11.
DE l'a.MANT de JDLIE A M.VDAME D'ÉTAMiE.
Pénétré d'une douleur ipii doit durer autant que moi. je me jette à
vos pieds, madame, non pour v(ms marquer un repentir qui ne dépend
pas de mon cipnr, mais pour expier un crime involontaire en renon-
çant à tout ce qui pouvait faire la douceur de ma vie. Comme jamais
sentimenls humains n approchèrent de ceux que m'inspira votre ado-
rable lille, il II y eui jamais de sacrifice égal à celui (pie je viens
faire à la plus respeeiable des mères : mais JÎilie m'a Iiiip appris com-
ment il l'aiii immoler le lionheiir au devoir, elle m'en a trop courageu-
senieut donné le\eiii|ile, |iour (pi'aii moins une fois je ne sache pas
l'imiter. Si mon siiiig siirii>ail pour L'iiérir vos peines, je le verserais
en silence, et me plaindrais de ne vous donner qu'une si faible preuve
de mon zèle : mais briser h; plus doux, le plus pur. le plus sacré lien
qui jamais ait uni deux co'uis. ah! c'est iiu effort que l'univers en-
tier ne m'eût pas fait faire, et ipi'il n'appartenait qu'à vous d'obtenir.
Oui, je promets de vivre loin d'elle aussi longtemps que vous lexi-
gerc«; je m'abstiendrai de la voir et de lui écrire : j'en jure par vos
jours précieux, si nécessaires à la conservaliou des siens. Je me sou-
mets, non sans effroi, mais sans murmure, à tout ce que vous daigne-
rez ordonner d'elle et de moi. Je dirai beaucoup plus encore ; son bon-
heur peut me consoler de ma misère, el je mourrai content si vous
lui donnez un époux digne d'elle. .\h ! qu'on le trouve, et qu'il m'ose
dire : Je saurai mieux l'aimer que toi ! Hladame. il aura vainement tout
ce (|ui me manque ; s'il n'a mon cu'iir. Il n'aura rien pour Julie: mais je
n'ai (pie ce cœur honnête et tendre. Ilelas! je n'ai rien non plus. L'a-
moilr, qui rapproche tout, n'élève point la personne : il n'élève que
les seniiraeuts. Ah ! si j'eusse osé n'écouler que les miens pour vous,
64
LA NOUVELLE HÉLOISE.
combien de l'ois, en vous pariant, nu» bouclie eût prononcé le dons nom
de nièrt! !
Daignez vous confier à des serments qui ne sont point vains, et à un
homme qui n'est point trompeur. Si je pus un jour abuser de votre es-
time, je m'abusai le premier moi-même. Mon cœur sans expérience
ne connut le danger que quand il n'était plus temps de fuir, et je n'a-
vais pomt encore appris de votre tille cet art cruel de vaincre l'amour
par lui-même, (|u'elle m'a depuis si bien enseigné. Bannissez vos crain-
tes, je vous en conjure. Y a-t-il quelqu'un au monde à qui son repos,
sa félicité, son honneur, soient plus cliers qu'à moi ? Non : ma parole
et mon co'ur vous sont garants de rençMtiiMucni que je prends au nom
de mon illustre ami comme au mien. Nulle imlisc léiion ne sera com-
mise, siiyez-en sûre; et je rendrai le deruii-r soupir sans qu'on sache
quelle douleur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous consume,
et dont la mienne s'aigrit encore ; essuyez des pleurs qui m'arrachent
l'àine, rétablissez votre santé ; rendez à la plus tendre fille qui fut ja-
mais le bonheur auquel elle a renoncé pour vous ; soyez vous-même
heureuse par elle ; vivez enfin pour lui faire aimer la vie. Ah I malgré
les erreurs de l'amour, être mère de Julie est encore un sort assez beau
pour se féliciter de vivre.
LETTRE m.
DE L'aMAST de JULIE A MADAME d'oRBE, E9 LUI ESVOyAλ! LA LETTRE
PIIÉCÉDENIE.
Tenez , cruelle, voilà ma réponse En la lisant, fondez en larmes, si
vous connaissez mon cunir, et si le vôtre est sensible encore ; mais
surtout ne m'accablez plus de celte estime impitoyable que vous me
vendez si cher, et dont vous faites le tourment de ma vie.
Votre main barbare a donc osé les rompre, ces doux nœuds formés
sous vos yeux presque dès l'enfance, et que votre amitié semblait par-
tager avec tant de plaisir ! Je suis donc aussi malheureux que vous le
voulez et que je puis l'élre ! Ah ! connaissez-vous (ont le mal que vous
me faites ? Sentez-vous bien que vous m'arrachez l'àme, que ce que
vous m'ôtez est sans dédommagement, et qu'il vaut mieux cent fois
mourir que de ne plus vivre l'un pour l'autre ? Que me parlez-vous du
bonheur de Julie? en peut-il être sans le contentement du cœur? Que
me parlez-vous du danger de sa mère ? Ah ! qu'est-ce que la vie d'une
mère, la mienne, la votre, la sienne même, qu'est-ce que l'existence
du monde entier auprès du sentiment délicieux qui nous unissait ? In-
sensée et farouche vertu ! j'obéis à ta voix sarjs mérite ; je t'abhorre en
faisant tout pour toi. Que sont tes vaines consolations contre les vives
douleurs de l'àn)e ! Va, triste idole des malheureux, lu ne fois qu'aug-
menter leur misère en leur ôtant les ressources que la fortune leur
laisse. J'obéirai pourtant; oui, cruelle, j'obéirai : je deviendrai, s'il se
peut, insensible et féroce comme vous. J'oublierai tout ce qui me l'ut
cher au monde. Je ne veux plus entendre ni prononcer le nom de Julie
ni le vôtre. Je ne veux plus m'en rappeler l'insupportable souvenir. Un
dépit, nne rage inflexible m'aigrit contre tant de revers. Une dure opi-
niâtreté me tiendra lieu de courage : il m'en a trop coûté d'être sensi-
ble ; il vaut mieux renoncer à l'humanité.
LETTRE IV.
DE .M.iDAME d'oEBE A l'aMANT DE IVLIE.
\ ous m'avez écrit une lettre désolante ; mais il y a tant d'amour et
de vertu dans votre conduite, qu'elle efface l'amertume de vos plaintes.
Vous êtes trop généreux pour qu'on ait le courage de vous quereller.
Quelque emportement qu'on laisse paraître, quand on sait ainsi s'immo-
ler a ce qu on aime, on mérite plus de louanges que de reproches; et
maigre vos injures, vous ne rae fûtes jamais "si cher que depuis que je
connais si bien tout ce que vous valez.
Rendez grâce à cette vertu que vous erovez haïr, et qui fait plus pour
vous que votre amour même. Il n'y a pas jusqu'à ma tarite que vous
nayez séduite par un sacrifice dont elle sèut tout le prix. Elle n':i pu
hre votre lettre sans attendrissement ; elle a même en la faiblesse de
la laisser voir a sa fille ; et l'elïort qu'a fait la pauvre Julie pour continir
a cette lecture ses soupirs et ses pleurs l'a fait tomber évanouie.
Cette tendre mère, que vos lettres avaient déjà puissanmieni émue,
commence a connaître, par tout ce (lu'clle voit, combien vos deux cœurs
sont hors de la règle commune, et combien votre amour porte un carac-
tère naturel de sympathie que le lenii>s ni les efforts humains ne jau-
raieui eilacer. Llle, qui a si grand besoin de consolation, consolerait
volontiers sa lille, si la bienséance ne la retenait ; et je la vois trop près
d'eu devenir la confidente pour qu'elle ne me pardonne pas de l'avoir
été. Elle s'échappa hier jusqu'à dire en sa présence, un peu indiscrète-
ment peut être : Ah 1 s'il ne dépendait que de moi... Quoiqu'elle se re-
tint et n'achevât pas, je vis, an baiser ardent que Julie imprimait sur
sa main, qu'elle ue l'avait que trop entendue. Je sais même qu'elle a
voulu plusieurs fois parler à sou inflexible époux ; mais, soit danger
d'exposer sa fille aux fureurs d'un père irrité, soit crainte pour elle-
mêine, sa timidité l'a toujours retenue, et sou affaiblissement, ses maux
augmentent si sensiblement, que j'ai peur de la voir hors d'état d'exé-
cuter sa résolution avant qu'elle l'ait bien formée.
IJuoi qu'il en soit, malgré les fautes dont vous êtes cause, cette hon-
nêteté de cœur qui se fait sentir dans votre amour mutuel lui a donne
une telle opinion de vous, qu'elle se fie à la parole de tous deux sur
l'inien n|iii(iu de votre correspondance, et qu'(;lle n'a pris aucune pie-
eaiiiiou |H)iu- veiller de plus près sur sa fille. Eflèclivement, si Julie ue
r(|iiiii(Liil [las à sa confiance, elle ne serait plus digne de ses soins, et
il faudrait vous étouftèr l'un et l'antre^ si vous étiez capables de trom-
per encore la raeifieure des mères et d'abuser de l'estime qu'elle a
pour vous.
Je ne cherche point à rallumer d.ins votre cœur une espérance que
je n'ai pas moi-même; mais je veux vous montrer, comme il est vrai,
que le parti le plus honnête est aussi le plus sage, et que, s'il peut res-
ter quelque ressource à votre amour, elle est dans le sacrifice que l'hon-
neur et la raison vous imposent. Mère, parents, amis, tout est mainte-
nant pour vous, hors un père, qu'on gagnera par cette voie, ou que rien
ne saurait gagner. Quelque imprécation qu'ait pu vous dicter nu nid-
ment de désespoir, vous nous avez prouvé cent fois qu'il n'est point di'
route plus sûre pour aller au bonheur que celle de la vertu. Si l'on y
parvient, il est plus pur, plus solide et plus doux par elle ; si on le man-
que, elle seule peut eu dédommager. Reprenez donc courage ; soye/
homme, et soyez encore vous-même. Si j'ai bleu connu votre cœur, la
manière la plus cruelle pour vous de perdre Julie serait d'être indigue
de l'obtenir.
LETTRE V.
DE JCLIE A SON AMAST.
Elle n'est plus ; mes yeux ont vu fermer les siens pour jamais ; ma
bouche a reçu son dernier soupir ; mon nom fut le dernier mot qu'elle]
prononça ; son dernier regard fut tourné sur moi. Non, ce n'était pas la
vie qu'elle semblait quitter, j'avais trop peu su la lui rendre chère ; c'é-
tait à moi seule qu'elle s'arrachait. Elle me voyait sans guide et sans es-
pérance, accablée de mes malheurs et de mes fautes : mourir ne fut rien
pour elle, et son cœur n'a gémi que d'abandonner sa fille dans cet éiai.
Elle n'eut que trop de raison. Qu'avait-elle à regretter sur la terre?
Qu'est-ce qui pouvait ici-bas valoir à ses yeux le prix immortel de sa
patience et de ses vertus qui l'attendait dans le ciel ? Que lui restait-il à
faire au monde, sinon d'y pleurer mon opprobre ? Ame pure et chasii',
digne épouse et mère incomparable, tu vis maintenant au séjour de la
gloire et de la félicité : tu vis ! et moi, livrée au repentir et an déses-
poir, privée à jamais de tes soins, de tes conseils, de tes douces cares-
ses, je suis morte au bonheur, à la paix, à l'innocence : je ne sens plus
que ta perte ; je ne vois pins que ma honte ; ma vie n'est plus que peine
et douleur. Ma mère, ma tendre mère, hélas I je suis bien plus moiic
que toi I
Mon Dieu ! quel transport égare une infortunée, et lui lait oublier ses
résolutions! Où viens-je verser mes pleurs, et pousser mes gémisse-
ments? C'est le cruel qui les a causés que j'en rends le dépositaire!
C'est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j'ose les déplorer!
Oui, oui, barbare, partagez les tourments que vous me faites souffrir.
Vous par qui je plongeai le couteau dans le sein maternel, gémissez des
maux qui me viennent de vous, et sentez avec moi l'horreur d'un par-
ricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserai-je paraître ausbi mé-
prisable que je le suis ? Devant qui m'aVilirai-je au gré de mes remords ?
Quel autre que le complice de nimi crime pourrait assezle connaître? C'e^t
mon plus insupportable >n|ipli( c de n'être accusée que par mon cœur,
et de voir attribuer au bon nainrel les larmes impures qu'un cuisant re-
pentir m'arrache. Je vis, je vis eu frémissant la douleur empoisonner,
liàter les derniers jours de ma triste mère. En vain sa pitié pour moi
l'empêcha d'en convenir ; eu vain elle affectait d'attribuer le progrés de
son mal à la cause qui l'avait produit ; en vain ma cousine gagnée a
tenu le même langage : rien n'a pu tromper mon cœur déchiré de re-
gret; et, pouf mon tourment éternel, je garderai jusqu'au lombeau
l'alTreuse idée d'avoir abrégé la vie de celle à qui je la dois.
0 vous que le ciel suscita dans sa colère pour me rendre malbeureu-e
et coupable ! pour la dernière fois recevez dans votre sein des larmes
dont vous êtes l'auteur. Je ne viens plus, comme autrefois, partager
avec vous des peines qui devaient nous être communes. Ce sont les
soupirs d'un dernier adieu qui s'échappent malgré moi. C'en est fait,
l'empire de l'amour est éteint dans une àiue livrée au seul désespoir. Je
U NOUVFXLE JIÉLOISE.
65
,1 consacre le reste «le im-s jours a |(liMir<;i- l;i nieillcure des mères; je
saurai lui saerilier des seiiliiiiciils (|ui lui oui, eoilU; la vie ; je serais trop
heureuse ([u'il m'en cortlàt assez de li's >aiiiere, pour expier (oui ee
qu'ils lui oui fait soidlVir. Ah ! si son esprit iiunioitel pénétre au fond de
mou «u'ur, il sait hii'U que la vieliiiie que je lui sacrilie n'est pas tout à
l'ait iiidij,'ue d'elle, l'arlajiez un cIToi t que vous m'avez rendu néeessaire.
S'il vous reste quelque lespect pour la mémoire d'un nœud si cher et si
luneste, c'est par lui que je vous conjure de me l'uir à jamais, de ne
|)lus m'écrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laissi'r oublier, s'il
se peut, ce que nous frtmes l'un à l'aulre. Que mes yeux ne vous voient
plus, que je n'entende plus prononcer voire iimn, que votr<: souvenir
ne vienne plus ai^itei' mou eo'url J'osi- parler encore au nom d'un
amour qui ne doit plus être ; à lant île snjii,-, de doiiliin' n'ajoutez pas
celui de voir son dernier vo'u mr|iiis('. Adiio donc pour la(leiniere
fois, unique et cher... Ah ! lille insensée I... Adieu pour jamais.
LETTIIE VI.
DE L AMANT DE JULIE A MiDAME D ORBE.
Eiilin le voilé est dc'iliiré; cette longur illusion s'est évanouie; cet es-
poir si d<)i]\ s'est ('IriMl : il ne nie iisic [loiir aliment d'une llamnie
ëleriielle qu ini souvenir amer <t dcliiii>ii\ qui soutient nia vie et nour-
rit mes touinients du vain seiilimi'nl d'un lidulicur (pii n'est plus.
Est-il donc vrai que j'ai goûte la rcli( ilé siqiiiuie.' Suis-je bien le
même élre qui l'ut heureux un jour"? ijui peul senliiee que je souffre
n'est-il pas ni; pour toujours souU'rir! Uni peut jouir des biens qiK- j'ai
perdus peut-il les perdie et vivre encore'? et des sentiments si con-
traires peuvent-ils germer dans un même cœur ? Jours de |ilaisirs et de
gloire, non, vous n'étiez pas d'un mortel ; vous étiez trop beaux pour
devoir être périssables. Une douce extase absorbait toute votre durée,
et la rassemblait en un point comme celle de l'éteruilé. Il n'y avail pour
moi ni passé ni avenir, et je goûtais à la fois les délices de mille siè-
cles. Iléias! vous avez disparu comme un éclair. Celte éternité de bon-
heur ne (ut qu'un instant de ma vie. Le temps a repris sa lenteur dans
les moments de mon désespoir, et l'ennui mesure par longues années
le reste inforluné de mes jours.
l'our achever de me les rendre insiipiiDilalilcs, plus les al'IIictions
m'accablent, plus tout ce qui m'clail ( lui siinhlc se dclaclicr de moi.
Madame, il sepeulque vous m'aimiez iiicme; mais d'aulres siiins vous
appellent, d'autres devoirs vous occnjjent. Mes plaintes, que vous écou-
tiez avec intérêt, sont mahitenant indiscrcies. Julie, Julie elle-même se
décourage et m'abandonne. Les tristes remords ont chassé l'amour.
Tout est changé pour moi ; mon cœur seul est toujours le même, et mon
sort en est plus affreux.
Mais qu'importe ce que je suis et ce que je dois être? Julie souffre,
est-il temps de songer à moi ? Ah ! ce sont des peines qui rendent les
miennes plus amcres. Oui, j'aimerais mieux qu'elle cessât de rii'aimer
et (|n'elle fût heureuse. ..Cesser de m'aimer !... l'espcre-t-elle !... Jamais,
jamais. Elle a beau me défendre de la voir et de lui écrire : ce n'est pas
le tourment qu'elle s'ote, hélas ! c'est le consolateur. La perte d'um;
tendre mère la doit-elle priver d'un plus tendre ami'? croit-elle soulager
ses maux en les multipliant"? 0 amour ! est-ce à tes dépens qu'on peut
venger la nature ?
Non, non: c'est en vain qu'elle prétend m'onblier. Son tendre cœur
pourra-t-il se séparer du mien? Ne le re(iens-je pas en dépit d'elle?
Ouhlie-l-on des sentiments tels que nous les avons éprouvés? et peut-on
s'en souvenir sans les éprouver encore? L'amour vainqueur lit le mal-
heur de sa vie; l'amour vaincu ne la rendra que plus à plaindre. Elle
passera ses jours dans la douleur, tourmentée à la fois de vains regrets
et do vains désirs, sans pouvoir jamais contenter ni l'amour, ni la vertu.
Ne croyez pas pourtant qu'en plaignant ses erreurs je me dispense
de les respecter. Apres tant de sacrihees, il est trop tard pour apprcMi-
dre à désobéir. Puisqu'elle commande, il sul'lit ; elle n'entendra plus
parler de moi. Jugez si mon sort est affreux. Mon plus grand désespoir
n'est pas de renoncer à elle. Ah ! c'est dans sou cœur ipie sont mes
douleurs les plus vives, et je suis plus malheureux de son inlorlinieque
de la mienne. Vous (ju'elle aime plus que (oiite cliose, et qui seule,
apriis moi, la savez dignement aimer. Illaiie, ainialile tllaire, vous êtes
l'unique bien, qui lui resle. Il est assez preiieii\ pour lui rendre sup-
portable la perte de Ions les autres. llé(loiiimai;e/-la des consolations
qui lui sont ôlees et de celles qu'elle refuse ; (prune sainte amitié sup-
plée à la fois auprès d'elle à la lendresse d'iuie mère, à celle d'un amant.
aux charmes de tous les semimenls ipii devaient la rendre heureuse.
Qu'elle le soit, s'il est possible, à quelque prix cpie ce puisse ètn'.
Qu'elle recouvre la paix et le repos dont je l'ai privée; je sentirai moins
les tourments qu'elle m'a laissés, riiisiiiie je ne suis plus rien à mes
propres yeuN, puisipie c'est mon soit île p,i>sei- ma vie à mourir pour
elle, qu'elle me regarde <'onime n'étant plus; j'y consens, si cette idée
la 1-eud plus tranquille. Fuisse-l-elle retrouver près do vous ses pre-
mières vertus, son premier bonheur 1 puisse-tcUe être encore par vos
soins tout ce qu'elle eût clé sans moi!
Hélas! elle était (ille, et n'a plus de mère! Voilà la perte qui ne se
répare point, et dont on ne se con-olejaniai> quand ou a pu se la re-
procher. Sa conscience agitée lui rcdeniainle ceti.- niei e tendre cl chérie,
et dans une douleur si cruclli; l'horrible renioriN si' joint à son al'lliction.
0 Julie I ce sentiment alfreux devait-il cire connu de toi '! Vous qui
fûtes témoin de la maladie et des derniers moments de cette mcre in-
fortunée, je vous supplie, je vous conjure, dites-moi ce que j'en dois
croire. Déchire/.-moi le cœur, si je suis coupable. Si la douleur de nos
fautes l'a fait descendre au tombeau, nous sommes deux mon>lres in-
dignes de vivre ; c'est un crime de songer à des liens si funestes, c'en
est un de voir le jour. Non, je n'ose le croire, un feu si |iiir n'a point
produit de si noirs effets. L'amour nous inspira des seuliments irop
nobles pour en tirer les forfaits des âmes dénaturées. Le ciel, le ciel
serait-il injuste? cl celle qui sut immoler son bonheur aux auteurs de
ses jours mériterait-elle de leur coûter la vie?
LETTRE VII.
Comment pnurrail-on vous aimer moins en vous estimant cha(|ue jour
davantage? commeni perdrais-je mes anciens sentiments pour vous,
tandis que vous en méritez chaque jour de nouveaux? Non, mon cher
el digne and, tout ce que nous lûmes les uns aux autres des notre pre-
mière jeunesse, nous le serons le reste de nos jours; el, si notre mu-
tuel altaclienicnl n'augmente plus, c'est qu il ne peut plus augmenter.
Toute l;i iliiféicncc est que je vous aimais comme mon frère, et qu'à
présent je vous aime comme nmii enfant ; car quoique nous soyons
toutes deux plus jeujies que vous, et même vos disciples, je vous re-
garde un peu comme le notre. En nous apprenant à penser, vous avez
appris de nous à être sensible: el, quoi qu'en dise votre philosophe
anglais, celte éducation vaut bien l'autre : si c'est la raison qui fait
l'homme, c'est le sentiment qui le conduit.
Savez-vous pourquoi je parais avoir changé de conduite envers vous?
Ce n'est pas, croyez-moi, que mon cœur ne soit toujours le nîèmc, c'est
que votre état est changé. Je favorisai vos feux tant qu'il leur restait
un rayon d'espérance ; depuis ((u'imi vous obstinant d'aspirer à Julie
vous ne pouvez plus que la rendre mallieureiise, ce serait vous nuire
que de vous conq)laire. J'aime mieux vous savoir moins à plaindre, el
vous rendre plus mécontent. Quand le bonheur commun devient impos-
sible, chercher le sien dans celui de ce (pi'on aime, n'est-ce pas lout
ce qui reste à faire à l'amour sans espoir ?
Vous faites plus que sentir cela, mon généreux ami, vous l'exécutez
dans le plus douloureux sacrifice qu'ait jamais l:ni un amant lidèle. En
renonçant à Julie, vous achetez son repos aux dépens du votre, el c'est
à vous ipie vous renoncez pour elle.
J'ose à peine vous dire les bizarres idées qui me viennent là-dessus:
mais elles sont consolantes, el cela m'enhardit. Premièrement, je crois
que le véritable amour a cet avantage aussi bien que la venu, qu il de-
dommage de tout ce qu'on lui sacrilie, et ipi'on jouit en quelque sorte
des privations qu'on s'impose par le sentiment même de ce qu'il en coûte
et du motif qui nous y porte. Vous vous lémoiguerez que Julie a été
aimée de vous comme elle méritait de l'êlre, et vous l'en aimerez da-
vantage, et vous en serez plus heureux. Cet amour-propre exquis qui
sait payer toutes les vertus pénibles mêlera son charme à celui de l'a-
mour. Vous vous direz : Je sais aimer, avec un plaisir plus durable et
plus délicat que vous n'en goûteriez à dire : Je possède ce que j'aime ;
car celui-ci s'use à force d'en jouir, mais l'autre demeure toujours, et
vous en jouiriez encore quand même vous n'aimeriez plus.
Outre cela, s'il est vrai, comme Julie et vous me l'avez tant dit, que
l'amour soit le plus délicieux sentiment qui puisse entrer dans le cœur
humain, lout ce qui le prolonge et le fixe, même au prix de mille dou •
leurs, est encore un bien. Si l'amour est un désir qui s'irrite par les
obstacles, comme vous le disiez encore, il n'est pas bon qu'il soit con-
tent ; il vaut mieux qu'il dure el soit malheureux, que de s'éteindre au
sein des plaisirs. Vos feux, je l'avoue, ont soutenu l'épreuve de la pos-
session , celle du temps, celle de l'absence el des peines de loiile es-
pèce ; ils ont vaincu tous les obsiacles, hors le plus puissant de tous ,
qui est de n'en avoir plus à vaincre, el de se nourrir nuiqnemenl d'eux-
mêmes. L'univers n'a jamais vu de passion soutenir (.cite épreuve ; quel
droit avez-voiis d'espérer que la votre l'eût souteuue? Le temps eût
joint :in dégoût d'une longue possession le progrès de l'âge et le déclin
de la beamè ; il semble se lixer en votre faveur par voire séparation ;
vous serez toujours l'un pour l'antre à la fleur des ans: vous vous verrez
sans cesse tels que vous vous viles en vous quittant ; el vos cœui-s.
unis jusqu'au tombeau, prolongeront dans une illusion charmante volie
jcuiu'sse avec vos amouis.
Si vous n'eussiez poinletc heureux, une insurmontable inquiétude pour-
jait vou; tourmenter ; voire cœur regrellerait, en soupirant . les bieus
66
LA NOUVELLE HËLOISE.
dont il élait digne ; votre ardente imagination vous demanderait sans
cesse ceux que vous n'auriez pas ol)tonus. Mais l'amour n'a point de
délice^ clonl il ni' vous ait ((iiiilile, el , |iiiiir parler eiiiiiiui' vdus, viiiis
avez épuisé durimt une aiiiic'c les pl;ii-~irs d'une vie enliere. Sniivene/,-
vous de eetle lelli'e !-i |ia*sioniiée, ecrile le lenileniain d'un reiiile/-V(uis
téméraire ; je l'ai lue avee une émotion qui m'était inconnue; on n'y voit
pas l'éiat permanent d'une ànie attendrie, mais le dernier délire d'un
cœur brûlant d'amour et ivre de volupté ; vous jugeâtes vous-même
qu'on n'éprouvait point de pareils transports deux fois en la vie, et qu'il
iallait mourir après les avoir sentis. Mon ami, ce fut là le comble ; et,
quoi que la fortune et l'amour eussent l'ait pour vous, vos feux et voire
bonheur ne pouvaient plus que décliner. Cet instant fut aussi le com-
mencement de vos disgrâces, et votre amante vous fut ôtée au moment
que vous n'aviez plus de sentiments nouveaux à goiJter auprès d'elle ;
comme si le sort eut voulu garantir votre cœur d'im épuisement inévi-
table, et vous laisser dans le souvenir de vos plaisirs passés un plaisir
plus doux que tous ceux dont vous pourriez jouir encore.
Consolez-vous donc de la perle d'un bien qui vous eût toujours
échappé, et vous ei'il ravi de plus celui qui vous reste. Le bonheur et
l'amour se ser.iii m évanouis à la fois; voi!l^ avez au moins eouser\é le
sentiment; on u'rsi point sans plajsirs (piand on aime eucore. L'iniaye
de l'amour etrinl clii.ixeplus unc'euc tendi'O que eellede l'aniinu' ujai-
heureux, et le degoiit de ce ipi'on possède est un état cent fois pire que
le regret de ce qu'on a perdu. _
Si les reproches que ma désolée cousine se fait sur la mort de sa
mère étaiciCt londés, ce cruel souvenir empoisonnerait, je l'avoue, ce-
lui de vos .amours, et une si funeste idée devrait à jamais les éteindre ;
mais n'en croyez pas ii ses douleurs, elles la trompent, ou plutôt le
chimérique motif dont elle aime à les a!;graver n'est qu'un prétexte
pour en justifier l'excès. Cette àme tendre craint toujours de ne pas
s'aflliger assez, et c'est une sorte de plaisir pour elle d'ajouter au sen-
timent de ses peines tout ce qui peut les aigrir. Elle s'en impose, soyez-
en sûr; elle n'est pas sincère avec elle-même. Ahl si elle croyait bien
sincèrement avoir abrégé les jours de sa mère, son cœur en pourrait-
il supporter l'alireux remords? Nmi, non, mon ami, elle ne la pleure-
rait pas, elle l'aurait suivie. La maladie de madame d'Etange est bien
connue; c'était une hydropisie de poitrine dont elle ne pouvait revenir,
et l'on désespérait de sa vie avant même (|u'elle eût découvert votre
correspondance. Ce fut un violent chagrin pour elle : mais que de plai-
sirs réparèrent le mal qu'il pouvait lui faire ! Qu'il fut consolant pour
cette temli e uiere de voir, en gémissant des fautes de sa fille, par com-
bien de vérins <lles étaient rachetées, et d'être forcée d'admirer son
àme en pleurant sa faiblesse! Qu'il lui fut doux de sentir combien elle
en était chérie 1 Quel zèle infaiigable ! quels soins contiiniels ! quelle
assiduité sans relâche! quel désespoir de l'avoir affligée ! que de re-
grets ! que de larmes ! que de touchantes caresses! quelle inépuisable
sensibilité ! Celait dans les yeux de la lllle qu'on lisait tout ce que souf-
frait la mère ; c'était elle qui la servait les jours, qui la veillait les nuits;
c'était de sa main qu'elle recevait tous les secours. Vous eussiez cru
voir une autre Julie; sa délicatesse naturelle avait disparu, elle était
forte et robuste, les soins les plus pénibles ne lui coûtaient rien, et son
àme semblait lui donner un nouveau corps. Elle faisait tout et parais-
sait ne rien faire ; elle était partout et ne bougeait d'auprès d'elle ; on la
trouvait sans cesse à genoux devant son lit, la bouche collée sur sa
main, gémissant ou de sa faute ou du mal de sa mère, et confondant
ces deux sentiments pour s'en affliger davauta'ge. Je n'ai vu personne
entrer les derniers jours dans la chambre de ma tante sans être ému
jusqu'aux larmes du plus attendrissant de tous les spectacles. On voyait
l'effort que faisaient ces deux cœurs pour se réunir plus étroitement
au moment d'une funeste séparaiion ; on voyait que le seul regret de
se quitter occupait la mère et la fdle, et que vivre ou mourir n'eût été
rien pour elles si elles avaient pu rester ou partir ensemble.
Bien loin d'adopter les noires idées de Julie , soyez sûr que tout ce
qu'on peut espérer des secours humains et des consolations du cœur a
concouru de sa part à retarder le progrès de la maladie de sa mère, et
qu'infailliblement sa tendresse et ses soins nous l'ont conservée plus
longtemps que nous n'eussions pu faire sans elle. iMa tante elleniéme
m'a dit cent fois que ses derniers jours étaient les plus doux moments
de sa vie, et que le bonheur de sa (ille était la seule chose qui manquait
au sien.
S'il faut attribuer sa perte an chagrin, ce chagrin vient di' plus loin, et
c'est à son époux seul qu'il faut s'en prendre. Loiii;ieiii|is iiiroiis|;iiu et
volage, il prodigua les feux de sa jeunesse à mille ohjcis moins dignes
de plaire que sa vertueuse compagne; et quand l'âge le lui eut ramené,
il conserva près d'elle cette rudesse inflexible dont les maris infidèles
ont accoutumé d'aggraver leurs torts. l\la pauvre cousine s'en est res-
sentie ; nu vain entêtement de noblesse, et cette roideur de caractère
que rien n'amollit, ont fait vos malheurs et les siens. Sa mère, qui eut
toujours du penchant pour vous, et qui pénétra son amour quand il
était trop tard pour l'éteindre, porta longiemps en secret la douleur de
ne pouvoir vaincre le goût de sa fille ni l'obstination de son époux, et
d'être la première cause d'un mal qu'elle ne pouvait plus guérir. Quand
vos lettres surprises lui eurent appris jusqu'où vous aviez abusé de sa
confiance, elle craignit de tout perdre en voulant tout sauver, et d'ex-
poser les jours de sa fille pour rétablir son honneur. Elle sonda plu-
sieurs fois son mari sans succès; elle voulut plusieurs fois hasarder une
confidence entièie, et lui montrer toute l'étendue de son devoir' : la
frayeur et sa limidilé la retinrent toujours. Elle hésita tant qu'elle put
parler; lorsipi'elle le voulut, il n'était plus temps; les forei's lui m;in-
queri'ut ; elle mourut avec le fatal secret : et moi qui connais l'Iiiimeur
de cet bonnne sévère, sans savoir jusqu'où les sentiments de la nature
auraient pu la tempérer, je respire eu voyant au moins les jours de
Julie en sûreté.
Elle n'ignore rien de tout cela ; mais vons dirai-je ce que je pense
de ses remords apparents'? L'amour est plus ingénieux qu'elle. Pénétrée
du regret de sa mère, elle voudrait vous oublier; et, malgré qu'elle en
ait, il (rouble sa conscience pour la forcer de- penser à vous. 11 veut
que ses pleurs aient du rapport à ce qu'elle aime. Elle n'oserait plus
s'en occuper directement ; il la force de s'en occuper encore, au moins
par sou repentir. Il l'abuse avec tant d'art, qu'elle aime mieux souffrir
davantage, et que vous entriez dans le sujet de ses peines. Votre cœur
n'entend pas peut-être ces détours du sien, mais ils n'en sont pas moins
naturels; car voire amour à tous deux, quoique égal en force, n'est pas
send)lable en effets : le vôtre est bouillant et vif, le sien est doux et
lendie ; vos seulunenls s'exluilenl au dehors avec véhémence, les siens
retoiniieut sui- ellr-iiicuif, cl, iiciietiant la sulistance de son àme, l'al-
lerenl et la ehangeul inseiisibb-mcnt. L'amour anime et soutient votre
cœur, il affaisse et abat le sien; tous les ressorts en sont relâchés; sa
force est nulle, son courage est éteint, sa vertu n'est plus rien. Tant
d'héroïques facultés ne sont pas anéanties, mais suspendues ; un mo-
ment de crise peut leur rendre toute leur vigueur, ou les effacer sans
retour. Si elle fait encore un pas vers le découragement, elle est per-
due; mais si cette âme excellente se relève un instant, elle sera plus
grande, plus forte, plus vertueuse que jamais, et il ne sera plus ques-
tion de rechute. Croyez-moi, mon aimable ami, dans cet état périlleux
sachez respecter ce que vous aimâtes. Tout ce qui lui vient de vous,
fût-ce contre vous-même, ne lui peut être que mortel. Si vous vous
obstinez auprès d'elle, vous pourrez triompher aisément; mais vous
croirez en vain posséder la même Julie, vous ne la retrouverez plus.
LETTRE Vin.
DE MILORD ÉDOCARD A l'aMAM DE JOLIE.
J'avais acquis des droits sur ton cœur; tu m'étais nécessaire, et j'é-
tais prêt à t'aller joindre. Que t'importent mes droits, mes besoins,
mon empressement'.' Je suis oublié de toi ; tu ne daignes plus m'écrire.
J'apprends ta vie solitaire et farouche; je pénètre tes desseins secrels.
Tu t'ennuies de vivre.
Meurs donc, jeune insensé; meurs, homme à la fois féroce et lâche :
mais sache, en mour^uit, que lu laisses dans l'àme d'un honnête homme
à qui lu fus cher la douleur de n'avoir servi qu'un ingrat.
LETTRE IX.
Venez, milord ; je croyais ne pouvoir plus goûter de plaisir sur la
terre ; mais nous nous reverrons. 11 n'est pas vrai que vous puissiez me
confondre avec les ingrats ; votre cœur n'est pas fait pour en trouver,
ni le mien pour l'êlre.
BILLET DE JULIE.
Il est temps de renoncer aux erreurs de la jeunesse et d'abandonner
un trompeur espoir : je ne serai jamais à vous. Rendez-moi donc la li-
berté que je vous ai engagée, et dont mon père veut disposer, ou met-
tez le comble à mes malheurs par un refus qui nous perdra tous deux
sans vous être d'aucun usage.
Julie D'EiâNCE.
LETTRE X.
BD BARON d'ËTAKGE, DANS LAQCELIE ÉTAIT LE PRÉCÉDENT BILLET.
S'il peut rester dans l'âme d'un suborneur quelque seniiment d'hon-
neur et d'humanité, répondez à ce billet d'une malheureuse dont vous
LA NOUVELLE HÉLOISE.
67
avez corrompu le cœur, et !qui ne serait plus, si j'osais soupçonner
qu'elle eût porli; plus loin l'ouhli d'elle-nièuie. Je ni'élouner;ii peu que
la tnèine pliilosophie qui lui:ippril:i se jeter à la tète (lu premier venu,
lui apprcnnecncore à désobéir à sou père. Pensez-ycependajit. J'aime à
prendre eu toute occasion les voies de la douceur et de riionnèleté,
(|ii:uid j'espère qu'elles peuvent suflire ; mais, si j'en veux bien user
;ivi ( vous, necroyc/. pas que j'ignore comment se venge l'Iionneur d'un
i;iiiiillro)nme offensé par uu homme q\ii ne l'est pas.
LETTRE XI.
Ép.irgnez-vous, monsieur, des menaces vaines qui ne m'effr.iyent
point, et d'injustes reproches qui ne peuvent mhumilicr. Sachez
quCnti !■ dcMK peisonnos du même âge il n'y a d'autre suborneur que
l'amoni-, cl qu'il ne vous appartiendra jamais d'avilir un lioimne que
votnHille liDiiora de son esiiine.
(Jiiel sacrilice osez-vous m'imposer, et à quel titre l'exiscz-vous?
Est-ce à l'auleiir de tous mes maux qu'il faut immoler mon dernier es-
poir? .le, veux respecter le père de Jidie, mais (|u'il d;iigiio être le mien
s'il faut (juc j'apprenne à lui obéir. Non, non. monsieur, quelque opi-
nion que vous ayez de vos procédés, ils ne m'obligent point à renoncer
pour vous à des droits si cbers et si bien mérites de mou cœur. Vous
faites le malheur de ma vie. Je ne vous dois que de la haine, et vous
n'avez rien à prétendre de moi. Julie a parle ; voilà mon consentement
Ah! qu'elle soit toujours obéie I Un autre la possédera; mais j'en serai
plus digne d'elle.
Si votre lille eilt daigné me consulter sur les bornes de votre autorité.
ne doutez pas que je ne lui eusse appris à résister à vos prétentions
iujnsles. Quel que soit l'empire dont vous abuse/, mes droits sont plus
s;ii lés que les vôtres; la chaiue qui nous lie esl l.i boriii^ du pouvoir pa-
ternel, même devant lestribmiaux buuiauis; et (piaml V(ms osez récla-
mer la nature, c'est vous seul qui hi avez ses lois.
IN'alléguez pas non plus crt hoiuuur si bizarre et si délicat que vous
p:uiez de venger; nul ne l'ofletise que vous-même, liespectez le choix
ili' .lulie, et votre bouncur est en sûreté; car mon comu' vous honore
Ml. duré vos outrages : et, malgré les maximes gothiques, l'alliance d'un
honnête homme n'en déshonoia jamais un autre. Si ma pr('sompli<ui
vous offense, attaquez ma vie, je ne la défendrai jamais contre vous.
Au surplus, je me soucie fort peu de savoir en quoi consiste I honneui'
d'un gentilhomme ; mais, quant à celui d'un honuue de bien, il m'ap-
partient, je sais le défendre, et le conserverai pur et sans tache jusqu'au
dernier soupir.
Allez, père barbare et peu digne d'un nom si doux, méditez d'affreux
parricides, tandis qu'une lille tendre et soumise immole son bonheur à
vos préjugés. Vos regrets me vengeront im jour des niauv que vous me
faiics, et vous sentirez trop lard que votre haine aveugle et dénaturée
ne vous fut pas moins fmieste qu'à moi. Je serai malheureux, sans
doiiic ; mais si jamais la voix du sang s'élève au fond de voire cœur,
combien vous le serez plus encore d'avoir sacrifié à des chimères l'u-
nique fruit de vos entrailles, unique au monde, en beauté, en mérite,
en vertus, et pour qui le ciel, prodigue de ses dons, n'oublia rien (piun
meilleur père !
BILLET
INCID.S n.VNS LA PRECEDENTE lETTIlE.
Je rends à Julie d'Elanee le droit de disposer d'elle-même , et de
donner sa main sans consnlter son cœur. S. (î.
LETTRE XII.
Je voulais vous décrire la scène qui vient de se passer, et qui a produit
le billet ipie vous avez drt recevoir, mais mou père a pris ses mesures
si jusies (pi'elle n'a fini (pruii mouienl avant le départ du courrier. Sa
leltre est sans ddule arrivée à temps à la posle ; il n'en peut être de
même de celle-('i ■ votre résoluti(ui >era prise el voire répcinse partie
ayant qu'elle vous parvienne; ainsi tnut détail serait des(Uiiiais iimlile.
J'ai l'ail mou devoir ; vous ferez le vôtre : mais le sort nous acc:ible ,
riianncur nous trahit; nous serons séparés à jamais, et, pour comble
d'hiirreur, je vais passer dans les... Hélas! j'ai pu vivre dans les tiens !
0 devoir! ;i quoi sers-tu? 0 providence!... Il faut gémir et se taire.
La plume échappe de ma main. J'étais incommodée depuis quelques
jours; l'entretien de ce m:itiu m'a prodigieusement agitée la icle el
le cœur me font mal.... Je me sens défaillir... le ciel aurait-il pitié de
mes peines? Je ne puis me soutenir. Je suis forcée à me mettre au
lit, et me console dans l'espoir de n'en point relever. Adieu , mes uni-
ques amours. Adieu, pour la dernière fois, cher el tendre ami de Julie.
Ah 1 si je ne dois plus vivre pour toi , n'ai-je pas déjà cessé de vivre '!
LETTRE XIII.
ut: Jrl.lE A .MAD.\ME D OlIBE.
11 est donc vrai, chère et cruelle amie, que lu me rappelles à la vie
et à mes douleurs? J'ai vu l'instant heureux où j'allais rejoindre la plus
tendre des mères : tes soins inhumains m'ont enchaiuée pour la plcurei
plus longtemps ; el quand le désir de la suivre m'arrache à la terre, le
regret de te quitter m'y retient. Si je me console de vivre , c'est |iar
l'espoir de n avoir pas échappé tout entière à la mort. Ils ne soni plus
ces agréments de mon vis;ige (pie mon cœur a payés si cher ; la mala-
die dont je sois m'en a délivrée. Dette heureuse perte ralentira l'ardeur
grossière d'un honuue assez dépourvu de délicatesse pour m'oser
épouser sans mon aveu. Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il ^e
souciera peu du reste. Sans manquer de parole à mon père, sans offen-
ser l'ami dont il tient h vie, je saurai rebuter cet iinpurlun : ma bouche
gardera le silenee , mais mon aspect parlera pour moi. Son dégoût nie
garantira de sa tyrannie, el il me trouvera trop laide pour daigner mi'
rendre malheureuse.
Ah I chère cousine , tu connus uu cœur plus constant cl plus tendre
qui ne se fiU pas ainsi rebuté. Son goût ne se bornait pas aux traits ni
à la ligure; c'était moi qu'il aimait et non pas mou vi>age; c'était par
tout notre être que nous étions nuis l'un ;i l'anlre ; et tant que Julie eût
élé la même . la beauié pouvait fuir, l'amour fût toujours demeuré. Ce-
IHiiiIaut il a pu consentir... l'ingrat I... II l'a du puisque j'ai pu l'exiger.
(.tiii est-ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur cœur'.'
Ai-je donc voulu retirer le mien?... l'ai-je l'ail? U Dieu ! laul-il que tout
nie lappelle incessamment un temps qui n'est plus , et des feux qui ne
doivent plus être! J'ai beau vouloir arracher de mon cœur cette image
I lii'rie ; je l'y sens trop l'orlemeiit atiacbée : je le déchire sans le déga-
ger, el mes efforts pour en effacer un si doux souvenir ne font que l'y
graver davantage.
Oserai-je te dire un délire de ma fièvre, qui , loin de s'éteindre avec
elle, me tourmente encore plus depuis ma guérison? Oui, connais et
plains l'égarement d'esprit de la malheureuse amie , et rends grâces
au ciel d'avoir préservé ton cœur de l'horrible passion qui le donne.
Dans uu des moments où j'étais le plus mal, je crus, durant l'ardeur du
redoublement , voir à côté de mon lit cet infortuné , non tel qu'il char-
mail jadis mes regards diiraul le courl bonheur de ma vie , mais pâle ,
défait , mal en ordre , et le désespoir dans les yeux. 11 était ;i genoux ;
il |irit une de mes mains, et sans se dégoûter de l'état où elle était, sans
craindre la communication d un venin si terrible, il la couvrait de bai-
sers et de larmes. A son aspect j'éprouvai cette vive et délicieuse émo-
tion que me donnait qiielqiiefi'is sa présence inattendue. Je voulus m'c-
lancer vers lui ; on me reiiut , tu l'arrachas de ma présence ; et ce qui
me toucha le plus vivement, ce furent ses gémissemeuls que je crus en-
tendre à mesure qu il s'éloignait.
Je ne puis te représenter l'eflel étonnant que ce rêve a produit sur
moi. Ma lièvre a élé longue et violente; j'ai perdu la conuai>sance du-
rant plusieurs jours; j'ai souvent rêvé à lui dans mes transports; mais
aucun de ces rêves n'a laissé dans mon imaginaiion des impressions
aussi profondes que celle de ce dernier. Elle est telle qu'il m'est impos-
sible de 1 effacer de ma mémoire et de mes sens. A chaque minute . à
chaipie iiistaiit, il me semble le voir dans la même atiiiude; son air, son
haliillement, sou geste, son trisie regard, frappent eucoreines yeux :
je crois sentir ses lèvres se presser sur ma main ; je la sens mouiller
de ses larmes; les sons de sa voix plaintive me font tressaillir; je le
voi> entraîné loin de moi, je fais effort pour le retenir encore : tout me
retrace une scène imaginaire avec plus de force que les événements
qui me soiii reelIciiH ni arrivés.
J'ai loiigiiiiqis lie-iié ;i te faire cette confidence; la honte m'empêche
de te la faire de boni lie; mais mon agiiaiion, loin de se calmer, ne fait
qu'augmenter de jour eu jour, el je ne puis plus résister au besoin de
l'avouer ma folie. Ah! quelle s'empare de moi tout entière! Que ne
puis-je achever de perdre ainsi la raison, puisque le peu qui m'en reste
ne sert plus qu'à me tourmenter I
Je reviens a mon rêve. Ma cousine, raille-moi, si lu veux, de ma sini-
plicile ; mais il y a dans celle vision je ne sais quoi de myslérieux qui la
(lislingiie du délire ordinaire. Esl-ce un pressentiment de la mort du
meilleur des hommes? esl-ce un averiissemeui qu'il n'est déjà plus? Le
68
LA NOUVFXLE HÉLOISE.
ciel daigiic-l-il iiie guider au moins une l'ois , et m'invite-l-il à suivre
celui qu'il me (ît ainier? Hélas ! l'ordre de mourir sera pour moi le pre-
mier de ses liieufails.
J'ai beau me rappeler tous ces vains discours dont la philosophie
amuse les gens qui ne sentent rien; ils ne m'en imposent plus, et je
sens que je les méprise. On ne voit point les esprits, je le veux croire ;
mais deux âmes si étroitement unies ne sauraient-elles avoir entre elles
une communication immédiate, indépendante du corps et des sens?
L'impression direete que l'une reçoit de l'autre ne peut-elle pas la trans-
mettre au cerveau , et recevoir de lui par contre-coup les sensations
qu'elle lui a données?... Pauvre Julie, que d'extravagances 1 Que les
passions nous rendent crédules! et qu'un cœur vivement louché se dé-
tache avec peine des erreurs même qu'il aperçoit !
LETTRE XIV.
.\h ! fille trop malheureuse et trop sensihie, n'es-tii donc née que
pour souffrir? Je voudrais en vain t' épargner des douleurs; tu semblés
les chercher sans cesse, et ton ascendant est plus fort que tous mes
soins. A tant de vrais sujets de peine lùijoute pas au moins des chimè-
res ; et, puisque ma discrétion t'est plus nuisible qu'utile, sors d'une er-
reur qui te tourmente : peut-être la triste vérité te sera-t-elle encore
moins cruelle. Apprends donc que ton rêve n'est point un rêve ; que ce
n'est point l'ombre de ton ami que tu as vue, mais sa personne, et que
cette touchante scène, incessanunent présente à ton imagination, s'est
passée réellement dans ta chambre le surlendemain du jour oii tu fus le
plus mal.
La veille je t'avais quittée assez tard , et M. d'Orbe, qui voulut me
relever auprès de toi cette nuit-là , était prêt à sortir, quand tout à
coup nous vîmes entrer brusquement et se précipiter à nos pieds ce
pauvre malheureux dans un éiat à faire pitié. Il avait pris la poste à la
réception de la dernière lettre. Courant jour et nuit, il lit la route en
troii j;j!n\; , et ne s'arrêta qu'à la dernière poste en attendant la nuit
pour entrer en ville. Je te l'avoue à ma honte, je fus moins prompte
que M. d'Orbe à lui sauter au cou : sans savoir encore la raison de son
voyage, j'en prévoyais la conséqucuec. Tant de souvenirs amers, Ion
danger, le sien, le désordre où je le voyais, tout empoisonnait une si
douce surprise, et j'étais trop saisie pour lui l'aire beaucoup de cares-
ses. Je l'emlii ,i>-,ài |i(iiii liuit avrc un i-crremcnl de oieur qu'il partageait,
et qui se fil -cnlii- iv. i|]iii(iiiciii(iil par de inudlcs étreintes, plus élo-
quentes que lo vn>. cl les [ilçurs. Son premier mol lut : Que fait-ette?
Ah ! que (ail-elic? Dmxnez-mui la vie ou la mort. Je compris alors qu'il
était instruit de ta maladie; et, croyant qu'il n'eu ignorait pas non plus
l'espèce, j'en parlai sans autre précaution que d'exténuer le danger. Si-
tôt qu'il sut que c'était la petite vérole, il lit un cri, et se trouva mal. La
fatigLie et l'insomnie, jointes à l'inquiétude d'esprit, l'avaient jeté dans
un tel abattement qu'on fut longtemps à le faire revenir. A peine pou-
vait-il parler; on le fit coucher.
Vaincu par la nature, il dormit douze heures de suite, mais avec tant
d'agitation, qu'un pareil sommeil devait plus épuiser que réparer ses
forées. Le lendemain, nouvel embarras; il voulait le voir absolument.
Je lui opposai le danger de te causer une révolution ; il offrit d'attendre
qu'il n'y eût plus de risque, mais son séjour même en était un terrible.
J'essayai de le lui faire sentir; il me coupa durement la parole. Gardez
votre barbare éloquence, me dit-il d'un ton d'indignation; c'est trop
l'exercer à ma ruine. N'espérez pas me chasser encore comme vous
files à mon exil : je viendrais cent fois du bout du monde pour la voir
un seul insiaut. Mais je jure par l'auteur de mon être, ajouta-t-il impé-
tueusement, que je ne partirai point d'ici sans l'avoir vue. Eprouvons
une fois si je vous rendrai pitoyable, ou si vous me rendrez parjure.
Son parti était pris. M. d'Orbe fut d'avis de chercher les moyens de
le satisfaire pour le pouvoir renvoyer avant que son retour fiU décou-
vert : car il n'était connu dans la maison que du seul Hanz, dont j'étais
sûre , et nous l'avions appelé devant nos gens d'un autre nom que le
sien(1). Je lui promis qu'il te verrait la nuit suivante, à condition qu'il ne
resterait qu'un inslant, qu'il ne te parlerait point, et qu'il repartirait le
lendemain avant le jour ; j'en exigeai sa parole. Alors je fus tranquille;
je laissai mon mari avec lui; et je retournai près <le toi.
Je te trouvai sensiblement mieux, l'éruption était achevée : le méde-
cin me rendit le courage et l'espoir. Je me concertai d'avance avec
Babi ; et le redoublement, quoique moindre, t'ayant encore embarrassé
la tête, je pris ce tenqis pour écarter tout le monde et faire dire à mon
mari d'amener son hôte, jugeant qu'avant la lin de l'accès tu serais
nmins en état de le reconnaître. Nous eûmes toutes les peines du monde
à renvoyer ton désolé père, qui chaipie nuit s'obstinait à vouloir res-
ter. Enfin je lui dis en colère qu'il n'épargnerait la peine de personne,
(1) On voit dans la quatrième partie que ce nom suljstilué était celui de Saint-
Preux.
que j'étais également résolue à veiller, et qu'il savait bien, tout père
qu'il était, que sa tendresse n'était pas plus vigilante que la mienne. Il
partit à regret ; nous restâmes seules. M. d'Orbe arriva sur les onze heu-
res, et me dit qu'd avait laissé ton ami dans la rue : je l'allai chercher;
je le pris par la main : il tremblait comme la feuille. En passant dans
l'antichambre les forces lui manquèrent ; il respirait avec peine, et fut
contraint de s'asseoir.
Alors démêlant quelques objets à la faible lueur d'une lumière éloi-
gnée : Oui, dit-il avec un profond soupir, je reconnais les mêmes lieux.
Une fois en ma vie je les ai traversés... à la même heure... avec le
même mystère... j'étais tremblant comme aujourd'hui... le cœur me
palpitait de même... 0 téméraire! j'étais mortel, et j'osais goûter!...
Que vais-je voir maintenant dans ce même asile où tout respirait la vo-
lupté dont mon àme était enivrée, dans ce même objet qui faisait et par-
tageait mes transports? l'image du trépas, un appareil de douleur, la
vertu malheureuse, et la beauté mourante I
Chère cousine, j'épargne à ton pauvre cœur le détail de cette atten-
drissante scène. 11 te vil, el se tut; il l'avait promis : mais quel silence I
Il se jeta à genoux ; il baisait les rideaux en sanglotant ; il élevait les
mains el les yeux ; il poussait de sourds gémissements ; il avait peine
à contenir sa douleur et ses cris. Sans le voir, tu sortis machinalemenl
une de tes mains ; il s'en saisit avec une espèce de fureur; les baisers
de feu qu'il appliquait sur cette main malade t'éveillèrent mieux que le
bruit et la voix de tout ce qui t'environnait. Je vis que tu l'avais re-
connu ; et, malgré sa résistance et ses plaintes, je l'arrachai de la cham-
bre à l'instant; espérant éluder l'idée d'une si courte apparition par le
prétexte du délire. Mais, voyant ensuite que tu ne m'en disais rien, je
crus que tu l'avais oubliée ; je défendis à Babi de l'en parler, et je sais
qu'elle m'a tenu parole. Vaine prudence que l'amour a déconcertée, et
qui n'a fait que laisser fermenter un souvenir qu'il n'est plus temps d'ef-
facer !
Il partit comme il l'avait promis, et je lui fis jurer qu'il ne s'arrêterait
pas au voisinage. Mais, ma chère, ce n'est pas tout ; il faut achever de
te dire ce ([u'anssi bien tu ne pourrais ignorer longtemps. Milord
Edouard passa deux jours après ; il se pressa pour l'atteindre ; il le joi-
gnit à Dijon, et le trouva malade. L'infortuné avait gagné la petite vé-
role : il m'avait caché qu'il ne l'avait point eue, el je te l'avais mené
sans précaution. IVe pouvant guérir ton mal, il le voulut partager. En me
rappelant la manière dont il baisait ta main, je ne puis douter qu'il
ne se soit inoculé volontairement. Ou ne pouvait être ])lus mal préparé;
mais c'était l'inoculation de l'amour. Elle fut heureuse ; ce père de la
vie l'a conservée au plus tendre amant qui fût jamais. 11 est guéri; et,
suivant la dernière lettre de milord Edouard, ils doivent être actuelle-
ment repartis pour Paris.
Voilà, trop aimable cousine, de quoi bannir les terreurs funèbres qui
t'alarmaicnt sans sujet. Depuis longtemps tu as renoncé à la personne de
ton ami, el sa vie est en sûreté. Ne songe donc qu'à conserver la tienne,
cl à t'acciuiiier de bonne grâce du sacrifice que ton cœur a promis à
l'auKiur paternel. Cesse enfin d'être le jouet d'un vain espoir, el de te
rcpaiire de chimères. Tu le presses beaucoup d'être fièrede la laideur;
sois plus humble, crois moi, tu n'as encore que trop sujet de l'être. Tu
as essuyé une cruelle atteinte, mais ton visage a été épargné. Ce que
tu prends pour des cicatrices ne sont que des rougeurs qui seront bien-
tôt effacées. Je fus plus mallraitée que cela, el cependant tu vois que je
ne suis pas trop mal encore. l\!on ange, tu resteras jolie en dépit de
toi ; et l'indifférent Wolmar, que trois ans d'absence n'ont pu guérir
d'un amour conçu dans huit jours, s'en guérira-l-il en le voyant à toute
heure? Oh ! si ta seule ressource est de déplaire, que ton sort est dés-
espéré !
LETTRE XV.
C'en est trop, c'en est trop. Ami, lu as vaincu. Je ne suis point à l'é-
preuve de tant d'amour, ma résistance est épuisée. J'ai fait usage de
toutes mes forces ; ma conscience m'en rend le consolant témoignage.
Que le ciel ne me demande point compte de plus qu'il ne m'a donné.
Ce triste cœur que lu achetas tant de fois, et qui coûta si cher au tien,
t'appartient sans réserve ; il fut à toi du premier moment où mes yeux
te virent; il te restera jusqu'à mon dernier soupir. Tu l'as trop bien mé-
rité pour le perdre, et je suis lasse de servir aux dépens de la justice
une chimérique vertu.
Oui, tendre el généreux amant, ta Julie sera toujours tienne ; elle
t'aimera toujours : il le faut, je le veux, je le dois. Je te rends l'empire
que l'aniDur t'a donné, il ne le sera plus ôté. C'est en vain qu'une voix
mensonuiTi' niurinine an Idiid de mon àme; elle ne m'abusera plus.-
Que sont les v;iiiis devoirs qu'elle m'oppose conlre ceux d'aimer à jamais
ce que le ciel m'a fait ainier ? Le plus sacré de tous n'est-il pas envers
toi ? N'est-ce pas à toi seul que j'ai tout promis ? Le premier vœu de
mon cœur ne fut-il pas de ne t oublier jamais ? el ton inviolable fidélité
n!e9t-elle pas un nouveau lien pour la mienne ? Ah ! dans le transport
LA NOUVELLE HÉLOISE.
69
d'amour qui me rend à loi, mon seul regret est d'avoir comiialtu des
seulimciits si cliers et si légitimes. Nature, 6 douce nature! reprends
tous tes (iiiiits ; j'abjiu-e les barbares veitus qui l'anéantissent. Les pi'n-
eiiaiiis (|M(! lu m'as donnés seront-ils plus trompeurs qu'une raison qui
m'é^iu;! lant de fois? ,
lli'-piTlc ces tcndiTs pcii(lian(s, mou a iiialile anu ; tu leur dois trop
poiu' lis liaïr; niais sdiiHVcs-iii U- <licr et doux partage, sonlTre que les
di'oils (lu sanj^ v.l di' ramilic ne soieul pas l'irlirts par ceux de l'amour.
Ne pense point que [lour ti: suivre j'aliaiidoiuK' jamais la maison pater-
nelle ; n'cspèic pninl que je me rei'usc :io\ liens que m'iuq)Ose Ulie au-
torité sacrée : la cruelle perte de l'un des auteurs de mes jours m'a
trop appris à craindre d'allli'jer lautre. Non, celle dont il attend désor-
mais toute sa consolation ne eontristera point son àmc accablée d'en-
nuis ; je n'aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie Non,
non ; je connais mon crime et ne puis le haïr. Devoir, bomieur, vertu,
tout cela ne me dit plus rien : mais pourtant je ne suis point un mons-
tri! ; je suis faible et non dénaturée ; mou parti est pris, je ne veux dé-
sole'r aucun de ceux que j'aime. Qu'un père esclave de sa parole et ja-
loux d'un vain titre dispose de ma main, (pi'il a promise; que l'anujur
seul dispose «le mon cicur ; que mes pleurs ne cessent de coider dans
le sein d'une teuilre amie. Que je sois vile et mallieureuse, mais que
tout ce qui m'est clier soil lieureux et coulent s'il est possible. Forme/,
tous trois ma seule existence, et que votre bonlieur me lasse oublier ma
misère et mon désespoir.
LETTRE XVI.
Nous renaissons, ma Julie ; tous les vrais seulimeuts de nos âmes re-
prennent leur cours. La nature nous a cdiiNerve l'eire, et l'amour nous
ri'iid à la vie. En donlais-tu? L'osas-tn c roiie, de pouvoir m'ùtcr ton
cdMir'.' Va, je le connais mieux que toi, ce cœur que le ciel a fait pour
le mien.. le les sens joinls par une existence connnune qu'ils ne peuvent
perdre qu'à la mort. Dépeud-il de nous de les séparer, ni même lU: le
vouloir? lienuent-ils l'un à l'aulre par des ikcikIs que les boinmes aient
formés et qu'ils puissent nimpie? Non, non, .Inlie ; si le sort cnud nous
refuse le doux nom d'époux, rien ne peut nous ôter celui d'amants fi-
dèles ; il fera la consolation de nos tristes jours, et nous l'cmportcrous
au tombeau.
Ainsi nous recommençons de vivre pour recommencer de souffrir,
et le s(>utiment de notre existence n'est pour nous qu'un sentiment de
duuleur. Iid'ortunés I que s(Muines-nons devenus? ("omuu'iit avons-nous
cessé d'être ce ([iie nous fûmes ? Uù est cet enebanlement de bonliem-
suprême? Où sont ces ravissements exquis doui les veiiiis animaient
nos feux? 11 ne reste de nous que notre amour: l'anioiu- seul reste, et
ses cbaruies se sont éclipsés. Fille Irop soumise, amante sans courage,
Ions nos maux nous viennent de tes eiicurs. Hélas I un cœur moins pur
t'aurait bien moins égarée 1 Oui, c'est riKHiui'ti'lédu tien qui nous perd ;
les seutiuieuls dioils qui le remplissent en ont cbassé la sagesse. Tu as
voulu coiuilierrla leniiresse (iliale avec 1 indomptable amour : en te li-
vrant à la l'ois à tous tes penchants, tu les confonds au lieu de les accor-
der, et deviens coupable à force de vertus. 0 .lulie ! quel est ton incon-
cevable empire 1 Par quel étrange pouvoir tu fascines ma raison ! même
en me faisant rougir de nos feux , tu te fais encore cslimer par tes fautes ;
lu me forces de t'adnnier eu partageant tes remords... Des remords !...
Etait-ce à toi d'en sentir?. . toi que j'aimai... toi «pie je ne puis cesser
d'adorer... Le crime pourrait-il approcher de ton cauir?... (auelle I
en me le rendant, ce cœur qui m'appartient, rends-le-moi tel qu'il me
fut donné.
Que m'as-tu dit?... qu'oses-tu me faire entendre?... Toi, passer dans
les bras d'un autre !... un autre te posséder ! n'être plus à moi I... ou,
pour comble d'borreur, n'être pas à moi seul! Moi, j'éprouverais cet
affreux supplice 1... je te verrais survivre à toi-même!... Non, j'aime
mieux te perdre que le partager... Que le ciel ne me donna- t-il un cou-
rage digne des transpoiis ipii m'agitent!... avant que ta main se fût
avilie dans ce nœud l'nuesle, abhorré par l'amour et réprouvé par l'hon-
neur, j'irais de la niienue le plonger un poignard dans le sein ; j'épuise-
rais ton chaste cœur d'un sang que n'auraii point souillé l'infidélité. A
ce pur sang je mêlerais celui qui brûle dans mes veines d'un l'en que
rien ne peut éteindre ; je tomberais dans tes bras; je rendrais sur tes
lèvres mou dernier son|)ir... je recevrais le lieu.... Julie expirante !...
ces yeux si doux (leiius par les horreurs de la mort!... ce sein, ce
trône tU' lamour, decbiié par ma main, versant à gros bouillons le sang
et la vie !... Non, vis et souffre; porte la peine de ma lâcheté. Non, je
voudrais que tu ne fusses plus ; mais je ne puis l'aimer assez, pour te
poignarder.
Oh ! si lu connaissais l'étal de ce cœur serré de détresse! jamais il
ne brûla d'un l'en si sacré, jamais ton iuuocenee et ta vertu ne lui furent
si chères. Je suis amant, je sais aimer, je le sens; mais je ne suis
qu'un homme, et il est au-dessus de la foice luunaiue de renoncer à la
suprême félicité. Une nuil, une seul nuit a changé pour jamais touie
mon àme. Ote-moi ce dangereux souvenir, et je suis verlneux. .Mais
celle uiiii fatale règne an fond de mon cœur, et va couvrir de son
oudiie le reste de ma vie. Ah Julie! objet adoré! s'il faut être à jamais
iiiisi-rables, encore une heure de bonheur cl des regrets éternels!
Ecoute celui qui l'aime. Pourquoi voudrions-nous être plus sages
nous seuls que tout le reste des liouuncs, el suivre avec une sinqilicité
d'enfanis de chiméwcpics vertus dont tout le monde parle et que per-
sonne ne pratique? Uuoi ! sifroiis-nous medieurs moralistes que ces
foules de savunts dont Londres et l'aris sont peuplés, qui tous se rail-
lent «II! la fidélité conjugale et regardent l'adullère comme un jeu ! Les
exemples n'en sont point si auihilmix ; il n'est pas même permis d'y
trouver à redire ; cl tous les liunnèles gens se riraient ici de celui qui,
par respect pour le mariage, lésisierail au penchant de son cœur. En
effet, dis( nt-ils, un tor t q;d n'est que dans l'opinion n'est-il pas nul
quand il esl secret? Quel in:d reçoit un mari d'une infidélité qu'il
ignore? de quelle conq)laisance une femme ne racbète-t-elle pas ses
faules? quelle douceur u'emploi('-t-elle pas à prévenir ou guérir ses
soupçons? Privé d'un bien imaginaire, il vit réellement pins heureux;
et ce prétendu crime dont on lait lanl de bruit n'est qu'un lien de plus
dans la société.
A Dieu ne plaise, ô chère amie de mon cœur, que je veuille rassurer
le lieu par ces honteuses maximes ! je les abhorre sans savoir les com-
battre, el ma conscience y répond mieux que ma raison. Non que je
me fasse fort d'un courage que je hais, ni que je voulusse d'une vertu
si coûteuse; mais je me crois moins coupable en me reprochant mes
fautes qu'en m'ef forçant de les justifier; el je regarde comme fe com-
ble du crime d'en vouloir otcr les remords.
Je ne sais ce que j'écris : je me sens l'àme dans un étal affreux, pire
que celui même où j'étais avant d'avoir reçu la leilrc. L'espoir que
lu me rends esl triste el soudu'e; il éteint cette lueur si pure qui nous
guida tant de fois ; les attraits s'en ternissent et ne deviennent que plus
louchants; je te vois tendre et malheureuse; mon cœur est inondé des
pleurs qui coulent de tes yeux, et je me reproche avec amertume un
bonheur que je ne puis plus goûter qu'aux dépens du lien.
Je sens pourtant qu'une ardeur secrète m'uuime encore et me rend
le courage que veulent ni'ôter les remords. Chère amie, ah! sais-tu de
combien de pertes un amour pareil au mien peut le dédommager?
Sais-tu jusqu'à quel point un anianl qui ne respire que pour toi peut te
faire aime]' 1 1 vie? conçois-lii bien que c'est pour toi seule que je veux
vivre, agir, pi user, sentir désormais? .Non, source délicieuse de mon
êlri', je n'aurai plus d'àme que Ion àme, je ne serai plus lieu qu'une
partie de toi-même, el lu trouveras au fond de mon cœur une si
douce existence que lu ne sentiras poinl ce que la tienne aura perdu
de ses charmes. Ile bien ! nous serons coupables, mais nous ne serons
point méchants; nous serons coupables, mais nous aimerons toujours
la vertu : loin d'oser excuser nos fautes, nous en gémirons, nous les
pleurerons ensemble, nous les rachèterons, s'il est possible, à force
d'être bienfiusants et bons. Julie ! ô Julie ! que ferais-tu ? que peux-tu
faire? Tu ne peux échapper à mon cœur; n"a-t-il pas épousé le tien?
fies vaius projets de fortune qui m'ont si grossièrement abusé sont
oubliés depuis longtemps. Je vais m'occnper nuiqucment des soins
que je dois à milord Edouard : il venl m'enlraiuer en Angleterre ; il
prétend que ie puis l'y servir. Hé bien ! je l'y suivrai : mais je nie dé-
roberai tons les ans; je me rendrai secrèlement près de loi. Si je ne
puis le parler, au moins je l'aurai vue; j'aurai du moins baisé les pas ;
un regard de les yeux m'aura donné dix mois de vie. Forcé de repar-
tir, en ni'éloignant de celle que j'aime je compterai pour me consoler
les pas qui doivent m'en ra|)procher. Ces fré(pienls voyages donneront
le change à ton malheureux amaut ; il croira déj.i jouir de la vue en
partant pour l'aller voir ; le souvenir de ses transports renchantera
durant son retour; malgré le sort cruel, ses tristes ans ne seront pas
tout à fait perdus; il n'y en aura point qui ne soient marqués par des
plaisirs, cl les courts moments qu'il passera près de loi se multiplieront
sur sa vie entière.
LETTRE XVII.
DE MADAME D ODBE A L A.MA>T DE JULIE.
Votre amante n'est plus : mais j'ai retrouvé mon amie, et vous en
ave7. acipiis nue dont le cœur peut vous rendre beaucoup plus que vous
n'avez perdu. Julie esl mariée, el digne de rendre henreux Ihounêle
homme qui vient (l'unir sou sort au sien. Après tant d'imprudeuees,
rendez grâces au ciel ipii vous a sauvés ions deux, elle de l'ignominie,
et vous du regret de l'avoir déshonorée. Respectez son nouvel eiai, ne
lui écrivez point, elle vous eu lu'ie. Attendez qu'elle vous écrive : c'est
ce qu'elle fera dans peu. Voici le temps où je vais connaître si vous
méritez l'estime que j'eus pour vous, el si voire coeur est sensible à
une amilié pure et sans intérêt.
70
LA NOITVELLE HÉLOISE.
LETTRE XVIII.
DE JULIE A SOS AMI.
Vous (Mes depuis si longtemps le dépositaire de tous les secrets de
mon cœur, qu'il ne saurait plus perdre une si douce habitude. Dans la
plus importune occasion de ma vie, il veut s'épancher avec vous : ou-
vrez-lui le vôtre, mou aimable ami ; recueillez dans votre sein les longs
discours de l'amitié : si quelquefois elle rend diffus l'ami qui parle, elle
rend toujours patient l'ami qui écoute.
Liée au sort d'un époux, ou plutôt aux volontés d'un père par une
chaîne indissoluble, j'entre dans une nouvelle carrière qui ne doit finir
qu'à la mort. En la commençant, jetons un moment les yeux sur celle
(|ue je quitte ; il ne nous sera pas pénible de rappeler un temps si cher :
peut-être y Irouverai-je des leçons pour bien user de celui qui me reste ;
peut-être y trouvcrcz-vous des lumières pour expliquer ce que ma
conduite eut toujours d'obscur à vos yeux. Au moins, en considérant ce
qup nous fûmes l'un à l'autre, p^s cœurs n'en sentiront que mieux ce
qu'ils se doivent jusqu'à la fin de nos jours.
Il y six ans à peu près que je vous vis pour la première fois : vous
étiez jeune, bien fait, aimable : d'autres jeunes gens m'ont paru plus
beaux et mieux faits que vous : aucun ne m'a donné la moindre émo-
tion, et mon cœur fut à vous dès la première vue. Je crus voir sur vo-
tre visage les traits de l'àme qu'il fallait à la mienne. 11 me sembla que
mes sens ne servaient que d'organe à des sentiments plus nobles; et
j'aimai dans vous moins ce que j'y voyais que ce que je croyais sentir
en moi-même, il n'y a pas deux mois que je pensais encore ne m'être
pas trompée; l'aveugle amour, me disais-jc, avait raison; nous étions
faits l'un pour l'autre; je serais à lui si l'ordre humain n'i'ùt troublé les
rapports de la nature ; et s'il était permis à quelqu'un d'être heureux,
nous aurions dû l'ètrQ ensemble.
M«s sentiments nous furent communs ; ils m'auraient abusée si je les
eusse éprouvés seule. L'amour que j ai connu ne peut naître que d'une
convenance réciproque et d'un accord des âmes. On n'aime point si
l'on n'est aimé, du moins on n'.iime pas longtemps. Ces passions sans
retour qui font, dit-on, tant de malheureux, ne sont fondées que sur les
sens : si quelques-unes pénètrent lusqu'à l'àme, c'est par des rapports
faux dont on est bientôt détrompé. L'amour sensuel ne peut se passer
de la possession, et s'éteint par elle. Le véritable amour ne peut se
passer du cœur, et dure autant que les rapports qui l'ont fait naître. Tel
fut le nôtre en commençant : tel il sera, j'espère, jusqu'à la fin de nos
jours, quand nous l'aurons mieux ordonné. Je vis, je sentis que j'étais
aimée et que je devais l'être : la bouche était muette, le regard était
contraint, mais le cœur se faisait entendre. Nous éprouvâmes bientôt
entre nous ce je ne sais quoi qui rend le silence éloquent, qui fait parler
des yeux baissés, qui donne une timidité téméraire, qui montre les de-
sirs par la crainte, et lui dit tout ce qu'il n'ose exprimer.
Je sentis mon cœur, et me jugeai perdue à votre premier mot, J'a-
perçus la gène de votre réserve ; j'approuvai ce respect, je vous en ai-
mai davantage : je cherchais à vous dédommager d'un silence pénible
et nécessaire sans qu'il en coûtât à mon innocence ; je forçai mon na-
turel ; j'imitai ma cousine, je devins badine et folâtre comme elle, pour
prévenir des explications trop graves, et faire passer mille tendres ca-
res-^es à la faveur de ce feint enjouement. Je voulais vous rendre si
doux votre état présent, que la crainte d'en changer augmentât votre
retenue. Tout cela me réussit mal : on ne sort point de son naturel iui-
punément. Insensée que j'étais I j'accélérai ma perte au lieu de la pré-
venir, j'employai du poison pour palliatif ; et ce qui devait vous faire
taire fut précisément ce qui vous fit parler. J'eusbeau, par une froideur
affectée, vous tenir éloigné dans le lête-à-lête, cette contrainte même
me trahit : vous écrivîtes au lieu de jeter au feu votre première lettre
ou de la porter à ma mère j'osai l'ouvrir : ce fut là mon crime, et tout
le reste fut forcé. Je voulus m'empêcher de répondre à ces lettres fu-
nestes que je ne pouvais m'empêcher de lire. Cet affreux combat altéra
ma samé : je vis l'abîme où j'allais me précipiter; j'eus horreur de
moi-même, et ne pus me résoudre à vous laisser partir. Je tombai dans
une sorte de désespoir ; j'aurais mieux aimé qm* vous ne lussiez plus
que de n'être point à moi : j'en vins jusqu'à souhaiter votre mort, jus-
qu'à vous la demander. Le ciel a vu mon cœur : cet effort doit racheter
quelques fautes.
Vous voyant prêt à m'obéir, il fallut parler. J'avais reçu de la Chail-
lot des leçons qui ne me (irent que mieux connaître les dangers de cet
aveu. L'amour qui me l'arrachait m'apprit à en éluder l'effet. Vous
fûtes mon dernier refuge ; j'eus assez de confiance en vous pour vous
armer contre ma faiblesse ; je vous crus digne de me sauver de moi-
même, et je vous rendis justice. En vous voyant respecter un dépôt si
cher, je connus que ma passion ne m'aveuglait point sur les vertus
qu'elle me faisait trouver en vous. Je m'y livrais avec d'autant plus de
sécurité, qu'il me sembla que nos cœurs se suffisaient l'un à l'autre.
Silre de ne trouver au fond du mien que des sentiments honnêtes, je
goûtais sans précaution les charmes d'une douce familiarité. Ilélas ! je
ne voyais pas que le mal s'invétérait par ma négligence, et que l'ha-
bitude était plus dangereuse que l'amour. Touchée de votre retenue, j''
crus pouvoir sans risque modérer la mienne ; dans l'innocence de me-;
désirs, je pensais encourager en vous la vertu môme par les tendres
caresses de l'amitié. J'appris dans le bosquet de Clarens que j'av.iis
trop compté sur moi, et ((u'il ne faut rien accorder aux sens quand ou
veut leur refuser quelque chose. Un instant, un seul instant, embrasa
les miens d'un feu que rien ne put éteindre; et si ma volonté résistaii
encore, dès lors mon cœur fut corrompu.
Vous partagiez m(m égarement : votre lettre me fit trembler. Lr
péril était double : pour me garantir de vous et de moi, il fallut vou>
éloigner. Ce fut le dernier effort d'une vertu mourante. En fuyant, vou^
achevâtes de vaincre; et sitôt que je ne vous vis plus, ma langue»!
m'ôta le peu de force qui me restait pour vous résister.
Mon père, en quittant le service, itvait amené chez lui M. de Wol-
mar ; la vie qu'il lui devait, et une liaison de vingt ans, lui rendaient
cet ami si cher qu'il ne pouvait se séparer de lui. M. de Wolmar avan-
çait eu âge ; et, quoiipie riche et de grande naissance, il ne trou\;ui
point de femme qui lui convînt. Mon père lui avait parlé de sa lillc eu
homme qui souhaitait de se faire un gendre de son ami : il fut qursiidiÉ
de la voir, et c'est dans ce dessein qu'ils firent le voyage ensi nible.
Mon destin voulut que je plusse à M. de Wolmar, qui n'avait jauuis
rien aimé. Ils se doimèrent secrètement leur parole; et H. de Wdlmar
ayant beaucoup d'affaires à régler dans une cour du Nord où étaient
sa famille et sa fortune, il en demanda le temps, et partit sur cet enga-
gement mutuel. Après son départ, mon père nous déclara, à ma mère
et à moi, qu'il me l'avait <lestiné pour époux, et m'ordonna, d'un ton qui
ne laissait point de réplique à ma timidité, de me disposer à recevoir sa
main. Ma mère, qui n'avait que trop remarqué le penchant démon cœur,
et qui se sentait pour vous une inclination naturelle, essaya plusirui>.
fois débranler cette résolution : sans oser vous proposer, elle parlait <lc
manière 5 donner à mon père de la considération pour vous, et le doii
de vous connaître : mais la qualité qui vous m;inquait le rendit insen-
sible à toutes celles que vous possédiez ; et s'il convenait que la nais-
sance ne les pouvait renqdacer, il prétendait quelle seule pouvait les
faire valoir.
L'impossibilité d'êire heureuse irrita des feux qu'elle eût du étein-
dre. Une fialteuse illusion me soutenait dans mes peines ; je perdis
avec elle la force de les supporter. Tant qu'il me fût resté quelque es-
poir d'être à vous, peut-être aurais-je triomphé de moi; il m'en eùi
moins coûté de vous résister toute ma vie que de renoncer à vous pour
jamais; et la seule idée d'un combat éternel m'ôta le courage de
vaincre.
La tristesse et l'amour consumaient mon cœur, je tombai dans un
abattement dimt mes lettres se sentirent. Celle que vous m'écrivîtes de
Meillerie y mit le comble ; à mes propres douleurs se joignit le senti-
ment de votre désespoir. Ilélas 1 c'est toujours l'âme la plus faible qui
porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m'osiez proposer
mit le comble à mes perplexités. L'infortune de mes jours était assu-
rée, l'inévitable choix qui me restait à faire était d'y joindre celle de
mes parents ou la vôtre. Je ne pus supporter cette horrible alternative :
les forces de la natiue ont un terme; tant d'agitations épuisèrent les
miennes. Je souhaitai d'être délivrée de la vie. Le ciel parut avoir pitié
de moi ; mais la cruelle mort m'épargna pour me perdre. Je vous vis,
je fus guérie, et je péris.
Si je ne trouvai pouit le bonheur dans mes fautes, je n'avais jamais
espéré l'y trouver. Je semais que mon cœur était fait pour la vertu, et
qu'il ne pouvait être heureux sans elle ; je succombai par faiblesse, et
non par erreur ; je n'eus pas même l'excuse de l'aveuglement. Il ne
me restait aucun espoir; je ne pouvais plus qu'être infortunée. L'inno-
cence et l'amour m'étaient également nécessaires ; ne pouvant les cou-
server ensemble, et voyant votre égarement, je ne consultai que vous
dans mon choix, et me perdis pour vous sauver.
Mais il n'est pas si facile qu'on pense de renoncer à la vertu : elle
tourmente longtemps ceux qui l'abandonnent, et ses charmes, qui font
les délices des âmes pures, font le premier supplice du méchant, qui
les aime encore et n'en saurait plus jouir. Coupable et non dépravée, je
ne pus échapper aux remords qui m'attendaient ; l'honnêteté me fut
chère même après l'avoir perdue; ma honte, pour être secrète, ne
m'en fut pas moins amère, et quand tout l'univers eu eût été témoin, je
ne l'aurais pas mieux sentie. Je me consolais dans ma douleur couirae
un blessé qui craint la gangrène, et en qui le sentiment de son mal
soutient l'espoir d'en guérir.
Cependant cet état d'opprobre m'était odieux. A force de vouloir
étouflèr le reproche sans renoncer au crime, il m'arriva ce qu'il arrive
à toute âme honnêie qui s'égare et qui se plait dans son égarement.
Une illusion nouvelle vint adoucir l'ameitume du repentir; j'espérai
tirer de ma faute un moyen de la réparer, et j'osai former le projet de
contraindre mon père à nous unir. Le premier fruit de notre amour de-
vait serrer ce doux lien: je le demandais au ciel comme le gage de
mon retour à la vertu et de notre bonheur comnnm, je le desir.iis
comme une autre à ma place aurait pu le craindre : le tendre amour,
tempérant par son prestige le murmure de la conscience, me consolait
LA NOUVELLE HELOISE.
7<
■ ini fniblessc par ICITct (|ii(; j'en alleiid.iis, el faisait d'une si cliuru
inih' U; cIkuiiic et r('S|)oir ili; ma vie,
."Midi ([lie j'aurais porté drs iiianpn^s sensibles de mon dial, j'avais
siiiii lien l'aire, en i)rés(tnec de toule ma laniille, nne deelaraliou
ililii|iir à M. l'errel. Je suis timide, il l'st viai ; je >entais tout «.e ipi il
l'rii (Icvaileoûtcr; mais riidiniiMii- même animait inen conrage, et j al-
lais niiciiv supporter nne l'oi'^ la eonfii^ion que j'avais méritée (pn; de
Diirrir inir houle ('lernclle an fond de mon eo'or .le savais (pn; mon
•vv. me iliinncrail la mort on mon amant : éetle alternative n'avait
•n d'ilfi ayant poni' moi ; <'l,(le m inicrr on d'anirc, j'eiivisai;cais dans
Ile di-mai'clir la lin dr Ions nn;s mallieurs.
'l'el ('lait, rniin lion ami, le mjsIcTc (pie je voulus vous dérober, et
ne vous eiierrliir/ à piMiétrer avce une si cnrb use impiietnde. Mille
nsons mi' fijreaiiiil à i c^tte réserve avee un boinnic aussi emporté ipie
)ns, sans compter' (pi'il ne fallait pas armer d'un nonveaii préti^xtc voire
iiliscretc impintunité. Il était à propos surtout de vous eloi;,'ner durant
•Ile pcrilli lise seène, et je savais buii ipie vous n'anrie/, jamais eoii-
;iiti à m abandonner dans un daii}ier pareil, s'il vous eni été eunim.
Hélas! je lus encore abns(;e par nne si douce es()éraiice. Le ciel re-
(a des projels eotiens dans le crime : je ne méritais pas l'Imniicur
être nn'ri', mon attente resta lonjonrs vainc, et il me l'ut refusé d'ex-
erma faute an\ d(;|ieus ili' ma reputalion. Dans le désespoir (pie j'en
iK.iis, l'impi iiilent lemle/.-vous (pii niellait votre vie en (lanj;cr fut une
mérité (pie mmi fol amour me voilait d'une si douce excuse : je m'i^ii
nais à miii du mauvais succès de mes vœu!i, et mon eiiMir, abusé
ir ses désirs, ne voyait dans l'ardeur de les contenter que le soin du
i rendre un jour lé^iiimes.
.le les crus un instant accomplis : cette erreur fut la source du plus
lisant (le mes regiels, et I aimnir exaucé par la iialnre n'en fut (pie
us cruellement Irabi par la dehtini'e. Vous ave/, su (piel accident dé-
iiisil, avec le germe (pn^ je piiriais dans mon sein, le dernier fonde-
enl de mes espérances. Ce malheur m'arriva précisément dans le
inps d(; noire séparalion, comme si le ciel eiil vniiln m'accahler alors
; tons les maux (jue j'avais mérités, et couper à la fois tons les liens
li pouvaient nous unir.
Votre depari fni la lin de mes erreurs ainsi (pie de mes plaisirs; je
^connus, mais trop tard, h's chimères ipii m'avaient abusée. Je me vis
isbi uM'prisable ipie je l'elais devi-nue, et aussi malheureuse (pie je de-
lis toujours ri'lre avec un amour sans innoceme et des désirs sans
;poir, (pi'il m'était impossible d'éteindre. Toiirmi'iili'.e de mille vains
■l;i(Is, je renonçai à (les réllexloiis aussi douloureuses ipi'imililcs : je
■ v.iLiis plus la peine que je songeasse à moi-même, je consacrai ma
f a m iicciiper de vous, .le n'avais plus dbomienr (pu' le votre, plus
cspi-iance qu'en votre bonheur; et les seiiliinents qui me venaient de
MIS l'iaicnt les seuls dimlje crusse pouvoir être encore émue,
l/amiiiir m^ m'aveuglait poini sur vos défauts, mais il me les'n^nd.iit
ers; et telle était son illusion, ipie je vous aurais moins aime si vous
icz été plus parfait. Je connaissais votre cœur, vos emportements ;
savais qu'avec plus de courage ipie moi vous aviez moins de pa-
;iiee, et ipie les maux dont mon âme était accabbie mettraient lavi'tire
I désespoir; c'est par ceite raison que- je vous cachai toujours avec
lin les engagements de mon père; et, à notre séparation, voulant pro-
er du 7.ele de milord Edouard pour votre fortune, et vous en inspirer
1 pareil à vous-même, je vous llaltai d'un es()oir (pie je n'avais pas
li^ plus : ciumaissant le danger qui nous nieua(.'ait, je pris la seule
.1 iiiiion (pii pouvait nous (^n garantir; et, vous engageant avec ma
mie ma liberté autant (|u'il m'était possible, je Lâchai d'inspirer à
iK .le la cdiiliance, à moi de la fermet(', par nne promesse (|nc je
i-,i^^e eiilVeindi'e ( t iiiii pi'il vous Irampiilliser. (1 élail un devoir pue-
l'eu eduvieiis, et cepcndaiil je uc. m'en serais jamais départie, l.a
rlu est si nécessaire a nos cd'urs, ipie, quand on a iiiK! lois aban-
nné la véritable, on s'en fait cnsnil(! à sa mode, (^t l'on y tient plus
rlemenl peut-être, parce (pi'elle est (h; notre clioix.
Je ne vous dirai point ( ((iiibien j'i'prouvai d'agitati(ms depuis votre
jigilemeul : la pire de tiuiles élail la erainle d êln; oubliiie. Le S(your
1 vous étiez me faisait trembler; voire manière d'y vivre aiignn'ntail
m effroi ; je croyais déjà vous voir avilir jusqu'à n'être plus qu'un
mine à bonnes fortunes. Cette ignominie m'était plus cruelle que tous
L'S maux; j'aurais mieux aimi- vous savoir malheureux (pie inépri-
ble ; apiès tant de peines au\(pielles j'étais accoutumée, votre dés-
•nnenr était la seule que je ne pouvais supporter.
Je fus rassurée sur d('S ( rainles (pie le ion de vos lellres commençait
;nnlirm'er, et je le fus par un moyen (pii eût pu mctire le comble aux
irînesd'ime anire. Je parle du (h'siudre où vous \(ius laissâtes entraî-
r, et dont le prompl et libre aven bit de loules les preuves de voire
inehise celle ipii m'a le plus louelu'e. Je vous ciimiaissais trop |iour
!:iorer ce ipi un pareil aven devail vous coêller, cpiand même j aiir.iis
s^e de vous êlre cherc ; je \is (pic rainonr, vaiiupieiir de la houle,
:ni pu seul \diis l'aiiMchcr. Je jiigi'ai (jn'un cix'iir si sincère, ctail in-
|i lile (lune iiilini'liii- cachée; je liduvai moins de loit d.iiis voire
iii (pie de iiiciile à la conbsser, et, me rappelant vos anciens euga-
iii.iiis, je me guéris pour jamais de la jalousie.
Mou ami, je n'en fus [las plus heureuse ; pour un loiirmenl de moins,
is cesse il en renaissait mille autres, et je ne connus jamais mieux
lubien il est insensé de chercher dans l'egurement de son cœur un
repos qu'on ne trouve que dans la sagesse. Depuis longtemps je pleu-
rais en secret la meilleiii'e des mères, qu'une langueur niiMlelle con-
suinait insensiblement. Il.ibi, à qui le fatal elba de m» cliule m'avait
fdjcée à me cmilier, me iraliil, et lui découvrit nos amours et mes
f.iutes. A peine cns-je retiré vos lellres de chez ma cou^Jin;, qu'elles
furent sui prises. Le témoignage était convaincant; la Iristes-i' acheva
d'()ler à ma inere le p(ru de forces que sou mal lui avait laissées. Je fail-
lis expirer de regrels à S(;s pieds. Loin de m'expos(,'r à la mort (pu; je
méritais, elle voila ma honte, et se contenta d en gémir : vuns-même,
qui ravi(;z si ( ruelleuienl abusée, ne pûtes lui devenir odieux. Je fus
témoin dr- 1 Clfet (pie produisit votre leitre sur son C(i;ni tendre et com-
patissant. Hélas 1 elle desirait votre bonlii.ur et le mien. Llle lenla plus
dune fois.... (Jue sert de rappeler une espérance à jamais éleiiite'/ L;
ciel en avait aiilrement ordonne. Elle liiiit ses tristes jours dnis ,a dou-
leur de n'avoir pu lléchir un époux sévère, et de laisser une lille si peu
digue dVIIe. '
.\c( abliM; d'uni- si cruelle p(!rle, mon àine n'eut pins de force qne
pour l.i s(Milir; hi voix delà nature gémissante éloufla les murmures (Je
l'ammir. Je firis dans nne espèce d'Iiorrciir la cause de lanl de maux ;
je voulus étoull'er enlin l'odieuse [lassion ipii me les avait atlirés, et re-
noncer à vous pour jamais. Il le fallait, s.ins doute ; n'avais-je pas assez
de quoi pleurer le reste de ma vie, sans chercher incessamment de
nouveaux sujets de larmes.' Tout semblait favoriser ma résolulion. Si
la len(lress(^ atleiiilril l'aine, une piormide alllietion l'endurcit. Le sou-
venir de ma mère inonraiile cfi.icail le v()iri! ; nous étions éloignés :
l'espoir m'avilit abandonnée. Jamais mon incomparable amie ne fut si
siihliiiK; ni si digne d'occuper seule loiit mon coeur; sa vertu, sa raison,
son amitié, ses tendres caresses, semblaient l'avoir purilié : je vous
laiis oublié, ji; me crus guérie. Il était Irup tard: ce que j'avais pris
pour la froideur d'un amour éteint n'était que rabattement du déses-
poir.
Comme un malade qui cesse de souffrir en tombant en faiblesse se
ranime a de plus vives douleurs, je sentis bientôt renaiire toutes les
mii'iiiK^s (piaud ninn père m'eut annonce le prochain retour de M. de
Wolniar. Ce fut alors que l'inviiieible amour me rendit des forces que
je croyais n'avoir plus. Tour la première l'ois j'osai résister en face de
mou père ; je lui proleslai ueltcmenl que jamais M. de Wolniar ne me
serait rien, que j'étais déterminée a mourir lille, qu'il était mailre de
ma vie, mais mm pas de mon c(rur, et que rien ne me ferait changer
de volonté. Je ne vous parlerai ni de sa colère ni des mauvais Iraite-
inems (|ue j'eus à souffrir. Je lus inébranlable : ma timidiié surmontée
m'avait portée à l'antre extrémilé; et si j'avais le ton moins impérieux
(pie mon père, je l'avais tout uussi résolu.
11 vit (pie j'avais pris u parti, eKpi'il ne gagnerait rien sur moi
par autorité. Un insiant je me crus délivrée de ses persécutions: mais
(pie (levins-je quand tout à coup je vis à mes pieds le plus sévère des
pères alleiidri et Idiidaut en larmes? Sans me permettre de me lever il
me serrait les genoux, cl, lixaiit ses yeux mouilles sur les miens, il me
dit dune voix touebanle que j'entends encore au dedans de moi : —
Ma lille, respecte les cheveux blancs de ton malheureux père ; ne le
fais pas descendre avec douleur au lombean, comme celle qui le poria
dans son S( in : ah ! venx-iii donner la mort à loute la famille "?
Concevez mon saisissement. Cette allilude, ce Ion, ce geste, ce dis-
cours, cette afirense idée, me bouleversèrenl an point (jueje me laissai
a:ier demi-morte entre ses bras ; et ce ne fui qu'après bien des sanglots
dont j'étais oppressée que je pus lui répmidrc dune voix altérée cl
faible ; — l) mon père! j'avais des armes contre vos menaces, je n'en
ai piiiiil ((inlre vos pleurs; c'esl vous (|iii ferez mourir votre lille.
.Nous elioiis tniis deux tellemeul agiles que nous ne pûmes de Inng-
t('iii|)s nous remeUre. Cepemhinl, eu repassant en moi-nu'me ses der-
niers mots. Je cou(;us qu'il et;\il plus insiruil que je n'avais cru ; et, ré-
solue d(î me prévaloir conlre lui de ses propres connaissances, je me
pr(-parais à lui l'air(', au péril de ma vie, un aveu trop longtemps dilléré.
quand, in'arrêlant avec vivacilé comme s'il eût prévu et craint ce que
j allais lui dire, il me parla ainsi :
« Je sais (pielle fantaisie indigne d'une lille bien née vous nourrisse;:
(( au fond de votre cœur : il est temps de sacrilier an devoir et à l'hon-
<( nêtehî une passion honteuse ipii vous déshonore et que viuis ne sa-
« tisièrez jamais qu'aux dépens de ma vie. Ecoutez une l'ois ce que
« rhoimeur d'un père «t le v('>tre exigent de vous, et jugez-vous voiis-
« même.
<( iM. de Wolniar est nu homme d'une grande naissance, dislingne
« par loules les ipialilés qui peuvent la smileiiir. qui jmiit de la eonsi-
« deraiidii piilili(pie, cl (|iil l;i mérite. Je lui dois la vie ; vous savez les
u engagciiienls (pic j'.ii pris avee lui. Ci- ipiil faut vous apprendre encore,
« c csl (pi cl. un aile il;iiis son pays pour inelire ordre à ses al'l'aiies, il
u s'esi Udiive en\eldp|ie dans la dernière révolution, qu'il v a perdu
« ses biens, ipi il n'a lui-même et happe à l'exil eu Sibérie (jue par un
I. bonheur singiilier, el qu'il re\icnl a\ee le Irisle débris de sa butune,
i( sur la parole de son ami, qui n'en màiKjua jamais à personne, l'res-
« Clivez-moi maiulciiant la recetuion qu'il lanl lui faire à son retour.
(( Lui dirai-je : .Monsieur, je vous promis ma lille tandis que vous eliez
« riche; mais à [iresent ipie vous n'avez plus rien, je me reiraeic el
« ma lille ne veut point de vous? Si ce u est pas ainsi que j énonce moD
« refus, e'esi ainsi qu on l'interprétera ; vos amour» allègues seront
72
LA NOUVELLE HÉLOISE.
" pris pour un prétexte, ou ne seront pour moi qu'un affront de plus:
M et nous passerons, vous pour une tille perdue, moi pour un malhon-
« nète homme qui sacrilie son devoir et sa foi à un vil intérêt, et joint
« l'ingratitude à l'iufidélité. Ma lille, il est trop tard pour liuir dans l'op-
« probre une vie sans laclie, et soixante ans d'houneur ne s'abandon-
« nent pas en un quart d'heure.
« Voyez donc, continua-t-il, combien tout ce que vous pouvez me
« dire est à présent hors do propos; voyez si des préférences que la
Il pudeur désavoue, et (pieliiiie l'eu passager de jeunesse, peuvent être
« mis eu halaui e avee le devoir d'une lille el l'hoiiMeur eoiiipromis d'un
« père. S'il n'était question pour l'un des deux i[ne d'iiuuioler son bon-
« heur à l'autre, ma tendresse vous disputerait un si doux sacrifice ;
« mais, mon enfant, l'honneur a parlé, et, dans le sang dont tu sors,
« c'est toujours lui qui décide. »
Je ne manquais pas de bonnes réponses à ce discours; mais les pré-
jugés de mou père lui donnent des principes si différents des miens,
que des raisons qui me semblaient sans réplique ne l'ain-aienl pas même
ébranlé. D'ailleurs, ne sachant d'où lui venaient les lumières qu'il pa-
raissait avoir acquises sur ma conduite , ni jusqu'où elles pouvaient
aller ; craignant, à son affectation de m'iniirrompre, qu'il n'eût déjà
pris son parti sur ce que
j'avais à lui dire; et,
plus que tout cela, re-
tenue par une honte que
je n'ai jamais pu vain-
cre, j'aimai mieux em-
ployer une excuse qui
me parut plus sûre, par-
ce qu'elle était plus se-
lon sa manière de pen-
ser. Je lui déclarai sans
détour l'engagement que
j'avais pris avec vous ;
je protestai que je ne
vous manqueiais pas de
parole, et que, quoi qu'il
pût arriver, je ne nie
marierais jamais sans
votre consentement.
En effet, je m'aperçus
avec joie que mon seru-
pule ne lui déplaisait
pas : il me lit de vifs re-
proches sur ma promes-
se , mais il n'y objecta
rien, tant un gentilhom-
me plein d'houneur a na-
turellement une haute
idée de la foi des enga-
gements, et regarde la
parole comme une chose
toujours sacrée. Au lieu
donc de s'amuser à dis-
puter sur la nullité de
celle promesse, dont je
ne serais jamais euiive-
nue, il m'obligea d'écrire
un billet, auquel il joignit
une lettre qu'il lit par-
tir sur-le-champ. Avec
(pielle agitation n'atten-
dis-je point votre ré-
ponse ! combien je fis de
vœux pour vous trou-
ver moins de délicatesse
que vous ne deviez en
avoir ! Mais je vous con-
naissais trop pour dou-
ter de votre obéissance,
et je savais que, plus le
sacrifice exigé vous se-
rait pénible, plus vous
seriez prompt à vous l'imposer. La réponse vint; elle me fut cachée
durant ma maladie : après mon rétablissement mes craintes furent
conlirmées, et il ne me resta plus d'excuses. Au moins mon père me
déclara qu'il n'en recevrait plus; et, avec l'ascendant que le terrible
mol qu'il m'avait dit lui donnait sur mes volontés, il me fit jurer que je
ne dirais rien à M. de Wolmarfpii |u"il le détourner de m'épouser : «'ar,
ajouta-t-il, cela lui paraili ;iit un jeu concerté entre nous, cl, à quelque
prix que ce soit, il faut que ee mariage s'achève, ou que je meure de
donlein-.
Vous le savez, mon ami, ma santé, si robuste contre la fatigue et les
injures de l'air, ne peut résister aux intempéries des passions, et c'est
dans mon trop sensible cœur qu'est la source de tous les maux et de
mon coi|is et de mou àme. Soit que de longs chagrins eussenl corriunpu
mon sang, soit que la nature eût pris ce temps pour l'épurer d'un levain
funeste, je me sentis fort incommodée à la fin de cet entretien. En sor-
tant de la chambre de mon père je m'efforçai pour vous écrire un mot,
et me trouvai si mal qu'en me mettant au lit j'espérai ne m'en plus
relever. Tout le reste vous est trop connu ; mon imprudence attira la
vôtre. Nous vîntes; je vous vis, el crus n'avoir fait qu'un de ces rêve»
qui vous offraient si souvent à moi durant mon délire. Mais quand j'ap-
pris que vous étiez venu, que je vous avais vu réellement, et que, vou-
lant partager le mal dont vous ne pouviez me guérir, vous l'aviez pris
à dessein, je ne pus supporter cette dernière épreuve ; et, voyant un si
tendre amour survivre à l'espérance, le mien, que j'avais pris tant de
peine à contenir, ne connut plus de frein, et se ranima bientôt avec
plus d'ardeur que jamais. Je vis qu'il fallait aimer malgré moi ; je sen-
tis qu'il fallait être coupable ; que je ne pouvais résister ni à mon père
ni à mon amant, et que je n'accorderais jamais les droits de l'amour
et du sang qu'au prix de Ihonnêieié Ainsi tous mes bons sentiments
achevèrent de s'éteindre, toutes mes facultés s'altérèrent, le crime
perdit son horreur à mes yeux; je nie sentis tout autre au dedans de
moi; enfin les transports effrénés d'une passion rendue furieuse par les
obstacles me jetèrent dans le plus affreux désespoir qui puisse acca-
bler une âme ; j'osai dés-
espérer de la vei tu. Vo-
ire lettre, plus propre à
réveiller les remords
qu'à les prévenir, acheva
de m'égarcr. Mon cœur
était si corronq)u , que
ma! raison ne put résis-
ter aux discours de vos
philosophes ; des hor-
reurs dont l'idée n'avait
jamais souillé mon esprit
osèrent s'y présenter. La
volonté les combattait
encore , mais l'imagina-
tion s'accoutumait à les
voir; el si je ne portais
pas d'avance le (rime au
fond de mon cœur , je
n'y portais plus ces ré-
solutions généreuses qui
seules peuvent lui résis.-
ter.
J'ai peine à poursui-
vre ; arrêions un mo-
ment. Rappelez-vous ces
ieiii|is de bonheur et
d'iuiioeence où ce feu si
vif et si doux dont nous
étions animés épurait
tous nos sentiments, oii
sa sainte ardeur nous
rendait la pudeur plus
chère et l'bonnêtelé plus
aimable , où les désirs
mêmes ne semblaient
naître que pour nous
donner l'honneur de les
vaincre et d'en être plus
dignes l'un de l'antre.
l\elisez nos premières
lettres, songez ;i ces mo-
ments si courts et tiop
peu goûtés où l'amour
se parait à nos yeux de
tous les charmes de la
vertu, et où nous nous
aimions trop pour for-
mer entre nous des liens
désavoués par elle.
Qu'élions-nous ? et quo
sommes-nous devenus?
Deux tendres amants passèrent ensemble une année entière dans le
plus rigoureux silence : leurs smipirs n'osaient s'exhaler, mais leurs
cœurs s'entendaient; ils croyaient souffrir, et ils étaient heureux. A
force de s'entendre ils se parlèrent; mais, contents de savoir triom-
pher d'eux-mêmes et de s'en rendre mutuellement l'honorable témoi-
gnage, ils passèrent une autre année dans une réserve non moins sé-
vère ils se disaient leurs peines, et ils étaient heureux. Ces longs
eoinliats furent mal soutenus; un instant de faiblesse les égara; ilss'ou-
lilieiiMi dans les plaisirs : mais s'ils cessèrent d'être chastes, au moins
ils éiaiiiii lideles, au moins le ciel et la nature autorisaient les no'uds
i|u ils avaieul forniés, au moin*la vertu leur était loujours ehère, ils l'ai-
niaiini eni ore el la savaient encore honorer; ils liaient moins corrom-
|ius qu'avilis. Miiiiis dignes d'elle heureux, ils l'elaieul pourlant encore.
lit la main do Julie malad
LA*^ NOUVELLE HËLOLSE.
73
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V^^*|K^^|I»
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Que font maintenant ces amants si tuiidrcs, ipii iirûlaiunt (l'une flaninie
si pure, qui sentaient si bien le prix de riioiniéleté? Qui l'apprendra
sans gémir sur eux? Les voilà livrés an crime, l'idée même de souiller
le lit conjugal ne leur fait plus d'horreur... Ils méditent des adultères!
Quoi! sont-ils bien les mêmes'.' leurs âmes ii'ont-elles point cliangé ?
Comment cette ravissante image que le méchant n'aperçut jamais p(!ut-
elle s'cICacer des cœurs où elle a brillé'? comment l'attrait de la vertu
no dégoûte-l-il pas toujours dn vice ceux ipii l'ont connue'/ Combien
de siècles ont pu produire ce changement étrange? quelle longueur de
temps put di;lrnire un si charmant souvenir, et l'aire perdre le vrai sen-
timent du bonheur à qui la pu savourer une l'ois I Ah 1 si le premier
désordre est pénible et leiil, que tous les antres sont prompts et faciles!
Prestige des passions, lu fascines ainsi la raison, tn trompes la sagesse,
et changes la nature avant qu'on s'en aperçoive I On s'égare un seul
moment de la vie, on .se détourne d'un seul pas de la droite route; aus-
sitôt une pente inévitable nous entraine et nous perd ; ou tombe cnlin
dans le gouffre, et l'on se réveille épouvanté de se trouver couvert de
crimes avec un cœur né pour la vertn. Mon bon ami, laissons retom-
ber ce voile : avons-nous besoin de voir le précipice affreux qu'il nous
cache pour éviter d'en
approcher? Je reprends
mon récit.
M. de Wolniar arriva,
et ne se rebuta pas du
changement de mon vi-
sage. Mon père ne me
laissa pas respirer. Le
deuil de ma mère allait
finir, et ma douleur était
à l'épreuve du lemps. .le
ne pouvais allc-giicr ni
l'un ni l'autre pour élu-
der ma promesse; il fal-
lut l'accomplir. Le jour
qui devait m'o'er pour
jamais à vous et à moi
me parut le dernier de
ma vie. J'aurais vu les
apprêts de ma sépulture
avec moins d'elfroi que
ceux de mon mariage.
Plus j'approchais du mo-
ment fatal, moins je pou-
vais déraciuer de mon
cœur mes premières af-
fections; elles s'irritaient
par mes efforts pour les
éteindre. Eiiliii, je me
lassai de condtatire in-
utilement. Dans l'instant
même on j'étais prèle à
jurer à un autre une
éleruelle lidélité , mon
('(eur vous juiait encore
un amour élernel, et je
fus niellée au temple
comme une victime im-
pure qui souille le sacri-
fice où l'on va l'immoler.
Arrivée à l'église, je
sentis en enlianl nue
sorte d'iMiiotidij ipie je
n'avais jamais éprouvée.
Je ne sais quelle terreur
vint saisir mon àmedans
ce lieu simple et augus-
te, tout rempli de la ma-
jesté de celui qu'on y
sert. Une frayeur sou-
daine me fit frissonner ;
tremblante et prête à
lomber en défaillance, j'eus peine à me traîner jus(pi'an pied de la
chaire. Loin de me reiiicitre, je sentis mon lioulile au^mcMlcr durant
la cérémonie : ei s'il me laissait apercevoir les olijcls,' ( 'el;iil pimr eu
être epouvanlee. I.c jom- sombre de l'édilice. le pnifeiid silence des
speclalem-s, leur mainlien modesle et reiiieilli, le ci.rle^e de Ions mes
parents, l'nnposant aspect de mou veuéie père, tout doimait à ce qui
s allait passer un air d(î solennilé qui m'exeiiail à l'alleiil on et an res
!»,^&^v^X\
Le pèi'O Je Julie aux genoux Je
une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à
coup le desordre de mes alfections, et les rétablir selon lî loi du devoir
et (le la nature. L'œil éternel qui voit tout, disais-j<* en moi-inèmc, lit
maintenant au fond de mon cœur; il compare ma volonté cachée à la
réponse de ma bouche : le ciel et la terre sont témoins de l'engagement
sacré que je prends; ils le sertmt encore de ma fidélité à l'observer.
Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le
premier de tous?
Lu coup d'œil jeté par hasard sur M. et madame d'Orbe, que je vis
à c("ité l'un de l'autre en fixant sur moi des yeux attendris, m'émut
plus puissamment encore (pie n'avaient fait tous les autres objets.
Aimable et vertueux c(iuple, pour moins coiinaitre l'amour en êtes-vous
moins nuis? Le devoir et l'homiôieié vous lient ? tendres amis, époux
fidèh's, sans brùlt-r de ce feu dévorant (pii consume l'àme, vous v^^ius
aimez d'un sentiment pur et doux qui la nourrit, que la sagesse auto-
rise, et que la raison dirige ; vous n'en êtes ipie plus solidement heu-
reux. Ah! puissé-je dins un lieu pareil recouvrer la même innocence
et jouir du même bonheur! Si je ne l'ai pas méri'é comme vous, je
m'en rendrai digne à votre exemple. Ces sentiments réveillèrent mon
espérance et mon coura-
ge. J'envisageai le saint
nœud que j'allais former
comme un nouvel étal
qui devait purifier mon
âme et la rendre à tous
ses devoirs. Quand le
paslcur me demanda si
je promettais obéissance
et fidélité parfaite à ce-
lui que j'acceptais pour
époux , ma bouche et
mon cteur le promirent.
Je le tiendrai jusqu'à la
mort.
De retour au logis, je
soupirais aprcsune heure
de solitude et de recueil-
lement. Je l'obtins, uon
sans peine ; et quelque
empressement que j eus-
se d'en profiter, je ne
m'examinai d'abord qu'a-
vec répugnance . crai-
guaiil Av. n'avoir éprouvé
ipriiue fermenlaliiin pas-
sagère en changeant de
condition, et de me re-
trouver aussi peu digne
épouse que j'avais été
fille peu sage. L'épreuve
était si'ire, mais dange-
reuse : je commençai par
songer à vous. Je me
rendais le témoignage
que nul tendre souvenir
n'avait profané rengage-
ment solennel que je ve-
nais de prendre. Je ne
pouvais concevoir par
(piel prodige voire opi-
niâtre image m'avait pu
laisser si longtemps en
paix avec tant de sujeis
de me la rappeler : je me
serais defiee de l'indif-
férence et de l'oubli
comme d'un eiat trom-
peur qui m'él;iit trop peu
naturel pour être dura-
ble. Celte illusion n'était
guère à craindre : je sen-
tis (pie je vous aimais autant et plus peut-être que je n avais jamais
fait ; mais je le sentis sans rougir. Je vis que je n'avais pas besoin,
pour penser à vous, doubliei;que j'étais la femme dun autre. En me
dis.iiit combien vous m'eiie/. cher, mon cœur était ému. mais ma con-
science et mes sens étaient Iranqnilles, et je connus des ce momenl
que j'étais réellement duiugee. Quel torrent de pure joie vint alors
nonder mon àme 1 Quel scnliment de paix, effacé depuis si longli mps,
pcct, et qui m'eût fait frémir à la seule idée d'un parjure. Je crus voir vint ranimer ce creur llctri par l'ignominie, et répandre dans lont mon
1 organe de la Providence et entendre la voix (le Dieu dans le mliiisire ' ' ' ' "' '" "
promjnçant gravement la sainle lilun;ie. La purelé, la diiiniU', la sain-
teté du mariage, si vivement exposées dans lis parolesde I'Im nuire, ses
eh.astes et sublimes devoirs si impo*-|anls au bonheur, a l'ordiv, à la
paix, a la durée du genre humain, si doux à remplir iioiir enx-iiièines ;
tout cela me lit une telle impression, que je crus sentir intérieurement
_..„ une sérénité nouvelle! Je crus me sentir renaître : je crus recom-
mencer une autre vie. Douce et consolante vertu, je la recommence
pour toi; c'est loi qui me la rendras chère; c'est à toi que je la veux
consacrer. Ah ! j'ai trop appris ce qu'il en coûte à le perdre, pour l'a-
bandonner une seconde lois ! . .
Dans le ravissement d'un changement si grand, si prompt, si mos-
U
74
LA NOUVELLE HÉLOISE.
péré, j'osai considérer l'élat où j 'étais lu \'cillc ; je frémis ilc l'imlignc
aiwissoiiicnt où m'avait l'édiiilu l'onlili de iiKii-iiirino et de Ions les daii-
gei s (|iic j'avais loiuus depuis iiiiiii |jr<'iiiii r l'Lai i iiiiiit IJiulic iiem-L'iiM'
révoluiioii me venait de nioiilrei- l'Iiurrc nr du 1 1 iiiie (|iii m'avait tentée,
et révei lait en moi le goût de la ^a^csse : l'ai (|url rare linrilienr avais-
je été plus fidèle il l'aipour qu'à l'iMiniieiir ipii lor lui si iIut? l'ai (|iii'lle
faveur du sort votre iiieoiislaïue on h inienne in! m'avail-elle poiiil li-
vrée à de nouvelles inelinalions? 1! iiiiiil enssé-je opposé à un outre
aiuaut une résislanre ipie le premier avait (l(jà vaincue, et une lionle
aceoutumée à ei-der aux désirs? .\urais-je plus respecté les <hoils d'un
amour éteint que je n'avais respeelé ceux de la vertu, jouissant eiieore
de tout leur empire? Quelle sûreté avais-je eu de n'aimer que vous seul
au monde, si ce n'est un sentiment intérieur que croient avoir tous les
amants, (pii se jurent une constance élernelle, et se parjurent imiiieeni-
nient loules les l'ois qu'il plaît an ciel de chnnger leur cu'ur? Chaque
défaite eût ainsi préparé la suivante ; l'Iialdluile du vice en eût effacé
l'iiorrcur à mes veux. Entraînée du déshonneur à l'infamie sans trou-
ver de prise pour in'arrèter, d'une amante abusée je devenais nue fille
perdue, l'opprolne de mon sexe, et le désespoir de ma faniilie. (Jni m'a
garantie d'un cllét si naturel de ma preniiére faute'? qui m'a releiiiie
après le premier pas? qui m'a conservé ma ié|)iitalion et l'estime de
ceux qui me sont cliers? qui m'a mise sous la sauvegarde d'un époux
vertueux, sage, aimable par son car.ictèrc et même par sa personne, et
rempli pour moi d'un respect et d'un altaclienienl si peu mérités? qui
me permet eiilin d'aspirer encore au titre d'hoiiiitHe femme, et me rend
le courage d'en rire digne? Je le vois .Je le sens; la main secoiirahle
qui m'a conduite à travers les ténèbres est celle qui lève à mes yeux le
voile de l'erreur, et me rend à moi malgré moi-même. La voix secrèie
qui ne cessait de murmurer au fond de mon cœur s'élève et tonne avec
plus de force au moment où j'étais prête à périr. L'auteur de toute vé-
rité n'a point soulferl que je sortisse de sa présence, coupable d'un vil
parjure; et, prévenant mon crime par mes remords, il m'a inoniré l'a-
binie où j'allais me précipiter. Providence éternelle, qui fais ramper l'in-
secte et rouler les cieux, tu veilles sur la moindre de tes OMivres ! !ii
me rappelles au bien que tu m'as fait aimer 1 daigne at ceplei- d'un co'iir
épuré par tes soins l'hommage que toi seule renils digne de l'êlre oll'cil.
A l'instant, pénétrée d'un vif sentiment du danger dont j'élais déli-
vrée, et de l'état d'honneur et de sûreté où je me semais réiidilie, je me
prosternai contre terre. J'élevai vers le ciel mes mains suppliantes,
j'invoquai l'être dont il est le trône, et ipii soutient ou détruit quand il
lui plaît par nos propres forces la liberté (juil nous donne. .)e veux,
lui dis-je, le bien (pie lu veux, et dont toi seul es la source. Je veux
aimer l'eponx cpie lu m'as donne. Je veux êlre lidele, parce que c'est
le premier devoir (iiii lie la famille et touti^ la société. Je veux cire
chaste, parce que c'est la première vertu qui nourrit toutes les autres.
Je veux tout ce qui se rapporte à l'ordre de la nature que tu as élahll,
et aux règles de la raison que je tien'! de toi. Je remets mon co-Ursous
la garde et mes désirs en ta main. Ilends toutes mes actions conformes
à ma volonté constante, qui est la tienne ; et ne permets plus que l'er-
reur d'un moment l'emporte sur le clinix de toute ma vie.
Après cette courte prière, la première que j'eusse faite avec un vrai
zèle, je me sentis tellement alfermie dans mes résolutions, il me parut
si facile et si doux de les suivre, que je vis clairement où je devais cher-
cher désormais la force dont j'avais besoin pour résister à mon [n-opre
cœur, et que je ne pouvais trouver eu mol^niême. Je tirai de celle seule
découverte une confiance nouvelle, cl je déplorai le tiisle aveuglement
qui me l'avait fait manquer si longtemps. Je n'avais jamais été tout à
fait sans religion : mais peut-être vaudrait-il mieux n'eu point avoir du
tout, que d'en avoir une exiérieure et inaniéiée, qui sans toucher le
cœur rassure la conscience; de se borner à des formules, et de croire
exactement en Dieu à certaines heures pour n'v plus penser le reste du
temps. Scrupuleusement attachée au culte publie . je n'en savais rien
tirer pour la pratique de ma vie. Je nie sentais.hien née, et me livriùs
à mes penchants; j'aimais à réfléchir, et me liais à ma raison • ne pou-
vant accorder l'esprit de l'Evangile avec celui du monde, ni la foi avec
les œuvres, j'avais pris un milieu qui contentait ma vaine sagesse ; j'a-
vais des maximes pour croire et d'autres pour agir; j'oubliais dans un
heu ce i|ue j'avais pensé dans l'autre : j'étais dévote a l'église et philo-
sophe au logis, llélas! je n'étais rien nulle pari, mes prières n'étaient
que des mois, mes raisonnements des sophismes, et je suivais pour
lonte luniieie la fausse lueur des feux errants qui me guidaient pour me
perdre.
Je ne puis vous dire combien ce principe iuléiieur qui m'avait nian ■
que jusqu'ici in a donné de mépris pour c^'ux ipii m'ont si mal condnile.
(jluclle elait, je vous prii;, leur raison pieniieie? ei sur ipielle base
étaient-ils fondes? Un heureux instinct me porte au bien : une violente
passion s'élève; elle a sa racine dans le même instinct; que ferais-je
pour la delrniie? Ile la cousidéivilion de l'ordre je lire la beaiilé de la
verlu, et sa honte (!•• l'utilité ccnrinniue. Mais ipie fait loiit cela contre
mon intérêt paitidilier? et lequel au fond m'impurle le plus, de mon
bonheur aux dépens du reste des Immines, ou du bonh iir des antres
aux dépens du mien? Si la craint.' de la jionle on du chàliineiil m'em-
pêche de mal l'aire pour mon prolil, je u ai ipi'a mal faire eu se( nt, la
vertu n'a plus rien a me dire; et si je suis surprise en faute, on piiuiVa,
comme a Sparte, non le délit, mais la maladresse. Enfin, (pie le carac-
tère et l'amoul- du beau soient empreints par la nature au fond de mon
àuie, j'aurai ma rèile aussi longtemps qu'ils ne seront point défigurés.
.Mais comment m'assurer de conserver toujours dans sa pureie celle
cfligie intérieure qui n'a point, parmi les êtres .s( nsibles, de modèle an-
(|iiel on puisse la ( iiuiparcr ? Ne sait-on pas ipie les affections dcsor-
lioiinées corrompent le jugement ainsi ipie la volonté, et que la con-
science s'altère et se modifie insensiblement dans chique siècle, dans
chaque i)enple, dans chaque Individu, selon l'inconstance et la variélé
des préjugés ?
Adorez l'Eue éternel, mon digne et sage ami; d'un souffle vous dé-
truirez ces fantômes de raison qui n'ont qu'une vaine apparence, cl
fuient comme une ombre devant rimmuable vérité. Rien n'existe que
p:ir celui qui esl ; c'est lui qui donne un but à la jus.tice, une base à la
Vertu, un prix à celte comte vie eniplovée à lui plaire ; c'est lui (|ui ne
cesse de crier aux coupables ipie leurs crimes secrets onl été vus, et
qui sait dire au juste oublié : Tes vertus onl un témoin; c'est lui. c'est
sa substance inaltérable qui est le vrai modèle des perfections dont
nous portons tous nue image en nous-mêmes. Nos passions ont beau
la défigurer, tous ses traits liés à l'essence itlhiiie s(^ représentent tou-
jours a la raison, et lui servent à rétablir ce que l'imposture et l'erreur
en onl altéré Ces disiiiiclions me seudileut faciles, le sens commun sul-
lil pour les l'.iire. Tout ce qu'on ne peut séparer de l'idée de celte es-
scnee est Dieu ; tout le lesle est l'ouvrage des hommes. C'est à la con-
lemplalion de ce divin mndele que l'àine s'épure et s'élève, qu'elle ap-
prend à mépriser ses inclinations basses, et à suruuniter ses vils pen-
chants. Un cœur pénétré de ces sublimes vérités se refuse aux petiles
passions des hommes; cette grandeur infinie le dégoûte de leur orgueil ;
le charme de la méiliiation l'arrache aux désirs terrestres ; et quand l'ê-
tre immense dont il s'occupe n'existerait pas, il serait encore hou qu'il
s'en oceu|mt sans cesse pour être plus maitre de lui-même, plus fort,
plus heureux et plus sage.
Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d'une raison
qui ne s'appuie que sur elle-même? ('onsidérons de sang-froid les dis-
cours de vos philosophes, dignes apoloiiisles du crime, «pii ne séduisi-
rent jamais que des co'urs déjà coi i ompns. >'e dirail-on pas qu'en s'at-
laquaul ilireelenicut au plus saint et au plus solennel des engagemenls,
ces daiii;ireii\ raisouneuis ont résolu d'anéantir d'un seul coup loule
la siieiele bnuiaine. qui n'est fondée que sur la foi des conventions?
Mais voyez, je vous jnie, comment ils disculpent un adultère secrcl.
irest, diseiit-il-, qu'il n'en i(i5ii!le auenn mal. pas même pour l'époux
qui l'ignore : comme s'ils pouvaient êlre suis ipiil l'ignorera toujours I
comme s il suffisait, pour autoriser le pariure et l'infidélité, qu ils ne
uuiBissent pas à autrui ! comme si ce n'était pas assez, pour abhorrer
le crime, du mal qu il fait à ceux qui le commettent! Quoi donc I ce
n'est pas un mal de manipier de foi, d'anéantir autant qu'il esl en soi
la force du serment et des contrats les plus inviolables? Ce n'est pas un
mal de se forcer soi-même à devenir fourbe et me.ileur? Ce n'( si pas un
mal de l'ormcr des liens qui vous fout désirer le mal et la mort d'autrni.
la mort de celui même ipi'on doit le plus aimer et avec qui l'on a juré
de vivre? Ce n'est pas nu mal qu'un état dont mille autres crimes sont
toujours le fruit? Un bien qui produirait tant de maux serait par cela
seul un mal lui-même.
L'un des deux penserait-il Hvi' innocent parce qu'il est libre peu!-èire
de son C('ilé et ne manque de foi à personne? Il se trompe grossieie-
ineiil. Ce n'est pas seulement l'intérêt des époux, mais la cause coni-
muiic de Ions les liommi s, (pic la pureté du maiiagc ne soit point alli'-
lée. Chaque fois que deux époux s'nnisseiil par un niend solennel, il in-
tervient nu cngagemcnl lacile de tout le gmire humain de respecter
ce lien sacré, il'honorer en eux l'union conjugale; et c'est, ce me sem-
ble, une raison très-forte contre les mariages clandestins, qui, n'olfrant
mil signe de celte union, exposent des cu'urs innocents à brûler d'Une
llainme adultère. Le public esl en (piehpie sorte garant d'une coiiven-
lioii passée en sa présence ; et l'on peut (lire ([ue l'honneur d une femme
pudique est sons la prolcc-lion spéciale de tons les gens de bien, .\insi.
(piiconque ose la corroiiqire pèche, premièreinenl parce qu'il la fait pi--
eher, et qu'on partage toujours les crimes (jn'on fait cominetire ; il | è-
che encore direetemenl lui-même, parce qu'il viole la foi pnhiiipie et
sacrée du mariage, sans leiiuel rien ne peut subsister dans l'ordre lé-
gitime des choses humaines
Le crime esl seeicl, disciit-ils, et il n'en résulte aucun mal pour per-
sonne. Si ((S pliilo^oplies croient l'exisicnce de Dieu et l'iinmortalilé de
r.àme, pcnvenl-iis appeler un crime secret celui qui a pour témoin le
premier offense et le seul vrai juge? étrange secret que celui qu'on dé-
robe à tous les yeux, hors ceux à qui l'on a le plus d'intérêl à le cacher !
Quand même ils ne reconnaîtraient pas la présence de la Divinité, com-
ment osent-ils siuilenir qu'ils ne font de mal à personne? comment prou-
vent-ils qu'il est indiffércnl à un pèr(^ d'avoir des hériliers qui ne soient
pas de son sang , d'êirc chargé peut-être de plus d'enfants qu'il n'en
aurait en, et foreê de partager ses biens aux gages de son désiionneur
sans senlir pour eux des enU ailles de père? Supposons ces raisonneurs
matérialisles; on n'en e^t (pie mieux fonde à leur opposer la douce voix
de la nature, (pii rei lame au fond de loii- les eieuis eunlie une orgueil-
leuse pliilosopliii^ et ipi'oii ii'aihnpia jamais par de bonnes raisons. En
effel, si le cmps seul produit la pensée, el ipie le sentiment dépende
imiipiement des organes, deux êtres form(.'s d'un même sang ne doivenl-
LA iNOUVELLE HÉLOLSE.
75
ils pas avoir ciilic eux niio plus ciroilo analogie, ii'.i alladipriicnt i)lus
fort l'im pour l'antre, et se ressembler d'àme eoniinc de visage, ce qui
est nue graiiiie raison de s'aimer?
N'est-ce donc liire auenu mal, à votre avis, que d'anéantir ou trou-
bler, par un sang étranger, eette union natiin>lle, et d'altérer dans son
principe l'affection nniUiell.' qui doit lier eiilre eux Ions les mcmlires
dune f.imille ? Y a-t-il au monde un lionnêle bonnne qui n'eilt liorreur
de ciiangir renfani d'un aniro en nourrice? et le crime est-il moindre
de Ir cliangcr dans le si'in de sa mère?
vSijc coiisidrrc mon se\c en particulier, que rie mans j'aperçois dans
ce désordre ipiils piéteiidmt nr lain^ aucun mal ! ne lùt-ci- (piel'a-
vilisscmenl d'une feunne cnupalilc a qui la perle de rimmieur oli; liieu-
lôl toutes les autres vertus. (Jiie d'mdiees trop silrs pour un tendre
époux d'une inlelligenee (pi'ils penseiil jusiilier par li' sedcl, ne lùl-ce
que de n'être pln:^ aimé de sa feunne ! i)[w fcia-l-elU^ avec ses soins
arlilii iiMix, qu<' mieux prouver son indifférence ? Est-ce Id'il de l'amour
qu'on abuse par de feintes caresses? et quel supplice, an|)res d'un objet
eliéri, de sentir ipie la main nous endirassc et (pie b; i'<-nv nous re-
pousse IJe veux ((ue la fortune seconde nue prmlenee (pi'elle a si sou-
vent trompée ; je conqile un moment pour rien la temerile de conlier
sa prétendue innocence et le repos d'autrui à des |uecauli(ins (pie le
ciel se plaît à confondre : que de faussetés, que de mensonges, (pu^ de
fourberies, pour couvrir un mauvais commerce, pour tromper nu mari,
pour corrompre desdomestiipies, pour en imposer an public! Quel scan-
dale pour des ioiu|iliees ! (piel exemple pour des enlanls! (pie devient
leur eduealioM parmi laul de soins pour satisfaire impunément de cou-
pables b'iix.' Oui; devient la jiaix de la maison et rmiion des cbefs?
(,)uoi ! dans tout cela l'époux n'est point lésé ? Mais (pu le dédommagera
donc d'un cieur (pil lui était du .' (pii lui |>ourra rendre nue femme es-
liiuable ' ipii lui donnera le repos et la sûreté? qui le guérira de ses
jusio soupçons? (pii fera conlier un père au sentiment de la nature en
embrassaiil ton propre enfant?
A l'égard des liaisons prétendues que l'adultère et l'inlidélitii pcuveiil
former entre les familles, c'est moins une raison sérieuse (prune plai-
santerie absur(ic et brutale, qui ne mérile pour toute ri'ponse que le
mépris et l'indignation. Les trahisons, les ipierelles, les combats, les
meurtres, les empoisonnements, dont ce désordre a coiivi rt la terre
dans ions les temps, montrent assez ce qu'on doit attendre pour le re-
pos et ruuioii des hommes d'un attachement formé par le crime. S'il
résulte qnelipie sorte de société de ce vil el méprisable commerce, elle
est s.nihlable à celle des brigands, tpi'il faut détruire et anéantir pour
assurer les sociétés légitimes.
J'ai t;\ebé de suspendre l'indignation que m'inspirent ces maximes
pour les disciiler paisiblement avec vous. Plus je les tr(inv(; insensées,
moins je dois dédaigner île les reliiler, pour me faire lionte à moi-iuème
de les avoir peut-être écoulées avec trop peu d'eloigiiement. Vous voyez
combien elles supportent mal l'examen de la saine raison. Mais où eher-
cber la saine raison, sinon dans celui (pii en est la source? et (pu' pen-
ser de ceux qui consacrent à perilre les hommes ce llambeau divin (pi'il
leur donna pour les guider.' Délions- nous d'une philosophie en paroles;
déllous-nous d'une iaii^sc vertu (pii sape toutes les vertus, et s'appli-
que à juslilicr tous les vices pour s'autoriser à les avoir Ions. Le meil-
leur moyen de trouver ce qui est bien est de le ehercber sincèrement,
et l'on ne peut longtemps le chercher ainsi sans remonter à l'auteur de
tout bien. C'est ce qu'il me semble avoir fait depuis (pie je m'occupe à
reclilier mes senliiuents et ma raison ; c'est C(' que vous ferez mieux
que moi quand vcuis voudrez suivre la même route. Il m'est consolant
(le songer que vous avez souvent nourri mon esprit des grandes idées
de la religion ; el vous, dont le cœur n'eut rien (le caché pour moi, ne
m'en eussiez pas ainsi parlé si vous aviez eu d'autres senlimenls II nie
semble même que ces conversations avaient pour nous des charmes. La
présence de l'Etre suprême ne nous fut jamais imiiuriune; elle nous
donnait plus d'espoir que d'épouvante ; eï'e n elVraxa jamais que l'àme
du méclianl ; nous aimions à l'avoir pour témoin de nos enlretieus, à
nous élever conjointement jusqu'à lui. Si ipielipiel'uis nous l'tions humi-
liés jiar la honte, nous nous disions, en d('ploranl nos faiblesses : Au
moins il voit le fond de nos cœurs ; et nous en étions iilns iranquilics.
Si celte sécurité nous égara, c'est au priucipe sur leipiel elle était
fondée à nous ramener. ÎS'est-il pas bien indigne d'un bonnne de ne
pouvoir jamais s'accor(ler avec lui-même, d'avoir une règle pour ses
actions, une autre pour ses sentiments, de penser comme s'il était sans
corps, d'agir c(unme s'il était sans ànie, el de ne jamais approprier à
soi tout eiilier rien de ce (pi'il fait en toute sa vie? l'oiir moi, je lr(Mive
(pi'on est bien fort avec nos anciennes maximes ipiand on ne les Ikuiic
pas à de vaines S|ieculalious. La faiblesse est de riioumie, elle Dieu
élément qui le lit la lui pardoiiiiera sans doiile; mais le crime est du
méchant, et ne restera pas impuni devaiil I auleiir de loule justice. Un
incrédule, d'ailleurs heureusement ne. se livrv' aux verliis (pi'il aime; il
fait le bien par t;oût, et non par choix. Si imis ses désirs sont droils, il
les siiil sans contrainte; il les suivrait de même s'ils ne l'elaicnl pas;
car pounpioi se gênerait-il? Mais celui «pii recnuiiail cl sert le père
commun des hommes se croit une plus haute dcsiin:iii(m ; l'ardeur de la
remplir anime son zèle, et, suivant une règle plus sure que ses pen-
chants, il sait faire le bien qui lui coùie, et sacrilicr les di^sirs d
nous sommes tous deux appelés. L'amour qui nous unissait eût fait le
ehanue de noire vie. Il survécut à l'espérance, il biava le temps et l'é-
loigneuieiil ; Il snpporla loiiKfS les épreuves. Un sentiment si parlait ne
devait point [lerir de lui-même; il était digne de n'être immolé qu'à la
venu.
Je vous dirai plus : tout est changé entre nous ; il faut nécessairement
que votre c(eur change. Julie de Wolmar n'est plus voire aiicienue Ju-
lie ; la révolmion de vos sentiments pour elle est inévitable, et il ne
vous resli; que le choix de faire bonnenr de ce changement au vice ou
à la vertu. J'ai dans la mémoire un passage d'un auteur que vous ne
récuserez pas. a L'amour, dit-il , est privé de son plus grand charme
(( quand l'homiêleté l'abandonne. Pour en sentir tout le prix, il faut que
« le cœur s'y complaise et qu'il nous élève en élevant r(jbjet aimé. Oiez
« lidee d(! la perfection, vous (Mez lentliousiasme ; otcz l'estime, et
« l'amour n'est plus rien, (àmimeni une femme honorera-l-elle_ un
(( lui c(prclle doit mt'priser? comment pourra-t-il honorer lui-même
K celle ipii n'a pas craint di' s'abandonnera no vil corrupteur? Ainsi,
« biciiK'it ils se niépi iseroul mutuellement. L'amour, ce sentiment cé-
« lesie, ne sera plus pour eux qu'un liouteux commerce. Ils auront per-
« du rhonnenr et n'auroiil pnini lr(.uv(- la félicité. » Voilà notre leçon,
mon ami : c'est vous (|ui l'avez diclée. Jamais nos cœurs s'aimèrent-ils
plus (Iclieiciisenu'ul, cl jamais rimniiêlele leur fut-elle aussi chère que
dans le temps heureux mi celle lellre bit écrite? 'Voyez donc à quoi
nous meiieraienl aujoiiril'bni de ( oiipables feux nourris aux dépens des
plus doux transports qui ravissent l'àme I L'horreur du vice, qui nous
est si nalurelle a tous deux, s'étendrait bientôt sur le complice de uos
fautes ; nous nous haïrions pour nous être trop aimés, et l'amour s'é-
teindrait dans les remords. Ne vaut-il pas mieux épurer un sentiment si
cher, pour le rendre durable? Ne vaut-il pas mieux en conserver au
moins ce. qui peut s'accorder avec l'innocence ? N'est-ce pas conserver
tout ce qu'il eut de plus charmant? Oui, mon bon et digne ami, pour nous
aimer toujours il faut renoncer l'un à l'autre. Oublions tout le reste, et
soyez l'amant de mon âme. Cette idée est si douce, qu'elle console de
tout. ,
Voilà le fidèle tableau de ma vie, et l'hisloire naïve de tout ce qui
s'est passé dans mon cœur. Je vous aime toujours, n'en doutez pas. Le
sentiment qui m'attache à vous est si tendre et si vif encore, qu'une au-
tre en serait peut-être alarmée. Pour moi, j'en connus un trop différent
pour me délier de celui-ci. Je sens qu'il a changé de nature; el du
moins en cela mes fautes passées fondent ma sécurité présente. Je sais
que l'exacte bienséance et la vertu de parade exigeraient davantage
encore, et ne seraient pas coutenies que vous ne fussiez tout a fait ou-
blié. Je crois avoir une règle plus sûre, et je m'y tiens. J'écoute en se-
cret ma conscience; elle ne me reproche rien, eV jamais elle ne trompe
une àme qui la consulte sincèrement. Si cela ne siiflit pas pour me jus-
titier dans le momie, cela siiflit pour ma propre tranquillité. Com-
ment s'est fait cet heureux changement? je l'ignore. Ce que je sais, c'est
que je l'ai vivement désiré. Dieu seul a faille reste. Je penserais qii une
aiiie une fois corromiiue l'est pour toujours, et ne revient plus au bien
d'elle-même, à moins (pie quelque révolution subite, quelque change-
ment de l'mtuiie el de siiuaiion ne change tout à coup ses rapports, et
par un violent ébranlement ne l'aide à retrouver une bonne assiette.
Toutes ses habitudes éianl rompues, et toutes ses passions modifiées
dans ce bouleversement général, on reprend quelquefois son caractère
primitif, et l'on devient comme un nouvel être sorti récemment des
mains de la nature. Alors, le souvenir de sa précédente bassesse peut
servir de préservatif conirc une rechute. Uieron était abject et faible,
aujourd'hui on est fort et magnanime. En se contemplant de si près
dans deux f lats si différents, on en sent mieux le prix de celui ou l'on
est remonté , et l'on en devient plus attentif à s'y soutenir. Mon mariage
m'a fait épr ouver quelque chose de semblable à ce que je Uàche de vous
expliipier i '.c lieu si redouté me délivre d'une servitude beaucoup plus
redoutable, et mon époux m'en devient plus cher pour m'avoir rendue
a moi-inenie. .. •
Nous éL'oiis trop unis, vous et moi, pour quen changeant d espèce
notre uiaion se détruise. Si vous perdez une tendre amante, vous ga-
gnez une liih'lc amie ; et, quoi que nous en ayons pu dire pendant nos
rilusions; je doute que ce changement vous soit désavantageux. Tirez-en
le mêm(> parti que moi, je vous en conjure, pour devenir mcdleur et
pins sa"e et pour épurer par des mœurs chrétiennes les leçons de la
phiiosoph'ie. ic ne serai jamais heureuse que vous ne soyez heureux
aussi ('t je sens plus que jamais qu'il n'y a point de bonheur saus la
vertu' Si vous m'aimez vérilablement. donnez-moi la douce consolation
de voir que i los coeurs ne s'accordent pas moins dans leur retour au
bien qu'i Is sac cordèrent dans leur égarement.
■ ne crois pas avoir besoin d'apologie pour cette longue lettre. Si
i m'étiez m oins cher, elle serait plus courte. Avant de la finir, il me
vous demander. Un cruel fardeau me pèse sur le
de M. de Wolmar. mais une sin,-
vous 1
reste une cràC'
cœur. Ma coud uile passée esl iguoriîe ; .,.,.,. . , . .-
ccrilé sans rést rve fait partie de la tidehtc que ]e lui dois. J aurais de .ja
cent fois tout a voue; vous seul m'avez relenue. (Juoiqiie je cminar jse
i la niiiderailon de M. de Wolmar. c'est toujours vous ce .m-
iie d I' vous nommer, el je n'ai point voulu le Hiire sans v jire
erail-ee vous déplaire que de vous le demande- .■? et
la Sîigessi
prouieltr(
conseniemeiit.
cuanib. Il saii laire le uieii qui lui coule, el sacnlicr les Ui^sirs de smi consememeui. ^ 'ci.iu-t<- •>■>•- .-,..-■■. ,■:■ . . --
cœur à la loi du devoir. Tel esl, mon ami, le sacrifice beroique auquel aurais-je trop pi esumc de vous ou de mm en me llattani .Il I ob. euir?
76
LA NOUVELLE HÉLOISE.
Songez, je vous supplie, que celle réserve ne saurail èlie innocente,
qu'elle ni'esl chaque jour plus ci iiclle, ei que jusqu'à la rccoplion de
votre réponse je n'aurai pas un iusiant de trauquilliié.
LETTRE XIX.
El vous ne seriez plus ma Julie? Ah ! ne dites pas cela, digne el res-
pectable fomnie ; vous l'êtes plus que jamais Vous êtes celle qui méri-
tez les houuiiages de tout l'univers ; vous êtes celle que j'adorai en coni-
menvant d'être sensible à la véritable beauté ; vous étis celle que je
ne cesserai d'adorer, même après ma mort , s'il leste encore en mon
âme quelque souvenir des attraits vraiment célestes qui l'encbanlèrent
durant ma vie. Cet effort de courage qui vous ramène à toute voire
Vertu ne vous rend que plus semblable à vous-même. Non, non, quel-
que suppliée que j'éprouve à le sentir et le dire, jamais vous ne lûtes
mieux ma Julie qu'au moment que vous renoncez à moi. Hélas ! c'est
en vous perdant que je vous ai retrouvée. Mais moi dont le cœur fré-
mit au seul projet de vous imiter, moi tourmenté d'une passion crinii-
iielle que je ne puis ni supporter ni vaincre, suis-je celui que je pensais
être ? Etais-je digne de vous plaire ? Quel droit avais-je de vous impor-
tuner de mes plaintes et de mon désespoir? C'était bien à moi d'oser
soupirer pour vous! Et qu'étais-je, pour vous aimer?
Insensé I comme si je n'éprouvais pas assez d'humiliations sans en
rechercher de nouvelles ! Pourquoi compter des différences que l'amour
fit disparaître? il m'élevait, il m'égalait à vous ; sa Ihunme me soute-
nait ; nos cœurs s'étaient confondus ; tous leurs sentunenls nous étaient
communs, et les miens partageaient la grandeur des vôtres. Me voilà
donc retombé dans toute ma bassesse ! Doux espoir, qui nourrissais
mon àme et m'abusas si longtemps, te voilà donc éteint sans retour !
Elle ne sera point à moi ! Je la perds pour toujours ! Elle fait le bon-
heur d'un autre!... Û rage! ô tourment de l'enfer!... Infidèle! ah! de-
vais-tu jamais !... Pardon, pardon, madame ; ayez pitié de mes fureurs.
0 Dieu I vous l'avez trop bien dit, elle n'est plus... elle n'est plus cette
lendre Julie à qui je pouvais montrer tous les mouvements de mou
cœur! Quoi! je me trouvais malheureux, et je pouvais me plaiu-
drjî !... elle pouvait m'écouter ! J'étais malheureux I... que suis-je donc
aujourd'hui?... Non, je ne vous ferai plus rougir de vous ni de moi.
C'en est fait, il faut renoncer l'un à l'autre; il faut nous quitter : la ver-
tu même en a dicté l'arrêt; votre main l'a pu tracer. Oublions -nous...
oubliez-moi du moins. Je l'ai résolu, je le jure ; je ne vous parlerai plus
de moi.
Oscrai-je vous parler de vous encore, et conserver le seul intérêt
qui me reste au monde, celui de votre bonheur? Eu m'exposant l'état
de votre àme vous ne m'avez rien dit de votre sort. Ah ! pour prix, il'un
sacrifice qui doit être senti de vous, daignez me tirer de ce doute insup-
portable. Julie, êtes-vous heureuse? Si vous l'êtes, donnez-moi dans
mon désespoir la seule consolation dont je sois susceptible ; si vous ne
l'êtes pas, par pitié daignez me le dire, j'en serai moins longtemps mal-
heureux.
Plus je réfléchis sur l'aveu que vous méditez, moins j'y puis consen-
tir; elle même motif qui ra'ôta toujours le courage de vou's faire un
refus me doit rendre inexorable sur celui-ci. Le sujet est de la der-
nière importance, et je vous exhorte à bien peser mes raisons . Premiè-
rement, il me semble que votre extrême délicatesse vous ji! Hte à cet
égard dans l'erreur, et je ne vois point sur quel fondement la plus aus-
tère vertu pourrait exercer une pareille confession. Nul LijL;;ig ement au
monde ne peut avoir un effet rétroactif. On ne saurail s'olilm'e v pour le
;passé. ni promettre ce qu'on n'a plus le pouvoir de tenir": pourquoi
'devrait-on compte à celui à qui l'on s'engage de l'usage antérieur
■qu'on a fait de sa liberté et d'une fidélité qu'on ne lui a point priBmise '
"Ne vous y trompez pas, Julie, ce n'est pas à votre époux, c'e/st à votre
:arai que vous avez manqué de foi. Avant la tyrannie de voWe iière le
'Cid et la nature nous avaient unis l'un à l'aulie. Vous avez Tait en for-
;maiu d'autres nœuds un crime que l'amour ni l'honneur rient- .ôtre ne
pardennent point ; et c'est à moi seul de réclamer le bien au e M de
»volmar m'a ravi.
S'il est des cas où le devoir puisse exiger un pareil aveu; c'e: il quand
le ilanger d une rechute oblige ime fenune prudente à preri dre des pré-
cautions pour s'en garantir. Mais votre lettre m'a plus éclai ré irue vous
ne pensez sur vos vrais sentiments. En la lisant, j'ai senii i dins mon
propre cœur combien le vôtre eut abhorré de près, mêini > aii sein de
l'amour, un fc^ngagement criminel dont l'éloignement nous' ôtaii l'hor-
reiir. ;
i%s-Ià que le devoir et l'honnêteté n'exigent pas celte ci' mfiden.-.e la
sag.îsse et la raison la deleiident; car c'est risquer sans I nécessilé'ce
qu'il y a de plus précieux dans le mariage, l'attachement d'un époux
la m oaielle confiance, la paix de la maison. Avez-vous asse z réfléchi sur
une I »areille démarche ? Connaissez-vous assez votre mari p our être sûre
de l'e tfet qu'elle produira sur lui ? Savez-vous combien ij ■ y a d'homme*
au monde auxquels il n'en faudrait pas davantage pour concevoir une
jalousie effrénée, un mépris invincible, el peut-être attenter aux jours
d'une femme? 11 faut pour ce délicat examen avoir égard aux temps,
aux lieux, aux caractères. Bans le pays où je suis, de pareilles confi-
dences sont sans aucun danger, et ceux qui traitent si légèrement la foi
conjugale ne sont pas gens à faire une si grande affaire des fautes qui
précédèrent rinig.igciiieul. Sans pailer dis raisons qui rendent quelque-
fois ces aveux indis|>cnsal)les, et ipii n'ont pas eu lieu pour vous, je con-
nais des femmes assi'z infili(><icineiil esliniiihles qui se sont fait à peu
de risque un niéiile de criie sincérité, peut-être pour obtenir à ce prix
une coiiliiuicf (liinl elles pussent abuser au l)esoin. M.iis dans des lieux
où la sainteté du m;ui:ige est plus respectée, dans des lieux où ce lien
sacré forme une union solide, el où les maris ont .un véritable attache-
ment piiur leurs femmes, ils leur demandent un compte plus sévère
d'elles-mêmes, ils veulent que leurs cœurs n'aient connu que pour eux
un sentiment lendre ; usurpant un droit qu'ils n'ont pas, ils exigent
qu'elles soient à eux seuls avant de leur appartenir, el ne pardonnent
pas plus l'abus de la liberté qa'iine infidélité réelle.
Croyez-inoi, vertueuse Julie, défiez-vous d'un zèle sans fruit et sans
nécessité. Gardez un secret dangereux que rien ne vous oblige à révé-
ler, dont la communication peut vous perdre, et n'est d'aucun usage à
votre époux. S'il est digne de cet aveu, son àme en sera contristée, et
vous l'aurez affligé sans raison. S'il n'en est pas digne, pourquoi vou-
lez-vous donner un préi(;xte à ses torts envers vous? Que savez-vous
si votre vertu, qui vous a soutenue contre les attaques de votre cœur,
vous soutiendrait encore contre des chagrins domestiques toujours re-
n:\issanis? N'empirez point volontairement vos maux, de peur qu'ils
ne (levieiiiieiit plus forts que votre courage, et que vous ne retombiez
à force de scrupule dans un état pire que celui dont vous avez eu
peine à sortir. La sagesse est la base de toute vertu : consultez-la,
je vous en conjure, dans la plus importante occasion de votre vie;
et si ce fatal secret vous pèse si cruellement, attendez du moins
pour vous en décharger que le temps, les années, vous donnent
une connaissance plus parfaite de votre époux, et ajoutent dans son
cœur, à l'effet de votre beauté, l'eflèt plus sûr encore des charmes de
votre caractère, el la douce habitude de les sentir. Enfin, quand ces
raisons, loutes solides qu'elles sont, ne vous persuaderaient pas, ne fer-
mez point l'oreille à la voix qui vous les expose. 0 Julie ! écoutez un
homme capable de quelque vertu, et qui mérite au moins de vous quel-
que sacrifice par celui qu'il voih fait aujourd'hui.
Il faut finir cette lettre. Je ne pourrais, je le sens, m'empêcher d'y
reprendre un ton que vous ne devez plus entendre. Julie, il faut vous
quitter ! si jeune encore, il faut déjà renoncer au bonheur ! 0 temps
qui ne dois plus revenir ! temps passé pour toujours, source de regrets
éternels ! plaisirs, transports, douces extases, moments délicieux, ra-
vissements célestes ! mes amours, mes uniques amours, honneur et
charme de ma vie ! adieu pour jamais.
LETTRE XX.
Vous me demandez si je suis heureuse. Cette question me louche, el
en la fiisaiit vous m'aidez à y répondre; car, bieu loin de chercher l'ou-
bli doiit vous ]i;iilez, j'avoue que je ne saurais être heureuse si vous
cessii'/. (le m'aiinei : mais je le suis à tous égards, et rien ne manque à
mon boiilieur que le vôiie. Si j'ai évité dans ma lettre précédente de
parler de iM. de Wolmar, je l'ai fait par ménagement pour vous. Je eoii-
naissais trop votre sensibilité pour ne pas craindre d'aigrir vos peines ;
mais votre inquiétude sur mon sort m'obligeanl à vous parler de celui
dont il dépend, je ne puis vous en parler que d'une manière digne de
lui, comme il convient à son épouse et à une amie de la vérité.
M. de VVolrnar a près de cinquante ans; sa vie unie, réglée, el le
calme des fiassions, lui ont conservé une constitution si saine et un
air si frais, qu'il paraît à peine en avoir quarante ; el il n'a rien d'un
âge avancé ipie l'expérience el la sagesse. Sa physionomie est noble et
prévenante, son abord, simple et ouvert; ses manières sont plus hon-
nêtes qu'empressées ; il parle peu et d'un grand sens, mais sans allecter
ni précision ni sentences. 11 est le même pour tout le monde, ne cher-
che et ne fuit personne, el n'a jamais d'autres préférences que celles
de la raison.
Malgré sa froideur naturelle, son cœur, secondant les inientions de
mon père, crut sentir que je lui convenais, et pour la première fois de
sa vie il prit un attachement. Ce goût modéré, mais durable, s'est si
bien réglé sur les bienséances, et s'est maiuieiiM il;uis une telle égalité,
qu'il n'a pas eu besoin de changer de ton en < liangeant d'étal, et que,
sans blesser la gravité conjugale, il conserve avec moi depuis son ma-
riage les mêmes manières (pi il avait auparavant. Je ne l'ai jamais vu ni
gai ni triste, mais toujours content; jamais il ne me parle de lui, rare-
ment de moi; il ne me cherche pas, mais il n'est pas fàchi; que je le
cherche, et me quitte peu volontiers. Il ne rit point ; il est sérieux sans
LA NOUVKLLE HRLOISE.
77
iloniicr envie de l'ôtrc • an contraire, son abord serein senil)k' nrin\ idr vienne à se iiaïr ••[loiiv ! Mon cherami, vousni'avez toujours paru bien ai-
à renjouenienl ; et coi'nnie les plaisirs que je goûte sont les seuls aux- niable, beaucoup iroi> i.our mon innocence et pour mou repos : mais
nuels il parait seiisil)l(;, une des attentions que je lui dois est de clier- i je ne vous ai jamais vu (pi'anioureux : que sais-je ce que vous seriez
chir à iii'uniiser. En un mot, il veut que je sois beureuse : il ne me le | devenu cessant de l'être? L'amour éteint vous eût toujours laissé la
(lit ins mais ii' le vois : cl vouloir le bonheur de sa femme n'est-ce pas vertu, je l'avoue; mais en est-ce assez pour être beureux dans un lien
l'ivDir obtciiii? que le cœur doit serrer"' et cotnbien d'hommes vertueux ne laissent
' Av(.c (|M(l(|iie soin qiu; j'aii" pu l'ojiscrver, je n'ai su lui trouver de | pas d'èlre des maris insupportables ! Sur tout cela vous eu pouvez dire
nasbion cl iiiKiiiii' (siifK que (l'Ile (in'il :Miour moi. Encore cette passion i aiilaiil d(! moi. . . „ „
est-elle si c'MJr n si imipciv, (|ii(,ii dirait qu'il n'aime qu'autant qu'il i l'our M. de Wolniar, nulle dIusKjn ne nous prévient I un pour I autre.:
veut aimer, V( (pril ne le vent (|ii'autant que la raisq;; le permet. Il est ' nous nous,vo>(.iis lels que n(.ii> sommes; lesentiuiçiU qui iioiisjointiresl
réellement ce (pie milonl Kdoiiaid croit être; en quoi je le trouve bien
sn]iérieui- à tons nous aiUri!s ;,'(;ns à sentiment, que nous admirons
tant iioiis-m("'iiies; car le cuiur nous trompe en mille inaniéres, et n'a-
git qiK! par iiii principe toujours suspect : mais la raison n"a d'autre
lin (pie ce (pii est bien; ses régies sont sûres, claires, faciles dans la
condiiiie de la vie ; et jamais elle ne s'égare que dans d'inutiles spécu-
lations qui ne sont pas faites pour elle.
Le |iliis grand giiilt d(! M. de Wolmar est d'observer. Il aime h juger
des caiacleies des liominos et des actions qu'il voit Cain^ Il en juge
avec nue piiildiide sagesse et la plus parfaite imparliajiti;. Si un eii-
iienii loi faisait du mal, il en discuterait les motifs et les inoyeiis aussi
paislliliiiieiil que s'il s'a;^issait d'une chose indifférente. Je ni; sais
coiimient il a enleiidii parler de vous, mais il m'en a parlé plusieurs
l'ois Ini-nu'mc avec beaucoup d'esiime, et je le connais inea|ialile de
déguisement. J'ai crn remanpier ipielipiefois qu'il m'observait iliiranl
ces eniretiens; mais II y a grande a|i|iaience que cette preieiidiie re-
marque n'est (pi(! le secret reproche d'une conscience alarmée, tjiioi
qu'il en soit, j'ai fait en cola mon devoir; la crainte ni la honte no m'ont
point inspiré de réserve injuste, et je vous ai rendu justice auprès de
lui, comme je la lui rends auprès de vous.
J'oubliais de vous parler de nos revenus et de leur administration.
Le débris des biens de M. de Wolmar, joint à ciMui de mon père, qui
ne s'est rciservé qu'une pension, lui l'ail une fortune lH>iiii("'le et modé-
rée, dont il use noblement et sagcineiit, en maintenant chez lui non
1 inc(mimode et vain appareil du luxe, mais l'aboiulance, les véritables
commodités di; la vie, et le nécessaire chez les voisins indigents.
L'ordre qu'il a mis dans sa maison est l'imago de celui qui règne au
fond de son âme, et semble imiter dans un petit ménage I ordre éta-
bli dans le gouvernement du inonde. On n'y voit ni cette inilexible ré-
gularité qui donne pins do gène que d'av:inl:ige et n'est supportable
qu'à celui qui l'impose, ni eeiie (oiilinioii mil enleiuliie qui pour Irop
avoir ôte l'usage de loin, (hi y reeonnail lonjours la iiKiin (!n niailre,
et l'on ne la seul jamais; il a si liien (iiiloiiiié le premier arrangement
qu'à présent tout va lnut siiil, et qu'on jouit à la fois de la règle et de
la liberté.
Voilà, mon bon ami, une idi'c abrégée, mais fidèle, du caraclèrede
M. de Wolniar, autant que je l'ai pu connaître depuis que je vis avec
lui. Tel il m'a paru le incinier jour, tel il me paraît le dernier sans au-
cune alléralion; ce qui me fait espérer que je l'ai bien vu, et qu'il ne
me reste plus rien à découvrir; car je n'imagine pas qu'il pi'it se mon-
trer autrement sans y perdre.
Sur ce tabli an vous pouvez d'avance vous répondre à vous-iniMiie ;
et il faudrait me mépriser beaucoup pour ne pas me croire benreiise
avec tant de snjiH de l'ètri!. (le qui m'a longtemps abusé
lieiit-i'are vous abuse encore, c'esl la pensée que l'amour e
saire piiiir l'oriiier un iieiireiiv iii;iiiaL;i\ Mon ami, c'est une erreur ;ll'lion-
iièlete, la verdi, de eerlaiiies eoiiveiiaiiies moins de coiidilioiis et d'ago
(pie de caractères ei d liiinieurs, suffisent entre deux é|ioiix ; ce (|iii n'eiii-
pé( lie peint qu'il ne résiille de cette union un attaclienient Irès-tendn;, ([ni
pour n'être pas prècisi'inent de l'aïuonr, n'en est pas moins doux et n'en
est que plus durable, l'amour est accompagné d'une inquiétude con-
tiinielle de jalousie ou de privation, peu convenable au mariage, qui est
un état de jouissance et de paix. On ne s'épouse point pour penser nni-
(luemenl l'un à l'autre, mais pour remplir conjointement les devoirs
lie la vie civile, gouverner prudemment la maison, bien élever ses en-
fants. Les amants ne voient jamais qu'eux, ne s'occupent iiicessani-
liient que deux, et la seule chose qu'ils sachent faire est de s'aimer.
Ce n'est pas assez pour des époux, qui ont tant d'antres soins à rem-
plir. 11 n'y a point de passion ipii nous fasse une si forte illusion ipie
l'aiiiiiiir : on prend sa violence |ionr un signe de sa durée; le cceiir snr-
cliaige d'un senliiiieiil si doux l'éleiid i>onr ainsi dire sur l'avenir, et
tant que cet amour dure on croit qu'il ne finira point. Mais, au con-
traire, c'est son ardeur même ipii le consume; il s'use avec la jeu-
nesse, il s'elTaee avec la beauté, il s'éteint sous les glaces de l'âge; et
depuis (pie le monde e\isle on n'a jamais vn deux amants en cheveux
blancs soupirer l'un pour l'anlre. On doit doue comiiter qu'on cessera
de s'adorer lot ou tard ; alors, l'idole qu'on servait détruite, on se voit
ré(.'ipro(pienient lels qu'on est. On cherche avec élonncmont l'objet
qu'on aima ; ne le trouvant plus, on se dépile contre celui qui reste, et
souvent l'imaginalion le (U^figiire autant (pi'elle l'avait paré. H y a peu de
gens, dil La llorlieroiic;inld, îpii ne soient honteux de s'être aimés, ipiand
ils ne s'aiiueiit plus (.ombien alors il csl à craindre (pie I ennui ne suc-
cède à des senlimenls inip vifs; (pie leur dêeliii. sans s'arrêter à l'indif-
férence, ne passe jusqu'au dégoût; qu'on ne se iroiive enfin tout à lail
rassasiés l'un de l'anlre; cl (lue pour s'être trop aimés ainanls on n'en
llbir
(unis passionnés, mais riimiiiiahle etcons-
rsoiiiKs boimêles cl raisonnables, (pii, dcs-
te de leurs jours, soiil conienlcs de leur
.1...... !>..»„ .'. V ».. Il o>...,i.l.. ..■•«„.)
|)Ointravelij;le traiis
tant altacliemeiit de
tiiiées à passer eii'i ^
sort el tàcbenl de se le n^idre doux l'une a l'antre. Il semble (|ue quand
ou nous eût formes exprès pour nous unir, on n'aurait pu réussir mieux.
S'il avait le cœur aussi tendre que moi, il serait impossible que tant de
sensibilité de part et d'autre ne se heurtât Iquelipiefois, cl qu'il n'en
résultât des ipierelles. Si j'élais aussi tranquille que lui. trop de froideur
régnerait entre nous, et rendrait la société inoins agréable el moins
douce. S'il ne m'aimait point, nous vivrions mal ensemble : s'il m'eOl
trop aimée, il m'eût été importun. Chacun des deux est précisément
ce qu'il laut à l'autre; il m'éclaire, et je l'anime; nous en valons mieux
réunis, et il semble que nous soyons destinés à ne faire entre nous
qu'une seule àme, dont il est renlendemenl et moi la volonté. Il n'y
a pas jusqu'à son âge un peu avancé qui ne tourne au commun avan-
tage : car, avec la passion dont j'élais tourmentée, il est certain que
s'il eût été plus jeune je l'aurais épousé avec plus de peine encore, et
cet excès de répugnance eût peut-être empêché l'heureuse révolution
qui s'est faite en moi.
Mon ami, le ciel éclaire la bonne iulention des pères, cl récompense
la (îocilité des enfants. A Dieu ne plaise que je veuille insulter à vos
déplaisirs 1 Le seul désir de vous rassurer pleiuemenl sur mon sort me
lait ajoiiim- ce (pie je vais vous dire. Quand avec les sentiments que
j'eus ci-devant pour vous, cl les connaissances que j'ai à présent, je
serais libre encore et maîtresse de me choisir un mari, je prends
à témoin de ma sincérité ce Dieu ([ui daigne m'éclairer el qui lit au
fond de mou cœur, ce ii'csl pas vous que je choisirais, c'esl M. de
Wolmar.
Il importe peul-clre à votre entière gtiérison que j'achève de vous
dire ce (pii me reste sur le cœur. M. de Wolmar esl plus âgé que moi.
Si pour \w punir de mes fautes le ciel m'otail le digne époux que j'ai
si lien mérite, ma ferme résolutiou esl de n'en prendre jamais un au-
tre. S'il n'a pas en le bonheur de trouver une lille chaste, il laissera du
moins une chaste veuve. Vous me connaissez irop bien pour croire
qu'après vous avoir l'ail cette déclaralion je sois femme à m'en rétrac-
ter jamais.
Ce que j'ai dit pour lever vos doutes peut servir encore à résoudre
en partie vos objections conlre l'aveu que je crois devoir faire à mon
mari. 11 esl trop sage pour me punir d'une démarche humiliante que
le repentir seul peut m'arracher, et je ne suis pas pins capable d'user
de la ruse des dames dont vous parlez qu'il l'est de m'en soupçon-
ner. Quant à la raison sur laquelle vous prétendez que cet aveu n'est
pas nécessaire, elle csl certainement un so|ihisme ; car quoiqu'on ne
't qui I soit tenue à rien envers un époux qu'on n'a pas encore, cela n'auto-
i iK'ces- I risc point à se donner à lui pour autre chose que ce qu'on esl. Je
l'avais senti, même avant de me marier; el si le sennenl cxion|ué
par mon père m'empêcha de faire à cet égard mon devoir, je n'en fus
que jilus coupable, puisque c'esl un crime de faire nn serment in-
juste, et un second de le tenir. Mais j'avais une autre raison que mou
cirur n'osait s'avouer, et qui me rendait beaucoup plus coupable en-
core. Cràees an ciel elle ne subsiste |ilus.
Une considération plus légitime et d'un plus ^rand poids esl le dan-
ger de troubler iiintilemeiii le repos d'un honnête huniine qui tire son
bonheur de l'estiine qu'il a pour sa l'emiue. Il esl sûr qu'il ne dépend
plus de lui de rompre le nœud qui nous nuit, ni de moi d'en avoir été
plus (ligne. Ainsi je risque, par une coulideuce indiscrète, de l'affliger à
pure perle ; sans tirer d'autre avaulage de ma sincérité (lue de décharger
mon cœur d'un secret funeste qui me pèse cruellemeni. J'en serai plus
traïuiuille. je le sens, après le lui avoir déclaré; mais lui, peut-être le
sera-t-il moins; cl ce serait bien mal réparer mes loris que de pré-
férer mon re|ios au sien.
Que lêrai-ji' donc dans le doute où je suis? En aliendani que le ciel
m'éclaire mieux sur mes devoirs, jd suivrai le conseil de voire amitié ;
je garderai le silence, je tairai mes fautes à mon époux, el je làcher.ii
demies elTacer par une condnile qui puisse un jour eu racrii^r le par-
don. ...
Pour commencer une réforme aussi nécessaire, trouvez bou. mon ami.
que nous cessions désormais tout commerce entre nous. Si Jf. de \Vol-
mar avail.rc(;u ma confi'ssiou, il déciderait jusqu'à quel point nous pou-
vons nourrir les sentinienls de l'amitié qui nous lie. el nous en donner
les innocents témoignages ; mais puisque je n'ose le consulter là-des-
sus, j'ai trop appris à mes dépens combien nous peuvent égarer les ha-
bitudes les plus légitimes en apparence. Il esl temps de (leveuir s;ige.
Malgré la sécurité de mon cœur, je ne veux plus êire juge en ma propre
cause, ni me livrer, élaul lénimc, à la même présomiition qui me perdit
78
LA .^OljVELLI■: IIÊLOISE.
étant fille. Voici la dernière lettre que vdiis rrcovroz do moi : je vous
supplie aussi de ne plus m'écrire. Ccpcndaiii, coiiiiue je ne cesse r:n
jamais de prendre à vous le plus temlre iulérèl, cl ipie ce seiiliment
est aussi pur que le jour qui m'éclaire, je serai l)i('u aise de savoir quel-
quefois de vos nouvelles, et de vous voir parvenir au bonheur que vous
mériioz. Vous pourrez de temps à autre écrire à madame d'Orbe dans
les occasions où vous aurez quelque événement intéressant à nous ap-
prendre. J'espère que l'Iionuèleté de votre àme se peindra toujours
dans vos lettres. D'ailleurs ma cousine est vertueuse et assez sage pour
ne me communiquer que ce qu'il me conviendra de voir, et pour sup-
primer celle correspondance si vous étiez capable d'en abuser.
Adieu, mon cher et bon ami : si je croyais que la fortune pût vous
rendre heureux, je vous dirais : Courez a la fortune ; mais peut-être
avez-vous raison de la dédaigner, avec tant de trésors pour vous passer
d'elle; j'aime mieux vous dire : Courez à la félicilé, c'est la fortune du
sage. ÎVous avons toujours senll qu'il n'y en avait point sans la vertu ;
mais prenez garde que ce mot de verlii trop abstrait n'ait plus d'éclat
que de solidité, et ne soit un nom de parade qui sert plus à éblouir les
antres qu'à nous contenter nous-mêmes. Je frémis quand je songe que
des gens qui portaient l'adultère au fond de leur cœur osaient parler
de vertu. Savez-vous bien ce que signifiait pour nous un terme si res-
pectable et si profané, tandis que nous étions engagés dans un com-
merce criminel ? c'était cet amour.forcené dont nous étions embrasés
l'un et l'autre qui déguisait ses transports sous ce saint- enthousiasme,
pour les rendre encore plus chers et nous abuser plus longtemps. Nous
étions faits, j'ose le croire, poursuivre et chérir la véritable venu ; mais
nous nous irompions en la cherchant , el ne suivions qu'un vain (an-
tônie. Il est temps que l'illusion cesse, il est temps de revenir d'un trop
long égarement. Mon ami, ce retour ne vous sera pas dillicile : vous
avez votre guide m vous-uirmcs; vous l'avez pu négliger, mais vous
ne l'avez jamais relHiii^. VciHr ame est saine, elle s'attache à tout ce qui
est bien; et si quehiiielois il lui (■< happe, c'est qu'elle n'a pas usé de
loule sa force pour s'y tenir, lientrez an fond de votre conscience , et
cherchez si vous n'y reirouveriez point quelque principe oublié qui ser-
virait à mieux ordonner toutes vos actions, à les lier plus solidement
entre elles et avec un objet commun. Ce n'est pas assez, croyez-moi,
que la venu soit la base de voire conduite, si vous n'élablissez celte
base même sur un fondement inébranlable. Souvenez-vous de ces In-
diens qui font porter le monde sur un grand éléphant, et puis réléph;int
sur une lortue ; et quand on leur demande sur quoi pone la tortue, ils
ne savent plus que dire.
Je vous conjure de faire quelque altenlion aux discours de votre
âme, el de choisir pour aller au bonheur une route plus silre que celle
qui nous a si longtemps égares. Je ne cesserai de demander au ciel,
pour vous et pour moi, celle félicilé pure, el ne serai contente qu'après
l'avoir obtenue pour ions les deux. Ah ! si jamais nos copurs se rappel-
lent malgré nous les erreurs de noire jeunesse, faisons au moins que le
retour qu'elles auront produit en autorise le souvenir, el que nous puis-
sions dire avec cet ancien : Hélas! nous périssions si nous n'eussions
péri.
Ici finissent les sermons de la prêcheuse : elle aura désormais assez
à faire à se prêcher elle-même. Adieu, mon aimable ami , adieu pour
toujours ; ainsi l'ordonne l'inllexible devoir : mais croyez que le cœur
de Julie ne sait point oublier ce qui lui lut cher... Mon Dieu ! que fais-
je?... Vous le verrez trop à l'éiai de ce papier. Ali ! n'est-il pas permis
de s'attendrir en disant à son ami le dernier adieu?
LETTRE XXI.
DE L AMANT DE JBllE A MILORD EDOUARD.
Oui, milord, il est vrai, mon Ame est oppressée du poids de la vie-
depuis longtemps elle m'est à charge ; j'ai perdu tout ce qui pouvait me
la rendre chère, il ne m'en resie que les ennuis. Mais on dit qu'il ne
m'est pas permis d'en disposer sans l'ordre de celui qui me l'a donnée
Je sais aussi qu'elle vous appanient à plus d'un titre, vos soins me l'ont
sauvée deux lois, et vos bienfaits me la conservent sans cesse; je n'en
disposerai jamais que je ne sois sûr de le pouvoir faire sans crime ni
tant qu'il me restera la moindre espérance de la pouvoir employer pour
Vous disiez que je vous étais nécessaire : pourquoi me trompiez-
vous .' Depuis que nous sommes h Londres, loin que vous songiez à
m occuper de vous, vous ne vous occupez que de moi. Que vous pre-
nez de soins superflus! Milord , vous le saviz, je hais le crime encore
plus que la vie, j'adore l'Etre éternel. Je vous dois tout, je vous aime
je ne liens qu'a vous sur la terre : l'amitié, le devoir, y peuvent en-
chaîner un infortuné; des prélcxles et des sopliismes ne l'y reliendront
point. Eclairez ma raison, parlez à mon cœur; je suis prêt à vous eii-
icndre; mais souvenez -vous que ce n'est point le désespoir qu'on
Vous voulez qu'on raisoiiix' : lié bien : raisoiiiioiis. V..iis voulez qu'on
proportionne la délibéiaiion à l'importance de la queslion qu'on agile;
j'y consens. Cherchons la véiiié paisiblement , tranquillement; discu-
tons la proposition générale comme s'il s'agissait d'un autre. Robeck
fit l'apologie de la mort volontaire avant de se la donner. Je ne
veux, pas faire un livre à son exemple, et je ne suis pus fort content du
sien ; mais j'espère imiler son sang-froid dans celle discussion.
J'ai longtemps médité sur ce grave sujet; vous devez le savoir, car
vous tomiaissez mon sort, et je vis encore. Plus j'y réiléchis, plus je
trouve que la queslion se réduit à celle proposition fondamentale :
Cherclier son bien el fuir son mal en ce qui n'offense point autrui, c'est
le droii de la naluie. (jiianil notre vie est un mal pour nous et n'est nu
bien pour personne, il est donc permis de s'en délivrer. S'il v a dans
le monde une maxime évidente el ceriaine, je pense que c'est celle-là ;
et si l'on venait à bout de la renverser, il n'y a point d'action humaine
dont on ne ])ût faire un crime.
(jue disent là-dessus nos sophistes? Premièrement ils regardent la
vie comme une chose qui n'esl pas à nous, parce qu'elle nous a élé
donnée ; mais c'est précisément parce qu'elle nous a élé donnée qu'elle
est à nous. Dieu ne leur a-t-il pas donné deux bras? cependant, quand
ils (raignenl la gangrène, ils s'en font couper un, et tous les deux s'il
le faut. La parité est exacte pour qui croit l'immortalité de l'àmc ; car
si je sacrifie mon bras à la conservation d'une chose plus précieuse,
qui est mon corps, je sacrifie mon corps à la conservation d'une chose
plus préeieirse, qui est mon bien-être. Si lous les dons que le ciel nous
a lails sont ualurellemenl des biens pour nous, ils ne sont que trop su-
jels à changer de nature; el il y ajouta la raison pour nous apprendre
à les (li>eciiier. Si cette règle ne nous autorisait pas à choisir les uns
et rijricr les autres, quel serait son usage parmi les hommes?
Celle olijcciion si |ieu solide, ils la relouruenl de mille manières. Ils
regardi'iil 1 iMuiimc vivant sur la terre comme un soldat mis en faction.
Dieu, disent-ils, t'a placé dans ce monde, pourquoi en sors-tu sans son
congé'/' Mais toi-même, il t'a placé dans ta ville, pnurquoi en sors-lu
sans son congé? Le congé n'est-il pas dans le mal-être? En quelque
lieu qu'il me place, soit dans un corps, soit sur la terre, c'est pour y
rester autant que j'y suis bien, et pour en sortir dès que j'y suis mal.
Voilà la voix de la nature et la voix de Dieu. Il faut allcndre l'ordre ,
j'en conviens; mais quand je meurs nalurellemenl. Dieu ne m'ordonne
pas de quitter la vie, il me l'oie ; c'est en me la rendant insupportable
qu'il m'ordonne dn la quitter. Dans le premier cas, je résiste de toute
ma force; dans le second, j'ai le mérite d'obéir.
Concevez-vous qu'il y ait des gens assez injustes pour taxer la mort
volontaire de rébellion contre la Providence, comme si l'on voulait se
soustraire à ses lois? Ce n'est point pour s'y soustraire qu'on cesse de
vivre, c'est pour les exécuter. Quoi! Dieu n'a-t-il de pouvoir que sur
mon corps? est-il ipielque lieu dans l'univers où quelque être existant
ne soit pas sons sa main? et agira-t-il moins immédialemcnt sur moi
quand ma substance épurée sera plus une et plus semblable à la sienne?
Non, sa justice et sa bonté font mon espoir ; et .'i je croyais que la mort
pût me sousiraire à sa puiss;ince, je ne voudrais plus mourir.
C'est undessdphi^nicsdii l'Iiédon, reniplid'ailleursdevériléssublimes.
Si Ion eschive se limil, dil Sociale à Cebès, ne le punirais-lu pas , s'il
l'élait possible, [loiir l'avoir iiijiislcnicnt piivé de Ion bien? Bon Socrate,
que nous dites- vous? N'apparlienl-nn plus à Dieu quand on est mort?
Ce n'est point cela du tout; mais il fallait dire : Si tu charges ton esclave
d'un vêtemenl qui le gêne dans le service qu'il le doit, le puniras-tu
d'avoir quitté cet habit pour mieux faire son service? La grande erreur
est de donner trop d'importance à la vie ; comme si notre être en dé-
pendait , et qu'après la mort on ne fût plus rien. Notre vie n'est rien
aux yeux de Dieu, elle n'est rien aux yeux delà raison, elle ne doit rien
être aux nôtres; et, quand nous laissons notre corps, nous ne faisons
que poser un vêtement incommode. Est-ce la peine d'en faire un si
grand bruit? Milord, ces déclamaleurs ne sont point de bonne foi; ab-
surdes cl cruels dans leurs raisonnements, ils aggravent le prétendu
crime , comme si l'on s'otait l'existence, et le punissent comme si l'on
exi^lail toujours.
Quant au Phédon, qui leur a fourni le seul argument spécieux qu'ils
aient jamais employé , celte queslion n'y est traitée que irès-légere-
meni et comme en passant. Socrate, condamné par un jiigemcnl inique à
perdre la vie dans quelques heures, n'avait pas besoin d examiner bien
altentivemenl s il lui était permis d'en dis])oser. En supposant qu'il ail
tenu réellement les discours que Platon lui fait tenir, croyez, milord, il
les eût médités avec plus de soin dans l'occasion de les nieltre en pra-
tique; et la preuve qu'on ne peut tirer de cet iinmorlel ouvrage aucune
bonne objection contre le droit de disposer de sa propre vie, c'est que
Caton le lut par deux fois tout entier la nuit même qu'il quilia la
terre.
Ces mêmes sophistes demandent si jamais la vie peut être un mal.
En considérant celle foule d'erreurs, de tonrnienls el de vices, dont
elle est remplie, on serait bien plus leiilé de dnnander si jamais elle
fut un bien. Le crime assiège sans cesse riionime le jilus yenucux ;
cha(pie iiislaiil qu'il vit, il est prêt à devenir la proie du méchaut. ou
mechaiu lui-iiiême. Combattre et souffrir, voila son sort dans ce monde;
mal fairi' .1 Miiilfrir, voilà celui du mallioiiiiêie homme. Dans tout le
reste ils différent entre eux, ils noul r.en de (oinmun que les misères
do la vie. S'il vous fallaii des autorités el des fails, je vous ciierais des
LA NOIjVKLLK III'LOISK.
19
i-irl..-; des roDonses de snces, des actes de verlu récompensés par la un nialliciircux cslropii; de coiisoiiiincr dans son ht le paiii d tmc fa-
ort l'iissmis loin ci-la, miîonl : .'.■si a vous (|m.> j.- parle, ei je vous mille (pii peut a peine en gagner pour elle ; celui qui ne lient a rien,
-1 .•niiîc (in.'lle esl ici-bas la nrimipale oci iipalion du sage, si ce n'est celui ([ue le ciel i<;diiil a vivre seul sur la terre, celui doul la niallieu-
,. M ■o,„. .iilrcr DOiir ainsi dire au loiid de sou au..', et de s'elîorcer reuse exisK^nee ne peut produire aucun bien, pounpjoi n'aurait-d pas
•cire inorl durant sa vie. Le seul moyen qu'ait trouvé la raison pour au inoiii, le droit d.' (piitler un séjour ou ses plainte.-, sont importunes
oiis souslrairc aux maux de riiunianité nesl-il pas de nous dwadicr el s.:s maux sans uulilc ' , , . ,
<i s' .d ieis terrestres et de tout ce qu'il y a de mortel en nous, de l'es.'/, ces eousideraiious, imiord, rassemblez ton es ces raisons, el
(,ii, 1 rrucillir au dedans de nous-mêmes, ilit nous élever aux sublimes vou> tr.Miveie/, qu elles se réduisent au plus simple des droits de la na-
.ooh.iuol .lions? et si nos passions et nos erreurs font nos inrorluu.is, tur.' .pi'uu li.)Mi.nc sensé ne mit jamais en question Lii ell.-t pourquoi
■.vecnuelie arileur devons-nous soupirer après un état qui nous d.ilivrc ! s.M-ait d permis .le se guérir de la goutte et non de la vie .'L. me el
des unes et dus autres ! IJue l'ont ces boulines sensuels .pii Miuliiplieiit
si iniliscrélement leurs douleurs par leurs voluptés? ils aiieaiitissenl
pour ainsi dir.' l.ur exisl.'nce à lor.:.' de r.'t.u.lre sur la terre ; ils ag-
gravent le poids de l.'iirs . liaiu.'s par le iioiiihic .le leurs attachcinent.s ;
ils n'ont point .le j.iiiissances .pii ne leur préparent mille ainéres pri-
vations; plus ils si'iilenl, et plus ils soullïeiit ; plus ils s'eiil'oucenl dans
la vie, <-l plus ds sont niallieur.'UX.
Mais qu'en général ce suit, si l'on veut, un bi.'ii pour riiomine de ram-
per tristemeiil sur la terre, j'y consens : ji- n.; pivl.'u.ls pas que tout
le genre humain doive s'immoler d'un commun a. c.ird, ni l'aire un vaste
lumbeau du monde. Il est, il est des iul'ormnes trop privilégiés pour
suivre la roiiU; commune, et ponr qui le désespoir et les ameres dou-
leurs sont le passe-port d(! la nature : c'est à ceux-là qu'il sérail aussi
insensé de croire (|uo leur vie csl un bien, qu'il l'était au sophiste l'os-
sidouius l.)mmentc de la goutte de nier qu'elle fût un mal. Tant .pi'il
nous est bon de vivre, nous le désirons fortement, et il n'y a que le
sentiment d.!s maux extrtimes qui puisse vaincre en nous ce désir :
car nous avons tous reçu de la nature une très-grande horreur de la
mort, et celte horreur déguise à nos yeux les misères de la condition
humaine. On supporte longtemps une vie pénible et douloiir(;nse avant
de se résoudre à la quitU'r; mais quand une fois l'ennui de vivre l'iin-
porte sur l'horreur de mourir, alors la vie est évidemmi'iit un gran.l
uial, el l'on ne peut s'en délivrer trop lot. Ainsi, (iiDiqu'.m ne puisse
exacteinent assigner le point où ell.; cesse d'être un bien, .)ii sait tres-
certainemenl au moin? qu'elle est un mal longtemps avant de nous le
paraître ; et du z tout homme sensé le droit d'y renoncer en précède
loiqours de beaucoup la le.itation.
(;e n'est pas t.)ul; après avoir nié .pie la vie |)iiisse ."tre nii in.d, pour
nous ôler le droit de nous en défaire, ils diM'iit .'iisuiti' .pi'elle est un
mal, pour n.)us reproelier de ne la pouvoir eii.lurer. Selon eux, c'est
une lacli.^li; de se souslraiic à ses douleurs et à ses peines, et il n'y a
jamais .[ue des poltrons .pii se domicnl la mort. 0 U.iine, conipieraiitc
du monde, quelle tr.)upe .le [loltrons t'en d.)nna l'empire 1 (Jii'An ie,
Epouine, Lucrèce, soient dans le nombre, elles étaient f.^inmes; mais
Urulus, mais Cassius, et toi, qui partageais avec les dieux les r.'speets
de la terre étonnée, grand et divin (aUou, toi, dont l'image auguste et
sacrée animait les Ilomains d'un saint /.'le i-l faisait frémir les tyrans,
tesliers admirateurs ne pensaient pas. piini jour, dans le coin poudreux
d'un collège, de vils rhéteurs prouveraient ([ue tu ne fus qu'un lâche,
pour avoir refusé au crime heureux l'hoimiiage de la vertu dans les fers.
Force el grandeur des écrivains modernes, que vous êtes sublimes ! et
qu'ils sont intrépides la plume à la main I Mais diles-moi, brave el
vaillant liér.)s, qui vous sauvez si courageusement d'un combat pour
supporter plus longtemps la peine de vivre, quand un tison brûlant vient
à tiimber sur celte éloquente main, pourquoi la retirez-vous si vite?
(Jiioi! vous avez la lâcheté de n'oser soutenir l'ardeur .In f.'ii I llieii,
dil.'S-vons, ne m'oblige à supporter le tison; et moi, .pii in'.)blige à
supporter la vie! La génération d'un homme a-t-elle coilté plus à la
l'rovi.leuce que celle d'un létu ? et l'une et l'autre ii'esl-elle pas égale-
ment sou ouvrage?
Sans doute il y a du courage à souffrir avec (^uisiaii.'i' li's maux .pi". m
ne peut éviter; mais il n'y a qu'un insensé <pii soull'ii' voloiitaireiiient
ceux dont il peut s'exempter sans mal faire, et l 'est s.iiiv.'iit un tres-
grauil mal .l'cniliirer im mal sans nécessilé. Celui ijui ne sait pas se dé-
livrer .liin.' vie douloureuse par une prompte mort ressemble à celui
(pii aime mieux laisser envenimer une pl.iie que de la livrer au fer sa-
lutaire d'un chirurgien. Viens, respectable Parisol, coupe-moi celte
jambe qui me ferait périr : je le verrai faire sans sourciller, el me lais-
serai traiter de hiche par ie brave qui voit tomber la sienne en pourri-
ture, faute d'oser soutenir la même optiralion.
J'avoue qu'il est des dc\oirs envers aulrui .|ui m; permettcnl pas ;i
t.uit Immin.' de .lisposer de lui-même; mais en revan.'lie .'oiulii.'ii en
est-il ipii l'.irdoMu.'iill Uu'un magistrat ;'i qui lient le salut di' la palrii-,
.pi'uii peri' de l'aioille (|ui doit l.t subsistance à ses enfants, ipi'iin dé-
bileiu' insolvahl.' .|ui ruinerait ses créanciers, se dévoiieiii a l.'iir .li'v.)ir,
.pioi (|u'il arrive; .pie mille autres relations civiles et .lll[Me^lilpll•^ l'.ir-
cent nu lioiinèle h.imiiu' iiiLuluné de supporter le malliem- .le vivre
pour éviter le malheur plus gr.md .l'être injuste , est-il permis |iour
cela, dans des cas t.>nt dillereiils, .1.' conserver aux de|iens .l'ime foule
de misérables une vie qui n'est utile ipi'à celui qui n'ose mourir? f ue-
moi, mon enlaiu, dit le sauvage décrépit à son lils qui le porte el llechit
sons le poids; les ennemis sont là; va combatire avec les frères, va
sauver tes eulaiils. et n'expose pas ton pèri> à tomber vif entre les
mains de ceux dont il mangea les parents. (,luaii.l la faim, les maux, la
utr.! ne nous vienl-elle pas de la même main ? S'il est pénible de
mourir, .prest-ce à dire? Les drogues font-elles plaisir à prendre?
('.ombi.-n de gens préfèrent la mort à la médecine ! Preuve que la nature
répugne à l'une elà l'autre. Qu'on me montre donc comment il est plus
permis de se délivr.rd'un mal passag.;r en faisant des remèdes, que d'un
mal incurable .u s'.'itanl la vie , et eomuHiil on est moins coupable
d User d.! .piin.piina pour la lièvre (pie d'opium pour la pierre. Si nous
r.""ar.loiis a l'objet, l'un et l'autn; est de nous délivrer du mal-êlre ; si
nous regar.lons au UDyeii, l'un et l'autre est également naturel ; si nous
reeaid.)ns à la r.'pugii;ince, il y en a également des deux C()lés ; si
nous regar.lons à la v.donlé du maître, quel mal veut-on combattre
qu'il ne nous ait pas envoyé? \ ipielle douleur veut-on se soustraire
qui ne nous vienne pas de sa main? Quelle est la borne ou finit sa puis-
sance el où l'on peut légitimement résister? Ne nous est-il donc per-
mis de changer l'état d'aucune chose, parce que loul ce qui est est
comme il l'a voulu? Faut-il ne rien faire en ce monde de peur d'en-
fr.'iiidre ses l.)is? et, quoi que nous fassions, pouvons-nous jamais les
eidrein.lre? Non, milord, l;i vocation de l'homme est plus grande et
iilus nobl.'; Dieu n.' l'a point animé pour rester immobile dans un ((uié-
tism.' éternel; mais il lui a donne la liberté pour faire le bien, la coiis-
cien.e pour le vouloir, el la raison fiour le choisir ; il l'a constitué seul
juge de ses propres actions; il a écrit dans s.)n cœur : Fais ce qui l'isl
safutaire et n'est nuisible a personne. Si je sens qu'il m'est bon de
m.iiirir. je résiste à son ordre en m'opiniatrant à vivre ; car, en me
lendaui la mort désirable, il me prescrit de la chercher.
i; iton, jeu appelle à votre sagesse et à votre candeur, quelles
maximes plus certaines la raison peut-elle déduire de la religion sur la
mort v.dontaire? Si les chrétiens en ont établi d'opposées, ils ne les
ont tirées ni des principes de leur religion, ni de sa règle unique, qui
est 1 Ecriture, mais seulement des philosophes païens. Laclance el .\u-
"ustiii, qui les premiers avancèrent cette nouvelle doctrine dont Jésus-
flhrist'ni les ap."itr<!S n'avaient pas dit un mot, ne s'appuyèrent que sur
le raisonnement du l'hédoii, .pie j'ai déjà combailu; de soi le que les
lideles, qui croient suivre en cela l'autorité de l'Evangile, ne suivent
nue eeile d.; l'lal.)n. En effet, où verra-t-on dans la Bible entière une loi
contre le suicide, ou mêmi! une simple improbation ' et n'est-il pas bien
élraufc que, dans les exemples .le gens qui se soûl donné la mort, on
n'y trouve pas un seul mol d.; blâme contre aucun .le ces exemples? Il
y a plus, celui de Samson est autorisé par un prodige qui le venge de
ses ennemis. Ce miracle ne serail-il pas fait pour justifier un crime? et
cet homme, qui perdit sa force pour s'être laissé séduire par une
femme, l'eûl-il recouvrée pour commettre un forfait authentique?
comme si Dieu lui-même eut voulu tromper les liommes '.
Tu ne tueras point, dit le Décalogue. Que s'ensuit-il de là? Si ce com-
mandement doit être pris à la lettre, il ne faut tuer ni les malfaiteurs ni
les ennemis; et Moise, qui (il tant mourir de gens, cnleudail fort mal
son propre précepte. S'il v a quelques exceptions, la première esl cer-
t linement en faveur de la' mort volontaire, parce qu'elle csl exemple
de violence el d'injustice, les deux seules cousidéralious qui puissent
rendre l'homicide criminel, et que la nature y a mis d'ailleurs un sufQ-
sanl obstacle. „ . , ,^■
Mais, disent-ils encore, souffrez patiemment les maux que Dieu vous
envoie; faites-vous un mérite de vos peines, .\ppliquer ainsi les maximes
du christianisme, que c'est mal en saisir l'esprit! L'homme est sujet à
mille maux, sa vie est un tissu de misères, et il ne semble naître que
pour souffrir. De ces maux, ceux qu'iFpeut éviter la raison veut qu'il
les évite- et la religion, qui n'est jamais contraire a la raison, l'ap-
nrouve Mais que leur somme esl petite auprès de ceux (pi'il esl forcé
de souffrir malgré lui! C'est de ceux-ci qu'un Dieu clément permet aux
hommes de se faire un mérite ; il accepte en hommage volontaire le
lrib.it forcé qu'il nous impose, et marque au profit de l'autre vie la re-
si"inlion dans .;elle-ci. La véritable pénitence de l'homme lui est impo-
se'e iiar la nature ; s'il endure patiemment tout ce qu'il est contraint
d'endurer il a fait à cet égard tout ce que Dieu lui demande ; el si
auel(iu'un'n...iiire assez d'orgueil pour vouloir faire davantage, c'est un
f,)U qu'il faut enfermer, ou un f.mrbe qu'il faut punir. Fuyons donc
SUIS scrupule t.ms les maux que nous pouvons fuir, il ne nous en res-
tera .lue trop à s.mlïrir eneore. Délivrons-nous sans remords de la vie
même iiissit.'it .pi'elle est un mal p.nir nous, puisqu'il dépend de nous
de le faire .1 .pi'eii cela n.ius n'olïensons ni Dieu ni les hommes. S'il
fuit uusuriliee a l'Etre suprême, n'est-ce rien que de mourir? Offrons
à" Dieu la mort qu'il n.>us impose par la voix de la raison, et versons
iiaisiblement ilaiis son sein notre àme qu il redemande.
fels sont les préceptes généraux que le boa sens dicte a tous les
Mi.iius uu i.v:ii.\ non. Il iiiiiiiuea les parents, .maii.i la laim. les maux, la leis r,v,Mi .^.- , — -.i .-- r-- . d ,..„.,.^„^ i «/m.c V<a!ic avo» H^i
misère, cuucinis domestiques pires que les sauvages, permeiiraient à ' hommes, et que la religion aulon>e. Revenons a nous. \ous avei aai-
80
LA NOUVELLE HI^LOISE.
gué m'ouvrir votre cœur; je connais vos peines ; vous ne souffrez pas
moins que moi ; vos maux seul sans reiMt'iie ainsi que les miens, cl
d'aulanl plus sans remède que les lois de riioiincur sont plus imnmables
que celles de la fortune. Vous les suppoiiez, je l'avoue, avec fermeté.
La vertu vous soutient : un pas de pins, i^lle vous dégage. Vous me
pressez de sonlïrir; milord, j'ose vous presser de terminer vos souf-
frances, et je vous laisse à juger qui de nous est le plus cher à l'autre.
Que tardons-nous à faire un pas qu'il faut toujours faire? Atten-
drons-nous que la vieillesse et les ans nous aiiaelieni bassement à la vie
après nous en avoir ôté les cliarmos, et que nous traînions avec effort,
ignominie et douleur, un corps inlirme et cassé'.' Nous sommes dans
l'âge où la vigueur de l'àme la dégage aisément de ses entraves, et où
l'homme sait encore mourir. Plus lard, il se laisse en gémissant arracher
la vie. Profitons d'un temps où l'ennui de vivre nous rend la mort dé-
sir.ihle ; craignons qu'elle ne vienne avec ses horreurs au moment où
nous n'en voudrons plus. Je m'en souviens, il fut un instant où je ne
demandais i|u'une heure au ciel, et où je serais mort désespéré si je ne
l'eusse (iliieiMie. Ah ! qu'on a de peine à briser les nœuds qui lient nos
cœurs à la terre ! et qu'il est sage de la quitter aussitôt qu'ils sont rom-
pus! Je le sens, milord, nous sommes dignes tous deux d'une habita-
tion plus pure : la vertu nous la montre, et le sort nous invite à la
chercher. Que l'amitié qui nous joint nous unisse à notre dernière
heure. Oh ! quelle volupté pour deux vrais amis de finir leurs jours vo-
lontairement dans les bras l'un de Pautre, de confondre, leurs derniers
soupirs, d'exhaler à la fois les deux moitiés de leur âme! Quelle dou-
leur, quel regret peut empoisonner leurs derniers instants ? Que quittent-
ils en sortant du monde'.' ils s'en vont ensemble ; ils ne quittent rien.
LETTRE XXll.
Jeune homme, un aveugle transport t'égare : sois plus discret, ne
conseille point en demandant conseil : j'ai connu d'autres maux que les
liens. J'ai l'âme ferme; je suis Anglais. Je sais mourir, car je sais vivre,
soulTrir en homme . J'ai vu la mort de près, et la regarde avec trop
d'indilîérence pour l'aller chercher. Parlons de toi.
Il est vrai, tu m'étais nécessaire; mon âme avait besoin de la tienne;
tes soins pouvaient m'êtrc utiles; ta raison pouvait m'cclairer dans la
plus importante affaire de ma vie : si je ne m'en sers point, à qui t'en
prends-tu? Où est-elle? qu'est-elle devenue? que peux-tu faire? à
quoi es-tu bon dans l'état où te voilà ? quels services puis-je espérer de
toi'? Une douleur insensée re rend stupidc et impitoyalile : tu n'es pas
un homme, tu n'es rien ; et si je ne regardais à ce que tu peux être,
tel que tu es, je ne vois rien dans le monde an-dessous de toi.
Je n'en veux pour preuve que ta lettre même. Autrefois je trouvais
en loi du sens, de la vérité ; tes sentiments étaient droits, tu pensais
juste, et je ne t'aimais pas seulement par goût, mais par choix, comme
un moyen de plus pour moi de cultiver la sagesse. Qu'ai-je Irouvé main-
tenant dans les raisonnements de cette letiriMlonl tu parais si confcnt?
Un misérable et perpéiuel sophisme qui, dans l'égarement de la raison,
marque celui de ton cœur, et que je ne daignerais pas même relever,
si je n'avais pitié de ton délire.
Pour renverser tout cela d'un mot, je ne veux te demander qu'une
seule chose. Toi qui crois Dieu existant, l'âme immortelle il la liberté
de l'homme, tu ne penses pas, sans doute, qu'un être inlelligent re-
çoive un corps et soit placé sur la terre au hasard seulement pour
vivre, souffrir et mourir? 11 y a bien peut-être à la vie humaine un but,
une fin, un objet moral? Je te prie de me répondre clairement sur ce
point, après quoi nous reprendrons pied à pied ta lettre, et tu rougiras
de l'avoir écrite.
niais laissons les maximes générales, dont on fait souvent beaucoup
de bruit sans jamais en suivre aucune; car il se trouve toujours dans
l'application quelque condition particulière qui change (icllenient l'état
des choses, que chacun se croit dispensé d'obéir à la règle qu'il pres-
crit aux autres ; et l'on sait bien que tout homme qui pose des maximes
générales entend qu'elles obligent tout le monde, excepté lui. Encore un
coup, parlons de toi.
Il t'est donc permis, selon loi, de cesser de vivre? La preuve en est
singulière, c'esi que tu as envie de nmurir. Voilà, certes, un argument
fort commode pour les scélérats : ils doivent l'être bien obligés des
armes que tu leur fournis; il n'y aura plus de forfaits qu'ils no justifient
par la tentation de les commettre, et dès que la violence de la passion
l'emportera sur l'horreur du crime, dans le désir de mal faire ils en
trouveront aussi le droit.
11 t'est donc permis de cesser de vivre? Je voudrais bien savoir si tu
as commencé. Quoil fus-tu placé sur la terre pour n'y rien faire? Le
ciel ne t'imposa-t-il point avec la vie une lâche pour la remplir? Si tu
as fait ta journée avant le soir, repose-loi le reste du jour, tu le peux ;
mais voyons ton ouvrage. Quelle réponse tiens-tu prête an juge siqirême
qui te demandera compte de ton temps ? ParlC; que lui diras-tu ? J'ai
séduit une fille honnête ; j'abandonne un ami dans ses chagrins. Mal-
heureux ! trouve-moi ce juste qui se vanle d'avoir assez vécu, que
j'appremie de lui comment il faut avoir porté la vie pour être eu droit
de la quitter.
Tu comptes les maux de l'humanité; tu ne rougis pas d'épuiser les
lieux communs cent fois rebattus, et tu dis : La vie est un mal. Mais re-
garde, cherche dans l'ordre des choses si lu y trouves quelques biens
qui ne soient point mêlés de manx. Est-ce donc à dire qu'il n'y ait aucun
bien dans l'univers? et peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature
avec ce qui ne souffre le mal que par accident? Tu l'as dit toi-même, la
vie passive de l'homme n'est rien, et ne regarde qu'un corps dont il
sera bicuitôt délivré ; mais sa vie active et morale, qui doit iniluer sur
tout son être, consiste dans l'exercice de sa volonté. La vie est un mal
pour le méchant qui prospère, et un bien pour l'honnête homme infor-
tune ; car ce n'est pas une modification passagère, mais son rapport
avec son objet qui la rend bonne ou mauvaise. Quelles sont enfin ces
douleurs si cruelles qui le forcent de la quitter? Penscs-lu que je n'aie
pas démêlé sous ta feinte impartialité dans le dénombrement des maux
de cette vie la honle de parler des tiens? Crois-moi, n'abandonne pas
à lu fois toutes les vertus; garde au moins ton ancienne franchise, et
dis ouvertement â ton ami : J'ai perdu l'espoir de corrompre une
honnête fenmie, me voilà forcé d'être homme de bien ; j'aime mieux
mourir.
Tu l'ennuies de vivre cl tu dis : La vie est un mal. Tôt ou tard tu
seras consolé et tu diras, La vie est un bien. Tu diras plus vrai sans
mieux raisonner; car rien n'aura changé que loi. Change donc dès au-
jourd'hui ; et, puisque c'est dans la mauvaise disposition de ton âme
qu'est tout le mal, corrige tes affectiiuis déréglées, et ne brûle pas ta
maison pour n'avoir pas la peine de la ranger.
Je souffre, me dis-tu ; dépend-il de moi de ne pas souffrir? D'abord
c'est changer l'état de la question ; car il ne s'agil pas de savoir si lu
souffres, mais si c'est un mal pour toi de vivre. Passons. Tu souffres, tu
dois chercher à ne plus souffrir. Voyons s'il est besoin de mourir pour
cela.
Considère un moment le progrès naturel des maux de l'âme direc-
tement opposé au progrès des maux du corps, comme les deux sub-
stances sont opposées par leur nature. Ceux-ci s'invélèrent, s'empirent
en vieillissant, et détruisent enfin cette machine mortelle. Les antres,
au contraire, altérations externes et passagères d'un être imn)orlel et
simple, s'efliicent insensiblement, et le laissent dans sa forme origi-
nelle que rien ne saurait changer. La tristesse, l'ennui, les regrets, le
désespoir, sont des douleurs peu durables qui ne s'enracinent jamais
dans l'âme ; et l'expérience dément toujours ce sentiment d'amertinne
qui nous fait regarder nos peines comme éternelles. Je dirai plus : je
ne puis croire que les vices qui nous corrompent nous soient plus in-
hérents que nos chagrins ; non-seulement je pense qu'ils périssent avec
le corps qui les occasionne, mais je ne doute pas qu'une plus longue
vie ne pût suffire pour corriger les honunes, et que plusieurs siècles
de jeunesse ne nous apprissent qu'il n'y a rien de meilleur que la vertu.
Quoi qu'il en soit, puisque la plupart de nos manx physiques ne font
qu'auguienter sans cesse, de violentes douleurs du corps, quand elles
sont incurables, peuvent anioriser un homme à disposer de lui ; car
toutes ses facultés étant aliénées par la douleur, et le mal étant sans
remède, il n'a plus l'usage ni de sa volonté ni de sa raison ; il cesse
d'être homme avant de mourir, et ne fait, en s'ôtani la vie. qu'achever
de ([uiiter un corps qui l'embarrasse et où son âme n'est déjà plus.
Mais il n'en est pas ainsi des douleurs de l'àme, qui, pour vives qu'el-
les soii'nt, portent ttmjours leur remède avec elles. En effet, qu'est-ce
qui rend un mal quelconque inlolérable ? c'est sa durée. Les opéra-
tions (le la chirurgie sont corauiunémenl beaucoup plus cruelles que
les souffrances qu'elles guérissent ; mais la douleur du mal est perma-
nente, celle de l'opération passagère; et l'on préfère celle-ci. Qu'est-il
donc besoin d'opération pour des douleurs qu'éteint leur propre durée,
qui seule les rendrait insupportables? Est-il raisonnable d'appliquer
d'aussi violents remèdes aux maux qui s'effacent d'eux-mêmes? Pour
qui fait cas de la coustaiiee et n'estime les ans que le peu qu'ils valent,
de deux moyens de se délivrer des mêmes souffrances, lequel doit
être préféré de la mort ou du temps? Attends et tu seras guéri. Que
dcmandes-tn davantage?
Ah ! c'est ce qui redouble mes peines de songer qu'elles finiront.
Vain sophisme de la douleur; bon mot sans raison, sans justesse, cl
peut-être sans bonne foi. Quel absurde molif de désespoir que l'espoir
de terminer sa misère. Même en supposant ce bizarre sentiment, qui
n'aimerait nnenx aigrir un moment la douleur présente par l'assurance
de la voir finir, conune on scarifie une plaie pour la faire cicatriser ?
et quand la douleur aurait un charme qui nous ferait aimer à souffrir,
s'en priver en s'ôlanl la vie, n'est-ce pas faire à l'instant même tout ce
qu'on craint de l'avenir?
Penses-y bien, jeune homme; que sont dix, vingt, trente ans pour
un être immortel '/ La peine et le plaisir passent comme une ombre ; la
vie s'écoule en un instant; elle n'est rien par elle-même, son prix dé-
pend de son enq)loi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui
qu'elle est quelque chose.
Ne dis donc plus (pie c'est un mal pour (oi de vivre, puisqu'il dépend
de toi seul que ce soit un bien, et que si c'est un mal d'avoir vécu.
LA NOIJVKLLK HÉLOISR.
«1
c'est une raison de plus pour vivre cneore. Ne dis pas non plus qu'il
l'est permis de mourir, car aiiUinl vaudrait dire qu'il l'est permis de
n'èlre pas homme, qu'il t'est permis di^ l(^ révolter contre l'autiiir de
Ion être, et de tromper ta destination. Mais, en ajoulant que la mort
ne fait mal à personne, songes-tu qne c'est à Ion ami que lu l'oses dire?
Ta mort ne fait de mal à persoime! J'entends; mourir à nos dépens
ne l'importe guère, In comptes pour rien nos regrets. Je ne te parle
plus des droits do. raniili(! que lu nié|irises : n'en est-il point de plus
< liers encore, qui t'olilifçcnt à le conserver? S'il est nue |)ersonne au
monde qui t'ait assez aimé p<iur ne vmdciir pas te survivre, et à qui
ton bonheur manque (lonr èlrc hcorinse, penses lu ne lui rien devoir?
Tes funestes projets exéeuli-s ne Iroiihic ronl-iis point la paix d'inie
âme rendue avec tant de peine :i sa première iimoeeine '! Ne erairis-tu
point de rouvrir dans ce co;ur trop tendre des hh'ssnrcs mal refer-
inëes? Ne crains-ln point qne ta perte n'en erilralne une antre encore
plus cruelle, en ôtant au monde et à la vertu lein' pins dij^ne orne-
ment? el si elle le siirvil, ik; r r:iiiis-tu point d'eX( iter dans son sein le
remords, plus pesant à supporler que la vie ? Ingral ami, amant sans
délicatesse, seras-tu toujours oceup(i de toi-mèine?' ne songeras-ln
janniis qu'à les peines? N'es-ln point sensihie au bonheur de ce (pii te
fut cher, et ne saurais-tu vivre pour celle qui voidni mourir avec loi ?
Tu parles des devoirs du magistrat el du père de famille, et parce
qu'ils ne te sont pas imposes, lu te crois aflVanchi de tout : et la so-
ciété à qui In dois la ( oiiservaliim, tes talents, les lumières ; la pairie
à qui In appartiens, les mallieureuv (pii ont besoin de toi, ne leur dois-
tu rien?(i l'exact dcMKiinliiiiiieiil qn^- lu lais! parmi les d(;voii-s ipu' In
coiiipli'S, tu n'oidilics (pie ci'iix d Iiumiiiii' et de eitDVcn. (lu est ce ver-
tui'iix patriote qui nj'usi! di' vendre son sani; a nn prince étranger,
paice (pi'il ne doit le verser qu(! pour son pays, et (pii vent mainle-
nant le ré|)audre en désespère contre l'expresse défense des lois? Les
lois, les lois, jeune homme! U' sage les inéprisc-t-il? Socrate iimoceiit,
par respect pour elles, ne voulut pas sortir de prison • tu ne balances
point à les violer pour sortir injustement de la vie, et lu demandes.
Quel mal fiiis-je?
Tu veux l'autoriser par des exemples : lu m'oses noinmer des Ro-
mains ! Toi, des Romains ! il t'appartient bien d'oser prononcer ces
noms illustres I Dis-moi, Rrnliis monrul-il en amant désespéré ! et l^a-
ton déchira-t-il ses entrailles pour sa mailressc? Homme petil et fai-
ble, qu'y a-l-il cnlre Caton et toi? Montre-moi la mesure commune de
celte àme snldiin(! et de la ticmie. fcMiniraire, ali ! tais-toi. Je crains
de profaner sou nom |iar son apologie. A ce nom saint et auguste, tout
ami de la vertu doit nnure le IVonl dans la poussière, el honorer en
silence la niémiiii-e du jiIms grand di's hommes.
Que tes exenqiles sont mal choisis I et que lu juges bassement des
Romains, si In in-nses qu'ils se crussent en droit di; s'Aler la vie aussi-
tôt qii'elli' leur ('tait à charge I Regarde les beaux temps de la répu-
l)liqiie, el rhcrchc si tu y verras un seul citoyen v(Mtiii'ux se délivrer
ainsi ihi piiiils de ses devoirs, même ajjrès les plus cruelles inlortunes.
Règuliis letoiirnant à Carlhage prévint-il par sa moi t les loiirmeiits qui
l'allemlaient? Que n'ei'il point domié rosihninius pour que cette res-
source lui l'rtl permise aux Fonrclies Caiidines ? Quel ellort de courage
le sénat même n'admira-t-il pas dans le consul Vairon pour avoir pu
survivre à sa défaite ! Par quelle raison tant de gi-néranx se laissèrent-
ils volontairement livrer aux ennemis, eux à qui l'ignominie était si
cruelle, et h qui il en coiltait si peu de inourir? C'est qu'ils devaient à
la patrie leur sang, leur vie et leurs derniers soupirs, et que la honte ni
les revers ne les pouvaient détourner de ce devoir sacré Mais quand
les lois furent anéanties, et que l'Etal fut en proie à des tyrans, les
citoyens riprirenl leur liberté naturelle el leurs droits sur eux-mêmes.
Quand Uoiiii! ne fut plus, il fut permis à des Romains de cesser d'être :
ils avaient rempli leurs fonctions sur la terre ; ils n'avaient plus de pa-
trie ; ils étaient en droit de disposer d'eux et de se rendre à eux-mê-
mes la liberté qu'ils ne pouvaient pliis rendre à leiu' pays. .Après avoir
employé leur vie à servir Rome expirante el à combattre pour les lois,
ils moururent vertueux et grands comme ils avaient vécu, el leur mort
fut encore un tribut à la gloire du nom romain, afin qu'on ne vil dans
aucun d'eux le spectacle indigne de vrais citoyens servant un usur-
pateur.
Mais toi, qui cs-tu? qu'as-lu fait? Crois-tu l'excuser sur ton obscu-
rité ? la faiblesse l'exempte-t-elle de tes devoirs? et pour n'avoir ni
nom ni rang dans la patrie, en es-tu moins soumis à ses lois ? Il te sied
bien d'oM'r parler de mourir, tandis que tu dois l'usage de la vie à tes
semlilaliles ! Apprends qu'une mort telle que lu la înédiles est hon-
teuse et fiirtive ; c'est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter,
rends-lui ce ipi'il a fail pour loi Mais je ne liens à rien... je suis inutile
au nmiiili'... l'iiilosoplic il'iiii jour, ignores-lu que tu ne saurais l'aire
un pas sur la terre sans y trouver qnehpie devoir à remplir, et que tout
bouillie est utile à riiumàniti' par cela seul qu'il existe?
Kl oute-moi , jeune insensé : tu m'es cher, j'ai pilie de tes erreurs.
S'il te n-ste au fond du coMir le moindre sentiment de vertu, viens, que
je l'appreime à aimer la vie. Chaque l'ois que lu seras tenté d'en sortir,
ilis en toi-même : « Que je fasse encore nue bonne action avaiu que de
« mourir. » Puis va chercher quelque indigent à secourir, qiu'lque in-
fortuné :\ consoler, quelque opprime à di^tèiidre. Rapproche de moi les
malheureux que mon abord intimide : ne crains d'abuser ui de ma
bourse ni île mon crédit; prends, épuise mes bien*, tah-moi riche Si
celte considération le retient aujourd'hui elle te retiendra encore de-
main, après-ilemain, toute ta vie. Si elle ne te retient (pas, meurs : lu
n'es qn un méchant.
LETTRE XXIII.
DE MILORD ÉDOU.MID A L'AMA^T DE JUUE.
Je ne pourrai . mon cher, vous embrasser aujourd'hui comme je l'a-
vais espéré, et l'on me retient encore pour deux jours à Kensington. Le
train de la cour est qu'on y travaille beaucoup sans rien faire , et que
touies les affaires s'y succèdent sans s'achever. Celle qui m'arrête ici
depuis huit jours ne demandait pas deux heures : mais, comme la plus
importante affaire des ministres est d'avoir toujours l'air affairé, ils
perdiiii plus de temps à me remettre qu'ils n'en auraient mis à m'expé-
dier. .'^loii impatience un peu trop visible n'abréce pas ces délais. Vous
savez que la cour ne me convient guère; elle m est encore plus insup-
portable depuis qne nous vivons ensemble, el j'aime cent fois mieux
pariager voire mélancolie que l'ennui des valets qui peuplent ce pays,
Cepiiiilaiil, en causant avec ces empressés fainéants, il m'est venu
une iilie ipii vous regarde , et sur laquelle je n'attends que votre aveu
liour dis|ioser de vous. Je vois qu'en combattant vos peines vous souf-
frez à la fois du mal et de la résistance. Si vous voulez vivre et guérir,
c'est nmins parce que l'honneur et la raison l'exigent, que pour com-
plaire à vos amis. Mon cher, ce n'est pas assez : il faut reprendre le
goùl de la vie pour en bien remplir les devoirs; et avec tant d'indiffé-
rence pour tonte chose, on ne réussit jamais à rien. Nous avons beau
faire l'un et l'aiitre. la raison seule ne vous rendra pas la raison. Il faut
qu'une multitude d'olijets nouveaux cl frappants vous arrachent une
partie de raiieniion ipie voire cœur ne donne qu'à celui qui l'occupe.
Il faut, pour vous rendre à vous-même, ipie vous sortiez d'au dedans de
vous ; et ce n'est que dans l'agitation d'une vie active que vous pouvez
retrouver le repos.
Il se présenle pour celle epriiive une occasion qui n'est pas à dédai-
iîner; il est question d'une enln prise grande , belle, et telle que bien
des âges n'en voient pas de seinlilables. 11 di'pend de vous d'en être té-
moin et d'y concourir. Vous verrez le plus grand spectacle qui puisse
frapper les yeux des hommes; votre goût pour l'observation trouvera
de (pioi se contenter. Vos fonctions seront liononibles; elle n'exigeront,
avec les talents qne vous possédez, que du courage et de la santé. Vous
y trouverez nlns de péril que lie gêne ; elles ne vous en conviendront
que mieux. Enlin votre engagement ne sera pas fort long. Je ne puis
vous en dire aujourd'hui davantage , parce que ce projet sur le point
iri'clorc est pouriant un secret dont je ne suis pas le maître. J'ajouterai
senlcmenl que si vous négligez celle heureuse et rare occasion, vous
ne la retrouverez probablement jamais, et la regretterez peut-être toute
votre vie.
J'ai donni'; ordre à mon coureur, qui vous porte cette lettre, de vous
chercher où qne vous soyez, el de ne point revenir sans votre réponse,
car elle presse , et je dois donner la mienne avant de partir d'ici.
LETTRE XXIV.
Faites , milord, ordonnez de moi; vous ne serez désavoué sur rien.
En attendant (pic je mérite de vous servir, au moins que je vous obéisse.
LETTRE XXV.
DE MllORD EDOnAno A L AMANT DE JÏÏUB.
Puisque vous approuvez l'idée qui m'est venue, je ne veux p.is tirder
un moment à vous marquer que tout vient d'être conclu, et à vous ex-
pliquer de quoi il s agit, selon la permission que j'en ai reçue en répon-
dant de vous.
\ous savez qu'on vient d'armer à Plymouth une escadre de cinq vais-
seaux de guerre , et qu'elle est prêle a mettre à la voile. Celui qui doit
la commander est M. Ceorge Ansou, habile et vaillant officier, mou an-
cien ami. Elle est destinée pour la mer du Sud , où elle iloit se rendre
par le détroii de Le Maire , et en revenir p.ir les Indes orientales. Ainsi
vous vovez (pi'il n'esi pas question de moins que du tour du monde;
expédition qu'on estime devoir durer environ trois ans. J'aurais pu vous
82
LA NOUVELLE HÉLOISE.
faire inscrire comme volontaire ; mais, pour vous donner plus de cousi-
déralion dans l'équipage, j'y ai fait ajouter un titre, et vous êtes couché
sur l'état en qualité d'ingénieur des troupes de débarquement : ce (pii
vous convient d'autant mieux que le génie étant votre première desti-
nation, je sais que vous l'ave/ appris des votre enfanie.
Je compte retourner demain à Londres, et vous présenter à M. Anson
dans deux jours. En attendant, songez à votre équipage, et à vous pour-
voir d'instruments et de livres: car l'embarquement est prêt; et l'on
n'attend plus que l'ordre de départ. Mon cher ami, j'espère que Dieu
vous ramènera sain de corps et de cœur de ce long voyage, et qu'à voire
retour nous nous rejoindrons pour ne nous séparer jùnuiis.
LETTRE XXVI.
DE L AMAM DE JCLIE A MADAME d'oBBE.
Je pars, chère et charmante cousine , pour faire le tour du globe ; je
vais chercher dans un autre hémisphère la paix dont je n'ai' pu jouir
dans celui-ci. Insensé que je suis[ je vais errer dans l'univers sans
trouver un lieu pour y reposer mon cœur ; je vais chercher un asile au
monde où je puisse être loin de vous ! Mais il faut respecter les volon-
tés d'un ami, d'un bienfaiteur, d'im père. Sans espérer de guérir, il
faut au moins le vouloir, puisque Julie et la vertu l'ordonnent. Dans
trois heures je vais être à la merci des llols; dans trois jours je ne
verrai plus l'Europe: dans trois mois je serai dans des mers inconnues
où régnent d'éternels orages; dans trois ans peut-être (Ju'il serait
affreux de ne vous plus voir! Hélas! le plus grand péril est au fond de
mon cœur : car, quoi qu'il en soit de mon sort, je l'ai résolu, je le jure,
vous me verrez digne de paraître à vos yeux , ou vous ne me revérrez
jamais.
Milord Edouard , qui retourne à Rome , vous remettra cette lettre en
passant, et vous fera le détail de ce qui nie regarde. Vous connaissez
son âme, et vous devinerez aisément ce qu'il ne vous dira pas. Vous
connûtes la mienne, jugez aussi de ce que je ne vous dis pas moi-même.
Ah ! milord, vos yeux les reverrout 1
Votre amie a donc ainsi que vous le bonheur d'être mère ! Elle de-
vait donc l'être! Ciel inexorable! 0 ma mère! pourquoi vous
donna-t-il un fds dans sa colère?
H faut finir, je le sens. Adieu , charmantes cousines. Adieu , beau-
tés incomparables. Adieu, pures et célestes âmes. Adieu, tendres et
inséparables amies, fenimcs uniques sur la terre. Chacune de vous est
le seul objet digne du cœur de l'autre. Faites mutuellement voire bon-
heur. Daignez vous rappeler quelquefois la mémoire d'un infortuné qui
n'existait que pour partager entre vous tous les sentiments de son âme,
et qui cessa de vivre au moment qu'il s'éloigna de vous. Si jamais
J'entends le signal et les cris des maielots; je vois fraîchir le vent et
déployer les voiles : il faut mouler à boni, il faut partir. .Mer vaste, mer
immense, qui dois peut-être m'eiigloiiiir d.ms ton sein, puissé-je retrou-
ver sur tes (lois le calme qui fuit mon cœur agité!
QUATRIÈME PARTIE.
LETTRE PREMIERE.
DE M.«AME DE WOLMAR A MADAME d'oPBE.
Que tu tardes longtemps à revenir I Toutes ces allées et venues ne
m'accommodent point. Que d'heures se perdent à te rendre où tu de-
vrais toujours êire, et, qui pis est, à t'en éloigner! L'idée de se voir
pour si peu de temps gâte tout le plaisir d'être ensemble. Ne sens tu
pas qu'être ainsi alternativement chez toi et chez moi, c'est n'être bien
nulle part? et n'imagines-tu point quelques moyens de faire que tu sois
en même temps chez l'une et chez l'autre ?
Que faisons-nous, chère cousine? Que d'instants précieux nous lais-
sons perdre, quand il ne nous en reste plus à prodiguer ! Les années
se multiplient, la jeunesse commence à fuir, la vie s'écoule ; le bon-
heur passager qu'elle offre est entre nos mains, et nous négligeons d'en
jouir ! Te souvient-il du temps où nous éiions encore filles, de ces pre-
miers temps SI charmants et si doux qu'on ne relrouve plus dans un
autre âge, et que le cœur oublie avec tant de peine ? Combien de fois
forcées de nous séparer pour peu de jours, et même pour peu d'heures,
nous disions en nous embrassant tristement : Ah 1 si jamais nous dispo-
sons de nous, on ne nous verra plus séparées ! Nous en disposons
maintenant, et nous passons la moitié de r:miiée éloignées l'une de
l'aulr*. Quoi ! nous aimerions-nous moins ? (Mière et lendre amie, nous
le sentons toutes deux, combien le temps, l'Iiabitude et tes bienfaits ont
rendu notre allachemenl plus fort et plus indissoluble. Pour moi, ton
absence me paraît de jour eu jour plus insupporlable. et je ne puis
plus vivre un iiislaiit sans toi. Ce [irogrès de notre amitié est plus na-
turel qu'il ne semble ; il a sa rai>oii (Lins noire situation ainsi que dans
nos caraclères. A mesure qu'on avaiK e en âge, tous les senlinients se
concenlrent; on perd tous les jours ipielque chose de ce qui nous fut cher,
et l'on ne les remplace plus. On iiicurl ainsi -|)ar degrés, jusqu'à ce
que, n'aimant enfin que soi-même, on ait cessé de sentir et de vivre
avant de cesser d'exister. Mais un cœur sensible se défend de loiile sa
force contre cette mort anticipée ; quand le froid commence aux extré-
mités, il rassemble autour de lui toute sa chaleur naturelle ; plus il perd,
plus il s'attache à ce qui lui reste, et il tient pour ainsi dire au dernier
objet par les liens de tous les autres.
Voilà ce qu'il me semble éprouver déjà, quoique jeune encore. Ah I
ma chère, mon pauvre cœur a tant aimé ! Il s'est épuisé de si bonne
heure, qu'il vieillit avant le temps ; et tant d'affections diverses l'ont
tellement absorbé, qu'il n'y reste plus de place pour des aitacheineuis
nouveaux. Tu m'as vue successivement fille, amie, amante, épouse et
mère. Tu sais si tous ces litres m'ont été chers ! Quelques-uns de ces
liens sont délriiils, d'autres sont relâchés. Ma mère, ma tendre mère
n'est phis ; il ne me reste que des pleurs à donner à sa mémoire, et je
ne goûte qu'à moiiié le plus doux sentiment de la nature. L'amour est
éteint, il l'est pour jamais, et c'est encore une place qui ne sera point
remplie. Nous avons perdu ton digne et bon mari (pie i'aiin:iis eomuie
la chère nioilié de loi-iiiènie, et qui méritait si bien la leailii>>c et mon
amitié. Si mes fils élaieiit plus grands, lamijur nialeniel remplirait
tous ces vides : mais cet amour, ainsi que tous les autres, a besoin de
coiiÉiimnication ; et quel retour peut atiendre une mère d'un enfant de
quatre ou cinq ans 1 Nos enfants nous sont chers longtemps avant qu'ils
puissent le senlir et nous aimer à leur tour ; ei cependant on a si grand
besoin de dire combien on les aime à quelqu'un qui nous enlende I Mon
mari m'entend, mais il ne me répond pas assez à ma fantaisie; la tête
ne lui en tourne pas comme à moi : sa tendresse pour eux est trop
raisonnable, j'en veux une plus vive et qui ressemble mieux à la
mienne. 11 me faut une amie, une mère qui soit aussi folle que moi de
mes enfants et des siens. En un mot, hi niaterniié me rend l'ainilié plus
nécessaire encore, par le plaisir de parler sans cesse de mes enlànts
sans iloiiner de l'eunui. Je sens que je jouis doublement des caresses
de mon priii >laicellin quand je te les vois parliiger. Quand j'embrasse
t;i lilli', je erais le presser contre mon sein. Nous l'avons dit cent fois,
en voyant lous nos petils bambins jouer ensemble, nos cœurs unis les
confondent, et nous ne savons plus à laquelle appartient chacun des
trois.
Ce n'est pas lout : j'ai de fortes raisons pour te souhaiter sans cesse
auprès de moi, et ton absence m'est cruelle à plus d'un égard. Songe à
mon éloigneinent pour toute dissimulation, et à cette continuelle ré-
serve où je vis depuis près de six ans avec l'homme du monde qui m'est
le plus cher. Mon odieux secret me pèse de plus en plus, et semble
chaque jour devenir phis indispensable. Plus l'honnêieté veut que je le
révèle, plus la prudence m'oblige à le garder. Conçois-tu quel état af-
freux c'est pour une femme de porter la défiance, le mensonge et la
crainte jusque dans les bras d'un époux, de n'oser ouvrir son cœur a
celui qui le possède, et de lui cacher la moitié de sa vie pour assurer
le repos de l'autre ? A qui, grand Dieu ! faut-il déguiser mes plus se-
crètes pensées, et celer l'intérieur d'une àme dont il aurait lieu d'être si
content? A M. de 'Wolinar, à mon mari, au plus dii;iie époux dont le
ciel eût pu récompenser la vertu d'une fille chaste I l'our l'avoir trompé
une fois, il faut le tromper tous les jours, et me senlir sans cesse in-
digne de toutes ses bontés pour moi. Mon cœur n'ose accepter aucun
témoignage de son estime ; ses plus tendres caresses me font rougir, et
toutes les marques de respect et de considération qu'il me donne se
changent dans ma conscience en opprobres et en signes de mépris. Il
est bien dur d'avoir à se dire sans cesse : C'est une autre que moi qu'il
honore. Ah ! s'il me connaissait, il ne me traiterait pas ainsi. Non, je ne
puis supporter cet élat affreux; je ne suis jamais seule avec cet lioinme
respectable que je ne sois prête à toniber à genoux devant lui, à lui
confesser ma faute, et à mourir de douleur et de honte à ses pieds.
Cependant les raisons qui m'ont relenue dès le commencement pren-
nent chaque jour de nouvelles forces, et je n'ai pas un motif de parler
qui ne soit une raison de nie laire. En considérant l'étal paisible et doux
de ma famille, je ne |ieiise iioiiit sans effroi qu'un seul mot y peut cau-
ser un désoiilie iire|iaiable. Après six ans passés dans une si parfaite
union, irai-je truiihler le repos d'un mari si sage et si bon, f|ui n'a
d'autre volonié (pie celle de son heureuse épouse, ni d'autre plaisir que
de voir régner dans sa maison l'ordre et la paix ? Conlristerai-je par
des troubles domestiques les vieux jours d'un père que je vois si con-
tent, si cliarnié du bonlieur de sa fille et de son ami ? Exposerais-je ces
cliers enfants, ces curants aimables et qui promellent tant, à n'avoir
qu'une éducation négligée ou scandaleuse, à se voir les tristes victimes
LA NOIJVIXLK HÉLOISE.
83
il.i l;i iliscuiilc du leiiis parculs, entre un père «iiflainim; d'iiin; juste
iiiili^'ii:iliiiu, -jpU- par la jalousie, et nue nicri' iiifiiiliiiiée el coup;)!)!!',
tiiiijriiirs noyée dans les pleurs? Je coniniis M. ih Wolmar .MmiiiiiiI sa
IViinnc , (|iiè sais-je ce (pi'il sera ne l'estiniiuit plus'.' l'eut -i,Hii: jiol-il
si iiioileii; (pie pareil que la passion qui domiiuîrail, dans son t'ara(ter(!
n'a pas encore eu lieu de se développci'. l'eut-ètre sera-t-il anssi vio-
li'iil il.iiis rcniporteineut de la colère (pi'il est doux et tranquille tant
(pi'il n'a nul siijet de s'irriter.
Si je iliii> tant d'égards à tout ce qui in'cnviroMuc, ne rETcn dois-je
I o ni aussi (piclipu'snns à moi-même'.' Six ans d'nne vie homuîte et n--
i;iiliere n'cH.ici'ut-ils rien des erreurs de la jeunesse '.' et faut-il m'expo-
scr encore a la peine d'une faute que je pleure depuis si longtemps'.' Je
le l'avone, ma cousine, je no tourne ponit sans ri'puguance les yeux
sur le passé ; il m'Iinuiilie jusqu'au déeonragement, et je suis trop seii-
silde à la honte pour en supporter l'idée sans i elondicr dans une sente
de di'sespoir. Li' temps qui s'est écoulé depuis iiio ai-JaL'e est celui
qu'il faut (pie j'envisage pour me rassnicr. M<in ('lai pivM ni m'ins|iire
une cou lance que d'impmluns souvenirs voiidraieul in'olei . J'aime a
nourrir mon cœur des sentiments d'Iimiiienr (pie je crois retrouvin- en
moi. Le raiig d'épouse et de nu"re m'élève l'aiiKJ et me soutient coiilre
les remords d'mi antre élat. (Juand je vois mes enfants et leur père au-
tmirde moi, il me semlile (pie tout y respire la vertu; ils chassent de
mon esprit l'idiie même de mes anciennes fautes. Leur innocence est
la sauvegarde de la mienne ; ils m'en deviennent plus chers en me ren-
dant meilleure, et j'ai tant d'iiorreiir p(mr tout ce qui lilesse l'Iionnè-
te(é, que j'ai peine à me croire la niPiiie qui put l'oublier aiitielois. Je
me sens si loin de ce que j'élais, si sûre de ce que je suis, (pi'il s'en
l'anl peu ipie je ne rej^ardc ce que j'aurais à dire comme un aveu qui
in'esi étranger et que je no suis plus olilig(!C de faire.
Voilà l'état d'incertitude et d'ansii'té dans Icipiel j(' llolle sans cesse
eu ton absence. Sais-tu ce qui arrivera de tout (da ipichpic jour?
Mou père va bientôt partir pour lieriie, résolu de n'en revenir (prapres
avoir vu la (in de ce long procès dont il ne vent pas nous laisser l'em-
barras, et ne se liant pas trop non plus, je pense, à notre zèle à le pour-
suivre. Dans l'iulervallc de son départ à son retour, je resterai seule
avec mon mari, et je sens qu'il sera pres(pie impossible que mou fatal
secrijt ne in'éeliappe. (Inand nous avons du niomh^ tu sais (|ne M. de
Wolmar quille souvent la conii)agnie, et fait volontiers seul des prome-
nades an\ enviions : il cause avec les paysans, il s'informe de leur si-
(iiaiion, il examine l'eiai de leurs terres, il les aide au besoin de sa bourse
et de ses conseils. iMais (piaiid non-^ sommes seuls, il ne se pidinene
qu'avec moi ; il ipiitle peu sa leinnie et ses enfants, et se prête à leurs
petits jeux avec une simplii ilc si i liannanle, qu'alors je sens pour lui
(piel(pie cliose de plus leiidi'e encoïc ipi'à l'iu^dinaife. (les nioiiieiUs
d'allendiisseineiit sont d'aiilaul plus pt'tillrii\ pour la i('sci ve, ipi'il me
fournit lui-m(''nie les occasions d eu inanipief, el (pi'il m'a cent fois Icnii
(les propos (pu seiidilaieni ni'exciler à la ((inliance. 'fi'il on laiil il lau-
dia (pie je lui ouvre iikmi conir, je le sens ; mais, pni>(|ne tu veux (pie
ce soit de concert entre nous et avec tonles les précauliuns ipie la pru-
dence autorise, reviens, et fais de moins longues absences, ou je ne
réponds plus de rien.
Ma douce amie, il faut achever ; et ce qui reste importe assez pour
me coûter le plus à dire. Tu ue m'es pas seulement nécessaire (luaiid
je suis avec mes enfants ou avec mon mari, mais surtout quand je suis
seule avec ta pauvre Julie ; et la solitude m'est dangereuse précisément
parce qu'elle m'est douce, et que souvent je la cherche sans y songer.
Ce n'est pas, tu le sais, que mon eaïur se ressente encore de ses an-
ciennes blessures ; non, il est guéri, je le sens, j'en suis très-silre :
j'ose me croire vertueuse. Ce u'esl point le présent que je crains, c'est
le passé qui me tourinenle. il est des souvenirs aussi redoutables que
le sentiment actuel ; on s'attendrit par réminiscence, ou a honte de se
sentir (ilenrer, et l'on n'en pleure que davantage. Ces larmes sont de
|ûtié, de regret, de repentir : l'amour n'y a plus de part ; il ne m'est plus
rien : mais je pleure les maux qu'il a causés, je pleure le s(ut d un '
homme estimable (pie des feux indiscrètement nourris ont prive du re-
pos et peut-être de la vie. Ilelas! sans doute il a péri dans ce Imig et
périlleux voyage que le désespoir lui a fait entreprendre S il vivait, du
bout du nioiide il nous eût donné de ses nouvelles, l'rès de nuatre ans
se sont écoulés depuis son départ ; on dit que l'escadre sur iaipielle il
est a soulîert mille d('sastres, (prelle a perdu les trois quarts de ses
(■(piipag(;s, que plusieurs vaisseaux sont submergés, (pi'oii ne sait ce
(pi'est devenu le reste. 11 n est plus il n'esl pins , ini secret pressenli-
inent me l'aiinoiKe. L'infortune n'auia pa-. éle pins épargne que tant
d'autres : la nier, les nialailies, la tiislesse bien plus cru Ile, auront
abrégé ses jours, .\iiisi s'éteint ce (pii brille tm niiiinenl sur lu lerre. H
manquait aux lonriueuts de ma conscience d'a\oir à me re|iroclier l.i
mort d'im hoiinèle lioiume. .\li ! ma cliere. ipielic àiiie celait ipte la
sienne !... comme il savait aimer !... Il merilail de vi\re.. Il aura pré-
senté devant le souverain juge une àme faible, mais saine el ainianl la
vertu... Je m'efiorceen vain de chasser ces liisles idées, à chaque iiis-
laiil elles reviennent malgré moi. l'mir les b.mnir. on pmir les régler,
ton amie a besoin de les soins ; el pnisipie je ne puis miblier cel inl'm-
liiné. j'aime mieux en causer avec loi (pie d y pen-er toute seule.
Itegarde, que de raisons augmentent le besoin conliniiel que j'ai de
l'avoir avec moi I Tins sage et plus heureuse, si les mêmes raisons le
manquent, Ion eo-ur <m «ent-il moins le mimo bosoin '? S'il est bien
vrai ipi(! tn ne veuilles point le remarier, ayant si peu do contentement
de ta laniille. (pielle maison le peut mieuK convenir que celle-ci ? l'onr
moi. je sonllre à le savoir dans la tienne ; car, malgré ladissimnlation,
je e(muais la manière d'v vivre, et ne suis point dupe de l'air folâtre
(|ue lu viens nous (•taler'à Clarens Tu mas bien r.-piorhé des défauts
en ma vie, mais j'en ai un ires-grand à le reprocher à mon toui : c'en
que ta douleur est tonjtuirs eoneenlrée el solitaire. Tu te caches pour
t'afdiger, cmnme si tu rougissais de pleurer devant ton amie. Claire, je
n'aime pas cela Je ne suis point injuste comme toi, je ne blâme point
tes regrets, je ne veux pas (pi'au boni de denK an-, de dix, ni de toute
ta vie, tu (esses d'honorer la mémoire d'un si tendre époux ; mais je
le blâme, après avoir passé les plus beaux jour» à pleurer avec ta Julie,
de lui dérober la douceur de pleurer à son tour avec toi. el de laver
par de pins dignes larmes la honte de celles qu'elle versa dans ton sein.
Si lu es fàelK'e de taflliger, ah I lu ne connais pas la véritable aflliction.
Si tu y prends une sorte de plaisir, pourquoi ne veux-tu pas que je le
parlage .' Ignores-tu cpie la ccmimunication des conirs imprime a la tris-
tesse je ne sais quoi de doux et de Iducbant que n'a pas le contente-
ment .' et raniiti(' n'a-t-elle pas ét(' specialeoient donnée aux inalhcu-
nmx pour le soulagement de leurs maux el la consolation de leurs
peines?
Voilà, ma chère, des considérations que tu devrais faire, et auxquel-
les il faut ajouter qu'en te proposant de venir demeurer avec rnoi, je
ne te parle pas moins au nom de mou mari qu'au mien. Il m'a paru
plusieurs fois surpris, presque scandalisé que deux amies telles que nous
n'habitassent pas ensemble ; il assure te l'avoir dit à toi-même, et il
n'est pas lioiume à parler inconsidi'rémeiit. Je ne sais quel parti tu
prendras sur mes repn'sentalions ; j'ai lieu d'espérer qu il sera tel que
j(^ le di'sin'. Oiioi (pi'il en soit, le mien est pris, et je n'en changerai
pas. Je n'ai point onblié le temps où lu voulais me suivre en Angleterre.
.\mie iuconipai aille, c'est à présent nxm tour. ïu connais mon aver-
sion piuir la \illc, mou gm'il pour la campagne, pour les travaux rusli-
(pics, et l'ait. icliemeut (|nc trois ans de séiimr m'ont donné pour ma
maison de Clarens. fn n'ignores pas non plus quel embarras c'est de
déménager avec tonte une famille, et combien ce serait abuser de la
cdinplaisance de mon pi-re de le transplanter si souvent. Eh bien', si tu
ne veux pa» quitter ion ménage et venir gouverner le mien, je suis ré-
solue à prendre une maisim à Lausanne, où nous irons tous demeurer
avec toi. Arrange- loi là-dessus; tout le veut, mon cœur, mon devoir,
mou bonheur, mon honneur ciuiservé. ma raison recouvrée, iiion état.
mon iiiari.meseulanls.inoi-mêiue: jele dois tout tout ce que j'ai debieii
me vient (le toi, je ue vois rien ipii ne m'y rappelle, el sans toi je ne suis
rien. Viens donc, ma bien -aimée, mon a"iige tulélaire, viens e(jnserver
t(Mi ouvrage, viens jouir de tes bienfaits. .N'ayons plus qu'une famille,
cdiiime nous n'avons (pi'une àiiic pour la chérir; lu veilleras sur l'e-
ducalion de mes (il-, ji; veillerai sur celle de ta lille : nous nous parla-
geroiis les devoirs (ti; mère, et nous en doublerons les plaisirs. Nous
élèverons nos eoiurs ensemble à celui qui purifia le mien par les soins ;
et n'ayant plus rien à désirer eu ce monde, nous attendrons en paix
rantrê vie dans le sein de l'innocence et de l'amitié.
LLTTllK II.
KKPONSE DK MADAME d'oUBE A .MADA-ME DE WOLMAR.
.Mon Dieu, ma cousine, (pie la lettre m'a diuiué de plaisir ! charmante
pièeheiise!... cbarmanle en vi'iile. mais pivi lieuse pourtant... pérorant
à ravir. Des o'uvres, peu de nouvelles, l.'ari liitecte allieiiien... ce beau
diseur... In sai.; bien... dans ton xienx l'Intaïque... Pompeuses descrip-
tions, superbe temple I. . Quand il a tout dit l'autre vient; nu homme
uni, l'air siMiple, grave et p()s('... connue qui dirait la cousine tJ.iire...
D'uiie voix creuse, lenle. el iiiêiiie un peu nasale... Ce qu'il a lUl.jf le
ferai. Il se lait, el les mains de battre. .Vdieii I limume aux phrases. Mon
enfant, nous sommes ces deux architectes; le temple dont il s'agit est
celui de l'amitié.
It(-snin(ms un peu les belles choses que tu m'as dites: Premièremenl,
ipie nous nous aimions, et puis, que je t'étais nécessaire; et puis que
In me l'étais aussi; el puis qu'i-tant libres de passer nos jours eiisera-
ble. il les y fallait passer. Lt tu as trouvé tout cola loulc seule! Sans
mentir tues nue ebupieiite persimne: Oh bitn. que je l'aiiprenne à
quoi je mdceiipais de mou c.Me tandis que tu méditais cette sublime
lellre. Apres C4>la lu jngeias t<ii-iiicine lequel vaut mieux de ce que lu
dis ou de ce (pie je fais.
A peine ens-je |M>rdu mou mari, que «u remplis le vide qui! avait
laisse dans niim co'ur. De son vivant il en pirlageail avec loi lesalTec-
tions; des i(n'il ne Cul plus, je ne fus qu'à loi seule: et. selon la re-
marque sur l'aecm-d de la li ndresse maternelle el de rainiiie. ma fille
m«''me n'était pour muis qu'un lieu de plus. Non-seulement je resoin»
dès lors de passer le r.sie de m« vie avec toi, mais je formai un projet
plus étendu, l'onr que nos denv Cimiillos n'eu lissent qn'nue. je me pro-
LA NOUVELLE HÉLOISE.
posai, supposant tous les rapports convenables, d'unir un jour ma fille
à ton fils aîné; et ce nom de mari, trouvé par plaisanterie, me parut
d'heureux augure pour le lui donner un jour tout de bon.
Dansée dessein, je cherchai d'abord à lever les embarras d'une suc-
cession embrouillée ; et, me trouvant assez de bien pour sacrifier quel-
que chose à la liquidation du reste, je ne songeai qu'à mettre le partage
de ma fille en elfels assurés et à labri de lout procès. Tu sais que j'ai
des fantaisies sur bien des choses; ma folie dans celle-ci était de te
surprendre. Je m'étais mis en lèle d'entrer un beau malin dans ta
chambre, tenant d'une main mon enfant, de l'autre un portefeuille, et
de te présenter l'un et l'autre avec un beau complimeol pour déposer
en les mains la mère, la fille, et leur bien, c'esl-à-due, la dut de
celle-ci. Gouverne-la, voulais-je te dire, comme il convient aux inté-
rêts de ton fils ; car c'est désormais son affaire et la tienne ; pour moi,
je ne m'en mêle plus.
Iteniplie de celle charmante idée, il fallut m'en ouvrir à quelqu'un
qui m'aidàlàlexéculer. Or, devine qui je choisis pour celle confidence.
Un certain M. Wolmar ; ne le conuallrais-lu point? — Mon mari, cou-
sine?— Oui, Ion mari, cousine. Ce même homme à qui lu as tant de peine
Julie enliMiU à l'église. — let. xv
à cacher un secret qu'il lui ini|i(irle de ne pas savoir est celui qui l'en
a su taire un qu'il l'eût été si (liii]\ il'apiirendre. Celait là le vrai sujet
de tous ces entreliens mysléiicux doul lu nous faisais si coiniquemenl
la guerre. Tu vois comme ils soûl dissimulés ces maris. Nesl-il pas
l)ieu plaisant que ce soient eux qui nous accusenl de dissimulation?
■l'exigeai» du lien davaulaje encore. Je voyais fort bien que tu médi-
tais le même projet que moi, mais plus au dedans, et connue celle qui
n'exhale ses seniimenis qu'à mesure qu'on s'y livre. Cherchant donc à
te ménagiT uue surprise plus agréable, je voulais que, quand tu lui
proposerais notre reunion, il ne parût pas fort approuver cet empres-
sement, et se montrât un peu froid à consenlir. Il me fil là-dessus une
réponse que j'ai retenue, et que tu dois bien retenir ; car je doute que,
depuis qu'il y a des maris au monde, aucun d'eux en ail fait une pa-
reille. La voici : « Petite cousine, je cunuais Julie... Je la connais
bien... mieux quelle ne croit peut-êire. Son cœur est trop homièie
pour qu'on doive résister à rien de ce qu'elle désire, et trop sensible
pour {[u'on le puisse sans l'aflliger. Depuis cinq ans que nous sommes
unis, je ne crois pas qu'elle ail reçu de moi le moindre chagrin; j es-
père mourir sans lui en avoir faii aucun. )j Cousine, songes-y bien :
voilà quel
temeni le
est le mari dont lu médites sans cesse de troubler indiscrè-
repos.
Invocation. — let. sviîi.
Pour moi, j'eus moins de délicatesse, ou plus de confiance on la
douceur; el j'éloignai si naturellement les discours auxquels ton cœur
le ramenait souvent, que, ne pouvant taxer le mien de s'atliédir pour
loi, lu t'allas mettre dans la tète que j'attendais de secondes noces,
el que je t'aimais mieux que toute autre chose, hormis un mari. Car,
, et mail inie île Wolmar. — let. iviu.
vois-lu, ma pauvre enfant, tu n'as pas un secret mouvement qui m'é-
chappe ; je te devine, je te pénètre, je perce jusqu'au plus profond de
ton ame ; el c'est pour cela que je t'ai toujours adorée. Ce soupçon,
qui le faisait si heureusement prendre le change, m'a paru excellent à
nourrir. Je me suis mise à faire la veuve coquette assez bien pour t'y
LA NOUVELLE HÉLOISE.
85
tromper loi-inênie • c'est un rôle pour lequel le talent me uiaii(|iie exécuter encore malgré'Ies soins de M. de Wolmar, c'est que les diffi-
moins que l'inclination. J'ai adroilcnicnt ciM|)loYé cet air agaçant que cnlKs scml.lent croître avec mon zèle a les surmonter. Mais mon zèle
' , . 1 ■ "^ • .1 1" :_ !.. ..!..„ c «. „ I ,...^. VAtA en. ri'icca l'ncrtMPn wtw munir n Ini
je ne sais pas mal prendre, et avec lci|ncl )(■ me suis quelquefois amu
Sée à piTsillcr plus d'un jeune lat. Tu en as vie tout à fait la du[)e, et
m'as ( iiic |iiiHi- à chercher un successeur à l'Iioinme du monde auquel
il était l«: moins aisé d'en trouver. Mais je suis trop franche pour pou-
voir me contrefaiie longtemps, et tu t'es bientôt rassurée. Cependant
je veuK te rassurer encore mieux en t'expliquant mes vrais sentiments
sur ce point.
Je te l'ai dit cent (bis étant fille, je n'étais point faite pour être
femme. S'il eût dépendu de moi, je ne me serais point mariée: mais
dans notre sexe on n'achète la liberté que par l'esclavage, et il faut
commencer par être servante pour devenir sa maîtresse un jour. (Jiioi-
que mon père ne me gènût pas, j'avais des chagrins dans ma famille.
Pour m'en délivrer, j'épousai donc M. d'Orbe. Il était si honnête homme
et m'aimait si tendrement, que je l'aimai sincèrement à mon tour. L'ex-
périence me donna du mariag(? une idée plus avantageuse que celle
que j'en avais conçue, et détruisit les impressions que m'en avait lais-
sées la Chaillot. M. d'Orbe me icndit heureuse, et ne s'en repentit pas.
Avec un autre j'aurais tonjouis rempli mes devoirs, mais je l'aurais
désolt'; et je siiis (|u'il fallait un aussi bon mari pour faire de moi une
I r Irmiiic. Irri:ii;iiicrais-tu que c'est d(! cela même (|uc j'avais à
iiii- piainilii'? Mon ('niant, nous nous aimions trop, nous n'étions point
gais. Uiu; amitié plus légère eût été pins folâtre; je l'aurais préférée,
et je crois que j'aurais mieux aimé vivre moins contente et pouvoir rire
plus souvent.
sera le plus fort, et avant que l'été se passe j'espère me réunir a toi
pour le reste de nos jours.
S:iiiil-l'reu\ ccrivaiU ù Jnlii
A cela se joignirent les siijols ])artirnliois d'inqnii'liido que me don-
nait ta sitiialidii. .le n'ai pas besoin de le rappeler les d.iiigors que t'a
fait courir une pas-sion mal réglée : je les vis eu freniissaiil. Si tu n'a-
vais risqué que ta vie, peut-être un reste de gaieté ne m'eût-il pas
tout à fait abandonnée . mais la tristesse et l'effroi pénétrèrent mon
âme ; et jusqu'à ce que je t'aie vue mariée, je n'ai pas eu un moment
de pure joie. Tu eoiiuus ma douleur, tu la sentis : elle a beaucoup l'ait
sur ton bon cœur; et je ne cesserai de bénir ces heureuses larmes qui
SOiil peut-être la cause de ton reUinr au bien.
Voil.i coiunieiit s'est passé tout le lenips que j'ai vécu avec mon
mari. Juge si, depuis que Dieu me l'a oie, je |iourrais espérer d'en re-
trouver un autre (pii fiH autant selon mon eieor, et si je suis tentée de
le chercher. [Son, cousine, le mariage est nu elal trop grave; sa di-
gnité ne va point avec mon humeur, elle in'atIriMo et me sied mal,
sans compter que toute gêne m'est insupportable. Pense, toi qui me
connais, ce que peut être ;i mes veux un lien dans lequel je n'ai pas
ri durant sept ans sept petites lois à mon aise. Je ne veux pas faire
comme tui la matrone à vingl-hiiil ans. Je me trouve une petite veuve
assez piquante, assez niariable encore ; et je crois que, si j'étais h(un-
nie, je m'aecommodcrais assez de moi. Mais me remarier, cousine !
Ecout<'; je pleure bien sineèiement mon pauvre mari; j'aurais donné
lit moitié de ma vie pour passer l'antre avec lui ; et pourtant, s'il pou-
vait revenir, je ne le reprendrais, je crois, lui-même que parce que je
l'avais déjà pris
Il icstc 1 ni( jiMilii 1 du upioibe de te cacher mes peines et d'ai-
mti \ pkuur loin de toi, ji m, le nie pas, c'est à quoi j'emploie ici le
meilleur temps que ]\ passe Je nentie jamais dans ma maison sans
Le suicide. — ler. xxi.
y retrouver des vestiges de celui qui me la rendait chère. Je n'y fais
pas un pas, je n'y lixo pas un objet, sans apercevoir ipielipie signe de
Je vieiis de l'exposer mes véritables hileutions. Si je n'ai pu les ; sa tendresse et de la bouté de sou cœur : voudrais-tu que le uiicu n'en
86
LA NOUVELLE HÉLOISE.
fût pas ému ? (Juanii je suis ici, je ne sens que h perle que j'ai faite;
quand je suis près de toi, je ne vois que ce qui iii'oi r(>ié. Peux-tu
me faire uiuriuie de ion pouvoir sur mon iiuuiiiir? Si \v plcnie eu ton
al)sence, et si je ris près de toi, d'ou vient celle (liUeicuce ? Pc-lile iii-
gr:ile ! c'est que lu me consoles de tout, et(|ue je ne sais plus m'aflliger
de rien quand je le possède.
Tu as dit l)ien des dioses en faveur de noire ancienne amitié : mais
je ne le pardonna pas d'oublier celle qui me fait le plus d'honneur ;
c'est de te chérir (pi()i(pie tu m'éelipses. Ma Julie, lu es faite pour ré-
gner. Ton euqjire est le plus absolu que je connaisse : il s'étend jusque
sur les volontés, et je l'éprouve plus que personne. Comment cela se
fait-il, cousine'/ Nous aimons louies deux la venu ; l'honnèlelé nous
est également chère ; nos talents sont 1rs mêmes ; j'ai presque autant
d'cspi'il (pie loi, et ne suis guère moins jolie. Je sais fort bien tout cela,
et nialgie loiil cela lu m'en iniposes, tu me subjugues, lu m'atterres,
ton génie écrase le mien, et je ne suis rien devant toi. Lors même que
lu vivais dans des liaisons que tu le reprochais, et que. n'ayant point
imité ta faute, j'aurais dû prendre l'ascendant à mon lour, il ne ledemeu
rail pas moins! Ta faiblesse, que je blâmais, me semblaii presque une
vertu : je ne pouvais in'empêcber d'admirer en loi ce que j'aurais re-
pris dans nu aulie. Enlin, dans ce lemps-là même, je ne t'abordais
point sans un ceriain mouvement de respect involontaire; et il est
sûr que tonli; la doiiciur, toute la familiarité de Ion commerce était
nécessaire pour me rendre ton" amie : naturellement je devais être la
servante. Expli(|ue si In peux cette énigme ; quant à moi, je n'y en-
tends rien.
Mais si fait pourtant, je l'entends un peu, et je crois même l'avoir
autrefois' expliquée; c'est que ion cœur vivilie tons ceux qui l'environ-
nenl, et leur donne pour ainsi dire un nouvel être dont ils sont forcés
de lui faire liomniage, puisqu'ils ne l'auraienl point eu sans lui. Je t'ai
rendu d'importanls scrviies, j'en conviens : lu m'en f.iis souvenir si
souvent, ipi'il n'y a pas moyen de l'oublier. .le ne le nie point, sans moi
lu étais perdue "Mais quai-je fait que le rendre ce que j'avais re(,u de
loi? Est-il possible de le voir longtemps sans se sentir pénétrer l'àme
des charmes de la vertu et des dnuceurs de l'amitié? Ne sais-tu pas que
tout ce (pii l'approche est par loi-même armé pour la défense, et que
je n'ai par-dessus les autres que l'avanlage des gardes de Sésostris,
il'rire de ton âge et de ton sexe, et d'avoir été élevée avec toi? Quoi
qu'il en soit. Claire se console de valoir moins que Julie, en ce que sans
Julie elle vaudrait bien moins encore; et puis, à te dire la vérité, je
crois que nous avions grand besoin l'une de l'autre, et que chacune des
deux y perdrait beaucoup si le sort nous eût séparées.
Ce qui me fâche le plus dans les affaires qui me retiennent encore
ici, c'est le risque de ton secret toujours prêt à s'échapper de la bou-
che. Considère, je t'en conjure, que ce qui te porte à le garder est une
raison forte et solide, et que ce (jui te porte à le révéler n'est qu'un sen-
thnenl aveugle. Nos soupçons même que ce secret n'en est plus un
pour celui qu il intéresse nous sont une raison de plus pour ne le lui
déclarer qu'avec la plus grande circonspection. Peut-être la réserve
de ton mari est-elle un exemple et une leçon pour nous ; car en de
pareilles matières il y a souvent une grande différence entre ce qu'on
feint d'ignorer et ce qu'on est forcé de savoir. Attends donc, je l'exige,
que nous en di'lilierious encore une l'ois. Si tes presseiiliuieiils élaient
fondés et que ion ilr]]|iiiable ami ne fût plus, le meilleur parti qui res-
terait à prcLidii' sçiiiitde laisser son histoire et tes malheurs ensevelis
avec lui. S'il vit, comme je l'espère, le cas penl devenir différent; mais
encore faut-il que ce cas se pré'iente. En tout état de cause, crois-lu
ne devoir aucun égard aux derniers conseils d'un infortuné dont tous
les maux sont ton ouvrage ?
A l'égard des dangers de la solitude, je conçois et j'approuve tes
alarmes, quoique je les sache très-mal fondées. Tes fautes passées te
rendent craintive; j'en augure d'autant mieux du présent, cl lu le serais
bien moins s'il te. restait plus de sujet de l'être : mais je ne puis te
passir ton elTioi sur le sort de notre pauvre ami. A présent ipie les aifee-
lionsont changé d'espèce, crois qu'il ne m'est pas moins cher qu'à loi.
Cependant j ai des presseiiliinenls tout contraires aux liens, et mieux
d'accord avec la raison. Milord Edouard a reçu deux fois de ses nou-
velles, et m'a écrit à la seconde qu'il était dans la mer du Sud, ayant
déjà passé les dangers dont tu parles. Tu sais cela aussi bien que moi,
et lu t'allliges comme si lu n'en savais rien. Mais ce ipie lu ne sais
pas et qu'il faut l'apprendre, c'est que le vaisseau sur lequel il est a
été vu, il y a deux nmis, à la hauteur des Canaries, faisant voile en
Europe. Voilà ce qu'on écrit de Hollande à mon père, et dont il n'a
pas manqué de me faire part, selon sa coulunie de m'instruire des af-
faires publiques beaucoup plus exaeleinent ipie des siennes. Le cœur
me dii à moi que nous ne serons pas longtemps san.s recevoir des nou-
velles de noire philosophe, et que lu en s<'ras pour les larmes, à moins
qu'après l'avoir pleuré mort lu ne pleures de ce qu'il est en vie. Mais,
Dieu merci, tu n'en es plus là.
Dell ! lusse or qu'i (|iiel miser pur un poc»,
Cir c già (li piaii'p'en' o di vivr hi-<so !
lilil que n'e>l-il un moment ii.-i ce |i;iuvre mulhcureiix, déjà las de .soulïrlr et
de vivre. Pkth.
Voilà ce que j'avais à te répondre. Celle qui t'aime t'offre et par»-
lage la douce espérance d'une éiernelle réunion. Tu vois que tu n'en
as formé le projet ni seule ni la première, et ipie l'exécution en est
l>lus avancée tpi(^ tu iie pensais. Prends donc patience encore cet été,
nia douce amie : il vaut mieux larder à se rejoindre que d'avoir
encore à se séparer,
lié bien! belle dame, ai-je tenu parole, et mon triomphe est-il com-
plet? Allons, ipi'on se mette à genoux, qu'on baise avec respect celte
lettre, et qu'on reconnaisse humblement qu'au moins une fois dans la vie
Julie de Wolmar a été vaincue en amitié.
LETTllE lli:
DE I.'aMAM HE JIII.1E A MADAME H'ORBE.
Ma cousine, ma bienfailrice, mon amie, j'arrive des extrémités de la
terre, et j'en rapporte un eirur loul plein de vous. J'ai passé quatre
fois la ligne : j'ai parcouru les deux biMiiisplieres; j'ai vu les quatre pai^
lies (lu monde; j'en ai mis le dianulre enire nous; j'ai fait le lour en-
tier du globe, et je n'ai pas pu vous échapper un nionient. On a beau fuir ce
qui nous est cher, son image, plus vile que la mer et les vents, nous
suit au bout de Punivers; et partout où l'on se porte, avec soi l'on y
porte ce qui nous fait vivre. J'ai beaucoup souffert; j'ai vu souffrir da-
vantage. Que d'infortunés j'ai vus mourir! llélas, ils menaient un si
grand prix à la vie! et moi je leur ai survécu!... Peut-être éiais-je en
el'fei moins à plaindre ; les misères de mes compagnons m'éiaient plus
sensibles que les miennes ; je les voyais tout entiers à leurs peines; ils
devaient souffrir plus que moi. Je me disais : Je suis mal ici, mais il est
un coin sur la terre où je suis heureux et paisible; et je me dédomma-
geais au bord du lac de Genève de ce que j'endurais sur l'Océan. J'ai le
bonheur en arrivant de voir confirmer mes espérances ; mais milord
Edouard m'apprend que vous jouisse?, loiiies deux de la paix et de la
santé, et que, si vous en paiticnlier avez piMdn le doux titre d'épouse,
il vous reste ceux d'amie et de mère, qui doivent suffire à tout votre
bonheur.
Je suis trop pressé de vous envoyer celte lettre, pour vous faire à
présent un détail de mon voyage; j'ose espérer d'en avoir bientôt une
occasion plus commode. Je nie contente ici de vous en donner une lé-
gère idée, plus pour exciter que pour saiisfaire votre curiosité. J'ai
mis près de quatre ans au trajet immense dont je viens de vous parler,
et je suis revenu dans le môme vaisseau sur lequel j'étais parti, le seul
que le commandant ait ramené de son escadre.
J'ai vu d'abord l'Amérique méridionale, ce vaste conlinent que le
manque de fer a soumis aux Européens, et dont ils ont fait un désert
pour s'en assurer l'empire. J'ai vu les c6tes du Brésil, où Lisbonne cl
Londres puisent leurs trésors, et doni les peuples misérables foulent
aux pied» l'or et les diaiiiants sans oser y porter la main. J'ai traversé
paisiblement les mers oraneoses qui sont sous le cercle antarctique ; j'ai
trouvé dans la mer Pacifique les plus effroyables tempêtes.
E in mar dubbioso, soUo ignoto polo,
l'rovai l'onde fallaci, e'I venio inCdo.
Et sur des mers suspectes, sons un pôle inconnu, j'6prouvai la trahison de
l'onde et l'inlidélité des vents.
J'ai vu de loin le séjour de ces prétendus géants qui ne sont grands
qu'en courage , et dont l'indépendance est plus assurée par une vie
simple cl frugale que par une haute stature. J'ai séjourné trois mois
dans nue ile dés-erte et délicieuse, douce et touchante image de l'antique
beauté de la nature, et qui semble être confinée au bout du monde pour
y servir d'asile à l'innocence et à l'amour persécutés ; mais l'avide Eu-
ropéen suit son humeur farouche en empêchant l'Indien paisible de
l'habiter, et se rend justice en ne l'habitant pas lui-même.
J'ai vu sur les rives du Mexique et du Pérou le même spectacle que
dans le Brésil : j'en ai vu les rares et infortunés babilanls, irisies restes
de deux puissants peuples, accablés de fers, d'opprobre et de misères,
au milieu de leurs riches métaux, reprocher an ciel en pleurant les iré-
sors qu'il leur a prodigués J'ai vu rmceudie affreux d une ville eniière
sans résistance et sans défenseurs. Tel est le droit de la guerre parmi
les peuples savants, humains et polis, de l'Europe ; on ne se borne pas
à laire à son ennemi loul le mal dont on peut tirer du profit, mais on
compte pour un profit tout le mal qu'on peut lui faire à pure perle. J'ai
côtoyé presque toute la partie occidentale de l'Amérique, non sans être
frappé d'admiration en voyant quinze ceins lieues de côte et la plus
grande iner du monde sous l'empire d'une seule puissance qui tient
pour ainsi dire en sa ra.dn les clefs d'un hémisphère du globe.
Après avoir traversé la giaiidc nier, j'ai trouvé dans l'autre conti-
nent un nouveau spectacle. J'ai vu la plus nombreuse et la plus illustre
LA NOUVKIXK HÉLOISE.
87
nation de l'inilvns soumise à nne poifinée de lnij-'iiuds ; j'ai vu de près
ce |iiiijilc (cicliic, el u':ii pluseu; siupiis de le li(.ii\cr esclave. Aulanl
de lois CDMiiiiis i|ii:illaiiui', il l'ut Uiujuurs eu proie au premier veini, el
le scia jiis(pra la lin des siècles, .le l'ai trouvé di(!iie de son sort,
n'ayant pas uiéiiie le coinai^'e d'eu ^éniir. Leliré, lâche, livpocrile el
cliailataii; parlant beaucoup sans rien dire, plein d'esprit sans aucun
génie, alHjndaut en sii^nes et stérile en idées; poli, conipliniculeur,
adroil, lourlx^ el IVipoii; (pii niel lous les devoirs en i tiipicllcs, lowle
la morale en simagrées, et ne counaît d'autre luuuanité (pie les saluta-
tions et les révérences. J'ai snrgi dans une seconde île déserte, plus
incomun;, plus charmante encore que la première, el où le plus cruel
acciileut faillit à nous confiner pour jamais. Je fus le seul peut- èlre
qu'un exil si doux n'épouvanta point. Ne suis-je pas désormais partout
en exil? J ai vu dans ce lieu de (hilices et d effroi ce que peut tenter
l'indusliic huuiaiue pour tirer l'iio ■ civilisé d nue solitude où rien
ne lui [nan(pie, el le replonger dans mu i;ouHrc <U: nouveaux besoins.
J'ai vu dans le vaste océan, on il devrait cire si doux à des lionnnes
d'en leneoulrer d'autres, deux grands vaisseaux se chercher, se trou-
ver, s'aila(iner, se battre avec fureur, connue si cel espace immense
eût éU; tro|) petit pour chacun d'cmx. Je les ai vus vomir l'un contre
l'aulre le fer et les 11: nés. Dans un combat assez court, j'ai vu l'image
de renier ; j'ai euteudii les (ris d(^ joie des vainqueurs couvrir les
plaintes des blessés et les g(;iniss('ments des moiu'ants. J'ai re(,u en
rouni^^saut ma part d'un immense bulin ; je l'ai re(.ue, mais en déiiot;
et s'il fut pris sur des malheureux, c'est à des malheureux qu'il sera
rendu.
J'ai vu ri'Jirope transportée à l'exlrétnilé de l'.Vfriqne par les soins
de ce peuple avare, patient et laborieux, qui a vaincu p.ar le temps et
la cousi.uice des diKienliés que tout héroisme des autres peuples n'a ja-
mais pu surmonter. J'ai vu ces vastes et malheureuses contrées qui ne
semblent destinées qu'à couvi ir la terre de troupeaux d'esclaves. A hnir
vil aspect j'ai délourné les yeux de dédain, d'horreur et de pitié ; el
voyant la qualriéuie partie de mes semblables changée en bêles pour le
service des antres, j'ai gémi d'ètri^ homme.
Unbnj'ai vu dans mes coiupagnons de voyage un peuple inirépide cl
lier, dont l'exemple cl la IduMie rctalilissaieut à mes yeux l'Iionneui' de
mon espèce, poiii' leipul la doiili'ur el la mort ne sont rien, et ipn ne
crainl au monde ipu' i.i l'.dni etreinuii. .l'ai vu dans leur chef un capi-
laine, nu s(dd,il, lui pilot(!. un sag(\ un grand liomuie, el, pour dire
encore plus piMit-eirc. le digue ami d Edouard liomston : mais (C
que je n'ai point vu d.iusle monde entier, c'est (pn-lqu'un (pii ressembU;
à Claire d'Oi li(>, à Julie d'Etange, et qui (luisse consoler de leur perle un
cœur qui sut les aiiuei',
Conunent \ons pai 1er de ma gnérisou? (lest de vous que je dois ap-
prcndii' à la connaitre. Iîeviens"-je plus libre et plus sage que je ne suis
pai li ? J'ose le ( roiic, et ne puis ralliriner, La même image régne tou-
jours dan^ mon ((eiu-; v(uis savez s'il est possible ((u'cUe s'en efface :
mais sou empire est pins digne d'elle, et si je no nie fais pas illusion,
elle icgne dans ce ('(rur inl'oitiMié C(uiuue dans le votre. Oui, ma cou-
sin.', il me sendile (pie sa vertu m'a snbjugiK', ipie je ne suis pour elle
(|iir Ir nicilliur el le pins tiiidre ami (pii fut j.uuais, que je ne fais plus
ipi.' l'ailoiir I (iinine vous l'adorez vous-nuMue, OU pluli)t il me semble
(pii' mis MiiliMiinls ne se sont pas afl'aiblis, mais rectiiiés; el, avec
(piilipie soin ipie je m'examine, je les trouve aussi purs que l'objet
(pii les inspir('. Qui:: puis-je vous dire de plus jusqu'à l'épreuve
ipii peut m'appiendre à juger de moi '.' Je suis sincère et vrai; je veux
('lie ce (pic je (lois être : mais comment répondre de mon cœur avec
t.iiii (le raison de m'en délier',' Suis je le maître du passé? Peux-je em-
perhir ipie mille leiix ne m'aient anlrefois dévoré'? Comment distingue-
rai je par la seule imagination ce ipii est de ci; (pii fut'? et comment
nie l'cpréseiilei'ai-je amie celle (pie je ne vis jamais ipi'aiiiaole? (^Iiioi
ipie vous pensiez peut èlre du motif secret de mon eiiipressenn'ul, il
c>l lioiinète et raisonnable; il mérite que vous l'approuviez. Je reponds
(l'avanee au nn)ins de mes inlentions. Souffrez que je vous voie, et
in'cvaminez vous-même, ou laissez-nu)i voir Julie, et je saurai ce que
je suis.
Je dois accompagner milord Edouard en Italie. Je passerai près de
vous, et je ne vous verrais point ! l'ensez-vous que cela si; puisse ! Eh!
si vous aviez la barbarie d(! l'exiger, vous mériteriez de n'ètri! pas
(liiéie, Mais poiuipioi l'exigiMiez-vons ? N'êles-vous pas celte même
Claire, aussi bonne cl compatissante que vertueuse el sage, qui daigna
m'aiinir des sa plus lendre jeunesse, el qui d(dl m'aiiner bien plus en-
( (ire aujourd'hui que je lui dois tout? Non, non, clière et eharinanle amie,
110 '-iciiiel rebis ne serait ni de vous ni fait pour moi ; il ne melira point
I' riiiiible à ma misère. Encore nue fois, encore une fois eu ma vie. je t\é-
poM lai mon cœur à vos (lieds. Je vous verrai, vmis y consentirez. Je
1,1 Miiai, elle y consenlira. Vous connaissez Irop bini loules deux mon
rcsperl |iour idle. Vous savez si je suis luMiime à m'iiifiir à ses yeux
''I' seiilani indigne d'y paraiire, EH,- a déploie si longtemps i'ou-
M,ii;.' (le ses cliaiiiies '. Ah ! ipi'elle voie une fois l'ouvrage de sa vertu !
/'. .*»'. Milonl Edoiiaid est icleiin pour ipielipie leiiips encore ici par
des allaiics : s'il iii'esl permis de vous voir, poiiripioi ne prendrais-jc
p;is les devants |i(iiir être [dus ttit auprès de vous?
LETTHE IV.
nr. M. VE VVOLUAR À I,'aMA>T Uf. JOLIE.
(Jnoique nous ne nous coimaissions pas encore, je suis chargé de
vous écrire. La plus sage el la plus chérie des rcnnues vient d'ouvrir
son cœur à son heureux époux. 11 vous croit digue d'avoir été aimé
d'elle, et il vous olîre sa maison. L'innocence el la paix y legucnt;
vous y trouverez l'amitii-, l'hospitalité, l'estime, la couliaiice. (Consultez
volreCuHir ; el s'il n'y a rien là qui vous effraye, venez sans crainte.
Vous ne partirez point d'ici sans y laisser un ami.
WoLMAB.
P. S. Venez, mou ami. nous vous attendons avec empressement. Je
n'aurai pas la douleur que vous nous deviez un refus.
JcLU!.
LETTRE V.
DE MADAME D OBBK A L AMAKT DB JDLIK.
Dans celle IcUre liiait incluse b prectUtnir.
Dieii arrivé I cent fois le bien arrivé, cher Sainl-l'reux : car je pré-
tends (pie ce nom vous demeure, au moins dans noire société. C'est,
je crois, vous dire assez qu'on n'entend pas vous en exclure, à moins
(lue celte e^elu^ion ne vienne de vous. En voyant par la lettre ci-joinlc
(pie j'ai l'ail plus (pie vous ne me demandiez, apprenez à prendre un
[len plus de couliaiice eu vos amis, et a ne plus reprocher à leur cœur
des chagrins ipi'ils parlageiit ipiaiid la raison les force à vous en don-
ner. M. de NVolniar veut vous voir; il v(Uis (d'fre sa inalson. son amitié,
ses conseils. 11 n'en fallait pas tant pour calmer loules mes crainles
sur votre voyage, et je m'offenseiais inoi-meme si je pouvais un iiio-
mcnl me délier di; vous. 11 lait plus ; il préleiid vous guérir, el dit que
ni Julie, ni lui, ni vous, ni moi, ne pouvons èlre paif,iitemenl heureux
sans cela. Quoi(pie j'.illende beaucoup de sa sagesse, et plus de volrc
verlu, j ignoi-e ipi. 1 M'ia le succès de celle entreprise. Ce que je sais
bien, c'esl ipi'avee la femme qu'il a, le soin qu'il veut prendre est une
pure générosile pour vous.
Venez donc, iiioii aimable ami, dans la sécurité d'un cieur honnête,
satisfaire l'eiupressement que nous avons tons de vous embrasser el de
vous voir paisible cl conlenl ; venez dans voire pays ci parmi vos amis
vous délasser de vos voyages, et oublier lous les maux ipie vous avez
soulïeris. La dernière fois ipie vous me viles j (-lais une grave matrone,
et mon amie était à l'exirémilé ; mais à présent qu'elle se purie bien.
et que je suis ndevenue fille, me voilà lonl aussi folle et presque aussi
jolie (pi'avanl mon mariage. Ce qu'il y a du moins de bien sûr, c'esl
que je n'ai point changé pour vous, e! que vous feriez bien des fois le
tour du monde avant d'y trouver quelqu'un qui vous aimât comme moi.
LETTRE VI.
DE SAIST-PBECX A MlLOBD EDOCARD.
Je me lève an milieu de la nuit pour vous écrire. Je ne saurais trou-
ver un momeiil de re|ios. Mon ((viir agité, Iransporlé. ne peut .«e con-
tenir au drd iiis (le moi : il a booin (le s'epaneinr. Vous qui l'avez si
souvent gaianii du dese-poir, soyez le cher déposilaire des premiers
plaisirs (pi'il ail iioilles d. puis si loiiglemps.
Je l'ai vue, milord ! mes yeux l'ont vue ! J'ai enlendu sa voix : ses
mains ont louche les miennes: elle m'a reconnu, elle a marqué de la
joie à me voir: elle m'a appelé son ami, son cher ami ; elle m'a reçu
dans sa maison ; plus heureux que je ne fus de ma vie, je loge avec
elle sous un même toit.el ni.iiulenani que je vous écris, je suis à trente
pas d'elle.
Mes idées soûl Irop vives pour se succéder ; elles se présentenl touies
ensemble : elle> se nniseiil muluellemenl. Je vais m'arrêtcrel reprendre
baleine pour lâcher de mellie quelipie ordre dans mon récit.
A pein(> après une si longue absence ni'élais-je livré près de vous
aux preiiiiers iranspiuls de mon cœur en embrassant mon ami, mon li-
bérateur cl mon |ieic, que vous sougeàl(\s an voyage d llalie. Vous me
le f les désirer d.ins lespoir de m'y soula;;er enfin du fiirdeau de mon
inulilitè pour vmis. Ne pmnaui lerminer sitôt les affaires qui vous re-
tenaient à Londres, vous nie proposâtes de partir le premier pour avoir
88
LA NOUVELLE HRLOISE.
plus lie temps à vous attendre ici. .le (16111.111(1.11 la peniilssioii d'y venir;
je l'obtins, je partis; et quoique .Julie s'offrit davanco à nifs regards,
en songeant que j'allais m'apiiroclier d'elle, je sentis du regret a m'é-
loigner de vous. .Milord, nous sommes quittes, ce seul sentiment vous
a tout payé.
11 ne faut pas vous dire que durant toute la route je n'étais occupé que
de l'objet de mon voyage ; mais une chose à remarquer, c'est que je
commeiK^ai de voir sons un autre point de vue ce même objet qui n'e-
lait jamais sorti de mon (3(inir. .hisqnc-là je m'étais toujours rappelé
.liilie brillame coinine aiilrcl'dis des charmi's di^ sa prcmiei e jeunesse ;
j'avais toujimis vil ses licaiiv yeii'v auiini:s du fcii i|(i'i'lle m'inspirait;
ses traits chéris u oirraiciit à mi's regards (pic des garants de mon bon-
heur; son amour et le mien se nK'Iaiciit Icllement avec sa figure, que
je ne pouvais les en séparer. M linicnaiii j'allais voir Julie mariée, .Julie
more, Julie indifférente. Je ni'in(iui(;tais des changements que huit ans
d intervalle avaient pu faire à sa beauté Elle avait eu la petite vérole
elle s'en trouvait changée : à quel point le pouvait-elle être'? Mon ima-
gin.ilion me rel'us;\it opiniâtrement des taches sur ce charmant visage ;
et sitôt que j'en voyais un marqué de petite vérole, ce n'était plus ce-
lui de Julie. Je pensais encore a l'entrevue que nous allions avoir, à la
réception qu'elle ni'allait faire. Ce premier abord se présentait à mon
esprit sous mille tableaux différents, et ce moment qui devait jiasscr si
vite revenait pour moi mille fois le join'.
Quand j'aperçus la cime des monts, le cœur me battit fortement, en
me disant : Elle est là. La même chose venait de m'ai river en mer ,à la
vue des ciJtes d'Europe. La nièine chose m'était arrivée autrefois à
Meillerie„en découvrant la maison du banni d'Etauge. Le monde n'est
j.imais divisé pour moi qu'en dein. rc'L^iims; celle où elle est, et celle
OÙ elle n'est pas. La première s'eicml ipiaml je m'éloigne, et se resserre
à mesure que j'approche, comme un lien où je ne dois jamais arriver.
Elle est à présent bornée aux murs de sa chambre. Hélas ! ce lieu seul
est habité ; tout le reste de l'univers est vide.
['lus j'approchais de la Suisse, plus je me sentais ému. L'innant où
des hauteurs du Jura je découvris le lac de Genève fut un instant de\-
lase et de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chéri, où des
torrents de plaisirs avaient inondé imin C((Mir ; r;\ir des Alpes si salii-
laireetsi pur; le doux air de la patrie, plus suave ipie les parfums de
l'Orient; cette terre riche et fertile, ci; paysage nnli|ue, le plus beau
dont l'œil humain fut jamais frappé ; ce séjour charmant auquel je n'a-
vais rien trouvé d'égal dans le tour du inonde ; l'aspect d'un peuple
heureux et libre, la douceur de la saison, la sérénité (hi cliinai, mille
souvenirs délicieux qui réveillaient tous les seniiments ipie j'avais
goûtés ; tout cela me jetait dans des transports que je ne puis diicrlre,
et semblait me rendre à la fois la jouissance de ma vie entière.
En descendant vers la cote, je sentis une impression nouvelle dont je
n'avais aucune idée; c'éiait un certain monvenKuit d'effroi qui me res-
serrait le cœur et me troublait malgré imii. Cet effroi, dont je ne pou-
vais démêler la cause, croissait à mesure que j'approchais de la ville ;
il ralentissait mou empressement d'arriver, cl lit enfin de tels progrès,
que je m'inquiétais aulant de ma diligence que j'avais fait jusque là de
ma lenteur. En entrant à Vevai, la sensation que j'éprouvaai ne fut rien
moins qu'agréable : je fus saisi d'une violente palpitation qui m'empê-
chait de respirer; je parlais d'une voix altérée et tremblante. J'eus
peine à me faire entendre en deniandaiit M. de Wolniar; car je n'osai
jamais nommer sa femme. On me dit (piil diiiiiurait à Clarens. Cette
nouvelle m'ôta de dessus la poitrine un poid^ de cin(| cents livres; et
prenant les deux liiMies (]ui me restaiiMit à l.ilre pour un répit, je me
ri-'jouis de ce qui m'eût désolé dans un autre temps ; mais j'appris avec
un vrai chagrin que madame d'Orbe était à Lausanne. J'entrai dans une
auberge pour reprendre les forces qui me manquaient : il me fut im-
possible d'avaler un seul morceau : je suffoquais en buvant, et ne pou-
vais vider un verre qu'à plusieurs reprises. Ma terreur redoubla qnan I
je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que jaiiraisdonné tout
an monde pour voir briser une roue en chemin. Je né voyais plus Julie:
mon imagination troublée ne me présentait que des objets confus : mon
àme était dans un tumulte universel. Je connaissais la douleur et le dés-
espoir; je les aurais préférés à cet horrible état. Enfin je puis dire
n'avoir de ma vie éprouvé d'agitation plus cruelle que celle où je me
trouvai durant ce court trajet, et je suis convaincu que je ne l'aurais
l>u supporter une journée entière.
En arrivant je fis arrêter à la grille, et me semant hors d'état de
faire nu pas, j'envoyai le postillon dire (pi'nn ciiaiigcr deniaiidait à
parler à M. de Wolmar. Il était à la priiiiiniinlc ,\\rr s:i Iriiinif iin les
avertit, et ils vinrent par un autre ci'ite. tandis ipic, 1rs yeux liclies sur
l'avenue, j'attendais dans des transes mortelles d'v voir paraître quel-
(|ii'un.
A peine Julie in'eut-elle aperçu qu'elle me reconnut. A l'iiisiant, me
voir, s'écrier, courir, s'élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu'une
même chose. A ce son de voix je me sens tressaillir, je me retourne,
je la vois, je la sens. 0 inilord ! 6 mon ami!... je ne puis parler...
Adieu crainte, adieu terreur, effroi, respect humain. .Son regard, son
cri, son geste me rendent en un moment la confiance, le courage et les
forces. Je puise dans ses bras la chaleur et la vie je pétille de joie en
la serrant dans les miens. Un transport sacré nous lient dans un long
siicucc étroitement embrassés, et ce n'est qu'après un si doux saisisse-
ment que nos voix commencent à se confondre et nos yeux à mêler •
leurs pleurs. M. de ^Vidinar était là ; je le savais, je le voyais : mais
qu'aurais-j(' pu vou' ? Non, quand l'univers entier se fût réuni cnntre
moi, ipiaiid ra|)jiareil des tourments m'eût environné, je n'aurais pas
dérobi' iniin id'iir à la moindre de ces caresses, tendres prémices
d'une ainilié pure et sainte ipie nous emporterons dans le eiell
Cette première imptinusiie suspendue, madame de Wolmar me prit
par la main, et, se icliiiirnanl vers son mari , lui dit avec une certaine
grâce d'innocence et d(t eandeiir dont je me sentis pénétré : (,)noiqn'il
soit mon ancien ami, je ne vous h; présente pas, je le reçois de vous,
et ce n'est qu'honore de votre amiiié qu'il aura désormais la mienne.
Si les nouveaux amis ont moins d'ardeur que les anciens , me dit-il en
m'embrassant. ils seront anciens à leur toni*, et ne céderont point aux
autres. Je reçus ses embrasse-ments, mais mon cœur venait de s'épuiser,
et je ne fis que les recevoir.
Après cette courte scène j'observai du coin de l'œil ipi'on avait dé-
taché ma malle et remisé ma chaise. Julie me prit sons le bras, et je
m'avançai avec eux vers la maison ^ presque oppressé d'aise de voir
iiu'on y prenait possession de moi.
Ce fut alors qu'en contemplant plus paisiblement son visage adoré
que j'avais cru trouver enlaidi, je vis avec une surprise ainère et douce
(pr( Ile iMait leidicinent plus belle et plus brillante que jamais. Ses traits
charmanls se sont mieux formés encore; elle a pris un peu pins d'em-
bonpoint qui ne fait qu'ajouter à son eldoiiissanli' blain heur. La petite
vérole n'a laissé sur ses joues que (inclipics Icgcirs iracrs prcsipie iin-
pereeplibles. Au lieu de cette pudeur snnllianle ipii liii'rai..ait autrefois
sans cesse baisser les yeux, on voit la sécurité de la vertu s'allier dans
son chaste regard à la douceur et à la S'nsibililé : sa contenance, non
moins modeste, est moins timide ; un air plus libre et des grâces plus
franches ont succédé h ces manières contraintes, mêlés de tendresse et
de honte ; et si le sentiment de sa faute la rendait alors [iliis touchante,
celui de sa pureté la rend aujourd'hui plus céleste.
A peine étions-nous dans le salon qu'elle disparut, et rentra le mo-
ment d'après. Elle n'était pas seule. Qni pensez-vous qu'elle amenait
avec elle'? Miiord, c'étaient ses enfants! ses deux enfants plus beaux
que le jour, et portant déjà sur leur physionomie enfantine le charme
et l'attrait de leur mère ! Que devins-je a cet aspect'.' cela ne peut ni se
(lire ni se comprendre; il faut le sentir. Mille iiKiiivcmcnls contraires
m'assaillirent à la fois; mille cruels et délicieux sduviiiirs vinrent par-
tager mon cœur. 0 spectacle 1 ô regrets! Je me sentais déchirer de
douleur et transporter de joie. Je voyais pour ainsi dire multiplier celle
ipii mi; hit si ebére. Hélas ! je voyais au même instant la tro|) vive preuve
qu'elle ne m'était plus rien, et nies pertes semblaient se multiplier avec
elle.
Elle me les amena par la main. Tenez, me dit-elle d'un ton qui nu'
perça l'àme, voilà les enfants de votre amie ; ils seront vos amis un
jour : soyez le leur dès aujourd'hui. Aussitôt ces deux petites créatures
s'empressèrent autour de moi, me prirent les mains, et, m'accabhmt
de leurs innocentes caresses, tournèrent vers rattendrisscment Imite
mon émotion. Je les pris dans mes br.is l'un et l'autre; et les pressant
contre ce cœur agité : Chers et aimables enfanls, dis-jc avec un sou-
pir, vous avez à remplir uin' gr unir lâche. Pni'^sie/.-vons ressembler à
ceux de qui vous tenez la vie '. piii ^ir/-viiiis imilcr Inns vernis, el (aire
un jour par les vôtres la con^dhiiidii di- leurs amis iiildilnnes ! .Madame
de Wolmar enchanléc me sauta au cou une seconde fois, et semblait
me vouloir paver par ses caresses de celles que je faisais à ses deux
fils. Mais (piclle dilférence dn premier embrassement à celui-là 1 Je l'é-
prouvai avec surprise. C'était une mère de famille que j'embrassais ; je
la voyais environnée de son époux el de ses enfants ; ce cortège m'en
imposait. Je trouvais sur son visage un air de dignité qui ne m'avait pas
frappé d'abord ; je me sentais forcé de lui porter une nouvelle sorte
de respect; sa familiarité m'éiait presque à charge; quelque belle qu'elle
me parût, j'aurais baisé le bord de sa robe de meilleur cœur que sa
joue : dès cet instant, en un mot, je connus qu'elle ou moi n'étions ,
plus les mêmes, el je commençai tout de bon à bien augurer de moi. j
M. de Wolniar me prenant par la main me conduisit ensuite au loge-
ment (jui m'était destiné. Voilà, me dit-il en y entr.ant, votre apparie- ,
ment ; il n'est point celui d'un étranger : il ne sera plus celui d'un autre;
et désormais il restera vide, ou occupé par vous. Jugez si ce compli-
ment me hit agréable ; mais je ne le méritais pas encore assez pour
l'écouter sans conhision. M. de Wolmar me sauva l'embarras d'une ré-
ponse. Il m'invita à faire un tour de jardin. Là il fit si bien que je me
trouvai plus à mon aise ; et prenant le ton d'un homme instruit de mes
anciennes erreurs, mais plein de confiance dans ma droiture, il me
parla comme un père à son enfuit, el me mit à force d'estime dans
l'impossibilité de la démentir. Non, miiord, il ne s'est pas trompé ; je
n'oublierai point que j'ai la sienne el la vôtre à jusiifier. Mais
pourquoi faul-il que mon cœur se resserre à ses bienfaits'.' Pourquoi
faut-il (pi'un homme que je dois aimer soit le mari de Julie ?
Cette journée semblait destinée à tous les genres d'épreuves que je
pouvais subir. Revenus auprès de madame de Wolmar, son mari fut ,
appelé pour quelque ordre à donner, et je restai seul avec elle.
Ji! me trouvai alors dans un nouvel embarras, le plus pénible et le.
moins prévu de tous. Que lui dire'.' comment débuter? Oserais-je rap-
peler nos anciennes liaisons et des temps si présents à ma mémoire ?
LA NOUVELLE HÉLOLSE.
8d
lisserais-jc ppnscr (|iie je les eusse oublit-s ou qiu; jo no m'en soiiciiissc
plus? Oiii>rsii|i|ili(i- ili^ l'railer en élrani;cn- cclli' ((n'oii porte .-iii fond
lie si)n\ii'iir! UnrWr. iiirmiiie d'iibuser de riii)>|iil;ilili' |m)I1i- lui U'iiir des
discours <\iù-\ù- ne doil |ilns ciitcndie ! Dans ces pciplcxilés je (leidais
loule couleuauce: le l'eu iiie in<inlait au visage ; je n'osais ni parler, ni
lever les yeux, ni faire le luoiiidre geste ; et je crois que je serais resté
lans((t V'Iat violent jusqu'au reliiur de sou mari, si elle ne m'en eût
\\r. l'ciiu- ell(^ il ne parul pas i|ui^ ce Ictc-à-tcte l'ciU gônée en rien.
l'illr cduscrva le uicnic inainlicii et les Uicrucs ruauicres qu'elle avait
uipai avant ; elle continua de me pailer siii- le incrnc ion : seulement je
:ius voir (|u'elle essayait d'y mettre encore plus de gaieté et de lilierlé,
jointe à uii regard, non timide ni tendre, mais doux et affectneiix,
■omuK! pour iii'cncouraijn a me rassurer et à sortir d'une contrainte
iu'(!lle ne pouvait luaoïpier d'apercc-voii-.
Kll<^ me parla de mes longs \oyai^is; elli; voulait en savoir les détails,
i ( M\ surtout des dangers ((ne j'avais courus, des riiniix que j'avais en-
liirrs ; car elle n'ignorait pas, disail-clle, (pu; son amitié m'en devait
e (l.dotnmagenieni. Ah I Julie, lui dis-je avec trislessc, il n'y a qu'uu
Il mil ut que je suis avec vous, voule/.-vous déjà me renvoyer aux
ml ^ .' Non pas, dit-elle en riant, mais j'y veux aller à mon tour.
Il .le lui dis que je vous avais donné une relation de nmn voyage, dont
je lui apportais une co|iie. Alors elle me diuiianda de vos nouvelles avec
empressement. Je lui parlai de vous, et ne pus le taire sans lui retra-
cer les peines (pie j'avais soulTertes (^t celles (pie je vous avais données.
Elle en liit touchée : elle conmieiK^a d'un ton plus sérieux à entrer dans
sa propre justificilion, et à me montrer qu'elle avait drt faire tout ce
. pTilli' avait fait. M. de Woluiar rentra au milieu do son discours ; et ce
pii me confondit, c'est qu'i^lle le continua en sa présence exaelenient
•oiniiie s'il n'y etlt pas etc. Il ne put s'empêcher de sourire en démè-
iiii hiiui étonnement. Apres qu'elle eut lini, il me dit : Vous voyez un
\riii|ile de la franchise qui règne ici. Si vous voulez sincèrement être
, t;riu( ux, apprenez à l'imiter ; c'est la seule prière et la seule leçon que
l'aie à vous faire. Le premier pas vers le vice est de mettre du mystère
uix .ictions innocentes ; et quiconque aime à se cacher a tôt ou tard
'aisoii de se cacher. Un seul précepte de morale peut tenir lieu de tous
es iiiiires. Ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le
iioiiile voie et entende; et, pour moi, j'ai toujours regardé comme le
I ihis estimable des hommes ce Koiuain qui voulait (|iie sa maison fût
l'iiiislriiile de manient ipi'ou v:t Iciiit ce ipii s'y faisait.
|! .l'ai, c(iiilimia-l-il, deux partis a \ous pni|ioser. Choisissez librement
■(■lui (pii \ous coMvieiidia le mieux, mais choisissez l'un ou l'autre.
lAliirs preiiaiit la main de sa femme et la mienne, il me dit en la ser-
■ laiil ; Notre aiMili(' col uce, en voici li^ cher lien ; (lu'elle soit indis-
iiliilile. Iviidiiassr/ Mitre sieiir et votre amie; traitez-la toujours comme
rili' ; |ilii^ Miii^seivz familier avec elle, mieux je penserai de vous,
ilai^ \i\r/ dans le l(He-;i-lète comme si j'étais présent, ou devant moi
iMiiiiM' si je. n'y étais pas ; voilà tout ce (pie ji; vous demande. Si vous
Mrl( irz le dernier parti, vous le pouvez sans iiupiiéliide; car, comme
r 1111 i{'ser\c le droit de vous avertir de tout ce ipii me déplaira, tant
|iie je ne dirai rien vous serez sûr de ne m'avoir point déplu.
Il \ avait deux heures que ce discours m'aurait fort embarrassé;
;iiais .M. de Woliuar commem.ait à prendre mie si grande autorité sur
jnoi qiK- j'y étais di'jà presi|iie aecoutiiiiK! Nous recommençâmes à caii-
ju'r paisiblement tous (rois, et ( baqiie l'ois (pie j(,' parlais à Julie je ne
iiaiiipiais point (le l'appeler iniKidiiir. l'arlez-iuoi franchement, dit enlin
DM mail en m'iuterioriipaiil, dans l'entretien de tout à l'heure disiez-
nus iiKiiliuiic? Non, dis-je un peu decoiicerlé ; mais la bienséance...
.a liieiiseaiiee, repril-il , n'est (pie le masipie du vice : où la vertu rê-
ne elle (>! iiiotile ; je n'eu veux point. Appelez ma femme Juiie en ma
'(■(■sciK I', (III mailiiiiie en pailieiilier, cela m'est iiidill'erent. Je com-
iriir:ii ilf ciiiiiiaiire alors à (piel lioiiime j'avais à faire, et je résolus
un (le (cuir toujours mou cieur eu état d ('■tre vu de lui.
Mdii corps, épuisé de fatigue, avait ^raiid besoin de nourriture, et
KMi esprit de repos; je trouvai l'un et l'autre à table. Après tant d'an-
rr-. iralisence et d(^ douleurs, après de si longues courses, je me di-
lis dans une sorte de ravissement ; Je suis avec Julie, je la vois, je lui
ai le ; je suis à table avec elle, elle me voit sans inquiétude , elle nie
'( int sans crainte, rien ne trouble le plaisir que nous avons d'être eu-
■iiilile. Douce et précieuse innocence, je n'avais point goOté tes char-
h s et ce n'est (pie d'aujourd'hui (pu; je conuuenee d'exister sans
uilliir.
1 ( Miir. eu me retirant, je passai devant la chaïubre des maîtres de
isnii ; je les y vis entrer euseml'le : je gaiiiiai tristement la mienne;
'I moment ne fut pas pour moi le plus agréable de la journée.
\(Hla, milord. conuiieut s'est passée celte première entrevue, dt'sirée
|iasse>iMieiiieiit et si criiellemeiit redoutée. J'ai laelie de me reeneil-
• (le|Hiis (pie je suis seul, je me suis ellorcé de souder mon coMir;
ais laLiilaliou de la journée precedeule s'v prolonge encore, et il m'est
ijinvMlile di> jii^'er sili'il de mon veiilable elal. Tout ce ipie je sais Iri^s-
■iiaiiieiuenl, c'est (|Uo si mes seulimenls pour elle n'ont pas changé
espèce, ils ont au moins bien change de forme, que j'aspire toujours
\(iii nu tiers entre nous, et que je crains autant le tête-à-lête que je
désirais autrefois.
■le ( (impie :iller dans deux ou trois jours à Lausaime. Je u'ai vu Julie
icore (pi'à demi quand je u'ai pas vu sa cousine , celle aimable cl
( lun; amie à (jui je dois tant, qui partagera sans cesse avec vous mon
amitié, mes soins, ma leemniaisiance, et tous les senliiuenis dont mon
cœur est resté le maître. A mou retour je ne larderai ji.is à vous en dire
davantage. J'ai besoin de vos avis, et je veux m'observcr de près. Je
sais mon devoir, et le remplirai. Quelque doux ipi'il nie soit d'habiter
ceil(! maison, je l'ai résolu, je le jure, si je m'aperçois jamais que je
m'y plais trop, j'en sortirai dans l'iiisiant.
LETTliE VII.
DE MADAME DE WOLMAIi A MADAME D OIIBE.
Si tu nous ,ivais accordé le délai que nous te demandions, tu aurais
eu le plaisir avant ton départ d'emiirasser ton protégé. Il arriva avant-
hier, et voulait l'aller voir aujourd'hui ; mais une espèce de courbature,
fruit de la fatigue et du voyage, le relient dans sa chambre, et il a été
saigné ce malin. D'ailleurs, j'avais bien résolu, pour le punir, de ne
le pas laisser partir sitôt; et lu n'as qu'à le venir voir ici, ou je te pro-
mets que tu ne le verras de longtemps. Vraiment cela serait ïden ima-
giné, (pi'il vil séparément les inséparables!
lîn vérité , ma cousine, je ne sais quelles v.iines terreurs m'avaient
fascim; l'esprit sur ce voyage, et j'ai lioiile de m'y être opposéi; avec
tant d'obslinaliou. l'Ius je craignais de le revoir, plus je serais fâchée
aiijoni(iliiii (le 1»; l'avoir lias vu; car sa présence a détruit des craintes
(pii m'iii(|iii(iaieiil encore, et qui pouvaient devenir légitimes à force de
in'oe( ii|)er de lui Loin (pie l'attachement (pie je sens pour lui nrcffraye,
je crois que s'il m'et;iit moins cher je me délierais plus de moi; mais
je l'aime aussi Iciidrcmeiil que jamais, sans l'aimer de la même ma-
nière. L'est de la comparaison de ce que j'éprouve à sa vue, et de ce
(pie j'épr(uivais jadis, ipie je lire la sécurité de mon étal présent; et
dans (les s('ntinienls si divers la différence se fait sentir à proportion de
leur vivacité.
Uiianl à lui, quoiqueje l'aie reconnu du premier instant, je l'ai trouvé
l'oit cbuigé : et, ce qu'autrefois je n'aurais guère imaginé possible, à
bien (les égards il me parait changé en mieux. Le premier jour il donna
(piehpies signes d'embarras, et j'eus moi-même bien de la peine à lui
( ;u:lier le niien ; mais il ne larda pas à prendre le ton ferme et l'air ou-
vert (pii ((Mivient à son caractère. Je l'avais toujours vu timide et crain-
til ; la fraveur de me déplaire, et peut-être la secrète honte d'un rôle
peu digiii' d'un honnête homme, lui donnaient devant moi je ne sais
(pielle (dntenanc(' servile et basse dont tu t'es plus d'une fois moquée
avec raison Au lieu de la soiimissidu d'un i>s( lave, il a maintenant le
respect d'un ami ipii sait honorer ce qu'il estime ; il tient avec assu-
rance des propos honnêtes; il n'a pas peur que ses maximes de vertu
contrarient ses intérêts; il ne craint ni de se faire tort, ni de me faire
affront, eu louant les choses louables; et l'iui seul dans tout ce qu'il dit
la coiilianee d'un homme droit et sûr de lui-même, qui lire de son pro-
pre cœur l'approbation qu'il ne chercbail autrefois (lue dans mes re-
gards. Je trouve aussi que l'usage du monde et rexpéricnce lui ont ôlé
ce ton dogmatique et tranchant qu'on prend dans le cabinet : (jii'il est
moins prompt à juger les hommes depuis qu'il en a beaucoup observe,
moins pressé d'établir des propositions universelles depuis qu'il a tant
vu d'excepiions, cl qu'en général l'amour de la vérité l'a guéri de l'es-
prit de système : di; sorte qu'il est devenu moins brillant et plus rai-
sonnable", et qu'on s'instruit beaucoup mieux avec lui depuis qu'il n'est
plus si savant.
Sa ligure est changée aussi, et n'est pas moins bien; sa démarche
est plus assurée ; sa contenance est plus libre , son port est plus fier :
il a rapporté de ses campagnes un certain air martial qui lui sied d'au-
tant mieux, que son geste, vif et prompt quand il s'anime, est d'ail-
leurs plus grave et plus posé qu'autrefois. C'est un marin dont l'attitude
est ilegmatique et froide, et le parler bouillaiii et impétueux. A trente ans
passés son visage est celui de l'homiiK' dans sa perfection , cl joint au
feu d(! la jeunesse la majesté de l'âge mûr. Sou teint n'est pas rccon-
naissablè ; il est noir comme un More, et, de plus , fort marqué de la
petite vérole. Ma chère, il te faut tout dire : ces manpics me fontqucl-
([ue peine à regarder, et je me surprends souvent à les regarder malgré
moi.
Je crois m'apereevoir que si je l'examine ,• il n'est pas moins attentif
à m'examiiier. Après une si longue absence, il est naturel de se cousi-
(h'icr mutuellement avec une sorte de curiosité : mais si celte curiosité
seiiiUle tenir de 1 aïK ieii empressement, quelle différence dans la ma-
nière aussi bien (pie dans le motif! Si nos regards se reueonlrent moins
souvent , nous nous regardons avec plus de liberté. Il semble que nous
ayons mie (onventiun lacite pour n(uis considére,r allcruaiivenieut.
Ciiacim sent pour ainsi dire quand c'esl le tour de l'autre , et détourne
les veux à son tour, l'eut-on revoir sans plaisir, quoique rémolion n'y
soitpins. ce qu'on aima si tendrement autrefois, et qu'on aime si pure,
meut aujourd'hui .' (Jui sait si l'amour-propre ne tberche point à justi-
fier les erreurs passées'.' Qui sait si chacun des deux, quand la passion
cesse Je l'aveugler, n'aime point encore à se tlire : Je u'av.iis pas trop
00
LA NOUVKLLK HÉF.OLSK.
ni:il choisi? (Jiioi qu'il eu soil, je te le répéle sans lioiile, je conserve
pour lui (les scutimeiils Irès-dnux, qui duieniut ;uil;uil (|ne un vie. Loiu
de nie reprocher ces senlimenis, je m'en applaudis; je rougir.iis de ne
les avoir pas, connne d'un vice de caractère et de la marque d'un mau-
vais coeur. Quant à lui, j'ose croire qu'après la vertu je suis ce qu'il aime
le mieux au monde. Je sens cpi'il s'honore de mon estime; je m'honore
à mon tour de la sienne, et mériterai de la conserver. Ah ! si tu voyais
avec (|uelle tendresse il caresse mes enl'anls, si tu savais quel plaisir il
pri^nd à parler de toi, cousine, lu connaîtrais que je lui suis encore
chère.
Ce qui redouble ma confiance dans l'opinion que nous avons toutes
deux de lui, c'est que M. de Wolmar la partage , et qu'il eu pense par
lui-même, depuis qu'il l'a vu, tout le bien que nous lui m avions dit. Il
m'en a beaucoup parlé ces deux soirs, eu se l'élicilant du parli (pi'il a
pris, et me faisant la guerre de ma résistance. Non, me disail-il hier,
nous ne laisserons point un si honnête homme en doute sur lui-même ;
nous lui appreudrous à mieux compter sur sa vertu ; et peut-être un
jour jouirons-nous avec plus d'avantage que vous ne peusez du fruit des
soins que nous allons prendre. Quant à présent, je commence déjà par
vous dire que son caractère me plaît, et que je l'estime surtout par nu
côté dont il ne se doute guère , savoir la froideur qu'il a vis-à-vis de
moi. Moins il me témoigne d'amitié , plus il m'en inspire ; je ne saïu-ais
vous dire combien je craignais d'en être caressé. C'était la première
épreuve que je lui destinais. 11 doit s'en présenter Une seconde sur la-
quelle je l'observerai, après quoi je ne l'observerai plus. Pour celle-ci,
lui dis-je. elle ne prouve autre chose que la franchise de son caractère ;
car j:uuais il ne put se résoudre autrefois à prendre un air soumis et
complaisant avec mon père , quoiqu'il y eût un si grand intérêt et que
je l'en eusse instamment prié. Je vis avec d(mleur qu'il s'ôtait cette ipui-
que ressource, et ne pus lui savoir mauvais gré de ne pouvoir être faux
en rien. Le cas est bien différent, reprit mon mari ; il y a entre votre
père et lui une antipathie naiurelle fondée sur l'opposition de leurs
maximes. Quant à moi, qui n'ai ni systèmes ni préjugés, je suis sûr
qu'il ne me bail point naturellement. Aucun homme ne me hait: un
lionune sans passion ne peut inspirer d'aversion à personne : mais je
lui ai ravi son bien, il ne me le pardonnera pas de sitôt. 11 ne m'en ai-
mera que plus tendrement quand il sera parfaitement convaincu que le
mal que je lui ai fait ne in'empèche pas de le voir de bon œil. S'il me
careis«a t à présent, il serait un fourbe ; s'il ne me caressait jamais, il se-
rait un monstre.
Voilà ma Claire , à quoi nous en sommes; et je commence à croire
que le ciel bénira la droiture de mon cœur et les intentions bienfaisantes
de mou mari. Mais je suis bien bonne d entrer dans tous ces détails :
lu m; mérites pas que j'aie tant de plaisir à m'entretenir avec toi : j'ai
résolu de ne te plus rien dire; et si lu veux en savoir davautage, viens
l'apprendre.
1'. S. 11 faut pourtant que je te dise encore ce qui vient de se passer
au sujet de cette lettre. Tu sais avec quelle indulgence M. de \Volmar
reçut l'aveu tardif que ce retour imprévu me força de lui faire. Tu vis
avec quelle douceur il sut essuyer mes pleurs et dissiper ma honte. Soit
que je ne lui eusse rien appris , comme tu l'as assez raisonnablement
conjectiiré, soil q'i'en effet il fût touché d'une démarche qui ne pouvait
être diciée que pir le repentir, non-seulement il a continué de vivre
avec moi comme auparavant, mais il semble avoir redoublé de soins,
de conliance, d'estime, et vouloir me dédommager à force d'égards de
la confusion que cet aveu m'a coûté. .Ma cousine, tu connais mon cœur;
juge de l'impression qu'y fait une pareille conduite.
Sitôt que je le vis résolu à laisser venir noire ancien maître, je réso-
lus de mon côté de prendre contre moi la meilleure précaution que je
pusse employer ; ce l'ut de choisir mon mari môme pour mon confident,
de n'avoir aucun entretien particulier qui ne lui fût rapporté, et de n'é-
crire aucune lettre qui ne lui fût montrée. Je m'imposai même d'écrire
chaque leitre connue s'il ne la devait point voir, et de la- lui montrer
eusuite. Tu trouveras un article dans celle-ci qui m'est venu de cette
manière; et si je n'ai pu m'empêcher, en l'écrivant, de songer qu'il le
verrait , je me remis le témoignage que cela ne m'y a pas fait changer
un mol : mais , (juand j'ai voulu lui porter ma lettre , il s'est moqué de
moi. et n'a pas eu la complaisance de la lire.
Je t'avoue que j'ai élé un peu piquée de ce refus, comme s'il s'était
délié de ma bonne foi. Ce mouvement ne lui a pas échappé : le plus
franc et le plus généreux des hommes m'a bientôt rassurée. Avouez ,
m'a-i-il dit, que dans cette lettre vous avez moins parlé de moi qu'à
loi iliuairc. J'en suis convenue. Etait-il séant d'en beaucoup parler pour
lui mouirer ce que j'en aurais dit'/ Ué bien! a-l-il repris en souriant ,
j'aime mieux ((ue vous parliez de moi davantagi^ , et ne point savoir ce
que vous eu direz. Puis il a poursuivi d'un ton plus sérieux : Le mariage
est un état trop au-tère et trop grave pour supporter toutes les petites
ouvertures de cœur qii'ailmet la tendie amitié. Ce dernier lien tempère
quelquefois à propos l'extrême sévérité de l'autre, et il est bou (pi'une
lémine honnête et sa;,'e puisse chercher auprès d'une fidèle amie les
consolations , les liiiniens ii les conseils qu'elle n'oserait demander à
son mari sur ceil.iini> liMiieres. QiKiiipie vous ne disiez jamais rien
entre vous dont vdii-- n'aimassiez à m'inslniire, girdez-vous de vous en
faire une loi , de peur ipie ce devoir ue devienne une gène , et que vos
coiilideuces n'en soient moins douces en devenant plus étendues,
Croyez iiuii, les épanchements de l'amitié se retienncni devant nu té
moin (picl qu'il soit. Il y a mille secrels <pie trois amii doiveiil savoir,
et qu'ils ne peuvent se dire que deux à deux. Vous comiuuiiiipiez liicn
les mêmes choses à votre amie et à votre époux . mais non pas de la
même manière; et si \ous voulez tout confondre, il arrivera que vos
lettres seront écrites plus à moi qu'à elle, et que vous ne serez à votre
aise ni avec l'un ni avec l'autre. C'est pour mon inlérêt autant que pour
le vôtre que je vous parle ainsi. Ne voyez-vous pas que vous craignez
déjà la juste boute de me louer en ma présence'/ Pourquoi voulez-vous
nous ôter, à vous le plaisir de dire à votre amie combien voire mari
vous est cher, à moi, celui de penser que dans vos pl"s secrets cnlre-
tiens vous aimez à parler bien de lui'? Julie ! Julie ! a-t-il ajouté en me
serraiil la main et iiit^ regardant avec bonté, vous abaisscrez-vous à des
précaulions si peu dignes de ce que vous êtes, et u'apprcndrez-vous
jamais à vous estimer votre prix?
Ma chère amie, j'aurais peine à dire comment s'y prend cet homme
incomparable, mais je ne sais plus rougir de mol devant lui. Malgré
que j'en aie, il m'élève au-dessus de moi-même, et je sens qu'à force de
conUance il m'apprend à la mériter. :
LETTRE VIII.
REI'O.VSE HE USD.UIB D UHBli A MADAME DE WULMAB.
Comment! cousine, notre voyageur est arrivé, et je ue l'ai pas vu
encore à mes pieds chargé des dépouilles de l'Amérique! Ce n'est pas
lui, je t'en avertis, que j'accuse de ce délai, car je sais qu'il lui dure au-
tant qu'à moi; mais je vois qu'il n'a pas aussi bieu oublié que tu dis
son ancien métier d'esclave, et je me plains moins de sa négligence
((ue de ta tyrannie. Je te trouve aussi fort bonne de vouloir qu'une
prude grave et formaliste comme moi fasse les avances, et que, toute
affaire cessante, je coure baiser un visage noir et crotu, qui a passé
quatre fois sous le soleil et vu le pays des épiées! Mais tu me lais rire
surtout quand lu le presses de gronder, de peur que je ne gronde la
première. Je voudrais bien savoir de quoi tu te mêles. C'est mon mé-
tier de quereller, j'y prends plaisir, je m'en ati|uiite à merveille, et cela
me va Irès-bien ; mais loi, tu y es gauche on ne peut davaniage, cl ce
n'est poinl du tout ton fait. En revanche, si tu savais combien tu as de
grâce à avoir tort, combien ton air confus et ton ai\\ suppliant le reii-
deul charmante, au lieu de gronder lu passerais la vie à demander
pardon, sinon par devoir, au moins par coquetterie.
Quant à présent, demande-moi pardon de toutes manières. Le beau
projet que celui de prendre son mari pour son coiilident, cl l'obligeante
précaution pour une aussi sainte amitié que la notre ! Amie injuste et
femme pusillanime ! à (jui te fieras-lu de la vertu sur la terre, si tu le
défies de les sentiments et des miens'? Peux-lu, sans nous offenser
toutes deux, craindre ton cœur et mon indulgence dans les nœuds sa-
crés où lu vis? J'ai peine à comprendre comment la seule idée d'ad-
mettre un tiers dans les secrels caqueiages de deux femmes ne l'a pas
révoltée. Pour moi, j'aime fort à babiller à mou aise avec toi ; m.îis si
je savais que l'œil d'un homme eût jamais fureté mes lettres, je n'au-
rais plus de plaisir à l'écrire ; insensiblement la froideur s'introduirait
entre nous avec la réserve, et nous ne nous aimerions plus que comme
deux autres femmes, liegarde a quoi nous exposait ta solle déliauce, si
ton mari n'eût été plus sage que toi.
Il a très-prudemnienl l'ait de ne vouloir point lire ta lettre. H en eut
peut-être élé moins content que tu n'espérais, et moins que je ne le
suis moi-même, à qui l'état où je l'ai vue apprend à mieux juger de celui
où je le vois. Tous ces sages contemplatifs qui oui passé leur vie à
l'étude du cœur humain en savent moins sur les vrais sigues de l'a-
mour que la plus bornée des femmes sensibles. M. de Wolmar aurait
d'abord remarqué (pie ta lettre entière est employée à parler de notre
ami, et n'aurait poinl vu l'apostille où lu n'en dis pas un mot. Si tu
avais écrit celte apostille il y a dix ans , mon enfant , je ue sais
comment tu aurais fait, mais l'ami y serait toujours reniré par quel-
que coin, d'auiant plus que le mari ue la devait poinl voir.
JI. de Wolmar aurait encore observé l'attention que tu as mise à
examiner son hôte, et le plaisir que tu prends à le décrire; mais il man-
gerait Aristote et Platon avant de savoir qu'on regarde son amant el
qu'on ne l'examine pas. Tout examen exige un sang-froid qu'on n a ja-
mais en voyant ce qu'on aime.
Enfin, il s'imagiuerait que tous ces changements que lu as observés
seraient échappés à une autre ; et moi, j'ai bien peur au contraire d'en
trouver qui le seront écliapins. Qiiehpie différent que ton hôte soit de
ce qu'il était, il changerait davaiila-r encore, que, si ton cœur n'avait
poiut changé, tu le verrais lonjnms le même. Quoi qu'il eu soit, tu
détournes les yeux quand il le regarde : c'est encore un fort bon signe.
Tu les détournes, cousine ! Tu ne les baisses donc plus? car sûrement
tu n'as pas pris nu mol pour un l'autre. Crois-tu que notre sage eut
aussi remarqué cela ?
Une autre chose très-capable d'inquiéter un mari, c'est je ne sais
LA NOUVl'lLLK JUiLOISR.
•Jl
liitii (le tdiiclv.ini et (l'affceliieiix qui rosln (l;ins ton l:iiif,Mgo ;ii; siiji;l (1<'
:c (|iii K^ lus «liiT. Kii U^ lisaiil, en rciileii l:int |iar'i'r, on :i licsoid de
(t hicii (■orii);iilrc pour n(: pas se tnmiprr ;'i 1rs Miiliiiicnls : on a bc-
oiii (l(! savoir (|i\o ccsl seiilcinint d'un ami (|iii' lu parles, oiipK! lu
)arlns ainsi de loiis les amis; mais ipiarit à cela, c'est un elfel na-
iirel (le Ion caraelère, que ton mari roimail trop bien pour s'en aiar-
ncr. Le moyen que dans un ro'ur si tendre la pure amitié n'ait pas
nrore un peu l'air de l'amour? Kcoute, cousine ; tout ce que je te dis
à doit bien le doimer du courajîe, mais non pas de la témc-iilé. Tes
)rof;rcs sont sensibles, et c'est lieaueimp. Je ne complais que sur ta
^erlu, et je coumu'iice à compter aussi sur ta raison : je ref;arde à
présent ta guérison sinon comme pariaile, aunmins comme facile, et lu
n as précisément assez fail pour te rendre inexcusable »i tu n'aclicvcs
|)ns.
Avant d'être à Ion apostille j'avais déjà remarqué le petit article
r]ne tu as eu la francliise de ne pas supprimer on modilier en songeant
rpi'il serait vu de Ion mari. Je suis sOre qu'en le lisant il eût, s'il se
^r pouvait, redooldé pour loi d'estime; mais il n'en crtt pas élé pins
riniliiii lie l'arliele. l'in t;en('ral la lellre elait Ires-iiropre à lui donner
iiiiieonp de eonliauce eu ta conduile et l>eaiieoMp d iiiipiiéllide sur Ion
leiH liant. J(! l'avoue que ces marques de petite vérole, que lu regardes
iiiii, me fout peur, et jamais l'amour ne s'avisa dun plus dangereux
i;nil. Je sais que ceci ne serait rien pour un autre ; mais, cousine.
(iiniens-l'en lonjours, celle que la jeunesse et la figure d'un amant
ira\;niiit pu si'duirc se perdit en pensant aux maux qu'il avait soiif-
!( I K pour elle. Sans doute le ciel a voulu qu'il lui restât des nianpies
lie «elle maladie pour exercer la vertu, et (pj'il ne t'en restât pas pour
( \rrcer la sienne.
.le reviens au principal sujet de la lettre : tu sais qu'à celle de iioire
uni j ai volé; le cas élait grave. Mais à présent si tu savais dans ipiel
I iiiliarras m'a mise cette courte absence et combien j'ai d'affaires a la
luis, tu sentirais l'impossibilité où je suis de quitter derecluf ma mai-
son sans m'y donner de nouvelles entraves el me mcllre dans la néces-
siie d'y passer encore cet hiver, ce qui n'est pas mon compte ni le lien.
^(■ vaut-il pas mieux nous priver de nous voir deux ou Irois jours à la
haie, et nous rejoindre six mois plus tôt? Je pense aussi (pi'il ne sera
|ias iiiiilile (pic je cause en particulier cl un peu à loisir avec notre
pliilosoplie, soit pour sonder et ralTeruiir son coMir, soil pour lui don-
ner (piehpies avis utiles sur la nianieic dont il doit se ((Uidiiii c av ce Ion
mari, et nK'nie avec loi ; car je n'iniaj'ini; pas (pie In puisses lui parler
bien librement là-dessus, et je vois par la lellre même qu'il a besoin
de conseils. Nous avons pris une si grande babilude de le gouverner,
ipie nous sommes un peu responsables de lui à iiolre pi iipie coiiseience ;
et jiisipi'à ce que sa raison soit culierement libre nous y devons
sn|i|i'eer. Pour moi, c'est un soin (pie je pveiiilrai toujours avec plai-
sir .- car il a eu pour mes avis des déférences coiileiises (|ne je ii'(ui-
lilier.ii jamais; et il n'y a point d'Iiounne au inonde, depuis que le mien
n'i^i pitis. (pie j'estime et que j aime autant (|uc lui. Je lui réserve
aussi pour son eomple le plaisir d(! me rendre ici quelques services,
l'ai beaiieonp de papiers mal en ordre qu'il m'aidera à débrouiller, et
ipielipies allaires épineuses on j'aurai besoin à mon tour de ses lumiè-
res cl (le ses soins. Au reste, je compte ne le garder que cinq ou six
jours i(uit au plus, et peut-être le le rcnvcrrai-je dès le lendemain ; car
l'ai Irop devaiiiléponr altendre que l'impalicnce de s'en retourner le
prenne, et IumI Irop bon pour m'v tromper.
Ne manque donc pas, sil()t (pi'il ser.i remis, de me l'envoyer, c'est-à-
dire (le le laisser venir, ou je n'enlendrai pas raillerie. Tu sais bien que
SI j.' rie quand je pleure, et n'en suis pas moins afiligée, je ris aussi
(pian I je gronde, cl n'en suis pas moins en colère. Si tu es bien .sage
II que lu fasses les choses de bonne giàee, je te promets de l'envoyer
a\( r lui un joli peiil présent ipii le fera |)laisir ; mais si lu me fais lan-
guir, je l'avertis ipie lu il auras rien.
/'. .S. A propos, dis-moi, noire marin l'iime-t-il?jure-t-il? boit-il de
l'eaii-de-vit;? porte-l-il un grand sabre? a-l-il bien la mine dun (libiis-
lii I ? .Mon Dieu ! que je suis curieuse de voir l'air (in'oii a quand on re-
vient des antipodes I
LETTRE IX.
nn MAn*>ir, n oniiiî a hvîhme nr vvoimar.
Tien», cousine, voilà Ion esclave que je te renvoie. J'en ai fail le
mien durant ces buii jours, et il a porté ses fers de si bon cœur, qu'on
voil qu'il est loin fait pour servir, liends-moi gràee de ne l'avoir pas
garde huit aulres jours encore; car, ne t'en déplaise, si j'avais atleiidii
','" ;! |''l prêt à s'ennuyer avec moi, j'aurais pu ne pas le renvover siloi.
Je lai donc gardé sans scrupule; mais j ai en celui de n'oser le loger
!( ans ma maison, .le me suis senti qucbpiefois celle licite d'àiiie (pii
^•ledaiiiue les serviles bienséances, cl sied si bien à la verin. J ai élé
M'Ius limiile en celte occasion. s;)ii« savoir pourquoi ; et tout ce (pi'il y
a de sûr, c'est que je serais plus portée à me reprocher celle réserve
qu'à m'en applaudir.
iMais toi, sais-tu bien pourquoi nuire ami s'endurait si paisiblement
ici? rrcmièremeni, il élait avec moi, et je prétends que c'est déjà beau-
coup pour prendre patience. Il m'épargnait des tracas et me rendait ser-
vice dans mes affaires : un ami ne s'ennuie point à cela. Une troisième
chose (pie In as di'ià deviiice, quoique lu n'en fasses point scniblani,
c'est (pi'il me parlait de loi ; cl, si nous iJtions le temps qu'a duré cette
causerie de celui qu'il a passé ici, tu verrais qu'il m'en est fort peu
resté pour mou compte. Mais quelle bizarre fantaisie de s'éloigner de
toi pour avoir le plaisir d'en parler ! pas si bizarre qu'on dirait bien. 11
est conlraiiii en ta présence, il faut qu'il s'observe incessamment, la
moindre iii(lis(r('lion deviendrait un crime, et dans ces momenis dan-
gereux, le seul devoir se laisse entendre aux c(eurs honnêtes; mais Ion
de ce qui nous fut cher, on se permet d'y songer encore. Si Ion élouffe
un sentiment devenu coupable, pourquoi se reprocherait-on de l'avoir
eu tandis qu'il ne l'élait point? Le doux souvenir d'un bonheur qui fui
légitime peut-il jamais être criminel? Voilà, je pense, un raisonnement
(]ui l'irait mal, mais qu'après tout il peut se permctire. 11 a recommencé
pour ainsi dire la carrière de ses anciennes amours; sa pnmière jeu-
nesse s'est écoulée une seconde fois dans nos entretiens; il me renou-
velait toutes ses coididences ; il rappelait ces lenips heureux on il
lui était fiermis de l'aimer : il peignait à mon cour les chatmes d'une
flamme iiinocente... Sans doute il les enibellissail.
11 m'a peu parlé de son étal présent par rapport à toi, et ce qu'il
m'en a dit lient plus du respect et de l'adniir; 'ion que de l'amour; en
sorle que je le vois retourner beaucoup plus rassure sur son coeur que
quand il est arrivé, (le n'est pas qn'anssiliil qu'il esl question de loi l'on
n'a[)er<.oive au fond de ce C(cnr lro)i sensible un certain altendrisse-
meiil (|ue l'anlilié seule, non moins louchante, marque pourtant d'un
aiilre t(ni : mais j'ai remaripié depuis longiemps que pei sonne ne peut
ni te voir ni penser à toi de sang-froid ; et si l'on joint au sentiment
universel que la vue inspire le seiitiment plus doux qu'un souvenir in-
effaçable a dû lui laisser, on trouvera qu'il est diflicile et peut-être im-
possible qu'avec la vertu la plus austère il soit aune chose que ce qu'il
est. Je l'ai bien queslioinu', bien observé, bien suivi ; j(! 1 ai examiné
autant qu'il m'a ('lé possible ; je ne jinis bien lire dans son âme, il n'y
lit jias mieux Ini-même ; mais je puis le répondre au moins qu'il est
péiielré de la force de ses devoirs et des liens, et que l'idée de Julie
méprisable et corrompue lui ferait plus d'horreur à concevoir que celle
de son propre anéantissement. Cousine, je n'ai qu'un conseil à le don-
ner, et je le prie d'y faire attention ; évite les détails sur le passe, et je
le réponds de l'avenir.
{,)uanl à la restitution dont tu me parles, il n'y faut plus songer. Après
avoir épuisé toutes les raisons imaginables, je 1 ai prie, presse, conjuré,
bondé, baisé; je lui ai pris les deux mains ; je me serais mise à genoux
s'il m'eût laissée faire : il ne m'a pas même écoulée, il a pons.<é l'humeur
et l'opiniâtreté jusqu'à jurer qu'il consentirait plui()t à ne leplus voir qu'à
se dessaisir de ton portrait. Enfin, dans un transport d'indignation, me
le faisant toucher attaché sur son cœur : Le voilà, m'a-t-il dit d'un ton
si ému qu'il en respirait à peine, le voilà, ce portrait, le seul bien qui
me reste et qu'on m'envie encore. Soyez sûre qu'il ne me sera janiais
arraché qu'avec la vie ! Crois-moi, cousine, soyons sages et laissons-loi
le portrait. (Joe l'importe au fond qu'il lui demeure.' tant pis pour lui
s'il s'obsline à le garder.
Après avoir bien épanché et soulagé son cœur, il m'a paru assez
tranipiille pour que je pusse lui parler de ses affaires. J'ai trouvé que le
temps et la raison ne l'avaient point fail changer de système, et qu'il
bornait toiile sou ambiiiim à passer sa vie attaché à milo'rd Edouard. Je
n'ai pu (pi'approuver un projet si honnête, si convenable à sou carac-
tère, cl si digne de la reconnaissance (jii'il doil à des bienfails sans
exenqile. Il ma dit que tu avais élé iUi même avis, mais que M. de
Wolniar avait gardé le silence. 11 me vient dans la tête une idée : à la
conduite assez singulière de ton mari et à d'autres indices, je soupçonne
(pi'il a sur notre ami quelque vue secrète qu'il ne dit pas. Laissous-lc
f.iire, et tions-nnns à sa sagesse. La manière dont il s'y prend prouve
assez que, si ma conjecture esl juste, il ne médite ricii que d'avania-
genx à celui pour lequel il prend tant de soins.
Tu n'as pas mal décrit sa figure et S(^s manières, et c'est un signe
assez favorable que tu l'aies observé plus exaeiement que je n'aurais
cru ; mais ne trouves-tu pas que ses longues peines et riiabiiiide de
les sentir ont rendu sa pbysiouoinie encore plus iuleressanie qu'elle
n'était autrefois? Malgré ce que lu m'en av.i'is écrit, je craignais de lui
voir cette politesse maniérée, ces façims singeresses (ju'on ne mampie
jamais de contracter à Paris, el qui, dans la foule des riens doni i n v
remplit nue journée oisive, se piquent d'avoir une forme plut("(t qu'i'iiè
autre. Soil que ce vernis ne prenne pas sur certaines âmes, soit «juc
l'air de la mer l'ail entièrement ena(é. je n'en ai pas aperçu la moimire
trace, el, dans tout l'empressement qu'il m'a témoigné, je n'ai vu ipie
le désir de eonlenler son co'iir. Il m'a parle de mon pauvre mari, mais
il aimaii mieux le pleurer avec nnu ipie me consoler, el ne ma puiiil
débité là-(bssns de maxines galanles. Il a caresse ma fille, mais, au
lieu de partager mon admiration pour elle, il m'a reproché comme loi
ses défauts, el s'est plaint ipie je la gâtais. Il s'est livré avec zèle à mes
affaires, et n'a presque clé de mon avis sur rien. An surplus, le grand
9'i
LA NOUVELLE HÉLOISE.
air m'aurait arraché les yeux (in'il iio so sérail pas avisé d'allur fernire
un rideau ; je nie serais laliiiuce à passer iriinc cliauibre à l';'Ulrc,
qu'un pan de son liabil galaniiiKiil étendu sur sa main ne serait pas
venu à mon secours. Mou evenlail resla iiier une grande seconde à
lerre sans ([u'il s'élaneàt du l)out de la clianil)re comme pour le retirer
du feu. Les matins, avant de me venir voir, il n'a pas envoyé une seule
lois savoir de mes nouvelles. \ la promenade, il n'alCecte point d'avoir
son chapeau cloué sur sa lêle, pour montier qu'il sait les bons airs. A
table, je lui ai demandé souvent sa tabatière, qu'il n'appelle pas sa
boite ; toujours il me la présentée avec la main, jaiuais sur une assiette,
comme un laquais. Il n'a pas manqué de boire à ma santé deux fois au
moins par repas, et je parie que s'il nous restait cet hiver nous le ver-
rions assis avec nous autour du feu se chaufler en vieux bourgeois. Tu
ris, cousine; mais niontie-moi un des nôtres fraîchement venu de Pa-
ris qui ait conservé cette bonhomie. An reste, il me semble que tu dois
trouver notre philosophe empiré dans im seul point: c'est qu'il s'occupe
un peu plus des gens qui lui parlent, ce qui ne peut se faire qu'à ton
préjudice, sans aller pointant, je pense, jusqu'à le raccoiuinoiler a\ei
madame Belon. Pour moi, je le trouve mieux en ce qu'il isi |llll^ ■j.iam-
et plus sérieux que jamais. Ma mignomic, garde-le-moi bien siii;;ii(ii>e-
mcnt jusqu'à mon arrivée : il est précisément comme il me le faut pour
avoir le plaisir de le désoler tout le long du jiuu-.
Admire ma discrélion ; je ne t'ai rien dit encore du présent que je
l'envoie et qui l'en promet bientôt un autre : mais tu l'as reçu avant
que d'ouvrir ma lettre; et loi qui sais combien j'en suis idolâtre et
combien j'ai raison de l'être, toi dont l'avarice était si en peine de ce
présent,' tu conviendras (]ue je tiens plus que je n'avais promis. Ah !
la pauvre petite ! an moment où lu lis ceci elle est déjà dans tes bras :
elle est plus heureuse que sa mère; mais dans deux mois je serai plus
heureuse qu'elle, car je sentirai mieux mon bonheur. Uélas ! chère
cousine, ne m'as-tu pas déjà tout entière? Où lu es. où est ma fille, que
manque-l-il encore de moi? La voilà cette aimable enfant, reçois-la
comme tienne; je te la cède, je le la donne; je résigne en tes mains
le pouvoir maternel; corrige mes fautes, charge-toi des soius dont je
m'acquitte si mal à ton gré; sois dès aujourd'hui la mère de celle qui
doit être ta bru, et, poiU' me la rendre plus chère encore, fais-eu, s'il
se peut, une autre .lulie. Elle le ressemble déjà de visage ; à son hu-
meur, j'augure qu'elle sei-a grave et |>récheuse : quand tu auras corrigé
les caprices qu'on m'accuse d'avoir fomentés, lu verras que ma fille se
donnera les airs d'être ma cousine mais, plus heureuse, elle aura
nroins de pleurs à verser et miiiiis de combats à rendre. Si le ciel lui
ei'it conservé le meilleur des pères, qu'il eut été loin de gêner ses in-
clinaiions, et que nous serons loin de les gêner nous-mêmes I Avec
quel charme je les vois déjà s'accorder avec nos pr-ojels I Sais-tu bien
qu'elle ne peut déjà plus se passer de son |>etit mali, et que c'est eu
paille pour cela que je te la renvoie ? J'eus liiei- avec elle une conver-
sation dont notre aud se mourait de rire. Preioieienu iit, elle n'a pas
le moindre regret de me quitter, moi qui suis tonte la journée sa très-
humble servante cl ne puis résistera rien de ce qu'elle veut; et toi
qu'elle craint et qui lui dis Non vingt fois le jour, lu es la petite ma-
man par excellence, (ju'on va ehereher avec joie, cl dont on aiuie
mieux les refus que tous mes bordions. Huainl je lui annonçai que j'allais
te l'envoyer, elle eut les transports (pie tu (leux penser : mais, pour
l'embarrasser, j'ajoutai que lu m'enverrais à sa place son petit mali,
et ce ne fut plus son compte. Elle me denrauda tout interdite ce que
j'en voulais faire : je répondis que je voulais le prendre pour moi ; elle
lit la miire. Ilenrielte, ne veux -lu pas bien mêle céder, ion petit mali?
Non, dit-elle assez sèchement. Non? Mais si je ne veux pas te le céder
non plus, qui nous accordera? Maman, ce sera la petite mamair. J'au-
r-ai doue la préférence, car tu sais qu'elle veut tout ce (pie je veux. Oh I
la petite maman ne veut jamais que la raison. Comiufiii, mailemoiselle,
ii"est-ce pas la rtrème chose? La r-usée se mit à sourire. Mais encore,
conlinuai-je, par quelle raison ne me donnerait-elle pas le petit mali .'
Parce qu'il ne vous convient pas. Et ponnpiui ne me coniiendrail-il
pas? Autre sourire aussi malin que le |)remier. Parie frauchemeiit ;
est-ce que tu me trouves trop vieille pour lui? Non, maman, mais il
est trop jeune pour vous... Coiisini', une enfant de s<'pt ans!... En vé-
rité, si la tète ne m'en tournait pas, il faudrait qu'elle m'eût déjà
tourné.
Je m'amusai à la provoquer encore. Ma chère Henriette, lui dis-je
en prenant mon sérieux, je t'assure qu'il ne te convient pas non plus.
Pourquoi donc? s'écria l-clle d'un air alarmé. C'est qu'il est trop
étourdi pour toi. Oh ! maman, n'est-ce que cela' je le rendrai sage. Et
si par- malheur il te rendait folle? Ah 1 ma bonne maman, que j'aime-
rais à vous ressembler I Me ressembler, iiiqieiliiienle ! Oui, maman :
vous dites toute la journée que vous êtes folle de moi; hé bien! moi,
je serai folle de lui. voilà tout
Je sais que lu n'approuves pas ce joli laipii'l, l'i ipie tu sauras bieii-
lôt le modérer : je ne veux pas non plus le jiistili<'i\ (pioicpi'il m'en-
chante, mais te montrer seulement (pie la tille aime déjà bien son petit
mali, cl que, s'il a deux ans de moins qu'elh;, elle ne sera |>as indigne
de ranlorilé que lui donne le droii d'aiuesse. .\ussi bien je vois, p.ir \'oi}-
position de ton exemple et du nii(Mi à celui de la pauvre nu-re, qui', (piaiid
a femme gouverne, la maison n'en va pas plus mal. Adieu, ma bien-
aimée; adieu, ma chère inséparable : compte que le temps a|iprocho,,
et que les vendanges ne se feront pas sans moi.
LETTRE X.
DE SAINT-MEUX A MILOIIII EDOUMID.
jour a (•,•111
iiieoiiimodi
(pi'oii voit
Depuis (|
en ont mi;
n'est plus
ont liouel
Que de plaisirs Irop lard connus je goûte depuis irois semaines! La
douée chose de couler ses jours dans le soin d'une trau(|uille amitié, à
l'aliri de l'orage des passions impétueuses ! Milord, que c'est uir spec-
tacle agréable et louchant que celui d'une maison simple cl bicir réglée
où régnent l'ordre, la paix, l'innocence ; où l'on voit réuni sans appareil,
sans e(dat, tout ce qui répond à la véritable destination de l'homme !
La campagne, la retraite, le repos, la saisou, la vasie plaine d'eau qui
s'offre à mes yeux, le sauvage aspect des moiriagnes, tout me rappelle
ici ma délicieuse île de Tiuian. Je crois voir accomplir les vœux ar-
dents que j'v formai tant de fois. J'y mène une vie de mon goût, j'y
trouve une société selon mon co'ur. Il ne manque en ce lieu que deux
persomres pour que tout mon bonheur y soil rasseirrblé, et j'ai l'espoir
de les y voir bientôt.
En aitendanl que vous et madame d'Orbe veniez mettre le comble '
aux plaisirs si doux et si purs que j'apprends à goûter où je suis, je
veux vous en donner une idée par le détail d'une économie domesti-
(pie (pii annonce la félicité des maîlres de la maison, et la fait parta-
ger à ceux qui l'habitent. J'espère, sur le projet qui vous occupe, (pie
mes réilexions pourront un jour avoir leur usage, et cet espoir sert
encore à les exciter.
Je ne vous décrirai point la maison de Clarcns : vous la connaissez ;
vous savez si elle est charmante, si elle m'olïre des souvenirs intéres-
sants, si elle doit m'êlre chère et par ce qu'elle me nroulre el par ce '
(pi'elle nie r:ip|iell(\ .Madame de Wolmar err pi'éfere avec raison le sé-
i d'I.laiige, château magnilique et grand, mais vieux, trisle,
', et ipii n'offre dans ses environs rien de comparable à eu
aiiloiir de riarcns.
01' les inailres de cette irraison y ont fixé leur demeure, ils
à leur usage tout ce qui ne servait qu'à l'ornement : ce '
Mie maison l'aile pour être vue, mais pour être habitée. Ils
de longues enfilades pour changer des portes mal situées;
ils oui coupé de trop grandes pièces pour avoir des logi'uieiits mieux
distribués; à des meubles anciens et riches, ils en ont sulistilué de
simples et de commodes. Tout y est agr-éable et riant, tout y re-pire l'a-
bondance et la propreté, rien n'y sent la richesse et le hixe ; il n'y a
pas nue chambre où l'on ne se reconnaisse à la campigne, et où l'on ne
retrouve toutes les commodités de la ville. Les mêmes clrangenrents se
font remarquer au dehors : la basse-cour a été agrandie aux dépens
des remises. A la place d'un vieux billard délabré l'on a l'ait nu bean ■
pressoir, et une laiterie où logeaient des paons criards dont on s'est .
défait. Le potagir étail trop petit pour la cuisine; on en a fait du par- '
terre un second, mais si propre et si bien entendu, que ce parterre
ainsi travesti plait à l'œil plus qu'auparavant. .\nx tristes ifs qui cou-
vraient les murs ont été substitués de bons es|ialiers Au lieu de l'in-
utile marronnier d'Inde, de jeunes mûriers noirs commencent à om-
brager 1.1 cour; et l'un a planté deux rangs de noyers jusqu'au che-
min', à la place des vieux tilleuls qui bordaient l'avenue, l'arlont on a
siibsiiliié l'utile à l'agréable, el l'agi-eable y a presque loiijoiiis gagné,
(juaiit à moi, du moins, je ti-ouve que le bruit de la basse-(onr, le
clianl des coqs, le mugissement du bétail, l'altelage des chariots, les
repas des champs, le retour des ouvriers, el tout l'appareil de l'écono-
mie rustiipie, doimenl à cette maison uir air plus champctie, plus vi-
vant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie el le bien-
être, (pi'clle n'avait pas dans sa moi'ne dignité.
Leurs terres ne sont pas affermées, mais cultivées par leurs soins : et
celte eiillnre fait une grande partie de leurs occupations, de leurs j
bieirs el de leurs plaisirs. La baronnie d'Etange n'a que des prés, des j
champs et du bois; mais le produit de l'iarcns est en vignes, qui l'otrl t
nii olijrt eoiisiderable; et comme la différence de la culiiire y produit]
nu eriel plus sensible que dans les blés, c'est encore une raison d'éco-
nomie pour avoir préféré ce dernier séjour. Cependant ils vont presi|ue |
tons les ans faire les moissons à leur lerre, et M. de Wolmar y va 1
seul assez fiéquemnieiit. Ils oui pour maxime de tirer de la culture
tout ce (pi'elle peut donner, non pour faire un pins grand gain, mais
pour nourrir plus iriionimes. M. de Wolmar lu^eleiid ipie la lerre pro-
duit à pio|iorli()n du nonibie des bras qui la cullivi iit : mieux enUivée
elle rend davantage; celle surabondance de production donne de quoi I
la eiiliiver mieux errcore ; pinson y met d hommes el de bétail, plus elle
fournil d'excédant à leur entrelien. On ne sait, dit-il, où peut s'arrêter
celle aiignuMitation continuelle réciproque de produit et de cultivateurs.
An contraire, les terrains rrégligés perdent leur ferlilité : moins uni
pa\s prodiiii d hommes, moins i! produit de denrées ; c'est le défaut
d'Iiahilaiils (pii l'eiiipêelie de nourrir le peu qu'il en a. et dans toute
conlrée ipii se dépeuple, on doit tôt ou tard mourir de faim.
LA NOUVELLE HÉLOISE.
ÔS
A \ iiiit donc bcaiiooiip i\o. (erres el les cultivant tomes avec heaucoiip
■ -Il il], il Ic'iii' Tant, outre les domestiques de la liasse-conr, nn grand
iihhi r d'oiivrii'is à la joiiriiée, ce qui leur procure le plaisir de faire
iliH-ui- Ijcancoup de },'eiis sans s'incommoder. Dans le choix de ces
iMiiiilicis, ils piélérent toujours ceux <lu pays, et les voisins, aux
I ;iii;-;ii s et aux inconnus. Si l'on piiil (picNpie chose à ne pas prendre
ujouis les plus rohustcs. on le rei!a),'U(' hien par l'airection que celle
réieicnce inspire à ceux qu'on choisit, par l'avantage de les avoir
ans cesse autour de soi, et de pouvoir compter sur eux dans tous les
jmps, quoiqu'on ne les payi; qu'une partie de l'aimée.
Avec tous ces ouvriers ou l'ait toujours deux |)rix : l'un esl le prix
e rigueur et de droit, le prix comaiil du pays, qu'on s'oblige à k-iir
ayer pour les avoir employc's ; l'aulre, un peu plus hu'l, est un prix
e béu(;lieencc, qu'on n(^ leui' payc^ qii':iUlaÈ]l qu'où esi eouleut d'eux;
t il arrive presque toujoms que ce (pi'ils fout pour (pi'ou le soit vaut
lieux que le surplus qu'on leur donne ; car M. de Wolinar est intègre
t sévère, et ne laisse jamais dégénérer eu coutume et eu abus les ins-
tutions de laveur fl de grâce, (les ouvriers ont des surveillants qui
is auimeiit et les obscM'vent. (les surveillants sont les gens de la basse-
onr, qui tiavailleiii eux-mêmes, et sont intéressés au travail des
■i par lui pilil denier ipi'oii leur accorde, outre leurs gage-;, sur
ml ce ipi'oii reeueille par leurs soins. De plus, M. de Woliiiarles visite
i-iiiiiii(; presque tous les jours, souvent plusieurs fois le jour, el sa
mine aime à être di; ces promenades, linlin, dans le temps des
raiids travaux, Julie donne toutes les semaines vingt bal/, de gratili-
alion à celui (le tous les travailleurs, journaliers ou valets, iiidinérem-
jienl, qui, durant ces liiiil jours, a ele le plus dili^eul :iii juni'iiieiit du
lailre. Tous ces nioveiis (i'eiuulalioii ipii paiaisseiil clispeiiilieu\, eiii'
llovi's avec pi'U(leni:e et jusiice, rendent iiiseiisibleiiieiit tout le iniuide
iliiMieiix, diligent, ('t rapportent eiilin plus (pi'ils ne coulent : mais
m on n'eu voit h; prolit ipi'avee de la coiislaiice et du lemiis, peu
r ^(iis savent etveiileut s'en servir.
Criiiiidaut nu moyeu plus eflicace encore, le seul auquel des vues
r i{pies ne l'ont point songer, et qui est plus propre à madame de
\iiliii:ir. c'est de };agoer l'alfeetioli de ces bonnes gens en leur aecor-
:iiii l:i sienne, lille ne croit |iiiiiit s'aeiiuitter avec de l'argi'ul îles peines
m l'un prend pour elli-, el lieuse devoir des services à quicoiiipie lui
II a rendu ; oiivrii'is, doniesli^pies, tous ceux qui l'ont. servie, ne lOl-ce
Ile pour nu seul jour, deviennent tous ses enfanls ; elle prend part à
mrs plaisirs, à leurs ehagrius. à leur sort; elle s'informe de leurs af-
lires ; leurs iiilerèls soiil les siens : elle se eli;ir;;e de mille soins pour
UX ; elli^ leur lionne des rdusi'ds, elle aeeiMiiiiiudi.' leurs iliriéreiiiN, el
e leur marque pas l'allabilili; de son caraelere par des pamles emiiiii'l-
■is el sans eri'el, mais par îles services vérilaldes, et par de cmilinuels
I ie> ili' liiiuié. Mux, de leur côté, quittent, tout à son niojinlre sigiu' ;
s voleiii (piaiid elle parle ; son seul regard anime leur zèle ; imi sa |iré-
iire ils sont coiiieiiis. Cil soii abscncc ils parlent d'elle el s'animent à
I sii \ ir. Ses cliannes el ses discours l'ont beaucoup ; sa douceur, ses
lins liint davaniage. Ah! milord, l'adorable et puissant empire que
lui lie la beauté bienfaisante!
i.iiiiiiit au service personnel des maîtres, ils ont dans la maison bnil
1111. -liciiics, Irois femuies et eiii(| houimes, sans compter le valet de
iiiiilire du baron ni les gens de la basse-cour. Il n'arrive guère qu'on
lii mal servi par peu de iloiiiesliques: mais on dirait, au ïèle de ceux •
, i|iie eliacmi, oiilre son service, se croit chargé de celui des sept
iiii s, el, à leur accord, ipie tout se fait parmi seul. Ou ne les voit
mil- oisifs et désienvrés joner dans une aiilicbambre, ou polis^omier
m- Il cour, mais (oiijours oecupi-s à ipiel pie travail iilile : ils aideiil
Il liasse-conr, au ('(Hlier, h la cuisine; le jardinier n'.i point il'autres
iiis (pi'eiiv, el {'c ipi'il y a de plus agréable, c'est qu'on leur voit
ire tout cela gaieineiil et avec plaisir.
t)n s'y prend de bonne heure pour les avoir tels qu'on les veut : ou
i point ici la iiiaxiuie ipie j'ai vu régner à Paris et à Londres, de
loisir des domestiipies tout formés, c'est-à-dire des coquins déjà tout
ils, de ces coureurs de conditions, qui, dans chaque maison qu'ils
ircourent, iireiiiieiit à la l'ois les défauts des valets et des mailles, et
funl nu métier de servir tout le monde sans jamais s'allaeher a pér-
ime. Il ne peut régner ni Immièlelé, ni li.U'Iilé. ni zèle, au milieu d ■
ircilles gens ; et ee ramassis de canaille ruine le maître el i iirmmpt
s enfanls dans loules les maisons opidenles. Ii i c'est une affaire im-
)rlanle ipie le choix des ilomesliques : ou ne les regarde poiul si'ule-
ent comme des mercenaires dont on n'exige ipi'iin service exact,
ais comme des membres de la famille, dnnt le m mvais choix esl ea-
ible de la désoler. La première chose qu'on leur ilemaude esl d'être
Minétcs gens ; la seconde, d'aimer leur maître; la Iniisléme, de le
rvir à sou gre ; mais, pour peu ipi'iin mallre soit raisonnable et un
imesliqiie intelligent, le troisième suit toujours les deux autres, (hi ne
> lire donc point de la ville, mais de la eampagiie C'est ici leur pre-
ier service, et ce sera srtremenl le dernier pour tous ceux qui vati-
onl (piehpie i liose. Ou les prend dans ipielipie famille- nonibrense el
rehargee d'enfants doiu les pères et mères viennent les olli Ir eiix-
■'ines. On les dioisil jeunes, bien f.tils, de bonne santé, et d'une phy-
iiiomle agréable .'^1. de Wiilmar les inlerroge, les exainliie. puis les
1 -ente à sa lemiiie. S'ils agréent à (ous deux, il.- soni reçus, d'abord
épreuve, eusuiie au nombre des geus , c'est-à-dire des eufauls de la
maison; etl'ou passe quelques jours à leur apprendre avec beaucoup de
patience et de soin ce qu'ils ont à faire. Le service est si simple, si égal,
si uniforme, les maîtres ont si peu de fantaisie cl d'humeur, et leurs
domestiques les affectionnent si prompiemeni, que eela est bientôt ap-
pris. Leur condition esl douce; ils sentent un bien-être qu'ils n'avaient
pas chez eux ; mais on ne les laisse poinl amollir par l'oisiveté, mère
des vices. On ne soulTre point qu'ils dcviennenl des messieurs cl s'eu-
norgneilllsseiit de la servitude: ils coiitiiiuent de travailler comme ils
faisaieiil daus la maison paternelle : ils n'ont l'ait, pour ainsi dire, que
I changer de père et de mère, el en gagner de plus opulents. De celle
sorte, ils ne prennent point en dédain leur ancienne vie rustique. Si ja-
j mais ils sortaient d'ici, il n'y en a pas un qui ne reprit plus volontiers
son el:it de paysan que de supporter une autre condition, liulin je n'ai
jamais vu de maison où chacun lit mieux son service el s'imaginât
moins de servir.
L'est ainsi cpi'en formant et dressant ses propres domesliqncs, on n'a
poinl a se faire cette oLjeelion si coinnume et si peu sensée. Je les au-
rai l'orniés pour d'antres! Forim-z-les comme il faut, pourrait-un répon-
dre, et jamais ils ne serviront à d'autres. Si vous ne songez qu'à vous
en les birmaiil. im vous quittant ils font fort bien de ne songer qu'à
eux: mais occupez-vous d'eux un peu davantage, el ils vous denieure-
ronl ;itt;icli('S. Il n'y a que l'inienlion qui oblige; et celui ipii prulilc
d'un bien que ji; m; veux faire qu'à moi ne me doit aucune reconuais-
sance.
Pour prévenir donblemeul le même inconvénient, nioii'ieur et ma-
dame de Wolmar einiilolent l'iicore un autre moyen qui me parait fort
bien euleinlii. Lu comnieneanl leur ctab;isseiiient, ils oui cherché quel
nombic de ilmnistiqin s ils |ioiivaieiil enlrelenir dans une maison iiioîi-
lée à peu près selim leur ei;it, et Ils ont trouvé que ce nombre allait à
(piiiize ou seize': nour être mieux servis ils l'ont réduit à la moitié; de
sorte ipiavee moins d'appanil hnir service esl beaucoup plus exact.
Pour être mieux servis cneore, ils ont intéressé les mêmes gens à les
servir liiiigtemps. Un domestique en entrant chez eux reçoit le gage
ordinaire ; mais ce gage augmeiile Ions les ans d'un vingtième ; au bout
de vingt ans il serait ainsi plus que doublé, el l'entretien des domesti-
ques serait à peu près alors ei. raison du moyen des maîtres : mais il ne
faut pas être un grand algébrisle pour voir que les frais de celle aiig-
nientalioii sont plus apparents ipie réels, qu'ils auront peu dit doubles
gares à paver, l'i que. quand ils les payeraient à Ions, l'avantage d'a-
voir <'té bii'ii servis diir;mt vingt ans compenserait el au delà ce sur-
eroil de ile|»(! ise. Vous sentez bleu, milord, que c'est un expédient sûr
pour aiignieiiler ineessammenl le soin des doniesliques cl se les atla-
elier :i mesure (pi'on s'atlache à eux. Il n'y a pas seulement de la pru-
dence. Il V a même de l'equlle dans un pareil él ib!l<sement. Ksl-il juste
ipi un nouveau venu, sans arfeeiiiui, et qui n'est peiil-êlre qu'un mau-
vais sujet, reçoive en eiilranl le nv''ine salaire qu'on donne à un ancien
serviteur, doiiL h- zèle et la lidélité sont éprouves par de longs services,
el qui d'ailleurs ;ippioili(^ eu vieillissaul du temps OÙ il sera hors d'eiat
de gagner sa vie'.' Au n^sle, celte dernière raison n'est [la- ici de mise,
et vous pouvez bien croire que des maîtres aussi humains ne négligent
pas des devoirs que remplisseul par ostentation beaucoup de niaitres
sans eliarité, el n'abaniloiment p;is ceux de leurs gens à qui les inflrmi-
li's ou l:i vieillesse oleiil les moyens de servir.
J'ai dans rmsiant même un exemple assez frappant de cette allen-
tloii Le baron iriilange, voiilaiK récoin|)euser les longs services de son
valel de chambre par une retraite honorable, a eu le crédit d'obtenir
pour lui de leurs (excellences un emploi lucratif el sans peine. Julie
vient de recevoir là-dessus de ce vieux domestique une lettre à tirer
des hirines, dans laiinelle il la supplie de le faire dispenser d'accepter
cet cmpfii. « Je suis âgé, lui dit-il : j'ai perdu toute ma famille; je n'ai
plus d'antres parents ipie mes maîtres : tout mou espoir esl de linir pai
siblement nus jours dans la maison où je les ai passés.... -Madame, en
vous teiiaiil dans mes bras à votre naissance, je demandais à Dieu de
tenir de même un jour vos enl:mts : il m'en a fait la grâce ; ne me re-
fusez pas celle de les voir croître et prospérer comme vous.... .Moi qui
suis acciiiitiimé à vivre dans une maison de paix, où en retroiiverai-je
une semblable pour y reposer ma vieillesse?... Ayez la charité d'écrire
en ni:i faveur :i monsienr le baron. S'il est méconlenl de moi. qu'il me
chasse el ne me donne point d'ein|iloi ; mais si je l'ai (idèlement servi
(linMiil cpiaraute ;ins, (pi'il me laisse achever mes jours à son service el
au vi'iire : Il ne saurait mlriix me récompenser, n II ne faut pas deman-
der si Julie a ('crit. Je vols (in'elle serait aussi fachéc de perdre ce bon
homme ipi'il le serait de la qiiiller. Al-je (oit. milord. de comp.arer des
mailres si clu-ris à des pères, el leurs domestiques à leurs enfanls'? Vous
vovez ipie f était ainsi qu'ils se regardaient eux-mêmes.
Il n'v a pas d'exemple dans celte maison (in'iiii domeslique ail de-
mandé sou congé : il esl même rare qu'on menace quelqu'un de le lui
donner, ("elle menace efl'raye à proporiion de ce que le service esl agréa-
ble et doux . les meilleurs "sujets en sont loujours les plus alarmés, et
l'on n'a jan ais besoin il'en venir à l'exécution qu'avec ceux qui sont
peu regrellables. Il y a encore une règle à ç-ela. (luand M. de Wolmar
a di( : Je roiis rli issr. lui peu[ Implorer riulercessioii de niaihmie, l'ob-
(enir (piehpiefois. e( renirer en grâce à sa prière mais nn congé qu'elle
(liiiioe est irrévocable, et II n'y a plus de grâce à espérer. Le( acc.ird
esl Ires-bien entendu pour lenipérer à la fois l'excès de eoofiani e qn'oii
94
LA NOLVELLE HÉLOISR.
pourrait prendre ou la douceur de la leiunie, et la ciaiiiie exlii-iiio qno
caustrail l'iiilli-xibilité du mari. Cr mot ni' laisse pas pourtant d'èlre ex-
trêmement redouté de la part d'un maitre éiiuilable et sans colère ; car,
outre (|u'on n'est pas sûr d obtenir grâce, et i|uelle n'est jamais accor-
dée deux fois au même, on perd par ce mot seul son droit d'ancienneté,
et l'on recommence en rentrant un nouveau service : ce qui prévient
l'insolence dis vieux domestiques et augmente leur circonspection à
mesure qu'ils ont plus à perdre.
Les trois femmes sont : la femme de chambre, la gouvernante des
enfants, et la cuisinière. Celle-ci est une paysanne fort propre et fort
entenilue, à qui madame de Wolmar a appris la cuisine ; car dans ce
(lays, simple encore, les jeunes personnes de tout étal apprennent à
faire elles-mêmes tous les travaux que feront un jour dans leur maison
les femmes qui seront à leur service, afin de savoir les conduire au be-
soin, et de ne s'en pas laisser imposer par elles. La femme de chambre
n'est plus Babi ; ou l'a renvoyée à Elange, où elle est née : on lui a
remis le soin du château, et une inspection sur la recelle , qui la rend
en quelque manière le contrôleur de l'économe. Il y avait longtemps
que M. de Woluiar pressait sa femme de faire cet arrangement sans
pouvoir la résoudre à éloigner d'elle un ancien domestique de sa mère,
quoiqu'elle eût plus d'uu sujet de s'en plaindre. Kniin , depuis les der-
nières explications elle y a consenti , et Bahl est partie. Cette femme
est intelligente et fidèle, mais indiscrète et babillarde. Je soupçonne
qu'elle a trahi plus d'une fois les secrets de sa maîtresse, que M. de
Wolmar ne l'ignore pas, et que, pour prévenir la même indiscrétion
vis-à-vis de quelque éi ranger, cel homme sage a su l'employer de ma-
nière à profiter de ses bonnes qualités sans s'exposer aux mauvaises.
Celle qui l'a remplacée est cette même Fanchon Kegard dont vous m'en-
tendiez parler autrefois avec tant de plaisir. Malgré l'augure de Julie,
ses bienfaits, ceux de son père et les vôtres, cette jeune femme si hon-
nête et si sage n'a pas eie heureuse dans son établissement. Claiule
Anet, (|ui avait si bien supporté sa misère, n'a pu soutenir un élal plus
doux, lin se voyant dans l'aisance, il a néglige son métier ; et s'eiant
tout à fait dérangé, il s'est enfui du pays, laissant sa femme avec lui
enfant qu'elle a perdu depuis ce temps-là. Julie, après l'avoir retirée
chez elle, lui a appris tons les peiils ouvrages d'une femme de chambre;
et je ne fus jaiiuiis plus agréablement surpris que de la trouver en
fonction le jour de mou arrivée. M. de Wolmar en'fait un très-grand
cas, et tous deux lui ont confié le soin de veiller tant sur leurs eiifanis
que sur celle qui les gouverne. Celle-ci est aussi une villageoise simple
et crédule, mais attentive, patiente et docile ; de sorte qu'on n'a rien
oublié potir que les vices des villes ne pcnéirasseni point dans une
maison dont les maîtres ne les ont ni ne les souffrent.
Quoique tous les domestiques n'aient qu'une même table, il y a
d'ailleurs peu de communication entre les deux sexes ; on regarde ici
cet article comme très-imporlanl. On n'y est point de l'avis de ces
maîtres indifférents à tout, hors à leur intérêt, qui ne veulent qu'être
bien servis sans s'embarrasser au surplus de ce que font leurs gens :
on pense au contraire qiu^ ceux qui ne veulent qu'être bien servis ne
sauraient l'être longtemps. Les liaisons trop intimes entre les deux
sexes ne proiliiisent jamais i|uc iln in;d. C'est des conciliabules qui se
ticiUient chez les femmes de c lianibre que sortent la plupart des dés-
ordres d'im ménage. S'il s'en trouve une qui plaise au maître d'hôtel,
il ne manque pas de la séduire aux dépens du maître. L'accord des
hommes entre eux ni des femmes entreelles n'est pas assez sùrpour tirer
à conséquence. Mais c'est toujours entre hommes et femmes que s'é-
tablissent ces secrets monopoles qui ruinent à la longue les familles les
plus opulentes. On veille donc à la sagesse et à' la modestie des
iemmes, non-seulement par des raisons de bonnes mœurs et dhonnê-
leté, mais encore par un intérêt très-bien entendu ; car, quoi qu'on
en dise, nul ne remplit bien sou devoir s'il ne l'aime ; et il n'y eut jamais
que des gens d'honneur qui sussent aimer leur devoir.
Pour prévenir entre les deux sexes une familiarité dangereuse, on
ne les gêne point ici par des lois positives qu ils seraient tentés d'en-
freindre en secret; mais, sans paraître y songer, ou établit des usages
plus puissants que l'autorité même. On ne leur défend pas de se voir,
maison fait en sorte ipi'ils n'en aïeul ni l'occasion ni la volonté. On y
|)arvient en leur iloiiiiunt îles occupations, des habitudes, des goûts, des
plaisirs entièrement liillerents. Stir l'ordre admirable qui règUe ici, ils
sentent que dans une maison bien réglée les hommes et les femmes
doivent avoir peu de commerce entre eux. Tel qui taxerait en cela tle
caprice les volontés d'un maître, se soumet sans répugnance à une
manière de vivre qu'on no lui prescrit pas formellement, mais qu'il
juge lui-même être la meilleure et la plus naturelle. Julie prétend
qu'elle l'est en effet; elle soutient que de l'amour ni de l'union conju-
gale ne résulte point le commerce continuel des deux sexes. Selon elle,
la femme et le mari sont bien destinés à vivre ensemble, mais non pas
de la même manière ; ils doivent agir de concert sans faire les mêmes
choses. La vie qui charmerait l'un serait, dit-elle, insupportable à I au-
tre; les inclinations que leur donne la nature sont aussi diverses que
les fonctions qu'elle leur impose ; leurs amiisemenls ne diffèrent pas
moins que leurs devoirs ; en un m.it, tous deux concoinent au bonheur
commun par des cheinins ibtférents, et ce partage de travaux et de
soins est le plus fort lieu de leur union.
Pour moi, j'avoue que mes propres observations sont assez favorables
à cette maxime. En effet, n'est-ce pas un usage constant de tons lei
peuples du monde, hors le Français et ceux qui l'imitent, que les hommes
vivent eiUre eux, les femmes entre elles':' S'ils se voient les uns les au-
tres, c'est plutôt par entrevues et presque à la dérobée, comme les
époux de Lacédéuione, que par un mélange indiscret et perpétuel, i i-
pable de confondre et défigurer en eux les plus sages distinctions de 1 1
nature. On ne voit point les sauvages mêmes indistinctement nuli s,
hommes et femmes. Le soir, la famille se rassemble, chacun passe la
nuit auprès de sa femme : la séparation recommence avec le jour, et
les deux sexes n'ont plus rien de commun que les repas tout au pins.
Tel est l'ordre que son universalité montre être le plus naturel ; et, dans
les pays mêmes où il est perverti, l'on en voit encore des vestiges, lin
France, où les hommes se sont soumis à viv/e à la manière des Iemmes,
et à rester sans cesse enfermés dans la chambre avec elles, I invulen-
taire agitation qu'ils y conservent montre que ce n'est point à cela
qu'ils étaient destinés. Tandis que les femmes restent trauipiillement
assises ou couchées sur leur chaise longue, vims voyez les boinnies se
lever, aller, venir, se rasseoir avec une inquiétude continuelle ; un
instinct machinal combattant sans cesse la contrainte où ils se mettcnl,
et les poussant malgré eux à celte vie active et laborieuse que h ur
imposa la nature. C'est le seul peuple du monde où les hommes se
tiennent debout au spectacle, comme s'ils allaient se délasser au par-
ierr(; d'avoir resté tout le jour assis au salon. Enfin, ils sentent si bien
l'ennui de cette indolence efféminée et casanière, que pour y mêler au
moins quelque sorte d'activité, ils cèdent chez eux la place aux étran-
gers, et vont auprè sdes femmes d'autrui chercher à tempérer ce
dégoût.
la maxime de madame de Wolmar se soutient très-bien par l'exem-
ple de sa maison ; chacun étant pour ainsi dire tout à sou sexe, les
iemmes y vivent très-sé|iarées des hommes. Tour prévenir entre eux
des liaisons suspectes, son grand secret est d'occuper incessamment les
uns et les autres; car leurs travaux sont si différents qu'il n'y a que
l'oisiveté qui les rassemble. Le matin chacun vaque à ses fonctions, et
il ne reste du loisir à personne pour aller troubler celles d'un autre.
L'après-dinée les hommes ont pour département le jardin, la basse-
conr, ou d'autres soins de la campagne ; les,femincs s'occupent dans la
ebanibre des enfants jns(iu'à l'heure de la promenade, cpi'elles font
avec eux, souvent même avec leur maîtresse, et qui leur est agréable
comme le seul ni(unentoù elles prennent l'air. Les hommes, assez exer-
cés par le travail delà journée, n'ont guère envie de s'aller promener,
et se reposent en gardant la maison.
Tous les dimanches, après le prêche du soir, les femmes se rassem-
blent encore dans la chambre des enfants avec quelque parente ou
amie, qu'elles invitent tour à tour du consentement de madame. Là, en
attendant nii petit régal donné par elle, on cause, on chante, ou joue
au volant, aux (uichels, ou à quelque autre jeu d'adresse propre à plaire
aux yeux des enfants, jusqu'à ce qu'ils s'en puissent amuser enx-niéines.
La collation vient composée de quelques laitages, de ;;aiilres, d'eeliau-
dés , de merveilles , ou d'autres mets du goùi des euranis et des
femmes. Le vin en est toujours exclus ; et les hommes, (pii dans tous
les temps entrent peu dans ce petit gynécée, ne sont jamais de cette
collation, où Julie manque assez rarement. J'ai été jusqu'ici le seul pri-
vilégié. Dimanche dernier j'obtins, à force d'importunilés, de l'y ac-
compagner. Elle eut grand soin de me faire valoir cette faveur. Elle
me dit tout haut qu'elle me l'accordait pour cette seule fois, et (pi'elle
l'avait refusée à M. de Wolmar lui-même. Imaginez si la petite vanité
féminine était llaitée, et si un laquais eût été bien venu à vouloir être
admis à l'exclusion du maître.
Je fis un goûter délicieux. Est-il quelque mets au monde cotnpara-
ble aux laitages de ce pays ' Pensez ce que doivent être ceux d'une
laiterie où Julie préside, et mangés à côté d'elle. La Fanchon me ser-
vit des gros, de la céracée, des gaufres, des écrelets. Tout disparais-
sait à l'mstaut. Julie riait de mou appétit. Je vois, dit-elle eii nie don-
nant encore une assiette de crème, que votre estomac se l'ait honneur
partout, et que vous ne vous tirez pas moins bien de l'écot des fciiimes
que de celui des Valaisans. l'as plus impunément, repris-je; on s'enivre
quelipiel'ois à l'un comme à l'autre, et la raison peut s'égarer dans un
clialel tout aussi bien que dans un cellier. Elle baissa les yeux sans ré-
pondre, rougit et se mil à caresser ses enfants. Ce» fut assez pour
éveiller mes remords. Milord, ce fut là ma première indiscrétion, et
j'espère que ce sera la dernière.
Il régnait dans cette petite assemblée un certain air d'antique sim-
plicité qui me touchait le cœur ; je voyais sur tous les visages la même
gaieté, et plus de franchise peut-être que s'il s'y fût trouvé des hommes,
fondée sur la confiance et rattachement, la familiarité qui régnait en-
tre les servantes et la maîtresse ne faisait qu'affermir le respect et l'au-
torité; et les services rendus et reçus ne semblaient être ipie des lé-
moignai;es d'amitié réciproque. 11 n'y avait pas jusqu'au choix du régal
qui ne contribuât à le rendre intéressant. Le laitage et le sucre sont iiB
desgoi'its naturels du sexe, et comme le symbole de l'innocence et de
la douceur qui font sou plus aimable ornement. Les hommes, au con-
traire, recherchent en général les saveurs fortes et les liqueurs spiri-
tiicuses, aliments plus convenables à la vie active cl lalioriense (pie la
nature liiir demande; et quand ces divers goûts vieniienlà s'altérer et
se confondre, c'est une marque presque infaillible du mélange désor-
f
LA NOUVELLE HÉLOISE.
95
inné des sexes. En effet, j'ai mn:ir(|iié (lu'eii IJMiici'. où les fuinmcs
vent sans cesse ave.i: les iHiriinies, elli s oui (oui ;i r-.ilt penlii li; ;;oûl
I laiia;;c, lus lioiiiines beaipcoiip eeliii ilii vin ; l'i (|ii'<'U en Anuleleri'e,
les deux sexes sonuiiiiliis eoiircunliis, lenr goi'll, |ii(>|ire s'est iiiienx
hm'ivc. lin générai, je |m'iim' (|iioij |i(iMii;iil siiinciil iiiiuver (iiii'iqin;
lit (• (lu cai'aetère des giMis dans le rliiii\ des ;dijiir'iiis iin'ils iinden'iil.
s ludiciis, qui vivent beaneoiili d'hei'banes. sdiit eMeniiiiés et inoiis.
ins iiiilies Anglais, grands inaiigenrs de viande, ;ive/ (l:ins vus in-
xililes v(;rtiis (jnelcine chose de dnr et (|iii timl de la liailiarie. Le
issc, iialnrelleMienl l'roiil. pai'-ihle il siin|iie. mais vinlenl el emporté
ns la tolèri), aime à hi lois l'on cl l':iiilic aliment, et lioit du laitage
(lu vin. Le Fran(;ais, soii|de el eliangeani, vit de Ions les mels el se
c à tous les caractères. Julie elle-nnMne pomiait me seivir (rexein-
3 ; car, quoique sensuelle et gonrin.inde dans ses repas, elleiraime
la viMnde, in les ragoûts, ni le sel, et n'a janiais goûté de vin pur;
\(rllents légumes, les o'nfs. la crème, les l'inits, voilà sa nourriture
diiiaiir; et, Sans le poisson, qu'elle aime aussi beaucoup, elle serait,
e véritable pylhagorieienne.
(a! n'(^st rien de contenir les fenuiies si l'on n(! contient aussi les
iunnes; cl cette partie de la règle, non moins iin|ii)rtaine que l'autre,
P plus dil'licile encore, car l'altaque est en général [iliis vive (pie la
lense : c'est l'intention du conservateur de la nature. Dans la ié|in-
pie, lin retient les citoyens par des niçeurs, des principes, de la
Itu ; mais cominenl eonlenir des domcBtiiines, des niereeiiaires, au-
meiil (pie par la coiiliaiiite cl la g(''lle '.' 'roui l'art du maiire est de
cher eelle gi'Mie sons le voile du plaisir ou do rinti'ièl, en sortie iplils
usent vouloir lont ce qu'on les (d)lige de l'aire, L'(ii>ivele du diiiian-
droit (pi'on ne pciil "iiéie leur (lier d'aller on bon linir souible
aud leurs lonetions ne les retiennent point au logis, détruisent son-
it en nu seul jour l'exemple el les leçons des six autres. L'habitude
cabaret, le commerce el les maximes de leurs camarade», la fré-
mialion des l'emines débauchées, les perdant bicutftt pour leurs mai-
s et pour eux-mêmes, les rendent par mille défauts imcapablcs du
vice et indignes de la liberté.
)n remédie a cet ineonvc'iiient en les retenant par les nii^mes motifs
les portaient à soilir. (Jn'allaienl-ils l'aire ailleurs? lloirc et jouer
cabaret. Ils boivent el joiieni au logis : toute la diffcreiice est (pie le
ne leur conte rien, (juils ne s'enivrent pas, et qu'il y a des gagnants
jeu sans ipie personne ne perde. Voici comment (m s'y prend pour
a :
lerrièie la maison est une allée couverte, dans laipielb; ou a élabli
iee des jeux ; e'est là que les gens de livrée et ceux de la basse-cour
rasseniblenl en été, le dimanche, après le prè( lie, pour y jouer en
sieurs pallies liées, non de largenl, on ne le soiiHri! pas, ni lu vin,
leur en donne, mais une mise fournie par la libéralité des maîtres,
te mise esl toujours quelque petit meuble ou ipielque nippe à leur
ge. Le nombre des jeux est proportionné à la valeur de la mise ; en
le que. quand cette mise esl un peu considérable, comme des boucles
rg(Mii, lin porle-i'ol, des bas de soie, un chapeau lin ou autre chose
iblable, on eni|iloie ordiuaireinenl plusieurs séances à la disputer,
ne s'en tient point à une seule espèce de jeu ; on les varie, aliii ipie
dus habile dans nn u'eminirle pas toutes les mises, el pour les ren-
ions pins adroils el pins i'orts par des exercices mnllipli('s. Tanhit
;t à qui enlèvera à la course un but placé à l'antre bout de raveniie,
loi à qui lancera le pins lein la même pierre, lanlc'il a ipii perlera le
s bjnglemps le iiK'iiH' l'ardean, tantnl on dispute un \n\\ en liraiil au
le. On joint à la plupart de ces jeux un petit appareil ipii les pro-
io et les reiiil aumsants. Le maître et la niaitresse le> honorent soii-
t de leur pi("sence ; on y ainéiie quelquefois les eiif.iiils ; les elraii-
; même y viennent, attirt'S par la curiosité, et plusieurs tw denian-
aieiit pas mieux (pie d'y concourir; mais nul n'est jamais admis
ivee ragrémeiil des uiaitres et du conscntcinenl des joueurs, tpii ne
veraieiil pas leur compte à l'accorder aisément. Inseiisildemenl il
l l'ait de cet usage une espèce de spectacle où les acteurs, aiiinn's
les regards du public, préfèrent la gloire des applaiidissenients à
'rèt du pi'ix. Devenirs pins vigoureux et plus agiles, ils s'en eslinienl
miage, el, s'aecoiilimi.nil a lirer leur valeur ireux-mènies pinli'il
le ce iin'ils possedeni, tout valets ([n'ils sont, riioiiucnr leur devient
cher ipie l'argeni.
serait long de vous détailler tous les biens qu'on retire i( i d'un
si puéril en apparence, et toujours dédaigné des esprits vulgaires,
lis (pic c'est le projire du vrai génie de produire de grands Clfets
de petits moyens. ;*l. de W idma'r m'a dil qu'il lui eu eiiiilail à peine
liante ('Ciis par an pour ces pelils établissements ipie sa feieme a la
niére imaginés. Mais, dil-il, combien de fois croyez-vous (pie je
gne celte somme dans mon ménage et dans mes all'aires jiar la
ance cl raltention ipie donnent à leur service des dumesticpies
filés (pii liemienl tons leurs plaisirs de leurs maiires, par l'interèl
s prennenl à (fini d'une maison (pi'ils reïanlenl comme la leur,
l'avanlage de proliler dans leurs travaux de la vigueur ipi'ils aè-
rent (laiis lems jeux, par celui de les ciin-,eiver l'oiij s siiiis en
;arauliss.uil des excès ordinaires à leurs pareils et des maladii s (pii
la suite ordinaire de ces excès, nar celui de pieveoiren iiix les
inneries ipie le désordre amène iiirailliblemcni, cl de les conserver
)m-s honnêtes gens, enlln par le plaisir d'avoir ehe? nous à peu de
frais des récréations agl'i'ablés poul* nous-mêmes ? Que s'il se trouve
parmi nos gens (piehprun, soit homme, soit femme, qoi ne s'arcoin-
liKide pas (le nos règles el leur préfère la liberté d'aller sons divers
pit'lcMes courir où bon lui sen ble, ou ne lui en lefiise janiais la per-
inissioii, niais nous regardons ce goiit de licence comme un hidice très-
suspect, et nous ne tardons pas a nous défaire de ceux qui l'ont. Ainsi
ces mêmes amusements ipii nous conservent de bons sujets nous ser-
vent encore d'épreiivi; pour les (dioisir. .^lilord, j'avoue que jiî n'ai
jamais vu qu'ici des niailns former a la fois dans les KK'ini'S liuriuncs
de bons doniesiiqnes pour le service de leurs pcrsonues, de bons pav-
saiis puni' eniliver leurs terres, de bons soldats pour la défense de la
pali ie, et des gens de bien pour tous les états où la fortune peut les
apoeler.
L hiver, les plaisirs cliaiigenl d espèce ainsi que les travaux. Les
dinianelies, tous les gens de la maison, et même les voisins, hommes et
femmes indifféremment, se rassemblent après le service dans une salle
basse, on ils trouvenl du feu, du vin, des fruits, des gâteaux, el nn
violon qui les fait danser. Madame de Wolinar ne manque jamais de s'y
l'elidre. au moins pour quelques instants, alln d'y maintenir par sa pré-
sence l'ordre et la modestie ; et il n esl pas rare .qu'elle y danse clle-
niêiiie, liit-( e avec ses propies gens. Celle règle, (pi.ind je lapprls, me
parut d'abord moins conl'orinc à la séveriie di-, mii'iirs protestantes,
.le le dis à Jnlic, el voici à peu près ce qn file me lepmidit :
La pure morale est si cliargce de devoirs sévères, que si on la sur-
charge eiicori! de birnies imliirérenles, (■'est presque toujours aux dé-
pens de l'esseiitii I. lin dit ipie c'est le cas de la plupart des mu nés ,
ipil, soumis à mille règles inuiilcs, ne savent ce que c est ipi huiiiieur el
vertu. Ce défaut règne moins parmi nous , mais nous n'eu sommes pas
lont à fait exempts. Nos gens d église , aussi supérieurs en sagesse à
toutes les sortes 'de prêtres (pie notre religion est supérieure à toutes
les autres en sainteté, ont pourtant encore quelques maximes i|ui pa-
raissent plus l'oiidi-es sur le pri'iiigé que sur la raison. Telle est celle qui
blâme la danse et les asscmbh'cs; comme s'il y avait plus de mal à dan-
ser ipi'à (hanter, ([lie i bacon de ces amusements ne fût pas également
une inspiration de la naiure. el (jne ce fut un crime de s'égayer en com-
mun par une récn'atioii iimoccnte et lionnèie! four moi, je pense au
contraire que, toutes les bits qu'il y a concours drs deux sexes, tout
diverlissenient public devient iimoeent par cela môme qu'il est public ;
an lieu ipie l'oci iipaliiui la plus louable est suspecte dans le lêtc-.i-Iêtc.
L'homme et la reiimie siiiil destinés l'un pour l'autre, la (in de la nature
est qu'ils soient unis par le mariage. Tonte fausse religion combat la
nature : la nuire seule, ipii la suit et la redilie. annonce une institution
divine el convenable à 1 iiomnie. Elle ne doit donc point ajouter sur le
mariage aux embarras de l'ordre civil des difUcultés que I Evangile ne
prescrit pas, cl qui sont contraires à l'esprit du christianisme. Mais
ipi'on me dise on de jeunes personnes à marier auront occasion de
priMidre du goiU l'une pour l'autre, el de se voir avec plus de décence
el de ciiconspeclion que dans une assemb ée où les yeux du public, in-
cessammeiii lonriiés sur elles, les l'orcent à s'observer avec le pins
grand soin. Lu quoi Dieu e^i-il oll'ensé par un exercice agréable et sa-
lutaire, convciialile à la vivacité de la jeuiicsse , qui consiste à se pré-
senter l'un à r.inlro avec grâce el bienséaiice, el auquel le spectateur
impose une gravité dont perso, me n'oserait sortir'.' l'eut-on imaginer un
nioveii pins iiouuêle de ne iKinipcr personne, an moins quant à la ligure.
Cl lie se montrer avec les agréiueiils cl les delauls (pi'ou peut avoir aux
gens (pii ont iiilerêt de nous bien conuaiti e avant de s'obliger à nous
aiiner'f Le devoii' de se chérir réci|>roqueiiicnt n'emporte-t-il pas celui
de se plaire? et n'est ce pas un soin digne de deux personnes vertueuses
cl chrétiennes ipii songeul à s'unir, de préparer ainsi leurs cieurs à l'a-
mour mutuel que Dieu leur impose?
(Jn'arrive-t-il dans ces lieux où règne une éternelle contraiute, où
l'on punit comme un crime la pins innoeenle gaieté, où les jeunes gens
des deux sexes ndsenl jamais s'assembler eu publie, et on lindiscrcte
si'vi'rilé d'un pasteur ne sail prci lier au niuii de liieii qu'une gêne ser-
vile. el la tristesse, et rciinni? l,lii élude une ivr.iiinie insupportable que
la iialiire et la raison des ivonciil ; aux plaisirs permis dont ou prive
nue jcuiie^sc enjouée el l'nla're elle en siili-liiiie de |ilus dangereux ; les
têle-a-lèle adroili nient coiieerlés prennent la place des assemblées pu-
bliques: à birce de se cacher ciPiiinie si l'on était coupable, on est tenté
de le devenir. 1,'iniioi ente joie aime à s'évaporer au mandjonr; mais
le vil e est aiiii îles leiiebres; et janiais riuiiocence el le mystère n'ha-
bilèrciil longtemps enscmlile. Jbui cher ami. me dit-elle en me semint
la main coiiime pour me i iuuoinui(|iier son rcpciilir et faire passer dans
mon ciiMir la pureti> (bi sien, (pii doit mieux seiiiir (pie nous toute I iiu-
porlaiice de celte maxime? (Jue de douleurs et de peines, qiK' de re-
mords ci de pleurs nous nous serions cpaigués durant tant d'années,
si. lims deux aimant la vertu comme nous avons toujours fait, nous
avions su prévoir de plus loin les dangers (|u'elle court dans le têtc-
à-lêle !
Lncore un coup, contiiina madame de \\(dmar d'un Ion plus iraii-
(piille, ce n'est poiiil dans les aSMiiiblecs U'imbrcUscs. où toiil le monde
noii> voit el nous cconlc, nlai^ dau> lci> entretiens partieubeis. où ré-
gnent 1(! sei rel cl la libelle, ipie les munirs peuvent courir des risques.
t. 'est Mir te priiu i(pe ipie, ipiaiid mes domestiques des (U'iix sexes se
rassemblent, je suis bien aise qii ils y soient tous, .l'approuve même
96
LA NOUVELLE HÊLOISE.
qu'ils invitent parmi les jeunes gens du voisinage ceux dont le coni-
nieice n'est point capable de leur nuire ; et j'apprends avec grand plai-
sir que pour louer les mœurs de quelqu'un de nos jeunes voisins, on
dit -Il est reçu chez M. de Wolmar. Eu ceci nous avons encore une au-
tre vue Les hommes qui nous servent sont tous garçons, et parmi les
femmes la gouvernante des enfauts est encore à marier. Il n'est pas
juste que la réserve on vivent ici les uns et les aulres leur ôte l'occa-
sion d lin honnête établissement. Nous tachons dans ces petites assem-
blées de leur procurer cette occasion sous nos yeu.\, pour les aider à
mieux choisir; et en travaillant ainsi à former d'heureux ménages, nous
ausmcnlons le' bonheur du nôtre.
Il resterait à me juslilier moi-même de danser avec ces bonnes gens ;
ni'ds i'iim'e mieux passer <(>iidaiiiiiaiii)ii sur ce point, et j'avoue fran-
chement que mon plus p-.iw\ iiioliC en (cla est le plaisir que j'y trouve.
Vous savez que j'ai toujours parl;iye la passion que ma cousine a pour
1-1 danse- mais après la perte de ma mère je renonçai pour ma vie au
bal et à toute assemblée publique : j'ai tenu parole, nienie à mon ma-
riage et la tiendrai, sans croire y déroger en dansant queliiuefois chez
moi avec mes hôtes et mes domestiques. C'est un exercice utile à ma
santé durant la vie sédentaire qu'on est forcé de mener ici l'hiver. Il
m'amuse innocemment ;
car, quand j'ai bien dan-
sé mon coHir ne me re-
proche rien. U amuse
aussi M. de \\olmar ;
toute ma coquetterie en
cela seborne à lui plai-
re. Je suis cause qu il
vient au lieu où l'on dan-
se : ses gens en sont
plus contents d'être ho-
norés des regards de
leur maître ; ils témoi-
gnent aussi de la joie a
me voir parmi eux. En-
fin, je trouve que cette
familiarité modérée for-
me cuire nous un lien
de douceur et d'atlaclie-
iiieiit ipii ramène un peu
riiuiiianllé naturelle eu
teniiierant la bassesse de
servitude et la rigueur
del'aiitorilé.
Voilà, milord, ce que
me dit Julie au sujet de
la danse; et j'adinnai
comment avec tant d'af-
fabilité pouvait régner
tant de subordination, et
comment elle et son
mari pouvaient descen-
dre et s'égaler si souvent
à leurs domestiques, sans
(pie ceux-ci fussent ten-
tés de les prendre au
mot et de s'égaler à eux
à leur tour. Je ne crois
pas qu'il y ait des sou -
verains en Asie servis
dans leurs palais avec
plus de respect que ces
bous maîtres le sont
dans leur maison. Je ne
connais rien de moins
impérieux que leurs or-
dres, et rien de si promp-
tement exécuté : ils
prient, et l'on vole ; ils
excusent, et l'on sent
sou tort. Je n'ai jamais
mieux compris combien la force des choses qu'on dit dépend peu des
mots qu'on emploie.
Ceci m'a fait faire une autre réflexion sur la vaine gravité des maîtres ;
c'est que ce sont moins leurs familiarités que leurs défauts ipii les fout
mépriser chez eux, et que l'insolence des domestiques annonce plutôt
un niaîlre vicieux que faible ; car rien ne leur donne autant d'audace
que la ( iiMii:iissance de ses vices, et tous ceux qu'ils découvrent en
lui sont .1 leurs \r\i\ autant de dispenses d'obéir à un homme qu'ils ne
sauraient plus respeeier.
Les valets imitent les maîtres ; et, les imitant moins gnKsi.reiiieiit,
ils rendent sensibles dans leur conduite les défauts que le \( i iiis de l'è-
(Incalion cache mieux dans les autres. A Paris, je jugeais ile^ inniirs
(les femmes de ma connaissance par l'air et le ton de leurs fcimnes de
chambre, et celle règle ne m'a jamais trompé. Outre que la feiume de
Julio prûsentaiil Saint-Preux
chambre, une fois dépositaire du secret de sa maîtresse, lui fait payer
cher sa discrétion, elle agit comme l'autre pense, et décèle toutes ses
maximes en les prati(^uant maladroitement. En tontes choses l'exeniple
des maîtres est plus lort que leur autorité, et il n'est pas naturel iiue
leurs domestiques veuillent être plus honnêtes gens qu'eux. On a beau
crier, jurer, maltraiter, chasser, (aire maison nouvelle ; tout cela ne pro-
duit point le bon service. Quand celui qui ne s'embarrasse pas d être
méprisé et haï de ses gens s en croit pourtant bien servi, c'est qu il se
contente de ce qu'il voit et d'une exactitude apparente, sans tenir
compte de mille maux secrets qu'on lui fait incessamment, et dont il
n'aperçoit jamais la source. Mais où est l'iioinme assez dépourvu d'hon-
neur pour pouvoir supporter les dédains de tout ce qui l'environne?
où est la femme assez perdue pour n'êtrç plus sensible aux outrages?
combien dans Paris et dans Londres de dames se croient fort honorées
qui fondraient en larmes si elles enlendaient ce qu'on dit d'elles dans
leur antichambre ! Ileurcnseini'iit, pour leur repos, elles se rassurent
en prenant ces Argus pour des inilieeiles, et se flattant qu'ils ne voient
rien de ce qu'elles ne daignent p;is leur cacher. Aussi, dans leur mutine
obéissance, ne leur cachent-ils guère à leur tour le mépris qu'ils ont
pour elles. Maîtres et valets sentent mutuellement que ce n'est pas la
peine de se faire estimer
les uns des autres.
Le jugement des do-
mestiques me paraît être
l'épreuve la plus sùrc et
la plus diflicile de la vér-
in des niaitres, et je me
souviens, milord, d'a-
voir bien pensé de la vô-
tre en Valais sans vous
connaître , simplement
sur ce que, parlant assez
rudement à vos gciis,
ils ne vous en étaient
pas moins attachés, et
qu'il téinoigiiaienl entre
eux autant de respect
pour vous en votre ab-
sence que si vous les
eussiez entendus. (3n a
dit qu'il n'y avait point
de héros pour son valet
de chambre : cela peut
être, mais l'homme juste
a l'estime de son valet:
ce qui montre assez (|uc
rhéroisme n'a qu'une
vaine .apparence, et (pi'il
n'y a rien de solide que
la vertu. C'est snrioiit
dans cette maison qu'on
reconnaît la force de son
empire dans le sufl'iage
des domestiques ; suf-
frage d'autant plus sûr,
qu'il ne consiste poinl
en de vains éloges, mais
dans l'expression natu-
relle de ce qu'ils sen-
tent. N'entendant jamais
rien ici qui leur fasse
croire que les autres
maîtres ne ressembleni
pas aux leurs, ils ne les
louent point des vertus
qu'ils estiment commu-
nes à tous, mais ils loucni
Dieu dans leur simplicilt
d'avoir mis des riches
sur la terre pour le bon-
heur de ceux qui les
servent et pour le soulagement des pauvres. La servitude est si pei
naturelle à l'homme, qu'elle ne saurait exister sans quelque méconten
lemeut. Cependant on respecte le maître et l'on n'en dit rien. Qu'i
s'échappe quelques murmures contre la maîtresse, ils valent mieux qut
des éloges Nul ne se plaint qu'elle manque pour lui de bienveillance
mais qu'elle en accorde autant aux autres ; nul ne peut souffrir qu'elli
fasse comparaison de son zèle avec celui de ses camarades, et cha
cim voudrait être le premier en faveur comme il croit l'être en atta-
chement : c'est là leur unique plainte et leur plus grande injustice.
A la sulioidiiiaiion des iiiléi leurs se joint la concorde entre les égaux
et cette parlie de radiiiiiii^lr.itioii doniestique n'est pas la moins diffi-
cile. Dans les concurrences de jalousie et d'intérêt qui divisent saii;
cesse les gens d'une maison, même aussi peu nombreuse que celle-ci
ils ne demeurent presque jamais unis qu'aux dépens du maître. S'îli
LA NOUVELLE HÉLOISE.
97
s i( cordent, c'est pour voler de concert; s'ils sont lidcl. s. chacun se
iail valoir aux dépens des autres ; il faut qu'ils smeiil enncoii. on <orii-
plices, et l'on voit à peine le moyen d'éviter ;i la lois leur liipoiiiiene
et leurs dissensions. La plupart des pères de laiMille ne connaiss. ni .pu-
l'alternalive dilre ces deux inconvénients. Les uns, préférant I intérêt
à riionnr'lit(\ fomentent cette disposition des valets aux secrets rap-
poits et croient faire un clief-d'n^uvre d(! prudence en les rendant es-
pions et surveillants les uns (les autres. Les antres, plus indolents, ai-
nii'iil mieux ipi'on les vole et ipi'on vive en paix; ils se font une sorte
(riionneiir d(' recevoir tonjoins mal des avis qu'un pur /.éle arrache
quelquefois à un serviteur liilele. Tons s'abusent également. Les pre-
miers, m l'xeilanlcliez eii\ des troiililes continuels, incornpatililes avec
la re"li^ et le Ijoii ordre, nasseoililent qu'on tas de fourbes et de tléla-
t'enis^cpii scxeieeiit, en Iraliissaiit leurs eamarades, à trahir peut-être
un jour leurs mailles. Les seconds, en refusant d'apprendre ce qui se
lait dans leur maison, autorisent les ligues contre eux-mêmes, Cm (lo-
ragcni l<'s uK^hants, rebutent les bons, et n'entretiennent a grands
frais que des fripons arrogants et paresseux qui, s'accordaut aux dé-
pens du maitre, regardent leurs services comme des grâces, el h urs
vols comme des droits.
C'est une grandi; erreur,
dans l'économie domes-
tique ainsi que dans la
vie civile , de vouloir
combattre un vice par
un autre, ou forim^r en-
tre eux une sorte d'équi-
libre; comme si ce qui
sape les fondements de
l'ordre pouvait jamais
servir à rétablir. On ne
fait par cette mauvaise
police que réunii' enliii
tous les inconvénienls.
Les vices tolérés dans
une maison n'y régnent
pas seuls laissez-en ger-
mer un, mille viendront
à sa suite, lîienlol ils
perdent les valets (pii les
ont, ruinent le inaitKî
qui les soiilTie, corrom-
pent ou scandalisent les
enfants altenlifs à les
observer. (Jiiel indigne
pcre oserait nietlie quel-
que avantage en balaiiec
avec ce ilernier mal !
. Quel lionnèlc liomme
voudrait être chef de fa-
mille, s'il lui l'Iail iin-
possilile de réunir dans
sa maison la paix el la
lidélilé . et qu'il fallut
aclii'ler le /l'Ii' de ses dn-
niesli(piesaiix dépens de
leur bienveiliaiice nm-
tiielle?
Oui n'amait vu que
celte maison n'imagine-
rait pas même qu une
(lareilb; dillieiilté piU
exister, tant l'union des
membres y parait venir
de leur allacbement aux
cliefs. C'est ici (pi'on
trouve le sensible exem-
ple qu'on ne saurait ai-
mer sincèrement le maî-
tre sans aimer tout ce
qui lui appartient; vérité qui sert de fondeinenl à la charité elirélienne.
IN'est-il pas bien simple que les enfants du même père se irailenl en
frères entre eux'? C est ce qu'on nous dit Ions les jours m\ lemple sans
nous le faire sentir ; c'est ce que les babilanls de cette maison seiileiil
sans (|ii'on le leur dise.
Celle (lisposilion à la concorde commence par le choix des sujets.
M. de Wolmar n'examine pas senlemeut en les recevant s'ils convien-
uenl à sa feiiime et à lui, mais s'ils se coinieiiiieiil I un a l'anlre ; el
l'anliiialliie bien rec<iniiiie eiilre di'iix excellenls diiiiiesliipies snflirail
ptuii fane a l'inslaul ecnigedier I un des deux : car, dil .Inlie, une mai-
son si peu niimbreuse, une maison (huit ils ne sortent jamais et oii ils
sont lonjouis vis-à-vis les uns des auires, doit leur convenir égalemenl
à tons, et serait un enfer pour eux si elle ii elaii une maison de paix.
Us doivent la regarder comme b'ur maison palernelle. on loni n'est
qu'une même famille. Un seul qui déplairait aux autres pourrait la leur
I 0 loilicr. — LEr ivu
rendre odieuse : et cet objet désagréable y frappant incessamment leurs
rej;ards. Ils ne seraient bien ici ni pour eux ni pour nous.
Après les avoir assortis le mieux qu'il est p<pssible, on les unit pour
ainsi dire malgré eux pour les services qu'on les force en quelque
sorte à se rcTidri-. et l'on f.iil que chacun ait un sensible intérêt d'élre
aiiiK'. de tous ses eamaraile-. .Nul n'esl si bien venu à dr mander des
gr.ices pour lui-même- ipie pour un autre : ainsi celui qui désire en ob-
tenir tache d'engager un antre à parler pour lui: el cela est d'auunt
plus facile, que, soit qu'on accorde ou qu'on refuse une faveur ainsi
demandée, on en fait toujours un mérite a celui ipji s'en est rendu
l'intercesseur; au coniraire, on rebute ceux qui ne sont bons que pour
eux. Pourquoi, leur dit-on, accordcrais-je ce qu'on me demande pour
vous, ipii n'avez jamais rien demandé pour personne .' Est-il juste que
vous soyez plus heureux que vos camarades, parce qu'ils sont plus
obligeants que vous .' On fait plus, on les engage à se servir mutuelle-
ment en secrel. sans o^lenlation, sans se faire valoir; ce (|ui est d'au-
tant moins dillii ile a uliienir, qu'ils savent fort bien ipie le maitre,
leinoin de celle (li^crition, les en estime davantage : ainsi l'intérêt y
gagne, et ramour-propre n'y perd rien, lis sont si convaincus de celte
disposition générale, et
il règne une telle con-
fiance enlre eux, que
quand quelqu'un a quel-
que grâce à demander,
il en parle à leur table
par forme de conversa-
tion : souvent sans avoir
rien fait de plus il trouve
la chose demandée et
iditeuue ; et ne sachant
qui remercier, il eu a
rohligalion à tous.
C'esi par ce moyen
el d'autres semblables
qu'on fait régner entré
eux un allacliemenl né
de celui (pi'ils ont tous
pour linr maiire. el qui
lui est subordonné. Ain-
si, loin de se liguer à
son préjudice, ils ne sont
tous uuis que pour le
mieux servir, (loelque
iiUéiêl qu'ils aienl à s'ai-
mer, ils en mit encore
un plus grand à lui plai-
re; le zèle pour son ser-
vice l'empoile sur leur
bienveillanc:e mutuelle ;
et tous . se regardant
comme lézés par des
perles qui le laisseraient
moins en élal de recom-
penser nu bon servi-
teur, sont également in-
capables de souffrir en
silence le tort que l'un
d'eux voudr.iit lui faire.
Celte partie de la police
éiahlie dans celte mai-
son me parait avoir qiiel-
ipio chose de sublime :
et je ne puis assez admi-
rer commeni \f. el ma-
dame de Wolmar ont su
iransfornnr le vil mé-
tier d accusateur eu une
fonction de zèle, d'inté-
grité, de courage, aussi
noble, ou du moins aussi
commence par détruire
exemples sensibles.
K^./»^^
/.«*""
louable qu'elle l'était chez les llomains. On a
ou prévenir claiicinenl. simpleineiil, el par
c elle morale crimiiu lie el servile. ccll.' mninclle tolérance aux dépens
du m.iiire. (pi un meeh.ml valel ne mamine point de prêcher aux bons
scms l'air d'une maxime de cliaiile. Un leur fait bien comprendre que
le pieceple île couvrir le> (ailles .le son piochain ne sei apporte qu'à
celles qui ne foiil de lorl a pei sonne; (pi'une injustice qu'on voit, qu'on
lail, el ipii blesse un lieis, on a eoimnet soi-même; et que comme ce
n'est que le senliinenl de no- propres défauts qui nous oblige il pardonner
ceux daulriii. nul n '.linie a lolerer les fripons s'il n'est un fripon
comme eux. Sur ces principes, vrais en gênerai d Lomme à homme, et
bien iiliis rigour.'iix encore dans la relatiim plus étroite du servilenr
au maitre. on lient ii i pour inconlcslable que qui voit l'aire un tort à
ses mailrcs sans le dénoncer est plus coupable encore que celui qui l'a
commis; car celui-ci se laisse abuser dans sou action par le profil qu il
03
98
LA NOUVELLE HÉLOISE.
euvisage; iiiuis l'autre, de sang-froid et sans intérêt, n'a pour niotiCde
son silLiico' qu'une prolonde indilVéïciKo poni' la justice, pour le bien
de lu maison (lu'il sert, et im d.isir siciil d'iiiiiler l'exemple qu'il ca-
clie; de sorte que, (piaud la taule est considérable, celui ipii.l'a com-
mise |)eui quelquefois espérer son pardon; mais le témoin qui l'a tue
<'st iulailliblement eonge'dié eonmie un homme enclin au mal.
L'n revanche, on ne souffre aucune accusation qui puisse être sus-
pecte dinjusiice et de calomnie; c'est-à-dire (pi'on n'en reçoit aucune
en l'absence de l'aceiisé. Si quelqu'un vient eu particulier f;<ire quelque
rapport contre son camarade, ou se plaindre personnell<>ment de lui
ou lui demande s'il est sidtisamment instruit, c'est-à-dire s'il a com-
mencé par s'oclaircir avec celui dont il vient se plaindre. S'il dit (lue
non, on lui dcmmule encore comment il peut juiicr mie action dont il
ne connaît pas assez les motifs, l'.eilc aclion, lii'i ilii-dii, ti<'iit pnii-ètre
à quelque autre (pii vous est inconnue ; elle a piiil-ètre qn-lque cin on-
slance (|ui sert à la justilier ou à l'excuser, et que vous isçuorez Com-
ment osez-vous condanmer cette conduite avant de savo'ir les raisons
de celui qui l'a tenue ? In mot d'explication leût peut-être justifiée à
vos yeux. Pourquoi risquer de la blâmer injustement, et m'exposer à
partager votre mjusuceV S il assure s'être êclairci auparavaiit avec l'ac-
cuse, pourquoi donc, lui répli<iue-t-on, venez-vous sans lui comme si
vous aviez peur (juil ne déiiienUi ce que vous avez à dire? De quel droit
negligez-vous pour moi la précaution que vous avez cru devoir prendre
pour vous-même? Est-il bien de vouloir que je juge sur votre rapport
d'une action dont vous n'avez pas voulu juger sur le ténioimiage de vos
yeux .' et ne seriez-vous pas responsable du jugement partial que j'en
pourrais porter, si je me contentais de votre seule déposition? Ensuite
on lui propose de faire venir celui qu'il accuse. S'il y consent c'est
une alfaire bientôt réglée ; s'il s'y oppose, on le renvoie après une forte
réprimande ; mais on lui garde le secret, et l'on observe si bien l'un et
1 autre (pi'oii ne tarde pas à savoir lequel des deux avait tort.
Cette régie est si connue et si bien établie, qu'on n'entend jamais un
domestique de cette maison parler mal d'un de ses camarades absent ■
car ils savent tous que c'est le moyen de passer pour lâche ou menteur'
Lorsqu un d entre eux en accuse un autre, c'est ouvertement, franche-^
ment, et non-seulement en sa présence, mais en celle de tous leurs ca-
marades, adn d avoir dans les témoins de ses discours des garants de
sa bonne loi. Quand il est quesiion de querelles personnelles elles s'ac-
commodent presque toujours par médiateurs, sans importuner monsieur
m madame^: mais quand il s'agit de l'intérêt sacré du maître l'affiire
ne saurait demeurer secrète ; il faut que le coupable saccusè ou qu'il
ait un accusateur. Ces petits plaidoyers sont très-rares, et ne se font
qu a table dans les tournées que Jiilie va faire journellement au diner
ou au souper de ses gens, et que M. de ^Volnu^r appelle en riant ses
grands jours. Alors, après avoir écouté paisiblement la ])1ainte et la ré-
ponse. SI l'aliaire intéresse son service, elle remercie laceusaleur de
son zèle. —Je sais, lui dit-i-lle, que vous aimez votre camarade- vous
in en avez toujours dit du bien, et je vous loue de ce que laniour du
devoir et de la justice l'emporte en vous sur les affections particulières-
c est ainsi qu'en use un serviteur lidèle et un honnête homme. Ensuite'
SI 1 accusé u a pas tort, elle ajoute toujours quelque éloge à sa justifica-
tion. Mais s'il est réellement coupable, elle lui épargne devant les autres
une partie de la honte. Elle suppose qu'il a quelque chose à due pour
sa deteiise qu'd ne veut pas déclarer devant tout le monde ; elle lui as-
signe une heure pour l'entendre en particulier, et c'est là qu'elle ou
son mari lui parle comme il convient. .Ce qu'il y a de singulier en ceci
c'est que le plus sévère des deux n'est pas le plus redouté, et qu'où
craint moins les graves réprimandes de M. de VV'olmar que lès renro •
elles touchants de Julie. L'un, faisant parler la justice et la vérité hu-
milie et conlond les coupables; l'autre leur donne un regret morl'el de
I être, en leur montrant celui qu'elle a d'être forcée à leur ôter sa bien-
veillance Souvent elle leur arrache des larmes de douleur et de home
et il ne lui est pas rare de s'attendrir elle-même en vovaiit leur repen-
tir, dans l'espoir de n'être pas obligée à tenir parole. "
Tel qui jugerait de tous ces soins sur ce qui se passe chez lui ou chez
ses voisins les estimerait peut-être inutiles ou pénibles. Mais vous mi-
lord, qui avez de si grandes idées des devoirs et des plaisirs du père de
lamille, ei<pii connaissez lempire naturel que Je génie et la vertu ont
sur le cœur humain, vous voyez rimportaiice de ces détails et vo'is
senicz a quoi tient leur succès, liichesse ne fait pas riche, dit le roman
< e Ut lluse. Les biens d'un homme ne sont point dans ses colîres mais
clans I usage de ce qu il en tire; car on ne s'approprie les choses 'qu'on
possède que par leur empU)i, et les abus sont toujours plus inépuisables
que les richesses ; ce qui fait qu'on ne jouit pas à proportion de sa dé-
pense, mais a proportion qu'on la sait mieux ordonner. Un fou peut
jeter des hngols dans la mer et dire qu'il en a joui ; mais quelle compa-
raison entre cette extravagante jouissance et celle qu'un homme sa.-e
eut su tirer d nue moindre somine? L'ordre et la règle, qui mnltiplieait
et perpétuent J usage des biens, peuvent seuls transloiiner le plaisir en
bonheur, (.lue si c est du rapport des choses à nous que naît la véri-
table pr.ipriele; si c'est plulol I emploi des riciics.scs (lue leur acquisi-
tion qui lions les do.ine, i|uels soins importent plus au père de famille
que 1 .conoinie doineslique et le lion le.^ime de sa maison, où les rap-
jioris l< s plus parlaits vont le pins ilinctemenl à lui, et où le bien de
cluupie membre ajoute alors à celui du dicf ?
Les plus riches sont-ils les plus heureux ? Que sert donc l'opulence à
la félicité? Mais toute maison bien ordonnée est l'image de l'anie du
maître. Les lambris dorés, le luxe cl la nKignificcnce n'anuonoeut que
la vanité de celui qui les étale; au lieu que partout où vous verrez
régner la règle sans tristesse, la paix sans esclavage, l'abondance
sans profusion, dites avec confiance : C'est un être heureux qui coiii-
niandeici.
Pour moi, je pense qqe le signe le plus assuré du vrai contentement
d'esprit est la vie retirée et domestique, cl que ceux qui vont sans cesse
chercher leur bonheur chez autrui ne l'ont point chez eiix-inêmes. Un
père de famille qui se plail dans sa maison a pour prix dis soins conti-
nuels qu'il s'y donne la continuelle jouiss;uice des pins dom scnliincnls
de la nature. Seul entre tous les mortels, il est inaitre de sa propre fé-
licité, parce qu'il est heureux comme Dieu même, sans rien désirer de
plus que ce dont il jonil. (Ininme cet être immeirse, il ne songe pas à
amplifier ses possessions, mais à les rendre véritablement siennes par
les relations les plus pariailcs et la direction la mieux entendue : s'il
ne S'enrichit pas par de nouvelles acquisitions, il .s'enrichit en possé-
dant mieux ce qu'il a. Il ne jouissait que du revenu de ses terres ; il
jouit encore de ses terres mêmes en présidant à leur culture et les
parcourant sans cesse. Son domestique lui était étranger; il en fait
son bien, son enfant, il se l'approprie. 11 n'avait droit que sur les ac-
tions ; il s'en donne encore sur les volontés. Il n'était maître qn'à prix
d'argent; il le devient par l'empire sacré de l'estime et des bienfaits.
Que la fortune le dépouille de ses richesses, elle ne saurait lui ùter les
cœurs qu'il s'est :Ulachés ; elle n'ôtera point des enfants à leur père :
toute la différence est qu'il les nourrissait hier, et qu'il sera demain
nourri par eux. C'est ainsi qu'on apprend à jouir véritablement de ses
biens, de sa famille et de soi-même ; c'est ainsi ipie les détails d'une
maison deviennent délicieux pour Ihonnéte homme qui sait en con-
naître le prix ; c'est ainsi que, loin de regarder ses devoirs comme une
charge, il en fait son bonheur, et qu'il tire de ses touchantes et nobles
fonctions la gloire et le plaisir d'être homme.
Que si ces précieux avantages sont méprisés ou peu connus, et si le
petit nombre même qui les recherche les obtient si rarement, tout cel;i
vient de la même cause. Il est des devoirs simples et sublimes qu'il
n'appartient qu'à peu de gens d aimer et de remplir : tels sont ceux du
père de famille, pour lesquels l'air et le bruix du monde n'inspirent que
du dégoût, et dont on s acquitte mal encore quand on n'y est porté que
par des raisons d'avarice et d'intérêt. Tel croit être un bon père de fa-
mille, et n'est qu'un vigilant économe; le bien peut prospérer, et la
maison aller fort mal. Il faut des vries plus élevées pour éclairer, diri-
ger cette importante administration et lui donner un heureux succès.
Le premier soin par lequel doit commencer l'ordre dune maison, c'est
de n'y soufirir que d honnêtes gens, qui n'y portent pas le désir secret
de troubler cet ordre. Mais la servitude et l'honnêteté sont-elles si com-
patibles qu'on doive espérer de trouver des domestiques honnêtes gens?
IN'on, milord, pour les avoir il ne faut pas les chercher, il faut les faire,
et il n'y a qu'un homin« de bien qui sache l'art d'en former d'autres. .
Un hypocrite a beau vouloir prendre le ton de la vertu, il n'en peut
inspirer le goût à personne, et, s'il savait la rendre aimable, il l'aime-
rait lui-même. Que servent de froides leçons démenties par un exemple
conliiinel, si ce n'est à faire penser que celui qui les donne se joue de
la crédulité d'auirui? Que ceux qui nous exhortent à faire ce qu'ils
disent, et non ce qu'ils huit, disent une grande absurdité! Qui ne l'ait
pas ce qu'il dit ne le dit jamais bien ; car le langage du cœur, qui touche
et persuade, y manque. J'ai quelquefois entendu de ces conversations
grossièrement apprêtées (pi'on tient devant les domestiques comme de-
vant des enfants pour leur laiie des leçons indirectes. Loin déjuger
qu'ils en fussent un instant les dupes, je les ai toujours vussoui-iie en
secret de l'ineptie du maître qui les prenait pour des sots en débitant
lourdement devant eux des maximes qu'ils savaient bien n'être pas les
siennes.
Toutes ces vaines subtilités sont ignorées dans celle maisoii. et le
grand art des maîtres pour rendre leurs domestiques tels qu'ils les veu-
lent est de se montrer à eux tels qu'ils sont. Leur conduite est toujours
franche et ouverte, parce qu'ils n'ont pas peur que leurs actions démen-
tent leurs discours. Connue ils n'ont point pour eux-mêmes une morale
différente de celle qu'ils veulent donner aux autres, ils n'ont pas besoin
de circonspection dans leurs propos. Un mot étourdiment échappé ne
renverse point les principes qu ils se soiil efforcés d'établir. Ils ne disent
point indiscrètement tOTiies leurs affaires, mais ils disent librement tou-
tes leurs maximes: A table, à la promenade, tête à tête ou devant tout
le monde, on tient toujours le môme langage : on dit innvemeiil ce
qu'on pense sur cha(pie chose; et, sans qu'on songe à personne, cha-
cun y tronve toujours quelque instruction. Comme les domestiques ne
voiciit jamais rieii faire .i leur maître qui ne soit droit, juste, équitable,
ils ne regardent point la justice coniine le tribut du pauvre, comme le
joug du malheureux, connue une.di s misères de leur étal. L'attention
qu'on a de ne |ias faire courir en vaîii les ouvriers et perdre des jour-
nées (loiir Venir sollicii<r I ' payement de leurs journées, les accoutume
à sentir le piii du temps. En voyant le soin des maîtres à ménager ce-
lui d'aiitriii, chacun en conclut que le sien leur est précieux, et se fait
plus grand crime de l'oisiveté La confiance qu'on a dans leur intégrité
donne à leurs institutions une force qui les fait valoir et prévient les
LA NOUVELLE IIÉLOISE.
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abus. On n'a pas peur que, dans la gratification de chaque semaine, la
iriaiircssft trouve; toujours que c'est le plus jeune ou le mieux fait qui a
<lé le plus dilijjiMil. Un ancien domestique ne craint pas qu'on lui cher-
che qui'l(|iic chicane pour épargner l'augmentation de gages qu'on lui
doiiiii'. (i[i n'espère pas profiter de leur discorde pour se l'aire valoir et
oliiciiir de l'un ce qu'aura refusé l'autre. Ceux qui sont à marier ne
rr:iij,'iiciit pas qu'on nuise à leur établissement pour les garder plus
liiii;;i( lups, cl qu'ainsi leur bon service leur fasse tort. Si quelque valet
iiiiiiii^ci- venait dire aux gens de cette maison qu'un maître et ses do-
n]c>ii(|iii's sont entre eux dans un véritable étal de guerre, que ceux-ci,
liiisiiiii au premier tout du |)is qu'ils peuvent, usent en cela d'une juste
re|]r('saille; que les maîtres, étant usuri):Ueurs, menteurs et fripons, il
n'y a pas de mal à les traiter comme ils traitent le prince, ou le peuple,
ou les particuliers, et à leurrcndre adioiierircui le mal qu'ils font à force
ouverte ; celui qui parlerait ainsi ne scr;iit eiiieiiiiii de personne : on ne
s'avise pas inéiiie ici de ciiiMballre ou pri'\erii|- dr |i.iri'ils discours; il
n*ap|>ailicMt qu'a ceux i|iii les l'ont n;iitre d'rlir dlilejc^ ilr \r. irlhler.
Il n'y a jamais ni mauvaise hiuneur ni lunlineiie (i:iris I olji'issance,
parce qu'il n'y a ni hauteur ni caprice dans le eoTumandcment, qu'on
n'exige rien qui ne soit raisonnable et utile, et (|u'on respecte assez la
dignité de l'homme, quoique dans la servitude, pour ne l'occuper qu'à
des choses qui ne l'avilissent point. Au sur|ilns, rien n'est bas ici que
le vice, et tout ce qui est utile et juste est honnête et bienséant.
Si l'on ne souffre aucune intrigue au dehors, personne n'est tenté
d'en avoir. Ils savent bien que leur fortune la plus assurée est attachée
à celle du maître, et qu'ils ne manqueront jamais de rien tant qu'on
verra prospérer la maison. Kn la servant, ils soignent donc leur patri-
moine et l'augmentent en rendant leur service agréable. C'est là leur
plus grand intérêt ; mais ce mol n'est guère à sa place en cette occa-
sion, car je n'ai jamais vu de police où l'intérêt fût si sagement dirigé,
et où pourtant il influai moins que dans celle-ci. Tout se fait par atta-
chement : l'on dirait que ces âmes vénales se purifient en entrant dans
ce séjour de sagesse et d'union : l'on d irait qu'une partie des lumières
du maître et des sentiments de la niaiiiesse uni passi> dans chacun de
leurs gens, tant on les trouve judi(i(Mi\, lii(>idaisauts, liounètes et supé-
rieurs ù leur étal. Se faire esliiuer, considérer, bien vouloir, est leur
plus grande ambition, et ils coniplcnt les mots obligeants qu'on leur dit,
comme ailleurs les étrennes ipi'on leur dojme.
Voilà, milord, mes principales observations sur la partie de l'écono-
mie de cette maison qui regarde les domestiques et mercenaires. (Juant
à la manière de vivre des maîtres et au gouvernement des enfants, cha-
cun de ces articles mérite bien une lettre à part. Vous savez à quelle
intention j'ai commencé ces remarques ; mais en vérité tout cela forme
un lableau si ravissant, qu'il ne faut pour aimer à le contempler d'autre
intérêt que le plaisir qu'on y trouve.
LETTKE XI.
DE SAINT-PDEOX A MllOFlD EDOUAP.D.
Non, milord, je ne m'en dédis point ; on ne voit rien dans cette mai-
son qui n'associe l'agréable à l'utile ; mais les occupations utiles ne se
bornent pas aux soiiîs qui donnent du profil, elles comprennent encore
tout amusement imiocent et simple qui nourrit le goût de la retraite,
du travail, de la modération, et conserve h celui qui s'y livre une àme
saine, un cœur libre du trouble des passions. Si l'indolente oisiveté n'en-
gendre (pie la tristesse et l'ennui, l<; charme des doux loisirs est le fruit
d'une vie laborieuse ; on ne travaille que pour jouir. Cette alternative
de peine et de jouissance est imtre véritable vocation. Le repos qui sert
de délassement aux travaux passés cl d'eueouragcmenl à d'autres n'est
pas moins néi essaire à l'homme que le Iravail inénie.
Après avoir admiré l'effet de la vigilance el des soins de la plus res-
peclahle mère de famille dans l'ordre de sa maison, j'ai vucelin de ses
récréations dans un lieu retiré dont elle fait sa promenade favorite, et
qu'elle appelli' son Elysée.
Il y avaii plusieurs jours que j'entendais parler de cet Elysée, dont
on me faisait une espèce de mystère. Enfin, hier après dîner, rexlrèmc
chaleur rendant le dehors el le dedans de la maison presque également
insupportables, M. de Wolmar proposa à sa femme de se donner congé
cet après-midi, et, au lieu de se retirer connue à l'ordinaire dans la
chambre de ses enfants juscpie vers le soir, de venir avec nous respirer
dans le verger ; elle y consentit, el nous nous y rendîmes ensemble.
Ce lieu, quoique tout proche de la maison, est lellcmcni caché par
l'allée couverte qui l'en sépare, (pi'on ne l'aperçoil de nulle part. I,'<'-
pais feuillage (pii l'environne ne |icrmel poini a l'ieil d"v peiu^lrer. et
il est toujours soi^jueusemcnl l'einie a la eld'. A peine l'us-'je au iledatis,
que, la porle elanl niasepiee par des aunes cl des londriers (|iù ne lais-
sent que deux elroils passaijes sur les ( oies, je ne vis plus en me re-
tournant par on j'elais entre; et, n'apercevant |ioiiit de porte, je me
trouvai là comnie lonibé des nues.
En entrant dans ce prétendu verger, je lus frappé d'uue agréable
sensation de fraîcheur que d'obscurs ombrages, une verdure animée et
vive, des fleurs éparses de tous eûtes, un gazouillement d'eau courante
et le chant de mille oiseaux portèrent à mon imagination du moins
autant qu'à mes sens; mais en même temps je crus voir le lieu le plus
sauvage, le plus solitaire de la nature, el il me semblait d'élre le pre-
mier mortel qui jamais eût pénétré dans ce désert. Surpris, saisi, trans-
porté d'un spectacle si peu prévu, je restai un moment luimobile, et
ni'éeriai dans un enthousiasme involontaire : 0 Tinian! 0 Juan lernan-
dez! Julie, le bout du monde est à votre porle! Ueaucoup de gens le
trouvent ici comme vous, dit-elle avec un sourire ; mais vingt pas de
plus les ramènent bien vile à Clarens ; voyons si le charme tiendra plus
longtemps chez vous. C'est ici le même verger où vous vous êtes pro-
mené autrefois, et où vous vous battiez avec ma cousine à coups de
pêches. Vous savez que l'herbe y était assez aride, les arbres assez clair-
semés, donnant assez peu d'ombre, et qu'il n'y avait point d'eau. Le
voilà maintenant frais, vert, habillé, paré, fleuri, arrosé. Mue pensez-vous
qu'il m'en a coûté pour le mettre dans l'étal où il est? car il est bon de
vous dire (pie j'en suis la surinlendante, el que mon mari m'en laisse
l'entière disposition. Ma foi, lui dis-je, il ne vous en a coûté que de la
négligence. Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste el abandonné:
je n'y vois point de travail humain. Vous avez fermé la porle, l'eau est
venue je ne sais comment. La nature seule a fait tout le reste, el vous-
même n'eussiez jamais su faire aussi bien qu'elle. Il est vrai, dil-elle,
(lue la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n'y a rien la que
je n'aie ordonné. Encore un coup, devinez. Premièrement, repris-je,
je ne comprends point comment avec de la peine et de l'argent on a
pu suppléer au temps. Les arbres... Quant à cela, dil .M. de Wolmar,
vous remarquerez qu'il n'v en a pas beaucoup de fort grands, el ceux-
là y étaient déjà. De plus,' Julie a commencé ceci longtemps avant son
mariage el presque d abord après la mort de sa mère, quelle vint avec
son père chercher ici la solitude. Hé bien ! dis-je, puisque vous voulez
que ions ces massifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes, ces
bosquets si bien ombragés, soient venus en sept ou huit ans, el que
l'art s'en soit nièli-, j'estime que si, dans une enceinte aussi vaste, vous
avez fait tout cela pour deux mille écus, vous avez bien économisé.
Vous ne surfaites que de deux mille écus, dil-elle, il ne m'en a rien
coûté. Comment, rien? Non, rien; à moins que vous ne comptiez une
douzaine de journées par au de mon jardinier, autant de deux ou trois
de mes gens, et quelques-unes de M. de Wolmar lui-même, qui n'a pas
dédaigné d'être quelquefois mon gar(;on jardinier. Je ne comprenais
rien à" cette énigme : mais Julie, qui jusque- là m'avait retenu, ine dit
en me laissant aller : Avancez, el vous comprendrez. Adieu Tinian,
.adieu Ju.an Fernandez, adieu tout l'enchaulement ! Dans un moment vous
allez être de retour du bout du monde.
Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé ; et
si je ne trouvai point de plantes exotiques et de productions des Indes,
je trouvai celles du pays disposées el réunies de manière à produire un
effet plus riant el plus agréable. Le gazon verdoyant, épais, mais court
el serré, était mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et
d'autres herbes odorantes, dn y voyait briller mille fleurs des champs,
parmi lesquelles l'o'il en deimlàit avec surprise quelques-unes de jardin
qui semblaient croiiie nanncllement avec les autres. Je rencontrais de
temps en temps des tonlTes obscures, impénétrables aux rayons du so-
leil, comme dans la plus épaisse forêt; ces touffes étaient formées des
arbres du bois le plus flexible, dont on avait fait recourber les branches,
pendre en terre, cl prendre racine, par un art semblable à ce que font
naturellement les mangles en Amérique. Dans les lieux plus découverts,
je voyais çà et là, sans ordre el sans symétrie, des broussailles de ro-
ses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier, de
sureau, de seringat, de genêt, de trifoliuiii, qui paraleul la terre en lui
donnant l'air d'être en friche. Je suivais des allées tortueuses el irré-
gulières bordées de ces bocages fleuris, el couvertes de mille guirlau-
3es de vignes de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de
couleuvrée, de clématite, el d'autres plantes de cette espèce, parmi les-
quelles le chèvre-feuille et le jasmin daignaient se confondre. Ces guir-
landes semblaient jetées négligemment d'un arbre a l'autre, comme
j'en avais remarque (pielquelois dans les forêts, et formaient sur nous
des espèces di' drapeiies qui nous garantissaient du soleil, tandis que
nous avions sons nos pieds un marcher doux, commode et sec, sur une
mousse line, sans sable, sans herbe et sans rejetons raboteux. Alors
seulement je découvris, non sans surprise, que ces ombrages verts et
touffus qui m'en avaient Uuit imposé de loin, n'éiaienl formés que de
ces plantes rampantes et parasites qui, guidées \c long des arbres, en-
vironnaient leurs têtes du plus épais feuillage, el leurs pieds d ombre el
de fraîcheur. J'observai même qu'au moyen d une industrie assez sim-
ple on avait fait prendre racine sur les troncs des arbres a plusieurs de
ces iil inles de sorte qu'elles s'étendaient davanUge en faisant moins
de (bèiuin Vous concevez bien que les fruits ne s'en trouvent pas mieux
(11' toiucs ces additions ; mais dans ce lieu seul on a sacrifie l'utile à l'a-
"ré ilde et dans le reste des terres on a pris un tel soin des plants et
des arbres ipiavec ce verger de moins la récolte en fruits no laisse
nas d'être plus forte qu'auparavant. Si vous songez combien au lond
d'un bois on #st charmé quelquefois de voir un fruit sauvage et même
de s'en rafraîchir, vous comprendrez le plaisir (pi'on a de trouver d.uis
ce désen anilicicl des fruits exceUems et murs, quoi(pie clairsemés ei
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LA NOUVELLE IIÉLOISE.
de mauvaise iiiiiie ; ce qui donne encore le plaisir de la recherche et
du choix.
Toiiies ces petites routes étaient hordées et traversées d'une eau lim-
pide Pt claire, tantôt circulant paruu l'Iiorbo et les (leurs en filets pres-
(|ue iuipcrccplibles, lanlot en plus grauds ruisseaux courant sur nu
gravier pur cl niaripieto qui roulait l'eau plus brillante. On voyait des
sources bouillonner et sortir de la terre, et quelquefois des canaux plus
jirol'onds dans lesquels l'eau calme et paisible réilécbissait à l'œil les
objets. Je comprends à présent tout le reste, dis-je à Julie : mais ces
eaux que je vois de toutes parts... Elles viennent de là, reprit-elle en
nie montrant le côté où était la terrasse de son jardin. C'est ce même
ruisseau qui fournit à tçrands frais dans le parterre un jet d'eau dont
personne ne sc'soucie. M. de Wolmar ne veut pas le détruire, par res-
pect pour mon père qui l'a fait faire ; mais avec quel plaisir nous ve-
nons tous les jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n'ap-
prochons guère au jardin! le jet d'eau joue pour les étrangers, le ruis-
seau coule ici pour nous. 11 est vrai que j'y ai réuni l'eau de la fontaine
publique, qui se rendait dans le lac par le grand chennn, qu'elle dé-
gradait au préjudice des passants et à pure perle pour tout le monde.
Klle faisait un coude au pied du verger entre deux rangs de saules; je
les ai renfermés dans mon enceinte, et j'y conduis la même eau par
d'autres routes.
Je vis alors qu'il n'avait été question que de faire serpenter ces eaux
avec économie en les divisant et réunissant à propos, en épargnant la
pente le plus qu'il était possible, pour prolonger le circuit et se ménager
le murmure de quelques petites chutes. Une couche de glaise couverte
d'un pouce de gravier du lac et parsemée de coquillages formait le lit
des ruisseaux. Ces mêmes ruisseaux, courant par intervalles sous quel-
ques larges tuiles recouvertes de terre et de gazon au niveau du sol ,
l'ormaient à leur issue autant de sources arlificielles. Quelques filets s'en
élevaient par des siphons sur des lieux raboteux, et bouillonnaient en
retombant. Enlin la terre ainsi rafraîchie et humectée donnait sans
cesse de nouvelles (leurs et entretenait l'herbe toujours verdoyante et
helle.
Plus je parcourais cet agréable asile, plus je sentais augmenter la
sensation délicieuse que j'avais éprouvée en y entrant : cependant la
curiosité me lenait en haleine. J'étais plus empressé de voir les objets
que d'examiner leurs impressions, et j'aimais à me livrer à cette char-
mante contemplation sans prendre la peine de penser. Mais madame de
Wolmar, me tirant de ma rêverie, me dit en me prenant sous le bras :
Tout ce que vous voyez n'est que la nature végétale et inanimée ; cl,
quoi qu'on puisse faire, elle laisse toujours une idée de solitude qui at-
triste. Venez la voir animée et sensible; c'est là qu'à chaque instant du
jour vous lui trouverez un attrait nouveau. Vous me prévenez, lui dis-je ;
j'entends un ramage bruyant et confus, et j'aperçois assez peu d'oi-
seaux : je comprends que vous avez une volière. Il est vrai, dil-elle;
approchons-en. Je n'osai dire encore ce que je pensais de la volière;
liiais cette idée avait quelque chose qui me déplaisait, et ne me sem-
blait point assortie au reste.
Nous descendîmes par mille détours au bas du verger, où je trouvai
toute l'eau réunie en un joli ruisseau, coulant doucement entre deux
r.nigs de vieux saules qu'on avait souvent ébranchés. Leurs têtes creu-
ses et demi-chauves formaient des espèces de vases d'où sortaient, par
l'adresse dont j'ai parlé, des touffes de chèvre-feuille, dont une partie
s'entrelaçait amour des branches, el l'autre tombait avec grâce le long
dii ruisseau. Presque à l'extrémité de l'enceinte était un pelit bassin
liordé d'herbes, de joncs, de roseaux, servant d'abreuvoir à la volière,
et dernière station de cette eau si précieuse et si bien ménagée.
Au delà de ce bassin était un terre-plain terminé dans "l'angle de
l'enclos par un nionlicule garin d'une multitude d'arbrisseaux de toute
espèce; les plus petits vers le haut, et toujours croissant en grandeur
à n)esure que le sol s'abaissait; ce qui rendait le plan des têtes presque
liovizontal, ou montrait au moins qu'un jour il le devait être. Sur le de-
vant étaient une douzaine d arbres jeunes encore, mais faits pour de-
venir fort glands, tels que le hêtre, l'orme, le frêne, l'acacia. C'étaient
les bocages de ce coteau qui servaient d'asile à cette multitude d'oi-
seaux dont j'avais entendu de loin le ramage ; et c'était à l'ombre de ce
li'uillage comme sous un grand parasol qu'on les voyait voltiger, cou-
rir, chanter, s'agacer, se battre comme s'ils ne'nous avaient pas aper-
çus. Ils s'enfuirent si peu à noire approche, que, selon l'idée dont j'étais
lirévenu, je les crus d'abord enfermés par un grillage; mais comme nous
lûmes arrivés au bord du bassin, j'en vis plusieuis descendre et s'ap-
piochcr de nous sur une espèce de courte allée qui séparait en deux le
lerre-plaiu et communiquait du bassin à la volière. Alors M. de Wol-
mar, faisant le tour du bassin, sema sur l'allée deux ou trois poignées
de grains mélangés qu'il avait dans sa poche ; et quand il se fut relire,
les oiseaux accoururent et se mirent à manger comme des poules, d'un
air si familier que je vis bien qu'ils étaient faits à ce manège. Cela est
charmant! m'éeriai-je. Ce mot de volière m'avait surpris de votre part;
mais je l'entends maintenant : je vois que vous voulez des hôtes et non
mais rien tenté de pareil ; et je n'aurais point cru qu'on .y pût réussir,
si je ii'en avais la preuve sous mes yeux.
La patience et le temps, dit M. de VVolmar, ont fait ceniiracle. Ce
sont des expédicnis dont les gens liclies ne s'avisent guère dans leurs
plaisiis. Toujours pressés, de jouir, la force et l'argent sont les seuls
moyens ([u'ils connaissent : ils ont des oiseaux dans des cages, el des
amis à tant par mois. Si jamais des valets approchaient de ce lieu, vous
en verriez bientôt les oiseaux disparaître; cl s'ils y sont à présent en
grand nombre, c'est qu'il y ena toujours eu. On ne les fait pas venir quand
il n'y en a point ; mais il est aisé quand il yen a d'en attirer davantage en
prévenant tous leurs besoins, en ne les effrayant jamais, eu leur lais-
sant faire leur couvée en sûreté et ne dénichant point les petits; car
alors ceux qui s'y trouvent restent, et ceux qui surviennent restent en-
core. Ce bocage existait, quoiqu'il fût séparé du verger; Julie n'a fait
que l'y renfermer par une haie vive, ôter celle qui l'en séparait, l'agran-
dir cl l'orner de nouveaux plants. Vous voyez, à droite et à gauche de
l'allée qui y conduit, deux espaces remplis d'un mélange conlus d'her-
bes, de pailles, et de toutes sortes de plantes. Elle y fait semer chaque
année du blé, du mil, du tournesol, du chènevis, des pesettes, généra-
lement de tous les grains que les oiseaux aiment, et l'on n'en moissonne
rien. Outre cela, presque tous les jours, été et hiver, elle ou moi leur
apportons à manger; et quand nous y manquons, la Fanchon y supplée
d ordinaire. Ils ont l'eau à quatre pas, comme vous voyz. Madame de
Wolmar pousse l'attention jusqu'à les pourvoir lous les prinlemps de pe-
tits tas de crin, de paille, de laine, de mousse, et d'autres matières pro-
pres à faire des nids. Avec le voisiinige des matériaux, rabondance des
vivres, el le grand soin qu'on prend d'écarter lous les ennemis, l'éter-
nelle tranquillité dont ils jouissent les porte à pondre en un lieu com-
mode où rien ne leur manque, où personne ne les trouble. Voilà com-
ment la patrie des pères est encore celle des enfants, et comment la
peuplade se soutient et se multiplie.
Ah ! dit Julie, vous ne voyez plus rien 1 chacun ne songe plus qu'à soi :
mais des époux inséparables, le zèle des soins domestiques, la tendresse
paternelle et maternelle, vous avez perdu tout cela. Il y a deux mois
qu'il fallait être ici pour livrer ses yeux au plus charmant spectacle, et
son cœur au plus doux sentiment de la nature. Madame, repris-je assez
tristement, vous êtes épouse et mère; ce sont des plaisirs qu'il vous
appartient de connaître. Aussitôt M. de Wolmar, me prenant parla main,
me dit en la serrant : Vous avez des amis, el ces amis ont des enfants ;
comment raffeclion paternelle vous serait-elle étrangère'? Je le regar-
dai, je regardai Julie; lous deux se regardèrent , el me rendirent un
regard si touchant, que, les embrassant l'un après l'autre, je leur dis
avec allcndrisscnienl : Us me sont aussi chers qu'à vous. Je ne sais par
quel bizarre cITet un mot peut ainsi changer une àme; mais, depuis ce
moment, M. de Wolmar me paraît un autre homme, et je vois moins en .
lui le mari de celle que j'ai tant aimée que le père de deux enfants pour
lesquels je donnerais ma vie.
Je voulus faire le tour du bassin pour aller voir de plus près ce char-
mant asile et ses petits habitants; mais madame de Wolmar me retint.
Personne, me dit-elle, ne va les troubler dans leur domicile, et vous êtes
même le premier de nos hôtes que j'aie amené jus(prici. 11 y a quatre clefs
de ce verger, dont mon père et nous avons chacun une; Fanchon a la
quatrième", comme inspectrice, et pour y mener quelquefois mes en-
fants ; faveur dont on augmente le prix par l'extrême circonspeclion
qu'on exige d'eux tandis qu'ils y sont. Gusiin lui-même n'y entre jamais
qu'avec un des quatre; encore, passé deux mois de printemps où ses
travaux sont utiles, n'y entre-l-il presque plus, et tout le reste se fait
entre nous. Ainsi, lui dis-je, de peur que vos oiseaux ne soient vos
esclaves, vous vous êtes rendus les leurs. Voilà bien, reprit-elle, le
propos d'un tyran, qui ne croit jouir de sa liberté qu'autant qu'il trou-
ble celle des autres.
C'omrae nous partions pour nous en retourner, M. de Wohnar jeta
une poignée d'orge dans le bassin, et en y regardant j'aperçus quelques
petits poissons. Ali! ah! dis-je aussitôt, voicL pourtant des prisonniers!
Oui, dit-il, ce sont des prisonniers de guerre auxquels on a fait grâce
de la vie. Sans doute, ajouia sa femme. Il y a quelque temps que l'an-
cliou vola dans la cuisine despercheltes qu'elle apporta ici à mon insu.
Je les y laisse, de peur de la morliller si je les renvoyais au lac; car il
vaut encore mieux loger du poisson un peu à l'étroit que de fâcher une
honnête personne. Vous avez raison, répondis-je, el celui-ci n'est pas
trop à plaiudre d'être échappé de la poêle à ce prix.
lié bien! que vous eu semble? me dit-elle en nous en retournant.
Etes- vous encore au bout du monde? Non, dis-je, m'en voici tout à fait
dehors, et vous m'avez en effet transporté dans l'Elysée. Le nom pom-
peux qu'elle a donné à ce verger, dit M. de Wolmar, mérite bien celte
raillerie. Louez modestement des jeux d'enfants , et songez qu'ils n'ont
jamais rien pris sur les soins de la mère de famille. Je le sais , repris-
je, j'en suis irès-sùr; el les jeux d'enfants me plaisent plus en ce genre
que les travaux des hommes,
il y a pourtant ici , continuai-je , une chose que je ne puis compren-
j.as des prisonniers. (Ju'appelez-vous des hôtes? répondit Julie : c'est 1 drejc'es'l qu'un lieu si différent de ce qu'il élait"ne peut être devenu ce
nous qui sommes les leurs: ils sont ici les maîtres, el nous leur payons qu'il est qu'avec de la culture et du soin : cependant je ne vois nulle
tribut pour en être soufferts quelquefois. Fort bien, repris-je, maiscom- pari la moindre trace de culture; tout est verdoyant, frais, vigoureux,
ment ces maîlrcs-là se sont-ils emparés de ce lieu? le moyen d'y ras- el la liiaiii du jardinier ne se montre point ; rien ne dément l'idée d'une
sembler tant d'Iiabitanls volontaires? je u'ai pas ouï dire qu'on ait ja- ' île déserte qui m'est venue en entrant, et je n'aperçois aucuns pas
LA NOUVELLE IIÉ1.0ISE.
401
(l'iiomnips. Ml! ilil M. .!(■ Woliiirir, <'rsl (iii'oii a pris (,'raiid soin ili' les
(•riiiccr. J'ai rlé Sdiivciil liMiKiiri, .|iii>l(|iirlbis (■(iiii|ilirc, di; la ln|i()iiii.'iic.
On fail sciiici' (In Iniii siii' Imis les riidroils lalxiiiirs , r-t I'IiciIjc caclic
bientôt 1rs vestiges du travail; on lait eoiiviir l'hiver de. qnel(|nes enu-
clies d'eiifîrais li;s liciK maigres et arides; l'enj^rais mange la nnnisse,
ranime l'Iierlic et les plantes; les arbres enx-méines ne s'en trouvent
pas pins mal, et l'été il n'y parait plus. A l'égard de la mousse (jjii cou-
vre (pielques allées, c'est milord lîdouard (pii nous a envoyé d'Angle-
terre 1(^ secret pour ia faire naître. Ces doux côtés, conliim.vl-il, étaient
l'erniés par des murs ; les murs ont été masqués, non par des espaliers,
mais par d'épais arbrisseaux qui font prendre les bornes du lieu pour
le conmicncemenl d'ini bois. Des deux autres côtés régnent de fortes
haies vives , bien garnies d'iMable , d'aubépine , de houx , de Iroëne, et
d'auires arbrisseaux mélanges cpii leiM' ôlent l'apjjarence de haies cl
leur donncnl celle d'un taillis. Vous ne voyez rien d'aligné, rien de ni-
velé ; jamais le cordeau n'entra dans ce lieu ; la nature ne plante rien
au cordeau ; les siimosités dans leur feinte, irrégularité sont ménagées
avec art pour prolonger la promenade, cacher les bords de l'ile , cl en
agrandir l'étendue apparente sans faire des détours inconimodes et trop
fréquents.
En considérant tonl cela , je trouvais assez bi/.arre qu'on prit tant de
peine pour se cacher celle qu'on avait prise : n'aurait-il pas mieux valu
n'en point prendre'/ Malgré tout ce qu'on vous a dit, me répondit Julie,
vous jugez du travail par l'effet, et vous vous ironqjez. Tout ce que
vous voyez sont des plantes sauvages ou robustes qu'il suftit de mettre
en terre , et (pii viennent ensuite d'elles-mêmes. D'ailleurs la nature
semble vouloir dérober aux yeux des hommes ses vrais attraits, aux-
qiu^ls ils sont trop peu sensibles , el (|n'ils déligurcnt quand ils sont à
leur portée : elle fuit les lieux fréquentés; c'est an sommet des monta-
giies, au fond des forêts, dans des des désertes, qu'elle étale ses char-
mes les plus touchants. Ceux qui l'aiment et ne peuvent l'aller chercher
si loin sont réduits à lui faire violence , à la forcer en quelque sorte à
venir habiter avec eux; et tout cela ne peut se faire sans un peu d'il-
lusion.
A ces mots , il me vint une imagination (pii les fit rire. Je me figure,
leur dis-je , un homme riche de l'aris ou de Londres , maître de cette
maison , el amenaul avec lui un arehitecte chèremenl payé pour gâter
la nature. Avec quel dédain il entrerail dans ce lieu simple et mesquin!
avec quel mépris il ferait arracher toutes ces guenilles! les beaux ali-
gucments qu'il prendrait I les belles allées qu'il ferait percer! les belles
paltes-d'oie , les beaux arbres en parasol , en éventail ! les beaux treil-
lages bien seiilpti's! les belles charmilles bien dessinées, bien équarries,
bien contourné(!s I les beaux boulingrins de fin gazon d'Angleterre ,
ronds , carrés, échancrés, ovales! les beaux ifs taillés en dragons , en
pagodes, en marmousets, en toutes sortes de monstres! les beaux vases
de'l)ron7,e, les beaux fruits de pierre dipiit il oiiiera son jardin !... Quand
tonl eela sera exeeiité, dil M. de \V(iliii;ir, il ami lait un trcs-bcau lieu,
dans lequel on n'ii a guère, el dont un sorliia [iiiij s avec empressement
pour aller eliereher la eainpagne ; un lieu tiisie , on l'on ne se promè-
nera point, mais par où l'on passera pour s'allir |iriiiiieiier ; au lieu que
dans mes courses champêtres je me liàle souvent de rentrer pour venir
me promener ici.
Je ne vois dans ces terrains si vastes et si richement ornes que la
vanité du propriétaire et de l'artiste, qui, toujours empressés d'étaler,
l'un sa richesse el l'autre son talent, préparent à grands frais do l'ennui
à quiconque voudra jouir de leur ouvrage. Un faux jjoilt do grandeur
qui n'est point fait pour l'homme empoisonne ses plaisirs. L'air grand
est toujours triste ; il fail songer aux misères de eeliii qui l'affecte. Au
milieu de SCS parterres et de ses grandes allées, son petil individu ne s'a-
grandit point ; un arbre de vingt pieds le couvre comme un de soixante ;
il n'occupe jamais (pie ses trois pieds d'espace , el se perd comme un
ciron dans ses immenses possessions.
Il V a un aiilie gui'il direeleiiieiil opposé à eeliii-là et pins ridicule en-
core, en ce qu'il ne laisse p.is niêiiie jouir de la proiiienaile pour laquelle
les jardins soiil lails. .l'eiileiiils, lui dis-je ; c'est celui de ces petits cu-
rieux, de ces pelils lleiii isles ipii se pâment à l'aspecl d'une renoncule,
cl se prosternent de\aiil des tulipes. Là-dcssus , je leur racontai , mi-
lord , ce uni m'elail arrive aiilrefois à Londres dans ce jardin de fleurs
où nous fûmes iulrodiiils avec tant d'appareil, et où nous vîmes briller
si ponipeiiseuieiil tous les trésors de la llollamle sur quatre couches de
l'nniier. Je n'oiibli.ii pas la cérémonie du parasol el de la petite baguette
dont on m'honora , moi indigne , ainsi (|ue les antres spectateurs. Je
leur confessai humblenieni comment, avant voulu m'éverluer à mon
tour et hasarder de m'e\t;\sier à la vue d'une liilipe donl la couleur me
parut vive et la lôriiie elegaiile, je lus iiioipie, hue, silile de tons les sa-
vants, clcouimenl le pnil'esseiir du jardin, passant ilu nii'pris de la Heur
à celui du panégyriste, ne daigna plus me regarder de toute la séance.
Je pense, ajontai-je, qu'il eut bien du regret à sa baguette et à son pa-
rasol profanés.
Ce goùl, dil M. de Woliuar, ipiand il dégiMière en manie, a quelque
eliose de pelit et de vain ipii le rend puéril et ridienleinent coûteux.
L'antre, an moins a de la noblesse, de la gramleiir, et ipielquc sorte
de vi'iilé ; mais qu'est-ce ipie la valeur d'une palle on d'un oigiinn (pi'un
iiiseete ronge on détruit peiii-ètre an nioinent qu'un le niareliande, ou
d'une Heur précieuse ;\ midi et llétrie avant que le soleil soit couché?
qn'c'.l-ce qu'une bcaiilé coiivcnliomiellequi n'est sensible qu'aux yeux
dr.^ rinieux, cl (pii n'est beauté que parce qu'il leur plaît qu'elle le soit ?
Le- iiiiips peut venir qu'on ehercbcra dans les lleuis tout le contraire de
ce qu'on y cherelie aiijoiird'lini. cl avec autant de raison ; alors vous se-
rez h; doêle à votre tour, el votre curieux l'ignorant. Toutes ces petites
observations qui dégénèrent en étude ne conviennent point à l'homme
raisonnable qui veut donner à son corps un exercice modéré, ou dé-
lasser son esprit à la promenade en s entretenant avec ses amis. Les
fleurs sonl faites pour amuser nos regards en passant, et non pour être
si curieusement anatomisées. Voyez leur reine briller de toutes parts
dans ce verger : elle parfume l'air, elle encbaiite les yeux, el ne coûte
presque ni soin ni culture. C'est pour cela que les neuristes la dédai-
gnent : la nature l'a faite si belle qu'ils ne lui sauraient ajouter des
beautés de convention : cl, ne pouvant se tourmenter à la cultiver, ils
n'y trouvent rien qui les flatle. L'erreur des prétendus gens de goût
est de vouloir de l'art partout, et de n'être jamais conlenls que l'art m;
paraisse; au lieu que c'est à le cacher que consiste le véritable goût,
surtout qiiuid il est ipiestion des ouvrages de la nature. Que sigmiient
ces alleo si droites, si sablées, qu'on trouve sans cesse ; cl ces étoiles,
p;ir les(|iielles, liieii loin d'étendre aux yeux la grandeur d'un parc,
comme on l'imagine, on ne fait qu'en montrer maladroitement les bor-
nes? Voit-on dans les bois du sable de rivière? ou le pied se rcpose-
t-il plus dûuccmenl sur ce sable ijuc sur la mousse ou la pelouse'.' La
nature emploie-l-elle sans cesse l'équerre et la règle? Ont-ils peur
qu'on ne la reconnaisse eu quelque cbose malgré leurs soins peur la
défigurer? Ejifin n'est-il pas plaisant que, comme s'ils étaient déjà las
de îa promenade en la commençant, ils afl'ecient de la faire eu ligne
droite pour arriver plus vile au terme? Xc dirait-on pas que, menant
le plus court cbemin, ils font un voyage plutôt qu'une promenade, cl se
bâtent de sortir aussitôt qu'ils sont entrés?
Que fera donc riiomme de goût qui vil pour vivre, qui sait jouir de
lui-même, qui cherche les jilaisirs vrais el simples, el qui veut se faire
une promenade à la porte de sa maison? Il la fera si commode el si
agréable qu'il s'y puisse plaire à toutes les beures de la journée, et
poiii laiit si simple et si naturelle qu'il semble n'avoir rien fait. Il ras-
senihlcia l'eau, la verdure, l'ombre Cl la fraîcheur; car la nature aussi
rassemble toules ces choses. Il ne donnera ;i rien de la symétrie; elle
est ennemie de la nature et de la variété ; el tontes les allées d'un jar-
din ordinaire se ressemblonl si fort qu'on croit être toujours dans la
même : il élaguera le terrain pour s'v promener connuodemenl ; mais
les deux côtés de ses allées ne seront point toujours exactement pa-
rallèles ; la direction n'eu sera pas toujours en ligne droite, elle aura je
ne sais quoi de vague comme la démarche d'un boinme oisif qui erre en
se promenant. Il ne s'inquiétera point de se percer au loin de belles
perspectives : le goût des points de vue et des lointains vient du pen-
cbant qu'ont la plupart des lioinmes à ne se plaire qu'où ils ne sont pas :
ils sont toujours avides de ce qui est loin d'eux; et l'arliste qui ne sait
pas les rendre assez conlenls de ce qui les entoure, se donne celte res-
source pour les amuser : mais l'bomme dont je parle n'a pas cette in-
nuiétiide, et quand il est bien où il est, il ne se soucie point d'être ail-
leurs. Ici, par exemple, on n'a pas de vue hors du lieu, el l'on est
irès-conlènl de n'en pas avoir. On penserait volonliers que tous les
charmes de la nature y sonl renfermés, cl je craindrais fort que la
moindre échappée de vue au dehors n ôt;it beaucoup d'agrément n celte
promenade. (;erlaiiiemeiit tout homme qui n'aimera pas à passer les
beaux jours dans un lieu si simple et si agréable, n'a pas le goût pur ni
l';une saine. J'avoue qu'il n'y faut pas amener en pompe les étrangers;
niais eu revanche ou s'y peut plaire soi-même, sans le monlrer a per-
Jloiisicur, lui dis-je, ces gens si riches qui font de si beaux jardins
ont de fort bonnes raisons pour n'aimer guère à se promener tout seuls,
ni à se trouver vis-à-vis d'eux-mêmes; ainsi ils font trcs-bien de ne
songer en cela qu'aux autres. Au reste, j'ai vu à la Chine des jardins
tels que vous les demandez, et faits avec tant d'art que l'art n'y parais-
sait point, mais d'une manière si dispendieuse et entretenus a si gr.inds
frais que cette idée m'ôtait tout le idaisir que j'aurais pu goûter a les
voir 'c'étaient des roches, des grottes, des cascades artificielles, dans
dcslieux plains <l sablonneux où l'on n'a que de l'eau de puits : c el.iient
des fleurs cl des plantes rares de tous les climats de la Chine el de a
Tartarie rassemblées el ciiliivees en un même sol. On n y voyait a la
vérité ni belles allées ni eompaitiinents réguliers; mais on y voyait en-
tassées avec prolusiou des merveilles qu'on ne iroiivc qu'epai^es et
séparées • la nature s'v présenlait sous mille aspects divers, et le tout
ensemb'e n'était point" ualurcl. Ici l'on n'a iransporle m terres m pier-
res on na fait ni pompes ni réservoirs, ou n'a besoin m de serres, ni
de fourneaux, ni de clocbes, ni de paillassons. Un terrain presque uni
a reçu des ornemenis très-simples ; des herbes communes, des arbris-
seaux comiiuins, quel.pies lileis d'eau coulant sans apprêt, sans con-
trainte ont suffi pour I embellir. C'est un jeu sans effort, dont la faci-
liie donne au spec laleur un nouveau plaisir. Je sens que ce séjour
nonrrait èlro eneore plus agréable et me plaire lulminieiit moins. Tel
eT inr ex.M.n.le le pare .elèbre de milord Cobbam à Staw. C'est un
comimsé de lieii'^ tres-beanx el très-pittoresques donl les aspe. ts ont
été choisis en dilïerenis |>avs, et dont tout paraît naturel, excepte I as-
semblage, comme dans Ics'jardius de la Clnue dont je vieus de vous
102
LA NOUVELLE HÉLOISE.
parler. Le maître et le créateur de cette superbe solitude y a même
fait construire des ruines, des temples, d'anciens édifices; et les temps
ainsi que les lieux y sont rassemblés avec une magnificence plus qu'bu-
niaiue. Voilà précisément de qnoi je me plains. Je voudrais que les
amusements des liommes eussent toujours un air facile qui ne fil point
songer à leur faiblesse, et qu'en admirant ces merveilles on n'eût point
l'imagination fatiguée des sommes et des travaux qu'elles ont coûtés. Le
sort ne nous donne-t-il pas assez de peines sans en mettre jusque dans
nos jeux ?
Je n'ai qu"im seul reprocbe à faire à votre Elysée, ajoutai-je en re-
gardant Julie, mais qui vous paraîtra grave; c'est d'être un anmsement
superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l'au-
tre côté de la maison des bosquets si charmants et si négligés? 11 est
vrai, dit-elle un peu embarrassée ; mais j'a'ime mieux ceci. Si vous
aviez bien songé à votre question avant que de la faire, interrompit
M. de Wolmar, elle serait plus qu'indiscrète. Jamais ma femme depuis
son mariage n'a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J'en
sais la raison quoiqu'elle me l'ait toujours tue. Vous, qui ne l'ignorez
Ï)as, apprenez à respecter les lieux où vous êtes ; ils- sont plantés par
es mains de la vertu.
A peine avais-je reçu cette juste réprimande, que la petite famille,
menée par Fanchon, entra comme nous sortions. Ces trois aimables
enfants se jetèrent au cou de M. et de madame de Wolmar. J'eus ma
part de leurs petites caresses. Nous rentrâmes, Julie et moi, dans l'E-
lysée, en faisant quelques pas avec eux, puis nous allâmes rejoindre
M. de Wolmar, qui parlait à des ouvriers. Chemin faisant, elle me dit
qu'après être devenue mère il lui était venu sur cette promenade une
idée qui avait augmenté son zèle pour l'embellir. J'ai pensé, me disait-
elle, à l'amusement de mes enfants et à leur santé quand ils seront plus
âgés. L'entretien de ce lieu demande plus de soin que de peine; il s'agit
plut6t de donner un certain contour aux rameaux des plantes que de
bêcher et labourer la terre : j'en veux faire un jour mes petits jardi-
niers ; ils auront autant d'exercice qu'il leur en faut pour renforcer leur
tempérament, et pas assez pour le fatiguer; d'ailleurs ils feront faire
ce qui sera trop fort pour leur âge, et se borneront au travail qui les
amusera. Je ne saurais vous dire, ajoula-t-elle, quelle douceur je goûte
à me représenter mes enfants occupes à me rendre les petits soins que
je prends avec tant de plaisir pour eux, et la joie de leurs tendres cœurs
en voyant leur mère se promener avec délices sous des ombrages cul-
tivés de leurs mains. En vérité, mon ami, me dit-elle d'une voix émue,
des jours ainsi passés tiennent du bonheur de l'autre vie; et ce n'est
pas sans raison qu'en y pensant j'ai donné d'avance à ce lieu le nom
d'Elysée. Milord, cette incomparable femme est mère comme elle est
épouse, comme elle est amie, comme elle est fille ; et pour l'éternel
supplice de mon cœur, c'est encore ainsi qu'elle fut amante.
Enthousiasmé d'un séjour si charmant, je les priai le soir de trouver
Lon que, durant mon séjour chez eux, la Fanchon me confiât sa clef
et le soin de nourrir les oiseaux. Aussitôt Julie envoya le sac au grain
dans ma chambre et me donna sa propre clef. Je ne sais pourquoi je la
reçus avec une^sorte de peine : il me sembla que j'aurais mieux aimé
celle de M. de Wolmar.
Ce matin je me suis levé de bonne heure , et avec l'empressement
d'un enfant je suis allé m'enlermer dans l'de déserte. Que d'agréables
pensées j'espérais porter dans ce lieu solitaire où le doux aspect de la
setde nature devait chasser de mon souvenir tout cet ordre social et
factice qui m'a rendu si malheureux! Tout ce qui va m'environner est
l'ouvrage de celle qui me fut si chère. Je la contemplerai tout autour
de moi ; je ne verrai rien que sa main n'ait touché ; je baiserai des
Heurs que ses pieds auront foulées ; je respirerai avec la rosée un air
qu'elle a respiré; son goût dans ses amusements me rendra présents
tous ses charmes, et je la trouverai partout comme elle est au fond de
mon cœur. . . . ...
En entrant dans l'Elysée avec ces dispositions, je me suis subitement
rappelé le dernier mot que me dit hier M. de Wolmar à peu près dans
la même place. Le souvenir de ce seul mot a changé sur-le-champ tout
l'état démon àme. J'ai cru voir l'image de la vertu où je cherchais
celle du plaisir ; cette image s'est confondue dans mon esprit avec les
traits de madame de Woliiiar; et, pour la première fois depuis mon re-
tour, j'ai vu Julie en son absence, non telle qu'elle fut pour moi et que
j'aime encore à me la représenter, mais telle qu'elle se montre à mes
yeux tous les jours. Milord, j'ai cru voir cette femme si charmante, si
chaste, et si vertueuse, au milieu de ce môme cortège qui l'eniourait
hier. Je voyais autour d'elle ses trois aimables enfants, honorable et
précieux gage de l'union conjugale et de la tendre amitié, lui faire et
recevoir d'elle mille touchantes caresses. Je voyais à ses côtés le grave
Wolmar, cet époux si chéri, si heureux, si digne de l'être. Je croyais
voir son œil pénétrant et judicieux percer au fond de mon cœur et
m'en faire rougir encore ; je croyais entendre sortir de sa bouche des
reproches trop mérités et des leçons trop mal écoutées. Je voyais à sa
suite celte même Fanchon Regard , vivante preuve du triomphe des
venus et de l'humanité sur le plus ardent amour. Ah ! quel sentiment
coupable eût pénciré jusqu'à elle à travers celte inviolable escorte?
Avec quelle indignation j'eusse étouffé les vils transports d'une passion
criminelle et mal éteuile ! et que je me serais méprisé de souiller d'im
seul soupir m\ aussi ravissaiH tableau d'innocencç ci d'honnOlclé 1 Je
repassais dans ma mémoire les discours qu'elle m'avait tenus en sor-
tant; puis, remontant avec elle dans un avenir qu'elle contemple avec
tant de charmes, je voyais cette tendre mère essuyer la sueur du front
de ses enfants, baiser leurs joues enllammées, et livrer ce cœur fait
pour aimer au plus doux sentiment de la nature. Il n'y avait pas jus-
qu'à ce nom d'Elysée qui ne rectifiât en moi les écarts de l'imagination,
et ne portât dans mon àme un calme préférable au trouble des pas-
sions les plus séduisantes. 11 me peignait en quelque sorte l'intérieur
de celle qui l'avait trouvé; je pensais qu'avec une conscience agitée
on n'aurait jamais choisi ce nom-là. Je me disais : La paix règne au
fond de son cœur comme dans l'asile qu'elle a nommé.
Je m'étais prorais une rêverie agréable; j'ai rêvé plus agréablement
que je ne m'y étais attendu. J'ai passé dans l'Elysée deux heures aux-
quelles je ne préfère aucun temps de ma vie. En voyant avec quel charme
et quelle rapidité elles s'étaient écoulées , j'ai trouvé qu'il y a dans la
niédiiation des pensées honnêtes une sorte de bien-être que les mé-
chants n'ont jamais connu; c'est celui de se plaire avec soi-même. Si
l'on y songeait sans préveution, je ne sais quel autre plaisir on pour-
rait égaler à celui-là. Je sens au moins que quiconque aime autant que
moi la solitude doit craindre de s'y préparer des tourments. Peut-être
tirerait-on des mêmes principes la clef des faux jugements des hommes
sur les avantages du vice et sur ceux de la vertu ; car la jouissance de
la vertu est tout intérieure, et ne s'aperçoit que par celui qui la sent ;
mais tous les avantages du vice frappent les yeux d'autrui, et il n'y a
que celui qui les a qui sache ce qu'ils lui coûtent.
Se a ciascun l' interno affanno
Si leggesse in fronte scrilto,
Quanti mai, che invidia fanno,
Ci farebbero pietà!
Oh I si les lourmenls secrets qui rongent les cœurs se lisaient sur les visages,
combien de gens qui font envie feraient pitié !
Comme il se faisait tard sans que j'y songeasse, M. de Wolmar est
venu me joindre et m'averlir que Julie et le thé m'attendaient. C'est
vous, leur ai-je dit en m'excusaut, qui m'empêchiez d'être avec vous;
je fus si charmé de ma soirée d'hier que j'en suis retourné jouir ce
matin : heureusement il n'y a point de mal ; et puisque vous m'avez
attendu, ma matinée n'est pas perdue.
C'est fort bien dit, a répondu madame de Wolmar; il vaudrait mieux
s'attendre jusqu'à midi que de perdre le plaisir de déjeuner ensemble.
Les étrangers ne sont jamais admis le matin dans ma chambre , et dé-
jeunent dans la leur. Le déjeuner est le repas des amis; les valets en
sont exclus, les importuns ne s'y montrent point ; on y dit tout ce qu'on
pense, on y révèle tous ses secrets, on n'y contraint aucun de ses sen-
timents; on peut s'y livrer sans imprudence aux douceurs de la con-
fiance et de la familiarité. C'est presque le seul moment où il soit per-
mis d'être ce qu'on est ; que ne dure-t-il toute la journée ! Ah 1 Julie !
ai-je été prêt à dire, voilà un vœu bien iniéressél mais je me suis tu.
La première chose que j'ai reiranchée avec l'amour a été la louange.
Louer quelqu'un en face, à moins que ce ne soit sa maîtresse, qu'est-ce
faire autre chose sinon le taxer de vanité? Vous savez, milord, si c'est
à madame de Wolmar qu'on peut faire ce reproche. Non, non; je
l'honore trop pour ne pas l'honorer en silence. La voir, l'entendre,
observer sa conduite, n'est-ce pas assez la louer î
LETTRE Xn.
DE M.\DAME DE WOLMAR A MADAME D ORBE.
11 est écrit, chère amie , que tu dois être dans tous les temps ma
sauvegarde contre moi-même , et qu'après m'avoir délivrée avec tant
de peine des pièges de mon cœur, tu me garantiras encore de ceux de
ma raison. Après tant d'épreuves cruelles, j'apprends à me défier des
erreurs comme des passions dont elles sont si souvent l'ouvrage. Que
n'ai-je eu toujours la même précaution ! Si dans les temps passés j'avais
moins compté sur mes lumières, j'aurais eu moins à rougir de mes
sentiments.
Que ce préambule ne t'alarme pas. Je serais indigne de ton amitié si
j'avais encore à la consulter sur des sujets graves. Le crime fut toujours
étranger à mon cœur, et j'ose l'en croire plus éloigné que jainais.
Ecoute-moi donc paisiblement, ma cousine, cl crois que je n'aurai j.a-
mais besoin de conseil sur des doutes que la seule honnêteté peut ré-
soudre.
Depuis six ans que je vis avec M. de Wolmar dans la plus parfaite
union qui puisse régner entre deux époux, tu sais qu'il ne m'a jamais
parlé ni de sa famille ni de sa personne, et que, l'ayant reçu d'un père
aussi jaloux du bonheur de sa fille que de l'honneur de sa maison , je
n'ai point marqué d'empressement pour en savoir sur son compte plus
LA NOUVELLE IIELOLSE,
i03
qu'il ne jugeait à propos de m'en dire. Contente de lui devoir, avec la
vie de celui qui me l'a donnée, mon honneur, mon repos, ma raison,
mes enfants, et tout ce qui peut me rendre quelque prix à mes propres
yeux, i'i'iiiis liicn assurée que ce que j'ignorais de lui ne démentait point
ce qui ni'c liiil connu; et je n'avais pas l)esoiii d'en savoir davantage
pour l'ainirr. l'estimer, l'honorer autant (|u'il était possihie.
Ce matin , en déjeunant, il nous a proposé un tour de promenade
avant la chaleur, puis, sons prétexte de ne pas courir, disait-il, la
canq)agne en robe de chambre, il nous a menés dans les bosquets, et
précisément, ma chère, dans ce même bosquet où conunencèrcnt tous
les malheurs de ma vie. En approchant de ce lieu fatal, je me suis senti
un affreux battement de cœur; cl j'aurais rel'us(i d'entrer si la honte ne
m'eiU retenue, et si le souvenir d'un nu)t (pii lut dit l'autre jour dans
l'Elysée ne m'eût fait craindre les inicipréiaiions. .le ne sais si le phi-
losophe était plus Iraminille; mais, quelipic temps après, ayant par ha-
siird tourné les yeux sur lui , je l'ai trouvé pâle, changé, el je ne puis
te dire quelle peine tout cela m'a fait.
En entrant dans le bosquet j'ai vu mon mari me jeter un coup d'oeil
et sourire. Il s'est .assis entre nous ; et, après un moment de silence,
nous prenant tous deux par la nuiin : Mes enfants, nous a-t-il dit , je
commence à voir que mes projcis nv. seront pas vains, el que nous pou-
vons être unis tous trois d'iui ;iii;ii:li(iiiiiil durable, propre à faire noire
bonheur commun et ma consoliiiion dans les ennuis d'une vieillesse
qui s'approche : mais je vous coEuiais tous deux mieux que vous ne
me connaissez : il est juste de rendre les (lioscs égales; el quoique je
n'aie rien de fort intéressant à vous apprendre, ])uisqne vous n'avez
plus de secret pour moi, je n'en veux plus avoir pour vous.
Alors il nous a révélé le mystère de sa naissance, qui jusqu'ici n'a-
vait été connue que de mon père. Quand lu le sauras, lu concevras
jusqu'où vont le sang-froid, et la modération d'un homme capable
de taire six ans un pareil secret à sa femme : mais ce secret n'est rien
pour lui, et il y pense trop peu pour se faire un grand effort de n'en
pas parler.
Je né vous arrêterai point, nous a-t-il dit, «ur les événements de ma
vie : ce qui peut vous importer est moins de connaître mes aventures
que mon caractère. Elles sont simples comme lui, et, sachant bien ce
que je suis, vous comprendrez aisément ce que j'ai pu faire. J'ai natu-
rellement l'àme tranquille et le cœur froid. Je suis de ces hommes
qu'on croit bien injurier en disant qu'ils ne scnteul rien, c'est-à-dire
qu'ils n'ont point de passion qui les détourne de suivre le vrai guide de
l'homme. l'eu sensible an plaisir et à la douleur, je n'éprouve même
que très-l'aibleniiMit ce senliiuent d'intérêt el d'humanité qui nous ap-
proprie les alTeilioMs d'aulrui. Si j'ai de la peine à voir souffrir les gens
de bien, la piti(! n'y entre pour rien, car je n'eu ai point a voir souffrir
les méchants. Mon seul principe actif est le goill naturel de l'ordre ; et
le concours bien combiné du jeu de la fortune et des actions des
honuncs me plaît exactement comme une belle symétrie dans un ta-
bleau, ou comme une pièce bien conduite au théâtre. Si j'ai quelque
passion dominante, c'est celle de l'observation. J'aime à lire dans les
cœurs des hommes; comme le mien me fait peu d'illusion, que j'ob-
serve de sang-froid et sans intérêt, el qu'une longue expérience m'a
donné de la sagacité, je ne me trompe guère dans mes jugements ;
aussi c'est là toute la récompense de l'amour-propre dans mes éludes
coniinuelles ; car je n'aime point à faire un rôle, mais seukMuent à voir
jouer les autres ; la société m'est ai^iéable pour la contempler, non
]»our en faire partie. Si je pouvais elian^ei- la nature de mon être et de-
venir un œil vivant, je ferais volontiers cet échange. Ainsi mon indiffé-
rence pour les hommes ne me rend point iiulépendaut d'eux; sans me
soucier d'eu être vu j'ai besoin de les voir, el sans m'être chers ils me
sont nécessaires.
Les deux premiers étals de la société que j'eus occasion d'observer
furent les courtisans el les valets : deux ordres d'hommes moins diffé-
rents en effet (|u'en apparence, et si peu dignes d'être étudiés, si faciles
à connaître, que je m'ennuyai d'eux au premier regard. En quittant la
cour, où tout est sitôt vu, je me dérobai sans le savoir au péril qui m'y
menaçait el dont je n'aurais point échappé. Je changeai de nom; et,
voulant connaître les militaires, j'allai chercher du service chez un
prince étranger; c'est là que j'eus le bonheur dèlre utile à votre père
que le désespoir d'avoir tiu' son ami forçail à s'e\posrr tt'uiérairenient
el contre son devoir. Le cn'ur sensilile et reconnaissant de ce brave
officier commença dés lors à me dnnner nieillenre opinion de l'Iunna-
nité. Il s'nnil à moi d'une amitié à laquelle il m'était impossible de re-
fuser la mienne ; et nous ne cessâmes d'entretenir depuis ce temps-là
des liaisons qui devim-ent plus élroiics de jour en jour. J'appris daos
ma nouvelle condilioM (pie l'iMli'rcl n'est pas, comme jo l'avais cru, le
seul mobile des aclion^ luuiiainis, et (jne parmi les foides de préjugés
qui condiatlent la veiin il en csl aussi (pii la favorisent. Je conçus que
le cara<iére j;(Mieral de l'ImMune est un amour-propre inilifférent par
lui-mèinc, bon ou iiiauvai- par les acciilenis qui le nioililient, cl qui dé-
pendenl des coninnies, des lois, des rangs, de la fortune, el de toulc
noire police 1 cuiu". Jo me livrai donc à mon penchant; et, méprisant
la vaine opinion des conditions, jo me jetai successivement dans les
divers elals tpii pouvaient m'aider à les comparer tous el à connaître
les uns par les antres. Ji' sentis, coi\miu? vous l'avez remanpié dans
quelque leUi'c, dil-il à Saint-rrcux, qu'on ne voit rien quand ou se
contente de regarder, qu'il faut agir soi-même pour voir agir les
hommes, el me (is acteur pour être spectateur. 11 est toujours aisé de
descendre : j'essayai d'une multitude de conditions dont jaraai
homme de la mienne ne s'était avisé. Je devins même paysan; et
quand Julie m'a fait garçon jardinier, elle ne m'a point trouvé si novice
au métier qu'elle aurait pu croire.
Avec la véritable connaissance des hommes, dont l'oisive philoso-
phie ne donne que l'apparence, je trouvai un autre avantage auquel je
ne m'étais point attendu ; ce lut d'aiguiscr'par une vie active cet amour
de l'ordre que j'ai reçu de la nature, et de prendre un nouveau goût
pour le bien par le plaisir d'y contribuer. Ce sentinu'iit me rendit ua
|)eu moins contemplatif, m'uiiit un peu plus à moi-nn-me ;tet, par une
suite assez naturelle de ce progrès, je m'aperçus que j'étais seul. La
solitude, qui m'ennuya toujours, me de venait affreuse, et je ne pouvais
plus espérer de l'éviter longtemps, Sans avoir perdu ma froideur, j'a-
vais besoin d'un attachement ; l'image de la caducité sans consolation
m'affligeait avant le temps, et pour la première fois de ma vie je con-
nus l'inquiétude el la tristesse. Je parlai de ma peine au baron d'E-
tange. Il ne faut point, me dit-il, vieillir garçon. .Moi-même, après avoir
vécu presque indépendant dans les liens du mariage, je sens que j'ai
besoin de redevenir époux et père, et je vais me retirer dans le sein
de ma famille. Il ne tiendra qu'à vous d'en faire la vôtre el de me
rendre le fils que j'ai perdu. J'ai une lille unique à marier: elle n'est pas
sans mérite; elle a le cœur sensible, et l'amour de son' devoir lui fait
aimer tout ce qui s'y rapporte. Ce n'est ni une beauté ni un prodige d'es-
prit ; mais venez la voir, et croyez que si vous ne sentez rien pour elle
vous ne sentirez jamais rien po"ur personne au monde. Je vins, je vous
vis, Julie, et je trouvai que votre père m'avait parlé modestement de
vous. Vos transports, vos larmes de joie en l'embrassant, me donnè-
rent la première ou plutôt la seule émotion que j'aie éprouvée de ma
vie. Si cette impression fut légère, elle était unique ; el les sentiments
n'ont besoin de force pour agir qu'en proportion de ceux qui leur ré-
sistent. Trois ans d'absence ne changèrent point l'état de mon cœur.
L'étal du vôtre ne m'échappa pas à mon retour ; et c'est ici qu'il faut
que je vous venge d'un aveu qui vous a tant coûté. Juge, ma chère,
avec quelle étrange surprise j'appris alors que tous mes secrets lui
avaient été révélés avant mon mariage, el qu'il m'avait épousée saus
ignorer que j'appartenais à un autre.
Celte conduite était inexcusable, a continué .M. de Wolmar. J'offen-
sais la délicatesse ; je péchais contre la prudence ; j'exposais votre
honneur cl le mien ; je devais craindre de nous précipiter tous deux
dans des malheurs sans ressource : mais je vous aimais, et n'aimais que
vous ; tout le reste m'était indifférent. Comment réprimer la passion
même la plus faible quand elle est sans contre-poids? Voilà l'incon-
vénient des caractères froids et tranquilles. Tout va bien tant que leur
froideur les garantit des tentations; mais s'il en survient une qui les
atteigne, ils sont aussitôt vaincus qu'attaqués; et la raison, qui gou-
verne tandis qu'elle est seule, n'a jamais de force pour résister au
moindre effort. Je n'ai été tenté qu'une fols, et j'ai succombé. Si l'i-
vresse de quelque autre passion m'eût fait vaciller encore, j'aurais fait
autant de chutes que de faux pas. Il n'y a que des âmes de feu qui sa-
chent combattre et vaincre ; tous les grands efforts, toutes les actions
sublimes, sont leur ouvrage : la froide raison n'a jamais rien fait d'il-
lustre, et l'on ne triomphe des passions qu'en les opposant l'une à l'au-
tre. Quand celle de la vertu vient à s'élever, elle domine seule et lient
tout en équilibre. Voilà comment se forme le vrai sage, qui [n'est pas
plus qu'un autre à l'abri des passions, mais qui sent saii les vaincre
par elles-mêmes, comme un pilote fait route par les mauvais vents.
Vous voyez que je ne préiends pas atténuer ma faute : si c'en eût
ét(; une, je l'aurais laite inlaillibicment ; mais, Julie, je vous connais-
sais, et n'en lis point en vous épousant. Je sentis que de vous seule
dépendait tout le bonlienr dont je pouvais jouir, cl que si quelqu'un
était capable de vous rendre heureuse, c'était moi. Je savais que l'in-
nocence et la paix étaient nécessaires à votre cœur, que l'amour dont
il était préoccupe ne les lui donnerait jamais, el qu'il n'y avait que l'hor-
reur du crime ipii pût en chasser l'amour. Je vis que votre àme était
dans un accablement dont elle ne sortirait que par un nouveau eombal,
et que ce serait en sentant combien vous pouviez encore être estimable
qiK^ vous apprendriez à le devenir.
\oIre ccenr elail usé pour l'amour: je comptai donc pour rien une
disproportion d'âge qui m'ôlail le droit de prétendre à un sentiment
dont celui qui en était l'objet ne pouvait jouir, et impossible à obtenir
pour tout autre. Au contraire, voyant dans une vie plus qu'à moitié
écoidée qu'un seul goût s'était f:\it sentir à moi, je jugeai qu'il serait
durable, et je me plus à lui conserver le reste de mes jours. Daos mes
longues recherches, je n'avais rien trouvé qui vous valût ; je pensai
que ce que vous ne feriez pas nulle autre au monde ne pourrait le faire ;
j'osai croire à la vertu, et vous épousai. Le mystère que vous me fai-
siez ne me surprit point ; j'en savais les raisons, et je vis dans votre
sage conduite celle de sa durée. Par égard pour vous j'imitai votre ré-
serve, el ne voulus point vous ôler l'honneur de me fiiire un jour de
vous-même un aveu ipie je voyais à chaque instant sm- le bord de vos
lèvres. Je ne me suis inunpé eu rien; vous avez tenu tout ce que. je
m'étais promis de vous. Quand je voulus me choisir une épouse, je de-
sirai d'avoir eu elle uue conq)aguc aimable, sage, heureuse. Les deux
104
LA NOUVELLE HÉLOISE.
premières conditions sont remplies : mon enfant, j'espère que la troi- j
siènie ne nous manquera pas.
A ces mots, malgré tous mes efforts pour ne l'interrompre que par |
mes pleurs, je n'ai pu ni'ompècher de lui sauter au cou en m'écrianl :
Won cher mari ! ô le meilleur cl le plus aimé des hommes ! apprenez-
moi ce qui manque à mon honheur, si ce n'est le vôtre, et d'être mieux
mérité... Vous êtes heureuse autant qu'il se peut, a-t-il dit en m'inter-
rompant ; vous méritez de l'être , mais il est temps de jouir eu paix
d'un bonheur qui vous a jusqu'ici coûté bien des soins. Si votre fidélité
m'eût suffi, tout était fait du niouieiit que vous me la promîtes; j'ai
voulu de plus qu'elle vous fût facile et douce, et c'est à la rendre telle
que nous nous sommes tous deux occu|ics de concert sans nous en
parler. Julie, nous avons réussi mieux que vous ne pensez, peut-être.
Le seul tort que je vous trouve est de n'avoir pu reprendre en vous la
confiance que vous vous devez, et de vous estimer moins que votre
prix. La modestie extrême a ses dangers ainsi que l'orgueil. Comme une
témérité qui nous porte au delà de nos forces les rend impuissantes,
vn effroi qui nous empêche d'y compter les rend inutiles. La véritable
prudence consiste à les bien connaître et à s'y tenir. Vous en avez ac-
quis de nouvelles en changeant d'état. Vous n'êtes plus cette fille in-
fortunée qui déplorait sa faiblesse en s'y livrant; vous êtes la plus ver-
tueuse des femmes, qui ne connaît d'autres lois que celles du devoir
et de l'honneur, et à qui le trop vif souvenir de ses fautes est la seule
faute qui reste à reprocher. Loin de prendre encore contre vous-même
des précautions injurieuses, apprenez donc à compter sur vous pour
pouvoir y compter davantage. Ecartez d'injustes défiances capables de
réveiller quelquefois les sentiments qui les ont produites. Félicitez-vous
plutôt d'avoir su choisir un honnête homme dans un âge où il est si
facile de s'y tromper, et d'avoir pris autrefois un amant que vous pou-
vez avoir aujourd'hui pour ami sous les yeux de votre mari même. A
peine vos liaisons me furent-elles connues, que je vous estimai l'un
par l'autre. Je vis quel trompeur enthousiasme vous avait tous deux
égarés : il n'agit que sur les belles âmes ; il les perd quelquefois, mais
c'est par un attrait qu) ne séduit qu'efies. Je jugeai que le même goût
qui avait formé votre union la relâcherait sitôt qu'elle deviendrait crimi-
nelle, et que le vice pourrait entrer dans des cœurs comme les vôtres,
mais non pas y prendre racine.
Dès lors je compris qu'il régnait entre vous des liens qu'il ne fallait
point rompre, que voire mutuel attachement tenait à tant de choses
louables, qu'il fallait plutôt le régler que l'anéantir, et qu'aucun des
deux ne pouvait oublier l'autre sans perdre beaucoup de son prix. Je
savais que les grands condjats ne font qu'irriter les grandes passions,
et que si les violents efforts exercent l'ùme, ils lui coûtent des tour-
ments dont la durée est capable de l'abaitrc. J'employai la douceur de
Julie pour tempérer sa sévérité. Je nourris son amitié pour vous, dit-il
à Saint-Preux ; j'en ôtai ce qui pouvait y rester de trop ; et je crois
vous avoir conservé de son propre cœur plus peut-èire qu'elle ne vous
en eût laissé si je l'eusse abandonné à lui-même.
nies succès m'encouragèrent, et je voulus tenter votre guérison
comme j'avais obtenu la sienne ; car je vous estimais, et, malgré les
préjugés du vice, j'ai toujours reconnu (pi'il n'y avait rien de bien"" qu'on
n'obtînt des belles âmes avec de la confiance et de la franchise. Je vous
ai vu, vous ne m'avez point trompé ; vous ne me tromperez point; et
quoique vous ne soyez point encore ce que vous devez être, je vous
vois mieux que vous ne pensez, et suis plus content de vous que vous
ne l'êtes vous-mêmes. Je sais bien que ma conduite a l'air bizarre, et
choque toutes les maximes communes ; mais les maximes deviennent
moins générales à mesure qu'on lit mieux dans les cœurs; et le mari de
Julie ne doit pas se conduire comme un autre homme. Mes enfants,
nous dit-il d'un ton d'autant plus touchant qu'il parlait d'un homme trau-
q\iille, soyez ce que vous êtes, et nous serons tous contents. Le danger
n'est que dans l'opinion : n'ayez pas peur de vous, et vous n'auVez
rien à craindre ; ne songez qu'au présent, et je vous réponds de l'ave-
nir. Je ne puis vous en dire aujourd'hui davantage ; mais si mes projets
s'accomplissent, et que mon espoir ne m'abuse pas, nos destinées se-
ront mieux remplies, et vous serez tous deux plus heureux que si vous
aviez été l'un à l'autre.
En se levant il nousembrassa, et voulut que nous nous embrassassions
aussi, dans ce lieu... dans ce lieu même où jadis... Claire, ô bonne
Claire, combien tu m'as toujours aimée ! Je n'en fis aucune difficulté :
hélas ! que j'aurais eu tort d'en faire I ce baiser n'eut rien de celui qui
m'avait rendu le bosquet redoutable : je m'en félicitai tristement, et je
connus que mon cceur était plus changé que jusque-là je n'avais osé le
croire.
Comme nous reprenions le chemin du logis, mon mari m'arrêta par
la main, et, nie montrant ce bosquet dont nous sortions, il-me dit en
riant : Julie, ne craignez plus cet asile, il vient d'êire profané. Tu ne
veux pas me croire, cousine, mais je te jure qu'il a quelque don surna-
tarel pour lire au fond des cumrs : que le ciel le lui laisse toujours ! Avec
tant de sujet de me mépriser, c'est sans doute à cet art que je dois son
indulgence.
Tu ne vois point encore ici de conseil à donner : patience, mon
ange, nous y voici ; mais la conversation que je viens de te rendre était
nécessaire à l'éclaircissement du reste.
Eu nous en retournant, mou mari, qui depuis longtemps est attendu
à Elange, m'a dit qu'il comptait partir demain pour s'y rendre, qu'il te
verrait en passant, et qu'il y resterait cinq ou six jours. Sans dire tout
ce que je pensais d'un départ aussi déplacé, j'ai représenté qu'il ne me
paraissait pas assez indispensable pour obliger M. de Wolmar à quitter
un hôte qu'il avait lui-même appelé dans sa maison. Voulez-vous, a-l-il
répliqué, que je lui fasse mes honneurs pour l'avertir qu'il n'est pas
chez lui? Je suis pour l'hospitalité des Vahdsaus. J'espère qu'il trouve
ici leur franchise, et qu'il nous laisse leur libellé. Voyant qu'il ne vou-
lait pas m'entendre, j'ai pris un autre tour et taché d'engager notre hôte
à faire ce voyage avec lui. Vous trouverez, lui ai-je dit, un séjour qui
a ses beautés, et même de celles que vous aimez ; vous visiterez le pa-
trimoine de mes pères et le mien : l'intérêt que vous prenez à moi ne
me permet pas de croire que cette vue vous soit indifférente. J'avais la
bouche ouverte pour ajouter que ce château ressemblait à celui de mi-
lord Edouard, qui... mais heureusement j'ai eu le temps de me mordre
la langue. Il m'a répondu tout simplement que j'avais raison et qu'il
ferait ce qu'il me plairait. Mais M. de Wolmar, qui semblait vouloir me
pousser à bout, a répliqué qu'il devait faire ce qui lui plaisait à lui-
même. Lequel aimez-vous mieux, venir ou rester'.' Rester,!a-t-il dit sans
balancer, lié bien ! restez, a repris mon mari en lui serrant la main.
Ilomme honnête et vrai, je suis très-content de ce mot-là. Il n'y avait
pas moyen d'alteniuer beaucoup là-dessus devant le tiers qui nous
écoutait. J'ai garde le silence et n'ai pu cacher si bien mon chagrin
que mon mari ne s'en soit aperçu. Quoi donc ! a-t-il repris d'un air
mécontent dans un moment où Saint-Preux était loin de nous, aurais-je
inutilement plaidé votre cause contre vous-même'? et madame de Wol-
mar se contenlerait-clle d'une vertu qui eût besoin de choisir ses oc-
casions? Pour moi, je suis plus difficile, je veux devoir la fidélité de
ma femme à son cœur, et non pas au hasard ; et il ne me suffit pas
qu'elle garde sa foi, je suis offensé qu'elle 'en doute.
Ensuite il nous a menés dans son cabinet, où j'ai failli tomber de mon
haut en lui voyant sortir d'un tiroir, avec les copies de quelques rela-
tions de notre ami que je lui avais données, les originaux même de
toutes les lettres que je croyais avoir vu brûler autrefois par Babi dans
la chambre de ma mère. Voilà, m'a-t-il dit en nous les montrant, les
fondements de ma sécurité ; s'ils me trompaient, ce serait une folie de
compter sur rien de ce que respectent les hommes. Je remets ma
femme et mon honneur en dépôt à celle qui, fille et séduite, préférait
un acte du bienfaisance à un rendez-vous unique et sûr : je confie Julie,
épouse et mère, à celui qui, maître de contenter ses désirs, sut res-
pecter Julie amante et tille. Que celui de vous deux qui se méprise
assez pour penser que j'ai tort, le dise, et je me rétracte à l'iustaut.
Cou!^ine, crois-tu qu'il fût aisé d'oser répondre à ce langage?
J'ai pourtant cherché un moment dans l'après-midi pour prendre eu
particulier mon mari, et, sans entier dans des raisminements qu'il ne
m'était pas permis de pousser fort loin, je me suis borné à lui deman-
der deux jours de délai : ils m'ont été accordés sur-le-champ. Je les
emploie à l'envoyer cet exprès et à attendre la réponse pour savoir ce
que je dois faire.
Je sais bien. que je n'ai qu'à prier mon mari de ne point partir du
tout, et celui qui ne me refusa jamais rien ne me refusera pas une si
légère grâce. Mais, ma chère, je vois qu'il prend plaisir à la confiance
qu il me témoigne ; et je crains de perdre une partie de son es-
time, s'il croit que j'aie besoin de plus de réserve qu'il ne m'en permet.
Je sais bien encore que je n'ai qu'à dire un mot à Saint-Preux et qu'il
n'hésitera pas à l'accompagner; mais mon mari prendra-t-il ainsi le
change? et puis-je faire cette démarche sans conserver sur Saint-Preux
un air d'autorité qui semblerait lui laisser à son tour quelque sorte de
droits? Je crains d'ailleurs qu'il n'infère de cette précaution que je la
sens nécessaire ; et ce moyen, qui semble d'abord le plus facile, est
peut-être au fond le plus dangereux. Enfin, je n'ignore pas que nulle
considération ne peut être mise en balance avec un danger-réel; mais
ce danger existe-t-U en effet? Voilà précisément le doute que lu dois
résoudre.
Plus je veux sonder l'état présent de mon âme, plus j'y trouve de
quoi me rassurer. Mon cœur est pur, ma conscience est tranquille, je
ne sens ni trouble ni crainte ; et, dans tout ce qui se passe en nioi,
ma sincérité vis-à-vis de mon mari ne me coûte aucun elfort. Ce n'est
pas que certains souvenirs involontaires ne me donnent quelquefois un
attendrissement dont il vaudrait mieux être exempte; mais, bien loin
que ces souvenirs soient produits par la vue de celui qui les a causés,
ils me semblent plus rares depuis son retour, et, quelque doux qu'il
m.e soit de le voir, je ne sais par quelle bizarrerie il m'est plus doux de
penser à lui. En un mot, je trouve que je n'ai pas même besoin du se-
cours de la vertu pour être paisible en sa présence, et que, quand
l'horreur du crime n'existerait pas, les sentiments qu'elle a détruits au-
raient bien de la peine à renaître.
Mais, mon ange, est-ce assez que mon cœur me rassure quand la
raison doit m'alarmer? J'ai perdu le droit de compter sur moi. (,lii ;
répondra que ma confiance n'est pas encore une illusion du vice? Com-
ment me fier à des sentiments qui m'ont lantde fois abusée? Le crime
ne commence-t-il pas toujours par l'orgueil, qui fait mé|iriser la leuUi-
lion? et braver des périls où l'on a succombé, n'est-ce pas vouloir suc-
comber encore? ,
Pèse toutes ces considévalions, ma cousine ; lu verras que «luaml
LA NOUVELLE HÉLOISE.
405
(lies seraieiil vaines par elle-mêmes, elles sont assez graves par leur
(iliji't pour mcrilor qu'on y songe. Tire-moi donc de l'inccrlilude où
(Iles m'ont mise. Marque-moi comment je dois me comporter dans celle
occasion délicate; car mes erreurs passées ont altéré mon jugement,
Il me rendent timide à me délerminer sur loules choses. (Juoi que lu
jMiises de toi-même, ton àme est calme et tranquille, j'en suis sûre ;
les olijels s'y peignent tels qu'ils sont: unis la mienne, toujours émue
counne une onde agitée, les eoiifoud et les di'lignre. Je n'ose plus me
lier à lien de ce que je vois ni de ce que je sens ; et, malgré de si longs
repentirs, j'éprouve avec douleur que le poids d'une aucieune faute est
un lardcau qu'il l'aul porter toute sa vie.
LETTRE XIII.
HEPONSU DE MADAME I) ÛliBE A JIAUAME DE WOLMAB.
Pauvre cousine, que de tourments tu te donnes sans cesse avec tant
de sujets de vivre en paix 1 Tout ton mal vient de toi, ô Israël ! Si tu.
suivais tes iiropres règles, que dans les choses de sentiment tu n'écou-
lasses que (a voix intérieure, et que ton cwwr fît taire la raison, lu te
livrerais sans scrupule à la sécurité qu'il t'inspire, et tu ne l'elTorcerais
point, contre son témoignage, de craindre un péril (pii ne peut venir
que de lui.
Je t'entends, je t'entends bien, ma Julie : plus sûre de toi que tu
ne feins de l'être, tu veux l'humilier de tes fautes passées sous prétexte
d'en prévenir de nouvelles, cl tes scrupules sont bien moins des pré-
cautions pour l'avenir qu'une peine imposée à la témérité qui t'a per-
due autrefois. Tu compares les temps I Y penses-tu ? Compare aussi les
conditions, et souviens-loi que je le reprochais alors la coidiance
comme je le reproche aujourd'hui la frayeur.
Tu t'abuses, ma chère enl'anl : on ne se donne point ainsi le change
à soi-même; si l'on peut s'étourdir sur son état en n'y peiisant point,
on le voit tel qu'il est silôl (pi'on veiil s'(mi iiccuper, l't l'on ne se dé-
guise pas plus ses vertus (pic ses viees. Ta donc eiir, la ilcvolioii, l'onl
donné du penchant à l'Iniiiiaiiilc. Délie loi de celle chingeicuse verlii
quilles l'ait (pr:iMliiici raiiiciiii-piupre en le ccmccnlranl, et crois que
la noble l'iancliiM' (l'une .(iiie dioile est iireleialile à l'orgueil des hum-
bles. S'il faut (le la leniperaiicc dans la s:igesse, il en faut aussi dans
les précautions ipi'clle inspii(% de peur que des soins igiioiniiiiciix à la
venu n'avilissent l'àme, et n'y réalisenl un danger chiiiK'riipie, à force
de nous en alarmer. Ne vois-iu pas ipi'après s'être relevé d'une clmte
il faut se tenir debout, et que s'incliner (îii côté opposé à celui où l'on
est tombé, c'est le moyen de tomber encore ? Cousine, tu fus amante
comme Uélo'ise; le voilà dévote comme elle : plaise à Dieu que ce soit
avec plus de succès ! En vérité, si je connaissais moins ta timidité natu-
relle, tes terrenis seiaieul capables de m'effrayer à mon tour; et si j'é-
tais aussi scrupuleuse, à force de craindre pour toi lu me ferais irem -
Mer pour moi-inême.
Penses-y mieux, mon aimable amie : toi dont la morale est aussi fa-
cile et douce qu'elle est honnête cl [lure, ne mets-tu point une àpreté
trop rude, et (pii sort de ton caractère, dans tes maximes sur la sépa-
raiion des sexes? Je conviens avec loi (pi'ils ne doivent pas vivre en-
seiiilile ni d'une méiiie niaiiieie ; mais regiinle si celle iiii|;oi'lanle. règle
n'.uirail pas liesciiii de pliisieiiis clisliiielioiis dans la praliipie; s'il faut
l'apiiliipicr indirréiemineiil et sans cxccpliou aux léniiucs et aux lilles,
à la société général(> cl aux enlrelieus particuliers, aux affaires et aux
amusements, et si la décence et l'hoiinêleté qui l'inspirent ne la doivent
pas quelquefois tempérer. Tu veux qu'en un pays de bonnes mœurs,
où l'on cherche dans le mariage des convenances naturelles, il y ail
des assemblées où les jeunes gens dos deux sexes puissent se voir, se
connaître et s'assortir; mais tu leur interdis avec grande raison toute
entrevue particulière. Ne serait-ce pas tout le contraire po'nr les l'em-
ines cl les mères de famille, qui ne peuvent avoir aucun intérêt légi-
time à se monliei'cn public, ipie les soins domcsliques relicnncnl dans
l'iiili^iieur de leur maison, cl (pii ne doivent s'y refuser à rien de con-
venable à la iiMltresse du logis'.' Ji; n'aimerais pas à le voir dans tes
caves ailler l'aire portier les vins aux marc haiids, ni quitter tes cnfanls
pour aller régler des couiplcs nvee un bani|uicr; mais s'il survient un
hoMiièle hoiiime qui vienne voir Ion mari, ou liailcr avec lui de ipielquc
afiaii'c, rel'useias-lu de recevoir son lu'ite en son absence et de lui
l'aire les boiiiieuis de la maison, de peur de W. trouver lêle à IvU: avec
lui'.' llciMonie au principe, cl toutes les règles s'expliiiueront. Pouniiioi
nensiiiis -nons (pic les femmes doivent vivre retirées et séparées des
hcimines .' l'crons-nons celle injure à notre sexe de croire que ce soit
par des raisons tirées de sa faiblesse, et seulement pour éviter le danger
des tentations? Non, ma chère, ces indignes crainies ne conviennenl
piiinl à une femme de bien, à une mère (le funille sans cesse environ-
née d'objcis qui nourrissent eu elle des seniimenis dhomieur, et livrée
aux plus respeeiablcs devoirs do la naUirc. Ce qui nous sépare des
hoiuiiies, c'est la nature elle-même qui nous prescrit des oecnnaiioiis
d'ilereides ; c'est (.elle douee.ct timide modestie ipii, sans songer jiré-
cisément à la chasielé, en est la plus sûre gardienne; c'est cette ré-
serve attentive et pi(jnaiite qui, nourrissant a la fois dans les cmms
des hoiiunes et les désirs elle respect, serl pour ainsi dire do (oipiet-
ICTH- à la vertu. Voilà pourquoi les époux mêmes ne sont pas exeeplé»
de la règle, voilà pourquoi les femmes les plus homiêics conservent en
général le plus d'ascendant sur leurs maris ; parce qu'à l'aide de celle
sage et discrète réserve sans caprice et sans refus, elles savent au sein
de l'union la plus tendre les maintenir à une ccriaine distante, et les
eiiipêchcnl de jamais se rassasier d'elles. Tu conviendras avec mc/i que
Ion pic'eeple est trop génc-ral pour ne pas coniporler des exceptions ;
et (lue, n'elanl point fondé sur un devoir rigoureux, la niêine bien-
séance ipii l'elalilil peni (pielcpiclols en dispenser.
La circciiis|ie(ilciii ipie lu Iciiicles sur les toiles passées CSt iniiiriciise
à ton élal preseiil : je ne la pardcjnuei.iis jaiiiaisà ton cœur, cl j'ai bien
de la peiiK' à la paicjoiiner à la niison. Cmnmenl le rempart qui d(;fend
la persdiiiic u'a-l-il pu le garantir d'une crainte ignominieuse? Com-
ment se peut-il que ma cousine , ma sœur, mon amie, ma Julie, con-
fonde les faiblesses d'une fille trop sensible avec les inlidélilés d'une
fenmie coiqiablc? Regarde tmil autour de loi, tu n'y verras rien qui ne
doive élever et soutenir ton àme. Ton mari , qui en présume laui , et
dont tu as l'estime à juslilier; les enlants, que tu veux former au bien,
et qui s'honoreront un jour de l'avoir eue pour mère : ton vénérable
père, qui t'est si cher, qui jouit de Ion bonluMir et s'illustre de sa
(ille plus même que de ses aienx : ton amie, dont le sort dépeud du tien
et à qui tu dois compte d'un retour auquel elle a contribué; sa fille,
à qui lu dois l'exemple des vertus que lu lui veux inspirer; ion ami ,
cent fois plus idolâtre des tiennes que de la personne , et qui le res-
pecte encore plus que lu ne le redoutes ; loi-même enlin , qui liouves
dans la sagesse le prix des efforts qu'elle la coûtés, cl (pii ne voudras
jamais perdre en un moment le fruit de lanl de peines : combien de
motifs capables d'animer ton courage le font bonic de l'oser délier de
toi I Mais, pour répondre de ma Julie, qu'ai-je besoin de considérer ce
qu'elle est? 11 me suffit de savoir ce qu'elle fut durant les erreurs
qu'elle déplore. Ah ! si jamais ton cœur eût été capable d'infidélité, je
te permettrais de la craindre toujours; mais, dans l'inslant même où lu
croyais l'envisager dans l'éloignement , conçois l'horreur qu'elle l'iùl
faite présente, par celle qu'elle t'inspira dès qu'y penser eût éic la coni-
meitre.
Je me souviens de rélonnement avec lequel nous apprenions autre-
fois qu'il y a des pays où la l'aililcsse d'une jeune amante esl un crime
irrémissible, quoique l'adulte re d une téniine y porte le doux nom de
galanterie, et où l'on se deddimii ige cpiivertenienl étant mariée de la
comlc' ijêiie où l'on vivait élant fill(!. Je sais quelles maximes reguent
là-dessiis dans U- grand monde, où la vertu n'est rien, où loul n'est
(pie vaine apparence , OÙ les crimes s'effiicent par la diflicullé de les
prouver, où la preuve même en esl ridicule contre l'usage qui les au-
torise. Mais toi , Julie . 6 loi qui . brûlant d'une llamme pure et fidèle ,
n'élais coupable qu'aux yeux des hounnes, et n'avais rien à le repro-
cher entre le ciel et toi , loi qui te faisais respecter au milieu de tes
fautes, foi qui, livrée à d'impuissants regrels, nous ror(.ais d'adorer en-
core lès venus que lu n'avais plus , loi qui l'indignais de supporter lou
propre mépris quand tout semblait te rendre excusable; oses-tu redou-
ter le crime, après avoir payé si cher ta faiblesse? oses-tu craindre de
valoir moins aujourd'hui que dans les temps qui t'ont tant coûté de lar-
mes? Non, ma chère; loin que tes anciens égaremenls doivent l'alar-
mer, ils doivent animer ton courage; un repentir si cuisant ne mène
point au remords; et quiconque est si sensible à la houle ne sait point
braver l'infamie.
Si jamais une àme faible eut des soutiens contre sa faiblesse, ce sont
ceux qui s'offrent à toi ; si jamais une àme forte a pu se soutenir elle-
même , la tienne a-t-elle besoin d'appui? Dis-moi donc quels sont b?s
raisonnables motifs de crainte. Toute ta vie n'a été qu'un combat cou--
linuel où, même après la défaite , Ibonueur, le devoir, n'ont cesse de
résister, et ont fini par vaincre. Ah! Julie, croirai-je (pi'après tant de
tourments et de peines, douze ans de pleurs et six ans de gloire le lais-
sent redouter une épreuve de huit jours? En deux mots, sois sineerc
avec toi-même : si le péril existe, sauve ta personne, el rougis de ton
cœur ■ s'il n'existe pas . c'est outrager la raison , c'est llelnr la venu ,
que de craindre un dauscr qui ne peut ralleiudre. Ignores-tu qu il est
(les tentations déshonorâmes (pii n'approchèrent jamais d'une àme hon-
nête , qu'il est même honteux de les vaincre , et que se precauliouner
contre elles esl inoins s'humilier que s'avilir?
Je ne pn'leiids pas le dcinner mes raisons pour invincibles, mais te
monirer seulemeul ipi'il v en a qui combaiienl les tiennes; et cela suffit
pour aiiuuiscr mon avis.' Ne l'en rapporte nia toi, qui ne sais pas l<!
rendre justice . ni à moi , qui dans les défauts n'ai jamais su voir que
ton cœur, et t'ai toujours adorée ; mais à ion mari, qui le voit lePe ('ue
lu es et le juge exactement selon imi merile. l'rompte coniinc |chi> les
cens Sensibles à mal juger de ceux qui ne le sont pas. je me dcl'a's de sa
pénélralion dans les secrets des cœurs lendres; mais, depuis I arrivée,
de noire voyageur, je vois par ce qu'il m éeril qu'il ht Ires-bion dans
les vùlres, et «Vie pas un des inonvemenls qui s'y piv; 'H -r ' ne a
ses observaiious : je les trouve même si fines et si je '■<-;■
brousse presque à l'aiitic cxirémilé d ' mon i remi. : |e
croirais volontiers que les hominfs froids, qui lonsulieni ç >.; . ..- ;>.iix
406
LA NOUVELLE HÈLOISE.
que leur cœur, jugent mieux des passions d'aulrui que les gens turbulents
et vifs, ou vains comme moi. qui commencent toujours par se mettre à
la place des autres, et ne savent jamais voir que ce qu'ils sentent. Quoi
qu'il en soit, M. de Wolmar te connaît bien ; il l'estime, il t'aime, et son
sort est lié au lieu : que lui manque- l-il pour que lu lui laisses l'entière
direction de la conduite, sur laciuelle tu crains de l'abuser? Peut-être,
sentant approcher la vieillesse , veut-il par des épreuves propres à le
rassurer prévenir les inquiétudes jalouses qu'une jeune femme inspire
ordinairement à un vieux mari; peut-être le dessein qu'il a demande-
t-il que lu puisses vivre familièrement avec ion ami sans alarmer ni ion
époux ni toi-même ; peut-être veut-il seulement le donner un témoi-
gnage de confiance et d'estime digne de celle qu'il a pour toi. 11 ne faut
jamais se refuser à de pareils sentiments , comme si l'on n'en pouvait
soutenir le poids ; et pour moi , je pense en un mot que lu ne peux
mieux satisfaire à la prudence et à la modestie qu'eu te rapportant de
tout à sa tendresse et à ses lumières.
Veux-tu, sans désobliger M. de Wolmar, te punir d'un orgueil que lu
n'eus jamais, et prévenir un danger. qui n'existe plus? Restée seule avec
le philosophe , prends contre lui toutes les précautions superilues qui
t'auraient été jadis si nécessaires ; impose-loi la même réserve que si
avec la vertu tu pouvais te délier encore de ton cœur et du sien : évite
les conversations trop affectueuses, les tendres souvenirs du passé ; in-
terromps ou préviens les trop longs tête-à-tête ; entoure-toi sans cesse
de tes cnfa;its ; reste peu seule avec lui dans la chambre, dans l'Elysée,
dans le bosquet , malgré la profanation. Surtout prends ces mesures
d'une manière si naturelle qu'elles semblent un effet du hasard, et qu'il
ne puisse imaginer un moment que tu le redoutes. Tu aimes les prome-
nades en bateau, lu l'en prives pour ton mari, qui craint l'eau, pour tes
enfants que lu n'y veux pas exposer : prends le temps de cette absence
pour te donner cet amusement en laissant les enfants sous la garde de
la Fanchon. C'est le moyen de te livrer sans risque aux doux épanche-
nicnts de l'amitié, et de jouir paisiblement d'un long lêle-à-lêie sous la
protection des bateliers , qui voient sans entendre , et dont on ne peut
s'éloigner avant de penser à ce qu'on fait. .
Il me vient encore une idée qui ferait rire beaucoup de gens , mais
^ui te plaira, j'en suis sûre ; c'est de faire en l'absence de ton mari un
journal fidèle pour lui être montré à son retour, et de songer au jour-
nal dans tous les enlretiens qui doivent y entrer. A la vérité , je ne
crois pas qu'un pareil expédient fut utile à beaucoup de femmes; mais
ime Ame franche et incapable de mauvaise foi a contre le vice bien des
ressources qui manqueront toujours aux autres. Rien n'est méprisable
de ce qui tend à garder la pureté ; et ce sont les petites précautions
qui conservent les grandes vertus.
Au reste, puisque ton mari doit me voir en passant, il me dira, j'es-
père, les véritables raisons de son voyage; et si je ne les trouve pas
solides, ou je le détournerai de l'achever, ou, quoi qu'il arrive, je ferai
ce qu'il n'aura pas voulu faire ; c'est sur quoi tu peux compter. En
attendant, en voilà, je pense, plus qu il n'en faut pour te rassurer
contre une épreuve de huit jours. Va , ma Julie, je le connais trop
bien pour ne pas répondre de toi autant et plus que de moi-même.
Tu seras toujours ce que lu dois et que lu veux être. Quand lu te livre-
rais à la seule honnêteté de ion àme, tu ne risquerais rien encore ; car
je n'ai point de foi aux défaites imprévues ; on a beau couvrir du nom
de faiblesses des fautes toujours volontaires , jamais femme ne suc-
combe qu'elle n'ait voulu succomber ; et si je pensais qu'un pareil sort
pût l'attendre, crois-moi, crois-en ma tendre amitié, crois-en tous les
sentiments qui peuvent naitre dans le cœur de ta pauvre Claire, j'aurais
un intérêt trop sensible à l'en garantir pour t'abandonner à loi seule.
Ce que M. de Wolmar t'a déclaré des connaissances qu'il avait avant
ton mariage me surprend peu : tu sais que je m'en suis loujours dou-
tée ; et je le dirai de plus que mes soupçons ne se sont pas bornés aux
indiscrétions de Babi. Je n'ai jamais pu croire qu'un homme droit et
vrai comme ton père, et qui avait tout au moins des soupçons lui-
même, pût se résoudre à tromper son gendre et son ami; que s'il t'en-
gageait si fortement au secret, c'est que la manière de le révéler de-
venait fort différente de sa part ou de la tienne, et qu'il voulait sans
doute y donner un tour moins propre à rebuter M. de Wolmar que ce-
lui qu'il savait bien que tu ne manquerais pas d'y donner toi-même.
Mais il faut te renvoyer ton exprès ; nous causerons de tout cela plus
à loi-ir dans un mois d'ici.
Adieu, petite cousine; c'est assez prêcher la prêcheuse : reprends
ton ancien métier, et pour cause. Je me sens tout inquiète de n'être pas
encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires en me bâtant de les
finir, et ne sais guère ce que je fais. Ab ! Chaillol, Chaillot!... si j'étais
moins folle !... mais j'espère de l'être loujours.
P. S. A propos, j'oubliais de faire compliment à ton altesse. Dis-
moi, je t'en prie, monseigneur ton mari est-il Alteman, Knès ou Boyard?
Pour moi, je croirai jurer s'il faut l'appeler madame la Bovarde. 0 pau-
vre enfant I loi qui as tant gémi d'être née demoiselle ,' le voilà bien
chanceuse d'être la femme d'un prince ! Entre nous, cependant, pour
une dame de si grau le qualité, je te trouve des frayeurs un peu rotu-
rières. Ne sais-tu pas que les petits scrupules ne conviennent qu'aux
petites gens, et qu'on rit d'un enfant de bonne maison qui prétend être
Uls de son père ?
LETTRE XIV.
DE M. DE WOLM.iR A MADAME D OIIBE.
Je pars pour Etange, petite cousine ; je m'étais proposé de vous voir
en allant; mais un retard dont vous êtes cause me force à plus de di-
ligence, et j'aime mieux coucher à Lausanne en revenant, pour y passer
quelques heures de plus avec vous. Aussi bien j'ai à vous consulter sur
plusieurs choses dont il est bon de vous parler d'avance, afin que vous
ayez le temps d'y réfléchir avant de m'en dire votre avis.
Je n'ai point voulu vous expliquer mon projet au sujet du jeune
homme avant que sa présence eût confirmé la bonne opinion que j'en
avais conçue. Je crois déjà ni'être assez assuré de lui pour vous confier
entre nous que ce projet est defle charger de l'éducation de mes enfants.
Je n'ignore pas que ces soins importants sont le principal devoir d'un
père; mais quand il sera temps de les prendre, je serai trop âgé pour
.les remplir; et, tranquille et contemplatif par tempérament, j'eus tou-
jours trop peu d'activité pour pouvoir régler celle île la jeunesse. D'ail-
leurs, par la raison qui vous est connue. Julie ne me verrait point sans
inquiétude prendre une fonction dont j'aurais peine à m'acquitter à
son gré. Comme par mille autres raisons votre sexe n'est pas propre à
ces mêmes soins, leur mère s'occupera tout entière à bien élever son
llenrielte ; je vous destine pour votre part le gouvernement du ménage
sur le plan que vpus trouverez établi et que vous avez approuvé ; la
mienne sera de voir trois honnêtes gens concourir au bonheur de la
maison, et de goûter dans ma vieillesse un repos qui sera leur ou-
vrage.
J'ai toujours vu que ma femme aurait une extrême répugnance à
confier ses enfants à des mains mercenaires, et je n'ai pu blâmer ses
scrupules. Le respectable état de précepteur exige tant de talents qu'on
ne saurait payer, tant de vertus qui ne sont point à prix, qu'il est inu-
tile d'en chercher un avec de l'argent. 11 n'y a qu'un homme de génie
en qui l'on puisse espérer de trouver les lumières d'un maître ; il n'y a
qu'un ami très-tendre à qui son cœur puisse inspirer le zèle d'un père;
et le génie n'est guère à vendre, encore moins l'attachement.
Votre ami m'a paru réunir en lui toutes les (|ualités convenables ; et,
si j'ai bien connu son àme, je n'imagine pas pour lui de plus grande
félicité que de faire dans ces enfants chéris celle de leur mère. Le seul
obstacle que je puisse prévoir est dans son affection pour milord Edouard,
qui lui permettra difficilement de se détacher d'un ami si cher et auquel
il a de si grandes obligations, à moins qu'Edouard ne l'exige lui-même.
Nous attendons bientôt cet homme extraordinaire ; et comme vous avez
beaucoup d'empire sur son esprit, s'il ne dément point l'idée que vous
m'avez donnée, je pourrais bien vous charger de cette négociation près
de lui.
Vous avez à présent, petite cousine, la clef de toute ma conduite, qui
ne peut que paraître fort bizarre sans cette explication, et qui, j'espère,
aura désormais l'approbation de Julie et la vôtre. L'avantage d'avoir
une femme comme la mienne m'a fait lenier des moyens qui seraient
impraticables avec une autre. Si je la laisse en toute confiance avec son
ancien amant sous la seule garde de sa vertu , je serais insensé d'éta-
blir dans ma maison cet amant avant de m'assurer qu'il eût pour ja-
mais cessé de l'être: et comment pouvoir m'en assurer, si j'avais une
épouse sur laquelle je comptasse moins?
Je vous ai vue quelquefois sourire à mes observations sur l'amour;
mais pour le coup je tiens de quoi vous humilier. J'ai fait une décou-
verte que ni vous ni femme au monde , avec toute la subtilité qu'on
prête à votre sexe, n'eussiez jamais faite, dont pourtant vous sentirez
peut-être l'évidence au premier instant, et que vous tiendrez au moins
pour démontrée quand j'aurai pu vous expliquer sur quoi je la fonde.
De vous dire que mes jeunes gens sont plus amoureux que jamais, ce
n'est pas sans doute une merveille à vous apprendre. De vous assurer
au contraire qu'ils sont parfaitement guéris, vous savez ce que peuvent
la raison , la vertu , ce n'est pas là non pins leur plus grand miracle.
Mais que ces deux opposés soient vrais en même temps ; qu'ils brûlent
plus ardemment que jamais l'un pour l'autre, et qu'il ne règne plus
entre eux qu'un honnête attachement ; qu'ils soient toujours amants et
ne soient plus qu'amis ; c'est, je pense, à quoi vous vous attendez moins,
ce que vous aurez plus de peine à comprendre, et ce qui est pourtant
selon l'exacte vérité.
Telle est l'énigme que forment les contradictions fréquentes que vous
avez dû remarquer en eux , soit dans leurs discours , soit dans leurs
lettres. Ce que vous avez écrit à Julie au sujet du portrait a servi plus
que tout le reste à m'en éclaircir le mystère; et je vois qu'ils sont tou-
jours de bonne foi, même en se démentant sans cesse. Quand je dis
eux, c'est surtout le jeune homme que j'entends ; car, pour votre amie,
on n'en peut parler que par conjecture; un voile de sagesse cl d'hon-
nêteté fait tant de replis autour de sou cœur, qu'il n'est plus possible à
l'œil humain d'y pénétrer, pas même au sien propre. La seule chose
qui me fait soupçonner qu'il lui reste quejque défiance à vaincre , est
LA NOUVELLE HÉLOISE.
107
<|irelle ne f csso de clierclior en ellp-nn'mc ci- qu'elle ferait si elle éisii
nuit àCail Riicric, cl le fait avec lani cl'cxac.liuiilc, que bi elle était réel-
lement tîiii'rie «lie ne le ferait pas si bien.
l'diii vciiic aini, qui, hi('n que vertueux, s'effraye moins des senli-
nienis i|ui lui restent, je lui vois encore Ions eenx qu'il eut dans sa
première jeunesse; mais je les vois sans ^ivoir droit de m'en offenser.
(;e n'est pas de Julie de Wolrnar (pi'il est amoureux, c'est de Julie d'E-
tange ; il ne me liait point coniuic l<' possesseur de la personne qu'il
aime, mais comme le ravisseur de celle qu'il a aimée. La femme d'un
autre n'est point sa maîtresse ; la mèr-e de deux enfants n'es.t plus son
ancienne ccolière. Il est vrai qu'elle lui ressemble beaucoup et qu'elle
lui eu rappelle souvent le souvenir. Il l'aime dans le temps passé; voila
le vrai mot de l'énigme : ôte/.-liii la mémoire, il n'aura plus d'amour.
I^eci n'est pas une vaine subtilité, petite cousine; c'est une observa-
tion très-solido, qui, étendue à d'antres amours, aurait peut-être une
application bii'ii plus générale qu'il ne parait. Je pense même qu'elle ne
serait pas diflicile ;i expliquer en cette occasion par vos propres idées.
Le tenq)s où vous séparâtes ces deux amants fut celui où leur passion
était à son- haut point de véhémence. IVul-ètre s'ils fussent restés
plus lonxtenqts ensemble se seraient-ils peu à peu refroidis; mais leur
imaginalion vivement émue les a sans cesse oilerts l'un à l'autre tels
qu'ils étaient à l'instant de leur séparation. Le jeune homme, ne voyant
point dans sa maîtresse les changements qu y faisait le progrès du
temps, l'aimait telle qu'il l'avait vue. et non plus telle qu'elle était. Pour
le rendre heureux il n'était pas question seulement de la lui don-
ner, mais de la hii rendre aunième âge et dans les mêmes circons-
tances où elle s'était trouvée au lenqis de leurs premières amours ; la
moindre altération ;i tout cela était autant d'6té du bonheur qu'il s'était
promis. Elle ost devenue plus belle, mais elle a changé ; ce qu'elle a
gagné tourne eu ce sens a son préjudice; car c'est de l'ancienne et-
non pas d'une autre qu'il est amoureux.
L'erreur qui l'abuse; et le troubje est de coid'ondre les temps et <le se
reprocher souvent connue un sentiment actuel ce (pii n'est (pie l'effet
il'im souvenir trop tendre : mais je ne sais s'il ne vaut pas mieux ache-
ver de le gui'rir que le desabuser, (hi tirera peut-être meilleur parti
pour cela de son erreur que de ses liimières. Lui découvrir le véritable'
état de son cœur serait lui apprendre la mort de ce qu'il aime; ce se-
rait lui donner une allliction dangereuse en ce que l'éial de tristesse
est toujours favorable à l'amour.
Délivré des scrupules qui le gèiuuit, il nourrirait peut-être avec plus
de complaisance des souvenirs qui doivent s'éteindre ; il en parlerait
avec moins de réserve; et lestrails.de sa Jnlie ne sont pas tellement
effacés en madame de VVolmar, qu'à force de les y chercher il ne les y
put retrouver encore. J'ai pensé qu'au lieu de lui ftter l'opinion des
progrès qu'il croit avoir faits, et qui sert d'encouragement pour ache-
ver, il fallait lui faire perdre la mémoire des temps qu'il'doit oublier,
en substituant adroitement d'autres idées à celles qui lui sont si chères.
Vous, qui contribuâtes à les faire naître, pouvez plus contribuer que
personne à le,s effacer : mais c'est seulement quand vous serez tout ,i
fait avec nous que je veux vous dire à l'oreille ce qu'il faut faire pour
cela; charge qui, si je ne me trompe, nevous sera pas l'oit onéreuse.
En attendant, je cherche à le familiariser avec les objets qui l'effarou-
chent, en les lui présentant de manière qu ils ne soient plus dangereux
pour lui. 11 est ardent, mais faible et facile à subjuguer. Je profite de
cet avantage en donnant le change à son imagination. A la place de sa
maîtrosse, je lé' force de voir toujours l'épouse d'un honnête homriic,
et la mère de mes enfants : j'efface un tableau par un autre, et couvre
le passé du présent. On mi.iw un coursier ombrageux à l'objet qui
l'elfraye, alin qu'il n'en soit plu'« elfrayt'. C'est ainsi (|H'il faut en user
avec ces jeunes dont l'imagination brûle encore quand leiu' cœur est
déjà refroidi, et leur offre dans l'éloignement des moListres qui dispa-
raissent à leur approche.
Je crois bien connaître les forces de l'un el de l'autre; je né les ex-
pose qu'à des épreuves qu'ils peuvent soutenir : car la sagesse ne con-
siste pas à prendre indiffén-nnuent lonles sortes de précaulions, mais à
choisu' celltiS (pii sont utiles el à négliger lis snperilues. Les huit jours
pendant lesipiels je les vai^ laisser en^cmbh' >olliiont peut-être pour
leur a|iprenilre à deuiêler leurs vrais sentimenis et connaître ce qu'ils
sont reellruicnt lun à l'autre. l*ti ils se verront seul à seul, plus ils
conqireudroMl aisément leur erreur eu comparant ce qu'ils sentiront
avec ee qu'ils amaient autrefois senti 'dans une situathm pareille, .\iou-
le/ ijuil leur inqtorie de. s'accoutumer sans risque à la familiarité dans
laquelh: ils vivront nécissairement si mes vues sont retu]ilies. Je vois
par la conduite de Julie qu'elle a reçu de vous des ecmseils qu'elle ne
pouvait refuser de suivre sans se faire tort. (Juel plaisir je prendrais à
lui doiuier cette preuve ipie je; sens tout ce qu'elle vaut, si c'était luie
femme auprès de laquelle un mari pilt se faire un mérite de sa con-
lianee! Mais quand elle n'aurait rien gagné sur son coMir, sa vertu res-
terait la même : elle lui eortleiail davantage et ne triompherait pas
moins. An lieu (jue s'il lui reste aiijounriiui (piehpie peine inléiieiiie ;i
soullrir. ee n'esl peut être que dans l'allendri>seinent d'une eonversa-
lion i\c reMiiuisconce, qu't-He ne sama (pu> tro|) presseniir. et qu'elle
évilera looioms.- Ainsi, vous voyez, qu'il ne faut point juger ici ma
conduite par les ri'gles oiiliuains, mais ]'ar les vues qui me l'iospireiil
et par le caraeten; unique de celle envers tpii je la liens.
Adieu, petite cousine, jusqu'à mon retour. Quoique je n aie pits donne
toutes ces explicationsà Julie, je n'exige pas que vous lui en lassiez un
mvstère. J'ai pour maxime de ne point interposer de secrets entre les
amis : ainsi je remets ceux-ci à votre discrétion; lailes-en 1 usage que
la prudence et l'amitié vous inspireront : je sais que vous ne lerez rien
([lie pour le mieux el le plus honnête.
LEfTIlE XV,
iiK s.^tM-PRriTX A air.oRti ïdoi'aru.
M de Wolrnar parlil hier pmir Etauge, et j'ai peine à concevoir l'état
de tristesse où m'a laissé son départ. Je crois que l'éloignement de sa
femme mamigerait moins que le sien. Je me sens plus contraint qiion
sa présence même ; un morne silence règne an l'mid de mon cœur ; un
elïroi secret en étouffe le murmure, et moins trouble de désirs rpie de
craintes, i'éprouvc les terreurs du crime sans en avoir les tentations.
Savez-vous, milord, où mon àme se rassure et perd ces im ignes
fraveurs? auprès <le madame d.- Wolmar. Sitôt que j approche d elle, sa
vue apaise mon trouble, ses regards épurent mon co-ur fel est I ascen-
dant du sien, qu'il semble toujours inspirer aux autres le sentiment de
son innocence et le repos qui en est l'elTet. Malheureusement pour moi,
sa règle de vie ne la livre pas toute la journée a la société de ses amis,
et dans les moments que. je suis forcé de passer sans la voir, je soullri-
rais moins d'être plus loin d'elle. _ ■■ , •
Ce qui contribue encore à nourrir la mélancolie dont je me sens ac-
cablé, c'est on mot qu'elle me dit hier iq.res le départ de son mari,
(luoioue iusou'à cet instant elle eût fait assez bonne conien.ance. el e le
suivit loieMemps .les veux avec un air attendri, que j allribuai d abord
au seul eloignemcnl dé cet heureux époux. Mais je conçus a sou discours
que cet attendrissement avait encore une autre cause qui ne m était pas
connue. Vous voyez comme nous vivons, me dit-elle, et vous savez s il
m'est cher. Ne croyez pas pourtant que le sentiment qui ni unit a lu.
aussi tendre et plus puissant que l'amour, en ail aussi les laiblesses. > il
nous en coûte quand la douce habitude de vivre ensemble est intcr--
rompue, l'espoir assuré de la reprendre bientôt nous console. Lu état
aussi permanent laisse peu de vicissitudes à cranidre ; cl dans une ab-
sence de quelques jours nous sentons moins la peine d un si court in-
tervalle que le plaisir d'en envisager la fin. L'alllictiou que vous lisez
dans mes yeux vient d'un sujet plus grave ; et qiioiqu elle soit relative a
M de Wolmar, ce n'esl pas son éloignemcut qui la cause.
Mim cher ami, ajoula-l-elle d'un ton pénétre, il n y a point de vrai
bonheur sur la terre. J'ai pour mari le plus honnête et le plus doll^ des
hommes, un penchant mutuel se joint au devoir qui nous lie, il n a point
d'autres désirs que les miens: j'ai des enfants qui ne donnent et pro-
mettent que des plaisirs à leur mère ; il n'y eut jamais d aune pl.js ten-
dre, plus vertueuse, plus aimable que celle don mou cœur est idolâtre
et je vais passer mes jours avec elle ; vous-même contribuez a me les
rendre chers en iuslilianl si bien mon estime el mes sen imeni> poi i
vous;- un long et fâcheux procès prêt à hoir va '■•!""^^";-^'. '';'"?.":.t^'''*
le meilleur des pères : tout nous prospère ; l ordre et la paix rtsneni
dans notre maison : nos domcsli.pies sont zèles et l.deles : nos voisins
nous marquent toute sorte d'attachement, nous jouissons de a bienveil-
lance publique. Favoris-ée en toutes choses du ciel, de la fortune e des
hommes, je vois tout concourir à mon bonl.eur. Ln *^l'«f,'-",.f;^:f ^""
seul chasrin l'empoisonne, et je ne suis pas heureuse. Elle dit ces der-
niers mots avec u'ii soupir qui me perça l'ame, et »"n"^'.Jf ;, V„ZAn
ie n'avais aucune part. Elle n'est pas heureuse, me dis-je en soupirant
•1 mon tour, et ce n'.st plus moi qui lempeche de 1 être .
Cette hmestc idée bouleversa dans un iust;.nt toutes es miçMuies, et
troubla le repos dont j.M„mmei,eais à jouir. >"MÎ=''"o.'t '^;' >'«"l;; ""*"^^^^
portable où ee discours m'avait jete, je la pressai ellemcnt de m wr^
son cœur, .ni'ennn elle versa dans le mien ee fatal secre.. et me permit
de vous le révéler. Mais voici l'heure de la promenade; madaine de
Wolmar sort actuellement du gynécée pour aller '^V'!;"™"-';,,;':;''.^^^
enfants Elle vient de me- le faire dire ; j y cours, union : je nous quitte
pour cette fois, et.re.nets à reprendre dans une autre lettre le sujel m-
terrompudans celle-ci.
LETTRE XVI.
UK MADV.MR PK \\OL>UI! h S0> MARI.
Je vous aiiemls mardi, comme um me le "'•''' '1"«;,^';,'^^'.a'ÙÎ
rei ioiilarr.mg.v*el,n. vos int«iituii.s.Voyf/ejt 'H''';^"?'' 'Zo S
elle vous .lin. Ce qui s'esi passe durant votre absence, j ama mie*ix
que vvus l'aWMçnirz .l'oll^ tipe dP \m. . ■ . ^
V^ollllar. d est vrai. v"i-ro!s mer.l.M- voire .^btinie, mal^ \oirc loii
408
LA NOUVELLE HÉLOISE.
duile n'en est pas plus conveniible, ot vous jouissez duroinent de la
vertu de votre femme.
LETTRE XVII.
DE SAIfT-fUEUX A JIILORD EDOUARD.
Je veux, milord, vous rendre compte d'un danger que nous courû-
mes ces jours passés, et dont heureusement nous avons été quilles
pour la peur et un peu de fatigue. Ceci vaut bien une lettre à part en
la lisant, vous sentirez ce qui m'engage à vous l'écrire.
Vous savez que la maison de madame de VVolmar n'est pas loin du
lac, et qu'elle aime les promenailes sur l'eau. 11 y a trois jours que \l
désœuvrement où l'absence de son mari nous laisse et la beauté de 1 1
soirée nous firent piojeler nue de ces promenades pour le leiideni lui
Le rêve de Saint-Preux à l'Elysée. — let
Au lever du soleil, nous nous rendîmes au rivage ; nous primes un ba-
teau avec trois lilets pour pêcher, trois rameurs, un domestique, el
nous nous embarquâmes avec quelques provisions pour le diner. J'a-
vais pris un fusil pour tirer des besolels ; mais elle me fit honte de tuer
des oiseaux à pure perte et pour le seul plaisir de faire du mal. .le m'a-
musais donc à rappeler de temps en temps des gros siffleis, des tiou-
tious. descrenets, des sifflassons, et je ne tirai qu'un seul coup de fori
loin sur une grèbe que je manquai
Nous passâmes une licure ou deux à (lêeher à cinq cents pas du
rivage. La pêche fut bonne: mais, à l'exception d'une truite qui avait
reçu un coup d'aviron JuMe lit tout rejeter à l'eau. Ce sont, dil-ello,
des animaux qui souffrent, délivrons-les, jouissons du plaisir qu'ils au-
ront d'être échappés au péril, l'ette opéralion se fit lentement, à con-
tre-cœur, non sans quelques représentations ; et je vis aisément que
nos gens auraient mieux goûté le poisson qu'ils avaient pris que la
morale qui lui sauvait la vie.
Nous avançâmes ensuite en pleiue eau : puis, par une vivaciié de
jeune homme dont il serait temps de guérir, m'étant mis à nnger (I ), je
dirigeai tellement au milieu du lac, que nous neus trouvâmes bientôt à
plus d'une lieue du rivage. Là, j'expliquais à Julie louies les parties
du superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrais de loin les em-
bouchures du Rhône, dont l'impétueux cours s'arrête tout à coup au
bout d nu quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux
bourbeuses le cristal azuré du lac. Je lui faisais observer les redans
(1) Terme des bateliers du lac de Genève; c'est tenir la rame qui gouverne
ks îuilrea.
des montagnes, dont les angles correspoiidaiils et parallèles forment
d ius l'espace qui les sépare un lit di;;iie du lli iive qui le remplit. En
l'écartant de nos côtes, j'aimais à lui taire admirer les riches et char-
mantes rives du pays de Vaud, où la quantité des villes, l'innombrable
foule du peuple, les coteaux verdoyants et parés de toutes paris, for-
ment un tableau ravissant où la terre, partout cultivée et partout fé-
Wcilm ir racontant son se;icl à Julie et à Saint-Preux. — let. xn.
coude, offre au laboureur, au pâtre, au vigneron, le fruit assuré de
leurs peines, que ne dévore point l'aviilc piililiiiiin. Puis, lui montrant
le Chablais sur la côte opposée, pays non moins favorisé de la nature,
et qui n'offre pourtant qu'un speelaclé de niisèie, je lui faisais sensi-
blement distinguer les différents effets des deux gouvernements pour
la richesse, le nombre et le bonheur des hommes. C'est ainsi, lui di-
M hhme de Wolmar se précipitant dans les bris de son iinii — lft \n
sais-je, que la terre ouvre son sein fertile, et prodigue ses trésors aux
heureux peuples qui la cultivent par eux-mêmes : elle semble sourire
et s'animer au doux spectacle de la liberté; elle aime à nourrir des
hommes. Au contraire, les tristes masures, la bruyère et les ronces
qui couvrent une terre à demi déserte, annoncent de loin qu'un maître
LA NOUVELLE HÉLOISE.
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absent y domine, et qu'elle donne à regret à des esclaves quelques
maigres prodiiclions dont ils ne profitfuit pas.
Tandis que nous nous amusions aprealdenient à parcourir ainsi dos
yeux les cotes voisines, un si'diaid, (|ijl nous pou^^sait de biais vers la
rive opposée, s'éleva, fraii liit (■()ri>idcr:il)li iiimt ; et, quand nous son-
geâmes à revirer, le résistai» e se trouva si Coi le (pi'il ne fut plus pos-
sible à notre frêle bateau de la vaincre. Bientôt les ondes devinrent
terribles : il fallut regagner la rive de Savoie, et lâcher d'y prendre
terre au village de Meillerie, qui était vis-à-vis de nous, et qui est
presque le seul lieu de cette côte où la grève offre un abord commode.
Mais le vent ayant changé se renforçait, rendait inutiles les efforts de
nos bateliers, et nous faisait dériver plus bas, le long d'iuie file de ro-
chers escarpés où l'on ne trouve plus d'asile.
Julio el Saiiit-I'rcux ruganlniit p.iilii- M, iW \\(iliii:u
Nous MOUS iiiiiues lous aux rames, el presque au iiiruie inslaiu j'eus
la douleur de vciir .Iulie saisie du mal de cœur, faible et déraillante au
liord du lialeau. Ileiiieusement elle était faite à l'eau, et cet élat ne dura
pas. Oepeudant nos ollorts croissaient avec leilanger, U: soleil, la fa-
ligue et la sueur nous mirent tmis hors d'haleiue et daii> un épuise-
ment excessif: c'est alors ((ue, retrouvani tout son coinage, .lulic ani-
mait le nôtre par ses caresses compaiissaiiles; elli' nous cssuvait in-
dislint'lenient à tous le visage ; et, mêlant dans uu vase du vin iivei' de
l'eau, de peur d'ivresse, elle en offrait alternalivenieiit aux [dus i-pui-
S('.s Non, jamais votre ailor.d)k' amie ne liiilla d'un si vil'éelat que chms
ce niomeiit où la elialeiii' et l'^ii^'ilaliou avaient anime son teint (Inu
plus grand feu ; et ce qui ajniiiail le plus à ses cliarnu's elait qu'on
voyait si bien à son air all<'nilri que Ions !-es soins venaieiil moins de
fiayeur poni' elle (pie de eolllpa^sloll pour nous. In iiisl.iiil seulement
deux plaiielies s'i'tani eiili'oiivirles, dans un elioe ijui nous inonda
Ions, elle cnil le lialean lirlsc ; el . ihiiis imi' exehunalioii de celle tendre
liiere j'eiileiiiiis dislineli'inenl ees mois : I) mes enraiits, lanl-il ne vous
voir pins! Pour moi, iloiit rimai:iiialion va lonjoiiis plus loin que le
mal. i|iiiiiqii(' je (dimiis'-e au vrai l'elal du jieiil. je ( royais voir de mo-
ment en momi'iil le bateau eiiL;loiili, celle lieanle si loncliante se dé-
ballre au milieu des Ilots, et la pâleur de la mort ternir les roses de
son visage.
Hulin, à force de" travail nous remontâmes à Meillerie, et, après avoir
lutté plus d'une heure à dix pas du rivage, nous parvhimes à prendre
terre. En abordant, toutes les l'alignes lurent oubliées; Julie prit sur
S(M la reconnaissance de lous les soins ipie chacun s'était doimés ; el.
(diuiue an fort du danger elle n'avait songé qu'à nous, à terre il lui
semblait ipùiii n'avait sauve ipiolie.
iVons dînâmes avec l'appeiii qu'on gagne dans un violent travail. La
truite lui appnii'c. .liilie, qui l'aime extrèmeineiil. en mangea peu ; et
je compris (|iie, pour ôler aii\ bateliers le regrel de Uaii' sa'crilice, elle
lie se souciait pas que j'en mangeasse beaucoup moi-uième. Milord,
vous l'avez dit mille fois, dans les petites choses comme dans les gran-
des, cette i'iine aimante se peint toujours.
Après le dîner, l'eau continuant délie forte elle bateau ayant besoin
d'être raccommodé, je iiroposai un tour de promenade. Julie m'opposa
le vent, le soleil, et songeiiii ;i ma lassitude. J'avais mes vues; ainsi je
répondis à tout. Je sois, lui dis-je, accoutumé des l'enfante aux exer-
cices pénibles ; loin de nuire à ma santé, ils l'affermissent, et mon der-
nier voyage m'a rendu bien plus robuste encore. A l'égard du soleil et
du vent, vous avez votre chapeau de paille; nous gagnerons des abris
et des bois ; il n'est (piestiun que de monter entre quelques rochers ;
et vous, qui n'aimez pas la plaine, en supporterez volontiers la fatigue.
Elle fit ce que je voulais, et nous (lartiines pendant le dîner de nos gens.
Vous savez (piapres mon exil du Valais je revins, il y a dix ans. à
M(!illeri(! attendre la permission de mon retour. C'est là que je passai
des jours si tristes et si délicieux, nniquemcnt occupé d'elle, et c'est
de là que je lui écrivis uni- leiire dont elle lut si touchée. J'avais tou-
jours désiré de revoir la relraiti; isolée ipii nie servit d'asile au milieu
des glaces, et on mon cu'iir se plaisait à converser en lui-même avec
ce qu'il eut de plus ( ber au monde. L'occasion de visiter ce lieu si
chéri dans une saison plus agréable, et avec celle dont l'image l'Iiabi-
tail jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade. Je lue faisais
un plaisir de lui montrer d'anciens monuments d'une passion si con-
stante et si malheureuse.
Nous y parvînmes après une heure cb- marebe par des sentiers tor-
tueux et frais (jui, moulant insensiblement entre les arbres et les ro-
chers, n'avaient rien de plus incommode que la longueur du chemin.
En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements, je fus
prêt à me trouver mal: mais je me surmontai, je cachai mon trouble
et nous arrivâmes. (le lieu solitaire formait un réduit sauvage et dé-
sert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent ipi'aux âmes
sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la
fonte des neiges roulait à \ iiiijl pas de nous une eau bourbeuse et char-
riait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous une
chaîne de roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions de
cette partie des Alpes qu'ciii iiouime les (llaiiiTes, parce que d'énor-
mes sommets de glaces qui saccroisseni iiici'ssamment les couvrent
depuis le coimiiencemeut du monde Des loréls de noirs sapins nous
ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes était à
gauche au delà du torrent; et au-dessous de nous cette immense plaine
d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes
du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le
tableau.
M, de Wolmar inontniiil les Icltres de .Iiilic à Saliil-I'rcux. — i^r xii.
Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous
étions étalait les charmes d'un séjour riant et champèire ; quidques
ruisseaux liltraient à travers les rochers, el roulaient sur la verdure eu
lilels de cristal; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient leurs tê-
tes sur les nôtres : la terre humide et fraîche était couverte d'herbes et
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LA NOUVELLE HÉLOISE.
do fleurs. En comparant un si donx séjour aux objets qui l'environnaient,
il senil)l;iit que ce lieu désert di1i être l'asile de deux amants échappés
seuls au bouleversement de la nature.
Quand nous eûmes atteint ce réduit, et que jo l'eus quelque temps
contemplé : Quoi ! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide,
voire cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émo-
tion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de vous? Alors, sans attendre
sa réponse, je la comluisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre
grave dans mille endroiis, et plusieurs vers de Péiy'arque et du Tasse re-
latifs à la situation où j'i-lais en les traçant. En les revoyant moi-même
après si longtemps, j'éiiioiivai eoiidiicn la pVésence des objets peut ra-
nimer nuissainnieni ies sentiments violents dont on fut agité près d'eux.
Je lui dis avec un peu de véhémenec : 0 .Iulie, éternel charme de mon
cœur ! voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle aniant du
monde; voici le séjour où la chère image faisait son bonheur, et pré-
parait celui qu'il reçut enfin de toi-nième; On n'y voyait alors ni ces
fruits ni ces ombrages, la verdure et les fienrs ne tapissaient point ces
coujpartinients, le cours de ces ruisseaux n'en formait point les divi-
sions, ces oiseaux n'y faisaient point entendie leur ramage; le vorace
ép.ervier. le corbeau funèbre; et l'aigle terrible des AlpeS', faisaient seuls
leicntir de leurs cris ces cavernes; d'immenses glaces pendaient à
tous ces rochers, des festons de ncîge étaient le sent ornement de ces
:irbres : tout respirait ici les Cigneurs de l'hiver et l'horreur des frimas;
les feux seuls de mon cœur me rendirent ce lieu supportable, et les
jours eniiors s'y passaient à pensera toi. Voilà la pierre où je, m'as-
seyais pour contemplerai! loin ton heureux séjour; sur celle-ci fut
(•erile la lettre qui touclia ton cœur ; ces cailloux tranchants me ser-
vaient de burin pour graver Ion chiffre; ici je passai le torrent glacé
pour reprendre une de tes lettres (pi'emportait un tourbillon ; là je vins
relire et baiser mille l'ois la dernieie que tu m'écrivis; voilà le bord où
d'un œil avide et sombre je niesniais la profondeur de ces abîmes; en-
fin ce fut ici qu'avant mon Irisie dépari je vins te pleurer mourante, et
jurer de ne te pas survivre. Fille trop consianmient aimée, ô.toi pour
qui j'étais né, faut-il nie retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et
regretter le temps que j'y passais à gémir de ton ;ibsence!... J'allais
continuer; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s'était ef-
frnvéc. et m'avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regar-
dant avec tendresse et retenant avec peine un soupir; puis détournant
tout à coup la vue et me tirant par le bras : Allons-nous-en, mon ami,
me dit-elle d'une voix émue ; l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi. Je
partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre, et je quittai pour
jamais ce triste réduit, comme j'aurais quitté Julie elle-même.
Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous sépa-
râmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans
trop savoir où j'allais. A' mon retour, le bateau n'étant pas encore prêt,
ni l'ean tranquille, nous sonnâmes Irisiemcnt, les yeux baissés, l'air rê-
veur, mangeant peu, et parlant encore moins. Après le souper, nous
fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du déparl. In-
sensiblement la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie me pro-
posa de pariir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau, et en
m'asseyant à côté d'elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gar-
dions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m'excitait
à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plais-irs
d'un autre âge, au lieu de m'égaycr m'attristait. Peu à peu je sentis aug-
menter la mélancolie dont j'éliis accablé. Un ciel serein, la fraîcheur
de l'air, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l'eau
brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la
présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur
mille réfiexions douloureuses.
Je conmiençai par me rappeler une promenade semblable faite au-
treftùs avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les
sentinienis délicienx qui remplissaient alors mon àme s'y retracèrent
pour l'idlliger ; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos
entreliens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs.
E tailla fede, e s\ dolce meiiioric,
E si liingû costume I
El i^elle foi si pure, cl ces doux souvrnirs, et cette longue familiarilé ! Mf.tast.
ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passé ;
tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en
mon souvenir. C'en est fait, disais-je en moi-même, ces temps, ces
temps heureux ne sont plus; ils ont disparu pour jamais. Ilélas ! ils ne
reviendront plus; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos
cœurs sont toujours unis! Il me semblait que j'aurais porté pins patiem-
ment sa mon ou son absence, et que j'avais moins sihiUVii tout le temps
que j'avais passé loin d'elle. Quand je gémissais dans rel'jiguenient, l'es-
poir de la revoir sonbigeait mon cœur; je me llallais qu un instant de
sa présence i Ifaeerail Idoles mes peines ; j'envisageais au moins dans
les possibles un état nuiins cruel que le mien : mais se trouver auprès
d'elle, jnais la voir, la loucher, lui jiarler, l'aimer, l'adorer, et, pres-
que en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi; voilà
ce qui nie jetait dans des accès de fureur et de rage qui m'agitèrent par
degrés jnstpi'aM desespoir. Bientôt je commençai de rouler dims mon
esprit dès projets luiiesles, et. dans im transport dont je frémis en y
pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots,
et d'y finir diuis ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horri-
ble tentation devint a la fin si forte queje fus obligé de quitter brus-
quement sa main pour passer à la pointe du bateau.
Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours; un
sentiment plus doux s'insinua peu à peu dans mon àme, l'attendrisse-
ment surmonta le désespoir, je. me misa verser des torrents de lar-
mes; et cet état comparé à celui dont je sortais n'était pas sans quelque
plaisir; je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je
me trouvai bien remis, je revins auprès de Julio; je repris sa main.
Elle tenait son mouchoir ; je le sentis fort mouillé. Ah ! lui dis-je tout
bas, je vois que nos cœiirsn'ont jamais cessé de s'entendre! Il est vrai,
dit-elle d'une voix altérée; mais que ce soit la dernière fois qu'Hs au-
ront parlé sur ce ton. Nous recommençâmes alors à causer tranquille-
rtent, et au bout d'une heure de navigation nous arrivâmes sans autre
accident. Quand nous fûines rentrés j'aperçus à la lumière qu'elle avait
les yeux rouges et fort gonllés : elle ne dut pas trouver les miens en
meilleiir état. Après les fatigues de cette journée, elle avait grand be-
soin de repos: elle se retira, et je fus me coucher.
Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où, sans exception, j'ai
senti les émotions les plus vives. J'espère qu'elles seront la crise qui
me rendra tout à fait à moi. Au reste, je vous dirai que cette aventure
m'a plus convaincu que tous les arguments de la liberté de l'homme et
du mérite de la vertu. Combien de gens sont faiblement tentés et suc-
combent! Tour Julie, mes yeux l'e virent et mon cœur le sentit, elle
soutint ce jour-là le plus grand combat qu'âme humaine ait pu soute-
nir; elle vainquit pnnrtant. Mais qu'ai-je lait pour rester si loin d'elle'.'
l) Edouard ! qnaïKl séduit par la maîtresse tu sus triompher à la fois de
tes désirs et des siens, n'étais-tu qu'un homme? Sans toi j'étais perdu
peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux le souvenir de ta vertu m'a
rendu la mienne.
GIUQUIÈME PARTIE.
LETTRE PREMIÈRE,
DE Biii.nnn f.nnti.MiD a SMNT-fnECX,
Sors de l'enfance, ami, réveille-toi. Ne livre point ta vie entière au
long sommeil de la raison. L'âge s'écoule, il ne t'en reste plus que pour
être sage. A trente ans passés il est temp.s de songer à soi ; commence
donc à rentrer en loi-même, et sois homme une fois .ivanl la mort.
Mon cher, votre cœur vous en a longtemps imposé sur vos lumières.
Vous avez voulu philosopher avant d'en être capable; vous avez pris le
sentiment pour de la raison, et contejit d'ésiimer les choses par l'im-
pression qu'elles vous oui faite, vous avez toujours ignoré leur véri-
table prix. Un ccpur droit est, je l'avoue, le premier organe de la vé-
rité ; celui qui n'a rien senti ne sait rien apprendre ; il ne fait que flot-
ter d'erreurs en erreurs ; il n'acquiert qu'un vain savoir et de stériles
connaissances, parce que le vrai rapport des choses à rhonime, qui
est sa principale science, lui demeure toujours caché. Mais c'est se
borner à la première moitié de cette science que de ne pas étudier en-
core les rapports qu'ont les choses entre elles pour mieux juger de
ceux qu'elles ont avec nous. C'est peu de connaître les passicms hu-
maines, si l'on n'en sait apprécier les objets; et cette seconde étude
ne peut se faire que dans le calme de la méditation.
La jeunesse du sage est le-temps de ses expériences; ses passions
en sont les instruments; mais après avoir appliqué son âme aux objets
extérieurs pour les sentir, il la retire au dedans de lui pour les con-
sidérer, les comparer, les connaître. Voilà le cas où vous devez être
plus que personne au monde. Tout ce qu'un cœur sensible peut éprou-
ver de plaisirs et de peines a rempli le vôtre ; lotit ce qu'un homme
peut voir, vos yeux l'ont vu. Dqns un espace de douze ans vous avez
épuisé tous les seniiments qui peuvent êlre épars dans une longue vie,
et vous avez acquis, jeune encore, l'expérience d'un vieillard. Vos pre-
mières observai ions se sont portées sur des gens simples et sortant
presque dis mains de la nature, comme pour vous servir de pièce de
comparaison. Exilé dans la capitale du plus célèbre peuple de l'univers,
vous êtes sauté pour ainsi dire à rantrc extrémité : le génie supplée aux
intermédiaires. Passé chez la seule nation d'hommes qui reste parmi
les troupeaux divers dont la terre est couverte, si vous n'avez pas vu
régner les lois, vous les avez vues du moins exister encore ; vous avez
LA NOUVFXLE HÉLOISE.
IH
appris à quels signes on reconnaît cet organe sacré de la volonté d'un
peuple, et cointneiit l'empire do la raison luihlirpie est le vrai fondement
de la liberté. Vous avez partouiu tous les climats, vous avez vu toutes
les régions que le soleil éclaire. LU spectacle plus rare et digne de l'œil
du sage, le spectacle d'unie àiiie sulilime et pure, triomphant de ses
passions et régnant sur elle-même, est celui dont vous jouissez. Le
premier objet qui Irappa vos regards est celui qui les frappe encore,
cl votre admiration pour lui n'est (pie mieux fondée après en avoir
contemplé tant d'autres. Vous n'avez plus rien à sentir ni à voir qui
Htérile de vous occuper. Il ne vous reste plus d'objet à regarder que
vous-même, ni de jouissance à goûter que celle de la sagesse. Vous
avez vécu de celte courte vie, songez à vivre pour celle qui doit
durer.
Vos passions, dont vous fûtes longtemps l'esclave, vous ont laissé
vertueux. Voilà toute voire gloire : elle est grande, sans doute ; mais
soyez-en moins lier : votre force même est l'ouvrage de votre faiblesse.
Savez-vous ce qui vous a fait aimer toujours la verUi? Elle a pris à vos
yeux la figure de celle femme adorable qui la représente si bien, et il
serait difficile qu'une si chère image vous en laiss.^t perdre le goùl.
Mais ne l'aimerez-vous jamais pour elle seule, et n'ircz-vous point au
bien par vos propres forces, comme Julie a fait par les siennes ? En-
thousiaste oisif de ses vérins, vous bornerez-vous sans cesse à les ad-
mirer sans l('s irniler jamais? Vous parlez avec chaleur de la manière dont
elle remplit ses devoirs d'épouse et de mère ; mais vous, quand renqjli-
rez-vous vos devoirs d'honnne et d'ami à son cxenqile? Une femme a
triomphé d'elle-même, et un philosophe a peine à se vaincre ! Voulez-
vous doue n'être toujours qu'un discoureur comme les autres, et vous
borner à faire de bons livres, au lieu de bonnes actions? Prenez-y garde,
mon cher; il règne encore dans vos lettres un Ion de mollesse et de lan-
gueur qui me déplaît, et qui est bien plus un reste de votre passion qu'un
effet de voire caractère. Je hais partout la faiblesse et n'en veux point
dans mon ami. 11 n'y a point de vertu sans force, et le chemin du vice
est la lâcheté. Osez-vous bien compter sur vous avec un cœur sans
courage? Malheureux ! si Julie était faible, lu succomberais demain et
lie serais qu'un vil adultère. Mais te voilà resté seul avec elle : apprends
à la connaître et rougis de toi.
J'espère pouvoir bienlot vous aller joindre. Vous savez à quoi ce
voyage rsi ilesiiiié. Douze ans d'erreurs et de troubles me rendent sus-
pect à nioi-méine : pour résister j'ai pu me suffire ; pour choisir il me
faut les yeux d'un ami ; et je me lais un plaisir de rendre tout connnun
entre nous, la reconnaissance aussi bien que l'attachement. Cependani,
ne vous y trompez pas, avant de vous accorder ma confiance, j'exami-
nerai si vous en êtes digne et si vous méritez de me rendre les soins
que j'ai pris de vous. Je connais voire cœur, j'en suis coulent : ce n'est
pas assez ; c'est de voire jugement que j'ai besoin dans un choix où
doit présider la raison seule, et où la mienne peut m'abuser. Je ne
crains pas les passions qui, nous faisant une guerre ouverte, nous aver-
tissent de nous mettre en défense, nous laissent, quoi qu'elles fassent,
la conscience de toutes nos fautes, et auxquelles on ne cède qu'autant
qu'on leur vent céder. Je crains leur illusion qui trompe au lieu de
contraindre, et nous fait faire sans le savoir autre chose que ce que
nous vouions. On n'a besoin que de soi pour réprimer ses penchants,
on a besoin quelquefois d'antrui pour discerner ceux qu'il est permis
de suivre ; et c'est à quoi sert l'amitié d'un homme sage, qui voii pour
nous sous un autre point de vue les objets que nous avons intérêt à
bien connaître. Songez donc avons examiner et dites-vous si, toujours
en proie à de vains regrets, vous serez à jamais inutile à vous et aux
autres, ou si, reprenant enfin l'empire de vous-même, vous voulez
inetlrc une fois votre àme en étal d'éclairer celle de votre, ami.
Mes affaires ne me retiennent plus à Londres que pour une quinzaine
de jours : je passerai par notre armée de Flandre, où je compte res-
ter encore autant ; de sorte que vous ne devez guère m'aiiendre
avant la fin du mois prochain ou le commencement d'octobre. Ne
m'écrivez plus à Londres, mais à l'armée, sous l'adresse ci-joiiiie. Con-
tinuez vos descriptions ; malgré le mauvais ion de vos lettres, elles n)c
louchent et m'instruisent ; elles m'inspirent des projets de retraite et de
repos convenables à mes maximes et à nmo âge. Calmez surioul l'in-
quiétude que vous m'avez donnée sur madame de Wolmar : si son sort
n'est pas heureux, qui doit oser aspirer à l'être ? Après le détail qu'elle
vous a fait, je ne puis concevoir ce (jui manque à sou bonheur.
LETTRE II.
DE S.MNT-rHEl'X A MIIOIID ÉDOtlAm).
Oui, milord, je vous le confirme avec des transports de joie, la scène
de Meillerie a été la crise de ma folie; et de mes maux. Les explicaiions
de M. de Wolmar m'ont entièrement ra>smé sur le véritable étal de
nion cœur. Ce cœur trop faible est guéri lout aiitaui cpiil peut l'être, et
je préfère la tristesse d'un regret imaginaire à l'elTroi d'être sans cesse
assiégé par le crime. Depuis le retour de ce digne ami, je ne balance
plus à lui donner un nom si cher cl dont vous m'avez si bien fait senli'"
tout le prix. C'('Sl le moinilre litre que je doive à quiconqne aide à me
rc'iidn- à la vertu. La paix est au fond de mon âme comme dans le sé-
jour que j'habite. Je commence à m'y voir sans inquiétude, à y vivre
comme chez moi ; et si je n'y prends pas loitt à fait l'autorité d'uQ
maître, je sens plus de phiisir eiicdre à me regarder comme l'cnranl de
la maison. La sliiipli( ilc, ré;;alilé (pie j'y vois régner, ont un attrait qui
me touche et me puiii; au respect. Je passe des jours sereins entre la
raison vivanle cl la vertu sensible. Eu fré(|uenianl ces heureux époux,
leur ascendant me gagne et me louche insensiblement, et mon cœur se
met par degrés à l'unisson des leurs, comme la voix prend sans qu'oa
y songe le ton des gens avec qui l'on parle.
Quelle retraite délicieuse! quelle charmante babilaiion ! que la douce
habitude d'y vivre en augmente le prix ! et que, si l'aspect en parait
d'abord peu brillant, il esl difficile de ne pas l'aimer aussit(')t qu'on la
connaitl Le goùl que prend madame de Wolmar à remplir ses nobles
devoirs, à rendre heureux et bons ceux qui rappiochenl, se commu-
ni(pie à tout ce qui en est l'objet, à son mari, à ses enfants, à ses h6ies ,
à ses domestiques. Le tumulte, les jeux bruyants, les longs éclats de
rire ne retentissent point dans ce paisible séjour ; mais on y trouve
partout des cœurs coiilenls et des visages gais. Si quelquefois on y verse
des larmes, elles sont d'attendrissemeui el de joie. Les noirs soucis,
l'ennui, la tristesse n'approchent pas plus d'ici que le vice el les re-
mords, dont ils sont le fruit.
Tour elle, il est certain (pi'excepté la peine secrète qui la tourmente,
et dont je vous ai dit la cause dans ma précédente lettre, tout concourt
à la rendre heureuse. Cependant, avec tant de raisons de l'être, mille
autres se désoleraient à sa place : sa vie uniforme et retirée leur se-
rait insupportable; elles s'impalienteraienl du tracas des enfants, elles
s'ennuieraient des soins domestiques ; elles ne pourraient souffrir la
campagne ; la sagesse el l'estime d'un mari peu caressant ne les dé-
dommageraient ni de sa froideur ni de son âge; sa présence et son at-
tachement même leur seraient à charge. Ou elles trouveraient l'art de
l'écarter de chez lui pour y vivre à leur liberté, ou, s'en éloignant
elles-mêmes, elles mépriseraient les plaisirs de leur état; elles en
chercheraient au loin de plus dangereux, el ne seraient à leur aise dans
leur propre maison que quand elles y seraient étrangères. Il faut une
àme saine pour sentir les charmes de la retraite : on ne voit guère que
des gens de bien se plaire au sein de leur faiiiillc, cl s'y renfermer vo-
lonlaJK ment. S'il est une vie heureuse, c'est sans doute celle qu'ils v
passent. Mais Ics instruments du bonheur ne sont rien pour qui ne sai't
pas les mettre en (Kuvre, et l'on ne sent en quoi le vrai bonheur con-
siste qu'autant qu'on esl propre à le goûter.
S'il fallait dire avec précision ce qu'on fait dans celte maison pour
être heureux, je croirais avoir bien répondu en disant : On y sait vwre,
non dans le sens qu'on donne en France à ce mol, qui esl d'avoir avec
autrui certaines manières établies par la mode, mais de la vie de l'homme
el pour laquelle il esl né, de cette vie dont vous me parlez, dont vous
m'avez donné l'exemple, qui dure au delà d'elle-même, cl qu'on ne tient
pas pour perdue au jour (le la mort.
Julie a un père qui s'inquièle du bien-être de sa famille ; elle a des
enfants à la subsistance desquels il faut pourvoir convenablement. Ce
doit être le principal soin de l'homme sociable, cl c'est aussi le premier
dont elle el son mari se sont conjointemeut occupés. En entrant en mt-
n.ii;e ils ont exaniiiii: l'étal de leurs biens ; ils n'ont pas tant regardé
s'ils étaieni proiiortionnés à leiirjcondilion ipi'à leurs besoins; et, voyant
qu'il n'y avait point de famdie honnête qui ne dût s'en contenter, ils
n'ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que
le patrimoine qu'ils ont à leur laisser ne leur put suffire. Ils se sont
donc appliqués à l'améliorer plutôt qu'à l'étendre; ils ont placé leur ar-
gent plus sûrement qu'avantageusement; au lieu d'acheter de nouvelles
terres, ils ont donné un nouveau prix à celles qu'ils avaient déjà, et
l'exemple de leur conduite esl le seul trésor dont ils veuillent accroître
leur héritage.
Il esl vrai qu'un bien qui n'augmente point est sujet à diminuer par
mille accidenls ; mais si celte raison est un motif pour l'augmenler une
fois, quand cessera-t-ellc d'être un prétexte pour l'augmenter toujours?
Il faudra le partagera plusieurs enfants. Mais doivent-ils rester oisifs?
Le travail de chacun n'esl-il pas un supplément à son partage? et sou
industrie ne doit-elle pas entrer dans le calcul de son bien? L'insaiiable
avidité fait ainsi son chemin sous le masque de la prudence, et mène
au vice à force de chercher la sûreté. C'est en vain, dit .M. de Wolmar,
qu'on prétend donner aux choses humaines une solidité qui n'est pas
(lans leur nature : la raison même veut que nous I.Vissions beaucoup de
choses au hasard ; el si notre vie el notre fortune en dépendent tou-
jours malgré nous, quelle folie de se donner sans cesse un tourment
réel pour prévenir des maux douteux et des dangers inévitables I La
seule précaution qu'il ail prise à ce sujet a été de vivre un an sur sou
capital, pour se laisser autant d'avance sur son revenu ; de sorte que le
produit anticipe toujours d'une année sur la dépense. Il a mieux aimé
diminuer un peu son l'onds que d'avoir sans cesse à courir après ses
rentes. L'avantage de n'être point réduit à des expédients ruineux au
moindre accident imprévu l'a déjà rembourse bien des lois de celle
avance. Ainsi l'ordre et la règle lui tieuneui lieu d'épargne, el il s'enri-
chit de ce qu'il a dépensé .
H2
LA NOUVELLE HÉLOISE.
Les niaîires de celte maison jouissenl d'un bien médiocre scion les
idées de forliine qu'on a dans le nxnule : mais an fond je ne connais
personne de plus opuliiil qu'eux. H n'y a point de richesse absolue. (le
mot ne signilie qu'un rapport de surabondance entre les désirs et les
facultés de rbomnie riclie. Tel est riche avec un arpent de lerre ; tel
est gueux au milieu de ses monceaux d'or. Le désordre et les fantaisies
n'ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins. Ici
la proportion est établie sur un fondement qui la rend inébranlable, sa-
voir, le parlait accord des deux époux. Le mari s'est chargé du recou-
vrement des rentes, la femme en dirige l'emploi, et c'est dans l'harmo-
nie qui règne entre en\ qu'est la source de leur richesse.
Ce qoi m'a (l'alionl le plus IVappé dans celle uiaison, c'est d'y trouver
l'aisance, la lihrrie , la !;;iiclr, an rnilien de riii'<he cl de l'exaelilnde.
Le grand del'aiil des niaixins bien réglées esl d'avoir un air Uiste et
contraint. L'extrême sollicitude des chefs sent toujours nn peu l'ava-
rice ; tout respire la gène autour deux : la rigueur de l'oi'dre a quelque
chose de servile qu'on ne supporte point sans peine. Les dome.-tiques
font leur devoir, mais le font duirair mécontent et craintif. Les hôtes
sont bien reçus, niais ils n'usent qu'avec déliance delà libeité qu'on
leur douue; et comme on s'y voit lonjoiirs hors de la règle, on n'y fait
rien qu'eu treniblaut de se rendre indiscret. On sent que ces pères es-
claves ne vivent point pour eux, mais pour leurs enfants; sans songer
qu'ils ne sont pas seulement ])ères , mais lionunes . et qu'ils doivent à
leurs enfants l'exemple de la vie de I homme et du bonheur attaché à
la sagesse. Ou suit ici des règles plus judicieuses : on y pense qu'un des
principaux devoirs d'un bon père de famille n'est pas seulement de
rendre sou séjour riant afin que ses enfants s'y plaisent, mais d'y mener
lui-même une vie agréable et douce , afin qu'ils sentent qu'on est heu-
reux eu vivant comme lui , et ne soient jamais tentés de prendre pour
l'être une conduite opposée ù la sienne. Une des maximes que M. de
Wolmar répète le plus souvent au sujet des amusements des deux cou-
sines, esl que la vie triste et mestpiine des pères et mères est presque
toujours la première source du de^ ^rdre des enfants.
l'our Julie, (|ui n'eut jamais d'atiue rei:le (|iie son cœur, et n'en sau-
rait avoir de plus sûre, elle s'y livre sans s-crupule, et, pour bien faire,
elle l'ail tout ce qu'il lui demande. Il ne laisse pas de lui demander beau-
coup, et personne ne sait mieux qu'elle mettre un prix aux douceuis de
la vie. Comment celte âme si sensible serait-elle insensible aux plaisirs?
Au contraire, elle les aime, elle les reeherclie, elle ne s'en refuse aucun
de ceux qui la llattent; ou voit qu'elle sait les goûter : mais ces plaisirs
sont les plaisirs de Julie. Elle ne néglige ni ses propres commodités ni
celles des gens qui lui sont chers, c'esi-à-dire de tous ceux qui l'envi-
ronnent. Elle ne compte pour superllu rien de ce qui peut coniribiier
au bien-être d'une personne sensée ; mais elle appelle ainsi tout ce qui
ne serl qu'à briller aux yeux d'autrui : de sorte qu'on trouve dans sa
maison le luxe de plaisir e4 de sensualité sans rariiucment ni mollesse.
(Juaui au luxe de niagnilicence et de vaniié, on n'y en voit que ce qu'elle
n'a pu refuser au goiit de son père : encore y rêconiiait-on toujours le
sien, qui consiste à donner moins de lustre et d'éclat que d'élégance et
de grâce aux choses. (Jiiand je lui parle des moyens qu'on invente jour-
nellemenl à Paris ou à Londres pour suspendre plus doueement les
carrosses . elle approuve assez cela; mais (juand je lui dis jusqu'à quel
prix ou a poussé les vernis, elle ne me comprend plus, et me demande
toujours si ces beaux vernis rendent les carrosses plus commodes. Elle
ne doute pas que je n'exagère beaucoup sur les peintures scandaleuses
dont ou orne à grands frais ces voitures , au lieu des armes qu'on y
menait autrefois; comme s'il était plus beau de s'annoncer aux pas-
sants pour un homme de mauvaises mœurs que pour un homme de qua-
lité ! Ce qui l'a surtout révoltée a été d'apprendre que les femmes avaient
introduit ou soutenu cet usage , et que leurs carrosses ne se distin-
guaient de ceux des bommes que par des tableaux ini peu plus lascifs.
J'ai été forcé de lui citer là-dessus un mot de voirçj illustre ami, qu'elle
a bien de la peine à digérer. J'étais chez lui un jour (pi'on lui montrait
un vis-à-vis de celte espèce. A peine eul-il jeté les yeux sur les pan-
neaux, qu'il partit en disant au maître ; Montrez ce carrosse à des fem-
mes de la cour; un honnête homme n'oserait s'en servir.
Comme le premier pas vers le bien est di; ne point faire de mal, le
premier pas vers le bonheiu' est de ne point souffrir. Ces deux maximes,
qui bien enlendues épargneraient beaucoup de préceptes de morale!
sont chères à madame de Wohuar. Le mal-être lui est extrêmement
sensible et pour elle et pour les antres ; et il ne lui serait pas plus aisé
d'être heureuse en voyant des misérables, qu'à l'homme droit de con-
seivcr sa venu toujours pure en vivant sans cesse au milieu des mé-
chants. Elle n'a point cette pitié barbare qui se contente de détourner
les yeux des mans qu'elle pourrait soulager ; elle va les chercher pour
les guérir, c'est l'exislence et non la vue des malheureux qui la tour-
mente ; il ne lui suffit pas de ne point savoir qu'il y en a, il faut, pour
son repos, qu'elle sache qu'il n'y en a pas, du moins autour d'elle ;
car ce serait sortir des termes de la raison que de faire dépendre son
bonheur de celui de tons les hommes. Elle s'informe des besoins de son
voisinage avec la chalem- qu'on met à son propre intérêt ; elle y étend
pour ainsi dire l'enceinte de sa famille, el n'épargne aucun soin pour en
éearier tons les seniimeuls de douleur et de pemc auxquels la vie hu-
maine est assujellic.
Milor I, je veux profiter de vos leçons; mais pardoiincz-tlioi un en-
thousiasme que je ne me reproche plus et que vous partagez. Il n'y aura
jamais qu'ime Julie au monde. La Providence a veillé sur elle, et rien
de ce qui la regarde n'est un effet du hasard. Le ciel semble l'avoir
donnée à la terre poin- y montrer à la fois l'excellence dont une àme
humaine est susceptible, el le bonheur dont elle peut jouir dans l'obs-
curité de la vie privée, sans le secours des vertus éclatantes qui peu-
vent l'élever au-dessus d'elle-même, ni de la «loire qui les peut hono-
rer. Sa faute, si c'en est une, n'a servi qu'à déployer sa force et son
courage. Ses parents, ses amis, ses domestiques, tous heureusement
nés, étaient-faits pour l'aimer et pour en être aimés. Son pays était le
seul où il lui convint de naître ; la simplicité qui la rend sublime devait
régner autour d'elle ; il lui fallait, pour élre henieuse, vivre parmi des
ge[is heureux. Si pour son malheur elle l'ùt née ehez des peuples infor-
tunes ipii gémissent sous le poids de l'oppressiou et luttent sans espoir
et sans friiii eonire la misère qui les consume, chaque plainte des op-
primés eût enipiiisiinué sa vie; la désolation counniine l'eût accablée,
et son cœur bienfaisant, épuisé de peines et d'ennuis, lui eût fait éprou-
ver sans cesse les maux qu'elle n'eût pu soulager.
Au lieu de cela, tout anime et soutient ici sa bonté naturelle .'lEIIc n'a
point à pleurer les calamités publiques ; elle n'a point sous les yeux
l'image affreuse de la misère et du désespoir. Le villageois à son aise
a plus besoin de ses avis que de ses dons. S'il se trouve quelque orphe-
lin trop jeune pour gagner sa vie, quelque veuve oubliée qui souffre en
secret, quelque vieillard- sans enfants dont les bras affaiblis par l'âge ne
fournissent plus à son entretien, elle ne craint pas que ses bienfaits
leur deviennent onéreux et fassent aggraver sur eux les charges publi-
ques pour en exempter des coquins accrédités. Ejle jouit du bien qu'elle
fait et le voit profiter. Le bonheur qu'elle goûte se niuliiplie et S'étend
autour d'elle. Toutes les maisons où elle entre offrent bientôt un ta-
bleau de la sienne ; l'aisance et le bien-être y sont une de ses moindres
intliienees : la concorde et les mœurs la suivent de ménage en ménage.
En sortant de chez elle, ses yeux ne sont frappés que d'objets agréa-
bles ; en y rentrant, elle en trouve de plus doux encore ; elle voit par-
tout ce qui plaît à son cœur; et cette àme si peu sensible à l'amour-
propre apprend à s'aimer dans ses bienfaits. Non, milord, je le répète,
rien de ce qui touche à Julie n'est indifférent pour la vertu. Ses char-
mes, ses talents, ses goûts, ses combats, ses fautes, ses regrets, son
séjour, ses amis, sa famille, ses peines, ses plaisirs, et toute sa desti-
née, font de sa vie un exemple unique que peu de femmes voudront
imiter, mais qu'elles aimeront en dépit d'elles.
Ce qui me plaît le plus dans les soins qu'on prend ici du bonheur d'nu-
trin, c'est qu'ils sont tous dirigés par la sagesse, et qu'il n'en résulle
jamais d'abus. N'est pas toujours bienfaisant qui veut, et souvent tel croit
rendre de grands services, qui fait de grands maux qu'il ne voit pas,
pour un petit bien qu'il aperçoit. Une qualité rare dans les femmes du
meilleur caractère, et ipii brille éminemment dans celui de madame de
Wolmar, c'est un discernement ex(iuis dans la distribution de ses bien-
faits, soit par le choix des moyens de les rendre utiles, soit par le choix
des gens sur qin elle les répand. Elle s'est fait des règles dont elle ne
se départ point. Elle sait accorder et refuser ce qu'on lui demande,
sans qu'il y ait ni faiblesse dans sa bonté, ni caprice dans son refus.
Qincouque a commis en sa vie une méchante action n'a rien à espérer
d'elle que justice, et pardon s'il l'a offensée ; jamais faveur ni protec-
tion qu'elle puisse placer sur nn meilleur sujet. Je l'ai vue refuser assez
sèchement à un honnne de cette espèce une grâce qui dépendait d'elle
seule. « Je vous souhaite du bonheur, lui dit-elle, mais je n'y veux pas
contribuer, de peur de faire du mal à d'autres en vous mettant en état
d'en faire. Le monde n'est pas assez épuisé de gens de bien qui souf-
frent pour qu'on soit réduit à songer à vous. » Il est vrai que celle du-
reté lui coûte extrêmement, et qu'il lui est rare de l'exercer. Sa
maxime est de compter pour bons tons ceux dont la méchanceté ne lui
est pas prouvée; et il y a bien peu de méchants qui n'aient l'adresse
de se mettre à l'iibri des preuves. Elle n'a point celte charité pares-
seuse des riches qui payent en argent aux malheureux le droit de reje-
ter leurs prières, et pour un bienfait imploré ne savent jamais donner
que l'aumône. Sa bourse n'est pas inépuisable ; et depuis qu'elle est
mère de famille, elle en sait mieux régler l'usage. De tous les secours
dont on peut soulager les malheureux, l'aumône est h la vérité celui qiii
coûte le moins de peine ; mais il est aussi le plus passager et le moins
solide, el Julie ne cherche pas à se délivrer d'eux, mais à leur être
utile.
Elle n'accorde pas non plus indistinctement des recommandatior.s et
des services sans bien savoir si l'usage qu'on en veut faire est raison-
nable et juste. Sa protection n'est jamais refusée à quiconque en a un
véritable besoin et mérite de l'obtenir ; mais pour ceux que l'incpiié-
tude ou l'ambition porte à voidoir s'élever et quitter un état où ils sont
bien, raremenl peuvent-ils l'engager à se mêler de leurs affaires. La
condition naiurelle à l'homme est de cultiver la terre et de vivre de ses
fruits. Le paisible habilant des champs n'a besoin pour sentir son bon-
heur que de le connaître. Tous les vrais plaisirs de l'homme sont à sa
portée; il n'a que les peines inséparables de riiunianité des peines que
celui qui croit s'en dé'ivrer ne f.iit qu'éclianger contre fl'aiili'es plus
cruelles. Cet état est le seul nécessaire et le phis utile ; il n'est lua'heii-
reux que quand les autres le lyranniseul par leur violence on le sinhii-
sent par l'exemple de leurs vices. C'est eu lui que consiste la véritable
LA INOUVELLE HÉLOISË.
\\Z
prospérité d'un pays, la force et la grandeur qu'un peuple tire de lui-
même, qui ne dépend en rien des autres nations, ipii ne contraint ja-
mais d'atta(|uer pour se soutenir, et donne les plus sûrs iroyeiis de se
déléiidre. (Juand il est question d'estimer la puissance publique, le bel
esprit visite les palais du prince, ses ports, ses troupes, ses arsenaux,
ses villes ; le vrai politique parcourt les terres et va dans la cliauiniére
du laboureur. Le premier viiit ce qu'on a (ait, et le second ce qu'on
peut l'aire.
Sur ce principe on s'attache ici, et plus encore à lîtan},'e, à conli i-
buer autant qu'on peut à rendre aux paysans leur eondiiiui] douce,
sans jamais leur aider à en sortir. Les |)lus aisés et les plus pauvres
cul également la fureur d'envoyer leurs enfants dans les villes, les
uns pour étudier et devenir un jour des messieurs, les autres pour en-
trer eu condition et décharger leurs parents de leur entrelien. Les
jeunes gens, de leur côté, aiment souvent à courir ; les filles aspirent ù
la parure bourgeoise : les garçons s'engagent dans un service étran-
ger; ils croient valoir mieux en raïqiortanl dans leur village, au lieu
de l'amour de la patrie et de la lilin !(•, l'air à la fois rogne et rampant
des soldats mercenaires, et le riiliciilc mépris de leur ancien état, (hi
leur montre à tous l'erreur de ces préjugés, la corriiplion des enfants,
l'abandon des pères, et les lisqurs eoiilinuels de la vie, de la fortune,
et des nioMirs, où cent pcM-isscni pour un qui réussit. S'ils s'obstinent,
on ne favorise point leur lantaisie insensée, on les laisse courir au vice
et à la misère, et l'on s'appll(iue à dédommager ceux qu'on a persua-
dés des sacrifices qu'ils font à la raison. On leur apprend à honorer
leur condition naturelle en l'honorant soi-même; on n'a point avec les
paysans les façons des villes, mais on use avec eux d'une honuêie et
grave familiarité, qui maintenant chacun dans son état leur apprend
pourtant à faire cas du leur. 11 n'y a point de bon paysau qu'on ne
f)orle à se considérer lui-même, en lui montrant la différence qu'on
ait de lui à ces petits parvenus qui viennent briller un moment dans
leur village et ternir leurs parents de leur éclat. M. de VVolmar et le
baron, quand il est ici, manquent rarement d'assister aux exercices,
aux prix, aux revues du village et des environs. Cette jeunesse di'jà
hatunllcini lit ardente et guerrière, voyant de vieux oIReiers se plaire
à ses asstuililces, s'en estime davantage et prend pins de confiance en
elle-même. On lui en donne encore plus en lui nioiiiraiit des soldats re-
tirés du service étranger cnsavoir moinsqireilià imis <'i;;iids; car, ijuoi
qu'on fasse, jamais cinii sous de paye et IJ peur des coups de canne ne
produiront une émulation pareille à celle que donne à uu lioinine libre
et sous les armes la présence de ses parents, de ses voisins, de ses
amis, de sa maîtresse, et la gloire de son pays.
La grande maxime de madame de Wolniar est donc de ne point favo-
riser les changements de condition, mais de contribuer à rendre heu-
reux chacun dans la sienne, et surtout d'empêcher que la plus heu-
reuse de toutes, qui est celle du villageois dans un Etat libre, ne se dé-
peuple en faveur des autres.
Je lui faisais là-dessus robjeclion des talents divers que la nature
semble avoir partagés aux hommes pour leur donner à chacun leur
emploi, sans égard à la condition dans laquelle ils sont nés. A cela elle
me répondit (jifil y avait deux < luises à ciinsidiMer avant le talent : sa-
voir, les mœurs et la léiieih'. I.'liiiiiiiiie, dil-elle, est un être trop noble
pour devoir servir simplement d'iiiNtriiineut à d'aiilres, et l'on ne doit
point l'employer à ce ([ui leur convient sans consulter aussi ce qui
lui convient à lui-même ; car les hommes ne sont pas faits pour les
places, mais les places sont faites pour eux; et, pour distribuer
conveiialilenieiit les clio;es , ils ne faut pas tant eliercher dans leur
partage l'iMiiploi auquel chaque lioiniiie est le plus propre, que celui
qui est le pins propre à chaque honinie pour le rendre bon et heu-
reux aillant qu'il est |iossible. 11 n'est jamais permis de détériorer une
àiiie Iniiiiaiiie pour l'avantage des autres, ni de faire un scélérat
pour le service des honnêtes gens.
Or, de mille sujets qui sortent du village, il n'y en a pas dix qui n'ail-
lent se perdre à la ville, ou qui n'en portent les vices plus loin ipie les
gens dont ils les ont appris. Ceux ipii ninssissent et font forliiiie la font
presque tous par les voies désiiomiètes i]ui y mènent. Les niallieureux
(lu'elle n'a point favorisi^s ik^ reprennent plus leur ancien état, et se font
lueiuliaiits ou voleurs plutôt cpie de redevenir paysans. De ces mille s'il
s'en trouve un seul ipii ri'sisie à l'eseniple et se conserve honnête
liomiue, pense/,-vous qu'à loiit inenilre celui-là passe nue vie aussi
lieiireiise ipi'il l'ei'il pasMT à l'abri des passions violentes, dans la tran-
quille obsciii Ile lie s;i piciiiiere condition?
l'oiir suivre son laleiil il li' Cuit eonn.'iître. Est-ce une chose aisée de
discerner toujours les l^leiils des luiuimes'.' et à l'àge où l'on prend un
paili, si l'on a lanl de iieiiie à bien connaitre ceux des enfants qu'on a
le inieiix observés, coiiiment un petit pays m s,iuia-l-ilde hiiinème
disliiiLïuer les siens'? lUen n'est plus éqiiiûiipie ipie les signes d'iiieli-
iialiiin (prou donne dès l'enfauce ; l'esprit iiiiilaleiir y a souvent plus de
pari que !e talent : ils dépendront pliilùt d'une rencontre loi tuile que j
d un peiiiliaiit décidé, et le penchant même n'annonce pas toujours la |
disposition. Le vrai talent, le vrai génie a une certaine siinplieito qui le
rend moins iiupiiet, luoiiis remuant, inoiiis prouqit à se montrer, qu'un
appareiil et faux talent, qu'on prend pour véritable, et ipii n'est qu'une
vaine ardeur de briller, sans moyens pour y réussir. Tel entend un
tambour et veut être général; nu' autre voit bàlir cl se croit arclii- 1
leclc. Guslin, mon jardinier, prit le goût dn dessin pour m'avoir vue
dessiner : je l'envoyai apprendre à Lausanne ; il se croyait déjà pein-
tre, et n'iîst qu'un jardinier. L'occasion, le désir de s'avancer, (lécideut
de l'état (pi'on choisit. Ce n'e.4 pas assez de sentir sou génie, il faut
aussi vouloir s'y livrer. Un prince ira-t-il se faire cocher parce qu'il
mène bien son carrosse? un duc se fera-t-il cuisinier parce qu'il invente
de bons ragoûts? On n'a des talents que pour s'élever, piMsoniie n'en
a pour descendre : pensez-vous (pièce soit là l'ordre de la nature?
(,)iiaiid cha 'Uii connaîtrait son talent et voudrait le suivre, combien le
|ioiiiiairni? combien surmouleraient d'injustes obstacles? combien
vaincraient d'indignes concnrrenls? celui qui sent sa faiblesse appelle à
son secours le manège et la bri-ue, que l'anlre, plus sûr de lui, dé-
daigne. iSe m'avez-vous pas cent fois dit vous-même que tant d'éta-
blissements en faveur des arts ne fout que leur nuire? En multipliant
indiscrètement les sujets, on les confniid ; le vrai mérite reste étouffé
dans la foule, et les honneurs dus an plus habile sont tous pour le plus
intrigant. S'il existait une société où les em|ilois et les rangs fussent
cxaelemeiit mesiues sur les talents 1 1 le mérite personnel, chacun pour-
rait aspirer à la place qu'il saurait le mieux remplir; mais il faut se
conduire par des règles plus sûres, et renoncer an prix des talents,
quand le plus vil de tous est le seul qui mène à la fortune.
Je vous dirai plus, contiiiua-i-elle : j'ai peine à croire que lanl de
talents divers doivent être tons développes; car il faudrait pour cela
que le nombre de ceux qui les possèdent lût exactement luiqiortionné
an besoin de la société ; et si l'on ne laissait an tr.ivail de la lerre que
ceux qui ont éminemmeni le talent de l'agriculture, et qu'on enlevât à
ce travail tous ceux qui sont plus propres a un autre, il ne resterait pas
assez de laboureurs pour la ciiliiver et nous (aire vivre. Je penserais
que les talents des hommes soin comme les vertus des drogues, que la
nature nous donne pour guérir nos maux, quoique son Inleution soit
que nous n'en ayons pas besoin. Il y a des plantes qui nous empoi-
sonnent, des animaux qui nous dévoient, des talents (pii nous sont
pernicieux. S'il fallait toujours employer chaque chose selon ses prin-
cipales propriétés, pent-êire lérait-oii moins de bien ipie de mal aux
hommes. Les peuples bons et simples n'ont [las besoin de tant de la-
lents; ils se sontieniieiit mieux par leur seule simplicité ipie les autres
par tonte leur industrie : mais, à mesure ipTiis se corrompent, leurs ta-
lents se dévidoppent comme pour servir de supplément aux vertus
qu'ils perdent, et pour forcer les méchants eux-mêmes d'être utiles en
dépit d'eux.
Une autre chose sur laquelle j'avais peine à tomber d'accord avec
elle était l'assistance des mendiants. Comme c'est ici une grande roule,
il eu passe beaucoup, et l'on ne refuse i'aumone à aucun. Je lui repré-
sentai que ce n'était pas seulement un bien jeté à pure perte, et dont
ou privait ainsi le vrai pauvre, mais que cet usage contribuait à multi-
plier les gueux et les vagabonds qui se plaiseui à ce lâche métier, et, se
rendant à charge à la société, la privent encore du travail qu'ils v pour-
raient faire.
Je vois bien, me dit -elle, que vous avez pris dans les grandes villes
les maximes dont de comiilaisants raisonneurs aiment à llalterla du-
reté des riches ; vous en avez même pris les termes. Croyez-vous dé-
grader un pauvre de sa qualité d'Iiomnie en lui donnant le nom mépri-
sant de gueux? Compatissant comme vous l'êtes, comment avez-vous
pu vous résoudre à l'empliiver? Iteimncez-y, mon ami, ce mot ne va
point dans votre bouche ; il est plus (léshonoranl pour l'iiommc dur qui
s'en sert que pour le iiialheureii\ qui le porte. Je ne déciderai point si
ces détracteurs del'anmone ont tort ou raison; ce que je sais, c'esique
mon mari, ipii ne cède point ( n l»ui sens à vos philosophes, et qui m'a
souvent rapporté tout ce qu'ils disent là-dessus pour cloulTer dans le
cueur la pitic naturelle et l'exercer à l'inscnsibiliié, m'a tuujoui-s paru
mépriser ces discours, et n'a iioint désapprouvé ma conduite. Son rai-
sonuement est simple. Ou souffre, dii-il, et l'oucnlretienl à grands frais
des multitudes de professions inutiles dont plusieurs ne servent qu'à
corrompre et gâter les mœurs. A ne regarder l'état de mendiant que
comme nu métier, loin qu'on en ail rien de pareil à craindre, ou n'y
trouve que de quoi nourrir en nous les sentiments d'inlérêl et d'huma-
nité qui devraient unir Ions les hommes. Si l'on veut le considérer par
le talent, pourquoi ne irécompeiiscrais-je pas l'éloquence de ce men-
diant qui nie remue le cœur cl me porte à le secourir, comme je pave
un coraéJien nui me fait verser ipiclques larmes stériles? Si l'un liie
fait aimer les bonnes actions d'aulrui, l'autre me porte à en faire moi-
même : tout ce qn'mi sent à la tragédie s'oublie à l'instant qu'on en
sort : mais la mémoire des malheureux qu'on a soulagés donne un plai-
sir (^ui renaît sans cesse. Si le grand nombre des mendiants est onéreux
à l'Liat, de combien d'autres professions qu'on encourage et qu'on to-
lère n'en peut-on pas dire autanli C'est au souverain de faire eu sorte
qu'il n'y ait point de luen ii:iiils ; mais, pour les rebuter de leur pro-
fession, faut-il rendre les cit lyoïis iiihiiinainscl déuaiurcs?
Pour moi, continua Jolie, sans savoir ce que les pauvres sont à
l'Etat, je sais qu'ils sont tous mes frères, et que je ne puis, sans une
inexcusable dureté, leur refuser le faible secours qu'ils ii;o demaudeul.
La plupart sont des vagabiiiils, j'en conviens; mais je connais trop les
peines de la vie pour i;,'iiorer par cimibien de malliein-s nu limmètc
liuinme iieul se trouver réduit à leur sort ; et comment puis-je èlre sûre
que l'iiieounu qui vient implorer an nom de Dieu mou assistance et
H4
LA NOUVELLE HÉLOISE.
mendier un pauvre morceau de pain, n'est pas peut-être cet lionnête
homme prêt à périr de misère, et que mon relus va réduire au déses-
poir? L'aumône que je fais donner à la porte est légère : un demi-
crutz et un morceau de pain sont ce (ju'on ne refuse à personne; on
donne une ration double à ceux qui sont évidemment estropiés : s'ils
eu trouvent autant sur leur route dans chaque maison aisée, cela
suffit pour les faire vivre en chemin ; et c'est tout ce qu'on doit au men-
diant étranger qui passe. Quand ce ne serait pas pour eux un secours
réel, c'est au moins un témoignage qu'on prend part à leur peine, un
adoucissement à la dureté du refus, une sorte de salutation qu'on leur
rend. Un demi-crulz et un morceau de pain ne coûtent guère plus à
donner, et sont une lépouse plus honnête qu'un Die vous assiste'.
comme si les dons de Dieu n'étaient pas dans la main des hommes, et
qu'il eût d'autres greniers sur la terre que les magasins des riches!
Enfin, quoi qu'on puisse'penser de ces infortunés, si l'on ne doit rien
au gueux qui mendie, au moins se doit-on à soi-même de rendre hon-
neur à l'humanité souffrante ou à sou image, et de ne point s'endurcir
le cœur à l'aspect de ses misères. .
Voilà comment j'en use avec ceux qui mendient pour^insi dire sans
prétexte et de bonne foi : à l'égard de ceux qui se disent ouvriers et
se plaignent de man(|uer d'ouvrage, il v a toujours ici pour eux des
outils et du, travail qui les attendent, far cette méthode on les aide;
on met leur bonne volonté à l'épreuve ; et les menteurs le savent si bien
qu'il ne s'en présente plus chez nous.
C'est ainsi, milord, que cette àme angéliqiie trouve toujours dans ses
vertus de quoi combaitre les vaines subtilités dont les gens cruels
pallient leurs vices. Tous ces soins et d'autres semblables sont mis par
elle au rang des plaisirs, et remplissent une partie du temps que lui
laissent ses devoirs les plus chéris. Quand, après s'êlre acquittée de
tout ce qu'elle doit aux autres, elle songe ensuite à elle-même, ce
qu'elle fait pour se rendre la vie agréable peut encore être compté
parmi ses vertus; tant son motif est toujours louable et honnête, et
tant il y a de tempérance dans tout ce qu'elle accorde à ses désirs.
Elle veut plaire à son mari, qui aime à la voir contente et gaie; elle
veut inspirer à ses enfants le goût des innocents plaisirs que la modé-
ration, l'ordre et la simplicité font valoir, et qui détournent le cœur
des passions impétueuses. Elle s'amuse pour les anmser, comme la
colombe amollit dans sou estomac le grain dont elle veut nourrir ses
petits.
Julie a l'âme et le corps également sensibles. La même délicatesse
règne dans ses sentimenls et dans ses organes. Elle élait faite pour
connaître et goûter tous les plaisirs, et longtemps elle n'aima si chère-
ment la vertu même que comme la plus douce des voluptés. Aujour-
d'hui qu'elle sent en paix celte volupté suprême, elle ne se refuse au-
cune de celles qui peuvent s'associer avec celle-là : mais sa manière de
les goûter ressemble à l'austérité de ceux qui s'y refusent, et l'art de jouir
est pour elle celui des privations, non de ces privations pénibles et dou-
loureuses qui blessent la nature, et dont son auteur dédaigne l'hommage
insensé, mais des privations passagères et modérées, qui conservent à la
raison son empire, et, servant d'assaisonnement au plaisir, cnprévienneut
le dégoût et l'abus. Elle prétend que tout ce qui tient aux sens et n'est
pas nécessaire à la vie change de nature aussitôt qu'il tourne en habi-
tude, qu'il cesse d'être im plaisir en devenant un besoin, que c'est à
la fois une chaîne qu'on se donne et une. jouissance dont on se prive,
et que prévenir toujours les désirs n'est pas l'art de les contenter,
mais de les éteindre. Tout celui qu'elle enqiloie à donner du prix aux
moindres choses est de se les refuser vingt fois pour en jouir une.
Cette âme simple se conserve ainsi son premier ressort : son. goût ne
s'use point ; elle n'a jamais besoin de le ranimer par des excès, et je la
vois souvent savourer avec délices un plaisir d'enfant qui serait insipide
à tout autre.
Un objet plus noble qu'elle se propose encore en cela est de rester
maîtresse d'elle-même, d'accoutumer ses passions à l'obéissance, et de
plier tous ses désirs à la règle. C'est un nouveau moyen d'être heu-
reuse ; car on ne jouit sans inquiétude que de ce qu'on peut perdre
sans peine; et si le vrai bonheur appartient au sage, c'est parce qu'il
est de tous les hommes celui à qui la fortune peut le moins ôter.
Ce qui me paraît le plus singulier dans sa tempérance, c'est qu'elle
la suit sur les mêmes raisons qui jettent les voluptueux dans l'excès.
La vie est courte, il est vrai, dit-elle ; c'est une raison d'en user jus-
qu'au bout, et de dispenser avec art sa durée atin d'en tirer le meilleur
parti qu'il est possible. Si un jour de satiété nous ôte un an de jouis-
sance, c'est une mauvaise philosophie d'aller toujours jusqu'où le désir
nous mène, sans considérer si nous ne serons point plus tôt au bout
de nos facultés que de notre carrière, et si notre cœur épuisé ne
mourra point avant nous. Je vois que ces vulgaires épicuriens pour ne
vouloir jamais perdre une occasionjles perdentiloutes, et, toujours en-
nuyés au sein des plaisirs, n'en savent jamais trouver aucun. Ils pro-
diguent le temps qu'ils pensent économiser , et se ruinent comme les
avares pour ne savoir rien perdre à propos. Je me trouve bien di; la
maxime opposée, et je crois que j'aimerais mieux sur ce point trop de
sévérité que de relâchement. 11 ni'arrive quelquefois de rompre une
partie de plaisir par la seule raison qu'elle m'en fait trop ; en la re-
pouant j'en jouis deux fois. Cependant je m'exerce à conserver sur moi
l'empire de ma volonté, et j'aime mieux être taxée de caprice que de
me laisser dominer par mes fantaisies.
Voilà sur quel principe on fonde ici les douceurs de la vie et les
choses de pur agrément. Julie a du penchant à la gourmandise, et, dans
les soins qu'elle donne à toutes les parties fin ménage, la cuisine sur-
tout n'est pas négligée. La table se sent de l'abondance générale; mais
celte abondance n est point ruineuse; il y règne une sensualité sans
raffinement : tous les mets sont communs, mais excellents dans leurs
espèces; l'apprêt en est simple et pourtant exquis. Tout ce qui n'est
que d'appareil, tout ce qui tient à l'opinion, tous les plats fins et re-
cherchés, dont la rareté fait tout le prix, et qu'il faut nommer pour les
trouver bons, en sont bannis à jamais; et même, dans la délicatesse et
le choix de ceux qu'on se permet, on s'abstient journellement de cer-
taines choses qu'on réserve pour donner à quelques repas un air de
fête qui les rend plus agréables sans être plus dispendieux. Que croi-
ricz-vous que sont ces mets si sobrement ménagé-. ? du gibier rare ?
du poisson de mer? des productions étrangères? Mieux que tout cela;
quel(|ue excellent légume du pays, quelqu'un des savoureux herbages
qui croissent dans nos jardins, ceriains poissons du lac apprêtés d'une
certaine manière, certains laitages de nos montagnes, quelque pâtisse-
rie à l'allemande, à quoi l'on joint quelque pièce de chasse des gens de
la maison : voilà tout l'extraordinaire qu'on y remarque ; voilà ce qui
couvre et orne la table, ce qui. excite et contente notre appétit les jours
de réjouissance. Le service est modeste et champêtre, mais propre et
riant.; la grâce et le plaisir y sont, la joie et l'appétit l'assaisonnent.
Des surtoiits dorés autour desquels on meurt de faim , des cristaux
pompeux chargés de fleurs pour tout dessert, ne remplissent point la
place des mets ; on n'y sait point l'art de nourrir l'estomac par les yeux,
mais on y sait celui d'ajouter du charme à la bonne chère, de manger
beaucoup sans s'incommoder, de s'égayer à boire sans altérer sa rai-
son, de tenir table longtemps sans eîmui, et d'en sortir toujours sans
dégoût.
Il y a au premier étage une petite salle à manger différente de celle
où l'on mange ordinairement , laquelle est au rez-de-chausséé : cette
salle particulière est à l'angle de la maison et éclairée de deux côtés;
elle donne par l'im sur lejardin, au delà duquel on voit le lac à tra-
vers les arbres ; par l'autre on aperçoit ce grand coteau de vignes qui
commencent d'étaler aux yeux les richesses qu'on y recueillera dans
deux mois. Celle pièce est petite, mais ornée de tout ce qui peut la
rendre agréable et riante. C'est là que Julie donne ses petits festins à
son père, à son mari, à sa cousine, à moi, à elle-même, et quelquefois
à ses enfants. Quand elle ordonne d'y mellre le couvert on sait d'a-
vance ce que cela veut dire ; et M. de Wolmar l'appelle en riant le sa-
lon d'.\pollon ; mais ce salon ne diffère pas moins de celui de Lucullus
par le choix des convives que par celui des mets. Les simples hôtes n'y
sont point admis, jamais on n'y mange quand on a des étrangers; c'est
l'asile inviolable de la confiance, de l'amitié, de la liberté ; c'est la so-
ciété des cœurs qui lie en ce lieu celle de la table; elle est une sorte
d'iniliation à l'intimité, et jamais il ne s'y rassemble que des gens qui
voudraient n'être plus séparés. Milord, la fête vous attend, et c'est dans
celte salle que vous ferez ici votre premier repas.
Je n'eus pas d'abord le même honneur; ce ne fut qu'à mon retour
de chez madame d'Orbe que je fus traité dans le salon d'Apollon. Je
n'imaginais pas qu'on pût rien ajouter d'obligeant à la réception qu'on
m'avait faite : mais ce souper me donna d'autres idées ; j'y trouvai je
ne sais quel délicieux mélange de familiarité, de plaisir, d'union, d'ai-
sance, que je n'avais point encore éprouvé. Je me sentais plus libre
sans qu'on m'eût averti de l'être ; il me semblait que nous nous enten-
dions mieux qu'auparavant. L'éloignement des domestiques m'invitait à
n'avoir plus de réserve au fond de mon cœur ; et c'est là qu'à l'instance
de Julie je repris l'usage, quitté depuis tant d'années, de boire avec
mes hôtes du vin pur à la fin du repas.
Ce souper m'enchanta : j'aurais voulu que tous nos repas se lussent
passés de même. Je ne connaissais point cette charmante salle, dis-je à
madame de Wolmar; pourquoi n'y mangez-vous pas toujours? Voyez,
dit-elle, elle est si jolie ! ne serait-ce pas dommage de la gâter? Cette
réponse me parut trop loin de son caractère pour n'y pas soupçonner
quelque sens caché. Pourquoi du moins, repris-je, ne rassemblez-vous
pas toujours autour de vous les mêmes commodités qu'on trouve ici,
afin de pouvoir éloigner vos domestiques et causer plus en liberté ?
C'est, me répondit- elle encore, que cela serait trop agréable, et que
l'ennui d'être toujours à son aise est enfin le pire de tous. Il ne m'en
fallut pas davantage pour concevoir son système, et je jugeai qu'en
effet l'art d'assaisonner les plaisirs n'est que celui d'en être avare.
Je trouve qu'elle se met avec plus de soin qu'elle ne faisait autre-
fois. La seule vanité qu'on lui ail jamais reprochée élait de négliger son
ajustement. L'orgueilleuse avait ses raisons, et ne me laissait point de
prétexte pour méconnaître son empire. Mais elle avait beau faire, l'en-
chantement élait trop fort pour -me sembler naturel; je m'opiniàtrais
à trouver de l'art dans sa négligence ; elle se serait coiffée d'un sac
que je l'aurais accusée de coquetterie. Elle n'aurait pas moins de pouvoir
aujourd'hin ; mais elle dédaigne de l'employer ; et je dirais qu'elle affecte
une parure plus rechcnhée pour ne sembler plus qu'une jolie femme,
si je n'avais découvert la cause de ce nouveau soin. J'y fus trompé les
premiers jours; et, sans songer qu'elle n'était pas mise autrement qu'à
LA NOUVELLE HÉLOISE.
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mon arrivée où je ii'élais point attcmlu, j'osai m'allribuer l'honneur de
celte reclierche. Je nie (iésai)risai durant l'absence de M. de Wolniar.
Des le lendemain, ce n'était plus ceit(! éi('gance de la veille dont l'd'il
ne pouvait se lasser, ni cette simplicité touchante et voluptueuse
qui m'enivrait autrefois ; c'était une certaine modestie (pii parle an
cœur par les yeux, qui n'inspire que du respect, et que la beauié rend
plus imposante. La dignité d'épouse et de mère régnait sur tous ses
charmes; ce regard timide et tendre était devenu plus grave; et l'on
eût dit qu'un air plus grand et plus noble avait voilé la douceur de ses
traits. Ce n'était pas qu'il y eût la moindre altération dans son main-
tien ni dans ses manières; sou égalité, sa candeur, ne cotmurent ja-
mais les simagrées; elle usait seulement du talent naturel aux femmes
de changer quelquefois nos sentinienis et nos idées par un ajustement
différent, par une coiffure d'ime autre forme, par une robe d'tnie
jjutre couleur, et d'exercer sur les caiurs l'empire du goût en faisant de
rien quelque chose. Le jour (ju'elle attendait le retour de son mari,
elle retrouva l'art d'animer ses grâces naturelles sans les couvrir ; elle
était élilonissanlc eu sdilaul de sa toilette; je trouvai qu'elle ne savait
pas MKjJiis cir.M rr la plus lirillaiilc parure qu'orner la |ilus simple ; et je
me (lis avec ilépit, en piiiiliant l'dbjct de ses soins : En lit-elle jamais
autant |iour l'amour '/
Ce goût de parure s'étend de la maîtresse de la maison à tout ce qui
la compose. Le maître, les enfants, les domestiques, les chevaux, les
bâtiments, les jardins, les meubles, tout est tenu avecun soin qui marque
qu'on n'est pas au-dessous de la magnilicence, mais qu'on la dédaigne;
ou plutôt la magnilicence y est en effet, s'il est vrai qu'elle consiste
moins dans la richesse de certaines choses que dans un bel ordre du
lout qui marque le concert des parties et l'unité d'intention de l'ordon-
nateur. Pour moi, je trouve au moins que c'est nue idée plus grande et
plus noble de voir dans une maison simple et modeste un petit nombre
de gens heureux d'un bonheur commun, que de voir régner dans un
palais la discorde et le trouble, et chacun de ceux qui l'habitent cher-
cher sa fortune et son bonheur dans la ruine d'un autre et dans le dé-
sordre général. La maison bien réglée est une, et forme nn tout
agréable à voir : dans le palais on ne trouve qu'un assemblage confus
de divers objets dont la liaison n'est qu'apparente. Au premier coup
d'œil on croit voir une lin commune; en y regardant mieux, on est
bientôt détrompé.
A ne consulter que l'impression la plus naturelle, il semblerait que
pour dédaigner l'éclat et le luxe on a moins besoin de modération que
de goût. La symétrie et la régularité plaisent à tous les yeux. L'image
du bien-être et de la félicité touche le cœur humain, qui en est avide :
mais un vain appareil qui ne se rapporte ni à l'ordre ni au bonheur, et
n'a pour objet que de frapper les yeux, quelle idée favorable à celui qui
l'étalé peut-il exeiter dans l'esprit du spectateur? L'idée du goût'.' le
goût ne paraît-il pas cent fois mieux dans les choses simples que dans
celles qui sont offusquées de richesse? L'idée de la commodité'? y a-t-il
rien de plus incommode que le faste? L'idée de la grandeur? c'est pré-
cisément le coiitraiic. Quand je vois qu'on a voulu faire un grand palais,
je me demaudi; aussilùl : rdurquoi ce palais n'est-il pas plus grand?
Sour(|uoi ci'lui (|ui a ( iuquaulc douiesticpies n'en a-t-il pas cent? celte
elle vaisselle d'arijrul pourquoi n'estelle pas d'or? cethonnnequi dore
son carrosse, piiurcpioi ne dore-l-il pas ses lambris? si si's landuis sont
dorés, (lonripioi sou loit ne l'est-il pas? Celui qui voulut bàlir une haute
tour faisait bien de la vouloir porter jusqu'au ciel ; autrement il eût en
beau l'élever, le point où il se fut arrêté n'eût servi qu'à donner de
plus loin la preuve de son impuissauce. 0 honmie petit et vain! montre-
moi ton pouvoir, je te montrerai ta misère.
An contraire, un ordre de choses où rien n'est donné à l'opinion, où
tout a son utilité réelle, et qui se borne aux vrais besoins de la nature,
n'offre pas seulement un spectacle approuvé par la raison , mais qui
coQtcnte les yeux et le cœur, en ce que l'Iiomiiu" ne s'y voit que sous
des rapports agréables, connue se sufllsaul à lui-uicuie. (pic l'iniiige de
sa faiblesse n'y parait poiul , cl (pic ce riaiU lalilc.iu n'c\( itc jamais de
réflexions attristanics. .le dclic auciui iKuumc scnsc de c(iiileui|iler une
heure durant le palais d'un priiue et le liisle qu'on y voit briller sans
tomber dans la mélancolie et (h'plorer le sort de riumianité. Mais l'as-
pect de cette maison el de la vie uniforme et simple de ses habitants
répand dans l'àme des spectateurs un charme secret qui ne (Ml qu'aug-
menter sans cesse. Un petit nombre de gens doux et paisibles, unis par
des besoins mutuels et par une réci|)roqne bienveillance , y concourt
par divers soins à une lin commune : chacun trouvant dans son état
tout ce qu'il faut pour en cire content et ne point désirer d'en sortir, on
s'y attache connue y devant rester toute la vie , et la seule ambition
qu'on garde est celle d'eu bien remplir les devoirs. Il y a tant de mo-
dération dans ceux qin commandent et tant de zèle dans ceux qui obéis-
sent, que des égaux eussent pu distribuer entre eux les nu'mcs emplois
sans qu'aucun se fût plaint de son partage. Ainsi nul n'envie celui d'un
autre; nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune (]ue par l'auginenla-
tion du bien couunun; les mailres ni('uies ne jugent de leur bonheur
que par celui des gens qui les euvirouueut. Un ne saurait qu'ajouler ni
que retrancher ici, parce qu'on n'y trouve que les choses utiles, et
qu'elles y sont toutes ; en sorte qu'on n'y souhaite rien de ce qu'on n'y
voit pas, et ([u'il n'y a rien de ce qu'on v voit dont on puisse dire, Pour-
quoi n'y en a l-il pas davantage? Ajoutez-y du galon, des tableaux, uu
lustre, de la dorure, .à l'instant vous appau\Tire7. lout. En vovanl tant
d'abondance dans le nécessaire, et nulle trace de superflu, on est porté
à croire que , s'il n'y est pas , c'est qu'on n'a pas voulu qu'il y fût, et
que si on le voulait il y régnerait avec la même profusion : en voyant
continuellement les biens refluer au dehors par l'assistance du pauvre,
on est porté à dire. Cette maison ne peut contenir toutes ses richesses.
Voilà, ce me semble, la véritable magnificence.
Cet air d'o|)ulence m'effraya moi-même quand je fus instruit de ce
qui servait à l'eniretenir. Vous vous ruinez, dis-je à monsieur el madame
de Wolmar; il n'est pas possible (pi'iin si modique revenu suffise a tant
de dépenses. Ils se mirent à rire, el me firent voir que, sans rien re-
trancher dans leur maison, il ne tiendrait qu'à eux d'épargner beau-
coiqj et d'augmenter leur revenu plutôt que de se ruiner. .Noire grand
secret pour être riches, me direnl-ils, est d'avoir peu d'argeni, el d'évi-
ter, autant qu'il se peut, dans l'usage de nos biens, les échanges inter-
médiaires entre le produit et l'cmiiloi. Aucun de ces échanges ne se fait
sans |ierte, et ces perles multipliées réduisent presque à rien d'assez
grands moyens, comme à force d'être brocantée une belle boite d'or
devient un mince colifichet. Le transport de nos revenus s'évite en les
enq)loyant sur le lieu, l'échange s'en évite encore en les consommant
en nature; et dans l'indispensable conversion de ce que nous avons de
trop en ce qui nous manque, au lieu des ventes et des achats pécuniai-
res qui doublent le préjudice, nous cherchons des échanges réels où la
commodité de chaque conlractanl tienne lieu de profit à tous deux.
Je conçois, leur dis-je, les avantages de celte méthode ; mais elle ne
me parait pas sans inconvénient. Outre les soins importuns auxquels
elle assujettit, le profit doit être plus apparent que réel ; et ce que vous
perde/, dans le détail de la régie de vos biens l'emporte probablement
sur le gain que feraient avec vous vos fermiers, car le travail se fera
toujours avec plus d'économie el la récolte avec plus de soin par un
paysan que par vous. C'est une erreur, me répondit M. de Wolmar ; le
paysan se soucie moins d'augmenter le produit que d'épargner sur les
frais, parce que les avances lui sont plus pénibles que les profils ne lui
sont utiles. Comme son objet n'est pas tant de mettre un fonds en valeur
que d'y faire peu de dépense, s'il s'assure un gain actuel, c'est bien
moins en améliorant la terre qu'en l'épuisant ; el le mieux qui puisse
arriver est qu'au lieu de l'épuiser il la néglige. Ainsi, pour un peu d'ar-
gent comptant recueilli sans embarras, un propriétaire oisif prépare à
lui ou à ses enfants de grandes perles, de grands travaux, et quelque-
fois la ruine de son patrimoine.
D'ailleurs, poursuivit M. de Wolmar, je ne disconviens pas que je ne
fas'e la culture de mes terres à plus grands frais que ne ferait un fer-
mier ; mais aussi, le profit du fermier, c'est moi qui le fais; et celle
culture étant beaucoup meilleure, le produit est beaucoup plus grand ;
de sorte qu'en dépensant davantage, je ne laisse pas de gagner encore.
Il y a plus, cet excès de dépense n'est qu'apparent, et produit réelle-
ment une très-grande économie : car si d'antres cultivaient nos terres,
nous serions oisifs ; il faudrait demeurer à la ville , la vie y serait trop
chère ; il nous faudrait des amusements qui nous coûteraient beaucoup
plus que ceux que nous trouvons ici, et nous seraient moins sensibles.
Ces soins que V(ms appelez importuns font à la fois nos devoirs el nos
plaisirs : grâces à la prévoyance avec laquelle on les ordonne, ils ne
sont jamais pénibles ; ils nous tiennent lieu d'une foule de fanlaisies
ruineuses dont la vie cliampiHre prévient ou détriiii le goùl, et tout ce
qui contribue à notre bien-être devient pour nous un amusement.
Jetez les yeux autour de vous, .ajoutait ce judicieux père de famille,
vous n'y verrez que des choses utiles qui ne nous coûtent presque rien
et nous épargnent mille vaines dépenses. Les seules denrées du cru
couvrent notre table, les seules étoffes du pays composent presque nos
meubles et nos habits : rien u'esl méprisé parce qu'il est commun, rien
n'est eslimé parce qu'il est rare. Comme lout ce qui vient de loin est
sujet à être déguisé ou falsifié, nous nous bornons, par délicatesse au-
tant que par modération, au choix de ce qu'il y a de meilleur auprès de
nous et dont la qualité n'est pas suspecte. Nos mets sont simples, mais
choisis. Il ne manque à notre table, pour être somptueuse, que d'être
servie loin d'ici ; car tout y est bon, lout y serait rare, et tel gourmand
trouverait les truites du lac bien meilleuivs s'il les mangeait à Paris.
La même règle a lieu dans le rhoix.de la parure, qui, comme vous
voyez, n'est jias négligée ; mais l'élégance y préside seule, la richesse
no s'y mouire jamais, encore moins la mode. Il y a une grande diffé-
rence entre le prix que l'opinion donne aux choses el celui qu'elles ont
réellement. C'est à ce dernier seul que Julie s'attache ; el quand il est
question d'une éloflc, elle ne cherche pas tant si elle est ancienne ou
nouvelle, que si elle est bonne elsi elle lui sied. Souvent même la nou-
veauté seule est pour elle uu motif d'exclusion, quand cette nouveauté
donne aux choses un prix qu'elles n'ont pas ou qu'elles ne sauraient
garder.
Considérez encore qu'ici l'eflet de chaque chose vient moins d'elle-
même que de son usage et de son accord avec le reste : de sorte qu 'a-
vec des parties de peu de valeur, Julie a fiiil un lout d'un grand prix.
Le goùl aime à créer, à donner seul la valeur aux choses. Autant la loi
de la mode est ineouslaïue et ruineuse, autant la sienne est économe
cl durable. Ce que le bon goùl approuve une fois est toujours bien ; s'U
est rarenieut à la mode, eu revauche il n'est jamais ridicule ; et, dans
il6
LA NOUVELLE HIlLOISE.
sa modeste siiiiplicilé, il lire de la eonvonance îles choses des règles in-
altérables el sûres, qui restent iimiinl lis modes ne sont p. us.
Aioiileï enfin qnc l'abondance du seul necessane ne peut ucgenerer
en abus, parce que le nécessaire a sa niesnre iialnrelie, et que les
vrais besoins n'.ml jamais d'excès. On peut mcllre la dépense de vnigt
babils en un seul, ci i:ianeir en ii" repas le revciui d une année ; mais
on ne saurait porter denx'habils en même tenq)s, ni dîner deux fois en
un jour? Ainsi l'opinion est illimiiée, au lieu que la nature nous arrête
do tous cotés ; et celui qui, dans un état médiocre, se borne au bien-
ètrc, ne risque point de se ruiner.
Voilà, mon cher, continuait le sage \\oImar, comment avec dele-
conomiè et des soins ou peut se mettre au-dessus de sa fortune. Il ne
tiendrait qu'à nous d'augmenter la nôtre sans changer notre manière
de vivre ; car il ne se fait ici |ircsque aucune avance qui n'ait un produit
pour objet, et tout ce que nous dépensons nous rend de quoi dépenser
beaucoup plus. . . ,, .,
lié bien ! milord, rien de tout cela ne parait an premier coup d œil.
Partout im air de profusion couvre l'ordre qui le donne. U faut du
temps pour apercevoir des lois soinptnaires qui mènent à l'aisance et
au plaisir, et l'on a d'abord peine à comprendre comment on jouit de
ce qu'on épargne. En y réfléchissant, le contentement augmente, parce
qu'on voit que la source en est intarissable, et que l'art de goûier le
bonheur de I» vie sert encore à le prolonger. Comment se lasserait-on
duii état si conforme à la nature'? Comment épuiserait-on sou héritage
en l'améliorant tous les jours'.' Comment ruiuerait-on sa fortune en ne
consommant que ses revenus? Quand chaque année on est sûr de la
suivante, qui peut troubler la paix de celle qui court'.' Ici le fruit du la-
beur passé soutient rabondance présente, el le fi nii 'In liilicm- présent
annonce l'abondance à venir; on jouit à la fois de cf ipi on ilépense et
de ce qu'on recueille, et les divers temps se rassendileiil pour affermir
la sécurité du présent. . .
Je suis entré dans tous les détails du ménage, et j ai partout vu ré-
gner le même esprit. Toute la broderie et la dentelle sortent du gyné-
cée; toute la loile est filée dans la basse-cour ou par de pauvres fem-
mes que l'on nourrit. La laine s'envoie à des manul'acluves dont on tire
eu échange des draps pour habiller les gens; le vin, l'huile et le pain
se font dans la maison ; on a des bois en coupe réglée autant qu'on en
peut consommer; le boucher se paye en bétail ; l'épicier reçoit du blé
pour ses fournilurcs; le salaire des ouvriers et des domestiques se prend
sur le produit des terres qu'ils l'ont valoir : le loyer des maisons de la
ville suflit pour raineublenient de celles qu'on habite ; les rentes sur
les fonds publics fournissent à l'entretien des maîtres et au peu de vais-
selle qu'on se permet; la vente des vins et des blés qui restent donne
un fonds qu'on laisse en réserve pour les dépenses extraontmaires,
fonds que la prudence de Julie ne laisse jamais tarir, el que sa charité
laisse encore moins augmenter. Elle n'accorde aux choses de pur agré-
ment que le profit du travail qui se fait dans sa maison, celui des terres
(pi'ils ont défrichées, celui des arbres qu'ils ont fait planter, etc.
Ainsi le produit et l'emploi se trouvant toujours compensés par la na-
ture des choses, la balance ne peut être rompue, et il est impossible de
Bien pîus,' les privations qu'elle s'impose par celte volupté tempé-
rante dont j'ai parlé sont à la fois de nouveaux moyens de plaisir et de
nouvelles ressources d'économie. Par exemple, elle aime beaucoup le
café; chez sa mère elle en prenait tous les jours : elle en a quitté l'ha-
bitude pour eu augmenter le goûi; elle s'est bornée à n'en prendre que
quand elle a des "iiotes, et dans le salon d'Ajiollon, aliu d'ajouter cet
air de fêle à tous les autres. C'est une petite sensualité qui la llatte
plus, qui lui coûte moins, et par laquelle elle aiguise et règle à la fois
sa gourmandise. Au contraire, elle met à deviner et salislaire les goûts
d.' son père et de son mari une attention sans relâche, une prodigalité
naturelle et pleine de grâces, qui leur fait mieux goûter ce qu'elle leur
offre par te plaisir qu'elle trouve à le leur offrir. Ils aiment tous deux à
piolou"or un peu la fin du repas, à la suisse : elle ne manque jamais
après fe souper de faire servir une bonicille de vin plus délicat, plus
vieux que celui de l'ordinaire. Je fus d'abord la dupe des noms pom-
peux qu'on donnait à ces vins, qu'eu ellrt je trouve excellents ; el, les
bnvaut comme étant des lieux dont ils portaient les noms, je fis la
guerre à Julie d'une infraction si nianilesie à ses maximes ; mais elle
me rappela en riant un passage de Plularqiie. où Flaniinius ccjinpare
les troupes asiatiques d'Autiochus, sous mille noms barbares, aux ra-
goûts divers sous lesquels un ami lui avait déguisé la même viande. Il
en est de même, dit-elle, de ces vins éiransters que vous me reprochez :
le llancio, le Cherez. le Malaga, le Chassaigue, le Syracuse, dont vous
buvez avec tant de plaisir, ne sont en clfel que des vins de Lavaux
diversement préparés, el vous pouvez voir d'ici le vignoble qui produit
toutes ces boissons lointaines. Si c!les sont inférieures en qualité aux
vins fameux dont elles portent les noms, elles n'eu ont pas les incon-
véoienls ; et comme on est sûr de ce qui les compose, on peut au moins
les boire sans risque. J'ai lien de croire, continua-t-elle, que mon
père el mon mari les aiment autant que les vins les i)lus rares. — Les
siens, me dit alors M. de Wolniar, ont pour nous un goût dont manquent
tons les autres; c'est le (ilaisir ipielle a pris à les préparer. — Ah!
reprit-elle, ils seront lonjours i\(iins.
Vous jugez bien qu'au milieu de tant de soins divers le désœuvre-
ment et l'oisiveté qui rendent nécessaires la conifiagnie, les visites el les
sociétés extérieures, ne irouvenl guère ici de place. On fréquente les
voisins assez pour entretenir un commerce agréable, trop peu pour s'y
assujettir. Les holes sont toujours bien venus el ne sont jamais désirés.
On ne voit précisément qu'autant de inonde qu'il faut pour se conser-
ver le goût de la rciraile; les occuiialions eiianipèlres tiennent lieu
d'amusemenis ; et pour qui trouve an sein de sa famille une douce so-
ciété, toutes les autres sont bien insipides. La manière dont on passe
ici le temps est trop simple et trop uniforme pour tenter beaucoup de
gens ; mais c'est par la disposition du cœur de ceux qui l'ont adoptée
qu'elle leur est intéressante. Avec une àme saine, peut-on s'ennuyer à
remplir les plus cliers et les plus charmanls devoirs de riiumanité, el à
se rendre mutuellement la vie heureuse? Tous les soirs, Julie, con-
tente de sa journée, n'en désire point une différente pour le lende-
main, el tous les malins elle demande an ciel un jour semblable à celui
de la veille : elle fait toujours les mêmes choses, iiarce qu'elles sont
bien, et ipi'elle ne connaît rien de mieux à faire. Sans doute elle jouit
ainsi de loiile la félicité permise à l'homme. Se plaire dans la durée de
son élat, n'est-ce pas un signe assuré qu'on y vit heureux !
Si l'on voit rarement ici de ces las de désœuvrés qu'on appelle bonne
compagnie, tout ce ipii s'y rassemble intéresse le cœur par quelque
endroit avantageux, et rachète quelques ridicules par mille venus. De
paisibles campagnards, sans monde et sans poliussc, mais bons, sim-
ples, bonnôies el contents de leur sort; d'anciens ollicieis retirés du
service ; des commerçants ennuyés de s'enrichir ; de sages mères de
famille qui amènent leurs filles à l'école de la modestie cl des bonnes
mœurs : voilà le corlégc que Julie aime à rassembler autour d'elle.
Son mari n'est pas fâché d'y joindre quelquefois de ces aventuriers
corrigés par l'âge et l'expérience, qui, devenus sages à leurs dépens,
reviennent sans chagrin cultiver le champ de leur père qu'ils vou-
draient n'avoir point quitté. Si quelqu'un récite à table les événements
de sa vie, ce ne sont point les aventures merveilleuses du riche Sind-
bad racontant au sein de la nndlesse orientale comment il a gagné ses
trésors : ce sont les relations plus simples de gens sensés que les ca-
prices du sort et les injustices des hommes ont rebutés des faux biens
vainement poursuivis, pour leur rendre le goût des véritables.
Croirii/viins que l'entretien même des paysans a des charmes pour
ces àmis i'levé<s avec qui le sage aimerait à s'instruire? Le judicieux
Wolni ir ironvi' dans la naïveté villageoise des caractères plus marqués,
plus d liomines pensant par eux-mêmes, que sons le masque uniforme
des liabilanis des villes, où chacun se montre comme sont les autres
plutôt que comme il est lui-même. La tendre Julie trouve en eux des
cœurs sensibles aux moindres caresses, et qui s'estiment heureux de
l'intérêt qu'elle prend à leur bonheur. Leur cœur ni leur esprit ne sont
point façonnés par l'art; ils n'ont point appris à se humer sur nos mo-
dèles, el l'on n'a pas peur de trouver en eux l'homme de l'homme au
lieu de celui de la nature.
Souvent, dans ses tournées, M. de Wolniar rencontre quelque bon
vieillard dont le sens cl la raison le frappent, el qu'il se plaît à faire
causer. 11 l'amène à sa femme ; elle lui fait un accueil charmant, qui
marque non la politesse et les airs de son état, mais la bienveillance
et 1 humanité de son caractère. On relient le bonhomme à dîner : Julie
le jilace à côté d'elle, le sert, le caresse, lui parle avec intérêt, s'in-
forme de sa famille, de ses affaires, ne sourit point de son embarras,
ne donne point une attention gênante à ses manières rustiques, mais
le met à son aise par la lacdité des siennes, et ne sort point avec lui
de ce tendre et louchant respect dû à la vieillesse infirme qu'honore
une longue vie passée sans reproche. Le vieillard enchanté se livre à
répanchement de son cœur; il semble reprendre un moment la viva-
cité de sa jeunesse. Le vin bu à la sanlé d'une jeune dame en réchauffe
mieux son sang à demi glacé. II se ranime à parler de son ancien
temps, de ses amours, de ses campagnes, des combats où il s'est
trouvé, du courage de ses compatriotes, de son retour au pays, de sa
femme, de ses enfants, des travaux champêtres, des abus qu'il a re-
marqués, des remèdes qu'il imagine. Souvent des longs discours de
sou âge sortent d'excellents prc'ccptes moraux on des leçons d'agricnl-
tuie;"et, quand il n'y aiirail dans les choses qu'il dit que le plaisir
qu'il prend » les dire, Julie en prendrait à les écouter.
Elle passe après le dîner dans sa chambre , et en rapporte un petit
présent de (|iirlqne nippe convenable à la femme on aux filles du vieux
bonhoiinne. Elle U- loi lait offrir par les enfants, et réciproquement il
rend aux L'iilanls ipichiue don simple et de leur goût, dont elle l'a se-
crètement chargé pour eux. Ainsi se forme de bonne heure l'élroile et
douce bienveillance qui fait la liaison des eials divers. Les enfants s'ac-
coulumeiit à honorer la vieillesse, à estimer la simplicité, et à distin-
guer le mérite dans tous les rangs. Les paysans, voyant leurs vieux
pères fêtés dans une maison respeclable et admis à la table des maî-
tres, ne se tiennent point offensés d'en être exclus; ils ne s'en pren-
neul point à leur rang, mais à leur âge; ils ne disent point; Nous som-
mes trop pauvres, mais nous sommes trop jeunes pour être ainsi trai-
tés; l'honneur qu'on rend à leurs vieillards et l'espoir de le partager
un jour les consolent d'en être privés, el les excitent à s'en rendre di-
gnes. ,
Cependant le vieux bonhomme, encore attendri des caresses qu'il a
reçues, revient dans sa chaumière, empressé de montrer à sa lenime
LA NOUVELLE HÉLOLSE.
i\T
ci ii SCS enCiiiils los dons (|ii'il leur n|iporln. Ces bagatelles nipanilciit la
j()i(! dans loiilc mi<; famille qui voit i|ii'oii a daigne s'occuper d'elle. Il
leur racoiile avi c niniliase la réicplioii (iii'oii lui a laite, les nicls dont
on l'a sci'vi, les vins dont il a s^onh' les discoins olili{;eanls (pi'oii lui
a tenns, < oiid.'ii'ii on s'est iiiroinié d'enx, ralTaljiliiii des mailles, l'at-
Inilion des seiviteiirs, et (;('ii(;i n'emi'iit ce qui |)eiil doiaier iln prix aux
marques d'esliiiMi et de boiiti- qu'il a reçues : en le racontant d en jouit
une seconde l'ois, et liiule la maison croit jouir ans-i des lioimenrs
IH iidiis à son cliei'. Tons ln'nisscnt de concert cette laimlli; illu^lrc et
généreuse qui doiui* exenqdc aux grands et refuge aux petits, qui ne
diidaigue point le pauvre et rend lioiineur aux cheveux blancs. Voilà
l'encens qui plait aux ànies biinlaisaiiles. S'il est des bénédictions liii-
inaines (pie le ciel daipne exanei'r, ce ne sont p(]inl cell<'S (|n'arrarliciit
la llatlerie et la bassesse en présence Iles gens qu'on loiic\ mais celles
ipic dicte en secret un cœur simple et reconnaissant au coin d'un foyer
riistiipie.
C'est ainsi (pi'nn sentiment agréable et doux peut couvrir de son
rliarme une vie insipide à des cduirs indifférelits; c'est ainsi que les
soins, les travaux, la rciraite, peuvent devenir des ainuscments par
l'art de les diriger. Une àme saine peut donner du goût à des occupa-
tions cominnnes , comme la santé du corps fait trouver bons les ali-
ments les plus simples. Tous ces gens ennuyés qu'on amuse avec tant
de peine doivent leur dégoût à leurs vices, et ne perdent le seiitiinent du
plaisir (pi'avcc cidiii du devoir, l'onr .Iiilie, il lui cstarrivi' précisément
le contraire ; et des soins qu'une cei laine langueur d àme lui eut laissé
iK'gliger autrefois lui deviennent iiileressaiils par le motif ipii les in-
spire. [1 faudrait èlre iiiseiisible pour cire toujours sans vivacité. La
sienne s'est divcNippic par lis mêmes causes ipii la réprimaient autre-
fois. Son co'ur cIick hait la iclrailc et la solitude pour se livrer eu paix
aux affeelioiis dont il était pé'ni^lrc; maiiilenant elle a pris une activité
nouvelle en l'orncml de iioiivcaiix lii'us. Klle n'est point dii ces indo-
lentes mères de famille, contentes d'étudier quand il faut agir, qui per-
d(;i)t à s'instruire des devoirs d'antrui le temps qu'elles devraient mettre
à remplir les leurs. Elle pratique aujourd'hui ce qu'elle apprenait au-
trefois. Elle n'éiiidii! plus, elle ne lit plus; elle agit. Comme elle se lève
une heure plus taril que son mari, elle se couche aussi plus tard d'une
h( nr(\ Cette heure est le seul temps qu'elle donne encore à l'étude, et
la journée ne lui i)arait jamais assez longue pour tous les soins dont elle
aime à la remplir.
Voilà, miloiil, ce que j'avais à vous dire sur l'économie de celle
maison cl sur la vie privée des inaiires ipii la goiiveriiciU. Contents de
leur sort, ils en joulsseiit paisililement; cmitcnts de leur fortune, ils ne
Iravairenl pas à raiigiiienler pour leurs enfants, mais à leur laisser,
avec I hérilagi^ qu'ils oui rei;n, des terres en bon état, desdomestiipies
af eclionnés, le goût du travail, \l- l'indre, de la modération, et tout
ce qui pi'ut rendrt! doiiee et chariiiante à des gens sensiis la jouissance
d'un bien miidiocre, aussi sagement conservé qu'il fut honnêtement
acquis.
LETTUE III.
DE SAlNT-PtlF.UX A MILOIID EDÛUAIID.
' Nous avons eu des hôtes ces jours derniers : ils sont repartis hier ;
cl nous rccmiuneneiuis entre nous trois nue société d'aiilaiil plus ebar-
] maille (pi'il n'est rien resté dans le fond des comiis (pi'oii veuille se ca-
j cher l'un à l'antre. (,lnel plaisir je goille à reprendre un nouvel cire qui
nie ri'iid digne de voire conliance! .le ne reçois pas nue marque d'es-
tiine de .!iili(\ et de son mari (|ue je ne me dise avec une certaine lirrlé
I d'àine : Enlin j'oserai me montrer à lui. C'est par vos soins, c'est sous
1 vos yeux, ipie j'espère honorer mon l'iat présent de mes fautes passi'es.
I Si l'amour éteint jette l'àme dans l'épuisement, l'ammir subjugué lui
I donne, avec la conscience de sa victoire, une élévation nouvelle et un
; alliait plus vif pour tout ce qui est grand et beau. Voudrait-on perdre
! le fruit d'un saerilice ipii nous a corné si cher'.' !Non, milord: je sens
(pi'à votre l'xeinple mou cieiir va mettre à prolit tous les ardents senli-
meiils (in'il a vaincus; je sens qu'il f.mt avoir été ce que je fus pour
j devenir ce ipie je veux être.
1 Après six jours perdus aux entretiens frivoles des gens indifférents ,
] nous avons passé aujourd'hui une matinée à l'anglaise , réunis et tians
le silence, goiilaiit à la fois le plaisir d'être enseiiihle et la doiieenr du
recueilleini'iil. Hue les délices de cet l'ial sont eonniics de peu de gens!
.le n'ai vu personne en France en avoir la moiiulre idée, ha conversa-
''"■'. '1;'^, iï^ "'• larit jamais, diseul-ils. Il e.-l vrai, la langue fournil un
liahil facile aii\ allachemenls iin'diocres; mais l'aniilié, milord, l'ainitie!
Seiilimeiit vif cl celesl.-, quels discours sont dignes de toi? quelle lan-
gue ose cire ton interprète'? .lamais ce qu'on dit à son ami peut-il va-
loir ce qu'on sent à ses côtés'.' Mon Dieu! (pi'uue main serrée, qu'un
regard animé, qu'une étreinte contre la poitrine, que le soupir qui la
suit, disent de choses; et ipie le premier mol ipi'on prononce est froid
après tout cela ! 0 veillées de Besançon 1 moments consacrés au silijuce
et recueillis par l'amitié ! 0 Ilom>ton, àme gr.inde, unii sublime ! non. je
n'ai'poinl avili ce que tu lis pour moi , et ma bouche ne t'en a jamais rien dit.
Il est sur que cet étal de contemplation l'ail un des grands charmes
des hommes sensibles. Mais j'ai toujours trouvé (pie U^s importuns em-
pèeliaieiil de, le goiUer, ('t (pie les amis ont besoin d'être sans témoin
pour pouvoir ne se rien dire (pj'à leur aise. On veut èlre recueilli, pour
ainsi dire, l'iiii dans l'antre : les moindres distractions sont désolantes,
la moinilre contrainte est iiisiip|iortable. Si quelquefois le cœur |iorle
un mot a la bouche, il est si doux de |)ouvoir le prononcer sans gêne ! Il
semble (lu'on n'ose penser libn-ment ce qu'on n'ose dire de même : il
semble que la présence d'un seul étranger retienne le sentiment et
comprime des âmes qui s'entendraient si l)ien sans lui.
Deux heures si; sont ainsi écoulées entre nous dans cette imnioliilité
d'extase, plus douce mille fois (pic le froid repos des dieux d'Epii me.
Après le déjeuner, les enfants sont entrés comme à l'ordinaire dans la
chambre de liMir mère; mais, au lieu d'aller eiisinle s'enfermer avec
eux dans le gynécée, selon sa couluine, pour nous dédommager en
([iielque sorte du temps perdu sans nous voir, elle les a fuit rester avec
elle , et nous ne nous sommes point quittés jusqu'au diner. Henriette ,
qui commence à savoir tenir l'aiguille, travaillait assise devant la Fan-
chon, qui faisait de la dentelle, et dont l'oreiller posait sur le dossier de
sa petite chaise. Les deux garçons l'cuillelaient sur une table un re-
cueil d'images dont l'aillé expliquait les sujets au cadet. (Juand il se
tronqiail, Henriette attentive, et (pii sait le recueil par cieur, avait soin
de le corriger. Souvent, feignant d'ignorer à quelle estampe ils étaient,
elle en tirait un prétexte de se lever, d'aller et venir de sa chaise à la
table et de la table à sa chaise. Ces promenades ne lui déplaisaient pas,
et lui attiraient toujours quelque agacerie de la part du petit malin ;
qiiehpiefois même il s'y joignait un baiser que sa bouche enfantine sait
mal appliquer encore, mais dont Heurielle, déjà plus savante, lui épar-
gne volontiers la façon. Pendant ces petites leç<)ns, qui se prenaient
cl se ilonnaieiit sans beaucoup de soin, mais aussi sans la moindre
gêne, le cadet comptait furtivement des oncbets de buis qu'il avait ca-
chés sous le livre.
Madame de Wolinar brodait près de la fenêtre vis-à-vis des cnfatits ;
nous étions son mari et moi encore autour de la table à Uic, lisant la
gazette, à laquelle elle prêtait assez peu d'attention. .Mais à l'article de
la maladie du roi de Fiance et de rai(;ichement singulier de son |ieu-
ple, (pii n'eut jamais d'égal que celui des lioniains pour Cemianicus,
elle a fait quelques réilexions sur le bon naturel de celti! nation douce
et liienveillanle, (|ue tontes baissent, cl ipii n'en liait aucune, ajoutant
qn'elle n'enviait du rang suprême ipie li' plaisir de s'y faire aimer. N'en-
viez rien, lui a dit son mari d'un ton (pi'il m'eut dû laisser prendre; il
y a longtemps que nous sommes Ions vos sujets. .\ ce mot son ouvrage
est tombé de ses mains; elle a tourné la tête, et jeté sur son digne
époux un regard si touchani, si tendre, que j'en ai tressailli moi-même.
Elle n'a rien dit: qu'eût-elle dit ipii valût ce regard? Nos yeux se sont
aussi rencontrés. J'ai senti, à la manière dont son mari m'a serré la
main, que la même émotion nous gagnait tons trois, et que la douce
inlliience de cette Ame expansive agissait autour d'elle et triomphait de
l'insensibiliié même.
C'est dans ces dispositions qu'a commencé le silence dont je vous par-
lais : vous pouvez juger qu'il n'était pas de froideur ni d'ennui. H n'é-
tait inierrompu que par le manège des enfants: encore, aussitôt ipie
nous avons cessé de parler, ont-ils modéré, par imitalion, leur caquet,
comme cr.ii,miant de troiibler le reeiieilleineilt universel. (Vest la petite
surintendaiile ipii la première s'est mise à bais-er la voix, à faire signe
aux antres, à ((unir sur la pointe du pied; et leurs jeux sont devenus
d'autant plus amusants que (die légère contrainte y ajoutait un nou-
vel iiilérêl. Ce spcciaele, qui semblait être mis sous nos yeux pour pro-
longer notre altemirissement, a proiluit son elTet naturel.
Animutiscon le lingue. eparKin l'iilmc.
Los Lingues .'^o Inisenl, m,iis les cœurs piirleiil. Mïium,
Que de choses se sont dites sans ouvrir la bouche ! que d'ardents
sentiments se sont eominnni(|ui'S sans la froide eutremise de la parole !
Insensiblement Julie s'est laissé absorber à celui qui dominait tous les
autres. Ses yeux se sont tout à lait lixes sur ses trois enfants; et son
cu'ur, ravi dans une si délicieuse extase, animait son eharinant visage de
tout ce ipie la tendresse inalernclle eut jamais de plus tonehaul.
Livrés uons-inênies à celle dotililiî conicmplalion. nous nous laissions
entrainer, Wolmar et moi. à nos rêviuies, ipiand les enfants qui les
can>aiei!l les ont fait liilir. L'aine, ipii ^■alnn^ait aux images, voyant que
les onclicts empêi baient son frère d'être altiiitif. a pris le temps qu'il
les avait rasseinlih's, et. lui doiiuant un coup sur la main, les a fait
sauter par la diambre. Mareellin s'est mis à pleurer; et, sans s'agiter
pour le faire taire, madame de Wolmara dit à Fanchon d'emporter les
oncbets. L'enfant s'est lu sur-le-champ; mais les oncbets nom pas
moins été emportés sans qu'il ait recommence de pleurer, eonnne je
m'v étais allendii. luette eireoiislanee, qui n'était rien, m'en a rappelé
beaucoup d'autres auxquelles je u'avais l'ail nulle aiteuiiou ; et je ne ma
i\S
LA NOUVELLE HÉLOISE.
souviens pas, en y pensant, d'avoir vu d'enfants a qui l'on parlât si peu
et qui fussent moins incommodes. Ils ne quittent presque jamais leur
mère, et à peine s'aperçnii-on qu'ils soient là. lis sont vifs, étourdis,
sémillants, comme il convient à leur âge, jamais importuns ni criards,
et l'on voit qu'ils sont discrets avant de savoir ce que c'est que la dis-
crétion. Ce qui m'étonnait le plus dans les rédexions où ce sujet m'a
conduit, c'était que cela se fit comme de soi-même, et qu'avec une
si vive tendresse pour ses enfants, Julie se tourmentât si peu autour
d'eux. En effet, on ne la voit jamais s'empresser à les faire parler ou
taire, ni à leur prescrire ou défendre ceci ou cela. Elle ne dispute point
avec eux, elle ne les contrarie point dans leurs anuisenients; on dirait
qu'elle se contente de les voir et de les aimer, et que, quand ils ont
passé leur journée avec elle, tout son devoir de mère est rempli.
Quoique cette paisible tranquillité me parût plus douce à considérer
que l'inquiète sollicitude des autres mères, je n'en étais pas moins
frappé d'une indolence qui s'accordait mal avec mes idées. J'aurais
voulu qu'elle n'eût pas encore été conienic avec tant de sujets de l'être :
une activité superllue sied si bien à l'amour nxaternel ! Tout ce que je
voyais de bon dans ses enfants, j'aurais voulu l'attribuer à ses soins ;
j'aurais voulu qu'ils dussent moins à la nature et davantage à leur mère ;
je leur aurais presque désiré des défauts, pour la voir plus empressée
à les corriger.
Après m'être occupé longtemps de ces réflexions en silence, je r.ai
rompu pour les lui communiijuer. Je vois, lui ai- je dit, que le ciel ré-
compense la vertu des mères par le bon naturel des enfants ; mais ce
bon naturel veut être cultivé. C'est dès leur naissance que doit com-
mencer leur éducation. Est-il un temps plus propre à les former que
celui oij ils n'ont encore aucune forme à détruire'.' si vous les livrez à
eux-mêmes dès leur enfance, à quel âge attendrez-vous d'eux de la
djcilité'.' Quand vous n'auriez rien à leur apprendre, il faudrait leur
apprendre à vous obéir. Vous apercevez-vous, a t-elle répondu, qu'ils
nie désobéissent? Cela serait difficile, ai-je dit, quand vous ne leur
commandez rien. Elle s'est mise à sourire en regardant son mari; et,
me prenant par la main, elle m'a mené dans le cabinet, où nous pou-
vions causer tous troiS'Sans être entendus des enfants.
C'est là que, m'expliquanl à loisir ses maximes, elle m'a fait voir sous
cet air de négligence la plus vigilante attention qu'ait jamais donnée la
tendresse maternelle. Longtemps, m'a-t-elle dit, j'ai pensé comme vous
sur les instructions prématurées; et durant ma prcinière grossesse, ef-
frayée de tous mes devoirs et des soins que j'ainais liiculol à remplir,
j'en parlais souvent à M. de Wolmar avec in(|iiiriii(lr. (Jnel meilleur
guide pouvais-je prendre en cela qu'un (d)serv:iiiiii cilairé qui joignait
a l'intérêt d'un père le sang-froid d'un philosophe ? Il remplit et passa
mon attente; il dissipa mes préjugés, cl m'a|i|iril à m'assurer avec
moins de peine un succès beaucoup plus étendu. Il me fit sentir que la
première et plus importante éducation, celle précisément que tout le
monde oublie, est de rendre un enfant propre à être élevé. Une erreur
commune à tous les parents qui se piquent de lumières est de suppo-
ser les enfants raisonnables dès leur naissance, et de leur parler comme
à des bomnies avant même qu'ils saclient parler. La raison est l'inslruiuent
3u'on pense employer à les instruire; au lieu que les autres instruments
oivent servir à former celui-là, et que de toutes les instructions pro-
pres à l'homme celle qu'il acquiert le plus tard et le plus difficilement
est la raison même. En leur parlant dès leur bas âge une langue qu'ils
n'entendent point, on les accoutume à se payer de mots, à en payer les
autres, à contrôler tout ce qu'on leur dit, à se croire aussi sages que
Jeurs maîires, à devenir dispuleurs et mutins ; et tout ce qu'on pense
obtenir d'eux par des motifs raisonnables, on ne l'obtient en effet que
par ceux de crainte et de vanité qu'on est toujours forcé d'y joindre-
Il n'y a point de patience que ne lasse enfin l'enfant qu'on veut éle-
ver ainsi; et voilà comment, ennuyés, rebutés, excédés de l'éternelle
importunité dont ils leur ont donné l'habitude eiix-nicmes, les parents,
ne pouvant plus supporter le tracas des enfants, sont forcés de les
éloigner d'eux en les livrant à des maîtres ; comme si l'on pouvait ja-
mais espérer d'un précepteur plus de patience et de douceur que n'en
peut avoir un père 1
La nature, acontinué Julie, veutquc lesenfantssoientenfantsavantque
d'être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons
des fruits précoces qui n'auront ni maturité ni saveur, et ne larderont
pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux en-
fants. L'enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui
sont propres. Rien n'est moins sensé que d'y vouloir substituer les
nôtres; et j'aimerais autant exiger qu'un enfant eût cinq pieds de haut
que du jugement à dix ans.
La raison ne commence à se former qu'au bout de plusieurs années,
et quand le corps a pris une certaine consistance. L'intention de la
nature est donc que le corps se fortifie avant que l'esprit s'exerce. Les
enfants sont toujours en mouvement; le repos et la réflexion sont
l'aversion de leur âge ; une vie appliquée et sédentaire les empêche de
croître et de profiter; leur esprit ni leur corps ne peuvent supporter
la contrainte. Sans cesse enfermés dans une chambre avec des livres,
ils perdent toute leur viguem- ; ils deviennent délicats, faibles, malsains,
plutôt hébétés que raisonnables ; et l'àrae se sent toute la vie du dépé-
rissement du corps.
Quand toutes ces instructions prématurges pro)ileraient à leur juge-
ment autant qu'elles y nuisent, encore y aurait-il un très-grand incon-
vénient à les leur donner indistinctement et sans égard à celles qui con-
viennent par préférence au génie de chaque enfant. Outre la constitution
commune à l'espèce, chacun apporte en naissant un tempérament
particulier qui détermine son génie et son caractère, et qu'il ne s'agit
ni de changer ni de contraindre, mais de former et de perfectionner.
Tous les Caractères sont bons et sains en eux-mêmes, selon M. de Wol-
mar. — Il n'y a point, dit-il, d'erreurs dans la nature ; tous les vices
qu'on impute au naturel sont l'effet des mauvaises formes qu'il a reçues.
Il n'y a point de scélérat dont les penchants mieffx dirigés n'eussent
produit de grandes vertus. Il n'y a point d'esprit faux doiit on n'eût
lire des talents utiles en le prenant d'un certain biais, comme ces figures
diflormcs et monslrueuses qu'on rend belles et bien proportionnées en
les mettant à leur point de vue.' Tout concourt au bien coinniun dans
le système universel. Tout homme a sa place assignée dans le meilleur
ordre des choses ; il s'agit de trouver cette place et de ne pas pervertir
cet ordre. Qu'arrive-t-il d'une éducation commencée dès le berceau et
toujours sous une même formule, sans égard à la prodigieuse diversité
des esprits? Qu'on donne à la plupart des instructions nuisibles ou dé-
placées, qu'on les prive de celles qui leur conviendraient, qu'on gêne de
toutes parts la nature, qu'on efface les grandes qualités de l'àme pour
en substituer de petites et d'apparentes qui n'ont aucune réalité; qu'en
exerçant indistinctement aux mêmes choses tant de talents divers, on
efface les uns par les autres, on les confond tous ; qu'après bien des
soins perdus à gâter dans les enfants les vrais dons de la nature, on
voit bientôt ternir cet éclat passager et frivole qu'on leur préfère, sans
que le naturel étouffé revienne jamais ; qu'on perd à la fois ce qu'on a
détruit et ce qu'on a fail; qu'enfin, pour le prix de tant de peine in-
discrètement prise, tous ces petits prodiges deviennent des espriissaus
force et des hommes sans mérite, uniquement remarquables par leur
faiblesse et par leur inutilité.
■<- J'entends ces maximes, ai-je dit à Julie; mais j'ai peine à les accor-
der avec vos propres sentiments sur le peu d'avantage qu'il y a de
développer le génie et les talents naturels de chaque individu, soit
pour son propre bonheur, soit pour le vrai bien de la société. Ne vaut-il
pas infiniment mieux former un parfait modèle de l'homme raisonnable
et de l'honnête homme, puis rapprocher chaque enfant de ce modèle
par la force de l'éducation, en excitant l'un, en retenant l'autre, en ré-
prituant les passions, en perfectionnant la raison, en corrigeant la na-
ture?...— Corriger la nature! a dit Wolmar en m'interrompant ; ce
mot est beau, mais avant que de l'employer il fallait répondre à ce que
Julie vient de vous dire.
Une réponse très-péremptoire, à ce qu'il me semblait, était de nier
le principe ; c'est ce que j'ai fait. Vous supposez toujours que cette di-
versité d'esprits et de génies qui distingue les individus est l'ouvrage
de la nature ; et cela n'est rien moins qu'évident. Car enfin, si les es-
prits sont différents, ils sont inégaux ; et si la nature les a rendus iné-
gaux, c'est en douant les uns préférablement aux autres d'un peu plus
de finesse de sens, d'étendue de mémoire ou de capacité d'attention.
Or, quant aux sens et à la mémoire, il est prouvé par l'expérience que
leurs divers degrés d'étendue et de perfection ne sont point la mesure
de l'esprit des hommes ; et quant à la capacité d'attention, elle dépend
uniquement de la force des passions qui nous animent ; et il est encore
prouvé que tous les hommes sont par leur nature susceptibles de pas-
sions assez fortes pour les douer du degré d'attention auquel est atta-
chée la supériorité de l'esprit.
Que si' la diversité des esprits, au lieu de venir de la nature, était,
un effet de l'éducation , c'est-à-dire des diverses idées , des divers
sentiments qu'excitent en nous <lès l'enfance les objets qui nous frap-
pent, les circonstances où nous nous trouvons, et toutes les impres-
sions que nous recevons ; bien loin d'attendre pour élever les enfants
qu'on connût le caractère de leur esprit, il faudrait ,iu contraire se hâ-
ter de déterminer convenablement ce caractère par une éducation pro-
pre à celui qu'on veut leur donner.
A cela il m'a répondu que ce n'était pas sa méthode de nier ce qu'il
voyait lorsqu'il ne pouvait l'expliquer. Ilegardez, m'a-t-il dit, ces deux
chiens qui sont dans la cour ; ils sont de la même portée, ils ont été
nourris et traités de même, ils ne se sont jamais quittés ; et cependant
l'un d'eux est vif, gai, caressant, plein d'intelligence ; l'autre, lourd,
pesant, hargneux, et jamais on n'a pu lui rien apprendre. La seule dif-
iërence des tempéraments a produit en eux celle des caractères, comme
la seule différence de l'organisation intérieure produit en nous celle
des esprits; tout le reste a été semblable... Semblable? ai-je inter-
rompu ; quelle différence ! Combien de petits objets ont agi sur l'un et
non pas sur l'autre! combien de petites circonstances les ont frappés
diversement sans que vous vous en soyez aperçu! Bon! a-t-il repris,
vous voilà raisonnant comme les astrologues. Quand on leur opposait
que deux hommes nés sons le même aspect avaient des fortunes si di-
verses, ils rejetaient bien loin celte ideniiié. Ils soutenaierit que,_ vu la
rapidité des cieux, il y avait une distance immense du thème de l'un de
ces honunes à celui de l'autre, et que, .'i l'on eût pu marquer les deux
inslanis précis de leurs naissances, l'objection se fût tournée en preuve.
Laissons , je vous prie , toutes ces subtilités , et nous en tenons à
l'observation. Elle nous apprend qu'il y a des caractères qui s'annon-
cent presque en naissant, el des enfants qu'on peut étudier sur le sein
I
LA NOUVELLE HÉLOISE.
119
do leur iiouiTice. (Ictix-là l'ont une classe à part, el s'élèvent en coni-
nicnçniit île vivre ; in;iis, ()n:uit aux anires qui se développent moins
vite, vouloir loriner leur esprit avant île le counaitrc;, e'est s'exposer à
gâter II' liii Ml i|!ie la nature a l'ait, et à taire plus mal à sa place. l'Iatou,
voire iiKiiir,', ne soiilenail-il pas cpie loni le savoir luunaiu, (onle la
plillos(i|iliic ne pouvait tirer d'une àmc humaine (|ue ce (pie la nature
y avait mis, comme toutes les opérations clilniiipies n'ont jamais tire
d'aiieiiii mixte (pi'antaiit d'or qu'il en contenait déjà'? (,'ela n'est vrai ni
de nos sentinients ni de nos idées; mais ;:ela est vrai de nos disposi-
tions à les acquérir, l'oiir dianger un esprit, il l'aiidrait clianiier l'orga-
nisation intérieure ; pour elianger un caractère, il faudrait changer le
tenipérainent dont il dépend. Aver.-vous jamais oui dire qu'un emporté
soit devenu phle^inatiipu;, et qu'un esprit méthodique et froid ail ac-
quis de l'imagiiiaiion? Pour moi, je trouve qu'il serait tout aussi aisé de
faire un hluiid d un lirun, cl d'un sol un lioinine d'es|irit. t^'est donc en
vain qu'on |irélen(lrait refondre les divers esprits sur un mudéle coni-
iiiuii. On peut les conli aindre et non les changer : on peut empêcher les
hommes de se montrei' tels (pi'ils sont, mais non les faire devenir au-
tres ; et s'ils se (It'guisi'iit dans le cours ordinaire de la vie, vous les
verrez dans toutes les occasions importantes ropieiidre leur caractère
originel, cl s'y livrer avec d'anlanl moins de règle, (pi ils n'en connais-
sent plus eni.Tî'y livrant. Encore une fois, il ne s'agit point de changer
le caractère et de plier le nainrel, mais an contraire de le pmisser aussi
loin qu'il peut aller, de le cultiver, el d'empêcher qu il ne dégénère;
car c'est ainsi qu'un homme devient tout ce qu'il peul cire, et que l'ou-
vrage de la nature s'acliève en lui par l'éducation. Or, avant de culti-
ver le caractère, il faut l'étudier, attendre paisiblement qu'il se montre,
lui fournir les. occasions de se montrer, et toujours s'abstenir de rien
faire plutôt que d'agir mai à propos. A tel génie il faut donner des ailes,
à daulrcs des entraves; l'un veut cire pressé, l'antre retenu; riin veut
qu'on le llaile, l'autre qu'on l'iniimide: il faudrail tantôt éclairer, tan-
tôt abrutir, fel homme est fait pour porter la connaissance humaine
jusqu'à son dernier terme; à tel autre, il est même funeste de savoir
lire. Attendons la première étincelle de la raison ; c'est elle qui fait sor-
tir le caractère el lui donne sa véritable forme ; c'est par elle aussi
qu'on le cultive, et il n'y a point avant la raison de véritable éducation
pour riiomme.
(Jnanl aux maximes de Julie que vous mettez en opposition, je ne
sais ce que vous y voyez de contradieioire : pour moi, je les trouve par-
failement d'accord; chaque homme apporte en naissant nu caractère,
un génie, el des talents qui lui sont propres. Ceux qui sont destinés à
vivre dans la simplicilé champèlre n'ont pas besoin, pour être heureux,
dudévcloppenieiit de leurs facultés, et leurs talents enfouis sont comme
les niiiies d'or du Valais que le bien public ne perinel pas qu'on ex-
ploite. Mais dans l'état civil, on l'on a moins besoin de bras que de
lêlcs. et où chacun doit compte à soi-même et aux autres de tout son
prix, il importe d'apprenilre à tirer des hommes tout ce que la nature
leur a donné, à les diriger du côté où ils peuvent aller le plus loin, et
surtout à nourrir leurs inclinations de tout ce qui peut les rendre utiles.
iJaiis le premier cas, on n'a d'égard qu à l'espèce, chacun fait ce que
font tous les antres ; rexemple est la seule règle, l'habitude est le seul
talent ; et nul n'exerce de sou Ame que la partie cominune à tous. Dans
le second, on s'applique à l'individu, à l'homme en général ; un ajoute
en lui tout ce ((u'il peut avoir de plus 'qu'un autre ; on le suit aussi loin
que la iialuic le mène, et l'on en fera le plus grand des hommes s'il a
ce qu'il faut pour le devenir. Ces maximes se contredisent si peu, que
la pratique en est la même pour le premier âge. N'instruisez point l'en-
fant du villageois, car il ne lui convient pas d'être instruit. N'instruiseï
pas reiifaiil du citadin, car vous ne savez, encore quelle instruction lui
convient. Kn tout état de cause, laissez former le corps jusqu'à ce que
la raison coimiieiiee à poindre ; alors c'est le moment de la cultiver.
Tout cela me paraîtrait fort bien, ai-je dit, si je n'y voyais un incon-
véiiieni qui nuit fort aux avantages que vous attendez de celle mé-
thode; c'est (le laisser prendre aux enfants mille mauvaises habitudes
qu'on ne prévient ipie par les bonnes. Voyez ceux qu'on abandonne à
eux-mêmes, ils conlracteiit bientcM tous les défauts doul l'exemple
trappe leurs yeux, parce que cci exemple est commode à suivre, el
n'imilenl jamais le bien, (|ni coilte plus à pratiquer. Aceoutumés à tout
obtenir, à faire en toute occasion leur indiscrète volonté, ils devien-
nent mutins, lèlus, indomptable... Mais, a repris M. de Wolmar, il me
semble (|ue vous avez remarqué le contraire dans les nôtres, el que
c'est ce qui a donné lieu à cet entreli^Mi. ,1e l'avoue, ai-je dit, et c'est
précisément ce qui m'étonne. (Jii'a.i-elle fait pour les rendre dociles'/
connnent s'y est-elle prise'? ipi'a-t-elle substitué au joug de la disci-
pliiii ? Unjoug bien plus inlU'xible. a-i-il dit à l'insiant, cehii do la
nécessité. iVlais, en vous délaiUantsa condiiiie, elle vous fera mieux en-
tendre ses vues. Alors il l'a cngaijée à m'expliqiier sa mélhode ; cl,
après une courte pause, voici à peu près comme elle m'a parlé.
Heureux les enfants bien nés. mon aimable ami! .le ne présume pas
aiitaiil di; nos soins que M. de Wolmar. Malgré ses maximes, je doute
qu'on puisse jamais tuer un bon parli d'un 'mauvais caractère, et que
tout naliiiil |imssi' cire louroe à bien; mais, an surplus, convaincue
de la boule de sa iiicihode, je lâche d'y conformer en lout ma conduite
dans le gouvcrncmem de la làûiille. Ma première espérance est que des
uicchanis ne seront pas sortis de mou sein ; la seconde esi d'élever
assez bien les enfants que Dieu m'a donnés, sous la direciion de leur
père, pour qu'ils aient un jour le bonlutiir de lui ressembler. J'ai tâche
pour cela de m'appioprier les règles (pi'il m'a prescrites, en leur don-
iiaiil un princi|ie moins philosopliicpie cl plus convenable à l'amour ma-
ternel ; c'est de voir mes enfants heureux.
i:e fut le premier vo'u de mon cœur eu portant le doux nom de mère,
el tous les soins lir, mes jours sont destinés à l'accomplir. La première
fois que je lins mon (ils aiiié dans mes bras, je songeai ipie reiifance
est presipie un quart des plus longues vies, qu'on parvient rarement
«ux liois autres quarts, el que c'est une bien cruelle prudence de ren-
dre celle première portion malheureuse pour assurer le bonlienr du
reste , ipii peut-être ne viendra jamais. Je songeai que, durant la fai-
blesse du premier âge, la naiure assujetti les enfants de tant de ma-
nières, qu'il est barbare d'ajouter à cet assujeltisscment lempire de
nos caprices, eu leur (>tant une liberté si bornée, el dont il» peuvent
si peu abuser. Je résolus d'épargner au mien toule contrainte autani
qu'il serait possible, d(^ lui laisser tout l'usage de ses petites forces, ci
de ne gêner en lui nul des mouvements de la nature. J'ai déjà gagné à
cela deux grands avanlages; l'un, décarter de son àme naissante le
mensonge , la vanilé , la colère , l'envie , en un mot tous les vices qui
naissent de l'esclavage, el qu'on est contraint de fomenter dans les en-
fants pour obtenir d'eux ce qu'on en exige ; l'autre, de laisser fortilier
librement son coi ps par l'exercice conliuiiel que l'instinct lui demande.
Accoutumé tout comme les paysans à courir tête nue au soleil, au froid,
à s'cssoulller, à se mettre en sueur, il s'endurcit comme eux aux in-
jures de l'air, el se rend plus robuste en vivant plus content. C'est le
cas de songer à l'âge d'homme et aux accidents de rhumaniié. Je vous
l'ai déjà dit, je crains celle pusillanimité meuriiière qui, à force de dé-
licatesse et de soins , alTaiblil , efféminé un enfant , le lourmente par
une éternelle contrainte, l'encbaine par mille vaines précautions, enfin
l'expose pour toute sa vie aux périls inévitables dont elle veut le pré-
server un moment, et, pour lui sauver quelques rhumes dans sou en-
fance, lui pri'pare de loin des lliixions de poitrine, des pleurésies, des
coups de soleil, el la mort étant grand.
Ce qui donne 9ux enfants livrés à eux-mêmes la plupart des défauts
dont vous parliez, c'est hirsiiue, non conleiits de faire leur propre vo-
lonté, ils la font encore faire aux autres, et cela par l'insensée indul-
gence des mères à qui l'on ne coinpiait qu'en servant toutes les fan-
taisies de leurs enfants. Mon ami, je me llattc que vous n'avez rien vu
dans les miens qui sentit l'empire et l'autorité . même avec le dernier
domestique, et que vous ne m'avez pas vue non plus ap|daudir eu se-
cret aux fausses complaisances qu'on a pour eux. C'est ici que je crois
suivre une route nouvelle el sûre pour rendre à la fois un enfant libre,
paisible , caressaiit, docile , et cela par un moyeu fort simple , c'est de
le convaincre qu'il n'est qu'un enfant.
A considérer l'enfance eu elle-même, y a-l-il au monde un être plus
faible, plus misérable, plus à la merci de tout ce qui reuvironue, qui
ait si grand besoin de pitié, d'amour, de protection, qu'un enfant? .Ne
semble-l-il pas que c'est pour cel.i que les premières voix qui lui sont
suggérées par la nature sont les cris cl les plaintes; qu'elle lui a donné
une ligure si douce el un air si touchant , alin que tout ce qui l'appro-
che s'inléresse à sa faiblesse et s'empresse à le secourir? t,lu'y a-t-il
donc de plus choquanl, de plus coniraire à l'ordre, que de voir un en-
fant, impérieux et mutin , cominauder à tout ce qui l'enioiire, prendre
impudeiiimeni un ton de inaitre avec ceux qui n'ont qu'à l'abaudonner
pour le faire périr, et d'aveugles parents, approuvant celle aud.ae,
l'exercer à devenir le lyrau de sa nourrice, eu alleudaui ([u'il devicune
le leur?
(Juaul à moi, je n'ai rien épargné pour éloigner de mou lils la dange-
reuse image de l'empire de la servitude , et pour ne jamais lui dunner
lieu de penser qu il fût plutôt servi par devoir que par pitié. Ce poiut
est peut-être le plus diflieile et le plus impoiiant de toute l'éducation ;
et c'est un détail ipii ne finirait point que celui de toutes les précau-
tions qu'il m'a fallu prendre pour prévenir en lui cet instinct si prompt
à distinguer les services merceiiaiies des domestiques de la it-udressc
des soins niaiernels.
L'un des principaux moyens que j'aie employés a été, comme je vous
l'ai dit, de le bien convaincre de l'impossibiliié où le tient sou âge de
vivre sans notre assistance. Après quoi je -n'ai pas eu peine à lui mon-
trer que tous les secours qu'on est forcé de recevoir d'autrui sont des
actes de dépendance ; que les domestiques ont une véritable supériorité
sur lui . en ce qu'il ne saurait se passer d'eux . tandis qu'il ne leur est
bon à rien : de sorte que, bien loin de tirer vanilé de leurs services , il
les re<,'oii avec une sorte d'Iiuiuiliation , comme un témoignage de sa
faiblesse, el il aspire ardemment an temps où il sera assez grand el assez
fort pour avoir I honneur de se servi-r lui-même.
Ces idées , ai-je dit , seraient difficiles à établir dans des maisons on
le père et la mère se font servir comme des enf.mts : mais dans celle-ci.
où chacun , à commencer par vous, a ses fonctions à remplir, et où le
rapport des valets aux maîtres u'esl ipiun ei liante perpétuel de ser-
vices et de soins , je ne crois pas lel elablissemeni impossible. Cepen-
dant il me reste à concevoir eoimnent des enfants accoutumes à voir
prévenir leurs besoins n'eiendent pas ce droit à leurs fantaisies, ou
commeut ils ne soufireni pas quelquefois de l'humeur d'un domestique
qui traitera de fantaisie uu véritable besoin.
120
LA NOUVELLE HÉLOISE.
Mon ami, a repris madame deWolmar, une mère peu e'clairée se fait
d's inouslres de tout. Les vrais besoius sont Iics-Ikh ms iIiéhs les en-
fants comme dans les lioinines, et l'ou doit plus irL;;ii(lrr :i \a diuée du
bien-être qu'au bieu-èlre duu seul moment. 1'iiim/-vous iiu'uu enfant
qui n'est point gêné puisse assez souffiir de l'humeur de sa gouveniaule,
sous les yeux d'une mère, pour être ineouunodé? Vous supposez des
incouvénieuls qui naissent de vices déjà contractes, sans songer que tous
mes soins ont été d'empèelier ces vices de naître. Naturellement les
femmes aiment les enfauts. La mésintelligence ne s'élève entre eux que
quand l'un veut assujettir l'autre à ses caprices Or, cela ne peut arri-
ver ici, ni sur l'enfant dont ou n'exige rien, ni sur la gouveruaute à qui
l'enfant n'a rien à commander. J'ai suivi en cela tout le contre-pied des
autres lueres, qui font semblant de vouloir i|ue l'enfant obéisse au do-
mesli(iue. et veulent en effet que le domestique obéisse à l'enfaul. Per-
sonne ici ne commande ni n'obéit; mais l'enfant n'obtient jamais de ceux
qui ra|iproelienl qu'autant de roin|ilaisanee (|u'il en a |iour eux. l'ar là,
sentant qu'il n'a sur tout ce qui l'euvininne d'autre anloiile que celle de
la bienveillance, il se rend docile el eoinpiaisaut; en clierehant à s'at-
tacher les cœurs des autres, le sien s'attache à eux à son tour : car on
aime eu se faisant aimer; c'est l'infaillible effet de l'ainour-propre; et
de cette affection réciproque, née de l'égaliié, résultent sans effort les
bonnes qualités qu'on prêche sans cesse à tous les enfauts, sans jamais
en obtenir aucune.
frouls et de déplaisirs. Or je voudrais bien sauver à mon fils celte
seciinde et mortifiante éducation, en lui donuaut par la première une
jilus juste opinion des choses. J'avais d abord résolu de lui accorder
tout ce qli'il demanderait, persuadée ipie les premiers mouvements de
la nature sont toujours bons et salutaires. Mais je n'ai pas tardé de
comutitre qu'eu se faisant un droit d'être obéis, les enfants .sortaient
de l'état de nature presque en naissant, et contractaient nos vices
par notre exemple, les leurs par notre indiscrétion. J'ai vu que, si
je voulais contenter toutes ses fantaisies, elles croîtraient avec ma
ionq)laisance; qu'il y aurait toujours un point où il faudrait s'arrêter,
et où le refus lui deviendrait d'autant plus sensible qu'il y serait moins
accoutumé. Ne pouvant donc, en attendant la raison, lui sauver tout
chagrin, j ai préféré le moindre et le plus ,tôt passé. Pour qu'un refus
lui li'u iiiiiins cruel, je l'a plié d'abord au refus; et, pour lui épargner de
l()nL;s déplaisirs, des lamentations, des mutineries, j'ai rendu tout refus
irrévocable. Il est vrai que j'en fais le moins que je puis et j'y re-
garde à deux fois avant que (l'eu venir là. Tout ce qu'on lui ac-
corde est accordé sans condition dès la première demande, et l'on
est tres-indnlj;enî là -dessus : mais il n'obtient jamais rien par impor-
tnniii'.- les pli'urs cl les llalteries sont également inutiles. Il en est si
coinaiueu, qu'il a resse de les employer; du premier mot il prend son
parti, et ne se tourmente pas plus de voir- fermer un cornet de bon-
bons qu'il voudrait manger, qu'envoler un oiseau qu'il voudrait tenir;
Tenipcte sur ie lac de Genève. — let. xiii. .
J'ai pensé que la partie lapins essentielle del'éducaiinn d'un enfant,
celle dont il n'est jamais question dans les éducations le~- plus sui^nees.
c'est de lui bien faire sentir sa misère, sa faiblesse, sa (li|r iei.ii]( ■■ el
comme vois a dit mon mari, le pesant joug de la nécessite ipie la na-
ture impose à l'homiue; et cela, non-seulement afin qu'il soil sensible
à ce qu'on fait pour lui alléger ce joug, mais surtout afin qu'il connaisse
de bonne heure en quel rang l'a placé la Providence, qu'il ne s'élève
point au-dessus de sa portée, et que rien d'humain ne lui semble étran-
ger à lui
Induits dès leur uaisiauce par la mollesse dans laquelle ils sont
nourris, par les égards que tout le iiioude a pour eux, par la facilité
d obtenir tout ce qu'ils désirent, à penser que ttmt doit cédsr à leurs
fantaisies, lesjeunes gens entrent dans le monde avec cet impertinent
préjugé, et souvent ils ne s'en corrigent qu'à force d'bumiliatio 's. d'af-
car il sent la même impossibilité d'avoir l'un et l'autre. Il ne voit rien
dans ce qu'on lui ôte, sinon qu'il ne l'a pu garder, ni dans ce qu'on lui
refuse, sinon qu'il n'a pu l'obtenir; et, loin de battre la table contre la-
quelle il se blesse, il ne battrait pas la personne qui lui résiste. Dans
tout ce qui le cbai;rine il sent lempire de la nécessité, l'effet de sa
propre faiblesse, jamais l'ouvrage du mauvais vouloir d'autrui..! Un
moment, dit-elle un peu vivement, voyant que j'allais répoudre, je
pressens votre objection; j'y vais venir à l'instant.
Ce qui nourrit les criailleries des enfants, c'est l'attention qu'on y
fait, soit pour leur céder, soit pour les contrarier. Il ne leur faut (|uel-
quefois pour pleurer tout un jour que s'apercevoir qu'on ne veut pas
qu'ils pleurent. Qu'on les flatte ou qu'on les menace, les moyens (pi'on
prend pour les faire taire sont tous pernicieux, et presque toujours sans
effet. Tant qu'on s'occupe de leurs pleurs, c'est une raison pour eux de
LA NOUVELLE HÉLOISK.
121
les conlimier; m<iis ils s'en corrigent bientôt qiiiiiiii ils voicul (prou n y
prend pas garde ; car, grands et petits, nul n'aime à iirciiilri' une pcini'
inntile. Voilà précisément ce qui est arrivé à mon aine, i.'i'iait (raliiinl
un petit criard qui étourdissait tout le monde ; et vous êtes témoin
qu'on ne l'entend pas plus à présent dans la maison que s'il n'y avait
point d'enrant. Il pleure (|nand il souffre ; c'est la voix de la iiaKne,
(pi'il ne faut jamais conlraindrc ; mais il se tait à l'instant (pi'il w souf-
fre pins. Aussi fais-jc uni' lres-j;ian(li' attention à ses plrnis, liii'ii sùie
(pi'il n'en veise jamais en vain. .le ^aj^ne à cela de savoii' à point iKim-
nié (piand il seul ilc la doiiU^ur et ({uaiid il n'en sent pas; quand il se
porte l)ieu et quand il est malade' ; avauta^ic qu'on perd avec ceux qui
plement par fantaisie cl senlemiiil pour sr faire apaiser. An reste, j'a-
voue (|uc ce point n'est pas facile à (iliicnii des iioiuTiees et des gou-
vernantes : car connne rien n'est plus rnMu\cn\ (pie d'entendre tou-
jours lanLcnter un enfant, et que ces liomies fcuimcs ne voient jamais
que l'instanl présent, elles ne sonfjenl pas qu'à faire taire lenf.int au-
jourd'hui, il eu pleurera demain davantage. Le pis est que l'olislinaliein
qu'il contracte tire à conséquence dans un âge avancé. La même cause
qui le rend criard à trois
ans le rend mutin à dou-
ze, querelleur à vingt,
impérieux à trente, et in-
supportable toute sa vie.
Je viens maintenant à
vous, me dit-elle en sou-
riant. Dans tout ce qu'on
accorde aux enfants, ils
voient aisément le désir
de leur complaire; dans
tout ce qu'on en exige
ou qu'on kuir refuse, ils
doivent siqjposer des rai-
sons sans les demander.
C'est un autre avantage
qu'on gagne à tiser avec
eux d'autorité plutôt que
de persuasion dans les
occasions nécessaires ;
car, comme il n'est pas
possible qu'ils n'aperçoi-
vent quelquefois la rai-
son qu'on a d'eu user
ainsi, il est naturel (pi'ils
la supposent encore
quand il sont hors d'état
de la voir.
Au contraire, dèsqu'on
a soumis quelque chose
à leur jugement, ils pré-
tendent juger de tout,
ils devieiment sophistes,
subtils, de mauvaise foi,
féconds en chicane, cher-
chant toujours à réduire
an silence ceux qui ont
la faiblesse de s'exposer
à leurs petites lumières.
Quand on est contraint
de leur rendre compte
des choses qu'ils ik; sont
point en étal d'eiitcudrc,
ils altriliociit au capiici^
la coudoile la plus prii-
denlr , sitôt qu'elle est
au-dessus de leur portée.
Enuunml, le seul moyen
de les rendre dociles à
la raison n'est pas de
raisonner avec eux, mais
de les bien convaincre
que la raison est au-des-
sus de leur âge : car alors ils la supposent du côté où elle doit être, à
moins qu'on ne leur donne un juste mijcI de penser autre ut. Ils savent
bien (pi'oii ne veut pas les louvmentor, quand ils smil mus (prou les aime ;
et les enfantsse Inoopcut raremeul la-dessKs. (.lu.md doue je refuse
quelque chose au\ miens, je !i'a(^;((meiite point ave( cu\, je ne leur
dis point pourquoi je ne veux pas, mais je lais en sorte qu'ils le voient,
antaiil qu'il est pos^il.le, et (picNpidoi^ après coup. De cette manière,
ds s accodliiinenl à (dinpreiidce (pie jamais je ne les refuse sans en
avoir inie bomie raison, (pioi(pi ils ne l'aper(:oiveiit pas toujours.
l'oiulee sur le nh'me priiK ipe, je ne sonffiirai pas non pins que mes
eiilanls se mêlent dims la coiiversalion des gens raisonnables, et s'ima-
ginent sottemeni y tenir leur rang comme les autres, quand on v soufl're
leur babil indiscret, .le veux ((u'ils répondent niodesleinent et eii peu de
mots quand on les interroge, sans jamais parler de leur chef, et surtout
sans qu'ils s'ingèrent à qiiestioimer hors de propos les gens plus âgés
(preux, auxquels ils doivent du res|)ect.
Kn vérité, .lulic. (Iis-|<; en l'interrompanl, voilà bien de la rigueur
pour une mère aussi tendre! l'ythagore n'était pas plus sévère à ses
disciples que vous l'êtes aux vôtres. Non-seulement vous ne les traitez
pas en hommes, mais on dirait que vous craignez de les voir cesser
trop tôt d'êlre enfants. (Juel moyen plus agréable et plus silr (leiivi-nt-
.iii|i lut uuiic ciii.iiii:). v,;(iui iiiif^cu fiiiis d{^iutiiji(; ci pujs sur pelIVffnt-
ils avoir de s'instruire que d interroger sur les clio.ses qu'ils ignorent
.(■s gens plus éclaires qu'eux'.' Que penseraient de vos maximes les
dames de Paris, qui trouvent que leurs enfants ne jasent jamais assez
ti'it ni assez longtemps, cl (pii jugent de l'esprit qu'ils auront étant
grands par les sotlises (pi'ils débitent étant jeunes? Wolmar me dira
(pie cela pitnt être bon dans un |iays où le premier mérite est de bien
babiller, et où l'on est disiiensé de penser pourvu qu'on p.irle. .Mais
\((iis (pii \oiilez faire à vos enfants un sort si doux, comment accorde-
i(/-\oiis tant (le bonheur avec tant de < onlraiiite? et que devient par-
mi tonte cette gêne la liberlii que vous prétendez leur laisser?
Quoi doue! a-t-ellc repris a l'instant, est-ce gêner leur liberté que
de les empêcher d'atten-
ter à la notre / et ne sau-
raient-ils être heureux
à moins que toute une
coiiqiagiiii! en silence
M'.iilnijic leurs puérilités?
l.iMpêclioiis leur vanité
(le naine, ou du nioios
arrêtons-en les progrès;
c'est là vraiment travail-
ler à leur félicité : car la
vanité de l'homme est la
source de ses plus gran-
des peines, et il n'y a
personne de si parfait et
de si fêté à qui elle ne
donne encore plus de
chagrins que de plaisirs.
Que peut penser un en-
fant de lui-même, quand
il voit autour de liii tout
un cercle de gens sen-
sés l'écouter, l'agacer.
r.Klmiicr, attendre avec
un lâche empressement
les oracles qui sortent
de sa bouche, et se ré-
( rier avec des retenlis-
semciils de joie à chaque
impcrtininice qu'il dil .'
la tête d'un homme au-
rait bien de la peine a
tenir à ions ces faux ap-
plaudissements : juKc/.
de ce que deviendra" la
sienne. Il en est du ba-
bil des enfants comnii;
des prédictions des al-
manaelis ; ce serait n i
prodige si. sur tant d-
vaincv paroles, le hasard
ne tonrnissait jamais une
rencontre heureuse. Ima-
ginez ce que l'ont alors
les exclamations de la
llalterie sur une pauvre
mère di'jà trop abusée
par sou propre cœur,
et sur un enlànl qui ne
sait ce qu'il dit et se voit
célébrer. Ne pensez pas
que pour démêler l'er-
reur je m'en garantisse :
Songe lie S.iint-Pieux. — u.i. ix.
■I i'v tombe ; mais si j'admire les reparties de
les admire eu secret, il n'apprend point, en me
babillard et vain ; et les llatteurs, en
non ; je vois la faute
mon lils , an moins j
les voyant applaudir, .. ,., ,,i,,. .......i...... ,^ ~ ^..
me les faisant rep(Mer, n'ont pas le plai>ir de rire de ma faiblesse.
In jour (pi'il nous elail venu -dn monde, étant allée donner quelques
ordres, ic vis en reniraiil (piatro ou ciini grands nigauds occupés à jouer
c lui , cl s'apprêtant à me raconter d'un air d'emphase je ne sai,.
' ut d'entendre, et dont ils semblaient
[ont éni
eombicn de gentillesses qu'ils venaieuv u cinumn . n v-i—i u» ^niiii
erveillés. Messieurs, leur dis-je assez froidement . je ne doiilc
'■■■- '■■-- '■■■■ ■'■ ■'— marionnelles de fort jolies
qu'ils
umi 1,111V I , i Mil:?. iiii_ :*:,ii III ^ . ii iii ,i icj-jv. tiv>o,,«. iit-.,,, ...v... . j\. m iii'i
|)as que vous ne sachiez taire dire à des marionnelles de fort jot
choses; mais j'espcre (piiiii jour mes en(;ints seront hommes, qii
agiront et parleront d'eux-mêmes, et alors j'apprendrai toujours dans
la joie de mon eiiMir tmil ce qu'ils auront dit et fait de bien. Depuis
qu'on a vu ipie cette manière de faire sa cour ne prenait pas, ou joue
ta?
LA NOUVELLE HÉLOISE.
avec, mes enfants comme avec des enfants, non comme avec Polichi-
nelle; il ne leur vient i)Uis de coinjière, et ils en valent sensibleraèiil
mieux depuis qu'on ne les admire plus.
A l'égard des questions, on nu les luui' défend pas indistinctement :
je suis la première à leur din; diî demander doucement en particulier à
leur père on à moi tout ce (pi'ils uni besoin de savoir; mais je ne souf-
fre pas qu'ils coupent un cnUflien sérieux pour occuper tout le monde
de la preiaière iuipi ilinenee qui leur passe par la tète. L'art d'interro-
ger n'est pas si f^icile qu'on pense : c'est bien plus lartdes maîtres que
des disciples ; il faut ;ivoir déjà beaucoup a|)pris de choses pour savoir
demander ce (pion ne sait pas. Le savant sait et s Vii(|iiicil, (liiioi pro-
verbe indien: mais l'ignorant ne sait pas mk'uic dr (juoi s'iMiqiieiir.
Faute de cette si ienee préliminaire, les enlanls en libelle ne (ont pres-
que jamais ipie des questions ineptes qLii ne servent à rien, ou profon-
des et s( abreuses, dont la solution passe leur portée ; et puisqu'il ne
faut pas qu'ils sachent tout, il importe qu'ils n'aient pas le droit de tout
demander. Voilà pourquoi, généralement parlant, ils s'insirnisent mieux
par les interrogations qu'on leur fait que par celles qu'ils font enx-
inêmes.
Quand cette méthode leur ser:iit aussi utile qu'on croit, la première
et la plus iiiq)ortante science qui leur convient n'est-elle pas d'être dis-
crets et modestes? et y en a-t-il quelque autre qu'ils doivent appren-
dre au préjudice de celle-là? Hue produit donc dans les enfants cette
émancipat'Kjn de parole avanl l'âge de [larler, et ce droit de soumettre
effrontcMicnt les hommes à leur interrogatoire? de petits questionneurs
babillards, qui questionnent moins pour s'instruire que pour importu-
ner, pour occuper d'eux tout le monde, et qui prennent encore plus de
^oût à ce bablLpar l'embarras où ils s'aperçoivent que jettent quelque-
fois leurs questions indiscrètes, en sorte que chacun est inquiet aus •
sitôt qu'ils ouvrent la bouche. Ce n'est pas tant un moyen de les in-
struire que de les rendre étourdis et vains, inconvénient plus grand à
mon avis que lavanlage qu'ils acquièrent par-là n'est utile; car par de-
grés l'ignorance diinirnu!, mais la vanité ne fait jamais qu'augmenter.
Le pis qui pût arriver de cette réserve trop prolongée serait que mon
fils en âge de raison çùi la convrr-aiion moins légère, le propos moins
vif et moins abondant; cl en eonsidéiant combien cette habitude de pas-
ser sa vie à <liie des riens rétrécit l'esprit, je regarderais plutôt cette
heureuse stérilité comme un bien que comme un mal. Les gens oisifs,
toujours enmiyés d'eu.<-mêmes, s'efforcent de donner un grand prix à
l'art de h s amuser ; et l'on dirait que leur savoir-vivre consiste à'ne dire
que de vaines paroles, connue à ne faire que des dons inutiles : mais la
société humaine; a un objet plus noble, et ses vrais plaisirs ont plus de
solidité. L'organe de la vérité, le plus digne oigaue de l'honmie, le seul
dont 1 usage le distingue des animaux, ne lui a point élé donné pour
n'en pas tirer ini meilleur parti qu'ils ne font de leurs cris. Il se dégrade
au-dessous d'eux quand il paile pour ne rien dire; et l'homme doit être
homme jusque dans ses délassements. S'il y a de la politesse à étour-
dir tout le monde d un vain caiini t j'en trouve une bien pins véritable
à laisser parler les aulres par pierei'ence, à faire plus grainl cas de te
qu'ils disent (|ue de ce qu'on dirait soi-même, et à montrer qu'on les
estime trop pour croire les amuser par des niaiseries. Le bon usage du
monde, eeiui qui nous y lait le plus reeliercher et chérir, n'est pas tant
d'y brilliM' que d y faire biiller les autres, et de mctire, à force de mo-
destie, leur orgueil plus en liberté. Ne craignons pas qu'un homme d'es-
prit qui ne s';d)siient de parler que par retenue et discrétion puisse ja-
mais i)asser pour un sot. Dans quelque pays que ce puisse être, il n'est
pas postdjie qu()n juge un homme sur ce qu'il n'a pas dit, et qu'on le
méprise pour s'être tu. Au contraire, on remarque en général que les
gens silencieux en imposent. (|u'on s'écoute devant eux, et qu'on leur
donne beaucoup d'aliention quand ils parlent; ce qui, leur laissant le
choix des occasions et laisant qu'on ne perd rien de ce qu'ils disent,
met tout l'avantage de leur côté. Il est si difiicile à l'homme le phis
sage de garder toute sa présence d'esprit dans un long llux de paroles,
il est si rare qu'il ne liu échappe des choses dont il se repenl à loisir,
qu'il aime mieux retenir le hou que risquer le mauvais. Enlin, quand ce
n'est pas faute d'esprit qu'il se lait, s'jI ne parle pas, quelque discret
qu'il puisse être, le tort en est à ceux qui sont avec lui.
Mais il y a bien loin de six ans à vingt : mon fils ne sera pas toujours
enfant; et, à mesure que sa raison commencera de naître, l'intention
de son père est bien de la laisser exercer. (Juant à moi, ma mission
ne va pas jusque-là. Je nourris des enfants, et n'ai pas la présomption
de vouloir former des hommes. J'espère, dit-elle en regardant son
mari, <pie de plus dignes mains se chargeront de ce noble emploi. Je
suis femme et mère, je sais me tenir à mon rang. Encore une fois, la
fonction dont je suis chargée n'est pas d'élever mes fils, mais de les pré-
parer |ioiir être élevés.
Je ne fais inciiie en cela que suivre de point eu point le svstème de
M. de \\ohnar; etphis j'avance, plus j'éprouve combien il estexcellenl et
juste, el(onil)ieii il s'accorde avec le mien Considérez mes enfants, et
ç^UflOUt I aine ; eu eonnaissc/.-vous de plus heureux sur la terre, de plus
gais, de moins nupoiiuns? Vous les vovc/. sauter, rire, courir toute la
journée, saiN jamais mi-oiumoder persmme. De quels plaisirs, de quelle
indépendance leur âge est- il siiseeptible, dont ils ne jouissent pas ou
dont ils abusent ! Ils se coniraignent aussi peu devant moi qu'en mon
absence. Au contraire, sous les yeux de leur mère, ils ont toujours un
peu plus de confiance; et, quoique je sois l'auteur de tonte la sévérité
qu'ils éprouvent, ils me (ronvenl toujours la moins sévère : car je ne
pourrais supporter de n'être pas ce qu'ils aiment le plus au monde.
Les seules lois qu'on leur impose auprès de nous sont celles de la li-
berté même, savoir, de ne pas plus gêner la compagnie qu'elle ne les
gêne, de ne pas crier plus haut qu'on ne parle; et, comme on ne les
oblige point de s'occuper de nous, je ne veux pas non plus qu'ils pré-
tendent nous occuper d'eux. Quand ils manquent à de si justes lois,
tonte leur peine est d'être à l'instant renvoyés, cl tout mon art, pour
que c'en soit une, de faire qu'ils ne se IrouVenl nulle part aussi bien
(|u'i(i. A cela près, on ne les assujettit à rien ; on ne les iorce jamais de
lien apprendre; on ne les ennuie point de vaines corrections; jamais
(ui ne les reprend; les seules leçons qu'ils reçoivent sont des leçons de
pratique prises dans la simplicité de la nature. Chacun, bien instruit
là-dessus, se conforme à mes intentions avec une intelligence et un soin
qui ne me laisse rien à désirer; et, si quelque faute est à craindre, mon
assiduité la prévient ou la répare aisément.
Hier, par exemple, l'aîné, ayant ôlé un tambour au cadet, l'avait l'ail
pleurer. Fanehon ne dit rien ; mais, une heure après, au moment que
le ravisseur du tambour en était le plus occupé, elle le lui reprit : il la
suivait en le redemandant, et pleurant à son tour. Elle lui dit : Vous
l'avez pris par force à voire frère, je vous le reprends de même; qu'a-
vez-vons à dire? ne suis-je pas la plus forte? Puis elle se mit à battre
la caisse à son imitation, comme si elle y eût pris beaucoup de plaisir.
Jusque-là tout était à merveille; mais quelque temps après elle voulut
rendre le tambour au cadet; alors je l'arrêiai; car ce n'était plus la le-
çon delà nature, et de là pouvait naître un premier germe d'envie en-
tre les deux frères. En perdant le tambour, le cadet supporta la dure
loi de la nécessité; l'aîné sentit son injustice, tous deux connurent leur
faiblesse et furent consolés le moment d'après.
Un plan si nouveau et si contraire aux idées reçues m'avait d'abord
effarouché. A force de me l'expliquer, ils m'en rendirent enlin l'admira-
leiir; et je sentis que pour guider l'homme, la marche de la nature est
toujours la meilleure. Le seul inconvénient que je trouvais à cette mé-
thode, et cet inconvénient me parut fort grand, c'était de négliger dans
les enfants la seule faculté qu'ils aient dans toute sa vigueur, et qui ne
fait que s'affaiblir en avançant en âge. Il me semblait que, selon leur
propre système, plus les opérations de l'entendement étaient faibles,
insullisantes, plus on devait exercer et fortifler la mémoire, si propre
alors à souieiiir le travaij. C'est elle, disais-je, qui doit suppléer a la
raison jusqu'à sa naissance, et l'enrichir quand elle est née. Un esprit
qu'on n'exiMce à rien devient lourd et pes;iiit dans l'inaction. La se-
ineiiee ne prend poini diuis uu chainp mal préparé, et c'est une étrange
pré|i;iralioii pour appic lidre a devenir r;\is(iiiii;dile que de commencer
jiar elle slnpidi;. Comment , stupide! s'est écriée iiiissilol niadaine de
Wolniar. Cmilôndriez-vous deux qualités aussi diUi'ienlcs el presque
aussi eonlraires que la mémoire et le jugement? coiiiine si la qualité des
choses mal digérées et sans liaison dont on remplit une tête encore fai-
ble n'y faisait ])as plus de tort que de profit à la raison I J'avoue ipie de
toutes les facultés de l'homme la mémoire est la première qui se déve-
loppe et la plus commode à cultiver dans les enfants : mais, à votre
avis, lequel est à préférer de ce qu'il leur est le plus aisé d'apprendre,
ou de ce qu'il leur iinporle le plus de savoir?
Regardez à l'usage qu'on fait en eux de cette facilité, à la violence
qu'il fautlenr faire, à l'éternelle contrainte où il les faut assujettir pour
mettre eu étalage leur mémoire, et comparez l'utilité qu'ils en retirent
au mal qu'on leur fait souffrir pour cela. Quoi ! forcer un enfant d'étu-
dier des langues qu'il ne parlera jamais, même avant qu'il ail bien ap-
pris la sienne ; lui faire incessamment répéter et construire des ver,s
qu'il n'eniend point, et dont toute l'harmonie n'est pour lui qu'au bout
de ses doigts, embrouiller son esprit de cercles et de sphères dont il n'a
pas la moindre idée, l'accabler de mille noms de villes et de rivières
qu'il confond sans cesse et qu'il rappi-end tous les jours ; est-ce culti-
ver sa mémoire au profit de son jugcmenl? et tout ce frivole acquis
vaut-il une seule des larmes qu'il lui coule?
Si toul cela n'était qu'inutile, je m'en plaindrais moins; mais n'est-ce
rien que d'instruire un enfant à se payer de mots, et à croire savoir ce
qu'il ne peut comprendre ! Se pourrait-il qu'un tel amas ne nuisît poinl
aux premières idées dont on doit meubler une tête humaine ? et ne vau-
drait-il pas mieux n'avoir poinl de mémoire que de la remplir de tout
ce fatras, au préjudice des connaissances nécessaires dont il lient la
place?
Non, si la nature a donné au cerveau des enfants celle souplesse qui
le rend propre à recevoir toutes sortes d'impressions, ce n'est pas pour
qu'on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de
sphère, de géographie, et tous ces mots sans aucun sens pour leur âge,
et sans aucune ntiliié pour quelque âge ipie ce soit, dont on accable
leur triste et siérile enfance; mais c'est pour que toutes les idées rela-
tives à l'éiat de rhoiimie, toutes celles qui se rapportent à son bonheur
et l'éclaireiii sur se^ devoirs, s'y iraceni de bonne heure en caracièrcs
ineffaçables, ei lui servent à se conduire, pendant sa vie, d'une manière
convenable à son être et à ses facultés.
Sans étudier dans les livres, la mémoire d'un enlànt ne reste pas
pour cela oisive ; tout ce qu'il voit, toul ce qu'il enlend le frappe, el il
s'en souvient; il tient registre en lui-même des actions, des discours
I
LA NOUVELLE HÉLOISË.
123
des hommes ; et lotit ce qui l'environne est le livre dans lequel, sans y
songer, il enrichit continuellement sa mémoire, en attendant que son
jii(,'''>iicnt puisse en profiler. C'est dans le choix de ces ohjels, c'est
dans le soin de lui présenter sans cesse ceux qu'il doit connaître, et de
lui cacher ceux qu'il doit ignoier, que consiste le véritable aride culti-
ver la première de ses facultés ; et c'est par là qu'il (iuit lâcher de lui
lormer un magasin de connaissances qui serve à son éducation durant
la ji'unesse, et à sa conduite dans tous les temps. Celle n)éthod<!, il est
viai, ne forme point de petits prodiges, et ne fait pas briller les gou-
vernantes cl les précepteurs: mais <;lle forme des liummes judicieux,
robustes, sains de corps et d'culcndeinciii, qui, sans s'être fait admirer
étant jeunes, se font honorer étant grands.
Ne pensez pas pourtant, continua Julie, qu'on néglige ici tout à fait
ces soins dont vous faites un si grand cas. Une mère un peu vigilante
lient dans ses mains les passions de ses enfants. Il y a des moyens pour
exciter et nourrir en eux le désir d'apprendre ou de faire telle ou telle
chose; et autant que ces moyens peuvent se concilier avec la plus en-
tière liberté de l'enfant, et n'engendrent en lui nulle semence de vice,
je les emploie assez volontiers, sans m'opiniàtrer quand le succès n'y
répond jias; car il aura toujours le tenq)s d'apprendre, mais il n'y a pas
nn moment à perdre pour lui former un bon naturel ; et M. de VVolmar
a une telle idée du premier développement de la raison, qu'il soutient
que quand son fds ne saurait rien à douze ans, il n'en serait pas moins
instruit à quinze, sans compter que rien n'est moins nécessaire que
d'élrc savant, et rien plus que d'être sage et bon.
Vous savez que noire aîné lit déjà passablement. Voici comment lui
est venu le goiH d'apprendre à lire. J'avais dessein de lui dire de temps
en temps quelque fable de La Fontaine pour l'amuser, et j'avais déjà
commencé, quand il me demanda si les corbeaux parlaient. A l'instant je
vis la difiieulié de lui faire sentir bien neltcmenl la différence de l'a-
pologue au mensonge : je me lirai d'affaire comme je pus ; et, convain-
cue que les fables sont failcs pour les hommes, mais qu'il faut toujours
dire h vérité nue aux enlanis, jr supprimai La Fontaine. Je lui substi-
tuai un recueil de petites histoires intéressantes et instructives, la plu-
part tirées de la Dible; puis, voyant que l'enfant prenait goût à mes
contes, j'imaginai de les lui rendre encore plus utiles, en essayant d'en
composer moi-même d'aussi amusants qu'il me fut possible, et les ap-
propriant toujours au besoin du moment. Je les écrivais à mesure dans
un beau livre orné d'images, que je tenais bien enfermé, et dont je lui
lisais de temps en temps quelques contes, rarement, peu longtemps, et
répétant souvent les mêmes avec des commentaires, avant de passer à
de nouveaux. Un enfant oisif est sujet à l'ennui; les petits contes ser-
vaient de ressource; mais, qLiand je le voyais le plus avidement at-
l£tilif, je me souvenais ipielquefois d'un ordre à donner, et je le quittais
à l'eudroit le plus iuiéressant, en laissant négligemment le livre. Aussi-
tôt ilalLiit prier sa bonne, ou Fanchon, ou quelqu'un, d'achever la lee-
tLire; mais, connue il n'a rien à commander à personne, et qu'on était
prévenu, l'on n'obéissait pas toujours. L'un refusait, l'autre avait affaire,
l'autre balbuiiait lentement et mal, l'autre laissait, à mou exemple, un
conte à moitié. Quand on le vit bien ennuyé de tant de dépendance,
quelqu'un lui suggéra secrètement d'apprendre à lire pour s'en délivrer
et feuilleter le livre à son aise. Il goûta ce projet. 11 fallut trouver des
gens assez complaisants pour vouloir lui donner leçon : nouvelle dilti-
culté (|u'ou n'a jioussée qu'aussi loin qu'il fallait. Malgré toutes ces pré-
cautions, il s'est lassé trois ou quatre fois : on l'a laissé faire. Seule-
ment je me suis efforcée de rendre les contes encore plus amusants; et
il est revenu à la charge avec tant d'ardeur, que, quoiqu'il n'y ait pas
six mois qu'il a tout de bon commencé d'apprendre, il sera bientôt en
état de lire seul le recueil.
C'est à peu près ainsi que je tâcherai d'exciter son zèle et sa bonne
volonté pour acquérir les connaissances qui demandent de la suite et de
l'application, et qui peuvent convenir à sou âge. Mais, quoiqu'il ap-
prcime à lire, ce n'est point des livres qu'il tirera ces connaissances,
car elles ne s'y trouvent point, et la lecture ne convient en aucune ma-
nière aux enfants. Je veux aussi l'habituer de bonne heure à nourrir sa
tête d'idées et non de mots : c'est pourquoi je ne lui fais jamais rien
apprendre par coeur.
Jamais ! interrompis-je : c'est beaucoup dire ; car encore l;mt-il
bien qu'il sache son catéchisme et ses prières. C'est ce qui vous
trompe, reprit-elle. A l'égard de la prière, tous les matins et tous les
soirs je fais la mienne à haute voix dans la chambre de mes enfants, et
c'est assez pour (pi'ils l'apiirenuent sans qu'on les y oblige. Quant au
catéchisme , ils ne savent ce que c'est. Quoi I Julie, vos enfants
n'apprennent pas leur catéchisme? Non, mon ami, mes enfants n'ap-
prennent pas leur catéchisme. Conunenl '. ai-je dit tout étonné, une
mère si pieuse'.... Je ne vous comprends point. Et pourquoi vos enfants
n'apprenneut-ils pas leur catéchisme'.' Afin qu'ils le croient un jour,
dit-elle : j'en veux faire un jour des chrétiens. Ah ! j'y suis, m'éeriai-je :
vous ne voulez pas que leur foi ne soit qu'en paroles, ni qu'ils sachent
seulement leur religion, mais ipi'ils la croient; et vous pensez avec rai-
son (pi'il est inipcissible à l'homme de croire ce qu'il n'entend point.
Vous ('les bien dillicile, me dit en souriant M. de Wolmar : seriez-vous
chréliiM, pal hasard'.' Je ni'elforce de l'être, lui dis-je avec fermeté.
h crvJs de 1» ivligigu tout ce quo j'ea puis çouij)rcudie; ci respecte le
reste sans le rejeter. Julie me lit un signe d'approbation, et nous re-
primes le sujet de notre entretien.
Après èlre entrée dans d'autres détails qui m'ont fait concevoir com-
bien le zèle maternel est actif, infatigable et prévoyani, elle a conclu en
observant que sa méthode se rapportait exactement aux deux objets
qu'elle s'était i)roposés, savoir, de laisser développer le naturel des en-
fants, et de l'eiudier. Les miens ne sont gênés en rien, ilit-clle, et
ne sauraient abuser de leur liberté; leur caractère ne peut ni se ilépra-
ver ni se contraindre : on laisse en paix renforcer leur corps et ger-
mer leur jugement; l'esclavage n'avilit point leur àme; les regards
d'autrin ne huit point fermenter leur amour-propre; ils ne se croient ni
des hommes puissants ni des animaux enchaînés, mais des enfants heu-
reux et libres. Pour les garantir des vices qui ne sont pas en eux. ils
ont, ce me semble, un préservatif plus fort que des discours qu'ils n'en-
tendraient point, ou dont ils seraient bientôt ennuyés ; c'est l'exemple
de tout ce qui les environne; ce sont les entretiens qu'ils entendent,
qui sont ici naturels à tout le monde, et qu'on n'a pas besoin de compo-
ser exprès pour eux; c'est la paix et l'union dont ils sont témoins,
c'est l'accord qu'ils voient régner sans cesse et dans la conduite respec-
tive de tous, et dans la conduite et les discours de chacun.
Nourris encore dans leur première simplicité, d'où leur viendraient
des vices dont ils n'ont i)oiijt vu d'exemple, des passions qu'ils n'ont
nulle occasion de seniir, îles préjugés que rien ne leur inspire? Vous
voyez qu'aucune erreur ne les gagni;, qu'aucun mauvais penchant ne se
montre en eux. Leur ignorance n'est point entêtée, leurs désirs ne sont
point obstinés ; les inclinations au mal sont prévenues ; la nature est jus-
liliée, et tout me prouve que les défauts dont nous l'accusons ne sont
point son ouvrage, mais le mitre.
C'est ainsi que, livrés au penchant de leur cœur sans que rien le dé-
guise ou l'allère, nos enfants ne reçoivent point une forme extérieure
et artificielle, mais conservent exactement celle de leur caractère ori-
ginel ; c'est ainsi que ce caractère se développe journellement à nos
yeux sans réserve, et que nous pouvons étudier les mouvemcnls de la
nature jusque dans leurs principes les plus secrets. Sûrs de n'être ja-
mais ni grondés ni punis, ils ne savent ni mentir ni se cacher ; et dans
tout ce qu'ils disent, soit entre eux, soit à nous, ils laissent voir sans
conirainte tout ce qu'ils ont au fond de l'àme. Libres de babiller entre
eux toute la journée, ils ue songent pas même à se gêner un moment
devant moi. Je ne les reprends jamais, ni ne les fais taire, ni ne feins
de les écouter, et ils diraient les choses du monde les plus blâmables
que je ne ferais pas semblant d'en rien savoir : mais en effet je les
écoute avec la plus grande attention sans qu'ils s'en doutent; je tiens
un registre exact de ce qu'ils font et de ce qu'ils disent ; ce sont les
productions naturelles du fonds qu'il faut cultiver. Un propos vicieux
dans la bouche est une herbe étrangère dont le vent apporta la graine :
si je la coupe par une réprimande, bientôt elle repoussera ; au lieu de
cela, j'en clierche en secret la racine, et j'ai soin de l'arracher. Je ne
suis, m'a-t-elle dit en riant, que 1 1 servante du jardinier ; je sarcle le
jardin, j'enôte la mauvaise herbe; c'est à lui de cultiver la bonne.
Convenons aussi qu'avec toute la peine que j'aurais pu prendre il fallait
être aussi bien secondée pour espérer de réussir, et que le succès de
mes soins dépendait d'un concours de circonstances qui ne s'est peut-
être jamais trouvé qu'ici ; il fallait les lumières d'un père éclairé pour
démêler, à travers les préjugés établis, le véritable art de gouverner h s
enfants dès leur naissance; il fallait toute sa patience pour se prêter à
l'exécution, sans jamais démentir ses leçons par sa conduiie; il fallait
des enfants bien nés, en qui la nature eût assez fait pour qu'on pût ai-
mer son seul ouvrage ; il fallait n'avoir autour de soi que des domes-
tiques intelligents et bien inteniionnés, qui ue se lassassent point d'en-
trer dans les vues des maîtres : un seul valet brutal ou llallcur eût suffi
pour tout gâter. En vérité, quand on songe combien de causes étran-
gères peuvent nuire aux meilleurs desseins et renverser les projets
les mieux concertés, on doit remercier la fortune de tout ce qu'on fait
de bien dans la vie, et dire que la sagesse dépend beaucoup du bou-
heur.
Ihles. me suis-je écrié, que le bonheur dépend encore plus de la sa-
gesse. Ne voyez-vous pas que ce concours dont vous vous félicitez est
votre ouvrage, et que tout ce qui vous approche est conirai:ii de vous
ressembler '.' Mères de famille, quand vous vous plaignez de n'être pa^
secondées, que vous connaissez mal votre pouvoir! ^^oyez tout ce que
vous devez êlre, vous surmonterez tous les obstacles, vous forcerez
chacun de remplir ses devoirs, si vous remplissez bien tous les vôtres.
Vos droits ne sont-ils pas ceux de la nature'.' .Malgré les maximes du
vice, ils seront toujours chers au cœur humain. Ah ! veuillez être
fenunes et mères, et le plus doux empire qui soit sur la terre sera aussi
le plus respecté.
Eu achevant celte conversation, Julie a remarqué que lent prenait
une nouvelle facilite' depuis l'arrivée d'IIenrielie. 11 est certain, dii-
elle, que j'aiir.iis besoin de beaucoup moins de soins et d'adresse si je
voidais iniroduiie Icmulatiou entre les deux frères; mais ce moyen me
paraît trop (l.iii^trinix ; j'aime mieux avoir plus de peiue el ne rien ris-
quer. Ili'iirii'iir supplée à cela : comme elle est d'un autre sexe, leur
aillée, ipi'ils l'ainuiil tous deux à la folie, ci qu'elle a du sens au-dosns
de sou âge, j'en fais en quelque sorte leur première gouvernanio, et
avec d'autant plus dç succès quç ses leçous leur soui moins suspectes,
6l>.
424
LA NOUVELLE HÉLOISE.
Quant à ello, son éducation me regarde ; mais les principes en sont i Je ne vous redirai point la suite de la conversation que j'eus avec elle
si différents qu'ils méritent un entretii-n à part. Au moins puis-je bien ' après le départ de son mari. Il s'est passé depuis bien des choses qui
dire d'.ivance qu'il sera difficile d'ajouter en elle aux dons de la nature, j m'en ont l'ait oublier une partie; et nous la reprimes tant de fois durant
et qu'elle vaudra sa mère elle-nicnie, si quelqu'un au monde la peut ' son absence, que je m'en tiens au sommaire pour épargner des ré-
valoir.
Milord, on vous attend de jour en jour, et ce devrait être ici ma der-
nière lettre. Mais je comprends ce qui prolonge voire séjour à l'armée,
et j'en frémis. Julie n'en est pas moins inquiète • elle vous prie de nous
donner plus souvent de vos nouvelles, et vous conjure de songer, en
exposant voire personne, combien vous prodiguez le repos de vos amis.
Pour moi je n'ai rien à vous dire. Faites votre devoir ; un conseil timide
ne peut non plus sortir de mon cœur qu'approcher du vôtre. Cher
Bomston, je le sais trop, la seule mort digne de ta vie serait de verser
ton sang pour la gloire de ton pays ; mais ne dois-tu nul compte de tes
jours à celui qui n'a conservé les siens que pour loi?
LETTRE IV.
DI MILORD EDODARD A SAIST-PREUX.
Je vois par vos deux dernières lettres qu'il m'en manque une anté-
rieure à ces deux-là, apparemment la première que vous m'aviez écrite
à l'armée, et ilans laquelle était l'explication des chagrins secrets de
madame de Wolniar. Je n'ai point reçu cette lettre, et je conjecture
qu'elle pouvait être dans la malle d'iin courrier qui nous a été enlevé.
Répétez-moi donc , mon ami, ce qu'elle contenait; ma raison s'y perd
et mon cœur s'en inquièie : car, encore une fois, si le bonheur et la
paix ne sont pas dans l'àme de Julie, où sera leur asile ici-bas?
liassurez-la sur les risques auxquels elle me croit exposé. Nous avons
affaire à im ennemi trop habile pour nous en laisser courir; avec une
poignée de monde il rend toutes nos forces inutiles, et nous ôte par-
tout les moyens rie l'attaquer. Cependant, comme nous sommes con-
fiants, nous pourrions bien lever des difficultés insurmontables pour de
meilleurs généraux, et forcer à la fin les Français de nous battre. J'au-
gure que nous payerons cher nos premiers succès, et que la bataille
g.iguée à Dettingue nous en fera perdre une en Flandre. Nous avons en
tête un grand capitaine : ce n'est pas tout, il a la confiance de ses
troupes; elle soldat français qui compte sur son général est invincible;
au contraire, on en a si bon marché quand il est commandé par des
courtisans qu'il méprise, et cela arrive si souvent, qu'il ne faut qu'at-
tendre les intrigues de cour et l'occasion pour vaincre à coup sûr la
f)'iu> brave nation du continent. Us le savent fort bien eux-mêmes. Mi-
ord Marlborough, voyant la bonne mine et l'air guerrier d'un soldat
pris à Bleinhem,lui dit ; S'il y eût eu cinquante mille hommes comme
loi à l'armée française, elle ne se fût pas ainsi laissé battre. Eh mor-
bleu ! repartit le grenadier, nous avions assez d'hommes comme moi ;
il ne nous en manquait qu'un comme vous. Or, cet homme comme lui
commande à présent l'armée française, et manque à la nôtre; mais
nous ne songeons guère à cela.
Quoi qu'il en soit, je veux voir les manœuvres du reste de celte cam-
pagne, et j'ai résolu de rester à l'armée jusqu'à ce qu'elle entre en
quartiers. Nous gagnerons tous à ce délai. La saison étant trop avancée
pour traverser les monts, nous passerons l'hiver où vous êtes, et n'i-
rons en Italie qu'au commencement du printemps. Dites à M. et ma-
dame de Wolmar que je fais ce nouvel arrangement pour jouir à mon
aise du touchant spectacle que vous décrivez si bien, et pour voir ma-
dame d'Orbe établie avec eux. Continuez, mon cher, à m'écrire avec
le même soin, et vous me ferez plus de plaisir que jamais. Mon équi-
page a été pris et je suis sans livres; mais je lis vos lettres.
LETTRE V.
BE SAIRT-PREUX A MILORD EDODARD.
Quelle joie vous me donnez en m'annonçant que nous passerons l'hi-
ver à Clarcns ! mais que vous me la faites payer cher en prolongeant
votre séjour à l'armée 1 Ce qui me déplait surtout, c'est de voir claire-
ment qu'avant notre séparation le parti de faire la campagne était déjà
pris, et que vous ne m'en voulûtes rien dire. Milord, je sens la raison
de ce mystère, et ne puis vous en savoir bon gré. Me inépriseriez-vons
assez pour croire qu'il me fût bon de vous survivre? ou m'avez-vous
connu des attachements si bas que je les préfère à l'honneur de mourir
avec mon ami'? Si je ne méritais pas de vous suivre, il fallait me laisser
à Londres; vous m'auriez moins offensé que de m'euvoyer ici.
Il est clair par la dernière de vos lettres qu'en effet une des miennes
s'est |)erdue, et cette perte a dû vous rendre les deux lettres suivantes
loit obscures à bien des égards; mais les éclaircissements nécessaires
l'onr les bien entenilre viendront à loisir. Ce qui presse le plus à présent
est de vous tirer de l'inquiétude où vous êtes sur le chagrin secrel de ,
madame de Wolmar,
pétitions.
Elle m'apprit donc que ce même époux qui faisait tout pour la rendre
heureuse était l'unique auteur de toute sa peine, et que plus leur atta-
chement mutuel était sincère , plus il lui donnait à souffrir. Le diiiez-
vous , milord ? cet homme si sage , si raisonnable , si loin de toute es-
pèce de vice, si peu soumis aux passions humaines, ne croit rien de ce
qui donne un prix aux vertus, et, dans l'innocence d'une vie irrépro-
chable, il porte au fond de son cœur l'affreuse paix des méchants. La
réflexion qui naît de ce contraste augmente la douleur de Julie; et il
semble qu'elle lui pardonnerait plutôt de méconnaître l'auteur de son
être, s'il avait plus de motifs pour le craindre ou plus d'orgueil pour le
braver. Qu'un coupable apaise sa conscience aux dépens de sa raison,
que l'honneur de penser autrement que le vulgaire anime celui qui
dogmatise , cette erreur au moins se conçoit ; mais , poursuit-elle en
soupirant, pour un si honnête homme et si peu vain de son savoir, c'é-
tait bien la peine d'être incrédule !
Il faut être instruit du ciractère des deux époux; il faut les imaginer
concentrés dans le sein de leur famille, et se tenant l'un à l'autre lieu
du reste de l'univers; il faut connaître l'union qui règne entre eux dans
tout le reste, pour concevoir combien leur dilféren'd sur ce seul point
est capable d en troubler les charmes. M de Wolmar, élevé dans le
rite grec, n'était pas fait pour supporter l'absurdité d'un culte aussi ri-
dicule. Sa raison, trop supérieure à l'imbécile joug qu'on lui voulait im-
poser, le secoua bientôt avec mépris; et, rejetant à la fois tout ce qui
lui venait d'une autorité si suspecte, forcé d'être impie il se fit athée.
Dans la suite, ayant toujours vécu dans des pays catholiques, il n'ap-
prit pas à concevoir une meilleure opinion de la foi chrétienne par celle
qu'on y professe. 11 n'y vit d'autre religion que l'intérêt de ses minis-
tres. Il vit que tout y consistait encore en vaines simagrées, plâtrées
un peu plus subtilement par des mots qui ne signifiaient rien ; il s'a-
perçut que tous les honnêtes gens y étaient unanimement de son avis,
et ne s'en cachaient guère ; que le clergé même, un peu plus discrète-
ment, se moquait en secret de ce qu'il enseignait en public ; et il m'a
protesté souvent qu'après bien du temps et des redierches, il n'avait
trouvé de sa vie que trois prêtres qui crussent en Dieu. En voulant
s'éclaircir de bonne foi sur ces matières, il s'était enfoncé dans les té-
nèbres de la métaphysique, où l'homme n'a d'autres guides que les
systèmes qu'il y porte ; et ne voyant partout que doutes et contradic-
tions , quand enfin il est venu parmi les chrétiens , il y est venu trop
tard ; sa foi s'était déjà fermée à la vérité, sa raison n'était plus acces-
sible à la certitude ; tout ce qu'on lui prouvait détruisant plus un sen-
timent qu'il n'eu établissait un autre, il a fini par combatire également
les dogmes de toute espèce, et n'a cessé d'être athée que pour devenir
sceptique.
Voilà le mari que le ciel destinait à cette Julie en qui vous connais-
sez une foi si simple et une piété si douce. Mais il faut avoir vécu aussi
familièrement avec elle que sa cousine et moi , pour savoir combien
cette âme tendre est naturellement portée à la dévotion. On dirait que
rien de terrestre ne pouvant suffire au besoin d'aimer dont elle est dé-
vorée, cet excès de sensibilité soit forcé de remonter à sa source. Ce
n'est point comme sainte Thérèse un cœur amoureux qui se donne le
change et veut se tromper d'objet , c'est un cœur vraiment intarissable
que l'amour ni l'amitié n'ont pu épuiser, et qui porte ses afieetions
surabondantes au seul être digne de les absorber. L'amour de Dieu ne
la détache point des créatures; il ne lui donne ni dureté ni aigreur.
Tous ces attachements produits par la même cause , en s'animant l'un
p.ar l'autre, en deviennent plus charmants et plus doux ; et, pour moi,
je crois qu'elle serait moins dévole si elle aimait moins tendrement son
père, son mari, ses enfants, sa cousine, et moi-même.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que plus elle l'est, moins elle croit
Tétre, et qu'elle se plaint de sentir en elle-même une àme aride qui ne
sait point aimer Dieu. On a beau faire, dit-elle souvent, le cœur ne
s'attache que par l'entremise des sens ou de l'imagination qui les re-
présente; et le moyen de voir ou d'imaginer l'immensité du grand
Etre ? Quand je veux m'élever à lui je ne sais où je suis ; n'apercevant
aucun rapport entre lui et moi, je ne sais par où l'atteindre, je ne vois
ni ne sens plus rien, je me trouve dans une espèce d'anéantissement;
et si j'osais juger dautrui par moi-même, je craindrais que les extases
des mystiques ne vinssent moins d'un cœur plein que d'un cerveau
vide.
Que faire donc, eontinue-t-elle, pour me dérober aux fantômes d'une
raison qui s'égare? Je substitue un culte grossier, mais à ma portée,
à ces sublimes contemplations qui passent mes facultés Je rabaisse à
regret la majesté divine, j'interpose entre elle et moi des objets sensi-
bles; ne la pouvant contempler dans son essence, je la contemple au
moins dans ses œuvres, je l'aime dans ses bienfaits ; mais, de quelque
manière que je m'y prenne, au lieu de l'amour pur qu'elle exige, je
n'ai qu'une reconnaissance intéressée à lui présenter.
C'est ainsi que tout devient sentiment dans un cœur sensible. Julie
ne trouve dans l'univers entier que des sujets d attendrissement et de
gratitude ; partout elle aperçoit la bieulaisaate niaiu de la Providence j
LA NOUVELLE HÉLOISE.
125
n.nts sont le rl.or dép&t qu'elle en a reçu ; elle recueille ses dons (lié de s'en garantir ; et la scène «le Meillerie m'a trop appris que celui
'S nroiluctions «le la terre ; elle voit sa table couverte par ses des deux qui se défiait le moins de lui-iiieme devait seul s en défier.
,n ; son paisible réveil lui vient 1 Dans l'injuste crainte que lui inspirait sa timidiu; naturelle, elle n i-
iscràces et ses faveurs dans les magina point de précaution plus silre que de se donner incessamment
■ ■ ' ' ■ • un témoin qu'il fallût respecter, d'appeler en tiers le juge intégre et
redoutable qui voit les actions secrètes et sait lire au fond des coeurs.
Elle s'environnait de la majesté suprême; je voyais Dieu sans cesse en-
tre elle et moi. Quel coupable désir eût pu franchir une telle sauve-
garde? Mon cœur s'épurait au feu de son zèle, et je partageais sa vertu.
Ces graves entretiens remplirent presque tous nos téte-a-lète durant
l'absence de son mari ; et drpiiis son retour uons les reprenons fré-
quemment en sa présence. Il s'y prèle comme s'il éUiit question d'uu
antre, et, sans mépriser nos soins, il nous donne souvent de bons con-
seils sur la manière dont nous devons raisonner avec lui. C'est cela
nicmc qui me fait désespérer du succès; car, s'il avait moins de bonne
foi, l'on pourrait attaquer le vice de l'àine qui nourrirait S(m incrédu-
lité; mais, s'il n'est question que de convaincre, où clierclieroiis-nous
des lumières qu'il n'ait point eues et des raisons qui lui aient échappé?
(loaiid j'ai voulu disputer avec lui, j'ai vu que tout ce que je pouvais
eiiiployer d'ainiiiiieMis avait été déjà vainement épuisé par Julie, et
diii' iiiii si(li(ir>H' (■i:iit bien loin de cette éloquence du cœur et de
tillc cioiK !■ pciMiiisiou qui coule de sa bouche. Milord, nous ne ramè-
nerons jaiiiiiiN Kl lidiiime ; il est trop froid et n'est point méchant : il
ne s'agit pas de le toucher; la preuve intérieure ou de seuliment lui
manque, et celle-là seule peut rendre invincibles toutes les autres.
Ôuelqîie soin ipie prenne sa femme de lui déguiser sa tristesse, il la
sent et la partage : ce n'est pas un œil aussi clairvoyant qu'on abuse.
Ce cbaTin dévoré ne lui en est que plus sensible. Il m'a dit avoir été
tenté plusieurs fois de céder en apparence, et de feindre, pour la tran-
quilliser, des sentiments qu'il n'avait pas. Mais une telle bassesse d ame
est trop loin de lui ; sans en imposer à Julie, celte dissimulation n eût ete
qu'un nouveau tourment pour elle. La bonne foi, la franchise, l'union des
cœurs nui console de tant de maux, se fût éclipsée entre eux. Etait-ce
eu se faisant moins estimer de sa femme qu'il pouvait la rassurer sur
ses craiute.'i'' Au lieu d'user de déguisement avec elle, il lui dit sincère-
ment ce qu'il pense ; mais il le dit d'un Ion si siniple, avec si peu de
mépris des opinions vulgaires, si peu de cette ironique fierté des es-
prits forts que ces tristes aveux donnent bien plus d aflliction que de
colère à Julie, et que, ne pouvant transmelire à son mari ses senti-
ments et ses espérances, elle en cherche avec plus de soin à rassem-
bler autour de lui ces douceurs passagères auxquelles il borne sa féli-
cité Ah ' dit-elle avec douleur, si l'infortuné lait sou paradis en ce
monde rendons-le-lui du moins aussi doux qu'il est possible.
Le voile de tristesse dont celte opposition de sentiments couvre leur
union prouve mieux que toute autre chose l'invincible ascendant de
Julie par les consolations dont cette tristesse est mêlée, et qu'elle
seule au monde était peut-être capable d'y joindre. Tous leurs démê-
lés toutes leurs disputes sur ce point important, loin de se tourner en
aie'reur en mépris, en querelles, finissent toujours par quelque scène
atlendrissante. (lui ue fait que les rendre plus chers l'un a l'autre.
Hier 1 entretien s'étaut fixé sur ce texte, qui revient souvent quand
nous ne sommes que nous trois, nous tombâmes sur l'origme du mal,
et ie m'eirorçais de montrer que noii-s.Hilemeiil il n y avait point de
mal absolu et gémirai dans le système des êtres, mais que même les
maux particuliers élaieni beaucoup mniiidres qu'ils ne le semblent au
premier coup d'œil, el ipià imil pren.lie ils étaient surpassés de beau-
coup parles biens pailiculieis et iiidiNiduels. Je citais a M. de Wolmar
son propre exemple, et, pénétré du bonheur de sa situation, je la pei-
gnais avec des traits si vrais, qu'il eu |iarut ému lui-même, \oila, dit-d
eu m'interrompant, les séductions de Julie : elle met toujours le senti-
ment à la place des raisons, et le rend si touchant, qii il faut toujours
l'embrasser pour toute réponse. Ne serait-ce point de son maître de
philosophie, ajouta-t-il eu riant, qu'elle aurait appris cette manière
d'araumenter ? . , . , . . . n .
Deux mois plus tôt, la plaisanterie m eût déconcerte cruellement ;
mais le temps de l'embarras est passé ; je u'en fis que rire a mon tour,
et, quoique Julie eût un peu rougi, elle ne parut pas plus embarrassée
nue moi. Nous continuâmes. Sans disputer sur la qn.uiuie du mal >\ol-
liiar se contentait de l'aveu qu'il fallait bien fane, que, peu ou beau-
coup enlin le mal existe ; el de celle seule existence il déduisait défaut
de miissancc, d'intelligence ou de bonté dans la première cause. Moi,
àeliais de montrer l'origine du mal physique dans la
ses enf;
soins ;''elle'"s''eiXrrsous"sa"pr("^^ ;'Ton"pàïs"ibïe7réveiilu'r'viënt , ~'ba"ns"ï'injuste crainte que lui inspirait sa jimidiui naturelle, elle n'N
d'elle; elle sent ses leçons "„ .
plaisirs ; les biens (IdiiI jouil loiM, n- i\u\ lui est cher sont autant de non
veaux sujets dliommages ; si le Dieu de l'univers échappe à ses faibles
yeux , elle voit partout le père coinmiiii des houmies. Honorer ainsi
ses bienfaits suprêmes, n'est-ce pas servir autant qu'on peut l'Etre in-
fini '.'
Concevez, milord, quel tourment c'est de vivre dans la retraite avec
celui qui partage notre existence et ne iieut partager l'espoir qui nous
la rend chère ; de ne pouvoir avec lui ni bénir les œuvres de Dieu , ni
parler de l'heureux avenir que nous promet sa bonté; de le voir insen-
sible, en faisant le bien, à tout ce qui le rend agréable à faire, et, par
la plus bizarre inconséquence , penser en impie et vivre en chrétien 1
Imaginez Julie à la promenade avec son mari ; l'ime, admirant, dans
la riche et brillante iiariire que la terre élale, l'ouvrage et les dons de
l'aiileur de l'univers ; l'autre, ne voyant en tout cela qu'une combinaison
fortuite, où rien n'est lié que par une force aveugle. Imaginez deux
époux sincèrement unis , n'osaut , de peur de s'importuner mutuelle-
ment, se livrer, l'un aux réflexions, l'autre aux sentiments que leiii' in-
spirent les objets qui les entourent, et lirer de leur altachement même
le devoir de se contraindre incessamment. Nous ne nous promenons
presque jamais, Julie el moi, que quelque vue Irappante et pittoresque
ne lui rappelle ces idées douloureuses. Hélas! dit-elle avec attendris-
sement, le speelacle de la nature, si vivant , si animé pour nous, est
mort aux yeux de l'infortuné Woluiar, el, dans cette grande harmonie
des êtres où tout parle de Dieu d'une voix si douce, il n'aperçoit qu'un
silence éternel!
Vous qui connaissez Julie, vous qui savez combien cette âme com-
muiiicative aime à se répandre, concevez ce qu'elle souffi irait de ces
réserves, quand elles n'auraient d'autre inconvénient qu'un si tiisie par-
tage entre ceux à qui tout doit être commun. Mais des idées plus fii-
nestcs s'élèvent, malgré qu'elle en ait, à la suite de celle-là. Elle a beau
vouloir rejeter ces terreurs involonlaires , elles reviennent la Iruiibler
à chaque instant. Quelle horreur pour une tendre épouse d'iiiiaginer
l'Elre snprêiiK; vengeur de sa divinilè méconnue, de songer que le bon-
heur de celui (pu fait le sien doit finir avec sa vie, et de ne voir qu'un
réprouve' dans le père de ses enfants ! A cette affreuse image, toute sa
douceur la garantit à peine du désespoir; et la religion, qui lui rend
amère l'incrédulité de son mari, lui donne seule la force de la sup-
porter. Si le ciel, dit-elle souvent, me refuse la conversion de cet liou-
iiêlc homme, je n'ai plus qu'une grâce à lui demander, c'est de mourir
la première.
Telle est, milord, la trop juste cause de ses chagrins secrets ; telle
est la peine intérieure qui semble charger sa conscience de l'endurcis-
sement d'autrui, et ue lui devient que plus cruelle par le soin qu'elle
prend de la dissimuler. L'athéisme, (|ui marche à visage découvert chez
les papistes, est obligé de se cacher dans tout pays où, la raison per-
mettant de croire en Dieu, la seule excuse des incrédules leur est ôlée.
Ce système est naturellement désolant : s'il trouve des partisans chez
les grands et les riches qu'il favorise, il est partout eu horreur au peu-
ple opprimé el misérable, qui, voyant délivrer ses tyrans du seul frein
propre à les contiMiir, se voit encore enlever, dans l'espoir d'une autre
vie, la seule consolation qu'on lui laisse en celle-ci. Madame de Wolmar,
sentant donc le mauvais effet que ferait ici le pyrrhonisine de son mari,
et voulant surtout garantir ses enfants d'uu si dangereux exemple, n'a
pas eu de peine à engager au secret un homme sincère et vrai, mais
discret, simple, sans vanité, et fort éloigné de vouloir ôter aux antres
nn bien dont il est lâché d'être privé lui-même. H ne dogmatise jamais,
il vient au temple avec nous, il se confiunie aux usages établis; sans
professer de bouche une foi qu'il n'a pas , il évile le scandale , et fait
sur le culte réglé par les lois tout ce que l'étal peut exiger d'un ci-
toyen.
Depuis près de huit ans qu'ils sont unis, la seule madame d'Orbe est
du secret, parce (pi'on le lui a confié. Au surplus, les apparences sont
si bien sauvées, et avec si pou d'affectation, qu'au bout de six semaines
passées enseiuble dans la plus grande intimité, je n'avais pas même
conçu le moindre soupçon, et n'aurais peut-être jamais pénétré la vérité
sur ce point si Julie elle-même ne me l'eût apprise.
l'Iusieurs motifs Tout déterminée à celle eoiilidence. Premièrement,
vous devez bientôt venir nous joindre, elle a désiré, du consentement
de sou mari, que vous fussiez d'avance instruit de ses sentimenls, car
clli' alleiid de votre sagesse nn supplément à nos vains efforts, et des
cil'eis digues de vous.
Le temps i|u'elle <lioisit pour me confier sa peine m'a fait soupçon-
ner une autre raison dont elle n'a eu garde de me parler. Sou man nous
qniUail; nous restions seuls : nos cœurs s'étaient aimés, ils s'en souve-
naient encore; s'ils s'étaient un instant oubliés, tout nous livrait à l'op-
perçus que Julie avait disparu. Devinez où elle est me dit son mari,
vov int que ie la cherchais des yeux. Mais, dis-jc, elle est allée donner
quelque ordre dans le ménage. N.m. dit-il. elle n'aurait point pris
pour d'antres affaires le lemps de celle-ci : tout se fait sans quelle me
uniite et ie ue la vois jamais rien l'aire. Elle est donc dans la chambre
des eiif mis '' Tout aussi peu : ses cnfauts ne lui sont pas plus chers que
mou s.iiui. Hé bien, repris-je, ce qu'elle fait, je n'en sais rien ; mais je
qu'elle ne s'occupe qu'à des soins utiles. Lucoie mouis,
pTQbi'c. Jo voyais cluirgmcm. qu'eUe avaH ciaim ce lèlc-ù-l«le el iV an-ilji'oidcuicui } veucz, vcuu, \ous \eirei si j ai Ditu uevme
LA NOUVELLE HÉLOISE.
Il se mit à marcher doucement : je le suivis sur la pointe du pied.
Nous arrivâmes à la porte du cabinet: elle était lermée ; il 1 ouvrit brus-
quement. Milord, queispeciacle ! Je vis Julie à genoux, les mains jointes
et tout en larmes. Elle se lève avec précipitation, s'essuyant les yeux, se
cachant le visage, et cherchant à s'échapper. On ne vil jamais une honte
pareille. Son mari ne lui laissa pas le temps de fuir ; il courut à elle dans
une espèce de transport. Chère épouse, lui dit-il en l'embrassant, l'ardeur
même de tes vœux trahit ta cause ; que leur manque-l-il pour être effi-
caces ? Va, s'ils étaient entendus, il seraient bientôt exaucés. Ils le se-
ront, lui dit-elle d'un ton ferme et persuadé; j'en ignore l'heure et
l'occasion. Puissé-je l'acheter aux dépens de ma vie! mon dernier jour
serait le mieux employé.
Venez, milord, quittez vos malheureux combats, venez remplir un
devoir plus noble. Le sage préfère-l-il l'homieur de tuer des hommes
aux soins qui peuvent en sauver un ?
LETTRE VI.
DE SAIXT-fllECX i MILOIiD EDOUARD.
Quoi ! même après la séparation de l'armée, encore un voyage à Pa-
ns 1 Oublicz-vous donc tout à fait Clarens et celle qui l'habile ? Nous
êtes-vous moins cher qu'à milord llyde? êies-vous plus nécessaire à
cet anu qu'à ceux qui vous attendent ici ? Vous nous forcez à faire des
ywux opposés aux vôtres, et vous me faites souhaiter d'avoir du crédit
a la cour de France pour vous empêcher d'obtenir les passe-ports que
vous en altcndez. Contentez-vous toutefois ; allez voir votre digne com-
pairiote. Malgré vous, nous serons vengés de cette préférence ; et,
quelque plaisir que vous goûtiez à vivre avec lui, je sais que, (|uand
vous serez avec nous, vous regieilcrez le temps que vous ne nous au-
rez pas donné.
_ En recevant voire let'lre, j'avais d'abord soupçonné qu'une commis-
sion secrele... (Juel plus digne médiateur de paix !... Mais les rois don-
«eiil-ils leur confiance à des hommes veriueux ? osent-ils écouter la
vérilé? savenl-ils même honorer le vrai mérite?... Non, non, cher
Edouard, vous n'êtes pas lait pour le ministère; et je pense trop bien
de vous pour croire que, si vous n'étiez pas né pair d'Angleterre, vous le
lussiez jamais devenu.
Viens, ami, lu seras mieux à Clarens qu'à la cour. Oh! quel hiver
nous allons passer tous ensemble, si l'espoir de noire réunion ne m'a-
Luse pas! Chaque jour la prépare, en ramenant ici quelqu'une de ces
âmes privilégiées qui sont si «hères l'une à l'autre, qui sont si dignes
de s aimer, el qui semblent n'attendre que vous pour se passer du reste
de l'univers. Eu apprenant quel heureux hasard a fait passer ici la par-
lie adverse du baron d'Etange, vous avez prévu tout ce qui devait arri-
ver de cette rencontre, ei ce qui est arrivé réellement. Ce vieux plai-
deur, quoique inflexible et entier presque autant que son adversaire,
n'a pu résister à l'ascendant qui nous a tous subjugués. Après avoir vu
Julie , après l'avoir entendue, après avoir conversé avec elle, il a eu
lionte de plaider contre son père. 11 est parti pour Berne si bien dis-
posé, et raccommodement est actuellement en si bon train, que, sur la
dernière lettre du baron, nous l'attendons de retour dans peu de jours.
Voilà ce que vous aurez déjà su par M. de Wolmar; mais ce que
prohablemenl vous ne savez point encore, c'est que madame d'Orbe,
ayant enfin terminé ses affaires , est ici depuis jeudi , et n'aura plus
d'autre demeure q.'ie celle de son amie. Comme j'étais prévenndu jour
de son arrivée , j'allai au-devant d'elle à l'insu de madame de Wolmar
qu'elle voulait surprendre, et, l'ayant rencontrée en deçà de Lulri, je
revins sur mes pas avec elle.
Je la trouvai plus vive el plus charm;inle que jamais, mais inégale,
distraite, n'écoulant point , répondaiil encore moins, parlant sans fuite
«t par saillies, enfin livrée à celte iii(]iiii'Ui(li' «Imit on ne peut se défen-
dre sur le point d'obtenir ce qu'on a loiirmcnt désiré. On eût dit à
chaque instant qu'elle tremblait de retourner en arrière. Ce départ,
quoique longtemps différé, s'était fait si à la hàle que la lête en tournait
à la maîtresse el aux domestiques. Il régnait un désordre risible dans
le menu bagage qu'on amenait. A mesure que la femme de chambre
craignait d'avoir oublié quelque chose , Claire assurait toujours l'a-
voir l'ail mettre dans le coffre du carrosse; el le plaisant, quand on y
rega.rda, fut qu'il ne s'y trouva rien du tout.
Comme elle ne voulait pas que Julie entendit sa voilure, elle descen-
dit dans l'avenue , et traversa la cour en courant comme une folle , et
monta si précipitamment qu'il fallut respirer après la première rampe
avant d'achever de monter. M. de Wolmar vint au-devant d'elle : elle
ne put lui dire un seul mol.
tu ouvrant la poite de la chambre, je vis Julie assise vers la fenêtre
et tenant sur ses geuoux la petite Henriette, comme elle faisait souvent.
Claire avait médité un beau discours à sa manière, mêlé de seniimenl
et de gaieté ; mais , en niellant le pied sur le seuil de la porte , le dis-
cours , la gaieté , tout fut oublié ; elle vole à son amie en s'écrianl avec
un emportement impossible à poindre : Cousine , toujours , pour toii-
jom S , jusqu'à la mon I Uenrieltc , apercevant sa mère , saute et court
au-devant d'elle en criant aussi , Maman! maman ! de toute sa force ,
et la rencontre si rudement que la pauvre petite tomba du coup. Celle
subite apparition, cette chute, la joie, le trouble, saisirent Julie à tel
point, que, s'éianl levée en étendant les bras avec un cri très-aigu, elle
se laissa retomber et se trouva mal. Claire, voulant relever sa liile, voit
pâlir son amie : elle hésite, elle ne sait à laquelle courir. Enfin, me
voyant relever Henriette, elle s'élance pour secourir Julie défaillante,
et tombe sur elle dans le même état.
Henriette, les apercevant toutes deux sans mouvement, se mit à pleu-
rer et pousser des cris qui firent accourir la Fanchon : l'une court à sa
mère, l'autre à sa maîtresse. Pour moi, saisi, transporté, hors de sens,
j'errais à grands pas par la chambre sans savoir ce que je faisais, avec
des exclaiiialions iiilcrronipues, et dans un mouvement convulsif dont
je n'étais pas le maître \\ olmar liii-mrine, le froid Wolmar se sentit
ému. 0 sentiment! sentiment! douce vie de l'àmel quel est le cœur de
fer que lu n'as jamais touché? quel est l'infortuné mortel à qui lu n'ar-
rachas jamais de larmes? Au lieu de courir à Julie, cet heureux époux
se jeta sur un fauteuil pour contempler avidement ce ravissant spec-
tacle.,Ne craignez rien, dit-il en voyant notre empressement; ces scè-
nes de plaisir et de joie n'épuisent un instant la nature que pour la ra-
nimer d'une vigueur nouvelle ; elles ne sont jamais dangereuses. Laissez-
moi jouir du bonheur que je goûte et que vous partagez. Que doit-il
être pour vous ! Je n'en connus jamais de semblable, el je suis le moins
heureux des six.
i\lilord , sur ce premier moment vous pouvez juger du reste. Cette
réunion excita dans toute la maison un rctenlisseinent d'allégresse, et
une fermentation qui n'est pas encore calmée. Julie, hors d'elle-même,
était dans une agitation où je ne l'avais jamais vue ; il fut impossible de
songer à rien de toule la journée qu'à se voir el s'embrasser sans cesse
avec de nouveaux transports. On ne s'avisa pas même du salon d'Apol-
lon; le plaisir était partout, on n'avait pas besoin d'y songer. A peine
le lendemain eut-on assez de sang-froid pour préparer une fêle. Sans
Wolmar, tout serait allé de travers. Chacun se para de son mieux. Il
n'y eul de travail permis que ce qu'il en fallait pour les amusements. La
fête fut célébrée , non pas avec pompe , mais avec délire; il y régnait
nue confusion qui la rendait touchante, et le désordre en faisait le plus
bel ornement.
La matinée se passa à mettre madame d'Orbe en possession de son
emploi d'intendante ou de maîtresse d'hôtel ; et elle se hâtait d'en faire
les fonctions avec un empressement d'enfant qui nous fit rire. En en-
trant pour dîner dans le beau salon , les deux cousines virent de tous
côtés leurs chiffres unis el formés avec des fleurs. Julie devina dans
l'inslant d'où venait ce soin : elle m'embrassa dans un saisissement de
joie. Claire, contre son aucieiuie <«iuiiiine, hésita d'en faire aulant.
Wolmar lui en fit la guerre; elle |iiit eu loiigissant le parti d'imiter sa
cousine. Cette rougeur, que je remarquai trop, me fit un effet que je ne
saurais dire ; mais je ne me sentis pas dans ses bras sans émotion.
L'après-midi il y eut une belle collation dans le gynécée . où p )ur le
coup le maître el moi fûmes admis. Les hommes tirèrent au blanc une
mise donnée par madame d'Orbe. Le nouveau venu l'emporta, quoique
moins exercé que les autres. Claire ne fut pas la dupe de son adresse ;
Hanz lui-même ne s'y trompa pas , el refusa d'accepter le prix ; mais
tous ses camarades l'y forcèrent, et vous pouvez juger que celle honnê-
lelé de leur pari ne fut pas perdue.
Le soir, toute la maison, augmentée de trois personnes, se rassembla
pour danser. Claire semblait parée par la main des Grâces; elle n'avait
jamais été si brillante que ce jour-là. Elle dansait, elle causait, elle
riait, elle donnait ses ordres, elle suflisail à tout. Elle avait juré de
m'excéder de fatigue; et, après cinq ou six contredanses très-vives tout
d'une haleine , elle n'oublia pas le reproche ordinaire que je dansais
comme un philosophe. Je lui dis , moi , qu'elle dansait comme un lutin,
qu'elle ne faisait pas moins de ravage, et que j'avais peur qu'elle ne me
laissât reposer ni jour ni nuit. Au contraire, dit-elle, voici de quoi vous
faire dormir tout d'une pièce; el à l'instant elle me reprit pour danser.
Elle était infatigable : mais il n'en était pas ainsi de Julie; elle avait
peine à se tenir, les genoux lui tremblaient en dansant ; elle était trop
touchée pour pouvoir être gaie : souvent on voyait des larmes de joie
couler de ses yeux; elle contemplait sa cousine avec une sorte de ra-
vissement ; elle aimait à se croire l'étrangère à qui l'on donnait la fêle,
el à regarder Claire comme la maîtresse de la maison qui l'ordonnait.
Après le souper, je lirai des fusées que j'avais apportées de la Chine, et
qui firent beaucoup d'effet. Nous veillâmes fort avant dans la nuit. Il
fallul enfin se quitter; madame d'Orbe était lasse, ou devait l'être, et
Julie voulut qu'on se couchât de bonne heure.
Insensiblement le calme renaît , et l'ordre avec lui. Claire , toute fo-
lâtre qu'elle est, sait prendre quand il lui plaît un ton d'autorité qui en
impose. Elle a d'ailleurs du sens , un discernement exquis , la pénétra-
tion de Wolmar, la bonté de Julie; et, ipioique extrêmement libérale,
elle ne laisse pas d'avoir aussi beaucoup de prudence; en sorte que,
restée veuve si jeune, el chargée de la garde-noble <le sa fille, les biens
de l'une et de l'autre n'ont fait que prospérer dans ses mains : aussi l'on
n'a pas lieu de craindre que, sous ses ordres, la maison soit moins bien
gouvernée qu'auparavant. Cela donne à Julie le plaisir de se livrer tout
entière à l'occupation qui est le plus de son goût, savoir l'éducation des
enfouis ; ei je m douie pas qu'Hciuieuc ne prolite cxirêmement de lou?
LA NOCVELLE IIÉLOISE.
127
Jes soins dont l'iino de ses mères aura soulagé l'autre. Je dis ses mères ;
car, à voir la manière dont elles vivent avec elle, il est dillicile de dis-
tinguer la véritable; et des étrangers qui nous sont venus aujourd'hui
sont ou paraissent là-dessus encore en doul(^ li« elTet, toutes deux l'ap-
pellent lli'nricllc, ou ma (illc, iudilVérenunent. Elle appellel maman
l'iuie , et l'autre petite maman; la même tendresse règne de part et
d'autre ; elle obéit également à toutes deux. S'ils demandent aux dames
à kuiuelle elle appaitienl, chacune répond, à uioi. S'ils interrogent Hen-
riette, il se trouve ([u'clle a deux mères. On >('iait end)arrassé à moins.
Les plus clairvovanls se di'iiilcnt puurlant à la lin poiu' Julie, llem'ielle,
dont le père était blond, (■>( blouclc ( oniriji' clic, cl lui ressemble beau-
coup. Un(! terlaim; iciidicsse de nicie se peint encore mieux dans ses
yeux si doux (pie dans les regards plus enjoués de (ilaire. La petite
prend auprès de Julie un air pins respectueux , plus attentif sur elle-
même. Machinalement elle se met plus souvent à ses côtés, parce que
Julie a plus souvent quelque chose à lui dire. Il faut avouer que toutes
les apparences sont en faveur de la petite maman; et je me suis aperçu
que cette erreur est si agréable aux deux cousines, qu'elle pourrait
bien être quelquefois volontaire , et devenir un moyen de leur faire sa
cour.
Milord , dans quinze jours il ne manquera pins ici que vous. Quand
vous y serez, il faudra mal penser de tout homme dont le cœur cher-
chera sui' le reste d(! la terre des vertus , des plaisirs qu'il u'aura pas
trouvés dans cette maison.
LETTRE VU.
BE SAINT-PREn.X \ MILORD EDOUARD.
Il y a trois jours que j'essaye chaque soir de vous écrire. Mais, après
une journée laborieuse, le sonmieil me gagne en rentrant : le malin,
dès le point du jour il faut retourner à lOuvrage. Une ivresse plus
douce que celle du vin me jette au fond de lame un trouble délicieux,
et je ne puis dérober un moment à des plaisirs devenus tout nouveaux
pour moi.
Je ne conçois pas quel séjour pourrait me déplaire avec la société que
je trouve dans celui-ci. Mais savez-vous en quoi Clarens me plait pour
lui-même? c'est que je m'y sens \rainientà la campagne, et c'est pres-
que la première fois que j'en ai pu diie autant. Les gens de ville ne
savent point aimer la campagne ; ils ne savent pas même y être : à
peine, quand ils y sont, savent-ils ce qu'on y fait. Ils en dédaignent
les travaux, les plaisirs; ils les ignorent : ils sont chez eux comme en
pays étranger; je ne m'étonne pas qu'ils s'y déplaisent. 11 faut êtie vil-
lageois an village, on n'y point aller ; car qu'y va-t-on faire? Les habi-
tants de Paris qui croient aller a la i aiiipague n'y vont point ; ils portent
Paris avec eux. Los clianlevus, les beaux esprits, les auteurs, les para-
sites, sont le cortège qui les suit. Le jeu, la muslipie, la comédie, y
siiiit leur seule occupation. Leur table est couverte comme à Paris; ils
y mangent aux mêmes heures, on leur y sert les mêmes mets avec le
iminc appareil ; ils n'y font que les mêmes choses : autant valait y
r( sicr; car, (pichpic riche qu'on puisse être, et quelque soin qu'on ail
pi is, on sent toujours qiichpie privation, et l'on ne saurait apporter
■.\M-r soi Paris tout entier. Ainsi cette variété qui leur est si chère, ils la
riiiciit; ils ne connaissent jamais qu'une manière de vivre, et s'en en-
nuient toujours.
I.c travail delà campagne est agréable à considérer, et n'a rien d'as-
sez, pénible ('ii Ini-niême pour émouvoir ;i compassion. L'objet de l'uii-
lile publique cl privée le rend intéressant : et puis, c'est la prcmicre
MM :iii(iii lie riiiiiiime ; il rappelle à ^e^p|■il nue idi'c ai:i'e;ilile. ci an
ciciir Ions les cliariiies de l'âge d'or. L'iniaginalion ne rôle poiiil fruiile
à I aspect du labourage et des moissons. La simpliiilc de la vie paslo-
lalc et champêtre a toujours ipielque chose ipii touche, tju'on regarde
les prés couverts de gens ipii fanent et chautcnt, et des troupeaux
cp:!] s dans rèloigneiiicnl ; iiiseiisiblciiicnt on se sent allciiilrir sans sa-
\nii pourquoi. Ainsi (pichpicluis encore la voix de la nature aiiiollil nos
niiiis farouches ; et, qiioiipi'ou l'cnleiule avec nu regret inutile, elle
csl si douce qu'on ne l'eiilciiil jamais sans plaisir.
•l'avoue que la iiiiscrc qui couvre h s ehauips en certains pays OÙ le
piiMicain dévoie les liuilsdc la terre, l'à|ire avidité d'un fermier avare,
l'iiillexible rigueur d'un maître inhumain, 6tent beaucoup d'attraits à
( (S tableaux. Des chevaux étiques près d'expirer sous les coups, de
niallicureux paysans exténués de jeilnes, excedi's de faiigue et couvons
(II' h.iilloiis, des hameaux de inasines, oil'reiil un triste speelaele à la i
MIT : on a presque regret d'être liniiiiiie, (luaiul on songe aux nialiieu-
reiix dont il faut manger le sang. Mais (|iiel charme de voir de bous et
s;il;cs régisseurs faire de la culture de leurs terres riiislriiiiicni de leurs
bienfaits, leurs amusements, leurs plaisirs; verser à iileiiies mains les
dons de la Providence ; engraisser tout ce qui les entoure, hommes et 1
besti.iux, des biens dont n gorgent leurs granges, leurs caves, leurs j
greniers; aceiuniiler l'abnnd.inee et la joie autour d'eux, et faire du
ii.nail ipii les enrichit une l'ete eontinuelle I Comment se dérober à la I
duucc illusion (juc ces objets font luiùre ! Ou oublie sou siècle el ses t
contemporains, on se transporte au temps des patriarches ; on vei>€
mettre soi-même la m.iin à l'œuvre, partager les travaux rustiques et
le boiilieiir qu'on y voit allaché. 0 temps de l'amour et de l'innocence,
où les lémiiies étaient tendres et modestes, où les hommes étaient
simples et vivaient contents ! 0 llachel ! lille charmante et si constam-
ment aimée, heureux celui qui pour l'obtenir ne regretta jias quatorze
ans d'esclavage! 0 douce élève de Noëiiii ! heureux le bon vieillard
dont tu réchauffais les pieds el le cœur ! Non, jamais la beauté ne règne
avec plus d'empire qu'au milieu des soins champêtres. C'est là que les
grâces sont sur leur tronc, que la simplicité les parc, que la gaieté les
anime, cl qu'il faut les adorer malgré soi. Pardon, milord, je reviens à
nous.
Depuis un mois les chaleurs de l'automne apprêtaient d'heureuses
vendanges; les premières gelées en ont amené l'ouverture; le pampre
grillé, laissant la grappe à découvert, étale aux yeux les dons du père
Lyée, et semble inviter les mortels à s'en emparer. Toutes les vignes
chargées de ce fruit bienfaisant que le ciel offre aux infortunés
pour leur faire oublier leur misère ; le bruit des tonneaux, des cuves,
des légréfass qu'on relie de toutes parts; le chant des vendangeuses
dont ces coteaux retentissent; la marche continuelle de ceux qui por-
tent la vendange au pressoir ; le rauquc sou des instruments rustiques
qui les anime au travail ; l'aimable el touchant tableau d une allégresse
générale qui semble en ce moment étendue sur la face de la terre;
cnlin le voile de brouillard que le soleil élève au matin comme une
toile de théâtre pour découvrir à l'œil un si charmant spectacle : tout
conspire à lui donner un air de fêle ; et cette fêle n'en devient que
plus belle à la rèllexion, quand on songe qu'elle esl la seule où les
hommes aient su joindre l'agréable à l'utile.
M. de Wolmar, dont ici le meilleur terrain consiste en vignobles, a
fait d'avance tous les préparatifs nécessaires. Les cuves, le pressoir,
le cellier, les futailles, n'attendaient que la douce liqueur pour laquelle
ils sont destinés. Madame de Wolmar s'est chargée de la récolte; le
choix des ouvriers, l'ordre el la distribution du travail, la rogardenu
Madame d'Orbe préside aux festins de vendange el au salaire des jour-
naliers selon la police établie, dont les lois ne s'enfreignent jamais ici.
Mon inspection à moi est de faire observer au pressoir les directions de
Julie, dont la tête ne supporte pas la vapeur des cuves ; el Claire n'a
pas manqué d'applaudir à cet emploi, comme étant toul à fail du res-
sort d'un buveur.
Les tâches ainsi partagées, le métier commun pour remplir les vides
est celui de vendangeur. Toul le monde esl sur pied de grand malin :
on se rassemble pour aller à la vigne. Madame d'Orbe, qui n'est jamais
assez occupée au gré de son activité, se charge, pour surcroit, de faire
avertir el tancer les pjresseux, et je puis me vanter qu'elle s'acquitte
envers moi de ce soin avec une maligne vigilance. Quant au vieux ba-
ron, tandis que nous travaillons tous, il se promène avec un fusil, et
vient de temps en temps m'oter aux vendangeuses pour aller avec lui
tirer des grives, à quoi l'on ne manque pas de dire que je l'ai secrète-
ment engagé ; si bien que j'en perds peu h peu le nom de philosophe
pour gagner celui de fainéant, qui dans le fond n'en dd'ferc pas de
beaucoup.
Vous voyez, par ce que je viens de vous marquer du baron, que
notre réconciliation est sincère, el que Wolmar a lieu d'être conicnt
de sa seconde épreuve. Moi, de la haine pour le pèn; de mon amie!
Non, quand j'aurais été son lils, je ne l'aurais pas plus parfaitement
honoré. En vérité je ne connais point d'homme plus droit, plus franc,
plus généreux, plus respectable à tous égards que ce bon geiiiiihoinme.
Mais la bizarrerie de ses préjugés esl étrange. Depuis qu'il est sur que
je ne saurais lui appartenir, il n'y a sorte d honneur qu'il ne me fasse ;
et pourvu que je ne sois pas sou gendre, il se mettrait volontiers au-
dessous de moi. La seule ihose que je ne puis lui pardonner, c'est
:piaii<l nous sonnnes seuls de railler quelquefois le prétendu philosophe
sur ses anciennes leçons. Ces plaisanteries me sont ainères. el je les
reçois toujours fort mal : mais il rit de ma colère, et dil : Allons tirer
des grives, c'est assez pousser d'argumenl*. Puis il crie en passant,
Clalir, Claire, nu bon souper à ton maître, car je vais lui faire gagner
de l'appélil. En effet, à son âge il court les vignes avec son fusil toul
aussi vigoureusement ((ue moi, el lire iucomiiarablemeni mieux. Ce
qui me venge un peu de ses railleries, c'est que devant sa fille il n'ose
plus soufller ; el la petite écolière n'en impose guère moins à son père
même qu'à son précepteur. Je reviens à nos vendanges.
Depuis huit jours que cet agréable travail nous occupe, on esl à
peine à la moitié de l'ouvrage. Outre les vins destinés uour la vente et
pour les provisions ordinaires, lesquels n'ont d'autre laçou que d'être
recueillis avec soin, la bienfaisante fée eu prépare d'autres plus fms
pour nos buveurs; et j'aide aux opérations magiques dont je vous ai
parle, pour tirer d'un même vignoble des vins de tons les pays. Pour
l'un elle fail tordre la grappe quand elle est mtlre, et la laisse liéirir au
soleil sur la souche ; pour l'aiiire, elle fail égrapper le raisin et trier les
grains avant de les jelor dans la euvc ; pour un autre elle fait cueillir,
avaui le lever du soli'il. du raisin rouge, et le porter doneeni'ui sur le
pressoir couvert encore de sa (leur et de sa rosée, pour en exprimer du
vin blanc. Elle prépari' un vin de liqueur eu mêlant dans le» louneaux
du nuu'ii réduit on sirop sur le feu ; nu viii .tec. eu reuipêihant de cuver ;
un vin d'absinthe pour l'cslomac; im viu muscat avec des simples. Tous
LA NOUVELLE HÉLOISE.
ces vins différents ont leur apprêt particulier; toutes ces préparations
sont saines et naturelles : c'est ainsi qu'une économe industrie sup-
plée à la diversité des terrains, et rassemble vingt climats en un
seul.
Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout
cela se fait. On chante, on rit toute la journée, et le travail n'en va que
mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité ; tout le monde est égal,
et personne ne s'oublie. Les dames sont sans airs , les paysannes
sont décentes, les hommes badins et non grossiers. C'est à qui trou-
vera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui
dira les meilleurs traits. L'union même engendre les folâtres querelles :
et l'on ne s'agace mutuellement que poiu- montrer combien on est sûr
les uns des autres. On ne revient point ensuite taire chez soi les mes-
sieurs ; on passe aux vignes toute la journée : Julie y a fait faire une
Joge, où l'on va se chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se
réfugie en cas de pluie. On dine avec les paysans et à leur heure, aussi
bien qu'on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un
peu grossière, mais bonne, saine, et chargée d'excellents légumes. On
ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs com-
pliments rustauds ; pour les niellre à leur aise, on s'y prête sans af-
fectation. Ces complaisances ne leur échappent pas, ils y sont sensi-
bles: et , (voyant qu'on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s'en
tiennent d'autant plus volontiers dans la leur. A diner on amène les
enfants, et ils passent le reste de la journée à la vigne. Avec quelle
joie ces bons villageois les voient arriver! 0 bienheureux enfants, di-
sent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu pro-
longe vos jours aux dépens des noires ! ressemblez à vos pères et
mères, et soyez comme eux la bénédiction du pays! Souvent en son-
geant que la plupart de ces hommes ont porté les armes et savent ma-
nier l'épée et le mousquet aussi bien que la serpette et la houe, en
voyant Julie au milieu d'eux si charmante et si respectée recevoir, elle
et ses enfants, leurs touchantes acclamations, je me rappelle l'illuslre
et vertueuse Agrippine montrant son fils aux troupes de Germaniciis.
Julie I femme incomparable ! vous exercez dans la simplicité de la vie
privée le despotique empire de la sagesse et des bienfaits : vous êtes
pour tout le pays un dépôt cher et sacré que chacun voudrait défendre
et conserver au prix rie son sang ; et vous vivez plus sûrement, plus
honorablement au milieu d'un peuple entier qui vous aime, que les
rois entourés de tous leurs soldats.
Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les
ouvriers tout le temps de la vendange : et même le dimanche, après
le prêche du soir, on se rassemble avec eux et l'on danse jusqu'au sou-
per. Les autres jours on ne se sépare point non plus en rentrant au
logis, hors le baron, qui ne soupe jamais et se couche de fort bonne
heure, et Julie, qui monte avec ses enfants chez lui jusqu'à ce qu'il
s'aille coucher. A cela près, depuis le moment qu'on prend le métier
de vendangeur jusqu'à ce qu'on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine
à la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus agréables et plus sages
que celles des Homains. Le renversement qu'ils affectaient éiait trop
vain pour instruire le maître ni l'esclave : mais la douce égalité qui
règne ici rét^iblit l'ordre de la nature, forme une insiruction pour les
uns, une consolation pour les autres, et un lien d'amilié pour tous.
Le lieu d'assemblée est une salle à l'antique avec une grande che-
minée oîi l'on fait bon feu. La pièce est éclairée de trois lampes, aux-
quelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-
blanc pour intercepter la fumée et rélléchir la lumière. Pour prévenir
l'envie et les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bon-
nes gens qu'ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer
d'autre opulence que le choix du bon dans les choses communes, et un
Î)eu plus de largesse dans la disiribuiion. Le soujierest servi sur deux
ongiies tables. Le luxe ei l'appareil des festins n'y sont pas, mais l'a-
bondance et la joie y sont. Tout le monde se meta table, maîtres, journa-
liers, domestiques; chacun se lève indifféremment pour servir, sans ex-
clusion, sans préférence, et le service se fait toujours avec grâce et avec
pLiisir. On boita discrétion; la liberté n'a point d'autres bornes que
l'honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde,
et n'empêche pas qu'on ne soit à son aise et gai. Que s'il arrive à quel-
qu'un de s'oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes,
mais il est congédié sans rémission dès le lendemain.
.le me prévaux aussi des plaisirs du pays et de la saison. Je reprends
la liberté de vivre à la valaisanne, et de boire assez souvent du vin
pur; mais je n'en bois point qui n'ait été versé de la main d'une des
deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif à mes forces, et
de ménager ma raison. Qui sait mieux qu'elles comment il la faut gou-
verner, et l'art de me lôter et de me la rendre? Si le travail de la jour-
née, la durée et la gaieté du repas donnent plus de force au vin versé
de ces mains chéries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte ;
ils n'ont [)lus rien que je doive taire, rien qui gêne la présence du sage
Wolmar. Je ne crains point que son œil éclairé lise au fond de mon
cœur ; et quand un tendre souvenir y veut renaître, un regard de Claire
lui donne le change, un regard de Julie m'en fait rougir.
Après le souper on veille encore une heure ou deux en leillant du
chanvre : chacun dit sa chanson tour à tour. Quelquefois les vendan-
geuses chantent en chœur toutes ensemble, ou bien alternalivenieul à
voix seule et en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles ro-
mances dont les airs ne sont pas piquants; mais ils ont je ne sais quoi
d'antique et de doux qui louche à la longue. Les paroles sont simples,
naïves, souvent tristes ; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous
empêcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand
nous retrouvons dans ces chansons des tours et des expressions dont
nous nous sommes servis autrefois. Alors, en jelant les yeux sur elles
et me rappelant les temps éloignés, un tressaillement me prend, un
poids insupportable me tombe tout à coup sur le cœur, et me laisse une
impression funeste qui ne s'efface qu'avec peine. Cependant je trouve à
ces veillées une sorte de charme que je ne puis vous expliquer, et qui
m'est pourtant fort sensible. Celle réunion des diiïérenls états, la sim-
plicité de cette occupation, l'idée de délassement, d'accord, de tran-
quillité, le sentiment de paix qu'elle porte à l'âme, a quelque chose
d'attendrissant qui dispose à trouver ces chansons plus intéressantes.
Ce concert des voix de femmes n'est pas non plus sans douceur. Pour
moi, je suis convaincu que de toutes les harmonies il n'y en a point
d'aussi agréable que le chant à l'unisson, et que s'il nous faut des ac-
cords, c'est parce que nous avons le goût dépravé. En effet, toute l'har-
monie ne se Irouve-t-elle pas dans un son quelconque ? et qu'y pou-
vons-nous ajouter sans altérer les proportions que la nature a établies
dans la force relative des sons harmonieux? En doublant les uns et non
pas les autres, en ne les renforçant pas en même rapport, n'ôlons-nous
pas à l'instant ces proportions ? La nature a tout fait le mieux qu'il était
possible ; mais nous voulons mieux faire encore, et nous gâtons tout.
Il y a une grande émulation pour ce travail du soir aussi bien que
pour celui de la journée ; et la lilouterie que j'y voulais employer m'at-
tira hier un petit affront. Comme je ne suis pas des plus adroits à teiller,
et que j'ai souvent des distractions, ennuyé d'être toujours noté pour
avoir fait le moins d'ouvrage, je tirais doucement avec le pied des che-
nevottes de mes voisins pour grossir mon las : mais cette impitoyable
madame d'Orbe, s'en étant aperçue, fit signe à Julie, qui, m'ayant pris
sur le fait, me tança sévèrement, jilonsieur le fripon, me dit-elle tout
haut, point d'injustice, même en plaisantant ; c'est ainsi qu'on s'ac-
couiume à devenir méchant tout de bon, et, qui pis est, à plaisanter
encore.
Voilà comment se passe la soirée. Quand l'heure de la retraite ap-
proche, madame de Wolmar dit : Allons tirer le feu d'artifice. A l'in-
stant chacun prend son paquet de clieuevottes, signe honorable de son
travail ; on les porte en triomphe au milieu de la cour, on les rassemble
en un tas, on en lait un trophée ; on y met le feu ; mak n'a pas cet hon^
neur qui veut : Julie l'adjuge en présentant le flambeau à celui ou celle
qui a fait ce soir-là le plus d'ouvrage ; lut-ce elle-même, elle se l'attri-
bue sans façon. L'auguste cérémonie est accompagnée d'acclamations
et de battements de mains. Les chenevottes font un feu clair et brillant
qui s'élève jusqu'aux nues, un vrai feu de joie, autour duquel on saute,
on rit. Ensuite on offre à boire à toute l'assemblée : chacun boit à la
santé du vainqueur, et va se coucher content d'une journée passée dans
le travail, la gaieté, l'innocence, et qu'on ne serait pas fâché de re-
commencer le lendemain, le surlendemain, et toute sa vie.
LETTRE VIII.
DE SAIST-PHEÏÏX 1 M. DE WOLMAR.
Jouissez, cher Wolmar, du fruit de vos soins. Recevez les hommages
d'un cœur épuré, qu'avec tant de peine vous avez rendu digne de vous
être offert. Jamais homme n'entreprit ce que vous avez entrepris ; ja-
mais homme ne tenta ce que vous avez exécuté; jamais àine recon-
naissante et sensible ne sentit ce que vous m'avez inspiré. La mienne
avait perdu son ressort, sa vigueur, son être; vous m'avez tout rendu.
J'étais mort aux vertus ainsi qu'au bonheur; je vous dois cette vie mo-
rale à laquelle je me sens renaître. 0 mon bienfaiteur! ô mon père! en
me donnant à vous tout entier, je ne puis vous offrir, comme à Dieu
même, que les dons que je tiens de vous.
Faut-il vous avouer ma faiblesse et mes craintes? Jusqu'à présent je
me suis toujours défié de moi. 11 n'y a pas huit jours que j'ai rougi de
mon cœur et cru toutes vos bontés perdues. Ce moment fut cruel et dé-
courageant pour la vertu : grâce au ciel, grâce à vous, il est passé pour
ne plus revenir. Je ne me crois plus guéri seulement parce que vous me
le diles, mais parce que je le sens. Je n'ai plus besoin que vous me ré-
pondiez de moi; vous m'avez mis en état d'en répondre moi-même. Il
m'a fallu séparer de vous et d'elle pour savoir ce que je pouvais être
sans votre appui. C'est loin des lieux qu'elle habile que j'apprends à ne
plus craindre d'en approcher.
J'écris à madame d'Orbe le détail de notre voyage. Je ne vous le ré-
péterai point ici. Je veux bien que vous connaissiez toutes mes fai-
blesses, mais je n'ai pas la force de vous les dire. Cher Wolmar, c'est
ma dernière faute : je m'en sens déjà si loin que je n'y songe point
sans fierté ; mais l'instant en est si près encore que je ne puis l'avouer
sans peine. Vous qui sûtes pardonner mes égarements, coinmeut ne
pardoimeriez-vous pas la honte qu'a produite leur repentir '?
lîien ne manque plus à mon bonheur; niilord m'a tout dit. Cher ami,
je serai donc à vous, j'élèverai donc vos enfants. L'aîné des trois élèvenj
LA NOUVELLE HÉLOISE,
129
les deux autres. Avec (|iiellfi ardoiir je l'ai désiré I combien l'espoir
d'être trouvé digne d'un si cher emploi redoublait mes soins pour ré-
pondre aux vôtres! Coniliicn de fois j'osai montrer là-dessus mon em-
pressement à Julie ! Qu'avec plaisir j int(Mpr('tais souvent en nui laveur
vos discours et les siens I Mais, quoiqu'elle fût sensible à mou zèle et
qu'elle en parût approuver l'objet, je ne la vis point entrer assez pré-
cisément dans mes vues pour oser en parler plus ouvertement. Je sentis
qu'il fallait mériter cet honneur et ne pas le d('mander. J'attendais de
vous et d'elle ce gage de votre confiance et de votre eslime. Je n'ai
point été trompé dans mon espoir : mes amis, croyez-moi, vous ne se-
rez point trompés dans le vôtre.
Vous savez qu'.i la suite de nos conversations sur l'éducation de vos
enfants j'avais jeté sur le papier qnebines idées ([u'elles m'avaient four-
nies et que vous approuvâtes. Depuis mon départ il m'est venu de nou-
velles réflexions sur le même sujet, et j'ai réduit le tout en une espèce de
système que je vous communiquerai quand je l'aurai mieux digéré, afin
que vous l'examiniez à votre tour. Ce n'est qu'après notre arrivée à
Rome que j'espère pouvoir le mettre en état de vous être montré. Ce
système coiiinienrc où liiiit celui de Julie, ou plutôt il n'en est que la
suite et le dcv(l(i|i|Hini'ni ; car tout consiste à ne pas gâter l'homme
de la nature en I appropriant à la société.
J ai recouvré ma raison par vos soins : redevenu libre et sain de
cœur, je me sens aimé de tout ce qui m'est cher, I asenir le plus char-
mant se présente à moi ; ma situation devrait être di'lieiense; mais il
est dit que je n'aurai jamais l'.'une en paix. En apjirochanl du tenue de
notre voyage, j'y vois l'époque du sort de mon illustre ami ; c'est moi
qui dois pour ainsi dire en décider. Sanrai-je faire au moins une fois
pour lui ce qu'il a fait si souvent pour moi"? Saurai-je remplir digne-
ment le plus grand, le plus important devoir de ma vie ? Cher Wolniar,
j'emporte au fond de mon cœur toutes vos leçons ; mais, pour savoir
les rendre utiles, que ne puis-je de même emporter votre sagesse 1
Ah ! si je puis voir un jour Edouard heureux ; si, selon son projet et le
vôtre, nous nous rassemblons tous pour ne plus nous séparer, quel
vœu me restera-l-il à faire? Un seul, dont l'accomplissement ne dépend
ni de vous, ni de moi, ni de personne au monde, mais de celui qui doit
un prix aux vertus de votre épouse et compte en secret vos bienfaits.
LETTRE IX.
»E SAI1ST-PI1E0X A MADAME D OnBE.
Oîi étes-vous, charmante cousine? où ctes-vous, aimable confidente
de ce faible cœur que vous partagez à tant de titres et que vous avez
consolé tant de fois? Venez ; qu'il verse aujourd'hui dans le vôtre l'aveu
de sa dernière erreur. N est-ce pas à vous qu'il appartient toujours de
le purifier? et sait-il se reprocher encore les torts qu'il vous a con-
fessés? Non, je ne suis plus le même, et ce changement vous est dû :
c'est un nouveau cœur que vous m'avez fait et qui vous offre ses pré-
mices ; mais je ne me croirai délivré de celui que je quitte qu'après
l'avoir déposé dans vos mains. 0 vous qui l'avez vu naître, recevez ses
derniers soupirs !
L'eussii/.-vous jamais pensé? le moment de ma vie où je fus le plus
content de moi-même fut celui où je me séparai de vous. Revenu de
mes longs égarements, je fixais à cet instant la tardive époque de mou
retour à mes devoirs; je commençais à payer enfin les immenses dettes
de l'amilié, en m'arrachant d'un séjour si chéri poiu' suivre un bienfai-
teur, un sage, qui feignant d'avoir besoin de mes soins, mettait le succès
des siens à l'épreuve. Plus ce départ m'était douloureux, plus je m'ho-
norais d'un pareil sacrifice. Après avoir perdu la moitié de ma vie à
nourrir une passion malheureuse, je consacrais l'autre .à la justifier, à
rendre par mes vertus un plus digne hommage à celle qui reçut si long-
temps tous ceux de mou cœur. Je marquais hautement le premier de
mes jours où je ne faisais rougir de moi ni vous, ni elle, ni rien de
tout ce qui m'était cher.
Milord Edouard avait craint l'attendrissement des adieux, et nous
voulions partir sans être aperçus; mais tandis que tout dormait encore,
nous ne pûmes tromper votre vigilante auiilii'. En apereevanl votre
porte entr'onverle et votre femme de chambre au guet, en vous vovant
venir au-devant de nous, en entrant et trouvant nue table à ihe prépa-
rée, le rapport des circonstances me fit songer à d'autres temps ; et,
comparant ce départ à celui dont il me rappelait l'idée, je me sentis si
difl'éreni de ce (pie j'eiais alors, (pie, me felieilaut d'avoir Edouard
pour témoin de ces dillérenees, j'esiiérai bien lui faire oublier à Milan
l'indigne scène de Besançon. Jamais je ne m'étais senti tant de cou-
rage : je me faisais une gloire de vous le montrer, je me parais auprès
de vous de cette fermeU- (pie vous ne m'aviez jamais vue, et je me glo-
rifiais en vous (piitlaiil de paiailre uu iiionieut à vos yeux tel ijue j'al-
lais être. Celte idée ajoiilail à mon comage ; je me fiiitiliais de votre
eslime ; et pi iil-i'lre vous eussé-je dit adieu d'un (vil sec, si vos larmes
coulant sur ma joue n'eussent forcé les mioimes de s'y confoudre.
Je partis le comm' plein de tous mes devoirs, pénétré surtoiii de ceux
que votre amitié m'impose, cl bien rés.ilu d'euiplover le reste de ma
vie à la niérilcr. Edouard, en passant en revue toutes mes fautes, me
remit devant les yeux un tableau qui n'était pas flatté ; el je connus
par sa juste rigueur à blâmer tant de fadjiesscs qu'il craignait peu de
les imiter. (Cependant il feignait d'avoir cette crainte; il me parlait avec
inquiétude de son voyage de Rome et des indignes atlacliemciits qui l'y
rappelaient malgré lui: mais je jugeai facilement qu'il augmentait se»
propres danger» pour m'en occuper davantage et m'éloigner d'autant
plus de ceux auxquels j'étais exposé.
Comme nous approchions de Villeneuve, un laquais qui montait un
mauvais cheval se laissa tomber el se lit une légère contusion à la tète.
Son maître le fit saigner et voulut coucher là cette nuit. Ayant diué
de bonne heure, nous primes des chevaux pour aller à Bex voir la sa-
line ; et milord ayant des raisons particulières qui lui rendaient cet
examen intéressant, je pris les mesures et le dessin du bàtimetil de
graduation : nous ne rentrâmes à Villeneuve qu'à la nuit. Après le sou-
per, nous causâmes en buvant du punch, el veillâmes assez tard. Ce fut
alors qu'il m'apprit quels soins m'étaient confiés, et ce qui avait été fait
pour rendre cet arrangement praticable. Vous pouvez juger de l'effet
que fit sur moi cette nouvelle : nue telle conversation u'aïuenail pas le
sommeil. Il fallut pourtant enfin se coucher.
En entrant dans la chambre qui m'était destinée, je la reconnus pour
la même que j'avais occupée autrefois en allant à Sion. A cet aspect j«
semis une impression (pie j'aurais peine à vous rendre. J'en fus si vi-
vement frappé, que je crus reilevenir à l'instant tout ce que j'étais
alors; dix années s'ellacereiit de ma vie, et tous mes malheurs furent
oubliés. Hélas ! cette erreur fut courte ; et le second instant me rendit
plus accablant le poids de toutes mes ancicimcs peines. Quelles tristes
réflexions succédèrent à ce premier enchantement ! (Juelles comparai-
sons douloureuses s'offrirent à mon esprit 1 Charmes de la première
jeunesse, délices des premières amours, pourquoi vous retracer encore
à ce cœur accablé d'ennuis et surchargé de lui-même ? 0 temps, temps
heureux, tu n'es plus! j'aimais, j'étais aimé. Je me livrais dans la paix
de l'innocence aux transports d'un amour partagé ; je savourais à longs
traits le délicieux sentiment qui me faisait vivre. La douce vapeur de
l'espérance enivrait mon cœur ; une extase, un ravissement , un délire
absorbait toutes mes facultés. Ah 1 sur les rochers de Meillerie, au mi-
lieu de l'hiver et des glaces, d'affreux abimes devant les yeux, quel être
au monde jouissait d'un sort comparable au mien?... Et'je pleurais ! et
je me trouvais à plaindre! et la tristesse osait approcher de moi!...
Que ferai je donc aujourd'hui que j'ai tout possédé, tout perdu ?... j'ai
bien mérité ma misère, puisque j'ai si peu senti mon bonheur... Je
pleurais alors... Tu pleurais... Infortuné, tu ne pleures plus... Tu n'as
pas même le droit de pleurer... (Jue n'est-elle morte! osai-je m'éericr
dans un transport de rage; oui, je serais moins malheureux, j'oserais
me livrer à mes douleurs ; j'embrasserais sans remords sa froide tombe,
mes regrets seraient dignes d'elle; je dirais : Elle entend mes cris, elle
voit mes pleurs, mes gémissements la louchent, elle approuve et reçoit
mon pur hommage .. J'aurais au moins l'espoir de la rejoindre... .Mais
elle vit, elle est heureuse... Elle vit, et sa vie est ma mort, et son bon-
heur est mon supplice ; et le ciel , après me l'avoir arrachée , m'ôte
jusqu'à la douceur de la regretter!... Elle vit, mais non pas pour moi;
elle vit pour mon désespoir. Je suis cent fois plus loin d'elle que si elle
n'était plus.
Je me couchai dans ces tristes idées: elles me suivirent durant mon
sommeil, et le remplirent d'images funèbres. Les amères douleurs, les
regrets, la mort, se peignirent dans mes songes, et tsus les maux que
j'avais soufferts reprenaient à mes yeux cent formes nouvelles pour
me tourmenter une seconde fois, l'n rêve .'urtoui, le plus cruel de tons,
s'obstinait à me poursuivre; et de fantôme en fantôme toutes leurs ap-
pariiions confuses finissaient toujours par celui-là.
Je crus voir la digue mère de votre amie dans son lit, expirante, et
sa fille à genoux devant elle, fondant en larmes, baisant ses mains, et
recueillant ses derniers soupirs. Je revis celle scène que vous m'avez
autrefois dépeinte et qui ne sortira jamais de mon souvenir, 0 ma mère !
disait Julie d'un ton à me navrer l'àme, celle qui vous doit le jour vous
l'Ole! Ah! reprenez votre bienfait! sans vous il n'esi rien pour moi
qu'un (Ion funeste. Mon enfant, répondit sa tendre mère... il faul rem-
plir son sort... Dieu est juste... tu seras mère à ton lour... Elle ne put
achever. Je voulus lever les yeux sur elle , je ne la vis plus. Je vis
Julie à sa place ; je la vis, je la reconnus, quoique son visage fût cou-
vert d'un voile. Je fais un cri ; je m'élance pour écarter le vode. je ne
pus l'atleindre; j'étendais les bras, je me tourmentais, et ne louchais
rien. Ami, calme-loi, me dit-elle d'une voix faible: le voile redoutable
me couvre, nulle main ne peut l'écarter. A ce mot je m'agite et fais un
nouvel effort ; cet effort me réveille . je me trouve dans mou lit. acca-
blé de fatigue, et trempé de sueur et de larmes.
Bientôt ma frayeur se dissipe, l'épuisement me rendort: le même
songe me rend les mêmes agitations ; je m'éveille, et me rendors une
troisième fois. Toujours ce spectacle lugubre . toujours ce même ap-
pareil (le mort, toujours ce voile impénétrable échappe à mes maius,
et dérobe à mes yeux l'objet expirant qu'il couvre.
A ce dernier réveil ma terreur fut si forte, que je ne la pus vaincre
étant éveillé. Je me jette ;» bas de mou lit sans savoir ce que je fitisais.
Je me mets à errer par la chambre, efl'rayé comme un enfant des oui-
bres de la nuit, croyant me voir environné de fanlômes. et l'oreille cn-
I core Irappce de cette voix plaintive dont je u'euteudis jamais le son
150
LA NOUVELLE HÉLOISE.
sans émoiion. Le crépuscule, en commençant d'eclairer les objets, ne
fit que les transformer au gré de mon imagination troublée. Mon effroi
redouble et ni'ôte le jugement : après avoir trouvé ma porte avec peine,
je m'enfuis de ma chambre, j'entre brusquement dans celle d'Edouard;
j'ouvre son rideau, et me laisse tomber sur son lit en m'écriant hors
d'haleine : C'en est fait , je ne la verrai plus ! 11 s'éveille en sursaut, il
saule à ses armes, se croyant surpris par un voleur. A l'instant il me
reconnaît; je me reconnais moi-même ; et pour la seconde fois de ma
vie je me vois devant lui dans la confusion que vous pouvez concevoir.
]l me fit asseoir, me remittre, et parler. Sitôt qu'il sut de quoi il s'a-
gissait, il voulut tourner la chose en plaisauierie; mais, voyant que
j'étais vivemenl frappé, et que celle impression ne serait pas facile à
détruire, il changea de ton. Vous ne mériiei ni mon amitié ni mon es-
time, me dit il assez durement : si j'avais pris pour mon laquais le
quart des soins que j'ai pris pour vous, j'en aurais f.iit un homme; mais
vous u'êtes rien. Ah! lui dis-je, il est trop vrai. Tout ce que j'avais de
bon me venait d'elle : je ne la verrai jamais; je ne suis plus rien. Il
sourit, et m'embrassa. Tranquilliséz-vous aujourdhui, me dit-il; de-
main vous serez raisonnable : je me charge de l'événement. Après
cela, changeant de conversation , il me proposa de partir. J'y consen-
tis. On fil mettre les chevaux, nous nous habillâmes. En entrant dans la
chaise, milord dit un mol à l'oreille au postillon, et nous partîmes.
^ous marchions sans rien dire- J'étais si occupé de mon funeste
rêve, que je n'entendais et ne voyais rien; je ne fis pas même attention
que le lac, qui la veilleîétaii;à ma droite, était maintenant à ma gauche.
Il n'y eut qu'un bruit de pavé qui me tira de ma léthargie , et me fit
apercevoir avec un étonnemeul facile à comprendre que nous rentrions
dans Clarens. A trois cenls pas de la grille milord fit arrêter, et , me tirant
à l'écart : Vous voyez, me dit-il, mon projet; il n'a pas besoin d'expli-
cation. Allez , visionnaire, ajouta-t-il en me serrant la mam, allez la
revoir, lleureuv de ne montrer vos folies qu'à des gens qui vous ai-
ment ! Ilàtez-vous , je vous attends ; mais surtout ne revenez qu'après
avoir déchiré ce fatal voile tissu dans votre cerveau.
Qu'aurais-je dit? Je partis sans répondre. Je marchais d'un pas préci-
pité que la réilexion ralentit en approchant de la maison. Quel person-
nage allais-je faire? comment oser me montrer! de quel prétexte cou-
vrir ce retour imprévu? avec quel front irais-je alléguer mes ridicules
terreurs et supporter le regard méprisant du généreux Wolmar? l'Ius
j'approchais, plus ma frayeur me paraissait puérile, et mon extrava-
gance me faisait pilié. Cependant un noir pressentiment m'agitait en-
core, et je ne me sentais point rassuré. J'avançais loujours, quoique
lenlemenl, et j'étais déjà près de la cour, quand j'entendis ouvrir et re-
fermer la porte de l'EIvsée. N'en vovant sortir personne, je fis le tour
en dehors, et j'allai par le rivage coioyer la volière auiaiit qu'il me fut
possible. Je ne lardai pas de juger qu'on en approchait. Alors, prêtant
l'oreille, je vous entendis parler toutes deux ; et, sans qu'il me lût pos-
sible de distinguer un seul mot, je Irouvai dans le son de votre voix
je ne sais quoi de languissant et de tendre qui me donna de l'émotion,
et dans la sienne un accent affectueux et doux à son ordinaire, mais
paisible et serein, qui me remit à l'instant, et qui lit le vrai réveil de
mon rêve. , . . . .
Sur-le-champ je me sentis lellement change que je me moquai de
moi-même et de mes vaines alarmes. En songeant que je n'avais qu'une
haie et quelques buissons à franchir pour voir pleine de vie et de santé
celle que j'avais cru ne revoir jamais, j'abjurai pour toujours mes crain-
tes mon effroi, mes chimères, et je me déterminai sans peine a re-
partir, même sans la voir. Claire, je vous le jure, non-seulement je ne
la vis point, mais je m'en retournai fier de ne l'avoir point vue, de n'a-
voir pas été faible et crédule jusqu'au bout, et d'avoir au moins rendu
cet honneur à l'ami d'Edouard de le mettre au-dessus d'un songe.
Voilà, chère cousine, ce que j'avais à vous dire et le dernier aveu
qui me restait à vous faire. Le détail du reste de notre voyage n'a plus
rien d'iniéressant : il me suffit de vous protester que depuis lors non-
seulement milord est content de moi, mais que je le suis encore plus
moi-même, qui sens mon enlière guérison bien mieux qu'il ne la peut
voir. De peur de lui laisser une défiance inutile, je lui ai caché que je
ne vous avais point vues. Quand il me demanda si le voile était levé, je
l'affirmai sans balancer, cl nous n'en avons plus parlé. Oui, cousine, il
rsl levé pour jamais ce voile dont ma raison fut longtemps offusquée.
Tous mes transports inquiets sont éteiuls : je vois tous mes devoirs, et
je les aiinc. Vous m'êies toutes deux plus chères que jamais ; mais
mou cœur ne dislingue plus l'une de l'autre, et ne sépare point les in-
séparables.
Nous arrivâmes avanl-hier à iMilan : nous en reparlons apres-demain.
Dans huit jours nous compions être à Home, et j'espère y trouver de
vos nouvelles en arrivant. Qu'il me larde de voir ces deux élonnaules
personnes qui iroubltui depuis si longtemps le repos du plus grand des
hommes ! 0 Julie ! ô Claire ! il faudrait votre égale pour mériter de le
rendre heureux.
LETTRE X.
DE MADAME D ORBE A SAlM-rllEtX.
Nous attendions tous de vos nouvelles avec impatience, et je n'ai pas
besoin de vous dire combien vos lettres ont fait de plaisir à la petite
communauté : mais ce que vous ne devinerez pas de même, c'est que
de tonte la maison je suis peut-être celle qu'elles ont le moins réjouie.
Ils oni tous appris que vous aviez heureusement passé les Alpes; moi,
j'ai songé que vous étiez au delà.
A l'égard du détail que vous m'avez l;iit, nous n'en avons rien dit au
baron, et j'en ai passé à tout le monde quelques soliloques fort inutiles.
M. de Wolmar a eu l'honnêteté de ne faire que se moquer de vous ;
mais Julie n'a pu se rappeler les derniers moments de sa mère sans de
nouveaux regrets et de nouvelles larmes. Elle n'a remarqué de votre
rêve que ce qui ranimait ses douleurs.
Quant à moi, je vous dirai, mon cher maître, que je ne suis plus sur-
prise de vous voir en continuelle admiration de vous-même, toujours
achevant quelque folie, et loujours commençant d'être sage ; car il y a
longtemps que vous passez votre vie à vous reprocher le jour de la
veitle et à vous applaudir pour le lendemain.
Je vous avoue aussi que ce grand effort de courage, qui, si près de
nous, vous a fait reiourner comme vous étiez venu, ne me parait pas
aussi merveilleux qu'à vous. Je le trouve plus vain que sensé, et je crois
qu'à tout prendre j'aimerais autant moins de force avec un peu plus de
raison. Sur cette manière de vous en aller, pourrait-on vous demander
ce que vous êtes venu faire? vous avez eu honte de vous montrer, et
c'était de n'oser vous montrer qu'il fallait avoir honte ; comme si la
douceur de voir ses amis n'effaçait pas cent fois le petit chagrin de leur
raillerie ! N'éiiez-vous pas trop heureux de venir nous offrir votre air
effaré pour nous faire rire? Ué bien donc ! je ne me suis pas moquée
de vous alors, mais je m'en moi|ue tant plus aujourd'hui , quoique,
n'ayant pas le plaisir de vous mettre en colère, je ne puisse pas rire de
si bon cœur. IMalheureusement il y a pis encore; c'est que j'ai gagné
toutes vos terreurs sans me rassurer comme vous. Ce rêve a quelque
chose d'effrayant qui m'inquiète et m'altriste malgré que j'en aie. En
lisant votre lettre je blâmais vos agitaiions; en la finissant j'ai blâmé
votre sécurité. L'on ne saurait voir à la fois pourquoi vous étiez si ému,
et pourquoi vous êtes devenu si tranquille. Par quelle bizarrerie avez-
vous gardé les plus tristes pressontimeuls jusqu'au momeni où vous
avez pu les délruire et ne l'avez pas voulu? Un p;is, un geste, un mot,
tout éiail fini. Vous vous étiez alarmé sans raison, vous vous êtes ras-
suré de même : mais vous m'avez transmis la frayeur que vous n'avez
plus; et il se trouve qu'ayant eu de la force une seule fuis en votre vie,
vous l'avez eue à mes dépens. Depuis votre fatale lettre un serrement
de cœur ne m'a pas quiiiée : je n'approche point de Julie sans trem-
bler de la perdre : à chaque instant je crois voir sur son visage la pâ-
leur de la mort ; et ce matin, la pressant dans mes bras, je me suis sen-
tie en pleurs sans savoir pourquoi. Ce voile ! ce voile !... il a je ne sais
quoi de sinistre qui me trouble chaque fois que j'y pense. Non , je ne
puis vous pardonner d'avoir pu l'écarter sans lavoir fait, et j'ai bien
peur de n'avoir plus désormais un moment de contentement que je ne
vous revoie auprès d'elle. Convenez aussi qu'après avoir si longtemps
parle de philosophie, vous vous êtes montré philosophe à la fin bien mal
à propos. Ah ! rêvez, et voyez vos amis ; cela vaut mieux que de les fuir
et d'être un sage.
Il parait, par la lettre de milord à M. de Wolmar, qu'il songe sérieu-
sement à venir s'établir avec nous. Sitôt qu'il aura pris son parti là-bas,
et que son cœur sera décidé, revenez tous deux heureux et fixés ; c'est
le vœu de la petite communauté, et surtout celui de votre amie
Claire d'Ome.
P. S. Au reste, s'il est vrai que vous n'avez rien entendu de notre
conversation dans l'Elysée, c'est peut-êlre tant mieux pour vous;
car vous me savez assez alerte pour voir les gens sans qu'ils m'aperçoi-
vent, et assez maligne pour persifler les écouteurs. ,_
LETTRE XI.
DE M. DE WOLMAR A SAIM-PREUX.
J'écris à milord Edouard, et je lui parle de vous si au long, qu'il ne
me reste, en vous écrivant à vous-même, qu'à vous renvoyer à sa let-
tre. La vôtre exigerait peut-être de ma part un retour d'honnêtetés ;
mais vous appeler dans ma famille, vous traiter en frère, en ami, faire
votre sœur de celle qui fut votre amante, vous remettre l'autorité pa-
ternelle de mes enfaiits, vous confier mes droits après avoir usurpé
les vôtres, voilà les compliinenis dont je vous ai cru digne. De votre
pari, si vous justifiez ma conduite et mes soins, vous m'aurez assez
loué. J'ai lâche de vous honorer par mon estime ; honorez-moi par vos
verlu3. Tout autre éloge doit être banni d'entre nous.
U NOUVELLE HÉI.OLSE.
151
Loin d'èlre surpiis de vous voir l'ra|ii)é il'iin soiiRo, je ne vois pas
Irop pounpioi vous vous reproche/, de I avoir été. Il nie semble que
pour ini lioiniiie à syslenie» ce n'est pas une si grande alïairc qu'un
rêve de plus.
M;iis ((• (pie je vous reprocherais volontiers, c'est moins l'effet de
voire soiii;r ipic son espèce; et cela, par une raison fort différenic de
cell(! ipicr vous pourriez penser. Un tyran lii auln lois mourir un homme
qui, dans nu songe, avait cru le poiguaiilcr. liapiicle/.-vons la raison
(pi'il domia de ce meurtre, et failrs-vons vu l'application. (Juoi ! vous
allcy. (I('cider du sort de v()lre ami, ('t vous songez à vos anciennes
amours ! Sans les conversations du soir précédent, je ne vous pardon-
nerais jamais ce rêve-là. l'eusez le jour à ce que vous allez faire à lîonie,
vous songerez moins la nuit à l'C qui se fait à Vevai.
la raneliuii est malade; cela tient nu» femme occupée et lui ôte le
temps (l(^ vous i'crir(\ Il y a ici qu(;iqu'nn qui supphie volontiers a ce
soin. Heureux jrunc houun<; 1 tout ciiiisplic à votre boidicur ; tous les
prix de la venu vous recherchent pour vous forcera les mériter. Quant
a celui de mes hienfaits, n'en chargez personne que vous-même ; c'est
de vous seid que je l'attends.
LEÏTiîE Xll.
DE SAlKT-l'IlEUX A M. UE WOr.MMI
(jiie cette lettre demeure entre vous et moi; qu'un profond secret
cache à jamais les erreurs du plus vertueux des hommes. Dans quel
pas dangereux je me trouve engagé ! 0 mon sage et bienfaisant ami !
que n'ai-jo tons vos conseils dans la u)émoirc, comme j'ai vos bontés
dans le c(i;ur ! Jamais je n'eus si grand besoin de prudence, et jamais la
peur d'en manquer ne nuisit tant au peu que j'en ai. Ah ! où sont vos
soins paternels/ où sont vos leçons, vos lumières? que deviendrais-je
sans vous"? Dans ce nmment de crise, je donnerais tout l'espoir de nui
vie pour vous avoir ici durant huit jours.
Je me suis trompé dans toutes mes coiijoclnres ; je n'ai fait que des
fautes juscpi'à ce moment. Je ne redoutais que la manpiise : a|irès l'a-
voir vue. effrayé de sa bcanlé, de sou adresse, je m'ellor(,'ais d'en dé-
tacher tout à fait l'àme noble de sou ancien aniaiit. Cliarmé de le ra-
mener du côt(! d'où je ne voyais rien à craindre, je lui parlais de Laiire
avec l'estime et l'adiuiralion (pi'elle m'avait inspirée; en relâchant son
plus fort attacheineiit par l'autre, j'espérais les rompre eiilin tous les
deux.
11 se prêta d'abord ;i mon projet, il outra même la complaisance ; et,
voulant peut-être punir mes iuip(ulnnilés par un peu d'alarmes, il af-
fecta pour Laine ciicore plus d'empresseincnt qu'il ne croyait en avoir.
Que vous diiai-je anjiiiirii'liiii V son ciiipicsscinciit est loiijoiirs le même,
mais il ir;il1ccte plus rien. Son cœur, épuisé |iar tant de combals, s'est
trouvé dans un état de faiblesse dont i^lle a prolité. 11 serait dilïicile à
tout autre de feindre longtemps de l'aniour auprès d'elle ; jugez pour
l'objet même de la passimi qui la cunsuuie. lîn vérilc, on ne peut voir
cette inforlunée sans être rdiicbé de son air et de sa lignic ; iiiu; im-
pression de langueur et d'ali:illcuu'iil qui ne quitte point son clianiianl
visage, en éleignaut la vivacité de sa physiiiiiDutie, la rend plus iiile-
ressaute : et, comme les rayons du soleil ('cliap(iiis à ti;ivers les iiiiagtis,
ses yeux ternis par la douleur lancciil (lc>l'(ii\ plus piqiianls. Son humi-
liation même a tontes les gi'iiccs de la moileslie : en la voy;iiil un la
plaiiil, <'ii l'cciuitant on l'houoie. I^uliii je duis dire, à la jiistillcalion
de mou .nui. que je ne connais que deux liuiumes au monde qui puissent
rester sans risque auprès d'elle.
11 s'égare, ô VVolmar I je le vois, je le sens ; je vons l'avoue dans l'a-
mertnme de mou conir. Je frémis en songeant jusqu'où son égarement
peut li.i l.iiii' oublier ce ipi'il est cl ce qu'il se doit. Je tremble que cet
inlrêpide ; r de l;i verlii, qui lui tint mépriser l'opinion publique, ne
le tiorli^ :i l'aulre extréiiiiié, et ne lui lasse encore braver les lois sa-
crées de la décence et de l'honnêteté. Edouard Bomston faire un lel ma-
riage!... vous concevez!... sous les yeux de s«m ami!... qui le per-
met!... qui le souffre!... et qui lui doit tout!... Il faudra qu'il m'arra-
che le coeur de sa main avant de l;i piolaner ainsi.
Cependant que faire? comment me comporter'/ Vous connaissez sa
violeiKi'; ou ne gagne rien a\ec lui par les disciiiirs, et les siens, de-
puis (pu'lqiii' temps, ne smil pas pnipri'S à e.ilnier mes eraiiilfs. J'ai
feint il aiioi'd de ne pas l'eulendre ; j';ii l'ail iniliicdeiiienl parler la rai-
son eu maximes générales. .\ son loiir il ne m'eiileiul point. Si j'essaye
de le loucher un peu plus an vif. il répond des seiileiiec^s et croit m'a-
yoir ri'fiilé ; sij'insisl(\ il s'einpoile, il prend un tini qu'un ami devrait
ignorer et auquel l'amitié ne >ail piiiiit répondre. (Croyez que je ne suis
<\n cette oceasiiin ni criiiilit ni tiniidi': quand ou est ilaiis son devoir,
on n'est que trop tente d'être lier : iiiai^ il ne s'agit pas ici de lierte , il
s'agit de réussir, et de faii-ses tentatius peuvent nuire aux meillcui's
moyens. Je n'use presipie entrer avec lui dans ainiuie discussion ; car
je sens tiui-. les juiirs la vérilé <U'. ravertissement qm: vous m'avez don-
né, qu'il est plus fort ipie iiuii de l'aiBomieuieiit, ci (pi'il ne l'aiit point
l'eullammer par l:i dispiiti>.
11 parait d'ailleurs no peu refroidi pour iiiui: ou dirait que je l'in-
(piieie. (,'oiubien. avec tant de supériorité à tous égards, un liormnu est
rabaissé par i oment de faiblesse ! Le grand . le sublime lîdouard a
peur de son :iuii , de sa créature , de son élevé ! il semble inènic , par
quelques mois jeti'S sur le choix de son séjour s'il ne se marie pas, vou-
loir leiiter ma jidelité par mou mlérêl. Il sait bien que je ne dois ni ne
veux le quillcr. (I VVohnar ! je ferai mon devoir et suivrai partiuil mou
bicnfaileiir. Si j'étais lâche et vil, que gagnerais-je à m;: perlidie'/ Julie
et son digiii! 't'poniL conlieraieiit-ils leurs enfants à un tr;iitre?
Vous m'avez dit souvent (|ne les petites passions ne prennent jamais
le change et vont loujonrs à leur tin. mais ipi'ou peut armer les gi;uidits
contre elles-mêmes. J'ai cm [louvoir ici taire usage de cette maxime.
Un (tïïvX. la compassion, le mépris des préjugés, l'habilude, lonl ce qui
détermine Kdoiiard en celte occasion échappe à force de petitesse, et
devient presque iuallaqnabhv, au lieu que le véritable amour est insé-
parable do la générosité, et que par elle on a toujours sur lui qnehpie
prise. J'ai tenté celle voie indirecte, cl je m; désespère pas du bucciîs.
Ce moyen parait criiel; je ne l'ai pris qu'avec répii^inaiice. Cependant,
tout bien pesé, je crois rendre service ;'i Laure elle-iuéme. Que fiTail-
elle dans- l'état auquel elle peut monter, ipi'y monlrer son ancienne
ignominie? mais qu'elle peut être grande en demeuraul ce qu'elle est!
Si je connais bien cette étrange (llle, elle est faile pour jouir de son sa-
crifice plus que du rang qu'elle doit refuser.
Si cette ressource me manque , il m'en reste une de la part du gou-
vernement à cause de la religion; mais ce moyen ne doit être employé
qu';i la dernière extrémité et au défaut de tout autre : ipioi qu'il en soit,
je n'en veux épaïKner aucun pour prévenir nue alliance indigm; et dés-
hoimêtp. l) re>pectable Wolniar ! je suis jaloux de votre csiinie durant
tous les iiioments de ma vie. Quoi que puisse vous écrire Edouard, quoi
que vous puissiez entendre dire, souvenez-vous qu'à quelque prix que
ce puisse être, tant que mon cœur battra dans ma poitrine, januiis Lau-
relld Pisana ne sera lady liomston.
Si vous approuvez mes mesures , celte lettre n'a pas besoin de ré-
ponse. Si je me trompe, instruisez-moi; mais hàtez-vons. c:ir il n'y a
pas un moment à perdre. Je ferai mettre l'adresse p:ir une main étran-
gère. Faites de môme en me répondant. .\près avoir examiné ce qu'il
faut faire, brûlez ma lettre, el oubliez ce cpi'elle contient. Voici le pre-
mier et le seul secret que j'aurai eu de ma vie à cacher aux deux cou-
sines : si j'osais me lier davantage à mes lumières, vous-même n'en
sauriez jamais rien.
LETTRE Mil.
IlE M\DA.ME DE WOLVAIt A MADAME D OPIlE.
Le courrier d'Italie semblait n'attendre pour arriver que le moment
de ton départ, cdiiime pour te punir de ne l'avoir diltëre qu'à cause de
lui. Ce n'est p;is moi ipii ai l'ail cette jolie découverte , c'est mon mari ,
qui a remarque qu ayant fait mettre les cbev;iiix à huit hi-iircs, tu tardas
de paitir jusqu'à onze, non pour l'amour de nous, mais après avoir de-
mandé vingt fois s'il en était dix, parce que c'est ordinairement l'heure
où la poste passe.
lu es prise, pauvre cousine; In ne peux plus t'en dédire. Malgré
l'augure de l;i Cbaillol. celte i:iaire si folle, ou plutôt si sage, n'a pu
l'êtriî jusqu'au bout ; le voilà dans les mêmes (as dont In pris tant de
p ■ine à me dégager, et tu n'as pu conserver pour loi la liberté ipie tu
m'as rendue, .'\loii tour île rire est-il donc venu? libère amie, il faudrait
avoir t(ui cbaiine cl tes gr;ices pour savoir plaisanter C(uiiiiie toi , et
donner a la laillerie elle-même l'aeeeul tendre el loncliaiit des caresses.
Et puis ipielle ilillerenee entre nous! He quel front |ionrrais-ie me
jouer d'un mal (lonl je suis la cause, et ipie tu t'es fait pour me r('>ler.'
Il n'y a pas un sentiment dans ton co'iir ipii n'ori'rc au mien (pui(|iic
sujet de reconnaissance; et tout, jusqu'à ta faiblesse, est en loi loii-
vrage de ta vertu. C'est cela même (pii me conole et m'egaye. Il làllail
me plaindre et pleurer mes fautes; mais on pcnl se moquer de l.i mau-
vaise home qui te fait rougir d un all;icbeuient aussi luir (pic loi.
Uevenons ;iu courrier d"'ltalie , et laissons un luouieul les moialités ;
ce serait trop abuser de mes anciens litres : c;ir il est permis d'endor-
mir son auditoire, mais non pas de l'impatienter Ih- bien donc I ce four-
rier que je fais si lentement arriver, qn'atil apporté? Ilien que du bien
sur la santé de nos amis, cl de plus une grandi! lettre pour loi. Ah!
bon 1 je te vois déjà sourire et reiuendrc baleine ; la lellie venue le bol
attendre plus pâlit niuienl «e qu'elle coutiout
Elle a point. (lit bien son prix einore, même après s'être fait désirer:
car elk^ respire une si... .Mais je ne veux te parler que de nouvelles, el
si'irement ce ipit^ j'.illais dire n'en est pas une.
.\vec letle lettre, il en est venu wic autre de niilord Edou.lnl pour
mon mari, el iicauconp d'amuics pour nous. Ci lle-ei cuulit ni véritable-
ment des iKHivelles . et d'iiiilanl inoiii.- alleudiies ipie la première n'eu
dil rien. Ils devaient le leiiiiemaiii partir pour Naples, où niilord a quel-
ques al't'aires, et d où ils iront vo r le Vésuve... i;on(,-ois-iu , mu ihere,
ce que cette vue a de si allravatjl.' llevenus à lUnue , Claire, pense,
imagine Edouail rsl sur le point d'cpoiiser mm , grâce an ciel,
celte indigne manpiise; il piiivque. :iu oinlrairo . <pi'''lle csl fort mal.
132
LA NOUVELLE HELOISE.
Qui donc? Laure, l'aimable Laiire, qui... Mais iinuilant... quel ma-
riage!... Notre ami n'en dit pas un mot. Aussiiôi ;i|iir, ils paiiiiont tous
trois , et viendront ici prendre leurs derniers anaiiyeiiiciils. Mon mari
ne m'a pas dit quels ; mais il compte toujours que Saint-Preux nous
restera.
Je t'avoue que son silence m'inquiète un peu. J'ai peine à voir clair
dans tout cela ; j'y trouve des situations bizarres , et des jeux du cœur
bumain qu'on n'entend guère. Comment un homme aussi vertueux a-t-il
pu se prendre d'une passion si durable pour une aussi méchante femme
que cette marquise? comment elle-même , avec un caractère violent et
cruel , a-l-elle pu concevoir et nourrir un amour aussi vif pour un
homme qui lui ressemblait si peu , si tant est cependant qu'on puisse
honorer du nom d'amour une fureur capable d'inspirer des crimes?
Comment un jeune cœur aussi généreux, aussi tendre, aussi désinté-
ressé, que celui de Laure, a-t-il pu supporter ses premiers désordres?
comment s'en est-il retiré par ce penchant trompeur fait pour égarer
son sexe? et comment l'amour, qui perd tant d'honnêtes femmes, a-t-il
pu venir à bout d'en faire une ? Dis-moi, ma Claire ; désunir deux cœurs
qui s'aimaient sans se - '
convenir; joindre ceux
qui se convenaient sans
s'entendre ; faire triom-
pher l'amour de l'amour
même ; du sein du vice
et de l'opprobre tirer le
bonheur et la vertu ,
délivrer son ami d'un
monstre en lui créant
pour ainsi dire une com-
pagne... infortunée, il
est vrai, mais aimable,
honnête même, au moins
si, comme j'ose le croi-
re, on peut le redeveriir :
dis ; celui qui aurait fait
tout cela serait-il cou-
pable? celui qui l'aurait
souffert serait-il à blâ-
mer ?
Lady Bomston vien-
dra donc ici ! ici, mon
ange ! Qu'en penses-tu?
Après tout, quel prodige
ne doit pas être cette
étonnante fille que son
éducation perdit , que
son cœur a sauvée, et
pour qui l'amour fut la
route de la vertu ! Qui
doit plus l'admirer que
moi, qui fis tout le con-
traire, et que mon pen-
chant seul égara ipiand
tout concourait à me
bien conduire? Je m'a-
vilis moins, il est vrai;
mais me suis-je élevée
comme elle? ai- je évité
tant de pièges et fait
tant de sacrifices? Du
dernier degré de la hon-
te elle a su remonter au
premier degré de l'hon-
neur ; elle est plus res-
pectable cent fois que si
jamais elle n'eût été cou-
pable. Elle est sensible
et vertueuse ; que lui
faut-il de plus pour nous
ressembler? S'il n'y a
point de retour aux fau-
tes de la jeunesse, quel
droit ai-je à plus d indulgence? devant qui dois-je espérer de trouver
grâce? et à quel honneur pourrais-je prétendre eu refusant de l'honorer?
Hé bien! cousine, quand ma raison me dit cela, mon cœur en mur-
mure; et, sans que je puisse expliquer pourquoi, j'ai peine à trouver
boii qu'Edouard ait fait ce mariage et que son ami s'en soit mêlé. 0 l'o-
pinion ! l'opinion ! qu'on a de peine à secouer son joug ! toujours elle
nous porte à l'injustice : le bien passé s'efface par le mal présent; le
mal passé ne s^efl'acera-t-il jamais par aucun bien?
J'ai laissé voir à mon mari mon inquiétude sur la conduite de Saint-
Preux dans cette affaire. Il semble, ai-je dit, avoir honte d'en parler à
ma cousine. Il est incapable de lâcheté, mais il est faible... trop d'in-
dulgence pour les fautes d'un ami... Non, m'a-t-il dit, il a fait son de-
voir ; il le fera, je le sais ; je ne puis rieu vous dire de plus : mais
La partie d'échecs, — let. ii
Saint-Preux est un honnête ijarnin : je rc'ponds de lui, vous en serez
contente... Claire, il est ini|i(i>Mlilc <|iic Woliiiar me trompe et qu'il se
trompe. Un discours si iKisitif m'a lait renirer en moi-même; j'ai com-
pris que tous mes scrupules ne venaient que de fausse délicatesse, et
que, si j'étais moins vaine et plus équitable, je trouverais lady Bomston
plus digne de son rang.
Mais laissons un peu lady Bomston, et revenons à nous. Ne sens-(u
point trop en lisant cette lettre que nos amis reviendront plus tôt qu'ils
n'étaient attendus? et le cœur ne te dit-il rien"? ne bat-il point à présent
plus forl^qu'à l'ordinaire, ce ca^ur trop tendre et trop semblable au
mien? ne songe-l-il point au danger de vivre familièrement avec un
objet chéri, de le voir tous les jours, de loger sous le même toit? Et si
mes erreurs ne m'ôtèrent point ton estime, mon exemple ne te fait-il
rien craindre pour loi? Combien dans nos jeunes ans la raison, l'ami-
tié, l'honneur, t'inspirèrent pour moi de craintes que l'aveugle amour
me lit mépriser 1 C'est mon tour maintenant, ma douce amie : et j'ai de
plus, pour me faire écouter, la triste autorité de l'expérience. Ecoute-
moi donc tandis qu'il est temps, de peur ([u'après avoir passé la moitié
de ta vie à déplorer mes
fautes, lu ne passes l'au-
tre à déplorer les tien-
nes. Surtout ne te fie
plus à celte gaieté folâ-
tre qui garde celles qui
n'ont rien à craindre et
perd celles qui sont en
danger. Claire! Claire, in
te moquais de l'amour
une fois, mais c'est par-
ce que lu ne le connais-
sais pas ; et pour n'en
avoir pas senti les traits,
tu le croyais au-dessus
de ses alleintes. Il se
venge et rit .à son tour.
Apprends à te défier de
sa traîtresse joie , ou
( rains (pi'elle ne le roilte
Mil jour bien drs pleurs.
Cliere amie, il est temps
de te monlrer à toi-mê-
me; car jusqu'ici lu ne
t'es pas bien vue ; tu t'es
trompée sur ton carac-
tère, et n'as pas su l'esti-
mer ce que tu valais. Tu
t'es fiée aux discours de
la Chaillol : sur la viva-
cité badine elle te jugea
peu sensible ; mais un
cœur comme le lien était
au-dessus de sa portée.
La Chaillol n'était pas
faite pour le connaître;
pcrsomii' au monde ne
l'a bien connue, excepté
moi seule, ^iotre ami mê-
me a plutôt senti (pie vu
loiil ton pii\. .le t'ai lais-
sé Ion ern-iir taiil(|»'elle
a pu l'être ulilc; a pré-
sent qu'elle le perdrait,
il faul le l'oter.
Tu es vive, et te crois
peu sensible. Pauvre en-
fant, que tu t'abuses ! la
vivacité même prouve le
contraire : n'est-ce pas
toujours sur des clio-
ses de sentiment qu'elle
s'exerce? n'est-ce pas de
ton cœur que viennent
les grâces de Ion enjouement? les railleries sont des signes d'intérêt plus
louchants que les compliments d'une autre : tu caresses quand tu folâ-
tres: lu ris, mais ton rire pénètre l'âme ; tu ris, mais lu fais pleurer de
tendresse, et je te vois presque toujours sérieuse avec les iniliiféreiiis.
Si tu n'étais que ce que lu prétends être, dis-moi ce qui nous unirait
si fort l'une à l'autre; où serait entre nous le lien d'une aniilie sans
exemple? par quel prodige un tel attachement serait-il venu chercher
par préférence un cœur si peu capable d'attachement? Quoi I celle qui
n'a vécu que pour son amie ne sait pas aimer! celle qui voulul quitier
père, époux, parents, et son pays, pour la suivre, ne sait préférer I a-
mitiéàrien! El qu'ai-je donc fait, moi qui porte un cœur sensible?
Cousine, je me suis laissé aimer; et j'ai beaucoup fait, avec toute ma
sensibilité, de le rendre une amitié qui valùl la tienne.
LA NOUVELLE HÉLOISE.
133
Ces cmitriulictions l'oiii donne de ton car;\ctère l'idée la plus liizarre
qu'une folle ronunc loi put jamais concevoir, c'ebldi' le ciniic a la lois
ardenle amie i:l froide amante. Ne pouvant dis( oii\<iiir du li'iidic alta-
chenienl dont lu te sentais pénétrée, In crus n'èiic (apahlc t\nr de ce-
lui-là. Hors ta Julie, tu ne pensais |ias cpie rien put l'erTionvoir au
monde : coiniiiesi lescccurs iialnriOlemeiit scusihles pouvaient ne l'èlre
que pour ini olijet, et ipie, ne sacliaEit aimci- ipic moi, lu m'eusses pu
bien aiiuer inoi-mème ! Tu deniaiiilais plaisaiiuiuiil si l'àme avait un
sexe. >(iM, mon enfant, l'àme n'a point de sexe; mais s<'s airc( lions
les disliii^iii'iil, et tu commences trop à le sentir. Parce ipie le piemicr
amaijl ({iii s'olfiil ne l'avait pas émue, tu crus aussitôt ne pouvoir lèlri';
parce ipie lu mauipiais d'amour pour Ion soupirant, In crus n'en pou-
voir scnlir pour piusounc. Uiiauil M lut Ion maii, lu l'aimas pourtant, et
si fort (pie noire aniilie luèiiH' en soullrit : ci'ttc àme si pi'U sensdde sut
trouver à l'amour un suiiplénient encore assez, tendre pour satisfaire un
honnête lionime.
Pauvre cousine, c'est à toi désonnais de résoudre tes propres dou-
tes ; et s'il est vrai,
Cli' un frcildo amante è mal siciiro amico,
Qu'un IVoid amant est un peu silr ami (Miîtast ),
j'ai grand'peur d'avoir maintenant uik^ raison de trop pour (luiipter
sur toi. Mais il faut que j'achève de te dire là-dessus tout ce cpie je
pense.
Je soupçonne que lu as aimé, sans le savoir, bien plus tôt que lu ne
crois, ou du moins que le même penchant qui me perdit l'eiii séduite
si je ne t'avais prévenue. Conçois-lu qu'un sentiment si naturel et si
doux puisse tarder si longtemps à naître'/ conçois-lu qu'à l'âge où nous
("liinis on puisse inipiiniMuenl se familiariser avec un jeune lionmie ai-
mable,ou ipi'avec laul de eonf(UUiil('' dans tous nos ^oùls lelui-riseid ne
nous eût pas ele eonniinn .' Non, mou aii^e; lu l'aurais aiiue, j'en Suis
sûre, si je ne l'eusse aimé la première. Moiij> Inililr cl non luoius sen-
sible, lu aurais été plus sage (pie uioi sans élre plus lieuniisi'. .Mais (picl
pcnclianteût |)n vaincre dans ion ame honiirti^ l'horicur de la lialiison
et de l'inlideliie 1 1/ainitié le sauva des pièges de l'amour; lu ne vis plus
qu'un ami dans l'amant de Ion amie, et lu rachetas ainsi ton cœur aux
dépens du mien.
Julie surprise par M. de Wolmar et Saint-Preux. — Let.
Ces conjectures n(! sont pas même si conjectures que lu penses; cl,
si je voulais rappeler des temps qu'il faut oublier, il me sérail aisé
de trouver dans l'uitercl que m enivais ne prendr<' (]u'a moi seule un
lulérèt non uioiiis vif pour ce ipii m'i'lail cher, N'osanl l'aimer lu
voulais (pie je l'aimasse : lu jui;c:i> clia('(rii de luilis IKM
lieulieur de l'aulre ; cl ce ( d'ur, (|U n'a point d'égal au Illouil
(liedl plus leudremeiit lous les deux. Sois sur
faiblesse, tu m'aurais ete moins indulgente ; ma
cIk; sons le nom de jalousie une juste sévérité. Tu ne te sentais pas en
droit de ('onibatlr(; i-n moi le penchaul ipiil eût fallu vaincre: et, crai-
gnant d'être perlide plutôt que sage, en immolant ton bonheur au nô-
tre, lu crus avoir assez fait pour la vertu.
Ma Claire, voilà ton histoire; voilà comment ta lyrannique amitié
me force à le savoir gré de ma honte, et à le remercier de mes loris.
Ne crois pas pourtant que je veuille l'imiter en cela : je ne suis pas
plus disposée à suivre ton exemple que toi le mien ; et comme lu n'as
pas à craindre mes fautes, je n'ai plus, grâce au ciel, les raisons d'in-
(liilgei((c. (.luel plus digne usage ai-je à faire de la vertu que lu m'as
rendue (Oie de l'aider à la conserver?
aire au
lions eu
', sans la propre
le serais ivpro-
Laurc. — Lr.r. xii.
Il faut donc le dire encore mon avis sur ton étal présent. La longue
absenc(! de iiolie maiire n'a pas changé les dispositions pour lui : la li-
berté recouvrée et son retour ont produit une nouvelle époipie dont
l'anionr a su pr(diter. Un nouveau seiilinieni n'est pas ne dans ton
c(eur : celui ipii s'y cacha si loiigleiiips n'a fiit que se mettre plus à
l'aise. Ficre d oser te l'avouer à loi-m('nie. lu l'es pressée de me le
dire, (a-t aven le semblait prexpie iK'cessaiie pour le rendre lout à
l'ait innocent : en devenant nn crime pour Ion amie, il cessait d'en êlre
lin pour loi : et peiil-('lre ne l'es-tii livrée au mal que In romballais
depuis tant d'anniis, que peur mieux achever de m'en guérir.
.l'ai seiiii lout cela, lua cliere ; je me suis peu alarmée d'un penchanl
qui me servait de sanveijarde, et (pie lu n'avais point à le reprocher.
Cet hiver, (pie ikuis avons p;(>se Ions ensemble au Sein de la paix cl
de rainili(', ma donne plus de conlianc(ï encore en voyant que, loin de
rien perdre de la gaieté, tu semblais l'avoir augmentée. Je t'ai vue
tendre, empressée, atlenlive, mais l'iaiiche dans tes caresses, naïve
dans ttîs jeux , sans mystère, sans ruse eu toutes choses; et dans tes
plus vives agaceries la joie de l'iuiiocence réparait toui.
Depuis notre entretien de I Elysée je ne suis plus si contente de loi ;
je le Irniive Irisli- et rêveuse:" tu le phiis seule autant qu'avec Ion
amie : lu n'as pas change de langage, mais (ra((ent; tes plaisanteries
sont plus limides : lu n'oses plus pailer de lui si soiivenl, ou dirait
que lu crains l(iu|iiurs (pi'il ne l't'eonle: cl l'on voit à ton iiKpiiélnde
qiu; m allends de ses nouvelles plulol (pie lu n'en demandes.
Je ireiuble, bonne cousine, (pie lu ne sentes pas loin ton mal, et
que le Mail soil eutbucé plus avant que lu n'as paru le craindre. Crois-
moi, sonde bien Ion cceiir malade: dis-loi bien, je le répèle, si. qiiel-
(pie sage iproii puisse êlre, on peut sans risipie demeurer longtemps
avec ce (pi'ou aime, el si la ( (uiliance qui me perdit est Uuit à fail sans
danger pour toi. Vous êies libres Ions deux; c'est précisément ce qui
reml les o( ( asioiis plus suspectes. Il n'y a poini dans un co-nr ver-
liienx de faiblesse ipii cède aux remords ; et je conviens avec loi qu'on
est toujours ;isse/, forte conlre le crime : mais belasi qui peut se ga-
rantir d être faible'? Cependant reg;irde les suites, songe aux elTels de
154
LA NOUVELLE HÉLOISE.
la
Iionle. Il faut s'honorer pour être honorée. Comment peut-on méri-
., r le respect d'aiilrui sans en avoir pour soi-même? et où s'arrêtera
dans la roule du vice celle qui l'ait le premier pas sans effroi? Vodà ce
(pie je dirais à ces fcnunes du monde pour qui la morale et la religion
ne sont rien, et qui n'ont de loi cpie l'opinion d'aulrui. Mais toi, (enime
veriueuse et clirelienne, loi (|ni vois ion devoir et qui l'aimes, loi qui
connais et suis d'autres règles que les jugements publics, ton premier
limnieur est celui ([ue te rend ta conscience ; et c'est celui-là qu'il s'a-
git de conserver.
Veux-tu !^a\oir quel est ton tort en toute celte affaire ; c est, je te
le redis, de rougir d'un sentiment honnête que lu n'as qu'à déclarer
pour le rendre innocent. Mais avec toute ton humeur folâtre rien n'est
si timide que loi : lu plaisantes pour faire la brave, et je vois ton
pauvre cienr tout iremblanl ; lu fais avec l'amonr, dont tu feins de
rire, comme ces enfants qui chantent la nuit (|uand ils ont peur. 0
chère amie ! souviens-loi de l'avoir dit mille fois, c'est la fausse honte
qui mené à la véritable, et la venu ne sait rougir que de ce qui est
mal. L'amour en lui-même est-il un crime? n'esi-il pas le plus pur
:iiiisi que le plus doux penchant de la nature? n'a-t-il pas une fin
bonne et louable î ne dédaigne-l-il pas les âmes basses et ram-
pantes I n'anime-l-il pas les âmes grandes et fortes? n'ennoblit-il pas
ions leurs sentiments? ne double-t-il pas leur être? ne les élève-
t-il pas au-dessus d'elles-mêmes? .Mil si pour être honnête et sage il
faut eue inaccessible à ses iraiis, dis, que reste-l-il pour la vertu sur la
lerie? Le rebut de la nature et les plus vils des mortels.
Qu'as-tu donc fait que tu puisses te reprocher? N'as-tu pas fait choix
d'un honnête homme? n'est-il pas libre? ne l'es-tu pas? Ne mérite-t-il
pas toute ton estime? n'as-lu pas loute la sienne? Ne seras-tu pas trop
heureuse de faire le bonheur d'un ami si digne de ce nom, de payer
de Ion cœur et de ta personne les aiiciennes dettes de ton amie, et
d'honorer en l'élevant à loi le mérite outragé par la fortune?
Je vois les petits scrupules qui l'arrêtent : démentir une résolution
prise et déclarée, donner un successeur au défunt, montrer sa fai-
blesse au public, épouseï; un aventurier, car les âmes basses, loujours
prodigues de litres flélrissanls, sauront bien trouver celui-ci; voilà
donc les raisons sur lesquelles tu aimes mieux te reprocher ton pen-
cliant que le juslilier, et couver les feux au fond de ton cœur que les
n iitiro légitimes ! Mais, je le prie, la honte est-elle d'épouser celui
qu'on aime, ou de l'aimer sans l'épouser? Voilà le choix qui te reste
à faire. L'honneur que tu dois au défunt est de respecter assez sa
veuve pour lui donner un mari plutôt qu'un amant ; et si ta jeunesse te
force à remplir sa place, n'est-ce pas rendre encore hommage à sa mé-
moire de choisir un homme qui lui fui cher?
(Jiiaiii à riiiégalii(', je croirais l'oflênser de conibaltre une objection
si IVivolc liiiM|iiil s iigil de sagesse et de bonne mœurs. Je ne connais
(l'iMi'galité (li'slioiioiante que celle qui vient du caractère ou de l'édu-
cation. A quelque état que parvienne un homme imbu de maximes
basses, il est loujours honteux de s'allier à lui ; mais un homme élevé
dans des senthnenls d'honneur est l'égal de tout le monde ; il n'y a point
de rang où il ne soit à sa place. Tu sais quel était l'avis de ton père
même quand il fut question de moi pour notre ami. Sa famille est hon-
nête quoique obscure; il jouit de l'estime publique; il la mérite. Avec
cela, fût il le dernier des hommes, encore ne faudrait-il pas balancer;
car il vaut mieux déroger à la noblesse qu'à la vertu, et la femme d'un
charbonnier est plus respectable que la maîtresse d'un prince.
J'entrevois bien encore une autre espèce d'embarras dans la néces-
sité de le déclar.'rla première, car, comme tu dois le sentir, pour qu'il
ose aspirer à loi il faut que lu le lui permettes; et c'est un des justes
retours de l'inégalité, qu'elle coûte souvent au plus élevé des avances
morlilianies. Quant à celte difOculté, je te la pardonne; et j'avoue
même iiu'elle me paraîtrait fort grave si je ne prenais soin de la lever.
J'espère que lu comptes assez sur ion amie pour croire que ce sera
sans le coniprometlre. De mon côté, je compte assez sur le succès
pour m'en charger avec conliance; car, quoi que vous m'ayez dit au-
trefois tous d'UX sur la diflicnltéde iransformer une amie en maîtresse,
si je connais bien un cœur dans lequel j'ai trop appris à lire, je ne crois
pas qu'en celle occasion l'entreprise exige une grande habileté de ma
part. Je te propose donc de me laisser charger de celle négociation,
afin que lu puisses te livrer au plaisir que te fera son retour, sans mys-
tère, sans regret, sans danger, sans honte. Ah ! cousine, quel charme
pour moi de réunir à jamais deux cœurs si bien faits l'un pour l'aulre,
ei qui se confondent depuis si longtemps dans le mien ! Qu'ils s'y con-
fondeni nnciix encore s'il est possible : ne soyez plus qu'un pour vous
et pour moi. (loi. ma Claire, tu serviras encore ton amie en couron-
iiani ton amour ; et j'en serai plus sûre de mes propres sentiments
quand je ne pourrai plus les distinguer entre vous.
Que si malgré mes raisons ce projet ne le convient pas, mon avis est
qu'à queUpie prix (|ue ce soit nous écartions de nous cet homme dan-
gereux, toujours redoutable à l'une ou à l'autre; car, quoi qu'il arrive,
réducation de nos enfants nous importe encore moins que la vertu de
leurs mères. Je le laisse le temps de réfléchir sur toul ceci duranl ton
voyage ; nous en parlirons après ton retour.
.'le prends le parii de l'envoyer celte lettre en droiture à Genève,
parce que tu n'as dû coucher qu'une nuit à Lausanne, et ((u'elle ne l'y
iroiivcrait plus. Apporlc-inoi bien des détails de la petite république,
Sur tout le bien qu'on dit de celte ville charmante, je l'estimerais heu
reuse de l'aller voir si je pouvais faire cas des plaisirs qu'on achète aux
dépens do ses amis. Je n'ai jamais aimé le luxe, et je le hais mainte-
nant de l'avoir otée à moi pour je ne sais combien d'années. Mon en-
fant, nous n'allâmes ni lune ni l'autre faire nos emplettes de noces à
Genève; mais, quel |iie mérite que puisse avoir ton frère, je doute que
la belle-sœur soit plus heureuse avec sa dentelle de Flandre et ses
étoffes des Indes que nous dans notre simplicité. Je te charge pourtant,
malgré ina rancune, de l'engager à venir faire là noce à Clarens. Mon
père écrit au tien, et mon mari à la mère de l'épouse, pour les en
prier. Voilà les lettres ; donne-les, et soutiens l'invitation de ton crédit
renaissant: c'est tout ce que je puis faire pour que la fête ne se fasse
pas sans moi ; car je le déclare qu'à quelque prix que ce soit je ne veux
pas quitter ma famille. Adieu, cousine: un mot de les nouvelles, et que
je sache au moins quand je dois l'attendre. Voici le deuxième jour de-
puis ton départ, et je ne sais plus vivre si longtemps sans toi.
P. S. Tandis que j'achevais cette leitre interrompue, mademoiselle
Henriette se donnait les airs d'écrire aussi de son coté. Comme je veux
que les enfants di.>enl toujours ce qu'ils pensent el non ce qu'on leur fait
dire, j'ai laissé la petite curieuse écrire tout ce qu'elle a voulu sans y
changer un seul mot. Troisième lettre ajoutée à la mienne. Je me doute
bien que ce n'est pas encore celle que tu cherchais du coin de l'œil en
furetant ce paquet. Pour celle-là, dispense-toi de l'y chercher plus long-
temps, car tu ne la trouveras pas. Elle est adressée à Clarens; c'est à
Clarens qu'elle doit être lue : arrange-toi là-dessus.
LETTRE XIV.
n nE^RIETTE A SA .IIKRE.
Où êtes-vous donc, maman? On dit que vous êtes à Genève, et que
c'est si loin, si loin, qu'il faudrait marcher deux jours toiil le jour pour
vous atteindre. Voulez- vous donc faire aussi le lonr du monde? Mon
petit papa est parti ce matin pour Eiauge ; mon petit grand-papa est à
la chasse ; ma petite maman vient de s'enferim^r pour écrire ; il ne reste
que ma mie Pernetle et ma mie Fanchon. Mon dieu! je ne sais plus
comment loul va; mais, depuis le départ de notre bon ami, tout le
monde s'éparpille. Maman, vous avez commencé la première. On s'en-
nuyait déjà bien quand vous n'aviez plus personne à faire endêver. Oh !
c'est encore pis depuis que vous êtes partie, car la petite maman n'est
pas non plus de si bonne humeur que quand vous y êtes. Maman, mon
petit mali se porte bien ; mais il ne vous aime plus, parce que vous ne
l'avez pas fait sauier hier comme à l'ordinaire. Moi, je crois que je vous
aimerais encore un peu si vous reveniez bien vite, afin qu'on ne s'en-
iiuyài pas tant. Si vous voulez ni'apaiser tout à fait, apportez à mon pe-
tit niali quelque chose qui lui fasse plaisir. Pour l'apaiser, lui, vous au-
rez bien l'esprit de trouver aussi ce qu'il faul faire. Ah! mou Dieu!
si notre bon ami était ici, comme il l'aurait déjà devine I Mon bel éven-
tail esl tout brisé ; mon ajiL>lcment bleu n'est plus qu'un chiffon ; ma
pièce de blonde est en loques; mes mitaines à jour ne valent plus rien.
Bonjour, maman. Il faut (inir ma lettre, car la petite maman vient de
finir la sienne el sort de son cabinet. Je crois qu'elle a les yeux rouges,
mais je n'ose le lui dire; mais en lisant ceci elle verra bien que je l'ai
vu .Ma bonne maman, que vous êtes méchante si vous faites pleurerma
petite maman!
P. S. J'embrasse mon grand-papa, j'embrasse mes oncles, j'embrasse
ma nouvelle tante et sa maman ; j'embrasse tout le monde excepté
vous. Maman, vous m'enlendcz bien ; je n'ai pas pour vous de si longs
bras.
SIXIEME PARTIE.
LETTIIE PIIEMIERE.
DE MAUAME D OUBE A M.WAME DE WOLMAR.
Avant de partir de Lausanne il laut l'écrire un petit mot pour t'ap-
prendre que j'y suis arrivée, non pas pourtant aussi joyeuse (|ue j'es-
pérais. Je me faisais une fête de ce petit voyage qui t'a toi-même si
souvent tentée ; mais en refusant d'en être tù me las rendu presque
importun; <ar quelle ressource y troiiverai-je? S'il est ennuyeux, j'au-
rai l'ennui pour mon compte; et s'il esl agréable, j'aurai le regret de
m'amuser sans toi. Si je n'ai rien à dire contre tes raisons, crois-tu
pour cela (pie je m'en contente? Ma foi, cousine, lu te trompes bien
LA NOUVELLE IIÉLOISE.
15S
fort : et c'est encore ce qui me fâche de n'être pas même en droit de
me fâcher. Dis, mauvaise, n'as-tii pas honte d'avoir toujours raison avec
ton amie, et de résister à ce qui lui fait plaisir, sans lui laisser même
celui de gronder'/ Quand tu aurais planté là pour huit jours ton mari,
ton ménage et les marmots, ne dirait-on pas que tout eût été perdu?
Tu aurais fait une étoinderic, il est vrai, mais lu en vaudrais cent fois
mieux ; au lieu qu'en te mêlant d'être parfaite tu ne seras plus bonne à
rien, et tu n'auras qu'à te chercher des amis parmi les anges.
Malgré les méeonlentenicnts passés, je n'ai pu sans attendrissement
me retrouver au milieu de ma famille ; j'y ai été reeue avec plaisir, ou
du moins avec beaucoup de caresses. J'alleiids pour te parler de mon
frère (|ue j'aie fait connaissance avec lui. Avec une assez belle ligure il
a l'air empesé du pays d'où il vient. Il est sérieux et froid ; je lui trouve
i même un peu de morgue : j'ai grand'peur pour la petite personne qu'au
î lieu d'être un aussi bon mari que les noires, il ne tranche un peu du
seigneur et maître.
Mon père a élé si charmé de me voir, qu'il a quitte pour m'embras-
ser la relation d'une grande bataille que les Français viennent de ga-
i gucr en Flandre, comme pour vérifier la prédiction de l'ami de noire
ami. Quel bonheur qu'il n'ait pas été là ! linagincs-tu le brave Edouard
voyant fuir les Anglais et fuyant lui-même'/... Jamais, jamais!... il se
! fût fait tuer cent fois.
, Mais, à propos de nos amis, il y a longtemps qu'ils ne nnus ont écrit.
' N'était-ce pas hier, je crois, jour de courrier? Si tu reçois de leurs
lettres, j'espère que lu n'oublieras pas l'intérêt que j'y prends.
Adieu, cousine; il faut ])ariir. J'attends de tes nouvelles à Genève,
on nous comptons arriver demain pour dîner. Au reste, je t'averiis que
de manière ou d'autre la noce ne se fera pas sans toi, et que, si tu ne
veux pas venir à Lausanne, moi je viens avec tout mon monde mettre
Clarens au pillage, et boire les vins de tout l'univers.
LETTRE II.
HE MADAME D ORBE A MADAME DE WOLMAR.
A merveille, sœur prêcheuse ! mais tu comptes un peu trop, ce me
semble, sur l'effet salutaire de tes sermons. Sans juger s'ils endor-
maient beaucoup autrefois ton ami, je t'avertis qu'ils n'endorment point
aujourd'hui Ion amie; et celui que j'ai reçu hier au soir, loin de m'ex-
citer au sommeil, me l'a ôté durant la nuit entière. Gare la paraphrase
de mon Argus s'il voit celle lettre! mais j'y mettrai bon oidre, et je
te iurc que lu te brûleras les doigts plutôt que de la lui montrer.
Si j'allais le récapituler point par point, j'empiéterais sur tes droits ;
il vaut mieux suivre ma tête : et puis, pour avoir l'air plus modeste et
ne pas te donner trop beau jeu, je ne veux pas d'abord parler de nos
voyageurs et du courrier d'Italie. Le pis-aller, si cela m'arrive, sera
de récrire ma lettre, et de mettre le commencement à la fin. Parlons
de la prétendue lady Bomslon.
Je m'indigne à ce seul titre. Je ne pardonnerais pas plus à Saint-
Preux de le laisser prendre à celle fille, qu'à Edouard de le lui donner,
et à toi de le reconnaître. Julie de Wolmar recevoir Lauretla Pisana
dans sa maison ! la souffrir auprès d'elle ! eh ! mon enfant, y penses-lu ?
(Juelle douceur cruelle est-ce là ? Ne sais-tu pas que l'air qui t'enioure
est n)ortel à l'infamie'.' La pauvre niaMieiireuse (»erail-elle mêler son
baleirjc à la tieiuie? oserait-elle res]iii(f prrs de loi .' Elle y serait plus
mal à son aise qu'un possédé touclié par des reliques ; Ion seul icgard
la ferait rentrer en terre, ton ombre seule la tuerait.
Je ne méprise point Laure, à Dieu ne plaise ! au contraire, je l'ad-
mire et la respecte d'autant plus qu'un pareil retour est héroïque cl
rare. En est-ce asjez pour autoriser les comparaisons basses avec les-
quelles tu t'oses profaner toi-même? comme si, dans ses plus grandes
faiblesses, le véritable amour ne gardait pas la personne et ne rendait
pas l'honueur plus jaloux ! Mais je t'entends et je t'excuse. Les objets
éloignés et bas se confondent maintenant à ta vue ; dans ta sublime
élévation, tu regardes la lerre cl n'en vois plus les inégalités : ta dé-
vole humilité sait mettre à profit jusqu'à ta vertu.
lié bien ! que sert tout cela ? Les sentiments naturels en reviennent-
ils moins ? L'amour-propre en fait-il moins son jeu? .Malgré toi tu sens
la répugnance, tu la taxes d'orgueil, tu la voudrais eoud)allre, tu l'im-
putes à l'opinion, lionne fille! et depuis quand l'opprobre du vice n'est-
il que dans l'opinion ? Quelle société conçois -tu pob.ï.ihlc avec une lenunc
devant qui l'on ne saurait nommer la chasieie, riioiMiéieio. I.i vcriu,
sans lui faire verser des larmes de honte, sans ranimer ses douleurs,
sans iii>uli('r prescpio à son repentir? Crois-moi, mon ange, il faut res-
pecier l.auie ei ne la point voir. La fuir est un égard (|ue lui doivent
d'Iionnêles l'einnios; elle aurait trop à souffrir avec nous.
Ecoute. Ton Kcur le dit que ce mariage ne se doit point faire ; n'est-
ce pas te dire qu'il ne se fera point?... JNolre ami, dis-tu, n'en parle
pas dans sa lettre... dans la lettre que tu dis qu'il m'écrit?... et lu dis
que celte lellre est fort longue?... Et puis vient le discours de ton
mari... Il est nnsiérieux ton mari... Vous êles un couple de fripons
qui me jouez d'inielligenee; mais... Son sentiment au reste n'était pas
Ici fort nécessaire... surtout pour loi qui as vu la lellre... ni pour moi
qui ne l'ai pas vue... car je suis plus sûre de ton ami, du mien, que de
toute la philoso|)liie.
Ah çà ! ne voilà-t-il pas'déjà cetimporlun qui revient on ne sait com-
ment ! Ma foi, de peur qu'il ne revienne encore, puis(|ue je suis sur
son chapitre, il faut ipie je l'épuisé, afin de n'en pas faire à deux fuis.
IN'allons point nous perdre dans le pays des chimères. Si tu n'avais
pas été Julie, si ton ami n'eût pas été ton amant, j ignore ce qu'il eût
été pour moi ; je ne sais ce que j'aurais été moi-même : tout ce que je
sais bien, c'est que si sa mauvaise étoile me l'eût adressé d'abord, c'é-
tait fait de sa pauvre tête; et, que je sois folle ou non, je l'aurais in-
failliblement rendu fou. Mais qu'importe ce que je pouvais être ! par-
lons de ce que je suis. La première chose (pie j'ai faite a été de t'ai-
mer. Dès nos premiers ans mon ca;ur s'absorba dans le lieu : toute
tendre et sensible que j'eusse été, je ne sus plus aimer et sentir par
moi-môme; tous mes sentiments me vinrent de toi, toi seule me tins
lieu de tous, et je ne vécus que pour êlre ton amie. Voila ce que vil la
Chaillot; voilà sur quoi elle me jugea. Réponds, cousine, se trompa-
l-elle?
Je fis mon frère de Ion ami, tu le sais. L'amant de mon amie me fut
comme le fds de ma mère. Ce ne fut point ma raison, mais mon cœur,
qui lit ce choix. J'eusse été plus sensible encore, que je ne l'aurais pas
autrement aimé. Je t'embrassais en embrassant la plus chère moitié de
loi-même, j'avais pour garant de la pureté de mes caresses leur propre
vivacité. Une lille Iraile-t-elle ainsi ce qu'elle aime? le traitais-tu toi-
même ainsi ? ÎVon, Julie; l'amour chez nous est craintif et timide ; la
réserve et la honte sont ses avances ; il s'annonce par ses refus, et,
sitôt qu'il transforme en faveur les caresses, il en sait bien distioguer
le prix. L'amitié esl prodigue, mais l'amour est avare.
J'avoue que de trop étroites liaisons sont toujours périlleuses à l'âge
où nous étions lui et moi ; mais, tous deux le cœur plein du même ob-
jet, nous nous accoutumâmes tellement à le placer entre nous, qu'à
moins de l'anéantir nous ne pouvions plus arriver l'un à l'autre; la
familiarité même dont nous avions pris la douce habitude, cette fami-
liarité dans tout autre cas si dangereuse, fut alors ma sauvegarde. Nos
sentiments dépendent de nos idées ; et, quand elles ont pris un certain
cours, elles en changent difficilement. Nous en avions trop dit sur un
ton pour recommencer sur un autre ; nous étions déjà trop loin pour
revenir sur nos pas. L'amour veut faire tout son progrès lui-mcme : iJ
n'aime point que l'amitié lui épargne la moiiié du chemin. Enfin, je l'ai
dit autrefois, et j'ai lieu de le croire encore, on ne prend guère de bai-
ser coupable sur la même bouche où l'on en prit d iiiuocenls.
A l'appui de tout cela vint celui que le ciel destinait à faire le court
bonheur de ma vie. Tu le sais, cousine, il était jeune, bien fait, hon-
nêle, allenlif, complaisant, il ne savait point aimer comme ton ami;
mais c'était moi qu'il aimait ; et, quand on a le cœur libre, la passion
qui s'adresse à nous a toujours quelque chose de contagieux. Je lui
rendis donc du mien tout ce qu'il en restait à prendre, et sa part fut
encore assez bonne pour ne lui pas laisser de regret à sou choix. Avec
cela, qu'avais-je à redouter? J'avoue même que les droits du sexe,
joints à ceux du devoir, portèrent un moment préjudice aux liens, et
que, livrée à mon nouvel étal, je bis d'abord plus épouse qu'amie ; mais
en revenant à toi je te rapportai deux cœurs au lieu d'un, et je n'ai
pas oublié depuis que je suis restée seule chargée de cette double dette.
Que le dirai-je encore, ma douce amie ? Au retour de noire ancien
maitre, c'était pour ainsi dire une nouvelle connaissance à faire. Je
crus le voir avec d'autres yeux ; je crus sentir en l'embrassant un fré-
missement qui jusque-là m'avait été inconnu. Plus celle émotion me fut
délicieuse, plus elle me fit de peur. Je m'alarmai comme d'un crime
d'un sentiment qui n'existait peut-être que parce qu'il n'était plus cri-
minel. Je pensai trop que ton amant ne l'était plus et qu'il ne pouvait
plus l'être ; je sentis trop qu'il était libre et que je l'elais aussi. Tu sais
le reste, aimable cousine ; mes frayeurs, mes scrupules, te furent con-
nus aussitôt qu'à moi. Mon cœur sans expérience s'intimidait tellement
d'un étal si nouveau pour lui, que je me reprochais mon empressement
de te rejoindre, comme s'il n'eût pas précédé le retour de cet ami. Je
n'aimais point qu'il fût précisément où je désirais si fort d'être, et je
crois que j'aurais moins souffert de sentir ce désir plus tiède que d'i-
maginer qu'il ne fût pas tout pour toi.
Enfin je te rejoignis et je fus presque rassurée. .Te m'étais moins re-
proché ma faiblesse après l'en avoir fait l'aveu; près de toi je mêla
reprochais moins encore : je crus m'être mise à mou tour sous ta
garde, et je cessai de craindre pour moi. Je résolus, par ton conseil
même, de ne point changer de conduite avec lui. Il esl constant qu'une
plus grande réserve eût été une espèce de déclaration; et ce n'éuit
que trop de celles qui pouvaient m'écliapper malgré moi, s;ins en faire
une voliinlaire. Je conlinuai donc d'êire badine par honte et familière
par modeslie. Mais peul-êire loul cela, se faisant moins nalurellemcnl,
ne se faisait-il plus avec la même mesure. De folâtre que j'étais je de-
vins tout à fait folle : et ce qui m'en accrut la confiance fut de sentir
que je pouvais l'être impunémeni. Soit que l'exemple de ton retour à
toi-même me donnât plus de force pour l'imiter, soit que ma Julio
épure tout ce qui l'approche, je me trouvai tout à h»t tranquille, et il
ne me resta de mes premières éaioiions qu'un sentiment très-doux, il
est vrai, mais calme et paisible, ei qui ne demandait rien de plus à
mon cœur que la durée de l'état où j'étais.
436
LA NOUVELLE IIÉLOISE.
Oui, chère amie, je suis tendre et sensible aussi bien que toi ; mais
je le suis d'une autre manière : mes aflèclions sont plus vives, les tien-
nes sont plus pénétrantes. Peul-êire avec des sens plus animés ai-je
plus de ressources pour leur donner le change ; et cette même gaieté
qui coûte l'innocence à tant d'autres me l'a toujours conservée. Ce n'a
pas toujours été sans peine, il f^ut l'avouer. Le moyen de rester veuve
à mon âge, et ne pas sentir quelquefois que les jours ne sont que la
moitié de la vie ? mais, comme tu l'as dit et comme tu l'éprouves, la
sagesse est un grand moyen d'être sage ; car, avec toute ta bonne con-
tenance, je ne te crois pas dans un cas fort différent du mien. C'est
alors que l'enjouement vient à mon secours, et fait plus peut-être pour
la vertu que n'eussent fait les graves leçons de la raison. Combien de
fois dans le silence de la nuit, où l'on ne peut s'échapper à soi-même,
j'ai chassé des idées importunes en méditant des tours pour le lende-
main I combien de fois j'ai sauvé les dangers d'un tête-à-tête par une
saillie extravagante ! Tiens, ma chère, il y a toujours, quand on est
faible, un moment où la gaieté devient sérieuse, et ce moment ne vien-
dra point pour moi : voilà ce que je crois sentir et -de quoi je l'ose
répondre.
Après cela, je te confirme librement tout ce que je t'ai dit dans l'E-
lysée sur rattachement que j'ai senti naître, et sur tout le bonheur
dont j'ai joui cet hiver. Je m'en livrais de meilleur cœur au charme de
vivre avec ce que j'aime en sentant que je ne désirais rien de plus. Si
ce temps eût duré toujours, je n'en aurais jamais souhaité un autre.
Ma gaieté venait de contentement, et non d'artifice. Je tournais en es-
pièglerie le plaisir de ni'occuper de lui sans cesse : je sentais qu'en me
bornant à rire je ne m'apprêtais point de pleurs.
Ma foi, cousine, j'ai cru m'apercevoir quelquefois que le jeu ne lui
déplaisait pas trop à lui-même. Le rusé n'était pas fàclié d'être fâché ;
et il ne s'apaisait avec tant de peine que pour se faire apaiser plus
longtemps. J'en tirais occasion de lui tenir des propos assez tendres en
paraissant me moquer du lui ; c'était à qui des deux serait le plus en-
fan!. Un jour qu'en ton absence il jouait aux échecs avec ton mari, et
que je jouais au volant avec la Fanchon dans la même salle, elle avait
le mot, et j'observais notre philosophe. A son air himiblement lier et à
la promptitude de ses coups, je vis qu'il avait beau jeu. La table était
petite, et l'échiquier débordait. J'attendis le moment, et, sans paraître
y tâcher, d'un revers de raquette je renversai l'échec et mat. Tu ne
vis de tes jours pareille colère : il était si furieux que, lui ayant laissé
le choix d'un soufflet ou d'un baiser pour ma pénitence, il se détourna
quand je lui présentai la joue. Je lui demandai pardon, il fut inflexible.
Il m'aurait laissée à genoux si je m'y étais mise. Je finis par lui faire une
autre pièce qui lui fit oublier la première, et nous lûmes meilleurs amis
que jamais.
Avec une autre méthode, infailliblement je m'en serais moins bien
tirée ; et je m'aperçus ime fois que, si le jeu fût devenu sérieux, il eut
pu trop l'être, (rétait un soir qu'il nous accompagnait ce duo si simple
et si touchant de Léo, Vado a morir, ben mio. Tu chantais avec assez
de négligence ; je n'en faisais pas de même ; et comme j'avais une main
appuyée sur le clavecin, au moment le plus pathétique et où j'étais
moi-même émue, il appliqua sur celte main un baiser que je sentis sur
mon cœur. Je ne connais pas bien les baisers de l'amour, mais ce que
je peux te dire, c'est que jamais l'amitié, pas même la nôtre, n'en a
donné n' reçu de semblable à celui-là. Eb bien ! mon enfant, après de
pareils moments que devient-on quand on s'en va rêver seule et qu'on
emporte avec soi leur souvenir ? Moi je troublai la musique : il fallut
danser, je fis danser le philosophe. On soupa presque eu l'air ; on
veilla fort avant dans la nuit ; je fus me coucher bien lasse, et je ne
fis qu'un sommeil.
J'ai donc de furt bonnes raisons pour ne point gêner mon humeur ni
changer de manières. Le moment qui rendra ce changement nécessaire
est si près, que ce n'est pas la peine d'anticiper. Le temps ne viendra
que trop tôt d'être prude et réservée. Tandis que je compte encore par
vingt, je me dépêche d'user de mes droits ; car, passé la trentaine, on
n'est plus folle, mais ridicule. Et ton épilogneur d'homme ose bien me
dire qu'il ne me reste que six mois encore à retourner la salade avec
les doigts. Patience ! pour payer ce sarcasme, je prétends la lui retour-
ner dans six ans; et je le jure qu'il faudra qu'il la mange. Mais re-
venons.
Si l'on n'est pas maître de ses sentiments, au moins on l'est de sa
conduite. Sans doute je demanderais au ciel un cœur plus tranquille;
mais puissé-je à mon dernier jour offrir au souverain juge une vie aussi
peu criminelle que celle que j'ai passée cet hiver ! En vériié, je ne me
reprochais rien auprès du seul homme qui pouvait me rendre coupable.
Ma chère, il n'en est pas de même depuis qu'il est parti : en m'accontu-
mant à penser à lui dans son absence, j'y pense à tous les instants du
jour; et je trouve son image plus dangereuse que sa personne. S'il est
loin, je suis amoureuse; s'il est près, je ne suis que folle : qu'il re-
vienne, et je ne le crains plus.
Au chagrin de sou éloignemcnt s'est jointe l'inquiétude de son rêve.
Si tu as mis tout sur le compte de l'amour, lu l'es trompée ; l'amiîié avait
part à ma tristesse. Depuis leur départ je te voyais pâle et changée : à
chaque instant je pensais te voir tomber malade. Je ne suis pas cré-
dule, mais craintive. Je sais bien qu'un songe n'amène pas un événe-
nicut, mais j'ai toujours peur que l'événement n'arrive à sa suite. A
peine ce maudit rêve m'a-l-il laissé une nuit tranquille, jusqu'à ce que
je t'aie vue bien remise et reprendre tes couleurs. Diissé-je avrur mis
sans le savoir un intérêt suspect à cet empressement, il est sûr que
j'aurais donné toul au monde pour qu'il se fût montré quand il s'en re-
tourna comme un imbécile. Enfin ma vaine terreur s'en est allée avec
ton mauvais visage. Ta santé, ton appétit, ont plus fait que les plaisan-
teries ; et je t'ai vue si bien argumenter à table contre mes frayeurs,
qu'elles se sont tout à fait dissipées. Pour surcroît de bonheur, il re-
vient ; et j'en suis charmée à tous égards. Son retour ne m'alarme
point, il me rassure ; et sitôt que nous le verrons, je ne craindrai plus
rien pour tes jours ni pour mon repos. Cousine, conserve-moi mon
amie, et ne sois point en peine de la tienne ; je réponds d'elle tant
qu'elle t'aura... Mais, mon Dieu! qu'ai -je donc qui m inquiète encore
et me serre le cœur sans savoir pourquoi ? Ah 1 mon enfant, faudra-lil
un jour qu'une des deux survive à 1 autre? Malheur à celle sur qui doit
tomber un sort si cruel ! elle restera peu digne de vivre, ou sera morte
avant sa mort.
Pourrais-tu me dire à propos de quoi je m'épuise en sottes lamenla-
tions ? Foin de ces terreurs paniques qui n'ont pas le sens commun ! au
lieu de parler de mort, parlons de mariage ; cela sera plus anuisaul. Il
y a longtemps que cette idée est venue à ton mari, et s'il ne m'en eût
jamais parlé, peut-être ne me fût-elle point venue à moi-même. Depuis
lors j'y ai pensé quelquefois, et toujours avec dédain. Fi! cela vieillit
une jeune veuve. Si j'avais des enfants d'un second lit, je me croirais
la graud'mère de ceux du premier. Je te trouve aussi fort bonne de faire
avec légèreté les honneurs de ton amie, et de regarder cet arrange-
ment comme un soin de ta bénigne charité. Oh bien ! je l'apprends,
moi, que toutes les raisons fondées sur tes soucis obligeants ne valent
pas la moindre des miennes contre un second mariage.
Parlons sérieusement. Je n'ai pas l'âme assez basse pour faire entrer
dans ces raisons la honte de me rétracter d'un engagement téméraire
pris avec moi seule, ni la crainte du blâme en faisant mou devoir, ni
l'inégalité des fortunes dans un cas où tout l'honneur est pour celui des
deux à qui l'autre veut bien devoir la sienne : mais, sans répéter ce que
je t'ai dit tant de fois sur mon humeur indépendanle et sur mon éloi-
gnemcnt naturel pour le joug du mariage, je me tiens à une seule ob-
jection, et je la tire de cette voix si sacrée que personne au monde ne
respecte autant que toi. Lève celte obj-'Ction, cousine, et je me rends.
Dans tous ces jeux qui te donnent tant d'effroi, ma conscience est tran-
quille. Le souvenir de mon mari ne me fait point rougir ; j'aime à l'ap-
peler à témoin de mon innocence : et pourquoi craindrais-je de faire
devant son image tout ce que je faisais autrefois devant lui? En serait-il
de même, ô Julie ! si je violais les saints engagements qui nous unirent;
que j'osasse jurer à un autre l'amonr éternel que je lui jurai tant de
fois ; que mon cœur indignement partagé dérobât à sa mémoire ce
qu'il donnerait à son successeur, et ne pût sans offenser l'un des deux
remplir ce qu'il doit à l'autre? Cette même image qui m'est si chère ne
me donnerait qu'épouvante et qu'effroi; sans cesse elle viendrait em-
poisonner mon bonheur; et son souvenir, qui fait la douceur de ma vie,
en ferait le tourment. Comment oses-tu me parler de donner un suc-
cesseur à mon mari, après avoir juré de n'en jamais donner au lien?
Comme si les raisons que lu m'allègues l'étaient moins applicables eu
pareil cas I Ils s'aimèrent... C'est pis encore. Avec quelle indignai ion
verrait-il un homme qui lui fut cher usurper ses droits et rendre sa
femme infidèle ! Enfin, quand il serait vrai que je ne lui dois plus rien
à lui-même, ne dois-je rien au cher gage de son amour? et puis-je
croire qu'il eût jamais voulu de moi s'il eût prévu que j'eusse uu jour
exposé sa fille unique à se voir confondue avec les enfants d'un autre?
Encore un mot, et j'ai fini. Qui t'a dit que tous les obstacles viendraii-nt
de moi seule? En répondant de celui que cet engagement regarde ,
n'as-tu point plutôt consulté ton désir que Ion pouvoir? Quand tu se-
rais sûre de son aveu, n'aurais-tu donc aucun scrupule de m'offrir un
cœur usé par une autre passion? Crois-tu que le mien dût s'en con-
tenter, et que je pusse être heureuse avec un homme que je ne ren-
drais pas heureux? Cousine, penses-y mieux ; sans exiger plus d'amour
que je n'en puis ressentir moi-même, tous les sentiments que j'accorde
je veux qu'ils me soient rendus; et je suis trop honnête femme pour
pouvoir me passer de plaire à mon mari. Quel garant as-lu donc de les
espérances? Un certain plaisir à se voir, qui peut être l'effet de la
seule amitié ; un transport passager, qui peut naître à notre âge de la
seule différence du sexe, tout cela suffit-il pour les fonder? Si ce trans-
port eût produit quelque sentiment durable , est-il croyable qu'il s'en
fût lu non-seulement à moi , mais à toi, mais à ion mari , de qui ce
propos n'eût pu qu'être favorablement reçu? En a-t-il jamais dit un
mot à personne? Dans nos têtc-à-lêle a-l-il jamais été question que de
loi ? a-t-il jamais été question de moi dans les vôtres? Puis-je penser
que s'il avait eu là-dessus quelque secret pénible à garder, je n'aïu-ais
jamais aperçu sa contrainte, ou qu'il ne lui serait jamais échappé d'in-
discrétion ! Enfin, même depuis son départ, de laquelle de nous deux
paile-t-il le plus dans ses letires, de laquelle est -il occupé dans ses son-
ges? Je l'admire de me croire sensible et tendre, et de ne pas ima-
giner que je me dirai toul celai Mais j'aperçois vos ruses, ma mi-
gnonne; c'est pour vous donner droit de représailles que vous m'ac-
cusez d'avoir jadis sauvé mon cœur aux dépens du vôtre. Je ne suis
pas la dupe de ce tour-là.
LA NOUVELLE KÉLOISE.
iô7
Voilà loiite ma confession, cousine : je l'ai faite pour l'éclairer et non
pour le contredire. Il me reste à te déclarer ma résolution sur cette
aH.iire. Tu connais à présent mon intérieur aussi bien et peut-être mieux
que moi-même : mon honneur, mon bonheur, te sont chers autant qu'à
moi ; et dans le calme des passions la raison le fera mieux voir où je
dois trouver l'un el l'autre. Charge-loi donc de ma conduite ; je t'en
remets l'cnlicre direction. Rentrons dans notre étal naturel , el chan-
geons enlre nous de métier; nous nous an tirerons mieux toutes deux.
Gouverne; je serai docile : c'est à loi de vouloir ce que je dois faire, à
moi de faire ce que tu voudras. Tiens mon àme à couvert dans la tienne :
que sert aux inséparables d'en avoir deux ?
Ah çà ! revenons à présent à nos voyageurs. Mais j'ai déjà tant parlé
de l'un que je n'ose plus parler de l'autre, de peur que la ddïérence du
Style ne se fît un peu (rop sentir, el que l'amitié même que j'ai pour
l'Anglais ne dit trop en laveur du Suisse. Et puis, que dire sur des
Ictlres qu'on n'a pas vues? Tu devais bien au moins m'envoyer celle de
niilord Edouard ; mais tu n'as ose l'envoyer sans l'autre, et tu as fort
bien fait... Tu pouvais pourtant faire mieux encore... Ah! vivent les
duègnes de vingt ans ! elles sont plus trailables qu'à trente.
Il faut au moins que je me venge en l'apprenant ce que lu as opéré
par celte belle réserve ; c'est de me faire imaginer la lettre en ques-
tion... celle lettre si... cent fois plus si, qu'elle ne l'est réellement. De
dépil je me plais à la remplir des choses qui n'y sauraient être. Va, si
je n'y suis pas adorée, c'est à loi que je ferai payer tout ce qu'il en
i'audra rabatlie.
Eu vérité, je ne sais après tout cela comment lu m'oses parler du
courrier d'Italie. Tu prouves que mon tort ne fut pas de l'attendre, mais
de ne pas l'allendre assez longtem(is. Un pauvre petit quart d'heure de
plus, j'allais au-devant du paquet, je m'eu emparais la première, je li-
sais le tout à mon aise ; el c'était mon tour de me faire valoir. Les rai-
sins sont trop verts. On me retient deux lettres; mais j'en ai deux au-
tres que, quoi que tu puisses croire, je ne changerais pas sûrement
contre celles-là, quand tous les si du monde y seraient. Je le jure (pie
si celle d'Henriette ne lient pas sa place à côté de la tienne, c'est qu'elle
la passe, et que ni toi ni moi n'écrirons de la vie rien d'aussi joli. Et
puis on se donnera les airs de traiter ce prodige de petite impertinente !
ah 1 c'est assurément pure jalousie. En effet, le voit-on jamais à genoux
devant elle lui baiser humblement les deux mains l'une après l'autre?
Giàee à toi la voilà modeste conmie une vierge et grave conmie un
C;it(in ; respectant tout le monde, jusqu'à sa mère ; il n'y a plus le mot
IKiiir rire à ce qu'elle dit; à ce qu'elle écrit, passe encore. Aussi depuis
que j'ai découvert ce nouveau talent , avant que lu gâtes ses lettres
comme ses propos, je conqite établir de sa chambre à la mienne un
courrier d'Italie dont on n'escamotera point les paquets.
Adieu , petite cousine. Voilà des réponses qui l'apprendront à res-
pecter mon crédit renaissant. Je voulais te parler de ce pays et de ses
habitants; mais il faut mettre lin à ce volume; et puis tu m'as toute
brouillée avec tes fantaisies ; el le mari m'a presque fait oublier les
Ilotes. Comme nous avons encore cinq ou six jours à rester ici, et que
j'aurai le temps de mieux revoir le peu que j'ai vu, tu ne perdras rien
pour attendre, cl lu peux compter sur un second tome avant mou dé-
part.
LETTRE IIL
tE miloud ÉDODAnD a m. db woimab.
Non, cher Wolmar, vous ne vous êtes point trompé ; le jeune homme
est sur; mais moi je ne le suis guère ; et j'ai failli payer cher l'expé-
rience qui m'en a convaincu. Sans lui je succombais moi-même à l'é-
preuve que je lui avais destinée. Vous savez que pour couienler sa rc-
connaissanre, et remplir son cœur de nouveaux objets , j'affectais de
donnera ce voyage plus d'importance qu'il n'en avait réellement. D'an-
ciens penchants à llatler, une vieille habitude à suivre encore une fois;
voilà, avec ce qui se rapporlail à Sainl-l'reux, tout ce qui m'engageait
à l'entreprendre. Dire les derniers adieux aux attaeb(;menls de ma jeu-
nesse, ramener un ami parfaitement guéri; voilà tout le fruit que j'en
voulais recueillir.
Je vous ai marqué que le songe de Villeneuve m'avait laissé des in-
quiétudes : ce songe me rendit suspects les transports de joie auxquels
il s'était livré quand je lui avais annoncé qu'il était le maître d'élever vos
onfauts el de passer sa vie avec vous. Pour mieux l'observer dans les
effusions de son cœur, j'avais d'abord prévenu ses diflieuliés, en lui
déclarant que je m'établirais moi-même avec vous ; je ne laissais plus
à sou amitié d'objections à me faire ; mais de nouvelles résolutions me
lirent changer de langage.
11 n'eut pas vu trois fois la marquise, que nous filmes d'accord sur
son compte. Mallieureusenieiil pour elle, elle voulut le gagner, et ne lit
que lui moulrer ses arlilices. L'iiil'orlunee ! cpie de grandes ipialiles sans
vertu ! que d^uiiour sans honneur ! Cet ;iiiioui' ardent et vrai me toii-
chail, nr;illai'liall, nourrissait le mien; mais il prit l:i teinte de son àme
noire, l't huit par me làire horreur. Il ne fut plus ipiesliiui d'elle.
Quand il eut vu Laure, (pi'il eoiinut son cœur, sa beauté, son esprit,
cl cet attachenieut sans excmide, trop fait pour me rendre heureux, je
résolus de me servir d'elle pour bien éclaircir l'ëiai de Saint-Preux. Si
j'épouse Laure, lui dis je, mon dessein n'est point de la mener à Lon-
dres, où quelqu'un pourrait la reconnaître, mais dans des lieux où l'on
sait honorer la vertu partout où elle est; vous remplirez votre emploi,
cl nous ne cesserons point de vivre ensemble. Si je ne l'épouse pas. il
est temps de me recueillir. Vous connaissez ma maison d'Uxford-shire,
el vous choisirez d'élever les enfants d'un de vos amis ou d'accompagner
l'autre dans sa solitude. Il me lit la réponse à laquelle je, pouvais m'ai-
tcndre ; mais je voulais l'observer par sa conduite. Car si, pour vivre
à Clarens, il favorisait un mariage qu'il eût dû blâmer, ou si, dans celte
occasion délicate, il préférait à son bonheur la gloire de son ami, dans
l'un et l'autre cas l'épreuve était faite, el son cœur était jugé.
Je le trouvai d'abord tel que je le désirais , ferme contre le projet
que je feignais d'avoir, et armé de toutes les raisons qui devaient m'em-
pêclier d'épouser Laure. Je sentais ces raisons mieux que lui; mais je
la voyais sans cesse, et je la voyais aflligée et tendre. Mon co;ur, tout à
fait détaché de la marquise, se (ixa par ce commerce assidu. Je trou-
vai dans les sentiments de Laure de quoi redoubler rattacbemenl qu'elle
m'avait inspiré. J'eus boute de sacrifier à l'opinion, que je méprisais,
l'estime que je devais à son mérite : ne devais-je rien aussi à l'espérance
que je lui avais donnée, sinon par mes discours, au moins par mes
soins'.' Sans avoir rien promis, ne rien tenir c'était la tromper; celle
tromperie était barbare. Enlin, joignant à mon penchant une espèce de
devoir, et songeant plus à mou bonheur qu'à ma gloire, j'achevai de l'ai-
mer par raison ; je résolus de pousser la feinte aussi loin qu'elle pouvait
aller, et jusqu'à la réalité même si je ue pouvais m'en tirer auiremeiit
sans injustice.
Cependant je sentis augmenter mon inquiétude sur le compte du
jeune homme, voyant qu'il ne remplissait pas dans toute sa force le rôle
dont il s'était chargé. Il s'opposait à mes vues, il improuvait le nœud
que je voulais former; mais il combattait mal mon inclination nais-
sante, et me parlait de Laure avec tant d'éloges, qu'en paraissant ma
détourner de î'épcuser, il augmentait mon penchant pour elle. Ces con-
tradictions m'alarmercnt. Je ne le trouvais point aussi ferme qu'il aurait
dû l'être : il semblait n'oser heurter de front mou sentiment, il mollis-
sait contre ma résistance, il craignait de me fâcher ; il n'avait point à
mon gré pour son devoir l'intrépidité qu'il inspire à ceux qui l'aiment.
D'autres observations augmentèrent ma deliance ; je sus qu'il voyait
Laure en secret ; je remarquais entre eux des signes d'intelligence. L'es-
poir de s'unir à celui qu'elle avait tant aimé ne la rendait point gaie. Je
lisais bien la même tendresse dans ses regards, mais cette tendresse
n'était plus mêlée de joie à mon abord, la tristesse y dominait toujours.
Souvent, dans les plus doux épanchements de son cœur, je la voyais
jeter sur le jeune lioiiinie un coup d'œil à la dérobée, et ce coup d'œil
était suivi de quelques I, unies qu'on cherchait à me cacher. Enfin le
mystère fut poll^^e au puiiit que j'en fus alarmé. Jugez de ma surprise.
(Jiie poii\;ii>-je peiisci ? iN av:iis-je reeliaiilïe ipi'un serpent dans mon
sein '.' .liis(|u'oM ii'osais-je point piirler mes Mnipçons el lui rendre son
aïK i( e injii>lice ! faibles et m .llicui eux que nous sommes ! c'est nous
qui faisons nos propres maux. Pourquoi nous plaindre que les méchants
nous touinientent, si les bons se tourmentent encore enlre eux ?
Tout cela ne lit qu'achever de me déterminer. (Juoique j'ignorasse le
fond de celte intrigue, je voyais que le cœur de Laure était toujours le
même ; et cette épreuve ne me la rendait que plus chère. Je me propo-
sais d'avoir une explication avec elle avant la conclusion ; mais je vou-
lais attendre jusqu'au dernier moment, pour prendre auparavant par
moi-même tous les éclaircissements possibles. Pour lui. j'étais résolu
de me convaincre, de le convaincre, atin d'aller jusqu'au bout avant que
de lui rien dire ni de prendre un parti par rapport à lui, prévoyant une
rupture infaillible, el ne voulant pas mettre un bou naturel el viugt ans
d'honneur en balance avec des soupçons.
La iiiiuipiiM' ii'iLîiiorait rien de ce (pii se passait enlre nous. Elle avait
des épies dans le eouveni de Laure, el parvint à s;ivoir qu'il était ques-
tion de mariage. Il n'eu l'.diul pas davantage pour réveiller ses fureurs;:
elle m'écrivit (les lellres nien.u,aiiles. Elle lit plus ipie d'écrire: mais
comme ce ueiait pas la première fois el que nous étions sur nos gardes.
ses tentatives furent vaines. J'eus seulement le plaisir de voir daus l'oc-
casion que Saint-Preux savait payer de sa personne, et ne marchan-
dait pas sa vie pour sauver celle d'un ami.
Vaincue par les transports de sa rage, la marquise tomba malade et
ne se releva plus. Ce fut là le terme de ses lourmenis el de ses crimes.
Je ue pus apprendre son état sans en cire afilige. Je lui envoyai le doc-
teur Eswin ; Saint-Preux v fut de ma pari : elle ne voulnl voir ni l'un ni
l'autre ; elle ne voulut pas même eniendre parler de moi. el m'accabla
d'imprécations horribles chaque fois qu'elle entendit prononcer mou
nom. Je gémis sur elle, el je sentis mes blessures prêles à se rouvrir.
La raison vainquit encore; mais j'(>usse été le dernier des hommes de
songer au mariage, landis qu'une femme qui me fut si chère élail à
l'extrémité. S;iint-Preux, craignant qu'enlin je ne pusse résister au desir
de la voir, me proposa le \o>age de Naples. el j y consentis.
Le surlendemain de notre arrivée, je le vis entrer dans ma chambre
avec une contenance ferme el grave, et tenant une leilre à la main.
Je m'écriai : La marquise esi morle ! llûl à Dieu! lepiii-jl froidement;
il vaut mieux n'être plus que d'exister pour mal faire. Mais ce n'est pas
d'elle (pie je viens vous parler : ecoutez-moi. J'aitcudis eu sUence.
i38
LA NOUVFXLE HÉLOISE,
Milord, mo dit-il , en me donnant le saint nom d'ami vous m'apprîtes
à le porter. J'ai rempli la fonction dont vous m'avez chargé ; et , vous
voyant prêt à vous oublier, j'ai dû vous rappeler à vous-même. Vous
n'avez pu rompre une tliaîiie que par une autre. Toutes deux étaient
indignes de vous. S'il n'eût été question que d'un mariage inégal, je
vous aurais dit, songez que vous êtes pair d'Angleterre, et renoncez
aux honneurs du mondé, ou respectez l'opinion. Mais un mariage ab-
ject! vous! Choisissez mieux votre épouse. Ce n'est pas assez
qu'elle soit vertueuse, elle doit être sans tache... La femme d'Edouard
liomston n'est pas facile à trouver. Voyez ce que j ai fait.
Alors il me remit la lettre. Elle était de Laure. Je ne l'ouvris pas sans
émotion. « L'amour a vaincu, me disait-elle : vous avez voulu m'épou-
ser; je suis contente. Votre ami m'a dicté mon devoir; je le remplis
sans regret. En vous déshonorant j'aurais vécu malheureuse; en vous
laissant votre gloire je crois la partager. Le sacrifice de tout mon bon-
heur à un devoir si cruel me fait oublier la honte de ma jeunesse. Adieu ;
dès cet instant je cesse d'être en votre pouvoir et au mien. Adieu pour
jamais. 0 Edouard ! ne portez pas le désespoir dans ma retraite ; écou-
tez mon dernier vœu. INe donnez à nulle autre une place que je n'ai pu
remplir. 11 fut au monde un cœur fait pour vous , et c'était celui de
Laure. »
L'agitation nj'empêchait de parler. Il profita de mon silence pour me
dire qu'après mon départ elle avait pris le voile dans le couvent où elle
était pensionnaire; que la cour de Rome, informée qu'elle devait épou-
ser un luthérien , avait donné des ordres pour m'empêcher de la re-
voir; et il m'avoua franchement qu'il avait pris tous ces soins de con-
cert avec elle. Je ne m'opposai point à vos projets, continua-l-il, aussi
vivement que je l'aurais [lU, craignant un retour à la marquise, et vou-
lant donner le change à cette ancienne passion par celle de Laure. En
vous voyant aller plus loin qu'il ne fallait , je fis d'abord parler la rai-
son; mais, ayant trop acquis par mes propres fautes le droit de nie dé-
fier d'elle, je sondai le cœur de Laure ; et, y trouvant toute la générosité
qui est inséparable du véritable amour, je m'en prévalus pour la porter
au sacrifice qu'elle vient de faire. L'assurance de n'être plus l'objet de
voire mépris lui releva le courage, et la rendit plus digne de votre es-
time. Elle a fait son devoir ; il faut faire le vôtre.
Alors s'approchant avec transport , il me dit en me serrant contre sa
poitrine : Ami, je lis, dans le sort commun que le ciel nous envoie , la
loi commune (ju'il nous prescrit. Le règne de l'amour est passé , <iue
celui de l'amiiié commence; mon cœur n'entend plus que sa voix sa-
crée, il ne connaît plus d'autre chaîne que celle qui me lie à loi. Choisis
le séjour que tu veux habiter ; Clarens, Oxford, Londres, Paris ou Rome;
tout me convient , pourvu que nous y vivions ensemble. Va , viens où
tu voudras, cherche un asile en quelque lieu que ce puisse être, je te
suivrai partout : j'en fais le serment solennel à la face du Dieu vivant,
je ne te quitte plus qu'à la mort.
Je fus touché. Le zèle et le feu de cet ardent jeune homme éclataient
dans ses yeux. J'oubliai la marquise et Laure. (jue peut-on regretter an
monde quand on y conserve un ami? Je vis aussi, parle parti qu'il prit
sans hésiter dans celte occasion, qu'il était guéri véritablement, et que
vous n'aviez pas perdu vos peines; enlin j'osai croire, par le vœu qu'il
fil de si bon cœur de rester attaché à moi , qu'il l'était plus à la vertu
qu'à ses anciens penchants. Je puis donc vous le ramener en toute
confiance. Oui, cher Wohnar, il est digne d'élever des hommes, et, qui
plus est, d'habiter volrc maison.
Peu de jours après , j'appris la mort de la marquise. 11 y avait long-
temps pour moi qu'elle ét;\it morte ; cette perte ne me toucha plus. Jus-
qu'ici j'avais regardé le mariage comme une dette que chacun con-
tracte à sa naissance envers son espèce, envers son pays, et j'avais ré-
solu de me marier moins par inclination que par devoir. J'ai changé de
sentiment. L'obligation de se marier n'est pas commune à tous; elle
dépend pour chaque homme de l'état on le sort l'a placé : c'est pour le
peuple , pour l'artisan , pour le villageois , pour les hommes vraiment
uiilcs , que le célibat est illicite ; pour les ordres qui dominent les au-
tres , auxquels tout tend sans cesse , et qui ne sont toujours que trop
remplis, il est permis et même convenable. Sans cela, l'Etat ne fait que
se dépeupler par la multiplication des sujets qui lui sont à charge. Les
hommes auront toujours assez de maîtres , et l'Angleterre manquera
plutôt de laboureurs que de pairs.
Je me crois donc libre et maître de moi dans la condition où le ciel
m'a fait naître. A l'âge où je suis on ne répare plus les pertes que mon
cœur a faites. Je le dévoue à cultiver ce qui me reste, et ne puis mieux
le rassembler qu'à Clarens. J'accepte donc toutes vos offres , sous les
conditions que ma fortune y doit mettre, afin qu'elle ne me soit pas
inutile. Apres l'engagement qu'a pris Saint-Preux , je n'ai plus d'autre
moyen de le tenir auprès de vous que d'y demeurer moi-même; et si
jamais il y est de trop , il me suffira d'en partir. Le seul embarras qui
me reste est pour mes voyages d'Angleterre ; car, quoique je n'aie plus
aucun crédit dans le parlement, il me suffit d'en être membre pour faire
mon devoir jusqu'à la lin. Mais j'ai un collègue et un ami sûr que je
puis charger de ma voix dans les affaires courantes. Dans les occasions
où je croirai devoir m'y trouver moi-même , notre élève pourra m'ac-
compaguer, même avec les siens quand ils seront un peu plus grands ,
et que VOUS voudrez bien nous les conlier. Ces voyages ne sauraient que
leur être utiles , et ne seront pas assez longs pour afiliger beaucoup
leur mère.
Je n'ai point montré cette lettre à Saint-Preux; ne la montrez pas
entière à vos dames : il convient que le projet de cette épreuve ne soit
jamais connu que de vous et de moi. Au surplus, ne leur cachez rien de
ce qui fait honneur à mon digue ami, même à mes dépens. Adieu, cher
Wolmar. Je vous envoie les dessins de mon pavillon ; réformez , chan-
gez comme il vous plaira; mais faites-y travailler dès à présent, s'il se
peut. J'en voulais ôier le salon de musique; car tous mes goûts sont
éteints , et je ne me soucie plus de rien. Je le laisse , à la prière de
Saint-Preux, qui se propose d'exercer dans ce salon vos enfants. Vous
recevrez aussi quelques livres pour l'augmentation de votre bibliothè-
que : mais que trouverez-vous de nouveau dans des livres'? 0 Wolmar!
il ne vous manque que d'apprendre à lire dans celui de la nature pour
être le plus sage des mortels.
LETTRE IV.
DE M. DE WOLMAR A MILORD EDOUABD.
Je me suis attendu , cher Bomslon , au dénoûment de vos longues
aventures. Il eût paru bien étrange qu'ayant résisté si longtemps à vos
penchants , vous eussiez attendu , pour vous laisser vaincre , qu'un ami
vint vous soutenir, quoique, à vrai dire, on soit souvent plus faible en
s'appuyant sur un autre que quand on ne compte que sur soi. J'avoue
pourlant que je fus alarmé de votre dernière lettre , où vous m'an-
nonciez votre mariage avec Laure comme une affaire absolument déci-
dée. Je doutai de l'événement malgré votre assurance; et, si mon at-
tente eût été trompée, de mes jours je n'aurais revu Saint-Preux. Vous
avez fait tous deux ce que j'avais espéré de l'un et de l'autre , et vous
avez trop bien justifié le jugement que j'avais porté de vous , pour que
je ne sois pas charmé de vous voir reprendre nos premiers arrange-
ments. Venez , hommes rares , augmenter et partager le bonheur de
cette maison. Quoi qu'il en soit de l'espoir des croyants dans l'antre
vie, j'aime à passer avec eux celle-ci, et je sens que vous me convenez
tous mieux tels que vous êtes , que si vous aviez le malheur de penser
comme moi.
Au reste, vous savez'ce que'je vous dis sur son sujet à voire départ.
Je n'avais pas besoin pour le juger de votre épreuve, car la mienne
élait faite, et je crois le connaître aulanl qu'un homme en peut connaî-
tre un autre. J'ai d'ailleurs plus d'une raison de compter sur son cœur,
et de bien meilleures cautions de lui que lui-même. Quoique dans votre
renoncement au mariage il paraisse vouloir vous imiter, peut-être trou-
verez-vous ici de quoi l'engager à changer de système. Je m'explique-
rai mieux après votre retour.
Quant à vous, je trouve vos distinctions sur le célibat tontes nouvelles
et fort subtiles. Je les crois même judicieuses pour le politique qui ba-
lance les forces respectives de l'Etat afin d'en maintenir l'équilibre. Mais
je ne sais si dans vos principes ces raisons sont assez solides pour dis-
penser les particuliers de leur devoir envers la nature. 11 semblerait que
la vie est un bien qu'on ne reçoit qu'à la charge de le transmettre, une
sorte de substitution qui doit passer de race en race; et que quiconque
eut un père est obligé de le devenir. C'était voire sentiment jusqu'ici,
c'était une des raisons de votre voyage ; mais je sais d'où vous vient
cette nouvelle philosophie, et j'ai vu dans le billet de Laure un argu-
ment auquel votre cœur n'a point de réplique.
La petite cousine est depuis huit ou dix jours à Genève avec sa famille,
pour des emplettes et d'autres afiaires. Nous l'attendons de retour de
jour en jour. J'ai dit à ma femme de voire lettre tout ce qu'elle en de-
vait savoir. Nous avions appris par M. Mîol que le mariage était rompu ;
mais elle ignorait la part qu'avait Saint-Preux à cet événement. Soyez
sûr qu'elle n'apprendra jamais qu'avec la plus vive joie tout ce qu'il
fera pour mériter vos bienfaits et justifier votre estime. Je lui ai montré
les dessins de voire pavillon ; elle les trouve de très-bon goût : nous y
ferons pourlant quelques changements que le local exige , et qui ren-
dront votre logement plus commode ; vous les approuverez sûrement.
Nous atlendons l'avis de Claire avant d'y toucher, car vous savez qu'on
ne peut rien faire sans elle. En attendant j'ai déjà mis du monde en
œuvre, et j'espère qu'avant l'hiver la maçonnerie sera fort avancée.
Je vous remercie de vos livres ; mais je ne lis plus ceux que j'en-
tends, et il esl trop tard pour apprendre à lire ceux que je n'entends
pas. Je suis pourtant moins ignorant que vous ne m'accusez de l'être.
Le vrai livre de la nature est pour moi le cœur des hommes, et la
preuve que j'y sais lire est dans mon amitié pour vous.
LETTRE V.
DE MADAME d'oISBE A MADAME DE WOLMAR.
J'ai bien des griefs, cousine, à la charge de ce séjour. Le plus grave
est qu'il nie donne envie d'y rester. La ville est charmante, les IiaUi-
LA NOUVELLE lïÉLOISE.
130
i aime
sont hospitaliers, les mœurs sont iionn("tes ; et la lilierK; , que
j „ sur tontes choses, semble s'y être rél'iij^iée. l'Ins je contciiiple ce
petit Etat, plus je tronvc qu'il est beau d'avoir une [tati io ; et Dieu garde
de mal tons ceux qui pensent en avoir une , et n'ont pourtant qu'un
pays ! Pour moi, je sens que si j'étais née dans celui-ci, j'aurais l'àme
toute romaine. Je n'oserais pourtant pas troj) dire à présent,
Rome n'est plus à Rome, elle est toute où je suis ;
car j'aurais peur que dans ta malice lu n'allasses penser le contraire.
Mais pourquoi donc Rome, et toujours lloriie .' restons à (Jeni^ve.
Je ne te dirai rien de l'aspect du pa^s. 11 irssiiuliNt au noire, ex-
cepté qu'il est moins monlueux, plus cliampètrc, cl (piil n'a pas des
chalets si voisins. Je ne le dirai rien non plus du gouvernement. Si
l)ieu ne l'aide, mon père t'en pariera de reste : il passe tonte la jour-
née à politiquer avec les magistrats dans la joie de son cœur ; et je le
vois déjà trés-inal édifié que la gazette parle si peu de Cienève. Tu peux
juger de leurs conférences par mes lettres. Quand ils m'excèdent, je nie
dérobe, et je l'ennuie pour me désennuyer.
Tout ce qui m'est resté de leurs longs entretiens, c'est beaucoup d'es-
time pour le grand sens qui règne en celte ville. A voir l'action et réac-
tion nmtuelles de toutes les parties de l'Iitat qui le licnnent on équili-
bre, ou ne peut douter qu'il n'y ait plus d'art et île vrai talent employés
au gouvernement de celte petite république qu'à celui des plus vastes
empires, où tout se soutient par sa propre masse, et où les rênes de
l'Etat peuvent tomber entre les mains d'un sot sans que les affaires
cessent d'aller. Je te réponds qu'il n'en serait pas de même ici. Je n'en-
tends jamais parler à mon père de tous ces grands miiiislrtis des gran-
des cours sans songer à ce pauvre musicien qui barbouillait si tièrement
sur notre grand orgue à Lausanne, et qui se croyait un fort habile
homme parce qu'il faisait beaucoup de bruit. Ces gens-ci n'ont (|u'unc
pelile épinette; mais ils en savent tirer une bonne harmonie, quoiqu'elle
^oil souvent assez mal d'accord.
Je ne te dirai rien non plus.... Mais à force de ne te rien dire je ne
finirais pas. Parlons de quelque cliose pour avoir plus tôt fait. Le tiene-
vois est de tons les peuples du monde celui qui cache le moins son ca-
ractère, et qu'on connaît le plus promptcment Ses mœurs, ses vices
mêmes, sont mêlés de franchise. Il se sent naturellement bon ; et cela
lui suflit pour ne pas craindre de se montrer tel qu'il est. H a de la gé-
nérosité, du sons, delà pénétralion; mais il aime trop l'argent: défaut
que j'aliribue à sa situation, qui le lui rend nécessaire ; car le territoire
pc suflirait pas pour nourrir les habitanls.
Il arrive de là que les Genevois, épars dans l'Europe pour s'enrichir,
imitent les grands airs des étrangers, et, après avoir pris les vices des
pays où ils ont vécu, les rapportent chez eux en tiioinphe avec leurs
Jrésors. Ainsi le luxe des autres peuples leur fait nu'priser leur antique
simplicité : la fière liberté leur parait ignoble; ils se forgent des fers
d'argent, non comme une chaîne, mais comme un ornement.
lié bien! ne me voilà-t-il pas encore dans celle maudilc politique?
Je m'y perds, je m'y noie, j'en ai par-dessus la têle, je ne sais plus
par où m'en tirer. Je n'entends parler ici d'autre chose, si ce n'est
quand mon père n'est pas avec nous, ce qui n'arrive qu'aux heures des
fourriers. C'est nous, mon enfant, qui portons partout notre inllnence;
car, d'ailleurs, les entretiens du pays sont utiles et variés, et l'on
n'apprend rien de bon dans h's livres qu'on ne puisse apprendre ici
dans la conversation. Comme autrefois les mœurs anglaises oui péné-
tré jusqu'en ce pays, les hommes, y vivant encore un peu plus séparés
des femmes que dans le nôlre, contractent entre eux un ton plus
grave, cl généralement plus de solidité dans leurs discours. Mais
pussi CCI avantage a son inconvénient, qui se fait bientôt senlir. Des
longueurs toujours excédantes, des arguments, des cxordes, un peu
)3'apprêt, quelquefois des phrases, rarement de la légèreté, jamais de
(Celte simplicité naïve qui dit le soniiuu'iit avant la pensée, et fait si
^ien valoir ce qu'elle dit. Au lieu que le Français écrit comme il parle,
ceux-ci parlent comme ils écrivent; ils dissertent, au lieu de causer;
pn les croirait toujours prêts à soutenir thèse. Ils dislin"ucnt, ils divi-
gcnt, ils traitent la conversation par points; ils mettent dans leurs pro-
pos la même méthode que dans leurs livres; ils sont auteurs et lou-
lOurs auteurs. Ils semblent lire en parlant, laiit ils observent bien les
ptymologies, tant ils font sonner toutes les hutrcs avec soin. Ils articu-
lent le maïc du raisin comme Maïc nom d'homme; ils disent exacte-
pient du taba-k cl non du laha, un parc-sol et non pas un imnisol,
fivan-l-hier et non pas avan-hicr, secrétaire et non pas seyrclaire, un
lacd'amour où l'on se noie, et non pas (u'i l'on s'étrangle; partout les
f finales, partout les r des iulinitifs ; enliu leur parler est toujours sou-
tenu, leurs discours sont des harangues, et ils jasent comme s'ils prê-
chaient.
Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'avec ce ton dogmatique et froid
|Is sont vifs, impétueux, et ont des passions Irès-ardentes : ils diraieut
imôme assez bien les choses de sentiment s'ils ne disaient pas tout, ou
p'ils ne parlaient qu'à des oreilles : mais leurs points, leurs virgules,
sont lellement insupportables, ils peii^iieiil si posément des émotions si
vives, (pie, quand ils oui achevé leur dire, on elierclierail VOloUliçi'S
autour d'eux où csl l'iiommc qui ««m çc qu'ils t>ut Uccrii.
Au reste, il faut l'avouer que je suis un peu payée pour bien penser
de leurs cœurs , et croire qu'ils ne sont pas de mauvais goût. Tu
sauras en confidence (ju'uii joli monsieur à mai ier, et, dit-on, fort riche,
m'honore de ses atleniions, el qu'avec des propos assez tendres il
ne m'a point fait chercher ailleurs l'auteur de ce qu'il me disait. Ah !
s'il élait venu il y a dix-huit mois, quel plaisir j'aurais pris à me
donner un souverain pour esclave, et à faire tourner la léle à un ma-
gnilique seigneur ! Mais à présent la mienne n'est plus assez droite pour
que le jeu me soit agréable, et je sens que toutes mes folies s'en vont
avec ma raison.
Je reviens à ce goût de leclure qui porte les Genevois à penser. Il
s'étend à tous les états, et se fait sentir dans lous avec avantage. Le
Français lit beaucoup, mais il ne lit que les livres nouveaux, ou plutôt
il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu'il les a lus. Le
Genevois ne lit que les bons livres; il les lit, il les digère : il ne les
juge pas, mais il les sait. Le jugement et le thoix se font à Paris; les
livres choisis sont pres(|ue les seuls qui vont à Genève. Cela fait que la
lecture y est moins mêlée, et s'y fait avec plus de profil. Les femmes
dans leur retraite lisent de leur côté ; et leur ton s'en ressent aussi,
mais d'une autre manière. Les belles madames y sont peiiles-mal-
tresses et beaux esprits tout comme chez nous. Les petites citadines
elles-mêmes prennent dans les livres un babil plus arrangé, et ccrtaiu
choix d'expressions qu'on est étonné d'entendre sortir de leur bouche,
comme quelquefois de celle des enfants. Il faut le bon sens des hom-
mes, toute la gaieté des femmes, ( t tout l'esprit qui leur est commun,
pour qu'oiiiie trouve pas les premiers un peu pédants el les autres ua
peu précieuses.
Uier, vis-à-vis de ma fenêtre, deux filles d'ouvriers, fort jolies, cau-
saient devant leur boutique d'un air assez enjoué pour me donner de la
curiosité. Je prêtai l'oreille, et j'entendis qu'une des deux proposait en
riant d'écrire leur journal. Uni, reprit l'autre à l'instant; le journal
tous les matins, el tous h.s soirs le commentaire. Qu'en dis-tu, cou-
sine? Je ne sais si c'est le ton des lilles d'artisans; mais je sais qu'il
faut faire un furieux emploi du temps pour ne tirer du cours des jour-
nées que le commentaire de sou journal. Assurément la petite personne
avait lu les aventures des Mille el une Nuits.
Avec ce style un peu guindé, les Genevoises ne laissent pas d'être
vives et piquantes, et l'on voit autant de grandes passions ici qu'en
ville du monde. Dans la simplicité de leur parure elles ont de la grâce
el du goi'il; elles en ont dans leur entretien, dans leurs manières.
Comme les hommes sont moins galants que Icndres, les femmes sont
moins coquettes que sensibles; el celle sensibilité donne même aux
plus honnêtes un tour d'esprit agréable et fin qui va au cœur, et qui en
tire toute sa finesse. Tant que les Genevoises seront Genevoises,
elles seront les plus aimables femmes de l'Europe ; mais bientôt elles
voudront être Françaises el alors les Françaises vaudront mieux
qu'elles.
Ainsi tout dépérit avec les mœurs. Le meilleur goiU tient à la vertu
même; il disparaît avec clic, el l'ait jjlace à nu goùl factice cl guindé
qui n'est plus que l'ouvrage de la mode. Le véritable esprit est presque
dans le même cas. N'est-ce pas la modestie de noire sexe qui nous
oblige d'user d'adresse pour repousser les agaceries des hommes ? et
s'ils ont besoin d'art pour se faire écouter, nous en faul-il moins pour
savoir ne les pas entendre'? N'est-ce pas eux qui nous délient l'esprit et la
langue, qui nous rendent plus vives à la riposte, cl nous forcent de
nous moquer d'eux"? Car enfin, lu as beau dire, une certaine coquet-
terie maligne el railleuse désorienle encore plus les sonpiranis que le
silence ou le mépris. Quel plaisir de voir un Céladon, tout déconcerté,
se confondre, se troubler, se perdre à chaque repartie; de s'environ-
ner contre lui des irails moins brûlants, mais plus aigus, que ceux de
l'Amour; de le cribler de pointes de glace qui piquent à l'aide du
froid! Toi-même, qui ne fais semblant de rien, crois-tu que les ma-
nières naïves et tendres, ton air timide el doux, cachent moins de ruse
et d'iialiilelé que tontes mes élourderics? Ma foi, mignonne, s'il f.diait
compter les galanls que chacune de nous a persillés, je douie fort
qu'avec la mine hypocrite ce fût loi qui serais en reste. Je ne puis
m'empêclier de rire' encore en songeant à ce pauvre Conllans. qui ve-
nait tout en furie me reprocher que lu l'aimais trop. Elle est si cares-
sante, me disait-il, que je ne sais de qui me plaindre ; elle me parle
avec tant de raison, que j'ai honte d'en manquer devant elle ; el je la
trouve si fort mon amie, (pie je n'ose être son amani.
Je lie crois pas qu'il y ait nulle part au momie des époux plus unis
et de meilleurs ménages que dans celle ville. La vie domestique y est
agréable et douce : où y voit des maris complaisanis, et presque d'au-
tres Julies. Ton svslème se vérifie Irès-hicn ici. Les deux sexes gagnent
de toutes manières à se donner dos iravau^ el des anmsemenls diffé-
rents qui les empêchent de se rassasier l'un de l'aulre. el foui qu'ils se
retrouvent avec plus de plaisir. Ainsi s'aiguise la volupté du sage :
s'abstenir pour jouir, c'est la philosophie ; c'est l'épicureisme de la
raison.
Malheureusement celle anlique modestie commence à décliner. Ou
se rapproche, et les cœui-s s'éloignent. Ici, comme chez nous, loul est
mêlé de bien et de mal, mais à différentes mesures. Le Genevois lire
ses vertus de lui-même ; ses vices lui viennent d'ailleurs. Nou-seule-
uicni il vovagc beaucoup, mais il adopte aisément les mœurs et les
140
LA NOUVELLE HÉLOISE.
manières des mures peuples; il parle avec facililé loules les langues;
il preud sans peine leurs divers acceiiis , quoiqu'il ait liii-mème un
accent irainant 1res sensilile , surtout dans les leuimes , qui voyaient
moins. Plus humble de sa petitesse ()ue lier de sa liberté, il se l'ait chez
les nations élrana;ères une honte de sa patrie; il se hâte pour ainsi
dire de se nalural'iser dans le pays où il vil, djmme pour faire oublier
le sien : peut-être la réputation qu'il a d'être âpre au gain contribue-
t-elle à cette coupable honte. Il vaudrait mieux sans doute ellacer par
son désinléresseuicnt l'opprobre du nom genevois, que de l'avilir en-
core en craignant de le porter : mais le Genevois le méprise même en
le rendant esUinable; et il a plus de tort encore de ne pas honorer son
pays de son propre mérite.
(Quelque avide qu'il puisse être, on ne le voit guère aller à la fortune
par des moyens serviles et bas ; il n'aime point s'attacher aux grands
81 ramper dans les cours. L'esclavage personnel ne lui est pas moins
odieux que l'esclavage civil. Flexible et li.'jnl comme Alcibiade, il sup-
porte aussi peu la servitude ; et quand il se plie aux usages des autres,
il les imite sans s'y assujettir. Le commerce, étant de tous les moyens
de s'enrichir le plus compatible avec la liberté, est aussi celui que les
Genevois préfèrent. Ils sont presque tous marchands ou banquiers; et
ce grand objet de leurs désirs leur fait souvent enfouir de rares ta-
lents que leur prodigua la nature. Ceci me ramène au commencement
de ma lettre. Usontdu génie et du courage; ils sont vils et pénétrants;
il n'y a rien d'honnête et de grand au-dessus de leur portée : mais, plus
passionnés d'argent que de gloire, pour vivre dans l'abondance ils meu-
rent dans l'obscuriié, et laissent à leurs enfants pour tout exemple l'a-
moiir des trésors qu'ils leur ont acquis.
Je tiens tout cela des Genevois mêmes; car ils parlent d'eux fort im-
partialement. Pour moi, je ne sais comment ils sont chez les autres,
mais je les trouve aimables chez eux, et je ne connais qu'un moyen de
quitter sans regret Genève. Quel est ce moyen, cousine? Ohl lïia foi,
tu a beau prendre ton air humble; si tu dis ne l'avoir pas déjà deviné,
tu mens. C'est après-demain que s'embarque la bande joyeuse dans un
joli briganiin a|ipareillé de fête ; car nous avons choisi l'eau à cause
de la saison, et pour dimeurer tous rassemblés. Nous comptons cou-
cher le même soir à Morges, le lendemain à Lausanne, pour la céré-
monie, cl le surlendemain... tu m'entends. Quand tu verras de loin
briller des flammes, flotter des banderoles, quand tu entendras ronfler
le canon, cours par toute la maison comme une folle, en criant : Armes !
armes! voici les ennemis 1 voici les ennemis !
/*. S. Quoique la distribution des logements entre incontestablement
dans les droits de ma charge, je veux bien m'en désister en cette oc-
casion. J'entends seulement que mon père soit logé chez milord Edouard,
à cause des caries de géographie , et qu'on achève d'en tapisser du
haut eu bas tout l'apparlemeiit.
LETTRE VI.
DE MADAME DE WOL.MAU A SAINT-PIIEUX.
Quel sentiment délicieux j'éprouve en commençant cette lettre I Voici
la première fois de ma vie où j'ai pu vous écrire sans crainte et sans
honte. Je m'honore de l'amitié qui nous joint comme d'un retour sans
exemple. On éiouflè de grandes passions, rarement on les épure. Ou-
b'ier ce qui nous fut che"r quand I honneur le veut , c'est l'effort d'une
âme honnête et commune; mais, après avoir été ce que nous fûmes,
être ce que nous sommes aujourd'hui, voilà le vrai triomphe de la vertu.
La cause qui fait cesser d'aimer peut être un vice ; celle qui change un
tendre amour en une amitié non moins vive ne saurait être équi-
voque.
Aurions-nous jamais fait ce progrès par nos seules forces? Jamais,
jamais, mon bon arai; le tenter même était une témérité. Nous fuir
était pour nous la première loi du devoir, que rien ne nous eût permis
d'cufieindie. Nous nous serions toujours esiimés, sans doute; mais
nous aurions cessé de nous voir, de nous écrire ; nous nous serions
efforces de ne plus penser l'un à l'autre ; et le plus grand honneur que
nous pouvions nous rendre mutuellement était de rompre tout com-
merce entre nous.
Voyez, au milieu de cela, quelle est noire situation présente. En
est-il au monde une plus agréable ? et ne goûlons-nous pas mille fois
le jour le prix des combats qu'elle nous a coûtés? Se voir, s'aimer, le
sentir, s'en lélieiter, passer les jours ensemble dans la familiarité fra-
ternilli' et dans la paix de l'innocence, s'occuper l'un de l'autre, y
pjoser sans remords, en parler sans rougir, et s'honorer à ses propres
yeux du même attachement qu'on s'est si longtemps reproché; voilà le
pouit où nous en sommes. 0 ami ! quelle carrière d'honneur nous avons
drjà parcourue ! Osons nous en glorifier pour savoir nous y niain-
Icnir, et l'achever comme nous l'avons commencée.
A qui devons-nous un bonheur si rare? vous le savez. J'ai vu votre
cœur sensible, plein des bienfaits du meilleur des hommes, aimera
s'en pénétrer. Et comment nous seraient-ils à charge, à vous et à moi?
Ils ne nous imposent point de nouveaux devoirs; ils ne font que nous
rendre plus cliers ceux qui uqu5 éiaiem dejù si sacrés. Le seul inojen
de reconnaître ces soins est d'en être dignes, et tout leur prix est dans
leur succès. Tenons-nous-en donc là dans l'efiusion de notre zèle ;
payons de nos vertus celles de notre bienfaiteur : voilà tout ce que
nous lui devons. Il a fait assez pour nous et pour lui s'il nous a rendus
à nous-mêmes. Absents ou présents, vivants ou morts, nous porterons
partout un témoignage qui ne sera perdu pour aucun des trois.
Je faisais ces réflexions en moi-même quand mon mari vous desti-
nait l'éducation de ses enfants. Quand milord Edouard m'annonça son
prochain retour et le vôtre, ces mêmes réflexions revinrent, et d'autres
encore, qu'il importe de vous communiquer taudis qu'il est temps de
les faire.
Ce n'est pas de moi qu'il est question, c'est de vous. Je me crois
plus en droit de vous donner des conseils depuis qu'ils sont tout à fait
désintéressés, et que, n'ayant plus ma sûreté pour objet, ils ne se rap-
portent qu'à vous-même. Ma tendre amitié ne vous est pas suspecte,
et je n'ai que trop acquis de lumières pour faire écouter mes avis.
Permettez-moi de vous offrir le tableau de l'état où vous allez être,
afin que vous examiniez vous-même s'il n'a rien qui doive vous effrayer.
0 bon jeune homme 1 si vous aimez la venu, écoulez d'une oreille
chaste les conseils de votre amie. Elle commence en tremblant un dis-
cours qu'elle voudrait taire; mais comment le taire sans vous trahir?
Sera-t-il temps de voir les objets que vous devez craindre quand ils
vous auront ég.iré? Non, mon ami ; je suis la seule personne au monde
assez familière avec vous pour vous les présenter. N'ai -je pas le droit
de vous parler, au besoin, comme une sœur, comme une mère? Ah!
si les leçons d'un cœur honnête étaient capables de souiller le vôtre, il
y a longtemps que je n'en aurais plus à vous donner.
Voire carrière, dites-vous, est hnie ; mais convenez qu'elle est finie
avant l'Age. L'amour est éteint, les sens lui survivent, et leur délire est
d'autant plus à craindre, que, le seul sentiment qui le bornait n'exis-
tant plus, tout est occasion de chute à qui ne lient plus à rien. Un
homme ardent et sensible, jeune et garçon, veut être continent et
chaste; il sait, il sent, il l'a dit mille fois, que la force de l'àrae qui
produit toutes les vertus tient à la pureté qui les nourrit toutes. Si l'a-
mour le préserva des mauvaises mœurs dans sa jeunesse, il veut que la
raison l'en préserve dans tous les temps : il commit pour les devoirs
pénibles un prix qui console de leur rigueur ; et, s'il en coûte des com-
bats quand on veut se vaincre, fera-t-il moins aujourd'hui pour le Dieu
qu'il adore qu'il ne fit pour la maîtresse qu il servit aulrefois? Ce sont
là, ce me semble, des maximes de votre morale, ce sont donc aussi
des règles de voire conduite; car vous avez toujours méprisé ceux qui,
contents de l'apparence, parlent autrement qu'ils n'agissent, et char-
gent les autres de lourds fardeaux auxquels ils ne veulent pas loucher
eux-mêmes.
Quel !,'riire dévie a choisi cet homme sage pour suivre les lois qu'il
se iiiéM lit? Moins philosophe encore qu'il n'est vertueux et chrétien,
sans (liiiili^ il n'a point pris son orgueil pour guide. Il sait que l'homme
est plus libre d'cviier les tentations que de les vaincre, et qu'il n'est
pas question de K'piiiner les passions irritées, mais de les empêcher de
naître. Se derobe-i-i! donc aux occasions dangereuses? fuit-il les objets
capables de l'énionvoir? fait-il d'une humble défiance de lui-même la
sauvegarde de sa venu? Tout au contraire, il n'hésite pas à s'offrir aux
plus téméraires combats. A trente ans, il va s'enfermer dans une soli-
tude avec des femmes de son âge, dont une lui fut trop chère pour
qu'un si dangereux souvenir se puisse effacer, dont l'autre vit avec lui
dans une étroite familiarité, et dont une troisième lui tient encore par les
droits qu'ont les bienfaits sur les âmes reconnaissantes. 11 va s'exposer
à tout ce qui peut réveiller en lui des passions mal éteintes; il va s'en-
lacer dans les pièges qu'il devrait le plus redouter. Il n'y a pas un rap-
port dans sa situation qui ne dût le faire défier de sa force, et pas un
qui ne l'avilit à jamais s'il était faible un moment. Où est-elle donc cette
grande force d'ànie à laquelle il ose tant se fier? Qu'a-t-elle fait jus-
qu'ici qui lui reponde de l'avenir? Le tira-t-elle à Paris de la maison du
colonel? E^i ce elle qui lui dicta l'été dernier la scène de Meillerie?
L'a-t-ellc bien sauvé cet hiver des charmes d'un auire objet, et ce prin-
temps des Irayenrs d'un rêve? S'esl-il vaincu pour elle au moins une
fois, pour espérer de se vaincre sans cesse? Il sait, quand le devoir
l'exige, combattre les passions d'un ami; mais les siennes... Hélas ! sur
la plus belle moitié de sa vie, qu'il doit penser modestement de l'aulrel
On supporte un état violent quand il passe. Six mois, nu an,|ne sont
rien: on envisage un lerme, et l'on prend courage. Mais quand cet état
doit durer toujours, qui est-ce qui le supporte? qui est-ce qui sait triom-
pher de lui-même jusqu'à la mort? 0 mon ami ! si la vie est courte
pour le plaisir, qu'elle est longue pour la vertu! Il faut être incessam-
ment sur ses gardes. L'instant de jouir passe et ne revient plus; celui
de mal faire passe et revient sans cesse : on s'oublie un moment, et
l'on est perdu. Est-ce dans cet état effrayant qu'on peut couler des
jours iranquilles? et ceux mêmes qu'on a sauvés du péril n'offrent-ils
pas une raison de n'y plus exposer les autres?
Que d'occasions peuvent renaître aussi dangereuses que celles dont
vous avez échappé, et, qui pis est, non moins imprévues ! Croyez-vous
que les moniimeiils à craindre n'existent qu'à Meillerie? Ils existent
partout où nous sommes, car nous les portons avec nous. Eh! vous sa-
vez trop qu'une àme attendrie intéresse l'univers entier à sa passion,
et que, même après la guérison, tous les objet» de la nature nous rap-
LA NOUVELLE HÉLOISE.
141
pellciit encore ce qu'on sentit antieluis en les voyant. Je crois pnurlant,
uni, j'ose le croire, (jne ces périls ne reviendront plus, et (non cœnr
me repond du votie. Mais, pour être au-dessus dune làcliclc, ce ca;ur
r^iiile csl-il au-(l(;s>usd une faililesse? cl snis-je la seule ici f|u'il lui en
( oïliera peul-éue de respecter? Songez, Saint-I'reux, que tout ce qui
m'est cher doit èlre couvert de ce même respect que vous me devez;
sDu^'i/ ipii' vous aurez sans cesse à porter inuofeinmciit les jeux inno-
ciiiis il uni' Irniiiie cliarmanle; sonj;ez aux nii'|iris eli'niels que vous
aiiiii:/. niiiiti's si jamais votre cœur osait s'ouliliii' un nionienl et prol'a-
iirr ce (|u'il doit honorer à lant de titres.
.le veux que le devoir, la foi, l'ancienne amitié vous arrêtent, que
l'olistaele o|iposé par la vertu vous ôte nu vain espoir, et qu'au moins
|i:ir raison vous ctoufliez des vœux inutiles. Serez-vous pour cela dé-
in lé de l'empire d(^s sens et des pièges de l'imagination ? Forcé de nous
nspecter toutes deux et d'oublier en nous notre sexe, vous le verrez
dans celles qui nous servent, et en vous abaissant vous croirez vous
jusiifier; mais serez-vous moins coupable en eflet, et la différence des
rangs change-t~elle ainsi lu nature des fautes? Au contraire, vous vous
avilirez d'autant plus que les moyens de réussir seront moins lionnètes.
Quels moyens! (iimW vous!... Ali! périsse l'homme indigne qui mar-
chande un cœur et rend l'amour mercenaire I c'est lui qui couvre la
terre des crimes que la débauche y fait connnettre. (lomment ne serait pas
toujours à vendre celle qui se laisse achetiT une fois? lit, dans l'op-
probre où bientôt elle tombe, lequel est l'auteur de sa misère, du brutal
qui la maltraite en un mauvais lien, ou du séducteur ((ui l'y traîne en
mettant le premier ses faveurs à prix?
Oserai-je ajouter une considéralion qui vous loiicliora, si je ne me
(rompe? Vous avez vu quels soins j'ai pris pour ii:ililir iii la règle et
les bonnes mœ.urs; la modestie et la paix y régnent, tmil y respire le
bonheur et l'innocence. .Mon ami, songez à vous, à moi, à ce que nous
fûmes, à ce que nous sommes, à ce qiie nous devons être. Faudra-t-il
que je dise un jour, en regrettant mes peines perdues : C'est de lui que
vient le désordre de ma maison?
Disons tout, s'il est nécessaire, et sacrifions la modestie elle-même
au véritable amour de la venu. L'homme n'est pas fait pour le célibat,
et il est bien difficile qu'un état si contraire à la nature n'amène pas
quelque désordre publie ou caché. Le moyen d'échapper toujours à
l'euiiemi qu'on porte sans cesse avec soi? Voyez eu «l'antres pays ces
téméraires qui font vœu de n'être pas hommes. Pour les punir d'avoir
tenté Dieu, Dieu les abandonne; ils se disent sainls, et sont déshon-
nêtcs; leur feinte continence n'est qu'une souillure; et, pour avoir dé-
d.iigné l'humanité, ils s'abaissent au-dessous d'elle. Je comprends qu'il
en coûte peu de se rendre difiicile sur des lois qu'on n'observe qu'eu
apparence; mais celui qui veut être sincèrement vertueux se sent assez
chargé des devoirs de l'hounne sans s'en imposer de nouveaux. Voilà,
cher Saint-Preux , la véritable humilité du chrétien, c'est de trouver
toujours sa tâche au-dessus de ses forces, bien loin d'avoir l'orgueil de
la _ doubler. Faites-vous l'applicatiou de cette règle, et vous sentirez
qu'un état qui devrait seulement alarmer un autre homme doit par mille
raisons vous faire trembler. Moins vous craignez, plus vous avez à
craindre ; et, si vous n'êtes point effrayé de vos devoirs, n'espérez pas
de les remplir.
Tels sont les dangers qui vous atlcndeut ici. Pensez-y tandis qu'il en
estlenips. Je sais que jamais de propos délibéré vous ne vous exposerez
à mal faire, et le seul mal que je crains de vous est celui que vous n'au-
rez pas prévu. Je ne vous dis donc pas de vous déterminer sur mes
raisons, mais de les peser. ïrouvez-y quelque réponse dont vous .soyez
content, et je m'en contente; osez compter sur vous, et j'y compte.
Dites-moi : Je suis un ange, et je vous reçois à bras ouverts.
Quoi! toujours dis privations et des peines! toujoms des devoirs
cruels à remplir! toujours fuir les gens qui nous sont chers! Non, mon
aimable ami. llrureiix ipii peut dès cette vie offrir un prix à la vertu!
J'en vois un digne d'un homme qui sut combattre et souffrir pour elle.
Si je ne présume pas trop de moi, ce prix que j'ose vous destiner ac-
quittera tout ce que mon cœur redoit au vôtre ; et vous aurez plus que
vous n'eussiez obtenu si le ciel eût béni nos premières inclinations. l\e
pouvant vous faire ange vous-même, je vous en veux donner un qui
garde votre âme, qui l'épure, qui la ranime, et sous les auspices duquel
vous puissiez vivre avec nous dans la paix du séjour céleste. Vous n'au-
rez pas, je crois, beaucoup de peine à deviner qui je veux dire ; c'est
l'objet (|ui se trouve à peu près établi d'avance dans le cœur qu'il doit
remplir un jour, si muu proiol rl•lls^it.
Je vois toutes les ililiinilirs de ce projet sans en être rebutée, car il
est honnête. Jecoimiiisioui l'emiiireipiej'ai sur mon amie, et ne crains
point d'en abuser eu l'eMMÇiint en votre laveur. Mais ses résolutions
vous sont connues, et, avant de les ébranler, je dois m'assurer de vos
dispositions, aliu (pi'en l'exhortant de vous permettre d'aspirer à elle je
puisse répondre de vous et de vos sentiments; car, si l'inégalité que le
sort a mise entre l'un et l'autre vous ote le droit de vous proposer voiis-
mèine, elle [lermel encore moins que ce droit vous soit accordé saus
savoir quel usage vous en pourrez faire.
Je coimais toute votre délicatesse ; et si vous avez des objections à
m'opposer, je sais qu'elles seront pour elle bien plus que pour vous.
Laissez ces vains scrupules. Serez-vous plus j;ilou\ ipie moi de l'hon-
peuf Uc ijiou aiuie'f Nqu, quelque cUcv que \oui me puissiei éU'C, ue
craignez point que je préfère votre intérêt à sa gloire. Mais autant je
mets de prix à l'estime des gens sensés, autant je méprise les juge-
ments téméraires de la multitude, qui se laisse éblouir par un faux
éclat, et ne voit rien de ce qui est houuête. La diflérence fût-elle cent
fois plus grande, il n'est point de rang auquel les talents et les mœurs
n'aient droit d'atteindre : et à quel titre une femme oserait-elle dédai-
gner pour époux celui qu'elle s'honore d'avoir pour ami? Vous savez
quels sont là-dessus nos principes à toutes deux. La fausse borne et la
crainte du blâme inspirent plus de mauvaises actions que de bouues,
et la vertu ne sait rougir que de ce qui est mal.
A votre égard, la lierté (pie je vous ai quelquefois connue ne saurait
être plus déplacée ([ue dans celte occasion, et ce serait à vous une in-
gratitude de craindre d'elle un bienfait de plus. Et puis, quelque diffi-
cile que vous puissiez être, convenez qu'il est plus doux et mieux séaat
de devoir sa fortune à son épouse ipi'a sou ami ; car on devient le pro-
tecteur de l'une et le protégé de l'autre; et, quoi que lou puisse dire,
un honnête homme n'aura jamais de meilleur ami que sa femme.
Que s'il reste au fond de votre àme quelque répugnance à former de
nouveaux engagements, vous ne pouvez trop vous hâter de la détruire
pour votre honneur et pour mon repos ; car je ne serai jamais contcote
de vous et de moi que ipiand vous serez en effet tel que vous devez
être, et que vous aimerez les devoirs que vous avez à remplir. Eh ! mon
ami, je devrais moins craindre cette répugnance qu'un empressement
trop relatif à vos anciens penchants. Que ne fais -je point poui; m'ac-
quitter auprès de vousl Je tiens plus que je n'avais promis. iS'est-(;e
pas aussi Julie que je vous donne? n'aurez-voiis pas la meilleure partie
de nioi-mênie, et n'en serez-vous pas plus cher à l'autre? Avec quel charme
alors je me livrerai sans contrainte à tout mon attachement pour vous !
Oui, portez-lui la foi que vous m'avez jurée; que votre C(LMir remplisse
avec elle tous les engagements qu'il prit avec moi ; qu'il lui rende, s'il
est possible, tout ce que vous redevez au mien. 0 Saint-Preux! je lui
transmets cette ancienne dette. Souvcuez-vous qu'elle n'est pas facile à
payer.
Voilà, mon ami, le moyen que j'imagine de nous réunir sans danger,
en vous donnant dans notre famille la même place que vous tenez dans
nos cœurs. Dans le nœud cher et sacré qui nous unira tous, nous ne
serons plus entre nous que des sœurs et des frères, vous ne serez plus
votre propre ennemi ni le nôtre; les plus doux sentiments, devenus lé-
gitimes, ne seront plus dangereux ; quand il ne faudra plus les étouffer,
on n'aura plus à les craindre. Loin de résister à des sentiments si char-
mants, nous en ferons à la fois nos devoirs et nos plaisirs : c'est alors
que nous nous aimerons tous plus parfaitement, et que nous goûterons,
véritablement réunis, les charmes de l'amitié, de l'amour et de l'inno-
cence. Que si. dans l'emploi dont vous vous chargez, le ciel récompense
du bonheur d'être père le soin que vous prendrez de uos enfants, alors
vous couniiirez par vous-même le prix de ce que vous aurez fait pour
nous. Comblé des vrais biens de l'humanité, vous apprendrez h porter
avec plaisir le doux fardeau d une vie utile à vos proches, vous sentirez
enfin ce que la vaine sagesse des méchants n'a jamais pu croire, qu'il
est un bonheur réservé des ce monde aux seuls amis de la vertu.
Rélléeliissez à loisir sur le parti que je vous propose, non pour savoir
s'il vous convient, je n'ai pas besoin là-dessus de votre réponse, mais
s'il convient à madame d'Orbe, et si vous pouvez faire son bonheur
comme elle doit faire le vôtre. Vous savez comment elle a rempli ses
devoirs dans tous les étals de son sexe : sur ce qu'elle est, jugez de ce
qu'elle a droit d'exiger. Llle aime comme Julie, elle doit être aimée
comme elle. Si vous sentez pouvoir la mériter, parlez; mon amitié ten-
tera le reste, et se promet tout de la sienne : mais si j'ai trop espéré
de vous, au moins vous êtes honnête homme, et vous connaissez sa dé-
licatesse; vous ne voudriez pas d'un bonheur qui lui coûterait le sien;
que votre cœur soit digne d'elle, ou qu'il ne lui soit jainais offert.
Lneore une fois, consultez-vous bien. Pesez votre réponse avant de
la faii'c. Quand il s'agit du sort de la vie, la prudence ne permet pas de
se déterminer légèrement; mais toute délibération légère est un crime
quand il s'agit du destin de l'àme et du choix de la vertu, l'orlifiez la
vôtre, ô mon bon ami! de tous les secours de la sagesse. La mau-
vaise honte m'empêclierait-elle de vous rappeler le plus nécessaire? Vous
avez de la religiiui ; mais j'ai peur que vous n'en liriez pas tout l'avan-
tage qu'elle ofl're dans la conduite de la vie, et que la hauteur philoso-
phique ne dédaigne la simplicité du chrétien. Je vous ai vu .-ur la prière
des maximes que je ne saurais goûter. Selon vous, cet acte d humilité
ne nous est d'aucun fruit ; et Dieu, nous ayant donné dans la conscience
tout ce qui peut nous porter au bien, noiis abandonne ensuite à nous-
mêmes, et laisse agir notre liberté. Ce n'est pas là, vous le savez, la
doctrine de saint Paul, ni cille qu'on professe dans notre Eglise. >"ous
sommes libres, il est vrai; mais nous soiiinics ignorants, faibles, port«is
au mal. Et d'où nous viendrait la lumière et la force, si ce n'est de ce-
lui qui en est la source? et pourquoi les obtiendrions-nous si nous ne
daignions pas les demander? Prenez garde, mou ami, qu'aux idées su-
blimes que vous vous faites du grand Etre l'orgueil humain ne mêle des
idées basses qui se rapportent à l'homme; comme si les moyens qui
soulagent notre faiblesse convenaient à la puiss;uiee divine , et qu'elle
eût besoin d'art eomme nous pour généraliser les choses afin de les
traiter plus raeilomeiit! Il semble, à vous eulendre, que ce soit un em-
barra;» pour elle Ue veiller sur chaque iuilividu, wvt» craiguez qu'iuM
142
LA NOUVELLE HÉLOISE.
attention partagée et continuelle ne la fatigue, et vous trouvez bien plus
beau qu'elle fasse tout par des lois générales, sans doute parce qu'elles
lui coûtent moins de soin. 0 graniis philosophes! que Dieu vous est
obligé de lui fournir ainsi dcs'mélhodes commodes, et de lui abréger
le travail !
A quoi bon lui rien demander? dites-vous encore : ne connaît-il pas
tous nos besoins? n'cst-il pas notre père pour y pourvoir? savons -nous
mieux que lui ce qu'il nous faut? et voulons- nous notre bonheur plus
véritablement qu'il ne le veut Itii-mème? Cher Saint-Preux, que de
vains sopliismes ! Le plus grand de nos besoins, le seul auquel nous pou-
vons pourvoir, est celui de sentir nos besoins, et le premier pas pour
sortir de notre misère est de la connaître. Soyons humbles pour être
sages; voyons notre faiblesse, et nous serons forts. Ainsi s'accorde la
justice avec la clémence; ainsi régnent à la fois la grâce et la liberté.
Esclaves par notre faiblesse, nous sommes libres par la prière; car il
dépend de nous de demander et d'obtenir la force qu'il ne dépend pas
de nous d'avoir par nous-mêmes.
Apprenez donc à ne pas prendre toujours conseil de vous seul dans
les occasions difficiles, mais de celui qui joint le pouvoir à la prudence,
et sait faire le meilleur parti du parti qu'il nous fait préférer. Le grand
défaut de la sagesse humaine, même de celle qui n'a que la vertu pour
objet, est un excès de confiance qui nous fait juger de l'avenir par le
présent, et, par un moment, de la vie entière. (Jn se sent ferme un in-
stant, et l'on compte n'être jamais ébranlé. Plein d'un orgueil que l'ex-
périence confond tous les jours, on croit n'avoir plus à craindre un
piège une fois évité. Le modeste langage de la vaillance est : Je fus
brave un tel jour; mais celui qui dit : Je suis brave, ne sait ce qu'il
sera demain ; et, tenant pour sienne une valeur qu'il ne s'est pas don-
née, il mérite de la perdre au moment de s'en servir.
Que tous nos projets doivent être ridicules, que tous nos raisonne-
ments doivent être insensés devant l'Etre pour qui les temps n'ont point
de succession ni les lieux de distance ! Nous comptons pour rien ce qui
est loin de nous, nous ne voyons que ce qui nous touche : quand nous
aurons changé de lieu, nos jugements seront tout contraires, et ne se-
ront pas mieux fondés. Nous réglons Pavenir sur ce qui nous convient
aujourd'hui, sans savoir s'il nous conviendra demain; nous jugeons de
nous comme étant toujours les mêmes, et nous changeons tous les
jours. Qui sait si nous aimerons ce que nous aimons, si nous voudrons
ce que nous voulons, si nous serons ce que nous sommes, si les ob-
jets étrangers et les altérations de nos corps n'auront pas autrement
modifié nos âmes, et si nous ne trouverons pas notre misère dans ce
que nous aurons arrangé pour notre bonheur? Montrez-moi la règle de
la sagesse humaine, et je vais la prendre pour guide. Mais si sa meil-
leure leçon est de nous apprendre à nous défier d'elle, recourons à
celle qui ne trompe point, et faisons ce qu'elle nous inspire. Je lui de-
mande d'éclairer mes conseils; demandez-lui d'éclairer vos résolutions.
Quelque parti que vous preniez, vous ne voudrez que ce qui est bon
et honnête, je le sais bien : mais ce n'est pas assez encore; il faut vou-
loir ce qui le sera toujours; et ni vous ni moi n'en sonnnes les juges.
LETTRE VII.
DE SAINT-PIiEtS A MADAME DE WOIMAH.
Julie! une lettré devons!.... après sept ans de silence!.... Oui, c'est
elle ; je le vois, je le sens : mes yeux méconnaitraient-ils des traits que
mon cœur ne peut oublier ! Quoi I vous vous souvenez de mon nom I
vous le savez encore écrire 1... En formant ce nom, votre main n'a-t-ellc
point tremblé?.... Je m'égare, et c'est votre faute. La forme, le pli, le
cachet, l'adresse, tout dans cette lettre m'en rappelle de trop différen-
tes. Le cœur et la main semblent se contredire. Ab! deviez-vous em-
ployer la même écriture pour tracer d'autres sentiments?
Vous trouverez peut-être que songer si fort à vos anciennes lettres,
c'est trop justifier la dernière. Vous vous trompez. Je me sens bien; je
ne suis plus le même, ou vous n'êtes plus la même ; et ce qui me le
prouve est qu'excepté les charmes et la bonté, tout ce que je retrouve
en vous de ce que j'y trouvais autrefois m'est un nouveau sujet de sur-
prise. Cette observation répond d'avance à vos craintes. Je ne me fie
point à mes forces, mais au sentiment qui me dispense d'y recourir.
Plein de tout ce qu'il faut que j'honore en celle que j'ai cessé d'adorer,
je sais à quels respects duiveui s'élever mes anciens hommages. Pénétré
de la plus tendre reconnaissance, je vous aime autant que jamais, il est
vrai; mais ce qui m'atiaclic le plus à vous est le retour de ma raison.
Elle vous montre à moi telle que vous êtes ; elle vous sert mieux que
l'amour même. Non, si j'étais resté coupable, vous ne me seriez pas
aussi chère.
Depuis que j'ai cessé de prendre le change, et que le pénétrant Wol-
mar m'a éi lau'é sur mes vrais sentiments, j'ai mieux appris à me con-
naître, et je m'alarme moins de ma faiblesse. Qu'elle abuse mon ima-
gination, que cette erreur me soit douce encore; il suffit, pour mon
repos, qu'elle ne puisse plus vous offenser, et la chimère qui m'égare à
sa poursuite me sauve d'un danger réel.
Q Julie! il est' des impressions élernelles que le lemps Di les soins
n'effacent point. La blessure guérit, mais la marque reste ; et cette
marque est un sceau respecté qui préserve le cœur d'une autre atteinte.
L'inconstance et l'amour sont incompatibles : l'amant qui change ne
change pas ; il commence ou finit d'aimer. Pour moi, j'ai fini ; mais, en
cessant d'être à vous, je suis resté sous votre garde. Je ne vous crains
plus; mais vous m'empêchez d'en craindre une autre. Non, Julie, non,
iénmie respectable, vous ne verrez jamais en moi que l'ami de votre
personne et l'amant de vos vertus ; mais nos amours, nos premières et
uniques amours, ne sortiront jamais de mon cœur. La fleur de mes ans
ne se flétrira point dans ma mémoire. Dussé-je vivre des siècles en-
tiers, le doux temps de ma jeunesse ne peut ni renaître pour moi, ni
s'effacer de mon souvenir. Nous avons beau n'être plus les mêmes, je
ne puis oublier ce que nous avons été. Mais parlons de votre cousine.
Chère amie, il faut l'avouer, depuis que je n'ose plus contempler vos
charmes je deviens plus sensible aux siens. Quels yeux peuvent errer
toujours de beautés en beautés sans jamais se fixer sur aucune? Les
miens Pont revuejavec trop de^plaisir peut-être ; et, depuis mon éloi-
gnenient, ses traits, déjà gravés dans mon cœur, y font une impression
plus profonde. Le sanctuaire est fermé, mais son image est dans le
temple. Insaisiblement je deviens pour elle ce que j'aurais été si je ne
vous avais jamais vue; et il n'appartenait qu'à vous seule de me faire
sentir la différence de ce qu'elle m'inspire à l'amour. Les sens, libres
de cette passion terrible, se joignent au doux sentiment de l'amitié. De-
vient-elle amour pour cela'? Julie, ah! quelle différence! Où est Pen-
thousiasme? où est l'idolâtrie? où sont ces divins égarements de la rai-
sou, plus sublimes, plus forts, meilleurs cent fois que la raison même?
Un feu passager m'embrase, un délire d'un moment me saisit, me
trouble et me quitte. Je retrouve entre elle et moi deux amis qui s'ai-
ment tendrement et qui se le disent. Mais deux amants s'aiment-ils l'un
l'autre? Non, vous et moi sont des mots proscrits de leur langue : ils
ne sont plus deux, ils sont un.
Suis-je donc tranquille en effet? Comment puis-je l'être? Elle est
charmante, elle est votre amie et la mienne : la reconnaissance m'at-
tache à elle; elle entre dans mes souvenirs les plus doux. Que de droits
sur une àme sensible ! et comment écarter un sentiment plus tendre de
tant de sentiments si bien dus? Hélas ! il est dit qu'entre elle et vous je
ne serai jamais un moment paisible.
Femmes ! femmes! objets chers et fimestcs, que la nature orna pour
notre supplice, qui punissez quand on vous brave, qui poursuivez quand
on vous craint, dont la haine et l'amour sont également nuisibles, et
qu'on ne peut ni rechercher ni fuir impunément!... Beauté, charme, at-
trait, sympathie, être ou chimère inconcevable, abîme de douleurs et
de voluptés ! beauté, plus terrible aux mortels que l'élément où l'on t'a
fait naître, malheureux qui se livre à ton calme trompeur ! c'est toi qui
produis les tempêtes qui tourmentent le genre humain. 0 Julie ! 6 Claire !
que vous me vendez cher celte amitié cruelle dont vous osez vous van-
ter à moi!... J'ai vécu dans l'orage, et c'est toujours vous qui l'avez
excité. Mais quelles agitations diverses vous avez fait éprouver à mon
cœur! Celles du lac de Genève ne ressemblent pas plus aux flots du
vaste océan. L'un n'a que des ondes vives et courtes dont le perpétuel
tranchant agite, émeut, submerge quelquefois, sans jamais former de
long cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent élevé,
porté doucement et loin par un flot lent et presque insensible ; on croit
ne pas sortir de la place, et l'on arrive au bout du monde.
Telle est la dilTerence de l'effet qu'ont produit sur moi vos attraits et
les siens. Ce premier, cet unique amour qui fit le destin de ma vie, et
que rien n'a pu vaincre que lui-même, était né sans que je m'en fusse
aperçu ; il m'entraînait que je Pignorais encore : je me perdis sans
croire m'être égaré. Durant le vent j'étais au ciel ou dans les abîmes ;
le calme vient, je ne sais plus ou je suis. Au contraire, je vois, je sens
mon trouble auprès d'elle et me le figure plus grand qu'il n'est; j'é-
prouve des transports passagers et sans suite ; je m'emporte un mo-
ment, et suis paisible un moment après : l'onde tourmente en vain le
vaissenu, le vent n enllc point les voiles ; mon cœur, content de ses
charmes, ne leur prête point son illusion ; je la vois plus belle que je ne
l'imagine, et je la redoute plus de près que de loin : c'est presque l'ef-
fet contraire à celui qui me vient de vous, et j'éprouvais constamment
Pun et l'autre à Clarens.
Depuis mon départ, il est vrai qu'elle se présente à moi quelquefois
avec plus d'empire. Malheureusement il m'est difficile de la voir seule.
Enfin je la vois, et c'est bien assez ; elle ne m'a pas laissé de l'amour,
mais de l'inquiétude.
Voilà fidèlement ce que je suis pour l'une et pour l'antre. Tout le
reste de votre sexe ne m'est plus rien ; mes longues peines me Pont
fait oublier,
L fornilo '1 mio tempo a mczzo gli anni.
f Ma carrière est finie au milieu de mes ans,
Le malheur m'a tenu lieu de force pour vaincre la nature et triom-
pher des tentations. On a peu de désirs quand on souffre ; et vous m'a-
vez a|ipris à les éteindre en leur résistant. Une grande passion mal-
heureuse est un grand moyen de sagesse. Mon cœur est devenu, pour
ainsi <Jire, IVrgaue tic tous me§ besoins ; je n'eu ai point quand U est
LA NOmELÎi: ÎIÉLOISR.
145
tranquille. Laisse z-lc on paix l'iiiifi Pt rniitrc ; cl ilésormnis II l'psl pour
toujours.
Diuis cet (iiat, qu'ai-jo ;'i craindre de moi-même? et par quelle pré-
caution eiiielh' n)iil(!/,'-vous rii'ofcr mon lionlieur iiour ne pas ni'(!X-
poser à le pinlre .' (JncI caprice di' ui'avoir fait comballre et vaincre
Eour m'enlevcr le prix après la victoire ! N'est- (•<• pas vous qui rendez
làmable un danger hravii sans raison ? l'ounpioi m'avoir appelé prés
de vous avec tant de risques? on ponnpioi m'en bannir quand je suis
digne d'y rester? IJevie/.-vous laisser prendre à votre mari tant de
peine à pure perte? (Ju(\ ne le faisiez- vous rencmcer à des soins que
vous aviez résolu de me rendre inutiles ! Que ne lui disicz-vou» : Lais-
scz-lc au bout du monde, puisque aussi bien je l'y veux renvoyer? Ilé-
las ! plus vous craignez pour moi, plus il faudrait vous h:\ler de nie
rappeler. Non, ce n'est pas près de vous qu'est le danger, c'est en
votre absence, et je ne vous crains qu'on vous n'êtes pas. Quand cette
redoutable .Inlic mi' i^oursnit, je me réfugie auprès de madame de Wol-
mar, et je suis tranquille' : où l'iiirai-je, si cet asile m'est ôté? Tous les
temps, tous les lieux, me sont dangereux loin d'elle; partout je trouve
Claire on Julie. Dans le passé, dans le prissent, l'une et l'autre magite
à son tour : ainsi mon imagination toujours troublée ne se calme qu'à
votre vue, et ce n'est qu'auprès de vous que je suis en sûreté contre
moi. Comment vous expliquer le cbangement que j'éprouve en vous
abordant? Toujours vous exercez le même empire, mais son effet est
tout opposé ; en réprimant les transports que vous causiez autrefois,
Cèl empire est plus graud, plus sublime encore; la paix, la sérénité,
succèdent au trouble des passions ; mon cœur, toujours formé sur le
votre, aima comme lui, et devient paisible à son exemple. Mais ce re-
pos i)assager n'est qu'une trêve ; et j'ai beau ni'élevcr jusepi'à vous en
votre présence, je retombe en moi-même en vous quittant. .Iulie, en
vérité, je crois avoir deux âmes, dont la bonne est en dépôt dans vos
mains. Ab! voulez-vous me séparer d'elle?
Mais les erreurs des sens vous alarment ; vous craignez les restes
d'une jeunesse éteinte par les ennuis ; vous craignez pour les jeunes
persoimes qui sont sous votre garde ; vous craignez de mol ce que le
sage VVolmar n'a pas craint ! 0 llieu ! (pie toutes ces frayeurs m'humi-
lient ! Estimez-vous donc votre ami moins que le dernier de vos gens ?
Je puis vous pardomier de mal piiisiT de moi, jamais de ne vous pas
rendre à vous-même l'Iionneuv (pic vous vous devez. Non. non ; les
feux dont j'ai brûle m'oni |iuiilie: je n'ai |ilus rien d'un bomme ordi-
naire. Après ce que je bis, hi je pouvais être vil ini moment, j'irais me
cacb(;r au bout du monde, et ne me croirais jamais assez loin de vous.
Quoi ! je troublerais cet ordre aimable que j'admirais avec tant de
plaisir I Je souillerais ce s('jour d'innocence et de paix que j'babitais
avec tant de respect ! Je poin-rais être assez làclie !... Kli I comment le
plus corrompu des hommes ne serait-il pas touché d'un si cliarniant
tableau? comment ne reprendiait-il pas dans cet asile l'amour de l'hon-
nCleté? Loin d'y porter s(!s mauvaises moeurs, c'est là qu'il irait s'en
défaire... Qui? moi, Julie, moi?... si tard?... sous vos yeux?...
Chère amie, ouvrez-moi votre maison sans crainte; elle est pour moi
le temple de la vertu ; parloiu j'y vois smi simulacre auguste, etne puis
servir qu'elle auprès de vous. Je ne suis pa> un ange, il est vrai; mais
j'habiterai leur demeure, j imiterai leurs exemples : on les fuit (piand
on ne vent pas leur ressembler.
'Vous le voyez , j'ai peine à venir au point principal de votre lettre ,
le premier auquel il fallait songer, le seul dont je m'occuperais si j'o-
sais prétendre au bien qu'il m'annonce. 0 Julie ! âme bienfaisante ! amie
incomparable I en m'offrant la digne moitié de vous-même , et le plus
précieux trésor qtn soit au monde après vous , vous faites plus , s'il est
possible, (lue vous ne fites jamais pour moi. L'amour, l'aveugle amour,
peut vous forcer à vous donner ; mais donner votre amie est une preuve
d'estime non suspecte. Des cet instant je crois vraiment être honnne de
mérite , car je suis honoré de vous. Mais que le témoignage de cet
hounem- m'est cruel ! En l'acceptant je le démentirais, et pour le mé-
riter il (àut que j'y renonce. Vous me eoimaissez; jugez-moi. Ce n'est
pas assez que votre adorable cousine soit aimée ; elle doit l'être comme
vous, je le sais : le sera-t-elle? le peut-elle être? et dépend-il de moi
de lui rendre sur ce point ce (pii lui est dû? Ab ! si vous vouliez m'imir
avec elle, que ne me laissiez-vous mi comu- à lui donner, un coMir an-
quel elle inspirât des sentimenls nouveaux dont il lui pût olîrir les pré-
mices? En est -il tm moins digne d'elle que celui qui sut vous aimer? 11
faiulrait avoir l'àme libre et paisible du bon et sage d'Orbe pour s'oc-
cuper d'elle seule à son exemple ; il faudrait le valoir pour lui succéder :
autrement la comparaison de son ancien état lui rendrait le dernier plus
insupportable ; et l'amour faible et distrait d'un sec(Uid époux , loin de
la consoler du premier, le lui ferait regretter davantage, (iagiierait-elle
à cet échange? Elle y perdrait donblenienl. Son C(ï'ur délicat et sen-
sible sentirait trop celle perte ; et moi , connncnt supporterais-je le
spectacle continuel d'une tristesse deuil je serais cause , et dont je ne
pourrais la guérir? Uét.it-'. j'en mourrais de douleur même avant elle.
Non, Julie, je ne ferai point mon Ixuiheur aux dépens du sien. Je l'aime
trop pour l'épouser.
Mon bonheur? Non. Serais-j(! heureux moi-même en ue la rendant
fas heureuse? L'un des deux penl-il se faire un sort exclusif dans le
mariage? Les biens , les maux n'y soul-ils pas communs, maigre, qu'on
en ail? et les chagrins qu'on scdouue l'un à l'autre ne rctombcnl-ils
pas toujours sur celui qui les cause? Je serais malheureux par ses pei-
nes, sans être hciiriMix par sis bienfaits. Cràees. beauté, mérite, atla-
chcmenl, loriune, tout concourrait à ma ('(■lieilé ; mou toîiir, mon cieiir
seul empoisonnerait tout cela, et me rendrait misérable au sein du
bonlienr.
Si mou état présent est plein de charme auprès d elle , loin que c<!
charme pût augmenter par une uni(jn plus étroite , les plus doux plai-
sirs que j'v goûte me seraient ("dés. Son humeur badine peut laisser un
, aimable essor à sou amitii; . mais c'est ipiand elle a des témoins de ses
1 caresses. Je puis avoir quelque émotion trop \\\c auprès d'elle , mais
c'est quand votre présence me distrait de vous. Toujours entre elle et
[ moi dans nos têle-à-ti;te, c'est vous (pii nous les rendez d(ilicieux. Plus
I notre attachement augmente , plus nous songeons anx chaînes qui l'ont
formé; le doux lien Je notre amitié se resserre, et nous nous aimons
pour parler de vous. Ainsi mille sonve.iirs chers à votre amie , plus
chers à voire ami, les réunissent : unis par d'autres nœuds, il faudra y
renoncer. Ces souvenirs tnjp charmants ne seraient-ils pas autant d'in-
lldélites envers elle? Et de quel front prendrais-je une épouse respectée
et chérie pour (oolldeiile des outrages (pie mou cu-iir lui ferait malgré
lui? Ce eeeur n oserait donc plus s'épancher dans le sien, il se ferme--
rail à son abord. N'osant plus lui parler de vous, bieulot je ne lui
parlerais plus de moi. Le devoir. I honneur, en m'imposant pour elle
une réserve nouvclh! , me reiidraieiii ma lemme étrangère , et je n'au-
rais plus ni guide ni conseil |iour éclairer mon âme et corriger mes
erreurs. Est-ce là l'I ii:it.'i' ipi'elle doit attendre? Est-ce là le tribut
de tendresse et de reeeumaiïsaiice que j'irais lui porter? Est-ce ainsi
que je ferais son himheur et le mien?
Julie, oubliàtes-vous mes serments avec les vi'itres? Pour moi, je ne
les ai point oubliés. J'ai tout perdu : ma foi seule m'est restée; elle me
restera jusqu au tombeau. Je n'ai pu vivre a vous ; je mourrai libre. Si
l'engagement en était à prendre , je le prendrais aujourd'hui : car si
c'est un devoir de se marier, un devoir plus indispensable encore est
de ne faire le malhenr de personne; et tout ce qui me reste a sentir en
d'antres nu'iids, c'est l'éieruel regret de ceux auxquels j'osai prétendre.
Je porterais dans ce lien sacré l'idée de ce que j'.-spérais y trouver une
lois. Celte idcie ferait mon supplice et celui d'une infortunée. Je lui de-
manderais compte des jours heureux que j'attendis de vous. Quelles
comparaisons j'aurais à faire! quelle femme au monde les pourrait sou-
tenir? Ah ! (OU, ment me eonsolerais-je à la fois de n'(;lre pas à vous,
et d'être à une autre ?
Chère amie, n'ébranlez point des résoliiuoiis dmii dépend le repos de
mes jouis; ne cherchez point à me tiicr de raii(Miiii>-e il où je suis
tombé, de peur (pi'avec le sentiment de mon existem e je ne repreune
celui de mes maux, et qu'un état violent ne rouvre toules mes blessu-
res. Depuis mon retour, j'ai senti, sans m'en alarmer, l'intérêt plus vif
que je prenais à votre amie ; car je savais bien que l'état de mou cœur
ne lui permettrait jamais d'aller trop loin ; ei, voyant ce nouveau goût
ajouter à rattachement déjà si tendre que j'eus pour elle dans tous les
temps, je me suis félicité d'une émotion ipii in'aidail à prendre le cliaiige
et me l.iisaii supporter votre image avec moins de peine. Celte émotion
a qiielipie c ho^e des douceurs di; l'amour et n'en a pas les tourments.
Le plaisir de la voir n'est point troublé par le désir de la posséder; con-
tent de passer ma vie entière comme j'ai passé cet hiver, je trouve en--
tre vous deux cette situalion paisible et douce qui teuipère l'austérité
de la vertu cl rend ses leions aimables. Si (pielque vain transport ra'a-
gile un iiiomenl, loiit le repi ime et le liiit taire : j'en ai trop vaincu de
plus dangereux pour ipi'd m en reste aucun à craindre. J'honore votre
amie comme je laime, et c est tout dire. Quand je ne songerais qu'à
mon intérêt, tous les droits de la tendre amitié' me sont lr<q» chers au-
près d'elle pour que je m'expose à les perdre en cberebant à les éten-
dre ; et je n'ai pas même eu besoin de songer au respect qiie je lui
dois pour ne jamais lui dire un seul mot dans le tête--à-téte qu'elle eût
besoin d'inierpréler ou de ne pas entendre. Que si jient-être elle a
trouvé (pielqnefiùs nu peu trop d'empressement dans mes manières,
sûrement elle n'a point vu dans mon co'iir la volonté de le témoigner.
Tel que je fus six mois auprès d'elle, tel je serai toute ma vie. Je ne
connais rien après vous de si parfait qu'elle ; mais (ùl-e\\ç plus parfaiie
que vous encore, je sens qu'il faudrait n'avoir jamais élé voire aman!
pour pouvoir devenir le sien.
Avant d'achever cette lettre, il faut vous dire ce que je pense de la
votre. J'y trouve avec toute la prudence de la vertu les scrupules d'une
àme craintive ipii se l'ail un ilevoir de s'épouvanter, et croit qu'il faut
tout craindre |)our se garantir de tout. Cette extrême timidité a son
danger ainsi (pi'uue contiance excessive. En n(His monlrant s;his cesse
des monstres on il u'v en a point, elle nous épuise à rombatlre des chi-
mères ; et, à force dé nous effaroucher sans sujet. ell«> nous tient moins
en "arde contre les périls véritables, ei nous les laisse moins discerner.
UeHsez quclquifois la leiire (^ne mihud Edouard vous écrivit l'année der-
nière au sujet de votre mari: vous y Irouveivï de bons avis à votre
usa^e à plus d'un égard. Je ue blâme point votre dévotion ; elle est lou-;
chaule, aimable cT douce comme v(»us ; elle doit plaire à voire mari
même. Mais prenez garde qu'à forec de vous rendre limide et pré-
vovanle elle ne vous mène au quiétisme par nue roule opposée, et que,
voiis mouiranl parioni du risque à courir, elle ne vous einiKche euliu
d'acquiescer à rien. Chère amie, ne savez-vous pas que la vert» est uo
444
LA NOUVELLE HÉLOISE.
ùtat He guerre, et que pour y vivre ou a toiijnnis quelque couibat à
rendre coulre soi? Occupons-nous moins des daugi rs ([iie de nous, a(in
de tenir notre àme prête à tout événenieiit. Si cherclierles occasions
c'est mériter d'y succomber, les fuir avec trop de soin c'est souvent
nous refuser à de grands devoirs, et il n'est pas bon de songer sans
cesse aux tentations, même pour les éviter. On ne me verra jamais
recbercber des moments dangereux ni des lète-à-tête avec des femmes;
mais dans qnfli|ui' situation que me place désormais la Providence,
j'ai pour sincir ilc nmi les huit mois que j'ai passés à Clarens, et ne
crains plus (pie pcr^oinie ni'ôte le prix que vous m'avez fait mériter.
Je ne serai pas plus faible que je n'ai été ; je n'aurai pas de plus i;ran(is
combats à rendre. J'ai senti l'amertume des remords ; j'ai goùie lis
douceurs de la victoire. Après de telles comparaisons, on n'hesiie plus
sur le choix ; tout, juscju'à mes fautes passées, m'est garant de l'avenir.
Sans vouloir entrer avec vous dans de nouvelles discussions sur
l'ordre de l'univers et sur la direction des êtres qui le composent, je
me contenterai de vous dire que, sur des questions si fort au-dessus
de l'homme, il ne peut juger des choses qu'il ne voit pas que par in-
duction sur celles qu'il voit, et que toutes les analogies sont pour ces
lois générales que vous semblez rejeter. La raison même, et les plus
saines idées que nous
pouvons nous former de
l'Etre suprême, sont très-
favorables à' cette opi-
nion ; car, bien que sa
puissance n'ait pas be-
soin de méthode pour
abréger le travail, il est
digne de sa sagesse de
préférer pourtant les
voies les plus simples,
afin qu'il n'y ait rien
d'inutile dans les moyens
non plus que dans les
effets. En créant l'honi-.
me. il l'a doué de toutes
les facultés nécessaires
pour accomplir ce qu'il
exigeait de lui; et, quand
nous lui dciiiMiiddiis le
pouvoir de bien faire,
nous ne lui demandons
rienqu'il ne nous ait déjà
donné. Il nous a donné
la raison pour connaître
ce qui est bien, la con-
science pour l'aimer, et
la liberté pour le choisir,
d'est dans ces dons su-
blimes que consiste la
grâce divine; et, comme
nous les avons tous re-
çus, nous en sommes
tous comptables.
j'entends beaucoup
raisonner contre la li-
berté de l'homme, et je
méprise tous ces sophis-
mes, parce qu'un rai-
sonneur a beau me prou-
ver que je ne suis pas
libre, le sentiment inté-
rieur, plus fort que tous
ces arguments, les dé-
-mentsans cesse; et, quel-
que parti que je prenne,
dans quelque délibéra-
tion que ce soit, je sens
parfaitement qu'il ne
lient qu'à moi de prendre
le parti contraire. Toutes
ces subtilités de l'école
sont vaines précisément parce qu'elles prouvent trop, qu'elles combat-
tent tout aussi bien la vérité que le mensonge, et que, soit que la li-
berté existe ou non, elles peuvent servir également à prouver qu'elle
n'existe pas. A entendre ces gens-là, Dieu même ne serait pas libre, et
ce mol de liberté n'aurait aucun sens. Ils triomphent, non d'avoir ré-
solu la question, mais d'avoir mis à sa place une chimère. Ils commen-
cent par supposer que tout être inlclligfiit esl luiieiiient passif, el puis
ils déduisent de cette supposition do ciuiscipiiiiri^ | r piouver qu'il
n'est pas aciif. La comiiiode metliode (piiU mil Iioiivim; la I S'ils accu-
sent leurs adversaires de raisonner de iiiriiic, '\\> mil im i >imis ne nous
supposons point actifs et libres, nous senlmis qur ii(iii> U- SDiiinies. (i'est
à eux de prouver non-seulement que ce scnliiiiiiit |ioiirrait nous trom-
per, mais qu'il nous trompe en effet. L'évêque de Cloyne a déniuniré
i.iiul-l'icux lwis,iiit la main de Cluirc
que, sans rien changer aux apparences, la matière el les corps pour-
raient ne pas exister ; est-ce assez pour affirmer qu'ils n'existent pas?
En tout ceci, la seule apparence coûte plus que la réalité: je m'en
tiens à ce qui est plus simple.
Je ne crois donc pas qu'après avoir pourvu de toute manière aux
besoins de l'homme, Dieu accorde à l'un plutôt qu'à l'autre des secours
extraordinaires, dont celui qui abuse des secours communs à tous est
indigne, el dont celui qui en use bien n'a pas besoin. Cette acception
de personnes est injurieuse à la justice divine. Quand cette dure et
décourageante doctrine se déduirait de l'Ecriture même, mon premier
devoir n'esl-il pas d'honorer Dieu ? Quelque respect que je doive au
texte sacre, j'en dciis plus encore à son auteur; et j'aimerais mieux
croire la llibie lalNiliee ou inintelligible que Dieu injuste ou malfaisant.
Saint Paul ne veut pas que le vase dise au potier, Pourquoi m'as-tu fait
ainsi'.' Cela est fort bien si le potier n'exige du vase que des services
qu'il l'a mis en état de lui rendre ; mais s'il s'en prenait au vase de
n'être pas propre à un usage pour lequel il ne l'aurait pas fait, le vase
aurait-il tort de lui dire. Pourquoi m'as-lu fait ainsi ?
S'ensuil-il de là que la prière soit inutile? A Dieu ne plaise que je
m'ôle cette ressource contre mes faiblesses ! Tous les actes de l'enten-
dement qui nous élèvent
à Dieu nous portent au-
dessus de nous-mêmes ;
en implorant son se-
cours, nous apprenons
à le trouver. Ce n'est
pas lui qui nous change,
c'est nous qui nous
changeons en nous éle-
vant à lui. Tout ce qu'on
lui demande comme il
faut, on se le donne ; et,
comme vous l'avez dit,
ou augmente sa force en
reconnaissant sa faibles-
se. Mais, si l'on abuse
de l'oraison et qu'on
devienne mystique, on
se perd à force de s'é-
lever ; en cherchant la
grâce, on renonce à la
raison; pour obtenir un
don du ciel, on en foule
aux pieds un autre ; en
s'obstinant à vouloir
qu'il nous éclaire, on
s'ùte les lumières qu'il
nous a données. Qui som-
mes-nous pour vouloir
forcer Dieu de faire un
miracle'.'
Vous le savez, il n'y a
rien de bien qui n'ait
un excès blâmable, mê-
me la dévotion qui tour-
ne en délire. La vôtre
est trop pure pour ar-
river jamais à ce point;
mais l'excès qui pro-
duit l'égarement coin-
uieuce avant lui, et c'est
de ce premier terme
ipie vous avez à vous
(iélier. Je vous ai sou-
vent entendue blâmer
les extases des ascéti-
ques; savez-vous com-
ment elles viennent? en
prolongeant le temps
(ju'on donne à la prière
plus que ne le permet la
faiblesse humaine. Alors
l'esprit s'épuise , l'imagination s'allume et donne des visions; on de-
vient inspiré, prophète, el il n'y a plus ni sens ni génie qui garantisse
du fanatisme. Vous vous enfermez fréquemment dans votre cabinet,
vous vous recueillez, vous priez sans cesse ; vous ne voyez pas encore
les piétisics, mais vous lisez leurs livres. Je n'ai jamais blâmé votre
goût pour les écrits du bon Fénélon; mais que faites-vous de ceux de
sa disciple ? Vous lisez Murait; je le lis aussi ; mais je choisis ses let-
tres, et vous choisissez son instinct divin. Voyez comment il a fini, dé-
plorez les égarements de cet homme sage , el songez à vous. Femme
pieuse et chrétienne, allez-vous n'être plus qu'une dévote?
Chère et respectable amie, je reçois vos avis avec la docilité d'un
enfant, et vous donne les miens avec le zèle d'un père. Depuis que la
vertu, loin de rompre nos liens, les a rendus indissolubles, ses devoirs
LA NOUVELLE HÉLOTSE.
143
se confondent avec les droits de l'amitié. Les mêmes leçons nous con-
viennent, le même intérêt nous conduit. .Jamais nos cœurs ne se par-
lent, jamais nos yeux ne se rencontrent, sans oflrirà tous deux un objet
d'honneur et de gloire qui nous élève conjointement ; et la perfection
de chacun de nous importera toujours à l'autre. Mais si les délibéra-
tions sont commîmes, la décision ne l'est pas ; elle appartient à vous
seule. 0 vous qui fîtes toujours mon sort, ne cessez point d'en être
l'arbitre; pesez mes réflexions, prononce/.; quoi que vous ordonniez
de moi, je me soumets; je serai digne au moins que vous ne cessiez
pas de me conduire. Dussé-je ne vous plus revoir, vous me serez tou-
jours présente , vous présiderez toujours à mes actions ; dussiez-vous
ni'ôter l'honneur d'élever vos enfants, vous ne m'ôtcrez point les vertus
que je tiens de vous ; ce sont les enfants de votre âme, la mienne les
adopte, et rien ne les lui peut ravir.
Parlez-moi sans détour, Julie. A présent que je vous ai bien expliqué
ce que je sens et ce que je pense, dites-moi ce qu'il faut que je fasse.
Vous savez à quel point mon sort est lié à celui de mon illustre ami. Je
ne l'ai point consulté dans cette occasion , je ne lui ai montré ni cette
lettre ni la vfttre. S'il apprend que vous désapprouviez son projet, ou
plutôt celui de votre époux, il le désapprouvera lui-même; etje suis bien
éloigne d'en vouloir
tirer une objection contrt!
vos scrupules; il con-
vient seulement qu'il les
ignore jusqu'à votre en-
tière décision. En atten-
dant, je trouverai, pour
différer notre départ ,
des prétextes qui pour-
ront le surprendre, mais
auxquels il acquiescera
sûrement. Pour moi, j'ai-
me mieux ne vous plus
voir que de vous revoir
pour vous dire un nou-
vel adieu. Apprendre à
vivre chez vous en étran-
ger est une humiliation
que je n'ai pas méritée.
LETTRE Vlll.
DE MADAME DE WOIMAR
A SAINT-PBEDX.
né bien ! ne voilà-t-il
pas encore votre imagi-
nation effarouchée? et
sur quoi, je vous prie?
sur les plus vrais témoi-
gnages d'estime et d'a-
mitié que vous ayez ja-
mais reçus de moi ; sur
les paisibles réilexions
que le soin de votre vrai
bonheur m'inspire; sur
la proposition la plus
obligeante, la plus avan-
tageuse, la plus hono-
rable qui vous ait jamais
été faite ; sur l'empres-
sement , indiscret peut-
être, de vous unir à ma
famille par des noMids in-
dissolubles ; sur le désir
de faire mon allié, mon
parent, d'un ingrat qui
croit et feint de croire
f|ue je ne veux plus de
lui pour ami. Pour vous tirer de l'inquiétude où vous paraissez être, il
ne lallait que prendre ce que je vous écris dans son sens le plus na-
turel. Mais il y a longtemps que vous aimez à vous tourmenter par vos
mjuslices. Votre lettre est, touimo votre vie, sublime et rampaulc ,
pleine de force et de puérilité. Mou clier philosophe , ne cesserez-vous
jamais d'être enfant?
Où avez-vous donc pris que je songeasse à vous imposer dos lois, à
rompre avec vous, et, pour me servir de vos termes, à vous renvovor
au bout du monde? De bonne foi, trouvez-vous là l'esprit de ma lettre?
lout au contraire : en jouissant d'avance du plaisir de vivre avec vous,
j ai (Tamt les inconvénients qui pouvaient le troubler ; je me suis occu-
pée dos moyens de prévenir ces inconvénients d'mic manière agréable
Cliuli' (le l'enfant ,1 l'onii. — i.et. x.
et douce, en vous faisant un sort digne de votre mérite et de mon at-
tachement pour vous. Voilà tout mon crime : il n'y av;iit pas là, ce me
semble, de quoi vous alarmer si fort.
Vous avez tort, mon ami; car vous n'ignorez pas combien vous
m'êtes cher ; mais vous aimez à vous le faire redire : et comme je
n'aime guère moins à le répéter, il vous est aisé d'obtenir ce que vous
vonlc/, siiiis (|ue la plainte et l'humeur s'en mêlent.
.Soyiz donc bien sûr que si voire séjour ici vous est agréable, il me
l'est tout autant qu'à vous, et qu<-, de tout ce que .M. de Wolrnar a fait
pour moi, rien ne m'est plus sensible que le soin qu'il a pris de vous
appeler dans sa maison, et de vous mctlre en état d'y rester. J'en con-
viens avec plaisir, nous soiiuihs iiiilcs l'un à l'autre. Plus propres à re-
cevoir de bons avis qu'à les incinlic de nous-mêmes, nous avons tons
deux besoin de guides. Et qui >aiii;i mieux ce qui convient à l'un, que
l'autre qui le connaît si bien ? (Jui sentira mieux le danger de s'égarer
par tout ce que coûte un retour pénible? (Jui^l objet peut mieux nous
rappeler ce danger? Devant qui rougirions-nous autant d'avilir un si
grand sacrifice? Après avoir rompu de tels liens, ne devons-nous pas à
leur mémoire de ne rien faire d'indigne du motif qui nous les lit rom-
pre? Oui, c'est une fidélité que je veux vous garder toujours de vous
prendre à témoin de tou-
tes les actions de ma
vie, et de vous dire, à
chaque sentiment qui
m'anime, voilà ce que
je vous ai préféré. Ah!
mon ami, je sais rendre
honneur à ce que mon
cœur a si bien senti. Je
puis être faible devant
toute la terre, mais je
réponds de moi devant
vous.
C'est dans celte délica-
tesse qui sunit toujours
au vériiable amour, plu-
lot que dans les subtiles
ili>iiii(iions de M. de
Wolinar, (|ii'il faut cher-
cher la raison de celle
élévation d'âme et de
celte force intérieure
que nous éprouvons l'un
près de l'autre, et que
je crois sentir comme
vous. Celle explication
ilu moins est plus natu-
lelle, plus honorable à
nos cœurs que la sienne,
et vaut mieux pour s'en-
courager à bien faire,
ce'qni suflit pour la pré-
férer. Ainsi croyez que,
loin d'être dans la dispo-
sition bizarre où vous
me supposez . celle où
je suis est direcicment
contraire; que s'il fallait
renoncer au projet de
nous réunir, je regar-
derais ce cbaugeniont
comme un grand mal-
heur pour vous, pour
moi, pour mes enfanls.
et pour mon mari même,
qui. vous le savez, entre
pour beaucoup dans les
raisons que j'ai de vous
désirer ici. Mais, pour
ne parler que de mon
incliualion particulière,
souvenez -vous du mo-
ment de voire arrivée :
marquai-je moins de joie à vous voir que vous n'eu eûtes en m'.ibor-
daul? Vous a-t-il paru que voire séjour à Clarens me fût ennuyeux ou
pénible? Avez-vous jugé que je vous eu visse partir avec plaisir? Faut-
il aller jusqu'au bout et vous parler avec ma franchise ordinaire? Je
vous avouerai sans délour que les six derniers mois que nous avons
passés ensemble ont été le temps le plus doux de ma vie. et que j'ai
^oûié dans ce court espace tous les biens dont ma sensibilité m'ait
louriii l'idée.
Je n'oublierai jamais un jour de col hiver où. après avoir fait en com-
mun la lecliire de vos vovages cl celle des aventures de voire ami,
nous soupàmes dans la salle d'Apollon, et où. songeant à la félicité que
Dieu m'ciivoyail en ce monde, j.- vis aiiloiir île moi mou père, mon
07
146
LA NOUVELLE IIÉLOLSE.
mari, mes enfanls, ma cousine, miloid Edouard, vous, sans compter la
Faiiclion, qui ne gàlait rien au t;djleau, cl luul cela rassemblé pour
l'iieureusc Julie. Je me disais : Celle petite cliambre coniienl tout ce
<iui est cher à mon cœur, et peut-èire tout ce (pi'il y a de meilleur sur
la terre ; je suis envirounée de lout ce qui m'intéresse ; tout l'univers
est ICI pour moi : je jouis à la fois de ratlachemcut que j'ai pour mes
anus, de celui (]uils me rendonl, de celui qu'ils out l'un pour l'autre-
leur bienvcilliiiK (■ uiiiiinlle ou vient de moi ou s'y rapporte; je ne vois
rien qui néiciide muii être, et rien qui le divise; il est dans tout ce qui
m environne , il n'en reste aucune portion loin de moi ; mon ima"ina-
lion n'a plus rien à faire, je n'ai rien à désirer; sentir et jouir sont
pour moi la même chose, je vis ;\ la fois dans tout ce que j'aime, ie me
rassasie de bonheur et de vie. 0 mort ! viens quand tu voudras je ne
te crains plus, j'ai vécu, je t'ai prévenue ; je n'ai plus de nouveaux sen-
timents a connaître, tn n'as plus rien à me dérober.
Plus j'ai senti le plaisir de vivre avec vous, plus il m'était doux d'v
compter, et plus aussi tout ce qui pouvait troubler ce plaisir m'a donne
«I inquiétude Laissons un moment :vpart cette morale craintive et celle
prétendue dévotion que vous me reprochez; convenezdu moins que
tout le charme de la société qui régnait entre nous est dans celle ou-
verture de cœur qui met en commun tous les scniiniiuis toutes les
pensées, et qui fait que chacun, se sentant tel «pi il doii être, se montre
a tous tel qu'il est. Suppose/, un moment quelque intrigue secrète
quelque luisiMi qu'il faille cMclier, quelque raison de réserve et de mvs-
1ère
l'un
ijhi:iiii lout le plaisir de se voir s'évanouit, on est contra'int
m auire on cherche a se dérober ; quand on se rassemble on
voiidrail seluir : la circonspection, la bienséance, amènent la défiance
Cl le degoul. Le moyen d'aimer longtemps ceux qu'on craint ' On se
devient nupoiiun l'un a I autre. . . Julie importune ! importune à son ami'
Non, non ; cela ne saurait être; on n'a jamais de maux à craindre nue
ceux qu on peut supporter. '
En vous expos;int naïvement mes scrupules, je n'ai point oivleudu
changer vos résolutions, mais les éclairer, de peur que, preuani un
parti dont vous n auriez pas prévu toutes les suites, vous n'eussiiv
peiil-etre a vous en repentir quand vous n'oseriez plus vous en de(hre
A 1 égard des craintes que M. de Wolmar n'a pas eues, ce n'c^t n,s ^
lui de les avoir, c est à vous : nul n'est juge du danger qui vient de
vous que vous-même, lîelléchissez-v bien, puis diies-inoi qu'il n'existe
pas, et je n y pense plus ; car je eouiiais votre droiture, et ce n'est pas
tle vos lulentions que je m.' délie. .Si votre cœur est capable d'une faute
imprévue, Ires-surement le mal preiucdile n'en approcha jamais C'est
ce (pu distingue l'homme fragile du mechaiii liouime
D'ailleurs, quand mes objections auraient plus de solidité nue ie
n aune a le croire, pourquoi mettre d'abord la chose au pis comme vous
Jaitcs? Je n envisage pmnt les précaulious à prendre aussi sévèrement
que vous, b agit-il pour cela de rompre aussitôt tous vos projets et de
nous luir pour toujours? Non, mon aimable ami, de si tristes ressources
ne sont point nécessaires. Encore enfant par la tête, vous êtes déi.î
vieux par le cœur. Les grandes passions usées dégoûtent des autres ■ la
paix de lame qui leurs^iccede est le seul sentiment qui s'accroît ôar
la jouissance. In cœur sensible craint le repos, qu'il ne connaît ir s ■
qu il le sente une fois, il ne voudra plus le perdre. En comparant deux
étals SI contraires, on apprend .i préférer le meilleur ; mais, iwur les
comparer, il les faut connaître. Pour moi, je vois le moment de votre
sureie plus près peul-êtrc ipie vous ne le voyez vous-même. Vous avez
trop senti pour sentir imi^iemps ; vous avez trop aimé pour ne pas de-
venir iiidillerent : on ne ralluiiie plus la cendre qui sort de la fournaise
mais 11 faut attendre que tout soit consumé. Encore quelques années d'at-
lention sur vous-même, et vous n'avez plus de risque a courir
Le sort que je voulais vous faire eût anéanti ce risque ; mais indé-
pendamment de celte considération, ce sort était assez doux pour de-
voir être envie pour lui-même; et si votre délicatesse vous empêche
doser y prétendre, je n'ai pas besoin que vous me disiez ce qu'une
telle retenue a pu vous coûter; mais j'ai peur qu'il ne se mêle à vos
raisons des prétextes plus spécieux que solides; j'ai peur qu'en vous
piquant de tenir dos engagements dont tout vous dispense et nui n'in-
téressent plus personne, vous ne vous fassiez une.faussc vertu de ie ne
sais quelle vaine constance plus à blâmer qu'à louer, et désormais tout
d lait déplacée. Je vous I ai deja dit autrefois, c'est un second crime de
tenir un serment criminel : si le votre ne l'était pas, il l'csl devenu
eu",v.n "'r'^ ^T '■='.""''''='■■ ^'' P''0'>"'sse qu'il faut tenir sans cessé
esl celle d être bonnele homme et toujours ferme dans son devoir ;
fi e 1 L:'""'; '■ ' ',"^'' i'' " '■'' >*"* '^'«^'■''■^'^' '■''^*' constance. Vous
nies bien |.em-elre alors de promettre ce que vous feriez mal anjour-
21^!^^^!^^;::^::'"' '" '""^'^ "' '''"' '^ ^'"'^ ^•---'i^. vous
nn"n*!irLL''!I!!!i:!".l^f "Ç':'.^^''"*'''l'''^9'*jection solide, c'est ce que
UMir et le depar, dé ma lettre, ay:ûu ^u ....^l^;^;u^n^^uous
â^'^^;'i""ri;:;: '::!:?='r'..:i"i!»:- « p»- «' éloignée, que!
maigre tout le penchant qn(
„..'i /• n.. I ---■■- i— .1^ 1.11 lomiuc» pour vous,
qu il ne fallut user de plus d'au.orile qu'il iic nie convient
lui connais pour vous, je craindrais
sa répugnance, même en votre faveur; car il est un point où l'empire
de l'amitié doit respecter celui des inclinations et les principes que
chacun se fait sur des devoirs arbitraires en eux-mêmes, mais relatifs
à l'état du cœur qui se les impose.
Je vous avoue pourtant que je tiens encore à mon projet. Il nous
convient si bien à tous, il vous tirerait si hmioralilcmcnt de l'état pré-
caire où vous vivez dans le monde, il confondi ail iclli^iuriit nos iiiicrêts,
il nous ferait un devoir si naturel de celte aniiiic qui nous est >i douce,
que je n'y puis renoncer tout à lait. Non, mon ami; vous ne m'appar-
lieudrez jamais de trop près ; ce n'est pas même assez que vous soyez
mon cousin ; ah ! je voudrais que vous fussiez mon frère.
(Juoi qu'il en soit de toutes ces idées, rendez plus de justice à mes
sentiments pour vous ; jouissez sans réserve de mon amitié, de ma con-
fiance, de mon estime ; souvenez-vous que je n'ai plus rien à vous pres-
crire, et que je ne crois point en avoir besoin. Ne m'ôtez pas le droit
de vous donner des conseils, mais n'imaginez jamais que j'en fasse des
ordres. Si vous sentez pouvoir habiter Clarens sans danger, venez-y,
demeurez-y ; j'en serai charmée. Si vous croyez devoir donner encore
quelques années d'absence aux restes toujours suspects d'une jeunesse
impétueuse, écrivez-moi souvent, venez nous voir quand vous voudrez,
entretenons la correspondance la plus intime. Quelle peine n'est pas
adoucie par cette consolation? quel éloigncinent ne supportc-t-on pas
par Pespoir de finir ses jours ensemble'/ Je ferai plus; je suis prêle .à
vous confier un de mes enfants; je le croirai mieux dans vos m.iiiis ipie
dans les miennes : quand vous me le ramènerez, je ne sais diii(uel des
deux le retour me touchera le plus. Si tout à fait devenu raison-
nable vous bannissez enfin vos chimères et voulez mériter ma cou-
sine, venez, aimez -la, servez-la, achevez de lui plaire. En vérité, je
crois que vous avez déjà commencé : triomphez de son cœur cl des
obstacles qu'il vous oppose, je vous aiderai de tout mon pouvoir; faites
enfin le bonheur l'un de l'autre, et rien ne manquera plus au mien.
Mais, quelque parti que vous puissiez prendre, après y avoir sérieuse-
ment pensé, prenez-le en toule assurance, et n'outragez plus votre amie
en l'accusant de se défier de vous.
A force de songer à vous je m'oublie. 11 faut pourtant que mon tour
vienne; car vous faites avec vos amis dans la dispute comme avec votre
adversaire aux êclicrs. vous aUa(piez en vous défendant. Vous vous ex-
cusez d'êtii|ihiloso|ilie eu nrarciisaiit d'être dévote ; c'est comme si
j'avais renonce au vin liirsqu'il vous eut enivré. Je suis donc dévote à
votre compte, ou prête à le devenir? Soit; les dénominations mépri-
saules changent-elles la nature des choses? Si la dévotion est bonne,
où est le tort d'en avoir? Mais peut-être ce mot est-il trop bas pour
vous. La dignité philosophique dédaigne un culte vulgaire; elle veut
servir Dieu plus noblement ; elle porte jusqu'au ciel même ses préten-
tions et sa fierté. 0 mes pauvres philosophes !... Revenons à moi.
J'aimai la vertu dès mon enfance, et cultivai ma raison dans tous les
temps. Avec du sentiment et des lumières, j'ai voulu me gouverner, et
je me suis mal conduite. Avant de ni'ôter le guide que j'ai choisi, don-
nez-m'en quelipie autre sur lequel je puisse coinpler. Mon bon ami, tou-
jours de l'orgueil, quoi ipi'on fasse I c'est lui tpii vous élève, et c'est
lui qui m'huinilie. Je crois valoir autant qu'une autre, et mille autres
ont vécu plus sagement que moi ; elles avaient donc des ressources que
je n'avais pas. Pourquoi, me sentant bien née, ai-je eu besoin de ca-
cher ma vie? Pourquoi haissais-je le mal que j'ai lait malgré moi? Je
ne connaissais que ma force, elle n'a pu me suffire. Toule la résistance
qu'on peut tirer de soi, je crois l'avoir faite, et toutefois j'ai succombé.
Comment fout celles qui résistent ? Elles ont un meilleur appui.
Après l'avoir pris à leur exemple, j'ai trouvé dans ce choix un autre
avantage auquel je n'avais pas pensé. Dans le règne des passions, elles
aident à su|iporter les tourments qu'elles donnent ; elles tiennent l'es-
pérance à colé du désir. Tant qu'on désire ou peut se passer d'être
iienreux ; ou s'attend à le devenir. Si le bonheur ne vient point, l'espoir
se prolonge, et le charme de l'illusion dure autant que la passion qui
le cause. Ainsi cet étal se suffit à hii-même, et l'inquiétude qu'il donne
est nue sorte de jouissaiici: ipii supplée à la réalité, qui vaut mieux
peut-être. Malliciii à qui n'a plll^ rien à désirer! il perd pour ainsi dire
tout ce qu'il possedr. On joiiii iiioius de tout ce qu'on obtient que de
ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En
effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir,
a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il
désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et
sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette
imaginaire propriété plus douce , le modifie au gré de sa passion.
Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit
plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce
qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède ; l'illu-
sion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce
monde le seul digue d'êlre habité ; et tel est le néant des choses hu-
maines, qu'hors l'être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que
ce qui n'est pas.
Si cet effet n'a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos pas-
sions, il est infaillible dans le scntimeiit commun qui les comprend tou-
tes. Vivre sans peine n'est pas un étal d'homme ; vivre ainsi c'est êtrr
pour vaincre mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une misérable créa-
hk*ioti\rii± iiÉLoisÉ.
iN
hiic; il serjiii prive du plaisir «lé désiter ; loiilc aiilrC privation serait
|iliiss(ip|ioil;>lilo.
\ uilii ce i|iir i Cprciiive vu piirlic (l(!piiis mon iiiaii.ige et depuis votre
irliiiif. .le liC \(i'[^ p;iili)ill ipii' Sllji't lie CiMllriili'iiiunl, et JC 110 SUis pas
Kiiiicnic; mil' hiiigiKMri' sctrrd' s'iiisiniK' an loiiil de mou rmur ; je le
MHS vide cl poulie, comiiie vous disiez autrefois du vfilre ; rattaelieniciit
i|i]r j'ai pour tout ce (pii m'est elier ne sut'lil pas pour i'oceupcr ; il lui
i.-sie une force inutile dont il ne sait que faiie. Cette peine est bi/.arre,
l'iii conviens, mais elle n'est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop
licnreuse, le bonheur m'ennuie.
Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être ? Pour moi,
je vous avoue qu'un sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire
a beaucoup ôté du prix que je donnais à la vie, et je n'imagine pas
quelle sorte de charme on y peut trouver qni me manque ou qui nie
•suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi ? aiinera-t-elle mieux
son père, son mari, ses enfants, ses amis, ses proches? en sera-t-elle
mieux aimée? mèuera-t-clle une vie plus de son goût? sora-t-elle plus
libre d'eu choisir une autre? jonira-t-elle d'une meilleure santé? aura-
l-elie plus de ressources contre l'ennui, plus de liens qui l'attachent au
monde ? Kl toutefois j'y vis inipiicte ; mon co^ur ignore ce qui lui man-
que ; il désire sans savoir (|Uoi.
Ne irouvani donc rien ici-bas qui lui suflise, mon amc avide cherche
ailleurs de quoi la remplir. Un s'élevanl à la source du sentiment et de
l'être, elle y perd sa sécheresse et sa langueur ; elle y renaît, elle s'y
rauiine, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle
vie, elle y prend une autre existence qui ne lient point aux passions du
corps ; ou plutôt elle n'est plus en moi-même, elle est toute dans l'être
immense qu'elle contemple, et, dégagée un moment de ses entraves,
elle se console d'y rentrer par cet essai d'un état plus sublime qu'elle
espère être un jour le sien.
Vous souriez : je vous entends, mon bon ami ; j'ai prononcé mon pro-
pre jugement en blâmant autrefois cet état d'oraison que je confesse
aimer aujourd'hui. A cela je n'ai qu'un mot à vous dire, c'est (pie je
lie l'avais pas é|irouvé. Je ne prétends pas lornic le justifier de toutes
manières : je ne dis pas que ce goiit soit sai;i', je dis seulement qu'il
est doux, qu'il supplée au sentiment du bonlicin' (pii s'épuise, qu'il rem-
plit le vide de l'àmc, et cpiil jette un nouvel intérêt sur la vie passée à
le mériter. S'il produit (pieUpie mal, il faut le rejeter sans doute; s'il
abuse h; co'iir par nue fausse jouissance, il faut encore le rejeter. Mais
eidin lequel lient le mieux à la vertu, du i)hilosophe avec ses grands
principes, ou du chrétien dans sa simplicitc;? lequel est le plus heureux
des ce monde, du sage avec sa raison, ou du dévot dans son délire?
(Ju'ai-je besoin de penser, d'imaginer, dans un moment où toutes mes
facull<'s sont aliénées? L'ivresse a ses plaisirs, disiez-vous : eh bien!
ce délire en est une. Ou laissez-moi dans un état qui m'est agréable, ou
inontrcz-moi comment je puis être mieux.
J'ai blâmé les extases des mystiques ; je les blâme encore quand elles
nous détachent de nos divoiis- cl (pie, nous dégoûtant de la vie active
liarles charmes de la ( (inuiiiplaiion, elles nous mènent à ce quiétisme
dont vous nie croyez si proche, et dont je crois être aussi loin que
vous.
Servir Dieu, ce n'est point passer sa vie à genoux dans un oratoire,
je le sais bien ; c'est remplir sur la terre les devoirs qu'il nous impose ;
c'est faire en vue de lui plaire tout ce qui convient à l'étal on il nous
a mis :
Il corgradisce;
E serve a lui clii 'I suo dover conipiscc.
Le ccEiir lui sul'fit, el qui l'ait son dovoir le prie. MiiT.vsr.
Il faut premièrement faire ce qu'on doit, et puis prier ipiand on le
peut: voilà la règle (pie je lâche de suivre. Je ne prends point le re-
ciieillcini'iU ipie vous me reprochez comme une occupation, mais
comme une iccn'alion ; el je ne vois pas pourquoi, parmi les plaisirs
(|ui sont à ma portée, j(î m'inlerdirais le plus sensible elle plus inno-
cent de tons.
Je me suis examinée avec plus de soin depuis votre lettre : j'ai élu-
die les c ITi'ts que produit sur mon âme ce penchant qui semble si forl
Miiis déjilaiic ; cl |i' n'y sais rien voir jusqu'ici (ini me fasse craindre,
au moins si|('>l, l'aliiis dune dévornni mal cnlcndne.
l'ri inicrcinrnl, je n'ai poinl pour cel exercice un goût trop vif qui
me l'.isse sonfl'i ir ipiaiid j'en suis privée, ni ipii iiu' donne de riuimcur
quand on in'i n disirail. Il ne me donne poinl non plus de distraction
dans la journée, et ne jelle ni dégoût ni iinpalicnco sur la prati(|ue de
mes devoirs. Si quelquefois mon cabinet m'est nécessaire, c'est quand
(|iielipie éniolion in'agile, et (pie je serais moins bien partout ailleurs :
c'est là (pie rcnlraiil en inoi-iiK'nie, j'y reironvc U' calme de la raison.
Si ipielipie souci me Iroublc, si ipnlque iieine m'afllige, c'est là que j(!
les vais disposer. Toutes ces misères s'évanoiiisscnl devant nu plus
grand (dijcl. Kn songcaut à Ions les bienfails de la Provi(1eiKe, j'ai
houle d'elle sensible a de si faibles chagrins cl d'oublier de si grandes
grâces. Il ne nie faut dos séances ni firqucnles ni loiviies. (.hiaiid l,i
tristesse m'y suit malgré moi, ipielipics |iliiirs verses devant celui qui
console soulagent mon eivitr à l'inslatil. Mes rcMexions ne sont jamais
atnèrcs ni douloureuses ; mon repentir même est exempt d'alarmes.
Mes fautes tne donnent moins d'effioi qiKi de IkmiIc; j'ai des regrets et
non des remorcls. Le Dieu (|ue je sers est un Dieu cléiiK-nl, uit \riitt :
ce qui me louche est sa bonté; elle efface à mes yeux tons ses autres
allribuls ; elle est le seul que je conçois. Sa puissance in'etoune, SOM
immensité me conlond, sa jusrice... Il a fait l'honimu faible; puisqu'il
est juste, il est clément. Le Lieu vengeur est le l)ieu des méchante; je
ne puis ni le craindre pour moi ni riinolorcr contre un autre. 0 Dieu de
paix. Dieu de bonté, c'est loi (|ue j'adore I c'est de loi, je le seiit., ipio
je suis l'ouvrage ; et j'espère le relronver au dernier jugement tel (pic
lu parler à mon coeur durant ma vie.
Je ne saurais vous dire combien ces idées jettent de douceur sur
mes jours et de joie au fond de mon cœur. Eu sortaut de mou cabiiiei
ainsi disposée, je me sens plus légère el plus gaie ; toute la peine s'&^
vanouil, tous les embarras disparaissent; rien de rude, rien d'aiip-
leiix ; tout devient facile el coulant, tout prend à mes yeux une face
plus riante; la complaisance ne me coûte plus rien; j'en aime encore
mieux ceux que j'aime, et leur en suis plus agr(!able ; mon mari
même en est plus content de mon humeur. La dévotiiiu, prét<;nd-il, est
un opium pour l'àmc ; elle égayé, anime et soulieul quand on eu
prend peu ; une trop forte dose endort, ou rend l'urieiix, ou lue. J'es-
père ne pas aller jusque-là.
Vous voyez que je ne m'offense pas de ce titre de dévole autant
peut-être que vous l'auriez voulu ; mais je ne lui donne pas non plus
tout le prix que vous pourriez croire. Je n'aime point, par exemple,
qu'on al'liche cet étal par un extérieur alTeclé et comme une espèce
d'emploi qui dispense de tout autre. Ainsi, celte madame Guyon dont
vous me parlez eût mieux l'ait, ce me semble, de remplir avec soin ses
devoirs de mère de famille, d'élever chrélienucmeul ses eufanis, de
gouverner sagement sa maison, que d'aller composer des livres de dé-
votion, disputer avec des évêqucs, el se faire mettre à la Bastille pour
des rêveries où l'on ne comprend rien. Je n'aime pas non plus ce lan-
gage mystique et ligure qui nourrit le cœur des chimères de l'imagi-
nation, el substitue au vérilable amour de Dieu des sentiments imités
d'amour terrestre, et trop propres à le réveiller. Plus (m'a le cœur ten-
dre et l'imagination vive, plus on doit éviler ce qui tend à les émou-
voir ; car cufni comment voir les rapports de l'obji't mysli(iue si l'on ne
voit aussi l'objet sensuel? et coiiiiiieiil une lumnéie fiinine ose-l-ellc
imaginer avec assurance des objets (pi'elle n'userait regarder?
Mais ce ([ui m'a donné le plus d'éluigneinent pour b s dévots de pro-
fession, c'est celte âpreté de mœurs (pii les rend insensibles à l'hu-
manitc ; c'est cet orgueil excessif qui leur fait regarder en pitié le
reste du monde. Dans leur élévation sublime, s'ils daignent s'abaisser
à quelque acte de bouté, c'est d'une manière si humiliante ; ils plai-
gnent les autres d'un ton si cruel, leur justice est si rigoureuse, leur
charité est si dure, leur zèle est si amer, leur mépris ressemble si fort
à la haine, que l'insensibilité même des gens du monde est moins bar-
bare que leur commisération. L'amour de Dieu leur sert d'excuse pour
n'aimer persoime ; ils ne s'aiment pas même l'un l'autre. Vil/-oii jamais
d'amitié véritable entre les dévols? Mais plus ils se détachent des
hommes, plus ils en exigent ; et l'on dirait qu'ils uc s'élèvent à Dieu
que pour exercer son autorité sur la terre.
Je me sens pour tous ces abus une iiversion qui doit naiurellemeot
m'en garantir; si j'y tombe, ce sera sûrement sans le vouloir, el j'es-
père de l'amilié de tous ceux qui m'euvirounent que ce ne sera pas
sans être .■wertic. Je vous avoue que j'ai été longtemps sur le sorl de
mon mari d'une inquiétude qui m'eut peut-être altéré l'Umumu- à la
longue, llcureusemenl la sage leltre de milord Edou.ird à laipiulle tous
me renvoyez avec grande raison, ses eniretieus cons(dants et sensés,
les V('itres', ont tout à fait dissipé ma crainte el changé mes principes.
Je vois ipi'il est impossible (pie l'intolérance n'endurcisse l'àmc. Coni-
inent chérir tendrement les gens qu'on réprouve? quelle charité peut-
on conserver parmi des damnés ? les aimer ce serait liair Dieu (pii les
punit. Voulons-nous donc être humains: jugeons les actions el non les
iionuiies; n'empiétons pas sur l'horrible Ibneiiou des dcnious; n'ou-
vrons point si légèrement l'enfer à nos frères, tb ! s'il elail desliué
ponr ceux (pii se trompent, quel mortel pourrait l'eviier?
0 mes amis, de quel poids vous avez soulagé mou conir. En m'ap-
prenant que l'erreur n'est point iin crime, vous m'avez délivrée de
mille inqiiiéianls scrupules. Je laisse la subtile inlerpréiaiiuii des dog-
mes que je n'entends pas ; je m'en tiens aux vériies lumineuses (|ui
frappent mes yeux et C(uivainqiient ma raismi, aux vérités de pratique
qui m'instruisent de mes devoirs. Sur tout le reste j'ai pris pour règle
votre ancienne réponse à M. de Wolinar. Esl-on inaiire de croire on de
uc pas cridre? est-ce un crime de n'avoir pas su bien argumenter?
N'en, la conscictiee ne nous dit poinl la véiiié des choses, mais b règle
de nos devoirs ; elle ne nous dicte poinl ce qu'il tjui penser, mais ce
(in'il faut faire ; elle ne nous apprend point à bien raisonner, mais à
bien agir. En ipioi mon mari peiil-il êlre coupable devanl Dieu / do-
tourne'-l-il les yeux de lui? Dieu Ini-même a voile sa face. Il no fuit
point la vérité, "c'est la vérité qui le fuit. L'orgueil ne le guide poinl ; il
ne veut égarer personne, il est bien aise ipi'oii ne pense pas comme
lui. H aime nos seiilimenls, il voiidr.iil les avoir, il ne peut: noire es-
poir, nos consolaiions. tmii lui échappe. Il fait le bien sans alleudre de
récompense; il est plus vertueux, plus dés'mléressé que nous. Hélas!
il est à plaindre; mais de qnol sCïà-l-il puni ? ?Con, uou; la boulé, la
148
LA NOUVELLE HÉLOISE.
droiture, les mœurs, l'honnêteté, la vertu, voilà ce que le ciel exige et
qu'il récompense ; voilà le véritable culte que Dieu veut de nous, et
qu'il reçoit de lui tous les jours de sa vie. Si Dieu juge la foi par les
œuvres, c'est croire en lui que d'être homme de bien. Le vrai chré-
tien, c'est l'homme juste; les vrais incrédules sont les méchants. ■
Ne soyez donc pas étonné , mon aimable ami , si je ne dispute pas
avec vous sur plusieurs points de votre lettre où nous ne sommes pas
de même avis : je sais trop bien ce que vous êtes pour être en peine
de ce que vous croyez. Que m'importent toutes ces questions oiseuses
sur la liberté? Que je sois libre de vouloir le bien par moi-même, ou
que j'obtienne en priant cette volonté , si je trouve enfm le moyen de
bien faire, tout cela ne revient-il pas au même? Que je me donne ce
qui me manque en le demandant, ou que Dieu l'accorde à ma prière,
s'il faut toujours pour l'avoir que je le demande, ai-je besoin d'autre
éclau-cissement? Trop heureux de convenir sur les points principaux
de notre croyance, que cherchons-nous au delà? Voulons-nous péné-
trer dans ces abîmes de métaphysique qui n'ont n'y fond ni rive , et
perdre à disputer sur l'essence divine ce temps si court qui nous est
donné pour l'honorer? Nous ignorons ce qu'elle est, mais nous savons
qu'elle est ; que cela nous suffise ; elle se fait voir dans ses œuvres, elle
se fait sentir au dedans de nous. Nous pouvons bien disputer contre
elle, mais non pas la méconnaître de bonne foi. Elle nous a donné ce
degré de sensibilité qui l'aperçoit et la louche : plaignons ceux à qui
elle ne l'a pas départi, sans nous flatter de les éclairer à son défaut.
Qui de nous fera ce qu'elle n'a pas voulu faire? Respectons ses décrets
en silence, et faisons notre devoir, c'est le meilleur moyen d'apprendre
le leur aux autres.
Connaissez-vous quelqu'un plus plein de sens et de raison que M. de
Wolmar ? quelqu'un plus sincère, plus droit, plus juste, plus vrai, moins
livré à ses passions, qui ait plus à gagner à la justice divine et à l'im-
mortalité de l'àme ? Connaissez-vous un homme plus fort, plus élevé,
plus grand, plus foudroyant dans la dispute, que milord Edouard, plus
digne par sa vertu de défendre la cause de Dieu , plus certain de son
existence, plus pénétré de sa majesté suprême, plus zélé pour sa gloire
et plus fait pour la soutenir? Vous avez vu ce qui s'est passé durant
trois mois à Clarens ; vous avez vu deux hommes pleins d'estime et de
respect l'un pour l'autre, éloignés par leur état et par leur goût des
pointilleries de collège, passer un hiver entier à chercher dans des dis-
putes sages et paisibles, mais vives et profondes, à s'éclairer mutuelle-
ment, s'attaquer, se défendre, se saisir par toutes les prises que peut
avoir l'entendement humain, et sur une matière oîi tous deux, n'ayant
que le même intérêt, ne demandaient pas mieux que d'être d'ac-
cord.
Qu'est-il arrivé? Ils ont redoublé d'estime l'un pour l'autre, mais
chacun est resté dans son sentiment. Si cet exemple ne guérit pas à ja-
mais un homme sage de la dispute , l'amour de la vérité ne le touche
guère; il cherche à briller.
Pour moi, j'abandonne à jamais cette arme inutile, et j'ai résolu de
ne plus dire à mon mari un seul mol de religion que quand il s'agira
de rendre raison de la mienne. Non que l'idée de la tolérance divine
m'ait rendue indifférente sur le besoin qu'il en a. Je vous avoue même
que, tranquillisée sur son sort à venir, je ne sens point pour cela dimi-
nuer mon zèle pour sa conversion. Je voudrais au prix de mon sang le
voir une fois convaincu ; si ce n'est pour son bonheur dans l'autre
monde, c'est pour son bonheur dans celui-ci. Car de combien de dou-
ceurs n'est-il point privé ! Quel sentiment peut le consoler dans ses
peines? quel spectateur anime les bonnes actions qu'il fait en secret?
quelle voix peut parler au fond de son àme? quel prix peut-il attendre
de sa vertu' Comment doit-il envisager la mon? Non, je l'espère, il
ne l'attendra pas dans cet état horrible. Il me reste une ressource pour
l'en tirer, et j'y consacre le reste de ma vie ; ce n'est plus de le con-
vaincre, mais de le toucher; c'est de lui montrer un exemple qui l'en-
traîne, et de lui rendre la religion si aimable, qu'il ne puisse lui résister.
Ah ! mon ami, quel argument contre l'Incrédule que la vie du vrai chré-
tien ! croyez-vous qu'il y ait quelque àme à l'épreuve de celui-là?
Voilà désormais la tâche que je m'impose ; aidez-moi tous à la rem-
plir. Wolmar est froid, mais il n'est pas insensible. Quel tableau nous
pouvons offrir à son cœur , quand ses amis , ses enfants , sa femme,
concourront tous à l'instruire en l'édifiant! quand, sans lui prêcher
Dieu dans leurs discours, ils le lui montreront dans les actions qu'il
inspire, dans les vertus dont il est l'auteur, dans le charme qu'on trouve
à lui plaire '. quand il verra briller l'image du ciel dans sa maison I
quand cent fois le jour il sera forcé de se dire : Non , l'homme n'est
pas ainsi par lui-même, quelque chose de plus qu'humain règne ici !
Si cette entreprise est de votre goût, si vous vous sentez digne d'y
concourir, venez; passons nos jours ensemble, et ne nous quittons
plus qu'à la mort. Si le projet vous déplaît ou vous épouvante, écoutez
votre conscience , elle vous dicte votre devoir. Je n'ai rien de plus à
vous dire.
Selon ce que milord Edouard nous marque, je vous attends tous deux
vers la lin du mois prochain. Vous ne reconnaîtrez pas votre apparte-
ment; mais dans les changements qu'on y a faits vous reconnaîtrez les
soins et le cœur d'une bonne amie, qui s'est fait un plaisir de l'orner.
Vous y trouverez aussi un petit assortiment de livres qu'elle a choisis
à Genève, meilleurs et de meilleur goût que l'Adone , quoiqu'il y soit
aussi par plaisanterie. Au reste, soyez discret, car, comme elle ne veut
pas que vous sachiez que tout cela vient d'elle, je me dépêche de vous
l'écrire avant qu'elle me défende de vous en parler.
Adieu, mon ami. Cette partie du château de Chillon , que nous de-
vions tous faire ensemble, se fera demain sans vous. Elle n'en vaudra
pas mieux, quoiqu'on la fasse avec plaisir. M. le bailli nous a invités avec
nos enfants, ce qui ne m'a point laissé d'excuse. Mais je ne sais pour-
quoi je voudrais être déjà de retour.
LETTRE IX.
DE FA>'CH0N A^ET A SAINT-PBEUX.
Ah ! monsieur, ah I mon bienfaiteur, que me charge-t-on de vous
apprendre!... Madame... ma pauvre maîtresse... 0 Dieu! je vois déjà
votre frayeur... mais vous ne voyez pas notre désolation... Je n'ai pas
un moment à perdre; il faut vous dire... il faut courir... je voudrais
déjà avoir tout dit... Ah! que deviendrez -vous quand vous saurez notre
malheur?
Tonte la famille alla hier dîner à Chillon. M. le baron , qui allait en
Savoie passer linéiques jours au château de Blonay , partit après le dîner.
On rac('onip:ij;ii;i i|ii(l(|ues pas; puis on se promena le long de la di-
gue. Madame d'Dibe et madame la baillive marchaient devant avec
monsieur. Madame suivait, tenant d'une main llenrielte, et de l'autre
Marcellin. J'étais derrière avec l'aine. Monseigneur le bailli, qui s'était
arrêté pour parler à quelqu'un, vint rejoindre In compagnie, et offrit le
bras à madame. Pour le prendre elle me renvoie .Marcellin : il court à
moi, j'accours à lui; en courant, l'enfant fait un faux pas, le pied lui
manque, il tombe dans l'eau. Je pousse un cri perçant : madame se re-
tourne , voit tomber son fds . part comme un trait , et s'élance après
lui...
Ah ! misérable, que n'en lis-je autant! que n'y suis-je restée... Hé-
las ! je retenais l'aîné, qui voulait sauter après sa mère... elle se dé-
battait en serrant l'autre entre ses bras... On n'avait là ni gens ni ba-
teau, il fallut du temps pour les retirer... L'enfant est remis; mais la
mère... le saisissement, la chute, l'état où elle était... Qui sait mieux
que moi combien cette chute est dangereuse?... Elle resta très long-
temps sans connaissance. A peine leut-elle reprise qu'elle demanda
son ûls... Avec quels transports de joie elle l'embrassa ! Je la crus sau-
vée ; mais sa vivacité ne dura qu'un moment. Elle voulut être ramenée
ici ; durant la route elle s'est trouvée mal plusieurs fois. Sur quelques
ordres qu'elle m'a donnés , je vois qu'elle ne croit pas en revenir. Je
suis trop malheureuse , elle n'en reviendra pas. Madame d'Orbe est
plus changée qu'elle. Tout le monde est dans une agitation... Je suis la
plus tranquille de toute la maison... De quoi ui'inquiéterais-je?.. Ma
bonne maîtresse ! ah ! si je vous perds, je n'aurai plus besoin de per-
sonne... 0 mon cher monsieur, que le bon Dieu vous soutienne dans
cette épreuve 1... .\dieu... Le médecin sort de la chambre. Je cours au
devant de lui... S'il nous donne quelque bonne espérance, je vous le
marquerai. Si je ne dis rien...
LETTRE X.
A SAIM-PRECX.
Commencée par madame d'Orbe et aclievi'e par M. de Wolmar.
Morl de Julie.
C'en est fait, homme imprudent, honune infortuné! malheureux vi-
sionnaire! Jamais vous ne la reverrez... le voile... Julie n'est...
Elle vous a écrit. Attendez sa lettre : honorez ses dernières volontés.
Il vous reste de grands devoirs à remplir sur la terre.
LETTRE XI.
DE M. BE WOLMAR A SAIKT-PBEIIX.
J'ai laissé passer vos premières douleurs en silence ; ma lettre n'eût
fait que les aigrir : vous n'étiez pas plus en état de supporter ces dé-
tails que moi de les faire. Aujourd'hui peut-être nous seront-ils doux à
tous deux. 11 ne me reste d'elle que des souvenirs ; mon cœur se plaît à
les recueillir. Vous n'avez plus que des pleurs ;i lui domier ; vous aurez
la consolation d'en verser pour elle. Ce plaisir des mfortunés m'est re-
fusé dans ma misère ; je suis plus malheureux que vous.
Ce n'est point de sa maladie , c'est d'elle que je veux vous parler.
LA NOUVFXLE HÉLOISE.
140
D'autres mères peuvent se jeter après leur eiiCaiil ; raccident, la fièvre,
la mort, sont de la nature, c'est le sort commun des tnortels : mais l'em-
ploi de ses derniers moments, ses discours , ses sniiiiiicnis , son âme ,
tout cela n'appartient qu'à .lulic Elle n'a point mm n ciiniine une autre;
personne, que je sache, n'est mort connue elli'. \ oila ce que j'ai pu seul
observer, et que vous u'apiiniidii'/. (pie de moi.
Vous savez (pie l'ellroi, l'criKiii la chute, l'évacuation de l'eau, lui
laissèrent une Kmgue faiblesse, dont elle ne revint loul à lait qu'ici. En
arrivant, elle redemanda son (ils; il vint : à p('ine le vil-elle marcher et
répondre à ses caresses, qu'elle devint loul à fait tranquille, et consen-
tit à prendre un peu de repos. Son sommeil l(it( oiu't : et comme le mé-
decin n'arrivait point encore, en l'allciidaiil elle nous lit asseoir autour
de son lit, la Fanchon, sa cousine, et moi. I^lle nous parla de ses en-
fants, des soins assidus qu'exigeait auprès d'eux la forme d'éducation
qu'elle avait prise, et du danger de les négliger un moment. Sans don-
ner une grande importance à sa maladie, elle prévoyait qu'elle l'empê-
clieiaii (picNpie leriips de remplir sa part des mêmes soins, et nous
chai i;raii ions ilc ie|iarlir cette part sur les nôtres.
Elle s'etciiilii sur Ions ses projets, sur les v()tres, sur les moyens les
plus propres à les faire réussir, sur les observations qu'elle avait faites
et qui pouvaient les favoriser ou leur nuire, enfin sur tout ce qui devait
nous mettre en état de suppléer à ses fonctions de mère aussi long-
temps qu'elle serait fondée à les suspendre. C'était, pensai-je, bien des
précautions pour quelqu'un qui ne se croyait privé que durant quelques
jours d'une occupation si chère : mais ce (pii m'effraya tout à fait ce
l'ut de voir qu'elle entrait pour llenrielle dans nii bien plus grand délail
encore. Elle s'était bornée à ce qui regaidail la première enfance de ses
fils , comme se déchargeant sur un autre du soin de leur jeunesse :
pour sa lille, elle embrassa tous les temps; et, sentant bien (|ue per-
sonne ne suppléerait sur ce point aux redexions (pie sa propre expé-
rience lui avait fait faire, elle nous exposa en abiégi', mais avec foiee
et clarté, le plan d'éducation qu'elle avait fait pour elle, ein|ilo\:inl pus
de la mère les raisons les plus vives et les plus loiiclianles cxliorlalioiis
pour l'engager à le suivre.
Toutes ces idées sur l'éducation des jeunes personnes et sur les de-
voirs des mères, mêlées de fréquents retours sur elle-même, ne pou-
vaient manquer de jeter de la ciialeur dans l'entretien. Je vis qu'il s'a-
nimait trop. Claire tenait une des mains de sa cousine, et la pressait à
chaque instant contre sa bouche, en sanglotant pour toute réponse; la
Fanchon n'était pas plus tranquille; et pour Julie , je remarquai que les
larmes lui roulaient aussi dans les yeux, mais qu'elle n'osait pleurer de
peur de nous alarmer davantage. Aussitôt je me -dis : Elle se voit
morte. Le seul espoir (pii me resta fut que la frayeur pouvait l'abuser
sur son état, et lui montrer le danger plus grand qu'il n'était peut-être.
Malheureusement je la eomiaissais (lop pour eoinpier beaneonp sur
cette erreur. J'avais essaye plnsienrs lois de la ealnier; je la priai de-
rechef de ne pas s'agiter hors de propos par des diseoins qu'on pouvait
reprendre à loisir. Ah ! dit-elle , rien ne fait tant de mal aux femmes
que le silence : et puis , je me sens un peu de fièvre ; autant vaut em-
ployer lej babil (pi'elle donne à des sujets utiles qu'à battre sans raison
la campagne.
L'ariivee du médecin causa dans la maison un trouble impossible à
peindre. Tous les domestiques, l'un sur l'autre à la porte de la chambre,
attendaient, r(eil inquiet et les mains jointes, son jugement sur l'état de
leur maîtresse comme l'arrêt de leur sort. Ce spectacle jeta la pauvre
Claire dans une agitation qui me fit craindre pour sa tête. Il fallut les
éloigner sous dilîérents prétextes , pour écarter de ses yeux cet objet
d'eflroi. Le médecin donna vaguement un peu d'espérance , mais d'un
ton propre à me l'ôter. Julie ne dit pas non plus ce qu'elle pensait ; la
présence de sa cousine la tenait en respect. Quand il sortit, je le suivis :
Claire en voulut faire aulaiit; mais Julie la retint, et me lit de l'œil ini
signe que j'entendis. Je me hâtai d'avertir le iiK'deein (|ne , s'il y avait
du danger, il fallait le cachera madaiin^ d'dibi' avec autant et plus de
soin qu'à la malade, de peur que le desespoir n'aelievàl de la troubler
et ne la mil hors d'('lal de servir sou amie. Il deelaia (pi'il y avait eu
effet (In (lanijer; mais ipie vingt-ipiaire beincs étant à peine écoulées
depuis ra((ideiit , il fallait plus de temps pour établir un pronostic as-
suré ; que la unit prochaine déi iderail du sort de la maladie , et qu'il
ne iionvaii pioiioncer que le troisième jour. La Fanchon seule fut té-
moin de ce discours; et après l'avoir engagée, non sans peine, à se
contenir, on convint de ce qui serait dit à madame d'Orbe et au reste
de la maison.
Vers le soir, Julie obligea sa cousine, qui avait passé la nuit pré-
cédente auprès d'elle , et ([ni voulait encore y passer la suivante , à
s'aller reposer (piol<iiies lieures. Durant ce temps la -malade ayant su
qu'on allait la saigner du pied , et (pw» le médecin préparait des ordon-
nances, elle le Ht appeler et lui tint iv discours ; « M. du liosscm, quand
on croit devoir tromper un malade craintif siii' sou étal , c'est une pré-
cauli(ui (riinniaiiit(' (pie j'approuve : mais c'est une ernante (le prodiguer
Cgaleiiieiit à Ions des soins snperllns et desagicables dont plusieurs
n'ont aiienn besoni. l'reserive/.-inoi lont ce (pie \ons jugerez m'èlre vc-
riialileniciil utile, j'obéirai ponetnelleuienl. Uliaiil aiix remèdes qui ne
sont (pie pour l'iinaginatioii, faites-m'en grâce : c'est mon corps et non
mou esprit qui soullre ; et je n'ai pas peur de finir mes jours, mais d'en
mal employer le reste. Les derniers moments de la vie sont trop pré-
cieux pour qu'il soit permis d'en abuser. Si vous ne pouvez prolonger la
mienne, au moins ne l'abrégez pas en m'otanl l'emploi du peu d'instants
qui me sont laissés par la nature. Moins il m'en reste, plus vous devez
les respecter. Faites-moi vivre, ou laissez-moi : je saurai bien mourir
seule. >< Voilà comment celle femme, si limide et si douce dans le com-
merce ordinaire, savait trouver un ton ferme et sérieux dans les occa-
sions importantes.
La nuit fut cruelle et décisive. Etouffemenl, oppression, syncope, la
peau sèche et brûlante ; une ardenle fièvre, durant laquelle on reiitén-
dait souvent appeler vivement Marcellin comme pour le retenir, et pro-
noncer aussi quelquefois un autre nom, jadis si répété dans une occa-
sion pareille. Le lendemain, le médecin me déclara sans détour qu'il
n'estimait pas qu'elle eût trois jours à vivre. Je fus seul dé()Ositaire de
cet affreux secret : et la plus terrible heure de ma vie fut celle où je
le portai dans le fond de mon cœur sans savoir quel usage j'en devais
faire. J'allais seul errer dans les bosquets, rèvani au parti que j'avais à
prendre, non sans ipielipies tristes réflexions sur le sort qui me rame-
nait dans ma vieillesse à cet état solitaire dont je m'ennuyais même
avant d'eu connailic ini plus doux.
La veille, j'avais pioniis à Julie de lui rapporter fidèlement le juge-
ment du médecin ; elle m'avait intéressé par tout ce qui pouvait tou-
cher mou cœur à lui tenir parole. Je sentais cet engagement sur ma
conscience. Mais quoi I pour un devoir chimérique et sans utilité, fal-
lait-il contrister son àme, et lui faire à longs traits savourer la mort ?
Quel pouvait être à mes yeux l'objet d'une précaution si cruelle? Lui
annoncer sa dernière heure, n'élail-ce pas l'avancer'? Dans un inter-
valle si court, que deviennent les désirs, l'espérance, éléments de la
vie ? Est-ce eu jouir encore que de se voir si près du moment de la
perdre'.' Etait-ce à moi de lui donner la mort?
Je marchais à pas précipités avec une agitation que je n'avais jamais
éprouvée. Cette longue et pénible anxiété me suivait partout; j'en traî-
nais après moi l'insupportable poids. Une idée vintenlin me déterminer.
Ne vous efforcez pas de la prévoir; il faut vous la dire.
Pour qui est-ce que je délibère? est-ce pour elle, ou pour moi? Sur
quel principe est-ce que je raisonne ? est-ce sur son système, ou sur
le mien ? Qu'est-ce qui m'est démontré sur l'un ou sur l'autre? Je n'ai
pour croire ce que je crois, que mon opinion armée de quelques pro-
babilités. Nulle démonstration ne la renverse, il est vrai ; mais quelle
démonstralion l'i'iabiit ? Elle a, pour croire ce quelle croit, son opinion
de même ; mais elle y voit l'évidence, celte opinion à ses yeux est une
démonstration : quel droit ai-je de préférer, (piand il s'agit d'elle, ma
simple (jpinion, que je reconnais douteuse, à son opinion, (|u'elle lient
pour démontrée? Comparons les conséquences des deux sentiments.
Dans le sien, la disposition de sa dernière heure doit décider de son
sort durant rélcriiite. Dans le mien, les ménagements que je veux avoir
pour elle lui seront indillérenls dans trois jours. Dans trois jours, selon
moi, elle ne senlira plus rien. Mais si peut-être elle avait raison, quelle
différence ! Des biens ou des maux élernels !... l'eut-élre!... ce mot
est terrible I... Malheureux ! risque ton âme et non la sienne.
Voilà le premier doute qui m'ait rendu suspecte l'incertitude que
vous avez si souvent atiaquée. Ce n'est pas la dernière fois qu'il est re-
venu depuis ce temps-là. Quoiqu'il eu soit, ce doute me délivra de
celui (pii me tourmentait. Je pris sur-le-champ mon parti; et. de peur
(I en changer, je coinns en liàle au lit de Julie. Je fis sortir tout le
monde, (I je m'assis: vous p(uivcz juger avec quelle contenance. Je
n'employai point auprès d'elle les préeaiilions nécessaires pour les pe-
tites allies. Je ne dis rien ; mais elle me vit. et me comprit à l'instant.
Croyc/.-voiis me l'a|ipreudre ? dit-elle eu me lendanl la main. Non|
mon ami, je me sens bien la mort me presse, il faut nous quitter.
Alors elle me tint un long discours dont j'aurai à vous parler quel-
(pie jour, et durant leipicl elle écrivit sou teslainent dans mon cu'ur.
Si j'avais moins i diinn le sien, ses dernières dispositions auraient sulB
pour me le faire eonnaitre.
Elle me deinanila si son élat était connu dans la maison. Je lui dis que
l'alarme y regn.iit, mais (pion ne savait rien de positif: cl que du Dos-
son s'ciait omeit à moi seul. Elle me conjura (jue le secret tijl soigneu-
seineul garde le reste de l;i journée. Claire, ajouli>-t-elle. ne suppor-
tera jamais ce coup que (le iii;i main ; elle en mourra s'il lui vient d'une
autre. Je destine la nuit prochaine à ce triste devoir. C'est pour cela
surtout que j'ai voulu :ivolr l'iivis du médecin, afin de ne pas exposer sur
mon seul sentinieni ( cite iiilortunée à recevoir à foux une si cruelle at-
teinte. Faites qu'elle ne soiip(,'omie rien avant le lenqis, ou vous ris-
quez de rester sans amie et de laisser V()sciif:inls sans mère.
Elle me |>arla de son père. J'avouai lui avoir envoyé un exprès; mais
je me g:ird:ii d'ajouter que cet homme, an lieu de se contenler de don-
ner ni:i letlre, coiiime je lui avais ordonne, s'clail lialé de parler, el si
lomdemeiit ipie mon vieil ami. croyant sa (ille imyee. etail tombé d'eV-
troi SU" l'escalier, et s'était l'ait mie blessure qui le retenait à Blonay
dans sou lit. L'espoir de revoir son père la loucha sensiblement: el la
certitude que celle espérance élail vaine ne fui pas le moindre des
maux qu'il me fallut dévorer.
Le redoublenieui de la nuit précédente l'avait extrêmement affaiblie.
Ce long enirelien n'avait pas contribué â la fortifier. Dans l'accable-
ment où elle était, elle essaya de prendre un peu de repos durant la
m
LA NOUWLLE HÉLOISE.
jouiiiiic : je n'appris que le suilciideniiiiii qu'elle ne l'avail pas passée
Cqji udaul la ciiiistcrnalion icgiiait tlaus la maison. Chacun dans un
monic silence aucndait iju'on lo lirai do peine, el n'osail interroger
persuime , craiule d'apprendre |)lus qu'il no voulait savoir. On se di-
sait : S'il y a quel(pre bonne nouvelle, on s'empressera de la dire;
sd y en a de mauvaises, on ne les saura toujours que trop lot. Dans
la frayeur dont ils étaient saisis, c'était assez pour eux «(u'il n'arrivât
rien qui fit nouvelle. Au milieu de ce morne repos, madame
d'Orbe était la seule active et parlante. Sitôt qu'elle éiait hors de la
chambre de Julie, au lieu de s'aller reposer dans la sienne, elle par-
courait toute la maison; elle arrêtait tout le monde, demandant ce
qu'avait dit le médecin, ce qu'on disait. Elle avait été témoin de la
mut précédente, elle ne pouvait ignorer ce qu'elle avait vu ; mais elle
chercliiiit a se tromper elle-même et à récuser le témoignage de ses
yeux. Ceux qu'elle questionnait ne lui répondant rien que de liivorable,
cela rencoiiragcait à questionner les autres, et toujours avec une iu-
quietude si vive, avec un air si effrayant, qu'où eût su la vérité mille
lois sans être tenté de la lui dire.
Auprès de Julie elle se contraignait, et l'objet louchant qu'elle avait
sous les yeux la disposait plus à l'amiction qu'à reniporlement. Elle
craignait surtout de lui laisser voir ses alarmes ; mais elle réussissait
mal a les cacher, on apercevait son trouble dans son afiectation même
a paraître tranquille. Julie, de sou côié, n'épargnait rien pour l'abuser,
bans extemier son mal, elle en parlait presque comme d'une chose
passée, et ne semblait en peine que du temps qu'il lui laudiait pour se
remettre. C'était encore un de mes supplices de les voir cliercher à se
rassurer mutuellement, moi qui savais si bien qu'aucune des deux n'a-
vait dans 1 ame l'espoir qu'elle s'eflorçait de donner à l'autre.
Madame d'Orbe avait veillé les deux nuits précédentes ; il y avait
trois jours qu'elle ne s'élait déshabillée. Julie lui proposa de s'aller
coucher ; elle n'en voulut rien faire. Eh bien donc, dit Julie, qu'on lui
tende un petit ht dans ma chambre, à moins, ajoula-t-ellc comme par
rellexion, qu'elle ne veuille parlager le mien. Qu'en dis-tu, cousine'
Mon mal ne se gagne pas, tu ne te dégoûtes pas de moi, couche dans
mon lu. Le parti tut accepté. Tour moi, l'on me renvoya, et véritable-
ment I avais besoin de repos.
Je fus levé de bonne heure. Inquiet de ce qui s'était passé durant la
nuit, au premier hruitque j'entendis j'entrai dans la chambre. Sur l'état
ou madame d'Orbe était la veille, je jugeai du désespoir oii j'allais la
trouver, et des fureurs dont je serais le témoin. En entrant, je la vis
assise dans un fauteuil, défaite et pâle, ou plutôt livide, les yeux plom-
bes et presque éteints, mais douce, tranquille, parlant peu et lais iiit
tout ce qu ou lui disait sans répondre. Pour Julie, elle paraissait moins
huble que la veille, sa voix était plus ferme, son geste plus animé; elle
semblait avoir pris la vivacité de sa cousine. Je connus aisément à «ou
leiut que ce mieux apparent était l'effet de la fièvre ; mais je vis aussi
briller dans ses regards je ne sais quelle secrète joie qui pouvait y con-
tribuer, et dont je ne démêlais pas la cause. Le médecin n'en confirma
pas moins son jugement de la v( ille; la malade n'en continua pas moins
de penser comme lui ; et il ne me resta plus aucune espérance.
Ayant été forcé de m'absentcr pour quelque temps, je remarquai en
renlraiit que 1 appartemeni était arrangé avec soin; il y régnait de l'ordre
et de I élégance; elle avait fait mellie des jiots de (leurs sur sa chemi-
née, ses rideaux étaient entrouverts et rattachés ; l'air avait été changé-
on y sentait une odeur agréable; on n'eût jamais cru être dans là
chambre d un malade. Elle avait fait sa toilette avec le même soin • la
grâce et le goût se montraient encore dans sa parure négligée Tout
cela lui donnait plutôt l'air d'une femme du monde qui attend compa-
gnie, que (1 une campagnarde qui attend sa dernière heure. Elle vit ma
surprise, elle en sourit; et, lisant dans ma pensée, elle allait me ré-
pondre, quand on amena les enfants. Alors il ne fut plus question que
(1 eux ; et vous pouvez juger si, se sentant prête à les quitter, ses ca-
resses lurent tiedcs et modérées. J'observai môme qu'elle revenait plus
souvent et avec des étreintes encore plus ardentes à celui qui lui coulait
la vie, comme s'il lui fût devenu plus cher à ce prix.
Tous ces embrasseincuts , ces soupirs, ces transports, étaient des
mystères pour ces pauvres enfants. Ils l'aimaient tendrement, mais c'é-
tait la tendresse de leur âge ; ils ne comprenaient rien à son élat, au
redoublement de ses caresses , à ses regrets de ne les voir plus • ils
nous voyaient tristes, et ils pleuraient : ils n'en savaient pas davantage
«Juoiqu on apprenne aux enfants le nom de la mort, ils n'en ont aucune
nlee; ils ne la craignent m pour eux ni pour les autres; ils craignent
.le soulirir, et non de mourir. Quand la douleur arrachait quelque
plainte a leur mère, ils perçaient l'air de leurs cris; quand on leur
panait ae la perdre, ou les aurait crus stupides. La seule nenrietle
un peu plus agee, et d'un sexe où le sentiment et les lumières se dé-
veloppent plus lot, paraissait troublée et alarmée de voir sa petite
nlamau dans un lit, elle qu'on voyait toujours levée avant ses enfauts.
Je me souviens qu a ce propos Julie fit une réilexiou tout à fait dans
son caractère, sur I imbécile vanité de Ve-^^pasien qui resta couché tau-
dis qud pouv.ail agir, et s,- l.na lorsqu'il uc put plus rien faire. Je ne
sais pas, dit-elle, s d faut ,||, „„ empereur meure debout, mais je sais
bien qu une mère de famille no duii saliior que pour mourir
Apres avoir épanche son cœur »ur ses enfauts, après les avoir prifr ^
cliaciiii à ])art, siirlout Henriette, qu'elle tint fort longtemps et qu'on en-
tendait jilaiiidie et sangloter en recevant ses baisers, elle les appela
tous trois, leur donna sa bénédiction et leur dit, en leur montrant ma-
dame dOibe : Allez, mes enfants, allez vous jeter aux pieds de votre
nière ; voilà celle que Dieu vous donne ; il ne vous a rien ôté. A l'instant
ils courent à elle, se mettent à ses genoux, lui prennent les mains, l'ap-
pellent leur bonne maman, leur seconde mère. Claire se pencha sur
eux ; mais en les serrant dans ses bras elle s'elforça vainement de par-
ler, elle ne trouva que des gémissements, elle ne put jamais prononcer
un seul mot; elle étouffait. Jugez si Julie ciait émue ! Cette scène com-
mençait à devenir trop vive ; Je la lis cesser.
Ce moment d'altendrissement passé, l'on se remit à causer autour du
lit; et quoique la vivacité de Julie se fût un peu éteinte avec le redou-
blement, on voyait le même air de contentement sur sou visage : elle
parlait de tout avec une attention et un intérêt qui montraient un es-
prit très-libre de soins ; rien ne lui échappait ; elle était à la conversa-
tion comme si elle n'avait eu autre chose à faire. Elle nous proposa de
diner dans sa chambre, pour nous quitter le moins qu'il se pourrait :
vous pouvez croire que cela ne fut pas refusé. On servit sans bruit, sans
confusion, sans désordre, d'un air aussi rangé que si l'on eût été dans
le salon d'Apollon. La Fanchon, les enfants dînèrent à table. Julie, voyant
qu'on manquait d'appétit, trouva le secret de faire manger de tout, tan-
tôt prétextant l'instruction de sa cuisinière, tantôt voulant savoir si elle
oserait en goûter, tantôt nous intéressant par notre santé même dont
nous avions besoin pour la servir, toujours montrant le plaisir qu'on
pouvait lui faire, de manière à ôter tout moyen de s'y refuser, et mê-
lant à tout cela un enjouement propre à nous distraire du triste objet
qui nous occupait. Eniin, une maiiresse de maison, attentive à faire ses
honneurs, n'aurait pas, en plehie santé, pour des étrangers, des soins plus
marqués, plus obligeants, plus aimables que ceux que Julie mourante
avait pour sa famille. Rien de tout ce que j'avais cru prévoir n'arrivait,
rien de ce que je voyais ne s'arrangeait dans ma tête. Je ne savais plus
qu'imaginer, je n'y étais plus.
Après le diner ou annonça monsieur le ministre. Il venait comme ami
de la maison, ce qui lui arrivait fort souvent. Quoique je ne l'eusse point
fait appeler, parce que Julie ne l'avait pas demandé, je vous avoue que
je fus charmé de son arrivée ; et je ne crois pas qu'en pareille circon-
stance le plus zélé croyant l'eût pu voir avec plus de plaisir. Sa présence
allait éclaircir bien des doutes et me tirer d'une étrange perplexité.
Rappelez-vous le motif qui m'avail porté à lui annoncer sa lin pro-
chaine. Sur l'effet qu'aurait dû, selon moi, produire celle affreuse nou-
velle, comment concevoir celui qu'elle avait produit réellement ? Quoi !
cette femme dévote qui, dans l'état de santé, ne passe pas un jour sans
se recueillir, qui fait un de ses plaisirs de la prière, n'a plus que deux
jours à vivre; elle se voit prête à paraître devant le juge redoutable,
et, au lieu de se préparer à ce moment terrible, au lieu de meltre ordre
à sa conscience, elle s'amuse à parer sa chambre, à faire sa toilette, à
causer avec ses amis, à égayer leur repas, et dans tons ses eiitreliens
pas un seul mot de Dieu ni du salut ! Que devais-je penser d'elle et de
ses vrais sentiments? Comment arranger sa conduiie avec les idées que
j'avais de sa piété? Comment accorder l'usage qu'elle faisait des der-
niers moments de sa vie avec ce qu'elle avait dit au médecin de leur
prix ? Tout cela formait à mon sens une énigme inexplicable. Car enfin,
quoique je ne m'attendisse pas à lui trouver toute la petite cagoterie
des dévotes, il me semblait pourtant que c'était le temps de songer à ce
qu'elle estimait d'une si grande importance et qui ne souffrait aucun re-
tard. Si l'on est dévot durant le tracas de celte vie, comment ue le sera-
t-on pas au moment qu'il la faut quitter et qu'il ne reste plus qu'à pen-
ser à l'autre ?
Ces rédexions m'amenèrent à un point où je ne me serais guère at-
tendu d'arriver. Je commençai presque d'être inquiet que mes opinions
indiscrètement soulenucs n'eussent euiin trop gagné sur elle. Je n'avais
pas adopté les siennes, et pourtant je n'aurais pas voulu qu'elle y eût
renoncé. Si j'eusse été malade, je serais cerlainement mort dans mon
seiiliment ; mais je désirais qu'elle mourût dans le sien , et je trouvais
pour ainsi dire qu'en elle je risquais plus qu'en moi. Ces contradicliuus
vous paraîtront extravagantes, je ne hs trouve pas raisonnables, el ce-
pendant elles ont existé. Je ne me charge pas de lesjustilior, je vous les ;
rapporte.
Enfin le moment vint où mes doutes allaient êtte éclaircis, car il était
aisé de prévoir que tôt ou tard le pasteur amènerait la conversation sur
ce (pii fait l'objet de sou ministère, el quand Julie eût été capable de
déguisement dans ses réponses, il lui eût été bien difficile de se dégui-
ser assez pour que, attentif el prévenu, je n'eusse pas démêlé ses vrais
sentiments.
Tout arriva comme je l'avais prévu. Je laisse à part les lieux com-
muns mêlés d'éloges qui servirent de transitions au ministre pour ve-
nir à son sujet; je laisse encore ce qu'il lui dit do touchant sur le bon-
heur de couroninr une bonne vie par un<! lin chrétienne. Il ajouta qu'il
la véiité il lui avait i|iiol(iuolôis houvé sur certains points dos senti-
ments (pii lie s;ir, .iril:iiciit pas ciiliriiuioiit avec la doctrine de l'Eglise,
c'ésl-.i-iliio avo( 1 olle qiio la pi"'- >aiiie raison pouvait déduire de l'K-
criiiiic; mais comme elle ne s'était jamais aheurlée à les défendre, il
espoi.iii ipi'ollo voulait mourir ainsi qu'elle avait vécu, dans la commu-
nion des lidelcs, et acquiescer en tout à la commune profession de foi.
LA NOUVELLE IIÉLOISE.
l-»l
(.'oimiie la ii'Ikiusc de; Jiilii: olail décisive sur mes ilim(i;s, et u'élail
pas, à I egaid des li(;ii\ coiiiiiiiiiis, dans li; cas de riixliortalioa, je vais
vous la rapporlcr lirL'sipic nitil à mol, car je l'avais bleu écoulée, el j'al-
lai l'écrire dans le inoinciil.
« Pcrmetlez-inoi , uiousieur, de commencer par vous remercier de
tous les soins que vous avez pris de me coniluiie dans la droile roule
lie la morale el de la foi clirélieuiie, et de la douceur avec laquelle vous
avoz corrigé ou supporté mes erreurs quand je me suis égarée, l'éué ■
ine de respect pour votr<; zèle el de reconnaissance pour vos boniés,
ji' déclare avec plaisir que je vous dois toutes mes lionnes résolutions,
cl (|ue vous m'avez toujours portée à l'aire ce (pii était bien, et à croire
ce (|ui était vrai.
! J'ai vécu cl je lueius <laus la connnuuion proleslaulc, qui lire son
iiiii(|iic vri^\r (le rEciiUiie saiiilc cl de la raison; mon cujur a toujours
( DiiliiMK' rc i|iii' |iinii(iii( ail ma lioiiclic ; cl quand je n'ai pas eu pour
\(]s luiiiiiMo idiilc la ilocililé qu'il ci"il l'allu peul-èlre, c'élail (m cfiél de
mou aversion pour toute espèce de dégniscment : ce qu'il m'élail iujpos-
sibie de croire, je n'ai nu dire que je le croyais; j'ai toujours cherclié
sincèrement ce qui clait conforaie à la gloire de Dieu et à la vérité,
■l'ai pu me tromper dans ma reclierclie; je n'ai pas l'orgueil de piuiser
ivdir eu toujours raison : j'ai peut-être eu toujours tort; mais mon iii-
Iciiiioa a toujours élé pure, el j'ai toujours cru ce qui; je disais croire.
C'élail sur ce poinl tout ce qui dépendait de moi. Si Dieu n'a pas éclaire
ma raison au delà , il est clément el juste • pourrait-il me demander
compte d'un don ipi'il ne m'a pas fait'/
« Voilà, monsieur, ce que j'avais d'essentiel à vous dire sur les sen-
timents que j'ai professés. Sur loiit le reste mon étal iiréseiit vous ré-
pond pour moi. Distraite parle mal, livrée au délire de la lièvre, esl-il
temps d'essayer de raisonner mieux que je n'ai l'ait jouissant d'un en-
tendement aussi sain que je l'ai reçu? Bi je me suis trompée alors,
me Iromperai-je moins aujourd'hui? cl dans raliatlemenloù je suis dé-
pend-il de moi de croire autre chose que ce que j'ai cru étanl en
santé? C'est la raison qui décide du sentiment qu'on préfère; et la
mienne ayant perdu ses meilleures fonctions, ipielle aiilorité peut don-
ner ce qui m'en reste aux opiiiioiis ipu; j'adopterais sans elle? tjuc me
restc-t-il donc désormais à faire ? c'est de m'en rapporter à ce que j'ai
cru ci-devant : car la droiture d'intention est la même, cl j'ai le jufie-
ment de moins. Si je suis dans l'erreur, c'est sans l'aimer; cela suflit
pour me Irauipiilliscr sur ma croyance.
«(jiiant à la incparation à la niorl, iiionsieiir, elle est l'aile; mal, il est
vrai, mais de mou mieux, et mieux du moins (|ue je ne le pourrais
faire à présent. J'ai lâché de ne pas ^itteiidic, pour rcnqilir cet iinpm-
tant devoir, que j'en fusse iiica|ialilc. Je priais en saiilé, uiaiiilciiaiit je
nie résigne. La prière du malade csl la patience : la pii'pai'ali((n à la
mort est une bonne vie ; je n'en connais point d'autre. U'imid je con-
versais avec vous, quand je me recueillais seule, quand je m'cU'orçais
de remplir les devoirs ipic Dieu m'impose, c'est alors que je me dis-
posais a paraître devant lui, c'est alors ipie je l'adorais d(î toiiles les
lorces qu'il m'a douiiccs : (jne fciais-je aiijoiird hni, cpie je les ai jier-
diies? mon âme aliénée est-elle en état de s'élever à lui? ces restes
d'une vie à demi éteinte, absorbcis par la souffrance, sont-ils dignes de
lui être offerts ? Non, mmisienr; il meleslaisse |)our êlre donnés à ceux
qu'il m'a l'ail aimer et qu'il veut que j(! quitte : je leur lais mes adieux
pour aller à lui ; c'csl d'eux qu'il l'aul que je m'occupe : bientôt je ni'oc-
cnpcrai de lui seul. .Mes dei riiers plaisirs sur la terre sout aussi mes der-
niers devoirs : n'est-ce jias le scivir ciiicne et faire sa volonté, que de
remplir les soins ipie l'Iiiuiianih' m'impose; avant d'abandonner sa dé-
pouille? IJne faire pour apaiser des lidiibles que je n'ai pas? Ma con-
science n'est point agitée : si quelipicl'ois elle m'a doiiiK- des crainles,
j'en avais plus eu santé qu'aujourd liui. iMa conliance les efface ; elle inc
dit (pie Dieu est plus cli'iiieiil ipie je ne suis coupable, et ma sécurité
redouble en me sentant appiochcr de lui. Je ne lui porte point un re-
pentir imparfait, lardd' et torce-, ipii, dicté par la peur, ne saurait être
sincère, et n'est qu'un piège pour le tromper: je ne lui porle pas le reste
el le rebut de mes jours, [iIl'mis de peines el d'ennuis, en proie à la ma-
ladie, aux douleurs, aux angoisses de lu mort, et ipieje ne lui donnerais
que quand je n'en pourrais plus rien faire : je lui porte ma vie entière,
pleine de péchés et de fautes, mais exempte des remords de l'impie cl
des crimes du méchant.
« A quels lourmeuts Dieu pourrait-il condamner mon àme? Les ré-
prouvés, dit-on, le baissent ; il laiidiait dune (iii'il m'enqu'cbàt de l'ai-
mer? Je ne crains pas d'aiigiiienici- leur nombre. 0 grand Etre! Etre
éternell suprême iiiIclligeiK c, soiircede vicct de fclicile, cri'aleur, ron-
servateur, père ib; rbomiiie, cl loi de la nature. Dieu trcs-puissanl, très-
bon, dont je ne dont.ii jamais un moment, el sous les veux duquel j'ai-
mai toujours ;\ vivre 1 je le sais, jr m'en rejouis, je vais paraître de-
vant Ion tr(')ue. Dans peu de jours mon àme, libre de sa (lc|)oullle, com-
nieueera de t'olfrir plusdigncmeul ici imuiorlel boimiiage ipii doit faire
mou bimlienr durant l'elernile. Je coiiiplc pour rien tonl ce que je serai
jusqu'à ce momeiii. Mon corps vil eiicoïc, mais ma vie morale est finie.
Je suis an bout de ma carrière, el déjà jugée sur le passé. Sonlïrir el
mourir est tinit ce qui me reste à faire; e est l'affaire de la nature :
mais moi, j'ai lâché de vivre de manière à n'avoir pas besoin de son-
ger à la mort; et maintenant qu'elle approche, je la vois venir sans
effroi. Qui s'cudort dans le seiu d uu père n'est pas en souci du réveil. »
Ce discoiir-i. prononce (laliord d'un ton giavcei po,,é, puis avec pins
d'accenl cl d'une voix plus i;l<;vée, lit sur tous les iis:-i>lauts, sans lu'cii
excepter, une iMipressiiiii (riiiilaiil plus vive, que les yiMix «Je celle qui
le prononça biill.iienl d'un feu snrn.ilnrcl; un nimvel ecbit animait son
teiiil, elle paraissait rayonnante; el s'il y a quelque chose au inonde qui
mérite le nom de céleste, c'élail sou visage tandis qu'elle parlait.
Le pasteur lui-même, saisi, transporté de ce qu'il v(;iiaii d'entendre,
s'écria en levant les yeux el les mains au cieJ : Grand Dieu ! voilà le
tulle qui l'honore; daigne t'y rendre propice; les liumaius t'en of-
frent peu de pareils.
Madame, dit-il en s'approclianl du lit, je croyais vous instruire et
c'est vous qui m'instruisez. Je n'ai plus rien à vous dire. Vous avez la
véritable foi, celle qui fait aimer Dieu. Emportez ce précieux repos d'une
bonne conscience, il ne vous trompera pas; j'ai vu bien des chrétiens
dans l'état on vous êtes, je ne l'ai tiouviie qu'eu vous seule, niielle dif-
férence d'une lin si paisible à celle de ces pécheurs bourrelés qui n'ac-
cumulent tant de vaincs el sèches prières que parce ipi'ils sonl indignes
d'être exaucés! Madame, votre mort est aussi i)i;lle que voire vie : vous
avez vécu pour la charité; vous moui'cz martyre de l'amour malerncl-
Soit que Dieu vous rende à nous pour nous servir d'exemple, soit qu'il
vous appelle à lui pour couronner vos vertus, puissions-nous tous tant
que nous sommes vivre et mourir comme vous! nous serons bien sûrs
du bonheur de l'autre vie.
Il voulut s'en aller; elle le retint. Vous êtes de mes amis, lui dit-elle,
et l'un de ceux que je vois avec le plus de plaisir; c'est pour eux que
mes derniers monients me sont pn-ciciix. Nous allons nous rpiiiter pour
si longtemps, qu'il ne faut pas nous (piillcr si vite. Il l'ut charme de res-
ter, et je sortis là-dessus.
En rentrant, je vis que la conversation avait continué sur le même
sujet, mais d'un autre ton el comme sur nue malière iudifl(Tcnte. Le
pasteur parlait de l'esprit faux (pi'oii donnait au chrisliaiii-me eu n'eu
faisant que la religion des mourants, et de ses ministi es il-- liouuncs de
mauvais augure. On nous regarde, disait-il, l'oiiime des mes-a^ers de
mort, parce que, dan-- l'opinion commode qu'un quart d'heure de re-
pentir sul'lil pour criaccr ciiiipianle ans de crimes, on n'aime à nous
voir que dans ce temps-là. Il l.iut nous vêtir d'une couleur lugubre ; il
faut affecter un air sévère ; on n'épargne rien pour nous rendre ef-
frayants. Dans les autres cultes c'est pis encore, lu calholiipie mourant
n'est environné que d'objets qui repouvantent, el de cérémonies qui
l'cutei rent tout vivant. Au soin qu'on prend d'écarter de lui les démons,
il croit en voir sa chambre pleine; il menrl cent fois de terreur avant
([ii'on ne l'achève ; el c'est dans cet effroi que l'Eglise aime à le plonger
pour avoir meilleur marché de sa bourse. Hcmions grâces au ciel, dit
Julie, de n'être point nés dans ces religions v(;iiales qui tuent les gens
|)onr en hériter, cl ipii. vendant le paradis aux riches, porlent jnsqu'eu
l'autre monde l'injusli» iiicgaiih; qui règne dans celui-ci. Je ne doulc
poinl que toutes ces sombres i(l('es ne l'omcntcnl l'incrédulilé, et ne dou-
nenl une aversion naliiiclle pour le culte qui les nourrit. J'espère, dit-elle
en me regardanl, que celui qui doit élever nos enfants prendra des
maximes îoul opposées, cl ipi'il ne leur rendra poinl la religion lugubre
el triste en y mêlant incessamment des pensées de mort. S'il leur ap-
prend à bien vivre, ils saiironl assez bien mourir.
Dans la suite de cet enlrelien, qui l'ut moins serré cl plus interrompu
que je ne vous le rapporte, j'achevai de concevoir les maximes de Jidie
et la conduite ipii m'avait scandalisé. Tout cela tenait à ce que, sentant
son étal parraiteinenl désespéré, elle ne soiigcail plus qu'à en écarter
l'inutile cl biiiebrc appareil dont l'cITroi des mourants les environne, soil
pour ddiiiier le change à notre aflliction, soil pour s'ôlcr à elle-même
un speclaelc allrislant à pure perle. La mort, disaitclle, esl déjà si pé-
nible! poiiripioi la reniire encore hideuse.' Les soins (|ue les aulres
perdent à vouloir prolonger leur vie, je les emploie à jouir de la mienne
jusqu'au bout : il ne s'agit que de savoir prendre son parti ; tonl le reste
va de lui-même. Ferai-je de ma chambre nu In'ipital, un objet de dé-
goût el d'ennui, tandis que mon dernier soin esl d'y rassembler tout
ce qui m'est cher? Si j'y laisse croupir le mauvais air. il en f.niilra écar-
ter mes enfants ou exiioscr leur santé. Si je reste dans un équipage à
faire peur, personne ne me reconnaitra plus; je ne serai plus la inc-mc;
vous vous souviendrez tous de m'avoir'aimée. et ne pourrez plus mo
souffrir; j'aurai, moi vivante, l'affreux spectacle de rhoireiir ipiu je
ferai, même à mes amis, comme si j'étais déjà morte. An lieu de cela,
j'ai trouvé l'art d'(-lcii(lre ma vie sans la prolmiger. J'existe, j'aime, je
suis aimée, je vis jusqu'à mon dernier soupir. L'insiaiU de la mort n'est
rien ; le mal de la nature est peu de chose ; j'ai banni tous ceux de lo-
pinion.
Tous ces enireiieus cl d'autres semblables se passaient entre la ma-
lade, le pasteur, quelquefois le médecin, la Fanchon el moi. Madame
d'Orbe y était toujours piéseiite. el ne s'y mêlait jamais. Alieuiive
aux besoins de son amie, elle était prompte à la servir. Le resle du
temps, immtibile el presipie inaniuit'e. elle la regardait sans rien ilire.
et sans rien entendre de ce qu'on disait.
l'onr moi, craignant que Julie ne parlât jusqu'à .s'épuiser, je pris le
moment que le ministre el le médecin s'élaienl mis à causer ensemble ;
el, m'approchani d'elle, je lui dis à l'oreille : Voilà bien des discours
pour une malade! voilà liieu de la raison pour qdi Iqo o;i .pii se croi»
liors d'clat de raisouner !
152
LA NOUVELLE HÉLOLSE.
Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour une malade, mais non
pas pour une mourante ; bientôt je ne dirai plus rien. A l'égard des rai-
sonnements, je n'en fais plus, mais j'en ai fait. Je savais en sauté qu'il
fallait mourir. J'ai souvent relléclii sur ma dernière maladie ; je profile
aujourd'hui de ma prévoyance. Je ne suis plus en état de penser ni de
résoudre ; je ne fais que dire ce que j'avais pensé, et pratiquer ce que
j'avais résolu.
Le reste de la journée, à quelques accidents près, se passa avec la même
tranquillité, et presque de la même manière que quand tout le monde
se portail bien. Julie était, comme en pleine santé, douce et cares-
sante; elle parlait avec le même sens, avec la même liberté d'esprit,
même d'un air serein qui allait quelquefois jusqu'à la gaieté : enfin, je
continuais de démêler dans ses yeux un certain mouvement de joie qui
m'inquiétait de plus en plus, et|sur lequel je résolus de m'éclaircir avec
elle.
Je n'attendis pas plus tard que le même soir. Comme elle vit que je
m'étais ménagé un tête-à-tête, elle me dit : Vous m'avez prévenue, j'a-
vais à vous parler. Fort bien, lui dis"-je ; mais puisque j'ai pris les de-
vants, laissez-moi m'expliquer le premier.
Alors, m'étant assis auprès d'elle, et la regardant fixement, je lui
dis : Julie, ma cheie
Julie I vous avez na\i»
mon cœur : hélas ! vous
avez attendu bien laid'
Oui,continuai-je, voy uit
qu'elle me regardait aM c
surprise, je vous ai pt
nétrée, vous vous it,
jouissez de mourir ; von^
êtes bien aise de m
quitter. Rappelez - von^
la conduite de vol h
époux depuis que nous
vivons ensemble : ai |(
mérité de votre part uii
sentiment si cruel? A
l'instant, elle me prit k-^
mains, et de ce ton qui
savait aller chercher I i
me : Qui? moi? je veux
vous quitter? Est-n
ainsi que vous lisez dans
mon cœur? Avez- vous
sitôt oublié notre entre-
tien d'hier ? Cependant
repris-je , vous mourt/
contente... je l'ai vu
je le vois... Arrêtez, dit
elle : il est vrai, je meurs
contente ; mais c'est de
mourir comme j'ai vécu
digne d'être votre épou
se. Ne m'en demande/
pas davantage, je n(
vous dirai rien de plus
mais voici , continua
t-elle en tirant un papit i
de dessous son cîievel
où vous achèverez d't-
claircir ce mystère, fi
papier était une lettre .
et je vis qu'elle vous
était adressée. Je vous
la remets ouverte, ajoii-
la-t-elle en me la don-
nant, afin qu'après l'a-
voir lue vous vous dé-
terminiez à l'envoyer ou
à la supprimer, selon ce
que vous trouverez le
plus convenable à votre
sagesse et à mon hon-
neur. Je vous prie de ne
la lire que quand je ne
serai plus ; et je suis si sûre de ce que vous ferez à ma prière, que je
ne veux pas même que vous me le promettiez. Cette lettre, cher Saint-
Preux, est celle que vous trouverez ci-jointe. J'ai beau savoir que celle
qui l'a écrite est morte, j'ai peine à croire qu'elle n'est plus rien.
Elle me parla ensuite de son père avec inquiétude. Quoi ! dit-elle, il
sait sa fille en danger, et je n'entends point p.irler de lui! Lui serait-il
arrivé quelque malheur? Aurait-il cessé de m'aimer? Quoi ! mon père !...
ce père si tendre .. mabandonner ainsi ! me laisser mourir sans le
voir!... sans recevoir sa bénédiction... ses derniers embrassements'...
0 Dieu ! quels reproches amers il se fera quand il ne me trouvera plus !
Cette réflexion lui était douloureuse. Je jugeai qu'elle supporterait plus
aisément l'idée de son père malade que celle de son père indifférent.
Je pris le parti de lui avouer la vérité. En effet, l'alarme qu'elle eu con-
çut se trouva moins cruelle que ses premiers soupçons. Cependant la
pensée de ne plus le revoir l'affecta vivement. Hélas 1 dit-elle, que dc-
viendra-t-il après moi ? à quoi tiendra-t-il ? Survivre à toute sa famille !
quelle vie sera la sienne ? 11 sera seul, il ne vivra plus. Ce moment fut
un de ceux où l'horreur de la mort se faisait sentir, et où la nature
prenait son empire. Elle soupira, joignit les mains, leva les yeux ; et je
vis qu'en effet elle employait cette difficile prière qu'elle avait dit être
cellr (I alade.
Elle revint à moi. Je me sens faible, dit-elle ; je prévois que cet en-
tretien pourrait être le dernier que nous aurons ensemble. Au nom de
notre union, au nom de nos chers enfants qui en sont le gage, ne soyez
plus injuste envers votre épouse. Moi, me réjouir de vous quitter ! vous
qui n'avez vécu que pour me rendre heureuse et sage, vous de tons les
hommes celui qui me convenait le plus, le seul peut-être avec qui je
pouvais faire un bon ménage et devenir une femme de bien ! Ah !
croyez que si je mettais un prix à la vie, c'était pour la passer avec
vous. Ces mots, prononcés avec tendresse, m'émurent aii point qu'en
portant fréquemment à ma bouche ses mains que je tenais dans les
miennes, je les sentis se
mouiller de mes pleurs.
Je ne croyais pas mes
yeux faits pour en ré-
pandre. Ce furent les
premiers depuis ma nais-
sance, ce seront les der-
niers jusqu'à ma mort.
Après en avoir versé
pour Julie, il n'en faut
plus verser pour rien.
Ce jour fut pour elle
un jour de fatigue. La
préparation de madame
d'Orbe durant la nuit, la
scène des enfants le ma-
tin , celle du ministre
l'après-midi , l'entretien
du soir avec moi, l'a-
vaient jetée dans l'épui-
sement. Elle eut un peu
plus de repos cette nuit-
là que les précédentes,
soit à cause de sa fai-
blesse, soit qu'en effet la
fièvre etle redoublement
fussent moindres.
Le lendemain, dans la
matinée, on vint me dire
qu'un homme très-mal
mis demandait avec
beaucoup d'empresse-
ment à voir madame en
particulier. On lui avait
dit l'état où elle était :
il avait insisté, disant
qu'il s'agissait d'une bon-
ne action, qu'il connais-
sait bien madame de
W'olmar, et qu'il savait
que tant qu'elle respire-
rait elle aimerait à en
faire de telles. Comme
elle avait èlabli |ii)iir rè-
gle inviohible de ne ja-
mais rebuter personne,
et surtout les malheu-
reux, on me parla de cet
homme avec tant de
bienveillance que je ne
pus le renvoyer. Je le fis
venir. Il était presque en
guenilles, il avait l'air
et le ton de la misère ;
au reste, je n'aperçus rien dans sa physionomie et dans ses propos
qui me fit mal augurer de lui. Il s'obslinait à ne vouloir parler qu'a
Julie. Je lui dis que s'il ne s'agissait que de quelques seiours pour lui
aider à vivre, sans importuner pour cela une femme à l'exireinite, je
ferais ce qu'elle aurait pu faire. Non, dit-il, je ne demande point d'ar-
gent, quoiiiue j'en aie grand besoin ; je demande un bien qui m'appar-
tient, un bien (pie j'estime plus que tous les trésors de la terre, un bien
que j'iii perdu par ma faute, et que madame seule, de qui je le liens,
peut me rendre une seconde fois.
Ce discours, auquel je ne compris rien, me détermina pouilaiit. Un
malhonnête homme eût pu dire la même chose, mais il ne l'eût jamais
Mort de Julie. — i.et. xi.
LA NOUVELLK IIÉT.OISE.
1!
(liie du même ion. Il exigeait du mystère, ni laquais ni femme de
(•li:iml)re. Ces précanlions me semblaient hi/.aires ; loulelbis je les pris;
rnlin je le lui m(;nai. Il m'avait dit être connu de madaiiK; d'Urbe : il
passa devant elle ; elle ne le reconnut point, et j'en lus peu surpris,
l'our Julie, elle le reconnut à l'instant, et, le voyant dans te triste équi-
page, elle me reprocha de l'y avoir laissé. Cette reconnaissance fut
touchante. Claire, éveillée par le bruit, s'approche et le reconnaît à la
(iii, non sans donner aussi quelques signes de joie; u)ais les témoi-
gnages de son bon cœur s'éteignaient dans sa profonde affliction ; uu
Mul sentiment absorbait tout ; elle n'était plus sensible ù rien.
ki-^-^ : ^^ ^^ M
Jliulamc do Wuhiiai- s'oublianl en pensant à Saint-Preux. — lei. vili.
Je n'ai pas besoin, je crois, de vous dire qui était cet bonnnc. Sa
présence rappela bien des souvenirs. Mais, tandis qui^ Julie le consolait
et lui donnait de bonnes espérances, elle fut saisie d'un violent étouf-
lemenl, et se trouva si mal qu'on crut qu'elli' allaii expirer. Pour ne
pas faire scène, et prévenir les dislractions d.uis un inornenl où il ne
fallait songer qu'à la secourir, je lis passer rimiiuiir dans le cabinci,
l'avertissant de le fermer sur lui. La l'am lion lui appelée, et à force de
temps et de soins la malade revint euliu de sa ii;iuioisou. En nous
Voyant (ous consleriiçs aiilour d'elle, l'ile niiiis dll : Mes enfanis. ce
n'esl (|m'uii essai: cela n'esl pas si cruel (pi'on pense.
I.c calme se iclablil ; mais l'alarme avait eh' si chaude qu'elle me lit
oublier l'Iionnue dans le cabinet ; cl (piaïul Julie me demanda tout bas
ce qu'il elait devenu, le ( (iu\crl elail mis, loul le monde elait là. Je
voulus entrer pour lui parler, mais il avait ferme la porte en dcd;nis.
comme je lui avais dit ; il fallut attendre après le diuer pour le faire
sortir.
Iturant lerepas, duBosson qui s'y trouvait, parlant d'une jeune veuve
qu'on disait se remarier, ajouta (juelqiie chose sur le irisle sort des
veuves. Il y en a, dis-je, de bien plus à plaindre encore; ce sont les
veuves dont les maris sont vivants. Cela est vrai, reprit Fanchou, qui
vil que ce discours s'adressait à elle, surtout (piand ils leur sont cbers.
Alors l'entretien tomba sur le sien; et, connue elle en avait parlé avec
affecliou dans tous les temps, ilt'lail naluri'l (pi'elle en parlai de même
au moment où la perte de sa bieiifailriee allail lui rendre la sienne en-
core plus rude. C'est aussi ce (pi'elle lil en li>rmes ires-Uiuehanls.
louant sou bon naturel, déplorant les mauvais exemples (pu l'avaient
séduit, et le regrettant si siucèremeni que, (le|à disiiosee à la irisiesse,
elle sémut jusqu'à pleurer. Tout à coup le cabinci s'ouvre, l'homme en
guenilles eu sorl impétneusement, se precipile à ses genoux, les eni-
biasse, el fond en larmes. Elle tenait un verre ; il lui échappe : Ah !
malheureux ! don viens-tu? elle se laisse aller sur lui, et serait tombée
eu faiblesse si l'on n'eût été prompt à la secourir.
Le resti! est facile à imaginer. En un moment ou sut par toute la mai-
son que Claude Anet était arrivé. Le mari de la bonne l'anchon ! quelle
fête ! A peine éiait-il hors de la chambre qu'il fut équipi-. Si chacun n'a-
vait eu que deux chemises, Anet en aurait autant eu lui tout s(miI qu'il
en serait resté à tous les autres. Quand je sortis pour le faire habiller,
je trouvai qu'cjii m'avait si bien prévenu qu'il fallut user d'autorité pour
faire loul reprerulre a ceux (pii l'avaient fourni.
(]epen(laiit l'aiieliiiu ne voulait point quitter sa maîtresse, l'our lui
faiii' ilonnei' (pii'lques heures à son mari, on prétexta que les eufauts
avaient besoin de prendre l'air, et lous deux furent chargés de les con-
duire.
Cette scène n'incommoda point la malade comme les précédentes;
clic n'avait rien eu que d'agréable, el ne lui lit que du bien. >'ous pas-
sâmes laprès-midi, Claire et moi, seuls auprès d'elle, el nous eûmes
deux heures <run enlrelien paisible, qu'elle rendit le |)lus intércssani, le
plus charmant que nous eussions jamais eu.
Elle coumicn(,a par quehpies observations sur le touchant spectacle
qui venait de nous frapper, et qui lui rappelait si vivement les premiers
temps de sa jeunesse ; puis, suivant le lil des événements, elle lit une
courte réiM|iitulation de sa vie entière pour montrer qu'à loul preudre
elle avait été douce el fortunée, que de degrés en degrés elle était mou-
lée au comble du bonheur permis sur la terre, el que l'accident qui ter-
minait ses jours au milieu de leur course marquait, selon toute appa-
rence, dans sa carrière naturelle, le point de séparation des biens et
des maux. ■
Elle lemercia le ciel de lui avoir donné un cœur sensible et porté au
bien, un entendement sain, une (igiire prévenante; de l'avoir fait oailrc
dans un pays de liberté el non parnu des esclaves, d'une fauiille hono-
rable et non d'une race de malfaiteurs, dois nue houuèle buliMie et non
dans les grandeurs du inonde qui corronqjentl'ànie, ou dans l'indigence
ijui l'avilit. Elle se félicita d'être née d'un père et d'une inere ions deux
\ertncux et bons, pleins de droiture et d'honneur, et qui, tempérant
les défauts l'un de l'autre, avaient formé sa raison sur la leur sans lui
(liiuner leur laiblessc ou leurs préjugés. Elle vaula l'avantage d'a\oir été
élevée dans une religion raisonnable el sainte, (pii, loin d'abrutir
riioinme. l'einiulilit et l'élève; qui, ne favorisant ni l'impiété ni le fana-
lisme, permet d'être sage et de croire, d'être humain cl pieux tout à
la fois.
Je nia.l.iiiic .\r \\,.iii
Après cela, serraui la main do sa cousine qu'elle tenait dans la sienne,
et la regardant de cet œil (pie vous devez connaître el que la langueur
rendait encore (ilus louchant : Tous ces biens, dil-elle, ont été donnés
à mille autres; mais celui-ci!.... le ciel ne l'a donné qu'à moi. J'étais
femme, el j'eus nue amie . il nous lit naître en même temps: il mil dans
nos iiK Tiuaiions un accord (pii ne s'est jamais démenti; il lit nos cœurs
l'un pour l'autre; il luuis iinil dès le berceau : je l'ai couservée tout le
lenqis de ma vie. el sa main me ferme les yeux. Trouvez uu aulre exem-
ple pareil au uioude. el je ne me vante plus de rien. I,.ùiels sages con-
seils ne in'a-I-elle pas donnés? de (piels périls ne m'a-t-elle pas sauvée?
de quels maux ne me consolail-elle pas? (Ju'enssc-je clé sans elle? (|ue
ii'eùl-elle pas l'ail de moi si je l'avais mieux écoulée? Je la vaudrais peul-
étre anjoiinrhui ! Claire, pour toute réponse, baissa la lêle sur le sein
de sou amie, et voulut soulager ses sanglots par des pleurs : il ue fut
1^4
LA NOUVELLE HÉLOISE.
pas possible. Julie la pressa longleinps coutrc sa poilriiic on silence. Ces
moiiiciits n'oiil ui mois ni larmes.
Elles se remirent, et Julie commua : Ces biens ëlaient mêlés d'incon-
véuienls; c'est le sort des choses humaines. Mon cœur était fait pour
l'amour, difficile en mérile personnel, indifférent sur tous les biens de
l'opinion. Il était presque impossible que les préjugés de mon père s'ac-
cordassent avec mon penchant. Il me fallait un amant que j'eusse choisi
moi-même. Il s'offrit; je crus le choisir : sans doute le ciel le choisit
pour moi, afin que, livrée aux erreurs de ma passion, je ne le fusse pas
aux borreurs du crime, et que l'amour de la vertu restât au moins dans
mon àme après elles. Il prit le langage honnête et insinuant avec le-
quel mille fourbes séduisent tous les jouis autant de tilles bien nées :
mais, seul parmi tant d'antres, il était honnête hoinine et pensait ce qu'il
disait. Eiail-ce ma prudence qui l'avait discerné? Non ; je ne connus
d'abord de lui que son langage, et je fus séduite. Je fis par désespoir I
ce que d'autres fout par effronterie : je me jetai, comme disait mon i
père, à sa tête : il me respecta. Ce fut ah)rs seulement que je pus le
connaître. Tout homme capable d-un pareil trait a l'àme belle; alors
on y peut compter. Mais j'y comptais auparavant, ensuite j'osai comp-
ter sur moi-même ; et voilà comment ou se perd.
Elle s'étendit avec complaisance sur le mérite de cet amant; elle lui
rendait justice, mais on voyait combien son cœur se plaisait à la lui
rendre. Elle le louait même â ses propres dépens. A force d'être équi-
table envers lui, elle était inique envers elle, et se faisait tort pour lui
faire honneur. Elle alla jusqu'il soutenir qu'il eut plus d'horreur qu'elle
de l'adultère, sans se souvenir qu'il avait lui-même réfuté cela.
Tous les détails du reste de sa vie furent suivis dans le même esprit.
Milord Edouard, son mari, ses enfants, votre retour, notre amitié, tout
fut mis sous un jour avantageux. Ses malheurs mêmes lui en avaient
épargné de plus grands. Elle avait perdu sa mère au moment que cette
perte lui pouvait être la plus cruelle; mais si le ciel la lui eût conser-
vée, bientôt il fût survenu du désordre dans sa famille. L'appui de sa
mère, quelque faible qu'il fût, eût suffi pour la rendre plus courageuse
à résister à son père ; et de là seraient sortis la discorde et les scan-
dales, peut-être les désastres et le (Ici-lioimcur. peut-être pis encore si
son frère avait vécu. Elle avait épiin>é iiiali^re elle un homme qu'elle
n'aimait point; mais elle soutint qu'elle n'aurait pu jamais être aussi heu-
reuse avec un autre, pas même avec celui qu'elle avait aimé. La mort
de M. d'Orbe lui avait ôté un ami, mais en lui rendant son amie. 11 n'y
avait pas jusqu'à ses chagrins et ses peines qu'elle ne comptât pour des
avantages^ en ce qu'ils avaient empêché son cœur de s'endurcir aux
malheurs d'autrui. On ne sait pas, disait-elle, quelle douceur c'est de
s'attendrir sur ses propres maux et sur ceux des autres. La sensibilité
porte toujours dans l'àme un certain contentement de soi-même indé-
pendant de la fortune et des événements. <jue j'ai gémi! que j'ai versé
de larmes! lié bien! s'il fallait renaître aux mêmes conditions, le mal
que j'ai commis serait le seul que je voudrais retrancher ; cehii que j'ai
souffert me serait agréable encore. Saint-Preux, je vous rends ses pro-
pres mots; quand vous aurez lu sa lettre, vous les comprendrez peut-
être mieux.
Voyez donc, continuait-elle , à quelle félicité je suis parvenue. J'en
avais beaucoup; j'en attendais davantage. La prospérité de ma famille,
une bonne éducation pour mes enfants, tout ce qui m'était cher rassem-
blé autour de moi ou prêt à l'être. Le présent, l'avenir, me flânaient
également : la jouissance et l'espoir se réunissaient pour me rendre
licurcuse : mon bonheur monté par degrés était au comble ; il ne pou-
vait plus que déchoir; il était venu sans être attendu, il se fût enfui
quand je l'aurais cru durable. Qu'eût fait le sort pour me soutenir à ce
point? Un état permanent cst-il fait pour l'homme? Non, quand on a
tout acquis il faut perdre, ne fût-ce que le plaisir de la possession, qui
s'use par elle. Mon père est déjà vieux; mes enfants sont dans l'âge
tendre où la vie est encore mal assurée : que de pertes pouvaient m'af-
Digcr, sans qu'il me restât plus rien à pouvoir acquérir! L'affection
maternelle augmente sans cesse, la tendresse filiale diminue, à mesure
que les enfants vivent ^lus loin de leur mère. En avançant en âge les
miens se seraient plus séparés de moi. Ils auraient vécu dans le monde;
ils m'auraient pu négliger. Vous en voulez envoyer un en lîussie ; que
de pleurs son départ m'aurait coûtés ! Tout se serait détaché de moi
peu à peu, et rien n'eût suppléé aux perles que j'aurais faites. Combien
de fois j'aurais pu me trouver dans l'état où je vous laisse! Enfin n'eûi-
il pas fallu mourir? peut-être mourir la dernière de tous ! peut-être seule
et abandonnée I Plus on vit, plus on aime à vivre^ même sans jouir de
rien : j'aurais eu l'ennui de la vie et la terreur de la mort, suite ordi-
naire (ie la vieillesse. Au lieu de cela,'mes derniers instants sont encore
agréables, et j'ai de la vigueur pour mourir ; si même on peut appeler
mourir que laisser vivant ce qu'on aime. Non, mes amis, non, mes en-
fants ; je ne vous quitte pas pour ainsi dire ; je reste avec vous ; en vous
laissant tous unis, mon esprit, mon cœur, vous demeurent. Vous me
verrez sans cesse entre vous ; vous vous sentirez sans cesse environnés
de moi... Et puis nous nous rejoindrons, j'en suis sûre ; le bon Wolniar
lui-même ne m'échap]>era pas. Mon retour à Dieu tranquillise mon âme
et m'adoucit un moment pénible ; il me promet pour vous le même des-
tin qu'à moi. Mon sort me suit et s'assure. Je fus heureuse, je le suis,
je vais l'être : mon bonheur est fixé, je l'arrache à la fortune ; il n'a plus
de bornes que l'éternité.
Elle en daii là (| laiid le ministre entra. Il l'honorait et l'estimait vc-
rilablemcnt. Il savait mieux que personne combien sa foi était vive et
sincère. Il n'en avait été que plus frappé de l'eutreticn de la veille, et
en tout , de la contenance qu'il lui avait trouvée. Il avait vu souvent
mourir avec ostenlation, jamais avec sérénité. Peut-être à l'intérêt qu'il
prenait à elle se joignit-il un désir secret de voir si ce calme se sou-
tiendrait jusqu'au bout.
Elle n'eut pas besoin de changer beaucoup le sujet de l'entretien pour
en amener un convenable au caractère du survenant. Comme ses con-
versations eu pleine santé n'étaient jamais frivoles, elle ne faisait alors
que continuer à traiter dans son lit avec la même tranquillité des sujets
intéressants pour elle et pour ses amis; elle agitait indifféremment des
questions qui n'étaient pas indifférentes.
En suivant le fil de ses idées sur ce qui pouvait rester d'elle avec
nous, elle nous parlait de ses anciennes réflexions sur l'état des âmes
séparées des corps ; elle admirait la simplicité des gens qui proniet-
taienl à leurs amis de venir leur donner des nouvelles de l'autre monde.
Cela, (li>ait-elle, est aussi raisonnable que les contes de revenants qui
foiU mille ili'sordres et tourmentent les bonnes femmes; comme si les
espriis avaient des voix pour parler, et des mains pour battre! Com-
ment un pur esprit agirait-il sur une àme ciifenuee dans un corps, et
qui, en vertu de celte union , ne peut rien apcK avoir que par rentre-
mise de ses organes? 11 n'y a pas de sens à tcla. Jlais j'avoue que je
ne vois point ce qu'il y a d'absurde à supporter qu'une âme libre d'un
corps qui jadis habita la terre puisse y revenir encore, errer, demeu-
rer peut-être autour de ce qui lui fut cher; non pas pour nous avertir
de sa présence, elle n'a nul moyen pour cela; non pas pour agir sur
nous et nous cominimiipier ses pensées , elle n'a point de prise pour
ébranler les organes de notre cerveau ; nou pas pour apercevoir non
plus ce que nous faisons, car il faudrait qu'elle eût des sens, mais pour
conmiitre elle-même ce que nous pensons et ce que nous sentons, par
une coniimmieation immédiate, semblable à celle par laquelle Dieu lit
iKis |)eiis(('!, dés cette vie, et par laquelle nous lirons réciproquement
les siennes dans l'aulre, puisque nous le verrons face à face. Car enfin,
ajoiila-t-elle en regardant le ministre, à quoi serviraient des sens lors-
qu'ils n'aiironi plus lien à faire ? L'Etre éternel ne se voit ui ne s'en-
tend ; il se fait sentir; il ne parle ni aux yeux ni aux oreilles, mais au
cœur.
Je compris, à la réponse du pasteur et à quelques signes d'intelli-
gence, qu un des points ci -devant contestés entre eux était la résuircc-
tion des corps. Je m'aperçus aussi que je commençais à donner un peu
plus d'attention aux articles de la religion de Julie où la foi se rappro-
chait de la raison.
Elle se complaisait tellement à ses idées que quand elle n'eût pas
pris son parti sur ses anciennes opinions, c'eût été une cruauté d'en
détruire une qui lui semblait si douce dans l'état où elle se trouvait.
Cent fois, disait-elle, j'ai pris plus de plaisir à faire quelque bonne œu-
vre en iinaginaiit ma mère présente qui lisait dans le cœur de sa fille
et l'aiiplaudissiiit. 11 y quelque chose de si consolant à vivre encore
sous les veux de ce i|iii nous fut cher! Cela fait qu'il ne meurt i\u'îi
moitié pour nous. \ nus pouvez juger si durant ces discours la main de
Claire était souveiil seiiee.
Quoique le pasieiii- rc|ioiiilît à tout avec beaucoup de douceur et de
modéralion, et qu'il alleelàt même de ne la contrarier en rien, de peur
qu'on ne prit son silence sur d'autres poinis pour un aveu, il ne laissa
pas d'être ecclésiasti(|ue un moment, et d'exposer sur l'autre vie une
doctrine opposée. Il dit que l'immensité , la gloire et les attributs ,de
Dieu, seraient le seid objet dont l'âme des bienheureux serait occupée;
que celle contemplation sublime effacerait tout autre souvenir; qu'on
ne se verrait point, qu'on ne se reconnaîtrait point, même dans le ciel,
et qu'à cet aspect ravissant on ne songerait plus à rien de terrestre.
Cela peut être, reprit Julie : il y a si loin de la bassesse de nos pen-
sées à l'essence divine, que nous ne pouvons juger des effets qu'elle
produira sur nous que quand nous serons en étal de la contempler.
Toutefois, ne pouvant maintenant raisonner que sur mes idées, j'avoue
que je me sens des affections si chères, qu'il m'en coûterait de penser
que je ne les aurai plus. Je me suis même fait une espèce d'argument
qui flatte mon espoir. Je me dis qu'une partie de mon bonheur consis-
tera dans le témoignage d'une bonne conscience. Je nie souviendrai
donc de ce que j'aurai fait sur la terre ; je me souviendrai donc aussi
des gens qui m'y ont été cbers ; ils me le seront donc encore : ne les
voir plus serait une peine, et le séjour des bieidieureux n'en admet
point. Au reste, ajoula-t-elle en regardant le ministre d'un air assez
gai, si je me trompe, un jour ou deux d'erreur seront bientôt passés ;
dans peu j'en saurai là-dessus plus que vous-même. En attendant, (c
qu'il y a pour moi de très-sûr, c'est que tant que je me souviendrai
d'avoir habité la terre, j'aimerai ceux que j'y ai aimés, et mon pasteur
n'aura pas la dernière place.
Ainsi se passèrent les entretiens de cette journée, où la sécurité,
l'espérance, le repos de l'àme, brillèrent plus que jamais dans celle de
Julie, et lui donnaient d'avance, au jugement du ministre, la paix des
bienheureux dont elle allait augmenter le nombre. Jamais elle ne fut
plus tendre, plus vraie, plus caressante, plus aimable, eu un mol plus
elle-même. Toujours du sens, toujours iht sentiment, toujours la fer-
meté du sage, et toujours la douceur du chrétien. Point de prétention,
LA NOUVFXLE HÉLOISE.
16^
point d'apprêt, poinl de scnliiicc ; parloul la naïve expression de ce
qu'elle seiihiil; p:irioiit la siniplicili; de son ciiMir. Si (pielquefois elle
COnli'aijinait les |il:iiiites que la sonflrancc, aiiiail dil lui ariafdicr, «;
u'élait point ponr jouer 1 intii'pi lité 6toii|iic, c'était de peur de navrer
ceux qui etainjl autour d'elli'; et quand les lionenrs de la riunt fai-
saient (|uelqiie instant pàtir la naline, elle ne cachait |iiiint ses frayeurs,
elle se laissait consoler ; silôl ((u'elle était remise elle eoiisolait les
autres; on voyait, on sentait son retour; son air cares>anl le disait à
tout le nn)nde. Sa jjaieté n'était point contrainte, sa plaisanterie inênie
était touchante; ou avait le sourire à la bouche et les yeux en pleurs.
Otez cet effroi qui ne permet pas de jouir de ce qu'on va perdre, elle
plaisait plus, elle était plus aimable qu'en santé même, et le dernier
jour de sa vie en fut aussi le plus charmant.
Vers le soir elle eut ene(ne nu accident qui, bien que moindre que
celui du matin, ne lui permit pasde voiriongteinps ses enfants. Cepen-
dant elle remanpia qu'Henriette était cinuigée. Un lin dit qu'elle pleu-
rait beaucoup et ni; mangeait point. On ne la guérira pas de cela, dit-elle
en regardant Claire; la maladie est dans le sang.
Se sentant bien revenue, elle voulut qu'on soupàt dans sa diambrc.
Le médecin s'y tionva connne le malin. La Fanclion, qu'il fallait tou-
jours avertir quand ellr' devait venir manger à notre table, vint ce so'r ■
là sans se faire ap|ieler. .Inlie s'en aperçut et sourit. Oui, mon enfant,
lui dit-elle, soupe encore avec moi ce soir ; tu auras plus longtemps
ton mari que ta maîtresse. Puis elle me dit : .le n'ai pas besoin de vous
reconnnander Claude Anet. Non, rcpris-je ; tout ce que vous avez
honoré de votre bienveillance n'a pas besoin de ni'ètre rccoramandii.
Le souper fut encore plus agréable que je ne m'y étais attendu. Julie,
voyant qu'elle pouvait soutenir la lumière, lit approcher la table, et,
ce qui semblait inconcevable dans l'état où elle était , elle eut appétit.
Le médecin, qui ne voyait plus d'inconvénient à le satisfaire, lui offrit
un blanc de poulet. Àon , dit-elle ; mais je mangerais bien de cette
ferra. On lui en domia un petit morceau ; elle le mangea avec un peu
de pain, et le trouva bon. Tendant qu'elle mangeait il fallait voir ma-
dame d'Orbe la regarder; il fallait le voir, car cela ne peut se dire.
Loin ([ue ce qu'elle avait mangé lin fit mal , elle en parut mieux le
reste du souper ; elle se trouva même de si bonne humeur, (pi'elle
s'avisa de remarquer, par forme de reproche, qu'il y avait long-
temps que je n'avais bu de vin étranger. Donnez, dit-elle, une bouteille
de vin d'iispagne à ces messieurs. A la contenance du médecin,
elle vit qu'il s'attendait à boire du vrai vin d'Espagne , et sourit en-
core en regardant sa cousine; j'aperçus aussi que, sans faire atten-
tion à tout cela, Claire, de son côté, commençait de temps à autre à
lever les yeux , avec un peu d'agitation , tantôt sur Julie et tantôt sur
Fanchon, à qui ses yeux semblaient dire ou demander quelque chose.
Le vin tardait à venir : on eut beau chercher la clef de la cave, on
ne la trouva point ; et l'on jugea, comme il était vrai , que le valet de
chambre du baron, qui en était chargé, l'avait emportée par mégarde.
Après quelques autres informations , il fut clair que la provision d'un
seul jour en avait duré cinq, et que le vin mampiait sans que personne
s'en fût aperçu , malgré plusieurs nuits de veille. Le médecin tond)aii
des nues. Pour moi, soit qu'il fallût attribuer cet oubli à la tristesse ou
à la sobriéli' d<'s iloinestiques, j'eus honte, d'user avec de telles gens
des précaiiiions ordinaires; je (is enfoncer la porte de la cave , cl j'or-
donnai (pie désiniuais lonl le monde ei'il du vin à discrétion.
La boiileille arrivée, on en but. Le vin fut trouvé excellent. La ma-
la(l(' en eut envie; elle en demanda une cuillerée avec de l'eau: le mé-
decin le lui doinia dans un verre, et voulut ipi'ellc le bût pur. Ici les
coups d'u;il devinrent plus fréquents entre Claire cl la l'anclion, mais
comme il la dérobée et craignant toujours d'en trop dire.
Le jeûne, la faiblesse, le régime ordinaire à Julie, donnèrent au vin
une grande activité. Ah ! dit-elle, vous m'avez enivrée 1 après avoir
attendu si lard , ce n'était pas la peine de commencer; car c'est un
objet bien odieux qu'une femme ivre. En effet, elle se mit à babiller,
Irès-sensémenl pourtant ;\ son ordinaire, mais avec plus de vivacité
qu'auparavant. Ce qu'il y avait d'étonnant, c'est que son teint n'était
point allumé; ses yeux ne brillaient que d'un feu modéré par la lan-
gueur de la maladie ; à la pâleur près, on l'aurait crue en santé. Pour
alors j'émolion de Claire devinl tout à fait visible. Elle élevait un œil
craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur l.i l'aiK lion, mais prin-
cipalement sur le médecin : tous ces reiiaids ei aient aulaiil d'interro-
gations qu'elle voulait cl n'osait l'aire : en ei'il dil toujours qu'elle allait
parler, mais cpie la peur d'une lllan^ai^e ré|ionM' la retenait; son in-
quiétude ('tail si vive iiu'elle en paraiss;ol op|iies>ee.
l'anelioii, enhardie par tons ces signes , li.isaula de dire, mais en
tremblant et à demi-voix, qu'il senililail ipie inailaiiie avait un peu moins
SOullV'rt aujourd'hui... que la dernière eonviilsion avait été moins l'orlc...
que la soirée... Elle resta interdite. El Claire, ([ui pendant qu'elle avait
parlé tremblait comme la feuille , leva des veux craintifs sur le méde-
cin, les regards attachés aux siens, l'oreille attentive, et n'osant res-
pirer de jienr de uc pas bien entendre ce qu'il allait dire.
Il eût fallu Cire stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Rosson
se lève, va làter le pouls de la malade, cl dit : Il n'y a point là d'ivresse
ni de fièvre ; le pouls est fort bon. A l'instaul i:iairo s'écrie en tendant
à demi les deux bras : lié bien! monsieur!... le pouls'.'... la fièvre'.'...
La voix lui manquait, mais ses mains ccarlécs restaient toujours eu
avant , ses yeux pétillaient d'impatience ; il n'y avait pas un muscle à
son visage qui ne fût eu action. Le médecin ne répond rien, reprend le
poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif, et dit:
Jladame, je vous eniends bien ; il m'est impossible dédire à présent
rien de positif: mais si demain matin, à pareille heure, elle est encore
dans le même état, je réponds de sa vie. A ce mot Claire part comme
un éclair, renverse deux chaises et presque la table, saule au cou du
médecin, l'embrasse, le baise mille foison sanglotant et pleurant à
chaudes larmes, et, toujours avec la mémo impétuosité , s'ôte du doigt
une bague de prix, la met au sien malgré lui, et lui dit hors d'haleine:
Ah ! iiioiisienr, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule.
Julie vit tout cela. Ce speclacle la déchira. EJIe regarde son amie, et
lui dit d'un ton tendre et douloureux : Ah ! cruelle, que lu me fais re-
gretter la vie I veux-iu me faire mourir désespérée? Faiidra-i-il te
préparer deux fois ? Ce neii de mots fut un coup de foudre ; il amortit
aussitôt les transports «le joie, mais il ne put étouffer loiil à fait l'es-
poir renaissant.
En un instant la réponse du médecin fol sue par toute la maison. Ces
bonnes gens crnrenl déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout d'une
voix de faire an médecin, si elle en revenait, un présent en commun
pour lequel cliadin donna trois mois de ses gages ; et l'argent fut sur-
le-champ consigné dans les mains de la Fanchon , les uns prêtant aux
antres ce qui leur iii:iiiqn:iit pour cela. Cet accord se lit avec tant il'em-
pressenient, que Jnlii; en enieiidait de son lit le bruit de leurs acclama-
tions. Jugez lie l'eflet ilaiis h: eœur d'une femme qui .«^e sent mourir!
Elle me lil signe, et me dil à l'oreille : On m'a fait boire jusqu'à la lie
la cou|ie aiiière et douce de la sensibilité.
Quand il fut question de se retirer, madame d'Orbe , qui partagea le
lil de sa cousine comme les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme
de chambre pour relayer celte nuit la Fanchon ; mais celle-ci s'indigna
de cette pioposi-ion, plus même, ce me sembla, qu'elle n'eût fait si son
mari ne fût pas arrivé. Madame d'Orbe s'opiniàira de son côté, et les
deux femmes de chambre passèrent la nuit ensemble dans le cabinet :
je la passai dans la chambre voisine; et l'espoir avait tellement ranime
le zèle, (pie ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher
un seul (lomcsti(pie; ainsi toute la maison resta sur pied celte nuit avec
une telle inipaiieiice, qu'il y avait peu de ses habitants qui n'eussent
donne' beain on|i île leur vie pour être à neuf heures du matin.
J'cntenilis durant la nuit quelques allées et venues qui ne ni'alar-
mèrent pas; mais sur le matin que tout était tranquille, un bruit sourd
frappa mon oreille. J'écoute, je crois distinguer des gémissements.
J'accours, j'entre, j'ouvre le rideau... Saint-Preux '. cher Saint-Preux !...
je vois les deux amies sans mouvement et se tenant embrassées, l'une
évanouie et l'autre expirante. Je m'écrie, je veux retarder ou recueillir
son dernier soupir, je me précipite. Elle n'était plus.
Adorateur de Dieu, Julie n'él;iit plus... Je ne vous dirai pas ce qui se
(il durant quelques heures; j'ignore ce que je devins moi-même. Revenu
du premier saisissement, je m'informai de madame d'Orbe. J'appris
(pi'il avait f;dlu la porter dans sa chambre , et même l'y enfermer ; car
elle renirait à chaque instant dans celle de Julie, se jetait sur son corps,
le réehaiillaii du sien, s'efforçait de le ranimer, le pressait, s'y collait
avec une espèce de rage , l'appelait à grands cris de mille noms pas-
sionnés, et nourrissait sou désespoir de tous ces efforts inutiles.
En entrant je la trouvai (ont à fait hors de sens, ne voyant rien, n'en-
tendant rien , ne connaissant personne , se roulant par 'la chambre eu
se tordant les mains et mordant les pieds des chaises, miirmuraul dune
voix sourde quelques paroles exlravagames , puis poussant par longs
intervalles des cris aigus qui faisaient tressaillir. Sa femme de chambre
au pied de sou lil, consternée, époiivautée , immobile, n'osant soufller,
cherchait à se cacher d'elle, et tremblait de tout son corps. En cITet, les
convulsions dont elle était agitée avaient quelque chose d'elTnïvant. Je
(is signe à la femme de chambre de se retirer, car je craignais qu'un
seul mol de consolation lâché mal à propos ne la mit en fureur.
Je n'essayai pas de lui parler, elle ne m'eût point écouté ni même
entendu ; mais au bout de quelque temps, la vovant (épuisée de fatigue,
je la pris cl la portai dans nu faud iiil; je in'a-sis auprès d'elle en lui te-
nant les mains; j'ordonnai qu'on ;iineii il les enlanis. et les fis venir au-
tour d'elle. Malheureusement le premier.qu'elle aperçui fut précisément
la cause innocente do la mort de son amie. Cet aspi'ct la lit frémir. Je
vis ses traits s'allérer, ses regards s'en détourner avec une espèce
d'horreur, et ses bras en contraction se roidir pour le repousser. Je
tirai l'enfant à moi. Infortuné ! lui dis-je , pour avoir été trop cher à
l'une , lu deviens odieux à l'autre : elles n'eurent pas en tout le même
cœur. Ces mots l'irrilcreut violemment et m'en attirèrent de Ires-pi-
qn.'ints. Ils ne laissèrent pourtant pas de faire impression. Elle prit l'en-
laul dans ses br;is cl s'efforça de le caresser : ce fut en vain ; elle le
rendit presque au même instant; elle continue même à le voir avec
moins de plaisir que l'autre, et je suis bien aise que ce ne soii pas ce-
lui-là qu'on a destiné à sa fille.
Gens sensibles, qn'enssiez-vous fait à ma place? ce que faisait ma-
dame d'Orbe. Après ;ivoir mis ordre aux enfiuils. à madame d'Orbe, aux
funérailles de la seule personne que j'aie aimée, il fallut mouler à che-
val , et partir, la mort dans le cœur, pour la porter au plus déplorable
père. Je le trouvai soufirant de sa chute, agité, trouble dv l'accident de
sa fille : je le laissai accable de douleur, de ces douleurs do vieillard ,
156
LA NOUVELLE HÉLOISE.
qu'on n'aperçoit pas au dehors , qui n'excitent ni gestes , m cris , mais
qui ment. Il n'y résistera jamais, j'en suis sûr, et je prévois de loin le
dernier coup qui manque au malheur de son ami. Le lendemain je fis
toute la diligence possible pour èlie de retour de bonne heure et rendre
les derniers honneurs à la plus digne des femmes. Mais tout n'était pas
dit encore. Il fallait qu'elle ressuscitât pour me donner l'horreur de la
perdre une secoude fois.
En approchant du logis, je vois un de mes gens accourir a perte d ha-
leine, et s'écrier d'aus^'i loin que je pus l'entendre : Monsieur, monsieur,
hàtez-vous, madame n'est pas morte. Je ne compris rien à ce propos
insensé; j'accours toutefois. Je vois la cour pleine de gens qui ver-
saient des larmes de joie , en donnant à grands cris des hniëdic lions à
madame de Wolmar. Je demande ce que c'est; tout le iiÈiniilc i>t dans
le transport, personne ne peut me répondre : la tête avait tourne à mes
propres gens. Je monte à pas précipités dans l'appartement de Julie ;
je trouve plus de vingt personnes à genoux autour de son lit et les yeux
fixés sur elle. Je m'approche; je la vois sur ce lit habillée et parée ; le
cœur me bat : je l'examine Ilélas! elle était morte ! Ce moment de
fausse joie sitôt et si cruellement éteinte fut le plus amer de ma vie. Je
ne suis pas colère, je me sentis vivement irrité. Je voulus savoir le lond
de cette extravagante scène. Tout était déguisé, altéré, changé, j'eus
toute la peine du monde à démêler la vérité. Enfin j'en vins à bout; et
voici l'histoire du prodige.
Mon beau-père , alarmé de l'accident qu'il avait appris , et croyant
pouvoir se passer de son valet de chambre, l'avait envoyé, un peu avant
mon arrivée auprès de lui, savoir des nouvelles de sa fille. Le vieux do-
mestique, fatigué du cheval, avait pris un bateau , cl, traversant le lac
pendant la nuit, était arrivé à Clarens le matin même de mon retour.
En arrivant, il voit la consternation, il en apprend le sujet; il monte en
gémissant à la chambre de Julie, il se met à genoux au pied de son lit,
il la regarde , il pleure, il la contemple. Ah ! ma bonne maîtresse I ah !
que Dieu ne m'a-t-il pris au lieu de vous! Moi , qui sois vieux , qui ne
tiens à rien, qui ne suis bon à rien, que fais-je sur la terre'/ Et vous
qui étiez jeune, qui faisiez la gloire de votre famille, le bonheur de volie
maison, l'espoir des malheureux... hélas! quand je vous vis naître,
était-ce pour vous voir mourir?...
Au milieu des exclamations que lui arrachaient son zèle et son b(rN
cœur, les veux toujours collés sur ce visage, il crut apercevoir un mou-
vement : son imagination se frappe; il voit Julie tourner les yeux, le
regarder, lui l'aire\m signe de tête. H se lève avec transport, et couil
par toute la maison en criant que madame n'est pas morte, qu'elle la
reconnu, qu'il eu est sûr, qu'elle en reviendra. Il n'en fallut pas davan-
tage ; tout le monde accourt, les voisins, les pauvres, qui faisaient re-
tentir l'air de leurs lamentations, tous s'écrient : Elle n'est pas morte !
Le bruit s'en répand et s'augmente ; le peuple, "ami du merveilleux, se
prête avidement à la nouvelle; ou la croit comme on la désire; chacini
cherche à se l'aire fête en appuyant la crédulité commune. Bientôt la
défunte n'avait pas seulement fait signe, elle avait agi, elle avait parle,
et il y avait vingt témoins oculaires de faits circonstanciés qui n'arrivè-
rent jamais.
Sitôt qu'on crut qu'elle vivait encore, on fit mille efforts pour la ra
nimer ; on s'empressait autour d'elle, on lui parlait, on l'inondait d'eaux
spiritueuses, on touchait si le pouls ne revenait point. Ses femmes, in-
dignées que le corps de leur maiiresse restât environné d'hommes dans
un état si négligé, firent sortir tout le monde, et ne lardèrent pas à con-
nailre combien on s'abusait. Toutefois , ne pouvant se résoudre à dé-
iruire une erreur si chère, peut-être espérant encore elles-mêmes
(|uelque événement miraculeux , elles vêtirent le corps avec soin , cl,
(pioique sa garde-robe leur eût été laissée, elles lui prodiguèrent la
parure ; ensuite l'exposant sur un lit, et laissant les rideaux ouverts,
elles se remirent à la pleurer au milieu de la joie publique.
C'était au plus fort de cette fermentation que j'étais arrivé. Je re-
connus bientôt qu'il était impossible de faire entendre raison à la mul-
titude; que si je faisais fermer la porte et porter le corps à la sépul-
ture, il pourrait arriver du tumulte; que je passerais au moins pour un
mari parricide qui faisait enterrer sa femme en vie, et que je serais en
horreur dans tout le pays. Je résolus d'attendre. Cependant, après plus de
trente-six heures, par l'extrême chaleur qu'il faisait, les chairs commen-
çaient à se corrompre ; et quoique le visage eût gardé ses traits et sa
douceur, on y voyait déjà quelques signes d'altération. Je le dis à
madame d'Orbe, qui restait demi-morte au chevet du lit. Elle n'avait
pas le bonheur d'être la dupe d'une illusion si grossière; mais elle fei-
gnait de s'y prêter pour avoir un prétexte d'être incessamment dans
la chambre, d'y navrer son cœur à plaisir, de l'y repaître de ce mortel
spectacle, de s'y rassasier de douleur.
Elle m'entendit, et, prenant son parti sans rien dire, elle sortit de la
chambre. Je la vis rentrer un moineni après tenant un voile d'or brodé
de perles que'i vous lui aviez appurié des Indes; |)uis, s'approchanl du
lit, elle baisa le voile, en couvrit en pleiiiaut la l'ace de son amie, et
s'écria d'une voix éclatante : « Maudite soit l'indigne main qui jamais
lèvera ce voile ! maudit soit l'œil impie qui verra ce visage défiguré ! »
Cette action, ces mots, frappèrent tellement les spectateurs, qu'aussitôt,
comme par nue inspiration soudaine, la même imprécation fut répétée
par mille cris. Elle a fait tant d'impression sur tous nos gens et sur tout
le peuple, que la défunte ayant été mise au cercueil dans ses habits
et avec la plus grande précaution, elle a été portée et inhumée dans
cet état, sans qu'il se soit trouvé personne assez hardi pour toucher au
voile.
Le sort du plus à plaindre est d'avoir encore à consoler les autres.
C'est ce qui me reste à faire auprès de mon beau-père, de madame
d'Orbe, des amis, des parents, des voisins, et de mes propres gens. Le
reste n'est rien ; mais mon vieux ami ! mais niadaiiie d'Oibe ! Il faut voir
l'afdiction de celle-ci pour juger de ce qu'elle ;i|(iMie ;i la mienne. Loin
de me savoir gré de mes soins, elle me les reproche ; mes attentions
l'irritent, ma froide iribiesse i';ilgiii; il lui faut des regrets amers sem-
blables aux siens, et sa douleur barbare voudrait voir tout le nufiide au
désespoir. Ce qu'il y a de plus désolant est qu'on ne peut compter sur
rien avec elle, et ce qui la soulage un moment la dépite un moment
après. Tout ce qu'elle fait, tout ce qu'elle dit approche de la folie, et
serait i isible pour des gens de sang-l'roid. J'ai beaucoup à souffrir ; je
ne me rebuterai jamais. En servant ce qu'aima Julie, je crois l'honorer
mieux que par des pleurs.
Un seul trait vous fera juger des autres. Je croyais avoir ton! fait eu
engageant Claire à se conserver pour remplir les soins dont la char-
gea son amie. Exténuée d'agitations, d'abstinences, de veilles, elle
semblait enfin résolue ;i revenir sur elle-même, à recommencer sa vie
ordinaire, à reprendre ses repas dans la salle à manger. La première
fois qu'elle y vint, je fis dîner les enfants dans leur chambre, ne vou-
lant pas courir le hasard de cet essai devant eux; car le spectacle des
passions violentes de toute espèce est un des plus dangereux qu'on
puisse ofirir aux enfants. Ces passions ont toujours dans leurs excès
quelque chose de puéril qui les amuse, qui les séduit, et leur l'ail aimer
ce qu'ils devraient craindre. Ils n'en avaient déjà que trop vu.
En entrant elle jeta un coup d œil sur la table, et vit deux couverts ;
à l'instant elle s'assit sur la première chaise qu'elle trouva derrière
elle, sans vouloir se mettre à table ni dire la raison de ce caprice. Je
crus la deviner, et je fis nietire un troisième couvert à la place qu'oc-
cupait ordinairement sa cousine. Alors se laissa prendre par la main et
mener à table sans résistance, rangeant sa robe avec soin, comme si
elle cul craint d'embarrasser celle place vide. A peine avail-elle porté
la première cuillerée de potage à sa bouche, qu'elle la repose, et de-
mande d'un ton brusque ce que faisait la ce couvert, puisqu'il n'était
point occupé. Je lui dis qu'elle avait raison, et fis ôtir le couvert. Elle
essaya de manger, sans pouvoir en venir à bout. Peu à peu son cœur
se gonflait, sa respiration devenait haute et ressemblait à des soupirs.
Enlin elle se leva tout à coup de table, s'en retourna dans sa chambre
sans dire un seul mol, ni rien écouter de t(mt ce que je voulus lui dire,
et de toute la journée elle ne prit que du thé.
Le lendemain ce fut à recommencer. J'imaghiai un moyen de la ra-
mener à la raison par ses propres caprices, et d'amollir la dureté du
désespoir par un senlimcnt pins doux. Vous savez que sa fille ressemble
beaucoup à madame de Wolinar. Elle se plaisait à mar(iuer celte res-
semblance par des robes de même étoffe, et elle leur avait apporté de
Genève plusieurs ajustements senililables, doni elles se paraienl les
mêmes jours. Je fis donc h;diilli i lleniiette le plus à limitation de
Julie qu'il fut possible, et, après l'avoir bien instruite, je lui fis occuper
à table le troisième couvert qu'on avait mis comme la veille.
Claire, au premier coup d'œil, comprit mon intention; elle en fut
touchée ; elle me jeta un regard tendre et obligeant. Cela fut le premier
de mes soins auquel elle parut sensible, et j'augurai bien d'un expédient
qui la disposait à raltendrissement.
Henriette, fière de représenter sa pelile maman, joua parfaitement
son rôle, et si parfailenient que je vis pleurer les domesiiques. Cepen-
dant elle donnait toujours à sa mère le nom de maman, et lui parlait
avec le respect convenable; mais, enhardie par le succès, et par mon
approbalion qu'elle remarquait fort bien, elle s'avisa de porter la main
sur une cuillère, et de dire, dans une saillie : Claire, veux-tu de cela?
Le geste et le Ion de voix lurent imités au point que .-a mère en tres-
saillit. Un moment après, elle part d'un grand éclat de rire, tend son
assiette en disant : Oui, mon enfant, donne ; tu es charmante. Et puis
elle se mil à manger avec une avidité qui me surprit. Eu la considérant
avec attention, je vis de l'égarement dans ses yeux, et dans son geste
un mouvement plus brusque et plus décidé qu'à l'ordinaire. Je l'empc-
chai de manger davantage ; et je fis bien, car une heure après elle eut
une violente indigestion qui l'eût infailliblement étouffée si elle eût
continué de manger. Dès ce moment, je résolus de supiirimer tous ces
jeux, qui pouvaient allumer son imagination au point qu'on n'en serait
plus maître. Comme on guérit plus aisément de rafllitlion que de la fo-
lie, il vaut mieux la laisser souffrir davantage, et ne pas exposer sa
raison.
Voilà, mon cher, à peu près où nous en sommes. Depuis le retour
du baron, Claire monte chez lui tous les matins, soit tandis que j'y suis,
soit quand j'en sors : ils passent une heure ou deux ensemble, et les
soins qu'elle luij rend facilitent un peu ceux tpi'on prend d'elle.
D'ailleurs elle commence à se rendre plus a^siilue auprès des eulaiils.
Un des irois a été malade, précisénieul celui qu'elle aime le moins. Cet
accident lui a fait sentir qu'il lui reste des perles à faire, et lui a rendu
le zèle de ses devoirs. Avec tout cela elle n'est pas encore au point de
la tristesse ; les larmes ne coulent pas encore : on vous attend pour en
répandre, c'est à vous de les essuyer. Vous devez m'enleudre. Pensez
LA NOUVELLE HÉLOLSE.
157
au dernier conseil de .lulic : il est venu do moi le premier, et je le crois
plus (pie jamais mile et sage. Venez vous n'uiiir à tout ce qui reste
d'elle. Sou péic, sou amie, son mari, ses eulaiils, tout vous attend,
tout vous désire, vous êtes nécessaire à tous, lùiliu, sans ni'cxpliquer
davantage, vciie/, partager et guérir mes ennuis : je vous devrai peut-
être plus que personne.
LETTRE XII.
DE JULIE A SAlNT-rllElIX.
Cette lettre était incluse dans la précûilonle.
II faut renoncer à nos projets. Tout est changé, mon bon ami : souf-
frons ce changement sans murmure; Il vient d'une main plus sage que
nous. Nous songions à nous réunir : cette réunion n'était pas bonne.
C'est un bienfait du ciel de l'avoir prévenue ; sans doute il prévient des
mallKmrs.
.le me suis lonj^ternps fait illusion. Cette illusion me fut salutaire ; elle
se détruitau nionnni (|iic|i' ni iiai plusbesoiu. Vous m'avez crue guérie,
et j'ai cru réiic. llciidims gràrcs à celui qui lit durer cette erreur au-
tant qu'elle était utile : qui sait si, me voyant si pics de l'abime, la tète
ne m'edt point tourné? Oui, j'eus beau voiiinii' elDunV'r le premier sen-
timent qui m'a fait vivre, il s'est conci'iiIi(' dans mon canu'. Il s'y ri'-
veille au moment qu'il n'est plus à craindre; il me soutient ipiand mes
forces m'abandonnent ; il me ranime quand je me meurs. Mon ami, je
fais cet aveu sans honte ; ce sentiment resté malgré moi fut involon-
taire : il n'a rien coûté à mon innocence ; tout ce qui dépend de ma vo-
lonté fut pour mon devoir. Si le cœur, qui n'en dépend pas, fut pour
vous, ce fut mon tourment et non pas mon crime. J'ai fait ce que j'ai
dû faire ; la vertu me reste sans tache, et l'amour m'est resté sans
remords.
.l'ose m'honorer du passé : mais qui m'eût pu répondre de l'avenir?
Un jour de plus peut-être, et j'étais coupable! (Ju'éiait-ce de la vie
entière passée avec vous ? Quels dangers j'ai courus sans le savoir ! à
quels dangers plus grands j'allais Otic exposée! Sans doute je sentais
pour moi les craintes que je croyiiis sciiiir pour vous. Toutes les
épreuves ont été faites ; mais elles ponvaieiit trop revenir. N'ai-je pas
assez vécu pour le bonheur et pour la vertu? Que me restait-il d'utile
à tirer de la vie? lîu me l'ôtant le ciel ne m'ôle plus rien de regret-
table, et met mon honneur à couvert. Mon ami, je pars au moment fa-
vorable, contente de vous et de moi ; je pars avec joie, et ce départ
n'a rien de cruel. Après tant de sacrifices je compte pour peu celui (|ui
me reste faire; ce n'est que mourir une fois de plus.
Je prévois vos douleurs ; je les sens : vous restez à plaindre, je le
sais trop ; et le sentiment de votre affliction est la plus grande peine
que j'emporte avec moi. Mais voyez aussi que de consolations je vous
laisse ! Que de soins à remplir envers celle qui vous fut chère vous font
un devoir de vous conserver pour elle I II vous reste à la servir dans la
meilleure partie d'elle-même. Vous ne perdez de Julie que ce que vous
en avez perdu depuis longtemps. Tout ce qu'elle eut de meilleur vous
reste. Venez vous réunir à sa famille. Que son cœur demeure au milieu
de vous. Que tout ce qu'elle aima se rassemble pour lui donner un nou-
vel être. Vos soins, vos plaisirs, votre amitié, tout sera son ouvrage.
I.e nœud de votre union formé par elle la fera revivre ; elle ne mourra
qu'avec le dernier de tous.
Songez qu'il vous reste une autre Julie, et n'oubliez pas ce que vous
lui devez. Chacun de vous va perdre la moitié de sa vie, unissez-vous
pour conserver l'autre ; c'est le seul moyen qui vous reste à tous deux
d(; me survivre, en servant ma famille et mes enfants. Que ne puis-je
inventer des noMids plus étroits encore pour unir tout ce qui m'est cher!
Combien vous devez l'rlre l'un à l'autre 1 Combien cette idée doit ren-
forcer voire lUlaclitiiiciit mutuel ! Vos objections contre cet engage-
ment vont être de nouvelles raisons pour le former. Comment pourrez-
vous jamais vous parler de moi sans vous attendrir ensemble? iSon,
Claire et Julie seront si bien confondues, qu'il ne sera plus possible à
votre cœur de les si'parer. Le sien vousjreiidia tout le (pio vous aurez
senti pour sou aiiii("; elle en sera la coiiliileulc ci l'objet ; vous serez
heureux par ccili' qui vous restera, sans cesser d'êire lidelc à celle que
vous aurez perdue ; et après tant de regieis et de peines, avant que
l'âge de vivre et d'aimer se passe, vous aurez brûlé d'un feu légitime, et
joui d'un bonheur innocent.
C'est dans ce chaste lien que vous pourrez, sans distractions et sans
craintes, vous occuper des soins que je vous laisse, et après lesquels
vous ne serez plus eu peine de dire quel bien vous aurez fait ici-bas.
Vous le savez, il existe un homme digne du bonheur aiupiel il ne sait
pas aspirer. Cet homme est votre libérateur, le mari do l'aiiiie (pi'il vous
a rendue. Seul, sans intérêt à la vie, sans allciili' de celle ipii la siiil.
sans hlaisir, sans consolation, sans espoir, il sera liieiilol le plus infor-
tuné lies morlels. Vous lui devez les soins ipi'il a pris de vous, et vous
savez ce ipii peut les leiulre utiles. Souvenez-vous de ma lettre précé-
dente. Passez vos jours avec lui. Que rien de ce qui m'aima ne le quitte.
Il vous a rendu le goût de la vertu, montrez-lui en l'objet et le prix.
Soyez chrétien pour l'engager à l'être. Le succès est plus près que vous
ne pensez : il a fait son devoir, je ferai le mien, faites le vôtre. Dieu est
juste ; ma conliance ne me trompera pas.
Je n'ai qu'un mol à vous dire sur mes enfants. Je sais quels soins va
vous coûter leur éducation ; mais je sais bien aussi que ces soins ne
vous seront pas pénibles. Dans les moments de dégoût inséparables de
cet emploi, dites-vous : Ils sont les enfants de Julie ; il ne vous coûtera
plus rien. M. de Wolmar vous remettra les observations que j'ai faites
sur votre mémoire et sur le caracière de mes deux fils. Cet écrit n'est
que commencé : je ne vous le dDinie pas pour règle, je le soumets à
vos lumières. N'en faites point des siivunls, faites-en des hommes bien-
faisants et justes. Parlez-leur i|ihli|iiili)is de leur mère... vous savez
s'ils lui étaient eliers... Dites à .Marcellin qu'il ne m'en coûta pas de
mourir pour lui. Dites à son frère que c'était pour lui que j'aimais la
vie. Dites -leur... Je me sens fatiguée. Il faut linir cette lettre. Eu vous
laissant mes enfants, je m'en sépare avec moins de peine ; je crois res-
ter avec eux.
Adieu, adieu, mondouxami... Hélas! j'achève de vivre comme j'ai com-
mencé. J'en dis trop peut-être en ce moment où le cœur ne déguise
plus rien.,. Eb ! pourquoi craindrais-je d'exprimer tout ce que je sens?
Ce n'est plus moi qui te parle ; je suis déjà dans les bras de la mort.
Quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton
amante, et son cœur où lu ne seras plus. Mais mon àrae existerait-elle
sans loi? sans loi, quelle félicité goûterais-je? Non. je ne te quitte pas,
je vais l'attendre. 1 a vertu qui nous si'para sur la terre nous unira dans
le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente : trop heureuse
d acheter au prix de ma vie le droit de l'aimer toujours sans crime, et
de te le dire encore une fois.
LETTHE \1
DE MADAME D OF.BE A SAlM-fREDX.
J'apprends que vous commencez à vous remettre assez pour cpi'oii
plli^M■ i^|i(Mir de vous voir bientôt ici. Il faut, mon ami, faire elforl
SIM \(iiii- liililesse; il faut tâcher de passer les monts avant que l'hiver
aiii(\(' ilr vous les fermer. Vous trouverez en ce pays l'air qui vous
conviciiL vous n'y verrez qiir dnnlciir et tristesse, et peut-être l'afllic-
tiiiii counuiiiie sera-t-cllc un soiilageiiniil pour la votre. La mienne, pour
s'exhaler, a besoin de vous : moi seule je ne puis ni pleurer, ni parler, ni
me faire entendre. Wolmar m'entend, et ne me répond pas. La douleur
d'un père infortuné se concentre en lui-même ; il n'en imagine pas une
plus cruelle ; il ne la sait ni voir ni sentir : il n'y a plus d'épancheraeni
pour les vieillards. Mes enfants m'attendrissent," et ne savent pas s'at-
tendrir. Je suis seule an milieu de tout le monde ; un morne silence
règne autour de moi. Dans mon stiipide abattement je n'ai plus de com-
merce avec personne, je n'ai qu'assez de force et de vie pour sentir
les horreurs de la mort. 0 venez, vous qui partagez ma perte, venez
p.irtager mes douleurs ! venez nourrir mon cœur de vos regrets, venez
l'abreuver de vos larmes ; c'est la seule consolation que je puisse al-
tenilre, c'est le seul plaisir qui me reste à goûter.
Mais avant que vous arriviez et que j'apiirenne votre avis sur un pro-
jet dont je sais qu'on vous a parlé, il est bon que vous sachiez le mien
d'avance. Je suis ingénue et franche, je ne veux rien vous dissimuler.
J'ai eu de l'amour pour vous, je l'avoue: peut-être en ai-je encore,
peut-être en aiirai-je toujours; je ne le sais ni ne le veux savoir. On
s'en doute, je ne l'ignore pas; je ne m'en fâche ni ne m'en soucie. .Mais
voici ce que j'ai à vous dire et que vous devez bien retenir ; c'est qu'un
homme qui fut aimé de Julie d'Elange, et pourrait se résoudre à en
épouser une autre, n'est à mes yeux qu'un indigne et un lâche que je
tiendrais à déshonneur d'avoir pour ami : cl, quant .i moi. je vous dé-
clare que tout homme, quel ipi'il puisse être, qui désormais m'osera
parler d'amour, ne m'en ic|iarlera de sa vie.
Songez aux soins qui vous allendenl. aux devoirs qui vous sont im-
posés, à celle à qui vous les avez promis. Ses eulants se forment ei
grandissent, son père se consume insensiblement, son mari s'inquiele
et s'agite. Ha beau faire, il ne peut la croire anéantie : son cœur, mai-
gre qu'il en ait, se révolte contre sa vaine raison. Il parle d'elle, il lui
parle, il soupire. Je crois déjà voir s'accomplir les vœux qu'elle a faits
tant de lois; cl c'est à vous d'achever ce grand ouvrage. Quels motifs
pour vous attirer ici l'un et l'autre ! Il est bien digne du ge^iéreux Edouard
que nos malheurs ne lui aient pas fait changer de résolution.
Venez donc, cliers et respectables amis, venez vous reunir à tout ce
qui reste d'elle. Itassemblous tout ce qui lui fut cher. Que son esprit
nous anime, que son coMir joigne Ions les nùlres ; vivons toujours sous
ses yeux. J'aime à croire que du lieu qu'elle habile, du séjour de l'é-
ternelle paix, cette àme encore aimante et sensible se plaii à revenir
parmi non», à retrouver ses amis pleins de sa mémoire, à les voir imi-
ter ses vertus, à s'entendre honorer par eux. à les sentir embrasser sa
tombe et geiiiir en prononçant son nom. Non, elle n'a point quitté ces
m
lA nouvelle héloise.
lieux qu'elle nous rendit si thaniianls; ils sont encore tout remplis
d'elle. Je la vois sur chaque olijel, je la sens à chaque pas, à chaque
instant du jour j'entends les accents de sa voix. C'est ici qu'elle a vécu ;
c'est ici que repose sa cendre... la moitié de sa cendre. Deux fois la
semaine, en allant au temple... j'aperçois... j'aperçois le lieu triste et
respectahle... Beauté, c'est donc lii Ion dernier asile!... Confiance,
amitié, vertus, plaisirs, folâtres jeux, l;i terre a tout englouti... Je me
sens entraînée... j'approche en frissonnant... je crains de fouler cette
terre sacrée... je crois la sentir palpiter et frémir sous mes pieds...
j'entends nuirniurer une voix plaintive!... Claire! ô ma Claire! où es-
tu? que fais-ln loin de Ion amie?... Son cercueil iio la contient pas
tout entière... Il attend le reste de sa proie... il ne l'attendra pas long-
temps.
LES Amours
MILORD EDOUARD UOMSTON.
Les bizarres aventures de niilord Edouard à llome étaient trop roma-
nesques pour pouvoir t'tre mêlées avec celles de Julie sans en gâter la
simplicité. Je me contenterai donc d'en extraire et abréger ici ce qui
sert à l'intelligence de deux ou trois lettres où il en est quçstion.
Milonl Eilouard, dans ses tournées d'Italie, avait fait connaissance à
Home avec une femme de qualité, INapoIitaine, dont il ne tarda pas à
devenir fortement amoureux : elle, de son côté, conçut pour lui une
passion violente (pii la dévora le reste de sa vie, et finit par la mettre
au tombeau. Cet homme, âpre et peu galant, mais ardent et sensible,
extrême et grand en tout, ne pouvait guère inspirer ni sentir d'atta-
chement médiocre.
Les principes stoïques de ce vertueux Anglais iiiquii'iaient la mar-
quise. Elle prit le parti de se faire passer poui' veuve iliir:u)t l'absence
de son mari ; ce qui lui fut aisé, parce qu'ils elai( ni Icins deux étian-
gers à Borne, et que le marquis servait dans les tioupes de l'enqiercur.
L'amoureux Edouard ne tarda pas à parler de mariage. La marquise
allégua la différence de religion et d'autres prétextes. Enfin, ils lièrent
ensemble un commerce intime et libre, jusqu'à ce qu'Edouard, ayant
découvert que le mari vivait, voulut rompre avec elle, après l'avoir ac-
cablée des plus vifs reproches, outré de se trouver coupable, sans le
savoir, d'im crime qu'il avait en horreur.
La marquise, femme sans principes, mais adroite et pleine de char-
mes, n'épargna rien pour le retenir, et en vint à bout. Le commerce
adultère fut supprimé , mais les liaisons continuèrent. Tout indigne
qu'efie était d'aimer, elle aimait pourtant : il fallut consentir à voir
sans fruit un homme adoré qu'elle Tie pouvait conserver autrement; et
cette barrière volontaire irritant l'amour des deux côtés, il en devint
plus ardent par la contrainte. La marquise ne négligea pas les soins qui
pouvaient faire oublier à son amant ses résolutions : elle était sédui-
sante et belle. Tout fut inutile : l'Anglais resta ferme; sa grande âme
était à l'épreuve. La première de ses passions était la vertu : il eût sa-
crifié sa vie à sa maîtresse, et sa maîtresse à son devoir. Une fois la sé-
duction devint trop pressante : le moyen qu'il allait prendre pour s'en
délivrer retint la marquise et rendit vains tons ses pièges. Ce n'est point
parce que nous sommes faibles, mais parce que nous sommes lâches,
que nos sens nous subjuguent toujours. Quiconque craint moins la mort
que le crime n'est jamais forcé d'èlre criminel.
Il y a peu de ces âmes fortes qui entraînent les autres et les élèvent
à leur sphère ; mais il y en a. Celle d'Edouard était de ce nombre. La
marquise espérait le gagner ; c'i'tait lui qui la gagnait insensiblement.
Uuand les leçons de la vertu prenaient dans sa bouche les accents de
l'amour, il la touchait, il la faisait pleurer ; ses feux sacrés animaient
cette àme rampante ; un sentiment de justice et d'honneur y portait son
charme étranger ; le vrai beau commençait à lui plaire : si le méchant
pouvait changer de nature, le eo'iir de la marquise en aurait change.
L'amour seul prelita di- les emutiiiiis légères; il en acquit pins de déli-
catesse. Ell(ï {iimmiiiçi li'aiuiri a\('(' générosité : avec un tempérament
ardent et dans un clinjai ou les sens mit tant d'empire, elle oublia ses
plaisirs pour songer à ceux de son amant, et. ne pouvant les partager,
elle voulut au moins (ju'il Us tint d'elle. Telle fut de sa part l'inlcrpré-
tatioii favorable d'une déniarehe où son caractère et celui tfEdouard,
(lu'elle coouaissail bien, pouvaient faire trouver uu rafliuemenl de
séduction,
Elle n'épargna ni soins ni dépense pour faire chercher dans tout
Borne une jeune personne facile et sûre : on la trouva, non sans peine.
Un soir, après un entretien fort tendre, elle la lui présenta. Disposez-
en, lui dit-elle avec un sourire ; qu'elle jouisse du prix de mon amour,
mais qu'elle soit la seule : c'est assez pour moi si quelquefois auprès
d'elle vous songez à la main dont vous la tenez. Elle voulut sortir,
Edouard la retint. Arrêtez, lui dit-il ; si vous me croyez assez lâche pour
profiter de votre offre dans votre propre maison, le sacrifice n'est pas
d'un grand prix, et je ne vaux pas la peine d'être beaucoup regretté.
Puisque vous ne devez pas être à moi, je souhaite, dit la marquise, que
vous ne soyez à personne ; mais , si l'amour doit perdre ses droits,
soufl'rez au moins qu'il en dispose. Pourquoi mon bienfait vous est-il
à charge? avez-vous peur d'être un ingrat? Alors elle l'obligea d'ac-
cepter l'adresse de Laure ( c'était le nom de la jeune personne ), et lui
fit jurer qu'il s'abstiendrait de tout autre commerce. Il dut être tou-
ché, il le fut. Sa reconnaissance lui donna plus de peine à contenir que
son amour ; et ce fut le piège le plus dangereux que la marquise lui
ait tendu de sa vie.
Extrême en tout, ainsi que son amant, elle fil souper Laure avec
elle, et lui prodigua ses caresses , comme pour jouir avec plus de
pompe du plus grand sacrifice que l'amour ait jamais fait. Edouard
liénetré se livrait à ses transports; son àme émue et sensible s'exha-
lait dans ses regards, dans ses gestes ; il ne disait pas un mot qin ne
fût l'expression de la passion la plus vive. Laure était charmante ; à
peine la regardait-il. Elle n'imita pas cette indifférence, elle regardait et
voyait dans le vrai tableau de l'amour un objet tout nouveau pour elle.
Après le souper la marquise renvoya Laure et resta seule avec son
amant. Elle avait compté sur les dangers de ce tête-à-têle; elle ne s'é-
tait pas trompée en cela ; mais, comptant qu'il y succomberait, elle se
tronq)a : toute son adresse ne fit que rendre le triomphe de la vertu
plus éclatant et plus douloureux à l'un et à l'autre. C'est à cotte soirée
(|ue se rapporte, à la (in de la quatrième partie de Julie, l'admiration
de Saint-Preux pour la force de son ami.
Edouard était vertueux, mais homme : il avait toute la simplicité du
véritable honneur, et rien de ces f;iusses bienséances qu'on lui substi-
tue, et dont les gens du monde font si grand cas. Apres plusieurs
jours passés dans les mêmes transports près de la marquise, il sentit
augmenter le péril; et, prêt à se laisser vaincre, il aima mieux man-
quer de délicatesse que de vertu : il fut voir Laure.
Elle tressaillit à sa vue. 11 la trouva triste ; il entreprit de l'égayer, et
ne crut pas avoir besoin de beaucoup de soins pour y réussir. Cela ne
fut pas si facile qu'il l'avait cru. Ses caresses furent mal reçues, ses
offres furent rejetées d'un air qu'on ne prend point en disputant ce
qu'on veut accorder.
Un accueil aussi ridicule ne le rebuta pas, il l'irrita. Devait-il des
égards d'enfant à une fille de cet ordre ? Il usa sans ménagement de ses
droits. Laure, malgré ses cris, ses pleurs, sa résistance, se sentant
vaincue, fait un effort, s'élance à l'autre extrémité de la chambre, et lui
cric d'une voix animée : Tuez-moi si vous voulez, jamais vous ne me
toucherez vivante. Le geste, le regard, le ton, n'étaient pas équivoques.
Edouard, dans un étonnement qu'on ne peut concevoir, se calme, la
prend par la main, la fidt rasseoir, s'assied à côté d'elle, et, la regar-
dant sans parler, attend froidement le dénoùment de cette comédie.
Elle ne disait rien, elle avait les yeux baissés; sa respiration était
inégale, son cœur palpitait, et tout marquait en elle une agitation
extraordinaire. Edouard rompit enfin le silence pour lui demander ce
que signifiait cette étrange scène. Me serais-lrompé? lui dit-il; ne se-
riez-vous point Lauretla Pisana? Plût à Dieu! dit-elle d'une voix trem-
blante. Ouoi donc ! reprit-il avec un sourire moqueur, auricz-vous par
hasard changé de métier? Non, dit Laure; je suis toujours la môme : on
ne revient pîus de l'état où je suis. Il trouva dans ce tour de phrase,
et dans l'accent dont il fut prononcé, quelque chose de si extraordi-
naire, qu'il ne savait plus que penser, et qu'il crut que cette fille était
devenue folle. Il continua ; Pounpiiii donc, chaînante Laure, ai-je seul
l'exclusion? Dites-moi ce qui m'attire votre haine. Ma haine I s'écria-
t-elle d'un ion plus vif. Je n'ai point aimé ceux que j'ai reçus : je puis
souffrir tout le monde hors vous seul.
Mais pourquoi cela? Laure, expliquez-vous mieux, je ne vous en-
tends point. Eh ! m'entends-je moi-même? Tout ce que je sais, c'est
(pie vous ne me toucherez jamais... Non, s'écria-t-elle encore avec
eni|iortement, jamais vous ne me toucherez. En me sentant dans vos
bras, je songerais que vous n'y tenez ((u'une (ille publique, et j'en
mourrais de rage.
Elle s'animait en parlant. Edouard aperçut dans ses yeux des signes
de douleur et de désespoir qui ratlendrircnt. 11 prit, avec des manières
moins méprisantes, un ton plus honiièie et plus caressant. Elle se
cachait le visage, elle évitait ses regards. Il lui prit la main d'un
air affectueux. A peine elle sentit cette main qu'elle y porta la bouche,
et la pressa de ses lèvres en poussant des sanglots et versant des tor-
rents de larmes.
Ce langage, quoique assez clair, n'était pas précis. Edouard ne l'a-
mena qu'avec peine à lui parler plus nettement. La pudeur éteinte était
revenue avec l'amour, et Laure n'avait jamais prodigué sa personne
avec tant de honte qu'elle en eut d'avouer qu'elle aimait.
A peine cet amour était-il lié qu'il était déjà dans toute sa force. Laure
LA NOUVELLE HÉLOÎSE,
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était vive et sensible, assez belle pour faire une passion, assez tendre
pour la partager ; mais, vendue par d'indignes parents dès sa première
jeunesse, ses charmes, souilles p;ir la dèbaiiclie, avaient perdu leur
empire. An sein des lionteuv pLiislis, l'arnour fuyait devant elle; de
malheureux corrupteurs ne pouvaient ni li; sentir ni l'inspirer. Les
corps combustibles ne brillent point d'eux-m(''mes : qu'une élincelle
approche et tout part. Ainsi prit feu le coeur de Laure aux trans-
ports (le ceux d'Iùlouard el de la marquise. A ce nouveau lani;aae elle
sentit un iK^nissenieiU (Içlicieux : elle prêtait une oreille ;ulcnlive,
ses avides rrj;;ii(ls ne l:iissai( lit rien échapper. La llaiiuiie liuuiiilc (pii
sortait des yeux de l'aiiiaiil pénétrait par les siens jiisipi'ao loiul du
cœur ; un sang plus brillant coulait dans ses veines ; la voix d'iîdonard
avait un accent qui l'agitait, le sentiment lui semblait peint dans ions
ses gestes; tous ses traits, animés par la passion, la lui faisaient ressen-
tir. Ainsi la première image de l'amour lui lit aimer l'objet qui la lui
avait offerte. S'il n'eût rien senti pour [une autre, peut-être n'eût-elle
rien senti pour lui.
Tonte celle agitation la suivit cbez elle. Le trouble de l'amour nais-
sant esi toujours doux. .Son premier mouvement fut de se livrera ce
nouveau charme, le second fut d'ouvrir les yeux sur elle. Pour la pre-
mière fois de sa vie, elle vit son élat; elle en eut horreur. Tout ce qui
nourrit l'espérance et les désirs des amants se tournait en désespoir
dans son âme. La possession de ce (qu'elle aiiii.iii n'olliMii a sis yeux
que l'opprobre d'ime abjecte el vile créature, à l:ti|iiilli' mi piodi^ue son
mépris avec ses caresses ; dans le prix d'un anmiii liniiciix, elle ne vit
que l'iulilmc prostitution. Ses tourments les plus insiipporiablcs lui ve-
naient ainsi de ses propres désirs. Plus il lui el;iil ;iisi' de les salislaire,
plus son sort lui semblait affreux : sans honneur, sans espoir, sans res-
sources, elle ne connut l'amour que pour en regretter les délices. Ainsi
commencèrent ses longues peines, el finit son bonheur d'un moment.
La passion naissante qui l'humiliait à ses propres yeux l'élevait à
ceux d'Edouard. La voyant capable d'aimer, il ne la méprisa plus. Mais
quelles consolations pouvait-elle attendre de lui'.' quel sentiment pou-
vait-il lui maiipier, si ce n'est le faible intérêt qu'un eieur honnête, qui
n'est pas libre, peut preiulre à un objet de pitié qui n'a plus d'honneur
qu'assez pour sentir sa honte '.'
Il la consola connue il put, et promit de la venir voir. Il ne lui dit
pas un mot de sou étal, pas même pour l'esliorler d'en sortir. (Jue ser-
vait d'augmenter l'efhoi qu'elle en avait, puisque cet efiroi même la
faisait désespérer d'elle ? lin seul mol sur un tel sujet lirait à consé-
quence, et semblait la rapprocher de lui : c'était ce qui ne pouvait ja-
mais être. Le plus grand malheur des métiers infâmes est qu'on ne ga-
gne rien à les quitter.
Après une seconde visite, Edouard, n'oubliant pas la magnilieenee
anglaise, lui envoya un cabinet de laque et plusieurs bijoux d'Angleterre.
Elle lui renvoya le toul avec ce billet :
« J'ai perdu le droit de refuser des présents ; j'ose pom-tant vous
renvoyer le votre ; car peut-être n'aviez-vous pas dessein d'en faire un
signe de mépris. Si vous le ri'iivoyiz encore, il faudra que je l'accepte;
mais vous avez ime bien riiicllc yenénisilé. »
Edouard fut frappé de i c lullci ■. il le trouvait à la fois humble et lier.
Sans sortir de la Iimsmssc d.' mmi élat, Laure y montrait une sorte de
dignité. C'était |>ris(|iii' iH:ir(i son opprobre à force de s'en avilir. Il
avait cessé d'avoir du mépris pour elle; il coninieiiça do l'estimer. Il
continua de la voir sans [iliis parler de preseiii ; el, s'il ne s'honora pas
d'être aimé d'elle, il ne put s'enipèclu r de s'en applaudir.
Il ne cacha pas ses visites à la inanpiise : il n'avait nulle raison de
les lui cacher, el c'eût été de sa part une ingratitude. Elle en voulut sa-
voir davantage. Il jura qu'il n'avait point touché Laure.
Sa modération cul un effet tout contraire à celui qu'il en attendait.
C'uoi ! s'écria la marquise en fureur, vous la voyez el ne la louchez
point ' Qu'allez-vons donc faire chez elle .' Alors s'éveilla celte jalousie
infernale ipii la lit cent fois alteuter à la vie de l'un el de l'autre, el la
consuma (le rage jusqu'au moment de sa mort.
D'autres cii'conslaïues aehevi'ri'iil il'.illiiniei- celle passion finiense,
et rendirent celle rcinine a son .lai carailfic. .l'ai déjà reinaiipic ipie,
dans sou iiile-ie pidliilé. Edouard inanipiail de délicatesse. Il lll à l;i
marquise le iiiêiiie pri'sciil ipie lui avait renvoyé Laure. Elle l'accepta,
non par avarice, mais pan e qu'ils elaieiil sur le (lied de s'en faire l'un
a l'aiilre : eeiiaiij;!' aiiipiel à la veiiic la niaïqiiise ne perdait pas. Slal-
heiireiiseinenl, elle vint à savoir la preniicie deslinaliiin de ce présent,
et eoiiiiiieiil il lui était revenu, .le n'ai pas liesoin de dire qu'à l'instaiil
tout lut brise eljele par les lénêlres. (Jironjii^e de ce que dut sentir en
pareil cas une inailresse jalouse et une riinine de ipialito.
(lependant plus Laure sentait sa lioiile, moins elle tentail de s'en dé-
livrer : elle y restait par désespoir ; cl le dédain qu elle avait pour elle-
même rejailiissail sur ses corrupteurs. Elle n'était pas (ière : quel droit
eOl-elle eu de l'être? mais un profond sentiment d'ignominie qu'on 1
voudrait en vain repousser, l'alTreuse tristesse de l'opprobre qui se sent
et ne peut se fuir, riiidi^iiaiion d'un cieiir ipii s'honore encore el se
seul à jamais désiioimri'; toul versait le reiiiords cl renniii sur des plai- '
sirs abhorrés par ranioiii- lu respect l'I ranger l'i ces âmes viles leur
faisait oublier le Ion de la deliain lie, un Iroiilile iii\olonlaire em|ioison- ,
nail leurs iiansports; et, loiielies du sori de leur vietiiuc. ils s'en rc- '
louniaiciii plciiiaiil siir elle cl rougissant d'cu.\. >
La douleur la consumait. Edouard, qui peu à peu la prenait en amitié,
vil (pi'elle n'était que trop afiligée, et qu'il fallait pluioi lu ranimer (jue
l'abattre. Il la voyait, c'était déjà beaucoup pour la coiisider. Ses entre-
tiens firent plus, ils I encouragèrent ; ses discours élevés el ^'rands reu-
(laieiit à son àme aecabhie le ressort qu'elle avait perdu. Ouel effet ne
faisaient-ils point, partant d'une bouche aimée et pénéirani dans un
cœur bien né que le sort livrait à la honte, mais que la nature avait fait
pour riionnêtelé ! C'est dans ce co-ur qu'ils trouvaicul de la prise et
(jii'ils porlaienl avec fiiiil les hnons de la vertu.
Par ces soins bienfaisants, il la lit enlin mieux penser d'elle. S'il n'y
a (le llélrissiire éternelle ipie celle d'un cn'ur corrompu, je sens en moi
de quoi pouvoir effacer ma boute : je serai toujours méprisée, mais je
ne mériterai plus de l'être ; je ne me mépriserai plus. Echappée à l'hor-
reur du vice, celle du mépris m'en sera moins amère. Eh ! que m'im-
portent les dédains de tonte la terre quand Edouard m'estimera '/ (Jn'il
voie son ouvrage, et qu'il s'y complaise : seul II me dédommagera de
loiil. (Jiiaiid l'iioiineur n'y gagnerait rien, du moins l'amour y (faguera.
Oui, donnons au cœur qu'il enllamme une habitation plus piire. Senti-
iiient délicieux ! je ne profanerai plus les transports, .le ne puis être
heureuse, je ne le serai jamais, je le sais. Hélas ! je suis indigne des
caresses de l'amour ; mais je n'en souffrirai jamais d'autres.
Son état était trop violent pour pouvoir durer ; mais quand elle tenta
d'en sortir, elle y trouva des (lilli( nlies ipi'elle n'avait pas prévues. Elle
éprouva que celle qui renonce an dioii sur sa personne ne le recouvre
pas comme il lui plaît, et que riiouneiir est une sauvegarde civile qui
laisse bien faibles ceux (|ui l'ont perdu. Elle ne trouva d'autre parti pour
se retirer de l'oppression (|ue d'aller brusquement se jeter dans un cou-
vent, et d'abandonner sa maison presque au pillage : car elle vivait
dans une opulence commune à ses pareilles, surlout en Italie, quand
l'âge et la figure les font valoir. Elle n'avait rien dit à Bomston de son
projet, trouvant une sorte de bassesse à en parler avant l'exécution,
(.tiiand elle fut dans son asile, elle le lui marqua par un billet, le priant
de la protéger contre les gens puissants qui s'intéressaient à son desor-
dre et que sa retraite allait offenser. Il courut chez elle assez l(")t pour
Siiiiver ses effets. (Juoique étranger dans Rome, un grand seigneur cou-
sidéré, riche, et plaidant avec force la cause de riioiniêtcté, y trouva
bieiii()l assez di- crédit pour la maintenir dans son couvent, ei même l'y
taire jouir d'une pension (|ue lui avait laissée le cardinal auquel ses pa-
rents l'avaient vendue.
Il fut la voir. Elle était belle ; elle aimait : elle était pénitente ; elle
lui devait tout ce qu'elle allait être. (Jue de litres pour toucher un cœur
comme le sien ! il vint plein de tous les sentiments ipii peuvent porter
au bien les cœurs sensibles ; il n'y manquait que celui qui pouvait la
rendre heureuse et qui ne dépendait pas de lui. Jamais elle n'en avait
tant espéré ; elle était transportée ; elle se sentait déjà dans l'étal au-
quel on remonte si rarement. Elle disait : Je suis honnête; un homme
vertueux s'intéresse à moi : amour, je ne regrette plus les pleurs, les
soupirs que lu me coûtes; lu m'as di-jà pay('e de tout. Tu lis ma force
et tu fais ma récompense; en nie faisant aimer mes devoirs, lu deviens
le premier de tous. (Jnel bonheur n'i'taii réservé qu'à moi seule! C'est
l'amour ipii nri'Ieve el m'Iionore ; c'est lui qui m'arrache au crime, à
l'oppiobie; il ne peiil plus sortir de mon co'ur qu'avec la vertu. 0
Edouard ! quand je redeviendrai méprisable, j'aurai cessé de l'aimer.
Cette retiaile lit du hriiil. Les âmes basses, qui jugent des autres par
elles-mêmes, ne purent imaginer qu'Edouard n'eût mis à celte affaire
(pie de l'iiitérêt et de riioiiiiêleie. Laure était trop aimable pour que
les soins ipi'un homme prenait d'elle ne fussent pas toujours suspects.
La marquise, qui avait ses espions, lut instruite (le toul la première ; el
ses emportements, qu'elle ne put contenir, achevèrent de divulguer son
intrigue. Le bruit en parvint au marquis jusqu'à Vienne ; el l'hiver sui-
vant il vint à Home chercher un coup d'épée pour rétablir sou honneur,
qui n'y gagna rien.
Ainsi commencèrent ces doubles liaisons qui, dans un pavs comme
l'Italie, exposèrent Edouard à mille périls de toute espèce : laut(it de
la part d'un militaire outrat;é ; taniùi de la part d'une femme jalouse et
vindicative; lanti'it delà part de ini\ ipii s'étaient attaches à Laure, el
(|iie sa perte mit en fureur. Liaisons bi/arres s'il en fut jamais, qui,
l'iiniiiiiin.inlde périls sans milite, le iiaitagcaient entre deux inailresses
|iassioniii('s sans en poimiir poss.-der ain nue : rebise de la couriisane
(pi'il n'aimait |ias, retiisaiil riionnèle reinnie ipi'il adorait: toujours ver-
tueux, il csl vrai, mais croyant toujours servir la sagesse eu n'écoutant
(|ue ses passions.
Il n'est pas aisé de dire quelle espèce de synqiathie pouvait unir deux
caractères si opposés que cenx d'Edouard et de la marquise; mais,
malgré la différence de leurs principes, ils ne purent jamais se détacher
parfaitement l'un de l'autre. On peut juger du désespoir de celte femme
euqmrlée quand elle crut s'être donné \me rivale, et quelle rivale 1 par
son imprudente générosité. Les reproches, les dédains, les outrages,
les menaces, les tendres caresses, tout fut employé tour à tour pour
détacher Edouard de col indigne commerce, où jamais elle ne put croire
que son cicnr n'eût point de part. 11 demeura ferme; il l'avait promis.
Laure avait borne sou espérance et son bonheur à le voir quelqinlois.
Sa vertu naissante avait besoin d'apnui ; elle tenait à eeliii qui l'avaii l.iil
nailre : c'était à lui de la soutenir. Voilà ce qu'il disait à la marquise, à
lui-inOmc, et peut-être uc se disait-il pas tout. Où csl l'boiuiuc assez
160
LA PïOUVELLE HÉLOISE.
sévère pour fuir les regards d'un objet charmant qui ne lui demande
nue de se laisser aimer? où est celui dont les larmes de deux beaux
yeux n'enllent pas un peu le cœur honnête! où est l'homme bienlai-
sant dont l'utile amour-propre n'aime pas à jouir du fruit de sessonis?
Il avait rendu Laurc trop estimable pour ne faire que l'estimer.
La marquise, n'avant pu obtenir qu'il cessât de voir celte infortunée,
devint furieuse. Sans avoir le coiiriii^i' de rompre avec lui, elle le prit
dans une espèce d'horreur. Elle fl(■lnis^ail eu voyant entrer son car-
rosse ; le bruit de ses pas, en nioniani l'escalier, la faisait palpiter d'ef-
froi. Elle était prête à se trouver mal à sa vue. Elle avait le cœur serré
tant qu'il restait auprès d'elle ; quand il partait, elle l'accablait d'impré-
cations : sitôt qu'elle ne le voyait plus, elle pleurait de rage; elle ne
parlait que de vengeance ; son dépit sanguinaire ne lui dictait que des
projets dignes d'elle. Elle fit plusieurs fois attaquer Edouard sortant du
couvent de Laure ; elle lui tendit des pièges à elle-même pour l'en faire
sortir et l'enlever. Tout cela ne put le guérir. 11 retournait le lendemain
chez celle qui l'avait voulu faire assassiner la veille; et toujours avec
son chimérique projet de la rendra à la raison, il exposait la sienne, et
nourrissait sa faiblesse du zèle de sa vertu.
Au bout de quelques mois, le marquis, mal guéri de sa blessure, mou-
rut en Allemagne, peut-être de douleur de lu mauvaise conduite de sa
femme. Cet événement, qui devait lappioclier Edouard de la mar-
quise, ne servit qu'à l'en éloigner encore plus. 11 lui trouva tant d'em-
pressement à mettre à profit sa liberté recouvrée, qu'il frémit de s en
prévaloir. Le seul doute si la blessure du marquis n'avait point ciiii-
tribué à sa mort effraya son cœur et fit taire ses désirs. Il se disait :
Les droits d'un époux meurent avec lui pour tout autre ; mais pour son
meurtrier ils lui survivent et deviennent inviolables. Quand l'humanité,
la vertu, les lois, ne prescriraient rien sur ce point, la raison seule ne
nous dit-elle pas (lue les plaisirs attachés à la reproduction des
hommes ne doivent point être le prix de leur sang? sans quoi les
moyens destinés à nous donner la vie seraient des sources de mort, et
le genre humain périrait par les soins qui doivent le conserver.
Il passa plusieurs années ainsi partagé entre deux maîtresses, flottant
sans cesse de l'une à l'autre, souvent voulant renoncer à toutes deux,
et n'en pouvant quitter aucune; repoussé par cent raisons, rappelé
par mille sentiments, et chaque jour plus serré dans ses liens par ses
vains efforts pour les rompre, cédant tantôt au iienchant et tantôt au
devoir ; allant de Londres à Rome et de lîome i\ Londres, sans pouvoir se
fixer nnllepart ; toujours ardent, vif, passionin', jamais faible ni coupable,
et fort de son ànie grande et belli' (puiml il pensait ne l'être que de sa
raison; enfin tous les jours médiiani des lniies, et tous les jours re-
venant à lui, prêt à briser ses indignes lois. C'est dans ces premiers
moments de dégoût qu'il faillit s'attacher à Julie; et il parait sûr qu'il
l'eût fait s'il n'eût pas trouvé la place prise.
Cependant la marquise perdait toujours du terrain par ses vices ;
Laure en gagnait par ses vertus. Au surplus, la constance était égale
des deux côtés; mais le mérite n'était pas le même ; et la marquise,
avilie, dégradée par tant de crimes, finit par donner à son amour sans
espoir les sii|iplénieiits que n'avait pu supporter celui de Laure. A
chaque vo\;i^e. lioniston trouvait à celle-ci de nouvelles perfections:
elle stM a|i|iiis l'.uiglais, elle savait par cœur tout ce qu'il lui avait
conseillé de lire; elle s'instruisait dans toutes les connaissances qu'il
paraissait aimer; elle cherchait à mouler son Ame sur la sienne, et ce
(pi'il y restait de son fonds ne la déparait pas. Elle était encore dans
l'âge où la beauté croît avec les années. La marquise était dans celui où
elle ne fait plus que décliner ; et quoiqu'elle eût ce ton du sentiment
(pii plaît et qui touche, qu'elle parlât d'humanité, de fidélité, de vertus,
avec grâce, tout cela devenait ridicule par sa conduite, et sa réputation
démentait tous ces beaux discours. Edouard la connaissait trop pour
en espérer plus rien : il s'en détachait insensiblement sans pouvoir s'en
détacher tout à fait ; il s'approchait toujours de l'indifférence sans pou-
voir jamais y arriver; son cœur le rappelait sans cesse chez la mar-
quise ; ses pieds l'y portaient sans qu'il y songeât. Un homme sensible
n'oublie jamais, quoi qu'il fasse, l'intimité dans laquelle il a vécu. A
force d'intrigues, de ruses, de noirceurs, elle parvint enfin à s'en faire
mépriser ; mais il la méprisa sans cesser de la plaindre, sans pouvoir
jamais oublier ce qu'elle avait fait pour lui ni ce qu'il avait senti pour
elle.
Ainsi dominé jjar ses habitudes encore plus que par ses penchants,
Edou;ud ne poii\aii rompre les attachements qui l'attiraient à Rome.
Les doneenis il un meiKige heureux lui firent désirer d'en établir un
semblable avant de vieillir. Quelquefois il se taxait d'injustice, d'ingra-
titude même, envers la marquise, et n'imputait qu'à sa passion les vices
de son caractère ; quelquefois il oubliait le premier état de Laure, et
son cœur franchissait sans y songer la barrière qui le séparait d'elle.
Toujours cherchant dans sa raison des excuses à son penchant, il se fit
de son dernier voyage un motif pour éprouver son ami, sans songer
qu'il s'exposait lui-même à une épreuve dans laquelle il aurait suc-
combé sans lui.
Le succès de cette entreprise et le dénoùment des scènes qui s'y
rapportent sont détaillés dans la douzième lettre de la cinquième partie
et dans la troisième de la sixième, de manière à n'avoir plus rien d'ob-
scur à la suite de l'abrégé précédent. Edouard, aimé de deux mailresses
sans en posséder aucune, paraît d'abord dans une sitiiaiion risilile :
mais sa vertu lui donnait en lui-même une jouissance plus doiin' <|ue
celle de la beauté, et qui ne s'épuise pas comme elle. Plus henrenx dos
plaisirs qu'il se refusait que le voluptueux n'est de ceux qu'il goûte, il
aima plus longtemps, resta libre, et jouit mieux de la vie que ceux qui
l'usent. Aveugles que nous sommes, nous la passons tous à courir après
nos chimères. Eh 1 ne saurons-nous jamais que de toules les folies des
hommes il n'y a que celles du juste qui le rendent heureux ?
FIN DE LA NOUVELLE HÉLOÏSE ET DES AMOUIIS DE MlLORD ÉDOUAIiD BOMSTON,
Fureurs de la marquise.
Paris. — Inip. Schkeiiier, rue d'Erfurih, 1.
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