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Full text of "La nouvelle Héloïse"

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Library 

of  the 

Universily  of  Toronto 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lanouvellehlOOrous 


LA 


NOUVELLE 


jr.-J.    li  o  u  s  «  K  A.  II. 


ILLUSTREE  PAR  MM.  TONY  JOHÂlNNOÏ,  BARON,  et.;.,  etc. 


p  xntn, 

VV\i\A  \i    V  A  II    (.US  r  \  V  E    II  A  V  A  U  D 

i:i,  RUK  (;ui':Ni':r,Min  (riii;s  i.\  monnaif.). 
1  840 


PREMIÈRE  PARTIE. 


-ETTilE  PniiMlURE. 


Il  laiil  Miiis  l'iiii-,  ni;i- 
dciiuiiscllf,  je  le  sens  : 
j'aurais  dil  licaii«()ii|) 
moins  attriKlrc  ;  ou  plu- 
loi  il  (allait  ne  vous  voir 
jauiaii>.  Mais  que  faire 
aujourd'hui?  coniineiil 
m'y  iireiidre?  Vous  m'a- 
vez iHoiiiis  (le  l'amilié  : 
VOM/,  loes  |ier|ilexiles, 
el  (•oiiseillc/-m()i. 

\(iiis  savez  (|ue  je  ne 
sois  euiré  dans  volre 
Miaiseii  ipie  sur  l'iiivila- 
lidii  de  madame  voiri' 
mei-e.  Saehaiil  nue  j'a- 
\ais  cuUivc  quchiues  la- 
leuis  agréables  ,  elle  a 
cru  qu'ils  ne  seraient  pas 
iiiiililes,  dans  un  lieu  dé- 
|)ourvu  de  maîtres ,  à 
l'éducation  d'une  fdlc 
qu'elle  adore,  l'ier.  à 
mon  tour,  d'orner  de 
quehpies  lleurs  un  si 
beau  naturel,  j'osai  me 
eliarjjer  de  ced.m^erenx 
soin  sans  en  prévoir  le 
péril,  ou  du  moins  sans 
le  redouter,  .le  ne  vous 
dirai  point  que  je  com- 
mence à  payer  le  prix 


Julie  à  jeiioux.  —  lkt.  i». 


de  ma  témérité  :  j'espère  que  je  ne  m'oublierai  jamais  jusqu'à  vous  1  lui 
tenir  des  discours  qu'il  ne  vous  couviiul  pas  d'eniendre,  el  manquer  j  mé 


rien  dir 
me  ne  1' 


e  '  l'aul- 
olfenser 


JQhOl'AO 


il  lui  deelare 
a-l-il  pas  de 


ap 


>ujel 
ivt  d 


au  respect  que  je  dois  à 
vos  mœurs  encore  plus 
qu'à  votre  iiaissaucc  et 
à  vos  charmes  Si  je 
soutire,  j'ai  du  moins  la 
consolation  île  soulTrir 
seul,  et  je  ne  voudrais 
pas  d'un  bonheur  qui  put 
eoruer  au  votre. 

dépendant  je  vousvo's 
tous  les  jours,  et  je  m'a- 
pcr(;ois  que,  sans  y  son- 
ger, vous  aggravez"  inno- 
cemment des  maux  que 
vous  ne  pouvez  plaindre, 
et  que  vous  devez  igno- 
rer. Je  sais,  il  ci-l  vra\ 
le  parti  que  dicte  en 
pareil  cas  la  prudence 
au  délanl  de  l'espoir;  ci 
je  me  serais  efTorce  de 
le  prendre,  si  je  pou- 
vais acc(ir<ler  en  celle 
occasion  In  prudence 
avec  riiounèteté;  mais 
comment  me  retirer  dé- 
cennnent  d'une  m.iison 
dont  la  maîtresse  elle-- 
même  m'a  ofîert  l'en- 
trée, où  elle  m'accable 
de  boniés.  où  elle  me 
croit  de  quelque  utilité 
à  ce  qu'elle  a  de  plus 
cher  an  niiuide  ?  com- 
ment frustrer  celle  ten- 
dre méie  du  plaisir  de 
surprendre  un  jour  son 
époux  par  vos  progrès 
dans  des  éludes  qu'elle 
lui  cache  à  dessein?  Fani- 
ilquitterimpolinienlsans 
de  ma  retraite?  ci  cet  aven 
nu  homme  doiii  la  naissance 


LA  TVOLYELLE  IIÉLOISE. 


et  la  fortune  ne  peuvent  loi  perniellre  d'aspirer  à  vous?  Je  ne  vois, 
mademoiselle,  qu'un  moyen  de  sortir  de  rembarras  où  je  suis;  c'est 
que  la  main  qui^m'y  plonge  m'en  relire;  que  ma  peine,  ainsi  ijuc  ma 
faute,  me  vienne  de  vous  ;  et  qu'au  luoins  p:ir  pitié  pour  moi  vous  ilai- 
giiiez  m'interdira  votre  présence.  Montrez  ma  lettre  à  vos  parents, 
laites-moi  refuser  votre  porte,  chassez-moi  comme  il  vous  plaira  ;  je 
puis  tout  endurer  de  vous,  je  ne  puis  vous  fuir  de  moi-même. 

Vous,  me  chasser!  moi,  vous  fuiri  et  pourquoi?  Ponnpioi  donc  est-ce 
un  crime  d'être  sensible  au  mérite,  et  d'aimer  ce  qu'il  faut  qu'on  ho- 
nore? Non,  belle  Julie;  vos  attraits  avaient  ébloiri  mes  yeux  ;  jamais 
ils  n'eussent  égaré  mon  cœur  sans  l'attrait  plus  puissant  (|"iii  les  anime. 
C'est  cette  union  toucliante  d'une  sensibilité  si  vive  et  d'uni'  inaliéraliUî 
douceur;  c'est  cette  piiié  si  tendre  à  tons  les  maux  d'aiitnii  ;  c'est  cet 
esprit  juste  et  ce  goût  exquis  qui  tirent  leur  purcti'  ilc  celle  de  l'ànie: 
ce  sont,  en  un  mot,  les  charmes  des  sentiniciiis,  bien  plus  que  ceux  de 
la  personne  que  j'adore  en  vous.  Je  ccuiseiis  qu'on  vous  puisse  imaginer 
plus  belle  encore;  mais  plus  aimable  et  plus  digne  du  cœur  d'un  hon- 
nête homme,  non,  Julie,  il  ii'ol  pas  possible. 

J'ose  me  flatter  quclqui  lois  cpie  le  ciel  a  mis  une  conformité  secrète 
entre  nos  afl'eclions,  ainsi  qu'entre  nos  gortts  et  nos  ;îges.  Si  jeunes 
encore,  rieu  n'altère  en  nous  les  penchants  de  la  luiture,  et  toutes  nos 
inclinations  semblent  se  rapporter.  Av;uit  que  d'avoir  pris  les  iinilormes 
préjugés  du  monde,  nous  avons  des  nîanieres  uniformes  d,e  sentir  el 
de  voir  ;  et  pourquoi  u'oserais-je  pas  imaginer  dans  nos  cœurs  ce 
même  concert  que  j'aperçois  dans  nos  jjigements?  Quelquefois  nos  yeux 
se  rencontrent  ;  quelques  soupirs  nous  échappent  en  mènie  temps  ; 
quelques  larmes'  furtives...  ô  Julie!  si  cet  accord  venait  de  plus  loin... 
si  le  ciel  nous  avait  destinés...  toute  la  force  humaine...  Ah!  pardon! 
je  m'égare  :  j'ose  prendre  mes  vœux  poin-  de  l'espoir;  l'ardeur  de  mes 
désirs  prèle  à  leur  objet  la  possibilité  qui  lui'manqne. 

Je  vois  avec  effroi  quel  tourment  mon  cœur  se  prépare.  Je  ne  cher- 
che point  à  flatter  mon  mal  ;  je  voudrais  le  haïr,  s'il  était  possible.  Jugez 
si  mes  sentiments  sont  purs  par  la  sorte  de  grâce  (pie  je  viens  vous 
demander.  Tarissez,  s'il  se  peiit,  la  source  du  poison  qui  me  nourrit  et 
me  lue.  Je  ne  veux  que  guérir  ou  moiuir;  et  j'implore  vos  rigueurs 
comme  un  amant  implorerait  vos  boutés. 

Oui,  je  promets,  je  jure  de  faire  de  nnui  colé  tous  mes  el'foris  pour 
recouvrer  ma  raison,  ou  concentrer  au  fond  de  nmn  ànie  le  trouble 
que  j'y  sens  naître  ;  mais,  par  pitié,  détournez  de  moi  ces  veux  si  doux 
(pii  me  donnent  la  mort;  dérobez  aux  miens  vos  traits,  votre  air,  vos 
bras,  vos  mains,  vos  blonds  cheveux,  vos  gestes;  trompez  l'avide  im- 
prudence de  mes  regards  ;  retenez  celte  voix  loucliaint  qu'un  n'entend 
point  sans  émotion  ;  soyez,  hélas I  une  autre  que  vous-même,  pour  que 
mon  cœur  puisse  revenir  à  lui.' 

Vous  le  dirai-je  sans  détour'  Dans  ces  jeux  que  l'oisiveté  de  la  soi- 
rée engendre,  vous  vous  livrez  devant  tout  le  monde  à  des  familiarités 
cruelles;  vous  n'avez  pas  plus  de  réserve  avec  moi  qu'avec  nn  autre. 
Hier  même,  il  s'en  fallut  peu  que,  par  pénitence,  vous  ne  me  laissassiez 
prendre  un  baiser  :  vous  résistâtes  faiblement.  Ileureuseun^it  je  n'eus 
garde  de  m'ubstiner.  Je  sentis  à  mon  trouble  croissant  que  j'allais  me 
perdre,  el  je  m'arrêtai.  .\h'  si  du  moins  je  l'eusse  pu  savourer  à  mon 
gré,  ce  baiser  eût  élé  mon  dernier  soupir,  et  je  serais  mort  le  plus 
heureux  des  bonunes! 

De  grâce,  quittons  ces  jeux  qui  peuvent  avoir  des  sidtes  funestes. 
ISon,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  n'ail  son  danger,  jusqu'au  pins  pu;;;il  de 
tous.  Je  tremble  loujoins  d'y  rencontrer  votre  main,  et  je  ne  ^aib  com- 
ment il  arrive  que  je  la  rencontre  toujours.  A  peine  se  pose-t-elle  sur 
la  mienne,  qu'un  tressaillement  me  saisit;  le  jeu  me  domie  la  fièvre, 
ou  plulôt  le  délire  ;  je  ne  vois,  je  ne  sens  plus  rien  ;  et,  dans  ce  mo- 
ment d'aliénation,  que  dire,  que  faire,  où  me  cacher,  counnenl  répoudre 
de  moi  ? 

Durant  nos  lectures,  c'est  un  autre  inconvénieni.  Si  je  vous  vois  un 
instant  sans  votre  mère  ou  sans  votre  cousine,  vous  changez  tout  à 
coup  de  maintien;  vous  prenez  un  air  si  sérieux,  si  froid,  si  glacé,  (|iie 
le  respect  et  la  crainte  de  vous  déplaire  m'ôlent  la  présence  "d'cspiil  cl 
le  jugement,  et  j'ai  peine  ;'ï  bégayer  en  trenihlanl  quelques  mots  d'une 
leçon  que  toute  votre  sagacité  vous  fait  suivie  à  peine  Ainsi  l'inégalité 
que  vous  affectez  tourne  ;"i  la  fois  au  préjudice  de  tous  deux  ;  voiis  me 
désolez,  et  ne  vous  instruisez  point,  sans  que  je  puisse  concevoir  quel- 
motif  fait  ainsi  changer  d'humeur  une  personne  si  raisonnable.  J'ose 
vous  le  demantier,  commenl  ponvez-vons  être  si  folâtre  en  public,  el 
si  grave  d:iiis  le  lèle-à-lêle  '  Je  pensais  que  ce  devait  être  loiit  le  C(Mi- 
traire,  cl  ipi'il  fallait  composer  son  mainlien  à  proportion  du  nondiie 
des  spectateurs.  Au  lien  de  cela,  je  vous  vois,  lonjoms  avec  une  égale 
perplexité  de  ma  pari,  le  Ion  de  cérémonie  en  parliciilier,  el  le'hui 
familier  devant  tout  le  monde.  Daignez  être  plus  égale,  peut-être  serai-jc 
moins  tourmenté. 

Si  la  conmiiséralion  naturelle  aux  àm.es  bien  nées  peut  vous  atten- 
drir sur  les  peines  d'un  infortuné  auquel  voqs  avez  lémoisiK;  qiiehpie 
estime,  de  légers  changements  dans  votre  conduite  reu(ii(ml  sa  situa- 
tion moins  violente,  el  lui  feront  supporter  pfiis  pai.^iblenu  ni  et  :.on 
silence  el  ses  maux.  Si  sa  retenue  et  son  clat  ne.  vous  loueliMit  pas.  et 
que  vous  vouliez  user  du  d'oit  de  le  perdre,  vous  le  pouvez  sans  «pi'il 
en  miirmun!:  il  aime  mieux  emore  peiii  par  voire  orIk;  q-ie  jiar  un 
transport  Indiscret  qui  le  rendit  coupable  a  vos  yeux.  Lniin,  quoi  quu 


vous  ordonniez  de  mon  sort,  au  moins  n'aurai-je  point  "à  me  repro- 
cher d'avoir  pu  former  un  espoir  téméraire  ;  el  si  vous  avez  lu  celle 
lettre,  vous  avez  fait  tout  ce  que  j'oserais  vous  demander,  quand  même 
je  n'aurais  point  de  refus  à  craindre. 


LETTRE   II. 


Que  je  me  suis  abusé,  mademoiselle,  dans  ma  première  lettre  !  An 
lieu  de  soulager  mes  maux,  je  n'ai  fait  que  les  augmenter  en  in'expo- 
saul  à  votre  disgrâce,  et  je  sens  que  le  pire  de  ions  est  de  vous  dé- 
[ilaire.  Votre  silence,  votre  air  froid  et  réservé,  ne  m'annoncent  que 
trop  mon  malheur.  Si  vous  avez  exaucé  m;)  prière  en  partie,  ce  n'est 
que  pour  mieux  m'en  punir. 


E  poi  cir  ;inior  di  me  vi  fece  ;u-corta,  "* 

Fur  i  hiondi  c.ipelli  allor  Tel.ili, 
K  r  .iiiioroso  sguaido  in  se  raccoUo. 

Et  I  iiinour  vnus  ayant  rendue  attentive,  vous  voilâtes  vos  blonds  cheveux 
rcrùcillUes  en  vous-même  vos  doux  regards.  — JIêtast. 


Vous  retranchez  en  public  l'iimocenle  familiarité  dont  j'eus  la  folie 
(le  me  plaindre;  mais  vous  n'en  êtes  que  plus  sévère  dans  le  particu- 
lier; et  votre  ingénieuse  rigueur  s'exerce  également  par  voire  complai- 
sance el  par  vos  refus. 

Que  ne  pouvez-vons  connaître  combien  cette  froideur  m'est  cruelle  ! 
vous  me  trouveriez  Irop  puni.  Avec  quelle  ardeur  ne  voudrais-je  pas 
revenir  sur  le  passé,  el  faire  que  vous  n'eussiez  point  vu  cette  fatale 
lettre  !  Non,  dans  la  crainte  de  vous  offenser  encore,  je  n'écriniis  point 
celle-ci  si  je  n'eusse  écrit  la  première,  et  je  ne  veux  pas  redoubler  ma 
faute,  mais  la  réparer,  l'aut-il,  pour  vous  apaiser,  dire  que  je  m'abu- 
sais moi-même?  fanl-il  prolester  que  ce  n'était  pas  de  l'amour  que 
j'avai-i  pour  vous?...  Moi,  je  prononcerais  cet  odieux  parjure!  Le  vil 
inensniige  est-il  digue  d'un  cœur  où  vous  régnez?  Ah  !  que  je  sois'  mal- 
heureux s'il  faut  l'être  ;  pour  avoir  été  téméraire,  je  ne  serai  ni  men- 
teur ni  lâche,  et  le  crime  que  mon  cœur  a  commis,  ma  plume  ne  peiil 
le  désavouer. 

.  Je  sens  d'avance  h',  poids  de  votre  indignation,  et  j'en  altonils  les 
derniers  eflels  comme  une  grâce  (pie  vous  me  devez  au  défaut  de  toute 
autre;  car  le  feu  ipii  me  consume  mérite  d'être  puni,  mais  non  mé- 
prisé, l'ar  pitié,  ne  nrabaiidoiiiiez  pas  à  mui-m'ine;  daignez  an  moins 
disposer  de  mon  sort;  dites  ipielle  ot  votre  voloiiui.  Quoi  que  vous 
pui-sie/.  me  prescrire,  je  ne  saurai  (pi  olii-ir.  .M'iniposez-vous  un  silence 
éternel,  je  saurai  me  contraindre  à  le  garder.  Mv  bannissez-vous  de 
votre  présence,  je  jure  (pie  vous  ne  me  verrez  plus.  M'oiiloiinez-vous 
de  mourir,  ah  1  ce  ne  sera  pas  le  plus  dilticile  II  n'y  a  point  d'ordre 
auipiel  je  ne  souscrive,  hors  celui  de  ne  vous  p'us  aimer;  encore  obéi^ 
rais-ji'  en  cela  même,  s'il  m'était  possible.  '     " 

Cent  fois  le  jour  je  suis  tenté  de  me  jeter  ;'i  vos  pieds,  de  les  arroser 
de  mes  pleurs,  d'y  obtenir  la  mort  on  mon  pardon.  Toujours  un  effroi 
morlel  glace  mon  courage,  mes  genoux  Ircmblenl  el  n'osent  fléchir; 
la  parole  expire  sur  mes  lèvres,  et  mon  àine  ne  trouve  :iucnne  assu- 
rance contre  la  frayeur  de  vous  irriter. 

Esl-il  au  momie"  un  état  plus  affreux  que  le  mien?  Mon  cœur  sent 
trop  combien  il  est  coupable,  et  ne  saurait  cesser  de  l'être;  le  crime 
el  le  remords  ragitenl  de  coiicert;  el  sans  savoir  quel  sera  mon  des- 
liii,  je  lloltedaiis  un  doute  in3U|)porlable,  entre  l'espoir  de  la  clémence 
cl  la  crainte  du  ehatimeiil. 

Mais  non,  je  n'espère  rien,  je  n'ai  droit  de  rien  espérer.  La  sen'e 
grâce  que  j'attends  de  vous  est  de  hâter  mon  supplice.  Conlentez  une 
juste  vengeance.  Est-ce  (Hie  assez  malheureux  que  de  me  voir  réduit 
à  la  solliciter  moi-iiiême'/  l'unissez-moi,  vous  le  devez;  mais  si  vous 
n'êtes  impitoyable,  qiiiltez  cet  air  Iroiil  et  mécontent  ipii  me  met  au 
désespoir  :  quand  on  envoie  un  coupable  à  la  mort,  on  ne  lui  montre 
plus  de  colère. 


LETTRE   III. 


5e  vous  i.uiialieiitez  pas,  mademoiselle;  voici  la  dernière  imporlu- 
iiile  (pie  NOUS  receviez  de  moi. 

Quand  je  (j^ointiu m  ai  de  vous  aimer,  que  j'élais  loin  de  v()ir  tou>  les 
m:nix  que  je  m'apprêtais!  le  ne  siïiilis  d  aljoi'd  que  celui  (l'im  ammir 
sans  e;poir,  que  la  raison  puul  vaincre  à  force  de  temps  ,  j'en  connus 


LA  NOUVELLE  HÉLOTSE. 


ensuite  un  pins  grand  dans  la  douleur  do  vous  déplaire  ;  et  maintenant 
j'éprouve  le  plus  cruel  de  tous  dans  le  seniirnenl  de  vos  propres  peines. 
0  Julie!  je  le  vois  avec  amertume,  mes  plaintes  troublent  votre  repos. 
Vous  garde/,  lu)  silence  invincible,  mais  tout  décèle  à  mon  cœur  atten- 
tif vds  :igil.ili(iiis  siri  i'ics.  Vos  yeux  deviennent  sond)res,  rêveurs,  (ixés 
eu  ti'rr(;  ;  (pielipies  regards  égarés  s  ecliappcnt  sur  moi  ;  vos  vives  cou- 
leurs se  lauent  ;  une;  p;dcur  étrangère  couvri;  vos  joues  ;  la  gaieté  vous 
abaudouue  :  nue  tristesse  mortelle  vous  accable  ;  il  n'y  a  fpie  l'iiiallt'- 
rablo  douceur  de  votre  àme  qui  vous  préserve  d'un  peu  d'humeur. 

Soit  scnsiliililè,  soit  dédain,  soit  pitié  pour  mes  souri'ranees,  vous  en 
êtes  arreciiM',  je  le  vois;  je  crains  de  contribuer  aux  vôtres,  et  cette 
crainie  m'allligc  beaucoup  plus  que  l'espoir  qui  devrait  en  naître  ne 
peut  me  llailer  ;  car,  ou  je  me  trompe  moi-même,  ou  votre  bonbenr 
m'est  plus  cher  que  le  mien. 

Cependant,  en  revenant  à  mon  lour  sur  moi,  je  commence  à  con- 
naître combien  j'avais  mal  jugé  de  innrj  propre  rieur,  et  je  vois  trop 
tard  que  ce  que  j'avais  d'abord  pris  punr  un  di'lire  passager  fera  le  des- 
tin de  ma  vie.  C'est  le  progrès  de  votie  tiistesse  ipii  m'a  fait  sentir  ce- 
lui de  mon  mal.  Jamais,  non  jamais  le  l'en  de  vos  yeux,  l'éclat  de  votre 
teint,  les  charmes  de  votre  esprit,  toutes  les  grâces  de  votre  ancieime 
gaieté  n'eussent  produit  un  effet  semblable  à  celui  d<;  votre  abattement. 
N'en  doutez  pas,  divine  Juire,  si  vous  pouviez  voir  quel  embrasement 
ces  huit  jours  de  langueur  out  allumé  dans  mon  àme.  vous  gémiriez 
vous-même  des  maux  que  vous  me  causez.  Ils  sont  .iliisormais  sans  re- 
mède, et  je  sens  avec  désespoir  qiu'  le  feu  (pii  me  consume  m\  s'étein- 
dra qu'au  tombeau. 

N'importe  ;  qui  ne  peut  se  rendre  bem'enx  peui  au  moins  mériter  de 
l'être,  et  je  saurai  vous  forcer  d'estimer  un  lioiniMc  à  qui  vous  n'avez 
pas  daigné  faire  la  moindre  réponse.  Ji'  suis  jeune  ii  prux  mériter  un 
jour  la  considt'ralldo  dont  je  ne  suis  pas  malulciiaiil  iligne.  Eu  atten- 
dant, il  faut  \(Mis  iiMidre  le  repos  que  j'ai  perdu  |i(iiii  li)U|(iurs,  et  que  je 
vous  ôte  ici  malgré  mol.  Il  est  juste  que  je  porle  seul  la  peine  du  crime 
dont  je  suis  coupable.  Adieu,  trop  belle  Julie;  vivez  tran(|uille,  et  repre- 
nez, votre  enjouement  ;  dès  demain  vous  ne  me  verrez  plus.  Mais  soyez 
sûre  que  l'amour  ardent  et  pur  dont  j'ai  brûlé  pour  vous  ne  s'éteindra 
de  ma  vie,  et  que  mon  ca>ur  plein  d'un  si  digue  objet  ne  saurait  plus 
s'avilir,  qu'il  partagera  désormais  ses  uniques  hommages  entre  vous  et 
la  vertu,  et  qu'on  ne  verra  jamais  profaner  par  d'autres  feux  l'autel  où 
Julie  fut  adorée. 


BILLET  DE  JULIE. 

i\"emportez  pas  l'opinion  d'avoir  rendu  votre  éloiguemeut  nécessaire. 
lin  cœur  vertueux  saurait  se  vaincre  ou  se  taire,  et  deviendrait  peut- 
être  à  craindre.  Mais  vous...  vous  pouvez  rester. 


J(;  me  suis  lu  longtemps;  vos  froideurs  m'ont  lait  parler  à  la  lin.  Si 
l'im  peut  se  vaincre  pour  la  vertu,  l'on  ne  supporle  point  le  mépris  de 
ce  qu'un  aime.  Il  faut  parlir. 


DEUXIEME  BILLET  DE  JULIE. 


Mou,  monsieur,  après  ce  que  vous  avez  paru  sentir,  après  va  que 
vous  m'avez  osé  dire,  un  bomme  lel  que  vous  avez  feint  d'être  ne  part 
point:  il  fait  plus. 


Je  n'ai  rien  feint  qu'une  passion  modérée  dans  un  cu'ur  au  désespoir. 
Demain  vous  serez  conlenle,  et,  quoique  vous  en  puissiez  dire,  j'aurai 
moins  l'ait  (pic  de  partir. 


TROISIEME  BILLET  DE  JULIE. 


Insensé!  si  mes  jours  te  sont  cbers,  crains  d'attenter  aux  liens.  Je 
suis  obsédée,  et  ne  puis  ni  vous  parler  ni  vous  écrire  jusqu'à  demain. 
Attendez. 


LETTRE  IV. 


j'ai  trop  tenu  parole  :  est-il  une  mort  plus  cruelle  que  de  survivre  a 
i'bonueur?  ... 

Que  dire?  conunent  rompre  un  si  pénible  silence?  ou  plutôt  n  ai-|e 
pas' déjà  tout  dit,  et  no  m'as-tu  pas  trop  entendue?  Ah  '.  lu  en  as  trop 
vu  pour  no  pas  deviner  le  reste  !  Enlrainée  par  degrés  d^ns  les  pièges 
d'im  vilsédncleiir,  je  vois,  sans  pouvoir  m'arrêler.  l'hornble  précipice 

où  je  cours.  Iloi ariilieieux  '.  c'est  bien  plus  mon  amour  que  le  tien 

qui  fait  ton  aiidac  e  Tu  voi^  régaremcnt  de  mon  cœur,  lu  l'en  prévaux 
pour  me  perdre.  El  ipiunl  lu  me  iiiid»  méprisable,  le  pire  de  mes  maux 
est  (l'clre  loreée  à  te  mépriser.  .\b  !  malheureux,  je  t'estimais  et  lu  me 
déshonores  '.  crois-moi,  si  ton  cœur  était  fait  pour  jouir  en  paix  de  ce 
trioni|ihe,  il  ne  l'eût  jamais  obtenu. 

Tu  le  sais,  tes  remoids  eu  augmenleront.  je  n'avais  point  dans  I  àme 
des  inclinations  vicieuses  l.a  m<>  lesiie  et  Ihonnèlelé  m  étaient  chères  ; 
j'aimais  à  les  nourrir  dans  une  vie  simpli;  et  laborieuse.  Que  m'ont  servi 
des  soins  que  le  ciel  a  lejeiésl  Dès  le  iiremier  jour  que  j'eus  le  ni  Ibeur 
de  te  voir,  je  sentis  \v  poison  qui  corrompt  mes  sens  et  ma  raison;  je 
le  sentis  du  premier  instant  ;  et  tes  yeux,  tes  sentiineuts,  tes  discours 
la  plume  eiiniiiielle  le  rendent  chaque  jour  plus  mortel. 

Je  n'ai  i  ieii  néglige-  pour  arrêter  le  progrès  de  cette  passion  luneste. 
Dans  l'impuissaïuav  de  résister,  j'ai  voulu  me  garantir  (1  être  allaquee  : 
les  poursuites  out  trompi-  ma  vaine  prudence,  lient  fois  j'ai  voulu  me 
jeter  aux  pieds  des  auteurs  de  mes  jours  ;  cent  fois  j'ai  voulu  leur  ou- 
vrir mon  CQMir  coupable  :  ils  ne  peuvent  connaître  ce  (pii  s  y  passe  , 
ils  voudront  appliquer  des  remèdes  ordinaires  à  un  mal  désespère;  ma 
mère  est  faible  et  sans  autorité  ;  je  connais  l'inflexible  sévérile  de  mou 
père,  et  je  ne  ferai  que  perdre  et  déshonorer  moi,  ma  famille,  et  toi- 
même.  Mon  amie  est  absente,  mon  frère  n'est  plus:  je  ne  trouve  aucun 
protecteur  au  monde  contre  l'ennemi  qui  me  poursuit;  j'implore  en 
vain  le  ciel,  le  ciel  est  sourd  aux  prières  des  faibles.  Tout  fomente  I  ar- 
deur qui  me  dévoie;  tout  m'abaudHiioe  a  moi-même,  ou  pluUit  toiil  me 
livre  à  toi;  la  nature  entière  semble  être  ta  complice;  ions  mes  elloris 
sont  vains,  je  t'adore  en  dépit  de  moi-mênfe.  Comment  mon  cœur,  qur 
n'a  pu  résister  dans  tonte  sa  force,  céderait-il  maintenaul  à  demi .  com- 
ment ce  cœur,  qui  ne  sait  rien  dissimuler,  te  cacherait-il  le  reste  de_  sa 
faiblesse?  Ah  !  le  premier  pas  qui  coûte  le  plus  élait  celui  qu  il  ne  lal- 
lait  pas  faire.  Comment  m'arréterais-je  aux  autres?  Non,  de  ce  pre- 
mier pas  je  me  sens  entraùier  dans  l'abîme,  et  tu  peux  me  rendre  aussi 
malheureuse  qu'il  te  plaira. 

Tel  est  l'état  affreux  où  je  me  vois,  que  je  ue  puis  plus  avoir  recours 
qu'à  celui  qui  m'y  a  réduite,  et  que,  pour  me  garaniii;  de  ma  penc  "" 
dois  être  mon  unique  défenseur  contre  toi.  Je  pouvais,  je  le  sais,  dif- 
férer cet  aveu  de  mon  désespoir  ;  je  pouvais  quelque  temps  déguiser 
ma  honte  et  céder  par  degrés  pour  m'en  iiiposer  à  moi-même.  >  aine 
adresse  qui  pouvait  flatter  mon  amour-propre,  et  non  pas  sauver  ma 
vertu  :  Va  I  je  vois  trop,  je  sens  trop  on  mené  la  première  laiile.  et  je 
ne  cherchais  pas  à  préparer  ma  ruine,  mais  à  l'éviter. 

Toutefois,  si  in  n'es  pas  le  dernier  des  hommes,  si  quelque  étincelle 
de  vertu  brilla  dans  ton  àme,  s'il  v  reste  encore  quelque  trace  des  sen- 
timents d'honneur  dont  lu  m'as  paru  pénétré,  puis-je  le  croire  assez  vil 
pour  abuser  de  l'aveu  fatal  que  mon  délire  m'arrache?  Non.  je  te  con- 
nais bien,  tu  souliendras  ma  faiblesse,  tu  deviendras  ma  sauvegarde, 
tu  protégeras  ma  personne  contre  mon  propre  cœur.  Tes  vertus  sont  le 
dernier  refuge  de  mon  innocence;  mon  honneur  s'ose  confier  au  lien, 
tu  ne  peux  conserver  l'un  sans  l'autre  :  àme  généreuse,  ah?  conserve- 
les  Ions  deux  ;  et,  du  moins  pour  l'amour  de  toi-même,  daigue  prendre 
pillé  de  moi. 

0  Dieu  :  suis-je  assez  humiliée?  Je  t'écris  à  genoux,  je  baigne  mon 
papier  de  mes  pleurs;  j'élève  à  toi  mes  timides  supplications.  Et  ne 
pense  pas  cependant  ipie  j'ignore  que  c'était  à  moi  d'en  recevoir,  et  que. 
pour  me  faire  obéir,  je  n'avais  qu'à  me  rendre  avec  art  méprisable. 
Ami,  prends  ce  vain  empire,  et  laisse-moi  l'homiéleté:  j'aime  mieux  être 
ton  esclave  et  vivre  innocenie.que  d'acheter  la  dépendance  au  prix  de 
mon  déshouneur.  Si  tu  daignes  m'écouier,  que  d'amour,  que  de  respects 
ne  dois-tu  pas  attendre  de  celle  qui  te  devra  sou  retour  a  la  vie  Quels 
ch-irmes  dans  la  douce  union  de  deux  àmcs  pures  !  tes  désirs  vaincus 
seront  la  source  de  ton  bonheur,  et  les  plaisirs  dont  lu  jouiras  seront 
dignes  du  ciel  même. 

Je  crois,  j'espère  qu'un  cœur  qui  m'a  paru  mériter  tout  rallachemeui 
du  mien  ne déinenlira  pas  la  générosité  que  j'attends  de  lui  :  j  espère 
encore  que,  s'il  élait  assez  lâche  pour  abuser  de  mon  égarement  et  des 
a\enx  qu'il  m'arrache,  le  mépris,  l'indignaiion.  me  rendraienl  la  raison 
que  j'ai  perdue,  et  que  je  ne  serais  pas  assez  lâche  moi-même  pour 
craindre  nu  amant  dont  j'aurais  à  rougir.  Tu  seras  vertueux,  ou  ine 
prisé  :  je  serai  respecléi\  du  guérie  :  voici  l'unique  espoir  qui  me  reste 
avant  celui  de  mourir. 


LETTRE    V. 


I  taiil  donc  l'avouer  euliii,  ce  fatal  seciel  Irop  mal  déguise  1 
u  cœur  qu'avec  la  vie  ! 
en  danger  me  l'.ârrache  ;  il  m'échappe,  et  l'honneur  est  perdu,  llêlas  !  '  une  pour 


de  fois  j'ai  juré  qu'il  ne  sortirait  de  mou  cœur  qu'avec  là  vie  !  La  tienne  ,      Puissances  du  ciel  !  j'avais  une  àme  pour  la  doiilem .  donnez  lu  en 
"     ■■  "  r  la  félicite.  Amour,  vie  de  l'àme  viens  soutenir  la  mienne  prête 


4 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


à  défaillir.  Charme  inexprimable  de  la  vertu,  force  invincible  de  la  voix 
(le  ce  qu'on  aime,  bonheur,  plaisirs,  Iraiisporis,  (pie  vos  tiaiis  sonl  poi- 
gnants I  qui  peut  en  soutenir  l'atteinte?  Oli  1  cdinnient  suffire  au  torrent 
de  délices  qui  vient  inonder  mon  ca-ur?  coininent  expier  les  aliirm(;s 
d'une  crainiive  amante?  Julie...  non;  ma  Julie  à  genoux!  ma  Julie 
verser  des  pleurs  !...  celle  à  qui  l'univers  devrait  des  hommages  sup- 
plier un  homme  qui  l'adore  de  ne  pas  l'outrager,  de  ne  pas  se  désho- 
iiiirprlin-m(^'me'.  Si  je  pouvais  m'indigner  contre  loi,  je  le  ferais,  pour 
tes  frayeurs  qui  nous  avilissent.  Juge  n)ieux,  beauté  pure  et  céleste,  de 
la  nature  de  Inn  empire.  Eh  !  si  j'adore  les  charmes  de  ta  personne, 
n'est-ce  pas  surtout  pour  l'empreinte  de  celte  àme  sans  tache  qui  l'a- 
nime, et  dont  tous  les  traits  portent  la  divine  enseigne  ?  Tu  crains  de 
céder  à  mes  poursuites?  Jhds  quelles  poursuites  peut  redouter  celle 
qui  couvre  de  respect  et  d'honnêteté  tous  les  sentiments  qu'elle  in- 
s()ire?  Est-il  un  homme  assez  vil  sur  la  terre  pour  oser  être  téméraire 
avec  toi? 

Permets,  permets  que  je  savoure  le  bonheur  inattendu  d'iître  aimé... 
aimé  de  celle...  irime  du  monde,  combien  je  te  vois  au-dessous  de  moi  î 
(Jue  je  la  relise  mille  fois,  cette  lettre  adorable  oii  ton  amour  et  tes 
sentiments  sont  écrits  en  caractères  de  feu;  où,  malgré  tout  l'empor- 
tement d'un  ccpur  agité,  je  vois  avec  transport  combien  dans  une  aine 
honnête  les  passions  les  plus  vives  gardent  encore  le  sahit  caractère  de 
la  verlu  !  Quel  monstre,  après  avoir  lu  cette  touchante  lettre,  pourrait 
abuser  de  ton  état  et  témoigner  pr  l'acte  le  plus  marqué  son  profond 
mépris  pour  lui-même  ?  Non,  chère  amante,  prends  conliance  en  un 
ami  tidele  qdi  n'est  point  fait  pour  te  tromper.  Bien  que  ma  raison  soit 
ùjimais  perdue,  bien  que  le  trouble  de  mes  sens  s'accroisse  à  chaque 
instant,  la  personne  est  désormais  pour  moi  le  plus  charmant,  mais  le 
plus  sacré  (iépfjl  dont  jamais  mortel  fut  honoré.  Ma  flamme  et  sou  objet 
conserveront  ensemble  une  inaltérable  pureté.  Je  frémirais  de  porter 
la  main  sur  tes  chastes  attraits  plus  que  du  plus  vil  inceste  ;  et  tu  n'es 
pas  dans  une  sûreté  plus  inviolable  avec  ton  père  qu'avec  ton  amant. 
Oh!  si  jamais  cet  amant  heureux  s'oublie  un  moment  devant  toi  !... 
L'amant  de  Julie  aurait  une  àme  abjecte  I  Non,  quand  je  cesserai  d'ai- 
mer la  vertu,  je  ne  t'aimerai  plus;  à  ma  première  làcheié,  je  ne  veux 
plus  que  tu  m'aimes. 

Rassure-loi  donc,  je  t'en  conjure  au  nom  du  tendre  et  pur  amour  qui 
nous  unit  ;  c'est  à  lui  de  l'être  garant  de  ma  retenue  et  de  nmn  respect  ; 
c'e^t  à  lui  de  te  répondre  de  lui-même.  Et  pourquoi  les  craintes  iraient- 
elles  plus  loin  que  mes  désirs  ?  à  quel  autre  bonheur  voudrais-je  aspi- 
rer, si  tout  mon  cœur  sultit  à  peine  à  celui  qu'il  goûte?  Nous  sommes 
jetmes  tous  deux,  il  est  vrai  ;  nous  aimons  pour  la  première  et  l'unique 
fois  de  la  vie,  et  n'avons  nulle  expérience  des  passions  :  mais  l'hon- 
neur qui  nous  conduit  est-il  un  guide  trompeur?  a-l-il  besoin  d'une 
expérience  suspecte  qu'on  n'acquiert  qu'à  force  de  vices  ?  J'ignore  si  je 
m'abuse,  mais  il  me  semble  que  les  sentiments  droits  sont  tous  au  fond 
de  mon  cœu: .  Je  ne  suis  point  un  vil  séilncteur  comme  lu  m'appelles 
dans  ton  désespoir,  mais  un  bonnne  simple  et  sensible,  qui  montre  ai- 
sément ce  qu'il  sent,  et  ne  seul  rien  dont  il  doive  rougir.  Pour  dire  tout 
eu  un  seul  mol,  j'abhorre  encore  plus  le  crime  que  je  n'aime  Julie.  Je  ne 
sais,  non,  je  ne  sais  pas  même  si  l'amour  que  lu  fais  naîlre  est  compa- 
tible avec  l'oubli  de  la  vertu,  et  si  tout  autre  qu'une  àme  honnête  peut 
sentir  assez  tous  tes  charmes.  Pour  moi,  plus  j'en  suis  pénétré,  plus  mes 
senlimenis  s'élèvent.  Quel  bien,  que  je  n'aurais  pas  fait  pour  lui-même, 
ne  ferais-je  pas  maintenant  pour  me  rendre  digne  de  toi?  Ah  I  daigne 
te  confier  aux  feux  que  tu  m'inspires,  et  que  tu  sais  si  bien  purilièr  ; 
crois  qu'il  suffit  que  je  l'adore  pour  respecter  à  jamais  le  précieux  dé- 
p(")t  dont  tu  m'as  chargé.  Oh  !  quel  cœur  je  vais  posséiler  !  Vrai  bonheur, 
gloire  de  ce  qu'on  aime,  triomphe  d'un  amour  qui  s'honore,  combien 
tu  vaux  mieux  que  tous  les  plaisirs  ! 


LETTRE  VL 


DE     JULIE    A    CLAIHE. 


Veux-tu,  ma  cousine,  passer  ta  vie  à  pleurer  celte  pauvre  Chailiot,  et 
faul-il  que  les  morts  le  fassent  oublier  les  vivants?  Tes  regrets  sont 
justes,  et  je  les  partage;  maisdoivenl-ils  être  éternels?  Depuis  la  perle 
de  ta  mère,  elle  l'avait  élevée  avec  le  plus  grand  soin  :  elle  était  plui("(i 
ton  amie  que  ta  gouvernante;  elle  i'aim;iit  lendremenl,  et  m'aimait 
parce  que  tu  m  aimes  ;  elle  ne  nous  inspira  jamais  que  des  principes  de 
sagesse  et  d'honneur.  Je  sais  tout  cela,  ma  chère,  et  j'en  conviens  avec 
plaisir.  .Mais  conviens  aussi  que  la  bonne  femme  était  peu  prudente 
avec  nous;  qii  elle  faisait  sans  nécessité  les  conlidences  les  plus  indis- 
crètes ;  qu'elle  nous  entretenait  sans  cesse  des  maximes  de  la  galante- 
rie, des  aventures  de  sa  jeunesse,  du  manège  des  amants  ;  et  que,  pour 
nous  garantir  du  piège  des  hommes,  si  elle  ne  nous  apprenait  pas  à  leur 
en  tendre,  elle  nous  instruisait  au  moins  de  mille  choses  que  de  jeunes 
tilles  se  passeraient  bien  de  savoir.  Console-toi  donc  de  sa  perle  comme 
d'un  mal  qui  n'est  pas  sans  quelque  dédommagement  :  à  l'âge  où  nous 
sonmics ,  ses  leçons  comracnçaiimt  à  devenir  dangereuses ,  et  le  oie. 


nous  l'a  peut-être  ôtée  au  moment  où  il  n'était  pas  bon  qu'elle  nous 
restât  plus  longtemps.  Souviens-toi  de  tout  ce  que  lu  me  disais  quand 
je  perdis  le  meilleur  des  frères.  La  Chailiot  t'csl-ellc  plus  chèie?  as-lu 
plus  de  raison  de  la  regretter? 

Reviens,  ma  chère  ;  elle  n'a  plus  besoin  de  toi.  Hélas  !  tandis  que  tu 
perds  ton  temps  en  regrets  superflus,  comment  ne  ciains-iu  point  de 
t'en  attirer  d'autres?  comment  ne  crains-tu  point,  toi  qui  connais  l'état 
de  mon  cœur,  d'abandonner  ton  amie  à  des  périls  que  ta  présence  au- 
rait prévenus?  Oh  !  qu'il  s'est  passé  de  choses  depuis  ton  départ!  Tu 
frémirais  en  apprenant  quels  dangers  j'ai  courus  par  mcm  imprudence. 
J'espère  en  êlre  délivrée  ;  mais  je  me  vois,  pour  ainsi  dire,  à  la  discré- 
tion d'auirui  :  c'est  à  toi  de  me  rendre  à  moi-même,  llàte-toi  de  reve- 
nir. Je  n'ai  rien  dit  tant  que  tes  soins  étaient  utiles  à  la  paiivii'  bonne  ; 
j'eusse  été  la  première  à  t'exhortera  les  lui  rendre.  Depuis  iiu'i'lli-  n'est 
plus,  c'est  à  sa  famille  que  lu  les  dois  :  nous  les  rempilions  mieux  ici 
de  concert  que  tu  ne  le  ferais  seule  à  la  campagne,  et  lu  l'acipiilteras 
des  devoirs  de  la  reconnaissance  sans  rien  ôier  à  ceux  de  l'amitié. 

Depuis  le  dépaiide  mon  père,  nous  avons  repris  notre  ancienne  ma- 
nière de  vivre,  et  ma  mère  me  quille  moins  ;  mais  c'est  par  habitude 
plus  que  par  défiance.  Ses  sociétés  lui  prennent  encore  bi(m  des  mo- 
iiienis  qu'elle  ne  veut  pas  dérober  à  mes  petites  études,  et  Babi  remplit 
alors  sa  place  assez  négligemment.  (Juoique  je  trouve  à  cette  bonne 
mère  beaucoup  trop  de  sécurité,  je  ne  puis  me  résoudre  à  l'en  avertir; 
je  voudrais  bien  pourvoir  à  ma  sûreté  sans  perdre  son  estime,  et  c'est 
toi  seule  qui  peux  concilier  tout  cela.  Reviens,  ma  Claire,  reviens  sans 
tarder.  J'ai  regret  aux  leçons  que  je  prends  sans  toi,  cl  j'ai  peur  de  de- 
venir trop  savante  :  notre  maître  n'est  pas  seulement  un  homme  de  mé- 
rite ;  il  est  vertueux,  et  n'en  est  que  plus  à  craindre.  Je  suis  trop  con- 
tente de  lui  pour  l'êlre  de  moi  :  à  son  âge  et  au  nôtre,  avec  Ihoinme 
le  plus  vertueux,  quand  il  est  aimable,  il  vaut  mieux  êlre  deux  filles 
qu'une. 


LETTRE  Vn. 


Je  l'entends,  et  tu  me  fais  trembler,  non  que  je  croie  le  danger 
aussi  pressant  que  tu  l'imagines.  Ta  crainte  modère  la  mienne  sur  le 
présent,  mais  l'avenir  m'épouvante;  et  si  tu  ne  peux  le  vaincre,  je  ne 
vois  plus  que  des  malheurs,  llélas  !  combien  de  fois  la  pauvre  Chailiot 
m'a-t-elle  prédit  que  le  premier  soupir  de  ion  cœur  ferait  le  destin  de 
la  vie  !  Ah  !  cousine,  si  jeune  encore  faul-il  voir  déjà  ton  sort  s'accom- 
plir I  Qu'elle  va  nous  manquer  cette  femme  habile  que  lu  nous  crois  avan- 
tageux de  perdre  I  11  l'eûi  été  peut-être  de  tomber  d'abord  en  de  plus 
sûres  mains  ;  mais  nous  sommes  trop  instruites  en  sorlanl  des  siennes 
pour  nous  laisser  gouverner  par  d'autres,  el  pas  assez  pour  nous  gou- 
verner nous-mêmes  :  elle  seule  pouvait  nous  garantir  des  dangers  aux- 
(piels  elle  nous  avait  exposées.  Elle  nous  a  beaucoup  appris,  el  nous 
avons,  ce  me  semble,  beaucoup  pensé  pour  notre  âge.  La  vive  et  ten-- 
dre  amitié  qui  nous  unit  presque  dès  le  berceau  nous  a,  pour  ainsi  diie, 
éclairé  le  cœur  de  bonne  heure  sur  toutes  les  passions.  Nous, connais- 
sons assez  bien  leurs  signes  et  leurs  effets  :  il  n'y  a  que  l'art  de  les 
réprimer  qui  nous  manque.  Dieu  veuille  que  Ion  jeune  philosophe  con- 
naisse mieux  que  nous  cet  art-là  ! 

Quand  je  dis  nous,  tu  m'entends;  c'est  surtout  de  loi  que  je  parle  : 
car  pour  moi,  la  bonne  m'a  dit  toujours  que  mon  ètourderie  me  tien- 
drait lieu  de  raison,  que  je  n'aurais  jamais  l'esprit  de  savoir  aimer,  el 
que  j'étais  trop  folle  pour  faire  un  jour  des  lolies.  Ma  Julie,  prends 
garde  à  loi  ;  mieux  elle  augurait  de  ta  raison,  plus  elle  craignait  pour 
ton  cœur.  Aie  bon  courage  cependant;  tout  ce  que  la  sagesse  et  l'hon- 
neur pourront  faire,  je  sais  que  ton  àme  le  fera;  et  la  mienne  fera, 
n'en  doute  pas,  tout  ce  que  l'amitié  peut  faire  à  son  tour.  Si  nous  en 
savons  trop  pour  notre  âge,  au  moins  cette  élude  n'a  rien  coûté  à  nos 
mœurs.  Crois,  ma  chère,  qu'il  y  a  bien  des  filles  plus  simples  qui  sont 
moins  honnêtes  que  nous  :  nous  le  sommes,  parce  que  nous  voulons 
l'être  ;  et,  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  c'est  le  moyen  de  l'être  plus  sûre- 
ment. 

Cepend.int,  sur  ce  que  tu  me  marques,  je  n'atirai  pas  un  moment  de 
repos  que  je  ne  sois  auprès  de  loi  ;  car,  si  lu  crahis  le  danger,  il  n'est 
pas  tout  à  fait  chimérique.  H  esl  vrai  (|uele  préservatif  est  facile  :  deux 
mots  à  ta  mère,  el  tout  esl  fini.  Mais  je  le  comprends,  lu  ne  veux  point 
d'un  expédient  qui  finit  tout  :  tu  veux  bien  t'ôtcr  le  pouvoir  de  suc- 
comber, mais  non  pas  l'honneur  de  combattre.  0  pauvre  cousine!.... 
encore  si  la  moindie  lueur....  Le  baron  d  Etai'ge  consentir  à  donner  sa 
fille,  son  enfant  uniipie,  à  un  petit  bourgeois  sans  foriuue  !  L'espères- 
tu?...  Qu'espères-lu  donc?  que  veux-tu?...  Pauvre,  pauvre  cousine  I... 
Ne  crains  rien  toutefois  de  ma  part  ;  ton  secret  sera  garde  par  ton  amie. 
Bien  des  gens  trouveraient  plus  honnête  de  le  révéler  ;  peut-être  au- 
raient-ils raison.  Pour  moi,  qii  ne  suis  pas  une  grande  raisonneuse,  je    i 
ne  veux  point  d'une  honnêteté  qui  trahit  l'amitié,  la  fui,  la  confiance  ;     i 
j'imagine  que  chaque  relation,  chaque  âge  a  ses  maximes,  ses  devoirs,     i 
ses  vertus  ;  que  ce  qui  serait  prudence  à  d'aulres,  à  moi  serait  perfidie,    { 


LA  iNOUVELLE  HKLOISE. 


et  qu'au  lieu  de  nous  rendre  sages  on  nous  rend  mécliants  en  confon- 
dant tout  cela.  Si  Ion  amour  csi  faible,  nous  le  vaincrons  ;  s'il  est  cx- 
trônie,  c'est  l'exposer  à  des  traftédics  que  de  l'alla(|ner  par  des  moyens 
vioionls;  et  il  ne  convient  à  l'ainilié  de  tenter  que  ceux  dont  elle  peut 
l'époiidi-e.  Mais,  en  revanche,  lu  n'as  qu'à  marclier  droit  (juand  lu  se- 
ras sous  ma  garde.  Tu  verras,  tu  verras  ce  que  c'est  qu'une  duegiie  de 
di\-liuit  ans. 

Je  tie  suis  pas,  comme  tu  sais,  loin  de  toi  pour  mon  plaisir;  et  le 
printemps  n'est  pas  si  agréable  en  campagne  que  lu  peuses;  on  y 
soullVe  a  la  fois  le  froid  et  le  eliand  ;  on  u  a  point  d'ombre  a  la  prome- 
iinde,  et  il  faut  se  cbaulfer-  dans  la  maison.  Mon  (lere,  di'  son  coté,  ne 
laisse  pa»,  au  milieu  d(;  ses  b.itiments,  de  s'apercevoir  ipi'oii  a  la  ga/.elte 
ici  plus  taid  (pi'à  la  ville,  .\iosi  tout  le  monde  ne  demande  pas  mieux 
que  il'y  rclournei',  et  tu  m'embrasseras,  j'espère,  dans  quatre  ou  cinq 
jours.  Mais  ce  qni  m'inquiele  est  que  quatre  ou  cinq  jours  font  je  ne 
sais  combien  d'Iieurcs,  dont  plusieurs  sont  destinées  an  philosophe.  Au 
philosophe,  enirmls-hi,  cousine  1  Pense  que  toutes  ces  heures-là  ne 
doivent  sonner  qu(^  pour  lui. 

Ne  va  pas  ici  rougir  et  baisser  les  yeux.  Prendre  nu  air  grave,  il  t'est 
impossible  ;  cela  ne  peut  aller  à  les  irails.  'fu  sais  bien  ipn;  je  ne  sau- 
rais pleurer  sans  rire,  et  que  je  n'eu  suis  pas  pour  cela  moins  sensible  ; 
je  n'eu  ai  pas  moins  de  ciiagrin  (Pètre  loin  de  loi  :  je  n'en  regrette  pas 
moins  la  bonne  l^haillot.  Je  le  sais  un  gré  iuliiii  de  vouloir  partager 
avec  moi  le  soin  de  sa  famille,  je  ne  l'abandoiuierai  de  mes  jours  ; 
mais  lu  n(!  serais  phis  toi-nième  si  lu  perdais  quclqife  occasion  de  faire 
du  bien.  Je  conviens  (pie  la  [lauvre  mie  était  babillarde,  a-sez  libre 
dans  ses  propos  familiers,  peu  discrète  avec  de  jeunes  lllles,  ei  (pi'elle 
ahnail  à  parler  de  son  vieux  temps  :  aussi  ne  sont-ce  pas  tant  les  qua- 
lités de  son  esprit  que  je  regrette,  bien  qu'elle  en  eut  d'excellentes 
parmi  de  mauvaises.  La  perle  (pie  je  picuie  en  elle,  c'est  son  boncuiur, 
sou  parfait  allaehemcnl,  qui  lui  donnait  à  la  fois  pour  moi  la  tendresse 
d'une  meir  cl  la  conliance  d'une  sieur.  Elle  me  li;uait  lieu  de  toute  ma 
famille.  A  peine  ai-je  connu  ma  mère  ;  mon  père  nraime  aillant  qu'il 
peiil  aimer  :  nous  avons  perdu  ton  aimable  frère,  je  ne  vois  pres(4ue  ja- 
mais les  miens.  .Me  voilà  comme  une  orpheline  délaissée.  Mou  enfant,  lu 
me  restes  seule  ;  car  la  bonne  mère,  c'est  toi.  Tu  as  raison  pourtant  ; 
tu  me  restes.  Je'pleuraisI  j'étais  donc  folle  :  qu'ayais-je  à  pleurer? 

P.  S.  De  peur  d  accident,  j'adresse  celle  lettre  à  mjlie  maitre,  aliii 
qu'elle  le  parvienne  plus  si'irenienl. 


ÎTTItE-VIIlil,. 


Hiiels  sont,  belle  Julie,  les  bizarres  caprices  de  l'amour!  .Mou  cœur  a 
plus  qu'il  n'esperail,  et  n'est  pas- coulent  !  Vous  m'aimez,  vous  me  le 
dites,  el  je  soupire!  I!e  co'iir  injuste  ose  désirer  encore,  quand  il  n'a 
plus  rien  a  désirer  :  il  me  pimil  de  ses  fantaisies,  et  me  rend  iuipiiet  an 
.sein  du  bonheur.  Ne  croyez  pas  que  j'aie  oublié  les  lois  qui  me  soûl 
imposées,  ni  perdu  la  volonté  de  les  observer;  non  :  mais  un  secret  dé- 
pit m  agile  en  voyant  ipie  ces  lois  ne  cofitent  qu'à  moi,  que  vous  (pii 
vous  prétendiez  si  faible  <Hes  si  forte  à  présenl,  et  que  j'ai  si  peu  de 
eomhais  à  rendre  contre  moi-même,  tanl  je  vous  trouve  allcnlive  à  les 
prévenir. 

Que  vous  êtes  changée  depuis  deux  mois,  sans  que  rien  ail  <  han!,'(' 
que  vous  !  Vos  langueurs  ont  disparu  ;  il  n'est  plus  question  ili;  (li'jjoùi 
ni  d'abattement;  toutes  les  grâces  sont  venues  reprendre  leurs  posles; 
Ions  vos  charmes  se  sont  ranimés;  la  rose  qui  vient  d'éclore  n'esl  pas 
plus  fraîche  que  vous  :  les  saillies  ont  recommencé  ;  vous  avez  de  l'es- 
prit avec  tout  le  monde  :  vous  folâtrez,  même  avec  moi,  comme  aiipa- 
ravanl;  el.  ce  (pii  m'irrite  plus  que  tout  le  reste,  vous  me  jurez  un 
amour  ('lerncl  d'iiii  air  aussi  gai  que  si  vous  disiez  la  chose  du  monde 
la  plus  plaisante. 

Diies,  dites,  volage  ;  est-ce  là  le  caractère  d'une  passion  violenle  ré- 
duite à  se  coiidiatlre  elle-même?  el  si  vous  aviez  le  moindre  désir  à 
vaincre,  la  ronirainle  n'elourferail-ellc  pas  au  moins  l'enjouement? 
Oh!  que  vous   étiez  bien  plus  aimable  ipiand  vous  étiez  moins  belle! 

(Juéje  regrette  celle  pâleur  I hanle,  précieux  gage  ,|ii  bonheur  d'un 

amant!  cl  (pie  je  hais  lunliseicle  saule  que  vous  avez  recouvrée  aux 
dépens  (le  inoii  repos!  Oui,  j'aiiiieiais  mieux  vous  voir  malade  en((U-e 
que  cet  air  conlenl,  ces  yeux  brillanis,  ce  leiiil  lleiiri,  (pil  m'outragent. 
Avez-voiis  oublie  sil("il  que  vous  n'èliez  pas  ainsi  (piand  vous  imploriez 
nia  cldueiice'  Julie.  Julie,  que  cet  amour  ,si  vif  est  devenu  Iraïuniille 
en  peu  (le  temps! 

Mais  ce  (pii  m'olfense  plus  encore,  c'est  qu'après  vous  être  remise  à 
ma  discrelion,  vous  paraissez  vous  en  délier,  el  que  vous  fuvez  les 


(1)  On  sent  qu'il  y  ii  ici  imi^  bidiie  el  l'on  cii  In.iiviin  souvent  rtiins  Vi  çiiile 
de  celle  correspondiinie.  IMusicurs  lettres  so  sont  per.lin's,  iliinlrps  oui  êl^'  siip- 
prlni£es,  d'autres  ont  souflirl  des  retranihenienls  :  mais  il  ne  ninufiu(.'  rien  d  es- 
sentiel qu'on  MO  puisse aiséiiienl  suppléer  à  laide  de  oo  (pii  rcsle. 


dangers  comme  s'il  vous  en  resiait  à  craindre.  Egt-ce  ainsi  (pie  yoiig 
jionorez  ma  retenue?  cl  mon  invi(dable  respect  méritait-il  cet  aff  (wii 
de  votn-  pari?  Kieii  loin  qiu;  le  (h'parl  de  votre  père  nous  ail  bissé  jtlus 
de  liberté,  à  peine  peul-(]n  vous  voir  seule.  Votre  inséparable  cousine 
ne  vous  (piiue  plus.  Insensiblement  nous  allons  reprendri;  nos  pre- 
mières manières  de  vivre  et  notre  ancienne  circonspection,  avec  celte 
Uiii(pie  diiréreiice  «pi'.dors  elle  vous  était  à  charge,  et  (pi'elle  vous  plait 
iiiaintcnanl. 

Hiiel  sera  donc  le  prix  d'un  si  pur  h(jmmage,  si  votre  estime  ne  l'est 
pas?  cl  de  quoi  me  sert  l'abstinence  éternelle  et  vidoiilaire  de  ce  qu'il 
y  a  de  |)lns  doux  au  monde,  si  celle  qni  l'exige  ne  m'en  suit  aucun  gr('? 
Dertes,  je,  suis  las  de  simifrir  inutilement,  el  de  nu^  C(uidaimiei  aux 
plus  dur(!S  privations  sans  en  avoir  même  le  mérite.  (Jnoi!  faut  il  qm; 
vous  embellissiez  impunément  taudis  qm;  vous  me  méprisez?  faut -il 
(priucessamment  mes  yeux  dévorent  des  charmes  dont  jamais  ma 
bouche  n'ose  approcher?  faut-il  enliu  que  je  m'(')ie  à  moi-même  tonte 
espérance  sans  pouvoir  au  moins  m'houorer  d'un  sacrifice  aussi  rigou- 
reux? iNoii;  puisque  vous  ne  vous  liez  pas  a  ma  loi.  je  ne  veux  plus 
la  laisser  vainement  (;ngagée  :  c'est  une  sûreté  injuste  que  celle  que 
vous  lirez  à  la  fois  de  ma  parole  et  de  vos  précautions;  vous  êtes  trop 
iugrale,  ou  je  suis  trop  scrupuleux,  et  je  ne  veux  plus  refus<!r  de  la  l'or- 
tune  les  occasions  «pie  vous  n'aurez  pu  lui  oter.  Eulin,  quoi  qu'il  eu  soil 
de  mon  sort,  je  sens  que  j'ai  pris  une  charge  au-dessus  de  mes  forces. 
Julie,  reprenez  la  gai-de  de  vous-même,  je  vous  rends  un  dépfil  irop 
dangereux  pour  la  lidelilé  du  d('posilaire,  et  doul  la  défense  coulera 
moins  à  votre  cd'iir  que  vous  n'avez  feini  de  le  craindre. 

Je  vous  le  dis  sérieusement  ;  comptez  sur  vous,  ou  cliassez-moi, 
c'est-à-dire  (Mez-moi  la  vie.  J'ai  pris  un  engagement  lénn-raire.  J'ad- 
mire comment  je  l'ai  |)U  tenir  si  longtemps;  je  sais  que  je  le  dois  tou- 
jours, mais  je  sens  qu'il  m'est  impossible.  Ou  mérite  de  succomber 
quand  on  s'impose  de  si  périlleux  devoirs.  Crovez-moi,  chère  el  tendre 
Julie,  croyez-en  ce  cœur  sensible  qui  ne  vil  que  pour  vous;  vous  serez 
toujours  respectée  :  mais  je  puis  un  instant  manquer  de  raison,  et  l'i- 
vre^se  peut  dicter  un  crime  (Joui  ou  aurait  horreur  de  sang-froid.  Heu- 
reux de  n'avoir  point  trompé  votre  espoir,  j'ai  vaincu  deux  mois,  pi 
vous  me  devez  deux  siè<  les  de  souffrances. 


LETTRE  IX. 


J'entends  ;  les  plaisirs  du  vice  et  l'honneur  de  la  vertu  vous  f.'raien 
un  sort  agréable.  Est-ce  là  voire  morale?...  Eh  I  mon  bon  ami,  vous 
vous  lassez  bien  vite  d'être  généreux  !  Ne  l'étiez-vons  doue  que  par 
arlilice?  La  singulière  marque  d  atlachcmenl  que  devons  plaindre  de  ma 
sanlé?  Serail-ce  (pie  vous  espériez  voir  mon  fol  aiiunir  adiever  de  la 
détruire,  el  que  vous  m'attendiez  au  mumenl  de  V(uis  diMuaiider  la  vie? 
on  bien,  compliez-vmis  de  me  rcspecler  aussi  Ioiil'Iciiii'S  ipie  je  ferais 
peur,  el  de  vous  réiractcr  quand  je  deviendrais  supporlable .'  Je  ne  vois 
pas  dans  de  pareils  saerilices  un  mérite  à  tant  fiûre  valoir. 

Vous  me  reprochez  avec  la  même  équité  le  soin  que  je  prends  de 
vous  sauver  des  e(Mnbats  pénibles  avec  vous-même.  C(unme  si  vous  ne 
deviez  pas  plutôt  m'en  reiiuTcier.  Puis  vous  vous  rétractez  de  renga- 
gement que  vous  avez  pris  comme  d'un  devoir  trop  à  charge  ;  en  sorte 
que,  dans  la  même  lettre,  vous  vous  plaignez  de  ce  que  vous  avez  trop 
de  peine,  et  de  ce  que  vous  n'en  avez  pas  assez,  Peusez-y  mieux,  et 
tachez  d'être  d'aeconi  avec  vous  pour  donner  à  vos  prétendus  griefs 
une  C(Hileur  moins  frivole  ;  ou  plnl("it.  quittez  toute  cette  dissimulaiiun 
qui  n'esl  pas  dans  votre  caractère.  Oiioi  (pie  vous  puissiez  dire,  voire 
co'urest  plus  conlenl  du  mien  qu'il  ne  feint  de  l'être.  Ingrat,  vous  sa- 
vez irop  (pi'il  n'aura  jamais  tort  avec  vous!  Votre  letire  nu^'ine  vous  dé- 
ment par  son  siyle  enjoué,  cl  vous  n'auriez  pas  tant  d'esprit  si  vous 
étiez  moins  trampiille.  En  voilà  trop  sur  les  vains  reproches  qui  vous 
regardent  :pass(ms  à  ceux  qui  me  regardent  moi-im-me,  el  qui  semblent 
d'abord  mieux  fondes. 

Je  le  sens  bien,  la  vie  égale  et  douce  que  nous  menons  depuis  deux 
mois  ne  s'accorde  pas  avec  ma  déclaration  précédente,  et  j'avoue  que 
ce  n'est  pas  sans  raison  que  vous  êtes,  surpris  de  ce  contrasic.  Vous 
m'avez  d'ab(U'd  vue  au  désespoir,  vous  me  irouvez  à  présenl  trop  pai- 
sible ;  de  la  vous  accusez  mes  senliinents  d'inconstance  et  mon  coeur 
(le  caprice.  Ah!  mon  ami,  ne  le  jugez-vous  point  trop  sévèi-emeul?  Il 
faut  plus  d  un  jour  pour  le  cmiuaitre.  Ailemlez,  elvotis  trouverez  peul- 
être  (pie  ce  cieur  ipii  vous  aime  n'est  pas  indigne  du  vêilre. 

Si  vous  pou\i(  zcoiuiirendreavec  quel  efiroi  j'éprouvai  les  premières 
allciulcs  (lu  seulimeiil  (pii  munit  à  vous,  vous  jugeriez  du  trouble  qii  il 
(lui  me  causer  :  j'ai  ele  élevée  dans  des  maximes  si  sévères,  que  l'a- 
mour le  plus  pur  me  paraissait  le  comble  du  de-'honueur.  foui  m  ap- 
prenait ou  me  faisait  croire  (piuue  lille  sensible  ela  I  perdm»  au  pre- 
mier mol  tendre  échappe  de  sa  bouche  ;  mon  imagiiiaiion  ir.iublée  con- 
foudail  le  crime  avec  l'aveu  de  la  passion:  el  j'avais  une  si  affreuse 
idée  de  ce  premier  pas,  qu'à  peine  voyais-je  au  delà  nul  intervalle 
jusqu'au  dernier.  L'excessive  detlance  de   moi-même  annincula  mes 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


alarmes  ;  les'combats  de  la  modestie'me  parurent  ceux  de  'a  chasteté  : 
je  pris  le  toiirnirnt  du  sileme  pour  renipoilemeiU  dis  désirs.  Je  me 
crus  perdue  aussitôt  que  j'aurais  parlé,  et  ceiieudanl  il  fallait  parler  on 
vous  perdre  Ainsi,  ne  pouvant  plus  dénuiser  uies  '^euiiiueuts,  je  làcliai 
d'exciter  la  générosité  des  vôtres  ;  et,  me  fiant  plus  à  vous  qu';i  moi,  je 
voiilits,  en  intéressant  votre  honniiir  à  ma  défense,  me  ménager  des 
ressources  dont  je  nie  croyais  dépiuirviie. 

J'ai  recomui  que  je  lue  trompais:  je  neus  pas  parlé  que  je  me  trou- 
vai soulagée;  vous  n'eiiles  p:is  répondu  que  je  me  sentis  tout  à  fait 
calme  ;  et  deux  mois  d'expérience  m'ont  appris  que  mou  cœur  trop 
tendre  a  besoin  d'amour,  mais  que  mes  sens  n'ont  aucun  besoin  d'a- 
mant. Jugez,  vous  qui  aimez  la  verlii.  avec  quelle  joie  je  fis  celle  heu- 
reuse découverte.  Sortie  de  celle  proftmile  ignnuiiiiie  oi'i  mes  terreurs 
m'avaienl  plongée,  je  goûte  le  plaisir  délicieux  d'aiiuer  purement.  Cet 
état  fait  le  bonheur  de  ma  vie;  mou  humeur  et  ma  sanlé  s'en  ressen- 
tent ;  à  peine  puis-je  en  concevoir  un  plus  dnux,  et  l'accord  de  l'aniour 
et  de  l'innocence  me  semble  être  le  paradis  sur  la  terre. 

Dès  lors  je  ne  vous  craignis  pins;  et.  quand  je  pris  soin  d'éviter  la 
solitude  avec  vous,  ce  fut  auiani  poiu'  vous  que  pour  moi;  car  vos 
yeux  et  vos  soupirs  annonçaient  pins  de  transports  que  de  sagesse;  et 
si  vous  eussiez  oublié  l'arrêt  que  vous  avez  prononcé  vous-même,  je 
ne  l'aitrais  pas  oïdilié. 

Ali  '  mon  ami,  que  ne  pnis-je  faire  passer  dans  votre  âme  le  senti- 
ment de  bonheur  et  de  pai\  qui  règne  au  fond  de  la  mienne!  que  ne 
pnis-je  vous  apprendre  à  jouir  tranquillement  du  pins  dé'icienx  état  de 
la  vie  !  Les  chàrniis  de  l'union  des  cœurs  se  joignent  pour  nous  à  ceux 
de  l'innocence  :  nulle  crainte,  nulle  honte  ne  trouble  notre  félicité;  au 
sein  des  vrais  plaisirs  de  l'aniom',  nous  pouvons  parler  de  la  vertu  sans 
rougir. 

E  v'  c  il  piiicci'  con  1'  oiiestade  acoanin. 
Et  le  plaisir  s'unit  h  riionnêtplé.  JIétast. 


Je  ne  sais  quel  triste  pressentiment  s'élève  dans  mon  sein,  et  me  cric 
que  nous  jouissons  du  seul  temps  beurenx  que  le  ciel  nous  ait  dest  né. 
Je  n'entrevois  dms l'avenir qu'idisence,  orage  troubles,  conlradiclions  : 
la  moindre  altération  à  notre  siinaiion  présente  me  parait  ne  pouvoir 
être  qu'un  mal  Non,  quand  un  lien  plus  doux  nous  unirait  à  jamais,  je 
ne  sais  si  l'excès  du  bonheur  n'en  deviendrait  pas  bientut  la  ruine.  Le 
moment  de  la  possession  est  une  crise  de  I  amour,  et  tout  changement 
est  dangereux  an  notre;  nous  ne  pouvons  plus  qu'\  perdre. 

Je  t'en  conjure,  mon  lendr''  et  unique  and  tâche  de  calmer  l'ivresse 
des  vains  désirs  que  suivent  toujours  les  regrets,  le  repentir,  la  tris- 
tesse, (ioûtonsenpaix  notre  situathm  présente.  Tu  le  plais  à  m  instruire, 
et  tu  s;iis  trop  si  je  me  plais  à  n  cevoir  tes  leçons  Rendons-les  eiicure 
plus  fréquentes;  ne  nous  quittons  qu'autant  qu'il  f.mt  pour  la  bien- 
séance: employons  à  nous  écrire  les  moments  que  nous  ne  ponvoii> 
passer  à  nous  voir,  et  profiions  d'un  temps  précieux  après  lequel  pent- 
êlre  nous  soufiircrons  un  jour.  .\h  !  piii  se  notre  sort,  tel  qu  il  est,  du- 
rer aulant  que  notre  vie  '  L'esprit  s'orne  la  laison  s  éclaire,  l'àine  se 
fortifie,  le  cœur  jouit  :  que  manque-t-il  à  notre  bonheur  '! 


LETTRE  X. 


Que  vous  avez  raison,  ma  .Inlie,  de  dire  que  je  ne  vous  connais  point 
encore  !  toujiuirs  je  crois  connaître  tous  les  iiesors  de  votre  belle  aine, 
et  toujours  j'en  découvre  de  nouveaux.  (Jnelle  femme  jamais  associa 
comme  vous  la  tendresse  à  la  vertu,  et  tempérant  l'une  p;ir  l'autre,  les 
rend  t  Imuiis  deux  plus  charmanies?  Je  trouve  je  ne  s  is  quoi  d'aima- 
ble et  d'attr.iyaut  dans  celle  sagesse  (|ui  me  désole;  et  von-  oinez.avec 
tant  de  grâce  les  piiv:it  ons  que  vous  m  imposez,  qu'il  s'en  faut  peu  que 
vous  ne  me  les  rendiez  chères. 

Je  le  sens  chaque  jour  davantage,  le  plus  grand  des  biens  est  d'être 
aimé  de  vous;  il  n  y  en  a  point,  il  u  y  en  peut  avoir  qui  l'égide;  et  s'il 
fallait  choisir  entie  \otre  coeur  et  votre  posses-ion  même,  non.  cbar- 
manle  Julie,  je  ne  balancerais  pas  un  instant.  Mais  d  où  viendrait  celte 
allerualive  ■  et  pourquoi  rendre  incompaiihle  ce  que  la  n;iinre  a  voulu 
réunir/ le  lemp-  est  précieux,  lites-vons;  saibims  eu  jouir  tel  qu  II 
est,  et  gardons-nous  par  notre  impatience  d'en  troubler  le  paisible 
coui-s  Eh  1  qu'il  passe  et  cpi'il  soit  tieureux  !  pour  prollier  d  un  état  ai- 
mab.e  tant-il  en  négliger  un  meilleur  cl  préférer  h;  repos  à  la  félicité 
suprême'.'  ne  peidoii  pas  loiit  le  tenijis  qu'on  penl  mieux  employer'? 
Ab  !  si  l'on  peut  vivre  mille  ans  eu  un  quart  d'heure,  à  quoi  bon  comp- 
ter Iristeii  eut  les  jours  qu'on  aura  vécu? 

Tout  ce  que  vous  dites  du  lionheur  de  notre  situation  prés-ente  est 
inconle.-lable,  je  sens  que  nous  devons  être  heureux,  cl  pourtant  je  ne 
le  suis  pas.  La  sagesse  a  beau  parler  par  voire  bouche,  la  voix  de  la 


nature  est  la  plus  forte.  Le  moyen'de  lui  résister  quant  elle  s'accorde  ;i 
la  voix  du  ccpur?  Ilo's  vous  seule  je  ne  vois  rien  dans  ce  séjour  ter- 
restre qui  soit  digne  d'occuper  mon  âme  et  mes  sens  :  non,  sans  vous 
la  nature  n'est  plus  rien  pour  moi  ;  mais  son  empire  est  dans  vos  yeux, 
et  c'est  h'i  qu'elle  est  invincible. 

H  n'en  est  pas  ainsi  de  vous,  céleste  Julie;  vous  vous  contentez  de 
charmer  nos  sens  et  vous  n'êtes  point  en  guerre  avec  les  vôtres.  Il 
semble  que  des  passions  humaines  soient  an-dessous  d'une  àine  si  su- 
blime: et  comme  vous  avez  la  beauté  des  anges,  vous  en  avez  la  pu- 
reté, 0  pureté  que  je  respecte  en  murmurant,  que  ne  pnis-je  ou  vous 
rabaisser  ou  m'élever  jusqu  à  vous'  Mais  non.  je  ramperai  lonJDurssur 
la  terre,  et  vous  verrai  toujours  briller  dans  les  cieux.  Ah  !  sovez  beu- 
reuse  aux  dépens  de  mon  repos;  jouissez  de  toutes  vos  vertus;  périsse 
le  vil  mortel  qui  tentera  jamais  d'en  souiller  nnel  Soyez  heureuse  ;  je 
Lieherai  d'oublier  coinbien  je  suis  à  plaindre  et  je  lirerai  de  votre  bon- 
benr  même  la  consolation  de  mes  maux.  Oui,  chère  amante,  il  me 
semble  que  luoii  amour  est  au'si  parfait  que  son  adorable  objet  :  tous 
les  désirs  cnllammés  par  vos  i  bannes  s'éleignent  dans  les  perfections 
de  votre  àmc  ;  je  la  vois  si  paisible ,  que  je  n'ose  en  troubler  la  tran- 
quillité. Chaque  fois  que  je  suis  tenté  de  vous  dérober  la  moindre  ca- 
resse, si  le  d  inger  de  vous  offenser  me  retient,  mon  ciFur  me  retient 
encore  plus  par  la  crainte  d'allérer  une  félicité  si  pure  ;  dans  le  prix 
des  biens  où  j  aspire,  je  ne  vois  plus  que  ce  qu'ils  vous  peuvent  coûter; 
el  ne  pouvant  accorder  mon  bonheur  avec  le  vôtre  ,  jugez  comment 
l'aime,  c'est  au  mii'n  qne  j'ai  renoncé. 

Que  d'inexplicables  CDntradiclions  dans  les  sentiments  que  vous  m'in- 
spirez! je  suis  à  la  fois  soumis  et  téméraire,  impétueux  el  retenu;  je 
lie  saurais  lever  les  yeux  sur  vous  sans  éprouver  des  combats  en  moi- 
même.  Vos  regards,  votre  voix,  perlent  au  cœur,  avec  l'amour,  l'alliait 
toncliant  de  l'innocence;  c'est  un  ch  rme  divin  (pi'on  aurait  regret 
'•'effacer.  Si  j'o-e  former  des  vœux  extrêmes,  ce  n'est  plus  qu'en  voire 
absence;  mesdésirs,  n'osant  aller  jusqu'à  vous  ,  s'adressent  à  votre 
image,  et  c'est  sur  elle  que  je  me  venge  du  respect  qne  je  suis  contraint 
de  vous  porter. 

Cependant  je  languis  et  me  consume  ;  le  feu  coule  dans  mes  veines  ; 
rien  ne  saurait  l'éteindre  ni  le  calmer,  et  je  l'irrite  en  voulant  le  coii- 
iraindre.  Je  ilois  être  heureux,  je  le  suis,  j'en  conviens  ;  je  ne  me  plains 
point  de  mon  S(u-l;  tel  qu'il  esl  je  n'en  changerais  pas  avec  les  rois  de 
la  lerie.  I!ependant  un  mal  réel  me  tourmente,  je  cherche  vainement  à 
le  fuir  je  ne  voudrais  point  mourir,  et  toujours  je  me  meurs  ;  je  vou- 
drais vivre  pour  vous,  el  c'est  vous  qui  m'ôtez  la  vie. 


LETTRE  XI. 


Mon  ami,  je  sen«  que  je  m'attache  à  vous  chaque  jour  davantage  ;  je 
ne  puis  plus  me  séparer  de  vous  la  moindie  absence  m'est  insuppor- 
tai le,  el  il  faut  que  je  vous  voie  ou  (pie  je  vous  écrive,  afin  de  in  oc- 
cuper de  vous  s.ins  cesse. 

Ainsi  mon  amour  s'augmente  avec  le  vôlre  ;  car  je  connais  à  présent 
coinbien  vous  m'aimez  par  la  crainte  réelle  que  vous  avez  de  me  dé- 
plaire, au  lien  que  vous  n  eu  aviez  d  abord  qu'une  apparenU;  pour  initux 
venir  à  vos  fins.  Je  sais  Ion  bien  disliiigner  en  vous  l'empire  que  le 
.(cur  a  su  prendre,  du  délire  d'une  imaginalon  échauffée;  et  jC  vois 
cent  fois  plus  de  passion  dans  la  crainte  où  vous  eus  que  dans  vos  pre- 
miers eiiipoi  lemenls.  Je  sais  bien  aussi  que  votre  étal,  loul  gênant  qu'il 
est,  n'est  pas  sans  pl.iisirs.  Il  esl  doux  piMir  nu  verit.ible  amant  de  laire 
des  sacriiice-  qui  lui  sont  tous  comptés,  el  dont  aucun  n'est  perdu  dans 
le  cœur  de  ce  qu'il  aime.  Qui  sait  même  si,  connaissant  ma  seiisibililê, 
vous  n'employez  pas  pour  me  séduire  une  adresse  mieux  entendue'.' 
Mais  non,  je  su  s  in,uste,  el  vous  n  êtes  pas  capable  d  user  d'ariilii c 
avec  moi.  Cependant  si  je  suis  sage  je  me  défierai  plus  encore  de  la 
pi.ié  que  de  l'amour.  Je  me  sens  mille  fois  plus  alleiidrie  par  vos  res- 
pects que  par  vos  transports,  et  je  crains  bien  qu  en  prenant  le  parti  le 
plus  honnête  vous  n  ayez  pris  eiilin  le  plus  danger,  ux. 

Il  tant  que  je  vous  dise,  dans  répancheineiil  de  mon  cœur,  une  vé- 
rl'é  qu  il  sent  Ibrleiiient,  el  dont  le  vôtre  doil  vous  convaincre;  c'est 
qu'en  depil  de  la  foitune,  des  parents  et  de  iious-iiièmes,  nos  destinées 
sont  à  jamais  unies  et  que  nous  ne  pouvons  plus  être  henienx  ou  mal- 
heureux  qu  ensemble.  Nos  aines  se  sont  pour  ainsi  d.re  touchées  par 
tons  les  points,  el  nous  avons  partout  senli  la  même  cohérence.  (I.or- 
rigez-moi,  mou  ami.  si  j  applique  mal  vos  leçons  de  physique.  )  Le  sort 
pourra  bien  nous  séparer,  mais  non  pas  nous  désunir.  Nuis  n'aurons 
p  Us  que  les  mêmes  plaisirs  .lies  iiiêmes  peines;  ei  comme  ces  aimanis 
dont  vous  me  parliez,  qui  ont  dil-on  les  mêmes  mouvements  en  dilfé- 
reiils  lieux,  nous  senliiions  les  mêmes  choses  aux  deux  exlréniiles  du 

Uéfailes-vous  donc  de  l'espoir,  si  vous  l'eûtes  jamais,  de  vous  laire 
un  bonheur  exclusif,  el  de  l'acheter  aux  dépens  du  mien.  N  espérez  pas 
pouvoir  être  heureux  si  j  étais  déshonorée,  i.i  pouvoir,  d'un  U'il  satis- 
fait, contempler  mon  ignominie  el  mes  larmes.  Croyez-moi,  moa  ami. 


LA  NOUVELLE  HF/.OISE. 


e  coiiimis  votre  tajurbieii  mieux  (jue  vous  ne  le  coiuiaisse/.   Un  a ur 

si  Ifiidii'  et  si  vrai  doit  savoir  counnauder  aux  désirs  ;  vous  eu  ave/, 
trop  fait  pour  achever  sans  vous  perdre,  et  ne  pouvez  plus  cornliler  mou 
inallicur  sans  l'aire  le  vôtre. 

.le  voudrais  que  vous  pussiez,  sentir  combien  il  est  important  pour 
unis  deux  (pie  vciiis  vous  eu  remcltie?.  à  moi  du  soin  de  notre  desiui 

,. 111.  lioiiic/.-viius  que  vous  ne  me  so>c/.  aussi  cluT<pie  moi-même? 

et  p.  iisiv-voiiN  cpi'd  pût  exisler  pour  moi  (pielipie  félicite  que  vous  ne 
part  igerirz  pas  '.'  Non.  mon  ami  ;  j'ai  les  mèiues  intérêts  (pje  vous,  et 
nn  peu  plus  de  raison  pour  les  cmiduire.  .l'avoue  que  j(!  suis  la  (ilus 
jeune;  mais  ii'ave/.-vons  jamais  reiuaiipié  cpie  si  la  raison  d  ordinaire 
c-t  plus  l'ailile  et  s'éteint  plus  lot  chez  les  femmes,  elle  est  ans-si  plus 
tôt  fiirnicc,  (  oinoie  un  frêle  tournesol  croit  et  meurt  avant  un  cliène  .' 
iNous  nous  li(iMv<Mis,  dés  le  premier  âge,  chargé' s  d'un  si  danfîeieux 
dépôt,  que  le  -.oio  de  le  conserver  nous  éveille  hienlôt  le  jn};.rncnt;  et 
c'est  un  exeilleiil  moyen  de  bien  voir  les  consétpn'iices  des  clKises, 
que  de  sentir  vixement  tous  les  risques  qu'elles  nous  font  courir,  l'onr 
moi.  plus  je  m'oceiqje  de  notre  situation,  plus  je  trouve  cpie  la  raison 
vous  demau<le  ce  (pie  j<^  vous  deuiaïulc  au  nom  de  raiiioinv  Soyi'Z  dune 
docile  à  sa  douce  voix,  et  laissez-vous  ciiuduire,  lielas  !  p;ir  lui  autre 
aveugle,  mais  (pii  tient  au  moins  un  appui. 

Je  ne  sais,  mou  ami,  si  nos  cwurs  amont  le  boidieiii  de  s'ciiIcmiIii', 
et  si  vous  partagerez,  en  lisant  cette  lettre,  la  tendre  einolioii  (pii  l'a 
dictée  ;  j(!  ne  sais  si  nous  pniii-rons  jamais  notis  accorder  sur  h  inaiiier(' 
de  voircotmne  sm- celle  di'  sei.tir;  mais  je  sais  bien  (pie  l'avis  d(^  celui 
des  deux  ipii  sépare  le  moins  son  buiiheur  du  boiibeiir  de  l'aiilre,  est 
l'avis  qii  il  faut  préférer. 


LETTIlli  \ll. 


Ma  Julie,  que  fa  simplicité  de  votre  lettre  est  toucliaiile  !  I,liie  j'y  vois 
bien  la  sérénité  d  une  ame  innocente,  et  la  tendre  sollicitiule  (!(■  I  amcnir  ' 
Vos  pensées  s'exhalent  sans  art  et  sans  peine;  elles  porient  au  cœur 
une  impression  délicieuse  qiie,ne  produit  point  un  style  aiqm'te.  \oiis 
donnez  des  raisons  invincibles  d'un  air  si  simple,  (pi'il  y  faut  relie,  hii 
pour  en  sentir  la  force;  et  les  seulimeuts  élevés  vous  (dùtcut  si  peu, 
qu'on  est  tenté  de  les  prendre  [loiir  di-s  manières  de  penser  couiniiines. 
Ah  !  oui  sans  doute,  c'est  à  vous  de  régler  nos  destins  ;  ce  n'e.sl  pas  un 
(h'oit  que  je  vous  laisse,  c'est  un  devoir  que  j'exige  de  vous,  c'esi  une 

justice  que  je  vous  demande,  et  votre  raison  me  doit  ded ager  du 

mal  que  vous  ave/  lait  à  la  mienne.  Dès  cet  insl^uil  je  vous  remets  pour 

ma  vie  l'empire  de  mes  vdlunlés;  disposez  de  moi  cnuime  d'nii  lio e 

qui  n'est  plus  rien  ixim  Ini-iiii me,  et  dont  tout  I  (H' c  n'a  île  rapport  (|n'a 
vous.  Je  tiendrai,  n'en  dnutez  pas,  l'engageuieiit  ipie  je  prends,  quoi 
que  vous  [missiez  me  prescrire.  On  j'en  vaudrai  mienx.  ou  vous  en  serez 
plus  heureuse,  et  je  vois  iiartout  le  pi  i\  assuré  de  mon  id)eissaii('e.  Je 
vous  remets  donc  sans  réserve  le  soin  de  notre  bonheur  c(unniini  ;  faites 
le  vôtre,  et  tout  est  fait.  Pour  moi,  ipii  ne  puis  ni  vous  oublier  nn  in- 
stant, ni  pensera  vous  sans  des  transports  qu'il  faut  vaincie,  je  vais 
m'occnpci-  niii(piem(iit  des  soins  (pie  vous  m'avez  imposés. 

Dcimis  lin  an  (pie  nous  étudions  ensemble,  nous  n'avons  guère  fait 
tpie  des  lectures  sans  ordre  et  presque  au  hasard ,  plus  pour  consulter 
votre  goill  que  piuir  l'éclairer.  D'ailleurs  tant  de  Iroiilile  d.ins  I  aine  ne 
nous  laissait  guère  de  liberté  d'esprit.  Les  yeux  ('taieiil  mal  lixéssiir  le 
livre;  la  boncbe  eu  pronoiii.'ail  le>  iimls  :  r.itlenlion  in.niipiail  toujours. 
Votre  petite  cousine,  (pii  n'elail  pas  si  préoeenpee  iiiiiis  reproeliail  notre 
peu  de  (•(Uiception ,  et  se  faisait  nn  lidiiiieur  lacile  de  irons  ilevancer. 
Insi'iisiblenient  elle  est  devenue  te  iiiaitre  (In  nhiiire;  ei  i|niiiipie  nous 
ayons  (pielquel'ois  ri  de  ses  prétentions,  elle  est  au  l'ond  la  seule  des 
trois  (pii  saitipielqne  cliosc  de  tout  ce  ipie  nous  a\oiis  appris. 

Pour  regagner  doue  le  temps  labl  Jnlie.  en  fut-il  jamais  de  mieux  em- 
ployé! ).  j'ai  imagine  une  espèce  de  plan  (pii  pinsse  réparer,  par  la  mé- 
thode, le  tort  ipie  les  distractions  ont  fait  au  s:ivoir.  Je  vous  I  i  nvoie  ; 
nous  le  lirons  tantôt  ensemble,  et  je  me  contente  d'y  faire  ici  (pieUpies 
légères  observations. 

Si  nous  voulions,  ma  charmante  amie  .  nous  cbaiger  d'un  étalage 
d'érudition,  et  savoir  pmir  les  autres  pins  ipie  ponr  niins.  mon  système 
ne  vaudrait  rien  :  car  il  tend  tonjoins  a  tirer  peu  de  beaneoiip  de  choses. 
et  à  r.iire  nn  petit  recueil  d'inie  grande  liilirnilheipie  l.a  science  est  dans 
la  plupart  de  ceux  (pii  la  cnltiveiit  une  monnaie  iU\d  lUl  lait  grand  cas, 
qui  ee|ien(lant  n'ajoiile  an  liieii-i'tre  ipi'.mlinit  (pi'on  la  coninHnrKiiie. 
et  n'est  biunie  que  dans  le  coininerce.  liiez  a  nos.  savants  le  plaisir  de 
se  faire  ('ecuiler,  le  snvoir  ne  sera  lieu  pour  en\.  Ils  .l'am.isseiit  dans 
le  caliiiii'l  (pie  pour  lépauilre  dans  le  piililic  ;  ils  ne  veulent  (''tre  sages 
ipraiiv  yenx  d'aiitrni,  (  t  ils  ne  se  snuciciaii'iil  p'us  de  l'eliide  s'ils  n'a- 
vaient plus  d'admirateurs.  Pour  omis,  (pii  v.inlo,.s  proliler  de  nos  eoii- 
naissaiices,  nous  ne  les  amassons  (loiiit  pour  les  ;  vendre,  mais  pour 
les  convertir  à  noire  usage;  ni  pour  lions  en  charger,  mais  pour  nous 
en  iinuriii.  Peu  lire,  et  penser  beaucoup  à  nus  lecinres,  ou.  ce  qui  est 
la  iiièiiie  tho-e,  causer  beaucoup  entre  nous,  est  le  moyen  de  les  bic, 


dig.rer  Je  p(  use  ipie,  (piaiid  on  a  une  fo  s  l'enlendemeiit  ouvert  par 
I  liabitnde  de  relh(  liir.  il  vant  to-jours  mieux  trouver  de  soi-nieme^les 
choses  (pi'on  trouverait  dans  les  libres;  c'est  le  vrai  secret  de  les  bien 
mouler  à  sa  tète,  et  de  se  les  approprier:  au  lieu  qu'eu  les  recevant  telles 
(pr(Mi  nous  les  donne,  c'est  presque  toujours  sous  nue  lorme  qui  n  est 
lias  la  nôtre.  Nous  sommes  plus  riches  que  nous  ne  pensons;  mais,  ail 
:\loutaigne,  on  nous  dresse  a  t  .  inprimt  cl  a  la  qnèle,  on  nous  apprcud 
à  nous  servir  eu  bien  danlmi  ;  Iniol  que  du  notie:  ou  plutôt,  accu- 
mulant sans  cesse,  nous  n'osons  tom  lier  ii  rien  .  n'us  sommes  comme 
ces  avares  qui  ne  songent  (pi'a  remplir  leurs  greniers,  et  dans  le  sein 
de  l'abondance  se  laissent  mourir  de  faim.  ■   r    .      • 

Il  y  a  je  l'avoue,  bien  des  gens  a  (|ui  cette  méthode  serait  lort  nui- 
sible et'qni  ont  besoin  de  beaucoup  I  re  et  peu  méditer  parce  que  ayant 
ia  tète  mal  faite  ils  ne  rassemblent  rien  de  si  mauvais  que  ce  qn  ils 
prodniseiit  d  eux  mêmes.  Je  vous  recoiumande  tout  le  contraire  a  vous 
uni  mettez  dans  vos  hrctures  mieux  que  ce  que  vous  y  trouvez-  d  "«"l 
l'esprit  aciif  fait  sur  le  li>re  un  autre  livre,  quelquefois  meilleur  que  le 
nree.ier  ^'o^ls  nous  coimnnniipi  ions  donc  ncs  idées:  je  vous  dirai  ce 
que  les  autres  auront  pense,  vous  me  direz  sur  le  m.-me  snj.t  ce  que 
vous  pensez  vous-iuème,  et  souvent  api  es  la  le<;ou  j  en  sortirai  plus  in- 
struit (pie  vous.  .,  ■■  1  I  1  „;.:..  „i 
Jloiiis  v(Mis  aurez  de  lecture  a  laire,  mieux  il  landra  la  choisi  ,  et 
voici  les  raisons  de  mou  choix  La  grande  erreur  de  ceux  qui  étudient 
est,  comme  je  viens  de  vus  dire  .  de  se  lier  trop  a  leurs  ivres ,  et  de 
ne  pas  tirer  assez  de  leur  fonds,  sans  soug  r  qne  de  tous  j^s  sophistes 
notre  propre  rai-on  est  presque  toujours  celni  (pu  nous  al.nse  le  moins. 
Sitôt  du'ou  veut  rentrer  eu  soi-même,  cba(  un  sent  ce  qui  est  bleu, 
chai  un  discerne  ce  (pii  est  beau  ;  nous  n'avons  p.s  besoin  qu  ou  nous 

:„„„■,  nue  a  (  ( ailre  ni  l'un  ni  1  antre,  et  l'on  ne  s  en  impose  la- dessus 

qli'ant^iiit  (pi'oii  s'en  veut  imp-ser.  Mais  les  exemples  du  très  bi.n  .  t  du 
ire-bean  'ont  iilns  rares  et  moins  connus;  il  les  faut  aller  cherche  loin 
(le  nous  La  vauile  mesiuanl  les  fore,  s  de  la  nalnrc  sur  notre  laiblesse, 
iKuis  fait  regarder  comme  chimériques  les  qualités  que  nous  ne  senlons 
pas  en  nous-mêmes  ;  l.i  |.aresse  et  le  vice  s'appuient  sur  celte  preten- 
ilne  impossibilité:  et.  ce  <pi  on  ne  voit  pas  tous  les  tours  I  homme  faible 
preleud  qn  on  ne  le  ^o  1  jamais.  C'est  Cette  erreur  .p.  il  laut  (  etruire. 
te  sont  ces  sraiids  ol.'iets  qn  il  faut  s'accutumer  a  S(;ntir  et  a  voir, 
afiiide  s'ôleriout  pr.teMe  de  ne  les  pas  imiter.  L'aine  s  eleve,  le  ca;ur 
s'enlLmime  a  la  ,  (ml,  mpiation  de  <cs  divins  mode,  s  :  a  lorce  de  es 
misiderer  on  clieielie  a  leur  (le\eiiir  semblable,  et  l'on  ne  soulfre  plus 
rien  de  nietliocre  sans  uii  degoiit  mortel.  . 

N  allons  (loue  pas  cberclier  d.uis  les  livres  des  princqKS  et  des  règles 
diK'  niiiis  ironvoiis  plus  snremenl  au  dedans  de  nmis.  Laissons  la  toutes 
ces  \aines  disp..tes  des  pliilosophes  sur  le  bonheur  et  sur  la  v  rln  ;  eni- 
olovims  a  lions  reiidie  bons  et  heureux  le  temps  qu'ils  perdent  a  cber- 
(hi'r  eoiinneut  on  doii  1  être,  et  pi  oposoiis-nous  de  grands  exemples  a 
imiter  pliildl  (ine  de  \ains  svstemes  à  suivre. 

J-  ,i  lonimns  cru  (lue  le  b(ui  n'était  que  le  beau  mis  en  action,  qne 
l'un  "tenait  i.  timemei.t  a  l'antre,  et  (pi  ils  avaient  tous  deux  une  soiirc(i 
coHinin  e  dans  la  naline  bien  ordonnée.  11  suii  de  cette  idée  qiie  le  goOt 
se  nerfeclioi.ne  par  les  mêmes  moyens  que  la  sagesse,  et  q»  uu^  ame 
bien  tmieliée  des  (  liarmes  de  la  venu  doit  il  proportion  être  aussi  sen- 
sible i  tous  les  antres  ■leiires  (h;  beautés.  On  s'exerce  a  voir  comme  a 
sentir"  ou  plutôt  une  vue  exquise  n'est  qu'un  sentiment  délicat  et  Im. 
C'est  ainsi  qu'un  peintre  à  l'a -pei  t  d  un  beau  paysage  ou  devaiii  un  beau 
tableau  s'extasie  i  des  objets  (pii  ne  sont  pas  même  remarques  d  uu 
spectateur  vnluaire.  Cmibieii  de  (  lioses  (pi'ou  u  aieiçoii  que  par  seil- 
limeut,  et  ih.ùl  il  est  impossible  de  rendre  raison  t.omluen  '  e  «s  |e 
ne  hiis  (iiioi  (uii  revieuueni  si  l'r('(iiiemment.  et  dont  le  goiU  seul  décide! 
Ic'f'diit  est  en  ipielipie  manière  le  microscope  du  jugement;  c  est  lui 
(urniiel  les  petits  objets  a  sa  p(Mt.'e,  et  ses  opérations  .;omiiicncenl  OU 
s'u  rêtent  celles  dn  dernier.  I^liie  faut-il  donc  pour  le  cultiver?  î>  exercer 
•1  voir  iiiisi  im'.i  seiilir,  et  a  jm^er  dn  beau  par  inspection  comme  du  bon 
i,.,r  senlimeni.  >idii,  je  sonticus  .pi'il  n'appartient  pas  même  a  tous  les 
C(Pnis  d'être  emiis  an  pnniier  leg:  r.l  de  Julie.  . 

Voila  ma  eliarinaiite  e.  (ilieiv.  poiir(pioi  je  borne  toutes  vos  études  a 
,l,>s  livres  di ni  et  de  ni.enrs.  \(nla  pourquoi,  louruant  tonle  ma  mé- 
thode en  exeirq.les,  je  ne  \on,  donne  point  d'auire  delinilion  des  vérins 
quuu  table:m  des  gens  vcrUunx ,  ni  dauires  règles  pour  bien  écrire 
(lue  les  livres  (pii  Sdiil  bien  e(  lits.  .... 

Ne  soyez  doue  pas  siiri.rise  des  retrancliemeuts  que  je  fais  a  vos 
m-écedeules  leelnres;  je  suis  convaiuen  qu  il  faut  les  resserrer  pour  les 
•endre  utiles,  et  je  vois  tous  les  jours  mieux  que  tout  ce  qui  ne  dit  rien  a 
l'une  n'est  i.as  digne  de  vous  dccuper.  .Nous  allons  supprimer  les  lan- 
...les  hors  |-|ialienne  ,  que  vous  savez  ei  que  vous  aimez.  >ous  laisse- 
rons Vi  nos  éléments  d  al.ebre  .  t  de  géométrie  Nous  quitterions  iiieDie 
,  „|nsi„ne  si  h-  I.  rnies  (pi'elle  vous  fournit  m'en  laissaient  le  cou- 
i',.',..  No'ns  rend...  eidiis  p.n.rjau.ais  a  Phistoire  moderne,  excepte  celle 
.l.^idtrepavs;  en.oiv  n'est  ce  que  parée  ipiecesl  un  pays  ibre  et 
simi.le  (,..  I  (...  trdu^c  d.  s  b.nuines  a.ili.p.es  dans  les  loii.ps  modernes: 
car  ne' vous  laissez  pas  .blo.iir  par  ceux  qui  disent  que  1  Insloire  la  n  us 
nk-it-s:  te  pour  .  I  a( ....  (  si  ee'le  de  s.-n  pays.  i:ela  n'est  pas  vrai.  Il  y 
a  des  pàyl  d.V.t  l'bisidire  ne  peut  pas  meu.e  être  lu-,  a  m-";  ■!'';'  ^^ 
soit  imbécile  on  .ieu,.c.ate..r.  L'histoire  la  plus  intcressai.lc  est  u  lie  ou 
l'ou  trouve  le  plus  d'cxou.plcà  de  mœurs,  de  caractères  de  toute  esptc«, 


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LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


eu  un  mol  le  plus  d'iiislriiolion.  lis  vous  diioul  qu'il  y  a  autant  île  tout 
cela  parmi  imu>  que  paruii  les  anciens,  (^ela  n'est  pas  vrai.  Ouvrez  leur 
histoire ,  et  lailes-les  laiie.  Il  y  a  des  peuples  Sans  pliysiononiie  aux- 
ijubIs  il  ne  l'.iul  point  de  peinires  ;  il  )  a  des  gouvernements  sans  carac- 
tère auNipiels  il  ne  lanl  poinl  d  liiï-tiii  iens,  et  où,  silot  qu'on  sait  quelle 
place  ini  homme  occupe,  on  sait  d'avance  tout  ce  (pi'il  y  l'era.  Ils  diront 
que  ce  sont  les  bons  historiens  (pii  nous  maoïpient  ;  mais  (lemandez.-luur 
pourquoi.  Cela  n'est  pas  vrai.  Donnez  maliere  à  de  homus  histoires,  et 
les  bons  hisionens  se  trouveront.  Enfin  ils  diront  que  les  houpnes  de 
t(ms  les  temps  se  ressemblent,  qu'ils  ont  les  uièmes  vertus  et  les  mêmes 
vices  ;  qu'on  n'admire  les  anciens  que  parce  qu'ils  sont  anciens.  Cela  n'est 
pas  vrai  non  pins;  car  on  faisait  autrefois  de  grandes  choses  avec  de 
petits  moyens ,  et  l'on  fait  aujourd'hui  tout  le  contraire.  Les  anciens 
élaienl  contemporains  de  leurs  historiens  ,  et  nous  oui  pourtant  appris 
a  les  admirer.  Assurément,  si  la  postérité  jamais  admire  les  nôtres,  elle 
ne  l'aura  pas  appris  de  nous. 

J'ai  laissé  par  é,i!ard  pour  voire  inséparable  cousine  (pielques  livres 
lie  petite  lilleraturc  que  je  n'aurais  pas  laissés  pour  vous.  Hors  le  Pc- 
tranpie,  le  Tasse,  le  Métastase,  et  les  maîtres  du  iliéàtrc  français,  je  n'y 
mêle  ni  poêles  ni  livres  d'amour,  contre  l'iudinaire  des  leclmes  consa- 
crées à  votre  sexe.  (Ju'apprcndrioirs-nous  de  l'amour  dans  ces  livres  ? 
\h  !  Julie,  notre  cœur  nous  en  dit  plus  qu'eux,  «t  le  hm^age  imité  des 
livres  est  bien  froid  pour  quiconque  est  passionné  lui-même.  D'ailleurs 
ces  éludes  énervent  l'àme,  la  jetient  dans  la  mollesse,  et  lui  otent  tout 
ressort.  Au  contraire,  l'amour  vaiiable  est  un  lén  dévorant  qui  porle  son 
ardeur  dans  les  autres  sentiments,  et  les  anime  d'une  vigueur  nouvelle. 
C'est  pour  cela  qu'on  a  dit  que  l'amour  faisait  des  héros.  Heureux  celui 
que  le  sort  eût  placé  pour  le  devenir,  cl  qui  aurait  Julie  pour  amante! 


LETTRE  XIII. 


Je  vous  le  disais  bien  que  nous  étions  heureux,  lien  ne  me  l'apprend 
mieux  que  l'ennui  que  j'éprouve  au  moindre  changement  d'étal.  Si 
nous  avions  des  peines  vives  ,  une  absence  de  deux  jours  nous  en  fe- 
lait-elle  lanl"?  je  dis  nous;  car  je  sais  que  mon  ami  partage  mon  im- 
patience ;  il  la  partage  ,  parce  que  je  la  sens,  et  il  la  seul  encore  pour 
lui-même  :  je  n'ai  plus  besoin  qu'il  me  dise  ces  choses- là. 

Nous  ne  sommes  à  la  campagne  que  d'hier  au  soir;  Il  n'est  pas  en- 
core l'heure  où  je  vous  verrais  à  la  ville,  et  cependant  mon  déplace- 
menl  me  fait  déjà  trouver  voire  absence  plus  insupportable.  Si  vous  ne 
ni'avic/,  pas  défendu  la  géométrie,  je  vous  dirais  que  nmn  inquiétude 
est  eu  raison  composée  des  intervalles  du  temps  et  du  lieu  ;  tant  je 
trouve  que  l'éloignemenl  ajoute  au  chagrin  de  l'absence. 

J'ai  apporté  voire  lettre  el  votre  plan  d'études  pour  méditer  l'un  et 
l'autre,  elj'ai  déjà  relu  deux  fois  la  première  :  la  lin  m'en  louche  ex- 
trêmement. Je  vois,  mon  ami,  que  vous  sentez  le  véritable  amour,  puis- 
qu  il  ne  vous  a  poinl  ôlé  le  goût  des  choses  honnêtes,  et  cpie  v<ms  savez 
encore  dans  la  partie  la  plus  sensible  de  votre  cœur  faire  des  sacrifices 
à  la  venu.  En  effet,  employer  la  voie  de  rinsiruction  pour  corrompre 
une  femme,  est  de  loules  les  séductions  la  plus  condaumabic  ;  cl  vou- 
loir attendrir  sa  nriiiresse  à  l'aide  des  romans,  est  avoir  bien  peu  de 
ressources  en  soi-même.  Si  vous  eussiez  plié  dans  vos  leçons  la  philo- 
so|)hie  à  vos  vues,  si  vous  eussiez  tâché  d  établir  des  maximes  favora- 
bles à  voire  intérêt,  en  voulant  me  tromper  vous  m'eussiez  bieutôl  dé- 
trompée; mais  la  plus.dangereuse  de  vos  séductions  est  de  n'en  point 
employer.  Du  moment  que  la  soif  d'aimer  s'empara  de  mon  cœm-,  et 
que  j  y  sentis  naître  le  besoin  d'un  éternel  altacliemenl,  je  ne  deman- 
dai point  au  ciel  de  m'unir  à  un  homme  aimable,  mais  à  un  bonuiie  (pn 
eût  l'àme  belle;  car  je  sentais  bien  que  c'est,  de  tous  les  agréments 
qu'on  peut  avoir,  le  moins  sujet  au  dégoût,  et  que  la  droiture  et  l'hon- 
jiftur  ornent  tous  les  sentiments  qu'ils  aucouqiagnent.  Pour  avoir  bien 
placé  ma  préférence,  j'ai  eu  comme  Saloumn,  avec  ce  que  j'avais  de- 
mandé, encore  ce  que  je  ne  demandais  pas.  Je  lire  un  bon  augure  pour 
mes  autres  vœux  de  l'accomplissement  de  celui  là ,  et  je  ne  désespère 
pas,  mon  ami,  de  pouvoir  vous  rendre  aussi  heureux  un  jour  que  vous 
méritez  de  l'être.  Les  moyens  en  sont  lents,  difficiles,  douteux  ;  les 
obstacles  terribles.  Je  n'ose  rien  me  promeiire  ;  mais  croyez  que  tout 
ce.  que  la  patience  cl  I  amour  pourront  faire  ne  sera  pas  oublié.  Con- 
tinuez cependant  à  complaire  en  tout  à  ma  mcre,  el  préparez-vous  au 
retour  de  mon  pcro,  (pii  se  relire  enfin  tout  à  fait  après  trente  ans  de 
service,  à  supporter  les  hauteurs  d'un  vieux  gentilhonnne  brusque, 
mais  plein  d  honneur,  qui  vous  aimera  sans  vous  caresser,  et  vous  es- 
timera sans  le  dire. 

J'ai  interrompu  ma  leltre  pour  m'aller  promener  dans  des  bocages 
qui  sont  pies  de  notre  maison.  U  mon  doux  ami!  je  t'y  conduisais  avec 
moi,  ou  plutôt  je  t'y  portais  d;ms  mon  sein,  .le  (hoisi>sais  les  lieux  que 
nous  devions  parcourir  eii?cnifile  :  j'v  marquais  des  asiles  digues  de 
nous  retenir  :  nos  cœurs  s  cp  m  liaient  d  avance-  dans  ces  rciraiies  de- 
liciiU  es,  elles a|oiiluieul  au  plaisir  que  uuus  goûtions  d  ctru  cu>emlile  ; 
clIcB  ret'ovaient  à  leur  ilnir  un  iibuveau  prix  du  séjour  de  deux  vrais 


anuinls,  el  je  m'étonnais  de  n'y  avoir  point  remarqué  seule  les  beautés 
que  j'y  trouvais  avec  loi. 

Parmi  Lés  bosquets  naturels  que  forme  ce  lieu  charmant,  il  en  est  un 
plus  cliarmanl  que  les  autres,  dans  lequel  je  me  plais  davantage,  el  où, 
par  celle  raison,  je  desiiue  une  petite  surprise  à  mon  ami.  H  ne  sera 
pas  dit  qu'il  aura  toujours  de  la  déférence,  et  moijamai-^de  générosiié. 
C'est  là  que  je  veux  lui  faire  sentir,  malgré  lespri\ini;es  vnlijaiies,  com- 
bien ce  que  le  cœur  donne  vaut  mieux  que  ce  qu'an  ai  fie  1  imporiuniié. 
Au  reste,  de  peur  que  volrc  imagination  vive  ne  se  mette  un  peu  trop 
en  frais,  je  dois  vous  prévenir  que  nous  n'irons  point  ensemble  dans  le 
bosquet  sans  Vinséparahic  cousine. 

A  propos  d'elle,  il  est  décidé,  si  cela  ne  vous  fâche  pas  trop,  que 
vous  viendrez  nous  voir  lundi.  Ma  mère  enverra  sa  calèche  à  ma  cou- 
sine; vous  vous  rendrez  chez  elle  à  dix  heures;  elle  vous  amènera; 
vous  passerez  la  journée  avec  nous,  el  nous  nous  en  retournerons  tous 
ensemble  le  lendemain  après  dîner. 

J'en  étais  ici  de  ma  leltre  quand  j'ai  réfléchi  que  je  n'avais  pas  pour 
vous  la  remellre  les  mêmes  commodités  ipi'à  la  ville.  J'avais  d'abord 
pensé  de  vous  renvoyer  un  de  vos  livres  par  Gustin.le  fils  du  jardinier, 
el  de  mettre  à  ce  livre  une  couverture  de  papier  dans  laquelle  j'aurais 
inséré  ma  lettre.  Mais,  outre  qu'il  n'est  pas  sûr  que  vous  vous  avisas- 
siez de  la  chercher,  ce  serait  une  imprudence  impardonnable  d'exposer 
à  de  pareils  hasards  le  destin  de  notre  vie.  Je  vais  donc  me  contenter 
de  vous  marquer  sinqilemenl,  par  un  billet,  le  rendez-vous  de  lundi, 
et  je  garderai  la  leltre  pour  vous  la  donner  à  vous-même.  Aussi  bien 
j'aurais  un  peu  de  souci  qu'il  n'y  eût  trop  de  commenlaires  sur  le  mys- 
tère du  bosquet. 


LETTRE  XIV. 


Qu'as-lu  fait?  ah!  ([u'as-lu  fait,  ma  Julie'?  lu  voulais  me  récompen- 
ser, el  lu  m'as  perdu.  Je  suis  ivre,  ou  plutôt  insensé.  Mes  sens  sont  al- 
térés, toutes  mes  facultés  sont  troublées  par  ce  baiser  mortel.  Tu  vou- 
lais soulager  mes  maux!  Cruelle!  lu  les  aigris.  C'est  du  itoison  que  j'ai 
cueilli  sur  les  lèvres;  il  fermente;  il  embrase  mon  sang  ;  il  me  tue,  et 
la  pitié  me  fait  mourir. 

0  souvenir  immortel  de  cet  instant  d'illusion,  de  délire  et  d'enchan- 
tement, jamais,  jamais  lu  ne  l'effaceras  de  mon  àme;  et,  tant  que  les 
cbarmes  de  Julie  y  seront  gravés ,  lanl  que  ce  cœur  agile  me  fournira 
des  sentiments  et  des  soupirs,  tu  feras  le  sup|ilice  el  le  Ijonheur  de  ma 
vie  ! 

llélas  !  je  jouissais  d'une  apparente  tranquillité  ;  sonnas  à  tes  volon- 
tés suprêmes,  je  ne  nnu'murais  plus  d'un  sort  auquel  tu  daignais  pré- 
sider. J'avais  dompié  les  fongueuses  saillies  d'une  imagination  témé- 
raire ;  j'avais  couvert  mes  regards  d'ini  voile,  et  mis  une  entrave  à  mou 
cœ'ur;  mes  désirs  n'osaient  plus  s'éclia|)per  qu  a  demi  ;  j'étais  aussi  con- 
tent que  je  pouvais  l'être.  Je  reçois  ton  billet,  je  vole  chez  ta  cousine  : 
nous  nous  rendons  à  Clarens.je  t'aperçois,  et  mon  sein  palpité;  le  doux 
son  de  la  voix  y  porte  une  agitation  noiivene:  je  l'aborde  comme  trans- 
porté, et  j'avais  grand  bc^soin  de  la  diversion  de  la  cousine  pour  cacher 

mon  trouble  à  ta  mère.  On  parcourt  le  jardin,  l'on  dîne  iraniiniilen I. 

lu  me  rends  en  secret  ta  leltre,  que  je  n'ose  lire  devant  ce  redoutable 
témoin  ;  le  soleil  commence  à  baisser,  nous  fuyons  tous  trois  dans  le  buis 
le  reste  de  ses  rayons,  el  ma  paisible  simplicité  n'imaginait  pas  même 
un  état  plus  doux  que  le  mien. 

En  approchant  du  bosquet  j'aperçus,  non  sans  une  émotion  secrèle  . 
vos  signes  d'intelligence,  vos  sourires  mutuels,  elle  coloris  de  les  joins 
prendre  un  nouvel  éclat.  Kn  y  entrant  je  vis  avec  surprise  la  cousinr 
s'approcher  de  moi,  et,  d'un  air  plaisamment  suppliant,  me  demander 
un  baiser.  Sans  rien  comprendre  à  ce  mystère,  j'embrassai  cette  char- 
mante amie  ;  el,  tout  aimable  ,  toute  piquante  (prellc  est,  je  ne  connus 
jamais  mieux  que  1rs  sensalions  ne  sont  rien  que  ce  que  le  cœur  les- 
tait être.  Mais  que  ilev  ins-je  un  moment  après  quand  je  sentis...  La  main 
me  tremble...  un  doux  fremisscmeni...  ta  bouche  de  ro.ses...  la  bouche 
de  Julie.  .  se  poser,  se  presser  sur  la  mienne,  el  mon  corps  serre  dans 
tes  bras  !  Non ,  le  feu  du  ciel  n'est  plus  vif  ni  plus  prompt  que  celui 
qui  vint  à  l'instant  ra'embraser.  foutes  les  parties  de  moi-mfme  se  ras- 
semblèrent sous  ce  loucher  délicieux.  Le  feu  s'exhalait  avec  nos  sou- 
pirs de  nos  lèvres  biûlanlcs,  et  mon  cœur  se  mourait  sous  le  poids  de 
la  volupté...  quand  tout  à  coup  je  te  vis  pâlir,  fermer  tes  beaux  yeuf, 
l'appuyer  sur  ta  cousine,  et  tomber  en  défailUince.  Ainsi  la  frayeur  étei- 
gnit le  plaisir,  cl  mou  bonheur  ne  fut  qu  un  éclair. 

A  peine  sais-je  ce  qui  m'est  arrivé  de|mis  ce  fatal  moment.  L'impres. 
sion  profonde  que  j'ai  reçue  ne  peut  plus  s'eflacer.  Une  faveur  I...  c'est 
un  tourmrnt  horrii)  c...  Non,  garde  tes  baisers  ,  je  ne  les  saurais  sup-. 
porter...  ils  sont  trop  acres,  trop  péuêtranîs:  ils  percent;  ils  briîloni 
pisqu'a  la  moelle...  ils  me  rendiaienl  fmieux.  Un  seul,  un  seul  m'a  jelr 
dans  un  égarement  dont  je  ne  puis  plus  revenir.  Je  m'  suis  plus  le  même. 
et  ne  te  vois  plus  la  même.  Je  ne  te  vois  plus  comme  aulrefois  répri- 
mante el  siBvèie  ;  mais  je  te  sfcus  et  te  twiclie  sans  cesse  unie  à  mbn 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


sein  comme  lu  fus  iin  inslant.  0  Julie!  f|iicl(|ne  Sdil  que  m'annonce  nn 
iransporl  iloiit  je  ne  suis  plus  maititr,  (|iii'l(|iie  liiiilenicnt  que  la  rigueur 
nie  de>liiie,  je  ne  |iiiis  plus  vivre  clans  I  élat  où  je  suis,  el  je  sens  qu'il 
l'aiil  eulin  (|ue  jVx|)ire  a  les  picils...  ou  dans  tes  bras. 


l.liTTIli;  XV. 


Il  est  important ,  mon  ami ,  ((i)p  nous  nous  séparions  pour  (|uel(|ne 
temps,  el  c'est  Ici  la  première  épreuve  de  I  obéissance  que  vous  m'avez 
promise.  Si  je  l'exige  en  cette  occasion,  croyez  (|ue  j'en  ai  des  raisons 
ircs-l'ortes ;  il  faut  bien,  el  \ous  le  savez  trop,  que  j'i'u  aie  pour  m'y 
résoudre  :  ipiant  à  vous,  vous  n'eu  avez  pas  besoin  danlre  (pic  ma 
volonté. 

Il  y  a  loiiglemps  que  vous  avez  un  voyage  à  faire  on  Valais.  Je  vou- 
drais que  vous  pussiez  rentrc^prendie  à  présent  (|u'il  ne  fait  pas  encore 
froid.  (|uoi(|U('  r:inloiiiu('  soit  rncor(!  agn'alile  ici,  vous  voyi'z  déjà  blaii- 
eliir  la  poiiili-  dr  la  DiMil-dc-.Iaruaiil,  et  dans  six  seiiiaiiiesje  ni'  vous 
laisserais  pas  faire  ce  vo)age  dans  un  pays  si  rude.  Tàeliez  donc  de 
partir  dès  demain  ;  vous  ni  écrirez  à  l'adresse  (pie  .fe  vous  envoie,  et 
vous  m'envcriez  la  vôtre  (piand  vous  serez  arrive  à  Sion. 

Vous  n'avez  jamais  voulu  me  pa'rler(lR  l'état  de  vos  affaires  ;  mais  vous 
n'êtes  pas  dans  votre  patrie  :  j(!  sais  que  vous  y  avez  peu  de  fortune 
(•t  (pie  vous  ne  faites  que  la  di;ran),'er  ici,  où  vous  ne  resteiiez  pas  sans 
moi.  Je  puis  donc  sujiiioser  qu'une  partie  de  votre  bourse  est  dans  la 
nii(!iine,  cl  je  vous  envoie  un  léger  à-couipte  dans  celle  que  rcnb^rine 
celle  boile,  (pi'il  ne  faut  pas  ouvrir  devant  le  porteur.  Je  n'ai  garde 
d'aller  au-devant  des  diflicnllés;  je  vous  estime  trop  pour  vous  croire 
capable  d  en  faire. 

Je  vous  défends,  nonscnlenienl  de  retourner  sans  mon  ordre,  mais 
(le  venir  nous  dire  adieu.  Vous  pouvc/,  écriic  a  ma  mère  ou  à  moi,  siin- 
plemenl  pour  nous  avertir  ipie  vous  êtes  fiucé  de  partir  sui'-le-cliamp 
pour  une  atf.iire  imprévue,  et  me  donner,  si  vous  voulez,  ((uelqiies  avis 
sur  mes  lectures  jusqu'à  voire  retour.  Tout  cela  doit  cire  fait  naturel- 
lement et  sans  aucune  apparence  de  mystère.  Adieu,  mon  ami;  n'ou- 
bliez pas  que  vous  emportez  le  couir  et  le  repos  de  Julie. 


LETTRE   XVI 


Je  relis  voire  terrible  letire,  el  je  frissonne  à  chaque  ligne.  J'obéirai 
pouilaul  ;  j(!  l'ai  pr(Hnis,  je  le  dois;  j'obéirai.  Mais  vous  ne  savez  pas, 
non,  barbare,  vous  ne  saïu'ez  jamais  ce  qu'un  Ici  s:<criliee  coûte  à  mon 
cœur.  Ail  !  vous  n'aviez  pas  besoin  de  l'épreuve  du  l)os(|uet  pour  me  le 
rendre  sensible  :  c'est  un  rafliuemenl de  cruauté  [Kn'du  pour  voti('  àiiie 
impitoyable,  elje  |iuis  au  moins  vous  défier  de  me  rendre  plus  mal- 
lieureux. 

Vous  recevrez  voire  boîle  dans  le  même  état  où  vous  me  lavez  en- 
voyée, (l'esl  trop  d'ajoiilcr  l'opprobre  à  la  cruauté;  si  je  vmis  ai  laissée 
maîtresse  de  mon  soii.  je  ne  vous  ai  |ioiiil  laissée  l'arbitre  ib;  mon 
lioiineur.  ('.  l'sl  un  dépol  sacré  il  inii|ne,  lii'las!  (pd  me  resie  d'iit  jus- 
qu'à la  lin  de  ma  vie  nul  ne  sera  eli.irgi'  que  moi  seul. 


LETTIIE  XVII. 


Voire  leltri!  me  fait  pitié;  c'est  la  seule  diose  sans  oprii  (|ue  vous 
ayez  jamais  eerile. 

J'offense  dmie  votre  b(«iueur,  pour  lequel  je  donnerais  uu'lle  l'ois  ma 
vie  ?  .roll'ense  doue  ion  lioinienr,  ingrat  1  (pil  m'as  vue  prèle  à  l'aban- 
doiuier  le  mieir.'  l'ù  esl-il  doue  cet  bonncur  que  j'offense'?  Dis-le-moi, 
ciiHir  ranipani,  ànii;  sans  délicatesse.  Ali  !  (pie  lu  es  niéprisabli\  si  tu 
n'as  (|u'iin  liouuenr  (pie  .iidi(^  ne  connaisse  pas!  Quoi  !  ceux  qui  veiil  ni 
partager  leur  sort  n  oseraient  partager  leurs  biens,  el  celui  (pii  fait 
profession  d'être  à  moi  se  tient  ouliaVc  de  mes  dons  '  Kt  depuis  (piaiid 
est-il  vil  lie  recevoir  du  ce  qu'on  aime?  He  uis  (piand  ce  (|uc  le  ciwir 
donne  désbouore-l-il  le  cxiir  qui  aceepic'.'  .Mais  on  méprise  nu  bomme 
qui  reçoit  d'un  autre  :  on  méprise  celai  doiil  les  besoins  passeni  la  for- 
Itiim.  Et  (pii  le  méprise?  Des  âmes  abjeeles  ipii  uieileul  I  houueur  dans 
la  ricliesse,  eipescni  les  vertus  au  poid^(|.■  l'or.  Esi-ee  dans  ces  lus- 
ses maMuies  ipi  un  lioinmc  de  bien  iiiei  son  honneur  "  cl  le  préjugé 
même  de  lu  raison  u'esi-il  pas  en  faveur  du  plus  pauvre  ? 


Sans  doute  il  est  des  dons  vils  qu'un  honuéte  homme  ui:  peut  accep- 
ter ;  mais  apprenrz  qu'ils  ne  déshonorent  pas  moins  la  main  <|ui  les 
offre,  el  qii  nn  don  honnête  à  faire  est  toujours  lionnête  à  recevoir.  Or, 
srtremeul  mon  co-ur  ne  me  reproche  pas  celui-ci,  il  s'en  [iloiilie.  Je  m- 
sache  rien  de  plus  méprisable  qu'un  bomme  dont  ou  acheté  lu  cii;iir  el 
les  soins,  si  ce  n'est  la  femme  qui  les  paye  ;  mais  entre  deux  cu-.urs  unis 
la  cominnnanté  des  biens  est  une  justice  el  un  devoir  ;  clsi  je  me  trouve 
eue  >re  en  arrière  de  ce  qui  me  reste  de  plus  qu'à  vous,  j'accepte  sans 
scrupule  ce  que  je  réserve,  el  je  vous  dois  ce  que  je  ne  vous  ai  pas 
donné.  Ah!  si  les  dons  de  l'amour  sont  à  charge,  quel  cœur  jamais 
peut  être  reconnaissant'.' 

Supposeriez-vous  que  je  refuse  à  mes  besoins  ce  que  je  destine  à 
pourvoir  aux  vôtres?  Je  vais  vous  (Jonucr  du  contraire  une  preuve  sans 
réplique,  (l'est  que  la  bourse  que  je  vous  renvoie  conlienl  le  double  de 
ce  qu'elle  conlcnail  la  premi('>re  fois,  et  qu'il  ne  tiendrait  (|u'à  moi 
de  la  doubler  encore.  Mon  père  me  donne  pour  mon  enlretlen  une 
pension,  modique  à  la  vérité,  mais  à  laquelle  je  n'ai  jamais  besoin  de 
loucher,  tant  ma  mère  esi  ailentive  à  pourvoir  à  loui,  sans  couipier 
que  ma  broderie  et  ma  deiilelle  suffisent  pour  m'enlrelcnir  de  l'une  et 
(le  l'autre  ;  il  est  vrai  que  je  n'étais  pas  toujours  aussi  riche  ;  les  soucis 
d'une  passion  fatale  m'ont  fait  depuis  longtemps  négliger  ccriains 
soins  auxquels  j'emjiloyais  mon  supeilln:  c'est  une  raison  de  plus  d'en 
disposer  comme  je  fais  :  il  faut  vous  Immilier  pour  le  mal  diml  vous  êtes 
cause,  el  (jue  l'amour  expie  les  fautes  qu'il  fait  cominettre. 

Venons  a  I  essentiel.  Vous  dites  que  l'honneur  vous  Uéfend  d'accep- 
ter mes  dons.  Si  cela  est,  je  n'ai  plus  rien  à  dire,  et  je  conviens  avec 
vous  qu'il  ne  vous  est  pas  permis  d'aliéner  un  pareil  soin.  Si  donc  vous 
pouvez  me  .prouver  ce|a,  faites-le  claiiemenl,  inconlestahlemeni.  cl 
sans  vaine  subtilité  ;  car  vous  savez  que  je  bais  les  sophismes.  Aloi-s 
vous  pouvez  me  rendre  la  bourse,  je  la  reprends  sans  me  plaindre,  et 
il  n'en  sera  plus  parlé. 

.Mais,  comme  je  n'aime  ni  les  gens  pointilleux  ni  le  faux  point  d'hon- 
neur, si  vous  me  renvoyez  encore  nne  lois  la  boite  sans  jnslilicatiuu. 
ou  (pie  votre  juslification  soil  mauvaise,  il  faudra  ne  nous  plus  voir. 
Adieu  ;  pensez-y. 


LETTIIE  XVIll. 


J'ai  re(;u  vos  dons,  je  suis  parti  sans  vous  voir,  me  voici  bien  loin 
de  vous:  êtes- vous  conlcnie  de  vos  tyrannies,  et  vous  ai-je  assez  obéi'.' 

Je  ne  puis  vous  parler  de  mon  voyage  :  à  peine  sais-je  comment  i' 
s'est  fait.  J'ai  mis  irois  jours  à  faire  vingt  lieues  ;  chaque  pas  (|ui  iii'é 
loiguail  de  vous  séparait  mon  corps  de  mon  àme,  el  me  dmiiiail  nu 
seiitiment  anticipé  de  lu  mort.  Je  voulais  vous  décrire  ce  que  je  ver- 
rais :  vain  projet!  Je  n'ai  rien  vu  ipie  vous,  el  ne  puis  vous  peinJre  (lue 
Julie.  Les  puissanu-s  émoiions  ipie  je  viens  d'éprouver  coup  sur  r  (iu|> 
m'oni  jeie  dans  des  distraelioiis  continuelles  ;  je  nie  sentais  toujours  ou 
je  n'étais  poiui  :  à  peine  avais-je  assez  de  présence  d'esprit  pour  sui- 
vre et  demander  inmi  chemin.  elj(>  suis  arrivé  à  Sion  sans  être  iiarii 
de  Vevai. 

C'est  ainsi  que  j'ai  trouvé  le  secret  d'éluder  voire  rignenr  el  dt^  vomn 
voir  sans  vous  désobéir.  Oui,  ernelle,  quoi  que  vous  ayez  su  liiire. 
vous  n'avez  pu  me  séparer  de  vous  loul  entier.  Je  n'ai  iraine  d.ms  mon 
exil  ipie  la  moindre  partie  de  moi-même  :  toul  ce  qu'il  v  a  de  vivant 
en  moi  demeure  auprès  de  vous  sans  cesse.  Il  erre  impiméinei.l  sur 
vos  yeux,  sur  vos  lt;vres,  sur  voire  sein,  sur  tous  vos  charmes:  il  ji.'- 
netre  parKuil  comme  une  vaiieiir  subtile;  elje  suis  plus  heureux  en 
d 'pit  de  vous  que  je  ne  fus  jamais  de  votre  gré. 

J'ai  ici  quelques  personnes  à  voir,  qiu^lques  affaires  à  traiter  :  \'<.ilà 
ce  qui  me  désole.  Je  ne  suis  point  à  plaindre  dans  la  solitude,  on  je 
puism'occuper  de  vous  el  me  Iranspiuler  aux  lieux  où  vous  êtes.  ï.a 
vie  active  qui  me  rappelle  à  moi  loin  entier  m'est  seule  insnpporiable. 
Je  vais  faire  mal  el  vile  pour  être  promplement  hbre.  et  jionvoir  m'é- 
garer  à  iinui  aise  dans  les  lieux  sauvages  qui  forment  à  mes  vi  ux  le- 
cliarmes  de  ce  pays.  Il  laiii  tout  fuir,  el  vivre  seul  an  niODile.  quand  on 
n'y  peut  vivre  avec  vous. 


LETTRE   XIX. 


lîieii  ne  m'arrêi'  plus  ici  que  vos  ordres  ;  cinq  jours  que  j'v  ai  parfis 
oui  siifti  el  au  del':  pour  mes  affaires,  si  iniilefois  ou  peiil  appeler  (le> 
îiff  lires  celles  où  le  eieur  n*a  point  ile  part.  Eulin  vous  n'avez  plus  de 
préiexte,  ut  ne  puuvt;<  uie  releuir  loin  de  vou»  qu'aliu  de  lue  lunr- 


10 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


Je  commence  à  être  fort  inquiet  du  sort  de  ma  première  leltre  ,  elle 
fut  écriie  et  mise  à  la  poste  en  arrivant  ;  l'adresse  en  est  fidèlement 
copiée  sur  celle  que  vnus  m'envoyâtes  ;  je  vous  ai  envoyé  la  mienne 
avec  le  niême  soin,  et  si  vous  aviez  fait  exactement  réponse,  elle  au- 
rait déjà  dû  me  parvenir.  Cette  réponse  pourtant  ne  vient  point,  et  il 
n'y  a  nulle  cause  po-sible  et  luncstc  de  son  retard  (jue  mon  esprit 
troublé  ne  se  figure.  0  ma  Julie  !  que  d'imprévues  catastrophes  peu- 
vent en  huit  jours  rompre  à  jamais  les  plus  doux  liens  du  monde  I  Je 
frémis  de  songer  qu'il  n'y  a  pour  moi  qu'un  seul  moyen  d'être  heu- 
reux, et  des  millions  d'être  misérable.  Julie,  m'auriez-vous  oublié? 
Ah  !  c'est  la  plus  alfreuse  de  mes  craintes  !  Je  puis  préparer  ma  con- 
stance aux  autres  malheurs,  mais  toutes  les  forces  de  mon  âme  dé- 
faillent au  seul  soupçon  de  celui-là. 

Je  vois  le  peu  de  fondement  de  mes  alarmes,  et  ne  saurais  les  cal- 
mer. Le  sentiment  de  mes  maux  s'aigrit  sans  cesse  loin  de  vous  ;  et, 
comme  si  je  n'en  avais  pas  assez  pour  m'abattre,  je  m'en  forge  encore 
d'incertains  pour  irriter  tous  les  autres.  D'abord  mes  in(piiéludes 
étaient  moins  vives.  I.e  trouble  d'un  départ  subit,  l'agitation  du  voyage, 
ilonnaienl  le  chaiii;f  à  mes  ennuis  .  ils  se  raniment  dans  la  traiiiiuîlle 
solitude,  llelas!  je  ((iniliallais;  un  fer  mortel  a  percé  mon  sein,  et  la 
douleur  ne  s'est  fait  sentir  que  ionstemps  après  la  blessure. 

Cent  fois,  en  lisant  des  romans,  j'ai  ri  des  froides  plaintes  des  amanis 
sur  l'absence.  .\h  !  je  ne  savais  pas  alors  à  quel  point  la  vôtre  un  jour 
me  serait  insupportable  !  Je  sens  aujourd'hui  combien  une  àme  paisible 
est  peu  propre  à  juger  des  passions,  et  combien  il  est  insensé  de  rire 
des  siiitimenis  qu'on  n'a  point  éprouvés.  Vous  le  dirai-je  pourtant  ?  Je 
ne  sais  quelle  idée  consolante  et  douce  tempère  en  moi  l'amertume  de 
votre  éloignement,  en  songeant  qu'il  s'est  fait  par  votre  ordre.  Les 
maux  (pu  me  viennent  de  vous  me  sont  moins  cruels  que  s'ils  m'étaient 
envoyés  par  la  fortune;  s'ils  servent  à  vous  contenter,  je  ne  voudrais 
pas  ne  les  point  sentir  ;  ils  sont  les  garants  de  leur  dédonnnagement, 
et  je  connais  trop  bien  votre  àme  pour  vous  croire  barbare  à  pure 
perte. 

Si  vous  voulez  m'éprouver,  je  n'en  murmure  plus;  il  est  juste  que 
vous  sachiez  si  je  suis  constant,  patient,  docile,  digne  en  un  mot  des 
biens  (pie  vous  me  réservez.  Dieux  !  si  c'était  là  votre  idée,  je  me 
plaindrais  de  trop  peu  souffrir.  Ah  !  non,  pour  nourrir  dans  mou  cœur 
une  si  douce  attenie.  inventez,  s'il  se  peut,  des  maux  mieux  propor- 
tionnés à  leur  prix. 


LETTliE   XX. 


Je  reçois  à  la  fois  vos  deux  lettres,  et  je  vois,  par  l'inquiétude  ipie 
vous  marquez  dans  la  seconde  sur  le  sort  de  l'autre,  que,  qu;ind  I  ima- 
gination prend  les  devants,  la  raison  ne  se  hâte  pas  comme  elle,  el 
souvent  la  laisse  aller  seule.  Pensàtes-vous,  en  arrivant  à  Sioii,  qu'un 
courrier  tout  prêt  n'attendait  pour  pariir  que  votre  lettre,  que  cette 
lettre  me  serait  remise  eu  arrivant  ici,  et  que  les  occasions  ne  favori- 
seiaicnl  pas  moins  ma  réponse?  Il  n'en  est  pas  ainsi,  mon  bel  ami.  Vos 
deux  lettres  me  sont  parvenues  à  la  fois,  parce  que  le  courrier,  qui 
ne  passe  qu'une  fois  la  semaine,  n'est  parti  qu'avec  la  seconde.  Il  faut 
un  certain  temps  pour  distribuer  les  lettres  ;  il  en  faut  à  mon  connnis- 
sionnaire  pour  me  rendre  la  mienne  eu  secret,  et  le  courrier  ne  re- 
tourne pas  d'ici  le  lendemain  du  jour  qu'il  est  arrivé.  Ainsi,  tout  bien 
calculé,  il  nous  faut  huit  jours,  quand  celui  du  courrier  est  bien  choisi, 
pour  recevoir  réponse  l'un  de  l'autre;  ce  que  je  vous  explique  atin  de 
calmer  une  fois  pour  toutes  votre  impatieiiie  vivacité.  Tandis  que  vous 
déclamez  contre  la  fortune  et  ma  né^liseme,  vous  voyez  que  je  m'in- 
forme adroitement  de  tout  ce  ipii  |iliii  assurer  notre  correspondance  et 
prévenir  vos  perplexités.  Je  vous  laisse  à  décider  de  quel  côté  sont  les 
plus  tendres  soins. 

Ne  parlons  plus  de  peines,  mon  bon  ami  :  ah  1  respectez  et  partagez 
plut«")t  le  plaisir  (pie  j  éprouve,  après  huit  mois  d'absence,  de  revoir  le 
meilleur  des  pères  I  11  arriva  jeudi  au  soir;  et  je  n'ai  songé  qu'à  lui 
depuis  cet  heureux  moment.  0  toi  que  jaime  le  mieux  au  monde  après 
les  auteurs  de  mes  jours,  pourquoi  les  lettres,  tes  querelles,  viennent- 
elles  contrisier  mon  àme,  el  troubler  les  pn  miers  plaisirs  d'une  famille 
réunie?  Tu  voudrais  que  mon  cœur  s'occupât  de  loi  sans  cesse  ;  dis- 
moi,  le  tien  pourrait-il  aimer  une  tille  dénaturée  à  qui  les  feux  de  l'a- 
mour feraient  oublier  les  droits  du  sang,  et  que  les  plaintes  d  un  amant 
rendraient  insensible  aux  caresses  d'un  père '.'  Non,  mon  digne  ami, 
n'empoisonne  point  par  d'injustes  reproches  l'innocente  joie  (|ue  m'in- 
spire un  si  doux  sentiment.  Toi  dont  l'àme  est  si  tendre  et  si  sensible, 
ne  conçois-tu  point  quel  charme  c  est  de  sentir,  dans  ces  purs  et  sacrés 
embrassenients.  le  sein  d'un  père  palpiter  d'aise  contre  celui  de  sa 
lille?  Ah  !  crois-tu  qu'alors  le  cœur  puisse  un  moment  se  partager,  et 
rien  dérober  à  la  nature  '! 

Sol  che  son  ligUa  lu  mi  raninjeiitu  ud86S0. 
Tout  ce  dont  je  me  soiiviaii*  en  ce  moment,  c'est  i|ue  je  .'*nis  sa  fille. 


Ne  pensez  pas  pourtant  que  je  vous  oublie.  Oublia-t-on  jamais  ce 
qu'on  a  une  fois  aimé  '.'  Non,  les  impressions  plus  vives  qu'on  suit  quel- 
ques instants  n'effacent  pas  pour  cela  les  autres.  Ce  n  est  point  sans 
chagrin  que  je  vous  ai  vu  partir,  ce  n  esl  point  sans  plaisir  que  je  vous 
verrais  de  retour.  Mais...  prenez  patience  ainsi  que  moi,  puisqu'il  le 
lant,  sans  en  demander  davantage.  Soyez  sur  que  je  vous  rappellerai 
le  pins  tôt  qu'il  sera  possible  ;  et  pensez  que  souvent  tel  qui  se  plaint 
bien  haut  de  l'absence  n'est  pas  celui  qui  eu  souffre  le  plus. 


LETTRE  XXI. 


(.lue  j'ai  souffert  en  la  recevant,  cette  lettre  souhaitée  avec  tant  d'ar- 
deur !  J'attendais  le  courrier  à  la  poste.  A  peine  le  paquet  était-il  ou- 
vert ((ue  je  me  nomme  ;  je  me  rends  importun  :  on  me  dit  qu'il  y  a  une 
leltre,  je  tressaille  ;  je  la  demande,  agite  d'une  mortelle  impati  nce  ;  je 
la  reçois  enfin  Julie,  j'aperçois  les  traits  de  ta  main  adorée  !  La  mienne 
iremiile  en  s'avançant  pour  recevoir  ce  précieux  dépôt.  Je  voudrais 
baiser  mille  fois  ces  sacrés  caracières  :  ô  circonspection  d'un  amour 
craintif!  je  n'ose  porter  la  lettre  à  ma  bouche,  ni  l'ouvrir  devant  tant 
de  témoins.  Je  me  dérobe  à  la  hâte.  .Mes  genoux  ircmblaient  sous  moi  : 
mon  émotion  croissante  me  laisse  à  peine  apercevoir  mou  chemin. 
J'ouvre  la  lettre  au  premier  détour  ;  je  la  parcours,  je  la  dévore  ;  et  à 
peine  suis-je  à  ces  lignes  oii  tu  peins  si  bien  les  plaisirs  de  ton  cœur 
en  embrassant  ce  respectable  père,  que  je  fonds  en  larmes  ;  on  me 
regarde,  j'entre  dans  une  allée  pour  échapper  aux  spectateurs;  là,  je 
paitage  ton  attendrissement,  j'embrasse  avec  transport  cet  heureux 
père  que  je  connais  à  peine  ;  et,  la  voix  de  la  nature  me  rappelant  au 
mien,  je  donne  de  nouveaux  pleurs  à  sa  mémoire  honorée. 

Et  que  vouliez-vous  apprendre,  incomparable  (ille,  dans  mon  vain  et 
triste  savoir?  Ah  I  c'est  tle  vous  qu'il  faut  apprendre  tout  ce  qui  peut 
entrer  de  bon,  d'honnête,  dans  une  àme  humaine,  et  surtout  ce  divin 
accord  de  la  vertu,  de  l'amonr  et  de  la  nature,  qui  ne  se  trouva  jamais 
qu'en  vous.  Non,  il  n'y  a  point  d'affection  saine  qui  n'ait  sa  place  dans 
votre  cœur,  qui  ne  s'y  distingue  par  la  sensibilité  qui  vous  esl  propre  ; 
el,  pour  savoir  moi-même  régler  le  mien  ,  comme  j'ai  soumis  toutes 
mes  actions  à  vos  volontés,  je  vois  bien  qu'il  faut  soumettre  encore 
tous  mes  sentiments  aux  vôtres. 

(Joëlle  dilférence  pourtant  de  votre  étal  au  mien  !  daignez  le  remar- 
quer. ,Ie  ne  parle  point  du  rang  el  de  la  fortune,  l'honneur  et  l'amour 
doivent  en  cela  suppléer  à  tout  :  mais  vous  êtes  environnée  de  gens 
que  vous  chérissez  et  qui  vous  adoreul  :  les  soins  d'une  tendre  mère, 
d'un  père  dont  vous  êtes  l'uuitpie  espoir  ;  l'amitié  d'une  cousine  qui 
semble  ne  respirer  ipie  par  vous  ;  toute  une  famille  dont  vous  faites 
lornement,  une  ville  entière  lierede  vous  avoir  vue  naitre,  tout  occupe 
et  partage  votre  sensibilité;  et  ce  qu  il  en  reste  à  l'amour  n'est  que  la 
moindre  partie  de  ce  que  lui  ravissent  les  droits  du  sang  et  de  l'amitié.  . 
Mais  moi,  Julie,  hélas  !  errant,  sans  famille  et  pres(|ue  sans  patrie,  je 
n'ai  que  vous  sur  la  terre,  et  l'amour  seul  me  tient  lieu  de  tout.  Ne 
soyez  donc  pas  surprise  si,  bien  (pie  votre  àme  soit  la  plus  seilsible,  la 
mienne  sait  le  mieux  aimer;  et  si,  vous  cédant  en  tant  de  choses,  j'em- 
liorle  au  moins  le  prix  de  l'amour. 

Ne  craij;nez  pourtant  pas  que  je  vous  importune  encore  de  mes  in- 
discrètes plaintes.  Non,  je  respecterai  vos  plaisirs,  et  pour  eux-mêmes 
qui  sont  si  purs,  et  pour  vous  qui  les  ressentez.  Je  m'en  formerai  dans 
l'esprit  le  louchant  spectacle,  je  les  partagerai  de  loin  ;  et,  ne  pouvant 
être  heureux  de  ma  propre  félicité,  je  le  serai  de  la  vôtre.  Quelles  que 
soient  les  raisons  qui  me  tiennent  éloigné  de  vous,  je  les  respecte  ;  et 
que  me  servirait  de  les  coiinaitre,  si,  quand  je  devrais  les  désapprou- 
ver, il  n'en  faudrait  pas  moins  obéir  à  la  volonté  qu'elles  vous  inspi- 
rent? iM'cii  (uùtera-l-il  plus  de  garder  le  silence  qu'il  ne  m'en  coûta  de 
vous  (piilter?  Souvencz-vons  tdiijours,  ô  Julie,  que  votre  àme  a  deux 
corps  a  gouverner,  et  que  celui  (pi'elle  anime  par  son  choix  lui  sera 
toujours  le  plus  fidèle  : 


.Nudo  più  (diti', 
Fabricato  da  uoi.  iiun  dalla  sorte. 

Lu  plus  lort  des  nœuds,  notre  ouvra;;o.  et  non  celui 


Je  me  tais  donc;  et,  jusqu'à  ce  qu'il  vous  plaise  de  terminer  mon 
exil,  je  vais  lâcher  d'en  tempérer  l'ennui  en  parconr.mt  les  montagnes 
du  Valais,  tandis  qu'elles  sont  encore  praticables.  Je  m'aperçois  que  ce 
pays  ignoré  mérite  les  regards  des  hommes,  et  qu'il  ne  lui  manque, 
pour  être  admiré,  que  des  spectateurs  (|ui  le  saclient  voir.  Je  lâcherai 
d'en  tirer  quelques  obseivations  digues  de  vous  plaire.  Pour  amuser  une 
jolie  femnip,  il  faudrait  peindre  un  peuple  aimable  et  galant  :  mais  loi. 
ma  Julie,  ah  .'  je  le  sais  bien,  le  tableau  d'un  peuple  heureux  et  simple 
esl  celui  qu'il  faut  à  ton  cœur. 


LA  NOUVELLE  lïÉLOlSE. 


11 


LETTHE  XXII. 


l'jiliii  le  prciiiier  p;is  est  fiaiiclii,  cl  il  a  ('lé  (|ii(;stioii  ili-  vous.  Malgré 
\v  ilié|il'is  i|ir('  vous  lriiiiiij;iii'/.  poiii'  ma  (liicliini',  iikmi  \H-\-r  en  a  i-ld 
sni|iîis  :llii'a  pas  moins  ailiini(!  mes  piiiiîns  dans  la  iniisi(|ii('  cl  ilaiis 
U:  dessin  ;  cl,  an  giaiid  cloiiiicini'iit  de  nja  iiicie,  iircvcinic  par  vos  ca- 
lomnies, an  lilason  près,  ipii  Ini  a  paiii  ni'^li;!!-,  lia  (ilc  liirl  content  de 
Ions  mes  tali^its.  Mais  ces  talents  ne  s';!C(|nieieril  pas  sans  niaitrc  :  il  a 
fallu  nommer  le  mien  ;  et  je  l'ai  l'ait  avec  nne  éniiniération  pom- 
pense  de  toutes  les  sciences  qu'il  voulait  bien  in'cnscigner,  hors 
nne.  Il  s'est  rappelé  de  v<ius  avoir  vu  plusieurs  Cois  à  son  précédent 
voyage,  et  il  n'a  |)as  |iani  (pi'il  eilt  conservé  de  vous  une  impression 
désavantageuse. 

Knsnite  il  s'est  informé  <le  votr(!  l'orlune.  on  lui  a  dit  qu'elle  était  mé- 
diocre :  de  volie  naissance  :  (mi  lui  a  dit  qu'elle  était  lionnéte.  Ce  mot 
honniHe  est  l'oit  éipii^oqne  à  l'oieille  d'un  gentilhounne,  et  a  excité  des 
soupçons  (pie  riel.iiicisscment  a  conliimés.  Dés  cpi'il- a  su  que  vous 
n'étiez  pas  iiolile,  il  a  dmnandé  ce  qu'on  vous  doniMit  par  mois.  Ma 
niére.  pien.nM  la  parole,  a  dit  qu'un  pareil  arrangement  n'était  pas 
mènie  proposalile  ;  et  qu'au  coniraire  vous  avieis  rejeté  conslamnicnl 
ions  les  moindres  présents  qu'elle  avait  tàclié  de  vous  li»ire  en  choses 
qui  ne  se  reliisent  pas  :  mais  cet  air  de  fierté  n'a  l'ait  qu'exciter  la 
sienne.  Et  le  moyen  de  supporter  l'idée  d'êlrc  rcdevahli^  à  nn  rotinier'.' 
Il  a  donc  été  décidé  (pi'on  vous  ol'l'rirait  un  payement,  au  r<  I'iik  durpiel, 
malgré  tout  voire  niériie,  dont  on  convient,  vous  seriez  remercié  de 
vos  soins.  Voilà,  mon  ami,  le  résumé  d'une  conversation  qui  a  été  te- 
nue sur  le  compte  de  mou  Irès-lionoré  maître,  et  durant  laipiclli!  .'■on 
humble  écolièie  n'était  pas  fort  tranquille.  .]'ai  cm  ne  pouvoir  trop  me 
hàler  de  vous  en  donner  avis,  a(in  de  vous  laisser  le  temps  d'y  réllé- 
cliir.  Aussitôt  que  vous  anie/  pris  voire  résolnlioii,ne  manquez  pas  de 
m'en  inslriiirc  :  car  (  cl  ariicle  est  de  voire  compélence,  et  mes  droils 
ne  vont  pas  jusqiic-là. 

J'appicnds  avec  peine  vos  •courses  dans  les  montagnes;  non  que 
vous  n  y  trouviez,  à  mon  avis,  une  agréable  diversion,  et  que  le  délail 
de  ce  que  vous  aurez  vu  ne  me  soit  fort  agréable  à  moi-inèiiie  :  mais 
je  crains  pour  vous  d<'s  l'alignes  que  vous  n'cles  guère  en  élat  du  sup- 
porter. D'ailleurs,  la  saison  est  fort  avancée  ;  d'un  jour  à  l'autre  tout 
peut  se  eonviii  de  neige  ;  et  je  prévois  quiî  vous  aurez  cn<:ore  plus  à 
souffrir  du  froid  que  de  la  fatigue.  Si  vous  tombiez  malade  dans  le  pays 
où  vous  èles,  je  ne  m'en  consolerais  jam;iis.  llevenez  donc,  mon  bon 
ami,  dans  mon  voisinage.  Il  n'est  pas  temps  encore  de  rentrer  à  Vevai  ; 
mais  je  veux  (pie  vous  babiiiez  un  séjour  moins  rude,  et  (|ue  nous 
soyons  plus  à  portée  d'avoir  uiscmenl  des  nouvelles  l'un  de  l'autre.  Je 
vous  laisse  le  maître  du  clioix  de  votre  station.  Tâchez  seulement  (pi'on 
ne  sache  point  ici  où  vous  èles,  et  soyez  discret  sans  être  mystérieux. 
Je  ne  vous  dis  rien  sur  ce  clia|)ilre,  je  me  lie  à  l'iulcrèt  que  vous  avez 
d'être  prudent,  cl  pins  encore  à  celui  que  j'ai  que  vous  le  soyez. 

Adieu,  miMi  ami  ;  je  ne  puis  m'eiilrelenir  plus  loiigtcuips  avec  vous. 
Vous  savez  île  quelles  précautions  j  ai  liesiiiii  pinir  vous  écrire.  Ce  n'esl 
pas  tout  :  mon  peie  a  amené  un  elraniier  respei  iilile,  son  ancien  ami, 
et  qui  lui  a  sauvé  ;inlrclois  la  vie  à  la  gniire.  Jngez  si  nous  nous  som- 
mes efforcés  de  le  biiii  rei'cvoir.  il  repai  t  (lemaii,  et  nous  nous  hàloiis 
de  lui  procurer,  pour  le  jour  qui  nous  reste.  Ions  les  aniiisemenls  ipii 
peuvent  manpier  notre  zèle  à  un  tel  bienfailenr.  On  m'appelle  :  il  faut 
iinir.  Adieu  derecbei'. 


LEirUE   XXIll. 


A  peine  ai-j('  emiiloyè  huit  jours  à  parcourir  un  pays  qui  demande- 
rait des  aniK'cs  d'observaliini  :  in.\is,  onhe  que  la  neige  me  chasse,  j'ai 
voulu  revenir  au-devanl  du  (  inii  i  ler  ipii  m'apporte,  j'cspcre,  une  de  vos 
liîtlres.  En  altendant  (pi'elle  arrive,  je  commence  par  vous  écrire  celle- 
ci,  après  laquelle  j'en  écrirai,  s'il  est  nécessaire,  une  seconde  pour  ré- 
pondre à  la  vt'ilri'. 

Je  ne  vous  ferai  point  ici  un  détail  de  mon  voyage  cl  de  mes  remar- 
ques; j'en  ai  l'ait  une  relaliou  ipio  je  compte  vous  (lorter  11  faut  réser- 
ver noire  eoirespomlaiiee  |iiinr  les  ch()scs  qui  nous  loucbeiil  de  phis 
près  l'un  cl  l'anlre.  Je  me  coutenlerai  di' vous  parler  de  la  siluation  de 
mon  àme  ;  il  est  ju>ie  de  vous  rendre  compte  de  l'usage  qu'on  l'ail  de 
votre  bien. 

J'étais  parti,  liisie  de  mes  peines  el  consolé  de  voire  joie,  ce  (jui  me 
tenait  dans  un  cerlain  élal  de  langueur  qui  n'est  pas  sans  charme  p(mr 
tin  co'ur  sensible.  Je  gravissais  leiilemenl  el   à  pied  des  sentiers  assez 


rudes,  conduit  par  un  homme  que  j'avais  pris  pour  l'être  mon  guide,  et 
dans  leipiel,  diiraiit  loiile  la  route,  j'ai  trouvé  plulM  un  ami  (pi'im  iner- 
C(;n.iire.  .le  voiibds  rêver,  el  j'en  elais  loujoms  déloiiniè  par  quelque 
s|ieclaele  in;illindii.  TaiiU'it  d'immenses  roches  pcndaienl  en  ruines  au- 
dessus  (b-  ma  lele;  laiiK'it  de  hautes  et  bmyaiiles  cascades  m'iiiomlaienl 
di;  leur  i-pais  bronill.ird  ;  lantfil  un  torrent  élernel  oiivraii  a  nés  rot.'-s 
nîi  abiine  dont  les  veux  n'osaient  sonder  la  prolondenr.  Hnelipicfoi,  je 
iiii!  perdais  dans  l'obscurité  d'un  bois  toufln  :  quehpiefois,  en  •^oruuii 
d'un  gouffre,  une  agréable  prairie  réjouissait  tout  à  cou[)  rnes  reg.irds. 
Un  iiK-lange  étonnant  de  la  nature  sauvage  et  de  1 1  nature  cultivée 
mollirait  parloul  la  main  des  bomnies.  où  l'on  ciil  cru  (pi'ilsirjvaient 
jamais  pénélré  :  à  ci")lé  d'une  caverne  on  trouvait  des  maisons;  on 
voyait  d(-s  panqires  secs  où  l'on  n'eût  cherché  que  des  ronces,  des 
vignes  dans  des  terres  labourées,  d'excellents  fruits  sur  des  roclies.et 
des  champs  dans  des  précipices. 

(!(■  n'était  pas  seulement  b^  travail  des  hommes  (pii  rendait  ces  pays 
élranges  si  bizarrement  conlrasiés;  la  nature  semblait  encore  orcndre 
plaisir  ù  s'y  metire  en  opposition  avec  elle-même,  lanl  on  la  trou- 
vait dilïércnie  en  un  inônic  li<  ii  sous  divers  aspects.  An  levant  les 
lleiirs  du  printi  inps,  an  midi  les  fruits  de  l'automne,  au  nord  les  glaces 
de  l'hiver  :  elle  rénnissait  lonlcs  les  saisons  dans  le  iiK-me  instant,  loiis 
les  climats  dans  le  même  lieu,  des  terrains  contraires  sur  le  même  sol, 
cl  formait  l'acciud  inconnu  paitoul  ailleurs  des  productions  des  plaines 
et  de  celles  des  Alpes.  Ajoutez  à  loul  cela  les  illusions  (h'  l'optique,  les 
poinles  des  monls  (lilfêirniinenl  eclairéi-s.  le  clair-obscur  du  soleil  et 
des  ombres,  et  Ions  les  aecidenis  de  lumière  (|ui  en  résiillaieni  le  matin 
et  le  soir;  vous  aurez  (pndqne  idée  des  scènes  continuelles  i\m  ne  ces- 
sèrent d'allirer  mon  admiration,  et  qui  semblaient  m'être  oITcrtes  en  un 
vrai  llie;)tr(!  ;  car  la  perspective  des  monls  élaiit  verlicale  frappe  les 
yeux  tout  à  la  fois  cl  bii'ii  plus  puissamment  que  celle  des  plaines,  ipii 
iie  se  voit  (pi'obliqiienient,  en  fuyant,  et  dont  cbaipie  objet  vous  en 
ca(  lie  nn  autre. 

J'allribuai,  durant  la  première  j(mrnée,  aux  agn-ineiils  de  cette  va- 
riét(i  le  calme  ipie  je  senlais  renaître  en  moi.  J  admirais  l'empire  qu'ont 
sur  nos  pas>lons  les  plus  vives  les  êtres  les  plus  insensibles,  el  je  mé- 
prisais la  pliilosopliie  de  ne  pouvoir  pas  même  autant  sur  l'àme  qu'une 
suite  dolijils  inanimés.  .Mais  cet  élat  paisible  ayant  duré  la  nuit  el 
aiigmenlé  le  lendcniaiii,  je  ne  tardai  pas  de  juger  qu'il  av.iit  encore 
quehpie  autre  cause  «pu  ne  mêlait  pas  connue.  J'arrivai  ce  jour-h'i  sur 
des  montagnes  les  nmiiis  élevées,  el  parcourant  ensuite  leurs  inégalités 
sur  celles  des  pins  liantes  qui  étaient  ;'i  ma  portée.  Après  m'êlre  pro- 
iiieiK'  dans  les  nuages,  j'atteignais  un  séjour  plus  serein  d'où  l'on  voit 
dans  la  saison  le  tonnerre  et  l'orage  se  former  au-dessous  de  soi  ;  image 
trop  vaine  de  l'Ame  du  sage,  dont  l'exenqjle  n'exisla  jamais,  ou  n'existe 
qu'aux  mêmes  lieux  d'oùl'on  en  a  tiré  l'emblème. 

Ce  bu  là  que  je  démêlai  sj-nsibleinent  dans  la  pureté  de  l'air  où  je  nie 
trouvais  la  véritable  cause  du  changement  de  mon  humeur,  et  du  retour 
(le  celle  paix  intérieure  que  j'avais  perdue  depuis  si  longtemps.  Eu  elTet. 
c'est  une  impression  générale  qu'éprouvent  lous  les  hommes,  quoiqu'ils 
ne  l'observent  pas  lous,  que  sur  les  hautes  montagnes  où  l'air  est  |)ur 
cl  sulilil,  ou  se  s(Mit  plus  de  facilité  dans  l.\  respiration,  plus  de  légèreté 
dans  le  corps,  plus  (le  sérénilé  dans  l'esprit;  les  plaisirs  y  sont  moins 
ardents,  les  passions  plus  modérées.  Les  nn'diiations  y  preimeul  je  ne 
sais(piel  caraclè'c  grand  el  sublime,  propnitiouné  aux  olijels  (pii  nous 
lîappeut,  je  ik;  sais  ipielle  volnpli'  iranipiille  qui  n'a  rien  d'acre  el  de 
sensnel.  M  semble  qu'en  s'élevanl  an-dessns  du  séjour  des  hommes  on 
y  laisse  lous  les  senliiueiils  bas  et  lerreslres,  et  qu'à  mesure  qu'on  ap- 
proche des  régions  éihérécs,  l'àme  contracte  quelque  chose  de  leur 
iiialtéiabic  pureté.  On  y  est  grave  sans  mélancolie,  paisible  sans  indo- 
lence, ((uitcnl  d'être  et  de  penser  :  tous  les  désirs  trop  vifs  s'émous- 
sent,  ils  perdent  celte  pointe  aiguë  (|ui  les  rend  douloureux,  ils  ne  lais- 
sent an  fond  du  cu'iir  qu'une  émotion  légère  et  douce;  et  c'est  ainsi 
qu  un  heureux  climat  fait  servir  à  la  félicité  de  l'homme  les  passions 
(pii  font  ailleurs  son  lourment.  Je  doute  qu'aucune  agitation  violenle, 
aucniic  maladie  de  vapeurs  pût  tenir  contre  un  pareil  séjour  prolongé, 
(  l  je  suis  surpris  (pie  des  bains  de  l'air  salutaire  et  bienfaisant  des 
monlagnes  ne  soient  pas  un  des  grands  remèdes  de  la  médecine  et  de 
la  morale  : 


Qui  non  |wl;izzi,  non  tcatro  o  losgia  :   • 
Mail  lor  vece  un'  ahele,  un  faggio,  un  pino. 
Trà  r  erlia  veiite  c  1  bol  monte  vicino. 
Levait  di  l(;ri'a  al  ciel  iiostr'  iulclletlo. 

Au  liuti  (lej  pillais,  des  pavillons,  dus  thi'ùtrcs,  les  chênes,  les  nnirs  sdpln$,  les 
lièlrcs,  s'élanCBiil  de  l' herbe  verte  au  soninicl  des  monls,  ol  seinliU-nl  .'lever  an 
ciel,  avec  leurs  t£les,  Iqs  yeux  el  l' esprit  des  uiortels.  PErnAin. 

Supposez  les  impressions  réunies  do  ce  que  je  vieii>  de  x(nis  di-- 
crire.  el  vous  aurez  quelque  idce  tie  la  silu.ilion  délicieuse  «ni  je  me 
irouv;iis.  Imaginez  la  variété,  la  grandeur,  la  beanié  de  mille  eiounants 
spectacles;  le  plaisir  de  ne  voir  aiilour  tic  soi  que  des  objets  loul  nou- 
veaux, des  discaux  élrau.cs.  des  plante  s  bizarres  cl  inconnues,  d'ob- 
sei ver  (>n  quelque    oile  une   autre   Uiilitre.  el    de  se  Iroiiver  dans  un 


12 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


nouveau  monde.  Tout  cela  fait  aux  yeux  un  mélange  inexprimable, 
dont  le  charme  augmente  encore  par  la  subtilité  de  lair  qui  rend  les 
couleurs  plus  vives,  les  traits  plus  marqués,  rapproche  tous  les  points 
de  vue  ;  les  distances  paraissant  moindres  que  dans  les  plaines,  ou  l'é- 
paisseur de  l'air  couvre  la  terre  d'iui  voile,  l'horizon  présente  aux  yeux 
plus  d'objets  qu'il  semble  n'eu  pouvoir  contenir  :  enfin  ce  spectacle  a  je 
ne  sais  quoi  de  magique,  de  surimlurel,  (|ui  ravit  l'esprit  et  les  sens  : 
ou  oublie  tout,  on  s'oulilie  soi-iin'iiic,  on  ne  sait  plus  où  l'on  est. 

J'aurais  passé  tout  le  tciiip^  df  mon  voyage  dans  le  seul  cnchante- 
nient  du  paysage,  si  je  n'en  eusse  éprouvé  un  plus  d(iu\  cindie  dans 
le  couuaerce  des  habitants.  Vous  trouverez  dans  ma  dcsc  ri|iii(iii  un  lé- 
ger crayon  de  leurs  mœurs,  de  leur  simplicité,  de  loin'  éi^aliié  il'ame,  et 
de  cette  paisible  Iranquillilé  qui  les  rend  heureux  par  l'exemption  des 
peines  plutôt  que  par  le  piiùi  ilis  plaisirs.  IVlais  ce  que  je  n'ai  pu  vous 
peindre  et  qu'on  ne  peut  guère  ima;,;iner,  c'est  leur  humanité  désintéres- 
sée, et  leur  zèle  hospitalier  pour  tous  les  étrangers  que  le  hasard  ou  la 
curiosité  conduisent  chez  eux.  J'en  fis  une  épreuve  surprenante,  moi  qui 
n'étais  connu  de  personne,  et  qui  ne  marchais  qu'à  l'aide  d'un  conduc- 
teur. Quand  j'arrivais  le  soir  dans  un  hameau,  chacun  venait  avec  tant 
d'empressement  m'offrir  sa  maison,  que  j'étais  embarrassé  du  choix: 
et  celui  qui  obtenait  la 
préférence  en  paraissait 
si  content,  que  la  pre- 
mière fois  je  pris  cette 
ardeur  pour  de  l'avidité. 
Mais  je  fus  bien  étonné 
quand,  après  en  avoir 
usé  chez  mon  hôte  à  peu 
près  comme  au  cabaret, 
il  refusa  le  lendemain 
mon  argent,  s'offensaut 
même  de  ma  proposi- 
tion; el  il  en  a  partout 
été  de  même.  Ainsi  c'é- 
tait le  pur  amour  de 
riiospilalité,  communé- 
ment assez  tiède,  qil'à 
sa  vivacité  j'avais  pris 
pour  l'àpreté  du  gain. 
liCur  désintéressement 
fut  si  complet,  que  dans 
tout  le  voyage  je  n'ai 
pu  trouver  à  placer  un 
palagon.  En  effet,  à  quoi 
dépenser  de  l'argent 
dans  un  pays  où  les  niai- 
Ircs  ne  reçoivent  point 
le  prix  de  leurs  frais,  ni 
les  domestiques  celui  de 
leurs  sciius.  el  (in  l'on  ne 
trouve  aucun  rncndianl  ? 
Cepciidanl  l'argent  est 
l'on  lare  dans  le  liaut- 
^  alais  ;  mais  c'est  pour 
cela  (jue  les  habiiants 
sont  à  leur  aise;  car  les 
dentées  y  sont  abondan- 
tes sans  aucun  débouché 
au  dehors,  sans  con- 
sommation de  luxe  au 
dedans,  et  sans  que  le 
cultivateur  montagnard, 
dont  les  travaux  sont 
les  plaisirs ,  devienne 
moins  laborieux.  Si  ja- 
mais ils  ont  plus  d'ar- 
gent, ils  seront  infailli- 
bleniint  plus  pauvies. 
Us  ont  la  sagesse  de  le 
sentir,  et  il  y  a  dans  le 
pays  des  mines  d'or  qu'il 
n'est  pas  permis  d'ex- 
ploiter. 

J'étais  d'abord  fort  surpris  de  l'opposition  de  ces  usages  avec  ceux  du 
Bas-Valais,  où,  sur  la  route  d'Italie,  on  rançonne  assez  durement  les 
passagers  ;  et  j'avais  peine  à  concilier  dans  un  même  peuple  des  ma- 
nières si  différentes.  Un  Valaisan  m'en  expliqua  la  raison.  Dans  la 
vallée,  me  dit-il,  les  étrangers  qui  passent  sont  des  marchands,  et  d'au- 
tres gens  uniquement  occupés  de  leur  négoce  et  de  leur  gain.  Il  est 
juste  (|u'ils  nous  laissent  une  partie  de  leur  profit,  et  nous  les  traitons 
comme  ils  traitent  les  autres.  .Mais  ici,  où  nulle  affaire  n'appelle  les 
étrangers,  nous  sommes  sûrs  que  leur  voyage  est  désintéressé;  l'ac- 
cueil qu'on  leur  fait  l'est  aussi.  Ce  sont  des  hôtes  qui  nous  viennent 
voir  parce  qu'ils  nous  aiment,  et  nous  les  lecevons  avec  amitié. 

Au  reste,  ajouta-t-il  eu  souriant,  cette  hospitalité  n'est  pas  coilteuse, 


linl-Pruux  sui  li' 


et  peu  de  gens  s'avisent  d'en  profiter.  Ah!  je  le  crois,  lui  répondis-je. 
Que  ferait-on  chez  un  peuple  qui  vit  pour  vivre,  non  pour  gagner  ni 
pour  briller?  Hommes  heureux  et  dignes  de  l'être,  j'aime  à  croire  qu'il 
faut  vous  ressembler  en  quelque  chose  pour  se  plaire  au  milieu  de 
vous. 

Ce  qui  me  paraissait  le  plus  agréable  dans  leur  accueil,  c'était  de  n'y 
pas  trouver  le  moindre  vestige  de  gêne  pour  eux  ni  pour  moi.  Ils  vi- 
vaient dans  leur  maison  comme  si  je  n'y  eusse  pas  été,  et  il  ne  tenait 
qu'à  moi  d'y  être  comme  si  j'y  eusse  été  seul.  Ils  ne  connaissent  point 
l'iueonmiode  vanité  d'en  faire  les  honneurs  aux  étrangers,  comme  pour 
les  avertir  de  la  présence  d'un  niailie  dont  on  dépend  au  moins  en 
cela.  Si  je  ne  disais  rien,  ils  supposaient  que  je  voulais  vivre  irleur  ma- 
nière; je  n'avais  qu'à  dire  un  mot  pour  vivre  à  la  mienne,  sans  éprou- 
ver jamais  de  leur  part  la  moindre  marque  de  répugnance  ou  d'étonné  ■ 
ment.  Le  seul  compliment  qu'ils  me  firent,  après  avoir  su  que  j'étais 
Suisse,  fut  de  me  dire  que  nous  étions  frères,  et  que  je  n'avais  qu'à 
me  regarder  chez  eux  comme  étant  chez  moi.  Puis  ils  ne  s'embarras- 
tèrent  plus  de  ce  que  je  faisais,  n'imaginant  pas  même  que  je  pusse 
avoir  le  moindre  doute  sur  la  sincérité  de  leurs  offres,  ni  le  moindre 
scrupule  à  m'en  prévaloir.  Ils  en  usent  entre  eux  avec  la  même  simpli- 
cité ;  les  enfants  en  âge 
de  raison  sont  les  égaux 
de  leurs  pères  ;  le.s  do- 
mestiques s'asseyent  à 
table  avec  leurs  maîtres; 
la  même  liberté  règne 
dans  les  maisons  et  dans 
la  république,  et  la  fa- 
mille est  l'image  de  l'E- 
tat. 

La  seule  chose  sur  la- 
quelle je  ne  jouissais  pas 
de  la  liberté ,  était  la 
durée  excessive  des  re- 
pas. J'étais  bien  le  maî- 
tre de  ne  pas  me  mettre 
à  table;  mais,  quand  j'y 
étais  une  fois,  il  y  fallait 
rester  une  partie  de  la 
journée,  et  boire  d'au- 
tant. Le  moyen  d'imagi- 
ner qu'un  homme  et  un 
Suisse  n'aimât  pas  à  boi- 
re? Eu  effet,  j'avoue 
que  le  bon  vin  me  paraît 
une  excellente  chose,  et 
(pie  je  ne  hais  point  à 
m'en  égayer ,  pourvu 
(pi'du  ne  m'y  force  pas. 
J'ai  toujours  l'cmarqué 
que  les  gens  faux  sont 
sobres,  et  la  grande  ré- 
serve de  la  table  an- 
nonce assez  souvent  des 
moMirs  feintes  et  des 
âmes  doubles.  Un  hom- 
me franc  craint  moins 
ce  babil  affectueux  et 
ces  tendres  épanche- 
ments  qui  précèdent  l'i- 
vresse: mais  il  faut  sa- 
voirs'arrèteret  prévenir 
l'excès.  Voilà  ce  qu'il  ne 
m'était  guère  possible  de 
faire  avec  d'aussi  déter- 
minés buve(ns  (pie  les 
Valaisans,  des  vins  aussi 
violents  que  ceux  .iU\ 
pays,  et  sur  des  tables  où 
l'on  ne  vit  jamais  d'eau. 
Comment  se  résoudre  à 
ncliei-.  —  Ltr.  xxvr  jouer   si    sottement    le 

sage,  et  à  fâcher  de  si 
bonnes  gens?  Je  m'enivrais  donc  jiar  reconnaissance  ;  ne  pouvant  payer 
mon  écot  de  ma  boiu'se,  je  le  payais  de  ma  raison. 

Un  autre  usage  qui  ne  me  gênait  guère  moins,  c'était  de  voir,  même 
chez  des  magistrats,  la  femme  et  les  filles  de  la  maison,  debout  (ierrière 
ma  chaise,  servir  à  table  connue  des  domestiques.  La  galanterie  fran- 
çaise se  serait  d'autant  pins  loiMrncnlée  à  réparer  cette  incongruité,  ^ 
qu'avec  la  figure  des  Valaisanes,  des  servantes  mêmes  rendraient  leurs 
services  embarrassants.  Vous  pouvez  m'en  croire,  elles  sont  jolies,  puis- 
qu'elles m'ont  paru  l'être  :  des  yeux  accoutumés  à  vous  voir  sont  dilfi  • 
ciles  en  beauté. 

Pour  moi,  qui  respecte  encore  plus  les  usages  des  pays  où  je  vis  que 
ceux  de  la  galanterie,  je  recevais  leur  service  en  silence  avec  autant 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


15 


de  gravité  que  don  Quichotte  chez  la  duchesse.  .l'opposais  quelquefois 
en  souriant  les  j^iaiiilfs  hailics  etj'air  grossii-r  des  convives  au  teint 
éblouissant  de  ces  inincs  licautés  timides  qu'un  mol  faisait  rougir,  et 
ne  rendait  que  pins  aniealiles.  Mais  je  lus  un  peu  elioipie  de  l'énorme 
ampleur  de  leur  gorgi',  ipii  rj'a  dans  sa  liianeln'in- élilouissaiile  qu'un 
des  avantages  du  modèle  que  j'usais  lui  comparer  ;  modèle  unique  et 
voilé,  dont  les  contours  rurlivemenl  oliservc's  me  peignent  ceux  de  celle 
coupe  célèbre  à  qui  le  plus  beau  sein  du  monde  servit  de  moule. 

Ne  soyez  pas  surprise  de  me  trouver  si  savant  sur  des  mystères  que 
vous  cachez  si  bien  :  je  le  suis  en  dépit  de  vous  ;  un  sens  en  peut  quel- 
quefois instruire  un  autre  :  malgré  la  plus  jalouse  vigilance,  il  échappe 
ii  rajustement  le  mieux  concerté  quelques  légers  interstices  par  lesquels 
la  vue  opère  l'effet  du  toucher.  L'œil  avide  et  téméraire  s'insitme  im- 
punément sous  les  lleurs  d'un  bouquet  ;  il  erre  sous  la  chenille  et  la 
gaze,  et  fait  sentir  à  la  main  la  résistance  élastiipie  qu'elle  n'oserait 
éprouver. 


l'iuli;  appar  ilello  inanimé  acerbe  c  crudfi  : 
l'ai  Ir  altiia  ml-  iir(i|.ri'  iiivida  vesta, 
liiviila,  ma  s   a'^li  uiilii  il  varco  chiudc, 
I,'  amoroso  pensier  giù  non  arresla. 


Son  acerbe  et  dure  mamelle  se  jaisse  entrov 
un  vain  la  plus  girande  partie;  l'amoureux  dés 
à  travers  tous  les  obstacles.  Tasso. 


èlemenl  ial.iux  en  cailic 
l'iwuil  ip'ii'  rciil.pénèlro 


Tandis  (|ne  je  parcourais  avec 
d'èlre  admires,  ipie  raisie/.-\oiis 
de  volie  ami'MnIie  (iiililiee  !  Ne 
<pic  pourrais-je 


•\lii 


'  mi  n](imenl 


lieux  si  pi 

pi'ielaiil  ma  .Inlii 
'oiililierais-je  pas 
■ni,  iniil  i{iil  ne  s 


neonmisel  si  digiu's 
'.'  Eliez-vi>ns  oubliée 
pinlùl  niiil-iiii''mo,  el 
[lins  rien  que  par 


homme  sensible.  Rencontrais-je  un  pas  difficile,  je  vous  le  voyais  fran- 
chir avec  la  légèreté  d'un  faon  qui  bondit  après  sa  mère.  Fallait-il  tra- 
verser un  torrent,  j'osais  presser  dans  mes  bras  une  si  douce  charge  ; 
je  passais  le  torrent  lentement,  avec  délices,  et  voyais  à  regret  le  che- 
min que  j'allais  atleinilrc.  Tout  me  ra[ipelait  à  vous  dans  ce  séjour  pai- 
sible; et  les  liiiKlianis  alliails  île  hi  nature,  et  l'inallérable  pureté  de 
l'air,  et  les  moMirs  sim|dc>  des  babilanls,  et  leur  sagesse  égale  et  sûre, 
et  l'aimable  jindeur  du  sexe,  et  ses  innocentes  grâces,  et  tout  ce  qui 
frappait  agréablement  mes  yeux  et  mon  cu'ur  leur  peignait  celle  qu'ils 
cherchent. 


s^^: 


.le  remanpiai  aussi  un  grand  défaut  dans  rhabillemeiit  tles  Valaisaues, 
(^est  d'avoir  des  corps  de  robe  si  élevés  par  derrii're,  qu'elles  en  pa- 

l'aissenl  bossues  ;  cela  fail  ITet  singulier  avec  leurs  peliles  coilTirres 

es  el  le  reste  d.-  leur  ajnslenicnl,  (pii  ne  manc|iie  |ias  au  surplus  ni 

de  sim(ilieil<!  ni  d'rli'gani'c.  .le  vmis  porle  on  babil  com|ilc.l  à  la  valai- 
sane,  el  j'espère  ipi'il  vous  ira  bien;  Il  a  ele  [iris  mh'  la  pin-  jolie  lailb 
du  |ia\s. 


vous '.' .le  n'ai  jamais  mieux  reinaïque  avec  quel  insUnct  je  plaet 
divers  lieux  noire  existence  comnume  selon  lelal  de  nuire  ànie.  (Juaud 
je  suis  triste,  elle  se  réfugie  auprès  de  la  vùire,  el  tbercbe  des  conso- 
lalions  aux  lieux  uii  vous  êtes;  c'est  ce  que  j'éi)rouvaisen  vous  quiilant. 
(,tuand  j'ai  du  plai-ir,  je  n'en  saurais  jouir  seul,  el  pour  le  partager  avec 
vous  je  vous  appelle  alors  où  je  suis.  Voilà  ce  qui  m'est  arrive  durant 
toutes  ces  courses,  où  la  diversité  des  objets  me  rappelant  sans  cesse 
en  moi-même,  je  vous  comlnisais  partout  avec  moi.  Je  ne  faisais  pas 
un  pas  que  nous  ne  le  lissions  ensemble  ;  je  n'admirais  pas  une  vue 
sans  me  h;'Uer  de  vous  la  montrer.  Tous  les  arbres  que  je  rencontrais 
vous  prêtaient  leur  ombre,  tous  les  gazons  vous  servaient  de  siège. 
Taniôt,  assis  à  vos  eûtes,  je  vous  aidais  ;'i  parcourir  des  yeux  les  objets; 
lanlùt  ;\  vos  genoux  j'en  contemplais  un  plus  digue  des  regards  d'un 


il  ma  Julie  !  disais-je  avec  attemirissenieiil.  que  ne  puis-je  couler  lues 
jours  avec  loi  dans  ces  lieux  itixues.  bcuniix  de  uoire  bonheur  el  non 
du  regard  des  hommes!  Que  ne  puis-je  ici  rassembler  loiilc  mon  iinie 
en  toi  seule,  et  devenii'  à  inmi  luur  l'univers  pour  toi  !  ('harnies  adorés, 

vous  jouiriez  alors  des  lio i;igc>  qui  vuiis  sont  dus!  Délices  de  l'anioiir, 

t'est  aloi  s  (pie  nos  coins  vuu-  savnin  craient  sans  cosse  !  une  longue  et 
iloiice  ivresse  nous  laisscrail  iguoicr  li'  cours  des  ans:  et  ipiand  enliii 
l'âge  aniiil  caliiié  nos  premiers  l'eiix,  riiabiliide  de  penser  et  sentir  rn- 
si'inble  ferait  sneeéileià  leurs  Iranspiiris  nue  amitié  non  moins  tendre. 
Tous  les  sentiments  bonnèles,  noniris  dus  la  jeunesse  avec  (eux  de 
ramoiir,  en  rempliraient  un  jour  le  vide  immense;  nous  pratiquerions 
an  sein  de  cet  lieiircux  peuple,  et  à  son  exemple,  tons  les  devoirs  de 
riiiimanité  :  sans  cesse  nous  nous  unirions  pour  bien  faire,  et  nous  ne 
mourrions  point  sans  avoir  vécu. 

La  posle  arrive,  il  faut  linir  ma  lettre  et  courir  recevoir  la  vôtre.  Que 
le  co'ur  me  bat  jusqu'à  ce  moment  !  Hélas  !  j'étais  heureux  dans  mes 
cbinieres  ;  mon  bonbenr  luit  avec  elles;  ipie  vais-je  être  en  réalité .' 


I.LTTIIL  WIV. 


Je  réponds  snr-le- champ  à  l'article  de  votre  lettre  qui  regarde  le 
payenienl.  et  n'ai.  Dieu  nu  rii,  nul  besoin  d'y  réfléchir.  Voici,  ma  Julie, 
quel  est  mon  sentiuu'iit  sur  ee  point. 

Je  distingue  dans  ee  qu'on  appelle  honneur  celui  qui  se  tire  de  l'opi- 
nion publiipie.  el  celui  qui  dérive  de  l'estime  de  soi-même.  Le  premier 


14 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


consisie  en  vains  préjugés  plus  mobiles  qu'une;  onde  agitée  ;  le  second 
•1  sa  base  d^ms lis  vcrilcs  .Moiurlles  de  i.t  niorale.  L'Iionnrnr  du  uioiide 
pciil  êlre  av;uitagen\  à  la  fdiXune  :  mais  il  ne  p.nelre  pcmil  dans  1  anie, 
et  n'iidliie  en  rien  sur  le  vrai  bonlietir.  L'JKuini'in-  véritable,  an  conlraue, 
.■n  Ibrnie  l'essence,  parée  ipi'on  ne  trouve  cpi'en  lui  ce  senluneiit  per- 
manciit  de  satislaelion  iulérieure  qni  seul  iieul  rendre  lieureux  un  (-Ire 
pensant.  Appliciuons,  ma  Julie,  ces  principes  a  votre  question  :  elle  sera 
bientftt  résolue.  ,        ,.  , 

Que  je  m'érige  en  maître  de  pbilosophie,  et  prenne,  comme  ce  lou 
de  la  l'aille,  de^l'argint  pour  enseigner  la  sagesse,  cet  emploi  paraîtra 
bas  aux  yeils  du  monde,  et  j'avoue  t\n'\\  a  quelque  chose  de  ridicule  en 
soi  ;  cependant,  cunuiie  aiiiiui  lionnne  ne  peut  tirer  sa  subsistance  ab- 
solmuent  de  lui-même,  et  (pi'on  ne  saurait  l'en  tirer  de  plus  prés  (pie 
par  son  travail,  nous  mettrons  ce  mépris  au  rang  des  plus  dangereux 
préjugés  ;  nous  n'aurons  point  la  sotlise  de  sacrifier  la  félicite  à  eelte 
opinion  insensi'c  ;  vous  ne  m'en  eslinurez  pas  iiidins,  et  ji'.  n'en  serai 
pas  plus  à  plaindre  quand  je  vivrai  d.s  lal(  ois  qui'  j'ai  culiivi'S. 

Mais  ici,  ma  Julie,  nonsavousd  aiilrcscuiisidciatioiis  à  l'aire.  Lai.>sons 
la  multitude,  et  regardons  en  nous-mêmes.  Que  serai -je  réellement  à 
votre  père,  en  recevant  de  lui  le  salaire  des  leçons  que  je  vous  ai  don- 
nées, et  lui  vendant  une  paitie  de  mon  temps,  c'esl-à  dire  de  ma  per- 
sonne? Un  merc'enaiie,  nii  bominê  à  ses  gagis,  une  esiiéce  de  valet  ; 
et  il  aura  de  ma  part,  poni  garant  de  sa  conlianee  et  pour  sûreté  de.ee 
qui  lui  appartient,  ma  foi  lai-ite.  t oimne  celle  du  deinier  de  ses  gens. 

Or,  quel  bien  plus  précieux  peut  avoir  nu  père,  ipie  sa  fille  unique, 
fAtce  même  une  aulre  que  Julie'.'  Une  fera  donc  celui  qui  lui  vend  ses 
services'.'  Ferat-il  laire  ses  seutimeuls  pour  elle?  .■Vlil  tu  sais  si  cela 
se  peut  !  Ou  bien,  se  livrant  sans  scrupule  an  penchant  de  son  cœur, 
offensera-t-il.  dans  la  partie  la  plus  sensible,  celui  à  qui  il  doit  fidélité? 
Alors  je  ne  vois  pins  dans  un  tel  maître  qu'un  peifide  qui  fouit;  aux 
pieds  ll■^  di  oil?  les  plus  sacrés,  un  traître,  un  sédiieleur  domestique  ipie 
les  hiis  eoiiilaiiiiiiiil  très-justement  à  la  morl.  J'espère  que  celle  à  qni 
je  parle  sait  m'entendre  ;  ce  n'est  pas  la  mort  que  je  crains,  mais  la 
honte  d'eu  être  digue,  et  le  mépris  de  moi-même. 

Quand  les  lettres  d'Iléloise  et  d'Abi'lard  luiiiborent  entre  vos  mains, 
vous  savez  ce  que  je  vous  dis  de  cette  lecture  cl  de  la  conduite  dn  Ihéo- 
liigien.  J'ai  toujours  plaint  lleloise  :  elk'  avait  un  cœur  fait  pour  aimer: 
mais  Abélard  ne  m'a  jamais  paru  ipi'un  miïéiable  digne  de  son  sort,  et 
ciMii  !-  ■.  iil  aussi  peu  l'amour  cpie  la  vertu  Après  l'avoir  jugi'  faiidiM-t-il 
que  je  l'imite?  Malheur  à  quiconque  prêche  une  morale  qu'il  ne  veut 
pas  pratiquer!  Celui  qu'aveugle  sa  passion  jusqu'à  ce  point  en  est  bien- 
tôt puni  par  elle,  et  perd  le  goût  des  seutimcnis  auxquels  il  a  s.ieiifié 
son  honneur.  L'amour  est  privé  de  son  plus  grand  charme  quand  l'hou- 
nêteié  l'abandonne  ;  pour  en  sentir  tout  le  prix,  il  faut  (pie  le  cœur  s'y 
complaise,  et  qu'il  nous  élève  en  élevant  l'objet  aimé.  Otez  l'idée  de  la 
perfection,  vousôlezlcnlhousiasme.  Olez  l'estime  et  l'amour,  plus  rien. 
Comment  une  femme  pourrait- elle  honorer  un  homme  qui  se  désho- 
nore? Comment  pourra-t-il  adorer  lui-même  celle  qui  n'a  pas  craint  de 
s'abandonner  à  un  vil  corrupteur  .'  Ainsi  bienlêil  ils  se  mépriseront  mu- 
luellenienl;  l'amour  ne  sera  plus  pour  eux  qu'un  honteux  commerce; 
ils  auront  perdu  riioiiuiur,  et  n'aurfjiit  point  irouvé  la  fi'licilé. 

Il  n'en  est  pas  ainsi,  ma  Julie,  entre  drux  aniaiils  du  niêiiH!  agi',  tous 
deux  épris  du  même  feu,  (pi'un  miilui'l  atlachemiut  unit,  qu'aucun  lien 
particulier  ne  gêne,  (pii  jouissent  tous  deux  de  leur  première  liberté, 
et  dont  aucun  "droit  ne  pii  Si  ril  reng.igi'mi-ul  reeiiiroqne  Les  lois  les 
plus  sévères  ne  peuvent  leur  iniposir  d'anire  pi.ioe  que  le  prix  niéine 
de  leur  amour;  la  seule  punition  de  s'èlre  aimés  est  I  obligation  de  s  ai- 
mer à  jamais;  et  s'il  est  quelques  malheureux  climats  an  monde  où 
l'homme  barbare  brise  ces  inuoeenieschaiues,  il  en  est  puni  sans  doute 
par  les  crimes  que  celte  C(nilrainte  engendre. 

Voilà  mes  raisons,  sa;;e  et  vertueuse  Jidie  ;  elles  ne  sont  qu'un  froid 
commenlaire  de  celles  que  vous  m'exposâtes  avec  tant  d'énergie  et  de 
vivacité  dans  une  de  vos  lettres  ;  mais  c'en  est  assez  pour  vous  montrer 
combien  je  m'en  suis  pént'tré  Vous  vous  souvenez  que  je  n'insistai  point 
sur  num  refus,  et  (|ue,  malgré  la  répugnance  que  le  piejiigi'  m'a  laissée, 
j'acceptai  vos  dons  en  silence,  ne  Irouvanl  point  en  effet  dans  le  véri- 
table honneur  de  solide  raison  pour  les  refuser.  .Mais  ici  le  devoir,  la 
raison,  l'amour  même,  tout  parle  d'un  lou  que  je  ne  peux  méconnaître. 
S'il  faut  choisir  entre  rbouueur  el  vous,  mon  cœur  est  (irèl  à  vous  per- 
dre. 11  vous  aime  trop,  (')  Julie  !  pour  vous  conserver  à  ce  prix. 

LETTRE  XXV. 


La  relation  de  votre  voyage  est  charmante,  mon  bon  ami  ;  elle  me 
ferait  aimer  !  elui  qui  l'a  écrite,  quand  nièine  je  ne  le  connaîtrais  pas. 
J'ai  pourtant  à  vous  lancer  sur  nu  passage  dont  vous  vous  douiez  bien. 


n'exige-t-il  pas  plus  d'égards  que  la  bienséance?  Pouviez-voUs  ignorer 
que  ce  style  n'est  pas  de  mon  goi'ii,  el  cherchiez-vous  à  me  déplaire? 
Mais  en  voilà  déjà  trop,  peut-èlVe,  sur  un  sujet  qu'il  ne  fallait  point  re- 
lever. Je  suis  d'ailleurs  trop  occupi-e  de  voire  seconde  iellre  pour  ré- 
pondre en  diMail  à  la  première.  Ainsi,  mon  ami,  laissons  le  Valais  pour 
une  autre  fois,  el  bornons-nous  maintenant  à  nos  alfaires  ;  nous  serons 
assez  occupés. 

Je  savais  le  parli  que  vous  prendriez.  Nous  nous  connaissons  trop 
bien  pour  eu  êlre  encore  à  ces  éléments.  Si  jamais  la  vertu  nous  aban- 
donne, ce  ne  sera  pas,  cro  ez-moi,  dans  les  occasions  qui  demandent 
du  courage  et  des  sacrilices.  Le  premier  mouvement  aux  attaques  vives 
est  de  résister;  et  nous  vaincrons,  je  M'espère, "tant  que  l'eniienii  nous 
avertira  de  prendre  les  armes.  C'est  au  milieu  du  sommeil,  c'est  dans  le 
sein  d'un  doux  repos,  qu'il  faut  se  délier  des  surprises  ;  mais  c'est  sur- 
tout la  coulinuilé  des  maux  qui  mid  leur  poids  insupportable  ;  el 
l'àme  résiste  bien  plus  aisément  aux  vives  douKurs  (|u'à  la  tristesse  pro- 
longée. Voilà,  mon  ami,  la  dure  espèce  de  combat  que  nous  aurons  dé- 
sormais à  soutenir  :  ce  ue  sont  poinl  des  actions  héroïques  que  le  devoir 
nous  demande,  mais  une  résistance  plus  béroùpie  encore  à  des  peines 
sans  relâche. 

Je  l'avais  Irop  prévu  ;  le  temps  du  bonheur  est  passé  comme  un  éclair  ; 
celui  des  disgrâces  commence,  sans  que  rien  m'aide  à  juger  quand  il 
finira.  Tout  in'alarine  et  me  décourage  ;  une  langueur  nioVtelle  s'em- 
pare de  mon  àme;  sans  sujet  bien  précis  de  pleurer,  des  pleurs  invo- 
lontaires s'échappent  de  mes  yeux  ;  je  ne  lis  pas  dan;  l'avenir  des  maux 
inéviiahles  ;  mais  je  cultivais  l'esiiérance,  et  la  vois  llétrir  tous  les  jours. 
Que  sert,  hélas  !  d'arroser  le  feuillage  quand  l'arbre  est  coupé  par  le 
pied  ? 

Je  le  sens,  mou  ami,  le  poids  de  l'absence  m'accable.  Je  ne  puis  vivre 
sans  toi,  je  le  sens  ;  c'est  ce  qui  m'elï'raye  le  plus.  Je  parcours  cent 
fois  le  jour  les  liiiux  que  nous  habitions  ensemble,  el  ne  l'y  trouve 
jamais.  Je  t'attends  à  ton  heure  ordinaire,  l'iieure  passe,  et  tu  ne  viens 
point.  Tons' les  objets  que  j'aperçois  me  poiient  quelque  idée  de  la 
présence  pour  in'averiir  que  je  t'ai  perdu.  Tu  n'as  point  ce  supplice 
affreux.  Ton  c(*Mir  seul  peut  te  dire  (pie  je  te  manque.  Ah!  si  tu  savais 
quel  pire  tourment  c'est  de  rester  quand  on  se  sépare,  combien  tu  pré- 
férerais lou  état  au  mien  ! 

Encore  si  j'osais  gémir,  si  j'osais  parler  de  mes  peines,  je  me  senti- 
rais siiiil;i^i-i'  lies  maux  dont  je  pourrais  me  plaindre;  mais  hors  quel- 
qiii  s  ■.(iiipiis  exhalés  en  secret  dans  Iv  scia  ilr  ma  cousine,  il  faut  étouf- 
fer loii^  les  aiilres  ;  il  faut  contenir  mes  larmes  ;  il  faut  sourire  quand  je 
me  meurs. 


Sentirsi  oli  Oeiî  morir, 
E  non  potcr  mai  tiir  : 
Morir  mi  Senlo. 

0  dieux!  se  sentir  mourir,  el  n'oser  tlire.  Je  me  sens  mourir.  Me 


Le  pis  est  que  tous  ces  maux  aggravent  sans  cesse  mon  plus  grand 
mal;  et  que  plus  ton  souvenir  me  désole,  plus  j'aime  à  me  le  rappeler. 
Dis-moi,  mou  ami,  mon  doux  ami!  sens-lu  combien  un  cœur  languis- 
sant est  tendre,  (>l  combien  la  tristesse  fait  b'rnienter  l'amour? 

Je  voulais  vous  parler  de  mille  choses;  mais,  outre  qu'il  vaut  mieux 
altendre  de  savoir  positivement  où  vous  êtes,  il  ue  m'est  pas  possible 
de  coniinuer  celte  Iellre  dans  l'état  où  je  me  trouve  eu  l'écrivant. 
Adieu,  mon  ami  ;  je  quille  la  plume,  mais  croyez  que  je  ne  vous  ipiille 
pas. 

BILLET. 


J'écris,  par  un  batelier  que  je  ne  connais  point,  ce  billet  à  l'adresse 
ordinaire  pour  donner  avis  que  j'ai  choisi  mon  asile  à  Mcillerie,  sur  la 
rive  opposée,  afin  de  jouir  au  moins  du  lieu  dont  je  n'ose  approcher. 


LETTRE  XXVI. 


Que  mon  étal  esl  changé  en  peu  de  jours!  Que  d'amertumes  se  mê- 
lent à  la  douceur  de  me  rapprocher  de  vous!  Que  de  tristes  réflexions 
m'assiègent!  Que  de  traverses  mes  craintes  me  fout  prévoir!  0  Julie  ! 
que  c'est  un  présent  fatal  du  ciel  qu'un'e  àme  sensible  !  Celui  qui  l'a 
reçu  doit  s'alteiidre.à  n'avoir  (|ùe  peine  el  douleur  sur  la  terre.  Vil 
uolqiie  je  n'aie  pu  nii  nipêcher  de  rire  de  la  luse  avec  laquelle  vous  jouel  de  l'air  et  des  saisons,  le  soleil  ou  les  brouillards,  l'air  couvert 
(Mis  êtes  mis  à  l'abri  du  f ;isse  ,  coiiiim;  derrière  un  rempart.  Eh  !  ou  sereiu,  régleront  sa  destinée,  et  il  sera  coiilenl  ou  triste  an  gré  des 
ouimeul  ne  senliezvous  poinl  qu'il  y  a  bien  de  la  différence  entre  venlS.  Viclime  des  i)réjugés,  il  trouvera  dans  d'absurdes  maximes  un 
crire  au  |  iililic  du  à  sa  maîtresse?  L'amour,  si  craintif,  si  scrupuleux,     obstacle  iuviucililc  aux  justes  vomx  de  son  cœur.  Les  hommes  le  puni- 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


>15 


uiioiit  d'avoir  des  scntiinpnts  droits  decliaqne  chose,  vl  d'en  jujjer  par  | 
ce  (|iiiest  vctilahle  |iliiiiH  que  [lar /•(•  <|iii  l'sl  di' eiiiivciuion  Scnl  il  ^ 
sul'lii-ail  pour  faire  sa  propi-c  iiiiseie,  imi  se  IImmiiI  liidiM  rciciiiriit  aii\ 
allrails  divins  de  l'Itouuèle  et  du  beau,  tandis  ijuc  les  pesantes  (:li.iines 
de  la  néicssilé  l'allaolient  à  lignoininie.  Il  elierchcra  la  félicité  su- 
prême fans  se  souvenir  qu'il  esllioniinc  ;  son  cœur  et  sa  raison  seront 
ineiîssaniincnt  en  guerre,  et  des  désirs  sans  bornes  lui  prépareront 
délernelles  privations. 

Telle  est  la  situation  cruelle  où  me  plongent  le  sort  qui  m'accable,  cl 
mes  seniiinents  qui  m'élèvent,  et  ton  peie  qui  nie  méprise  et  toi  qui 
lais  le  cbniine  et  le  tourment  de  ma  vie.  Sans  loi,  beauté  fatale,  je 
n'aurais  jamais  senti  ce  contraste  insupporlable  de  grandeur  an  l'oiid 
de  mon  àine  et  de  bassesse  dans  ma  l'orluuc  :  j'aurais  vécu  iraïKpiilIc, 
et  serais  rrmrt  content,  sans  daigner  ninaiipiii  (piil  vmih  j  avuis  oi  - 
cupé  sur  la  leiic.  Mais  l  avoir  vue  et  ne  pouvoir  ir  |Ml^M■ller,  l'adiiiri 
el  n'être  (|u'ini  lionmie,  étie  aimi-  et  ne  p<iuvoii'  èlre  liemiMix.  Iiabiler 
les  mènie:i  lieux  et  ne  pouvoir  vivic;  i  iiseiid)le  !..  (1  .luiie.  a  (pii  'y  ne 
puis  renoncer  1  ô  destinée,  que  je  ne  puis  vaincre  I  ipiels  cond)als 
afireux  vous  excite/,  en  moi,  sans  pouvoir  j.imais  surmonter  mes  desiis 
iii  mon  inq)uissance  ! 

(Juel  effet  bizarre  el  inconcevable  !  Depuis  que  je  suis  rapproché  de 
vous  je  ne  roule  dans  mon  esprit  que  des  pensées  funestes.  Peul-èlre 
le  séjour  où  je  suis  contribue-t-il  à  celte  mélancolie  :  il  est  Inste  et  hor- 
rible; il  en  esl  plus  coriforuie  à  l'itlai  de  mon  àme,  et  je  n'en  habiterais 
pas  si  palicmuieiil  un  plus  aj;reable.  Une  lile  di'  iiiclicrs  stériles  lior.le 
la  cote,  et  euviiduiie  mou  li:diilali(m,  (pie  l'hiver  rend  encore  plus  al'-, 
freiise.  Ali!  je  le  seus,  ma  .luiie,  i  il  fallait  renoncer  à  vous,  il  n'y  au- 
rait plus  pour  moi  ilaulre  s(''i(uir  ni  d'autre  saison. 

Dans  les  violeuls  transpnrls  (pii  m'aiiîileiit,  je  ne  saurais  demeurer  en 
place;  je  cours,  je  monte  avec  ardeur,  je  m  élance  sur  lis  rochers,  je 
parcours  à  grands  pas  tous  les  environs,  et  trouve  pailonl  dans  les 
objets  la  même  horreur  qui  règne  au  dedans  de  moi.  (iii  n'apereoit 
plus  de  \erdiii-e,  1  herbe  est  jaune  cl  llétric,  les  arbres  sont  di'pouillés, 
le  sediard  et  la  froide  bise  entassent  la  neige  et  les  glaces;  et  lonle  la 
uaiure  oi  morte  à  mes  yeux,  comme  l'espérance  au  fond  de  mon 

CO'UI'. 

l'armi  les  rochers  de  celte  côte,  j'ai  trouvé,  dans  nn  abri  solitaire, 
une  petite  esplanade  d'où  l'on  découvre  à  plein  la  ville  heureuse  où 
vous  habile/,.  Jugez  avec  quelle  avidité  mes  yeux  se  porlérent  vers  ce 
séjour  chéri.  Le  premier  jour,  JQ  lis  mille  efforts  pour  y  discerner  votre 
deineine;  mais  l'extrême  éloignement  les  rendit  vains,  el  je  m'aperçus 
ipie  mon  ima^^iuatiiin  ddiiiiait  le  change  à  mes  yenx  fatigués.  .Je  courus 
elle/,  le  cure  ciiquiiuter  un  télescope,  avec  lequel  je  vison  crus  voir 
votre?  maison  ;  et  depuis  ce  temps  je  passe  les  jours  entiers,  dans  cet 
asile,  à  ( ouliiiiplei  ces  murs  fortunés  qui  renferment  la  source  de  ma 
vie.  Malgré  la  s;iis(ui.  ]r  m'y  rends  dés  le  matin,  et  n'en  reviens  ipi'à  la 
nuit.  Iles  feuilles  et  qiiil(|ues  bois  secs  que  j  iillume  servent,  avec  mes 
courses,  à  me  garantir  du  fmid  e\<  essif.  .l'ai  pris  laut  de  goùt  pour  ce 
lieu  sanvajîe,  ipie  j'y  porte  mèine  di'  ICiicre  et  du  papier;  el  j'y  écris 
maintenant  cette  lelin;  sur  un  ([uartier  cpie  les  glaces  ont  détaché  du 
rocher  voisin. 

i!'esl  là,  ma  .luiie,  que  Ion  malheureux  anianl  achève  de  jouir  des 
derniers  plaisirs  qu'il  goûtera  peiit-êtie  en  ce  monde.  C'est  de  là  qu'à 
travers  les  airs  et  les  murs  il  ose  en  secret  pénétrer  jusipie  dans  ta 
chambre.  Tes  traits  charniaiils  le  frappent  encore  ;  les  regards  tendres 
raiiimeul  son  cœur  mourant:  il  entend  le  son  de  ta  douce  voix;  il  ose 
chercher  encore  en  tes  bras  ce  délire  qu'il  éprouva  dans  le  bosquet. 
Vain  fantôme  d'une  âme  agitée,  qui  s'égare  dans  ses  désirs  !  liieiitol 
force  lie  rentier  en  moi-même,  je  te  contemple  auiiioiiis  dans  le  détail 
de  tun  imioi  eiili'  vie  :  je  suis  de  loin  les  diverses  occiipalions  de  ta 
journée,  cl  ji-  lue  les  re|ir('>eiile  dans  les  lemiis  et  les  lieux  où  j'en  fus 
quelipielois  l'Iieiiieux  leiiioiii.  'fijiijoiiis  je  le  V(ii>  vaipier  à  des  soins 
qui  le  icndeiil  plus  e>liiihilile,  et  iiiiiii  <  (ciir  s'alleiidril  avec  délices  sur 
l'inépuisable  boule  du  lien.  Maiiileiiaut,  iiii'  dis-je  au  ni.itin,  elle  sort 
d'un  p. lisible  siimmeil,  sou  Iriiil  a  la  Iraielieur  de  la  rose,  sou  àme  junit 
d'une  douce  paix;  elle  olïie  à  celui  doiil  elle  tient  l'èlre  un  jour  ipii 
ne  sera  poiiil  pertbi  pour  la  vertu.  Elle  passe  à  présent  clic/,  sa  mère  : 
les  tendres  all'eclioiis  de  son  cœur  s'épanihenl  avec  les  auteurs  de  ses 
jours;  elle  les  souluge  dans  le  délail  des  soins  de  la  niaisiiu;  elle  l'ait 
peut-être  la  paix  d'un  domestique  imprndeut.  elle  lui  fait  peul-êlre 
nue  exbmtatiou  secrète  ;  elle  demande  peiit-êlre  nue  giàee  (mur  nu 
autre.  Dans  un  antre  temps  elle  sdceiipe.  >ans  ennui,  des  travaux  de 
son  sexe;  elle  unie  son  aine  de  ciiimaissiuces  iililes;  elle  ajoiile  à  son 
goiU  exquis  les  a^iemenls  des  beaiix-aris,  et  ceux  de  la  danse  à  >a 
legerelé  iialiiielle.  Tauliil  je  \ois  une  eleganle  el  simple  parure  orner 
des  char s  qui  n'en  nul  pas  besoin,  lei  je  la  \ois  ron^iillei  un  pas- 
leur  \eiier;ilile  Mir  la  peine  ignorée  dune  lamille  iiiiligeiile:  là,  secou- 
rir ou  eou-oler  la  liiste  veuve  cl  lorplieliii  délaisse.  Taiilôl  elle  charme 
une  boimêle  société  p:ir  ses  ili-ein,rs  sensés  el  modestes;  laiilol,  en 
riani  avec  ms  conipagiies.  elle  r.niieiie  une  jeunesse  folaire  an  Ion  de 
l.i  sagesse  el  des  bonnes  mœurs.  (Juelipies  nionieills,  ah!  pardonne! 
l'ose  le  \(.ir  même  l'occuper  de  moi  :  je  vois  les  veux  ;itlendris  parcou- 
rir une  de  mes  lelues  Je  lis  dans  leur  douce  langueur  que  c'e-t  à  Ion 
luiani  fortune  que  s'aciressent  les  lignes  que  lu  traces;  je  vois  que 
l 'esl  de  lui  que  lu  pnries  à  ta  coiisiae  avec  une  si  tendre  emniion.  0 


.luiie  !  ô  .Inlie  !  et  nous  ne  serions  pas  unis?  cl  nos  jours  De  conleraieni 
p.is  ensemble  '  et  noii^  poiii  rions  être  séparés  pour  toujours?  Non,  que 
i  imais  I  elle  aHieiise  idée  lie  se  pi  ésenlc  à  mon  is)irit  !  Eu  Uii  iustaiJt 
elle  change  tout  mon  altendrisscment  eu  fureur,  la  rage  me  fait  courir 
de  caverne  en  caverne  ;  des  geniissiineiils  el  des  cris  m'écliappenl  mal- 
gré moi  ;  je  rugis  comme  une  lionne  irriiée;  je  suis  capable  de  loul, 
hprs  de  renoncer  à  loi;  et  il  n'y  a  rien,  non,  rien  que  je  ne  fasse  pour 
le  posséder  ou  mourir. 

.l'en  étais  ici  de  ma  lettre,  el  je  n'allendais  qu'une  occasion  sûre  pour 
vous  l'envover,  quand  j'ai  reçu  de  Sion  la  dernière  que  vous  m'y  avez 
édite.  (,lue'la  tri-lesse  qu'elle  respire  a  charmé  la  iiderine  '  Que  j'y  ai 
vil  un  fiappanl  exemple  de  ce  que  vous  me  disiez  de  l'accord  de  nos 
amis  dans  des  lieux  éloignés!  Votre  afiliction,  je  l'avoue,  esl  plus  pa- 
lieiiie     hi  mienne  est  plus  emportée;  mais  il  faut  bien  que  le  même 

seiili m   prenne  la  teinture  îles  caractères  qui  l'épromenl,  et  il  esl 

bien  naliiiel  que  les  plus  grandes  pertes  causenl  les  plus  grandes  dou- 
leurs   Oiie  dis-je,  des   perles?  Eh!   qui  les  pourrait  supportei;'i'  Non, 

I i,iissi/,-le  eiiliii,  ma  .Iulie;  un  éternel  arrêt  du  ciel  nous  desliiia  luu 

pour  l'antre  ;  c'est  la  première  loi  qu'il  faut  écouler,  l'esl  le  premier 
soin  de  la  vie  de  s'unir  à  qui  doit  nous  la  rendre  douce.  .le  le  vois,  j'en 
gémis,  lu  t'égares  dans  tes  vains  projets,  lu  veux  forcer  des  barrières 
insurmontables,  el  négliges  les  moyens  po-sibles;  reiilliousiasme  de 
l'Iioiinéleié  tôle  la  raison,  el  ta  verlu  n'est  plus  qu'un  délire. 

Ah!  si  tn  pouvais  rester  toujours  jeune  ei  brillante  comme  à  pré- 
sent, je  ne  demanderais  au  ciel  que  de  le  savoir  eleiuellenu  ni  heu- 
reuse, le  voir  loiis  les  ans  de  ma  vie  une  fois,  une  seule  fois,  el  passer 
le  reste  de  mes  jours  à  contempler  de  loin  ton  asile  ,  à  l'adorer 
parmi  ces  rochers.  Mais,  hélas!  vois  la  rapidité  de  cet  astre  qui  jamais 
n'arrête;  il  vole,  el  le  temps  fuit,  l'occasion  s'échappe;  la  heaiilé,  ta 
be;iuté  même  aiir.i  son  terme  ;  elle  doit  décliner  el  périr  nn  jour  comme 
une  (leur  qui  loiiibe  sans  avoir  été  cueillie  :  cl  moi  cependant  je  gémis, 
je  soulïre.  ma  jemicsse  s'use  dans  les  larmes,  et  se  lléirit  dans  la  dou- 
leur. Pense,  pense,  Julie,  que  nous  i  omplons  déjà  di-,  années  perdues 
pour  le  plaisir.  Pense  qu'elles  ne  revi. mlioul  jaiiiai>  ;  ipi  il  en  sera  de 
même  de  celles  qui  nous  ntstent  si  nous  les  laissons  r-i  liappei  encore, 
t)  amante  aveng'ée!  tn  cliercbcs  un  chiniéiique  bonheur  pour  un  temps 
où  nous  ne  serons  plus;  m  regardes  un  avenir  éloigné;  el  lu  ne  vois 
pas  que  nous  nous  consmnons  sans  cesse,  et  que  nos  âmes,  épuisées 
d'amour  el  de  peines,  se  fondent  el  coulent  comme  leau  Reviens,  il  en 
esl  temps  encore,  reviens,  ma  Julie,  de  celle  erreur  funeste  Laisse  là 
tes  projets,  et  sois  heureuse.  Viens,  ô  mon  àme!  dans  les  bras  de  ton 
ami  réunir  lés  iU'u\  moitiés  de  notre  èlre  :  viens  à  la  face  du  ciel,  guide 
de  notre  fuite  et  lemoin  de  nos  sermenls,  jurer  de  vivre  et  mourir  l'un 
à  l'antre.  Ce  n'est  pas  toi,  je  le  sais,  qu'il  faut  rassurer  contre  la  crainte 
de  l'iiidigenee.  Soyons  heureux  el  pauvres,  ;.h  :  quel  trésor  nous  aurons 
acquis!  mais  ne  faisons  pont  cet  affront  à  l'humanité,  de  croire  ipi'i 
ne  restera  pas  sur  la  terre  entière  un  asile  à  deux  amants  inlorlunés. 
J'ai  des  luas.  je  suis  robuste,  le  pain  gagné  par  mon  travail  le  paraîtra 
plus  délicieux  ipie  les  mets  des  lé' tins.  Un  repas  apprêté  par  l'amour 
|ieul-il  jamais  être  insipide?  ,\h  !  tendre  cl  chère  amante,  diissioiis-nons 
n'éire  heureux  qu'un  seul  jour,  veux-lu  ipiitter  cette  courte  vie  sans 
avoir  goûté  le  bonheur  .' 

Je  n'ai  plus  qu'i ol  à  vous  dire,  ô  Julie!  vous  connaissez  l'antique 

usage  du  rocher  de  Leucate,  dernier  refuge  de  tant  d'amants  malheu- 
reux. Celui-ii  lui  ressemble  à  bien  des  égards  :  la  roche  esl  escarpée, 
l'eau  est  profonde,  el  je  suis  au  desespoir. 


LETfin:    WVII. 


.Ma  douleur  me  laisse  a  (leiiie  la  foice  de  vous  écrire.  \ os  malheurs 
et  les  miens  sont  au  comble.  L  aimable  Julie  esl  à  lextiémite.  et  n'a 
peul-êlre  (las  deux  jours  à  vivre.  L  effort  qu'elle  lit  pour  vous  éloiguer 
d'elle  ((immenea  d'allérer  sa  santé  ;  la  première  conversation  qu'elle 
eut  sur  voire  compte  avec  son  père  y  porta  de  nouvelles  attaques; 
d'autres  cliauriiis  plus  récents  ont  accru  ses  agiiatious,  el  voire  der- 
nière lellie  ;\  fait  le  reste  Elle  eu  fut  si  vivemeiil  émue,  qu'après  avoir 
passé  une  nuit  dans  d'alIVeiix  eombats,  elle  lomba  hier  dans  l'accès 
d'une  lièvre  anleiUe  qui  n  a  làil  qu'augmenter  sans  cesse,  el  lui  a  enlin 
donne  le  Iransport.  Dans  cet  elal.  elle  vous  nomme  à  chaque  iiislaut, 
el  parle  de  vous  avec  nue  vehenieine  qui  montre  combien  elle  en  esl 
oeeiipee.  On  éloigne  son  pei  e  aiilaiil  qu  il  est  possible  ;  i  ela  prouve 
a^se/  que  ma  1  m  <•  a  eoii(.u  des  s(iii(i(;oiis  :  <  Ile  m'a  demande  avec  iii- 
i|iiiéliiile  si  vous  n'étiez  pas  de  retour;  el  je  vois  que,  le  danger  de  sa 
lille  elï.içant  pour  le  moment  loule  autre  considération,  elle  ne  serait 
pas  fàchee  de  vous  voir  ici. 

Venez  donc,  sans  difl'erer.  J'ai  pris  ce  bateau  exprès  pour  vous  por- 
ter celte  ieliri'  ;  il  esl  à  vos  ordres,  ^ervez-vous-eu  pour  voire  retour, 
el  sui  tout  ue  perde/,  pas  un  moment,  si  vous  voidcz  revoir  la  plus  teu- 
dre  .imante  ipii  fut  jamais. 


16 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


LETTliE   XXVIll. 

DE  JULIE  A  CLAIliB. 


Que  loii  absence  me  remi  aiiiére  la  vie  que  lu  m'as  leiulue  !  Quelle 
convalescence  !  Ufle  passion  plus  terrible  que  la  lièvre  et  le  transport 
m'enlraine  à  ma  perle.  Cruelle  I  lu  me  quittes  quand  j'ai  plus  besoin  de 
toi;  tu  m'as  quittée  pour  huit  jours,  peut-être  ne  me  reverras-lu 
jamais.  0  si  lu  savais  ee  que  l'Insensé  m'ose  proposer!  ..  el  de  quel 
Ion!...  m'enluir!  le  suivre!  m'enlever!...  Le  malheureux!  De  qui  me 
plaiiis-ie?  mon  cœur,  mon  indigne  cœur  m'en  dit  cent  fois  plus  que 
hii...  Grand  Dieu!  que  serail-ce  s'il  savait  tout.',  .d  en  deviendrait 
furieux,  je  serais  entraînée,  il  faudrait  partir...  Je  frémis... 

Enfin  mon  père  m'a  donc  vendue!  il  fait  de  sa  tille  une  marchandise, 
une  esclave,  il  s'acquitte  à  mes  dé|)ens!  il  paye  sa  vie  de  la  mienne!... 
car.  je  le  sens  bien,  je  n'v  survivrai  jamais...  Père  barbare  et  dénaïun;  I 
Mérile-t-il...  Quoi!  mériter!  c'est  le  meilleur  des  pères;  il  veul  unir  sa 
fille  à  son  ami,  voilà  son  crime.  iMais  ma  mère,  ma  tendre  mère!  quel 
mal  m'a-t-elle  f;\il!...  Ah!  beaucoup  :  elle  m'a  trop  aimée,  elle  m'a 
perdue. 

Claire,  qde  fais-je"?  que  deviendrai-je?  Hanz  ne  vient  point.  Je  ne 
sais  comment  l'envoyer  cette  lettre.  Avant  que  lu  la  reçoives...  avant 
que  lu  sois  de  retour...  qui  sait?...  fugitive,  errante,  déshonorée...  C'en 
est  fait,  c'en  est  fait,  la  crise  est  venue.  Un  jour,  une  heure,  nu  mo- 
ment peut-être...  qui  est-ce  qui  sait  éviter  son  sort!...  Oh  !  dans  quel- 
que lieu  que  je  vive  ou  que  je  meure,  en  quelque  asile  obscur  que  je 
traîne  ma  honle  et  mon  désespoir,  Claire  souviens-loi  de  ton  amie  .. 
Ilélas!  la  misère  et  l'opprobre  changent  les  cœurs...  Ah!  si  jamais  le 
mien  t'oublie,  il  aura  beaucoup  changé. 


LETTISE  XXIX. 


HE  jri.li;  a  r.LAinK. 


Ileste,  ah!  reste,  ne  reviens  jamais  :  lu  viendrais  trop  tard.  Je  ne 
dois  plus  te  voir  ;  comment  sonliendrais-je  ta  vue'.' 

Où  étais-lu  ,  ma  douce  amie  ,  ma  sauvegarde  ,  mon  ange  tulélalre? 
Tu  m'as  abandonnée,  el  j'ai  péri.  Quoi!  ce  laial  voyage  élait-il  si  né- 
cessaire ou  si  pressé?  Pouvais-tu  me  laisser  ;i  moi-même  dans  l'instant 
le  plus  dangereux  de  ma  vie?  Que  de  regrets  tu  l'es  préparés  ]iar  celle 
coupable  négligence!  ils  seront  éternels  ainsi  que  mes  pleurs.  Ta  perte 
n'esi  pas  moins  irréparable  que  la  mienne,  el  une  autre  amie  digue  de 
loi  n'est  pas  plus  facile  à  recouvrer  que  mon  innocence. 

Qu'ai-je  dil,  misérable?  Je  ne  puis  ni  parler  ni  me  taire.  Que  sort  le 
silence  quand  le  remords  crie?  L'univers  entier  ne  me  reproche-t-il  pas 
ma  faute?  Ma  honte  n'est-elle  pas  écrite  sur  tous  les  objets?  Si  je  ne 
verse  mon  cœur  dans  le  lien,  il  faudra  que  j'étouffe.  Et  loi,  ne  le  re- 
proches-tu rien,  facile  et  trop  conlianlc  amie?  Ah  !  que  ne  me  trahis- 
sais-tu? C'est  ta  fidélité,  ton  aveugle  amitié,  c'est  la  malheureuse  in- 
dulgence qui  m'a  perdue. 

Quel  démon  l'inspira  de  le  rappeler,  ce  cruel  qui  fait  mon  oppro!u-e? 
.^es  perfides  soins  devaient-ils  me  redonner  la  vie  pour  me  la  remlre 
odieuse?  Qu'il  fuie  à  jamais,  le  barbare!  qu'un  reste  de  pitié  le  touche; 
qu'il  ne  vienne  plus  redoubler  mes  tournieiits  par  sa  présence  ;  qu'il 
renonce  au  plaisir  féroce  de  contempler  mes  larmes.  Que  dis-je?  helas! 
il  n'est  point  coupable;  c'est  moi  seule  qui  le  suis  ;  tous  mes  malheurs 
sont  mon  ouvrage,  el  je  n'ai  rien  ;i  reprocher  qu'à  moi.  Mais  le  vice  a 
déjà  corrompu  mon  àme  ;  c'est  le  premier  de  ses  effets  de  nous  f;iire 
accuser  autrui  de  nos  crimes. 

Non,  non.  jariiais  il  ne  futcapable  d'enfreindre  ses  serments.  Son  cœur 
vertueux  ignore  l'art  abject  d Onirager  ce  qu'il  aime.  Ah!  sans  doute  il 
sait  mieux  aimer  que  moi,  puisqu'il  sait  mieux  se  vaincre.  Cent  fois  mes 
yeux  furent  témoins  de  ses  combals  et  de  sa  victoire  ;  lis  siens  élin- 
celaient  du.l'eu  de  ses  désirs,  il  s'cilançaii  vers  moi  <lans  l'impétuosité  d'un 
transport  aveugle,  il  s'arrêtait  tout  à  coup  ;  une  barrière  insurmontable 
semblait  m'avoir  entourée  :  et  jamais  son  amour  impétueux,  mais  hon- 
nête, ne  r(!iii  franchie.  J'osai  trop  contempler  ce  dangereux  spectacle. 
Je  me  sentais  troubler  de  ses  transports,  ses  soupirs  oppressaient  mon 
cœ.ur  ;  je  partageais  ses  tourments  en  ne  pensant  que  les  plaindre.  Je 
le  vis,  dans  des  agitations  convulsives,  prêt  à  s'évanouir  à  mes  pieds. 
Peut-èlre  l'amour  s-eul  m'aurail  épargnée  ;  ô  ma  cousine!  c'est  la  pitié 
qui  me  perdit. 

Il  seiublaii  que  la  passion  funeste  voulût  se  couvrir,  pour  me  séduire, 
du  manque  de  toutes  les  vertus  Ce  jour  même  il  m'avait  pressée  avec 
plus  d'ardeur  de  le  suivre.  C.'éiait  désoler  le  meilleur  des  pères  ;  c'était 
plonger  le  poignard  d  lUS  le  sein  maternel  ;  je  résistai,  je  rejetai  ce 
projet  avec  horreur.  L'impossibilité  de  voir  jamais  nus  vijuux  accouiplis, 


le  mystère  qu'il  fallait  lui  faire  de  celte  impossibilité,  le  regret  d'abuser 
un  aillant  si  souiuis  et  si  tendre  après  avoir  flatte  son  espoir,  tout  abat- 
tait mon  courage,  tout  augmentait  ma  faiblesse,  tout  aliénait  ma  raison; 
il  f.illail  donner  la  mnrt  aux  auteurs  de  mes  jours,  à  mon  amant,  on  à 
moi-inciiie.  Sans  savoir  ce  que  je  faisais,  je  choisis  ma  propre  iulor 
tune.  J'oubliai  tout,  et  ne  me  souvins  que  de  l'amour.  C'est  ainsi  qu'un 
instant  d'égarement  m'a  perdue  à  jamais.  Je  suis  tombée  dans  l'abîme 
d'ignominie  dont  une  fille  ne  revient  point;  el  si  je  vis,  c'est  pour  élre 
plus  malheureuse. 

Je  cherche  en  gémissant  quelque  reste  de  consolation  sur  la  terre  ; 
je  n'y  vois  que  loi,  mon  aimable  amie;  ne  niejprive  pas  d'une  si  char- 
mante nîssource,  je  t'en  conjure  ;  ne  m'ôte  pas  les  douceurs  de  ton 
amitié.  J'ai  perdu  le  droit  d'y  prétendre  ,  mais  j;miais  je  n'en  eus  si 
grand  besoin.  Que  la  pitié  supplée  à  l'estime.  Viens,  ma  chère,  ouvrir 
ton  àme  à  nn's  plaintes;  viens  recueillir  les  larmes  de  ton  amie;  ga- 
rantis-moi, s'il  se  peut,  du  mépris  de  moi  même,  et  fais-moi  croire 
que  je  n'ai  pas  tout  perdu,  puisque  toncœur  me  reste  encore. 


LETTRE  XXX. 


Fille  infortuui'e  !  hélas!  (pi"as-tu  fait?  Mon  Dieu!  lu  étais  si  digne 
d'être  sage  !  Que  le  dirai-je  dans  l'horreur  de  la  situation,  et  dans  l'a- 
battement où  elle  te  plonge?  Achèverai-je  d'accabler  ton  pauvre  cieni? 
ou  l'ofl'iirai-je  des  consolations  qui  se  refusent  au  miiui  ?  Te  nioiilrerai- 
je  les  oliji'ts  li'ls  ipi'ils  sont,  <mi  ti'ls  (pi'il  te  convlfiit  de  les  voir?  Sainte 
el  piirt'  aiiiilii',  |Mii  le  a  mon  e^pl  it  tes  doiircs  illusion^;  et,  dans  la  tendre 
pitié  tpie  tu  iiinis|iiics,  aliii.^c-nioi  la  première  sur  des  maux  que  tu  ne 
peux  plus  guérir. 

J'ai  craint,  tu  le  sais,  le  malheur  dont  tu  gémis.  Combien  de  fois  je 
te  l'ai  prédit  sans  être  écoutée!...  il  est  l'eflel  d'une  léméraire  con- 
fiance... Ahl  ce  n'est  plus  de  tout  cela  qu'il  s'agit.  J'aurais  trahi  ton 
secret,  sans  doute,  si  j'avais  pu  te  sauver  ainsi  ;  mais  j'ai  lu  mieux  (pie 
loi  dans  ton  coîiir  trop  sensible;  je  le  vis  se  consumer  d'un  feu  dévo- 
rant que  rien  ne  pouvaii  éteindre.  Je  sentis  dans  ce  cœur  palpilanl 
d'amour  qu'il  fallait  élre  heureuse  ou  mourir  ;  el  quand  la  peur  de  suc- 
comber le  lit  bannir  ton  amant  avec  tant  de  larmes,  je  jugeai  que  bien- 
tôt lu  ne  serais  plus,  ou  qu'il  serait  bienlol  rappelé,  liais  quel  fui  mon 
effroi  quand  je  le  vis  dégoûtée  de  vivre,  el  si  près  de  la  mort!  N'accuse 
ni  ton  amaiil  ni  toi  d'une  faute  dont  je  suis  la  plus  coupable,  puisque  je 
l'ai  prévue  sans  la  prévenir. 

Il  est  vrai  que  je  partis  malgré  moi  ;  tu  le  vis,  il  fallut  obéir  ;  si  je 
t'avais  crue  si  près  de  ta  perte ,  on  m'aurait  plutôt  mise  en  nièces  que 
de  m'arracher  à  loi.  Je  m'abusai  sur  le  mumi'nt  du  péril.  Faible  cl  lan- 
guissante encore,  lu  me  parus  en  sûreté  contre  une  si  courte  absence  ; 
je  ne  prévis  pas  la  daiigcrijuse  alternative  où  tu  l'allais  trouver;  j'oubliai 
que  ta  propre  laihlosf  laissait  ce  cœur  abattu  moins  en  état  do  se  dé-  ■  j 
fendre  contre  lui-même.  J'en  demande  pardon  au  mien  j'ai  peine  à 
me  repentir  d'une  erreur  qui  l'a  sauvé  la  vie;  je  n'ai  piis  ce  i|iir  cou- 
rage qui  te  faisait  renoncer  à  moi  ;  je  n'aurais  pu  le  perdre  sans  un 
mortel  désespoir,  et  j  aime  encore  mieux  que  lu  vives  ei  que  lu 
pleures.  ■         1 

iVlais  pourquoi  tant  de  pleurs,  chère  cl  douce  amie?  Pourquoi  ces  re-  . 
grets  pins  grands  ((ne  ta  faute  ,  et  ce  mépris  de  loi-même  que  tu  n'as  ' 
pas  mérité?  Une  f.dblesse  cffacera-l-elle  tant  de  sacriiices?  et  le  danger 
même  (huit  lu  sors  n'est- il  pas  une  preuve  de  ta  vertu?  fu  ne  penses 
(pi'à  ta  défaite,  el  oublies  tous  les  trioniplus  pénibles  (|ni  l'oiil  piécédce. 
Si  tu  as  plus  combaltii  que  celio  (|Mi  ic^lbicul,  u'ah-lu  pa>  p!us  fait  pour 
riionneur  (ju'elles?  Si  rien  ne  peut  te  Ju>^lili(■l■.  >oiigc  ;iii  iiuiins  à  ce  qui 
l'excuse.  Je  connais  à  peu  près  ce  cpTou  a|ipelle  aiimur  ;  je  saurai  tou- 
jours résister  aux  transports  qu'il  iiis|iiic  ;  mais  j'aurais  fait  moins  de 
résistance  à  un  amour  pareil  au  lieu  :  et.  sans  avoir  ele  vaincue,  je  suis 
moins  chaste  que  loi. 

Ce  langage  le  choquera;  mais  ton  plus  grand  malheur  est  de  l'avoir 
rendu  ne^cessaire  ;  je  donnerais  ma  vie  pour  qu'il  ne  le  fût  pas  propre, 
car  je  hais  les  mauvaises  maximes  encore  plus  i|ue  les  mauvaises  ac-  i 
lions.  Si  la  faute  était  ;)  commettre,  que  j'eusse  la  bassesse  de  le  parler  ( 
ainsi,  cl  loi  celle  de  m'écouter,  nous  serions  toutes  deux  les  dernières 
des  créatures.  A  présent,  ma  chère,  je  dois  parler  ainsi,  el  lu  dois  m'é- 
couter, ou  lu  es  perdue;  car  il  reste  en  loi  mille  adorables  qii.dités  que 
l'estime  de  loi-même  peut  seule  conserver,  qu'un  cx(es  de  honle  cl 
l'abjection  qui  le  suit  detinir.iit  infailliblemcnl;  el  c'est  sur  ce  que  m 
croiras  valoir  encore  (pic  lu  vaudras  en  elTct. 

Cardetoi  donc  de  tomber  dans  un  abatienienl  dangereux  qui  t'avili- 
rait plus  (pie  la  fa  blesse,  le  vcrilalde  amour  est-il  fait  pour  dégiadei 
l'aine?  Qu'une  faute  que  l'amour  a  commise  ne  t'ôte  point  ce  noble  eii- 
llion:iasme  de  I  honnête  et  du  beau,  qui  léleva  toujours  au-dessus  de 
toi-niènic. 

Une  tache  parait-elle  au  soleil?  combien  de  vprtus  le  restent  poqr  une 
qui  s'est  altérée  !  en  scras-Ui  tnoin^  douce,  moins  sincère,  moins  ino  • 
de»le,  moins  Ijieuf.dsaule?  en  seras-lu  moins  digue,  en  un  mol,  de  tous 


LA  !NOL\RLLE  HÉLOISE. 


il 


rl.^■,  liomniagos''  L'honneur,  rimiiiaiiiié,  l'niiiilid,  le  pur  amour,  en  se- 
Kiiil-lls  moins  clicrs  à  loti  cœiii- .'  l'.ii  iôim  rasiii  iiiO'ns  les  venus  mêmes 
i|iic  lii  nanras  plus?  Non.  cliere  el  lionne.  Julie  :  la  Claire  en  te  plai- 
piMiil  l'adore;  elji!  sait,  elle  seul  fpi  il  n'y  a  rien  de  liieu  (pii  ne  jinisse 
(•ri(  me  sorlii- de  Ion  ànie.  Ail!  crois-moi,  In  pourrais  beaucoup  perdre 
aviiiil  (pi'aiicnne  aiilre  plus  sage  que  loi  le  \alnl  jiiniais. 

Eiiliii  tu  me  restes;  je  puis  me  consoler  de  loni,  liois  ili'  le  pi-idie. 
Ta  première  leltre  m'a  iait  frémir.  Kllc  nreOl  presipie  lait  div^iei  la 
seconde,  si  je  ne  l'avais  reçue  en  même  linips.  \  imiolr  (U-iais^i'r  son 
amie  !  projeter  de  s'eiilnir  sans  moi  I  Tu  ne  parles  point  de  la  pins  (grande 
faute  :  c'était  de  celle-là  qu'il  fallait  cent  fols  pins  roo'jir  Mais  l'ingrate 
ne  songe  qu'à  son  amour...  fieiis ,  je  t'aurais  ele  tuer  au  liont  du 
monde. 

Je  compte  avec  une  mortello  itnpaliciice  les  moments  tpie  jit  suis 
forcée  à  passer  loin  de  toi.  Ils  se  prolongent  cruellement.  Nous  sommes 
encore  pour  six  jours  à  Lausanne,  après  quoi  je  volerai  vers  mou  uni- 
que amie.  J'irai  la  consoler  ou  m'aflliger  avec  elle,  essuyer  ou  partager 
ses  pleurs.  Je  ferai  parler  dans  la  donlonr  moins  l'inllexible  raison  que 
la  lendre  amitié.  Chère  cousine,  il  faol  j;i'mir.  nous  almrr,  nous  taire, 
et,  s'il  se  peut,  effacer,  à  force  de  vertus,  nue  f;iuie  (pi'on  ne  répare 
point  avec  des  larmes.  Ah  I  ma  pauvre  Cliaillot  ! 


LKTTRli  XX. XI 


(Juel  prodige  du  ciel  es-tu  donc,  inconcevahle  Julie'.'  et  |)ar  (|nel  art, 
connu  de  loi  seule,  peux-lu  rassembler  dans  un  ccenr  lant  de  moiive- 
nienis  incompatibles?  Ivre  d'amour  et  de  volupté,  le  mien  nage  dans 
la  Inslesse;  je  souffre  et  languis  de  douleur  au  sein  de  la  féliciU;  su- 
|iiriiji.  et  je  me  repincbe  comme  un  crime  l'excès  de  mon  bonheur. 
Iiii  11  '  quel  lournuul  allreux  de  n'oser  se  livrer  tout  entier  à  nul  senti- 
iiii  iii,  (le  les  coniliallie  incessamment  l'un  par  l'autre,  et  d'allier  tou- 
j"||^^  rainerlnme  au  plaisir!  il  vaudrait  mieux  cent  fois  n'tître  que  nii- 

'.iik;  me  sert,  hélas  !  d'être  heureux  ?  Ce  ne  sont  plus  mes  maux,  mais 
li'^  liens  que  j'éprouve,  et  ils  ne  m'en  sont  que  plus  seiisililr-..'rn  veux  en 
\aiii  me  cacher  tes  peines;  je  les  lis  malgré  toi  dans  hi  linijinciir  ri  l'a- 
liaiirineut  de  les  yeux.  Ces  y(!ux  louehauts  peuvent-ils  dérober  (pielqne 
^eiirt  à  l'amour'/ Je  vois,  je  vois,  sons  une  apparente  sérénité,  les  dé- 
pl^iisirs  cachés  qui  t'assiègent  ;  et  ta  tristesse,  voilée  d'un  doux  sourire, 
ii'iii  est  que  plus  amère  à  mon  cœur. 

il  n'est  plus  temps  de  me  rien  dissimuler.  J'étais  hier  dans  la  chambre 
il'  Il  mère,  elle  me  quitte  un  moment;  j'entends  des  géinissemeiitsqnime 
|i  II  riii  l'àine;  ponvais-jeà  cet  effet  niéconiiailre  leur  source'.'  Je  m'ap- 
pi  m  lii'  ilii  lien  d  iiii  ils  semblent  partir  ;  j'entre  dans  la  chimbre,  je  pi;- 
iiiiif  jiiMpi'à  Ion  cabinet.  Une  devins-je,  en  enlr'onvraiit  la  porte,  ipiand 
r.ipi'iiiis  celle  ipn  devrail  èlre  sur  le  troue  de  l'univers,  assise  à  terre, 
l.i  lele  ;ip|iM\ée  Mil'  iiii  fiiileiiil  inniide  de  ses  larmes!  Ah  !  j'aurais  moins 
MMilleit  s'il  leùl  clé  de  miiii  sang  !  De  quels  r(;inords  je  fus  à  l'iiislanl 
dri  hire!  Mdii  biiiilieur  devint  iiiiiii  supplice:  je  ne  sentis  jibis  que  les 
peines,  el  j  ;iinais  rai  lieti'  de  ma  vie  tes  pleins  et  tous  mes  plaisirs.  Je 
Miiilais  me  piccipiler  a  les  pieds,  je  voulais  osuyer  de  mes  lèvres  ces 
preiieiises  larmes,  les  reeneillir  au  fond  de  niiin  cieiir,  mourir,  on  les 
l:iiii  pour  jamais;  j  euleuds  revenir  l;(  niere,  il  laiil  reloui  lier  brnsipie- 
iiieni  a  ma  phiee  :  j  emporte  i^n  moi  toutes  tes  douleurs,  et  des  regrels 
i{iii  ne  Ijiiiroiil  qu'avec  elles. 

I, Nie  je  suis  Iniinilié,  que  je  suis  avili  de  ton  repentir!  Je  suis  donc 
liiiii  méprisable,  si  notre  union  le  fait  mépriser  de  loi-nième,  cl  si  le 

I  II  II  me  de  mes  join's  est  le  supplice  des  tiens!  Sois  plus  juste  envers 
lui  ma  Julie  ;  vois  d'un  teil  moins  prévenu  les  sacrés  liens  que  ton 
eu  il  a  loniiés  :  n'as-tn  pas  sui\i  les  plus  pures  lois  de  la  nature'?  n'as- 
lii  |;i^  librement  ciiulrack;  le  plus  saint  îles  eii^agemeuls  '.'  qu  as-tll  fait 
ipie  li'>  Idjs  divines  et  hiim;imes  ne  piiissciil  et  ne  doivent  autoriser'.' 
'pii'  iiiiiiqiie-l-il  au  luciid  qui  nous  joint  qu  une  dei  kiralion  publiipie? 
\eMnle  cire  il  moi,  tu  n'es  plus  eiiiip;ilile    0  mou  épouse,  o  ma  di-ue 

II  I  li.isle  compagne  I  o  eliarnu'  et  bniilieiir   de  ma   vie!  non,  ee  ii'esl 

I I  ce  ipi  a  lail  ton  amour  qui  |>eut  clie  un  ci  iiiie,  mais  ce  que  In  lui 

^"11  liais  (lier  ;  ce  n'est  (pieu  aecept.mt  un  ;iulrc  cpoiix  que  lu  peux 
'illi  iKer  l'houneur.  Sois  sans  cesse  i\  lami  de  ton  eo'ur,  pour  être  in- 
iiiii  "iiie.  La  eliaine  qui  nous  lie  est  légitime,  l'inlidélité  seule  qui  la 
loinpiail  serait  aimable,  el  c'est  désormais  à  l'amoui'  d'elle  garant  de 

llMiUl. 

'I  "S  quand  ta  douleur  sérail  raisounable,  quand  tes  regrets  seraient 
liM'Iis,  pourquoi  m  en  dérobes-tu  ce  (|ui  m'appariieiit .'  l'unnpioi  mes 
>eii\  ne  versenl-ils  pas  la  moiiie  de  les  pleurs'?  Tu  n';is  pas  une  peine 
ipie  je  ne  dnive  sentir,  pas  nu  sentiment  que  je  ne  doive  partager;  et 
iiiiiii  civnr,jnsteiucnl  jaloux,  te  repniclie  lonl'es  les  larmes  que  tu  ne 
rep.iiids  pas  dans  mon  sein.  Dis,  froide  et  niyslerieuse;nnailte,  tnut  ce 
iiuo  imi  aille  nu  tonimuuique  point  a  la  niieniie  n'est-il  pas  iiu  vol  que 
tu  fais  à  l'amour?  Tout  ne  duii-il  p«s  être  cuiiinran  CBlit  nous?  no  m 


8ouvieui-il  plus  de  l'avoir  dit  1  Ah  I  si  lu  savais  aimer  comme  moi,  mou 
bonheur  le  consolerait  comme  la  peine  m'afUige,  el  tu  sentirais  mes 
plaisirs  comme  je  sens  la  tristesse. 

Mais,  je  le  vois,  tu  me  méprises  comme  un  insensé,  parce  que  ma 
rai>on  s'égare  au  sein  des  délices.  Mes  emporlements  t'effrayent,  mou 
délire  le  fait  pitié,  et  tu  ne  sens  pas  que  loule  la  force  humaine  ne  peut 
siiftiie  à  des  félicités  sans  bornes.  Comment  veux-lu  i|u'uue  ame  sen- 
sible goiile  modéiéiueui  des  biens  infinis?  comment  veux-lu  qu'elle 
supporte  a  la  fois  lant  d'espèces  de  transports  sans  sortir  de  sou  as- 
siette '.'  iNe  sais-tu  pas  ipTil  l'sl  un  lernie  où  nulle  raison  ne  ré-iste  plus, 
et  qu'il  n'est  point  d'Iioiiiine  au  monde  doul  le  bon  sens  soit  à  toute 
épreuve'.'  Prends  donc  pilie  île  règaremcnt  oii  tu  m'as  jeté,  el  ne  mé- 
prise pas  des  erreurs  qui  sont  lou  ouvrage.  Je  ne  suis  plus  à  moi,  je 
l'avoue;  mon  àme  aliénée  est  toute  en  loi.  J'en  suis  plusprofu'e  à  sen- 
tir tes  peines,  et  plus  digne  de  les  partager.  0  Julie,  ne  le  dérobe  pas 
à  loi-inème. 


LETTIU;  XWll. 


H  fut  uii  temps,  mon  aimable  ami,  où  nos  lellres  élaienl  l'aciles'ci 
charmantes  ;  le  seutiment  ipii  les  dictait  coulait  avec  une  élégante  sim- 
plicité, il  u'avail  besoin  ni  d'art  ni  de  coUtris,  el  sa  pureté  f.iisaii  toute 
sa  parure.  Cetbeiiren\  temps  n'esl  plus  :  hélas  !  il  ne  peut  revenir  ;  el. 
pour  premier  effet  d'un  changement  si  cruel,  nos  cwurs  ont  déjà  cessé 
de  s'entendre. 

Tes  yeux  ont  vu  mes  douleurs.  Tu  crois  en  avoir  pénétré  la  source  ; 
lu  veux  me  consoler  par  de  vains  discours,  et  quand  tu  penses  m'abii- 
ser,  c'est  toi,  mon  ami,  qui  t'abuses.  l'.rois-moi.  crois-en  le  cœur  ten- 
dre de  ta  Julie;  mon  regret  est  bien  moins  d'avoir  donné  trop  à  l'a- 
mour (pie  de  l'avoir  prive  de  son  plus  grand  charme.  Ce  doux  enchan- 
tement de  vertu  s'est  évanoui  comme  un  songe  :  nos  feux  ont  perdu 
cette  ardeur  divine  qui  les  animait  en  les  épurant  ;  nous  avons  recher- 
ché le  plaisir,  et  le  bonheur  a  fui  loin  de  nous.  Itessouviens-toi  de  ces 
moments  délicieux  où  nos  cœurs  s'unissaient  d'autant  mieux  que  nous 
nous  I  espei  lions  davantage,  où  la  passion  tirait  de  sou  propre  excès  la 
force  de  se  v;»incre  elle-même,  où  l'innocence  nous  consolait  de  la  con- 
trainte, où  les  boinmages  rendus  ;'i  l'honneur  tournaient  tous  au  prolit 
de  ramoiir.  Compare  nn  elat  si  charmant  à  notre  sitiiatiou  présenle  : 
que  d'agitations  !  que  d'effroi  !  ipie  de  mortelles  alarmes  !  que  de  seiiti- 
UKîiits  immoilérés  ont  perdu  leur  première  donccnr  !  (Ju'esl  devenu  ce 
zèle  de  sagesse  et  d'honnètelé  dont  l'amonr  animait  toutes  les  actions  de 
notre  vie,  et  qui  rendait  à  sou  tour  l';uiiour  plus  délicieux  ?  Noire  jouis- 
sance était  paisible  (;t  iliirahle,  nous  ii';ivons  plus  que  des  transports; 
ce  bonheur  insensé  ressemble  a  des  accès  de  fureur  plus  qu'à  de  ten- 
dres caresses.  In  b'ii  pur  et  sacré  brûlait  nos  cœurs;  livrés  aux  er- 
reurs des  sens,  nous  ne  sommes  plus  (jue  des  amants  vulgaires  :  trop 
beiireiiv  si  l'amonr  j;iloiix  daigne  présider  encore  à  des  plaisirs  que  le 
plus  vil  nuiilelpenl  goûter  sans  lui. 

Voila,  mon  ami,  I.  s  perles  qui  nous  sont  communes,  et  que  je  ne 
pleure  pas  moins  pour  toi  ipie  pour  moi.  Je  n'.ijonle  rien  sur  les  mien- 
nes, ton  co'iir  est  l'ail  pour  les  sentir.  Vois  ma  honte,  et  gémis,  si  tu 
sais  aimer.  Ma  faute  est  irréparable,  mes  pleurs  ne  tariront  point.  U  loi 
qui  les  fais  couler,  crains  d'attenter  à  de  si  justes  douleurs;  tout  mou 
espoir  est  de  les  rendre  éternelles:  le  pire  de  mes  maux  serait  d'en 
être  consolée;  et  c'est  le  dernier  de  l'opprobre  de  perdre,  avec  l'inno- 
cence, le  sentiment  qui  nous  la  fait  aimer. 

Je  connais  nmn  sort,  j'en  sens  l'horrenr,  el  cependant  il  me  resie  une 
consolaiioii  dans  mon  iiéses|ioir  ;  elle  est  unique,  mais  elle  est  douée. 
C'est  de  toi  que  je  I  al  tend  s,  mon  ;iim:ible  ami.  Depuis  que  je  n'ose  |,lii> 
porter  mes  reg.irds  sur  moi-même,  je  les  porte  avec  plus  de  plaisir  sur 
(;elui  ipie  j'aime.  Je  le  rends  tout  «e  que  lu  m'olès  (le  ma  propre  es- 
time, et  In  ne  m'en  deviens  que  pins  clier  en  me  for(.anl  a  me  haïr. 
L'amour,  cet  amour  f.ital  qui  me  perd,  le  donne  nu  nouveau  prix  :  tu 
I  c'ieves  (piand  je  me  dégrade;  lou  àme  semble  axoir  profité  de  tout 
l'avilisMineui  de  la  mienne.  Sois  donc  désormais  mon  niiiquc  espoir; 
c'isl  a  loi  de  juslilier,  s  il  se  peut,  ma  faute  ;  convrc-la  de  riionnètete 
de  tes  senliments  ;  (pie  Ion  mérite  efface  ma  boute  ;  rends  excusable,  à 
force  de  vérins,  la  perte  de  celle  (pie  lu  me  coules.  Sois  tout  mon  être, 
à  présent  que  je  ne  suis  plus  rien.  Le  seul  liuuneur  qui  me  reste  esl  tout 
eu  loi  ;  el,  lant  que  lu  seras  digne  de  respect,  je  ne  serai  pas  loul  à  l'ail 
méprisable. 

Ouelqne  regret  que  j'aie  an  retour  de  ma  santé,  je  ne  saura:s  le  dis- 
simuler plus  longiemps  :  mou  visage  demenlirail  mes  discours,  el  ma 
feinte  convalescence  ne  peut  plus  tromper  personne.  Uale-loi  donc, 
avant  que  je  sois  forcée  de  reprendre  mes  occupations  ordinaires,  de 
faire  la  démarche  dont  nous  sonin.es  convenus  :  je  vois  clairement  que 
ma  mère  a  conçu  dos  soupçons,  cl  ipi  elle  nous  observe.  Mon  père 
n'en  esl  pas  là,  je  l'avoue  :  ce  lier  gentilhomme  n'imag  ne  |  as  même 
qu'uu  roinr  er  puisse  être  amoureux  de  sa  lille.  Mais  eulin  lu  sais  ses 
résolutions;  U  te  préviendra  si  lu  nfc  le  prtrxieus;  et.  pwur  avoir  vo'ulù 


18 


LA  NOIVELLE  HELOISE. 


le  conserverie  même  accès  dans  notre  ni;iison,  lu  t'en  baiiniiais  tont  à 
fait,  ('rois-moi,  parle  à  ma  mère  tandis  qu'il  en  est  encore  temps  ;  feins 
des  affaires  qni  l'empêchent  de  conlinner  à  m'instruire,  el  renonçons 
à  nons  voir  si  sonveul,  ponr  nous  voir  an  moins  ([uelqncfois  :  car  si 
l'on  le  ferme  la  porte,  Ui  no  penx  plus  t'y  présenter  ;  mais  si  lu  le  la 
fermes  toi-même,  les  visites  seront  en  quelque  sorte  à  ta  discrétion,  et, 
avec  un  peu  d'adresse  et  de  complaisance,  tu  pourras  les  rendre  plus 
fréquenies  dans  la  suite,  sans  qu'on  l'aperçoive  ou  qu'on  le  trouve  mau- 
vais. Je  le  dirai  ce  soir  les  moyens  que  j'imagine  d'avoir  d'autres  occa- 
sions de  nous  voir,  et  lu  conviendras  que  l'insépar.  ble  cousine,  qui 
causait  autrefois  tant  de  murmures,  ne  sera  pas  mainlcnaul  inutile  à 
deux  amanis  qu'elle  n'eOl  point  dû  (initier. 


i.i:tti!E  wmii. 


LETTHE   XXXIV 


N6,  iiun  vedrctc  mai 
Cambiar  gl'  .nffelti  miei, 
Bei  lumi  onde  imparai 
A  sospirar  d'amor. 

Non.  non,  beaux  yeux  qui  m'appiîtcs  à  soupirer,  jamais  vous  ne  vernv  ehaii- 
jrernies  ulleclions.  Metast. 


Ah  !  mou  ami,  le  mauvais  refuge  pour  deux  anianls  ([u'une  assem- 
blée !  Quel  tourment  de  se  voir  cl  de  se  cimtraindre!  il  vaudrait  mieux 
cent  fois  ne  se  point  voir.  Comment  avoir  1  air  tranquille  avec  tant  d'é- 
motion.' eqmmenl  être  si  différent  de  soi-même?  comment  songer  à 
lanl  d'dbjels  quand  on  n'est  occupé  que  d'un  seul?  connnent  comenir 
le  gesle  el  les  yeux  quand  le  cœor  vole?  Je  ne  sentis  de  ma  vie  un 
ironble  é?al  à  c'ehii  que  j'éprouvai  hier  quand  on  t'annonça  chez  nia- 
dame  d'ilervarl.  y-  pris  Ion  nom  prononcé  pour  un  reproche  qu'on 
m'adressait  je  m'imaginai  que  tout  le  monde  m'observait  de  concert  : 
je  ne  savais  plus  ce  que  je  faisais;  el  à  ton  arrivée  je  rougis  si  prodi- 
"ieusemenl,  que  ma  cousine,  (jui  veillait  sur  moi,  fut  contrainte  d'a- 
vancer son  visage  et  son  éventail,  comme  pour  me  parler  à  l'oreille.  Je 
tremblai  que  ce  a  même  ne  lit  un  mauvais  elTet,  el  qu'on  ne  cherchât 
du  mystère  à  cette  chuchotrrie.  En  un  mot,  je  trouvais  partout  de  nou- 
veaux" sujets  d'alarmes,  et  je  ne  semis  jamais  mieux  combien  nue  con- 
science coupable  arme  conire  nons  de  témoins  qui  n'y  songent  pas. 

Claire  pr.tendit  remarquer  que  lu  ne  faisais  pas  une  medieure  ligure  : 
lu  lui  paraissais  eml)arrassé  de  ta  conlenance,  inquiet  de  ce  que  tu 
devais  faire,  n'osant  aller  ni  venir,  ni  m'aborder,  ni  l'éloigner,  et  pro- 
nienaiil  tes  regards  à  la  ronde,  pour  avoir,  disait-elle,  occasion  de  les 
tourner  sur  ndiis.  Un  peu  remise  de  mon  agiution,  je  crus  m'aperce- 
voir  moi-même  de  la  tienne,  jusqu'à  ce  qnc  la  jeune  madame  Belon 
l'ayant  adressé  la  parole,  tu  t'assis  en  causant  avec  elle,  et  devins  plus 
calme  à  ses  colés. 

Je  sens,  mon  ami,  que  celte  manière  de  vivre,  qm  donne  tant  de 
eoulrainie  el  si  peu  de  plaisir,  n'est  pas  bonne  pour  nous  :  nous  nous 
aimons  trop  pour  pouvoir  nous  gêner  ainsi.  Ces  rendez-vous  publics  ne 
convieimenl  qu'à  des  gens  qui,  sans  connaître  l'amour,  ne  laissent  pas 
d'êlre  bien  ensemble,  ou  qui  peuvent  se  passer  du  mystère  :  les  inquié- 
tudes sont  trop  vives  de  ma  p;irl,  les  inJiscrélions  trop  dangereuses  de 
la  tienne  .  et  je  ne  puis  pas  tenir  une  madame  Belon  toujours  à  mes 
côtés,  pour  faire  diversion  au  besoin.  ,  .    .   . 

Reprenons,  reprenons  cette  vie  solitaire  el  paisible  dont  je  t  ai  lire 
si  mal  à  propos.  C  est  elle  qui  a  fait  naiire  et  nourri  nos  feux  ;  peut- 
être  s'affaibliraient- ils  par  une  manière  de  vivre  plus  dissipée.  Toutes 
les  grandes  passions  se  forment  dans  la  solilude  ;  on  n'en  a  point  de 
semblables  dans  le  monde,  où  nul  objet  n'a  le  temps  de  faire  une  pro- 
fonde impression,  el  où  la  iniiliiiude  des  goûts  énerve  la  force  des  sen- 
timents. Cet  état  est  aussi  plus  convenable  à  ma  mélancolie;  elle  s'en- 
irelieut  du  même  alimenl  que  mon  amour  :  c'est  ta  chère  image  qui 
soutient  lime  ei  1  aulie,  et  j  aime  mieux  le  voir  tendre  et  sensible  au 
fond  de  mon  cœur,  que  conlraint  et  distrait  dans  une  assemblée. 

11  peut  d'ailleurs  venir  un  temps  où  je  serais  forcée  à  une  plu-;  graniie 
retraile  :  fut-il  déjà  venu,  ce  lenip-  d.siié  '  La  prndiiice  el  mon  incli- 
nalion  veulent  ég:demenl  que  je  prenne  d'avance  des  liidnlmlis  conlor- 
mesà  ce  que  peut  cviger  la  iiécessilé.  \h  !  si  de  mes  faules  pouvait 
naître  le  moven  de  les  réparer!  Le  doux  espoir  d'êlre  un  jour...  .Mais 
insensiblement  j'en  dirais  plus  que  je  n'en  veux  dire  sur  le  projet  qui 
m'occupe.  Pardonne-moi  ce  mvsteie.  nimi  uni(|ne  ami  ;  mon  cœur 
n'aura  jamais  de  secret  qui  ne  le  fùl  diHK  à  savoir.  ïii  dois  ponrlant 
ignorer  celui-ci  ;  et  tout  ce  que  je  l'en  pni^  dire  à  présent,  c'est  que 
l'amour  qui  lil  nos  maux  doit  nons  en  donner  le  remède.  Raisonne, 
commente  si  tu  veux,  dans  la  tête;  mais  je  le  défends  de  m'inlerroger 
là-dessus. 


Que  je  dois  l'aimer,  cette  jolie  madame  Relou,  pour  le  plai>ir  qu'elle 
m'a  procuré  !  Pardonne-le-moi,  divine  Julie,  j'osai  jouir  un  moment  de 
I  les  tendres  alarmes,  et  ce  moment  fut  un  des  plus  doux  de  ma  vie.  Qu'ils 
!  étaient  charmants  ces  regards  inquiets  et  curieux  qui  se  poriaieni  Mir 
nous  à  la  dérobée,  else  baissaient  aussitôt  pour  éviter  les  iniiiis  !  Que 
'  faisait  alors  tim  heureux   amant  ?  S'eniretenait-il  avec  madame  Be- 
I  Ion?  Ah  !  ma  Julie,  peu\-iu  le  croire? Non,  non,  lille  incomparable;  il 
était  plus  dign>  ment  occupé.  Avec  quel  charme  son  cœur  suiv.dl  les 
mouvements  du  tien  !  avec  quelle  avide  impaiienceses  yeux  dévoraient 
tes  attraits  !  Ton  amour,  la  beauté  remplissaient,  ravissaient  sou  àine  ; 
elle  pouvait  sufiire  à  peine  à  laul  de  senliinents  délicieux.  Mon  seul  re- 
gret était  de  goûter,  aux  dépens  de  celle  que  l'aime,  des  plaisirs 
qn'elli'  ne  partageait  pas.  Sais-je  ce  que  durant  tout  ce  temps,  me  dit 
madame  Belon?  Sais-je  ce  que  je  lui  répondis?  Le  savais-je  au  moment 
de  notre  eulrelien?  A-l-elle  pu  le  savoir  elle-même?  el  pouvait-elle 
comprendre  la  moindre  chose  aux  discoui  s  d'un  homme  qui  parlait  sans 
penser,  el  répondait  sans  entendre  ? 


Cuiii    uoiii  che  par  cU'  ascolti.  e  iiulla  inteiide. 
Comme  celui  qui  semble  écouler,  ut  ipii  n'eiileud  rien. 


Aussi  m'a-t-elle  pris  dans  le  plus  parfait  dédain.  Elle  a  dit  à  tout  le 
monde,  à  toi  peut-être,  que  je  n'ai  pas  le  sens  conimuti,  qui  pis  est, 
pas  le  moindre  esprit,  et  que  je  suis  tout  aussi  sol  que  mes  livres.  Que 
m'importe  ce  qu'elle  en  dit  et  ce  qu'elle  en  pense?  Ma  Julie  ne  décide- 
l-elle  pas  seule  de  mon  être  et  du  rang  que  je  veux  avoir?  Que  le  reste 
de  la  terre  pense  de  moi  connue  il  voudra,  tout  mon  prix  est  dans  ton 
estime. 

.\h  !  crois  qu'il  n'appartient  ni  à  madame  Belon,  ni  à  toutes  les  beau- 
tés supérieures  à  la  sienne,  de  faire  la  diversion  dont  tu  pailes,  el  d'é- 
loigner un  moment  de  loi  mon  cœur  et  mes  yeux.  Si  lu  pouvais  douter 
de  ma  sincérité,  si  lu  pouvais  faire  celte  mortelle  injure  à  mon  amour 
et  à  tes  charmes,  dis-moi.  qui  pourrait  avoir  tenu  registre  de  tout  ce 
qui  se  fil  autour  de  toi?  Ne  te  vis-je  pas  briller  entre  ces  jeunes  beau- 
tés comme  le  soleil  entre  les  aslres  qu'il  éclipse?  n'aperçus-je  pas  les 
cavaliers  se  rassendilei  aiilonr  de  la  chaise  ?  ne  vis-je  pas  au  dépit  de 
tes  compagnes,  l'aduiiraiioii  qu'ils  marquaient  pour  toi  ?  Ne  vis-je  pas 
leurs  respects  empressés,  et  leurs  hommages  et  leurs  galanteries?  ne 
te  vis-je  pas  recevoir  tout  cela  avec  cet  air  de  modestie  et  d'indilfé- 
rence  qui  en  impose  plus  que  la  lierté?  ne  vis-je  pas,  quand  lu  le  dé- 
gantais pimr  la  collation,  l'ellei  que  ce  bras  découvert  produisit  sur  les 
spectateurs  ?  ne  vis-je  pas  le  jeune  étranger  qui  releva  Ion  siant  vouloir 
baiser  la  main  eliarmaiite  qni  le  recevait  ?  n'en  vis-je  pas  un  plus  témé- 
raire, doni  l'o'il  aident  suçait  mon  saug  et  ma  vie,  t  obliger,  quand  tu 
t  en  fus  api'icue,  d'ajouter  une  épingle  a  ton  fichu?  Je  n'élais  pas  si 
distrait  que  In  penses  ;  je  vis  tout  cela.  Julie,  et  n'en  fus  point  jaloux, 
car  je  connais  ion  cœur  :  il  n'est  pas,  je  le  sais  bien,  de  ceux  qui  peu- 
vent aimer  deux  fois.  Acciiseras-lu  le  mien  d'en  être? 

Ileprenons-la  donc,  celle  vie  solitaire  que  je  ne  quittai  qu'à  regret 
Non,  le  c(rur  ne  se  imuiril  pniiit  (hms  le  inmnlle  du  monde.  Lesïànx 
plaisirs  lui  rendent  la  privaliim  drs  vrais  plus  ainère,  et  il  préfère  sa 
souffrance  à  de  vains  (ledommagemenls.  Mais,  ma  Julie,  il  en  est.  il  en 
peut  être  de  pins  solides  à  la  contrainte  où  nous  vivons,  el  lu  semblés 
les  oublier  !  Quoi  !  passer  quinze  jours  entiers  si  près  l'un  de  l'autre  sans 
se  voir  ou  sans  se  rien  dire  !  Ah  !  que  veux-tu  qu'un  cœur  brûlé  d'a- 
mour fasse  durant  lanl  de  siècles  ?  L'absence  même  serait  moins  cruelle. 
Que  se>l  un  excès  de  prudence  qui  nous  fait  plus  de  maux  qu'il  n'en 
prévient?  que  sert  de  prolonger  sa  vie  avec  son  supplice?  ne  vaudrait- 
il  pas  mieux  cent  fois  se  voir  un  seul  instant,  et  puis  mourir? 

Je  ne  le  cache  point,  ma  douce  amie,  j'aimerais  à  pénétrer  l'aimable 
secret  <pie  lu  me  déiobes,  il  n'en  fut  jamais  de  plus  intéressant  pour 
nous;  mais  j'y  lais  d'inutiles  efforts.  Je  saurai  pourtant  garder  le  si- 
lence que  lu  m'imposes,  et  contenir  nue  indiscrète  curiosité:  mais,  en 
respociant  un  si  doux  mystère,  qiif  n'en  puib-je  au  moins  assurer  l'é- 
claiixissemeni  !  Qui  s'ait,  qUi  sail  encore  si  les  piojets  uc  portent  point 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


A9 


-.111  (les  chiniérps?  Chère  àine  de  ma  vie,  ah  !  commenfoiis  du  moins 

|i:ii    les  liirii  rOiilJM'r. 

/'  \.  .l'diilil  ;iis  (le  te  dire  que  M."Ii(ij,niiii  m'a  ol'ferl  une  compaHiiii' 
(Liiis  11-  I  li^iriiciii  (|iril  lève  pour  le  roi  de  Saidaigiie.  J'ai  élé  srnsililc- 
niriit  lonciié  de  l'estime  de  ce  brave  officier  ;  je  lui  ai  dit,  en  le  reniir- 
ciaiil,  (|ne  j'avais  la  vue  trop  courte  pour  le  S(!rvice,  et  ipie  ma  pa^^i(lll 
pdiii-  l'étude  s'aecordail  m  il  avec  une  vie  aussi  active.  Kn  cela  je  n'ai 
point  l'ail  un  sacrifice  à  ratnonr.  .le  pense  ipie  cliaeun  dnil  sa  vie  et 
son  sang  à  la  pairie;  ;  qu'd  n'esl  pas  permis  île  s'jjieiier  à  d<s  princes 
an\(pi(!ls  on  ne  doit  rien,  iiioins  encore  de  se  vendie,  cl  de  faire  du 
plus  noble  métier  du  monde  celui  d Un  vil  niereciiaire.  Ces  inaxinii'S 
l'Iaienl  cilles  de  mon  père,  que  je  serais  bien  biiin  n\  d  imiter  dans  son 
anionr  pour  S'  s  devoirs  el  pour  son  pays.  Il  iw.  vonliit  jamais  enirer  an 
service  d'aucun  prince  étraiijicr  :  mais,  dans  la  {tucrre  de  171 -i.  il  porta 
les  armes  avec  lionneur  ponr  la  pairie  ;  il  se  trouva  dans  plusieurs  coin- 
iiats,  à  l'un  desquels  il  fut  blessé;  et  à  la  bataille  de  \Viliner;;lien  il  eut 
le  bonheur  d'enlever  un  drapeau  ennemi  sons  les  yeux  du  général  de 
Saçcone\. 


LETTRE  X.XXV. 


Je  ne  trouve  pas,  mon  ami,  que  les  deux  mots  que  j'avais  dits  en  riant 
sur  madame  Belon  valussenl  une  explication  si  sérieuse.  Tant  de  soins 
)  ;'i  se  justifier  produisent  quelquefois  un  préjugé  contraire  ;  et  c'est  l'ai- 
I  tention  qu'un  donne  aux  bagatelles  (|ui  seule  en  fait  des  objets  impoi  - 
lanls.  Voilà  ce  qui  sûrement  n'arrivera  pas  entre  nous  ;  car  les  cœurs 
bien  occupés  ne  sont  guère  pointilleux,  el  les  iracasseiies  des  amants 
sur  des  riens  ont  presque  toujours  un  fondi  ment  beaucoup  plus  réel 
qu'il  ne  semble. 

Je  ne  suis  pas  f:\cbee  pourtant  que  celte  bagatelle  nous  fournisse  une 
occasion  de  traiter  entre  nous  de  la  jalousie  ;  sujet  malbenreusement 
trop  iinportaiil  pour  moi. 

.le  vois,  mou  ami.  par  la  trempe  de  nos  âmes  et  par  le  tour  commun 
de  nos  goflts,  que  l'amour  sira  la  grande  affaire  de  notre  vie  (Jnauil 
une  fois  il  a  fait  les  impressions  profondes  que  nous  en  avons  reçues,  il 
laiii  ipi'il  éteigne  ou  absorbe  toutes  les  autres  passons;  le  moindie  rc- 
froidissenieiil  si'iail  bicnlol  pour  nous  la  langueur  de  la  mort;  un  dé- 
goût inviiieible,  un  éiei'iiel  ennui  succéderaient  à  ramoiir  éteint,  et 
nous  ne  saurions  longiemps  vivre  après  avoir  cessé  d'aimer.  En  mon 
particulier,  tu  sens  bien  qu'il  n'y  a  que  le  délire  de  la  passion  qui 
puisse  me  voiler  rborreur  de  ma  silnaiion  présente,  el  qii  il  faut  que 
j'aiuK!  avec  transport,  ou  que  je  meure  de  uoulcur.  Vois  donc  si  je  suis 
fondée  à  discuter  sérieusement  un  point  d'où  doit  dépendre  le  bonheur 
ou  le  malheur  de  mes  jours. 

Auiaut  ipie  je  puis  juger  de  moi-même,  il  me  semble  que,  souvent 
affectée  avec  trop  de  vivacité,  je  suis  ponrlaiil  peu  siijeile  a  l'eiuporte- 
iiient.  I!  faudrait  ipie  mes  peines  eussent  feinieiile  long  emps  en  dedans 
ponr  que  j  osasse  en  découvrir  la  source  h  leur  aiileiir  :  el  connue  je 
suis  peisiiailée  qu'on  ne  peiil  faire  une  offense  sans  le  vouloir,  je  sup- 
porterais plutôt  eeiii  sujeis  de  plainte  qu  mie  explieaiioii.  l'ii  pareil  ca- 
ractère doit  mener  bien  loin,  pour  peu  qu'on  ait  de  peni  bani  à  la  ja- 
huisie,  et  j'ai  biin  peur  de  sentir  en  moi  i  c  dan^jeieiix  iienrliant.  Ce 
n'esl  pas  que  je  ne  sache  que  ion  cieiu  esi  f.iii  |)oin  le  mien  et  non 
pour  un  autre.  Mais  on  peut  s'abuser  soi-même,  pnndri'  un  goOt  |ias- 
sager  pour  une  passion,  et  faire  anlaiit  de  choses  par  fantaisie  (pi  on  en 
ertl  pcui-éire  fait  par  amour.  Or  si  tu  peux  le  croire  inconsiaul  sans 
l'èire,  à  plus  forte  raison  puis-je  l'accuser  à  tort  d'infidélité.  Ce  doute 
all'renx  empoisonnerait  pourlaut  ma  vie  .  je  gémirais  sans  me  plaindre, 
el  mourrais  inconsolable  sans  cesser  d  èlre  aimée. 

Prévenons,  je  l'eu  conjure,  un  uiallieiir  donl  la  seule  i(l('e  me  fait 
Irissonner.  Jnre-moi  donc,  mon  doux  ami,  non  par  l'ainonr,  serment 
qu'on   ne  lient  ipie  (piand   il  est   superflu,  mais  par  ce  nom  sacre  de 

riioniieiir,  si  respeele  île  loi,  ipie  je  'esseiai  jamais  d'elrc  l.i  eonli- 

d.  nie  (le  Ion  ciein-.  et  qu  il  n'v  siii\  ieiidia  point  de  cliaiigeiiieni  donl  je 
ne  sois  1,1  piciiiiere  iiisliiiile.  \e  ni  alleyiie  pas  (p'e  lu  n  amas  jamais 
rien  à  ni  appreiulre;  je  le  crois,  je  l'espeie  .  mais  pre\  ieiis  mes  folles 
alaruiis.  et  diiiine-iiioi  d.iiis  les  eiii;a;;rmeiils  pour  un  avenir  ipii  ne 
doit  point  ("'lii',  leleiiielle  seeinile  du  piesi  ni.  .le  serais  moins  à  plain- 
dre (i'.ipprendre  de  loi  mes  inalbeiiis  rees,  que  d'en  sonfirir  sans  cessi^ 
d'imaginaires  ;  je  jouirais  an  moins  de  les  remords;  si  In  ne  partageais 
plus  nu'sl'eiix,  tu  parl.igerais  emore  mes  peines,  et  je  Iroiueiais  moins 
ameres  les  larmes  ipie  je  verserais  d.nis  ton  sein 

t.'esl  ici.  mon  ami,  (pie  je  me  felicile  doulil.  miMil  de  mon  choix,  el 
par  le  doux  lien  qui  nous  unit,  el  par  la  probité  (pii  l'assure.  Voilà  I  n- 
sagc  de  celle  règle  de  sagesse  dans  les  clioses  de  pur  Si  nlimenl  :  voilà 
C(mimenl  la  venu  sévère  sait  écaner  les  peines  du  lendre  amour.  Si 
j'avais  un  ainanl  sans  principes,  drn-il  m  aimei  elerm  llemenl,  oii  se- 
raient pour  moi  les  garants  de  celle  conslaiice  ?  ipuls  moyens  anrais-je 
de  me  délivrer  de  mes  defianc(^s  continuelles'.'  et  coinménl  m  assurer 
de  n'èlre  point. abusée,  ou  par  sa  feinte,  ou  par  ma  crédulité?  Mais 


toi.  mon  digne  el  respeciable  ami,  loi  qui  n'es  capable  ni  d'ariifice  ni 
de  déguisement.  In  me  garderas,  je  le  sais,  la  sincérité  que  tu  m'auras 
promise.  I.a  houle  d'avouer  une  iididélité  ne  l'emporiera  point  dans  ton 
àmi'  droite  siii-  ||.  ihvdir  de  tenir  la  parole  :  el  si  lu  pouvais  ne  plus  ai- 
mer la  .Inlie,  tu  lui  dirais....  oui,  tu  |  ourrais  lui  dire  :  U  Julie  '.  je  ne.... 
Mon  ami,  j;imaisje  n'i'eriiai  ce  mot-là. 

IJnr  penses-ln  de  mon  expédient  ?  C'est  le  seul,  j'en  suis  sûre,  qui 
ponvail  iliMacinei  en  moi  tout  senliioeiit  de  jalousii-.  Il  y  a  je  ne  sais 
ipielle  ih'licalessr  (pii  m'eiii  liante  à  me  fici  de  ion  amour  à  la  bonne 
foi,  et  a  m'iiler  le  pouvoir  de  croire  à  une  iiilidelite  que  lu  ne  m'ap- 
prendrais pas  loi-méuie.  NOilà.  mon  cher,  l'effcl  assuré  de  l'engagc- 
nienl  (pie  je  t'iinpose  ;  car  je  poirrais  le  croire  amant  volage,  mais  non 
pas  ami  trouipem  :  et  quand  j(;  douierais  de  Ion  cœur,  je  ne  puis  ja- 
mais douter  de  la  foi.  Ouel  plaisir  je  goule  à  prendre  en  ceci  des  pré- 
cautions inutiles,  à  prévenir  les  apparences  d'un  changemenl  dont  je 
sens  si  bien  l'impossibil  lé  !  Quel  charme  de  parler  jalousie  avec  nu 
amant  si  fidèle  !  Ah  '.  si  lu  pouvais  cesser  de  l'être,  ne  crois  pas  que  je 
l'en  parlasse  ainsi.  Mon  pauvre  cœur  ne  serait  pas  si  sage  au  besoin, 
et  la  moindre  défiance  m'('')lcrail  l)icnl("it  la  vo'onlé  de  m'en  garantir. 

\(iilà  mon  Irès-lionoK'  mailie,  malii're  à  discussion  pour  ce  soir  : 
car  je  sais  (pii'  vos  deux  humbles  disi  iples  auront  I  honneur  de  sonpei 
avec  vous  chez  U'.  père  de  l'inséparable.  Vos  doctes  commentaires  sm 
la  gazette  vous  ont  lellement  fait  trouver  grâce  devant  lui,  qu'il  n'a  pas 
fallu  beaucoup  de  manège  pour  vous  l'aire  inviter.  La  Mlle  a  fait  accor- 
der son  clavecin  :  le  père  a  feniflelé  Lamberli  ;  moi ,  je  recorderai 
peut-être  la  le(;on  du  lios(piei  de  Clarens.  0  docteur  en  toutes  facultés, 
vous  avez  parloiil  (pnliiiie  science  de  mise  !  M.  d'Orbe,  qid  n'esl  pis 
oublié,  conmie  vous  poiivez  penser,  a  le  mot  pour  cnlamer  une  savante 
dissertation  sur  le  fntm  lionimage  du  roi  de  N.iples,  durant  laquelle 
nous  passeixms  tous  trois  dans  la  chambre  de  la  cousine.  C'est  là,  num 
féal,  qu'à  genoux  devant  voire  dame  et  maîtresse,  vos  deux  mains  dans 
les  siennes,  el  en  présence  de  son  chancelier,  vous  lui  jurerez  foi  ci 
loyauté  à  lonie  épreuve  :  non  pas  à  dire  amour  éternel,  en(:agemeni 
qu'on  n'esl  maître  ni  de  tenir  ni  de  rompre  :  mais  vérité  sincériie,  fran- 
chise inviiilalde.  Vous  ne  jurerez  point  d'êlre  toujours  soumis,  mais  de 
ne  point  couuueltre  acte  de  félonie,  et  de  déclarer  au  moins  la  guerre 
avant  de  secouer  le  joug.  Ce  faisant,  aurez  l'accolade,  el  serez  reconnu 
vassal  unique  el  loyal  chevalier. 

Adieu,  mon  bon  ami;  I  idée  du  souper  de  ce  soir  m'inspire  de  la 
gaieté.  Ali  !  qu'elle  me  sera  dmice  quand  je  le  la  verrai  partager  ' 


LETTHE  \X\VI. 


Raise  celte  lettre,  el  saule  de  joie  pour  la  nouv»;llc  que  je  vais  l'ap- 
prendre ;  mais  pense  (pie,  pour  ne  point  sauter  cl  n'avoir  rien  à  baiser, 
je  n'y  suis  pas  la  moins  sensible.  Mon  père,  obligi"  d'aller  à  Berne  poiii 
son  procès,  et  de  là  à  Soleure  pour  sa  pension,  a  proposé  à  ma  mci. 
d'i  trc  du  voyage  ;  et  elle  I  a  accepté,  espérant  pour  s.i  s:inlë  i|uciqui- 
effet  salutaire  du  changement  d'air.  On  voulait  nu;  faire  la  grà'-e  de 
m'enimeiier  aussi,  cl  je  m;  jugeai  pas  à  propos  de  dire  ce  que  j'en  pen- 
sais; mais  la  dillicnlle  des  arrangeiiunls  de  voiture  a  fait  abandonner 
ce  projet,  el  l'un  travaille  à  me  consoler  de  n'être  pas  de  la  partie.  Il 
fallait  leinilre  de  la  tristesse,  et  le  faux  n'ile  que  je  me  vois  contrainte 
à  jouer  m'en  ilonue  une  si  véritable,  (pie  le  remords  m'a  presque  dis- 
pensée de  la  liinte. 

l'cudant  l'absence  de  mes  parents,  je  ne  resterai  point  maîtresse  de 
maison  ;  mais  on  me  ih'pose  chez  le  père  de  la  cousine,  en  sorte  que  je 
serai  tout  de  bon  ,  durant  ce  temps ,  in^parable  de  I  inséparable.  De 
plus,  ma  luère  a  mieux  aimé  se  passer  de  fenmie  de  chambre,  et  nie 
laisser  liabi  pour  gniiveriiaiiie;  sorte  d  Argus  peu  dangereux,  dunt  on 
ne  (loii  ni  coirom|)re  la  lidelile  ni  se  faire  des  conlidents.  mais  qu'on 
écarte  aiséinenl  au  besoin,  sur  la  moindre  lueur  de  plaisir  on  de  gain 
ipi'iMl  leur  ollie. 

Tu  eoinpiends  quelle  facilih;  nous  aurons  à  nous  voir  durant  une 
quinzaine  de  |onis;  mais  c'est  ici  que  la  discrétion  dnil  suppléer  .i  la 
C(Milrainte,  el  qu'il  faut  nous  imposer  vidonlaiicnieiil  la  même  reserve 
à  laipielle  nous  soiiinies  forcés  dans  d'anires  leiii|is.  Nou-senlenienl  lu 
ne  dois  pas,  quand  je  serai  chez  ma  (  (iiisine.  y  venir  plus  souvent  qn'an- 
paravanl,  de  peur  de  la  lomproinetlre:  j'espère  même  qu'il  ne  faudra 
te  (larlcr  ni  des  égards  (pi'exii;e  s^'ii  sexe,  ni  des  droits  sacrés  de  l'hos- 
pitalité, et  (pi'iin  lionnéte  homme  n'aura  pas  besoin  qu'un  riiislrnise  du 
respect  du  par  r:imoiir  à  l'.miiiie  qui  lui  donne  asile.  Je  connais  les  vi- 
vaiili-s.  mais  jeu  connais  les  bornes  inviolables  Si  lu  n'avais  jamais 
l'ait  (le  sacrifice  à  ce  qui  est  honnête,  lu  n'en  aurais  point  à  faire  au- 
jiiiird  luii. 

D'où  vient  cet  air  luécouient  et  cet  œil  attristé '.'  Pourquoi  mnrmurei 
des  lois  que  le  dcMiir  i'im|iiise'.'  Laisse  à  la  Julie  le  soin  de  les  adoucir; 
t'es-lii  jamais  ri'penli  d'avoir  élé  docile  à  sa  voix  .'  Très  des  coteaux 
lleiiris  d'où  part  la  source  de  la  Vevaise  ,  il  est  un  hameau  soliiaiiv  qui 
sert  (piehpiefois  de  repaire  aux  chasseurs,  et  ne  devrait  servir  que  d'asile 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


aux  amants.  Autour  de  l'Iinbitalion  principale  dont  M.  d'Orbe  dispose, 
sont  épars  assez  loin  qiieltiues  diaicts,  qui  de  leurs  toils  (ItMlnuiniepeu- 
vciil  couvrir  l'amour  et  le  plaisir,  amis  de  la  simpluile  i iislii|UL'.  Les 
fraîches  et  dii^crètcs  laitières  savent  carder  pour  aulnii  le  seeret  dont 
«■Iles  ont  besoin  jiour  elles-mèines.  Les  ruisseaux  qui  Iraverseut  les 
prairies  sont  bordés  d'arbiisseaux  et  de  bocages  délicieux.  Des  bois 
(■pais  offrent  au  delà  des  asiles  plus  déserts  et  plus  sombres. 


Al  bel  seggio  riposto,  onihroso  efosco, 
Ke  mai  pasioii  appressan,  ne  bil'olci. 

Jamais  pâtre  ni  laboureur  n'approcha  Jcs  ûpais  nnjiiranfi  qui  couv 
l'harmanls  asilos.  Petrvix. 


L'art  ni  la  main  des  liommes  n'y  montrent  mille  part  leurs  soins  in- 
Hiiiétants  ;  on  n'y  voit  partout  (pie  les  tendn^s  soins  de  la  mère  com- 
mmie.  C'esi  là  ,  mon  ami ,  qu'on  n'est  (pie  sous  ses  auspices,  et  qu'on 
peut  n't^couter  que  ses  lois.  Sur  l'inv  italion  de  .^1.  d'Orbe,  Claire  a  déjà 
persuadé  à  son  papa  qu'il  av;iit. envie  d'aller  l'aire  avec  quelques  amis 
iMie  chasse  de  deux  ou  tmis  jours  dans  ce  canton,  et  tl'y  mener  les  in- 
séparables. Ces  inséparables  en  ontd'auties,  comme  tu  iie  sais  que  trop 
bien.  L'un,  représentant  le  maître  de  la  maison,  en  fera  naturellement 
les  honneiirs;  l'autre,  avec  moins  d  éclat,  pourra  laire  à  sa  Julie  ceux 
(I  un  lumible  chalet;  et  ce  chalet,  consacré  par  l'amour,  sera  pour  eux 
le  temple  de  Gnide.  Pour  exécuter  lienreiiseiin'iil  cl  sûrement  ee  char- 
mant projet,  il  n'est  question  que  de  (piebpies  :irraiii;eiiieMl^  (pii  se  con- 
eerleroni  facilement  enire  nous,  et  qui  lennit  p;iilie  eiix-nn'mes  des 
plaisirs  (|u'ils  doivent  produire.  Adieu,  mon  ami  ;  je  te  (|uitte  brus(pie- 
ment,  de  peur  de  surprise.  Aussi  bien,  je  sens  que  le  cœur  de  ta  Julie 
vol(!  un  peu  trop  tût  habiter  le  clialet. 

P.  S.  Tout  bien  considéré,  je  pense  que  nous  pourrons  sans  indis- 
crétion nous  voir  presque  tous  les  jours;  savoir,  chez  ma  cousine  de 
deus  jours  l'un,  et  l'autre  à  la  promenade. 


LETTRE  XXXVIl. 


Ils  sont  partis  ce  matin,  ce  tendre  père  ei  cette  mère  incomparable, 
en  accablant  des  plus  lenflres  caresses  une  lilR  chérie,  et  trop  indigne 
(le  leurs  bontés.  l'our  moi ,  je  les  embrassais  avec  un  léger  serrement 
de  cœur,  tandis  qu'au  dedans  de  lui-mèu)e  ce  cœur  ingrat  et  dénaturé 
pétillait  d'une  odieuse  joie.  Ilélas  !  qu'est  devenu  ce  temps  heureux  où 
je  menais  incessamment  sous  leurs  yeux  une  vie  innoceme  et  sage,  où 
je  n'étais  bien  que  contre  leur  sein,  et  ne  pouvais  les  qitilter  d  un  seul 
pas  sans  déplaisir  !  Maintenant,  coupable  et  craintive,  je  tremble  en  pen- 
sant à  eux  ;  je  rougis  en  pensant  à  moi  ;  tous  mes  bons  sentiments  se 
dépravent,  et  je  me  consume  en  vains  et  stériles  regrets  que  n'anime 
pas  même  un  vrai  repentir.  Ces  ameres  réilexions  ui'imiI  icmlu  toute  la 
tristesse  que  leurs  adieux  ne  m'avaii-ni  pas  il  alun  il  (Iniuiée.  Une  secrète 
angoisse  étouffait  mon  .âme  aptes  le  depail  de  ces  eliers  patents. Tan- 
dis que  Eabi  faisait  des  paquets,  je  suis  entrée  machinalement  dans  la 
chambre  de  ma  mère  ;  et  voyant  qneUpies-imcs  de  ses  bardes  encore 
éparses,  je  les  ai  toutes  baisées  l'une  après  l'antre  en  fondant  en  larmes. 
Cet  état  d'attendrissement  m'a  uii  peu  soulagée,  et  j'ai  trouvé  quelque 
sorte  de  consolation  à  sentir  fue  les  doux  mouvements  de  la  nature  ne 
sont  pas  tout  à  fait  éteints  dans  mon  cœur.  Ah  '  tyran,  tu  veux  en  vain 
l'asservir  tout  entier,  ce  tendre  et  trop  faible  cœur  ;  malgré  toi,  malgré 
tes  prestiges,  il  lui  reste  au  moins  des  sentinieuls  légitimes;  il  respecte 
et  chérit  encore  des  droits  p'iis  sacrés  que  les  tiens. 

Pardonne ,  ô  mon  doux  ami  !  ces  niouvenjenis  iuvoloulaires ,  et  ne 
crains  pas  que  j'étende  ces  réflexions  aussi  loin  que  je  le  devrais.  Le 
nioinent  de  nos  jours  peut-être  où  notre  amour  est  h"  plus  en  liberté 
n'(;st  pas,  je  le  sais  bien,  celui  des  regrets;  je  ne  veux  ni  te  cacher  ntes 
peines,  iti  t'en  accabler;  il  faut  que  tu  les  connaisses,  non  [lonrles  por- 
ter, mais  pour  les  adoucir.  Dans  le  sein  de  ipii  les  epani  lietais-ji',  si  je 
n'osais  les  verser  dans  le  tien'?  N'es  tu  pas  nnniliinlie  ron^Mlaieur'.' 
N"est-ce  pas  loi  qui  soutiens  mon  courage  ébranle  .'  ^'l:■l-(l■  pas  toi 
qui  nourris  dans  mon  àme  le  goût  de  la  vertu,  itiéme  après  que  je 
l'ai  perdue?  Sans  toi,  sans  cette  adorable  amie  dont  la  main  coin- 
patissaule  essuya  si  souvent  mes  pleut  s  eenibien  de  fois  n'enssé- 
je  pas  déjà  succombé  sous  le  plus  mortel  al'atlement  !  Mais  vos  ten- 
dres soins  me  soutiennent,  je  n'ose  m'aviljr  tant  (pte  vous  m'estimez 
encore,  et  te  me  dis  avec  comnlaisance  que  vous  ne  m'aimeriez  pas  tant 
l'un  et  l'antre,  si  je  n'étais  digue  que  de  mépris.  Je  vole  dans  les  bras 
de  cette  chère  cousine,  ou  plutfjt  de  cette  tendre  sœur,  déposer  au  fond 
de  son  cœur  une  importune  tristesse.  Toi,  viens  ce  soir  achever  de 
rendre  au  mien  la  joie  et  la  sérénité  qu'il  a  perdues. 


LETTRE  XXXVIIl 


Non,  Julie,  il  ne  m'est  pas  possible  de  ne  te  voir  chaque  jour  que 
comme  je  t'ai  vue  la  veille  ;  il  faut  que  mon  atuonr  s'augnienie  et  croisse 
incessamment  avec  tes  charmes,  et  tu  m'es  tine  source  inepiiis.ible  de 
sentiments  nouveaux  que  je  n'aurais  pas  mênie  imagines.  (Joëlle  soirée 
inconcevable  1  l.tiie  de  délices  ineonnites  In  lis  ('pronver  a  miin  Cfeur  ! 
0  tristesse  cnclianteresse  !  l'i  lan;;itenr  d'une  ànie  alteiiilrie  !  combien 
vous  surpassez  les  Inibnlenis  plaisirs,  et  la  gaieté  folâtre,  el  la  joie  em- 
porté(>,  et  Ions  les  Itaiispoits  ipi'inie  ardein  sans  mesure  offi  e  aux  dé- 
sirs eirrenés  des  atiiants  !  l'.iisilile  el  piiie  jonissance  (pli  n'a  rien  d'égal 
dans  la  voinpie  des  sens,  jamais,  jamais  loti  [lenetrant  souvenir  ne  s'ef- 
facera de  mon  c(Bur!  Dieux  1  quel  ravissant  spectacle,  ou  pliiliM  (pielle 
extase,  de  voir  deux  beautés  si  touchantes  s'embrasser  tendrement,  le 
visage  de  l'une  se  pencher  sur  le  sein  de  l'antre ,  leurs  douces  larmes 
se  confondre,  et  baigner  ce  sein  charmant  comme  la  rosée  du  ciel  hu- 
mecte un  lis  fraîchement  éclos!  J'étais  jaloux  d'une  amitié  si  tendre;  je 
lui  trouvais  je  ne  sais  quoi  de  plus  intéressant  qu'à  l'amour  même,  et  je 
me  voulais  une  sorte  de  mal  de  ne  pouvoir  t'olfrir  des  consolations 
aussi  chères,  sans  les  troubler  par  l'agitation  de  mes  transports  Non , 
rien,  rien  sur  la  terre  n'est  capable  d'exciter  un  si  voluptueux  attendris- 
sement que  vos  mutuelles  caresses  ;  et  le  spectacle  de  deux  amants  eût 
offert  à  mes  yeux  une  sensation  moins  délicieuse. 

Ah  !  qu'en  ce  moment  j'eusse  été  amoureux  de  cette  aiiuable  cousine, 
si  Julie  n'eût  pas  existé!  Mais  non,  c  était  Julie  elle-même  qui  répan- 
dait son  charme  invincible  sur  tout  ce  qui  l'environnait.  Ta  robe,  ton 
ajustement ,  tes  gants  ,  ton  éventail ,  ton  ouvrage  ,  tout  ce  qui  frappait 
autour  de  toi  tues  regards  enchantait  mon  cteur,  et  toi  seule  faisais  tout 
l'enchantenienl  Arrête,  ô  ma  douce  amie!  à  force  d'augmenter  mon 
ivresse  lu  nfîilerais  le  plaisir  de  la  sentir.  Ce  que  lu  me  fais  éprouver 
approche  d'un  vrai  délire,  el  je  crains  d'en  perdre  enfin  la  raison.  Laisse- 
moi  du  moins  connaître  un  égarement  qui  fait  mon  bonheur;  laisse-moi 
goûter  ce  nouvel  enlbousiasme,  plus  sublime,  plus  vif,  que  toutes  les 
idées  que  j'avais  de  l'amour.  Quoi  !  tu  peux  te  croire  avilie  !  quoi  !  la 
passion  t'(')te-l-elle  aussi  le  sens?  Moi,  je  te  trouve  trop  parfaite  pour 
une  mortelle.  Je  t'imaginerais  d'une  espèce  plus  pure  ,  si  ce  feu  dévo- 
rant qui  péuèlre  ma  substance  ne  m'unissait  à  la  tienne,  et  ne  me  fai- 
sait sentir  qu'elles  sont  la  même.  Non ,  personne  au  monde  ne  le  con- 
naît; tu  ne  le  connais  pas  toi-même;  mon  cœur  seul  le  connaît,  te  sent, 
et  sait  te  mettre  à  ta  place.  Ma  Julie  I  ah  !  quels  homiuages  te  seraient 
ravis  si  tu  n'étais  qu'adorée  !  Ah  !  si  tu  n'étais  qu'un  ange,  combien  lu 
perdrais  de  ton  prix  ! 

Dis-moi  comment  il  se  peut  qu'une  passion  telle  que  la  mienne  puisse 
augmenter.  Je  l'ignore,  mais  je  l'éprouve  Quoique  lu  me  sois  présente 
dans  tous  les  temps  ,  il  y  a  quelques  joins  sut  tout  que  ton  image  ,  plus 
belle  que  jamais,  me  poursuit  et  me  lout mente  avec  une  activité  à  la- 
quelle ni  lieu  ni  temps  ne  me  dérobe  ;  et  je  crois  que  tu  me  laissas  avec 
elle  dans  ce  chalet  que  lu  quittas  en  finissant  ta  dernière  lettre.  Depuis 
qu'il  est  question  de  ce  rendez-vous  champêtre,  je  suis  trois  fois  sorti 
de  la  ville  ;  chaque  fois  mes  pieds  m'ont  porté  des  mêmes  côtés,  el 
chaque  fois  la  perspective  d'un  séjour  si  désiré  m'a  paru  plus  agr('al)le. 


Non  ville  il  inoiiilo  si  Icggiaitri  rami 
Ne  iiiûsse  1  vento  mai  si  verdi  froudi. 

Jamais  œil  d'homme  ne  vit  des  bocages  aussi  charmants,  jamais  zéphyr  n'asila 
lie  plus  verts  feuillages.  Petr.uic. 


Je  trouve  la  campagne  plus  riante,  la  verdure  plus  fraîche  el  plus 
vive,  l'air  pins  pur,  le  ciel  plus  serein,  le  chant  des  oiseaux  semble 
avoir  [ilits  de  lendicsse  et  de  volupté;  le  murmure  des  eaux  inspire  une 
laiigiienr  pins  ainoitreitse  ;  la  vigne  en  Heur  exhale  au  loin  de  plus  doux 
pailtinis:  nii  i  lianiie  secret  embellit  ions  les  objets  ou  fascine  mes  sens; 
on  dirait  que  la  lerre  se  pare  pour  former  à  Ion  heureux  amant  un  lit 
nttplial  (li^iie  de  la  béante  ipi'il  adine,  et  du  l'eu  (pii  le  consume.  0  ma 
Julie!  (■)  ('liere  et  précieuse  inuitie  de  mon  aine!  Iialniis-iioiis  d'ajouter 
à  ces  oriienieiilsdii  printemps  l.i  présence  di^  deux  amants  fidèles.  Por- 
tons le  seiitimcÈit  du  plaisir  dans  des  lieux  qui  n  en  oITrenl  qu'une 
vaine  itna;;e  ;  allmis  aiiimer  tonte  la  nature,  elle  est  morte  sans  les  feux 
de  l'amour  Qiiiii  !  trois  jours  d'attente  !  trois  jours  encore!  Ivre  da- 
mnur,  alfame  de  transports,  j'attends  ce  moment  tardif  avec  une  dou- 
loureuse impatience.  Ah!  qu'on  serait  heureux  si  le  ciel  ôtail  de  la  vie 
tous  les  ennuyeux  intervalles  qui  séparent  de  pareils  instants! 


LA  XOUVFXLE  HÉLOISK. 


Ûi 


LETTIIE  XXXIX. 


Tu  n';is  pas  un  sonliinciil,  mon  bon  .'imi,  (|iio  mon  cœur  ne  partage  ; 
mais  ne  me  parle  plus  île  plaisir  laïuiis  que  des  gens  qui  valent  mieux 
que  nous  sunlïreul,  gémisscul,  el  que  j  ai  leur  peine  à  me  reprociier. 
Lis  la  lellre  ci-joinlc,  el  sois  tranquille  si  tu  le  peux  ;  pour  moi,  qui 
I  iiiiiiais  I  aimable  et  bonne  tille  qui  l'a  écrite,  je  n'ai  pu  la  lire  sans 
(1rs  humes  (le  remords  et  de  pitié.  Le  regret  de  ma  coupalile  négli- 
;;rii(  !■  m'a  pénétré  l'ànie,  el  je  vois  avec  une  amère  coidiision  jusqu'où 
loiilili  du  prcmiei  de  nus  devoirs  m'a  fail  porter  cidni  de  tons  les 
;iMlns.  .I':iv:iis  priiinis  de  prendre  soin  de  cette  pauvre  enlaiil  ;  je  la  pro- 
(égiMiN  aiqnes  de  ma  nii're;  je  la  tenais  en  ipielque  manière  sous  ma 
garde  ;  cl,  pour  n'avoir  su  me  gardi'r  ni(ii-nièm(',  je  laNandomie  sans 
me  souvenir  d'elle,  el  l'expnse  à  des  daiij,'(Ms  pires  que  ci-nx  on  j'ai 
succond)(;.  Je  Iremis  en  songeant  que  d(Mi>c  jours  plus  tard  c'en  eiait 
fait  peul-èlre  de  mou  dépôt,  et  «pic  riMilifîcMce  et  la  séduction  per- 
draient une  (ille  modeste  et  sag(!  qui  |)cm  laiie  nnjoiu'  une  cxeellente 
mère  de  famille.  0  mon  ami  !  comment  y  a-t-il  dans  le  inonde  des  hom- 
mes assez  vils  pour  acheter  de  la  misère  un  prix  que  le  cœur  seul  doit 
payer,  el  recevoir  d'une  bouche  afl;miée  les  tendres  baisers  de  l'amour! 

l)is-inoi,  pourrais-iu  n'être  pas  tout  hé  de  la  piété  liliale  de  ma  Fan- 
elion,  de  ses  sentiments  honnêtes,  de  son  innocente  naïveté?  Ne  l'es-tu 
pas  de  la  rare  tendresse  de  cet  amant  qui  se  vend  lui-même  pour  sou- 
lager sa  maîtresse?  Ne  seras-tu  pas  trop  heureux  de  contribuer  à  for- 
mer un  nœud  si  bien  assorli?  Ah!  si  nous  étions  sans  pitié  pour  les 
cœurs  nuis  qu'on  divise,  de  qui  pourraient-ils  jamais  en  aliendre?  Pour 
moi,  j'ai  résolu  de  réparer  envers  ceux-ci  ma  faute  à  quelque  prix  que 
ce  soit,  et  de  faire  ensorle  que  ces  deux  jnincs  gens  soient  unis  parle 
mariage.  J'espère  tjnc  le  ciel  béniia  eelt(^  entreprise,  el  qu'elle  sera 
pour  nous  d  un  boji  augure.  Je  le  propose  et  le  conjure  au  nom  de 
noire  amitié  de  partir  dès  aujourd'hui,  si  lu  le  peux,  ou  tout  an  moins 
demain  malin,  [mur  Neufchàiel.  Va  négocier  avec  M.  de  IMerveilleux  le 
congé  de  cet  honnête  garçon;  n'épargne  ni  les  supplications  ni  l'ar- 
gent :  porte  avec  toi  la  lettre  du  ma  Fanchon:  il  n'y  a  point  de  cœur 
sensible  qu'elle  ne  doive  altenilrir.  liiilln,  quoi  qu'il  nous  en  corttc  el  de 
plaisir  et  d'argent,  ne  reviens  qu'avec  le  congé  absolu  de  Olaude  Anet, 
ou  crois  que  l'amour  ne  me  donnera  de  mes  jours  un  moment  de  pure 
joie. 

Je  sens  cond)ien  d'olyections  ton  cœur  doit  avoir  à  me  faire  ;  doutes- 
tu  qiK!  le  mien  ne  les  ait  faites  avant  toi  1  El  je  persiste  ;  car  il  faut  que 
ce  mol  de  vertu  lie  soil  (pi'uii  vain  nom,  ou  (pi'elle  exige  des  sacrifices. 
Mou  ami,  mou  di;;iie  ami,  un  i-cndc/-\ous  ni.mqué  pi  ut  revenir  mille 
fois;  qiiçl(pics  liemcs  a^ri'ables  s'('rli|)sciil  comme  un  éclair  et  ne  sont 
plii-i  ;  mais  si  le  boulieiir  d'un  couple  honnèlc  est  dans  les  mains,  songe 
à  l'avenir  ipie  lu  v.is  le  pri'iiarcr.  (îiois-moi,  l'occasion  de  faire  des 
heureux  est  plus  rare  qu'on  ne  pense  ;  la  puiiiliou  de  l'avoir  nianquée 
est  di'  111^  la  plus  relniiiver,  el  l'usage  que  lions  l'erons  de  celle-ci  nous 
va  laisser  un  seiiliineiil  ('lernel  de  coiilenlciuenl  on  de  rep''nlir.  l'ar- 
doime  à  mon  /ele  ces  discours  sniierllus;  j'en  dis  trop  à  un  honnête 
hoiunie,  el  cen!  l'ois  Irnp  à  mon  ami.  Je  sais  combien  lu  hais  cette  vo- 
liiph;  crui'lle  qui  nous  endurcit  aux  maux  d'aulrui.  Tu  l'as  dit  mille  fins 
loi-inème  :  Malheur  à  qui  ne  sait  pas  sacrifier  un  jour  de  plaisir  aux  de- 
voirs do  l'Iiumanité  I 


LETTRE  XL. 


IIE    F\NCII0M    REGARD    \    JULIE. 


Mademoiselle, 

Pardonnez  une  pauvre  lille  au  désespoir  qui,  ne  sachant  plus  que 
devenir,  ose  encore  avoir  recours  à  vos  lioiiU'S  ;  car  vous  ne  vous  lassez 
point  de  (onsolcr  les  al'iligés,  cl  je  suis  si  malheineuse  qu'il  n'y  a  ipie 
vous  el  le  bon  Ilicii  que  mes  plainles  n'iin  loiiiincnl  pas.  J'ai  eu  jiien  iU\ 
chagrin  de  quiilcr  1  a|ipr.  nii>sa(;i>  où  vous  m'avie/.  mise;  mais,  avaiil 
en  le  malheur  di'  perdre  ma  meie  cet  hiver,  il  a  l'.illii  revenir  auprès  de 
mon  pauvre  pire,  (|ne  sa  pa.alvsic  retieiU  tmijours  dans  sou  lit. 

Je  n'ai  pas  imUlie  U:  conseil  que  vous  aviez  d miie  a  ma  iiiere,  de  là- 
cher  de  m'elablir  avec  un  honm'le  lioimne  qui  pril  soin  de  la  famille, 
(llaiide  Anet,  que  monsieur  viilie  père  avail  raimne  du  service,  est  un  brave 
garçon,  la.i^c,  qui  sait  un  bon  mciicr,  cl  ipii  me  veul  du  bien.  Apres 
tant  de  (haiiic  ipie  vous  avez  eue  poiii-  nous,  je  n'osais  plus  vous  êire 
iiiconniiode,  el  c  est  lui  qui  nous  a  lail  vivre  peiidaiit  tout  l'hiver.  Il  de- 
vait m'epouser  ce  prinleuips;  il  avait  mis  son  conir  à  ce  mariage.  Mais 
on  m  a  tellement  touruieiitée  pour  paver  Mois  ans  de  lover  échus  à 
Pâques,  que,  ne  sachant  où  premlre  lanl  (laijjeul  comptant,  le  pauvre 


jeune  homme  s'est  engagé  derechef  sans  m'en  rien  dire  dttis  la  compa- 
gnie de  M.  de  .Merveilleux,  el  m'a  apporté  l'argent  de  son  enga-rement. 
id.  d('  Merveilleux  n'est  plus  à  Neufclialel  que  pour  sepl  ou  huit  jours, 
cl  (Claude  Aura  doii  [larlir  dans  trois  on  quatre  pour  suivre  la  recrue; 
ainsi  nous  n'avons  pas  le  temps  ni  le  nioyeii  de  nous  marier,  el  il  me 
laisse  sans  aucune  ressource,  Si,  par  votre  crédit  on  celui  de  monsieur 
le  baron,  vous  pouviez  nous  obtenir  au  moins  un  délai  de  ciiiq  ou  six 
semaines,  on  lâcherait,  pendant  ce  lemps-là,  de  prendre  quelque  ar- 
rangemeiil  pour  nous  marier  ou  pour  rembourser  ce  pauvre  garçon  ; 
mais  je  le  connais  bien,  il  ne  voudia  jamais  reprendre  l'argent  qu'il  m'a 
donné. 

Il  est  venu  ce  malin  un  monsieur  bien  riche  m'en  offrir  beaucoup  da- 
vantage ;  mais  Dieu  m'a  Cailla  grâce  de  te  refuser.  Il  a  dit  qu'il  revien- 
drait demain  matin  savoir  ma  deiniiie  résolution.  Je  lui  ai  dit  de  n'en 
pas|uenilre  la  peine,  el  (pi'il  la  sa\ail  déjà.  IMie  Dieu  le  conduise!  il 
sera  reçu  demain  comme  aujourd'hui  Je  {loiiirais  bien  aussi  recourir  à 
la  bourse  des  pauvres  ;  mais  on  est  si  meiirisé  «piit  vaut  mieux  pàtir  : 
et  puis  I, lande  Anet  a  trop  de  cœur  pour  vouloir  d'une  fille  assistée. 

lAcnsez  la  liberté  que  je  prends,  ma  bonne  demoiselle:  je  n'ai  trouvé 
que  vous  seule  à  qui  j'ose  avouer  ma  peine,  el  j'ai  le  cœur  si  serré 
(|ii'il  faiil  linir  cette  lettre.  Voire  bien  humble  et  affectionnée  servante 
à  vous  servir. 

FA:«nio:<  RECAnn. 


LETTIIE   XLl. 


.J'ai  inampie  de  mémoire  et  toi  de  confiance,  ma  chère  enfant  :  nous 
avons  en  grand  ion  toutes  deux,  mais  le  mien  est  impardonnable.  Je  tâ- 
cherai du  moins  de  le  réparer.  Liabi,  ipii  te  porte  celle  lellre,  est  chafs 
gée  de  pourvoir  an  plus  pressé.  Llle  relonriieia  demain  matin  pour  l'ai- 
der à  congédier  ce  monsieur,  s'il  revient;  ei  l'apres-diuée  nous  irons 
te  voir,  ma  cousine  et  moi  ;  car  je  sais  que  lu  ne  peux  pas  quitter  Ion 
pauvre  père,  et  je  veux  connaître  par  moi-même  l'eiai  de  ton  petit  mé- 
nage. 

(Jiiant  à  Claude  Anet,  n'en  sois  point  en  peine  :  mon  père  est  absent  ; 
mais,  en  attendant  son  retour,  on  fera  ce  qu'on  pourra,  et  tu  peux 
compter  que  je  n'oublierai  ni  toi  ni  ce  brave  garçon.  Adieu,  mon  en- 
fant :  que  le  bon  Dieu  te  console  !  Tu  as  bien  fait  de  n'avoir  pas  recours 
à  la  bourse  i)ublique;  c'est  ce  qu'il  ne  faut  jamais  faire  lanl  qu'il  reste 
quelque  chose  dans  celle  des  bonnes  gens. 


LETTRE   XLIl, 


Je  reçois  votre  lellre,  et  je  pars  à  l'instant  :  ce  sera  toute  ma  réponse. 
Ah!  cruelle!  que  mon  cœur  en  est  loin  de  cette  odieuse  verlu  que  vous 
me  supposez  et  que  je  déteste!  Mais  vous  ordonnez,  il  faut  obéir. 
Dussé-je  en  mourir  cent  fols,  il  faut  être  estimé  de  Julie. 


LETTRE  XLIIl. 


J'arrivai  hier  à  Neufehàtel  ;  j'appris  que  M.  de  Merveilleux  était  à  la 
campagne  ;  je  eoiirns  l'y  chercher  :  il  était  à  la  chasse,  et  je  l'attendis 
jusqu'au  soir.  (Jiiand  je  lui  eus  expliqué  le  sujet  de  mon  voyage,  cl  que 
je  l'eus  prié  de  niellre  un  prix  au  congé  de  Claude  Anet.  il  me  lit  beau- 
coup de  (lil'lienlles.  Je  crus  les  lever  en  offiani  de  moi-même  une 
soiiinie  assez  lonsiilérable,  el  l'aii;.;ineiilanl  a  mesure  qu'il  résistait; 
mais,  n'avaiil  pu  rien  obleiiir,  je  tus  oliligiî  de  nie  relirer.  après  ni'êlre 
assure  de  le  relionvei-  ce  malin,  bien  résolu  de  ne  le  pins  quitter  jusqu'à 
ce  ipi'à  l'orc(>  d'argent,  on  d'imporlmiilé-,  ou  de  quelque  manière  ipie  ce 
pill  èlre,  j  eusse  obleiiu  ce  que  j'étais  venu  lui  ilemander.  .M'elantlevé 
pour  cela  de  1res  bonne  lienie,  j'étais  prêt  à  monter  à  cheval,  quand  je 
reçus,  par  nu  exprès,  ce  liillel  de  .M.  de  Merveilleux,  avec  le  congé  du 
jeune  homme  en  bonne  l'iuine  : 

«  Voilà,  monsieur,  le  congé  que  vous  êtes  venu  solliciter:  je  l'ai  re- 
i:  fusé  à  vosidTres,  je  le  donne  à  vos  inieniimis  charitables,  et  vous  prie 
«  de  croire  que  je  ne  inels  pas  de  prix  à  une  bonne  action.  » 

Jugez  à  la  plie  que  vous  doniier,i  cet  heureux  succès  de  celle  que 
j'ai  sentie  eu  rapprenaui.  Pourquoi  finl-il  qu'elle  ne  soit  pas  aussi  par- 
faite qu'elle  devrait  l'èire!  Je  ne  puis  me  dispenser  d'aller  remercier  cl 
rembourser  M.  de  Merveilleux  :  et  si  celle  visite  retarde  mon  dépari 


22 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


d'un  jour,  comme  il  est  à  craindre,  n'ai-je  pas  droit  de  dire  qu'il  s'est 
montré  généreux  à  mes  dépens?  N'importe,  j  al  fait  ce  qui  vous  est 
agréable,  je  puis  tout  snppiirter  à  ce  prix.  Qu'on  est  heureux  de  pou- 
voir bien  (aire  en  servant  ce  qu'on  aitne,  et  réunir  ainsi  dans  le  même 
soin  les  charmes  de  l'amour  et  de  la  vertu  !  Je  l'avoue,  ô  Julie  !  je  par- 
tis le  cœur  plein  d'impatience  et  de  chagrin.  Je  vous  reprochais  d  être 
si  sensible  aux  peines  d'aulrni  et  de  compter  pour  rien  les  miennes, 
comme  si  j'étais  le  seul  au  monde  qui  n'eût  rien  mérité  de  vous.  Je 
trouvais  de  la  barbarie,  après  m'avoir  leurré  d'un  si  doux  espoir,  à  me 
priver,  sans  uécessiié,  d'un  bien  di>nt  vous  m'aviez  flatté  vous-même. 
Tons  ces  murmures  se  sont  évanouis;  je  sens  renaître  à  leur  plaie,  au 
fond  de  mon  àmc,  un  conientement  inconnu;  j'éprouve  déjà  le  dédom- 
magement que  vous  m'avez  promis,  vous  que  I  habitude  de  bien  l'aire 
a  tant  instiuilc  du  gont  qu'on  y  trouve.  Quel  étrange  empire  est  le 
vôtre,  de  pouvoir  rendre  les  privations  aussi  douces  que  les  plaisirs,  et 
donner  à  ce  qu'on  fait  pour  vous  le  même  <  barme  qu'on  trouverait  à  se 
conlenler  soi-même  !  Ah  !  je  l'ai  dit  cent  fois,  tu  es  un  ange  du  ciel,  ma 
Julie  !  sans  doute  avec  tant  d'aulorilé  sur  mon  àme  la  tienne  est  plus 
divine  qu'humaine.  Comment  n'être  pas  éternellement  à  loi,  puisque 
ton  lègue  est  céleste'?  et  que  servirait  de  cesser  de  t'aimer  s'il  faut  tou- 
jours qu'on  l'adore'.' 

P.  S.  Suivant  mon  calcul,  nous  avons  encore  au  moins  cinq  ou  six 
jours  jusqu'au  retour  de  la  mamah.  Serait-il  impossible,  durant  cet  in- 
icrvalic,  de  faire  un  pèlerinage  au  clialel  ? 


LETTRE    XLIV. 


Ne  murmure  pas  tant,  mon  ami,  de  ce  retour  précijdté  ;  il  nous  est 
plus  avantageux  (|u'il  ne  semble;  et  quand  nous  aurions  lait  par  adresse 
ce  qne  nous  avons  fait  par  bienfaisance,  nous  n'aurions  pas  mieux 
réussi.  Regarde  ce  qui  serait  arrivé  si  nous  n'eussions  suivi  que  nos 
Huitaisics.  Je  serais  allée  à  la  campagne  précisément  la  veille  du  retour 
de  ma  mère  à  la  ville  ;  j  aurais  eu  un  exprès  avant  d'avoir  pu  ménager 
uotre  entrevue;  il  aurait  fallu  partir  sur-le-champ,  peut-être  sans  pou- 
voir t'averlir,  te  laisser  dans  des  perplexités  mortelles,  et  notre  sépa- 
ration se  serait  faite  au  moment  qui  la  rendait  le  pins  douloureuse.  De 
plus,  on  aurait  su  qne  nous  étions  tous  deux  à  la  campagne  ;  malgré 
nos  précautions,  peut  être  eùt-on  su  que  nous  y  étions  ensemble;  du 
moins  on  l'aurait  soupçonné,  c'en  était  assez.  L'indiscrète  avidité  du 
présent  nous  ôiait  tome  ressource  pour  l'avenir,  et  le  remords  d'une 
bonne  œuvre  dédaignée  nous  ei'it  lourmeniés  toute  la  vie. 

Compare  à  présent  cet  état  à  notre  situation  réelle.  Premièrement, 
ion  absence  a  produit  im  excellent  effet.  iMon  argus  n'aura  pas  manqué 
de  dire  à  ma  mère  qu'on  t'avait  peu  vu  chez  ma  cousine  :  elle  sait  ton 
voyage  et  le  sujet  :  c'est  une  rai>oii  de  plus  pour  t'estimer.  Et  le  moyen 
d'im  igiiier  que  des  gens  qui  vivent  eu  bonne  intelligence  prennent 
volontairement  pour  s'éloigner  le  seul  momeni  de  liberté  qu'ils  oui 
pour  se  voir!  (Jiielle  ruse  avons-nous  employée  pour  écarter  une  trop 
juste  défiance?  La  seule,  à  mon  avis,  qui  soit  permise  à  d'bounètes 
gens;  c'est  de  l'être  à  un  point  qu'on  ne  puisse  croire,  en  sorte  qu'on 
prenne  un  effort  de  vertu  pour  un  acte  d'indifférence.  Mon  ami,  qu'un 
amour  caché  par  de  tels  moyens  doit  être  doux  aux  cœurs  qui  le  goil- 
lent  !  Ajoute  à  ce'a  le  plaisir  de  réunir  deux  amants  désolés,  et  de  ren- 
dre heureux  deux  jeunes  gens  si  dignes  de  l'éire.  Tu  I  as  vue  ma  Fan- 
chon  ;  dis,  n'est-e  le  pas  charmante  ?  et  ne  mérite-t-elle  pas  bien  tout 
ce  que  tu  as  lait  pour  elle?  ïNest-elle  pas  tro|i  jolie  et  irop  malheu- 
reuse pour  rester  lille  impunément?  Claude  Amt,  de  son  côté,  dont  le 
bon  naturel  a  résisté  p;ir  miracle  à  trois  ans  de  service,  en  eût-il  pu 
supporter  encore  amant  sans  devenir  un  vaurien  comme  tous  les  au- 
tres? Au  lien  de  cela,  ils  s'aiment  el  seront  Miii>;  ils  sont  pauvres  et 
seront  aidés  ;  ils  sont  honnêtes  gens  et  ponrnini  continuer  de  l'être; 
car  mon  père  a  promis  de  prendre  soin  de  lem-  éiabiissemenl  Que  de 
biens  tu  as  procurés  à  eux  et  à  nous  par  ta  complaisance,  sans  parler 
du  compte  que  je  l'en  dois  tenir!  Tel  est,  mon  ami,  l'effet  assuré  des 
siicnlices  qu'on  fait  à  la  vertu  :  s'ils  coûtent  souvent  à  faire,  il  est  tou- 
jours doux  de  les  avoir  faits,  et  l'on  n'a  jamais  vu  personne  se  repentir 
d  une  bonne  action. 

Je  ni<'  doute  bien  qu'à  l'exemple  de  l'inséparable,  tu  m'appelleras 
aussi  la  prêcheuse,  et  il  est  vrai  ()ue  je  ne  fais  pas  mieux  ce  que  je 
dis  que  les  g.ns  du  métier.  Si  mes  sermons  ne  valent  pas  les  leurs, 
au  moms  je  vois  avec  plaisir  qu'ils  ne  sont  pas  comme  eux  jetés 
au  veut.  Je  ne  m'en  défends  point ,  mon  aimable  ami  ;  je  vou- 
drais ajouter  autant  de  vertus  aux  tiennes  qu'un  fol  amour  m'en 
a  lait  perdre ,  et,  ne  pouvant  plus  m'estimer  moi-même,  j'aime  à 
m  estimer  encore  en  toi.  De  la  part,  il  ne  s'agit  que  d'aim.'r  parlaite- 
meiit,  et  lout  viendra  comme  de  lui-même.  Avec  quel  plaisir  tu  dois  voir 
angmcnler  sans  cesse  les  dettes  que  l'amour  s'oblige  à  payer! 

Ma  cousine  a  su  les  enlreiieiis  que  lu  as  eus  avec  mon  "père  an  sujet 
(le  m.  d'Orbe:  elle  y  csl  aussi  sensible  qiu'  si  nous  pouvions,  en  oflices 


de  l'amitié,  n'être  pas  toujours  en  resie  avec  elle.  Mon  Dieu  !  mon  ami. 
que  je  suis  une  liciireuse  tille  I  que  je  suis  aimée  !  et  que  je  trouve  char- 
mant de  l'être  1  Père,  mère,  amie,  amant,  j'ai  beau  chérir  lout  ce  qui 
m'environne,  je  me  trouve  toujours  ou  prévenue  ou  surpassée.  Il  sem- 
ble que  tous  les  plus  doux  sentiments  du  monde  viennent  sans  ccs-i- 
chercher  mou  àme,  et  j'ai  le  regret  de  n'en  avoir  qu'une  pour  jouir  d^ 
lout  mon  bonheur. 

J'oubliais  de  l'annoncer  une  visite  pour  demain  matin  :  c'est  milord 
Bomsion  qui  vient  de  Genève,  où  il  a  passé  sept  ou  huit  mois.  Il  ilii 
l'avoir  vu  à  Sion  à  son  retour  d'Iialie.  Il  le  trouva  fort  triste,  et  pailr 
au  surplus  de  loi  comme  j'en  pense.  Il  fil  hier  ton  éloge  si  bien  cl  >i 
à  propos  devant  mon  père,  qu'il  m'a  tout  à  fait  disposée  à  faire  le  si:ii. 
En  effet,  j'ai  trouvé  du  sens,  du  sel,  du  feu  dans  sa  conversation.  S:i 
voix  s'élève,  et  son  œil  s'anime  .an  récit  des  grandes  actions,  comnii'  il 
arrive  aux  hommes  capables  d'en  faire.  Il  parle  aussi  avec  intérêt  (h  • 
choses  de  goût,  entre  auires  de  la  musique  italienne,  qu'il  porte  jii-- 
qii'au  sublime  ;  je  croyais  entendre  encore  mon  pauvre  frère.  Au  sur- 
plus, il  met  plus  d'énergie  qne  de  gl-àce  dans  ses  discours,  et  je  hii 
trouve  même  l'esprit  un  peu  rêche.  Adieu,  mon  ami. 


LETTRE   XLY. 


Je  n'en  étais  encore  qu'à  la  seconde  lecture  de  la  lettre  quand  mi- 
lord  Edimard  Bomston  est  eniré.  Ayant  tant  d'autres  choses  à  te  dire, 
comment  aurais-je  pensé,  ma  Julie,  à  te  parler  de  lui?  Quand  on  se  suf- 
fit l'nn  à  l'autre,  s'avisera-i-on  de  songer  à  un  tiers?  Je  vais  te  niidie 
compte  de  ce  (pie  j'en  sais,  maintenant  qne  tu  parais  le  désirer. 

Ayant  passé  le  Simplon,  il  était  venu  jusqu'à  Sion  au-devant  d  une 
chaise  qu'on  devait  lui  amener  de  Ceiiève  à  Brigue;  et,  le  disœuvn- 
menl  rendant  les  hommes  assez  liants,  il  me  rechercha.  Nous  fniie^ 
une  connaissance  aussi  intime  qu  un  Anglais  naturellement  peu  préNi- 
nani  peut  la  faire  avec  un  homuic  fort  préoccupé  qui  cherche  la  soli- 
lude.  Cependant  nous  sentiioes  que  nous  nous  convenions;  il  y  a  un 
certain  unisson  d'âmes  qui  s'aperçoit  au  premier  instant;  et  nous  fùnle^ 
familiers  an  bout  de  huit  jours,  mais  pour  toute  la  vie,  comme  deux 
Français  l'auraient  éié  au  bout  de  huit  heures  pour  tout  le  temps  qn'iK 
ne  se  seraient  pas  quiités.  Il  m'entretint  de  ses  voyages,  et,  le  sachani 
Anglais,  je  crus  qu'il  m'allait  parler  d'édifices  et  de  peintures.  Bienh'ii 
je  vis  avec  plaisir  que  les  tableaux  et  les  monuments  ne  lui  avaicui 
point  fait  négliger  l'élude  des  mœurs  et  des  hommes.  11  me  parla  (  c- 
pendant  de  beaux-arts  avec  beaucoup  de  discernement,  mais  modéré- 
ment el  sans  prétention.  J'estimai  qu'il  en  jugeait  avec  plus  de  senii- 
menl  (]iie  de  science,  et  par  les  effets  plus  que  parles  règles,  ce  qui  me 
confirma  qu  il  .ivail  l'àme  sensible.  Pour  la  musique  italienne,  il  m'en 
parut  cnihoiisiasie  comme  à  loi  ;  il  m'en  lit  même  entendre,  car  il  mène 
un  virtuose  avec  lui  :  son  valet  de  chambre  joue  fort  bien  du  violon, 
et  lui-même  p:\ssableinent  du  violoncelle.  Il  me  choisit  [ilusieurs  mor- 
ceaux irès-paibeliques,  à  ce  qu'il  prétendait  :  mais,  soit  qu'un  accent 
si  nouveau  pour  moi  demandât  une  oreille  plus  exercée,  soit  que  le 
charme  de  la  musique,  si  doux  dans  la  mélancolie,  s'efface  dans  une 
profonde  tristesse,  ces  morceaux  me  firent  peu  de  plaisir  ;  et  j'en  trou- 
vai le  chaut  agréable,  à  la  vérité,  mais  bizarre  et  sans  expression. 

11  fut  aussi  question  de  moi,  el  milord  s'informa  avec  intérêt  de  ma 
situation.  Je  lui  en  dis  tout  ce  qu'il  en  devait  savoir.  Il  me  proposa  un 
voyage  eu  Angleterre,  avec  des  projets  de  fortune  impossibles  dans  un 
pays  où  Julie  n'était  pas.  Il  me  dit  qu'il  allait  passer  I  hiver  à  Genève, 
l'été  suivant  à  Lausanne,  el  qu'il  viendrait  à  Vevai  avant  de  retourner 
en  Italie  :  il  m'a  tenu  parole,  et  nous  nous  sommes  revus  avec  un  nou- 
veau plaisir. 

Quant  à  son  caracicre,  je  le  crois  vif  et  emporté,  mais  vertueux  el  : 
ferme.  Il  se  |ii(|Me  de  pliilcisoiiliie,  el  de  ces  principes  dont  nous  avons  ; 
autrefois  parle.  .Mais  au  ioiiil  |e  le  crois  par  tempérament  ce  qu'il  pense 
être  par  méthode;  et  le  vernis  stoiipie  ipi  il  met  à  ses  actions  ne  cou- 
sisie  qu'à  parer  de  beaux  raisoiinciiients  le  parti  que  son  cœur  lui  a 
fait  prendre.  J'ai  cependant  appris  avec  un  peu  de  peine  qu'il  avait  eu 
quelques  affaires  en  Italie,  et  qu'il  s'y  était  battu  plusieurs  l'ois. 

Je  ne  sais  ce  que  lu  trouves  de  rêche  dans  ses  mauières;  véritable- 
ment elles  ne  sont  pas  prévenantes,  mais  je  n'y  sens  rien  de  repous- 
sant. Quoique  son  abord  ne  soil  |ias  aussi  ouvert  que  son  cœur,  et  qu'il 
dédaigne  les  petites  bienséances,  il  ne  laisse  pas,  ce  me  semble,  d'être 
d'un  commerce  agréable.  S'il  n'a  pas  cette  politesse  réservée  el  cir- 
conspecte qui  se  règle  uniquement  sur  l'extérieur,  el  que  nos  jeunes 
officiers  nous  appcutent  de  France,  il  a  celle  de  l'humanité,  qui  se  pi- 
que moins  de  distinguer  au  premier  coup  d'œil  les  étals  et  les  rangs,  el 
respecte  en  général  lous  les  hommes,  l'e  l'avouerai-je  naïvemeiit?  La 
privation  des  grâces  est  un  défaut  que  les  femmes  ne  pardonnent 
point,  même  au  mérite  ;  et  j'ai  peur  que  Julie  n'ait  été  femme  une  fois 
en  sa  vie. 

Puisque  je  suis  en  train  de  sincérité,  je  te  dirai  encore,  ma  jolie  prê- 
cheuse, qu'il  est  inutile  de  vouloir  donner  le  change  à  mes  droits,  el 


LA  NOLVl;:!.! ,K  liKIOKSK. 


93 


qu'un  âttlour  araïue  île  sd  toiliTÎl  J)«liï(;'(îlf  stf^illOnS.  Sfrttgft,  sorigo  ;r). 

,l,.i!()r ;i^'(iii(iils  promis  el  dus  :  iar  Coûte  ta'  moi-;lIè  (tiii!  lu  m'as  dc- 

liiirc  (■>(  loit  lionuc  ;  mais  ((uoi  (|uc  lu  puisses  me  dire,  ie  clialel  valait 
ciitoi'c'  uiii'ux. 


I.MTTIII-:    \I.VI. 


-' iite  ;  il  ne  lueul  |ii)inl  en  disaul  des  mensonges  ;  il  llallc  sans 

r.  n  ilM ,  Il  l'on  pciil  au  moins  resliniiu'  sans  le  croire. 

J'ai  (■uli'udu  non  sans  qilcUiue  Ijalletnenl  de  cœur,  pruposer  d'avoir 
demain  deux  pliilosDplies  à  souper.  L'un  est  milorfl  F.ilimard:  l'aulre 
«M  uusage  doulla  j;ravilc  s'csl  (piilipuinisun  pi'U  di-iaii;.'<-i- aux  pieds 
(1  une  jeniie  écoliére  :  ne  le  ((Muiallrir7-vi)us  point  .'  i\liorlc/.-le  je 
vous  prie,  à  tâcher  do  garder  demain  le  d.coiuui  pliildsopliiipu'  nn  peu 
mieux  (pi'à  sou  ordinaire,  .l'aniai  soin  d'avenir  aussi  hi  pciiic  pcr^onue 
de  baisser  les  veux,  cl  d'èlrc  aux  siens  le  moins  jolie  qu'il  se  pourra. 


Sis 


Eli  bien  donc,  nuui  ami,  loiijours  le  cimlel!  lliisloire  de  ce  clialel 
le  pèse  ruricusemcnt  sur  le  cu'ur  :  el  je  vois  bien  qu'à  la  inorl  ou  à  la 
vie  il  laul  le  hhf  raison  du  clial<'l.  i^lai-i  des  lieux  où  In  ne  (u>  jamais 
le   sonl-ils  si   (  li>  rs  ipi'on   ne   puisse  Ccu  ili-doiMuia^ri'  ailleurs'  et 

l'Auuiur,  cpii   lil  le  palais  d'Armiibr  au  louil   d Iiscrl.  ne  saurail-il 

nous  faircMUi  clialel  à  la  ville.'  Eeoiile  :  <m  va  marier  ma  l'aiicliou  mou 
père,  <pii  IK^  liail  pas  les  lètes  et  l'appareil,  veut  lui  l'aire  une  mxc  où 
nous  serons  tous  :  celle  noce  ne  maïupiera  pas  irètrt;  liiinnlliiiiise. 
(Juebpiel'ois  le  mystère  a  su  tendre  sou  voile  au  sein  de  la  turliNleiite 
joie  et  du  Tracas  des  lestius.  Tu  m'entenils,  mon  ami,  lie  serail-il  pas 
doux  de  retrouver  dans  l'efiet  de  nos  soins  les  (ilaisirs  (lu'ils  nous  ont 
coûtés'.' 

Tu  l'aMimrs,  ce  me  semble,  d'un  zèle  assez  siiperllu  sur  l'apologie 
de  miloi'd  Kdmiard,  dont  je  suis  fort  éloignée  de  mal  penser.  D'ailleurs, 
comnieul  |ui,'(rais-ie  un  liiininie  que  je  n'ai  vu  ipi'iiue  après-midi'.'  et 
coiniuenl  eu  pouri  ais-tu  juger  toi-même  sur  nue  conuaissaiice  de  quel- 
ques jours'?  ,1e  n'en  parie  que  par  conjecture,  el  tu  ne'peux  giKue 
cire  plus  avancé  ;  car  les  pio|iosilious  qu'il  fa  faites  soni  de  ces  oITres 
values  (lont  un  air  de  puissance  et  la  facilité  de  les  éluder  reudi'Ut 
souvcul  les  élrangers  si  prodigues.  Mais  je  connais  tes  vivaciti's  orili- 
uaires,  el  combieu  lu  as  de  |)eucliant  à  le  prévenir  pour  ou  contre  les 
gens  pres(pie  à  la  première  vue.  Cependant  nous  examiucrous  à  loisir 
les  arrangcineiils  ((u'il  t'a  proposes.  Si  l'amour  l'.ivorise  le  projet  ipii 
m'occupe,  il  s'i'ii  présenli  ra  peut-être  de  meillciiis  pour  nous.  0  mou 
bon  ami!  la  patience  est  aiiiere,  mais  son  l'ruit  est  diuix. 

Pour  revenir  a  ton  Anglais,  je  t'ai  dit  qu'il  me  paraissait  avoir  l'.'ime 
raiide  et  forte,  el  plus  de  lumières  que  d'agréments  dans  l'esprit.  Tu 
Il  peu  près  la  même  chose  ;  et  puis,  avec  cet  air  de  supériorité 
masculine  ipii  n"abaiidoune  point  nos  simples  ailoraleurs,  lu  me  icpro- 
ches  d'avoir  été  de  mon  sexe  une  lois  en  ma  vie  ;  comme  si  jamais  eue 
feiuiiK;  devail  cesser  d'en  être  !  Te  souvient-il  qu'en  lisant  la  liépidili- 
(|Uf  di^  Platon  nous  avons  autrefois  disputé  sur  ce  point  de  la  ilil- 
lérence  morale  des  sexes  .' .le  persiste  dans  l'avis  dont  j'étais  alors, 
et  ne  saurais  imaginer  un  modèle  commun  de  perl'i'ction  pour  deux 
rires  si  diriéreiits.  L'attaque  et  la  défense,  l'audace  des  lioumies,  la 
pudeur  di  s  l'cmmes,  ne  soûl  point  des  conventions,  comme  le  pcusenl 
tes  philos(q)lies,  mais  des  instilutious  naturelles  dont  il  est  laeile  de 
lendre  raison,  el  dont  se  déduisent  aiséuienl  toutes  les  luilres  dislinc- 
lious  morales.  D'ailleurs,  la  destination  de  la  nature  n'étant  pas  la 
iiiênie,  les  incliualiiui'-,  les  manières  de  voir  et  de  sculir,  doivent  êlre 
'  '  chaque  i  oie  selon  ses  Mies.  Il  ne  faut  poiiil  les  uii''ines  goiils 
li  la  même  constitution  pour  labourer  la  terre  el  pour  allaiter  des  eu- 
uits.  Une  taille  |ilus  haute,  une  voi.x  plus  forte,  eldes  traits  plus  mar- 
ques, sembleul  n'avoir  anciiu  rapport  nécessaire  au  sexe  ;  mais  les  mo- 
dilications  exléi  ieures  aimonciuit  rinteution  de  l'ouvrier  dans  les  nuidi- 
licatious  de  l'esprit.  Une  remnie  parfaite  et  nu  homme  parfait  ne  doivent 
lias  plus  se  resseiidiler  d'àini'  (|ue  de  visage.  Ces  vaines  imitations  de 
iexe  sont  li^  comble  de  la  déraison;  elles  font  rire  le  sage  el  fuir  les 
luionrs.  Eulin  je  trouve  ipi'à  moins  d'avoir  ciiii|  pieds  et  demi  de  liaiil, 
nie  voix  de  basse  cl  de  la  barbe  au  menton,  l'on  ne  doit  point  se  mêler 
l'èlre  liomnie. 

Vois  combien  les  amants  soûl  maladroits  eu  injures  !  Tu  me  repro- 
bes nue  fauU^  que  je  n'ai  pas  commise,  ou  que  tu  commets  aussi  bien 
pi(!  moi,  et  raltrihues  à  un  ili^faul  dont  je  m  lioiMuc  Veux-ln  ipie,  te 
endanl  sincérité  pour  siucerilc,  je  le  dise  iiaivemenl  ce  que  je  pense 
le  la  lieune'!  .le  n'\  trouve  ipriiii  i  allineuicul  de  llalleiie,  pour  le  jus- 
ilier  à  toi-uiêuu'.  p.ir  celle  Irauchisc  apparente,  les  éloges  cuthousias- 
es  dont  lu  m  ac  i  abli^s  a  tout  pnqios.  Mes  prétendues  (lerfections  l'a- 
.englent  au  poinl  que,  pour  (ienienllr  les  reproches  que  lu  le  lais  en 
lecret  de  la  préveuliou,  tu  n'as  pas  l'esprit  d'en  trouver  un  solide  à 
ne  faire. 

Crois-moi,  ne  le  charge  point  de  nie  dire  mes  veillés,  lu  l'en  acquil- 
erais  trop  mal  :  les  yeux  de  l'amour,  tcmt  perçants  qu'ils  soûl,  savciit- 
Is  voir  des  défauts .'  C'est  à  I  iiucgic  amilié  «pie  ces  soins  appartien- 
leiit,  el  là  dessus  ta  disciple  Claire  est  ceul  fois  plus"  savante  iprc  loi. 
Jui,  inun  ami,  loue-moi,  aduiin  -moi,  trouve-moi  belle,  chaiinaule, 
parfaite  :  les  éloges  iiu'  plaisent  sans  me  si'duire,  parce  ipie  je  vois 
piils  sont  le  langage  de  l'c  rieur,  el  iiiui  de  la  lausselé,  et  que  lu  le 
idinpcs  lui-mêuw,  mais  que  tu  ue  veux  pas  me  tromper.  tMi!  que  les 
llMsious  de  l'auiiuir  stuil  aimables!  ses  llalleries  s<uit  eu  un  .sens  des 
crues  :  le  jugement  se  lait,  mais  le  cu'ur  parle.  L'auiaut  ([iii  loue  eu 
luus  des  perfections  que  nous  u'avous  pas  les  voit  eu  efl'et  tulles  qu'il 


LETTIIE  XLVII. 


Ah'  mauvaise,  est-ce  là  la  circonspection  que  lu  m'avais  pro- 
mise! est-ce  ainsi  que  lu  ni'niagis  mou  cœur  et  voiles  les  attraits.'  (Jne 
de  coniravenlioiis  à  les  engageinentsl  Premièrement  ta  parure,  car  lu 
n'en  avais  point,  et  lu  sais  bi'ii  (|ue  jamais  lu  n'es  si  dangereuse.  Se- 
condement, Ion  mainlien  si  doux,  si  modesle.  si  propre  à  laisser  rc- 
manpier  à  loisir  toutes  les  grâces.  Ton  parler  plus  rare,  plus  réllé- 
cbi,  plus  spirituel  encore  qu'à  l'ordinaire,  qui  nous  rendait  tous  plus 
attentifs,  et  faisait  voler  l'oreille  el  le  cœur  au-devant  de  chaque  mol. 
Cet  air  que  tu  chaulais  à  demi-voix,  pour  donner  encore  plus  de  dou- 
ceur à  lou  chant,  et  qui,  bien  que  français,  plut  à  milord  Edouard 
mêirie.  Ton  regird  tunide  et  les  yeux  baissés,  dont  les  éclairs  Inalleu- 
diis  me  jetaienl  dans  nn  trouble  inévitable,  tuliu,  ceje  ne  sais  quoi 
d'inexpii  iiable.  d'tuulianlriir,  q  le  tu  seudilais  avoir  répandu  sur  toute 
ta  persoiuK!  pour  faire  tourner  la  lèie  à  tout  le  monde,  sans  paraître 
même  v  songer.  Je  ne  sais,  pour  moi,  comment  lu  t'y  prends  ;  mais, 
si  lelle'esl  là  manière  d'être  jolie  le  moins  qu'il  est  possible,  je  l'avcr- 
lis  que  c'est  lêtre  beaucoup  plus  qu'il  ne  faut  pour  avoir  des  sages 
aufour  de  soi. 

Je  crains  fort  que  le  pauvre  philosophe  anglais  n'ait  un  peu  resscnli 
la  niênie  influence.  Apres  avoir  reconduit  la  cousine,  comme  nous  étions 
tons  encore  fort  éveillés,  il  nous  proposa  d'aller  chez  lui  faire  de  la  mu- 
sique el  boire  du  pimch.  Taudis  qu'on  rassemblait  ses  geus,  il  ne  cessa 
de  nous  jiirler  de  toi  avec  nn  feu  qui  me  déplut;  el  je  n'eiilendis  pas  Ion 
éloge  dans  sa  bouche  avec  anlani  de  plaisir  que  tu  avais  entendu  le 
mien.  Eu  giiiiéral,  j'avoue  que  je  n'aime  point  que  personne,  excepté 
ta  cousine,  me  parle  <le  loi  ;  il  me  semble  que  chaque  mol  m'ôic  une 
partie  d(!  mou  secret  ou  de  mes  plaisirs;  el,  quoi  que  l'on  puisse  dire, 
on  y  met  un  inli'rêl  si  su^pecl,  ou  l'on  est  si  loin  de  ce  que  je  sens, 
(1111!  )e  n'aiiui'  érouler  là-dessus  qiu'  moi-nième. 

Ce  n'est  pas  (pie  j  aie  comme  loi  du  penchant  à  la  jalousie.  Je  connais 
mieux  ton  àiue;  j'ai  des  gar.inis  ipii  ue  me  permettent  pas  même  d'i- 
maginer ton  cliau;;enient  possible,  .\pres  tes  assurances,  je  ne  le  dis 
plus  rien  des  autres  préleiidaui s.  Mais  celui-ci,  Julie...  des  conditions 
soriables...  les  prejug(^s  de  ton  père...  Tu  sais  bien  qu'il  s'agit  de  ma 
vie  ;  daigne  donc  nie  dire  un  mol  là-dessus.  Un  nwl  de  Julie,  cl  je  suis 
tranipiille  à  jamais. 

J'ai  passé  la  nuit  à  eiiKuidrc  ou  exécuter  de  la  musique  italleoDe, 
car  il  s'est  trouvé  des  duo.  el  il  a  fallu  hasarder  d'y  faire  ma  partie.  Je 
n'ose  te  parler  encori!  de  I  effet  (|u'clle  a  produit"  sur  moi  :  j'ai  peur, 
j'ai  peur  ipie  l'impressioii  du  souper  d'hier  ue  se  soit  prolongée  sur 
ce  (pie  j'entendais,  el  ipie  je  n'aie  pris  l'effet  de  les  séductions  pour  le 
charme  de  la  musique  l'ourquoi  la  môme  cause  qui  me  la  rendait  en- 
nuyeuse à  Siou  ne  pourrait-elle  pas  ici  me  la  rendre  agréable  dans  une 
siiiialion  dinlraire'?  N  es-tu  i-as  la  première  source  de  tonles  les  afléc- 
lions  de  mon  aine?  el  suis- je  à  li'preuve  des  prestiges  de  la  magie? 
Si  la  musi(pie  eùl  réelleuieiii  produit  cet  enchaulemeul.  il  eût  agi  sur 
tous  ri.i\\  qui  l'eiileudaient.  Mais,  taudis  que  ces  chants  me  leuaienl 
eu  extase.  M.  d'Ilrle'  dormait  Irauipiilleinent  dans  un  fauteuil,  el,  au 
milieu  de  mes  transporis.  il  s'est  conîenlé  pour  lont  éloge  de  deman- 
der si  la  cousine  savait  l'ilalieii. 

Tout  ceci  sera  mieux  éelairei  demain  ;  car  nous  avons  pour  ce  soir 
un  nouveau  rendez-vous  de  musique.  .Milord  veut  la  rendre  complète, 
et  il  a  mandé  dcî  Lausanne  un  second  violon  qu'il  dit  êlre  assez  en- 
tendu. Je  porterai  de  mmi  cote  des  scènes,  .des  cantales  françaises,  et 
nous  veri'iuis. 

Eu  arrivant  chez  moi,  j'éiais  d  un  acc.iblemtml  que  m'a  donné  le  peu 
d'habitude  de  veiller,  el  qui  se  perd  en  l  écrivant.  Il  faut  pourtant  là- 
cher  de  dormir  ipiehpies  heures.  Viens  avec  moi,  ma  douce  amie  ;  ne 
me  quille  point  durant  mou  sommeil  :  mais,  soit  que  lou  image  le  trou- 
ble OH  le  favorise,  soit  (pi'il  in'ofl'reou  non  les  noies  de  la  ranchon, 
un  instant  délicieux  (|ui  ne  peut  m'échapper  et  qu'il  me  prépare,  c'est 
le  seuliment  de  mon  bonheur  au  réveil. 


24 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


LETTRE   XLVIU. 


Ah!  ma  Julie,  qu'ai-je  entendu?  Quels  sons  touclianls!  quelle  mu- 
sique !  quelio  source  délicieuse  de  sentiments  et  de  plaisirs!  >'e  perds 
pas  un  moment,  rassemble  avec  soin  tes  opéras,  tes  cantates,  la  mu- 
sique française,  fais  un  grand  feu  bien  ardent,  jettes-y  tout  ce  fatras,  et 
l'attise  avec  soin,  afin  que  tant  de  glace  puisse  y  bniler  et  donner  de 
la  chaleur  au  moins  une  fois.  Fais  ce  sacrifice  propitiatoire  au  dieu  du 
goilt,  ponr  expier  ton  crime  et  le  mien  d'avoir  profané  la  voix  à  celte 
lourde  psalmodie,  et  d'avoir  pris  si  longtemps  pour  le  langage  du  cœur 
nn  bruit  qui  ne  fait  qu'étourdir  l'oreille.  Oh!  que  ton  digne'^  frère  avait 
raison  !  Dans  quelle  étrange  erreur  j'ai  vécu  jusqu'ici  sur  les  produc- 
tions de  cet  ari  ch.vmanl  1  je  sentais  leur  peu  d'effet,  et  l'attribuais  à 
sa  faiblesse.  Je  disais  :  La  musique  n'est  qu'un  vain  son  qui  peut  flatter 
l'oreille  et  n'agit  qu'indi- 
reclement  et  légèrement 
sur  l'àme:  l'impression 
des  accords  est  pure- 
ment mécanique  et  phy- 
sique ;  qu''a-l-elle  à  fiùre 
an  sentiment?  et  pour- 
quoi devrais-je  espérer 
(i'èlre  plus  vivement  lou- 
ché d'une  belle  harmo- 
nie que  d'un  bel  accord 
de  couleurs?  Je  n'aper- 
cevais pas  dans  les  ac- 
cents de  la  mélodie,  ap- 
[iliqués  à  ceux  de  la  lan- 
gue, le  lien  puissant  et 
secret  des  passions  ayec 
les  sens  :  je  ne  voyais 
pas  que  l'imilaiion  des 
ions  divers  doul  les  seii- 
liments  animent  la  voix 
parlante  donne  à  son 
tour  à  la  voix  chanlantc 
le  pouvoir  d'agiter  les 
cœurs,  et  que  l'éinrj;!- 
que  laldeau  des  iikhim- 
menis  de  l'àme  de  <  rlm 
quiscfailculendre  est(  c 
qui  fait  le  vrai  charme 
lie  ceux  qui  l'écoiilcnl. 

C'est  ce  que  me  lit 
remarquer  le  thanle  n- 
de  milord.qui,  po\n-  un 
musicien,  ne  laisse  pas 
de  parler  assez  bien  de 
son  art.  L'harmonie,  me 
disait-il,  n'est  (|u'un  ac- 
cessoire éloigné  dans  la 
musiiino  iniilali\c;  il  u  \ 
a  ilaiis  l'haiMidiiir  |ii(i- 
pieuicnldiM-  auiiiu  prin- 
cipe d'imitation.  Elle  as- 
sure, il  est  vrai ,  les  iii- 
lonalions;  elle  porte  té- 
moignage de  leur  jns- 
lesse;  et.  rendant  le> 
modulations  plus  sensi- 
bles, elle  ajoute  de  l'c- 
nergie  à  l'expression  et 
de  la  grâce  au  chant. 
.Mais  c'est  de  la  seule 
mélodie  que  sort  cette 
puissance  invincible  des 
accents  passionnés;  c'est 
d'elle  que  dérive  tout  le  pouvoir  de  la  musique  sur  l'àme.  Formez  les 
plus  savantes  >iifrcss'rms  d'accords  sans  mélange  de  mélodie,  vous 
serez  enunvés  an  lu. m  d'un  quart  d'heure.  He  beaux  chants  sans  aucune 
harmonie  sont  lnii^linips  à  l'épreuve  de  l'ennui  (Jne  l'accent  du  senli- 
me  l  anime  le>-  (liants  les  plus  simples,  ils  seront  intéressants.  Au  con- 
traire, une  MieliHlic  qui  ne  parle  point  chante  toujours  mal,  et  la  seule 
harmonie  n'a  jamais  rien  su  dire  au  cœur. 

C'est  en  ceci,  conlinuail-il.  que  consiste  l'erreur  des  Français  sur 
les  forces  de  la  musitpie.  N'ayant  et  ne  pouvant  avoir  une  mélodie  à 
eux  dans  une  langue  qui  n'a  point  d'accent,  et  sur  une  poésie  manié- 
rée qui  ne  connut  jamais  la  nature,  ils  n'imaginent  d'effet  que  ceux  de 


Saint-Preux  conlemplaiil  Julie  et  s:i  cousine 


l'harmonie  et  des  éclats  de  voix,  qui  ne  rendent  pas  les  sons  plus  mé- 
lodieux, mais  plus  bruyants  ;  et  ils  sont  si  malheureux  daus  leurs  préten- 
tions, que  celle  harmonie  qu'ils  cherchent  leur  échappe  ;  à  force  de  la 
vouloir  charger  ils  n'y  niellent  plus  de  choix  ;  ils  ne  connaissent  plus 
les  choses  d'effet,  ils  ne  font  plus  que  du  remplissage;  ils  se  gâtent  l'o- 
reille, et  ne  sont  plus  sensibles  qu'au  bruit;  en  sorte  que  la  plus  belle 
voix  pour  eux  n'est  que  celle  qui  chante  le  plus  fort.  Aussi,  faute  d'un 
genre  propre,  n'onl-ils  jamais  lait  que  suivre  pesannnenl  et  de  loin  nos 
modèles:  et  depuis  Icin-  i  élclire  Lulli,  ou  plutôt  le  nôtre,  qui  ne  fil 
qu'imiter  les  opéras  doul  I  Italie  était  déjà  pleine  de  son  temps,  on  les  a 
toujours  vus,  à  la  piste  de  trente  ou  quarante  ans,  copier,  gâter  nos 
vieux  auteurs,  et  faire  à  peu  près  de  notre  musique  comme  les  autres 
peuples  font  de  leurs  modes.  Quand  ils  se  vantent  de  leurs  chansons, 
c'est  leur  propre  condamnation  qu'ils  prononcent;  s'ils  savaient  chan- 
ter des  senlinienls,  ils  ne  chanteraient  pas  de  l'cspril  :  mais  parce  que 
leur  musique  n'exprime  rien,  elle  est  plus  propre  aux  chansons  qu'aux 
opéras  ;  et  parce  que  la  nôtre  est  toute  passionnée,  elle  est  plus  propre 
aux  opéras  qu'aux  chansons. 

Ensuite,  m'ayant  récité  sans  chant  quelques  scènes  italiennes,  il  me 
fit  sentir  les  rapports  de  la  musique  à  la  parole  dans  le  récitatif,  de 

la  musique  au  sentiment 
dans  les  airs,  et  partout 
l'énergie  que  la  mesure 
exacte  et  le  choix  des 
accords  ajoutent  à  l'ex- 
pression. Enfin  ,  après 
avoir  joint  à  la  connais- 
sance que  j'ai  de  la  lan- 
gue la  meilleure  idée 
qu'il  me  fut  possible  de 
l'accent  oratoire  et  pa- 
thétique, c'est-à-dire  de 
l'art  de  parler  â  l'oreille 
et  au  cœur  dans  une  lan- 
gue sans  articuler  des 
mots,  je  me  mis  à  écou- 
ter cette  musique  en- 
chanteresse, et  je  sentis 
bientôt,  aux  émotions 
qu'elle  me  causait,  que 
cet  art  avait  un  pouvoir 
supérieur  à  celui  que  j'a- 
vais imaginé.  Je  ne  sais 
quelle  sensation  volup- 
tueuse me  gagnait  in- 
sensiblement. Ce  n'était 
pins  une  vaine  suite  de 
sons  comme  dans  nos 
récils.  .V  ciiaipie  phrase, 
ipielque  image  entrait 
daus  mon  cerveau  on 
quelque  sentiment  dans 
mon  cœur  ;  le  plaisir 
ne  s'arrêtait  point  à  l'o- 
reille, il  pénétrait  jus- 
qu'à l'âme  ;  l'exécution 
<oulait  sans  effort  avec 
Mlle  facilité  charmante  ; 
Ions  les  concertants  sem- 
hlaii'iil  animés  du  même 
esprit;  le  chanteur,  mai- 
Ire  de  sa  voix,  en  tirait 
sans  gène  tout  ce  que 
le  chant  et  les  parole* 
demandaient  de  lui  ;  cl 
je  trouvai  surtout  un 
grand  soulagement  à  ne 
sentir  ni  ces  lourdes  ca- 
dences, ni  ces  pénibles 
efforts  de  voix,  ni  celle 
contrainte  que  donne 
chez  nous  au  musicien 
le  perpétuel  combat  du 
chant  et  de  la  mesure, 
qui,  ne  pouvant  jamais  s'accorder,  ne  lassent  guère  moins  l'auditeur 
que  l'exécutant. 

Mais  quand  après  une  suite  d'airs  agréables  on  vient  à  ces  grands 
morceaux  d'expression  qui  savent  exciter  et  peindre  le  désordre  des 
passions  violenies,  je  perdais  à  chaque  instant  l'idée  de  musique,  de 
chant,  d'imiialion  ;  je  croyais  enteadre  la  voix  de  la  douleur,  de  rem- 
portement  du  désespoir;  je  croyais  voir  des  mères  éplorées,  des 
amants  trahis,  des  tyrans  furieux;  et,  dans  les  agilations  que  j 'étais 
forcé  d'éprouver,  j'avais  peine  à  rester  en  place  Je  connus  alors  pour- 
quoi cette  même  musique  qui  m'avait  autrefois  ennuyé  m'échauffail 
maintenant  jusqu'au  transport  ;  c'est  que  j'avais  commencé  de  la  con- 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


25 


cevoir,  et  que  sitôt  qu'elle  pouvait  agir  elle  agissait  avec  toute  sa  force. 
Non,  Julie,  on  ne  supporte  point  à  demi  de  pareilles  impressions  :  elles 
sont  exeessives  ou  nulles,  jamais  faibles  ou  médiocres;  il  faut  rester 
insensil)l(\  ou  se  laisser  émouvoir  outre  mesure  ;  ou  c'est  le  vain  bruit 
d'une  laii(^ue  qu'on  n'entend  point,  ou  c'est  une  impéluositi!  de  senti- 
ment (pii  vous  entraîne,  et  à  la(|uclle  il  est  impossible  à  l'àme  de  ré- 
sister. 

Je  n'avais  qu'iui  regret,  mais  il  ne  me  quittait  point,  c'était  qu'un 
autre  que  loi  fmmàt  des  sons  dont  j'étais  si  touebé,  et  de  voir  sortir  de  la 
bouche  d'un  vil  caslralo  les  plus  tendres  expressions  de  l'amour.  0  ma 
Julie!  n'est-ce  pas  à  nous  de  reveri(li(pier  tout  ce  qui  appartient  au  sen- 
timent? Qui  sentira,  qui  dira  mieux  que  nous  ce  que  doit  dire  et  sentir 
une  àme  attendrie  ?  (Jui  saura  prononcer  d'un  ton  plus  toucbant  le  cor 
tnio,  l'vtoln  amalo?  Ab  !  que  le  cœur  prêtera  d'énergie  à  l'art  si  jamais 
nous  cliantoMS  ensemble  un  de  ces  duos  charmants  qui  font  couler  des 
larmes  si  délicieuses  !  Je  le  conjure  premièrement  d  rniciKire  un  essai 
de  cette  musique,  soit  chez  loi,  soit  chez,  rins(|i;ii:ilili'.  Milord  y  con- 
duira (juaiid  tu  voudras  tout  son  monde,  et  je  suis  sûr  ([u'avec  un  or- 
gane aussi  sensible  que  le  tien,  et  plus  de  connaissance  que  je  n'en 
avais  de  la  déclamation  italienne,  une  seule  séance  suflira  pour^l'ame- 
ncr  au  point  où  je  suis, 
et  te  faire  partager  mon 
enibuuMasme.  Je  te  pro- 
pose et  te  prie  encore 
de  prodter  du  séjour  du 
virtuose  pour  prendre 
le(.on  de  lui,  comme  j'ai 
couunencé  de  faire  dès 
ce  matin.  Sa  manière 
d'enseigner  est  simple, 
neUe ,  et  consiste  en 
praiiquc  plus  qu'en  dis- 
cours ;  il  ne  dit  |ias  ce 
qu'il  faut  faire,  il  le  fait  ; 
et  en  ceci,  connue  en 
bien  d'autres  choses , 
l'exemple  vaut  mieux 
que  la  règle.  Je  vois  déj.i 
qu'il  n'est  question  que 
de  s'asservir  à  la  me- 
sure, de  la  bien  sentir, 
de  [ibraser  et  ponctuer 
avec  soin,  de  soutenir 
également  des  sons  et 
non  de  les  renfler,  enfm 
d'oter  de  la  voix  •  les 
éclals  et  toute  la  pretin- 
taille  française,  pour  la 
rendre  juste,  expressive 
et  flexible;  laiiiiine,  na- 
turellement si  légère  et 
si  douce,  prendra  faci- 
lement ce  nouveau  pli  ; 
lu  irouveras bientôt  dans 
la  seusibililé  l'énergie  et 
a  vivacité  de  l'aècent 
qui  anime  la  nmsi(|ue 
italienne, 

E'icaiitar  clic  iieiraiiimii  si 
seule. 

Kt  le  chant  qui  se  seul 
dans  rânie.  Pktr;irc. 

Laisse  donc  pour  jamais 
cet  ennuyeux  et  lamen- 
table chaut  français  (pii 
ressemble  aux  cris  de  la 
colique  mieux  qu'aux 
transports  des  passions. 
Apprends  à  former  ces 
sons  divins  que  le  sen- 
timent inspire,  seuls  di- 
gnes de  ta  voix,  seuls  dignes  de  ton  cœur,  et  inii  poneul  toujours  avec 
eux  le  charme  et  le  feu  des  caractères  sensibles. 


LETTME    XLIX. 


Tu  sais  bien,  mou  ami,  (pie  je  ne  puis  l'écrire  qu'à  la  dérobée,  cl 
lon|ours  en  danger  dètre  surprise.  Ainsi,  dans  l'impossibilité  de  faire 
de  longues  lettres,  je  me  borne  à  répondre  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  essen- 


Saint-Proiiv  5ur  les  maiclios  de  l'escalier.  — lit.  lxv 


ticl  dans  les  tienne?,  ou  à  suppléer  à  ce  que  je  ne  t'ai  pu  dire  dans  des 
conversalioiis  non  moins  fiirtives  de  bouche  que  par  écrit,  ("'est  ce  que 
je  ferai  siirldut  MiijiMinriiui  que  deux  mots  au  sujet  de  miloid  Edouard 
me  font  oublier  li'  rcsie  de  la  lellre. 

Mon  ami,  tu  crains  de  me  perdre,  et  me  parle  de  chansons  !  belle 
matière  à  tracasserie  entre  amants  qui  s'entendraient  moins.  Vraiment 
lu  n'es  pas  jaloux,  on  le  voit  bien;  m:iis  pour  le  coup  je  ne  serai  pas 
jalouse  moi-même,  car  j'ai  pénétré  dans  ion  àme,  et  ne  sens  que  la 
conliance  où  d'autres  croiraient  sentir  la  froideur.  0  la  douce  et  char- 
mante sécurité  que  celle  qui  vient  du  sentiment  d'une  union  parfaite  ! 
("est  par  elle,  je  le  sais,  que  lu  tires  de  ton  propre  cœur  le  bon  témoi- 
gnage du  mien  ;  c'est  par  elle  aussi  que  le  mien  te  justifie  ;  et  je  te 
croirais  bien  moins  amoureux  si  je  t:;  voyais  plus  alarmé. 

Je  ne  sais  ni  ne  veux  savoir  si  milord  Edouanl  a  d'auircs  attentions 
pour  moi  que  celles  qu'ont  tous  les  hommes  pour  les  personnes  de  mon 
âge  ;  ce  n'est  point  de  ses  seniiments  (|u  il  s'agii,  mais  de  ceux  de  mon 
père  et  des  miens  ;  ils  sont  aussi  d'accord  sur  t-on  compte  que  sur  ce- 
lui des  prétendus  prétendants  dont  lu  dis  que  lu  ne  dis  rien.  Si  son 
exclusion  cl  la  leur  siiflisenl  à  ton  repos,  soit  tranquille  :  (pielquc  hon- 
neur que  nous  fit  la  recherche  d'un  homme  de  ce  rang,  jamais,  du  con- 

senlenieni  du  père  ni  de 
la  fille,  Julie  d'Kianec  ne 
r>',///fm/  T  sera  lady  Bomslon.  Voilà 

sur  quoi  tu  peux  comp- 
ter. 

Ne  va  pas  croire  qu'il 
/  ait  été  pour  cela  qiies- 

lion  de  milord  Edouard, 
je  suis  sûre  que  de  nous 
qiialre  lu  es  le  seul  qui 
puisse  même  lui  suppo- 
ser du  goût  pour  moi. 
(luoi  qu'il  en  soit,  je  sais 
à  cet  égard  la  volonté 
<le  mon  père  sans  qu'il 
en  ait  parlé  nia  moi  ni  à 
personne;  et  je  n  en  se- 
rais pas  mieux  instruite 
quand  il  me  l'aurait  po- 
silivemeut  déclarée.  En 
voilà  assez  pour  calmer 
les  craintes,  c'est-à-dire 
aulanl  que  lu  en  (lois  sa- 
voir. Le  reste  ser.dt  pour 
loi  (le  pure  ciiriosiié,  et 
lu  sais  que  j'ai  résolu  de 
ne  la  point  saiisdiire.  Tu 
as  beau  me  reprocher 
celte  réserve  et  la  pré- 
tendre hors  de  propos 
dans  nos  intérêts  com- 
muns :  si  je  l'avais  lou- 
i'uirs  eue,  elle  me  serait 
moinsiinporlanle  aujour- 
d'hui. Sans  le  compte 
indiscret  que  je  le  ren- 
dis d'un  discours  de 
mon  père .  lu  n'aurais 
point  été  le  désoler  à 
Meillerie  ;  lu  ne  m'eus- 
ses point  écrit  la  lettre 
qui  m'a  perdue  ;  je  vi- 
vrais innocente,  et  pour- 
rais encore  aspirer  au 
bonheur.  Juge,  par  ce 
que  me  coule  une  seule 
indiscrétion, de  la  crainte 
que  je  dois  avoir  d'en 
conmu^ltie  d'aulres.  Tu 
as  trop  d'emportement 
pour  avoir  de  la  pruden- 
ce :  tu  pourrais  pbitCit 
vaincre  les  passions  que 
les  déguiser.  La  nioiiidre  alarme  le  mellrail  en  fureur  ;  à  la  moindre 
lueur  favorable  lu  ne  doulerais  plus  de  rien  :  on  lirait  tous  nos  secreU 
dans  Ion  àme,  cl  lu  ilétruirais  à  force  de  zèle  tout  le  succès  de  mes 
soins,  l  aissc-moi  donc  les  soucis  de  l'amour,  et  n'en  garde  que  les  plai- 
sirs :  ce  pai  laj;e  esi-il  si  pénible  ?  cl  ne  sens-tu  pas  que  lu  ne  peux  rien 
à  notre  bonheur  que  de  n'y  point  meltre  obstacle',' 

llelasl  que  me  serviront  désormais  ces  précaulious  tardives?  Est-il 
temps  d'afl'ermir  ses  pas  au  fond  du  précipice,  et  de  prévenir  les  maux 
dont  on  se  seul  accablé  ?  Ah  !  misérable  lille.  c'est  bien  à  toi  de  parler 
de  bonheur!  En  peut  il  jamais  être  où  régnent  la  boute  et  le  remords? 
Itieu  !  quel  état  cruel,  de  ne  pouvoir  ni  supporter  son  crime,  ni  s'en 
lepeiuir  ;  d'être  assiégé  par  mille  frayeurs,  abusé  par  mille  oepérances 

G2 


26 


LA  NOUVELLE  HÊLOISE. 


vailles,  et  de  ne  jouir  pas  niôiiie  de  llioiriblc  lr;iiii|iiilliie  du  désespoir  I 
Je  suis  désormais  à  la  seule  merci  du  sorl.  Ce  n'est  plus  ni  de  foice  ni 
de  vertu  qu'il  est  question,  mais  de  fortune  et  de  prudence  ;  et  il  ne 
s'agit  pas  d'eleimlre  un  amour  ipii  doit  durer  autant  que  ma  vie,  mais 
de  le  rendre  iuuocciit  ou  de  mourir  coupable.  Considère  cette  situation 
mon  ami,  el  vois  si  tu  peux  te  liera  mou  zèle.  ' 


LETTRE  L. 


Je  n'ai  point  voulu  vous  expliquer  hier  eu  vous  (piitlaul  la  cause  de 
la  tristesse  que  vous  m'avez  reprochée,  parce  (|ne  vous  udii/  pas  en 
étal  de  meutendre.  Malgré  mon  aversion  pour  les  cclaiKissuments,  je 
vous  dois  celui-ci,  puis(pieje  l'ai  promis,  et  je  m''eu  acquitte. 

Je  ne  sais  si  vous  vous  souvenez  des  étranj<es  discours  que  vous  me 
tintes  hier  au  soir,  et  des  manières  dont  vous  les  accompagnâtes  :  quant 
a  moi,  je  ne  les  oublierai  jamais  assez  tnl  pour  voire  honneur  ci  pour 
mon  repos,  et  mallieureusenient  j'en  suis  trop  indignée  pour  pouvoir 
les  oublier  aisément.  De  pareilles  expressions  avaient  quelquefois  frappé 
mon  oreille  en  passant  auprès  du  port;  mais  je  ne  croyais  pas  qu'elles 
pussent  jamais  sortir  de  la  bouche  d'un  honnête  homme  ;  je  suis  très- 
sûre  au  moins  qu'elles  n'entrèrent  jamais  dans  le  dictionnaire  des 
amants  ;  et  j'étais  bien  éloignée  de  penser  qu'elles  pussent  être  d'usage 
entre  vous  (îtmoi.  Eh  dieux!  quel  amour  est  le  vôtre,  s'il  assaisonne 
ainsi  ses  plaisirs  !  Vous  sortiez,  il  est  vrai,  d'un  long  repas,  et  je  vois 
ce  qu'd  faut  pardonner  en  ce  pays  aux  excès  qu'on  y  peut  faire  :  c'est 
aussi  pour  cela  que  je  vous  en  parle.  Soyez  certain  qu'un  tète-à-tète 
ou  vous  m'auriez  traitée  ainsi  de  tang-froid  eût  été  le  derniir  de  notre 
vie. 

Mais  ce  qui  m'alarine  sur  voire  compte,  c'est  que  souvent  la  con- 
duite d'un  liomiiK'  Cl  iiMiilh;  de  vin  n'est  que  l'eirel  de  ce  qui  se  passe  au 
fond  de  son  cuur  oaiis  les  autres  temps.  Croirai-je  que  dans  ini  état 
ou  1  on  ne  di'gnise  rien  vous  vous  montrâtes  tel  que  vous  êtes?  (Jue  de- 
viendrais-je  si  vous  pensiez  à  jeun  comme  vous  parliez  hier  au  soir  ? 
Plutôt  que  de  supporte!-  un  pareil  mépris,  j'aimerais  mieux  éteindre  un 
feu  si  grossier,  et  perdre  uii  amant  (|ui,  sachant  si  mal  honorer  sa  maî- 
tresse, mériterait  si  peu  d'en  cire  estimé.  Oiles-iuoi,  vous  qui  chéris- 
siez les  seutinients  honnêtes,  scriez-vous  tombé  dans  cette  erreur 
cruelle,  que  l'amour  heureux  n'a  plus  de  mc'ua^^enient  à  «arder  avec  la 
pudeur,  et  qu'on  ne  doit  plus  de  respeel  a  (•(•jji'doul  on  ii'a  plus  de  ri- 
gueur à  craindre'/  .\li  !  si  vous  aviez  toujouis  peii.^e  auisi,  \(uis  auriez 
été  moins  à  redouter,  et  je  ne  serais  pas  si  mallieunuse.  Ne  vous  y 
trompez  jias,  mon  ami,  rien  n'est  si  dangereu);  pour  les  vrais  amaiils 
que  les  préjuges  du  inonde  ;  tant  de  gens  parlent  d'amour,  el  si  peu 
savent  ainier,  que  la  plupart  prennent  pour  ses  pures  el  douces  lois  les 
viles  maximes  d'un  commerce  abject,  qui,  bientôt  assouvi  de  lui- 
même,  a  recours  aux  monstres  de  l'imagination,  et  se  déprave  pour  se 
soutenir.  *^ 

Je  ne  sais  si  je  m'abuse  ;  mais  il  me  semble  que  le  vérilable  amour 
est  le  plus  chaste  de  tous  les  liens.  C'est  lui,  c'est  son  feu  divin  qui  Soit 
épurer  nos  penchants  naturels,  en  les  concentrant  dans  un  seul  objet; 
c'est  lui  (|ui  nous  dérobe  aux  icntalions,  et  qui  l'ait  qu'excepté  cet  ob- 
jet unique  un  sexe  n'est  plus  rien  pour  l'autre.  Pour  une  femme  ordi- 
naire, tout  homme  est  toujours  un  homme;  mais  pour  celle  dont  le 
cœur  aime,  il  n'y  a  point  d'homme  que  son  amant,  (jue  dis-jc  ?  un 

amant  n'esl-il  qu'un  hoi ■'.'  Ah  !  qu'il  est  un  elle  bien  plus  sublime! 

Il  uy  a  point  d  hounue  pour  celle  ijui  aime  :  son  amant  est  plus  ;  tous 
les  autres  sont  nionis  :  elle  et  lui  sont  les  seuls  de  leur  espèce.  Ils  ne 
désirent  pas,  ils  aiment.  It-,  i  u;ur  ne  suit  point  les  sens,  il  les-giiide  ■  il 
couvre  leurs  égarements  d'un  voile  (l.lieicu\.  Non,  il  n'y  a  rien  d'ob- 
scène que  la  débauche  et  son  gidssier  langage.  Le  véritable  amour 
toujours  modeste,  n'airadic  point  ses  faveurs  avec  audace  ;  il  les  dé- 
robe avec  timidité.  Le  invslrri',  le  silence,  la  honte  craintive,  aiguisent 
etcachenl  ses  doux  tiansMuis.  Sa  llanime  honore  et  purilic  toutes  .ses 
caresses;  la  décence  et  riionnèteté  laccompaguent  au  sein  de  la  vo- 
lupté même,  et  lui  seul  sait  t.uit  accorder  aux  désirs  sans  rien  ôter  à 
la  pudeur.  Ah  !  dites,  vous  qui  eounùles  les  vrais  plaisirs,  comment 
une  cyuujue  effronterie  pourrait-elle  s'allier  avec  eux  '.'  comment  ne 
bannnaii-elle  pas  leur  délire  el  tout  leur  charme?  comment  ne  souille- 
rait-elle pas  cette  image  de  perfeclion  sous  hupiclle  on  se  plait  à  eon- 
templer  l'objet  aiiue  /  Croyez-myi,  mon  ami,  la  débauche  el  l'amour  ne 
sauraient  loger  ensemble,  el  ne  peuvent  pas  même  se  compenser.  Le 
cœur  lait  le  vrai  bonheur  quand  ou  s'aime,  et  rien  n'y  peut  suDuléer 
Sitôt  qu  on  ne  s  aune  plus.   .  ^  >  ei 

Mais  quand  vous  seriez  assez  malhem-enx  pour  vous  (ilaiie  à  ce 
deslKuiuete  lan-ai;e,  coiumeiu  avez  vmis  pu  vous  résoudre  à  remployer 
SI  mal  a  pn.pn^  ,  t  .  prendre  avec  celle  qui  vous  est  chère  ou  ton"  et 
desuiameresipi  un  homme  d'IuMiueur  doit  même  ignorer  .'  Ilepuis  quand 
est-d  doux  d  allliger  ce  qu'on  aune  ?  et  (pielle  e.l  celte  volupté  barbare 
qui  se  plaît  a  jomr  du  tourment  dauliui?  Je  n'ai  pas  oublié  que  l'ai 
perdu  le  droit  detre  respectée:  mais  si  je  l'oubliais  jamais,  esl-ce 
a  vous  de  me  le  iai)pcler?  est-ce  à  l'auteur  de  ma  iauie  d'eu  ag- 


graver la  punition  '.'  Oe  serait  à  lui  iilutôt  .i  m'en  consoler.  Tout  le 
monde  a  droit  de  me  mépriser,  hors  vous.  Vous  me  devez  le  prix  de 
l'humiliation  011  vous  m'avez  réduite;  et  tant  de  pleurs  versés  sur  ma 
faildesse  méritaient  que  vous  me  la  tissiez  moins  cruellement  sentir. 
Je  ne  suis  ni  prude  ni  précieuse  :  bêlas  !  que  j'en  suis  loin,  moi  qui  n'ai 
pas  su  même  être  sage  !  Vous  le  savez  trop,  iugrai,  si  ci-  tendre  cœur 
sait  rien  refuser  ;i  l'amour.  Mais  au  moins  co  qu'il  lui  vrdr,  il  ne  veul 
le  ct'der  qu'à  lui  ;  el  vous  m'avez  trop  bien  appris  son  langage  pour  lui 
en  pouvoir  substituer  un  si  différent.  Des  injures,  des  coups,  m'outra- 
geraient moins  que  de  semblables  caresses.  Ou  renoncez  à  Julie,  ou 
sachez  être  estimé  d'elle.  Je  voiis  l'ai  déjà  dit,  je  ne  connais  point  d'a- 
mour sans  pudeur  ;  el  s'il  m'en  coûtait  de  pcrdi'c  le  vôtre,  il  m'en  coû- 
terait encore  pins  de  le  conserver  à  ce  prix. 

Il  me  reste  l)eaucoup  de  choses  à  dire  sur  le  même  sujet  ;  mais  il  faut 
Unir  cette  lettre,  et  je  les  renvoie  à  un  autre  temps.  En  aitendani,  re- 
marquez un  effet  de  vos  fausses  maximes  sur  l'usage  immodéré  du  vin. 
Votre  coeur  n'est  poiiii  coupable,  j'en  suis  très-sûr  :  cependant  vous 
avez  navré  le  mien;  et,  sans  savoir  ce'que  vous  faisiez,  vous  désoliez 
comme  à  plaisir  ce  cœur  trop  facile  à  s'alarmer,  cl  pour  qui  rien  u'cst 
indifférent  de  ce  qui  lui  vient  de  vous. 


LETTRE  Ll. 


11  n'y  a  pas  une  ligne  dans  votre  lettre  ipii  ne  me  fasse  glacer  le  sang 
et  j'ai  peine  à  croire,  après  l'avoir  relue  vingt  fois,  que  ce  soit  à  moi 
qu'elle  est  adressée.  Qui?  moi?  moi?  j'aurais  offensé  Julie"?  j'aurais 
prnfané  ses  attraits  ?  celle  à  qui  chaque  instant  de  ma  vie  j'offre  des  ado- 
rations eût  été  en  but  à  mes  outrages  !  Non,  je  me  serais  percé  le  cœur 
mille  fois  avant  qu'un  projet  si  barbare  en  eût  approché.  Ah  !  que  tu  le 
connais  mal,  ce  cœur  qui  l'idolâtre,  ce  cteur  qui  vole  el  se  prosterne 
sous  chacun  de  tes  pas,  ce  cœur  qui  voudrait  inventer  pour  toi  de  nou- 
veaux hommages  inconnus  aux  mortels  I  que  tu  le  connais  mal,  ô  Julie! 
si  tu  l'accuses  de  manquer  envers  toi  à  ce  respect  ordinaire  et  commun 
qu'un  amant  vulgaire  aurait  même  pour  sa  maîtresse  !  Je  ne  crois  être 
ni  inq)udeiit  ni  brûlai,  je  hais  les  discours  deshonuêtes,  et  n'entrai  de 
mes  jours  dans  les  lieux  où  l'on  apprend  à  les  tenir;  mais,  que  je  le 
redise  après  toi,  que  je  renchérisse  sur  la  juste  indignation  ;  quand  je 
stMais  le  plus  vil  des  mortels,  quand  j  aurais  passé  mes  premiers  ans 
dans  la  crapule,  quand  le  goût  des  honteux  plaisirs  pourrait  trmiver 
place  en  un  av.\ir  où  tu  régnes,  ob  1  dis-moi,  Julie,  anse  du  ciel?  dis- 
moi  comment  ji!  pourrais  apporter  devant  l<ii  leffronleiie  qu'on  ne  |)eut 
avoir  que  devant  celles  ipn  raimeiit.  Ah  !  non,  il  n'est  |ias  possible.  Un 
seul  de  tes  regards  eût  contenu  ma  bonclie  et  purilié  mon  cieiir.  L'a- 
mour eût  couvert  mes  désirs  emportés  des  charmes  de  la  modestie;  il 
l'eûl  vaincue  sans  l'outrager;  et,  dans  la  douce  union  de  nos  âmes, 
leur  seul  délire  eût  produit  les  erreurs  des  sens.  J'en  appelle  à  ton 
propre  témoignage.  Dis  si,  dans  toutes  les  fureurs  d'une  passion  sans 
mesure,  je  cessai  jatiiais  d'en  respecler  le  charmant  objet.  Si  je  reçus 
le  prix  que  ma  flamme  avait  mérité,  dis  si  j'abusai  de  mon  bonheur 
pour  outrager  ta  douce  houle.  Si  d'une  main  timide  l'amour  ardent  et 
craintif  attenta  quelquefois  à  tes  charmes,  dis  si  jamais  une  lémérité 
brutale  osa  les  profaner.  (Juaud  un  iranspori  indiscret  écarte  un  inslant 
le  voile  (piiles  couvre,  l'aimable  pmb  ur  n'y  substitue-t-clle  pas  aussitôt 
le  sien?  Ce  vêlement  sacré   rabaudonnerait- il  un  monicnt,  quand  tu 

n'en  aurais  point  d'autre"?  lneoriu|ilible  i(uu Ion  auie  bonniMe,  Ions 

les  feux  di'  la  mienne  l'ont-ils  jamais  alleree?  Celle  union  si  loiirlianle 
et  si  tendre  ne  suflit-elh>  pas  à  nolie  lelieile  .'  rje  fail-elle  pas  seule  tout 
le  bonheur  de  nos  jours?  connaissons-nous  au  monde  quehjues  plaisirs 
hors  cens  (pie  l'amour  donne?  en  voudrions  nous  connaîtie  d'autres? 
Conçois  tu  comnient  cet  encbantemeut  eût  pu  se  détruire!  Cominenl  ! 
j'aurais  oublié  dans  un  moment  l'honnêteté,  notre  amour,  mon  bon  ■ 
nciir,  et  l'invincible  respect  que  j  aurais  toujours  eu  |iour  toi,  ipiaiid 
même  je  ne  l'aurais  point  adorée  !  Non,  ne  le  crois  pas  ;  ce  n'est  poini 
moi  qui  |uis  l'offenser  ;  je  n'en  ai  nul  souvenir;  el  si  j  eusse  été  eou- 
|)al)lejini  inslant,  le  remords  me  cpiitlirait  il  jamais?  Non,  Julie;  un 
démon,  jaloux  dun  sort  trop  heureux  pour  un  mortel,  a  pris  ma  ligure 
pour  le  troubler,  el  m'a  laissé  mon  cœur  pour  me  rendre  plus  misé- 
rable. 

J'abjure,  je  déteste  un  forfait  que  j'ai  commis  puisque  lu  m'en  ac- 
cuses, mais  auquel  ma  volonté  n'a  point  de  |>art.  Que  je  vais  rablioricr 
cette  fatale  iutem|iéiauce  (pii  me  paraissait  favorable  aux  épanchenieuls 
du  cœur,  et  qui  put  démentir  si  ei  uellemeiil  le  mien  !  J'en  fais  par  loi 
l'irrévocable  serment ,  des  anjonitrimi  je  renonce  pour  ma  vie  an  vin 
comme  an  plus  imutel  poison  ;  jamais  eetle  li(pieur  luiiesle  ne  troubler.i 
mes  sens,  jamais  elle  ne  souillera  niei  lèvres,  et  son  délire  insensé  ne 
me  rendra  pins  eoiipalde  à  mon  insu.  Si  j'enfreins  ce  vœu  solennel, 
amour,  aeeabb'-moi  iln  châtiment  dmit  je  serai  digne  :  puisse  à  lin- 
siant  l'image  de  ma  Julie  sortir  pour  jamais  de  mon  cœur,  et  l'aban- 
donner à  l'indifférence  et  au  désespoir  ! 

Ne  pense  pas  que  je  veuille  expier  mou  crime  par  une  peine  si  légère: 
c'est  une  précaution  et  non  pas  un  cliâtiiueul  :  j'attends  du  toi  celui 


LA  NOUVELLE  Hf.LOLSË. 


27 


que  j'ai  mérité,  je  l'implore  pour  soulager  mes  regrets.  (Jiic  l'amour  of- 
fensé se  venge  et  s'apaise,  punis-moi  sans  me  haïr,  je  souflrirai  sans 
murmure.  Sois  juste  et  sévère  ;  il  le  faut,  j'y  consens;  mais,  si  lu  veux 
me  laisser  la  vie,  ftie-moi  tout,  hormis  ton  cœur. 


LETTRE  LU. 


Comment ,  mon  ami ,  renoncer  au  vin  pour  sa  maîtresse  I  Voilà  ce 
qu'on  appelle  uu  sacrifice  I  Ohl  je  défie  qu'on  trouve  dans  les  quatre 
cantons  un  honmie  plus  amoureux  que  loi  !  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait 
parmi  nos  jeunes  gens  de  petits  messieurs  francisés  qui  hoivenl  de  l'eau 
par  air  ;  mais  tu  seras  le  premier  à  qui  l'amour  en  aura  fait  boire;  c'est 
lin  exemple  à  citer  dans  les  fastes  galants  de  la  Suisse.  Je  me  suis  même 
informée  de  les  déportemenls ,  et  j'ai  appris  avec  une  extrême  édilica- 
tionque.soupanthiercliezM.deVueillerans,  tu  laissas  faire  la  ronde  à  six 
bouteilles  api  es  le  repas,  sans  y  toucher,  et  ue  marchandais  non  plus 
les  verres  d'eau  que  les  convives  ceux  de  vin  de  la  cote.  Cependant  cette 
pénitence  dure  depuis  trois  jours  que  ma  lettre  est  écrite,  et  trois  jours 
font  au  moins  six  repas;  or,  à  six  repas  observés  par  lidélité,  l'on  en  peut 
ajouter  six  autres  par  crainte,  et  six  par  honte,  et  six  par  habitude,  et 
SIX  par  obstination.  Que  de  motifs  peuvent  prolonger  des  privations 
pénibles  dont  l'amour  seul  aurait  la  gloire  I  Daigiierait-il  se  faire  hon- 
neur de  ce  qui  peut  n'être  pas  à  lui? 

Voilà  plus  (le  mauvaises  plaisanteries  que  tu  ne  m'as  tenu  de  mauvais 
propos;  il  est  temps  d'enrayer.  Tu  es  grave  naturellement;  je  me  suis 
aperçue  qu'un  long  badinage  t'échauffe,  comme  une  longue  promenade 
échauffe  un  homme  replet;  mais  je  tire  à  peu  près  de  toi  la  vengeance 
que  llenri  IV  tira  du  duc  de  Mayenne,  et  ta  souveraine  veut  imiter  la 
clémence  du  meilleur  des  rois.  Aussi  bien  je  craiudiais  qu'à  force  de 
regrets  et  d'excuses  tu  ne  te  lisses  à  la  fin  un  mérite  d'une  faute  si  bien 
réparée;  et  je  veux  me  hàler  de  l'oublier,  de  peur  que,  si  j'altendais 
trop  longtemps,  ce  ne  fût  plus  générosité,  mais  ingraiiiude. 

À  l'égard  de  la  résolution  de  renoncer  au  vin  pour  toujours,  elle  n'a 
pas  aulanl  d'éclat  à  mes  yeux  que  tu  pourrais  croire  ;  les  passions  vives 
ne  songent  guère  à  ces  petits  sacrillcrs,  et  l'aiiionr  ne  se  rcpall  point 
de  galanterie.  D'ailleurs  il  y  a  qnilqucfois  plus  il'adnsse  que  de  cou- 
rage à  tirer  avantage  pour  le  nionieul  présent  d'un  avenir  incertain,  et 
à  se  payer  d'avance  dune  abstinence  éternelle  à  laquelle  on  renonce 
quand  un  veut.  Kh  !  mon  bon  ami,  dans  tout  ce  (pii  ilattc  les  sens, 
l'abus  est-il  donc  inséparable  de  la  jouissance'.'  L'ivresse  est-elle  né- 
cessairement attachée  au  goill  du  vin  '?  et  la  philosophie  serait-elle  assez 
vaine  ou  assez  cruelle  pour  n'ollrir  d'autre  moyen  d'user  modérément 
des  choses  qui  plaisent  que  de  s'en  priver  tout  à  fait? 

Si  tu  tiens  ton  engagement,  tu  t'otes  uu  plaisir  innocent,  et  risques  la 
sanlé  en  changeant  de  manière  de  vivre;  si  lu  l'enfreins,  l'amour  est 
doublement  offensé ,  et  ion  honneur  même  en  souffre.  J'use  donc  en 
cette  occasion  de  mes  droits;  et  non-seulement  je  te  relève  d'un  vomi 
nul,  comme  fait  sans  mon  congt-,  mais  je  le  défends  même  de  l'obser- 
veraii  delà  du  terme  que  je  vais  te  prescrire.  Mardi  nous  aurons  ici  la  mu- 
sique de  milurd  Kdouard.  .\  la  collation  je  t'enverrai  une  coupe  à  demi 
pleine  d'un  nectar  pur  et  bienfaisant.  Je  veux  qu'elle  soit  bue  en  ma 

firdsenee  et  à  mon  intention,  après  avoir  fait  de  quelques  gouttes  une 
ibation  expiatoire  aux  Giàees.  lînsuite  mon  pénitent  reprendra  dans 
ses  repas  l'usasse  sobre  du  viii  lenipéié  par  le  cristal  des  fontaines;  et. 
comme  dit  ton  bon  l'iiilarque,  en  calmant  les  ardeurs  de  liacchus  par  le 
commerce  des  nymphes. 

A  propos  du  coniert  de  mardi,  cet  élmirili  de  Uegianino  ne  s'esl-il 
pas  mis  dans  la  lêle  i|uej  y  poinrais  déjà  chanter  un  air  italien,  et  même 
un  duo  avec  lui?  Il  voulait  ipie  je  le  chantasse  avec  toi  pour  mettre  en- 
semble ses  deux  ccoliiTS;  mais  il  y  a  dans  ce  duo  de  certains  ben  mio 
dangereux  à  dire  sous  les  yeux  d'une  mère  quand  le  cœur  est  de  la 
partie  ;  il  vaut  mieux  renvoyer  cet  essai  au  premier  concert  qui  se  fera 
cheï  l'inséparable.  J'.iUiibue  la  fa<ilite  avec  la(|U(lle  j'ai  pris  le  goiU  de 
cette  musique  à  celui  ipu^  mon  frère  m'avait  doimé  pour  la  poésie  ita- 
lienne, et  que  j'ai  si  bien  entretenu  avec  loi,  que  je  sens  aisément  la 
cadence  des  vers,  et  (pi'au  dire  de  Uegianino  jeu  prends  assez,  bien 
l'accent,  Ji;  comiiience  chaque;  leçon  \y.\v  lire  qiiehpies  octaves  du  Tasse 
ou  (pielipie  |scèue  du  Mc-iastase;  ensuite  il  me  fait  dire  et  accoinpa;;ner 
du  réeilatif  ;  et  je  crois  continuer  de  parler  ou  de  lire,  ce  qui  silrement 
ne  m'arrivail  pas  dans  le  récitatif  français.  Après  cela  il  liiut  soutenir 
en  mesure  des  sous  égaux  et  justes;  exercice  que  les  éclats  auxquels 
j'étais  aecoutumée  me  rendent  assez  difficile.  Enfin,  nous  passons  aux 
airs  ;  cl  il  se  trouve  que  la  justesse  et  la  flexibililé  de  la  voix,  l'ex- 
pression pathétique ,  les  sons  renforcés,  et  tous  les  passages,  sont  un 
effet  naturel  île  la  douceur  du  chant  et  de  la  précision  de  la  mesure; 
de  siule  que  ce  qui  me  paraissait  le  plus  diflii ile  à  apprendre  n'a  pas 
iiiènie  besoin  d'élre  enseigné.  Le  caractère  de  la  uu-ludie  a  laiu  de 
r.ipporl  au  Ion  de  la  langue,  et  une  si  grande  pnicl.>  de  inodiilalion  , 
qu'il  n<-  faut  (precouter  la  basse  et  savoir  parler  pour  dechilïrer  aisé- 
ment le  chanl.  Toutes  les  passions  v  oui  des  expressions  aiguës  et 


fortes  ;  tout  au  contraire  de  l'accent  Irainant  et  pénible  du  chant  fran- 
çais, le  sien,  toujours  doux  cl  facile,  mais  vif  et  louchant,  dit  beaucoup 
avec  p' Il  d'rflbit;  ciinn.  je  sens  que  cette  nMiiic|iie  afrile  l'àiiie  cl  re- 
pose la  poitrine;  cesl  précisément  celle  qu'il  faut  a  uion  (iciir  et  à  mes 
poumons.  A  mardi  donc,  mon  aimable  ami,  mon  niaiire,  nioii  pénitent, 
mon  apôtre;  hélas!  que  ne  m'es-tu  point?  pourquoi  faut-il  qu'un  seul 
titre  manque  à  tant  de  droits'.' 

/'.  .S.  ^ais-lu  qu'il  est  question  d'une  jolie  promenade  sur  l'eau,  pa- 
reille à  celle  que  nous  finies  il  y  a  deux  ans  avec  la  pauvre  l^haillot? 
(jue  mon  rusé  maître  était  timide  alors  I  qu'il  tremblait  en  me  don- 
nant la  main  pour  sortir  du  baleaii  I  Ah,  l'hypocrite!...  il  a  beaucoup 
changé. 

LETTRE  Lin 


Ainsi  tout  déconcerte  nos  projets,  tout  trompe  notre  attente,  tout 
trahit  des  feux  que  le  ciel  eût  dii  couronner!  vils  jouets  dune  aveugle 
forlnne,  tristes  victimes  d'un  moqueur  espoir ,  toucherons-nous  sans 
cesse  au  plaisir  qui  fuit,  sans  jamais  l'atteindre?  t^elle  noce  trop  vaine- 
ment désirée  devait  se  faire  à  Clarens;  le  mauvais  temps  nous  contra- 
rie, il  faut  la  faire  à  la  ville.  Nous  devions  nous  y  ménager  une  entre- 
vue ;  tous  deux  obsédés  d'importuns,  nous  ne  pouvons  leur  échapper 
en  même  temps,  et  le  iiioment  où  I  un  des  deux  se  dérobe  est  celui  oit 
il  est  impossible  à  l'aulre  de  le  joindre!  Enfin,  un  favorable  instant  se 
présente  ;  la  plus  cruelle  des  nieres  vient  nous  l'arracher  ;  et  peu  s'en 
faut  que  cet  instant  ne  soit  celui  de  la  perte  de  deux  infortunés  qu'il 
devait  rendre  heureux!  Loin  de  rebuier  mon  courage,  tant  d'obstacles 
l'ont  irrité;  je  ne  sais  quelle  nouvelle  force  m'anime,  mais  je  me  sens 
une  hardiesse  que  je  n'eus  jamais;  et,  si  tu  l'oses  partager,  ce  soir,  ce 
soir  même  peut  acquitter  mes  promesses,  et  payer  dune  seule  fois  toutes 
les  dettes  de  l'amour. 

Consulte-toi  bien,  mon  ami,  et  vois  jusqu'à  quel  point  il  l'est  doux  de 
vivre;  car  l'expédient  que  je  le  propose  peut  nous  mener  tous  deux  à 
la  mort  :  si  lu  la  crains,  n'ac  hève  point  celle  lettre;  mais  si  la  pointe 
d'une  épée  n'effr.iye  pas  plus  aujourd'hui  ton  cœur  que  ne  l'effrayaient 
jadis  les  goulfres  de  .Meillerie,  le  mien  court  le  même  risque  et  n'a  pas 
balancé.  Ecoule. 

Dabi,  qui  couche  ordinairement  dans  ma  chambre,  est  maladi-  depuis 
trois  jours;  et,  quoique  je  voulusse  absolument  la  soigner,  on  l'a  trans- 
portée ailleurs  malgré  moi  :  mais,  comme  elle  est  mieux,  peut-être 
elle  reviendra  dès  demain.  Le  lieu  où  l'on  mange  est  loin  de  l'escalier 
qui  conduit  à  l'appartement  de  ma  mère  et  an  mien  -,  à  l'heure  du  souper 
toute  la  maison  est  déserte,  hors  la  cuisine  et  la  salle  à  manger.  Eiilin 
la  nuit,  dans  celle  saison  ,  est  déjà  obscure  à  la  même  heure;  son  voile 
pciii  dérober  aisément  dans  la  rue  les  passants  aux  spectateurs,  et  lu 
sais  parfailement  les  êtres  de  la  maison. 

Cela  suffit  pour  me  faire  entendre.  Viens  cet  après-midi  chez  ma 
Fanchon,  je  t'expliquerai  le  reste,  et  te  donnerai  les  instructions  né- 
cessaires :  que  si  je  ne  le  puis,  je  les  laisserai  par  écrit  à  l'ancien  en- 
trepôt de  nos  lettres,  où,  comme  je  t'en  ai  prévenu,  tu  trouveras  déjà 
celle-ci  :  car  le  sujet  en  est  trop  important  pour  l'oser  confier  à  per- 
sonne. 

Uh  !  comme  je  vois  à  présent  pal|)iter  ton  cœur  !  Comme  j'y  lis  tes 
transports,  et  comme  ji!  les  partage  !  Non,  mon  doux  ami,  non,  nous  ne 
(piillerons  pas  celle  courte  vie  sans  .avoir  un  instant  goûté  le  Ixuiheur  . 
mais  songe  pourlanl  (|ue  cet  instant  est  environné  des  horreurs  de  la 
mort  ;  que  l'abord  est  sujet  à  mille  hasards,  le  séjour  dangereux,  la  retraite 
d'un  péril  cxlrême  ;  que  nous  sommes  perdus  si  nous  sommes  décou- 
verts, el  qu'il  faut  que  tout  nous  favorise  pour  pouvoiréviler  de  l'être.  .Ne 
nous  abusons  point,  je  connais  trop  mon  père  pour  douter  que  je  ne  te 
visse  à  l'instant  percer  le  co'ur  de  sa  main,  si  même  il  ne  commençait 
par  moi  ;  car  silremenl  je  ne  serais  pas  plus  épargnée  :  cl  crois-tu  que 
je  t'exposerais  à  ce  risque  si  je  n'étais  sûre  de  le  partager  ? 

Pense  encore  qu'il  n'est  point  questiou  de  te  lier  à  ton  courage  ;  il 
n'y  faut  pas  S(Uiper  ;  et  je  le  défends  même  Irès-expressémenl  d'ap- 
porter aiienne  arme  pour  la  delense,  pas  même  ton  cpee  :  aussi  bien  le 
serait-elle  parfailement  inutile;  car,  si  nous  sommes  surpris,  mon  des- 
sein est  de  me  précipiter  dans  tes  bras,  de  l'enlacer  fortement  dans 
les  miens,  el  de  recevoir  ainsi  le  coup  mortel,  pour  n'avoir  plus  à  me 
séparer  de  loi,  plus  heureuse  à  ma  mort  que  je  ne  le  fus  de  ma  vie. 

J'espère  (priin  son  plus  doux  nous  est  réservé  ;  je  sens  au  moins 
nu  il  nous  est  dil  ;  el  la  fortune  se  lassera  de  nous  être  injuste.  Viens 
donc,  àine  de  mon  cœur,  vie  de  ma  vie,  viens  te  réunir  à  toi-même  ; 
viens  sous  les  auspices  du  tendre  amour  recevoir  le  prix  de  ion  obéis- 
sance el  de  tes  sacrifices  ;  viens  avouer,  même  au  sein  des  plaisirs,  que 
c'est  de  l'union  des  cœurs  qu'ils  tirent  leur  plus  grand  charme. 


28 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


LETTP.R   IIV. 


J'arrive  plein  d'une  émotion  qni  s'accroît  en  entrant  dans  cet  asile. 
Julie  !  me  voici  dans  ion  cabinet,  me  voici  dans  le  sanctuaire  de  tout  ce 
que  mon  cœur  adore.  Le  flambeau  de  l'amour  guidait  mes  pas,  et  j'ai 
passé  sans  être  aperçu.  Lieu  charmant,  lieu  fortuné,  qui  jadis  vit  tant 
réprimer  de  regards  tendres,  tant  étouffer  de  soupirs  brûlants,  toi  qui 
vis  naître  et  nourrir  mes  premiers  feux,  pour  la  seconde  fois  tu  les 
verras  couronner;  témoin  de  ma  constance  immorielle,  sois  le  témoin 
de  mon  bonheur,  et  voile  à  jamais  les  plaisirs  du  plus  fidèle  et  du  plus 
heureux  des  hommes. 

Que  ce  mystérieux  séjour  est  charmant  !  Tout  v  flatte  et  nourrit  l'ar- 
deur qui  me  dévore.  0  Julie  :  Il  est  plein  de  loi," et  la  flamme  de  mes 
désirs  s'y  répand  sur  tous  les  vestiges.  Oui,  tous  mes  sens  v  sont  eni- 
vrés à  la  fois.  Je  ne  sais  quel  parfum  presque  insensible,  plus  doux  que 
la  rose  et  plus  léger  que  l'iris,  s'exhale  ici  de  toutes  parts  :  j'v  crois 
entendre  le  son  llalteur  de  ta  voix.  Toutes  les  parlies-de  ton  habille- 
ment éparses  présentent  à  mon  ardente  imagination  celles  de  loi-même 
qu'elles  recèlent  :  cette  coiffure  tégère  que  parent  de  grands  cheveux 
blonds  qu'çlle  feint  de  couvrir;  cet  heureux  fichu  contre  lequel  une 
fois  au  moins  je  n'aurai  poiut  à  murmurer  ;  ce  déshabillé  élégant  et  sim- 
ple qui  marque  si  bien  le  goût  de  celle  qui  le  porle  ;  ces  mules  si  mi- 
gnonnes qu'un  pied  souple  remplit  sans  peine;  ce  corps  si  délié  qui 
louche  et  embrasse...  Quelle  taille  enchanteresse  !...  au-dèvant  deux 
légers  contours...  0  spectacle  de  volupté!...  la  baleine  a  cédé  à  la  force 
de  l'impression...  Empreintes  délicieuses,  que  je  vous  baise  mille  fois  ! 
Dieux  !  dieux  I  que  sera-ce  quand...  Ah  !  je  crois  déjà  sentir  ce  tendre 
cœiir  baiire  sous  une  heureuse  main  !  Julie!  ma  charmante  Julie!  je  le 
vois,  je  te  sens  partout,  je  le  respire  avec  l'air  que  tu  as  respiré  ;  tu 
péiieires  toute  ma  substance.  Que  ion  séjour  est  brûlant  et  douloureux 
pour  moi!  ij  est  terrible  h  mon  impatience.  0  viens,  vole,  ou  je  suis 
perdu  1  ' 

Quel  bonheur  d'avoir  trouvé  de  l'encre  et  du  papier!  J'exprime  ce 
que  je  sens  pour  en  tempérer  l'excès,  je  donne  le  change  à  mes  trans- 
ports en  les  décrivant. 

11  me  sembli;  enleudie  du  bruil:  serait-ce  ion  barbare  père'?  Je  ne 
crois  pas  être  lâche...  Mais  qu'en  ce  moment  la  mon  me  seraii  horri- 
ble !  mon  désespoir  serait  égal  à  I  ardeur  qui  me  consume.  Ciel,  je  te 
demande  encore  une  heure  de  vie,  cl  j'abandonne  le  reste  de  mon  être 
à  la  rigueur.  0  désirs  !  ô  crainte  I  ô  palpitations  cruelles  !...  on  ouvre... 
on  entre...  c'est  elle  !  c'est  elle  !  je  l'entrevois,  je  l'ai  vue,  j'entends 
refermer  la  porte.  .Mou  cœur,  mon  faible  coeur,  tu  succombes  à  tanl 
d'agitations.  .Mi  !  cherche  des  forces  pour  supporter  la  félicilé  qui  t'ac- 
cable ! 


LETTRE   LV. 


Oh  1  mourons,  ma  douce  amie  I  mourons,  la  bien-aimée  de  mon 
cœur  !  Que  faire  désormais  d'une  jeunesse  insipide  dont  nous  avons 
épuisé  toutes  les  délicis  ?  Explique-moi,  si  lu  le  peux,  ce  que  j'ai  senli 
dans  celte  nuil  inconcevable  ;  donne-moi  l'idée  d'une  vie  ainsi  passée, 
ou  laisse-m'en  quitter  une  qui  n'a  plus  rien  de  ce  que  je  viens  d'éprou- 
ver avec  loi.  J'avais  goûté  le  plaisir,  et  croyais  concevoir  le  bonheur  1 
Ah  I  je  n'avais  senti  qu'un  vain  songe,  et  n'imaginais  que  le  bonheur 
d'un  enfant.  .Mes  sens  abusaient  mon  àme  grossière  ;  je  ne  cherchais 
qu'en  eux  le  bien  suprême,  et  j'ai  trouvé  que  leurs  plaisirs  épuisés  n  é- 
laient  que  le  commencement  des  miens.  0  chef-d'œuvre  unique  de  la 
nature!  divine  Julie!  possession  délicieuse  .à  laquelle  tous  les  transports 
du  plus  ardent  amour  suffisent  à  peine!  non,  ce  ne  sont  point  ces  trans- 
ports que  je  regrette  le  plus  :  ah  !  non,  retire,  s'il  le  faut,  ces  faveurs 
enivrantes  pour  lesquelles  je  donnerais  mille  vies;  mais  rends-moi  tout 
ce  qui  n'était  point  elles  et  les  effaçait  mille  fois.  Rends-moi  celte  élroile 
union  des  âmes  que  lu  m'avais  annoncée  et  que  lu  m'as  si  bien  fait  goû- 
ter ;  rends-moi  cet  abattement  si  doux  rempli  par  les  effusions  de  noS 
cœurs;  rends-moi  ce  sommeil  enchanteur  trouvé  sur  ton  sein;  rends- 
moi  ce  réveil  plus  délicieux  encore,  cl  ces  soupirs  entrecoupés,  et  ces 
douces  larmes,  et  ces  baisers  qu'une  voluptueuse  langueur  nous  faisait 
lentement  savourer,  el  ces  gémissements  si  tendres  durant  lesquels  In 
pressais  sur  ton  cœur  ce  cœur  fait  pour  s'unir  à  lui. 

Dis-moi,  Julie,  loi  qui  (J  après  ta  propre  sensibilité  sais  si  bien  juger 
de  celle  d'aulrui,  crois-tu  que  ce  que  je  sentais  auparavant  fût  vérita- 
blement de  l'amour  ?  mes  sentiments,  n'en  doute  pas,  ont  depuis  hier 
changé  de  nature  ;  ils  ont  pris  je  ne  sais  quoi  de  moins  impétueux,  mais 
de  plus  doux,  de  plus  tendre  et  de  plus  charmant.  Te  souvient-il  de 
cette  heure  entière  que  nous  passâmes  à  parler  paisiblement  de  notre 


amour  et  de  cet  avenir  obscur  el  redoutable  par  qui  le  présent  nous  était 
encore  plus  sensible  :  de  celle  heure,  hélas!  trop  courte,  dont  une  lé- 
gère empreinte  de  irislesse  rendit  les  entretiens  si  louchants'?  J'étais 
tranquille,  el  pourtant  j'étais  près  de  loi  ;  je  l'adoiais  el  ne  désirais  rien; 
je  n'imaginais  pas  même  une  autre  félicilé  que  de  sentir  ainsi  Ion  vi- 
sage auprès  du  mien,  la  respiration  sur  ma  joue,  et  ton  bras  autour  de 
mon  cou.  Quel  calme  dans  tous  mes  sens!  Quelle  volupté  pure,  conti- 
nue, universelle  !  Le  charme  de  la  jouissance  était  dans  l'àme  :  il  n'en 
sortait  plus,  il  durait  toujours.  Quelle  différence  des  fureurs  de  l'amour 
à  une  situalion  si  paisible  !  C'est  la  première  fois  de  mes  jours  que  je 
l'ai  éprouvée  auprès  de  loi;  el  cependant,  juge  du  changemeni  étrange 
que  j'éprouve  ;  c'est  de  toutes  les  heures  de  nia  vie  celle  qui  m'est  la 
plus  chère,  el  la  seule  que  j'aurais  voulu  prolonger  clernellemeni.  Julie, 
dis-moi  donc  si  je  ne  t'aimais  point  auparavant,  ou  si  maintenant  je  ne 
t'aime  plus. 

Si  je  ne  t'aime  plus?  Quel  doute  !  Ai-je  donc  cessé  d'exister,  el  ma 
vie  n'est-elle  pas  plus  dans  ton  cœur  que  dans  le  mien  ''  Je  sens,  je  sens 
que  tu  m'es  mille  fois  plus  chère  que  jamais,  cl  j'ai  trouvé  dans  mon 
abattement  de  nouvelles  forces  pour  le  chérir  plus  tendrement  encore. 
J'ai  pris  pour  toi  des  sentiments  plus  paisibles,  il  est  vrai,  mais  plus 
affectueux  cl  de  plus  de  difl'érenlcs  espèces.  Sans  s'affaiblir,  ils  se  sont 
multipliés  ;  les  douceurs  de  l'amitié  tempèrent  les  emportements  de  l'a- 
mour, et  j'imagine  à  peine  quelque  sorte  d'attachement  qui  ne  m'unisse 
pas  à  toi.  0  ma  charmante  maîtresse  !  ô  mon  épouse,  ma  ,sœnr,  ma 
douce  amie  !  que  j'aurai  peu  dit  pour  ce  que  je  sens,  après  avoir  épuisé 
tous  les  noms  les  plus  chers  au  cœur  de  l'homme  ! 

Il  faut  que  je  l'avoue  un  soupçon  que  j'ai  conçu  dans  la  honte  el  l'hu- 
miliation de  moi-même  :  c'est  que  tu  sais  mieux  aimer  que  moi.  Oui, 
ma  Julie,  c'est  bien  loi  qui  fais  ma  vie  et  mon  être  ;  je  l'adore  bien  de 
toutes  les  facultés  de  mon  àme  :  mais  la  tienne  est  plus  aimante,  l'a- 
mour l'a  plus  profondément  pénétrée  ;  on  le  voit,  on  le  sent  ;  c'est  lui 
qui  anime  les  grâces,  qui  règne  dans  les  discours,  qui  donne  à  les  yeux 
cette  douceur  pénétrante,  à  la  voix  ces  accents  si  louchants  ;  c'est  lui 
qui,  par  la  seule  présence,  communique  aux  autres  cœurs,  sans  qu'ils 
s'en  aperçoivent,  la  tendre  émotion  du  lien.  Que  je  suis  loin  de  cet 
état  charmant  qui  se  suffit  à  lui-même  !  Je  veux  jouir,  et  tu  veux  aimer; 
j'ai  des  transports ,  et  loi  di;  la  passion  ;  tous  mes  emportements  ne 
valent  pas  ta  délicieuse  langueur,  et  le  sentiment  dont  ton  cœur  se  nour- 
rit est  la  seule  félicité  suprême.  Ce  n'est  que  d'hier  seulement  que  j'ai 
goûté  cette  volupté  si  pure.  Tu  m'as  laissé  quelque  chose  de  ce  charme 
inconcevable  qui  est  en  toi.  el  je  crois  qu'avec  la  douce  haleine  tu  m'in- 
spirais une  àme  nouvelle.  Ilàie-toi,  je  l'eu  conjure,  d'achever  ton  ou- 
vrage. Prends  de  la  mienne  tout  ce  qui  m'en  reste,  et  mets  tout  à  fait  la 
lieunc  à  la  place.  Non,  beauté  d'ange,  àme  céleste,  il  n'y  a  que  des  sen- 
timents comme  les  tiens  qui  puissent  honorer  les  alirails  ;  loi  seule  es 
digne  d'inspirer  un  parlait  amour,  toi  seule  es  propre  à  le  sentir.  .\h  ! 
donne-moi  ton  cœur,  ma  Julie,  pour  l'aimer  comme  tu  le  mérites. 


LETTRE  LVI. 


DE    CLAIKE     k    IVin, 

J'ai,  ma  chère  cousine,  à  te  donner  un  avis  qui  t'importe.  Hier  aa 
soir  ton  ami  eut  avec  milord  Edouard  un  démêle  qui  peut  devenir  sé- 
rieux. Voici  ce  que  m'en  a  dit  M.  d'Orbe,  qui  était  présent,  et  qui,  in- 
quiet des  suites  de  cette  affaire,  est  venu  ce  matin  m'en  rendre  compte. 

Ils  avaient  tous  deux  soupe  chez  milord  ;  et,  après  une  heure  ou  deux 
de  musique,  ils  se  mirent  a  causer  et  boire  du  punch.  Ton  ami  n'en  but 
qu'un  seul  verre  mêlé  d'eau  ;  les  deux  autres  ne  furent  pas  si  sobres  ; 
el,  quoique  M.  d'Orbe  ne  convienne  pas  de  s'être  enivré,  je  me  réserve 
à  lui  en  dire  mon  avis  dans  un  autre  temps.  La  conversation  tomba 
naturellement  sur  ton  compte;  car  lu  n'ignores  pas  que  milord  n'aime 
à  parler  que  de  loi.  Ton  ami,  à  qui  ces  confidences  déplaisent,  les  reçut 
avec  si  peu  d'aménité,  qu'enfin  Edouard,  écliaulle  de  punch,  et  piqué  de 
cette  sécheresse,  osa  dire,  en  se  plaignant  de  ta  froideur,  qu'elle  n'éiait 
pas  si  générale  qu'on  pourrai!  croire,  et  que  tel  qui  n'eu  disait  mot 
n'était  pas  si  mal  Iraiié  que  lui.  A  l'instant  ton  ami,  dont  tu  connais  la 
vivacité,  releva  ce  discours  avec  un  emportement  insultant  qi:i  lui  attira 
un  démenti,  et  ils  sautèrent  à  leurs  épées.  iioinslon,  à  demi  ivre,  se 
donna  en  courant  une  entorse  qui  le  força  de  s'asseoir.  Sa  jambe  enfla 
sur-le-champ,  el  cela  calma  la  querelle  mieux  que  tous  les  soins  que 
M.  d'Orbe  s'était  donnés.  Mais  comme  il  était  attentif  à  ce  qui  se  pas- 
sait, il  vil  ion  ami  s'approcher,  en  sortant,  de  l'oreille  de  milord  Edou.ard, 
el  il  entendit  qu'il  lui  disait  à  demi-voix  :  Sitôt  que  vous  lerez  en  élal  de 
iorlir.  faites  moi  donner  de  vos  nouvelles,  ouj',.urai  foin  de  m'en  in- 
former. K'en  prenez  pas  la  peine,  lui  dit  Edouard  avec  un  souris  mo- 
queur, vous  en  saurez  assez  tôt.  Nous  verrons,  reprit  froidemenl  ton 
ami;  et  il  sortit.  M.  d'Orbe,  en  te  remettant  celte  lettre,  t'expliquera  le 
tout  plus  en  détail.  C'est  à  la  prudence  à  te  suggérer  des  moyens  d  é- 
loul'fer  celte  fâcheuse  alïaire,  ou  à  me  prescrire  de  mon  coté  ce  que  je 
dois -faire  pour  y  contribuer.  En  allendanl,  le  porteur  est  à  les  ordres, 
el  il  fera  loul  ce  que  tu  lui  commanderas,  et  lu  peux  compter  sur  le 
secret. 


l.A  NOrVKLLE  HÉLOISF.. 


'iO 


Tu  te  perds,  ma  olièie,  il  faut  (|ii<;  iiiim  amiiiti  te  le  dise;  l'enijape- 
meiil  oi'i  m  vis  ne  peut  rester  loiijjleinps  eaelié  dans  une  peliie  ville 
ciiniinc  (cllc-ci;  el  ('rsl  un  iniiacie  de  boniieiir  que,  depuis  plus  de 
(icw\  ans  qn  il  a  ennuncnec!,  tn  ne  Bois  pas  encore  le  sujet  des  discours 
pulili(s,  Tn  le  vas  devenir  si  lu  n'y  prends  garde;  tu  le  serais  déjà  si 
In  éhiis  nK)ins  ainn-e  ;  mais  il  y  a  une  répucuancc  si  générale  à  mal 
parler  de  toi,  que  c'est  un  mauvais  moyen  de  se  faire  fétt;,  et  un  très- 
srtr  de  se  faire  liair.  Cependant  tout  a  sou  terme;  je  tremhie  iu|*telui 
(lu  mystère  ne  soit  viMin  pour  Ion  amour,  et  il  y  a  fçiande  aiijWFnce 
que  les  sonpeoiis  de  iiiilord  Kdouard  lui  viennent  de  qiiehpies  niTiivais 
|)ropos  (pi'il  peut  avoir  eniendus.  Songi^s-y  bien,  ma  dieic  eidanl.  Le 
giiel  dit,  il  y  a  (pielque  temps,  avoir  vu  sortir  de  elle/  loi  Uui  ami  à 
cinq  heures  du  malin.  Heureusement  celui  ci  sut  des  picmieffee  dis- 
cours, il  eournt  eliez  cet  homme,  et  trouva  le  secret  de  le  faire  taire  : 
mais  qu'est-<e  (piun  pareil  silence,  sinon  le  moyen  d'accréditer  des 
hruits  sourdement  répandus?  La  déiianci;  de  ta  liiére  augmente  aussi 
(le  jour  eu  jour  ;  tu  sais  combien  de  fois  elle  te  l'a  fait  entendre  :  elle 
m'en  a  parlé  à  mon  tour  d'une  manière  assez  dure  ;  et  si  elle  ne  crai- 
gnait la  violence  de  ton  père,  il  ne  faut  pas  douter  qu'elle  ne  lui  en  eiH 
déjà  parlé  à  lui-même;  mais  elle  l'ose  d'autant  moins  qu'il  lui  donnera 
toujours  le  principal  lorl  d'une  connaissance  qui  te  vient  d'elle. 

Je  ne  pins  trop  U:  le  répéter,  sonne  à  toi  tandis  qu'il  en  est  temps 
encore;  écarte  ton  ami  avant  qu'on  en  parle,  préviens  des  soiqiçons 
naissants  que  son  absence  fera  sûrement  tomber  :  car  entin,  que  peut- 
on  croin;  qu'il  fait  ici  '.'  l'eiit-ètre  dans  six  semaines,  dans  un  mois, 
sera-t-il  trop  tard.  Si  le  moindre  mot  venait  aux  oreilles  de  ton  père, 
tremble  de  ce  qui  résulterait  de  l'indignation  d'un  vieux  militaire  en- 
tête de  riionnenr  de  sa  maison,  et  de  la  pétulance  d'un  jeune  homme 
emporté  qui  ne  sait  rien  endurer  :  mais  il  faut  commencer  par  vider 
de  manière  ou  d'autre  l'alfaire  de  milord  Edouard  ;  car  lu  ne  ferais 
qu'irriter  ton  ami  et  l'attirer  un  juste  refus,  si  tu  lui  parlais  d'éloigne- 
ment  avant  qu'elle  fîlt  terminée. 

LliTTUE  LVll. 


Mon  ami,  je  me  suis  instruite  avec  soin  de  ce  qui  s'est  passé  entre 
vous  et  milord  Edouard  ;  c'est  sur  l'exacte  connaissance  des  faits  que 
votre  amie  veut  examiiiiT  avec  vous  comment  vous  devez  vous  con- 
duire Cil  cetti'  oceasioii,  d'a;irès  les  sentiments  que  vous  professez,  et 
doiii  je  suppose  que  vous  ne  faites  pas  une  vaine  et  fausse  parade. 

Je  ne  m'informe  (loint  si  vous  êtes  versé  dans  l'art  de  l'escrime,  ni  si 
vous  vous  sentez  eu  état  de  tenir  tète  à  un  homme  qui  a  dans  l'Europe 
la  répulatinn  de  manier  supérieurement  les  armes,  et  qui,  s'étant  battu 
cinq  (Ml  six  (ois  en  sa  vie,  a  toujours  tué,  blessé  ou  désarmé  son  homme  : 
je  comprends  que  dans  le  cas  où  vous  êtes  on  ne  consulte  pas  son  ha- 
bileté, mais  son  courage,  el  que  la  bonne  manière  de  se  venger  d'un 
brave  ipii  vous  insulte  esl  de  faire  qu'il  vous  lue  ;  passons  sur  une 
maxiiiii-  si  jiidii  iriiso.  Vous  me  direz  que  votre  honneur  et  le  mien 
vous  sont  plus  chers  que  la  vie  :  voilà  donc  le  principe  sur  lequel  il  faut 
raisonner. 

Commençons  par  ci>  qui  vous  regarde.  Poiirriez-vons  jamais  me  dire 
en  quoi  vous  êtes  personnellement  idïensé  dans  un  discours  o(i  c'est 
de  moi  seule  qu'il  s'agissait '(  Si  vous  deviez,  en  cette  occasion,  pren- 
dre fait  el  cause  pour  moi,  c'est  ce  que  nous  verrons  tout  à  l'heure  : 
en  attendant,  vous  ne  sauriez  disconvenir  que  la  querelle  ne  soit  par- 
faitement étrangère  à  votre  honneur  particulier,  à  moins  que  vous  ne 
preniez  pour  un  affront  le  soupçon  d'être  aimé  de  moi.  Vous  avez  été 
insulté,  je  l'avone,  mais  après  avoir  C()muieucé  vous-même  par  une 
insulte  atroce;  el  moi,  (liuit  la  famille  est  pleine  de  militaires,  et  qui  ai 
tant  oui  débattre  ces  horribles  questions,  je  n'içnore  pas  qu'un  outrage 
en  réponse  à  un  autre  ne  l'efface  point,  el  que  le  premier  qu'on  iiisuite 
demeun^  le  seul  offense  :  c'est  le  même  eas  d'un  combat  imprévu ,  ou 
l'agresseur  est  le  seul  criminel,  cl  où  celui  qui  tue  ou  blesse  en  se  dé- 
fendant n'est  point  couiiable  de  meurtre. 

Venons  maintenant  à  moi.  Accordons  i|ne  j'étais  outragée  par  le  dis- 
cours de  milord  Edouard,  ipioiqu'il  ne  fil  que  me  rendre  justice  :  savez- 
vous  ce  (pie  vous  faites  en  me  défendant  avec  tant  de  chaleur  et  d'in- 
discrétion? vous  aggr:ive/,  son  outrage,  vous  proovez  qu'il  :ivait  raison, 
vous  sacrifiez  mon  honneur  à  un  faux  point  dlioimeiir,  vous  dilfamez 
votre  iiiaitresse  pour  gagner  tout  au  plus  la  repiiialion  d'im  bon  spailas- 
sin.  Moiilrez-iuoi,  de  grâce,  quel  rapport  il  y  a  entre  voire  manière  de 
me  jiislilier  et  ma  jiislilie.ilion  réelle.  Pensez-vous  que  prendre  ma 
cause  avec  lam  d  ardeur  soil  une  grande  preuve  qu'il  n'y  a  point  de 
liaison  entre  nous,  et  qu'il  siifliso  de  faire  voir  que  vous  ères  brave  pmir 
montrer  que  vous  n'êtes  pas  miui  amant?  Sovcz  si1r(pie  tous  les  propos 
de  milord  Edouard  me  font  moins  de  lort  que  voire  conduite  ;  c'est 
vous  sinil  qui  vous  charge/,  par  cet  éclat,  de  les  publier  el  de  h's  con- 
firmer 11  pourra  bien,  qiiaiil  à  lui,  éviter  voire  épée  dans  le  combat; 
mais  jamais  ma  ré|iiilalioii  ni  mes  jours  peut-être  n'éviteront  le  coup 
mortel  (pie  vous  leur  piulez. 

Noilà  des  raisons  trop  solides  pour  que  vous  ayez  rien  qui  le  puisse 


être  à  y  ré[ili(pier  :  mais  vous  coinbatirez,  ii-  le  prévois,  la  ^j^in  par 
l'usage';  vous  me  direz  qu'il  esl  des  fatalités  qui  nous  entraiinTi^algré 
nous  ;  que,  dans  quelque  cas  que  ce  soit,  un  démenli  ne  se  soiillfe  ja-   • 
mais,  el  que,  quand  une  affaire  a  pris  un  certain  tour,  ou  ne  peut  plus 
éviter  de  se  battre  ou  de  se  déshonorer.  Voyous  encore. 

Vous  sonvienl-il  d'une  distinction  que  vous  me  fiies  autrefois,  daos 
une  occasion  importante,  entre  Ihonneur  réel  el  l'honneui  apparent  :' 
Dans  laquelle  des  deux  classes  mettrons-  nous  celui  dont  il  s'agit  aujour- 
d'hui'/ Pour  moi,  je  ne  vois  pas  comment  cela  peut  même  faire  une 
question,  (.iii'y  a-t-il  de  commun  entre  la  gloire  d'égorger  un  homme  et 
le  témoignag('  d'une  âme  droite  .'  ei  rpielle  prise  peut  a\oir  la  vaine  opi- 
nion  d  autrui  sur  riiomiciir  veriUible  dont  toutes  les  racines  sont  au 
fond  du  cieiir.'  (.iiioi  '  les  vertus  qu'on  a  réellement  périssent-elles  sous 
les  mensonges  d'un  ealomiiiateur .'  les  injures  d'un  homme  ivre  prou- 
vent-elles ipi  on  les  mérite!  et  l'h(muenr  du  sage  serait-il  à  la  merci 
du  premier  brûlai  qu'il  peut  rencontrer?  Me  direz-voiis  qu'un  duel  té- 
moigne qu'on  a  du  cœur,  el  que  cela  suffit  pour  «Ifacer  la  honte  ou  le 
reproche  de  tous  les  autres  vices?  Je  vous  demanderai  quel  honneur 
peut  dicter  une  pareille  décision,  et  quelle  raison  peut  la  justilier.  .\  ce 
compte  un  fripon  n'a  qu'à  se  battre  pour  cesser  d'eire  un  fri|ion;  les 
discours  d'un  menteur  deviennent  des  vérités  siti'it  (pi'ils  sont  soutenus 
à  la  pointe  de  l'épée  ;  el  si  l'on  vous  accusait  d'avoir  lue  un  homme, 
vous  en  iriez  tuer  un  second  pour  prouver  que  cela  n'est  pas  vrai. 
Ainsi,  vertu,  vice,  honneur,  infamie,  vérité,  mensonge,  tout  peut  tirer 
son  être  de  l'i-vi-nement  d'un  combat;  une  salle  d'armes  est  le  siège  de 
toute  justice;  il  n'v  a  d'autre  droit  que  la  force,  d'autre  raison  que  le 
meurtre;  toute  la  réparation  due  à  ceux  qu'on  outrage  est  de  les  tuer. 

ettoule  offehsi'  est  egab ni  bien  lavée  dans  le  sang  de  l'offenseur  ou 

de  l'olfense.  Ililes.  >i  les  loiips  savaient  raisonner,  auraiciit-ils  d  autres 
maximes?  Juge/  vous  iiiênie,  par  le  cas  où  vous  êtes,  si  j'exagère  h  ur 
absurdité  De  ipioi  s'aL'il-il  ici  pour  vous'  diiii  diMiieiiii  reçu  dins  une 
occisiim  où  vous  inciilie/rii  .li.i  l'rnM/-vons  donc  Hier  la  vériléavec 
celui  que  vous  voulez  pniiir  de  l'a  voir  ilile.' >onge/.-vons  ipiCn  vous  SDumet- 
tanl  an  sort  d'un  duel  vous  appelez  le  ciel  en  témoignage  d'une  fausseté, 
el  que  vous  osez  dire  à  l'arbitre  des  combats  :  Viens  soutenir  la  cause 
injuste,  et  faire  triompher  le  mensonge?  Ce  blasphème  n'a-t-il  rien  qui 
vous  épouvante?  Cette  absurdité  n'a-l-elle  lien  qui  vous  révolte?  bh 
dieu  '  quel  est  ce  misérable  honneur  qui  ne  craint  pas  le  vice,  mais  le 
reproche,  et  qui  ne  vous  permet  pas  d'endurer  d'un  autre  un  démenti 
reçu  d  avance  de  votre  propre  cœur  ? 

Vous,  qui  voulez  qu'on  profite  pour  soi  de  ses  lectures,  prolitez  donc 
des  vôtres,  et  cherchez  si  l'on  vit  un  seul  appel  sur  la  terre  quand  elle 
était  couverte  de  héros.  Les  jibis  vaillants  hommes  de  I  antiquité  son- 
gèrent-ils jamais  à  venger  leurs  injures  personnelles  par  des  combats 
particuliers?  César  envova-l-il  un  cartel  à  Calon  ,  ou  Pompée  à  Cé- 
sar, pour  tant  d'affronts  réciproques?  et  le  plus  grand  capitonne  de 
ia  Grèce  fut-il  déshonoré  pour  s'être  laissé  menacer  du  bâton  ?  D  autres 
temps,  d'autres  mœurs,  je  le  sais  ;  mais  n'y  en  a-t-il  (lue  de  bonnes,  el 
n'oserail-on  s'enquérir  si  les  nuTurs  d  un  temps  sont  celles  qu  exige  le 
solide  honneur?  Non,  cet  honneur  n'est  point  variable  ;  il  ne  dépend 
ni  des  temps,  ni  des  lieux,  ni  des  préjugés;  il  ne  peut  m  p.isser,  ni  re- 
n.iîlre  ■  il  a  sa  source  étern(>lle  dans  le  cœur  de  1  homme  p;s!e  et  dans  la 
rè-'le  inaltérable  de  ses  devoirs.  Si  les  peuples  les  plus  éclaires,  les  plus 
braves,  les  plus  vertueux  de  la  terre,  n'ont  point  connu  le  duel,  je  dis 
qu'il  n'est  pas  nue  institution  de  l'honneur,  mais  nue  mo  le  affreu>e  el 
barbare  digue  de  sa  féroce  origine.  IWsle  à  savoir  si,  quand  il  s'agit  de 
sa  vie  ou  de  celle  d'aiitrni,  rbonnête  homme  se  règle  sur  la  mode,  et  s'il 
n'v  a  pas  alors  plus  de  vrai  courage  à  la  braver  (|u'à  la  suivre  tjue  fe- 
rait à  votre  avis,  celui  qui  s'v  veut  asservir,  dans  des  lieux  ou  règne 
un  iisà''e  contraire?  à  Messine" ou  à  Naples.  il  irait  attendre  son  homme 
au  coin  d'une  rue.  et  le  poignarder  par  derrière.  Cel.i  s'appelle  être 
brave  en  ce  pays-là  ;  et  l'honneur  ne  consiste  pas  a  se  faire  tuer  par 
son  ennemi,  nia'is  à  le  tuer  lui-même.  .    ,    ,., 

Gardez-vous  donc  de  confondre  le  nom  sacre  de  1  honneur  avec  Ce 
préjugé  féroce  qui  met  toutes  les  vertus  à  la  pointe  d'une  epee,  el  n  est 
pronre  qu'à  faire  de  braves  scélérats.  Que  celle  meihode  puisse  fournir, 
si  l'on  veut,  lin  supplément  à  la  probité  :  partout  on  la  probité  règne, 
son  snpidemenl  n'esl  il  (.as  inutile?  et  que  penser  de  celui  qui  s  expose 
à  la  mort  pour  N'exempter  d'être  honnête  homme?  >e  voyez-vous  pas 
nue  les  crimes  ipii"  la  honte  el  l'honneur  n'ont  point  empêches  sont 
coiiverls  et  multipliés  par  la  fausse  honte  el  la  (rainle  du  blâme?  (.  est 
elle  qui  rend  l'homme  hypocrite  el  menteur  ;  cesl  elle  qui  ni  lait  ver- 
ser \c  saii"  d  lin  ami  pour  un  mot  indiscrei  qu'il  devrait  oublier,  pour 
un  reprodie  mériié  qu'il  ue  peut  sonifrir:  c'est  elle  qui  transforme  en 
furie  infernale  une  fille  abusée  et  craintive  ;  c'est  elle  6  Dieu  puissant . 
nui  peut  armer  la  mon  maternelle  contre  le  tendre  fruit....  Je  seus  dé- 
faillir mon  âme  à  celle  idée  horrible,  cl  je  rends  grâces  au  moins  a  celui 
qui  sonde  les  ctriirs  d'avoir  éloigné  du  mien  cel  honneur  aflreux  qm 
n'inspire  (uie  des  ((ufails  ci  fait  frémir  la  nature. 

Renirez  donc  en  vous-même,  et  considérez  s  il  vous  est  permis  d  at- 
tanner  de  propos  délibéré  la  vie  d'un  homme,  et  d  exposer  la  uMre  pour 
satisfaire  nue  barbare  et  (l;«igerense  fantaisie  qui  na  nul  rondement 
riisonnable  el  si  le  Irisie  souvenir  du  sang  versé  dans  une  pareille  oc- 
casion peut  cesser  de  crier  vengeance  au  fond  du  cœur  de  clm  qui  la 
fiii  couler  Connaissez-vous  aucun  crime  égal  à  1  homicide  volontaire? 


30 


LA  NOUVELLE  HÉLOÎSE. 


et  si  la  base  de  tontes  les  vertus  est  l'iuinianité,  que  penserons-nous  de 
l"|ioii!n^saugnin;iire  et  dépravé  qni  l'ose  attaquer  dans  la  vie  de  son 
SemWaHIe  ?  Souvenez-vous  de  ce  que  vous  m'avez  dit  vous-même  contre 
•e  semée  étranger.  Avez-vons  oublié  que  le  citoyen  doit  sa  vie  à  la  pa- 
trie, el  n'a  pas  le  droit  d'en  disposer  sans  le  congé  des  lois,  à  plus  forte 
raison  contre  leur  défense?  0  mon  ami  !  si  vous  aimez  sincèrement  la 
vertu,  apprenez  à  la  servir  à  sa  mode,  el  non  à  la  mode  des  hommes. 
Je  veux  qu'il  en  puisse  résulter  quelque  inconvénient  :  ce  mot  de  vertu 
n'est- 1  donc  pour  vous  qu'un  vain  nom  ?  el  ne  serez-vous  vertueux  que 
quand  il  n'en  toiltera  rien  de  l'être? 

*lais  quels  sont  au  fond  ces  inconvénients?  Les  murmures  des  gens 
oisifs,  des  méchants ,  qui  cherchent  à  s'amuser  des  ni;dlienrs  d'a\ilrui, 
el  voudraient  avoir  toujours  que'que  histoire  nouvelle  à  raconter.  \  oilà 
vniiment  un  grand  mntif  pour  s'eulr'égorger  !  Si  le  philosophe  et  le 
Siigese  reglei.t  dans  les  pins  grandes  affaires  de  h  vie  sur  les  discours 
insensés  de  la  niultilnde,  que  sert  tout  cet  appareil  d'études,  pour  n  être 
au  fond  qn'nn  homme  vulgaire?  Nous  u'o.'sez  donc  sacrifier  le  ressenti- 
ment au  devoir,  à  l'eslime,  à  l'amitié,  de  peur  qu'on  ne  vous  accuse  de 
craindre  la  mort  ?  l'esez  les  choses,  mon  bon  ami,  et  vous  trouverez  bien 
plus  de  lâcheté  dans  la  crauite  de  ce  reproche  que  dans  celle  de  la 
mort  même.  1-e  fanfaron,  le  poltron  veut  à  toute  force  passer  pour 
brave  : 

Ma  verace  valor,  hen  che  neglello, 

P  di  se  .slesso  a  se  freggio  assai  chiaro. 

Mais  la  virilable  valeur  n'a  pas  besoin  du  témoignage  d'aulrui,  et  tire  sa  gloire 
d"elle-nn!me. 


Celui  qui  feint  d'envisager  la  mort  sans  effroi  ment.  Tout  homme 
craint  de  mourir,  c'est  la  grande  loi  des  êtres  sensibles,  sans  laqiielle 
toute  espèce  mortelle  serait  bii mot  détruite.  Cette  crainte  est  un  simple 
mouvement  de  la  nature,  non-seulement  iudiflérenl,  mais  bon  en  lui- 
Miènie  el  conforme  à  l'ordre  :  tout  ce  qui  la  rend  honteuse  el  bl.imable, 
c'est  qu'elle  peut  nous  empêcher  de  bien  faire  et  de  remplir  nos  de- 
voirs. Si  la  làchelé  n'était  jamais  un  ob>taclc  à  la  vertu,  elle  ces-erait 
d  être  un  vice.  (Jnicohqne  est  plus  attaché  à  sa  vie  qu'à  son  devoir  ne 
saurait  cire  solidement  vertueux,  j'-en  conviens.  Mais  expliquez-moi, 
vous  qui  vous  piquez  de  raison,  quelle  espèce  de  mérite  on  peut  trouver 
;'i  braver  la  mort  pour  commettre  un  crime. 

Quand  il  serait  vrai  qu'on  se  fait  mépriser  en  refusant  de  se  battie, 
quel  mépris  est  le  pins  à  craindre,  celui  des  autres  en  faisant  le  bien, 
ou  le  sien  propre  eu  faisant  mal  ?  Croyez-moi,  cehii  qui  s'estime  véri- 
lableeueiit  lui-même  est  peu  sensible  à  l'injusle  mépris  d'aulrui,  et  ne 
craint  que  d'en  être  digne;  car  le  bon  et  l'Iionnête  ne  dépendent  point 
du  jugement  des  hommes,  mais  de.la  nature  des  choses;  et  quand  tonte 
la  terre  approuverait  l'action  que  vous  allez  faire,  elle  n'en  serait  pas 
moins  honteuse.  Mais  il  est  faux  qu'à  s'en  abstenir  par  vertu  l'on  se  fasse 
mépriser.  L'bonmie  droit,  dont  loute  la  vie  e^t  sans  tache,  et  qui  ne 
donna  jamais  aucun  signe  de  làchelé ,  refusera  de  souiller  sa  main  d'un 
homicide,  et  n'en  sera  que  plus  honore.  Toujours  prêt  à  servir  la  pairie, 
à  protéger  le  faible,  à  renq)lir  les  devoirs  les  plus  dangereux,  el  à  dé- 
fendre, en  tonte  renconire  juste  et  honnête,  ce  qui  lui  est  cher,  au  prix 
de  son  sang,  il  met  dans  ses  démarches  cette  inébranlable  fermeté  qu'on 
n'a  point  sans  le  vrai  courage.  Dans  la  sécurilé  de  sa  conscience,  il  mar- 
che la  lête  levée,  il  ne  fuil  ni  ne  iherche  son  ennemi;  on  voit  aisément 
qu'il  craint  moins  de  mourir  que  de  mal  faire,  el  qu'il  redoute  le  crime 
el  non  le  péril.  Si  les  vils  préjuges  s'élèvent  un  instant  contre  lui,  tous 
les  jours  de  son  honorable  vie  sont  iintant  de  témoins  qui  les  récusent  ; 
et,  dans  une  conduite  si  bien  liée,  on  juge  d'une  action  sur  toutes  les 
autres. 

Mais  savez-vous  ce  qui  rend  cette  modération  si  pénible  à  un  homme 
ordinaire?  C'est  la  dilliculté  de  la  soutenir  dignement;  c'est  la  nécessité 
de  ue  commettre  ensuite  aucune  aciion  blâmable  :  car  si  la  craiiiic  de 
mal  faire  ne  le  rttieui  pas  dans  ce  dernier  cas,  pourquoi  l'auraii-ellc  re- 
tenu dans  l'autre,  oii  I  ou  peut  supposer  un  motif  |)lus  naturel?  On  voit 
bien  alors  que  ce  refus  ne  vient  pas  de  vertu,  mais  de  lâcheté;  et  l'on 
Be  moque  avec  raison  d'un  scrupule  qui  ne  vient  que  dans  le  péril.  Na- 
vez-\ous  point  remarqué  que  les  hon)mes  si  ombiageux  et  si  prnmpis  à 
provoquer  les  autres  sont,  pour  la  plupart,  de  très-malhonnêtes  gens, 
qui,  de  peur  qu'on  n'ose  leur  monlrtr  ouverlement  le  mépris  qu  on  a 
pour  eux.  s'elforcenl  de  couvrir  de  quelques  affaires  d'honneur  l'infamie 
de  leur  vie  entière'?- Est-ce  avons  d'imiter  de  tels  hommes?  Mettons  en- 
core à  part  les  militaires  de  profession  qui  vendent  leur  sang  à  piix 
d'argi  ut  ;  qui,  voulant  conserver  leur  place,  calculent  par  leur  intérêt 
ce  qu'ils  doivent  à  leur  honneur,  el  savent  à  un  écu  près  ce  que  vaut 
leur  vie.  Mon  ami,  laissez  battre  tous  ces  gens-là.  lîien  n'est  moins  ho- 
norable que  cet  honneur  dont  ils.  font  si  grand  bruit  ;  ce  n'est  qu'une 
mode  insensée,  une  fausse  imitation  de  vertu,  qui  se  pare  des  plus 
grands  crimes.  L'honnc  nr  d'un  lionmie  comme  vous  ii'i'?t  point  an  |)ou- 
>oir  duu  autre  ;  il  est  en  lui-même,  et  non  dans  lopin  ou  du  peuple; 
il  ue  se  défend  iii  par  l'épée  ni  par  le  bouclier ,  mais  par  une  vie 
intègre  el  irieprotbable;  el  ce  coiiibal*vaul  bien  l'autre  en  fait  de 
courage. 


C'est  par  ces  principes  que  vous  devez  concilier  les  éloges  que  j'ai 
donnes  dans  tous  les  lem|is  a  la  véritable  valeur  avec  le  mépris  que 
j'eus  toujours  pour  les  faux  braves.  J'aime  les  gens  de  cœur,  et  ue  puis 
souffrir  les  lâches;  je  romprais  avec  un  amant  poltron  que  la  crainte 
ferait  fuir  le  danger,  el  je  pense,  comme  toutes  les  femmes,  que  le  feu 
du  courage  anime  celui  de  l'amour.  Mais  je  veux  que  la  valeur  se  mon- 
tre dans  les  occasions  légiiimes,  et  qu'on  ne  se  hàie  pas  d'en  faire  hors 
de  propos  une  vaine  parade,  comme  si  l'on  avait  peur  de  ne  la  pas  re- 
trouOiiiau  besoin.  Tel  fait  un  effort  et  se  présente  une  fois,  pour  avoir 
dro^Bese  cacher  le  reste  de  sa  vie.  Le  vrai  courage  a  plus  de  con- 
stance et  moins, d'empressement  ;  il  est  toujours  ce  qu'il  doit  être  ;  il 
ne  faut  jji  l'exciter  ni  le  retenir;  l'homme  de  bien  le  porte  partout  avec 
lui.  au  combat  cojitre  l'eimemi,  dans  un  cercle  en  faveur  des  absents  et 
de  la  Write,  dans  son  lit  contre  les  attaques  de  la  douleur  et  de  la 
mort.  La  (orce  de  l'àiiie  qui  l'inspire  est  d'usage  dans  tous  les  temps  ; 
elle  met  toujours  la  vertu  au-dessus  des  évéuemeuls,  et  ne  consiste  pas 
à  se  battre,  mais  à  ne  rien  craindre.  Telle  est,  mon  ami,  la  sorte  de 
courage  que  j'ai  souvent  louée,  et  que  j'aime  à  trouver  en  vous.  Toul 
le  reste  n'est  qu'élourderie,  extravagance,  férocité;  c'est  une  lâcheté 
de  s'y  soumettre  ;  el  je  ne  méprise  pas  moins  celui  qui  cherche  un  pé- 
ril inutile,  que  celui  qui  fuit  un  péril  qu'il  doit  affronter. 

Je  vous  ai  fait  voir,  si  je  ne  me  trompe,  que  dans  votre  démêlé  avec 
milord  Edouard  votre  honneur  n'est  point  intéressé  ;  que  vous  com- 
promettez le  mien  en  recourant  à  la  voie  des  armes  ;  que  celte  voie 
n'est  ni  juste,  ni  raisonnable,  ni  permise  ;  cpi'elle  ne  peut  s'accorder 
avec  les  sentiments  dont  vous  laites  profession  ;  qu'elle  ne  convient 
qu'à  de  malhonnêtes  gens,  qui  font  servir  la  bravoure  de  supplément 
aux  vertus  qu'ils  n'ont  pas,  on  aux  ofliciers  qui  ne  se  battent  point  par 
honneur,  mais  par  intérêt  ;  qu'il  y  a  plus  de  vrai  courage  à  la  dédaigner 
qu'à  la  prendre  ;  que  les  inconvénients  auxquels  on  s'expose  en  la  re- 
jetant sont  inséparables  de  la  pratique  des  vrais  devoirs,  et  plus  appa- 
rents que  réels  ;  qu'enlin  les  hommes  les  plus  prompts  à  y  recourir  sont 
toujours  ceux  dont  la  probité  est  la  plus  suspecte.  D'où  je  coirIus  que 
vous  ne  sauriez  en  celle  occasion  ni  faire  ni  accepter  un  appel  sans  re- 
noncer en  même  temps  à  la  raison,  à  la  vertu,  à  l'honneur,  1 1  à  moi. 
Retournez  mes  raisonnements  comme  il  vous  plaira,  entassez  de  votre 
part  sophisme  sur  sophisme  ;  il  se  trouvera  toujours  qu'un  homme  de 
courage  n'est  point  un  lâche,  et  qu'un  homme  de  bien  ne  peut  être  un 
homme  sans  honneur.  Or,  je  vous  ai  démontré,  ce  me  semble,  que 
l'homme  de  courage  dédaigne  le  duel,  et  que  l'homme  de  bien  l'ab- 
horre. 

J'ai  cru,  mon  ami,  dans  une  matière  aussi  grave,  devoir  faire  parler 
la  raison  seule,  el  vous  présenter  les  choses  exactement  telles  qu'elles 
sont.  Si  j  avais  voulu  les  peindre  telles  que  je  les  vois,  et  faire  parler  le 
seulimeul  el  riiumaniié,  j'aurais  pris  un  langage  fort  différent.  Vous  sa- 
vez que  mon  père,  dans  sa  jeunesse,  eut  le  malheur  de  tuer  un  homme 
en  duel  :  cet  homme  était  son  ami  ;  ils  se  battirent  à  regret,  l'insensé 
point  d'honneur  les  y  contraignit  Le  coup  mortel  qui  priva  l'un  de  la 
\ie  ôta  pour  jamais  le  repos  à  l'autre.  Le  triste  remords  n'a  pu  depuis 
ce  temps  sortir  de  son  cœur  ;  souvent  dans  la  solitude  on  l'entend  pleu- 
rer el  gémir  ;  il  croit  sentir  encore  le  fer  poussé  par  sa  main  cruelle 
entrer  dans  le  cœur  de  son  ami  ;  il  voit  dan-;  l'ombre  de' la  nuit  son 
corps  pâle  el  sanglant  ;  il  contemple  en  frémissant  la  plaie  mortelle  ; 
il  voudrait  étancher  le  sang  qui  coule  ;  l'effroi  le  saisit,  il  s'écrie,  ce 
caiiavre  affreux  ne  cesse  de  le  poursuivre.  Depui'*  cinq  ans  qu'il  a 
perdu  le  cher  soutien  de  son  nom  et  l'espoir  de  sa  famille,  il  s'en  re- 
proche la  mort  comme  un  juste  châtiment  du  ciel,  qui  vengea  sur  son 
lils  unique  le  père  infortuné  qu'il  priva  du  sien.-  • 

Je  vous  l'avoue,  tout  cela,  joint  à  mon  aversion  naturelle  pour  la 
cruauté,  m'inspire  une  telle  horreur  des  duels,  que  je  les  regarde 
comme  le  derniei  degré  de  brutalité  où  h  s  hommes  puissent  parvenir. 
Celui  qui  va  se  battre  de  gaieié  de  cœur  n'est  à  mes  yeux  qu'une  bête 
féroce  qui  s'efforce  d'en  déchirer  une  autre  ;  et,  s'il  reste  le  moindre 
seiitimenl  naturel  dans  leur  âme,  je  trouve  celui  qui  périt  moins  à  plain- 
dre que  le  vainqueur.  Voyez  ces  hommes  accoutumés  au  sang,  iIg  ne 
bravent  les  remords  qu'en  élouffani  la  voix  de  la  nature  ;  ils  deviennent 
par  degrés  cruels,  insensibles  ;  ils  se  jouent  de  la  vie  des  autres  ;  et  la 
punition  d'avoir  pu  manquer  d'humanité  est  de  la  perdre  enlin  tout  A 
l'ail.  O»»'  sont-Ils  dans  cet  état?  Réponds,  vcux-lu  leur  devenir  sem- 
blable ?  Non,  tu  n'es  point  fait  pour  cet  odieux  abrutissement;  redoute 
le  premier  pas  qui  peut  l'y  conduire  :  ton  àme  est  encore  innocente  et 
saine,  ne  commence  pas  à  la  dépraver,  au  péril  de  ta  vie,  par  un  elTort 
sans  verlu,  un  crime  sans  plaisir,  un  point  d'honneur  sans  raison. 

Je  ne  t'ai  rien  dit  de  ta  Julie  ;  elle  gagnera  sans  doute  à  laisser  par- 
ler ton  cœur.  Un  mot,  un  seul  mot,  et  je  te  livre  à  lui.  Tu  m'as  hono- 
rée quelquefois  du  tendre  nom  d'épousé;  peut-être  en  co  monicnl 
dois-je  porter  celui  de  mère.  Veux-tu  me  laisser  veuve  avant  qu'un 
nœud  sacré  nous  unisse  ? 

P.  S.  J'emploie  dans  cette  lettre  une  autorité  à  laquelle  jamais  homme 
sage  n'a  résisté.  Si  vous  refusez  de  vous  y  rendre,  je  n'ai  plus  rien  à 
vous  dire  ;  mais  pensez-y  bien  auparavant.  Prenez  huit  jours  de  ré- 
(Ic-xion  pour  méditer  sur  cet  imporUnt,  sujet.  Ce  n'est  pas  au  nom  de  la 
r.  isoii  (pie  je  vous  demande  ce  délai,  c'est  au  mien.  Souvenez-vous 
que  j'use  eu  cette  occasion  du  droit  que  vous  in'avez  donné  vous-même, 
et  qu'il  s'étend  au  moins  jusque-là. 


LA  NOUVKLLE  HÉLOfSK. 


31 


LETTRE  LVIII. 


I>t  JOLIF,    A  MILORD  EDOUARD. 


Ce  ii'osl  point  pour  me  plaiiidie  de  vous,  milord,  ipifijo  vous  écris  : 
puisque  vous  m'oulraj^cz,  il  laul  l)icn  (|iift  j'aie  avec  vous  des  torls  «pie 
j  ignore.  CouiineiU  concevoir  qu'un  liounète  homme  voulût  désiioiiorer 
saus  sujet  une  famille  estimable?  Contentez  donc  votre  vengeance,  si 
vous  la  croyez  légitime  ;  cette  lettre  vous  donne  un  moyen  laci'e  de 
perdre  une'mallienreuse  fille  (jni  ne  se  consolera  jamais  de  vous  avoir 
offensé,  et  qui  met  à  votre  discrétion  l'honneur  que  vous  voulez  lui 
ùler.  Oui,  milord,  vos  imputations  étaicni  justes  :  j'ai  un  amant  aimé  ; 
il  est  mailre  de  mon  cœur  et  de  ma  personne  ;  la  mort  simiIc  pourra 
briser  un  nœuds!  doux.  Cet  amant  est  (•.•hii  niome  que  vous  hononez 
de  votre  amitié  :  il  en  est  digne,  pnis(pi'd  vous  aime  et  qu'il  est  ver- 
lui-iix.  Cependant  il  va  périr  de  votre  main  ;  je  sais  qu'il  faut  du  sang 
à  l'honneur  outragé  ;  je  sais  que  sa  valeur  même  le  perdra  :  je  sais  que 
dans  un  combat  si  peu  redoutable  pour  vous  son  intrt'pide  cœur  ira  sans 
crainte  chercher  le  coup  mortel.  J'ai  voulu  retenir  ce  zèle  inconsidéré  ; 
j'ai  f.iit  parler  la  raison.  Hélas  !  en  écrivant  ma  lettre  j'en  sentais  rinii- 
lilité  ;  et.  qnehpie  n's|ictt  (pie  je  |iorte  à  ses  vertus,  je  n'en  attends 
Voiut  di'  lui  d'a'-sr/  snlilimos  pi>ur  le  détacher  d'un  faux  [loint  d'hon 
neur.  Jouissez  d  avaiirc  du  plaisir  que  vous  aurez  de.  percer  le  sein  de 
votic  ami  :  niaiss;ichez.  bonime  barbare,  qu'an  moins  vous  n'aurez  pas 
celui  lie  jouir  de  nies  larmes,  et  de  contempler  mon  désespoir.  Non, 
j'en  jure  par  l'amour  (pii  gémit  au  fond  de  mon  cœur,  soyez  léinoin 
d'un'  serment  qui  ne  sera  poini  vain  ;  je  ne  survivrai  pas  d'un  jour  à 
«•(■lui  pour  (|ui  je  respire  ;  «t  vous  aurez  la  gloire  de  nietlre  au  lomheau 
d'un  seul  «onp  deux  amants  infortunés,  qui  n'eurent  point  envers  vous 
de  toit  volonlaire,  et  (pii  se  plaisaient  à  vous  honorer. 

Ou  dit,  milord,  «pie  vous  avez  l'âme  belle  et  le  cœur  sensible  :  s'ils 
vous  laissent  goûter  en  paix  une  vengeance  que  je  ne  [mis  compren- 
dre, et  la  douceur  d(!  faire  des  nialhcureux,  puissent-ils,  «juand  je  n«! 
serai  plus,  vous  inspirer  (piehiucs  soins  pimr  un  père  et  nue  mère  in- 
consolables, «pie  la  [lerie  du  seul  enfant  qui  leur  reste  va  livrer  à  d'é- 
Icnieiles  douleurs  ! 


LETTRE  LIX. 


DE   M.    D  ORBK   A   JULIE. 

Je  me  hâte,  mademoiselle,  selon  vos  ordres,  de  vous  rendre  compte 
«le  la  ronimission  dont  vous  m'avez  chargé.  Je  viens  «le  chez  milord 
Edouard,  que  j'ai  trouvé  stmffrant  encore  de  son  entorse,  et  ne  pou- 
vant marcher  dans  sa  chambre  qu'à  l'aide  d'un  bâton.  Je  lui  ai  remis 
votre  lettre,  qu'il  a  ouverte  avec  empressement;  il  m'a  paru  ému  en  la 
lisant  ;  il  a  r«";vé  «piehpie  temps  ;  puis  il  l'a  relue  une  seconde  fois  avec 
une  agitation  plus  sensible.  Voilà  ce  qu'il  m'a  dit  en  la  Unissant.  Vous 
tara,  mnnsicur,  que  les  affaires  d'himnetir  onl  leur  règle  diml  on  ne 
peu!  se  déiiarli'  :  vous  avez  vu  ce  qui  s'est  passé  dans  celle-ci;  il  faut 
qu'elle  soil  vidée  régulièrement.  Prenez  deux  amis,  el  donnez-vous  la 
peine  de  revenir  ici  demain  matin  avec  eux;  vous  saurez  aie  s  via 
résolution  .le  lui  ai  représenté  que  l'ariairc  s'etant  passée  «'utre  nous, 
il  serait  niiiiix  (in'elle  se  Icrminàt  de  même.  Je  sais  ce  qui  convient, 
ni'a-t  il  dit  brusipiement,  et  ferai  ce  qu'il  faut,  imenez  vos  deux  amis, 
ou  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire.  Je  suis  sorli  là-dessus  ,  chercliaiit 
inulileinenl  dans  ma  tète  quel  peut  être  son  bizarre  dessein.  (Juni  (pi'H 
en  soit,  j'aiirai  rimnnenr  de  v«ms  voir  ce  soir,  et  j'exécuterai  deiiiain 
ce  que  vous  me  prescrirez.  Si  vous  trouvez  à  propos  que  j'aille  ;iu 
rendez-vous  avec  mon  cortège,  je  le  composerai  de  gens  dont  je  sois 
sûr  à  tout  événement. 


LETTRE  LX. 


Calme  tes  alarmes,  tendre  et  chère  Julie;  et,  sur  le  récit  de  ce  qui 
vient  de  se  passer,  ciiiiiiais  et  partage  les  seiitinienls  «pie  j'épnmve. 

J'étais  si  rempli  d'iiidi^jii.ilion  quand  je  re«.ns  la  li'llre,  qu'à  peine 
pus-je  la  lire  avec  ratleution  qu'elle  méritait.  J'avais  beau  ne  la  piniviiir 
réfuter,  laveugle  c«)lère  élait  la  plus  forle.  Tu  peux  avoir  raison.  (Iis.ii>- 
jc  en  mui-méine,  mais  ne  me  parle  jamais  de  te  laisser  avilir,  ftiisse-je 
le  perdre  el  innurir  coupable,  je  ne  souffrirai  point  «pion  manque  au 
respect  qui  t'est  dii;  tant  qu'il  me  restera  un  souille  de  vie,  tu  seras 
honorée  de  loiit  ce  «pii  t'approche  comme  tu  l'es  de  mon  co'ur.  Je  ne 
balan(,ai  pas  poiirlant  sur  les  huit  jtmrs  que  tu  me  demandais  :  l'acci- 
dent de  milord  Edouard  et  mou  v(i;u  d'obéissance  concouraient  à  ren- 


dre ce  délai  nécessaire.  Résolu,  selon  tes  ordres,  d'employer  cet  inter- 
valle à  nnîditcr  sur  le  sujet  de  ta  lettre,  je  m'occupais  sans  cesse  a  la 
nlire  et  à  y  réllécliir,  non  pour  changer  de  sentiment,  mais  pour  jus- 
iWutr  le  mien.  .   ,■  . 

J'avais  repris  ce  matin  celle  leltre  trop  sage  et  trop  judicieuse  a  mon 
gré,  et  je  la  relisais  avec  inquiéiude.  quand  on  a  frappe  a  la  porte  de 
ma  chambre.  Un  moment  après  j'ai  vu  entrer  milord  l.douard  sans  epee, 
appuyé  sur  une  canne  ;  trois  personnes  le  suivaient,  parmi  lesquelles 
jai  reconnu  M.  dOibe  Surpris  de  celte  visite  imprévu.-,  j'attendais  en 
silence  ce  qu'elle  devait  produire,  quand  Edouard  m'a  prié  de  lui  don- 
ner un  moment  d'audience,  et  «le  le  l.iiss'  r  agir  el  parler  sans  I  inter- 
rompre. Je  vous  en  demande,  a-t-il  dit,  votre  parole:  la  présence  de 
CCS  messieurs,  qui  sont  de  vos  amis ,  doit  vous  répondre  que  vous  ne 
l'i'ngagez  pas  indiscrètement.  Je  l'ai  iiroinis  sans  balancer.  .\  peine 
avais-je  achevé  que  j'ai  vu,  avec  réioiiiK-nient  (pie  m  peux  couc(.'vojr. 
niiloid  Edouard  a  genoux  devant  moi.  Surplis  d'une  si  elrange  altitude, 
j'ai  voulu  sur-lechanip  le  relever;  mais,  après  m'avoir  rappelé  ma 
promesse,  il  m'a  parlé  dans  ces  termes  :  «  Je  viens,  m«>nsieur,  rétrac- 
ter haulemenl  les  discours  injurieux  que  l'ivres<e  m'a  fait  linir  en  vo- 
tre présence  :  leur  injustice  les  rend  pins  oUV  nsanls  pour  moi  que  pour 
vous,  et  je  m'en  dois  l'aulheutiipie  désaveu.  Je  me  soii'in'ts  a  loiite  la 
puuiliou  que  vous  voudrez  m'imposer,  et  je  ne  croirai  mon  honneur  ré- 
tabli que  quand  ma  faule  s«Ta  réparée.  A  «juchpieprix  «pic  ce  h)iI,  ac- 
cordez-moi le  iiarilon  «pic  je  voiisdi'maude,  et  me  rciid«;z  voire  ainilie.  » 
.Milord,  lui  ai-je  dit  aussitôt,  je  r«;connais  niaiulenanl  voire  ànie  grande 
et  géuéreusi!  ;  et  je  sais  bieu  «listiuguer  en  vous  les  •liscoiirs  «pic  le 
cœur  dicte  di-  ceux  que  vous  tenez  quand  vous  n'êtes  pas  a  v  ous-im-ine  ; 
«|uils  soient  à  jamais  «lubliés.  A  l'iustant,  je  l'ai  soutenu  en  se  relevant, 
el  nous  nous  sommes  embrassés,  .\pres  cela,  milord  se  loiirnanl  vers 
les  spectateurs,  leur  a  dit  :  Mesdeu^'s,  je  vous  remercie  de  vol>e  com- 
pluisance.  De  braises  gens  comme  i  ou»,  a-l-il  ajoute  d'un  air  li<r  el  d'un 
ton  animé,  sentent  que  eetui  qui  répare  ainsi  ses  torls  n'en  sait  endurer 
de  personne.  Vous  pouvez  publier  ce  que  vous  avez  vu.  Ensuite  il  nous 
a  tous  quairc  invites  à  souper  pour  ce  soir;  et  ces  messieurs  sont 
sonis.  ,     ,  ,. 

A  peine  avons-nous  élé  seuls  qn  il  est  revenu  m  embrasser  d  une  ma- 
nière plus  teiidie  el  plus  amicale;  puis,  me  prenant  par  la  main  el  s'as- 
seyant  à  C(")le  di;  moi  :  Heureux  mortel,  s'esl-il  écrié.  jouiss«-z  d  un 
bonheur  dont  vous  clés  digne.  Le  cœur  de  Julie  est  à  vous;  puissiez- 
vous  tous  deux....  (Jue  diies-vons,  milord?  ai-je  inierronipu:  perdez- 
vous  le  sens?  Non,  m'at-il  dil  en  souriani.  Jlais  peu  s'en  est  fallu  que 
je  ne  le  perdisse,  et  c'en  était  fait  de  moi  peut-être  si  celle  qui  m'ôiait 
la  raison  ne  me  l'eût  rendue.  Alors  il  ma  remis  nm;  lettre  que  j'ai  été 
surpris  de  voir  écrite  d'une  main  qui  n'eu  écrivait  jamais  à  «1  autre 
homme  ipi'à  moi.  (Jiiels  mouvements  j'ai  sentis  à  sa  lecture!  Je  voyais 
une  amaniu  incomparable  vouloir  se  perdre  pour  me  sauver,  et  je  ic, 
connaissais  Julie.  iMais  quand  je  suis  parvenu  à  cet  endroit  où  elle  jure 
de  ne  pas  survivre  au  pins  fortune  des  hommes,  j'ai  frémi  des  dangers 
que  j'avais  courus,  j'ai  murmuré  d'être  trop  aimé,  et  mes  terreurs  liront 
(ait  sentir  que  lu  n'es  qu'une  mortelle.  Ah',  rends-moi  le  courage  donl 
tu  me  prives  ;  j'en  avais  pour  braver  la  mort  qui  ne  mena«,ait  que  moi 
seul,  je  n'en  ai  point  pour  mourir  tout  entier. 

Taudis  (|iie  mon  àme  se  livrait  à  ces  réflexions  ameres,  Ldouard  me 
tenait  des  discours  auxquels  j'ai  donné  d'abord  [leii  d  aitention  :  cepen- 
dant il  me  la  rendue  à  force  de  me  parler  de  loi  car  ce  qu'il  m  en  di- 
sait plaisait  à  mon  cœur  el  n'excitait  plus  ma  jalousie.  Il  m'a  panipeuc- 
tré  de  regret  d'avoir  troublé  nos  feux  et  ton  repos.  Tu  es  ce  qu'il  ho- 
nore le  plus  au  monde  ;  el,  n'osant  le  porter  les  excuses  qu'il  m'a  faites, 
il  m'a  prié  de  les  recevoir  eu  Ion  nom,  cl  de  te  les  faire  agréer.  Je  vous 
ai  regardé,  m'a-l-il  dil,  comme  son  représeniaut.  el  n'ai  pu  trop  m'hu- 
inilier  devant  ce  qu'elle  aime,  ne  pouvant,  sans  la  compromettre,  m  a- 
«Iresser  à  sa  personne,  ni  même  la  nommer.  11  avoue  avoir  ctun.u  pour 
loi  les  sentiments  donl  on  ne  peut  se  défendre  en  te  voyant  avec  irop 
de  soin  ;  mais  c'éiait  une  tendre  admiraiion  plutùt  que  de  l'amour.  Ils 
ne  lui  ont  jamais  inspiré  ni  prétention  ni  espoir;  il  les  a  ions  sacrifiés 
aux  nôtres  à  l'instant  qu'ils  lui  onl  été  connus,  et  le  mauvais  propos 
qui  lui  est  échappe  était  l'effet  du  punch,  et  non  de  la  jalousie  11  traite 
r^imour  en  philosophe  qui  croit  son  àme  au-dessus  des  passions  :  pour 
moi ,  je  suis  ironipé  s'il  n'en  a  déjà  ressenti  quelfin'une  qui  ne  permet 
plus  à  dautri-  de  germer  profundemenl.  Il  prend  I  épuisement  du  cœur 
pour  l'effort  «le  la  raison,  el  je  sais  bien  qu'aimer  Julie  cl  renoncer  à  elle 
n'est  pas  une  vertu  d'homme. 

Il  a  désiré  de  savoir  en  détail  l'histoire  de  nos  amours  et  les  causes 
qui  s'opposent  au  bonheur  de  ion  ami  ;  j'ai  cru  qu'après  la  lettre  une 
deiiii-conlidence  était  dauger«>iise  et  boi  s  de  propos  ;  je  l'ai  faite  en- 
liere,  el  il  m'a  écouté  a\ec  une  aitention  qui  m'attestait  sa  smcorilé. 
J'ai  vu  plus  d'une  fois  ses  veux  humides  «  l  son  âme  attendrie  ;  je  re- 
iiKiripiais  surloiil  l'impiession  puissante  que  tous  le»  lri(un|ilies  de  la 
venu  faisaient  sur  son  àme ,  cl  je  crois  avoir  aiquis  à  Claude  Anel 
un  nouveau  iiroleeieur  qui  ne  sera  pas  moins  zélé  «pie  ion  père.  Il  n'y 
a,  m'a-l-il  dil,  ni  incidenis  ni  aventures  dans  ce  que  vous  m'avez  ra- 
conté, el  les  catastrophes  d  un  roman  m'altacberaienl  beaucoup  moins; 
tant  lès  semiments  suppléent  aux  situations,  el  les  procedi-s  hount-tes 
aux  allions  cclaianies  !  Vos  deux  âmes  sont  si  extraordinaires,  qu'on 
n'en  peut  juger  sur  les  règles  conmiunes.  Le  bonheur  n'e>i  pour  vous 


52 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


ni  sur  la  même  route  ni  de  la  même  espèce  que  celui  des  autres  hom- 
mes :  ils  ne  cherchent  que  la  puissance  et  les  regards  d'autrui,  il  ne  vous 
faut  que  la  teudiesse  et  la  paix.  Il  s'est  joiul  à  voire  amour  une  émula- 
tlou  de  vertu  (|iii  vous  élevé  ;  et  vous  vaudriez  nu)ins  l'un  et  l'autre  si 
vous  ne  vous  clicz  point  aimés.  L'auiour  p.issera,  osc-t-il  ajouter  (par- 
donuons~lui  ce  blasphème  prononcé  dans  l'i^nuraiice  de  sou  ceeun; 
l'amour  passera,  dit-il,  et  les  venus  rcstcKiui.  Ah!  puissent-elles  durer 
autant  que  lui,  ma  Julie!  le  tic!  n'in  iliÈn.iiidcra  pas  davanlage. 

Euliu  je  vois  que  lu  dunic  |iliil(ps(i|iliii|iii'  et  uatiouale  n'altère  point 
dans  cet  honnête  Anglais  Ihnninnilc  nalnnllc,  et  qu'il  s'inléresse  véri 
iJiblement  à  nos  peines.  Si  le  crédit  et  la  richesse  nous  pouvaient  être 
utiles,  je  crois  que  nous  aurions  lieu  de  compter  sur  lui.  Mais  hélas! 
de  quoi  serveut  l.i  puissance  el  l'argent  pour  rendre  les  cceuis  heureux? 

Cet  entretien,  durant  leipiel  nous  ne  couq)tious  pas  les  heures,  nous 
a  menés  jusqu'à  celle  du  diuer.  J'ai  fait  apport<T  un  poulei,  et  après  le 
djner  nous  avons  couliiuié  de  causer.  Il  m'a  parlé  de  sa  démarche  de  ce 
matin,  et  je  n'ai  pu  m'empêeher  de  témoigner  quel(|ue  surprise  d'un 
procédé  si  auiheulique  et  si  peu  mesuré  :  mais,  outre  la  raison  qu'il 
m'en  avait  déjà  donnée,  il  a  .ijotilé  qu'une  (kinl-satislàctiou  était  indi- 
gne d'un  houime  de  courage  ;  qu'il  l,i  fallait  complète  ou  nulle,  de  peur 
qu'où  ne  s'avilit  sans  rien  reparer,  et(pi'un  ne  fit  altiihuer  à  la  crainte 
une  démarche  faite  à  contre-ro-ur  et  de  mauvaise  grâce.  D'ailleurs, 
a-t-il  ajouté,  ma  réputation  est  laite,  je  puis  être  juste  sans  soupçon  de 
lâcheté .  mais  vous,  qui  êtes  jeune,  et  débutez  dans  le  monde,  il  faut  que 
vous  sortiez  si  net  de  la  première  affaire,  qu'elle  ne  lejite  personne  de 
vous  en  susciter  nue  seconde.  Tout  est  plein  de  ces  poltrons  adroits  qui 
cherchent,  comme  on  dit,  à  lâter  leur  homme,  c'est-à-dire  à  découvrir 
quelqu'un  qui  soit  encore  plus  poltron  qu'eux,  et  aux  dépens  duquel  ils 
puissent  se'faire  valoir.  Je  veux  éviter  à  un  homme  d'honneur  comme 
vous  la  nécessité  de  châtier  sans  gloire  un  de  ces  gens-la;  et  j'aime 
mieux,  s  ils  ont  besoin  d(!  leçon,  qu'ils  la  reçoivent  de  moi  que  de  vous  : 
car  nue  affaire  de  plus  n'ôle  rieu  à  celui  qui  en  a  déjà  eu  plusieurs  ; 
mais  en  avoir  une  est  toujours  une  sorte  de  tache,  et  l'amant  de  Julie  en 
doit  être  exempt. 

Voilà  l'abrégé  de  ma  longue  conversation  avec  milord  Edouard.  J'ai 
cru  nécessaire  de  t'en  rendre  compte  afin  que  tu  me  prescrives  la  ma- 
nière dont  je  dois  me  comporter  avec  lui. 

Maintenant,  que  lu  dois  être  tranquillisée,  chasse,  je  l'en  conjure,  les 
idées  funestes  qui  t'occupent  depuis  i|iiel(pies  jours.  Songe  aux  ména- 
gements qu'exige  l'ineertiluile  de  Um  elal  actuel.  Uh  '.  si  lîienlôt  lu  pou- 
vais tripler  mon  être  !  si  bieuii't  un  gage  adoié...  Espoir  déjà  trop  déçu, 
viendrais-lu  m'abuser  encore!....  U  dé.irs!  ô  crainie:  ô  perplexités! 
Charmante  amie  de  mon  caur,  vivons  pour  nous  aimer,  et  que  le  ciel 
dispose  du  reste. 

P.  S.  J'oubliais  de  le  dire  que  mi'ord  m'a  remis  ta  lettre,  et  que  je 
n'ai  point  fait  difficullé  de  la  recevoir,  ne  jugeant  pas  qu'un  pareil  dépôt 
(Juive  rester  enlre  les  mains  d'un  liers.  Je  le  la  rendrai  à  noire  première 
entrevue;  car,  quant  à  moi,  je  n'en  ai  plus  affaire;  elle  est  trop  bien 
écrite  au  fond  de  mon  cœur  pour  que  jamais  j'aie  besoin  de  la  relire. 


LETTRE  LXI. 


Amène  demain  milord  Edouard,  que  je  me  jette  à  ses  pieds  comme 
il  s'est  mis  aux  liens.  Quelle  grandeur  !  quelle  genérosilé  !  Oli  !  que  nous 
sommes  petils  devant  lui  !  Conserve  ce  pie(  iiii\  ami  connue  la  prunelle 
de  ion  œil.  Peul-ètre  vaudrait-il  nminss'il  elail  phi>  lemperanl  :  jamais 
homme  sans  défaut  eut-il  de  grandes  vertus'.' 

Mille  angoisses  de  toute  espèce  m'avaient  jetée  dans  l'abattement;  ta 
lettre  est  venue  ranimer  mon  courage  éteint  ;  en  dissipant  mes  terreurs 
elle  m'a  rendu  mes  peines  plus  supporlables  :  je  me  sens  maintenant  as- 
sez de  force  pour  souffrir.  Tu  vis,  tu  m'aimes,  ton  sang,  le  sang  de  Ion 
ami  n'ont  point  été  répandus ,  et  ton  honneur  est  en  sûreté  :  je  ne  suis 
donc  pas  loulà  fait  misérable. 

Ne  manque  pas  au  rendez-vous  de  demain.  Jamais  Je  n'eus  si  grand 
besoin  de'  te  voir,  ni  si  peu  d'espoir  de  te  voir  longtemps.  Adieu,  mon 
cher  et  unique  ami.  Tu  n'as  pas  bien  dit ,  ce  me  semble,  vivons  pour 
nous  aimer.  Ah  !  il  fallail  dire,  aimous-nous  pour  vivre. 

LETTRE   LXn. 


DE  CLAinE  A  JDLIE. 

Faiidra-t-il  toujours,  aimable  cousine,  ne  remplir  envers  toi  nue  les 
plus  tristes  devmrs  de  l'amitié .'  Faudra-l-il  toujours  dans  l'amertume 
de  mon  cœur  allliger  le  tien  par  de  cruels  avis?  Hélas  !  tous  nos  senti-- 
inenls  noi.s  sont  counmms,  lu  le  sais  bien,  et  je  ne  saurais  l'annoncer 
de  nouvelles  pemes  que  je  ne  les  aie  .léjà  >enties.  Que  ne  pnis-ie  te  ca- 
tj»«T  ton  infortune  sans  1  augmenter?  ou  que  la  tendre  amitié  n'a-t-elle 


autant  de  charmes  que  l'amour  !  Ah  !  que  j'effacerais  promplement  tous 
les  chagrins  que  je  te  donne  I 

Hier,  après  le  concert,  ta  mère,  en  s'en  retournant,  ayant  accepté  le 
bras  de  ton  ami  el  toi  celui  de  M.  d'Orbe,  nos  deux  pères  restèrent 
avec  milord  à  parler  de  politique;  sujet  dont  je  suis  si  excédée  que 
renniii  me  chassa  dans  ma  chambre.  Une  demi-heure  après  j'enten  ■ 
dis  nommer  Ion  ami  plusieurs  fois  avec  assez  de  véhémence  :  je  con- 
nus que  la  conversation  avait  changé  d'objet,  el  je  prèlai  l'oreille.  Je  ju- 
geai parla  suile  du  discours  qu'Edouard  avait  osé  proposer  Ion  mariage 
I  avec  ton  ami ,  qu'il  appelait  hautement  le  sien ,  et  aucpiel  il  offrait  de 
j  faire  en  celle  ipialile  un  éiablissemuul  convenable.  Ton  père  avait  rejeté 
avec  mépris  celte  proposiiion,  et  c'était  là-dessus  que  les  propos  com- 
mençaient à  s'échauffer.  Sachez,  lui  disait  milord,  malgré  vos  prt'jiigés, 
qu'il  est  de  tous  les  hommes  le  plus  digne  d'elle,  cl  peut-être  le  plus 
propre  à  la  rendre  heureuse.  Tous  les  dons  qui  ne  dépendent  pas  des 
hoinmi'S,  il  les  a  reçus  de  la  ualiire,  et  il  y  a  ajouté  tous  les  talents  qui 
oui  dépendu  de  lui.  11  est  jeune,  grand,  bien  fait,  robuste,  adroit;  il  a 
de  l'éducation,  du  sens,  des  mœurs,  du  courage;  il  a  l'esprit  orné, 
l'àme  saine;  ((ue  lui  manquc-l-il  donc  pour  mériter  votre  aveu?  La 
forlime?  il  l'aura.  Le  liers  de  mon  bieii  suffit  pour  en  faire  le  plus  ri- 
che particulier  du  pays  de  Vaud;  j'en  donnerai,  s'il  le  faut,  jusqu'à  la 
moitié.  La  noblesse'.'  vaine  prérogative  dans  un  pays  où  elle  est  plus 
nuisible  qu'utile.  Mais  il  l'a  encore,  n'en  douiez  pas,  non  point  écrite 
d'encre  en  de  vieux  parchemins,  mais  gravée  au  fond  de  son  creur 
en  caractères  ineflaçables.  Eu  un  mot,  si  vous  préférez  la  raison  au 
préjugé,  el  si  vous  aimez  mieux  votre  fille  que  vos  titres,  c'est  à  lui 
que  vous  la  donnerez. 

Là-dessus  ton  pèn^  s'emporta  vivement.  Il  traita  la  proposition  d'ab- 
surde el  de  ridicule.  Quoi  I  milord,  dit-il,  un  homme  d'honneur  comme 
vous  peut-il  seulement  penser  que  le  dernier  rejeton  d'une  famille  illus- 
tre aille  éteindre  ou  dégrader  son  nom  dans  celui  d'un  quidam  sans 
asile  et  réduità  vivre  d'aMinônc^s '.'...  Arrêtez,  inlerrompil  Edouard;  vous 
parlez  de  mon  ami,  songez  que  je  premls  [lonr  moi  lous  les  outrages 
qui  lui  sont  faits  en  ma  présence,  el  que  les  noms  injurieux  à  un  homme 
d'honneur  le  sont  encore  p!us  à  celui  (|ui  les  |uonouce.  De  tels  quidams 
sont  plus  respectables  que  tous  les  hobereaux  de  l'Europe,  el  je  vous 
délie  de  trouver  aucun  moyeu  plus  honorable  d'aller  à  la  fortune  que 
les  hommages  de  l'estiioc  el  les  dons  de  l'amitié.  Si  le  gendre  que  je 
vous  propose  ne  compte  point,  comme  vous,  une  longue  suite  d'aïeux 
louj.)urs  incertains,  il  sera  le  foudemeut  et  riiouneur  de  sa  maison, 
comme  votre  premier  aucèlre  le  fut  de  la  vôtre.  Vous  scriez-voiis  donc 
tenu  pour  déshonoré  par  l'alliance  du  chef  de  voire  fauiille,  et  ce  mé- 
pris ne  rejailliraii-il  pas  sur  vous-même'?  Combien  de  grands  noms  re- 
tomberaient dans  l'oubli,  si  on  ne  tenait  compte  de  ceux  qui  ont  com- 
mencé par  un  homme  estimable  I  Jugeons  du  passé  par  le  préseul  ;  sur 
deux  ou  trois  citoyens  qui  s'illustrent  par  des  moyens  honnêtes,  mille 
coquins  anoblissent  tous  les  jours  leur  famille;  et  que  prouvera  celte 
noblesse  dont  leurs  descendants  seront  si  fiers,  sinon  les  vols  et  l'infa- 
mie de  leur  ancêtre?  On  voit,  je  l'avoue,  beaucoup  de  malhonnêtes 
gens  parmi  les  roturiers  ;  mais  il  y  a  toujours  vingt  à  parier  contre  nn 
qu'un  genlilhomme  descend  d'un  fripon.  Laissons,  si  vous  voulez,  l'ori- 
gine à  part,  et  pesons  le  mérite  et  les  services.  Vous  avez  porté  les 
armes  chez  un  prince  étranger.son  père  les  a  portées  graluitemenl  pour 
la  patrie.  Si  vous  avez  bien  servi,  vous  avez  été  bien  payé  ;  el,  quelque 
honneur  que  vous  ayez  acquis  à  la  guerre,  cent  roturiers  en  ont  acquis 
encore  plus  que  vous. 

De  quoi  s'honore  donc,  continua  milord  Edouard,  cette  noblesse 
dont  vous  êtes  si  lier?  Que  fait-elle  pour  la  gloire  de  la  patrie  ou  le 
bonheur  du  genre  humain  !  Mortelle  ennemie  des  lois  et  de  la  liberté, 
qu'a-t-elle  jamais  produit  dans  la  plupart  des  pays  oii  elle  brille,  si  ce 
n'est  la  force  de  la  lyraunie  et  l'oppression  des  peuples?  Osez-vous 
dans  une  république  vous  honorer  d'un  étal  destructeur  des  vertus  et 
de  l'humaniié,  d'un  état  où  l'on  se  vaille  de  l'esclavage,  et  où  l'on 
rougit  d'être  homme?  Lisez  les  annales  de  votre  pairie  :  en  quoi  votre 
ordre  a-t-il  bien  mérité  d'elle?  quels  nobles  comptez-vous  parmi  ses 
libérateurs?  Les  Furts,  les  Tell,  les  Stnuffacher,  étaient-ils  gentils- 
hommes? Quelle  est  donc  cette  gloire  insensée  dont  vous  faites  tant  de 
bruit?  Celle  de  servir  un  homme,  et  d'être  à  charge  à  l'Etal. 

Conçois,  ma  chère,  ce  que  je  souffrais  de  voir  cet  honuèle  liumnie 
nuire  ainsi  par  une  àpreté  déplacée  aux  intérêts  de  l'ami  (|u'il  vou- 
lait servir.  En  effet,  ton  père,  irrité  par  tant  d'invectives  pi(|uaules 
quoique  générales,  se  mit  à  les  repousser  par  des  personnalilc's.  Il  dit 
nettement  à  milord  Edouard  que  jamais  homme  de  sa  condition  n'avait 
tenu  les  propos  qui  venaient  de  lui  échapper.  Ne  plaidez  poiiii  inuti- 
lement la  cause  d'autrui,  ajouta-l-il  d'un  ion  brusque  ;  tout  grand 
seigneur  que  vous  êtes,  je  doute  que  vous  puissiez  bien  défendre  la 
vôtre  sur  le  sujet  en  question.  Vous  demandez  ma  fille  pour  voire  ami 
prétendu  sans  savoir  si  vous-même  seriez  bon  pour  elle;  et  je  connais 
assez  la  noblesse  d'Angleterre  pour  avoir  sur  vos  discours  une  médiocre 
opinion  de  la  vôtre. 

Pardieu  !  dit  milord,  quoi  que  vous  pensiez  de  moi,  je  serais  bien 
fâché  de  n'avoir  d'autre  preuve  de  mon  mérite  que  celui  d'un  homme 
mort  depui.i  cinq  cents  ans.  Si  \ous  connaissez  la  noblesse  d'Angle- 
terre, vous  savez  qu'elle  est  la  plus  éclairée,  la  mieux  iuslruile,  la  plus 
sage,  et  la  plus  brave  de  l'Europe  :  avec  cela,  je  n'ai  pas  besoin  de 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


chercher  si  elle  est  la  plus  antique  ;  car,  quand  on  parle  de  ce  qu  clic 
est,  il  n'est  p;is  .iiicsiion  de  te  (pi'elle  fui.  Nous  ne  sommes  ponit,  il 
est  vrai,  les  rschivrs  du  prince,  mais  ses  amis;  ni  les  tyrans  du  penpli-, 
mais  SCS  cluls  i;;!!:!!!!-^  de  la  lil)crl(;,  soutiens  de  la  pairie  et  a|)piiisdu 
tronc,  nous  lorinons  un  invincible  équilibre  entre  le  pcMpIc  n  le  roi 
Ndlrc  premier  devoir  est  envers  la  nation,  le  second  envers  celui  (pii  la 
(,'ouveiiie  :  ce  n'est  pas  sa  volonté  mais  son  droit  (jue  nous  eoiisiiltons 
MMii>trcs  suprêmes  des  lois  dans  la  chambre  des  pairs,  ipielqucfois 
même  législateurs,  nous  rendons  également  justice  au  peuple  et  au 
roi,  et  nous  ne  soulTrons  point  (pie  persomie  dise,  Dieu  et  mon  épée, 
mais  seulement ,  Dieu  cl  mon  druit. 

Voilà,  monsieur,  continiia-l-il,  quelle  est  cette  noblesse  respectable, 
aiicieune  autant  qu'aucune  autre,  mais  plus  (ièrc  de  son  mérite  que  de 
ses  ancêtres,  et  dont  vous  parlez  sans  la  connaître.  Je  ne  suis  point  le 
dernier  en  rang  dans  cet  ordre  illustre,  et  crois,  malgré  vos  préten- 
tions, vous  valoir  ù  tous  égards.  J'ai  une  sœur  à  marier  ;  elle  est  noble, 
jeune,  aimable,  riche  ;  elle  ne  cède  à  Julie  que  par  les  qualités  que  vous 
coiiipl(!z  pour  rieii.  Si  ((uiconque  a  senli  les  charmes  de  voire  lille  pou- 
vait tourner  ses  yeux  et  son  cœur,  quel  honneur  je  me  ferais  d'accep- 
ter avec  rien,  pour  mon  beau-frère,  celui  que  je  vous  propose  pour 
gendre  avec  la  moitié  de  mon  bien  ! 

Je  connus  à  la  répliqnt!  de  ton  peie  (| tUe  (  oiiversaliiui  ne  laisail 

(pie  l'aigrir;  et,  (pioiipie  pénélree  (r.idMiiiiiliiiii  pour  la  gi'iierositiJ  de 
milord  Edouard,  je  senlis  qu'un  lioiiiiiie  aussi  peu  liant  ipie  lui  n'était 
propre  qu'à  ruiner  it  jamais  la  négociation  qu'il  avait  entreprise.  Je 
me  hâtai  donc  de  rentrer  avant  que  les  choses  allassent  plus  loin.  Mou 
retour  (it  rompre  cet  entrelien,  et  l'on  se  sépara  le  moment  d'après 
assez  froidement.  Quant  à  mon  père,  je  trouvai  (jn'il  se  comportait  très- 
bien  dans  ce  démêlé.  Il  appuya  d'abord  avec  intérêt  la  proposition  ; 
mais  voyant  que  ton  père  n'y  voulait  point  entendre,  et  que  la  dispute 
comuieneait  a  s'animer,  il  se  retourna,  comme  de  raison,  du  parti  de 
son  beau-rrère  ;  et,  en  interrompant  à  propos  l'un  et  l'autre  par  des 
discours  modérés ,  il  les  retint  tons  deux  dans  des  bornes  (lont  ils 
seraient  vraisemblablement  sortis  s'ils  lussent  restés  tète  à  tête. 
Après  leur  départ,  il  me  fit  conlidenee  de  ce  qui  venait  de  se  passer; 
et,  comme  je  prévis  où  il  en  allait  venir,  je  me  luUai  de  lui  diic  que 
les  choses  étant  en  cet  état,  il  ne  convenait  jdus  ipie  l.i  pi  rxiiiin'  en 
qucsti(m  te  vil  si  s(mvcnt  ici,  et  qu'il  ne  conviendiail  pas  nièiiie  (pi'il  v 
vînt  du  tout,  si  ce  n'était  faire  une  espèce  d'afirout  à  M.  d'Orbe  doiii 
il  était  l'ami  :  mais  que  je  le  prierais  de  l'amener  plus  rarement,  ainsi 
que  milord  Edouard.  C'est,  ma  chère,  tout  ce  que  j'ai  pu  faire  de  mieux 
pour  ne  pas  leur  fermer  tout  à  lait  ma  porte. 

Ce  n  est  pas  tout.  La  crise  où  je  le  vois  me  force  à  revenir  sur  mes 
avis  précédents.  L'alfaire  de  milord  Edouard  et  de  ton  ami  a  fait  |)ar 
la  ville  tout  l'éclat  auquel  on  devait  s'attendre.  Quoique  M.  d'Orbe  ait 
gar(l(!  le  secret  sur  le  fond  de  la  querelle,  trop  d'indices  le  décèlent 
pour  qu'd  puisse  rester  caché.  On  soupçonne,  on  conjecture,  ou  te 
nomme  :  le  rapport  du  guet  n'est  pas  si  bien  étouffé  qu'on  ne  s'en 
souvienne,  et  lu  n'ignores  pas  qu  aux  yeux  du  public  la  vérité  sonp- 
çonuée  est  bien  près  de  l'évidence.  Tout  ce  que  je  puis  te  dire  pour 
ta  consolation,  c'est  cju'en  général  on  approuve  ton  choix,  et  qu'on  ver- 
rait avec  plaisir  l'union  d'un  si  charmant  couple  ;  ce  qui  me  confirme 
que  ton  ami  s'est  bien  comporté  dans  ce  pays,  et  n'y  est  guère  moins 
aimé  que  toi.  Mais  que  l'ail  la  voix  publique  à  ton  inilexibic  père  ?  Tous 
ces  bruits  lui  sont  parvenus  ou  lui  vont  parvenir,  et  je  frémis  de  l'effet 
qu'ils  peuvent  procluire,  si  tu  ne  te  h;'ites  de  prévenir  sa  colère.  Tu 
(lois  l'attendre  de  sa  part  à  une  explication  terrible  pour  loi-même, 
et  peut-être  à  pis  encore  pour  ton  ami  :  non  que  je  pense  (pi'il  veuille 
à  son  âge  se  mesurer  avec  un  jeune  homme  ((u'il  ne  croit  pas  digne  de 
son  épée  ;  mais  le  pouvoir  qu'il  a  dans  la  ville  lui  fournirait  s'il  le  vou- 
lait, mille  moyens  de  lui  (aire  un  mauvais  parti,  et  il  esta  craindre  que 
sa  fureur  ne  lïii  en  inspire  la  v(douté. 

Je  t'en  conjure  à  genoux,  ma  douce  amie,  songe  aux  dangers  qui 
t'enviiomieiit,  et  dont  le  risque  augmente  à  chaque  instant.  Un  bon- 
luMir  inoui  t'a  préservée  jusquà  présent  an  milieu  de  tout  cela;  tandis 
qu'il  en  est  temps  encore,  mets  le  sceau  de  la  prudence  an  mystère 
de  les  amours,  cl  ne  pousse  pas  h  bout  la  fortune,  de  peur  qu'elle  n'en- 
veloppe dans  tes  malheurs  celui  qui  les  aura  causés.  Crois-moi,  mou 
ange,  l'avenir  est  incertain  ;  mille  événements  peuvent  avec  le  temps, 
otïrir  des  ressources  inespérées  ;  mais  quant  ;i  présent,  je  te  l'ai  (iit  et 
le  répète  plus  fortement,  éloigne  ton  ami,  ou  tu  es  perdue. 

LETTRE  LXIll. 

nE  JULIE    A   (.L.^IRC. 

Tout  ce  que  tu  avais  prévu,  ma  chère,  est  arrivé.  Hier,  nue  heure 
après  notre  retour,  mon  père  enira  dans  la  chambre  de  ma  mère, 
les  yeux  étincelauls,  le  visage  enflammé,  dans  un  état,  en  un  mol,  où 
je  ne  l'avais  l'avais  jamais  vu.  Je  compris  d'abord  qu'il  venait  d'avoir 
(pierelle,  ou  qu'il  allait  la  chercher;  et  ma  conscience  agitée  me  lit 
trembler  d'avance. 

Il  cominen(;a  par  apostropher  vivenoeut.  mais  en  général,  le»  mères 


de  famille  qui  appellent  indiscrètement  chez  elles  des  jeunes  gens 
sans  état  cl  sans  nom,  dont  le  commerce  n'attire  que  honte  et  déshon- 
neur à  celles  qui  les  écoutent  Ensuite,  voyant  que  cela  ne  suffisait  pas 
pour  arracher  quehiue  réponse  d'une  femme  intimidée,  il  cita  sans 
nieiia^'eiiient  en  exemple  ce  qui  s'était  passé  dans  notre  maison  depuis 
iiu'oii  v  avait  introduit  un  prétendu  bel  esprit,  un  diseur  de  riens,  plus 
propre  à  cornunpre  une  lille  sage  qu'a  lui  donner  aïKjune  bonne  in- 
struction. Ma  mère,  (|ui  vit  qu'elle  gagnerait  peu  de  chose  à  se  laire, 
l'arrêta  sur  ce  mot  de  corruption,  et  lui  demanda  ce  qu'il  trouvait,  dans 
la  conduite  ou  dans  la  réputation  de  Ibonnête  homme  dont  il  parlait, 
qui  pût  autoriser  de  pareils  s(jupi:oMs.  Je  n'ai  pas  irn,  :ijoula-t-elle,  que 
l'esprit  et  le  milite  lussent  des  litre-  d'e\<liisioii  dans  la  société.  A  (|iii 
(Jonc  faiidia-t-il  ouvrir  votre  maison,  si  les  tiilents  et  les  mœurs  n  en 
obtiennent  pas  l'enlrée'?  A  des  g(;ns  sortables,  inadanK-,  reprit-il  eu 
colère,  qui  puissent  réparer  l'honneur  d'une  lille  quand  ils  l'ont  oITen- 
sée.  Non,  dit-elle,  mais  à  des  gens  debien  qui  ne  l'offensent  point  Ap- 
prenez, dit-il,  que  c'est  offenser  Ihonneur  d'une  maison  que  d'oser  en 
solliciter  l'alliance  sans  titres  pour  l'obtenir.  Loin  de  voir  en  cela,  dit 
ma  mère,  une  offense,  je  n'v  vois,  au  contraire,  qu'un  témoignage  d'es- 
time. D'ailleurs,  je  ne  sache  point  que  celui  contre  qui  vous  vous  em- 
portez ait  rien  l'ail  de  semblable  à  voire  égard,  il  l'a  fait,  madame,  et 
f(!ra  pis  encore  si  je  n'y  mets  ordre;  mais  je  veillerai,  n'en  doutez 
|)as,  aux  soins  que  V(ms  remplissez  si  mal. 

Alors  comnien(.^a  une  dangereuse  aliercaliou  qui  m'apprit  que  les 
bruits  de  ville  dont  In  parles  étiiieiil  ignorés  de  mes  parents,  mais  du- 
rant la(pielle  Km  indigne  cousine  eùi  voulu  être  à  cent  pieds  SOUS  terre. 
Imagine-toi  la  meilleure  et  la  plus  abusée  des  mères  faisant  l'éloge  de 
sa  coupable  lille,  et  la  louant,  helas  !  de  toutes  les  vertus  qu'elle  a  per- 
dues, dans  les  termes  les  plus  honorables,  ou  pour  mieux  dire,  les 
plus  humiliants;  ligure-loi  nu  père  irrité,  prodigue  d'expressions  offen- 
santes, et  qui,  dans  tout  sou  emportement,  n'en  laisse  pas  échapper 
une  qui  marque  le  moindre  doute  sur  la  sagesse  de  celle  que  le  re- 
mords déchire  et  que  la  honte  écrase  en  sa  présence.  Oh  !  quel  in- 
croyable tourment  d'une  couscience  avilie  de  se  reprocher  des  crimes 
(lue  la  colère  et  l'indignation  ne  pourraient  soupçonner!  Quel  poids 
accablant  et  insupporlablt"  (pie  celui  d'une  fausse  louange  et  d'une 
estime  que  le  comii  icjeiie  en  secret  !  Je  m'en  sentais  tellemenl  op; 
pressée,  que,  |>imr  me  délivrer  d'un  si  cruel  supplice,  j'étais  prijic  à 
tout  avouer,  si  mon  peie  m'en  eût  laissé  le  temps  ;  mais  rimpéiuo- 
sité  de  son  emportement  lui  faisait  redire  cent  fois  les  inéme^  choses, 
et  changer  à  chaque  instant  de  sujet.  Il  remanpia  ma  coulenauce  basse, 
éperdue,  biimiliée,  indices  de  mes  remords.  S'il  n'en  tira  pas  la  con- 
séquence de  ma  faute,  il  en  tira  celle  de  mon  amour;  et  pour  m'en 
faire  p'us  de  honte,  il  en  outragea  l'objet  en  des  ttmnes  si  odieux  et  si 
méprisants,  que  je  ne  pus,  malgré  tous  mes  efforts,  le  laisser  poursuivre 
sans  l'interrompre.  ^ 

Je  ne  sais,  ma  chère,  où  je  trouvai  tant  de  hardiesse,  et  quel  mo- 
ment d'égarement  me  lit  oublier  ainsi  le  devoir  et  la  modestie  ;  mais. 
si  j'osai  sortir  un  instant  d'un  silence  respectueux,  j'en  portai,  c()mme 
comme  tu  vas  voir,  assez  rudement  la  peine.  An  nom  du  ciel,  lui  dis-je, 
daignez  vous  apaiser;  jamais  un  homme  digue  de  Unit  d'injures  ne  sera 
dangereux  pour  moi.  A  l'instant  mou  père,  qui  crut  sentir  un  repro- 
che à  travers  ces  mots,  et  dont  la  fureur  n'allendait  qu'un  prétexte, 
s'élança  sur  ta  pauvre  amie  :  pour  la  première  fois  de  ma  vie  je  reçus 
un  soufflet  qui  ne  fut  pas  le  seul  ;  et  se  livrant  à  son  lran:<port  avec  une 
violence  égale  à  celle  qu'il  lui  avait  coûtée,  il  memaltraiia  sans  mén-.ige- 
ment,  quoique  ma  mère  s(;  fût  jetée  entre  deux,  m'eût  couverte  de  son 
corps,  et  eût  reçu  quelipies-uns  des  coups  (pii  m'étaient  portes.  En  re- 
culant pour  les  éviter,  je  lis  un  faux  pas,  je  tombai,  et  mou  visage  alla 
donner  contre  le  pied  d'une  table  qui  me  fit  saigner. 

Ici  finit  le  triomphe  de  la  colère,  et  commença  celui  de  la  nature. 
Ma  chute,  mon  sang,  mes  larmes,  celles  de  ma  mère,  l'éniurcul  ;  il  me 
releva  avec  un  air  (Yiu(piiélude  et  d'empressement;  et,  m'ayant  assise 
sur  une  chaise,  ils  recherchèrent  tous  deux  avec  soin  si  je  n'étais  point 
blessée.  Je  n'avais  qu'une  légère  conlusiun  au  front  et  ne  saignais  que 
du  nez  Cependant,  je  vis  au  changement  d'air  et  de  voix  de  mon  père 
(pi'il  était  uit-eontent  de  <e  (pi'il  venait  de  faire.  Il  ne  revint  poini  à  moi 
par  des  i  are^ses,  la  dignité  paternelle  ne  souH'rait  pas  un  changement 
si  bru^(pie  ;  mais  il  revint  à  ma  mère  avec  de  tendres  excuses,  cl  je 
voyais  bien,  aux  regards  qu'il  jetait  fiirlivemeni  sur  moi.  que  la  nmitie 
de"  tout  cela  m'était  indireclcnienl  adressée.  Non,  ma  chère,  il  n'y  a 
point  de  c(mfnsion  si  lonchanle  que  celle  d'un  tendre  père  qui  croit 
s'être  misdaus  son  tort.  Le  cœur  d'un  \h'vc  senl(pril  est  fait  pour  par- 
donner, et  non  pour  avoir  besoin  de  pardon. 

Il  était  l'heure  du  souper  ;  on  le  fit  relarder  pour  me  domier  le  temps 
de  me  remettre  :  et  mon  père,  ne  voulant  pas  que  les  domestiques 
fussent  lémoins  de  mon  désordre,  m'alla  chercher  lui-même  un  verre 
d'eau,  tandis  que  ma  mère  me  bassinait  le  visage.  Hélas!  celle  pauvre 
maman,  dej.t  languissante  et  valétudinaire,  elle  se  serait  bien  passée 
d'une  pareille  scène,  cl  n'avait  guère  moins  besoin  de  secours  que  moi. 
A  laide,  il  ne  me  parla  point  ;  mais  ce  silence  était  de  honte,  et  non 
de  dédain  ;  il  an'eclait  de  trouver  bon  chaque  plat  pour  dire  ;i  ma  mère 
de  m'en  servir;  et  ce  qui  me  toucha  le  plus  sensiblement,  fui  de  m'a- 
percevoir  qu'il  cherchait  les  occasions  de  nommer  sa  fille,  et  non  pas 
Julie,  comme  à  l'ordinaire. 


54 


LA  ÎSOUVELLE  HELOISE. 


Après  le  souper,  l'jiir  se  trouva  si  froid  que  ma  mère  fit  faire  du  feu 
dans  sa  chambre.  Elle  s'assit  à  l'un  des  coins  de  la  cheminée,  et  mon 
père  à  l'autre  ;  j  allais  prendre  une  chaise  pour  me  placer  entre  eux, 
quand,  m'arrétant  par  ma  robe,  et  me  tirant  à  lui  sans  rien  dire,  il 
m'assit  sur  ses  genoux.  Tout  cela  se  lit  si  promplement  et  par  une  sorte 
de  mouvement  si  involontaire,  qu'il  en  eut  une  espèce  de  repentir  le 
moment  d'après.  (Cependant  j'étais  sur  ses  genoux,  il  ne  pouvait  plus 
s  en  dédire;  et,  ce  qu'il  y  avait  de  pis  pour  la  contenance,  il  fallait  me 
tenir  embrassée  dans  celte  gênante  altitude.  Tout  cela  se  faisait  en  si- 
lence ;  mais  je  semais  de  temps  en  temps  ses  bras  se  presser  contre 
mes  tlancs  avec  un  soupir  assez  mal  étouffé.  Je  ne  sais  quelle  mauvaise 
honte  empêchait  ses  bras  paternels  de  se  livrer  à  ces  douces  étreintes; 
une  CCI  laine  gravité  qu'on  n'osait  quitter,  une  certaine  confusion  qu'on 
n'osait  vaincre,  mettaient  entre  un  père  et  sa  lille  ce  charmant  embar- 
ras (lue  la  pudeur  et  l'amour  donnent  aux  amants,  landis  qu'une  tendre 
mère,  transportée  d'aise,  dévorait  eu  secret  un  si  doux  spectacle.  Je 
voyais,  je  sentais  tout  cela,  mon  ange,  et  ne  pus  tenir  plus  longtemps  à 
1  attendrissement  qui  me  gagnait.  Je  feignis  de  glisser;  jt  jetai,  pour  me 
retenir,  un  bras  au  cou  de  mon  père  ;  je  penchai  mon  visage  sur  sou 
visage  vénérable,  et  dans  un  instant  il  fut  couvert  de  mes  baisers  et 
mondé  de  mes  larmes  ;  je  sentis  à  celles  qui  lui  coulaient  des  yeux 
qu'il  était  lui-même  soulagé  d'une  grande  peine  :  ma  mère  vint  partager 
nos  transports.  Douce  et  paisible  innocence,  m  manquas  seule  à  mon 
cœur  pour  faire  de  cette  scène  de  la  nature  le  plus  délicieux  moment 
de  ma  vie .' 

(Je  matin,  la  lassitude  et  le  ressentiment  de  ma  chute  m'ayant  rete- 
nue au  lit  un  peu  tard,  mon  père  est  entré  dans  ma  chambre  avant  que 
je  fusse  levée;  il  s'est  assis  à  cùlé  de  mon  lil  en  s'iiiformant  tendre- 
ment de  ma  santé:  il  a  pris  une  de  mes  mains  dans  les  siennes,  il  s'est 
abaisse  jusqu'à  la  baiser  plusieurs  fois  en  mappelant  sa  chère  fille,  et 
me  lemoignanl  du  regret  de  son  emportement  Pour  moi,  je  lui  ai  dit, 
et  je  le  pense,  que  je  serais  trop  heureuse  d'être  batliie  tous  les  jouis 
au  même  prix,  et  qu'il  n'y  a  point  de  traitement  si  rude  qu'une  seule  de 
ses  caresses  n'efface  au  fond  de  mon  cœur. 

Après  cela,  prenant  un  ton  plus  grave,  il  m'a  remise  sur  le  sujet 
d  hier,  et  m  a  signifié  sa  volonté  en  termes  honnêtes,  mais  précis. — Vous 
savez,  m'a-i-il  dit,  à  qui  je  vous  destine  ;  je  vous  l'ai  déclaré  dès  mon 
aiTivée,  et  ne  changerai  jamais  d  intention  sur  ce  point.  (Juant  à 
1  homme  dont  m'a  parlé  milord  lidouard,  quoique  je  ne  lui  dispute  point 
le  mente  que  tout  le  monde  lui  trouve,  je  ne  sais  s'il  a  conçu  de  lui- 
même  le  ridicule  espoir  de  s'allier  à  moi,  on  si  quelqu'un  a  pu  le  lui 
nispirer;  mais,  quand  je  n'aurais  personne  en  vue,  et  qu'il  aurait  toutes 
les  guinées  de  l'Angleterre,  sovez  sûre  que  je  n'accepterais  jamais  un 
tel  gendre.  Je  vous  défends  de  le  voir  et  de  lui  parler  de  votre  vie,  et 
cela  autant  pour  la  sùrelé  de  la  sienne  que  pour  voire  honneur.  Quoique 
je  me  sois  toujours  senti  peu  d'inclination  pour  lui,  je  le  hais,  surtout  à 
présent,  pour  les  excès  qu'il  m'a  fait  coiniiiellre,  et  ne  lui  pardonnerai 
jamais  ma  biulalilé. 

A  ces  mots,  il  est  sorti  sans  attendre  ma  réponse,  et  presque  avec  le 
même  air  de  sévérité  qu'il  venait  de  se  reprocher.  Ah!  ma  cousine, 
quels  monstres  d'enfer  sont  ces  préjugés  qui  dépravent  les  meilleurs 
cœurs  et  font  taire  à  chaque  iusiant  la  nature  ! 

Voilà,  ma  Claire,  comment  s'est  passée  l'explication  que  tu  avais  pré- 
vue, et  dont  y-  n'ai  pu  comprendre  la  cause  jusipi'à  ce  que  la  lettre  me 
lait  apprise.  Je  ne  puis  bien  te  dire  quelle  révolution  s'est  faite  en  moi 
mais  depuis  ce  moment  je  me  trouve  changée;  il  me  semble  ipie  je  tourné 
les  yeux  avec  plus  de  regret  sur  l'heureux  temps  où  je  vivais  tranquille 
et  contente  au  sein  de  ma  famille,  et  que  je  sens  augmenter  le  senti- 
ment de  nia  laiile  avec  celui  des  biens  qu'elle  m'a  fait  perdre.  Dis, 
cruelle,  dis-le-moi,  si  tu  l'oses,  le  temps  de  l'amour  serait-il  passé?  et 
laui-il  ne  se  plus  revoir?  Ah  !  sens-tu  bien  tout  ce  qu'il  y  a  de  sombre 
et  d'horrible  dans  cette  funeste  idée?  Cependant  l'ordre  de  mon  père 
est  précis,  le  danger  de  mon  amant  est  cerlain.  Sais-tu  ce  qui  résulte 
en  moi  de  tant  de  mouvements  opposés  ipii  s'entre-détruisenl?  Une 
sorte  de  stupidité  qui  me  rend  l'ànie  presque  insensible,  et  ne  me  laisse 

I  usage  m  des  passions  ni  de  la  raison.  Le  moment  est  critique,  lu  me 
l'as  dit,  et  je  le  sens;  cependant  le  ne  fus  jamais  moins  en  état  de  me 
condune.Jai  voulu  tenter  vingt  fois  d'écrire  à  celui  que  j'aime,  je  suis 
piête  a  m'évanouir  à  chaque  ligne,  et  n'en  saurais  tracer  deux  desuile. 

II  ne  me  reste  que  toi,  ma  douce  amie  :  daigne  penser,  parler,  aeir 
pour  moi;  je  remets  mon  sort  en  tes  mains;  quelque  parti  que  tu 
prennes,  je  conlirme  d'avance  tout  ce  que  tu  feras;  je  confie  à  ton 
amilie  ce  pouvoir  funeste  que  l'amour  m'a  vendu  si  cher.  Sépare-moi 
pour  jamais  de  moi-même,  donne-moi  la  mort,  s'il  faut  que  je  meure, 
mais  ne  me  force  pas  à  me  percer  le  cœur  de  ma  |)ropre  main. 


d  être  la  plus  a  plaindre.  De  grâce,  fais  parler  mon  cœur  par  ta  bouche- 
pénètre  le  lien  de  la  tendre  commisération  de  l'amour  ;  console  un  in- 
fortune ;  dis-lui  ccm  fois...  ah!  di-hii...  Ne  crois-tu  pas,  chère  amie 
que,  maigre  tous  les  préjugés,  tous  les  obstacles,  tous  les  revers,  le 
ciel  nous  a  fans  1  un  pour  l'autre?  Oui,  oui,  j'en  suis  sûre,  il  nous  des- 
tine a  être  mus  ;  il  m'est  impossible  de  perdre  celte  idée,  il  m'est  impos- 


sible de  renoncer  à  l'espoir  qui  la  suit.  Dis-lui  qu'il  se  garde  lui-même 
du  découragement  et  du  désespoir.  Ne  l'amuses  point  à  lui  demander 
en  mon  nom  amour  et  fidélité,  encore  moins  à  lui  en  prometlie  autant 
de  ma  part;  l'assurance  n'en  est-elle  pas  an  fond  de  nos  âmes?  ne  sen- 
tons-nous pas  qu'elles  sont  indivisibli  s,  et  que  nous  n'en  avons  plus 
qu'une  à  uous  deux  ?  Dis-lui  donc  seulement  qu'il  esjjère,  et  que  si  lo 
sort  nous  poursuit,  il  se  lie  au  moins  à  l'amour  :  car,  je  le  sens,  ma 
cousine,  il  guérira  de  manière  ou  d'autre  les  maux  qu'il  nous  cause, 
et,  quoi  que  le  ciel  ordonne  de  nous,  nous  ne  vivrous  pas  longtemps 
séparés. 

P.  S.  Après  ma  lettre  écrite,  j'ai  passé  dans  la  chambre  de  ma  mère, 
et  je  m'y  suis  trouvée  si  mal  que  je  suis  obligée  de  venir  me  remettre 
dans  mon  lil;  je  m'aperçois  même...  je  crains.,  ahl  ma  chère,  je  crains 
bien  que  ma  chute  d'hier  n'ait  quelque  suite  plus  funeste  que  je  n'avais 
pensé.  Ainsi,  tout  est  fini  pour  moi  ;  toutes  mes  espérances  lu'aban- 
donuenl  en  même  temps. 


LETTRE  LXIV. 


DE   CLAIRE    A    H.    D  OKBIS. 

Mon  père  m'a  rapporté  ce  malin  l'entretien  qu'il  eut  hier  avec  vous. 
Je  vois  avec  plaisir  que  tout  s'achemine  à  ce  qu'il  vous  plait  d'appeler 
votre  bonheur.  J'espère,  vous  le  savez,  d  y  trouver  aussi  le  mien  ;  l'es- 
time et  l'anniié  vous  sont  acquises,  et  tout  ce  que  mon  cœur  peut  nour- 
rir de  sentiments  plus  tendres  est  encore  à  vous.  Mais  ne  vous  y  trom- 
pez pas;  je  suis  en  femme  une  espèce  de  monstre,  et  je  ne  sais  par  quelle 
bizarrerie  de  la  nature  l'amitié  l'emporle  en  moi  sur  l'amour  (Juand  je 
vous  dis  que  ma  Julie  m'est  plus  chère  que  vous,  vous  n'eu  faites  que 
rire;  et  cependant  rien  n'est  plus  vrai.  Julie  le  sent  si  bien  qu'elle  est 
plus  jalouse  pour  vous  que  vous-même,  et  que,  tandis  que  vous  parais- 
sez content,  elle  trouve  toujours  que  je  ne  vous  aime  pas  assez,  il  y  a 
plus,  et  je  in'allache  tellenienl  à  tout  ce  qui  lui  est  cher,  que  son  amant 
et  vous  éles  à  peu  près  dans  mon  cœur  en  même  degré,  quoique  de 
diiïérenies  manières.  Je  n'ai  pour  lui  que  de  l'amitié,  mais  elle  est  plus 
vive;  je  crois  sentir  un  peu  d'amour  pour  vous,  mais  il  est  plus  posé. 
Quoique  tout  cela  pût  paraître  assez  équivalent  pour  troubler  la  tran- 
quillité d'un  jaloux,  je  ne  pense  pas  que  la  vôtre  en  soit  fort  altérée. 

Que  les  pauvres  enfants  en  sont  loin,  de  cetie  douce  tranquillité  dont 
nous  osons  jouir!  et  que  notre  contenlemeni  a  mauvaise  grâce,  tandis 
que  nos  amis  sont  au  désespoir  I  C'en  est  fait,  il  faut  qu'ils  se  quittent; 
voici  l'instant,  peut-être,  de  leur  «lernelle  séparation  ;  et  la  tristesse 
que  nous  leur  reprochâmes  le  jour  du  concert  était  peut-être  un  pres- 
sentiment qu'ils  se  voyaient  pour  la  dernière  fois.  Cependant  votre  ami 
ne  sait  rien  de  sou  infortune  :  dans  la  sécurité  de  son  cœur  il  jouit  en- 
cm'e  du  bonheur  qu'il  a  perdu  ;  au  moment  du  désespoir,  il  goûte  en 
idée  une  ombre  de  félicité  ;  et  comme  celui  qu'enlève  un  trépas  im- 
prévu, le  malheureux  songe  à  vivre  et  ne  voit  pas  la  mort  qui  va  le  sai- 
sir. Hélas!  c'est  de  ma  main  qu'il  doit  recevoir  ce  coup  terrible  I  0 
divine  amiiié,  seule  idole  de  mon  cœur,  viens  l'animer  de  ta  sainte 
cruauté.  Donue-moi  le  courage  d'être  barbare,  et  de  te  servir  digne- 
ment dans  un  si  douloureux  devoir. 

Je  compte  sur  vous  en  celte  occasion,  et  j'y  compterais  même  quand 
vous  m'aimeriez  moins;  car  je  connais  votre  àme,  je  sais  qu'elle  n'a  pas 
besoin  du  zèle  de  l'amour  où  parle  celui  de  riiumamlé.  H  s'agit  d'abord 
d'engager  notre  ami  à  venir  chez  moi  demain  dans  la  matinée.  Gardez- 
vous,  au  surplus,  de  l'avertir  de  rien.  Aujourd'hui  l'on  me  laisse  libre, 
et  j'irai  passer  laprès-midi  chez  Julie  ;  lâchez  de  trouver  milord  Edouard 
et  de  venir  seul  avec  lui  m'alteiidre  à  huit  heures,  afin  de  convenir  en- 
semble de  ce  (pi'il  faudra  faire  pour  résoudre  au  départ  cet  infortuné,  et 
prévenir  son  désespoir. 

J'espère  beaucoup  de  son  courage  et  de  nos  soins.  J'espère  encore 
plus  de  son  amour.  La  volonté  de  Julie,  le  danger  que  courent  sa  vie 
et  son  honneur,  sont  des  motifs  auxquels  il  ne  résistera  pas.  Quoi  qu'il 
eu  soit,  je  vous  déclare  qu'il  ne  sera  point  question  de  noce  entre  nous 
que  Julie  ne  soit  tranquille,  et  que  jamais  les  larmes  de  mon  amie  n'ar- 
roseront le  nœud  qui  doit  nous  unir.  Ainsi,  monsieur,  s'il  est  vrai  que 
vous  m'aimiez,  votre  intérêt  s'accorde,  en  cette  occasion,  avec  votre 
générosité  ;  et  ce  n'est  pas  tellement  ici  l'alTaire  d'aulrui,  que  ce  ne  soit 
aussi  la  vôtre. 


LETTRE  LXV. 


DE    CLAIKE     A    JULIB. 

Tout  est  fait  ;  et  malgré  ses  imprudences,  ma  Julie  est  en  silreté.  Les 
secrets  de  ton  cœur  sont  ensevelis  dans  l'ombre  du  mystère.  Tu  es  en- 
core an  sein  de  ta  famille  et  de  ton  pays,  chérie,  honorée,  jouissant 
d'une  réputation  sans  lâche,  et  d'une  estime  universelle.  Considère  en 
frémissant  les  dangers  que  la  honte  ou  l'amour  t'ont  fait  courir  en  fai- 
sant trop  ou  trop  peu.  Apprends  à  pc  vouloir  plus  concilier  des  senti- 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


menls  inonnipfiiililcs,  cl  l)énis  If  rid,  trop  ;ivfiif.'lo  amnntc  on  fillfi  trop 
rraititivc.  irmi  lioiiliciii'  (|iii  n'i'lail  irscivc  i\u:>  toi. 

Jo  voiil:ii<  cvili  T  ;i  Ion  trisif  cii'iir  li-  (Icl.iil  ili'  CC  (lépnrl  Si  criiel  Ct  SI 
nécosR:iire.  'lu  l'as  voulu,  je  l'ai  promis  :  jo  liciidrai  paiolr  avec  cette 
mônic  Iraiicliisi'  fpii  nous  est  ((Mniniiiic,  il  ipii  w  mil  jamais  aurim  avaii- 
lacc  fil  balance  avec  la  bomif  loi.  Lis  donc,  clicrc  et  dcploralile  amie, 
lis,  imisqu'il  le  faut  ;  mais  pri-nds  courage,  cl  tiens-toi  ferme. 

Toutes  les  mi'siues  ipii!  j'avais  prises  et  tloiil  je  le  reiuMs  compte 
hier  ont  élé  suivies  de  point  en  |point.  En  rentrani  cliez  moi,  j'y  trouvai 
M.  d'Orbe  et  luilord  Edouard,  .le  commençai  par  déclarer  au  dernier  ce 
qiie  nous  savions  de  son  liéioîque  générosité,  et  lui  témoignai  combien 
MOUS  eu  fiions  toutes  deux  pénétrées,  Knsuile  je  leur  exposai  les  piiissau- 
les  raisons  liUf  nous  avions  d'éloigner  pronipiemcnt  Ion  ami  ct  les  dif- 
licultes  ipie  je  prevovais  à  l'y  r<'-oudre  .Milrud  sentit  parfaitenieul  loiil 
cela,  el  montra  beauéimp  de'  donb'iir  de  l'eK'el  qu'avait  proililit  SOU  zèle 
inconsidéré.  Ils  eouvinirul  cpi'il  (-lail  imporlaiil  de  iireeipiler  le  départ 
de  son  ami, et  di'  saisir  un  moiufiit  de  cou'-enlenieiit  pour  prévenir  de 
nouvelles  ini'solulioiis,  et  l'arracber  au  eonliuiiel  daiiL;  r  du  si^jiiur.  .le 
voulais  fbari.'er  M.  d'Mibf  de  faire  ;^  son  ili'.u  li'spn'>paralilsf(pu\ei]aliles; 
maismilord.  regardant  celle  affaire  comme  la  sienne,  vouliil  en  pri'iidre 
le  soin.  Il  me  promit  (pie  sa  chaise  serait  prête  ce  malin  à  onze  heures, 
ajoiilant  (pi'il  raeronip:ignerait  aussi  loin  qu'il  serait  nécessaire,  et  pro- 
posa de  reniiiifiif  r  ilabord  sous  [\t\  autre  prétexte,  pour  le  déterminer 
plus  ;\  loisir.  Cei  e\|)('dient  ne  me  parut  pas  assez  franc  pour  nous  et 
pour  notre  ami,  et  je  ne  voulus  pas  non  plus  l'exposer  loin  de  nous  au 
premifr  fffel  d'un  désespoir  ipii  pouvait  plus  aisément  échapper  aux 
yeux  de  luiliud  i|u'aii\  miens,  .le  n'acceptais  pas,  par  la  même  raison, 
ia  pioposiliou  ipi'il  (it  de  lui  parler  lui-même  et  d'obtenir  son  consente- 
ment. Je  prevovais  (pie  celle  iK'goeiaiiou  serait  délicate,  et  je  n'en  vou- 
lus charger  que'  moi  seule  ;  car  je  connais  plus  siircment  les  endroits 
sensibles  de  son  cumu-,  ct  je  sais  (pi'il  i cgiie  loujoiirs  entre  hommes  une 
sécheresse  (pi'mie  reiiime  sait  mien\  idoMeir.  IlepeuilaMt  je  conçus  ipic' 
les  soins  (le  luiloid  ne  nnns  seraieiil  pas  iiiuliles  poiu-  préparer  les  cIkp- 
ses.  .le  vis  loni  l'i'Hfl  (pie  pouvaient  produire  sur  un  coMir  veituciix  les 
discours  d'un  hoiunie  sensible  ipii  croit  n'être  ipi'un  philosophe,  el 
quelle  chaleur  la  voix  d'un  ami  pouvait  donner  aux  raisouiicmentsd'im 
sage. 

J'engageai  ihuie  milonl  lldonard  à  passer  avec  lui  la  soirée,  el,  sans 
rien  dire  qui  eill  un  rappiut  direct  à  sa  situation,  de  disposer  insensi- 
blement sou  àme  à  la  i'eriiielé  stoi(pie.  Vous,  qui  savez  si  bien  votre 
Epictèle,  lui  dis-je,  voici  le  cas  ou  jamais  de  remployer  iiiilemcnt.  Dis- 
tinguez avec  soin  les  biens  apparents  des  biens  réels,  ceux  ipii  sont  en 
nous  de  cens  qui  sont  hors  de  nous.  Dans  un  moment  où  l'épreuve  se 
prépare  au  dehors,  prouvez-lui  (pi'(Hi  ne  reçoit  jamais  de  mal  (pie  de 
soi-uifiiif,  el  (pie  le  sage,  se  "ijorlaiil  partoul  av(!e  lui,  porte  aussi  par- 
tout son  liiiiilienr.  Je  compris  à  sa  r(qi(mse  ipie  eelle  leijere  inuiie,  (jui 
ne  pouvait  le  radier,  .^iiliisait  piJiir  e\eiler  xiii  /ele,  cl  ipi'il  comptait 
fort  m'eiivoyer  le  lendemain  liui  ami  bien  piepai('.  (/(■lail  liiul  ce  que 
j'avais  pit'teiidu  ;  car,  qiuiiipie  au  fiiiid  je  ne  fasse  pas  grand  cas,  non 
plus  que  loi,  de  loiile  celle  philosophie  parliére.  je  suis  peiMiadée  iprim 
lionnêle  homnif  a  lenjoiirs  (iiiehpie  houle  de  changer  de  iiiaxi  i:e  du 
soir  an  matin,  et  de  se  dédire  en  son  cœur,  dès  le  lendemain,  de  tout 
ce  que  sa  raison  lui  dictait  la  veille. 

M.  d'Orbe  voulait  être  aussi  de  la  partie,  et  passer  ia  soirée  avec 
eux,  mais  je  le  priai  de  n'en  rien  faire  ;  il  n'aurait  l'ait  que  s'ennuyer,  on 
gêner  l'eulretien.  L'intérêt  ipie  je  prends  à  lui  ne  m'empêche  pas  de 
voir  qu'il  n'est  point  du  vol  des  (leiiv  autres.  Ce  penser  mâle  des  àiiies 
fortes,  qui  leur  donne  nu  idiome  si  parlienlier,  est  une  langue  diuil  il 
n'a  pas  la  grammaire.  Kn  les  (piillanl,  j(^  songeai  au  piiucli  ;  et,  craignant 
les  conlidenecs  anticipées,  j'en  glissai  un  mol  en  riant  a  niilord.  Ilassii- 
rez.-vous,  me  dil-il,  je  me  livre  aux  liabiludes  quand  je  n'y  vois  aiiciin 
danger  ;  mais  je  ne  m'en  suis  jamais  fait  l'esclave  ;  il  s'agit  ici  de  l'hou- 
ncur  de  Julie,  (lu  (h>iin,  peiil-être  de  la  vie  d'un  biuiinie  cl  de  iikui  ami. 
Je  boirai  du  |iiiii(  li  seluii  ma  ('ouliimi^  de  peur  de  diuiiier  à  l'eiilrelieii 
qnelipie  air  de  pr.'paralion  ;  miis  ce  piincli  sera  de  la  limoiiade  :  cl, 
comme  il  s';dislieiil  d'eu  boire,  il  ne  s'en  apercevra  point.  iNetroiives-tu 
pas,  ma  ehere,  ipi'oii  doit  elre  bien  humilié  d'avoir  Contracté  des  ha- 
bitudes (pii  l'oreeul  à  de  pareilles  prceaiilious  ? 

J'ai  passé  la  nuit  dans  de  grandes  agilalions  qui  n'étaient  pas  loiilcs 
pour  Ion  ('oiiipte.  Des  plaisirs  inniiceuts  de  notre  première  jeunesse,  la 
douceur  d'une  ancienne  familial  il(\  la  soeiélè  plus  resserrée  encore 
depuis  une  année  enire  lui  el  moi  par  la  diflieiille  ipi'il  avait  de  le  voir: 
tout  portail  dans  mou  âme  ramerliime  de  ce Ite  séparation.  Je  sentais 
que  j'allais  perdre  avec  la  nuiiliéde  loiiiième  nue  partie  de  ma  propre 
exisif  liée.  Je  complais  les  lieures  avec  impiieliide  :  el  voyant  poindre  le 
jour,  je  n'ai  pas  vu  iiailrc  sans  elfioi  ce  lui  (pii  devail  di'ciiler  de  tiui  sort. 
J'ai  passé  la  malinée  à  luéililer  mes  discours  et  à  rellei  liir  sur  I  im- 
pression (pi'ils  pouvaieiil  laire.  lailin  llienre  est  venue,  el  j'ai  vu  eulrcr 
ton  ami.  11  avait  l'air  impiiel,  cl  m'a  dem.uidé  ]iré(iiiilaimiieiil  de  les 
nouvelles  ;  car,  dés  le  Ifiidemain  de  i  i  si  eue  avec  imi  père,  il  avait  su 
que  lu  élais  malade,  el  niilord  laloiiaid  lui  avail  ciuilirmé  hier  ipie  lu 
u'clais  pas  smlie  de  loii  lit  \\nw  eviler  là-dessus  les  di-Iails,  je  lui  ai 
dit  aussiuM  (pic  je  l'avais  laissée  uiiciix  hifr  au  soir,  cl  j'ai  ajoiilé  (pi'd 
en  aiipreiidrail  dans  un  luomeul  davaiilage  par  le  r.  tour  do  llaiiz  (pie  je 
venais  (le  l'eiivovir.  ,Ma  piceantioui  n'a  servi  de  rien  ;   il  m'a  lail  cent 


questions  sur  ton  éiat;  ct  comme  elles  m'fîloignaieiit  de  imon  objet,  j'ai 
fait  des  réponses  succinctes,  et  me  suis  mise  h  le  qUesiionner  à  mon 
tour. 

J'ai  commencé  par  sonder  la  situation  de  son  esprit  ;  je  I  ai  trouve 
grave,  mi'iliodi(pie,  ct  prêt  à  peser  le  sentiment  au  poids  de  la  raison. 
Grâces  an  ciel,  ai-je  dii  en  moi-même,  voilà  mon  sage  bien  préparé  ; 
il  ne  s'agit  plus  (pie  de  le  metlre  à  l'épreuve.  Ouoique  rn^age  (.nhnaire 
soit  d'annoncer  par  degrés  les  tristes  nouvelles,  la  conuai-snic.' que 
j'ai  i\f  sou  imagination  bjugncii-e,  qui.  snriin  mol.  liortelonl  a  l'evln-inf, 
m'a  déterminée  à  suivre  une  route  ciuilrain;,  ct  j'ai  mieux  aime  lacça- 
blcr  d'abord,  pour  lui  ménager  des  adoucissemeiils,  (pie  de  nmlliplier 
imiiileiuent  ses  douleurs,  et  les  lui  diuiiicr  mille  fois  (lour  uni-,  l'iciiaut 
donc  un  ton  plus  sérieux,  et  le  regardant  lixemeul  :  .M(ui  ami,  lui  ai-je 
dit,  connaissez-vous  les  bornes  du  courage  cl  de  la  vertu  dans  une  :ime 
forte?  cl  crovez-voiis  que  renoncer  à  ce  qii'(ui  aime  soit  nu  cflori  an- 
dessus  de  rimmanité  ?  .\  l'inslant  il  s'est  levé  comme  un  furieux  :  puis 
frappant  des  mains  et  les  porlanl  à  son  front  ainsi  jointes  :  Je  vous 
eniemls.  s'fst-il  écrié,  Julie  est  morte!  Julie  est  morte!  a-l-il  répété 
d'un  Ion  qui  m'a  fait  frémir:  Je  le  sens  à  vos  soins  Irompeiirs,  à  vos 
vains  ménagements  qui  ne  font  que  rendre  ma  mort  plus  lente  et  plus 
cruelle. 

Quoique  effravi'e  d'un  mouvement  si  subit,  j'en  ai  hientM  devine  la 
cause,  ct  j'ai  d'abord  com;u  comment  les  nouvelles  de  la  maladie,  les 
moralib's  de  milord  Edouard,  le  rendez-vous  de  ce  matin,  ses  questions 
éludées,  celles  tpie  je  venais  de  lui  faire,  ravaicnl  pu  jeter  dans  de 
fausses  alarmes.  Je  vovais  bien  aussi  quel  parti  je  pouvais  tirer  de  son 
erreur  en  l'y  laissant  quelques  instants,  mais  je  n'ai  pu  me  résoudre  à 
cette  barbarie.  L'idée  de  la  mort  de  ce  qu'on  aime  est  si  affreuse,  ((u'Il 
n'y  en  a  point  qui  ne  soit  douce  à  lui  substituer,  el  je  me  suis  hâtée 
de  proliler  de  cet  avantage,  reiil-êlre  ne  la  verrez-voiis  plus,  lui  ai-je 
dit  ;  mais  elle  vit  el  vous  aime.  Ah  !  si  Julie  était  morte,  Claire  aurait- 
elle  qiiehpie  chose  à  vous  dire  ?  Rendez  grâce  au  ciel  qui  sauve  à  votre 
iiildiimie  des  maux  dont  il  pourrait  vous  accabler.  Il  était  si  étonné,  si 
sai>i,  si  ('ganv  (pi'aprés  lavoir  fait  rasseoir,  j'ai  eu  le  temps  de  lui  dé- 
tailler par  ordre  tout  ce  qu'il  fallait  qu'il  sût;  et  j'ai  fait  valoir  de  mon 
mieux  les  (iroi  (mIcs  de  milord  Edouard,  alin  de  faire  dans  son  cœur 
iKumèie  (piehpu!  diversion  à  la  douleur,  par  le  charme  de  la  recon- 
naissance. 

Voilà,  mon  cher,  ai-je  poursuivi,  l'élat  aciiiel  des  choses.  Julie  e?l 
au  bord  de  l'abîme,  prête  à  s'y  voir  accabler  du  déshonneur  public, 
de  rindignation  de  sa  famille,  "des  violences  d'un  père  emporté,  et  de 
son  propre  désespoir.  Le  danger  augmente  incessamment  :  de  la  main 
de  son  père  ou  de  la  sienne,  le  poignard,  à  chaque  instant  de  sa  vie, 
est  à  deiPi  doigts  de  son  cœur.  Il  reste  un  seul  moyen  de  prévenir  tous 
ces  maux,  cl  ce  moyen  di'pend  de  vous  seul.  Le  sort  de  voire  amante 
est  enire  vos  mains." Voyez  si  vous  avez  le  courage  de  la  sauver  eu  vous 
eloiguaiii  d'elle,  puisque  aussi  bien  il  ne  lui  est  plus  permis  de  vous 
voir,  ou  si  vous  aimez  mieux  être  l'auteur  el  le  icmoiu  de  sa  perte  Cl 
de  sou  oiiprobre  Après  avoir  tout  l'ait  pour  vous,  elle  va  voir  ce  que 
votre  oeiir  peut  faire  pour  elle.  Esl-il  élonuanl  que  sa  santé  succombe 
à  ses  peines  '?  Vous  êtes  inquiet  de  sa  vie  •  sachez  que  vous  en  êtes 
l'arbitre. 

Il  m'écoulait  sans  m'inlerrompre  ;  mais,  sit(')t  qu'il  a  compris  de  quoi 
il  s'agissait,  j'ai  vu  disparaiire  ce  geste  animé,  ce  regard  furieux,  cet 
air  (îi'frayi',  mais  vif  et  bouillant,  qu'il  avail  auparavant.  Un  voile  som- 
bre de  tristesse  et  de  consternation  a  couvert  sou  visage  ;  son  oeil 
morue  et  sa  contenance  efl'acée  annonçaient  rabatiemeul  de  son  C(eur  : 
à  peine  avaii-il  la  force  d'ouvrir  la  bombe  pour  me  répondre.  Il  faut 
partir,  m'a-l-il  dit  d'un  ton  qu'un  autre  aurait  cru  irauquille.  lié  bien! 
\i'.  parlirai.  iS  ai-je  pas  assez  vécu  ?  Non,  sans  doute,  ai-je  repris  aussi- 
l('(t  ;  il  faut  vivre  pour  celle  (pii  vous  aime  :  avez-vous  oublié  que  ses 
jours  dépendent  des  viilres'?  Il  ne  fallait  donc  jias  les  séparer,  a-l-il  à 
j'iiislaiit  ajoute  :  elle  l'a  pu,  et  le  peut  eiic(jre.  J'ai  feuil  de  ne  pas  en- 
Icmlre  ces  derniers  mots,  et  je  cherchais  à  le  ranimer  par  quelques 
espérances  aux(pielles  Sou  àme  demeurait  fermée,  (piand  llaiiz  esl  reu- 
Ire,  el  m'a  rapporb-  de  bonnes  nouvelles.  Dans  le  luoment  de  jeie  qu'il 
eu  a  ressenii.  il  s'est  écrié  :  Ab  I  (pi'elle  vi\e,  (pi'elle  soit  lifinciise... 
s'il  est  possible.  Je  ne  veux  que  lui  faire  mes  ilcrniers  adieux...  el  je 
pars.  Igiiorez-voiis,  ai-je  dit,  qu'il  ne  lui  est  plus  permis  de  vous  voir? 
Ili'las  l'vos  adieux  sont  faits,  et  vous  êtes  ih'j.'i  sépares.  Voire  SQrt  sera 
miiius  cruel  quand  vous  serez  plus  loin  d'elle  ;  vous  aurez  dii  moins  le 
pl.dsir  de  l'avoir  mise  en  sûreté.  Fuyez  dès  ce  jour,  dès  cet  instant  ; 
craignez  qu'un  si  grand  sacrifice  ne  soit  trop  tardif;  irembicz  de  causer 
encore  sa  pcrie  après  vous  êlre  dévoué  pour  elle.  Quoi!  ma-l-il  dit 
avec  une  espèce  de  fureur,  je  partirais  sans  la  revoir  !  Quoi  !  je  ne  la 
verrais  plus  !  Non.  non  :  nous  périrons  tous  deux,  s'il  le  laul  ;  la  mort, 
je  I(!  sais  bien,  ne  lui  sera  point  dure  avec  moi  :  mais  je  la  verrai,  quoi 
■  arrive:  je  laisser;ii  mon  cn'iir  et  ma  vie.  à  ses  pied^,  avant  de 
icber  à  moi-même.  Il  ne  m'a  pas  élé  diflieile  de  lui  numlrer  la 
1  la  «rnaiile  d'nu  pareil  pnjel.  Mais  ce,  (/«(//' j,  h:  la  verrai 
qui  revi'iiaii  sans  (csse  d'un  Ion  pins  doiiliuireiix.  b-eiublail  clier- 


lu'il 
m'arr 

lohe  I 


cher  au  moins  des  emisolalions  pour  l'avenir.  Poiiiipjoi.  lui  ai-je  A\\, 
vous  ligiirei' vos  maux  pires  qu'ils  ne  sunt'.'  rimripjoi  reneiicer  à  dçs 
0!-iieraiiee>  (|iie  Julie  c  1' -mèiuc  n'a  pas  perjli'ies'.'  Peii-ez-voiis  qu'elle 


pûlse  séparer 


elle  croya.ii  qo.'  ee  fil  p"!i-  toMJ(UirS' 


56 


LA  NOUVFXLE  HÉLOISE. 


Non,  mon  ami,  vous  devez  connaître  son  cœur.  Vous  devez  savoir 
combien  elle  préfère  son  amour  à  sa  vie.  Je  crains  je  crains  trop  (  j'ai 
ajouté  ces  mots,  je  te  l'avoue)  qu'elle  ne  le  préfère  bientôt  à  tout. 
Croyez  donc  qu'elle  espère,  puisqu'elle  consent  à  vivre  :  croyez  que  les 
soiri's  que  la  prudence  lui  dirte  vous  regardent  plus  qu'il  ne  scmlile,  et 
qu'elle  ne  se  respecte  pas  moins  pour  vous  que  pour  elle-même.  Alors 
j'ai  tiré  ta  dernière  lettre;  et,  lui  montrant  les  tendres  espérances  de 
cette  fdie  aveuglée  qui  croil  n'avoir  plus  d'amour,  j'ai  ranimé  les  sien- 
nes à  cette  douce  chaleur.  Ce  peu  de  lignes  semblait  distiller  un  baume 
salutaire  sur  sa  blessure  envenimée.  J'ai  vu  ses  regards  s'adoucir  et  ses 
yeux  s'humecter  ;  j'ai  vu  ratlendrissenient  succéder  par  degré  au  dés- 
espoir ;  mais  ces  derniers  mots  si  touchants,  tels  que  t(m  coeur  les  sait 
dire,  nous  ne  vit}rons  -pas  longtemps  séparés,  l'ont  f.iit  fondre  en  lar- 
mes. Non,  Julie,  ma  Julie,  a-t-il  dit  en  élevant  la  voix  et  baisant  la 
lettre,  nous  ne  vivrons  pas  longtemps  séparés  ;  le  ciel  unira  nos  destins 
sur  la  terre,  ou  nos  cœurs  dans  le  séjour  éternel. 

C'était  là  l'état  où  je  l'avais  souhaité.  Sa  i-èche  et  sombre  douleur 
m'inquiétait.  Je  ne  l'aurais  pas  laissé  partir  dans  cette  situation  d'esprit  ; 
mais  sitôt  que  je  l'ai  vu  pleurer,  et  que  j'ai  entendu  ton  nom  chéri  sor- 
tir de  sa  bouche  avec  douceur,  je  n'ai  plus  craint  pour  sa  vie;  car  rien 
n'est  moins  tendre  que 
le  désespoir.  Dans  cet  in- 
stant il  a  tiré  de  l'émo- 
tiim  de  son  cœur  une 
objection  que  je  n'avais 
pas  prévue.  Il  m'a  parlé 
de  l'état  ou, tu  soupçon- 
nais d'être,  jurant  qu'il 
mourrait  plutôt  mille  fois 
que  de  l'abandonner  à 
tous  les  péiils  qui  l'al- 
laient  menacer.  Je  n'ai 
eu  garde  de  lui  parler  de 
lonaccident  ;  je  lui  ai  dit 
simplement  que  ton  at- 
tente avait  encore  été 
trompée ,  et  qu'il  n'y 
avait  plus  rien  à  espé- 
rer. Ainsi,  m'a-t-il  dit  en 
soupirant,  il  ne  restera 
sur  la  terre  aucun  monu- 
ment de  mon  bonheur  ; 
il  a  disparu  conmie  un 
songe  qui  n'eut  jamaisde 
réalité.  Il  me  restait  à 
exécuter  la  dernière  par- 
tie d<'  la  connnission,  et 
je  n'ai  pas  cru  qu'après 
l'union  dans  laquelle 
vous  ave/,  vécu,  il  fallût 
à  cela  ni  pri'paratif  ni 
mystère  Je  n'aurais  p:is 
même  évité  un  peu  d'al- 
tercation sur  ce  léger  sii- 
JHt,  pour  éluder  celle  qui 
pourrait  renaître  sur  ce- 
lui de  noire  entretien. 
Je  lui  ai  reproché  sa  né- 
gligence dans  le  soin  de 
ses  affaires.  Je  lui  ai  dit 
que  lu  craignais  que  de 
longtemps  il  ne  liil  plus 
soigneux,  et  qu'en  atten- 
dant qu'il  le  devînt,  tu 
lui  ordonn^iis  de  se  con- 
server pour  loi,  de  pour- 
voir mieux  à  ses  be- 
soins, et  de  se  charger  à 
cet  effet  du  léger  sup- 
plément que  j  a^ais  à  lui 
remetlre  de  la  part.  11 
n'a  ni  paru  humilié  de 
celte  proposition, ni  pré- 
tendu en  f.dre  une  aff  ire. 

Il  m'a  dit  simplement  que  tu  savais  bien  que  rien  ne  lui  venait  de  toi 
qu'il  ne  reçût  avec  transport  ;  mais  que  ta  précaution  était  superilue,  et 
qu'une  petite  maison  qu'il  venait  de  vendre  à  Grauson,  reste  de  sou 
chétif  patrimoine,  lui  avait  produit  plus  d'argeni  qu'il  n'en  avait  possédé 
de  sa  vie.  D'ailleurs,  a-l-il  ajouté,  j'ai  quelques  talens  dont  je  puis  ti- 
rer partout  des  ressources  Je  serai  trop  heureux  de  trouver  dans  leur 
exercice  quelque  diversion  à  mes  maux;  et  depuis  qu^' j'ai  vu  de  |)liis 
près  l'usage  (pie  Ju'ie  f.iit  de  son  superflu,  je  le  regarde  comme  le  trésor 
sacré  de  la  veuve  et  de  l'tirplieliii,  dout  Ihumanité  ne  me  permet  pas 
de  rien  aliéner.  Je  lui  ai  rappelé  son  voyage  du  Valais,  ta  lettre,  et  la 
précisioa  de  tes  ordres.  Les  mêmes  raisons  subsistent...  Les  mêmes  ! 


Julii'  ïiir  les  genoux  de  son  pi 


a-t-il  interrompu  d'un  ton  d'indignation.  La  peine  de  mon  refus  était 
de  ne  la  plus  voir  :  qu'elle  me  laisse  donc  rester,  el  j'accepte.  Si  j'o- 
béis, pourquoi  me  punit-elle?  Si  je  refuse,  que  me  fera-t-elle  de  pis... 
Les  mêmes  !  répétait-il  avec  impatience.  Notre  union  commençait  ;  elle 
est  prèle  à  finir;  peut-être  vais-je  pour  jamais  me  séparer  d'elle  ;  il 
n'y  a  plus  rien  de  commun  entre  elle  et  moi;  nous  allons  êire  étran- 
gers l'un  à  l'autre.  Il  a  prononcé  ces  derniers  mots  avec  un  tel  serre- 
ment de  cœur,  que  j'ai  tremblé  de  le  voir  retomber  dans  l'état  d'où 
j'avais  eu  tant  de  peine  à  le  tirer.  Vous  êles  un  enfant,  ai-je  affecté  de 
lui  dire  d'un  air  riant;  vous  avez  encore  besoin  d'un  tuteur,  et  je  veux 
êlre  le  vôtre.  Je  vais  garder  ceci  ;  et  pour  en  disposer  à  propos  dans 
le  conmierce  que  nous  allons  avoir  <■ll^enlble,  je  veux  être  instruite  de 

toutes  vos  affaires.  Je  larliai^  ilc  dn iier  ainsi  ses  idées  funestes  par 

celle  d'une  correspondance  laiiiilifre  coiilinuée  entre  nous;  et  cette 
aille  simple,  qui  ne  cherche,  pour  ainsi  dire,  qu'à  s'accrocher  à  ce  qui 
t'environne,  a  pris  aisément  le  change.  Nous  nous  sommes  ensuite  ajus- 
tés pour  les  adresses  de  lettres;  et  comme  ces  mesures  ne  pouvaient 
que  lui  être  agiéabh'S,  j'en  ai  prolongé  le  détail  jusqu'à  l'arrivée  de 
M.  d'Orbe,  (jui  m'a  fait  signe  que  tout  était  prêt. 
Ton  ami  a  facilement  compris  de  quoi  il  s'agissait  ;  il  a  instamment 

demandé  à  l'écrire,  mais 
je  me  suis  gardée  de  le 
permettre.  Je  prévoyais 
(|u'un  excès  d'atlpudris- 
senient  lui  relâcherait 
trop  le  cœur,  el  qu'à 
peine  serait-il  au  milieu 
de  sa  lettre  qu'il  n'y  au- 
rait plus  moyen  de  le 
faire  partir.  Tous  les  dé- 
lais sont  dangereux,  lui 
ai-je  dit;  hâtez -vous 
d'arriver  à  la  première 
station,  d'où  vous  pour- 
rez lui  écrire  à  votre 
aise.  En  disant  cela,  j'ai 
fait  signe  à  M.  d'Orbe  ; 
je  me  suis  avancée,  et, 
le  cœur  gros  de  san- 
glols,  j'ai  collé  mon  vi- 
sage sur  le  sien  :  je  n'ai 
plus  su  ce  qu'il  deve- 
nait; les  larmes  m'offus- 
quaient la  vue,  ma  icte 
commençait  à  se  perdre, 
(  t  il  était  temps  que  mon 
rôle  liiiit. 

Un  moment  après  je 
les  ai  entendus  descen- 
dre précipiiaminent.  Je 
suis  sortie  sur  le  palier 
pour  les  suivre  des 
yeux.  Ce  dirniir  trait 
manquait  à  mon  trouble. 
J'ai  vu  l'insensé  se  jeler 
à  genoux  au  milieu  de 
l'escalier,  en  baiser  mille 
fois  les  marches ,  et 
d  Oibe  pouvoir  à  peine 
l'arradier  de  celle  froi- 
de piene  qu'il  pressait 
de  son  corps,  de  la  tête 
el  des  bras  en  pous- 
sant de  longs  gémisse- 
niinls.  J  ai  senti  les 
miens  prêts  d'éclater 
malgré  moi,  et  je  suis 
brusquement  rentrée , 
de  peur  de  donner  une 
scène  à  louie  la  mai- 
son. 

A  quelques  instants  de 
là.  M.  d  Orbe  est  reve- 
nu tenant  son  mouchoir 
sur  ses  yeux.  —  C'en  est  lait,  rna-t-ll  dit,  ils  sont  en  route.  En  arrivant 
chez  lui,  voire  ami  a  trouvé  la  chaise  à  sa  porte  Milord  Edouard  l'y  at- 
teiidail  aussi;  il  a  couru  au-devant  de  lui,  et  le  serrant  coiiire  sa  poi- 
tiine  :  Viens,  homme  infoituné,  lui  a-t-il  dil  d'un  ton  pénétré,  viens 
verser  les  dovleurs  dans  ce  cœur  qui  t'aime.  Vievs,  tu  sentiras  peul- 
élre  qu'on  n  iipns  loul  péril  a  sur  la  terre,  quand  on  y  retrouve  un  iimi 
tel  que  moi  A  l'instant,  il  l'a  porté  d'un  bras  vigoureux  dans  la  chaise, 
et  ils  sont  partis  en  se  tenant  etroiiemcnt  embrassés. 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


37 


SECONDE   PARTIE. 


LETTRE   PREMIERE. 


J'ai  pris  et  quilté  cent  fois  la  plume,  j'hésite  dès  le  premier  mot,  je 
ne  sais  quel  ion  je  dois  prendre,  je  ne  sais  par  où  commencer,  et  c'est 
à  Julie  que  je  veux  écrire!  Ahl  malheureux!  que  suis  je  devenu?  Il 
n'est  donc  plus  ce  temps  où  mille  sentiments  délicieux  coulaient  de  ma 
plume  conurK!  un  inlarissable  torrent!  Ces  doux  moments  de  confiance 
etd'('|ianrh('iiiriit  sont  passés,  nous  ne  sommes  pUis  l'un  à  l'autre,  nous 
ne  sommes  plus  les  mêmes,  et  je  ne  sais  plus  à  qui  j'écris.  Daifinerez- 
vous  recevoir  mes  lettres?  vos  yeux  daigiieront-ils  les  parcourir  '  les 
trouvcrcz-vous  assez  réservées,  assez  eircous|)ectes  ?  Oserais-ji^  y  gar- 
der encore  inic  ancienne  familiarité'.'  Oserais-je  y  parler  dun  amour 
éteint  ou  mrprisc?  et  m- siiis-ji;  pas  plus  reculé  que  le  premier  jour  où 
je  vous  écri\is  .'  (.Imlli'  dilli  rcncc^  ô  ciel  !  de  ces  jours  si  charmants  et 
si  doux,  à  mon  cllroyalili'  misère?  Hélas  !  je  commençais  d'exister,  et 
je  suis  lotnhé  <lans  l'anéanlissement;  l'espoir  de  vivre  animait  inon  cœur; 
je  n'ai  plus  devant  moi  que  l'image  de  la  mort  ;  et  trois  ans  d'intervalle 
ont  léinié  le  cercle  fortuné  de  mes  jours-  Ah!  que  ne  les  ai-je  terminés 
avant  de  me  survivre  à  moi-même!  (Jue  n'ai-je  suivi  mes  pressentiincnis 
après  ces  rapides  instants  de  délices  où  je  ue  voyais  plus  rien  dans  la 
vie  qui  fût  digne  de  la  prolonger  !  sans  doute,  il  fallait  la  borner  à  ces 
trois  ans,  ou  les  ôler  de  sa  durée  ;  il  valait  mieux  ue  jamais  goûter  la 
félicité  que  la  goûter  et  la  perdre.  Si  j'avais  franchi  ce  fatal  intervalle, 
si  j'avais  évilé  ce  premier  regard  qui  me  lit  une  autre  âme,  je  jouirais 
de  ma  raison,  je  remplirais  les  devoirs  d'un  homme,  et  sèmerais  peut- 
être  de  quelques  vertus  mon  insipide  carrière.  Un  moment  d'erreur  a 
tout  changé.  Mon  oîil  osa  contempler  ce  qu'il  ne  fallait  point  voir  ;  cette 
vue  a  produit  enfin  son  effet  inéviiable.  Après  m'clre  égaré  par  degrés, 
je  ne  suis  plus  qu'un  furieux  dont  le  sens  est  aliéné,  un  lâche  esclave 
sans  force  et  sans  courage,  qui  va  traînant  dans  l'ignominie  sa  cliaiiie 
H  son  désespoir. 


Nains  rêves  d'un  esprit  qui  s'égare!  Désirs  faux  et  trompeurs, 
désavoués  à  rinstanl  par  le  cœur  (pii  les  a  formés  !  Que  sert  d'imaginer 
a  des  maux  réi  Is  de  (hinu'ricpies  remèdes  (pi'oii  rejetlerait  i|uaiid  ils 
nous  seraieiil  otlerls'?  Ah  1  (pii  jamais  eounaiira  l'amour,  l'aura  vue,  et 
pourra  !<■  croire,  qu'il  y  ait  quclqne  feliiilé  possible  que  je  voulusse 
acheler  au  prix  de  mes  premiers  feux?  Non,  non  :  que  \o  ciel  garde 
ses  bieiilaits,  et  nie  laisse  avec  ma  misère  le  souvenir  de  mon  bonlieur 
pas-e.  Jeanne  mu'ux  les  plaisirs  qui  sont  dans  ma  mémoire  et  les  re- 
grets qui  dethneul  nmu  ame  que  d'èlre  à  jamais  heureux  sans  ma  Ju- 
lie. Viens,  image  adorée,  remplir  uu  cœur  qui  ue  vil  que  par  toi  ;  suis- 


moi  dans  mon  exil,  console-moi  dans  mes  peines,  ranime  et  soutiens 
mon  espérance  éteinie.  Toujours  ce  cœur  infortuné  sera  ton  sanctuaire 
inviolable,  d'où  le  sort  ni  les  hoinmes  ne  pourruiii  jamais  Tarraclier.  Si 
je  suis  mort  au  bonheur,  je  ne  le  suis  point  à  l'amour  qui  m'en  rend 
digne  Cet  amour  est  invincible  comme  le  charme  qui  l'a  lait  naître  ;  il 
est  fondé  sur  la  base  inébranlable  du  mérile  et  des  vertus  ;  il  ne  peut 
périr  dans  une  ànie  immortelle  ;  il  n'a  plus  besoin  de  l'appui  de  t'espé- 
rance,  et  le  passé  lui  donne  des  forces  pour  un  avenir  éternel. 


Mais  toi.  Julie,  ô  toi  qui  sus  aimer  une  fois,  comment  ton  tendre  co'ur 
a-l-il  oublié  de  vivie'.'  comment  ce  feu  sacré  s'esl-il  éteint  dans  Ion 
ànie  pure?  coriunent  as-lu  |ierdu  le  gont  de  ces  plaisirs  célestes  que 
lui  senle  elait  eapalile  de  seiuir  et  de  rendre?  Tu  me  chasses  sans  piiié. 
lu  me  liamiis  avec  o|iprolMe.  lu  me  livres  à  mon  désespoir;  et  tu  ue  vois 
pas.  dans  l'erri  IM  qui  Tt-iiare,  (pi'eii  me  rendant  misérable  lu  t'oies  le 
liDiilieur  (le  les  jonis  I  Ali  1  ,liili<'.  crois-moi,  tu  cberclieras  vainemeut 
uu  autre  cœur  ami  du  lien  :  mille  t'adoreront  sans  doute;  le  mien  seul 
te  savait  aimer. 

Réponds-moi  maintenant,  amante  abusée  ou  trompeuse,  que  sont  de- 
venus ces  projets  formés  avec  lant  de  mystère?  où  sont  ces  vaines 
espérances  dont  In  leurras  si  souvent  ma  crédule  simplieiic?  Où  est 
celle  union  sainle  et  désirée,  doux  objet  de  tant  d'ardents  soupirs,  et 
dont  ta  plume  cl  ta  bouche  flattaient  mes  vœux?  llelas  :  snr  la  foi  de 
les  promesses,  j'osais  aspirer  à  ce  nom  sacré  d'époux,  cl  me  (rovais 
déjà  le  plus  heureux  des  hommes.  Dis,  cruelle,  ne  nrabusais-in  "que 
jiour  rendre  enfin  ma  douleur  plus  vive  et  mon  humiliation  plus  pro- 
l'dude?  Ai-je  alliré  mes  malheurs  par  ma  faille?  Ai-je  manqué  d'oliéis- 
saiiee,  de  docilité,  de  discréliou  ?  M'as-lu  vu  désirer  assez  faiblement 
pour  mériter  d  élie  eeoiidiiil.  ou  préférer  mes  l'(Mii,Mieiix  désirs  à  tes  vo- 
lontés suprêmes?  J  ai  loin  lail  pour  le  plaire,  cl  lu  m'abandonnes:  tu 
te  chargeais  de  mou  bonheur,  et  lu  m'as  perdu  I  Ingrate,  rends-moi 
coniple  du  depoi  que  je  l'ai  confié;  rends-moi  contpte  de  mi<i-même, 
après  avoir  ég  .ré  mon  cœur  dans  cette  suprême  félicite  que  lu  m'as 
montrée  et  i|ue  tu  m'enlèves.  Auges  du  ciel,  j'eusse  mepiisé  votre 
sort  ;  j'eusse  été  le  plus  heureux  des  cires...  Uélas  !  je  ne  suis  plus  rien, 
un  instant  m'a  loul  ùte.  J'ai  passé  sans  intervalle  du  condile  des  plai- 
sirs aux  regrets  éternels  :  je  louche  encore  au  bonheur  qui  m'éeliappe... 
j'y  louche  encore,  et  fe  perds  pour  jamais  !...  Ah!  si  je  fe  pouvais 
croire!  si  les  restes  d'une  espérance  vaine  ne  souienaieul...  t)  rocfiers 
de  Meillerie,  que  mon  œil  égaré  mesura  tant  de  fois,  que  ue  servites- 
vous  mon  desespoir?  J'aurais  moins  regreité  la  vie  quand  je  n'eu  avais 
pas  senti  le  prix . 


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LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


LETTRE  II. 


DE    MIIORD   ÉnOlTARI)    .\    «.AIRE. 


Nous  .irrivons  à  BesaiRon,  et  niofi  premier  soin  est  do  vous  donner 
(les  nouvelles  de  notre  vovas;e.  U  s'est  l'ait,  sinon  paisiblement,  du 
moins  sans  accideni,  et  votre  ami  est  aussi  sain  de  corps  qu'on  peut 
l'èire  avec  un  cœur  aussi  malade  ;  il  voudrait  même  aiïecter  à  l'exté- 
rieur une  sorte  de  traiiipiillilé.  Il  a  honte  de  son  élal,  et  se  contraint 
heanconp  devant  moi  ;  mais  tout  décelé  ses  secrètes  agitations,  et  si  je 
feins  de  m'y  tromper,  c'est  pour  le  laisser  an\  prises  avec  lui-même, 
et  orxupcr  ainsi  une  partie  des  forces  de  son  àme  à  réprimer  l'elfet  de 
l'autre. 

11  fut  fort  abattu  la  première  journée  :  je  la  lis  courte,  voyant  que  la 
vitesse  de  notre  marche  irritait  sa  douleur.  11  ne  me  parla  point,  ni  moi 
à  lui  :  les  consolations  indiscrètes  ne  font  qu'aigrir  les  violentes  alflic- 
lions.  L'indifférence  et  la  froideur  trouvent  aisément  des  paroles,  mais 
la  tristesse  et  le  silence  sont  alors  le  vrai  langage  de  l'amitié.  .le  com- 
mençai d'apercevoir  hier  les  premières  étincelles  de  la  fureur  qui  va 
succéder  infailliblement  à  cette  klhargie.  A  la  dinée,  à  peine  y  avail-il 
un  quart  d'heure  que  nous  étions  arrivés,  qu'il  m'aborda  d'un  air  d'im- 
patience :  —  Que  tardons-nous  àj)artir?  me  dit-il  avec  un  souris  amer; 
pourquoi  reslons-nous  un  moment  si  près  d'elle?  Le  soir  il  affecta  de 
parler  beaucouo,  sans  dire  un  mot  de  Julie  :  il  recommençait  des  ques- 
tions auxquelles  j'avais  répondu  dix  fois.  11  voulut  savoir  si  nous  étions 
déjà  sur  terres  de  France,  et  puis  il  demanda  si  nous  arriverions  bientôt 
à  Vevai.  La  première  chose  qu'il  fait  à  chaque  station,  c'est  de  com- 
mencer quelque  lettre  qu'il  déchire  ou  chiffonne  un  moment  après.  J'ai 
sauvé  du  feu  deux  ou  trois  de  ces  brouillons,  sur  lesquels  vous  pourrez 
entrevoir  l'état  de  son  àme.  Je  crois  pouriant  qu'il  est  parvenu  à  écrire 
une  lettre  entière.  . 

L'emportement  qu'annoncent  ces  premiers  symptômes  est  facde  a 
prévoir  :  mais  je  ne  saurais  dire  quel  en  sera  l'effet  et  le  terme  ;  car  cela 
dépend  d  une  combinaison  du  caracière  de  l'homme,  du  genre  de  sa 
passion,  des  circonstances  qui  peuvent  naître,  de  mille  choses  que 
nulle  prudence  humaine  ne  peut  déterminer.  Pour  moi,  je  puis  répondre 
de  ses  fureurs,  mais  non  pas  de  son  désespoir;  et,  quoi  qu'on  fasse,  tout 
homme  est  toujours  maitre  de  sa  vie. 

Je  me  flatte  cependant  qu'il  respectera  sa  personne  et  mes  soins,  et 
je  compte  moins  pour  cela  sur  le  zèle  de  l'amitié,  qui  n'y  sera  pas  épar- 
gné, que  sur  le  caractère  de  sa  passion  et  sur  celui  de  sa  maîtresse. 
L'âme  ne  peut  guère  s'occuper  fortement  et  longtemps  d'un  objet  sans 
contracter  des'disposilions  qui  s'y  rapportent.  L'extrême  douceur  de 
Julie  doit  tempérer  l'àcrclé  du  feu  qu'elle  inspire,  et  je  ne  douie  pas 
non  plus  que  1  amour  d'un  homme  aussi  vif  ne  lui  donne  à  elle-même  un 
peu  plus  d'aciiviié  qu'elle  n'en  aurait  naturellement  sans  lui. 

J'ose  compter  aussi  sur  son  cœur;  il  est  l'ait  poiu'  combaltre  et 
vaincre.  Un  amour  pareil  au  sien  n'est  pas  tant  nue  faiblesse  qu'une 
force  mal  employée.  Une  flamme  ardente  et  malheureuse  est  capable 
d'absorber  pour  un  temps,  pour  tonjom-s  peut-être,  une  partie  de  ses 
facultés;  mais  elle  est  elle-même  une  preuve  de  leur  excellence  et  du 
parti  (|u'il  en  pourrait  tirer  pour  cultiver  la  sagesse;  car  la  sublime  rai- 
son ne  se  soutient  que  par  la  même  vigueur  de  l'àme  qui  fait  les 
grandes  passions,  et  l'on  ne  sert  dignement  la  philosophie  qu'avec  le 
même  feu  qu'on  sent  pour  une  maîtresse. 

Soyez-en  stire,  aimable  Claire,  je  ne  m'intéresse  pas  moins  que  vous 
au  sort  de  ce  couple  infortimé,  non  par  un  sentiment  de  commiséra- 
tion, qui  peut  n'être  qu'une  faiblesse,  mais  par  la  considiiraliou  de  la 
justice  el  de  l'ordre,  qui  veulent  que  chacun  soit  placé  de  la  manière 
la  [ihis  avantageuse  il  lui-même  et  .i  la  société.  Ces  d^ux  belles  âmes 
sortirent  l'une  pour  l'autre  des  mains  de  la  nature;  c'est  dans  une 
douce  union,  c'est  dans  le  sein  du  bonheur,  que,  libres  do  déployer 
leurs  forces  et  d'exercer  leurs  vertus,  elles  eussent  éclairé  la  terre  de 
leurs  exemples.  Pourquoi  faut-il  qu'un  insensé  préjugé  vienne  changer 
les  directions  éternelles,  et  bouleverser  l'harmonie  des  êtres  pensanis  '/ 
Pourquoi  la  vanité  d'un  père  barbare  cache-t-clle  ainsi  la  lumière  sous 
le  boisseau,  el  fait-elle  gémir  dans  les  larmes  des  cœurs  tendres  el 
bienfaisants,  nés  pour  essuver  celles  d'autrui  ?  Le  lien  conjugal  n'est-il 
pas  le  plus  libre  ainsi  que  le  plus  sacré  des  engagements'.'  Uui,  toutes 
les  lois  qui  le  gênenl  sont  injustes,  tous  les  pères  qui  l'osent  former  ou 
rompre  s(uil  des  tvrans.  Ce  chaste  nœud  de  la  nature  n'est  soumis  ni  au 
pouvoir  souverainni  .i  l'autorité  paternelle,  mais  à  la  seule  autorité  du 
Père  commun,  qui  sait  commander  aux  cœurs,  et  qui,  leur  ordonnant 
de  s'unir,  les  peut  contraindre  à  s'ainier. 

Que  signifie  ce  sacrifiée  des  convenances  de  la  nature  aux  conve- 
nances de  l'opinion?  La  diversité  de  fortune  et  d'état  s'écli(»se  et  se 
confond  dans  le  mariage,  elle  ne  fait  rien  au  bonheur;  mais  celle  d'hu- 
meur et  Je  caractère  demeure,  et  c'est  par  e'Ie  qu'on  est  heureux  on 
malheureux.  L'eiil'anl  qui  n'a  de  règle  que  l'amour  ciioisit  mal,  le  père 
(|ui  n'a  de  règle  que  l'opinion  choisit  plus  mal  encore.  Ou'uue  lille 
manque  de  raison,  d'expérience,  pour  juger  de  la  sagesse  et  des  mœurs, 
un  hou  père  v  doit  suppléer  sans  doute;  son  droit,  soo  d,'!Voit  mcrae, 


est  de  dire  :  Ma  fdie,  c'est  un  honnête  homme,  ou  c'est  un  fripon  ;  c'est 
un  homme  de  sens,  ou  c'est  un  fou.  Voilà  les  convenances  dont  il  doit 
connaître  ;  le  jugement  de  toutes  les  autres  appartient  à  sa  fille.  En 
criant  qu'on  troublerait  ainsi  l'ordre  de  la  société,  ces  tyrans  le  trou- 
blent eux-mêmes.  Que  le  rang  se  règle  par  le  mérite,  et  l'union  des 
cœurs  par  leur  choix,  voilà  le  véritable  ordre  social  ;  ceux  qui  le  règlent 
par  la  naissance  ou  par  les  richesses  sont  les  vrais  perturbateurs  de 
cet  ordre,  ce  sont  ceux-là  qu'il  faut  décrier  ou  punir. 

Il  est  doue  de  la  justice  universelle  que  ces  abus  soient  redresssés  ; 
il  est  du  devoir  de  l'homme  de  s'opposer  à  la  violence,  de  concourir  à 
l'ordre;  et,  s'il  m'était  possible  d'unir  ces  deux  amants  en  dépit  d'un 
vieillard  sans  raison,  ne  doutez  pas  que  je  n'achevasse  en  cela  l'ou- 
vrage du  ciel,  sans  m'embarrasser  do  l'approbation  des  hommes. 

Vous  êtes  plus  heureuse,  aimable  Claire;  vous  avez  un  père  qui  ne 
prétend  point  savoir  mieux  que  vous  en  quoi  consiste  votre  bonheur. 
Ce  n  est  peut-être  ni  par  de  grandes  vues  de  sagesse,  ni  par  une  ten- 
dresse excessive  qu'il  vous  rend  ainsi  maîtresse  de  votre  sort  :  mais 
qu'importe  la  cause  si  l'effet  est  le  même,  et  si,  dans  la  liberté  qu'il 
vous  laisse,  l'indolence  lui  tient  lieu  de  raison  ?  Loin  d'abuser  de  cette 
liberté,  le  choix  que  vous  avez  fait  à  vingt  ans  aurait  1  approbation  du 
plus  sage  père.  Votre  cœur,  absorbé  par  une  amitié  qui  n'eut  jamais 
d'égale,  a  gardé  peu  de  pUce  aux  feux  de  l'amour;  vous  leur  substi- 
tuez tout  ce  qui  peut  y  suppléer  dans  le  mariage  :  moins  amante  qu'a- 
mie, si  vous  n'êtes  la  plus  tendre  épouse,  vous  serez  la  plus  vertueuse, 
et  cette  union  qu'a  formée  la  sagesse  doit  croître  avec  l'âge  et  durer 
autant  qu'elle.  L'impulsion  du  cœur  est  plus  aveugle,  mats  elle  est 
plus  invincible  :  c'est  le  moyen  de  se  perdre  que  de  se  mettre  dans  la 
nécessité  de  lui  résister.  Heureux  ceux  que  l'amour  assortit  comme 
aurait  fait  la  raison,  et  qui  n'ont  point  d'obstacle  à  vaincre  et  de  pré- 
jugés à  combaltre  !  Tels  seraient  nos  deux  amants  sans  l'injuste  résis- 
tance d'un  père  entêté.  Tels  malgré  lui  pourraient-ils  être  encore,  si 
l'un  des  deux  était  bien  conseillé. 

L'exemple  de  Jidie  et  le  vôtre  montrent  également  que  c'est  aux 
époux  seuls  à  juger  s'ils  se  conviennent.  Si  l'amour  ne  règne  pas,  la 
raison  choisira  seule  :  c'est  le  cas  (u'i  vous  êtes  :  si  l'amour  règne,  la 
nature  a  déjà  choisi;  c'est  celui  de  Julie.  Telle  est  la  loi  sacrée  de  la 
nature,  qu'il  n'est  pas  permis  à  l'homme  d'enfreindre,  qu'il  n'enfreint 
jamais  impunément,  et  que  la  consid'Tation  des  états  et  des  rangs  ne 
peut  abroger  qu'il  n'en  coûte  des  malheurs  et  des  crimes. 

Quoique  l'hiver  s'avance  et  que  j'aie  à  me  rendre  a  Rome,  je  ne  quit- 
terai point  l'ami  que  j'ai  sous  ma  garde  que  je  ne  voie  son  àme  dans 
un  état  de  consistance  sur  lequel  je  puisse  compter.  C'est  un  dépôt  qui 
m'est  cher  par  son  prix,  et  parce  que  vous  me  l'avez  confié.  Si  je  ne 
puis  faire  qu'il  soit  heureux ,  je  tâcherai  de  faire  au  moins  qu'il  soit 
sage;  et  qu'il  porte  en  homme  les  maux  de  l'humanité.  J'ai  résolu  de 
passer  ici  une  quinzaine  de  jours  avec  lui,  durant  lesquels  j'espère  que 
nous  recevrons  des  nouvelles  de  Julie  et  des  vôtres,  et  que  vous  m'ai- 
derez toutes  deux  à  mettre  quelque  appareil  sur  les  blessures  de  ce 
cœur  malade,  qui  ne  peut  encore  écouter  la  raison  que  par  l'organe 
du  sentiment. 

Je  joins  ici  une  lettre  pour  votre  aiTiie  :  ne  la  confiez,  je  vous  prie,  à 
aucun  commissionnaire,  mais  remettez-la  vous-même. 


FRAGMENTS 


JOINTS    K    r.A   LETTRE    PBEf.EnENTE. 


1. 

Pourquoi  n'ai-je  pu  vous  voir  avant  mon  départ?  Vous  avez  craint 
que  je  n'expirasse  en  vous  quittant!  Cœur  pitoyable,  rassurez-vous. 
Je  me  porte  bien...  je  ne  souffre  pas...  je  vis  encore...  je  pense  à  vous... 
je  pense  au  temps  où  je  vous  fus  cher...  J'ai  le  cœur  un  peu  serré... 
la  voiture  m'étourdit...  je  me  trouve  abattu...  Je  ne  pourrai  longtemps 
vous  écrire  aujourd'hui.  Demain  peut-être  aurai-je  plus  de  force...  on 
n'en  aurai-je  plus  besoin... 

H. 

Où  m'entraînent  ces  chevaux  avec  tant  de  vitesse?  Ou  me  conduit 
avec  tant  de  zèle  cet  homme  qui  se  dit  mon  ami?  Est-ce  loin  de  toi, 
Julie?  Est-ce  en  des  lieux  où  tu  n'es  pas?...  Ah!  (ille  insensée!...  Je 
mesure  des  yeux  le  chemin  que  je  parciuirs  si  rapidement.  D'où  viens - 
je?  où  vais-jè?  et  pourquoi  tant  de  diligence?  Avez-vous  peur,  cruels, 
que  je  ne  coure  pas  as^ez  tôt  à  ma  perte?  0  amitié!  ô  amour!  est-ce 
là  votre  accord?  sout-ce  là  vos  bienfaits?... 

III. 

As-tu  bien  consulté  Ion  cœur  en  me  chassant  avec  tant  de  violence? 
As-tu  pu,  dis,  Julie,  as-tu  pu  renoncer  pour  jamais?...  Non,  non  ;  ce 
tendre  cœur  m'aime,  je  le  sais  bien.  Malgré  le  sort,  malgré  lui-même, 
il  m'aimera  jusqu'au  tomhoau...  Je  le  vois,  tu  t'es  laissé  suggérer... 
Quel  repentir  éternel  tu  te  prépares  !...  llélas!  il  sera  trop  tard...  Onoi! 


LA  A'OUVELLE  HÉLOISE. 


3d 


tu  pourrais  oublier!...  Quoi!  je  l'aurais  mal  coiiniicl...  Ah!  songe  à 
toi,  sonjîc  ;'i  moi,  songe  à...  Ecoule,  il  en  csl  temps  encore...  Tu  m'as 
chassé  avec  l)arbarie.  Je  fuis  pins  vile  que  le  vent...  Dis  un  mot,  un 
ïeni  mot,  et  je  reviens  plus  prompt  quir  l'éclair.  Dis  un  mol,  et  pour 
jamais  nous  sommes  nuis  :  nous  devons  i'èlre...  nous  le  serons...  Ah  I 
l'air  emporte  mes  plaintes!  et  eepeiidaul  je  fuisi  je  vais  vivre  et  mou- 
rir loin  d'elle...  Vivre  loin  d'elle! 


LETTItE   III. 

UK    HILOIIU    ÉDOUAIIU    A   JULIE. 

Votre  cousine  vous  dira  des  nouvelles  de  votre  ami.  Je  crois  d'ail- 
leurs qu'il  vous  écrit  par  cet  ordinaire.  Connnencez  par  satisfaire  là- 
dessus  votre  empressement,  pour  lire  ensuite  posément  cette  lellre, 
car  je  vous  préviens  que  sou  sujet  demande  toute  votre  atlcntion. 

Je  connais  les  hommes  ;  j'ai  vécu  beaucoiq)  en  peu  d'années  ;  j'ai 
acquis  une  grande  expérience  à  mes  dépens,  et  c'est  le  chemin  des 
passions  qui  m'a  conduit  à  la  philosophie.  Mais  de  tout  ce  que  j'ai  ob- 
servé jusqu'ici  je  n'ai  rien  vu  de  si  extraordinaire  (pie  vous  cl  votre 
amant.  Ce  n'est  pas  que  vous  ayez  ni  l'un  ni  l'autre  un  caraclère  mar- 
qué dont  on  i)nisse  au  premier  coiq)  d'(«il  assigner  les  dd'Iérences,  et 
il  se  pourrait  bien  que  cet  endjarras  de  vous  délinir  vous  fil  prendre 
pour  drs  âmes  connnnues  par  un  oliservaienr  superliciel.  Mais  c'est 
cela  même  qui  vous  distingue,  qu'il  est  impossible  de  vous  distinguer, 
et  que  les  traits  du  modèle  commim.  dont  quekpi'mi  manque  toujours 
à  chaque  individu,  brill.nt  tous  égalenuuit  dans  les  vôtres.  Ainsi  cha- 

aue  épreuve  d'une  estampe  a  ses  di'l'auts  particuliers  qui  lui  servent 
6  caraclère,  cl  s'il  en  vient  une  (pii  soit  parlaile,  quoiqu'on  la  trouve 
belle  au  premier  coup  d'mil,  il  faut  la  considérer  longtemps  pour  la 
recounaitre.  La  première  l'ois  que  je  vis  votre  amant,  j(!  fus  frappé  d'un 
sentiment  nouveau  qui  n'a  fait  qu'augmenier  de  jour  en  jour,  à  mesure 
que  la  raison  l'a  juslifié.  A  votre  égard,  ce  lut  tout  antre  chose  encore, 
et  ce  sentiment  fut  si  vif  que  je  me  trompai  sur  sa  nature.  Ce  n'était 
pas  tant  la  différence  des  sexes  qui  produisait  celle  impression,  (pi'un 
caractère  encore  plus  marqué  de  perfection,  que  le  camr  sent,  même 
iiidépeudamnient  de  l'auiour.  Je  vois  bien  ce  que  vous  seriez  sans  votre 
ami,  je  ne  vois  pas  de  même  ce  qu'il  sérail  sans  vous  :  beaucoup 
d'hommes  peuvent  lui  ressembler,  mais  il  n'y  a  qu'une  Julie  au  monde. 
Après  un  tort  que  je  ne  me  pardonnerai  jamais,  votre  lettre  vint  m'e- 
clairer  sur  mes  vrais  seutimenis.  Je  reconnus  que  je  u'elais  poinl  ja- 
loux, ni  par  consé(pieiit  amoureux  ;  je  connus  que  vous  étiez  trop 
aimable  pour  moi ,  Il  vous  faut  les  prémices  d'une  âme,  et  la  mienne 
ne  serait  pas  digne  de  vous. 

Hès  ce  moineul  je  pris  pour  voire  bonheur  mutuel  un  tendre  intérêt 
qui  ne  s'éteindra  poinl.  Croyant  lever  tontes  les  diflicidtés,  je  lis  au- 
près de  votre  père  une  démarche  indiscrète  dont  le  mauvais  succès 
n'est  qu'une  raison  de  plus  pour  exciter  mon  zèle.  Daignez  m'écouter, 
cl  je  puis  réparer  encore  tout  le  mal  que  je  vous  ai  fait. 

Soudez  bien  voire  cœur,  ô  Julie!  et  voyez  s'il  esi  possible  d'éteindre 
le  l'eu  dont  il  est  dévoré.  Il  fut  un  temps  peut-être  où  vous  pouviez  en 
arrêter  le  progrès  :  mais  si  Julie,  pure  et  cliasie.  a  pourtant  succombé, 
commenl  se  lelèvera-l-elle  après  sa  chute''  eomuieiil  ri'sistera-t-elle  à 
l'amour  vaintpieur,  et  armé  de  la  dangereuse  iiiia^e  de  loirs  les  plaisirs 
passés'.' Jeune  arn;inte.  ne  vous  en  imposiv,  plus,  et  n'uoneez  à  la  con- 
liance  qui  vous  a  séduite  :  vous  êtes  perdue  s'il  faut  combattre  encore  : 
vous  serez  avilie  el  vaincue,  cl  le  sentiment  de  votre  honte  étouffera 
par  degrés  toutes  vos  vertus.  L'amour  s'est  insinué  trop  avant  dans  la 
substance  de  voire  àme  pour  (|ne  vous  puissiez  jamais  len  chasser;  il 
eu  renforce  el  pénètre  tous  les  traits  conmie  une  eau  forte  el  corrosive; 
vous  n'en  effacerez  jamais  la  profonde  impression  sans  elïacer  à  la  fois 
tons  les  seutimenis  exquis  que  vous  reçûtes  de  la  nature;  et  quand  il 
ne  vous  restera  plus  d'amour,  il  ne  vous  restera  plus  rien  d'estimable. 
Qu'avez-vous  donc  maintenant  à  faire,  ne  pouvant  plus  changer  l'étal 
de  votre  ^œiir'.'  Une  seule  chose,  Julie;  c'est  de  le  rendre  légitime.  Je 
vais  vous  proposer  pour  cela  l'unique  moyen  (pii  vous  reste;  prolitez- 
en  tandis  qu'il  est  temps  encore;  remlez  ,i  l'innocence  et  à  la  vertu 
celte  sublime  raison  dont  le  ciel  vous  fit  dépositaire,  ou  craignez  d'avi- 
lir ;t  jamais  le  plus  précieux  de  ses  dons. 

J'ai  dans  le  du<lié  d'Yorck  une  terre  assez  considérable,  qui  fol  long- 
temps le  séjour  de  mes  ancêtres.  Le  clialeau  esl  ancien,  mais  bon  el 
commode;  les  environs  sont  solitaires ,  mais  :n;reables  el  variés.  La 
rivière  d'Ouse,  qui  passe  au  boni  du  parc,  olVic  ;i  la  fois  une  perspec- 
tive charmante  ;t  la  vue  el  un  déliouilie  facile  ;iu\  denrées.  Le  produit 
de  la  terre  sullit  pour  riioimêle  entretien  du  maiire  ,  et  peut  doubler 
sous  ses  yeu\  L'odieux  préjugé  n'a  point  d'accès  dans  cette  heureuse 
contrée  ;  l'Iuiliiiaui  paisible  y  conserve  encore  les  mœurs  simples  des 
premiers  temps  ;  et  l'on  y  trouve  une  image  du  Valais  décrit  avec  des 
traits  si  louelianls  par  la  plume  de  votre  ami.  Celle  terre  est  à  vous, 
Julie,  si  vous  daignez  l'hiibiier  avec  lui  ;  el  c'est  là  que  vous  pourrez 
accomplir  ensemble  tous  les  tendres  souhaits  pir  on  huit  la  lettre  dont 
je  narle. 

Venez,  modèle  unique  des  vrais  auiauts ,  venez  couple  aimable  et 


(idole,  prendre  possession  d'un  lieu  fait  pour  servir  d'asile  à  l'amour  et 
à  l'innocence;  venez  y  serrer,  à  la  f.ice  du  ciel  et  des  hommes,  le  doux 
nieud  qui  vous  unit;  venez  honorer  de  l'exemple  de  vos  vertus  un  (lays 
où  elles  seront  adorées,  el  des  gens  simples  portes  à  les  imiter.  Puis- 
siez-vons  eu  ce  lieu  tranquille  goûter  à  jamais  dans  les  sr^iliinc  nts  qui 
vous  unissent  le  bonheur  des  âmes  pures  !  puisse  le  eii-l  v  bénir  vos 
chastes  feux  d'une  famille  qui  vous  ressemble!  puissiez-vous  y  prolon- 
ger vos  jours  dans  nue  honorable  vieillesse,  el  les  terminer  enfin  paisi- 
blement dans  les  bras  de  vos  enfants?  puissent  nos  neveux,  en  parcou- 
rant avec  un  charme  s(!crct  ce  monument  de  la  filicilé  conjugale,  dire 
un  j(Uir  dans  l'atleiidrissemeul  de  leur  cœur  :  Ce  fut  ici  l'uiilé  de  l'in- 
nocence, ce  fat  ici  la  demeure  dei  deux  amanti! 

Votre  sort  est  en  vos  mains,  Julie  ;  pesez  attentivement  la  proposi- 
tion que  je  vous  fais,  et  n'eu  examinez  que  le  fond  :  car  d'ailleurs  je  me 
charge  d'assurer  d'avance  et  irrévocablement  votre  ami  de  l'engage- 
ment que  je  prends  ;  je  me  charge  aussi  de  la  sûreté  de  votre  départ, 
et  de  veiller  avec  lui  à  celle  de  votre  personne  jusqu'à  votre  arrivée  : 
là  vous  pourrez  aussitôt  vous  marier  publiquemeut  sans  obstacle  ;  car 
parmi  nous  une  fille  nubile  n'a  nul  besoin  du  conseulementd'autrui  pour 
disposer  d'elle-même.  Nos  sages  lois  n'abrogent  point  celles  de  la  na- 
ture ;  el  s'il  résulte  de  cet  heureux  accord  queli|ues  inconvénients,  ils 
sont  beaucoup  moindres  que  ceux  qu'il  prévient.  J'ai  laissé  à  Vevai 
mon  valet  de  chambre,  hiuiime  de  confiance,  brave,  prudent,  et  d'une 
fidélité  à  toute  épreuve.  Vous  |(Ourrez  aisément  vous  concerter  avec  lui 
de  bouche  ou  par  écrit  à  l'aide  de  Regianino,  sans  que  ce  dernier  sache 
de  (pioi  il  s'agil.  Quand  il  sera  temps ,  nous  partirons  pour  vous  aller 
joindre,  el  vous  ne  quitterez  la  maison  paternelle  que  sous  la  conduite 
de  votre  époux. 

Je  vous  laisse  à  vos  réflexions  ;  mais,  je  le  répèle,  craignez  l'erreur 
des  préjugés  el  la  séduction  des  scrupules,  qui  mènent  souvent  au  vice 
par  le  chemin  de  l'houneur.  Je  prévois  ce  qui  vous  arrivera  si  vous 
rejetez  mes  offres.  La  tyrannie  d'un  père  intraitable  vons  entraînera 
dans  l'abime,  que  vous  ne  connaîtrez  qu'après  la  chute.  Votre  extièmc 
douceur  dégénère  quelquefois  en  timidité  ;  vous  serez  sacrifiée  à  la 
chimère  des  conditions.  11  faudra  contracter  un  engagement  désavoué 
par  le  cœur.  L'approbation  publique  sera  démentie  ineessammeui  par 
le  cri  de  la  conscience;  vous  serez  honorée,  et  méprisable  :  il  v;iul  mieux 
être  oubliée,  et  veilueuse. 

/'.  S.  Dans  le  doute  de  votre  résolution,  je  vous  éi  ris  à  l'iusu  de  notre 
ami,  de  peur  qu'un  refus  de  votre  part  ne  vint  détruire  eu  un  iustaul 
tout  l'effet  de  mes  soius. 


LETTRE  IV. 


DE  JULIE    .\    CLAIIIE. 


Oh  I  ma  chère,  dans  quel  trouble  tu  m'as  laissée  hier  au  soir!  et  quelle 
nuit  j'ai  passée  en  rêvant  à  cette  fatale  lettre  '.  Non,  j;imaii  tentation 
plus  dangereuse  ne  vint  assaillir  mon  cœur,  jamais  je  n'éprouvai  de  pa- 
reilles agitations,  el  jamais  je  n'apervus  moins  le  moven  de  les  apaiser. 
Autrefois  une  certaine  lumière  de  sagesse  et  de  raison  dirigeait  ma  vo- 
lonté ;  dans  toutes  les  occasions  emhariassaiiles.  je  discernais  d'abord 
le  parti  le  plus  honnête  .  et  le  prenons  à  riiistant.  Maintcn;uit,  avilie  et 
toujours  vaincue,  je  ne  fais  que  llolicr  entre  des  passions  contraires; 
mon  faible  cœur  n'a  plus  que  le  choix  de  ses  fautes  ;  et  tel  est  mon  dé- 
plorable aveuglement,  que  si  je  viens  par  h;isard  à  prendre  le  meilleur 
parti,  la  vertu  ne  m'aura  poinl  guidée,  et  je  n'en  aurai  pas  moins  de 
remords.  Tu  sais  quel  époux  mon  père  me  destine,  tu  sais  quels  licus 
l'amour  m'a  donnés.  Veux-je  êlie  vertueuse,  l'obéissance  et  la  foi  m'im- 
posent des  devoirs  opposés.  Veux-je  suivre  le  penchant  de  mon  cœur; 
qui  préférer  d'un  amant  ou  d  un  père?  Hélas  !  en  écoulant  l'amour  ou 
la  nature,  je  ne  puis  éviter  de  mettre  l'un  ou  l'autre  ;iu  désespoir  ;  en 
me  sacrifiant  »u  devoir,  je  ne  puis  éviter  de  commeitre  un  (rime  ;  et, 
quelque  parti  que  je  prenne,  il  faui  que  je  meure  à  la  fois  malheureuse 
et  conpalile. 

Ah!  chère  el  tendre  amie,  toi  qui  fustoujonrslniou  unique  ressource, 
et  (pii  m'a  t.int  de  fois  sauvée  de  la  mort  el  du  desespoir,  considère 
aujourd  fini  l'horrible  état  de-  mon  àme,  et  vois  si  jamais  tes  secoura- 
bles  soins  me  furent  plus  nécessaires.  Tu  sais  si  tes  avis  sont  écoulés  ; 
tu  sais  si  tes  conseils  sont  suivis  ;  tu  vieus  de  voir,  an  prix  du  bonheur 
de  nia  vie.  si  je  sais  déférer  aux  leçons  de  lamiiié.  Prends  donc  pitié 
de  raccablement  où  tu  m'as  réduite  ;  achève,  puisque  tu  as  commence; 
supi)l(>e  à  nion  courage  abattu,  pense  pour  celle  qui  ne  pense  plus  que 
jpar  toi.  Enfin  tu  lis  d;ms  ce  cœur  qui  t'aime,  tu  le  connais  mieux  que 
moi.  Apprends-moi  donc  ce  que  je  veux  ;  et  choisis  à  ma  place,  quand 
je  n'ai  plus  la  force  de  vouloir,  ni  la  raison  de  cluiisir. 

Relis  la  lettre  de  ce  généreux  Anglais;  relis-la  mille  lois,  mon  auge. 
Ah  !  laisse-toi  toucher  au  tableau  chariuaut  du  bonheur  (\ue  l'ammir,  la 
paix ,  la  vertu  ,  peuvent  me  luouieltre  encore  !  Douce  et  ravissante 
union  des  âmes  ,  délices  inexprimables  même  au  sein  des  remords! 
dieux  !  (pie  seriez-vous  |)onr  mon  cœur  au  sein  de  la  foi  conjugiile? 
Quoi  :  le  bonheur  et  linnocence  seraient  encore  en  mou  pouvoir  ;  Quoi  ! 
je  pourrais  expirer  d'amour  el  de  joie  cuire  uu  époui  adore  et  les  chefs 


4Q 


U  NOUVELLE  HÉLOISE. 


gages  de  sa  tendresse  !...  Et  j'hésile  un  seul  moment  !  et  je  ne  vole  pas 
réparer  ma  l'anle  dans  les  bras  de  cekii  «|ui  me  la  (it  commettre  1  el  je 
ne  suis  pas  déjà  femme  vertueuse  et  chaste  mère  de  famille!...  Oli  ! 
que  les  auteurs  de  mes  jours  ne  peuvent-ils  me  voir  sortir  de  mon  avi- 
lissement! que  ne  peuvent-ils  être  témoins  de  la  manière  dont  je  sau- 
rai remplir  à  mon  tour  les  devoii-s  sacrés  qu'ils  ont  remplis  envers 
moi  !...  Et  les  tiens,  lilli'  iiigraie  et  dénaturée,  qui  les  remplira  près 
d'eux,  tandis  que  lu  les  oublies?  Est-ce  eu  plongeant  le  poignard  dans 
le  sein  d'une  mère  que  tu  te  prépares  à  le  devenir?  Celle  qui  désho- 
nore sa  famille  appren<lra-t-elle  à  ses  enfants  à  l'honorer?  Digne  objet 
de  l'aveug'e  tendresse  d'un  père  et  d'une  mère  idolâtres,  abandonne- 
les  au  regret  de  l'avoir  fait  naître  ;  couvre  leurs  vieux  jours  de  douleur 
et  d'opprobre...  et  jouis,  si  lu  peux,  d'un  bonheur  acquis  à  ce  prix  1 

Mou  Dieu  !  que  d'horreurs  m'environnent  I  quitter  furtivement  son 
pays,  déshonorer  sa  famille,  abandonner  à  la  fois  père,  mère,  amis, 
parents,  et  toi-même  !  et  loi,  ma  douce  amie  !  et  toi  la  bien-ainiée  de 
mon  cœur  !  loi  dont  à  peine,  dès  mon  enfance,  je  puis  rester  éloignée 
un  seul  jour:  le  fuir,  le  quitter,  te  perdre,  ne  te  plus  voir!...  Ah  !  non  ; 
que  jamais...  (}ue  de  tourments  déchirent  ta  malheureuse  amie!  elle 
sent  à  la  fois  tous  les  maux  dont  elle  a  le  choix,  sans  qu'aucun  des  biens 
qui  lui  resteront  la  console.  Hélas!  je  m'égare.  Tanl  de  combats  passent 
ma  force  et  troublent  ma  raison  ;  je  perds  à  la  fois  le  courage  et  le  sens. 
Je  n'ai  plus  d'espoir  qu'en  toi  seule.  Ou  choisis,  ou  laisse-moi  mourir. 

LETTRE  V. 


Tes  perplexités  ne  sont  que  trop  bien  fondées,  ma  chère  Julie;  je 
les  ai  prévues  et  n'ai  pu  les  prévenir,  je  les  sens  el  ne  puis  les  apaiser; 
el  ce  que  je  vois  de  pire  dans  ton  état,  c'esl  que  persoime  ne  t'en  peut 
tirer  que  toi-même.  Quand  il  s'agit  de  prudence,  l'amitié  vient  au  se- 
cours d'une  à  ne  agitée;  s'il  faut  choisir  le  bien  ou  le  mal,  la  passion, 
qui  les  mé  onnaii,  peut  se  taire  devant  un  conseil  désintéressé.  Mais 
ici,  quelque  parti  que  tu  prennes,  la  nature  l'autorise  et  le  condamne, 
la  raison  le  blâme  et  l'approuve,  le  devoir  se  lail  ou  s'oppose  à  lui- 
même  ;  1rs  suites  sont  également  à  craindre  de  part  el  d'autre  ;  lu 
ne  peux  ni  rester  indécise  ni  bien  choisir;  tu  n'as  que  des  peines  à 
comparer,  el  ton  cœur  seul  en  est  le  juge.  Pour  moi.  l'impoitance  de 
la  délibération  m'épouvante,  el  son  effet  m'attrisle.  Quelque  sort  que 
tu  préfères,  il  sera  toujours  peu  digne  de  toi  ;  et  ne  pouvant  ni  te  mon- 
trer un  parti  qui  te  convienne,  ni  le  conduire  au  vrai  bonheur,  je  n'ai 
pas  le  courage  de  décider  de  ta  destinée.  Voici  le  premier  refus  que  tu 
reçus  jamais  de  ion  amie  ;  et  je  sens  bien,  par  ce  qu'il  me  coûte,  que 
ce  sera  le  dernier  ;  mais  je  te  trahirais  en  voulant  te  gouverner  dans 
un  cas  où  la  raison  môme  s'impose  silence,  et  où  la  seule  règle  à  sui- 
vre est  d'écouter  ton  propre  penchant. 

Ne  sois  pas  injuste  envers  moi,  ma  douce  amie,  et  ne  me  juge  point 
avant  le  temps.  Je  sais  qu'il  est  des  amitiés  circonspectes  qui,  craignant 
de  se  compromettre,  refusent  des  conseils  dans  les  occasions  difliciles, 
et  dont  la  réserve  augmente  avec  le  péril  des  amis.  Ah  !  tu  vas  con- 
naître si  ce  cœur  qui  l'aime  connaît  ces  timides  précautions!  souffre 
qu'au  lieu  de  le  parler  de  les  affaires,  je  te  parle  un  instant  des 
miennes. 

N'as-tu  jamais  remarqué,  mon  ange,  à  quel  point  tout  ce  qui  t'ap- 
proche s'altaehe  à  toi?  Qu'un  père  et  une  mère  chérissent  une  fille 
unique,  il  n'y  a  pas,  je  le  sais,  de  quoi  s'en  fort  étonner:  qu'un  jeune 
bonnne  ardent  s'enllamme  pour  un  objet  aimable,  cela  n'est  pas  plus 
extraordinaire.  Mais  qu'à  l'àse  mûr,  un  homme  aussi  froid  que  M.  de 
Wolmar  s'afendrissc  en  le  voyant  pour  la  première  fois  de  sa  vie;  que 
toute  une  famille  t'idolâtre  unanimement  ;  que  lu  sois  chère  à  mon  père, 
cet  homme  si  peu  sensible ,  autant  et  plus  peut-être  que  ses  propres 
enfants;  que  les  amis,  les  connaissances,  les  domestiques,  les  voisins, 
et  tout  une  ville  entière,  l'adorent  de  concert,  el  prennent  à  toi  le  plus 
tendre  intérêt;  vodà,  ma  chère,  un  concours  moins  vraisemblable,  et 
qui  n'aurait  point  lieu  s'il  n'avait  en  la  personne  quelque  cause  parti- 
culière. Sais-tu  bien  quelle  est  celte  cause?  Ce  n'est  ni  ta  beauté,  ni 
ion  esprit,  ni  la  grâce,  ni  rien  de  tout  ce  qu'on  entend  par  le  don  de 
plaire  ;  mais  c'est  celle  âme  tendre  el  cette  douceur  d'attachement  qui 
n'a  point  d'égale  ;  c'est  le  don  d'aimer,  mon  enfant,  qui  te  fait  aimer. 
On  peut  résister  à  tout,  hors  à  la  bieuveillance  ;  et  il  n'y  a  point  de 
moyen  plus  sûr  d  acquérir  l'affection  des  autres,  que  de  leur  donner  la 
sienne.  Mille  femmes  sont  plus  belles  que  loi;  plusieurs  ont  autant  de 
grâces;  toi  seule  as.  avec  les  grâces,  je  ne  sais  quoi  de  plus  séduisant 
qui  ne  plaît  pas  seulement,  mais  qui  touche,  et  qui  fait  voler  tous  les 
cœurs  au-devant  du  tien.  On  sent  que  ce  tendre  cœur  ne  demande 
qu  a  se  donner,  et  le  doux  sentiment  qu'il  cherche  le  va  chercher  à 
son  lour. 

Tu  vois,  par  exemple,  avec  surprise,  l'incrovable  affection  de  milord 
Edouard  pour  ton  aim  ;  lu  vois  son  zèle  pour  ion  bonheur;  tu  reçois 
avec  admiration  ses  offres  généreuses  ;  tu  les  attribues  à  la  seule 
vertu  :etraa  Julie  de  s'attendrir!  Erreur,  abus,  charmante  cousine! 
A  Dieu  ne  plaise  que  j'exténue  les  bienfaits  de  milord  Edouard,  et  que 


je  déprise  sa  grande  âme?  Mais,  crois-moi,  ce  zèle,  tout  pur  qu'il  est, 
serait  moins  aident,  si,  dans  la  même  circonstance,  il  s'adressait  à 
d'autres  personnes.  C'est  ton  ascendant  invincible  et  celui  de  ton 
ami,  qui,  sans  même  qu'il  s'en  aperçoive,  le  déterminent  avec  tant  de 
force,  et  lui  foui  faire  par  attachement  ce  qu'il  croit  ne  faire  que  par 
honnêlclé. 

Voilà  ce  qui  doit  arrivera  toutes  les  âmes  d'une  certaine  trempe; 
elles  transforment,  pour  ainsi  dire,  les  autres  en  elles-mêmes;  elles 
ont  une  sphère  d'activité  dans  laquelle  rien  ne  leur  résiste  :  on  ne 
peut  les  connaître  sans  les  vouloir  imiter,  et  de  leur  sublime  élévation 
elles  attirent  à  elles  tout  ce  qui  les  environne.  C'est  pour  cela,  ma 
chère,  que  ni  toi  ni  ton  ami  ne  connaîtrez  peut-être  jamais  les  hommes; 
car  vous  les  verrez  bien  plus  comme  vous  les  ferez,  que  comme  ils 
seront  d'eux-mêmes.  Vous  donnerez  le  ton  à  tous  ceux  qui  vivront 
avec  vous  ;  ils  vous  fuiront  ou  vous  deviendront  semblables,  el  tout 
ce  que  vous  aurez  vu  n'aura  peut-être  rien  de  pareil  dans  le  reste  du 
monde. 

Venons  maintenant  à  moi,  cousine,  à  moi  qu'un  même  sang,  un 
même  âge,  el  surtout  une  parfaite  conformité  de  goûts  el  d'humeurs, 
avec  des  tempéraments  contraires,  unit  à  loi  des  l'enfance. 


Conçiunlierau  gl'  alberghi, 
Ma  piii  congiunti  i  cuori: 
Conforme  era  l'  elale, 
Ma  'I  pensier  più  conforme. 

Nos  âmes  étaient  joinlea  ainsi  que  nos  demeures,  et  nous  avions  la  même  con- 
(prmité  de  goûts  que  d'âge.  Tass.,  Aminte. 


Que  penses-tu  qu'ait  produit  sur  celle  qui  a  passé  sa  vie  avec  toi 
cette  charmante  influence  qui  se  fait  sentir  à  tout  ce  qui  l'approche? 
Crois -lu  qu'il  puisse  ne  régner  entre  nous  qu'une  union  conunune? 
Mes  yeux  ne  te  rendent-ils  pas  la  douce  joie  que  je  prends  chaque 
jour  dans  les  tiens  en  nous  abordant?  Ne  lis-lu  pas  dans  mon  cœur  at- 
tenlri  le  plaisir  de  partager  tes  peines  et  de  pleurer  avec  toi.  Puis-je 
oublier  que,  dans  les  premiers  transports  d'un  amour  naissant,  l'ami- 
tié ne  le  fut  point  imporiune,  et  que  les  murmures  de  ion  amant  ne 
purent  l'engager  à  m'éloigner  de  toi,  el  à  me  dérober  le  spectacle  de 
la  faiblesse/  Ce  moment  fut  critique,  ma  Julie,  je  sais  ce  que  vaut  dans 
ton  cœur  modeste  le  sacriliee  d'une  honte  qui  n'est  pas  réciproque.  Ja- 
mais je  n'eusse  élé  ta  confidente,  si  j'eusse  été  ton  amie  à  demi  ;  et  nos 
âmes  se  sont  trop  bien  senties  en  s'unissaiit,  pour  que  rien  ne  les  puisse 
désormais  séparer. 

Qu'est-ce  qui  rend  les  amitiés  si  lièdes  et  si  peu  durables  entre  les 
femmes,  je  dis  entre  celles  qui  sauraient  aimer?  Ce  sont  les  intérêts 
de  l'amour,  c'est  l'empire  de  la  beauté,  c'est  la  jalousie  des  conquêtes  : 
or,  si  rien  de  tout  cela  nous  eût  pu  diviser,  celle  division  serait  déjà 
faite.  Mais  quand  mon  cœur  serait  moins  inepte  à  l'amour,  quand  j'igno- 
rerais que  vos  feux  sont  de  nature  à  ne  s'éteindre  qu'avec  la  vie.  Ion 
amant  est  mon  ami,  c'est-à-dire  mon  frère  :  et  qui  vit  jamais  finir  par 
l'amour  une  véritable  amitié?  Pour  M.  d'Orbe,  assurément  il  aura 
longtemps  à  se  louer  de  les  sentiments,  avant  que  je  songe  à  m'en 
plaindre;  et  je  ne  suis  pas  plus  tentée  de  le  retenir  par  force,  que  toi 
de  me  l'arracher.  Eh!  mon  enfant,  plût  au  ciel  qu'au  prix  de  son  atta- 
chement je  te  pusse  guérir  du  tien  1  je  le  garde  avec  plaisir,  je  le  céde- 
rais avec  joie. 

A  l'égard  des  prétentions  sur  la  figure,  j'en  puis  avoir  tanl  qu'il  me 
plaira;  lu  n'es  pas  fille  à  me  le  disputer,  et  je  suis  bien  srtie  qu'il  ne 
t'entra  de  tes  jours  dans  l'esprit  de  savoir  qui  de  nous  deux  est  la  plus 
jolie.  Je  n'ai  pas  été  tout  à  l'ait  si  indifférente  ;  je  sais  là-dessus  à  quoi 
m'en  tenir,  sans  en  avoir  le  moindre  chasrin.  Il  me  semble  même  que 
j'en  suis  plus  fière  que  jalouse  ;  car  enliii  les  charmes  de  Ion  visage, 
n'étant  pas  ceux  qu  il  faudrait  au  mien,  ne  m'ôtent  rien  de  ce  que  j'ai, 
et  je  me  trouve  encore  belle  de  ta  beauté,  aimable  de  tes  grâces, 
ornée  de  tes  talents  ;  je  me  pare  de  toutes  tes  perfections,  et  c'est  en 
toi  que  je  place  mou  amour-piopre  le  mieux  entendu.  Je  u'airaer.ds 
pourtant  guère  à  faire  peur  pour  mon  compte,  niais  je  suis  assez  jolie 
pour  le  besoin  que  j'ai  de  l'être.  Tout  le  reste  m'est  inutile,  et  je  n'ai 
pas  besoin  d'être  humble  pour  te  céder. 

Tu  t'impatienles  de  savoir  à  quoi  j'en  veux  venir.  Le  voici.  Je  ne 
puis  te  donner  le  conseil  que  lu  demandes,  je  t'en  ai  dit  la  raison  : 
mais  le  parti  que  tu  prendras  pour  loi,  tu  le  prendras  en  même  temps 
pour  loii  amie;  el  quel  que  soit  Ion  destin,  je  suis  déterminée  à  le  par- 
tager. Si  tu  pars,  je  le  suis:  si  tu  restes,  je  reste  :  j'en  ai  formé  l'iné- 
branlable résolution  ;  je  le  dois,  rien  ne  m'en  peut  détourner.  Ma  fatale 
indulgence  a  causé  la  perle;  ion  sort  doit  être  le  mien;  el,  puisque 
nous  fûmes  iuséparables  dès  l'enfance,  ma  Julie,  il  faut  l'être  jusqu'au 
tombeau. 

Tu  trouveras,  je  le  prévois,  beaucoup  d'étourderie  dans  ce  projet; 
mais,  au  fond,  il  est  plus  sensé  qu'il  ne  semble,  el  je  n'ai  pas  les 
mêmes  motifs  d'irrésolution  que  toi.  Premièrement,  quant  à  ma  fa- 
mille, si  je  quitte  un  père  facile,  je  quitte  un  père  assez  indifférent, 
qui  laisse  faire  à  ses  enfants  tout  ce  qui  leur  plail,  plus  par  négligence 
que  par  tendresise  :  car  tu  sais  que  les  affaires  de  l'Europe  l'occupent 


1 


LA  ISOLVELLE  HÉLOISE. 


44 


bo.iiicotip  plus  que  les  sionnes,  et  qtie  sa  fille  lui  est  bien  moins  chère 
niir  la  {'raginatique.  D'ailleurs  je  ne  suis  pas  comme  loi  fiHe  uiiKiuc  ;  et 
avr.   les  tiilaiits  quil  lui  resteront,  à  peine  saura-t-il  s'il  lui  en  man- 

(llir   OU.  ,  . 

.1  ahand.nne  nn  mariage  pnH  à  conclure  :  manm  maie,  ma  elicre, 
(•'.Ni  à  M.  (l'Orbe,  s'il  m'aime,  à  s'en  consoler  Pour  moi,  quoique  j'es- 
ll son  caractère,  que  je  ne  sois  pus  sans  allachement  pour  sa  per- 
sonne et  (lue  je  regrette  en  lui  un  fort  hoiiniMe  liomnie,  il  ne  m'est 

rien  alipres  de  ma  Julie.  Dis- i.  mou  .  iifanl,  l'àme  a-t-elle  un  sexe'/ 

En  vérité  je  ne  le  sens  guère  à  la  iniciuii'.  .If  piris  avoir  des  fantaisies, 
mais  fort  peu  (l'amour.  Un  mari  peut  m  ctic  utile,  mais  il  ne  sera  ja- 
mais pour  moi  (ju'un  maii;  et  de  ceux-là,  Idirc  encore  et  passable 
comme  je  suis,  j'en  puis  trouver  un  par  tout  b;  monde.  ^ 

Prends  bien  garde,  cousine,  que,  quoique  je  n'hcisile  point,  ce  n  est 
pas  à  dire  que  lu  ne  doives  poiiil  hésiter,  ni  que  je  veuille  l'insinuer  de 
prendre  le  parti  que  je  prendrai  si  tu  pars.  La  différence  est  grande  entre 
nous,  et  tes  devoirs  soûl  beaucoup  plus  rigoureux  que  les  miens.  Tu  sais 
encore  qu'une  aflecliou  prescpie  unique  remplit  mon  cœur,  et  absorbe 
gi  bien  tous  les  autres  senlimenls,  qu'ils  y  sont  eomm(!  anéantis.  Une 
invincible  et  douce  habitude  m'aitache  à  toi  dés  mon  enfance,  je  n'aime 
pal  failcuienl  que  toi  seule,  et  si  j'ai  quelque  lien  à  rompre  eu  le  suivant, 
je  m'encouragerai  par  ton  exemple.  .le  me  dirai  :  J'imite  Julie,  et  me 
croirai  jusiiliee. 

BILLET 


DE   JCMR    A   CIAIHÏ. 

Je  t'entends  ,  amie  incomparable  ,  cl  je  le  remercie.  Au  moins  une 
lois  j'aurai  fait  mon  devoir,  et  ne  serai  pas  en  tout  indigne  de  toi. 

LETTRE  VI. 

iiK  jn.ii;  A  Mii.or.i)  êhihtahii. 

Voire  lettre,  niilord,  me  péiièlre  daltciKlrissement  et  d'admiration 
L'ami  qu(!  vous  daii;ncz  pioUgiT  n'y  sera  pas  moins  sensible,  (piaiid  II 
saura  loiil  ce  (|ue  vou>  ave/,  voulu  l'aire  pour  nous.  Ilelas!  il  n'y  a  (pic 
les  iuf(ulniiés  qui  miiIiuI  le  irix  des  âmes  liiciifai^anlcs.  A'ons  ne  sa- 
vons déjà  qu'à  liop  di;  lilrcs  Uiut  ce  que  vaut  la  vùlie ,  et  vos  vertus 
licioupics  nous  toucheront  toujours,  mais  elles  ne  nous  surprendronl 
plus 

yii'il  me  serait  doux  d'èlre  benreiise  sous  les  auspices  d'un  ami  si  gé- 
inrriix,  et  de  tenir  de  ses  bienfaits  le  bonheur  que  la  fortune  m'a  re- 
hiM':  Mais,  milord,  je  le  vois  avec  désespoir,  elle  trompe  vos  bons  des- 
seins, mon  sort  cruel  l'emporte  sur  votre  zèle,  cl  la  douce  image  des 
biiiis  que  vous  m'offrez  ne  sert  qu'à  m'en  rendre  la  privation  plus  scn- 
sllile.  \ous  donnez  une  retraite  agréable  et  sûre  à  deux  ainanls  persé- 
(  niés  ;  vous  y  rendez  leurs  feux  légilimes,  leur  union  solennelle,  et  je 
sais  que  sous  volre  garde  j'échapperais  aisémenl  aux  poursuites  d'une 
famille  irritée.  C'est  beaucoup  pour  l'amour,  est-ce  assez  pour  la  feli- 
ciie  ?  Non  :  si  vous  voulez  que  je  sois  paisible  et  eonlente,  donnez-moi 
qui'lipie  asile  plus  sûr  encore,  où  l'on  puisse  échapper  à  la  honte  et  au 
repentir.  Vous  allez  au-devant  de  nos  besoins,  et,  par  une  générosité 
sans  exemple,  vous  vous  privez,  pour  notre  entretien,  d'une  partie  des 
biens  destinés  au  vôtre.  Plus  riciie,  plus  honorée  de  vos  bienfaits  que 
di'  mon  patrimoine,  je  puis  tout  recouvrer  près  de  vous,  et  vous  dai- 
[;ni'rez  me  tenir  lieu  de  père  Ah!  milord,  serai-je  digne  d'en  trouver 
uii.  après  avoir  ahamloniié  celui  (pie  m'a  donné  la  nalure  ? 

\  oilà  la  source  d(^s  reproches  d'une  conscience  épouvantée,  et  des 
Miiirmures  secrets  qui  déchirent  mon  ca'ur.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si 
j  al  droit  de  disposer  de  moi  contre  le  gré  des  auteurs  de  mes  jours, 
mais  si  j  en  puis  disposer  sans  les  afdiger  morlellemenl,  si  je  puis  les 
fuir  sans  les  nielire  au  désespoir.  Hélas!  il  vaudrait  autant  consulter  si 
j'ai  droit  de  leur  (der  la  vie.  Depuis  quand  la  vertu  pèse-l-elle  ainsi  les 
droits  du  sang  (it  de  la  nature"/  Depuis  quand  un  eueur  sensible  maïqnc- 
t-il  avec  tant  de  soin  les  b(n'nes  de  la  reconnaissance'?  N'est-ce  pas  être 
(Uyà  coupable,  que  de  vouloir  aller  jusqu'au  point  où  l'on  commence  à 
le  devenir'.'  et  cherche-t-on  sisciiipnleuï-euieiil  le  tenue  de  ses  devoirs, 
tpiand  on  n'est  point  tenté  de  le  passer  .'  (,hii .'  miol  .'  j'abaiidoiMii  rais  iiii- 
piloyablenient  ceux  par  ipii  je  respire,  ceux  (pu  me  couservenl  la  vie 
qu'ils  m'ont  donnée,  et  me  la  reiuleiit  chère;  ceux  ipii  n'ont  d'autre  es- 
poir, d'autre  |ilaisir,  ipTeii  moi  seule  ;  un  père  presque  sexagénaire, 
une  mère  toujours  languissante!  moi  leur  unique  enl'anl,  je  les  laisse- 
rais sans  assistance  dans  la  solitude  elles  ennuis  de  la  vieillesse,  quand 
il  csl  temps  de  leur  rendre  les  tendres  soins  qu'ils  m'ont  prodigues  !  je 
livrerais  leurs  derniers  jours  à  la  honte,  aux  regrets,  aux  pleurs!  la 
terreur,  le  cri  de  ma  couscienee  agitée,  me  peindraient  sans  cesse  mon 
père  et  ma  mère  expirant  sans  consolation,  et  mandissani  la  tille  in- 
ji-ate  ipii  les  délaisse  cl  les  déshonore  !  Non.  niilord,  la  vertu  ipie  j'a- 
IWQdonnai  m'abaudoune  à  sou  tour,  el  ue  dit  plus  rieu  à  mon  civur  : 


mais  celle  id('e  horrible  me  parle  à  sa  place  :  elle  me  suivrait  pour  mon 
tourment  à  chaque  instant  de  mes  jours,  et  me  rendrait  misérable  au 
R;iu  du  bonheur.  Enfin,  si  tel  est  mon  destin  qu'il  faille  livrer  le  reste 
d  •■  ma  vie  aux  remords,  celui-là  seul  est  trop  affreux  pour  le  supporter  ; 
j'aime  mieux  braver  tous  les  autres. 

J(!  ne  juiis  ri|ioiidre  à  vos  raisons,  je  l'avoue  ;  je  n'ai  que  trop  de 
penchant  à  les  trouver  bonnes.  Mais,  milord,  vous  n'êtes  pas  marié  : 
ne  sciitez-voiis  point  qu'il  faut  être  père  pour  av(Jr  droit  «le  conseiller 
les  enfants  d'anlrui?  Quant  à  moi,  mon  parii  esl  pris;  mes  parents  me 
rcudront  malheureuse,  je  le  sais  bien  ;  mais  il  me  sera  moins  crind  de 
gi-mir  dans  mon  infortune  que  d'avoir  causé  la  leur  ;  et  je  ne  déserte- 
rai jamais  la  maison  paternelle.  Va  donc,  douce  chimère  d'une  àme 
sensible,  félicité  si  charmante  et  si  désirée,  va  le  perdre  dans  la  nuit 
des  songes,  tu  n'auras  plus  de  réalité  jioiir  moi.  Et  vous,  ami  trop  gé- 
néreux, oubliez  vos  aimables  projets,  et  (pi  il  n'en  reste  de  trace  qu'au 
fond  d'un  cœiir  trop  reconnaissant  pour  eu  perdre  le  souvenir.  Si  l'ex- 
cès de  nos  maux  ne  décourage  point  votre  grande  àme,  si  vos  géné- 
reuses bontés  ne  sont  [loiiit  épuisi-es,  il  vous  reste  de  quoi  les  exercer 
avec  gloire  ;  et  celui  que  vous  honorez  du  titre  de  volre  ami  peut,  par 
vos  soins,  mériter  de  le  devenir.  Ne  jiij;ez  pas  de  lui  par  l'état  où  vous 
le  voyez  :  son  égarement  ne  vient  point  de  lâcheté,  mais  d'un  génie 
ardent  et  fier  ((ui  se  roidil  contre  la  fortune.  Il  y  a  souvent  plus  de 
stupiililé  que  de  courage  dans  une  constance  apparente  ;  le  vulgaire  ne 
coniiail  point  (le  violentes  douleurs,  el  les  grandes  passions  ne  germenl 
guère  chez  les  hommes  faibles.  Hélas  !  il  a  mis  dans  la  sienne  cetti; 
énergie  de  senlimenls  qui  caractérise  les  âmes  nobles,  et  c'est  ce  qui 
fait  aujourd'hui  ma  honte  et  mou  désespoir.  Milord,  daignez  le  croire, 
s'il  n'était  qu'un  homme  ordinaire,  Julie  n'eût  point  péri. 

Non,  non,  celle  affection  secrète  qui  prévint  en  vous  une  estime 
éclairée  ne  vous  a  point  trompé.  Il  esl  digne  de  tout  ce  que  vous  avez 
fait  pour  lui  sans  le  bien  connailre  ;  vous  (érez  plus  encore,  s'il  esl  pos- 
sible, après  l'avoir  connu.  Oui,  soyez  sim  consolateur,  son  protecieur, 
son  ami,  son  père  ;  c'est  à  la  fois  pour  vous  el  pour  lui  que  je  vous  en 
ciuijiire  :  il  justifiera  votre  confiance,  il  honorera  vos  bienfaits  :  il  pra- 
tiipicra  vos  le(;ons,  il  imitera  vos  vertus,  il  apprendra  de  vous  1 1  sa- 
gesse. Ah  !  milord,  s'il  devient  entre  vo^  mains  tout  ce  qu'il  peut  être, 
que  vous  serez  lier  un  jour  de  volre  ouvrage  ! 

LETTRE   Vil. 


Et  toi  aussi,  mon  doux  ami  I  el  loi  l'unique  espoir  de  mon  cœur,  lu 
viens  le  percer  encore  quand  il  se  meurt  de  tristesse  '  J'étais  pré- 
parée aux  coups  de  la  fortune,  de  longs  pressentimenls  me  les  avaient 
annoncés  ;  je  les  aurais  supportés  avec  patience  :  mais  loi  pour  qui  je 
les  souffre  !...  Ah  !  ceux  (pii  me  viennent  de  loi  me  sont  seuls  insup- 
porlables.  el  il  m'est  aflVeux  de  voir  aggraver  mes  peines  par  (  elui  qui 
devait  me  les  rendre  chères.  Que  de  douces  consolations  j(r  m'étais  pro- 
mises qui  s'évanouissent  avec  ton  courage  1  Combien  de  fois  je  me  flal- 
lai  que  ta  force  auiiuerail  ma  langueur,  que  ion  niériic  effacerait  ma 
faute,  que  les  veilus  relèveraient  mou  àme  abattue  1  combien  de  fois 
j'essuyai  mes  larmes  amères  en  me  disant  :  Je  soufire  pour  lui.  mais  il 
en  esl  digne  ;  je  suis  coupable,  mais  il  est  vertueux  ;  mille  ennuis  m'as- 
siègent, mais  sa  constance  me  soiitieut.  et  je  irouve  au  fond  de  son 
cu'ur  le  dédommagement  de  toutes  mes  perles  !  Vain  espoir  que  la  pre- 
mière épreuve  a  détruit  !  Où  est  niainteiiaiit  cet  amour  sublime  qui  sait 
élever  tous  les  sentiments  el  faire  é(  laler  la  vertu'.'  Où  sont  ces  (ières 
maximes?  Qu'est  devenue  celte  imitation  des  granis  honinus?  tlù  esl 
ce  philoso|ilie  <pie  le  m.ilheiir  ne  peut  ébranler,  et  ipii  siuciuube  au  pre- 
niiei- aecideiil  qui  le  sep.ii  e  de  sa  ni.iiln  sse '?  Quel  prélexle  e\(  usera 
désormais  ma  boule  à  mes  propres  yeux,  quand  je  ne  vois  plus  dans 
celui  qui  m'a  séduite  qu'un  homme  sans  courage,  amolli  par  les  plai- 
sirs, qu'un  ca'ur  lâche,  abattu  par  le  premier  revers,  (prun  insensé  qui 
renonce  à  la  raison  siiôt  qu'il  a  besoin  d'elle?  0  dieu  !  dans  ce  comble 
d'humiliation  devais-je  me  voir  réduite  à  rougir  de  raou  choix  autant 
que  de  ma  faiblesse  ? 

Regarde  à  quel  point  lu  t'oublies  :  ton  àme  égarée  et  rampante  s'a- 
baisse jus(prà  la  criiaulé  !  tu  m'oses  faire  des  reproches!  tu  t'oses 
plaindre  de  moi  !..  de  la  .lulic!...  Barbare!...  comment  tes  remords 
ii'(mt-ils  pas  retenu  la  main.'  connncnl  les  plus  doux  témoignages  du 
plus  tendre  amour  (lui  fut  jamais  t'ont-ils  laissé  le  courage  de  m'outra- 
ger  '?  Ah  !  si  lu  pouvais  douter  de  mon  cicur.  que  le  lieu  serait  mépri- 
sable!... Mais  non,  lu  n'en  doutes  pas,  lu  n'en  peux  douter,  j'en  puis 
délier  ta  fureur  ;  et  dans  cet  iii>iaiil  uuiiie  où  je  hais  ton  injustice,  lu 
vois  trop  bien  la  source  du  premier  mouvement  de  colère  que  j'éprou- 
vai de  ma  vie. 

Peux-tu  l'en  prendre  à  moi,  si  je  me  suis  perdue  par  une  aveugle 
conliance,  el  si  mes  desseins  n'ont  point  réussi  ?  Que  lu  rougirais  de 
les  duretés  si  lu  connaissais  quel  csuoir  m'avait  séduite,  quels  pro- 
jets j'osai  former  pour  ton  bonheur  et  le  mien,  el  comment  ils  se  sont 
évanouis  avec  toutes  mes  espérances  !  Quelque  jour,  j'ose  m'en  daller 
emcore,  lu  pourras  en  sjivoir  davantage,   eues  regrets  me  vengeront 


42 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


alors  de  tes  reproches.  Tu  sais  la  Jéfense  de  mo.i  père  ;  m  ii  lunores 
Slesdlcoms  publics;  j'en  prévis  les  cmiséquences,  je  e  les  fis  ex- 
pis.r  tu  les  senlis  co.nmi  nous  ;  el  pour  nous  conserver  1  uu  a  1  autre, 
il  fallut  nous  soumettre  au  son  «P"  nous  séparait.  •,.••..  r  ;. 

Je  t'ai  donc  ehassé,  comme  tu  l'oses  dn-e!  Mais  pour  qui  1  ai-je  fa  t, 
au  aut  IL  délicatesse?  Ingrat  1  cest  pour  ;'^««";  b'«"  l>'';f ''«""f  l^ 
,|,i'il  ne  croit  1  être,  et  qui  mourrait  mu  e  fois  plu  ôt  que  de  me  voir 
-.'vi  e  Dil-moi  que  deviendras-tu  .p.and  je  sera,  livrée  a  I  opprobre  ? 
rspéi^îs-  u  oùvoir  supporter  le  spectacle  de  mon  deshonneur  ?  Viens, 
ciw  si  tu'  e  crois,  viens  recevoir  le  sacriHce  de  ma  réputation  avec 
Siuul  decourace  que  je  puis  te  l'offrir.  Viens,  ne  crains  pas  d  être 
dé  avoué  d'  "el  e  à?p.i  tu  fus  cher.  Je  suis  prête  à  déclarer  a  a  face 
du  cieret  des  hommes  tout  ce  que  nous  avons  senti  l'un  pour  I  autre  ; 
iè  sùi  prête  à  te  n<.mmer  hautement  mon  amant,  a  mourir  dans  tes 
bras  d'amour  et  de  honte  :  j'aime  mieux  que  le  monde  entier  connaisse 
ma  temîrèssequede  l'en  vo'ir  douter  un  moment,  et  les  reproches  me 
sont  iilus  amers  que  l'ignominie.  ,  •     , .    n  , 

Finissons  pour  jamais  ces  plaintes  mutuelles,  je  t  en  conjure,  elles 
me  sont  insupportables.  0  dieu  !  comment  pe«t-ou  se  quereller  quand 
on  s'aime,  et  perdre  à  se  tourmenter  l'un  l'autre  des  moments  ou  1  on  a 
s    grard  besoin  de  consolation  !  Non,  mon  ami,  que  serl  de  feindre  m. 

méconlentement  qui  n'est  pas?  P""?"""r."""%l"..^^r  .'en  forma  de 
l'amour  Jamais  il  ne  forma  d'unibn  si  parfaite  ;  jamais  I  n  en  lorma  de 
plu'  durable  Nos  âmes  trop  bien  .confondues  «^/Z^^^'^l^uir!"  Z 
narer  ■  cl  nous  ne  pouvons  plus  vivre  éloignes  I  un  de  1  autre,  que 
cm  né  deux  parties  d'un  mcnîe  loul.  Comment  penx-tn  donc  ne  sentir 
ïu  ï  s  pe!î.er?  comment  ne  sens-tu  poii.t  «^-''-.'^^ '""  ?"';«;i~'|' 
n'entends-iu  point  dans  ton  sein  ses  tendres  gémisse  nents?  Combien  ils 
"ont  plus  douloureux  que  tes  cris  emportes  1  combien,  s.  tu  partageais 
mes  maux   ils  le  seraient  pins  cruels  que  les  liens  mêmes  ! 

Tu  tîon;es  ton  sort  déplorable!  Considère  celm  de  ta  Ji-l'e.  et  ne 
pleure  que  sur  elle.  Considère  dans  nos  communes  "''^'>",  ' ,'  ''  s  h 
mou  sexe  ei  du  tien,  et  juge  qui  de  nous  est  le  plus  «  P">  ';  ";  '^  "•' 
force  dos  passions,  affecler  d'être  insensible  ;  en  proie  a  nulle  .ci  les 
miraitre  joyeuse  et  contente  ;  avoir  l'air  serein  et  l'ame  agitée  ;  d  re  ton- 
ours  aulremeni  qu'on  ne  pense;  déguiser  tou.  ce  qr"Jf"  .«te 
fausse  par  devoir,  et  mentir  par  modestie  ;  voila  I  «l»' ''•'^'  "^.' J,*^.  "V^' 
tille  de  mon  âge.  On  passe  ainsi  ses  beaux  jours  sous  la  t>ianiiie  des 
bienséances,  qu'aggrave  eiilin  celle  des  pa.vnls  dans  un  lieu  niai  as- 
sir  i. M.  U  m.  gène  en  vain  nos  mclinations:  le  cunir  ne  reçoit  de  lois 
qu'  d;  u  -inè  ne  ;  il  écha,.pe  à  l'esclavage;  il  se  donne  a  sou  gre.  ious 
Z  joug  de  fer,  que  le  ciel  n'impose  pas.  on  n'as-ervit  qu  un  corps  s;ms 
âme  •  la  personne  et  la  foi  restent  separemeni  engagées,  et  on  lorc. 
.au  cr  ine'^me  malheureuse  viclin^e  eu  la  forçant  de  '"f  ^"cr  d«  P»':  .7' 
d'autre  au  devoir  sacré  de  la  Ihlélilé.  Il  en  est  de  plus  safes.  A  1  e  le 
sais.  Elles  n'ont  point  aune  :  qu'elles  s.mt  heureuses  !  Elles  résistait 
j'ai  voulu  résister  Elles  sont  plus  verUieuscs  :  aiment-elles  mieux  la 
vertu'?  Sans  toi,  sans  loi  seul  je  l'aurais  toujours  année.  Il  est  donc  vrai 
que  je  ne  l'aime  plus?...  Tu  m'as  perdue,  et  c'est  moi  qui  te  convoie  !. 
fiais  moi,  que  vais-je  devenir'?...  U>>e  les  consolations  de  I  a.nitie  sont 
faibles  on  manquent  celles  de  l'amour!  Uni  me  consolera  donc  dans 
mes  peines?  (luel  sort  affreux  j'envisag.',  nmi  qui  pour  avoir  vécu  dans 
le  crime,  ne  voit  l'ius  qu'un  nouveau  cr  me  dans  des  nœuds  abhorres  et 
peut-êire  inévitables?  Où  tnuiverai-je  assez,  de  larmes  pour  pleurer  ma 
faute  et  mon  amani,  si  je  cède?  Où  trouverai-je  ;«sez  de  force  pour  ré- 
sister, dans  l'abatiement  où  je  suis?  Je  crois  deja  voir  les  fureurs  d  un 
père  irrité.  Je  crois  déjà  sentir  le  cri  de  la  nature  émouvoir  mes  en- 
trailles, ou  l'amour  gémissant  déchirer  mon  cœur.  Privée  de  loi,  je  reste 
sans  ressource,  sans  appui,  sans  espoir;  le  passe  m  avilit,  le  présent 
m'aniiKc  laveiiir  m'épouvanle.  J'ai  cru  loul  iaire  pour  notre  bonheur, 
je  n'ai  fà't  que  nous  rendre  plus  misérables  en  nous  préparant  une  se- 
paiation  pins  cruelle.  Les  vains  plaisirs  ne  sont  plus,  les  remords  de- 
meurent, et  la  honte  qui  m'humilie  est  saii,  ..(lonuiiagement. 

C'est  à  moi,  c'est  à  moi  d'être  faible  el  in.ilh.ur.uM'  l.aisse-moi  pleu- 
rer et  souffrir;  mes  pleurs  ne  peuvent  non  plus  tarir  <p.e  mes  fautes  se 
réparer,  et  le  temps  même  qui  guérit  tout  ne  m  olhc  que  de  nouveaux 
su  ets  de  larmes.  Mais  toi  qui  n'as  nulle  violence  a  craindre,  que  la 
honte  n'avilit  point,  que  rien  ne  force  à  déguiser  bassement  les  senti- 
ments toi  qui  ne  sens  que  ralleinie  du  malheur,  el  jouis  au  moins  de 
tes  premières  vertus,  comment  t'oses-lu  dégrader  au  point  de  soupirer 
et  gémir  comme  une  femme  et  de  t'emporler  comme  un  furu  ux?  N  est-ce 
pas  assez,  du  mépris  que  j'ai  mérité  pour  toi,  suis  I  angmenler  en  le 
rendant  méprisable  toi-même,  el  sans  m'acc:d)ler  a  la  lois  de  mon  op- 
probre et  du  lien  ?  Rappelle  donc  ta  fermeté,  sache  supporter  I  mlur- 
time,  et  sois  homme.  Sois  encore,  si  j'ose  le  dire,  I  amant  que  Jidie  a 
choisi.  Ahl  si  je  ne  suis  plus  digne  d'animer  ton  courage,_  souviens-toi 
du  moins  de  ce  que  je  fus  un  jour  ;  mérite  que  |iour  toi  j  aie  cesse  de 
l'être  ;  ne  me  déshonore  pas  deux  fois. 

Non  mou  respectable  ami,  ce  n'est  point  loi  que  je  reconnais  dans 
celle  lettre  efféminée  que  je  veux  à  jamais  oublier,  et  que  je  tiens  deja 
désavouée  par  toi-même.  J'espère,  tout  avilie,  toute  eonhise  que  je 
suis  j'ose  espérer  que  mon  souvenir  n'inspire  point  de  sentiments  si 
bas,'qiie  inon  image  régne  encore  avec  plus  de  gloire  dans  un  cœur  que 
je  pus  enllammer,  et  que  je  n'aurai  point  à  me  reprocher,  avec  ma  fai- 
blts&e,  la  làcUelé  de  celui  qui  1'^  causée. 


lleureux  dans  ta  disgrâce,  tu  trouves  le  pins  précieux  dédommage- 
ment qui  soit  connu  des  âmes  sensibles.  Le  ciel,  dans  ton  malheur,  le 
donne  un  ami  et  te  laisse  à  douter  si  ce  qu'il  te  rend  ne  vaut  pas  mieux 
que  ce  qu'il  t'oie.  Admire  et  chéris  cet  homme  trop  généreux,  qui  dai- 
gne, aux  dépens  de  scui  repos,  prendre  soin  de  tes  jours  et  de  la  rai- 
son. Que  tu  serais  ému  si  lu  savais  tout  ce  qu  il  a  voulu  faire  pour  loi  ! 
Mais  que  sert  d'animer  ta  reconnaissance  en  aigrissant  les  douleurs? 
Tn  n'as  pas  besoin  de  savoir  à  quel  point  il  t'aime  pour  coimaitre  tout 
ce  qu'il  vaut  ;  et  tu  ne  peux  l'estimer  comme  il  le  mérite,  sans  l'aimer 
comme  tu  le  dois. 


LETTRE  VllI. 


Vous  avez  plus  d'amour  que  de  délicatesse,  et  savez  mieux  faire  des 
sacrifices  que  les  faire  valoir.  Y  pensez-vous  d'écrire  à  Julie  sur  un  ton 
de  reproches  dans  l'étal  où  elle  est?  et  parce  que  vous  soulfrez,  faut-il 
vous  en  prendre  à  elle,  qui  souffre  encore  plus?  Je  vous  l'ai  dit  mille 
fois,  je  ne  vis  de  ma  vie  un  amant  si  grondeur  que  vous  ;  toujours  prêt 
;i  disputer  sur  tout,  l'amour  n'est  pour  vous  qu'un  état  de  guerre  ;  ou, 
si  quelquefois  vous  êtes  docile,  c'est  pour  vous  plaindre  ensuite  de  l'a- 
voir été.  Oh  !  que  de  pareils  amants  sont  à  craindre  !  el  que  je  m'esiinie 
heureuse  de  n'en  avoir  jamais  voulu  que  de  ceux  qu'on  peut  congédier 
quand  on  veut,  sans  qu'il  en  coûte  une  larme  à  personne  I 

Croyez-moi,  cliangiz  de  langage  avec  Julie,  si  vous  voulez  qu'elle 
vive;  c'en  est  trop  pour  elle  de  siipporler  à  la  lois  sa  peine  et  vos  mé- 
contentements. Apprenez  une  fois  à  ménager  ce  coeur  trop  sensible; 
vous  lui  devez  les  pins  tendres  consolalions  :  craignez  d'angmeiiler  vos 
maux  à  force  de  vous  en  plaindre,  ou  du  moins  ne  vous  en  plaigm  z  qu'à 
moi.  qui  suis  l'unique  auteur  de  voire  éloignement.  Oui,  mon  ami,  vous 
avez  deviné  juste  ;  je  lui  ai  suggéré  le  parti  qu'exigeait  son  honneur  en 
péril,  ou  plulôt  j(^  l'ai  forcée  à  le  prendre,  en  exagérant  le  danger  ;  je 
vous  ai  déterminé  vous-même,  et  chacun  a  rempli  son  devoir.  J  ai  plus 
fait  encore,  je  l'ai  délournée  d'accepter  les  offres  de  milord  Edouard  ; 
je  vous  ai  empêché  d'être  heureux  ;  mais  le  bonheur  de  Julie  m'est  plus 
cher  que  le  vôtre  ;  je  savais  qu'elle  ne  pouvait  êlre  heureuse  après  avoir 
livré  SOS  parents  à  la  honie  et  au  désespoir  ;  et  j'ai  peine  à  comiiren- 
dre,  par  rapport  à  vous-même,  quel  bonheur  vous  pourriez  goûter  aux 
dépens  du  sien. 

Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  ma  conduite  et  mes  torts  ;  et,  puisque  tous 
vous  plaisez  à  quereller  ceux  qui  vous  aiment,  voilà  de  quoi  vous  eu 
prendre  à  moi  seule  ;  si  ce  n'est  pas  cesser  d'être  ingrat,  c'est  au  moins 
cesser  d'être  injuste.  Pour  moi,  de  quelque  manière  que  vous  en  usiez, 
je  serai  toujours  la  même  envers  vous  ;  vous  me  serez  cher  tant  que 
Julie  vous  aimera,  el  je  dirais  davantage  s'il  était  possible.  Je  ne  me 
repens  d'avoir  ni  favorisé  ni  combattu  votre  amour.  Le  pur  zèle  de  1  a- 
milié  qui  m'a  toujou<  s  guidée  me  justifie  également  dans  ce  que  j'ai  l'ait 
pour  ou  contre  vous;  el  si  quelquefois  je  m  inléressai  pour  vos  feux 
plus  peut-élre  qu'il  ne  semblait  me  convenir,  le  lémoignage  de  mon 
cœur  suffit  à  mon  repos  ;  je  ne  rougirai  jamais  des  services  ([ui  j'ai  pu 
rendre  à  mon  amie,  el  ne  me  reproche  que  leur  inutilité. 

Je  n'ai  pas  oublié  ce  que  vous  m'avez  appris  autrefois  de  la  constance 
du  sage  dans  les  disgrâces,  et  je  pourrais,  ce  me  semble,  vous  en  rap- 
peler à  propos  quelques  maximes  :  mais  l'exemple  de  Julie  m'apprend 
qu'une  fille  de  mon  âge  est  pour  un  philosophe  du  votre  un  aussi  mau- 
vais précepteur  qu'un  dangereux  disciple  ;  il  ne  me  conviendrait  pas  de 
donner  des  leçons  à  mon  mailre. 


LETTRE  IX. 


DE   UILOKD    £D01IAHB    fV   iVUl.. 

Nous  rempotions,  charmante  Julie  ;  une  erreur  de  notre  ami  l'a  ra- 
mené à  la  raison.  La  honte  de  s'être  mis  un  moment  dans  son  tort  a 
dissipé  toute  sa  fureur,  el  l'a  rendu  si  docile,  que  nmis  en  ferons  désor- 
mais tout  ce  qu'il  nous  plaira.  Je  vois  avec  plaisir  que  la  faute  qu'il  se 
reproche  lui  laisse  plus  de  regret  que  de  dépit  ;  el  je  coimais  qu'il  m'aime 
en  ce  qu'il  est  humble  el  confus  en  ma  présence,  mais  non  pas  embar- 
rassé ni  conlraint.  il  sent  trop  bien  son  injustice  pour  que  je  m'en  sou- 
vienne ;  et  des  loris  ainsi  reconnus  font  plus  d'honneur  à  celui  qui  les 
répare  qu'à  celui  qui  les  pardonne. 

J'ai  profilé  de  cette  révolution  et  de  l'effet  qu'elle  a  produit  pour 
prendre  avec  lui  quehpies  arrangements  nécessaires  avant  de  imus  sé- 
parer ;  car  je  ne  puis  différer  mou  départ  plus  longtemps.  Comme  je 
compte  revenir  l'elé  prochain,  nous  sommes  convenus  qu'il  irait  in'at- 
tendre  à  Paris,  et  qu'ensuite  nous  irions  ensemble  en  Angleterre.  Lon- 
dres est  le  seul  ihéàtre  digne  des  grands  talents,  el  où  leur  carrière  est 
le  plus  éleiidue.  Les  siens  sont  su|ierieurs  à  bien  des  égards  ;  et  je  ne 
désespère  pas  <le  lui  voir  faire  en  peu  de  temps,  à  l'aide  de  quelques 
amis,  uu  chemin  digne  de  sou  mérite,  Je  vous  expliquerai  mes  vues 


LA  NOUVELLR  HÉLOISR. 


^3 


Plus  on  détail  à  mon  passage  auprès  do  vous.  En  aUfinlaiil,  vous  seii- 
'r?  qu'à  force  de  succès  on  peut  lever  l)ien  des  «lillidillrs,  el  qu'il  y  a 
(1rs  iliRi-c-sde  coiisidéralioii  qui  iieuvciit  compcnsir  l:i  luiissance,  même 
(l;iiis  Icspril  (le  votre  père.  C'est,  ce  me  semhie,  le  seul  expédient  qui 
ti  sic  à  Icnier  ponr  votre  honlieur  el  le  sien,  puisque  le  sort  et  les  prc- 
,  yn^rs  vous  ont  l'ilc  tous  les  aulrcîS. 

J'ai  écrit  :t  llcgiaiiiiio  de  venir  me  joindre  en  poste,  pour  prolitcr  de 
lui  pendant  huit  ou  di\  jours  (|iic  je  passe  encore  avec  notre  auii.  Sa 
tristesse  est  trop  proUjudc  pour  laisser  place  a  beaucoup  d'entretien. 
La  musique  remplira  les  vides  du  silence,  le  laissera  r(-ver.  1 1  rliaupera 

Ïiar  degrés  sa  douleur  en  uu-laucolie.  J'attends  cet  état  poiu'  le  livrer  a 
uUitièmc,  je  n'oserais  m'y  lier  auparavant.  Pour  liegi.mino,  je  vous  le 
rendrai  en  repassant,  et  ne  le  reprendrai  (pi'à  mon  retour  d'Italie,  temps 
OÙ,  sur  les  progrés  que  vous  ave/,  déjà  faits  tontes  deux,  je  juge  qu'il  ne 
vous  sera  plus  nécessaire.  (Juant  à  présent,  silrement  il  vous  est  inu- 
tile, fl  je  ne  vous  prive  de  rien  en  vous  l'ôlant  ponr  quelques  jours. 

LETTIIE   X. 


Pourquoi  faut-il  que  j'ouvre  eidin  les  yeux  sur  moi?  Que  ne  les  ai-je 
fermés  pour  toujours,  pluli'it  que  de  voir  l'avilissement  où  je  suis  tombé; 
plutôt  que  de  me  trouver  le  dernier  des  lionunes,  après  en  avoir  été  le 
plus  fortuné  !  Aimable  et  généreuse  amie,  qin  fûtes  si  souvent  mon  re- 
fuge, j'ose  encore  vd'ser  ma  honte  et  mes  peines  dans  votre  coMir  com- 
patissant :  j'ose  encore  inqilorer  vos  consolations  contre  le  seniimeiit 
de  ma  propre  indignité  ;  j'ose  recourir  à  vous  quand  je  suis  abandonné 
de  moi-même.  Ciel!  comuieut  un  liomuie  aussi  HK'prisable  a-t-il  pu  ja- 
mais être  aimé  d'elle?  ou  conuneut  un  l'eu  si  divin  n'a-t-il  point  épuré 
mon  àme  ?  (Jn'elle  doit  maiuten.uit  rougir  lU:  sou  choix,  celle  que  je  ne 
Miis  plus  digne  de  nouuner  !  Qu'elle  doit  gémir  de  voir  profaner  son 
iniaue  dans  un  cœur  si  ranqiantel  si  bas  !  Qu'elle  doit  de  dédains  et  de 
li;iiue  à  celui  qui  put  l'aimer  et  n'être  qu'un  lâche  !  (Connaissez  toutes 
mes  l'rreurs,  eliarmanic  cousine  ;  connaissez  mon  crime  et  mon  repentir; 
soyez  mon  juge;  et  que  je  nicine  ;  ou  soyez  mon  intercesseur,  et  que 
l'objet  qui  l'ait  mou  sort  daigne  encore  en  être  l'arbitre. 

Je  ne  V(uis  parlerai  point  de  l'effet  que  produisit  sur  moi  cette  sépa- 
ration imprévue  ;  je  ne  vous  dirai  rien  de  ma  douleur  slupide  et  de  mon 
insensé  désespoir  :  vous  n'en  jugerez  (|ue  trop  par  l'égarement  incon- 
cevable où  l'un  et  l'autre  m'ont  entraîné.  Plus  je  semais  l'horreur  de 
mou  état,  moins  j'imaginais  qu'il  fût  possible  de  renoncer  voloiitairc- 
nieiit  à  Julie;  et  l'aiiierlunie  de  ce  sentiment,  jointe  à  l'étonuante  ge- 
III  rosité  de  inilord  Edouard,  me  (it  naître  des  soupçons  que  je  ne  me 
r.qipellerai  jamais  sans  horreur,  et  que  je  ne  puis  oublier  sans  ingrati- 
tude envers  l'ami  qui  nie  les  pardonne. 

En  rapprochant  dans  mou  délire  toutes  les  circonstances  de  mon  dé- 
part, je  crus  reconnaître  un  dessein  prémédité,  et  j'osai  laltribuer  au 
plus  vertueux  des  hommes.  A  peine  (  e  doute  affreux  me  fut-il  entré 
dans  l'esprit,  ipie  tout  me  sembla  le  continuer,  la  conversation  de  mi- 
lord  avec  le  baron  d'Etauge,  le  ton  peu  insinuant  que  je  l'accusais  d'y 
avoir  aff("cté,  la  querelle  qui  en  dériva,  la  défense  de  me  voir,  la  réso- 
lution prise  de  me  faire  partir,  la  diligence  el  le  secret  des  préparatifs, 
l'entretien  qu'il  eut  avec  nmi  la  veille,  enfin  la  rapidité  avec  laquelle  je 
fus  plutôt  enlevé  qu'emmené  ;  tout  me  semblait  prouver,  de  la  part  de 
inilord,  un  projet  formé  de  m'écarter  de  Julie  ;  et  le  retour  que  je  sa- 
vais qu'il  devait  faire  auprès  d'elle  achevait,  selon  moi,  de  me  déceler 
le  but  de  ses  soins.  Je  résolus  pourtant  de  m'eclaircir  encore  mieux 
avant  d'éclater  ;  et  dans  ce  dessoin  je  me  bornai  à  examiner  les  choses 
avec  plus  d'attention.  Mais  tout  redoublait  mes  ridicules  soupçons,  et  le 
zèle  de  riiiiinanité  ne  lui  inspirait  rien  d'honnête  en  ma  faveur  dont 
mon  aveugle  jalousie  ne  tirât  quelque  indice  de  trahison.  A  Besançon  je 
sus  qu'il  avait  écrit  à  Julie  sans  me  communiquer  sa  lettre,  sans  m'en 

fiarler.  Je  me  tins  alors  snftisamment  convaincu,  et  je  n'aitendais  que 
a  réponse,  dont  j'espérais  bien  le  trouver  mécontent,  pour  avoir  avec  lui 
réclaircissement  que  je  méditais. 

Hier  au  soir  nous  rentrâmes  assez  lard,  et  je  sus  qu'il  y  avait  un  pa- 
quet venu  de  Suisse,  dont  il  ne  me  parla  point  en  nous  séparant.  Je  lui 
laissai  le  temps  de  l'ouvrir  ;  je  l'entendis  de  loa  chambre  murmurer  en 
lisant  quelques  mots.  Je  prêtai  l'oreille  attentivement.  Ah  !  Julie  I  disait-il 
en  phrases  interrompues,  j'ai  voulu  vous  rendre  heureuse...  je  respecte 
votre  vertu,  mais  je  plains  votre  erreur...  A  ces  mots  cl  d'autres  sem- 
blables que  je  distinguai  parfaitement,  je  ne  fus  plus  maître  de  moi  ;  je 
pris  mon  épée  sous  mon  bras  ;  j'ouvris  ou  plutôt  j'enfonçai  la  porte  ; 
j'entrai  comme  un  furieux.  Non.  je  ne  souillerai  point  ce  papier  ni  vos 
regards  des  injures  que  me  dicta  la  rage  |iour  le  porter  à  se  battre  avec 
moi  sur-le-champ, 

0  ma  cousine  !  c'est  là  surtout  que  je  pus  reconnaître  l'empire  de  la 
véritable  sagesse,  même  sur  les  hommes  les  plus  sensibles,  quand  ils 
veulent  écouter  sa  voix.  D'abord  il  ne  put  rien  comprendre  à  mes  dis- 
cours, et  il  les  prit  pour  un  vrai  délire  :  mais  la  trahison  dont  je  l'accu- 
sais, les  desseins  secrets  que  je  lui  reprochais,  cette  lettre  de  Julie  (pi'il 
lenait  encore,  el  dont  je  lui  parlais  sans  cesse,  lui  firent  connaître  enfin 


le  sujet  de  ma  fureur.  Il  sourit;  puis  il  me  dit  froidement:  Vous  avez 
perdu  la  raison,  et  je  ne  me  bats  point  avec  un  insensé.  Ouvrez  les 
yeux,  aveugle  que  vous  êtes,  ajonta-t-il  d'un  ton  plus  doux;  est-ce 
bien  moi  que  vous  accusez  de  vous  trahir?  Je  .sentis  dans  l'accent  de  ce 
discours  je  ne  sais  quoi  qui  n'était  pas  d'un  perfide  ,  le  son  de  sa  voix 
me  remua  le  co'ur;  je  n'eus  pas  jeté  les  yeux  sur  les  siens  que  tous 
mes  soupçons  se  dissqierent,  el  je  commençai  de  voir  avec  effroi  mon 
extravagance. 

Il  saiien.ut  à  linstanlde  ce  changenienl  ;  il  me  lendit  la  main.  Venez, 
me  dil-il  ;  si  votre  retour  n'eût  précédé  ma  justification,  je  ne  vous  au- 
rais vu  de  ma  vie.  A  présent  que  vous  êtes  raisonnable,  lisez  cette  Wi- 
tre,  et  connaissez  une  fois  vos  amis.  Je  voulus  refuser  de  la  lire  ;  mais 
lasceiidaiit  ipie  tant  d'avantages  lui  donnaient  sur  moi  le  lui  fit  exiger 
d  un  ton  d  aiitoriti-  (pie,  maigre  mes  ombrages  dissipés,  mon  désir  se- 
cret n'appuyait  que  trop. 

Imaginez  l'ii  quel  étal  y:  me  trouvai  après  cette  lecture,  qui  m'apprit 
les  bienfaits  iiiouis  de  celui  que  j'osais  caluninier  avec  tant  d  indignité. 
Je  me  précipitai  à  ses  pieds;  et,  le  coMir  charge  d'admiration,  de  regrets 
cl  de  honte,  je  serrais  ses  genoux  de  toute  ma  force  sans  pouvoir  |r<j- 
fcrcr  un  seul  mot.  Il  reçut  mon  repentir  comme  il  avait  reçu  mes  ou- 
trages, et  n'exigea  de  moi.  pour  jirix  du  pardon  qu'il  dai).'iia  m'accor- 
der,  que  de  ne  in'opposer  jamais  au  bien  qu'il  voudrait  me  faire.  Ah  ! 
qu'il  fasse  désormais  ce  qu  il  lui  plaira  :  s(ui  àme  sublime  est  au-dessiia 
de  celle  des  hommes,  el  il  n'est  pas  plus  permis  de  résister  a  ses  bien- 
faits qu'à  ceux  de  la  Divinité. 

Ensuite  il  me  remit  les  deux  lettres  (jui  s'adressaient  à  moi,  lesquelles 
il  n'avait  pas  voulu  me  donner  avant  (l'avoir  lu  la  sienne  ,  et  d'être  in- 
struit de  la  ri-soliitiou  de  votre  cousine.  Je  vis,  en  les  lisant,  quelle 
amante  et  quelle  amie  le  ciel  m'a  données;  je  vis  combien  il  a  rassem- 
blé de  sentiments  el  de  vertus  autour  de  moi  iioiir  rendre  mes  re- 
mords plus  amers  et  ma  bassesse  plus  méprisable.  Dites,  quelle  est  donc 
Celle  mortelle  unique  dont  le  moindre  cinpire  est  dans  sa  beauté  ,  el 
qui,  semblable  aux  puissances  éternelles,  se  lait  également  adorer 
et  par  les  biens  et  par  les  maux  qu'elle  fait?  Hélas!  elle  ma  tout  ravi , 
la  cruelle,  et  je  l'en  aime  davantage.  Plus  elle  me  rend  malheureux  , 
plus  je  la  trouve  parfaite.  Il  semble  que  tous  les  tourments  qu'elle  me 
cause  soient  pour  (>llc  un  nouveau  mérite  auprès  de  moi.  Le  sacrifice 
qu'elle  vient  de  faire  aux  sentinienis  de  la  nature  me  désole  et  m'en- 
chaiite;  il  augmente  à  mes  yeux  le  prix  de  c(  lui  qu'elle  a  fait  à  l'amour. 
Non,  son  C(eiir  ne  sait  rien'refuscr  qui  ne  fasse  valoir  ce  qu'il  accorde. 

Et  vous,  digne  et  charmante  cou.-ine,  vous,  unique  et  (larfait  modèle 
d'amitié,  qu'on  citera  seule  entre  toutes  les  femmes,  et  que  les  cœurs 
qui  ne  ressemblent  pas  au  vôtre  oseront  traiter  de  chimère;  ah!  ne 
me  parlez  plus  de  philosophie  :  je  méprise  ce  trompeur  étalage  qui  ne 
consiste  qu'en  vains  discours  ;  ce  fantôme  qui  n'est  qu'une  (  mbre ,  qui 
nous  excite  à  menacer  de  loin  les  passions,  et  nous  laisse  comme  un 
faux  brave  à  leur  approche.  Daignez  ne  pas  lu'abandonuer  à  mes  éga- 
rements; daignez  rendre  vos  anciennes  bonli's  à  cet  iuloriuné  qui  ne 
les  mérite  plus,  mais  qui  les  désire  plus  ardemment  el  en  a  plus  besoin 
que  jamais  ;  daignez  me  rappeler  à  moi-même,  et  que  voire  douce  voix 
supplée  en  ce  cœur  malade  à  celle  de  la  raison. 

Non,  je  l'ose  espérer,  je  ne  suis  point  tombé  dans  un  abaissement 
éternel.  Je  sens  ranimer  en  moi  ce  feu  pur  et  saint  dont  j'ai  brûlé  ; 
l'exemple  de  tant  de  vertus  ne  sera  point  perdu  pour  celui  qui  eu  fut 
l'objet,  qui  les  aime,  qui  les  admire,  et  veut  les  imiter  sans  cesse.  0 
chère  amante  dont  je  dois  honorer  le  choix  '.  ô  mes  amis  dont  je  veux 
recouvrer  l'estiuie  !  mon  àme  se  réveille  et  reprend  d.ins  les  vôtres  sa 
force  et  sa  vie  l.c  chaste  amour  et  l'amilié  sublime  me  rendront  le  cou- 
rage qu'un  lâche  désespoir  fut  prêt  à  m  (iler  :  les  purs  sentiments  de 
mon  cieur  me  tiendront  lieu  de  sagesse  :  je  serai  par  vous  tout  ce  que 
je  dois  être,  et  je  vous  forcerai  d'oublier  ma  chute,  si  jt;  puis  m'en  re- 
lever un  instant.  Je  ne  sais  ni  no  veux  savoir  quel  sort  le  ciel  me  réserve  ; 
quel  qu'il  puisse  être ,  je  veux  me  rendre  digne  de  celui  dont  j'ai  joui. 
Celte  immortelle  image  que  je  porte  en  moi  nie  servira  d'égide,  et  ren- 
dra mon  àme  invulnérable  aux  coups  de  la  l'ortune.  N"ai-jo  pas  asseï 
viTii  pour  mon  bonheur?  C'est  niaiiitenant  pour  sa  gloire  que  je  dois 
vivre.  Ah  !  que  ne  puis-je  étonner  le  monde  de  mes  vertus ,  afin  qu'on 
pût  dire  un  jour  en  les  admirant  :  Pouvait-il  moins  faire?  il  fut  aimé  de 
Julie!  ^        .      ^ 

1'.  .S.  Des  nœuds  abhorrés  et  ptul-cire  inevitahles!  Que  signifient 
CCS  mots?  Ils  sont  dans  sa  lettre.  Claire,  je  m'attends  à  tout;  je  suis  re- 
signé ,  prêt  à  supporter  mon  sorl.  Mais  ces  mots jamais .  ipioi  ipi  il 

arrive,  je  ne  partirai  d'ici  que  je  n'aie  eu  l'explication  de  ces  niots-l.-^. 

LETTRE  XI. 


Il  est  donc  vrai  que  mon  àme  n'est  pas  fermée  au  plaisir  et  tpi'un 
sentiment  de  j"ie  v  peut  pénétrer  encore  !  Uelas  :  je  croyais  depuis  t"n 
dS?part  n'être  plus  sensible  qu'a  la  douleur  ;  je  croyais  ne  savoir  que 
souflrir  loin  do  loi .  et  je  n'imaginais  pas  même  des  conS(datious  à  ton 
absence.  Ta  eharuianle  lettre  à 'ma  cousine  est  venue  me  de»;ibuAcr;  je 


44 


LA  NÔUVEIXE  HÊLOISÈ. 


l'ai  lue  et  baisée  avec  des  larmes  d'atlendrissement  :  elle  a  répandu  la 
fraiclieiir  d'une  douce  rosée  sur  mon  cœur  séché  d'enmiis  et  llétri  de 
tristesse  ;  et  j'ai  senti ,  par  Va  sérénité  qui  m'en  est  restée  ,  que  lu  n'as 
pas  moins  d'ascenii^iiit  de  loin  que  de  près  sur  les  alfcclions  de  la  Julie. 
Mon  ami ,  quel  cliariue  pour  moi  de  te  voir  reprendre  ci'tte  vigueur 
de  sentimeuls  qui  convient  au  courage  d'nn  homme  !  Je  l'en  estimerai 
davantige,  et  m'en  mépriserai  moins  de  n'avoir  pas  eu  tout  avili  la  di- 
gnité d'un  anmur  honnête,  ni  corrompu  deux  cœurs  à  la  fois.  Je  te  dirai 
plus,  à  présent  que  nous  pouvons  parler  librement  de  nos  afi'aires;  ce 
qui  aggravait  nmn  désespoir  était  de  voir  que  le  tien  nous  ôtait  la  seule 
ressource  qui  pouvait  nous  rester  dans  l'usagi"  de  tes  talents.  Tu  connais 
maintenant  le  digne  ami  que  le  ciel  l'a  donné  :  ce  ne  serait  pas  trop  de 
ta  vie  entière  pour  mériter  ses  bienfaits  ;  ce  ne  sera  jamais  assez  pour 
réparer  l'offense  que  lu  viens  de  lui  faire ,  et  j'espère  que  tu  n'auras 
plus  besoin  d'autre  leçon  pour  contenir  ton  imagination  fougueuse.  C'est 
sous  les  auspices  de  cet  homme  respectable  que  lu  vas  entrer  dans  le 
monde;  c'est  à  l'appui  de  son  crédit,  c'est  guidé  par  son  expérience  que 
lu  vas  tenter  de  venger  le  mérite  oublié  des  rigueurs  de  la  fortune.  Kais 
pour  lui  ce  que  tu  ne  ferais  pas  poin-  toi  ;  tache  au  nu)ins  d'honorer  ses 
boutés  en  ne  les  rendant  pas  inutiles.  Vois  quelle  riante  perspective 
s'offre  encore  à  toi  ;  vois  quel  succès  lu  dois  espérer  dans  une  carrière 
où  tout  concourt  à  favoriser  Ion  zèle.  Le  ciel  t'a  prodigué  ses  dons  ;  ton 
heureux  naturel ,  cultivé  par  ton  goût,  t'a  doué  de  tous  les  talents;  à 
moins  de  vingt-quatre  ans  tu  joiivs  les  grâces  de  ton  âge  à  la  maturité 
qui  dédommage  plus  lard  du  progrès  des  aus: 


Frutio  senilo  in  tu  'I  giovenil  flore. 
Les  fruits  de  l'automne  sur  la  fleur  du  printemps. 


L'élude  n'a  point  émoussé  ta  vivacité  ni  appesanti  la  personne  :  la 
fade  galanterie  n'a  point  rélréci  ton  esprit  ni  hébété  ta  raisoun  L'ardent 
amour,  en  l'inspirant  Unis  les  sentiments  sublimes  dont  il  est  le  père, 
t'a  donné  cette  élévation  d'idées  et  cette  justesse  de  sens  qui  en  sont 
inséparables.  A  sa  douce  chaleur  j'ai  vu  ton  .âme  déployer  ses  brillantes 
facultés,  comme  une  (leur  s'ouvre  aux  rayons  du  soleil  :  lu  as  à  la  fois 
tout  ce  qui  mène  à  la  fortune  et  tout  ce  qui  l.i  fait  mépriser.  Il  ne  le 
manquait ,  pour  obtenir  les  honneurs  du  monde ,  que  d'y  daigner  pré- 
tendre :  et  j'espère  qu'un  objet  plus  cher  à  ton  cœur  te  donnera  pour 
eux  le  zèle  dont  ils  ne  sont  pas  (ligues. 

0  mon  doux  ami,  tu  vas  l'éloigner  de  moi!...  ô  mon  bien-aimé,  tu 
vas  fuir  la  Julie!...  Il  le  faut;  il  faut  nous  séparer  si  nous  voulons  nous 
revoir  heureux  un  jour;  et  l'effet  des  soins  que  tu  vas  prendre  esi  notre 
dernier  espoir.  Puisse  mw,  si  chère  idée  l'animer,  le  consoler  durant 
celle  aniore  et  longue  séparation  !  puisse-t-elle  te  donner  celte  ardeur 
qui  surmonte  les  obstacles  et  dompte  la  fortune!  Hélas!  le  monde  et  les 
affaires  seront  pour  loi  des  distractions  contiinielles,  et  feront  une  utile 
diversion  aux  peines  de  l'absence.  Mais  je  vais  rester  abandonnée  à  moi 
seule,  ou  livrée  aux  persécutions;  et  tout  me  forcera  de  le  regreller 
sans  c -sse.  Heureuse  au  moins  si  de  vaines  alarmes  n'aggravaient  mes 
tourments  réels,  et  si,  avec  mes  propres  maux,  je  ne  sentais  encore  en 
moi  tous  ceux  auxquels  tu  vas  l'exposer  I 

Je  frémis  en  songeant  aux  dangers  de  mille  espèces  que  vont  courir 
ta  vie  et  tes  mœurs.  Je  prends  en  toi  toute  la  confiance  qu'un  homme 
peut  inspirer  :  mais,  puisque  le  sort  nous  sépare,  ah  !  mou  ami ,  pour- 
quoi n'es-tu  qu'un  homme?  Que  de  conseils  te  seraient  nécessaires 
dans  ce  momie  inconnu  où  lu  vas  l'engager!  Ce  n'est  pas  à  moi,  jeune, 
sans  expérience,  et  qui  ai  moins  d'éuide  et  de  rédexion  que  loi,  qu'il 
appartient  de  le  donner  là-dessus  des  avis:  c'est  un  soin  que  je  laisse 
h  milord  Edouard.  Je  me  borne  à  te  recommander  deux  choses ,  parce 
i|u'elles  tiennent  plus  au  sentiment  qu'à  l'expérience  ,  et  que  si  je  con- 
nais peu  le  monde,  je  crois  bien  coimaître  ton  cœur  :  n'abandonne  ja- 
mais la  vertu,  et  n'oublie  jamais  la  Julie. 

Je  ne  le  rappellerai  point  tous  ces  arguments  subtils  que  tu  m'as 
loi-mème  appris  à  mépriser,  qui  remplissent  tant  de  livres,  et  n'ont  ja- 
mais fait  un  honnête  homme.  ..\h!  ces  tristes  raisonneurs!  quels  doux 
ravissements  leurs  cœurs  n'ont  jamais  sentis  ni  donnés  1  Laisse ,  mon 
ami ,  ces  vains  moralistes ,  et  rentre  au  fond  de  ton  âme  :  c'est  là  que 
lu  retrouveras  toujours  la  source  de  ce  feu  sacré  qui  nous  embrasa  tant 
de  fois  de  l'amour  des  sublimes  vertus  ;  c'est  là  que  lu  verras  ce  simu- 
lacre éiernel  du  vrai  beau  dont  la  contemplation  nous  anime  d'un  saint 
enthousiasme ,  et  que  nos  passions  souillent  sans  cesse  sans  pouvoir 
jamais  l'elfacer.  Souviens-toi  des  Larmes  délicieuses  qui  coulaient  de 
nos  yeux,  des  palpitations  qui  suffoquaient  nos  cœm's  agités,  des  trans- 
ports qui  nous  élevaient  au-dessus  de  nous-mêmes ,  au  récit  de  ces 
vies  héroïques  qui  rendent  le  vice  inexcusable ,  et  font  l'honneur  de 
l'humanité.  Veux-lu  savoir  laquelle  est  vraiment  désirable,  de  la  fortune 
ou  de  la  vertu  ?  Songe  à  celle  que  le  cœur  préfère  quand  son  choix  est 
iiiipariial.  Songe  où  l'intérêt  nous  porte  en  lisant  l'histoire.  T'avisas-lu 
jamais  de  désirer  les  trésors  de  Crcsus,  ni  l.i  gloire  de  César,  ni  le  pou- 
voir de  Néron,  ni  les  plaisirs  d'Uéliogabale?  fouripioi,  s'ils  étaient  heu- 
reux, tes  désirs  ne  te  mettaient-ils  pas  à  leur  pl.ice?  C'est  qu'ils  ne  l'é- 
Jaient  point,  et  lu  le  sentais  bien  ;  c'est  qu'ils  étaient  vils  et  méprisables, 


et  qu'un  méchant  heureux  ne  fait  envie  à  personne.  Quels  hommeg 
coutemplais-tii  donc  avec  le  plus  de  plaisir'.'  desquels  adorais-tu  les 
exemples'.' auxquels  aurais-tu  mieux  aimé  ressembler?  Charme  incon- 
cevable de  la  beauté  qui  ne  péril  point  !  c'était  l'.Xthéuien  buvant  la  ci- 
guë, c  elail  Brulu>  mourant  pour  son  pays,  c'était  llégulus  au  milieu  des 
tourments,  c'était  Calou  déchirant  ses  entrailles,  c'étaient  ions  ces  ver- 
tueux infortunés  qui  le  faisaient  envie  ;  et  tu  sentais  au  fond  de  Ion 
cœur  la  félicité  réelle  que  couvraient  leurs  maux  apparents.  Ne  crois 
pas  que  ce  sentiment  fiH  particulier  à  loi  seul  ;  il  est  celui  de  tous  les 
liiunmes,  et  souvent  même  en  dépit  d'eux.  Ce  divin  modèle  que  ch:icun 
de  nous  porte  avec  lui  nous  enchante  malgré,  que  nous  en  aymis;  sitôt 
que  la  passion  nous  permet  de  le  voir,  nous  lui  voulons  ressembler  ; 
et  si  le  pins  méchant  des  hommes  pouvait  être  un  autre  que  lui-même, 
il  voudrait  être  un  homme  de  bien. 

P.irlonne-moi  ces  iran>^poris,  mon  aimable  ami;  tu  sais  qu'ils  me 
viemient  de  loi ,  el  c'est  à  l'amour  doni  je  les  tiens  à  le  les  rendre  Je 
ne  vcu\  poiit  l'enseigner  ici  les  propres  maximes,  mais  t'en  l'aire  un 
moment  l'apiilication  pour  voir  ce  qu'elles  ont  à  ton  usage  :  car  voici  le 
temps  de  pratiquer  les  propres  leçons  et  de  montrer  comment  on  exé- 
cute ce  que  tu  sais  dire.  S  il  n'est  pas  question  d'être  un  Calon  ni  un 
llégulus,  chacun  pouilant  doit  aimer  sou  pays,  être  iniègre  et  coura- 
geux, tenir  sa  foi,  même  aux  dépens  de  sa  vie.  Les  vertus  privées  sont 
souvent  d'amant  plus  sublimes  qu'el  es  n'aspirent  point  à  l'approbation 
d'aulrui ,  mais  seuletucnt  au  bon  léiiioigiiage  de  soi-même  ;  et  la  con^ 
science  du  juste  lui  lient  lieu  des  louanges  de  l'univers.  Tu  sentiras  donc 
que  la  grandeur  de  l'homuie  appartient  à  tous  les  étals,  et  que  nul  ne 
peut  êlie  heureux  s'il  ne  jouit  de  sa  propre  estime  ;  car  si  la  vérituble 
jouissance  de  l'âme  est  dans  la  contemplation  du  beau ,  comment  le 
méchant  peut-il  l'aimer  dans  autiui  sans  être  forcé  de  se  hair  lui- 
même. 

Je  ne  crains  pas  que  les  sens  et  les  plaisirs  grossiers  le  corrompent; 
ils  sont  des  pièges  i)eu  dangereux  pour  un  cœur  sensible ,  et  il  lui  en 
faut  (le  plus  délicats  :  mais  je  crains  les  maximes  et  le>  leçons  du  monde  ; 
je  crains  celte  force  terrible  que  doit  avoir  l'exemple  universel  et  con- 
tinuel du  vice  ;  je  crains  les  sophismes  adroits  (lonl  il  se  colore  ;  je 
crains  colin  que  ton  cœur  même  ne  t'en  impose,  et  ne  te  rende  moins 
dillicilc  sur  les  moyens  d'acquérir  une  considération  que  tu  saurais  dé- 
daigner ^i  iiiiUc  luiiou  n'en  pouvait  être  le  fruit. 

Je  l'avertis,  mon  ami,  de  ces  dangers  ;  ta  sagesse  fera  le  reste  :  car 
c'est  beaucoup  pour  s'en  garantir  que  d  avoir  su  les  prévoir.  Je  n'ajou- 
terai qu'une  réllixion,  qui  l'emporte,  à  mon  avis,  sur  la  fausse  raison 
du  vice,  sur  les  (ièrcs  erreurs  des  insensés,  el  qui  doit  suflire  pour  di- 
riger au  bien  la  vie  de  Ihomme  sage  ;  c'est  que  la  source  du  bonheur 
n'est  tout  entière  ni  dans  l'objet  d(!sii'é  ni  dans  le  cœur  qui  le  possède, 
mais  dans  le  rapport  de  l'im  et  de  l'autre  ;  et  que,  comme  tous  les  ob- 
jets de  nos  désirs  ne  sont  pas  propres  à  produire  la  félicité,  lous  les 
étals  du  cœm'  ne  sont  pas  propres  à  la  seniir.  Si  rame  la  plus  pure  ne 
suffit  p.as  seule  à  son  propre  bonheur,  il  esi  plus  sûr  encore  que  tou- 
tes les  délices  de  la  terre  ne  saui aient  faire  celui  d'un  cœur  dépravé; 
car  il  y  a  des  deux  r('iit's  luie  préparation  nécessaire,  un  certain  con- 
cours dont  résidic  (  c  pii'ciiux  sentiment  recherché  de  lonl  êire  sen- 
sible, et  toujours  igiiuredii  faux  sage,  qui  s'arrête  au  plaisir  du  moment, 
faute  de  connaître  nu  bonheur  durable.  Que  servirait  donc  d'acqué- 
rir un  de  ces  avantageas  aux  dépens  de  l'autre,  de  gagner  au  dehors 
pour  perdre  encore  plus  au  dedans,  elde  se  procurer  les  moyens  d  être 
heureux  en  perdant  l'art  de  les  employer'?  Ne  vaut-il  pas  mieux  encore, 
si  l'on  ne  peut  avoir  qu'un  des  deux,  sacrifier  celui  que  le  sort  peut 
nous  rendre  à  celui  qu'on  ne  recouvre  point  quand  on  l'a  perdu  ?  Qui 
le  doit  mieux  savoir  que  moi,  qui  n'ai  fait  qu'empoisonner  les  douceurs 
de  ma  vie  en  pensant  y  mettre  le  comble?  Laisse  donc  dire  les  mé- 
chants qui  montrent  leur  fortune  el  cachent  leur  cœur,  et  sois  sûr  que, 
s'il  est  un  seul  exemple  du  bonheur  sur  la  terre,  il  se  trouve  dans  un 
homme  de  bien.  Tu  reçus  du  ciel  cet  heureux  penchant  à  tout  ce  qui 
est  bon  et  honnête  :  n'écoute  que  tes  propres  désirs  ;  ne  suis  que  tes 
inclinations  naturelles;  songe  surtout  à  nos  premières  amiuu's  :  lanl 
que  ces  moments  purs  et  délicieux  reviendront  à  la  mémoire,  il  n'est 
pas  possible  que  tu  cesses  d'aimer  ce  qui  te  les  rendit  si  doux,  que  le 
charme  du  beau  moral  s'efface  dans  ton  âme,  ni  que  lu  veuilles  jamais 
obtenir  ta  Julie  par  des  moyens  indignes  de  loi.  Comment  jouir  d'un 
bien  dont  on  aurait  perdu  le  goût'.'  Non.  pour  pouvoir  posséder  ce  qu'on 
aime,  il  faut  garder  le  même  cœur  qui  l'a  aimé. 

Me  voici  à  mon  second  point;  car,  comme  tu  vois,  je  n'ai  pas  oublié 
mou  métier.  Mon  ami,  l'on  peut  sans  amour  avoir  les  sentiuienls  subli- 
mes d'une  âme  forte  :  mais  un  amour  tel  que  le  nôtre  l'anime  et  la  sou- 
tient tant  qu'il  brûle;  sil()l  qu'il  s'éteint,  elle  tombe  en  langueur,  et  un 
cœur  usé  n'est  plus  propre  à  rien.  Dis-moi,  que  serions-nous  si  ncjus 
n'aimions  plus?  Éh!  ne  vaudraii-il  pas  mieux  cesser  d'être  que  d'exis- 
ter sans  rien  sentir?  el  pourrais-tu  te  résoudre  à  traîner  sur  la  terre 
l'insipide  vie  d'un  homme  ordinaire,  après  avoir  goûté  lous  les  trans- 
ports qui  peuvent  ravir  une  âme  humaine?  Tu  vas  habiter  de  grandes 
villes,  où  ta  figure  el  ton  âge,  encore  plus  «pie  ton  mérite,  tendront  mille 
embûches  à  ta  fidélité;  l'insinuante  coqueiterie  affectera  le  langagi;  de 
la  tendresse,  ei  te  plaira  sans  l'abuser  :  lu  ne  chercheras  point  lamour, 
mais  les  plaisirs;  tu  les  goûteras  séparés  de  lui,  elnelcs  pourras  recon- 
naître. Je  ne  sait  si  tu  retrouveras  ailleurs  le  cœur  de  Julie  ;  mais  je  te 


LA  INOUVELLfe  HELOISE. 


à 


me  de  jamais  rriroiiver  auprès  d'une  autre  ce  que  lu  sentis  auprès 
l'rlle  L'.'pniscinciil  de  ton  àine  l'annoncera  l(!  sort  que  je  l  ai  preUii; 
la  irisiissc  il  l'ennui  l'accajjleronl  au  sein  des  amusenienls  InvoUîs;  le 
convenir  de  nos  prcniiéres  amours  le  poursuivra  malgré  toi  ;  mon  iniaKe, 
icnl  (ois  i>lus  belle  que  je  ne  fus  jamais,  viendra  loul  a  coup  le  sur- 
i„i  ikIic  a  l'inslanl  le  vol  du  dégoûl  couvrira  lousles  plaisirs,  el  mille 
icuicis  iiners  nailronl  dans  Ion  cœur.  Mon  bien-aime,  mon  doux  ami, 
lah  '  si  jamais  lu  m'oublies....  bêlas  I  je  ne  ferai  qu'en  mourir  ;  mais  loi 
lu  vivras  vil  el  malheureux,  cl  je  mourrai  trop  vengée. 
1  Ne  1  oublie  donc  jamais  celle  Julie  qui  fui  à  loi,  el  donl  le  cœur  ne 
sera  i.oint  à  d'autres.  Je  ne  puis  rien  le  dire  de  plus,  dans  a  depcn- 
.liiio'  on  le  ciel  m'a  placée.  Mais,  après  l'avoir  recommande  la  lidelue, 
il  est  iiisie  de  le  laisser  de  la  mienne  le  seul  gage  qui  soilen  mon  pou- 
voir J'ii  consulte,  non  mes  devoirs,  mon  esprit  égaré  ne  les  connaît 
plus  mais  mou  CMMir,  dernière  règle  de  qui  n'en  saurait  plus  suivre; 
It  voici  le  résultai  de  ses  inspirations.  Je  ne  l'épouserai  jamais  sans  le 
((iiisenlementde  mon  père,  mais  je  n  en  épouserai  jamais  un  antre  sans 
Ion  (onscnlemenl ;  je  l'en  donne  ma  parole;  elle  me  sera  sacrée,  quoi 
qu'il  arrive;  el  il  n'y  a  poinl  de  force  humaine  qui  puisse  m  y  laiie 
manquer.  Sois  donc  sans  inquiétude  sur  ce  que  je  puis  devenir  en  ion 
abseiK  e.  Va,  mon  aimable  ami,  chercher  sons  les  auspices  du  tendre 
amour  nu  sort  digne  de  le  couronner.  Ma  destinée  est  dans  les  mains  au- 
laiii  (pi'il  a  dépendu  de  moi  de  l'y  meltrc,  et  jamais  elle  ne  changera  que 
de  ion  aveu. 

LETTRE   XIl. 


0  quai  liamma  di  gloria,  d'  onore, 
Scorrer  scnto  per  tulle  le  veiie, 
Aima  grande,  parlando  con  le. 

0  de  quelle  «amme  d'honneur  et  de  gloire  je  sens  embr.TirT  tout  mon  san^ 
Ime  grande,  en  parlant  avec  loi. 

Julie,  laisse-moi  respirer;  tu  fais  bouillonner  mon  sang,  tu  me  fais 
tressaillir,  tu  me  fais  palpiter;  ta  leilre  brûle  comme  Ion  cœur  du  saint 
amour  de  la  vertu,  el  lu  portes  au  fond  du  mien  son  ardeur  céleste.  Jlais 
piMiiquoi  taul  d  exhorlalioiis  où  il  ne  fallait  que  des  ordres.' Crois  que 
si  je  m'oublie  au  poinl  d'avoir  besoin  de  raisons  pour  bien  faire,  au 
iii()iiis  ce  n'est  pas  de  la  pari;  la  seule  volonté  me  suffit.  Ignoies-iu 
(pie  je  serai  toujours  ce  qu'il  le  plaira,  et  que  je  ferais  le  mal  même 
avant  de  pouvoir  le  désobéir?  Oui,  j  aurais  brûlé  le  Capitule  si  lu  me 
l'avais  conmian(l('.  parce  (pic  je  l'aime  plus  que  toutes  choses.  Mais 
sais -lu  bien  pourquoi  je  l'aime  ainsi'.'  Ab  !  lille  incomparable,  c'est 
parce  que  lu  ne  peux  rien  vouloir  que  d  hoimêle,  el  que  1  amour  de  la 
vertu  rend  plus  invincible  celui  que  j'ai  pour  les  t  bannes. 

.le  pars,  eucoiir.ig<^  par  1  eiigagemenl  que  tu  viens  de  preiidn' ,  el 
dont  je  ne  pouvais  l  épargner  le  détour  ;  c;ir  pvomelli'c  di'  n'élie  a  pi'i - 
sonne  sans  mon  consentemi  lit,  n'est-ce  pas  proiiiellre  de  n'èlre  qn'à 
moi?  l'our  moi,  je  le  dis  plus  librement,  el  je  l'en  donne  anjonnl  Imi 
ma  foi  d'homme  de  bien,  qui  ne  sera  point  violée.  J'ignore,  dans  la  car- 
I  iii  e  où  je  vais  m'essayer  pour  le  complaire,  à  quel  sort  la  lorluiic 
iii';i|i{ielle;  mais  jamais  les  nœuds  de  l'amour  ni  de  l'hymen  ne  in'uni- 
loni  a  d'auties  qu'à  Julie  d'Elange;  je  ne  vis,  je  n'cxislc  que  pour  elle, 
cl  mourrai  libre,  ou  son  époux.  Adieu;  llienre  presse,  el  je  pars  à 
l'inslanl. 


LETTRE  XIII. 


J'arrivai  hier  au  soir  à  Paris,  et  celui  qui  ne  pouvait  vivre  séparé  de 
toi  par  deux  rues  en  est  maintenant  à  plus  de  cent  lieues.  0  Julie! 
idanis-moi,  plains  Ion  malheureux  ami.  Quand  mon  sang  en  longs  riiis- 
scanx  auraient  trace  celle  roule  immense,  elle  m'eût  paru  moins  longue, 
cl  ji'  n'aurais  pas  senti  défaillir  mon  âme  avec  pins  de  langueur,  Ahl  si 
ilu  moins  je  connaissais  le  moment  qui  doit  nous  rejoindre  ainsi  que 
l'espai  e  qui  nous  sépare,  je  compenserais  l'eloignenienl  des  lieux  par 
le  jnogres  du  temps,  je  compler.ds  dans  chaque  jour  olé  de  ma  vie  les 
lias  qui  m'auraient  rapproché  de  loi.  Mais  cette  carrière  de  douleurs 
csl  (ouyerle  des  ténèbres  de  l'avenir;  le  lerme  ipii  doit  la  boiiicr  se 
d<i(d)c  à  mes  faibles  yeux.  0  doute!  6  supplic<' !  Mon  co'iir  iiupiiet  te 
<  In  relie,  el  ne  trouve  rien.  Le  soleil  se  lève, cl  ne  me  rend  plus  I  espoir 
de  le  voir  ;  il  se  couche,  el  je  ne  lai  point  vue  ;  mes  joui  s ,  vides  tic 
plaisirs  cl  de  joie,  s'écoulent  dans  une  longue  nuit.  J'ai  lieau  vouloir  ra- 
1  iiinicr  en  moi  rcspèiance  eleinle,  elle  ne  m'idfre  qu'une  ressource  in- 
certaine el  des  eousolalions  suspectes.  Chère  el  tendre  amie  de  mon 
cuiur,  héla!  '.'  à  quels  maux  laul-il  m'allcndre,  s'ils  doivent  égaler  mou 
bonheur  passé  ? 
IJuc  cuttu  tristesse  U6  l'alariutt  pat,  je  l'eu  «vujure  ;  ellti  «st  Ttiffut 


passager  de  la  solitude  et  des  réflexions  du  voyage.  Ne|rraiDS  point  le 
retour  de  mes  premières  faiblesses  :  mon  cœur  est  dans  ta  main,  ma 
Julie;  et,  puisqiii;  tu  le  soutiens,  il  ne  se  laissera  pins  abattre.  Une  des 
consôlanles  idées  qui  soul  le  fruit  de  ta  dernière  lettre,  est  que  je  me 
lroiiv(!  a  piesent  porlt-  par  une  double  force  :  et  quand  lamonr  aurait 
an  anti  la  mienne,  je  ne  laisserais  pas  d'y  gagner  encore  ;  car  le  cou- 
rage qui  me  vient  de  loi  me  soutient  beaucoup  mieux  que  je  n'aurais 
pu'^me  soiilenii  moi-même.  Je  suis  convaincu  qu'il  n'esl  pas  bon  que 
l'Iioiiime  soil  seul.  Les  âmes  Immaines  veulent  être  accouplées  pour  va- 
loir lonl  leur  prix  ;  et  la  force  unie  des  amis,  comme  celle  des  lames 
d'un  aimant  artiliciel,  est  incMmqiarablemenl  plus  grande  que  l.i  somme 
de  leurs  forces  particulières.  Uivine  amitié  '.  c'est  là  tt)n  triomphe.  Mais 
qu'est-ce  que  la  seule  amitié  auprès  de  celle  union  parfaite  qui  joint  à 
loiiie  l'énergie  de  l'aniiiié  des  liens  cent  fois  plus  sacres'/  Un  soni-ils 
ces  hommes  grossiers  qui  ne  prennent  h  s  transports  de  l'amour  que 
pour  une  lièvre  des  sens,  pour  un  désir  de  la  nature  avilie?  Qu'ils  vien- 
iienl,  qu  ils  obsefTent,  qu  ils  sentent  ce  qui  se  passe  au  fond  de  mon 
cœur;  qu'ils  voient  un  amant  malheureux  éloigné  de  ce  qu'il  aime,  in- 
certain de  le  revoir  jamais,  sans  espoir  de  recouvrer  sa  félicité  peidue, 
mais  pourtant  animé  de  ces  feux  immortels  qu'il  prit  dans  tes  yeux  et 
qu'ont  nourris  les  sentiments  sublimes;  prêt  a  braver  la  forlmie,  a  souf- 
frir ses  revers,  à  se  voir  même  privé  de  loi,  el  à  faire  des  vertus  que 
lu  lui  as  inspirées  le  digue  ornement  de  celle  empreinte  adorable  qui 
ne  s'elTaeera  jamais  de  son  àme.  Julie,  eh!  qu'aurais-je  été  sans  toi? 
La  froide  raison  m'eût  éclairé  peut- être;  tiède  admirateur  du  bien,  je 
l'aurais  du  moins  aimé  dans  autrui.  Je  ferai  plus,  je  saurai  le  pratiquer 
avec  zèle  ;  el,  pénétre  de  les  sages  leçons,  je  ferai  dire  un  jour  a  ceux 
qui  nous  auront  connus  :  0  quels  hommes  nous  serions  tous ,  si  le 
monde  était  plein  de  Julics  et  de  cœurs  qui  les  sussent  aimer! 

En  méditant  en  roule  sur  la  dernière  lettre,  j'ai  résolu  de  rassembler 
en  un  recueil  toutes  celles  que  tu  m'as  écrites,  maintenant  que  je  ne 
puis  plus  recevoir  les  avis  de  bouche.  Quoiqu'il  n'y  en  ail  pas  une  que 
je  ne  .-ache  par  cœur,  et  bien  par  cœur,  lu  peux  m'en  croire,  j'aime 
pourtant  à  les  relire  sans  cesse,  ne  lùt-ce  que  pour  revoir  les  traits 
de  cette  main  chérie  qui  seule  peut  faire  mon  bonheur.  Mais  insensi- 
blement le  papier  s'use  ;  el,  avant  qu'elles  soient  déchirées,  je  veux 
les  copier  toutes  dans  un  livre  blanc  que  je  viens  de  choisir  exprès 
pour  cela.  Il  est  assez,  gros  ;  mais  je  songe  à  l'avenir,  el  j'espère  ne  pas 
mourir  assez  jeune  pour  me  borner  à  ce  volume.  Je  desime  les  soirées 
à  cette  occupation  charmante,  et  j  avancerai  leniemenl  pour  la  prolon- 
ger Ce  précieux  recueil  ne  me  quittera  de  mes  jours  ;  il  sera  mon 
maiiiicl  dans  le  monde  où  je  vais  entrer;  il  sera  pour  moi  le  contre- 
poison des  maximes  qu'on  y  respire;  il  me  consolera  dans  mes  maux;  il 
préviendra  ou  corrigera  mes  fautes  ;  il  m'instruira  durant  ma  jeunesse; 
il  nrédifiera  dans  tous  les  temps;  et  ce  seront,  à  mon  avis,  les  premières 
lettres  d  amour  dont  (m  aura  lire  cet  usage. 

Quant  à  la  dernière,  que  j'ai  présentement  sous  les  yeux,  toute  belle 
qu'elle  me  iiarait,  j'y  trouve  pourianl  un  article  a  retrancher.  Jugement 
déjà  loii  eiraune:  mais  Ce  qui  doit  1  être  encore  plus,  c'est  que  cet 
aiiidc  est  prec'iscmcnt  celui  qui  le  regarde,  el  je  te  reproche  d  avoir 
même  songi'  à  l'écrire.  Que  me  parles-tu  de  hdelité,  de  constance.' 
\uli(fois  Ui  (oniiaissais  mieux  mon  amour  el  ton  pouvoir.  Ah!  Julie, 
inspiies-tii  des  senlimcnls  périssables'?  et  quand  je  ne  l'.idrais  rien 
promis,  ponrrais-je  cesser  jamais  d'être  à  toi .'  Non,  non  ;  c'est  du  pre- 
mier regard  de  tes  yeux,  du  premier  mot  de  la  bouche,  du  premier 
lianspofl  de  mon  cceiir,  que  s'alluma  dans  lui  celle  llamme  éternelle 
(nie  rien  ne  peut  plus  éteindre.  Ne  l'eussé-je  vue  que  ce  premier  in- 
stant, c'en  était  déjà  fait,  il  était  trop  lard  pour  pouvoir  jamais  l'ou- 
blier. El  je  l'oublierais  mainlenanl  !  maintenant  quemvré.de  mon  bon- 
heur passé,  son  seul  souvenir  suffit  pour  me  le  rendre  encore  !  main- 
tenant qu'oppressé  du  poids  de  tes  charmes  je  ne  respire  qu'en  eux  I 
mainlenanl  ipie  ma  première  àme  est  disparue,  el  que  je  suis  amme  de 
celle  que  In  m'as  donnée  !  maintenant,  (")  Julie,  que  je  me  dépite  contre 
moi  do  t'expi  iiiier  si  mal  tout  ce  que  je  sens  1  Ah  !  que  loiiles  les  beau- 
tés de  l'univers  tentent  de  me  séduire,  en  esi-il  d'autres  que  la  tienne 
à  mes  yeux'.'  Que  miii  conspire  à  l'arracher  de  mon  co>ur  ;  qu'on  le 
déchire,  qu'on  hri'^c  ce  lidele  miroir  de  Julie,  sa  pure  image  ne  cessera 
de  briller  jus(iue  dans  le  dernier  fragment;  rien  n'est  capable  de  I  y 
détruire.  Non,  la  suprême  puissance  elle-même  ne  saiinnt  aller  jusque- 
là,  elle  peut  anéantir  mou  âme,  mais  non  pas  faire  qn  elle  existe  et 
cesse  de  l'adorer.  , 

Milord  Edouard  s'est  chargé  de  le  rendre  comple  a  son  passage  de 
ce  qui  me  regarde  el  de  ses  projets  en  ma  faveur  :  mais  je  crains  qu'il 
ne  s'acqnilie  mal  de  celte  promesse  par  rapport  à  ses  arrangemenis 
présents.  Apprends  (pi'il  ose  abuser  du  droit  (jiie  lui  donnent  si.r  moi 
ses  bienfaits  pour  les  étendre  an  delà  même  de  la  bienséance.  Je  me 
vois  par  iiin'  pension  ipi'il  n'a  pas  lemi  à  lui  de  rendre  irrévocable,  en 
elal  de  fain>  une  (ijinic  fort  au-dessus  de  ma  naissance  :  et  c'est  peut- 
êli-e  (  e  que  je  serai  l'on  é  de  f  lire  a  Londres  pour  suivre  ses  vues.  Pour 
ici  où  mille  alfiire  ne  m'alladic.  je  conlinuerai  de  vivre  à  ma  manière, 
et  ne  serai  point  lenle  d'cmplover  en  vaines  dépenses  l'excédant  de 
mon  enirclien.  Tn  me  l'as  appris,  ma  Julie,  les  prenneis  besoin^,  on 
du  moins  les  plus  sensibles,  sont  ceux  d'un  cœur  bienfaisanl  ;  cl  tant 
(pie  quelqu'un  manque  du  nécessaire,  quel  bonuéte  homme  a  du  su* 
perllu  .' 


46 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


LETTRE  XIV, 


J'enlre  avec  une  secrète  horreur  dans  ce  vaslc  désert  du  monde.  Ce 
chaos  ne  m'olVre  qu'une  solitude  affreuse,  où  règne  un  morne  silence. 
Mon  ànie  à  la  presse  cherche  à  s'y  répandre,  et  se  trouve  partout  res- 
serrée. Je  ne  s\iis  jamais  moins  seul  que  quand  je  suis  seul,  disait  un 
ancien;  moi,  je  ne  suis  seul  que  dans  la  foule,  où  je  ne  puis  être  ni 
à  loi  ni  aux  autres.  Mon  cœur  voudrait  parler,  il  sent  qu'il  n'est  point 
écoulé  ;  il  voudrait  répondre,  on  ne  lui  dit  rien  qui  puisse  aller  jusqu'à 
lui.  Je  n'entends  point  la  langue  du  pays,  et  personne  ici  n'entend  la 
mienne. 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  me  fasse  beaucoup  d'accueil,  d'amitiés,  de 
prévenances,  et  que  mille  soins  officieux  n'y  semblent  voler  au-devant 
de  moi  ;  mais  c'est  précisément  de  quoi  je  me  plains.  Le  moyen  d'être 
aussil6t  l'ami  de  (jnelqu'un  qu'on  n'a  jamais  vu?  L'honnéle  intérêt  de 
l'humanité,  l'épanehement  simple  et  louchant  d'une  âme  franche,  ont 
un  langage  bien  dilférenl  des  fausses  démonstrations  de  la  politesse  et 
des  dehors  trompeurs  que  l'usage  du  monde  exige.  J-'ai  grand'peiir  que 
celui  qui,  dès  la  première  vue,  me  traite  comme  un  ami  de  vingt  ans, 
ne  me  traitât  au  bout  de  vingt  ans  comme  un  inconnu,  si  j'avais  quel- 
que impôt  tant  service  à  lui  demander  ;  et  quand  je  vois  des  hommes 
si  dissipés  prendre  un  intérêt  si  tendre  à  tant  de  gens,  je  présumerais 
volontiers  qu'ils  n'en  prennent  à  personne. 

Il  y  a  pourtant  de  la  réalité  à  tout  cela  ;  car  le  Français  est  naturel- 
lement bon,  ouvert,  hospitalier,  bienfaisant  :  mais  il  y  a  aussi  mille 
manières  de  parler  qu'il  ne  faut  pas  prendre  à  la  lelire,  mille  offres 
apparentes  qui  ne  sont  faites  que  pour  être  refusées,  mille  espèces  de 
pièges  que  la  politesse  tend  à  la  bonne  foi  rustique.  Je  n'entendis  ja- 
mais tant  dire.  Comptez  sur  moi  dans  l'occasion,  disposez  de  mon  cré- 
dit, de  ma  bourse,  de  ma  maison,  de  mou  équipage.  Si  tout  cela  était 
sincère  et  pris  au  mot,  il  n'y  aurait  pas  de  peuple  moins  altaclié  à  la 
propriété;  la  communauté  des  biens  serait  ici  presque  établie;  le  plus 
riche  offrant  sans  cesse,  et  le  plus  pauvre  acceptant  toujours,  tout  se 
metirait  naturellement  de  niveau,  et  Sparte  même  eût  eu  des  parlages 
moins  égaux  qu'ils  ne  seraient  à  Paris.  .\u  lieu  de  cela,  c'est  peut-être 
la  ville  du  monde  où  les  fortunes  sont  le  plus  inégales,  et  où  régnent  à 
la  fois  la  plus  somptueuse  opulence  et  la  plus  déplorable  misère.  Il  n'en 
faut  pas  davantage  pour  comprendre  ce  que  signifient  cette  apparente 
commisération  qui  semble  toujours  aller  au-devant  des  besoins  d'au- 
trui,  et  celte  f.icile  tendresse  de  cœur  qui  contracte  en  un  moment  des 
amitiés  éternelles. 

Au  lieu  de  tous  ces  sentiments  suspects  et  de  cette  confiance  trom- 
peuse, veux-je  chercher  des  lumières  et  de  l'instruction,  c'en  est  ici 
l'aimable  source  ;  et  l'on  est  d'abmd  enchanté  du  savoir  et  de  la  raison 
qu'on  trouve  dans  les  entretiens,  non-seulement  des  savanis  et  des 
gens  de  lettres,  mais  des  hommes  de  tous  les  étals,  et  même  des  fem- 
mes :  le  ton  de  la  conversation  y  est  coulant  et  naturel  ;  il  n'est  ni 
pesant  ni  frivole  :  il  est  savant  sans  pédanterie,  gai  sans  tumulte,  poli 
sans  afiectatiou,  galant  sans  fadeur,  badin  sans  équivoque.  Ce  ne  sont 
ni  des  disseriations  ni  des  épigrammes  :  on  y  raisonne  sans  argumen- 
ter, on  Y  plaisante  sans  jeu  de  mots;  on  y  associe  avec  art  l'esprit  et 
la  raison,  les  maximes  et  les  saillies,  la  satire  aiguë,  l'adroite  flatterie, 
et  la  morale  austère.  On  y  parle  de  tout,  pour  que  chacun  ait  quelque 
chose  à  dire  ;  ou  n'approfondit  point  les  questions  de  peur  d'ennuyer  ; 
on  les  propose  comme  en  passant,  on  les  traite  avec  rapidité;  la  pré- 
cision mène  à  l'élégance;  chacun  dit  son  avis  et  l'appuie  en  peu  de 
mots  ;  nul  n'attaque  avec  chaleur  celui  d'autrui ,  nul  ne  défend  opini.-i- 
trément  le  sien;  on  discute  pour  s'éclairer,  on  s'arrête  avant  la  dis- 
pute, chacun  s'instruit,  chacun  s'amuse  ;  tous  s'en  vont  contents,  et  le 
sage  même  peut  rapporter  de  ces  eniretiens  des  sujets  dignes  d'êire 
médités  en  silence. 

.Mais  au  fond,  que  penses-tu  qu'on  apprenne  dans  ces  conversations 
si  charmantes'.'  A  juger  sainement  des  choses  du  monde?  à  bien  user 
de  la  société  ?  à  couiiaitre  au  moins  les  gens  avec  qui  l'on  vil'?  Rien  de 
tout  cela,  ma  Julie;  on  y  apprend  à  plaider  avec  art  la  cause  du  men- 
songe, .i  ébranler  à  force  de  philoso[iliie  tous  les  principes  de  la  vertu, 
à  colorer  de  sophismes  subtils  ses  passions  et  ses  préjugés,  et  à  donner 
à  l'erreur  un  certain  tour  à  la  moile  selon  les  maximes  du  jour.  Il  n'est 

fioint  nécessaire  de  connaître  le  caractère  des  gens,  mais  seulement 
eui-s  intérêts,  pour  deviner  à  peu  près  ce  qu'ils  diront  de  chaque  chose. 
Quand  un  homme  parle,  c'est  pour  ainsi  dire  son  habit  et  non  pas  lui 
qui  a  un  sentiment  ;  et  il  en  changera  sans  façon  tout  aussi  souvent  que 
d'élat.  Donnez-lui  tour  à  tour  une  longue  perruque,  un  habit  d'ordon- 
nance et  une  croix  pectorale  ;  vous  l'entendrez  successivement  prêcher 
avec  le  même  zèle  les  lois,  le  despotisme  et  l'inquisition.  11  y  a  une  rai- 
son commune  pour  la  robe,  une  autre  pour  la  liiiance,  une  autre  pour 
l'épée.  Chacune  prouve  très-bien  que  les  deux  antres  sont  mauvaises, 
conséquence  facile  à  tirer  pour  les  trois.  Ainsi  nul  ne  dit  jamais  ce  qu'il 
pense,  mais  ce  qu'il  lui  convient  de  faire  penser  à  autrui  ;  et  le  zèle 
itpparent  de  la  vérité  n'est  jamais  en  eux  que  le  masque  de  l'intérêt. 


Vous  croiriez  que  les  gens  isolés  qui  vivent  dans  l'indépendance  ont 
an  moins  un  esprit  à  eux  :  point  du  tout;  aiilies  machines  qui  ne  pen- 
sent point,  et  qu'on  fait  penser  par  ressorts.  On  n'a  qu'à  s'informer  de 
leurs  sociélés,<le  leurs  coteries,  de  leurs  amis,  des  femmes  qu'ils  voient, 
des  auteurs  qu'ils  connaissent  :  là-dessus  on  peut  d'avance  établir  leur 
sentiment  futur  sur  un  livre  prêta  paraître  et  qu'ils  n'ont  point  lu,  sur 
une  pièce  prête  à  jouer  et  qu'ils  n'ont  point  vue,  sur  tel  ou  tel  auteur 
qu'ils  ne  connaissent  point,  sur  lel  ou  tel  système  dont  ils  n'ont  aucune 
idée  ;  et,  comme  la  pendule  ne  se  monte  ordinairement  que  pour  vingt- 
quatre  heures,  tous  ces  gens-là  s'en  vont  chaque  soir  apprendre  dans 
leurs  sociétés  ce  qu'ils  penseront  le  lendemain. 

Il  y  a  ainsi  un  petit  nombre  d'hommes  et  de  femmes  qui  pensent  pour 
tous  les  autres,  et  pour  lesquels  tous  les  autres  parlent  et  agissent  ;  et  > 
comme  chacun  songe  à  son  intérêt,  personne  au  bien  commun,  et  que 
les  inléréis  particuliers  sont  toujours  opposés  entre  eux  ,  c'est  un  choc 
perpétuel  de  brigues  et  de  cabales,  un  flux  et  reflux  de  préjugés,  d'o- 
pinions contraires,  où  les  plus  échauffés,  animés  par  les  autres,  ne  sa-  g 
vent  presiiue  jamais  de  quoi  il  est  question.  Chaque  coterie  a  ses  règles,  1 
ses  jugements,  ses  principes,  qui  ne  sont  point  admis  ailleurs.  L'hon- 
nête homme  d'une  maison  est  un  fripon  dans  la  maison  voisine.  Le  bon, 
le  mauvais,  le  beau,  le  laid,  la  vérité,  la  vertu,  n'ont  qu'une  existence 
locale  et  cireonscrile.  Quiconque  aime  à  se  répandre  et  fréquente  plu- 
sieurs sociétés  doit  être  pins  flexible  qu'Alcibiade ,  changer  de  prin- 
cipes comme  d'assemblées,  modifier  son  esprit  pour  ainsi  dire  à  chaque 
pas,  et  mesurer  ses  maximes  à  la  toise  ;  il  faut  qu'à  chaque  visite  il 
quitte  en  entrant  son  âme,  s'il  en  a  nue  ;  qu'il  eu  prenne  une  antre  aux 
couleurs  de  la  maison,  comme  un  laquais  prend  un  habit  de  livrée; 
qiiil  la  pose  de  même  en  sortant,  et  reprenne,  s'il  veut,  la  sienne  jus- 
qu'à nouvel  échange. 

Il  y  a  plus  ;  c'est  que  chacun  se  met  sans  cesse  en  contradiction  avec 
lui-même,  sans  qu'on  s'avise  de  le  trouver  mauvais.  On  a  des  principes 
pour  la  conversation  et  d'autres  pour  la  pratique  :  leur  opposition  ne 
scandalise  personne,  et  l'on  est  convenu  qu'ils  ne  se  resseinhleraient 
point  entre  eux  ;  on  n'exige  pas  même  d'un  auteur,  surtout  d'un  mora- 
liste, qu'il  parle  comme  ses  livres ,  ni  qu'il  agisse  comme  il  parle  ;  ses 
écrits  ses  discours  ,  sa  conduite,  sont  trois  choses  toutes  dilTérentes, 
qu'il  n'est  point  obligé  de  concilier  :  en  un  mot,  tout  est  absurde ,  et 
rien  ne  choque,  parce  qu'on  y  est  accoutumé  ;  et  il  y  a  même  à  celte 
inconséquence  une  sorte  de  bon  air  dont  bien  des  gens  se  font  honneur. 
En  effet,  quoique  tous  prêchent  avec  zèle  les  maximes  de  leur  profes- 
sion ,  tous  se  piquent  d'avoir  le  ton  d'une  autre.  Le  robin  prend  l'air 
cavalier;  le  lînancicr  fait  le  seigneur;  l'évêque  a  le  propos  galant  ; 
l'homme  de  cour  parle  de  philosophie;  l'homme  d'Etat,  de  bel  esprit  : 
il  n'y  a  pas  jusqu'au  simple  artisan  qui,  ne  pouvant  prendre  un  autre 
ton  que  le  sien,  se  met  en  noir  les  dimanches  pour  avoir  l'air  d'un 
homme  de  palais.  Les  militaires  seuls,  dédaignant  tous  les  autres  étals, 
gardent  sans  façon  le  Ion  du  leur,  et  sont  insiipporlables  de  bonne  foi. 
Ce  n'est  pas  que  M.  de  Murait  n'eut  raison  quand  il  donnait  la  préfé- 
rence à  leur  soiiélé;  mais  ce  qui  était  vrai  de  sou  temps  ne  l'est  plus 
aujourd'hui.  Le  progrès  de  la  lilléraiure  a  changé  en  mieux  le  ton  gé- 
néral; les  militaires  seuls  n'en  ont  point  voulu  changer;  et  le  leur,  qui 
était  le  meilleur  auparavant,  est  enfin  devenu  le  pire. 

Ainsi  les  hommes  à  qui  l'on  parle  ne  sont  point  ceux  avec  qui  l'on 
converse  ;  leurs  sentiments  ne  partent  point  de  leur  cœur,  leurs  lumières 
ne  sont  point  dans  leur  esprit,  leurs  discours  ne  représentent  point  leurs 
pensées  ;  on  n'aperçoit  d'eux  que  leur  figure,  et  l'on  est  dans  une  as- 
semblée à  peu  près  comme  devant  un  tableau  mouvant ,  où  le  specta- 
teur paisible  est  le  seul  être  mû  par  lui-même. 

Telle  est  l'idée  que  je  me  suis  formée  de  la  grande  société  sur  celle 
que  j'ai  vue  à  Paris  Celte  idée  est  peut-être  plus  relative  à  ma  situation 
particiilière  qu'au  véritable  état  des  choses,  et  se  relorinera  sans  doute 
sur  de  nouvelles  lumières.  D'ailleurs  je  ne  fréquente  que  les  sociétés 
où  les  amis  de  niilord  Edouard  m'ont  introduit ,  et  je  suis  convaincu 
qu'il  faut  descendre  dans  d'.autres  étals  pour  connaîire  les  véritables 
mœurs  d'un  pays;  car  celles  des  riches  sont  presque  partout  les  mêmes. 
Je  tâcherai  de  m'éclaircir  mieux  dans  la  suite.  En  attendant,  juge  si 
j'ai  raison  d'appeler  celle  foule  un  désert,  et  de  m'effrayer  d'une  soli- 
tude où  je  ne  trouve  qu'une  vaine  apparence  de  sentiments  et  de  vérité, 
qui  change  à  chaque  instant  et  se  détruit  elle-même,  où  je  n'aperçois 
(pie  larves  et  fantômes  qui  frappent  l'œil  un  moment  et  disparaissent 
aussitôt  qu'on  les  veut  saisir.  Jusqu'ici  j'ai  vu  beaucoup  de  masques  : 
quand  verrai-je  des  visages  d'hommes? 

LETTRE  XV. 


Oui,  mon  ami,  nous  serons  unis  malgré  noire  éloignement;  nous  se- 
rons heureux  en  dépit  du  sort.  C'est  l'union  des  cœurs  qui  fait  leur  vé- 
ritable félicité  ;  leur  altraction  ne  connaît  point  la  loi  des  distances,  et 
les  nôtres  se  toucheraient  aux  deux  bouts  du  monde.  Je  trouve  comme 
toi  que  les  amant»  oui  mille  moyens  d'adoucir  le  sentiment  de  l'absence 
et  de  se  rapprocher  en  un  monienl  :  quelquefois  même  on  se  voit  plus 


LA  NOUVELLE  H1':L0TSE. 


47 


(jinciit  encore!  (|iK!  (iiiaml  ou  so  voyait  tous  les  jours;  car  silot  (|u'iui 
is  lieux  est  seul,  à  linstaut  tous  deux  sout  cusmible.  Si  lu  {(oiUcs  fc 
Lii>ir  tous  les  soirs,  je  le  goûlfi  cent  fois  le  jour  ;  je  vis  plus  solitaire;, 
i  suis  ciivirouiiée  de  tes  vestiges,  et  je  ne  i-aurais  (ixer  les  yeux  sur 
as  objets  (|ui  nrentourerit,  sans  te  voii'  tout  autour  de  moi. 

(Ju'i  oiuito  (lolcuiuuiitu,  e  i(u'i  s'  assise  : 
Oui  si  rivol.se,  et  cjui  ntcnno  il  passo; 
Oii'i  co'  bcfili  ocelu  mi  trafisc  il  core; 
Uni  (lisse  una  parola,  et  ilui  sorrisc. 

C'est  iei  qu'il  chanta  d'un  ton  si  doux  :  voilà  le  siège  Où  il  t'assit:  ici  il  niar- 
Iwil;  cl  là  il  s'anèla;  ici  d'un  rcganl  tendre  il  me  iieii;u  le  cœur;  il  me  dit  un 
uol,  et  je  le  vis  sourire.  I'éthakc. 

ftlais  toi,  sais-tu  l'airètc^r  à  ees  situations  paisibles  ,' sais-tu  goiiter  un 
uuoiir  tran(|uille  et  tciiilre  (|iii  parle  au  cii'iir  sans  éiiioiivoir  les  sens'/ 
l  tes  re}<rels  s(iiil-ils  aiijiiiiiiriiiii  plus  t-aL:cs  ipic  tes  désirs  m  l'élaieiit 
Ultrtdbis?  Le  Ion  de  la  première  Ictiiv  iiii'  l.iil  treinbler.  ,1e  redoiile  ees 
anporlenienls  tronipeurs  ,  d'aiilaiit  plus  dangereux  ipie  riinagiiialion 
pii  les  exeile  n'a  |ioiiil  de  biirnes,  et  je  crains  (pu;  tu  n'eiitiages  la 
.liilie  à  Coice  lie  l'aimer.  Ali  !  lu  ne  seuis  pas,  non.  Ion  eiviir  (leu  délicat 
ne  seul  pas  combien  l'amour  s'olleiise  d  un  vain  liommage;  lu  ne  son- 
ges ni  {|UC  ta  vie  esta  moi,  ni  ipi'on  court  soiiveiil  à  la  mort  en  croyant 
seivir  la  nature.  Homme  sensuel,  ne  sauras-tu  jamais  aimer?  Ilappellc- 
toi,  rappelle-toi  ce  sentiment  si  calme  et  si  doux  que  lu  connus  une 
l'ois,  et  que  lu  décrivis  d'un  ton  si  touchant  et  si  tendre.  S'il  est  le  plus 
(tclieicux  qu'ait  jamais  savouré  lauujiir  heureux,  il  est  le  seul  permis 
aux  amants  séparés;  et  ipiand  ou  la  pu  goûter  un  moment,  on  n'eu 
doit  plus  regrettei- d'autre,  ,1e  me  souviens  des  réllexions  que  nous  fai- 
sions, (iu  lisant  ton  l'iiilaïque,  sur  un  goùl  di'pravé  (pii  outrage  la  na- 
ture, nii.ind  ces  liislcs  plaisirs  n'aiirairiit  que  d(^  n'èlri!  pas  p^trlages, 
c'en  sérail  assez,,  disioiis-noiis ,  pour  les  rendre  insipides  cl  niepiisa- 
bles.  Appliquons  la  niéiiie  idée  aux  erreurs  d'une  imaginatidn  trop  ac- 
tive, elle  ne  leur  conviendra  pas  moins.  Malheureux  !  de  ipioi  joiiis-lii 
quand  lu  es  mmiI  à  jouir'  Ces  voluptés  solitaires  sont  des  volnples 
mortes.  0  amour I  les  liennes  sont  vives;  c'est  l'union  des  âmes  (pii 
les  anime,  et  le  plaisir  qu'on  donne  à  ce  qu'on  aime  fait  valoir  celui 
qu'il  nous  lend. 

Dis-moi,  je  te  prie-,  mon  cher  ami,  en  quelle  langue  ou  plulot  en  (|ucl 
jargon  est  la  relation  de  ta  dernière  lettre.  Ne  serait-ce  point  là  par 
liasard  du  bel  esprit'.'  Si  In  as  dessein  de  t'en  servir  souvent  avec  moi, 
lu  devrais  bien  m'en  envoyer  le  dieliolUlail•(^  (.^Inesl-ce,  je  te  prie,  que 
le  senliint^nt  de  l'habit  d'un  lioinme'.'  qu'une  anie  qu'on  prend  comme 
un  babil  de  livrée'.'  que  des  maximes  qu'il  faut  mesurer  à  la  toise?  (Jiie 
veux-iu  qu'une  pauvre  .~^ui>-,esse  entende  à  ees  sublimes  ligures?  Au 
lieu  de  prendre  comme  les  antres  des  âmes  aux  couleurs  des  maisons, 
ne  voudrais-tu  point  déjà  donner  à  ton  esprit  la  teinte  de  celui  du  pays? 
Prends  garde,  mon  bon  ami,  j'ai  peur  qu'elle  n'aille  pas  bien  sur  ce 
fond-là.  A  ton  avis,  les  iraslati  du  cavalier  Marin,  dont  tu  t'es  si  sou- 
vent moipic',  approehèrenl-ils  jamais  de  ces  métaphores  ?  et  si  l'on  peut 
l'aire  opiner  l'Iiabii  d'un  lionime  dans  une  lettre,  pourquoi  ne  ferait-on 
pas  suer  le  feu  dans  un  sonnet? 

(Ibserver  en  trois  semaines  toutes  les  sociétés  d'une  grande  ville, 
assigner  le  caractère  des  propos  (|u'on  y  tient,  y  distinguer  exactement 
le  vrai  du  faux,  le  réel  de  l'apparent,  et  ce  qu'on  y  dit  de  ce  qu'on  y 
pense  ;  voilà  ce  qu  on  accuse  les  Français  de  faire  (juekjuefois  chez  les 
autres  peuples,  mais  ce  qu'un  étranger  ne  doit  point  faire  chez  eux  ; 
car  ils  valent  bien  la  peine  d  être  étudii-s  posément.  .le  n'approuve  pas 
ion  plus  qu'un  dise  du  mal  du  pavs  où  l'on  vil  et  on  l'on  est  liii'ii  Iraile; 
l'aimerais  niienx  ipi'on  se  lai>sat  tromper  par  les  apparences  ipie  de 
moraliser  aux  (hpeiis  de  ses  holes.  Enlin  je  tiens  pour  suspect  tout  ob- 
servateur qui  se  pique  d'esprit  :  je  crains  toujours  que  smis  y  soiiger  il 
ne  sacrilie  la  vérité  des  choses  à  l'éclal  des  pensées ,  et  ne  fasse  jouer 
sa  phrase  aux  dépens  de  la  justice. 

ïu  ne  l'ignores  pas,  mon  ami,  l'esprit,  dit  notre  Murait,  est  la  manie 
Ifi^  1' I  aneais  ;  je  It!  trouve  du  penchant  à  la  même  manie,  avec  celte 
différem'e  ({u'eib'  a  chez  eux  de  la  grâce,  et  ([ue  de  tous  les  peuples  du 
inonde  c'est  à  nous  qu'elle  sied  le  moins.  Il  y  a  de  la  recherche  et  du 
jeu  dans  plusieurs  de  les  lettres,  .le  ne  parle  point  de  ce  tour  vif  cl  de 
CCS  ex|uessions  animées  qu'inspire  la  foice  du  seiilinienl;  je  parle 
de  cette  gentillesse  d('  style  qui,  n'élanl  point  naturelle,  ne  vient  tl  elle- 
nièine  à  personne,  et  manpie  la  preleulion  de  celui  qui  s'en  sert,  lili 
dieu!  des  jiréicnti(Uis  a\ec  ce  ipi'ou  aimel  n'est-ce  pas  jilulol  dans 
I  objet  aime  (pi'cin  les  doit  placer  .'et  n  est-on  pas  glorieux  soi-même 
de  (oui  le  luérite  qu'il  a  de  plus  ipie  nous?  >'on,  si  l'on  anime  les  eon- 
versalions  indil'l'ereules  de  ipiiUpies  saillies  qui  passent  comme  des 
traits,  ce  ii'i  st  point  entre  deux  am.iiils  qucre  langage  est  de  saison, 
elle  jargon  Henri  delà  galanleiie  est  licanciiup  plus  éloigne  du  seiili- 
meutqne  le  Ihh  le  plus  simple  qu'on  puisse  prendre  .lin  appelle  à  loi- 
mèiiie.  L'esprit  eut-il  jamais  le  teiiip>  de  se  nimitrei-  d.nis  nos  tèt<-à- 
léle  ?  cl  si  le  cliarme  d'un  enirelieii  |.;i>>i(ume  l'ecaile  et  remp-clie  de 
parailre,  comment  des  lellresi|ue  r.ibsence  renipbl  toujours  d'un  peu 
danieriiuuo,  et  où  le  cieurpiuie  avci  plus  d'attendrisseiucni,  le  pom- 


raient-elles  supporter'.' Quoique  toiili!  grande  passion  soit  sérieuse,  et 
(|ue  l'excessive  joie  elle-même  arrache  des  pleins  plutôt  que  des  ris, 
je  ne  veux  pas  pour  cela  que  l'amour  soit  toujours  inste,  mais  je  veux 
(pie  sa  gaiilé  soit  simple,  sans  orneiueiil,  sans  art,  ime  connue  lui;  CD 
un  mol,  qu'elle  brille  de  ses  propres  grâces,  et  non  de  la  parure  du  bel 
esprit. 

LiiiM-pai  ibl.'  dans  la  chambre  de  laquelle  je  t'écris  celte  lettre,  pré- 
tend que  i'el^iis,  en  la  commençant,  dans  cet  état  d'enjouemciil  que 
ramoiir  inspire  ou  tolère;  mais  je  ne  sais  ce  qu'il  est  devenu.  A  me- 
sure ipie  j'avançais,  une  certaine  langueur  s'emparait  de  mon  àme,  et 
me  lai>siit  a  peine  le  temps  de  t'ecrire  les  injures  que  la  mauvaise  a 
voulu  t'adresser  ;  car  il  est  bon  de  t  avertir  que  la  critique  est  bien  jilus 
de  sa  façon  ipie  de  la  mienne  ;  elle  m'en  a  dicté  surtout  le  pix-micr 
article  en  riant  comme  une  folle,  et  sans  me  pcnnetlre  d'y  rien  chan- 
ger. Elle  dit  ipie  c'est  pour  t'apprendie  a  manquer  de  respect  au  Marini, 
qu'elle  protège,  et  que  lu  plaisantes. 

Mais  sais-tu  bien  ce  ipii  nous  met  toutes  deux  de  si  bonne  humeur  .' 
n'est  son  proebain  mariage.  Le  conirat  bit  passé  hier  au  soir,  et  le  jour 
est  pris  de  lundi  en  biiil.  Si  jamais  amour  fut  gai,  c'est  assurément  le 
sien;  on  ne  vil  de  la  \ieune  tille  si  lioulfonntment  amou^eu^e.  Ce  bon 
M.  d'ilibe,  a  ipii  de  miii  eolé  la  lèle  en  tourne,  est  eucliaiilé  d'un  accueil 
si  folâtre.  .Moins  dillicile  que  tu  n'étais  autrefois,  il  se  prête  avec  plai- 
sir a  la  plai^auteiie,  et  prend  pour  un  chef  d  œuvre  de  l'ainoijr  l'ail 
d'(-g:iver  sa  nuiitre>se.  l'our  elle,  on  a  beau  la  prêcher,  lui  représenter 
la  iiii'iiséance,  lui  dire  que  si  près  du  terme  elle  doit  prendre  un  main- 
lien  plus  sérieux,  [tlus  grave,  et  faire  un  peu  mieux  les  honneurs  de 
l'état  (pi'elle  est  prête  a  quitter,  elle  traite  tout  cela  de  suites  sima- 
grées ;  elle  soutient  en  l'ace  à  M.  d'Orbe  que  le  jour  de  la  cérémonie 
elle  sera  de  la  meilleure  humeur  du  monde,  et  qu'on  ne  saurait  aller 
Irop  gaiement  a  la  noce.  Mais  la  petite  dissimulée  ne  dit  pas  lout  :  je 
lui  ai  trouve  ce  matin  les  acux  rouges,  et  je  parie  bien  que  les  pleurs 
de  la  nuit  payent  les  ris  île  la  journée.  K lie  va  l'ormer  de  nouvelles 
chaines  qui  relâcheront  les  doux  liens  de  l'amilié  ;  elle  va  connnencer 
une  manière  de  vivre  dilVerenle  de  celle  qui  lui  lui  cliere;  elle  était 
contenle  et  tranquille,  elle  va  courir  les  hasards  auxquels  le  meilleur 
mariage  expose;  et,  quoi  ipi  elle  en  dis(!,  coninie  une  eau  pure  et  calme 
coimiienee  à  se  troubler  aux  approches  de  l'orage,  sou  cœur  liuiide  et 
chaste  ne  voit  point  sans  quelque  alarme  le  prochain  chaugeuieut  de 
son  sort. 

t)  mon  ami  !  qu'ils  sont  heureux  !  Ils  s'aiment:  ils  vont  s'épouser;  ils 
jouiront  de  leur  amnur  sans  obstacles,  sans  crainte,  sans  remords. 
Adieu,  adieu:  je  n'en  puis  dire  davantage. 

P.  S.  Nous  n'avons  vu  milord  Edouard  qu'un  niomcnl,  tant  il  était 
pressé  de  continuer  sa  roule.  Le  coeur  plein  de  ce  que  nous  lui  devons, 
je  voulais  lui  inoutrcr  mes  sentiments  et  les  tiens;  mais  j'ai  eu  une 
espèce  de  honte.  En  vérité,  c'est  faire  injure  à  un  homme  comme  lui 
de  le  remercier  de  rien. 

LETTRE  XVI. 


tjiie  les  passions  impéliienses  rendent  les  hommes  enfants!  Qu'un 
amour  forcené  se  nom  rit  aisément  de  chimères,  et  qu'il  est  aisé  <le  don- 
ner le  change  à  des  disiis  exlièuies  parles  |ilus  frivoles  objets'.'  J'ai 
reçu  ta  haire  avec  les  mêmes  transports  que  m  aurait  causés  ta  pré- 
sence ;  et.  dans  l'emporlement  de  ma  joie,  nu  vain  papier  me  tenait 
lieu  de  toi.  Un  des  plus  grands  maux  de  l'ahseuee,  et  le  seul  auquel  la 
raison  ne  peut  rien,  c'est  l'impiielude  sur  l'étal  acliiel  de  ce  qu'on  aime. 
Sa  santé,  sa  vie,  son  repos,  son  aniiuir,  ton!  échappe  à  qui  craint  de 
tout  perdre  ;  on  n'est  pas  plus  silr  du  présent  que  de  l'avenir,  el  tous 
les  accidents  possibles  se  risilisenl  sans  cesse  dans  l'cspi  il  il'un  amant 
(|ui  les  redoute.  Enlin  je  respire,  je  vis;  lu  te  portes  bien,  tu  m'aimes  : 
ou  ptniol  il  V  a  dix  jours  cpie  cela  était  vrai;  mais  qui  nie  repondra 
d'aujourd'liiii.'  I)  absence:  ô  tourment!  ô  bizarre  et  funeste  étal  où  l'on 
ne  peut  jouir  que  du  mninent  passé,  et  où  le  présent  u'esl  point  encore  I 

(,lii:iii(l  lu  ne  ui',iur;ns  pas  parlé  de  rinse|)arable,  j'aurais  reconnu 
sa  malice  dans  la  erlliipie  de  ma  relation,  el  sa  raneunc  dans  l'apologie 
du  .Marini  :  mais,  s'il  m'était  permis  dé  l'aire  la  mienne,  je  ue  resWrais 
pas  sans  réidique.  .         .  -f^ 

rremièremeiit,  ma  cousine  (car  c'est  à  elle  qu'il  faut  répond|«,  quant 
ai^.irtvle,  j'ai  piis  relui  de  la  chose  ;  j'ai  tache  tie  vous  duimérà  la  fois 
l'iifîe  et  T(Aemple  du  ton  des  coiiversalioiis  a  la  mode;  ei,  siiiv;ml  nu 
ancien  précepte.  j(^  vous  ai  écrit  à  peu  pri'S  eumml>  mi  parle  en  cer- 
taines sociétés.  D'ailleurs  ce  n'es!  p;is  l'usage  des  ligmes,  mais  leur 
choix»  que  je  blâme  dans  le  ehe\alur  .'*fariu.  Pour  peu  qu'on  ait  de 
chaleur  d.nis  l'esprit,  ou  a  besoin  de  melapliores  et  d'expressions  ligu- 
rées  pour  se  l'aire  entendre.  Nos  leliies  mêmes  en  sont  pleines  s;ins 
ipie  vous  y  soiigii-z.  et  je  souiieiis  qu'il  n'y  a  qu'un  géomètre  cl  un  sol 
ipii  puissent  parler  sans  ligures.  En  effet",  un  même  jugement  u'est-ij 
pas  suseeplilile  de  cent  degrés  de  force?  Et  eommcnl  déterminer  celui 
de  ces  degrés  qu'il  doit  avoir,  sinon  par  le  lour  qu'on  lui  dmiiu?  .Mes 
propres  phrases  me  fiuit  rire,  je  l'avoiu.-,  cl  je  les  Iroiivc  absurdes, 


48 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


grâces  au  soin  que  vous  avez  pris  de  les  isoler  ;  mais  laissez-les  où  je 
les  ai  mises;  vous  les  trouverez  claires,  et  même  énergiques.  Si  ces 
yeux  éveillés  que  vous  savez  si  bien  faire  parler  étaient  séparés  l'un  de 
l'autre,  et  de  votre  visage,  cousine,  que  pensez-vous  qu'ils  diraient 
avec  tout  leur  feu  ?  Ma  foi,  rien  du  tout,  pas  même  à  M.  d'Orbe. 

La  première  chose  qui  se  présente  à  observer  dans  un  pays  où  l'on 
arrive,  n'est-ce  pas  le  ton  général  de  la  société?  lié  bien!  c'est  aussi 
la  première  observation  que  j'ai  l'aile  dans  celui-ci  et  je  vous  ai  parlé 
de  ce  qu'on  dit  à  Paris,  et  non  pas  de  ce  qu'on  y  fait.  Si  j'ai  remarqué  du 
contraste  entre  les  discours,  les  sentiments  et  les  actions  des  honnêtes 
gens,  c'est  que  ce  contraste  saute  aux  yeux  au  premier  instant.  (Juand 
je  vois  les  mêmes  hommes  changer  de  maximes  selon  -les  coteries, 
molinislcs  dans  l'une,  jansénistes  dans  l'autre,  vils  courtisans  chez  un 
minisire,  frondeurs  mutins  chez  un  mécontent;  quand  je  vois  un  homme 
doré  décrier  le  luxe,  un  financier  les  impôts,  un  prélat  le  dérèglement; 
quand  j'entends  une  femme  de  la  cour  parler  de  modestie,  un  grand  sei- 
gneur de  vertu,  un  auteur  de  siiii|ilicité,  un  abbé  de  religion,  et  que 
ces  absurdités  ne  cho(|ui'Mi  piTsciniif,  ne  dois-je  pas  conclure  à  l'in- 
stant qu'on  ne  se  soucie  pas  plus  i<i  d'entendre  la  vérité  que  de  la  dire, 
et  que,  loin  de  vouloir  persuader  les  autres  quand  on  leur  parle,  on 
ne  cherche  pas  même  à 
leur  faire  penser  qu'on 
croit  ce  qu'on  leur  dit? 

Mais  c'est  assez  plai- 
santer avec  la  cousine. 
Je  laisse  un  ton  qui  nous 
est  étranger  à  tous  trois, 
et  j'espère  que  lu  ne  me 
verras  pas  plus  prendre 
le  goût  de  la  saiire  que 
celui  du  bel  esprit.  C'est 
^1  toi.  Julie,  qu'il  faut  à 
présent  répondre  ;  car  je 
sais  distinguer  la  critique 
badine  des  reproches 
sérieux. 

Je  ne  conçois  pas 
comment  vous  avez'  pu 
prendre  toutes  deux  le 
change  sur  mon  objet. 
Ce  ne  sont  point  les  Fran- 
çais que  je  me  suis  pro- 
posé d'observer  :  car  si 
le  caractère  des  nations 
ne  peut  se  déterminer 
que  par  leurs  diftéren- 
ces,  comment  moi,  qui 
n'en  connais  encore  au- 
cune autre,  entrepren- 
drais-jede  peindre  cele- 
ci?  Je  ne  serais  pas  non 
plus  si  maladroit  que  de 
choisir  la  capitale  pour 
le  lieu  de  mes  observa- 
tions. Je  n'ignore  pas 
que  les  capitales  difiè- 
rent  moins  entre  elles 
que  les  peuples,  et  (pie 
les  caractères  nationaux 
s'y  effacent  etconfondeut 
en  grande  partie,  tant 
à  cause  de  l'iulfuence 
commune  des  cours,  qui 
se  ressemblent  toutes, 
que  par  l'effet  coumnm 
d'une  société  nombreuse 
et  resserrée,  qui  est  le 
même  à  peu  près  sur 
tous  les  hommes ,  et 
l'emporle  à  la  fin  sur  le 
caractère  originel. 

Si  je  voulais  étudier  un  peuple,  c'est  dans  les  provinces  reculées,  où 
les  habitants  ont  encore  leurs  inclinations  naturelles,  que  j'irais  les  ob- 
server. Je  parcourrais  lentement  et  avec  soin  plusieurs  de  ces  pro^ 
vinces.  les  plus  éloignées  les  inies  des  autres  ;  toutes  les  différences 
que  j'observerais  entre  elles  me  donneraient  le  génie  particulier-  de 
chacune  ;  tout  ce  qu'elles  auraient  de  commun,  et  que  n'auraient  pas 
les  autres  peuples,  formerait  le  génie  national  ;  et  ce  qui  se  trouverait 
partnut  ap|i:irli(ii(lraii  <ii  LiiMiéralà  l'homme.  Mais  je  n'ai  ni  ce  vaste 
projii  ni  ICxpéiiiiKc  mim  iss;iirc  pour  le  suivre.  Mon  objet  est  de  con- 
uaiire  riKiniMie,  cl  111:1  iiiiilnnlc  de  l'étudier  dans  ses  diverses  relations. 
Je  ne  l'ai  vu  jiisqii  ii:i  ipieu  petites  sociétés,  épars  et  presque  isolé  sur 
la  terre.  Je  vais  maintenant  le  considérer  entassé  par  multitudes  dans 
les  mêmes  lieux  ;  et  je  commencerai  à  juger  par  là  des  vrais  effets  de 
la  société  :  car  s'il  est  constant  qu'elle  rende  les  hommes  meilleurs. 


Pi'ovoc.ilion  de  Sainl-Preux  contre  inilord.  —  let.  x. 


plus  elle  est  nombreuse  et  rapprochée,  mieux  ils  doivent  valoir  ;  et  les 
mœurs,  par  exemple,  seront  beaucoup  plus  pures  à  Paris  que  dans  le 
Valais  :  que  si  l'on  trouvait  le  contraire,  il  faudrait  tirer  une  consé- 
quence opposée. 

Cette  méthode  pourrait,  j'en  conviens,  me  mener  encore  à  la  con- 
naissance des  peuples,  mais  par  une  voie  si  longue  et  si  détournée, 
que  je  ne  serais  peut-être  de  ma  vie  en  état  de  prononcer  sur  aucun 
d'eux.  Il  faut  que  je  commence  par  tout  observer  dans  le  premier  où 
je  me  trouve,  que  j'assigne  ensuite  les  différences,  à  mesure  que  je 
parcourrai  les  autres  pays  ;  que  je  compare  la  France  à  chacun  d'eux, 
comme  on  décrit  l'olivier  sur  un  saule,  ou  le  palmier  sur  un  sapin,  et 
que  j'attende  à  juger  du  premier  peuple  observé  que  j'aie  observé  tous 
les  autres. 

Veuille  donc,  ma  charmante  prêcheuse,  distinguer  ici  l'observation 
philosophique  de  la  satire  nationale.  Ce  ne  sont  point  les  Parisiens  que 
j'étudie,  mais  les  habitants  d'une  grande  ville;  et  je  ne  sais  si  ce  que 
j'en  vois  ne  convient  pas  à  Rome  et  à  Londres,  tout  aussi  bien  qu'à  Pa- j 
ris.  Les  règles  de  la  morale  ne  dépendent  point  des  usages  des  peuples:  ^ 
ainsi,  malgré  les  préjugés  dominants,  je  sens  fort  bien  ce  qui  est  mal 
en  soi  ;  mais  ce  mal,  j  ignore  s'il  faut  l'attribuer  aux  Français  ou  à 

l'homme,  et  s'il  est  l'ou- 
vrage de  la  coutume  ou 
de  la  nature.  Le  tableau 
du  vice  offense  en  tous 
lieux  un  œil  impartial, 
et  l'on  n'est  pas  plus 
blâmable  de  le  repren- 
dre dans  un  pays  où  il 
règne,  quoiqu'on  y  soit, 
(pie  de  relever  les  défauls 
(le  l'humanité,  quoiqu'on 
vive  avec  les  hommes. 
.Ne  suis-je  pas  à  présent 
moi-même  un  habitant 
(le  Paris?  Peut-cire,  sans 
le  savoir,  ai-je  déjà  con- 
iriliiic  pour  ma  part  au 
ilesiiiilie  que  j'y  remar- 
(pic  ;  peui-èlre  un  trop 
long  séjour  y  corrom- 
prait-il ma  volonté  mê- 
me ;  peut  être  au  bout 
d'un  an,  ne  serais-je 
plus  qu'un  bourgeois,  si, 
pour  êire  digne  de  toii 
je  ne  gardais  l'àme  d'un 
homme  libre  et  les 
mœurs  d'un  citoyen. 
Laisse-moi  donc  te  pein- 
dre sans  contrainte  des 
objets  auxquels  je  rou- 
gisse de  ressembler,  et 
m'auimer  au  pur  zèle  de 
la  vériié  par  le  tableau 
de  la  (laiterie  et  du  meu- 
sonçe. 

si  j'étais  le  mailre  de 
mes  occupations  et  de 
mon  sort,  je  saurais,  n'en 
doute  pas,  choisir  d'au- 
tres sujets  de  lettres; 
et  tu  n'étais  pas  mé- 
contente de  celles  que 
je  t'écrivais  de  Mcille- 
rie  et  du  Valais  :  mais, 
chère  amie,  pour  avoir 
la  force  de  supporter  le 
fracas  du  mon(ie  où  je 
suis  contraint  de  vivre, 
il  faul  bien  au  moins 
que  je  me  console  à  te 
le  décrire,  et  que  l'idée  de  te  préparer  des  relations  m'excite  à  en  cher- 
cher les  sujets.  Autrement  le  découragement  va  m'alteindre  à  chaque 
pas,  et  il  faudra  que  j'abandonne  tout  si  tu  ne  veux  rien  voir  avec  moi. 
Pense  que,  pour  vivre  d'une  manière  si  peu  conforme  à  mon  goût,  ]e 
fais  un  effort  qui  n'est  pas  indigne  de  sa  cause;  et  pour  juger  quels 
soins  me  peuvent  mener  à  toi,  souffre  que  je  te  parle  quelquefois  des 
maximes  qu'il  faul  connaître,  et  des  obstacles  qu'il  faul  surmonter. 

Malgré  ma  lenteur,  malgré  mes  distractions  inévitables,  mon  recueil 
était  (ini  quand  ta  lettre  est  arrivée  heureusement  pour  le  prolonger; 
et  j'admire,  en  le  voyant  si  court,  combien  de  choses  ton  cœur  m  a  su 
dire  eu  si  peu  d'espace.  Non,  je  souliens  qu'il  n'y  a  point  de  leclure 
aussi  délicieuse,  même  pour  qui  ne  te  connaîtrait  pas,  s'il  avait  une 
àme  semblable  aux  noires.  Mais  comment  ne  te  pas  connaître  en  lisant 
tes  leitres?  Comment  prêter  un  ton  si  touchant  et  des  seutimenis  si 


LA  rsoiJVELLK  uÈunsv.. 


49 


iPiidrcs  à  me  nniro  figure  que  la  tienne  ?  A  eliaque  plinise  ne  voil-on 
pas  le  doux  iif;aril  de  tes  yeux?  à  chaque  mot  n'entend-on  pas  ta  ynix 
rlianii;inl(''lliii-llc:iiitrequeJulie  a  jamais  aimé,  pensé,  parlé,  agi,  écrit 

,.,,,11 H,.  'Ne  sois  donc  pas  surprise  si  tes  lettres,  qui  le  [peignent  si 

hiiii,  Idiil  (|iicl(|ii(:rois  sur  ton  idolâtre  aurant  le  même  ellet  ipic  ta  |iré- 
sciiir.  Vai  Ii's  iclisautje  perds  la  raison,  ma  lète  s'i'gan^  dans  un  diillie 
niMiiiiuel,  uu  l'eu  dévéranl  me  consume,  mon  sang  s'allume  et  pétille, 
uoc  l'urcùr  me  fait  tressaillir,  ic  ciois  te  voir,  te  louclicr,  le  presser 
coutic  mou  sein...  Objet  adoré,  (ille  euclianteresse,  source  de  délices 
et  de  volupté,  commenl,  en  te  voyant,  n('  pas  voir  les  liouris  laites  poul- 
ies bienlieurcux?...  Alil  viens...  Je  la  sens...  elle  mediappe,  il  je 
n'embrasse  qu'une  ombre...  Il  est  vrai,  cbère  amie,  tu  <'s  (nip  lu  lie,  et 
tu  fus  trop  tendre  pour  mon  faible  cœur,  il  ne  peut  oublier  ni  ta  beauie 
ni  tes  caresses  :  tes  cbarmes  triomphent  de  l'absence,  ils  tue  poursui- 
vent partout;  ils  me  font  craindre  la)  solitude;  et  c'est  le  euiuble  de  la 
I  misère  de  n'oser  m'occuper  toujours  de  toi. 

Ils  seront  donc  unis  malgré  les  obstacles,  on  plutôt  ils  le  sont  au  mo- 
ment que  j'écris  !  Aimables  et  dignes  époux  !  puisse  le  ciel  les  combler 
du  bonheur  que  mérite 
leur  sage  et  |>aisible 
aiuoiu',  l'innocence  de 
leuis  mnuirs  ,  rbounê- 
leie  de  leurs  âmes! 
puisse-t-il  leur  donner  ce 
lioiilieur  précieux  dont  il 
est  si  avare  envers  les 
cœurs  faits  pour  le  goO  - 
1er  1  (Ju'ils  seront  heu- 
reux s'il  leur  accorde, 
hélas!  tout  ce  qu'il  nous 
Ole!  Mais  pourtant  ne 
sens-tu  pas  quelque  sorte 
de  eousolaliou  dans  nos 
niauv.'  Lie  seiis-lu  pas 
(jur  l'irxcesde  notre  mi- 
si  re  n'est  point  non 
plus  sans  dedoiumage- 
uieiii,  et  que  s'ils  ont  des 
plaisirs  dont  nous  som- 
mes privés  ,  nous  en 
avons  aussi  qu'ils  lie  peu- 
\eiil  coiiuailic  '  (Mii,  ma 
(louée  aiuie,  nialgri'  l'ab- 
seiHc,  les  privations,  les 
alaiiiies,  malgré  le  dés- 
1  espoir  même,  les  puis- 
sauts  (-lancements  de 
deux  cuMirs  l'un  vers 
l'autre  ont  toujours  une 
volupté  secrète  ignorée 
des  âmes  trauipiilles. 
C'est  un  (les  miracles  de 
l'amour  de  nous  l'aire 
trouver  du  plaisir  à  souf- 
frir; et  nous  regarde- 
rions comme  le  pire  des 
malheurs  un  état  d'iii- 
diflérence  et  d'oubli  (pii 
nous  ("lierait  tout  le  sen- 
timent de  nos  peines. 
Plaignons  donc  notre 
sort,  (1  Julie!  mais  n'en- 
vions celui  de  personne. 
Il  n'y  a  point  peut-être, 
à  loul  prendre,  d'exis- 
lenee  préférable  à  la  luV 
tre;  et  comme  la  Divi- 
nité lire  tout  son  bon- 
heur d'elle-même ,  les 
cœurs  qu'échauffe  un  feu 
céleste  trouvent  dans 
leurs  propres  seiilimenls 

une  S(Mle  lie  jouissance  pure  el  délicieuse,  indeptiidaiile  de  la  lorliii 
et  du  resle  de  l'univers. 


LETTIIK  XVII. 


Kniin  me  voilà  tout  à  fait  dans  le  lorreul.  .Mon  recueil  lini,  j'ai  (  iim- 
meucé  de  l'r('(pieuler  les  spectacles  el  de  souper  eu  ville.  Je  passe  ma 
jûuriK'e  entière  dans  le  monde,  je  prête  mes  oreilles  el  mes  yeux  à 
toul  ce  (pii  les  frappe  ;  el,  n'apercevant  rien   qui  le  ressemble,  je  me 


Mniiasc  (le  CIniro.  —  let.  xviii. 


recueille  au  milieu  du  bruit,  el  converse  en  secret  avec  toi.  Ce  n  est 
pas  que  celte  vie  briivante  el  tumultueuse  n'ait  aussi  quelque  sorte 
d'aitrails,  et  (pie  la  priidigieuse  diversité  d'objets  n'offre  de  certauis 
agréments  à  de  nouveaux  débarqués  ;  mais,  pour  les  sentir,  d  faut  avoir 
le  cœur  vi(l(-  et  l'esprit  frivole;  l'amour  et  la  raison  seiublcnl  s  unir 
pour  m'en  dégoûter  ;  comme  tout  n'est  que  vaine  apparence,  et  que 
tout  change  à  chaque  instant,  je  n'ai  le  temps  d'être  emu  de  rien,  m 
C(;lui  de  rien  examiner. 

Ainsi  je  commence  à  voir  les  diflicullcs  de  l'élude  du  monde,  el  je  ne 
sais  pas  iiiêiiie  quelle  plaee  il  faut  occuper  pour  le  bien  connaître.  l,e 
pllilosophe  eu  esl  Ilop  liuii,  I  lloillliie  ilil  iiioiide  en  esl  trop  près.  1,'iill 
voit  Irop  pour  |ioii\oir  ii-lleeliir,  l'auli(!  trop  peu  pour  juger  du  tableau 
lolal.  Chaque  olijel  ipii  frappe  le  phihisoplie,  il  le  considère  a  pari;  et, 
n'en  pouvant  ilisceiiier  ni  les  liaisons  ni  les  rapports  avec  d'autres 
objets  ipii  sont  liois  de  sa  portée,  il  ne  le  voit  jamais  à  sa  place,  et  n'en 
sent  ni  la  raison  ni  les  vrais  effets.  L'bonune  du  monde  voit  toul,  cl 
n'a  le  temps  de  penser  à  rien  :  la  mobilité  des  objets  ne  lui  perinel  que 
de  les  apercevoir,  et  non  de  les  observer;  ils  s'effacent  mutuellemeul 

avec  rapidité,  el  il  ne 
lui  reste  du  toul  que  des 
impressions  confuses  qui 
ressemblent  au  chaos. 
On  ne  peut  pas  non 
plus  voir  el  méditer  al- 
lernaiivemenl, parce  que 
le  spectacle  evige  une 
(■Oiitinuiléd'alIcnlioïKpii 
iuleiioillpt  la  rellexioll. 
l'ii  liiiuiiiie  qui  voudrait 
ili\iser  sou  lemps  par  in- 
lervalles  entre  le  monde 
et  la  solitude,  toujours 
agile  dans  sa  retraite  el 
toujours  étranger  dans 
le  monde,  ne  sérail  bien 
nulle  part.  Il  n'y  aurait 
(l'autre  iiioyeu  que  de 
partager  sa  vie  eiilière 
en  deux  grands  espaces; 
l'un  pour  voir,  l'autre 
pour  réiléchir  ;  mais  cela 
même  est  pres(|ue  im- 
possible ;  car  la  raison 
n'est  pas  un  meuble 
qu'on  pose  et  qu'on  re- 
prenne à  sou  gré ,  et 
quiconque  a  pu  vivre  dix 
ans  sans  penser  ne  pen- 
sera de  sa  vie. 

Je  trouve  aussi  que 
c'est  une  folie  de  vou- 
loir étudier  le  monde  en 
.simple  spectateur.  Celui 
qui  ne  prélend  qu'obser- 
ver n'observe  rien,  par- 
ce qu'étant  inutile  dans 
les  affidres,  et  imporlun 
dans  les  plaisirs,  il  n'esl 
admis  nulle  part.  On  ne 
voit  agir  les  aulres  qu'au- 
tant (pr(m  av'il  soi  mê- 
me ;  dans  l'école  du 
monde  comme  dans  celle 
(le  l'amour,  il  faut  com- 
iiiencer  par  pratiquer  ce 
qu'on  veut  apprendre. 
(Jiiel  parti  prendrai- 
je  donc  .  moi  étran- 
ger, qui  ne  puis  avoir 
aucune  affaire  en  ce 
pays.el  que  la  différence 
de  religion  empêcherait 
:-,ule  d'y  pouvoir  aspirer  à  rien?  Je  suis  réduit  à  m'abaisser  pour  min- 
stniire,"et,  m-  pouvant  jamais  être  un  homme  utile,  à  lâcher  de  me 
rendre  un  homme  amusaïU.  Je  m'exerce,  .lutaul  qu'il  esl  possible,  a 
devenir  |ioli  sans  faiisselé.  ((miplaisanl  sans  bassesse,  et  à  prendre  si 
bien  ce  qu'il  v  a  de  hou  dans  la  sociêlé.  que  j'y  puisse  être  S(mfl'erl 
sans  en  a(l(qiler  les  vices.  Toul  liouime  oisif  qui  veut  voir  le  monde  doit 
au  moins  en  piviidie  les  manières  jus(prà  certain  point:  car  de  quel 
droit  exinerait-oii  (l'clre[ailiiiis  parmi  des  gens  à  qui  l'on  n'eslbon  à  rien, 
et  à  (pii'l'on  n'aurait  pas  l'art  de  plaire?  Mais  aussi  quand  il  a  trouve 
cet  art,  on  ne  lui  en  demande  pas  davantage,  surtout  s'il  est  étranger 
Il  peut  se  dispenser  de  prendre  part  aux  cabales,  aux  intrigues,  aux 
démêlés:  s'il  se  conqioiie  honnêtement  envers  chacun,  s'il  ne  donne 
à  certaines  femmes  ni  exclusion  ni  préférence,  s'il  garde  le  secret  de 

Cô 


50 


LA  NOUVELLE  HÊLOISE. 


chaque  sociélé  où  il  csl  reçu,  s'il  n'élali!  point  les  riiiitules  d'iiiio  mai- 
son (1:1115  une  aiilrc.  s'il  (;\i(L'  les  coiiliilfiiii's.  s'il  se  lefiise  ;ius  Iracas- 
serics,  s'il  gariie  partout  une  certaine  iligiiite,  il  pourra  voir  paisiblement 
le  monde,  conserver  ses  mu'nrs.  si  proiiitii,  sa  l'rancliise  même,  ponrvu 
qu'elle  vienne  d'nu  espiit  de  liheiié  et  non  d'nu  esprit  départi.  Voilà  ce 
que  j'ai  tâché  de  faire  par  l'avis  de  qiiekpies  gens  éclairés  que  j'ai  choisis 
pour  guides  parmi  les  eoiiuaissaufcs  (|ue  m'a  données  miîord  lîdoiiard. 
•l'ai  donc  cmnmeueé  d'élre  adiiiis  dans  des  sociétés  moins  nomin-eiises 
et  plus  choisies.  Je  ne  m'étais  trouvé,  jusipi'à  présent,  ipi'à  dos  dineis 
réglés  où  Ion  ne  voit  de  fenmie  (|ue  la  maîtresse  de  la  maison,  où  tous 
les  désoMivi'és  de  Paris  sont  reçus,  pour  peu  qu'on  les  connaisse,  où 
chacun  paye  comme  il  lient  son  dîner  en  esprit  on  en  llalterie,  et  dont 
le  Ion  liruyani  et  couliis  ne  diffère  pas  Leancoup  de  celui  des  tables 
d'auberges. 

Je  suis  maioienaiit  initié  à  des  mystères  plus  secrets.  J'assiste  a  des 
soupers  pries,  où  la  porte  est  fermée  ii  tout  survenant,  et  où  l'oii  est 
sur  dé  ne  liiiiiver  ipie  des  gens  qui  conviennent  tous,  sinon  les  mis  aux 
autres,  au  moins  à  ceux  qui  les  reçoivent.  C'est  là  que  les  femmes  s'ob- 
servent moins,  et  qu'on  peut  commencer  à  les  étudier;  c'est  là  que 
régnent  pins  paisiblement  des  propos|ilus  fins  et  pins  satiriques  ;  c'est 
là  qu'au  lieu  des  nouvelles  )iiililiipies.  des  spi  i  larjis,  des  promolions, 
des  morts,  des  mariages,  dont  on  a  parle  le  matin,  on  passe  tliseï élé- 
ment en  revue  les  anecdolis  de 'l'ai  is.  qu'dii  dévoilerons  les  événe- 
nienls  secrets  de  la  cliroiiiipie  seaiidaliiise,  qu'on  rend  le  bien  et  le 
mal  également  plaisants  el  ridicules,  ci  que,  |ieignant  avec  art  et  selon 
l'intérêt  particulier  les  caraetères  des  peisoiiiiages,  cbaqiie  iiilerlocu- 
leur,  sans 'y  penser,  peint  encore  beaucoup  iiiiciiv  le  sien;  c'est  là 
qu'un  reste  de  circonspection  l'ail  invenler  devant  les  hiquiis  un  i  erlain 
langage  entortillé,  sous  lequel,  feignant  d(;  rendre  la  satire  |ilns  obs- 
cure, ou  la  rend  seidemeiit  plus  amèie  ;  c'est  là,  en  un  mot,  qu'on 
aflile  avec  soin  le  poignard,  sous  prétexte  de  l'aire  moins  de  mal,  mais 
en  effet  pour  l'enfoncer  plus  avant. 

Cependant,  à  considérer  ces  jjiopos  selon  nos  idées,  on  auiait  tort 
do  les  appeler  sitiriqiies,  car  ils  sont  bien  plus  railleurs  que  nnndanls, 
et  tombent  moins  sur  le  vice  que  sur  le  lidicide.  En  général,  la  satire 
a  peu  de  coins  dans  les  grandes  villes,  où  ce  qui  n'esî  que  mal  est  si 
simple,  que  ce  n'est  pas  la  peine  d'en  parler.  (Jue  resle-l-il  :i  blâmer 
ou  la  verlu  n'est  phre  estimée?  et  de  quoi  médirait-on  ipiaiid  ou  ne 
trouve  plus  de  mal  à  rien  '  A  l'aris,  surtout,  où  l'on  ne  saisit  les  choses 
que  par  le  côlé  plaisanl.  toiil  cr  qui  doil  allumer  la  colère  et  l'iiidigua- 
lion  est  toujours  mal  reçu  s  il  ii'esl  ini^  imi  chanson  ou  en  épigrauimo. 
Los  jolies  femmes  n'ainieui  puini  à  se  fàclier;  aussi  ne  se  facbenl-elles 
de  rien  ;  elles  aiment  à  rire:  et,  comme  il  n'y  a  pas  le  mot  pour  rire 
au  crime,  les  frjpoiis  soni  d'Iioiinctis  gens  comme  tout  le  monde.  .Mais 
malheur  à  qui  prèle  le  liane  au  ridicule  I  sa  caustique  empreinte  est 
inefiaçable;  il  ne  déchire  pas  seulement  les  moHirs,  la  vertu,  il  marque 
jus(|u'aii  vice  même  ;  il  fait  calomnier  les  méchants,  Mais  revenons  à 
nos  soupers. 

Ce  qui  ma  le  plus  frappé  dans  ces  sociétés  d'élite,  c'est  de  voir  six 
personnes  choisies  exprès  pour  s'entretenir  agréablement  ensemble,  et 
parmi  lesquelles  régnent  nièiiie  le  plus  souvent  dos  liaisons  secrètes, 
ne  pouvoir  rester  une  heure  entre  elles  six,  sans  y  faire  intervenir  la 
nioitié  de  Paris;  comme  si  leurs  cœurs  n'avaient  rien  à  se  dire,  et  qu'il 
n'y  eut  là  personne  qui  niérilat  de  les  intéresser.  Te  souvieni-il,  ma 
Julie,  comnie4it,  en  sonpanl  clie/,  ta  cousine  on  chez  loi,  imus  savions, 
en  dépit  de  la  contrainte  et  <lii  mystère,  faire  tumln'r  renlrelieii  sur 
des  sujets  qui  eussent  du  rapport  à  nous,  cl  coniMieul,  à  cliaipie  ré- 
llexiou  louchante,  à  chaque  allusion  suhlilo,  un  regard  plus  vif  qu'un 
éclair,  un  soupir  plutiil  deviné  qu'aperçu,  en  purlait  le  doux  seiiliment 
d'un  cœur  à  l'autre? 

Si  la  conversation  se  tourne  par  basai  d  sur  les  convives,  c'est  com- 
munément dans  un  certain  jargon  de  sociéié,  dont  il  f.iui  avoir  la  clef 
pour  renleuilrc.  A  l'aide  de  ce  chiffre,  on  se  fait  rériproipicmenl,  et 
selon  le  goûldu  temps,  mille  mauvaises  plaisanteries,  dnrant  lesipielles 
le  plus  sot  n'est  pas  celui  qui  brille  le  moins,  tandis  ipi  un  tiers  mal 
instruit  est  réduit  à  l'ennui  et  au  silence,  ou  à  rire  de  ce  qiiil  n'cnteiid 
point.  Voilà,  hors  le  tète-à-lète.  qui  m'est  el  me  sera  toujours  iiKonnn, 
tout  ce  qu'il  y  a  de  lendre  et  d'affectueux  dans  les  liaisons  de  ce  pays. 
Au  milieu  de  tout  cela,  qu'un  lioinme  de  poids  avance  un  propos 
grave  ou  agite  une  ((uesiiou  sérieuse,  aussitôt  laitcution  commune  se 
fixe  a  ce  nouvel  objet  :  hommes,  femmes,  vieillards,  jeunes  gens,  tout 
se  prête  à  le  considérer  par  toutes  ses  faces,  cl  l'on  est  étonné  du  sens 
et  de  la  raison  qui  sortent  comme  à  l'envi  de  toutes  ces  têtes  folâtres. 
L'n  point  de  inoiale  ne  serait  pas  mieux  disciiié  dans  uni!  société  de 
philosophes  (pie  dans  celle  d'une  jolie  femme  de  l'aris  ;  les  conclusions 
y  seraient  mênv  souvent  moins  sévères  :  car  le  philosophe  qui  veut 
agir  comme  il  parle  y  r.gaide  à  deux  fois;  mais  ici,  où  idiite  la  mo- 
rale est  un  pur  veriiiagc.  <in  peut  être  austère  sans  conseipienre.  et 
l'on  ne  ser.tii  pas  fâche,  j.our  rabattre  un  peu  l'oigneil  piiilosoplii(pie, 
de  meure  la  verlu  si  haut  que  le  sajje  niêine  n'v  piii  alleindiv.  Au  reste. 
Iiommes  el  biiimes,  loiis,  iiisiriills  par  rcxpeiienei'  du  monde,  el  sni- 
lout  par  leur  con>eiai(:i\  >e  iriiiii  s:iii  pour  penser  de  leur  espèce 
aussi  mal  qu'il  est  possible,  toujours  piiilosoplianl  trisleuient,  lonji'urs 
dégradant  par  vanne  la  nalinc  liuniainr,  imijauis  ehereliaul  dan-  ipiel- 


que  vice  la  cause  de  tout  ce  qui  se  fail  de  bien,  toujours,  d'après  leur 
|iropre  cœur,  médisant  du  cœur  de  l'homme. 

Malgré  celte  avilissante  doctrine,  un  des  sujets  favoris  di;  ces  paisi- 
bles entretiens,  ('est  le  sentiment;  mot  par  lequel  il  ne  faut  pas  enten- 
dre un  ('pan.  hi^meiit  affectueux  dans  le  soin  de  l'amour  ou  de  l'amilié, 
cela  serai!  d'une  fadeur  à  mourir;  c'est  le  senlimeiit  mis  en  grandes 
maximes  giMiiirales,  cl  ipiiiitesseiicié  par  tout  ce  que  la  nie(apliysi(pic  a 
de  plus  snblil.  Je  puis  din?  n'avoir  de  ma  vie  oui  laiil  p:ulrr  du  seiiti- 
nieiii.  ni  si  peu  coiupris  ce  qu'on  en  disait.  Dp,  sont  des  rariiiienients 
iiieoiK  rvaliles.  l)  Julie  I  nos  ctt'urs  grossiers  n'ont  jamais  rien  su  de 
toutes  ces  belles  mavimes;  et  j'ai  peur  qu'il  n'en  soit  du  senlinient  chez 
les  gens  du  moiide  eoinnie  d'ilMmi'>re  chez  les  pédants,  qui  lui  forgent 
mille  beautés  chimeiiipies.  faille  d'apercevoir  Jcs  véritables.  Ils  dépen- 
sent ainsi  tout  leuiseulimenl  en  esprit,  et  il  s'en  exhale  tant  dans  le  dis- 
cours, (pi'il  n'en  reste  plus  pour  la  pratique.  Ileurenseuieiit  la  bienséance 
y  supplée,  et  l'on  fait  par  usage  à  peu  près  l(;s  mêmes  choses  qu'on 
forait  lias  sensibilile,  tUi  moins  tant  qu'il  n'en  coule  que  dos  formules 
cl  (|nelqnes  gêms  p:l^ -iijiios,  qu'on  s'jmpose  pour  faire  bien  parler  de 
soi  ;  car  quand  li^;  sa. ml, , s  vont  jusqu'à  gêner  trop  longtemps  ou  à 
coûter  trop  cher,  adieu  le  sentiment;  la  bienséance  n'en  exige  pas 
jusque-là.  A  cela  près,  on  ne  saurait  croire  à  quel  point  tout  est  com- 
passé, mesuré,  pesé,  dans  ce  qu'ils  appellent  des  procédés  ;  tout  ce 
qui  n'est  plus  dans  les  sentimcnis,  ils  l'ont  mis  en  règle,  et  tout  esl 
règl(3  parni'i  eux.  Ce  peuple  imilalnir  siraii  plein  d'originaux,  qu'il  sié- 
rait impossible  d'en  rien  savoir  ;  car  nul  lioinme  n'ose  être  lui-même. 
//  faul  faire  cmnme  Irs  (iiilrrs:  c'est  la  première  maxime  de  la  sagesse 
du  pays.  Cela  xe  fini,  nia  ne  se  fail  pas  :  voila  la  décision  suprême. 

Celte  appareille  legiilaiilé  donne  aux  usages  emiimuns  l'air  du  monde 
le  plus  coiiii(|ne,  même  dans  les  cliosis  les  pins  sérieuses.  On  sait  à 
poiiii  iionimè  quand  il  faut  envoyer  savoii  dis  iinuvellcs;  quand  il  faul 
si^  lairi'  ('crire,  c'est-à-dire  faire  une  visile  (jn'on  ne  fait  pas;  quand  il 
faul  la  faire  soi-même  ;  i|naiid  il  esl  permis  d  éire  chez  soi,  quand  on 
doil  n'y  pas  être,  quoiqu'on  y  soit;  quelles  offres  l'un  doit  faire,  quel- 
les offres  l'autre  doit  rejeter  ;  quel  degré  de  tristesse  on  doit  pren(ire  à 
telle  ou  telle  mort  ;  combien  do  temps  on  doit  pleurer  à  la  campagne  ; 
le  jour  où  l'on  peut  revenir  se  consoler  à  la  ville;  l'heure  et  la  minute 
où  l'aldiclion  permet  de  donner  le  bal  ou  d'aller  au  spectacle.  Tout  le 
monde  y  fait  a  la  fois  la  même  chose  dans  la  même  circonstance  :  tout 
va  par  temps  cnminc  les  mouvements  d'un  régiment  en  bataille  :  vous 
diriez  fjue  ce  sont  autant  de  marioimeties  clouées  sur  la  même  planche 
ou  lirees  par  le  même  fil. 

Or,  comme  il  n'est  pas  possible  que  Ions  ces  gens  qui  font  exacte- 
ment la  même  chose  soient  cxacteiiient  affectés  de  même,  il  est  clair 
qu'il  faut  les  piaietrer  par  d'aulres  moyens  pour  les  comiaîlre;  il  est 
clair  que  tout  ce  jargon  n'est  ipi'uii  vain  formulaire,  et  sert  moins  à 
juiier  des  mœurs  que  du  ton  qui  règne  à  Paris,  On  apprend  ainsi  les  ^ 
propos  qu'on  y  lient,  mais  rien  de  ce  qui  peut  servira  les  apprécier. 
J'en  dis  autant  do  la  plupart  des  écrits  iiouveanx  ;  j'en  dis  amant  de  la 
scène  même,  qui  depuis  Molière  est  bien  plus  un  liiii  où  se  débitent  de 
jolies  conversations,  que  la  représenlation  de  la  vie  civile.  Il  y  a  ici 
trois  théâtres,  sur  deux  desipiels  on  représente  des  êtres  chimériques  : 
savoir,  sur  l'un,  des  arlequins,  des  pantalons,  des  scaramouehes  ;  sur 
l'antre,  des  dieux,  des  diables,  des  sorciers.  Sur  le  troisième,  on  re- 
présente ces  pièces  immortelles  dont  la  lecture  nous  faisait  tant  de 
plaisir,  et  d'autres  plus  nouvelles  (jui  par.dsseiit  de  temps  en  temps  sur 
la  scène.  Plusieurs  de  ces  pièces  sont  tragiques,  mais  peu  touchantes  ; 
et  si  l'on  y  trouve  qiiehpies  sentiments  naturels  et  quelque  vrai  rafi- 
poi  t  an  cœur  humain,  elbîs  n'offrent  aucune  sorte  d'instruction  sur  les 
mœurs  particulières  du  peuple  qu'elles  amusent. 

L'inslitution  de  la  Iragi'dii-  avait,  chez  ses  inventeurs,  un  fondement 
de  religion  ipii  snllisail  pour  l'autoriser.  D'ailleurs,  elle  offrait  aux  Crées 
unspe(rlacle  iiislinenr  el  agréable  dans  les  malheurs  dos  Perses  leurs 
cimeinis,  dans  les  crimes  et  les  folies  des  rois  dont  ce  peuple  s'élail 
délivré.  (Jii'ou  représente  à  ficrne  ,  à  7anieli,  à  la  Haye,  l'aiicienue 
lyrannie  de  la  maison  d'Aiilricbe;  l'ainonr  de  la  |iatrie  et  de  la  liberté 
niiiis  rendra  ces  pièces  intéressantes  :  mais  qu'on  me  dise  do  quel 
usage  sonl  ici  les  tragédies  de  Corneille,  et  ce  qu'impoilc  au  peuple 
de  Paris  Pompée  ou  Serlorius.  Les  tragédies  giecipies  roulaieiil  sui- 
des événements  réels  ou  réputés  tels  par  les  specialeurs,  et  fondi's 
sur  des  traditioiis  bisloriquos.  Mais  que  fait  une  (lamine  héroniiie  cl 
pure  dans  ràiiie  des  grands?  Ne  dirait-on  pas  que  les  combats  de  l'a- 
mour cl  de  la  verlu  leur  doimenl  souvent  de  mauvaises  nuits,  et  que  le 
cœur  a  beaucoup  à  faire  dans  les  mariages  des  rois?  Jug*;  do  la  vrai- 
.semblancc  et  de  l'utilité  de  tant  de  pièces,  qui  roulent  imites  sur  ce 
chinieri(|ue  sujet  ! 

(,)uaiit  à  la  comédie,  il  est  cerlain  qu'elle  doit  représenter  au  naturel 
les  iiKcursdu  peuple  pour  Icipiel  elle  est  faite,  ;irni  ipi'il  s'y  corrige  de 
ses  vices  cl  de  ses  d -fauls,  cmiiine  on  oie  devant  un  miniir  les  lâches 
de  sou  visage.  Téicmi'  h  Pl.iuU'  wUrompi'renl dans  leur  objet;  mais 
avant  eux  Aiisliqilianc  et  Mi'iiaudre  avaient  exposé  aux  Alhenieus  les 
miciirsallieiiieimes  ;  cl,  depuis,  le  seul  Molière  peignit  plus  naïvement 
encore  celh  s  di  s  l'rauçais  du  siècle  dernier  à  leurs  propres  yeux.  Le 
lableaii  a  chaiigii,  mais  il  n'est  plus  revenu  de  peintre.  Maiuleuant  ou 
copie  au  ilieairc  les  conversationi  d'une  centaine  de  maisons  de  Paris. 
Hors  de  cela,  on  n'y  apprend  rien  des  mœurs  des  Français.  Il  y  a  dans 


LA  NOUVELLE  ÏIELOTSE. 


51 


marauis-  Socrato  lais:.!!  lurlcr  des  ((nlicis,  me-  s'iiifoniu-l-dii  de  sa  comluile?  ii  a-l-i  pas  loiit  la  l.  ii  c»l-il  |us  jufce  . 
"maçons  Ma  s  l,.s  m  r,n's  ra„i„unrimi,  .,«1  sont  L'hou,,....  Iimun,.  ,1'id  ■.'.si  poinl  .du.  qM,  (a>t  de  honnes  arl.ons,  mais 
^rsc^^oinik-nt  ,i!^sl,o„o,.s  s'ils  savai^nlco  .,ui     coh.i  qui  ,lil  .!.•  l.dles  d.oses;  élu»  ^f^'^,\''^'r;::?^:'}:^^: ^i'^^ 


elle  Kiaiide  ville  dnq  ou  six  cent  mille  âmes  dont  il  n'esl  jamais  queS' 

ion  sur  la  scène.  Mol"  '       '      '         """' 

tissi  l)ieu  (|ue  des 
iiiisii'is,  coidoimiers 
les  gens  d'un  autre  air,  se  croir: 
e  passe  au  comptoir  d'un  marcliand  (ni  dan.  la  lidnluiiir  d  im  (iiivricr  ; 
1  ne  leur  faut  que  des  interlocnlenis  illiisiiis,  et  ils  ilnTilMiit  ihnis  le 
anR  de  leurs  personnages  l'élévation  qu'ils  ne  peuvent  tirer  de  leur 
;énie.  Les  spectateurs  eux-mêmes  sont  devenus  si  délicats,  qu'ils  craiii- 
iralent  de  se  compromettre  à  la  comédie  comme  en  visite,  et  ne  dai- 
M(Mai<'nt  pas  aller  voir  en  représentation  des  gens  de  moindre  condi- 
ioii  qu'eux.  Ils  sont  comme  les  seuls  habitants  de  la  terre;  tout  le 
isie  n'est  rien  à  leurs  yeux.  Avoir  un  carrosse,  un  suisse,  un  maître 
riiôlel,  c'est  être  comme  tout  le  monde.  Pour  êlre  comme  tout  le 
londe,  il  faut  être  comme  très-peu  île  gens.  Ceux  qui  vont  à  pied  ne 
ont  pas  du  monde:  ce  sont  des  bourgeois,  des  hommes  du  peuple, 
es  gens  de  l'autre  monde  ;  et  l'on  dirait  qu'un  carrosse  n'est  pas  tant 
lécessaire  pour  se  conduire  que  pour  exister.  Il  y  a  comme  cela  une 
oignée  d'inipertinents  qui  ne  compicnt  qu'eux  dans  tout  l'univers,  et 
e  valent  guère  la  peine  qu'on  les  compte,  si  ce  n'est  pour  le  mal  qu'ils 
jnt.  C'est  pour  eux  uniquement  que  sont  laits  les  spcclades.  lis  s'y 
lontrcnt  à  la  fois  comme  représentés  au  mili(;n  du  théâtre,  et  comme 
[•|M. ■sentants  aux  deux  côtés  ;  ils  sont  persoimages  sur  la  scène,  et 
tiiniiliins  sur  les  bancs.  C'est  ainsi  que  la  sphère  du  monde  et  des  an- 
Mvr>  se  rétrécit;  c'est  ainsi  que  la  scène  moderne  ne  quitte  plus  son 
nnuyeuse  dignité.  On  n'y  sait  plus  montrer  les  hommes  qu'en  habit 
loré.  Vous  diriez  que  la  France  n'est  peuplée  que  de  comtes  et  de  ehe- 
.ilicrs  ;  et  plus  le  peuple  y  est  misérable  et  gueux,  plus  le  tableau  du 
rii|.lc  y  est  brillant  et  nia'^niliipie.  Cela  fait  qu'en  peignant  le  ridicide 
1  s  liiiïs  qui  servent  d'e\enq)le  an\  autres,  on  le  répand  plutôt  que  de 
cirindre;  et  que  le  peuple,  toujours  singe  et  imitateur  des  riches,  va 
loin-,  au  théâtre  pour  rire  de  leurs  folies  que  pour  les  étudier,  et  de- 
eiiii- encore  plus  fou  qu'eux  en  les  imifanl.  Voilà  de  quoi  fut  cause 
loliric  Ini-inème  :  il  corrigea  la  cour  en  infectant  la  ville  ;  et  ses  ridi- 
ulcs  marquis  lurent  le  premier  modèle  des  petits-maîtres  bourgeois  qui 
l'ui'  sni'céderent. 

•  Vm  général,  il  y  a  beaucoup  de  discours  et  peu  d'action  sur  la  scène 
laïK'aise  :  peut-être  est-ce  qu'en  effet  le  Français  parle  encore  plus 
ki'il  n'agit,  ou  du  moins  qu'il  donne  un  bien  plus  grand  prix  à  ce  qu'on 
lit  qu'à  ce  qu'on  fait.  Quelqu'un  disait,  en  sortant  d'une  pièce  de  Denys 
je  Tyran  :  Je  n'ai  rien  vu,  mais  j'ai  entendu  force  paroles.  Voilà  ce 
u'on  peut  dire  en  sortant  des  pièces  françaises.  Bacine  et  Coineille, 
\ri-  tout  leur  génie,  ne  sont  eux-mêmes  que  des  parleurs  ;  et  leur 
uci'csseur  est  le  premier  qui,  à  l'imitation  des  Anglais,  ait  osé  mettre 
incliiiirl'dis  la  scène  en  représcnlalion.  Coinnumément  Ionise  passe  eu 
i\  dialogues  bien  ai'enri-s,  hirn  ronllanls,  on  Ion  voit  d'iiliord  (iiie 


monde,  on  a  beau  écouter  ce  qui  se  dit,  ou  n'apprend  rien  de  ce  qui 


J 


('  |Hi'iiiici-  sciin  i\f  diaipie  iiilciloculenr  ol    Idnjdnis  celui  de  briller, 
'il -.iiiii'  liint   s'énonce   en   niaxiincs  ^rni'ralrs.  Hiirlque  agités  qu'ils 
iin---,riil  cire,  ilr.  suiigrul,  liinjiinrs  pins  an  public  qu'a  eux-mêmes;  une 
(  ni.  lire  leur  coùlc  moins  qu'un  senliincnt  ;  les  pièces  de  liacinc  et  de 
iliilhie  exceptées,  le  je  est  presque  aussi  scrnpnlenscment  banni  de 
■A  SI  eue  française  que  des  écrits  de  Port-Royal  ;  cl  les  passions  hu- 
naiius,  aussi  modestes  que  l'humilité  chrétienne,  n'y  parlent  jamais 
pie  par  on.  Il  y  a  encore  inie  certaine  dignité  maniérée  dans  le  geste 
t  dans  le  propos,  qui  ne  permet  jamais  à  la  passion  de  parler  exacte- 
iienl  son  langage,  ni  à  l'auteur  de  revêtir  son  personnage,  et  de  se 
ansporier  au  lieu  de  la  scène,  mais  le  lient  toujours  enchaîné  sur  le 
héàire  et  sous  les  yeux  des  spectateurs.  Aussi  les  situations  les  plus 
;  ne  lui  l'ont-elles  jamais  oublier  un  bel  arrangemeui  de  phrases 
•s  attitudes  élégantes  ;  et  si  le  désespoir  lui  plonge  un  [loignard 
lans  le  cœur,  non  content  d'observer  la  décence  en  tomhani  connue 
l'oly\ene,  il  ne  tombe  point;  la  décence  le  maintient  debout  après  sa 
inoit,  cl  tous  ceux  qui  viennent  d'expirer  s'en  retournent  l'instant 
l'après  sur  leurs  jambes, 
'l'ont  cela  vient  de  ce  que  le  Français  nr  ciierclie  point  sur  la  scène 
naturel  et  l'illusion,  cl  n'y  veul  i|uc  de  l'cspiil  et  ilcs  pensées;  il  fait 
cas  de  l'agrément  et  noLi  de  l'iinilalion,  cl  ne  se  soucie  pas  d'èlre  séduit, 
pourvu  qu'on  l'anuise.  Persoime  ne  va  au  speclade  pour  le   plaisir  du 
spectai  le,  mais  pour  voir  rassemblée,  pour  en  être  vu,  pour  ramasser 
de  quoi  fournir  nu  caquet  après  la  pièce  ;  et  l'oii  ne  son;ie  à  ce  qu'on 
voit  que  pour  savoir  ce  qu'on  en  dira.  L'aclenr  pour  eux  est  toujours 
l'acteur,  jamais  le  personnage  qu'il  représente.  Cet  homme  ipii  jtaiie  en 
maître  du  monde  n'est  point  Auguste,  c'est  lîaron  ;  la  veuve  de  Pompée 
est  Adrienne  ;  Alïire  est  mademoiselle  Gaussin  ;  et  ce  lier  sauvage  est 
Grandval.  Les  comédiens,  de  leur  côlé,  négligent  entièrement  l'inusion 
dont  ils  voient  ipie  persomie  in>  se  soucie.  Ils  placent  les  héros  de  l'an- 
liqnit<'  entre  six  rangs  de  jeunes  Parisiens  ;  ils  calquent  les  modes  fran- 
çaises sur  ricdiil  reiieiin  ;  on  vnil  (  iiinelie  en  pleurs  avec  deux  doigts 
de  rouge,  Calon  pondre  à  blanc,  cl  l'.rnlus  en  panier.  Tout  cela  ne  choque 
personne,  cl  ne  fait  rien  au  succès  des  |iieci's  :  comme  on  ne  voit  que 
l'acteur  dans  le  iiersonnage,  on  ne  voit  non  plus  que  l'auteur  dans  le 
drame  ;  cl  si  le  ci^tnnic  est  négligé,  cela  se  panlounr  aisément  ;  car  on 
sait  bien  ipu' r.drncille  n'élaii  (las  tailleur,  ni  Crél'illun  pernuiuier. 

Ainsi,  de  quelque  sens  ipi'on  envisage  les  choses,  tout  n'est  ici  que 
babil,  jargon,  propos  sans  conséquence.  Sur  la  scène  comme  dans  le 


llcxion  peut  faire  à  celui  (|ui  le  tient  un  tort  irréparable  que  n'effa- 
,  iiaiiul  pas  quarante  ans  d  intégrité.  Cn  un  mot,  bien  que  les  o-uvres 
des  jiiiinmes  ne  ressemblent  guère  à  leurs  discours,  je  vois  qu'on  ne  les 
peint  (pie  par  li:urs  discours,  sans  égard  à  leurs  ccuvres  ;  je  vois  aussi 
que  dans  une  grande  ville  la  société  parait  plus  douce,  plus  lacile,  plu> 
sûre  même  que  parmi  des  gens  moins  liiiidiés  :  mais  les  liommcs  y  sont- 
ils  en  effet  plus  humains,  plus  modèles,  plu,  justes?  Je  n'en  sais  rien. 
Ce  ne  sont  encore  là  que  des  apparences  ;  et  sous  ces  dehors  si  ouverts 
et  si  agréables,  les  cœurs  sont  peut-être  plus  cachés,  plus  enfonces  en 
dedans  ([lie  les  nôtres.  Etranger,  isolé,  sans  affaires,  sans  liaisons,  sans 
plaisirs,  et  ne  voulant  m'en  rapporter  qu'à  moi,  le  moyen  de  pouvoir 
prononcer".'  ,  .        ■  •      ,  , 

Cependani  je  commence  à  sentir  l'ivresse  ou  celte  vie  agitée  et  lu- 
multuense  plonge  ceux  qui  la  mènent,  et  je  tombe  dans  un  elourdisse- 
m«;nt  semblable  à  celui  d'un  homme  aux  veux  duqud  on  fait  passer 
raiiidcmcnl  une  multitude  d'objets.  Aucun  de  ceux  qui  me  frappent 
n'âllache  mon  cieiir.  mais  luus  ensemble  en  troublent  et  suspendent  les 
•dicclions  Cl  iioinl  (l'en  oul.lier  quelques  instants  ce  que  je  suis  et  a 
inii  ie  suis.  C.iaipie  jour  en  sortant  de  chez  moi  j'enferme  mes  senii- 
inents  sous  la  clef,  pour  en  prendre  d'autres  (pii  se  prêtent  aux  Irivoles 
objets  qui  m'allendeut.  InsensililiiiH'nt  je  jn:-'i-  d  raisonne  comme  j  en- 
tends juger  et  raisonner  toiil  le  innmlc.  Si  ipi.lqiiiliiis  j  essave  de  se- 
couer les  préjugiis  et  de  voir  les  choses  comme  ,-lles  sont,  a  I  instant  je 
suis  écrasé  d'un  certain  verbiage  qui  ressemble  beaucoup  a  du  raison- 
nement. On  me  prouve  avec  évidence  qu'il  n'y  a  que  le  demi-philosoplie 
nui  regarde  à  la  réalité  des  choses;  que  le  vrai  sage  ne  les  considère 
que  par  les  apparences  :  (pi'il  doit  prendre  les  préjuges  pour  principes. 
les  bienséant'es  pour  lois,  et  que  la  plus  sublime  sagesse  consiste  a 
vivre  comme  les  fous.  .  i       r      ■  i 

Forcé  de  changer  ainsi  l'ordre  de  mes  affections  morales,  force  de 
donner  un  prix  à  des  diimères,  et  d'imposer  silence  a  la  nature  et  a  la 
raison,  je  v'ois  ainsi  déligui  cr  ce  divin  modèle  que  je  porte  au  dedans 
de  moi.  et  qui  servait  à  la  lois  d  olijel  à  mes  désirs  et  de  règle  a  mes 
actions;  je  llotte  de  capri.-c  en  ca|iiice  ;  et  mes  goûts  étant  sans  cesse 
asservis  à  l'opinion,  je  ne  puis  êtr.^  sûr  un  seul  jour  de  ce  que  j  aimerai 

'*■'  ConVus,'"lumnlié,  consterné  de  sentir  dégrader  en  moi  la  nature  de 
l'homme,  et  de  me  voir  ravalé  si  bas  de  cette  grandeur  intérieure  on 
nos  cœurs  eullammés  s'élevaient  réciproquement,  je  reviens  le  soir, 
pénétré  d'une  secrète  tristesse,  accablé  d'un  degout  mor  el,  et  le  cœur 
vide  et  gonHé  comme  un  ballon  rempli  d'air.  0  amour!  o  purs  senli- 
ments  que  je  tiens  de  lui  !...  avec  qud  charme  je  rentre  en  moi-  même  ! 
avec  quel  transport  j'y  retrouve  encore  mes  premières  affeclions  et  ma 
première  dignité!  l'.oinbien  je  m'api)laiidis  d'y  revoir  briller  dans  tout 
son  éclat  l'iiuage  de  la  vertu,  d'y  contempler  la  tienne,  o  Julie  !  assise 
sur  un  irône  d^  gloire  et  dissipant  d'un  souffle  tous  ces  presiiges'  Je 
sens  respirer  mon  âme  oppressée,  je  crois  avoir  recouvre  mon  exis- 
tence et  ma  vie,  et  je  reprends  avec  mon  amour  tous  les  seniiinenls 
sublimes  qui  le  rendent  digue  de  son  objet. 


LF.ÏÏRE   Wlll. 


Je  viens,  bon  bon  ami,  de  jouir  d'un  des  plus  d  "^  ^PeÇU.(J^  [l^ 

nuisseiit  jàmiiis  charmer  mes  yeux.  La  plus  sage,  la  plus  aimab  c  dcb 

s  es   enlin  devcinie  la  plus  digne  et  la  meilleure  des  femmes  1.  hon- 

,    I .  ni       Ion  elle  a  c  .inblé  les  vœux,  plein  d'estime  et  d'amour 

ûreHeee  pire  que  p.uir  la  chérir,  l'adorer,  la  ''eudre  heureuse  : 

p  ,m  eue,  ne    ci  ._^  ,i^    .^^^^j^,^  j.^i,.^.  i^;,,,^,^  j^,  bonheur  de  mon 


tir  à  nos  cœurs  comme  au  sien. 

pour  nous  des  consolations;  et  tel  est  le  P'^'^ 

que  la 

autres 


félicité  d'un  des  trois  sullit  pour 


l'amitié  qui  nous  joint, 
adoucir  les  maux  des  deux 


Nouons  dissimulous  pas  pourtant  que  celte  amie  incomparable  va 

"Ta  vollaTs'm.'^oîlvd  ordre  de  choses;  la  voilà  sujette  à  de  nou- 
veïx^c  ;'.'e  ^    '    à  de  nouveaux  devoirs;  et  son  cœur,  qui  n  ,-^a 

''■^V'^^^^l'-rpSuiërl^ut^ 

:i  MÙr  ni'  d  -'  i        "-'S-'  --  ^^  témoignages  de  son  ^ele; 

;!;„" ne  Jevonî:  ;.as  selilement  ionsuller  son  aitachement  pour  nous  et 

iir>. 


52 


LA  NOUVELLE  IIÉLOISE. 


^  Ifi  besoin  que  nous  avons  d'elle,  mais  ce  qni  convient  à  son  nouvel  état, 
'^  cire  qui  peut  ;igréei()ii(li'|iiaireàsonmari.  Nous  n'avons  pas  besoin  de 
<  l]i'i'<lier  ce  qn'cxigcraii  iii  pareil  cas  la  venu  :  les  lois  seules  de  l'a- 
niilie  snffiseiil.  Celui  qui  pour  son  intérêt  particulier  pourrait  conipro- 
nieltie  un  ami  n)criterait-il  d'en  avoir?  Quand  elle  était  fille,  elle  était 
libre,  elle  n'avait  à  ri'poudre  de  ses  démarches  qu'à  elle-même,  etlbon- 
iiêteté  de  ses  intentions  suffisait  pour  la  justifier  à  ses  propres  yeux. 
Elle  nous  regardait  eonune  deux  époux  desiinés  l'un  à  l'antre,  et  son 
ereur  sensible  et  pur  alliant  la  plus  chaste  pudeur  pour  elle-même  à  la 
plus  tendre  compassion  pour  sa  coupable  amie,  elle  couvrait  ma  faute 
sans  la  partager.  Mais  à  présent  tout  est  changé  ;  elle  doit  compte  de  sa 
conduite  à  un  autre  ;  elle  n'a  pas  seulement  engagé  sa  foi,  elle  a  aliéné 
sa  liberté.  Dépositaire  en  même  temps  de  l'honneur  de  deux  personnes, 
il  ne  lui  suffit  pas  d'être  honnête,  il  faut  encore  qu'elle  soit  honorée  ;  il 
ne  lui  suffit  pas  de  ne  rien  faire  que  de  bien,  il  faut  encore  qu'elle  ne 
lasse  rien  qui  ne  soit  approuvé.  Une  femme  vertueuse  ne  doit  pas  seu- 
lement mériter  l'estime  de  son  mari,  mais  l'obtenir;  s'il  la  bl.inic,  elle 
est  blâmable;  et,  fût-elle  innocente,  elle  a  tort  sitôt  qu'elle  est  soup- 
çonnée, car  les  apparences  mêmes  sont  au  nombre  de  ses  devoirs. 

Je  ne  vois  pas  clairement  si  tontes  ces  raisons  sont  bonnes,  tu  Ai 
seras  le  juge  ;  mais  un  certain  .sentiment  intérieur  m'avertit  qu'il  n'est 
pas  bien  que  ma  cousine  continue  d'être  ma  confideiHe,  ni  qu'elle  me  le 
dise  la  première.  Je  me  suis  souvent  trouvée  en  faute  sur  mes  raison- 
nements, jamais  sur  les  mouvements  secrets  qui  me  les  inspirent  ;  el 
cela  fait  que  j'ai  plus  de  confiance  à  mon  instinct  qu'à  ma  raison. 

Sur  ce  principe,  j'ai  déjà  pris  un  prétexte  pour  retirer  tes  lettres, 
que  la  crainte  d'une  surprise  me  faisait  tenir  chez  elle.  Elle  me  les  a 
rendues  avec  un  serrement  de  cœur  que  le  mien  m'a  fait  apercevoir, 
et  qni  m'a  trop  conlirmé  que  j'avais  fait  ce  qu'il  fallait  laire.  Nous  n'a- 
vons point  eu  d'explication,  mais  nos  regards  en  tenaient  lieu;  elle 
m'a  embrassée  en  pleurant;  nous  sentions  sans  nous  rien  dire  com- 
bien le  fendre  langage  de  l'amitié  a  peu  besoin  du  secours  des  paroles. 
K  l'égard  de  l'adresse  à  substituer  à  la  sienne  ,  j'avais  songé  d'abord 
à  celle  de  Fanchon  Anet,  et  c'est  bien  la  voie  la  plus  sûre  que  nous 
pourrions  choisir  ;  mais  si  cette  jeune  femme  est  dans  un  rang  plus  bas 
ipie  ma  cousine,  est-ce  une  raison  d'avoir  moins  d'égards  pour  elle  en 
ce  qui  concerne  l'honnêteté'?  n'est-il  pas  à  craindre,  au  contraire,  que 
des  sentiments  moins  élevés  ne  lui  rendent  mon  exemple  plus  dange- 
reux, que  ce  qui  n'était  pour  l'une  que  l'effort  d'une  amitié  subliine''ne 
sojt  pour  l'autre  un  commencement  de  corruption,  et  qu'en  abusant  de 
sa  reconnaissance  je  ne  force  la  vertu  même  à  servir  d'instrument  au 
vice?  Ah  !  n'est-ce  pas  assez  pour  moi  d'être  coupable,  sans  me  donner 
des  complices,  et  sans  aggraver  mes  fautes  du  poids  de  celles  d'antrui? 
N'y  pensons  point,  mon  ami  :  j'ai  imaginé  un  autre  expédient,  beau- 
coup moins  sûr  à  la  vérité,  mais  aussi  moins  répréhensible,  en  ce  qu'il 
ne  compromet  personne,  et  ne  nous  donne  aucun  confident  ;  c'est  de 
in'éerire  sous  un  nom  en  l'air,  comme,  par  exemple,  M.  du  Bosquet,  el 
de  mettre  une  enveloppe  adressée  à  Ilcgianino,  que  j'aurai  soin' de 
prévenir.  Ainsi  Regianino  lui-même  ne  saura  rien  ;  il  n'aura  tout  an  plus 
que  des  soupçons,  qu'il  n'oserait  vérifier,  car  miloid  Edouard,  de  qui 
dépend  sa  fortune,  ma  répondu  de  lui.  Tandis  que  notre  correspondance 
coniuiuera  par  cette  voie,  je  verrai  si  l'on  peut  reprendre  celle  qui 
nous  servit  pendant  le  voyage  du  Valais,  ou  quelque  autre  qui  soit  per- 
manente et  sûre.  ^ 

Quand  je  ne  connaîtrais  pas  l'état  de  Ion  cœur,  je  m'apercevrais  par 
I  humeur  qui  règne  dans  tes  relations,  que  la  vie  que  tu  mènes  n  est 
pas  de  ton  goût.  Les  lettres  de  M.  de  Murait,  dont  on  s'est  plaint  en 
trance.  étaient  moins  sévères  que  les  tiennes;  comme  un  enfant  qui  se 
dépite  contre  ses  maîtres,  lu  te  venges  d'être  obligé  d'étudier  le  monde 
sur  les  premiers  qui  le  l'apprennent.  Ce  qui  me  surprend  le  plus  est  que 
la  chose  qui  commence  par  te  révolter  est  celle  qui  prévient  tous  les 
étrangers,  savoir  :  l'accueil  des  Français  et  le  ton  général  de  leur  so- 
ciale, quoique  de  ton  propre  aveu  tu  doives  personnellement  t'en  louer 
Je  n  ai  pas  oublié  la  distinction  de  Paris  en  particulier  et  d'une  grande 
ville  en  gênerai  ;  mais  je  vois  quignoranl  ce  qui  convient  à  l'un  ou  à 
1  autre,  tu  fais  ta  critique  à  bon  com|ite,  avant  de  savoir  si  c'est  une  mé- 
disance ou  une  observaiioii.  Ijuoi  qu'il  en  soit,  j'aime  la  nation  fran- 
çaise, et  ce  n  est  pas  iii'(,lilij;er  que  d'en  mal  parler.  Je  dois  aux  bons 
livres  qui  nous  vieuneiil  d'elle  la  plupart  des  instructions  que  nous  avons 
prises  ensemble.  Si  notre  pays  n'esi  pas  barbare,  à  qui  en  avons-nous 
1  obligation?  Les  deux  plus  grands,  les  deux  plus  vertueux  des  mo- 
dernes, tatinat,  Fénélon,  étaient  tous  deux  Français;  Henri  IV  le  loi 
que  j  aune,  le  bon  roi,  l'était.  Si  la  France  n'est  pas  le  pays  des  hommes 
libres,  elle  est  celui  des  hommes  vrais;  et  cette  liberté  vaut  bien  l'autre 
aux  yeux  du  sage.  Hospitaliers,  protecteurs  de  l'étranger,  les  Français 
lui  passent  même  la  vérité  qui  les  blesse  ;  et  l'on  se  ferait  lapider  à  Lon- 
dres SI  I  on  y  osait  dire  des  Anglais  la  moitié  du  mal  que  les  Français 
laissent  dire  deux  a  Paris.  Mon  père,  qui  a  passé  sa  vie  en  France  ne 
parle  qu  avec  transport  de  ce  bon  et  aimable  peuple.  S'il  y  a  versé 
son  sang  an  service  du  prince,  le  prince  ne  l'a  pas  oublié  dans  sa  re- 
traite, et  1  honore  encore  de  ses  bienfaits  ;  ainsi  je  me  regarde  comme 
mleressee  a  la  glmre  d  un  pays  où  mon  père  a  trouvé  la  sienne  Mon 
ami,  si  chaque  peuple  a  ses  bonnes  el  ses  mauvaises  qualités,  honore  au 
moins  la  vente  qui  loue,  aussi  bien  que  la  vérité  qui  blâme 
Je  le  dirai  plus ,  pourquoi  pei  drais-lu  eu  visites  oisives  le  temps  qui 


te  reste  à  passer  aux  lieux  où  tu  es?  Paris  est-il  moins  que  Londrcsile 
théâtre  des  talents?  et  les  étrangers  y  foni-ils  moins  aisément  leur  che- 
inin?  Crois-moi ,  tous  les  Anglais  ne  sont  pas  des  lords  Edouards,  et 
tous  les  Français  ne  ressemblent  pas  à  ces  beaux  diseurs  qni  le  déplai- 
sent si  fort.  Tente,  essaye,  fais  quelques  épreuves;  ne  fût-ce  que  pnur 
approfondir  les  mœurs,  et  juger  à  l'œuvre  ces  gens  qui  parlent  si  bi(  n. 
Le  père  de  ma  cousine  dit  que  lu  connais  la  constitution  de  l'empiri'  rt 
les  intérêts  des  princes.  Milord  Edouard  trouve  aussi  que  tu  n'as  pas 
mal  étudié  les  principes  de  la  politique  et  les  divers  systèmes  de  gou- 
vernement. J'ai  dans  la  tête  que  le  pays  du  monde  où  le  mérite  est  le 
jdus  honoré  est  celui  qui  te  convient  le  mieux,  el  que  lu  n'as  bcsnin 
que  d'être  connu  pour  être  employé.  Quant  à  la  religion ,  pourquoi  la 
tienne  te  niiinil-cllc  plus  qu'à  un"  aiilrc?  La  raison  n'est-elle  pas  le 
préservatif  de  rinlolei-^nicc  et  du  l'auaiisme?  Est-on  plus  bigot  en  France 
qu'en  Allemagne  ?  ci  ipii  t'rnipci  licrail  de  pouvoir  faire  à  Paris  le  même 
chemin  que  M.  de  Saint-Sapborin  a  fait  à  Vienne?  Si  tu  considères  le 
but ,  les  plus  prompts  essais  ne  doivent-ils  pas  accélérer  le  succès?  Si 
lu  compares  les  moyens,  n'cst-il  pas  plus  honnête  encore  de  s'avancer 
par  ses  talents  que  par  ses  amis?  Si  tu  songes....  Ah  !  celle  mer!...  un 
plus  long  trajet...  J'aimerais  mieux  l'Angleterre,  si  Paris  était  au  ddi. 
A  propos  de  celte  grande  ville,  oserais-je  relever  une  affectation  ipie 
je  remarque  dans  tes  lettres?  Toi  qui  me  parlais  des  Valaisanes  avec 
tant  de  plaisir,  pourquoi  ne  me  dis-tu  rien  des  Parisiennes?  Ces  femmes 
galantes  el  célèbres  valent-elles  moins  la  peine  d'être  dépeintes  que 
■quelques  montagnardes  simples  el  grossières?  Crains-tu  peut-être  de 
me  donner  de  l'inquiétude  par  le  tableau  des  plus  séduisantes  personnes 
de  l'univers?  Désabuse-loi,  mon  ami  ;  ce  que  tu  peux  faire  de  pis  pour 
mon  repos  est  de  ne  me  point  parler  d'elles,  et,  quoi  que  tu  m'en  puL^^es 
(lire,  ion  silence  à  leur  égard  m'est  beaucoup  plus  suspect  que  les 
éloges. 

Je  serais  bien  aise  aussi  d'avoir  un  petit  mot  sur  l'Opéra  de  Paris , 
dont  on  dit  ici  des  merveilles;  car  enfin  la  musique  peut  cire  mauvaise, 
et  le  spectacle  avoir  ses  beautés  :  s'il  n'en  a  pas,  c'est  un  sujet  pour  la 
médisance,  el  du  moins  lu  n'offenseras  personne. 

Je  ne  sais  si  c'est  la  peine  de  te  dire  qu'à  l'occasion'  de  la  noce  il 
m'est  encore  venu  ces  jours  passés  deux  épooseurs,  comme  par  rendez^ 
vous  :  l'un  d'Yverdun,  gîtant,  chassant  de  château  en  château;  l'autrff 
du  pays  allemand,  par  le  coche  de  Berne.  Le  premier  est  une  manière 
de  petit-maître,  parlant  assez  résolument  pour  faire  trouver  ses  repar- 
ties spirituelles  à  ceux  qui  n'en  écoulent  que  le  ton  ;  l'autre  est  mit 
grand  nigaud  timide,  non  de  cette  aimable  timidité  qui  vient  de  la  crainte 
de  déplaire,  mais  de  l'embarras  d'un  sot  qui  ne  sait  que  dire,  et  du 
malaise  d'un  libertin  qui  ne  se  sent  pas  à  sa  place  auprès  d'une  honnête   | 
fille.  Sachant  très-positivement  les  intentions  de  mon  père  au  sujet  de    | 
ces  deux  messieurs,  j'use  avec  plaisir  de  la  liberté  qu'il  me  laisse  de  les   | 
traiter  à  ma  fantaisie,  et  je  ne  crois  pas  que  cette  fantaisie  laii-se  durer  • 
longtemps  celle  qui  les  amène.  Je  les  hais  d'oser  attaquer  un  cœur  où  i 
tu  règnes,  sans  armes  pour  le  le  disputer  :  s'ils  en  avaient,  je  les  haïrais  ; 
davantage  encore;  mais  où  les  prendraient-ils,  eux,  el  d'autres,  et  tout 
l'univers?  Non  ,  non  ;  sois  tranquille ,  mon  aimable  ami  :  quand  je  re- 
trouverais un  mérite  égal  tien,  quand  il  se  presenlerail  un  antre  toi- 
même,  encore  le  premier  venu  serait-il  le  seul  écouté.  Ne  t'inquiète 
donc  point  de  ces  deux  espèces  dont  je  daigne  à  peine  le  parler.  Quel 
plaisir  j'aurais  à  leur  mesurer  deux  doses  de  dégoût  si  parfaitement 
égales,  qu'ils  prissent  la  résolution  de  partir  ensemble  comme  ils  sont 
venus,  el  que  je  pusse  l'apprendre  à  la  l'ois  le  départ  de  tous  deux  ! 

M.  de  Crouzas  vient  de  nous  donner  une  réi'utation  des  Epîlres  de 
Pope ,  que  j'ai  lue  avec  ennui.  Je  ne  sais  pas  au  vrai  lequel  des  deux 
auteurs  a  raison  ;  mais  je  sais  bien  que  le  livre  de  M.  de  Crouzas  ne  fera  j 
jamais  faire  une  bonne  aciion,  el  qu'il  n'y  a  rien  de  bon  qu'on  ne  soit 
tenté  de  faire  en  quittant  celui  de  Pope.  Je  n'ai  point,  pour  moi,  d'autre 
manière  de  juger  de  mes  lectures  que  de  sonder  les  dispositions  où 
elles  laissent  mon  ànie,  et  j'imagine  à  peine  quelle  sorte  de  beauté  peut 
avoir  un  livre  qui  ne  porte  point  ses  lecteurs  au  bien. 

Adieu ,  mon  trop  cher  ami  :  je  ne  voudrais  pas  finir  si  tôt;  mais  on 
m'attend,  on  m'appelle.  Je  le  quitte  à  regret,  car  je  suis  gaie,  et  j'aime 
à  partager  avec  loi  mes  plaisirs  :  ce  qui  les  anime  et  les  redouble  est 
que  ma  mère  se  trouve  mieux  depuis  quelques  jours  ;  elle  s'est  sentie 
assez  de  force  pour  assister  au  mariage ,  et  servir  de  mère  à  sa  nièce, 
ou  iilnlôt  à  sa  seconde  fille.  La  pauvre  Claire  en  a  pleuré  de  joie.  Juge 
de  moi,  qui ,  méritant  si  peu  de  la  conserver,  tremble  toujours  de  la 
perdre.  En  vérité  elle  fait  les  honneurs  de  la  fête  avec  autant  de  grâce 
que  dans  sa  plus  parfaite  snnté;  il  me  semble  même  qu'un  reste  de 
langueur  rende  sa  naïve  politesse  encore  plus  touchante.  Non ,  jamais 
cette  incomparable  mère  ne  fut  si  bonne,  si  charmante,  ni  si  digne 
d'être  adorée...  Sais-tu  qu'elle  a  demandé  plusieurs  fois  de  tes  nouvelles 
à  M.  d  Orbe?  Quoiqu'elle  ne  me  parle  point  de  toi ,  je  n'ignore  pas 
qu'elle  t'aime,  et  que,  si  jamais  elle  était  écoutée,  ton  bonheur  et  le 
mien  serait  son  premier  ouvrage.  Ah  !  si  ton  cœur  sait  être  sensible  , 
qu'il  a  besoin  de  l'être  1  et  qu'iî  a  de  dettes  à  payer  1 


LA  NOUVELLE  HËLOISE. 


53 


LETTRE  XIX. 


Tiens ,  ma  Julie ,  groiidc-moi ,  qnorelle-moi ,  bals-moi  ;  je  souffrirai 

)ut   mais  je  n'en  continuerai  pas  moins  à  le  dire  ce  (|Uft  je  pense.  Uui 

le  (léposilaire  (le  Ions  mes  senliinenls,  si  ce  n'esl  loi,  (pii  les  celai- 

'  r(  iivce  (|iM  ni(in  cœur  se  pennelirail-il  de  parler,  si  lu  refusais  de 

,  iiilic'.'  (.iiiand  je  le  rends  compte  de  mes  observations  cl  de  mes 

ni(  lits,  c'esl  poiii'  que  tu  les  corriges,  non  pour  que  lu  les  approu- 

es;  et  |ilus  je  puis  conimettrc  d'erreurs ,  plus  je  dois  me  presser  de 

en  iiisiiuii('.  Si  je  lilùtne  les  abus  qui  me  frappent  dans  celte  grande 

ille,  je  ne  m'en  excuserai  point  sur  ce  que  je  l'en  parle  en  confidence; 

ar  je  ne  dis  jamais  rien  d'un  tiers  que  je  ne  sois  prêt  à  lui  dire  en 

ice  ;  et,  dans  tout  ce  que  je  l'écris  des  Parisiens,  je  ne  fais  que  répéter 

'  que  je  leur  dis  tous  les  jours  à  eux-mêmes.  Ils  ne  m'en  suivent  piiiiit 

auvais  gré;  ils  conviennent  de  beaucoup  de  cliosrs.  lis  se  |il.ii-iKiiriit 

•  noire  Murait,  je  le  crois  liien;  ou  voit,  on  seul  rcunliiiii  il  W-.  liait, 

isque  dans  les  éloges  qu'il  leur  donne;  et  je  suis  bii'ii  iiDiiipe  ^i,  inrii»; 

ans  ma  critique,  ou  n'aperçoit  le  contraire.  L'esliiur  cl  l;i  iccdinuis- 

aiice  (pie  m'iuspireut  leurs  bontés  ne  font  qu'auginciiter  ma  IVamliisc  : 

Ile  peut  n'être  pas  inutile  à  quelques-uns;  et,  à  la  manière  dont  tous 

iipportenl  la  vérité  dans  ma  bouche,  j'ose  croire  que  nous  sommes  di- 

nes,  eux  de  l'entendre,  et  moi  de  la  dire.  C'est  eu  cela,  ma  Julie,  que 

\  vérité  qui  blâme  est  plus  honorable  que  la  vérité  qui  loue,  car  la 

juaiige  ne  sert  (ju'à  corrompre  ceux  qui  la  goûtent,  et  les  plus  indigues 

n  sont  toujours  les  jikis  affamés  :  mais  la  censure  est  utile ,  et  le  raé- 

ite  seul  sait  la  supporter.  Je  te  le  dis  du  fond  du  c(jeur,  j'honore  le 

'raii(,ais  comine  le  seul  peuple  qui  aime  vi'rilablement  b'S  lionmics ,  et 

|iii  soit  biciif;iis:iiit  p;ir  earaclere  ;  mais  c'est  pour  ci'l.i  riiènie  (pie  j'en 

's  iiKiiiis  dispose  a  lui  ;iicorilcr  eellr  ;i(liiiir:ili(iii  gi'iK'iale  à  l.iipielle 

iri'tciKl,  oieuic  pour  les  defaiils  (pi'il  avoue.  Si  les  iMaiiriiis  u'avaieul 

ut  de  vertus,  je  n'en  dirais  rien  ;  s'ils  n'avaient  point  de  vices,  ils  lie 

;eraiint  pas  hommes  :  ils  ont  trop  de  c(')lés  louables  pour  être  toujours 

oués. 

(Jiiant  aux  Iculalives  dont  lu  me  parles,  elles  me  sont  impraticables, 
larce  qu'il  me  faudrait  pour  les  faire  des  moyens  qui  no  me  coiivien- 
leiit  pas  et  que  lu  m'as  interdits  toi-même.  L'austérité  républicaine 
l'isi  pas  [de  mise  en  ce  pays  ;  il  faut  des  vertus  plus  flexibles,  et  qui 
.arliiiii  mieux  se  plier  aux  intérêts  des  amis  ou  des  protecteurs.  Le  mé- 
itr  est  honoré,  j'en  conviens  ;  mais  ici  les  talents  (|ui  mènent  à  la  ro- 
iiilarniii  ne  sont  point 'ceux  qui  nièm  ut  à  la  fortune;  et  quand  j'aurais 
I'  iiiallieur  (h^  posséder  ces  derniers,  Julie  se  résoudrait-elle  à  devenir 
a  fciiinie  d'un  parvenu? Un  Angleterre  c'est  tout  autre  chose;  cl,  (pioi- 
pic  les  mœurs  y  vaillent  peut-être  encore  moins  ipi'cii  l'iaïKc,  cela 
reiiipêelie  pas  (pi'on  n'y  puisse  parvenir  par  des  chi-iiiiiis  [iliis  lioniirlcs, 
Luce  (pic  le  pcu|ile  ayant  plus  de  part  au  gouvcnieiiiciil,  l'estiiue  pii- 
liliipic  y  est  1111  plus  grand  iiiuycu  de  crédit.  Tu  iri[;uoiçs  pas  que  le 
[irojct  de  luiloiil  lidouai'd  est  d'employer  celte  voi(^  en  ma  faveur,  et  le 
iiiicii,  de  jiislilicr  sou  ïêlc.  Le  lieu  de  la  terre  où  je  suis  le  plus  loin  de 
iloi  csl  celui  où  je  lie  puis  rien  faire  ipii  iii'cii  rapproche.  0  Julie!  s'il 
si  diflieile  d'obtenir  ta  main,  il  l'est  bien  plus  do  la  luéritcr  ;  et  voilà  la 
oblc  lâche  que  l'amour  m'impose. 

'f  u  m'êtes  d'une  grande  peine  en  me  donnant  de  meilleures  nouvelles 
e  ta  mère  :  je  l'en  voyais  déjà  si  inquiète  avant  mon  départ,  que  je 
[n'osai  te  dire  ce  que  j'en  pensais  ;  mais  je  la  trouvais  maigre,  changée, 
|el  je  redoutais  quelque  maladie  dangereuse.  Conserve-la-moi,  parce 
(pi'elle  m'est  chère,  parce  (|ue  mon  cœur  l'honore,  parce  que  ses  hon- 
tes loiil  mon  unique  espérance,  et  surtout  parce  qu'elle  est  mère  de  ma 

•'"'"■■ 

.le  le  dirai  sur  les  deux  épouseurs,  que  je  n'aime  point  ce  mot,  mênie 
par  l'hiisaiileiie  ;  (lu  resie,  le  ton  dont  tu  me  parles  d'eux  m'empêche 
(le  les  craindre.  Cl  je  ne  liais  plus  ces  inl'ortimés,  puisque  tu  crois  les 
liair.  \lais  j'admire  la  simplicilé  de  penser  coiluaiire  la  haine:  ne  vois- 
in pas  (pic  c'esl  l'amour  cicpile  (pie  lu  prends  pour  elle?  .\iiisi  murmure 
la  lilioclie  colombe  dont  ou  poursuit  le  bicu-aimé.  Va,  Julie,  va,  lille 
HM parable  ;  quand  lu  pourras  haïr  quehpie  chose,  je  pourrai  cesser 

Ir  ramier. 
/'.  S.  (,liie  je  te  plains  d'être  obsédée  par  ces  deux  importuns!  Pour 

r.iiiioiir  (h'  toi-même,  liàle-loi  de  les  renvover. 


LETTRE   XX. 


Mon  ami,  j'ai  remis  à  M.  d'Orbe  un  paipiel  (pi'il  s'est  chargé  de 
ii\ei  à  l'adresse  de  M.  Silvcslrc,  chez  (pii  tu  poinias  le  reliror; 


je  l'avirtis  d'atlendre  pour  l'ouvrir  que  lu  sois  seul  el  dans  ta  chambre  : 
tu  trouveras  dansée  paqucl  u:i  peiii  meuble  à  ton  usage. 

C'esl  une  espèce  d'anmlelle  que  les  amants  porlenl  volonliers.  La 
manière  de  s'eii  servir  est  bizarre  ;  il  faut  la  contempler  tous  les  malins 
un  quart  d'heure  jusqu'à  ce  (ju'on  se  sente  pénétré  d'un  certain  al- 
tendrisscracnl;  alors  on  l'applique  sur  ses  yeux,  sur  sa  bouche,  et  sur 
son  cœur  :  cela  sert,  dit-on,  de  préservatif  durant  la  journée  contre  le 
mauvais  air  du  pays  galanl.  On  attribue  encore  à  ces  sortes  de  talis- 
mans une  vertu  électrifpie  très  singulière,  mais  qui  n'agit  qu'eutre  les 
amants  fidèles  ;  c'esl  de  comrnuni(|ucr  à  l'un  l'impression  des  baisers 
de  l'antre  à  plus  de  cent  lieues  de  là.  Je  ne  garantis  pas  le  succès  de 
rcxiicrieiice  ;  je  sais  seulement  qu'il  ne  lient  qu'à  toi  de  la  faire. 

Traiiipiilliseioi  sur  les  deux  galants  ou  prétendants,  ou  comme  lu 
voudras  les  appeler;  car  désormais  le  nom  ne  fait  plus  rien  à  la  chose. 
Ils  sont  partis  ;  qu'ils  aillent  en  paix  ;  dejiuis  que  je  ne  les  vois  plus,  je 
ne  les  hais  plus. 


LETTRE  XXI. 


Tu  l'as  voulu,  Julie  ;  il  faut  donc  le  les  dépeindre  ces  aimables  Pari- 
siennes !  OrgiKîilleuse  !  cet  liommag';  manquait  à  tes  charmes.  Avec 
toute  ta  feinte  jalousie,  avec  la  modestie  cl  ton  amour,  je  vois  plus  (je 
vanité  que  de  crainte  cachée  sous  cette  curiosité.  Quoi  (]u'il  en  soit,  je 
serai  vrai  ;  je  puis  l'être  :  je  le  serais  de  nieilleiir  cirur  si  j'avais  davan- 
tage à  louer.  (Jiie  ne  sont-elles  cent  fois  plus  (  liarinanlesl  que  n'ool- 
elles  assez  d'atirails  pour  rendre  un  nouvel  lioiuicnr  aux  tiens! 

Tu  te  plaignais  de  mon  silence  !  Eh  mon  Dieu  !  que  l'aurai  -je  dit'.'  En 
lisant  celle  Iclirc  tu  sentiras  pourquoi  j'aimais  à  le  parler  des  Valaisa- 
ncs,  tes  voisines,  et  pourquoi  je  ne  W.  parlais  point  des  femmes  de  ce 
pays.  C'est  que  les  autres...  Lis;  el  puis  lu  me  jugeras.  Au  reste,  peu 
de  gens  pensent  comme  moi  des  dames  fran(;aises,  si  même  je  ne  suis 
sur  leur  compte  tout  à  fait  seul  de  mon  avis.  C'est  sur  quoi  l'équilé 
m'oblige  à  te  prévenir,  afin  que  tu  saches  que  je  le  les  représente,  non 
peut-être  comme  elles  sont,  mais  comme  je  les  vois.  Malgré  cela ,  si 
je  suis  injuste  envers  elles,  lu  ne  manqueras  pas  de  me  censurer  en- 
core ;  et  lu  seras  plus  injuste  que  moi,  car  lout  le  tort  en  est  à  toi 
seule. 

CoiiimeiKons  par  l'cxlérienr;  c'est  à  quoi  s'en  tiennent  la  plupart  des 
observaleins.  Si  je  les  imilais  en  cela,  les  femmes  de  ce  pays  auraient 
trop  à  s'en  plaiiiiiie  ;  elles  ont  un  exiêrieur  de  caractère  aussi  bien  que 
(le  visage  ;  et  comme  l'uu  ne  leur  est  guère  plus  favorable  que  l'aiilre, 
ou  leur  fait  tort  en  ne  les  jugeant  que  par  là.  Elles  sdni  tout  au  plus 
|iassahles  de  ligure,  et  généralement  plui()l  mal  que  bien  -.  je  laisse  à 
part  les  exceptions.  Menues  plnlijl  que  bien  faites,  elles  n'ont  pas  la 
taille  line  ;  aussi  s'atlachent-elles  volonliers  aux  modes  qui  la  dégui- 
sent ;  eu  quoi  je  trouve  assez  simples  les  femmes  des  autres  pays  de 
vouloir  bien  imiter  des  modes  faites  pour  cacher  des  défauts  qu'elles 
n'ont  pas. 

Leur  di'marche  est  aisée  et  commune  ;  leur  port  n'a  rien  d'affecté, 
parce  qu'elles  n'aiinenl  point  à  se  gêner;  mais  elles  ont  naturellement 
une  ceriaine  liisiixvoUma  qui  n'est  pas  dépourvue  de  grâces,  el  qu'elles 
se  piquent  souvent  de  pousser  jusqu'à  l'élourderie.  Elles  ont  le  leini 
médiocrement  blanc,  et  sont  comnuménient  un  peu  maigres,  ce  qui  ne 
conlribue  pas  à  leur  embellir  la  jieau.  A  l'égard  de  la  gorge,  c'est  l'autre 
extrémité  des  Valaisanes.  Avec  des  corps  hirtemcnt  serrés  elles  tâchent 
d'eu  imposer  sur  la  consistance  ;  il  y  a  d'aulrcs  moyens  d'en  imposer 
sur  la  couleur.  (Quoique  je  n'aie  aperçu  ces  objets  que  de  fort  loin . 
l'inspection  en  est  si  libre  qu'il  reste  peu  de  chose  à  deviner.  Ces  dames 
paraissent  mal  entendre  en  cela  leurs  intérêts;  car,  pour  peu  que  le 
visage  soit  agréable,  l'imagination  du  speclaleurles  servirait  au  smplus 
beaucoup  mieux  que  ses  yeux;  et,  suivant  le  philosophe  gascon  ,  la 
faim  entièi'c  csl  bien  plus  âpre  que  celle  (pi'on  a  déjà  rassasiée,  au  moins 
|iar  un  sens. 

1  eurs  traits  sont  peu  réguliers;  mais  si  elles  ne  sont  pas  belles,  elles 
ont  de  la  phvsionomie  qui  supplée  à  la  beauté,  el  l'cclipse  quelquefois. 
Leurs  veux  vils  el  brillants  ne  sont  pourtant  ni  pênélranlsni  doux,  (luoi- 
qu'cllc"s  picleiiddil  les  animera  force  de  rouge  ,  l'expression  qu'elles 
leur  (loiincnl  par  ce  moven  lient  plus  du  feu  de  la  colère  que  de  celui 
de  l'aïuoiir  ;  iiaiurcllcme'nt  ils  n'ont  que  de  la  gaieté  ;  ou  s'ils  semhleni 
(picl(|iiefois  demander  un  scnlimcnl  tendre,  ils  ne  le  prometteut  ja- 
mais. 

Elles  se  mettent  si  bien ,  ou  du  moins  elles  en  ont  tellement  la  répu- 
tation, qu'elles  servent  en  cela,  comme  en  lout.  de  modèle  au  reste  de 
l'Europe.  En  effet,  on  ne  peut  employer  avec  plus  de  goiU  un  habille- 
meul  plus  bizarre.  Elles  sont  de  toutes  les  femmes  les  moins  asservies 
à  leurs  propres  modes.  La  mode  donnne  les  provinciales;  mais  les  Pa- 
risiennes (loininent  la  mode,  cl  la  savent  plier  chacune  à  son  avanlage. 
Les  premières  soiil  comme  des  copistes  igunranls  cl  servilcs  (jui  eopienl 
us(praux  failles  dorihographe;  les  autres  soûl  des  auteurs  (jui  copient 
eu  mailres.  et  savent  rétablir  les  mauvaises  le(;ons. 


54 


LA  NOUVELLE  ITÉLOTSE. 


Leur  panne  est  plus  recliercliée  que  inngniîif|iie;  il  y  rèijiie  iilus  d'é- 
léganco  cpio  de  riche-se.  La  rapidlé  di'S  modes  (pii  vieillit  loin  d'une 
année,  à  l'autre,  la  propreté  qui  leur  fait  aimer  à  cliauger  suuveut  d'a- 
justement, les  préservent  dune  somptuosité  ridicule  :  elles  n'en  dépen- 
sent pas  moins,  mais  leur  dépeii-^e  esi  mieux  cnienikie;  au  lieu  d  liabits 
râpés  et  superbes  comme  en  Italie,  on  voit  ici  des  habits  plus  simples 
et  toujours  Irais.  Les  deuK  sexes  ont,  à  cet  ég:ird,  la  même  modération, 
la  mèiue  délicatesse,  et  ce  goût  me  fait  grand  plaisir  :  j'aime  fort  à  ne 
voir  ni  galons  ni  taches.  Il  n'y  a  point  de  peuple,  excepté  le  nôtre,  oi'i 
les  femmes  surtout  portent  moins  de  dorure.  On  voit  les  mêuies  étoffes 
dans  tous  les  états  ;  et  l'on  aurait  peine  à  distinguer  une  duchesse  d'une 
bourgeoise,  si  la  première  n'avait  l'art  de  trouver  des  distinctions  que 
l'autre  n'oserait  imiter.  Or,  ceci  semble  avoir  sa  difilculté  ;  car,  quelque 
mode  qu'on  pnnne  à  la  cour,  celle  mode  est  suivie  à  l'iiislant  à  la 
ville;  et  il  n'en  est  pas  des  bourgeoises  de  Paris  comme  des  provincia- 
les et  des  étrangères,  qui  ne  soni  jamais  qu'à  la  mode  qui  n'est  plus.  Il 
n'en  est  pas  encore  comme  dans  les  autres  pays,  où  les  plus  grand  étant 
aussi  les  plus  riches,  leurs  femmes  se  distinguent  par  un  luxe  que  les 
autres  i\e  peuvent  égabr.  Si  les  femmes  de  la  cour  prenaient  ici  celte 
voie,  elles  seraient  bientôt  ell'acées  par  celles  des  financiers. 

Qu'ont-elles  donc  fait .'  Elles  oui  choisi  des  moyens  plus  si!lrs,  plus 
adroits,  et  qui  marquent  plus  ite  réHexion.  Elles  savent  que  des  idées 
de  pudeur  et  de  modestie  sont  profoiidéinenl  gravées  dans  l'esprit  du 
peuple  :  c'est  là  ce  qui  leur  a  su-géré  des  modes  inimitables.  Elles  oui 
vu  que  le  peuple  avait  en  horPeur  le  ronge,  qu'il  s'ob-.line  à  nommer 
grossièrement  du  fard  ;  elles  se  sont  appli(pié  quatre  doigts ,  non  de 
lard,  mais  de  rouge;  car,  le  mot  changé,  la  chose  n  est  plus  la  même. 
Elles  ont  vu  qu'une  gorge  découverte  est  en  scandale  an  public;  elles 
ont  largem>-nl  échancré  leurs  corps  Elles  ont  vu....  oh!  bien  des  cho- 
ses, que  ma  Julie,  toute  demoiselle  qu'elle  est,  ne  verra  sijienieni  ja- 
mais. Elles  ont  mis  dans  leurs  manières  le  même  esprit  qui  dirige  leui- 
ajustement  Celte  pudeur  charmant  •  qui  disliiigue,  honore,  et  embellii 
ton  sexe,  leur  a  paru  vile  et  roturière;  elles  ont  animé  leur  geste  ei 
leur  propos  dune  noble  impudence;  et  il  n'y  a  point  d  honnête  honimi' 
à  (pii  leur  regard  assuré  ne  f.isse  baisser  les  yeux.  C'est  ainsi  que,  ces- 
S;mi  d  être  femmrs,  de  peur  d'êire  eonf.indues  avec  les  autres  femmes, 
elles  préfèrent  leur  rang  à  leur  sexe,  et  imitent  les  lilles  de  joie,  ulin 
de  n'être  pas  initées. 

rijnnre  jusqu'oii  va  cette  imitation  de  leur  part,  mais  je  sais  qu'elles 
n'ont  pu  loiil  à  l'ail  éviter  celle  qu'elles  voidaient  piévenir.  Quant  au 
ronge  et  aux  corps  échancrés,  ils  ont  fait  tout  le  progrès  qu'ils  pou- 
vaient faire.  Les  femmes  de  la  ville  oui  mieux  aimé  renoncer  à  lems 
Couleurs  naturelles  ei  aux  charmes  que  pouvait  leur  prêter  Vamorosa 
pcnsier  des  amants,  (|ue  de  rester  mises  comme  des  bourgeoises;  et  si 
cet  exemple  n'a  point  gagné  les  moindres  étals ,  c'est  qu'ime  femme  à 
pied  dans  un  pareil  equi|iage  n'esl  pas  trop  en  sûielé  conire  les  insul- 
tes de  la  populace.  Ces  iisultes  sont  le  cri  de  la  pudeur  révol  ée,  et, 
dans  cette  occasion  comme  en  beaucoup  d  ;\utres,  la  brutalité  du  peu- 
ple, plus  honnête  que  la  bienséance  des  gens  polis,  relient  peut-cire  ici 
cent  mille  femmes  dans  les  bornes  de  la  modestie;  c'est  précisément  ce 
qu  ont  prétendu  les  adroites  inventrices  de  ces  modfS. 

Quant  an  maintien  soldatesque  et  au  ton  grenadier,  il  frappe  moins, 
attendu  qu'il  est  plus  universel,  et  il  n'est  guère  sensible  qn'am  non- 
veaux  débarqués.  Depuis  le  faubourg  Saint-Germain  jusqu'aux  halles,  il 
y  a  peu  de  femmes  à  l'aris  dont  l'aiiord,  le  rcgaid,  ne  soil  d  une  har- 
diesse à  déconcerter  quic  mipie  n  a  rien  vu  de  semblable  en  son  pays; 
et  de  la  surprise  où  jettent  ces  nouvelles  manières  nait  cet  air  gauèh' 
qu'on  reproche  aux  étrangers.  C  est  encore  pis  sitôt  cpi'elles  ouvrent  la 
bouche.  Ce  n'est  point  la  voix  douce  et  mi,;;narde  de  nos  Vaudoises 
c'est  un  certain  accent  dur,  aigre,  interrogalif,  impérieux,  moqueur, 
et  plus  fort  que  celui  d'im  homme.  S  il  reste  dans  leur  Ion  quehpie 
gràee  de  leur  sexe,  leur  manière  intrépide  et  curieuse  de  fixer  les  gens 
achève  de  l'éclipser.  Il  semble  qu'elles  se  plaisent  à  jmir  de  l'embarras 
qu'elles  donnent  à  ceux  qui  les  voient  pour  la  première  fois;  mais  il  est 
à  croire  tpie  cet  embarras  leur  plairait  moins  si  elles  en  démêlaient 
mieux  la  cause. 

Cependant,  soit  prévention  de  ma  part  en  faveur  de  la  beauté,  soit 
instinct  de  la  sienne  à  se  faire  valoir,  les  belles  femmes  me  parassent 
en  général  un  peu  plus  modestes,  et  je  trouve  plus  de  décence  dans 
leur  maintien  Cette  réserve  ne  leur  coûte  guère;  elles  sentent  bien 
lein-s  avantages,  elles  savent  qu'elles  n'ont  pas  besoin  d'agaceries  pour 
nous  attirer,  l'eut-être  aussi  que  l'impudence  est  plus  sensible  et  clin- 
quante jointe  à  la  laideur;  et  il  est  silr  qu'on  couvriraii  plutôt  de  souf- 
liets  que  de  baisers  un  laid  visage  elTronlé,  au  lieu  qu'avec  la  modestie 
il  peut  exciter  une  tendre  compassion  qui  mène  i]uel(iuefois  à  l'amour. 
Mais,  quo  que  eu  général  on  remarque  ici  quelque  chose  de  plus  doux 
dans  le  maintien  des  j  ilii •^  pi  rsunnes,  il  y  a  encore  tant  de  minaude- 
ries dans  leurs  manicri's.  ri  i  lli  ^  sunt  toujours  si  visiblement  occupées 
d'elles-mêmes,  qu'on  n'csi  j:ini;iis  exposé  dans  ce  pays  à  la  tentaiion 
qu'avait  quelquefois  M.  ae  Murait  auprès  des  Anglaises,  de  dire  à  une 
femme  qu'elle  est  belle,  pour  avoir  le  plaisir  de  le  lui  apprendre. 

La  !;aieté  naturelle  à  la  nation,  ni  le  désir  d'imiter  les  grands  airs,  ne 
sont  pas  les  seules  causes  de  celte  liberté  de  propos  et  de  maintien 
qu'on  remarque  ici  dans  les  femmes.  I.lle  paraît  avoir  une  racine  plus 
profonde  dans  les  mœurs ,  par  le  mélange  indiscret  et  continuel  des 


deux  sexes,  (|ui  fait  c'intracter  à  chacun  d'eux  l'air,  le  huigage,  et  lei 
manières  de  I  antre.  Nos  Suissesses  aiment  assez  à  se  rasseiiibler  entrï 
elles,  elles  y  vivent  dans  une  douce  familiarité;  et  quoique  apparem 
ment  elles  ne  ha'issent  pas  le  commerce  dis  hommes,  il  est  ceriain  ipie 
la  présence  de  ceux-ci  jette  une  espèce  de  contrainte  dans  celte  petite 
gyiiécocratie.  .\  Paris  c'est  tout  le  contraire  ;  les  fennnes  n'aiment  à  vi- 
vre qu'avec  les  botumes,  elles  ne  sont  à  leur  aise  qu'avec  eux.  D;iiis 
chaque  société  la  maîtresse  de  la  maison  est  presque  toujours  seule  ;ui 
milieu  d'un  cercle  d'hommes.  On  a  peine  à  concevoir  d'oi'i  tant  d  hom- 
mes peuvent  se  répandre  partout;  mais  Paris  est  plein  d'aventuriers  et 
de  célibataires  ijui  passent  leur  vie  à  courir  de  maison  en  maison  ;  1 1 
les  hiimmes  semblent,  comme  les  espèces,  §e  multiplier  par  la  circula- 
tion. C'est  donc  là  qu'une  femme  apprend  à  parler,  agir,  et  penser 
comme  eux.  et  eux  comme  elle.  C'est  là  qu'unique  objet  de  leurs  peti- 
tes galanteries,  elle  jouit  paisiblement  de  ces  insultants  hommages  aux- 
quels on  ne  daigne  pas  même  donner  un  air  de  bonne  foi.  Qu'importe  .' 
sérieusement  ou  par  (ilaisanterie,  on  s'occupe  d'elle,  et  c'est  tout  <  c 
qu'elle  veut.  Qu'une  autre  femme  suf-vienne,  à  l'instant  le  ton  de  céir- 
monie  succède  .^  la  familiarité,  les  grands  airs  commencent,  l'atteniiuu 
des  hommes  se  partage,  et  l'on  se  tient  mutuellement  dans  une  secrète 
gène  dont  on  ne  sort  plus  qu'en  se  séparant. 

Les  femmes  de  Paris  aiment  à  voiries  spectacles,  c'est-à-dire  à  y  être 
vues;  mais  leur  embarras,  chaque  l'ois  qu'elles  y  veulent  aller,  est  de 
trouver  une  compagne,  car  l'usage  ne  permet  à  aucune  femme  d  y  ;illri 
Seule  en  grande  loge,  pas  même  avec  son  mari,  pas  même  avec  un  ;iii- 
tre  lionime  On  ne  saurait  dire  combien,  dans  ce  pays  si  sociable,  ks 
pariies  sont  difficiles  à  former;  de  dix  qu'on  en  projette,  il  en  mani|iii' 

neuf:  le  désir  d'aller  au  spectacle  les  fait  lier,  l'ennui  d'y  aller  eus - 

ble  les  l'ait  rompre.  Je  crois  que  les  femmes  pourraient  abroger  aisé- 
ment cet  usage  inepte;  car  où  est  la  raison  de  ne  pouvoir  se  montni 
seule  en  public?  Mais  c'est  peut-être  ce  défaut  de  raison  qui  le  mn- 
serve.  Il  ist  bon  de  tourner  autant  qu'on  peut  les  bienséances  sur  ilrs 
choses  où  il  serait  inutile  d'en  manquer.  Que  gagnerait  une  femme  ;in 
droit  il'aller  sans  compagne  à  l'Opéia?  Ne  vaut-il  pas  mieux  réserver 
ce  droit  pour  recevoir  en  particulier  ses  amis? 

Il  est  sur  que  mille  liaisons  secrètes  doivent  être  le  fruit  de  leur  ma- 
nière de  vivre  eparses  et  isolées  parmi  tant  d'hommes.  Tout  le  monlc  en 
convientaujourd  bui,  et  l'cxpériencea  détruit  l'absurde  maxime  de  vaimiv 
les  tentations  en  les  multipliant.  On  ne  dit  dune  plus  que  cet  usage  est  plus 
honnête,  mais  cpi'il  est  plus  agréable  :  et  c  est  ce  que  je  ne  crois  pas 
plus  viai  ;  car  quel  amour  peut  régner  là  où  la  pudeur  est  en  dérision  ? 
et  quel  charme  peut  avoir  une  vie  privée  à  la  fois  d'amour  et  d'honnê- 
teté ?  Aussi,  comme  le  grand  lléaii  de  tous  ces  gens  si  dissipes  est  1  en- 
nui, les  femmes  se  soucient-elles  moins  d'èire  aimées  qu'amusées  :  la 
galanterie  et  les  soins  v;\lent  mieux  que  l'amour  auprès  d'elles  ;  et, 
pourvu  qu'on  soil  assidu,  peu  leur  importe  qu'où  soit  passionné.  Les 
mots  même  d'amour  et  d'amant  sont  baimis  de  l'intime  société  des  deux 
sexes,  et  relégués  avec  ceux  de  cliaine  et  de  flamme  dans  les  romans 
qu  on  ne  lit  plus. 

11  semble  que  tout  ordre  des  sentiments  naturels  soit  ici  renversé.  Le 
cœur  n  y  forme  aucune  chaîne  :  il  n'esl  point  permis  aux  filles  d'en  avoir 
un;  ce  droit  est  réservé  aux  seules  femmes  mariées,  et  n'exclut  du 
choix  personne  que  leurs  maris.  Il  vaudrait  mieux  qu'une  mère  eût  vingt 
amants  (|ue  sa  fille  un  seul.  L'adultère  n'y  révolte  point,  on  n'y  trouve 
rien  de  contraire  à  la  bienséance  :  les  romans  les  plus  décents,  ceux 
que  tout  le  monde  lit  pour  s'instruire,  en  sont  pleins  ;  et  le  désordre 
11  est  plus  blâmable  sitôt  qu  il  est  joint  à  linfidélilé.  0  Julie  !  telle  femme 
qui  n  a  pas  craint  de  souiller  cent  l'ois  le  lit  conjugal  oserait  d'une  bou- 
che impu  e  accuser  nos  chastes  amours,  et  condamner  l'union  de  deux 
cœurs  sincères  qui  ne  savent  jamais  manquer  de  foi.  On  dirait  que  le 
mariage  n'est  pas  à  Paris  de  la  même  nature  que  partout  ailleurs.  C'est 
un  sacrement  à  ce  qu'ils  prétendent  ;  et  ce  sacrement  n'a  pas  la  force 
des  moindres  contrais  civils  :  il  semble  n'être  que  l'accord  de  deux  per- 
sonnes libres  qui  conviennent  de  demeurer  ensemble,  de  porter  le: 
même  nom,  de  reconnaîire  les  mêmes  enfants,  mais  qui  n'ont,  au  sur- 
plus, aucune  sorte  de  droit  l'une  sur  l'autre  :  et  un  mari  qui  s'aviserait 
de  contrôler  ici  la  (  onduite  de  sa  femme  n'exciterait  pas  moins  de  iiiiir- 
miiresque  celui  qui  souffrirait  chez  nous  le  desordre  de  la  sienne.  Les 
femmes,  de  leur  côté  ,  n'usent  pas  de  rigueur  envers  leurs  maris.  et,j 
Ion  ne  voit  pas  encore  (|u'elles  les  fassent  punir  d'imiter  leurs  infidé- 
lités. Au  reste,  comment  attendre  de  part  ou  d'autre  un  effet  phis  bon-  j 
nête  d  un  lien  où  le  cœur  n'a  point  été  consulté'/ Qui  n'épouse  que  la 
l'oriime  ou  l'état  ne  doit  rien  à  personne. 

L'amour  même,  l'amour  a  perdu  ses  droits,  et  n'est  pas  moins  déna 
turé  que  le  mariage.  Si  les  époux  sont  ici  des  garçons  et  des  filles  qui 
demeurent  i  nsemble  pour  vivre  avec  plus  de  liberté,  les  amaiiis  sont 
des  gens  indifférents  qui  se  voient  par  amusemeni,  par  air,  par  habi- 
tude, ou  pour  le  besoin  du  moment  :  le  (nin  n';i  que  faire  à  ces  liai- 
sons, on  n'y  consulte  que  la  commodité  et  i  ci  laims  convenances  exté- 
rieures. C'est,  si  l'on  veut,  se  connaître,  vivre  eiisiinlile,  s  :n  liinger,  se 
\oir,  moins  encore  s'il  est  possible.  Une  liaison  ilr  galaiil'ii-'  iliiie  un 
peu  plus  q  l'une  visite  ;  c'est  un  recueil  de  jolis  entreiieiis  et  de  jolies 
lettre-  pleines  de  portraits,  de  maximes,  de  philosophie  et  de  bel  espiit. 
A  l'égard  du  physique,  il  n'exige  pas  tant  de  mystère;  on  a  très-sensé- 
ment trouvé  qu  il  fallait  régler  sur  l'instant  des  désirs  la  facilité  de  les, 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


5o 


atislaire  :  la  preniièie  venue,  le  premier  venu,  latnant  oii  nu  anlre,  un 
loninie  est  lotijnnrs  un  homme,  tous  sont  presrpie  égalemeril  l)(.ns  :  et 
I  y  a  (lu  moins  à  cela  (le  la  eonsë(|uence  ;  car  pomipioi  serait-on  plus 

idcl(!  à  I  amant  qu'au  mari?  Et  puis  à  certain  âge  tous  les  h nies 

ont  à  p(Mi  près  le  même  honune,  loules  les  femnn's  la  même  femme  ; 
Otites  ces  |)oupces  sortent  de  chez  la  même  marchande  de  modes,  et  il 
l'y  a  guère  d'autre  choix  à  faire  que  ce  qui  tombe  le  plus  commodé- 
nent  sous  la  main. 

(lommo  je  ne  sais  rien  de  ceci  par  moi-même,  on  m'en  a  parlé  sur 
III  ton  si  extraordinaire,  qu'il  ne  m'a  pas  été  possible  de  bien  entiiidie 
■a;  (pi'on  m'en  a  dit.  Tout  ce  que  j'en  ai  conçu,  c'est  que,  elic/,  la  plii- 
larl  des  femmes,  l'amant  est  comme  un  des  gens  de  la  maison  :  s'il  ne 
ait  pas  son  devoir,  on  le  congt^die  et  l'on  en  prend  un  autre  :  s'il  trouve 
nieux  ailleurs,  ou  s'ennuie  du  niciier,  il  quitte,  el  l'on  en  prend  un  aii- 
re.  Il  y  a,  dit-on,  des  femmes  assez  capricieuses  pour  essayer  même 
n  mailre  de  la  maison,  car  enlin  c'est  encore  une  espèce  d'hoiimie. 
ette  fantaisie  ne  dure  pas  ;  quand  elle  est  passée,  on  le  chasse  et  l'on 
n  prend  un  autre  ;  ou,  s'il  s'obstine,  on  le  garde  el  l'on  en  prend  un 
utre. 
Mais,  disais-jc  à  celui  qui  m'expliquait  ces  étranges  usages,  comment 
ne  femme  \il-(llc  ensuite  avec  Ions  ces  autros-lù  (|ui  ont  ainsi  prison 
eçu  leur  coiiyé  .'  lion  !  rcpiit-il,  elle  n'y  vit  point.  Un  ne  se  voit  plus, 
n  ne  se  coimait  plus.  Si  jamais  la  fantaisie  prenait  de  renomi',  ou  an- 
lait  une  nouvelle  coiiiiaissance  à  faire,  et  ce  serait  beauidiip  qu'on  se 
louvînt  de  s'être  vus.  Je  vous  entends,  lui  dis-je  ;  mais  j'ai  liraii  i<'(luire 
es  exagérations,  je  ne  conçois  pas  comment,  après  une  union  si  leii- 
re,  ou  peut  se  voir  de  sang-froid,  comment  le  coeur  ne  palpite  pas  ;in 
om  de  ce  qu'on  a  une  fois  aimé,  comment  on  tie  tressaille  pas  mw.  fois 
sa  rencontre.  Vous  me  faites  rire,  interrompit-il,  avec  vos  iressaille- 
tents  ;  vous  voudriez  donc  que  nos  femmes  ne  lissent  autre  chose  que 
jmher  en  syncope? 
Supprime  une  partie  de  ce  tableau,  trop  chargé  sans  doute,  place  .lu- 
e  à  côté  du  reste,  et  souviens-toi  de  mon  cœur.  Je  n'ai  rien  de  plus 
te  dire. 

Il  faut  pourtant  l'avouer,  plnsienrs  de  ces  impressions  désagréables 
'effacent  par  I  habitude.  Si  le  mal  se  présente  avant  le  bien,  il  ne  l'em- 
jrelii'  pas  lie  se  montrer  à  son  tour  ;  les  charmes  dc^  l'esprit  et  du  na- 
iiicl  Idiit  v:iloir  ceux  de  la  personne.  La  première  répugnance  vaincue 
iviciit  liieiiioi  un  sentiment  contraire.  C'est  l'autre  point  de  vue  du  la- 
Icau,  et  la  justice  ne  permet  pas  de  ne  l'exposer  que  par  le  côté  désa- 
aiilajîcux. 
li'i'st  le  premier  inconvénient  des  grandes  villes  que  les  hommes  y 
rviciiuent  autres  que  ce  qu'ils  sont,  et  que  la  société  leur  donne  pour 
invi  iliie  un  être  différent  du  leur.  Cela  est  vrai,  surtout  à  Paris,  et 
uiidiit  à  l'égard  des  femmes,  qui  tirent  des  regards  d'autrni  la  seule 
\isiriKe  dont  elles  se  soucient.  En  abordant  une  dame  dans  une  as- 
I  iiililci',  an  lien  d'une  dame  que  vous  croyez  voir,  vous  ne  vnyez  qu'un 
iiiinlac  r(^  de  la  mode.  Sa  hauteur,  son  ampleur,  sa  démarche,  sa  taille, 
a  ^oii^r,  ses  eouleins,  son  air,  son  regard,  ses  propos,  ses  manières, 
ien  de  loiil  <('la  n'est  à  elle;  et  si  vous  la  voyiez  dans  son  état  naiurel, 
mis  ne  pciuiriez  la  reconnaître.  Or,  cet  échange  est  rarement  l'avora- 
Ir  ;i  ccllts  (pii  le  font,  et  en  général  il  n'y  a  guère  à  gagner  à  tout  ce 
n'dii  -iiiisiiiiu'  à  la  nature  Mais  on  ne  l'efface  jamais  entièrement  ;  elle 
Cdiiipc  idiijonrs  par  quelque  endroit,  et  c'est  dans  mie  certaine 
iln>s,.  ;i  |;i  saisH  (pii'  consiste  l'art  d'observer.  Cet  art  n'est  pas  dil'li- 
ili'  vis-à-\  is  (les  femmes  de  ce  pays  ;  car,  comme  elles  ont  plus  de  na- 
lie!  iiii'elles  ne  croient  en  avoir,  pour  peu  qu'on  les  fréquente  assidù- 
iriii  pour  peu  qu'on  les  détache  de  cette  éternelle  représentation  qui 
;m  plait  si  fort,  ou  les  voit  bientôt  comme  elles  sont,  et  c'est  alors  que 
lute  l'aversion  qu'elles  ont  d'abord  inspirée  se  change  en  estime  cl  en 
niitié. 
Voilà  ce  que  j'eus  occasion  d'observer  la  semaine  dernière  dans  une 
arlie  de  campagne  où  quelques  femmes  nous  avaient  assez  éloiirdimeiit 
ivités,  moi  et  quelques  nouveaux  débarqués,  sans  trop  s'assurer  ipie 
nus  leur  coiivciiiiiiis,  on  plutôt  pour  avoir  le  plaisir  d'y  rire  de  nous 
Iriir  ^lie  Cela  ne  manqua  pas  d'arriver  le  premier  jour.  Elles  nous 
i(;ilili'ieut  dabord  de  traits  plaisanis  et  lins,  qui,  tombant  toujours  sans 
'  piillu-,  épuisèrent  bientôt  leur  carquois.  Alors  elles  s'exécuièrent  de 
oiinc  grâce,  et  ne  pouvant  nous  amener  à  leur  ton,  elles  furent  rédui- 
■s  :i  piendre  le  nôtre.  Je  ne  sais  si  elles  se  trouvèrent  bien  de  cet 
(  liiii^e  ;  pour  moi.  je  m'en  trouvai  à  merveille.  Je  vis  avec  surprise 
n.'  y  m'éclairais  plus  avec  elles  que  je  n'aurais  l'ait  avec  beaucoup 
liiiiiunes.  Leur  esprit  ornait  si  bien  le  bon  sens,  que  je  regrettais  ce 
ii'rlli's  en  avaient  mis  à  le  défigurer  ;  et  je  (icplorais,  eii  jng(."ant  mieux 
lis  Icmmes  de  ce  pays,  que  tant  d'aimables  personnes  ne  manquassent 

tle  raison  que  parce  qu'elles  ne  voulaient  pas  en  avoir.  Je  vis  aussi  que 
3s  grâces  familières  el  naturelles  effaçaient  iiiMiisiblemiiii  les  airs  ap- 
irètcs  de  la  ville;  car,  sans  y  songer,  on  prend  des  manières  assonis- 
uiles  aux  choses  (iii'on  dit,  cl  il  n'y  a  pas  moyen  de  inetlr(>  à  des  dis- 
niiis  sriises  les  giliiiaccs  de  la  coqiiellerie.  Je  les  Irouvai  plus  jolies 
,  lr|Mii>  qu'elles  ne  t  liereliaieut  plus  tant  à  l'êlre.  et  je  sentis  qu'elles 
l'avaient  besoin  pour  pl.iiie  que  de  ne  se  pas  déguiser.  J'osai  soup(>on- 
er  sur  t:e  foiKieiiuiii  (pie  l'aris,  ce  prétendu  su'ge  du  goût,  est  peul- 
ire  le  Heu  du  monde  oii  il  y  en  a  le  moins,  puisque  tous  les  soius 
pion  y  prend  pour  plane  deligureut  la  véritable  beauté. 


Nous  restâmes  ainsi  quatre  ou  cinq  jours  ensemble,  contents  les  uns 
des  anires  et  de  noiis-iiiêmes.  An  lieu  de  jiasser  en  revue  Paris  el  ses 
folies,  nous  l'oubliâmes.  Tout  noire  soin  se  bornait  à  jouir  entre  ni. us 
d'une  société  agrealile  et  douce.  Nous  n'eûmes  besoin  ni  de  satires  ni 
de  plaisanteries  pour  nous  mettre  de  bonne  humeur  ;  et  nos  ns  n'é- 
taient pas  de  raillerie,  mais  de  gaieté,  comme  ceux  de  ta  cousine. 

Une  autre  chose  acheva  de  me  faire  changer  d'avis  sur  leur  compte. 
Souvent  au  milieu  de  nos  enlreti'  ns  les  plus  animés  on  venait  dire  un 
mol  à  l'oreille  de  la  maîtresse  de  la  maison.  Elle  sortait,  allait  s'enfer- 
mer pour  écrire,  el  ne  rentrait  de  longtemps.  11  était  aisé  d'atiribiier 
ces  éclipses  à  quelques  correspondance  de  coeur,  ou  de  celles  qu'on 
appelle  ainsi.  Une  antre  lenmie  en  glissa  légèrement  un  mol  qui  fut 
assez  mal  reçu  ;  ce  qui  me  fit  juger  qu  si  l'absente  manquait  d'amants, 
elle  avait  au  moins  des  amis.  Cependant  la  curiosité  m'ayant  donné 
(pielqne  attention,  quelle  fut  ma  surprise  eu  apprenant  que  ces  préten- 
dus grisons  de  Paris  étaienl  des  paysans  de  la  (laroisse  qui  venaient, 
dans  leurs  calamités,  implorer  la  protection  de  leur  dame  1  lun  sur- 
chargé (le  tailles  à  la  décharge  d'un  plus  riche  ;  l'autre  enrôlé  dans  la 
milice  sans  égard  pour  son  âge  el  pour  ses  enfants  ;  l'autre  écrasé  d'un 
puissant  voisin  par  un  procès  injuste  ;  l'autre  ruiné  par  la  grêle,  el 
diiiil  (in  exigeait  le  bail  à  la  rigueur!  Enfin  tous  avaient  ipielipie  grâce 
à  demander,  tous  étaient  patiemment  écoulés,  ou  n'en  rebutait  aucun, 
el  le  temps  attribué  aux  billets  doux  était  employé  à  écrire  en  faveur 
de  ces  malheureux.  Je  ne  saurais  le  dire  avec  queléionnement  j'appris 
(  t  le  plaisir  que  prenait  une  femme  si  jeune  el  si  dissipée  à  remplir 
ces  aimables  devoirs,  et  combien  peu  elle  y  mettait  d'osienlaiion.  Com- 
ment !  disais-je  tout  attendri,  (piaiid  ce  serait  Julie,  elle  ne  ferait  pas 
autrement.  Dès  cet  instant  je  ne  l'ai  plus  regardée  qu'avec  respect,  el 
tous  ses  défauts'  sont  effacés  à  mes  yeux. 

Sitôt  que  mes  recherches  se  sont  tournées  de  ce  côté  j'ai  appris 
mille  choses  à  l'avantage  de  ces  mêmes  femmes  que  j'avais  d'abord 
trouvées  si  insupportables.  Tous  les  étrangers  conviennent  unanime- 
ment qu'en  écartant  les  propos  à  la  niiide.  il  n'y  a  point  de  pays  au 
monde  où  les  fen.mes  soient  plus  éclairées,  paiient  en  général  plus 
sensément,  plus  juilicieusement,  el  sachent  donner  au  besoin  de  meil- 
leurs conseils.  Otons  le  jargon  de  la  galanterie  et  du  bel  esprit,  ipiel 
parti  tirerons-nous  de  la  conversation  (J'iine  Espagnole,  d'une  Italienne, 
d'une  Allemande  !  Aucun;  et  tu  sais,  Julie,  ce  qu'il  eu  est  communé- 
ment de  nos  Suissesses.  Mais  qu'on  ose  passer  pour  peu  galant,  el  tirer 
les  Françaises  de  cette  forteresse,  dont  à  la  vérité  elles  n'aimenl  guère 
à  sortir,  on  trouve  encore  à  qui  parler  en  rase  campagne,  el  l'on  croil 
combattre  avec  un  homme,  tant  elles  savent  s'armer  de  raison  el  l'aire 
de  nécessité  vertu.  Quant  an  bon  caractère,  je  ne  citerai  point  le  zèle 
avec  lequel  elles  servent  leurs  amis  ;  car  il  peut  régner  en  cela  nue 
certaine  chaleur  d'amour-propre  qui  soit  de  tous  les  pays;  mais  quoi- 
que ordinairement  elles  n'aimenl  qu'elles-mêmes,  une  longue  habitude, 
quand  elles  ont  assez  de  constance  pour  l'acquérir,  leur  tieni  lieu 
d'un  sentiment  assez  vif  •  celles  qui  peuvent  supporter  un  atiachement 
de  dix  ans  le  gardent  ordinairement  toute  leur  vie  :  el  elles  aiment 
leurs  vieux  amis  plus  tendrement,  plus  sûrement  au  moins  que  leurs 
jeunes  amants. 

Une  remarque  assez  commune,  qui  semble  être  à  la  charge  des 
femmes,  esl  qu'elles  font  tout  en  ce  pays,  et  par  conséquent  plus  de  mal 
que  de  bien;  mais  ce  qui  les  justilie,  esl  qu'elles  font  le  mal  pous- 
sées par  les  hommes,  el  le  bien  de  leur  propre  nionvemeni.  Ceci 
ne  contredit  point  ce  que  je  disais  ci-devant,  que  le  cœur  n'enire  pour 
rien  dans  le  commerce  des  deux  sexes  ;  car  la  galanterie  française  a 
donné  aux  femmes  un  pouvoir  universel  qui  n'a  besoin  d'aucun  tendre 
sentiment  pour  se  soutenir.  Tout  dépend  d'elles  ;  rien  ne  se  fait  que 
par  elles  el  pour  elles  ;  lOlympe  et  le  Parnasse,  la  gloire  el  la  fortune, 
sont  également  sous  leurs  lois.  Les  livres  n'ont  de  prix,  les  auteurs 
n'ont  d'estime,  qu'autant  qu'il  plaît  aux  femmes  de  leur  en  accorder  ; 
elles  décident  souveraincmcnl  des  [iliis  hautes  connaissances,  ainsi  que 
des  plus  agréables.  Poésie,  littérature,  histoire,  philnsopliie,  politique 
même  ;  on  voit  d'abord  au  st\  le  de  tous  les  livres  qu'ils  sont  cci  ils  pour 
amuser  de  jolies  femmes;  él  l'on  vient  de  mettre  la  Bible  en  histoires 
galantes.  Dans  les  affaires,  elles  ont  pour  obtenir  ce  qu'elles  deman- 
dent un  ascendant  naiurel  jusque  sur  leurs  maris,  non  parce  qu'ils  sont 
leurs  maris,  mais  parce  qu'ils  sont  hommes,  et  qu'il  est  convenu  qu'un 
homme  ne  refusera  rien  à  aucune  femme,  fût-ce  même  la  sienne. 

An  reste,  celteantorité  ne  suppose  ni  attachement  ni  estime,  mais  seu- 
lement de  la  politesse  el  de  l'usage  du  monde  :  car  d'ailleurs  il  n'esi  pas 
moins  essentiel  à  la  galanterie  française  de  mépriser  les  femmes  que  de 
les  servir.  Ce  mépris  est  une  sorte  de  titre  qui  leur  en  impose;  c'est  un 
témoignage  qu'on  a  vécu  assez  avec  elles  pour  les  connaître.  Quiconque 
les  respecterait  passerait  à  leurs  yeux  pour  un  novice,  un  paladin,  un 
homme  qui  n'a  connu  les  femmes  "que  dans  les  romans.  Elles  se  jugent 
avec  tant  d  ecpiite.  que  les  honorer  sérail  être  indigne  de  leur  plaire  ; 
et  la  première  cpialilé  de  l'homme  à  bonnes  fortunes  est  d'être  souve- 
raiiK'iui'iil  iiiiperliiii'ul. 

Quoi  qu'il  eu  soit,  elles  ont  beau  se  piquer  de  méchanceté,  elles  soui 
bonnes  en  depii  d'elles;  et  voici  à  quoi  surtout  leur  bouté  de  canir  est 
utile.  Eu  tout  pays  les  gens  chargés  de  beaucoup  d'alfaires  sont  tou- 
jours repoussants  et  sans  commisération  ;  el  Paris  étant  le  cintre  des 
alfaiics  du  plus  grand  pcii|de  de  l'Europe,  ceux  qui  les  fout  sont  aussi 


î)6 


LA  PsOLlVELLE  IlÉLOI^E. 


les  plus  durs  des  hommes.  C'esl  donc  aux  femmes  qu'on  s'adresse  pour 
avoir  des  grâces;  elles  sont  le  recours  des  malheureux;  elles  ne  fer- 
ment poiot  l'oreille  ;i  leurs  plainies  :  rlles  les  écoulent,  les  consolent, 
el  les  servent  Au  niilii'u  de  lii  vie  liiMilr  ipielles  mènent,  elles  savent 
dérober  des  momenis  à  leuis  jilaisiis  piiur  les  donner  à  leur  bon  natu- 
rel; et  si  (pielqnes  inii's  f(ini  un  iiifame  commerce  des  services  qu'elles 
rendent,  dismillieis  d'autres  s'occupent  tous  les  jours  gratuitement 
à  secourir  le  pauvre  de  leur  bourse  et  l'opprimé  de  leur  crédit.  11  est 
vrai  que  leurs  soins  sont  souvent  indiscrets,  et  qu'elles  nuisent  sans 
scrupule  au  malheureux  qu'elles  ne  connaissent  pas,  pour  servir  le 
malheureux  qu'elles  connaissent  :  mais  comment  coimaître  tout  le 
monde  dans  un  si  grand  pays?  et  que  peut  laire  de  plus  la  bonté  d'àme 
séparée  de  la  véritable  vertu,  dont  le  plus  sublime  effort  n'est  pas  tant 
de  faire  le  bien  tpie  de  ne  jamais  mal  faire'?  A  cela  près,  il  est  cer- 
tain (ju'elles  ont  du  penchant  au  bien,  qu'elles  en  font  beaucoup,  qu'elles 
le  fout  de  bon  ccfur,  que  ce  sont  elles  seules  qui  conservent  dans  Pa- 
ris le  peu  d'humanile  qu'on  y  voit  régner  encore,  el  que  sans  elles 
on  venait  les  hommes  avides  et  insatiables  s'y  dévorer  connue  des 
loups. 

Voilà  ce  que  je  n'aurais  point  appris  si  je  m'en  étais  tenu  aux  pein- 
tures des  faiseurs  de  romansu  et  de  comédies,  lesquels  voient  plutôt 
dans  les  femmes  des  ridicules  qu'ils  partagent  que  les  bonnes  qualités 
qu'ils  n'ont  pas,  ou  qui  peignent  des  chefs-d'œuvre  de  vertu  qu'elles  se 
dispiiisent  d'imiter  en  les  traitant  de  chimères,  au  lieu  de  les  encoura- 
ger au  bien  en  louant  celui  qu'elles  font  réellement.  Les  romans  sont 
peut-être  la  dernière  instruction  qu'il  reste  à  donner  à  un  peuple  assez 
corrompu  pour  que  toute  autre  lui  soit  inutile  :  je  voudrais  qu'alors 
la  composition  de  ces  sortes  de  livres  ne  fût  permise  qu'à  des  gens 
honnèies,  mais  sensibles,  dont  le  cœur  se  peignit  dans  leurs  écrits;  à 
des  auteurs  qui  ne  fussent  pas  au-dessus  des  faiblesses  de  l'humanité, 
qui  ne  montrassent  pas  tout  d'un  coup  la  vertu  dans  le  ciel  hors  de  la 
portée  des  liommes.  mais  qui  la  leur  lissent  aimer  en  la  iieiunanl  da- 
l)ord  moins  austère,  el  imis  du  sein  du  vice  les  v  sussent  coiiduire  in- 
sensiblement. 

Je  t'en  ai  prévenue,  je  ne  suis  en  rien  de  l'opinion  commune  sur  le 
compte  des  femmes  de  ce  pays.  On  leur  trouve  unanimement  l'abord  le 
plus  enchanteur,  les  gràics  les  plus  séduisantes,  la  coquetterie  la  plus 
ralliuoe,  le  sublime  de  la  L;Mianl<iie.  et  l'art  de  plaire  au  souverahi  de- 
jire.  iMot,  je  trouve  leur  abord  clioipianl,  leur  coquetterie  repoussante, 
leurs  manières  sans  modestie.  J'imagine  que  le  cœur  doit  se  fermer  à 
toutes  leurs  avances;  et  l'on  ne  me  persuadera  jamais  qu'elles  puissent 
m  moment  parler  de  l'amour  sans  se  monlrer  égalemeiit  incapables 
d'en  inspirer  et  d'en  ressentir. 

D'un  autre  coté,  la  renommée  apprend  à  se  délier  de  leur  caractère  ; 
elle  les  peint  frivoles,  rusées,  ariilicieuses,  étourdies,  volages,  parlant 
bien,  mais  ne  pensant  point,  sentont  encore  moins,  et  dépensant  ainsi 
tout  leur  mérite  en  vain  babil.  Tout  cela  me  parait  à  moi  leur  être  ex- 
térieur comme  leurs  paniers  et  leur  rouge.  Ce  sont  des  vices  de  parade 
qu'il  faut  avoir  à  Paris,  et  qui  dans  le  fond  couvrent  en  elles  du  sens, 
de  la  raison,  de  l'bumanité,  du  bon  naturel.  Elles  sont  moins  indiscrè- 
tes, miiins  tracassières  que  chez  nous,  moins  peut-être  que  partout  ail- 
leurs. Elles  sont  plus  solidement  inslruiies,  et  leur  instruction  profile 
mieux  à  leur  jugement.  En  un  mol,  si  elles  me  déplaisent  par  tout  ce 
qui  laiacterise  leur  sexe  qu'elles  oui  deliguré,  je  les  estime  par  des  rap- 
purts  avec  le  notre  qui  iwus  fout  honneur;  el  je  trouve  qu'elles  seraient 
cent  lois  plutôt  des  hommes  de  mérite  que  d'aimables  lemmes. 

Conclusion  :  si  Julie  n'eût  point  existé ,  si  mon  cœur  eût  pu  souffrir 
quelque  autre  allacliement  que  celui  pour  lequel  il  était  né.  je  n'aurais 
jamais  pris  à  Paris  ma  femme,  encore  moins  ma  maîtresse  :  mais  je  m'y 
serais  fait  volontiers  une  amie  ;  et  ce  trésor  m'eût  consolé  peut-être  de 
n'y  pas  trouver  les  deux  autres. 


LETTRE  XXII. 


Depuis  ta  lettre  reçue  je  suis  allé  tous  les  jours  chez  M.  Silvestre  de- 
mander le  peut  paquet.  Il  n'était  toujours  point  venu  ;  et,  dévoré  d'mio 
niorlelle  impatience,  j'ai  fait  le  voyage  sept  fois  inutilement.  Enfin  la 
huiiieme  j  a.  reçu  le  paquet.  A  peine  l'ai-je  eu  dans  les  mains,  que 
sans  payer  le  port,  sans  m'en  informer,  sans  rien  dire  à  personne  je 
SUIS  sorti  comme  un  étourdi  ;  et  ne  voyant  que  le  moment  de  rentrer 
chez  moi,  j  enhiais  avec  tant  de  précipitation  des  rues  que  je  ne  con- 
naissais pwnt,  quaii  bout  d'une  demi-heure,  cherchani  la  rue  de  Toiir- 
iion  ou  je  loge,  je  me  suis  trouvé  dans  le  Marais,  à  l'autre  extréinili^ 
tie  1  ans.  J  ai  ele  oblige  de  prendre  un  fiacre  pour  revenir  plus  piomp- 
tcimiit;  cest  la  première  lois  que  cela  m'est  arrivé  le  matin  pour 
mes  athures  :  je  ne  m  en  sers  mêm<!  qu'à  regret  l'après-midi  pour  quel- 
ques visites;  earj  ai  deux  jambes  fort  bonnes  dont  je  serais  bien  fâché 
qu  un  peu  plus  d  aisanc.,'  (huis  ma  forluue  me  fit  négliger  i'u^^K'e 

J  étais  lort  embarrasse  dans  mou  fiacre  avec  mon  paquet  ;  je  ue  vou- 


lais l'ouvrir  que  chez  moi,  c'était  ton  ordre.  D'ailleurs  une  sorte  de  vo- 
lupté qui  me  laisse  oublier  la  commodité  dans  les  choses  communes  me 
la  fait  rechercher  avec  soin  dans  les  vrais  plaisirs.  Je  n'y  puis  souffrir 
aucune  sorte  de  distraction,  et  je  veux  avoir  du  temps  et  mes  aises 
pour  savourer  tout  ce  qui  me  vient  de  toi.  Je  tenais  donc  ce  paquet  avec 
une  inquiète  curiosité  dont  je  n'étais  pas  le  maître  ;  je  m'efforçais  de 
palper  à  travers  les  enveloppes  ce  qu'il  pouvait  contenir,  et  l'on  eût 
dit  (lu'il  me  brûlait  les  mains,  à  voir  les  mouvements  continuels  (pi'il 
faisait  de  l'une  à  l'autre.  Ce  n'est  pas  qu'à  son  volume,  à  son  poids,  au 
ton  de  ta  lettre,  je  n'eusse  quelque  soupçon  de  ia  vérité  ;  mais  le  moveo 
de  concevoir  comment  tu  pouvais  avoir  trouvé  l'artiste  et  l'occasion? 
voilà  ce  que  je  ne  conçois  pas  encore;  c'est  un  miracle  de  l'amour; 
plus  il  passe  ma  raison,  plus  il  enchante  mon  cœur;  et  l'un  des  plaisirs 
qu'il  me  donne  est  celui  de  n'y  rien  coiiqiiendre. 

J'arrive  enfin,  je  vole,  je  m'eul'i  riiu-  dans  ma  chambre,  je  m'assii>ds 
hors  d'haleine,  je  porte  une  main  iicnililaute  sur  le  cachet.  0  première 
iulliience  du  talisman  !  j'ai  senti  p;il|iiter  mon  cœur  à  chaque  papier  ipie 
j  olais,  et  je  me  suis  biinloi  irouve  tellement  oppressé  que  j'ai  été  forcé 
de  respirer  un  momenl  sur  la  (Icniieie  enveloppe....  Julie  !....  ô  ma  Ju- 
lie !....  le  voile  est  déchiré....  je  te  vois....  je  vois  les  divins  attraits! 
ma  bouche  et  mon  cœur  leur  rendent  le  premier  hommage,  mes  genoux 
fléchissent....  Charmes  adorés,  encore  une  fois  vous  aurez  enchanté 
mes  yeux!  Qu'il  est  prompt,  qu'il  est  puissant,  le  magique  effet  de  ces 
traits  chéris  I  Non,  il  ne  faut  point,  comme  lu  prétends,  un  quart  d'heure 
pour  le  sentir;  une  minute,  un  instant  suffit  pour  arracher  de  mon  sein 
mille  ardents  soupirs,  et  me  rappeler  avec  ion  image  celle  de  mon  bon- 
heur passé.  Pourquoi  faut-il  que  la  joie  de  posséder  un  si  précieux  tré- 
sor soit  mêlée  d'une  si  cruelle  amertume?  Avec  quelle  violence  il  me 
rappelle  des  temps  qui  ne  sont  plus!  Je  crois,  en  le  voyant,  te  revoir 
encore  ;  je  crois  me  retrouver  à  ces  moments  délicieux  dont  le  souvenir 
fait  maintenant  le  malheur  de  ma  vie,  et  que  le  ciel  m'a  donnés  el  lavis 
dans  sa  colère.  Hélas  I  un  instant  me  désabuse  ;  toute  la  douleur  de  l'ab- 
sence se  ranime  et  s'aigrit  en  m'ôtant  l'erreur  qui  l'a  suspendue ,  et  je 
suis  comme  ces  malheureux  dont  on  n'interrompt  les  loinincnls  que 
pour  les  leur  rendre  plus  sensibles.  Dieux  !  quels  torrents  de  Ihnnines 
mes  avides  regards  puisent  dans  cet  objet  inattendu  !  ô  comme  il  ra- 
nime au  fond  de  mon  cœur  tous  les  mouvements  impétueux  que  ta  pré- 
sence y  faisait  naître  !  0  Julie  !  s'il  était  vrai  qu'il  pût  transmettre  a  tes 
sens  le  délire  et  l'illusion  des  miens!....  Jlais  pour(|uoi  ne  le  ferait-il 
pas?  pourquoi  des  impressions  que  l'âme  porte  avec  tant  d'activité  n'i-j 
raient-elles  pas  aussi  loin  qu'elle?  Ah  !  chère  amante  !  où  que  tu  sois,) 
quoi  que  tu  fasses  au  moment  où  j'écris  cette  lettre,  au  moment  où  ton 
portrait  reçoit  tout  ce  que  ton  idolâtre  amant  adresse  à  ta  personne,  ne 
sens-tu  pas  ton  charmant  vi.sage  inondé  des  pleurs  de  l'amour  et  de  h 
tristesse?  ne  sens-tu  pas  tes  yeux,  tes  joues,  ta  bouche,  ton  sein,  pres' 
ses,  comprimés,  accablés  de  mes  ardents  baisers?  ne  te  sens-tu  pas 
embraser  tout  entière  du  feu  de  mes  lèvres  brûlantes?  Ciel  !  qu'entends 
je?  Quelqu'un  vient....  Ab  !  serrons,  cachons  mon  trésor....  un  impor 
tun!  Maudit  soit  le  cruel  qui  vient  troubler  des  transports  si  doux!.:. 
Puisse-t-il  ne  jamais  aimer....  ou  vivre  loin  de  ce  qu'il  aime  ! 


LETTRE  XXIII. 


DE  L  AMAST  DE  JULIE  A  JIADA.ME   D  OFlBE. 


C'est  à  vous,  charmante  cousine,  qu'il  faut  rendre  compte  de  l'Opéra 
car  bien  que  vous  ne  m'en  parliez  point  dans  vos  lettres,  et  que  Jiili' 
vous  ait  gardé  le  secret,  je  vois  d'où  lui  vient  cette  curiosité.  J'y  fu 
une  fois  pour  contenter  la  mienne  ;  j'y  suis  retourné  pour  vous  deux  an 
très  fois.  Tenez-m'en  quitte,  je  vous  prie,  après  cette  lettre.  J'y  pu! 
retourner  encore,  y  bâiller,  y  souffrir,  y  périr  pour  votre  service;  mai 
y  rester  éveillé  et  attentif,  cela  ne  m'est  pas  possible. 

Avant  de  vous  dire  ce  que  je  pense  de  ce  fameux  théâtre,  que  j 
vous  rende  compte  de  ce  qu'on  en  dit  ici;  le  jugement  des  connaisseui 
pourra  redresser  le  mien,  si  je  m'abuse. 

L'Opéra  de  Paris  passe,  à  Paris,  pour  le  spectacle  le  plus  pompeui 
le  plus  voluptueux,  le  plus  admirable,  qu'inventa  jamais  l'art  humaii, 
C'est,  dit-on,  le  plus  superbe  monument  de  la  magnificence  de  Louis  Xn| 
Il  n'est  pas  si  libre  à  chacun  que  vous  le  pensez  de  dire  son  avis  sur  c 
grave  sujet.  Ici  l'on  peut  disputer  de  tout  hors  de  la  musique  et  d 
l'Opéra  ;  il  y  a  du  danger  à  manquer  de  dissimulation  sur  ce  seul  poin 
La  musii]ue  française  se  maintient  par  une  inquisition  très-sévère;  et! 
première  chose  qu'on  insinue  par  forme  de  leçon  à  tous  les  étrangei 
qui  viennent  dans  ce  pays,  c'est  que  Ions  les  étrangers  convicnuciit  qu 
n'y  a  lieii  de  si  beau  dans  le,  reste  du  monde  que  l'Opéra  de  Paris.  E 
efiét,  la  vérité  est  que  les  plus  discrets  s'en  taisent,  et  n'osent  en  rii 
qu'entre  eux. 

Il  faut  conv<nir  pourtant  qu'on  y  représente  à  grands  frais,  non  sei 
lement  toutes  les  merveilles  de  la  nature,  mais  beaucoup  d'autres  mei 
veilles  bien  plus  grandes,  que  |iersonne  n'a  jamais  vues  ;  et  sùremc 
Pope  a  voulu  désigner  ee  bizaiie  théâtre  par  celui  où  il  dit  qu'on  v< 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


57 


iclc-piirlc  (li's  iliciix,  des  liilins,  des  nioiislivs,  des  rois,  des  Ijergers, 
Il  s  irr>.  lie  l;i  liiiciir,  de  la  jdie,  mi  IV'ii,  une  LJL'ue,  une  bataille  et  ijiil>al. 
et  as^cii]|)laj;e  si  magiiilique  et  si  ))ieii  «iiduiiiié  est  regardé  cuiiiiiie 
j'il  eoulciiait  eii  effet  toutes  les  ciioscs  qu'il  représente.  En  VDyaut  pa- 
raître un  temple  ou  est  saisi'  d'un  saint  res()ecl;  et  pour  pi  n  que  la 
Jéesse  eu  soil  jolie,  le  parterre  est  à  moitié  païen.  On  n'est  pas  si  difli- 
cile  iei  ipi'à  la  (lomédie  française.  Ces  mêmes  spectateurs,  qui  ne  peu- 
vent revêtir  un  comédien  de  son  personnage,  ne  peuvent,  à  l'Opéra, 
é|)arer  un  acteur  du  sien.  Il  semble  (|ue  les  esprits  se  roidissenl  contre 
101-  illusion  raisonnable,  et  ne  s'y  prêtent  ()u'aulant  <|u'elle  est  absurde 
ut  (,'rossièrc;  ou  peut-être  (pie  des  dieux  leur  coûtent  moins  à  conce- 
voir que  des  ln'ros.  .Iupi(ci'  l'Ianl  d'iuie  aulre  nature  que  nous,  on  en 
pi'iil  penser  ce  ipi  ou  vent:  mais  flalon  élait  lui  bonune;  et  combien 
d'Iioiunies  ont  dniil  de  croiie  (pie  Calou  ail  pu  exister? 

L'Opéra  n'(,'St  ilonc  poiiil  ici  e(Minni'  aillenis  une  troupe  de  i^ens  payés 
pour  se  donner  en  s|ieelaele  au  piililii'  ;  ce  soni,  il  est  vrai,  des  gens 
que  le  publie  paye  et  qui  se  donuenl  en  spei  taele  ;  mais  tout  cela  change 
de  nature,  atleiulu  que  c'est  nue  Acadeuiie  royale  de  niusicpic,  une 
espèce  de  cour  souveraine  qui  juge  sans  appel  dans  sa  piopre  cause,  et 
ne  se  pi(pie  pas  autrement  de  justice  ni  de  (idélité.  Voilà,  cousine,  com- 
ment, dans  certain  pays,  l'essence  des  cboses  tient  aux  mots,  et  com- 
ment des  noms  bunuêtes  sulïisent  pour  honorer  ce  qui  l'est  le  moins. 
Les  membres  de  celle  noble  académie  ne  dérogent  point  ;  en  re- 
vanche ils  soûl  excommuniés,  ce  qui  est  précisément  le  contraire  de 
l'usage  des  autres  pays  ;  mais,  peut-être,  ayant  eu  le  choix,  aiment-ils 
nv  être  nobles  et  damnés,  que  roturiers  et  bénis.  J'ai  vu  sur  le 
lliealie  un  chevalier  moderne  aussi  lier  de  son  métier  qu'autrefois  l'in- 
lorlmie  Labériiis  fui  humilie  du  sien,  quoiqu'il  le  fit  par  force  et  ne  ré- 
(  iiàt  ipie  ses  propres  ouvrages.  Aussi  l'ancien  Labérius  ne  put-il  re- 
pie[i(lre  sa  place  au  eirqne  parmi  les  chevaliers  romains,  tandis  (pie  le 
iKiuveau  eu  iKinve  Ions  les  jours  une  sur  les  bancs  de  la  Comédie  fraii- 
eaise  parmi 'la  pieniiere  noblesse  du  pays  ;  et  jamais  on  u'eiitendit 
parler  à  Home  avec  tant  de  respect  de  la  majesté  du  peuple  romain 
qu'on  parle  à  Paris  de  la  majesté  de  l'Opéra. 

Voilà  ce  que  j'ai  pu  recueillir  des  discours  d'autrui  sur  ce  brillant 
spectacle  :  que  je  vous  dise  à  présent  ce  (juc  j'y  ai  vu  moi-même. 

Tigurez-vous  une  gaine  large^d'une  quinzaine  de  pieds,  et  longue  à 
propuilioii  ;  cette  gaine  est  le  théâtre.  Aux  deux  cotés,  on  place  par 
inlervalle  des  feuilles  de  paravent,  sur  lesquelles  sont  grossièrement 
peiuis  les  objets  que  la  Scène  doit  représenter.  Le  fond  est  nn  grand 
I  idi  an  pelui  de  iiieiiK!,  et  prescpie  toujours  percé  ou  déchiré,  ce  qui  re- 
pK '-.ciiie  des  .«(MiIVrcs  dans  la  terre  ou  des  lions  dans  le  ciel,  selon  la 
peixpi'elive.  (lliaijne  personne  ipii  passe  deriiere  le  ihéàlre  <  l  lonelie 
le  rideau  produit  en  reliiàiilaiil  une  sinle  de  Ireinbleiiieiil  de  leiii'  assez 
plaisant  à  voir.  Le  ciel  est  represeiih'  par  eerlaines  ijneiiilles  bleuâtres, 
suspendues  à  des  bâtons  ou  à  des  cordes,  comme  l'élendage  d'une  blaii- 
cliisseuse.  Le  soleil,  car  on  l'y  voit  quelquefois,  est  un  llambeau  dans 
une  lanterne.  Les  chars  des  dieux  et  des  déesses  sont  composés  de 
quatre  solives  encadrées  et  suspendues  à  une  grosse  corde  en  forme 
d'escarpolette  ;  entre  ces  solives  est  une  planche  en  travers  sur  hupielle 
le  dieu  s'assied,  et  sur  le  devant  pend  un  morceau  de  grosse  toile  bar- 
bouillée, qui  sert  de  nuage  à  ce  magnifique  cliar.  On  voit  vers  le  bas  de 
la  machine  l'illuminatiuii  de  deux,  ou  trois  chandelles  puantes  et  mal 
mouchées,  qui,  tandis  que  le  personnage  se  démène  et  crie  eu  branlant 
dans  sou  escapoletle,  l'enfument  tout  à  son  aise  :  encens  digne  de  la 
divinité. 

Comme  les  chars  sont  la  partie  la  plus  considérable  des  machines  de 
l'Opéra,  sur  celle-là  vous  pouvez,  juger  des  autres.  La  mer  agitée  est 
composée  de  longues  lauteriies  angulaires  de  toile  on  de  carlou  bleu, 
qu'on  enlile  à  des  broches  paiallclcs.  et  qu'on  f.iit  lonrner  par  îles  piilis- 
sons.  Le  tonnerre  est  une  luunle  eliaiieltcqn'dn  piinnene  sur  le  ciiilre.  cl 
qui  n'est  pas  le  moins  toiicliaiil  iiislrnuieiil  de  cellt;  agréable  iiinsii|ne. 
Les  éclairs  se  fout  avec  des  pincées  de  poix-résiue  qu'on  projette  sur 
un  flambeau  ;  la  foudre  est  nu  pétard  au  bout  d'une  fusée. 

Le  théâtre  est  garni  de  petites  trappes  carrées,  qui,  s'ouvrant  an  be- 
soin, annoueenl  (|ue  les  tiémons  vonl  sortir  de  la  cave.  Quand  ils  doi- 
vent s'élever  dans  les  airs,  on  leur  :  ubstitue  adioiteinent  de  petits  dt'innns 
de  toile  brune  empailléi;,  ou  quel(|uefois  de  vrais  ramoneurs,  qui  bran- 
lent en  l'air  suspendus  à  des  cordes,  jusqu'à  ce  qu'ils  se  perdent  majes- 
tuensemeut  dans  les  guenilles  dont  j'ai  parlé.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  réel- 
lemenl  tiagiipie,  c'esl  (piand  les  (•iinles  sont  mal  conduites  ou  viennent 
à  ronipr(!,  car  alors  les  es|iiiis  inlei  iiaox  el  les  dieux  immortels  tombent, 
s'estropient,  se  tuent  (loelipieluis.  Ajoutez  à  loul  cela  les  monstres  qui 
rendent  certaines  scènes  fort  pathétiques,  tels  que  des  dragons,  des 
lézards,  des  tonnes,  des  crociuliles,  de  gros  crapauds  qui  se  promènent 
d'un  air  menacjaiit  sur  le  ilieàtie,  et  font  voir  à  l'Opéra  les  Tentations 
de  saint  Anloine.  Cliadine  de  ces  ligures  est  animée  par  un  lourdaud 
de  Savoyard  (pii  n'a  pas  res|irit  de  faire  la  bête. 

\oila,  ma  cousine,  eu  ([uoi  consiste  à  peu  près  l'auguste  appareil  de 
l'Opéra,  aillant  ipie  j'ai  pu  l'observer  du  parterre  à  laide  de  ma  lor- 
gnette :  car  il  ue  faut  pas  vous  imaginer  (pie  ces  moyens  soient  fort 
caclu'S  et  produisent  un  effet  imposant;  je  ne  vous  dis' en  ceci  ipie  ce 
que  j'ai  apcri-u  de  moi-même,  et  ce  que  peut  apercevoir  comme  moi 
tout  spectateur  non  pri'oeeupé.  On  assure  ponrlaul  qu'il  y  a  une  pro- 
digieuse (luanlile  de  machines  employées  à  faire  mouvoir  tout  cela;  ou 


m'a  offert  plusieurs  fois  de  me  les  montrer;  mais  je  n'ai  jamais  été  cu- 
rieux di;  voir  comment  ou  fait  de  petites  choses  avec  de  grands  efforts. 
Le  nombre  des  gens  occupés  au  service  de  l'Opéra  est  inconcevable. 
L'oicliesire  el  les  chœurs  composent  ensemble  près  de  cent  perMjnues  : 
il  y  a  (les  mulliliides  de  danseurs;  tous  les  n'jb  s  sont  (lo(d(lesel  triples, 
c'est-a-dire  qu'il  y  a  toujours  un  ou  deux  acteurs  subalternes  prêts  à 
remplacer  l'acteur  principal,  et  payés  pour  ne  rien  faire  jusqu'à  ce  qu'il 
lui  plaise  de  ne  rien  faire  à  son  tour;  ce  f|in  ne  larde  jamais  beaucoup 
d'arriver.  Après  quelques  repix-sentatious,  les  premiers  act(;urs,  (|ui 
S'inl  d'importants  personnages,  n'honorent  plus  le  public  de  leur  pré- 
sence ;  ils  abandonnent  la  place  à  liMjrs  substituts,  et  aux  suhatituts  de 
leurs  substituts.  On  rc(;oit  toujours  le  même  argent  à  la  porte,  mais  on 
ne  donne  plus  le  même  spectacle.  Chacun  prend  son  billet  comme  à  une 
loterie,  sans  savoir  quel  lot  il  aura  ;  et,  quel  qu'il  soit,  pcrsoum;  n'ose- 
rait se  plaindre  ;  car,  aliii  (pie  vous  le  sachiez,  les  nobles  membres  de 
cette  Académie  ne  doivent  aucun  respect  au  public;  c'esl  le  public  qui 
leur  eu  doit. 

Je  ne  vous  parlerai  point  de  celle  mnsii|ue;  vous  la  coimaisscz.  Mais 
ce  dont  vous  ne  sauriez  avoir  d'idée,  ce  sont  les  cris  alfreux,  les  longs 
mugissements  dont  reteiilit  le  tliéàlre  durant  la  représentation.  Ou  voit 
les  actrices,  presque  en  c(mvulsion ,  arracher  avec  violence  ces  glapis- 
sements de  leurs  poumons,  Ic'S  poings  fermés  contre  la  poilrin(^  la  lètc 
en  arriére,  le  visage  eullanimé,  les  vaisseaux  gonflés,  l'estomac  pante- 
lant ;  on  ne  sait  lequel  esl  le  plus  désagréablement  afl'ecté  ,  de  l'œil  ou 
do  l'oreille  ;  leurs  efforts  font  autant  souffrir  ceux  qui  les  regardent, 
que  leurs  chants  ceux  qui  les  écoulent;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  incon- 
cevable est  que  ces  hurlements  sont  presque  la  seule  chose  qu'applau- 
dissent les  spectateurs.  A  leurs  battements  de  mains,  ou  les  prendrait 
pour  des  sonnls  (harniés  de  sai>ir  par-ci  par-là  quelques  sous  per(;ants, 
et  (pii  veulent  enga;;ci-  les  ai  leiiis  à  les  redoubler.  Pour  moi,  je  suis 
persuade  (lu'ou  applaudit  les  i  ris  d'une  actriiîe  à  l'Opéra  comnie  les 
tours  de  forcer  d'un  halelenr  à  la  foire;  la  sensation  en  est  déplaisante 
el  pi'iiible,  on  soiiibe  tandis  qu'ils  durent;  mais  on  est  si  aise  de  les 
voir  (iuir  sans  accident  <|n'ou  en  inaiipic!  volontiers  sa  joie,  l.'oncevez 
que  cette  manière  de  cbauter  est  employée  pour  expruner  ce  (pic  Qui- 
nault  a  jamais  dit  de  plus  galant  el  de  plus  tendre.  Imaginez  les  Muses, 
les  Grâces,  les  Amours,  Venus  même  ,  s'exprimant  avec  cette  délica- 
tesse, el  jugez  de  l'effet!  Pour  les  diables,  passe  encore;  cette  musique 
a  quehpie  chose  d'infernal  qui  ne  leur  messied  pas.  Aussi  les  magies, 
évocations,  et  toutes  les  fêtes  du  sabbat,  sont-elles  toujours  ce  qu'on 
admire  le  plus  à  l'Opéra  français. 

A  ces  beaux  sons,  aussi  justes  qu'ils  sont  doux,  se  marient  Irès-di- 
gueiiieiit  ceux  de  l'orclieslre.  Figurez-vous  un  charivari  sans  lin  d'in- 
sliiiiiieiils  sans  mélodie,  un  ronron  traiuant  et  perpétuel  déliasses; 
(buse  la  plus  lugubre,  la  plus  assoimnanle  que  j'aie  entendue  de  ma  vie, 
et  ipie  je  n'ai  pu  jamais  siipport(^r  une  demi-heure  sans  gagner  un  vio- 
leiil  mal  île  tête.  Tout  cela  forme  une  espèce  de  psalmodie  à  la(pielle 
il  n'y  a  pour  l'orilinaire  ni  chant  ni  mesure.  Mais  quand  par  hasard  il 
se  trouve  ipielque  air  un  peu  sautillant,  c'est  un  trépigneineut  univer- 
sel ;  vous  entendez  tout  le  parterre  en  mouveuieul  suivre  à  grand'peiue 
et  à  grand  bruit  un  certain  homme  de  l'orchestre.  Charmés  de  sentir 
un  moment  celle  cadence  qu'ils  sentent  si  peu ,  ils  se  lourmeuteni  l'o- 
reille, la  voix,  les  bras,  les  pieds,  el  tout  le  corps,  pour  courir  après 
la  mesure,  toujours  prête  à  leur  échapper  ;  au  lieu  que  l'AlUiUiand  el 
l'Italien,  (jui  en  sont  intimement  affectés,  la  sentent  et  la  suivent  8.ms 
aneiin  effort,  et  n'ont  jamais  besoin  de  la  battre.  Du  moius,  Itegianino 
m'a-t-il  souvent  dit  que  dans  les  opéras  d'Italie,  où  elle  esl  si  sensible 
et  si  vive,  on  ueuteiid,  on  ne  voit  jamais  dans  l'orcheslie  ni  parn:i  tes 
speclatenrs  le  moindre  mouvement  qui  la  marque.  Mais  tout  annonce 
en  ce  pays  la  iinrele  de  l'organe  musical  ;  les  voix  y  sont  rudes  el  sans 
diinc  lin  i  les  inlle\ioiis  après  et  fortes,  les  sons  forcés  et  trainanls  ;  nulle 
cadence ,  nulle  accent  mélodieux  dans  les  airs  du  peuple  :  les  iiislru- 
menls  militaires,  les  lifres  de  l'infanterie,  les  trompeiies  de  la  cavalerie, 
tous  les  cors,  tous  les  hautbois,  les  chanteurs  des  rues,  les  violons  des 
gninguelles,  tout  cela  est  d'un  faux  à  choquer  l'oreille  la  moins  délicate. 
Tous  les  talents  ne  sont  pas  donnés  aux  mêmes  hommes  ;  el  en  téiieral 
le  Français  paraît  être  de  tous  les  peuples  de  l'Europe  celui  qui  a  je 
moins  d'aptitude  à  la  umsique.  .Milord  Edouard  prétend  que  les  Anglais 
en  ont  aussi  peu  ;  mais  la  différence  esl  que  ceux-ci  le  savi-ni  el  ne  s'en 
soucient  gni-re  ,  au  lieu  que  les  Français  renonceraient  à  mille  jusics 
droits  ,  cl  passeraieui  condamnation  sur  toute  autre  chose,  pluUM  qip, 
de  convenir  qu'ils  ne  sont  pas  les  premiers  musiciens  du  monde.  Il  y 
en  a  même  qui  regarderaient  volontiers  la  musique  à  Paris  comme  une 
affaire  d'Etal,  peut-être  parce  que  c'en  fut  une  à  Sparte  de  uniper  deux 
cordes  à  la  lyre  de  Timotbée;  à  cela  vous  sentez  qu'on  n'a  rien  à  dire, 
(juoi  qu'il  eii  soit.  l'Opéra  de  Paris  pourrait  être  une  fort  belle  institu- 
tion poliiique,  qu'il  n'en  plairait  pas  davantage  aux  gens  de  goût.  Reve- 
nons à  ma  description.  ■  ,  ■  i  -i 
Les  ballets,  dont  il  me  reste  à  vous  parler,  sonl  la  parue  la  plus  bril- 
lante de  cet  Opéra;  et,  considérés  séparénieni.  ils  font  un  speciacle 
agréable  magnilique .  el  vraiment  llieAiral  ;  mais  ils  servcui  comme 
partie  coustilulive  de  la  pièce,  el  c'esl  en  celte  qualité  qu'il  les  faut  con- 
sidérer. Vous  connaissez  les  opéras  de  0"inauU  :  vous  savez  .omineni 
ies  diviMlissemcnls  y  sonl  employés  :  c'esl  à  pi-ii  près  de  !iié;ne.  ou  en- 
core pis,  chez  ses  successeurs.  Dans  chaque  acte  l'action  e-i  •■(d'iiaire- 


5  s 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


mi'iil  coiijmIc  au  moment  le  plus  intéressant  par  une  fête  qu'on  donne  aux 
acteurs  assis,  et  que  le  parterre  voit  debout.  11  arrive  de  là  que  les  per- 
sonnages de  la  pièce  sont  absolunicni  oubliés,  ou  bien  que  les  specta- 
teurs regardent  les  atteurs,  qui  rci;:ir(liiit  autre  chose.  La  manière  d'a- 
mener ces  fêtes  est  simple  ;  si  le  iniiiic  osi  joyeux,  on  prend  part  à  sa 
joie,  et  l'on  danse;  s'il  est  triste,  on  vent  l'ei^aycr,  et  l'on  danse.  J'i- 
gnore si  c'est  la  mode  à  la  cour  de  ilonucr  le  bal  aux  rois  quand  ils 
sont  de  mauvaise  humeur  :  ce  que  je  sais  par  rapport  à  ceux-ci,  c'est 
qu'on  ne  peut  trop  admirer  leur  constance  stoique  à  voir  des  gavottes 
ou  écouter  des  chansons,  tandis  qu'on  décide  quelquefois  derrière  le 
théâtre  de  leur  couronne  ou  de  leur  sort.  Mais  il  y  a  bien  d'autres  sujets 
de  danses  ;  les  plus  graves  actions  de  la  vie  se  font  en  dansant.  Les 
prêtres  dansent,  les  soldats  dansent,  les  dieux  dansent,  les  diables  dan- 
sent ;  on  danse  jus^que  dans  les  enterrements,  et  tout  danse  à  propos 
de  tout. 

La  danse  est  donc  le  quatrième  des  beaux-arts  employés  dans  la 
conslilutiou  de  la  scène  lyrique  ;  mais  les  trois  autres  concourent  à  l'i- 
mitation ;  et  celui-là  qu'imite-t-ll  ?  rien.  Il  est  donc  hors  d'œuvre  quand 
il  n'est  enq)loyé  que  comme  danse;  car  que  font  des  menuets,  dos  ri- 
gaudons, des  chaconnes,  dans  une  tragédie  ?  Je  dis  plus,  il  n'y  serait  pas 
moins  déplacé  s'il  imitait  quelque  chose,  parce  que,  de  toutes  les  uni- 
tés, il  n'y  eu  a  point  de  plus  indispensable  que  celle  du  langage;  et  un 
opéra  dont  l'action  se  passerait  moitié  en  chant,  moitié  en  danse,  se- 
rait plus  ridicule  enioir  que  celui  oii  l'on  parlerait  moitié  fançais,  moi- 
tié italien. 

Non  contents  d'introduire  la  danse  connue  paille  esscniielle  delà  scène 
lyrique,  ils  se  sont  même  efforcés  d'en  ialir  i|iHlqiiilois  le  sujet  prin- 
cipal, et  ils  ont  des  opéras  appelés  ballets  ([iii  reniplibseut  si  mal  leur 
titre,  que  la  danse  n'y  est  pas  moins  déplacée  que  dans  tous  les  autres. 
La  plupart  de  ces  ballets  forment  autant  de  sujets  séparés  que  d'actes, 
et  ces  sujets  sont  liés  entre  eux  par  de  certaines  relations  métaphysi- 
ques dont  le  spectateur  ne  se  douterait  jamais  si  l'auteur  n'avait  soin 
de  l'eu  avertir  dans  un  prologue.  Les  saisons,  les  âges,  les  sens,  les  élé- 
ments ;  je  demande  quel  rapport  ont  tous  ces  titres  à  la  danse ,  et  ce 
qu'ils  peuvent  offrir  en  ce  genre  à  l'imagination.  Quelques-uns  même 
sont  purement  allégoriques,  comme  le  carnaval  et  la  folie  ;  et  ce  sont 
les  plus  insupportabl/es  de  tous,  parce  que  avec  beaucoup  d'esprit  et  de 
(inesse  ils  ii'ont  ni  sentiments,  ni  tableaux,  ni  situations,  ni  chaleur,  ni 
intérêt,  ni  rien  de  tout  ce  qui  peut  donner  prise  à  la  musique,  llatler  le 
CŒur,  et  nourrir  l'illusion.  Dans  ces  prétendus  ballets  l'action  se  passe 
toujours  en  chant,  la  danse  interrompt  toujours  l'action,  ou  ne  s'y  trouve 
que  par  occasion,  et  n'imite  rien.  Tout  ce  qu'il  arrive,  c'est  que  ces 
ballets  ayant  encore  moins  d'intérêt  que  les  tragédies,  cette  interruption 
y  est  moins  remarquée;  s'ils  étaient  moins  froids,  on  en  serait  plus 
choqué  ;  mais  un  défaut  couvre  l'autre,  et  l'art  des  auteurs,  pour  em- 
pêcher que  la  danse  ne  lasse,  est  de  faire  en  sorte  que  la  pièce  en- 
nuie. 

Ceci  me  mène  insensiblement  à  des  recherches  sur  la  véritable  con- 
stitution du  drame  lyrique,  trop  étendues  pour  entrer  dans  cette  lettre, 
et  qui  me  jetteraient  loin  de  mon  sujet  :  j'en  ai  fait  une  petite  disserta- 
tion à  paît  que  vous  trouverez  ci-jointe,  et  dont  vous  pourrez  causer 
avec  llcgiauiuo.  11  me  reste  à  vous  dire  sur  l'Opéra  français  que  le  plus 
grand  défaut  que  j'y  crois  remarquer  est  un  faux  goût  de  magnificence, 
par  lequel  on  a  voulu  mettre  en  représentation  le  merveiheux,  qui, 
ii'élant  fait  que  pour  être  imaginé,  est  aussi  bien  placé  dans  un  poème 
épique  que  ridiculement  sur  un  théâtre.  J'aurais  eu  peine  à  croire,  si  je 
ne  l'avais  vu,  qu'il  se  trouvât  des  artistes  assez  imbéciles  pour  vouloir 
imiter  le  char  du  soleil,  et  des  spectateurs  assez  enfants  pour  aller  voir 
cette  hnitation.  La  Bruyère  ne  concevait  pas  comment  un  speciacle 
aussi  superbe  que  l'Opéra  pouvait  l'ennuyer  à  si  grands  frais.  Je  le  con- 
çois bien,  moi,  qui  ne  suis  pas  un  La  Bruyère;  et  je  soutiens  que,  pour 
tout  homme  qui  n'est  pas  dépourvu  du  goût  des  beaux-arts,  la  musique 
française,  la  danse  et  le  merveilleux  mêlés  ensemble,  feront  toujours 
de  lOpéra  de  Paris  le  plus  ennuyeux  spectacle  qui  puisse  exister.  Après 
tout,  peut-être  n'en  faut-il  pas  aux  Français  de  plus  parfaits,  au  moins 
quant  à  l'exécution;  non  qu  ils  ne  soient  très  en  état  de  connaître  la 
bonne,  mais  parce  qu'en  ceci  le  mal  les  amuse  plus  que  le  bien.  Ils  ai- 
ment mieux  railler  qu'applaudir  ;  le  plaisir  de  la  critique  les  dédommage 
de  I  enuui  du  spectacle  ;  et  il  leur  est  plus  agréable  de  s'en  moquer 
quand  ils  n'y  sont  plus, que  de  s'y  plaindre  tandis  qu'ils  v  sont. 


LETTRE  XXIV. 


Oui,  OUI,  je  le  vois  bien  ,  l'heureuse  Julie  l'est  toujours  chère.  Ce 
même  feu  qui  brillait  jadis  dans  les  yeux  se  fait  sentir  dans  la  dernière 
lettre;  j'y  retrouve  tonte  l'ardeur  qui  m'anime,  et  la  mienne  s'en  irrite 
encore.  Oui,  mou  ami,  le  soi  ta  beau  nous  séparer,  pressons  nos  cœurs 
lun  contre  l'autre,  conservons  par  la  communication  leur  chaleur 
naluielle  contre  le  froid  de  l'absence  et  du  désespoir,  et  qu"  tout  ce 


qui  devrait  relâcher  notre  attachement  ne  serve  qu'à  le  resserrer  sans 
cesse. 

Mais  admire  ma  simplicité;  depuis  que  j'ai  reçu  cette  lettre,  j'éprouve 
quelque  chose  des  charmants  effets  dont  elle  parle;  et  ce  badinage  du 
talisman,  quoique  inventé  par  moi-même,  ne  laisse  pas  de  me  séduire 
et  de  me  paraître  une  vérité.  Cent  fois  le  jour,  quand  je  suis  seule,  un 
tressaillement  me  saisit  comme  si  je  te  sentais  près  de  moi.  Je  m'ima- 
gine que  tu  liens  mon  portrait,  et  je  suis  si  folle  que  je  crois  sentir 
l'impression  des  caresses  que  lu  lui  fais  et  des  baisers  que  tu  lui  donnes  ; 
ma  bouche  croit  les  recevoir;  mon  tendre  cœur  croit  les  goûter.  0 
douces  illusions!  ô  chimères!  dernières  ressources  des  malheureux  ! 
ah  !  s'il  se  peut,  tenez-nous  lieu  de  réalité  !•  Vous  êtes  quelque  chose 
encore  à  ceux  pour  qui  le  bonheur  n'est  plus  rien. 

Quant  à  la  manière  dont  je  m'y  suis  prise  pour  avoir  ce  portrait, 
c'esl  bien  un  soin  de  l'amour;  mais  crois  que  s'il  était  vrai  qu'il  fit  des 
miracles,  ce  n'est  pas  celui-là  qu'il  aurait  choisi.  Voici  le  mot  de  l'è- 
nigine.  Nous  eûmes  il  y  a  quelque  temps  ici  un  peintre  en  iiiiiiialiiiv  \e- 
nant  d'Italie;  il  avail  des  lettres  de  milord  Edouard,  qui  priii-iire  en 
les  lui  donnant  avail  en  vue  ce  qui  est  arrivé.  M.  d'Oibe  voulut  proliier 
de  cette  occasion  pour  avoir  le  portrait  de  ma  cousine;  je  voulus  l'a- 
voir aussi.  Elle  et  ma  mère  voulurent  avoir  le  mien ,  et  à  ma  prieir 
le  peintre  en  fit  secrèlenient  une  seconde  copie.  Ensuite,  sans  m'eiii- 
barrasser  de  c(i|iie  ni  d'original,  je  choisis  subtilement  le  plus  ressem- 
blant des  trois  pour  ir  l'envoyer.  C'est  une  friponnerie  dont  je  ne  nu' 
suis  pas  fait  un  grand  scrupule;  car  un  peu  de  ressemblance  de  plus  ou 
de  moins  n'importe  guère  à  ma  mère  et  à  ma  cousine  ;  mais  les  hom- 
mages que  tu  rendrais  à  une  autre  ligure  que  la  mienne  seraient  une 
espèce  d'infidélité  d'autant  [dus  dangereuse  que  mon  portrait  serait 
mieux  que  moi  ;  et  je  ne  veux  point,  comme  que  ce  soit,  que  tu  prennes 
du  goût  pour  des  charmes  que  je  n'ai  pas.  Au  reste,  il  n'a  pas  dépendu  i 
de  moi  d'être  un  peu  plus  soigneusement  vêtue  ;  mais  on  ne  m'a  pas 
écoutée,  et  mon  père  lui-même  a  voulu  que  le  portrait  demeurât  tel 
qu'il  est.  Je  te  prie  au  moins  de  croire  qu'excepté  la  coiffure ,  cet 
ajustement  n'a  point  été  pris  sur  le  mien,  que  le  peintre  à  tout  fait  de 
sa  grâce,  et  qu'il  a  orné  toute  ma  personne  des  ouvrages  de  son  ima- 
gination. 


LETTRE   XXV. 


I 


Il  faut,  chère  Julie,  que  je  le  i)arle  encore  de  ton  portrait  ;  non  plus 
dans  ce  premier  enchantement  auquel  tu  fus  si  sensible,  mais  au  con- 
traire avec  le  regret  d'un  homme  abusé  par  un  faux  espoir,  et  que  rien 
ne  peut  dédommager  de  ce  qu'il  a  perdu.  Ton  portrait  a  de  la  grâce  et 
de  la  beauté,  même  de  la  tienne,  il  est  assez  ressemblant,  et  peint 
pai'  un  habile  homme  :  mais  pour  en  être  content,  il  faudrait  ne  te  pas 
connaître. 

La  première  chose  que  je  lui  reproche  est  de  te  ressembler  et  de 
n'être  pasloi,  d'avoir  ta  figure  et  d'être  insensible.  Vainement  le  peintre 
a  cru  rendre  exactement  tes  yeux  et  tes  traits;  il  n'a  point  rendu  ce 
doux  sentiment  qui  les  vivifie,  et  sans  lequel,  tout  charmants  qu'ils  sont, 
ils  ne  ;  craicnt  rien.  C'est  dans  ton  cœur,  ma  Julie,  qu'est  le  fard  de 
ton  visage,  et  celui-là  ne  s'imite  |.uiiii.  Ceci  tient,  je  l'avoue,  à  l'insuf- 
fisam  e  de  l'art  ;  mais  c'est  au  moins  la  faute  de  l'artiste  de  n'avoir  pas 
été  exact  en  tout  ce  qui  dépendait  de  lui.  Par  exemple,  il  a  placé  la  ra- 
ciiie  des  cheveux  trop  loin  des  tempes,  ce  qui  donne  au  front  un  con- 
tour moins  agréable,  et  moins  de  finesse  au  regard.  Il  a  oublié  les  ra- 
meaux de  pourpre  que  font  en  cet  endroit  deux  ou  trois  petites  veines 
sous  la  peau,  à  peu  près  comme  dans  ces  fleurs  d'iris  que  nous  consi- 
dérions un  jour  au  jardin  de  Clarens.  Le  coloris  des  joues  est  trop  près 
des  yeux,  et  ne  se  fond  pas  délicieusement  en  couleur  de  rose  vers  le 
bas  du  visage  comme  sur  le  modèle;  on  dirait  que  c'esl  du  rouge  arti- 
ficiel plaque  comme  le  carmin  des  femmes  de  ce  pays.  Ce  défaut  n'est 
pas  peu  de  chose,  car  il  te  rend  l'œil  moins  doux  et  l'air  plus  hardi. 

Mais,  dis-moi,  qu'a-l-il  fait  de  ces  nichées  d'amours  qui  se  cachent 
aux  deux  coins  de  la  bouche,  et  que  dans  mes  jouis  fortunés  j'osais 
réchauffer  quelquefois  de  la  mienne?  Il  n'a  point  donné  leur  grâce  à 
ces  coins,  il  n'a  pas  mis  à  celte  bouche  ce  tour  agréable  et  sérieux  qui 
cliange  tout  à  coup  à  ton  moindre  sourire,  et  porte  au  ca>ur  je  ne  sais 
quel  encbaniemeut  inconnu,  je  ne  sais  quel  soudain  ravissement  que 
rien  ne  peut  exprimer.  Il  esi  vrai  que  ton  portrait  ne  peut  passer  du 
sérieux  au  sourire.  Ah  I  c'esl  précisément  de  quoi  je  me  plains  :  pour 
pouvoir  exprimer  tous  tes  charmes,  il  faudrait  le  peindre  dans  tous  les 
instants  de  la  vie. 

Passons  au  peintre  d'avoir  omis  quelques  beautés;  mais  en  quoi  il 
n'a  lias  fait  moins  de  tort  à  ton  visage,  c'est  d'avoir  omis  les  deiauts.  Il 
n'a  point  fait  cette  tache  presque  imperceptible  que  tu  as  sous  l'œil 
droit,  ni  celle  qui  est  au  cou  du  côte  gauche.  Il  n'a  point  mis....  ô 
dieux!  cet  homme  était-il  de  bronze'.'...  Il  a  oublié  la  petite  cicairice 
qui  t'est  restée  sous  la  lèvre.  Il  ta  fait  les  cheveux  et  les  sourcils  de  ia 


LA  NOIJVELLK  HÉLOISE. 


59 


Mùmc  couleur,  ce  qui  n'est  pns  :  los  sourcils  sont  [iliis  ciiiUains,  el  l(!S 
fli('\cii\  pins  rciidrés  : 

lliiMiiia  li'sl.l,  (Mxlii  azlliri,  i:  liiuni'  ciïln' 
HIniiilit  rlicvclurft,  yfUM  lil<;us  et  saurtils  bruns.  Maiiim. 


Il  -.1  f;iil  le  biis  <lii  vis.'iRi'  oxaciciiu'iit  ovale  ;  il  n'a  pas  remarqué  celte 
légère  siiuiosilé  qui,  séparant  le  enentiin  des  jones,  rend  leur  contour 
moins  n'ijnlier  et  plus  gr.wieuM.  Voila  les  dt'fanls  les  plus  sensibles.  Il 
en  a  omis  l)ean(oii|i  il'anins,  et  je  Ini  en  sais  Tort  mauvais  gré;  car  ce 
n'esl  pas  seulement  de  les  lieantés  ipic  je  suis  amoiueux,  mais  de  loi 
lont  entière  telle  (pie  tu  es.  Si  tu  ne  veux  pas  que  h'  pinceau  tc  prèle 
rien,  moi  je  ne  veii\  pas  (pi'il  t'ote  lien  ;  el  mou  coiur  se  soucie  aussi 
peu  (les  attraits  (pi(^  lu  n'as  pas,  ipi'il  esl  jaloux  de  ce  qui  tient  leur 
place. 

(.fuant  à  rajustement,  je  le  passerai  d'aulaiit  moins  que,  parée  ou 
négligée,  je  t'ai  toujours  vue  mise  avec  beaucoup  plus  de  goût  que  lu 
ne  l'es  dans  t(ui  porlrait.  La  coilTine  est  trop  chargée  :  on  me  dira  «pi'il 
n'y  a  (pie  des  ll(nirs;  eli  bien  !  C(!s  Heurs  sont  de  trop.  Te  sonviens-tu 
(II' ee  bal  oii  lu  [loilais  ton  babil  à  la  valaisanc,  etoii  ta  cousine  dit  que 
|e  iliiisais  en  pliiliis(i|)li(^ .'  lu  n'avais  pour  loiile  coiffure  qu'une  longue 
liesse  de  les  clieveiix  ronl('(^  aulour  de  ta  tèle  el  rattachée  avec  une 
aiguille  d'or,  à  la  manière  des  villagedises  de  lierne.  Non,  le  soleil  orné 
de  Ions  ses  rayons  n'a  pas  l'éclat  dont  tn  frappais  les  yeux  el  les 
((eiiis,  el  sûrement  (piicoinpie  te  vit  ce  jour-là  ne  t'oubliera  de  sa  vie. 
(l'esl  ainsi,  ma  ,lnlie,  ipie  lu  dois  être  coiffée  ;  c'est  l'or  de  tes  cheveux 
ipii  doit  parer  ton  visaj^e,  el  non  cetlc  rose  qui  les  cache  el  que  ion 
teint  llètiil.  Dis  à  la  cousine,  car  je  reconnais  ses  soins  el  son  choix, 
i|iie  (es  Meurs  dont  elle  a  (•ouvert  el  prtdaiié  ta  ebevclure  ne  sont  pas 
lie  iiieillenr  goût  que  celles  ipi'elle  recneilh^  dans  VAdonc,  el  qu'on  peut 
leur  passer  de  suppléer  à  la  l)eanlé,  mais  non  de  la  cacher. 

A  l'égard  du  buste,  il  esl  singulier  <prnn  amant  soit  là-dessiis  plus 
si'vere  qu'un  père;  mais  en  effet  je.  ne  t'y  trouve  pas  vêtue  avec  assez. 
de  soin.  Le  portrait  de  ,li;lie  doit  être  mode^te  comme  elle.  .\inouiI  ces 
secrets  n'appartiennent  ipi'à  loi.  Tu  dis  que  li;  peintre'  a  tout  tiré  de  son 
iiuagiiiation.  Je  le  crois,  j(^  le  crois!  Ah  !  s'il  eût  aperi,'»  le  moindre  de 
ces  charmes  voilés,  ses  yeux  l'ciissenl  dévoré,  mais  sa  main  n'eût  point 
lenlé  de  les  peindre  :  (lonripioi  laiil-il  iptc  son  art  léméraire  ail  teiilé 
de  les  imaginer?  Ce  n'est  pas  senleinenl  un  défaut  de  bienséance,  je 
soutiens  (|ue  c'est  encore  un  défaut  de  goût.  Oui,  Ion  visage  esl  trop 
chaste  pour  Mippoiter  le  (les(n(lie  de  ton  sein;  on  voit  que  rnii  de  ees 
deux  objels  doit  einpèelier  1  anire  de  par.'ilre  ;  il  n'y  a  que  le  délire  di' 
ramolli  ipii  puisse  les  accorder;  cl,  (piand  sa  main  ardente  ose  dévoi- 
ler celui  (pie  la  pudeur  couvre,  l'iMcsse  el  le  Iroiible  de  les  yeux  dit 
alors  (pii'  In  l'onblies,  el  non  (p.e  tu  l'exposes. 

Voilà  la  criliipie  (pi  ime  aileiilion  conliniielle  m'a  fait  faire  de  ton 
portrait.  .l'ai  eoiieu  là-desMis  h'  dessein  de  le  réfoi'iner  selon  mes  idées. 
in  lésai  comnnmiipiees  a  nu  peinlre  habile;  el,  sur  ce  (pi'il  a  déjà  fait, 
j'espère  le  voir  bientôt  plus  semblable  à  loi-mémo.  De  peur  de  gâterie 
iwrirail,  nous  essayons  les  chaMi^enienls  sur  une  copie  que  je  lui  en  ai 
l'ail_|faire,  et  il  ne  les  lransp(Mle  sur  l'original  (pie  (piand  nous  sommes 
bien  sûrs  (b;  leur  cflel.  I.liioiipio  je  dessine  assez,  médiocrement,  cet  ar- 
lisl(î  ne  peut  se  lasser  d  admirer  la  snblililé  de  mes  observations  ;  il  ne 
comprend  pas  combien  celui  ipii  me  les  diet(^  est  un  maiire  plus  savant 
que  lui.  Je  lui  parais  aussi  (piclqnel'ois  fort  bizarre  :  il  dit  ipie  je  ?nis  le 
premier  amant  (pii  s'.ivise  (b;  cacher  des  (dqels  qu'on  ii'c\|io^e  jamais 
a.<sez  au  gré  des  aiilres  ;  el  (piand  je  lui  rep(Uids  que  c'est  pour  mieux 
te  voir  loiil  enliere  que  je  l'habille  avec  l.ml  de  soin,  il  me  regarde 
comme  nu  fou  Ah  !  (pie  ton  poi  irait  serait  bien  plus  louchanl  si  je  pou- 
vais invenler  (les  moyens  d'y  inonlrer  Ion  àine  avec  Ion  visage,  el  dy 
peindre  à  la  fois  la  modeslie  et  les  allrails!  Je  le  jure,  ma  Julie,  ipi'ils 
gagneront  beaucoup  à  celle  rid(nine.  On  n'y  vovail  ipie  ceux  (pi'avail 
supposés  le  peinlre,  et  le  speclaleiir  ému  les  supposera  lels  ipi'ils  sont. 
Je  ne  sais  quel  enehanlemeiil  secret  règne  dans  l,i  personne,  mais  lotit 
ce  ((iii  la  tonehe  semble  y  parliei|ier  ;  il  ne  faut  qu'apercevoir  un  coin 
de  ta  robe  pour  adorer  celle  ipii  la  porte.  On  sent,  en  regardant  Ion 
ajustement,  ipie  c'esl  p.irlout  le  voile  des  gràceîi  qui  couvre  la  beauté, 
el  le  goùl  de  la  niodesie  parure  semble  annoncer  an  cniir  tous  les 
charmes  qu'elle  reci'Ie. 


LUfini';  XXVI, 


Julie,  d  Julie  !  ("i  loi  qn'nu  lemps  j'osais  appeler  mienne,  el  doni  je 
profane  aujonririiiii  h"  nom!  la  plui\ie  échappe  à  ma  main  Iremblanle  : 
nies  larmes  iuiiiideiit  le  papiei  ;  j'ai  peine  a  bniner  les  premiers  Irails 
d'une  lellre  ipi'd  ne  fall.dt  jamais  écrire;  je  ne  |>uis  iii  me  lairc  ni  par- 


ler. Viens,  hfiiiorabip,  cl  chhte  image,  viens  épurer  et  raffermir  mi 
c<pnr  avili  par  la  honte  et  brisé  par  le  repentir.  Soutiens  mon  courage 
qui  s'éicini,  doiim!  à  mes  remords  la  force  d'avouer  le  crime  iuvoltju- 
laire.qiie  Ion  absence  cn'iKlaissé  (ionimeltre. 

Une  m  vas  avoir  de  mi'pris  pour  un  coupable  I  mais  bien  moins  que 
je  iVeii  ai  moi-même.  Quelque  abject  que  j'aille  être  à  les  yeux,  je  le 
suis  cent  fois  plus  aux  miens  propres;  car,  en  me  voyant  Ici  que  je 
suis,  ce  ipii  m'humilie  le  plus  encore,  c'est  de  le  voir,  de  U-  sentir  au 
bmd  de  mon  cour,  dans  un  lieu  désormais  si  peu  digne  de  loi,  et  de 
songer  (pu;  le  souvenir  des  plus  vrais  plaisirs  de  l'amour  n'a  nu  garantir 
mes  sens  d'un  piège  sans  api>as  et  d'un  crime  sans  tliaruies  . 

Tel  esl  l'excès  de  ma  confusion,  qu'en  re<.'Ouraiil  a  la  clémence,  je 
crains  même  de  souiller  tes  regards  sur  ces  lignes  par  l'aveu  de  mou 
forfait,  l'aiilonnc,  àme  pure  et  chaste,  un  récit  que  j'épargnerais  à  ta 
modeslie  s'il  n'était  un  moyen  d'expier  mes  égarements.  Je  suis  indigne 
de  les  lionK's,  je  le  sais;  je  suis  vil,  bas,  méprisable;  mais  au  moins  je 
ne  serai  ni  faux  ni  trompeur,  el  j'aime  mieux  que  tu  m'ijics  ton  cœur 
el  la  vie  (pie  de  t'abuser  un  seul  inonient.  He  peiird  êirc  tenté  de  cher- 
cher des  excuses  qui  ne  me  rendraient  que  plus  criminel,  je  me  bornerai 
à  te  faire  un  détail  exact  de  ce  qui  m'est  arrivé.  Il  sera  aussi  sincère 
que  mon  regret;  c'est  tout  ce  que  je  me  permettrai  de  dire  en  ma 
faveur. 

J'avais  fait  connaissance  avec  quelques  officiers  aux  gardes  et  autres 
jeunes  gens  de  nos  compalrioles,  aiixfpiels  je  irouvais  un  mi-riie  nalurel, 
(pie  j'avais  regret  d(!  voir  gâter  par  l'iinilalion  de  je  ne  sais  tpiels  faux 
airs  qui  ne  sont  pas  faits  pour  eux.  Ils  se  inoipiaient  à  leur  tour  de  me 
voir  conserver  dans  Paris  la  simplicité  des  antiques  mo-iirs  helvétiques. 
Ils  prirent  mes  maximes  et  mes  manières  pour  des  leçmis  indirectes 
dont  ils  fiirenl  .choqués,  el  résolurent  de  me  faire  changer  de  ton  àquel- 
ipic  prix  (pie  ce  fûi.  Apres  plusieurs  tenlalives  qui  ne  réussirent  point, 
ils  eu  (ireiil  une  mieux  concertée  ipii  n'eut  que  trop  de  succès.  Hier 
malin  ils  vinreul  me  proposer  d'aller  soiip(!r  chez  la  femme  d'un  colonel, 
qu'ils  me  iionnm'icnt,  et  ipii,  sur  le  bruit  de  ma  sagesse,  avait,  disaient- 
ils,  envie  de  faire  ( onnaissance  avec  moi.  Assez  sot  pour  donner  dans 
e('  persillage,  je  leur  représentai  qu'il  serait  mieux  d'aller  preiniere- 
iiieiil  lui  faire  visite  ;  mais  ils  se  nioqucrcnt  de  mon  scriquile,  me  disant 
(pie  la  liaiK  bise  suisse  ne  coinpoilait  pas  lanl  de  façon,  et  que  ces  ma- 
nières c('ienionieuses  ne  serviraient  ipi'a  lui  donner  mauvaise  opinion 
de  moi.  A  neuf  beiires  nous  nous  rendîmes  donc  chez,  la  dame,  l.lle 
vint  lions  ree(!voir  sur  rescaher,  ce  que  je  n'avais  encore  ohservi;  nulle 
part.  Eu  entrant  je  vis  à  des  bras  de  cheminée  de  vieilles  bougies  qu'on 
venait  d'allumer,  el  partout  un  certain  air  d'apprêt  (pii  ne  me  plut  point. 
I.a  maîtresse  de  la  maison  nie  parut  jolie,  quoiipie  un  peu  passée;  d'au- 
ires  l'ennues  à  peu  près  du  même  .âge  et  d'une  semblable  ligure  étaient 
avec  (Ile  :  leur  parure,  assez  brillante,  avait  plus  d'éclat  que  de  goût; 
mais  j'ai  (l(;jà  remaripié  (pie  c'est  un  point  sur  leipiel  (ui  ne  peut  guère 
juner  en  (('  pavs  de  l'état  dune  femme. 

Les  premiers  e(HnptimenIs  se  passèrent  à  peu  près  ctunnie  partout; 
l'iisase  (lu  monde  apprend  à  les  abréger  ou  à  les  tourner  vers  l'enjoue- 
menravaiil  ipi'ils  i  nnnienl.  Il  n'en  bu  pas  loul  à  fait  de  même  silôl  que 
la  conversalion  devini  générale  el  sérieuse.  Je  crus  trouver  à  ces  dames 
un  air  eonlrainl  el  gêné,  comme  si  ce  ton  ne  leur  cùl  pas  été  familier: 
el,  pour  la  preniière  fois  depuis  que  j'étais  à  Paris,  je  vis  des  femmes 
einliarrassees  à  soutenir  un  enlrelien  raisonnable.  Pour  trouver  une 
matière  aisée,  elles  se  jelèrcnl  sur  leurs  affaires  de  famille,  el.  (  onime 
j(!  n'en  connaissais  pas  une,  chacune  dit  de  la  sienne  ce  (prelle  v(uiliii. 
Jamais  je  n'avais  tant  oui  parler  de  .M.  le  colonel;  ce  ipii  in'éionnaii 
dans  un  pavs  où  l'usage  est  d'appeler  les  gens  par  leurs  noms  plus  que 
par  II  iirs  litres,  et  où  ceux  qui  ont  celui-là  en  porient  ordinairemeni 
d'autres. 

Lette  fausse  dignité  fit  bienu'il  place  à  des  manières  plus  nainrelles. 
On  s<î  mil  à  causer  lont  bas;  et.  reprenant  sans -y  penser  un  ton  de 
familiarité  peu  décente,  on  cbucholail.  mi  souriail  en  no»  regardanc. 
laudis  (pie  la  dame  de  la  maison  me  questiounail  sur  l'élal  de  mou 
(diir  d'ini  cerlaiii  Ion  résolu  qui  n'était  guère  propre  à  le  gagner  On 
servit  ;  et  la  libiilé  de  la  table,  qui  semble  coiifoiidre  tous  les  étals, 
mais  (pii  met  i  liacnn  à  sa  place  sans  qu'il  v  songe,  acheva  de  m'ap- 
lireii.lre  en  quel  lien  j'étais.  Il  était  trop  lard  pour  m'en  dédire,  'liraul 
donc  ma  sûrele  de  ma  répugnance,  je  consacrai  cette  S(uree  a  ma  folic- 
lion  d'observateur,  et  résolus  demplover  à  counaiire  cet  ordre  de  femmes 
la  seule  occasion  que  j'en  aurais  de  ma  vie.  Je  tirai  peu  de  fruils  de 
mes  remarques;  elles  avaient  si  peu  d'idéo  de  leur  eial  présent,  si  peu 
de  prévovauee  pour  l'avenir,  el,  hors  du  jargon  de  leur  métier,  elles 
étaient  si  slupides  à  lous  ésards.  que  le  mépris  effaça  bientôt  la  pilie 
(lue  j'avais  dabmd  d'elles.  Rn  parlant  du  plaisir  même,  je  vis  qu'elles 
elaiiiil  incapables  d'en  ressonlir.  Kllcs  me  parurent  d'une  violente  avi- 
(lili-  pour  loin  ee  (pii  pouvait  lemer  leur  avarice  :  à  cela  près,  je  n'en- 
leiidis  sonir  de  leur  bouche  aucun  mol  qui  parlil  du  firnr.  J'admirai 
ciuiuneul  d'homiêles  gens  pouvaient  supporter  nue  société  si  dégort- 
lanle.  l!'eûl  éU-  leur  imposer  nue  peine  cruelle,  à  mon  avis,  que  de  les 
( oiid  imner  au  senre  de  vie  qu'ils  ehoisissaieul  eux-mêmes. 

repeiidant  h"  S(Uiper  se  prolougeail  el  devenait  brnyaiil.  Au  delaul 
de  l'amour,  le  vin  eehaiilTait  les  i-onvives.  les  discours  n'elaient  |M>s 
lendres.  mais  déshoiinêus.  et  h  s  femmes  tàehaieiil  d'exciler.  par  le 
,!esordi(>  de  leur  ajustement,  les  désirs  qui  l'auraieni  dû  causer.  D'à- 


60 


LA  NOUVFXLE  HÉLOISE. 


l 


bord  loul  cela  ne  fil  sur  moi  qn'iiii  effet  contraire,  et  tous  leurs  efforts 
pour  me  séduire  ne  servaient  qn'li  me  rebuter.  Douce  pudeur,  disais-je 
en  moi-même,  suprême  volupté  de  l'amour,  que  de  cbarniesperd  une 
femme  au  moment  qu'elle  renonce  à  loi  1  combien,  si  elles  connaissaient 
ton  empire,  elles  meltraient  de  soins  à  le  conserver,  sinon  par  homiè- 
leté,  du  moins  par  coquetterie  !  mais  ou  ne  joue  point  la  pudeur,  il  n'y 
a  point  d'artifice  plus  ridicule  (pie  celui  qui  la  veut  imiter.  (Juelle  diffé- 
rence, pensais-je  encore,  de  la  grossière  impudence  de  ces  créatures 
et  de  Iciu's  e(piiviiqiii'5  licencieuses  à  ces  regards  timides  et  passionnés, 
à  ces  prii|)(]S  pleins  de  niodcslie,  de  grâce  et  de  sciiliiiient,  dont...  Je 
n'osais  achever  ;  je  rouiïissais  de  ces  indignes  ((im|i;iraisons...  Je  me 
reprochais  conune  autant  de  crimes  les  cliarniaul>  souvenirs  qui  me 
poursuivaient  malgré  moi...  En  quels  lieux  os;iis-je  peiiser  à  celle... 
llélas!  ne  pouvant  écarter  de  mon  cœur  une  trop  diére  image,  je  m'ef- 
forçais de  la  voiler. 

Le  bruit,  les  propos  que  j'entendais,  les  objets  qui  frappaient  mes 
yeux,  m'échaufl'èrent  insensiblement  :  mes  deux  voisines  ne  cessaient 
de  me  faire  des  agaceries,  qui  furent  enfin  poussées  trop  loin  pour  me 
laisser  de  sang-froid.  Je  sentis  que  ma  têle  s'embarrassait  :  j'avais  tou- 
jours bn  mou  vin  fort  trempé,  j'y  mis  plus  d'eau  encore,  et  enfin  je 
m'avisaide  la  boire  pure. 
Alors  seulemenl  je  m'a- 
perçus que  celte  eau  '  .  li' 
prétendue  était  du  vin 
lilanc,  et  que  j'avais  élé 
trompé  tout  le  long  du 
repas.  Je  ne  Ils  point 
des  plaintes  qui  ne  m'au- 
raient attiré  que  des  rail- 
leries. Jecessaideboire. 
Il  n'était  plus  temps;  le 
mal  était  fait.  L'ivresse 
ne  tarda  pas  à  m'oter  le 
peu  de  connaissance  qui 
me  restait  Je  fus  sur- 
pris, en  revenant  à  nmi, 
de  me  trouver  dans  un 
cabinet  reculé,  entre  les 
bras  d'une  de  ces  créa- 
tures, et  j'eus  au  nième 
instant  le  désespoir  di' 
me  sentir  aussi  cou|ialile 
que  je  pouvais  l'être... 

J  ai  fini  ce  récit  af- 
freux :  qu'il  ne  souille 
plus  les  regards  ni  ma 
mémoire.  0  loi  dont 
j'attends  mon  jugement, 
l'implore  la  rigueur.'je 
la  mérite.  (Juel  que  soit 
mon  châtiment ,  il  me 
sera  moins  cruel  que  le 
souvenir  de  mon  crime. 


LETTRE  XXVII. 


Rassure/.-vous  sur  la 
crainte  de  m'avoir  irri- 
tée ;  voire  lellre  m'a 
donné  plus  de  doulciu' 
que  de  colère.  Ce  n'est 
pas  moi,  c'est  vous  que 
vous  avez  offensé  par 
un  désordre  auquel  le 
cœur  n'eut  point  de  part. 
Je  n'en  suis  que  plus  af- 
fligée :  j'aimerais  mieux 


Juhc  ;iu  flicvcl  du  lit  de  sa  i 


vous  voir  m'outrager  que  vous  avilir,  et  le  mal  que  vous  vous  faites  est 
le  seul  que  je  ne  puis  vous  pardonner. 

A  ne  regarder  que  la  faute  dont  vous  rougissez,  vous  vous  trouvez 
bien  plus  coupable  (pie  vous  ne  l'êtes,  et  je  ne  vois  guère  en  cette  occa- 
sion que  de  l'imprudence  à  vous  reprocher  :  mais  ceci  vient  de  plus  loin 
et  tient  à  une  plus  profonde  racine,  que  vous  n'apercevez  pas,  et  qu'il 
laul  que  l'amitié  vous  découvre. 

Votre  première  erreur  est  d'avoir  pris  une  mauvaise  route  en  entrant 
dans  le  monde  :  plus  vous  avancez,  plus  vous  vous  égarez;  et  je  vois 
en  frémissant  que  vous  êtes  perdu  si  vous  ne  revenez  sur  vos  pas.  Vous 
vous  laissez  conduire  insensibleineul  dans  le  piège  quej'avais  craint. 


Les  grossières  amorces  du  vice  ne  pouvaient  d'abord  vous  séduire;  mais 
la  mauvaise  compagnie  a  commencé  par  abuser  votre  raison  pour  cor- 
rompre votre  vertu,  et  fait  déj4  sur  vos  mœurs  le  premier  essai  de  ses 
maximes. 

Quoique  vous  ne  m'ayez  rien  dit  en  particulier  des  habitudes  que  vous 
vous  êtes  faites  à  Paris,  il  est  aisé  de  juger  de  vos  sociétés  par  vos 
lettres,  et  de  ceux  qui  vous  montrent  les  objets  par  votre  manière  de 
les  voir.  Je  ne  vous  ai  point  caché  combien  j'étais  peu  contente  de  vos 
relaiions  :  vous  avez  continué  sur  le  même  ton,  et  mon  déplaisir  n'a 
fait  qu'augmenter.  En  vérité  l'on  prendrait  ces  lettres  pour  les  sar- 
casmes d  un  pelit-maitre  plutiJt  que  pour  les  relations  d'un  philosophe, 
et  l'on  a  peine  à  les  croire  de  la  même  main  que  celles  que  vous 
m'écriviez  autrefois.  Quoi  !  vous  pensez  étudier  les  hommes  dans  les 
petites  manières  de  quelques  coteries  de  précieuses  ou  de  gens  dés- 
œuvrés; et  ce  vernis  extérieur  et  changeant,  qui  devait  à  peine  frapper 
vos  yeux,  fait  le  fond  de  toutes  vos  remarques!  Etait-ce  la  peine  de 
recueillir  avec  tant  de  soin  des  usages  et  des  bienséances  qui  n'existe- 
ront plus  dans  dix  ans  d'ici,  tandis  que  les  ressorts  éternels  du  cœur 
humain,  le  jeu  secret  et  durable  des  passions,  échappent  à  vos  recher- 
ches? Prenons  votre  leltre  sur  les  femmes,  qu'y  trouverai-je  qui  puisse 

m'apprendre  à  les  con- 
naître? Quelque  descrip- 
tion de  leur  parure,  diiiil 
tout  le  monde  est  in- 
struit; quehpies  obsci- 
valioiis  malignes  sur  km 
niaiiicrc  de  se  mettre  cl 
de  se  iireseulcr,  quelijin' 
idée  du  d(;s(irilro  d'iiii 
petit  nombre  .  injuslc- 
ment  généralisée  :  com- 
me si  tous  les  sentiments 
honnêtes  élaient  éteints 
à  Paris,  et  que  toutes  les 
femmes  y  allassent  en 
carrosse  et  aux  premiè- 
res loges!  M'avez-vous 
rien  dit  qui  m'instruise 
solidement  de  leuis 
goûts,  de  leurs  maximes, 
de  leur  vrai  caractère? 
et  n'esl-il  pas  bien  étran- 
ge qu'en  parlant  des 
femmes  d'un  pays ,  un 
homme  sage  ait  oublié 
ce  (|iii  leçaide  les  soins 
(l(iiiii>iii|iii>  et  l'éduea- 
ii(iiiilesciir:iiiis?Lascule 
chose  qui  semble  être 
de  vous  dans  toute  celle 
lettre,  c'est  le  plaisir 
avec  leipicl  vous  louez 
leur  bon  naturel  et  (|ui 
fait  honneur  au  vôtre  ; 
encore  n'avez-vous  fait 
en  cela  que  rendre  jus- 
tice au  sexe  en  général  : 
et  dans  quel  pays  du 
monde  la  douceur  et  la 
(iiiuniiséralion  ne  sont- 
elles  lias  r:iiiiiable  par- 
lage  (les  femmes? 

Quelle  différence  de 
tableau  si  vous  m'eussiez 
peint  ce  que  vous  aviez 
vu  plui()t  (|ue  ce  qu'on 
vous  avait  dit ,  ou  du 
moins  que  vous  n'eussiez 
consulté  que  des  gens 
sensés  !  Faut-il  que  vous, 
qui  avez  tant  pris  de 
soins  à  conserver  votre 
jugement,  alliez  le  per- 
dre comme  de  propos 
délibéré  dans  le  commerce  d'une  jeunesse  inconsidérée,  qui  ne  cherche, 
dans  la  société  des  sanes,  qu'à  les  séduire,  et  non  pas  à  les  imiter  !  Vous 
K-aidez  a  (le  fausses  ( ouveiiaiK  es  d'âge  qui  ne  vous  vont  point,  et  vous 
oiililie/  celles  de  lumières  et  de  raison  qui  VOUS  sont  essentielles.  Mal  • 
gie  Uiiii  voiie  cniiioiieiiicni ,  vous  êtes  le  plus  facile  des  hommes;  «H, 
malgré  la  maturiié  de  votre  esprit,  vous  vous  laissez  tellement  conduire 
par  ceux  avec  qui  vous  vivez  ,  que  vous  ne  sauriez  fréquenter  des  gens 
de  votre  âge  sans  en  descendre  et  redevenir  enfant.  Ainsi  vous  vous 
dégradez  en  pensant  vous  assortir,  et  c'est  vous  mettre  au-dessous  de 
r  vous-même  que  de  ne  pas  choisir  des  amis  plus  sages  que  vous. 

Je  ne  vous  reproche  point  d'avoir  été  conduit  sans  le  savoir  dans  une 


LA  NOUVFXLE  HÉLOISE. 


VA 


!ii:iisi)ii  (It>li()iiiii'i(;  ;  mais  je  vous  reproche  d'y  avoir  étii  ((HKliiii  par  de 
jiiMiis  ollli  icis  (|iii'  vous  ne  deviez  pas  coriiiailre,  ou  du  llll)ill^  :iii\(iuels 
vous  ui;  dcvic/.  pas  laisser  diriger  vos  auuisemenls.  (jiiaiil  au  pinjcl  de 
les  raiiieuer  à  vos  principes,  j'y  trouve  plus  de  /.élc  (|ue  de  pi  uili'oce  ;  si 
vous  éles  trop  sérieux  pour  être  leur  camarade  ,  vous  êtes  trop  jeune 
pour  èire  leur  Mentor,  et  vous  ne  devez  vous  mêler  de  réformer  auirui 
(|ue  (|uaud  vous  n'aurez  plus  rien  à  l'aire  en  vous-même. 

Une  seconde  faute  plus  grave  encore  el  beaucoup  moins  pardoiuiable 
est  d'avoir  pu  passer  volontairement  la  soirée  dans  un  lieu  si  peu  digne 
de  vous,  et  de  n'avoir  pas  fui  dès  le  premier  instant  où  vous  avez  connu 
dans  (|uel!e  maison  vous  étiez.  Vos  excuses  là-dessus  sont  pitoyables. 
//  était  trop  tard  pour  s'en  dédire!  comme  s'il  y  avait  qucltpie  espèce 
de  bicnsi^ance  en  de  pareils  lieux ,  ou  «pie  la  bienséance  dût  jamais 
l'emporter  sur  la  vertu,  et  qu'il  fût  jamais  trop  tard  pour  s'empêcher  de 
mal  faire  !  Quant  à  la  sécurité  que  vous  tiriez  d(;  votre  répugnance,  je 
n'en  dirai  lien,  l'événement  vous  a  montré  couibieu  elle  était  fondée. 
Parlez  i)Ilis  franclieuient  à  celle  qui  sait  lire  dans  votie  coeur;  c'est  la 
lioiile  qui  vous  retint.  Vous  craignîtes  qu'on  ne.  se  mocpiàt  de  vous  en 
soiiaiil  ;  u]i  uioiiient  de  buée  vous  (it  peur,  et  vous  aimâtes  nii<'ii\  vous 
exposer  aux  reiuoids  qu'à  la  raillerie.  Savez-vous  bien  (pielle  maxiiiK^ 
vous  suivîtes  en  cette  occasion'.'  celle  qui  la  première  introduit  le  vice 
dans  une  âme  bien  née,  étouffe  la  voix  de  la  conscience  par  la  clameur 
piilili(pie,  et  réprime  l'audace  de  bien  faire  par  la  crainte  du  blàtiie. 
Tri  vaincrait  les  leiilalions  rpil  siierouilie  aux  mauvais  exeuqiles  :  tel 
ruii^il  d  l'Ii-e  iModcsle  el  devienl  elIVoiilc  par  honte;  et  cette  mauvaise 
iKjule  COI  roiiqit  plus  de  cœurs  lioiuiètes  ipie  les  mauvaises  inclinations. 
Voilà  surtout  de  quoi  vous  avez  à  préserver  le  votre  ;  car,  qiuji  que  vous 
lassiez ,  la  crainte  du  ridicule  que  vous  méprisez  vous  domine  pourtant 
maigni  vous.  Vous  braveriez  plutôt  cent  périls  (pi'inie  raillerie  ,  el  l'on 
ne  vit  jamais  lant  de  timidité  jointe  à  inie  àine  aussi  intii'pide. 


Sans  vous  étaler  coiilre  ee  di'l'aut  des  préeeples  de  morale  iine  vous 
savez  mieux  i\uv  moi  ,  je  me  eonlenterai  de  vous  proposer  un  moyeu 
pour  vous  en  garanlir,  plus  facile  el  plus  sur  peiit-èire  que  lous  les  rai- 
soiioemeuts  de  la  philoso|diie:  c'est  de  faire  dans  votre  esprit  une  le- 
-cic  iranspositioii  de  temps,  et  d'anticiper  sur  l'avenir  de  quelques  nn- 
iihics.  Si ,  dans  ce  malheureux  souper,  vous  vous  fussiez  fortiiié  contre 
un  luslanl  de  moquerie  de  la  part  des  convives  par  l'idée  de  l'état  où 
Milri'  aille  allail  cire  silol  cpie  vous  seriez  dans  la  rue;  si  vous  vous  fiis- 
sic/  rciiresciité  le  eoiilciileiiieiil  iiilérieur  d'échapper  aux  pièges  du  vice, 
l'avaiilane  de  prendre  d'abord  celle  liahiliide  de  vaincre  qui  en  facilite 
le  pouvoir,  le  plaisir  que  vous  eût  donne  la  coiisciciK c  de  \olre  victoire, 
celui  de  me  la  décrire ,  celui  que  j'en  aurais  reçu  moi-même ,  esl-il 


croyable  que  tout  cela  ne  l'eût  pas  emporté  «nr  une  répugnance  d'un 
instant,  à  laquelle  vous  n'eussiez  jamais  cédé  si  vous  en  aviez  envisagé 
les  suites  '.'  Encore,  qu'est-ce  que  cette  répugnance  qui  met  un  prix  aux 
raillei  ies  de  gens  dont  l'estime  n'en  peut  avoir  aucun  '.'  Infailliblement 
celle  K  ll(  \ion  vous  eût  sauvé:  pour  un  moment  de  mauvaise  honte, 
nue  houle  beaucoup  plus  juste ,  plus  durable,  les  regrets,  le  danger; 
et ,  pour  ne  rien  dissimuler,  votre  amie  eût  versé  quel(|ues  larmes  de 
moins. 


I.a  lî'ccptiou  sur  rescilier.  —  it-t.  x\ 


Vous  voiilùles  ,  dites  vous,  melire  à  prolit  celle  soirée  pour  voire 
foui  lion  d  observaleiir.  Quel  soin!  ipiel  eiiipl<iil  (jue  vos  excuses  nie 
font  rougir  de  vous  !  Ne  serez-vous  point  aussi  curieux  d'observer  ini 
joui  lis  voleurs  dans  leurs  cavernes,  et  de  voir  comment  ils  s'y  pren- 
nent pour  dévaliser  les  passants.'  Ignorez-vous  qu'il  y  a  des  objets  si 
odieux  qu'il  n'est  pas  même  permis  à  l'homme  d'honneur  de  les  voir,  el 
que  l'indignation  de  la  vertu  ne  peiil  supporter  le  spectacle  du  vice .'  Le 
sage  observe  le  désordre  public  qu'il  ne  peut  arrêter;  il  l'observe,  et 
montre  sur  son  visage  atlrislè  la  douleur  ipi'il  lui  cause;  mais,  quant 
aux  désordres  particuliers,  il  s'y  oppose,  ou  deioiii  ne  les  yeux  de  peur 
qu'ils  ne  s'autorisent  de  sa  présence  D'ailleurs  ,  etait-il  besoin  de  voir 
de  pareilli's  socieh's  pour  juger  de  ce  cpii  s'y  (lasse  et  des  discours  qu'on 
v  liiiil?  l'oiii  moi,  sur  leur  si'iil  objet  plus  que  sur  le  peu  que  vous  m'en 
.'ive/,  dit  je  devine  ais<iiieiil  loiil  le  icsie;  et  l'idée  des  plaisirs  qu'on 
V  trouve  nie  fait  coiuiailre  assez  les  ;;ens  (]ui  les  cherchent. 

Je  ne  sais  si  voire  coiiiiiioile  philosophie  adopte  déjà  les  maximes 
qu'on  dit  établies  dans  les  grandes  villes  pour  tolérer  de  semblables 
lieux  ;  mais  j'espère  au  moins  que  vous  n'êtes  pas  de  ceux  qui  se  mé- 
prisent assez  pour  s'en  permelire  l'usage  ,  sous  prétexte  de  je  ne  sais 
quelle  chimérique  nécessité  qui  n'est  connue  que  des  gens  de  mauvaise 
vie  :  comme  si  les  deux  sexes  elaieni,  sur  ce  point,  de  nature  diffé- 
rente ,  et  ipie  dans  l'abseuee  ou  le  célibat  il  fallût  à  Ihonnête  homme 
des  ressources  dont  l'honnête  femme  n'a  pas  besoin!  Si  celte  erreur  ne 
vous  mène  pas  chez  des  prostituées,  j'ai  bien  peur  qu'elle  ne  continue 
à  vous  égarer  vous-même.  Ah  1  si  vous  voulez  être  méprisable,  soyez-le 


62 


LA  NOL'VELLE  HÉLOISE. 


au  moins  sans  prétcxtf,'et  n'ajoutez  point  le  mensonge  à  la  crapule. 
Tous  ces  pi'élemliis  besoins  n'ont  point  leur  source  clans  la  liaiuro,  mais 
dans  la  volunlaire  dépravation  des  sens.  Les  illusions  même  de  l'amour 
se  purilieiit  dans  un  cœur  cliaste,  et  ne  corronipeni  qu'un  cœur  déjà 
corrompu  :  au  contraire,  la  pureté  se  soutient  par  elle-même;  les  désirs 
toujours  réprimes  s'accoulumeut  à  ne  pins  renaître,  et  les  tentations 
ne  se  multiplient  que  par  riial)ilude  d'y  succomber.  L'amitié  m'a  l'ait 
snnnonler  deux  l'ois  ma  répugnance  à  traiter  uu  pareil  sujet  :  celle-ci 
sera  la  dernière;  car  à  quel  titre  espérerais-je  obtenir  de  vous  ce  que 
vous  aurez  refusé  à  riimmèteté,  à  l'amour,  et  à  la  raison? 

Je  reviens  au  point  important  par  lequel  j'ai  commeueé  cette  lettre. 
A  vingl-iui  ans  vous  m'écriviez  du  Valais  des  descriptions  graves  et  ju- 
dicieuses; à  vingt-cinq  vous  m'envoyez  de  Paris  des  colilicliets  de  lettres, 
oîi  le  sens  et  la  raison  sont  partout  sacrifiés  à  un  certain  tour  plaisant , 
fort  éloigné  de  votre  caractère.  Je  ne  sais  comment  vous  avez  fait; 
mais,  depuis  que  vous  vivez  dans  le  séjour  des  talents,  les  vôtres  pa- 
raissent diminués;  vous  aviez  gagné  chez  les  paysans,  et  vous  perdez 
(larmi  les  lieaux  esprits.  Ce  n'est  pas  la  faute  du  pays  où  vous  vivez, 
mais  des  connaissances  que  vous  y  avez  faites  ;  car  il  n'y  a  rien  qui  de- 
mande tant  de  choix  que  le  mélange  de  l'excellent  et  du  pire.  Si  vous 
voidez  étudier  le  monde  ,  fréquentez  les  gens  sensés  qui  le  connaissent 
par  une  longue  expérience  et  de  paisibles  observations ,  non  de  jeunes 
étourdis  qui  n'en  voient  que  la  superficie,  et  des  ridicules  qu'ils  font 
eux-mêmes.  Paris  est  |ilein  de  savants  accoutumés  à  réflécliir,  et  à  qui 
ce  grand  théâtre  eu  ollrc  tous  les  jours  le  sujet.  Vous  ne  me  ferez  point 
croire  quex;tïS  liommes  graves  et  slu, lieux  vont  courant  comme  vous  de 
maison  en  maison,  de  coterie  m  foleiie,  pour  amuser  les  femmes  et 
les  jeunes  gens ,  et  mettra;  toute  la  pliiloxipliie  en  babil.  Ils  ont  trop  de 
dignité  pour  avilir  ainsi  leur  état,  prostilner  Icm's  talents,  et  soutenir, 
par  leur  exemple,  des  mœurs  cpi'ils  devraient  corriger.  (Juand  la  plupart 
le  feraient,  sûrement  plusieurs  ne  le  font  point,  et  c'est  ceux-là  que 
vous  devez  rechercher. 

N'est-il  pas  singulier  encore  que  vous  donniez  vous-même  dans  le 
défaut  que  vous  reprochez  aux  modernes  auteurs  comi(|ues;  que  Paris 
ne  soit  plein  pour  vous  que  de  gens  de  condition  ;  que  ceux  de  votre 
étal  soient  les  seuls  dont  vous  ne  parliez  point?  comme  ti  les  vains  pré- 
jugés de  la  noblesse  ne  vous  coûtaient  pas  assez  cher  pour  les  haïr,  et 
que  vous  crussiez  voiis  dégrader  en  fré(|uenlani  dlionnètcs  bourgeois, 
ipii  sont  peut-être  l'ordre  le  plus  respectable  du  pays  où  vous  êtes  !  Vous 
avez  beau  vous  excuser  sur  les  connaissances  de  nùlord  Edouard;  avec 
celles-là  vous  en  eussiez  bientôt  fait  d'auiies  dans  un  crdre  inférieur. 
Tant  de  gens  veulent  monter,  qu'il  est  touj<uirs  aisé  de  descendre;  et, 
de  voire  propre  aveu,  c'est  le  seul  moyen  de  conuaîiro  les  véritables 
mœurs  d'un  peuple,  que  d'étudier  sa  vie  privée  dans  les  états  les  plus 
nombreux  ;  car  s'arrêter  aux  gens  qui  représentent  toujours  c'est  ne 
voir  que  des  comédiens. 

Je  voudrais  que  votre  curiosité  allât  plus  loin  encore.  Pourquoi,  dans 
une  ville  si  riche,  le  bas  peuple  est-il  si  miséiable,  tandis  que  la  misère 
extrême  est  si  rare  parmi  nous,  où  l'on  ne  voit  point  de  millionnaires? 
Cette  question ,  ce  nie  semlile,  est  bien  digne  de  vos  recherches  ;  mais 
ce  n'est  pas  chez  les  gens  avec  qui  vous  vivez  que  vous  devez  vous  at- 
tendre à  la  résoudre.  C'est  dans  les  appartements  dorés  qu'un  écolier 
va  prendre  les  airs  du  monde  ;  mais  le  sage  en  apprend  les  mystères 
dans  la  chaumière  du  pauvre.  C'est  là  qu'on  voit  sensiblement  les  obs- 
cures manoeuvres  du  vice,  qu'il  couvre  de  paroles  fardées  au  milieu 
d'un  cercle  :  c'est  là  qu'on  s'instruit  par  quelles  iniipiilés  secrètes  le 
puissant  et  le  riche  arrachent  un  reste  de  pain  noir  à  l'opprimé  qu'ils 
feignent  de  plaindre  en  public.  Ah  !  si  j'en  crois  ims  vieux  militaires, 
que  de  choses  vous  apprendriez  dans  les  greniers  d'un  cinquième  étage, 
qu'on  ensevelit  dans  un  profond  secret  dans  les  hôtels  du  faubourg 
Saint-Germain  !  et  que  tant  de  beaux  parleurs  seraient  confus,  avec 
leurs  feintes  maxinies  d'humanité,  si  tous  les  malheureux  qu'ils  ont 
faits  se  présentaient  pour  les  démentir  ! 

Je  sais  qu'on  n'aime  pas  le  spectacle  de  la  misère  qu'on  ne  peut  sou- 
lager, et  que  le  riche  même  détourne  ses  yeux  du  pauvre  qu'il  refuse 
de  secourir  ;  mais  ce  n'est  pas  d'argent  sculenieul  qu'ont  besoin  les  in- 
fortunés, et  il  n'y  a  que  les  paresseuv  de  bien  faire  (pii  ne  sachent  faire 
du  bien  que  la  bourse  à  la  main.  Les  consolations,  les  conseils,  les  soins, 
les  amis,  la  protection,  sont  autant  de  ressources  que  la  commisération 
vous  laisse,  au  défaut  des  richesses,  pour  le  soulagement  de  l'indigent. 
Souvent  les  opprimés  ne  le  sont  que  |>arce  qu'ils  mani|uenl  d'organe 
pour  faire  entendre  leurs  plaintes.  11  ne  s'agit  quehpiefois  que  d'un  mot 
qu'ils  ne  peuvent  dire,  d  une  raison  qu'ils  ne  savent  point  exposer,  de 
la  porte  d'un  grand  qu'ils  ne  peuvent  franchir.  L'intrépide  appui  de  la 
vertu  désintéressée  snl'lit  pour  lever  une  inliuité  d'obstaelts.  et  l'élo- 
quence d'un  lioniine  de  bien  peut  effrayer  la  tyrannie  an  milieu  de  toute 
sa  puissance. 

Si  vous  voulez  donc  être  homme  en  effet,  apprenez  à  redescendre. 
L'humanité  coule  une  eau  pure  et  salutaire,  et  va  fertiliser  les  lieux  bas; 
elle  cherehe  toujours  le  niveau  ;  elle  laisse  à  sec  ces  roches  arides  qui 
nienaceni  la  campEgne,  et  ne  donnent  qu'une  ombre  nuisible  ou  des 
éclats  poin'  écraser  leurs  voisins. 

Voilà,  nuin  ami.  comment  o[i  lire  parti  du  présent  en  s'inslriiisant 
pour  l'avenir,  et  connnent  la  bonté  met  d'avance  à  profil  les  leçons  de 
la  sagesse,  afin  que,  quand  les  lumières  acquises  nous  resteraient  inu- 


tiles, on  n'ait  pas  pour  cela  perdu  le  temps  employé  à  les  acquérir.  (Jaj 
doit  vivre  parmi  des  gens  en  place  ne  saurait  prendre  trop  de  préser* 
valifs  contre  leurs  maximes  empoisonnées,  et  il  n'y  a  que  l'exercice 
continuel  de  la  bienfaisance  qui  garantisse  les  meilleurs  cœurs  de  la 
contagion  des  andiitieux.  Essayez,  croyez-moi,  de  ce  nouveau  genre  d'é- 
tudes ;  il  est  plus  digne  de  vous  que  ceux  que  vous  avez  embrassés  :  et 
comme  l'esprit  s'étrécit  à  mesure  que  l'àme  se  corronqil,  vous  sentirez 
bientôt,  au  contraire,  combien  l'exercice  des  sublimes  vertus  élève  et 
nourrit  le  génie,  combien  un  tendre  iniérêt  aux  malheurs  d'auirui  sert 
mieux  à  en  trouver  la  source,  et  à  nous  éloigner  en  tout  sens  des  vices 
qui  les  ont  produils. 

Je  vous  devais  toute  la  franchise  de  l'amitié  dans  la  situation  critique 
où  vous  me  paraissez  être,  de  peur  qu'un  second  pas  vers  le  désordre 
ne  vous  y  plongeât  enlin  sans  retour,  avant  que  vous  eussiez  le  temps  de 
vous  reconnaître.  Maintenant  je  ne  puis  vous  cacher,  mon  ami,  com- 
bien votre  prompte  et  sincère  confession  m'a  touchée  ;  car  je  sens 
combien  vous  a  coûté  la  honte  de  cet  aveu,  et  par  conséquent  combieil 
celle  de  votre  faute  vous  pesait  sur  le  cœur.  Une  erreur  involontaire^* 
pardonne  et  s'oublie  aisément.  (Juant  à  l'avenir,  retenez  bien  celte 
maxime  dont  je  ne  me  départirai  point  :  Qui  peut  s'abuser  deux  fois  en 
pareil  cas  ne  s'est  pas  même  abusé  la  prendère. 

Adieu,  mon  ami  :  veille  avec  soin  sur  la  santé,  je  t'en  conjure,  et 
songe  (pi'il  ne  doit  rester  aucune  trace  d'un  crime  que  j'ai  pardonné. 

P.  S.  Je  viens  de  voir  entre  les  mains  de  M.  d  (libe  des  copies  de  plu- 
sieurs (le  vos  lettres  à  milord  Edouard,  qui  m'obligenl  à  rétracter  uin' 
partie  de  mes  censures  sur  les  matières  et  le  si  vie  de  vos  observations. 
Celles-ci  traitent,  j'en  conviens,  de  sujets  importants,  et  me  paraissent 
pleines  de  rellexions  graves  et  judicieuses,  tlais,  en  revanche,  il  est 
clair  que  vous  nous  dédaigne/beaucoup,  ma  cousine  et  moi,  ou  que 
vous  faites  bien  peu  de  cas  de  noire  estime,  en  ne  nous  envoyant  que 
des  relations  si  propres  à  l'altérer,  tandis  que  vous  en  faites  pour  vo- 
tre ami  de  beaucoup  meilleures.  C'est, -ce  me  semble,  assez  mal  ho- 
norer vos  leçons,  que  de  juger  vos  écolières  indignes  d'admirer  vos 
talents;  et  vous  devriez  feindre,  au  moins  par  vanité,  de  nous  croire 
capables  de  vous  entendre. 

J'avoue  que  la  politique  n'est  guère  du  ressort  des  femmes;  et  mon 
oncle  nous  en  a  taiu  ennuyées,  que  je  comprends  comment  vous  avez 
pu  craindre  d'en  faire  autant.  Ce  n'est  pas  non  plus,  à  vous  parler  fran- 
chement, l'étude  à  laquelle  je  donnerais  la  prélérenee  ;  son  utilité  est 
tiop  loin  de  moi  pour  me  toucher  beaucoup,  et  ses  lumières  sont  trop 
sublimes  pour  l'r:q)per  vivement  mes  yeux.  Obligée  d'aimer  le  gouverne- 
ment sous  lequel  le  ciel  m'a  fait  naître,  je  me  soucie  peu  de  savoir  s'il 
en  est  de  meilleurs.  De  quoi  me  servirait  de  les  connaître,  avec  si  peu 
de  pouvoir  pour  les  établir?  et  pourquoi  contristerais-je  mon  âme  à  con- 
sidérer de  si  grands  maux  où  je  ne  peux  rien ,  tant  que  j'en  vois  d'au- 
tres autour  de  moi  qu'il  m'est  permis  de  soulager?  mais  je  vous  aime; 
et  l'iniérêt  que  je  ne  prends  pas  aux  sujets,  je  le  prends  à  l'auteur  qui 
les  traite-  Je  recueille  avec  une  tendre  admiration  tontes  les  preuves  de 
votre  génie  ;  et.  fière  d'un  mérite  si  digne  de  mon  cœur,  je  ne  demande 
à  l'amour  qu'autant  d'esprit  qu'il  m'en  faut  pour  sentir  le  vôtre.  Ne  me 
refusez  donc  pas  le  plaisir  de  connaître  et  d'aimer  tout  ce  que  vous 
faites  de  bien.  Voulez-vous  me  donner  l'humiliation  de  croire  que,  si  le 
ciel  unissait  nos  destinées,  vous  ne  jugeriez  pas  votre  compagne  digne 
de  penser  avec  vous? 


LETTUE  XXVIII. 


Tout  est  perdu  !  tout  est  découvert  !  je  ne  trouve  plus  tes  lettres  dans  ! 
le  lieu  où  je  les  avais  cachées.  Elles  y  étaient  encore  hier  au  soir.  Elles  ' 
n'ont  pu  être  enlevées  que  d'aujourd'hui.  Ma  mère  seule  peut  les  avoir 
surpi  ises.  Si  mon  père  les  vint,  c'est  fait  de  ma  vie  !  Eh  !  que  servirait 
qn'd  ne  les  vît  pas,  s'il  faut  renoncer...?  .\h  Dieu  !  ma  mère  m'envoie 
appeler.  Où  fuir?  couunent  soutenir  ses  regards**  Que  ne  puis-je  me  ca- 
cher au  sein  de  la  terre!...  Tout  mon  coips  tremble,  et  je  suis  hors 
d'état  de  faire  un  pas  ..l.abonic,  1  humiliation,  les  cuisants  reproch'-s... 
j'ai  tout  mérité,  je  supporterai  tout.  iVlais  la  douleur,  les  larmes  d'une 
mère  éplorée...  ô  mon  cœur,  quels  déchirements!...  Elle  m'attend,  je 
ne  puis  tarder  davantage  ..  Elle  voudra  savoir...  Il  laudra  tout  dire.  Re- 
gianino  sera  congédié.  Ne  m'écris  plus  jusqu'à  nouvel  avis...  Qui  sait 
si  jamais....?  Je  pourrais....  quoi  !  mentir!  mentir  à  ma  mère!....  Ah! 
s'il  faut  nous  sauver  par  le  mensonge,  adieu  1  nous  sommes  perdus! 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


63 


TROISIEME   PARTIE 


LETTIIE  l'ItEMlEIllî. 


DE    SlAMAME    11  OIIIIE. 


Que  de  maux  vous  cause/,  à  ceux  qui  vous  aiuient  !  (Jue  de  pleurs 
vous  avez  déjà  fait  couler  dans  une  famille  infortunée  dont  vous  seul 
troublez  le  repos!  Craignez  d'ajouter  le  deuil  à  nos  larmes;  craignez 
que  la  MU)rt  d'une  mère  allligéc  ne  soit  le  dernier  effet  du  poison  que 
vous  versez  dans  le  cœur  de  s;i  lille,  i-t  (pi'un  amour  désordonni-  ne 
devienne  enlin  pour  vous-niènu;  la  source  d'un  lemords  éternel.  L'a- 
mitié m'a  l'ait  supporter  vos  erieurs  tant  (pi'uneondjre  d'espoir  pouvait 
les  iiouriir;  mais  comment  tolérer  une  vaine  constance  que  l'iionneur 
et  la  raison  <()nilaiiinent,  et  qui,  ne  pouvant  plus  causer  que  des  mal- 
heurs et  des  peines,  ne  mérite  que  le  nom  d'obstination? 

Vous  savez  dr  (piclle  manière  le  secret  de  vos  feux,  dérobé  si  long- 
temps aux  soupçons  de  ma  tante,  lui  fut  dévoilé  par  vos  lettres.  Qucl- 
((ue  sensible  que  soit  un  tel  coup  à  cette  mère  tendre  et  vertueuse, 
moins  irritée  contre  vous  que  contre  elle-même,  elle  ne  s'en  prend 
qu'à  son  aveugle  négligence  ;  elle  déplore  sa  fatale  illusion  :  sa  plus 
cruelle  peine  est  d'avoir  pu  trop  estimer  sa  fille,  et  sa  douleur  est  pour 
Julie  un  châtiment  cent  fois  pire  que  ses  reproches. 

L'accablement  de  cette  pauvre  cousine  ne  saiwait  s'imaginer.  Il  faut 
le  voir  pour  le  comprendre.  Son  creur  semble  étouffé  paV  l'arilii  lion, 
ei  l'excès  des  sentiments  qui  l'oppressent  lui  donne  un  air  de  <.in\n- 
dilé  plus  effrayante  que  des  cris  aigus.  Elle  se  tient  jour  et  nuit  à  ge- 
noux au  chevet  de  sa  mère,  l'air  morne,  l'œil  fixé  en  terre,  gardant  un 
profond  silence,  la  servant  avec  plus  d'attention  et  de  vivacité  que  ja- 
mais, puis  retond)anl  à  l'instant  dans  un  état  d'ancanlisscuicnt  (pii  la 
ferait  prendre  pour  une  autre  persomie.  Il  est  ins-ilair  que  c'est  la 
maladie  de  la  mère  qui  soutient  les  foices  de  la  lille  :  et  nj  l'ardeur  de 
la  xrvir  n'animait  son  zèle,  ses  \i\>\  éteints,  sa  pâleur,  son  extrême 
allaitement,  me  feraient  eraindri'  qu'elle  n'eût  grand  besoin  [lour  elle- 
même  d('  tous  les  soins  qu'elle  lui  rend.  Ma  tante  s'en  aper(,'oit  aussi  ; 
et  je  vois,  à  l'inquiéiude  avec  laquelle  elle  me  recommando  en  parti- 
culier la  sanié  de  sa  lille,  combien  le  cœur  combat  de  part  et  d'autre 
contre  la  gène  qu'elles  s'imposent,  et  combien  on  doit  vous  haïr  de 
triiidiler  une  union  si  charmante. 

dette  contrainte  augmente  encore  par  le  soin  de  la  dérober  aux  yeux 
d'un  père  emporté,  auquel  une  mère  tremblante  pour  les  jours  de  sa 
(ille  veut  cacher  ce  dangereux  secret.  On  se  fait  une  loi  de  garder  en 
sa  présence  l'ancienne  familiarité;  mais  si  la  tendresse  maternelle  pro- 
fite avec  plaisir  de  ce  prétexte,  une  fille  confuse  n'ose  livrer  son  cœur 
à  des  caresses  iin'clle  croit  feintes,  et  qui  lui  sont  d'autant  plus  cruelles 
qu'elles  lui  sciaient  doiires  si  elle  osait  y  compter.  En  recevant  celles 
de  son  père,  elle  regarde  sa  mère  d'un  air  si  tendre  et  si  humilié  qu'on 
voit  son  Cd'ur  lui  dire  par  ses  yeux  :  Ah  I  que  ne  suis-je  digne  encore 
d'en  recevoir  autant  de  vous! 

Madame  d'Etauge  m'a  prise  plusieurs  fois  à  part;  et  j'ai  connu  faci- 
lemeni ,  à  la  douceur  de  ses  réprimandes  et  au  ton  dont  elle  m'a  pai  lé 
de  vous,  que  Julie  a  fait  de  grands  elforts  pour  calmer  envers  nous  sa 
trop  juste  indignation,  el  qu'elle  n'a  rien  épargné  poumons  justifier 
l'un  et  l'autre  à  ses  dépens.  Vos  lettres  mêmes  portent,  avec  le  carac- 
tère d'un  amour  excessif,  une  sorte  d'excuse  qui  ne  lui  a  pas  échappé  ; 
lie  vous  reproche  moins  l'abus  de  sa  confiance  qu'à  elle-même  sa 
implicite  à  vous  l'accorder.  Elle  vous  estime  assez  pour  croire  qu'aii- 
n  aulre  homme  à  votre  place  n'eût  mieux  résisi('  (pie  \oii>  ;  elle  s'en 
1  nd  de  vos  fautes  à  la  vertu  même.  Elle  conçoil  niaiiilriiaiil ,  dit-elle, 
i|ue  c'est  (lu'une  probité  trop  vantée,  qui  n'empêc  lie  point  un  hon- 
te liomnie  amoureux  de  corronqire,  s'il  peut,  u.ie  lille  sage,  et  de 
éslionoiir  sans  scrupule  toute  une  lainille  pour  satisfaire  un  moment 
fureur.  Mais  que  sert  de  revenir  sur  li'  passé?  Il  s'agit  de  cacher 
ous  un  voile  ('leniel  cet  odieux  mystère,  d'en  effacer,  s'il  se  peut,  jus- 
u'au  moindre  veslii^e,  d  <le  seconder  la  bonté  du  ciel  qui  n'en  a  point 
■  de  lenioigiiage  sensible.  Le  secret  est  concentré  enire  six  per- 
onnes sûres.  Le  repos  de  tout  ce  que  vous  avez  aimé,  les  jours  dune 
leie  au  désespoir,  l'honucur  d'une  maison  respectable,  votre  propre 
■riii,  tout  dépend  de  vous  encore  ;  tout  vous  jnescrit  votre  devoir  : 
)ns  pouvez  réparer  le  mal  que  vous  avez  l'ail;  vous  pouvez  vous  ren- 
'(■  digne  de  .lulie.  et  justifier  sa  faute  en  renonçant  à  elle;  et  si  votre 
o  nr  ne  ma  point  trompée,  il  n'y  a  plus  que  la  grandeur  d'un  tel  sa- 
riliee  qui  puisse  répouilre  à  celle  de  l'amour  rpii  l'exige.  Fondée  sur 
estime  (pie  j  eus  toujouis  pour  vos  seutiments,  et  sur  ce  ijue  la  plus 
endre  union  qui  fut  jamais  lui  doit  ajouter  de  force,  j  ai  promis  en 


votre  nom  tout  ce  que  vous  devez  tenir  :  osez  me  démentir  si  j'ai  trop 
présumé  de  vous,  ou  soyez  aujourd'hui  ce  que  vous  devez  être.  Il  faut 
immoler  votre  maîtresse  ou  votre  amour  l'un  à  l'autre,  el  vous  mon- 
trer le  plus  lâche  ou  le  plus  vertueux  des  hommes. 

Cette  mère  infortunée  a  voulu  vous  écrire  ;  elle  avait  même  com- 
mencé. 0  (liiii  !  (jiie  de  coups  de  poignard  vous  eussent  portés  ses 
plaintes  amiresl  ipie  ses  tuuchanis  reproches  vous  eussent  déchiré  le 
cœur!  Que  ses  bunibles  prières  vous  eussent  pénétré  de  honte  !  J'ai  mis 
en  pièces  cette  leltrc  accablante  que  vous  n'eussiez  jamais  supportée  : 
je  n'ai  pu  soufirir  ce  comble  d'horreur  de  voir  une  mère  humiliée  de- 
vant le  séducteur  de  sa  lille  :  vous  êtes  digne  au  moins  (pi'on  n'emploie 
pas  avec  vous  de  pareils  moyens,  faits  pour  lléchir  des  monstres,  el 
pour  faire  mourir  de  douleur  un  homme  sensible. 

Si  c'était  ici  le  premier  effort  que  l'amour  vous  eût  demandé,  je  pour- 
rais douter  du  succès,  et  balancer  sur  l'estime  qui  vous  es  duc^:  mais 
le  sacrifice  que  vous  avez  fait  à  fhonneur  de  Julie  en  quittant  ce  pavs 
m'est  garant  de  celui  que  vous  allez  faire  à  son  rep(js  en  rompant 
un  commerce  iuutile.  Les  prenners  actes  de  vertu  sont  toujours  It  s 
plus  iiénibles,  et  vous  ne  perdrez  point  le  prix  d'un  effort  qui  vous  a 
tant  coûté,  en  vous  obstinant  à  soutenir  une  vaine  correspondance 
dont  les  risques  sont  terribles  pour  votre  amante,  les  dédoinmage- 
menls  nuls  pour  tous  les  deux,  el  qui  ne  fait  que  prolonger  sans  fruit 
les  tourments  de  l'un  et  de  l'autre.  N'en  doutez  plus,  cette  Julie  qui 
vous  fut  si  chère  ne  doit  être  rien  à  celui  qu'elle  a  tant  aimé  :  vous 
vous  dissimulez  en  valu  vos  malheurs  ;  vous  la  perdîtes  au  inumeut  que 
vous  vous  séparâtes  d'elle,  on  plutôt  le  ciel  vous  l'avait  oiée  même 
avant  qu'elle  se  donnât  à  vous;  car  son  père  la  promit  dès  sou  retour: 
et  vous  savez  trop  que  la  parole  de  cet  homme  inflexible  est  irrévoca- 
ble. De  quelque  manière  que  vous  vous  comp(jrtiez,  l'invincible  sort 
s'oppose  à  vos  vœux,  et  vous  ne  la  posséderez  jamais.  L'unique  choix 
qui  vous  reste  à  faire  est  de  la  précipiter  dans  un  abime  de  malheurs 
et  d'opprobres,  ou  d'honorer  en  elle  ce  que  vous  avez  adoré,  et  de 
lui  rendre,  au  lieu  du  bonheur  perdu,  la  sagesse,  la  paix,  Ja  sûreté  du 
moins  dont  vos  fatales  liaisons  la  privent. 

(Jue  vous  seriez  attristé  ,  que  vous  vous  consumeriez  en  regrets, 
si  vous  pouviez  contempler  l'éiat  actuel  de  celte  malheureuse  amie, 
et  l'avilissement  on  la  réduisent  le  remords  el  la  honte  I  Que  son  lus- 
tre est  terni  !  que  ses  grâces  sont  languissantes  !  que  tous  ses  senti- 
ments si  charmants  et  si  doux  se  fondent  tristement  dans  le  seul  qui 
les  absorbe  !  L'amitié  même  en  est  attiédie  ;  à  peine  partage-l-elle  en- 
core le  plaisir  que  je  goûte  à  la  voir;  et  son  cœur  malade  ne  sait  plus 
rien  sentir  que  l'amour  el  la  douleur.  Hélas!  qu'est  devenu  ce  carac- 
tère aimant  et  sensible,  ce  goût  si  pur  d'S  choses  honnêtes,  cet  inté- 
rêt si  tendre  aux  peines  el  aux  plaisirs  d'autriii'.'  Elle  est  encore,  je  l'a- 
voue, douce,  généreuse,  compaiissanle;  l'aimable  habitude  de  bien 
faire  ne  saurait  s'effacer  en  elle  :  mais  ce  n'est  plus  qu'une  habitude 
aveugle,  un  goût  sans  réftexion.  Elle  fait  toutes  les  mêmes  choses,  mais 
elle  ne  les  fait  plus  avec  le  même  zèle  ;  ces  sentiments  sublimes  se 
sont  alfaiblis,  celte  llamine  divine  s'est  amortie  :  cet  ange  n'est  plus 
qu'une  femme  ordinaire.  .\h  !  quelle  àiue  vous  avez  ôté  à  la  vertu! 


LETTIIE   11. 


DE    l'a.MANT    de  JDLIE    A    M.VDAME    D'ÉTAMiE. 


Pénétré  d'une  douleur  ipii  doit  durer  autant  que  moi.  je  me  jette  à 
vos  pieds,  madame,  non  pour  v(ms  marquer  un  repentir  qui  ne  dépend 
pas  de  mon  cipnr,  mais  pour  expier  un  crime  involontaire  en  renon- 
çant à  tout  ce  qui  pouvait  faire  la  douceur  de  ma  vie.  Comme  jamais 
sentimenls  humains  n  approchèrent  de  ceux  que  m'inspira  votre  ado- 
rable lille,  il  II  y  eui  jamais  de  sacrifice  égal  à  celui  (pie  je  viens 
faire  à  la  plus  respeeiable  des  mères  :  mais  JÎilie  m'a  Iiiip  appris  com- 
ment il  l'aiii  immoler  le  lionheiir  au  devoir,  elle  m'en  a  trop  courageu- 
senieut  donné  le\eiii|ile,  |iour  (pi'aii  moins  une  fois  je  ne  sache  pas 
l'imiter.  Si  mon  siiiig  siirii>ail  pour  L'iiérir  vos  peines,  je  le  verserais 
en  silence,  et  me  plaindrais  de  ne  vous  donner  qu'une  si  faible  preuve 
de  mon  zèle  :  mais  briser  h;  plus  doux,  le  plus  pur.  le  plus  sacré  lien 
qui  jamais  ait  uni  deux  co'uis.  ah!  c'est  iiu  effort  que  l'univers  en- 
tier ne  m'eût  pas  fait  faire,  et  ipi'il  n'appartenait  qu'à  vous  d'obtenir. 

Oui,  je  promets  de  vivre  loin  d'elle  aussi  longtemps  que  vous  lexi- 
gerc«;  je  m'abstiendrai  de  la  voir  et  de  lui  écrire  :  j'en  jure  par  vos 
jours  précieux,  si  nécessaires  à  la  conservaliou  des  siens.  Je  me  sou- 
mets, non  sans  effroi,  mais  sans  murmure,  à  tout  ce  que  vous  daigne- 
rez ordonner  d'elle  et  de  moi.  Je  dirai  beaucoup  plus  encore  ;  son  bon- 
heur peut  me  consoler  de  ma  misère,  el  je  mourrai  content  si  vous 
lui  donnez  un  époux  digne  d'elle.  .\h  !  qu'on  le  trouve,  et  qu'il  m'ose 
dire  :  Je  saurai  mieux  l'aimer  que  toi  !  Hladame.  il  aura  vainement  tout 
ce  (|ui  me  manque  ;  s'il  n'a  mon  cu'iir.  Il  n'aura  rien  pour  Julie:  mais  je 
n'ai  (pie  ce  cœur  honnête  et  tendre.  Ilelas!  je  n'ai  rien  non  plus.  L'a- 
moilr,  qui  rapproche  tout,  n'élève  point  la  personne  :  il  n'élève  que 
les  seniiraeuts.  Ah  !  si  j'eusse  osé  n'écouler  que  les  miens  pour  vous, 


64 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


combien  de  l'ois,  en  vous  pariant,  nu»  bouclie  eût  prononcé  le  dons  nom 
de  nièrt!  ! 

Daignez  vous  confier  à  des  serments  qui  ne  sont  point  vains,  et  à  un 
homme  qui  n'est  point  trompeur.  Si  je  pus  un  jour  abuser  de  votre  es- 
time, je  m'abusai  le  premier  moi-même.  Mon  cœur  sans  expérience 
ne  connut  le  danger  que  quand  il  n'était  plus  temps  de  fuir,  et  je  n'a- 
vais pomt  encore  appris  de  votre  tille  cet  art  cruel  de  vaincre  l'amour 
par  lui-même,  (|u'elle  m'a  depuis  si  bien  enseigné.  Bannissez  vos  crain- 
tes, je  vous  en  conjure.  Y  a-t-il  quelqu'un  au  monde  à  qui  son  repos, 
sa  félicité,  son  honneur,  soient  plus  cliers  qu'à  moi  ?  Non  :  ma  parole 
et  mon  co'ur  vous  sont  garants  de  rençMtiiMucni  que  je  prends  au  nom 
de  mon  illustre  ami  comme  au  mien.  Nulle  imlisc  léiion  ne  sera  com- 
mise, siiyez-en  sûre;  et  je  rendrai  le  deruii-r  soupir  sans  qu'on  sache 
quelle  douleur  termina  mes  jours.  Calmez  donc  celle  qui  vous  consume, 
et  dont  la  mienne  s'aigrit  encore  ;  essuyez  des  pleurs  qui  m'arrachent 
l'àine,  rétablissez  votre  santé  ;  rendez  à  la  plus  tendre  fille  qui  fut  ja- 
mais le  bonheur  auquel  elle  a  renoncé  pour  vous  ;  soyez  vous-même 
heureuse  par  elle  ;  vivez  enfin  pour  lui  faire  aimer  la  vie.  Ah  I  malgré 
les  erreurs  de  l'amour,  être  mère  de  Julie  est  encore  un  sort  assez  beau 
pour  se  féliciter  de  vivre. 


LETTRE   m. 


DE   L'aMAST   de    JULIE    A    MADAME    d'oRBE,    E9   LUI    ESVOyAλ!   LA   LETTRE 
PIIÉCÉDENIE. 


Tenez  ,  cruelle,  voilà  ma  réponse  En  la  lisant,  fondez  en  larmes,  si 
vous  connaissez  mon  cunir,  et  si  le  vôtre  est  sensible  encore  ;  mais 
surtout  ne  m'accablez  plus  de  celte  estime  impitoyable  que  vous  me 
vendez  si  cher,  et  dont  vous  faites  le  tourment  de  ma  vie. 

Votre  main  barbare  a  donc  osé  les  rompre,  ces  doux  nœuds  formés 
sous  vos  yeux  presque  dès  l'enfance,  et  que  votre  amitié  semblait  par- 
tager avec  tant  de  plaisir  !  Je  suis  donc  aussi  malheureux  que  vous  le 
voulez  et  que  je  puis  l'élre  !  Ah  !  connaissez-vous  (ont  le  mal  que  vous 
me  faites  ?  Sentez-vous  bien  que  vous  m'arrachez  l'àme,  que  ce  que 
vous  m'ôtez  est  sans  dédommagement,  et  qu'il  vaut  mieux  cent  fois 
mourir  que  de  ne  plus  vivre  l'un  pour  l'autre  ?  Que  me  parlez-vous  du 
bonheur  de  Julie?  en  peut-il  être  sans  le  contentement  du  cœur?  Que 
me  parlez-vous  du  danger  de  sa  mère  ?  Ah  !  qu'est-ce  que  la  vie  d'une 
mère,  la  mienne,  la  votre,  la  sienne  même,  qu'est-ce  que  l'existence 
du  monde  entier  auprès  du  sentiment  délicieux  qui  nous  unissait  ?  In- 
sensée et  farouche  vertu  !  j'obéis  à  ta  voix  sarjs  mérite  ;  je  t'abhorre  en 
faisant  tout  pour  toi.  Que  sont  tes  vaines  consolations  contre  les  vives 
douleurs  de  l'àn)e  !  Va,  triste  idole  des  malheureux,  lu  ne  fois  qu'aug- 
menter leur  misère  en  leur  ôtant  les  ressources  que  la  fortune  leur 
laisse.  J'obéirai  pourtant;  oui,  cruelle,  j'obéirai  :  je  deviendrai,  s'il  se 
peut,  insensible  et  féroce  comme  vous.  J'oublierai  tout  ce  qui  me  l'ut 
cher  au  monde.  Je  ne  veux  plus  entendre  ni  prononcer  le  nom  de  Julie 
ni  le  vôtre.  Je  ne  veux  plus  m'en  rappeler  l'insupportable  souvenir.  Un 
dépit,  nne  rage  inflexible  m'aigrit  contre  tant  de  revers.  Une  dure  opi- 
niâtreté me  tiendra  lieu  de  courage  :  il  m'en  a  trop  coûté  d'être  sensi- 
ble ;  il  vaut  mieux  renoncer  à  l'humanité. 


LETTRE  IV. 


DE   .M.iDAME    d'oEBE    A    l'aMANT    DE   IVLIE. 


\  ous  m'avez  écrit  une  lettre  désolante  ;  mais  il  y  a  tant  d'amour  et 
de  vertu  dans  votre  conduite,  qu'elle  efface  l'amertume  de  vos  plaintes. 
Vous  êtes  trop  généreux  pour  qu'on  ait  le  courage  de  vous  quereller. 
Quelque  emportement  qu'on  laisse  paraître,  quand  on  sait  ainsi  s'immo- 
ler a  ce  qu  on  aime,  on  mérite  plus  de  louanges  que  de  reproches;  et 
maigre  vos  injures,  vous  ne  rae  fûtes  jamais  "si  cher  que  depuis  que  je 
connais  si  bien  tout  ce  que  vous  valez. 

Rendez  grâce  à  cette  vertu  que  vous  erovez  haïr,  et  qui  fait  plus  pour 
vous  que  votre  amour  même.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  ma  tarite  que  vous 
nayez  séduite  par  un  sacrifice  dont  elle  sèut  tout  le  prix.  Elle  n':i  pu 
hre  votre  lettre  sans  attendrissement  ;  elle  a  même  en  la  faiblesse  de 
la  laisser  voir  a  sa  fille  ;  et  l'elïort  qu'a  fait  la  pauvre  Julie  pour  continir 
a  cette  lecture  ses  soupirs  et  ses  pleurs  l'a  fait  tomber  évanouie. 

Cette  tendre  mère,  que  vos  lettres  avaient  déjà  puissanmieni  émue, 
commence  a  connaître,  par  tout  ce  (lu'clle  voit,  combien  vos  deux  cœurs 
sont  hors  de  la  règle  commune,  et  combien  votre  amour  porte  un  carac- 
tère naturel  de  sympathie  que  le  lenii>s  ni  les  efforts  humains  ne  jau- 
raieui  eilacer.  Llle,  qui  a  si  grand  besoin  de  consolation,  consolerait 
volontiers  sa  lille,  si  la  bienséance  ne  la  retenait  ;  et  je  la  vois  trop  près 


d'eu  devenir  la  confidente  pour  qu'elle  ne  me  pardonne  pas  de  l'avoir 
été.  Elle  s'échappa  hier  jusqu'à  dire  en  sa  présence,  un  peu  indiscrète- 
ment peut  être  :  Ah  1  s'il  ne  dépendait  que  de  moi...  Quoiqu'elle  se  re- 
tint et  n'achevât  pas,  je  vis,  an  baiser  ardent  que  Julie  imprimait  sur 
sa  main,  qu'elle  ue  l'avait  que  trop  entendue.  Je  sais  même  qu'elle  a 
voulu  plusieurs  fois  parler  à  sou  inflexible  époux  ;  mais,  soit  danger 
d'exposer  sa  fille  aux  fureurs  d'un  père  irrité,  soit  crainte  pour  elle- 
mêine,  sa  timidité  l'a  toujours  retenue,  et  sou  affaiblissement,  ses  maux 
augmentent  si  sensiblement,  que  j'ai  peur  de  la  voir  hors  d'état  d'exé- 
cuter sa  résolution  avant  qu'elle  l'ait  bien  formée. 

IJuoi  qu'il  en  soit,  malgré  les  fautes  dont  vous  êtes  cause,  cette  hon- 
nêteté de  cœur  qui  se  fait  sentir  dans  votre  amour  mutuel  lui  a  donne 
une  telle  opinion  de  vous,  qu'elle  se  fie  à  la  parole  de  tous  deux  sur 
l'inien n|iii(iu  de  votre  correspondance,  et  qu'(;lle  n'a  pris  aucune  pie- 
eaiiiiou  |H)iu-  veiller  de  plus  près  sur  sa  fille.  Eflèclivement,  si  Julie  ue 
r(|iiiii(Liil  [las  à  sa  confiance,  elle  ne  serait  plus  digne  de  ses  soins,  et 
il  faudrait  vous  étouftèr  l'un  et  l'antre^  si  vous  étiez  capables  de  trom- 
per encore  la  raeifieure  des  mères  et  d'abuser  de  l'estime  qu'elle  a 
pour  vous. 

Je  ne  cherche  point  à  rallumer  d.ins  votre  cœur  une  espérance  que 
je  n'ai  pas  moi-même;  mais  je  veux  vous  montrer,  comme  il  est  vrai, 
que  le  parti  le  plus  honnête  est  aussi  le  plus  sage,  et  que,  s'il  peut  res- 
ter quelque  ressource  à  votre  amour,  elle  est  dans  le  sacrifice  que  l'hon- 
neur et  la  raison  vous  imposent.  Mère,  parents,  amis,  tout  est  mainte- 
nant pour  vous,  hors  un  père,  qu'on  gagnera  par  cette  voie,  ou  que  rien 
ne  saurait  gagner.  Quelque  imprécation  qu'ait  pu  vous  dicter  nu  nid- 
ment  de  désespoir,  vous  nous  avez  prouvé  cent  fois  qu'il  n'est  point  di' 
route  plus  sûre  pour  aller  au  bonheur  que  celle  de  la  vertu.  Si  l'on  y 
parvient,  il  est  plus  pur,  plus  solide  et  plus  doux  par  elle  ;  si  on  le  man- 
que, elle  seule  peut  eu  dédommager.  Reprenez  donc  courage  ;  soye/ 
homme,  et  soyez  encore  vous-même.  Si  j'ai  bleu  connu  votre  cœur,  la 
manière  la  plus  cruelle  pour  vous  de  perdre  Julie  serait  d'être  indigue 
de  l'obtenir. 


LETTRE   V. 


DE  JCLIE    A    SON   AMAST. 


Elle  n'est  plus  ;  mes  yeux  ont  vu  fermer  les  siens  pour  jamais  ;  ma 
bouche  a  reçu  son  dernier  soupir  ;  mon  nom  fut  le  dernier  mot  qu'elle] 
prononça  ;  son  dernier  regard  fut  tourné  sur  moi.  Non,  ce  n'était  pas  la 
vie  qu'elle  semblait  quitter,  j'avais  trop  peu  su  la  lui  rendre  chère  ;  c'é- 
tait à  moi  seule  qu'elle  s'arrachait.  Elle  me  voyait  sans  guide  et  sans  es- 
pérance, accablée  de  mes  malheurs  et  de  mes  fautes  :  mourir  ne  fut  rien 
pour  elle,  et  son  cœur  n'a  gémi  que  d'abandonner  sa  fille  dans  cet  éiai. 
Elle  n'eut  que  trop  de  raison.  Qu'avait-elle  à  regretter  sur  la  terre? 
Qu'est-ce  qui  pouvait  ici-bas  valoir  à  ses  yeux  le  prix  immortel  de  sa 
patience  et  de  ses  vertus  qui  l'attendait  dans  le  ciel  ?  Que  lui  restait-il  à 
faire  au  monde,  sinon  d'y  pleurer  mon  opprobre  ?  Ame  pure  et  chasii', 
digne  épouse  et  mère  incomparable,  tu  vis  maintenant  au  séjour  de  la 
gloire  et  de  la  félicité  :  tu  vis  !  et  moi,  livrée  au  repentir  et  an  déses- 
poir, privée  à  jamais  de  tes  soins,  de  tes  conseils,  de  tes  douces  cares- 
ses, je  suis  morte  au  bonheur,  à  la  paix,  à  l'innocence  :  je  ne  sens  plus 
que  ta  perte  ;  je  ne  vois  pins  que  ma  honte  ;  ma  vie  n'est  plus  que  peine 
et  douleur.  Ma  mère,  ma  tendre  mère,  hélas I  je  suis  bien  plus  moiic 
que  toi  I 

Mon  Dieu  !  quel  transport  égare  une  infortunée,  et  lui  lait  oublier  ses 
résolutions!  Où  viens-je  verser  mes  pleurs,  et  pousser  mes  gémisse- 
ments? C'est  le  cruel  qui  les  a  causés  que  j'en  rends  le  dépositaire! 
C'est  avec  celui  qui  fait  les  malheurs  de  ma  vie  que  j'ose  les  déplorer! 
Oui,  oui,  barbare,  partagez  les  tourments  que  vous  me  faites  souffrir. 
Vous  par  qui  je  plongeai  le  couteau  dans  le  sein  maternel,  gémissez  des 
maux  qui  me  viennent  de  vous,  et  sentez  avec  moi  l'horreur  d'un  par- 
ricide qui  fut  votre  ouvrage.  A  quels  yeux  oserai-je  paraître  ausbi  mé- 
prisable que  je  le  suis  ?  Devant  qui  m'aVilirai-je  au  gré  de  mes  remords  ? 
Quel  autre  que  le  complice  de  nimi  crime  pourrait  assezle  connaître?  C'e^t 
mon  plus  insupportable  >n|ipli( c  de  n'être  accusée  que  par  mon  cœur, 
et  de  voir  attribuer  au  bon  nainrel  les  larmes  impures  qu'un  cuisant  re- 
pentir m'arrache.  Je  vis,  je  vis  eu  frémissant  la  douleur  empoisonner, 
liàter  les  derniers  jours  de  ma  triste  mère.  En  vain  sa  pitié  pour  moi 
l'empêcha  d'en  convenir  ;  eu  vain  elle  affectait  d'attribuer  le  progrés  de 
son  mal  à  la  cause  qui  l'avait  produit  ;  en  vain  ma  cousine  gagnée  a 
tenu  le  même  langage  :  rien  n'a  pu  tromper  mon  cœur  déchiré  de  re- 
gret; et,  pouf  mon  tourment  éternel,  je  garderai  jusqu'au  lombeau 
l'alTreuse  idée  d'avoir  abrégé  la  vie  de  celle  à  qui  je  la  dois. 

0  vous  que  le  ciel  suscita  dans  sa  colère  pour  me  rendre  malbeureu-e 
et  coupable  !  pour  la  dernière  fois  recevez  dans  votre  sein  des  larmes 
dont  vous  êtes  l'auteur.  Je  ne  viens  plus,  comme  autrefois,  partager 
avec  vous  des  peines  qui  devaient  nous  être  communes.  Ce  sont  les 
soupirs  d'un  dernier  adieu  qui  s'échappent  malgré  moi.  C'en  est  fait, 
l'empire  de  l'amour  est  éteint  dans  une  àiue  livrée  au  seul  désespoir.  Je 


U  NOUVFXLE  JIÉLOISE. 


65 


,1  consacre  le  reste  «le  im-s  jours  a  |(liMir<;i-  l;i  nieillcure  des  mères;  je 
saurai  lui  saerilier  des  seiiliiiiciils  (|ui  lui  oui,  eoilU;  la  vie  ;  je  serais  trop 
heureuse  ([u'il  m'en  cortlàt  assez  de  li's  >aiiiere,  pour  expier  (oui  ee 
qu'ils  lui  oui  fait  soidlVir.  Ah  !  si  son  esprit  iiunioitel  pénétre  au  fond  de 
mou  «u'ur,  il  sait  hii'U  que  la  vieliiiie  que  je  lui  sacrilie  n'est  pas  tout  à 
l'ait  iiidij,'ue  d'elle,  l'arlajiez  un  cIToi  t  que  vous  m'avez  rendu  néeessaire. 
S'il  vous  reste  quelque  lespect  pour  la  mémoire  d'un  nœud  si  cher  et  si 
luneste,  c'est  par  lui  que  je  vous  conjure  de  me  l'uir  à  jamais,  de  ne 
|)lus  m'écrire,  de  ne  plus  aigrir  mes  remords,  de  me  laissi'r  oublier,  s'il 
se  peut,  ce  que  nous  frtmes  l'un  à  l'aulre.  Que  mes  yeux  ne  vous  voient 
plus,  que  je  n'entende  plus  prononcer  voire  iimn,  que  votr<:  souvenir 
ne  vienne  plus  ai^itei'  mou  eo'url  J'osi-  parler  encore  au  nom  d'un 
amour  qui  ne  doit  plus  être  ;  à  lant  île  snjii,-,  de  doiiliin'  n'ajoutez  pas 
celui  de  voir  son  dernier  vo'u  mr|iiis('.  Adiio  donc  pour  la(leiniere 
fois,  unique  et  cher...  Ah  !  lille  insensée  I...  Adieu  pour  jamais. 


LETTIIE    VI. 


DE    L  AMANT   DE  JULIE    A    MiDAME    D  ORBE. 


Eiilin  le  voilé  est  dc'iliiré;  cette  longur  illusion  s'est  évanouie;  cet  es- 
poir si  d<)i]\  s'est  ('IriMl  :  il  ne  nie  iisic  [loiir  aliment  d'une  llamnie 
ëleriielle  qu  ini  souvenir  amer  <t  dcliiii>ii\  qui  soutient  nia  vie  et  nour- 
rit mes  touinients  du  vain  seiilimi'nl  d'un  lidulicur  (pii  n'est  plus. 

Est-il  donc  vrai  que  j'ai  goûte  la  rcli(  ilé  siqiiiuie.'  Suis-je  bien  le 
même  élre  qui  l'ut  heureux  un  jour"?  ijui  peul  senliiee  que  je  souffre 
n'est-il  pas  ni;  pour  toujours  souU'rir!  Uni  peut  jouir  des  biens  qiK-  j'ai 
perdus  peut-il  les  perdie  et  vivre  encore'?  et  des  sentiments  si  con- 
traires peuvent-ils  germer  dans  un  même  cœur  ?  Jours  de  |ilaisirs  et  de 
gloire,  non,  vous  n'étiez  pas  d'un  mortel  ;  vous  étiez  trop  beaux  pour 
devoir  être  périssables.  Une  douce  extase  absorbait  toute  votre  durée, 
et  la  rassemblait  en  un  point  comme  celle  de  l'éteruilé.  Il  n'y  avail  pour 
moi  ni  passé  ni  avenir,  et  je  goûtais  à  la  fois  les  délices  de  mille  siè- 
cles. Iléias!  vous  avez  disparu  comme  un  éclair.  Celte  éternité  de  bon- 
heur ne  (ut  qu'un  instant  de  ma  vie.  Le  temps  a  repris  sa  lenteur  dans 
les  moments  de  mon  désespoir,  et  l'ennui  mesure  par  longues  années 
le  reste  inforluné  de  mes  jours. 

l'our  achever  de  me  les  rendre  insiipiiDilalilcs,  plus  les  al'IIictions 
m'accablent,  plus  tout  ce  qui  m'clail  (  lui  siinhlc  se  dclaclicr  de  moi. 
Madame,  il  sepeulque  vous  m'aimiez  iiicme;  mais  d'aulres  siiins  vous 
appellent,  d'autres  devoirs  vous  occnjjent.  Mes  plaintes,  que  vous  écou- 
tiez avec  intérêt,  sont  mahitenant  indiscrcies.  Julie,  Julie  elle-même  se 
décourage  et  m'abandonne.  Les  tristes  remords  ont  chassé  l'amour. 
Tout  est  changé  pour  moi  ;  mon  cœur  seul  est  toujours  le  même,  et  mon 
sort  en  est  plus  affreux. 

Mais  qu'importe  ce  que  je  suis  et  ce  que  je  dois  être?  Julie  souffre, 
est-il  temps  de  songer  à  moi  ?  Ah  !  ce  sont  des  peines  qui  rendent  les 
miennes  plus  amcres.  Oui,  j'aimerais  mieux  qu'elle  cessât  de  rii'aimer 
et  (|n'elle  fût  heureuse. ..Cesser  de  m'aimer  !...  l'espcre-t-elle  !...  Jamais, 
jamais.  Elle  a  beau  me  défendre  de  la  voir  et  de  lui  écrire  :  ce  n'est  pas 
le  tourment  qu'elle  s'ote,  hélas  !  c'est  le  consolateur.  La  perte  d'um; 
tendre  mère  la  doit-elle  priver  d'un  plus  tendre  ami'?  croit-elle  soulager 
ses  maux  en  les  multipliant"?  0  amour  !  est-ce  à  tes  dépens  qu'on  peut 
venger  la  nature  ? 

Non,  non:  c'est  en  vain  qu'elle  prétend  m'onblier.  Son  tendre  cœur 
pourra-t-il  se  séparer  du  mien?  Ne  le  re(iens-je  pas  en  dépit  d'elle? 
Ouhlie-l-on  des  sentiments  tels  que  nous  les  avons  éprouvés?  et  peut-on 
s'en  souvenir  sans  les  éprouver  encore?  L'amour  vainqueur  lit  le  mal- 
heur de  sa  vie;  l'amour  vaincu  ne  la  rendra  que  plus  à  plaindre.  Elle 
passera  ses  jours  dans  la  douleur,  tourmentée  à  la  fois  de  vains  regrets 
et  do  vains  désirs,  sans  pouvoir  jamais  contenter  ni  l'amour,  ni  la  vertu. 

Ne  croyez  pas  pourtant  qu'en  plaignant  ses  erreurs  je  me  dispense 
de  les  respecter.  Apres  tant  de  sacrihees,  il  est  trop  tard  pour  apprcMi- 
dre  à  désobéir.  Puisqu'elle  commande,  il  sul'lit  ;  elle  n'entendra  plus 
parler  de  moi.  Jugez  si  mon  sort  est  affreux.  Mon  plus  grand  désespoir 
n'est  pas  de  renoncer  à  elle.  Ah  !  c'est  dans  sou  cœur  ipie  sont  mes 
douleurs  les  plus  vives,  et  je  suis  plus  malheureux  de  son  inlorlinieque 
de  la  mienne.  Vous  (ju'elle  aime  plus  que  (oiite  cliose,  et  qui  seule, 
apriis  moi,  la  savez  dignement  aimer.  Illaiie,  ainialile  tllaire,  vous  êtes 
l'unique  bien,  qui  lui  resle.  Il  est  assez  preiieii\  pour  lui  rendre  sup- 
portable la  perte  de  Ions  les  autres.  llé(loiiimai;e/-la  des  consolations 
qui  lui  sont  ôlees  et  de  celles  qu'elle  refuse  ;  (prune  sainte  amitié  sup- 
plée à  la  fois  auprès  d'elle  à  la  lendresse  d'iuie  mère,  à  celle  d'un  amant. 
aux  charmes  de  tous  les  semimenls  ipii  devaient  la  rendre  heureuse. 
Qu'elle  le  soit,  s'il  est  possible,  à  quelque  prix  cpie  ce  puisse  ètn'. 
Qu'elle  recouvre  la  paix  et  le  repos  dont  je  l'ai  privée;  je  sentirai  moins 
les  tourments  qu'elle  m'a  laissés,  riiisiiiie  je  ne  suis  plus  rien  à  mes 
propres  yeuN,  puisipie  c'est  mon  soit  île  p,i>sei-  ma  vie  à  mourir  pour 
elle,  qu'elle  me  regarde  <'onime  n'étant  plus;  j'y  consens,  si  cette  idée 
la  1-eud  plus  tranquille.  Fuisse-l-elle  retrouver  près  do  vous  ses  pre- 


mières vertus,  son  premier  bonheur  1  puisse-tcUe  être  encore  par  vos 
soins  tout  ce  qu'elle  eût  clé  sans  moi! 

Hélas!  elle  était  (ille,  et  n'a  plus  de  mère!  Voilà  la  perte  qui  ne  se 
répare  point,  et  dont  on  ne  se  con-olejaniai>  quand  ou  a  pu  se  la  re- 
procher. Sa  conscience  agitée  lui  rcdeniainle  ceti.-  niei  e  tendre  cl  chérie, 
et  dans  une  douleur  si  cruclli;  l'horrible  renioriN  si'  joint  à  son  al'lliction. 
0  Julie  I  ce  sentiment  alfreux  devait-il  cire  connu  de  toi  '!  Vous  qui 
fûtes  témoin  de  la  maladie  et  des  derniers  moments  de  cette  mcre  in- 
fortunée, je  vous  supplie,  je  vous  conjure,  dites-moi  ce  que  j'en  dois 
croire.  Déchire/.-moi  le  cœur,  si  je  suis  coupable.  Si  la  douleur  de  nos 
fautes  l'a  fait  descendre  au  tombeau,  nous  sommes  deux  mon>lres  in- 
dignes de  vivre  ;  c'est  un  crime  de  songer  à  des  liens  si  funestes,  c'en 
est  un  de  voir  le  jour.  Non,  je  n'ose  le  croire,  un  feu  si  |iiir  n'a  point 
produit  de  si  noirs  effets.  L'amour  nous  inspira  des  seuliments  irop 
nobles  pour  en  tirer  les  forfaits  des  âmes  dénaturées.  Le  ciel,  le  ciel 
serait-il  injuste?  cl  celle  qui  sut  immoler  son  bonheur  aux  auteurs  de 
ses  jours  mériterait-elle  de  leur  coûter  la  vie? 


LETTRE   VII. 


Comment  pnurrail-on  vous  aimer  moins  en  vous  estimant  cha(|ue  jour 
davantage?  commeni  perdrais-je  mes  anciens  sentiments  pour  vous, 
tandis  que  vous  en  méritez  chaque  jour  de  nouveaux?  Non,  mon  cher 
el  digne  and,  tout  ce  que  nous  lûmes  les  uns  aux  autres  des  notre  pre- 
mière jeunesse,  nous  le  serons  le  reste  de  nos  jours;  el,  si  notre  mu- 
tuel altaclienicnl  n'augmente  plus,  c'est  qu  il  ne  peut  plus  augmenter. 
Toute  l;i  iliiféicncc  est  que  je  vous  aimais  comme  mon  frère,  et  qu'à 
présent  je  vous  aime  comme  nmii  enfant  ;  car  quoique  nous  soyons 
toutes  deux  plus  jeujies  que  vous,  et  même  vos  disciples,  je  vous  re- 
garde un  peu  comme  le  notre.  En  nous  apprenant  à  penser,  vous  avez 
appris  de  nous  à  être  sensible:  el,  quoi  qu'en  dise  votre  philosophe 
anglais,  celte  éducation  vaut  bien  l'autre  :  si  c'est  la  raison  qui  fait 
l'homme,  c'est  le  sentiment  qui  le  conduit. 

Savez-vous  pourquoi  je  parais  avoir  changé  de  conduite  envers  vous? 
Ce  n'est  pas,  croyez-moi,  que  mon  cœur  ne  soit  toujours  le  nîèmc,  c'est 
que  votre  état  est  changé.  Je  favorisai  vos  feux  tant  qu'il  leur  restait 
un  rayon  d'espérance  ;  depuis  ((u'imi  vous  obstinant  d'aspirer  à  Julie 
vous  ne  pouvez  plus  que  la  rendre  mallieureiise,  ce  serait  vous  nuire 
que  de  vous  conq)laire.  J'aime  mieux  vous  savoir  moins  à  plaindre,  el 
vous  rendre  plus  mécontent.  Quand  le  bonheur  commun  devient  impos- 
sible, chercher  le  sien  dans  celui  de  ce  (pi'on  aime,  n'est-ce  pas  lout 
ce  qui  reste  à  faire  à  l'amour  sans  espoir  ? 

Vous  faites  plus  que  sentir  cela,  mon  généreux  ami,  vous  l'exécutez 
dans  le  plus  douloureux  sacrifice  qu'ait  jamais  l:ni  un  amant  lidèle.  En 
renonçant  à  Julie,  vous  achetez  son  repos  aux  dépens  du  votre,  el  c'est 
à  vous  ipie  vous  renoncez  pour  elle. 

J'ose  à  peine  vous  dire  les  bizarres  idées  qui  me  viennent  là-dessus: 
mais  elles  sont  consolantes,  el  cela  m'enhardit.  Premièrement,  je  crois 
que  le  véritable  amour  a  cet  avantage  aussi  bien  que  la  venu,  qu  il  de- 
dommage  de  tout  ce  qu'on  lui  sacrilie,  et  ipi'on  jouit  en  quelque  sorte 
des  privations  qu'on  s'impose  par  le  sentiment  même  de  ce  qu'il  en  coûte 
et  du  motif  qui  nous  y  porte.  Vous  vous  lémoiguerez  que  Julie  a  été 
aimée  de  vous  comme  elle  méritait  de  l'êlre,  et  vous  l'en  aimerez  da- 
vantage, et  vous  en  serez  plus  heureux.  Cet  amour-propre  exquis  qui 
sait  payer  toutes  les  vertus  pénibles  mêlera  son  charme  à  celui  de  l'a- 
mour. Vous  vous  direz  :  Je  sais  aimer,  avec  un  plaisir  plus  durable  et 
plus  délicat  que  vous  n'en  goûteriez  à  dire  :  Je  possède  ce  que  j'aime  ; 
car  celui-ci  s'use  à  force  d'en  jouir,  mais  l'autre  demeure  toujours,  et 
vous  en  jouiriez  encore  quand  même  vous  n'aimeriez  plus. 

Outre  cela,  s'il  est  vrai,  comme  Julie  et  vous  me  l'avez  tant  dit,  que 
l'amour  soit  le  plus  délicieux  sentiment  qui  puisse  entrer  dans  le  cœur 
humain,  lout  ce  qui  le  prolonge  et  le  fixe,  même  au  prix  de  mille  dou  • 
leurs,  est  encore  un  bien.  Si  l'amour  est  un  désir  qui  s'irrite  par  les 
obstacles,  comme  vous  le  disiez  encore,  il  n'est  pas  bon  qu'il  soit  con- 
tent ;  il  vaut  mieux  qu'il  dure  el  soit  malheureux,  que  de  s'éteindre  au 
sein  des  plaisirs.  Vos  feux,  je  l'avoue,  ont  soutenu  l'épreuve  de  la  pos- 
session ,  celle  du  temps,  celle  de  l'absence  el  des  peines  de  loiile  es- 
pèce ;  ils  ont  vaincu  tous  les  obsiacles,  hors  le  plus  puissant  de  tous , 
qui  est  de  n'en  avoir  plus  à  vaincre,  el  de  se  nourrir  nuiqnemenl  d'eux- 
mêmes.  L'univers  n'a  jamais  vu  de  passion  soutenir  (.cite  épreuve  ;  quel 
droit  avez-voiis  d'espérer  que  la  votre  l'eût  souteuue?  Le  temps  eût 
joint  :in  dégoût  d'une  longue  possession  le  progrès  de  l'âge  et  le  déclin 
de  la  beamè  ;  il  semble  se  lixer  en  votre  faveur  par  voire  séparation  ; 
vous  serez  toujours  l'un  pour  l'antre  à  la  fleur  des  ans:  vous  vous  verrez 
sans  cesse  tels  que  vous  vous  viles  en  vous  quittant  ;  el  vos  cœui-s. 
unis  jusqu'au  tombeau,  prolongeront  dans  une  illusion  charmante  volie 
jcuiu'sse  avec  vos  amouis. 

Si  vous  n'eussiez  poinletc  heureux,  une  insurmontable  inquiétude  pour- 
jait  vou;  tourmenter  ;  voire  cœur  regrellerait,  en  soupirant .  les  bieus 


66 


LA  NOUVELLE  HËLOISE. 


dont  il  élait  digne  ;  votre  ardente  imagination  vous  demanderait  sans 
cesse  ceux  que  vous  n'auriez  pas  ol)tonus.  Mais  l'amour  n'a  point  de 
délice^  clonl  il  ni'  vous  ait  ((iiiilile,  el ,  |iiiiir  parler  eiiiiiiui'  vdus,  viiiis 
avez  épuisé  durimt  une  aiiiic'c  les  pl;ii-~irs  d'une  vie  enliere.  Sniivene/,- 
vous  de  eetle  lelli'e  !-i  |ia*sioniiée,  ecrile  le  lenileniain  d'un  reiiile/-V(uis 
téméraire  ;  je  l'ai  lue  avee  une  émotion  qui  m'était  inconnue;  on  n'y  voit 
pas  l'éiat  permanent  d'une  ànie  attendrie,  mais  le  dernier  délire  d'un 
cœur  brûlant  d'amour  et  ivre  de  volupté  ;  vous  jugeâtes  vous-même 
qu'on  n'éprouvait  point  de  pareils  transports  deux  fois  en  la  vie,  et  qu'il 
iallait  mourir  après  les  avoir  sentis.  Mon  ami,  ce  fut  là  le  comble  ;  et, 
quoi  que  la  fortune  et  l'amour  eussent  l'ait  pour  vous,  vos  feux  et  voire 
bonheur  ne  pouvaient  plus  que  décliner.  Cet  instant  fut  aussi  le  com- 
mencement de  vos  disgrâces,  et  votre  amante  vous  fut  ôtée  au  moment 
que  vous  n'aviez  plus  de  sentiments  nouveaux  à  goiJter  auprès  d'elle  ; 
comme  si  le  sort  eut  voulu  garantir  votre  cœur  d'im  épuisement  inévi- 
table, et  vous  laisser  dans  le  souvenir  de  vos  plaisirs  passés  un  plaisir 
plus  doux  que  tous  ceux  dont  vous  pourriez  jouir  encore. 

Consolez-vous  donc  de  la  perle  d'un  bien  qui  vous  eût  toujours 
échappé,  et  vous  ei'il  ravi  de  plus  celui  qui  vous  reste.  Le  bonheur  et 
l'amour  se  ser.iii m  évanouis  à  la  fois;  voi!l^  avez  au  moins  eouser\é  le 
sentiment;  on  u'rsi  point  sans  plajsirs  (piand  on  aime  eucore.  L'iniaye 
de  l'amour  etrinl  clii.ixeplus  unc'euc  tendi'O  que  eellede  l'aniinu'  ujai- 
heureux,  et  le  degoiit  de  ce  ipi'on  possède  est  un  état  cent  fois  pire  que 
le  regret  de  ce  qu'on  a  perdu.    _ 

Si  les  reproches  que  ma  désolée  cousine  se  fait  sur  la  mort  de  sa 
mère  étaiciCt  londés,  ce  cruel  souvenir  empoisonnerait,  je  l'avoue,  ce- 
lui de  vos  .amours,  et  une  si  funeste  idée  devrait  à  jamais  les  éteindre  ; 
mais  n'en  croyez  pas  ii  ses  douleurs,  elles  la  trompent,  ou  plutôt  le 
chimérique  motif  dont  elle  aime  à  les  a!;graver  n'est  qu'un  prétexte 
pour  en  justifier  l'excès.  Cette  àme  tendre  craint  toujours  de  ne  pas 
s'aflliger  assez,  et  c'est  une  sorte  de  plaisir  pour  elle  d'ajouter  au  sen- 
timent de  ses  peines  tout  ce  qui  peut  les  aigrir.  Elle  s'en  impose,  soyez- 
en  sûr;  elle  n'est  pas  sincère  avec  elle-même.  Ahl  si  elle  croyait  bien 
sincèrement  avoir  abrégé  les  jours  de  sa  mère,  son  cœur  en  pourrait- 
il  supporter  l'alireux  remords?  Nmi,  non,  mon  ami,  elle  ne  la  pleure- 
rait pas,  elle  l'aurait  suivie.  La  maladie  de  madame  d'Etange  est  bien 
connue;  c'était  une  hydropisie  de  poitrine  dont  elle  ne  pouvait  revenir, 
et  l'on  désespérait  de  sa  vie  avant  même  (|u'elle  eût  découvert  votre 
correspondance.  Ce  fut  un  violent  chagrin  pour  elle  :  mais  que  de  plai- 
sirs réparèrent  le  mal  qu'il  pouvait  lui  faire  !  Qu'il  fut  consolant  pour 
cette  temli  e  uiere  de  voir,  en  gémissant  des  fautes  de  sa  fille,  par  com- 
bien de  vérins  <lles  étaient  rachetées,  et  d'être  forcée  d'admirer  son 
àme  en  pleurant  sa  faiblesse!  Qu'il  lui  fut  doux  de  sentir  combien  elle 
en  était  chérie  1  Quel  zèle  infaiigable  !  quels  soins  contiiniels  !  quelle 
assiduité  sans  relâche!  quel  désespoir  de  l'avoir  affligée  !  que  de  re- 
grets !  que  de  larmes  !  que  de  touchantes  caresses!  quelle  inépuisable 
sensibilité  !  Celait  dans  les  yeux  de  la  lllle  qu'on  lisait  tout  ce  que  souf- 
frait la  mère  ;  c'était  elle  qui  la  servait  les  jours,  qui  la  veillait  les  nuits; 
c'était  de  sa  main  qu'elle  recevait  tous  les  secours.  Vous  eussiez  cru 
voir  une  autre  Julie;  sa  délicatesse  naturelle  avait  disparu,  elle  était 
forte  et  robuste,  les  soins  les  plus  pénibles  ne  lui  coûtaient  rien,  et  son 
àme  semblait  lui  donner  un  nouveau  corps.  Elle  faisait  tout  et  parais- 
sait ne  rien  faire  ;  elle  était  partout  et  ne  bougeait  d'auprès  d'elle  ;  on  la 
trouvait  sans  cesse  à  genoux  devant  son  lit,  la  bouche  collée  sur  sa 
main,  gémissant  ou  de  sa  faute  ou  du  mal  de  sa  mère,  et  confondant 
ces  deux  sentiments  pour  s'en  affliger  davauta'ge.  Je  n'ai  vu  personne 
entrer  les  derniers  jours  dans  la  chambre  de  ma  tante  sans  être  ému 
jusqu'aux  larmes  du  plus  attendrissant  de  tous  les  spectacles.  On  voyait 
l'effort  que  faisaient  ces  deux  cœurs  pour  se  réunir  plus  étroitement 
au  moment  d'une  funeste  séparaiion  ;  on  voyait  que  le  seul  regret  de 
se  quitter  occupait  la  mère  et  la  fdle,  et  que  vivre  ou  mourir  n'eût  été 
rien  pour  elles  si  elles  avaient  pu  rester  ou  partir  ensemble. 

Bien  loin  d'adopter  les  noires  idées  de  Julie  ,  soyez  sûr  que  tout  ce 
qu'on  peut  espérer  des  secours  humains  et  des  consolations  du  cœur  a 
concouru  de  sa  part  à  retarder  le  progrès  de  la  maladie  de  sa  mère,  et 
qu'infailliblement  sa  tendresse  et  ses  soins  nous  l'ont  conservée  plus 
longtemps  que  nous  n'eussions  pu  faire  sans  elle.  iMa  tante  elleniéme 
m'a  dit  cent  fois  que  ses  derniers  jours  étaient  les  plus  doux  moments 
de  sa  vie,  et  que  le  bonheur  de  sa  (ille  était  la  seule  chose  qui  manquait 
au  sien. 

S'il  faut  attribuer  sa  perte  an  chagrin,  ce  chagrin  vient  di'  plus  loin,  et 
c'est  à  son  époux  seul  qu'il  faut  s'en  prendre.  Loiii;ieiii|is  iiiroiis|;iiu  et 
volage,  il  prodigua  les  feux  de  sa  jeunesse  à  mille  ohjcis  moins  dignes 
de  plaire  que  sa  vertueuse  compagne;  et  quand  l'âge  le  lui  eut  ramené, 
il  conserva  près  d'elle  cette  rudesse  inflexible  dont  les  maris  infidèles 
ont  accoutumé  d'aggraver  leurs  torts.  l\la  pauvre  cousine  s'en  est  res- 
sentie ;  nu  vain  entêtement  de  noblesse,  et  cette  roideur  de  caractère 
que  rien  n'amollit,  ont  fait  vos  malheurs  et  les  siens.  Sa  mère,  qui  eut 
toujours  du  penchant  pour  vous,  et  qui  pénétra  son  amour  quand  il 
était  trop  tard  pour  l'éteindre,  porta  longiemps  en  secret  la  douleur  de 
ne  pouvoir  vaincre  le  goût  de  sa  fille  ni  l'obstination  de  son  époux,  et 
d'être  la  première  cause  d'un  mal  qu'elle  ne  pouvait  plus  guérir.  Quand 
vos  lettres  surprises  lui  eurent  appris  jusqu'où  vous  aviez  abusé  de  sa 
confiance,  elle  craignit  de  tout  perdre  en  voulant  tout  sauver,  et  d'ex- 
poser les  jours  de  sa  fille  pour  rétablir  son  honneur.  Elle  sonda  plu- 


sieurs fois  son  mari  sans  succès;  elle  voulut  plusieurs  fois  hasarder  une 
confidence  entièie,  et  lui  montrer  toute  l'étendue  de  son  devoir'  :  la 
frayeur  et  sa  limidilé  la  retinrent  toujours.  Elle  hésita  tant  qu'elle  put 
parler;  lorsipi'elle  le  voulut,  il  n'était  plus  temps;  les  forei's  lui  m;in- 
queri'ut  ;  elle  mourut  avec  le  fatal  secret  :  et  moi  qui  connais  l'Iiiimeur 
de  cet  bonnne  sévère,  sans  savoir  jusqu'où  les  sentiments  de  la  nature 
auraient  pu  la  tempérer,  je  respire  eu  voyant  au  moins  les  jours  de 
Julie  en  sûreté. 

Elle  n'ignore  rien  de  tout  cela  ;  mais  vons  dirai-je  ce  que  je  pense 
de  ses  remords  apparents'?  L'amour  est  plus  ingénieux  qu'elle.  Pénétrée 
du  regret  de  sa  mère,  elle  voudrait  vous  oublier;  et,  malgré  qu'elle  en 
ait,  il  (rouble  sa  conscience  pour  la  forcer  de-  penser  à  vous.  11  veut 
que  ses  pleurs  aient  du  rapport  à  ce  qu'elle  aime.  Elle  n'oserait  plus 
s'en  occuper  directement  ;  il  la  force  de  s'en  occuper  encore,  au  moins 
par  sou  repentir.  Il  l'abuse  avec  tant  d'art,  qu'elle  aime  mieux  souffrir 
davantage,  et  que  vous  entriez  dans  le  sujet  de  ses  peines.  Votre  cœur 
n'entend  pas  peut-être  ces  détours  du  sien,  mais  ils  n'en  sont  pas  moins 
naturels;  car  voire  amour  à  tous  deux,  quoique  égal  en  force,  n'est  pas 
send)lable  en  effets  :  le  vôtre  est  bouillant  et  vif,  le  sien  est  doux  et 
lendie  ;  vos  seulunenls  s'exluilenl  au  dehors  avec  véhémence,  les  siens 
retoiniieut  sui-  ellr-iiicuif,  cl,  iiciietiant  la  sulistance  de  son  àme,  l'al- 
lerenl  et  la  ehangeul  inseiisibb-mcnt.  L'amour  anime  et  soutient  votre 
cœur,  il  affaisse  et  abat  le  sien;  tous  les  ressorts  en  sont  relâchés;  sa 
force  est  nulle,  son  courage  est  éteint,  sa  vertu  n'est  plus  rien.  Tant 
d'héroïques  facultés  ne  sont  pas  anéanties,  mais  suspendues  ;  un  mo- 
ment de  crise  peut  leur  rendre  toute  leur  vigueur,  ou  les  effacer  sans 
retour.  Si  elle  fait  encore  un  pas  vers  le  découragement,  elle  est  per- 
due; mais  si  cette  âme  excellente  se  relève  un  instant,  elle  sera  plus 
grande,  plus  forte,  plus  vertueuse  que  jamais,  et  il  ne  sera  plus  ques- 
tion de  rechute.  Croyez-moi,  mon  aimable  ami,  dans  cet  état  périlleux 
sachez  respecter  ce  que  vous  aimâtes.  Tout  ce  qui  lui  vient  de  vous, 
fût-ce  contre  vous-même,  ne  lui  peut  être  que  mortel.  Si  vous  vous 
obstinez  auprès  d'elle,  vous  pourrez  triompher  aisément;  mais  vous 
croirez  en  vain  posséder  la  même  Julie,  vous  ne  la  retrouverez  plus. 


LETTRE  Vin. 


DE    MILORD   ÉDOCARD    A    l'aMAM   DE   JOLIE. 


J'avais  acquis  des  droits  sur  ton  cœur;  tu  m'étais  nécessaire,  et  j'é- 
tais prêt  à  t'aller  joindre.  Que  t'importent  mes  droits,  mes  besoins, 
mon  empressement'.'  Je  suis  oublié  de  toi  ;  tu  ne  daignes  plus  m'écrire. 
J'apprends  ta  vie  solitaire  et  farouche;  je  pénètre  tes  desseins  secrels. 
Tu  t'ennuies  de  vivre. 

Meurs  donc,  jeune  insensé;  meurs,  homme  à  la  fois  féroce  et  lâche  : 
mais  sache,  en  mour^uit,  que  lu  laisses  dans  l'àme  d'un  honnête  homme 
à  qui  lu  fus  cher  la  douleur  de  n'avoir  servi  qu'un  ingrat. 


LETTRE  IX. 


Venez,  milord  ;  je  croyais  ne  pouvoir  plus  goûter  de  plaisir  sur  la 
terre  ;  mais  nous  nous  reverrons.  11  n'est  pas  vrai  que  vous  puissiez  me 
confondre  avec  les  ingrats  ;  votre  cœur  n'est  pas  fait  pour  en  trouver, 
ni  le  mien  pour  l'êlre. 


BILLET  DE   JULIE. 


Il  est  temps  de  renoncer  aux  erreurs  de  la  jeunesse  et  d'abandonner 
un  trompeur  espoir  :  je  ne  serai  jamais  à  vous.  Rendez-moi  donc  la  li- 
berté que  je  vous  ai  engagée,  et  dont  mon  père  veut  disposer,  ou  met- 
tez le  comble  à  mes  malheurs  par  un  refus  qui  nous  perdra  tous  deux 
sans  vous  être  d'aucun  usage. 

Julie  D'EiâNCE. 


LETTRE  X. 


BD  BARON  d'ËTAKGE,  DANS  LAQCELIE  ÉTAIT  LE  PRÉCÉDENT  BILLET. 


S'il  peut  rester  dans  l'âme  d'un  suborneur  quelque  seniiment  d'hon- 
neur et  d'humanité,  répondez  à  ce  billet  d'une  malheureuse  dont  vous 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


67 


avez  corrompu  le  cœur,  et  !qui  ne  serait  plus,  si  j'osais  soupçonner 
qu'elle  eût  porli;  plus  loin  l'ouhli  d'elle-nièuie.  Je  ni'élouner;ii  peu  que 
la  tnèine  pliilosophie  qui  lui:ippril:i  se  jeter  à  la  tète  (lu  premier  venu, 
lui  apprcnnecncore  à  désobéir  à  sou  père.  Pensez-ycependajit.  J'aime  à 
prendre  eu  toute  occasion  les  voies  de  la  douceur  et  de  riionnèleté, 
(|ii:uid  j'espère  qu'elles  peuvent  suflire  ;  mais,  si  j'en  veux  bien  user 
;ivi  (  vous,  necroyc/.  pas  que  j'ignore  comment  se  venge  l'Iionneur  d'un 
i;iiiiillro)nme  offensé  par  uu  homme  q\ii  ne  l'est  pas. 


LETTRE  XI. 


Ép.irgnez-vous,  monsieur,  des  menaces  vaines  qui  ne  m'effr.iyent 
point,  et  d'injustes  reproches  qui  ne  peuvent  mhumilicr.  Sachez 
quCnti !■  dcMK  peisonnos  du  même  âge  il  n'y  a  d'autre  suborneur  que 
l'amoni-,  cl  qu'il  ne  vous  appartiendra  jamais  d'avilir  un  lioimne  que 
votnHille  liDiiora  de  son  esiiine. 

(Jiiel  sacrilice  osez-vous  m'imposer,  et  à  quel  titre  l'exiscz-vous? 
Est-ce  à  l'auleiir  de  tous  mes  maux  qu'il  faut  immoler  mon  dernier  es- 
poir? .le,  veux  respecter  le  père  de  Jidie,  mais  (|u'il  d;iigiio  être  le  mien 
s'il  faut  (juc  j'apprenne  à  lui  obéir.  Non,  non.  monsieur,  quelque  opi- 
nion que  vous  ayez  de  vos  procédés,  ils  ne  m'obligent  point  à  renoncer 
pour  vous  à  des  droits  si  cbers  et  si  bien  mérites  de  mou  cœur.  Vous 
faites  le  malheur  de  ma  vie.  Je  ne  vous  dois  que  de  la  haine,  et  vous 
n'avez  rien  à  prétendre  de  moi.  Julie  a  parle  ;  voilà  mon  consentement 
Ah!  qu'elle  soit  toujours  obéie  I  Un  autre  la  possédera;  mais  j'en  serai 
plus  digne  d'elle. 

Si  votre  lille  eilt  daigné  me  consulter  sur  les  bornes  de  votre  autorité. 
ne  doutez  pas  que  je  ne  lui  eusse  appris  à  résister  à  vos  prétentions 
iujnsles.  Quel  que  soit  l'empire  dont  vous  abuse/,  mes  droits  sont  plus 
s;ii  lés  que  les  vôtres;  la  chaiue  qui  nous  lie  esl  l.i  boriii^  du  pouvoir  pa- 
ternel, même  devant  lestribmiaux  buuiauis;  et  (piaml  V(ms  osez  récla- 
mer la  nature,  c'est  vous  seul  qui  hi  avez  ses  lois. 

IN'alléguez  pas  non  plus  crt  hoiuuur  si  bizarre  et  si  délicat  que  vous 
p:uiez  de  venger;  nul  ne  l'ofletise  que  vous-même,  liespectez  le  choix 
ili'  .lulie,  et  votre  bouncur  est  en  sûreté;  car  mon  comu'  vous  honore 
Ml. duré  vos  outrages  :  et,  malgré  les  maximes  gothiques,  l'alliance  d'un 
honnête  homme  n'en  déshonoia  jamais  un  autre.  Si  ma  pr('sompli<ui 
vous  offense,  attaquez  ma  vie,  je  ne  la  défendrai  jamais  contre  vous. 
Au  surplus,  je  me  soucie  fort  peu  de  savoir  en  quoi  consiste  I  honneui' 
d'un  gentilhomme  ;  mais,  quant  à  celui  d'un  honuue  de  bien,  il  m'ap- 
partient, je  sais  le  défendre,  et  le  conserverai  pur  et  sans  tache  jusqu'au 
dernier  soupir. 

Allez,  père  barbare  et  peu  digne  d'un  nom  si  doux,  méditez  d'affreux 
parricides,  tandis  qu'une  lille  tendre  et  soumise  immole  son  bonheur  à 
vos  préjugés.  Vos  regrets  me  vengeront  im  jour  des  niauv  que  vous  me 
faiics,  et  vous  sentirez  trop  lard  que  votre  haine  aveugle  et  dénaturée 
ne  vous  fut  pas  moins  fmieste  qu'à  moi.  Je  serai  malheureux,  sans 
doiiic  ;  mais  si  jamais  la  voix  du  sang  s'élève  au  fond  de  voire  cœur, 
combien  vous  le  serez  plus  encore  d'avoir  sacrifié  à  des  chimères  l'u- 
nique fruit  de  vos  entrailles,  unique  au  monde,  en  beauté,  en  mérite, 
en  vertus,  et  pour  qui  le  ciel,  prodigue  de  ses  dons,  n'oublia  rien  (piun 
meilleur  père  ! 


BILLET 


INCID.S   n.VNS    LA    PRECEDENTE   lETTIlE. 


Je  rends  à  Julie  d'Elanee  le  droit  de  disposer  d'elle-même  ,  et  de 
donner  sa  main  sans  consnlter  son  cœur.  S.  (î. 


LETTRE  XII. 


Je  voulais  vous  décrire  la  scène  qui  vient  de  se  passer,  et  qui  a  produit 
le  billet  ipie  vous  avez  drt  recevoir,  mais  mou  père  a  pris  ses  mesures 
si  jusies  (pi'elle  n'a  fini  (pruii  mouienl  avant  le  départ  du  courrier.  Sa 
leltre  est  sans  ddule  arrivée  à  temps  à  la  posle  ;  il  n'en  peut  être  de 
même  de  celle-('i  ■  votre  résoluti(ui  >era  prise  el  voire  répcinse  partie 
ayant  qu'elle  vous  parvienne;  ainsi  tnut  détail  serait  des(Uiiiais  iimlile. 
J'ai  l'ail  mou  devoir  ;  vous  ferez  le  vôtre  :  mais  le  sort  nous  acc:ible , 


riianncur  nous  trahit;  nous  serons  séparés  à  jamais,  et,  pour  comble 
d'hiirreur,  je  vais  passer  dans  les...  Hélas!  j'ai  pu  vivre  dans  les  tiens  ! 
0  devoir!  ;i  quoi  sers-tu?  0  providence!...  Il  faut  gémir  et  se  taire. 
La  plume  échappe  de  ma  main.  J'étais  incommodée  depuis  quelques 

jours;  l'entretien  de  ce  m:itiu  m'a  prodigieusement  agitée la  icle  el 

le  cœur  me  font  mal....  Je  me  sens  défaillir...  le  ciel  aurait-il  pitié  de 

mes  peines? Je  ne  puis  me  soutenir.  Je  suis  forcée  à  me  mettre  au 

lit,  et  me  console  dans  l'espoir  de  n'en  point  relever.  Adieu  ,  mes  uni- 
ques amours.  Adieu,  pour  la  dernière  fois,  cher  el  tendre  ami  de  Julie. 
Ah  1  si  je  ne  dois  plus  vivre  pour  toi ,  n'ai-je  pas  déjà  cessé  de  vivre  '! 


LETTRE  XIII. 


ut:   Jrl.lE    A    .MAD.\ME    D  OlIBE. 


11  est  donc  vrai,  chère  et  cruelle  amie,  que  lu  me  rappelles  à  la  vie 
et  à  mes  douleurs?  J'ai  vu  l'instant  heureux  où  j'allais  rejoindre  la  plus 
tendre  des  mères  :  tes  soins  inhumains  m'ont  enchaiuée  pour  la  plcurei 
plus  longtemps  ;  el  quand  le  désir  de  la  suivre  m'arrache  à  la  terre,  le 
regret  de  te  quitter  m'y  retient.  Si  je  me  console  de  vivre  ,  c'est  |iar 
l'espoir  de  n  avoir  pas  échappé  tout  entière  à  la  mort.  Ils  ne  soni  plus 
ces  agréments  de  mon  vis;ige  (pie  mon  cœur  a  payés  si  cher  ;  la  mala- 
die dont  je  sois  m'en  a  délivrée.  Dette  heureuse  perte  ralentira  l'ardeur 
grossière  d'un  honuue  assez  dépourvu  de  délicatesse  pour  m'oser 
épouser  sans  mon  aveu.  Ne  trouvant  plus  en  moi  ce  qui  lui  plut,  il  ^e 
souciera  peu  du  reste.  Sans  manquer  de  parole  à  mon  père,  sans  offen- 
ser l'ami  dont  il  tient  h  vie,  je  saurai  rebuter  cet  iinpurlun  :  ma  bouche 
gardera  le  silenee ,  mais  mon  aspect  parlera  pour  moi.  Son  dégoût  nie 
garantira  de  sa  tyrannie,  el  il  me  trouvera  trop  laide  pour  daigner  mi' 
rendre  malheureuse. 

Ah  I  chère  cousine ,  tu  connus  uu  cœur  plus  constant  cl  plus  tendre 
qui  ne  se  fiU  pas  ainsi  rebuté.  Son  goût  ne  se  bornait  pas  aux  traits  ni 
à  la  ligure;  c'était  moi  qu'il  aimait  et  non  pas  mou  vi>age;  c'était  par 
tout  notre  être  que  nous  étions  nuis  l'un  ;i  l'anlre  ;  et  tant  que  Julie  eût 
élé  la  même  .  la  beauié  pouvait  fuir,  l'amour  fût  toujours  demeuré.  Ce- 
IHiiiIaut  il  a  pu  consentir...  l'ingrat  I...  II  l'a  du  puisque  j'ai  pu  l'exiger. 
(.tiii  est-ce  qui  retient  par  leur  parole  ceux  qui  veulent  retirer  leur  cœur'.' 
Ai-je  donc  voulu  retirer  le  mien?...  l'ai-je  l'ail?  U  Dieu  !  laul-il  que  tout 
nie  lappelle  incessamment  un  temps  qui  n'est  plus ,  et  des  feux  qui  ne 
doivent  plus  être!  J'ai  beau  vouloir  arracher  de  mon  cœur  cette  image 
I  lii'rie  ;  je  l'y  sens  trop  l'orlemeiit  atiacbée  :  je  le  déchire  sans  le  déga- 
ger, el  mes  efforts  pour  en  effacer  un  si  doux  souvenir  ne  font  que  l'y 
graver  davantage. 

Oserai-je  te  dire  un  délire  de  ma  fièvre,  qui ,  loin  de  s'éteindre  avec 
elle,  me  tourmente  encore  plus  depuis  ma  guérison?  Oui,  connais  et 
plains  l'égarement  d'esprit  de  la  malheureuse  amie ,  et  rends  grâces 
au  ciel  d'avoir  préservé  ton  cœur  de  l'horrible  passion  qui  le  donne. 
Dans  uu  des  moments  où  j'étais  le  plus  mal,  je  crus,  durant  l'ardeur  du 
redoublement ,  voir  à  côté  de  mon  lit  cet  infortuné  ,  non  tel  qu'il  char- 
mail  jadis  mes  regards  diiraul  le  courl  bonheur  de  ma  vie ,  mais  pâle , 
défait ,  mal  en  ordre  ,  et  le  désespoir  dans  les  yeux.  11  était  ;i  genoux  ; 
il  |irit  une  de  mes  mains,  et  sans  se  dégoûter  de  l'état  où  elle  était,  sans 
craindre  la  communication  d  un  venin  si  terrible,  il  la  couvrait  de  bai- 
sers et  de  larmes.  A  son  aspect  j'éprouvai  cette  vive  et  délicieuse  émo- 
tion que  me  donnait  qiielqiiefi'is  sa  présence  inattendue.  Je  voulus  m'c- 
lancer  vers  lui  ;  on  me  reiiut ,  tu  l'arrachas  de  ma  présence  ;  et  ce  qui 
me  toucha  le  plus  vivement,  ce  furent  ses  gémissemeuls  que  je  crus  en- 
tendre à  mesure  qu  il  s'éloignait. 

Je  ne  puis  te  représenter  l'eflel  étonnant  que  ce  rêve  a  produit  sur 
moi.  Ma  lièvre  a  élé  longue  et  violente;  j'ai  perdu  la  conuai>sance  du- 
rant plusieurs  jours;  j'ai  souvent  rêvé  à  lui  dans  mes  transports;  mais 
aucun  de  ces  rêves  n'a  laissé  dans  mon  imaginaiion  des  impressions 
aussi  profondes  que  celle  de  ce  dernier.  Elle  est  telle  qu'il  m'est  impos- 
sible de  1  effacer  de  ma  mémoire  et  de  mes  sens.  A  chaque  minute .  à 
chaipie  iiistaiit,  il  me  semble  le  voir  dans  la  même  atiiiude;  son  air,  son 
haliillement,  sou  geste,  son  trisie  regard,  frappent  eucoreines  yeux  : 
je  crois  sentir  ses  lèvres  se  presser  sur  ma  main  ;  je  la  sens  mouiller 
de  ses  larmes;  les  sons  de  sa  voix  plaintive  me  font  tressaillir;  je  le 
voi>  entraîné  loin  de  moi,  je  fais  effort  pour  le  retenir  encore  :  tout  me 
retrace  une  scène  imaginaire  avec  plus  de  force  que  les  événements 
qui  me  soiii  reelIciiH  ni  arrivés. 

J'ai  loiigiiiiqis  lie-iié  ;i  te  faire  cette  confidence;  la  honte  m'empêche 
de  te  la  faire  de  boni  lie;  mais  mon  agiiaiion,  loin  de  se  calmer,  ne  fait 
qu'augmenter  de  jour  eu  jour,  el  je  ne  puis  plus  résister  au  besoin  de 
l'avouer  ma  folie.  Ah!  quelle  s'empare  de  moi  tout  entière!  Que  ne 
puis-je  achever  de  perdre  ainsi  la  raison,  puisque  le  peu  qui  m'en  reste 
ne  sert  plus  qu'à  me  tourmenter  I 

Je  reviens  a  mon  rêve.  Ma  cousine,  raille-moi,  si  lu  veux,  de  ma  sini- 
plicile  ;  mais  il  y  a  dans  celle  vision  je  ne  sais  quoi  de  myslérieux  qui  la 
(lislingiie  du  délire  ordinaire.  Esl-ce  un  pressentiment  de  la  mort  du 
meilleur  des  hommes?  esl-ce  un  averiissemeui  qu'il  n'est  déjà  plus?  Le 


68 


LA  NOUVFXLE  HÉLOISE. 


ciel  daigiic-l-il  iiie  guider  au  moins  une  l'ois ,  et  m'invite-l-il  à  suivre 
celui  qu'il  me  (ît  ainier?  Hélas  !  l'ordre  de  mourir  sera  pour  moi  le  pre- 
mier de  ses  liieufails. 

J'ai  beau  me  rappeler  tous  ces  vains  discours  dont  la  philosophie 
amuse  les  gens  qui  ne  sentent  rien;  ils  ne  m'en  imposent  plus,  et  je 
sens  que  je  les  méprise.  On  ne  voit  point  les  esprits,  je  le  veux  croire  ; 
mais  deux  âmes  si  étroitement  unies  ne  sauraient-elles  avoir  entre  elles 
une  communication  immédiate,  indépendante  du  corps  et  des  sens? 
L'impression  direete  que  l'une  reçoit  de  l'autre  ne  peut-elle  pas  la  trans- 
mettre au  cerveau ,  et  recevoir  de  lui  par  contre-coup  les  sensations 
qu'elle  lui  a  données?...  Pauvre  Julie,  que  d'extravagances  1  Que  les 
passions  nous  rendent  crédules!  et  qu'un  cœur  vivement  louché  se  dé- 
tache avec  peine  des  erreurs  même  qu'il  aperçoit  ! 


LETTRE  XIV. 


.\h  !  fille  trop  malheureuse  et  trop  sensihie,  n'es-tii  donc  née  que 
pour  souffrir?  Je  voudrais  en  vain  t' épargner  des  douleurs;  tu  semblés 
les  chercher  sans  cesse,  et  ton  ascendant  est  plus  fort  que  tous  mes 
soins.  A  tant  de  vrais  sujets  de  peine  lùijoute  pas  au  moins  des  chimè- 
res ;  et,  puisque  ma  discrétion  t'est  plus  nuisible  qu'utile,  sors  d'une  er- 
reur qui  te  tourmente  :  peut-être  la  triste  vérité  te  sera-t-elle  encore 
moins  cruelle.  Apprends  donc  que  ton  rêve  n'est  point  un  rêve  ;  que  ce 
n'est  point  l'ombre  de  ton  ami  que  tu  as  vue,  mais  sa  personne,  et  que 
cette  touchante  scène,  incessanunent  présente  à  ton  imagination,  s'est 
passée  réellement  dans  ta  chambre  le  surlendemain  du  jour  oii  tu  fus  le 
plus  mal. 

La  veille  je  t'avais  quittée  assez  tard ,  et  M.  d'Orbe,  qui  voulut  me 
relever  auprès  de  toi  cette  nuit-là ,  était  prêt  à  sortir,  quand  tout  à 
coup  nous  vîmes  entrer  brusquement  et  se  précipiter  à  nos  pieds  ce 
pauvre  malheureux  dans  un  éiat  à  faire  pitié.  Il  avait  pris  la  poste  à  la 
réception  de  la  dernière  lettre.  Courant  jour  et  nuit,  il  lit  la  route  en 
troii  j;j!n\; ,  et  ne  s'arrêta  qu'à  la  dernière  poste  en  attendant  la  nuit 
pour  entrer  en  ville.  Je  te  l'avoue  à  ma  honte,  je  fus  moins  prompte 
que  M.  d'Orbe  à  lui  sauter  au  cou  :  sans  savoir  encore  la  raison  de  son 
voyage,  j'en  prévoyais  la  conséqucuec.  Tant  de  souvenirs  amers,  Ion 
danger,  le  sien,  le  désordre  où  je  le  voyais,  tout  empoisonnait  une  si 
douce  surprise,  et  j'étais  trop  saisie  pour  lui  l'aire  beaucoup  de  cares- 
ses. Je  l'emlii  ,i>-,ài  |i(iiii  liuit  avrc  un  i-crremcnl  de  oieur  qu'il  partageait, 
et  qui  se  fil  -cnlii-  iv.  i|]iii(iiiciii(iil  par  de  inudlcs  étreintes,  plus  élo- 
quentes que  lo  vn>.  cl  les  [ilçurs.  Son  premier  mol  lut  :  Que  fait-ette? 
Ah  !  que  (ail-elic?  Dmxnez-mui  la  vie  ou  la  mort.  Je  compris  alors  qu'il 
était  instruit  de  ta  maladie;  et,  croyant  qu'il  n'eu  ignorait  pas  non  plus 
l'espèce,  j'en  parlai  sans  autre  précaution  que  d'exténuer  le  danger.  Si- 
tôt qu'il  sut  que  c'était  la  petite  vérole,  il  lit  un  cri,  et  se  trouva  mal.  La 
fatigLie  et  l'insomnie,  jointes  à  l'inquiétude  d'esprit,  l'avaient  jeté  dans 
un  tel  abattement  qu'on  fut  longtemps  à  le  faire  revenir.  A  peine  pou- 
vait-il parler;  on  le  fit  coucher. 

Vaincu  par  la  nature,  il  dormit  douze  heures  de  suite,  mais  avec  tant 
d'agitation,  qu'un  pareil  sommeil  devait  plus  épuiser  que  réparer  ses 
forées.  Le  lendemain,  nouvel  embarras;  il  voulait  le  voir  absolument. 
Je  lui  opposai  le  danger  de  te  causer  une  révolution  ;  il  offrit  d'attendre 
qu'il  n'y  eût  plus  de  risque,  mais  son  séjour  même  en  était  un  terrible. 
J'essayai  de  le  lui  faire  sentir;  il  me  coupa  durement  la  parole.  Gardez 
votre  barbare  éloquence,  me  dit-il  d'un  ton  d'indignation;  c'est  trop 
l'exercer  à  ma  ruine.  N'espérez  pas  me  chasser  encore  comme  vous 
files  à  mon  exil  :  je  viendrais  cent  fois  du  bout  du  monde  pour  la  voir 
un  seul  insiaut.  Mais  je  jure  par  l'auteur  de  mon  être,  ajouta-t-il  impé- 
tueusement, que  je  ne  partirai  point  d'ici  sans  l'avoir  vue.  Eprouvons 
une  fois  si  je  vous  rendrai  pitoyable,  ou  si  vous  me  rendrez  parjure. 

Son  parti  était  pris.  M.  d'Orbe  fut  d'avis  de  chercher  les  moyens  de 
le  satisfaire  pour  le  pouvoir  renvoyer  avant  que  son  retour  fiU  décou- 
vert :  car  il  n'était  connu  dans  la  maison  que  du  seul  Hanz,  dont  j'étais 
sûre ,  et  nous  l'avions  appelé  devant  nos  gens  d'un  autre  nom  que  le 
sien(1).  Je  lui  promis  qu'il  te  verrait  la  nuit  suivante,  à  condition  qu'il  ne 
resterait  qu'un  inslant,  qu'il  ne  te  parlerait  point,  et  qu'il  repartirait  le 
lendemain  avant  le  jour  ;  j'en  exigeai  sa  parole.  Alors  je  fus  tranquille; 
je  laissai  mon  mari  avec  lui;  et  je  retournai  près  <le  toi. 

Je  te  trouvai  sensiblement  mieux,  l'éruption  était  achevée  :  le  méde- 
cin me  rendit  le  courage  et  l'espoir.  Je  me  concertai  d'avance  avec 
Babi  ;  et  le  redoublement,  quoique  moindre,  t'ayant  encore  embarrassé 
la  tête,  je  pris  ce  tenqis  pour  écarter  tout  le  monde  et  faire  dire  à  mon 
mari  d'amener  son  hôte,  jugeant  qu'avant  la  lin  de  l'accès  tu  serais 
nmins  en  état  de  le  reconnaître.  Nous  eûmes  toutes  les  peines  du  monde 
à  renvoyer  ton  désolé  père,  qui  chaipie  nuit  s'obstinait  à  vouloir  res- 
ter. Enfin  je  lui  dis  en  colère  qu'il  n'épargnerait  la  peine  de  personne, 

(1)  On  voit  dans  la  quatrième  partie  que  ce  nom  suljstilué  était  celui  de  Saint- 
Preux. 


que  j'étais  également  résolue  à  veiller,  et  qu'il  savait  bien,  tout  père 
qu'il  était,  que  sa  tendresse  n'était  pas  plus  vigilante  que  la  mienne.  Il 
partit  à  regret  ;  nous  restâmes  seules.  M.  d'Orbe  arriva  sur  les  onze  heu- 
res, et  me  dit  qu'd  avait  laissé  ton  ami  dans  la  rue  :  je  l'allai  chercher; 
je  le  pris  par  la  main  :  il  tremblait  comme  la  feuille.  En  passant  dans 
l'antichambre  les  forces  lui  manquèrent  ;  il  respirait  avec  peine,  et  fut 
contraint  de  s'asseoir. 

Alors  démêlant  quelques  objets  à  la  faible  lueur  d'une  lumière  éloi- 
gnée :  Oui,  dit-il  avec  un  profond  soupir,  je  reconnais  les  mêmes  lieux. 
Une  fois  en  ma  vie  je  les  ai  traversés...  à  la  même  heure...  avec  le 
même  mystère...  j'étais  tremblant  comme  aujourd'hui...  le  cœur  me 
palpitait  de  même...  0  téméraire!  j'étais  mortel,  et  j'osais  goûter!... 
Que  vais-je  voir  maintenant  dans  ce  même  asile  où  tout  respirait  la  vo- 
lupté dont  mon  àme  était  enivrée,  dans  ce  même  objet  qui  faisait  et  par- 
tageait mes  transports?  l'image  du  trépas,  un  appareil  de  douleur,  la 
vertu  malheureuse,  et  la  beauté  mourante  I 

Chère  cousine,  j'épargne  à  ton  pauvre  cœur  le  détail  de  cette  atten- 
drissante scène.  11  te  vil,  el  se  tut;  il  l'avait  promis  :  mais  quel  silence  I 
Il  se  jeta  à  genoux  ;  il  baisait  les  rideaux  en  sanglotant  ;  il  élevait  les 
mains  el  les  yeux  ;  il  poussait  de  sourds  gémissements  ;  il  avait  peine 
à  contenir  sa  douleur  et  ses  cris.  Sans  le  voir,  tu  sortis  machinalemenl 
une  de  tes  mains  ;  il  s'en  saisit  avec  une  espèce  de  fureur;  les  baisers 
de  feu  qu'il  appliquait  sur  cette  main  malade  t'éveillèrent  mieux  que  le 
bruit  et  la  voix  de  tout  ce  qui  t'environnait.  Je  vis  que  tu  l'avais  re- 
connu ;  et,  malgré  sa  résistance  et  ses  plaintes,  je  l'arrachai  de  la  cham- 
bre à  l'instant;  espérant  éluder  l'idée  d'une  si  courte  apparition  par  le 
prétexte  du  délire.  Mais,  voyant  ensuite  que  tu  ne  m'en  disais  rien,  je 
crus  que  tu  l'avais  oubliée  ;  je  défendis  à  Babi  de  l'en  parler,  et  je  sais 
qu'elle  m'a  tenu  parole.  Vaine  prudence  que  l'amour  a  déconcertée,  et 
qui  n'a  fait  que  laisser  fermenter  un  souvenir  qu'il  n'est  plus  temps  d'ef- 
facer ! 

Il  partit  comme  il  l'avait  promis,  et  je  lui  fis  jurer  qu'il  ne  s'arrêterait 
pas  au  voisinage.  Mais,  ma  chère,  ce  n'est  pas  tout  ;  il  faut  achever  de 
te  dire  ce  ([u'anssi  bien  tu  ne  pourrais  ignorer  longtemps.  Milord 
Edouard  passa  deux  jours  après  ;  il  se  pressa  pour  l'atteindre  ;  il  le  joi- 
gnit à  Dijon,  et  le  trouva  malade.  L'infortuné  avait  gagné  la  petite  vé- 
role :  il  m'avait  caché  qu'il  ne  l'avait  point  eue,  el  je  te  l'avais  mené 
sans  précaution.  IVe  pouvant  guérir  ton  mal,  il  le  voulut  partager.  En  me 
rappelant  la  manière  dont  il  baisait  ta  main,  je  ne  puis  douter  qu'il 
ne  se  soit  inoculé  volontairement.  Ou  ne  pouvait  être  ])lus  mal  préparé; 
mais  c'était  l'inoculation  de  l'amour.  Elle  fut  heureuse  ;  ce  père  de  la 
vie  l'a  conservée  au  plus  tendre  amant  qui  fût  jamais.  11  est  guéri;  et, 
suivant  la  dernière  lettre  de  milord  Edouard,  ils  doivent  être  actuelle- 
ment repartis  pour  Paris. 

Voilà,  trop  aimable  cousine,  de  quoi  bannir  les  terreurs  funèbres  qui 
t'alarmaicnt  sans  sujet.  Depuis  longtemps  tu  as  renoncé  à  la  personne  de 
ton  ami,  el  sa  vie  est  en  sûreté.  Ne  songe  donc  qu'à  conserver  la  tienne, 
cl  à  t'acciuiiier  de  bonne  grâce  du  sacrifice  que  ton  cœur  a  promis  à 
l'auKiur  paternel.  Cesse  enfin  d'être  le  jouet  d'un  vain  espoir,  el  de  te 
rcpaiire  de  chimères.  Tu  le  presses  beaucoup  d'être  fièrede  la  laideur; 
sois  plus  humble,  crois  moi,  tu  n'as  encore  que  trop  sujet  de  l'être.  Tu 
as  essuyé  une  cruelle  atteinte,  mais  ton  visage  a  été  épargné.  Ce  que 
tu  prends  pour  des  cicatrices  ne  sont  que  des  rougeurs  qui  seront  bien- 
tôt effacées.  Je  fus  plus  mallraitée  que  cela,  el  cependant  tu  vois  que  je 
ne  suis  pas  trop  mal  encore.  l\!on  ange,  tu  resteras  jolie  en  dépit  de 
toi  ;  et  l'indifférent  Wolmar,  que  trois  ans  d'absence  n'ont  pu  guérir 
d'un  amour  conçu  dans  huit  jours,  s'en  guérira-l-il  en  le  voyant  à  toute 
heure?  Oh  !  si  ta  seule  ressource  est  de  déplaire,  que  ton  sort  est  dés- 
espéré ! 


LETTRE  XV. 


C'en  est  trop,  c'en  est  trop.  Ami,  lu  as  vaincu.  Je  ne  suis  point  à  l'é- 
preuve de  tant  d'amour,  ma  résistance  est  épuisée.  J'ai  fait  usage  de 
toutes  mes  forces  ;  ma  conscience  m'en  rend  le  consolant  témoignage. 
Que  le  ciel  ne  me  demande  point  compte  de  plus  qu'il  ne  m'a  donné. 
Ce  triste  cœur  que  lu  achetas  tant  de  fois,  et  qui  coûta  si  cher  au  tien, 
t'appartient  sans  réserve  ;  il  fut  à  toi  du  premier  moment  où  mes  yeux 
te  virent;  il  te  restera  jusqu'à  mon  dernier  soupir.  Tu  l'as  trop  bien  mé- 
rité pour  le  perdre,  et  je  suis  lasse  de  servir  aux  dépens  de  la  justice 
une  chimérique  vertu. 

Oui,  tendre  el  généreux  amant,  ta  Julie  sera  toujours  tienne  ;  elle 
t'aimera  toujours  :  il  le  faut,  je  le  veux,  je  le  dois.  Je  te  rends  l'empire 
que  l'aniDur  t'a  donné,  il  ne  le  sera  plus  ôté.  C'est  en  vain  qu'une  voix 
mensonuiTi'  niurinine  an  Idiid  de  mon  àme;  elle  ne  m'abusera  plus.- 
Que  sont  les  v;iiiis  devoirs  qu'elle  m'oppose  conlre  ceux  d'aimer  à  jamais 
ce  que  le  ciel  m'a  fait  ainier  ?  Le  plus  sacré  de  tous  n'est-il  pas  envers 
toi  ?  N'est-ce  pas  à  toi  seul  que  j'ai  tout  promis  ?  Le  premier  vœu  de 
mon  cœur  ne  fut-il  pas  de  ne  t  oublier  jamais  ?  el  ton  inviolable  fidélité 
n!e9t-elle  pas  un  nouveau  lien  pour  la  mienne  ?  Ah  !  dans  le  transport 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


69 


d'amour  qui  me  rend  à  loi,  mon  seul  regret  est  d'avoir  comiialtu  des 
seulimciits  si  cliers  et  si  légitimes.  Nature,  6  douce  nature!  reprends 
tous  tes  (iiiiits  ;  j'abjiu-e  les  barbares  veitus  qui  l'anéantissent.  Les  pi'n- 
eiiaiiis  (|M(!  lu  m'as  donnés  seront-ils  plus  trompeurs  qu'une  raison  qui 
m'é^iu;!  lant  de  fois?  , 

lli'-piTlc  ces  tcndiTs  pcii(lian(s,  mou  a  iiialile  anu  ;  tu  leur  dois  trop 
poiu'  lis  liaïr;  niais  sdiiHVcs-iii  U-  <licr  et  doux  partage,  sonlTre  que  les 
di'oils  (lu  sanj^  v.l  di'  ramilic  ne  soieul  pas  l'irlirts  par  ceux  de  l'amour. 
Ne  pense  point  que  [lour  ti:  suivre  j'aliaiidoiuK'  jamais  la  maison  pater- 
nelle ;  n'cspèic  pninl  que  je  me  rei'usc  :io\  liens  que  m'iuq)Ose  Ulie  au- 
torité sacrée  :  la  cruelle  perte  de  l'un  des  auteurs  de  mes  jours  m'a 
trop  appris  à  craindre  d'allli'jer  lautre.  Non,  celle  dont  il  attend  désor- 
mais toute  sa  consolation  ne  eontristera  point  son  àmc  accablée  d'en- 
nuis ;  je  n'aurai  point  donné  la  mort  à  tout  ce  qui  me  donna  la  vie  Non, 
non  ;  je  connais  mon  crime  et  ne  puis  le  haïr.  Devoir,  bomieur,  vertu, 
tout  cela  ne  me  dit  plus  rien  :  mais  pourtant  je  ne  suis  point  un  mons- 
tri!  ;  je  suis  faible  et  non  dénaturée  ;  mou  parti  est  pris,  je  ne  veux  dé- 
sole'r  aucun  de  ceux  que  j'aime.  Qu'un  père  esclave  de  sa  parole  et  ja- 
loux d'un  vain  titre  dispose  de  ma  main,  (pi'il  a  promise;  que  l'anujur 
seul  dispose  «le  mon  cicur  ;  que  mes  pleurs  ne  cessent  de  coider  dans 
le  sein  d'une  teuilre  amie.  Que  je  sois  vile  et  mallieureuse,  mais  que 
tout  ce  qui  m'est  clier  soil  lieureux  et  coulent  s'il  est  possible.  Forme/, 
tous  trois  ma  seule  existence,  et  que  votre  bonlieur  me  lasse  oublier  ma 
misère  et  mon  désespoir. 


LETTRE   XVI. 


Nous  renaissons,  ma  Julie  ;  tous  les  vrais  seulimeuts  de  nos  âmes  re- 
prennent leur  cours.  La  nature  nous  a  cdiiNerve  l'eire,  et  l'amour  nous 
ri'iid  à  la  vie.  En  donlais-tu?  L'osas-tn  c  roiie,  de  pouvoir  m'ùtcr  ton 
cdMir'.'  Va,  je  le  connais  mieux  que  toi,  ce  cœur  que  le  ciel  a  fait  pour 
le  mien.. le  les  sens  joinls  par  une  existence  connnune  qu'ils  ne  peuvent 
perdre  qu'à  la  mort.  Dépeud-il  de  nous  de  les  séparer,  ni  même  lU:  le 
vouloir?  lienuent-ils  l'un  à  l'aulre  par  des  ikcikIs  que  les  boinmes  aient 
formés  et  qu'ils  puissent  nimpie?  Non,  non,  .Inlie  ;  si  le  sort  cnud  nous 
refuse  le  doux  nom  d'époux,  rien  ne  peut  nous  ôter  celui  d'amants  fi- 
dèles ;  il  fera  la  consolation  de  nos  tristes  jours,  et  nous  l'cmportcrous 
au  tombeau. 

Ainsi  nous  recommençons  de  vivre  pour  recommencer  de  souffrir, 
et  le  s(>utiment  de  notre  existence  n'est  pour  nous  qu'un  sentiment  de 
duuleur.  Iid'ortunés  I  que  s(Muines-nons  devenus?  ("omuu'iit  avons-nous 
cessé  d'être  ce  ([iie  nous  fûmes  ?  Uù  est  cet  enebanlement  de  bonliem- 
suprême?  Où  sont  ces  ravissements  exquis  doui  les  veiiiis  animaient 
nos  feux?  11  ne  reste  de  nous  que  notre  amour:  l'anioiu-  seul  reste,  et 
ses  cbaruies  se  sont  éclipsés.  Fille  Irop  soumise,  amante  sans  courage, 
Ions  nos  maux  nous  viennent  de  tes  eiicurs.  Hélas  I  un  cœur  moins  pur 
t'aurait  bien  moins  égarée  1  Oui,  c'est  riKHiui'ti'lédu  tien  qui  nous  perd  ; 
les  seutiuieuls  dioils  qui  le  remplissent  en  ont  cbassé  la  sagesse.  Tu  as 
voulu  coiuilierrla  leniiresse  (iliale  avec  1  indomptable  amour  :  en  te  li- 
vrant à  la  l'ois  à  tous  tes  penchants,  tu  les  confonds  au  lieu  de  les  accor- 
der, et  deviens  coupable  à  force  de  vertus.  0  .lulie  !  quel  est  ton  incon- 
cevable empire  1  Par  quel  étrange  pouvoir  tu  fascines  ma  raison  !  même 
en  me  faisant  rougir  de  nos  feux ,  tu  te  fais  encore  cslimer  par  tes  fautes  ; 
lu  me  forces  de  t'adnnier  eu  partageant  tes  remords...  Des  remords  !... 
Etait-ce  à  toi  d'en  sentir?.  .  toi  que  j'aimai...  toi  «pie  je  ne  puis  cesser 
d'adorer...  Le  crime  pourrait-il  approcher  de  ton  cauir?...  (auelle  I 
en  me  le  rendant,  ce  cœur  qui  m'appartient,  rends-le-moi  tel  qu'il  me 
fut  donné. 

Que  m'as-tu  dit?...  qu'oses-tu  me  faire  entendre?...  Toi,  passer  dans 
les  bras  d'un  autre  !...  un  autre  te  posséder  !  n'être  plus  à  moi  I...  ou, 
pour  comble  d'borreur,  n'être  pas  à  moi  seul!  Moi,  j'éprouverais  cet 
affreux  supplice  1...  je  te  verrais  survivre  à  toi-même!...  Non,  j'aime 
mieux  te  perdre  que  le  partager...  Que  le  ciel  ne  me  donna- t-il  un  cou- 
rage digne  des  transpoiis  ipii  m'agitent!...  avant  que  ta  main  se  fût 
avilie  dans  ce  nœud  l'nuesle,  abhorré  par  l'amour  et  réprouvé  par  l'hon- 
neur, j'irais  de  la  niienue  le  plonger  un  poignard  dans  le  sein  ;  j'épuise- 
rais ton  chaste  cœur  d'un  sang  que  n'auraii  point  souillé  l'infidélité.  A 
ce  pur  sang  je  mêlerais  celui  qui  brûle  dans  mes  veines  d'un  l'en  que 
rien  ne  peut  éteindre  ;  je  tomberais  dans  tes  bras;  je  rendrais  sur  tes 
lèvres  mou  dernier  son|)ir...  je  recevrais  le  lieu....  Julie  expirante  !... 
ces  yeux  si  doux  (leiius  par  les  horreurs  de  la  mort!...  ce  sein,  ce 
trône  tU'  lamour,  decbiié  par  ma  main,  versant  à  gros  bouillons  le  sang 
et  la  vie  !...  Non,  vis  et  souffre;  porte  la  peine  de  ma  lâcheté.  Non,  je 
voudrais  que  tu  ne  fusses  plus  ;  mais  je  ne  puis  l'aimer  assez,  pour  te 
poignarder. 

Oh  !  si  lu  connaissais  l'étal  de  ce  cœur  serré  de  détresse!  jamais  il 
ne  brûla  d'un  l'en  si  sacré,  jamais  ton  iuuocenee  et  ta  vertu  ne  lui  furent 
si  chères.  Je  suis  amant,  je  sais  aimer,  je  le  sens;  mais  je  ne  suis 
qu'un  homme,  et  il  est  au-dessus  de  la  foice  luunaiue  de  renoncer  à  la 


suprême  félicité.  Une  nuil,  une  seul  nuit  a  changé  pour  jamais  touie 
mon  àme.  Ote-moi  ce  dangereux  souvenir,  et  je  suis  verlneux.  .Mais 
celle  uiiii  fatale  règne  an  fond  de  mon  cœur,  et  va  couvrir  de  son 
oudiie  le  reste  de  ma  vie.  Ah  Julie!  objet  adoré!  s'il  faut  être  à  jamais 
iiiisi-rables,  encore  une  heure  de  bonheur  cl  des  regrets  éternels! 

Ecoute  celui  qui  l'aime.  Pourquoi  voudrions-nous  être  plus  sages 
nous  seuls  que  tout  le  reste  des  liouuncs,  el  suivre  avec  une  sinqilicité 
d'enfanis  de  chiméwcpics  vertus  dont  tout  le  monde  parle  et  que  per- 
sonne ne  pratique?  Uuoi  !  sifroiis-nous  medieurs  moralistes  que  ces 
foules  de  savunts  dont  Londres  et  l'aris  sont  peuplés,  qui  tous  se  rail- 
lent «II!  la  fidélité  conjugale  et  regardent  l'adullère  comme  un  jeu  !  Les 
exemples  n'en  sont  point  si  auihilmix  ;  il  n'est  pas  même  permis  d'y 
trouver  à  redire  ;  cl  tous  les  liunnèles  gens  se  riraient  ici  de  celui  qui, 
par  respect  pour  le  mariage,  lésisierail  au  penchant  de  son  cœur.  En 
effet,  dis(  nt-ils,  un  tor  t  q;d  n'est  que  dans  l'opinion  n'est-il  pas  nul 
quand  il  esl  secret?  Quel  in:d  reçoit  un  mari  d'une  infidélité  qu'il 
ignore?  de  quelle  conq)laisance  une  femme  ne  racbète-t-elle  pas  ses 
faules?  quelle  douceur  u'emploi('-t-elle  pas  à  prévenir  ou  guérir  ses 
soupçons?  Privé  d'un  bien  imaginaire,  il  vit  réellement  pins  heureux; 
et  ce  prétendu  crime  dont  on  lait  lanl  de  bruit  n'est  qu'un  lien  de  plus 
dans  la  société. 

A  Dieu  ne  plaise,  ô  chère  amie  de  mon  cœur,  que  je  veuille  rassurer 
le  lieu  par  ces  honteuses  maximes  !  je  les  abhorre  sans  savoir  les  com- 
battre, el  ma  conscience  y  répond  mieux  que  ma  raison.  Non  que  je 
me  fasse  fort  d'un  courage  que  je  hais,  ni  que  je  voulusse  d'une  vertu 
si  coûteuse;  mais  je  me  crois  moins  coupable  en  me  reprochant  mes 
fautes  qu'en  m'ef forçant  de  les  justifier;  el  je  regarde  comme  fe  com- 
ble du  crime  d'en  vouloir  otcr  les  remords. 

Je  ne  sais  ce  que  j'écris  :  je  me  sens  l'àme  dans  un  étal  affreux,  pire 
que  celui  même  où  j'étais  avant  d'avoir  reçu  la  leilrc.  L'espoir  que 
lu  me  rends  esl  triste  el  soudu'e;  il  éteint  cette  lueur  si  pure  qui  nous 
guida  tant  de  fois  ;  les  attraits  s'en  ternissent  et  ne  deviennent  que  plus 
louchants;  je  te  vois  tendre  et  malheureuse;  mon  cœur  est  inondé  des 
pleurs  qui  coulent  de  tes  yeux,  et  je  me  reproche  avec  amertume  un 
bonheur  que  je  ne  puis  plus  goûter  qu'aux  dépens  du  lien. 

Je  sens  pourtant  qu'une  ardeur  secrète  m'uuime  encore  et  me  rend 
le  courage  que  veulent  ni'ôter  les  remords.  Chère  amie,  ah!  sais-tu  de 
combien  de  pertes  un  amour  pareil  au  mien  peut  le  dédommager? 
Sais-tu  jusqu'à  quel  point  un  anianl  qui  ne  respire  que  pour  toi  peut  te 
faire  aime]'  1 1  vie?  conçois-lii  bien  que  c'est  pour  toi  seule  que  je  veux 
vivre,  agir,  pi  user,  sentir  désormais?  .Non,  source  délicieuse  de  mon 
êlri',  je  n'aurai  plus  d'àme  que  Ion  àme,  je  ne  serai  plus  lieu  qu'une 
partie  de  toi-même,  el  lu  trouveras  au  fond  de  mon  cœur  une  si 
douce  existence  que  lu  ne  sentiras  poinl  ce  que  la  tienne  aura  perdu 
de  ses  charmes.  Ile  bien  !  nous  serons  coupables,  mais  nous  ne  serons 
point  méchants;  nous  serons  coupables,  mais  nous  aimerons  toujours 
la  vertu  :  loin  d'oser  excuser  nos  fautes,  nous  en  gémirons,  nous  les 
pleurerons  ensemble,  nous  les  rachèterons,  s'il  est  possible,  à  force 
d'être  bienfiusants  et  bons.  Julie  !  ô  Julie  !  que  ferais-tu  ?  que  peux-tu 
faire?  Tu  ne  peux  échapper  à  mon  cœur;  n"a-t-il  pas  épousé  le  tien? 

fies  vaius  projets  de  fortune  qui  m'ont  si  grossièrement  abusé  sont 
oubliés  depuis  longtemps.  Je  vais  m'occnper  nuiqucment  des  soins 
que  je  dois  à  milord  Edouard  :  il  venl  m'enlraiuer  en  Angleterre  ;  il 
prétend  que  ie  puis  l'y  servir.  Hé  bien  !  je  l'y  suivrai  :  mais  je  nie  dé- 
roberai tons  les  ans;  je  me  rendrai  secrèlement  près  de  loi.  Si  je  ne 
puis  le  parler,  au  moins  je  l'aurai  vue;  j'aurai  du  moins  baisé  les  pas  ; 
un  regard  de  les  yeux  m'aura  donné  dix  mois  de  vie.  Forcé  de  repar- 
tir, en  ni'éloignant  de  celle  que  j'aime  je  compterai  pour  me  consoler 
les  pas  qui  doivent  m'en  ra|)procher.  Ces  fré(pienls  voyages  donneront 
le  change  à  ton  malheureux  amaut  ;  il  croira  déj.i  jouir  de  la  vue  en 
partant  pour  l'aller  voir  ;  le  souvenir  de  ses  transports  renchantera 
durant  son  retour;  malgré  le  sort  cruel,  ses  tristes  ans  ne  seront  pas 
tout  à  fait  perdus;  il  n'y  en  aura  point  qui  ne  soient  marqués  par  des 
plaisirs,  cl  les  courts  moments  qu'il  passera  près  de  loi  se  multiplieront 
sur  sa  vie  entière. 


LETTRE  XVII. 


DE   MADAME    D  ODBE    A    L  A.MA>T    DE   JULIE. 


Votre  amante  n'est  plus  :  mais  j'ai  retrouvé  mon  amie,  et  vous  en 
ave7.  acipiis  nue  dont  le  cœur  peut  vous  rendre  beaucoup  plus  que  vous 
n'avez  perdu.  Julie  esl  mariée,  el  digne  de  rendre  henreux  Ihounêle 
homme  qui  vient  (l'unir  sou  sort  au  sien.  Après  tant  d'imprudeuees, 
rendez  grâces  au  ciel  ipii  vous  a  sauvés  ions  deux,  elle  de  l'ignominie, 
et  vous  du  regret  de  l'avoir  déshonorée.  Respectez  son  nouvel  eiai,  ne 
lui  écrivez  point,  elle  vous  eu  lu'ie.  Attendez  qu'elle  vous  écrive  :  c'est 
ce  qu'elle  fera  dans  peu.  Voici  le  temps  où  je  vais  connaître  si  vous 
méritez  l'estime  que  j'eus  pour  vous,  el  si  voire  coeur  est  sensible  à 
une  amilié  pure  et  sans  intérêt. 


70 


LA  NOITVELLE  HÉLOISE. 


LETTRE  XVIII. 


DE    JULIE    A     SOS     AMI. 


Vous  (Mes  depuis  si  longtemps  le  dépositaire  de  tous  les  secrets  de 
mon  cœur,  qu'il  ne  saurait  plus  perdre  une  si  douce  habitude.  Dans  la 
plus  importune  occasion  de  ma  vie,  il  veut  s'épancher  avec  vous  :  ou- 
vrez-lui le  vôtre,  mou  aimable  ami  ;  recueillez  dans  votre  sein  les  longs 
discours  de  l'amitié  :  si  quelquefois  elle  rend  diffus  l'ami  qui  parle,  elle 
rend  toujours  patient  l'ami  qui  écoute. 

Liée  au  sort  d'un  époux,  ou  plutôt  aux  volontés  d'un  père  par  une 
chaîne  indissoluble,  j'entre  dans  une  nouvelle  carrière  qui  ne  doit  finir 
qu'à  la  mort.  En  la  commençant,  jetons  un  moment  les  yeux  sur  celle 
(|ue  je  quitte  ;  il  ne  nous  sera  pas  pénible  de  rappeler  un  temps  si  cher  : 
peut-être  y  Irouverai-je  des  leçons  pour  bien  user  de  celui  qui  me  reste  ; 
peut-être  y  trouvcrcz-vous  des  lumières  pour  expliquer  ce  que  ma 
conduite  eut  toujours  d'obscur  à  vos  yeux.  Au  moins,  en  considérant  ce 
qup  nous  fûmes  l'un  à  l'autre,  p^s  cœurs  n'en  sentiront  que  mieux  ce 
qu'ils  se  doivent  jusqu'à  la  fin  de  nos  jours. 

Il  y  six  ans  à  peu  près  que  je  vous  vis  pour  la  première  fois  :  vous 
étiez  jeune,  bien  fait,  aimable  :  d'autres  jeunes  gens  m'ont  paru  plus 
beaux  et  mieux  faits  que  vous  :  aucun  ne  m'a  donné  la  moindre  émo- 
tion, et  mon  cœur  fut  à  vous  dès  la  première  vue.  Je  crus  voir  sur  vo- 
tre visage  les  traits  de  l'àme  qu'il  fallait  à  la  mienne.  11  me  sembla  que 
mes  sens  ne  servaient  que  d'organe  à  des  sentiments  plus  nobles;  et 
j'aimai  dans  vous  moins  ce  que  j'y  voyais  que  ce  que  je  croyais  sentir 
en  moi-même,  il  n'y  a  pas  deux  mois  que  je  pensais  encore  ne  m'être 
pas  trompée;  l'aveugle  amour,  me  disais-jc,  avait  raison;  nous  étions 
faits  l'un  pour  l'autre;  je  serais  à  lui  si  l'ordre  humain  n'i'ùt  troublé  les 
rapports  de  la  nature  ;  et  s'il  était  permis  à  quelqu'un  d'être  heureux, 
nous  aurions  dû  l'ètrQ  ensemble. 

M«s  sentiments  nous  furent  communs  ;  ils  m'auraient  abusée  si  je  les 
eusse  éprouvés  seule.  L'amour  que  j  ai  connu  ne  peut  naître  que  d'une 
convenance  réciproque  et  d'un  accord  des  âmes.  On  n'aime  point  si 
l'on  n'est  aimé,  du  moins  on  n'.iime  pas  longtemps.  Ces  passions  sans 
retour  qui  font,  dit-on,  tant  de  malheureux,  ne  sont  fondées  que  sur  les 
sens  :  si  quelques-unes  pénètrent  lusqu'à  l'àme,  c'est  par  des  rapports 
faux  dont  on  est  bientôt  détrompé.  L'amour  sensuel  ne  peut  se  passer 
de  la  possession,  et  s'éteint  par  elle.  Le  véritable  amour  ne  peut  se 
passer  du  cœur,  et  dure  autant  que  les  rapports  qui  l'ont  fait  naître.  Tel 
fut  le  nôtre  en  commençant  :  tel  il  sera,  j'espère,  jusqu'à  la  fin  de  nos 
jours,  quand  nous  l'aurons  mieux  ordonné.  Je  vis,  je  sentis  que  j'étais 
aimée  et  que  je  devais  l'être  :  la  bouche  était  muette,  le  regard  était 
contraint,  mais  le  cœur  se  faisait  entendre.  Nous  éprouvâmes  bientôt 
entre  nous  ce  je  ne  sais  quoi  qui  rend  le  silence  éloquent,  qui  fait  parler 
des  yeux  baissés,  qui  donne  une  timidité  téméraire,  qui  montre  les  de- 
sirs  par  la  crainte,  et  lui  dit  tout  ce  qu'il  n'ose  exprimer. 

Je  sentis  mon  cœur,  et  me  jugeai  perdue  à  votre  premier  mot,  J'a- 
perçus la  gène  de  votre  réserve  ;  j'approuvai  ce  respect,  je  vous  en  ai- 
mai davantage  :  je  cherchais  à  vous  dédommager  d'un  silence  pénible 
et  nécessaire  sans  qu'il  en  coûtât  à  mon  innocence  ;  je  forçai  mon  na- 
turel ;  j'imitai  ma  cousine,  je  devins  badine  et  folâtre  comme  elle,  pour 
prévenir  des  explications  trop  graves,  et  faire  passer  mille  tendres  ca- 
res-^es  à  la  faveur  de  ce  feint  enjouement.  Je  voulais  vous  rendre  si 
doux  votre  état  présent,  que  la  crainte  d'en  changer  augmentât  votre 
retenue.  Tout  cela  me  réussit  mal  :  on  ne  sort  point  de  son  naturel  iui- 
punément.  Insensée  que  j'étais  I  j'accélérai  ma  perte  au  lieu  de  la  pré- 
venir, j'employai  du  poison  pour  palliatif  ;  et  ce  qui  devait  vous  faire 
taire  fut  précisément  ce  qui  vous  fit  parler.  J'eusbeau,  par  une  froideur 
affectée,  vous  tenir  éloigné  dans  le  lête-à-lête,  cette  contrainte  même 
me  trahit  :  vous  écrivîtes  au  lieu  de  jeter  au  feu  votre  première  lettre 
ou  de  la  porter  à  ma  mère  j'osai  l'ouvrir  :  ce  fut  là  mon  crime,  et  tout 
le  reste  fut  forcé.  Je  voulus  m'empêcher  de  répondre  à  ces  lettres  fu- 
nestes que  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  lire.  Cet  affreux  combat  altéra 
ma  samé  :  je  vis  l'abîme  où  j'allais  me  précipiter;  j'eus  horreur  de 
moi-même,  et  ne  pus  me  résoudre  à  vous  laisser  partir.  Je  tombai  dans 
une  sorte  de  désespoir  ;  j'aurais  mieux  aimé  qm*  vous  ne  lussiez  plus 
que  de  n'être  point  à  moi  :  j'en  vins  jusqu'à  souhaiter  votre  mort,  jus- 
qu'à vous  la  demander.  Le  ciel  a  vu  mon  cœur  :  cet  effort  doit  racheter 
quelques  fautes. 

Vous  voyant  prêt  à  m'obéir,  il  fallut  parler.  J'avais  reçu  de  la  Chail- 
lot  des  leçons  qui  ne  me  (irent  que  mieux  connaître  les  dangers  de  cet 
aveu.  L'amour  qui  me  l'arrachait  m'apprit  à  en  éluder  l'effet.  Vous 
fûtes  mon  dernier  refuge  ;  j'eus  assez  de  confiance  en  vous  pour  vous 
armer  contre  ma  faiblesse  ;  je  vous  crus  digne  de  me  sauver  de  moi- 
même,  et  je  vous  rendis  justice.  En  vous  voyant  respecter  un  dépôt  si 
cher,  je  connus  que  ma  passion  ne  m'aveuglait  point  sur  les  vertus 
qu'elle  me  faisait  trouver  en  vous.  Je  m'y  livrais  avec  d'autant  plus  de 
sécurité,  qu'il  me  sembla  que  nos  cœurs  se  suffisaient  l'un  à  l'autre. 


Silre  de  ne  trouver  au  fond  du  mien  que  des  sentiments  honnêtes,  je 
goûtais  sans  précaution  les  charmes  d'une  douce  familiarité.  Ilélas  !  je 
ne  voyais  pas  que  le  mal  s'invétérait  par  ma  négligence,  et  que  l'ha- 
bitude était  plus  dangereuse  que  l'amour.  Touchée  de  votre  retenue,  j'' 
crus  pouvoir  sans  risque  modérer  la  mienne  ;  dans  l'innocence  de  me-; 
désirs,  je  pensais  encourager  en  vous  la  vertu  môme  par  les  tendres 
caresses  de  l'amitié.  J'appris  dans  le  bosquet  de  Clarens  que  j'av.iis 
trop  compté  sur  moi,  et  ((u'il  ne  faut  rien  accorder  aux  sens  quand  ou 
veut  leur  refuser  quelque  chose.  Un  instant,  un  seul  instant,  embrasa 
les  miens  d'un  feu  que  rien  ne  put  éteindre;  et  si  ma  volonté  résistaii 
encore,  dès  lors  mon  cœur  fut  corrompu. 

Vous  partagiez  m(m  égarement  :  votre  lettre  me  fit  trembler.  Lr 
péril  était  double  :  pour  me  garantir  de  vous  et  de  moi,  il  fallut  vou> 
éloigner.  Ce  fut  le  dernier  effort  d'une  vertu  mourante.  En  fuyant,  vou^ 
achevâtes  de  vaincre;  et  sitôt  que  je  ne  vous  vis  plus,  ma  langue»! 
m'ôta  le  peu  de  force  qui  me  restait  pour  vous  résister. 

Mon  père,  en  quittant  le  service,  itvait  amené  chez  lui  M.  de  Wol- 
mar  ;  la  vie  qu'il  lui  devait,  et  une  liaison  de  vingt  ans,  lui  rendaient 
cet  ami  si  cher  qu'il  ne  pouvait  se  séparer  de  lui.  M.  de  Wolmar  avan- 
çait eu  âge  ;  et,  quoiipie  riche  et  de  grande  naissance,  il  ne  trou\;ui 
point  de  femme  qui  lui  convînt.  Mon  père  lui  avait  parlé  de  sa  lillc  eu 
homme  qui  souhaitait  de  se  faire  un  gendre  de  son  ami  :  il  fut  qursiidiÉ 
de  la  voir,  et  c'est  dans  ce  dessein  qu'ils  firent  le  voyage  ensi  nible. 
Mon  destin  voulut  que  je  plusse  à  M.  de  Wolmar,  qui  n'avait  jauuis 
rien  aimé.  Ils  se  doimèrent  secrètement  leur  parole;  et  H.  de  Wdlmar 
ayant  beaucoup  d'affaires  à  régler  dans  une  cour  du  Nord  où  étaient 
sa  famille  et  sa  fortune,  il  en  demanda  le  temps,  et  partit  sur  cet  enga- 
gement mutuel.  Après  son  départ,  mon  père  nous  déclara,  à  ma  mère 
et  à  moi,  qu'il  me  l'avait  <lestiné  pour  époux,  et  m'ordonna,  d'un  ton  qui 
ne  laissait  point  de  réplique  à  ma  timidité,  de  me  disposer  à  recevoir  sa 
main.  Ma  mère,  qui  n'avait  que  trop  remarqué  le  penchant  démon  cœur, 
et  qui  se  sentait  pour  vous  une  inclination  naturelle,  essaya  plusirui>. 
fois  débranler  cette  résolution  :  sans  oser  vous  proposer,  elle  parlait  <lc 
manière  5  donner  à  mon  père  de  la  considération  pour  vous,  et  le  doii 
de  vous  connaître  :  mais  la  qualité  qui  vous  m;inquait  le  rendit  insen- 
sible à  toutes  celles  que  vous  possédiez  ;  et  s'il  convenait  que  la  nais- 
sance ne  les  pouvait  renqdacer,  il  prétendait  quelle  seule  pouvait  les 
faire  valoir. 

L'impossibilité  d'êire  heureuse  irrita  des  feux  qu'elle  eût  du  étein- 
dre. Une  fialteuse  illusion  me  soutenait  dans  mes  peines  ;  je  perdis 
avec  elle  la  force  de  les  supporter.  Tant  qu'il  me  fût  resté  quelque  es- 
poir d'être  à  vous,  peut-être  aurais-je  triomphé  de  moi;  il  m'en  eùi 
moins  coûté  de  vous  résister  toute  ma  vie  que  de  renoncer  à  vous  pour 
jamais;  et  la  seule  idée  d'un  combat  éternel  m'ôta  le  courage  de 
vaincre. 

La  tristesse  et  l'amour  consumaient  mon  cœur,  je  tombai  dans  un 
abattement  dimt  mes  lettres  se  sentirent.  Celle  que  vous  m'écrivîtes  de 
Meillerie  y  mit  le  comble  ;  à  mes  propres  douleurs  se  joignit  le  senti- 
ment de  votre  désespoir.  Ilélas  1  c'est  toujours  l'âme  la  plus  faible  qui 
porte  les  peines  de  toutes  deux.  Le  parti  que  vous  m'osiez  proposer 
mit  le  comble  à  mes  perplexités.  L'infortune  de  mes  jours  était  assu- 
rée, l'inévitable  choix  qui  me  restait  à  faire  était  d'y  joindre  celle  de 
mes  parents  ou  la  vôtre.  Je  ne  pus  supporter  cette  horrible  alternative  : 
les  forces  de  la  natiue  ont  un  terme;  tant  d'agitations  épuisèrent  les 
miennes.  Je  souhaitai  d'être  délivrée  de  la  vie.  Le  ciel  parut  avoir  pitié 
de  moi  ;  mais  la  cruelle  mort  m'épargna  pour  me  perdre.  Je  vous  vis, 
je  fus  guérie,  et  je  péris. 

Si  je  ne  trouvai  pouit  le  bonheur  dans  mes  fautes,  je  n'avais  jamais 
espéré  l'y  trouver.  Je  semais  que  mon  cœur  était  fait  pour  la  vertu,  et 
qu'il  ne  pouvait  être  heureux  sans  elle  ;  je  succombai  par  faiblesse,  et 
non  par  erreur  ;  je  n'eus  pas  même  l'excuse  de  l'aveuglement.  Il  ne 
me  restait  aucun  espoir;  je  ne  pouvais  plus  qu'être  infortunée.  L'inno- 
cence et  l'amour  m'étaient  également  nécessaires  ;  ne  pouvant  les  cou- 
server  ensemble,  et  voyant  votre  égarement,  je  ne  consultai  que  vous 
dans  mon  choix,  et  me  perdis  pour  vous  sauver. 

Mais  il  n'est  pas  si  facile  qu'on  pense  de  renoncer  à  la  vertu  :  elle 
tourmente  longtemps  ceux  qui  l'abandonnent,  et  ses  charmes,  qui  font 
les  délices  des  âmes  pures,  font  le  premier  supplice  du  méchant,  qui 
les  aime  encore  et  n'en  saurait  plus  jouir.  Coupable  et  non  dépravée,  je 
ne  pus  échapper  aux  remords  qui  m'attendaient  ;  l'honnêteté  me  fut 
chère  même  après  l'avoir  perdue;  ma  honte,  pour  être  secrète,  ne 
m'en  fut  pas  moins  amère,  et  quand  tout  l'univers  eu  eût  été  témoin,  je 
ne  l'aurais  pas  mieux  sentie.  Je  me  consolais  dans  ma  douleur  couirae 
un  blessé  qui  craint  la  gangrène,  et  en  qui  le  sentiment  de  son  mal 
soutient  l'espoir  d'en  guérir. 

Cependant  cet  état  d'opprobre  m'était  odieux.  A  force  de  vouloir 
étouflèr  le  reproche  sans  renoncer  au  crime,  il  m'arriva  ce  qu'il  arrive 
à  toute  âme  honnêie  qui  s'égare  et  qui  se  plait  dans  son  égarement. 
Une  illusion  nouvelle  vint  adoucir  l'ameitume  du  repentir;  j'espérai 
tirer  de  ma  faute  un  moyen  de  la  réparer,  et  j'osai  former  le  projet  de 
contraindre  mon  père  à  nous  unir.  Le  premier  fruit  de  notre  amour  de- 
vait serrer  ce  doux  lien:  je  le  demandais  au  ciel  comme  le  gage  de 
mon  retour  à  la  vertu  et  de  notre  bonheur  comnnm,  je  le  desir.iis 
comme  une  autre  à  ma  place  aurait  pu  le  craindre  :  le  tendre  amour, 
tempérant  par  son  prestige  le  murmure  de  la  conscience,  me  consolait 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


7< 


■  ini  fniblessc  par  ICITct  (|ii(;  j'en  alleiid.iis,  el  faisait  d'une  si  cliuru 
inih'  U;  cIkuiiic  et  r('S|)oir  ili;  ma  vie, 

."Midi  ([lie  j'aurais  porté  drs  iiianpn^s  sensibles  de  mon  dial,  j'avais 
siiiii  lien  l'aire,  en  i)rés(tnec  de  toule  ma  laniille,  nne  deelaraliou 
ililii|iir  à  M.  l'errel.  Je  suis  timide,  il  l'st  viai  ;  je  >entais  tout  «.e  ipi  il 
l'rii  (Icvaileoûtcr;  mais  riidiniiMii-  même  animait  inen  conrage,  et  j  al- 
lais niiciiv  supporter  nne  l'oi'^  la  eonfii^ion  que  j'avais  méritée  (pn;  de 
Diirrir  inir  houle  ('lernclle  an   fond  de  mon   eo'or   .le  savais  (pn;  mon 

•vv.  me  iliinncrail  la  mort  on  mon  amant  :  éetle  alternative  n'avait 

•n  d'ilfi  ayant  poni'  moi  ;  <'l,(le  m  inicrr  on  d'anirc,  j'eiivisai;cais  dans 

Ile  di-mai'clir  la  lin  dr  Ions  nn;s  mallieurs. 

'l'el  ('lait,  rniin  lion  ami,  le  mjsIcTc  (pie  je  voulus  vous  dérober,  et 
ne  vous  eiierrliir/  à  piMiétrer  avce  une  si  cnrb use  impiietnde.  Mille 
nsons  mi'  fijreaiiiil  à  i  c^tte  réserve  avee  un  boinnic  aussi  emporté  ipie 
)ns,  sans  compter'  (pi'il  ne  fallait  pas  armer  d'un  nonveaii  préti^xtc  voire 
iiliscretc  impintunité.  Il  était  à  propos  surtout  de  vous  eloi;,'ner  durant 
•Ile  pcrilli  lise  seène,  et  je  savais  buii  ipie  vous  n'anrie/,  jamais  eoii- 
;iiti  à  m  abandonner  dans  un  daii}ier  pareil,  s'il  vous  eni  été  eunim. 

Hélas!  je  lus  encore  abns(;e  par  nne  si  douce  es()éraiice.  Le  ciel  re- 
(a  des  projels  eotiens  dans  le  crime  :  je  ne  méritais  pas  l'Imniicur 
être  nn'ri',  mon  attente  resta  lonjonrs  vainc,  et  il  me  l'ut  refusé  d'ex- 
erma  faute  an\  d(;|ieus  ili'  ma  reputalion.  Dans  le  désespoir  (pie  j'en 
iK.iis,  l'impi  iiilent  lemle/.-vous  (pii  niellait  votre  vie  en  (lanj;cr  fut  une 
mérité  (pie  mmi  fol  amour  me  voilait  d'une  si  douce  excuse  :  je  m'i^ii 

nais  à  miii  du  mauvais  succès  de  mes  vœu!i,  et  mon  eiiMir,  abusé 
ir  ses  désirs,  ne  voyait  dans  l'ardeur  de  les  contenter  que  le  soin  du 
i  rendre  un  jour  lé^iiimes. 

.le  les  crus  un  instant  accomplis  :  cette  erreur  fut  la  source  du  plus 
lisant  (le  mes  regiels,  et  I  aimnir  exaucé  par  la  iialnre  n'en  fut  (pie 
us  cruellement  Irabi  par  la  dehtini'e.  Vous  ave/,  su  (piel  accident  dé- 
iiisil,  avec  le  germe  (pn^  je  piiriais  dans  mon  sein,  le  dernier  fonde- 
enl  de  mes  espérances.  Ce  malheur  m'arriva  précisément  dans  le 
inps  d(;  noire  séparalion,  comme  si  le  ciel  eiil  vniiln  m'accahler  alors 
;  tons  les  maux  (jue  j'avais  mérités,  et  couper  à  la  fois  tons  les  liens 
li  pouvaient  nous  unir. 

Votre  depari  fni  la  lin  de  mes  erreurs  ainsi  (pie  de  mes  plaisirs;  je 
^connus,  mais  trop  tard,  h's  chimères  ipii  m'avaient  abusée.  Je  me  vis 
isbi  uM'prisable  ipie  je  l'elais  devi-nue,  et  aussi  malheureuse  (pie  je  de- 
lis  toujours  ri'lre  avec  un  amour  sans  innoceme  et  des  désirs  sans 
;poir,  (pi'il  m'était  impossible  d'éteindre.  Toiirmi'iili'.e  de  mille  vains 
■l;i(Is,  je  renonçai  à  (les  réllexloiis  aussi  douloureuses  ipi'imililcs  :  je 

■  v.iLiis  plus  la  peine  que  je  songeasse  à  moi-même,  je  consacrai  ma 
f  a  m  iicciiper  de  vous,  .le  n'avais  plus  dbomienr  (pu'  le  votre,  plus 
cspi-iance  qu'en  votre  bonheur;  et  les  seiiliinents  qui  me  venaient  de 
MIS  l'iaicnt  les  seuls  dimlje  crusse  pouvoir  être  encore  émue, 
l/amiiiir  m^  m'aveuglait  poini  sur  vos  défauts,  mais  il  me  les'n^nd.iit 
ers;  et  telle  était  son  illusion,  ipie  je  vous  aurais  moins  aime  si  vous 
icz  été  plus  parfait.  Je  connaissais  votre  cœur,  vos  emportements  ; 
savais  qu'avec  plus  de  courage  ipie  moi  vous  aviez  moins  de  pa- 

;iiee,  et  ipie  les  maux  dont  mon  âme  était  accabbie  mettraient  lavi'tire 
I  désespoir;  c'est  par  ceite  raison  que- je  vous  cachai  toujours  avec 
lin  les  engagements  de  mon  père;  et,  à  notre  séparation,  voulant  pro- 
er  du  7.ele  de  milord  Edouard  pour  votre  fortune,  et  vous  en  inspirer 
1  pareil  à  vous-même,  je  vous  llaltai  d'un  es()oir  (pie  je  n'avais  pas 

li^  plus  :  ciumaissant  le  danger  qui  nous  nieua(.'ait,  je  pris  la  seule 
.1  iiiiion  (pii  pouvait  nous  (^n  garantir;  et,  vous  engageant  avec  ma 
mie  ma  liberté  autant  (|u'il  m'était  possible,  je  Lâchai  d'inspirer  à 
iK  .le  la  cdiiliance,  à  moi  de  la  fermet(',  par  nne  promesse  (|nc  je 
i-,i^^e  eiilVeindi'e  (  t  iiiii  pi'il  vous  Irampiilliser.  (1  élail  un   devoir  pue- 

l'eu  eduvieiis,  et  cepcndaiil  je  uc.  m'en  serais  jamais  départie,  l.a 
rlu  est  si  nécessaire  a  nos  cd'urs,  ipie,  quand  on  a  iiiK!  lois  aban- 
nné  la  véritable,  on  s'en  fait  cnsnil(!  à  sa  mode,  (^t  l'on  y  tient  plus 
rlemenl  peut-être,  parce  (pi'elle  est  (h;  notre  clioix. 
Je  ne  vous  dirai  point  (  ((iiibien  j'i'prouvai  d'agitati(ms  depuis  votre 
jigilemeul  :  la  pire  de  tiuiles  élail  la  erainle  d  êln;  oubliiie.  Le  S(your 
1  vous  étiez  me  faisait  trembler;  voire  manière  d'y  vivre  aiignn'ntail 
m  effroi  ;  je  croyais  déjà  vous  voir  avilir  jusqu'à  n'être  plus  qu'un 
mine  à  bonnes  fortunes.  Cette  ignominie  m'était  plus  cruelle  que  tous 
L'S  maux;  j'aurais  mieux  aimi- vous  savoir  malheureux  (pie  inépri- 
ble  ;  apiès  tant  de  peines  au\(pielles  j'étais  accoutumée,  votre  dés- 
•nnenr  était  la  seule  que  je  ne  pouvais  supporter. 
Je  fus  rassurée  sur  d('S  (  rainles  (pie  le  ion  de  vos  lellres  commençait 
;nnlirm'er,  et  je  le  fus  par  un  moyen  (pii  eût  pu  mctire  le  comble  aux 
irînesd'ime  anire.  Je  parle  du  (h'siudre  où  vous  \(ius  laissâtes  entraî- 
r,  et  dont  le  prompl  et  libre  aven  bit  de  loules  les  preuves  de  voire 
inehise  celle  ipii  m'a  le  plus  louelu'e.  Je  vous  ciimiaissais  trop  |iour 
!:iorer  ce  ipi  un  pareil  aven  devail  vous  coêller,  cpiand  même  j  aiir.iis 
s^e  de  vous  êlre  cherc  ;  je  \is  (pic  rainonr,  vaiiupieiir  de  la  houle, 
:ni  pu  seul  \diis  l'aiiMchcr.  Je  jiigi'ai  (jn'un  cix'iir  si  sincère,  ctail  in- 
|i  lile  (lune  iiilini'liii-  cachée;  je  liduvai  moins  de  loit  d.iiis  voire 
iii  (pie  de  iiiciile  à  la  conbsser,  et,  me  rappelant  vos  anciens  euga- 
iii.iiis,  je  me  guéris  pour  jamais  de  la  jalousie. 
Mou  ami,  je  n'en  fus  [las  plus  heureuse  ;  pour  un  loiirmenl  de  moins, 
is  cesse  il  en  renaissait  mille  autres,  et  je  ne  connus  jamais  mieux 
lubien  il  est  insensé  de  chercher  dans  l'egurement  de  son  cœur  un 


repos  qu'on  ne  trouve  que  dans  la  sagesse.  Depuis  longtemps  je  pleu- 
rais en  secret  la  meilleiii'e  des  mères,  qu'une  langueur  niiMlelle  con- 
suinait  insensiblement.  Il.ibi,  à  qui  le  fatal  elba  de  m»  cliule  m'avait 
fdjcée  à  me  cmilier,  me  iraliil,  et  lui  découvrit  nos  amours  et  mes 
f.iutes.  A  peine  cns-je  retiré  vos  lellres  de  chez  ma  cou^Jin;,  qu'elles 
furent  sui prises.  Le  témoignage  était  convaincant;  la  Iristes-i'  acheva 
d'()ler  à  ma  inere  le  p(ru  de  forces  que  sou  mal  lui  avait  laissées.  Je  fail- 
lis expirer  de  regrels  à  S(;s  pieds.  Loin  de  m'expos(,'r  à  la  mort  (pu;  je 
méritais,  elle  voila  ma  honte,  et  se  contenta  d  en  gémir  :  vuns-même, 
qui  ravi(;z  si  (  ruelleuienl  abusée,  ne  pûtes  lui  devenir  odieux.  Je  fus 
témoin  dr- 1 Clfet  (pie  produisit  votre  leitre  sur  son  C(i;ni  tendre  et  com- 
patissant. Hélas  1  elle  desirait  votre  bonlii.ur  et  le  mien.  Llle  lenla  plus 
dune  fois....  (Jue  sert  de  rappeler  une  espérance  à  jamais  éleiiite'/  L; 
ciel  en  avait  aiilrement  ordonne.  Elle  liiiit  ses  tristes  jours  dnis  ,a  dou- 
leur de  n'avoir  pu  lléchir  un  époux  sévère,  et  de  laisser  une  lille  si  peu 
digue  dVIIe.  ' 

.\c(  abliM;  d'uni-  si  cruelle  p(!rle,  mon  àine  n'eut  pins  de  force  qne 
pour  l.i  s(Milir;  hi  voix  delà  nature  gémissante  éloufla  les  murmures  (Je 
l'ammir.  Je  firis  dans  nne  espèce  d'Iiorrciir  la  cause  de  lanl  de  maux  ; 
je  voulus  étoull'er  enlin  l'odieuse  [lassion  ipii  me  les  avait  atlirés,  et  re- 
noncer à  vous  pour  jamais.  Il  le  fallait,  s.ins  doute  ;  n'avais-je  pas  assez 
de  quoi  pleurer  le  reste  de  ma  vie,  sans  chercher  incessamment  de 
nouveaux  sujets  de  larmes.'  Tout  semblait  favoriser  ma  résolulion.  Si 
la  len(lress(^  atleiiilril  l'aine,  une  piormide  alllietion  l'endurcit.  Le  sou- 
venir de  ma  mère  inonraiile  cfi.icail  le  v()iri!  ;  nous  étions  éloignés  : 
l'espoir  m'avilit  abandonnée.  Jamais  mon  incomparable  amie  ne  fut  si 
siihliiiK;  ni  si  digne  d'occuper  seule  loiit  mon  coeur;  sa  vertu,  sa  raison, 
son  amitié,  ses  tendres  caresses,  semblaient  l'avoir  purilié  :  je  vous 
laiis  oublié,  ji;  me  crus  guérie.  Il  était  Irup  tard:  ce  que  j'avais  pris 
pour  la  froideur  d'un  amour  éteint  n'était  que  rabattement  du  déses- 
poir. 

Comme  un  malade  qui  cesse  de  souffrir  en  tombant  en  faiblesse  se 
ranime  a  de  plus  vives  douleurs,  je  sentis  bientôt  renaiire  toutes  les 
mii'iiiK^s  (piaud  ninn  père  m'eut  annonce  le  prochain  retour  de  M.  de 
Wolniar.  Ce  fut  alors  que  l'inviiieible  amour  me  rendit  des  forces  que 
je  croyais  n'avoir  plus.  Tour  la  première  l'ois  j'osai  résister  en  face  de 
mou  père  ;  je  lui  proleslai  ueltcmenl  que  jamais  M.  de  Wolniar  ne  me 
serait  rien,  que  j'étais  déterminée  a  mourir  lille,  qu'il  était  mailre  de 
ma  vie,  mais  mm  pas  de  mon  c(rur,  et  que  rien  ne  me  ferait  changer 
de  volonté.  Je  ne  vous  parlerai  ni  de  sa  colère  ni  des  mauvais  Iraite- 
inems  (|ue  j'eus  à  souffrir.  Je  lus  inébranlable  :  ma  timidiié  surmontée 
m'avait  portée  à  l'antre  extrémilé;  et  si  j'avais  le  ton  moins  impérieux 
(pie  mon  père,  je  l'avais  tout  uussi  résolu. 

11  vit  (pie  j'avais  pris u  parti,  eKpi'il  ne  gagnerait  rien  sur  moi 

par  autorité.  Un  insiant  je  me  crus  délivrée  de  ses  persécutions:  mais 
(pie  (levins-je  quand  tout  à  coup  je  vis  à  mes  pieds  le  plus  sévère  des 
pères  alleiidri  et  Idiidaut  en  larmes?  Sans  me  permettre  de  me  lever  il 
me  serrait  les  genoux,  cl,  lixaiit  ses  yeux  mouilles  sur  les  miens,  il  me 
dit  dune  voix  touebanle  que  j'entends  encore  au  dedans  de  moi  :  — 
Ma  lille,  respecte  les  cheveux  blancs  de  ton  malheureux  père  ;  ne  le 
fais  pas  descendre  avec  douleur  au  lombean,  comme  celle  qui  le  poria 
dans  son  S(  in  :  ah  !  venx-iii  donner  la  mort  à  loute  la  famille  "? 

Concevez  mon  saisissement.  Cette  allilude,  ce  Ion,  ce  geste,  ce  dis- 
cours, cette  afirense  idée,  me  bouleversèrenl  an  point  (jueje  me  laissai 
a:ier  demi-morte  entre  ses  bras  ;  et  ce  ne  fui  qu'après  bien  des  sanglots 
dont  j'étais  oppressée  que  je  pus  lui  répmidrc  dune  voix  altérée  cl 
faible  ;  —  l)  mon  père!  j'avais  des  armes  contre  vos  menaces,  je  n'en 
ai  piiiiil  ((inlre  vos  pleurs;  c'esl  vous  (|iii  ferez  mourir  votre  lille. 

.Nous  elioiis  tniis  deux  tellemeul  agiles  que  nous  ne  pûmes  de  Inng- 
t('iii|)s  nous  remeUre.  Cepemhinl,  eu  repassant  en  moi-nu'me  ses  der- 
niers mots.  Je  cou(;us  qu'il  et;\il  plus  insiruil  que  je  n'avais  cru  ;  et,  ré- 
solue d(î  me  prévaloir  conlre  lui  de  ses  propres  connaissances,  je  me 
pr(-parais  à  lui  l'air(',  au  péril  de  ma  vie,  un  aveu  trop  longtemps  dilléré. 
quand,  in'arrêlant  avec  vivacilé  comme  s'il  eût  prévu  et  craint  ce  que 
j  allais  lui  dire,  il  me  parla  ainsi  : 

«  Je  sais  (pielle  fantaisie  indigne  d'une  lille  bien  née  vous  nourrisse;: 
((  au  fond  de  votre  cœur  :  il  est  temps  de  sacrilier  an  devoir  et  à  l'hon- 
<(  nêtehî  une  passion  honteuse  ipii  vous  déshonore  et  que  viuis  ne  sa- 
«  tisièrez  jamais  qu'aux  dépens  de  ma  vie.  Ecoutez  une  l'ois  ce  que 
«  rhoimeur  d'un  père  «t  le  v('>tre  exigent  de  vous,  et  jugez-vous  voiis- 
«  même. 

<(  iM.  de  Wolniar  est  nu  homme  d'une  grande  naissance,  dislingne 
«  par  loules  les  ipialilés  qui  peuvent  la  smileiiir.  qui  jmiit  de  la  eonsi- 
«  deraiidii  piilili(pie,  cl  (|iil  l;i  mérite.  Je  lui  dois  la  vie  ;  vous  savez  les 
u  engagciiienls  (pic  j'.ii  pris  avee  lui.  Ci-  ipiil  faut  vous  apprendre  encore, 
«  c  csl  (pi  cl. un  aile  il;iiis  son  pays  pour  inelire  ordre  à  ses  al'l'aiies,  il 
u  s'esi  Udiive  en\eldp|ie  dans  la  dernière  révolution,  qu'il  v  a  perdu 
«  ses  biens,  ipi  il  n'a  lui-même  et  happe  à  l'exil  eu  Sibérie  (jue  par  un 
I.  bonheur  singiilier,  el  qu'il  re\icnl  a\ee  le  Irisle  débris  de  sa  butune, 
i(  sur  la  parole  de  son  ami,  qui  n'en  màiKjua  jamais  à  personne,  l'res- 
«  Clivez-moi  maiulciiant  la  recetuion  qu'il  lanl  lui  faire  à  son  retour. 
((  Lui  dirai-je  :  .Monsieur,  je  vous  promis  ma  lille  tandis  que  vous  eliez 
«  riche;  mais  à  [iresent  ipie  vous  n'avez  plus  rien,  je  me  reiraeic  el 
«  ma  lille  ne  veut  point  de  vous?  Si  ce  u  est  pas  ainsi  que  j  énonce  moD 
«  refus,  e'esi  ainsi  qu  on  l'interprétera  ;  vos  amour»  allègues  seront 


72 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


"  pris  pour  un  prétexte,  ou  ne  seront  pour  moi  qu'un  affront  de  plus: 
M  et  nous  passerons,  vous  pour  une  tille  perdue,  moi  pour  un  malhon- 
«  nète  homme  qui  sacrilie  son  devoir  et  sa  foi  à  un  vil  intérêt,  et  joint 
«  l'ingratitude  à  l'iufidélité.  Ma  lille,  il  est  trop  tard  pour  liuir  dans  l'op- 
«  probre  une  vie  sans  laclie,  et  soixante  ans  d'houneur  ne  s'abandon- 
«  nent  pas  en  un  quart  d'heure. 

«  Voyez  donc,  continua-t-il,  combien  tout  ce  que  vous  pouvez  me 
«  dire  est  à  présent  hors  do  propos;  voyez  si  des  préférences  que  la 
Il  pudeur  désavoue,  et  (pieliiiie  l'eu  passager  de  jeunesse,  peuvent  être 
«  mis  eu  halaui  e  avee  le  devoir  d'une  lille  el  l'hoiiMeur  eoiiipromis  d'un 
«  père.  S'il  n'était  question  pour  l'un  des  deux  i[ne  d'iiuuioler  son  bon- 
«  heur  à  l'autre,  ma  tendresse  vous  disputerait  un  si  doux  sacrifice  ; 
«  mais,  mon  enfant,  l'honneur  a  parlé,  et,  dans  le  sang  dont  tu  sors, 
«  c'est  toujours  lui  qui  décide.  » 

Je  ne  manquais  pas  de  bonnes  réponses  à  ce  discours;  mais  les  pré- 
jugés de  mou  père  lui  donnent  des  principes  si  différents  des  miens, 
que  des  raisons  qui  me  semblaient  sans  réplique  ne  l'ain-aienl  pas  même 
ébranlé.  D'ailleurs,  ne  sachant  d'où  lui  venaient  les  lumières  qu'il  pa- 
raissait avoir  acquises  sur  ma  conduite ,  ni  jusqu'où  elles  pouvaient 
aller  ;  craignant,  à  son  affectation  de  m'iniirrompre,  qu'il  n'eût  déjà 
pris  son  parti  sur  ce  que 
j'avais  à  lui  dire;  et, 
plus  que  tout  cela,  re- 
tenue par  une  honte  que 
je  n'ai  jamais  pu  vain- 
cre, j'aimai  mieux  em- 
ployer une  excuse  qui 
me  parut  plus  sûre,  par- 
ce qu'elle  était  plus  se- 
lon sa  manière  de  pen- 
ser. Je  lui  déclarai  sans 
détour  l'engagement  que 
j'avais  pris  avec  vous  ; 
je  protestai  que  je  ne 
vous  manqueiais  pas  de 
parole,  et  que,  quoi  qu'il 
pût  arriver,  je  ne  nie 
marierais  jamais  sans 
votre  consentement. 

En  effet,  je  m'aperçus 
avec  joie  que  mon  seru- 
pule  ne  lui  déplaisait 
pas  :  il  me  lit  de  vifs  re- 
proches sur  ma  promes- 
se ,  mais  il  n'y  objecta 
rien,  tant  un  gentilhom- 
me plein  d'houneur  a  na- 
turellement une  haute 
idée  de  la  foi  des  enga- 
gements, et  regarde  la 
parole  comme  une  chose 
toujours  sacrée.  Au  lieu 
donc  de  s'amuser  à  dis- 
puter sur  la  nullité  de 
celle  promesse,  dont  je 
ne  serais  jamais  euiive- 
nue,  il  m'obligea  d'écrire 
un  billet,  auquel  il  joignit 
une  lettre  qu'il  lit  par- 
tir sur-le-champ.  Avec 
(pielle  agitation  n'atten- 
dis-je  point  votre  ré- 
ponse !  combien  je  fis  de 
vœux  pour  vous  trou- 
ver moins  de  délicatesse 
que  vous  ne  deviez  en 
avoir  !  Mais  je  vous  con- 
naissais trop  pour  dou- 
ter de  votre  obéissance, 
et  je  savais  que,  plus  le 
sacrifice  exigé  vous  se- 
rait pénible,   plus  vous 

seriez  prompt  à  vous  l'imposer.  La  réponse  vint;  elle  me  fut  cachée 
durant  ma  maladie  :  après  mon  rétablissement  mes  craintes  furent 
conlirmées,  et  il  ne  me  resta  plus  d'excuses.  Au  moins  mon  père  me 
déclara  qu'il  n'en  recevrait  plus;  et,  avec  l'ascendant  que  le  terrible 
mol  qu'il  m'avait  dit  lui  donnait  sur  mes  volontés,  il  me  fit  jurer  que  je 
ne  dirais  rien  à  M.  de  Wolmarfpii  |u"il  le  détourner  de  m'épouser  :  «'ar, 
ajouta-t-il,  cela  lui  paraili  ;iit  un  jeu  concerté  entre  nous,  cl,  à  quelque 
prix  que  ce  soit,  il  faut  que  ee  mariage  s'achève,  ou  que  je  meure  de 
donlein-. 

Vous  le  savez,  mon  ami,  ma  santé,  si  robuste  contre  la  fatigue  et  les 
injures  de  l'air,  ne  peut  résister  aux  intempéries  des  passions,  et  c'est 
dans  mon  trop  sensible  cœur  qu'est  la  source  de  tous  les  maux  et  de 
mon  coi|is  et  de  mou  àme.  Soit  que  de  longs  chagrins  eussenl  corriunpu 


mon  sang,  soit  que  la  nature  eût  pris  ce  temps  pour  l'épurer  d'un  levain 
funeste,  je  me  sentis  fort  incommodée  à  la  fin  de  cet  entretien.  En  sor- 
tant de  la  chambre  de  mon  père  je  m'efforçai  pour  vous  écrire  un  mot, 
et  me  trouvai  si  mal  qu'en  me  mettant  au  lit  j'espérai  ne  m'en  plus 
relever.  Tout  le  reste  vous  est  trop  connu  ;  mon  imprudence  attira  la 
vôtre.  Nous  vîntes;  je  vous  vis,  el  crus  n'avoir  fait  qu'un  de  ces  rêve» 
qui  vous  offraient  si  souvent  à  moi  durant  mon  délire.  Mais  quand  j'ap- 
pris que  vous  étiez  venu,  que  je  vous  avais  vu  réellement,  et  que,  vou- 
lant partager  le  mal  dont  vous  ne  pouviez  me  guérir,  vous  l'aviez  pris 
à  dessein,  je  ne  pus  supporter  cette  dernière  épreuve  ;  et,  voyant  un  si 
tendre  amour  survivre  à  l'espérance,  le  mien,  que  j'avais  pris  tant  de 
peine  à  contenir,  ne  connut  plus  de  frein,  et  se  ranima  bientôt  avec 
plus  d'ardeur  que  jamais.  Je  vis  qu'il  fallait  aimer  malgré  moi  ;  je  sen- 
tis qu'il  fallait  être  coupable  ;  que  je  ne  pouvais  résister  ni  à  mon  père 
ni  à  mon  amant,  et  que  je  n'accorderais  jamais  les  droits  de  l'amour 
et  du  sang  qu'au  prix  de  Ihonnêieié  Ainsi  tous  mes  bons  sentiments 
achevèrent  de  s'éteindre,  toutes  mes  facultés  s'altérèrent,  le  crime 
perdit  son  horreur  à  mes  yeux;  je  nie  sentis  tout  autre  au  dedans  de 
moi;  enfin  les  transports  effrénés  d'une  passion  rendue  furieuse  par  les 
obstacles  me  jetèrent  dans  le  plus  affreux  désespoir  qui  puisse  acca- 
bler une  âme  ;  j'osai  dés- 
espérer de  la  vei  tu.  Vo- 
ire lettre,  plus  propre  à 
réveiller  les  remords 
qu'à  les  prévenir,  acheva 
de  m'égarcr.  Mon  cœur 
était  si  corronq)u ,  que 
ma!  raison  ne  put  résis- 
ter aux  discours  de  vos 
philosophes  ;  des  hor- 
reurs dont  l'idée  n'avait 
jamais  souillé  mon  esprit 
osèrent  s'y  présenter.  La 
volonté  les  combattait 
encore ,  mais  l'imagina- 
tion s'accoutumait  à  les 
voir;  el  si  je  ne  portais 
pas  d'avance  le  (rime  au 
fond  de  mon  cœur  ,  je 
n'y  portais  plus  ces  ré- 
solutions généreuses  qui 
seules  peuvent  lui  résis.- 
ter. 

J'ai  peine  à  poursui- 
vre ;  arrêions  un  mo- 
ment. Rappelez-vous  ces 
ieiii|is  de  bonheur  et 
d'iuiioeence  où  ce  feu  si 
vif  et  si  doux  dont  nous 
étions  animés  épurait 
tous  nos  sentiments,  oii 
sa  sainte  ardeur  nous 
rendait  la  pudeur  plus 
chère  et  l'bonnêtelé  plus 
aimable ,  où  les  désirs 
mêmes  ne  semblaient 
naître  que  pour  nous 
donner  l'honneur  de  les 
vaincre  et  d'en  être  plus 
dignes  l'un  de  l'antre. 
l\elisez  nos  premières 
lettres,  songez  ;i  ces  mo- 
ments si  courts  et  tiop 
peu  goûtés  où  l'amour 
se  parait  à  nos  yeux  de 
tous  les  charmes  de  la 
vertu,  et  où  nous  nous 
aimions  trop  pour  for- 
mer entre  nous  des  liens 
désavoués  par  elle. 

Qu'élions-nous  ?  et  quo 
sommes-nous  devenus? 
Deux  tendres  amants  passèrent  ensemble  une  année  entière  dans  le 
plus  rigoureux  silence  :  leurs  smipirs  n'osaient  s'exhaler,  mais  leurs 
cœurs  s'entendaient;  ils  croyaient  souffrir,  et  ils  étaient  heureux.  A 
force  de  s'entendre  ils  se  parlèrent;  mais,  contents  de  savoir  triom- 
pher d'eux-mêmes  et  de  s'en  rendre  mutuellement  l'honorable  témoi- 
gnage, ils  passèrent  une  autre  année  dans  une  réserve  non  moins  sé- 
vère ils  se  disaient  leurs  peines,  et  ils  étaient  heureux.  Ces  longs 
eoinliats  furent  mal  soutenus;  un  instant  de  faiblesse  les  égara;  ilss'ou- 
lilieiiMi  dans  les  plaisirs  :  mais  s'ils  cessèrent  d'être  chastes,  au  moins 
ils  éiaiiiii  lideles,  au  moins  le  ciel  et  la  nature  autorisaient  les  no'uds 
i|u  ils  avaieul  forniés,  au  moin*la  vertu  leur  était  loujours  ehère,  ils  l'ai- 
niaiini  eni  ore  el  la  savaient  encore  honorer;  ils  liaient  moins  corrom- 
|ius  qu'avilis.  Miiiiis  dignes  d'elle  heureux,  ils  l'elaieul  pourlant  encore. 


lit  la  main  do  Julie  malad 


LA*^  NOUVELLE  HËLOLSE. 


73 


^ 


^ 


V^^*|K^^|I» 


<^ 


'iA\^' 


Que  font  maintenant  ces  amants  si  tuiidrcs,  ipii  iirûlaiunt  (l'une  flaninie 
si  pure,  qui  sentaient  si  bien  le  prix  de  riioiniéleté?  Qui  l'apprendra 
sans  gémir  sur  eux?  Les  voilà  livrés  an  crime,  l'idée  même  de  souiller 
le  lit  conjugal  ne  leur  fait  plus  d'horreur...  Ils  méditent  des  adultères! 
Quoi!  sont-ils  bien  les  mêmes'.' leurs  âmes  ii'ont-elles  point  cliangé  ? 
Comment  cette  ravissante  image  que  le  méchant  n'aperçut  jamais  p(!ut- 
elle  s'cICacer  des  cœurs  où  elle  a  brillé'?  comment  l'attrait  de  la  vertu 
no  dégoûte-l-il  pas  toujours  dn  vice  ceux  ipii  l'ont  connue'/  Combien 
de  siècles  ont  pu  produire  ce  changement  étrange?  quelle  longueur  de 
temps  put  di;lrnire  un  si  charmant  souvenir,  et  l'aire  perdre  le  vrai  sen- 
timent du  bonheur  à  qui  la  pu  savourer  une  l'ois  I  Ah  1  si  le  premier 
désordre  est  pénible  et  leiil,  que  tous  les  antres  sont  prompts  et  faciles! 
Prestige  des  passions,  lu  fascines  ainsi  la  raison,  tn  trompes  la  sagesse, 
et  changes  la  nature  avant  qu'on  s'en  aperçoive  I  On  s'égare  un  seul 
moment  de  la  vie,  on  .se  détourne  d'un  seul  pas  de  la  droite  route;  aus- 
sitôt une  pente  inévitable  nous  entraine  et  nous  perd  ;  ou  tombe  cnlin 
dans  le  gouffre,  et  l'on  se  réveille  épouvanté  de  se  trouver  couvert  de 
crimes  avec  un  cœur  né  pour  la  vertn.  Mon  bon  ami,  laissons  retom- 
ber ce  voile  :  avons-nous  besoin  de  voir  le  précipice  affreux  qu'il  nous 
cache  pour  éviter  d'en 
approcher?  Je  reprends 
mon  récit. 

M.  de  Wolniar  arriva, 
et  ne  se  rebuta  pas  du 
changement  de  mon  vi- 
sage. Mon  père  ne  me 
laissa  pas  respirer.  Le 
deuil  de  ma  mère  allait 
finir,  et  ma  douleur  était 
à  l'épreuve  du  lemps.  .le 
ne  pouvais  allc-giicr  ni 
l'un  ni  l'autre  pour  élu- 
der ma  promesse;  il  fal- 
lut l'accomplir.  Le  jour 
qui  devait  m'o'er  pour 
jamais  à  vous  et  à  moi 
me  parut  le  dernier  de 
ma  vie.  J'aurais  vu  les 
apprêts  de  ma  sépulture 
avec  moins  d'elfroi  que 
ceux  de  mon  mariage. 
Plus  j'approchais  du  mo- 
ment fatal,  moins  je  pou- 
vais déraciuer  de  mon 
cœur  mes  premières  af- 
fections; elles  s'irritaient 
par  mes  efforts  pour  les 
éteindre.  Eiiliii,  je  me 
lassai  de  condtatire  in- 
utilement. Dans  l'instant 
même  on  j'étais  prèle  à 
jurer  à  un  autre  une 
éleruelle  lidélité  ,  mon 
('(eur  vous  juiait  encore 
un  amour  élernel,  et  je 
fus  niellée  au  temple 
comme  une  victime  im- 
pure qui  souille  le  sacri- 
fice où  l'on  va  l'immoler. 

Arrivée  à  l'église,  je 
sentis  en  enlianl  nue 
sorte  d'iMiiotidij  ipie  je 
n'avais  jamais  éprouvée. 
Je  ne  sais  quelle  terreur 
vint  saisir  mon  àmedans 
ce  lieu  simple  et  augus- 
te, tout  rempli  de  la  ma- 
jesté de  celui  qu'on  y 
sert.  Une  frayeur  sou- 
daine me  fit  frissonner  ; 
tremblante    et   prête   à 

lomber  en  défaillance,  j'eus  peine  à  me  traîner  jus(pi'an  pied  de  la 
chaire.  Loin  de  me  reiiicitre,  je  sentis  mon  lioulile  au^mcMlcr  durant 
la  cérémonie  :  ei  s'il  me  laissait  apercevoir  les  olijcls,'  (  'el;iil  pimr  eu 
être  epouvanlee.  I.c  jom-  sombre  de  l'édilice.  le  pnifeiid  silence  des 
speclalem-s,  leur  mainlien  modesle  et  reiiieilli,  le  ci.rle^e  de  Ions  mes 
parents,  l'nnposant  aspect  de  mou  veuéie  père,  tout  doimait  à  ce  qui 
s  allait  passer  un  air  d(î  solennilé  qui  m'exeiiail  à  l'alleiil  on  et  an  res 


!»,^&^v^X\ 


Le  pèi'O  Je  Julie  aux  genoux  Je 


une  révolution  subite.  Une  puissance  inconnue  sembla  corriger  tout  à 
coup  le  desordre  de  mes  alfections,  et  les  rétablir  selon  lî  loi  du  devoir 
et  (le  la  nature.  L'œil  éternel  qui  voit  tout,  disais-j<*  en  moi-inèmc,  lit 
maintenant  au  fond  de  mon  cœur;  il  compare  ma  volonté  cachée  à  la 
réponse  de  ma  bouche  :  le  ciel  et  la  terre  sont  témoins  de  l'engagement 
sacré  que  je  prends;  ils  le  sertmt  encore  de  ma  fidélité  à  l'observer. 
Quel  droit  peut  respecter  parmi  les  hommes  quiconque  ose  violer  le 
premier  de  tous? 

Lu  coup  d'œil  jeté  par  hasard  sur  M.  et  madame  d'Orbe,  que  je  vis 
à  c("ité  l'un  de  l'autre  en  fixant  sur  moi  des  yeux  attendris,  m'émut 
plus  puissamment  encore  (pie  n'avaient  fait  tous  les  autres  objets. 
Aimable  et  vertueux  c(iuple,  pour  moins  coiinaitre  l'amour  en  êtes-vous 
moins  nuis?  Le  devoir  et  l'homiôieié  vous  lient  ?  tendres  amis,  époux 
fidèh's,  sans  brùlt-r  de  ce  feu  dévorant  (pii  consume  l'àme,  vous  v^^ius 
aimez  d'un  sentiment  pur  et  doux  qui  la  nourrit,  que  la  sagesse  auto- 
rise, et  que  la  raison  dirige  ;  vous  n'en  êtes  ipie  plus  solidement  heu- 
reux. Ah!  puissé-je  dins  un  lieu  pareil  recouvrer  la  même  innocence 
et  jouir  du  même  bonheur!  Si  je  ne  l'ai  pas  méri'é  comme  vous,  je 
m'en  rendrai  digne  à  votre  exemple.  Ces  sentiments  réveillèrent  mon 

espérance  et  mon  coura- 
ge. J'envisageai  le  saint 
nœud  que  j'allais  former 
comme  un  nouvel  étal 
qui  devait  purifier  mon 
âme  et  la  rendre  à  tous 
ses  devoirs.  Quand  le 
paslcur  me  demanda  si 
je  promettais  obéissance 
et  fidélité  parfaite  à  ce- 
lui que  j'acceptais  pour 
époux ,  ma  bouche  et 
mon  cteur  le  promirent. 
Je  le  tiendrai  jusqu'à  la 
mort. 

De  retour  au  logis,  je 
soupirais  aprcsune  heure 
de  solitude  et  de  recueil- 
lement. Je  l'obtins,  uon 
sans  peine  ;  et  quelque 
empressement  que  j  eus- 
se d'en  profiter,  je  ne 
m'examinai  d'abord  qu'a- 
vec répugnance  .  crai- 
guaiil  Av.  n'avoir  éprouvé 
ipriiue  fermenlaliiin  pas- 
sagère en  changeant  de 
condition,  et  de  me  re- 
trouver aussi  peu  digne 
épouse  que  j'avais  été 
fille  peu  sage.  L'épreuve 
était  si'ire,  mais  dange- 
reuse :  je  commençai  par 
songer  à  vous.  Je  me 
rendais  le  témoignage 
que  nul  tendre  souvenir 
n'avait  profané  rengage- 
ment solennel  que  je  ve- 
nais de  prendre.  Je  ne 
pouvais  concevoir  par 
(piel  prodige  voire  opi- 
niâtre image  m'avait  pu 
laisser  si  longtemps  en 
paix  avec  tant  de  sujeis 
de  me  la  rappeler  :  je  me 
serais  defiee  de  l'indif- 
férence et  de  l'oubli 
comme  d'un  eiat  trom- 
peur qui  m'él;iit  trop  peu 
naturel  pour  être  dura- 
ble. Celte  illusion  n'était 
guère  à  craindre  :  je  sen- 


tis (pie  je  vous  aimais  autant  et  plus  peut-être  que  je  n  avais  jamais 
fait  ;  mais  je  le  sentis  sans  rougir.  Je  vis  que  je  n'avais  pas  besoin, 
pour  penser  à  vous,  doubliei;que  j'étais  la  femme  dun  autre.  En  me 
dis.iiit  combien  vous  m'eiie/.  cher,  mon  cœur  était  ému.  mais  ma  con- 
science et  mes  sens  étaient  Iranqnilles,  et  je  connus  des  ce  momenl 
que  j'étais  réellement  duiugee.  Quel  torrent  de  pure  joie  vint  alors 
nonder  mon  àme  1  Quel  scnliment  de  paix,  effacé  depuis  si  longli  mps, 


pcct,  et  qui  m'eût  fait  frémir  à  la  seule  idée  d'un  parjure.  Je  crus  voir     vint  ranimer  ce  creur  llctri  par  l'ignominie,  et  répandre  dans  lont  mon 

1  organe  de  la  Providence  et  entendre  la  voix  (le  Dieu  dans  le  mliiisire  '   '  '  '  "'       '"  " 

promjnçant  gravement  la  sainle  lilun;ie.  La  purelé,  la  diiiniU',  la  sain- 
teté du  mariage,  si  vivement  exposées  dans  lis  parolesde  I'Im  nuire,  ses 
eh.astes  et  sublimes  devoirs  si  impo*-|anls  au  bonheur,  a  l'ordiv,  à  la 
paix,  a  la  durée  du  genre  humain,  si  doux  à  remplir  iioiir  enx-iiièines  ; 
tout  cela  me  lit  une  telle  impression,  que  je  crus  sentir  intérieurement 


_..„  une  sérénité  nouvelle!  Je  crus  me  sentir  renaître  :  je  crus  recom- 
mencer une  autre  vie.  Douce  et  consolante  vertu,  je  la  recommence 
pour  toi;  c'est  loi  qui  me  la  rendras  chère;  c'est  à  toi  que  je  la  veux 
consacrer.  Ah  !  j'ai  trop  appris  ce  qu'il  en  coûte  à  le  perdre,  pour  l'a- 
bandonner une  seconde  lois  !  .  . 
Dans  le  ravissement  d'un  changement  si  grand,  si  prompt,  si  mos- 


U 


74 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


péré,  j'osai  considérer  l'élat  où  j 'étais  lu  \'cillc  ;  je  frémis  ilc  l'imlignc 
aiwissoiiicnt  où  m'avait  l'édiiilu  l'onlili  de  iiKii-iiirino  et  de  Ions  les  daii- 
gei s  (|iic  j'avais loiuus  depuis  iiiiiii  |jr<'iiiii  r  l'Lai i  iiiiiit  IJiulic  iiem-L'iiM' 
révoluiioii  me  venait  de  nioiilrei-  l'Iiurrc  nr  du  1 1  iiiie  (|iii  m'avait  tentée, 
et  révei  lait  en  moi  le  goût  de  la  ^a^csse  :  l'ai  (|url  rare  linrilienr  avais- 
je  été  plus  fidèle  il  l'aipour  qu'à  l'iMiniieiir  ipii  lor  lui  si  iIut?  l'ai  (|iii'lle 
faveur  du  sort  votre  iiieoiislaïue  on  h  inienne  in!  m'avail-elle  poiiil  li- 
vrée à  de  nouvelles  inelinalions?  1! iiiiiil  enssé-je  opposé  à  un  outre 

aiuaut  une  résislanre  ipie  le  premier  avait  (l(jà  vaincue,  et  une  lionle 
aceoutumée  à  ei-der  aux  désirs?  .\urais-je  plus  respecté  les  <hoils  d'un 
amour  éteint  que  je  n'avais  respeelé  ceux  de  la  vertu,  jouissant  eiieore 
de  tout  leur  empire?  Quelle  sûreté  avais-je  eu  de  n'aimer  que  vous  seul 
au  monde,  si  ce  n'est  un  sentiment  intérieur  que  croient  avoir  tous  les 
amants,  (pii  se  jurent  une  constance  élernelle,  et  se  parjurent  imiiieeni- 
nient  loules  les  l'ois  qu'il  plaît  an  ciel  de  chnnger  leur  cu'ur?  Chaque 
défaite  eût  ainsi  préparé  la  suivante  ;  l'Iialdluile  du  vice  en  eût  effacé 
l'iiorrcur  à  mes  veux.  Entraînée  du  déshonneur  à  l'infamie  sans  trou- 
ver de  prise  pour  in'arrèter,  d'une  amante  abusée  je  devenais  nue  fille 
perdue,  l'opprolne  de  mon  sexe,  et  le  désespoir  de  ma  faniilie.  (Jni  m'a 
garantie  d'un  cllét  si  naturel  de  ma  preniiére  faute'?  qui  m'a  releiiiie 
après  le  premier  pas?  qui  m'a  conservé  ma  ié|)iitalion  et  l'estime  de 
ceux  qui  me  sont  cliers?  qui  m'a  mise  sous  la  sauvegarde  d'un  époux 
vertueux,  sage,  aimable  par  son  car.ictèrc  et  même  par  sa  personne,  et 
rempli  pour  moi  d'un  respect  et  d'un  altaclienienl  si  peu  mérités?  qui 
me  permet  eiilin  d'aspirer  encore  au  titre  d'hoiiiitHe  femme,  et  me  rend 
le  courage  d'en  rire  digne?  Je  le  vois  .Je  le  sens;  la  main  secoiirahle 
qui  m'a  conduite  à  travers  les  ténèbres  est  celle  qui  lève  à  mes  yeux  le 
voile  de  l'erreur,  et  me  rend  à  moi  malgré  moi-même.  La  voix  secrèie 
qui  ne  cessait  de  murmurer  au  fond  de  mon  cœur  s'élève  et  tonne  avec 
plus  de  force  au  moment  où  j'étais  prête  à  périr.  L'auteur  de  toute  vé- 
rité n'a  point  soulferl  que  je  sortisse  de  sa  présence,  coupable  d'un  vil 
parjure;  et,  prévenant  mon  crime  par  mes  remords,  il  m'a  inoniré  l'a- 
binie  où  j'allais  me  précipiter.  Providence  éternelle,  qui  fais  ramper  l'in- 
secte et  rouler  les  cieux,  tu  veilles  sur  la  moindre  de  tes  OMivres  !  !ii 
me  rappelles  au  bien  que  tu  m'as  fait  aimer  1  daigne  at  ceplei-  d'un  co'iir 
épuré  par  tes  soins  l'hommage  que  toi  seule  renils  digne  de  l'êlre  oll'cil. 
A  l'instant,  pénétrée  d'un  vif  sentiment  du  danger  dont  j'élais  déli- 
vrée, et  de  l'état  d'honneur  et  de  sûreté  où  je  me  semais  réiidilie,  je  me 
prosternai  contre  terre.  J'élevai  vers  le  ciel  mes  mains  suppliantes, 
j'invoquai  l'être  dont  il  est  le  trône,  et  ipii  soutient  ou  détruit  quand  il 
lui  plaît  par  nos  propres  forces  la  liberté  (juil  nous  donne.  .)e  veux, 
lui  dis-je,  le  bien  (pie  lu  veux,  et  dont  toi  seul  es  la  source.  Je  veux 
aimer  l'eponx  cpie  lu  m'as  donne.  Je  veux  êlre  lidele,  parce  que  c'est 
le  premier  devoir  (iiii  lie  la  famille  et  touti^  la  société.  Je  veux  cire 
chaste,  parce  que  c'est  la  première  vertu  qui  nourrit  toutes  les  autres. 
Je  veux  tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'ordre  de  la  nature  que  tu  as  élahll, 
et  aux  règles  de  la  raison  que  je  tien'!  de  toi.  Je  remets  mon  co-Ursous 
la  garde  et  mes  désirs  en  ta  main.  Ilends  toutes  mes  actions  conformes 
à  ma  volonté  constante,  qui  est  la  tienne  ;  et  ne  permets  plus  que  l'er- 
reur d'un  moment  l'emporte  sur  le  clinix  de  toute  ma  vie. 

Après  cette  courte  prière,  la  première  que  j'eusse  faite  avec  un  vrai 
zèle,  je  me  sentis  tellement  alfermie  dans  mes  résolutions,  il  me  parut 
si  facile  et  si  doux  de  les  suivre,  que  je  vis  clairement  où  je  devais  cher- 
cher désormais  la  force  dont  j'avais  besoin  pour  résister  à  mon  [n-opre 
cœur,  et  que  je  ne  pouvais  trouver  eu  mol^niême.  Je  tirai  de  celle  seule 
découverte  une  confiance  nouvelle,  cl  je  déplorai  le  tiisle  aveuglement 
qui  me  l'avait  fait  manquer  si  longtemps.  Je  n'avais  jamais  été  tout  à 
fait  sans  religion  :  mais  peut-être  vaudrait-il  mieux  n'eu  point  avoir  du 
tout,  que  d'en  avoir  une  exiérieure  et  inaniéiée,  qui  sans  toucher  le 
cœur  rassure  la  conscience;  de  se  borner  à  des  formules,  et  de  croire 
exactement  en  Dieu  à  certaines  heures  pour  n'v  plus  penser  le  reste  du 
temps.  Scrupuleusement  attachée  au  culte  publie .  je  n'en  savais  rien 
tirer  pour  la  pratique  de  ma  vie.  Je  nie  sentais.hien  née,  et  me  livriùs 
à  mes  penchants;  j'aimais  à  réfléchir,  et  me  liais  à  ma  raison  •  ne  pou- 
vant accorder  l'esprit  de  l'Evangile  avec  celui  du  monde,  ni  la  foi  avec 
les  œuvres,  j'avais  pris  un  milieu  qui  contentait  ma  vaine  sagesse  ;  j'a- 
vais des  maximes  pour  croire  et  d'autres  pour  agir;  j'oubliais  dans  un 
heu  ce  i|ue  j'avais  pensé  dans  l'autre  :  j'étais  dévote  a  l'église  et  philo- 
sophe au  logis,  llélas!  je  n'étais  rien  nulle  pari,  mes  prières  n'étaient 
que  des  mois,  mes  raisonnements  des  sophismes,  et  je  suivais  pour 
lonte  luniieie  la  fausse  lueur  des  feux  errants  qui  me  guidaient  pour  me 
perdre. 

Je  ne  puis  vous  dire  combien  ce  principe  iuléiieur  qui  m'avait  nian  ■ 
que  jusqu'ici  in  a  donné  de  mépris  pour  c^'ux  ipii  m'ont  si  mal  condnile. 
(jluclle  elait,  je  vous  prii;,  leur  raison  pieniieie?  ei  sur  ipielle  base 
étaient-ils  fondes?  Un  heureux  instinct  me  porte  au  bien  :  une  violente 
passion  s'élève;  elle  a  sa  racine  dans  le  même  instinct;  que  ferais-je 
pour  la  delrniie?  Ile  la  cousidéivilion  de  l'ordre  je  lire  la  beaiilé  de  la 
verlu,  et  sa  honte  (!••  l'utilité  ccnrinniue.  Mais  ipie  fait  loiit  cela  contre 
mon  intérêt  paitidilier?  et  lequel  au  fond  m'impurle  le  plus,  de  mon 
bonheur  aux  dépens  du  reste  des  Immines,  ou  du  bonh  iir  des  antres 
aux  dépens  du  mien?  Si  la  craint.'  de  la  jionle  on  du  chàliineiil  m'em- 
pêche de  mal  l'aire  pour  mon  prolil,  je  u  ai  ipi'a  mal  faire  eu  se(  nt,  la 
vertu  n'a  plus  rien  a  me  dire;  et  si  je  suis  surprise  en  faute,  on  piiuiVa, 
comme  a  Sparte,  non  le  délit,  mais  la  maladresse.  Enfin,  (pie  le  carac- 


tère et  l'amoul-  du  beau  soient  empreints  par  la  nature  au  fond  de  mon 
àuie,  j'aurai  ma  rèile  aussi  longtemps  qu'ils  ne  seront  point  défigurés. 
.Mais  comment  m'assurer  de  conserver  toujours  dans  sa  pureie  celle 
cfligie  intérieure  qui  n'a  point,  parmi  les  êtres  .s(  nsibles,  de  modèle  an- 
(|iiel  on  puisse  la  (  iiuiparcr  ?  Ne  sait-on  pas  ipie  les  affections  dcsor- 
lioiinées  corrompent  le  jugement  ainsi  ipie  la  volonté,  et  que  la  con- 
science s'altère  et  se  modifie  insensiblement  dans  chique  siècle,  dans 
chaque  i)enple,  dans  chaque  Individu,  selon  l'inconstance  et  la  variélé 
des  préjugés  ? 

Adorez  l'Eue  éternel,  mon  digne  et  sage  ami;  d'un  souffle  vous  dé- 
truirez ces  fantômes  de  raison  qui  n'ont  qu'une  vaine  apparence,  cl 
fuient  comme  une  ombre  devant  rimmuable  vérité.  Rien  n'existe  que 
p:ir  celui  qui  esl  ;  c'est  lui  qui  donne  un  but  à  la  jus.tice,  une  base  à  la 
Vertu,  un  prix  à  celte  comte  vie  eniplovée  à  lui  plaire  ;  c'est  lui  (|ui  ne 
cesse  de  crier  aux  coupables  ipie  leurs  crimes  secrets  onl  été  vus,  et 
qui  sait  dire  au  juste  oublié  :  Tes  vertus  onl  un  témoin;  c'est  lui.  c'est 
sa  substance  inaltérable  qui  est  le  vrai  modèle  des  perfections  dont 
nous  portons  tous  nue  image  en  nous-mêmes.  Nos  passions  ont  beau 
la  défigurer,  tous  ses  traits  liés  à  l'essence  itlhiiie  s(^  représentent  tou- 
jours a  la  raison,  et  lui  servent  à  rétablir  ce  que  l'imposture  et  l'erreur 
en  onl  altéré  Ces  disiiiiclions  me  seudileut  faciles,  le  sens  commun  sul- 
lil  pour  les  l'.iire.  Tout  ce  qu'on  ne  peut  séparer  de  l'idée  de  celte  es- 
scnee  est  Dieu  ;  tout  le  lesle  est  l'ouvrage  des  hommes.  C'est  à  la  con- 
lemplalion  de  ce  divin  mndele  que  l'àine  s'épure  et  s'élève,  qu'elle  ap- 
prend à  mépriser  ses  inclinations  basses,  et  à  suruuniter  ses  vils  pen- 
chants. Un  cœur  pénétré  de  ces  sublimes  vérités  se  refuse  aux  petiles 
passions  des  hommes;  cette  grandeur  infinie  le  dégoûte  de  leur  orgueil  ; 
le  charme  de  la  méiliiation  l'arrache  aux  désirs  terrestres  ;  et  quand  l'ê- 
tre immense  dont  il  s'occupe  n'existerait  pas,  il  serait  encore  hou  qu'il 
s'en  oceu|mt  sans  cesse  pour  être  plus  maitre  de  lui-même,  plus  fort, 
plus  heureux  et  plus  sage. 

Cherchez-vous  un  exemple  sensible  des  vains  sophismes  d'une  raison 
qui  ne  s'appuie  que  sur  elle-même?  ('onsidérons  de  sang-froid  les  dis- 
cours de  vos  philosophes,  dignes  apoloiiisles  du  crime,  «pii  ne  séduisi- 
rent jamais  que  des  co'urs  déjà  coi  i  ompns.  >'e  dirail-on  pas  qu'en  s'at- 
laquaul  ilireelenicut  au  plus  saint  et  au  plus  solennel  des  engagemenls, 
ces  daiii;ireii\  raisouneuis  ont  résolu  d'anéantir  d'un  seul  coup  loule 
la  siieiele  bnuiaine.  qui  n'est  fondée  que  sur  la  foi  des  conventions? 
Mais  voyez,  je  vous  jnie,  comment  ils  disculpent  un  adultère  secrcl. 
irest,  diseiit-il-,  qu'il  n'en  i(i5ii!le  auenn  mal.  pas  même  pour  l'époux 
qui  l'ignore  :  comme  s'ils  pouvaient  êlre  suis  ipiil  l'ignorera  toujours  I 
comme  s  il  suffisait,  pour  autoriser  le  pariure  et  l'infidélité,  qu  ils  ne 
uuiBissent  pas  à  autrui  !  comme  si  ce  n'était  pas  assez,  pour  abhorrer 
le  crime,  du  mal  qu  il  fait  à  ceux  qui  le  commettent!  Quoi  donc  I  ce 
n'est  pas  un  mal  de  manipier  de  foi,  d'anéantir  autant  qu'il  esl  en  soi 
la  force  du  serment  et  des  contrats  les  plus  inviolables?  Ce  n'est  pas  un 
mal  de  se  forcer  soi-même  à  devenir  fourbe  et  me.ileur?  Ce  n'(  si  pas  un 
mal  de  l'ormcr  des  liens  qui  vous  fout  désirer  le  mal  et  la  mort  d'autrni. 
la  mort  de  celui  même  ipi'on  doit  le  plus  aimer  et  avec  qui  l'on  a  juré 
de  vivre?  Ce  n'est  pas  nu  mal  qu'un  état  dont  mille  autres  crimes  sont 
toujours  le  fruit?  Un  bien  qui  produirait  tant  de  maux  serait  par  cela 
seul  un  mal  lui-même. 

L'un  des  deux  penserait-il  Hvi'  innocent  parce  qu'il  est  libre  peu!-èire 
de  son  C('ilé  et  ne  manque  de  foi  à  personne?  Il  se  trompe  grossieie- 
ineiil.  Ce  n'est  pas  seulement  l'intérêt  des  époux,  mais  la  cause  coni- 
muiic  de  Ions  les  liommi  s,  (pic  la  pureté  du  maiiagc  ne  soit  point  alli'- 
lée.  Chaque  fois  que  deux  époux  s'nnisseiil  par  un  niend  solennel,  il  in- 
tervient nu  cngagemcnl  lacile  de  tout  le  gmire  humain  de  respecter 
ce  lien  sacré,  il'honorer  en  eux  l'union  conjugale;  et  c'est,  ce  me  sem- 
ble, une  raison  très-forte  contre  les  mariages  clandestins,  qui,  n'olfrant 
mil  signe  de  celte  union,  exposent  des  cu'urs  innocents  à  brûler  d'Une 
llainme  adultère.  Le  public  esl  en  (piehpie  sorte  garant  d'une  coiiven- 
lioii  passée  en  sa  présence  ;  et  l'on  peut  (lire  ([ue  l'honneur  d  une  femme 
pudique  est  sons  la  prolcc-lion  spéciale  de  tons  les  gens  de  bien,  .\insi. 
(piiconque  ose  la  corroiiqire  pèche,  premièreinenl  parce  qu'il  la  fait  pi-- 
eher,  et  qu'on  partage  toujours  les  crimes  (jn'on  fait  cominetire  ;  il  |  è- 
che  encore  direetemenl  lui-même,  parce  qu'il  viole  la  foi  pnhiiipie  et 
sacrée  du  mariage,  sans  leiiuel  rien  ne  peut  subsister  dans  l'ordre  lé- 
gitime des  choses  humaines 

Le  crime  esl  seeicl,  disciit-ils,  et  il  n'en  résulte  aucun  mal  pour  per- 
sonne. Si  ((S  pliilo^oplies  croient  l'exisicnce  de  Dieu  et  l'iinmortalilé  de 
r.àme,  pcnvenl-iis  appeler  un  crime  secret  celui  qui  a  pour  témoin  le 
premier  offense  et  le  seul  vrai  juge?  étrange  secret  que  celui  qu'on  dé- 
robe à  tous  les  yeux,  hors  ceux  à  qui  l'on  a  le  plus  d'intérêl  à  le  cacher  ! 
Quand  même  ils  ne  reconnaîtraient  pas  la  présence  de  la  Divinité,  com- 
ment osent-ils  siuilenir  qu'ils  ne  font  de  mal  à  personne?  comment  prou- 
vent-ils qu'il  est  indiffércnl  à  un  pèr(^  d'avoir  des  hériliers  qui  ne  soient 
pas  de  son  sang ,  d'êirc  chargé  peut-être  de  plus  d'enfants  qu'il  n'en 
aurait  en,  et  foreê  de  partager  ses  biens  aux  gages  de  son  désiionneur 
sans  senlir  pour  eux  des  enU ailles  de  père?  Supposons  ces  raisonneurs 
matérialisles;  on  n'en  e^t  (pie  mieux  fonde  à  leur  opposer  la  douce  voix 
de  la  nature,  (pii  rei  lame  au  fond  de  loii-  les  eieuis  eunlie  une  orgueil- 
leuse pliilosopliii^  et  ipi'oii  ii'aihnpia  jamais  par  de  bonnes  raisons.  En 
effel,  si  le  cmps  seul  produit  la  pensée,  el  ipie  le  sentiment  dépende 
imiipiement  des  organes,  deux  êtres  form(.'s  d'un  même  sang  ne  doivenl- 


LA  iNOUVELLE  HÉLOLSE. 


75 


ils  pas  avoir  ciilic  eux  niio  plus  ciroilo  analogie,  ii'.i  alladipriicnt  i)lus 
fort  l'im  pour  l'antre,  et  se  ressembler  d'àme  eoniinc  de  visage,  ce  qui 
est  nue  graiiiie  raison  de  s'aimer? 

N'est-ce  donc  liire  auenu  mal,  à  votre  avis,  que  d'anéantir  ou  trou- 
bler, par  un  sang  étranger,  eette  union  natiin>lle,  et  d'altérer  dans  son 
principe  l'affection  nniUiell.'  qui  doit  lier  eiilre  eux  Ions  les  mcmlires 
dune  f.imille  ?  Y  a-t-il  au  monde  un  lionnêle  bonnne  qui  n'eilt  liorreur 
de  ciiangir  renfani  d'un  aniro  en  nourrice?  et  le  crime  est-il  moindre 
de  Ir  cliangcr  dans  le  si'in  de  sa  mère? 

vSijc  coiisidrrc  mon  se\c  en  particulier,  que  rie  mans  j'aperçois  dans 
ce  désordre  ipiils  piéteiidmt  nr  lain^  aucun  mal  !  ne  lùt-ci-  (piel'a- 
vilisscmenl  d'une  feunne  cnupalilc  a  qui  la  perle  de  rimmieur  oli;  liieu- 
lôl  toutes  les  autres  vertus.  (Jiie  d'mdiees  trop  silrs  pour  un  tendre 
époux  d'une  inlelligenee  (pi'ils  penseiil  jusiilier  par  li'  sedcl,  ne  lùl-ce 
que  de  n'être  pln:^  aimé  de  sa  feunne  !  i)[w  fcia-l-elU^  avec  ses  soins 
arlilii  iiMix,  qu<'  mieux  prouver  son  indifférence  ?  Est-ce  Id'il  de  l'amour 
qu'on  abuse  par  de  feintes  caresses?  et  quel  supplice,  an|)res  d'un  objet 
eliéri,  de  sentir  ipie  la  main  nous  endirassc  et  (pie  b;  i'<-nv  nous  re- 
pousse IJe  veux  ((ue  la  fortune  seconde  nue  prmlenee  (pi'elle  a  si  sou- 
vent trompée  ;  je  conqile  un  moment  pour  rien  la  temerile  de  conlier 
sa  prétendue  innocence  et  le  repos  d'autrui  à  des  |uecauli(ins  (pie  le 
ciel  se  plaît  à  confondre  :  que  de  faussetés,  que  de  mensonges,  (pu^  de 
fourberies,  pour  couvrir  un  mauvais  commerce,  pour  tromper  nu  mari, 
pour  corrompre  desdomestiipies,  pour  en  imposer  an  public!  Quel  scan- 
dale pour  des  ioiu|iliees  !  (piel  exemple  pour  des  enlanls!  (pie  devient 
leur  eduealioM  parmi  laul  de  soins  pour  satisfaire  impunément  de  cou- 
pables b'iix.'  Oui;  devient  la  jiaix  de  la  maison  et  rmiion  des  cbefs? 
(,)uoi  !  dans  tout  cela  l'époux  n'est  point  lésé  ?  Mais  (pu  le  dédommagera 
donc  d'un  cieur  (pil  lui  était  du  .'  (pii  lui  |>ourra  rendre  nue  femme  es- 
liiuable  '  ipii  lui  donnera  le  repos  et  la  sûreté?  qui  le  guérira  de  ses 
jusio  soupçons?  (pii  fera  conlier  un  père  au  sentiment  de  la  nature  en 
embrassaiil  ton  propre  enfant? 

A  l'égard  des  liaisons  prétendues  que  l'adultère  et  l'inlidélitii  pcuveiil 
former  entre  les  familles,  c'est  moins  une  raison  sérieuse  (prune  plai- 
santerie absur(ic  et  brutale,  qui  ne  mérile  pour  toute  ri'ponse  que  le 
mépris  et  l'indignation.  Les  trahisons,  les  ipierelles,  les  combats,  les 
meurtres,  les  empoisonnements,  dont  ce  désordre  a  coiivi  rt  la  terre 
dans  ions  les  temps,  montrent  assez  ce  qu'on  doit  attendre  pour  le  re- 
pos et  ruuioii  des  hommes  d'un  attachement  formé  par  le  crime.  S'il 
résulte  qnelipie  sorte  de  société  de  ce  vil  el  méprisable  commerce,  elle 
est  s.nihlable  à  celle  des  brigands,  tpi'il  faut  détruire  et  anéantir  pour 
assurer  les  sociétés  légitimes. 

J'ai  t;\ebé  de  suspendre  l'indignation  que  m'inspirent  ces  maximes 
pour  les  disciiler  paisiblement  avec  vous.  Plus  je  les  tr(inv(;  insensées, 
moins  je  dois  dédaigner  île  les  reliiler,  pour  me  faire  lionte  à  moi-iuème 
de  les  avoir  peut-être  écoulées  avec  trop  peu  d'eloigiiement.  Vous  voyez 
combien  elles  supportent  mal  l'examen  de  la  saine  raison.  Mais  où  eher- 
cber  la  saine  raison,  sinon  dans  celui  (pii  en  est  la  source?  et  (pu'  pen- 
ser de  ceux  qui  consacrent  à  perilre  les  hommes  ce  llambeau  divin  (pi'il 
leur  donna  pour  les  guider.'  Délions- nous  d'une  philosophie  en  paroles; 
déllous-nous  d'une  iaii^sc  vertu  (pii  sape  toutes  les  vertus,  et  s'appli- 
que à  juslilicr  tous  les  vices  pour  s'autoriser  à  les  avoir  Ions.  Le  meil- 
leur moyen  de  trouver  ce  qui  est  bien  est  de  le  ehercber  sincèrement, 
et  l'on  ne  peut  longtemps  le  chercher  ainsi  sans  remonter  à  l'auteur  de 
tout  bien.  C'est  ce  qu'il  me  semble  avoir  fait  depuis  (pie  je  m'occupe  à 
reclilier  mes  senliiuents  et  ma  raison  ;  c'est  C('  que  vous  ferez  mieux 
que  moi  quand  vcuis  voudrez  suivre  la  même  route.  Il  m'est  consolant 
(le  songer  que  vous  avez  souvent  nourri  mon  esprit  des  grandes  idées 
de  la  religion  ;  el  vous,  dont  le  cœur  n'eut  rien  (le  caché  pour  moi,  ne 
m'en  eussiez  pas  ainsi  parlé  si  vous  aviez  eu  d'autres  senlimenls  II  nie 
semble  même  que  ces  conversations  avaient  pour  nous  des  charmes.  La 
présence  de  l'Etre  suprême  ne  nous  fut  jamais  imiiuriune;  elle  nous 
donnait  plus  d'espoir  que  d'épouvante  ;  eï'e  n  elVraxa  jamais  que  l'àme 
du  méclianl  ;  nous  aimions  à  l'avoir  pour  témoin  de  nos  enlretieus,  à 
nous  élever  conjointement  jusqu'à  lui.  Si  ipielipiel'uis  nous  l'tions  humi- 
liés jiar  la  honte,  nous  nous  disions,  en  d('ploranl  nos  faiblesses  :  Au 
moins  il  voit  le  fond  de  nos  cœurs  ;  et  nous  en  étions  iilns  iranquilics. 

Si  celte  sécurité  nous  égara,  c'est  au  priucipe  sur  leipiel  elle  était 
fondée  à  nous  ramener.  ÎS'est-il  pas  bien  indigne  d'un  bonnne  de  ne 
pouvoir  jamais  s'accor(ler  avec  lui-même,  d'avoir  une  règle  pour  ses 
actions,  une  autre  pour  ses  sentiments,  de  penser  comme  s'il  était  sans 
corps,  d'agir  c(unme  s'il  était  sans  ànie,  el  de  ne  jamais  approprier  à 
soi  tout  eiilier  rien  de  ce  (pi'il  fait  en  toute  sa  vie?  l'oiir  moi,  je  lr(Mive 
(pi'on  est  bien  fort  avec  nos  anciennes  maximes  ipiand  on  ne  les  Ikuiic 
pas  à  de  vaines  S|ieculalious.  La  faiblesse  est  de  riioumie,  elle  Dieu 
élément  qui  le  lit  la  lui  pardoiiiiera  sans  doiile;  mais  le  crime  est  du 
méchant,  et  ne  restera  pas  impuni  devaiil  I  auleiir  de  loule  justice.  Un 
incrédule,  d'ailleurs  heureusement  ne.  se  livrv'  aux  verliis  (pi'il  aime;  il 
fait  le  bien  par  t;oût,  et  non  par  choix.  Si  imis  ses  désirs  sont  droils,  il 
les  siiil  sans  contrainte;  il  les  suivrait  de  même  s'ils  ne  l'elaicnl  pas; 
car  pounpioi  se  gênerait-il?  Mais  celui  «pii  recnuiiail  cl  sert  le  père 
commun  des  hommes  se  croit  une  plus  haute  dcsiin:iii(m  ;  l'ardeur  de  la 
remplir  anime  son  zèle,  et,  suivant  une  règle  plus  sure  que  ses  pen- 
chants, il  sait  faire  le  bien  qui  lui  coùie,  et  sacrilicr  les  di^sirs  d 


nous  sommes  tous  deux  appelés.  L'amour  qui  nous  unissait  eût  fait  le 
ehanue  de  noire  vie.  Il  survécut  à  l'espérance,  il  biava  le  temps  et  l'é- 
loigneuieiil  ;  Il  snpporla  loiiKfS  les  épreuves.  Un  sentiment  si  parlait  ne 
devait  point  [lerir  de  lui-même;  il  était  digne  de  n'être  immolé  qu'à  la 
venu. 

Je  vous  dirai  plus  :  tout  est  changé  entre  nous  ;  il  faut  nécessairement 
que  votre  c(eur  change.  Julie  de  Wolmar  n'est  plus  voire  aiicienue  Ju- 
lie ;  la  révolmion  de  vos  sentiments  pour  elle  est  inévitable,  et  il  ne 
vous  resli;  que  le  choix  de  faire  bonnenr  de  ce  changement  au  vice  ou 
à  la  vertu.  J'ai  dans  la  mémoire  un  passage  d'un  auteur  que  vous  ne 
récuserez  pas.  a  L'amour,  dit-il ,  est  privé  de  son  plus  grand  charme 
((  quand  l'homiêleté  l'abandonne.  Pour  en  sentir  tout  le  prix,  il  faut  que 
«  le  cœur  s'y  complaise  et  qu'il  nous  élève  en  élevant  r(jbjet  aimé.  Oiez 
«  lidee  d(!  la  perfection,  vous  (Mez  lentliousiasme  ;  otcz  l'estime,  et 
«  l'amour  n'est  plus  rien,  (àmimeni   une  femme  honorera-l-elle_  un 

((  lui c(prclle  doit  mt'priser?  comment  pourra-t-il  honorer  lui-même 

K  celle  ipii  n'a  pas  craint  di'  s'abandonnera  no  vil  corrupteur?  Ainsi, 
«  biciiK'it  ils  se  niépi  iseroul  mutuellement.  L'amour,  ce  sentiment  cé- 
«  lesie,  ne  sera  plus  pour  eux  qu'un  liouteux  commerce.  Ils  auront  per- 
«  du  rhonnenr  et  n'auroiil  pnini  lr(.uv(-  la  félicité.  »  Voilà  notre  leçon, 
mon  ami  :  c'est  vous  (|ui  l'avez  diclée.  Jamais  nos  cœurs  s'aimèrent-ils 
plus  (Iclieiciisenu'ul,  cl  jamais  rimniiêlele  leur  fut-elle  aussi  chère  que 
dans  le  temps  heureux  mi  celle  lellre  bit  écrite?  'Voyez  donc  à  quoi 
nous  meiieraienl  aujoiiril'bni  de  (  oiipables  feux  nourris  aux  dépens  des 
plus  doux  transports  qui  ravissent  l'àme  I  L'horreur  du  vice,  qui  nous 
est  si  nalurelle  a  tous  deux,  s'étendrait  bientôt  sur  le  complice  de  uos 
fautes  ;  nous  nous  haïrions  pour  nous  être  trop  aimés,  et  l'amour  s'é- 
teindrait dans  les  remords.  Ne  vaut-il  pas  mieux  épurer  un  sentiment  si 
cher,  pour  le  rendre  durable?  Ne  vaut-il  pas  mieux  en  conserver  au 
moins  ce.  qui  peut  s'accorder  avec  l'innocence  ?  N'est-ce  pas  conserver 
tout  ce  qu'il  eut  de  plus  charmant?  Oui,  mon  bon  et  digne  ami,  pour  nous 
aimer  toujours  il  faut  renoncer  l'un  à  l'autre.  Oublions  tout  le  reste,  et 
soyez  l'amant  de  mon  âme.  Cette  idée  est  si  douce,  qu'elle  console  de 
tout.  , 

Voilà  le  fidèle  tableau  de  ma  vie,  et  l'hisloire  naïve  de  tout  ce  qui 
s'est  passé  dans  mon  cœur.  Je  vous  aime  toujours,  n'en  doutez  pas.  Le 
sentiment  qui  m'attache  à  vous  est  si  tendre  et  si  vif  encore,  qu'une  au- 
tre en  serait  peut-être  alarmée.  Pour  moi,  j'en  connus  un  trop  différent 
pour  me  délier  de  celui-ci.  Je  sens  qu'il  a  changé  de  nature;  el  du 
moins  en  cela  mes  fautes  passées  fondent  ma  sécurité  présente.  Je  sais 
que  l'exacte  bienséance  et  la  vertu  de  parade  exigeraient  davantage 
encore,  et  ne  seraient  pas  coutenies  que  vous  ne  fussiez  tout  a  fait  ou- 
blié. Je  crois  avoir  une  règle  plus  sûre,  et  je  m'y  tiens.  J'écoute  en  se- 
cret ma  conscience;  elle  ne  me  reproche  rien,  eV  jamais  elle  ne  trompe 
une  àme  qui  la  consulte  sincèrement.  Si  cela  ne  siiflit  pas  pour  me  jus- 
titier  dans  le  momie,  cela  siiflit  pour  ma  propre  tranquillité.  Com- 
ment s'est  fait  cet  heureux  changement?  je  l'ignore.  Ce  que  je  sais,  c'est 
que  je  l'ai  vivement  désiré.  Dieu  seul  a  faille  reste.  Je  penserais  qii  une 
aiiie  une  fois  corromiiue  l'est  pour  toujours,  et  ne  revient  plus  au  bien 
d'elle-même,  à  moins  (pie  quelque  révolution  subite,  quelque  change- 
ment de  l'mtuiie  el  de  siiuaiion  ne  change  tout  à  coup  ses  rapports,  et 
par  un  violent  ébranlement  ne  l'aide  à  retrouver  une  bonne  assiette. 
Toutes  ses  habitudes  éianl  rompues,  et  toutes  ses  passions  modifiées 
dans  ce  bouleversement  général,  on  reprend  quelquefois  son  caractère 
primitif,  et  l'on  devient  comme  un  nouvel  être  sorti  récemment  des 
mains  de  la  nature.  Alors,  le  souvenir  de  sa  précédente  bassesse  peut 
servir  de  préservatif  conirc  une  rechute.  Uieron  était  abject  et  faible, 
aujourd'hui  on  est  fort  et  magnanime.  En  se  contemplant  de  si  près 
dans  deux  f  lats  si  différents,  on  en  sent  mieux  le  prix  de  celui  ou  l'on 
est  remonté  ,  et  l'on  en  devient  plus  attentif  à  s'y  soutenir.  Mon  mariage 
m'a  fait  épr  ouver  quelque  chose  de  semblable  à  ce  que  je  Uàche  de  vous 
expliipier  i  '.c  lieu  si  redouté  me  délivre  d'une  servitude  beaucoup  plus 
redoutable,  et  mon  époux  m'en  devient  plus  cher  pour  m'avoir  rendue 


a  moi-inenie.  ..      • 

Nous  éL'oiis  trop  unis,  vous  et  moi,  pour  quen  changeant  d  espèce 
notre  uiaion  se  détruise.  Si  vous  perdez  une  tendre  amante,  vous  ga- 
gnez une  liih'lc  amie  ;  et,  quoi  que  nous  en  ayons  pu  dire  pendant  nos 
rilusions;  je  doute  que  ce  changement  vous  soit  désavantageux.  Tirez-en 
le  mêm(>  parti  que  moi,  je  vous  en  conjure,  pour  devenir  mcdleur  et 
pins  sa"e  et  pour  épurer  par  des  mœurs  chrétiennes  les  leçons  de  la 
phiiosoph'ie.  ic  ne  serai  jamais  heureuse  que  vous  ne  soyez  heureux 
aussi  ('t  je  sens  plus  que  jamais  qu'il  n'y  a  point  de  bonheur  saus  la 
vertu'  Si  vous  m'aimez  vérilablement.  donnez-moi  la  douce  consolation 
de  voir  que  i  los  coeurs  ne  s'accordent  pas  moins  dans  leur  retour  au 
bien  qu'i  Is  sac  cordèrent  dans  leur  égarement. 

■    ne  crois  pas  avoir  besoin  d'apologie  pour  cette  longue  lettre.  Si 

i  m'étiez  m  oins  cher,  elle  serait  plus  courte.  Avant  de  la  finir,  il  me 

vous  demander.  Un  cruel  fardeau  me  pèse  sur  le 


de  M.  de  Wolmar.  mais  une  sin,- 


vous  1 

reste  une  cràC' 

cœur.  Ma  coud  uile  passée  esl  iguoriîe  ;  .,.,.,.        .     , .  .- 

ccrilé  sans  rést  rve  fait  partie  de  la  tidehtc  que  ]e  lui  dois.  J  aurais  de  .ja 
cent  fois  tout  a  voue;  vous  seul  m'avez  relenue.  (Juoiqiie  je  cminar  jse 
i  la  niiiderailon  de  M.  de  Wolmar.  c'est  toujours  vous  ce  .m- 
iie  d  I'  vous  nommer,  el  je  n'ai  point  voulu  le  Hiire  sans  v  jire 
erail-ee  vous  déplaire  que  de  vous  le  demande-  .■?  et 


la  Sîigessi 
prouieltr( 
conseniemeiit. 


cuanib.  Il  saii  laire  le  uieii  qui  lui  coule,  el  sacnlicr  les  Ui^sirs  de  smi     consememeui.  ^  'ci.iu-t<-    •>■>•-  .-,..-■■.    ,■:■  . .  -- 

cœur  à  la  loi  du  devoir.  Tel  esl,  mon  ami,  le  sacrifice  beroique  auquel     aurais-je  trop  pi  esumc  de  vous  ou  de  mm  en  me  llattani  .Il  I  ob.  euir? 


76 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


Songez,  je  vous  supplie,  que  celle  réserve  ne  saurail  èlie  innocente, 
qu'elle  ni'esl  chaque  jour  plus  ci  iiclle,  ei  que  jusqu'à  la  rccoplion  de 
votre  réponse  je  n'aurai  pas  un  iusiant  de  trauquilliié. 


LETTRE   XIX. 


El  vous  ne  seriez  plus  ma  Julie?  Ah  !  ne  dites  pas  cela,  digne  el  res- 
pectable fomnie  ;  vous  l'êtes  plus  que  jamais  Vous  êtes  celle  qui  méri- 
tez les  houuiiages  de  tout  l'univers  ;  vous  êtes  celle  que  j'adorai  en  coni- 
menvant  d'être  sensible  à  la  véritable  beauté  ;  vous  étis  celle  que  je 
ne  cesserai  d'adorer,  même  après  ma  mort ,  s'il  leste  encore  en  mon 
âme  quelque  souvenir  des  attraits  vraiment  célestes  qui  l'encbanlèrent 
durant  ma  vie.  Cet  effort  de  courage  qui  vous  ramène  à  toute  voire 
Vertu  ne  vous  rend  que  plus  semblable  à  vous-même.  Non,  non,  quel- 
que suppliée  que  j'éprouve  à  le  sentir  et  le  dire,  jamais  vous  ne  lûtes 
mieux  ma  Julie  qu'au  moment  que  vous  renoncez  à  moi.  Hélas  !  c'est 
en  vous  perdant  que  je  vous  ai  retrouvée.  Mais  moi  dont  le  cœur  fré- 
mit au  seul  projet  de  vous  imiter,  moi  tourmenté  d'une  passion  crinii- 
iielle  que  je  ne  puis  ni  supporter  ni  vaincre,  suis-je  celui  que  je  pensais 
être  ?  Etais-je  digne  de  vous  plaire  ?  Quel  droit  avais-je  de  vous  impor- 
tuner de  mes  plaintes  et  de  mon  désespoir?  C'était  bien  à  moi  d'oser 
soupirer  pour  vous!  Et  qu'étais-je,  pour  vous  aimer? 

Insensé  I  comme  si  je  n'éprouvais  pas  assez  d'humiliations  sans  en 
rechercher  de  nouvelles  !  Pourquoi  compter  des  différences  que  l'amour 
fit  disparaître?  il  m'élevait,  il  m'égalait  à  vous  ;  sa  Ihunme  me  soute- 
nait ;  nos  cœurs  s'étaient  confondus  ;  tous  leurs  sentunenls  nous  étaient 
communs,  et  les  miens  partageaient  la  grandeur  des  vôtres.  Me  voilà 
donc  retombé  dans  toute  ma  bassesse  !  Doux  espoir,  qui  nourrissais 
mon  àme  et  m'abusas  si  longtemps,  te  voilà  donc  éteint  sans  retour  ! 
Elle  ne  sera  point  à  moi  !  Je  la  perds  pour  toujours  !  Elle  fait  le  bon- 
heur d'un  autre!...  Û  rage!  ô  tourment  de  l'enfer!...  Infidèle!  ah!  de- 
vais-tu jamais  !...  Pardon,  pardon,  madame  ;  ayez  pitié  de  mes  fureurs. 
0  Dieu  I  vous  l'avez  trop  bien  dit,  elle  n'est  plus...  elle  n'est  plus  cette 
lendre  Julie  à  qui  je  pouvais  montrer  tous  les  mouvements  de  mou 
cœur!  Quoi!  je  me  trouvais  malheureux,  et  je  pouvais  me  plaiu- 
drjî  !...  elle  pouvait  m'écouter  !  J'étais  malheureux  I...  que  suis-je  donc 
aujourd'hui?...  Non,  je  ne  vous  ferai  plus  rougir  de  vous  ni  de  moi. 
C'en  est  fait,  il  faut  renoncer  l'un  à  l'autre;  il  faut  nous  quitter  :  la  ver- 
tu même  en  a  dicté  l'arrêt;  votre  main  l'a  pu  tracer.  Oublions -nous... 
oubliez-moi  du  moins.  Je  l'ai  résolu,  je  le  jure  ;  je  ne  vous  parlerai  plus 
de  moi. 

Oscrai-je  vous  parler  de  vous  encore,  et  conserver  le  seul  intérêt 
qui  me  reste  au  monde,  celui  de  votre  bonheur?  Eu  m'exposant  l'état 
de  votre  àme  vous  ne  m'avez  rien  dit  de  votre  sort.  Ah  !  pour  prix,  il'un 
sacrifice  qui  doit  être  senti  de  vous,  daignez  me  tirer  de  ce  doute  insup- 
portable. Julie,  êtes-vous  heureuse?  Si  vous  l'êtes,  donnez-moi  dans 
mon  désespoir  la  seule  consolation  dont  je  sois  susceptible  ;  si  vous  ne 
l'êtes  pas,  par  pitié  daignez  me  le  dire,  j'en  serai  moins  longtemps  mal- 
heureux. 

Plus  je  réfléchis  sur  l'aveu  que  vous  méditez,  moins  j'y  puis  consen- 
tir; elle  même  motif  qui  ra'ôta  toujours  le  courage  de  vou's  faire  un 
refus  me  doit  rendre  inexorable  sur  celui-ci.  Le  sujet  est  de  la  der- 
nière importance,  et  je  vous  exhorte  à  bien  peser  mes  raisons  .  Premiè- 
rement, il  me  semble  que  votre  extrême  délicatesse  vous  ji!  Hte  à  cet 
égard  dans  l'erreur,  et  je  ne  vois  point  sur  quel  fondement  la  plus  aus- 
tère vertu  pourrait  exercer  une  pareille  confession.  Nul  LijL;;ig  ement  au 
monde  ne  peut  avoir  un  effet  rétroactif.  On  ne  saurail  s'olilm'e  v  pour  le 
;passé.  ni  promettre  ce  qu'on  n'a  plus  le  pouvoir  de  tenir":  pourquoi 
'devrait-on  compte  à  celui  à  qui  l'on  s'engage  de  l'usage  antérieur 
■qu'on  a  fait  de  sa  liberté  et  d'une  fidélité  qu'on  ne  lui  a  point  priBmise  ' 
"Ne  vous  y  trompez  pas,  Julie,  ce  n'est  pas  à  votre  époux,  c'e/st  à  votre 
:arai  que  vous  avez  manqué  de  foi.  Avant  la  tyrannie  de  voWe  iière  le 
'Cid  et  la  nature  nous  avaient  unis  l'un  à  l'aulie.  Vous  avez  Tait  en  for- 
;maiu  d'autres  nœuds  un  crime  que  l'amour  ni  l'honneur  rient- .ôtre  ne 
pardennent  point  ;  et  c'est  à  moi  seul  de  réclamer  le  bien  au  e  M  de 
»volmar  m'a  ravi. 

S'il  est  des  cas  où  le  devoir  puisse  exiger  un  pareil  aveu;  c'e:  il  quand 
le  ilanger  d  une  rechute  oblige  ime  fenune  prudente  à  preri  dre  des  pré- 
cautions pour  s'en  garantir.  Mais  votre  lettre  m'a  plus  éclai  ré  irue  vous 
ne  pensez  sur  vos  vrais  sentiments.  En  la  lisant,  j'ai  senii  i  dins  mon 
propre  cœur  combien  le  vôtre  eut  abhorré  de  près,  mêini  >  aii  sein  de 
l'amour,  un  fc^ngagement  criminel  dont  l'éloignement  nous'  ôtaii  l'hor- 
reiir.  ; 

i%s-Ià  que  le  devoir  et  l'honnêteté  n'exigent  pas  celte  ci'  mfiden.-.e  la 
sag.îsse  et  la  raison  la  deleiident;  car  c'est  risquer  sans  I  nécessilé'ce 
qu'il  y  a  de  plus  précieux  dans  le  mariage,  l'attachement  d'un  époux 
la  m  oaielle  confiance,  la  paix  de  la  maison.  Avez-vous  asse  z  réfléchi  sur 
une  I  »areille  démarche  ?  Connaissez-vous  assez  votre  mari  p  our  être  sûre 
de  l'e  tfet  qu'elle  produira  sur  lui  ?  Savez-vous  combien  ij  ■  y  a  d'homme* 


au  monde  auxquels  il  n'en  faudrait  pas  davantage  pour  concevoir  une 
jalousie  effrénée,  un  mépris  invincible,  el  peut-être  attenter  aux  jours 
d'une  femme?  11  faut  pour  ce  délicat  examen  avoir  égard  aux  temps, 
aux  lieux,  aux  caractères.  Bans  le  pays  où  je  suis,  de  pareilles  confi- 
dences sont  sans  aucun  danger,  et  ceux  qui  traitent  si  légèrement  la  foi 
conjugale  ne  sont  pas  gens  à  faire  une  si  grande  affaire  des  fautes  qui 
précédèrent  rinig.igciiieul.  Sans  pailer  dis  raisons  qui  rendent  quelque- 
fois ces  aveux  indis|>cnsal)les,  et  ipii  n'ont  pas  eu  lieu  pour  vous,  je  con- 
nais des  femmes  assi'z  infili(><icineiil  esliniiihles  qui  se  sont  fait  à  peu 
de  risque  un  niéiile  de  criie  sincérité,  peut-être  pour  obtenir  à  ce  prix 
une  coiiliiuicf  (liinl  elles  pussent  abuser  au  l)esoin.  M.iis  dans  des  lieux 
où  la  sainteté  du  m;ui:ige  est  plus  respectée,  dans  des  lieux  où  ce  lien 
sacré  forme  une  union  solide,  el  où  les  maris  ont  .un  véritable  attache- 
ment piiur  leurs  femmes,  ils  leur  demandent  un  compte  plus  sévère 
d'elles-mêmes,  ils  veulent  que  leurs  cœurs  n'aient  connu  que  pour  eux 
un  sentiment  lendre  ;  usurpant  un  droit  qu'ils  n'ont  pas,  ils  exigent 
qu'elles  soient  à  eux  seuls  avant  de  leur  appartenir,  el  ne  pardonnent 
pas  plus  l'abus  de  la  liberté  qa'iine  infidélité  réelle. 

Croyez-inoi,  vertueuse  Julie,  défiez-vous  d'un  zèle  sans  fruit  et  sans 
nécessité.  Gardez  un  secret  dangereux  que  rien  ne  vous  oblige  à  révé- 
ler, dont  la  communication  peut  vous  perdre,  et  n'est  d'aucun  usage  à 
votre  époux.  S'il  est  digne  de  cet  aveu,  son  àme  en  sera  contristée,  et 
vous  l'aurez  affligé  sans  raison.  S'il  n'en  est  pas  digne,  pourquoi  vou- 
lez-vous donner  un  préi(;xte  à  ses  torts  envers  vous?  Que  savez-vous 
si  votre  vertu,  qui  vous  a  soutenue  contre  les  attaques  de  votre  cœur, 
vous  soutiendrait  encore  contre  des  chagrins  domestiques  toujours  re- 
n:\issanis?  N'empirez  point  volontairement  vos  maux,  de  peur  qu'ils 
ne  (levieiiiieiit  plus  forts  que  votre  courage,  et  que  vous  ne  retombiez 
à  force  de  scrupule  dans  un  état  pire  que  celui  dont  vous  avez  eu 
peine  à  sortir.  La  sagesse  est  la  base  de  toute  vertu  :  consultez-la, 
je  vous  en  conjure,  dans  la  plus  importante  occasion  de  votre  vie; 
et  si  ce  fatal  secret  vous  pèse  si  cruellement,  attendez  du  moins 
pour  vous  en  décharger  que  le  temps,  les  années,  vous  donnent 
une  connaissance  plus  parfaite  de  votre  époux,  et  ajoutent  dans  son 
cœur,  à  l'effet  de  votre  beauté,  l'eflèt  plus  sûr  encore  des  charmes  de 
votre  caractère,  el  la  douce  habitude  de  les  sentir.  Enfin,  quand  ces 
raisons,  loutes  solides  qu'elles  sont,  ne  vous  persuaderaient  pas,  ne  fer- 
mez point  l'oreille  à  la  voix  qui  vous  les  expose.  0  Julie  !  écoutez  un 
homme  capable  de  quelque  vertu,  et  qui  mérite  au  moins  de  vous  quel- 
que sacrifice  par  celui  qu'il  voih  fait  aujourd'hui. 

Il  faut  finir  cette  lettre.  Je  ne  pourrais,  je  le  sens,  m'empêcher  d'y 
reprendre  un  ton  que  vous  ne  devez  plus  entendre.  Julie,  il  faut  vous 
quitter  !  si  jeune  encore,  il  faut  déjà  renoncer  au  bonheur  !  0  temps 
qui  ne  dois  plus  revenir  !  temps  passé  pour  toujours,  source  de  regrets 
éternels  !  plaisirs,  transports,  douces  extases,  moments  délicieux,  ra- 
vissements célestes  !  mes  amours,  mes  uniques  amours,  honneur  et 
charme  de  ma  vie  !  adieu  pour  jamais. 


LETTRE  XX. 


Vous  me  demandez  si  je  suis  heureuse.  Cette  question  me  louche,  el 
en  la  fiisaiit  vous  m'aidez  à  y  répondre;  car,  bieu  loin  de  chercher  l'ou- 
bli doiit  vous  ]i;iilez,  j'avoue  que  je  ne  saurais  être  heureuse  si  vous 
cessii'/.  (le  m'aiinei  :  mais  je  le  suis  à  tous  égards,  et  rien  ne  manque  à 
mon  boiilieur  que  le  vôiie.  Si  j'ai  évité  dans  ma  lettre  précédente  de 
parler  de  iM.  de  Wolmar,  je  l'ai  fait  par  ménagement  pour  vous.  Je  eoii- 
naissais  trop  votre  sensibilité  pour  ne  pas  craindre  d'aigrir  vos  peines  ; 
mais  votre  inquiétude  sur  mon  sort  m'obligeanl  à  vous  parler  de  celui 
dont  il  dépend,  je  ne  puis  vous  en  parler  que  d'une  manière  digne  de 
lui,  comme  il  convient  à  son  épouse  et  à  une  amie  de  la  vérité. 

M.  de  VVolrnar  a  près  de  cinquante  ans;  sa  vie  unie,  réglée,  el  le 
calme  des  fiassions,  lui  ont  conservé  une  constitution  si  saine  et  un 
air  si  frais,  qu'il  paraît  à  peine  en  avoir  quarante  ;  el  il  n'a  rien  d'un 
âge  avancé  ipie  l'expérience  el  la  sagesse.  Sa  physionomie  est  noble  et 
prévenante,  son  abord,  simple  et  ouvert;  ses  manières  sont  plus  hon- 
nêtes qu'empressées  ;  il  parle  peu  et  d'un  grand  sens,  mais  sans  allecter 
ni  précision  ni  sentences.  11  est  le  même  pour  tout  le  monde,  ne  cher- 
che et  ne  fuit  personne,  el  n'a  jamais  d'autres  préférences  que  celles 
de  la  raison. 

Malgré  sa  froideur  naturelle,  son  cœur,  secondant  les  inientions  de 
mon  père,  crut  sentir  que  je  lui  convenais,  et  pour  la  première  fois  de 
sa  vie  il  prit  un  attachement.  Ce  goût  modéré,  mais  durable,  s'est  si 
bien  réglé  sur  les  bienséances,  et  s'est  maiuieiiM  il;uis  une  telle  égalité, 
qu'il  n'a  pas  eu  besoin  de  changer  de  ton  en  <  liangeant  d'étal,  et  que, 
sans  blesser  la  gravité  conjugale,  il  conserve  avec  moi  depuis  son  ma- 
riage les  mêmes  manières  (pi  il  avait  auparavant.  Je  ne  l'ai  jamais  vu  ni 
gai  ni  triste,  mais  toujours  content;  jamais  il  ne  me  parle  de  lui,  rare- 
ment de  moi;  il  ne  me  cherche  pas,  mais  il  n'est  pas  fàchi;  que  je  le 
cherche,  et  me  quitte  peu  volontiers.  Il  ne  rit  point  ;  il  est  sérieux  sans 


LA  NOUVKLLE  HRLOISE. 


77 


iloniicr  envie  de  l'ôtrc  •  an  contraire,  son  abord  serein  senil)k'  nrin\  idr  vienne  à  se  iiaïr  ••[loiiv  !  Mon  cherami,  vousni'avez  toujours  paru  bien  ai- 
à  renjouenienl  ;  et  coi'nnie  les  plaisirs  que  je  goûte  sont  les  seuls  aux-  niable,  beaucoup  iroi>  i.our  mon  innocence  et  pour  mou  repos  :  mais 
nuels  il  parait  seiisil)l(;,  une  des  attentions  que  je  lui  dois  est  de  clier-  i  je  ne  vous  ai  jamais  vu  (pi'anioureux  :  que  sais-je  ce  que  vous  seriez 
chir  à  iii'uniiser.  En  un  mot,  il  veut  que  je  sois  beureuse  :  il  ne  me  le  |  devenu  cessant  de  l'être?  L'amour  éteint  vous  eût  toujours  laissé  la 
(lit  ins  mais  ii'  le  vois  :  cl  vouloir  le  bonheur  de  sa  femme  n'est-ce  pas  vertu,  je  l'avoue;  mais  en  est-ce  assez  pour  être  beureux  dans  un  lien 
l'ivDir  obtciiii?  que  le  cœur  doit  serrer"' et  cotnbien  d'hommes  vertueux  ne  laissent 

'  Av(.c  (|M(l(|iie  soin  qiu;  j'aii"  pu  l'ojiscrver,  je  n'ai  su  lui  trouver  de  |  pas  d'èlre  des  maris  insupportables  !  Sur  tout  cela  vous  eu  pouvez  dire 
nasbion  cl  iiiKiiiii' (siifK  que  (l'Ile (in'il  :Miour  moi.  Encore  cette  passion  i  aiilaiil  d(!  moi.  .  .       „  „ 

est-elle  si  c'MJr  n  si  imipciv,  (|ii(,ii  dirait  qu'il  n'aime  qu'autant  qu'il  i  l'our  M.  de  Wolniar,  nulle  dIusKjn  ne  nous  prévient  I  un  pour  I  autre.: 
veut  aimer,  V(  (pril  ne  le  vent  (|ii'autant  que  la  raisq;;  le  permet.  Il  est  '  nous  nous,vo>(.iis  lels  que  n(.ii>  sommes;  lesentiuiçiU  qui  iioiisjointiresl 


réellement  ce  (pie  milonl  Kdoiiaid  croit  être;  en  quoi  je  le  trouve  bien 
sn]iérieui-  à  tons  nous  aiUri!s  ;,'(;ns  à  sentiment,  que  nous  admirons 
tant  iioiis-m("'iiies;  car  le  cuiur  nous  trompe  en  mille  inaniéres,  et  n'a- 
git qiK!  par  iiii  principe  toujours  suspect  :  mais  la  raison  n"a  d'autre 
lin  (pie  ce  (pii  est  bien;  ses  régies  sont  sûres,  claires,  faciles  dans  la 
condiiiie  de  la  vie  ;  et  jamais  elle  ne  s'égare  que  dans  d'inutiles  spécu- 
lations qui  ne  sont  pas  faites  pour  elle. 

Le  |iliis  grand  giiilt  d(!  M.  de  Wolmar  est  d'observer.  Il  aime  h  juger 
des  caiacleies  des  liominos  et  des  actions  qu'il  voit  Cain^  Il  en  juge 
avec  nue  piiildiide  sagesse  et  la  plus  parfaite  imparliajiti;.  Si  un  eii- 
iienii  loi  faisait  du  mal,  il  en  discuterait  les  motifs  et  les  inoyeiis  aussi 
paislliliiiieiil  que  s'il  s'a;^issait  d'une  chose  indifférente.  Je  ni;  sais 
coiimient  il  a  enleiidii  parler  de  vous,  mais  il  m'en  a  parlé  plusieurs 
l'ois  Ini-nu'mc  avec  beaucoup  d'esiime,  et  je  le  connais  inea|ialile  de 
déguisement.  J'ai  crn  remanpier  ipielipiefois  qu'il  m'observait  iliiranl 
ces  eniretiens;  mais  II  y  a  grande  a|i|iaience  que  cette  preieiidiie  re- 
marque n'est  (pi(!  le  secret  reproche  d'une  conscience  alarmée,  tjiioi 
qu'il  en  soit,  j'ai  fait  en  cola  mon  devoir;  la  crainte  ni  la  honte  no  m'ont 
point  inspiré  de  réserve  injuste,  et  je  vous  ai  rendu  justice  auprès  de 
lui,  comme  je  la  lui  rends  auprès  de  vous. 

J'oubliais  de  vous  parler  de  nos  revenus  et  de  leur  administration. 
Le  débris  des  biens  de  M.  de  Wolmar,  joint  à  ciMui  de  mon  père,  qui 
ne  s'est  rciservé  qu'une  pension,  lui  l'ail  une  fortune  lH>iiii("'le  et  modé- 
rée, dont  il  use  noblement  et  sagcineiit,  en  maintenant  chez  lui  non 
1  inc(mimode  et  vain  appareil  du  luxe,  mais  l'aboiulance,  les  véritables 
commodités  di;  la  vie,  et  le  nécessaire  chez  les  voisins  indigents. 
L'ordre  qu'il  a  mis  dans  sa  maison  est  l'imago  de  celui  qui  règne  au 
fond  de  son  âme,  et  semble  imiter  dans  un  petit  ménage  I  ordre  éta- 
bli dans  le  gouvernement  du  inonde.  On  n'y  voit  ni  cette  inilexible  ré- 
gularité qui  donne  pins  do  gène  que  d'av:inl:ige  et  n'est  supportable 
qu'à  celui  qui  l'impose,  ni  eeiie  (oiilinioii  mil  enleiuliie  qui  pour  Irop 
avoir  ôte  l'usage  de  loin,  (hi  y  reeonnail  lonjours  la  iiKiin  (!n  niailre, 
et  l'on  ne  la  seul  jamais;  il  a  si  liien  (iiiloiiiié  le  premier  arrangement 
qu'à  présent  tout  va  lnut  siiil,  et  qu'on  jouit  à  la  fois  de  la  règle  et  de 
la  liberté. 

Voilà,  mon  bon  ami,  une  idi'c  abrégée,  mais  fidèle,  du  caraclèrede 
M.  de  Wolniar,  autant  que  je  l'ai  pu  connaître  depuis  que  je  vis  avec 
lui.  Tel  il  m'a  paru  le  incinier  jour,  tel  il  me  paraît  le  dernier  sans  au- 
cune alléralion;  ce  qui  me  fait  espérer  que  je  l'ai  bien  vu,  et  qu'il  ne 
me  reste  plus  rien  à  découvrir;  car  je  n'imagine  pas  qu'il  pi'it  se  mon- 
trer autrement  sans  y  perdre. 

Sur  ce  tabli  an  vous  pouvez  d'avance  vous  répondre  à  vous-iniMiie  ; 
et  il  faudrait  me  mépriser  beaucoup  pour  ne  pas  me  croire  benreiise 
avec   tant   de   snjiH  de  l'ètri!.   (le  qui  m'a  longtemps  abusé 
lieiit-i'are  vous  abuse  encore,  c'esl  la  pensée  que  l'amour  e 
saire  piiiir  l'oriiier  un  iieiireiiv  iii;iiiaL;i\  Mon  ami,  c'est  une  erreur  ;ll'lion- 
iièlete,  la  verdi,  de  eerlaiiies  eoiiveiiaiiies  moins  de  coiidilioiis  et  d'ago 
(pie  de  caractères  ei  d  liiinieurs,  suffisent  entre  deux  é|ioiix  ;  ce  (|iii  n'eiii- 
pé(  lie  peint  qu'il  ne  résiille  de  cette  union  un  attaclienient  Irès-tendn;,  ([ni 
pour  n'être  pas  prècisi'inent  de  l'aïuonr,  n'en  est  pas  moins  doux  et  n'en 
est  que  plus  durable,  l'amour  est  accompagné  d'une  inquiétude  con- 
tiinielle  de  jalousie  ou  de  privation,  peu  convenable  au  mariage,  qui  est 
un  état  de  jouissance  et  de  paix.  On  ne  s'épouse  point  pour  penser  nni- 
(luemenl  l'un  à  l'autre,  mais  pour  remplir  conjointement  les  devoirs 
lie  la  vie  civile,  gouverner  prudemment  la  maison,  bien  élever  ses  en- 
fants. Les  amants  ne  voient  jamais  qu'eux,  ne  s'occupent  iiicessani- 
liient  que  deux,  et  la  seule  chose  qu'ils  sachent  faire  est  de  s'aimer. 
Ce  n'est  pas  assez  pour  des  époux,  qui  ont  tant  d'antres  soins  à  rem- 
plir. 11  n'y  a  point  de  passion  ipii   nous  fasse  une  si  forte  illusion  ipie 
l'aiiiiiiir  :  on  prend  sa  violence  |ionr  un  signe  de  sa  durée;  le  cceiir  snr- 
cliaige  d'un  senliiiieiil  si  doux  l'éleiid  i>onr  ainsi  dire  sur  l'avenir,  et 
tant  que  cet  amour  dure  on  croit  qu'il  ne  finira  point.  Mais,  au  con- 
traire, c'est  son  ardeur  même  ipii   le   consume;   il   s'use  avec  la  jeu- 
nesse, il  s'elTaee  avec  la  beauté,  il  s'éteint  sous  les  glaces  de  l'âge;  et 
depuis  (pie  le  monde  e\isle  on  n'a  jamais  vn  deux  amants  en  cheveux 
blancs  soupirer  l'un  pour  l'anlre.  On  doit  doue  comiiter  qu'on  cessera 
de  s'adorer  lot  ou  tard  ;   alors,  l'idole  qu'on  servait  détruite,  on  se  voit 
ré(.'ipro(pienient  lels  qu'on  est.  On   cherche  avec  élonncmont   l'objet 
qu'on  aima  ;  ne  le  trouvant  plus,  on  se  dépile  contre  celui  qui  reste,  et 
souvent  l'imaginalion  le  (U^figiire  autant  (pi'elle  l'avait  paré.  H  y  a  peu  de 
gens,  dil  La  llorlieroiic;inld,  îpii  ne  soient  honteux  de  s'être  aimés,  ipiand 
ils  ne  s'aiiueiit  plus  (.ombien  alors  il  csl  à  craindre  (pie  I  ennui  ne  suc- 
cède à  des  senlimenls  inip  vifs;  (pie  leur  dêeliii.  sans  s'arrêter  à  l'indif- 
férence,  ne  passe  jusqu'au  dégoût;  qu'on  ne  se  iroiive  enfin  tout  à  lail 
rassasiés  l'un  de  l'anlre;  cl  (lue  pour  s'être  trop  aimés  ainanls  on  n'en 


llbir 


(unis  passionnés,  mais  riimiiiiahle  etcons- 

rsoiiiKs  boimêles  cl  raisonnables,  (pii,  dcs- 

te  de  leurs  jours,  soiil  conienlcs  de  leur 

.1......    !>..»„  .'.  V »..      Il  o>...,i.l.. ..■•«„.) 


|)Ointravelij;le  traiis 
tant  altacliemeiit  de 

tiiiées  à  passer  eii'i  ^ 

sort  el  tàcbenl  de  se  le  n^idre  doux  l'une  a  l'antre.  Il  semble  (|ue  quand 
ou  nous  eût  formes  exprès  pour  nous  unir,  on  n'aurait  pu  réussir  mieux. 
S'il  avait  le  cœur  aussi  tendre  que  moi,  il  serait  impossible  que  tant  de 
sensibilité  de  part  et  d'autre  ne  se  heurtât  Iquelipiefois,  cl  qu'il  n'en 
résultât  des  ipierelles.  Si  j'élais  aussi  tranquille  que  lui.  trop  de  froideur 
régnerait  entre  nous,  et  rendrait  la  société  inoins  agréable  el  moins 
douce.  S'il  ne  m'aimait  point,  nous  vivrions  mal  ensemble  :  s'il  m'eOl 
trop  aimée,  il  m'eût  été  importun.  Chacun  des  deux  est  précisément 
ce  qu'il  laut  à  l'autre;  il  m'éclaire,  et  je  l'anime;  nous  en  valons  mieux 
réunis,  et  il  semble  que  nous  soyons  destinés  à  ne  faire  entre  nous 
qu'une  seule  àme,  dont  il  est  renlendemenl  et  moi  la  volonté.  Il  n'y 
a  pas  jusqu'à  son  âge  un  peu  avancé  qui  ne  tourne  au  commun  avan- 
tage :  car,  avec  la  passion  dont  j'élais  tourmentée,  il  est  certain  que 
s'il  eût  été  plus  jeune  je  l'aurais  épousé  avec  plus  de  peine  encore,  et 
cet  excès  de  répugnance  eût  peut-être  empêché  l'heureuse  révolution 
qui  s'est  faite  en  moi. 

Mon  ami,  le  ciel  éclaire  la  bonne  iulention  des  pères,  cl  récompense 
la  (îocilité  des  enfants.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  insulter  à  vos 
déplaisirs  1  Le  seul  désir  de  vous  rassurer  pleiuemenl  sur  mon  sort  me 
lait  ajoiiim-  ce  (pie  je  vais  vous  dire.  Quand  avec  les  sentiments  que 
j'eus  ci-devant  pour  vous,  cl  les  connaissances  que  j'ai  à  présent,  je 
serais  libre  encore  et  maîtresse  de  me  choisir  un  mari,  je  prends 
à  témoin  de  ma  sincérité  ce  Dieu  ([ui  daigne  m'éclairer  el  qui  lit  au 
fond  de  mou  cœur,  ce  ii'csl  pas  vous  que  je  choisirais,  c'esl  M.  de 
Wolmar. 

Il  importe  peul-clre  à  votre  entière  gtiérison  que  j'achève  de  vous 
dire  ce  (pii  me  reste  sur  le  cœur.  M.  de  Wolmar  esl  plus  âgé  que  moi. 
Si  pour  \w  punir  de  mes  fautes  le  ciel  m'otail  le  digne  époux  que  j'ai 
si  lien  mérite,  ma  ferme  résolutiou  esl  de  n'en  prendre  jamais  un  au- 
tre. S'il  n'a  pas  en  le  bonheur  de  trouver  une  lille  chaste,  il  laissera  du 
moins  une  chaste  veuve.  Vous  me  connaissez  irop  bien  pour  croire 
qu'après  vous  avoir  l'ail  cette  déclaralion  je  sois  femme  à  m'en  rétrac- 
ter jamais. 

Ce  que  j'ai  dit  pour  lever  vos  doutes  peut  servir  encore  à  résoudre 
en  partie  vos  objections  conlre  l'aveu  que  je  crois  devoir  faire  à  mon 
mari.  11  esl  trop  sage  pour  me  punir  d'une  démarche  humiliante  que 
le  repentir  seul  peut  m'arracher,  et  je  ne  suis  pas  pins  capable  d'user 
de  la  ruse  des  dames  dont  vous  parlez  qu'il  l'est  de  m'en  soupçon- 
ner. Quant  à  la  raison  sur  laquelle  vous  prétendez  que  cet  aveu  n'est 
pas  nécessaire,  elle  csl  certainement  un  so|ihisme  ;  car  quoiqu'on  ne 
't  qui  I  soit  tenue  à  rien  envers  un  époux  qu'on  n'a  pas  encore,  cela  n'auto- 
i  iK'ces-  I  risc  point  à  se  donner  à  lui  pour  autre  chose  que  ce  qu'on  esl.  Je 
l'avais  senti,  même  avant  de  me  marier;  el  si  le  sennenl  cxion|ué 
par  mon  père  m'empêcha  de  faire  à  cet  égard  mon  devoir,  je  n'en  fus 
que  jilus  coupable,  puisque  c'esl  un  crime  de  faire  nn  serment  in- 
juste, et  un  second  de  le  tenir.  Mais  j'avais  une  autre  raison  que  mou 
cirur  n'osait  s'avouer,  et  qui  me  rendait  beaucoup  plus  coupable  en- 
core. Cràees  an  ciel  elle  ne  subsiste  |ilus. 

Une  considération  plus  légitime  et  d'un  plus  ^rand  poids  esl  le  dan- 
ger de  troubler  iiintilemeiii  le  repos  d'un  honnête  huniine  qui  tire  son 
bonheur  de  l'estiine  qu'il  a  pour  sa  l'emiue.  Il  esl  sûr  qu'il  ne  dépend 
plus  de  lui  de  rompre  le  nœud  qui  nous  nuit,  ni  de  moi  d'en  avoir  été 
plus  (ligne.  Ainsi  je  risque,  par  une  coulideuce  indiscrète,  de  l'affliger  à 
pure  perle  ;  sans  tirer  d'autre  avaulage  de  ma  sincérité  (lue  de  décharger 
mon  cœur  d'un  secret  funeste  qui  me  pèse  cruellemeni.  J'en  serai  plus 
traïuiuille.  je  le  sens,  après  le  lui  avoir  déclaré;  mais  lui,  peut-être  le 
sera-t-il  moins;  cl  ce  serait  bien  mal  réparer  mes  loris  que  de  pré- 
férer mon  re|ios  au  sien. 

Que  lêrai-ji'  donc  dans  le  doute  où  je  suis?  En  aliendani  que  le  ciel 
m'éclaire  mieux  sur  mes  devoirs,  jd  suivrai  le  conseil  de  voire  amitié  ; 
je  garderai  le  silence,  je  tairai  mes  fautes  à  mon  époux,  el  je  làcher.ii 
demies  elTacer  par  une  condnile  qui  puisse  un  jour  eu  racrii^r  le  par- 
don. ... 

Pour  commencer  une  réforme  aussi  nécessaire,  trouvez  bou.  mon  ami. 
que  nous  cessions  désormais  tout  commerce  entre  nous.  Si  Jf.  de  \Vol- 
mar  avail.rc(;u  ma  confi'ssiou,  il  déciderait  jusqu'à  quel  point  nous  pou- 
vons nourrir  les  sentinienls  de  l'amitié  qui  nous  lie.  el  nous  en  donner 
les  innocents  témoignages  ;  mais  puisque  je  n'ose  le  consulter  là-des- 
sus, j'ai  trop  appris  à  mes  dépens  combien  nous  peuvent  égarer  les  ha- 
bitudes les  plus  légitimes  en  apparence.  Il  esl  temps  de  (leveuir  s;ige. 
Malgré  la  sécurité  de  mon  cœur,  je  ne  veux  plus  êire  juge  en  ma  propre 
cause,  ni  me  livrer,  élaul  lénimc,  à  la  même  présomiition  qui  me  perdit 


78 


LA  .^OljVELLI■:  IIÊLOISE. 


étant  fille.  Voici  la  dernière  lettre  que  vdiis  rrcovroz  do  moi  :  je  vous 
supplie  aussi  de  ne  plus  m'écrire.  Ccpcndaiii,  coiiiiue  je  ne  cesse  r:n 
jamais  de  prendre  à  vous  le  plus  temlre  iulérèl,  cl  ipie  ce  seiiliment 
est  aussi  pur  que  le  jour  qui  m'éclaire,  je  serai  l)i('u  aise  de  savoir  quel- 
quefois de  vos  nouvelles,  et  de  vous  voir  parvenir  au  bonheur  que  vous 
mériioz.  Vous  pourrez  de  temps  à  autre  écrire  à  madame  d'Orbe  dans 
les  occasions  où  vous  aurez  quelque  événement  intéressant  à  nous  ap- 
prendre. J'espère  que  l'Iionuèleté  de  votre  àme  se  peindra  toujours 
dans  vos  lettres.  D'ailleurs  ma  cousine  est  vertueuse  et  assez  sage  pour 
ne  me  communiquer  que  ce  qu'il  me  conviendra  de  voir,  et  pour  sup- 
primer celle  correspondance  si  vous  étiez  capable  d'en  abuser. 

Adieu,  mon  cher  et  bon  ami  :  si  je  croyais  que  la  fortune  pût  vous 
rendre  heureux,  je  vous  dirais  :  Courez  a  la  fortune  ;  mais  peut-être 
avez-vous  raison  de  la  dédaigner,  avec  tant  de  trésors  pour  vous  passer 
d'elle;  j'aime  mieux  vous  dire  :  Courez  à  la  félicilé,  c'est  la  fortune  du 
sage.  ÎVous  avons  toujours  senll  qu'il  n'y  en  avait  point  sans  la  vertu  ; 
mais  prenez  garde  que  ce  mot  de  verlii  trop  abstrait  n'ait  plus  d'éclat 
que  de  solidité,  et  ne  soit  un  nom  de  parade  qui  sert  plus  à  éblouir  les 
antres  qu'à  nous  contenter  nous-mêmes.  Je  frémis  quand  je  songe  que 
des  gens  qui  portaient  l'adultère  au  fond  de  leur  cœur  osaient  parler 
de  vertu.  Savez-vous  bien  ce  que  signifiait  pour  nous  un  terme  si  res- 
pectable et  si  profané,  tandis  que  nous  étions  engagés  dans  un  com- 
merce criminel  ?  c'était  cet  amour.forcené  dont  nous  étions  embrasés 
l'un  et  l'autre  qui  déguisait  ses  transports  sous  ce  saint- enthousiasme, 
pour  les  rendre  encore  plus  chers  et  nous  abuser  plus  longtemps.  Nous 
étions  faits,  j'ose  le  croire,  poursuivre  et  chérir  la  véritable  venu  ;  mais 
nous  nous  irompions  en  la  cherchant ,  el  ne  suivions  qu'un  vain  (an- 
tônie.  Il  est  temps  que  l'illusion  cesse,  il  est  temps  de  revenir  d'un  trop 
long  égarement.  Mon  ami,  ce  retour  ne  vous  sera  pas  dillicile  :  vous 
avez  votre  guide  m  vous-uirmcs;  vous  l'avez  pu  négliger,  mais  vous 
ne  l'avez  jamais  relHiii^.  VciHr  ame  est  saine,  elle  s'attache  à  tout  ce  qui 
est  bien;  et  si  quehiiielois  il  lui  (■<  happe,  c'est  qu'elle  n'a  pas  usé  de 
loule  sa  force  pour  s'y  tenir,  lientrez  an  fond  de  votre  conscience ,  et 
cherchez  si  vous  n'y  reirouveriez  point  quelque  principe  oublié  qui  ser- 
virait à  mieux  ordonner  toutes  vos  actions,  à  les  lier  plus  solidement 
entre  elles  et  avec  un  objet  commun.  Ce  n'est  pas  assez,  croyez-moi, 
que  la  venu  soit  la  base  de  voire  conduite,  si  vous  n'élablissez  celte 
base  même  sur  un  fondement  inébranlable.  Souvenez-vous  de  ces  In- 
diens qui  font  porter  le  monde  sur  un  grand  éléphant,  et  puis  réléph;int 
sur  une  lortue  ;  et  quand  on  leur  demande  sur  quoi  pone  la  tortue,  ils 
ne  savent  plus  que  dire. 

Je  vous  conjure  de  faire  quelque  altenlion  aux  discours  de  votre 
âme,  el  de  choisir  pour  aller  au  bonheur  une  route  plus  silre  que  celle 
qui  nous  a  si  longtemps  égares.  Je  ne  cesserai  de  demander  au  ciel, 
pour  vous  et  pour  moi,  celle  félicilé  pure,  el  ne  serai  contente  qu'après 
l'avoir  obtenue  pour  ions  les  deux.  Ah  !  si  jamais  nos  copurs  se  rappel- 
lent malgré  nous  les  erreurs  de  noire  jeunesse,  faisons  au  moins  que  le 
retour  qu'elles  auront  produit  en  autorise  le  souvenir,  el  que  nous  puis- 
sions dire  avec  cet  ancien  :  Hélas!  nous  périssions  si  nous  n'eussions 
péri. 

Ici  finissent  les  sermons  de  la  prêcheuse  :  elle  aura  désormais  assez 
à  faire  à  se  prêcher  elle-même.  Adieu,  mon  aimable  ami ,  adieu  pour 
toujours  ;  ainsi  l'ordonne  l'inllexible  devoir  :  mais  croyez  que  le  cœur 
de  Julie  ne  sait  point  oublier  ce  qui  lui  lut  cher...  Mon  Dieu  !  que  fais- 
je?...  Vous  le  verrez  trop  à  l'éiai  de  ce  papier.  Ali  !  n'est-il  pas  permis 
de  s'attendrir  en  disant  à  son  ami  le  dernier  adieu? 


LETTRE  XXI. 


DE  L  AMANT  DE  JBllE  A  MILORD  EDOUARD. 

Oui,  milord,  il  est  vrai,  mon  Ame  est  oppressée  du  poids  de  la  vie- 
depuis  longtemps  elle  m'est  à  charge  ;  j'ai  perdu  tout  ce  qui  pouvait  me 
la  rendre  chère,  il  ne  m'en  resie  que  les  ennuis.  Mais  on  dit  qu'il  ne 
m'est  pas  permis  d'en  disposer  sans  l'ordre  de  celui  qui  me  l'a  donnée 
Je  sais  aussi  qu'elle  vous  appanient  à  plus  d'un  titre,  vos  soins  me  l'ont 
sauvée  deux  lois,  et  vos  bienfaits  me  la  conservent  sans  cesse;  je  n'en 
disposerai  jamais  que  je  ne  sois  sûr  de  le  pouvoir  faire  sans  crime  ni 
tant  qu'il  me  restera  la  moindre  espérance  de  la  pouvoir  employer  pour 

Vous  disiez  que  je  vous  étais  nécessaire  :  pourquoi  me  trompiez- 
vous .'  Depuis  que  nous  sommes  h  Londres,  loin  que  vous  songiez  à 
m  occuper  de  vous,  vous  ne  vous  occupez  que  de  moi.  Que  vous  pre- 
nez de  soins  superflus!  Milord  ,  vous  le  saviz,  je  hais  le  crime  encore 
plus  que  la  vie,  j'adore  l'Etre  éternel.  Je  vous  dois  tout,  je  vous  aime 
je  ne  liens  qu'a  vous  sur  la  terre  :  l'amitié,  le  devoir,  y  peuvent  en- 
chaîner un  infortuné;  des  prélcxles  et  des  sopliismes  ne  l'y  reliendront 
point.  Eclairez  ma  raison,  parlez  à  mon  cœur;  je  suis  prêt  à  vous  eii- 
icndre;  mais  souvenez -vous  que  ce  n'est  point  le  désespoir  qu'on 

Vous  voulez  qu'on  raisoiiix'  :  lié  bien  :  raisoiiiioiis.  V..iis  voulez  qu'on 


proportionne  la  délibéiaiion  à  l'importance  de  la  queslion  qu'on  agile; 
j'y  consens.  Cherchons  la  véiiié  paisiblement ,  tranquillement;  discu- 
tons la  proposition  générale  comme  s'il  s'agissait  d'un  autre.  Robeck 
fit  l'apologie  de  la  mort  volontaire  avant  de  se  la  donner.  Je  ne 
veux,  pas  faire  un  livre  à  son  exemple,  et  je  ne  suis  pus  fort  content  du 
sien  ;  mais  j'espère  imiler  son  sang-froid  dans  celle  discussion. 

J'ai  longtemps  médité  sur  ce  grave  sujet;  vous  devez  le  savoir,  car 
vous  tomiaissez  mon  sort,  et  je  vis  encore.  Plus  j'y  réiléchis,  plus  je 
trouve  que  la  queslion  se  réduit  à  celle  proposition  fondamentale  : 
Cherclier  son  bien  el  fuir  son  mal  en  ce  qui  n'offense  point  autrui,  c'est 
le  droii  de  la  naluie.  (jiianil  notre  vie  est  un  mal  pour  nous  et  n'est  nu 
bien  pour  personne,  il  est  donc  permis  de  s'en  délivrer.  S'il  v  a  dans 
le  monde  une  maxime  évidente  el  ceriaine,  je  pense  que  c'est  celle-là  ; 
et  si  l'on  venait  à  bout  de  la  renverser,  il  n'y  a  point  d'action  humaine 
dont  on  ne  ])ût  faire  un  crime. 

(jue  disent  là-dessus  nos  sophistes?  Premièrement  ils  regardent  la 
vie  comme  une  chose  qui  n'esl  pas  à  nous,  parce  qu'elle  nous  a  élé 
donnée  ;  mais  c'est  précisément  parce  qu'elle  nous  a  élé  donnée  qu'elle 
est  à  nous.  Dieu  ne  leur  a-t-il  pas  donné  deux  bras?  cependant,  quand 
ils  (raignenl  la  gangrène,  ils  s'en  font  couper  un,  et  tous  les  deux  s'il 
le  faut.  La  parité  est  exacte  pour  qui  croit  l'immortalité  de  l'àmc  ;  car 
si  je  sacrifie  mon  bras  à  la  conservation  d'une  chose  plus  précieuse, 
qui  est  mon  corps,  je  sacrifie  mon  corps  à  la  conservation  d'une  chose 
plus  préeieirse,  qui  est  mon  bien-être.  Si  lous  les  dons  que  le  ciel  nous 
a  lails  sont  ualurellemenl  des  biens  pour  nous,  ils  ne  sont  que  trop  su- 
jels  à  changer  de  nature;  el  il  y  ajouta  la  raison  pour  nous  apprendre 
à  les  (li>eciiier.  Si  cette  règle  ne  nous  autorisait  pas  à  choisir  les  uns 
et  rijricr  les  autres,  quel  serait  son  usage  parmi  les  hommes? 

Celle  olijcciion  si  |ieu  solide,  ils  la  relouruenl  de  mille  manières.  Ils 
regardi'iil  1  iMuiimc  vivant  sur  la  terre  comme  un  soldat  mis  en  faction. 
Dieu,  disent-ils,  t'a  placé  dans  ce  monde,  pourquoi  en  sors-tu  sans  son 
congé'/'  Mais  toi-même,  il  t'a  placé  dans  ta  ville,  pnurquoi  en  sors-lu 
sans  son  congé?  Le  congé  n'est-il  pas  dans  le  mal-être?  En  quelque 
lieu  qu'il  me  place,  soit  dans  un  corps,  soit  sur  la  terre,  c'est  pour  y 
rester  autant  que  j'y  suis  bien,  et  pour  en  sortir  dès  que  j'y  suis  mal. 
Voilà  la  voix  de  la  nature  et  la  voix  de  Dieu.  Il  faut  allcndre  l'ordre , 
j'en  conviens;  mais  quand  je  meurs  nalurellemenl.  Dieu  ne  m'ordonne 
pas  de  quitter  la  vie,  il  me  l'oie  ;  c'est  en  me  la  rendant  insupportable 
qu'il  m'ordonne  dn  la  quitter.  Dans  le  premier  cas,  je  résiste  de  toute 
ma  force;  dans  le  second,  j'ai  le  mérite  d'obéir. 

Concevez-vous  qu'il  y  ait  des  gens  assez  injustes  pour  taxer  la  mort 
volontaire  de  rébellion  contre  la  Providence,  comme  si  l'on  voulait  se 
soustraire  à  ses  lois?  Ce  n'est  point  pour  s'y  soustraire  qu'on  cesse  de 
vivre,  c'est  pour  les  exécuter.  Quoi!  Dieu  n'a-t-il  de  pouvoir  que  sur 
mon  corps?  est-il  ipielque  lieu  dans  l'univers  où  quelque  être  existant 
ne  soit  pas  sons  sa  main?  et  agira-t-il  moins  immédialemcnt  sur  moi 
quand  ma  substance  épurée  sera  plus  une  et  plus  semblable  à  la  sienne? 
Non,  sa  justice  et  sa  bonté  font  mon  espoir  ;  et  .'i  je  croyais  que  la  mort 
pût  me  sousiraire  à  sa  puiss;ince,  je  ne  voudrais  plus  mourir. 

C'est undessdphi^nicsdii  l'Iiédon,  reniplid'ailleursdevériléssublimes. 
Si  Ion  eschive  se  limil,  dil  Sociale  à  Cebès,  ne  le  punirais-lu  pas  ,  s'il 
l'élait  possible,  [loiir  l'avoir  iiijiislcnicnt  piivé  de  Ion  bien?  Bon  Socrate, 
que  nous  dites- vous?  N'apparlienl-nn  plus  à  Dieu  quand  on  est  mort? 
Ce  n'est  point  cela  du  tout;  mais  il  fallait  dire  :  Si  tu  charges  ton  esclave 
d'un  vêtemenl  qui  le  gêne  dans  le  service  qu'il  le  doit,  le  puniras-tu 
d'avoir  quitté  cet  habit  pour  mieux  faire  son  service?  La  grande  erreur 
est  de  donner  trop  d'importance  à  la  vie  ;  comme  si  notre  être  en  dé- 
pendait ,  et  qu'après  la  mort  on  ne  fût  plus  rien.  Notre  vie  n'est  rien 
aux  yeux  de  Dieu,  elle  n'est  rien  aux  yeux  delà  raison,  elle  ne  doit  rien 
être  aux  nôtres;  et,  quand  nous  laissons  notre  corps,  nous  ne  faisons 
que  poser  un  vêtement  incommode.  Est-ce  la  peine  d'en  faire  un  si 
grand  bruit?  Milord,  ces  déclamaleurs  ne  sont  point  de  bonne  foi;  ab- 
surdes cl  cruels  dans  leurs  raisonnements,  ils  aggravent  le  prétendu 
crime ,  comme  si  l'on  s'otait  l'existence,  et  le  punissent  comme  si  l'on 
exi^lail  toujours. 

Quant  au  Phédon,  qui  leur  a  fourni  le  seul  argument  spécieux  qu'ils 
aient  jamais  employé  ,  celte  queslion  n'y  est  traitée  que  irès-légere- 
meni  et  comme  en  passant.  Socrate,  condamné  par  un  jiigemcnl  inique  à 
perdre  la  vie  dans  quelques  heures,  n'avait  pas  besoin  d  examiner  bien 
altentivemenl  s  il  lui  était  permis  d'en  dis])oser.  En  supposant  qu'il  ail 
tenu  réellement  les  discours  que  Platon  lui  fait  tenir,  croyez,  milord,  il 
les  eût  médités  avec  plus  de  soin  dans  l'occasion  de  les  nieltre  en  pra- 
tique; et  la  preuve  qu'on  ne  peut  tirer  de  cet  iinmorlel  ouvrage  aucune 
bonne  objection  contre  le  droit  de  disposer  de  sa  propre  vie,  c'est  que 
Caton  le  lut  par  deux  fois  tout  entier  la  nuit  même  qu'il  quilia  la 
terre. 

Ces  mêmes  sophistes  demandent  si  jamais  la  vie  peut  être  un  mal. 
En  considérant  celle  foule  d'erreurs,  de  tonrnienls  el  de  vices,  dont 
elle  est  remplie,  on  serait  bien  plus  leiilé  de  dnnander  si  jamais  elle 
fut  un  bien.  Le  crime  assiège  sans  cesse  riionime  le  jilus  yenucux  ; 
cha(pie  iiislaiil  qu'il  vit,  il  est  prêt  à  devenir  la  proie  du  méchaut.  ou 
mechaiu  lui-iiiême.  Combattre  et  souffrir,  voila  son  sort  dans  ce  monde; 
mal  fairi'  .1  Miiilfrir,  voilà  celui  du  mallioiiiiêie  homme.  Dans  tout  le 
reste  ils  différent  entre  eux,  ils  noul  r.en  de  (oinmun  que  les  misères 
do  la  vie.  S'il  vous  fallaii  des  autorités  el  des  fails,  je  vous  ciierais  des 


LA  NOIjVKLLK  III'LOISK. 


19 


i-irl..-;  des  roDonses  de  snces,  des  actes  de  verlu  récompensés  par  la  un  nialliciircux  cslropii;  de  coiisoiiiincr  dans  son  ht  le  paiii  d  tmc  fa- 

ort   l'iissmis  loin  ci-la,  miîonl  :  .'.■si  a  vous  (|m.>  j.-  parle,  ei  je  vous  mille  (pii  peut  a  peine  en  gagner  pour  elle  ;  celui  qui  ne  lient  a  rien, 

-1  .•niiîc  (in.'lle  esl  ici-bas  la  nrimipale  oci  iipalion  du  sage,  si  ce  n'est  celui  ([ue  le  ciel  i<;diiil  a  vivre  seul  sur  la  terre,  celui  doul  la  niallieu- 

,.  M    ■o,„.  .iilrcr  DOiir  ainsi  dire  au  loiid  de  sou  au..',  et  de  s'elîorcer  reuse  exisK^nee  ne  peut  produire  aucun  bien,  pounpjoi  n'aurait-d  pas 

•cire  inorl  durant  sa  vie.  Le  seul  moyen  qu'ait  trouvé  la  raison  pour  au  inoiii,  le  droit  d.'  (piitler  un  séjour  ou  ses  plainte.-,  sont  importunes 

oiis  souslrairc  aux  maux  de  riiunianité  nesl-il  pas  de  nous  dwadicr  el  s.:s  maux  sans  uulilc  '                                 , ,      .     , 

<i  s'  .d  ieis  terrestres  et  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  mortel  en  nous,  de  l'es.'/,  ces  eousideraiious,  imiord,  rassemblez  ton  es  ces  raisons,  el 

(,ii,  1  rrucillir  au  dedans  de  nous-mêmes,  ilit  nous  élever  aux  sublimes  vou>  tr.Miveie/,  qu  elles  se  réduisent  au  plus  simple  des  droits  de  la  na- 

.ooh.iuol  .lions?  et  si  nos  passions  et  nos  erreurs  font  nos  inrorluu.is,  tur.'  .pi'uu  li.)Mi.nc  sensé  ne  mit  jamais  en  question   Lii  ell.-t    pourquoi 
■.vecnuelie  arileur  devons-nous  soupirer  après  un  état  qui  nous  d.ilivrc  !  s.M-ait  d  permis  .le  se  guérir  de  la  goutte  et  non  de  la   vie  .'L. me  el 


des  unes  et  dus  autres  !  IJue  l'ont  ces  boulines  sensuels  .pii  Miuliiplieiit 
si  iniliscrélement  leurs  douleurs  par  leurs  voluptés?  ils  aiieaiitissenl 
pour  ainsi  dir.'  l.ur  exisl.'nce  à  lor.:.'  de  r.'t.u.lre  sur  la  terre  ;  ils  ag- 
gravent le  poids  de  l.'iirs  .  liaiu.'s  par  le  iioiiihic  .le  leurs  attachcinent.s  ; 
ils  n'ont  point  .le  j.iiiissances  .pii  ne  leur  préparent  mille  ainéres  pri- 
vations; plus  ils  si'iilenl,  et  plus  ils  soullïeiit  ;  plus  ils  s'eiil'oucenl  dans 
la  vie,  <-l  plus  ds  sont  niallieur.'UX. 

Mais  qu'en  général  ce  suit,  si  l'on  veut,  un  bi.'ii  pour  riiomine  de  ram- 
per tristemeiil  sur  la  terre,  j'y  consens  :  ji-  n.;  pivl.'u.ls  pas  que  tout 
le  genre  humain  doive  s'immoler  d'un  commun  a. c.ird,  ni  l'aire  un  vaste 
lumbeau  du  monde.  Il  est,  il  est  des  iul'ormnes  trop  privilégiés  pour 
suivre  la  roiiU;  commune,  et  ponr  qui  le  désespoir  et  les  ameres  dou- 
leurs sont  le  passe-port  d(!  la  nature  :  c'est  à  ceux-là  qu'il  sérail  aussi 
insensé  de  croire  (|uo  leur  vie  csl  un  bien,  qu'il  l'était  au  sophiste  l'os- 
sidouius  l.)mmentc  de  la  goutte  de  nier  qu'elle  fût  un  mal.  Tant  .pi'il 
nous  est  bon  de  vivre,  nous  le  désirons  fortement,  et  il  n'y  a  que  le 
sentiment  d.!s  maux  extrtimes  qui  puisse  vaincre  en  nous  ce  désir  : 
car  nous  avons  tous  reçu  de  la  nature  une  très-grande  horreur  de  la 
mort,  et  celte  horreur  déguise  à  nos  yeux  les  misères  de  la  condition 
humaine.  On  supporte  longtemps  une  vie  pénible  et  douloiir(;nse  avant 
de  se  résoudre  à  la  quitU'r;  mais  quand  une  fois  l'ennui  de  vivre  l'iin- 
porte  sur  l'horreur  de  mourir,  alors  la  vie  est  évidemmi'iit  un  gran.l 
uial,  el  l'on  ne  peut  s'en  délivrer  trop  lot.  Ainsi,  (iiDiqu'.m  ne  puisse 
exacteinent  assigner  le  point  où  ell.;  cesse  d'être  un  bien,  .)ii  sait  tres- 
certainemenl  au  moin?  qu'elle  est  un  mal  longtemps  avant  de  nous  le 
paraître  ;  et  du  z  tout  homme  sensé  le  droit  d'y  renoncer  en  précède 
loiqours  de  beaucoup  la  le.itation. 

(;e  n'est  pas  t.)ul;  après  avoir  nié  .pie  la  vie  |)iiisse  ."tre  nii  in.d,  pour 
nous  ôler  le  droit  de  nous  en  défaire,  ils  diM'iit  .'iisuiti'  .pi'elle  est  un 
mal,  pour  n.)us  reproelier  de  ne  la  pouvoir  eii.lurer.  Selon  eux,  c'est 
une  lacli.^li;  de  se  souslraiic  à  ses  douleurs  et  à  ses  peines,  et  il  n'y  a 
jamais  .[ue  des  poltrons  .pii  se  domicnl  la  mort.  0  U.iine,  conipieraiitc 
du  monde,  quelle  tr.)upe  .le  [loltrons  t'en  d.)nna  l'empire  1  (Jii'An  ie, 
Epouine,  Lucrèce,  soient  dans  le  nombre,  elles  étaient  f.^inmes;  mais 
Urulus,  mais  Cassius,  et  toi,  qui  partageais  avec  les  dieux  les  r.'speets 
de  la  terre  étonnée,  grand  et  divin  (aUou,  toi,  dont  l'image  auguste  et 
sacrée  animait  les  Ilomains  d'un  saint  /.'le  i-l  faisait  frémir  les  tyrans, 
tesliers  admirateurs  ne  pensaient  pas. piini  jour,  dans  le  coin  poudreux 
d'un  collège,  de  vils  rhéteurs  prouveraient  ([ue  tu  ne  fus  qu'un  lâche, 
pour  avoir  refusé  au  crime  heureux  l'hoimiiage  de  la  vertu  dans  les  fers. 
Force  el  grandeur  des  écrivains  modernes,  que  vous  êtes  sublimes  !  et 
qu'ils  sont  intrépides  la  plume  à  la  main  I  Mais  diles-moi,  brave  el 
vaillant  liér.)s,  qui  vous  sauvez  si  courageusement  d'un  combat  pour 
supporter  plus  longtemps  la  peine  de  vivre,  quand  un  tison  brûlant  vient 
à  tiimber  sur  celte  éloquente  main,  pourquoi  la  retirez-vous  si  vite? 
(Jiioi!  vous  avez  la  lâcheté  de  n'oser  soutenir  l'ardeur  .In  f.'ii  I  llieii, 
dil.'S-vons,  ne  m'oblige  à  supporter  le  tison;  et  moi,  .pii  in'.)blige  à 
supporter  la  vie!  La  génération  d'un  homme  a-t-elle  coilté  plus  à  la 
l'rovi.leuce  que  celle  d'un  létu  ?  et  l'une  et  l'autre  ii'esl-elle  pas  égale- 
ment sou  ouvrage? 

Sans  doute  il  y  a  du  courage  à  souffrir  avec  (^uisiaii.'i'  li's  maux  .pi". m 
ne  peut  éviter;  mais  il  n'y  a  qu'un  insensé  <pii  soull'ii'  voloiitaireiiient 
ceux  dont  il  peut  s'exempter  sans  mal  faire,  et  l 'est  s.iiiv.'iit  un  tres- 
grauil  mal  .l'cniliirer  im  mal  sans  nécessilé.  Celui  ijui  ne  sait  pas  se  dé- 
livrer .liin.'  vie  douloureuse  par  une  prompte  mort  ressemble  à  celui 
(pii  aime  mieux  laisser  envenimer  une  pl.iie  que  de  la  livrer  au  fer  sa- 
lutaire d'un  chirurgien.  Viens,  respectable  Parisol,  coupe-moi  celte 
jambe  qui  me  ferait  périr  :  je  le  verrai  faire  sans  sourciller,  el  me  lais- 
serai traiter  de  hiche  par  ie  brave  qui  voit  tomber  la  sienne  en  pourri- 
ture, faute  d'oser  soutenir  la  même  optiralion. 

J'avoue  qu'il  est  des  dc\oirs  envers  aulrui  .|ui  m;  permettcnl  pas  ;i 
t.uit  Immin.'  de  .lisposer  de  lui-même;  mais  en  revan.'lie  .'oiulii.'ii  en 
est-il  ipii  l'.irdoMu.'iill  Uu'un  magistrat  ;'i  qui  lient  le  salut  di'  la  palrii-, 
.pi'uii  peri'  de  l'aioille  (|ui  doit  l.t  subsistance  à  ses  enfants,  ipi'iin  dé- 
bileiu'  insolvahl.'  .|ui  ruinerait  ses  créanciers,  se  dévoiieiii  a  l.'iir  .li'v.)ir, 
.pioi  (|u'il  arrive;  .pie  mille  autres  relations  civiles  et  .lll[Me^lilpll•^  l'.ir- 
cent  nu  lioiinèle  h.imiiu' iiiLuluné  de  supporter  le  malliem- .le  vivre 
pour  éviter  le  malheur  plus  gr.md  .l'être  injuste  ,  est-il  permis  |iour 
cela,  dans  des  cas  t.>nt  dillereiils,  .1.'  conserver  aux  de|iens  .l'ime  foule 
de  misérables  une  vie  qui  n'est  utile  ipi'à  celui  qui  n'ose  mourir?  f  ue- 
moi,  mon  enlaiu,  dit  le  sauvage  décrépit  à  son  lils  qui  le  porte  el  llechit 
sons  le  poids;  les  ennemis  sont  là;  va  combatire  avec  les  frères,  va 
sauver  tes  eulaiils.  et  n'expose  pas  ton  pèri>  à  tomber  vif  entre  les 
mains  de  ceux  dont  il  mangea  les  parents.  (,luaii.l  la  faim,  les  maux,  la 


utr.!  ne  nous  vienl-elle  pas  de  la  même  main  ?  S'il  est  pénible  de 
mourir,  .prest-ce  à  dire?  Les  drogues  font-elles  plaisir  à  prendre? 
('.ombi.-n  de  gens  préfèrent  la  mort  à  la  médecine  !  Preuve  que  la  nature 
répugne  à  l'une  elà  l'autre.  Qu'on  me  montre  donc  comment  il  est  plus 
permis  de  se  délivr.rd'un  mal  passag.;r  en  faisant  des  remèdes,  que  d'un 
mal  incurable  .u  s'.'itanl  la  vie  ,  et  eomuHiil  on  est  moins  coupable 
d  User  d.!  .piin.piina  pour  la  lièvre  (pie  d'opium  pour  la  pierre.  Si  nous 
r.""ar.loiis  a  l'objet,  l'un  et  l'autn;  est  de  nous  délivrer  du  mal-êlre  ;  si 
nous  regar.lons  au  UDyeii,  l'un  et  l'autre  est  également  naturel  ;  si  nous 
reeaid.)ns  à  la  r.'pugii;ince,  il  y  en  a  également  des  deux  C()lés  ;  si 
nous  regar.lons  à  la  v.donlé  du  maître,  quel  mal  veut-on  combattre 
qu'il  ne  nous  ait  pas  envoyé?  \  ipielle  douleur  veut-on  se  soustraire 
qui  ne  nous  vienne  pas  de  sa  main?  Quelle  est  la  borne  ou  finit  sa  puis- 
sance el  où  l'on  peut  légitimement  résister?  Ne  nous  est-il  donc  per- 
mis de  changer  l'état  d'aucune  chose,  parce  que  loul  ce  qui  est  est 
comme  il  l'a  voulu?  Faut-il  ne  rien  faire  en  ce  monde  de  peur  d'en- 
fr.'iiidre  ses  l.)is?  et,  quoi  que  nous  fassions,  pouvons-nous  jamais  les 
eidrein.lre?  Non,  milord,  l;i  vocation  de  l'homme  est  plus  grande  et 
iilus  nobl.';  Dieu  n.'  l'a  point  animé  pour  rester  immobile  dans  un  ((uié- 
tism.'  éternel;  mais  il  lui  a  donne  la  liberté  pour  faire  le  bien,  la  coiis- 
cien.e  pour  le  vouloir,  el  la  raison  fiour  le  choisir  ;  il  l'a  constitué  seul 
juge  de  ses  propres  actions;  il  a  écrit  dans  s.)n  cœur  :  Fais  ce  qui  l'isl 
safutaire  et  n'est  nuisible  a  personne.  Si  je  sens  qu'il  m'est  bon  de 
m.iiirir.  je  résiste  à  son  ordre  en  m'opiniatrant  à  vivre  ;  car,  en  me 
lendaui  la  mort  désirable,  il  me  prescrit  de  la  chercher. 

i; iton,  jeu  appelle  à  votre  sagesse  et  à  votre  candeur,  quelles 

maximes  plus  certaines  la  raison  peut-elle  déduire  de  la  religion  sur  la 
mort  v.dontaire?  Si  les  chrétiens  en  ont  établi  d'opposées,  ils  ne  les 
ont  tirées  ni  des  principes  de  leur  religion,  ni  de  sa  règle  unique,  qui 
est  1  Ecriture,  mais  seulement  des  philosophes  païens.  Laclance  el  .\u- 
"ustiii,  qui  les  premiers  avancèrent  cette  nouvelle  doctrine  dont  Jésus- 
flhrist'ni  les  ap."itr<!S  n'avaient  pas  dit  un  mot,  ne  s'appuyèrent  que  sur 
le  raisonnement  du  l'hédoii,  .pie  j'ai  déjà  combailu;  de  soi  le  que  les 
lideles,  qui  croient  suivre  en  cela  l'autorité  de  l'Evangile,  ne  suivent 
nue  eeile  d.;  l'lal.)n.  En  effet,  où  verra-t-on  dans  la  Bible  entière  une  loi 
contre  le  suicide,  ou  mêmi!  une  simple  improbation  '  et  n'est-il  pas  bien 
élraufc  que,  dans  les  exemples  .le  gens  qui  se  soûl  donné  la  mort,  on 
n'y  trouve  pas  un  seul  mol  d.;  blâme  contre  aucun  .le  ces  exemples?  Il 
y  a  plus,  celui  de  Samson  est  autorisé  par  un  prodige  qui  le  venge  de 
ses  ennemis.  Ce  miracle  ne  serail-il  pas  fait  pour  justifier  un  crime?  et 
cet  homme,  qui  perdit  sa  force  pour  s'être  laissé  séduire  par  une 
femme,  l'eûl-il  recouvrée  pour  commettre  un  forfait  authentique? 
comme  si  Dieu  lui-même  eut  voulu  tromper  les  liommes  '. 

Tu  ne  tueras  point,  dit  le  Décalogue.  Que  s'ensuit-il  de  là?  Si  ce  com- 
mandement doit  être  pris  à  la  lettre,  il  ne  faut  tuer  ni  les  malfaiteurs  ni 
les  ennemis;  et  Moise,  qui  (il  tant  mourir  de  gens,  cnleudail  fort  mal 
son  propre  précepte.  S'il  v  a  quelques  exceptions,  la  première  esl  cer- 
t  linement  en  faveur  de  la'  mort  volontaire,  parce  qu'elle  csl  exemple 
de  violence  el  d'injustice,  les  deux  seules  cousidéralious  qui  puissent 
rendre  l'homicide  criminel,  et  que  la  nature  y  a  mis  d'ailleurs  un  sufQ- 
sanl  obstacle.  „  .  ,  ,^■ 

Mais,  disent-ils  encore,  souffrez  patiemment  les  maux  que  Dieu  vous 
envoie;  faites-vous  un  mérite  de  vos  peines,  .\ppliquer  ainsi  les  maximes 
du  christianisme,  que  c'est  mal  en  saisir  l'esprit!  L'homme  est  sujet  à 
mille  maux,  sa  vie  est  un  tissu  de  misères,  et  il  ne  semble  naître  que 
pour  souffrir.  De  ces  maux,  ceux  qu'iFpeut  éviter  la  raison  veut  qu'il 
les  évite-  et  la  religion,  qui  n'est  jamais  contraire  a  la  raison,  l'ap- 
nrouve  Mais  que  leur  somme  esl  petite  auprès  de  ceux  (pi'il  esl  forcé 
de  souffrir  malgré  lui!  C'est  de  ceux-ci  qu'un  Dieu  clément  permet  aux 
hommes  de  se  faire  un  mérite  ;  il  accepte  en  hommage  volontaire  le 
lrib.it  forcé  qu'il  nous  impose,  et  marque  au  profit  de  l'autre  vie  la  re- 
si"inlion  dans  .;elle-ci.  La  véritable  pénitence  de  l'homme  lui  est  impo- 
se'e  iiar  la  nature  ;  s'il  endure  patiemment  tout  ce  qu'il  est  contraint 
d'endurer  il  a  fait  à  cet  égard  tout  ce  que  Dieu  lui  demande  ;  el  si 
auel(iu'un'n...iiire  assez  d'orgueil  pour  vouloir  faire  davantage,  c'est  un 
f,)U  qu'il  faut  enfermer,  ou  un  f.mrbe  qu'il  faut  punir.  Fuyons  donc 


SUIS  scrupule  t.ms  les  maux  que  nous  pouvons  fuir,  il  ne  nous  en  res- 
tera .lue  trop  à  s.mlïrir  eneore.  Délivrons-nous  sans  remords  de  la  vie 
même  iiissit.'it  .pi'elle  est  un  mal  p.nir  nous,  puisqu'il  dépend  de  nous 
de  le  faire  .1  .pi'eii  cela  n.ius  n'olïensons  ni  Dieu  ni  les  hommes.  S'il 
fuit  uusuriliee  a  l'Etre  suprême,  n'est-ce  rien  que  de  mourir?  Offrons 
à"  Dieu  la  mort  qu'il  n.>us  impose  par  la  voix  de  la  raison,  et  versons 
iiaisiblement  ilaiis  son  sein  notre  àme  qu  il  redemande. 

fels  sont  les  préceptes  généraux  que  le  boa  sens  dicte  a  tous  les 


Mi.iius  uu  i.v:ii.\  non.   Il  iiiiiiiuea  les  parents,  .maii.i  la  laim.  les  maux,  la  leis  r,v,Mi   .^.-  , —  -.i  .--  r--    .       d  ,..„.,.^„^  i  «/m.c    V<a!ic   avo»  H^i 

misère,  cuucinis  domestiques  pires  que  les  sauvages,  permeiiraient  à  '  hommes,  et  que  la  religion  aulon>e.  Revenons  a  nous.  \ous  avei  aai- 


80 


LA  NOUVELLE  HI^LOISE. 


gué  m'ouvrir  votre  cœur;  je  connais  vos  peines  ;  vous  ne  souffrez  pas 
moins  que  moi  ;  vos  maux  seul  sans  reiMt'iie  ainsi  que  les  miens,  cl 
d'aulanl  plus  sans  remède  que  les  lois  de  riioiincur  sont  plus  imnmables 
que  celles  de  la  fortune.  Vous  les  suppoiiez,  je  l'avoue,  avec  fermeté. 
La  vertu  vous  soutient  :  un  pas  de  pins,  i^lle  vous  dégage.  Vous  me 
pressez  de  sonlïrir;  milord,  j'ose  vous  presser  de  terminer  vos  souf- 
frances, et  je  vous  laisse  à  juger  qui  de  nous  est  le  plus  cher  à  l'autre. 
Que  tardons-nous  à  faire  un  pas  qu'il  faut  toujours  faire?  Atten- 
drons-nous que  la  vieillesse  et  les  ans  nous  aiiaelieni  bassement  à  la  vie 
après  nous  en  avoir  ôté  les  cliarmos,  et  que  nous  traînions  avec  effort, 
ignominie  et  douleur,  un  corps  inlirme  et  cassé'.'  Nous  sommes  dans 
l'âge  où  la  vigueur  de  l'àme  la  dégage  aisément  de  ses  entraves,  et  où 
l'homme  sait  encore  mourir.  Plus  lard,  il  se  laisse  en  gémissant  arracher 
la  vie.  Profitons  d'un  temps  où  l'ennui  de  vivre  nous  rend  la  mort  dé- 
sir.ihle  ;  craignons  qu'elle  ne  vienne  avec  ses  horreurs  au  moment  où 
nous  n'en  voudrons  plus.  Je  m'en  souviens,  il  fut  un  instant  où  je  ne 
demandais  i|u'une  heure  au  ciel,  et  où  je  serais  mort  désespéré  si  je  ne 
l'eusse  (iliieiMie.  Ah  !  qu'on  a  de  peine  à  briser  les  nœuds  qui  lient  nos 
cœurs  à  la  terre  !  et  qu'il  est  sage  de  la  quitter  aussitôt  qu'ils  sont  rom- 
pus! Je  le  sens,  milord,  nous  sommes  dignes  tous  deux  d'une  habita- 
tion plus  pure  :  la  vertu  nous  la  montre,  et  le  sort  nous  invite  à  la 
chercher.  Que  l'amitié  qui  nous  joint  nous  unisse  à  notre  dernière 
heure.  Oh  !  quelle  volupté  pour  deux  vrais  amis  de  finir  leurs  jours  vo- 
lontairement dans  les  bras  l'un  de  Pautre,  de  confondre,  leurs  derniers 
soupirs,  d'exhaler  à  la  fois  les  deux  moitiés  de  leur  âme!  Quelle  dou- 
leur, quel  regret  peut  empoisonner  leurs  derniers  instants  ?  Que  quittent- 
ils  en  sortant  du  monde'.'  ils  s'en  vont  ensemble  ;  ils  ne  quittent  rien. 


LETTRE  XXll. 


Jeune  homme,  un  aveugle  transport  t'égare  :  sois  plus  discret,  ne 
conseille  point  en  demandant  conseil  :  j'ai  connu  d'autres  maux  que  les 
liens.  J'ai  l'âme  ferme;  je  suis  Anglais.  Je  sais  mourir,  car  je  sais  vivre, 
soulTrir  en  homme .  J'ai  vu  la  mort  de  près,  et  la  regarde  avec  trop 
d'indilîérence  pour  l'aller  chercher.  Parlons  de  toi. 

Il  est  vrai,  tu  m'étais  nécessaire;  mon  âme  avait  besoin  de  la  tienne; 
tes  soins  pouvaient  m'êtrc  utiles;  ta  raison  pouvait  m'cclairer  dans  la 
plus  importante  affaire  de  ma  vie  :  si  je  ne  m'en  sers  point,  à  qui  t'en 
prends-tu?  Où  est-elle?  qu'est-elle  devenue?  que  peux-tu  faire?  à 
quoi  es-tu  bon  dans  l'état  où  te  voilà  ?  quels  services  puis-je  espérer  de 
toi'?  Une  douleur  insensée  re  rend  stupidc  et  impitoyalile  :  tu  n'es  pas 
un  homme,  tu  n'es  rien  ;  et  si  je  ne  regardais  à  ce  que  tu  peux  être, 
tel  que  tu  es,  je  ne  vois  rien  dans  le  monde  an-dessous  de  toi. 

Je  n'en  veux  pour  preuve  que  ta  lettre  même.  Autrefois  je  trouvais 
en  loi  du  sens,  de  la  vérité  ;  tes  sentiments  étaient  droits,  tu  pensais 
juste,  et  je  ne  t'aimais  pas  seulement  par  goût,  mais  par  choix,  comme 
un  moyen  de  plus  pour  moi  de  cultiver  la  sagesse.  Qu'ai-je  Irouvé  main- 
tenant dans  les  raisonnements  de  cette  letiriMlonl  tu  parais  si  confcnt? 
Un  misérable  et  perpéiuel  sophisme  qui,  dans  l'égarement  de  la  raison, 
marque  celui  de  ton  cœur,  et  que  je  ne  daignerais  pas  même  relever, 
si  je  n'avais  pitié  de  ton  délire. 

Pour  renverser  tout  cela  d'un  mot,  je  ne  veux  te  demander  qu'une 
seule  chose.  Toi  qui  crois  Dieu  existant,  l'âme  immortelle  il  la  liberté 
de  l'homme,  tu  ne  penses  pas,  sans  doute,  qu'un  être  inlelligent  re- 
çoive un  corps  et  soit  placé  sur  la  terre  au  hasard  seulement  pour 
vivre,  souffrir  et  mourir?  11  y  a  bien  peut-être  à  la  vie  humaine  un  but, 
une  fin,  un  objet  moral?  Je  te  prie  de  me  répondre  clairement  sur  ce 
point,  après  quoi  nous  reprendrons  pied  à  pied  ta  lettre,  et  tu  rougiras 
de  l'avoir  écrite. 

niais  laissons  les  maximes  générales,  dont  on  fait  souvent  beaucoup 
de  bruit  sans  jamais  en  suivre  aucune;  car  il  se  trouve  toujours  dans 
l'application  quelque  condition  particulière  qui  change  (icllenient  l'état 
des  choses,  que  chacun  se  croit  dispensé  d'obéir  à  la  règle  qu'il  pres- 
crit aux  autres  ;  et  l'on  sait  bien  que  tout  homme  qui  pose  des  maximes 
générales  entend  qu'elles  obligent  tout  le  monde,  excepté  lui.  Encore  un 
coup,  parlons  de  toi. 

Il  t'est  donc  permis,  selon  loi,  de  cesser  de  vivre?  La  preuve  en  est 
singulière,  c'esi  que  tu  as  envie  de  nmurir.  Voilà,  certes,  un  argument 
fort  commode  pour  les  scélérats  :  ils  doivent  l'être  bien  obligés  des 
armes  que  tu  leur  fournis;  il  n'y  aura  plus  de  forfaits  qu'ils  no  justifient 
par  la  tentation  de  les  commettre,  et  dès  que  la  violence  de  la  passion 
l'emportera  sur  l'horreur  du  crime,  dans  le  désir  de  mal  faire  ils  en 
trouveront  aussi  le  droit. 

11  t'est  donc  permis  de  cesser  de  vivre?  Je  voudrais  bien  savoir  si  tu 
as  commencé.  Quoil  fus-tu  placé  sur  la  terre  pour  n'y  rien  faire?  Le 
ciel  ne  t'imposa-t-il  point  avec  la  vie  une  lâche  pour  la  remplir?  Si  tu 
as  fait  ta  journée  avant  le  soir,  repose-loi  le  reste  du  jour,  tu  le  peux  ; 
mais  voyons  ton  ouvrage.  Quelle  réponse  tiens-tu  prête  an  juge  siqirême 
qui  te  demandera  compte  de  ton  temps  ?  ParlC;  que  lui  diras-tu  ?  J'ai 


séduit  une  fille  honnête  ;  j'abandonne  un  ami  dans  ses  chagrins.  Mal- 
heureux !  trouve-moi  ce  juste  qui  se  vanle  d'avoir  assez  vécu,  que 
j'appremie  de  lui  comment  il  faut  avoir  porté  la  vie  pour  être  eu  droit 
de  la  quitter. 

Tu  comptes  les  maux  de  l'humanité;  tu  ne  rougis  pas  d'épuiser  les 
lieux  communs  cent  fois  rebattus,  et  tu  dis  :  La  vie  est  un  mal.  Mais  re- 
garde, cherche  dans  l'ordre  des  choses  si  lu  y  trouves  quelques  biens 
qui  ne  soient  point  mêlés  de  manx.  Est-ce  donc  à  dire  qu'il  n'y  ait  aucun 
bien  dans  l'univers?  et  peux-tu  confondre  ce  qui  est  mal  par  sa  nature 
avec  ce  qui  ne  souffre  le  mal  que  par  accident?  Tu  l'as  dit  toi-même,  la 
vie  passive  de  l'homme  n'est  rien,  et  ne  regarde  qu'un  corps  dont  il 
sera  bicuitôt  délivré  ;  mais  sa  vie  active  et  morale,  qui  doit  iniluer  sur 
tout  son  être,  consiste  dans  l'exercice  de  sa  volonté.  La  vie  est  un  mal 
pour  le  méchant  qui  prospère,  et  un  bien  pour  l'honnête  homme  infor- 
tune ;  car  ce  n'est  pas  une  modification  passagère,  mais  son  rapport 
avec  son  objet  qui  la  rend  bonne  ou  mauvaise.  Quelles  sont  enfin  ces 
douleurs  si  cruelles  qui  le  forcent  de  la  quitter?  Penscs-lu  que  je  n'aie 
pas  démêlé  sous  ta  feinte  impartialité  dans  le  dénombrement  des  maux 
de  cette  vie  la  honle  de  parler  des  tiens?  Crois-moi,  n'abandonne  pas 
à  lu  fois  toutes  les  vertus;  garde  au  moins  ton  ancienne  franchise,  et 
dis  ouvertement  â  ton  ami  :  J'ai  perdu  l'espoir  de  corrompre  une 
honnête  fenmie,  me  voilà  forcé  d'être  homme  de  bien  ;  j'aime  mieux 
mourir. 

Tu  l'ennuies  de  vivre  cl  tu  dis  :  La  vie  est  un  mal.  Tôt  ou  tard  tu 
seras  consolé  et  tu  diras,  La  vie  est  un  bien.  Tu  diras  plus  vrai  sans 
mieux  raisonner;  car  rien  n'aura  changé  que  loi.  Change  donc  dès  au- 
jourd'hui ;  et,  puisque  c'est  dans  la  mauvaise  disposition  de  ton  âme 
qu'est  tout  le  mal,  corrige  tes  affectiiuis  déréglées,  et  ne  brûle  pas  ta 
maison  pour  n'avoir  pas  la  peine  de  la  ranger. 

Je  souffre,  me  dis-tu  ;  dépend-il  de  moi  de  ne  pas  souffrir?  D'abord 
c'est  changer  l'état  de  la  question  ;  car  il  ne  s'agil  pas  de  savoir  si  lu 
souffres,  mais  si  c'est  un  mal  pour  toi  de  vivre.  Passons.  Tu  souffres,  tu 
dois  chercher  à  ne  plus  souffrir.  Voyons  s'il  est  besoin  de  mourir  pour 
cela. 

Considère  un  moment  le  progrès  naturel  des  maux  de  l'âme  direc- 
tement opposé  au  progrès  des  maux  du  corps,  comme  les  deux  sub- 
stances sont  opposées  par  leur  nature.  Ceux-ci  s'invélèrent,  s'empirent 
en  vieillissant,  et  détruisent  enfin  cette  machine  mortelle.  Les  antres, 
au  contraire,  altérations  externes  et  passagères  d'un  être  imn)orlel  et 
simple,  s'efliicent  insensiblement,  et  le  laissent  dans  sa  forme  origi- 
nelle que  rien  ne  saurait  changer.  La  tristesse,  l'ennui,  les  regrets,  le 
désespoir,  sont  des  douleurs  peu  durables  qui  ne  s'enracinent  jamais 
dans  l'âme  ;  et  l'expérience  dément  toujours  ce  sentiment  d'amertinne 
qui  nous  fait  regarder  nos  peines  comme  éternelles.  Je  dirai  plus  :  je 
ne  puis  croire  que  les  vices  qui  nous  corrompent  nous  soient  plus  in- 
hérents que  nos  chagrins  ;  non-seulement  je  pense  qu'ils  périssent  avec 
le  corps  qui  les  occasionne,  mais  je  ne  doute  pas  qu'une  plus  longue 
vie  ne  pût  suffire  pour  corriger  les  honunes,  et  que  plusieurs  siècles 
de  jeunesse  ne  nous  apprissent  qu'il  n'y  a  rien  de  meilleur  que  la  vertu. 

Quoi  qu'il  en  soit,  puisque  la  plupart  de  nos  manx  physiques  ne  font 
qu'auguienter  sans  cesse,  de  violentes  douleurs  du  corps,  quand  elles 
sont  incurables,  peuvent  anioriser  un  homme  à  disposer  de  lui  ;  car 
toutes  ses  facultés  étant  aliénées  par  la  douleur,  et  le  mal  étant  sans 
remède,  il  n'a  plus  l'usage  ni  de  sa  volonté  ni  de  sa  raison  ;  il  cesse 
d'être  homme  avant  de  mourir,  et  ne  fait,  en  s'ôtani  la  vie.  qu'achever 
de  ([uiiter  un  corps  qui  l'embarrasse  et  où  son  âme  n'est  déjà  plus. 

Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  des  douleurs  de  l'àme,  qui,  pour  vives  qu'el- 
les soii'nt,  portent  ttmjours  leur  remède  avec  elles.  En  effet,  qu'est-ce 
qui  rend  un  mal  quelconque  inlolérable  ?  c'est  sa  durée.  Les  opéra- 
tions (le  la  chirurgie  sont  corauiunémenl  beaucoup  plus  cruelles  que 
les  souffrances  qu'elles  guérissent  ;  mais  la  douleur  du  mal  est  perma- 
nente, celle  de  l'opération  passagère;  et  l'on  préfère  celle-ci.  Qu'est-il 
donc  besoin  d'opération  pour  des  douleurs  qu'éteint  leur  propre  durée, 
qui  seule  les  rendrait  insupportables?  Est-il  raisonnable  d'appliquer 
d'aussi  violents  remèdes  aux  maux  qui  s'effacent  d'eux-mêmes?  Pour 
qui  fait  cas  de  la  coustaiiee  et  n'estime  les  ans  que  le  peu  qu'ils  valent, 
de  deux  moyens  de  se  délivrer  des  mêmes  souffrances,  lequel  doit 
être  préféré  de  la  mort  ou  du  temps?  Attends  et  tu  seras  guéri.  Que 
dcmandes-tn  davantage? 

Ah  !  c'est  ce  qui  redouble  mes  peines  de  songer  qu'elles  finiront. 
Vain  sophisme  de  la  douleur;  bon  mot  sans  raison,  sans  justesse,  cl 
peut-être  sans  bonne  foi.  Quel  absurde  molif  de  désespoir  que  l'espoir 
de  terminer  sa  misère.  Même  en  supposant  ce  bizarre  sentiment,  qui 
n'aimerait  nnenx  aigrir  un  moment  la  douleur  présente  par  l'assurance 
de  la  voir  finir,  conune  on  scarifie  une  plaie  pour  la  faire  cicatriser  ? 
et  quand  la  douleur  aurait  un  charme  qui  nous  ferait  aimer  à  souffrir, 
s'en  priver  en  s'ôlanl  la  vie,  n'est-ce  pas  faire  à  l'instant  même  tout  ce 
qu'on  craint  de  l'avenir? 

Penses-y  bien,  jeune  homme;  que  sont  dix,  vingt,  trente  ans  pour 
un  être  immortel  '/  La  peine  et  le  plaisir  passent  comme  une  ombre  ;  la 
vie  s'écoule  en  un  instant;  elle  n'est  rien  par  elle-même,  son  prix  dé- 
pend de  son  enq)loi.  Le  bien  seul  qu'on  a  fait  demeure,  et  c'est  par  lui 
qu'elle  est  quelque  chose. 

Ne  dis  donc  plus  (pie  c'est  un  mal  pour  (oi  de  vivre,  puisqu'il  dépend 
de  toi  seul  que  ce  soit  un  bien,  et  que  si  c'est  un  mal  d'avoir  vécu. 


LA  NOIJVKLLK  HÉLOISR. 


«1 


c'est  une  raison  de  plus  pour  vivre  cneore.  Ne  dis  pas  non  plus  qu'il 
l'est  permis  de  mourir,  car  aiiUinl  vaudrait  dire  qu'il  l'est  permis  de 
n'èlre  pas  homme,  qu'il  t'est  permis  di^  l(^  révolter  contre  l'autiiir  de 
Ion  être,  et  de  tromper  ta  destination.  Mais,  en  ajoulant  que  la  mort 
ne  fait  mal  à  personne,  songes-tu  qne  c'est  à  Ion  ami  que  lu  l'oses  dire? 

Ta  mort  ne  fait  de  mal  à  persoime!  J'entends;  mourir  à  nos  dépens 
ne  l'importe  guère,  In  comptes  pour  rien  nos  regrets.  Je  ne  te  parle 
plus  des  droits  do.  raniili(!  que  lu  nié|irises  :  n'en  est-il  point  de  plus 
<  liers  encore,  qui  t'olilifçcnt  à  le  conserver?  S'il  est  nue  |)ersonne  au 
monde  qui  t'ait  assez  aimé  p<iur  ne  vmdciir  pas  te  survivre,  et  à  qui 
ton  bonheur  manque  (lonr  èlrc  hcorinse,  penses  lu  ne  lui  rien  devoir? 
Tes  funestes  projets  exéeuli-s  ne  Iroiihic  ronl-iis  point  la  paix  d'inie 
âme  rendue  avec  tant  de  peine  :i  sa  première  iimoeeine  '!  Ne  erairis-tu 
point  de  rouvrir  dans  ce  co;ur  trop  tendre  des  hh'ssnrcs  mal  refer- 
inëes?  Ne  crains-ln  point  qne  ta  perte  n'en  erilralne  une  antre  encore 
plus  cruelle,  en  ôtant  au  monde  et  à  la  vertu  lein'  pins  dij^ne  orne- 
ment? el  si  elle  le  siirvil,  ik;  r  r:iiiis-tu  point  d'eX(  iter  dans  son  sein  le 
remords,  plus  pesant  à  supporler  que  la  vie  ?  Ingral  ami,  amant  sans 
délicatesse,  seras-tu  toujours  oceup(i  de  toi-mèine?' ne  songeras-ln 
janniis  qu'à  les  peines?  N'es-ln  point  sensihie  au  bonheur  de  ce  (pii  te 
fut  cher,  et  ne  saurais-tu  vivre  pour  celle  qui  voidni  mourir  avec  loi  ? 

Tu  parles  des  devoirs  du  magistrat  el  du  père  de  famille,  et  parce 
qu'ils  ne  te  sont  pas  imposes,  lu  te  crois  aflVanchi  de  tout  :  et  la  so- 
ciété à  qui  In  dois  la  (  oiiservaliim,  tes  talents,  les  lumières  ;  la  pairie 
à  qui  In  appartiens,  les  mallieureuv  (pii  ont  besoin  de  toi,  ne  leur  dois- 
tu  rien?(i  l'exact  dcMKiinliiiiiieiil  qn^-  lu  lais!  parmi  les  d(;voii-s  ipu'  In 
coiiipli'S,  tu  n'oidilics  (pie  ci'iix  d  Iiumiiiii'  et  de  eitDVcn.  (lu  est  ce  ver- 
tui'iix  patriote  qui  nj'usi!  di'  vendre  son  sani;  a  nn  prince  étranger, 
paice  (pi'il  ne  doit  le  verser  qu(!  pour  son  pays,  et  (pii  vent  mainle- 
nant  le  ré|)audre  en  désespère  contre  l'expresse  défense  des  lois?  Les 
lois,  les  lois,  jeune  homme!  U'  sage  les  inéprisc-t-il?  Socrate  iimoceiit, 
par  respect  pour  elles,  ne  voulut  pas  sortir  de  prison  •  tu  ne  balances 
point  à  les  violer  pour  sortir  injustement  de  la  vie,  et  lu  demandes. 
Quel  mal  fiiis-je? 

Tu  veux  l'autoriser  par  des  exemples  :  lu  m'oses  noinmer  des  Ro- 
mains !  Toi,  des  Romains  !  il  t'appartient  bien  d'oser  prononcer  ces 
noms  illustres  I  Dis-moi,  Rrnliis  monrul-il  en  amant  désespéré  !  et  l^a- 
ton  déchira-t-il  ses  entrailles  pour  sa  mailressc?  Homme  petil  et  fai- 
ble, qu'y  a-l-il  cnlre  Caton  et  toi?  Montre-moi  la  mesure  commune  de 
celte  àme  snldiin(!  et  de  la  ticmie.  fcMiniraire,  ali  !  tais-toi.  Je  crains 
de  profaner  sou  nom  |iar  son  apologie.  A  ce  nom  saint  et  auguste,  tout 
ami  de  la  vertu  doit  nnure  le  IVonl  dans  la  poussière,  el  honorer  en 
silence  la  niémiiii-e  du  jiIms  grand  di's  hommes. 

Que  tes  exenqiles  sont  mal  choisis  I  et  que  lu  juges  bassement  des 
Romains,  si  In  in-nses  qu'ils  se  crussent  en  droit  di;  s'Aler  la  vie  aussi- 
tôt qii'elli'  leur  ('tait  à  charge  I  Regarde  les  beaux  temps  de  la  répu- 
l)liqiie,  el  rhcrchc  si  tu  y  verras  un  seul  citoyen  v(Mtiii'ux  se  délivrer 
ainsi  ihi  piiiils  de  ses  devoirs,  même  ajjrès  les  plus  cruelles  inlortunes. 
Règuliis  letoiirnant  à  Carlhage  prévint-il  par  sa  moi t  les  loiirmeiits  qui 
l'allemlaient?  Que  n'ei'il  point  domié  rosihninius  pour  que  cette  res- 
source lui  l'rtl  permise  aux  Fonrclies  Caiidines  ?  Quel  ellort  de  courage 
le  sénat  même  n'admira-t-il  pas  dans  le  consul  Vairon  pour  avoir  pu 
survivre  à  sa  défaite  !  Par  quelle  raison  tant  de  gi-néranx  se  laissèrent- 
ils  volontairement  livrer  aux  ennemis,  eux  à  qui  l'ignominie  était  si 
cruelle,  et  h  qui  il  en  coiltait  si  peu  de  inourir?  C'est  qu'ils  devaient  à 
la  patrie  leur  sang,  leur  vie  et  leurs  derniers  soupirs,  et  que  la  honte  ni 
les  revers  ne  les  pouvaient  détourner  de  ce  devoir  sacré  Mais  quand 
les  lois  furent  anéanties,  et  que  l'Etal  fut  en  proie  à  des  tyrans,  les 
citoyens  riprirenl  leur  liberté  naturelle  el  leurs  droits  sur  eux-mêmes. 
Quand  Uoiiii!  ne  fut  plus,  il  fut  permis  à  des  Romains  de  cesser  d'être  : 
ils  avaient  rempli  leurs  fonctions  sur  la  terre  ;  ils  n'avaient  plus  de  pa- 
trie ;  ils  étaient  en  droit  de  disposer  d'eux  et  de  se  rendre  à  eux-mê- 
mes la  liberté  qu'ils  ne  pouvaient  pliis  rendre  à  leiu'  pays.  .Après  avoir 
employé  leur  vie  à  servir  Rome  expirante  el  à  combattre  pour  les  lois, 
ils  moururent  vertueux  et  grands  comme  ils  avaient  vécu,  el  leur  mort 
fut  encore  un  tribut  à  la  gloire  du  nom  romain,  afin  qu'on  ne  vil  dans 
aucun  d'eux  le  spectacle  indigne  de  vrais  citoyens  servant  un  usur- 
pateur. 

Mais  toi,  qui  cs-tu?  qu'as-lu  fait?  Crois-tu  l'excuser  sur  ton  obscu- 
rité ?  la  faiblesse  l'exempte-t-elle  de  tes  devoirs?  et  pour  n'avoir  ni 
nom  ni  rang  dans  la  patrie,  en  es-tu  moins  soumis  à  ses  lois  ?  Il  te  sied 
bien  d'oM'r  parler  de  mourir,  tandis  que  tu  dois  l'usage  de  la  vie  à  tes 
semlilaliles  !  Apprends  qu'une  mort  telle  que  lu  la  înédiles  est  hon- 
teuse et  fiirtive  ;  c'est  un  vol  fait  au  genre  humain.  Avant  de  le  quitter, 
rends-lui  ce  ipi'il  a  fail  pour  loi  Mais  je  ne  liens  à  rien...  je  suis  inutile 
au  nmiiili'...  l'iiilosoplic  il'iiii  jour,  ignores-lu  que  tu  ne  saurais  l'aire 
un  pas  sur  la  terre  sans  y  trouver  qnehpie  devoir  à  remplir,  et  que  tout 
bouillie  est  utile  à  riiumàniti'  par  cela  seul  qu'il  existe? 

Kl  oute-moi ,  jeune  insensé  :  tu  m'es  cher,  j'ai  pilie  de  tes  erreurs. 
S'il  te  n-ste  au  fond  du  coMir  le  moindre  sentiment  de  vertu,  viens,  que 
je  l'appreime  à  aimer  la  vie.  Chaque  l'ois  que  lu  seras  tenté  d'en  sortir, 
ilis  en  toi-même  :  «  Que  je  fasse  encore  nue  bonne  action  avaiu  que  de 
«  mourir.  »  Puis  va  chercher  quelque  indigent  à  secourir,  qiu'lque  in- 
fortuné :\  consoler,  quelque  opprime  à  di^tèiidre.  Rapproche  de  moi  les 
malheureux  que  mon  abord  intimide  :  ne  crains  d'abuser  ui  de  ma 


bourse  ni  île  mon  crédit;  prends,  épuise  mes  bien*,  tah-moi  riche  Si 
celte  considération  le  retient  aujourd'hui  elle  te  retiendra  encore  de- 
main, après-ilemain,  toute  ta  vie.  Si  elle  ne  te  retient  (pas,  meurs  :  lu 
n'es  qn  un  méchant. 


LETTRE   XXIII. 


DE  MILORD  ÉDOU.MID  A  L'AMA^T  DE  JUUE. 


Je  ne  pourrai .  mon  cher,  vous  embrasser  aujourd'hui  comme  je  l'a- 
vais espéré,  et  l'on  me  retient  encore  pour  deux  jours  à  Kensington.  Le 
train  de  la  cour  est  qu'on  y  travaille  beaucoup  sans  rien  faire ,  et  que 
touies  les  affaires  s'y  succèdent  sans  s'achever.  Celle  qui  m'arrête  ici 
depuis  huit  jours  ne  demandait  pas  deux  heures  :  mais,  comme  la  plus 
importante  affaire  des  ministres  est  d'avoir  toujours  l'air  affairé,  ils 
perdiiii  plus  de  temps  à  me  remettre  qu'ils  n'en  auraient  mis  à  m'expé- 
dier.  .'^loii  impatience  un  peu  trop  visible  n'abréce  pas  ces  délais.  Vous 
savez  que  la  cour  ne  me  convient  guère;  elle  m  est  encore  plus  insup- 
portable depuis  qne  nous  vivons  ensemble,  el  j'aime  cent  fois  mieux 
pariager  voire  mélancolie  que  l'ennui  des  valets  qui  peuplent  ce  pays, 

Cepiiiilaiil,  en  causant  avec  ces  empressés  fainéants,  il  m'est  venu 
une  iilie  ipii  vous  regarde  ,  et  sur  laquelle  je  n'attends  que  votre  aveu 
liour  dis|ioser  de  vous.  Je  vois  qu'en  combattant  vos  peines  vous  souf- 
frez à  la  fois  du  mal  et  de  la  résistance.  Si  vous  voulez  vivre  et  guérir, 
c'est  nmins  parce  que  l'honneur  et  la  raison  l'exigent,  que  pour  com- 
plaire à  vos  amis.  Mon  cher,  ce  n'est  pas  assez  :  il  faut  reprendre  le 
goùl  de  la  vie  pour  en  bien  remplir  les  devoirs;  et  avec  tant  d'indiffé- 
rence pour  tonte  chose,  on  ne  réussit  jamais  à  rien.  Nous  avons  beau 
faire  l'un  et  l'aiitre.  la  raison  seule  ne  vous  rendra  pas  la  raison.  Il  faut 
qu'une  multitude  d'olijets  nouveaux  cl  frappants  vous  arrachent  une 
partie  de  raiieniion  ipie  voire  cœur  ne  donne  qu'à  celui  qui  l'occupe. 
Il  faut,  pour  vous  rendre  à  vous-même,  ipie  vous  sortiez  d'au  dedans  de 
vous  ;  et  ce  n'est  que  dans  l'agitation  d'une  vie  active  que  vous  pouvez 
retrouver  le  repos. 

Il  se  présenle  pour  celle  epriiive  une  occasion  qui  n'est  pas  à  dédai- 
iîner;  il  est  question  d'une  enln  prise  grande  ,  belle,  et  telle  que  bien 
des  âges  n'en  voient  pas  de  seinlilables.  11  di'pend  de  vous  d'en  être  té- 
moin et  d'y  concourir.  Vous  verrez  le  plus  grand  spectacle  qui  puisse 
frapper  les  yeux  des  hommes;  votre  goût  pour  l'observation  trouvera 
de  (pioi  se  contenter.  Vos  fonctions  seront  liononibles;  elle  n'exigeront, 
avec  les  talents  qne  vous  possédez,  que  du  courage  et  de  la  santé.  Vous 
y  trouverez  nlns  de  péril  que  lie  gêne  ;  elles  ne  vous  en  conviendront 
que  mieux.  Enlin  votre  engagement  ne  sera  pas  fort  long.  Je  ne  puis 
vous  en  dire  aujourd'hui  davantage ,  parce  que  ce  projet  sur  le  point 
iri'clorc  est  pouriant  un  secret  dont  je  ne  suis  pas  le  maître.  J'ajouterai 
senlcmenl  que  si  vous  négligez  celle  heureuse  et  rare  occasion,  vous 
ne  la  retrouverez  probablement  jamais,  et  la  regretterez  peut-être  toute 
votre  vie. 

J'ai  donni';  ordre  à  mon  coureur,  qui  vous  porte  cette  lettre,  de  vous 
chercher  où  qne  vous  soyez,  el  de  ne  point  revenir  sans  votre  réponse, 
car  elle  presse  ,  et  je  dois  donner  la  mienne  avant  de  partir  d'ici. 


LETTRE  XXIV. 


Faites  ,  milord,  ordonnez  de  moi;  vous  ne  serez  désavoué  sur  rien. 
En  attendant  (pic  je  mérite  de  vous  servir,  au  moins  que  je  vous  obéisse. 


LETTRE  XXV. 


DE   MllORD   EDOnAno   A  L  AMANT  DE  JÏÏUB. 


Puisque  vous  approuvez  l'idée  qui  m'est  venue,  je  ne  veux  p.is  tirder 
un  moment  à  vous  marquer  que  tout  vient  d'être  conclu,  et  à  vous  ex- 
pliquer de  quoi  il  s  agit,  selon  la  permission  que  j'en  ai  reçue  en  répon- 
dant de  vous. 

\ous  savez  qu'on  vient  d'armer  à  Plymouth  une  escadre  de  cinq  vais- 
seaux de  guerre ,  et  qu'elle  est  prêle  a  mettre  à  la  voile.  Celui  qui  doit 
la  commander  est  M.  Ceorge  Ansou,  habile  et  vaillant  officier,  mou  an- 
cien ami.  Elle  est  destinée  pour  la  mer  du  Sud ,  où  elle  iloit  se  rendre 
par  le  détroii  de  Le  Maire ,  et  en  revenir  p.ir  les  Indes  orientales.  Ainsi 
vous  vovez  (pi'il  n'esi  pas  question  de  moins  que  du  tour  du  monde; 
expédition  qu'on  estime  devoir  durer  environ  trois  ans.  J'aurais  pu  vous 


82 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


faire  inscrire  comme  volontaire  ;  mais,  pour  vous  donner  plus  de  cousi- 
déralion  dans  l'équipage,  j'y  ai  fait  ajouter  un  titre,  et  vous  êtes  couché 
sur  l'état  en  qualité  d'ingénieur  des  troupes  de  débarquement  :  ce  (pii 
vous  convient  d'autant  mieux  que  le  génie  étant  votre  première  desti- 
nation, je  sais  que  vous  l'ave/  appris  des  votre  enfanie. 

Je  compte  retourner  demain  à  Londres,  et  vous  présenter  à  M.  Anson 
dans  deux  jours.  En  attendant,  songez  à  votre  équipage,  et  à  vous  pour- 
voir d'instruments  et  de  livres:  car  l'embarquement  est  prêt;  et  l'on 
n'attend  plus  que  l'ordre  de  départ.  Mon  cher  ami,  j'espère  que  Dieu 
vous  ramènera  sain  de  corps  et  de  cœur  de  ce  long  voyage,  et  qu'à  voire 
retour  nous  nous  rejoindrons  pour  ne  nous  séparer  jùnuiis. 


LETTRE  XXVI. 


DE   L  AMAM   DE   JCLIE    A    MADAME   d'oBBE. 


Je  pars,  chère  et  charmante  cousine ,  pour  faire  le  tour  du  globe  ;  je 
vais  chercher  dans  un  autre  hémisphère  la  paix  dont  je  n'ai'  pu  jouir 
dans  celui-ci.  Insensé  que  je  suis[  je  vais  errer  dans  l'univers  sans 
trouver  un  lieu  pour  y  reposer  mon  cœur  ;  je  vais  chercher  un  asile  au 
monde  où  je  puisse  être  loin  de  vous  !  Mais  il  faut  respecter  les  volon- 
tés d'un  ami,  d'un  bienfaiteur,  d'im  père.  Sans  espérer  de  guérir,  il 
faut  au  moins  le  vouloir,  puisque  Julie  et  la  vertu  l'ordonnent.  Dans 
trois  heures  je  vais  être  à  la  merci  des  llols;  dans  trois  jours  je  ne 
verrai  plus  l'Europe:  dans  trois  mois  je  serai  dans  des  mers  inconnues 

où  régnent  d'éternels  orages;  dans  trois  ans  peut-être (Ju'il  serait 

affreux  de  ne  vous  plus  voir!  Hélas!  le  plus  grand  péril  est  au  fond  de 
mon  cœur  :  car,  quoi  qu'il  en  soit  de  mon  sort,  je  l'ai  résolu,  je  le  jure, 
vous  me  verrez  digne  de  paraître  à  vos  yeux ,  ou  vous  ne  me  revérrez 
jamais. 

Milord  Edouard  ,  qui  retourne  à  Rome  ,  vous  remettra  cette  lettre  en 
passant,  et  vous  fera  le  détail  de  ce  qui  nie  regarde.  Vous  connaissez 
son  âme,  et  vous  devinerez  aisément  ce  qu'il  ne  vous  dira  pas.  Vous 
connûtes  la  mienne,  jugez  aussi  de  ce  que  je  ne  vous  dis  pas  moi-même. 
Ah  !  milord,  vos  yeux  les  reverrout  1 

Votre  amie  a  donc  ainsi  que  vous  le  bonheur  d'être  mère  !  Elle  de- 
vait donc  l'être! Ciel  inexorable! 0  ma  mère!  pourquoi  vous 

donna-t-il  un  fds  dans  sa  colère? 

H  faut  finir,  je  le  sens.  Adieu ,  charmantes  cousines.  Adieu ,  beau- 
tés incomparables.  Adieu,  pures  et  célestes  âmes.  Adieu,  tendres  et 
inséparables  amies,  fenimcs  uniques  sur  la  terre.  Chacune  de  vous  est 
le  seul  objet  digne  du  cœur  de  l'autre.  Faites  mutuellement  voire  bon- 
heur. Daignez  vous  rappeler  quelquefois  la  mémoire  d'un  infortuné  qui 
n'existait  que  pour  partager  entre  vous  tous  les  sentiments  de  son  âme, 

et  qui  cessa  de  vivre  au  moment  qu'il  s'éloigna  de  vous.  Si  jamais 

J'entends  le  signal  et  les  cris  des  maielots;  je  vois  fraîchir  le  vent  et 
déployer  les  voiles  :  il  faut  mouler  à  boni,  il  faut  partir.  .Mer  vaste,  mer 
immense,  qui  dois  peut-être  m'eiigloiiiir  d.ms  ton  sein,  puissé-je  retrou- 
ver sur  tes  (lois  le  calme  qui  fuit  mon  cœur  agité! 


QUATRIÈME  PARTIE. 


LETTRE  PREMIERE. 


DE   M.«AME    DE    WOLMAR    A    MADAME   d'oPBE. 

Que  tu  tardes  longtemps  à  revenir  I  Toutes  ces  allées  et  venues  ne 
m'accommodent  point.  Que  d'heures  se  perdent  à  te  rendre  où  tu  de- 
vrais toujours  êire,  et,  qui  pis  est,  à  t'en  éloigner!  L'idée  de  se  voir 
pour  si  peu  de  temps  gâte  tout  le  plaisir  d'être  ensemble.  Ne  sens  tu 
pas  qu'être  ainsi  alternativement  chez  toi  et  chez  moi,  c'est  n'être  bien 
nulle  part?  et  n'imagines-tu  point  quelques  moyens  de  faire  que  tu  sois 
en  même  temps  chez  l'une  et  chez  l'autre  ? 

Que  faisons-nous,  chère  cousine?  Que  d'instants  précieux  nous  lais- 
sons perdre,  quand  il  ne  nous  en  reste  plus  à  prodiguer  !  Les  années 
se  multiplient,  la  jeunesse  commence  à  fuir,  la  vie  s'écoule  ;  le  bon- 
heur passager  qu'elle  offre  est  entre  nos  mains,  et  nous  négligeons  d'en 
jouir  !  Te  souvient-il  du  temps  où  nous  éiions  encore  filles,  de  ces  pre- 
miers temps  SI  charmants  et  si  doux  qu'on  ne  relrouve  plus  dans  un 
autre  âge,  et  que  le  cœur  oublie  avec  tant  de  peine  ?  Combien  de  fois 


forcées  de  nous  séparer  pour  peu  de  jours,  et  même  pour  peu  d'heures, 
nous  disions  en  nous  embrassant  tristement  :  Ah  1  si  jamais  nous  dispo- 
sons de  nous,  on  ne  nous  verra  plus  séparées  !  Nous  en  disposons 
maintenant,  et  nous  passons  la  moitié  de  r:miiée  éloignées  l'une  de 
l'aulr*.  Quoi  !  nous  aimerions-nous  moins  ?  (Mière  et  lendre  amie,  nous 
le  sentons  toutes  deux,  combien  le  temps,  l'Iiabitude  et  tes  bienfaits  ont 
rendu  notre  allachemenl  plus  fort  et  plus  indissoluble.  Pour  moi,  ton 
absence  me  paraît  de  jour  eu  jour  plus  insupporlable.  et  je  ne  puis 
plus  vivre  un  iiislaiit  sans  toi.  Ce  [irogrès  de  notre  amitié  est  plus  na- 
turel qu'il  ne  semble  ;  il  a  sa  rai>oii  (Lins  noire  situation  ainsi  que  dans 
nos  caraclères.  A  mesure  qu'on  avaiK  e  en  âge,  tous  les  senlinients  se 
concenlrent;  on  perd  tous  les  jours  ipielque  chose  de  ce  qui  nous  fut  cher, 
et  l'on  ne  les  remplace  plus.  On  iiicurl  ainsi  -|)ar  degrés,  jusqu'à  ce 
que,  n'aimant  enfin  que  soi-même,  on  ait  cessé  de  sentir  et  de  vivre 
avant  de  cesser  d'exister.  Mais  un  cœur  sensible  se  défend  de  loiile  sa 
force  contre  cette  mort  anticipée  ;  quand  le  froid  commence  aux  extré- 
mités, il  rassemble  autour  de  lui  toute  sa  chaleur  naturelle  ;  plus  il  perd, 
plus  il  s'attache  à  ce  qui  lui  reste,  et  il  tient  pour  ainsi  dire  au  dernier 
objet  par  les  liens  de  tous  les  autres. 

Voilà  ce  qu'il  me  semble  éprouver  déjà,  quoique  jeune  encore.  Ah  I 
ma  chère,  mon  pauvre  cœur  a  tant  aimé  !  Il  s'est  épuisé  de  si  bonne 
heure,  qu'il  vieillit  avant  le  temps  ;  et  tant  d'affections  diverses  l'ont 
tellement  absorbé,  qu'il  n'y  reste  plus  de  place  pour  des  aitacheineuis 
nouveaux.  Tu  m'as  vue  successivement  fille,  amie,  amante,  épouse  et 
mère.  Tu  sais  si  tous  ces  litres  m'ont  été  chers  !  Quelques-uns  de  ces 
liens  sont  délriiils,  d'autres  sont  relâchés.  Ma  mère,  ma  tendre  mère 
n'est  phis  ;  il  ne  me  reste  que  des  pleurs  à  donner  à  sa  mémoire,  et  je 
ne  goûte  qu'à  moiiié  le  plus  doux  sentiment  de  la  nature.  L'amour  est 
éteint,  il  l'est  pour  jamais,  et  c'est  encore  une  place  qui  ne  sera  point 
remplie.  Nous  avons  perdu  ton  digne  et  bon  mari  (pie  i'aiin:iis  eomuie 
la  chère  nioilié  de  loi-iiiènie,  et  qui  méritait  si  bien  la  leailii>>c  et  mon 
amitié.  Si  mes  fils  élaieiit  plus  grands,  lamijur  nialeniel  remplirait 
tous  ces  vides  :  mais  cet  amour,  ainsi  que  tous  les  autres,  a  besoin  de 
coiiÉiimnication  ;  et  quel  retour  peut  atiendre  une  mère  d'un  enfant  de 
quatre  ou  cinq  ans  1  Nos  enfants  nous  sont  chers  longtemps  avant  qu'ils 
puissent  le  senlir  et  nous  aimer  à  leur  tour  ;  ei  cependant  on  a  si  grand 
besoin  de  dire  combien  on  les  aime  à  quelqu'un  qui  nous  enlende  I  Mon 
mari  m'entend,  mais  il  ne  me  répond  pas  assez  à  ma  fantaisie;  la  tête 
ne  lui  en  tourne  pas  comme  à  moi  :  sa  tendresse  pour  eux  est  trop 
raisonnable,  j'en  veux  une  plus  vive  et  qui  ressemble  mieux  à  la 
mienne.  11  me  faut  une  amie,  une  mère  qui  soit  aussi  folle  que  moi  de 
mes  enfants  et  des  siens.  En  un  mot,  hi  niaterniié  me  rend  l'ainilié  plus 
nécessaire  encore,  par  le  plaisir  de  parler  sans  cesse  de  mes  enlànts 
sans  iloiiner  de  l'eunui.  Je  sens  que  je  jouis  doublement  des  caresses 
de  mon  priii  >laicellin  quand  je  te  les  vois  parliiger.  Quand  j'embrasse 
t;i  lilli',  je  erais  le  presser  contre  mon  sein.  Nous  l'avons  dit  cent  fois, 
en  voyant  lous  nos  petils  bambins  jouer  ensemble,  nos  cœurs  unis  les 
confondent,  et  nous  ne  savons  plus  à  laquelle  appartient  chacun  des 
trois. 

Ce  n'est  pas  lout  :  j'ai  de  fortes  raisons  pour  te  souhaiter  sans  cesse 
auprès  de  moi,  et  ton  absence  m'est  cruelle  à  plus  d'un  égard.  Songe  à 
mon  éloigneinent  pour  toute  dissimulation,  et  à  cette  continuelle  ré- 
serve où  je  vis  depuis  près  de  six  ans  avec  l'homme  du  monde  qui  m'est 
le  plus  cher.  Mon  odieux  secret  me  pèse  de  plus  en  plus,  et  semble 
chaque  jour  devenir  phis  indispensable.  Plus  l'honnêieté  veut  que  je  le 
révèle,  plus  la  prudence  m'oblige  à  le  garder.  Conçois-tu  quel  état  af- 
freux c'est  pour  une  femme  de  porter  la  défiance,  le  mensonge  et  la 
crainte  jusque  dans  les  bras  d'un  époux,  de  n'oser  ouvrir  son  cœur  a 
celui  qui  le  possède,  et  de  lui  cacher  la  moitié  de  sa  vie  pour  assurer 
le  repos  de  l'autre  ?  A  qui,  grand  Dieu  !  faut-il  déguiser  mes  plus  se- 
crètes pensées,  et  celer  l'intérieur  d'une  àme  dont  il  aurait  lieu  d'être  si 
content?  A  M.  de  'Wolinar,  à  mon  mari,  au  plus  dii;iie  époux  dont  le 
ciel  eût  pu  récompenser  la  vertu  d'une  fille  chaste  I  l'our  l'avoir  trompé 
une  fois,  il  faut  le  tromper  tous  les  jours,  et  me  senlir  sans  cesse  in- 
digne de  toutes  ses  bontés  pour  moi.  Mon  cœur  n'ose  accepter  aucun 
témoignage  de  son  estime  ;  ses  plus  tendres  caresses  me  font  rougir,  et 
toutes  les  marques  de  respect  et  de  considération  qu'il  me  donne  se 
changent  dans  ma  conscience  en  opprobres  et  en  signes  de  mépris.  Il 
est  bien  dur  d'avoir  à  se  dire  sans  cesse  :  C'est  une  autre  que  moi  qu'il 
honore.  Ah  !  s'il  me  connaissait,  il  ne  me  traiterait  pas  ainsi.  Non,  je  ne 
puis  supporter  cet  élat  affreux;  je  ne  suis  jamais  seule  avec  cet  lioinme 
respectable  que  je  ne  sois  prête  à  toniber  à  genoux  devant  lui,  à  lui 
confesser  ma  faute,  et  à  mourir  de  douleur  et  de  honte  à  ses  pieds. 

Cependant  les  raisons  qui  m'ont  relenue  dès  le  commencement  pren- 
nent chaque  jour  de  nouvelles  forces,  et  je  n'ai  pas  un  motif  de  parler 
qui  ne  soit  une  raison  de  nie  laire.  En  considérant  l'étal  paisible  et  doux 
de  ma  famille,  je  ne  |ieiise  iioiiit  sans  effroi  qu'un  seul  mot  y  peut  cau- 
ser un  désoiilie  iire|iaiable.  Après  six  ans  passés  dans  une  si  parfaite 
union,  irai-je  truiihler  le  repos  d'un  mari  si  sage  et  si  bon,  f|ui  n'a 
d'autre  volonié  (pie  celle  de  son  heureuse  épouse,  ni  d'autre  plaisir  que 
de  voir  régner  dans  sa  maison  l'ordre  et  la  paix  ?  Conlristerai-je  par 
des  troubles  domestiques  les  vieux  jours  d'un  père  que  je  vois  si  con- 
tent, si  cliarnié  du  bonlieur  de  sa  fille  et  de  son  ami  ?  Exposerais-je  ces 
cliers  enfants,  ces  curants  aimables  et  qui  promellent  tant,  à  n'avoir 
qu'une  éducation  négligée  ou  scandaleuse,  à  se  voir  les  tristes  victimes 


LA  NOIJVIXLK  HÉLOISE. 


83 


il.i  l;i  iliscuiilc  du  leiiis  parculs,  entre  un  père  «iiflainim;  d'iiin;  juste 
iiiili^'ii:iliiiu,  -jpU-  par  la  jalousie,  et  nue  nicri'  iiifiiiliiiiée  el  coup;)!)!!', 
tiiiijriiirs  noyée  dans  les  pleurs?  Je  coniniis  M.  ih  Wolmar  .MmiiiiiiI  sa 
IViinnc  ,  (|iiè  sais-je  ce  (pi'il  sera  ne  l'estiniiuit  plus'.'  l'eut -i,Hii:  jiol-il 
si  iiioileii;  (pie  pareil  que  la  passion  qui  domiiuîrail,  dans  son  t'ara(ter(! 
n'a  pas  encore  eu  lieu  de  se  développci'.  l'eut-ètre  sera-t-il  anssi  vio- 
li'iil  il.iiis  rcniporteineut  de  la  colère  (pi'il  est  doux  et  tranquille  tant 
(pi'il  n'a  nul  siijet  de  s'irriter. 

Si  je  iliii>  tant  d'égards  à  tout  ce  qui  in'cnviroMuc,  ne  rETcn  dois-je 
I  o  ni  aussi  (piclipu'snns  à  moi-même'.'  Six  ans  d'nne  vie  homuîte  et  n-- 
i;iiliere  n'cH.ici'ut-ils  rien  des  erreurs  de  la  jeunesse  '.'  et  faut-il  m'expo- 
scr  encore  a  la  peine  d'une  faute  que  je  pleure  depuis  si  longtemps'.'  Je 
le  l'avone,  ma  cousine,  je  no  tourne  ponit  sans  ri'puguance  les  yeux 
sur  le  passé  ;  il  m'Iinuiilie  jusqu'au  déeonragement,  et  je  suis  trop  seii- 
silde  à  la  honte  pour  en  supporter  l'idée  sans  i elondicr  dans  une  sente 

de  di'sespoir.   Li'  temps  qui  s'est  écoulé  depuis  iiio ai-JaL'e  est  celui 

qu'il  faut  (pie  j'envisage  pour  me  rassnicr.  M<in  ('lai  pivM  ni  m'ins|iire 
une  cou  lance  que  d'impmluns  souvenirs  voiidraieul  in'olei .  J'aime  a 
nourrir  mon  cœur  des  sentiments  d'Iimiiienr  (pie  je  crois  retrouvin-  en 
moi.  Le  raiig  d'épouse  et  de  nu"re  m'élève  l'aiiKJ  et  me  soutient  coiilre 
les  remords  d'mi  antre  élat.  (Juand  je  vois  mes  enfants  et  leur  père  au- 
tmirde  moi,  il  me  semlile  (pie  tout  y  respire  la  vertu;  ils  chassent  de 
mon  esprit  l'idiie  même  de  mes  anciennes  fautes.  Leur  innocence  est 
la  sauvegarde  de  la  mienne  ;  ils  m'en  deviennent  plus  chers  en  me  ren- 
dant meilleure,  et  j'ai  tant  d'iiorreiir  p(mr  tout  ce  qui  lilesse  l'Iionnè- 
te(é,  que  j'ai  peine  à  me  croire  la  niPiiie  qui  put  l'oublier  aiitielois.  Je 
me  sens  si  loin  de  ce  que  j'élais,  si  sûre  de  ce  que  je  suis,  (pi'il  s'en 
l'anl  peu  ipie  je  ne  rej^ardc  ce  que  j'aurais  à  dire  comme  un  aveu  qui 
in'esi  étranger  et  que  je  no  suis  plus  olilig(!C  de  faire. 

Voilà  l'état  d'incertitude  et  d'ansii'té  dans  Icipiel  j('  llolle  sans  cesse 
eu  ton  absence.  Sais-tu  ce  qui  arrivera  de  tout  (da  ipichpic  jour? 
Mou  père  va  bientôt  partir  pour  lieriie,  résolu  de  n'en  revenir  (prapres 
avoir  vu  la  (in  de  ce  long  procès  dont  il  ne  vent  pas  nous  laisser  l'em- 
barras, et  ne  se  liant  pas  trop  non  plus,  je  pense,  à  notre  zèle  à  le  pour- 
suivre. Dans  l'iulervallc  de  son  départ  à  son  retour,  je  resterai  seule 
avec  mon  mari,  et  je  sens  qu'il  sera  pres(pie  impossible  que  mou  fatal 
secrijt  ne  in'éeliappe.  (Inand  nous  avons  du  niomh^  tu  sais  (|ne  M.  de 
Wolmar  quille  souvent  la  conii)agnie,  et  fait  volontiers  seul  des  prome- 
nades an\  enviions  :  il  cause  avec  les  paysans,  il  s'informe  de  leur  si- 
(iiaiion,  il  examine  l'eiai  de  leurs  terres,  il  les  aide  au  besoin  de  sa  bourse 
et  de  ses  conseils.  iMais  (piaiid  non-^  sommes  seuls,  il  ne  se  pidinene 
qu'avec  moi  ;  il  ipiitle  peu  sa  leinnie  et  ses  enfants,  et  se  prête  à  leurs 
petits  jeux  avec  une  simplii  ilc  si  i  liannanle,  qu'alors  je  sens  pour  lui 
(piel(pie  cliose  de  plus  leiidi'e  encoïc  ipi'à  l'iu^dinaife.  (les  nioiiieiUs 
d'allendiisseineiit  sont  d'aiilaul  plus  pt'tillrii\  pour  la  i('sci  ve,  ipi'il  me 
fournit  lui-m(''nie  les  occasions  d  eu  inanipief,  el  (pi'il  m'a  cent  fois  Icnii 
(les  propos  (pu  seiidilaieni  ni'exciler  à  la  ((inliance.  'fi'il  on  laiil  il  lau- 
dia  (pie  je  lui  ouvre  iikmi  conir,  je  le  sens  ;  mais,  pni>(|ne  tu  veux  (pie 
ce  soit  de  concert  entre  nous  et  avec  tonles  les  précauliuns  ipie  la  pru- 
dence autorise,  reviens,  et  fais  de  moins  longues  absences,  ou  je  ne 
réponds  plus  de  rien. 

Ma  douce  amie,  il  faut  achever  ;  et  ce  qui  reste  importe  assez  pour 
me  coûter  le  plus  à  dire.  Tu  ue  m'es  pas  seulement  nécessaire  (luaiid 
je  suis  avec  mes  enfants  ou  avec  mon  mari,  mais  surtout  quand  je  suis 
seule  avec  ta  pauvre  Julie  ;  et  la  solitude  m'est  dangereuse  précisément 
parce  qu'elle  m'est  douce,  et  que  souvent  je  la  cherche  sans  y  songer. 
Ce  n'est  pas,  tu  le  sais,  que  mon  eaïur  se  ressente  encore  de  ses  an- 
ciennes blessures  ;  non,  il  est  guéri,  je  le  sens,  j'en  suis  très-silre  : 
j'ose  me  croire  vertueuse.  Ce  u'esl  point  le  présent  que  je  crains,  c'est 
le  passé  qui  me  tourinenle.  il  est  des  souvenirs  aussi  redoutables  que 
le  sentiment  actuel  ;  on  s'attendrit  par  réminiscence,  ou  a  honte  de  se 
sentir  (ilenrer,  et  l'on  n'en  pleure  que  davantage.  Ces  larmes  sont  de 
|ûtié,  de  regret,  de  repentir  :  l'amour  n'y  a  plus  de  part  ;  il  ne  m'est  plus 
rien  :  mais  je  pleure  les  maux  qu'il  a  causés,  je  pleure  le  s(ut  d  un  ' 
homme  estimable  (pie  des  feux  indiscrètement  nourris  ont  prive  du  re- 
pos et  peut-être  de  la  vie.  Ilelas!  sans  doute  il  a  péri  dans  ce  Imig  et 
périlleux  voyage  que  le  désespoir  lui  a  fait  entreprendre   S  il  vivait,  du 
bout  du  nioiide  il  nous  eût  donné  de  ses  nouvelles,  l'rès  de  nuatre  ans 
se  sont  écoulés  depuis  son  départ  ;  on  dit  que  l'escadre  sur  iaipielle  il 
est  a  soulîert  mille  d('sastres,  (prelle  a  perdu  les  trois  quarts  de  ses 
(■(piipag(;s,  que  plusieurs  vaisseaux  sont  submergés,  (pi'oii  ne  sait  ce 
(pi'est  devenu  le  reste.  11  n  est  plus    il  n'esl  pins  ,  ini  secret  pressenli- 
inent  me  l'aiinoiKe.  L'infortune  n'auia  pa-.  éle  pins  épargne  que  tant 
d'autres  :  la  nier,  les  nialailies,  la  tiislesse  bien  plus  cru  Ile,  auront 
abrégé  ses  jours,  .\iiisi  s'éteint  ce  (pii  brille  tm  niiiinenl  sur  lu  lerre.  H 
manquait  aux  lonriueuts  de  ma  conscience  d'a\oir  à  me  re|iroclier  l.i 
mort  d'im  hoiinèle  lioiume.  .\li  !  ma  cliere.  ipielic  àiiie  celait  ipte  la 
sienne  !...  comme  il  savait  aimer  !...  Il  merilail  de  vi\re..    Il  aura  pré- 
senté devant  le  souverain  juge  une  àme  faible,  mais  saine  el  ainianl  la 
vertu...  Je  m'efiorceen  vain  de  chasser  ces  liisles  idées,  à  chaque  iiis- 
laiil  elles  reviennent  malgré  moi.  l'mir  les  b.mnir.  on  pmir  les  régler, 
ton  amie  a  besoin  de  les  soins  ;  el  pnisipie  je  ne  puis  miblier  cel  inl'm- 
liiné.  j'aime  mieux  en  causer  avec  loi  (pie  d  y  pen-er  toute  seule. 

Itegarde,  que  de  raisons  augmentent  le  besoin  conliniiel  que  j'ai  de 
l'avoir  avec  moi  I  Tins  sage  et  plus  heureuse,  si  les  mêmes  raisons  le 


manquent,  Ion  eo-ur  <m  «ent-il  moins  le  mimo  bosoin  '?  S'il  est  bien 
vrai  ipi(!  tn  ne  veuilles  point  le  remarier,  ayant  si  peu  do  contentement 
de  ta  laniille.  (pielle  maison  le  peut  mieuK  convenir  que  celle-ci  ?  l'onr 
moi.  je  sonllre  à  le  savoir  dans  la  tienne  ;  car,  malgré  ladissimnlation, 
je  e(muais  la  manière  d'v  vivre,  et  ne  suis  point  dupe  de  l'air  folâtre 
(|ue  lu  viens  nous  (•taler'à  Clarens  Tu  mas  bien  r.-piorhé  des  défauts 
en  ma  vie,  mais  j'en  ai  un  ires-grand  à  le  reprocher  à  mon  toui  :  c'en 
que  ta  douleur  est  tonjtuirs  eoneenlrée  el  solitaire.  Tu  te  caches  pour 
t'afdiger,  cmnme  si  tu  rougissais  de  pleurer  devant  ton  amie.  Claire,  je 
n'aime  pas  cela  Je  ne  suis  point  injuste  comme  toi,  je  ne  blâme  point 
tes  regrets,  je  ne  veux  pas  (pi'au  boni  de  denK  an-,  de  dix,  ni  de  toute 
ta  vie,  tu  (esses  d'honorer  la  mémoire  d'un  si  tendre  époux  ;  mais  je 
le  blâme,  après  avoir  passé  les  plus  beaux  jour»  à  pleurer  avec  ta  Julie, 
de  lui  dérober  la  douceur  de  pleurer  à  son  tour  avec  toi.  el  de  laver 
par  de  pins  dignes  larmes  la  honte  de  celles  qu'elle  versa  dans  ton  sein. 
Si  lu  es  fàelK'e  de  taflliger,  ah  I  lu  ne  connais  pas  la  véritable  aflliction. 
Si  tu  y  prends  une  sorte  de  plaisir,  pourquoi  ne  veux-tu  pas  que  je  le 
parlage  .'  Ignores-tu  cpie  la  ccmimunication  des  conirs  imprime  a  la  tris- 
tesse je  ne  sais  quoi  de  doux  et  de  Iducbant  que  n'a  pas  le  contente- 
ment .'  et  raniiti('  n'a-t-elle  pas  ét('  specialeoient  donnée  aux  inalhcu- 
nmx  pour  le  soulagement  de  leurs  maux  el  la  consolation  de  leurs 
peines? 

Voilà,  ma  chère,  des  considérations  que  tu  devrais  faire,  et  auxquel- 
les il  faut  ajouter  qu'en  te  proposant  de  venir  demeurer  avec  rnoi,  je 
ne  te  parle  pas  moins  au  nom  de  mou  mari  qu'au  mien.  Il  m'a  paru 
plusieurs  fois  surpris,  presque  scandalisé  que  deux  amies  telles  que  nous 
n'habitassent  pas  ensemble  ;  il  assure  te  l'avoir  dit  à  toi-même,  et  il 
n'est  pas  lioiume  à  parler  inconsidi'rémeiit.  Je  ne  sais  quel  parti  tu 
prendras  sur  mes  repn'sentalions  ;  j'ai  lieu  d'espérer  qu  il  sera  tel  que 
j(^  le  di'sin'.  Oiioi  (pi'il  en  soit,  le  mien  est  pris,  et  je  n'en  changerai 
pas.  Je  n'ai  point  onblié  le  temps  où  lu  voulais  me  suivre  en  Angleterre. 
.\mie  iuconipai  aille,  c'est  à  présent  nxm  tour.  ïu  connais  mon  aver- 
sion piuir  la  \illc,  mou  gm'il  pour  la  campagne,  pour  les  travaux  rusli- 
(pics,  et  l'ait. icliemeut  (|nc  trois  ans  de  séiimr  m'ont  donné  pour  ma 
maison  de  Clarens.  fn  n'ignores  pas  non  plus  quel  embarras  c'est  de 
déménager  avec  tonte  une  famille,  et  combien  ce  serait  abuser  de  la 
cdinplaisance  de  mon  pi-re  de  le  transplanter  si  souvent.  Eh  bien',  si  tu 
ne  veux  pa»  quitter  ion  ménage  et  venir  gouverner  le  mien,  je  suis  ré- 
solue à  prendre  une  maisim  à  Lausanne,  où  nous  irons  tous  demeurer 
avec  toi.  Arrange- loi  là-dessus;  tout  le  veut,  mon  cœur,  mon  devoir, 
mou  bonheur,  mon  honneur  ciuiservé.  ma  raison  recouvrée,  iiion  état. 
mon  iiiari.meseulanls.inoi-mêiue:  jele  dois  tout  tout  ce  que  j'ai  debieii 
me  vient  (le  toi,  je  ue  vois  rien  ipii  ne  m'y  rappelle,  el  sans  toi  je  ne  suis 
rien.  Viens  donc,  ma  bien -aimée,  mon  a"iige  tulélaire,  viens  e(jnserver 
t(Mi  ouvrage,  viens  jouir  de  tes  bienfaits.  .N'ayons  plus  qu'une  famille, 
cdiiime  nous  n'avons  (pi'une  àiiic  pour  la  chérir;  lu  veilleras  sur  l'e- 
ducalion  de  mes  (il-,  ji;  veillerai  sur  celle  de  ta  lille  :  nous  nous  parla- 
geroiis  les  devoirs  (ti;  mère,  et  nous  en  doublerons  les  plaisirs.  Nous 
élèverons  nos  eoiurs  ensemble  à  celui  qui  purifia  le  mien  par  les  soins  ; 
et  n'ayant  plus  rien  à  désirer  eu  ce  monde,  nous  attendrons  en  paix 
rantrê  vie  dans  le  sein  de  l'innocence  et  de  l'amitié. 


LLTTllK   II. 


KKPONSE    DK   MADAME    d'oUBE    A    .MADA-ME  DE    WOLMAR. 


.Mon  Dieu,  ma  cousine,  (pie  la  lettre  m'a  diuiué  de  plaisir  !  charmante 
pièeheiise!...  cbarmanle  en  vi'iile.  mais  pivi  lieuse  pourtant...  pérorant 
à  ravir.  Des  o'uvres,  peu  de  nouvelles,  l.'ari  liitecte  allieiiien...  ce  beau 
diseur...  In  sai.;  bien...  dans  ton  xienx  l'Intaïque...  Pompeuses  descrip- 
tions, superbe  temple  I.  .  Quand  il  a  tout  dit  l'autre  vient;  nu  homme 
uni,  l'air  siMiple,  grave  et  p()s('...  connue  qui  dirait  la  cousine  tJ.iire... 
D'uiie  voix  creuse,  lenle.  el  iiiêiiie  un  peu  nasale...  Ce  qu'il  a  lUl.jf  le 
ferai.  Il  se  lait,  el  les  mains  de  battre.  .Vdieii  I  limume  aux  phrases.  Mon 
enfant,  nous  sommes  ces  deux  architectes;  le  temple  dont  il  s'agit  est 
celui  de  l'amitié. 

It(-snin(ms  un  peu  les  belles  choses  que  tu  m'as  dites:  Premièremenl, 
ipie  nous  nous  aimions,  et  puis,  que  je  t'étais  nécessaire;  et  puis  que 
In  me  l'étais  aussi;  el  puis  qu'i-tant  libres  de  passer  nos  jours  eiisera- 
ble.  il  les  y  fallait  passer.  Lt  tu  as  trouvé  tout  cola  loulc  seule!  Sans 
mentir  tues  nue  ebupieiite  persimne:  Oh  bitn.  que  je  l'aiiprenne  à 
quoi  je  mdceiipais  de  mou  c.Me  tandis  que  tu  méditais  cette  sublime 
lellre.  Apres  C4>la  lu  jngeias  t<ii-iiicine  lequel  vaut  mieux  de  ce  que  lu 
dis  ou  de  ce  (pie  je  fais. 

A  peine  ens-je  |M>rdu  mou  mari,  que  «u  remplis  le  vide  qui!  avait 
laisse  dans  niim  co'ur.  De  son  vivant  il  en  pirlageail  avec  loi  lesalTec- 
tions;  des  i(n'il  ne  Cul  plus,  je  ne  fus  qu'à  loi  seule:  et.  selon  la  re- 
marque sur  l'aecm-d  de  la  li  ndresse  maternelle  el  de  rainiiie.  ma  fille 
m«''me  n'était  pour  muis  qu'un  lieu  de  plus.  Non-seulement  je  resoin» 
dès  lors  de  passer  le  r.sie  de  m«  vie  avec  toi,  mais  je  formai  un  projet 
plus  étendu,  l'onr  que  nos  denv  Cimiillos  n'eu  lissent  qn'nue.  je  me  pro- 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


posai,  supposant  tous  les  rapports  convenables,  d'unir  un  jour  ma  fille 
à  ton  fils  aîné;  et  ce  nom  de  mari,  trouvé  par  plaisanterie,  me  parut 
d'heureux  augure  pour  le  lui  donner  un  jour  tout  de  bon. 

Dansée  dessein,  je  cherchai  d'abord  à  lever  les  embarras  d'une  suc- 
cession embrouillée  ;  et,  me  trouvant  assez  de  bien  pour  sacrifier  quel- 
que chose  à  la  liquidation  du  reste,  je  ne  songeai  qu'à  mettre  le  partage 
de  ma  fille  en  elfels  assurés  et  à  labri  de  lout  procès.  Tu  sais  que  j'ai 
des  fantaisies  sur  bien  des  choses;  ma  folie  dans  celle-ci  était  de  te 
surprendre.  Je  m'étais  mis  en  lèle  d'entrer  un  beau  malin  dans  ta 
chambre,  tenant  d'une  main  mon  enfant,  de  l'autre  un  portefeuille,  et 
de  te  présenter  l'un  et  l'autre  avec  un  beau  complimeol  pour  déposer 
en  les  mains  la  mère,  la  fille,  et  leur  bien,  c'esl-à-due,  la  dut  de 
celle-ci.  Gouverne-la,  voulais-je  te  dire,  comme  il  convient  aux  inté- 
rêts de  ton  fils  ;  car  c'est  désormais  son  affaire  et  la  tienne  ;  pour  moi, 
je  ne  m'en  mêle  plus. 

Iteniplie  de  celle  charmante  idée,  il  fallut  m'en  ouvrir  à  quelqu'un 
qui  m'aidàlàlexéculer.  Or,  devine  qui  je  choisis  pour  celle  confidence. 
Un  certain  M.  Wolmar  ;  ne  le  conuallrais-lu  point? —  Mon  mari,  cou- 
sine?— Oui,  Ion  mari,  cousine.  Ce  même  homme  à  qui  lu  as  tant  de  peine 


Julie  enliMiU  à  l'église.  —  let.  xv 


à  cacher  un  secret  qu'il  lui  ini|i(irle  de  ne  pas  savoir  est  celui  qui  l'en 
a  su  taire  un  qu'il  l'eût  été  si  (liii]\  il'apiirendre.  Celait  là  le  vrai  sujet 
de  tous  ces  entreliens  mysléiicux  doul  lu  nous  faisais  si  coiniquemenl 
la  guerre.  Tu  vois  comme  ils  soûl  dissimulés  ces  maris.  Nesl-il  pas 
l)ieu  plaisant  que  ce  soient  eux  qui  nous  accusenl  de  dissimulation? 
■l'exigeai»  du  lien  davaulaje  encore.  Je  voyais  fort  bien  que  tu  médi- 
tais le  même  projet  que  moi,  mais  plus  au  dedans,  et  connue  celle  qui 
n'exhale  ses  seniimenis  qu'à  mesure  qu'on  s'y  livre.  Cherchant  donc  à 
te  ménagiT  uue  surprise  plus  agréable,  je  voulais  que,  quand  tu  lui 
proposerais  notre  reunion,  il  ne  parût  pas  fort  approuver  cet  empres- 
sement, et  se  montrât  un  peu  froid  à  consenlir.  Il  me  fil  là-dessus  une 
réponse  que  j'ai  retenue,  et  que  tu  dois  bien  retenir  ;  car  je  doute  que, 
depuis  qu'il  y  a  des  maris  au  monde,  aucun  d'eux  en  ail  fait  une  pa- 
reille. La  voici  :  «  Petite  cousine,  je  cunuais  Julie...  Je  la  connais 
bien...  mieux  quelle  ne  croit  peut-êire.  Son  cœur  est  trop  homièie 
pour  qu'on  doive  résister  à  rien  de  ce  qu'elle  désire,  et  trop  sensible 
pour  {[u'on  le  puisse  sans  l'aflliger.  Depuis  cinq  ans  que  nous  sommes 
unis,  je  ne  crois  pas  qu'elle  ail  reçu  de  moi  le  moindre  chagrin;  j  es- 
père mourir  sans  lui  en  avoir  faii  aucun.  )j  Cousine,  songes-y  bien  : 


voilà  quel 
temeni  le 


est  le  mari  dont  lu  médites  sans  cesse  de  troubler  indiscrè- 
repos. 


Invocation.  —  let.  sviîi. 


Pour  moi,  j'eus  moins  de  délicatesse,  ou  plus  de  confiance  on  la 
douceur;  el  j'éloignai  si  naturellement  les  discours  auxquels  ton  cœur 
le  ramenait  souvent,  que,  ne  pouvant  taxer  le  mien  de  s'atliédir  pour 
loi,  lu  t'allas  mettre  dans  la  tète  que  j'attendais  de  secondes  noces, 
el  que  je  t'aimais  mieux  que  toute  autre  chose,  hormis  un  mari.  Car, 


,  et  mail  inie  île  Wolmar.  —  let.  iviu. 


vois-lu,  ma  pauvre  enfant,  tu  n'as  pas  un  secret  mouvement  qui  m'é- 
chappe ;  je  te  devine,  je  te  pénètre,  je  perce  jusqu'au  plus  profond  de 
ton  ame  ;  el  c'est  pour  cela  que  je  t'ai  toujours  adorée.  Ce  soupçon, 
qui  le  faisait  si  heureusement  prendre  le  change,  m'a  paru  excellent  à 
nourrir.  Je  me  suis  mise  à  faire  la  veuve  coquette  assez  bien  pour  t'y 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


85 


tromper  loi-inênie  •  c'est  un  rôle  pour  lequel  le  talent  me  uiaii(|iie     exécuter  encore  malgré'Ies  soins  de  M.  de  Wolmar,  c'est  que  les  diffi- 
moins  que  l'inclination.  J'ai  adroilcnicnt  ciM|)loYé  cet  air  agaçant  que     cnlKs  scml.lent  croître  avec  mon  zèle  a  les  surmonter.  Mais  mon  zèle 

'  ,  .  1    ■  "^        •  .1 1"    :_ !..   ..!..„   c «.    „ I    ,...^.   VAtA    en.    ri'icca     l'ncrtMPn    wtw    munir    n    Ini 


je  ne  sais  pas  mal  prendre,  et  avec  lci|ncl  )(■  me  suis  quelquefois  amu 
Sée  à  piTsillcr  plus  d'un  jeune  lat.  Tu  en  as  vie  tout  à  fait  la  du[)e,  et 
m'as  (  iiic  |iiiHi-  à  chercher  un  successeur  à  l'Iioinme  du  monde  auquel 
il  était  l«:  moins  aisé  d'en  trouver.  Mais  je  suis  trop  franche  pour  pou- 
voir me  contrefaiie  longtemps,  et  tu  t'es  bientôt  rassurée.  Cependant 
je  veuK  te  rassurer  encore  mieux  en  t'expliquant  mes  vrais  sentiments 
sur  ce  point. 

Je  te  l'ai  dit  cent  (bis  étant  fille,  je  n'étais  point  faite  pour  être 
femme.  S'il  eût  dépendu  de  moi,  je  ne  me  serais  point  mariée:  mais 
dans  notre  sexe  on  n'achète  la  liberté  que  par  l'esclavage,  et  il  faut 
commencer  par  être  servante  pour  devenir  sa  maîtresse  un  jour.  (Jiioi- 
que  mon  père  ne  me  gènût  pas,  j'avais  des  chagrins  dans  ma  famille. 
Pour  m'en  délivrer,  j'épousai  donc  M.  d'Orbe.  Il  était  si  honnête  homme 
et  m'aimait  si  tendrement,  que  je  l'aimai  sincèrement  à  mon  tour.  L'ex- 
périence me  donna  du  mariag(?  une  idée  plus  avantageuse  que  celle 
que  j'en  avais  conçue,  et  détruisit  les  impressions  que  m'en  avait  lais- 
sées la  Chaillot.  M.  d'Orbe  me  icndit  heureuse,  et  ne  s'en  repentit  pas. 
Avec  un  autre  j'aurais  tonjouis  rempli  mes  devoirs,  mais  je  l'aurais 
désolt';  et  je  siiis  (|u'il  fallait  un  aussi  bon  mari  pour  faire  de  moi  une 

I r  Irmiiic.  Irri:ii;iiicrais-tu  que  c'est  d(!  cela  même  (|uc  j'avais  à 

iiii-  piainilii'?  Mon  ('niant,  nous  nous  aimions  trop,  nous  n'étions  point 
gais.  Uiu;  amitié  plus  légère  eût  été  pins  folâtre;  je  l'aurais  préférée, 
et  je  crois  que  j'aurais  mieux  aimé  vivre  moins  contente  et  pouvoir  rire 
plus  souvent. 


sera  le  plus  fort,  et  avant  que  l'été  se  passe  j'espère  me  réunir  a  toi 
pour  le  reste  de  nos  jours. 


S:iiiil-l'reu\  ccrivaiU  ù  Jnlii 


A  cela  se  joignirent  les  siijols  ])artirnliois  d'inqnii'liido  que  me  don- 
nait ta  sitiialidii.  .le  n'ai  pas  besoin  de  le  rappeler  les  d.iiigors  que  t'a 
fait  courir  une  pas-sion  mal  réglée  :  je  les  vis  eu  freniissaiil.  Si  tu  n'a- 
vais risqué  que  ta  vie,  peut-être  un  reste  de  gaieté  ne  m'eût-il  pas 
tout  à  fait  abandonnée  .  mais  la  tristesse  et  l'effroi  pénétrèrent  mon 
âme  ;  et  jusqu'à  ce  que  je  t'aie  vue  mariée,  je  n'ai  pas  eu  un  moment 
de  pure  joie.  Tu  eoiiuus  ma  douleur,  tu  la  sentis  :  elle  a  beaucoup  l'ait 
sur  ton  bon  cœur;  et  je  ne  cesserai  de  bénir  ces  heureuses  larmes  qui 
SOiil  peut-être  la  cause  de  ton  reUinr  au  bien. 

Voil.i  coiunieiit  s'est  passé  tout  le  lenips  que  j'ai  vécu  avec  mon 
mari.  Juge  si,  depuis  que  Dieu  me  l'a  oie,  je  |iourrais  espérer  d'en  re- 
trouver un  autre  (pii  fiH  autant  selon  mon  eieor,  et  si  je  suis  tentée  de 
le  chercher.  [Son,  cousine,  le  mariage  est  nu  elal  trop  grave;  sa  di- 
gnité ne  va  point  avec  mon  humeur,  elle  in'atIriMo  et  me  sied  mal, 
sans  compter  que  toute  gêne  m'est  insupportable.  Pense,  toi  qui  me 
connais,  ce  que  peut  être  ;i  mes  veux  un  lien  dans  lequel  je  n'ai  pas 
ri  durant  sept  ans  sept  petites  lois  à  mon  aise.  Je  ne  veux  pas  faire 
comme  tui  la  matrone  à  vingl-hiiil  ans.  Je  me  trouve  une  petite  veuve 
assez  piquante,  assez  niariable  encore  ;  et  je  crois  que,  si  j'étais  h(un- 
nie,  je  m'aecommodcrais  assez  de  moi.  Mais  me  remarier,  cousine  ! 
Ecout<';  je  pleure  bien  sineèiement  mon  pauvre  mari;  j'aurais  donné 
lit  moitié  de  ma  vie  pour  passer  l'antre  avec  lui  ;  et  pourtant,  s'il  pou- 
vait revenir,  je  ne  le  reprendrais,  je  crois,  lui-même  que  parce  que  je 
l'avais  déjà  pris 


Il  icstc  1  ni(  jiMilii  1  du  upioibe  de  te  cacher  mes  peines  et  d'ai- 
mti  \  pkuur  loin  de  toi,  ji  m,  le  nie  pas,  c'est  à  quoi  j'emploie  ici  le 
meilleur  temps  que  ]\  passe    Je  nentie  jamais  dans  ma  maison  sans 


Le  suicide.  —  ler.  xxi. 


y  retrouver  des  vestiges  de  celui  qui  me  la  rendait  chère.  Je  n'y  fais 

pas  un  pas,  je  n'y  lixo  pas  un  objet,  sans  apercevoir  ipielipie  signe  de 

Je  vieiis  de  l'exposer  mes  véritables  hileutions.  Si  je  n'ai  pu  les  ;  sa  tendresse  et  de  la  bouté  de  sou  cœur  :  voudrais-tu  que  le  uiicu  n'en 


86 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


fût  pas  ému  ?  (Juanii  je  suis  ici,  je  ne  sens  que  h  perle  que  j'ai  faite; 
quand  je  suis  près  de  toi,  je  ne  vois  que  ce  qui  iii'oi  r(>ié.  Peux-tu 
me  faire  uiuriuie  de  ion  pouvoir  sur  mon  iiuuiiiir?  Si  \v  plcnie  eu  ton 
al)sence,  et  si  je  ris  près  de  toi,  d'ou  vient  celle  (liUeicuce  ?  Pc-lile  iii- 
gr:ile  !  c'est  que  lu  me  consoles  de  tout,  et(|ue  je  ne  sais  plus  m'aflliger 
de  rien  quand  je  le  possède. 

Tu  as  dit  l)ien  des  dioses  en  faveur  de  noire  ancienne  amitié  :  mais 
je  ne  le  pardonna  pas  d'oublier  celle  qui  me  fait  le  plus  d'honneur  ; 
c'est  de  te  chérir  (pi()i(pie  tu  m'éelipses.  Ma  Julie,  lu  es  faite  pour  ré- 
gner. Ton  euqjire  est  le  plus  absolu  que  je  connaisse  :  il  s'étend  jusque 
sur  les  volontés,  et  je  l'éprouve  plus  que  personne.  Comment  cela  se 
fait-il,  cousine'/  Nous  aimons  louies  deux  la  venu  ;  l'honnèlelé  nous 
est  également  chère  ;  nos  talents  sont  1rs  mêmes  ;  j'ai  presque  autant 
d'cspi'il  (pie  loi,  et  ne  suis  guère  moins  jolie.  Je  sais  fort  bien  tout  cela, 
et  nialgie  loiil  cela  lu  m'en  iniposes,  tu  me  subjugues,  lu  m'atterres, 
ton  génie  écrase  le  mien,  et  je  ne  suis  rien  devant  toi.  Lors  même  que 
lu  vivais  dans  des  liaisons  que  tu  le  reprochais,  et  que.  n'ayant  point 
imité  ta  faute,  j'aurais  dû  prendre  l'ascendant  à  mon  lour,  il  ne  ledemeu 
rail  pas  moins!  Ta  faiblesse,  que  je  blâmais,  me  semblaii  presque  une 
vertu  :  je  ne  pouvais  in'empêcber  d'admirer  en  loi  ce  que  j'aurais  re- 
pris dans  nu  aulie.  Enlin,  dans  ce  lemps-là  même,  je  ne  t'abordais 
point  sans  un  ceriain  mouvement  de  respect  involontaire;  et  il  est 
sûr  que  tonli;  la  doiiciur,  toute  la  familiarité  de  Ion  commerce  était 
nécessaire  pour  me  rendre  ton" amie  :  naturellement  je  devais  être  la 
servante.  Expli(|ue  si  In  peux  cette  énigme  ;  quant  à  moi,  je  n'y  en- 
tends rien. 

Mais  si  fait  pourtant,  je  l'entends  un  peu,  et  je  crois  même  l'avoir 
autrefois' expliquée;  c'est  que  ion  cœur  vivilie  tons  ceux  qui  l'environ- 
nenl,  et  leur  donne  pour  ainsi  dire  un  nouvel  être  dont  ils  sont  forcés 
de  lui  faire  liomniage,  puisqu'ils  ne  l'auraienl  point  eu  sans  lui.  Je  t'ai 
rendu  d'importanls  scrviies,  j'en  conviens  :  lu  m'en  f.iis  souvenir  si 
souvent,  ipi'il  n'y  a  pas  moyen  de  l'oublier.  .le  ne  le  nie  point,  sans  moi 
lu  étais  perdue  "Mais  quai-je  fait  que  le  rendre  ce  que  j'avais  re(,u  de 
loi?  Est-il  possible  de  le  voir  longtemps  sans  se  sentir  pénétrer  l'àme 
des  charmes  de  la  vertu  et  des  dnuceurs  de  l'amitié?  Ne  sais-tu  pas  que 
tout  ce  (pii  l'approche  est  par  loi-même  armé  pour  la  défense,  et  que 
je  n'ai  par-dessus  les  autres  que  l'avanlage  des  gardes  de  Sésostris, 
il'rire  de  ton  âge  et  de  ton  sexe,  et  d'avoir  été  élevée  avec  toi?  Quoi 
qu'il  en  soit.  Claire  se  console  de  valoir  moins  que  Julie,  en  ce  que  sans 
Julie  elle  vaudrait  bien  moins  encore;  et  puis,  à  te  dire  la  vérité,  je 
crois  que  nous  avions  grand  besoin  l'une  de  l'autre,  et  que  chacune  des 
deux  y  perdrait  beaucoup  si  le  sort  nous  eût  séparées. 

Ce  qui  me  fâche  le  plus  dans  les  affaires  qui  me  retiennent  encore 
ici,  c'est  le  risque  de  ton  secret  toujours  prêt  à  s'échapper  de  la  bou- 
che. Considère,  je  t'en  conjure,  que  ce  qui  te  porte  à  le  garder  est  une 
raison  forte  et  solide,  et  que  ce  (jui  te  porte  à  le  révéler  n'est  qu'un  sen- 
thnenl  aveugle.  Nos  soupçons  même  que  ce  secret  n'en  est  plus  un 
pour  celui  qu  il  intéresse  nous  sont  une  raison  de  plus  pour  ne  le  lui 
déclarer  qu'avec  la  plus  grande  circonspection.  Peut-être  la  réserve 
de  ton  mari  est-elle  un  exemple  et  une  leçon  pour  nous  ;  car  en  de 
pareilles  matières  il  y  a  souvent  une  grande  différence  entre  ce  qu'on 
feint  d'ignorer  et  ce  qu'on  est  forcé  de  savoir.  Attends  donc,  je  l'exige, 
que  nous  en  di'lilierious  encore  une  l'ois.  Si  tes  presseiiliuieiils  élaient 
fondés  et  que  ion  ilr]]|iiiable  ami  ne  fût  plus,  le  meilleur  parti  qui  res- 
terait à  prcLidii'  sçiiiitde  laisser  son  histoire  et  tes  malheurs  ensevelis 
avec  lui.  S'il  vit,  comme  je  l'espère,  le  cas  penl  devenir  différent;  mais 
encore  faut-il  que  ce  cas  se  pré'iente.  En  tout  état  de  cause,  crois-lu 
ne  devoir  aucun  égard  aux  derniers  conseils  d'un  infortuné  dont  tous 
les  maux  sont  ton  ouvrage  ? 

A  l'égard  des  dangers  de  la  solitude,  je  conçois  et  j'approuve  tes 
alarmes,  quoique  je  les  sache  très-mal  fondées.  Tes  fautes  passées  te 
rendent  craintive;  j'en  augure  d'autant  mieux  du  présent,  cl  lu  le  serais 
bien  moins  s'il  te. restait  plus  de  sujet  de  l'être  :  mais  je  ne  puis  te 
passir  ton  elTioi  sur  le  sort  de  notre  pauvre  ami.  A  présent  ipie  les  aifee- 
lionsont  changé  d'espèce,  crois  qu'il  ne  m'est  pas  moins  cher  qu'à  loi. 
Cependant  j  ai  des  presseiiliinenls  tout  contraires  aux  liens,  et  mieux 
d'accord  avec  la  raison.  Milord  Edouard  a  reçu  deux  fois  de  ses  nou- 
velles, et  m'a  écrit  à  la  seconde  qu'il  était  dans  la  mer  du  Sud,  ayant 
déjà  passé  les  dangers  dont  tu  parles.  Tu  sais  cela  aussi  bien  que  moi, 
et  lu  t'allliges  comme  si  lu  n'en  savais  rien.  Mais  ce  ipie  lu  ne  sais 
pas  et  qu'il  faut  l'apprendre,  c'est  que  le  vaisseau  sur  lequel  il  est  a 
été  vu,  il  y  a  deux  nmis,  à  la  hauteur  des  Canaries,  faisant  voile  en 
Europe.  Voilà  ce  qu'on  écrit  de  Hollande  à  mon  père,  et  dont  il  n'a 
pas  manqué  de  me  faire  part,  selon  sa  coulunie  de  m'instruire  des  af- 
faires publiques  beaucoup  plus  exaeleinent  ipie  des  siennes.  Le  cœur 
me  dii  à  moi  que  nous  ne  serons  pas  longtemps  san.s  recevoir  des  nou- 
velles de  noire  philosophe,  et  que  lu  en  s<'ras  pour  les  larmes,  à  moins 
qu'après  l'avoir  pleuré  mort  lu  ne  pleures  de  ce  qu'il  est  en  vie.  Mais, 
Dieu  merci,  tu  n'en  es  plus  là. 

Dell  !  lusse  or  qu'i  (|iiel  miser  pur  un  poc», 
Cir  c  già  (li  piaii'p'en'  o  di  vivr  hi-<so  ! 

lilil  que  n'e>l-il  un  moment  ii.-i  ce  |i;iuvre  mulhcureiix,  déjà  las  de  .soulïrlr  et 
de  vivre.  Pkth. 


Voilà  ce  que  j'avais  à  te  répondre.  Celle  qui  t'aime  t'offre  et  par»- 
lage  la  douce  espérance  d'une  éiernelle  réunion.  Tu  vois  que  tu  n'en 
as  formé  le  projet  ni  seule  ni  la  première,  et  ipie  l'exécution  en  est 
l>lus  avancée  tpi(^  tu  iie  pensais.  Prends  donc  patience  encore  cet  été, 
nia  douce  amie  :  il  vaut  mieux  larder  à  se  rejoindre  que  d'avoir 
encore  à  se  séparer, 

lié  bien!  belle  dame,  ai-je  tenu  parole,  et  mon  triomphe  est-il  com- 
plet? Allons,  ipi'on  se  mette  à  genoux,  qu'on  baise  avec  respect  celte 
lettre,  et  qu'on  reconnaisse  humblement  qu'au  moins  une  fois  dans  la  vie 
Julie  de  Wolmar  a  été  vaincue  en  amitié. 


LETTllE   lli: 


DE    I.'aMAM    HE   JIII.1E    A    MADAME    H'ORBE. 


Ma  cousine,  ma  bienfailrice,  mon  amie,  j'arrive  des  extrémités  de  la 
terre,  et  j'en  rapporte  un  eirur  loul  plein  de  vous.  J'ai  passé  quatre 
fois  la  ligne  :  j'ai  parcouru  les  deux  biMiiisplieres;  j'ai  vu  les  quatre  pai^ 
lies  (lu  monde;  j'en  ai  mis  le  dianulre  enire  nous;  j'ai  fait  le  lour  en- 
tier du  globe,  et  je  n'ai  pas  pu  vous  échapper  un  nionient.  On  a  beau  fuir  ce 
qui  nous  est  cher,  son  image,  plus  vile  que  la  mer  et  les  vents,  nous 
suit  au  bout  de  Punivers;  et  partout  où  l'on  se  porte,  avec  soi  l'on  y 
porte  ce  qui  nous  fait  vivre.  J'ai  beaucoup  souffert;  j'ai  vu  souffrir  da- 
vantage. Que  d'infortunés  j'ai  vus  mourir!  llélas,  ils  menaient  un  si 
grand  prix  à  la  vie!  et  moi  je  leur  ai  survécu!...  Peut-être  éiais-je  en 
el'fei  moins  à  plaindre  ;  les  misères  de  mes  compagnons  m'éiaient  plus 
sensibles  que  les  miennes  ;  je  les  voyais  tout  entiers  à  leurs  peines;  ils 
devaient  souffrir  plus  que  moi.  Je  me  disais  :  Je  suis  mal  ici,  mais  il  est 
un  coin  sur  la  terre  où  je  suis  heureux  et  paisible;  et  je  me  dédomma- 
geais au  bord  du  lac  de  Genève  de  ce  que  j'endurais  sur  l'Océan.  J'ai  le 
bonheur  en  arrivant  de  voir  confirmer  mes  espérances  ;  mais  milord 
Edouard  m'apprend  que  vous  jouisse?,  loiiies  deux  de  la  paix  et  de  la 
santé,  et  que,  si  vous  en  paiticnlier  avez  piMdn  le  doux  titre  d'épouse, 
il  vous  reste  ceux  d'amie  et  de  mère,  qui  doivent  suffire  à  tout  votre 
bonheur. 

Je  suis  trop  pressé  de  vous  envoyer  celte  lettre,  pour  vous  faire  à 
présent  un  détail  de  mon  voyage;  j'ose  espérer  d'en  avoir  bientôt  une 
occasion  plus  commode.  Je  nie  contente  ici  de  vous  en  donner  une  lé- 
gère idée,  plus  pour  exciter  que  pour  saiisfaire  votre  curiosité.  J'ai 
mis  près  de  quatre  ans  au  trajet  immense  dont  je  viens  de  vous  parler, 
et  je  suis  revenu  dans  le  môme  vaisseau  sur  lequel  j'étais  parti,  le  seul 
que  le  commandant  ait  ramené  de  son  escadre. 

J'ai  vu  d'abord  l'Amérique  méridionale,  ce  vaste  conlinent  que  le 
manque  de  fer  a  soumis  aux  Européens,  et  dont  ils  ont  fait  un  désert 
pour  s'en  assurer  l'empire.  J'ai  vu  les  c6tes  du  Brésil,  où  Lisbonne  cl 
Londres  puisent  leurs  trésors,  et  doni  les  peuples  misérables  foulent 
aux  pied»  l'or  et  les  diaiiiants  sans  oser  y  porter  la  main.  J'ai  traversé 
paisiblement  les  mers  oraneoses  qui  sont  sous  le  cercle  antarctique  ;  j'ai 
trouvé  dans  la  mer  Pacifique  les  plus  effroyables  tempêtes. 


E  in  mar  dubbioso,  soUo  ignoto  polo, 
l'rovai  l'onde  fallaci,  e'I  venio  inCdo. 

Et  sur  des  mers  suspectes,  sons  un  pôle  inconnu,  j'6prouvai  la  trahison  de 
l'onde  et  l'inlidélité  des  vents. 


J'ai  vu  de  loin  le  séjour  de  ces  prétendus  géants  qui  ne  sont  grands 
qu'en  courage ,  et  dont  l'indépendance  est  plus  assurée  par  une  vie 
simple  cl  frugale  que  par  une  haute  stature.  J'ai  séjourné  trois  mois 
dans  nue  ile  dés-erte  et  délicieuse,  douce  et  touchante  image  de  l'antique 
beauté  de  la  nature,  et  qui  semble  être  confinée  au  bout  du  monde  pour 
y  servir  d'asile  à  l'innocence  et  à  l'amour  persécutés  ;  mais  l'avide  Eu- 
ropéen suit  son  humeur  farouche  en  empêchant  l'Indien  paisible  de 
l'habiter,  et  se  rend  justice  en  ne  l'habitant  pas  lui-même. 

J'ai  vu  sur  les  rives  du  Mexique  et  du  Pérou  le  même  spectacle  que 
dans  le  Brésil  :  j'en  ai  vu  les  rares  et  infortunés  babilanls,  irisies  restes 
de  deux  puissants  peuples,  accablés  de  fers,  d'opprobre  et  de  misères, 
au  milieu  de  leurs  riches  métaux,  reprocher  an  ciel  en  pleurant  les  iré- 
sors  qu'il  leur  a  prodigués  J'ai  vu  rmceudie  affreux  d  une  ville  eniière 
sans  résistance  et  sans  défenseurs.  Tel  est  le  droit  de  la  guerre  parmi 
les  peuples  savants,  humains  et  polis,  de  l'Europe  ;  on  ne  se  borne  pas 
à  laire  à  son  ennemi  loul  le  mal  dont  on  peut  tirer  du  profit,  mais  on 
compte  pour  un  profit  tout  le  mal  qu'on  peut  lui  faire  à  pure  perle.  J'ai 
côtoyé  presque  toute  la  partie  occidentale  de  l'Amérique,  non  sans  être 
frappé  d'admiration  en  voyant  quinze  ceins  lieues  de  côte  et  la  plus 
grande  iner  du  monde  sous  l'empire  d'une  seule  puissance  qui  tient 
pour  ainsi  dire  en  sa  ra.dn  les  clefs  d'un  hémisphère  du  globe. 

Après  avoir  traversé  la  giaiidc  nier,  j'ai  trouvé  dans  l'autre  conti- 
nent un  nouveau  spectacle.  J'ai  vu  la  plus  nombreuse  et  la  plus  illustre 


LA  NOUVKIXK  HÉLOISE. 


87 


nation  de  l'inilvns  soumise  à  nne  poifinée  de  lnij-'iiuds  ;  j'ai  vu  de  près 
ce  |iiiijilc  (cicliic,  el  u':ii  pluseu;  siupiis  de  le  li(.ii\cr  esclave.  Aulanl 
de  lois  CDMiiiiis  i|ii:illaiiui',  il  l'ut  Uiujuurs  eu  proie  au  premier  veini,  el 
le  scia  jiis(pra  la  lin  des  siècles,  .le  l'ai  trouvé  di(!iie  de  son  sort, 
n'ayant  pas  uiéiiie  le  coinai^'e  d'eu  ^éniir.  Leliré,  lâche,  livpocrile  el 
cliailataii;  parlant  beaucoup  sans  rien  dire,  plein  d'esprit  sans  aucun 
génie,  alHjndaut  en  sii^nes  et  stérile  en  idées;  poli,  conipliniculeur, 
adroil,  lourlx^  el  IVipoii;  (pii  niel  lous  les  devoirs  en  i  tiipicllcs,  lowle 
la  morale  en  simagrées,  et  ne  counaît  d'autre  luuuanité  (pie  les  saluta- 
tions et  les  révérences.  J'ai  snrgi  dans  une  seconde  île  déserte,  plus 
incomun;,  plus  charmante  encore  que  la  première,  el  où  le  plus  cruel 
acciileut  faillit  à  nous  confiner  pour  jamais.  Je  fus  le  seul  peut-  èlre 
qu'un  exil  si  doux  n'épouvanta  point.  Ne  suis-je  pas  désormais  partout 
en  exil?  J  ai  vu  dans  ce  lieu  de  (hilices  et  d  effroi  ce  que  peut  tenter 

l'indusliic   huuiaiue  pour  tirer  l'iio ■  civilisé  d  nue  solitude  où  rien 

ne  lui  [nan(pie,  el  le  replonger  dans  mu  i;ouHrc  <U:  nouveaux  besoins. 

J'ai  vu  dans  le  vaste  océan,  on  il  devrait  cire  si  doux  à  des  lionnnes 
d'en  leneoulrer  d'autres,  deux  grands  vaisseaux  se  chercher,  se  trou- 
ver, s'aila(iner,  se  battre  avec  fureur,  connue  si  cel  espace  immense 
eût  éU;  tro|)  petit  pour  chacun  d'cmx.  Je  les  ai  vus  vomir  l'un  contre 

l'aulre  le  fer  et  les  11: nés.  Dans  un  combat  assez  court,  j'ai  vu  l'image 

de  renier  ;  j'ai  euteudii  les  (ris  d(^  joie  des  vainqueurs  couvrir  les 
plaintes  des  blessés  et  les  g(;iniss('ments  des  moiu'ants.  J'ai  re(,u  en 
rouni^^saut  ma  part  d'un  immense  bulin  ;  je  l'ai  re(.ue,  mais  en  déiiot; 
et  s'il  fut  pris  sur  des  malheureux,  c'est  à  des  malheureux  qu'il  sera 
rendu. 

J'ai  vu  ri'Jirope  transportée  à  l'exlrétnilé  de  l'.Vfriqne  par  les  soins 
de  ce  peuple  avare,  patient  et  laborieux,  qui  a  vaincu  p.ar  le  temps  et 
la  cousi.uice  des  diKienliés  que  tout  héroisme  des  autres  peuples  n'a  ja- 
mais pu  surmonter.  J'ai  vu  ces  vastes  et  malheureuses  contrées  qui  ne 
semblent  destinées  qu'à  couvi  ir  la  terre  de  troupeaux  d'esclaves.  A  hnir 
vil  aspect  j'ai  délourné  les  yeux  de  dédain,  d'horreur  et  de  pitié  ;  el 
voyant  la  qualriéuie  partie  de  mes  semblables  changée  en  bêles  pour  le 
service  des  antres,  j'ai  gémi  d'ètri^  homme. 

Unbnj'ai  vu  dans  mes  coiupagnons  de  voyage  un  peuple  inirépide  cl 
lier,  dont  l'exemple  cl  la  IduMie  rctalilissaieut  à  mes  yeux  l'Iionneui'  de 
mon  espèce,  poiii'  leipul  la  doiili'ur  el  la  mort  ne  sont  rien,  et  ipn  ne 
crainl  au  monde  ipu'  i.i  l'.dni  etreinuii.  .l'ai  vu  dans  leur  chef  un  capi- 
laine,  nu  s(dd,il,  lui  pilot(!.  un  sag(\  un  grand  liomuie,  el,  pour  dire 
encore  plus  piMit-eirc.  le  digue  ami  d  Edouard  liomston  :  mais  (C 
que  je  n'ai  point  vu  d.iusle  monde  entier,  c'est  (pn-lqu'un  (pii  ressembU; 
à  Claire  d'Oi  li(>,  à  Julie  d'Etange,  et  qui  (luisse  consoler  de  leur  perle  un 
cœur  qui  sut  les  aiiuei', 

Conunent  \ons  pai  1er  de  ma  gnérisou?  (lest  de  vous  que  je  dois  ap- 
prcndii'  à  la  connaitre.  Iîeviens"-je  plus  libre  et  plus  sage  que  je  ne  suis 
pai  li  ?  J'ose  le  (  roiic,  et  ne  puis  ralliriner,  La  même  image  régne  tou- 
jours dan^  mon  ((eiu-;  v(uis  savez  s'il  est  possible  ((u'cUe  s'en  efface  : 
mais  sou  empire  est  pins  digne  d'elle,  et  si  je  no  nie  fais  pas  illusion, 
elle  icgne  dans  ce  ('(rur  inl'oitiMié  C(uiuue  dans  le  votre.  Oui,  ma  cou- 
sin.', il  me  sendile  (pie  sa  vertu  m'a  snbjugiK',  ipie  je  ne  suis  pour  elle 
(|iir  Ir  nicilliur  el  le  pins  tiiidre  ami  (pii  fut  j.uuais,  que  je  ne  fais  plus 
ipi.'  l'ailoiir  I  (iinine  vous  l'adorez  vous-nuMue,  OU  pluli)t  il  me  semble 
(pii'  mis  MiiliMiinls  ne  se  sont  pas  afl'aiblis,  mais  rectiiiés;  el,  avec 
(piilipie  soin  ipie  je  m'examine,  je  les  trouve  aussi  purs  que  l'objet 
(pii  les  inspir('.  Qui::  puis-je  vous  dire  de  plus  jusqu'à  l'épreuve 
ipii  peut  m'appiendre  à  juger  de  moi  '.'  Je  suis  sincère  et  vrai;  je  veux 
('lie  ce  (pic  je  (lois  être  :  mais  comment  répondre  de  mon  cœur  avec 
t.iiii  (le  raison  de  m'en  délier','  Suis  je  le  maître  du  passé?  Peux-je  em- 
perhir  ipie  mille  leiix  ne  m'aient  anlrefois  dévoré'?  Comment  distingue- 
rai je  par  la  seule  imagination  ce  ipii  est  de  ci;  (pii  fut'?  et  comment 
nie  l'cpréseiilei'ai-je  amie  celle  (pie  je  ne  vis  jamais  ipi'aiiiaole?  (^Iiioi 
ipie  vous  pensiez  peut  èlre  du  motif  secret  de  mon  eiiipressenn'ul,  il 
c>l  lioiinète  et  raisonnable;  il  mérite  que  vous  l'approuviez.  Je  reponds 
(l'avanee  au  nn)ins  de  mes  inlentions.  Souffrez  que  je  vous  voie,  et 
in'cvaminez  vous-même,  ou  laissez-nu)i  voir  Julie,  et  je  saurai  ce  que 
je  suis. 

Je  dois  accompagner  milord  Edouard  en  Italie.  Je  passerai  près  de 
vous,  et  je  ne  vous  verrais  point  !  l'ensez-vous  que  cela  si;  puisse  !  Eh! 
si  vous  aviez  la  barbarie  d(!  l'exiger,  vous  mériteriez  de  n'ètri!  pas 
(liiéie,  Mais  poiuipioi  l'exigiMiez-vons ?  N'êles-vous  pas  celte  même 
Claire,  aussi  bonne  cl  compatissante  que  vertueuse  el  sage,  qui  daigna 
m'aiinir  des  sa  plus  lendre  jeunesse,  el  qui  d(dl  m'aiiner  bien  plus  en- 
(  (ire  aujourd'hui  que  je  lui  dois  tout?  Non,  non,  clière  et  eharinanle  amie, 
110  '-iciiiel  rebis  ne  serait  ni  de  vous  ni  fait  pour  moi  ;  il  ne  melira  point 
I'  riiiiible  à  ma  misère.  Encore  nue  fois,  encore  une  fois  eu  ma  vie.  je  t\é- 
poM  lai  mon  cœur  à  vos  (lieds.  Je  vous  verrai,  vmis  y  consentirez.  Je 
1,1  Miiai,  elle  y  consenlira.  Vous  connaissez  Irop  bini  loules  deux  mon 
rcsperl  |iour  idle.  Vous  savez  si  je  suis  luMiime  à   m'iiifiir  à  ses  yeux 

''I'    seiilani  indigne  d'y  paraiire,  EH,-  a  déploie  si   longtemps  i'ou- 

M,ii;.'  (le  ses  cliaiiiies  '.  Ah  !  ipi'elle  voie  une  fois  l'ouvrage  de  sa  vertu  ! 

/'.  .*»'.  Milonl  Edoiiaid  est  icleiin  pour  ipielipie  leiiips  encore  ici  par 
des  allaiics  :  s'il  iii'esl  permis  de  vous  voir,  poiiripioi  ne  prendrais-jc 
p;is  les  devants  |i(iiir  être  [dus  ttit  auprès  de  vous? 


LETTHE  IV. 


nr.    M.    VE    VVOLUAR    À    I,'aMA>T    Uf.    JOLIE. 


(Jnoique  nous  ne  nous  coimaissions  pas  encore,  je  suis  chargé  de 
vous  écrire.  La  plus  sage  el  la  plus  chérie  des  rcnnues  vient  d'ouvrir 
son  cœur  à  son  heureux  époux.  11  vous  croit  digue  d'avoir  été  aimé 
d'elle,  et  il  vous  olîre  sa  maison.  L'innocence  el  la  paix  y  legucnt; 
vous  y  trouverez  l'amitii-,  l'hospitalité,  l'estime,  la  couliaiice.  (Consultez 
volreCuHir  ;  el  s'il  n'y  a  rien  là  qui  vous  effraye,  venez  sans  crainte. 
Vous  ne  partirez  point  d'ici  sans  y  laisser  un  ami. 

WoLMAB. 

P.  S.  Venez,  mou  ami.  nous  vous  attendons  avec  empressement.  Je 
n'aurai  pas  la  douleur  que  vous  nous  deviez  un  refus. 

JcLU!. 


LETTRE  V. 


DE    MADAME    D  OBBK    A    L  AMAKT    DB   JDLIK. 
Dans  celle  IcUre  liiait  incluse  b  prectUtnir. 


Dieii  arrivé  I  cent  fois  le  bien  arrivé,  cher  Sainl-l'reux  :  car  je  pré- 
tends (pie  ce  nom  vous  demeure,  au  moins  dans  noire  société.  C'est, 
je  crois,  vous  dire  assez  qu'on  n'entend  pas  vous  en  exclure,  à  moins 
(lue  celte  e^elu^ion  ne  vienne  de  vous.  En  voyant  par  la  lettre  ci-joinlc 
(pie  j'ai  l'ail  plus  (pie  vous  ne  me  demandiez,  apprenez  à  prendre  un 
[len  plus  de  couliaiice  eu  vos  amis,  et  a  ne  plus  reprocher  à  leur  cœur 
des  chagrins  ipi'ils  parlageiit  ipiaiid  la  raison  les  force  à  vous  en  don- 
ner. M.  de  NVolniar  veut  vous  voir;  il  v(Uis  (d'fre  sa  inalson.  son  amitié, 
ses  conseils.  11  n'en  fallait  pas  tant  pour  calmer  loules  mes  crainles 
sur  votre  voyage,  et  je  m'offenseiais  inoi-meme  si  je  pouvais  un  iiio- 
mcnl  me  délier  di;  vous.  11  lait  plus  ;  il  préleiid  vous  guérir,  el  dit  que 
ni  Julie,  ni  lui,  ni  vous,  ni  moi,  ne  pouvons  èlre  paif,iitemenl  heureux 
sans  cela.  Quoi(pie  j'.illende  beaucoup  de  sa  sagesse,  et  plus  de  volrc 
verlu,  j  ignoi-e  ipi.  1  M'ia  le  succès  de  celle  entreprise.  Ce  que  je  sais 
bien,  c'esl  ipi'avee  la  femme  qu'il  a,  le  soin  qu'il  veut  prendre  est  une 
pure  générosile  pour  vous. 

Venez  donc,  iiioii  aimable  ami,  dans  la  sécurité  d'un  cieur  honnête, 
satisfaire  l'eiupressement  que  nous  avons  tons  de  vous  embrasser  el  de 
vous  voir  paisible  cl  conlenl  ;  venez  dans  voire  pays  ci  parmi  vos  amis 
vous  délasser  de  vos  voyages,  et  oublier  lous  les  maux  ipie  vous  avez 
soulïeris.  La  dernière  fois  ipie  vous  me  viles  j  (-lais  une  grave  matrone, 
et  mon  amie  était  à  l'exirémilé  ;  mais  à  présent  qu'elle  se  purie  bien. 
et  que  je  suis  ndevenue  fille,  me  voilà  lonl  aussi  folle  et  presque  aussi 
jolie  (pi'avanl  mon  mariage.  Ce  qu'il  y  a  du  moins  de  bien  sûr,  c'esl 
que  je  n'ai  point  changé  pour  vous,  e!  que  vous  feriez  bien  des  fois  le 
tour  du  monde  avant  d'y  trouver  quelqu'un  qui  vous  aimât  comme  moi. 


LETTRE  VI. 


DE    SAIST-PBECX    A    MlLOBD   EDOCARD. 


Je  me  lève  an  milieu  de  la  nuit  pour  vous  écrire.  Je  ne  saurais  trou- 
ver un  momeiil  de  re|ios.  Mon  ((viir  agité,  Iransporlé.  ne  peut  .«e  con- 
tenir au  drd  iiis  (le  moi  :  il  a  booin  (le  s'epaneinr.  Vous  qui  l'avez  si 
souvent  gaianii  du  dese-poir,  soyez  le  cher  déposilaire  des  premiers 
plaisirs  (pi'il  ail  iioilles  d.  puis  si  loiiglemps. 

Je  l'ai  vue,  milord  !  mes  yeux  l'ont  vue  !  J'ai  enlendu  sa  voix  :  ses 
mains  ont  louche  les  miennes:  elle  m'a  reconnu,  elle  a  marqué  de  la 
joie  à  me  voir:  elle  m'a  appelé  son  ami,  son  cher  ami  ;  elle  m'a  reçu 
dans  sa  maison  ;  plus  heureux  que  je  ne  fus  de  ma  vie,  je  loge  avec 
elle  sous  un  même  toit.el  ni.iiulenani  que  je  vous  écris,  je  suis  à  trente 
pas  d'elle. 

Mes  idées  soûl  Irop  vives  pour  se  succéder  ;  elles  se  présentenl  touies 
ensemble  :  elle>  se  nniseiil  muluellemenl.  Je  vais  m'arrêtcrel  reprendre 
baleine  pour  lâcher  de  mellie  quelipie  ordre  dans  mon  récit. 

A  pein(>  après  une  si  longue  absence  ni'élais-je  livré  près  de  vous 
aux  preiiiiers  iranspiuls de  mon  cœur  en  embrassant  mon  ami,  mon  li- 
bérateur cl  mon  |ieic,  que  vous  sougeàl(\s  an  voyage  d  llalie.  Vous  me 
le  f  les  désirer  d.ins  lespoir  de  m'y  soula;;er  enfin  du  fiirdeau  de  mon 
inulilitè  pour  vmis.  Ne  pmnaui  lerminer  sitôt  les  affaires  qui  vous  re- 
tenaient à  Londres,  vous  nie  proposâtes  de  partir  le  premier  pour  avoir 


88 


LA  NOUVELLE  HRLOISE. 


plus  lie  temps  à  vous  attendre  ici.  .le  (16111.111(1.11  la  peniilssioii  d'y  venir; 
je  l'obtins,  je  partis;  et  quoique  .Julie  s'offrit  davanco  à  nifs  regards, 
en  songeant  que  j'allais  m'apiiroclier  d'elle,  je  sentis  du  regret  a  m'é- 
loigner  de  vous.  .Milord,  nous  sommes  quittes,  ce  seul  sentiment  vous 
a  tout  payé. 

11  ne  faut  pas  vous  dire  que  durant  toute  la  route  je  n'étais  occupé  que 
de  l'objet  de  mon  voyage  ;  mais  une  chose  à  remarquer,  c'est  que  je 
commeiK^ai  de  voir  sons  un  autre  point  de  vue  ce  même  objet  qui  n'e- 
lait  jamais  sorti  de  mon  (3(inir.  .hisqnc-là  je  m'étais  toujours  rappelé 
.liilie  brillame  coinine  aiilrcl'dis  des  charmi's  di^  sa  prcmiei  e  jeunesse  ; 
j'avais  toujimis  vil  ses  licaiiv  yeii'v  auiini:s  du  fcii  i|(i'i'lle  m'inspirait; 
ses  traits  chéris  u  oirraiciit  à  mi's  regards  (pic  des  garants  de  mon  bon- 
heur; son  amour  et  le  mien  se  nK'Iaiciit  Icllement  avec  sa  figure,  que 
je  ne  pouvais  les  en  séparer.  M  linicnaiii  j'allais  voir  Julie  mariée,  .Julie 
more,  Julie  indifférente.  Je  ni'in(iui(;tais  des  changements  que  huit  ans 
d  intervalle  avaient  pu  faire  à  sa  beauté  Elle  avait  eu  la  petite  vérole 
elle  s'en  trouvait  changée  :  à  quel  point  le  pouvait-elle  être'?  Mon  ima- 
gin.ilion  me  rel'us;\it  opiniâtrement  des  taches  sur  ce  charmant  visage  ; 
et  sitôt  que  j'en  voyais  un  marqué  de  petite  vérole,  ce  n'était  plus  ce- 
lui de  Julie.  Je  pensais  encore  a  l'entrevue  que  nous  allions  avoir,  à  la 
réception  qu'elle  ni'allait  faire.  Ce  premier  abord  se  présentait  à  mon 
esprit  sous  mille  tableaux  différents,  et  ce  moment  qui  devait  jiasscr  si 
vite  revenait  pour  moi  mille  fois  le  join'. 

Quand  j'aperçus  la  cime  des  monts,  le  cœur  me  battit  fortement,  en 
me  disant  :  Elle  est  là.  La  même  chose  venait  de  m'ai  river  en  mer  ,à  la 
vue  des  ciJtes  d'Europe.  La  nièine  chose  m'était  arrivée  autrefois  à 
Meillerie„en  découvrant  la  maison  du  banni  d'Etauge.  Le  monde  n'est 
j.imais  divisé  pour  moi  qu'en  dein.  rc'L^iims;  celle  où  elle  est,  et  celle 
OÙ  elle  n'est  pas.  La  première  s'eicml  ipiaml  je  m'éloigne,  et  se  resserre 
à  mesure  que  j'approche,  comme  un  lien  où  je  ne  dois  jamais  arriver. 
Elle  est  à  présent  bornée  aux  murs  de  sa  chambre.  Hélas  !  ce  lieu  seul 
est  habité  ;  tout  le  reste  de  l'univers  est  vide. 

['lus  j'approchais  de  la  Suisse,  plus  je  me  sentais  ému.  L'innant  où 
des  hauteurs  du  Jura  je  découvris  le  lac  de  Genève  fut  un  instant  de\- 
lase  et  de  ravissement.  La  vue  de  mon  pays,  de  ce  pays  si  chéri,  où  des 
torrents  de  plaisirs  avaient  inondé  imin  C((Mir  ;  r;\ir  des  Alpes  si  salii- 
laireetsi  pur;  le  doux  air  de  la  patrie,  plus  suave  ipie  les  parfums  de 
l'Orient;  cette  terre  riche  et  fertile,  ci;  paysage  nnli|ue,  le  plus  beau 
dont  l'œil  humain  fut  jamais  frappé  ;  ce  séjour  charmant  auquel  je  n'a- 
vais rien  trouvé  d'égal  dans  le  tour  du  inonde  ;  l'aspect  d'un  peuple 
heureux  et  libre,  la  douceur  de  la  saison,  la  sérénité  (hi  cliinai,  mille 
souvenirs  délicieux  qui  réveillaient  tous  les  seniiments  ipie  j'avais 
goûtés  ;  tout  cela  me  jetait  dans  des  transports  que  je  ne  puis  diicrlre, 
et  semblait  me  rendre  à  la  fois  la  jouissance  de  ma  vie  entière. 

En  descendant  vers  la  cote,  je  sentis  une  impression  nouvelle  dont  je 
n'avais  aucune  idée;  c'éiait  un  certain  monvenKuit  d'effroi  qui  me  res- 
serrait le  cœur  et  me  troublait  malgré  imii.  Cet  effroi,  dont  je  ne  pou- 
vais démêler  la  cause,  croissait  à  mesure  que  j'approchais  de  la  ville  ; 
il  ralentissait  mou  empressement  d'arriver,  cl  lit  enfin  de  tels  progrès, 
que  je  m'inquiétais  aulant  de  ma  diligence  que  j'avais  fait  jusque  là  de 
ma  lenteur.  En  entrant  à  Vevai,  la  sensation  que  j'éprouvaai  ne  fut  rien 
moins  qu'agréable  :  je  fus  saisi  d'une  violente  palpitation  qui  m'empê- 
chait de  respirer;  je  parlais  d'une  voix  altérée  et  tremblante.  J'eus 
peine  à  me  faire  entendre  en  deniandaiit  M.  de  Wolniar;  car  je  n'osai 
jamais  nommer  sa  femme.  On  me  dit  (piil  diiiiiurait  à  Clarens.  Cette 
nouvelle  m'ôta  de  dessus  la  poitrine  un  poid^  de  cin(|  cents  livres;  et 
prenant  les  deux  liiMies  (]ui  me  restaiiMit  à  l.ilre  pour  un  répit,  je  me 
ri-'jouis  de  ce  qui  m'eût  désolé  dans  un  autre  temps  ;  mais  j'appris  avec 
un  vrai  chagrin  que  madame  d'Orbe  était  à  Lausanne.  J'entrai  dans  une 
auberge  pour  reprendre  les  forces  qui  me  manquaient  :  il  me  fut  im- 
possible d'avaler  un  seul  morceau  :  je  suffoquais  en  buvant,  et  ne  pou- 
vais vider  un  verre  qu'à  plusieurs  reprises.  Ma  terreur  redoubla  qnan  I 
je  vis  mettre  les  chevaux  pour  repartir.  Je  crois  que  jaiiraisdonné  tout 
an  monde  pour  voir  briser  une  roue  en  chemin.  Je  né  voyais  plus  Julie: 
mon  imagination  troublée  ne  me  présentait  que  des  objets  confus  :  mon 
àme  était  dans  un  tumulte  universel.  Je  connaissais  la  douleur  et  le  dés- 
espoir; je  les  aurais  préférés  à  cet  horrible  état.  Enfin  je  puis  dire 
n'avoir  de  ma  vie  éprouvé  d'agitation  plus  cruelle  que  celle  où  je  me 
trouvai  durant  ce  court  trajet,  et  je  suis  convaincu  que  je  ne  l'aurais 
l>u  supporter  une  journée  entière. 

En  arrivant  je  fis  arrêter  à  la  grille,  et  me  semant  hors  d'état  de 
faire  nu  pas,  j'envoyai  le  postillon  dire  (pi'nn  ciiaiigcr  deniaiidait  à 
parler  à  M.  de  Wolmar.  Il  était  à  la  priiiiiniinlc  ,\\rr  s:i  Iriiinif  iin  les 
avertit,  et  ils  vinrent  par  un  autre  ci'ite.  tandis  ipic,  1rs  yeux  liclies  sur 
l'avenue,  j'attendais  dans  des  transes  mortelles  d'v  voir  paraître  quel- 
(|ii'un. 

A  peine  Julie  in'eut-elle  aperçu  qu'elle  me  reconnut.  A  l'iiisiant,  me 
voir,  s'écrier,  courir,  s'élancer  dans  mes  bras,  ne  fut  pour  elle  qu'une 
même  chose.  A  ce  son  de  voix  je  me  sens  tressaillir,  je  me  retourne, 
je  la  vois,  je  la  sens.  0  inilord  !  6  mon  ami!...  je  ne  puis  parler... 
Adieu  crainte,  adieu  terreur,  effroi,  respect  humain.  .Son  regard,  son 
cri,  son  geste  me  rendent  en  un  moment  la  confiance,  le  courage  et  les 
forces.  Je  puise  dans  ses  bras  la  chaleur  et  la  vie  je  pétille  de  joie  en 
la  serrant  dans  les  miens.  Un  transport  sacré  nous  lient  dans  un  long 
siicucc  étroitement  embrassés,  et  ce  n'est  qu'après  un  si  doux  saisisse- 


ment que  nos  voix  commencent  à  se  confondre  et  nos  yeux  à  mêler  • 
leurs  pleurs.  M.  de  ^Vidinar  était  là  ;  je  le  savais,  je  le  voyais  :  mais 
qu'aurais-j('  pu  vou' ?  Non,  quand  l'univers  entier  se  fût  réuni  cnntre 
moi,  ipiaiid  ra|)jiareil  des  tourments  m'eût  environné,  je  n'aurais  pas 
dérobi'  iniin  id'iir  à  la  moindre  de  ces  caresses,  tendres  prémices 
d'une  ainilié  pure  et  sainte  ipie  nous  emporterons  dans  le  eiell 

Cette  première  imptinusiie  suspendue,  madame  de  Wolmar  me  prit 
par  la  main,  et,  se  icliiiirnanl  vers  son  mari ,  lui  dit  avec  une  certaine 
grâce  d'innocence  et  d(t  eandeiir  dont  je  me  sentis  pénétré  :  (,)noiqn'il 
soit  mon  ancien  ami,  je  ne  vous  h;  présente  pas,  je  le  reçois  de  vous, 
et  ce  n'est  qu'honore  de  votre  amiiié  qu'il  aura  désormais  la  mienne. 
Si  les  nouveaux  amis  ont  moins  d'ardeur  que  les  anciens ,  me  dit-il  en 
m'embrassant.  ils  seront  anciens  à  leur  toni*,  et  ne  céderont  point  aux 
autres.  Je  reçus  ses  embrasse-ments,  mais  mon  cœur  venait  de  s'épuiser, 
et  je  ne  fis  que  les  recevoir. 

Après  cette  courte  scène  j'observai  du  coin  de  l'œil  ipi'on  avait  dé- 
taché ma  malle  et  remisé  ma  chaise.  Julie  me  prit  sons  le  bras,  et  je 
m'avançai  avec  eux  vers  la  maison  ^  presque  oppressé  d'aise  de  voir 
iiu'on  y  prenait  possession  de  moi. 

Ce  fut  alors  qu'en  contemplant  plus  paisiblement  son  visage  adoré 
que  j'avais  cru  trouver  enlaidi,  je  vis  avec  une  surprise  ainère  et  douce 
(pr(  Ile  iMait  leidicinent  plus  belle  et  plus  brillante  que  jamais.  Ses  traits 
charmanls  se  sont  mieux  formés  encore;  elle  a  pris  un  peu  pins  d'em- 
bonpoint qui  ne  fait  qu'ajouter  à  son  eldoiiissanli'  blain  heur.  La  petite 
vérole  n'a  laissé  sur  ses  joues  que  (inclipics  Icgcirs  iracrs  prcsipie  iin- 
pereeplibles.  Au  lieu  de  cette  pudeur  snnllianle  ipii  liii'rai..ait  autrefois 
sans  cesse  baisser  les  yeux,  on  voit  la  sécurité  de  la  vertu  s'allier  dans 
son  chaste  regard  à  la  douceur  et  à  la  S'nsibililé  :  sa  contenance,  non 
moins  modeste,  est  moins  timide  ;  un  air  plus  libre  et  des  grâces  plus 
franches  ont  succédé  h  ces  manières  contraintes,  mêlés  de  tendresse  et 
de  honte  ;  et  si  le  sentiment  de  sa  faute  la  rendait  alors  [iliis  touchante, 
celui  de  sa  pureté  la  rend  aujourd'hui  plus  céleste. 

A  peine  étions-nous  dans  le  salon  qu'elle  disparut,  et  rentra  le  mo- 
ment d'après.  Elle  n'était  pas  seule.  Qni  pensez-vous  qu'elle  amenait 
avec  elle'?  Miiord,  c'étaient  ses  enfants!  ses  deux  enfants  plus  beaux 
que  le  jour,  et  portant  déjà  sur  leur  physionomie  enfantine  le  charme 
et  l'attrait  de  leur  mère  !  Que  devins-je  a  cet  aspect'.'  cela  ne  peut  ni  se 
(lire  ni  se  comprendre;  il  faut  le  sentir.  Mille  iiKiiivcmcnls  contraires 
m'assaillirent  à  la  fois;  mille  cruels  et  délicieux  sduviiiirs  vinrent  par- 
tager mon  cœur.  0  spectacle  1  ô  regrets!  Je  me  sentais  déchirer  de 
douleur  et  transporter  de  joie.  Je  voyais  pour  ainsi  dire  multiplier  celle 
ipii  mi;  hit  si  ebére.  Hélas  !  je  voyais  au  même  instant  la  tro|)  vive  preuve 
qu'elle  ne  m'était  plus  rien,  et  nies  pertes  semblaient  se  multiplier  avec 
elle. 

Elle  me  les  amena  par  la  main.  Tenez,  me  dit-elle  d'un  ton  qui  nu' 
perça  l'àme,  voilà  les  enfants  de  votre  amie  ;  ils  seront  vos  amis  un 
jour  :  soyez  le  leur  dès  aujourd'hui.  Aussitôt  ces  deux  petites  créatures 
s'empressèrent  autour  de  moi,  me  prirent  les  mains,  et,  m'accabhmt 
de  leurs  innocentes  caresses,  tournèrent  vers  rattendrisscment  Imite 
mon  émotion.  Je  les  pris  dans  mes  br.is  l'un  et  l'autre;  et  les  pressant 
contre  ce  cœur  agité  :  Chers  et  aimables  enfanls,  dis-jc  avec  un  sou- 
pir, vous  avez  à  remplir  uin'  gr  unir  lâche.  Pni'^sie/.-vons  ressembler  à 
ceux  de  qui  vous  tenez  la  vie  '.  piii  ^ir/-viiiis  imilcr  Inns  vernis,  el  (aire 
un  jour  par  les  vôtres  la  con^dhiiidii  di-  leurs  amis  iiildilnnes  !  .Madame 
de  Wolmar  enchanléc  me  sauta  au  cou  une  seconde  fois,  et  semblait 
me  vouloir  paver  par  ses  caresses  de  celles  que  je  faisais  à  ses  deux 
fils.  Mais  (piclle  dilférence  dn  premier  embrassement  à  celui-là  1  Je  l'é- 
prouvai avec  surprise.  C'était  une  mère  de  famille  que  j'embrassais  ;  je 
la  voyais  environnée  de  son  époux  el  de  ses  enfants  ;  ce  cortège  m'en 
imposait.  Je  trouvais  sur  son  visage  un  air  de  dignité  qui  ne  m'avait  pas 
frappé  d'abord  ;  je  me  sentais  forcé  de  lui  porter  une  nouvelle  sorte 
de  respect;  sa  familiarité  m'éiait  presque  à  charge;  quelque  belle  qu'elle 
me  parût,  j'aurais  baisé  le  bord  de  sa  robe  de  meilleur  cœur  que  sa 
joue  :  dès  cet  instant,  en  un  mot,  je  connus  qu'elle  ou  moi  n'étions  , 
plus  les  mêmes,  el  je  commençai  tout  de  bon  à  bien  augurer  de  moi.      j 

M.  de  Wolniar  me  prenant  par  la  main  me  conduisit  ensuite  au  loge- 
ment (jui  m'était  destiné.  Voilà,  me  dit-il  en  y  entr.ant,  votre  apparie-  , 
ment  ;  il  n'est  point  celui  d'un  étranger  :  il  ne  sera  plus  celui  d'un  autre; 
et  désormais  il  restera  vide,  ou  occupé  par  vous.  Jugez  si  ce  compli- 
ment me  hit  agréable  ;  mais  je  ne  le  méritais  pas  encore  assez  pour 
l'écouter  sans  conhision.  M.  de  Wolmar  me  sauva  l'embarras  d'une  ré- 
ponse. Il  m'invita  à  faire  un  tour  de  jardin.  Là  il  fit  si  bien  que  je  me 
trouvai  plus  à  mon  aise  ;  et  prenant  le  ton  d'un  homme  instruit  de  mes 
anciennes  erreurs,  mais  plein  de  confiance  dans  ma  droiture,  il  me 
parla  comme  un  père  à  son  enfuit,  el  me  mit  à  force  d'estime  dans 
l'impossibilité  de  la  démentir.  Non,  miiord,  il  ne  s'est  pas  trompé  ;  je 
n'oublierai  point  que  j'ai  la  sienne  el  la  vôtre  à  jusiifier.  Mais 
pourquoi  faul-il  que  mon  cœur  se  resserre  à  ses  bienfaits'.'  Pourquoi 
faut-il  (pi'un  homme  que  je  dois  aimer  soit  le  mari  de  Julie  ? 

Cette  journée  semblait  destinée  à  tous  les  genres  d'épreuves  que  je 
pouvais  subir.  Revenus  auprès  de  madame  de  Wolmar,  son  mari  fut  , 
appelé  pour  quelque  ordre  à  donner,  et  je  restai  seul  avec  elle. 

Ji!  me  trouvai  alors  dans  un  nouvel  embarras,  le  plus  pénible  et  le. 
moins  prévu  de  tous.  Que  lui  dire'.'  comment  débuter?  Oserais-je  rap- 
peler nos  anciennes  liaisons  et  des  temps  si  présents  à  ma  mémoire  ? 


LA  NOUVELLE  HÉLOLSE. 


8d 


lisserais-jc  ppnscr  (|iie  je  les  eusse  oublit-s  ou  qiu;  jo  no  m'en  soiiciiissc 
plus?  Oiii>rsii|i|ili(i-  ili^  l'railer  en  élrani;cn-  cclli'  ((n'oii  porte  .-iii  fond 
lie  si)n\ii'iir!  UnrWr.  iiirmiiie  d'iibuser  de  riii)>|iil;ilili'  |m)I1i-  lui  U'iiir  des 
discours  <\iù-\ù-  ne  doil  |ilns  ciitcndie  !  Dans  ces  pciplcxilés  je  (leidais 
loule  couleuauce:  le  l'eu  iiie  in<inlait  au  visage  ;  je  n'osais  ni  parler,  ni 
lever  les  yeux,  ni  faire  le  luoiiidre  geste  ;  et  je  crois  que  je  serais  resté 
lans((t  V'Iat  violent  jusqu'au  reliiur  de  sou  mari,  si  elle  ne  m'en  eût 
\\r.  l'ciiu-  ell(^  il  ne  parul  pas  i|ui^  ce  Ictc-à-tcte  l'ciU  gônée  en  rien. 
l'illr  cduscrva  le  uicnic  inainlicii  et  les  Uicrucs  ruauicres  qu'elle  avait 
uipai  avant  ;  elle  continua  de  me  pailer  siii-  le  incrnc  ion  :  seulement  je 
:ius  voir  (|u'elle  essayait  d'y  mettre  encore  plus  de  gaieté  et  de  lilierlé, 
jointe  à  uii  regard,  non  timide  ni  tendre,  mais  doux  et  affectneiix, 
■omuK!  pour  iii'cncouraijn  a  me  rassurer  et  à  sortir  d'une  contrainte 
iu'(!lle  ne  pouvait  luaoïpier  d'apercc-voii-. 

Kll<^  me  parla  de  mes  longs  \oyai^is;  elli;  voulait  en  savoir  les  détails, 
i  (  M\  surtout  des  dangers  ((ne  j'avais  courus,  des  riiniix  que  j'avais  en- 
liirrs  ;  car  elle  n'ignorait  pas,  disail-clle,  (pu;  son  amitié  m'en  devait 
e  (l.dotnmagenieni.  Ah  I  Julie,  lui  dis-je  avec  trislessc,  il  n'y  a  qu'uu 
Il  mil  ut  que  je  suis  avec  vous,  voule/.-vous  déjà  me  renvoyer  aux 
ml  ^ .'  Non  pas,  dit-elle  en  riant,  mais  j'y  veux  aller  à  mon  tour. 
Il    .le  lui  dis  que  je  vous  avais  donné  une  relation  de  nmn  voyage,  dont 
je  lui  apportais  une  co|iie.  Alors  elle  me  diuiianda  de  vos  nouvelles  avec 
empressement.  Je  lui  parlai  de  vous,  et  ne  pus  le  taire  sans  lui  retra- 
cer les  peines  (pie  j'avais  soulTertes  (^t  celles  (pie  je  vous  avais  données. 
Elle  en  liit  touchée  :  elle  conmieiK^a  d'un  ton  plus  sérieux  à  entrer  dans 
sa  propre  justificilion,  et  à  me  montrer  qu'elle  avait  drt  faire  tout  ce 
.  pTilli'  avait  fait.  M.  de  Woluiar  rentra  au  milieu  do  son  discours  ;  et  ce 
pii  me  confondit,  c'est  qu'i^lle  le  continua  en  sa  présence  exaelenient 
•oiniiie  s'il  n'y  etlt  pas  etc.  Il  ne  put  s'empêcher  de  sourire  en  démè- 
iiii  hiiui  étonnement.  Apres  qu'elle  eut  lini,  il  me  dit  :  Vous  voyez  un 
\riii|ile  de  la  franchise  qui  règne  ici.  Si  vous  voulez  sincèrement  être 
,  t;riu(  ux,  apprenez  à  l'imiter  ;  c'est  la  seule  prière  et  la  seule  leçon  que 
l'aie  à  vous  faire.  Le  premier  pas  vers  le  vice  est  de  mettre  du  mystère 
uix  .ictions  innocentes  ;  et  quiconque  aime  à  se  cacher  a  tôt  ou  tard 
'aisoii  de  se  cacher.  Un  seul  précepte  de  morale  peut  tenir  lieu  de  tous 
es  iiiiires.  Ne  fais  ni  ne  dis  jamais  rien  que  tu  ne  veuilles  que  tout  le 
iioiiile  voie  et  entende;  et,  pour  moi,  j'ai  toujours  regardé  comme  le 
I  ihis  estimable  des  hommes  ce  Koiuain  qui  voulait  (|iie  sa  maison  fût 
l'iiiislriiile  de  manient  ipi'ou  v:t  Iciiit  ce  ipii  s'y  faisait. 
|!     .l'ai,  c(iiilimia-l-il,  deux  partis  a  \ous  pni|ioser.  Choisissez  librement 
■(■lui  (pii  \ous  coMvieiidia  le  mieux,  mais  choisissez  l'un  ou  l'autre. 
lAliirs  preiiaiit  la  main  de  sa  femme  et  la  mienne,  il  me  dit  en  la  ser- 

■  laiil  ;  Notre  aiMili('  col uce,  en  voici  li^  cher  lien  ;  (lu'elle  soit  indis- 

iiliilile.  Iviidiiassr/  Mitre  sieiir  et  votre  amie;  traitez-la  toujours  comme 
rili' ;  |ilii^  Miii^seivz  familier  avec  elle,  mieux  je  penserai  de  vous, 
ilai^  \i\r/  dans  le  l(He-;i-lète  comme  si  j'étais  présent,  ou  devant  moi 
iMiiiiM'  si  je.  n'y  étais  pas  ;  voilà  tout  ce  (pie  ji;  vous  demande.  Si  vous 
Mrl(  irz  le  dernier  parti,  vous  le  pouvez  sans  iiupiiéliide;  car,  comme 
r  1111  i{'ser\c  le  droit  de  vous  avertir  de  tout  ce  ipii  me  déplaira,  tant 
|iie  je  ne  dirai  rien  vous  serez  sûr  de  ne  m'avoir  point  déplu. 

Il  \  avait  deux  heures  que  ce  discours  m'aurait  fort  embarrassé; 
;iiais  .M.  de  Woliuar  commem.ait  à  prendre  mie  si  grande  autorité  sur 
jnoi  qiK-  j'y  étais  di'jà  presi|iie  aecoutiiiiK!  Nous  recommençâmes  à  caii- 
ju'r  paisiblement  tous  (rois,  et  (  baqiie  l'ois  (pie  j(,'  parlais  à  Julie  je  ne 
iiaiiipiais  point  (le  l'appeler  iniKidiiir.  l'arlez-iuoi  franchement,  dit  enlin 
DM  mail  en  m'iuterioriipaiil,  dans  l'entretien  de  tout  à  l'heure  disiez- 
nus  iiKiiliuiic?  Non,  dis-je  un  peu  decoiicerlé  ;  mais  la  bienséance... 
.a  liieiiseaiiee,  repril-il ,  n'est  (pie  le  masipie  du  vice  :  où  la  vertu  rê- 
ne elle  (>!  iiiotile  ;  je  n'eu  veux  point.  Appelez  ma  femme  Juiie  en  ma 
'(■(■sciK  I',  (III   mailiiiiie  en  pailieiilier,  cela  m'est  iiidill'erent.  Je  com- 
iriir:ii   ilf  ciiiiiiaiire  alors  à  (piel  lioiiime  j'avais  à  faire,   et  je  résolus 
un  (le  (cuir  toujours  mou  cieur  eu  état  d  ('■tre  vu  de  lui. 
Mdii  corps,  épuisé  de  fatigue,  avait  ^raiid  besoin  de  nourriture,  et 
KMi  esprit  de  repos;  je  trouvai  l'un  et  l'autre  à  table.  Après  tant  d'an- 
rr-.  iralisence  et  d(^  douleurs,  après  de  si  longues  courses,  je  me  di- 
lis  dans  une  sorte  de  ravissement  ;  Je  suis  avec  Julie,  je  la  vois,  je  lui 
ai  le  ;  je  suis  à  table  avec  elle,  elle  me  voit  sans  inquiétude ,  elle  nie 
'(  int  sans  crainte,  rien  ne  trouble  le  plaisir  que  nous  avons  d'être  eu- 
■iiilile.  Douce  et  précieuse  innocence,  je  n'avais  point  goOté  tes  char- 
h  s    et  ce  n'est  (pie  d'aujourd'hui  (pu;  je  conuuenee  d'exister  sans 
uilliir. 
1  (  Miir.  eu  me  retirant,  je  passai  devant  la  chaïubre  des  maîtres  de 

isnii  ;  je  les  y  vis  entrer  euseml'le  :  je  gaiiiiai  tristement  la  mienne; 

'I  moment  ne  fut  pas  pour  moi  le  plus  agréable  de  la  journée. 
\(Hla,  milord.  conuiieut  s'est  passée  celte  première  entrevue,  dt'sirée 
|iasse>iMieiiieiit  et  si  criiellemeiit  redoutée.  J'ai  laelie  de  me  reeneil- 
•  (le|Hiis  (pie  je  suis  seul,  je  me  suis  ellorcé  de  souder  mon  coMir; 
ais  laLiilaliou  de  la  journée  precedeule  s'v  prolonge  encore,  et  il  m'est 
ijinvMlile  di>  jii^'er  sili'il  de  mon  veiilable  elal.  Tout  ce  ipie  je  sais  Iri^s- 
■iiaiiieiuenl,  c'est  (|Uo  si  mes  seulimenls  pour  elle  n'ont  pas  changé 
espèce,  ils  ont  au  moins  bien  change  de  forme,  que  j'aspire  toujours 
\(iii  nu  tiers  entre  nous,  et  que  je  crains  autant  le  tête-à-lête  que  je 
désirais  autrefois. 

■le  (  (impie  :iller  dans  deux  ou  trois  jours  à  Lausaime.  Je  u'ai  vu  Julie 
icore  (pi'à  demi  quand  je  u'ai  pas  vu  sa  cousine ,  celle  aimable  cl 


(  lun;  amie  à  (jui  je  dois  tant,  qui  partagera  sans  cesse  avec  vous  mon 
amitié,  mes  soins,  ma  leemniaisiance,  et  tous  les  senliiuenis  dont  mon 
cœur  est  resté  le  maître.  A  mou  retour  je  ne  larderai  ji.is  à  vous  en  dire 
davantage.  J'ai  besoin  de  vos  avis,  et  je  veux  m'observcr  de  près.  Je 
sais  mon  devoir,  et  le  remplirai.  Quelque  doux  ipi'il  nie  soit  d'habiter 
ceil(!  maison,  je  l'ai  résolu,  je  le  jure,  si  je  m'aperçois  jamais  que  je 
m'y  plais  trop,  j'en  sortirai  dans  l'iiisiant. 


LETTliE   VII. 


DE  MADAME  DE  WOLMAIi  A  MADAME   D  OIIBE. 


Si  tu  nous  ,ivais  accordé  le  délai  que  nous  te  demandions,  tu  aurais 
eu  le  plaisir  avant  ton  départ  d'emiirasser  ton  protégé.  Il  arriva  avant- 
hier,  et  voulait  l'aller  voir  aujourd'hui  ;  mais  une  espèce  de  courbature, 
fruit  de  la  fatigue  et  du  voyage,  le  relient  dans  sa  chambre,  et  il  a  été 
saigné  ce  malin.  D'ailleurs,  j'avais  bien  résolu,  pour  le  punir,  de  ne 
le  pas  laisser  partir  sitôt;  et  lu  n'as  qu'à  le  venir  voir  ici,  ou  je  te  pro- 
mets que  tu  ne  le  verras  de  longtemps.  Vraiment  cela  serait  ïden  ima- 
giné, (pi'il  vil  séparément  les  inséparables! 

lîn  vérité ,  ma  cousine,  je  ne  sais  quelles  v.iines  terreurs  m'avaient 
fascim;  l'esprit  sur  ce  voyage,  et  j'ai  lioiile  de  m'y  être  opposéi;  avec 
tant  d'obslinaliou.  l'Ius  je  craignais  de  le  revoir,  plus  je  serais  fâchée 
aiijoni(iliiii  (le  1»;  l'avoir  lias  vu;  car  sa  présence  a  détruit  des  craintes 
(pii  m'iii(|iii(iaieiil  encore,  et  qui  pouvaient  devenir  légitimes  à  force  de 
in'oe(  ii|)er  de  lui  Loin  (pie  l'attachement  (pie  je  sens  pour  lui  nrcffraye, 
je  crois  que  s'il  m'et;iit  moins  cher  je  me  délierais  plus  de  moi;  mais 
je  l'aime  aussi  Iciidrcmeiil  que  jamais,  sans  l'aimer  de  la  même  ma- 
nière. L'est  de  la  comparaison  de  ce  que  j'éprouve  à  sa  vue,  et  de  ce 
(pie  j'épr(uivais  jadis,  ipie  je  lire  la  sécurité  de  mon  étal  présent;  et 
dans  (les  s('ntinienls  si  divers  la  différence  se  fait  sentir  à  proportion  de 
leur  vivacité. 

Uiianl  à  lui,  quoiqueje  l'aie  reconnu  du  premier  instant,  je  l'ai  trouvé 
l'oit  cbuigé  :  et,  ce  qu'autrefois  je  n'aurais  guère  imaginé  possible,  à 
bien  (les  égards  il  me  parait  changé  en  mieux.  Le  premier  jour  il  donna 
(piehpies  signes  d'embarras,  et  j'eus  moi-même  bien  de  la  peine  à  lui 
(  ;u:lier  le  niien  ;  mais  il  ne  larda  pas  à  prendre  le  ton  ferme  et  l'air  ou- 
vert (pii  ((Mivient  à  son  caractère.  Je  l'avais  toujours  vu  timide  et  crain- 
til  ;  la  fraveur  de  me  déplaire,  et  peut-être  la  secrète  honte  d'un  rôle 
peu  digiii'  d'un  honnête  homme,  lui  donnaient  devant  moi  je  ne  sais 
(pielle  (dntenanc('  servile  et  basse  dont  tu  t'es  plus  d'une  fois  moquée 
avec  raison  Au  lieu  de  la  soiimissidu  d'un  i>s(  lave,  il  a  maintenant  le 
respect  d'un  ami  ipii  sait  honorer  ce  qu'il  estime  ;  il  tient  avec  assu- 
rance des  propos  honnêtes;  il  n'a  pas  peur  que  ses  maximes  de  vertu 
contrarient  ses  intérêts;  il  ne  craint  ni  de  se  faire  tort,  ni  de  me  faire 
affront,  eu  louant  les  choses  louables;  et  l'iui  seul  dans  tout  ce  qu'il  dit 
la  coiilianee  d'un  homme  droit  et  sûr  de  lui-même,  qui  lire  de  son  pro- 
pre cœur  l'approbation  qu'il  ne  chercbail  autrefois  (lue  dans  mes  re- 
gards. Je  trouve  aussi  que  l'usage  du  monde  et  rexpéricnce  lui  ont  ôlé 
ce  ton  dogmatique  et  tranchant  qu'on  prend  dans  le  cabinet  :  (jii'il  est 
moins  prompt  à  juger  les  hommes  depuis  qu'il  en  a  beaucoup  observe, 
moins  pressé  d'établir  des  propositions  universelles  depuis  qu'il  a  tant 
vu  d'excepiions,  cl  qu'en  général  l'amour  de  la  vérité  l'a  guéri  de  l'es- 
prit de  système  :  di;  sorte  qu'il  est  devenu  moins  brillant  et  plus  rai- 
sonnable", et  qu'on  s'instruit  beaucoup  mieux  avec  lui  depuis  qu'il  n'est 
plus  si  savant. 

Sa  ligure  est  changée  aussi,  et  n'est  pas  moins  bien;  sa  démarche 
est  plus  assurée  ;  sa  contenance  est  plus  libre ,  son  port  est  plus  fier  : 
il  a  rapporté  de  ses  campagnes  un  certain  air  martial  qui  lui  sied  d'au- 
tant mieux,  que  son  geste,  vif  et  prompt  quand  il  s'anime,  est  d'ail- 
leurs plus  grave  et  plus  posé  qu'autrefois.  C'est  un  marin  dont  l'attitude 
est  ilegmatique  et  froide,  et  le  parler  bouillaiii  et  impétueux.  A  trente  ans 
passés  son  visage  est  celui  de  l'homiiK'  dans  sa  perfection ,  cl  joint  au 
feu  d(!  la  jeunesse  la  majesté  de  l'âge  mûr.  Sou  teint  n'est  pas  rccon- 
naissablè  ;  il  est  noir  comme  un  More,  et,  de  plus ,  fort  marqué  de  la 
petite  vérole.  Ma  chère,  il  te  faut  tout  dire  :  ces  manpics  me  fontqucl- 
([ue  peine  à  regarder,  et  je  me  surprends  souvent  à  les  regarder  malgré 
moi. 

Je  crois  m'apereevoir  que  si  je  l'examine  ,•  il  n'est  pas  moins  attentif 
à  m'examiiier.  Après  une  si  longue  absence,  il  est  naturel  de  se  cousi- 
(h'icr  mutuellement  avec  une  sorte  de  curiosité  :  mais  si  celte  curiosité 
seiiiUle  tenir  de  1  aïK  ieii  empressement,  quelle  différence  dans  la  ma- 
nière aussi  bien  (pie  dans  le  motif!  Si  nos  regards  se  reueonlrent  moins 
souvent ,  nous  nous  regardons  avec  plus  de  liberté.  Il  semble  que  nous 
ayons  mie  (onventiun  lacite  pour  n(uis  considére,r  allcruaiivenieut. 
Ciiacim  sent  pour  ainsi  dire  quand  c'esl  le  tour  de  l'autre ,  et  détourne 
les  veux  à  son  tour,  l'eut-on  revoir  sans  plaisir,  quoique  rémolion  n'y 
soitpins.  ce  qu'on  aima  si  tendrement  autrefois,  et  qu'on  aime  si  pure, 
meut  aujourd'hui .'  (Jui  sait  si  l'amour-propre  ne  tberche  point  à  justi- 
fier les  erreurs  passées'.'  Qui  sait  si  chacun  des  deux,  quand  la  passion 
cesse  Je  l'aveugler,  n'aime  point  encore  à  se  tlire  :  Je  u'av.iis  pas  trop 


00 


LA  NOUVKLLK  HÉF.OLSK. 


ni:il  choisi?  (Jiioi  qu'il  eu  soil,  je  te  le  répéle  sans  lioiile,  je  conserve 
pour  lui  (les  scutimeiils  Irès-dnux,  qui  duieniut  ;uil;uil  (|ne  un  vie.  Loiu 
de  nie  reprocher  ces  senlimenis,  je  m'en  applaudis;  je  rougir.iis  de  ne 
les  avoir  pas,  connne  d'un  vice  de  caractère  et  de  la  marque  d'un  mau- 
vais coeur.  Quant  à  lui,  j'ose  croire  qu'après  la  vertu  je  suis  ce  qu'il  aime 
le  mieux  au  monde.  Je  sens  cpi'il  s'honore  de  mon  estime;  je  m'honore 
à  mon  tour  de  la  sienne,  et  mériterai  de  la  conserver.  Ah  !  si  tu  voyais 
avec  (|uelle  tendresse  il  caresse  mes  enl'anls,  si  tu  savais  quel  plaisir  il 
pri^nd  à  parler  de  toi,  cousine,  lu  connaîtrais  que  je  lui  suis  encore 
chère. 

Ce  qui  redouble  ma  confiance  dans  l'opinion  que  nous  avons  toutes 
deux  de  lui,  c'est  que  M.  de  Wolmar  la  partage  ,  et  qu'il  eu  pense  par 
lui-même,  depuis  qu'il  l'a  vu,  tout  le  bien  que  nous  lui  m  avions  dit.  Il 
m'en  a  beaucoup  parlé  ces  deux  soirs,  eu  se  l'élicilant  du  parli  (pi'il  a 
pris,  et  me  faisant  la  guerre  de  ma  résistance.  Non,  me  disail-il  hier, 
nous  ne  laisserons  point  un  si  honnête  homme  en  doute  sur  lui-même  ; 
nous  lui  appreudrous  à  mieux  compter  sur  sa  vertu  ;  et  peut-être  un 
jour  jouirons-nous  avec  plus  d'avantage  que  vous  ne  peusez  du  fruit  des 
soins  que  nous  allons  prendre.  Quant  à  présent,  je  commence  déjà  par 
vous  dire  que  son  caractère  me  plaît,  et  que  je  l'estime  surtout  par  nu 
côté  dont  il  ne  se  doute  guère ,  savoir  la  froideur  qu'il  a  vis-à-vis  de 
moi.  Moins  il  me  témoigne  d'amitié  ,  plus  il  m'en  inspire  ;  je  ne  saïu-ais 
vous  dire  combien  je  craignais  d'en  être  caressé.  C'était  la  première 
épreuve  que  je  lui  destinais.  11  doit  s'en  présenter  Une  seconde  sur  la- 
quelle je  l'observerai,  après  quoi  je  ne  l'observerai  plus.  Pour  celle-ci, 
lui  dis-je.  elle  ne  prouve  autre  chose  que  la  franchise  de  son  caractère  ; 
car  j:uuais  il  ne  put  se  résoudre  autrefois  à  prendre  un  air  soumis  et 
complaisant  avec  mon  père ,  quoiqu'il  y  eût  un  si  grand  intérêt  et  que 
je  l'en  eusse  instamment  prié.  Je  vis  avec  d(mleur  qu'il  s'ôtait  cette  ipui- 
que  ressource,  et  ne  pus  lui  savoir  mauvais  gré  de  ne  pouvoir  être  faux 
en  rien.  Le  cas  est  bien  différent,  reprit  mon  mari  ;  il  y  a  entre  votre 
père  et  lui  une  antipathie  naiurelle  fondée  sur  l'opposition  de  leurs 
maximes.  Quant  à  moi,  qui  n'ai  ni  systèmes  ni  préjugés,  je  suis  sûr 
qu'il  ne  me  bail  point  naturellement.  Aucun  homme  ne  me  hait:  un 
lionune  sans  passion  ne  peut  inspirer  d'aversion  à  personne  :  mais  je 
lui  ai  ravi  son  bien,  il  ne  me  le  pardonnera  pas  de  sitôt.  11  ne  m'en  ai- 
mera que  plus  tendrement  quand  il  sera  parfaitement  convaincu  que  le 
mal  que  je  lui  ai  fait  ne  in'empèche  pas  de  le  voir  de  bon  œil.  S'il  me 
careis«a  t  à  présent,  il  serait  un  fourbe  ;  s'il  ne  me  caressait  jamais,  il  se- 
rait un  monstre. 

Voilà  ma  Claire ,  à  quoi  nous  en  sommes;  et  je  commence  à  croire 
que  le  ciel  bénira  la  droiture  de  mon  cœur  et  les  intentions  bienfaisantes 
de  mou  mari.  Mais  je  suis  bien  bonne  d  entrer  dans  tous  ces  détails  : 
lu  m;  mérites  pas  que  j'aie  tant  de  plaisir  à  m'entretenir  avec  toi  :  j'ai 
résolu  de  ne  te  plus  rien  dire;  et  si  lu  veux  en  savoir  davautage,  viens 
l'apprendre. 

1'.  S.  11  faut  pourtant  que  je  te  dise  encore  ce  qui  vient  de  se  passer 
au  sujet  de  cette  lettre.  Tu  sais  avec  quelle  indulgence  M.  de  \Volmar 
reçut  l'aveu  tardif  que  ce  retour  imprévu  me  força  de  lui  faire.  Tu  vis 
avec  quelle  douceur  il  sut  essuyer  mes  pleurs  et  dissiper  ma  honte.  Soit 
que  je  ne  lui  eusse  rien  appris ,  comme  tu  l'as  assez  raisonnablement 
conjectiiré,  soil  q'i'en  effet  il  fût  touché  d'une  démarche  qui  ne  pouvait 
être  diciée  que  pir  le  repentir,  non-seulement  il  a  continué  de  vivre 
avec  moi  comme  auparavant,  mais  il  semble  avoir  redoublé  de  soins, 
de  conliance,  d'estime,  et  vouloir  me  dédommager  à  force  d'égards  de 
la  confusion  que  cet  aveu  m'a  coûté.  .Ma  cousine,  tu  connais  mon  cœur; 
juge  de  l'impression  qu'y  fait  une  pareille  conduite. 

Sitôt  que  je  le  vis  résolu  à  laisser  venir  noire  ancien  maître,  je  réso- 
lus de  mon  côté  de  prendre  contre  moi  la  meilleure  précaution  que  je 
pusse  employer  ;  ce  l'ut  de  choisir  mon  mari  môme  pour  mon  confident, 
de  n'avoir  aucun  entretien  particulier  qui  ne  lui  fût  rapporté,  et  de  n'é- 
crire aucune  lettre  qui  ne  lui  fût  montrée.  Je  m'imposai  même  d'écrire 
chaque  leitre  connue  s'il  ne  la  devait  point  voir,  et  de  la- lui  montrer 
eusuite.  Tu  trouveras  un  article  dans  celle-ci  qui  m'est  venu  de  cette 
manière;  et  si  je  n'ai  pu  m'empêcher,  en  l'écrivant,  de  songer  qu'il  le 
verrait ,  je  me  remis  le  témoignage  que  cela  ne  m'y  a  pas  fait  changer 
un  mol  :  mais  ,  (juand  j'ai  voulu  lui  porter  ma  lettre ,  il  s'est  moqué  de 
moi.  et  n'a  pas  eu  la  complaisance  de  la  lire. 

Je  t'avoue  que  j'ai  élé  un  peu  piquée  de  ce  refus,  comme  s'il  s'était 
délié  de  ma  bonne  foi.  Ce  mouvement  ne  lui  a  pas  échappé  :  le  plus 
franc  et  le  plus  généreux  des  hommes  m'a  bientôt  rassurée.  Avouez , 
m'a-i-il  dit,  que  dans  cette  lettre  vous  avez  moins  parlé  de  moi  qu'à 
loi  iliuairc.  J'en  suis  convenue.  Etait-il  séant  d'en  beaucoup  parler  pour 
lui  mouirer  ce  que  j'en  aurais  dit'/  Ué  bien!  a-l-il  repris  en  souriant , 
j'aime  mieux  ((ue  vous  parliez  de  moi  davantagi^ ,  et  ne  point  savoir  ce 
que  vous  eu  direz.  Puis  il  a  poursuivi  d'un  ton  plus  sérieux  :  Le  mariage 
est  un  état  trop  au-tère  et  trop  grave  pour  supporter  toutes  les  petites 
ouvertures  de  cœur  qii'ailmet  la  tendie  amitié.  Ce  dernier  lien  tempère 
quelquefois  à  propos  l'extrême  sévérité  de  l'autre,  et  il  est  bou  (pi'une 
lémine  honnête  et  sa;,'e  puisse  chercher  auprès  d'une  fidèle  amie  les 
consolations  ,  les  liiiniens  ii  les  conseils  qu'elle  n'oserait  demander  à 
son  mari  sur  ceil.iini>  liMiieres.  QiKiiipie  vous  ne  disiez  jamais  rien 
entre  vous  dont  vdii--  n'aimassiez  à  m'inslniire,  girdez-vous  de  vous  en 
faire  une  loi ,  de  peur  ipie  ce  devoir  ue  devienne  une  gène ,  et  que  vos 
coiilideuces  n'en  soient  moins  douces  en   devenant  plus  étendues, 


Croyez  iiuii,  les  épanchements  de  l'amitié  se  retienncni  devant  nu  té 
moin  (picl  qu'il  soit.  Il  y  a  mille  secrels  <pie  trois  amii  doiveiil  savoir, 
et  qu'ils  ne  peuvent  se  dire  que  deux  à  deux.  Vous  comiuuiiiipiez  liicn 
les  mêmes  choses  à  votre  amie  et  à  votre  époux  .  mais  non  pas  de  la 
même  manière;  et  si  \ous  voulez  tout  confondre,  il  arrivera  que  vos 
lettres  seront  écrites  plus  à  moi  qu'à  elle,  et  que  vous  ne  serez  à  votre 
aise  ni  avec  l'un  ni  avec  l'autre.  C'est  pour  mon  inlérêt  autant  que  pour 
le  vôtre  que  je  vous  parle  ainsi.  Ne  voyez-vous  pas  que  vous  craignez 
déjà  la  juste  boute  de  me  louer  en  ma  présence'/  Pourquoi  voulez-vous 
nous  ôter,  à  vous  le  plaisir  de  dire  à  votre  amie  combien  voire  mari 
vous  est  cher,  à  moi,  celui  de  penser  que  dans  vos  pl"s  secrets  cnlre- 
tiens  vous  aimez  à  parler  bien  de  lui'?  Julie  !  Julie  !  a-t-il  ajouté  en  me 
serraiil  la  main  et  iiit^  regardant  avec  bonté,  vous  abaisscrez-vous  à  des 
précaulions  si  peu  dignes  de  ce  que  vous  êtes,  et  u'apprcndrez-vous 
jamais  à  vous  estimer  votre  prix? 

Ma  chère  amie,  j'aurais  peine  à  dire  comment  s'y  prend  cet  homme 
incomparable,  mais  je  ne  sais  plus  rougir  de  mol  devant  lui.  Malgré 
que  j'en  aie,  il  m'élève  au-dessus  de  moi-même,  et  je  sens  qu'à  force  de 
conUance  il  m'apprend  à  la  mériter.  : 


LETTRE  VIII. 


REI'O.VSE    HE    USD.UIB    D  UHBli    A    MADAME    DE    WULMAB. 


Comment!  cousine,  notre  voyageur  est  arrivé,  et  je  ue  l'ai  pas  vu 
encore  à  mes  pieds  chargé  des  dépouilles  de  l'Amérique!  Ce  n'est  pas 
lui,  je  t'en  avertis,  que  j'accuse  de  ce  délai,  car  je  sais  qu'il  lui  dure  au- 
tant qu'à  moi;  mais  je  vois  qu'il  n'a  pas  aussi  bieu  oublié  que  tu  dis 
son  ancien  métier  d'esclave,  et  je  me  plains  moins  de  sa  négligence 
((ue  de  ta  tyrannie.  Je  te  trouve  aussi  fort  bonne  de  vouloir  qu'une 
prude  grave  et  formaliste  comme  moi  fasse  les  avances,  et  que,  toute 
affaire  cessante,  je  coure  baiser  un  visage  noir  et  crotu,  qui  a  passé 
quatre  fois  sous  le  soleil  et  vu  le  pays  des  épiées!  Mais  tu  me  lais  rire 
surtout  quand  lu  le  presses  de  gronder,  de  peur  que  je  ne  gronde  la 
première.  Je  voudrais  bien  savoir  de  quoi  tu  te  mêles.  C'est  mon  mé- 
tier de  quereller,  j'y  prends  plaisir,  je  m'en  ati|uiite  à  merveille,  et  cela 
me  va  Irès-bien  ;  mais  loi,  tu  y  es  gauche  on  ne  peut  davaniage,  cl  ce 
n'est  poinl  du  tout  ton  fait.  En  revanche,  si  tu  savais  combien  tu  as  de 
grâce  à  avoir  tort,  combien  ton  air  confus  et  ton  ai\\  suppliant  le  reii- 
deul  charmante,  au  lieu  de  gronder  lu  passerais  la  vie  à  demander 
pardon,  sinon  par  devoir,  au  moins  par  coquetterie. 

Quant  à  présent,  demande-moi  pardon  de  toutes  manières.  Le  beau 
projet  que  celui  de  prendre  son  mari  pour  son  coiilident,  cl  l'obligeante 
précaution  pour  une  aussi  sainte  amitié  que  la  notre  !  Amie  injuste  et 
femme  pusillanime  !  à  (jui  te  fieras-lu  de  la  vertu  sur  la  terre,  si  tu  le 
défies  de  les  sentiments  et  des  miens'?  Peux-lu,  sans  nous  offenser 
toutes  deux,  craindre  ton  cœur  et  mon  indulgence  dans  les  nœuds  sa- 
crés où  lu  vis?  J'ai  peine  à  comprendre  comment  la  seule  idée  d'ad- 
mettre un  tiers  dans  les  secrels  caqueiages  de  deux  femmes  ne  l'a  pas 
révoltée.  Pour  moi,  j'aime  fort  à  babiller  à  mou  aise  avec  toi  ;  m.îis  si 
je  savais  que  l'œil  d'un  homme  eût  jamais  fureté  mes  lettres,  je  n'au- 
rais plus  de  plaisir  à  l'écrire  ;  insensiblement  la  froideur  s'introduirait 
entre  nous  avec  la  réserve,  et  nous  ne  nous  aimerions  plus  que  comme 
deux  autres  femmes,  liegarde  a  quoi  nous  exposait  ta  solle  déliauce,  si 
ton  mari  n'eût  été  plus  sage  que  toi. 

Il  a  très-prudemnienl  l'ait  de  ne  vouloir  point  lire  ta  lettre.  H  en  eut 
peut-être  élé  moins  content  que  tu  n'espérais,  et  moins  que  je  ne  le 
suis  moi-même,  à  qui  l'état  où  je  l'ai  vue  apprend  à  mieux  juger  de  celui 
où  je  le  vois.  Tous  ces  sages  contemplatifs  qui  oui  passé  leur  vie  à 
l'étude  du  cœur  humain  en  savent  moins  sur  les  vrais  sigues  de  l'a- 
mour que  la  plus  bornée  des  femmes  sensibles.  M.  de  Wolmar  aurait 
d'abord  remarqué  (pie  ta  lettre  entière  est  employée  à  parler  de  notre 
ami,  et  n'aurait  poinl  vu  l'apostille  où  lu  n'en  dis  pas  un  mot.  Si  tu 
avais  écrit  celte  apostille  il  y  a  dix  ans ,  mon  enfant ,  je  ue  sais 
comment  tu  aurais  fait,  mais  l'ami  y  serait  toujours  reniré  par  quel- 
que coin,  d'auiant  plus  que  le  mari  ue  la  devait  poinl  voir. 

JI.  de  Wolmar  aurait  encore  observé  l'attention  que  tu  as  mise  à 
examiner  son  hôte, et  le  plaisir  que  tu  prends  à  le  décrire;  mais  il  man- 
gerait Aristote  et  Platon  avant  de  savoir  qu'on  regarde  son  amant  el 
qu'on  ne  l'examine  pas.  Tout  examen  exige  un  sang-froid  qu'on  n  a  ja- 
mais en  voyant  ce  qu'on  aime. 

Enfin,  il  s'imagiuerait  que  tous  ces  changements  que  lu  as  observés 
seraient  échappés  à  une  autre  ;  et  moi,  j'ai  bien  peur  au  contraire  d'en 
trouver  qui  le  seront  écliapins.  Qiiehpie  différent  que  ton  hôte  soit  de 
ce  qu'il  était,  il  changerait  davaiila-r  encore,  que,  si  ton  cœur  n'avait 
poiut  changé,  tu  le  verrais  lonjnms  le  même.  Quoi  qu'il  eu  soit,  tu 
détournes  les  yeux  quand  il  le  regarde  :  c'est  encore  un  fort  bon  signe. 
Tu  les  détournes,  cousine  !  Tu  ne  les  baisses  donc  plus?  car  sûrement 
tu  n'as  pas  pris  nu  mol  pour  un  l'autre.  Crois-tu  que  notre  sage  eut 
aussi  remarqué  cela  ? 

Une  autre  chose  très-capable  d'inquiéter  un  mari,  c'est  je  ne  sais 


LA  NOUVl'lLLK  JUiLOISR. 


•Jl 


liitii  (le  tdiiclv.ini  et  (l'affceliieiix  qui  rosln  (l;ins  ton  l:iiif,Mgo  ;ii;  siiji;l  (1<' 
:c  (|iii  K^  lus  «liiT.  Kii  U^  lisaiil,  en  rciileii  l:int  |iar'i'r,  on  :i  licsoid  de 
(t  hicii  (■orii);iilrc  pour  n(:  pas  se  tnmiprr  ;'i  1rs  Miiliiiicnls  :  on  a  bc- 
oiii  (l(!  savoir  (|i\o  ccsl  seiilcinint  d'un  ami  (|iii'  lu  parles,  oiipK!  lu 
)arlns  ainsi  de  loiis  les  amis;  mais  ipiarit  à  cela,  c'est  un  elfel  na- 
iirel  (le  Ion  caraelère,  que  ton  mari  roimail  trop  bien  pour  s'en  aiar- 
ncr.  Le  moyen  que  dans  un  ro'ur  si  tendre  la  pure  amitié  n'ait  pas 
nrore  un  peu  l'air  de  l'amour?  Kcoute,  cousine  ;  tout  ce  que  je  te  dis 
à  doit  bien  le  doimer  du  courajîe,  mais  non  pas  de  la  témc-iilé.  Tes 
)rof;rcs  sont  sensibles,  et  c'est  lieaueimp.  Je  ne  complais  que  sur  ta 
^erlu,  et  je  coumu'iice  à  compter  aussi  sur  ta  raison  :  je  ref;arde  à 
présent  ta  guérison  sinon  comme  pariaile,  aunmins  comme  facile,  et  lu 
n  as  précisément  assez  fail  pour  te  rendre  inexcusable  »i  tu  n'aclicvcs 
|)ns. 

Avant  d'être  à  Ion  apostille  j'avais  déjà  remarqué  le  petit  article 
r]ne  tu  as  eu  la  francliise  de  ne  pas  supprimer  on  modilier  en  songeant 
rpi'il  serait  vu  de  Ion  mari.  Je  suis  sOre  qu'en  le  lisant  il  eût,  s'il  se 
^r  pouvait,  redooldé  pour  loi  d'estime;  mais  il  n'en  crtt  pas  élé  pins 
riniliiii  lie  l'arliele.  l'in  t;en('ral  la  lellre  elait  Ires-iiropre  à  lui  donner 
iiiiieonp  de  eonliauce  eu  ta  conduile  et  l>eaiieoMp  d  iiiipiiéllide  sur  Ion 
leiH  liant.  J(!  l'avoue  que  ces  marques  de  petite  vérole,  que  lu  regardes 
iiiii,  me  fout  peur,  et  jamais  l'amour  ne  s'avisa  dun  plus  dangereux 
i;nil.  Je  sais  que  ceci  ne  serait  rien  pour  un  autre  ;  mais,  cousine. 
(iiniens-l'en  lonjours,  celle  que  la  jeunesse  et  la  figure  d'un  amant 
ira\;niiit  pu  si'duirc  se  perdit  en  pensant  aux  maux  qu'il  avait  soiif- 
!(  I  K  pour  elle.  Sans  doute  le  ciel  a  voulu  qu'il  lui  restât  des  nianpies 
lie  «elle  maladie  pour  exercer  la  vertu,  et  (pj'il  ne  t'en  restât  pas  pour 
(  \rrcer  la  sienne. 

.le  reviens  au  principal  sujet  de  la  lettre  :  tu  sais  qu'à  celle  de  iioire 
uni  j  ai  volé;  le  cas  élait  grave. Mais  à  présent  si  tu  savais  dans  ipiel 

I  iiiliarras  m'a  mise  cette  courte  absence  et  combien  j'ai  d'affaires  a  la 
luis,  tu  sentirais  l'impossibilité  où  je  suis  de  quitter  derecluf  ma  mai- 
son sans  m'y  donner  de  nouvelles  entraves  el  me  mcllre  dans  la  néces- 
siie  d'y  passer  encore  cet  hiver,  ce  qui  n'est  pas  mon  compte  ni  le  lien. 
^(■  vaut-il  pas  mieux  nous  priver  de  nous  voir  deux  ou  Irois  jours  à  la 
haie,  et  nous  rejoindre  six  mois  plus  tôt?  Je  pense  aussi  (pi'il  ne  sera 
|ias  iiiiilile  (pic  je  cause  en  particulier  cl  un  peu  à  loisir  avec  notre 
pliilosoplie,  soit  pour  sonder  et  ralTeruiir  son  coMir,  soil  pour  lui  don- 
ner (piehpies  avis  utiles  sur  la  nianieic  dont  il  doit  se  ((Uidiiii  c  av  ce  Ion 
mari,  et  nK'nie  avec  loi  ;  car  je  n'iniaj'ini;  pas  (pie  In  puisses  lui  parler 
bien  librement  là-dessus,  et  je  vois  par  la  lellre  même  qu'il  a  besoin 
de  conseils.  Nous  avons  pris  une  si  grande  babilude  de  le  gouverner, 
ipie  nous  sommes  un  peu  responsables  de  lui  à  iiolre  pi  iipie  coiiseience  ; 
et  jiisipi'à  ce  que  sa  raison  soit  culierement  libre  nous  y  devons 
sn|i|i'eer.  Pour  moi,  c'est  un  soin  (pie  je  pveiiilrai  toujours  avec  plai- 
sir .-  car  il  a  eu  pour  mes  avis  des  déférences  coiileiises  (|ne  je  ii'(ui- 
lilier.ii  jamais;  et  il  n'y  a  point  d'Iiounne  au  inonde,  depuis  que  le  mien 
n'i^i  pitis.  (pie  j'estime  et  que  j  aime  autant  (|uc  lui.  Je  lui  réserve 
aussi  pour  son  eomple  le  plaisir  d(!  me  rendre  ici  quelques  services, 
l'ai  beaiieonp  de  papiers  mal  en  ordre  qu'il  m'aidera  à  débrouiller,  et 
ipielipies  allaires  épineuses  on  j'aurai  besoin  à  mon  tour  de  ses  lumiè- 
res cl  (le  ses  soins.  Au  reste,  je  compte  ne  le  garder  que  cinq  ou  six 
jours  i(uit  au  plus,  et  peut-être  le  le  rcnvcrrai-je  dès  le  lendemain  ;  car 
l'ai  Irop  devaiiiléponr  altendre  que  l'impalicnce  de  s'en  retourner  le 
prenne,  et  IumI  Irop  bon  pour  m'v  tromper. 

Ne  manque  donc  pas,  sil()t  (pi'il  ser.i  remis,  de  me  l'envoyer,  c'est-à- 
dire  (le  le  laisser  venir,  ou  je  n'enlendrai  pas  raillerie.  Tu  sais  bien  que 
SI  j.'  rie  quand  je  pleure,  et  n'en  suis  pas  moins  afiligée,  je  ris  aussi 
(pian  I  je  gronde,  cl  n'en  suis  pas  moins  en  colère.  Si  tu  es  bien  .sage 

II  que  lu  fasses  les  choses  de  bonne  giàee,  je  te  promets  de  l'envoyer 
a\(  r  lui  un  joli  peiil  présent  ipii  le  fera  |)laisir  ;  mais  si  lu  me  fais  lan- 
guir, je  l'avertis  ipie  lu  il  auras  rien. 

/'.  .S.  A  propos,  dis-moi,  noire  marin  l'iime-t-il?jure-t-il?  boit-il  de 
l'eaii-de-vit;?  porte-l-il  un  grand  sabre?  a-l-il  bien  la  mine  dun  (libiis- 
lii  I  ?  .Mon  Dieu  !  que  je  suis  curieuse  de  voir  l'air  (in'oii  a  quand  on  re- 
vient des  antipodes  I 


LETTRE  IX. 


nn  MAn*>ir,  n  oniiiî  a  hvîhme  nr  vvoimar. 


Tien»,  cousine,  voilà  Ion  esclave  que  je  te  renvoie.  J'en  ai  fail  le 
mien  durant  ces  buii  jours,  et  il  a  porté  ses  fers  de  si  bon  cœur,  qu'on 
voil  qu'il  est  loin  fait  pour  servir,  liends-moi  gràee  de  ne  l'avoir  pas 
garde  huit  aulres  jours  encore;  car,  ne  t'en  déplaise,  si  j'avais  atleiidii 
','"  ;!  |''l  prêt  à  s'ennuyer  avec  moi,  j'aurais  pu  ne  pas  le  renvover  siloi. 
Je  lai  donc  gardé  sans  scrupule;  mais  j  ai  en  celui  de  n'oser  le  loger 
!(  ans  ma  maison,  .le  me  suis  senti  qucbpiefois  celle  licite  d'àiiie  (pii 
^•ledaiiiue  les  serviles  bienséances,  cl  sied  si  bien  à  la  verin.  J  ai  élé 
M'Ius  limiile  en  celte  occasion.  s;)ii«  savoir  pourquoi  ;  et  tout  ce  (pi'il  y 


a  de  sûr,  c'est  que  je  serais  plus  portée  à  me  reprocher  celle  réserve 
qu'à  m'en  applaudir. 

iMais  toi,  sais-tu  bien  pourquoi  nuire  ami  s'endurait  si  paisiblement 
ici?  rrcmièremeni,  il  élait  avec  moi,  et  je  prétends  que  c'est  déjà  beau- 
coup pour  prendre  patience.  Il  m'épargnait  des  tracas  et  me  rendait  ser- 
vice dans  mes  affaires  :  un  ami  ne  s'ennuie  point  à  cela.  Une  troisième 
chose  (pie  In  as  di'ià  deviiice,  quoique  lu  n'en  fasses  point  scniblani, 
c'est  (pi'il  me  parlait  de  loi  ;  cl,  si  nous  iJtions  le  temps  qu'a  duré  cette 
causerie  de  celui  qu'il  a  passé  ici,  tu  verrais  qu'il  m'en  est  fort  peu 
resté  pour  mou  compte.  Mais  quelle  bizarre  fantaisie  de  s'éloigner  de 
toi  pour  avoir  le  plaisir  d'en  parler  !  pas  si  bizarre  qu'on  dirait  bien.  11 
est  conlraiiii  en  ta  présence,  il  faut  qu'il  s'observe  incessamment,  la 
moindre  iii(lis(r('lion  deviendrait  un  crime,  et  dans  ces  momenis  dan- 
gereux, le  seul  devoir  se  laisse  entendre  aux  c(eurs  honnêtes;  mais  Ion 
de  ce  qui  nous  fut  cher,  on  se  permet  d'y  songer  encore.  Si  Ion  élouffe 
un  sentiment  devenu  coupable,  pourquoi  se  reprocherait-on  de  l'avoir 
eu  tandis  qu'il  ne  l'élait  point?  Le  doux  souvenir  d'un  bonheur  qui  fui 
légitime  peut-il  jamais  être  criminel?  Voilà,  je  pense,  un  raisonnement 
(]ui  l'irait  mal,  mais  qu'après  tout  il  peut  se  permctire.  11  a  recommencé 
pour  ainsi  dire  la  carrière  de  ses  anciennes  amours;  sa  pnmière  jeu- 
nesse s'est  écoulée  une  seconde  fois  dans  nos  entretiens;  il  me  renou- 
velait toutes  ses  coididences  ;  il  rappelait  ces  lenips  heureux  on  il 
lui  était  fiermis  de  l'aimer  :  il  peignait  à  mon  cour  les  chatmes  d'une 
flamme  iiinocente...  Sans  doute  il  les  enibellissail. 

11  m'a  peu  parlé  de  son  étal  présent  par  rapport  à  toi,  et  ce  qu'il 
m'en  a  dit  lient  plus  du  respect  et  de  l'adniir;  'ion  que  de  l'amour;  en 
sorle  que  je  le  vois  retourner  beaucoup  plus  rassure  sur  son  coeur  que 
quand  il  est  arrivé,  (le  n'est  pas  qn'anssiliil  qu'il  esl  question  de  loi  l'on 
n'a[)er<.oive  au  fond  de  ce  C(cnr  lro)i  sensible  un  certain  altendrisse- 
meiil  (|ue  l'anlilié  seule,  non  moins  louchante,  marque  pourtant  d'un 
aiilre  t(ni  :  mais  j'ai  remaripié  depuis  longiemps  que  pei sonne  ne  peut 
ni  te  voir  ni  penser  à  toi  de  sang-froid  ;  et  si  l'on  joint  au  sentiment 
universel  que  la  vue  inspire  le  seiitiment  plus  doux  qu'un  souvenir  in- 
effaçable a  dû  lui  laisser,  on  trouvera  qu'il  est  diflicile  et  peut-être  im- 
possible qu'avec  la  vertu  la  plus  austère  il  soit  aune  chose  que  ce  qu'il 
est.  Je  l'ai  bien  queslioinu',  bien  observé,  bien  suivi  ;  j(!  1  ai  examiné 
autant  qu'il  m'a  ('lé  possible  ;  je  ne  jinis  bien  lire  dans  son  âme,  il  n'y 
lit  jias  mieux  Ini-même  ;  mais  je  puis  le  répondre  au  moins  qu'il  est 
péiielré  de  la  force  de  ses  devoirs  et  des  liens,  et  que  l'idée  de  Julie 
méprisable  et  corrompue  lui  ferait  plus  d'horreur  à  concevoir  que  celle 
de  son  propre  anéantissement.  Cousine,  je  n'ai  qu'un  conseil  à  le  don- 
ner, et  je  le  prie  d'y  faire  attention  ;  évite  les  détails  sur  le  passe,  et  je 
le  réponds  de  l'avenir. 

{,)uanl  à  la  restitution  dont  tu  me  parles,  il  n'y  faut  plus  songer.  Après 
avoir  épuisé  toutes  les  raisons  imaginables,  je  1  ai  prie,  presse,  conjuré, 
bondé,  baisé;  je  lui  ai  pris  les  deux  mains  ;  je  me  serais  mise  à  genoux 
s'il  m'eût  laissée  faire  :  il  ne  m'a  pas  même  écoulée,  il  a  pons.<é  l'humeur 
et  l'opiniâtreté  jusqu'à  jurer  qu'il  consentirait  plui()t  à  ne  leplus  voir  qu'à 
se  dessaisir  de  ton  portrait.  Enfin,  dans  un  transport  d'indignation,  me 
le  faisant  toucher  attaché  sur  son  cœur  :  Le  voilà,  m'a-t-il  dit  d'un  ton 
si  ému  qu'il  en  respirait  à  peine,  le  voilà,  ce  portrait,  le  seul  bien  qui 
me  reste  et  qu'on  m'envie  encore.  Soyez  sûre  qu'il  ne  me  sera  janiais 
arraché  qu'avec  la  vie  !  Crois-moi,  cousine,  soyons  sages  et  laissons-loi 
le  portrait.  (Joe  l'importe  au  fond  qu'il  lui  demeure.'  tant  pis  pour  lui 
s'il  s'obsline  à  le  garder. 

Après  avoir  bien  épanché  et  soulagé  son  cœur,  il  m'a  paru  assez 
tranipiille  pour  que  je  pusse  lui  parler  de  ses  affaires.  J'ai  trouvé  que  le 
temps  et  la  raison  ne  l'avaient  point  fail  changer  de  système,  et  qu'il 
bornait  toiile  sou  ambiiiim  à  passer  sa  vie  attaché  à  milo'rd  Edouard.  Je 
n'ai  pu  (pi'approuver  un  projet  si  honnête,  si  convenable  à  sou  carac- 
tère, cl  si  digne  de  la  reconnaissance  (jii'il  doil  à  des  bienfails  sans 
exenqile.  Il  ma  dit  que  tu  avais  élé  iUi  même  avis,  mais  que  M.  de 
Wolniar  avait  gardé  le  silence.  11  me  vient  dans  la  tête  une  idée  :  à  la 
conduite  assez  singulière  de  ton  mari  et  à  d'autres  indices,  je  soupçonne 
(pi'il  a  sur  notre  ami  quelque  vue  secrète  qu'il  ne  dit  pas.  Laissous-lc 
f.iire,  et  tions-nnns  à  sa  sagesse.  La  manière  dont  il  s'y  prend  prouve 
assez  que,  si  ma  conjecture  esl  juste,  il  ne  médite  ricii  que  d'avania- 
genx  à  celui  pour  lequel  il  prend  tant  de  soins. 

Tu  n'as  pas  mal  décrit  sa  figure  et  S(^s  manières,  et  c'est  un  signe 
assez  favorable  que  tu  l'aies  observé  plus  exaeiement  que  je  n'aurais 
cru  ;  mais  ne  trouves-tu  pas  que  ses  longues  peines  et  riiabiiiide  de 
les  sentir  ont  rendu  sa  pbysiouoinie  encore  plus  iuleressanie  qu'elle 
n'était  autrefois?  Malgré  ce  que  lu  m'en  av.i'is  écrit,  je  craignais  de  lui 
voir  cette  politesse  maniérée,  ces  façims  singeresses  (ju'on  ne  mampie 
jamais  de  contracter  à  Paris,  el  qui,  dans  la  foule  des  riens  doni  i  n  v 
remplit  nue  journée  oisive,  se  piquent  d'avoir  une  forme  plut("(t  qu'i'iiè 
autre.  Soil  que  ce  vernis  ne  prenne  pas  sur  certaines  âmes,  soit  «juc 
l'air  de  la  mer  l'ail  entièrement  ena(é.  je  n'en  ai  pas  aperçu  la  moimire 
trace,  el,  dans  tout  l'empressement  qu'il  m'a  témoigné,  je  n'ai  vu  ipie 
le  désir  de  eonlenler  son  co'iir.  Il  m'a  parle  de  mon  pauvre  mari,  mais 
il  aimaii  mieux  le  pleurer  avec  nnu  ipie  me  consoler,  el  ne  ma  puiiil 
débité  là-(bssns  de  maxines  galanles.  Il  a  caresse  ma  fille,  mais,  au 
lieu  de  partager  mon  admiration  pour  elle,  il  m'a  reproché  comme  loi 
ses  défauts,  el  s'est  plaint  ipie  je  la  gâtais.  Il  s'est  livré  avec  zèle  à  mes 
affaires,  et  n'a  presque  clé  de  mon  avis  sur  rien.  An  surplus,  le  grand 


9'i 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


air  m'aurait  arraché  les  yeux  (in'il  iio  so  sérail  pas  avisé  d'allur  fernire 
un  rideau  ;  je  nie  serais  laliiiuce  à  passer  iriinc  cliauibre  à  l';'Ulrc, 
qu'un  pan  de  son  liabil  galaniiiKiil  étendu  sur  sa  main  ne  serait  pas 
venu  à  mon  secours.  Mou  evenlail  resla  iiier  une  grande  seconde  à 
lerre  sans  ([u'il  s'élaneàt  du  l)out  de  la  clianil)re  comme  pour  le  retirer 
du  feu.  Les  matins,  avant  de  me  venir  voir,  il  n'a  pas  envoyé  une  seule 
lois  savoir  de  mes  nouvelles.  \  la  promenade,  il  n'alCecte  point  d'avoir 
son  chapeau  cloué  sur  sa  lêle,  pour  montier  qu'il  sait  les  bons  airs.  A 
table,  je  lui  ai  demandé  souvent  sa  tabatière,  qu'il  n'appelle  pas  sa 
boite  ;  toujours  il  me  la  présentée  avec  la  main,  jaiuais  sur  une  assiette, 
comme  un  laquais.  Il  n'a  pas  manqué  de  boire  à  ma  santé  deux  fois  au 
moins  par  repas,  et  je  parie  que  s'il  nous  restait  cet  hiver  nous  le  ver- 
rions assis  avec  nous  autour  du  feu  se  chaufler  en  vieux  bourgeois.  Tu 
ris,  cousine;  mais  niontie-moi  un  des  nôtres  fraîchement  venu  de  Pa- 
ris qui  ait  conservé  cette  bonhomie.  An  reste,  il  me  semble  que  tu  dois 
trouver  notre  philosophe  empiré  dans  im  seul  point:  c'est  qu'il  s'occupe 
un  peu  plus  des  gens  qui  lui  parlent,  ce  qui  ne  peut  se  faire  qu'à  ton 
préjudice,  sans  aller  pointant,  je  pense,  jusqu'à  le  raccoiuinoiler  a\ei 
madame  Belon.  Pour  moi,  je  le  trouve  mieux  en  ce  qu'il  isi  |llll^  ■j.iam- 
et  plus  sérieux  que  jamais.  Ma  mignomic,  garde-le-moi  bien  siii;;ii(ii>e- 
mcnt  jusqu'à  mon  arrivée  :  il  est  précisément  comme  il  me  le  faut  pour 
avoir  le  plaisir  de  le  désoler  tout  le  long  du  jiuu-. 

Admire  ma  discrélion  ;  je  ne  t'ai  rien  dit  encore  du  présent  que  je 
l'envoie  et  qui  l'en  promet  bientôt  un  autre  :  mais  tu  l'as  reçu  avant 
que  d'ouvrir  ma  lettre;  et  loi  qui  sais  combien  j'en  suis  idolâtre  et 
combien  j'ai  raison  de  l'être,  toi  dont  l'avarice  était  si  en  peine  de  ce 
présent,'  tu  conviendras  (]ue  je  tiens  plus  que  je  n'avais  promis.  Ah  ! 
la  pauvre  petite  !  an  moment  où  lu  lis  ceci  elle  est  déjà  dans  tes  bras  : 
elle  est  plus  heureuse  que  sa  mère;  mais  dans  deux  mois  je  serai  plus 
heureuse  qu'elle,  car  je  sentirai  mieux  mon  bonheur.  Uélas  !  chère 
cousine,  ne  m'as-tu  pas  déjà  tout  entière?  Où  lu  es.  où  est  ma  fille,  que 
manque-l-il  encore  de  moi?  La  voilà  cette  aimable  enfant,  reçois-la 
comme  tienne;  je  te  la  cède,  je  le  la  donne;  je  résigne  en  tes  mains 
le  pouvoir  maternel;  corrige  mes  fautes,  charge-toi  des  soius  dont  je 
m'acquitte  si  mal  à  ton  gré;  sois  dès  aujourd'hui  la  mère  de  celle  qui 
doit  être  ta  bru,  et,  poiU'  me  la  rendre  plus  chère  encore,  fais-eu,  s'il 
se  peut,  une  autre  .lulie.  Elle  le  ressemble  déjà  de  visage  ;  à  son  hu- 
meur, j'augure  qu'elle  sei-a  grave  et  |>récheuse  :  quand  tu  auras  corrigé 
les  caprices  qu'on  m'accuse  d'avoir  fomentés,  lu  verras  que  ma  fille  se 
donnera  les  airs  d'être  ma  cousine  mais,  plus  heureuse,  elle  aura 
nroins  de  pleurs  à  verser  et  miiiiis  de  combats  à  rendre.  Si  le  ciel  lui 
ei'it  conservé  le  meilleur  des  pères,  qu'il  eut  été  loin  de  gêner  ses  in- 
clinaiions,  et  que  nous  serons  loin  de  les  gêner  nous-mêmes  I  Avec 
quel  charme  je  les  vois  déjà  s'accorder  avec  nos  pr-ojels  I  Sais-tu  bien 
qu'elle  ne  peut  déjà  plus  se  passer  de  son  |>etit  mali,  et  que  c'est  eu 
paille  pour  cela  que  je  te  la  renvoie  ?  J'eus  liiei-  avec  elle  une  conver- 
sation dont  notre  aud  se  mourait  de  rire.  Preioieienu  iit,  elle  n'a  pas 
le  moindre  regret  de  me  quitter,  moi  qui  suis  tonte  la  journée  sa  très- 
humble  servante  cl  ne  puis  résistera  rien  de  ce  qu'elle  veut;  et  toi 
qu'elle  craint  et  qui  lui  dis  Non  vingt  fois  le  jour,  lu  es  la  petite  ma- 
man par  excellence,  (ju'on  va  ehereher  avec  joie,  cl  dont  on  aiuie 
mieux  les  refus  que  tous  mes  bordions.  Huainl  je  lui  annonçai  que  j'allais 
te  l'envoyer,  elle  eut  les  transports  (pie  tu  (leux  penser  :  mais,  pour 
l'embarrasser,  j'ajoutai  que  lu  m'enverrais  à  sa  place  son  petit  mali, 
et  ce  ne  fut  plus  son  compte.  Elle  me  denrauda  tout  interdite  ce  que 
j'en  voulais  faire  :  je  répondis  que  je  voulais  le  prendre  pour  moi  ;  elle 
lit  la  miire.  Ilenrielte,  ne  veux -lu  pas  bien  mêle  céder,  ion  petit  mali? 
Non,  dit-elle  assez  sèchement.  Non?  Mais  si  je  ne  veux  pas  te  le  céder 
non  plus,  qui  nous  accordera?  Maman,  ce  sera  la  petite  mamair.  J'au- 
r-ai  doue  la  préférence,  car  tu  sais  qu'elle  veut  tout  ce  (pie  je  veux.  Oh  I 
la  petite  maman  ne  veut  jamais  que  la  raison.  Comiufiii,  mailemoiselle, 
ii"est-ce  pas  la  rtrème  chose?  La  r-usée  se  mit  à  sourire.  Mais  encore, 
conlinuai-je,  par  quelle  raison  ne  me  donnerait-elle  pas  le  petit  mali  .' 
Parce  qu'il  ne  vous  convient  pas.  Et  ponnpiui  ne  me  coniiendrail-il 
pas?  Autre  sourire  aussi  malin  que  le  |)remier.  Parie  frauchemeiit  ; 
est-ce  que  tu  me  trouves  trop  vieille  pour  lui?  Non,  maman,  mais  il 
est  trop  jeune  pour  vous...  Coiisini',  une  enfant  de  s<'pt  ans!...  En  vé- 
rité, si  la  tète  ne  m'en  tournait  pas,  il  faudrait  qu'elle  m'eût  déjà 
tourné. 

Je  m'amusai  à  la  provoquer  encore.  Ma  chère  Henriette,  lui  dis-je 
en  prenant  mon  sérieux,  je  t'assure  qu'il  ne  te  convient  pas  non  plus. 
Pourquoi  donc?  s'écria  l-clle  d'un  air  alarmé.  C'est  qu'il  est  trop 
étourdi  pour  toi.  Oh  !  maman,  n'est-ce  que  cela' je  le  rendrai  sage.  Et 
si  par- malheur  il  te  rendait  folle?  Ah  1  ma  bonne  maman,  que  j'aime- 
rais à  vous  ressembler  I  Me  ressembler,  iiiqieiliiienle  !  Oui,  maman  : 
vous  dites  toute  la  journée  que  vous  êtes  folle  de  moi;  hé  bien!  moi, 
je  serai  folle  de  lui.  voilà  tout 

Je  sais  que  lu  n'approuves  pas  ce  joli  laipii'l,  l'i  ipie  tu  sauras  bieii- 
lôt  le  modérer  :  je  ne  veux  pas  non  plus  le  jiistili<'i\  (pioicpi'il  m'en- 
chante, mais  te  montrer  seulement  (pie  la  tille  aime  déjà  bien  son  petit 
mali,  cl  que,  s'il  a  deux  ans  de  moins  qu'elh;,  elle  ne  sera  |>as  indigne 
de  ranlorilé  que  lui  donne  le  droii  d'aiuesse.  .\ussi  bien  je  vois,  p.ir  \'oi}- 
position  de  ton  exemple  et  du  nii(Mi  à  celui  de  la  pauvre  nu-re,  qui',  (piaiid 
a  femme  gouverne,  la  maison  n'en  va  pas  plus  mal.  Adieu,  ma  bien- 


aimée;  adieu,  ma  chère  inséparable  :  compte  que  le  temps  a|iprocho,, 
et  que  les  vendanges  ne  se  feront  pas  sans  moi. 


LETTRE  X. 


DE    SAINT-MEUX   A    MILOIIII   EDOUMID. 


jour  a  (•,•111 
iiieoiiimodi 
(pi'oii  voit 
Depuis  (| 
en  ont  mi; 
n'est  plus 
ont  liouel 


Que  de  plaisirs  Irop  lard  connus  je  goûte  depuis  irois  semaines!  La 
douée  chose  de  couler  ses  jours  dans  le  soin  d'une  trau(|uille  amitié,  à 
l'aliri  de  l'orage  des  passions  impétueuses  !  Milord,  que  c'est  uir  spec- 
tacle agréable  et  louchant  que  celui  d'une  maison  simple  cl  bicir  réglée 
où  régnent  l'ordre,  la  paix,  l'innocence  ;  où  l'on  voit  réuni  sans  appareil, 
sans  e(dat,  tout  ce  qui  répond  à  la  véritable  destination  de  l'homme  ! 
La  campagne,  la  retraite,  le  repos,  la  saisou,  la  vasie  plaine  d'eau  qui 
s'offre  à  mes  yeux,  le  sauvage  aspect  des  moiriagnes,  tout  me  rappelle 
ici  ma  délicieuse  île  de  Tiuian.  Je  crois  voir  accomplir  les  vœux  ar- 
dents que  j'v  formai  tant  de  fois.  J'y  mène  une  vie  de  mon  goût,  j'y 
trouve  une  société  selon  mon  co'ur.  Il  ne  manque  en  ce  lieu  que  deux 
persomres  pour  que  tout  mon  bonheur  y  soil  rasseirrblé,  et  j'ai  l'espoir 
de  les  y  voir  bientôt. 

En  aitendanl  que  vous  et  madame  d'Orbe  veniez  mettre  le  comble  ' 
aux  plaisirs  si  doux  et  si  purs  que  j'apprends  à  goûter  où  je  suis,  je 
veux  vous  en  donner  une  idée  par  le  détail  d'une  économie  domesti- 
(pie  (pii  annonce  la  félicité  des  maîlres  de  la  maison,  et  la  fait  parta- 
ger à  ceux  qui  l'habitent.  J'espère,  sur  le  projet  qui  vous  occupe,  (pie 
mes  réilexions  pourront  un  jour  avoir  leur  usage,  et  cet  espoir  sert 
encore  à  les  exciter. 

Je  ne  vous  décrirai  point  la  maison  de  Clarcns  :  vous  la  connaissez  ; 
vous  savez  si  elle  est  charmante,  si  elle  m'olïre  des  souvenirs  intéres- 
sants, si  elle  doit  m'êlre  chère  et  par  ce  qu'elle  me  nroulre  el  par  ce  ' 
(pi'elle  nie  r:ip|iell(\  .Madame  de  Wolmar  err  pi'éfere  avec  raison  le  sé- 

i  d'I.laiige,  château  magnilique  et  grand,  mais  vieux,  trisle, 

',  et  ipii  n'offre  dans  ses  environs  rien  de  comparable  à  eu 

aiiloiir  de  riarcns. 

01'  les  inailres  de  cette  irraison  y  ont  fixé  leur  demeure,  ils 
à  leur  usage  tout  ce  qui   ne  servait  qu'à  l'ornement  :  ce  ' 

Mie  maison  l'aile  pour  être  vue,  mais  pour  être  habitée.  Ils 
de  longues  enfilades  pour  changer  des  portes  mal  situées; 
ils  oui  coupé  de  trop  grandes  pièces  pour  avoir  des  logi'uieiits  mieux 
distribués;  à  des  meubles  anciens  et  riches,  ils  en  ont  sulistilué  de 
simples  et  de  commodes.  Tout  y  est  agr-éable  et  riant,  tout  y  re-pire  l'a- 
bondance  et  la  propreté,  rien  n'y  sent  la  richesse  et  le  hixe  ;  il  n'y  a 
pas  nue  chambre  où  l'on  ne  se  reconnaisse  à  la  campigne,  et  où  l'on  ne 
retrouve  toutes  les  commodités  de  la  ville.  Les  mêmes  clrangenrents  se 
font  remarquer  au  dehors  :  la  basse-cour  a  été  agrandie  aux  dépens 
des  remises.  A  la  place  d'un  vieux  billard  délabré  l'on  a  l'ait  nu  bean  ■ 
pressoir,  et  une  laiterie  où  logeaient  des  paons  criards  dont  on  s'est  . 
défait.  Le  potagir  étail  trop  petit  pour  la  cuisine;  on  en  a  fait  du  par-  ' 
terre  un  second,  mais  si  propre  et  si  bien  entendu,  que  ce  parterre 
ainsi  travesti  plait  à  l'œil  plus  qu'auparavant.  .\nx  tristes  ifs  qui  cou- 
vraient les  murs  ont  été  substitués  de  bons  es|ialiers  Au  lieu  de  l'in- 
utile marronnier  d'Inde,  de  jeunes  mûriers  noirs  commencent  à  om- 
brager 1.1  cour;  et  l'un  a  planté  deux  rangs  de  noyers  jusqu'au  che- 
min', à  la  place  des  vieux  tilleuls  qui  bordaient  l'avenue,  l'arlont  on  a 
siibsiiliié  l'utile  à  l'agréable,  el  l'agi-eable  y  a  presque  loiijoiiis  gagné, 
(juaiit  à  moi,  du  moins,  je  ti-ouve  que  le  bruit  de  la  basse-(onr,  le 
clianl  des  coqs,  le  mugissement  du  bétail,  l'altelage  des  chariots,  les 
repas  des  champs,  le  retour  des  ouvriers,  el  tout  l'appareil  de  l'écono- 
mie rustiipie,  doimenl  à  cette  maison  uir  air  plus  champctie,  plus  vi- 
vant, plus  animé,  plus  gai,  je  ne  sais  quoi  qui  sent  la  joie  el  le  bien- 
être,  (pi'clle  n'avait  pas  dans  sa  moi'ne  dignité. 

Leurs  terres  ne  sont  pas  affermées,  mais  cultivées  par  leurs  soins  :  et 
celte  eiillnre  fait   une  grande  partie  de  leurs  occupations,  de   leurs  j 
bieirs  el  de  leurs  plaisirs.  La  baronnie  d'Etange  n'a  que  des  prés,  des  j 
champs  et  du  bois;  mais  le  produit  de  l'iarcns  est  en  vignes,  qui  l'otrl  t 
nii  olijrt  eoiisiderable;  et  comme  la  différence  de  la  culiiire  y  produit] 
nu  eriel  plus  sensible  que  dans  les  blés,  c'est  encore  une  raison  d'éco- 
nomie pour  avoir  préféré  ce  dernier  séjour.  Cependant  ils  vont  presi|ue  | 
tons  les  ans  faire  les  moissons  à  leur  lerre,  et  M.  de  Wolmar  y  va  1 
seul   assez  fiéquemnieiit.  Ils  oui  pour  maxime  de  tirer  de  la  culture 
tout  ce  (pi'elle  peut  donner,  non  pour  faire  un   pins  grand  gain,  mais 
pour  nourrir  plus  iriionimes.  M.  de  Wolmar  lu^eleiid  ipie  la  lerre  pro- 
duit à  pio|iorli()n  du  nonibie  des  bras  qui  la  cullivi  iit  :  mieux  enUivée 
elle  rend  davantage;  celle  surabondance  de  production  donne  de  quoi  I 
la  eiiliiver  mieux  errcore  ;  pinson  y  met  d  hommes  el  de  bétail,  plus  elle 
fournil  d'excédant  à  leur  entrelien.  On  ne  sait,  dit-il,  où  peut  s'arrêter 
celle  aiignuMitation  continuelle  réciproque  de  produit  et  de  cultivateurs. 
An  contraire,  les   terrains  rrégligés  perdent  leur  ferlilité  :  moins  uni 
pa\s  prodiiii  d  hommes,  moins  i!  produit  de  denrées  ;  c'est   le  défaut 
d'Iiahilaiils  (pii  l'eiiipêelie   de  nourrir  le  peu  qu'il  en  a.  et  dans  toute 
conlrée  ipii  se  dépeuple,  on  doit  tôt  ou  tard  mourir  de  faim. 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


ÔS 


A  \  iiiit  donc  bcaiiooiip  i\o.  (erres  el  les  cultivant  tomes  avec  heaucoiip 
■  -Il il],  il  Ic'iii'  Tant,  outre  les  domestiques  de  la  liasse-conr,  nn  grand 
iihhi  r  d'oiivrii'is  à  la  joiiriiée,  ce  qui  leur  procure  le  plaisir  de  faire 
iliH-ui-  Ijcancoup  de  },'eiis  sans  s'incommoder.  Dans  le  choix  de  ces 
iMiiiilicis,  ils  piélérent  toujours  ceux  <lu  pays,  et  les  voisins,  aux 

I  ;iii;-;ii  s  et  aux  inconnus.  Si  l'on  piiil  (picNpie  chose  à  ne  pas  prendre 
ujouis  les  plus  rohustcs.  on  le  rei!a),'U('  hien  par  l'airection  que  celle 

réieicnce  inspire  à  ceux  qu'on  choisit,  par  l'avantage  de  les  avoir 
ans  cesse  autour  de  soi,  et  de  pouvoir  compter  sur  eux  dans  tous  les 
jmps,  quoiqu'on  ne  les  payi;  qu'une  partie  de  l'aimée. 

Avec  tous  ces  ouvriers  ou  l'ait  toujours  deux  |)rix  :  l'un  esl  le  prix 
e  rigueur  et  de  droit,  le  prix  comaiil  du  pays,  qu'on  s'oblige  à  k-iir 
ayer  pour  les  avoir  employc's  ;  l'aulre,  un  peu  plus  hu'l,  est  un  prix 
e  béu(;lieencc,  qu'on  n(^  leui'  payc^  qii':iUlaÈ]l  qu'où  esi  eouleut  d'eux; 
t  il  arrive  presque  toujoms  que  ce  (pi'ils  fout  pour  (pi'ou  le  soit  vaut 
lieux  que  le  surplus  qu'on  leur  donne  ;  car  M.  de  Wolinar  est  intègre 
t  sévère,  et  ne  laisse  jamais  dégénérer  eu  coutume  et  eu  abus  les  ins- 
tutions  de  laveur  fl  de  grâce,  (les  ouvriers  ont  des  surveillants  qui 
is  auimeiit  et  les  obscM'vent.  (les  surveillants  sont  les  gens  de  la  basse- 
onr,  qui  tiavailleiii  eux-mêmes,  et  sont  intéressés  au  travail  des 
■i  par  lui  pilil  denier  ipi'oii  leur  accorde,  outre  leurs  gage-;,  sur 
ml  ce  ipi'oii  reeueille  par  leurs  soins.  De  plus,  M.  de  Woliiiarles  visite 
i-iiiiiii(;  presque  tous  les  jours,  souvent  plusieurs  fois  le  jour,  el  sa 
mine  aime  à  être  di;  ces  promenades,  linlin,  dans  le  temps  des 
raiids  travaux,  Julie  donne  toutes  les  semaines  vingt  bal/,  de  gratili- 
alion  à  celui  (le  tous  les  travailleurs,  journaliers  ou  valets,  iiidinérem- 
jienl,  qui,  durant  ces  liiiil  jours,  a  ele  le  plus  dili^eul  :iii  juni'iiieiit  du 
lailre.  Tous  ces  nioveiis  (i'eiuulalioii  ipii  paiaisseiil  clispeiiilieu\,  eiii' 
llovi's  avec  pi'U(leni:e  et  jusiice,  rendent  iiiseiisibleiiieiit  tout  le  iniuide 
iliiMieiix,   diligent,  ('t  rapportent  eiilin  plus  (pi'ils  ne  coulent  :  mais 

m on  n'eu  voit  h;  prolit  ipi'avee  de  la  coiislaiice  et  du  lemiis,  peu 

r  ^(iis  savent  etveiileut  s'en  servir. 

Criiiiidaut  nu  moyeu  plus  eflicace  encore,  le  seul  auquel  des  vues 

r i{pies  ne  l'ont  point  songer,  et  qui  est  plus  propre  à  madame  de 

\iiliii:ir.  c'est  de  };agoer  l'alfeetioli  de  ces  bonnes  gens  en  leur  aecor- 
:iiii  l:i  sienne,  lille  ne  croit  |iiiiiit  s'aeiiuitter  avec  de  l'argi'ul  îles  peines 
m    l'un  prend  pour  elli-,  el  lieuse  devoir  des  services  à  quicoiiipie  lui 

II  a  rendu  ;  oiivrii'is,  doniesli^pies,  tous  ceux  qui  l'ont. servie,  ne  lOl-ce 
Ile  pour  nu  seul  jour,  deviennent  tous  ses  enfanls  ;  elle  prend  part  à 
mrs  plaisirs,  à  leurs  ehagrius.  à  leur  sort;  elle  s'informe  de  leurs  af- 
lires  ;  leurs  iiilerèls  soiil  les  siens  :  elle  se  eli;ir;;e  de  mille  soins  pour 
UX  ;  elli^  leur  lionne  des  rdusi'ds,  elle  aeeiMiiiiiudi.'  leurs  iliriéreiiiN,  el 
e  leur  marque  pas  l'allabilili;  de  son  caraelere  par  des  pamles  emiiiii'l- 
■is  el  sans  eri'el,  mais  par  îles  services  vérilaldes,  et  par  de  cmilinuels 
I  ie>  ili'  liiiuié.  Mux,  de  leur  côté,  quittent,  tout  à  son  niojinlre  sigiu'  ; 
s  voleiii  (piaiid  elle  parle  ;  son  seul  regard  anime  leur  zèle  ;  imi  sa  |iré- 

iire  ils  sont  coiiieiiis.  Cil  soii  abscncc  ils  parlent  d'elle  el  s'animent  à 
I  sii  \  ir.  Ses  cliannes  el  ses  discours  l'ont  beaucoup  ;  sa  douceur,  ses 
lins  liint  davaniage.  Ah!  milord,  l'adorable  et  puissant  empire  que 
lui  lie  la  beauté  bienfaisante! 

i.iiiiiiit  au  service  personnel  des  maîtres,  ils  ont  dans  la  maison  bnil 
1111.  -liciiics,  Irois  femuies  et  eiii(|  houimes,  sans  compter  le  valet  de 
iiiiilire  du  baron  ni  les  gens  de  la  basse-cour.  Il  n'arrive  guère  qu'on 
lii  mal  servi  par  peu  de  iloiiiesliques:  mais  on  dirait,  au  ïèle  de  ceux  • 
,  i|iie  eliacmi,  oiilre  son  service,  se  croit  chargé  de  celui  des  sept 
iiii  s,  el,  à  leur  accord,  ipie  tout  se  fait  parmi  seul.  Ou  ne  les  voit 
mil-  oisifs  et  désienvrés  joner  dans  une  aiilicbambre,  ou  polis^omier 
m-  Il  cour,  mais  (oiijours  oecupi-s  à  ipiel  pie  travail  iilile  :  ils  aideiil 
Il  liasse-conr,  au  ('(Hlier,  h  la  cuisine;  le  jardinier  n'.i  point  il'autres 
iiis  (pi'eiiv,  el  {'c  ipi'il  y  a  de  plus  agréable,  c'est  qu'on  leur  voit 
ire  tout  cela  gaieineiil  et  avec  plaisir. 
t)n  s'y  prend  de  bonne  heure  pour  les  avoir  tels  qu'on  les  veut  :  ou 
i  point  ici  la  iiiaxiuie  ipie  j'ai  vu  régner  à  Paris  et  à  Londres,  de 
loisir  des  domestiipies  tout  formés,  c'est-à-dire  des  coquins  déjà  tout 
ils,  de  ces  coureurs  de  conditions,  qui,  dans  chaque  maison  qu'ils 
ircourent,  iireiiiieiit  à  la  l'ois  les  défauts  des  valets  et  des  mailles,  et 
funl  nu  métier  de  servir  tout  le  monde  sans  jamais  s'allaeher  a  pér- 
ime. Il  ne  peut  régner  ni  Immièlelé,  ni  li.U'Iilé.  ni  zèle,  au  milieu  d  ■ 
ircilles  gens  ;  et  ee  ramassis  de  canaille  ruine  le  maître  el  i  iirmmpt 
s  enfanls  dans  loules  les  maisons  opidenles.  Ii  i  c'est  une  affaire  im- 
)rlanle  ipie  le  choix  des  ilomesliques  :  ou  ne  les  regarde  poiul  si'ule- 
ent  comme  des  mercenaires  dont  on  n'exige  ipi'iin  service  exact, 
ais  comme  des  membres  de  la  famille,  dnnt  le  m  mvais  choix  esl  ea- 
ible  de  la  désoler.  La  première  chose  qu'on  leur  ilemaude  esl  d'être 
Minétcs  gens  ;  la  seconde,  d'aimer  leur  maître;  la  Iniisléme,  de  le 
rvir  à  sou  gre  ;  mais,  pour  peu  ipi'iin  mallre  soit  raisonnable  et  un 
imesliqiie  intelligent,  le  troisième  suit  toujours  les  deux  autres,  (hi  ne 
>  lire  donc  point  de  la  ville,  mais  de  la  eampagiie  C'est  ici  leur  pre- 
ier  service,  et  ce  sera  srtremenl  le  dernier  pour  tous  ceux  qui  vati- 
onl  (piehpie  i  liose.  Ou  les  prend  dans  ipielipie  famille-  nonibrense  el 
rehargee  d'enfants  doiu  les  pères  et  mères  viennent  les  olli  Ir  eiix- 
■'ines.  On  les  dioisil  jeunes,  bien  f.tils,  de  bonne  santé,  et  d'une  phy- 
iiiomle  agréable  .'^1.  de  Wiilmar  les  inlerroge,  les  exainliie.  puis  les 
1  -ente  à  sa  lemiiie.  S'ils  agréent  à  (ous  deux,  il.-  soni  reçus,  d'abord 
épreuve,  eusuiie  au  nombre  des  geus ,  c'est-à-dire  des  eufauls  de  la 


maison;  etl'ou  passe  quelques  jours  à  leur  apprendre  avec  beaucoup  de 
patience  et  de  soin  ce  qu'ils  ont  à  faire.  Le  service  est  si  simple,  si  égal, 
si  uniforme,  les  maîtres  ont  si  peu  de  fantaisie  cl  d'humeur,  et  leurs 
domestiques  les  affectionnent  si  prompiemeni,  que  eela  est  bientôt  ap- 
pris. Leur  condition  esl  douce;  ils  sentent  un  bien-être  qu'ils  n'avaient 
pas  chez  eux  ;  mais  on  ne  les  laisse  poinl  amollir  par  l'oisiveté,  mère 
des  vices.  On  ne  soulTre  point  qu'ils  dcviennenl  des  messieurs  cl  s'eu- 
norgneilllsseiit  de  la  servitude:  ils  coiitiiiuent  de  travailler  comme  ils 
faisaieiil  daus  la  maison  paternelle  :  ils  n'ont  l'ait,  pour  ainsi  dire,  que 

I  changer  de  père  et  de  mère,  el  en  gagner  de  plus  opulents.  De  celle 
sorte,  ils  ne  prennent  point  en  dédain  leur  ancienne  vie  rustique.  Si  ja- 

j  mais  ils  sortaient  d'ici,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  reprit  plus  volontiers 
son  el:it  de  paysan  que  de  supporter  une  autre  condition,  liulin  je  n'ai 
jamais  vu  de  maison  où  chacun  lit  mieux  son  service  el  s'imaginât 
moins  de  servir. 

L'est  ainsi  cpi'en  formant  et  dressant  ses  propres  domesliqncs,  on  n'a 
poinl  a  se  faire  cette  oLjeelion  si  coinnume  et  si  peu  sensée.  Je  les  au- 
rai l'orniés  pour  d'antres!  Forim-z-les  comme  il  faut,  pourrait-un  répon- 
dre, et  jamais  ils  ne  serviront  à  d'autres.  Si  vous  ne  songez  qu'à  vous 
en  les  birmaiil.  im  vous  quittant  ils  font  fort  bien  de  ne  songer  qu'à 
eux:  mais  occupez-vous  d'eux  un  peu  davantage,  el  ils  vous  denieure- 
ronl  ;itt;icli('S.  Il  n'y  a  que  l'inienlion  qui  oblige;  et  celui  ipii  prulilc 
d'un  bien  que  ji;  m;  veux  faire  qu'à  moi  ne  me  doit  aucune  reconuais- 
sance. 

Pour  prévenir  donblemeul  le  même  inconvénient,  nioii'ieur  et  ma- 
dame de  Wolmar  einiilolent  l'iicore  un  autre  moyen  qui  me  parait  fort 
bien  euleinlii.  Lu  comnieneanl  leur  ctab;isseiiient,  ils  oui  cherché  quel 
nombic  de  ilmnistiqin  s  ils  |ioiivaieiil  enlrelenir  dans  une  maison  iiioîi- 
lée  à  peu  près  selim  leur  ei;it,  et  Ils  ont  trouvé  que  ce  nombre  allait  à 
(piiiize  ou  seize':  nour  être  mieux  servis  ils  l'ont  réduit  à  la  moitié;  de 
sorte  ipiavee  moins  d'appanil  hnir  service  esl  beaucoup  plus  exact. 
Pour  être  mieux  servis  cneore,  ils  ont  intéressé  les  mêmes  gens  à  les 
servir  liiiigtemps.  Un  domestique  en  entrant  chez  eux  reçoit  le  gage 
ordinaire  ;  mais  ce  gage  augmeiile  Ions  les  ans  d'un  vingtième  ;  au  bout 
de  vingt  ans  il  serait  ainsi  plus  que  doublé,  el  l'entretien  des  domesti- 
ques serait  à  peu  près  alors  ei.  raison  du  moyen  des  maîtres  :  mais  il  ne 
faut  pas  être  un  grand  algébrisle  pour  voir  que  les  frais  de  celle  aiig- 
nientalioii  sont  plus  apparents  ipie  réels,  qu'ils  auront  peu  dit  doubles 
gares  à  paver,  l'i  que.  quand  ils  les  payeraient  à  Ions,  l'avantage  d'a- 
voir <'té  bii'ii  servis  diir;mt  vingt  ans  compenserait  el  au  delà  ce  sur- 
eroil  de  ile|»(!  ise.  Vous  sentez  bleu,  milord,  que  c'est  un  expédient  sûr 
pour  aiignieiiler  ineessammenl  le  soin  des  doniesliques  cl  se  les  atla- 
elier  :i  mesure  (pi'on  s'atlache  à  eux.  Il  n'y  a  pas  seulement  de  la  pru- 
dence. Il  V  a  même  de  l'equlle  dans  un  pareil  él  ib!l<sement.  Ksl-il  juste 
ipi  un  nouveau  venu,  sans  arfeeiiiui,  et  qui  n'est  peiil-êlre  qu'un  mau- 
vais sujet,  reçoive  en  eiilranl  le  nv''ine  salaire  qu'on  donne  à  un  ancien 
serviteur,  doiiL  h-  zèle  et  la  lidélité  sont  éprouves  par  de  longs  services, 
el  qui  d'ailleurs  ;ippioili(^  eu  vieillissaul  du  temps  OÙ  il  sera  hors  d'eiat 
de  gagner  sa  vie'.'  Au  n^sle,  celte  dernière  raison  n'est  [la-  ici  de  mise, 
et  vous  pouvez  bien  croire  que  des  maîtres  aussi  humains  ne  négligent 
pas  des  devoirs  que  remplisseul  par  ostentation  beaucoup  de  niaitres 
sans  eliarité,  el  n'abaniloiment  p;is  ceux  de  leurs  gens  à  qui  les  inflrmi- 
li's  ou  l:i  vieillesse  oleiil  les  moyens  de  servir. 

J'ai  dans  rmsiant  même  un  exemple  assez  frappant  de  cette  allen- 
tloii  Le  baron  iriilange,  voiilaiK  récoin|)euser  les  longs  services  de  son 
valel  de  chambre  par  une  retraite  honorable,  a  eu  le  crédit  d'obtenir 
pour  lui  de  leurs  (excellences  un  emploi  lucratif  el  sans  peine.  Julie 
vient  de  recevoir  là-dessus  de  ce  vieux  domestique  une  lettre  à  tirer 
des  hirines,  dans  laiinelle  il  la  supplie  de  le  faire  dispenser  d'accepter 
cet  cmpfii.  «  Je  suis  âgé,  lui  dit-il  :  j'ai  perdu  toute  ma  famille;  je  n'ai 
plus  d'antres  parents  ipie  mes  maîtres  :  tout  mou  espoir  esl  de  linir  pai 
siblement  nus  jours  dans  la  maison  où  je  les  ai  passés....  -Madame,  en 
vous  teiiaiil  dans  mes  bras  à  votre  naissance,  je  demandais  à  Dieu  de 
tenir  de  même  un  jour  vos  enl:mts  :  il  m'en  a  fait  la  grâce  ;  ne  me  re- 
fusez pas  celle  de  les  voir  croître  et  prospérer  comme  vous....  .Moi  qui 
suis  acciiiitiimé  à  vivre  dans  une  maison  de  paix,  où  en  retroiiverai-je 
une  semblable  pour  y  reposer  ma  vieillesse?...  Ayez  la  charité  d'écrire 
en  ni:i  faveur  :i  monsienr  le  baron.  S'il  est  méconlenl  de  moi.  qu'il  me 
chasse  el  ne  me  donne  point  d'ein|iloi  ;  mais  si  je  l'ai  (idèlement  servi 
(linMiil  cpiaraute  ;ins,  (pi'il  me  laisse  achever  mes  jours  à  son  service  el 
au  vi'iire  :  Il  ne  saurait  mlriix  me  récompenser,  n  II  ne  faut  pas  deman- 
der si  Julie  a  ('crit.  Je  vols  (in'elle  serait  aussi  fachéc  de  perdre  ce  bon 
homme  ipi'il  le  serait  de  la  qiiiller.  Al-je  (oit.  milord.  de  comp.arer  des 
mailres  si  clu-ris  à  des  pères,  el  leurs  domestiques  à  leurs  enfanls'?  Vous 
vovez  ipie  f  était  ainsi  qu'ils  se  regardaient  eux-mêmes. 

Il  n'v  a  pas  d'exemple  dans  celte  maison  (in'iiii  domeslique  ail  de- 
mandé sou  congé  :  il  esl  même  rare  qu'on  menace  quelqu'un  de  le  lui 
donner,  ("elle  menace  efl'raye  à  proporiion  de  ce  que  le  service  esl  agréa- 
ble et  doux  .  les  meilleurs  "sujets  en  sont  loujours  les  plus  alarmés,  et 
l'on  n'a  jan  ais  besoin  il'en  venir  à  l'exécution  qu'avec  ceux  qui  sont 
peu  regrellables.  Il  y  a  encore  une  règle  à  ç-ela.  (luand  M.  de  Wolmar 
a  di(  :  Je  roiis  rli  issr.  lui  peu[  Implorer  riulercessioii  de  niaihmie,  l'ob- 
(enir  (piehpiefois.  e(  renirer  en  grâce  à  sa  prière  mais  nn  congé  qu'elle 
(liiiioe  est  irrévocable,  et  II  n'y  a  plus  de  grâce  à  espérer.  Le(  acc.ird 
esl  Ires-bien  entendu  pour  lenipérer  à  la  fois  l'excès  de  eoofiani  e  qn'oii 


94 


LA  NOLVELLE  HÉLOISR. 


pourrait  prendre  ou  la  douceur  de  la  leiunie,  et  la  ciaiiiie  exlii-iiio  qno 
caustrail  l'iiilli-xibilité  du  mari.  Cr  mot  ni'  laisse  pas  pourtant  d'èlre  ex- 
trêmement redouté  de  la  part  d'un  maitre  éiiuilable  et  sans  colère  ;  car, 
outre  (|u'on  n'est  pas  sûr  d  obtenir  grâce,  et  i|uelle  n'est  jamais  accor- 
dée deux  fois  au  même,  on  perd  par  ce  mot  seul  son  droit  d'ancienneté, 
et  l'on  recommence  en  rentrant  un  nouveau  service  :  ce  qui  prévient 
l'insolence  dis  vieux  domestiques  et  augmente  leur  circonspection  à 
mesure  qu'ils  ont  plus  à  perdre. 

Les  trois  femmes  sont  :  la  femme  de  chambre,  la  gouvernante  des 
enfants,  et  la  cuisinière.  Celle-ci  est  une  paysanne  fort  propre  et  fort 
entenilue,  à  qui  madame  de  Wolmar  a  appris  la  cuisine  ;  car  dans  ce 
(lays,  simple  encore,  les  jeunes  personnes  de  tout  étal  apprennent  à 
faire  elles-mêmes  tous  les  travaux  que  feront  un  jour  dans  leur  maison 
les  femmes  qui  seront  à  leur  service,  afin  de  savoir  les  conduire  au  be- 
soin, et  de  ne  s'en  pas  laisser  imposer  par  elles.  La  femme  de  chambre 
n'est  plus  Babi  ;  ou  l'a  renvoyée  à  Elange,  où  elle  est  née  :  on  lui  a 
remis  le  soin  du  château,  et  une  inspection  sur  la  recelle ,  qui  la  rend 
en  quelque  manière  le  contrôleur  de  l'économe.  Il  y  avait  longtemps 
que  M.  de  Woluiar  pressait  sa  femme  de  faire  cet  arrangement  sans 
pouvoir  la  résoudre  à  éloigner  d'elle  un  ancien  domestique  de  sa  mère, 
quoiqu'elle  eût  plus  d'uu  sujet  de  s'en  plaindre.  Kniin  ,  depuis  les  der- 
nières explications  elle  y  a  consenti ,  et  Bahl  est  partie.  Cette  femme 
est  intelligente  et  fidèle,  mais  indiscrète  et  babillarde.  Je  soupçonne 
qu'elle  a  trahi  plus  d'une  fois  les  secrets  de  sa  maîtresse,  que  M.  de 
Wolmar  ne  l'ignore  pas,  et  que,  pour  prévenir  la  même  indiscrétion 
vis-à-vis  de  quelque  éi ranger,  cel  homme  sage  a  su  l'employer  de  ma- 
nière à  profiter  de  ses  bonnes  qualités  sans  s'exposer  aux  mauvaises. 
Celle  qui  l'a  remplacée  est  cette  même  Fanchon  Kegard  dont  vous  m'en- 
tendiez parler  autrefois  avec  tant  de  plaisir.  Malgré  l'augure  de  Julie, 
ses  bienfaits,  ceux  de  son  père  et  les  vôtres,  cette  jeune  femme  si  hon- 
nête et  si  sage  n'a  pas  eie  heureuse  dans  son  établissement.  Claiule 
Anet,  (|ui  avait  si  bien  supporté  sa  misère,  n'a  pu  soutenir  un  élal  plus 
doux,  lin  se  voyant  dans  l'aisance,  il  a  néglige  son  métier  ;  et  s'eiant 
tout  à  fait  dérangé,  il  s'est  enfui  du  pays,  laissant  sa  femme  avec  lui 
enfant  qu'elle  a  perdu  depuis  ce  temps-là.  Julie,  après  l'avoir  retirée 
chez  elle,  lui  a  appris  tons  les  peiils  ouvrages  d'une  femme  de  chambre; 
et  je  ne  fus  jaiiuiis  plus  agréablement  surpris  que  de  la  trouver  en 
fonction  le  jour  de  mou  arrivée.  M.  de  Wolmar  en'fait  un  très-grand 
cas,  et  tous  deux  lui  ont  confié  le  soin  de  veiller  tant  sur  leurs  eiifanis 
que  sur  celle  qui  les  gouverne.  Celle-ci  est  aussi  une  villageoise  simple 
et  crédule,  mais  attentive,  patiente  et  docile  ;  de  sorte  qu'on  n'a  rien 
oublié  potir  que  les  vices  des  villes  ne  pcnéirasseni  point  dans  une 
maison  dont  les  maîtres  ne  les  ont  ni  ne  les  souffrent. 

Quoique  tous  les  domestiques  n'aient  qu'une  même  table,  il  y  a 
d'ailleurs  peu  de  communication  entre  les  deux  sexes  ;  on  regarde  ici 
cet  article  comme  très-imporlanl.  On  n'y  est  point  de  l'avis  de  ces 
maîtres  indifférents  à  tout,  hors  à  leur  intérêt,  qui  ne  veulent  qu'être 
bien  servis  sans  s'embarrasser  au  surplus  de  ce  que  font  leurs  gens  : 
on  pense  au  contraire  qiu^  ceux  qui  ne  veulent  qu'être  bien  servis  ne 
sauraient  l'être  longtemps.  Les  liaisons  trop  intimes  entre  les  deux 
sexes  ne  proiliiisent  jamais  i|uc  iln  in;d.  C'est  des  conciliabules  qui  se 
ticiUient  chez  les  femmes  de  c  lianibre  que  sortent  la  plupart  des  dés- 
ordres d'im  ménage.  S'il  s'en  trouve  une  qui  plaise  au  maître  d'hôtel, 
il  ne  manque  pas  de  la  séduire  aux  dépens  du  maître.  L'accord  des 
hommes  entre  eux  ni  des  femmes  entreelles  n'est  pas  assez  sùrpour  tirer 
à  conséquence.  Mais  c'est  toujours  entre  hommes  et  femmes  que  s'é- 
tablissent ces  secrets  monopoles  qui  ruinent  à  la  longue  les  familles  les 
plus  opulentes.  On  veille  donc  à  la  sagesse  et  à'  la  modestie  des 
iemmes,  non-seulement  par  des  raisons  de  bonnes  mœurs  et  dhonnê- 
leté,  mais  encore  par  un  intérêt  très-bien  entendu  ;  car,  quoi  qu'on 
en  dise,  nul  ne  remplit  bien  sou  devoir  s'il  ne  l'aime  ;  et  il  n'y  eut  jamais 
que  des  gens  d'honneur  qui  sussent  aimer  leur  devoir. 

Pour  prévenir  entre  les  deux  sexes  une  familiarité  dangereuse,  on 
ne  les  gêne  point  ici  par  des  lois  positives  qu  ils  seraient  tentés  d'en- 
freindre en  secret;  mais,  sans  paraître  y  songer,  ou  établit  des  usages 
plus  puissants  que  l'autorité  même.  On  ne  leur  défend  pas  de  se  voir, 
maison  fait  en  sorte  ipi'ils  n'en  aïeul  ni  l'occasion  ni  la  volonté.  On  y 
|)arvient  en  leur  iloiiiiunt  îles  occupations,  des  habitudes,  des  goûts,  des 
plaisirs  entièrement  liillerents.  Stir  l'ordre  admirable  qui  règUe  ici,  ils 
sentent  que  dans  une  maison  bien  réglée  les  hommes  et  les  femmes 
doivent  avoir  peu  de  commerce  entre  eux.  Tel  qui  taxerait  en  cela  tle 
caprice  les  volontés  d'un  maître,  se  soumet  sans  répugnance  à  une 
manière  de  vivre  qu'on  no  lui  prescrit  pas  formellement,  mais  qu'il 
juge  lui-même  être  la  meilleure  et  la  plus  naturelle.  Julie  prétend 
qu'elle  l'est  en  effet;  elle  soutient  que  de  l'amour  ni  de  l'union  conju- 
gale ne  résulte  point  le  commerce  continuel  des  deux  sexes.  Selon  elle, 
la  femme  et  le  mari  sont  bien  destinés  à  vivre  ensemble,  mais  non  pas 
de  la  même  manière  ;  ils  doivent  agir  de  concert  sans  faire  les  mêmes 
choses.  La  vie  qui  charmerait  l'un  serait,  dit-elle,  insupportable  à  I  au- 
tre; les  inclinations  que  leur  donne  la  nature  sont  aussi  diverses  que 
les  fonctions  qu'elle  leur  impose  ;  leurs  amiisemenls  ne  diffèrent  pas 
moins  que  leurs  devoirs  ;  en  un  m.it,  tous  deux  concoinent  au  bonheur 
commun  par  des  cheinins  ibtférents,  et  ce  partage  de  travaux  et  de 
soins  est  le  plus  fort  lieu  de  leur  union. 

Pour  moi,  j'avoue  que  mes  propres  observations  sont  assez  favorables 


à  cette  maxime.  En  effet,  n'est-ce  pas  un  usage  constant  de  tons  lei 
peuples  du  monde,  hors  le  Français  et  ceux  qui  l'imitent,  que  les  hommes 
vivent  eiUre  eux,  les  femmes  entre  elles':'  S'ils  se  voient  les  uns  les  au- 
tres, c'est  plutôt  par  entrevues  et  presque  à  la  dérobée,  comme  les 
époux  de  Lacédéuione,  que  par  un  mélange  indiscret  et  perpétuel,  i  i- 
pable  de  confondre  et  défigurer  en  eux  les  plus  sages  distinctions  de  1 1 
nature.  On  ne  voit  point  les  sauvages  mêmes  indistinctement  nuli  s, 
hommes  et  femmes.  Le  soir,  la  famille  se  rassemble,  chacun  passe  la 
nuit  auprès  de  sa  femme  :  la  séparation  recommence  avec  le  jour,  et 
les  deux  sexes  n'ont  plus  rien  de  commun  que  les  repas  tout  au  pins. 
Tel  est  l'ordre  que  son  universalité  montre  être  le  plus  naturel  ;  et,  dans 
les  pays  mêmes  où  il  est  perverti,  l'on  en  voit  encore  des  vestiges,  lin 
France,  où  les  hommes  se  sont  soumis  à  viv/e  à  la  manière  des  Iemmes, 
et  à  rester  sans  cesse  enfermés  dans  la  chambre  avec  elles,  I  invulen- 
taire  agitation  qu'ils  y  conservent  montre  que  ce  n'est  point  à  cela 
qu'ils  étaient  destinés.  Tandis  que  les  femmes  restent  trauipiillement 
assises  ou  couchées  sur  leur  chaise  longue,  vims  voyez  les  boinnies  se 
lever,  aller,  venir,  se  rasseoir  avec  une  inquiétude  continuelle  ;  un 
instinct  machinal  combattant  sans  cesse  la  contrainte  où  ils  se  mettcnl, 
et  les  poussant  malgré  eux  à  celte  vie  active  et  laborieuse  que  h  ur 
imposa  la  nature.  C'est  le  seul  peuple  du  monde  où  les  hommes  se 
tiennent  debout  au  spectacle,  comme  s'ils  allaient  se  délasser  au  par- 
ierr(;  d'avoir  resté  tout  le  jour  assis  au  salon.  Enfin,  ils  sentent  si  bien 
l'ennui  de  cette  indolence  efféminée  et  casanière,  que  pour  y  mêler  au 
moins  quelque  sorte  d'activité,  ils  cèdent  chez  eux  la  place  aux  étran- 
gers, et  vont  auprè  sdes  femmes  d'autrui  chercher  à  tempérer  ce 
dégoût. 

la  maxime  de  madame  de  Wolmar  se  soutient  très-bien  par  l'exem- 
ple de  sa  maison  ;  chacun  étant  pour  ainsi  dire  tout  à  sou  sexe,  les 
iemmes  y  vivent  très-sé|iarées  des  hommes.  Tour  prévenir  entre  eux 
des  liaisons  suspectes,  son  grand  secret  est  d'occuper  incessamment  les 
uns  et  les  autres;  car  leurs  travaux  sont  si  différents  qu'il  n'y  a  que 
l'oisiveté  qui  les  rassemble.  Le  matin  chacun  vaque  à  ses  fonctions,  et 
il  ne  reste  du  loisir  à  personne  pour  aller  troubler  celles  d'un  autre. 
L'après-dinée  les  hommes  ont  pour  département  le  jardin,  la  basse- 
conr,  ou  d'autres  soins  de  la  campagne  ;  les,femincs  s'occupent  dans  la 
ebanibre  des  enfants  jns(iu'à  l'heure  de  la  promenade,  cpi'elles  font 
avec  eux,  souvent  même  avec  leur  maîtresse,  et  qui  leur  est  agréable 
comme  le  seul  ni(unentoù  elles  prennent  l'air.  Les  hommes,  assez  exer- 
cés par  le  travail  delà  journée,  n'ont  guère  envie  de  s'aller  promener, 
et  se  reposent  en  gardant  la  maison. 

Tous  les  dimanches,  après  le  prêche  du  soir,  les  femmes  se  rassem- 
blent encore  dans  la  chambre  des  enfants  avec  quelque  parente  ou 
amie,  qu'elles  invitent  tour  à  tour  du  consentement  de  madame.  Là,  en 
attendant  nii  petit  régal  donné  par  elle,  on  cause,  on  chante,  ou  joue 
au  volant,  aux  (uichels,  ou  à  quelque  autre  jeu  d'adresse  propre  à  plaire 
aux  yeux  des  enfants,  jusqu'à  ce  qu'ils  s'en  puissent  amuser  enx-niéines. 
La  collation  vient  composée  de  quelques  laitages,  de  ;;aiilres,  d'eeliau- 
dés  ,  de  merveilles  ,  ou  d'autres  mets  du  goùi  des  euranis  et  des 
femmes.  Le  vin  en  est  toujours  exclus  ;  et  les  hommes,  (pii  dans  tous 
les  temps  entrent  peu  dans  ce  petit  gynécée,  ne  sont  jamais  de  cette 
collation,  où  Julie  manque  assez  rarement.  J'ai  été  jusqu'ici  le  seul  pri- 
vilégié. Dimanche  dernier  j'obtins,  à  force  d'importunilés,  de  l'y  ac- 
compagner. Elle  eut  grand  soin  de  me  faire  valoir  cette  faveur.  Elle 
me  dit  tout  haut  qu'elle  me  l'accordait  pour  cette  seule  fois,  et  (pi'elle 
l'avait  refusée  à  M.  de  Wolmar  lui-même.  Imaginez  si  la  petite  vanité 
féminine  était  llaitée,  et  si  un  laquais  eût  été  bien  venu  à  vouloir  être 
admis  à  l'exclusion  du  maître. 

Je  fis  un  goûter  délicieux.  Est-il  quelque  mets  au  monde  cotnpara- 
ble  aux  laitages  de  ce  pays  '  Pensez  ce  que  doivent  être  ceux  d'une 
laiterie  où  Julie  préside,  et  mangés  à  côté  d'elle.  La  Fanchon  me  ser- 
vit des  gros,  de  la  céracée,  des  gaufres,  des  écrelets.  Tout  disparais- 
sait à  l'mstaut.  Julie  riait  de  mou  appétit.  Je  vois,  dit-elle  eii  nie  don- 
nant encore  une  assiette  de  crème,  que  votre  estomac  se  l'ait  honneur 
partout,  et  que  vous  ne  vous  tirez  pas  moins  bien  de  l'écot  des  fciiimes 
que  de  celui  des  Valaisans.  l'as  plus  impunément,  repris-je;  on  s'enivre 
quelipiel'ois  à  l'un  comme  à  l'autre,  et  la  raison  peut  s'égarer  dans  un 
clialel  tout  aussi  bien  que  dans  un  cellier.  Elle  baissa  les  yeux  sans  ré- 
pondre, rougit  et  se  mil  à  caresser  ses  enfants.  Ce»  fut  assez  pour 
éveiller  mes  remords.  Milord,  ce  fut  là  ma  première  indiscrétion,  et 
j'espère  que  ce  sera  la  dernière. 

Il  régnait  dans  cette  petite  assemblée  un  certain  air  d'antique  sim- 
plicité qui  me  touchait  le  cœur  ;  je  voyais  sur  tous  les  visages  la  même 
gaieté,  et  plus  de  franchise  peut-être  que  s'il  s'y  fût  trouvé  des  hommes, 
fondée  sur  la  confiance  et  rattachement,  la  familiarité  qui  régnait  en- 
tre les  servantes  et  la  maîtresse  ne  faisait  qu'affermir  le  respect  et  l'au- 
torité; et  les  services  rendus  et  reçus  ne  semblaient  être  ipie  des  lé- 
moignai;es  d'amitié  réciproque.  11  n'y  avait  pas  jusqu'au  choix  du  régal 
qui  ne  contribuât  à  le  rendre  intéressant.  Le  laitage  et  le  sucre  sont  iiB 
desgoi'its  naturels  du  sexe,  et  comme  le  symbole  de  l'innocence  et  de 
la  douceur  qui  font  sou  plus  aimable  ornement.  Les  hommes,  au  con- 
traire, recherchent  en  général  les  saveurs  fortes  et  les  liqueurs  spiri- 
tiicuses,  aliments  plus  convenables  à  la  vie  active  cl  lalioriense  (pie  la 
nature  liiir  demande;  et  quand  ces  divers  goûts  vieniienlà  s'altérer  et 
se  confondre,  c'est  une  marque  presque  infaillible  du  mélange  désor- 


f 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


95 


inné  des  sexes.  En  effet,  j'ai  mn:ir(|iié  (lu'eii  IJMiici'.  où  les  fuinmcs 
vent  sans  cesse  ave.i:  les  iHiriinies,  elli  s  oui  (oui  ;i  r-.ilt  penlii  li;  ;;oûl 
I  laiia;;c,  lus  lioiiiines  beaipcoiip  eeliii  ilii  vin  ;  l'i  (|ii'<'U  en  Anuleleri'e, 
les  deux  sexes  sonuiiiiliis  eoiircunliis,  lenr  goi'll,  |ii(>|ire  s'est  iiiienx 
hm'ivc.  lin  générai,  je  |m'iim'  (|iioij  |i(iMii;iil  siiinciil  iiiiuver  (iiii'iqin; 
lit  (•  (lu  cai'aetère  des  giMis  dans  le  rliiii\  des  ;dijiir'iiis  iin'ils  iinden'iil. 
s  ludiciis,  qui  vivent  beaneoiili  d'hei'banes.  sdiit  eMeniiiiés  et  inoiis. 
ins  iiiilies  Anglais,  grands  inaiigenrs  de  viande,  ;ive/  (l:ins  vus  in- 
xililes  v(;rtiis  (jnelcine  chose  de  dnr  et  (|iii  timl  de  la  liailiarie.  Le 
issc,  iialnrelleMienl  l'roiil.  pai'-ihle  il  siin|iie.  mais  vinlenl  el  emporté 
ns  la  tolèri),  aime  à  hi  lois  l'on  cl  l':iiilic  aliment,  et  lioit  du  laitage 
(lu  vin.  Le  Fran(;ais,  soii|de  el  eliangeani,  vit  de  Ions  les  mels  el  se 
c  à  tous  les  caractères.  Julie  elle-nnMne  pomiait  me  seivir  (rexein- 
3  ;  car,  quoique  sensuelle  et  gonrin.inde  dans  ses  repas,  elleiraime 
la  viMnde,  in  les  ragoûts,  ni  le  sel,  et  n'a  janiais  goûté  de  vin  pur; 
\(rllents légumes,  les  o'nfs.  la  crème,  les  l'inits,  voilà  sa  nourriture 
diiiaiir;  et,  Sans  le  poisson,  qu'elle  aime  aussi  beaucoup,  elle  serait, 
e  véritable  pylhagorieienne. 

(a!  n'(^st  rien  de  contenir  les  fenuiies  si  l'on  n(!  contient  aussi  les 
iunnes;  cl  cette  partie  de  la  règle,  non  moins  iin|ii)rtaine  que  l'autre, 
P  plus  dil'licile  encore,  car  l'altaque  est  en  général  [iliis  vive  (pie  la 
lense  :  c'est  l'intention  du  conservateur  de  la  nature.  Dans  la  ié|in- 
pie,  lin  retient  les  citoyens  par  des  niçeurs,  des  principes,  de  la 
Itu  ;  mais  cominenl  eonlenir  des  domcBtiiines,  des  niereeiiaires,  au- 
meiil  (pie  par  la  coiiliaiiite  cl  la  g(''lle '.'  'roui  l'art  du  maiire  est  de 
cher  eelle  gi'Mie  sons  le  voile  du  plaisir  ou  do  rinti'ièl,  en  sortie  iplils 
usent  vouloir  lont  ce  qu'on  les  (d)lige  de  l'aire,  L'(ii>ivele  du  diiiian- 
droit  (pi'on  ne  pciil  "iiéie  leur  (lier  d'aller  on  bon  linir  souible 
aud  leurs  lonetions  ne  les  retiennent  point  au  logis,  détruisent  son- 
it  en  nu  seul  jour  l'exemple  el  les  leçons  des  six  autres.  L'habitude 
cabaret,  le  commerce  el  les  maximes  de  leurs  camarade»,  la  fré- 
mialion  des  l'emines  débauchées,  les  perdant  bicutftt  pour  leurs  mai- 
s  et  pour  eux-mêmes,  les  rendent  par  mille  défauts  imcapablcs  du 
vice  et  indignes  de  la  liberté. 

)n  remédie  a  cet  ineonvc'iiient  en  les  retenant  par  les  nii^mes  motifs 
les  portaient  à  soilir.  (Jn'allaienl-ils  l'aire  ailleurs?  lloirc  et  jouer 
cabaret.  Ils  boivent  el  joiieni  au  logis  :  toute  la  diffcreiice  est  (pie  le 
ne  leur  conte  rien,  (juils  ne  s'enivrent  pas,  et  qu'il  y  a  des  gagnants 
jeu  sans  ipie  personne  ne  perde.  Voici  comment  (m  s'y  prend  pour 
a  : 

lerrièie  la  maison  est  une  allée  couverte,  dans  laipielb;  ou  a  élabli 
iee  des  jeux  ;  e'est  là  que  les  gens  de  livrée  et  ceux  de  la  basse-cour 
rasseniblenl  en  été,  le  dimanche,  après  le  prè(  lie,  pour  y  jouer  en 
sieurs  pallies  liées,  non  de  largenl,  on  ne  le  soiiHri!  pas,  ni  lu  vin, 
leur  en  donne,  mais  une  mise  fournie  par  la  libéralité  des  maîtres, 
te  mise  esl  toujours  quelque  petit  meuble  ou  ipielque  nippe  à  leur 
ge.  Le  nombre  des  jeux  est  proportionné  à  la  valeur  de  la  mise  ;  en 
le  que.  quand  cette  mise  esl  un  peu  considérable,  comme  des  boucles 
rg(Mii,  lin  porle-i'ol,  des  bas  de  soie,  un  chapeau  lin  ou  autre  chose 
iblable,  on  eni|iloie  ordiuaireinenl  plusieurs  séances  à  la  disputer, 
ne  s'en  tient  point  à  une  seule  espèce  de  jeu  ;  on  les  varie,  aliii  ipie 
dus  habile  dans  nn  u'eminirle  pas  toutes  les  mises,  el  pour  les  ren- 
ions pins  adroils  el  pins  i'orts  par  des  exercices  mnllipli('s.  Tanhit 
;t  à  qui  enlèvera  à  la  course  un  but  placé  à  l'antre  bout  de  raveniie, 
loi  à  qui  lancera  le  pins  lein  la  même  pierre,  lanlc'il  a  ipii  perlera  le 
s  bjnglemps  le  iiK'iiH'  l'ardean,  tantnl  on  dispute  un  \n\\  en  liraiil  au 
le.  On  joint  à  la  plupart  de  ces  jeux  un  petit  appareil  ipii  les  pro- 
io  et  les  reiiil  aumsants.  Le  maître  et  la  niaitresse  le>  honorent  soii- 
t  de  leur  pi("sence  ;  on  y  ainéiie  quelquefois  les  eiif.iiils  ;  les  elraii- 
;  même  y  viennent,  attirt'S  par  la  curiosité,  et  plusieurs  tw  denian- 
aieiit  pas  mieux  (pie  d'y  concourir;  mais  nul  n'est  jamais  admis 
ivee  ragrémeiil  des  uiaitres  et  du  conscntcinenl  des  joueurs,  tpii  ne 
veraieiil  pas  leur  compte  à  l'accorder  aisément.  Inseiisildemenl  il 
l  l'ait  de  cet  usage  une  espèce  de  spectacle  où  les  acteurs,  aiiinn's 
les  regards  du  public,  préfèrent  la  gloire  des  applaiidissenients  à 
'rèt  du  pi'ix.  Devenirs  pins  vigoureux  et  plus  agiles,  ils  s'en  eslinienl 
miage,  el,  s'aecoiilimi.nil  a  lirer  leur  valeur  ireux-mènies  pinli'il 
le  ce  iin'ils  possedeni,  tout  valets  ([n'ils  sont,  riioiiucnr  leur  devient 
cher  ipie  l'argeni. 

serait  long  de  vous  détailler  tous  les  biens  qu'on  retire  i(  i  d'un 
si  puéril  en  apparence,  et  toujours  dédaigné  des  esprits  vulgaires, 
lis  (pic  c'est  le  projire  du  vrai  génie  de  produire  de  grands Clfets 
de  petits  moyens.  ;*l.  de  W  idma'r  m'a  dil  qu'il  lui  eu  eiiiilail  à  peine 
liante  ('Ciis  par  an  pour  ces  pelils  établissements  ipie  sa  feieme  a  la 
niére  imaginés.  Mais,  dil-il,  combien  de  fois  croyez-vous  (pie  je 
gne  celte  somme  dans  mon  ménage  et  dans  mes  all'aires  jiar  la 
ance  cl  raltention  ipie  donnent  à  leur  service  des  dumesticpies 
filés  (pii  liemienl  tons  leurs  plaisirs  de  leurs  maiires,  par  l'interèl 
s  prennenl  à  (fini  d'une  maison  (pi'ils  reïanlenl  comme  la  leur, 
l'avanlage  de  proliler  dans  leurs  travaux  de  la  vigueur  ipi'ils  aè- 
rent (laiis  lems  jeux,  par  celui  de   les  ciin-,eiver  l'oiij s  siiiis  en 

;arauliss.uil  des  excès  ordinaires  à  leurs  pareils  et  des  maladii  s  (pii 
la  suite  ordinaire  de  ces  excès,  nar  celui  de  pieveoiren  iiix  les 
inneries  ipie  le  désordre  amène  iiirailliblemcni,  cl  de  les  conserver 
)m-s  honnêtes  gens,  enlln  par  le  plaisir  d'avoir  ehe?  nous  à  peu  de 


frais  des  récréations  agl'i'ablés  poul*  nous-mêmes  ?  Que  s'il  se  trouve 
parmi  nos  gens  (piehprun,  soit  homme,  soit  femme,  qoi  ne  s'arcoin- 
liKide  pas  (le  nos  règles  el  leur  préfère  la  liberté  d'aller  sons  divers 
pit'lcMes  courir  où  bon  lui  sen  ble,  ou  ne  lui  en  lefiise  janiais  la  per- 
inissioii,  niais  nous  regardons  ce  goiit  de  licence  comme  un  hidice  très- 
suspect,  et  nous  ne  tardons  pas  a  nous  défaire  de  ceux  qui  l'ont.  Ainsi 
ces  mêmes  amusements  ipii  nous  conservent  de  bons  sujets  nous  ser- 
vent encore  d'épreiivi;  pour  les  (dioisir.  .^lilord,  j'avoue  que  jiî  n'ai 
jamais  vu  qu'ici  des  niailns  former  a  la  fois  dans  les  KK'ini'S  liuriuncs 
de  bons  doniesiiqnes  pour  le  service  de  leurs  pcrsonues,  de  bons  pav- 
saiis  puni'  eniliver  leurs  terres,  de  bons  soldats  pour  la  défense  de  la 
pali  ie,  et  des  gens  de  bien  pour  tous  les  états  où  la  fortune  peut  les 
apoeler. 

L  hiver,  les  plaisirs  cliaiigenl  d  espèce  ainsi  que  les  travaux.  Les 
dinianelies,  tous  les  gens  de  la  maison,  et  même  les  voisins,  hommes  et 
femmes  indifféremment,  se  rassemblent  après  le  service  dans  une  salle 
basse,  on  ils  trouvenl  du  feu,  du  vin,  des  fruits,  des  gâteaux,  el  nn 
violon  qui  les  fait  danser.  Madame  de  Wolinar  ne  manque  jamais  de  s'y 
l'elidre.  au  moins  pour  quelques  instants,  alln  d'y  maintenir  par  sa  pré- 
sence l'ordre  et  la  modestie  ;  et  il  n  esl  pas  rare  .qu'elle  y  danse  clle- 
niêiiie,  liit-(  e  avec  ses  propies  gens.  Celle  règle,  (pi.ind  je  lapprls,  me 
parut  d'abord  moins  conl'orinc  à  la  séveriie  di-,  mii'iirs  protestantes, 
.le  le  dis  à  Jnlic,  el  voici  à  peu  près  ce  qn file  me  lepmidit  : 

La  pure  morale  est  si  cliargce  de  devoirs  sévères,  que  si  on  la  sur- 
charge eiicori!  de  birnies  imliirérenles,  (■'est  presque  toujours  aux  dé- 
pens de  l'esseiitii  I.  lin  dit  ipie  c'est  le  cas  de  la  plupart  des  mu  nés , 
ipil,  soumis  à  mille  règles  inuiilcs,  ne  savent  ce  que  c  est  ipi  huiiiieur  el 
vertu.  Ce  défaut  règne  moins  parmi  nous ,  mais  nous  n'eu  sommes  pas 
lont  à  fait  exempts.  Nos  gens  d  église ,  aussi  supérieurs  en  sagesse  à 
toutes  les  sortes  'de  prêtres  (pie  notre  religion  est  supérieure  à  toutes 
les  autres  en  sainteté,  ont  pourtant  encore  quelques  maximes  i|ui  pa- 
raissent plus  l'oiidi-es  sur  le  pri'iiigé  que  sur  la  raison.  Telle  est  celle  qui 
blâme  la  danse  et  les  asscmbh'cs;  comme  s'il  y  avait  plus  de  mal  à  dan- 
ser ipi'à  (hanter,  ([lie  i  bacon  de  ces  amusements  ne  fût  pas  également 
une  inspiration  de  la  naiure.  el  (jne  ce  fut  un  crime  de  s'égayer  en  com- 
mun par  une  récn'atioii  iimoccnte  et  lionnèie!  four  moi,  je  pense  au 
contraire  que,  toutes  les  bits  qu'il  y  a  concours  drs  deux  sexes,  tout 
diverlissenient  public  devient  iimoeent  par  cela  môme  qu'il  est  public  ; 
an  lieu  ipie  l'oci  iipaliiui  la  plus  louable  est  suspecte  dans  le  lêtc-.i-Iêtc. 
L'homme  et  la  reiimie  siiiil  destinés  l'un  pour  l'autre,  la  (in  de  la  nature 
est  qu'ils  soient  unis  par  le  mariage.  Tonte  fausse  religion  combat  la 
nature  :  la  nuire  seule,  ipii  la  suit  et  la  redilie.  annonce  une  institution 
divine  el  convenable  à  1  iiomnie.  Elle  ne  doit  donc  point  ajouter  sur  le 
mariage  aux  embarras  de  l'ordre  civil  des  difUcultés  que  I  Evangile  ne 
prescrit  pas,  cl  qui  sont  contraires  à  l'esprit  du  christianisme.  Mais 
ipi'on  me  dise  on  de  jeunes  personnes  à  marier  auront  occasion  de 
priMidre  du  goiU  l'une  pour  l'autre,  el  de  se  voir  avec  plus  de  décence 
el  de  ciiconspeclion  que  dans  une  assemb  ée  où  les  yeux  du  public,  in- 
cessammeiii  lonriiés  sur  elles,  les  l'orcent  à  s'observer  avec  le  pins 
grand  soin.  Lu  quoi  Dieu  e^i-il  oll'ensé  par  un  exercice  agréable  et  sa- 
lutaire, convciialile  à  la  vivacité  de  la  jeuiicsse ,  qui  consiste  à  se  pré- 
senter l'un  à  r.inlro  avec  grâce  el  bienséaiice,  el  auquel  le  spectateur 
impose  une  gravité  dont  perso, me  n'oserait  sortir'.'  l'eut-on  imaginer  un 
nioveii  pins  iiouuêle  de  ne  iKinipcr  personne,  an  moins  quant  à  la  ligure. 
Cl  lie  se  montrer  avec  les  agréiueiils  cl  les  delauls  (pi'ou  peut  avoir  aux 
gens  (pii  ont  iiilerêt  de  nous  bien  conuaiti  e  avant  de  s'obliger  à  nous 
aiiner'f  Le  devoii'  de  se  chérir  réci|>roqueiiicnt  n'emporte-t-il  pas  celui 
de  se  plaire?  et  n'est  ce  pas  un  soin  digne  de  deux  personnes  vertueuses 
cl  chrétiennes  ipii  songeul  à  s'unir,  de  préparer  ainsi  leurs  cieurs  à  l'a- 
mour mutuel  que  Dieu  leur  impose? 

(Jn'arrive-t-il  dans  ces  lieux  où  règne  une  éternelle  contraiute,  où 
l'on  punit  comme  un  crime  la  pins  innoeenle  gaieté,  où  les  jeunes  gens 
des  deux  sexes  ndsenl  jamais  s'assembler  eu  publie,  et  on  lindiscrcte 
si'vi'rilé  d'un  pasteur  ne  sail  prci  lier  au  niuii  de  liieii  qu'une  gêne  ser- 
vile.  el  la  tristesse,  et  rciinni?  l,lii  élude  une  ivr.iiinie  insupportable  que 
la  iialiire  et  la  raison  des  ivonciil  ;  aux  plaisirs  permis  dont  ou  prive 
nue  jcuiie^sc  enjouée  el  l'nla're  elle  en  siili-liiiie  de  |ilus  dangereux  ;  les 
têle-a-lèle  adroili  nient  coiieerlés  prennent  la  place  des  assemblées  pu- 
bliques: à  birce  de  se  cacher  ciPiiinie  si  l'on  était  coupable,  on  est  tenté 
de  le  devenir.  1,'iniioi  ente  joie  aime  à  s'évaporer  au  mandjonr;  mais 
le  vil  e  est  aiiii  îles  leiiebres;  et  janiais  riuiiocence  el  le  mystère  n'ha- 
bilèrciil  longtemps  enscmlile.  Jbui  cher  ami.  me  dit-elle  en  me  semint 
la  main  coiiime  pour  me  i  iuuoinui(|iier  son  rcpciilir  et  faire  passer  dans 
mon  ciiMir  la  pureti>  (bi  sien,  (pii  doit  mieux  seiiiir  (pie  nous  toute  I  iiu- 
porlaiice  de  celte  maxime?  (Jue  de  douleurs  et  de  peines,  qiK'  de  re- 
mords ci  de  pleurs  nous  nous  serions  cpaigués  durant  tant  d'années, 
si.  lims  deux  aimant  la  vertu  comme  nous  avons  toujours  fait,  nous 
avions  su  prévoir  de  plus  loin  les  dangers  (|u'elle  court  dans  le  têtc- 
à-lêle  ! 

Lncore  un  coup,  contiiina  madame  de  \\(dmar  d'un  Ion  plus  iraii- 
(piille,  ce  n'est  poiiil  dans  les  aSMiiiblecs  U'imbrcUscs.  où  toiil  le  monde 
noii>  voit  el  nous  cconlc,  nlai^  dau>  lci>  entretiens  partieubeis.  où  ré- 
gnent 1(!  sei  rel  cl  la  libelle,  ipie  les  munirs  peuvent  courir  des  risques. 
t. 'est  Mir  te  priiu  i(pe  ipie,  ipiaiid  mes  domestiques  des  (U'iix  sexes  se 
rassemblent,  je  suis  bien  aise  qii  ils  y  soient  tous,  .l'approuve  même 


96 


LA  NOUVELLE  HÊLOISE. 


qu'ils  invitent  parmi  les  jeunes  gens  du  voisinage  ceux  dont  le  coni- 
nieice  n'est  point  capable  de  leur  nuire  ;  et  j'apprends  avec  grand  plai- 
sir que  pour  louer  les  mœurs  de  quelqu'un  de  nos  jeunes  voisins,  on 
dit  -Il  est  reçu  chez  M.  de  Wolmar.  Eu  ceci  nous  avons  encore  une  au- 
tre vue  Les  hommes  qui  nous  servent  sont  tous  garçons,  et  parmi  les 
femmes  la  gouvernante  des  enfauts  est  encore  à  marier.  Il  n'est  pas 
juste  que  la  réserve  on  vivent  ici  les  uns  et  les  aulres  leur  ôte  l'occa- 
sion d  lin  honnête  établissement.  Nous  tachons  dans  ces  petites  assem- 
blées de  leur  procurer  cette  occasion  sous  nos  yeu.\,  pour  les  aider  à 
mieux  choisir;  et  en  travaillant  ainsi  à  former  d'heureux  ménages,  nous 
ausmcnlons  le' bonheur  du  nôtre. 

Il  resterait  à  me  juslilier  moi-même  de  danser  avec  ces  bonnes  gens  ; 
ni'ds  i'iim'e  mieux  passer  <(>iidaiiiiiaiii)ii  sur  ce  point,  et  j'avoue  fran- 
chement que  mon  plus  p-.iw\  iiioliC  en  (cla  est  le  plaisir  que  j'y  trouve. 
Vous  savez  que  j'ai  toujours  parl;iye  la  passion  que  ma  cousine  a  pour 
1-1  danse-  mais  après  la  perte  de  ma  mère  je  renonçai  pour  ma  vie  au 
bal  et  à  toute  assemblée  publique  :  j'ai  tenu  parole,  nienie  à  mon  ma- 
riage et  la  tiendrai,  sans  croire  y  déroger  en  dansant  queliiuefois  chez 
moi  avec  mes  hôtes  et  mes  domestiques.  C'est  un  exercice  utile  à  ma 
santé  durant  la  vie  sédentaire  qu'on  est  forcé  de  mener  ici  l'hiver.  Il 
m'amuse  innocemment  ; 
car,  quand  j'ai  bien  dan- 
sé mon  coHir  ne  me  re- 
proche rien.  U  amuse 
aussi  M.  de  \\olmar  ; 
toute  ma  coquetterie  en 
cela  seborne  à  lui  plai- 
re. Je  suis  cause  qu  il 
vient  au  lieu  où  l'on  dan- 
se :  ses  gens  en  sont 
plus  contents  d'être  ho- 
norés des  regards  de 
leur  maître  ;  ils  témoi- 
gnent aussi  de  la  joie  a 
me  voir  parmi  eux.  En- 
fin, je  trouve  que  cette 
familiarité  modérée  for- 
me cuire  nous  un  lien 
de  douceur  et  d'atlaclie- 
iiieiit  ipii  ramène  un  peu 
riiuiiianllé  naturelle  eu 
teniiierant  la  bassesse  de 
servitude  et  la  rigueur 
del'aiitorilé. 

Voilà,  milord,  ce  que 
me  dit  Julie  au  sujet  de 
la  danse;  et  j'adinnai 
comment  avec  tant  d'af- 
fabilité pouvait  régner 
tant  de  subordination,  et 
comment  elle  et  son 
mari  pouvaient  descen- 
dre et  s'égaler  si  souvent 
à  leurs  domestiques, sans 
(pie  ceux-ci  fussent  ten- 
tés de  les  prendre  au 
mot  et  de  s'égaler  à  eux 
à  leur  tour.  Je  ne  crois 
pas  qu'il  y  ait  des  sou  - 
verains  en  Asie  servis 
dans  leurs  palais  avec 
plus  de  respect  que  ces 
bous  maîtres  le  sont 
dans  leur  maison.  Je  ne 
connais  rien  de  moins 
impérieux  que  leurs  or- 
dres, et  rien  de  si  promp- 
tement  exécuté  :  ils 
prient,  et  l'on  vole  ;  ils 
excusent,  et  l'on  sent 
sou  tort.  Je  n'ai  jamais 
mieux  compris  combien  la  force  des  choses  qu'on  dit  dépend  peu  des 
mots  qu'on  emploie. 

Ceci  m'a  fait  faire  une  autre  réflexion  sur  la  vaine  gravité  des  maîtres  ; 
c'est  que  ce  sont  moins  leurs  familiarités  que  leurs  défauts  ipii  les  fout 
mépriser  chez  eux,  et  que  l'insolence  des  domestiques  annonce  plutôt 
un  niaîlre  vicieux  que  faible  ;  car  rien  ne  leur  donne  autant  d'audace 
que  la  (  iiMii:iissance  de  ses  vices,  et  tous  ceux  qu'ils  découvrent  en 
lui  sont  .1  leurs  \r\i\  autant  de  dispenses  d'obéir  à  un  homme  qu'ils  ne 
sauraient  plus  respeeier. 

Les  valets  imitent  les  maîtres  ;  et,  les  imitant  moins  gnKsi.reiiieiit, 
ils  rendent  sensibles  dans  leur  conduite  les  défauts  que  le  \(  i  iiis  de  l'è- 
(Incalion  cache  mieux  dans  les  autres.  A  Paris,  je  jugeais  ile^  inniirs 
(les  femmes  de  ma  connaissance  par  l'air  et  le  ton  de  leurs  fcimnes  de 
chambre,  et  celle  règle  ne  m'a  jamais  trompé.  Outre  que  la  feiume  de 


Julio  prûsentaiil  Saint-Preux 


chambre,  une  fois  dépositaire  du  secret  de  sa  maîtresse,  lui  fait  payer 
cher  sa  discrétion,  elle  agit  comme  l'autre  pense,  et  décèle  toutes  ses 
maximes  en  les  prati(^uant  maladroitement.  En  tontes  choses  l'exeniple 
des  maîtres  est  plus  lort  que  leur  autorité,  et  il  n'est  pas  naturel  iiue 
leurs  domestiques  veuillent  être  plus  honnêtes  gens  qu'eux.  On  a  beau 
crier,  jurer,  maltraiter,  chasser,  (aire  maison  nouvelle  ;  tout  cela  ne  pro- 
duit point  le  bon  service.  Quand  celui  qui  ne  s'embarrasse  pas  d  être 
méprisé  et  haï  de  ses  gens  s  en  croit  pourtant  bien  servi,  c'est  qu  il  se 
contente  de  ce  qu'il  voit  et  d'une  exactitude  apparente,  sans  tenir 
compte  de  mille  maux  secrets  qu'on  lui  fait  incessamment,  et  dont  il 
n'aperçoit  jamais  la  source.  Mais  où  est  l'iioinme  assez  dépourvu  d'hon- 
neur pour  pouvoir  supporter  les  dédains  de  tout  ce  qui  l'environne? 
où  est  la  femme  assez  perdue  pour  n'êtrç  plus  sensible  aux  outrages? 
combien  dans  Paris  et  dans  Londres  de  dames  se  croient  fort  honorées 
qui  fondraient  en  larmes  si  elles  enlendaient  ce  qu'on  dit  d'elles  dans 
leur  antichambre  !  Ileurcnseini'iit,  pour  leur  repos,  elles  se  rassurent 
en  prenant  ces  Argus  pour  des  inilieeiles,  et  se  flattant  qu'ils  ne  voient 
rien  de  ce  qu'elles  ne  daignent  p;is  leur  cacher.  Aussi,  dans  leur  mutine 
obéissance,  ne  leur  cachent-ils  guère  à  leur  tour  le  mépris  qu'ils  ont 
pour  elles.  Maîtres  et  valets  sentent  mutuellement  que  ce  n'est  pas  la 

peine  de  se  faire  estimer 
les  uns  des  autres. 

Le  jugement  des  do- 
mestiques me  paraît  être 
l'épreuve  la  plus  sùrc  et 
la  plus  diflicile  de  la  vér- 
in des  niaitres,  et  je  me 
souviens,  milord,  d'a- 
voir bien  pensé  de  la  vô- 
tre en  Valais  sans  vous 
connaître ,  simplement 
sur  ce  que,  parlant  assez 
rudement  à  vos  gciis, 
ils  ne  vous  en  étaient 
pas  moins  attachés,  et 
qu'il  téinoigiiaienl  entre 
eux  autant  de  respect 
pour  vous  en  votre  ab- 
sence que  si  vous  les 
eussiez  entendus.  (3n  a 
dit  qu'il  n'y  avait  point 
de  héros  pour  son  valet 
de  chambre  :  cela  peut 
être,  mais  l'homme  juste 
a  l'estime  de  son  valet: 
ce  qui  montre  assez  (|uc 
rhéroisme  n'a  qu'une 
vaine  .apparence,  et  (pi'il 
n'y  a  rien  de  solide  que 
la  vertu.  C'est  snrioiit 
dans  cette  maison  qu'on 
reconnaît  la  force  de  son 
empire  dans  le  sufl'iage 
des  domestiques  ;  suf- 
frage d'autant  plus  sûr, 
qu'il  ne  consiste  poinl 
en  de  vains  éloges,  mais 
dans  l'expression  natu- 
relle de  ce  qu'ils  sen- 
tent. N'entendant  jamais 
rien  ici  qui  leur  fasse 
croire  que  les  autres 
maîtres  ne  ressembleni 
pas  aux  leurs,  ils  ne  les 
louent  point  des  vertus 
qu'ils  estiment  commu- 
nes à  tous,  mais  ils  loucni 
Dieu  dans  leur  simplicilt 
d'avoir  mis  des  riches 
sur  la  terre  pour  le  bon- 
heur de  ceux  qui  les 
servent  et  pour  le  soulagement  des  pauvres.  La  servitude  est  si  pei 
naturelle  à  l'homme,  qu'elle  ne  saurait  exister  sans  quelque  méconten 
lemeut.  Cependant  on  respecte  le  maître  et  l'on  n'en  dit  rien.  Qu'i 
s'échappe  quelques  murmures  contre  la  maîtresse,  ils  valent  mieux  qut 
des  éloges  Nul  ne  se  plaint  qu'elle  manque  pour  lui  de  bienveillance 
mais  qu'elle  en  accorde  autant  aux  autres  ;  nul  ne  peut  souffrir  qu'elli 
fasse  comparaison  de  son  zèle  avec  celui  de  ses  camarades,  et  cha 
cim  voudrait  être  le  premier  en  faveur  comme  il  croit  l'être  en  atta- 
chement :  c'est  là  leur  unique  plainte  et  leur  plus  grande  injustice. 

A  la  sulioidiiiaiion  des  iiiléi  leurs  se  joint  la  concorde  entre  les  égaux 
et  cette  parlie  de  radiiiiiii^lr.itioii  doniestique  n'est  pas  la  moins  diffi- 
cile. Dans  les  concurrences  de  jalousie  et  d'intérêt  qui  divisent  saii; 
cesse  les  gens  d'une  maison,  même  aussi  peu  nombreuse  que  celle-ci 
ils  ne  demeurent  presque  jamais  unis  qu'aux  dépens  du  maître.  S'îli 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


97 


s  i(  cordent,  c'est  pour  voler  de  concert;  s'ils  sont  lidcl.  s.  chacun  se 
iail  valoir  aux  dépens  des  autres  ;  il  faut  qu'ils  smeiil  enncoii.  on  <orii- 
plices,  et  l'on  voit  à  peine  le  moyen  d'éviter  ;i  la  lois  leur  liipoiiiiene 
et  leurs  dissensions.  La  plupart  des  pères  de  laiMille  ne  connaiss.  ni  .pu- 
l'alternalive  dilre  ces  deux  inconvénients.  Les  uns,  préférant  I  intérêt 
à  riionnr'lit(\  fomentent  cette  disposition  des  valets  aux  secrets  rap- 
poits    et  croient  faire  un  clief-d'n^uvre  d(!  prudence  en  les  rendant  es- 
pions et  surveillants  les  uns  (les  autres.  Les  antres,  plus  indolents,  ai- 
nii'iil  mieux  ipi'on  les  vole  et  ipi'on  vive  en  paix;  ils  se  font  une  sorte 
(riionneiir  d('  recevoir  tonjoins  mal  des  avis  qu'un  pur  /.éle  arrache 
quelquefois  à  un  serviteur  liilele.  Tons  s'abusent  également.   Les  pre- 
miers, m  l'xeilanlcliez  eii\  des  troiililes  continuels,  incornpatililes  avec 
la  re"li^  et  le  Ijoii  ordre,  nasseoililent  qu'on  tas  de  fourbes  et  de  tléla- 
t'enis^cpii  scxeieeiit,  en  Iraliissaiit  leurs  eamarades,  à  trahir  peut-être 
un  jour  leurs  mailles.  Les  seconds,  en  refusant  d'apprendre  ce  qui  se 
lait  dans  leur  maison,  autorisent  les  ligues  contre  eux-mêmes,  Cm  (lo- 
ragcni   l<'s  uK^hants,  rebutent   les  bons,  et  n'entretiennent  a  grands 
frais  que  des  fripons  arrogants  et  paresseux  qui,  s'accordaut  aux  dé- 
pens du  maitre,  regardent  leurs  services  comme  des  grâces,  el  h  urs 
vols  comme  des  droits. 
C'est  une  grandi;  erreur, 
dans  l'économie  domes- 
tique ainsi  que  dans  la 
vie   civile ,   de   vouloir 
combattre  un  vice  par 
un  autre,  ou  forim^r  en- 
tre eux  une  sorte  d'équi- 
libre; comme  si  ce  qui 
sape  les  fondements  de 
l'ordre    pouvait    jamais 
servir  à  rétablir.  On  ne 
fait  par  cette  mauvaise 
police  que  réunii'  enliii 
tous  les  inconvénienls. 
Les  vices  tolérés  dans 
une  maison  n'y  régnent 
pas  seuls   laissez-en  ger- 
mer un,  mille  viendront 
à   sa    suite,    lîienlol    ils 
perdent  les  valets  (pii  les 
ont,    ruinent    le   inaitKî 
qui  les  soiilTie,  corrom- 
pent ou  scandalisent  les 
enfants    altenlifs    à    les 
observer.  (Jiiel   indigne 
pcre  oserait  nietlie  quel- 
que avantage  en  balaiiec 
avec    ce    ilernier   mal  ! 
.   Quel     lionnèlc     liomme 
voudrait  être  chef  de  fa- 
mille, s'il   lui  l'Iail  iin- 
possilile  de  réunir  dans 
sa  maison  la  paix  el  la 
lidélilé .    et    qu'il    fallut 
aclii'ler  le  /l'Ii'  de  ses  dn- 
niesli(piesaiix  dépens  de 
leur   bienveiliaiice   nm- 
tiielle? 

Oui  n'amait  vu  que 
celte  maison  n'imagine- 
rait pas  même  qu  une 
(lareilb;  dillieiilté  piU 
exister,  tant  l'union  des 
membres  y  parait  venir 
de  leur  allacbement  aux 
cliefs.  C'est  ici  (pi'on 
trouve  le  sensible  exem- 
ple qu'on  ne  saurait  ai- 
mer sincèrement  le  maî- 
tre sans  aimer  tout  ce 

qui  lui  appartient;  vérité  qui  sert  de  fondeinenl  à  la  charité  elirélienne. 
IN'est-il  pas  bien  simple  que  les  enfants  du  même  père  se  irailenl  en 
frères  entre  eux'?  C  est  ce  qu'on  nous  dit  Ions  les  jours  m\  lemple  sans 
nous  le  faire  sentir  ;  c'est  ce  que  les  babilanls  de  cette  maison  seiileiil 
sans  (|ii'on  le  leur  dise. 

Celle  (lisposilion  à  la  concorde  commence  par  le  choix  des  sujets. 
M.  de  Wolmar  n'examine  pas  senlemeut  en  les  recevant  s'ils  convien- 
uenl  à  sa  feiiime  et  à  lui,  mais  s'ils  se  coinieiiiieiil  I  un  a  l'anlre  ;  el 
l'anliiialliie  bien  rec<iniiiie  eiilre  di'iix  excellenls  diiiiiesliipies  snflirail 
ptuii  fane  a  l'inslaul  ecnigedier  I  un  des  deux  :  car,  dil  .Inlie,  une  mai- 
son si  peu  niimbreuse,  une  maison  (huit  ils  ne  sortent  jamais  et  oii  ils 
sont  lonjouis  vis-à-vis  les  uns  des  auires,  doit  leur  convenir  égalemenl 
à  tons,  et  serait  un  enfer  pour  eux  si  elle  ii  elaii  une  maison  de  paix. 
Us  doivent  la  regarder  comme  b'ur  maison  palernelle.  on  loni  n'est 
qu'une  même  famille.  Un  seul  qui  déplairait  aux  autres  pourrait  la  leur 


I  0  loilicr.  —  LEr    ivu 


rendre  odieuse  :  et  cet  objet  désagréable  y  frappant  incessamment  leurs 
rej;ards.  Ils  ne  seraient  bien  ici  ni  pour  eux  ni  pour  nous. 

Après  les  avoir  assortis  le  mieux  qu'il  est  p<pssible,  on  les  unit  pour 
ainsi  dire  malgré  eux  pour  les  services  qu'on  les  force  en  quelque 
sorte  à  se  rcTidri-.  et  l'on  f.iil  que  chacun  ait  un  sensible  intérêt  d'élre 
aiiiK'.  de  tous  ses  eamaraile-.  .Nul  n'esl  si  bien  venu  à  dr mander  des 
gr.ices  pour  lui-même-  ipie  pour  un  autre  :  ainsi  celui  qui  désire  en  ob- 
tenir tache  d'engager  un  antre  à  parler  pour  lui:  el  cela  est  d'auunt 
plus  facile,  que,  soit  qu'on  accorde  ou  qu'on  refuse  une  faveur  ainsi 
demandée,  on  en  fait  toujours  un  mérite  a  celui  ipji  s'en  est  rendu 
l'intercesseur;  au  coniraire,  on  rebute  ceux  qui  ne  sont  bons  que  pour 
eux.  Pourquoi,  leur  dit-on,  accordcrais-je  ce  qu'on  me  demande  pour 
vous,  ipii  n'avez  jamais  rien  demandé  pour  personne  .'  Est-il  juste  que 
vous  soyez  plus  heureux  que  vos  camarades,  parce  qu'ils  sont  plus 
obligeants  que  vous  .'  On  fait  plus,  on  les  engage  à  se  servir  mutuelle- 
ment en  secrel.  sans  o^lenlation,  sans  se  faire  valoir;  ce  (|ui  est  d'au- 
tant moins  dillii  ile  a  uliienir,  qu'ils  savent  fort  bien  ipie  le  maitre, 
leinoin  de  celle  (li^crition,  les  en  estime  davantage  :  ainsi  l'intérêt  y 
gagne,  et  ramour-propre  n'y  perd  rien,  lis  sont  si  convaincus  de  celte 

disposition  générale,  et 
il  règne  une  telle  con- 
fiance enlre  eux,  que 
quand  quelqu'un  a  quel- 
que grâce  à  demander, 
il  en  parle  à  leur  table 
par  forme  de  conversa- 
tion :  souvent  sans  avoir 
rien  fait  de  plus  il  trouve 
la  chose  demandée  et 
iditeuue  ;  et  ne  sachant 
qui  remercier,  il  eu  a 
rohligalion  à  tous. 

C'esi  par  ce  moyen 
el  d'autres  semblables 
qu'on  fait  régner  entré 
eux  un  allacliemenl  né 
de  celui  (pi'ils  ont  tous 
pour  linr  maiire.  el  qui 
lui  est  subordonné.  Ain- 
si, loin  de  se  liguer  à 
son  préjudice,  ils  ne  sont 
tous  uuis  que  pour  le 
mieux  servir,  (loelque 
iiUéiêl  qu'ils  aienl  à  s'ai- 
mer, ils  en  mit  encore 
un  plus  grand  à  lui  plai- 
re; le  zèle  pour  son  ser- 
vice l'empoile  sur  leur 
bienveillanc:e  mutuelle  ; 
et  tous .  se  regardant 
comme  lézés  par  des 
perles  qui  le  laisseraient 
moins  en  élal  de  recom- 
penser nu  bon  servi- 
teur, sont  également  in- 
capables de  souffrir  en 
silence  le  tort  que  l'un 
d'eux  voudr.iit  lui  faire. 
Celte  partie  de  la  police 
éiahlie  dans  celte  mai- 
son me  parait  avoir  qiiel- 
ipio  chose  de  sublime  : 
et  je  ne  puis  assez  admi- 
rer commeni  \f.  el  ma- 
dame de  Wolmar  ont  su 
iransfornnr  le  vil  mé- 
tier d  accusateur  eu  une 
fonction  de  zèle,  d'inté- 
grité, de  courage,  aussi 
noble,  ou  du  moins  aussi 
commence  par  détruire 
exemples  sensibles. 


K^./»^^ 


/.«*"" 


louable  qu'elle  l'était  chez  les  llomains.  On  a 
ou    prévenir   claiicinenl.  simpleineiil,  el   par 

c  elle  morale  crimiiu  lie  el  servile.  ccll.'  mninclle  tolérance  aux  dépens 
du  m.iiire.  (pi  un  meeh.ml  valel  ne  mamine  point  de  prêcher  aux  bons 
scms  l'air  d'une  maxime  de  cliaiile.  Un  leur  fait  bien  comprendre  que 
le  pieceple  île  couvrir  le>  (ailles  .le  son  piochain  ne  sei  apporte  qu'à 
celles  qui  ne  foiil  de  lorl  a  pei sonne;  (pi'une  injustice  qu'on  voit,  qu'on 
lail,  el  ipii  blesse  un  lieis,  on  a  eoimnet  soi-même;  et  que  comme  ce 
n'est  que  le  senliinenl  de  no-  propres  défauts  qui  nous  oblige  il  pardonner 
ceux  daulriii.  nul  n '.linie  a  lolerer  les  fripons  s'il  n'est  un  fripon 
comme  eux.  Sur  ces  principes,  vrais  en  gênerai  d  Lomme  à  homme,  et 
bien  iiliis  rigour.'iix  encore  dans  la  relatiim  plus  étroite  du  servilenr 
au  maitre.  on  lient  ii  i  pour  inconlcslable  que  qui  voit  l'aire  un  tort  à 
ses  mailrcs  sans  le  dénoncer  est  plus  coupable  encore  que  celui  qui  l'a 
commis;  car  celui-ci  se  laisse  abuser  dans  sou  action  par  le  profil  qu  il 

03 


98 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


euvisage;  iiiuis  l'autre,  de  sang-froid  et  sans  intérêt,  n'a  pour  niotiCde 
son  silLiico'  qu'une  prolonde  indilVéïciKo  poni'  la  justice,  pour  le  bien 
de  lu  maison  (lu'il  sert,  et  im  d.isir  siciil  d'iiiiiler  l'exemple  qu'il  ca- 
clie;  de  sorte  que,  (piaud  la  taule  est  considérable,  celui  ipii.l'a  com- 
mise |)eui  quelquefois  espérer  son  pardon;  mais  le  témoin  qui  l'a  tue 
<'st  iulailliblement  eonge'dié  eonmie  un  homme  enclin  au  mal. 

L'n  revanche,  on  ne  souffre  aucune  accusation  qui  puisse  être  sus- 
pecte dinjusiice  et  de  calomnie;  c'est-à-dire  (pi'on  n'en  reçoit  aucune 
en  l'absence  de  l'aceiisé.  Si  quelqu'un  vient  eu  particulier  f;<ire  quelque 
rapport  contre  son  camarade,  ou  se  plaindre  personnell<>ment  de  lui 
ou  lui  demande  s'il  est  sidtisamment  instruit,  c'est-à-dire  s'il  a  com- 
mencé par  s'oclaircir  avec  celui  dont  il  vient  se  plaindre.  S'il  dit  (lue 
non,  on  lui  dcmmule  encore  comment  il  peut  juiicr  mie  action  dont  il 
ne  connaît  pas  assez  les  motifs,  l'.eilc  aclion,  lii'i  ilii-dii,  ti<'iit  pnii-ètre 
à  quelque  autre  (pii  vous  est  inconnue  ;  elle  a  piiil-ètre  qn-lque  cin  on- 
slance  (|ui  sert  à  la  justilier  ou  à  l'excuser,  et  que  vous  isçuorez  Com- 
ment osez-vous  condanmer  cette  conduite  avant  de  savo'ir  les  raisons 
de  celui  qui  l'a  tenue  ?  In  mot  d'explication  leût  peut-être  justifiée  à 
vos  yeux.  Pourquoi  risquer  de  la  blâmer  injustement,  et  m'exposer  à 
partager  votre  mjusuceV  S  il  assure  s'être  êclairci  auparavaiit  avec  l'ac- 
cuse, pourquoi  donc,  lui  répli<iue-t-on,  venez-vous  sans  lui  comme  si 
vous  aviez  peur  (juil  ne  déiiienUi  ce  que  vous  avez  à  dire?  De  quel  droit 
negligez-vous  pour  moi  la  précaution  que  vous  avez  cru  devoir  prendre 
pour  vous-même?  Est-il  bien  de  vouloir  que  je  juge  sur  votre  rapport 
d'une  action  dont  vous  n'avez  pas  voulu  juger  sur  le  ténioimiage  de  vos 
yeux .' et  ne  seriez-vous  pas  responsable  du  jugement  partial  que  j'en 
pourrais  porter,  si  je  me  contentais  de  votre  seule  déposition?  Ensuite 
on  lui  propose  de  faire  venir  celui  qu'il  accuse.  S'il  y  consent  c'est 
une  alfaire  bientôt  réglée  ;  s'il  s'y  oppose,  on  le  renvoie  après  une  forte 
réprimande  ;  mais  on  lui  garde  le  secret,  et  l'on  observe  si  bien  l'un  et 
1  autre  (pi'oii  ne  tarde  pas  à  savoir  lequel  des  deux  avait  tort. 

Cette  régie  est  si  connue  et  si  bien  établie,  qu'on  n'entend  jamais  un 
domestique  de  cette  maison  parler  mal  d'un  de  ses  camarades  absent  ■ 
car  ils  savent  tous  que  c'est  le  moyen  de  passer  pour  lâche  ou  menteur' 
Lorsqu  un  d  entre  eux  en  accuse  un  autre,  c'est  ouvertement,  franche-^ 
ment,  et  non-seulement  en  sa  présence,  mais  en  celle  de  tous  leurs  ca- 
marades, adn  d  avoir  dans  les  témoins  de  ses  discours  des  garants  de 
sa  bonne  loi.  Quand  il  est  quesiion  de  querelles  personnelles  elles  s'ac- 
commodent presque  toujours  par  médiateurs,  sans  importuner  monsieur 
m  madame^:  mais  quand  il  s'agit  de  l'intérêt  sacré  du  maître  l'affiire 
ne  saurait  demeurer  secrète  ;  il  faut  que  le  coupable  saccusè  ou  qu'il 
ait  un  accusateur.  Ces  petits  plaidoyers  sont  très-rares,  et  ne  se  font 
qu  a  table  dans  les  tournées  que  Jiilie  va  faire  journellement  au  diner 
ou  au  souper  de  ses  gens,  et  que  M.  de  ^Volnu^r  appelle  en  riant  ses 
grands  jours.  Alors,  après  avoir  écouté  paisiblement  la  ])1ainte  et  la  ré- 
ponse. SI  l'aliaire  intéresse  son  service,  elle  remercie  laceusaleur  de 
son  zèle. —Je  sais,  lui  dit-i-lle,  que  vous  aimez  votre  camarade-  vous 
in  en  avez  toujours  dit  du  bien,  et  je  vous  loue  de  ce  que  laniour  du 
devoir  et  de  la  justice  l'emporte  en  vous  sur  les  affections  particulières- 
c  est  ainsi  qu'en  use  un  serviteur  lidèle  et  un  honnête  homme.  Ensuite' 
SI  1  accusé  u  a  pas  tort,  elle  ajoute  toujours  quelque  éloge  à  sa  justifica- 
tion. Mais  s'il  est  réellement  coupable,  elle  lui  épargne  devant  les  autres 
une  partie  de  la  honte.  Elle  suppose  qu'il  a  quelque  chose  à  due  pour 
sa  deteiise  qu'd  ne  veut  pas  déclarer  devant  tout  le  monde  ;  elle  lui  as- 
signe une  heure  pour  l'entendre  en  particulier,  et  c'est  là  qu'elle  ou 
son  mari  lui  parle  comme  il  convient.  .Ce  qu'il  y  a  de  singulier  en  ceci 
c'est  que  le  plus  sévère  des  deux  n'est  pas  le  plus  redouté,  et  qu'où 
craint  moins  les  graves  réprimandes  de  M.  de  VV'olmar  que  lès  renro  • 
elles  touchants  de  Julie.  L'un,  faisant  parler  la  justice  et  la  vérité  hu- 
milie et  conlond  les  coupables;  l'autre  leur  donne  un  regret  morl'el  de 
I  être,  en  leur  montrant  celui  qu'elle  a  d'être  forcée  à  leur  ôter  sa  bien- 
veillance Souvent  elle  leur  arrache  des  larmes  de  douleur  et  de  home 
et  il  ne  lui  est  pas  rare  de  s'attendrir  elle-même  en  vovaiit  leur  repen- 
tir, dans  l'espoir  de  n'être  pas  obligée  à  tenir  parole.    " 

Tel  qui  jugerait  de  tous  ces  soins  sur  ce  qui  se  passe  chez  lui  ou  chez 
ses  voisins  les  estimerait  peut-être  inutiles  ou  pénibles.  Mais  vous  mi- 
lord,  qui  avez  de  si  grandes  idées  des  devoirs  et  des  plaisirs  du  père  de 
lamille,  ei<pii  connaissez  lempire  naturel  que  Je  génie  et  la  vertu  ont 
sur  le  cœur  humain,  vous  voyez  rimportaiice  de  ces  détails  et  vo'is 
senicz  a  quoi  tient  leur  succès,  liichesse  ne  fait  pas  riche,  dit  le  roman 
<  e  Ut  lluse.  Les  biens  d'un  homme  ne  sont  point  dans  ses  colîres  mais 
clans  I  usage  de  ce  qu  il  en  tire;  car  on  ne  s'approprie  les  choses 'qu'on 
possède  que  par  leur  empU)i,  et  les  abus  sont  toujours  plus  inépuisables 
que  les  richesses  ;  ce  qui  fait  qu'on  ne  jouit  pas  à  proportion  de  sa  dé- 
pense, mais  a  proportion  qu'on  la  sait  mieux  ordonner.  Un  fou  peut 
jeter  des  hngols  dans  la  mer  et  dire  qu'il  en  a  joui  ;  mais  quelle  compa- 
raison entre  cette  extravagante  jouissance  et  celle  qu'un  homme  sa.-e 
eut  su  tirer  d  nue  moindre  somine?  L'ordre  et  la  règle,  qui  mnltiplieait 
et  perpétuent  J  usage  des  biens,  peuvent  seuls  transloiiner  le  plaisir  en 
bonheur,  (.lue  si  c  est  du  rapport  des  choses  à  nous  que  naît  la  véri- 
table pr.ipriele;  si  c'est  plulol  I  emploi  des  riciics.scs  (lue  leur  acquisi- 
tion qui  lions  les  do.ine,  i|uels  soins  importent  plus  au  père  de  famille 
que  1  .conoinie  doineslique  et  le  lion  le.^ime  de  sa  maison,  où  les  rap- 
jioris  l< s  plus  parlaits  vont  le  pins  ilinctemenl  à  lui,  et  où  le  bien  de 
cluupie  membre  ajoute  alors  à  celui  du  dicf  ? 


Les  plus  riches  sont-ils  les  plus  heureux  ?  Que  sert  donc  l'opulence  à 
la  félicité?  Mais  toute  maison  bien  ordonnée  est  l'image  de  l'anie  du 
maître.  Les  lambris  dorés,  le  luxe  cl  la  nKignificcnce  n'anuonoeut  que 
la  vanité  de  celui  qui  les  étale;  au  lieu  que  partout  où  vous  verrez 
régner  la  règle  sans  tristesse,  la  paix  sans  esclavage,  l'abondance 
sans  profusion,  dites  avec  confiance  :  C'est  un  être  heureux  qui  coiii- 
niandeici. 

Pour  moi,  je  pense  qqe  le  signe  le  plus  assuré  du  vrai  contentement 
d'esprit  est  la  vie  retirée  et  domestique,  cl  que  ceux  qui  vont  sans  cesse 
chercher  leur  bonheur  chez  autrui  ne  l'ont  point  chez  eiix-inêmes.  Un 
père  de  famille  qui  se  plail  dans  sa  maison  a  pour  prix  dis  soins  conti- 
nuels qu'il  s'y  donne  la  continuelle  jouiss;uice  des  pins  dom  scnliincnls 
de  la  nature.  Seul  entre  tous  les  mortels,  il  est  inaitre  de  sa  propre  fé- 
licité, parce  qu'il  est  heureux  comme  Dieu  même,  sans  rien  désirer  de 
plus  que  ce  dont  il  jonil.  (Ininme  cet  être  immeirse,  il  ne  songe  pas  à 
amplifier  ses  possessions,  mais  à  les  rendre  véritablement  siennes  par 
les  relations  les  plus  pariailcs  et  la  direction  la  mieux  entendue  :  s'il 
ne  S'enrichit  pas  par  de  nouvelles  acquisitions,  il  .s'enrichit  en  possé- 
dant mieux  ce  qu'il  a.  Il  ne  jouissait  que  du  revenu  de  ses  terres  ;  il 
jouit  encore  de  ses  terres  mêmes  en  présidant  à  leur  culture  et  les 
parcourant  sans  cesse.  Son  domestique  lui  était  étranger;  il  en  fait 
son  bien,  son  enfant,  il  se  l'approprie.  11  n'avait  droit  que  sur  les  ac- 
tions ;  il  s'en  donne  encore  sur  les  volontés.  Il  n'était  maître  qn'à  prix 
d'argent;  il  le  devient  par  l'empire  sacré  de  l'estime  et  des  bienfaits. 
Que  la  fortune  le  dépouille  de  ses  richesses,  elle  ne  saurait  lui  ùter  les 
cœurs  qu'il  s'est  :Ulachés  ;  elle  n'ôtera  point  des  enfants  à  leur  père  : 
toute  la  différence  est  qu'il  les  nourrissait  hier,  et  qu'il  sera  demain 
nourri  par  eux.  C'est  ainsi  qu'on  apprend  à  jouir  véritablement  de  ses 
biens,  de  sa  famille  et  de  soi-même  ;  c'est  ainsi  ipie  les  détails  d'une 
maison  deviennent  délicieux  pour  Ihonnéte  homme  qui  sait  en  con- 
naître le  prix  ;  c'est  ainsi  que,  loin  de  regarder  ses  devoirs  comme  une 
charge,  il  en  fait  son  bonheur,  et  qu'il  tire  de  ses  touchantes  et  nobles 
fonctions  la  gloire  et  le  plaisir  d'être  homme. 

Que  si  ces  précieux  avantages  sont  méprisés  ou  peu  connus,  et  si  le 
petit  nombre  même  qui  les  recherche  les  obtient  si  rarement,  tout  cel;i 
vient  de  la  même  cause.  Il  est  des  devoirs  simples  et  sublimes  qu'il 
n'appartient  qu'à  peu  de  gens  d  aimer  et  de  remplir  :  tels  sont  ceux  du 
père  de  famille,  pour  lesquels  l'air  et  le  bruix  du  monde  n'inspirent  que 
du  dégoût,  et  dont  on  s  acquitte  mal  encore  quand  on  n'y  est  porté  que 
par  des  raisons  d'avarice  et  d'intérêt.  Tel  croit  être  un  bon  père  de  fa- 
mille, et  n'est  qu'un  vigilant  économe;  le  bien  peut  prospérer,  et  la 
maison  aller  fort  mal.  Il  faut  des  vries  plus  élevées  pour  éclairer,  diri- 
ger cette  importante  administration  et  lui  donner  un  heureux  succès. 
Le  premier  soin  par  lequel  doit  commencer  l'ordre  dune  maison,  c'est 
de  n'y  soufirir  que  d  honnêtes  gens,  qui  n'y  portent  pas  le  désir  secret 
de  troubler  cet  ordre.  Mais  la  servitude  et  l'honnêteté  sont-elles  si  com- 
patibles qu'on  doive  espérer  de  trouver  des  domestiques  honnêtes  gens? 
IN'on,  milord,  pour  les  avoir  il  ne  faut  pas  les  chercher,  il  faut  les  faire, 
et  il  n'y  a  qu'un  homin«  de  bien  qui  sache  l'art  d'en  former  d'autres.  . 
Un  hypocrite  a  beau  vouloir  prendre  le  ton  de  la  vertu,  il  n'en  peut 
inspirer  le  goût  à  personne,  et,  s'il  savait  la  rendre  aimable,  il  l'aime- 
rait lui-même.  Que  servent  de  froides  leçons  démenties  par  un  exemple 
conliiinel,  si  ce  n'est  à  faire  penser  que  celui  qui  les  donne  se  joue  de 
la  crédulité  d'auirui?  Que  ceux  qui  nous  exhortent  à  faire  ce  qu'ils 
disent,  et  non  ce  qu'ils  huit,  disent  une  grande  absurdité!  Qui  ne  l'ait 
pas  ce  qu'il  dit  ne  le  dit  jamais  bien  ;  car  le  langage  du  cœur,  qui  touche 
et  persuade,  y  manque.  J'ai  quelquefois  entendu  de  ces  conversations 
grossièrement  apprêtées  (pi'on  tient  devant  les  domestiques  comme  de- 
vant des  enfants  pour  leur  laiie  des  leçons  indirectes.  Loin  déjuger 
qu'ils  en  fussent  un  instant  les  dupes,  je  les  ai  toujours  vussoui-iie  en 
secret  de  l'ineptie  du  maître  qui  les  prenait  pour  des  sots  en  débitant 
lourdement  devant  eux  des  maximes  qu'ils  savaient  bien  n'être  pas  les 
siennes. 

Toutes  ces  vaines  subtilités  sont  ignorées  dans  celle  maisoii.  et  le 
grand  art  des  maîtres  pour  rendre  leurs  domestiques  tels  qu'ils  les  veu- 
lent est  de  se  montrer  à  eux  tels  qu'ils  sont.  Leur  conduite  est  toujours 
franche  et  ouverte,  parce  qu'ils  n'ont  pas  peur  que  leurs  actions  démen- 
tent leurs  discours.  Connue  ils  n'ont  point  pour  eux-mêmes  une  morale 
différente  de  celle  qu'ils  veulent  donner  aux  autres,  ils  n'ont  pas  besoin 
de  circonspection  dans  leurs  propos.  Un  mot  étourdiment  échappé  ne 
renverse  point  les  principes  qu  ils  se  soiil  efforcés  d'établir.  Ils  ne  disent 
point  indiscrètement  tOTiies  leurs  affaires,  mais  ils  disent  librement  tou- 
tes leurs  maximes:  A  table,  à  la  promenade,  tête  à  tête  ou  devant  tout 
le  monde,  on  tient  toujours  le  môme  langage  :  on  dit  innvemeiil  ce 
qu'on  pense  sur  cha(pie  chose;  et,  sans  qu'on  songe  à  personne,  cha- 
cun y  tronve  toujours  quelque  instruction.  Comme  les  domestiques  ne 
voiciit  jamais  rieii  faire  .i  leur  maître  qui  ne  soit  droit,  juste,  équitable, 
ils  ne  regardent  point  la  justice  coniine  le  tribut  du  pauvre,  comme  le 
joug  du  malheureux,  connue  une.di  s  misères  de  leur  étal.  L'attention 
qu'on  a  de  ne  |ias  faire  courir  en  vaîii  les  ouvriers  et  perdre  des  jour- 
nées (loiir  Venir  sollicii<r  I  '  payement  de  leurs  journées,  les  accoutume 
à  sentir  le  piii  du  temps.  En  voyant  le  soin  des  maîtres  à  ménager  ce- 
lui d'aiitriii,  chacun  en  conclut  que  le  sien  leur  est  précieux,  et  se  fait 
plus  grand  crime  de  l'oisiveté  La  confiance  qu'on  a  dans  leur  intégrité 
donne  à  leurs  institutions  une  force  qui  les  fait  valoir  et  prévient  les 


LA  NOUVELLE  IIÉLOISE. 


99 


abus.  On  n'a  pas  peur  que,  dans  la  gratification  de  chaque  semaine,  la 
iriaiircssft  trouve;  toujours  que  c'est  le  plus  jeune  ou  le  mieux  fait  qui  a 
<lé  le  plus  dilijjiMil.  Un  ancien  domestique  ne  craint  pas  qu'on  lui  cher- 
che qui'l(|iic  chicane  pour  épargner  l'augmentation  de  gages  qu'on  lui 
doiiiii'.  (i[i  n'espère  pas  profiter  de  leur  discorde  pour  se  l'aire  valoir  et 
oliiciiir  de  l'un  ce  qu'aura  refusé  l'autre.  Ceux  qui  sont  à  marier  ne 
rr:iij,'iiciit  pas  qu'on  nuise  à  leur  établissement  pour  les  garder  plus 
liiii;;i(  lups,  cl  qu'ainsi  leur  bon  service  leur  fasse  tort.  Si  quelque  valet 
iiiiiiii^ci-  venait  dire  aux  gens  de  cette  maison  qu'un  maître  et  ses  do- 
n]c>ii(|iii's  sont  entre  eux  dans  un  véritable  étal  de  guerre,  que  ceux-ci, 
liiisiiiii  au  premier  tout  du  |)is  qu'ils  peuvent,  usent  en  cela  d'une  juste 
re|]r('saille;  que  les  maîtres,  étant  usuri):Ueurs,  menteurs  et  fripons,  il 
n'y  a  pas  de  mal  à  les  traiter  comme  ils  traitent  le  prince,  ou  le  peuple, 
ou  les  particuliers,  et  à  leurrcndre  adioiierircui  le  mal  qu'ils  font  à  force 
ouverte  ;  celui  qui  parlerait  ainsi  ne  scr;iit  eiiieiiiiii  de  personne  :  on  ne 
s'avise  pas  inéiiie  ici  de  ciiiMballre  ou  pri'\erii|-  dr  |i.iri'ils  discours;  il 
n*ap|>ailicMt  qu'a  ceux  i|iii  les  l'ont  n;iitre  d'rlir  dlilejc^  ilr  \r.  irlhler. 

Il  n'y  a  jamais  ni  mauvaise  hiuneur  ni  lunlineiie  (i:iris  I  olji'issance, 
parce  qu'il  n'y  a  ni  hauteur  ni  caprice  dans  le  eoTumandcment,  qu'on 
n'exige  rien  qui  ne  soit  raisonnable  et  utile,  et  (|u'on  respecte  assez  la 
dignité  de  l'homme,  quoique  dans  la  servitude,  pour  ne  l'occuper  qu'à 
des  choses  qui  ne  l'avilissent  point.  Au  sur|ilns,  rien  n'est  bas  ici  que 
le  vice,  et  tout  ce  qui  est  utile  et  juste  est  honnête  et  bienséant. 

Si  l'on  ne  souffre  aucune  intrigue  au  dehors,  personne  n'est  tenté 
d'en  avoir.  Ils  savent  bien  que  leur  fortune  la  plus  assurée  est  attachée 
à  celle  du  maître,  et  qu'ils  ne  manqueront  jamais  de  rien  tant  qu'on 
verra  prospérer  la  maison.  Kn  la  servant,  ils  soignent  donc  leur  patri- 
moine et  l'augmentent  en  rendant  leur  service  agréable.  C'est  là  leur 
plus  grand  intérêt  ;  mais  ce  mol  n'est  guère  à  sa  place  en  cette  occa- 
sion, car  je  n'ai  jamais  vu  de  police  où  l'intérêt  fût  si  sagement  dirigé, 
et  où  pourtant  il  influai  moins  que  dans  celle-ci.  Tout  se  fait  par  atta- 
chement :  l'on  dirait  que  ces  âmes  vénales  se  purifient  en  entrant  dans 
ce  séjour  de  sagesse  et  d'union  :  l'on  d irait  qu'une  partie  des  lumières 
du  maître  et  des  sentiments  de  la  niaiiiesse  uni  passi>  dans  chacun  de 
leurs  gens,  tant  on  les  trouve  judi(i(Mi\,  lii(>idaisauts,  liounètes  et  supé- 
rieurs ù  leur  étal.  Se  faire  esliiuer,  considérer,  bien  vouloir,  est  leur 
plus  grande  ambition,  et  ils  coniplcnt  les  mots  obligeants  qu'on  leur  dit, 
comme  ailleurs  les  étrennes  ipi'on  leur  dojme. 

Voilà,  milord,  mes  principales  observations  sur  la  partie  de  l'écono- 
mie de  cette  maison  qui  regarde  les  domestiques  et  mercenaires.  (Juant 
à  la  manière  de  vivre  des  maîtres  et  au  gouvernement  des  enfants,  cha- 
cun de  ces  articles  mérite  bien  une  lettre  à  part.  Vous  savez  à  quelle 
intention  j'ai  commencé  ces  remarques  ;  mais  en  vérité  tout  cela  forme 
un  lableau  si  ravissant,  qu'il  ne  faut  pour  aimer  à  le  contempler  d'autre 
intérêt  que  le  plaisir  qu'on  y  trouve. 


LETTKE  XI. 


DE    SAINT-PDEOX    A    MllOFlD    EDOUAP.D. 


Non,  milord,  je  ne  m'en  dédis  point  ;  on  ne  voit  rien  dans  cette  mai- 
son qui  n'associe  l'agréable  à  l'utile  ;  mais  les  occupations  utiles  ne  se 
bornent  pas  aux  soiiîs  qui  donnent  du  profil,  elles  comprennent  encore 
tout  amusement  imiocent  et  simple  qui  nourrit  le  goût  de  la  retraite, 
du  travail,  de  la  modération,  et  conserve  h  celui  qui  s'y  livre  une  àme 
saine,  un  cœur  libre  du  trouble  des  passions.  Si  l'indolente  oisiveté  n'en- 
gendre (pie  la  tristesse  et  l'ennui,  l<;  charme  des  doux  loisirs  est  le  fruit 
d'une  vie  laborieuse  ;  on  ne  travaille  que  pour  jouir.  Cette  alternative 
de  peine  et  de  jouissance  est  imtre  véritable  vocation.  Le  repos  qui  sert 
de  délassement  aux  travaux  passés  cl  d'eueouragcmenl  à  d'autres  n'est 
pas  moins  néi  essaire  à  l'homme  que  le  Iravail  inénie. 

Après  avoir  admiré  l'effet  de  la  vigilance  el  des  soins  de  la  plus  res- 
peclahle  mère  de  famille  dans  l'ordre  de  sa  maison,  j'ai  vucelin  de  ses 
récréations  dans  un  lieu  retiré  dont  elle  fait  sa  promenade  favorite,  et 
qu'elle  appelli'  son  Elysée. 

Il  y  avaii  plusieurs  jours  que  j'entendais  parler  de  cet  Elysée,  dont 
on  me  faisait  une  espèce  de  mystère.  Enfin,  hier  après  dîner,  rexlrèmc 
chaleur  rendant  le  dehors  el  le  dedans  de  la  maison  presque  également 
insupportables,  M.  de  Wolmar  proposa  à  sa  femme  de  se  donner  congé 
cet  après-midi,  et,  au  lieu  de  se  retirer  connue  à  l'ordinaire  dans  la 
chambre  de  ses  enfants  juscpie  vers  le  soir,  de  venir  avec  nous  respirer 
dans  le  verger  ;  elle  y  consentit,  el  nous  nous  y  rendîmes  ensemble. 

Ce  lieu,  quoique  tout  proche  de  la  maison,  est  lellcmcni  caché  par 
l'allée  couverte  qui  l'en  sépare,  (pi'on  ne  l'aperçoil  de  nulle  part.  I,'<'- 
pais  feuillage  (pii  l'environne  ne  |icrmel  poini  a  l'ieil  d"v  peiu^lrer.  et 
il  est  toujours  soi^jueusemcnl  l'einie  a  la  eld'.  A  peine  l'us-'je  au  iledatis, 
que,  la  porle  elanl  niasepiee  par  des  aunes  cl  des  londriers  (|iù  ne  lais- 
sent que  deux  elroils  passaijes  sur  les  (  oies,  je  ne  vis  plus  en  me  re- 
tournant par  on  j'elais  entre;  et,  n'apercevant  |ioiiit  de  porte,  je  me 
trouvai  là  comnie  lonibé  des  nues. 

En  entrant  dans  ce  prétendu  verger,  je  lus  frappé  d'uue  agréable 


sensation  de  fraîcheur  que  d'obscurs  ombrages,  une  verdure  animée  et 
vive,  des  fleurs  éparses  de  tous  eûtes,  un  gazouillement  d'eau  courante 
et  le  chant  de  mille  oiseaux  portèrent  à  mon  imagination  du  moins 
autant  qu'à  mes  sens;  mais  en  même  temps  je  crus  voir  le  lieu  le  plus 
sauvage,  le  plus  solitaire  de  la  nature,  el  il  me  semblait  d'élre  le  pre- 
mier mortel  qui  jamais  eût  pénétré  dans  ce  désert.  Surpris,  saisi,  trans- 
porté d'un  spectacle  si  peu  prévu,  je  restai  un  moment  luimobile,  et 
ni'éeriai  dans  un  enthousiasme  involontaire  :  0  Tinian!  0  Juan  lernan- 
dez!  Julie,  le  bout  du  monde  est  à  votre  porle!  Ueaucoup  de  gens  le 
trouvent  ici  comme  vous,  dit-elle  avec  un  sourire  ;  mais  vingt  pas  de 
plus  les  ramènent  bien  vile  à  Clarens  ;  voyons  si  le  charme  tiendra  plus 
longtemps  chez  vous.  C'est  ici  le  même  verger  où  vous  vous  êtes  pro- 
mené autrefois,  et  où  vous  vous  battiez  avec  ma  cousine  à  coups  de 
pêches.  Vous  savez  que  l'herbe  y  était  assez  aride,  les  arbres  assez  clair- 
semés, donnant  assez  peu  d'ombre,  et  qu'il  n'y  avait  point  d'eau.  Le 
voilà  maintenant  frais,  vert,  habillé,  paré,  fleuri,  arrosé.  Mue  pensez-vous 
qu'il  m'en  a  coûté  pour  le  mettre  dans  l'étal  où  il  est?  car  il  est  bon  de 
vous  dire  (pie  j'en  suis  la  surinlendante,  el  que  mon  mari  m'en  laisse 
l'entière  disposition.  Ma  foi,  lui  dis-je,  il  ne  vous  en  a  coûté  que  de  la 
négligence.  Ce  lieu  est  charmant,  il  est  vrai,  mais  agreste  el  abandonné: 
je  n'y  vois  point  de  travail  humain.  Vous  avez  fermé  la  porle,  l'eau  est 
venue  je  ne  sais  comment.  La  nature  seule  a  fait  tout  le  reste,  el  vous- 
même  n'eussiez  jamais  su  faire  aussi  bien  qu'elle.  Il  est  vrai,  dil-elle, 
(lue  la  nature  a  tout  fait,  mais  sous  ma  direction,  et  il  n'y  a  rien  la  que 
je  n'aie  ordonné.  Encore  un  coup,  devinez.  Premièrement,  repris-je, 
je  ne  comprends  point  comment  avec  de  la  peine  et  de  l'argent  on  a 
pu  suppléer  au  temps.  Les  arbres...  Quant  à  cela,  dil  .M.  de  Wolmar, 
vous  remarquerez  qu'il  n'v  en  a  pas  beaucoup  de  fort  grands,  el  ceux- 
là  y  étaient  déjà.  De  plus,' Julie  a  commencé  ceci  longtemps  avant  son 
mariage  el  presque  d  abord  après  la  mort  de  sa  mère,  quelle  vint  avec 
son  père  chercher  ici  la  solitude.  Hé  bien  !  dis-je,  puisque  vous  voulez 
que  ions  ces  massifs,  ces  grands  berceaux,  ces  touffes  pendantes,  ces 
bosquets  si  bien  ombragés,  soient  venus  en  sept  ou  huit  ans,  el  que 
l'art  s'en  soit  nièli-,  j'estime  que  si,  dans  une  enceinte  aussi  vaste,  vous 
avez  fait  tout  cela  pour  deux  mille  écus,  vous  avez  bien  économisé. 
Vous  ne  surfaites  que  de  deux  mille  écus,  dil-elle,  il  ne  m'en  a  rien 
coûté.  Comment,  rien?  Non,  rien;  à  moins  que  vous  ne  comptiez  une 
douzaine  de  journées  par  au  de  mon  jardinier,  autant  de  deux  ou  trois 
de  mes  gens,  et  quelques-unes  de  M.  de  Wolmar  lui-même,  qui  n'a  pas 
dédaigné  d'être  quelquefois  mon  gar(;on  jardinier.  Je  ne  comprenais 
rien  à"  cette  énigme  :  mais  Julie,  qui  jusque- là  m'avait  retenu,  ine  dit 
en  me  laissant  aller  :  Avancez,  el  vous  comprendrez.  Adieu  Tinian, 
.adieu  Ju.an  Fernandez,  adieu  tout  l'enchaulement  !  Dans  un  moment  vous 
allez  être  de  retour  du  bout  du  monde. 

Je  me  mis  à  parcourir  avec  extase  ce  verger  ainsi  métamorphosé  ;  et 
si  je  ne  trouvai  point  de  plantes  exotiques  et  de  productions  des  Indes, 
je  trouvai  celles  du  pays  disposées  el  réunies  de  manière  à  produire  un 
effet  plus  riant  el  plus  agréable.  Le  gazon  verdoyant,  épais,  mais  court 
el  serré,  était  mêlé  de  serpolet,  de  baume,  de  thym,  de  marjolaine,  et 
d'autres  herbes  odorantes,  dn  y  voyait  briller  mille  fleurs  des  champs, 
parmi  lesquelles  l'o'il  en  deimlàit  avec  surprise  quelques-unes  de  jardin 
qui  semblaient  croiiie  nanncllement  avec  les  autres.  Je  rencontrais  de 
temps  en  temps  des  tonlTes  obscures,  impénétrables  aux  rayons  du  so- 
leil, comme  dans  la  plus  épaisse  forêt;  ces  touffes  étaient  formées  des 
arbres  du  bois  le  plus  flexible,  dont  on  avait  fait  recourber  les  branches, 
pendre  en  terre,  cl  prendre  racine,  par  un  art  semblable  à  ce  que  font 
naturellement  les  mangles  en  Amérique.  Dans  les  lieux  plus  découverts, 
je  voyais  çà  et  là,  sans  ordre  el  sans  symétrie,  des  broussailles  de  ro- 
ses, de  framboisiers,  de  groseilles,  des  fourrés  de  lilas,  de  noisetier,  de 
sureau,  de  seringat,  de  genêt,  de  trifoliuiii,  qui  paraleul  la  terre  en  lui 
donnant  l'air  d'être  en  friche.  Je  suivais  des  allées  tortueuses  el  irré- 
gulières bordées  de  ces  bocages  fleuris,  el  couvertes  de  mille  guirlau- 
3es  de  vignes  de  Judée,  de  vigne  vierge,  de  houblon,  de  liseron,  de 
couleuvrée,  de  clématite,  el  d'autres  plantes  de  cette  espèce,  parmi  les- 
quelles le  chèvre-feuille  et  le  jasmin  daignaient  se  confondre.  Ces  guir- 
landes semblaient  jetées  négligemment  d'un  arbre  a  l'autre,  comme 
j'en  avais  remarque  (pielquelois  dans  les  forêts,  et  formaient  sur  nous 
des  espèces  di'  drapeiies  qui  nous  garantissaient  du  soleil,  tandis  que 
nous  avions  sons  nos  pieds  un  marcher  doux,  commode  et  sec,  sur  une 
mousse  line,  sans  sable,  sans  herbe  et  sans  rejetons  raboteux.  Alors 
seulement  je  découvris,  non  sans  surprise,  que  ces  ombrages  verts  et 
touffus  qui  m'en  avaient  Uuit  imposé  de  loin,  n'éiaienl  formés  que  de 
ces  plantes  rampantes  et  parasites  qui,  guidées  \c  long  des  arbres,  en- 
vironnaient leurs  têtes  du  plus  épais  feuillage,  el  leurs  pieds  d  ombre  el 
de  fraîcheur.  J'observai  même  qu'au  moyen  d  une  industrie  assez  sim- 
ple on  avait  fait  prendre  racine  sur  les  troncs  des  arbres  a  plusieurs  de 
ces  iil  inles  de  sorte  qu'elles  s'étendaient  davanUge  en  faisant  moins 
de  (bèiuin  Vous  concevez  bien  que  les  fruits  ne  s'en  trouvent  pas  mieux 
(11'  toiucs  ces  additions  ;  mais  dans  ce  lieu  seul  on  a  sacrifie  l'utile  à  l'a- 
"ré  ilde  et  dans  le  reste  des  terres  on  a  pris  un  tel  soin  des  plants  et 
des  arbres  ipiavec  ce  verger  de  moins  la  récolte  en  fruits  no  laisse 
nas  d'être  plus  forte  qu'auparavant.  Si  vous  songez  combien  au  lond 
d'un  bois  on  #st  charmé  quelquefois  de  voir  un  fruit  sauvage  et  même 
de  s'en  rafraîchir,  vous  comprendrez  le  plaisir  (pi'on  a  de  trouver  d.uis 
ce  désen  anilicicl  des  fruits  exceUems  et  murs,  quoi(pie  clairsemés  ei 


-100 


LA  NOUVELLE  IIÉLOISE. 


de  mauvaise  iiiiiie  ;  ce  qui  donne  encore  le  plaisir  de  la  recherche  et 
du  choix. 

Toiiies  ces  petites  routes  étaient  hordées  et  traversées  d'une  eau  lim- 
pide Pt  claire,  tantôt  circulant  paruu  l'Iiorbo  et  les  (leurs  en  filets  pres- 
(|ue  iuipcrccplibles,  lanlot  en  plus  grauds  ruisseaux  courant  sur  nu 
gravier  pur  cl  niaripieto  qui  roulait  l'eau  plus  brillante.  On  voyait  des 
sources  bouillonner  et  sortir  de  la  terre,  et  quelquefois  des  canaux  plus 
jirol'onds  dans  lesquels  l'eau  calme  et  paisible  réilécbissait  à  l'œil  les 
objets.  Je  comprends  à  présent  tout  le  reste,  dis-je  à  Julie  :  mais  ces 
eaux  que  je  vois  de  toutes  parts...  Elles  viennent  de  là,  reprit-elle  en 
nie  montrant  le  côté  où  était  la  terrasse  de  son  jardin.  C'est  ce  même 
ruisseau  qui  fournit  à  tçrands  frais  dans  le  parterre  un  jet  d'eau  dont 
personne  ne  sc'soucie.  M.  de  Wolmar  ne  veut  pas  le  détruire,  par  res- 
pect pour  mon  père  qui  l'a  fait  faire  ;  mais  avec  quel  plaisir  nous  ve- 
nons tous  les  jours  voir  courir  dans  ce  verger  cette  eau  dont  nous  n'ap- 
prochons guère  au  jardin!  le  jet  d'eau  joue  pour  les  étrangers,  le  ruis- 
seau coule  ici  pour  nous.  11  est  vrai  que  j'y  ai  réuni  l'eau  de  la  fontaine 
publique,  qui  se  rendait  dans  le  lac  par  le  grand  chennn,  qu'elle  dé- 
gradait au  préjudice  des  passants  et  à  pure  perle  pour  tout  le  monde. 
Klle  faisait  un  coude  au  pied  du  verger  entre  deux  rangs  de  saules;  je 
les  ai  renfermés  dans  mon  enceinte,  et  j'y  conduis  la  même  eau  par 
d'autres  routes. 

Je  vis  alors  qu'il  n'avait  été  question  que  de  faire  serpenter  ces  eaux 
avec  économie  en  les  divisant  et  réunissant  à  propos,  en  épargnant  la 
pente  le  plus  qu'il  était  possible,  pour  prolonger  le  circuit  et  se  ménager 
le  murmure  de  quelques  petites  chutes.  Une  couche  de  glaise  couverte 
d'un  pouce  de  gravier  du  lac  et  parsemée  de  coquillages  formait  le  lit 
des  ruisseaux.  Ces  mêmes  ruisseaux,  courant  par  intervalles  sous  quel- 
ques larges  tuiles  recouvertes  de  terre  et  de  gazon  au  niveau  du  sol , 
l'ormaient  à  leur  issue  autant  de  sources  arlificielles.  Quelques  filets  s'en 
élevaient  par  des  siphons  sur  des  lieux  raboteux,  et  bouillonnaient  en 
retombant.  Enlin  la  terre  ainsi  rafraîchie  et  humectée  donnait  sans 
cesse  de  nouvelles  (leurs  et  entretenait  l'herbe  toujours  verdoyante  et 
helle. 

Plus  je  parcourais  cet  agréable  asile,  plus  je  sentais  augmenter  la 
sensation  délicieuse  que  j'avais  éprouvée  en  y  entrant  :  cependant  la 
curiosité  me  lenait  en  haleine.  J'étais  plus  empressé  de  voir  les  objets 
que  d'examiner  leurs  impressions,  et  j'aimais  à  me  livrer  à  cette  char- 
mante contemplation  sans  prendre  la  peine  de  penser.  Mais  madame  de 
Wolmar,  me  tirant  de  ma  rêverie,  me  dit  en  me  prenant  sous  le  bras  : 
Tout  ce  que  vous  voyez  n'est  que  la  nature  végétale  et  inanimée  ;  cl, 
quoi  qu'on  puisse  faire,  elle  laisse  toujours  une  idée  de  solitude  qui  at- 
triste. Venez  la  voir  animée  et  sensible;  c'est  là  qu'à  chaque  instant  du 
jour  vous  lui  trouverez  un  attrait  nouveau.  Vous  me  prévenez,  lui  dis-je  ; 
j'entends  un  ramage  bruyant  et  confus,  et  j'aperçois  assez  peu  d'oi- 
seaux :  je  comprends  que  vous  avez  une  volière.  Il  est  vrai,  dil-elle; 
approchons-en.  Je  n'osai  dire  encore  ce  que  je  pensais  de  la  volière; 
liiais  cette  idée  avait  quelque  chose  qui  me  déplaisait,  et  ne  me  sem- 
blait point  assortie  au  reste. 

Nous  descendîmes  par  mille  détours  au  bas  du  verger,  où  je  trouvai 
toute  l'eau  réunie  en  un  joli  ruisseau,  coulant  doucement  entre  deux 
r.nigs  de  vieux  saules  qu'on  avait  souvent  ébranchés.  Leurs  têtes  creu- 
ses et  demi-chauves  formaient  des  espèces  de  vases  d'où  sortaient,  par 
l'adresse  dont  j'ai  parlé,  des  touffes  de  chèvre-feuille,  dont  une  partie 
s'entrelaçait  amour  des  branches,  el  l'autre  tombait  avec  grâce  le  long 
dii  ruisseau.  Presque  à  l'extrémité  de  l'enceinte  était  un  pelit  bassin 
liordé  d'herbes,  de  joncs,  de  roseaux,  servant  d'abreuvoir  à  la  volière, 
et  dernière  station  de  cette  eau  si  précieuse  et  si  bien  ménagée. 

Au  delà  de  ce  bassin  était  un  terre-plain  terminé  dans  "l'angle  de 
l'enclos  par  un  nionlicule  garin  d'une  multitude  d'arbrisseaux  de  toute 
espèce;  les  plus  petits  vers  le  haut,  et  toujours  croissant  en  grandeur 
à  n)esure  que  le  sol  s'abaissait;  ce  qui  rendait  le  plan  des  têtes  presque 
liovizontal,  ou  montrait  au  moins  qu'un  jour  il  le  devait  être.  Sur  le  de- 
vant étaient  une  douzaine  d  arbres  jeunes  encore,  mais  faits  pour  de- 
venir fort  glands,  tels  que  le  hêtre,  l'orme,  le  frêne,  l'acacia.  C'étaient 
les  bocages  de  ce  coteau  qui  servaient  d'asile  à  cette  multitude  d'oi- 
seaux dont  j'avais  entendu  de  loin  le  ramage  ;  et  c'était  à  l'ombre  de  ce 
li'uillage  comme  sous  un  grand  parasol  qu'on  les  voyait  voltiger,  cou- 
rir, chanter,  s'agacer,  se  battre  comme  s'ils  ne'nous  avaient  pas  aper- 
çus. Ils  s'enfuirent  si  peu  à  noire  approche,  que,  selon  l'idée  dont  j'étais 
lirévenu,  je  les  crus  d'abord  enfermés  par  un  grillage;  mais  comme  nous 
lûmes  arrivés  au  bord  du  bassin,  j'en  vis  plusieuis  descendre  et  s'ap- 
piochcr  de  nous  sur  une  espèce  de  courte  allée  qui  séparait  en  deux  le 
lerre-plaiu  et  communiquait  du  bassin  à  la  volière.  Alors  M.  de  Wol- 
mar, faisant  le  tour  du  bassin,  sema  sur  l'allée  deux  ou  trois  poignées 
de  grains  mélangés  qu'il  avait  dans  sa  poche  ;  et  quand  il  se  fut  relire, 
les  oiseaux  accoururent  et  se  mirent  à  manger  comme  des  poules,  d'un 
air  si  familier  que  je  vis  bien  qu'ils  étaient  faits  à  ce  manège.  Cela  est 
charmant!  m'éeriai-je.  Ce  mot  de  volière  m'avait  surpris  de  votre  part; 
mais  je  l'entends  maintenant  :  je  vois  que  vous  voulez  des  hôtes  et  non 


mais  rien  tenté  de  pareil  ;  et  je  n'aurais  point  cru  qu'on  .y  pût  réussir, 
si  je  ii'en  avais  la  preuve  sous  mes  yeux. 

La  patience  et  le  temps,  dit  M.  de  VVolmar,  ont  fait  ceniiracle.  Ce 
sont  des  expédicnis  dont  les  gens  liclies  ne  s'avisent  guère  dans  leurs 
plaisiis.  Toujours  pressés,  de  jouir,  la  force  et  l'argent  sont  les  seuls 
moyens  ([u'ils  connaissent  :  ils  ont  des  oiseaux  dans  des  cages,  el  des 
amis  à  tant  par  mois.  Si  jamais  des  valets  approchaient  de  ce  lieu,  vous 
en  verriez  bientôt  les  oiseaux  disparaître;  cl  s'ils  y  sont  à  présent  en 
grand  nombre,  c'est  qu'il  y  ena  toujours  eu.  On  ne  les  fait  pas  venir  quand 
il  n'y  en  a  point  ;  mais  il  est  aisé  quand  il  yen  a  d'en  attirer  davantage  en 
prévenant  tous  leurs  besoins,  en  ne  les  effrayant  jamais,  eu  leur  lais- 
sant faire  leur  couvée  en  sûreté  et  ne  dénichant  point  les  petits;  car 
alors  ceux  qui  s'y  trouvent  restent,  et  ceux  qui  surviennent  restent  en- 
core. Ce  bocage  existait,  quoiqu'il  fût  séparé  du  verger;  Julie  n'a  fait 
que  l'y  renfermer  par  une  haie  vive,  ôter  celle  qui  l'en  séparait,  l'agran- 
dir cl  l'orner  de  nouveaux  plants.  Vous  voyez,  à  droite  et  à  gauche  de 
l'allée  qui  y  conduit,  deux  espaces  remplis  d'un  mélange  conlus  d'her- 
bes, de  pailles,  et  de  toutes  sortes  de  plantes.  Elle  y  fait  semer  chaque 
année  du  blé,  du  mil,  du  tournesol,  du  chènevis,  des  pesettes,  généra- 
lement de  tous  les  grains  que  les  oiseaux  aiment,  et  l'on  n'en  moissonne 
rien.  Outre  cela,  presque  tous  les  jours,  été  et  hiver,  elle  ou  moi  leur 
apportons  à  manger;  et  quand  nous  y  manquons,  la  Fanchon  y  supplée 
d  ordinaire.  Ils  ont  l'eau  à  quatre  pas,  comme  vous  voyz.  Madame  de 
Wolmar  pousse  l'attention  jusqu'à  les  pourvoir  lous  les  prinlemps  de  pe- 
tits tas  de  crin,  de  paille,  de  laine,  de  mousse,  et  d'autres  matières  pro- 
pres à  faire  des  nids.  Avec  le  voisiinige  des  matériaux,  rabondance  des 
vivres,  el  le  grand  soin  qu'on  prend  d'écarter  lous  les  ennemis,  l'éter- 
nelle tranquillité  dont  ils  jouissent  les  porte  à  pondre  en  un  lieu  com- 
mode où  rien  ne  leur  manque,  où  personne  ne  les  trouble.  Voilà  com- 
ment la  patrie  des  pères  est  encore  celle  des  enfants,  et  comment  la 
peuplade  se  soutient  et  se  multiplie. 

Ah  !  dit  Julie,  vous  ne  voyez  plus  rien  1  chacun  ne  songe  plus  qu'à  soi  : 
mais  des  époux  inséparables,  le  zèle  des  soins  domestiques,  la  tendresse 
paternelle  et  maternelle,  vous  avez  perdu  tout  cela.  Il  y  a  deux  mois 
qu'il  fallait  être  ici  pour  livrer  ses  yeux  au  plus  charmant  spectacle,  et 
son  cœur  au  plus  doux  sentiment  de  la  nature.  Madame,  repris-je  assez 
tristement,  vous  êtes  épouse  et  mère;  ce  sont  des  plaisirs  qu'il  vous 
appartient  de  connaître.  Aussitôt  M.  de  Wolmar,  me  prenant  parla  main, 
me  dit  en  la  serrant  :  Vous  avez  des  amis,  el  ces  amis  ont  des  enfants  ; 
comment  raffeclion  paternelle  vous  serait-elle  étrangère'?  Je  le  regar- 
dai, je  regardai  Julie;  lous  deux  se  regardèrent ,  el  me  rendirent  un 
regard  si  touchant,  que,  les  embrassant  l'un  après  l'autre,  je  leur  dis 
avec  allcndrisscnienl  :  Us  me  sont  aussi  chers  qu'à  vous.  Je  ne  sais  par 
quel  bizarre  cITet  un  mot  peut  ainsi  changer  une  àme;  mais,  depuis  ce 
moment,  M.  de  Wolmar  me  paraît  un  autre  homme,  et  je  vois  moins  en . 
lui  le  mari  de  celle  que  j'ai  tant  aimée  que  le  père  de  deux  enfants  pour 
lesquels  je  donnerais  ma  vie. 

Je  voulus  faire  le  tour  du  bassin  pour  aller  voir  de  plus  près  ce  char- 
mant asile  et  ses  petits  habitants;  mais  madame  de  Wolmar  me  retint. 
Personne,  me  dit-elle,  ne  va  les  troubler  dans  leur  domicile,  et  vous  êtes 
même  le  premier  de  nos  hôtes  que  j'aie  amené  jus(prici.  11  y  a  quatre  clefs 
de  ce  verger,  dont  mon  père  et  nous  avons  chacun  une;  Fanchon  a  la 
quatrième",  comme  inspectrice,  et  pour  y  mener  quelquefois  mes  en- 
fants ;  faveur  dont  on  augmente  le  prix  par  l'extrême  circonspeclion 
qu'on  exige  d'eux  tandis  qu'ils  y  sont.  Gusiin  lui-même  n'y  entre  jamais 
qu'avec  un  des  quatre;  encore,  passé  deux  mois  de  printemps  où  ses 
travaux  sont  utiles,  n'y  entre-l-il  presque  plus,  et  tout  le  reste  se  fait 
entre  nous.  Ainsi,  lui  dis-je,  de  peur  que  vos  oiseaux  ne  soient  vos 
esclaves,  vous  vous  êtes  rendus  les  leurs.  Voilà  bien,  reprit-elle,  le 
propos  d'un  tyran,  qui  ne  croit  jouir  de  sa  liberté  qu'autant  qu'il  trou- 
ble celle  des  autres. 

C'omrae  nous  partions  pour  nous  en  retourner,  M.  de  Wohnar  jeta 
une  poignée  d'orge  dans  le  bassin,  et  en  y  regardant  j'aperçus  quelques 
petits  poissons.  Ali!  ah!  dis-je  aussitôt,  voicL  pourtant  des  prisonniers! 
Oui,  dit-il,  ce  sont  des  prisonniers  de  guerre  auxquels  on  a  fait  grâce 
de  la  vie.  Sans  doute,  ajouia  sa  femme.  Il  y  a  quelque  temps  que  l'an- 
cliou  vola  dans  la  cuisine  despercheltes  qu'elle  apporta  ici  à  mon  insu. 
Je  les  y  laisse,  de  peur  de  la  morliller  si  je  les  renvoyais  au  lac;  car  il 
vaut  encore  mieux  loger  du  poisson  un  peu  à  l'étroit  que  de  fâcher  une 
honnête  personne.  Vous  avez  raison,  répondis-je,  el  celui-ci  n'est  pas 
trop  à  plaiudre  d'être  échappé  de  la  poêle  à  ce  prix. 

lié  bien!  que  vous  eu  semble?  me  dit-elle  en  nous  en  retournant. 
Etes- vous  encore  au  bout  du  monde?  Non,  dis-je,  m'en  voici  tout  à  fait 
dehors,  et  vous  m'avez  en  effet  transporté  dans  l'Elysée.  Le  nom  pom- 
peux qu'elle  a  donné  à  ce  verger,  dit  M.  de  Wolmar,  mérite  bien  celte 
raillerie.  Louez  modestement  des  jeux  d'enfants ,  et  songez  qu'ils  n'ont 
jamais  rien  pris  sur  les  soins  de  la  mère  de  famille.  Je  le  sais ,  repris- 
je,  j'en  suis  irès-sùr;  el  les  jeux  d'enfants  me  plaisent  plus  en  ce  genre 
que  les  travaux  des  hommes, 
il  y  a  pourtant  ici ,  continuai-je ,  une  chose  que  je  ne  puis  compren- 


j.as  des  prisonniers.  (Ju'appelez-vous  des  hôtes?  répondit  Julie  :  c'est  1  drejc'es'l  qu'un  lieu  si  différent  de  ce  qu'il  élait"ne  peut  être  devenu  ce 
nous  qui  sommes  les  leurs:  ils  sont  ici  les  maîtres,  el  nous  leur  payons  qu'il  est  qu'avec  de  la  culture  et  du  soin  :  cependant  je  ne  vois  nulle 
tribut  pour  en  être  soufferts  quelquefois.  Fort  bien,  repris-je,  maiscom-  pari  la  moindre  trace  de  culture;  tout  est  verdoyant,  frais,  vigoureux, 
ment  ces  maîlrcs-là  se  sont-ils  emparés  de  ce  lieu?  le  moyen  d'y  ras-  el  la  liiaiii  du  jardinier  ne  se  montre  point  ;  rien  ne  dément  l'idée  d'une 
sembler  tant  d'Iiabitanls  volontaires?  je  u'ai  pas  ouï  dire  qu'on  ait  ja-  '  île  déserte  qui  m'est  venue  en  entrant,  et  je  n'aperçois  aucuns  pas 


LA  NOUVELLE  IIÉ1.0ISE. 


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(l'iiomnips.  Ml!  ilil  M.  .!(■  Woliiirir,  <'rsl  (iii'oii  a  pris  (,'raiid  soin  ili'  les 
(•riiiccr.  J'ai  rlé  Sdiivciil  liMiKiiri,  .|iii>l(|iirlbis  (■(iiii|ilirc,  di;  la  ln|i()iiii.'iic. 
On  fail  sciiici' (In  Iniii  siii'  Imis  les  riidroils  lalxiiiirs ,  r-t  I'IiciIjc  caclic 
bientôt  1rs  vestiges  du  travail;  on  lait  eoiiviir  l'hiver  de.  qnel(|nes  enu- 
clies  d'eiifîrais  li;s  liciK  maigres  et  arides;  l'enj^rais  mange  la  nnnisse, 
ranime  l'Iierlic  et  les  plantes;  les  arbres  enx-méines  ne  s'en  trouvent 
pas  pins  mal,  et  l'été  il  n'y  parait  plus.  A  l'égard  de  la  mousse  (jjii  cou- 
vre (pielques  allées,  c'est  milord  lîdouard  (pii  nous  a  envoyé  d'Angle- 
terre 1(^  secret  pour  ia  faire  naître.  Ces  doux  côtés,  conliim.vl-il,  étaient 
l'erniés  par  des  murs  ;  les  murs  ont  été  masqués,  non  par  des  espaliers, 
mais  par  d'épais  arbrisseaux  qui  font  prendre  les  bornes  du  lieu  pour 
le  conmicncemenl  d'ini  bois.  Des  deux  autres  côtés  régnent  de  fortes 
haies  vives  ,  bien  garnies  d'iMable ,  d'aubépine  ,  de  houx  ,  de  Iroëne,  et 
d'auires  arbrisseaux  mélanges  cpii  leiM'  ôlent  l'apjjarence  de  haies  cl 
leur  donncnl  celle  d'un  taillis.  Vous  ne  voyez  rien  d'aligné,  rien  de  ni- 
velé ;  jamais  le  cordeau  n'entra  dans  ce  lieu  ;  la  nature  ne  plante  rien 
au  cordeau  ;  les  siimosités  dans  leur  feinte,  irrégularité  sont  ménagées 
avec  art  pour  prolonger  la  promenade,  cacher  les  bords  de  l'ile  ,  cl  en 
agrandir  l'étendue  apparente  sans  faire  des  détours  inconimodes  et  trop 
fréquents. 

En  considérant  tonl  cela  ,  je  trouvais  assez  bi/.arre  qu'on  prit  tant  de 
peine  pour  se  cacher  celle  qu'on  avait  prise  :  n'aurait-il  pas  mieux  valu 
n'en  point  prendre'/  Malgré  tout  ce  qu'on  vous  a  dit,  me  répondit  Julie, 
vous  jugez  du  travail  par  l'effet,  et  vous  vous  ironqjez.  Tout  ce  que 
vous  voyez  sont  des  plantes  sauvages  ou  robustes  qu'il  suftit  de  mettre 
en  terre ,  et  (pii  viennent  ensuite  d'elles-mêmes.  D'ailleurs  la  nature 
semble  vouloir  dérober  aux  yeux  des  hommes  ses  vrais  attraits,  aux- 
qiu^ls  ils  sont  trop  peu  sensibles ,  el  (|n'ils  déligurcnt  quand  ils  sont  à 
leur  portée  :  elle  fuit  les  lieux  fréquentés;  c'est  an  sommet  des  monta- 
giies,  au  fond  des  forêts,  dans  des  des  désertes,  qu'elle  étale  ses  char- 
mes les  plus  touchants.  Ceux  qui  l'aiment  et  ne  peuvent  l'aller  chercher 
si  loin  sont  réduits  à  lui  faire  violence ,  à  la  forcer  en  quelque  sorte  à 
venir  habiter  avec  eux;  et  tout  cela  ne  peut  se  faire  sans  un  peu  d'il- 
lusion. 

A  ces  mots  ,  il  me  vint  une  imagination  (pii  les  fit  rire.  Je  me  figure, 
leur  dis-je ,  un  homme  riche  de  l'aris  ou  de  Londres  ,  maître  de  cette 
maison ,  el  amenaul  avec  lui  un  arehitecte  chèremenl  payé  pour  gâter 
la  nature.  Avec  quel  dédain  il  entrerail  dans  ce  lieu  simple  et  mesquin! 
avec  quel  mépris  il  ferait  arracher  toutes  ces  guenilles!  les  beaux  ali- 
gucments  qu'il  prendrait  I  les  belles  allées  qu'il  ferait  percer!  les  belles 
paltes-d'oie ,  les  beaux  arbres  en  parasol ,  en  éventail  !  les  beaux  treil- 
lages bien  seiilpti's!  les  belles  charmilles  bien  dessinées,  bien  équarries, 
bien  contourné(!s  I  les  beaux  boulingrins  de  fin  gazon  d'Angleterre  , 
ronds  ,  carrés,  échancrés,  ovales!  les  beaux  ifs  taillés  en  dragons ,  en 
pagodes,  en  marmousets,  en  toutes  sortes  de  monstres!  les  beaux  vases 
de'l)ron7,e,  les  beaux  fruits  de  pierre  dipiit  il  oiiiera  son  jardin  !...  Quand 
tonl  eela  sera  exeeiité,  dil  M.  de  \V(iliii;ir,  il  ami  lait  un  trcs-bcau  lieu, 

dans  lequel  on  n'ii  a  guère,  el  dont  un  sorliia  [iiiij s  avec  empressement 

pour  aller  eliereher  la  eainpagne  ;  un  lieu  tiisie  ,  on  l'on  ne  se  promè- 
nera point,  mais  par  où  l'on  passera  pour  s'allir  |iriiiiieiier  ;  au  lieu  que 
dans  mes  courses  champêtres  je  me  liàle  souvent  de  rentrer  pour  venir 
me  promener  ici. 

Je  ne  vois  dans  ces  terrains  si  vastes  et  si  richement  ornes  que  la 
vanité  du  propriétaire  et  de  l'artiste,  qui,  toujours  empressés  d'étaler, 
l'un  sa  richesse  el  l'autre  son  talent,  préparent  à  grands  frais  do  l'ennui 
à  quiconque  voudra  jouir  de  leur  ouvrage.  Un  faux  jjoilt  do  grandeur 
qui  n'est  point  fait  pour  l'homme  empoisonne  ses  plaisirs.  L'air  grand 
est  toujours  triste  ;  il  fail  songer  aux  misères  de  eeliii  qui  l'affecte.  Au 
milieu  de  SCS  parterres  et  de  ses  grandes  allées,  son  petil  individu  ne  s'a- 
grandit point  ;  un  arbre  de  vingt  pieds  le  couvre  comme  un  de  soixante  ; 
il  n'occupe  jamais  (pie  ses  trois  pieds  d'espace ,  el  se  perd  comme  un 
ciron  dans  ses  immenses  possessions. 

Il  V  a  un  aiilie  gui'il  direeleiiieiil  opposé  à  eeliii-là  et  pins  ridicule  en- 
core, en  ce  qu'il  ne  laisse  p.is  niêiiie  jouir  de  la  proiiienaile  pour  laquelle 
les  jardins  soiil  lails.  .l'eiileiiils,  lui  dis-je  ;  c'est  celui  de  ces  petits  cu- 
rieux, de  ces  pelils  lleiii  isles  ipii  se  pâment  à  l'aspecl  d'une  renoncule, 
cl  se  prosternent  de\aiil  des  tulipes.  Là-dcssus ,  je  leur  racontai ,  mi- 
lord ,  ce  uni  m'elail  arrive  aiilrefois  à  Londres  dans  ce  jardin  de  fleurs 
où  nous  fûmes  iulrodiiils  avec  tant  d'appareil,  et  où  nous  vîmes  briller 
si  ponipeiiseuieiil  tous  les  trésors  de  la  llollamle  sur  quatre  couches  de 
l'nniier.  Je  n'oiibli.ii  pas  la  cérémonie  du  parasol  el  de  la  petite  baguette 
dont  on  m'honora ,  moi  indigne ,  ainsi  (|ue  les  antres  spectateurs.  Je 
leur  confessai  humblenieni  comment,  avant  voulu  m'éverluer  à  mon 
tour  et  hasarder  de  m'e\t;\sier  à  la  vue  d'une  liilipe  donl  la  couleur  me 
parut  vive  et  la  lôriiie  elegaiile,  je  lus  iiioipie,  hue,  silile  de  tons  les  sa- 
vants, clcouimenl  le  pnil'esseiir  du  jardin,  passant  ilu  nii'pris  de  la  Heur 
à  celui  du  panégyriste,  ne  daigna  plus  me  regarder  de  toute  la  séance. 
Je  pense,  ajontai-je,  qu'il  eut  bien  du  regret  à  sa  baguette  et  à  son  pa- 
rasol profanés. 

Ce  goùl,  dil  M.  de  Woliuar,  ipiand  il  dégiMière  en  manie,  a  quelque 
eliose  de  pelit  et  de  vain  ipii  le  rend  puéril  et  ridienleinent  coûteux. 
L'antre,  an  moins  a  de  la  noblesse,  de  la  gramleiir,  et  ipielquc  sorte 
de  vi'iilé  ;  mais  qu'est-ce  ipie  la  valeur  d'une  palle  on  d'un  oigiinn  (pi'un 
iiiseete  ronge  on  détruit  peiii-ètre  an  nioinent  qu'un  le  niareliande,  ou 
d'une  Heur  précieuse  ;\  midi  et  llétrie  avant  que  le  soleil  soit  couché? 


qn'c'.l-ce  qu'une  bcaiilé  coiivcnliomiellequi  n'est  sensible  qu'aux  yeux 
dr.^  rinieux,  cl  (pii  n'est  beauté  que  parce  qu'il  leur  plaît  qu'elle  le  soit  ? 
Le-  iiiiips  peut  venir  qu'on  ehercbcra  dans  les  lleuis  tout  le  contraire  de 
ce  qu'on  y  cherelie  aiijoiird'lini.  cl  avec  autant  de  raison  ;  alors  vous  se- 
rez h;  doêle  à  votre  tour,  el  votre  curieux  l'ignorant.  Toutes  ces  petites 
observations  qui  dégénèrent  en  étude  ne  conviennent  point  à  l'homme 
raisonnable  qui  veut  donner  à  son  corps  un  exercice  modéré,  ou  dé- 
lasser son  esprit  à  la  promenade  en  s  entretenant  avec  ses  amis.  Les 
fleurs  sonl  faites  pour  amuser  nos  regards  en  passant,  et  non  pour  être 
si  curieusement  anatomisées.  Voyez  leur  reine  briller  de  toutes  parts 
dans  ce  verger  :  elle  parfume  l'air,  elle  encbaiite  les  yeux,  el  ne  coûte 


presque  ni  soin  ni  culture.  C'est  pour  cela  que  les  neuristes  la  dédai- 
gnent :  la  nature  l'a  faite  si  belle  qu'ils  ne  lui  sauraient  ajouter  des 
beautés  de  convention  :  cl,  ne  pouvant  se  tourmenter  à  la  cultiver,  ils 
n'y  trouvent  rien  qui  les  flatle.  L'erreur  des  prétendus  gens  de  goût 
est  de  vouloir  de  l'art  partout,  et  de  n'être  jamais  conlenls  que  l'art  m; 
paraisse;  au  lieu  que  c'est  à  le  cacher  que  consiste  le  véritable  goût, 
surtout  qiiuid  il  est  ipiestion  des  ouvrages  de  la  nature.  Que  sigmiient 
ces  alleo  si  droites,  si  sablées,  qu'on  trouve  sans  cesse  ;  cl  ces  étoiles, 
p;ir  les(|iielles,  liieii  loin  d'étendre  aux  yeux  la  grandeur  d'un  parc, 
comme  on  l'imagine,  on  ne  fait  qu'en  montrer  maladroitement  les  bor- 
nes? Voit-on  dans  les  bois  du  sable  de  rivière?  ou  le  pied  se  rcpose- 
t-il  plus  dûuccmenl  sur  ce  sable  ijuc  sur  la  mousse  ou  la  pelouse'.'  La 
nature  emploie-l-elle  sans  cesse  l'équerre  et  la  règle?  Ont-ils  peur 
qu'on  ne  la  reconnaisse  eu  quelque  cbose  malgré  leurs  soins  peur  la 
défigurer?  Ejifin  n'est-il  pas  plaisant  que,  comme  s'ils  étaient  déjà  las 
de  îa  promenade  en  la  commençant,  ils  afl'ecient  de  la  faire  eu  ligne 
droite  pour  arriver  plus  vile  au  terme?  Xc  dirait-on  pas  que,  menant 
le  plus  court  cbemin,  ils  font  un  voyage  plutôt  qu'une  promenade,  cl  se 
bâtent  de  sortir  aussitôt  qu'ils  sont  entrés? 

Que  fera  donc  riiomme  de  goût  qui  vil  pour  vivre,  qui  sait  jouir  de 
lui-même,  qui  cherche  les  jilaisirs  vrais  el  simples,  el  qui  veut  se  faire 
une  promenade  à  la  porte  de  sa  maison?  Il  la  fera  si  commode  el  si 
agréable  qu'il  s'y  puisse  plaire  à  toutes  les  beures  de  la  journée,  et 
poiii  laiit  si  simple  et  si  naturelle  qu'il  semble  n'avoir  rien  fait.  Il  ras- 
senihlcia  l'eau,  la  verdure,  l'ombre  Cl  la  fraîcheur;  car  la  nature  aussi 
rassemble  toules  ces  choses.  Il  ne  donnera  ;i  rien  de  la  symétrie;  elle 
est  ennemie  de  la  nature  et  de  la  variété  ;  el  tontes  les  allées  d'un  jar- 
din ordinaire  se  ressemblonl  si  fort  qu'on  croit  être  toujours  dans  la 
même  :  il  élaguera  le  terrain  pour  s'v  promener  connuodemenl  ;  mais 
les  deux  côtés  de  ses  allées  ne  seront  point  toujours  exactement  pa- 
rallèles ;  la  direction  n'eu  sera  pas  toujours  en  ligne  droite,  elle  aura  je 
ne  sais  quoi  de  vague  comme  la  démarche  d'un  boinme  oisif  qui  erre  en 
se  promenant.  Il  ne  s'inquiétera  point  de  se  percer  au  loin  de  belles 
perspectives  :  le  goût  des  points  de  vue  et  des  lointains  vient  du  pen- 
cbant  qu'ont  la  plupart  des  lioinmes  à  ne  se  plaire  qu'où  ils  ne  sont  pas  : 
ils  sont  toujours  avides  de  ce  qui  est  loin  d'eux;  et  l'arliste  qui  ne  sait 
pas  les  rendre  assez  conlenls  de  ce  qui  les  entoure,  se  donne  celte  res- 
source pour  les  amuser  :  mais  l'bomme  dont  je  parle  n'a  pas  cette  in- 
nuiétiide,  et  quand  il  est  bien  où  il  est,  il  ne  se  soucie  point  d'être  ail- 
leurs. Ici,  par  exemple,  on  n'a  pas  de  vue  hors  du  lieu,  el  l'on  est 
irès-conlènl  de  n'en  pas  avoir.  On  penserait  volonliers  que  tous  les 
charmes  de  la  nature  y  sonl  renfermés,  cl  je  craindrais  fort  que  la 
moindre  échappée  de  vue  au  dehors  n  ôt;it  beaucoup  d'agrément  n  celte 
promenade.  (;erlaiiiemeiit  tout  homme  qui  n'aimera  pas  à  passer  les 
beaux  jours  dans  un  lieu  si  simple  et  si  agréable,  n'a  pas  le  goût  pur  ni 
l';une  saine.  J'avoue  qu'il  n'y  faut  pas  amener  en  pompe  les  étrangers; 
niais  eu  revanche  ou  s'y  peut  plaire  soi-même,  sans  le  monlrer  a  per- 

Jloiisicur,  lui  dis-je,  ces  gens  si  riches  qui  font  de  si  beaux  jardins 
ont  de  fort  bonnes  raisons  pour  n'aimer  guère  à  se  promener  tout  seuls, 
ni  à  se  trouver  vis-à-vis  d'eux-mêmes;  ainsi  ils  font  trcs-bien  de  ne 
songer  en  cela  qu'aux  autres.  Au  reste,  j'ai  vu  à  la  Chine  des  jardins 
tels  que  vous  les  demandez,  et  faits  avec  tant  d'art  que  l'art  n'y  parais- 
sait point,  mais  d'une  manière  si  dispendieuse  et  entretenus  a  si  gr.inds 
frais  que  cette  idée  m'ôtait  tout  le  idaisir  que  j'aurais  pu  goûter  a  les 
voir 'c'étaient  des  roches,  des  grottes,  des  cascades  artificielles,  dans 
dcslieux  plains  <l  sablonneux  où  l'on  n'a  que  de  l'eau  de  puits  :  c  el.iient 
des  fleurs  cl  des  plantes  rares  de  tous  les  climats  de  la  Chine  el  de  a 
Tartarie  rassemblées  el  ciiliivees  en  un  même  sol.  On  n  y  voyait  a  la 
vérité  ni  belles  allées  ni  eompaitiinents  réguliers;  mais  on  y  voyait  en- 
tassées avec  prolusiou  des  merveilles  qu'on  ne  iroiivc  qu'epai^es  et 
séparées  •  la  nature  s'v  présenlait  sous  mille  aspects  divers,  et  le  tout 
ensemb'e  n'était  point"  ualurcl.  Ici  l'on  n'a  iransporle  m  terres  m  pier- 
res on  na  fait  ni  pompes  ni  réservoirs,  ou  n'a  besoin  m  de  serres,  ni 
de  fourneaux,  ni  de  clocbes,  ni  de  paillassons.  Un  terrain  presque  uni 
a  reçu  des  ornemenis  très-simples  ;  des  herbes  communes,  des  arbris- 
seaux comiiuins,  quel.pies  lileis  d'eau  coulant  sans  apprêt,  sans  con- 
trainte ont  suffi  pour  I  embellir.  C'est  un  jeu  sans  effort,  dont  la  faci- 
liie  donne  au  spec  laleur  un  nouveau  plaisir.  Je  sens  que  ce  séjour 
nonrrait  èlro  eneore  plus  agréable  et  me  plaire  lulminieiit  moins.  Tel 
eT  inr  ex.M.n.le  le  pare  .elèbre  de  milord  Cobbam  à  Staw.  C'est  un 
comimsé  de  lieii'^  tres-beanx  el  très-pittoresques  donl  les  aspe.  ts  ont 
été  choisis  en  dilïerenis  |>avs,  et  dont  tout  paraît  naturel,  excepte  I  as- 
semblage, comme  dans  Ics'jardius  de  la  Clnue  dont  je  vieus  de  vous 


102 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


parler.  Le  maître  et  le  créateur  de  cette  superbe  solitude  y  a  même 
fait  construire  des  ruines,  des  temples,  d'anciens  édifices;  et  les  temps 
ainsi  que  les  lieux  y  sont  rassemblés  avec  une  magnificence  plus  qu'bu- 
niaiue.  Voilà  précisément  de  qnoi  je  me  plains.  Je  voudrais  que  les 
amusements  des  liommes  eussent  toujours  un  air  facile  qui  ne  fil  point 
songer  à  leur  faiblesse,  et  qu'en  admirant  ces  merveilles  on  n'eût  point 
l'imagination  fatiguée  des  sommes  et  des  travaux  qu'elles  ont  coûtés.  Le 
sort  ne  nous  donne-t-il  pas  assez  de  peines  sans  en  mettre  jusque  dans 
nos  jeux  ? 

Je  n'ai  qu"im  seul  reprocbe  à  faire  à  votre  Elysée,  ajoutai-je  en  re- 
gardant Julie,  mais  qui  vous  paraîtra  grave;  c'est  d'être  un  anmsement 
superflu.  A  quoi  bon  vous  faire  une  nouvelle  promenade,  ayant  de  l'au- 
tre côté  de  la  maison  des  bosquets  si  charmants  et  si  négligés?  11  est 
vrai,  dit-elle  un  peu  embarrassée  ;  mais  j'a'ime  mieux  ceci.  Si  vous 
aviez  bien  songé  à  votre  question  avant  que  de  la  faire,  interrompit 
M.  de  Wolmar,  elle  serait  plus  qu'indiscrète.  Jamais  ma  femme  depuis 
son  mariage  n'a  mis  les  pieds  dans  les  bosquets  dont  vous  parlez.  J'en 
sais  la  raison  quoiqu'elle  me  l'ait  toujours  tue.  Vous,  qui  ne  l'ignorez 

Ï)as,  apprenez  à  respecter  les  lieux  où  vous  êtes  ;  ils-  sont  plantés  par 
es  mains  de  la  vertu. 

A  peine  avais-je  reçu  cette  juste  réprimande,  que  la  petite  famille, 
menée  par  Fanchon,  entra  comme  nous  sortions.  Ces  trois  aimables 
enfants  se  jetèrent  au  cou  de  M.  et  de  madame  de  Wolmar.  J'eus  ma 
part  de  leurs  petites  caresses.  Nous  rentrâmes,  Julie  et  moi,  dans  l'E- 
lysée, en  faisant  quelques  pas  avec  eux,  puis  nous  allâmes  rejoindre 
M.  de  Wolmar,  qui  parlait  à  des  ouvriers.  Chemin  faisant,  elle  me  dit 
qu'après  être  devenue  mère  il  lui  était  venu  sur  cette  promenade  une 
idée  qui  avait  augmenté  son  zèle  pour  l'embellir.  J'ai  pensé,  me  disait- 
elle,  à  l'amusement  de  mes  enfants  et  à  leur  santé  quand  ils  seront  plus 
âgés.  L'entretien  de  ce  lieu  demande  plus  de  soin  que  de  peine;  il  s'agit 
plut6t  de  donner  un  certain  contour  aux  rameaux  des  plantes  que  de 
bêcher  et  labourer  la  terre  :  j'en  veux  faire  un  jour  mes  petits  jardi- 
niers ;  ils  auront  autant  d'exercice  qu'il  leur  en  faut  pour  renforcer  leur 
tempérament,  et  pas  assez  pour  le  fatiguer;  d'ailleurs  ils  feront  faire 
ce  qui  sera  trop  fort  pour  leur  âge,  et  se  borneront  au  travail  qui  les 
amusera.  Je  ne  saurais  vous  dire,  ajoula-t-elle, quelle  douceur  je  goûte 
à  me  représenter  mes  enfants  occupes  à  me  rendre  les  petits  soins  que 
je  prends  avec  tant  de  plaisir  pour  eux,  et  la  joie  de  leurs  tendres  cœurs 
en  voyant  leur  mère  se  promener  avec  délices  sous  des  ombrages  cul- 
tivés de  leurs  mains.  En  vérité,  mon  ami,  me  dit-elle  d'une  voix  émue, 
des  jours  ainsi  passés  tiennent  du  bonheur  de  l'autre  vie;  et  ce  n'est 
pas  sans  raison  qu'en  y  pensant  j'ai  donné  d'avance  à  ce  lieu  le  nom 
d'Elysée.  Milord,  cette  incomparable  femme  est  mère  comme  elle  est 
épouse,  comme  elle  est  amie,  comme  elle  est  fille  ;  et  pour  l'éternel 
supplice  de  mon  cœur,  c'est  encore  ainsi  qu'elle  fut  amante. 

Enthousiasmé  d'un  séjour  si  charmant,  je  les  priai  le  soir  de  trouver 
Lon  que,  durant  mon  séjour  chez  eux,  la  Fanchon  me  confiât  sa  clef 
et  le  soin  de  nourrir  les  oiseaux.  Aussitôt  Julie  envoya  le  sac  au  grain 
dans  ma  chambre  et  me  donna  sa  propre  clef.  Je  ne  sais  pourquoi  je  la 
reçus  avec  une^sorte  de  peine  :  il  me  sembla  que  j'aurais  mieux  aimé 
celle  de  M.  de  Wolmar. 

Ce  matin  je  me  suis  levé  de  bonne  heure  ,  et  avec  l'empressement 
d'un  enfant  je  suis  allé  m'enlermer  dans  l'de  déserte.  Que  d'agréables 
pensées  j'espérais  porter  dans  ce  lieu  solitaire  où  le  doux  aspect  de  la 
setde  nature  devait  chasser  de  mon  souvenir  tout  cet  ordre  social  et 
factice  qui  m'a  rendu  si  malheureux!  Tout  ce  qui  va  m'environner  est 
l'ouvrage  de  celle  qui  me  fut  si  chère.  Je  la  contemplerai  tout  autour 
de  moi  ;  je  ne  verrai  rien  que  sa  main  n'ait  touché  ;  je  baiserai  des 
Heurs  que  ses  pieds  auront  foulées  ;  je  respirerai  avec  la  rosée  un  air 
qu'elle  a  respiré;  son  goût  dans  ses  amusements  me  rendra  présents 
tous  ses  charmes,  et  je  la  trouverai  partout  comme  elle  est  au  fond  de 
mon  cœur.  .  .        .  ... 

En  entrant  dans  l'Elysée  avec  ces  dispositions,  je  me  suis  subitement 
rappelé  le  dernier  mot  que  me  dit  hier  M.  de  Wolmar  à  peu  près  dans 
la  même  place.  Le  souvenir  de  ce  seul  mot  a  changé  sur-le-champ  tout 
l'état  démon  àme.  J'ai  cru  voir  l'image  de  la  vertu  où  je  cherchais 
celle  du  plaisir  ;  cette  image  s'est  confondue  dans  mon  esprit  avec  les 
traits  de  madame  de  Woliiiar;  et,  pour  la  première  fois  depuis  mon  re- 
tour, j'ai  vu  Julie  en  son  absence,  non  telle  qu'elle  fut  pour  moi  et  que 
j'aime  encore  à  me  la  représenter,  mais  telle  qu'elle  se  montre  à  mes 
yeux  tous  les  jours.  Milord,  j'ai  cru  voir  cette  femme  si  charmante,  si 
chaste,  et  si  vertueuse,  au  milieu  de  ce  môme  cortège  qui  l'eniourait 
hier.  Je  voyais  autour  d'elle  ses  trois  aimables  enfants,  honorable  et 
précieux  gage  de  l'union  conjugale  et  de  la  tendre  amitié,  lui  faire  et 
recevoir  d'elle  mille  touchantes  caresses.  Je  voyais  à  ses  côtés  le  grave 
Wolmar,  cet  époux  si  chéri,  si  heureux,  si  digne  de  l'être.  Je  croyais 
voir  son  œil  pénétrant  et  judicieux  percer  au  fond  de  mon  cœur  et 
m'en  faire  rougir  encore  ;  je  croyais  entendre  sortir  de  sa  bouche  des 
reproches  trop  mérités  et  des  leçons  trop  mal  écoutées.  Je  voyais  à  sa 
suite  celte  même  Fanchon  Regard ,  vivante  preuve  du  triomphe  des 
venus  et  de  l'humanité  sur  le  plus  ardent  amour.  Ah  !  quel  sentiment 
coupable  eût  pénciré  jusqu'à  elle  à  travers  celte  inviolable  escorte? 
Avec  quelle  indignation  j'eusse  étouffé  les  vils  transports  d'une  passion 
criminelle  et  mal  éteuile  !  et  que  je  me  serais  méprisé  de  souiller  d'im 
seul  soupir  m\  aussi  ravissaiH  tableau  d'innocencç  ci  d'honnOlclé  1  Je 


repassais  dans  ma  mémoire  les  discours  qu'elle  m'avait  tenus  en  sor- 
tant; puis,  remontant  avec  elle  dans  un  avenir  qu'elle  contemple  avec 
tant  de  charmes,  je  voyais  cette  tendre  mère  essuyer  la  sueur  du  front 
de  ses  enfants,  baiser  leurs  joues  enllammées,  et  livrer  ce  cœur  fait 
pour  aimer  au  plus  doux  sentiment  de  la  nature.  Il  n'y  avait  pas  jus- 
qu'à ce  nom  d'Elysée  qui  ne  rectifiât  en  moi  les  écarts  de  l'imagination, 
et  ne  portât  dans  mon  àme  un  calme  préférable  au  trouble  des  pas- 
sions les  plus  séduisantes.  11  me  peignait  en  quelque  sorte  l'intérieur 
de  celle  qui  l'avait  trouvé;  je  pensais  qu'avec  une  conscience  agitée 
on  n'aurait  jamais  choisi  ce  nom-là.  Je  me  disais  :  La  paix  règne  au 
fond  de  son  cœur  comme  dans  l'asile  qu'elle  a  nommé. 

Je  m'étais  prorais  une  rêverie  agréable;  j'ai  rêvé  plus  agréablement 
que  je  ne  m'y  étais  attendu.  J'ai  passé  dans  l'Elysée  deux  heures  aux- 
quelles je  ne  préfère  aucun  temps  de  ma  vie.  En  voyant  avec  quel  charme 
et  quelle  rapidité  elles  s'étaient  écoulées  ,  j'ai  trouvé  qu'il  y  a  dans  la 
niédiiation  des  pensées  honnêtes  une  sorte  de  bien-être  que  les  mé- 
chants n'ont  jamais  connu;  c'est  celui  de  se  plaire  avec  soi-même.  Si 
l'on  y  songeait  sans  préveution,  je  ne  sais  quel  autre  plaisir  on  pour- 
rait égaler  à  celui-là.  Je  sens  au  moins  que  quiconque  aime  autant  que 
moi  la  solitude  doit  craindre  de  s'y  préparer  des  tourments.  Peut-être 
tirerait-on  des  mêmes  principes  la  clef  des  faux  jugements  des  hommes 
sur  les  avantages  du  vice  et  sur  ceux  de  la  vertu  ;  car  la  jouissance  de 
la  vertu  est  tout  intérieure,  et  ne  s'aperçoit  que  par  celui  qui  la  sent  ; 
mais  tous  les  avantages  du  vice  frappent  les  yeux  d'autrui,  et  il  n'y  a 
que  celui  qui  les  a  qui  sache  ce  qu'ils  lui  coûtent. 


Se  a  ciascun  l' interno  affanno 
Si  leggesse  in  fronte  scrilto, 
Quanti  mai,  che  invidia  fanno, 
Ci  farebbero  pietà! 

Oh  I  si  les  lourmenls  secrets  qui  rongent  les  cœurs  se  lisaient  sur  les  visages, 
combien  de  gens  qui  font  envie  feraient  pitié  ! 


Comme  il  se  faisait  tard  sans  que  j'y  songeasse,  M.  de  Wolmar  est 
venu  me  joindre  et  m'averlir  que  Julie  et  le  thé  m'attendaient.  C'est 
vous,  leur  ai-je  dit  en  m'excusaut,  qui  m'empêchiez  d'être  avec  vous; 
je  fus  si  charmé  de  ma  soirée  d'hier  que  j'en  suis  retourné  jouir  ce 
matin  :  heureusement  il  n'y  a  point  de  mal  ;  et  puisque  vous  m'avez 
attendu,  ma  matinée  n'est  pas  perdue. 

C'est  fort  bien  dit,  a  répondu  madame  de  Wolmar;  il  vaudrait  mieux 
s'attendre  jusqu'à  midi  que  de  perdre  le  plaisir  de  déjeuner  ensemble. 
Les  étrangers  ne  sont  jamais  admis  le  matin  dans  ma  chambre ,  et  dé- 
jeunent dans  la  leur.  Le  déjeuner  est  le  repas  des  amis;  les  valets  en 
sont  exclus,  les  importuns  ne  s'y  montrent  point  ;  on  y  dit  tout  ce  qu'on 
pense,  on  y  révèle  tous  ses  secrets,  on  n'y  contraint  aucun  de  ses  sen- 
timents; on  peut  s'y  livrer  sans  imprudence  aux  douceurs  de  la  con- 
fiance et  de  la  familiarité.  C'est  presque  le  seul  moment  où  il  soit  per- 
mis d'être  ce  qu'on  est  ;  que  ne  dure-t-il  toute  la  journée  !  Ah  1  Julie  ! 
ai-je  été  prêt  à  dire,  voilà  un  vœu  bien  iniéressél  mais  je  me  suis  tu. 
La  première  chose  que  j'ai  reiranchée  avec  l'amour  a  été  la  louange. 
Louer  quelqu'un  en  face,  à  moins  que  ce  ne  soit  sa  maîtresse,  qu'est-ce 
faire  autre  chose  sinon  le  taxer  de  vanité?  Vous  savez,  milord,  si  c'est 
à  madame  de  Wolmar  qu'on  peut  faire  ce  reproche.  Non,  non;  je 
l'honore  trop  pour  ne  pas  l'honorer  en  silence.  La  voir,  l'entendre, 
observer  sa  conduite,  n'est-ce  pas  assez  la  louer  î 


LETTRE  Xn. 


DE   M.\DAME   DE    WOLMAR   A    MADAME  D  ORBE. 


11  est  écrit,  chère  amie ,  que  tu  dois  être  dans  tous  les  temps  ma 
sauvegarde  contre  moi-même ,  et  qu'après  m'avoir  délivrée  avec  tant 
de  peine  des  pièges  de  mon  cœur,  tu  me  garantiras  encore  de  ceux  de 
ma  raison.  Après  tant  d'épreuves  cruelles,  j'apprends  à  me  défier  des 
erreurs  comme  des  passions  dont  elles  sont  si  souvent  l'ouvrage.  Que 
n'ai-je  eu  toujours  la  même  précaution  !  Si  dans  les  temps  passés  j'avais 
moins  compté  sur  mes  lumières,  j'aurais  eu  moins  à  rougir  de  mes 
sentiments. 

Que  ce  préambule  ne  t'alarme  pas.  Je  serais  indigne  de  ton  amitié  si 
j'avais  encore  à  la  consulter  sur  des  sujets  graves.  Le  crime  fut  toujours 
étranger  à  mon  cœur,  et  j'ose  l'en  croire  plus  éloigné  que  jainais. 
Ecoute-moi  donc  paisiblement,  ma  cousine,  cl  crois  que  je  n'aurai  j.a- 
mais  besoin  de  conseil  sur  des  doutes  que  la  seule  honnêteté  peut  ré- 
soudre. 

Depuis  six  ans  que  je  vis  avec  M.  de  Wolmar  dans  la  plus  parfaite 
union  qui  puisse  régner  entre  deux  époux,  tu  sais  qu'il  ne  m'a  jamais 
parlé  ni  de  sa  famille  ni  de  sa  personne,  et  que,  l'ayant  reçu  d'un  père 
aussi  jaloux  du  bonheur  de  sa  fille  que  de  l'honneur  de  sa  maison  ,  je 
n'ai  point  marqué  d'empressement  pour  en  savoir  sur  son  compte  plus 


LA  NOUVELLE  IIELOLSE, 


i03 


qu'il  ne  jugeait  à  propos  de  m'en  dire.  Contente  de  lui  devoir,  avec  la 
vie  de  celui  qui  me  l'a  donnée,  mon  honneur,  mon  repos,  ma  raison, 
mes  enfants,  et  tout  ce  qui  peut  me  rendre  quelque  prix  à  mes  propres 
yeux,  i'i'iiiis  liicn  assurée  que  ce  que  j'ignorais  de  lui  ne  démentait  point 
ce  qui  ni'c  liiil  connu;  et  je  n'avais  pas  l)esoiii  d'en  savoir  davantage 
pour  l'ainirr.  l'estimer,  l'honorer  autant  (|u'il  était  possihie. 

Ce  matin  ,  en  déjeunant,  il  nous  a  proposé  un  tour  de  promenade 
avant  la  chaleur,  puis,  sons  prétexte  de  ne  pas  courir,  disait-il,  la 
canq)agne  en  robe  de  chambre,  il  nous  a  menés  dans  les  bosquets,  et 
précisément,  ma  chère,  dans  ce  même  bosquet  où  conunencèrcnt  tous 
les  malheurs  de  ma  vie.  En  approchant  de  ce  lieu  fatal,  je  me  suis  senti 
un  affreux  battement  de  cœur;  cl  j'aurais  rel'us(i  d'entrer  si  la  honte  ne 
m'eiU  retenue,  et  si  le  souvenir  d'un  nu)t  (pii  lut  dit  l'autre  jour  dans 
l'Elysée  ne  m'eût  fait  craindre  les  inicipréiaiions.  .le  ne  sais  si  le  phi- 
losophe était  plus  Iraminille;  mais,  quelipic  temps  après,  ayant  par  ha- 
siird  tourné  les  yeux  sur  lui ,  je  l'ai  trouvé  pâle,  changé,  el  je  ne  puis 
te  dire  quelle  peine  tout  cela  m'a  fait. 

En  entrant  dans  le  bosquet  j'ai  vu  mon  mari  me  jeter  un  coup  d'oeil 
et  sourire.  Il  s'est  .assis  entre  nous  ;  et,  après  un  moment  de  silence, 
nous  prenant  tous  deux  par  la  nuiin  :  Mes  enfants,  nous  a-t-il  dit ,  je 
commence  à  voir  que  mes  projcis  nv.  seront  pas  vains,  el  que  nous  pou- 
vons être  unis  tous  trois  d'iui  ;iii;ii:li(iiiiiil  durable,  propre  à  faire  noire 
bonheur  commun  et  ma  consoliiiion  dans  les  ennuis  d'une  vieillesse 
qui  s'approche  :  mais  je  vous  coEuiais  tous  deux  mieux  que  vous  ne 
me  connaissez  :  il  est  juste  de  rendre  les  (lioscs  égales;  el  quoique  je 
n'aie  rien  de  fort  intéressant  à  vous  apprendre,  ])uisqne  vous  n'avez 
plus  de  secret  pour  moi,  je  n'en  veux  plus  avoir  pour  vous. 

Alors  il  nous  a  révélé  le  mystère  de  sa  naissance,  qui  jusqu'ici  n'a- 
vait été  connue  que  de  mon  père.  Quand  lu  le  sauras,  lu  concevras 
jusqu'où  vont  le  sang-froid,  et  la  modération  d'un  homme  capable 
de  taire  six  ans  un  pareil  secret  à  sa  femme  :  mais  ce  secret  n'est  rien 
pour  lui,  et  il  y  pense  trop  peu  pour  se  faire  un  grand  effort  de  n'en 
pas  parler. 

Je  né  vous  arrêterai  point,  nous  a-t-il  dit,  «ur  les  événements  de  ma 
vie  :  ce  qui  peut  vous  importer  est  moins  de  connaître  mes  aventures 
que  mon  caractère.  Elles  sont  simples  comme  lui,  et,  sachant  bien  ce 
que  je  suis,  vous  comprendrez  aisément  ce  que  j'ai  pu  faire.  J'ai  natu- 
rellement l'àme  tranquille  et  le  cœur  froid.  Je  suis  de  ces  hommes 
qu'on  croit  bien  injurier  en  disant  qu'ils  ne  scnteul  rien,  c'est-à-dire 
qu'ils  n'ont  point  de  passion  qui  les  détourne  de  suivre  le  vrai  guide  de 
l'homme.  l'eu  sensible  an  plaisir  et  à  la  douleur,  je  n'éprouve  même 
que  très-l'aibleniiMit  ce  senliiuent  d'intérêt  el  d'humanité  qui  nous  ap- 
proprie les  alTeilioMs  d'aulrui.  Si  j'ai  de  la  peine  à  voir  souffrir  les  gens 
de  bien,  la  piti(!  n'y  entre  pour  rien,  car  je  n'eu  ai  point  a  voir  souffrir 
les  méchants.  Mon  seul  principe  actif  est  le  goill  naturel  de  l'ordre  ;  et 
le  concours  bien  combiné  du  jeu  de  la  fortune  et  des  actions  des 
honuncs  me  plaît  exactement  comme  une  belle  symétrie  dans  un  ta- 
bleau, ou  comme  une  pièce  bien  conduite  au  théâtre.  Si  j'ai  quelque 
passion  dominante,  c'est  celle  de  l'observation.  J'aime  à  lire  dans  les 
cœurs  des  hommes;  comme  le  mien  me  fait  peu  d'illusion,  que  j'ob- 
serve de  sang-froid  et  sans  intérêt,  el  qu'une  longue  expérience  m'a 
donné  de  la  sagacité,  je  ne  me  trompe  guère  dans  mes  jugements  ; 
aussi  c'est  là  toute  la  récompense  de  l'amour-propre  dans  mes  éludes 
coniinuelles  ;  car  je  n'aime  point  à  faire  un  rôle,  mais  seukMuent  à  voir 
jouer  les  autres  ;  la  société  m'est  ai^iéable  pour  la  contempler,  non 
]»our  en  faire  partie.  Si  je  pouvais  elian^ei-  la  nature  de  mon  être  et  de- 
venir un  œil  vivant,  je  ferais  volontiers  cet  échange.  Ainsi  mon  indiffé- 
rence pour  les  hommes  ne  me  rend  point  iiulépendaut  d'eux;  sans  me 
soucier  d'eu  être  vu  j'ai  besoin  de  les  voir,  el  sans  m'être  chers  ils  me 
sont  nécessaires. 

Les  deux  premiers  étals  de  la  société  que  j'eus  occasion  d'observer 
furent  les  courtisans  el  les  valets  :  deux  ordres  d'hommes  moins  diffé- 
rents en  effet  (|u'en  apparence,  et  si  peu  dignes  d'être  étudiés,  si  faciles 
à  connaître,  que  je  m'ennuyai  d'eux  au  premier  regard.  En  quittant  la 
cour,  où  tout  est  sitôt  vu,  je  me  dérobai  sans  le  savoir  au  péril  qui  m'y 
menaçait  el  dont  je  n'aurais  point  échappé.  Je  changeai  de  nom;  et, 
voulant  connaître  les  militaires,  j'allai  chercher  du  service  chez  un 
prince  étranger;  c'est  là  que  j'eus  le  bonheur  dèlre  utile  à  votre  père 
que  le  désespoir  d'avoir  tiu'  son  ami  forçail  à  s'e\posrr  tt'uiérairenient 
el  contre  son  devoir.  Le  cn'ur  sensilile  et  reconnaissant  de  ce  brave 
officier  commença  dés  lors  à  me  dnnner  nieillenre  opinion  de  l'Iunna- 
nité.  Il  s'nnil  à  moi  d'une  amitié  à  laquelle  il  m'était  impossible  de  re- 
fuser la  mienne  ;  et  nous  ne  cessâmes  d'entretenir  depuis  ce  temps-là 
des  liaisons  qui  devim-ent  plus  élroiics  de  jour  en  jour.  J'appris  daos 
ma  nouvelle  condilioM  (pie  l'iMli'rcl  n'est  pas,  comme  jo  l'avais  cru,  le 
seul  mobile  des  aclion^  luuiiainis,  et  (jne  parmi  les  foides  de  préjugés 
qui  condiatlent  la  veiin  il  en  csl  aussi  (pii  la  favorisent.  Je  conçus  que 
le  cara<iére  j;(Mieral  de  l'ImMune  est  un  amour-propre  inilifférent  par 
lui-mèinc,  bon  ou  iiiauvai-  par  les  acciilenis  qui  le  nioililient,  cl  qui  dé- 
pendenl  des  coninnies,  des  lois,  des  rangs,  de  la  fortune,  el  de  toulc 

noire  police  1 cuiu".  Jo  me  livrai  donc  à  mon  penchant;  et,  méprisant 

la  vaine  opinion  des  conditions,  jo  me  jetai  successivement  dans  les 
divers  elals  tpii  pouvaient  m'aider  à  les  comparer  tous  el  à  connaître 
les  uns  par  les  antres.  Ji'  sentis,  coi\miu?  vous  l'avez  remanpié  dans 
quelque  leUi'c,   dil-il  à  Saint-rrcux,  qu'on  ne  voit  rien  quand  ou  se 


contente  de  regarder,  qu'il  faut  agir  soi-même  pour  voir  agir  les 
hommes,  el  me  (is  acteur  pour  être  spectateur.  11  est  toujours  aisé  de 
descendre  :  j'essayai  d'une  multitude  de  conditions  dont  jaraai 
homme  de  la  mienne  ne  s'était  avisé.  Je  devins  même  paysan;  et 
quand  Julie  m'a  fait  garçon  jardinier,  elle  ne  m'a  point  trouvé  si  novice 
au  métier  qu'elle  aurait  pu  croire. 

Avec  la  véritable  connaissance  des  hommes,  dont  l'oisive  philoso- 
phie ne  donne  que  l'apparence,  je  trouvai  un  autre  avantage  auquel  je 
ne  m'étais  point  attendu  ;  ce  lut  d'aiguiscr'par  une  vie  active  cet  amour 
de  l'ordre  que  j'ai  reçu  de  la  nature,  et  de  prendre  un  nouveau  goût 
pour  le  bien  par  le  plaisir  d'y  contribuer.  Ce  sentinu'iit  me  rendit  ua 
|)eu  moins  contemplatif,  m'uiiit  un  peu  plus  à  moi-nn-me  ;tet,  par  une 
suite  assez  naturelle  de  ce  progrès,  je  m'aperçus  que  j'étais  seul.  La 
solitude,  qui  m'ennuya  toujours,  me  de  venait  affreuse,  et  je  ne  pouvais 
plus  espérer  de  l'éviter  longtemps,  Sans  avoir  perdu  ma  froideur,  j'a- 
vais besoin  d'un  attachement  ;  l'image  de  la  caducité  sans  consolation 
m'affligeait  avant  le  temps,  et  pour  la  première  fois  de  ma  vie  je  con- 
nus l'inquiétude  el  la  tristesse.  Je  parlai  de  ma  peine  au  baron  d'E- 
tange.  Il  ne  faut  point,  me  dit-il,  vieillir  garçon.  .Moi-même,  après  avoir 
vécu  presque  indépendant  dans  les  liens  du  mariage,  je  sens  que  j'ai 
besoin  de  redevenir  époux  et  père,  et  je  vais  me  retirer  dans  le  sein 
de  ma  famille.  Il  ne  tiendra  qu'à  vous  d'en  faire  la  vôtre  el  de  me 
rendre  le  fils  que  j'ai  perdu.  J'ai  une  lille  unique  à  marier:  elle  n'est  pas 
sans  mérite;  elle  a  le  cœur  sensible,  et  l'amour  de  son' devoir  lui  fait 
aimer  tout  ce  qui  s'y  rapporte.  Ce  n'est  ni  une  beauté  ni  un  prodige  d'es- 
prit ;  mais  venez  la  voir,  et  croyez  que  si  vous  ne  sentez  rien  pour  elle 
vous  ne  sentirez  jamais  rien  po"ur  personne  au  monde.  Je  vins,  je  vous 
vis,  Julie,  et  je  trouvai  que  votre  père  m'avait  parlé  modestement  de 
vous.  Vos  transports,  vos  larmes  de  joie  en  l'embrassant,  me  donnè- 
rent la  première  ou  plutôt  la  seule  émotion  que  j'aie  éprouvée  de  ma 
vie.  Si  cette  impression  fut  légère,  elle  était  unique  ;  el  les  sentiments 
n'ont  besoin  de  force  pour  agir  qu'en  proportion  de  ceux  qui  leur  ré- 
sistent. Trois  ans  d'absence  ne  changèrent  point  l'état  de  mon  cœur. 
L'étal  du  vôtre  ne  m'échappa  pas  à  mon  retour  ;  et  c'est  ici  qu'il  faut 
que  je  vous  venge  d'un  aveu  qui  vous  a  tant  coûté.  Juge,  ma  chère, 
avec  quelle  étrange  surprise  j'appris  alors  que  tous  mes  secrets  lui 
avaient  été  révélés  avant  mon  mariage,  el  qu'il  m'avait  épousée  saus 
ignorer  que  j'appartenais  à  un  autre. 

Celte  conduite  était  inexcusable,  a  continué  .M.  de  Wolmar.  J'offen- 
sais la  délicatesse  ;  je  péchais  contre  la  prudence  ;  j'exposais  votre 
honneur  cl  le  mien  ;  je  devais  craindre  de  nous  précipiter  tous  deux 
dans  des  malheurs  sans  ressource  :  mais  je  vous  aimais,  et  n'aimais  que 
vous  ;  tout  le  reste  m'était  indifférent.  Comment  réprimer  la  passion 
même  la  plus  faible  quand  elle  est  sans  contre-poids?  Voilà  l'incon- 
vénient des  caractères  froids  et  tranquilles.  Tout  va  bien  tant  que  leur 
froideur  les  garantit  des  tentations;  mais  s'il  en  survient  une  qui  les 
atteigne,  ils  sont  aussitôt  vaincus  qu'attaqués;  et  la  raison,  qui  gou- 
verne tandis  qu'elle  est  seule,  n'a  jamais  de  force  pour  résister  au 
moindre  effort.  Je  n'ai  été  tenté  qu'une  fols,  et  j'ai  succombé.  Si  l'i- 
vresse de  quelque  autre  passion  m'eût  fait  vaciller  encore,  j'aurais  fait 
autant  de  chutes  que  de  faux  pas.  Il  n'y  a  que  des  âmes  de  feu  qui  sa- 
chent combattre  et  vaincre  ;  tous  les  grands  efforts,  toutes  les  actions 
sublimes,  sont  leur  ouvrage  :  la  froide  raison  n'a  jamais  rien  fait  d'il- 
lustre, et  l'on  ne  triomphe  des  passions  qu'en  les  opposant  l'une  à  l'au- 
tre. Quand  celle  de  la  vertu  vient  à  s'élever,  elle  domine  seule  et  lient 
tout  en  équilibre.  Voilà  comment  se  forme  le  vrai  sage,  qui  [n'est  pas 
plus  qu'un  autre  à  l'abri  des  passions,  mais  qui  sent  saii  les  vaincre 
par  elles-mêmes,  comme  un  pilote  fait  route  par  les  mauvais  vents. 

Vous  voyez  que  je  ne  préiends  pas  atténuer  ma  faute  :  si  c'en  eût 
ét(;  une,  je  l'aurais  laite  inlaillibicment  ;  mais,  Julie,  je  vous  connais- 
sais, et  n'en  lis  point  en  vous  épousant.  Je  sentis  que  de  vous  seule 
dépendait  tout  le  bonlienr  dont  je  pouvais  jouir,  cl  que  si  quelqu'un 
était  capable  de  vous  rendre  heureuse,  c'était  moi.  Je  savais  que  l'in- 
nocence et  la  paix  étaient  nécessaires  à  votre  cœur,  que  l'amour  dont 
il  était  préoccupe  ne  les  lui  donnerait  jamais,  el  qu'il  n'y  avait  que  l'hor- 
reur du  crime  ipii  pût  en  chasser  l'amour.  Je  vis  que  votre  àme  était 
dans  un  accablement  dont  elle  ne  sortirait  que  par  un  nouveau  eombal, 
et  que  ce  serait  en  sentant  combien  vous  pouviez  encore  être  estimable 
qiK^  vous  apprendriez  à  le  devenir. 

\oIre  ccenr  elail  usé  pour  l'amour:  je  comptai  donc  pour  rien  une 
disproportion  d'âge  qui  m'ôlail  le  droit  de  prétendre  à  un  sentiment 
dont  celui  qui  en  était  l'objet  ne  pouvait  jouir,  et  impossible  à  obtenir 
pour  tout  autre.  Au  contraire,  voyant  dans  une  vie  plus  qu'à  moitié 
écoidée  qu'un  seul  goût  s'était  f:\it  sentir  à  moi,  je  jugeai  qu'il  serait 
durable,  et  je  me  plus  à  lui  conserver  le  reste  de  mes  jours.  Daos  mes 
longues  recherches,  je  n'avais  rien  trouvé  qui  vous  valût  ;  je  pensai 
que  ce  que  vous  ne  feriez  pas  nulle  autre  au  monde  ne  pourrait  le  faire  ; 
j'osai  croire  à  la  vertu,  et  vous  épousai.  Le  mystère  que  vous  me  fai- 
siez ne  me  surprit  point  ;  j'en  savais  les  raisons,  et  je  vis  dans  votre 
sage  conduite  celle  de  sa  durée.  Par  égard  pour  vous  j'imitai  votre  ré- 
serve, el  ne  voulus  point  vous  ôler  l'honneur  de  me  fiiire  un  jour  de 
vous-même  un  aveu  ipie  je  voyais  à  chaque  instant  sm-  le  bord  de  vos 
lèvres.  Je  ne  me  suis  inunpé  eu  rien;  vous  avez  tenu  tout  ce  que. je 
m'étais  promis  de  vous.  Quand  je  voulus  me  choisir  une  épouse,  je  de- 
sirai d'avoir  eu  elle  uue  conq)aguc  aimable,  sage,  heureuse.  Les  deux 


104 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


premières  conditions  sont  remplies  :  mon  enfant,  j'espère  que  la  troi-  j 
siènie  ne  nous  manquera  pas. 

A  ces  mots,  malgré  tous  mes  efforts  pour  ne  l'interrompre  que  par  | 
mes  pleurs,  je  n'ai  pu  ni'ompècher  de  lui  sauter  au  cou  en  m'écrianl  : 
Won  cher  mari  !  ô  le  meilleur  cl  le  plus  aimé  des  hommes  !  apprenez- 
moi  ce  qui  manque  à  mon  honheur,  si  ce  n'est  le  vôtre,  et  d'être  mieux 
mérité...  Vous  êtes  heureuse  autant  qu'il  se  peut,  a-t-il  dit  en  m'inter- 
rompant  ;  vous  méritez  de  l'être  ,  mais  il  est  temps  de  jouir  eu  paix 
d'un  bonheur  qui  vous  a  jusqu'ici  coûté  bien  des  soins.  Si  votre  fidélité 
m'eût  suffi,  tout  était  fait  du  niouieiit  que  vous  me  la  promîtes;  j'ai 
voulu  de  plus  qu'elle  vous  fût  facile  et  douce,  et  c'est  à  la  rendre  telle 
que  nous  nous  sommes  tous  deux  occu|ics  de  concert  sans  nous  en 
parler.  Julie,  nous  avons  réussi  mieux  que  vous  ne  pensez,  peut-être. 
Le  seul  tort  que  je  vous  trouve  est  de  n'avoir  pu  reprendre  en  vous  la 
confiance  que  vous  vous  devez,  et  de  vous  estimer  moins  que  votre 
prix.  La  modestie  extrême  a  ses  dangers  ainsi  que  l'orgueil.  Comme  une 
témérité  qui  nous  porte  au  delà  de  nos  forces  les  rend  impuissantes, 
vn  effroi  qui  nous  empêche  d'y  compter  les  rend  inutiles.  La  véritable 
prudence  consiste  à  les  bien  connaître  et  à  s'y  tenir.  Vous  en  avez  ac- 
quis de  nouvelles  en  changeant  d'état.  Vous  n'êtes  plus  cette  fille  in- 
fortunée qui  déplorait  sa  faiblesse  en  s'y  livrant;  vous  êtes  la  plus  ver- 
tueuse des  femmes,  qui  ne  connaît  d'autres  lois  que  celles  du  devoir 
et  de  l'honneur,  et  à  qui  le  trop  vif  souvenir  de  ses  fautes  est  la  seule 
faute  qui  reste  à  reprocher.  Loin  de  prendre  encore  contre  vous-même 
des  précautions  injurieuses,  apprenez  donc  à  compter  sur  vous  pour 
pouvoir  y  compter  davantage.  Ecartez  d'injustes  défiances  capables  de 
réveiller  quelquefois  les  sentiments  qui  les  ont  produites.  Félicitez-vous 
plutôt  d'avoir  su  choisir  un  honnête  homme  dans  un  âge  où  il  est  si 
facile  de  s'y  tromper,  et  d'avoir  pris  autrefois  un  amant  que  vous  pou- 
vez avoir  aujourd'hui  pour  ami  sous  les  yeux  de  votre  mari  même.  A 
peine  vos  liaisons  me  furent-elles  connues,  que  je  vous  estimai  l'un 
par  l'autre.  Je  vis  quel  trompeur  enthousiasme  vous  avait  tous  deux 
égarés  :  il  n'agit  que  sur  les  belles  âmes  ;  il  les  perd  quelquefois,  mais 
c'est  par  un  attrait  qu)  ne  séduit  qu'efies.  Je  jugeai  que  le  même  goût 
qui  avait  formé  votre  union  la  relâcherait  sitôt  qu'elle  deviendrait  crimi- 
nelle, et  que  le  vice  pourrait  entrer  dans  des  cœurs  comme  les  vôtres, 
mais  non  pas  y  prendre  racine. 

Dès  lors  je  compris  qu'il  régnait  entre  vous  des  liens  qu'il  ne  fallait 
point  rompre,  que  voire  mutuel  attachement  tenait  à  tant  de  choses 
louables,  qu'il  fallait  plutôt  le  régler  que  l'anéantir,  et  qu'aucun  des 
deux  ne  pouvait  oublier  l'autre  sans  perdre  beaucoup  de  son  prix.  Je 
savais  que  les  grands  condjats  ne  font  qu'irriter  les  grandes  passions, 
et  que  si  les  violents  efforts  exercent  l'ùme,  ils  lui  coûtent  des  tour- 
ments dont  la  durée  est  capable  de  l'abaitrc.  J'employai  la  douceur  de 
Julie  pour  tempérer  sa  sévérité.  Je  nourris  son  amitié  pour  vous,  dit-il 
à  Saint-Preux  ;  j'en  ôtai  ce  qui  pouvait  y  rester  de  trop  ;  et  je  crois 
vous  avoir  conservé  de  son  propre  cœur  plus  peut-èire  qu'elle  ne  vous 
en  eût  laissé  si  je  l'eusse  abandonné  à  lui-même. 

nies  succès  m'encouragèrent,  et  je  voulus  tenter  votre  guérison 
comme  j'avais  obtenu  la  sienne  ;  car  je  vous  estimais,  et,  malgré  les 
préjugés  du  vice,  j'ai  toujours  reconnu  (pi'il  n'y  avait  rien  de  bien"" qu'on 
n'obtînt  des  belles  âmes  avec  de  la  confiance  et  de  la  franchise.  Je  vous 
ai  vu,  vous  ne  m'avez  point  trompé  ;  vous  ne  me  tromperez  point;  et 
quoique  vous  ne  soyez  point  encore  ce  que  vous  devez  être,  je  vous 
vois  mieux  que  vous  ne  pensez,  et  suis  plus  content  de  vous  que  vous 
ne  l'êtes  vous-mêmes.  Je  sais  bien  que  ma  conduite  a  l'air  bizarre,  et 
choque  toutes  les  maximes  communes  ;  mais  les  maximes  deviennent 
moins  générales  à  mesure  qu'on  lit  mieux  dans  les  cœurs;  et  le  mari  de 
Julie  ne  doit  pas  se  conduire  comme  un  autre  homme.  Mes  enfants, 
nous  dit-il  d'un  ton  d'autant  plus  touchant  qu'il  parlait  d'un  homme  trau- 
q\iille,  soyez  ce  que  vous  êtes,  et  nous  serons  tous  contents.  Le  danger 
n'est  que  dans  l'opinion  :  n'ayez  pas  peur  de  vous,  et  vous  n'auVez 
rien  à  craindre  ;  ne  songez  qu'au  présent,  et  je  vous  réponds  de  l'ave- 
nir. Je  ne  puis  vous  en  dire  aujourd'hui  davantage  ;  mais  si  mes  projets 
s'accomplissent,  et  que  mon  espoir  ne  m'abuse  pas,  nos  destinées  se- 
ront mieux  remplies,  et  vous  serez  tous  deux  plus  heureux  que  si  vous 
aviez  été  l'un  à  l'autre. 

En  se  levant  il  nousembrassa,  et  voulut  que  nous  nous  embrassassions 
aussi,  dans  ce  lieu...  dans  ce  lieu  même  où  jadis...  Claire,  ô  bonne 
Claire,  combien  tu  m'as  toujours  aimée  !  Je  n'en  fis  aucune  difficulté  : 
hélas  !  que  j'aurais  eu  tort  d'en  faire  I  ce  baiser  n'eut  rien  de  celui  qui 
m'avait  rendu  le  bosquet  redoutable  :  je  m'en  félicitai  tristement,  et  je 
connus  que  mon  cceur  était  plus  changé  que  jusque-là  je  n'avais  osé  le 
croire. 

Comme  nous  reprenions  le  chemin  du  logis,  mon  mari  m'arrêta  par 
la  main,  et,  nie  montrant  ce  bosquet  dont  nous  sortions,  il-me  dit  en 
riant  :  Julie,  ne  craignez  plus  cet  asile,  il  vient  d'êire  profané.  Tu  ne 
veux  pas  me  croire,  cousine,  mais  je  te  jure  qu'il  a  quelque  don  surna- 
tarel  pour  lire  au  fond  des  cumrs  :  que  le  ciel  le  lui  laisse  toujours  !  Avec 
tant  de  sujet  de  me  mépriser,  c'est  sans  doute  à  cet  art  que  je  dois  son 
indulgence. 

Tu  ne  vois  point  encore  ici  de  conseil  à  donner  :  patience,  mon 
ange,  nous  y  voici  ;  mais  la  conversation  que  je  viens  de  te  rendre  était 
nécessaire  à  l'éclaircissement  du  reste. 
Eu  nous  en  retournant,  mou  mari,  qui  depuis  longtemps  est  attendu 


à  Elange,  m'a  dit  qu'il  comptait  partir  demain  pour  s'y  rendre,  qu'il  te 
verrait  en  passant,  et  qu'il  y  resterait  cinq  ou  six  jours.  Sans  dire  tout 
ce  que  je  pensais  d'un  départ  aussi  déplacé,  j'ai  représenté  qu'il  ne  me 
paraissait  pas  assez  indispensable  pour  obliger  M.  de  Wolmar  à  quitter 
un  hôte  qu'il  avait  lui-même  appelé  dans  sa  maison.  Voulez-vous,  a-l-il 
répliqué,  que  je  lui  fasse  mes  honneurs  pour  l'avertir  qu'il  n'est  pas 
chez  lui?  Je  suis  pour  l'hospitalité  des  Vahdsaus.  J'espère  qu'il  trouve 
ici  leur  franchise,  et  qu'il  nous  laisse  leur  libellé.  Voyant  qu'il  ne  vou- 
lait pas  m'entendre,  j'ai  pris  un  autre  tour  et  taché  d'engager  notre  hôte 
à  faire  ce  voyage  avec  lui.  Vous  trouverez,  lui  ai-je  dit,  un  séjour  qui 
a  ses  beautés,  et  même  de  celles  que  vous  aimez  ;  vous  visiterez  le  pa- 
trimoine de  mes  pères  et  le  mien  :  l'intérêt  que  vous  prenez  à  moi  ne 
me  permet  pas  de  croire  que  cette  vue  vous  soit  indifférente.  J'avais  la 
bouche  ouverte  pour  ajouter  que  ce  château  ressemblait  à  celui  de  mi- 
lord  Edouard,  qui...  mais  heureusement  j'ai  eu  le  temps  de  me  mordre 
la  langue.  Il  m'a  répondu  tout  simplement  que  j'avais  raison  et  qu'il 
ferait  ce  qu'il  me  plairait.  Mais  M.  de  Wolmar,  qui  semblait  vouloir  me 
pousser  à  bout,  a  répliqué  qu'il  devait  faire  ce  qui  lui  plaisait  à  lui- 
même.  Lequel  aimez-vous  mieux,  venir  ou  rester'.'  Rester,!a-t-il  dit  sans 
balancer,  lié  bien  !  restez,  a  repris  mon  mari  en  lui  serrant  la  main. 
Ilomme  honnête  et  vrai,  je  suis  très-content  de  ce  mot-là.  Il  n'y  avait 
pas  moyen  d'alteniuer  beaucoup  là-dessus  devant  le  tiers  qui  nous 
écoutait.  J'ai  garde  le  silence  et  n'ai  pu  cacher  si  bien  mon  chagrin 
que  mon  mari  ne  s'en  soit  aperçu.  Quoi  donc  !  a-t-il  repris  d'un  air 
mécontent  dans  un  moment  où  Saint-Preux  était  loin  de  nous,  aurais-je 
inutilement  plaidé  votre  cause  contre  vous-même'?  et  madame  de  Wol- 
mar se  contenlerait-clle  d'une  vertu  qui  eût  besoin  de  choisir  ses  oc- 
casions? Pour  moi,  je  suis  plus  difficile,  je  veux  devoir  la  fidélité  de 
ma  femme  à  son  cœur,  et  non  pas  au  hasard  ;  et  il  ne  me  suffit  pas 
qu'elle  garde  sa  foi,  je  suis  offensé  qu'elle 'en  doute. 

Ensuite  il  nous  a  menés  dans  son  cabinet,  où  j'ai  failli  tomber  de  mon 
haut  en  lui  voyant  sortir  d'un  tiroir,  avec  les  copies  de  quelques  rela- 
tions de  notre  ami  que  je  lui  avais  données,  les  originaux  même  de 
toutes  les  lettres  que  je  croyais  avoir  vu  brûler  autrefois  par  Babi  dans 
la  chambre  de  ma  mère.  Voilà,  m'a-t-il  dit  en  nous  les  montrant,  les 
fondements  de  ma  sécurité  ;  s'ils  me  trompaient,  ce  serait  une  folie  de 
compter  sur  rien  de  ce  que  respectent  les  hommes.  Je  remets  ma 
femme  et  mon  honneur  en  dépôt  à  celle  qui,  fille  et  séduite,  préférait 
un  acte  du  bienfaisance  à  un  rendez-vous  unique  et  sûr  :  je  confie  Julie, 
épouse  et  mère,  à  celui  qui,  maître  de  contenter  ses  désirs,  sut  res- 
pecter Julie  amante  et  tille.  Que  celui  de  vous  deux  qui  se  méprise 
assez  pour  penser  que  j'ai  tort,  le  dise,  et  je  me  rétracte  à  l'iustaut. 
Cou!^ine,  crois-tu  qu'il  fût  aisé  d'oser  répondre  à  ce  langage? 

J'ai  pourtant  cherché  un  moment  dans  l'après-midi  pour  prendre  eu 
particulier  mon  mari,  et,  sans  entier  dans  des  raisminements  qu'il  ne 
m'était  pas  permis  de  pousser  fort  loin,  je  me  suis  borné  à  lui  deman- 
der deux  jours  de  délai  :  ils  m'ont  été  accordés  sur-le-champ.  Je  les 
emploie  à  l'envoyer  cet  exprès  et  à  attendre  la  réponse  pour  savoir  ce 
que  je  dois  faire. 

Je  sais  bien. que  je  n'ai  qu'à  prier  mon  mari  de  ne  point  partir  du 
tout,  et  celui  qui  ne  me  refusa  jamais  rien  ne  me  refusera  pas  une  si 
légère  grâce.  Mais,  ma  chère,  je  vois  qu'il  prend  plaisir  à  la  confiance 
qu  il  me  témoigne  ;  et  je  crains  de  perdre  une  partie  de  son  es- 
time, s'il  croit  que  j'aie  besoin  de  plus  de  réserve  qu'il  ne  m'en  permet. 
Je  sais  bien  encore  que  je  n'ai  qu'à  dire  un  mot  à  Saint-Preux  et  qu'il 
n'hésitera  pas  à  l'accompagner;  mais  mon  mari  prendra-t-il  ainsi  le 
change?  et  puis-je  faire  cette  démarche  sans  conserver  sur  Saint-Preux 
un  air  d'autorité  qui  semblerait  lui  laisser  à  son  tour  quelque  sorte  de 
droits?  Je  crains  d'ailleurs  qu'il  n'infère  de  cette  précaution  que  je  la 
sens  nécessaire  ;  et  ce  moyen,  qui  semble  d'abord  le  plus  facile,  est 
peut-être  au  fond  le  plus  dangereux.  Enfin,  je  n'ignore  pas  que  nulle 
considération  ne  peut  être  mise  en  balance  avec  un  danger-réel;  mais 
ce  danger  existe-t-U  en  effet?  Voilà  précisément  le  doute  que  lu  dois 
résoudre. 

Plus  je  veux  sonder  l'état  présent  de  mon  âme,  plus  j'y  trouve  de 
quoi  me  rassurer.  Mon  cœur  est  pur,  ma  conscience  est  tranquille,  je 
ne  sens  ni  trouble  ni  crainte  ;  et,  dans  tout  ce  qui  se  passe  en  nioi, 
ma  sincérité  vis-à-vis  de  mon  mari  ne  me  coûte  aucun  elfort.  Ce  n'est 
pas  que  certains  souvenirs  involontaires  ne  me  donnent  quelquefois  un 
attendrissement  dont  il  vaudrait  mieux  être  exempte;  mais,  bien  loin 
que  ces  souvenirs  soient  produits  par  la  vue  de  celui  qui  les  a  causés, 
ils  me  semblent  plus  rares  depuis  son  retour,  et,  quelque  doux  qu'il 
m.e  soit  de  le  voir,  je  ne  sais  par  quelle  bizarrerie  il  m'est  plus  doux  de 
penser  à  lui.  En  un  mot,  je  trouve  que  je  n'ai  pas  même  besoin  du  se- 
cours de  la  vertu  pour  être  paisible  en  sa  présence,  et  que,  quand 
l'horreur  du  crime  n'existerait  pas,  les  sentiments  qu'elle  a  détruits  au- 
raient bien  de  la  peine  à  renaître. 

Mais,  mon  ange,  est-ce  assez  que  mon  cœur  me  rassure  quand  la 

raison  doit  m'alarmer?  J'ai  perdu  le  droit  de  compter  sur  moi.  (,lii ; 

répondra  que  ma  confiance  n'est  pas  encore  une  illusion  du  vice?  Com- 
ment me  fier  à  des  sentiments  qui  m'ont  lantde  fois  abusée?  Le  crime 
ne  commence-t-il  pas  toujours  par  l'orgueil,  qui  fait  mé|iriser  la  leuUi- 
lion?  et  braver  des  périls  où  l'on  a  succombé,  n'est-ce  pas  vouloir  suc- 
comber encore?  , 

Pèse  toutes  ces  considévalions,  ma  cousine  ;  lu  verras  que  «luaml 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


405 


(lies  seraieiil  vaines  par  elle-mêmes,  elles  sont  assez  graves  par  leur 
(iliji't  pour  mcrilor  qu'on  y  songe.  Tire-moi  donc  de  l'inccrlilude  où 
(Iles  m'ont  mise.  Marque-moi  comment  je  dois  me  comporter  dans  celle 
occasion  délicate;  car  mes  erreurs  passées  ont  altéré  mon  jugement, 
Il  me  rendent  timide  à  me  délerminer  sur  loules  choses.  (Juoi  que  lu 
jMiises  de  toi-même,  ton  àme  est  calme  et  tranquille,  j'en  suis  sûre  ; 
les  olijels  s'y  peignent  tels  qu'ils  sont:  unis  la  mienne,  toujours  émue 
counne  une  onde  agitée,  les  eoiifoud  et  les  di'lignre.  Je  n'ose  plus  me 
lier  à  lien  de  ce  que  je  vois  ni  de  ce  que  je  sens  ;  et,  malgré  de  si  longs 
repentirs,  j'éprouve  avec  douleur  que  le  poids  d'une  aucieune  faute  est 
un  lardcau  qu'il  l'aul  porter  toute  sa  vie. 


LETTRE  XIII. 


HEPONSU   DE    MADAME    I)  ÛliBE   A    JIAUAME    DE    WOLMAB. 


Pauvre  cousine,  que  de  tourments  tu  te  donnes  sans  cesse  avec  tant 
de  sujets  de  vivre  en  paix  1  Tout  ton  mal  vient  de  toi,  ô  Israël  !  Si  tu. 
suivais  tes  iiropres  règles,  que  dans  les  choses  de  sentiment  tu  n'écou- 
lasses que  (a  voix  intérieure,  et  que  ton  cwwr  fît  taire  la  raison,  lu  te 
livrerais  sans  scrupule  à  la  sécurité  qu'il  t'inspire,  et  tu  ne  l'elTorcerais 
point,  contre  son  témoignage,  de  craindre  un  péril  (pii  ne  peut  venir 
que  de  lui. 

Je  t'entends,  je  t'entends  bien,  ma  Julie  :  plus  sûre  de  toi  que  tu 
ne  feins  de  l'être,  tu  veux  l'humilier  de  tes  fautes  passées  sous  prétexte 
d'en  prévenir  de  nouvelles,  cl  tes  scrupules  sont  bien  moins  des  pré- 
cautions pour  l'avenir  qu'une  peine  imposée  à  la  témérité  qui  t'a  per- 
due autrefois.  Tu  compares  les  temps  I  Y  penses-tu  ?  Compare  aussi  les 
conditions,  et  souviens-loi  que  je  le  reprochais  alors  la  coidiance 
comme  je  le  reproche  aujourd'hui  la  frayeur. 

Tu  t'abuses,  ma  chère  enl'anl  :  on  ne  se  donne  point  ainsi  le  change 
à  soi-même;  si  l'on  peut  s'étourdir  sur  son  état  en  n'y  peiisant  point, 
on  le  voit  tel  qu'il  est  silôl  (pi'on  veiil  s'(mi  iiccuper,  l't  l'on  ne  se  dé- 
guise pas  plus  ses  vertus  (pic  ses  viees.  Ta  donc  eiir,  la  ilcvolioii,  l'onl 
donné  du  penchant  à  l'Iniiiiaiiilc.  Délie  loi  de  celle  chingeicuse  verlii 
quilles  l'ait  (pr:iMliiici  raiiiciiii-piupre  en  le  ccmccnlranl,  et  crois  que 
la  noble  l'iancliiM'  (l'une  .(iiie  dioile  est  iireleialile  à  l'orgueil  des  hum- 
bles. S'il  faut  (le  la  leniperaiicc  dans  la  s:igesse,  il  en  faut  aussi  dans 
les  précautions  ipi'clle  inspii(%  de  peur  que  des  soins  igiioiniiiiciix  à  la 
venu  n'avilissent  l'àme,  et  n'y  réalisenl  un  danger  chiiiK'riipie,  à  force 
de  nous  en  alarmer.  Ne  vois-iu  pas  ipi'après  s'être  relevé  d'une  clmte 
il  faut  se  tenir  debout,  et  que  s'incliner  (îii  côté  opposé  à  celui  où  l'on 
est  tombé,  c'est  le  moyen  de  tomber  encore  ?  Cousine,  tu  fus  amante 
comme  Uélo'ise;  le  voilà  dévote  comme  elle  :  plaise  à  Dieu  que  ce  soit 
avec  plus  de  succès  !  En  vérité,  si  je  connaissais  moins  ta  timidité  natu- 
relle, tes  terrenis  seiaieul  capables  de  m'effrayer  à  mon  tour;  et  si  j'é- 
tais aussi  scrupuleuse,  à  force  de  craindre  pour  toi  lu  me  ferais  irem  - 
Mer  pour  moi-inême. 

Penses-y  mieux,  mon  aimable  amie  :  toi  dont  la  morale  est  aussi  fa- 
cile et  douce  qu'elle  est  honnête  cl  [lure,  ne  mets-tu  point  une  àpreté 
trop  rude,  et  (pii  sort  de  ton  caractère,  dans  tes  maximes  sur  la  sépa- 
raiion  des  sexes?  Je  conviens  avec  loi  (pi'ils  ne  doivent  pas  vivre  en- 
seiiilile  ni  d'une  méiiie  niaiiieie  ;  mais  regiinle  si  celle  iiii|;oi'lanle.  règle 
n'.uirail  pas  liesciiii  de  pliisieiiis  clisliiielioiis  dans  la  praliipie;  s'il  faut 
l'apiiliipicr  indirréiemineiil  et  sans  cxccpliou  aux  léniiucs  et  aux  lilles, 
à  la  société  général(>  cl  aux  enlrelieus  particuliers,  aux  affaires  et  aux 
amusements,  et  si  la  décence  et  l'hoiinêleté  qui  l'inspirent  ne  la  doivent 
pas  quelquefois  tempérer.  Tu  veux  qu'en  un  pays  de  bonnes  mœurs, 
où  l'on  cherche  dans  le  mariage  des  convenances  naturelles,  il  y  ail 
des  assemblées  où  les  jeunes  gens  dos  deux  sexes  puissent  se  voir,  se 
connaître  et  s'assortir;  mais  tu  leur  interdis  avec  grande  raison  toute 
entrevue  particulière.  Ne  serait-ce  pas  tout  le  contraire  po'nr  les  l'em- 
ines  cl  les  mères  de  famille,  qui  ne  peuvent  avoir  aucun  intérêt  légi- 
time à  se  monliei'cn  public,  ipie  les  soins  domcsliques  relicnncnl  dans 
l'iiili^iieur  de  leur  maison,  cl  (pii  ne  doivent  s'y  refuser  à  rien  de  con- 
venable à  la  iiMltresse  du  logis'.'  Ji;  n'aimerais  pas  à  le  voir  dans  tes 
caves  ailler  l'aire  portier  les  vins  aux  marc  haiids,  ni  quitter  tes  cnfanls 
pour  aller  régler  des  couiplcs  nvee  un  bani|uicr;  mais  s'il  survient  un 
hoMiièle  hoiiime  qui  vienne  voir  Ion  mari,  ou  liailcr  avec  lui  de  ipielquc 
afiaii'c,  rel'useias-lu  de  recevoir  son  lu'ite  en  son  absence  et  de  lui 
l'aire  les  boiiiieuis  de  la  maison,  de  peur  de  W.  trouver  lêle  à  IvU:  avec 
lui'.'  llciMonie  au  principe,  cl  toutes  les  règles  s'expliiiueront.  Pouniiioi 
nensiiiis  -nons  (pic  les  femmes  doivent  vivre  retirées  et  séparées  des 
hcimines  .'  l'crons-nons  celle  injure  à  notre  sexe  de  croire  que  ce  soit 
par  des  raisons  tirées  de  sa  faiblesse,  et  seulement  pour  éviter  le  danger 
des  tentations?  Non,  ma  chère,  ces  indignes  crainies  ne  conviennenl 
piiinl  à  une  femme  de  bien,  à  une  mère  (le  funille  sans  cesse  environ- 
née d'objcis  qui  nourrissent  eu  elle  des  seniimenis  dhomieur,  et  livrée 
aux  plus  respeeiablcs  devoirs  do  la  naUirc.  Ce  qui  nous  sépare  des 
hoiuiiies,  c'est  la  nature  elle-même  qui  nous  prescrit  des  oecnnaiioiis 
d'ilereides  ;  c'est  (.elle  douee.ct  timide  modestie  ipii,  sans  songer  jiré- 


cisément  à  la  chasielé,  en  est  la  plus  sûre  gardienne;  c'est  cette  ré- 
serve attentive  et  pi(jnaiite  qui,  nourrissant  a  la  fois  dans  les  cmms 
des  hoiiunes  et  les  désirs  elle  respect,  serl  pour  ainsi  dire  do  (oipiet- 
ICTH-  à  la  vertu.  Voilà  pourquoi  les  époux  mêmes  ne  sont  pas  exeeplé» 
de  la  règle,  voilà  pourquoi  les  femmes  les  plus  homiêics  conservent  en 
général  le  plus  d'ascendant  sur  leurs  maris  ;  parce  qu'à  l'aide  de  celle 
sage  et  discrète  réserve  sans  caprice  et  sans  refus,  elles  savent  au  sein 
de  l'union  la  plus  tendre  les  maintenir  à  une  ccriaine  distante,  et  les 
eiiipêchcnl  de  jamais  se  rassasier  d'elles.  Tu  conviendras  avec  mc/i  que 
Ion  pic'eeple  est  trop  génc-ral  pour  ne  pas  coniporler  des  exceptions  ; 
et  (lue,  n'elanl  point  fondé  sur  un  devoir  rigoureux,  la  niêine  bien- 
séance ipii  l'elalilil  peni  (pielcpiclols  en  dispenser. 

La  circciiis|ie(ilciii  ipie  lu  Iciiicles  sur  les  toiles  passées  CSt  iniiiriciise 
à  ton  élal  preseiil  :  je  ne  la  pardcjnuei.iis  jaiiiaisà  ton  cœur,  cl  j'ai  bien 
de  la  peiiK'  à  la  paicjoiiner  à  la  niison.  Cmnmenl  le  rempart  qui  d(;fend 
la  persdiiiic  u'a-l-il  pu  le  garantir  d'une  crainte  ignominieuse?  Com- 
ment se  peut-il  que  ma  cousine ,  ma  sœur,  mon  amie,  ma  Julie,  con- 
fonde les  faiblesses  d'une  fille  trop  sensible  avec  les  inlidélilés  d'une 
fenmie  coiqiablc?  Regarde  tmil  autour  de  loi,  tu  n'y  verras  rien  qui  ne 
doive  élever  et  soutenir  ton  àme.  Ton  mari ,  qui  en  présume  laui ,  et 
dont  tu  as  l'estime  à  juslilier;  les  enlants,  que  tu  veux  former  au  bien, 
et  qui  s'honoreront  un  jour  de  l'avoir  eue  pour  mère  :  ton  vénérable 
père,  qui  t'est  si  cher,  qui  jouit  de  Ion  bonluMir  et  s'illustre  de  sa 
(ille  plus  même  que  de  ses  aienx  :  ton  amie,  dont  le  sort  dépeud  du  tien 
et  à  qui  tu  dois  compte  d'un  retour  auquel  elle  a  contribué;  sa  fille, 
à  qui  lu  dois  l'exemple  des  vertus  que  lu  lui  veux  inspirer;  ion  ami , 
cent  fois  plus  idolâtre  des  tiennes  que  de  la  personne ,  et  qui  le  res- 
pecte encore  plus  que  lu  ne  le  redoutes  ;  loi-même  enlin  ,  qui  liouves 
dans  la  sagesse  le  prix  des  efforts  qu'elle  la  coûtés,  cl  (pii  ne  voudras 
jamais  perdre  en  un  moment  le  fruit  de  lanl  de  peines  :  combien  de 
motifs  capables  d'animer  ton  courage  le  font  bonic  de  l'oser  délier  de 
toi  I  Mais,  pour  répondre  de  ma  Julie,  qu'ai-je  besoin  de  considérer  ce 
qu'elle  est?  11  me  suffit  de  savoir  ce  qu'elle  fut  durant  les  erreurs 
qu'elle  déplore.  Ah  !  si  jamais  ton  cœur  eût  été  capable  d'infidélité,  je 
te  permettrais  de  la  craindre  toujours;  mais,  dans  l'inslant  même  où  lu 
croyais  l'envisager  dans  l'éloignement ,  conçois  l'horreur  qu'elle  l'iùl 
faite  présente,  par  celle  qu'elle  t'inspira  dès  qu'y  penser  eût  éic  la  coni- 
meitre. 

Je  me  souviens  de  rélonnement  avec  lequel  nous  apprenions  autre- 
fois qu'il  y  a  des  pays  où  la  l'aililcsse  d'une  jeune  amante  esl  un  crime 
irrémissible,  quoique  l'adulte  re  d  une  téniine  y  porte  le  doux  nom  de 
galanterie,  et  où  l'on  se  deddimii  ige  cpiivertenienl  étant  mariée  de  la 
comlc'  ijêiie  où  l'on  vivait  élant  fill(!.  Je  sais  quelles  maximes  reguent 
là-dessiis  dans  U-  grand  monde,  où  la  vertu  n'est  rien,  où  loul  n'est 
(pie  vaine  apparence ,  OÙ  les  crimes  s'effiicent  par  la  diflicullé  de  les 
prouver,  où  la  preuve  même  en  esl  ridicule  contre  l'usage  qui  les  au- 
torise. Mais  toi ,  Julie .  6  loi  qui .  brûlant  d'une  llamme  pure  et  fidèle , 
n'élais  coupable  qu'aux  yeux  des  hounnes,  et  n'avais  rien  à  le  repro- 
cher entre  le  ciel  et  toi ,  loi  qui  te  faisais  respecter  au  milieu  de  tes 
fautes,  foi  qui,  livrée  à  d'impuissants  regrels,  nous  ror(.ais  d'adorer  en- 
core lès  venus  que  lu  n'avais  plus ,  loi  qui  l'indignais  de  supporter  lou 
propre  mépris  quand  tout  semblait  te  rendre  excusable;  oses-tu  redou- 
ter le  crime,  après  avoir  payé  si  cher  ta  faiblesse?  oses-tu  craindre  de 
valoir  moins  aujourd'hui  que  dans  les  temps  qui  t'ont  tant  coûté  de  lar- 
mes? Non,  ma  chère;  loin  que  tes  anciens  égaremenls  doivent  l'alar- 
mer, ils  doivent  animer  ton  courage;  un  repentir  si  cuisant  ne  mène 
point  au  remords;  et  quiconque  est  si  sensible  à  la  houle  ne  sait  point 
braver  l'infamie. 

Si  jamais  une  àme  faible  eut  des  soutiens  contre  sa  faiblesse,  ce  sont 
ceux  qui  s'offrent  à  toi  ;  si  jamais  une  àme  forte  a  pu  se  soutenir  elle- 
même ,  la  tienne  a-t-elle  besoin  d'appui?  Dis-moi  donc  quels  sont  b?s 
raisonnables  motifs  de  crainte.  Toute  ta  vie  n'a  été  qu'un  combat  cou-- 
linuel  où,  même  après  la  défaite ,  Ibonueur,  le  devoir,  n'ont  cesse  de 
résister,  et  ont  fini  par  vaincre.  Ah!  Julie,  croirai-je  (pi'après  tant  de 
tourments  et  de  peines,  douze  ans  de  pleurs  et  six  ans  de  gloire  le  lais- 
sent redouter  une  épreuve  de  huit  jours?  En  deux  mots,  sois  sineerc 
avec  toi-même  :  si  le  péril  existe,  sauve  ta  personne,  el  rougis  de  ton 
cœur  ■  s'il  n'existe  pas  .  c'est  outrager  la  raison  ,  c'est  llelnr  la  venu , 
que  de  craindre  un  dauscr  qui  ne  peut  ralleiudre.  Ignores-tu  qu  il  est 
(les  tentations  déshonorâmes  (pii  n'approchèrent  jamais  d'une  àme  hon- 
nête ,  qu'il  est  même  honteux  de  les  vaincre ,  et  que  se  precauliouner 
contre  elles  esl  inoins  s'humilier  que  s'avilir? 

Je  ne  pn'leiids  pas  le  dcinner  mes  raisons  pour  invincibles,  mais  te 
monirer  seulemeul  ipi'il  v  en  a  qui  combaiienl  les  tiennes;  et  cela  suffit 
pour  aiiuuiscr  mon  avis.'  Ne  l'en  rapporte  nia  toi,  qui  ne  sais  pas  l<! 
rendre  justice .  ni  à  moi ,  qui  dans  les  défauts  n'ai  jamais  su  voir  que 
ton  cœur,  et  t'ai  toujours  adorée  ;  mais  à  ion  mari,  qui  le  voit  lePe  ('ue 
lu  es  et  le  juge  exactement  selon  imi  merile.  l'rompte  coniinc  |chi>  les 
cens  Sensibles  à  mal  juger  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  je  me  dcl'a's  de  sa 
pénélralion  dans  les  secrets  des  cœurs  lendres;  mais,  depuis  I  arrivée, 
de  noire  voyageur,  je  vois  par  ce  qu'il  m  éeril  qu'il  ht  Ires-bion  dans 
les  vùlres,  et  «Vie  pas  un  des  inonvemenls  qui  s'y  piv;  'H  -r  '  ne  a 
ses  observaiious  :  je  les  trouve  même  si  fines  et  si  je  '■<-;■ 

brousse  presque  à  l'aiitic  cxirémilé  d  '  mon  i  remi.  :  |e 

croirais  volontiers  que  les  hominfs  froids,  qui  lonsulieni  ç  >.;    . ..-  ;>.iix 


406 


LA  NOUVELLE  HÈLOISE. 


que  leur  cœur,  jugent  mieux  des  passions  d'aulrui  que  les  gens  turbulents 
et  vifs,  ou  vains  comme  moi.  qui  commencent  toujours  par  se  mettre  à 
la  place  des  autres,  et  ne  savent  jamais  voir  que  ce  qu'ils  sentent.  Quoi 
qu'il  en  soit,  M.  de  Wolmar  te  connaît  bien  ;  il  l'estime,  il  t'aime,  et  son 
sort  est  lié  au  lieu  :  que  lui  manque- l-il  pour  que  lu  lui  laisses  l'entière 
direction  de  la  conduite,  sur  laciuelle  tu  crains  de  l'abuser?  Peut-être, 
sentant  approcher  la  vieillesse ,  veut-il  par  des  épreuves  propres  à  le 
rassurer  prévenir  les  inquiétudes  jalouses  qu'une  jeune  femme  inspire 
ordinairement  à  un  vieux  mari;  peut-être  le  dessein  qu'il  a  demande- 
t-il  que  lu  puisses  vivre  familièrement  avec  ion  ami  sans  alarmer  ni  ion 
époux  ni  toi-même  ;  peut-être  veut-il  seulement  le  donner  un  témoi- 
gnage de  confiance  et  d'estime  digne  de  celle  qu'il  a  pour  toi.  11  ne  faut 
jamais  se  refuser  à  de  pareils  sentiments  ,  comme  si  l'on  n'en  pouvait 
soutenir  le  poids  ;  et  pour  moi ,  je  pense  en  un  mot  que  lu  ne  peux 
mieux  satisfaire  à  la  prudence  et  à  la  modestie  qu'eu  te  rapportant  de 
tout  à  sa  tendresse  et  à  ses  lumières. 

Veux-tu,  sans  désobliger  M.  de  Wolmar,  te  punir  d'un  orgueil  que  lu 
n'eus  jamais,  et  prévenir  un  danger. qui  n'existe  plus?  Restée  seule  avec 
le  philosophe ,  prends  contre  lui  toutes  les  précautions  superilues  qui 
t'auraient  été  jadis  si  nécessaires  ;  impose-loi  la  même  réserve  que  si 
avec  la  vertu  tu  pouvais  te  délier  encore  de  ton  cœur  et  du  sien  :  évite 
les  conversations  trop  affectueuses,  les  tendres  souvenirs  du  passé  ;  in- 
terromps ou  préviens  les  trop  longs  tête-à-tête  ;  entoure-toi  sans  cesse 
de  tes  cnfa;its  ;  reste  peu  seule  avec  lui  dans  la  chambre,  dans  l'Elysée, 
dans  le  bosquet ,  malgré  la  profanation.  Surtout  prends  ces  mesures 
d'une  manière  si  naturelle  qu'elles  semblent  un  effet  du  hasard,  et  qu'il 
ne  puisse  imaginer  un  moment  que  tu  le  redoutes.  Tu  aimes  les  prome- 
nades en  bateau,  lu  l'en  prives  pour  ton  mari,  qui  craint  l'eau,  pour  tes 
enfants  que  lu  n'y  veux  pas  exposer  :  prends  le  temps  de  cette  absence 
pour  te  donner  cet  amusement  en  laissant  les  enfants  sous  la  garde  de 
la  Fanchon.  C'est  le  moyen  de  te  livrer  sans  risque  aux  doux  épanche- 
nicnts  de  l'amitié,  et  de  jouir  paisiblement  d'un  long  lêle-à-lêie  sous  la 
protection  des  bateliers ,  qui  voient  sans  entendre ,  et  dont  on  ne  peut 
s'éloigner  avant  de  penser  à  ce  qu'on  fait.    . 

Il  me  vient  encore  une  idée  qui  ferait  rire  beaucoup  de  gens  ,  mais 
^ui  te  plaira,  j'en  suis  sûre  ;  c'est  de  faire  en  l'absence  de  ton  mari  un 
journal  fidèle  pour  lui  être  montré  à  son  retour,  et  de  songer  au  jour- 
nal dans  tous  les  enlretiens  qui  doivent  y  entrer.  A  la  vérité  ,  je  ne 
crois  pas  qu'un  pareil  expédient  fut  utile  à  beaucoup  de  femmes;  mais 
ime  Ame  franche  et  incapable  de  mauvaise  foi  a  contre  le  vice  bien  des 
ressources  qui  manqueront  toujours  aux  autres.  Rien  n'est  méprisable 
de  ce  qui  tend  à  garder  la  pureté  ;  et  ce  sont  les  petites  précautions 
qui  conservent  les  grandes  vertus. 

Au  reste,  puisque  ton  mari  doit  me  voir  en  passant,  il  me  dira,  j'es- 
père, les  véritables  raisons  de  son  voyage;  et  si  je  ne  les  trouve  pas 
solides,  ou  je  le  détournerai  de  l'achever,  ou,  quoi  qu'il  arrive,  je  ferai 
ce  qu'il  n'aura  pas  voulu  faire  ;  c'est  sur  quoi  tu  peux  compter.  En 
attendant,  en  voilà,  je  pense,  plus  qu  il  n'en  faut  pour  te  rassurer 
contre  une  épreuve  de  huit  jours.  Va ,  ma  Julie,  je  le  connais  trop 
bien  pour  ne  pas  répondre  de  toi  autant  et  plus  que  de  moi-même. 
Tu  seras  toujours  ce  que  lu  dois  et  que  lu  veux  être.  Quand  lu  te  livre- 
rais à  la  seule  honnêteté  de  ion  àme,  tu  ne  risquerais  rien  encore  ;  car 
je  n'ai  point  de  foi  aux  défaites  imprévues  ;  on  a  beau  couvrir  du  nom 
de  faiblesses  des  fautes  toujours  volontaires ,  jamais  femme  ne  suc- 
combe qu'elle  n'ait  voulu  succomber  ;  et  si  je  pensais  qu'un  pareil  sort 
pût  l'attendre,  crois-moi,  crois-en  ma  tendre  amitié,  crois-en  tous  les 
sentiments  qui  peuvent  naitre  dans  le  cœur  de  ta  pauvre  Claire,  j'aurais 
un  intérêt  trop  sensible  à  l'en  garantir  pour  t'abandonner  à  loi  seule. 

Ce  que  M.  de  Wolmar  t'a  déclaré  des  connaissances  qu'il  avait  avant 
ton  mariage  me  surprend  peu  :  tu  sais  que  je  m'en  suis  loujours  dou- 
tée ;  et  je  le  dirai  de  plus  que  mes  soupçons  ne  se  sont  pas  bornés  aux 
indiscrétions  de  Babi.  Je  n'ai  jamais  pu  croire  qu'un  homme  droit  et 
vrai  comme  ton  père,  et  qui  avait  tout  au  moins  des  soupçons  lui- 
même,  pût  se  résoudre  à  tromper  son  gendre  et  son  ami;  que  s'il  t'en- 
gageait si  fortement  au  secret,  c'est  que  la  manière  de  le  révéler  de- 
venait fort  différente  de  sa  part  ou  de  la  tienne,  et  qu'il  voulait  sans 
doute  y  donner  un  tour  moins  propre  à  rebuter  M.  de  Wolmar  que  ce- 
lui qu'il  savait  bien  que  tu  ne  manquerais  pas  d'y  donner  toi-même. 
Mais  il  faut  te  renvoyer  ton  exprès  ;  nous  causerons  de  tout  cela  plus 
à  loi-ir  dans  un  mois  d'ici. 

Adieu,  petite  cousine;  c'est  assez  prêcher  la  prêcheuse  :  reprends 
ton  ancien  métier,  et  pour  cause.  Je  me  sens  tout  inquiète  de  n'être  pas 
encore  avec  toi.  Je  brouille  toutes  mes  affaires  en  me  bâtant  de  les 
finir,  et  ne  sais  guère  ce  que  je  fais.  Ab  !  Chaillol,  Chaillot!...  si  j'étais 
moins  folle  !...  mais  j'espère  de  l'être  loujours. 

P.  S.  A  propos,  j'oubliais  de  faire  compliment  à  ton  altesse.  Dis- 
moi,  je  t'en  prie,  monseigneur  ton  mari  est-il  Alteman,  Knès  ou  Boyard? 
Pour  moi,  je  croirai  jurer  s'il  faut  l'appeler  madame  la  Bovarde.  0  pau- 
vre enfant  I  loi  qui  as  tant  gémi  d'être  née  demoiselle  ,'  le  voilà  bien 
chanceuse  d'être  la  femme  d'un  prince  !  Entre  nous,  cependant,  pour 
une  dame  de  si  grau  le  qualité,  je  te  trouve  des  frayeurs  un  peu  rotu- 
rières. Ne  sais-tu  pas  que  les  petits  scrupules  ne  conviennent  qu'aux 
petites  gens,  et  qu'on  rit  d'un  enfant  de  bonne  maison  qui  prétend  être 
Uls  de  son  père  ? 


LETTRE  XIV. 


DE   M.   DE   WOLM.iR   A  MADAME  D  OIIBE. 


Je  pars  pour  Etange,  petite  cousine  ;  je  m'étais  proposé  de  vous  voir 
en  allant;  mais  un  retard  dont  vous  êtes  cause  me  force  à  plus  de  di- 
ligence, et  j'aime  mieux  coucher  à  Lausanne  en  revenant,  pour  y  passer 
quelques  heures  de  plus  avec  vous.  Aussi  bien  j'ai  à  vous  consulter  sur 
plusieurs  choses  dont  il  est  bon  de  vous  parler  d'avance,  afin  que  vous 
ayez  le  temps  d'y  réfléchir  avant  de  m'en  dire  votre  avis. 

Je  n'ai  point  voulu  vous  expliquer  mon  projet  au  sujet  du  jeune 
homme  avant  que  sa  présence  eût  confirmé  la  bonne  opinion  que  j'en 
avais  conçue.  Je  crois  déjà  ni'être  assez  assuré  de  lui  pour  vous  confier 
entre  nous  que  ce  projet  est  defle  charger  de  l'éducation  de  mes  enfants. 
Je  n'ignore  pas  que  ces  soins  importants  sont  le  principal  devoir  d'un 
père;  mais  quand  il  sera  temps  de  les  prendre,  je  serai  trop  âgé  pour 
.les  remplir;  et,  tranquille  et  contemplatif  par  tempérament,  j'eus  tou- 
jours trop  peu  d'activité  pour  pouvoir  régler  celle  île  la  jeunesse.  D'ail- 
leurs, par  la  raison  qui  vous  est  connue.  Julie  ne  me  verrait  point  sans 
inquiétude  prendre  une  fonction  dont  j'aurais  peine  à  m'acquitter  à 
son  gré.  Comme  par  mille  autres  raisons  votre  sexe  n'est  pas  propre  à 
ces  mêmes  soins,  leur  mère  s'occupera  tout  entière  à  bien  élever  son 
llenrielte  ;  je  vous  destine  pour  votre  part  le  gouvernement  du  ménage 
sur  le  plan  que  vpus  trouverez  établi  et  que  vous  avez  approuvé  ;  la 
mienne  sera  de  voir  trois  honnêtes  gens  concourir  au  bonheur  de  la 
maison,  et  de  goûter  dans  ma  vieillesse  un  repos  qui  sera  leur  ou- 
vrage. 

J'ai  toujours  vu  que  ma  femme  aurait  une  extrême  répugnance  à 
confier  ses  enfants  à  des  mains  mercenaires,  et  je  n'ai  pu  blâmer  ses 
scrupules.  Le  respectable  état  de  précepteur  exige  tant  de  talents  qu'on 
ne  saurait  payer,  tant  de  vertus  qui  ne  sont  point  à  prix,  qu'il  est  inu- 
tile d'en  chercher  un  avec  de  l'argent.  11  n'y  a  qu'un  homme  de  génie 
en  qui  l'on  puisse  espérer  de  trouver  les  lumières  d'un  maître  ;  il  n'y  a 
qu'un  ami  très-tendre  à  qui  son  cœur  puisse  inspirer  le  zèle  d'un  père; 
et  le  génie  n'est  guère  à  vendre,  encore  moins  l'attachement. 

Votre  ami  m'a  paru  réunir  en  lui  toutes  les  (|ualités  convenables  ;  et, 
si  j'ai  bien  connu  son  àme,  je  n'imagine  pas  pour  lui  de  plus  grande 
félicité  que  de  faire  dans  ces  enfants  chéris  celle  de  leur  mère.  Le  seul 
obstacle  que  je  puisse  prévoir  est  dans  son  affection  pour  milord  Edouard, 
qui  lui  permettra  difficilement  de  se  détacher  d'un  ami  si  cher  et  auquel 
il  a  de  si  grandes  obligations,  à  moins  qu'Edouard  ne  l'exige  lui-même. 
Nous  attendons  bientôt  cet  homme  extraordinaire  ;  et  comme  vous  avez 
beaucoup  d'empire  sur  son  esprit,  s'il  ne  dément  point  l'idée  que  vous 
m'avez  donnée,  je  pourrais  bien  vous  charger  de  cette  négociation  près 
de  lui. 

Vous  avez  à  présent,  petite  cousine,  la  clef  de  toute  ma  conduite,  qui 
ne  peut  que  paraître  fort  bizarre  sans  cette  explication,  et  qui,  j'espère, 
aura  désormais  l'approbation  de  Julie  et  la  vôtre.  L'avantage  d'avoir 
une  femme  comme  la  mienne  m'a  fait  lenier  des  moyens  qui  seraient 
impraticables  avec  une  autre.  Si  je  la  laisse  en  toute  confiance  avec  son 
ancien  amant  sous  la  seule  garde  de  sa  vertu ,  je  serais  insensé  d'éta- 
blir dans  ma  maison  cet  amant  avant  de  m'assurer  qu'il  eût  pour  ja- 
mais cessé  de  l'être:  et  comment  pouvoir  m'en  assurer,  si  j'avais  une 
épouse  sur  laquelle  je  comptasse  moins? 

Je  vous  ai  vue  quelquefois  sourire  à  mes  observations  sur  l'amour; 
mais  pour  le  coup  je  tiens  de  quoi  vous  humilier.  J'ai  fait  une  décou- 
verte que  ni  vous  ni  femme  au  monde ,  avec  toute  la  subtilité  qu'on 
prête  à  votre  sexe,  n'eussiez  jamais  faite,  dont  pourtant  vous  sentirez 
peut-être  l'évidence  au  premier  instant,  et  que  vous  tiendrez  au  moins 
pour  démontrée  quand  j'aurai  pu  vous  expliquer  sur  quoi  je  la  fonde. 
De  vous  dire  que  mes  jeunes  gens  sont  plus  amoureux  que  jamais,  ce 
n'est  pas  sans  doute  une  merveille  à  vous  apprendre.  De  vous  assurer 
au  contraire  qu'ils  sont  parfaitement  guéris,  vous  savez  ce  que  peuvent 
la  raison  ,  la  vertu  ,  ce  n'est  pas  là  non  pins  leur  plus  grand  miracle. 
Mais  que  ces  deux  opposés  soient  vrais  en  même  temps  ;  qu'ils  brûlent 
plus  ardemment  que  jamais  l'un  pour  l'autre,  et  qu'il  ne  règne  plus 
entre  eux  qu'un  honnête  attachement  ;  qu'ils  soient  toujours  amants  et 
ne  soient  plus  qu'amis  ;  c'est,  je  pense,  à  quoi  vous  vous  attendez  moins, 
ce  que  vous  aurez  plus  de  peine  à  comprendre,  et  ce  qui  est  pourtant 
selon  l'exacte  vérité. 

Telle  est  l'énigme  que  forment  les  contradictions  fréquentes  que  vous 
avez  dû  remarquer  en  eux  ,  soit  dans  leurs  discours ,  soit  dans  leurs 
lettres.  Ce  que  vous  avez  écrit  à  Julie  au  sujet  du  portrait  a  servi  plus 
que  tout  le  reste  à  m'en  éclaircir  le  mystère;  et  je  vois  qu'ils  sont  tou- 
jours de  bonne  foi,  même  en  se  démentant  sans  cesse.  Quand  je  dis 
eux,  c'est  surtout  le  jeune  homme  que  j'entends  ;  car,  pour  votre  amie, 
on  n'en  peut  parler  que  par  conjecture;  un  voile  de  sagesse  cl  d'hon- 
nêteté fait  tant  de  replis  autour  de  sou  cœur,  qu'il  n'est  plus  possible  à 
l'œil  humain  d'y  pénétrer,  pas  même  au  sien  propre.  La  seule  chose 
qui  me  fait  soupçonner  qu'il  lui  reste  quejque  défiance  à  vaincre ,  est 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


107 


<|irelle  ne  f  csso  de  clierclior  en  ellp-nn'mc  ci-  qu'elle  ferait  si  elle  éisii 
nuit  àCail  Riicric,  cl  le  fait  avec  lani  cl'cxac.liuiilc,  que  bi  elle  était  réel- 
lement tîiii'rie  «lie  ne  le  ferait  pas  si  bien. 

l'diii  vciiic  aini,  qui,  hi('n  que  vertueux,  s'effraye  moins  des  senli- 
nienis  i|ui  lui  restent,  je  lui  vois  encore  Ions  eenx  qu'il  eut  dans  sa 
première  jeunesse;  mais  je  les  vois  sans  ^ivoir  droit  de  m'en  offenser. 
(;e  n'est  pas  de  Julie  de  Wolrnar  (pi'il  est  amoureux,  c'est  de  Julie  d'E- 
tange  ;  il  ne  me  liait  point  coniuic  l<'  possesseur  de  la  personne  qu'il 
aime,  mais  comme  le  ravisseur  de  celle  qu'il  a  aimée.  La  femme  d'un 
autre  n'est  point  sa  maîtresse  ;  la  mèr-e  de  deux  enfants  n'es.t  plus  son 
ancienne  ccolière.  Il  est  vrai  qu'elle  lui  ressemble  beaucoup  et  qu'elle 
lui  eu  rappelle  souvent  le  souvenir.  Il  l'aime  dans  le  temps  passé;  voila 
le  vrai  mot  de  l'énigme  :  ôte/.-liii  la  mémoire,  il  n'aura  plus  d'amour. 

I^eci  n'est  pas  une  vaine  subtilité,  petite  cousine;  c'est  une  observa- 
tion très-solido,  qui,  étendue  à  d'antres  amours,  aurait  peut-être  une 
application  bii'ii  plus  générale  qu'il  ne  parait.  Je  pense  même  qu'elle  ne 
serait  pas  diflicile  ;i  expliquer  en  cette  occasion  par  vos  propres  idées. 
Le  tenq)s  où  vous  séparâtes  ces  deux  amants  fut  celui  où  leur  passion 
était  à  son- haut  point  de  véhémence.  IVul-ètre  s'ils  fussent  restés 
plus lonxtenqts  ensemble  se  seraient-ils  peu  à  peu  refroidis;  mais  leur 
imaginalion  vivement  émue  les  a  sans  cesse  oilerts  l'un  à  l'autre  tels 
qu'ils  étaient  à  l'instant  de  leur  séparation.  Le  jeune  homme,  ne  voyant 
point  dans  sa  maîtresse  les  changements  qu  y  faisait  le  progrès  du 
temps,  l'aimait  telle  qu'il  l'avait  vue.  et  non  plus  telle  qu'elle  était.  Pour 
le  rendre  heureux  il  n'était  pas  question  seulement  de  la  lui  don- 
ner, mais  de  la  hii  rendre  aunième  âge  et  dans  les  mêmes  circons- 
tances où  elle  s'était  trouvée  au  lenqis  de  leurs  premières  amours  ;  la 
moindre  altération  ;i  tout  cela  était  autant  d'6té  du  bonheur  qu'il  s'était 
promis.  Elle  ost  devenue  plus  belle,  mais  elle  a  changé  ;  ce  qu'elle  a 
gagné  tourne  eu  ce  sens  a  son  préjudice;  car  c'est  de  l'ancienne  et- 
non  pas  d'une  autre  qu'il  est  amoureux. 

L'erreur  qui  l'abuse;  et  le  troubje  est  de  coid'ondre  les  temps  et  <le  se 
reprocher  souvent  connue  un  sentiment  actuel  ce  (pii  n'est  (pie  l'effet 
il'im  souvenir  trop  tendre  :  mais  je  ne  sais  s'il  ne  vaut  pas  mieux  ache- 
ver de  le  gui'rir  que  le  desabuser,  (hi  tirera  peut-être  meilleur  parti 
pour  cela  de  son  erreur  que  de  ses  liimières.  Lui  découvrir  le  véritable' 
état  de  son  cœur  serait  lui  apprendre  la  mort  de  ce  qu'il  aime;  ce  se- 
rait lui  donner  une  allliction  dangereuse  en  ce  que  l'éial  de  tristesse 
est  toujours  favorable  à  l'amour. 

Délivré  des  scrupules  qui  le  gèiuuit,  il  nourrirait  peut-être  avec  plus 
de  complaisance  des  souvenirs  qui  doivent  s'éteindre  ;  il  en  parlerait 
avec  moins  de  réserve;  et  lestrails.de  sa  Jnlie  ne  sont  pas  tellement 
effacés  en  madame  de  VVolmar,  qu'à  force  de  les  y  chercher  il  ne  les  y 
put  retrouver  encore.  J'ai  pensé  qu'au  lieu  de  lui  ftter  l'opinion  des 
progrès  qu'il  croit  avoir  faits,  et  qui  sert  d'encouragement  pour  ache- 
ver, il  fallait  lui  faire  perdre  la  mémoire  des  temps  qu'il'doit  oublier, 
en  substituant  adroitement  d'autres  idées  à  celles  qui  lui  sont  si  chères. 
Vous,  qui  contribuâtes  à  les  faire  naître,  pouvez  plus  contribuer  que 
personne  à  le,s  effacer  :  mais  c'est  seulement  quand  vous  serez  tout  ,i 
fait  avec  nous  que  je  veux  vous  dire  à  l'oreille  ce  qu'il  faut  faire  pour 
cela;  charge  qui,  si  je  ne  me  trompe,  nevous  sera  pas  l'oit  onéreuse. 
En  attendant,  je  cherche  à  le  familiariser  avec  les  objets  qui  l'effarou- 
chent, en  les  lui  présentant  de  manière  qu  ils  ne  soient  plus  dangereux 
pour  lui.  11  est  ardent,  mais  faible  et  facile  à  subjuguer.  Je  profite  de 
cet  avantage  en  donnant  le  change  à  son  imagination.  A  la  place  de  sa 
maîtrosse,  je  lé'  force  de  voir  toujours  l'épouse  d'un  honnête  homriic, 
et  la  mère  de  mes  enfants  :  j'efface  un  tableau  par  un  autre,  et  couvre 
le  passé  du  présent.  On  mi.iw  un  coursier  ombrageux  à  l'objet  qui 
l'elfraye,  alin  qu'il  n'en  soit  plu'«  elfrayt'.  C'est  ainsi  (|H'il  faut  en  user 
avec  ces  jeunes  dont  l'imagination  brûle  encore  quand  leiu'  cœur  est 
déjà  refroidi,  et  leur  offre  dans  l'éloignement  des  moListres  qui  dispa- 
raissent à  leur  approche. 

Je  crois  bien  connaître  les  forces  de  l'un  el  de  l'autre;  je  né  les  ex- 
pose qu'à  des  épreuves  qu'ils  peuvent  soutenir  :  car  la  sagesse  ne  con- 
siste pas  à  prendre  indiffén-nnuent  lonles  sortes  de  précaulions,  mais  à 
choisu'  celltiS  (pii  sont  utiles  el  à  négliger  lis  snperilues.  Les  huit  jours 
pendant  lesipiels  je  les  vai^  laisser  en^cmbh'  >olliiont  peut-être  pour 
leur  a|iprenilre  à  deuiêler  leurs  vrais  sentimenis  et  connaître  ce  qu'ils 
sont  reellruicnt  lun  à  l'autre.  l*ti  ils  se  verront  seul  à  seul,  plus  ils 
conqireudroMl  aisément  leur  erreur  eu  comparant  ce  qu'ils  sentiront 
avec  ee  qu'ils  amaient  autrefois  senti 'dans  une  situathm  pareille,  .\iou- 
le/  ijuil  leur  inqtorie  de.  s'accoutumer  sans  risque  à  la  familiarité  dans 
laquelh:  ils  vivront  nécissairement  si  mes  vues  sont  retu]ilies.  Je  vois 
par  la  conduite  de  Julie  qu'elle  a  reçu  de  vous  des  ecmseils  qu'elle  ne 
pouvait  refuser  de  suivre  sans  se  faire  tort.  (Juel  plaisir  je  prendrais  à 
lui  doiuier  cette  preuve  ipie  je;  sens  tout  ce  qu'elle  vaut,  si  c'était  luie 
femme  auprès  de  laquelle  un  mari  pilt  se  faire  un  mérite  de  sa  con- 
lianee!  Mais  quand  elle  n'aurait  rien  gagné  sur  son  coMir,  sa  vertu  res- 
terait la  même  :  elle  lui  eortleiail  davantage  et  ne  triompherait  pas 
moins.  An  lieu  (jue  s'il  lui  reste  aiijounriiui  (piehpie  peine  inléiieiiie  ;i 
soullrir.  ee  n'esl  peut  être  que  dans  l'allendri>seinent  d'une  eonversa- 
lion  i\c  reMiiuisconce,  qu't-He  ne  sama  (pu>  tro|)  presseniir.  et  qu'elle 
évilera  looioms.- Ainsi,  vous  voyez,  qu'il  ne  faut  point  juger  ici  ma 
conduite  par  les  ri'gles  oiiliuains,  mais  ]'ar  les  vues  qui  me  l'iospireiil 
et  par  le  caraeten;  unique  de  celle  envers  tpii  je  la  liens. 


Adieu,  petite  cousine,  jusqu'à  mon  retour.  Quoique  je  n  aie  pits  donne 
toutes  ces  explicationsà  Julie,  je  n'exige  pas  que  vous  lui  en  lassiez  un 
mvstère.  J'ai  pour  maxime  de  ne  point  interposer  de  secrets  entre  les 
amis  :  ainsi  je  remets  ceux-ci  à  votre  discrétion;  lailes-en  1  usage  que 
la  prudence  et  l'amitié  vous  inspireront  :  je  sais  que  vous  ne  lerez  rien 
([lie  pour  le  mieux  el  le  plus  honnête. 


LEfTIlE  XV, 


iiK  s.^tM-PRriTX  A  air.oRti  ïdoi'aru. 

M  de  Wolrnar  parlil  hier  pmir  Etauge,  et  j'ai  peine  à  concevoir  l'état 
de  tristesse  où  m'a  laissé  son  départ.  Je  crois  que  l'éloignement  de  sa 
femme  mamigerait  moins  que  le  sien.  Je  me  sens  plus  contraint  qiion 
sa  présence  même  ;  un  morne  silence  règne  an  l'mid  de  mon  cœur  ;  un 
elïroi  secret  en  étouffe  le  murmure,  et  moins  trouble  de  désirs  rpie  de 
craintes,  i'éprouvc  les  terreurs  du  crime  sans  en  avoir  les  tentations. 

Savez-vous,  milord,  où  mon  àme  se  rassure  et  perd  ces  im  ignes 
fraveurs?  auprès  <le  madame  d.-  Wolmar.  Sitôt  que  j  approche  d  elle,  sa 
vue  apaise  mon  trouble,  ses  regards  épurent  mon  co-ur  fel  est  I  ascen- 
dant du  sien,  qu'il  semble  toujours  inspirer  aux  autres  le  sentiment  de 
son  innocence  et  le  repos  qui  en  est  l'elTet.  Malheureusement  pour  moi, 
sa  règle  de  vie  ne  la  livre  pas  toute  la  journée  a  la  société  de  ses  amis, 
et  dans  les  moments  que.  je  suis  forcé  de  passer  sans  la  voir,  je  soullri- 
rais  moins  d'être  plus  loin  d'elle.  _        ■■     ,       • 

Ce  qui  contribue  encore  à  nourrir  la  mélancolie  dont  je  me  sens  ac- 
cablé, c'est  on  mot  qu'elle  me  dit  hier  iq.res  le  départ  de  son  mari, 
(luoioue  iusou'à  cet  instant  elle  eût  fait  assez  bonne  conien.ance.  el  e  le 
suivit  loieMemps  .les  veux  avec  un  air  attendri,  que  j  allribuai  d  abord 
au  seul  eloignemcnl  dé  cet  heureux  époux.  Mais  je  conçus  a  sou  discours 
que  cet  attendrissement  avait  encore  une  autre  cause  qui  ne  m  était  pas 
connue.  Vous  voyez  comme  nous  vivons,  me  dit-elle,  et  vous  savez  s  il 
m'est  cher.  Ne  croyez  pas  pourtant  que  le  sentiment  qui  ni  unit  a  lu. 
aussi  tendre  et  plus  puissant  que  l'amour,  en  ail  aussi  les  laiblesses.  >  il 
nous  en  coûte  quand  la  douce  habitude  de  vivre  ensemble  est  intcr-- 
rompue,  l'espoir  assuré  de  la  reprendre  bientôt  nous  console.  Lu  état 
aussi  permanent  laisse  peu  de  vicissitudes  à  cranidre  ;  cl  dans  une  ab- 
sence de  quelques  jours  nous  sentons  moins  la  peine  d  un  si  court  in- 
tervalle que  le  plaisir  d'en  envisager  la  fin.  L'alllictiou  que  vous  lisez 
dans  mes  yeux  vient  d'un  sujet  plus  grave  ;  et  qiioiqu  elle  soit  relative  a 
M   de  Wolmar,  ce  n'esl  pas  son  éloignemcut  qui  la  cause. 

Mim  cher  ami,  ajoula-l-elle  d'un  ton  pénétre,  il  n  y  a  point  de  vrai 
bonheur  sur  la  terre.  J'ai  pour  mari  le  plus  honnête  et  le  plus  doll^  des 
hommes,  un  penchant  mutuel  se  joint  au  devoir  qui  nous  lie,  il  n  a  point 
d'autres  désirs  que  les  miens:  j'ai  des  enfants  qui  ne  donnent  et  pro- 
mettent que  des  plaisirs  à  leur  mère  ;  il  n'y  eut  jamais  d  aune  pl.js  ten- 
dre, plus  vertueuse,  plus  aimable  que  celle  don  mou  cœur  est  idolâtre 
et  je  vais  passer  mes  jours  avec  elle  ;  vous-même  contribuez  a  me  les 
rendre  chers  en  iuslilianl  si  bien  mon  estime  el  mes  sen  imeni>  poi  i 
vous;- un  long  et  fâcheux  procès  prêt  à  hoir  va  '■•!""^^";-^'. '';'"?.":.t^'''* 
le  meilleur  des  pères  :  tout  nous  prospère  ;  l  ordre  et  la  paix  rtsneni 
dans  notre  maison  :  nos  domcsli.pies  sont  zèles  et  l.deles  :  nos  voisins 
nous  marquent  toute  sorte  d'attachement,  nous  jouissons  de  a  bienveil- 
lance publique.  Favoris-ée  en  toutes  choses  du  ciel,  de  la  fortune  e  des 
hommes,  je  vois  tout  concourir  à  mon  bonl.eur.  Ln  *^l'«f,'-",.f;^:f  ^"" 
seul  chasrin  l'empoisonne,  et  je  ne  suis  pas  heureuse.  Elle  dit  ces  der- 
niers mots  avec  u'ii  soupir  qui  me  perça  l'ame,  et  »"n"^'.Jf  ;,  V„ZAn 
ie  n'avais  aucune  part.  Elle  n'est  pas  heureuse,  me  dis-je  en  soupirant 
•1  mon  tour,  et  ce  n'.st  plus  moi  qui  lempeche  de  1  être  . 

Cette  hmestc  idée  bouleversa  dans  un  iust;.nt  toutes  es  miçMuies,  et 
troubla  le  repos  dont  j.M„mmei,eais  à  jouir.  >"MÎ=''"o.'t  '^;'  >'«"l;;  ""*"^^^^ 
portable  où  ee  discours  m'avait  jete,  je  la  pressai  ellemcnt  de  m  wr^ 
son  cœur,  .ni'ennn  elle  versa  dans  le  mien  ee  fatal  secre..  et  me  permit 
de  vous  le  révéler.  Mais  voici  l'heure  de  la  promenade;  madaine  de 
Wolmar  sort  actuellement  du  gynécée  pour  aller  '^V'!;"™"-';,,;':;''.^^^ 
enfants  Elle  vient  de  me-  le  faire  dire  ;  j  y  cours,  union  :  je  nous  quitte 
pour  cette  fois,  et.re.nets  à  reprendre  dans  une  autre  lettre  le  sujel  m- 
terrompudans  celle-ci. 


LETTRE   XVI. 


UK    MADV.MR    PK    \\OL>UI!    h    S0>    MARI. 


Je  vous  aiiemls  mardi,  comme  um  me  le  "'•''' '1"«;,^';,'^^'.a'ÙÎ 
rei  ioiilarr.mg.v*el,n.  vos  int«iituii.s.Voyf/ejt  'H''';^"?'' 'Zo  S 
elle  vous  .lin. Ce  qui  s'esi  passe  durant  votre  absence,  j  ama  mie*ix 
que  vvus  l'aWMçnirz  .l'oll^  tipe  dP  \m.  .  ■       .  ^ 

V^ollllar.  d  est  vrai.  v"i-ro!s  mer.l.M-  voire  .^btinie,  mal^  \oirc  loii 


408 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


duile  n'en  est  pas  plus  conveniible,  ot  vous  jouissez  duroinent  de  la 
vertu  de  votre  femme. 


LETTRE  XVII. 


DE   SAIfT-fUEUX   A   JIILORD    EDOUARD. 


Je  veux,  milord,  vous  rendre  compte  d'un  danger  que  nous  courû- 
mes ces  jours  passés,  et  dont  heureusement  nous  avons  été  quilles 
pour  la  peur  et  un  peu  de  fatigue.  Ceci  vaut  bien  une  lettre  à  part  en 
la  lisant,  vous  sentirez  ce  qui  m'engage  à  vous  l'écrire. 

Vous  savez  que  la  maison  de  madame  de  VVolmar  n'est  pas  loin  du 
lac,  et  qu'elle  aime  les  promenailes  sur  l'eau.  11  y  a  trois  jours  que  \l 
désœuvrement  où  l'absence  de  son  mari  nous  laisse  et  la  beauté  de  1 1 
soirée  nous  firent  piojeler  nue  de  ces  promenades  pour  le  leiideni  lui 


Le  rêve  de  Saint-Preux  à  l'Elysée.  —  let 


Au  lever  du  soleil,  nous  nous  rendîmes  au  rivage  ;  nous  primes  un  ba- 
teau avec  trois  lilets  pour  pêcher,  trois  rameurs,  un  domestique,  el 
nous  nous  embarquâmes  avec  quelques  provisions  pour  le  diner.  J'a- 
vais pris  un  fusil  pour  tirer  des  besolels  ;  mais  elle  me  fit  honte  de  tuer 
des  oiseaux  à  pure  perte  et  pour  le  seul  plaisir  de  faire  du  mal.  .le  m'a- 
musais donc  à  rappeler  de  temps  en  temps  des  gros  siffleis,  des  tiou- 
tious.  descrenets,  des  sifflassons,  et  je  ne  tirai  qu'un  seul  coup  de  fori 
loin  sur  une  grèbe  que  je  manquai 

Nous  passâmes  une  licure  ou  deux  à  (lêeher  à  cinq  cents  pas  du 
rivage.  La  pêche  fut  bonne:  mais,  à  l'exception  d'une  truite  qui  avait 
reçu  un  coup  d'aviron  JuMe  lit  tout  rejeter  à  l'eau.  Ce  sont,  dil-ello, 
des  animaux  qui  souffrent,  délivrons-les,  jouissons  du  plaisir  qu'ils  au- 
ront d'être  échappés  au  péril,  l'ette  opéralion  se  fit  lentement,  à  con- 
tre-cœur, non  sans  quelques  représentations  ;  et  je  vis  aisément  que 
nos  gens  auraient  mieux  goûté  le  poisson  qu'ils  avaient  pris  que  la 
morale  qui  lui  sauvait  la  vie. 

Nous  avançâmes  ensuite  en  pleiue  eau  :  puis,  par  une  vivaciié  de 
jeune  homme  dont  il  serait  temps  de  guérir,  m'étant  mis  à  nnger  (I  ),  je 
dirigeai  tellement  au  milieu  du  lac,  que  nous  neus  trouvâmes  bientôt  à 
plus  d'une  lieue  du  rivage.  Là,  j'expliquais  à  Julie  louies  les  parties 
du  superbe  horizon  qui  nous  entourait.  Je  lui  montrais  de  loin  les  em- 
bouchures du  Rhône,  dont  l'impétueux  cours  s'arrête  tout  à  coup  au 
bout  d  nu  quart  de  lieue,  et  semble  craindre  de  souiller  de  ses  eaux 
bourbeuses  le  cristal  azuré  du  lac.  Je  lui  faisais  observer  les  redans 

(1)  Terme  des  bateliers  du  lac  de  Genève;  c'est  tenir  la  rame  qui  gouverne 
ks  îuilrea. 


des  montagnes,  dont  les  angles  correspoiidaiils  et  parallèles  forment 
d  ius  l'espace  qui  les  sépare  un  lit  di;;iie  du  lli  iive  qui  le  remplit.  En 
l'écartant  de  nos  côtes,  j'aimais  à  lui  taire  admirer  les  riches  et  char- 
mantes rives  du  pays  de  Vaud,  où  la  quantité  des  villes,  l'innombrable 
foule  du  peuple,  les  coteaux  verdoyants  et  parés  de  toutes  paris,  for- 
ment un  tableau  ravissant  où  la  terre,  partout  cultivée  et  partout  fé- 


Wcilm ir  racontant  son  se;icl  à  Julie  et  à  Saint-Preux.  —  let.  xn. 


coude,  offre  au  laboureur,  au  pâtre,  au  vigneron,  le  fruit  assuré  de 
leurs  peines,  que  ne  dévore  point  l'aviilc  piililiiiiin.  Puis,  lui  montrant 
le  Chablais  sur  la  côte  opposée,  pays  non  moins  favorisé  de  la  nature, 
et  qui  n'offre  pourtant  qu'un  speelaclé  de  niisèie,  je  lui  faisais  sensi- 
blement distinguer  les  différents  effets  des  deux  gouvernements  pour 
la  richesse,  le  nombre  et  le  bonheur  des  hommes.  C'est  ainsi,  lui  di- 


M  hhme  de  Wolmar  se  précipitant  dans  les  bris  de  son  iinii  — lft  \n 


sais-je,  que  la  terre  ouvre  son  sein  fertile,  et  prodigue  ses  trésors  aux 
heureux  peuples  qui  la  cultivent  par  eux-mêmes  :  elle  semble  sourire 
et  s'animer  au  doux  spectacle  de  la  liberté;  elle  aime  à  nourrir  des 
hommes.  Au  contraire,  les  tristes  masures,  la  bruyère  et  les  ronces 
qui  couvrent  une  terre  à  demi  déserte,  annoncent  de  loin  qu'un  maître 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


109 


absent  y  domine,  et  qu'elle  donne  à  regret  à  des  esclaves  quelques 
maigres  prodiiclions  dont  ils  ne  profitfuit  pas. 

Tandis  que  nous  nous  amusions  aprealdenient  à  parcourir  ainsi  dos 
yeux  les  cotes  voisines,  un  si'diaid,  (|ijl  nous  pou^^sait  de  biais  vers  la 
rive  opposée,  s'éleva,  fraii  liit  (■()ri>idcr:il)li  iiimt  ;  et,  quand  nous  son- 
geâmes à  revirer,  le  résistai»  e  se  trouva  si  Coi  le  (pi'il  ne  fut  plus  pos- 
sible à  notre  frêle  bateau  de  la  vaincre.  Bientôt  les  ondes  devinrent 
terribles  :  il  fallut  regagner  la  rive  de  Savoie,  et  lâcher  d'y  prendre 
terre  au  village  de  Meillerie,  qui  était  vis-à-vis  de  nous,  et  qui  est 
presque  le  seul  lieu  de  cette  côte  où  la  grève  offre  un  abord  commode. 
Mais  le  vent  ayant  changé  se  renforçait,  rendait  inutiles  les  efforts  de 
nos  bateliers,  et  nous  faisait  dériver  plus  bas,  le  long  d'iuie  file  de  ro- 
chers escarpés  où  l'on  ne  trouve  plus  d'asile. 


Julio  el  Saiiit-I'rcux  ruganlniit  p.iilii-  M,  iW  \\(iliii:u 


Nous  MOUS  iiiiiues  lous  aux  rames,  el  presque  au  iiiruie  inslaiu  j'eus 
la  douleur  de  vciir  .Iulie  saisie  du  mal  de  cœur,  faible  et  déraillante  au 
liord  du  lialeau.  Ileiiieusement  elle  était  faite  à  l'eau,  et  cet  élat  ne  dura 
pas.  Oepeudant  nos  ollorts  croissaient  avec  leilanger,  U:  soleil,  la  fa- 
ligue  et  la  sueur  nous  mirent  tmis  hors  d'haleiue  et  daii>  un  épuise- 
ment excessif:  c'est  alors  ((ue,  retrouvani  tout  son  coinage,  .lulic  ani- 
mait le  nôtre  par  ses  caresses  compaiissaiiles;  elli'  nous  cssuvait  in- 
dislint'lenient  à  tous  le  visage  ;  et,  mêlant  dans  uu  vase  du  vin  iivei'  de 
l'eau,  de  peur  d'ivresse,  elle  en  offrait  alternalivenieiit  aux  [dus  i-pui- 
S('.s  Non,  jamais  votre  ailor.d)k'  amie  ne  liiilla  d'un  si  vil'éelat  que  chms 
ce  niomeiit  où  la  elialeiii'  et  l'^ii^'ilaliou  avaient  anime  son  teint  (Inu 
plus  grand  feu  ;  et  ce  qui  ajniiiail  le  plus  à  ses  cliarnu's  elait  qu'on 
voyait  si  bien  à  son  air  all<'nilri  que  Ions  !-es  soins  venaieiil  moins  de 
fiayeur  poni'  elle  (pie  de  eolllpa^sloll  pour  nous.  In  iiisl.iiil  seulement 
deux  plaiielies  s'i'tani  eiili'oiivirles,  dans  un  elioe  ijui  nous  inonda 
Ions,  elle  cnil  le  lialean  lirlsc  ;  el .  ihiiis  imi'  exehunalioii  de  celle  tendre 
liiere  j'eiileiiiiis  dislineli'inenl  ees  mois  :  I)  mes  enraiits,  lanl-il  ne  vous 
voir  pins!  Pour  moi,  iloiit  rimai:iiialion  va  lonjoiiis  plus  loin  que  le 
mal.  i|iiiiiqii('  je  (dimiis'-e  au  vrai  l'elal  du  jieiil.  je  (  royais  voir  de  mo- 
ment en  momi'iil  le  bateau  eiiL;loiili,  celle  lieanle  si  loncliante  se  dé- 
ballre  au  milieu  des  Ilots,  et  la  pâleur  de  la  mort  ternir  les  roses  de 
son  visage. 

Hulin,  à  force  de"  travail  nous  remontâmes  à  Meillerie,  et,  après  avoir 
lutté  plus  d'une  heure  à  dix  pas  du  rivage,  nous  parvhimes  à  prendre 
terre.  En  abordant,  toutes  les  l'alignes  lurent  oubliées;  Julie  prit  sur 
S(M  la  reconnaissance  de  lous  les  soins  ipie  chacun  s'était  doimés  ;  el. 
(diuiue  an  fort  du  danger  elle  n'avait  songé  qu'à  nous,  à  terre  il  lui 
semblait  ipùiii  n'avait  sauve  ipiolie. 

iVons  dînâmes  avec  l'appeiii  qu'on  gagne  dans  un  violent  travail.  La 
truite  lui  appnii'c.  .liilie,  qui  l'aime  extrèmeineiil.  en  mangea  peu  ;  et 
je  compris  (|iie,  pour  ôler  aii\  bateliers  le  regrel  de  Uaii'  sa'crilice,  elle 
lie  se  souciait  pas  que  j'en  mangeasse  beaucoup  moi-uième.  Milord, 


vous  l'avez  dit  mille  fois,  dans  les  petites  choses  comme  dans  les  gran- 
des, cette  i'iine  aimante  se  peint  toujours. 

Après  le  dîner,  l'eau  continuant  délie  forte  elle  bateau  ayant  besoin 
d'être  raccommodé,  je  iiroposai  un  tour  de  promenade.  Julie  m'opposa 
le  vent,  le  soleil,  et  songeiiii  ;i  ma  lassitude.  J'avais  mes  vues;  ainsi  je 
répondis  à  tout.  Je  sois,  lui  dis-je,  accoutumé  des  l'enfante  aux  exer- 
cices pénibles  ;  loin  de  nuire  à  ma  santé,  ils  l'affermissent,  et  mon  der- 
nier voyage  m'a  rendu  bien  plus  robuste  encore.  A  l'égard  du  soleil  et 
du  vent,  vous  avez  votre  chapeau  de  paille;  nous  gagnerons  des  abris 
et  des  bois  ;  il  n'est  (piestiun  que  de  monter  entre  quelques  rochers  ; 
et  vous,  qui  n'aimez  pas  la  plaine,  en  supporterez  volontiers  la  fatigue. 
Elle  fit  ce  que  je  voulais,  et  nous  (lartiines  pendant  le  dîner  de  nos  gens. 

Vous  savez  (piapres  mon  exil  du  Valais  je  revins,  il  y  a  dix  ans.  à 
M(!illeri(!  attendre  la  permission  de  mon  retour.  C'est  là  que  je  passai 
des  jours  si  tristes  et  si  délicieux,  nniquemcnt  occupé  d'elle,  et  c'est 
de  là  que  je  lui  écrivis  uni-  leiire  dont  elle  lut  si  touchée.  J'avais  tou- 
jours désiré  de  revoir  la  relraiti;  isolée  ipii  nie  servit  d'asile  au  milieu 
des  glaces,  et  on  mon  cu'iir  se  plaisait  à  converser  en  lui-même  avec 
ce  qu'il  eut  de  plus  (  ber  au  monde.  L'occasion  de  visiter  ce  lieu  si 
chéri  dans  une  saison  plus  agréable,  et  avec  celle  dont  l'image  l'Iiabi- 
tail  jadis  avec  moi,  fut  le  motif  secret  de  ma  promenade.  Je  lue  faisais 
un  plaisir  de  lui  montrer  d'anciens  monuments  d'une  passion  si  con- 
stante et  si  malheureuse. 

Nous  y  parvînmes  après  une  heure  cb-  marebe  par  des  sentiers  tor- 
tueux et  frais  (jui,  moulant  insensiblement  entre  les  arbres  et  les  ro- 
chers, n'avaient  rien  de  plus  incommode  que  la  longueur  du  chemin. 
En  approchant  et  reconnaissant  mes  anciens  renseignements,  je  fus 
prêt  à  me  trouver  mal:  mais  je  me  surmontai,  je  cachai  mon  trouble 
et  nous  arrivâmes.  (le  lieu  solitaire  formait  un  réduit  sauvage  et  dé- 
sert, mais  plein  de  ces  sortes  de  beautés  qui  ne  plaisent  ipi'aux  âmes 
sensibles,  et  paraissent  horribles  aux  autres.  Un  torrent  formé  par  la 
fonte  des  neiges  roulait  à  \  iiiijl  pas  de  nous  une  eau  bourbeuse  et  char- 
riait avec  bruit  du  limon,  du  sable  et  des  pierres.  Derrière  nous  une 
chaîne  de  roches  inaccessibles  séparait  l'esplanade  où  nous  étions  de 
cette  partie  des  Alpes  qu'ciii  iiouime  les  (llaiiiTes,  parce  que  d'énor- 
mes sommets  de  glaces  qui  saccroisseni  iiici'ssamment  les  couvrent 
depuis  le  coimiiencemeut  du  monde  Des  loréls  de  noirs  sapins  nous 
ombrageaient  tristement  à  droite.  Un  grand  bois  de  chênes  était  à 
gauche  au  delà  du  torrent;  et  au-dessous  de  nous  cette  immense  plaine 
d'eau  que  le  lac  forme  au  sein  des  Alpes  nous  séparait  des  riches  côtes 
du  pays  de  Vaud,  dont  la  cime  du  majestueux  Jura  couronnait  le 
tableau. 


M,  de  Wolmar  inontniiil  les  Icltres  de  .Iiilic  à  Saliil-I'rcux. — i^r   xii. 


Au  milieu  de  ces  grands  et  superbes  objets,  le  petit  terrain  où  nous 
étions  étalait  les  charmes  d'un  séjour  riant  et  champèire  ;  quidques 
ruisseaux  liltraient  à  travers  les  rochers,  el  roulaient  sur  la  verdure  eu 
lilels  de  cristal;  quelques  arbres  fruitiers  sauvages  penchaient  leurs  tê- 
tes sur  les  nôtres  :  la  terre  humide  et  fraîche  était  couverte  d'herbes  et 


110 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


do  fleurs.  En  comparant  un  si  donx  séjour  aux  objets  qui  l'environnaient, 
il  senil)l;iit  que  ce  lieu  désert  di1i  être  l'asile  de  deux  amants  échappés 
seuls  au  bouleversement  de  la  nature. 

Quand  nous  eûmes  atteint  ce  réduit,  et  que  jo  l'eus  quelque  temps 
contemplé  :  Quoi  !  dis-je  à  Julie  en  la  regardant  avec  un  œil  humide, 
voire  cœur  ne  vous  dit-il  rien  ici,  et  ne  sentez-vous  point  quelque  émo- 
tion secrète  à  l'aspect  d'un  lieu  si  plein  de  vous?  Alors,  sans  attendre 
sa  réponse,  je  la  comluisis  vers  le  rocher,  et  lui  montrai  son  chiffre 
grave  dans  mille  endroiis,  et  plusieurs  vers  de  Péiy'arque  et  du  Tasse  re- 
latifs à  la  situation  où  j'i-lais  en  les  traçant.  En  les  revoyant  moi-même 
après  si  longtemps,  j'éiiioiivai  eoiidiicn  la  pVésence  des  objets  peut  ra- 
nimer nuissainnieni  ies  sentiments  violents  dont  on  fut  agité  près  d'eux. 
Je  lui  dis  avec  un  peu  de  véhémenec  :  0  .Iulie,  éternel  charme  de  mon 
cœur  !  voici  les  lieux  où  soupira  jadis  pour  toi  le  plus  fidèle  aniant  du 
monde;  voici  le  séjour  où  la  chère  image  faisait  son  bonheur,  et  pré- 
parait celui  qu'il  reçut  enfin  de  toi-nième;  On  n'y  voyait  alors  ni  ces 
fruits  ni  ces  ombrages,  la  verdure  et  les  fienrs  ne  tapissaient  point  ces 
coujpartinients,  le  cours  de  ces  ruisseaux  n'en  formait  point  les  divi- 
sions, ces  oiseaux  n'y  faisaient  point  entendie  leur  ramage;  le  vorace 
ép.ervier.  le  corbeau  funèbre;  et  l'aigle  terrible  des  AlpeS',  faisaient  seuls 
leicntir  de  leurs  cris  ces  cavernes;  d'immenses  glaces  pendaient  à 
tous  ces  rochers,  des  festons  de  ncîge  étaient  le  sent  ornement  de  ces 
:irbres  :  tout  respirait  ici  les  Cigneurs  de  l'hiver  et  l'horreur  des  frimas; 
les  feux  seuls  de  mon  cœur  me  rendirent  ce  lieu  supportable,  et  les 
jours  eniiors  s'y  passaient  à  pensera  toi.  Voilà  la  pierre  où  je, m'as- 
seyais pour  contemplerai!  loin  ton  heureux  séjour;  sur  celle-ci  fut 
(•erile  la  lettre  qui  touclia  ton  cœur  ;  ces  cailloux  tranchants  me  ser- 
vaient de  burin  pour  graver  Ion  chiffre;  ici  je  passai  le  torrent  glacé 
pour  reprendre  une  de  tes  lettres  (pi'emportait  un  tourbillon  ;  là  je  vins 
relire  et  baiser  mille  l'ois  la  dernieie  que  tu  m'écrivis;  voilà  le  bord  où 
d'un  œil  avide  et  sombre  je  niesniais  la  profondeur  de  ces  abîmes;  en- 
fin ce  fut  ici  qu'avant  mon  Irisie  dépari  je  vins  te  pleurer  mourante,  et 
jurer  de  ne  te  pas  survivre.  Fille  trop  consianmient  aimée,  ô.toi  pour 
qui  j'étais  né,  faut-il  nie  retrouver  avec  toi  dans  les  mêmes  lieux,  et 
regretter  le  temps  que  j'y  passais  à  gémir  de  ton  ;ibsence!...  J'allais 
continuer;  mais  Julie,  qui,  me  voyant  approcher  du  bord,  s'était  ef- 
frnvéc.  et  m'avait  saisi  la  main,  la  serra  sans  mot  dire  en  me  regar- 
dant avec  tendresse  et  retenant  avec  peine  un  soupir;  puis  détournant 
tout  à  coup  la  vue  et  me  tirant  par  le  bras  :  Allons-nous-en,  mon  ami, 
me  dit-elle  d'une  voix  émue  ;  l'air  de  ce  lieu  n'est  pas  bon  pour  moi.  Je 
partis  avec  elle  en  gémissant,  mais  sans  lui  répondre,  et  je  quittai  pour 
jamais  ce  triste  réduit,  comme  j'aurais  quitté  Julie  elle-même. 

Revenus  lentement  au  port  après  quelques  détours,  nous  nous  sépa- 
râmes. Elle  voulut  rester  seule,  et  je  continuai  de  me  promener  sans 
trop  savoir  où  j'allais.  A'  mon  retour,  le  bateau  n'étant  pas  encore  prêt, 
ni  l'ean  tranquille,  nous  sonnâmes  Irisiemcnt,  les  yeux  baissés,  l'air  rê- 
veur, mangeant  peu,  et  parlant  encore  moins.  Après  le  souper,  nous 
fûmes  nous  asseoir  sur  la  grève  en  attendant  le  moment  du  déparl.  In- 
sensiblement la  lune  se  leva,  l'eau  devint  plus  calme,  et  Julie  me  pro- 
posa de  pariir.  Je  lui  donnai  la  main  pour  entrer  dans  le  bateau,  et  en 
m'asseyant  à  côté  d'elle,  je  ne  songeai  plus  à  quitter  sa  main.  Nous  gar- 
dions un  profond  silence.  Le  bruit  égal  et  mesuré  des  rames  m'excitait 
à  rêver.  Le  chant  assez  gai  des  bécassines,  me  retraçant  les  plais-irs 
d'un  autre  âge,  au  lieu  de  m'égaycr  m'attristait.  Peu  à  peu  je  sentis  aug- 
menter la  mélancolie  dont  j'éliis  accablé.  Un  ciel  serein,  la  fraîcheur 
de  l'air,  les  doux  rayons  de  la  lune,  le  frémissement  argenté  dont  l'eau 
brillait  autour  de  nous,  le  concours  des  plus  agréables  sensations,  la 
présence  même  de  cet  objet  chéri,  rien  ne  put  détourner  de  mon  cœur 
mille  réfiexions  douloureuses. 

Je  conmiençai  par  me  rappeler  une  promenade  semblable  faite  au- 
treftùs  avec  elle  durant  le  charme  de  nos  premières  amours.  Tous  les 
sentinienis  délicienx  qui  remplissaient  alors  mon  àme  s'y  retracèrent 
pour  l'idlliger  ;  tous  les  événements  de  notre  jeunesse,  nos  études,  nos 
entreliens,  nos  lettres,  nos  rendez-vous,  nos  plaisirs. 


E  tailla  fede,  e  s\  dolce  meiiioric, 
E  si  liingû  costume  I 

El  i^elle  foi  si  pure,  cl  ces  doux  souvrnirs,  et  cette  longue  familiarilé  !  Mf.tast. 

ces  foules  de  petits  objets  qui  m'offraient  l'image  de  mon  bonheur  passé  ; 
tout  revenait,  pour  augmenter  ma  misère  présente,  prendre  place  en 
mon  souvenir.  C'en  est  fait,  disais-je  en  moi-même,  ces  temps,  ces 
temps  heureux  ne  sont  plus;  ils  ont  disparu  pour  jamais.  Ilélas  !  ils  ne 
reviendront  plus;  et  nous  vivons,  et  nous  sommes  ensemble,  et  nos 
cœurs  sont  toujours  unis!  Il  me  semblait  que  j'aurais  porté  pins  patiem- 
ment sa  mon  ou  son  absence,  et  que  j'avais  moins  sihiUVii  tout  le  temps 
que  j'avais  passé  loin  d'elle.  Quand  je  gémissais  dans  rel'jiguenient,  l'es- 
poir de  la  revoir  sonbigeait  mon  cœur;  je  me  llallais  qu  un  instant  de 
sa  présence  i  Ifaeerail  Idoles  mes  peines  ;  j'envisageais  au  moins  dans 
les  possibles  un  état  nuiins  cruel  que  le  mien  :  mais  se  trouver  auprès 
d'elle,  jnais  la  voir,  la  loucher,  lui  jiarler,  l'aimer,  l'adorer,  et,  pres- 
que en  la  possédant  encore,  la  sentir  perdue  à  jamais  pour  moi;  voilà 


ce  qui  nie  jetait  dans  des  accès  de  fureur  et  de  rage  qui  m'agitèrent  par 
degrés  jnstpi'aM  desespoir.  Bientôt  je  commençai  de  rouler  dims  mon 
esprit  dès  projets  luiiesles,  et.  dans  im  transport  dont  je  frémis  en  y 
pensant,  je  fus  violemment  tenté  de  la  précipiter  avec  moi  dans  les  flots, 
et  d'y  finir  diuis  ses  bras  ma  vie  et  mes  longs  tourments.  Cette  horri- 
ble tentation  devint  a  la  fin  si  forte  queje  fus  obligé  de  quitter  brus- 
quement sa  main  pour  passer  à  la  pointe  du  bateau. 

Là  mes  vives  agitations  commencèrent  à  prendre  un  autre  cours;  un 
sentiment  plus  doux  s'insinua  peu  à  peu  dans  mon  àme,  l'attendrisse- 
ment surmonta  le  désespoir,  je. me  misa  verser  des  torrents  de  lar- 
mes; et  cet  état  comparé  à  celui  dont  je  sortais  n'était  pas  sans  quelque 
plaisir;  je  pleurai  fortement,  longtemps,  et  fus  soulagé.  Quand  je 
me  trouvai  bien  remis,  je  revins  auprès  de  Julio;  je  repris  sa  main. 
Elle  tenait  son  mouchoir  ;  je  le  sentis  fort  mouillé.  Ah  !  lui  dis-je  tout 
bas,  je  vois  que  nos  cœiirsn'ont  jamais  cessé  de  s'entendre!  Il  est  vrai, 
dit-elle  d'une  voix  altérée;  mais  que  ce  soit  la  dernière  fois  qu'Hs  au- 
ront parlé  sur  ce  ton.  Nous  recommençâmes  alors  à  causer  tranquille- 
rtent,  et  au  bout  d'une  heure  de  navigation  nous  arrivâmes  sans  autre 
accident.  Quand  nous  fûines  rentrés  j'aperçus  à  la  lumière  qu'elle  avait 
les  yeux  rouges  et  fort  gonllés  :  elle  ne  dut  pas  trouver  les  miens  en 
meilleiir  état.  Après  les  fatigues  de  cette  journée,  elle  avait  grand  be- 
soin de  repos:  elle  se  retira,  et  je  fus  me  coucher. 

Voilà,  mon  ami,  le  détail  du  jour  de  ma  vie  où,  sans  exception,  j'ai 
senti  les  émotions  les  plus  vives.  J'espère  qu'elles  seront  la  crise  qui 
me  rendra  tout  à  fait  à  moi.  Au  reste,  je  vous  dirai  que  cette  aventure 
m'a  plus  convaincu  que  tous  les  arguments  de  la  liberté  de  l'homme  et 
du  mérite  de  la  vertu.  Combien  de  gens  sont  faiblement  tentés  et  suc- 
combent! Tour  Julie,  mes  yeux  l'e  virent  et  mon  cœur  le  sentit,  elle 
soutint  ce  jour-là  le  plus  grand  combat  qu'âme  humaine  ait  pu  soute- 
nir; elle  vainquit  pnnrtant.  Mais  qu'ai-je  lait  pour  rester  si  loin  d'elle'.' 
l)  Edouard  !  qnaïKl  séduit  par  la  maîtresse  tu  sus  triompher  à  la  fois  de 
tes  désirs  et  des  siens,  n'étais-tu  qu'un  homme?  Sans  toi  j'étais  perdu 
peut-être.  Cent  fois  dans  ce  jour  périlleux  le  souvenir  de  ta  vertu  m'a 
rendu  la  mienne. 


GIUQUIÈME  PARTIE. 


LETTRE  PREMIÈRE, 


DE  Biii.nnn  f.nnti.MiD  a  SMNT-fnECX, 


Sors  de  l'enfance,  ami,  réveille-toi.  Ne  livre  point  ta  vie  entière  au 
long  sommeil  de  la  raison.  L'âge  s'écoule,  il  ne  t'en  reste  plus  que  pour 
être  sage.  A  trente  ans  passés  il  est  temp.s  de  songer  à  soi  ;  commence 
donc  à  rentrer  en  loi-même,  et  sois  homme  une  fois  .ivanl  la  mort. 

Mon  cher,  votre  cœur  vous  en  a  longtemps  imposé  sur  vos  lumières. 
Vous  avez  voulu  philosopher  avant  d'en  être  capable;  vous  avez  pris  le 
sentiment  pour  de  la  raison,  et  contejit  d'ésiimer  les  choses  par  l'im- 
pression qu'elles  vous  oui  faite,  vous  avez  toujours  ignoré  leur  véri- 
table prix.  Un  ccpur  droit  est,  je  l'avoue,  le  premier  organe  de  la  vé- 
rité ;  celui  qui  n'a  rien  senti  ne  sait  rien  apprendre  ;  il  ne  fait  que  flot- 
ter d'erreurs  en  erreurs  ;  il  n'acquiert  qu'un  vain  savoir  et  de  stériles 
connaissances,  parce  que  le  vrai  rapport  des  choses  à  rhonime,  qui 
est  sa  principale  science,  lui  demeure  toujours  caché.  Mais  c'est  se 
borner  à  la  première  moitié  de  cette  science  que  de  ne  pas  étudier  en- 
core les  rapports  qu'ont  les  choses  entre  elles  pour  mieux  juger  de 
ceux  qu'elles  ont  avec  nous.  C'est  peu  de  connaître  les  passicms  hu- 
maines, si  l'on  n'en  sait  apprécier  les  objets;  et  cette  seconde  étude 
ne  peut  se  faire  que  dans  le  calme  de  la  méditation. 

La  jeunesse  du  sage  est  le-temps  de  ses  expériences;  ses  passions 
en  sont  les  instruments;  mais  après  avoir  appliqué  son  âme  aux  objets 
extérieurs  pour  les  sentir,  il  la  retire  au  dedans  de  lui  pour  les  con- 
sidérer, les  comparer,  les  connaître.  Voilà  le  cas  où  vous  devez  être 
plus  que  personne  au  monde.  Tout  ce  qu'un  cœur  sensible  peut  éprou- 
ver de  plaisirs  et  de  peines  a  rempli  le  vôtre  ;  lotit  ce  qu'un  homme 
peut  voir,  vos  yeux  l'ont  vu.  Dqns  un  espace  de  douze  ans  vous  avez 
épuisé  tous  les  seniiments  qui  peuvent  êlre  épars  dans  une  longue  vie, 
et  vous  avez  acquis,  jeune  encore,  l'expérience  d'un  vieillard.  Vos  pre- 
mières observai  ions  se  sont  portées  sur  des  gens  simples  et  sortant 
presque  dis  mains  de  la  nature,  comme  pour  vous  servir  de  pièce  de 
comparaison.  Exilé  dans  la  capitale  du  plus  célèbre  peuple  de  l'univers, 
vous  êtes  sauté  pour  ainsi  dire  à  rantrc  extrémité  :  le  génie  supplée  aux 
intermédiaires.  Passé  chez  la  seule  nation  d'hommes  qui  reste  parmi 
les  troupeaux  divers  dont  la  terre  est  couverte,  si  vous  n'avez  pas  vu 
régner  les  lois,  vous  les  avez  vues  du  moins  exister  encore  ;  vous  avez 


LA  NOUVFXLE  HÉLOISE. 


IH 


appris  à  quels  signes  on  reconnaît  cet  organe  sacré  de  la  volonté  d'un 
peuple,  et  cointneiit  l'empire  do  la  raison  luihlirpie  est  le  vrai  fondement 
de  la  liberté.  Vous  avez  partouiu  tous  les  climats,  vous  avez  vu  toutes 
les  régions  que  le  soleil  éclaire.  LU  spectacle  plus  rare  et  digne  de  l'œil 
du  sage,  le  spectacle  d'unie  àiiie  sulilime  et  pure,  triomphant  de  ses 
passions  et  régnant  sur  elle-même,  est  celui  dont  vous  jouissez.  Le 
premier  objet  qui  Irappa  vos  regards  est  celui  qui  les  frappe  encore, 
cl  votre  admiration  pour  lui  n'est  (pie  mieux  fondée  après  en  avoir 
contemplé  tant  d'autres.  Vous  n'avez  plus  rien  à  sentir  ni  à  voir  qui 
Htérile  de  vous  occuper.  Il  ne  vous  reste  plus  d'objet  à  regarder  que 
vous-même,  ni  de  jouissance  à  goûter  que  celle  de  la  sagesse.  Vous 
avez  vécu  de  celte  courte  vie,  songez  à  vivre  pour  celle  qui  doit 
durer. 

Vos  passions,  dont  vous  fûtes  longtemps  l'esclave,  vous  ont  laissé 
vertueux.  Voilà  toute  voire  gloire  :  elle  est  grande,  sans  doute  ;  mais 
soyez-en  moins  lier  :  votre  force  même  est  l'ouvrage  de  votre  faiblesse. 
Savez-vous  ce  qui  vous  a  fait  aimer  toujours  la  verUi?  Elle  a  pris  à  vos 
yeux  la  figure  de  celle  femme  adorable  qui  la  représente  si  bien,  et  il 
serait  difficile  qu'une  si  chère  image  vous  en  laiss.^t  perdre  le  goùl. 
Mais  ne  l'aimerez-vous  jamais  pour  elle  seule,  et  n'ircz-vous  point  au 
bien  par  vos  propres  forces,  comme  Julie  a  fait  par  les  siennes  ?  En- 
thousiaste oisif  de  ses  vérins,  vous  bornerez-vous  sans  cesse  à  les  ad- 
mirer sans  l('s  irniler  jamais?  Vous  parlez  avec  chaleur  de  la  manière  dont 
elle  remplit  ses  devoirs  d'épouse  et  de  mère  ;  mais  vous,  quand  renqjli- 
rez-vous  vos  devoirs  d'honnne  et  d'ami  à  son  cxenqile?  Une  femme  a 
triomphé  d'elle-même,  et  un  philosophe  a  peine  à  se  vaincre  !  Voulez- 
vous  doue  n'être  toujours  qu'un  discoureur  comme  les  autres,  et  vous 
borner  à  faire  de  bons  livres,  au  lieu  de  bonnes  actions?  Prenez-y  garde, 
mon  cher;  il  règne  encore  dans  vos  lettres  un  Ion  de  mollesse  et  de  lan- 
gueur qui  me  déplaît,  et  qui  est  bien  plus  un  reste  de  votre  passion  qu'un 
effet  de  voire  caractère.  Je  hais  partout  la  faiblesse  et  n'en  veux  point 
dans  mon  ami.  11  n'y  a  point  de  vertu  sans  force,  et  le  chemin  du  vice 
est  la  lâcheté.  Osez-vous  bien  compter  sur  vous  avec  un  cœur  sans 
courage?  Malheureux  !  si  Julie  était  faible,  lu  succomberais  demain  et 
lie  serais  qu'un  vil  adultère.  Mais  te  voilà  resté  seul  avec  elle  :  apprends 
à  la  connaître  et  rougis  de  toi. 

J'espère  pouvoir  bienlot  vous  aller  joindre.  Vous  savez  à  quoi  ce 
voyage  rsi  ilesiiiié.  Douze  ans  d'erreurs  et  de  troubles  me  rendent  sus- 
pect à  nioi-méine  :  pour  résister  j'ai  pu  me  suffire  ;  pour  choisir  il  me 
faut  les  yeux  d'un  ami  ;  et  je  me  lais  un  plaisir  de  rendre  tout  connnun 
entre  nous,  la  reconnaissance  aussi  bien  que  l'attachement.  Cependani, 
ne  vous  y  trompez  pas,  avant  de  vous  accorder  ma  confiance,  j'exami- 
nerai si  vous  en  êtes  digne  et  si  vous  méritez  de  me  rendre  les  soins 
que  j'ai  pris  de  vous.  Je  connais  voire  cœur,  j'en  suis  coulent  :  ce  n'est 
pas  assez  ;  c'est  de  voire  jugement  que  j'ai  besoin  dans  un  choix  où 
doit  présider  la  raison  seule,  et  où  la  mienne  peut  m'abuser.  Je  ne 
crains  pas  les  passions  qui,  nous  faisant  une  guerre  ouverte,  nous  aver- 
tissent de  nous  mettre  en  défense,  nous  laissent,  quoi  qu'elles  fassent, 
la  conscience  de  toutes  nos  fautes,  et  auxquelles  on  ne  cède  qu'autant 
qu'on  leur  vent  céder.  Je  crains  leur  illusion  qui  trompe  au  lieu  de 
contraindre,  et  nous  fait  faire  sans  le  savoir  autre  chose  que  ce  que 
nous  vouions.  On  n'a  besoin  que  de  soi  pour  réprimer  ses  penchants, 
on  a  besoin  quelquefois  d'antrui  pour  discerner  ceux  qu'il  est  permis 
de  suivre  ;  et  c'est  à  quoi  sert  l'amitié  d'un  homme  sage,  qui  voii  pour 
nous  sous  un  autre  point  de  vue  les  objets  que  nous  avons  intérêt  à 
bien  connaître.  Songez  donc  avons  examiner  et  dites-vous  si,  toujours 
en  proie  à  de  vains  regrets,  vous  serez  à  jamais  inutile  à  vous  et  aux 
autres,  ou  si,  reprenant  enfin  l'empire  de  vous-même,  vous  voulez 
inetlrc  une  fois  votre  àme  en  étal  d'éclairer  celle  de  votre,  ami. 

Mes  affaires  ne  me  retiennent  plus  à  Londres  que  pour  une  quinzaine 
de  jours  :  je  passerai  par  notre  armée  de  Flandre,  où  je  compte  res- 
ter encore  autant  ;  de  sorte  que  vous  ne  devez  guère  m'aiiendre 
avant  la  fin  du  mois  prochain  ou  le  commencement  d'octobre.  Ne 
m'écrivez  plus  à  Londres,  mais  à  l'armée,  sous  l'adresse  ci-joiiiie.  Con- 
tinuez vos  descriptions  ;  malgré  le  mauvais  ion  de  vos  lettres,  elles  n)c 
louchent  et  m'instruisent  ;  elles  m'inspirent  des  projets  de  retraite  et  de 
repos  convenables  à  mes  maximes  et  à  nmo  âge.  Calmez  surioul  l'in- 
quiétude que  vous  m'avez  donnée  sur  madame  de  Wolmar  :  si  son  sort 
n'est  pas  heureux,  qui  doit  oser  aspirer  à  l'être  ?  Après  le  détail  qu'elle 
vous  a  fait,  je  ne  puis  concevoir  ce  (jui  manque  à  sou  bonheur. 


LETTRE  II. 


DE    S.MNT-rHEl'X    A    MIIOIID   ÉDOtlAm). 


Oui,  milord,  je  vous  le  confirme  avec  des  transports  de  joie,  la  scène 
de  Meillerie  a  été  la  crise  de  ma  folie;  et  de  mes  maux.  Les  explicaiions 
de  M.  de  Wolmar  m'ont  entièrement  ra>smé  sur  le  véritable  étal  de 
nion  cœur.  Ce  cœur  trop  faible  est  guéri  lout  aiitaui  cpiil  peut  l'être,  et 
je  préfère  la  tristesse  d'un  regret  imaginaire  à  l'elTroi  d'être  sans  cesse 
assiégé  par  le  crime.  Depuis  le  retour  de  ce  digne  ami,  je  ne  balance 


plus  à  lui  donner  un  nom  si  cher  cl  dont  vous  m'avez  si  bien  fait  senli'" 
tout  le  prix.  C'('Sl  le  moinilre  litre  que  je  doive  à  quiconqne  aide  à  me 
rc'iidn-  à  la  vertu.  La  paix  est  au  fond  de  mon  âme  comme  dans  le  sé- 
jour que  j'habite.  Je  commence  à  m'y  voir  sans  inquiétude,  à  y  vivre 
comme  chez  moi  ;  et  si  je  n'y  prends  pas  loitt  à  fait  l'autorité  d'uQ 
maître,  je  sens  plus  de  phiisir  eiicdre  à  me  regarder  comme  l'cnranl  de 
la  maison.  La  sliiipli(  ilc,  ré;;alilé  (pie  j'y  vois  régner,  ont  un  attrait  qui 
me  touche  et  me  puiii;  au  respect.  Je  passe  des  jours  sereins  entre  la 
raison  vivanle  cl  la  vertu  sensible.  Eu  fré(|uenianl  ces  heureux  époux, 
leur  ascendant  me  gagne  et  me  louche  insensiblement,  et  mon  cœur  se 
met  par  degrés  à  l'unisson  des  leurs,  comme  la  voix  prend  sans  qu'oa 
y  songe  le  ton  des  gens  avec  qui  l'on  parle. 

Quelle  retraite  délicieuse!  quelle  charmante  babilaiion  !  que  la  douce 
habitude  d'y  vivre  en  augmente  le  prix  !  et  que,  si  l'aspect  en  parait 
d'abord  peu  brillant,  il  esl  difficile  de  ne  pas  l'aimer  aussit(')t  qu'on  la 
connaitl  Le  goùl  que  prend  madame  de  Wolmar  à  remplir  ses  nobles 
devoirs,  à  rendre  heureux  et  bons  ceux  qui  rappiochenl,  se  commu- 
ni(pie  à  tout  ce  qui  en  est  l'objet,  à  son  mari,  à  ses  enfants,  à  ses  h6ies , 
à  ses  domestiques.  Le  tumulte,  les  jeux  bruyants,  les  longs  éclats  de 
rire  ne  retentissent  point  dans  ce  paisible  séjour  ;  mais  on  y  trouve 
partout  des  cœurs  coiilenls  et  des  visages  gais.  Si  quelquefois  on  y  verse 
des  larmes,  elles  sont  d'attendrissemeui  el  de  joie.  Les  noirs  soucis, 
l'ennui,  la  tristesse  n'approchent  pas  plus  d'ici  que  le  vice  el  les  re- 
mords, dont  ils  sont  le  fruit. 

Tour  elle,  il  est  certain  (pi'excepté  la  peine  secrète  qui  la  tourmente, 
et  dont  je  vous  ai  dit  la  cause  dans  ma  précédente  lettre,  tout  concourt 
à  la  rendre  heureuse.  Cependant,  avec  tant  de  raisons  de  l'être,  mille 
autres  se  désoleraient  à  sa  place  :  sa  vie  uniforme  et  retirée  leur  se- 
rait insupportable;  elles  s'impalienteraienl  du  tracas  des  enfants,  elles 
s'ennuieraient  des  soins  domestiques  ;  elles  ne  pourraient  souffrir  la 
campagne  ;  la  sagesse  el  l'estime  d'un  mari  peu  caressant  ne  les  dé- 
dommageraient ni  de  sa  froideur  ni  de  son  âge;  sa  présence  et  son  at- 
tachement même  leur  seraient  à  charge.  Ou  elles  trouveraient  l'art  de 
l'écarter  de  chez  lui  pour  y  vivre  à  leur  liberté,  ou,  s'en  éloignant 
elles-mêmes,  elles  mépriseraient  les  plaisirs  de  leur  état;  elles  en 
chercheraient  au  loin  de  plus  dangereux,  el  ne  seraient  à  leur  aise  dans 
leur  propre  maison  que  quand  elles  y  seraient  étrangères.  Il  faut  une 
àme  saine  pour  sentir  les  charmes  de  la  retraite  :  on  ne  voit  guère  que 
des  gens  de  bien  se  plaire  au  sein  de  leur  faiiiillc,  cl  s'y  renfermer  vo- 
lonlaJK ment.  S'il  est  une  vie  heureuse,  c'est  sans  doute  celle  qu'ils  v 
passent.  Mais  Ics  instruments  du  bonheur  ne  sont  rien  pour  qui  ne  sai't 
pas  les  mettre  en  (Kuvre,  et  l'on  ne  sent  en  quoi  le  vrai  bonheur  con- 
siste qu'autant  qu'on  esl  propre  à  le  goûter. 

S'il  fallait  dire  avec  précision  ce  qu'on  fait  dans  celte  maison  pour 
être  heureux,  je  croirais  avoir  bien  répondu  en  disant  :  On  y  sait  vwre, 
non  dans  le  sens  qu'on  donne  en  France  à  ce  mol,  qui  esl  d'avoir  avec 
autrui  certaines  manières  établies  par  la  mode,  mais  de  la  vie  de  l'homme 
el  pour  laquelle  il  esl  né,  de  cette  vie  dont  vous  me  parlez,  dont  vous 
m'avez  donné  l'exemple,  qui  dure  au  delà  d'elle-même,  cl  qu'on  ne  tient 
pas  pour  perdue  au  jour  (le  la  mort. 

Julie  a  un  père  qui  s'inquièle  du  bien-être  de  sa  famille  ;  elle  a  des 
enfants  à  la  subsistance  desquels  il  faut  pourvoir  convenablement.  Ce 
doit  être  le  principal  soin  de  l'homme  sociable,  cl  c'est  aussi  le  premier 
dont  elle  el  son  mari  se  sont  conjointemeut  occupés.  En  entrant  en  mt- 
n.ii;e  ils  ont  exaniiiii:  l'étal  de  leurs  biens  ;  ils  n'ont  pas  tant  regardé 
s'ils  étaieni  proiiortionnés  à  leiirjcondilion  ipi'à  leurs  besoins;  et,  voyant 
qu'il  n'y  avait  point  de  famdie  honnête  qui  ne  dût  s'en  contenter,  ils 
n'ont  pas  eu  assez  mauvaise  opinion  de  leurs  enfants  pour  craindre  que 
le  patrimoine  qu'ils  ont  à  leur  laisser  ne  leur  put  suffire.  Ils  se  sont 
donc  appliqués  à  l'améliorer  plutôt  qu'à  l'étendre;  ils  ont  placé  leur  ar- 
gent plus  sûrement  qu'avantageusement;  au  lieu  d'acheter  de  nouvelles 
terres,  ils  ont  donné  un  nouveau  prix  à  celles  qu'ils  avaient  déjà,  et 
l'exemple  de  leur  conduite  esl  le  seul  trésor  dont  ils  veuillent  accroître 
leur  héritage. 

Il  esl  vrai  qu'un  bien  qui  n'augmente  point  est  sujet  à  diminuer  par 
mille  accidenls  ;  mais  si  celte  raison  est  un  motif  pour  l'augmenler  une 
fois,  quand  cessera-t-ellc  d'être  un  prétexte  pour  l'augmenter  toujours? 
Il  faudra  le  partagera  plusieurs  enfants.  Mais  doivent-ils  rester  oisifs? 
Le  travail  de  chacun  n'esl-il  pas  un  supplément  à  son  partage?  et  sou 
industrie  ne  doit-elle  pas  entrer  dans  le  calcul  de  son  bien?  L'insaiiable 
avidité  fait  ainsi  son  chemin  sous  le  masque  de  la  prudence,  et  mène 
au  vice  à  force  de  chercher  la  sûreté.  C'est  en  vain,  dit  .M.  de  Wolmar, 
qu'on  prétend  donner  aux  choses  humaines  une  solidité  qui  n'est  pas 
(lans  leur  nature  :  la  raison  même  veut  que  nous  I.Vissions  beaucoup  de 
choses  au  hasard  ;  el  si  notre  vie  el  notre  fortune  en  dépendent  tou- 
jours malgré  nous,  quelle  folie  de  se  donner  sans  cesse  un  tourment 
réel  pour  prévenir  des  maux  douteux  et  des  dangers  inévitables  I  La 
seule  précaution  qu'il  ail  prise  à  ce  sujet  a  été  de  vivre  un  an  sur  sou 
capital,  pour  se  laisser  autant  d'avance  sur  son  revenu  ;  de  sorte  que  le 
produit  anticipe  toujours  d'une  année  sur  la  dépense.  Il  a  mieux  aimé 
diminuer  un  peu  son  l'onds  que  d'avoir  sans  cesse  à  courir  après  ses 
rentes.  L'avantage  de  n'être  point  réduit  à  des  expédients  ruineux  au 
moindre  accident  imprévu  l'a  déjà  rembourse  bien  des  lois  de  celle 
avance.  Ainsi  l'ordre  et  la  règle  lui  tieuneui  lieu  d'épargne,  el  il  s'enri- 
chit de  ce  qu'il  a  dépensé . 


H2 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


Les  niaîires  de  celte  maison  jouissenl  d'un  bien  médiocre  scion  les 
idées  de  forliine  qu'on  a  dans  le  nxnule  :  mais  an  fond  je  ne  connais 
personne  de  plus  opuliiil  qu'eux.  H  n'y  a  point  de  richesse  absolue.  (le 
mot  ne  signilie  qu'un  rapport  de  surabondance  entre  les  désirs  et  les 
facultés  de  rbomnie  riclie.  Tel  est  riche  avec  un  arpent  de  lerre  ;  tel 
est  gueux  au  milieu  de  ses  monceaux  d'or.  Le  désordre  et  les  fantaisies 
n'ont  point  de  bornes,  et  font  plus  de  pauvres  que  les  vrais  besoins.  Ici 
la  proportion  est  établie  sur  un  fondement  qui  la  rend  inébranlable,  sa- 
voir, le  parlait  accord  des  deux  époux.  Le  mari  s'est  chargé  du  recou- 
vrement des  rentes,  la  femme  en  dirige  l'emploi,  et  c'est  dans  l'harmo- 
nie qui  règne  entre  en\  qu'est  la  source  de  leur  richesse. 

Ce  qoi  m'a  (l'alionl  le  plus  IVappé  dans  celle  uiaison,  c'est  d'y  trouver 
l'aisance,  la  lihrrie  ,  la  !;;iiclr,  an  rnilien  de  riii'<he  cl  de  l'exaelilnde. 
Le  grand  del'aiil  des  niaixins  bien  réglées  esl  d'avoir  un  air  Uiste  et 
contraint.  L'extrême  sollicitude  des  chefs  sent  toujours  nn  peu  l'ava- 
rice ;  tout  respire  la  gène  autour  deux  :  la  rigueur  de  l'oi'dre  a  quelque 
chose  de  servile  qu'on  ne  supporte  point  sans  peine.  Les  dome.-tiques 
font  leur  devoir,  mais  le  font  duirair  mécontent  et  craintif.  Les  hôtes 
sont  bien  reçus,  niais  ils  n'usent  qu'avec  déliance  delà  libeité  qu'on 
leur  douue;  et  comme  on  s'y  voit  lonjoiirs  hors  de  la  règle,  on  n'y  fait 
rien  qu'eu  treniblaut  de  se  rendre  indiscret.  On  sent  que  ces  pères  es- 
claves ne  vivent  point  pour  eux,  mais  pour  leurs  enfants;  sans  songer 
qu'ils  ne  sont  pas  seulement  ])ères ,  mais  lionunes .  et  qu'ils  doivent  à 
leurs  enfants  l'exemple  de  la  vie  de  I  homme  et  du  bonheur  attaché  à 
la  sagesse.  Ou  suit  ici  des  règles  plus  judicieuses  :  on  y  pense  qu'un  des 
principaux  devoirs  d'un  bon  père  de  famille  n'est  pas  seulement  de 
rendre  sou  séjour  riant  afin  que  ses  enfants  s'y  plaisent,  mais  d'y  mener 
lui-même  une  vie  agréable  et  douce ,  afin  qu'ils  sentent  qu'on  est  heu- 
reux eu  vivant  comme  lui ,  et  ne  soient  jamais  tentés  de  prendre  pour 
l'être  une  conduite  opposée  ù  la  sienne.  Une  des  maximes  que  M.  de 
Wolmar  répète  le  plus  souvent  au  sujet  des  amusements  des  deux  cou- 
sines, esl  que  la  vie  triste  et  mestpiine  des  pères  et  mères  est  presque 
toujours  la  première  source  du  de^  ^rdre  des  enfants. 

l'our  Julie,  (|ui  n'eut  jamais  d'atiue  rei:le  (|iie  son  cœur,  et  n'en  sau- 
rait avoir  de  plus  sûre,  elle  s'y  livre  sans  s-crupule,  et,  pour  bien  faire, 
elle  l'ail  tout  ce  qu'il  lui  demande.  Il  ne  laisse  pas  de  lui  demander  beau- 
coup, et  personne  ne  sait  mieux  qu'elle  mettre  un  prix  aux  douceuis  de 
la  vie.  Comment  celte  âme  si  sensible  serait-elle  insensible  aux  plaisirs? 
Au  contraire,  elle  les  aime,  elle  les  reeherclie,  elle  ne  s'en  refuse  aucun 
de  ceux  qui  la  llattent;  ou  voit  qu'elle  sait  les  goûter  :  mais  ces  plaisirs 
sont  les  plaisirs  de  Julie.  Elle  ne  néglige  ni  ses  propres  commodités  ni 
celles  des  gens  qui  lui  sont  chers,  c'esi-à-dire  de  tous  ceux  qui  l'envi- 
ronnent. Elle  ne  compte  pour  superllu  rien  de  ce  qui  peut  coniribiier 
au  bien-être  d'une  personne  sensée  ;  mais  elle  appelle  ainsi  tout  ce  qui 
ne  serl  qu'à  briller  aux  yeux  d'autrui  :  de  sorte  qu'on  trouve  dans  sa 
maison  le  luxe  de  plaisir  e4  de  sensualité  sans  rariiucment  ni  mollesse. 
(Juaui  au  luxe  de  niagnilicence  et  de  vaniié,  on  n'y  en  voit  que  ce  qu'elle 
n'a  pu  refuser  au  goiit  de  son  père  :  encore  y  rêconiiait-on  toujours  le 
sien,  qui  consiste  à  donner  moins  de  lustre  et  d'éclat  que  d'élégance  et 
de  grâce  aux  choses.  (Jiiand  je  lui  parle  des  moyens  qu'on  invente  jour- 
nellemenl  à  Paris  ou  à  Londres  pour  suspendre  plus  doueement  les 
carrosses  .  elle  approuve  assez  cela;  mais  (juand  je  lui  dis  jusqu'à  quel 
prix  ou  a  poussé  les  vernis,  elle  ne  me  comprend  plus,  et  me  demande 
toujours  si  ces  beaux  vernis  rendent  les  carrosses  plus  commodes.  Elle 
ne  doute  pas  que  je  n'exagère  beaucoup  sur  les  peintures  scandaleuses 
dont  ou  orne  à  grands  frais  ces  voitures ,  au  lieu  des  armes  qu'on  y 
menait  autrefois;  comme  s'il  était  plus  beau  de  s'annoncer  aux  pas- 
sants pour  un  homme  de  mauvaises  mœurs  que  pour  un  homme  de  qua- 
lité !  Ce  qui  l'a  surtout  révoltée  a  été  d'apprendre  que  les  femmes  avaient 
introduit  ou  soutenu  cet  usage ,  et  que  leurs  carrosses  ne  se  distin- 
guaient de  ceux  des  bommes  que  par  des  tableaux  ini  peu  plus  lascifs. 
J'ai  été  forcé  de  lui  citer  là-dessus  un  mot  de  voirçj  illustre  ami,  qu'elle 
a  bien  de  la  peine  à  digérer.  J'étais  chez  lui  un  jour  (pi'on  lui  montrait 
un  vis-à-vis  de  celte  espèce.  A  peine  eul-il  jeté  les  yeux  sur  les  pan- 
neaux, qu'il  partit  en  disant  au  maître  ;  Montrez  ce  carrosse  à  des  fem- 
mes de  la  cour;  un  honnête  homme  n'oserait  s'en  servir. 

Comme  le  premier  pas  vers  le  bien  est  di;  ne  point  faire  de  mal,  le 
premier  pas  vers  le  bonheiu'  est  de  ne  point  souffrir.  Ces  deux  maximes, 
qui  bien  enlendues  épargneraient  beaucoup  de  préceptes  de  morale! 
sont  chères  à  madame  de  Wohuar.  Le  mal-être  lui  est  extrêmement 
sensible  et  pour  elle  et  pour  les  antres  ;  et  il  ne  lui  serait  pas  plus  aisé 
d'être  heureuse  en  voyant  des  misérables,  qu'à  l'homme  droit  de  con- 
seivcr  sa  venu  toujours  pure  en  vivant  sans  cesse  au  milieu  des  mé- 
chants. Elle  n'a  point  cette  pitié  barbare  qui  se  contente  de  détourner 
les  yeux  des  mans  qu'elle  pourrait  soulager  ;  elle  va  les  chercher  pour 
les  guérir,  c'est  l'exislence  et  non  la  vue  des  malheureux  qui  la  tour- 
mente ;  il  ne  lui  suffit  pas  de  ne  point  savoir  qu'il  y  en  a,  il  faut,  pour 
son  repos,  qu'elle  sache  qu'il  n'y  en  a  pas,  du  moins  autour  d'elle  ; 
car  ce  serait  sortir  des  termes  de  la  raison  que  de  faire  dépendre  son 
bonheur  de  celui  de  tons  les  hommes.  Elle  s'informe  des  besoins  de  son 
voisinage  avec  la  chalem-  qu'on  met  à  son  propre  intérêt  ;  elle  y  étend 
pour  ainsi  dire  l'enceinte  de  sa  famille,  el  n'épargne  aucun  soin  pour  en 
éearier  tons  les  seniimeuls  de  douleur  et  de  pemc  auxquels  la  vie  hu- 
maine est  assujellic. 

Milor  I,  je  veux  profiter  de  vos  leçons;  mais  pardoiincz-tlioi  un  en- 


thousiasme que  je  ne  me  reproche  plus  et  que  vous  partagez.  Il  n'y  aura 
jamais  qu'ime  Julie  au  monde.  La  Providence  a  veillé  sur  elle,  et  rien 
de  ce  qui  la  regarde  n'est  un  effet  du  hasard.  Le  ciel  semble  l'avoir 
donnée  à  la  terre  poin-  y  montrer  à  la  fois  l'excellence  dont  une  àme 
humaine  est  susceptible,  el  le  bonheur  dont  elle  peut  jouir  dans  l'obs- 
curité de  la  vie  privée,  sans  le  secours  des  vertus  éclatantes  qui  peu- 
vent l'élever  au-dessus  d'elle-même,  ni  de  la  «loire  qui  les  peut  hono- 
rer. Sa  faute,  si  c'en  est  une,  n'a  servi  qu'à  déployer  sa  force  et  son 
courage.  Ses  parents,  ses  amis,  ses  domestiques,  tous  heureusement 
nés,  étaient-faits  pour  l'aimer  et  pour  en  être  aimés.  Son  pays  était  le 
seul  où  il  lui  convint  de  naître  ;  la  simplicité  qui  la  rend  sublime  devait 
régner  autour  d'elle  ;  il  lui  fallait,  pour  élre  henieuse,  vivre  parmi  des 
ge[is  heureux.  Si  pour  son  malheur  elle  l'ùt  née  ehez  des  peuples  infor- 
tunes ipii  gémissent  sous  le  poids  de  l'oppressiou  et  luttent  sans  espoir 
et  sans  friiii  eonire  la  misère  qui  les  consume,  chaque  plainte  des  op- 
primés eût  enipiiisiinué  sa  vie;  la  désolation  counniine  l'eût  accablée, 
et  son  cœur  bienfaisant,  épuisé  de  peines  et  d'ennuis,  lui  eût  fait  éprou- 
ver sans  cesse  les  maux  qu'elle  n'eût  pu  soulager. 

Au  lieu  de  cela,  tout  anime  et  soutient  ici  sa  bonté  naturelle .'lEIIc  n'a 
point  à  pleurer  les  calamités  publiques  ;  elle  n'a  point  sous  les  yeux 
l'image  affreuse  de  la  misère  et  du  désespoir.  Le  villageois  à  son  aise 
a  plus  besoin  de  ses  avis  que  de  ses  dons.  S'il  se  trouve  quelque  orphe- 
lin trop  jeune  pour  gagner  sa  vie,  quelque  veuve  oubliée  qui  souffre  en 
secret,  quelque  vieillard- sans  enfants  dont  les  bras  affaiblis  par  l'âge  ne 
fournissent  plus  à  son  entretien,  elle  ne  craint  pas  que  ses  bienfaits 
leur  deviennent  onéreux  et  fassent  aggraver  sur  eux  les  charges  publi- 
ques pour  en  exempter  des  coquins  accrédités.  Ejle  jouit  du  bien  qu'elle 
fait  et  le  voit  profiter.  Le  bonheur  qu'elle  goûte  se  niuliiplie  et  S'étend 
autour  d'elle.  Toutes  les  maisons  où  elle  entre  offrent  bientôt  un  ta- 
bleau de  la  sienne  ;  l'aisance  et  le  bien-être  y  sont  une  de  ses  moindres 
intliienees  :  la  concorde  et  les  mœurs  la  suivent  de  ménage  en  ménage. 
En  sortant  de  chez  elle,  ses  yeux  ne  sont  frappés  que  d'objets  agréa- 
bles ;  en  y  rentrant,  elle  en  trouve  de  plus  doux  encore  ;  elle  voit  par- 
tout ce  qui  plaît  à  son  cœur;  et  cette  àme  si  peu  sensible  à  l'amour- 
propre  apprend  à  s'aimer  dans  ses  bienfaits.  Non,  milord,  je  le  répète, 
rien  de  ce  qui  touche  à  Julie  n'est  indifférent  pour  la  vertu.  Ses  char- 
mes, ses  talents,  ses  goûts,  ses  combats,  ses  fautes,  ses  regrets,  son 
séjour,  ses  amis,  sa  famille,  ses  peines,  ses  plaisirs,  et  toute  sa  desti- 
née, font  de  sa  vie  un  exemple  unique  que  peu  de  femmes  voudront 
imiter,  mais  qu'elles  aimeront  en  dépit  d'elles. 

Ce  qui  me  plaît  le  plus  dans  les  soins  qu'on  prend  ici  du  bonheur  d'nu- 
trin,  c'est  qu'ils  sont  tous  dirigés  par  la  sagesse,  et  qu'il  n'en  résulle 
jamais  d'abus.  N'est  pas  toujours  bienfaisant  qui  veut,  et  souvent  tel  croit 
rendre  de  grands  services,  qui  fait  de  grands  maux  qu'il  ne  voit  pas, 
pour  un  petit  bien  qu'il  aperçoit.  Une  qualité  rare  dans  les  femmes  du 
meilleur  caractère,  et  ipii  brille  éminemment  dans  celui  de  madame  de 
Wolmar,  c'est  un  discernement  ex(iuis  dans  la  distribution  de  ses  bien- 
faits, soit  par  le  choix  des  moyens  de  les  rendre  utiles,  soit  par  le  choix 
des  gens  sur  qin  elle  les  répand.  Elle  s'est  fait  des  règles  dont  elle  ne 
se  départ  point.  Elle  sait  accorder  et  refuser  ce  qu'on  lui  demande, 
sans  qu'il  y  ait  ni  faiblesse  dans  sa  bonté,  ni  caprice  dans  son  refus. 
Qincouque  a  commis  en  sa  vie  une  méchante  action  n'a  rien  à  espérer 
d'elle  que  justice,  et  pardon  s'il  l'a  offensée  ;  jamais  faveur  ni  protec- 
tion qu'elle  puisse  placer  sur  nn  meilleur  sujet.  Je  l'ai  vue  refuser  assez 
sèchement  à  un  honnne  de  cette  espèce  une  grâce  qui  dépendait  d'elle 
seule.  «  Je  vous  souhaite  du  bonheur,  lui  dit-elle,  mais  je  n'y  veux  pas 
contribuer,  de  peur  de  faire  du  mal  à  d'autres  en  vous  mettant  en  état 
d'en  faire.  Le  monde  n'est  pas  assez  épuisé  de  gens  de  bien  qui  souf- 
frent pour  qu'on  soit  réduit  à  songer  à  vous.  »  Il  est  vrai  que  celle  du- 
reté lui  coûte  extrêmement,  et  qu'il  lui  est  rare  de  l'exercer.  Sa 
maxime  est  de  compter  pour  bons  tons  ceux  dont  la  méchanceté  ne  lui 
est  pas  prouvée;  et  il  y  a  bien  peu  de  méchants  qui  n'aient  l'adresse 
de  se  mettre  à  l'iibri  des  preuves.  Elle  n'a  point  celte  charité  pares- 
seuse des  riches  qui  payent  en  argent  aux  malheureux  le  droit  de  reje- 
ter leurs  prières,  et  pour  un  bienfait  imploré  ne  savent  jamais  donner 
que  l'aumône.  Sa  bourse  n'est  pas  inépuisable  ;  et  depuis  qu'elle  est 
mère  de  famille,  elle  en  sait  mieux  régler  l'usage.  De  tous  les  secours 
dont  on  peut  soulager  les  malheureux,  l'aumône  est  h  la  vérité  celui  qiii 
coûte  le  moins  de  peine  ;  mais  il  est  aussi  le  plus  passager  et  le  moins 
solide,  el  Julie  ne  cherche  pas  à  se  délivrer  d'eux,  mais  à  leur  être 
utile. 

Elle  n'accorde  pas  non  plus  indistinctement  des  recommandatior.s  et 
des  services  sans  bien  savoir  si  l'usage  qu'on  en  veut  faire  est  raison- 
nable et  juste.  Sa  protection  n'est  jamais  refusée  à  quiconque  en  a  un 
véritable  besoin  et  mérite  de  l'obtenir  ;  mais  pour  ceux  que  l'incpiié- 
tude  ou  l'ambition  porte  à  voidoir  s'élever  et  quitter  un  état  où  ils  sont 
bien,  raremenl  peuvent-ils  l'engager  à  se  mêler  de  leurs  affaires.  La 
condition  naiurelle  à  l'homme  est  de  cultiver  la  terre  et  de  vivre  de  ses 
fruits.  Le  paisible  habilant  des  champs  n'a  besoin  pour  sentir  son  bon- 
heur que  de  le  connaître.  Tous  les  vrais  plaisirs  de  l'homme  sont  à  sa 
portée;  il  n'a  que  les  peines  inséparables  de  riiunianité  des  peines  que 
celui  qui  croit  s'en  dé'ivrer  ne  f.iit  qu'éclianger  contre  fl'aiili'es  plus 
cruelles.  Cet  état  est  le  seul  nécessaire  et  le  phis  utile  ;  il  n'est  lua'heii- 
reux  que  quand  les  autres  le  lyranniseul  par  leur  violence  on  le  sinhii- 
sent  par  l'exemple  de  leurs  vices.  C'est  eu  lui  que  consiste  la  véritable 


LA  INOUVELLE  HÉLOISË. 


\\Z 


prospérité  d'un  pays,  la  force  et  la  grandeur  qu'un  peuple  tire  de  lui- 
même,  qui  ne  dépend  en  rien  des  autres  nations,  ipii  ne  contraint  ja- 
mais d'atta(|uer  pour  se  soutenir,  et  donne  les  plus  sûrs  iroyeiis  de  se 
déléiidre.  (Juand  il  est  question  d'estimer  la  puissance  publique,  le  bel 
esprit  visite  les  palais  du  prince,  ses  ports,  ses  troupes,  ses  arsenaux, 
ses  villes  ;  le  vrai  politique  parcourt  les  terres  et  va  dans  la  cliauiniére 
du  laboureur.  Le  premier  viiit  ce  qu'on  a  (ait,  et  le  second  ce  qu'on 
peut  l'aire. 

Sur  ce  principe  on  s'attache  ici,  et  plus  encore  à  lîtan},'e,  à  conli  i- 
buer  autant  qu'on  peut  à  rendre  aux  paysans  leur  eondiiiui]  douce, 
sans  jamais  leur  aider  à  en  sortir.  Les  |)lus  aisés  et  les  plus  pauvres 
cul  également  la  fureur  d'envoyer  leurs  enfants  dans  les  villes,  les 
uns  pour  étudier  et  devenir  un  jour  des  messieurs,  les  autres  pour  en- 
trer eu  condition  et  décharger  leurs  parents  de  leur  entrelien.  Les 
jeunes  gens,  de  leur  côté,  aiment  souvent  à  courir  ;  les  filles  aspirent  ù 
la  parure  bourgeoise  :  les  garçons  s'engagent  dans  un  service  étran- 
ger; ils  croient  valoir  mieux  en  raïqiortanl  dans  leur  village,  au  lieu 
de  l'amour  de  la  patrie  et  de  la  lilin  !(•,  l'air  à  la  fois  rogne  et  rampant 
des  soldats  mercenaires,  et  le  riiliciilc  mépris  de  leur  ancien  état,  (hi 
leur  montre  à  tous  l'erreur  de  ces  préjugés,  la  corriiplion  des  enfants, 
l'abandon  des  pères,  et  les  lisqurs  eoiilinuels  de  la  vie,  de  la  fortune, 
et  des  nioMirs,  où  cent  pcM-isscni  pour  un  qui  réussit.  S'ils  s'obstinent, 
on  ne  favorise  point  leur  lantaisie  insensée,  on  les  laisse  courir  au  vice 
et  à  la  misère,  et  l'on  s'appll(iue  à  dédommager  ceux  qu'on  a  persua- 
dés des  sacrifices  qu'ils  font  à  la  raison.  On  leur  apprend  à  honorer 
leur  condition  naturelle  en  l'honorant  soi-même;  on  n'a  point  avec  les 
paysans  les  façons  des  villes,  mais  on  use  avec  eux  d'une  honuêie  et 
grave  familiarité,  qui  maintenant  chacun  dans  son  état  leur  apprend 
pourtant  à  faire  cas  du  leur.  11  n'y  a   point  de  bon  paysau  qu'on  ne 

f)orle  à  se  considérer  lui-même,  en  lui  montrant  la  différence  qu'on 
ait  de  lui  à  ces  petits  parvenus  qui  viennent  briller  un  moment  dans 
leur  village  et  ternir  leurs  parents  de  leur  éclat.  M.  de  VVolmar  et  le 
baron,  quand  il  est  ici,  manquent  rarement  d'assister  aux  exercices, 
aux  prix,  aux  revues  du  village  et  des  environs.  Cette  jeunesse  di'jà 
hatunllcini  lit  ardente  et  guerrière,  voyant  de  vieux  oIReiers  se  plaire 
à  ses  asstuililces,  s'en  estime  davantage  et  prend  pins  de  confiance  en 
elle-même.  On  lui  en  donne  encore  plus  en  lui  nioiiiraiit  des  soldats  re- 
tirés du  service  étranger  cnsavoir  moinsqireilià  imis  <'i;;iids;  car,  ijuoi 
qu'on  fasse,  jamais  cinii  sous  de  paye  et  IJ  peur  des  coups  de  canne  ne 
produiront  une  émulation  pareille  à  celle  que  donne  à  uu  lioinine  libre 
et  sous  les  armes  la  présence  de  ses  parents,  de  ses  voisins,  de  ses 
amis,  de  sa  maîtresse,  et  la  gloire  de  son  pays. 

La  grande  maxime  de  madame  de  Wolniar  est  donc  de  ne  point  favo- 
riser les  changements  de  condition,  mais  de  contribuer  à  rendre  heu- 
reux chacun  dans  la  sienne,  et  surtout  d'empêcher  que  la  plus  heu- 
reuse de  toutes,  qui  est  celle  du  villageois  dans  un  Etat  libre,  ne  se  dé- 
peuple en  faveur  des  autres. 

Je  lui  faisais  là-dessus  robjeclion  des  talents  divers  que  la  nature 
semble  avoir  partagés  aux  hommes  pour  leur  donner  à  chacun  leur 
emploi,  sans  égard  à  la  condition  dans  laquelle  ils  sont  nés.  A  cela  elle 
me  répondit  (jifil  y  avait  deux  <  luises  à  ciinsidiMer  avant  le  talent  :  sa- 
voir, les  mœurs  et  la  léiieih'.  I.'liiiiiiiiie,  dil-elle,  est  un  être  trop  noble 
pour  devoir  servir  simplement  d'iiiNtriiineut  à  d'aiilres,  et  l'on  ne  doit 
point  l'employer  à  ce  ([ui  leur  convient  sans  consulter  aussi  ce  qui 
lui  convient  à  lui-même  ;  car  les  hommes  ne  sont  pas  faits  pour  les 
places,  mais  les  places  sont  faites  pour  eux;  et,  pour  distribuer 
conveiialilenieiit  les  clio;es ,  ils  ne  faut  pas  tant  eliercher  dans  leur 
partage  l'iMiiploi  auquel  chaque  lioiniiie  est  le  plus  propre,  que  celui 
qui  est  le  pins  propre  à  chaque  honinie  pour  le  rendre  bon  et  heu- 
reux aillant  qu'il  est  |iossible.  11  n'est  jamais  permis  de  détériorer  une 
àiiie  Iniiiiaiiie  pour  l'avantage  des  autres,  ni  de  faire  un  scélérat 
pour  le  service  des  honnêtes  gens. 

Or,  de  mille  sujets  qui  sortent  du  village,  il  n'y  en  a  pas  dix  qui  n'ail- 
lent se  perdre  à  la  ville,  ou  qui  n'en  portent  les  vices  plus  loin  ipie  les 
gens  dont  ils  les  ont  appris.  Ceux  ipii  ninssissent  et  font  forliiiie  la  font 
presque  tous  par  les  voies  désiiomiètes  i]ui  y  mènent.  Les  niallieureux 
(lu'elle  n'a  point  favorisi^s  ik^  reprennent  plus  leur  ancien  état,  et  se  font 
lueiuliaiits  ou  voleurs  plutôt  cpie  de  redevenir  paysans.  De  ces  mille  s'il 
s'en  trouve  un  seul  ipii  ri'sisie  à  l'eseniple  et  se  conserve  honnête 
liomiue,  pense/,-vous  qu'à  loiit  inenilre  celui-là  passe  nue  vie  aussi 
lieiireiise  ipi'il  l'ei'il  pasMT  à  l'abri  des  passions  violentes,  dans  la  tran- 
quille obsciii  Ile  lie  s;i  piciiiiere  condition? 

l'oiir  suivre  son  laleiil  il  li'  Cuit  eonn.'iître.  Est-ce  une  chose  aisée  de 
discerner  toujours  les  l^leiils  des  luiuimes'.'  et  à  l'àge  où  l'on  prend  un 
paili,  si  l'on  a  lanl  de  iieiiie  à  bien  connaitre  ceux  des  enfants  qu'on  a 
le  inieiix  observés,  coiiiment  un  petit  pays  m  s,iuia-l-ilde  hiiinème 
disliiiLïuer  les  siens'?  lUen  n'est  plus  éqiiiûiipie  ipie  les  signes  d'iiieli- 
iialiiin  (prou  donne  dès  l'enfauce  ;  l'esprit  iiiiilaleiir  y  a  souvent  plus  de 
pari  que  !e  talent  :  ils  dépendront  pliilùt  d'une  rencontre  loi  tuile  que  j 
d  un  peiiiliaiit  décidé,  et  le  penchant  même  n'annonce  pas  toujours  la  | 
disposition.  Le  vrai  talent,  le  vrai  génie  a  une  certaine  siinplieito  qui  le 
rend  moins  iiupiiet,  luoiiis  remuant,  inoiiis  prouqit  à  se  montrer,  qu'un 
appareiil  et  faux  talent,  qu'on  prend  pour  véritable,  et  ipii  n'est  qu'une 
vaine  ardeur  de  briller,  sans  moyens  pour  y  réussir.  Tel  entend  un 
tambour  et  veut  être  général;  nu' autre  voit  bàlir  cl  se  croit  arclii-  1 


leclc.  Guslin,  mon  jardinier,  prit  le  goût  dn  dessin  pour  m'avoir  vue 
dessiner  :  je  l'envoyai  apprendre  à  Lausanne  ;  il  se  croyait  déjà  pein- 
tre, et  n'iîst  qu'un  jardinier.  L'occasion,  le  désir  de  s'avancer,  (lécideut 
de  l'état  (pi'on  choisit.  Ce  n'e.4  pas  assez  de  sentir  sou  génie,  il  faut 
aussi  vouloir  s'y  livrer.  Un  prince  ira-t-il  se  faire  cocher  parce  qu'il 
mène  bien  son  carrosse?  un  duc  se  fera-t-il  cuisinier  parce  qu'il  invente 
de  bons  ragoûts?  On  n'a  des  talents  que  pour  s'élever,  piMsoniie  n'en 
a  pour  descendre  :  pensez-vous  (pièce  soit  là  l'ordre  de  la  nature? 
(,)iiaiid  cha 'Uii  connaîtrait  son  talent  et  voudrait  le  suivre,  combien  le 
|ioiiiiairni?  combien  surmouleraient  d'injustes  obstacles?  combien 
vaincraient  d'indignes  concnrrenls?  celui  qui  sent  sa  faiblesse  appelle  à 
son  secours  le  manège  et  la  bri-ue,  que  l'anlre,  plus  sûr  de  lui,  dé- 
daigne. iSe  m'avez-vous  pas  cent  fois  dit  vous-même  que  tant  d'éta- 
blissements en  faveur  des  arts  ne  fout  que  leur  nuire?  En  multipliant 
indiscrètement  les  sujets,  on  les  confniid  ;  le  vrai  mérite  reste  étouffé 
dans  la  foule,  et  les  honneurs  dus  an  plus  habile  sont  tous  pour  le  plus 
intrigant.  S'il  existait  une  société  où  les  em|ilois  et  les  rangs  fussent 
cxaelemeiit  mesiues  sur  les  talents  1 1  le  mérite  personnel,  chacun  pour- 
rait aspirer  à  la  place  qu'il  saurait  le  mieux  remplir;  mais  il  faut  se 
conduire  par  des  règles  plus  sûres,  et  renoncer  an  prix  des  talents, 
quand  le  plus  vil  de  tous  est  le  seul  qui  mène  à  la  fortune. 

Je  vous  dirai  plus,  contiiiua-i-elle  :  j'ai  peine  à  croire  que  lanl  de 
talents  divers  doivent  être  tons  développes;  car  il  faudrait  pour  cela 
que  le  nombre  de  ceux  qui  les  possèdent  lût  exactement  luiqiortionné 
an  besoin  de  la  société  ;  et  si  l'on  ne  laissait  an  tr.ivail  de  la  lerre  que 
ceux  qui  ont  éminemmeni  le  talent  de  l'agriculture,  et  qu'on  enlevât  à 
ce  travail  tous  ceux  qui  sont  plus  propres  a  un  autre,  il  ne  resterait  pas 
assez  de  laboureurs  pour  la  ciiliiver  et  nous  (aire  vivre.  Je  penserais 
que  les  talents  des  hommes  soin  comme  les  vertus  des  drogues,  que  la 
nature  nous  donne  pour  guérir  nos  maux,  quoique  son  Inleution  soit 
que  nous  n'en  ayons  pas  besoin.  Il  y  a  des  plantes  qui  nous  empoi- 
sonnent, des  animaux  qui  nous  dévoient,  des  talents  (pii  nous  sont 
pernicieux.  S'il  fallait  toujours  employer  chaque  chose  selon  ses  prin- 
cipales propriétés,  pent-êire  lérait-oii  moins  de  bien  ipie  de  mal  aux 
hommes.  Les  peuples  bons  et  simples  n'ont  [las  besoin  de  tant  de  la- 
lents;  ils  se  sontieniieiit  mieux  par  leur  seule  simplicité  ipie  les  autres 
par  tonte  leur  industrie  :  mais,  à  mesure  ipTiis  se  corrompent,  leurs  ta- 
lents se  dévidoppent  comme  pour  servir  de  supplément  aux  vertus 
qu'ils  perdent,  et  pour  forcer  les  méchants  eux-mêmes  d'être  utiles  en 
dépit  d'eux. 

Une  autre  chose  sur  laquelle  j'avais  peine  à  tomber  d'accord  avec 
elle  était  l'assistance  des  mendiants.  Comme  c'est  ici  une  grande  roule, 
il  eu  passe  beaucoup,  et  l'on  ne  refuse  i'aumone  à  aucun.  Je  lui  repré- 
sentai que  ce  n'était  pas  seulement  un  bien  jeté  à  pure  perte,  et  dont 
ou  privait  ainsi  le  vrai  pauvre,  mais  que  cet  usage  contribuait  à  multi- 
plier les  gueux  et  les  vagabonds  qui  se  plaiseui  à  ce  lâche  métier,  et,  se 
rendant  à  charge  à  la  société,  la  privent  encore  du  travail  qu'ils  v  pour- 
raient faire. 

Je  vois  bien,  me  dit  -elle,  que  vous  avez  pris  dans  les  grandes  villes 
les  maximes  dont  de  comiilaisants  raisonneurs  aiment  à  llalterla  du- 
reté des  riches  ;  vous  en  avez  même  pris  les  termes.  Croyez-vous  dé- 
grader un  pauvre  de  sa  qualité  d'Iiomnie  en  lui  donnant  le  nom  mépri- 
sant de  gueux?  Compatissant  comme  vous  l'êtes,  comment  avez-vous 
pu  vous  résoudre  à  l'empliiver?  Iteimncez-y,  mon  ami,  ce  mot  ne  va 
point  dans  votre  bouche  ;  il  est  plus  (léshonoranl  pour  l'iiommc  dur  qui 
s'en  sert  que  pour  le  iiialheureii\  qui  le  porte.  Je  ne  déciderai  point  si 
ces  détracteurs  del'anmone  ont  tort  ou  raison;  ce  que  je  sais,  c'esique 
mon  mari,  ipii  ne  cède  point  (  n  l»ui  sens  à  vos  philosophes,  et  qui  m'a 
souvent  rapporté  tout  ce  qu'ils  disent  là-dessus  pour  cloulTer  dans  le 
cueur  la  pitic  naturelle  et  l'exercer  à  l'inscnsibiliié,  m'a  tuujoui-s  paru 
mépriser  ces  discours,  et  n'a  iioint  désapprouvé  ma  conduite.  Son  rai- 
sonuement  est  simple.  Ou  souffre,  dii-il,  et  l'oucnlretienl  à  grands  frais 
des  multitudes  de  professions  inutiles  dont  plusieurs  ne  servent  qu'à 
corrompre  et  gâter  les  mœurs.  A  ne  regarder  l'état  de  mendiant  que 
comme  nu  métier,  loin  qu'on  en  ail  rien  de  pareil  à  craindre,  ou  n'y 
trouve  que  de  quoi  nourrir  en  nous  les  sentiments  d'inlérêl  et  d'huma- 
nité qui  devraient  unir  Ions  les  hommes.  Si  l'on  veut  le  considérer  par 
le  talent,  pourquoi  ne  irécompeiiscrais-je  pas  l'éloquence  de  ce  men- 
diant qui  nie  remue  le  cœur  cl  me  porte  à  le  secourir,  comme  je  pave 
un  coraéJien  nui  me  fait  verser  ipiclques  larmes  stériles?  Si  l'un  liie 
fait  aimer  les  bonnes  actions  d'aulrui,  l'autre  me  porte  à  en  faire  moi- 
même  :  tout  ce  qn'mi  sent  à  la  tragédie  s'oublie  à  l'instant  qu'on  en 
sort  :  mais  la  mémoire  des  malheureux  qu'on  a  soulagés  donne  un  plai- 
sir (^ui  renaît  sans  cesse.  Si  le  grand  nombre  des  mendiants  est  onéreux 
à  l'Liat,  de  combien  d'autres  professions  qu'on  encourage  et  qu'on  to- 
lère n'en  peut-on  pas  dire  autanli  C'est  au  souverain  de  faire  eu  sorte 
qu'il  n'y  ait  point  de  luen  ii:iiils  ;  mais,  pour  les  rebuter  de  leur  pro- 
fession, faut-il  rendre  les  cit  lyoïis  iiihiiinainscl  déuaiurcs? 

Pour  moi,  continua  Jolie,  sans  savoir  ce  que  les  pauvres  sont  à 
l'Etat,  je  sais  qu'ils  sont  tous  mes  frères,  et  que  je  ne  puis,  sans  une 
inexcusable  dureté,  leur  refuser  le  faible  secours  qu'ils  ii;o  demaudeul. 
La  plupart  sont  des  vagabiiiils,  j'en  conviens;  mais  je  connais  trop  les 
peines  de  la  vie  pour  i;,'iiorer  par  cimibien  de  malliein-s  nu  limmètc 
liuinme  iieul  se  trouver  réduit  à  leur  sort  ;  et  comment  puis-je  èlre  sûre 
que  l'iiieounu  qui  vient  implorer  an  nom  de  Dieu  mou  assistance  et 


H4 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


mendier  un  pauvre  morceau  de  pain,  n'est  pas  peut-être  cet  lionnête 
homme  prêt  à  périr  de  misère,  et  que  mon  relus  va  réduire  au  déses- 
poir? L'aumône  que  je  fais  donner  à  la  porte  est  légère  :  un  demi- 
crutz  et  un  morceau  de  pain  sont  ce  (ju'on  ne  refuse  à  personne;  on 
donne  une  ration  double  à  ceux  qui  sont  évidemment  estropiés  :  s'ils 
eu  trouvent  autant  sur  leur  route  dans  chaque  maison  aisée,  cela 
suffit  pour  les  faire  vivre  en  chemin  ;  et  c'est  tout  ce  qu'on  doit  au  men- 
diant étranger  qui  passe.  Quand  ce  ne  serait  pas  pour  eux  un  secours 
réel,  c'est  au  moins  un  témoignage  qu'on  prend  part  à  leur  peine,  un 
adoucissement  à  la  dureté  du  refus,  une  sorte  de  salutation  qu'on  leur 
rend.  Un  demi-crulz  et  un  morceau  de  pain  ne  coûtent  guère  plus  à 
donner,  et  sont  une  lépouse  plus  honnête  qu'un  Die  vous  assiste'. 
comme  si  les  dons  de  Dieu  n'étaient  pas  dans  la  main  des  hommes,  et 
qu'il  eût  d'autres  greniers  sur  la  terre  que  les  magasins  des  riches! 
Enfin,  quoi  qu'on  puisse'penser  de  ces  infortunés,  si  l'on  ne  doit  rien 
au  gueux  qui  mendie,  au  moins  se  doit-on  à  soi-même  de  rendre  hon- 
neur à  l'humanité  souffrante  ou  à  sou  image,  et  de  ne  point  s'endurcir 
le  cœur  à  l'aspect  de  ses  misères.   . 

Voilà  comment  j'en  use  avec  ceux  qui  mendient  pour^insi  dire  sans 
prétexte  et  de  bonne  foi  :  à  l'égard  de  ceux  qui  se  disent  ouvriers  et 
se  plaignent  de  man(|uer  d'ouvrage,  il  v  a  toujours  ici  pour  eux  des 
outils  et  du, travail  qui  les  attendent,  far  cette  méthode  on  les  aide; 
on  met  leur  bonne  volonté  à  l'épreuve  ;  et  les  menteurs  le  savent  si  bien 
qu'il  ne  s'en  présente  plus  chez  nous. 

C'est  ainsi,  milord,  que  cette  àme  angéliqiie  trouve  toujours  dans  ses 
vertus  de  quoi  combaitre  les  vaines  subtilités  dont  les  gens  cruels 
pallient  leurs  vices.  Tous  ces  soins  et  d'autres  semblables  sont  mis  par 
elle  au  rang  des  plaisirs,  et  remplissent  une  partie  du  temps  que  lui 
laissent  ses  devoirs  les  plus  chéris.  Quand,  après  s'êlre  acquittée  de 
tout  ce  qu'elle  doit  aux  autres,  elle  songe  ensuite  à  elle-même,  ce 
qu'elle  fait  pour  se  rendre  la  vie  agréable  peut  encore  être  compté 
parmi  ses  vertus;  tant  son  motif  est  toujours  louable  et  honnête,  et 
tant  il  y  a  de  tempérance  dans  tout  ce  qu'elle  accorde  à  ses  désirs. 
Elle  veut  plaire  à  son  mari,  qui  aime  à  la  voir  contente  et  gaie;  elle 
veut  inspirer  à  ses  enfants  le  goût  des  innocents  plaisirs  que  la  modé- 
ration, l'ordre  et  la  simplicité  font  valoir,  et  qui  détournent  le  cœur 
des  passions  impétueuses.  Elle  s'amuse  pour  les  anmser,  comme  la 
colombe  amollit  dans  sou  estomac  le  grain  dont  elle  veut  nourrir  ses 
petits. 

Julie  a  l'âme  et  le  corps  également  sensibles.  La  même  délicatesse 
règne  dans  ses  sentimenls  et  dans  ses  organes.  Elle  élait  faite  pour 
connaître  et  goûter  tous  les  plaisirs,  et  longtemps  elle  n'aima  si  chère- 
ment la  vertu  même  que  comme  la  plus  douce  des  voluptés.  Aujour- 
d'hui qu'elle  sent  en  paix  celte  volupté  suprême,  elle  ne  se  refuse  au- 
cune de  celles  qui  peuvent  s'associer  avec  celle-là  :  mais  sa  manière  de 
les  goûter  ressemble  à  l'austérité  de  ceux  qui  s'y  refusent,  et  l'art  de  jouir 
est  pour  elle  celui  des  privations,  non  de  ces  privations  pénibles  et  dou- 
loureuses qui  blessent  la  nature,  et  dont  son  auteur  dédaigne  l'hommage 
insensé,  mais  des  privations  passagères  et  modérées,  qui  conservent  à  la 
raison  son  empire,  et,  servant  d'assaisonnement  au  plaisir,  cnprévienneut 
le  dégoût  et  l'abus.  Elle  prétend  que  tout  ce  qui  tient  aux  sens  et  n'est 
pas  nécessaire  à  la  vie  change  de  nature  aussitôt  qu'il  tourne  en  habi- 
tude, qu'il  cesse  d'être  im  plaisir  en  devenant  un  besoin,  que  c'est  à 
la  fois  une  chaîne  qu'on  se  donne  et  une.  jouissance  dont  on  se  prive, 
et  que  prévenir  toujours  les  désirs  n'est  pas  l'art  de  les  contenter, 
mais  de  les  éteindre.  Tout  celui  qu'elle  enqiloie  à  donner  du  prix  aux 
moindres  choses  est  de  se  les  refuser  vingt  fois  pour  en  jouir  une. 
Cette  âme  simple  se  conserve  ainsi  son  premier  ressort  :  son.  goût  ne 
s'use  point  ;  elle  n'a  jamais  besoin  de  le  ranimer  par  des  excès,  et  je  la 
vois  souvent  savourer  avec  délices  un  plaisir  d'enfant  qui  serait  insipide 
à  tout  autre. 

Un  objet  plus  noble  qu'elle  se  propose  encore  en  cela  est  de  rester 
maîtresse  d'elle-même,  d'accoutumer  ses  passions  à  l'obéissance,  et  de 
plier  tous  ses  désirs  à  la  règle.  C'est  un  nouveau  moyen  d'être  heu- 
reuse ;  car  on  ne  jouit  sans  inquiétude  que  de  ce  qu'on  peut  perdre 
sans  peine;  et  si  le  vrai  bonheur  appartient  au  sage,  c'est  parce  qu'il 
est  de  tous  les  hommes  celui  à  qui  la  fortune  peut  le  moins  ôter. 

Ce  qui  me  paraît  le  plus  singulier  dans  sa  tempérance,  c'est  qu'elle 
la  suit  sur  les  mêmes  raisons  qui  jettent  les  voluptueux  dans  l'excès. 
La  vie  est  courte,  il  est  vrai,  dit-elle  ;  c'est  une  raison  d'en  user  jus- 
qu'au bout,  et  de  dispenser  avec  art  sa  durée  atin  d'en  tirer  le  meilleur 
parti  qu'il  est  possible.  Si  un  jour  de  satiété  nous  ôte  un  an  de  jouis- 
sance, c'est  une  mauvaise  philosophie  d'aller  toujours  jusqu'où  le  désir 
nous  mène,  sans  considérer  si  nous  ne  serons  point  plus  tôt  au  bout 
de  nos  facultés  que  de  notre  carrière,  et  si  notre  cœur  épuisé  ne 
mourra  point  avant  nous.  Je  vois  que  ces  vulgaires  épicuriens  pour  ne 
vouloir  jamais  perdre  une  occasionjles  perdentiloutes,  et,  toujours  en- 
nuyés au  sein  des  plaisirs,  n'en  savent  jamais  trouver  aucun.  Ils  pro- 
diguent le  temps  qu'ils  pensent  économiser  ,  et  se  ruinent  comme  les 
avares  pour  ne  savoir  rien  perdre  à  propos.  Je  me  trouve  bien  di;  la 
maxime  opposée,  et  je  crois  que  j'aimerais  mieux  sur  ce  point  trop  de 
sévérité  que  de  relâchement.  11  ni'arrive  quelquefois  de  rompre  une 
partie  de  plaisir  par  la  seule  raison  qu'elle  m'en  fait  trop  ;  en  la  re- 
pouant  j'en  jouis  deux  fois.  Cependant  je  m'exerce  à  conserver  sur  moi 


l'empire  de  ma  volonté,  et  j'aime  mieux  être  taxée  de  caprice  que  de 
me  laisser  dominer  par  mes  fantaisies. 

Voilà  sur  quel  principe  on  fonde  ici  les  douceurs  de  la  vie  et  les 
choses  de  pur  agrément.  Julie  a  du  penchant  à  la  gourmandise,  et,  dans 
les  soins  qu'elle  donne  à  toutes  les  parties  fin  ménage,  la  cuisine  sur- 
tout n'est  pas  négligée.  La  table  se  sent  de  l'abondance  générale;  mais 
celte  abondance  n  est  point  ruineuse;  il  y  règne  une  sensualité  sans 
raffinement  :  tous  les  mets  sont  communs,  mais  excellents  dans  leurs 
espèces;  l'apprêt  en  est  simple  et  pourtant  exquis.  Tout  ce  qui  n'est 
que  d'appareil,  tout  ce  qui  tient  à  l'opinion,  tous  les  plats  fins  et  re- 
cherchés, dont  la  rareté  fait  tout  le  prix,  et  qu'il  faut  nommer  pour  les 
trouver  bons,  en  sont  bannis  à  jamais;  et  même,  dans  la  délicatesse  et 
le  choix  de  ceux  qu'on  se  permet,  on  s'abstient  journellement  de  cer- 
taines choses  qu'on  réserve  pour  donner  à  quelques  repas  un  air  de 
fête  qui  les  rend  plus  agréables  sans  être  plus  dispendieux.  Que  croi- 
ricz-vous  que  sont  ces  mets  si  sobrement  ménagé-.  ?  du  gibier  rare  ? 
du  poisson  de  mer?  des  productions  étrangères?  Mieux  que  tout  cela; 
quel(|ue  excellent  légume  du  pays,  quelqu'un  des  savoureux  herbages 
qui  croissent  dans  nos  jardins,  ceriains  poissons  du  lac  apprêtés  d'une 
certaine  manière,  certains  laitages  de  nos  montagnes,  quelque  pâtisse- 
rie à  l'allemande,  à  quoi  l'on  joint  quelque  pièce  de  chasse  des  gens  de 
la  maison  :  voilà  tout  l'extraordinaire  qu'on  y  remarque  ;  voilà  ce  qui 
couvre  et  orne  la  table,  ce  qui. excite  et  contente  notre  appétit  les  jours 
de  réjouissance.  Le  service  est  modeste  et  champêtre,  mais  propre  et 
riant.;  la  grâce  et  le  plaisir  y  sont,  la  joie  et  l'appétit  l'assaisonnent. 
Des  surtoiits  dorés  autour  desquels  on  meurt  de  faim ,  des  cristaux 
pompeux  chargés  de  fleurs  pour  tout  dessert,  ne  remplissent  point  la 
place  des  mets  ;  on  n'y  sait  point  l'art  de  nourrir  l'estomac  par  les  yeux, 
mais  on  y  sait  celui  d'ajouter  du  charme  à  la  bonne  chère,  de  manger 
beaucoup  sans  s'incommoder,  de  s'égayer  à  boire  sans  altérer  sa  rai- 
son, de  tenir  table  longtemps  sans  eîmui,  et  d'en  sortir  toujours  sans 
dégoût. 

Il  y  a  au  premier  étage  une  petite  salle  à  manger  différente  de  celle 
où  l'on  mange  ordinairement ,  laquelle  est  au  rez-de-chausséé  :  cette 
salle  particulière  est  à  l'angle  de  la  maison  et  éclairée  de  deux  côtés; 
elle  donne  par  l'im  sur  lejardin,  au  delà  duquel  on  voit  le  lac  à  tra- 
vers les  arbres  ;  par  l'autre  on  aperçoit  ce  grand  coteau  de  vignes  qui 
commencent  d'étaler  aux  yeux  les  richesses  qu'on  y  recueillera  dans 
deux  mois.  Celle  pièce  est  petite,  mais  ornée  de  tout  ce  qui  peut  la 
rendre  agréable  et  riante.  C'est  là  que  Julie  donne  ses  petits  festins  à 
son  père,  à  son  mari,  à  sa  cousine,  à  moi,  à  elle-même,  et  quelquefois 
à  ses  enfants.  Quand  elle  ordonne  d'y  mellre  le  couvert  on  sait  d'a- 
vance ce  que  cela  veut  dire  ;  et  M.  de  Wolmar  l'appelle  en  riant  le  sa- 
lon d'.\pollon  ;  mais  ce  salon  ne  diffère  pas  moins  de  celui  de  Lucullus 
par  le  choix  des  convives  que  par  celui  des  mets.  Les  simples  hôtes  n'y 
sont  point  admis,  jamais  on  n'y  mange  quand  on  a  des  étrangers;  c'est 
l'asile  inviolable  de  la  confiance,  de  l'amitié,  de  la  liberté  ;  c'est  la  so- 
ciété des  cœurs  qui  lie  en  ce  lieu  celle  de  la  table;  elle  est  une  sorte 
d'iniliation  à  l'intimité,  et  jamais  il  ne  s'y  rassemble  que  des  gens  qui 
voudraient  n'être  plus  séparés.  Milord,  la  fête  vous  attend,  et  c'est  dans 
celte  salle  que  vous  ferez  ici  votre  premier  repas. 

Je  n'eus  pas  d'abord  le  même  honneur;  ce  ne  fut  qu'à  mon  retour 
de  chez  madame  d'Orbe  que  je  fus  traité  dans  le  salon  d'Apollon.  Je 
n'imaginais  pas  qu'on  pût  rien  ajouter  d'obligeant  à  la  réception  qu'on 
m'avait  faite  :  mais  ce  souper  me  donna  d'autres  idées  ;  j'y  trouvai  je 
ne  sais  quel  délicieux  mélange  de  familiarité,  de  plaisir,  d'union,  d'ai- 
sance, que  je  n'avais  point  encore  éprouvé.  Je  me  sentais  plus  libre 
sans  qu'on  m'eût  averti  de  l'être  ;  il  me  semblait  que  nous  nous  enten- 
dions mieux  qu'auparavant.  L'éloignement  des  domestiques  m'invitait  à 
n'avoir  plus  de  réserve  au  fond  de  mon  cœur  ;  et  c'est  là  qu'à  l'instance 
de  Julie  je  repris  l'usage,  quitté  depuis  tant  d'années,  de  boire  avec 
mes  hôtes  du  vin  pur  à  la  fin  du  repas. 

Ce  souper  m'enchanta  :  j'aurais  voulu  que  tous  nos  repas  se  lussent 
passés  de  même.  Je  ne  connaissais  point  cette  charmante  salle,  dis-je  à 
madame  de  Wolmar;  pourquoi  n'y  mangez-vous  pas  toujours?  Voyez, 
dit-elle,  elle  est  si  jolie  !  ne  serait-ce  pas  dommage  de  la  gâter?  Cette 
réponse  me  parut  trop  loin  de  son  caractère  pour  n'y  pas  soupçonner 
quelque  sens  caché.  Pourquoi  du  moins,  repris-je,  ne  rassemblez-vous 
pas  toujours  autour  de  vous  les  mêmes  commodités  qu'on  trouve  ici, 
afin  de  pouvoir  éloigner  vos  domestiques  et  causer  plus  en  liberté  ? 
C'est,  me  répondit- elle  encore,  que  cela  serait  trop  agréable,  et  que 
l'ennui  d'être  toujours  à  son  aise  est  enfin  le  pire  de  tous.  Il  ne  m'en 
fallut  pas  davantage  pour  concevoir  son  système,  et  je  jugeai  qu'en 
effet  l'art  d'assaisonner  les  plaisirs  n'est  que  celui  d'en  être  avare. 

Je  trouve  qu'elle  se  met  avec  plus  de  soin  qu'elle  ne  faisait  autre- 
fois. La  seule  vanité  qu'on  lui  ail  jamais  reprochée  élait  de  négliger  son 
ajustement.  L'orgueilleuse  avait  ses  raisons,  et  ne  me  laissait  point  de 
prétexte  pour  méconnaître  son  empire.  Mais  elle  avait  beau  faire,  l'en- 
chantement élait  trop  fort  pour -me  sembler  naturel;  je  m'opiniàtrais 
à  trouver  de  l'art  dans  sa  négligence  ;  elle  se  serait  coiffée  d'un  sac 
que  je  l'aurais  accusée  de  coquetterie.  Elle  n'aurait  pas  moins  de  pouvoir 
aujourd'hin  ;  mais  elle  dédaigne  de  l'employer  ;  et  je  dirais  qu'elle  affecte 
une  parure  plus  rechcnhée  pour  ne  sembler  plus  qu'une  jolie  femme, 
si  je  n'avais  découvert  la  cause  de  ce  nouveau  soin.  J'y  fus  trompé  les 
premiers  jours;  et,  sans  songer  qu'elle  n'était  pas  mise  autrement  qu'à 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


415 


mon  arrivée  où  je  ii'élais  point  attcmlu,  j'osai  m'allribuer  l'honneur  de 
celte  reclierche.  Je  nie  (iésai)risai  durant  l'absence  de  M.  de  Wolniar. 
Des  le  lendemain,  ce  n'était  plus  ceit(!  éi('gance  de  la  veille  dont  l'd'il 
ne  pouvait  se  lasser,  ni  cette  simplicité  touchante  et  voluptueuse 
qui  m'enivrait  autrefois  ;  c'était  une  certaine  modestie  (pii  parle  an 
cœur  par  les  yeux,  qui  n'inspire  que  du  respect,  et  que  la  beauié  rend 
plus  imposante.  La  dignité  d'épouse  et  de  mère  régnait  sur  tous  ses 
charmes;  ce  regard  timide  et  tendre  était  devenu  plus  grave;  et  l'on 
eût  dit  qu'un  air  plus  grand  et  plus  noble  avait  voilé  la  douceur  de  ses 
traits.  Ce  n'était  pas  qu'il  y  eût  la  moindre  altération  dans  son  main- 
tien ni  dans  ses  manières;  sou  égalité,  sa  candeur,  ne  cotmurent  ja- 
mais les  simagrées;  elle  usait  seulement  du  talent  naturel  aux  femmes 
de  changer  quelquefois  nos  sentinienis  et  nos  idées  par  un  ajustement 
différent,  par  une  coiffure  d'ime  autre  forme,  par  une  robe  d'tnie 
jjutre  couleur,  et  d'exercer  sur  les  caiurs  l'empire  du  goût  en  faisant  de 
rien  quelque  chose.  Le  jour  (ju'elle  attendait  le  retour  de  son  mari, 
elle  retrouva  l'art  d'animer  ses  grâces  naturelles  sans  les  couvrir  ;  elle 
était  élilonissanlc  eu  sdilaul  de  sa  toilette;  je  trouvai  qu'elle  ne  savait 
pas  MKjJiis  cir.M  rr  la  plus  lirillaiilc  parure  qu'orner  la  |ilus  simple  ;  et  je 
me  (lis  avec  ilépit,  en  piiiiliant  l'dbjct  de  ses  soins  :  En  lit-elle  jamais 
autant  |iour  l'amour  '/ 

Ce  goût  de  parure  s'étend  de  la  maîtresse  de  la  maison  à  tout  ce  qui 
la  compose.  Le  maître,  les  enfants,  les  domestiques,  les  chevaux,  les 
bâtiments,  les  jardins,  les  meubles,  tout  est  tenu  avecun  soin  qui  marque 
qu'on  n'est  pas  au-dessous  de  la  magnilicence,  mais  qu'on  la  dédaigne; 
ou  plutôt  la  magnilicence  y  est  en  effet,  s'il  est  vrai  qu'elle  consiste 
moins  dans  la  richesse  de  certaines  choses  que  dans  un  bel  ordre  du 
lout  qui  marque  le  concert  des  parties  et  l'unité  d'intention  de  l'ordon- 
nateur. Pour  moi,  je  trouve  au  moins  que  c'est  nue  idée  plus  grande  et 
plus  noble  de  voir  dans  une  maison  simple  et  modeste  un  petit  nombre 
de  gens  heureux  d'un  bonheur  commun,  que  de  voir  régner  dans  un 
palais  la  discorde  et  le  trouble,  et  chacun  de  ceux  qui  l'habitent  cher- 
cher sa  fortune  et  son  bonheur  dans  la  ruine  d'un  autre  et  dans  le  dé- 
sordre général.  La  maison  bien  réglée  est  une,  et  forme  nn  tout 
agréable  à  voir  :  dans  le  palais  on  ne  trouve  qu'un  assemblage  confus 
de  divers  objets  dont  la  liaison  n'est  qu'apparente.  Au  premier  coup 
d'œil  on  croit  voir  une  lin  commune;  en  y  regardant  mieux,  on  est 
bientôt  détrompé. 

A  ne  consulter  que  l'impression  la  plus  naturelle,  il  semblerait  que 
pour  dédaigner  l'éclat  et  le  luxe  on  a  moins  besoin  de  modération  que 
de  goût.  La  symétrie  et  la  régularité  plaisent  à  tous  les  yeux.  L'image 
du  bien-être  et  de  la  félicité  touche  le  cœur  humain,  qui  en  est  avide  : 
mais  un  vain  appareil  qui  ne  se  rapporte  ni  à  l'ordre  ni  au  bonheur,  et 
n'a  pour  objet  que  de  frapper  les  yeux,  quelle  idée  favorable  à  celui  qui 
l'étalé  peut-il  exeiter  dans  l'esprit  du  spectateur?  L'idée  du  goût'.'  le 
goût  ne  paraît-il  pas  cent  fois  mieux  dans  les  choses  simples  que  dans 
celles  qui  sont  offusquées  de  richesse?  L'idée  de  la  commodité'?  y  a-t-il 
rien  de  plus  incommode  que  le  faste?  L'idée  de  la  grandeur?  c'est  pré- 
cisément le  coiitraiic.  Quand  je  vois  qu'on  a  voulu  faire  un  grand  palais, 
je  me  demaudi;  aussilùl  :  rdurquoi  ce  palais  n'est-il  pas  plus  grand? 

Sour(|uoi  ci'lui  (|ui  a  (  iuquaulc  douiesticpies  n'en  a-t-il  pas  cent?  celte 
elle  vaisselle  d'arijrul  pourquoi  n'estelle  pas  d'or?  cethonnnequi  dore 
son  carrosse,  piiurcpioi  ne  dore-l-il  pas  ses  lambris?  si  si's  landuis  sont 
dorés,  (lonripioi  sou  loit  ne  l'est-il  pas?  Celui  qui  voulut  bàlir  une  haute 
tour  faisait  bien  de  la  vouloir  porter  jusqu'au  ciel  ;  autrement  il  eût  en 
beau  l'élever,  le  point  où  il  se  fut  arrêté  n'eût  servi  qu'à  donner  de 
plus  loin  la  preuve  de  son  impuissauce.  0  honmie  petit  et  vain!  montre- 
moi  ton  pouvoir,  je  te  montrerai  ta  misère. 

An  contraire,  un  ordre  de  choses  où  rien  n'est  donné  à  l'opinion,  où 
tout  a  son  utilité  réelle,  et  qui  se  borne  aux  vrais  besoins  de  la  nature, 
n'offre  pas  seulement  un  spectacle  approuvé  par  la  raison ,  mais  qui 
coQtcnte  les  yeux  et  le  cœur,  en  ce  que  l'Iiomiiu"  ne  s'y  voit  que  sous 
des  rapports  agréables,  connue  se  sufllsaul  à  lui-uicuie.  (pic  l'iniiige  de 
sa  faiblesse  n'y  parait  poiul  ,  cl  (pic  ce  riaiU  lalilc.iu  n'c\(  itc  jamais  de 
réflexions  attristanics.  .le  dclic  auciui  iKuumc  scnsc  de  c(iiileui|iler  une 
heure  durant  le  palais  d'un  priiue  et  le  liisle  qu'on  y  voit  briller  sans 
tomber  dans  la  mélancolie  et  (h'plorer  le  sort  de  riumianité.  Mais  l'as- 
pect de  cette  maison  el  de  la  vie  uniforme  et  simple  de  ses  habitants 
répand  dans  l'àme  des  spectateurs  un  charme  secret  qui  ne  (Ml  qu'aug- 
menter sans  cesse.  Un  petit  nombre  de  gens  doux  et  paisibles,  unis  par 
des  besoins  mutuels  et  par  une  réci|)roqne  bienveillance ,  y  concourt 
par  divers  soins  à  une  lin  commune  :  chacun  trouvant  dans  son  état 
tout  ce  qu'il  faut  pour  en  cire  content  et  ne  point  désirer  d'en  sortir,  on 
s'y  attache  connue  y  devant  rester  toute  la  vie ,  et  la  seule  ambition 
qu'on  garde  est  celle  d'eu  bien  remplir  les  devoirs.  Il  y  a  tant  de  mo- 
dération dans  ceux  qin  commandent  et  tant  de  zèle  dans  ceux  qui  obéis- 
sent, que  des  égaux  eussent  pu  distribuer  entre  eux  les  nu'mcs  emplois 
sans  qu'aucun  se  fût  plaint  de  son  partage.  Ainsi  nul  n'envie  celui  d'un 
autre;  nul  ne  croit  pouvoir  augmenter  sa  fortune  (]ue  par  l'auginenla- 
tion  du  bien  couunun;  les  mailres  ni('uies  ne  jugent  de  leur  bonheur 
que  par  celui  des  gens  qui  les  euvirouueut.  Un  ne  saurait  qu'ajouler  ni 
que  retrancher  ici,  parce  qu'on  n'y  trouve  que  les  choses  utiles,  et 
qu'elles  y  sont  toutes  ;  en  sorte  qu'on  n'y  souhaite  rien  de  ce  qu'on  n'y 
voit  pas,  et  ([u'il  n'y  a  rien  de  ce  qu'on  v  voit  dont  on  puisse  dire,  Pour- 
quoi n'y  en  a  l-il  pas  davantage?  Ajoutez-y  du  galon,  des  tableaux,  uu 


lustre,  de  la  dorure,  .à  l'instant  vous  appau\Tire7.  lout.  En  vovanl  tant 
d'abondance  dans  le  nécessaire,  et  nulle  trace  de  superflu,  on  est  porté 
à  croire  que  ,  s'il  n'y  est  pas  ,  c'est  qu'on  n'a  pas  voulu  qu'il  y  fût,  et 
que  si  on  le  voulait  il  y  régnerait  avec  la  même  profusion  :  en  voyant 
continuellement  les  biens  refluer  au  dehors  par  l'assistance  du  pauvre, 
on  est  porté  à  dire.  Cette  maison  ne  peut  contenir  toutes  ses  richesses. 
Voilà,  ce  me  semble,  la  véritable  magnificence. 

Cet  air  d'o|)ulence  m'effraya  moi-même  quand  je  fus  instruit  de  ce 
qui  servait  à  l'eniretenir.  Vous  vous  ruinez,  dis-je  à  monsieur  el  madame 
de  Wolmar;  il  n'est  pas  possible  (pi'iin  si  modique  revenu  suffise  a  tant 
de  dépenses.  Ils  se  mirent  à  rire,  el  me  firent  voir  que,  sans  rien  re- 
trancher dans  leur  maison,  il  ne  tiendrait  qu'à  eux  d'épargner  beau- 
coiqj  et  d'augmenter  leur  revenu  plutôt  que  de  se  ruiner.  .Noire  grand 
secret  pour  être  riches,  me  direnl-ils,  est  d'avoir  peu  d'argeni,  el  d'évi- 
ter, autant  qu'il  se  peut,  dans  l'usage  de  nos  biens,  les  échanges  inter- 
médiaires entre  le  produit  et  l'cmiiloi.  Aucun  de  ces  échanges  ne  se  fait 
sans  |ierte,  et  ces  perles  multipliées  réduisent  presque  à  rien  d'assez 
grands  moyens,  comme  à  force  d'être  brocantée  une  belle  boite  d'or 
devient  un  mince  colifichet.  Le  transport  de  nos  revenus  s'évite  en  les 
enq)loyant  sur  le  lieu,  l'échange  s'en  évite  encore  en  les  consommant 
en  nature;  et  dans  l'indispensable  conversion  de  ce  que  nous  avons  de 
trop  en  ce  qui  nous  manque,  au  lieu  des  ventes  et  des  achats  pécuniai- 
res qui  doublent  le  préjudice,  nous  cherchons  des  échanges  réels  où  la 
commodité  de  chaque  conlractanl  tienne  lieu  de  profit  à  tous  deux. 

Je  conçois,  leur  dis-je,  les  avantages  de  celte  méthode  ;  mais  elle  ne 
me  parait  pas  sans  inconvénient.  Outre  les  soins  importuns  auxquels 
elle  assujettit,  le  profit  doit  être  plus  apparent  que  réel  ;  et  ce  que  vous 
perde/,  dans  le  détail  de  la  régie  de  vos  biens  l'emporte  probablement 
sur  le  gain  que  feraient  avec  vous  vos  fermiers,  car  le  travail  se  fera 
toujours  avec  plus  d'économie  el  la  récolte  avec  plus  de  soin  par  un 
paysan  que  par  vous.  C'est  une  erreur,  me  répondit  M.  de  Wolmar  ;  le 
paysan  se  soucie  moins  d'augmenter  le  produit  que  d'épargner  sur  les 
frais,  parce  que  les  avances  lui  sont  plus  pénibles  que  les  profils  ne  lui 
sont  utiles.  Comme  son  objet  n'est  pas  tant  de  mettre  un  fonds  en  valeur 
que  d'y  faire  peu  de  dépense,  s'il  s'assure  un  gain  actuel,  c'est  bien 
moins  en  améliorant  la  terre  qu'en  l'épuisant  ;  el  le  mieux  qui  puisse 
arriver  est  qu'au  lieu  de  l'épuiser  il  la  néglige.  Ainsi,  pour  un  peu  d'ar- 
gent comptant  recueilli  sans  embarras,  un  propriétaire  oisif  prépare  à 
lui  ou  à  ses  enfants  de  grandes  perles,  de  grands  travaux,  et  quelque- 
fois la  ruine  de  son  patrimoine. 

D'ailleurs,  poursuivit  M.  de  Wolmar,  je  ne  disconviens  pas  que  je  ne 
fas'e  la  culture  de  mes  terres  à  plus  grands  frais  que  ne  ferait  un  fer- 
mier ;  mais  aussi,  le  profit  du  fermier,  c'est  moi  qui  le  fais;  et  celle 
culture  étant  beaucoup  meilleure,  le  produit  est  beaucoup  plus  grand  ; 
de  sorte  qu'en  dépensant  davantage,  je  ne  laisse  pas  de  gagner  encore. 
Il  y  a  plus,  cet  excès  de  dépense  n'est  qu'apparent,  et  produit  réelle- 
ment une  très-grande  économie  :  car  si  d'antres  cultivaient  nos  terres, 
nous  serions  oisifs  ;  il  faudrait  demeurer  à  la  ville ,  la  vie  y  serait  trop 
chère  ;  il  nous  faudrait  des  amusements  qui  nous  coûteraient  beaucoup 
plus  que  ceux  que  nous  trouvons  ici,  et  nous  seraient  moins  sensibles. 
Ces  soins  que  V(ms  appelez  importuns  font  à  la  fois  nos  devoirs  el  nos 
plaisirs  :  grâces  à  la  prévoyance  avec  laquelle  on  les  ordonne,  ils  ne 
sont  jamais  pénibles  ;  ils  nous  tiennent  lieu  d'une  foule  de  fanlaisies 
ruineuses  dont  la  vie  cliampiHre  prévient  ou  détriiii  le  goùl,  et  tout  ce 
qui  contribue  à  notre  bien-être  devient  pour  nous  un  amusement. 

Jetez  les  yeux  autour  de  vous,  .ajoutait  ce  judicieux  père  de  famille, 
vous  n'y  verrez  que  des  choses  utiles  qui  ne  nous  coûtent  presque  rien 
et  nous  épargnent  mille  vaines  dépenses.  Les  seules  denrées  du  cru 
couvrent  notre  table,  les  seules  étoffes  du  pays  composent  presque  nos 
meubles  et  nos  habits  :  rien  u'esl  méprisé  parce  qu'il  est  commun,  rien 
n'est  eslimé  parce  qu'il  est  rare.  Comme  lout  ce  qui  vient  de  loin  est 
sujet  à  être  déguisé  ou  falsifié,  nous  nous  bornons,  par  délicatesse  au- 
tant que  par  modération,  au  choix  de  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  auprès  de 
nous  et  dont  la  qualité  n'est  pas  suspecte.  Nos  mets  sont  simples,  mais 
choisis.  Il  ne  manque  à  notre  table,  pour  être  somptueuse,  que  d'être 
servie  loin  d'ici  ;  car  tout  y  est  bon,  lout  y  serait  rare,  et  tel  gourmand 
trouverait  les  truites  du  lac  bien  meilleuivs  s'il  les  mangeait  à  Paris. 

La  même  règle  a  lieu  dans  le  rhoix.de  la  parure,  qui,  comme  vous 
voyez,  n'est  jias  négligée  ;  mais  l'élégance  y  préside  seule,  la  richesse 
no  s'y  mouire  jamais,  encore  moins  la  mode.  Il  y  a  une  grande  diffé- 
rence entre  le  prix  que  l'opinion  donne  aux  choses  el  celui  qu'elles  ont 
réellement.  C'est  à  ce  dernier  seul  que  Julie  s'attache  ;  el  quand  il  est 
question  d'une  éloflc,  elle  ne  cherche  pas  tant  si  elle  est  ancienne  ou 
nouvelle,  que  si  elle  est  bonne  elsi  elle  lui  sied.  Souvent  même  la  nou- 
veauté seule  est  pour  elle  uu  motif  d'exclusion,  quand  cette  nouveauté 
donne  aux  choses  un  prix  qu'elles  n'ont  pas  ou  qu'elles  ne  sauraient 
garder. 

Considérez  encore  qu'ici  l'eflet  de  chaque  chose  vient  moins  d'elle- 
même  que  de  son  usage  et  de  son  accord  avec  le  reste  :  de  sorte  qu  'a- 
vec  des  parties  de  peu  de  valeur,  Julie  a  fiiil  un  lout  d'un  grand  prix. 
Le  goùl  aime  à  créer,  à  donner  seul  la  valeur  aux  choses.  Autant  la  loi 
de  la  mode  est  ineouslaïue  et  ruineuse,  autant  la  sienne  est  économe 
cl  durable.  Ce  que  le  bon  goùl  approuve  une  fois  est  toujours  bien  ;  s'U 
est  rarenieut  à  la  mode,  eu  revauche  il  n'est  jamais  ridicule  ;  et,  dans 


il6 


LA  NOUVELLE  HIlLOISE. 


sa  modeste  siiiiplicilé,  il  lire  de  la  eonvonance  îles  choses  des  règles  in- 
altérables el  sûres,  qui  restent  iimiinl  lis  modes  ne  sont  p. us. 

Aioiileï  enfin  qnc  l'abondance  du  seul  necessane  ne  peut  ucgenerer 
en  abus,  parce  que  le  nécessaire  a  sa  niesnre  iialnrelie,  et  que  les 
vrais  besoins  n'.ml  jamais  d'excès.  On  peut  mcllre  la  dépense  de  vnigt 
babils  en  un  seul,  ci  i:ianeir  en  ii"  repas  le  revciui  d  une  année  ;  mais 
on  ne  saurait  porter  denx'habils  en  même  tenq)s,  ni  dîner  deux  fois  en 
un  jour?  Ainsi  l'opinion  est  illimiiée,  au  lieu  que  la  nature  nous  arrête 
do  tous  cotés  ;  et  celui  qui,  dans  un  état  médiocre,  se  borne  au  bien- 
ètrc,  ne  risque  point  de  se  ruiner. 

Voilà,  mon  cher,  continuait  le  sage  \\oImar,  comment  avec  dele- 
conomiè  et  des  soins  ou  peut  se  mettre  au-dessus  de  sa  fortune.  Il  ne 
tiendrait  qu'à  nous  d'augmenter  la  nôtre  sans  changer  notre  manière 
de  vivre  ;  car  il  ne  se  fait  ici  |ircsque  aucune  avance  qui  n'ait  un  produit 
pour  objet,  et  tout  ce  que  nous  dépensons  nous  rend  de  quoi  dépenser 
beaucoup  plus.  .  .  ,,    ., 

lié  bien  !  milord,  rien  de  tout  cela  ne  parait  an  premier  coup  d  œil. 
Partout  im  air  de  profusion  couvre  l'ordre  qui  le  donne.  U  faut  du 
temps  pour  apercevoir  des  lois  soinptnaires  qui  mènent  à  l'aisance  et 
au  plaisir,  et  l'on  a  d'abord  peine  à  comprendre  comment  on  jouit  de 
ce  qu'on  épargne.  En  y  réfléchissant,  le  contentement  augmente,  parce 
qu'on  voit  que  la  source  en  est  intarissable,  et  que  l'art  de  goûier  le 
bonheur  de  I»  vie  sert  encore  à  le  prolonger.  Comment  se  lasserait-on 
duii  état  si  conforme  à  la  nature'?  Comment  épuiserait-on  sou  héritage 
en  l'améliorant  tous  les  jours'.'  Comment  ruiuerait-on  sa  fortune  en  ne 
consommant  que  ses  revenus?  Quand  chaque  année  on  est  sûr  de  la 
suivante,  qui  peut  troubler  la  paix  de  celle  qui  court'.'  Ici  le  fruit  du  la- 
beur passé  soutient  rabondance  présente,  el  le  fi  nii  'In  liilicm-  présent 
annonce  l'abondance  à  venir;  on  jouit  à  la  fois  de  cf  ipi  on  ilépense  et 
de  ce  qu'on  recueille,  et  les  divers  temps  se  rassendileiil  pour  affermir 
la  sécurité  du  présent.  .    . 

Je  suis  entré  dans  tous  les  détails  du  ménage,  et  j  ai  partout  vu  ré- 
gner le  même  esprit.  Toute  la  broderie  et  la  dentelle  sortent  du  gyné- 
cée; toute  la  loile  est  filée  dans  la  basse-cour  ou  par  de  pauvres  fem- 
mes que  l'on  nourrit.  La  laine  s'envoie  à  des  manul'acluves  dont  on  tire 
eu  échange  des  draps  pour  habiller  les  gens;  le  vin,  l'huile  et  le  pain 
se  font  dans  la  maison  ;  on  a  des  bois  en  coupe  réglée  autant  qu'on  en 
peut  consommer;  le  boucher  se  paye  en  bétail  ;  l'épicier  reçoit  du  blé 
pour  ses  fournilurcs;  le  salaire  des  ouvriers  et  des  domestiques  se  prend 
sur  le  produit  des  terres  qu'ils  l'ont  valoir  :  le  loyer  des  maisons  de  la 
ville  suflit  pour  raineublenient  de  celles  qu'on  habite  ;  les  rentes  sur 
les  fonds  publics  fournissent  à  l'entretien  des  maîtres  et  au  peu  de  vais- 
selle qu'on  se  permet;  la  vente  des  vins  et  des  blés  qui  restent  donne 
un  fonds  qu'on  laisse  en  réserve  pour  les  dépenses  extraontmaires, 
fonds  que  la  prudence  de  Julie  ne  laisse  jamais  tarir,  el  que  sa  charité 
laisse  encore  moins  augmenter.  Elle  n'accorde  aux  choses  de  pur  agré- 
ment que  le  profit  du  travail  qui  se  fait  dans  sa  maison,  celui  des  terres 
(pi'ils  ont  défrichées,  celui  des  arbres  qu'ils  ont  fait  planter,  etc. 
Ainsi  le  produit  et  l'emploi  se  trouvant  toujours  compensés  par  la  na- 
ture des  choses,  la  balance  ne  peut  être  rompue,  et  il  est  impossible  de 

Bien  pîus,' les  privations  qu'elle  s'impose  par  celte  volupté  tempé- 
rante dont  j'ai  parlé  sont  à  la  fois  de  nouveaux  moyens  de  plaisir  et  de 
nouvelles  ressources  d'économie.  Par  exemple,  elle  aime  beaucoup  le 
café;  chez  sa  mère  elle  en  prenait  tous  les  jours  :  elle  en  a  quitté  l'ha- 
bitude pour  eu  augmenter  le  goûi;  elle  s'est  bornée  à  n'en  prendre  que 
quand  elle  a  des  "iiotes,  et  dans  le  salon  d'Ajiollon,  aliu  d'ajouter  cet 
air  de  fêle  à  tous  les  autres.  C'est  une  petite  sensualité  qui  la  llatte 
plus,  qui  lui  coûte  moins,  et  par  laquelle  elle  aiguise  et  règle  à  la  fois 
sa  gourmandise.  Au  contraire,  elle  met  à  deviner  et  salislaire  les  goûts 
d.'  son  père  et  de  son  mari  une  attention  sans  relâche,  une  prodigalité 
naturelle  et  pleine  de  grâces,  qui  leur  fait  mieux  goûter  ce  qu'elle  leur 
offre  par  te  plaisir  qu'elle  trouve  à  le  leur  offrir.  Ils  aiment  tous  deux  à 
piolou"or  un  peu  la  fin  du  repas,  à  la  suisse  :  elle  ne  manque  jamais 
après  fe  souper  de  faire  servir  une  bonicille  de  vin  plus  délicat,  plus 
vieux  que  celui  de  l'ordinaire.  Je  fus  d'abord  la  dupe  des  noms  pom- 
peux qu'on  donnait  à  ces  vins,  qu'eu  ellrt  je  trouve  excellents  ;  el,  les 
bnvaut  comme  étant  des  lieux  dont  ils  portaient  les  noms,  je  fis  la 
guerre  à  Julie  d'une  infraction  si  nianilesie  à  ses  maximes  ;  mais  elle 
me  rappela  en  riant  un  passage  de  Plularqiie.  où  Flaniinius  ccjinpare 
les  troupes  asiatiques  d'Autiochus,  sous  mille  noms  barbares,  aux  ra- 
goûts divers  sous  lesquels  un  ami  lui  avait  déguisé  la  même  viande.  Il 
en  est  de  même,  dit-elle,  de  ces  vins  éiransters  que  vous  me  reprochez  : 
le  llancio,  le  Cherez.  le  Malaga,  le  Chassaigue,  le  Syracuse,  dont  vous 
buvez  avec  tant  de  plaisir,  ne  sont  en  clfel  que  des  vins  de  Lavaux 
diversement  préparés,  el  vous  pouvez  voir  d'ici  le  vignoble  qui  produit 
toutes  ces  boissons  lointaines.  Si  c!les  sont  inférieures  en  qualité  aux 
vins  fameux  dont  elles  portent  les  noms,  elles  n'eu  ont  pas  les  incon- 
véoienls  ;  et  comme  on  est  sûr  de  ce  qui  les  compose,  on  peut  au  moins 
les  boire  sans  risque.  J'ai  lien  de  croire,  continua-t-elle,  que  mon 
père  el  mon  mari  les  aiment  autant  que  les  vins  les  i)lus  rares.  —  Les 
siens,  me  dit  alors  M.  de  Wolniar,  ont  pour  nous  un  goût  dont  manquent 
tons  les  autres;  c'est  le  (ilaisir  ipielle  a  pris  à  les  préparer. — Ah! 
reprit-elle,  ils  seront  lonjours  i\(iins. 

Vous  jugez  bien  qu'au  milieu  de  tant  de  soins  divers  le  désœuvre- 


ment et  l'oisiveté  qui  rendent  nécessaires  la  conifiagnie,  les  visites  el  les 
sociétés  extérieures,  ne  irouvenl  guère  ici  de  place.  On  fréquente  les 
voisins  assez  pour  entretenir  un  commerce  agréable,  trop  peu  pour  s'y 
assujettir.  Les  holes  sont  toujours  bien  venus  el  ne  sont  jamais  désirés. 
On  ne  voit  précisément  qu'autant  de  inonde  qu'il  faut  pour  se  conser- 
ver le  goût  de  la  rciraile;  les  occuiialions  eiianipèlres  tiennent  lieu 
d'amusemenis  ;  et  pour  qui  trouve  an  sein  de  sa  famille  une  douce  so- 
ciété, toutes  les  autres  sont  bien  insipides.  La  manière  dont  on  passe 
ici  le  temps  est  trop  simple  et  trop  uniforme  pour  tenter  beaucoup  de 
gens  ;  mais  c'est  par  la  disposition  du  cœur  de  ceux  qui  l'ont  adoptée 
qu'elle  leur  est  intéressante.  Avec  une  àme  saine,  peut-on  s'ennuyer  à 
remplir  les  plus  cliers  et  les  plus  charmanls  devoirs  de  riiumanité,  el  à 
se  rendre  mutuellement  la  vie  heureuse?  Tous  les  soirs,  Julie,  con- 
tente de  sa  journée,  n'en  désire  point  une  différente  pour  le  lende- 
main, el  tous  les  malins  elle  demande  an  ciel  un  jour  semblable  à  celui 
de  la  veille  :  elle  fait  toujours  les  mêmes  choses,  iiarce  qu'elles  sont 
bien,  et  ipi'elle  ne  connaît  rien  de  mieux  à  faire.  Sans  doute  elle  jouit 
ainsi  de  loiile  la  félicité  permise  à  l'homme.  Se  plaire  dans  la  durée  de 
son  élat,  n'est-ce  pas  un  signe  assuré  qu'on  y  vit  heureux  ! 

Si  l'on  voit  rarement  ici  de  ces  las  de  désœuvrés  qu'on  appelle  bonne 
compagnie,  tout  ce  ipii  s'y  rassemble  intéresse  le  cœur  par  quelque 
endroit  avantageux,  et  rachète  quelques  ridicules  par  mille  venus.  De 
paisibles  campagnards,  sans  monde  et  sans  poliussc,  mais  bons,  sim- 
ples, bonnôies  el  contents  de  leur  sort;  d'anciens  ollicieis  retirés  du 
service  ;  des  commerçants  ennuyés  de  s'enrichir  ;  de  sages  mères  de 
famille  qui  amènent  leurs  filles  à  l'école  de  la  modestie  cl  des  bonnes 
mœurs  :  voilà  le  corlégc  que  Julie  aime  à  rassembler  autour  d'elle. 
Son  mari  n'est  pas  fâché  d'y  joindre  quelquefois  de  ces  aventuriers 
corrigés  par  l'âge  et  l'expérience,  qui,  devenus  sages  à  leurs  dépens, 
reviennent  sans  chagrin  cultiver  le  champ  de  leur  père  qu'ils  vou- 
draient n'avoir  point  quitté.  Si  quelqu'un  récite  à  table  les  événements 
de  sa  vie,  ce  ne  sont  point  les  aventures  merveilleuses  du  riche  Sind- 
bad  racontant  au  sein  de  la  nndlesse  orientale  comment  il  a  gagné  ses 
trésors  :  ce  sont  les  relations  plus  simples  de  gens  sensés  que  les  ca- 
prices du  sort  et  les  injustices  des  hommes  ont  rebutés  des  faux  biens 
vainement  poursuivis,  pour  leur  rendre  le  goût  des  véritables. 

Croirii/viins  que  l'entretien  même  des  paysans  a  des  charmes  pour 
ces  àmis  i'levé<s  avec  qui  le  sage  aimerait  à  s'instruire?  Le  judicieux 
Wolni  ir  ironvi'  dans  la  naïveté  villageoise  des  caractères  plus  marqués, 
plus  d  liomines  pensant  par  eux-mêmes,  que  sons  le  masque  uniforme 
des  liabilanis  des  villes,  où  chacun  se  montre  comme  sont  les  autres 
plutôt  que  comme  il  est  lui-même.  La  tendre  Julie  trouve  en  eux  des 
cœurs  sensibles  aux  moindres  caresses,  et  qui  s'estiment  heureux  de 
l'intérêt  qu'elle  prend  à  leur  bonheur.  Leur  cœur  ni  leur  esprit  ne  sont 
point  façonnés  par  l'art;  ils  n'ont  point  appris  à  se  humer  sur  nos  mo- 
dèles, el  l'on  n'a  pas  peur  de  trouver  en  eux  l'homme  de  l'homme  au 
lieu  de  celui  de  la  nature. 

Souvent,  dans  ses  tournées,  M.  de  Wolniar  rencontre  quelque  bon 
vieillard  dont  le  sens  cl  la  raison  le  frappent,  el  qu'il  se  plaît  à  faire 
causer.  11  l'amène  à  sa  femme  ;  elle  lui  fait  un  accueil  charmant,  qui 
marque  non  la  politesse  et  les  airs  de  son  état,  mais  la  bienveillance 
et  1  humanité  de  son  caractère.  On  relient  le  bonhomme  à  dîner  :  Julie 
le  jilace  à  côté  d'elle,  le  sert,  le  caresse,  lui  parle  avec  intérêt,  s'in- 
forme de  sa  famille,  de  ses  affaires,  ne  sourit  point  de  son  embarras, 
ne  donne  point  une  attention  gênante  à  ses  manières  rustiques,  mais 
le  met  à  son  aise  par  la  lacdité  des  siennes,  et  ne  sort  point  avec  lui 
de  ce  tendre  et  louchant  respect  dû  à  la  vieillesse  infirme  qu'honore 
une  longue  vie  passée  sans  reproche.  Le  vieillard  enchanté  se  livre  à 
répanchement  de  son  cœur;  il  semble  reprendre  un  moment  la  viva- 
cité de  sa  jeunesse.  Le  vin  bu  à  la  sanlé  d'une  jeune  dame  en  réchauffe 
mieux  son  sang  à  demi  glacé.  II  se  ranime  à  parler  de  son  ancien 
temps,  de  ses  amours,  de  ses  campagnes,  des  combats  où  il  s'est 
trouvé,  du  courage  de  ses  compatriotes,  de  son  retour  au  pays,  de  sa 
femme,  de  ses  enfants,  des  travaux  champêtres,  des  abus  qu'il  a  re- 
marqués, des  remèdes  qu'il  imagine.  Souvent  des  longs  discours  de 
sou  âge  sortent  d'excellents  prc'ccptes  moraux  on  des  leçons  d'agricnl- 
tuie;"et,  quand  il  n'y  aiirail  dans  les  choses  qu'il  dit  que  le  plaisir 
qu'il  prend  »  les  dire,  Julie  en  prendrait  à  les  écouter. 

Elle  passe  après  le  dîner  dans  sa  chambre ,  et  en  rapporte  un  petit 
présent  de  (|iirlqne  nippe  convenable  à  la  femme  on  aux  filles  du  vieux 
bonhoiinne.  Elle  U-  loi  lait  offrir  par  les  enfants,  et  réciproquement  il 
rend  aux  L'iilanls  ipichiue  don  simple  et  de  leur  goût,  dont  elle  l'a  se- 
crètement chargé  pour  eux.  Ainsi  se  forme  de  bonne  heure  l'élroile  et 
douce  bienveillance  qui  fait  la  liaison  des  eials  divers.  Les  enfants  s'ac- 
coulumeiit  à  honorer  la  vieillesse,  à  estimer  la  simplicité,  et  à  distin- 
guer le  mérite  dans  tous  les  rangs.  Les  paysans,  voyant  leurs  vieux 
pères  fêtés  dans  une  maison  respeclable  et  admis  à  la  table  des  maî- 
tres, ne  se  tiennent  point  offensés  d'en  être  exclus;  ils  ne  s'en  pren- 
neul  point  à  leur  rang,  mais  à  leur  âge;  ils  ne  disent  point;  Nous  som- 
mes trop  pauvres,  mais  nous  sommes  trop  jeunes  pour  être  ainsi  trai- 
tés; l'honneur  qu'on  rend  à  leurs  vieillards  et  l'espoir  de  le  partager 
un  jour  les  consolent  d'en  être  privés,  el  les  excitent  à  s'en  rendre  di- 
gnes. , 

Cependant  le  vieux  bonhomme,  encore  attendri  des  caresses  qu'il  a 
reçues,  revient  dans  sa  chaumière,  empressé  de  montrer  à  sa  lenime 


LA  NOUVELLE  HÉLOLSE. 


i\T 


ci  ii  SCS  enCiiiils  los  dons  (|ii'il  leur  n|iporln.  Ces  bagatelles  nipanilciit  la 
j()i(!  dans  loiilc  mi<;  famille  qui  voit  i|ii'oii  a  daigne  s'occuper  d'elle.  Il 
leur  racoiile  avi c  niniliase  la  réicplioii  (iii'oii  lui  a  laite,  les  nicls  dont 
on  l'a  sci'vi,  les  vins  dont  il  a  s^onh'  les  discoins  olili{;eanls  (pi'oii  lui 
a  tenns,  <  oiid.'ii'ii  on  s'est  iiiroinié  d'enx,  ralTaljiliiii  des  mailles,  l'at- 
Inilion  des  seiviteiirs,  et  (;('ii(;i  n'emi'iit  ce  qui  |)eiil  doiaier  iln  prix  aux 
marques  d'esliiiMi  et  de  boiiti-  qu'il  a  reçues  :  en  le  racontant  d  en  jouit 
une  seconde  l'ois,  et  liiule  la  maison  croit  jouir  ans-i  des  lioimenrs 
IH  iidiis  à  son  cliei'.  Tons  ln'nisscnt  de  concert  cette  laimlli;  illu^lrc  et 
généreuse  qui  doiui*  exenqdc  aux  grands  et  refuge  aux  petits,  qui  ne 
diidaigue  point  le  pauvre  et  rend  lioiineur  aux  cheveux  blancs.  Voilà 
l'encens  qui  plait  aux  ànies  biinlaisaiiles.  S'il  est  des  bénédictions  liii- 
inaines  (pie  le  ciel  daipne  exanei'r,  ce  ne  sont  p(]inl  cell<'S  (|n'arrarliciit 
la  llatlerie  et  la  bassesse  en  présence  Iles  gens  qu'on  loiic\  mais  celles 
ipic  dicte  en  secret  un  cœur  simple  et  reconnaissant  au  coin  d'un  foyer 
riistiipie. 

C'est  ainsi  (pi'nn  sentiment  agréable  et  doux  peut  couvrir  de  son 
rliarme  une  vie  insipide  à  des  cduirs  indifférelits;  c'est  ainsi  que  les 
soins,  les  travaux,  la  rciraite,  peuvent  devenir  des  ainuscments  par 
l'art  de  les  diriger.  Une  àme  saine  peut  donner  du  goût  à  des  occupa- 
tions cominnnes  ,  comme  la  santé  du  corps  fait  trouver  bons  les  ali- 
ments les  plus  simples.  Tous  ces  gens  ennuyés  qu'on  amuse  avec  tant 
de  peine  doivent  leur  dégoût  à  leurs  vices,  et  ne  perdent  le  seiitiinent  du 
plaisir  (pi'avcc  cidiii  du  devoir,  l'onr  .Iiilie,  il  lui  cstarrivi'  précisément 
le  contraire  ;  et  des  soins  qu'une  cei  laine  langueur  d  àme  lui  eut  laissé 
iK'gliger  autrefois  lui  deviennent  iiileressaiils  par  le  motif  ipii  les  in- 
spire. [1  faudrait  èlre  iiiseiisible  pour  cire  toujours  sans  vivacité.  La 
sienne  s'est  divcNippic  par  lis  mêmes  causes  ipii  la  réprimaient  autre- 
fois. Son  co'ur  cIick  hait  la  iclrailc  et  la  solitude  pour  se  livrer  eu  paix 
aux  affeelioiis  dont  il  était  pé'ni^lrc;  maiiilenant  elle  a  pris  une  activité 
nouvelle  en  l'orncml  de  iioiivcaiix  lii'us.  Klle  n'est  point  dii  ces  indo- 
lentes mères  de  famille,  contentes  d'étudier  quand  il  faut  agir,  qui  per- 
d(;i)t  à  s'instruire  des  devoirs  d'antrui  le  temps  qu'elles  devraient  mettre 
à  remplir  les  leurs.  Elle  pratique  aujourd'hui  ce  qu'elle  apprenait  au- 
trefois. Elle  n'éiiidii!  plus,  elle  ne  lit  plus;  elle  agit.  Comme  elle  se  lève 
une  heure  plus  taril  que  son  mari,  elle  se  couche  aussi  plus  tard  d'une 
h(  nr(\  Cette  heure  est  le  seul  temps  qu'elle  donne  encore  à  l'étude,  et 
la  journée  ne  lui  i)arait  jamais  assez  longue  pour  tous  les  soins  dont  elle 
aime  à  la  remplir. 

Voilà,  miloiil,  ce  que  j'avais  à  vous  dire  sur  l'économie  de  celle 
maison  cl  sur  la  vie  privée  des  inaiires  ipii  la  goiiveriiciU.  Contents  de 
leur  sort,  ils  en  joulsseiit  paisililement;  cmitcnts  de  leur  fortune,  ils  ne 
Iravairenl  pas  à  raiigiiienler  pour  leurs  enfants,  mais  à  leur  laisser, 
avec  I  hérilagi^  qu'ils  oui  rei;n,  des  terres  en  bon  état,  desdomestiipies 
af  eclionnés,  le  goût  du  travail,  \l-  l'indre,  de  la  modération,  et  tout 
ce  qui  pi'ut  rendrt!  doiiee  et  chariiiante  à  des  gens  sensiis  la  jouissance 
d'un  bien  miidiocre,  aussi  sagement  conservé  qu'il  fut  honnêtement 
acquis. 


LETTUE  III. 


DE   SAlNT-PtlF.UX    A   MILOIID   EDÛUAIID. 


'  Nous  avons  eu  des  hôtes  ces  jours  derniers  :  ils  sont  repartis  hier  ; 

cl  nous  rccmiuneneiuis  entre  nous  trois  nue  société  d'aiilaiil  plus  ebar- 

]  maille  (pi'il  n'est  rien  resté  dans  le  fond  des  comiis  (pi'oii  veuille  se  ca- 

j  cher  l'un  à  l'antre.  (,lnel  plaisir  je  goille  à  reprendre  un  nouvel  cire  qui 

nie  ri'iid  digne  de  voire  conliance!  .le  ne  reçois  pas  nue  marque  d'es- 

tiine  de  .!iili(\  et  de  son  mari  (|ue  je  ne  me  dise  avec  une  certaine  lirrlé 

I  d'àine  :  Enlin  j'oserai  me  montrer  à  lui.  C'est  par  vos  soins,  c'est  sous 

1  vos  yeux,  ipie  j'espère  honorer  mon  l'iat  présent  de  mes  fautes  passi'es. 

I  Si  l'amour  éteint  jette  l'àme  dans  l'épuisement,  l'ammir  subjugué  lui 

I  donne,  avec  la  conscience  de  sa  victoire,  une  élévation  nouvelle  et  un 

;  alliait  plus  vif  pour  tout  ce  qui  est  grand  et  beau.  Voudrait-on  perdre 

!  le  fruit  d'un  saerilice  ipii  nous  a  corné  si  cher'.'  !Non,  milord:  je  sens 

(pi'à  votre  l'xeinple  mou  cieiir  va  mettre  à  prolit  tous  les  ardents  senli- 

meiils  (in'il  a  vaincus;  je  sens  qu'il  f.mt  avoir  été  ce  que  je  fus  pour 

j  devenir  ce  ipie  je  veux  être. 

1      Après  six  jours  perdus  aux  entretiens  frivoles  des  gens  indifférents  , 

]  nous  avons  passé  aujourd'hui  une  matinée  à  l'anglaise  ,  réunis  et  tians 

le  silence,  goiilaiit  à  la  fois  le  plaisir  d'être  enseiiihle  et  la  doiieenr  du 

recueilleini'iil.  Hue  les  délices  de  cet  l'ial  sont  eonniics  de  peu  de  gens! 

.le  n'ai  vu  personne  en  France  en  avoir  la  moiiulre  idée,  ha  conversa- 

''"■'. '1;'^, iï^  "'•  larit  jamais,  diseul-ils.  Il  e.-l  vrai,  la  langue  fournil  un 

liahil  facile  aii\  allachemenls  iin'diocres;  mais  l'aniilié,  milord,  l'ainitie! 
Seiilimeiit  vif  cl  celesl.-,  quels  discours  sont  dignes  de  toi?  quelle  lan- 
gue ose  cire  ton  interprète'?  .lamais  ce  qu'on  dit  à  son  ami  peut-il  va- 
loir ce  qu'on  sent  à  ses  côtés'.'  Mon  Dieu!  (pi'uue  main  serrée,  qu'un 
regard  animé,  qu'une  étreinte  contre  la  poitrine,  que  le  soupir  qui  la 
suit,  disent  de  choses;  et  ipie  le  premier  mol  ipi'on  prononce  est  froid 
après  tout  cela  !  0  veillées  de  Besançon  1  moments  consacrés  au  silijuce 


et  recueillis  par  l'amitié  !  0  Ilom>ton,  àme  gr.inde,  unii  sublime  !  non.  je 
n'ai'poinl  avili  ce  que  tu  lis  pour  moi ,  et  ma  bouche  ne  t'en  a  jamais  rien  dit. 

Il  est  sur  que  cet  étal  de  contemplation  l'ail  un  des  grands  charmes 
des  hommes  sensibles.  Mais  j'ai  toujours  trouvé  (pie  U^s  importuns  em- 
pèeliaieiil  de,  le  goiUer,  ('t  (pie  les  amis  ont  besoin  d'être  sans  témoin 
pour  pouvoir  ne  se  rien  dire  (pj'à  leur  aise.  On  veut  èlre  recueilli,  pour 
ainsi  dire,  l'iiii  dans  l'antre  :  les  moindres  distractions  sont  désolantes, 
la  moinilre  contrainte  est  iiisiip|iortable.  Si  quelquefois  le  cœur  |iorle 
un  mot  a  la  bouche,  il  est  si  doux  de  |)ouvoir  le  prononcer  sans  gêne  !  Il 
semble  (lu'on  n'ose  penser  libn-ment  ce  qu'on  n'ose  dire  de  même  :  il 
semble  que  la  présence  d'un  seul  étranger  retienne  le  sentiment  et 
comprime  des  âmes  qui  s'entendraient  si  l)ien  sans  lui. 

Deux  heures  si;  sont  ainsi  écoulées  entre  nous  dans  cette  imnioliilité 
d'extase,  plus  douce  mille  fois  (pic  le  froid  repos  des  dieux  d'Epii me. 
Après  le  déjeuner,  les  enfants  sont  entrés  comme  à  l'ordinaire  dans  la 
chambre  de  liMir  mère;  mais,  au  lieu  d'aller  eiisinle  s'enfermer  avec 
eux  dans  le  gynécée,  selon  sa  couluine,  pour  nous  dédommager  en 
([iielque  sorte  du  temps  perdu  sans  nous  voir,  elle  les  a  fuit  rester  avec 
elle  ,  et  nous  ne  nous  sommes  point  quittés  jusqu'au  diner.  Henriette , 
qui  commence  à  savoir  tenir  l'aiguille,  travaillait  assise  devant  la  Fan- 
chon,  qui  faisait  de  la  dentelle,  et  dont  l'oreiller  posait  sur  le  dossier  de 
sa  petite  chaise.  Les  deux  garçons  l'cuillelaient  sur  une  table  un  re- 
cueil d'images  dont  l'aillé  expliquait  les  sujets  au  cadet.  (Juand  il  se 
tronqiail,  Henriette  attentive,  et  (pii  sait  le  recueil  par  cieur,  avait  soin 
de  le  corriger.  Souvent,  feignant  d'ignorer  à  quelle  estampe  ils  étaient, 
elle  en  tirait  un  prétexte  de  se  lever,  d'aller  et  venir  de  sa  chaise  à  la 
table  et  de  la  table  à  sa  chaise.  Ces  promenades  ne  lui  déplaisaient  pas, 
et  lui  attiraient  toujours  quelque  agacerie  de  la  part  du  petit  malin  ; 
qiiehpiefois  même  il  s'y  joignait  un  baiser  que  sa  bouche  enfantine  sait 
mal  appliquer  encore,  mais  dont  Heurielle,  déjà  plus  savante,  lui  épar- 
gne volontiers  la  façon.  Pendant  ces  petites  leç<)ns,  qui  se  prenaient 
cl  se  ilonnaieiit  sans  beaucoup  de  soin,  mais  aussi  sans  la  moindre 
gêne,  le  cadet  comptait  furtivement  des  oncbets  de  buis  qu'il  avait  ca- 
chés sous  le  livre. 

Madame  de  Wolinar  brodait  près  de  la  fenêtre  vis-à-vis  des  cnfatits  ; 
nous  étions  son  mari  et  moi  encore  autour  de  la  table  à  Uic,  lisant  la 
gazette,  à  laquelle  elle  prêtait  assez  peu  d'attention.  .Mais  à  l'article  de 
la  maladie  du  roi  de  Fiance  et  de  rai(;ichement  singulier  de  son  |ieu- 
ple,  (pii  n'eut  jamais  d'égal  que  celui  des  lioniains  pour  Cemianicus, 
elle  a  fait  quelques  réilexions  sur  le  bon  naturel  de  celti!  nation  douce 
et  liienveillanle,  (|ue  tontes  baissent,  cl  ipii  n'en  liait  aucune,  ajoutant 
qn'elle  n'enviait  du  rang  suprême  ipie  li'  plaisir  de  s'y  faire  aimer.  N'en- 
viez rien,  lui  a  dit  son  mari  d'un  ton  (pi'il  m'eut  dû  laisser  prendre;  il 
y  a  longtemps  que  nous  sommes  Ions  vos  sujets.  .\  ce  mot  son  ouvrage 
est  tombé  de  ses  mains;  elle  a  tourné  la  tête,  et  jeté  sur  son  digne 
époux  un  regard  si  touchani,  si  tendre,  que  j'en  ai  tressailli  moi-même. 
Elle  n'a  rien  dit:  qu'eût-elle  dit  ipii  valût  ce  regard?  Nos  yeux  se  sont 
aussi  rencontrés.  J'ai  senti,  à  la  manière  dont  son  mari  m'a  serré  la 
main,  que  la  même  émotion  nous  gagnait  tons  trois,  et  que  la  douce 
inlliience  de  cette  Ame  expansive  agissait  autour  d'elle  et  triomphait  de 
l'insensibiliié  même. 

C'est  dans  ces  dispositions  qu'a  commencé  le  silence  dont  je  vous  par- 
lais :  vous  pouvez  juger  qu'il  n'était  pas  de  froideur  ni  d'ennui.  H  n'é- 
tait inierrompu  que  par  le  manège  des  enfants:  encore,  aussitôt  ipie 
nous  avons  cessé  de  parler,  ont-ils  modéré,  par  imitalion,  leur  caquet, 
comme  cr.ii,miant  de  troiibler  le  reeiieilleineilt  universel.  (Vest  la  petite 
surintendaiile  ipii  la  première  s'est  mise  à  bais-er  la  voix,  à  faire  signe 
aux  antres,  à  ((unir  sur  la  pointe  du  pied;  et  leurs  jeux  sont  devenus 
d'autant  plus  amusants  que  (die  légère  contrainte  y  ajoutait  un  nou- 
vel iiilérêl.  Ce  spcciaele,  qui  semblait  être  mis  sous  nos  yeux  pour  pro- 
longer notre  altemirissement,  a  proiluit  son  elTet  naturel. 

Animutiscon  le  lingue.  eparKin  l'iilmc. 
Los  Lingues  .'^o  Inisenl,  m,iis  les  cœurs  piirleiil.  Mïium, 

Que  de  choses  se  sont  dites  sans  ouvrir  la  bouche  !  que  d'ardents 
sentiments  se  sont  eominnni(|ui'S  sans  la  froide  eutremise  de  la  parole  ! 
Insensiblement  Julie  s'est  laissé  absorber  à  celui  qui  dominait  tous  les 
autres.  Ses  yeux  se  sont  tout  à  lait  lixes  sur  ses  trois  enfants;  et  son 
cu'ur,  ravi  dans  une  si  délicieuse  extase,  animait  son  eharinant  visage  de 
tout  ce  ipie  la  tendresse  inalernclle  eut  jamais  de  plus  tonehaul. 

Livrés  uons-inênies  à  celle  dotililiî  conicmplalion.  nous  nous  laissions 
entrainer,  Wolmar  et  moi.  à  nos  rêviuies,  ipiand  les  enfants  qui  les 
can>aiei!l  les  ont  fait  liilir.  L'aine,  ipii  ^■alnn^ait  aux  images,  voyant  que 
les  onclicts  empêi  baient  son  frère  d'être  altiiitif.  a  pris  le  temps  qu'il 
les  avait  rasseinlih's,  et.  lui  doiiuant  un  coup  sur  la  main,  les  a  fait 
sauter  par  la  diambre.  Mareellin  s'est  mis  à  pleurer;  et,  sans  s'agiter 
pour  le  faire  taire,  madame  de  Wolmara  dit  à  Fanchon  d'emporter  les 
oncbets.  L'enfant  s'est  lu  sur-le-champ;  mais  les  oncbets  nom  pas 
moins  été  emportés  sans  qu'il  ait  recommence  de  pleurer,  eonnne  je 
m'v  étais  allendii.  luette  eireoiislanee,  qui  n'était  rien,  m'en  a  rappelé 
beaucoup  d'autres  auxquelles  je  u'avais  l'ail  nulle  aiteuiiou  ;  et  je  ne  ma 


i\S 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


souviens  pas,  en  y  pensant,  d'avoir  vu  d'enfants  a  qui  l'on  parlât  si  peu 
et  qui  fussent  moins  incommodes.  Ils  ne  quittent  presque  jamais  leur 
mère,  et  à  peine  s'aperçnii-on  qu'ils  soient  là.  lis  sont  vifs,  étourdis, 
sémillants,  comme  il  convient  à  leur  âge,  jamais  importuns  ni  criards, 
et  l'on  voit  qu'ils  sont  discrets  avant  de  savoir  ce  que  c'est  que  la  dis- 
crétion. Ce  qui  m'étonnait  le  plus  dans  les  rédexions  où  ce  sujet  m'a 
conduit,  c'était  que  cela  se  fit  comme  de  soi-même,  et  qu'avec  une 
si  vive  tendresse  pour  ses  enfants,  Julie  se  tourmentât  si  peu  autour 
d'eux.  En  effet,  on  ne  la  voit  jamais  s'empresser  à  les  faire  parler  ou 
taire,  ni  à  leur  prescrire  ou  défendre  ceci  ou  cela.  Elle  ne  dispute  point 
avec  eux,  elle  ne  les  contrarie  point  dans  leurs  anuisenients;  on  dirait 
qu'elle  se  contente  de  les  voir  et  de  les  aimer,  et  que,  quand  ils  ont 
passé  leur  journée  avec  elle,  tout  son  devoir  de  mère  est  rempli. 

Quoique  cette  paisible  tranquillité  me  parût  plus  douce  à  considérer 
que  l'inquiète  sollicitude  des  autres  mères,  je  n'en  étais  pas  moins 
frappé  d'une  indolence  qui  s'accordait  mal  avec  mes  idées.  J'aurais 
voulu  qu'elle  n'eût  pas  encore  été  conienic  avec  tant  de  sujets  de  l'être  : 
une  activité  superllue  sied  si  bien  à  l'amour  nxaternel  !  Tout  ce  que  je 
voyais  de  bon  dans  ses  enfants,  j'aurais  voulu  l'attribuer  à  ses  soins  ; 
j'aurais  voulu  qu'ils  dussent  moins  à  la  nature  et  davantage  à  leur  mère  ; 
je  leur  aurais  presque  désiré  des  défauts,  pour  la  voir  plus  empressée 
à  les  corriger. 

Après  m'être  occupé  longtemps  de  ces  réflexions  en  silence,  je  r.ai 
rompu  pour  les  lui  communiijuer.  Je  vois,  lui  ai- je  dit,  que  le  ciel  ré- 
compense la  vertu  des  mères  par  le  bon  naturel  des  enfants  ;  mais  ce 
bon  naturel  veut  être  cultivé.  C'est  dès  leur  naissance  que  doit  com- 
mencer leur  éducation.  Est-il  un  temps  plus  propre  à  les  former  que 
celui  oij  ils  n'ont  encore  aucune  forme  à  détruire'.'  si  vous  les  livrez  à 
eux-mêmes  dès  leur  enfance,  à  quel  âge  attendrez-vous  d'eux  de  la 
djcilité'.'  Quand  vous  n'auriez  rien  à  leur  apprendre,  il  faudrait  leur 
apprendre  à  vous  obéir.  Vous  apercevez-vous,  a  t-elle  répondu,  qu'ils 
nie  désobéissent?  Cela  serait  difficile,  ai-je  dit,  quand  vous  ne  leur 
commandez  rien.  Elle  s'est  mise  à  sourire  en  regardant  son  mari;  et, 
me  prenant  par  la  main,  elle  m'a  mené  dans  le  cabinet,  où  nous  pou- 
vions causer  tous  troiS'Sans  être  entendus  des  enfants. 

C'est  là  que,  m'expliquanl  à  loisir  ses  maximes,  elle  m'a  fait  voir  sous 
cet  air  de  négligence  la  plus  vigilante  attention  qu'ait  jamais  donnée  la 
tendresse  maternelle.  Longtemps,  m'a-t-elle  dit,  j'ai  pensé  comme  vous 
sur  les  instructions  prématurées;  et  durant  ma  prcinière  grossesse,  ef- 
frayée de  tous  mes  devoirs  et  des  soins  que  j'ainais  liiculol  à  remplir, 
j'en  parlais  souvent  à  M.  de  Wolmar  avec  in(|iiiriii(lr.  (Jnel  meilleur 
guide  pouvais-je  prendre  en  cela  qu'un  (d)serv:iiiiii  cilairé  qui  joignait 
a  l'intérêt  d'un  père  le  sang-froid  d'un  philosophe  ?  Il  remplit  et  passa 
mon  attente;  il  dissipa  mes  préjugés,  cl  m'a|i|iril  à  m'assurer  avec 
moins  de  peine  un  succès  beaucoup  plus  étendu.  Il  me  fit  sentir  que  la 
première  et  plus  importante  éducation,  celle  précisément  que  tout  le 
monde  oublie,  est  de  rendre  un  enfant  propre  à  être  élevé.  Une  erreur 
commune  à  tous  les  parents  qui  se  piquent  de  lumières  est  de  suppo- 
ser les  enfants  raisonnables  dès  leur  naissance,  et  de  leur  parler  comme 
à  des  bomnies  avant  même  qu'ils  saclient  parler.  La  raison  est  l'inslruiuent 

3u'on  pense  employer  à  les  instruire;  au  lieu  que  les  autres  instruments 
oivent  servir  à  former  celui-là,  et  que  de  toutes  les  instructions  pro- 
pres à  l'homme  celle  qu'il  acquiert  le  plus  tard  et  le  plus  difficilement 
est  la  raison  même.  En  leur  parlant  dès  leur  bas  âge  une  langue  qu'ils 
n'entendent  point,  on  les  accoutume  à  se  payer  de  mots,  à  en  payer  les 
autres,  à  contrôler  tout  ce  qu'on  leur  dit,  à  se  croire  aussi  sages  que 
Jeurs  maîires,  à  devenir  dispuleurs  et  mutins  ;  et  tout  ce  qu'on  pense 
obtenir  d'eux  par  des  motifs  raisonnables,  on  ne  l'obtient  en  effet  que 
par  ceux  de  crainte  et  de  vanité  qu'on  est  toujours  forcé  d'y  joindre- 

Il  n'y  a  point  de  patience  que  ne  lasse  enfin  l'enfant  qu'on  veut  éle- 
ver ainsi;  et  voilà  comment,  ennuyés,  rebutés,  excédés  de  l'éternelle 
importunité  dont  ils  leur  ont  donné  l'habitude  eiix-nicmes,  les  parents, 
ne  pouvant  plus  supporter  le  tracas  des  enfants,  sont  forcés  de  les 
éloigner  d'eux  en  les  livrant  à  des  maîtres  ;  comme  si  l'on  pouvait  ja- 
mais espérer  d'un  précepteur  plus  de  patience  et  de  douceur  que  n'en 
peut  avoir  un  père  1 

La  nature,  acontinué  Julie, veutquc  lesenfantssoientenfantsavantque 
d'être  hommes.  Si  nous  voulons  pervertir  cet  ordre,  nous  produirons 
des  fruits  précoces  qui  n'auront  ni  maturité  ni  saveur,  et  ne  larderont 
pas  à  se  corrompre  ;  nous  aurons  de  jeunes  docteurs  et  de  vieux  en- 
fants. L'enfance  a  des  manières  de  voir,  de  penser,  de  sentir,  qui  lui 
sont  propres.  Rien  n'est  moins  sensé  que  d'y  vouloir  substituer  les 
nôtres;  et  j'aimerais  autant  exiger  qu'un  enfant  eût  cinq  pieds  de  haut 
que  du  jugement  à  dix  ans. 

La  raison  ne  commence  à  se  former  qu'au  bout  de  plusieurs  années, 
et  quand  le  corps  a  pris  une  certaine  consistance.  L'intention  de  la 
nature  est  donc  que  le  corps  se  fortifie  avant  que  l'esprit  s'exerce.  Les 
enfants  sont  toujours  en  mouvement;  le  repos  et  la  réflexion  sont 
l'aversion  de  leur  âge  ;  une  vie  appliquée  et  sédentaire  les  empêche  de 
croître  et  de  profiter;  leur  esprit  ni  leur  corps  ne  peuvent  supporter 
la  contrainte.  Sans  cesse  enfermés  dans  une  chambre  avec  des  livres, 
ils  perdent  toute  leur  viguem-  ;  ils  deviennent  délicats,  faibles,  malsains, 
plutôt  hébétés  que  raisonnables  ;  et  l'àrae  se  sent  toute  la  vie  du  dépé- 
rissement du  corps. 
Quand  toutes  ces  instructions  prématurges  pro)ileraient  à  leur  juge- 


ment autant  qu'elles  y  nuisent,  encore  y  aurait-il  un  très-grand  incon- 
vénient à  les  leur  donner  indistinctement  et  sans  égard  à  celles  qui  con- 
viennent par  préférence  au  génie  de  chaque  enfant.  Outre  la  constitution 
commune  à  l'espèce,  chacun  apporte  en  naissant  un  tempérament 
particulier  qui  détermine  son  génie  et  son  caractère,  et  qu'il  ne  s'agit 
ni  de  changer  ni  de  contraindre,  mais  de  former  et  de  perfectionner. 
Tous  les  Caractères  sont  bons  et  sains  en  eux-mêmes,  selon  M.  de  Wol- 
mar. —  Il  n'y  a  point,  dit-il,  d'erreurs  dans  la  nature  ;  tous  les  vices 
qu'on  impute  au  naturel  sont  l'effet  des  mauvaises  formes  qu'il  a  reçues. 
Il  n'y  a  point  de  scélérat  dont  les  penchants  mieffx  dirigés  n'eussent 
produit  de  grandes  vertus.  Il  n'y  a  point  d'esprit  faux  doiit  on  n'eût 
lire  des  talents  utiles  en  le  prenant  d'un  certain  biais,  comme  ces  figures 
diflormcs  et  monslrueuses  qu'on  rend  belles  et  bien  proportionnées  en 
les  mettant  à  leur  point  de  vue.' Tout  concourt  au  bien  coinniun  dans 
le  système  universel.  Tout  homme  a  sa  place  assignée  dans  le  meilleur 
ordre  des  choses  ;  il  s'agit  de  trouver  cette  place  et  de  ne  pas  pervertir 
cet  ordre.  Qu'arrive-t-il  d'une  éducation  commencée  dès  le  berceau  et 
toujours  sous  une  même  formule,  sans  égard  à  la  prodigieuse  diversité 
des  esprits?  Qu'on  donne  à  la  plupart  des  instructions  nuisibles  ou  dé- 
placées, qu'on  les  prive  de  celles  qui  leur  conviendraient,  qu'on  gêne  de 
toutes  parts  la  nature,  qu'on  efface  les  grandes  qualités  de  l'àme  pour 
en  substituer  de  petites  et  d'apparentes  qui  n'ont  aucune  réalité;  qu'en 
exerçant  indistinctement  aux  mêmes  choses  tant  de  talents  divers,  on 
efface  les  uns  par  les  autres,  on  les  confond  tous  ;  qu'après  bien  des 
soins  perdus  à  gâter  dans  les  enfants  les  vrais  dons  de  la  nature,  on 
voit  bientôt  ternir  cet  éclat  passager  et  frivole  qu'on  leur  préfère,  sans 
que  le  naturel  étouffé  revienne  jamais  ;  qu'on  perd  à  la  fois  ce  qu'on  a 
détruit  et  ce  qu'on  a  fail;  qu'enfin,  pour  le  prix  de  tant  de  peine  in- 
discrètement prise,  tous  ces  petits  prodiges  deviennent  des  espriissaus 
force  et  des  hommes  sans  mérite,  uniquement  remarquables  par  leur 
faiblesse  et  par  leur  inutilité. 

■<-  J'entends  ces  maximes,  ai-je  dit  à  Julie;  mais  j'ai  peine  à  les  accor- 
der avec  vos  propres  sentiments  sur  le  peu  d'avantage  qu'il  y  a  de 
développer  le  génie  et  les  talents  naturels  de  chaque  individu,  soit 
pour  son  propre  bonheur,  soit  pour  le  vrai  bien  de  la  société.  Ne  vaut-il 
pas  infiniment  mieux  former  un  parfait  modèle  de  l'homme  raisonnable 
et  de  l'honnête  homme,  puis  rapprocher  chaque  enfant  de  ce  modèle 
par  la  force  de  l'éducation,  en  excitant  l'un,  en  retenant  l'autre,  en  ré- 
prituant  les  passions,  en  perfectionnant  la  raison,  en  corrigeant  la  na- 
ture?...—  Corriger  la  nature!  a  dit  Wolmar  en  m'interrompant ;  ce 
mot  est  beau,  mais  avant  que  de  l'employer  il  fallait  répondre  à  ce  que 
Julie  vient  de  vous  dire. 

Une  réponse  très-péremptoire,  à  ce  qu'il  me  semblait,  était  de  nier 
le  principe  ;  c'est  ce  que  j'ai  fait.  Vous  supposez  toujours  que  cette  di- 
versité d'esprits  et  de  génies  qui  distingue  les  individus  est  l'ouvrage 
de  la  nature  ;  et  cela  n'est  rien  moins  qu'évident.  Car  enfin,  si  les  es- 
prits sont  différents,  ils  sont  inégaux  ;  et  si  la  nature  les  a  rendus  iné- 
gaux, c'est  en  douant  les  uns  préférablement  aux  autres  d'un  peu  plus 
de  finesse  de  sens,  d'étendue  de  mémoire  ou  de  capacité  d'attention. 
Or,  quant  aux  sens  et  à  la  mémoire,  il  est  prouvé  par  l'expérience  que 
leurs  divers  degrés  d'étendue  et  de  perfection  ne  sont  point  la  mesure 
de  l'esprit  des  hommes  ;  et  quant  à  la  capacité  d'attention,  elle  dépend 
uniquement  de  la  force  des  passions  qui  nous  animent  ;  et  il  est  encore 
prouvé  que  tous  les  hommes  sont  par  leur  nature  susceptibles  de  pas- 
sions assez  fortes  pour  les  douer  du  degré  d'attention  auquel  est  atta- 
chée la  supériorité  de  l'esprit. 

Que  si'  la  diversité  des  esprits,  au  lieu  de  venir  de  la  nature,  était, 
un  effet  de  l'éducation ,  c'est-à-dire  des  diverses  idées ,  des  divers 
sentiments  qu'excitent  en  nous  <lès  l'enfance  les  objets  qui  nous  frap- 
pent, les  circonstances  où  nous  nous  trouvons,  et  toutes  les  impres- 
sions que  nous  recevons  ;  bien  loin  d'attendre  pour  élever  les  enfants 
qu'on  connût  le  caractère  de  leur  esprit,  il  faudrait  ,iu  contraire  se  hâ- 
ter de  déterminer  convenablement  ce  caractère  par  une  éducation  pro- 
pre à  celui  qu'on  veut  leur  donner. 

A  cela  il  m'a  répondu  que  ce  n'était  pas  sa  méthode  de  nier  ce  qu'il 
voyait  lorsqu'il  ne  pouvait  l'expliquer.  Ilegardez,  m'a-t-il  dit,  ces  deux 
chiens  qui  sont  dans  la  cour  ;  ils  sont  de  la  même  portée,  ils  ont  été 
nourris  et  traités  de  même,  ils  ne  se  sont  jamais  quittés  ;  et  cependant 
l'un  d'eux  est  vif,  gai,  caressant,  plein  d'intelligence  ;  l'autre,  lourd, 
pesant,  hargneux,  et  jamais  on  n'a  pu  lui  rien  apprendre.  La  seule  dif- 
iërence  des  tempéraments  a  produit  en  eux  celle  des  caractères,  comme 
la  seule  différence  de  l'organisation  intérieure  produit  en  nous  celle 
des  esprits;  tout  le  reste  a  été  semblable...  Semblable?  ai-je  inter- 
rompu ;  quelle  différence  !  Combien  de  petits  objets  ont  agi  sur  l'un  et 
non  pas  sur  l'autre!  combien  de  petites  circonstances  les  ont  frappés 
diversement  sans  que  vous  vous  en  soyez  aperçu!  Bon!  a-t-il  repris, 
vous  voilà  raisonnant  comme  les  astrologues.  Quand  on  leur  opposait 
que  deux  hommes  nés  sons  le  même  aspect  avaient  des  fortunes  si  di- 
verses, ils  rejetaient  bien  loin  celte  ideniiié.  Ils  soutenaierit  que,_  vu  la 
rapidité  des  cieux,  il  y  avait  une  distance  immense  du  thème  de  l'un  de 
ces  honunes  à  celui  de  l'autre,  et  que,  .'i  l'on  eût  pu  marquer  les  deux 
inslanis  précis  de  leurs  naissances,  l'objection  se  fût  tournée  en  preuve. 

Laissons ,  je  vous  prie ,  toutes  ces  subtilités  ,  et  nous  en  tenons  à 
l'observation.  Elle  nous  apprend  qu'il  y  a  des  caractères  qui  s'annon- 
cent presque  en  naissant,  el  des  enfants  qu'on  peut  étudier  sur  le  sein 


I 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


119 


do  leur  iiouiTice.  (Ictix-là  l'ont  une  classe  à  part,  el  s'élèvent  en  coni- 
nicnçniit  île  vivre  ;  in;iis,  ()n:uit  aux  anires  qui  se  développent  moins 
vite,  vouloir  loriner  leur  esprit  avant  île  le  counaitrc;,  e'est  s'exposer  à 
gâter  II'  liii Ml  i|!ie  la  nature  a  l'ait,  et  à  taire  plus  mal  à  sa  place.  l'Iatou, 
voire  iiKiiir,',  ne  soiilenail-il  pas  cpie  loni  le  savoir  luunaiu,  (onle  la 
plillos(i|iliic  ne  pouvait  tirer  d'une  àmc  humaine  (|ue  ce  (pie  la  nature 
y  avait  mis,  comme  toutes  les  opérations  clilniiipies  n'ont  jamais  tire 
d'aiieiiii  mixte  (pi'antaiit  d'or  qu'il  en  contenait  déjà'?  (,'ela  n'est  vrai  ni 
de  nos  sentinients  ni  de  nos  idées;  mais  ;:ela  est  vrai  de  nos  disposi- 
tions à  les  acquérir,  l'oiir  dianger  un  esprit,  il  l'aiidrait  clianiier  l'orga- 
nisation intérieure  ;  pour  elianger  un  caractère,  il  faudrait  changer  le 
tenipérainent  dont  il  dépend.  Aver.-vous  jamais  oui  dire  qu'un  emporté 
soit  devenu  phle^inatiipu;,  et  qu'un  esprit  méthodique  et  froid  ail  ac- 
quis de  l'imagiiiaiion?  Pour  moi,  je  trouve  qu'il  serait  tout  aussi  aisé  de 
faire  un  hluiid  d  un  lirun,  cl  d'un  sol  un  lioinine  d'es|irit.  t^'est  donc  en 
vain  qu'on  |irélen(lrait  refondre  les  divers  esprits  sur  un  mudéle  coni- 
iiiuii.  On  peut  les  conli  aindre  et  non  les  changer  :  on  peut  empêcher  les 
hommes  de  se  montrei'  tels  (pi'ils  sont,  mais  non  les  faire  devenir  au- 
tres ;  et  s'ils  se  (It'guisi'iit  dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie,  vous  les 
verrez  dans  toutes  les  occasions  importantes  ropieiidre  leur  caractère 
originel,  cl  s'y  livrer  avec  d'anlanl  moins  de  règle,  (pi  ils  n'en  connais- 
sent plus  eni.Tî'y  livrant.  Encore  une  fois,  il  ne  s'agit  point  de  changer 
le  caractère  et  de  plier  le  nainrel,  mais  an  contraire  de  le  pmisser  aussi 
loin  qu'il  peut  aller,  de  le  cultiver,  el  d'empêcher  qu  il  ne  dégénère; 
car  c'est  ainsi  qu'un  homme  devient  tout  ce  qu'il  peul  cire,  et  que  l'ou- 
vrage de  la  nature  s'acliève  en  lui  par  l'éducation.  Or,  avant  de  culti- 
ver le  caractère,  il  faut  l'étudier,  attendre  paisiblement  qu'il  se  montre, 
lui  fournir  les.  occasions  de  se  montrer,  et  toujours  s'abstenir  de  rien 
faire  plutôt  que  d'agir  mai  à  propos.  A  tel  génie  il  faut  donner  des  ailes, 
à  daulrcs  des  entraves;  l'un  veut  cire  pressé,  l'antre  retenu;  riin  veut 
qu'on  le  llaile,  l'autre  qu'on  l'iniimide:  il  faudrail  tantôt  éclairer,  tan- 
tôt abrutir,  fel  homme  est  fait  pour  porter  la  connaissance  humaine 
jusqu'à  son  dernier  terme;  à  tel  autre,  il  est  même  funeste  de  savoir 
lire.  Attendons  la  première  étincelle  de  la  raison  ;  c'est  elle  qui  fait  sor- 
tir le  caractère  el  lui  donne  sa  véritable  forme  ;  c'est  par  elle  aussi 
qu'on  le  cultive,  et  il  n'y  a  point  avant  la  raison  de  véritable  éducation 
pour  riiomme. 

(Jnanl  aux  maximes  de  Julie  que  vous  mettez  en  opposition,  je  ne 
sais  ce  que  vous  y  voyez  de  contradieioire  :  pour  moi,  je  les  trouve  par- 
failement  d'accord;  chaque  homme  apporte  en  naissant  nu  caractère, 
un  génie,  el  des  talents  qui  lui  sont  propres.  Ceux  qui  sont  destinés  à 
vivre  dans  la  simplicilé  champèlre  n'ont  pas  besoin,  pour  être  heureux, 
dudévcloppenieiit  de  leurs  facultés,  et  leurs  talents  enfouis  sont  comme 
les  niiiies  d'or  du  Valais  que  le  bien  public  ne  perinel  pas  qu'on  ex- 
ploite. Mais  dans  l'état  civil,  on  l'on  a  moins  besoin  de  bras  que  de 
lêlcs.  et  où  chacun  doit  compte  à  soi-même  et  aux  autres  de  tout  son 
prix,  il  importe  d'apprenilre  à  tirer  des  hommes  tout  ce  que  la  nature 
leur  a  donné,  à  les  diriger  du  côté  où  ils  peuvent  aller  le  plus  loin,  et 
surtout  à  nourrir  leurs  inclinations  de  tout  ce  qui  peut  les  rendre  utiles. 
iJaiis  le  premier  cas,  on  n'a  d'égard  qu  à  l'espèce,  chacun  fait  ce  que 
font  tous  les  antres  ;  rexemple  est  la  seule  règle,  l'habitude  est  le  seul 
talent  ;  et  nul  n'exerce  de  sou  Ame  que  la  partie  cominune  à  tous.  Dans 
le  second,  on  s'applique  à  l'individu,  à  l'homme  en  général  ;  un  ajoute 
en  lui  tout  ce  ((u'il  peut  avoir  de  plus  'qu'un  autre  ;  on  le  suit  aussi  loin 
que  la  iialuic  le  mène,  et  l'on  en  fera  le  plus  grand  des  hommes  s'il  a 
ce  qu'il  faut  pour  le  devenir.  Ces  maximes  se  contredisent  si  peu,  que 
la  pratique  en  est  la  même  pour  le  premier  âge.  N'instruisez  point  l'en- 
fant du  villageois,  car  il  ne  lui  convient  pas  d'être  instruit.  N'instruiseï 
pas  reiifaiil  du  citadin,  car  vous  ne  savez,  encore  quelle  instruction  lui 
convient.  Kn  tout  état  de  cause,  laissez  former  le  corps  jusqu'à  ce  que 
la  raison  coimiieiiee  à  poindre  ;  alors  c'est  le  moment  de  la  cultiver. 

Tout  cela  me  paraîtrait  fort  bien,  ai-je  dit,  si  je  n'y  voyais  un  incon- 
véiiieni  qui  nuit  fort  aux  avantages  que  vous  attendez  de  celle  mé- 
thode; c'est  (le  laisser  prendre  aux  enfants  mille  mauvaises  habitudes 
qu'on  ne  prévient  ipie  par  les  bonnes.  Voyez  ceux  qu'on  abandonne  à 
eux-mêmes,  ils  conlracteiit  bientcM  tous  les  défauts  doul  l'exemple 
trappe  leurs  yeux,  parce  que  cci  exemple  est  commode  à  suivre,  el 
n'imilenl  jamais  le  bien,  (|ni  coilte  plus  à  pratiquer.  Aceoutumés  à  tout 
obtenir,  à  faire  en  toute  occasion  leur  indiscrète  volonté,  ils  devien- 
nent mutins,  lèlus,  indomptable...  Mais,  a  repris  M.  de  Wolmar,  il  me 
semble  (|ue  vous  avez  remarqué  le  contraire  dans  les  nôtres,  el  que 
c'est  ce  qui  a  donné  lieu  à  cet  entreli^Mi.  ,1e  l'avoue,  ai-je  dit,  et  c'est 
précisément  ce  qui  m'étonne.  (Jii'a.i-elle  fait  pour  les  rendre  dociles'/ 
connnent  s'y  est-elle  prise'?  ipi'a-t-elle  substitué  au  joug  de  la  disci- 
pliiii  ?  Unjoug  bien  plus  inlU'xible.  a-i-il  dit  à  l'insiant,  cehii  do  la 
nécessité.  iVlais,  en  vous  délaiUantsa  condiiiie,  elle  vous  fera  mieux  en- 
tendre ses  vues.  Alors  il  l'a  cngaijée  à  m'expliqiier  sa  mélhode  ;  cl, 
après  une  courte  pause,  voici  à  peu  près  comme  elle  m'a  parlé. 

Heureux  les  enfants  bien  nés.  mon  aimable  ami!  .le  ne  présume  pas 
aiitaiil  di;  nos  soins  que  M.  de  Wolmar.  Malgré  ses  maximes,  je  doute 
qu'on  puisse  jamais  tuer  un  bon  parli  d'un  'mauvais  caractère,  et  que 
tout  naliiiil  |imssi'  cire  louroe  à  bien;  mais,  an  surplus,  convaincue 
de  la  boule  de  sa  iiicihode,  je  lâche  d'y  conformer  en  lout  ma  conduite 
dans  le  gouvcrncmem  de  la  làûiille.  Ma  première  espérance  est  que  des 
uicchanis  ne  seront  pas  sortis  de  mou  sein  ;  la  seconde  esi  d'élever 


assez  bien  les  enfants  que  Dieu  m'a  donnés,  sous  la  direciion  de  leur 
père,  pour  qu'ils  aient  un  jour  le  bonlutiir  de  lui  ressembler.  J'ai  tâche 
pour  cela  de  m'appioprier  les  règles  (pi'il  m'a  prescrites,  en  leur  don- 
iiaiil  un  princi|ie  moins  philosopliicpie  cl  plus  convenable  à  l'amour  ma- 
ternel ;  c'est  de  voir  mes  enfants  heureux. 

i:e  fut  le  premier  vo'u  de  mon  cœur  eu  portant  le  doux  nom  de  mère, 
el  tous  les  soins  lir,  mes  jours  sont  destinés  à  l'accomplir.  La  première 
fois  que  je  lins  mon  (ils  aiiié  dans  mes  bras,  je  songeai  ipie  reiifance 
est  presipie  un  quart  des  plus  longues  vies,  qu'on  parvient  rarement 
«ux  liois  autres  quarts,  el  que  c'est  une  bien  cruelle  prudence  de  ren- 
dre celle  première  portion  malheureuse  pour  assurer  le  bonlienr  du 
reste  ,  ipii  peut-être  ne  viendra  jamais.  Je  songeai  que,  durant  la  fai- 
blesse du  premier  âge,  la  naiure  assujetti  les  enfants  de  tant  de  ma- 
nières, qu'il  est  barbare  d'ajouter  à  cet  assujeltisscment  lempire  de 
nos  caprices,  eu  leur  (>tant  une  liberté  si  bornée,  el  dont  il»  peuvent 
si  peu  abuser.  Je  résolus  d'épargner  au  mien  toule  contrainte  autani 
qu'il  serait  possible,  d(^  lui  laisser  tout  l'usage  de  ses  petites  forces,  ci 
de  ne  gêner  en  lui  nul  des  mouvements  de  la  nature.  J'ai  déjà  gagné  à 
cela  deux  grands  avanlages;  l'un,  décarter  de  son  àme  naissante  le 
mensonge ,  la  vanilé ,  la  colère ,  l'envie ,  en  un  mot  tous  les  vices  qui 
naissent  de  l'esclavage,  el  qu'on  est  contraint  de  fomenter  dans  les  en- 
fants pour  obtenir  d'eux  ce  qu'on  en  exige  ;  l'autre,  de  laisser  fortilier 
librement  son  coi  ps  par  l'exercice  conliuiiel  que  l'instinct  lui  demande. 
Accoutumé  tout  comme  les  paysans  à  courir  tête  nue  au  soleil,  au  froid, 
à  s'cssoulller,  à  se  mettre  en  sueur,  il  s'endurcit  comme  eux  aux  in- 
jures de  l'air,  el  se  rend  plus  robuste  en  vivant  plus  content.  C'est  le 
cas  de  songer  à  l'âge  d'homme  et  aux  accidents  de  rhumaniié.  Je  vous 
l'ai  déjà  dit,  je  crains  celle  pusillanimité  meuriiière  qui,  à  force  de  dé- 
licatesse et  de  soins ,  alTaiblil ,  efféminé  un  enfant ,  le  lourmente  par 
une  éternelle  contrainte,  l'encbaine  par  mille  vaines  précautions,  enfin 
l'expose  pour  toute  sa  vie  aux  périls  inévitables  dont  elle  veut  le  pré- 
server un  moment,  et,  pour  lui  sauver  quelques  rhumes  dans  sou  en- 
fance, lui  pri'pare  de  loin  des  lliixions  de  poitrine,  des  pleurésies,  des 
coups  de  soleil,  el  la  mort  étant  grand. 

Ce  qui  donne  9ux  enfants  livrés  à  eux-mêmes  la  plupart  des  défauts 
dont  vous  parliez,  c'est  hirsiiue,  non  conleiits  de  faire  leur  propre  vo- 
lonté, ils  la  font  encore  faire  aux  autres,  et  cela  par  l'insensée  indul- 
gence des  mères  à  qui  l'on  ne  coinpiait  qu'en  servant  toutes  les  fan- 
taisies de  leurs  enfants.  Mon  ami,  je  me  llattc  que  vous  n'avez  rien  vu 
dans  les  miens  qui  sentit  l'empire  et  l'autorité .  même  avec  le  dernier 
domestique,  et  que  vous  ne  m'avez  pas  vue  non  plus  ap|daudir  eu  se- 
cret aux  fausses  complaisances  qu'on  a  pour  eux.  C'est  ici  que  je  crois 
suivre  une  route  nouvelle  el  sûre  pour  rendre  à  la  fois  un  enfant  libre, 
paisible ,  caressaiit,  docile ,  et  cela  par  un  moyeu  fort  simple ,  c'est  de 
le  convaincre  qu'il  n'est  qu'un  enfant. 

A  considérer  l'enfance  eu  elle-même,  y  a-l-il  au  monde  un  être  plus 
faible,  plus  misérable,  plus  à  la  merci  de  tout  ce  qui  reuvironue,  qui 
ait  si  grand  besoin  de  pitié,  d'amour,  de  protection,  qu'un  enfant?  .Ne 
semble-l-il  pas  que  c'est  pour  cel.i  que  les  premières  voix  qui  lui  sont 
suggérées  par  la  nature  sont  les  cris  cl  les  plaintes;  qu'elle  lui  a  donné 
une  ligure  si  douce  el  un  air  si  touchant ,  alin  que  tout  ce  qui  l'appro- 
che s'inléresse  à  sa  faiblesse  et  s'empresse  à  le  secourir?  t,lu'y  a-t-il 
donc  de  plus  choquanl,  de  plus  coniraire  à  l'ordre,  que  de  voir  un  en- 
fant, impérieux  et  mutin  ,  cominauder  à  tout  ce  qui  l'enioiire,  prendre 
impudeiiimeni  un  ton  de  inaitre  avec  ceux  qui  n'ont  qu'à  l'abaudonner 
pour  le  faire  périr,  et  d'aveugles  parents,  approuvant  celle  aud.ae, 
l'exercer  à  devenir  le  lyrau  de  sa  nourrice,  eu  alleudaui  ([u'il  devicune 
le  leur? 

(Juaul  à  moi,  je  n'ai  rien  épargné  pour  éloigner  de  mou  lils  la  dange- 
reuse image  de  l'empire  de  la  servitude  ,  et  pour  ne  jamais  lui  dunner 
lieu  de  penser  qu  il  fût  plutôt  servi  par  devoir  que  par  pitié.  Ce  poiut 
est  peut-être  le  plus  diflieile  et  le  plus  impoiiant  de  toute  l'éducation  ; 
et  c'est  un  détail  ipii  ne  finirait  point  que  celui  de  toutes  les  précau- 
tions qu'il  m'a  fallu  prendre  pour  prévenir  en  lui  cet  instinct  si  prompt 
à  distinguer  les  services  merceiiaiies  des  domestiques  de  la  it-udressc 
des  soins  niaiernels. 

L'un  des  principaux  moyens  que  j'aie  employés  a  été,  comme  je  vous 
l'ai  dit,  de  le  bien  convaincre  de  l'impossibiliié  où  le  tient  sou  âge  de 
vivre  sans  notre  assistance.  Après  quoi  je -n'ai  pas  eu  peine  à  lui  mon- 
trer que  tous  les  secours  qu'on  est  forcé  de  recevoir  d'autrui  sont  des 
actes  de  dépendance  ;  que  les  domestiques  ont  une  véritable  supériorité 
sur  lui .  en  ce  qu'il  ne  saurait  se  passer  d'eux  .  tandis  qu'il  ne  leur  est 
bon  à  rien  :  de  sorte  que,  bien  loin  de  tirer  vanilé  de  leurs  services  ,  il 
les  re<,'oii  avec  une  sorte  d'Iiuiuiliation ,  comme  un  témoignage  de  sa 
faiblesse,  el  il  aspire  ardemment  an  temps  où  il  sera  assez  grand  el  assez 
fort  pour  avoir  I  honneur  de  se  servi-r  lui-même. 

Ces  idées ,  ai-je  dit ,  seraient  difficiles  à  établir  dans  des  maisons  on 
le  père  et  la  mère  se  font  servir  comme  des  enf.mts  :  mais  dans  celle-ci. 
où  chacun  ,  à  commencer  par  vous,  a  ses  fonctions  à  remplir,  et  où  le 
rapport  des  valets  aux  maîtres  u'esl  ipiun  ei  liante  perpétuel  de  ser- 
vices et  de  soins ,  je  ne  crois  pas  lel  elablissemeni  impossible.  Cepen- 
dant il  me  reste  à  concevoir  eoimnent  des  enfants  accoutumes  à  voir 
prévenir  leurs  besoins  n'eiendent  pas  ce  droit  à  leurs  fantaisies,  ou 
commeut  ils  ne  soufireni  pas  quelquefois  de  l'humeur  d'un  domestique 
qui  traitera  de  fantaisie  uu  véritable  besoin. 


120 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


Mon  ami,  a  repris  madame  deWolmar,  une  mère  peu  e'clairée  se  fait 
d's  inouslres  de  tout.  Les  vrais  besoius  sont  Iics-Ikh  ms  iIiéhs  les  en- 
fants comme  dans  les  lioinines,  et  l'ou  doit  plus  irL;;ii(lrr  :i  \a  diuée  du 
bien-être  qu'au  bieu-èlre  duu  seul  moment.  1'iiim/-vous  iiu'uu  enfant 
qui  n'est  point  gêné  puisse  assez  souffiir  de  l'humeur  de  sa  gouveniaule, 
sous  les  yeux  d'une  mère,  pour  être  ineouunodé?  Vous  supposez  des 
incouvénieuls  qui  naissent  de  vices  déjà  contractes,  sans  songer  que  tous 
mes  soins  ont  été  d'empèelier  ces  vices  de  naître.  Naturellement  les 
femmes  aiment  les  enfauts.  La  mésintelligence  ne  s'élève  entre  eux  que 
quand  l'un  veut  assujettir  l'autre  à  ses  caprices  Or,  cela  ne  peut  arri- 
ver ici,  ni  sur  l'enfant  dont  ou  n'exige  rien,  ni  sur  la  gouveruaute  à  qui 
l'enfant  n'a  rien  à  commander.  J'ai  suivi  en  cela  tout  le  contre-pied  des 
autres  lueres,  qui  font  semblant  de  vouloir  i|ue  l'enfant  obéisse  au  do- 
mesli(iue.  et  veulent  en  effet  que  le  domestique  obéisse  à  l'enfaul.  Per- 
sonne ici  ne  commande  ni  n'obéit;  mais  l'enfant  n'obtient  jamais  de  ceux 
qui  ra|iproelienl  qu'autant  de  roin|ilaisanee  (|u'il  en  a  |iour  eux.  l'ar  là, 
sentant  qu'il  n'a  sur  tout  ce  qui  l'euvininne  d'autre  anloiile  que  celle  de 
la  bienveillance,  il  se  rend  docile  el  eoinpiaisaut;  en  clierehant  à  s'at- 
tacher les  cœurs  des  autres,  le  sien  s'attache  à  eux  à  son  tour  :  car  on 
aime  eu  se  faisant  aimer;  c'est  l'infaillible  effet  de  l'ainour-propre;  et 
de  cette  affection  réciproque,  née  de  l'égaliié,  résultent  sans  effort  les 
bonnes  qualités  qu'on  prêche  sans  cesse  à  tous  les  enfauts,  sans  jamais 
en  obtenir  aucune. 


frouls  et  de  déplaisirs.  Or  je  voudrais  bien  sauver  à  mon  fils  celte 
seciinde  et  mortifiante  éducation,  en  lui  donuaut  par  la  première  une 
jilus  juste  opinion  des  choses.  J'avais  d  abord  résolu  de  lui  accorder 
tout  ce  qli'il  demanderait,  persuadée  ipie  les  premiers  mouvements  de 
la  nature  sont  toujours  bons  et  salutaires.  Mais  je  n'ai  pas  tardé  de 
comutitre  qu'eu  se  faisant  un  droit  d'être  obéis,  les  enfants  .sortaient 
de  l'état  de  nature  presque  en  naissant,  et  contractaient  nos  vices 
par  notre  exemple,  les  leurs  par  notre  indiscrétion.  J'ai  vu  que,  si 
je  voulais  contenter  toutes  ses  fantaisies,  elles  croîtraient  avec  ma 
ionq)laisance;  qu'il  y  aurait  toujours  un  point  où  il  faudrait  s'arrêter, 
et  où  le  refus  lui  deviendrait  d'autant  plus  sensible  qu'il  y  serait  moins 
accoutumé.  Ne  pouvant  donc,  en  attendant  la  raison,  lui  sauver  tout 
chagrin,  j  ai  préféré  le  moindre  et  le  plus  ,tôt  passé.  Pour  qu'un  refus 
lui  li'u  iiiiiins  cruel,  je  l'a  plié  d'abord  au  refus;  et,  pour  lui  épargner  de 
l()nL;s  déplaisirs,  des  lamentations,  des  mutineries,  j'ai  rendu  tout  refus 
irrévocable.  Il  est  vrai  que  j'en  fais  le  moins  que  je  puis  et  j'y  re- 
garde à  deux  fois  avant  que  (l'eu  venir  là.  Tout  ce  qu'on  lui  ac- 
corde est  accordé  sans  condition  dès  la  première  demande,  et  l'on 
est  tres-indnlj;enî  là -dessus  :  mais  il  n'obtient  jamais  rien  par  impor- 
tnniii'.-  les  pli'urs  cl  les  llalteries  sont  également  inutiles.  Il  en  est  si 
coinaiueu,  qu'il  a  resse  de  les  employer;  du  premier  mot  il  prend  son 
parti,  et  ne  se  tourmente  pas  plus  de  voir- fermer  un  cornet  de  bon- 
bons qu'il  voudrait  manger,  qu'envoler  un  oiseau  qu'il  voudrait  tenir; 


Tenipcte  sur  ie  lac  de  Genève.  —  let.  xiii. . 


J'ai  pensé  que  la  partie  lapins  essentielle  del'éducaiinn  d'un  enfant, 
celle  dont  il  n'est  jamais  question  dans  les  éducations  le~-  plus  sui^nees. 
c'est  de  lui  bien  faire  sentir  sa  misère,  sa  faiblesse,  sa  (li|r  iei.ii](  ■■  el 
comme  vois  a  dit  mon  mari,  le  pesant  joug  de  la  nécessite  ipie  la  na- 
ture impose  à  l'homiue;  et  cela,  non-seulement  afin  qu'il  soil  sensible 
à  ce  qu'on  fait  pour  lui  alléger  ce  joug,  mais  surtout  afin  qu'il  connaisse 
de  bonne  heure  en  quel  rang  l'a  placé  la  Providence,  qu'il  ne  s'élève 
point  au-dessus  de  sa  portée,  et  que  rien  d'humain  ne  lui  semble  étran- 
ger à  lui 

Induits  dès  leur  uaisiauce  par  la  mollesse  dans  laquelle  ils  sont 
nourris,  par  les  égards  que  tout  le  iiioude  a  pour  eux,  par  la  facilité 
d  obtenir  tout  ce  qu'ils  désirent,  à  penser  que  ttmt  doit  cédsr  à  leurs 
fantaisies,  lesjeunes  gens  entrent  dans  le  monde  avec  cet  impertinent 
préjugé,  et  souvent  ils  ne  s'en  corrigent  qu'à  force  d'bumiliatio  's.  d'af- 


car  il  sent  la  même  impossibilité  d'avoir  l'un  et  l'autre.  Il  ne  voit  rien 
dans  ce  qu'on  lui  ôte,  sinon  qu'il  ne  l'a  pu  garder,  ni  dans  ce  qu'on  lui 
refuse,  sinon  qu'il  n'a  pu  l'obtenir;  et,  loin  de  battre  la  table  contre  la- 
quelle il  se  blesse,  il  ne  battrait  pas  la  personne  qui  lui  résiste.  Dans 
tout  ce  qui  le  cbai;rine  il  sent  lempire  de  la  nécessité,  l'effet  de  sa 
propre  faiblesse,  jamais  l'ouvrage  du  mauvais  vouloir  d'autrui..!  Un 
moment,  dit-elle  un  peu  vivement,  voyant  que  j'allais  répoudre,  je 
pressens  votre  objection;  j'y  vais  venir  à  l'instant. 

Ce  qui  nourrit  les  criailleries  des  enfants,  c'est  l'attention  qu'on  y 
fait,  soit  pour  leur  céder,  soit  pour  les  contrarier.  Il  ne  leur  faut  (|uel- 
quefois  pour  pleurer  tout  un  jour  que  s'apercevoir  qu'on  ne  veut  pas 
qu'ils  pleurent.  Qu'on  les  flatte  ou  qu'on  les  menace,  les  moyens  (pi'on 
prend  pour  les  faire  taire  sont  tous  pernicieux,  et  presque  toujours  sans 
effet.  Tant  qu'on  s'occupe  de  leurs  pleurs,  c'est  une  raison  pour  eux  de 


LA  NOUVELLE  HÉLOISK. 


121 


les  conlimier;  m<iis  ils  s'en  corrigent  bientôt  qiiiiiiii  ils  voicul  (prou  n  y 
prend  pas  garde  ;  car,  grands  et  petits,  nul  n'aime  à  iirciiilri'  une  pcini' 
inntile.  Voilà  précisément  ce  qui  est  arrivé  à  mon  aine,  i.'i'iait  (raliiinl 
un  petit  criard  qui  étourdissait  tout  le  monde  ;  et  vous  êtes  témoin 
qu'on  ne  l'entend  pas  plus  à  présent  dans  la  maison  que  s'il  n'y  avait 
point  d'enrant.  Il  pleure  (|nand  il  souffre  ;  c'est  la  voix  de  la  iiaKne, 
(pi'il  ne  faut  jamais  conlraindrc  ;  mais  il  se  tait  à  l'instant  (pi'il  w  souf- 
fre pins.  Aussi  fais-jc  uni'  lres-j;ian(li'  attention  à  ses  plrnis,  liii'ii  sùie 
(pi'il  n'en  veise  jamais  en  vain.  .le  ^aj^ne  à  cela  de  savoii'  à  point  iKim- 
nié  (piand  il  seul  ilc  la  doiiU^ur  et  ({uaiid  il  n'en  sent  pas;  quand  il  se 
porte  l)ieu  et  quand  il  est  malade'  ;  avauta^ic  qu'on  perd  avec  ceux  qui 
plement  par  fantaisie  cl  senlemiiil  pour  sr  faire  apaiser.  An  reste,  j'a- 
voue (|uc  ce  point  n'est  pas  facile  à  (iliicnii  des  iioiuTiees  et  des  gou- 
vernantes :  car  connne  rien  n'est  plus  rnMu\cn\  (pie  d'entendre  tou- 
jours lanLcnter  un  enfant,  et  que  ces  liomies  fcuimcs  ne  voient  jamais 
que  l'instanl  présent,  elles  ne  sonfjenl  pas  qu'à  faire  taire  lenf.int  au- 
jourd'hui, il  eu  pleurera  demain  davantage.  Le  pis  est  que  l'olislinaliein 
qu'il  contracte  tire  à  conséquence  dans  un  âge  avancé.  La  même  cause 
qui  le  rend  criard  à  trois 
ans  le  rend  mutin  à  dou- 
ze, querelleur  à  vingt, 
impérieux  à  trente,  et  in- 
supportable toute  sa  vie. 

Je  viens  maintenant  à 
vous,  me  dit-elle  en  sou- 
riant. Dans  tout  ce  qu'on 
accorde  aux  enfants,  ils 
voient  aisément  le  désir 
de  leur  complaire;  dans 
tout  ce  qu'on  en  exige 
ou  qu'on  kuir  refuse,  ils 
doivent  siqjposer  des  rai- 
sons sans  les  demander. 
C'est  un  autre  avantage 
qu'on  gagne  à  tiser  avec 
eux  d'autorité  plutôt  que 
de  persuasion  dans  les 
occasions  nécessaires  ; 
car,  comme  il  n'est  pas 
possible  qu'ils  n'aperçoi- 
vent quelquefois  la  rai- 
son qu'on  a  d'eu  user 
ainsi,  il  est  naturel  (pi'ils 
la  supposent  encore 
quand  il  sont  hors  d'état 
de  la  voir. 

Au  contraire,  dèsqu'on 
a  soumis  quelque  chose 
à  leur  jugement,  ils  pré- 
tendent juger  de  tout, 
ils  devieiment  sophistes, 
subtils,  de  mauvaise  foi, 
féconds  en  chicane,  cher- 
chant toujours  à  réduire 
an  silence  ceux  qui  ont 
la  faiblesse  de  s'exposer 
à  leurs  petites  lumières. 
Quand  on  est  contraint 
de  leur  rendre  compte 
des  choses  qu'ils  ik;  sont 
point  en  étal  d'eiitcudrc, 
ils  altriliociit  au  capiici^ 
la  coudoile  la  plus  prii- 
denlr  ,  sitôt  qu'elle  est 
au-dessus  de  leur  portée. 
Enuunml,  le  seul  moyen 
de  les  rendre  dociles  à 
la  raison  n'est  pas  de 
raisonner  avec  eux, mais 
de  les  bien  convaincre 
que  la  raison  est  au-des- 
sus de  leur  âge  :  car  alors  ils  la  supposent  du  côté  où  elle  doit  être,  à 

moins  qu'on  ne  leur  donne  un  juste  mijcI  de  penser  autre ut.  Ils  savent 

bien (pi'oii  ne  veut  pas  les  louvmentor,  quand  ils  smil  mus  (prou  les  aime  ; 
et  les  enfantsse  Inoopcut  raremeul  la-dessKs.  (.lu.md  doue  je  refuse 
quelque  chose  au\  miens,  je  !i'a(^;((meiite  point  ave(  cu\,  je  ne  leur 
dis  point  pourquoi  je  ne  veux  pas,  mais  je  lais  en  sorte  qu'ils  le  voient, 
antaiil  qu'il  est  pos^il.le,  et  (picNpidoi^  après  coup.  De  cette  manière, 
ds  s  accodliiinenl  à  (dinpreiidce  (pie  jamais  je  ne  les  refuse  sans  en 
avoir  inie  bomie  raison,  (pioi(pi  ils  ne  l'aper(:oiveiit  pas  toujours. 

l'oiulee  sur  le  nh'me  priiK  ipe,  je  ne  sonffiirai  pas  non  pins  que  mes 
eiilanls  se  mêlent  dims  la  coiiversalion  des  gens  raisonnables,  et  s'ima- 
ginent sottemeni  y  tenir  leur  rang  comme  les  autres,  quand  on  v  soufl're 
leur  babil  indiscret,  .le  veux  ((u'ils  répondent  niodesleinent  et  eii  peu  de 
mots  quand  on  les  interroge,  sans  jamais  parler  de  leur  chef,  et  surtout 


sans  qu'ils  s'ingèrent  à  qiiestioimer  hors  de  propos  les  gens  plus  âgés 
(preux,  auxquels  ils  doivent  du  res|)ect. 

Kn  vérité,  .lulic.  (Iis-|<;  en  l'interrompanl,  voilà  bien  de  la  rigueur 
pour  une  mère  aussi  tendre!  l'ythagore  n'était  pas  plus  sévère  à  ses 
disciples  que  vous  l'êtes  aux  vôtres.  Non-seulement  vous  ne  les  traitez 
pas  en  hommes,  mais  on  dirait  que  vous  craignez  de  les  voir  cesser 
trop  tôt  d'êlre  enfants.  (Juel  moyen  plus  agréable  et  plus  silr  (leiivi-nt- 


.iii|i  lut   uuiic  ciii.iiii:).    v,;(iui  iiiif^cu  fiiiis  d{^iutiiji(;  ci  pujs  sur  pelIVffnt- 

ils  avoir  de  s'instruire  que  d  interroger  sur  les  clio.ses  qu'ils  ignorent 
.(■s  gens  plus  éclaires  qu'eux'.'  Que  penseraient  de  vos  maximes  les 
dames  de  Paris,  qui  trouvent  que  leurs  enfants  ne  jasent  jamais  assez 
ti'it  ni  assez  longtemps,  cl  (pii  jugent  de  l'esprit  qu'ils  auront  étant 
grands  par  les  sotlises  (pi'ils  débitent  étant  jeunes?  Wolmar  me  dira 
(pie  cela  pitnt  être  bon  dans  un  |iays  où  le  premier  mérite  est  de  bien 
babiller,  et  où  l'on  est  disiiensé  de  penser  pourvu  qu'on  p.irle.  .Mais 
\((iis  (pii  \oiilez  faire  à  vos  enfants  un  sort  si  doux,  comment  accorde- 
i(/-\oiis  tant  (le  bonheur  avec  tant  de  <  onlraiiite?  et  que  devient  par- 
mi tonte  cette  gêne  la  liberlii  que  vous  prétendez  leur  laisser? 
Quoi  doue!  a-t-ellc  repris  a  l'instant,  est-ce  gêner  leur  liberté  que 

de  les  empêcher  d'atten- 
ter à  la  notre  /  et  ne  sau- 
raient-ils être  heureux 
à  moins  que  toute  une 
coiiqiagiiii!  en  silence 
M'.iilnijic  leurs  puérilités? 
l.iMpêclioiis  leur  vanité 
(le  naine,  ou  du  nioios 
arrêtons-en  les  progrès; 
c'est  là  vraiment  travail- 
ler à  leur  félicité  :  car  la 
vanité  de  l'homme  est  la 
source  de  ses  plus  gran- 
des peines,  et  il  n'y  a 
personne  de  si  parfait  et 
de  si  fêté  à  qui  elle  ne 
donne  encore  plus  de 
chagrins  que  de  plaisirs. 
Que  peut  penser  un  en- 
fant de  lui-même,  quand 
il  voit  autour  de  liii  tout 
un  cercle  de  gens  sen- 
sés l'écouter,  l'agacer. 
r.Klmiicr,  attendre  avec 
un  lâche  empressement 
les  oracles  qui  sortent 
de  sa  bouche,  et  se  ré- 
(  rier  avec  des  retenlis- 
semciils  de  joie  à  chaque 
impcrtininice  qu'il  dil  .' 
la  tête  d'un  homme  au- 
rait bien  de  la  peine  a 
tenir  à  ions  ces  faux  ap- 
plaudissements :  juKc/. 
de  ce  que  deviendra"  la 
sienne.  Il  en  est  du  ba- 
bil des  enfants  comnii; 
des  prédictions  des  al- 
manaelis  ;  ce  serait  n  i 
prodige  si.  sur  tant  d- 
vaincv  paroles,  le  hasard 
ne  tonrnissait  jamais  une 
rencontre  heureuse. Ima- 
ginez ce  que  l'ont  alors 
les  exclamations  de  la 
llalterie  sur  une  pauvre 
mère  di'jà  trop  abusée 
par  sou  propre  cœur, 
et  sur  un  enlànl  qui  ne 
sait  ce  qu'il  dit  et  se  voit 
célébrer.  Ne  pensez  pas 
que  pour  démêler  l'er- 
reur je  m'en  garantisse  : 


Songe  lie  S.iint-Pieux. —  u.i.  ix. 


■I  i'v  tombe  ;  mais  si  j'admire  les  reparties  de 
les  admire  eu  secret,  il  n'apprend  point,  en  me 
babillard  et  vain  ;  et  les  llatteurs,  en 


non  ;  je  vois  la  faute 
mon   lils  ,   an  moins  j 

les   voyant  applaudir,  ..  ,.,  ,,i,,.    .......i......  ,^ ~  ^.. 

me  les  faisant  rep(Mer,  n'ont  pas  le  plai>ir  de  rire  de  ma  faiblesse. 

In  jour  (pi'il  nous  elail  venu -dn  monde,  étant  allée  donner  quelques 
ordres,  ic  vis  en  reniraiil  (piatro  ou  ciini  grands  nigauds  occupés  à  jouer 


c  lui ,  cl  s'apprêtant  à  me  raconter  d'un  air  d'emphase  je  ne  sai,. 
'  ut  d'entendre,  et  dont  ils  semblaient 


[ont  éni 


eombicn  de  gentillesses  qu'ils  venaieuv  u  cinumn  .  n  v-i—i  u»  ^niiii 

erveillés.  Messieurs,  leur  dis-je  assez  froidement .  je  ne  doiilc 

'■■■-  '■■--    '■■■■  ■'■   ■'—  marionnelles  de  fort  jolies 

qu'ils 


umi  1,111V  I  ,  i  Mil:?.    iiii_  :*:,ii  III  ^  .    ii  iii    ,i  icj-jv.     tiv>o,,«.    iit-.,,,  ...v...  .  j\.    m     iii'i 

|)as  que  vous  ne  sachiez  taire  dire  à  des  marionnelles  de  fort  jot 
choses;  mais  j'espcre  (piiiii  jour  mes  en(;ints  seront  hommes,  qii 
agiront  et  parleront  d'eux-mêmes,  et  alors  j'apprendrai  toujours  dans 
la  joie  de  mon  eiiMir  tmil  ce  qu'ils  auront  dit  et  fait  de  bien.  Depuis 
qu'on  a  vu  ipie  cette  manière  de  faire  sa  cour  ne  prenait  pas,  ou  joue 


ta? 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


avec, mes  enfants  comme  avec  des  enfants,  non  comme  avec  Polichi- 
nelle; il  ne  leur  vient  i)Uis  de  coinjière,  et  ils  en  valent  sensibleraèiil 
mieux  depuis  qu'on  ne  les  admire  plus. 

A  l'égard  des  questions,  on  nu  les  luui'  défend  pas  indistinctement  : 
je  suis  la  première  à  leur  din;  diî  demander  doucement  en  particulier  à 
leur  père  on  à  moi  tout  ce  (pi'ils  uni  besoin  de  savoir;  mais  je  ne  souf- 
fre pas  qu'ils  coupent  un  cnUflien  sérieux  pour  occuper  tout  le  monde 
de  la  preiaière  iuipi  ilinenee  qui  leur  passe  par  la  tète.  L'art  d'interro- 
ger n'est  pas  si  f^icile  qu'on  pense  :  c'est  bien  plus  lartdes  maîtres  que 
des  disciples  ;  il  faut  ;ivoir  déjà  beaucoup  a|)pris  de  choses  pour  savoir 
demander  ce  (pion  ne  sait  pas.  Le  savant  sait  et  s  Vii(|iiicil,  (liiioi  pro- 
verbe indien:  mais  l'ignorant  ne  sait  pas  mk'uic  dr  (juoi  s'iMiqiieiir. 
Faute  de  cette  si  ienee  préliminaire,  les  enlanls  en  libelle  ne  (ont pres- 
que jamais  ipie  des  questions  ineptes  qLii  ne  servent  à  rien,  ou  profon- 
des et  s(  abreuses,  dont  la  solution  passe  leur  portée  ;  et  puisqu'il  ne 
faut  pas  qu'ils  sachent  tout,  il  importe  qu'ils  n'aient  pas  le  droit  de  tout 
demander.  Voilà  pourquoi,  généralement  parlant,  ils  s'insirnisent  mieux 
par  les  interrogations  qu'on  leur  fait  que  par  celles  qu'ils  font  enx- 
inêmes. 

Quand  cette  méthode  leur  ser:iit  aussi  utile  qu'on  croit,  la  première 
et  la  plus  iiiq)ortante  science  qui  leur  convient  n'est-elle  pas  d'être  dis- 
crets et  modestes?  et  y  en  a-t-il  quelque  autre  qu'ils  doivent  appren- 
dre au  préjudice  de  celle-là?  Hue  produit  donc  dans  les  enfants  cette 
émancipat'Kjn  de  parole  avanl  l'âge  de  [larler,  et  ce  droit  de  soumettre 
effrontcMicnt  les  hommes  à  leur  interrogatoire?  de  petits  questionneurs 
babillards,  qui  questionnent  moins  pour  s'instruire  que  pour  importu- 
ner, pour  occuper  d'eux  tout  le  monde,  et  qui  prennent  encore  plus  de 
^oût  à  ce  bablLpar  l'embarras  où  ils  s'aperçoivent  que  jettent  quelque- 
fois leurs  questions  indiscrètes,  en  sorte  que  chacun  est  inquiet  aus  • 
sitôt  qu'ils  ouvrent  la  bouche.  Ce  n'est  pas  tant  un  moyen  de  les  in- 
struire que  de  les  rendre  étourdis  et  vains,  inconvénient  plus  grand  à 
mon  avis  que  lavanlage  qu'ils  acquièrent  par-là  n'est  utile;  car  par  de- 
grés l'ignorance  diinirnu!,  mais  la  vanité  ne  fait  jamais  qu'augmenter. 

Le  pis  qui  pût  arriver  de  cette  réserve  trop  prolongée  serait  que  mon 
fils  en  âge  de  raison  çùi  la  convrr-aiion  moins  légère,  le  propos  moins 
vif  et  moins  abondant;  cl  en  eonsidéiant  combien  cette  habitude  de  pas- 
ser sa  vie  à  <liie  des  riens  rétrécit  l'esprit,  je  regarderais  plutôt  cette 
heureuse  stérilité  comme  un  bien  que  comme  un  mal.  Les  gens  oisifs, 
toujours  enmiyés  d'eu.<-mêmes,  s'efforcent  de  donner  un  grand  prix  à 
l'art  de  h  s  amuser  ;  et  l'on  dirait  que  leur  savoir-vivre  consiste  à'ne  dire 
que  de  vaines  paroles,  connue  à  ne  faire  que  des  dons  inutiles  :  mais  la 
société  humaine;  a  un  objet  plus  noble,  et  ses  vrais  plaisirs  ont  plus  de 
solidité.  L'organe  de  la  vérité,  le  plus  digne  oigaue  de  l'honmie,  le  seul 
dont  1  usage  le  distingue  des  animaux,  ne  lui  a  point  élé  donné  pour 
n'en  pas  tirer  ini  meilleur  parti  qu'ils  ne  font  de  leurs  cris.  Il  se  dégrade 
au-dessous  d'eux  quand  il  paile  pour  ne  rien  dire;  et  l'homme  doit  être 
homme  jusque  dans  ses  délassements.  S'il  y  a  de  la  politesse  à  étour- 
dir tout  le  monde  d  un  vain  caiini  t  j'en  trouve  une  bien  pins  véritable 
à  laisser  parler  les  aulres  par  pierei'ence,  à  faire  plus  grainl  cas  de  te 
qu'ils  disent  (|ue  de  ce  qu'on  dirait  soi-même,  et  à  montrer  qu'on  les 
estime  trop  pour  croire  les  amuser  par  des  niaiseries.  Le  bon  usage  du 
monde,  eeiui  qui  nous  y  lait  le  plus  reeliercher  et  chérir,  n'est  pas  tant 
d'y  brilliM'  que  d  y  faire  biiller  les  autres,  et  de  mctire,  à  force  de  mo- 
destie, leur  orgueil  plus  en  liberté.  Ne  craignons  pas  qu'un  homme  d'es- 
prit qui  ne  s';d)siient  de  parler  que  par  retenue  et  discrétion  puisse  ja- 
mais i)asser  pour  un  sot.  Dans  quelque  pays  que  ce  puisse  être,  il  n'est 
pas  postdjie  qu()n  juge  un  homme  sur  ce  qu'il  n'a  pas  dit,  et  qu'on  le 
méprise  pour  s'être  tu.  Au  contraire,  on  remarque  en  général  que  les 
gens  silencieux  en  imposent.  (|u'on  s'écoute  devant  eux,  et  qu'on  leur 
donne  beaucoup  d'aliention  quand  ils  parlent;  ce  qui,  leur  laissant  le 
choix  des  occasions  et  laisant  qu'on  ne  perd  rien  de  ce  qu'ils  disent, 
met  tout  l'avantage  de  leur  côté.  Il  est  si  difiicile  à  l'homme  le  phis 
sage  de  garder  toute  sa  présence  d'esprit  dans  un  long  llux  de  paroles, 
il  est  si  rare  qu'il  ne  liu  échappe  des  choses  dont  il  se  repenl  à  loisir, 
qu'il  aime  mieux  retenir  le  hou  que  risquer  le  mauvais.  Enlin,  quand  ce 
n'est  pas  faute  d'esprit  qu'il  se  lait,  s'jI  ne  parle  pas,  quelque  discret 
qu'il  puisse  être,  le  tort  en  est  à  ceux  qui  sont  avec  lui. 

Mais  il  y  a  bien  loin  de  six  ans  à  vingt  :  mon  fils  ne  sera  pas  toujours 
enfant;  et,  à  mesure  que  sa  raison  commencera  de  naître,  l'intention 
de  son  père  est  bien  de  la  laisser  exercer.  (Juant  à  moi,  ma  mission 
ne  va  pas  jusque-là.  Je  nourris  des  enfants,  et  n'ai  pas  la  présomption 
de  vouloir  former  des  hommes.  J'espère,  dit-elle  en  regardant  son 
mari,  <pie  de  plus  dignes  mains  se  chargeront  de  ce  noble  emploi.  Je 
suis  femme  et  mère,  je  sais  me  tenir  à  mon  rang.  Encore  une  fois,  la 
fonction  dont  je  suis  chargée  n'est  pas  d'élever  mes  fils,  mais  de  les  pré- 
parer |ioiir  être  élevés. 

Je  ne  fais  inciiie  en  cela  que  suivre  de  point  eu  point  le  svstème  de 
M.  de  \\ohnar;  etphis j'avance, plus  j'éprouve  combien  il  estexcellenl  et 
juste,  el(onil)ieii  il  s'accorde  avec  le  mien  Considérez  mes  enfants,  et 
ç^UflOUt  I  aine  ;  eu  eonnaissc/.-vous  de  plus  heureux  sur  la  terre,  de  plus 
gais,  de  moins  nupoiiuns?  Vous  les  vovc/.  sauter,  rire,  courir  toute  la 
journée,  saiN  jamais  mi-oiumoder  persmme.  De  quels  plaisirs,  de  quelle 
indépendance  leur  âge  est- il  siiseeptible,  dont  ils  ne  jouissent  pas  ou 
dont  ils  abusent  !  Ils  se  coniraignent  aussi  peu  devant  moi  qu'en  mon 
absence.  Au  contraire,  sous  les  yeux  de  leur  mère,  ils  ont  toujours  un 


peu  plus  de  confiance;  et,  quoique  je  sois  l'auteur  de  tonte  la  sévérité 
qu'ils  éprouvent,  ils  me  (ronvenl  toujours  la  moins  sévère  :  car  je  ne 
pourrais  supporter  de  n'être  pas  ce  qu'ils  aiment  le  plus  au  monde. 

Les  seules  lois  qu'on  leur  impose  auprès  de  nous  sont  celles  de  la  li- 
berté même,  savoir,  de  ne  pas  plus  gêner  la  compagnie  qu'elle  ne  les 
gêne,  de  ne  pas  crier  plus  haut  qu'on  ne  parle;  et,  comme  on  ne  les 
oblige  point  de  s'occuper  de  nous,  je  ne  veux  pas  non  plus  qu'ils  pré- 
tendent nous  occuper  d'eux.  Quand  ils  manquent  à  de  si  justes  lois, 
tonte  leur  peine  est  d'être  à  l'instant  renvoyés,  cl  tout  mon  art,  pour 
que  c'en  soit  une,  de  faire  qu'ils  ne  se  IrouVenl  nulle  part  aussi  bien 
(|u'i(i.  A  cela  près,  on  ne  les  assujettit  à  rien  ;  on  ne  les  iorce  jamais  de 
lien  apprendre;  on  ne  les  ennuie  point  de  vaines  corrections;  jamais 
(ui  ne  les  reprend;  les  seules  leçons  qu'ils  reçoivent  sont  des  leçons  de 
pratique  prises  dans  la  simplicité  de  la  nature.  Chacun,  bien  instruit 
là-dessus,  se  conforme  à  mes  intentions  avec  une  intelligence  et  un  soin 
qui  ne  me  laisse  rien  à  désirer;  et,  si  quelque  faute  est  à  craindre,  mon 
assiduité  la  prévient  ou  la  répare  aisément. 

Hier,  par  exemple,  l'aîné,  ayant  ôlé  un  tambour  au  cadet,  l'avait  l'ail 
pleurer.  Fanehon  ne  dit  rien  ;  mais,  une  heure  après,  au  moment  que 
le  ravisseur  du  tambour  en  était  le  plus  occupé,  elle  le  lui  reprit  :  il  la 
suivait  en  le  redemandant,  et  pleurant  à  son  tour.  Elle  lui  dit  :  Vous 
l'avez  pris  par  force  à  voire  frère,  je  vous  le  reprends  de  même;  qu'a- 
vez-vons  à  dire?  ne  suis-je  pas  la  plus  forte?  Puis  elle  se  mit  à  battre 
la  caisse  à  son  imitation,  comme  si  elle  y  eût  pris  beaucoup  de  plaisir. 
Jusque-là  tout  était  à  merveille;  mais  quelque  temps  après  elle  voulut 
rendre  le  tambour  au  cadet;  alors  je  l'arrêiai;  car  ce  n'était  plus  la  le- 
çon delà  nature,  et  de  là  pouvait  naître  un  premier  germe  d'envie  en- 
tre les  deux  frères.  En  perdant  le  tambour,  le  cadet  supporta  la  dure 
loi  de  la  nécessité;  l'aîné  sentit  son  injustice,  tous  deux  connurent  leur 
faiblesse  et  furent  consolés  le  moment  d'après. 

Un  plan  si  nouveau  et  si  contraire  aux  idées  reçues  m'avait  d'abord 
effarouché.  A  force  de  me  l'expliquer,  ils  m'en  rendirent  enlin  l'admira- 
leiir;  et  je  sentis  que  pour  guider  l'homme,  la  marche  de  la  nature  est 
toujours  la  meilleure.  Le  seul  inconvénient  que  je  trouvais  à  cette  mé- 
thode, et  cet  inconvénient  me  parut  fort  grand,  c'était  de  négliger  dans 
les  enfants  la  seule  faculté  qu'ils  aient  dans  toute  sa  vigueur,  et  qui  ne 
fait  que  s'affaiblir  en  avançant  en  âge.  Il  me  semblait  que,  selon  leur 
propre  système,  plus  les  opérations  de  l'entendement  étaient  faibles, 
insullisantes,  plus  on  devait  exercer  et  fortifler  la  mémoire,  si  propre 
alors  à  souieiiir  le  travaij.  C'est  elle,  disais-je,  qui  doit  suppléer  a  la 
raison  jusqu'à  sa  naissance,  et  l'enrichir  quand  elle  est  née.  Un  esprit 
qu'on  n'exiMce  à  rien  devient  lourd  et  pes;iiit  dans  l'inaction.  La  se- 
ineiiee  ne  prend  poini  diuis  uu  chainp  mal  préparé,  et  c'est  une  étrange 
pré|i;iralioii  pour  appic  lidre  a  devenir  r;\is(iiiii;dile  que  de  commencer 
jiar  elle  slnpidi;.  Comment ,  stupide!  s'est  écriée  iiiissilol  niadaine  de 
Wolniar.  Cmilôndriez-vous  deux  qualités  aussi  diUi'ienlcs  el  presque 
aussi  eonlraires  que  la  mémoire  et  le  jugement?  coiiiine  si  la  qualité  des 
choses  mal  digérées  et  sans  liaison  dont  on  remplit  une  tête  encore  fai- 
ble n'y  faisait  ])as  plus  de  tort  que  de  profit  à  la  raison  I  J'avoue  ipie  de 
toutes  les  facultés  de  l'homme  la  mémoire  est  la  première  qui  se  déve- 
loppe et  la  plus  commode  à  cultiver  dans  les  enfants  :  mais,  à  votre 
avis,  lequel  est  à  préférer  de  ce  qu'il  leur  est  le  plus  aisé  d'apprendre, 
ou  de  ce  qu'il  leur  iinporle  le  plus  de  savoir? 

Regardez  à  l'usage  qu'on  fait  en  eux  de  cette  facilité,  à  la  violence 
qu'il  fautlenr  faire,  à  l'éternelle  contrainte  où  il  les  faut  assujettir  pour 
mettre  eu  étalage  leur  mémoire,  et  comparez  l'utilité  qu'ils  en  retirent 
au  mal  qu'on  leur  fait  souffrir  pour  cela.  Quoi  !  forcer  un  enfant  d'étu- 
dier des  langues  qu'il  ne  parlera  jamais,  même  avant  qu'il  ail  bien  ap- 
pris la  sienne  ;  lui  faire  incessamment  répéter  et  construire  des  ver,s 
qu'il  n'eniend  point,  et  dont  toute  l'harmonie  n'est  pour  lui  qu'au  bout 
de  ses  doigts,  embrouiller  son  esprit  de  cercles  et  de  sphères  dont  il  n'a 
pas  la  moindre  idée,  l'accabler  de  mille  noms  de  villes  et  de  rivières 
qu'il  confond  sans  cesse  et  qu'il  rappi-end  tous  les  jours  ;  est-ce  culti- 
ver sa  mémoire  au  profit  de  son  jugcmenl?  et  tout  ce  frivole  acquis 
vaut-il  une  seule  des  larmes  qu'il  lui  coule? 

Si  toul  cela  n'était  qu'inutile,  je  m'en  plaindrais  moins;  mais  n'est-ce 
rien  que  d'instruire  un  enfant  à  se  payer  de  mots,  et  à  croire  savoir  ce 
qu'il  ne  peut  comprendre  !  Se  pourrait-il  qu'un  tel  amas  ne  nuisît  poinl 
aux  premières  idées  dont  on  doit  meubler  une  tête  humaine  ?  et  ne  vau- 
drait-il pas  mieux  n'avoir  poinl  de  mémoire  que  de  la  remplir  de  tout 
ce  fatras,  au  préjudice  des  connaissances  nécessaires  dont  il  lient  la 
place? 

Non,  si  la  nature  a  donné  au  cerveau  des  enfants  celle  souplesse  qui 
le  rend  propre  à  recevoir  toutes  sortes  d'impressions,  ce  n'est  pas  pour 
qu'on  y  grave  des  noms  de  rois,  des  dates,  des  termes  de  blason,  de 
sphère,  de  géographie,  et  tous  ces  mots  sans  aucun  sens  pour  leur  âge, 
et  sans  aucune  ntiliié  pour  quelque  âge  ipie  ce  soit,  dont  on  accable 
leur  triste  et  siérile  enfance;  mais  c'est  pour  que  toutes  les  idées  rela- 
tives à  l'éiat  de  rhoiimie,  toutes  celles  qui  se  rapportent  à  son  bonheur 
et  l'éclaireiii  sur  se^  devoirs,  s'y  iraceni  de  bonne  heure  en  caracièrcs 
ineffaçables,  ei  lui  servent  à  se  conduire,  pendant  sa  vie,  d'une  manière 
convenable  à  son  être  et  à  ses  facultés. 

Sans  étudier  dans  les  livres,  la  mémoire  d'un  enlànt  ne  reste  pas 
pour  cela  oisive  ;  tout  ce  qu'il  voit,  toul  ce  qu'il  enlend  le  frappe,  el  il 
s'en  souvient;  il  tient  registre  en  lui-même  des  actions,  des  discours 


I 


LA  NOUVELLE  HÉLOISË. 


123 


des  hommes  ;  et  lotit  ce  qui  l'environne  est  le  livre  dans  lequel,  sans  y 
songer,  il  enrichit  continuellement  sa  mémoire,  en  attendant  que  son 
jii(,'''>iicnt  puisse  en  profiler.  C'est  dans  le  choix  de  ces  ohjels,  c'est 
dans  le  soin  de  lui  présenter  sans  cesse  ceux  qu'il  doit  connaître,  et  de 
lui  cacher  ceux  qu'il  doit  ignoier,  que  consiste  le  véritable  aride  culti- 
ver la  première  de  ses  facultés  ;  et  c'est  par  là  qu'il  (iuit  lâcher  de  lui 
lormer  un  magasin  de  connaissances  qui  serve  à  son  éducation  durant 
la  ji'unesse,  et  à  sa  conduite  dans  tous  les  temps.  Celle  n)éthod<!,  il  est 
viai,  ne  forme  point  de  petits  prodiges,  et  ne  fait  pas  briller  les  gou- 
vernantes cl  les  précepteurs:  mais  <;lle  forme  des  liummes  judicieux, 
robustes,  sains  de  corps  et  d'culcndeinciii,  qui,  sans  s'être  fait  admirer 
étant  jeunes,  se  font  honorer  étant  grands. 

Ne  pensez  pas  pourtant,  continua  Julie,  qu'on  néglige  ici  tout  à  fait 
ces  soins  dont  vous  faites  un  si  grand  cas.  Une  mère  un  peu  vigilante 
lient  dans  ses  mains  les  passions  de  ses  enfants.  Il  y  a  des  moyens  pour 
exciter  et  nourrir  en  eux  le  désir  d'apprendre  ou  de  faire  telle  ou  telle 
chose;  et  autant  que  ces  moyens  peuvent  se  concilier  avec  la  plus  en- 
tière liberté  de  l'enfant,  et  n'engendrent  en  lui  nulle  semence  de  vice, 
je  les  emploie  assez  volontiers,  sans  m'opiniàtrer  quand  le  succès  n'y 
répond  jias;  car  il  aura  toujours  le  tenq)s  d'apprendre,  mais  il  n'y  a  pas 
nn  moment  à  perdre  pour  lui  former  un  bon  naturel  ;  et  M.  de  VVolmar 
a  une  telle  idée  du  premier  développement  de  la  raison,  qu'il  soutient 
que  quand  son  fds  ne  saurait  rien  à  douze  ans,  il  n'en  serait  pas  moins 
instruit  à  quinze,  sans  compter  que  rien  n'est  moins  nécessaire  que 
d'élrc  savant,  et  rien  plus  que  d'être  sage  et  bon. 

Vous  savez  que  noire  aîné  lit  déjà  passablement.  Voici  comment  lui 
est  venu  le  goiH  d'apprendre  à  lire.  J'avais  dessein  de  lui  dire  de  temps 
en  temps  quelque  fable  de  La  Fontaine  pour  l'amuser,  et  j'avais  déjà 
commencé,  quand  il  me  demanda  si  les  corbeaux  parlaient.  A  l'instant  je 
vis  la  difiieulié  de  lui  faire  sentir  bien  neltcmenl  la  différence  de  l'a- 
pologue au  mensonge  :  je  me  lirai  d'affaire  comme  je  pus  ;  et,  convain- 
cue que  les  fables  sont  failcs  pour  les  hommes,  mais  qu'il  faut  toujours 
dire  h  vérité  nue  aux  enlanis,  jr  supprimai  La  Fontaine.  Je  lui  substi- 
tuai un  recueil  de  petites  histoires  intéressantes  et  instructives,  la  plu- 
part tirées  de  la  Dible;  puis,  voyant  que  l'enfant  prenait  goût  à  mes 
contes,  j'imaginai  de  les  lui  rendre  encore  plus  utiles,  en  essayant  d'en 
composer  moi-même  d'aussi  amusants  qu'il  me  fut  possible,  et  les  ap- 
propriant toujours  au  besoin  du  moment.  Je  les  écrivais  à  mesure  dans 
un  beau  livre  orné  d'images,  que  je  tenais  bien  enfermé,  et  dont  je  lui 
lisais  de  temps  en  temps  quelques  contes,  rarement,  peu  longtemps,  et 
répétant  souvent  les  mêmes  avec  des  commentaires,  avant  de  passer  à 
de  nouveaux.  Un  enfant  oisif  est  sujet  à  l'ennui;  les  petits  contes  ser- 
vaient de  ressource;  mais,  qLiand  je  le  voyais  le  plus  avidement  at- 
l£tilif,  je  me  souvenais  ipielquefois  d'un  ordre  à  donner,  et  je  le  quittais 
à  l'eudroit  le  plus  iuiéressant,  en  laissant  négligemment  le  livre.  Aussi- 
tôt ilalLiit  prier  sa  bonne,  ou  Fanchon,  ou  quelqu'un,  d'achever  la  lee- 
tLire;  mais,  connue  il  n'a  rien  à  commander  à  personne,  et  qu'on  était 
prévenu,  l'on  n'obéissait  pas  toujours.  L'un  refusait,  l'autre  avait  affaire, 
l'autre  balbuiiait  lentement  et  mal,  l'autre  laissait,  à  mou  exemple,  un 
conte  à  moitié.  Quand  on  le  vit  bien  ennuyé  de  tant  de  dépendance, 
quelqu'un  lui  suggéra  secrètement  d'apprendre  à  lire  pour  s'en  délivrer 
et  feuilleter  le  livre  à  son  aise.  Il  goûta  ce  projet.  11  fallut  trouver  des 
gens  assez  complaisants  pour  vouloir  lui  donner  leçon  :  nouvelle  dilti- 
culté  (|u'ou  n'a  jioussée  qu'aussi  loin  qu'il  fallait.  Malgré  toutes  ces  pré- 
cautions, il  s'est  lassé  trois  ou  quatre  fois  :  on  l'a  laissé  faire.  Seule- 
ment je  me  suis  efforcée  de  rendre  les  contes  encore  plus  amusants;  et 
il  est  revenu  à  la  charge  avec  tant  d'ardeur,  que,  quoiqu'il  n'y  ait  pas 
six  mois  qu'il  a  tout  de  bon  commencé  d'apprendre,  il  sera  bientôt  en 
état  de  lire  seul  le  recueil. 

C'est  à  peu  près  ainsi  que  je  tâcherai  d'exciter  son  zèle  et  sa  bonne 
volonté  pour  acquérir  les  connaissances  qui  demandent  de  la  suite  et  de 
l'application,  et  qui  peuvent  convenir  à  sou  âge.  Mais,  quoiqu'il  ap- 
prcime  à  lire,  ce  n'est  point  des  livres  qu'il  tirera  ces  connaissances, 
car  elles  ne  s'y  trouvent  point,  et  la  lecture  ne  convient  en  aucune  ma- 
nière aux  enfants.  Je  veux  aussi  l'habituer  de  bonne  heure  à  nourrir  sa 
tête  d'idées  et  non  de  mots  :  c'est  pourquoi  je  ne  lui  fais  jamais  rien 
apprendre  par  coeur. 

Jamais  !  interrompis-je  :  c'est  beaucoup  dire  ;  car  encore  l;mt-il 
bien  qu'il  sache  son  catéchisme  et  ses  prières.  C'est  ce  qui  vous 
trompe,  reprit-elle.  A  l'égard  de  la  prière,  tous  les  matins  et  tous  les 
soirs  je  fais  la  mienne  à  haute  voix  dans  la  chambre  de  mes  enfants,  et 
c'est  assez  pour  (pi'ils  l'apiirenuent  sans  qu'on  les  y  oblige.  Quant  au 
catéchisme  ,  ils  ne  savent  ce  que  c'est.  Quoi  I  Julie,  vos  enfants 
n'apprennent  pas  leur  catéchisme?  Non,  mon  ami,  mes  enfants  n'ap- 
prennent pas  leur  catéchisme.  Conunenl  '.  ai-je  dit  tout  étonné,  une 
mère  si  pieuse'....  Je  ne  vous  comprends  point.  Et  pourquoi  vos  enfants 
n'apprenneut-ils  pas  leur  catéchisme'.'  Afin  qu'ils  le  croient  un  jour, 
dit-elle  :  j'en  veux  faire  un  jour  des  chrétiens.  Ah  !  j'y  suis,  m'éeriai-je  : 
vous  ne  voulez  pas  que  leur  foi  ne  soit  qu'en  paroles,  ni  qu'ils  sachent 
seulement  leur  religion,  mais  ipi'ils  la  croient;  et  vous  pensez  avec  rai- 
son (pi'il  est  inipcissible  à  l'homme  de  croire  ce  qu'il  n'entend  point. 
Vous  ('les  bien  dillicile,  me  dit  en  souriant  M.  de  Wolmar  :  seriez-vous 
chréliiM,  pal  hasard'.'  Je  ni'elforce  de  l'être,  lui  dis-je  avec  fermeté. 

h  crvJs  de  1»  ivligigu  tout  ce  quo  j'ea  puis  çouij)rcudie;  ci  respecte  le 


reste  sans  le  rejeter.  Julie  me  lit  un  signe  d'approbation,  et  nous  re- 
primes le  sujet  de  notre  entretien. 

Après  èlre  entrée  dans  d'autres  détails  qui  m'ont  fait  concevoir  com- 
bien le  zèle  maternel  est  actif,  infatigable  et  prévoyani,  elle  a  conclu  en 
observant  que  sa  méthode  se  rapportait  exactement  aux  deux  objets 
qu'elle  s'était  i)roposés,  savoir,  de  laisser  développer  le  naturel  des  en- 
fants, et  de  l'eiudier.  Les  miens  ne  sont  gênés  en  rien,  ilit-clle,  et 
ne  sauraient  abuser  de  leur  liberté;  leur  caractère  ne  peut  ni  se  ilépra- 
ver  ni  se  contraindre  :  on  laisse  en  paix  renforcer  leur  corps  et  ger- 
mer leur  jugement;  l'esclavage  n'avilit  point  leur  àme;  les  regards 
d'autrin  ne  huit  point  fermenter  leur  amour-propre;  ils  ne  se  croient  ni 
des  hommes  puissants  ni  des  animaux  enchaînés,  mais  des  enfants  heu- 
reux et  libres.  Pour  les  garantir  des  vices  qui  ne  sont  pas  en  eux.  ils 
ont,  ce  me  semble,  un  préservatif  plus  fort  que  des  discours  qu'ils  n'en- 
tendraient point,  ou  dont  ils  seraient  bientôt  ennuyés  ;  c'est  l'exemple 
de  tout  ce  qui  les  environne;  ce  sont  les  entretiens  qu'ils  entendent, 
qui  sont  ici  naturels  à  tout  le  monde,  et  qu'on  n'a  pas  besoin  de  compo- 
ser exprès  pour  eux;  c'est  la  paix  et  l'union  dont  ils  sont  témoins, 
c'est  l'accord  qu'ils  voient  régner  sans  cesse  et  dans  la  conduite  respec- 
tive de  tous,  et  dans  la  conduite  et  les  discours  de  chacun. 

Nourris  encore  dans  leur  première  simplicité,  d'où  leur  viendraient 
des  vices  dont  ils  n'ont  i)oiijt  vu  d'exemple,  des  passions  qu'ils  n'ont 
nulle  occasion  de  seniir,  îles  préjugés  que  rien  ne  leur  inspire?  Vous 
voyez  qu'aucune  erreur  ne  les  gagni;,  qu'aucun  mauvais  penchant  ne  se 
montre  en  eux.  Leur  ignorance  n'est  point  entêtée,  leurs  désirs  ne  sont 
point  obstinés  ;  les  inclinations  au  mal  sont  prévenues  ;  la  nature  est  jus- 
liliée,  et  tout  me  prouve  que  les  défauts  dont  nous  l'accusons  ne  sont 
point  son  ouvrage,  mais  le  mitre. 

C'est  ainsi  que,  livrés  au  penchant  de  leur  cœur  sans  que  rien  le  dé- 
guise ou  l'allère,  nos  enfants  ne  reçoivent  point  une  forme  extérieure 
et  artificielle,  mais  conservent  exactement  celle  de  leur  caractère  ori- 
ginel ;  c'est  ainsi  que  ce  caractère  se  développe  journellement  à  nos 
yeux  sans  réserve,  et  que  nous  pouvons  étudier  les  mouvemcnls  de  la 
nature  jusque  dans  leurs  principes  les  plus  secrets.  Sûrs  de  n'être  ja- 
mais ni  grondés  ni  punis,  ils  ne  savent  ni  mentir  ni  se  cacher  ;  et  dans 
tout  ce  qu'ils  disent,  soit  entre  eux,  soit  à  nous,  ils  laissent  voir  sans 
conirainte  tout  ce  qu'ils  ont  au  fond  de  l'àme.  Libres  de  babiller  entre 
eux  toute  la  journée,  ils  ue  songent  pas  même  à  se  gêner  un  moment 
devant  moi.  Je  ne  les  reprends  jamais,  ni  ne  les  fais  taire,  ni  ne  feins 
de  les  écouter,  et  ils  diraient  les  choses  du  monde  les  plus  blâmables 
que  je  ne  ferais  pas  semblant  d'en  rien  savoir  :  mais  en  effet  je  les 
écoute  avec  la  plus  grande  attention  sans  qu'ils  s'en  doutent;  je  tiens 
un  registre  exact  de  ce  qu'ils  font  et  de  ce  qu'ils  disent  ;  ce  sont  les 
productions  naturelles  du  fonds  qu'il  faut  cultiver.  Un  propos  vicieux 
dans  la  bouche  est  une  herbe  étrangère  dont  le  vent  apporta  la  graine  : 
si  je  la  coupe  par  une  réprimande,  bientôt  elle  repoussera  ;  au  lieu  de 
cela,  j'en  clierche  en  secret  la  racine,  et  j'ai  soin  de  l'arracher.  Je  ne 
suis,  m'a-t-elle  dit  en  riant,  que  1 1  servante  du  jardinier  ;  je  sarcle  le 
jardin,  j'enôte  la  mauvaise  herbe;  c'est  à  lui  de  cultiver  la  bonne. 

Convenons  aussi  qu'avec  toute  la  peine  que  j'aurais  pu  prendre  il  fallait 
être  aussi  bien  secondée  pour  espérer  de  réussir,  et  que  le  succès  de 
mes  soins  dépendait  d'un  concours  de  circonstances  qui  ne  s'est  peut- 
être  jamais  trouvé  qu'ici  ;  il  fallait  les  lumières  d'un  père  éclairé  pour 
démêler,  à  travers  les  préjugés  établis,  le  véritable  art  de  gouverner  h  s 
enfants  dès  leur  naissance;  il  fallait  toute  sa  patience  pour  se  prêter  à 
l'exécution,  sans  jamais  démentir  ses  leçons  par  sa  conduiie;  il  fallait 
des  enfants  bien  nés,  en  qui  la  nature  eût  assez  fait  pour  qu'on  pût  ai- 
mer son  seul  ouvrage  ;  il  fallait  n'avoir  autour  de  soi  que  des  domes- 
tiques intelligents  et  bien  inteniionnés,  qui  ue  se  lassassent  point  d'en- 
trer dans  les  vues  des  maîtres  :  un  seul  valet  brutal  ou  llallcur  eût  suffi 
pour  tout  gâter.  En  vérité,  quand  on  songe  combien  de  causes  étran- 
gères peuvent  nuire  aux  meilleurs  desseins  et  renverser  les  projets 
les  mieux  concertés,  on  doit  remercier  la  fortune  de  tout  ce  qu'on  fait 
de  bien  dans  la  vie,  et  dire  que  la  sagesse  dépend  beaucoup  du  bou- 
heur. 

Ihles.  me  suis-je  écrié,  que  le  bonheur  dépend  encore  plus  de  la  sa- 
gesse. Ne  voyez-vous  pas  que  ce  concours  dont  vous  vous  félicitez  est 
votre  ouvrage,  et  que  tout  ce  qui  vous  approche  est  conirai:ii  de  vous 
ressembler  '.'  Mères  de  famille,  quand  vous  vous  plaignez  de  n'être  pa^ 
secondées,  que  vous  connaissez  mal  votre  pouvoir!  ^^oyez  tout  ce  que 
vous  devez  êlre,  vous  surmonterez  tous  les  obstacles,  vous  forcerez 
chacun  de  remplir  ses  devoirs,  si  vous  remplissez  bien  tous  les  vôtres. 
Vos  droits  ne  sont-ils  pas  ceux  de  la  nature'.'  .Malgré  les  maximes  du 
vice,  ils  seront  toujours  chers  au  cœur  humain.  Ah  !  veuillez  être 
fenunes  et  mères,  et  le  plus  doux  empire  qui  soit  sur  la  terre  sera  aussi 
le  plus  respecté. 

Eu  achevant  celte  conversation,  Julie  a  remarqué  que  lent  prenait 
une  nouvelle  facilite'  depuis  l'arrivée  d'IIenrielie.  11  est  certain,  dii- 
elle,  que  j'aiir.iis  besoin  de  beaucoup  moins  de  soins  et  d'adresse  si  je 
voidais  iniroduiie  Icmulatiou  entre  les  deux  frères;  mais  ce  moyen  me 
paraît  trop  (l.iii^trinix  ;  j'aime  mieux  avoir  plus  de  peiue  el  ne  rien  ris- 
quer. Ili'iirii'iir  supplée  à  cela  :  comme  elle  est  d'un  autre  sexe,  leur 
aillée,  ipi'ils  l'ainuiil  tous  deux  à  la  folie,  ci  qu'elle  a  du  sens  au-dosns 
de  sou  âge,  j'en  fais  en  quelque  sorte  leur  première  gouvernanio,  et 
avec  d'autant  plus  dç  succès  quç  ses  leçous  leur  soui  moins  suspectes, 

6l>. 


424 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


Quant  à  ello,  son  éducation  me  regarde  ;  mais  les  principes  en  sont  i      Je  ne  vous  redirai  point  la  suite  de  la  conversation  que  j'eus  avec  elle 

si  différents  qu'ils  méritent  un  entretii-n  à  part.  Au  moins  puis-je  bien  '  après  le  départ  de  son  mari.  Il  s'est  passé  depuis  bien  des  choses  qui 

dire  d'.ivance  qu'il  sera  difficile  d'ajouter  en  elle  aux  dons  de  la  nature,  j  m'en  ont  l'ait  oublier  une  partie;  et  nous  la  reprimes  tant  de  fois  durant 

et  qu'elle  vaudra  sa  mère  elle-nicnie,  si  quelqu'un  au  monde  la  peut  '  son  absence,  que  je  m'en  tiens  au  sommaire  pour  épargner  des  ré- 


valoir. 

Milord,  on  vous  attend  de  jour  en  jour,  et  ce  devrait  être  ici  ma  der- 
nière lettre.  Mais  je  comprends  ce  qui  prolonge  voire  séjour  à  l'armée, 
et  j'en  frémis.  Julie  n'en  est  pas  moins  inquiète  •  elle  vous  prie  de  nous 
donner  plus  souvent  de  vos  nouvelles,  et  vous  conjure  de  songer,  en 
exposant  voire  personne,  combien  vous  prodiguez  le  repos  de  vos  amis. 
Pour  moi  je  n'ai  rien  à  vous  dire.  Faites  votre  devoir  ;  un  conseil  timide 
ne  peut  non  plus  sortir  de  mon  cœur  qu'approcher  du  vôtre.  Cher 
Bomston,  je  le  sais  trop,  la  seule  mort  digne  de  ta  vie  serait  de  verser 
ton  sang  pour  la  gloire  de  ton  pays  ;  mais  ne  dois-tu  nul  compte  de  tes 
jours  à  celui  qui  n'a  conservé  les  siens  que  pour  loi? 


LETTRE  IV. 


DI  MILORD  EDODARD  A  SAIST-PREUX. 

Je  vois  par  vos  deux  dernières  lettres  qu'il  m'en  manque  une  anté- 
rieure à  ces  deux-là,  apparemment  la  première  que  vous  m'aviez  écrite 
à  l'armée,  et  ilans  laquelle  était  l'explication  des  chagrins  secrets  de 
madame  de  Wolniar.  Je  n'ai  point  reçu  cette  lettre,  et  je  conjecture 
qu'elle  pouvait  être  dans  la  malle  d'iin  courrier  qui  nous  a  été  enlevé. 
Répétez-moi  donc ,  mon  ami,  ce  qu'elle  contenait;  ma  raison  s'y  perd 
et  mon  cœur  s'en  inquièie  :  car,  encore  une  fois,  si  le  bonheur  et  la 
paix  ne  sont  pas  dans  l'àme  de  Julie,  où  sera  leur  asile  ici-bas? 

liassurez-la  sur  les  risques  auxquels  elle  me  croit  exposé.  Nous  avons 
affaire  à  im  ennemi  trop  habile  pour  nous  en  laisser  courir;  avec  une 
poignée  de  monde  il  rend  toutes  nos  forces  inutiles,  et  nous  ôte  par- 
tout les  moyens  rie  l'attaquer.  Cependant,  comme  nous  sommes  con- 
fiants, nous  pourrions  bien  lever  des  difficultés  insurmontables  pour  de 
meilleurs  généraux,  et  forcer  à  la  fin  les  Français  de  nous  battre.  J'au- 
gure que  nous  payerons  cher  nos  premiers  succès,  et  que  la  bataille 
g.iguée  à  Dettingue  nous  en  fera  perdre  une  en  Flandre.  Nous  avons  en 
tête  un  grand  capitaine  :  ce  n'est  pas  tout,  il  a  la  confiance  de  ses 
troupes;  elle  soldat  français  qui  compte  sur  son  général  est  invincible; 
au  contraire,  on  en  a  si  bon  marché  quand  il  est  commandé  par  des 
courtisans  qu'il  méprise,  et  cela  arrive  si  souvent,  qu'il  ne  faut  qu'at- 
tendre les  intrigues  de  cour  et  l'occasion  pour  vaincre  à  coup  sûr  la 
f)'iu>  brave  nation  du  continent.  Us  le  savent  fort  bien  eux-mêmes.  Mi- 
ord  Marlborough,  voyant  la  bonne  mine  et  l'air  guerrier  d'un  soldat 
pris  à  Bleinhem,lui  dit  ;  S'il  y  eût  eu  cinquante  mille  hommes  comme 
loi  à  l'armée  française,  elle  ne  se  fût  pas  ainsi  laissé  battre.  Eh  mor- 
bleu !  repartit  le  grenadier,  nous  avions  assez  d'hommes  comme  moi  ; 
il  ne  nous  en  manquait  qu'un  comme  vous.  Or,  cet  homme  comme  lui 
commande  à  présent  l'armée  française,  et  manque  à  la  nôtre;  mais 
nous  ne  songeons  guère  à  cela. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  veux  voir  les  manœuvres  du  reste  de  celte  cam- 
pagne, et  j'ai  résolu  de  rester  à  l'armée  jusqu'à  ce  qu'elle  entre  en 
quartiers.  Nous  gagnerons  tous  à  ce  délai.  La  saison  étant  trop  avancée 
pour  traverser  les  monts,  nous  passerons  l'hiver  où  vous  êtes,  et  n'i- 
rons en  Italie  qu'au  commencement  du  printemps.  Dites  à  M.  et  ma- 
dame de  Wolmar  que  je  fais  ce  nouvel  arrangement  pour  jouir  à  mon 
aise  du  touchant  spectacle  que  vous  décrivez  si  bien,  et  pour  voir  ma- 
dame d'Orbe  établie  avec  eux.  Continuez,  mon  cher,  à  m'écrire  avec 
le  même  soin,  et  vous  me  ferez  plus  de  plaisir  que  jamais.  Mon  équi- 
page a  été  pris  et  je  suis  sans  livres;  mais  je  lis  vos  lettres. 


LETTRE   V. 


BE   SAIRT-PREUX  A   MILORD   EDODARD. 

Quelle  joie  vous  me  donnez  en  m'annonçant  que  nous  passerons  l'hi- 
ver à  Clarcns  !  mais  que  vous  me  la  faites  payer  cher  en  prolongeant 
votre  séjour  à  l'armée  1  Ce  qui  me  déplait  surtout,  c'est  de  voir  claire- 
ment qu'avant  notre  séparation  le  parti  de  faire  la  campagne  était  déjà 
pris,  et  que  vous  ne  m'en  voulûtes  rien  dire.  Milord,  je  sens  la  raison 
de  ce  mystère,  et  ne  puis  vous  en  savoir  bon  gré.  Me  inépriseriez-vons 
assez  pour  croire  qu'il  me  fût  bon  de  vous  survivre?  ou  m'avez-vous 
connu  des  attachements  si  bas  que  je  les  préfère  à  l'honneur  de  mourir 
avec  mon  ami'?  Si  je  ne  méritais  pas  de  vous  suivre,  il  fallait  me  laisser 
à  Londres;  vous  m'auriez  moins  offensé  que  de  m'euvoyer  ici. 

Il  est  clair  par  la  dernière  de  vos  lettres  qu'en  effet  une  des  miennes 
s'est  |)erdue,  et  cette  perte  a  dû  vous  rendre  les  deux  lettres  suivantes 
loit  obscures  à  bien  des  égards;  mais  les  éclaircissements  nécessaires 
l'onr  les  bien  entenilre  viendront  à  loisir.  Ce  qui  presse  le  plus  à  présent 
est  de  vous  tirer  de  l'inquiétude  où  vous  êtes  sur  le  chagrin  secrel  de  , 
madame  de  Wolmar, 


pétitions. 

Elle  m'apprit  donc  que  ce  même  époux  qui  faisait  tout  pour  la  rendre 
heureuse  était  l'unique  auteur  de  toute  sa  peine,  et  que  plus  leur  atta- 
chement mutuel  était  sincère ,  plus  il  lui  donnait  à  souffrir.  Le  diiiez- 
vous ,  milord  ?  cet  homme  si  sage ,  si  raisonnable ,  si  loin  de  toute  es- 
pèce de  vice,  si  peu  soumis  aux  passions  humaines,  ne  croit  rien  de  ce 
qui  donne  un  prix  aux  vertus,  et,  dans  l'innocence  d'une  vie  irrépro- 
chable, il  porte  au  fond  de  son  cœur  l'affreuse  paix  des  méchants.  La 
réflexion  qui  naît  de  ce  contraste  augmente  la  douleur  de  Julie;  et  il 
semble  qu'elle  lui  pardonnerait  plutôt  de  méconnaître  l'auteur  de  son 
être,  s'il  avait  plus  de  motifs  pour  le  craindre  ou  plus  d'orgueil  pour  le 
braver.  Qu'un  coupable  apaise  sa  conscience  aux  dépens  de  sa  raison, 
que  l'honneur  de  penser  autrement  que  le  vulgaire  anime  celui  qui 
dogmatise  ,  cette  erreur  au  moins  se  conçoit  ;  mais  ,  poursuit-elle  en 
soupirant,  pour  un  si  honnête  homme  et  si  peu  vain  de  son  savoir,  c'é- 
tait bien  la  peine  d'être  incrédule  ! 

Il  faut  être  instruit  du  ciractère  des  deux  époux;  il  faut  les  imaginer 
concentrés  dans  le  sein  de  leur  famille,  et  se  tenant  l'un  à  l'autre  lieu 
du  reste  de  l'univers;  il  faut  connaître  l'union  qui  règne  entre  eux  dans 
tout  le  reste,  pour  concevoir  combien  leur  dilféren'd  sur  ce  seul  point 
est  capable  d  en  troubler  les  charmes.  M  de  Wolmar,  élevé  dans  le 
rite  grec,  n'était  pas  fait  pour  supporter  l'absurdité  d'un  culte  aussi  ri- 
dicule. Sa  raison,  trop  supérieure  à  l'imbécile  joug  qu'on  lui  voulait  im- 
poser, le  secoua  bientôt  avec  mépris;  et,  rejetant  à  la  fois  tout  ce  qui 
lui  venait  d'une  autorité  si  suspecte,  forcé  d'être  impie  il  se  fit  athée. 

Dans  la  suite,  ayant  toujours  vécu  dans  des  pays  catholiques,  il  n'ap- 
prit pas  à  concevoir  une  meilleure  opinion  de  la  foi  chrétienne  par  celle 
qu'on  y  professe.  11  n'y  vit  d'autre  religion  que  l'intérêt  de  ses  minis- 
tres. Il  vit  que  tout  y  consistait  encore  en  vaines  simagrées,  plâtrées 
un  peu  plus  subtilement  par  des  mots  qui  ne  signifiaient  rien  ;  il  s'a- 
perçut que  tous  les  honnêtes  gens  y  étaient  unanimement  de  son  avis, 
et  ne  s'en  cachaient  guère  ;  que  le  clergé  même,  un  peu  plus  discrète- 
ment, se  moquait  en  secret  de  ce  qu'il  enseignait  en  public  ;  et  il  m'a 
protesté  souvent  qu'après  bien  du  temps  et  des  redierches,  il  n'avait 
trouvé  de  sa  vie  que  trois  prêtres  qui  crussent  en  Dieu.  En  voulant 
s'éclaircir  de  bonne  foi  sur  ces  matières,  il  s'était  enfoncé  dans  les  té- 
nèbres de  la  métaphysique,  où  l'homme  n'a  d'autres  guides  que  les 
systèmes  qu'il  y  porte  ;  et  ne  voyant  partout  que  doutes  et  contradic- 
tions ,  quand  enfin  il  est  venu  parmi  les  chrétiens  ,  il  y  est  venu  trop 
tard  ;  sa  foi  s'était  déjà  fermée  à  la  vérité,  sa  raison  n'était  plus  acces- 
sible à  la  certitude  ;  tout  ce  qu'on  lui  prouvait  détruisant  plus  un  sen- 
timent qu'il  n'eu  établissait  un  autre,  il  a  fini  par  combatire  également 
les  dogmes  de  toute  espèce,  et  n'a  cessé  d'être  athée  que  pour  devenir 
sceptique. 

Voilà  le  mari  que  le  ciel  destinait  à  cette  Julie  en  qui  vous  connais- 
sez une  foi  si  simple  et  une  piété  si  douce.  Mais  il  faut  avoir  vécu  aussi 
familièrement  avec  elle  que  sa  cousine  et  moi ,  pour  savoir  combien 
cette  âme  tendre  est  naturellement  portée  à  la  dévotion.  On  dirait  que 
rien  de  terrestre  ne  pouvant  suffire  au  besoin  d'aimer  dont  elle  est  dé- 
vorée, cet  excès  de  sensibilité  soit  forcé  de  remonter  à  sa  source.  Ce 
n'est  point  comme  sainte  Thérèse  un  cœur  amoureux  qui  se  donne  le 
change  et  veut  se  tromper  d'objet ,  c'est  un  cœur  vraiment  intarissable 
que  l'amour  ni  l'amitié  n'ont  pu  épuiser,  et  qui  porte  ses  afieetions 
surabondantes  au  seul  être  digne  de  les  absorber.  L'amour  de  Dieu  ne 
la  détache  point  des  créatures;  il  ne  lui  donne  ni  dureté  ni  aigreur. 
Tous  ces  attachements  produits  par  la  même  cause  ,  en  s'animant  l'un 
p.ar  l'autre,  en  deviennent  plus  charmants  et  plus  doux  ;  et,  pour  moi, 
je  crois  qu'elle  serait  moins  dévole  si  elle  aimait  moins  tendrement  son 
père,  son  mari,  ses  enfants,  sa  cousine,  et  moi-même. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  plus  elle  l'est,  moins  elle  croit 
Tétre,  et  qu'elle  se  plaint  de  sentir  en  elle-même  une  àme  aride  qui  ne 
sait  point  aimer  Dieu.  On  a  beau  faire,  dit-elle  souvent,  le  cœur  ne 
s'attache  que  par  l'entremise  des  sens  ou  de  l'imagination  qui  les  re- 
présente; et  le  moyen  de  voir  ou  d'imaginer  l'immensité  du  grand 
Etre  ?  Quand  je  veux  m'élever  à  lui  je  ne  sais  où  je  suis  ;  n'apercevant 
aucun  rapport  entre  lui  et  moi,  je  ne  sais  par  où  l'atteindre,  je  ne  vois 
ni  ne  sens  plus  rien,  je  me  trouve  dans  une  espèce  d'anéantissement; 
et  si  j'osais  juger  dautrui  par  moi-même,  je  craindrais  que  les  extases 
des  mystiques  ne  vinssent  moins  d'un  cœur  plein  que  d'un  cerveau 
vide. 

Que  faire  donc,  eontinue-t-elle,  pour  me  dérober  aux  fantômes  d'une 
raison  qui  s'égare?  Je  substitue  un  culte  grossier,  mais  à  ma  portée, 
à  ces  sublimes  contemplations  qui  passent  mes  facultés  Je  rabaisse  à 
regret  la  majesté  divine,  j'interpose  entre  elle  et  moi  des  objets  sensi- 
bles; ne  la  pouvant  contempler  dans  son  essence,  je  la  contemple  au 
moins  dans  ses  œuvres,  je  l'aime  dans  ses  bienfaits  ;  mais,  de  quelque 
manière  que  je  m'y  prenne,  au  lieu  de  l'amour  pur  qu'elle  exige,  je 
n'ai  qu'une  reconnaissance  intéressée  à  lui  présenter. 

C'est  ainsi  que  tout  devient  sentiment  dans  un  cœur  sensible.  Julie 
ne  trouve  dans  l'univers  entier  que  des  sujets  d  attendrissement  et  de 
gratitude  ;  partout  elle  aperçoit  la  bieulaisaate  niaiu  de  la  Providence  j 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


125 


n.nts  sont  le  rl.or  dép&t  qu'elle  en  a  reçu  ;  elle  recueille  ses  dons     (lié  de  s'en  garantir  ;  et  la  scène  «le  Meillerie  m'a  trop  appris  que  celui 
'S  nroiluctions  «le  la  terre  ;  elle  voit  sa  table  couverte  par  ses     des  deux  qui  se  défiait  le  moins  de  lui-iiieme  devait  seul  s  en  défier. 

,n  ;  son  paisible  réveil  lui  vient  1      Dans  l'injuste  crainte  que  lui  inspirait  sa  timidiu;  naturelle,  elle  n  i- 
iscràces    et  ses  faveurs  dans  les     magina  point  de  précaution  plus  silre  que  de  se  donner  incessamment 
■  ■     '  '  ■  •  un  témoin  qu'il  fallût  respecter,  d'appeler  en  tiers  le  juge  intégre  et 

redoutable  qui  voit  les  actions  secrètes  et  sait  lire  au  fond  des  coeurs. 
Elle  s'environnait  de  la  majesté  suprême;  je  voyais  Dieu  sans  cesse  en- 
tre elle  et  moi.  Quel  coupable  désir  eût  pu  franchir  une  telle  sauve- 
garde? Mon  cœur  s'épurait  au  feu  de  son  zèle,  et  je  partageais  sa  vertu. 
Ces  graves  entretiens  remplirent  presque  tous  nos  téte-a-lète  durant 
l'absence  de  son  mari  ;  et  drpiiis  son  retour  uons  les  reprenons  fré- 
quemment en  sa  présence.  Il  s'y  prèle  comme  s'il  éUiit  question  d'uu 
antre,  et,  sans  mépriser  nos  soins,  il  nous  donne  souvent  de  bons  con- 
seils sur  la  manière  dont  nous  devons  raisonner  avec  lui.  C'est  cela 
nicmc  qui  me  fait  désespérer  du  succès;  car,  s'il  avait  moins  de  bonne 
foi,  l'on  pourrait  attaquer  le  vice  de  l'àine  qui  nourrirait  S(m  incrédu- 
lité; mais,  s'il  n'est  question  que  de  convaincre,  où  clierclieroiis-nous 
des  lumières  qu'il  n'ait  point  eues  et  des  raisons  qui  lui  aient  échappé? 
(loaiid  j'ai  voulu  disputer  avec  lui,  j'ai  vu  que  tout  ce  que  je  pouvais 
eiiiployer  d'ainiiiiieMis  avait  été  déjà  vainement  épuisé  par  Julie,  et 
diii' iiiii  si(li(ir>H'  (■i:iit  bien  loin  de  cette  éloquence  du  cœur  et  de 
tillc  cioiK  !■  pciMiiisiou  qui  coule  de  sa  bouche.  Milord,  nous  ne  ramè- 
nerons jaiiiiiiN  Kl  lidiiime  ;  il  est  trop  froid  et  n'est  point  méchant  :  il 
ne  s'agit  pas  de  le  toucher;  la  preuve  intérieure  ou  de  seuliment  lui 
manque,  et  celle-là  seule  peut  rendre  invincibles  toutes  les  autres. 

Ôuelqîie  soin  ipie  prenne  sa  femme  de  lui  déguiser  sa  tristesse,  il  la 
sent  et  la  partage  :  ce  n'est  pas  un  œil  aussi  clairvoyant  qu'on  abuse. 
Ce  cbaTin  dévoré  ne  lui  en  est  que  plus  sensible.  Il  m'a  dit  avoir  été 
tenté  plusieurs  fois  de  céder  en  apparence,  et  de  feindre,  pour  la  tran- 
quilliser, des  sentiments  qu'il  n'avait  pas.  Mais  une  telle  bassesse  d  ame 
est  trop  loin  de  lui  ;  sans  en  imposer  à  Julie,  celte  dissimulation  n  eût  ete 
qu'un  nouveau  tourment  pour  elle.  La  bonne  foi,  la  franchise,  l'union  des 
cœurs  nui  console  de  tant  de  maux,  se  fût  éclipsée  entre  eux.  Etait-ce 
eu  se  faisant  moins  estimer  de  sa  femme  qu'il  pouvait  la  rassurer  sur 
ses  craiute.'i''  Au  lieu  d'user  de  déguisement  avec  elle,  il  lui  dit  sincère- 
ment ce  qu'il  pense  ;  mais  il  le  dit  d'un  Ion  si  siniple,  avec  si  peu  de 
mépris  des  opinions  vulgaires,  si  peu  de  cette  ironique  fierté  des  es- 
prits forts  que  ces  tristes  aveux  donnent  bien  plus  d  aflliction  que  de 
colère  à  Julie,  et  que,  ne  pouvant  transmelire  à  son  mari  ses  senti- 
ments et  ses  espérances,  elle  en  cherche  avec  plus  de  soin  à  rassem- 
bler autour  de  lui  ces  douceurs  passagères  auxquelles  il  borne  sa  féli- 
cité Ah  '  dit-elle  avec  douleur,  si  l'infortuné  lait  sou  paradis  en  ce 
monde   rendons-le-lui  du  moins  aussi  doux  qu'il  est  possible. 

Le  voile  de  tristesse  dont  celte  opposition  de  sentiments  couvre  leur 
union  prouve  mieux  que  toute  autre  chose  l'invincible  ascendant  de 
Julie  par  les  consolations  dont  cette  tristesse  est  mêlée,  et  qu'elle 
seule  au  monde  était  peut-être  capable  d'y  joindre.  Tous  leurs  démê- 
lés toutes  leurs  disputes  sur  ce  point  important,  loin  de  se  tourner  en 
aie'reur  en  mépris,  en  querelles,  finissent  toujours  par  quelque  scène 
atlendrissante.  (lui  ue  fait  que  les  rendre  plus  chers  l'un  a  l'autre. 

Hier  1  entretien  s'étaut  fixé  sur  ce  texte,  qui  revient  souvent  quand 
nous  ne  sommes  que  nous  trois,  nous  tombâmes  sur  l'origme  du  mal, 
et  ie  m'eirorçais  de  montrer  que  noii-s.Hilemeiil  il  n  y  avait  point  de 
mal  absolu  et  gémirai  dans  le  système  des  êtres,  mais  que  même  les 
maux  particuliers  élaieni  beaucoup  mniiidres  qu'ils  ne  le  semblent  au 
premier  coup  d'œil,  el  ipià  imil  pren.lie  ils  étaient  surpassés  de  beau- 
coup parles  biens  pailiculieis  et  iiidiNiduels.  Je  citais  a  M.  de  Wolmar 
son  propre  exemple,  et,  pénétré  du  bonheur  de  sa  situation,  je  la  pei- 
gnais avec  des  traits  si  vrais,  qu'il  eu  |iarut  ému  lui-même,  \oila,  dit-d 
eu  m'interrompant,  les  séductions  de  Julie  :  elle  met  toujours  le  senti- 
ment à  la  place  des  raisons,  et  le  rend  si  touchant,  qii  il  faut  toujours 
l'embrasser  pour  toute  réponse.  Ne  serait-ce  point  de  son  maître  de 
philosophie,  ajouta-t-il  eu  riant,  qu'elle  aurait  appris  cette  manière 
d'araumenter  ?  .       ,  .     , .  . .         n         . 

Deux  mois  plus  tôt,  la  plaisanterie  m  eût  déconcerte  cruellement  ; 
mais  le  temps  de  l'embarras  est  passé  ;  je  u'en  fis  que  rire  a  mon  tour, 
et,  quoique  Julie  eût  un  peu  rougi,  elle  ne  parut  pas  plus  embarrassée 
nue  moi.  Nous  continuâmes.  Sans  disputer  sur  la  qn.uiuie  du  mal  >\ol- 
liiar  se  contentait  de  l'aveu  qu'il  fallait  bien  fane,  que,  peu  ou  beau- 
coup enlin  le  mal  existe  ;  el  de  celle  seule  existence  il  déduisait  défaut 
de  miissancc,  d'intelligence  ou  de  bonté  dans  la  première  cause.  Moi, 
àeliais  de  montrer  l'origine  du  mal  physique  dans  la 


ses  enf; 

soins  ;''elle'"s''eiXrrsous"sa"pr("^^  ;'Ton"pàïs"ibïe7réveiilu'r'viënt  ,  ~'ba"ns"ï'injuste  crainte  que  lui  inspirait  sa  jimidiui  naturelle,  elle  n'N 

d'elle;  elle  sent  ses  leçons  "„  . 

plaisirs  ;  les  biens  (IdiiI  jouil  loiM,  n-  i\u\  lui  est  cher  sont  autant  de  non 
veaux  sujets  dliommages  ;  si  le  Dieu  de  l'univers  échappe  à  ses  faibles 
yeux ,  elle  voit  partout  le  père  coinmiiii  des  houmies.  Honorer  ainsi 
ses  bienfaits  suprêmes,  n'est-ce  pas  servir  autant  qu'on  peut  l'Etre  in- 
fini '.' 

Concevez,  milord,  quel  tourment  c'est  de  vivre  dans  la  retraite  avec 
celui  qui  partage  notre  existence  et  ne  iieut  partager  l'espoir  qui  nous 
la  rend  chère  ;  de  ne  pouvoir  avec  lui  ni  bénir  les  œuvres  de  Dieu  ,  ni 
parler  de  l'heureux  avenir  que  nous  promet  sa  bonté;  de  le  voir  insen- 
sible, en  faisant  le  bien,  à  tout  ce  qui  le  rend  agréable  à  faire,  et,  par 
la  plus  bizarre  inconséquence ,  penser  en  impie  et  vivre  en  chrétien  1 
Imaginez  Julie  à  la  promenade  avec  son  mari  ;  l'ime,  admirant,  dans 
la  riche  et  brillante  iiariire  que  la  terre  élale,  l'ouvrage  et  les  dons  de 
l'aiileur  de  l'univers  ;  l'autre,  ne  voyant  en  tout  cela  qu'une  combinaison 
fortuite,  où  rien  n'est  lié  que  par  une  force  aveugle.  Imaginez  deux 
époux  sincèrement  unis  ,  n'osaut ,  de  peur  de  s'importuner  mutuelle- 
ment, se  livrer,  l'un  aux  réflexions,  l'autre  aux  sentiments  que  leiii'  in- 
spirent les  objets  qui  les  entourent,  et  lirer  de  leur  altachement  même 
le  devoir  de  se  contraindre  incessamment.  Nous  ne  nous  promenons 
presque  jamais,  Julie  el  moi,  que  quelque  vue  Irappante  et  pittoresque 
ne  lui  rappelle  ces  idées  douloureuses.  Hélas!  dit-elle  avec  attendris- 
sement, le  speelacle  de  la  nature,  si  vivant ,  si  animé  pour  nous,  est 
mort  aux  yeux  de  l'infortuné  Woluiar,  el,  dans  cette  grande  harmonie 
des  êtres  où  tout  parle  de  Dieu  d'une  voix  si  douce,  il  n'aperçoit  qu'un 
silence  éternel! 

Vous  qui  connaissez  Julie,  vous  qui  savez  combien  cette  âme  com- 
muiiicative  aime  à  se  répandre,  concevez  ce  qu'elle  souffi  irait  de  ces 
réserves,  quand  elles  n'auraient  d'autre  inconvénient  qu'un  si  tiisie  par- 
tage entre  ceux  à  qui  tout  doit  être  commun.  Mais  des  idées  plus  fii- 
nestcs  s'élèvent,  malgré  qu'elle  en  ait,  à  la  suite  de  celle-là.  Elle  a  beau 
vouloir  rejeter  ces  terreurs  involonlaires ,  elles  reviennent  la  Iruiibler 
à  chaque  instant.  Quelle  horreur  pour  une  tendre  épouse  d'iiiiaginer 
l'Elre  snprêiiK;  vengeur  de  sa  divinilè  méconnue,  de  songer  que  le  bon- 
heur de  celui  (pu  fait  le  sien  doit  finir  avec  sa  vie,  et  de  ne  voir  qu'un 
réprouve'  dans  le  père  de  ses  enfants  !  A  cette  affreuse  image,  toute  sa 
douceur  la  garantit  à  peine  du  désespoir;  et  la  religion,  qui  lui  rend 
amère  l'incrédulité  de  son  mari,  lui  donne  seule  la  force  de  la  sup- 
porter. Si  le  ciel,  dit-elle  souvent,  me  refuse  la  conversion  de  cet  liou- 
iiêlc  homme,  je  n'ai  plus  qu'une  grâce  à  lui  demander,  c'est  de  mourir 
la  première. 

Telle  est,  milord,  la  trop  juste  cause  de  ses  chagrins  secrets  ;  telle 
est  la  peine  intérieure  qui  semble  charger  sa  conscience  de  l'endurcis- 
sement d'autrui,  et  ue  lui  devient  que  plus  cruelle  par  le  soin  qu'elle 
prend  de  la  dissimuler.  L'athéisme,  (|ui  marche  à  visage  découvert  chez 
les  papistes,  est  obligé  de  se  cacher  dans  tout  pays  où,  la  raison  per- 
mettant de  croire  en  Dieu,  la  seule  excuse  des  incrédules  leur  est  ôlée. 
Ce  système  est  naturellement  désolant  :  s'il  trouve  des  partisans  chez 
les  grands  et  les  riches  qu'il  favorise,  il  est  partout  eu  horreur  au  peu- 
ple opprimé  el  misérable,  qui,  voyant  délivrer  ses  tyrans  du  seul  frein 
propre  à  les  contiMiir,  se  voit  encore  enlever,  dans  l'espoir  d'une  autre 
vie,  la  seule  consolation  qu'on  lui  laisse  en  celle-ci.  Madame  de  Wolmar, 
sentant  donc  le  mauvais  effet  que  ferait  ici  le  pyrrhonisine  de  son  mari, 
et  voulant  surtout  garantir  ses  enfants  d'uu  si  dangereux  exemple,  n'a 
pas  eu  de  peine  à  engager  au  secret  un  homme  sincère  et  vrai,  mais 
discret,  simple,  sans  vanité,  et  fort  éloigné  de  vouloir  ôter  aux  antres 
nn  bien  dont  il  est  lâché  d'être  privé  lui-même.  H  ne  dogmatise  jamais, 
il  vient  au  temple  avec  nous,  il  se  confiunie  aux  usages  établis;  sans 
professer  de  bouche  une  foi  qu'il  n'a  pas ,  il  évile  le  scandale ,  et  fait 
sur  le  culte  réglé  par  les  lois  tout  ce  que  l'étal  peut  exiger  d'un  ci- 
toyen. 

Depuis  près  de  huit  ans  qu'ils  sont  unis,  la  seule  madame  d'Orbe  est 
du  secret,  parce  (pi'on  le  lui  a  confié.  Au  surplus,  les  apparences  sont 
si  bien  sauvées,  et  avec  si  pou  d'affectation,  qu'au  bout  de  six  semaines 
passées  enseiuble  dans  la  plus  grande  intimité,  je  n'avais  pas  même 
conçu  le  moindre  soupçon,  et  n'aurais  peut-être  jamais  pénétré  la  vérité 
sur  ce  point  si  Julie  elle-même  ne  me  l'eût  apprise. 

l'Iusieurs  motifs  Tout  déterminée  à  celle  eoiilidence.  Premièrement, 


vous  devez  bientôt  venir  nous  joindre,  elle  a  désiré,  du  consentement 
de  sou  mari,  que  vous  fussiez  d'avance  instruit  de  ses  sentimenls,  car 
clli'  alleiid  de  votre  sagesse  nn  supplément  à  nos  vains  efforts,  et  des 
cil'eis  digues  de  vous. 

Le  temps  i|u'elle  <lioisit  pour  me  confier  sa  peine  m'a  fait  soupçon- 
ner une  autre  raison  dont  elle  n'a  eu  garde  de  me  parler.  Sou  man  nous 
qniUail;  nous  restions  seuls  :  nos  cœurs  s'étaient  aimés,  ils  s'en  souve- 
naient encore;  s'ils  s'étaient  un  instant  oubliés,  tout  nous  livrait  à  l'op- 


perçus  que  Julie  avait  disparu.  Devinez  où  elle  est  me  dit  son  mari, 
vov  int  que  ie  la  cherchais  des  yeux.  Mais,  dis-jc,  elle  est  allée  donner 
quelque  ordre  dans  le  ménage.  N.m.  dit-il.  elle  n'aurait  point  pris 
pour  d'antres  affaires  le  lemps  de  celle-ci  :  tout  se  fait  sans  quelle  me 
uniite  et  ie  ue  la  vois  jamais  rien  l'aire.  Elle  est  donc  dans  la  chambre 
des  eiif  mis  ''  Tout  aussi  peu  :  ses  cnfauts  ne  lui  sont  pas  plus  chers  que 
mou  s.iiui.  Hé  bien,  repris-je,  ce  qu'elle  fait,  je  n'en  sais  rien  ;  mais  je 
qu'elle  ne  s'occupe  qu'à  des  soins  utiles.  Lucoie  mouis, 


pTQbi'c.  Jo  voyais  cluirgmcm.  qu'eUe  avaH  ciaim  ce  lèlc-ù-l«le  el  iV    an-ilji'oidcuicui }  veucz,  vcuu,  \ous  \eirei  si j  ai  Ditu  uevme 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


Il  se  mit  à  marcher  doucement  :  je  le  suivis  sur  la  pointe  du  pied. 
Nous  arrivâmes  à  la  porte  du  cabinet:  elle  était  lermée  ;  il  1  ouvrit  brus- 
quement. Milord,  queispeciacle  !  Je  vis  Julie  à  genoux,  les  mains  jointes 
et  tout  en  larmes.  Elle  se  lève  avec  précipitation,  s'essuyant  les  yeux,  se 
cachant  le  visage,  et  cherchant  à  s'échapper.  On  ne  vil  jamais  une  honte 
pareille.  Son  mari  ne  lui  laissa  pas  le  temps  de  fuir  ;  il  courut  à  elle  dans 
une  espèce  de  transport.  Chère  épouse,  lui  dit-il  en  l'embrassant,  l'ardeur 
même  de  tes  vœux  trahit  ta  cause  ;  que  leur  manque-l-il  pour  être  effi- 
caces ?  Va,  s'ils  étaient  entendus,  il  seraient  bientôt  exaucés.  Ils  le  se- 
ront, lui  dit-elle  d'un  ton  ferme  et  persuadé;  j'en  ignore  l'heure  et 
l'occasion.  Puissé-je  l'acheter  aux  dépens  de  ma  vie!  mon  dernier  jour 
serait  le  mieux  employé. 

Venez,  milord,  quittez  vos  malheureux  combats,  venez  remplir  un 
devoir  plus  noble.  Le  sage  préfère-l-il  l'homieur  de  tuer  des  hommes 
aux  soins  qui  peuvent  en  sauver  un  ? 


LETTRE  VI. 


DE  SAIXT-fllECX  i  MILOIiD  EDOUARD. 

Quoi  !  même  après  la  séparation  de  l'armée,  encore  un  voyage  à  Pa- 
ns 1  Oublicz-vous  donc  tout  à  fait  Clarens  et  celle  qui  l'habile  ?  Nous 
êtes-vous  moins  cher  qu'à  milord  llyde?  êies-vous  plus  nécessaire  à 
cet  anu  qu'à  ceux  qui  vous  attendent  ici  ?  Vous  nous  forcez  à  faire  des 
ywux  opposés  aux  vôtres,  et  vous  me  faites  souhaiter  d'avoir  du  crédit 
a  la  cour  de  France  pour  vous  empêcher  d'obtenir  les  passe-ports  que 
vous  en  altcndez.  Contentez-vous  toutefois  ;  allez  voir  votre  digne  com- 
pairiote.  Malgré  vous,  nous  serons  vengés  de  cette  préférence  ;  et, 
quelque  plaisir  que  vous  goûtiez  à  vivre  avec  lui,  je  sais  que,  (|uand 
vous  serez  avec  nous,  vous  regieilcrez  le  temps  que  vous  ne  nous  au- 
rez pas  donné. 

_  En  recevant  voire  let'lre,  j'avais  d'abord  soupçonné  qu'une  commis- 
sion secrele...  (Juel  plus  digne  médiateur  de  paix  !...  Mais  les  rois  don- 
«eiil-ils  leur  confiance  à  des  hommes  veriueux  ?  osent-ils  écouter  la 
vérilé?  savenl-ils  même  honorer  le  vrai  mérite?...  Non,  non,  cher 
Edouard,  vous  n'êtes  pas  lait  pour  le  ministère;  et  je  pense  trop  bien 
de  vous  pour  croire  que,  si  vous  n'étiez  pas  né  pair  d'Angleterre,  vous  le 
lussiez  jamais  devenu. 

Viens,  ami,  lu  seras  mieux  à  Clarens  qu'à  la  cour.  Oh!  quel  hiver 
nous  allons  passer  tous  ensemble,  si  l'espoir  de  noire  réunion  ne  m'a- 
Luse  pas!  Chaque  jour  la  prépare,  en  ramenant  ici  quelqu'une  de  ces 
âmes  privilégiées  qui  sont  si  «hères  l'une  à  l'autre,  qui  sont  si  dignes 
de  s  aimer,  el  qui  semblent  n'attendre  que  vous  pour  se  passer  du  reste 
de  l'univers.  Eu  apprenant  quel  heureux  hasard  a  fait  passer  ici  la  par- 
lie  adverse  du  baron  d'Etange,  vous  avez  prévu  tout  ce  qui  devait  arri- 
ver de  cette  rencontre,  ei  ce  qui  est  arrivé  réellement.  Ce  vieux  plai- 
deur, quoique  inflexible  et  entier  presque  autant  que  son  adversaire, 
n'a  pu  résister  à  l'ascendant  qui  nous  a  tous  subjugués.  Après  avoir  vu 
Julie  ,  après  l'avoir  entendue,  après  avoir  conversé  avec  elle,  il  a  eu 
lionte  de  plaider  contre  son  père.  11  est  parti  pour  Berne  si  bien  dis- 
posé, et  raccommodement  est  actuellement  en  si  bon  train,  que,  sur  la 
dernière  lettre  du  baron,  nous  l'attendons  de  retour  dans  peu  de  jours. 
Voilà  ce  que  vous  aurez  déjà  su  par  M.  de  Wolmar;  mais  ce  que 
prohablemenl  vous  ne  savez  point  encore,  c'est  que  madame  d'Orbe, 
ayant  enfin  terminé  ses  affaires ,  est  ici  depuis  jeudi ,  et  n'aura  plus 
d'autre  demeure  q.'ie  celle  de  son  amie.  Comme  j'étais  prévenndu  jour 
de  son  arrivée ,  j'allai  au-devant  d'elle  à  l'insu  de  madame  de  Wolmar 
qu'elle  voulait  surprendre,  et,  l'ayant  rencontrée  en  deçà  de  Lulri,  je 
revins  sur  mes  pas  avec  elle. 

Je  la  trouvai  plus  vive  el  plus  charm;inle  que  jamais,  mais  inégale, 
distraite,  n'écoulant  point ,  répondaiil  encore  moins,  parlant  sans  fuite 
«t  par  saillies,  enfin  livrée  à  celte  iii(]iiii'Ui(li'  «Imit  on  ne  peut  se  défen- 
dre sur  le  point  d'obtenir  ce  qu'on  a  loiirmcnt  désiré.  On  eût  dit  à 
chaque  instant  qu'elle  tremblait  de  retourner  en  arrière.  Ce  départ, 
quoique  longtemps  différé,  s'était  fait  si  à  la  hàle  que  la  lête  en  tournait 
à  la  maîtresse  el  aux  domestiques.  Il  régnait  un  désordre  risible  dans 
le  menu  bagage  qu'on  amenait.  A  mesure  que  la  femme  de  chambre 
craignait  d'avoir  oublié  quelque  chose ,  Claire  assurait  toujours  l'a- 
voir l'ail  mettre  dans  le  coffre  du  carrosse;  el  le  plaisant,  quand  on  y 
rega.rda,  fut  qu'il  ne  s'y  trouva  rien  du  tout. 

Comme  elle  ne  voulait  pas  que  Julie  entendit  sa  voilure,  elle  descen- 
dit dans  l'avenue ,  et  traversa  la  cour  en  courant  comme  une  folle ,  et 
monta  si  précipitamment  qu'il  fallut  respirer  après  la  première  rampe 
avant  d'achever  de  monter.  M.  de  Wolmar  vint  au-devant  d'elle  :  elle 
ne  put  lui  dire  un  seul  mol. 

tu  ouvrant  la  poite  de  la  chambre,  je  vis  Julie  assise  vers  la  fenêtre 
et  tenant  sur  ses  geuoux  la  petite  Henriette,  comme  elle  faisait  souvent. 
Claire  avait  médité  un  beau  discours  à  sa  manière,  mêlé  de  seniimenl 
et  de  gaieté  ;  mais  ,  en  niellant  le  pied  sur  le  seuil  de  la  porte  ,  le  dis- 
cours ,  la  gaieté  ,  tout  fut  oublié  ;  elle  vole  à  son  amie  en  s'écrianl  avec 
un  emportement  impossible  à  poindre  :  Cousine ,  toujours ,  pour  toii- 
jom  S ,  jusqu'à  la  mon  I  Uenrieltc ,  apercevant  sa  mère ,  saute  et  court 


au-devant  d'elle  en  criant  aussi ,  Maman!  maman  !  de  toute  sa  force  , 
et  la  rencontre  si  rudement  que  la  pauvre  petite  tomba  du  coup.  Celle 
subite  apparition,  cette  chute,  la  joie,  le  trouble,  saisirent  Julie  à  tel 
point,  que,  s'éianl  levée  en  étendant  les  bras  avec  un  cri  très-aigu,  elle 
se  laissa  retomber  et  se  trouva  mal.  Claire,  voulant  relever  sa  liile,  voit 
pâlir  son  amie  :  elle  hésite,  elle  ne  sait  à  laquelle  courir.  Enfin,  me 
voyant  relever  Henriette,  elle  s'élance  pour  secourir  Julie  défaillante, 
et  tombe  sur  elle  dans  le  même  état. 

Henriette,  les  apercevant  toutes  deux  sans  mouvement,  se  mit  à  pleu- 
rer et  pousser  des  cris  qui  firent  accourir  la  Fanchon  :  l'une  court  à  sa 
mère,  l'autre  à  sa  maîtresse.  Pour  moi,  saisi,  transporté,  hors  de  sens, 
j'errais  à  grands  pas  par  la  chambre  sans  savoir  ce  que  je  faisais,  avec 
des  exclaiiialions  iiilcrronipues,  et  dans  un  mouvement  convulsif  dont 
je  n'étais  pas  le  maître  \\ olmar  liii-mrine,  le  froid  Wolmar  se  sentit 
ému.  0  sentiment!  sentiment!  douce  vie  de  l'àmel  quel  est  le  cœur  de 
fer  que  lu  n'as  jamais  touché?  quel  est  l'infortuné  mortel  à  qui  lu  n'ar- 
rachas jamais  de  larmes?  Au  lieu  de  courir  à  Julie,  cet  heureux  époux 
se  jeta  sur  un  fauteuil  pour  contempler  avidement  ce  ravissant  spec- 
tacle.,Ne  craignez  rien,  dit-il  en  voyant  notre  empressement;  ces  scè- 
nes de  plaisir  et  de  joie  n'épuisent  un  instant  la  nature  que  pour  la  ra- 
nimer d'une  vigueur  nouvelle  ;  elles  ne  sont  jamais  dangereuses.  Laissez- 
moi  jouir  du  bonheur  que  je  goûte  et  que  vous  partagez.  Que  doit-il 
être  pour  vous  !  Je  n'en  connus  jamais  de  semblable,  el  je  suis  le  moins 
heureux  des  six. 

i\lilord ,  sur  ce  premier  moment  vous  pouvez  juger  du  reste.  Cette 
réunion  excita  dans  toute  la  maison  un  rctenlisseinent  d'allégresse,  et 
une  fermentation  qui  n'est  pas  encore  calmée.  Julie,  hors  d'elle-même, 
était  dans  une  agitation  où  je  ne  l'avais  jamais  vue  ;  il  fut  impossible  de 
songer  à  rien  de  toule  la  journée  qu'à  se  voir  el  s'embrasser  sans  cesse 
avec  de  nouveaux  transports.  On  ne  s'avisa  pas  même  du  salon  d'Apol- 
lon; le  plaisir  était  partout,  on  n'avait  pas  besoin  d'y  songer.  A  peine 
le  lendemain  eut-on  assez  de  sang-froid  pour  préparer  une  fêle.  Sans 
Wolmar,  tout  serait  allé  de  travers.  Chacun  se  para  de  son  mieux.  Il 
n'y  eul  de  travail  permis  que  ce  qu'il  en  fallait  pour  les  amusements.  La 
fête  fut  célébrée  ,  non  pas  avec  pompe  ,  mais  avec  délire;  il  y  régnait 
nue  confusion  qui  la  rendait  touchante,  et  le  désordre  en  faisait  le  plus 
bel  ornement. 

La  matinée  se  passa  à  mettre  madame  d'Orbe  en  possession  de  son 
emploi  d'intendante  ou  de  maîtresse  d'hôtel  ;  et  elle  se  hâtait  d'en  faire 
les  fonctions  avec  un  empressement  d'enfant  qui  nous  fit  rire.  En  en- 
trant pour  dîner  dans  le  beau  salon ,  les  deux  cousines  virent  de  tous 
côtés  leurs  chiffres  unis  el  formés  avec  des  fleurs.  Julie  devina  dans 
l'inslant  d'où  venait  ce  soin  :  elle  m'embrassa  dans  un  saisissement  de 
joie.  Claire,  contre  son  aucieiuie  <«iuiiiine,  hésita  d'en  faire  aulant. 
Wolmar  lui  en  fit  la  guerre;  elle  |iiit  eu  loiigissant  le  parti  d'imiter  sa 
cousine.  Cette  rougeur,  que  je  remarquai  trop,  me  fit  un  effet  que  je  ne 
saurais  dire  ;  mais  je  ne  me  sentis  pas  dans  ses  bras  sans  émotion. 

L'après-midi  il  y  eut  une  belle  collation  dans  le  gynécée  .  où  p  )ur  le 
coup  le  maître  el  moi  fûmes  admis.  Les  hommes  tirèrent  au  blanc  une 
mise  donnée  par  madame  d'Orbe.  Le  nouveau  venu  l'emporta,  quoique 
moins  exercé  que  les  autres.  Claire  ne  fut  pas  la  dupe  de  son  adresse  ; 
Hanz  lui-même  ne  s'y  trompa  pas ,  el  refusa  d'accepter  le  prix  ;  mais 
tous  ses  camarades  l'y  forcèrent,  et  vous  pouvez  juger  que  celle  honnê- 
lelé  de  leur  pari  ne  fut  pas  perdue. 

Le  soir,  toute  la  maison,  augmentée  de  trois  personnes,  se  rassembla 
pour  danser.  Claire  semblait  parée  par  la  main  des  Grâces;  elle  n'avait 
jamais  été  si  brillante  que  ce  jour-là.  Elle  dansait,  elle  causait,  elle 
riait,  elle  donnait  ses  ordres,  elle  suflisail  à  tout.  Elle  avait  juré  de 
m'excéder  de  fatigue;  et,  après  cinq  ou  six  contredanses  très-vives  tout 
d'une  haleine ,  elle  n'oublia  pas  le  reproche  ordinaire  que  je  dansais 
comme  un  philosophe.  Je  lui  dis ,  moi ,  qu'elle  dansait  comme  un  lutin, 
qu'elle  ne  faisait  pas  moins  de  ravage,  et  que  j'avais  peur  qu'elle  ne  me 
laissât  reposer  ni  jour  ni  nuit.  Au  contraire,  dit-elle,  voici  de  quoi  vous 
faire  dormir  tout  d'une  pièce;  el  à  l'instant  elle  me  reprit  pour  danser. 
Elle  était  infatigable  :  mais  il  n'en  était  pas  ainsi  de  Julie;  elle  avait 
peine  à  se  tenir,  les  genoux  lui  tremblaient  en  dansant  ;  elle  était  trop 
touchée  pour  pouvoir  être  gaie  :  souvent  on  voyait  des  larmes  de  joie 
couler  de  ses  yeux;  elle  contemplait  sa  cousine  avec  une  sorte  de  ra- 
vissement ;  elle  aimait  à  se  croire  l'étrangère  à  qui  l'on  donnait  la  fêle, 
el  à  regarder  Claire  comme  la  maîtresse  de  la  maison  qui  l'ordonnait. 
Après  le  souper,  je  lirai  des  fusées  que  j'avais  apportées  de  la  Chine,  et 
qui  firent  beaucoup  d'effet.  Nous  veillâmes  fort  avant  dans  la  nuit.  Il 
fallul  enfin  se  quitter;  madame  d'Orbe  était  lasse,  ou  devait  l'être,  et 
Julie  voulut  qu'on  se  couchât  de  bonne  heure. 

Insensiblement  le  calme  renaît ,  et  l'ordre  avec  lui.  Claire ,  toute  fo- 
lâtre qu'elle  est,  sait  prendre  quand  il  lui  plaît  un  ton  d'autorité  qui  en 
impose.  Elle  a  d'ailleurs  du  sens ,  un  discernement  exquis  ,  la  pénétra- 
tion de  Wolmar,  la  bonté  de  Julie;  et,  ipioique  extrêmement  libérale, 
elle  ne  laisse  pas  d'avoir  aussi  beaucoup  de  prudence;  en  sorte  que, 
restée  veuve  si  jeune,  el  chargée  de  la  garde-noble  <le  sa  fille,  les  biens 
de  l'une  et  de  l'autre  n'ont  fait  que  prospérer  dans  ses  mains  :  aussi  l'on 
n'a  pas  lieu  de  craindre  que,  sous  ses  ordres,  la  maison  soit  moins  bien 
gouvernée  qu'auparavant.  Cela  donne  à  Julie  le  plaisir  de  se  livrer  tout 
entière  à  l'occupation  qui  est  le  plus  de  son  goût,  savoir  l'éducation  des 

enfouis  ;  ei  je  m  douie  pas  qu'Hciuieuc  ne  prolite  cxirêmement  de  lou? 


LA  NOCVELLE  IIÉLOISE. 


127 


Jes  soins  dont  l'iino  de  ses  mères  aura  soulagé  l'autre.  Je  dis  ses  mères  ; 
car,  à  voir  la  manière  dont  elles  vivent  avec  elle,  il  est  dillicile  de  dis- 
tinguer la  véritable;  et  des  étrangers  qui  nous  sont  venus  aujourd'hui 
sont  ou  paraissent  là-dessus  encore  en  doul(^  li«  elTet,  toutes  deux  l'ap- 
pellent lli'nricllc,  ou  ma  (illc,  iudilVérenunent.  Elle  appellel  maman 
l'iuie  ,  et  l'autre  petite  maman;  la  même  tendresse  règne  de  part  et 
d'autre  ;  elle  obéit  également  à  toutes  deux.  S'ils  demandent  aux  dames 
à  kuiuelle  elle  appaitienl,  chacune  répond,  à  uioi.  S'ils  interrogent  Hen- 
riette, il  se  trouve  ([u'clle  a  deux  mères.  On  >('iait  end)arrassé  à  moins. 
Les  plus  clairvovanls  se  di'iiilcnt  puurlant  à  la  lin  poiu'  Julie,  llem'ielle, 
dont  le  père  était  blond,  (■>(  blouclc  ( oniriji'  clic,  cl  lui  ressemble  beau- 
coup. Un(!  terlaim;  iciidicsse  de  nicie  se  peint  encore  mieux  dans  ses 
yeux  si  doux  (pie  dans  les  regards  plus  enjoués  de  (ilaire.  La  petite 
prend  auprès  de  Julie  un  air  pins  respectueux  ,  plus  attentif  sur  elle- 
même.  Machinalement  elle  se  met  plus  souvent  à  ses  côtés,  parce  que 
Julie  a  plus  souvent  quelque  chose  à  lui  dire.  Il  faut  avouer  que  toutes 
les  apparences  sont  en  faveur  de  la  petite  maman;  et  je  me  suis  aperçu 
que  cette  erreur  est  si  agréable  aux  deux  cousines,  qu'elle  pourrait 
bien  être  quelquefois  volontaire ,  et  devenir  un  moyen  de  leur  faire  sa 
cour. 

Milord ,  dans  quinze  jours  il  ne  manquera  pins  ici  que  vous.  Quand 
vous  y  serez,  il  faudra  mal  penser  de  tout  homme  dont  le  cœur  cher- 
chera sui'  le  reste  d(!  la  terre  des  vertus ,  des  plaisirs  qu'il  u'aura  pas 
trouvés  dans  cette  maison. 


LETTRE  VU. 


BE   SAINT-PREn.X  \  MILORD   EDOUARD. 

Il  y  a  trois  jours  que  j'essaye  chaque  soir  de  vous  écrire.  Mais,  après 
une  journée  laborieuse,  le  sonmieil  me  gagne  en  rentrant  :  le  malin, 
dès  le  point  du  jour  il  faut  retourner  à  lOuvrage.  Une  ivresse  plus 
douce  que  celle  du  vin  me  jette  au  fond  de  lame  un  trouble  délicieux, 
et  je  ne  puis  dérober  un  moment  à  des  plaisirs  devenus  tout  nouveaux 
pour  moi. 

Je  ne  conçois  pas  quel  séjour  pourrait  me  déplaire  avec  la  société  que 
je  trouve  dans  celui-ci.  Mais  savez-vous  en  quoi  Clarens  me  plait  pour 
lui-même?  c'est  que  je  m'y  sens  \rainientà  la  campagne,  et  c'est  pres- 
que la  première  fois  que  j'en  ai  pu  diie  autant.  Les  gens  de  ville  ne 
savent  point  aimer  la  campagne  ;  ils  ne  savent  pas  même  y  être  :  à 
peine,  quand  ils  y  sont,  savent-ils  ce  qu'on  y  fait.  Ils  en  dédaignent 
les  travaux,  les  plaisirs;  ils  les  ignorent  :  ils  sont  chez  eux  comme  en 
pays  étranger;  je  ne  m'étonne  pas  qu'ils  s'y  déplaisent.  11  faut  êtie  vil- 
lageois an  village,  on  n'y  point  aller  ;  car  qu'y  va-t-on  faire?  Les  habi- 
tants de  Paris  qui  croient  aller  a  la  i  aiiipague  n'y  vont  point  ;  ils  portent 
Paris  avec  eux.  Los  clianlevus,  les  beaux  esprits,  les  auteurs,  les  para- 
sites, sont  le  cortège  qui  les  suit.  Le  jeu,  la  muslipie,  la  comédie,  y 
siiiit  leur  seule  occupation.  Leur  table  est  couverte  comme  à  Paris;  ils 
y  mangent  aux  mêmes  heures,  on  leur  y  sert  les  mêmes  mets  avec  le 
iminc  appareil  ;  ils  n'y  font  que  les  mêmes  choses  :  autant  valait  y 
r(  sicr;  car,  (pichpic  riche  qu'on  puisse  être,  et  quelque  soin  qu'on  ail 
pi  is,  on  sent  toujours  qiichpie  privation,  et  l'on  ne  saurait  apporter 
■.\M-r  soi  Paris  tout  entier.  Ainsi  cette  variété  qui  leur  est  si  chère,  ils  la 
riiiciit;  ils  ne  connaissent  jamais  qu'une  manière  de  vivre,  et  s'en  en- 
nuient toujours. 

I.c  travail  delà  campagne  est  agréable  à  considérer,  et  n'a  rien  d'as- 
sez, pénible  ('ii  Ini-niême  pour  émouvoir  ;i  compassion.  L'objet  de  l'uii- 
lile  publique  cl  privée  le  rend  intéressant  :  et  puis,  c'est  la  prcmicre 
MM  :iii(iii  lie  riiiiiiime  ;  il  rappelle  à  ^e^p|■il  nue  idi'c  ai:i'e;ilile.  ci  an 
ciciir  Ions  les  cliariiies  de  l'âge  d'or.  L'iniaginalion  ne  rôle  poiiil  fruiile 
à  I  aspect  du  labourage  et  des  moissons.  La  simpliiilc  de  la  vie  paslo- 
lalc  et  champêtre  a  toujours  ipielque  chose  ipii  touche,  tju'on  regarde 
les  prés  couverts  de  gens  ipii  fanent  et  chautcnt,  et  des  troupeaux 
cp:!]  s  dans  rèloigneiiicnl  ;  iiiseiisiblciiicnt  on  se  sent  allciiilrir  sans  sa- 
\nii  pourquoi.  Ainsi  (pichpicluis  encore  la  voix  de  la  nature  aiiiollil  nos 
niiiis  farouches  ;  et,  qiioiipi'ou  l'cnleiule  avec  nu  regret  inutile,  elle 
csl  si  douce  qu'on  ne  l'eiilciiil  jamais  sans  plaisir. 

•l'avoue  que  la  iiiiscrc  qui  couvre  h  s  ehauips  en  certains  pays  OÙ  le 
piiMicain  dévoie  les  liuilsdc  la  terre,  l'à|ire  avidité  d'un  fermier  avare, 
l'iiillexible  rigueur  d'un  maître  inhumain,  6tent  beaucoup  d'attraits  à 
(  (S  tableaux.  Des  chevaux  étiques  près  d'expirer  sous  les  coups,  de 
niallicureux  paysans  exténués  de  jeilnes,  excedi's  de  faiigue  et  couvons 
(II'  h.iilloiis,  des  hameaux  de  inasines,  oil'reiil  un  triste  speelaele  à  la  i 
MIT  :  on  a  presque  regret  d'être  liniiiiiie,  (luaiul  on  songe  aux  nialiieu- 
reiix  dont  il  faut  manger  le  sang.  Mais  (|iiel  charme  de  voir  de  bous  et 
s;il;cs  régisseurs  faire  de  la  culture  de  leurs  terres  riiislriiiiicni  de  leurs 
bienfaits,  leurs  amusements,  leurs  plaisirs;  verser  à  iileiiies  mains  les 
dons  de  la  Providence  ;  engraisser  tout  ce  qui  les  entoure,  hommes  et  1 
besti.iux,  des  biens  dont  n  gorgent   leurs  granges,  leurs  caves,  leurs  j 
greniers;  aceiuniiler  l'abnnd.inee  et  la  joie  autour  d'eux,  et  faire  du 
ii.nail  ipii  les  enrichit  une  l'ete  eontinuelle  I  Comment  se  dérober  à  la  I 
duucc  illusion  (juc  ces  objets  font  luiùre  !  Ou  oublie  sou  siècle  el  ses  t 


contemporains,  on  se  transporte  au  temps  des  patriarches  ;  on  vei>€ 
mettre  soi-même  la  m.iin  à  l'œuvre,  partager  les  travaux  rustiques  et 
le  boiilieiir  qu'on  y  voit  allaché.  0  temps  de  l'amour  et  de  l'innocence, 
où  les  lémiiies  étaient  tendres  et  modestes,  où  les  hommes  étaient 
simples  et  vivaient  contents  !  0  llachel  !  lille  charmante  et  si  constam- 
ment aimée,  heureux  celui  qui  pour  l'obtenir  ne  regretta  jias  quatorze 
ans  d'esclavage!  0  douce  élève  de  Noëiiii  !  heureux  le  bon  vieillard 
dont  tu  réchauffais  les  pieds  el  le  cœur  !  Non,  jamais  la  beauté  ne  règne 
avec  plus  d'empire  qu'au  milieu  des  soins  champêtres.  C'est  là  que  les 
grâces  sont  sur  leur  tronc,  que  la  simplicité  les  parc,  que  la  gaieté  les 
anime,  cl  qu'il  faut  les  adorer  malgré  soi.  Pardon,  milord,  je  reviens  à 
nous. 

Depuis  un  mois  les  chaleurs  de  l'automne  apprêtaient  d'heureuses 
vendanges;  les  premières  gelées  en  ont  amené  l'ouverture;  le  pampre 
grillé,  laissant  la  grappe  à  découvert,  étale  aux  yeux  les  dons  du  père 
Lyée,  et  semble  inviter  les  mortels  à  s'en  emparer.  Toutes  les  vignes 
chargées  de  ce  fruit  bienfaisant  que  le  ciel  offre  aux  infortunés 
pour  leur  faire  oublier  leur  misère  ;  le  bruit  des  tonneaux,  des  cuves, 
des  légréfass  qu'on  relie  de  toutes  parts;  le  chant  des  vendangeuses 
dont  ces  coteaux  retentissent;  la  marche  continuelle  de  ceux  qui  por- 
tent la  vendange  au  pressoir  ;  le  rauquc  sou  des  instruments  rustiques 
qui  les  anime  au  travail  ;  l'aimable  el  touchant  tableau  d  une  allégresse 
générale  qui  semble  en  ce  moment  étendue  sur  la  face  de  la  terre; 
cnlin  le  voile  de  brouillard  que  le  soleil  élève  au  matin  comme  une 
toile  de  théâtre  pour  découvrir  à  l'œil  un  si  charmant  spectacle  :  tout 
conspire  à  lui  donner  un  air  de  fêle  ;  et  cette  fêle  n'en  devient  que 
plus  belle  à  la  rèllexion,  quand  on  songe  qu'elle  esl  la  seule  où  les 
hommes  aient  su  joindre  l'agréable  à  l'utile. 

M.  de  Wolmar,  dont  ici  le  meilleur  terrain  consiste  en  vignobles,  a 
fait  d'avance  tous  les  préparatifs  nécessaires.  Les  cuves,  le  pressoir, 
le  cellier,  les  futailles,  n'attendaient  que  la  douce  liqueur  pour  laquelle 
ils  sont  destinés.  Madame  de  Wolmar  s'est  chargée  de  la  récolte;  le 
choix  des  ouvriers,  l'ordre  el  la  distribution  du  travail,  la  rogardenu 
Madame  d'Orbe  préside  aux  festins  de  vendange  el  au  salaire  des  jour- 
naliers selon  la  police  établie,  dont  les  lois  ne  s'enfreignent  jamais  ici. 
Mon  inspection  à  moi  est  de  faire  observer  au  pressoir  les  directions  de 
Julie,  dont  la  tête  ne  supporte  pas  la  vapeur  des  cuves  ;  el  Claire  n'a 
pas  manqué  d'applaudir  à  cet  emploi,  comme  étant  toul  à  fail  du  res- 
sort d'un  buveur. 

Les  tâches  ainsi  partagées,  le  métier  commun  pour  remplir  les  vides 
est  celui  de  vendangeur.  Toul  le  monde  esl  sur  pied  de  grand  malin  : 
on  se  rassemble  pour  aller  à  la  vigne.  Madame  d'Orbe,  qui  n'est  jamais 
assez  occupée  au  gré  de  son  activité,  se  charge,  pour  surcroit,  de  faire 
avertir  el  tancer  les  pjresseux,  et  je  puis  me  vanter  qu'elle  s'acquitte 
envers  moi  de  ce  soin  avec  une  maligne  vigilance.  Quant  au  vieux  ba- 
ron, tandis  que  nous  travaillons  tous,  il  se  promène  avec  un  fusil,  et 
vient  de  temps  en  temps  m'oter  aux  vendangeuses  pour  aller  avec  lui 
tirer  des  grives,  à  quoi  l'on  ne  manque  pas  de  dire  que  je  l'ai  secrète- 
ment engagé  ;  si  bien  que  j'en  perds  peu  h  peu  le  nom  de  philosophe 
pour  gagner  celui  de  fainéant,  qui  dans  le  fond  n'en  dd'ferc  pas  de 
beaucoup. 

Vous  voyez,  par  ce  que  je  viens  de  vous  marquer  du  baron,  que 
notre  réconciliation  est  sincère,  el  que  Wolmar  a  lieu  d'être  conicnt 
de  sa  seconde  épreuve.  Moi,  de  la  haine  pour  le  pèn;  de  mon  amie! 
Non,  quand  j'aurais  été  son  lils,  je  ne  l'aurais  pas  plus  parfaitement 
honoré.  En  vérité  je  ne  connais  point  d'homme  plus  droit,  plus  franc, 
plus  généreux,  plus  respectable  à  tous  égards  que  ce  bon  geiiiiihoinme. 
Mais  la  bizarrerie  de  ses  préjugés  esl  étrange.  Depuis  qu'il  est  sur  que 
je  ne  saurais  lui  appartenir,  il  n'y  a  sorte  d  honneur  qu'il  ne  me  fasse  ; 
et  pourvu  que  je  ne  sois  pas  sou  gendre,  il  se  mettrait  volontiers  au- 
dessous  de  moi.  La  seule  ihose  que  je  ne  puis  lui  pardonner,  c'est 
:piaii<l  nous  sonnnes  seuls  de  railler  quelquefois  le  prétendu  philosophe 
sur  ses  anciennes  leçons.  Ces  plaisanteries  me  sont  ainères.  el  je  les 
reçois  toujours  fort  mal  :  mais  il  rit  de  ma  colère,  et  dil  :  Allons  tirer 
des  grives,  c'est  assez  pousser  d'argumenl*.  Puis  il  crie  en  passant, 
Clalir,  Claire,  nu  bon  souper  à  ton  maître,  car  je  vais  lui  faire  gagner 
de  l'appélil.  En  effet,  à  son  âge  il  court  les  vignes  avec  son  fusil  toul 
aussi  vigoureusement  ((ue  moi,  el  lire  iucomiiarablemeni  mieux.  Ce 
qui  me  venge  un  peu  de  ses  railleries,  c'est  que  devant  sa  fille  il  n'ose 
plus  soufller  ;  el  la  petite  écolière  n'en  impose  guère  moins  à  son  père 
même  qu'à  son  précepteur.  Je  reviens  à  nos  vendanges. 

Depuis  huit  jours  que  cet  agréable  travail  nous  occupe,  on  esl  à 
peine  à  la  moitié  de  l'ouvrage.  Outre  les  vins  destinés  uour  la  vente  et 
pour  les  provisions  ordinaires,  lesquels  n'ont  d'autre  laçou  que  d'être 
recueillis  avec  soin,  la  bienfaisante  fée  eu  prépare  d'autres  plus  fms 
pour  nos  buveurs;  et  j'aide  aux  opérations  magiques  dont  je  vous  ai 
parle,  pour  tirer  d'un  même  vignoble  des  vins  de  tons  les  pays.  Pour 
l'un  elle  fail  tordre  la  grappe  quand  elle  est  mtlre,  et  la  laisse  liéirir  au 
soleil  sur  la  souche  ;  pour  l'aiiire,  elle  fail  égrapper  le  raisin  et  trier  les 
grains  avant  de  les  jelor  dans  la  euvc  ;  pour  un  autre  elle  fait  cueillir, 
avaui  le  lever  du  soli'il.  du  raisin  rouge,  et  le  porter  doneeni'ui  sur  le 
pressoir  couvert  encore  de  sa  (leur  et  de  sa  rosée,  pour  en  exprimer  du 
vin  blanc.  Elle  prépari'  un  vin  de  liqueur  eu  mêlant  dans  le»  louneaux 
du  nuu'ii  réduit  on  sirop  sur  le  feu  ;  nu  viii  .tec.  eu  reuipêihant  de  cuver  ; 
un  vin  d'absinthe  pour  l'cslomac;  im  viu  muscat  avec  des  simples.  Tous 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


ces  vins  différents  ont  leur  apprêt  particulier;  toutes  ces  préparations 
sont  saines  et  naturelles  :  c'est  ainsi  qu'une  économe  industrie  sup- 
plée à  la  diversité  des  terrains,  et  rassemble  vingt  climats  en  un 
seul. 

Vous  ne  sauriez  concevoir  avec  quel  zèle,  avec  quelle  gaieté  tout 
cela  se  fait.  On  chante,  on  rit  toute  la  journée,  et  le  travail  n'en  va  que 
mieux.  Tout  vit  dans  la  plus  grande  familiarité  ;  tout  le  monde  est  égal, 
et  personne  ne  s'oublie.  Les  dames  sont  sans  airs  ,  les  paysannes 
sont  décentes,  les  hommes  badins  et  non  grossiers.  C'est  à  qui  trou- 
vera les  meilleures  chansons,  à  qui  fera  les  meilleurs  contes,  à  qui 
dira  les  meilleurs  traits.  L'union  même  engendre  les  folâtres  querelles  : 
et  l'on  ne  s'agace  mutuellement  que  poiu-  montrer  combien  on  est  sûr 
les  uns  des  autres.  On  ne  revient  point  ensuite  taire  chez  soi  les  mes- 
sieurs ;  on  passe  aux  vignes  toute  la  journée  :  Julie  y  a  fait  faire  une 
Joge,  où  l'on  va  se  chauffer  quand  on  a  froid,  et  dans  laquelle  on  se 
réfugie  en  cas  de  pluie.  On  dine  avec  les  paysans  et  à  leur  heure,  aussi 
bien  qu'on  travaille  avec  eux.  On  mange  avec  appétit  leur  soupe  un 
peu  grossière,  mais  bonne,  saine,  et  chargée  d'excellents  légumes.  On 
ne  ricane  point  orgueilleusement  de  leur  air  gauche  et  de  leurs  com- 
pliments rustauds  ;  pour  les  niellre  à  leur  aise,  on  s'y  prête  sans  af- 
fectation. Ces  complaisances  ne  leur  échappent  pas,  ils  y  sont  sensi- 
bles: et ,  (voyant  qu'on  veut  bien  sortir  pour  eux  de  sa  place,  ils  s'en 
tiennent  d'autant  plus  volontiers  dans  la  leur.  A  diner  on  amène  les 
enfants,  et  ils  passent  le  reste  de  la  journée  à  la  vigne.  Avec  quelle 
joie  ces  bons  villageois  les  voient  arriver!  0  bienheureux  enfants,  di- 
sent-ils en  les  pressant  dans  leurs  bras  robustes,  que  le  bon  Dieu  pro- 
longe vos  jours  aux  dépens  des  noires  !  ressemblez  à  vos  pères  et 
mères,  et  soyez  comme  eux  la  bénédiction  du  pays!  Souvent  en  son- 
geant que  la  plupart  de  ces  hommes  ont  porté  les  armes  et  savent  ma- 
nier l'épée  et  le  mousquet  aussi  bien  que  la  serpette  et  la  houe,  en 
voyant  Julie  au  milieu  d'eux  si  charmante  et  si  respectée  recevoir,  elle 
et  ses  enfants,  leurs  touchantes  acclamations,  je  me  rappelle  l'illuslre 
et  vertueuse  Agrippine  montrant  son  fils  aux  troupes  de  Germaniciis. 
Julie  I  femme  incomparable  !  vous  exercez  dans  la  simplicité  de  la  vie 
privée  le  despotique  empire  de  la  sagesse  et  des  bienfaits  :  vous  êtes 
pour  tout  le  pays  un  dépôt  cher  et  sacré  que  chacun  voudrait  défendre 
et  conserver  au  prix  rie  son  sang  ;  et  vous  vivez  plus  sûrement,  plus 
honorablement  au  milieu  d'un  peuple  entier  qui  vous  aime,  que  les 
rois  entourés  de  tous  leurs  soldats. 

Le  soir,  on  revient  gaiement  tous  ensemble.  On  nourrit  et  loge  les 
ouvriers  tout  le  temps  de  la  vendange  :  et  même  le  dimanche,  après 
le  prêche  du  soir,  on  se  rassemble  avec  eux  et  l'on  danse  jusqu'au  sou- 
per. Les  autres  jours  on  ne  se  sépare  point  non  plus  en  rentrant  au 
logis,  hors  le  baron,  qui  ne  soupe  jamais  et  se  couche  de  fort  bonne 
heure,  et  Julie,  qui  monte  avec  ses  enfants  chez  lui  jusqu'à  ce  qu'il 
s'aille  coucher.  A  cela  près,  depuis  le  moment  qu'on  prend  le  métier 
de  vendangeur  jusqu'à  ce  qu'on  le  quitte,  on  ne  mêle  plus  la  vie  citadine 
à  la  vie  rustique.  Ces  saturnales  sont  bien  plus  agréables  et  plus  sages 
que  celles  des  Homains.  Le  renversement  qu'ils  affectaient  éiait  trop 
vain  pour  instruire  le  maître  ni  l'esclave  :  mais  la  douce  égalité  qui 
règne  ici  rét^iblit  l'ordre  de  la  nature,  forme  une  insiruction  pour  les 
uns,  une  consolation  pour  les  autres,  et  un  lien  d'amilié  pour  tous. 

Le  lieu  d'assemblée  est  une  salle  à  l'antique  avec  une  grande  che- 
minée oîi  l'on  fait  bon  feu.  La  pièce  est  éclairée  de  trois  lampes,  aux- 
quelles M.  de  Wolmar  a  seulement  fait  ajouter  des  capuchons  de  fer- 
blanc  pour  intercepter  la  fumée  et  rélléchir  la  lumière.  Pour  prévenir 
l'envie  et  les  regrets,  on  tâche  de  ne  rien  étaler  aux  yeux  de  ces  bon- 
nes gens  qu'ils  ne  puissent  retrouver  chez  eux,  de  ne  leur  montrer 
d'autre  opulence  que  le  choix  du  bon  dans  les  choses  communes,  et  un 

Î)eu  plus  de  largesse  dans  la  disiribuiion.  Le  soujierest  servi  sur  deux 
ongiies  tables.  Le  luxe  ei  l'appareil  des  festins  n'y  sont  pas,  mais  l'a- 
bondance et  la  joie  y  sont.  Tout  le  monde  se  meta  table,  maîtres,  journa- 
liers, domestiques;  chacun  se  lève  indifféremment  pour  servir,  sans  ex- 
clusion, sans  préférence,  et  le  service  se  fait  toujours  avec  grâce  et  avec 
pLiisir.  On  boita  discrétion;  la  liberté  n'a  point  d'autres  bornes  que 
l'honnêteté.  La  présence  de  maîtres  si  respectés  contient  tout  le  monde, 
et  n'empêche  pas  qu'on  ne  soit  à  son  aise  et  gai.  Que  s'il  arrive  à  quel- 
qu'un de  s'oublier,  on  ne  trouble  point  la  fête  par  des  réprimandes, 
mais  il  est  congédié  sans  rémission  dès  le  lendemain. 

.le  me  prévaux  aussi  des  plaisirs  du  pays  et  de  la  saison.  Je  reprends 
la  liberté  de  vivre  à  la  valaisanne,  et  de  boire  assez  souvent  du  vin 
pur;  mais  je  n'en  bois  point  qui  n'ait  été  versé  de  la  main  d'une  des 
deux  cousines.  Elles  se  chargent  de  mesurer  ma  soif  à  mes  forces,  et 
de  ménager  ma  raison.  Qui  sait  mieux  qu'elles  comment  il  la  faut  gou- 
verner, et  l'art  de  me  lôter  et  de  me  la  rendre?  Si  le  travail  de  la  jour- 
née, la  durée  et  la  gaieté  du  repas  donnent  plus  de  force  au  vin  versé 
de  ces  mains  chéries,  je  laisse  exhaler  mes  transports  sans  contrainte  ; 
ils  n'ont  [)lus  rien  que  je  doive  taire,  rien  qui  gêne  la  présence  du  sage 
Wolmar.  Je  ne  crains  point  que  son  œil  éclairé  lise  au  fond  de  mon 
cœur  ;  et  quand  un  tendre  souvenir  y  veut  renaître,  un  regard  de  Claire 
lui  donne  le  change,  un  regard  de  Julie  m'en  fait  rougir. 

Après  le  souper  on  veille  encore  une  heure  ou  deux  en  leillant  du 
chanvre  :  chacun  dit  sa  chanson  tour  à  tour.  Quelquefois  les  vendan- 
geuses chantent  en  chœur  toutes  ensemble,  ou  bien  alternalivenieul  à 
voix  seule  et  en  refrain.  La  plupart  de  ces  chansons  sont  de  vieilles  ro- 


mances dont  les  airs  ne  sont  pas  piquants;  mais  ils  ont  je  ne  sais  quoi 
d'antique  et  de  doux  qui  louche  à  la  longue.  Les  paroles  sont  simples, 
naïves,  souvent  tristes  ;  elles  plaisent  pourtant.  Nous  ne  pouvons  nous 
empêcher,  Claire  de  sourire,  Julie  de  rougir,  moi  de  soupirer,  quand 
nous  retrouvons  dans  ces  chansons  des  tours  et  des  expressions  dont 
nous  nous  sommes  servis  autrefois.  Alors,  en  jelant  les  yeux  sur  elles 
et  me  rappelant  les  temps  éloignés,  un  tressaillement  me  prend,  un 
poids  insupportable  me  tombe  tout  à  coup  sur  le  cœur,  et  me  laisse  une 
impression  funeste  qui  ne  s'efface  qu'avec  peine.  Cependant  je  trouve  à 
ces  veillées  une  sorte  de  charme  que  je  ne  puis  vous  expliquer,  et  qui 
m'est  pourtant  fort  sensible.  Celle  réunion  des  diiïérenls  états,  la  sim- 
plicité de  cette  occupation,  l'idée  de  délassement,  d'accord,  de  tran- 
quillité, le  sentiment  de  paix  qu'elle  porte  à  l'âme,  a  quelque  chose 
d'attendrissant  qui  dispose  à  trouver  ces  chansons  plus  intéressantes. 
Ce  concert  des  voix  de  femmes  n'est  pas  non  plus  sans  douceur.  Pour 
moi,  je  suis  convaincu  que  de  toutes  les  harmonies  il  n'y  en  a  point 
d'aussi  agréable  que  le  chant  à  l'unisson,  et  que  s'il  nous  faut  des  ac- 
cords, c'est  parce  que  nous  avons  le  goût  dépravé.  En  effet,  toute  l'har- 
monie ne  se  Irouve-t-elle  pas  dans  un  son  quelconque  ?  et  qu'y  pou- 
vons-nous ajouter  sans  altérer  les  proportions  que  la  nature  a  établies 
dans  la  force  relative  des  sons  harmonieux?  En  doublant  les  uns  et  non 
pas  les  autres,  en  ne  les  renforçant  pas  en  même  rapport,  n'ôlons-nous 
pas  à  l'instant  ces  proportions  ?  La  nature  a  tout  fait  le  mieux  qu'il  était 
possible  ;  mais  nous  voulons  mieux  faire  encore,  et  nous  gâtons  tout. 

Il  y  a  une  grande  émulation  pour  ce  travail  du  soir  aussi  bien  que 
pour  celui  de  la  journée  ;  et  la  lilouterie  que  j'y  voulais  employer  m'at- 
tira hier  un  petit  affront.  Comme  je  ne  suis  pas  des  plus  adroits  à  teiller, 
et  que  j'ai  souvent  des  distractions,  ennuyé  d'être  toujours  noté  pour 
avoir  fait  le  moins  d'ouvrage,  je  tirais  doucement  avec  le  pied  des  che- 
nevottes  de  mes  voisins  pour  grossir  mon  las  :  mais  cette  impitoyable 
madame  d'Orbe,  s'en  étant  aperçue,  fit  signe  à  Julie,  qui,  m'ayant  pris 
sur  le  fait,  me  tança  sévèrement,  jilonsieur  le  fripon,  me  dit-elle  tout 
haut,  point  d'injustice,  même  en  plaisantant  ;  c'est  ainsi  qu'on  s'ac- 
couiume  à  devenir  méchant  tout  de  bon,  et,  qui  pis  est,  à  plaisanter 
encore. 

Voilà  comment  se  passe  la  soirée.  Quand  l'heure  de  la  retraite  ap- 
proche, madame  de  Wolmar  dit  :  Allons  tirer  le  feu  d'artifice.  A  l'in- 
stant chacun  prend  son  paquet  de  clieuevottes,  signe  honorable  de  son 
travail  ;  on  les  porte  en  triomphe  au  milieu  de  la  cour,  on  les  rassemble 
en  un  tas,  on  en  lait  un  trophée  ;  on  y  met  le  feu  ;  mak  n'a  pas  cet  hon^ 
neur  qui  veut  :  Julie  l'adjuge  en  présentant  le  flambeau  à  celui  ou  celle 
qui  a  fait  ce  soir-là  le  plus  d'ouvrage  ;  lut-ce  elle-même,  elle  se  l'attri- 
bue sans  façon.  L'auguste  cérémonie  est  accompagnée  d'acclamations 
et  de  battements  de  mains.  Les  chenevottes  font  un  feu  clair  et  brillant 
qui  s'élève  jusqu'aux  nues,  un  vrai  feu  de  joie,  autour  duquel  on  saute, 
on  rit.  Ensuite  on  offre  à  boire  à  toute  l'assemblée  :  chacun  boit  à  la 
santé  du  vainqueur,  et  va  se  coucher  content  d'une  journée  passée  dans 
le  travail,  la  gaieté,  l'innocence,  et  qu'on  ne  serait  pas  fâché  de  re- 
commencer le  lendemain,  le  surlendemain,  et  toute  sa  vie. 


LETTRE  VIII. 


DE    SAIST-PHEÏÏX   1   M.    DE   WOLMAR. 

Jouissez,  cher  Wolmar,  du  fruit  de  vos  soins.  Recevez  les  hommages 
d'un  cœur  épuré,  qu'avec  tant  de  peine  vous  avez  rendu  digne  de  vous 
être  offert.  Jamais  homme  n'entreprit  ce  que  vous  avez  entrepris  ;  ja- 
mais homme  ne  tenta  ce  que  vous  avez  exécuté;  jamais  àine  recon- 
naissante et  sensible  ne  sentit  ce  que  vous  m'avez  inspiré.  La  mienne 
avait  perdu  son  ressort,  sa  vigueur,  son  être;  vous  m'avez  tout  rendu. 
J'étais  mort  aux  vertus  ainsi  qu'au  bonheur;  je  vous  dois  cette  vie  mo- 
rale à  laquelle  je  me  sens  renaître.  0  mon  bienfaiteur!  ô  mon  père!  en 
me  donnant  à  vous  tout  entier,  je  ne  puis  vous  offrir,  comme  à  Dieu 
même,  que  les  dons  que  je  tiens  de  vous. 

Faut-il  vous  avouer  ma  faiblesse  et  mes  craintes?  Jusqu'à  présent  je 
me  suis  toujours  défié  de  moi.  11  n'y  a  pas  huit  jours  que  j'ai  rougi  de 
mon  cœur  et  cru  toutes  vos  bontés  perdues.  Ce  moment  fut  cruel  et  dé- 
courageant pour  la  vertu  :  grâce  au  ciel,  grâce  à  vous,  il  est  passé  pour 
ne  plus  revenir.  Je  ne  me  crois  plus  guéri  seulement  parce  que  vous  me 
le  diles,  mais  parce  que  je  le  sens.  Je  n'ai  plus  besoin  que  vous  me  ré- 
pondiez de  moi;  vous  m'avez  mis  en  état  d'en  répondre  moi-même.  Il 
m'a  fallu  séparer  de  vous  et  d'elle  pour  savoir  ce  que  je  pouvais  être 
sans  votre  appui.  C'est  loin  des  lieux  qu'elle  habile  que  j'apprends  à  ne 
plus  craindre  d'en  approcher. 

J'écris  à  madame  d'Orbe  le  détail  de  notre  voyage.  Je  ne  vous  le  ré- 
péterai point  ici.  Je  veux  bien  que  vous  connaissiez  toutes  mes  fai- 
blesses, mais  je  n'ai  pas  la  force  de  vous  les  dire.  Cher  Wolmar,  c'est 
ma  dernière  faute  :  je  m'en  sens  déjà  si  loin  que  je  n'y  songe  point 
sans  fierté  ;  mais  l'instant  en  est  si  près  encore  que  je  ne  puis  l'avouer 
sans  peine.  Vous  qui  sûtes  pardonner  mes  égarements,  coinmeut  ne 
pardoimeriez-vous  pas  la  honte  qu'a  produite  leur  repentir  '? 

lîien  ne  manque  plus  à  mon  bonheur;  niilord  m'a  tout  dit.  Cher  ami, 
je  serai  donc  à  vous,  j'élèverai  donc  vos  enfants.  L'aîné  des  trois  élèvenj 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE, 


129 


les  deux  autres.  Avec  (|iiellfi  ardoiir  je  l'ai  désiré  I  combien  l'espoir 
d'être  trouvé  digne  d'un  si  cher  emploi  redoublait  mes  soins  pour  ré- 
pondre aux  vôtres!  Coniliicn  de  fois  j'osai  montrer  là-dessus  mon  em- 
pressement à  Julie  !  Qu'avec  plaisir  j  int(Mpr('tais  souvent  en  nui  laveur 
vos  discours  et  les  siens  I  Mais,  quoiqu'elle  fût  sensible  à  mou  zèle  et 
qu'elle  en  parût  approuver  l'objet,  je  ne  la  vis  point  entrer  assez  pré- 
cisément dans  mes  vues  pour  oser  en  parler  plus  ouvertement.  Je  sentis 
qu'il  fallait  mériter  cet  honneur  et  ne  pas  le  d('mander.  J'attendais  de 
vous  et  d'elle  ce  gage  de  votre  confiance  et  de  votre  eslime.  Je  n'ai 
point  été  trompé  dans  mon  espoir  :  mes  amis,  croyez-moi,  vous  ne  se- 
rez point  trompés  dans  le  vôtre. 

Vous  savez  qu'.i  la  suite  de  nos  conversations  sur  l'éducation  de  vos 
enfants  j'avais  jeté  sur  le  papier  qnebines  idées  ([u'elles  m'avaient  four- 
nies et  que  vous  approuvâtes.  Depuis  mon  départ  il  m'est  venu  de  nou- 
velles réflexions  sur  le  même  sujet,  et  j'ai  réduit  le  tout  en  une  espèce  de 
système  que  je  vous  communiquerai  quand  je  l'aurai  mieux  digéré,  afin 
que  vous  l'examiniez  à  votre  tour.  Ce  n'est  qu'après  notre  arrivée  à 
Rome  que  j'espère  pouvoir  le  mettre  en  état  de  vous  être  montré.  Ce 
système  coiiinienrc  où  liiiit  celui  de  Julie,  ou  plutôt  il  n'en  est  que  la 
suite  et  le  dcv(l(i|i|Hini'ni  ;  car  tout  consiste  à  ne  pas  gâter  l'homme 
de  la  nature  en  I  appropriant  à  la  société. 

J  ai  recouvré  ma  raison  par  vos  soins  :  redevenu  libre  et  sain  de 
cœur,  je  me  sens  aimé  de  tout  ce  qui  m'est  cher,  I  asenir  le  plus  char- 
mant se  présente  à  moi  ;  ma  situation  devrait  être  di'lieiense;  mais  il 
est  dit  que  je  n'aurai  jamais  l'.'une  en  paix.  En  apjirochanl  du  tenue  de 
notre  voyage,  j'y  vois  l'époque  du  sort  de  mon  illustre  ami  ;  c'est  moi 
qui  dois  pour  ainsi  dire  en  décider.  Sanrai-je  faire  au  moins  une  fois 
pour  lui  ce  qu'il  a  fait  si  souvent  pour  moi"?  Saurai-je  remplir  digne- 
ment le  plus  grand,  le  plus  important  devoir  de  ma  vie  ?  Cher  Wolniar, 
j'emporte  au  fond  de  mon  cœur  toutes  vos  leçons  ;  mais,  pour  savoir 
les  rendre  utiles,  que  ne  puis-je  de  même  emporter  votre  sagesse  1 
Ah  !  si  je  puis  voir  un  jour  Edouard  heureux  ;  si,  selon  son  projet  et  le 
vôtre,  nous  nous  rassemblons  tous  pour  ne  plus  nous  séparer,  quel 
vœu  me  restera-l-il  à  faire?  Un  seul,  dont  l'accomplissement  ne  dépend 
ni  de  vous,  ni  de  moi,  ni  de  personne  au  monde,  mais  de  celui  qui  doit 
un  prix  aux  vertus  de  votre  épouse  et  compte  en  secret  vos  bienfaits. 


LETTRE    IX. 


»E  SAI1ST-PI1E0X   A  MADAME   D  OnBE. 

Oîi  étes-vous,  charmante  cousine?  où  ctes-vous,  aimable  confidente 
de  ce  faible  cœur  que  vous  partagez  à  tant  de  titres  et  que  vous  avez 
consolé  tant  de  fois?  Venez  ;  qu'il  verse  aujourd'hui  dans  le  vôtre  l'aveu 
de  sa  dernière  erreur.  N  est-ce  pas  à  vous  qu'il  appartient  toujours  de 
le  purifier?  et  sait-il  se  reprocher  encore  les  torts  qu'il  vous  a  con- 
fessés? Non,  je  ne  suis  plus  le  même,  et  ce  changement  vous  est  dû  : 
c'est  un  nouveau  cœur  que  vous  m'avez  fait  et  qui  vous  offre  ses  pré- 
mices ;  mais  je  ne  me  croirai  délivré  de  celui  que  je  quitte  qu'après 
l'avoir  déposé  dans  vos  mains.  0  vous  qui  l'avez  vu  naître,  recevez  ses 
derniers  soupirs  ! 

L'eussii/.-vous  jamais  pensé?  le  moment  de  ma  vie  où  je  fus  le  plus 
content  de  moi-même  fut  celui  où  je  me  séparai  de  vous.  Revenu  de 
mes  longs  égarements,  je  fixais  à  cet  instant  la  tardive  époque  de  mou 
retour  à  mes  devoirs;  je  commençais  à  payer  enfin  les  immenses  dettes 
de  l'amilié,  en  m'arrachant  d'un  séjour  si  chéri  poiu'  suivre  un  bienfai- 
teur, un  sage,  qui  feignant  d'avoir  besoin  de  mes  soins,  mettait  le  succès 
des  siens  à  l'épreuve.  Plus  ce  départ  m'était  douloureux,  plus  je  m'ho- 
norais d'un  pareil  sacrifice.  Après  avoir  perdu  la  moitié  de  ma  vie  à 
nourrir  une  passion  malheureuse,  je  consacrais  l'autre  .à  la  justifier,  à 
rendre  par  mes  vertus  un  plus  digne  hommage  à  celle  qui  reçut  si  long- 
temps tous  ceux  de  mou  cœur.  Je  marquais  hautement  le  premier  de 
mes  jours  où  je  ne  faisais  rougir  de  moi  ni  vous,  ni  elle,  ni  rien  de 
tout  ce  qui  m'était  cher. 

Milord  Edouard  avait  craint  l'attendrissement  des  adieux,  et  nous 
voulions  partir  sans  être  aperçus;  mais  tandis  que  tout  dormait  encore, 
nous  ne  pûmes  tromper  votre  vigilante  auiilii'.  En  apereevanl  votre 
porte  entr'onverle  et  votre  femme  de  chambre  au  guet,  en  vous  vovant 
venir  au-devant  de  nous,  en  entrant  et  trouvant  nue  table  à  ihe  prépa- 
rée, le  rapport  des  circonstances  me  fit  songer  à  d'autres  temps  ;  et, 
comparant  ce  départ  à  celui  dont  il  me  rappelait  l'idée,  je  me  sentis  si 
difl'éreni  de  ce  (pie  j'eiais  alors,  (pie,  me  felieilaut  d'avoir  Edouard 
pour  témoin  de  ces  dillérenees,  j'esiiérai  bien  lui  faire  oublier  à  Milan 
l'indigne  scène  de  Besançon.  Jamais  je  ne  m'étais  senti  tant  de  cou- 
rage :  je  me  faisais  une  gloire  de  vous  le  montrer,  je  me  parais  auprès 
de  vous  de  cette  fermeU-  (pie  vous  ne  m'aviez  jamais  vue,  et  je  me  glo- 
rifiais en  vous  (piitlaiil  de  paiailre  uu  iiionieut  à  vos  yeux  tel  ijue  j'al- 
lais être.  Celte  idée  ajoiilail  à  mon  comage  ;  je  me  fiiitiliais  de  votre 
eslime  ;  et  pi  iil-i'lre  vous  eussé-je  dit  adieu  d'un  (vil  sec,  si  vos  larmes 
coulant  sur  ma  joue  n'eussent  forcé  les  mioimes  de  s'y  confoudre. 

Je  partis  le  comm'  plein  de  tous  mes  devoirs,  pénétré  surtoiii  de  ceux 
que  votre  amitié  m'impose,  cl  bien  rés.ilu  d'euiplover  le  reste  de  ma 
vie  à  la  niérilcr.  Edouard,  en  passant  en  revue  toutes  mes  fautes,  me 


remit  devant  les  yeux  un  tableau  qui  n'était  pas  flatté  ;  el  je  connus 
par  sa  juste  rigueur  à  blâmer  tant  de  fadjiesscs  qu'il  craignait  peu  de 
les  imiter.  (Cependant  il  feignait  d'avoir  cette  crainte;  il  me  parlait  avec 
inquiétude  de  son  voyage  de  Rome  et  des  indignes  atlacliemciits  qui  l'y 
rappelaient  malgré  lui:  mais  je  jugeai  facilement  qu'il  augmentait  se» 
propres  danger»  pour  m'en  occuper  davantage  et  m'éloigner  d'autant 
plus  de  ceux  auxquels  j'étais  exposé. 

Comme  nous  approchions  de  Villeneuve,  un  laquais  qui  montait  un 
mauvais  cheval  se  laissa  tomber  el  se  lit  une  légère  contusion  à  la  tète. 
Son  maître  le  fit  saigner  et  voulut  coucher  là  cette  nuit.  Ayant  diué 
de  bonne  heure,  nous  primes  des  chevaux  pour  aller  à  Bex  voir  la  sa- 
line ;  et  milord  ayant  des  raisons  particulières  qui  lui  rendaient  cet 
examen  intéressant,  je  pris  les  mesures  et  le  dessin  du  bàtimetil  de 
graduation  :  nous  ne  rentrâmes  à  Villeneuve  qu'à  la  nuit.  Après  le  sou- 
per, nous  causâmes  en  buvant  du  punch,  el  veillâmes  assez  tard.  Ce  fut 
alors  qu'il  m'apprit  quels  soins  m'étaient  confiés,  et  ce  qui  avait  été  fait 
pour  rendre  cet  arrangement  praticable.  Vous  pouvez  juger  de  l'effet 
que  fit  sur  moi  cette  nouvelle  :  nue  telle  conversation  u'aïuenail  pas  le 
sommeil.  Il  fallut  pourtant  enfin  se  coucher. 

En  entrant  dans  la  chambre  qui  m'était  destinée,  je  la  reconnus  pour 
la  même  que  j'avais  occupée  autrefois  en  allant  à  Sion.  A  cet  aspect  j« 
semis  une  impression  (pie  j'aurais  peine  à  vous  rendre.  J'en  fus  si  vi- 
vement frappé,  que  je  crus  reilevenir  à  l'instant  tout  ce  que  j'étais 
alors;  dix  années  s'ellacereiit  de  ma  vie,  et  tous  mes  malheurs  furent 
oubliés.  Hélas  !  cette  erreur  fut  courte  ;  et  le  second  instant  me  rendit 
plus  accablant  le  poids  de  toutes  mes  ancicimcs  peines.  Quelles  tristes 
réflexions  succédèrent  à  ce  premier  enchantement  !  (Juelles  comparai- 
sons douloureuses  s'offrirent  à  mon  esprit  1  Charmes  de  la  première 
jeunesse,  délices  des  premières  amours,  pourquoi  vous  retracer  encore 
à  ce  cœur  accablé  d'ennuis  et  surchargé  de  lui-même  ?  0  temps,  temps 
heureux,  tu  n'es  plus!  j'aimais,  j'étais  aimé.  Je  me  livrais  dans  la  paix 
de  l'innocence  aux  transports  d'un  amour  partagé  ;  je  savourais  à  longs 
traits  le  délicieux  sentiment  qui  me  faisait  vivre.  La  douce  vapeur  de 
l'espérance  enivrait  mon  cœur  ;  une  extase,  un  ravissement ,  un  délire 
absorbait  toutes  mes  facultés.  Ah  1  sur  les  rochers  de  Meillerie,  au  mi- 
lieu de  l'hiver  et  des  glaces,  d'affreux  abimes  devant  les  yeux,  quel  être 
au  monde  jouissait  d'un  sort  comparable  au  mien?...  Et'je  pleurais  !  et 
je  me  trouvais  à  plaindre!  et  la  tristesse  osait  approcher  de  moi!... 
Que  ferai  je  donc  aujourd'hui  que  j'ai  tout  possédé,  tout  perdu  ?...  j'ai 
bien  mérité  ma  misère,  puisque  j'ai  si  peu  senti  mon  bonheur...  Je 
pleurais  alors...  Tu  pleurais...  Infortuné,  tu  ne  pleures  plus...  Tu  n'as 
pas  même  le  droit  de  pleurer...  (Jue  n'est-elle  morte!  osai-je  m'éericr 
dans  un  transport  de  rage;  oui,  je  serais  moins  malheureux,  j'oserais 
me  livrer  à  mes  douleurs  ;  j'embrasserais  sans  remords  sa  froide  tombe, 
mes  regrets  seraient  dignes  d'elle;  je  dirais  :  Elle  entend  mes  cris,  elle 
voit  mes  pleurs,  mes  gémissements  la  louchent,  elle  approuve  et  reçoit 
mon  pur  hommage  ..  J'aurais  au  moins  l'espoir  de  la  rejoindre...  .Mais 
elle  vit,  elle  est  heureuse...  Elle  vit,  et  sa  vie  est  ma  mort,  et  son  bon- 
heur est  mon  supplice  ;  et  le  ciel ,  après  me  l'avoir  arrachée  ,  m'ôte 
jusqu'à  la  douceur  de  la  regretter!...  Elle  vit,  mais  non  pas  pour  moi; 
elle  vit  pour  mon  désespoir.  Je  suis  cent  fois  plus  loin  d'elle  que  si  elle 
n'était  plus. 

Je  me  couchai  dans  ces  tristes  idées:  elles  me  suivirent  durant  mon 
sommeil,  et  le  remplirent  d'images  funèbres.  Les  amères  douleurs,  les 
regrets,  la  mort,  se  peignirent  dans  mes  songes,  et  tsus  les  maux  que 
j'avais  soufferts  reprenaient  à  mes  yeux  cent  formes  nouvelles  pour 
me  tourmenter  une  seconde  fois,  l'n  rêve  .'urtoui,  le  plus  cruel  de  tons, 
s'obstinait  à  me  poursuivre;  et  de  fantôme  en  fantôme  toutes  leurs  ap- 
pariiions  confuses  finissaient  toujours  par  celui-là. 

Je  crus  voir  la  digue  mère  de  votre  amie  dans  son  lit,  expirante,  et 
sa  fille  à  genoux  devant  elle,  fondant  en  larmes,  baisant  ses  mains,  et 
recueillant  ses  derniers  soupirs.  Je  revis  celle  scène  que  vous  m'avez 
autrefois  dépeinte  et  qui  ne  sortira  jamais  de  mon  souvenir,  0  ma  mère  ! 
disait  Julie  d'un  ton  à  me  navrer  l'àme,  celle  qui  vous  doit  le  jour  vous 
l'Ole!  Ah!  reprenez  votre  bienfait!  sans  vous  il  n'esi  rien  pour  moi 
qu'un  (Ion  funeste.  Mon  enfant,  répondit  sa  tendre  mère...  il  faul  rem- 
plir son  sort...  Dieu  est  juste...  tu  seras  mère  à  ton  lour...  Elle  ne  put 
achever.  Je  voulus  lever  les  yeux  sur  elle ,  je  ne  la  vis  plus.  Je  vis 
Julie  à  sa  place  ;  je  la  vis,  je  la  reconnus,  quoique  son  visage  fût  cou- 
vert d'un  voile.  Je  fais  un  cri  ;  je  m'élance  pour  écarter  le  vode.  je  ne 
pus  l'atleindre;  j'étendais  les  bras,  je  me  tourmentais,  et  ne  louchais 
rien.  Ami,  calme-loi,  me  dit-elle  d'une  voix  faible:  le  voile  redoutable 
me  couvre,  nulle  main  ne  peut  l'écarter.  A  ce  mot  je  m'agite  et  fais  un 
nouvel  effort  ;  cet  effort  me  réveille .  je  me  trouve  dans  mou  lit.  acca- 
blé de  fatigue,  et  trempé  de  sueur  et  de  larmes. 

Bientôt  ma  frayeur  se  dissipe,  l'épuisement  me  rendort:  le  même 
songe  me  rend  les  mêmes  agitations  ;  je  m'éveille,  et  me  rendors  une 
troisième  fois.  Toujours  ce  spectacle  lugubre .  toujours  ce  même  ap- 
pareil (le  mort,  toujours  ce  voile  impénétrable  échappe  à  mes  maius, 
et  dérobe  à  mes  yeux  l'objet  expirant  qu'il  couvre. 

A  ce  dernier  réveil  ma  terreur  fut  si  forte,  que  je  ne  la  pus  vaincre 

étant  éveillé.  Je  me  jette  ;»  bas  de  mou  lit  sans  savoir  ce  que  je  fitisais. 

Je  me  mets  à  errer  par  la  chambre,  efl'rayé  comme  un  enfant  des  oui- 

bres  de  la  nuit,  croyant  me  voir  environné  de  fanlômes.  et  l'oreille  cn- 

I  core  Irappce  de  cette  voix  plaintive  dont  je  u'euteudis  jamais  le  son 


150 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


sans  émoiion.  Le  crépuscule,  en  commençant  d'eclairer  les  objets,  ne 
fit  que  les  transformer  au  gré  de  mon  imagination  troublée.  Mon  effroi 
redouble  et  ni'ôte  le  jugement  :  après  avoir  trouvé  ma  porte  avec  peine, 
je  m'enfuis  de  ma  chambre,  j'entre  brusquement  dans  celle  d'Edouard; 
j'ouvre  son  rideau,  et  me  laisse  tomber  sur  son  lit  en  m'écriant  hors 
d'haleine  :  C'en  est  fait ,  je  ne  la  verrai  plus  !  11  s'éveille  en  sursaut,  il 
saule  à  ses  armes,  se  croyant  surpris  par  un  voleur.  A  l'instant  il  me 
reconnaît;  je  me  reconnais  moi-même  ;  et  pour  la  seconde  fois  de  ma 
vie  je  me  vois  devant  lui  dans  la  confusion  que  vous  pouvez  concevoir. 

]l  me  fit  asseoir,  me  remittre,  et  parler.  Sitôt  qu'il  sut  de  quoi  il  s'a- 
gissait, il  voulut  tourner  la  chose  en  plaisauierie;  mais,  voyant  que 
j'étais  vivemenl  frappé,  et  que  celle  impression  ne  serait  pas  facile  à 
détruire,  il  changea  de  ton.  Vous  ne  mériiei  ni  mon  amitié  ni  mon  es- 
time, me  dit  il  assez  durement  :  si  j'avais  pris  pour  mon  laquais  le 
quart  des  soins  que  j'ai  pris  pour  vous,  j'en  aurais  f.iit  un  homme;  mais 
vous  u'êtes  rien.  Ah!  lui  dis-je,  il  est  trop  vrai.  Tout  ce  que  j'avais  de 
bon  me  venait  d'elle  :  je  ne  la  verrai  jamais;  je  ne  suis  plus  rien.  Il 
sourit,  et  m'embrassa.  Tranquilliséz-vous  aujourdhui,  me  dit-il;  de- 
main vous  serez  raisonnable  :  je  me  charge  de  l'événement.  Après 
cela,  changeant  de  conversation  ,  il  me  proposa  de  partir.  J'y  consen- 
tis. On  fil  mettre  les  chevaux,  nous  nous  habillâmes.  En  entrant  dans  la 
chaise,  milord  dit  un  mol  à  l'oreille  au  postillon,  et  nous  partîmes. 

^ous  marchions  sans  rien  dire-  J'étais  si  occupé  de  mon  funeste 
rêve,  que  je  n'entendais  et  ne  voyais  rien;  je  ne  fis  pas  même  attention 
que  le  lac,  qui  la  veilleîétaii;à  ma  droite,  était  maintenant  à  ma  gauche. 
Il  n'y  eut  qu'un  bruit  de  pavé  qui  me  tira  de  ma  léthargie  ,  et  me  fit 
apercevoir  avec  un  étonnemeul  facile  à  comprendre  que  nous  rentrions 
dans  Clarens.  A  trois  cenls  pas  de  la  grille  milord  fit  arrêter,  et ,  me  tirant 
à  l'écart  :  Vous  voyez,  me  dit-il, mon  projet;  il  n'a  pas  besoin  d'expli- 
cation. Allez ,  visionnaire,  ajouta-t-il  en  me  serrant  la  mam,  allez  la 
revoir,  lleureuv  de  ne  montrer  vos  folies  qu'à  des  gens  qui  vous  ai- 
ment !  Ilàtez-vous ,  je  vous  attends  ;  mais  surtout  ne  revenez  qu'après 
avoir  déchiré  ce  fatal  voile  tissu  dans  votre  cerveau. 

Qu'aurais-je  dit?  Je  partis  sans  répondre.  Je  marchais  d'un  pas  préci- 
pité que  la  réilexion  ralentit  en  approchant  de  la  maison.  Quel  person- 
nage allais-je  faire?  comment  oser  me  montrer!  de  quel  prétexte  cou- 
vrir ce  retour  imprévu?  avec  quel  front  irais-je  alléguer  mes  ridicules 
terreurs  et  supporter  le  regard  méprisant  du  généreux  Wolmar?  l'Ius 
j'approchais,  plus  ma  frayeur  me  paraissait  puérile,  et  mon  extrava- 
gance me  faisait  pilié.  Cependant  un  noir  pressentiment  m'agitait  en- 
core, et  je  ne  me  sentais  point  rassuré.  J'avançais  loujours,  quoique 
lenlemenl,  et  j'étais  déjà  près  de  la  cour,  quand  j'entendis  ouvrir  et  re- 
fermer la  porte  de  l'EIvsée.  N'en  vovant  sortir  personne,  je  fis  le  tour 
en  dehors,  et  j'allai  par  le  rivage  coioyer  la  volière  auiaiit  qu'il  me  fut 
possible.  Je  ne  lardai  pas  de  juger  qu'on  en  approchait.  Alors,  prêtant 
l'oreille,  je  vous  entendis  parler  toutes  deux  ;  et,  sans  qu'il  me  lût  pos- 
sible de  distinguer  un  seul  mot,  je  Irouvai  dans  le  son  de  votre  voix 
je  ne  sais  quoi  de  languissant  et  de  tendre  qui  me  donna  de  l'émotion, 
et  dans  la  sienne  un  accent  affectueux  et  doux  à  son  ordinaire,  mais 
paisible  et  serein,  qui  me  remit  à  l'instant,  et  qui  lit  le  vrai  réveil  de 
mon  rêve.  ,        .  .  .  . 

Sur-le-champ  je  me  sentis  lellement  change  que  je  me  moquai  de 
moi-même  et  de  mes  vaines  alarmes.  En  songeant  que  je  n'avais  qu'une 
haie  et  quelques  buissons  à  franchir  pour  voir  pleine  de  vie  et  de  santé 
celle  que  j'avais  cru  ne  revoir  jamais,  j'abjurai  pour  toujours  mes  crain- 
tes mon  effroi,  mes  chimères,  et  je  me  déterminai  sans  peine  a  re- 
partir, même  sans  la  voir.  Claire,  je  vous  le  jure,  non-seulement  je  ne 
la  vis  point,  mais  je  m'en  retournai  fier  de  ne  l'avoir  point  vue,  de  n'a- 
voir pas  été  faible  et  crédule  jusqu'au  bout,  et  d'avoir  au  moins  rendu 
cet  honneur  à  l'ami  d'Edouard  de  le  mettre  au-dessus  d'un  songe. 

Voilà,  chère  cousine,  ce  que  j'avais  à  vous  dire  et  le  dernier  aveu 
qui  me  restait  à  vous  faire.  Le  détail  du  reste  de  notre  voyage  n'a  plus 
rien  d'iniéressant  :  il  me  suffit  de  vous  protester  que  depuis  lors  non- 
seulement  milord  est  content  de  moi,  mais  que  je  le  suis  encore  plus 
moi-même,  qui  sens  mon  enlière  guérison  bien  mieux  qu'il  ne  la  peut 
voir.  De  peur  de  lui  laisser  une  défiance  inutile,  je  lui  ai  caché  que  je 
ne  vous  avais  point  vues.  Quand  il  me  demanda  si  le  voile  était  levé,  je 
l'affirmai  sans  balancer,  cl  nous  n'en  avons  plus  parlé.  Oui,  cousine,  il 
rsl  levé  pour  jamais  ce  voile  dont  ma  raison  fut  longtemps  offusquée. 
Tous  mes  transports  inquiets  sont  éteiuls  :  je  vois  tous  mes  devoirs,  et 
je  les  aiinc.  Vous  m'êies  toutes  deux  plus  chères  que  jamais  ;  mais 
mou  cœur  ne  dislingue  plus  l'une  de  l'autre,  et  ne  sépare  point  les  in- 
séparables. 

Nous  arrivâmes  avanl-hier  à  iMilan  :  nous  en  reparlons  apres-demain. 
Dans  huit  jours  nous  compions  être  à  Home,  et  j'espère  y  trouver  de 
vos  nouvelles  en  arrivant.  Qu'il  me  larde  de  voir  ces  deux  élonnaules 
personnes  qui  iroubltui  depuis  si  longtemps  le  repos  du  plus  grand  des 
hommes  !  0  Julie  !  ô  Claire  !  il  faudrait  votre  égale  pour  mériter  de  le 
rendre  heureux. 


LETTRE  X. 


DE   MADAME   D  ORBE   A   SAlM-rllEtX. 


Nous  attendions  tous  de  vos  nouvelles  avec  impatience,  et  je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  combien  vos  lettres  ont  fait  de  plaisir  à  la  petite 
communauté  :  mais  ce  que  vous  ne  devinerez  pas  de  même,  c'est  que 
de  tonte  la  maison  je  suis  peut-être  celle  qu'elles  ont  le  moins  réjouie. 
Ils  oni  tous  appris  que  vous  aviez  heureusement  passé  les  Alpes;  moi, 
j'ai  songé  que  vous  étiez  au  delà. 

A  l'égard  du  détail  que  vous  m'avez  l;iit,  nous  n'en  avons  rien  dit  au 
baron,  et  j'en  ai  passé  à  tout  le  monde  quelques  soliloques  fort  inutiles. 
M.  de  Wolmar  a  eu  l'honnêteté  de  ne  faire  que  se  moquer  de  vous  ; 
mais  Julie  n'a  pu  se  rappeler  les  derniers  moments  de  sa  mère  sans  de 
nouveaux  regrets  et  de  nouvelles  larmes.  Elle  n'a  remarqué  de  votre 
rêve  que  ce  qui  ranimait  ses  douleurs. 

Quant  à  moi,  je  vous  dirai,  mon  cher  maître,  que  je  ne  suis  plus  sur- 
prise de  vous  voir  en  continuelle  admiration  de  vous-même,  toujours 
achevant  quelque  folie,  et  loujours  commençant  d'être  sage  ;  car  il  y  a 
longtemps  que  vous  passez  votre  vie  à  vous  reprocher  le  jour  de  la 
veitle  et  à  vous  applaudir  pour  le  lendemain. 

Je  vous  avoue  aussi  que  ce  grand  effort  de  courage,  qui,  si  près  de 
nous,  vous  a  fait  reiourner  comme  vous  étiez  venu,  ne  me  parait  pas 
aussi  merveilleux  qu'à  vous.  Je  le  trouve  plus  vain  que  sensé,  et  je  crois 
qu'à  tout  prendre  j'aimerais  autant  moins  de  force  avec  un  peu  plus  de 
raison.  Sur  cette  manière  de  vous  en  aller,  pourrait-on  vous  demander 
ce  que  vous  êtes  venu  faire?  vous  avez  eu  honte  de  vous  montrer,  et 
c'était  de  n'oser  vous  montrer  qu'il  fallait  avoir  honte  ;  comme  si  la 
douceur  de  voir  ses  amis  n'effaçait  pas  cent  fois  le  petit  chagrin  de  leur 
raillerie  !  N'éiiez-vous  pas  trop  heureux  de  venir  nous  offrir  votre  air 
effaré  pour  nous  faire  rire?  Ué  bien  donc  !  je  ne  me  suis  pas  moquée 
de  vous  alors,  mais  je  m'en  moi|ue  tant  plus  aujourd'hui ,  quoique, 
n'ayant  pas  le  plaisir  de  vous  mettre  en  colère,  je  ne  puisse  pas  rire  de 
si  bon  cœur.  IMalheureusement  il  y  a  pis  encore;  c'est  que  j'ai  gagné 
toutes  vos  terreurs  sans  me  rassurer  comme  vous.  Ce  rêve  a  quelque 
chose  d'effrayant  qui  m'inquiète  et  m'altriste  malgré  que  j'en  aie.  En 
lisant  votre  lettre  je  blâmais  vos  agitaiions;  en  la  finissant  j'ai  blâmé 
votre  sécurité.  L'on  ne  saurait  voir  à  la  fois  pourquoi  vous  étiez  si  ému, 
et  pourquoi  vous  êtes  devenu  si  tranquille.  Par  quelle  bizarrerie  avez- 
vous  gardé  les  plus  tristes  pressontimeuls  jusqu'au  momeni  où  vous 
avez  pu  les  délruire  et  ne  l'avez  pas  voulu?  Un  p;is,  un  geste,  un  mot, 
tout  éiail  fini.  Vous  vous  étiez  alarmé  sans  raison,  vous  vous  êtes  ras- 
suré de  même  :  mais  vous  m'avez  transmis  la  frayeur  que  vous  n'avez 
plus;  et  il  se  trouve  qu'ayant  eu  de  la  force  une  seule  fuis  en  votre  vie, 
vous  l'avez  eue  à  mes  dépens.  Depuis  votre  fatale  lettre  un  serrement 
de  cœur  ne  m'a  pas  quiiiée  :  je  n'approche  point  de  Julie  sans  trem- 
bler de  la  perdre  :  à  chaque  instant  je  crois  voir  sur  son  visage  la  pâ- 
leur de  la  mort  ;  et  ce  matin,  la  pressant  dans  mes  bras,  je  me  suis  sen- 
tie en  pleurs  sans  savoir  pourquoi.  Ce  voile  !  ce  voile  !...  il  a  je  ne  sais 
quoi  de  sinistre  qui  me  trouble  chaque  fois  que  j'y  pense.  Non ,  je  ne 
puis  vous  pardonner  d'avoir  pu  l'écarter  sans  lavoir  fait,  et  j'ai  bien 
peur  de  n'avoir  plus  désormais  un  moment  de  contentement  que  je  ne 
vous  revoie  auprès  d'elle.  Convenez  aussi  qu'après  avoir  si  longtemps 
parle  de  philosophie,  vous  vous  êtes  montré  philosophe  à  la  fin  bien  mal 
à  propos.  Ah  !  rêvez,  et  voyez  vos  amis  ;  cela  vaut  mieux  que  de  les  fuir 
et  d'être  un  sage. 

Il  parait,  par  la  lettre  de  milord  à  M.  de  Wolmar,  qu'il  songe  sérieu- 
sement à  venir  s'établir  avec  nous.  Sitôt  qu'il  aura  pris  son  parti  là-bas, 
et  que  son  cœur  sera  décidé,  revenez  tous  deux  heureux  et  fixés  ;  c'est 
le  vœu  de  la  petite  communauté,  et  surtout  celui  de  votre  amie 

Claire  d'Ome. 

P.  S.  Au  reste,  s'il  est  vrai  que  vous  n'avez  rien  entendu  de  notre 
conversation  dans  l'Elysée,  c'est  peut-êlre  tant  mieux  pour  vous; 
car  vous  me  savez  assez  alerte  pour  voir  les  gens  sans  qu'ils  m'aperçoi- 
vent, et  assez  maligne  pour  persifler  les  écouteurs.    ,_ 

LETTRE  XI. 

DE   M.    DE   WOLMAR   A    SAIM-PREUX. 

J'écris  à  milord  Edouard,  et  je  lui  parle  de  vous  si  au  long,  qu'il  ne 
me  reste,  en  vous  écrivant  à  vous-même,  qu'à  vous  renvoyer  à  sa  let- 
tre. La  vôtre  exigerait  peut-être  de  ma  part  un  retour  d'honnêtetés  ; 
mais  vous  appeler  dans  ma  famille,  vous  traiter  en  frère,  en  ami,  faire 
votre  sœur  de  celle  qui  fut  votre  amante,  vous  remettre  l'autorité  pa- 
ternelle de  mes  enfaiits,  vous  confier  mes  droits  après  avoir  usurpé 
les  vôtres,  voilà  les  compliinenis  dont  je  vous  ai  cru  digne.  De  votre 
pari,  si  vous  justifiez  ma  conduite  et  mes  soins,  vous  m'aurez  assez 
loué.  J'ai  lâche  de  vous  honorer  par  mon  estime  ;  honorez-moi  par  vos 
verlu3.  Tout  autre  éloge  doit  être  banni  d'entre  nous. 


U  NOUVELLE  HÉI.OLSE. 


151 


Loin  d'èlre  surpiis  de  vous  voir  l'ra|ii)é  il'iin  soiiRo,  je  ne  vois  pas 
Irop  pounpioi  vous  vous  reproche/,  de  I  avoir  été.  Il  nie  semble  que 
pour  ini  lioiniiie  à  syslenie»  ce  n'est  pas  une  si  grande  alïairc  qu'un 
rêve  de  plus. 

M;iis  ((•  (pie  je  vous  reprocherais  volontiers,  c'est  moins  l'effet  de 
voire  soiii;r  ipic  son  espèce;  et  cela,  par  une  raison  fort  différenic  de 
cell(!  ipicr  vous  pourriez  penser.  Un  tyran  lii  auln  lois  mourir  un  homme 
qui,  dans  nu  songe,  avait  cru  le  poiguaiilcr.  liapiicle/.-vons  la  raison 
(pi'il  domia  de  ce  meurtre,  et  failrs-vons  vu  l'application.  (Juoi  !  vous 
allcy.  (I('cider  du  sort  de  v()lre  ami,  ('t  vous  songez  à  vos  anciennes 
amours  !  Sans  les  conversations  du  soir  précédent,  je  ne  vous  pardon- 
nerais jamais  ce  rêve-là.  l'eusez  le  jour  à  ce  que  vous  allez  faire  à  lîonie, 
vous  songerez  moins  la  nuit  à  l'C  qui  se  fait  à  Vevai. 

la  raneliuii  est  malade;  cela  tient  nu»  femme  occupée  et  lui  ôte  le 
temps  (l(^  vous  i'crir(\  Il  y  a  ici  qu(;iqu'nn  qui  supphie  volontiers  a  ce 
soin.  Heureux  jrunc  houun<;  1  tout  ciiiisplic  à  votre  boidicur  ;  tous  les 
prix  de  la  venu  vous  recherchent  pour  vous  forcera  les  mériter.  Quant 
a  celui  de  mes  hienfaits,  n'en  chargez  personne  que  vous-même  ;  c'est 
de  vous  seid  que  je  l'attends. 


LEÏTiîE   Xll. 


DE    SAlKT-l'IlEUX    A    M.    UE    WOr.MMI 


(jiie  cette  lettre  demeure  entre  vous  et  moi;  qu'un  profond  secret 
cache  à  jamais  les  erreurs  du  plus  vertueux  des  hommes.  Dans  quel 
pas  dangereux  je  me  trouve  engagé  !  0  mon  sage  et  bienfaisant  ami  ! 
que  n'ai-jo  tons  vos  conseils  dans  la  u)émoirc,  comme  j'ai  vos  bontés 
dans  le  c(i;ur  !  Jamais  je  n'eus  si  grand  besoin  de  prudence,  et  jamais  la 
peur  d'en  manquer  ne  nuisit  tant  au  peu  que  j'en  ai.  Ah  !  où  sont  vos 
soins  paternels/  où  sont  vos  leçons,  vos  lumières?  que  deviendrais-je 
sans  vous"?  Dans  ce  nmment  de  crise,  je  donnerais  tout  l'espoir  de  nui 
vie  pour  vous  avoir  ici  durant  huit  jours. 

Je  me  suis  trompé  dans  toutes  mes  coiijoclnres  ;  je  n'ai  fait  que  des 
fautes  juscpi'à  ce  moment.  Je  ne  redoutais  que  la  manpiise  :  a|irès  l'a- 
voir vue.  effrayé  de  sa  bcanlé,  de  sou  adresse,  je  m'ellor(,'ais  d'en  dé- 
tacher tout  à  fait  l'àme  noble  de  sou  ancien  aniaiit.  Cliarmé  de  le  ra- 
mener du  côt(!  d'où  je  ne  voyais  rien  à  craindre,  je  lui  parlais  de  Laiire 
avec  l'estime  et  l'adiuiralion  (pi'elle  m'avait  inspirée;  en  relâchant  son 
plus  fort  attacheineiit  par  l'autre,  j'espérais  les  rompre  eiilin  tous  les 
deux. 

11  se  prêta  d'abord  ;i  mon  projet,  il  outra  même  la  complaisance  ;  et, 
voulant  peut-être  punir  mes  iuip(ulnnilés  par  un  peu  d'alarmes,  il  af- 
fecta pour  Laine  ciicore  plus  d'empresseincnt  qu'il  ne  croyait  en  avoir. 
Que  vous  diiai-je  anjiiiirii'liiii  V  son  ciiipicsscinciit  est  loiijoiirs  le  même, 
mais  il  ir;il1ccte  plus  rien.  Son  cœur,  épuisé  |iar  tant  de  combals,  s'est 
trouvé  dans  un  état  de  faiblesse  dont  i^lle  a  prolité.  11  serait  dilïicile  à 
tout  autre  de  feindre  longtemps  de  l'aniour  auprès  d'elle  ;  jugez  pour 
l'objet  même  de  la  passimi  qui  la  cunsuuie.  lîn  vérilc,  on  ne  peut  voir 
cette  inforlunée  sans  être  rdiicbé  de  son  air  et  de  sa  lignic  ;  iiiu;  im- 
pression de  langueur  et  d'ali:illcuu'iil  qui  ne  quitte  point  son  clianiianl 
visage,  en  éleignaut  la  vivacité  de  sa  physiiiiiDutie,  la  rend  plus  iiile- 
ressaute  :  et,  comme  les  rayons  du  soleil  ('cliap(iiis  à  ti;ivers  les  iiiiagtis, 
ses  yeux  ternis  par  la  douleur  lancciil  (lc>l'(ii\  plus  piqiianls.  Son  humi- 
liation même  a  tontes  les  gi'iiccs  de  la  moileslie  :  en  la  voy;iiil  un  la 
plaiiil,  <'ii  l'cciuitant  on  l'houoie.  I^uliii  je  duis  dire,  à  la  jiistillcalion 
de  mou  .nui. que  je  ne  connais  que  deux  liuiumes  au  monde  qui  puissent 
rester  sans  risque  auprès  d'elle. 

11  s'égare,  ô  VVolmar  I  je  le  vois,  je  le  sens  ;  je  vons  l'avoue  dans  l'a- 
mertnme  de  mou  conir.  Je  frémis  en  songeant  jusqu'où  son  égarement 
peut  li.i  l.iiii'  oublier  ce  ipi'il  est  cl  ce  qu'il  se  doit.  Je  tremble  que  cet 

inlrêpide  ; r  de  l;i  verlii,  qui  lui  tint  mépriser  l'opinion  publique,  ne 

le  tiorli^  :i  l'aulre  extréiiiiié,  et  ne  lui  lasse  encore  braver  les  lois  sa- 
crées de  la  décence  et  de  l'honnêteté.  Edouard  Bomston  faire  un  lel  ma- 
riage!... vous  concevez!...  sous  les  yeux  de  s«m  ami!...  qui  le  per- 
met!... qui  le  souffre!...  et  qui  lui  doit  tout!...  Il  faudra  qu'il  m'arra- 
che le  coeur  de  sa  main  avant  de  l;i  piolaner  ainsi. 

Cependant  que  faire?  comment  me  comporter'/  Vous  connaissez  sa 
violeiKi';  ou  ne  gagne  rien  a\ec  lui  par  les  disciiiirs,  et  les  siens,  de- 
puis (pu'lqiii'  temps,  ne  smil  pas  pnipri'S  à  e.ilnier  mes  eraiiilfs.  J'ai 
feint  il  aiioi'd  de  ne  pas  l'eulendre  ;  j';ii  l'ail  iniliicdeiiienl  parler  la  rai- 
son eu  maximes  générales.  .\  son  loiir  il  ne  m'eiileiul  point.  Si  j'essaye 
de  le  loucher  un  peu  plus  an  vif.  il  répond  des  seiileiiec^s  et  croit  m'a- 
yoir  ri'fiilé  ;  sij'insisl(\  il  s'einpoile,  il  prend  un  tini  qu'un  ami  devrait 
ignorer  et  auquel  l'amitié  ne  >ail  piiiiit  répondre.  (Croyez  que  je  ne  suis 
<\n  cette  oceasiiin  ni  criiiilit  ni  tiniidi':  quand  ou  est  ilaiis  son  devoir, 
on  n'est  que  trop  tente  d'être  lier  :  iiiai^  il  ne  s'agit  pas  ici  de  lierte  ,  il 
s'agit  de  réussir,  et  de  faii-ses  tentatius  peuvent  nuire  aux  meillcui's 
moyens.  Je  n'use  presipie  entrer  avec  lui  dans  ainiuie  discussion  ;  car 
je  sens  tiui-.  les  juiirs  la  vérilé  <U'.  ravertissement  qm:  vous  m'avez  don- 
né, qu'il  est  plus  fort  ipie  iiuii  de  l'aiBomieuieiit,  ci  (pi'il  ne  l'aiit  point 
l'eullammer  par  l:i  dispiiti>. 

11  parait  d'ailleurs  no  peu  refroidi  pour  iiiui:   ou  dirait  que  je  l'in- 


(piieie.  (,'oiubien.  avec  tant  de  supériorité  à  tous  égards,  un  liormnu  est 

rabaissé  par  i oment  de  faiblesse  !  Le  grand  .  le  sublime  lîdouard  a 

peur  de  son  :iuii ,  de  sa  créature ,  de  son  élevé  !  il  semble  inènic ,  par 
quelques  mois  jeti'S  sur  le  choix  de  son  séjour  s'il  ne  se  marie  pas,  vou- 
loir leiiter  ma  jidelité  par  mou  mlérêl.  Il  sait  bien  que  je  ne  dois  ni  ne 
veux  le  quillcr.  (I  VVohnar  !  je  ferai  mon  devoir  et  suivrai  partiuil  mou 
bicnfaileiir.  Si  j'étais  lâche  et  vil,  que  gagnerais-je  à  m;:  perlidie'/  Julie 
et  son  digiii! 't'poniL  conlieraieiit-ils  leurs  enfants  à  un  tr;iitre? 

Vous  m'avez  dit  souvent  (|ne  les  petites  passions  ne  prennent  jamais 
le  change  et  vont  loujonrs  à  leur  tin.  mais  ipi'ou  peut  armer  les  gi;uidits 
contre  elles-mêmes.  J'ai  cm  [louvoir  ici  taire  usage  de  cette  maxime. 
Un  (tïïvX.  la  compassion,  le  mépris  des  préjugés,  l'habilude,  lonl  ce  qui 
détermine  Kdoiiard  en  celte  occasion  échappe  à  force  de  petitesse,  et 
devient  presque  iuallaqnabhv,  au  lieu  que  le  véritable  amour  est  insé- 
parable do  la  générosité,  et  que  par  elle  on  a  toujours  sur  lui  qnehpie 
prise.  J'ai  tenté  celle  voie  indirecte,  cl  je  m;  désespère  pas  du  bucciîs. 
Ce  moyen  parait  criiel;  je  ne  l'ai  pris  qu'avec  répii^inaiice.  Cependant, 
tout  bien  pesé,  je  crois  rendre  service  ;'i  Laure  elle-iuéme.  Que  fiTail- 
elle  dans-  l'état  auquel  elle  peut  monter,  ipi'y  monlrer  son  ancienne 
ignominie?  mais  qu'elle  peut  être  grande  en  demeuraul  ce  qu'elle  est! 
Si  je  connais  bien  cette  étrange  (llle,  elle  est  faile  pour  jouir  de  son  sa- 
crifice plus  que  du  rang  qu'elle  doit  refuser. 

Si  cette  ressource  me  manque  ,  il  m'en  reste  une  de  la  part  du  gou- 
vernement à  cause  de  la  religion;  mais  ce  moyen  ne  doit  être  employé 
qu';i  la  dernière  extrémité  et  au  défaut  de  tout  autre  :  ipioi  qu'il  en  soit, 
je  n'en  veux  épaïKner  aucun  pour  prévenir  nue  alliance  indigm;  et  dés- 
hoimêtp.  l)  re>pectable  Wolniar  !  je  suis  jaloux  de  votre  csiinie  durant 
tous  les  iiioments  de  ma  vie.  Quoi  que  puisse  vous  écrire  Edouard,  quoi 
que  vous  puissiez  entendre  dire,  souvenez-vous  qu'à  quelque  prix  que 
ce  puisse  être,  tant  que  mon  cœur  battra  dans  ma  poitrine,  januiis  Lau- 
relld  Pisana  ne  sera  lady  liomston. 

Si  vous  approuvez  mes  mesures ,  celte  lettre  n'a  pas  besoin  de  ré- 
ponse. Si  je  me  trompe,  instruisez-moi;  mais  hàtez-vons.  c:ir  il  n'y  a 
pas  un  moment  à  perdre.  Je  ferai  mettre  l'adresse  p:ir  une  main  étran- 
gère. Faites  de  môme  en  me  répondant.  .\près  avoir  examiné  ce  qu'il 
faut  faire,  brûlez  ma  lettre,  el  oubliez  ce  cpi'elle  contient.  Voici  le  pre- 
mier et  le  seul  secret  que  j'aurai  eu  de  ma  vie  à  cacher  aux  deux  cou- 
sines :  si  j'osais  me  lier  davantage  à  mes  lumières,  vous-même  n'en 
sauriez  jamais  rien. 


LETTRE    Mil. 


IlE    M\DA.ME    DE    WOLVAIt    A   MADAME    D  OPIlE. 

Le  courrier  d'Italie  semblait  n'attendre  pour  arriver  que  le  moment 
de  ton  départ,  cdiiime  pour  te  punir  de  ne  l'avoir  diltëre  qu'à  cause  de 
lui.  Ce  n'est  p;is  moi  ipii  ai  l'ail  cette  jolie  découverte  ,  c'est  mon  mari , 
qui  a  remarque  qu  ayant  fait  mettre  les  cbev;iiix  à  huit  hi-iircs,  tu  tardas 
de  paitir  jusqu'à  onze,  non  pour  l'amour  de  nous,  mais  après  avoir  de- 
mandé vingt  fois  s'il  en  était  dix,  parce  que  c'est  ordinairement  l'heure 
où  la  poste  passe. 

lu  es  prise,  pauvre  cousine;  In  ne  peux  plus  t'en  dédire.  Malgré 
l'augure  de  l;i  Cbaillol.  celte  i:iaire  si  folle,  ou  plutôt  si  sage,  n'a  pu 
l'êtriî  jusqu'au  bout  ;  le  voilà  dans  les  mêmes  (as  dont  In  pris  tant  de 
p  ■ine  à  me  dégager,  et  tu  n'as  pu  conserver  pour  loi  la  liberté  ipie  tu 
m'as  rendue,  .'\loii  tour  île  rire  est-il  donc  venu?  libère  amie,  il  faudrait 
avoir  t(ui  cbaiine  cl  tes  gr;ices  pour  savoir  plaisanter  C(uiiiiie  toi ,  et 
donner  a  la  laillerie  elle-même  l'aeeeul  tendre  el  loncliaiit  des  caresses. 
Et  puis  ipielle  ilillerenee  entre  nous!  He  quel  front  |ionrrais-ie  me 
jouer  d'un  mal  (lonl  je  suis  la  cause,  et  ipie  tu  t'es  fait  pour  me  r('>ler.' 
Il  n'y  a  pas  un  sentiment  dans  ton  co'iir  ipii  n'ori'rc  au  mien  (pui(|iic 
sujet  de  reconnaissance;  et  tout,  jusqu'à  ta  faiblesse,  est  en  loi  loii- 
vrage  de  ta  vertu.  C'est  cela  même  (pii  me  conole  et  m'egaye.  Il  làllail 
me  plaindre  et  pleurer  mes  fautes;  mais  on  pcnl  se  moquer  de  l.i  mau- 
vaise home  qui  te  fait  rougir  d  un  all;icbeuient  aussi  luir  (pic  loi. 

Uevenons  ;iu  courrier  d"'ltalie ,  et  laissons  un  luouieul  les  moialités  ; 
ce  serait  trop  abuser  de  mes  anciens  litres  :  c;ir  il  est  permis  d'endor- 
mir son  auditoire,  mais  non  pas  de  l'impatienter  Ih-  bien  donc  I  ce  four- 
rier que  je  fais  si  lentement  arriver,  qn'atil  apporté?  Ilien  que  du  bien 
sur  la  santé  de  nos  amis,  cl  de  plus  une  grandi!  lettre  pour  loi.  Ah! 
bon  1  je  te  vois  déjà  sourire  et  reiuendrc  baleine  ;  la  lellie  venue  le  bol 
attendre  plus  pâlit  niuienl  «e  qu'elle  coutiout 

Elle  a  point. (lit  bien  son  prix  einore,  même  après  s'être  fait  désirer: 
car  elk^  respire  une  si...  .Mais  je  ne  veux  te  parler  que  de  nouvelles,  el 
si'irement  ce  ipit^  j'.illais  dire  n'en  est  pas  une. 

.\vec  letle  lettre,  il  en  est  venu  wic  autre  de  niilord  Edou.lnl  pour 
mon  mari,  el  iicauconp  d'amuics  pour  nous.  Ci  lle-ei  cuulit  ni  véritable- 
ment des  iKHivelles .  et  d'iiiilanl  inoiii.-  alleudiies  ipie  la  première  n'eu 
dil  rien.  Ils  devaient  le  leiiiiemaiii  partir  pour  Naples,  où  niilord  a  quel- 
ques al't'aires,  et  d  où  ils  iront  vo  r  le  Vésuve...  i;on(,-ois-iu ,  mu  ihere, 
ce  que  cette  vue  a  de  si  allravatjl.'  llevenus  à  lUnue  ,  Claire,  pense, 

imagine Edouail  rsl  sur  le  point  d'cpoiiser mm  ,  grâce  an  ciel, 

celte  indigne  manpiise;  il  piiivque.  :iu  oinlrairo  .  <pi'''lle  csl  fort  mal. 


132 


LA  NOUVELLE  HELOISE. 


Qui  donc? Laure,  l'aimable  Laiire,  qui...  Mais  iinuilant...  quel  ma- 
riage!... Notre  ami  n'en  dit  pas  un  mot.  Aussiiôi  ;i|iir,  ils  paiiiiont  tous 
trois  ,  et  viendront  ici  prendre  leurs  derniers  anaiiyeiiiciils.  Mon  mari 
ne  m'a  pas  dit  quels  ;  mais  il  compte  toujours  que  Saint-Preux  nous 
restera. 

Je  t'avoue  que  son  silence  m'inquiète  un  peu.  J'ai  peine  à  voir  clair 
dans  tout  cela  ;  j'y  trouve  des  situations  bizarres  ,  et  des  jeux  du  cœur 
bumain  qu'on  n'entend  guère.  Comment  un  homme  aussi  vertueux  a-t-il 
pu  se  prendre  d'une  passion  si  durable  pour  une  aussi  méchante  femme 
que  cette  marquise?  comment  elle-même  ,  avec  un  caractère  violent  et 
cruel ,  a-l-elle  pu  concevoir  et  nourrir  un  amour  aussi  vif  pour  un 
homme  qui  lui  ressemblait  si  peu ,  si  tant  est  cependant  qu'on  puisse 
honorer  du  nom  d'amour  une  fureur  capable  d'inspirer  des  crimes? 
Comment  un  jeune  cœur  aussi  généreux,  aussi  tendre,  aussi  désinté- 
ressé, que  celui  de  Laure,  a-t-il  pu  supporter  ses  premiers  désordres? 
comment  s'en  est-il  retiré  par  ce  penchant  trompeur  fait  pour  égarer 
son  sexe?  et  comment  l'amour,  qui  perd  tant  d'honnêtes  femmes,  a-t-il 
pu  venir  à  bout  d'en  faire  une  ?  Dis-moi,  ma  Claire  ;  désunir  deux  cœurs 
qui   s'aimaient  sans  se  -  ' 

convenir;  joindre  ceux 
qui  se  convenaient  sans 
s'entendre  ;  faire  triom- 
pher l'amour  de  l'amour 
même  ;  du  sein  du  vice 
et  de  l'opprobre  tirer  le 
bonheur  et  la  vertu  , 
délivrer  son  ami  d'un 
monstre  en  lui  créant 
pour  ainsi  dire  une  com- 
pagne... infortunée,  il 
est  vrai,  mais  aimable, 
honnête  même,  au  moins 
si,  comme  j'ose  le  croi- 
re, on  peut  le  redeveriir  : 
dis  ;  celui  qui  aurait  fait 
tout  cela  serait-il  cou- 
pable? celui  qui  l'aurait 
souffert  serait-il  à  blâ- 
mer ? 

Lady  Bomston  vien- 
dra donc  ici  !  ici,  mon 
ange  !  Qu'en  penses-tu? 
Après  tout,  quel  prodige 
ne  doit  pas  être  cette 
étonnante  fille  que  son 
éducation  perdit ,  que 
son  cœur  a  sauvée,  et 
pour  qui  l'amour  fut  la 
route  de  la  vertu  !  Qui 
doit  plus  l'admirer  que 
moi,  qui  fis  tout  le  con- 
traire, et  que  mon  pen- 
chant seul  égara  ipiand 
tout  concourait  à  me 
bien  conduire?  Je  m'a- 
vilis moins,  il  est  vrai; 
mais  me  suis-je  élevée 
comme  elle?  ai- je  évité 
tant  de  pièges  et  fait 
tant  de  sacrifices?  Du 
dernier  degré  de  la  hon- 
te elle  a  su  remonter  au 
premier  degré  de  l'hon- 
neur ;  elle  est  plus  res- 
pectable cent  fois  que  si 
jamais  elle  n'eût  été  cou- 
pable. Elle  est  sensible 
et  vertueuse  ;  que  lui 
faut-il  de  plus  pour  nous 
ressembler?  S'il  n'y  a 
point  de  retour  aux  fau- 
tes de  la  jeunesse,  quel 
droit  ai-je  à  plus  d  indulgence?  devant  qui  dois-je  espérer  de  trouver 
grâce?  et  à  quel  honneur  pourrais-je  prétendre  eu  refusant  de  l'honorer? 

Hé  bien!  cousine,  quand  ma  raison  me  dit  cela,  mon  cœur  en  mur- 
mure; et,  sans  que  je  puisse  expliquer  pourquoi,  j'ai  peine  à  trouver 
boii  qu'Edouard  ait  fait  ce  mariage  et  que  son  ami  s'en  soit  mêlé.  0  l'o- 
pinion !  l'opinion  !  qu'on  a  de  peine  à  secouer  son  joug  !  toujours  elle 
nous  porte  à  l'injustice  :  le  bien  passé  s'efface  par  le  mal  présent;  le 
mal  passé  ne  s^efl'acera-t-il  jamais  par  aucun  bien? 

J'ai  laissé  voir  à  mon  mari  mon  inquiétude  sur  la  conduite  de  Saint- 
Preux  dans  cette  affaire.  Il  semble,  ai-je  dit,  avoir  honte  d'en  parler  à 
ma  cousine.  Il  est  incapable  de  lâcheté,  mais  il  est  faible...  trop  d'in- 
dulgence pour  les  fautes  d'un  ami...  Non,  m'a-t-il  dit,  il  a  fait  son  de- 
voir ;  il  le  fera,  je  le  sais  ;  je  ne  puis  rieu  vous  dire  de  plus  :  mais 


La  partie  d'échecs,  —  let.  ii 


Saint-Preux  est  un  honnête  ijarnin  :  je  rc'ponds  de  lui,  vous  en  serez 
contente...  Claire,  il  est  ini|i(i>Mlilc  <|iic  Woliiiar  me  trompe  et  qu'il  se 
trompe.  Un  discours  si  iKisitif  m'a  lait  renirer  en  moi-même;  j'ai  com- 
pris que  tous  mes  scrupules  ne  venaient  que  de  fausse  délicatesse,  et 
que,  si  j'étais  moins  vaine  et  plus  équitable,  je  trouverais  lady  Bomston 
plus  digne  de  son  rang. 

Mais  laissons  un  peu  lady  Bomston,  et  revenons  à  nous.  Ne  sens-(u 
point  trop  en  lisant  cette  lettre  que  nos  amis  reviendront  plus  tôt  qu'ils 
n'étaient  attendus?  et  le  cœur  ne  te  dit-il  rien"?  ne  bat-il  point  à  présent 
plus  forl^qu'à  l'ordinaire,  ce  ca^ur  trop  tendre  et  trop  semblable  au 
mien?  ne  songe-l-il  point  au  danger  de  vivre  familièrement  avec  un 
objet  chéri,  de  le  voir  tous  les  jours,  de  loger  sous  le  même  toit?  Et  si 
mes  erreurs  ne  m'ôtèrent  point  ton  estime,  mon  exemple  ne  te  fait-il 
rien  craindre  pour  loi?  Combien  dans  nos  jeunes  ans  la  raison,  l'ami- 
tié, l'honneur,  t'inspirèrent  pour  moi  de  craintes  que  l'aveugle  amour 
me  lit  mépriser  1  C'est  mon  tour  maintenant,  ma  douce  amie  :  et  j'ai  de 
plus,  pour  me  faire  écouter,  la  triste  autorité  de  l'expérience.  Ecoute- 
moi  donc  tandis  qu'il  est  temps,  de  peur  ([u'après  avoir  passé  la  moitié 

de  ta  vie  à  déplorer  mes 
fautes,  lu  ne  passes  l'au- 
tre à  déplorer  les  tien- 
nes. Surtout  ne  te  fie 
plus  à  celte  gaieté  folâ- 
tre qui  garde  celles  qui 
n'ont  rien  à  craindre  et 
perd  celles  qui  sont  en 
danger.  Claire!  Claire, in 
te  moquais  de  l'amour 
une  fois,  mais  c'est  par- 
ce que  lu  ne  le  connais- 
sais pas  ;  et  pour  n'en 
avoir  pas  senti  les  traits, 
tu  le  croyais  au-dessus 
de  ses  alleintes.  Il  se 
venge  et  rit  .à  son  tour. 
Apprends  à  te  défier  de 
sa  traîtresse  joie ,  ou 
(  rains  (pi'elle  ne  le  roilte 
Mil  jour  bien  drs  pleurs. 
Cliere  amie,  il  est  temps 
de  te  monlrer  à  toi-mê- 
me; car  jusqu'ici  lu  ne 
t'es  pas  bien  vue  ;  tu  t'es 
trompée  sur  ton  carac- 
tère, et  n'as  pas  su  l'esti- 
mer ce  que  tu  valais.  Tu 
t'es  fiée  aux  discours  de 
la  Chaillol  :  sur  la  viva- 
cité badine  elle  te  jugea 
peu  sensible  ;  mais  un 
cœur  comme  le  lien  était 
au-dessus  de  sa  portée. 
La  Chaillol  n'était  pas 
faite  pour  le  connaître; 
pcrsomii'  au  monde  ne 
l'a  bien  connue,  excepté 
moi  seule,  ^iotre  ami  mê- 
me a  plutôt  senti  (pie  vu 
loiil  ton  pii\.  .le  t'ai  lais- 
sé Ion  ern-iir  taiil(|»'elle 
a  pu  l'être  ulilc;  a  pré- 
sent qu'elle  le  perdrait, 
il  faul  le  l'oter. 

Tu  es  vive,  et  te  crois 
peu  sensible.  Pauvre  en- 
fant, que  tu  t'abuses  !  la 
vivacité  même  prouve  le 
contraire  :  n'est-ce  pas 
toujours  sur  des  clio- 
ses  de  sentiment  qu'elle 
s'exerce?  n'est-ce  pas  de 
ton  cœur  que  viennent 
les  grâces  de  Ion  enjouement?  les  railleries  sont  des  signes  d'intérêt  plus 
louchants  que  les  compliments  d'une  autre  :  tu  caresses  quand  tu  folâ- 
tres: lu  ris,  mais  ton  rire  pénètre  l'âme  ;  tu  ris,  mais  lu  fais  pleurer  de 
tendresse,  et  je  te  vois  presque  toujours  sérieuse  avec  les  iniliiféreiiis. 
Si  tu  n'étais  que  ce  que  lu  prétends  être,  dis-moi  ce  qui  nous  unirait 
si  fort  l'une  à  l'autre;  où  serait  entre  nous  le  lien  d'une  aniilie  sans 
exemple?  par  quel  prodige  un  tel  attachement  serait-il  venu  chercher 
par  préférence  un  cœur  si  peu  capable  d'attachement?  Quoi  I  celle  qui 
n'a  vécu  que  pour  son  amie  ne  sait  pas  aimer!  celle  qui  voulul  quitier 
père,  époux,  parents,  et  son  pays,  pour  la  suivre,  ne  sait  préférer  I  a- 
mitiéàrien!  El  qu'ai-je  donc  fait,  moi  qui  porte  un  cœur  sensible? 
Cousine,  je  me  suis  laissé  aimer;  et  j'ai  beaucoup  fait,  avec  toute  ma 
sensibilité,  de  le  rendre  une  amitié  qui  valùl  la  tienne. 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


133 


Ces  cmitriulictions  l'oiii  donne  de  ton  car;\ctère  l'idée  la  plus  liizarre 
qu'une  folle  ronunc  loi  put  jamais  concevoir,  c'ebldi'  le  ciniic  a  la  lois 
ardenle  amie  i:l  froide  amante.  Ne  pouvant  dis(  oii\<iiir  du  li'iidic  alta- 
chenienl  dont  lu  te  sentais  pénétrée,  In  crus  n'èiic  (apahlc  t\nr  de  ce- 
lui-là. Hors  ta  Julie,  tu  ne  pensais  |ias  cpie  rien  put  l'erTionvoir  au 
monde  :  coiniiiesi  lescccurs  iialnriOlemeiit  scusihles  pouvaient  ne  l'èlre 
que  pour  ini  olijet,  et  ipie,  ne  sacliaEit  aimci-  ipic  moi,  lu  m'eusses  pu 
bien  aiiuer  inoi-mème  !  Tu  deniaiiilais  plaisaiiuiuiil  si  l'àme  avait  un 
sexe.  >(iM,  mon  enfant,  l'àme  n'a  point  de  sexe;  mais  s<'s  airc(  lions 
les  disliii^iii'iil,  et  tu  commences  trop  à  le  sentir.  Parce  ipie  le  piemicr 
amaijl  ({iii  s'olfiil  ne  l'avait  pas  émue,  tu  crus  aussitôt  ne  pouvoir  lèlri'; 
parce  ipie  lu  mauipiais  d'amour  pour  Ion  soupirant,  In  crus  n'en  pou- 
voir scnlir  pour  piusounc.  Uiiauil  M  lut  Ion  maii,  lu  l'aimas  pourtant,  et 
si  fort  (pie  noire  aniilie  luèiiH'  en  soullrit  :  ci'ttc  àme  si  pi'U  sensdde  sut 
trouver  à  l'amour  un  suiiplénient  encore  assez,  tendre  pour  satisfaire  un 
honnête  lionime. 

Pauvre  cousine,  c'est  à  toi  désonnais  de  résoudre  tes  propres  dou- 
tes ;  et  s'il  est  vrai, 

Cli'  un  frcildo  amante  è  mal  siciiro  amico, 
Qu'un  IVoid  amant  est  un  peu  silr  ami  (Miîtast  ), 

j'ai  grand'peur  d'avoir  maintenant  uik^  raison  de  trop  pour  (luiipter 
sur  toi.  Mais  il  faut  que  j'achève  de  te  dire  là-dessus  tout  ce  cpie  je 
pense. 

Je  soupçonne  que  lu  as  aimé,  sans  le  savoir,  bien  plus  tôt  que  lu  ne 
crois,  ou  du  moins  que  le  même  penchant  qui  me  perdit  l'eiii  séduite 
si  je  ne  t'avais  prévenue.  Conçois-lu  qu'un  sentiment  si  naturel  et  si 
doux  puisse  tarder  si  longtemps  à  naître'/  conçois-lu  qu'à  l'âge  où  nous 
("liinis  on  puisse  inipiiniMuenl  se  familiariser  avec  un  jeune  lionmie  ai- 
mable,ou  ipi'avec  laul  de  eonf(UUiil(''  dans  tous  nos  ^oùls  lelui-riseid  ne 
nous  eût  pas  ele  eonniinn  .'  Non,  mou  aii^e;  lu  l'aurais  aiiue,  j'en  Suis 
sûre,  si  je  ne  l'eusse  aimé  la  première.  Moiij>  Inililr  cl  non  luoius  sen- 
sible, lu  aurais  été  plus  sage  (pie  uioi  sans  élre  plus  lieuniisi'.  .Mais  (picl 
pcnclianteût  |)n  vaincre  dans  ion  ame  honiirti^  l'horicur  de  la  lialiison 
et  de  l'inlideliie  1  1/ainitié  le  sauva  des  pièges  de  l'amour;  lu  ne  vis  plus 
qu'un  ami  dans  l'amant  de  Ion  amie,  et  lu  rachetas  ainsi  ton  cœur  aux 
dépens  du  mien. 


Julie  surprise  par  M.  de  Wolmar  et  Saint-Preux.  —  Let. 


Ces  conjectures  n(!  sont  pas  même  si  conjectures  que  lu  penses;  cl, 
si  je  voulais  rappeler  des  temps  qu'il  faut  oublier,  il  me  sérail  aisé 
de  trouver  dans  l'uitercl  que  m  enivais  ne  prendr<'  (]u'a  moi  seule  un 
lulérèt  non  uioiiis  vif  pour  ce  ipii  m'i'lail  cher,  N'osanl  l'aimer  lu 
voulais  (pie  je  l'aimasse  :  lu  jui;c:i>  clia('(rii  de  luilis  IKM 
lieulieur  de  l'aulre  ;  cl  ce  ( d'ur,  (|U  n'a  point  d'égal  au  Illouil 
(liedl  plus  leudremeiit  lous  les  deux.  Sois  sur 
faiblesse,  tu  m'aurais  ete  moins  indulgente  ;  ma 


cIk;  sons  le  nom  de  jalousie  une  juste  sévérité.  Tu  ne  te  sentais  pas  en 
droit  de  ('onibatlr(;  i-n  moi  le  penchaul  ipiil  eût  fallu  vaincre:  et,  crai- 
gnant d'être  perlide  plutôt  que  sage,  en  immolant  ton  bonheur  au  nô- 
tre, lu  crus  avoir  assez  fait  pour  la  vertu. 

Ma  Claire,  voilà  ton  histoire;  voilà  comment  ta  lyrannique  amitié 
me  force  à  le  savoir  gré  de  ma  honte,  et  à  le  remercier  de  mes  loris. 
Ne  crois  pas  pourtant  que  je  veuille  l'imiter  en  cela  :  je  ne  suis  pas 
plus  disposée  à  suivre  ton  exemple  que  toi  le  mien  ;  et  comme  lu  n'as 
pas  à  craindre  mes  fautes,  je  n'ai  plus,  grâce  au  ciel,  les  raisons  d'in- 
(liilgei((c.  (.luel  plus  digne  usage  ai-je  à  faire  de  la  vertu  que  lu  m'as 
rendue  (Oie  de  l'aider  à  la  conserver? 


aire  au 
lions  eu 
',  sans  la  propre 
le  serais  ivpro- 


Laurc.  —  Lr.r.  xii. 


Il  faut  donc  le  dire  encore  mon  avis  sur  ton  étal  présent.  La  longue 
absenc(!  de  iiolie  maiire  n'a  pas  changé  les  dispositions  pour  lui  :  la  li- 
berté recouvrée  et  son  retour  ont  produit  une  nouvelle  époipie  dont 
l'anionr  a  su  pr(diter.  Un  nouveau  seiilinieni  n'est  pas  ne  dans  ton 
c(eur  :  celui  ipii  s'y  cacha  si  loiigleiiips  n'a  fiit  que  se  mettre  plus  à 
l'aise.  Ficre  d  oser  te  l'avouer  à  loi-m('nie.  lu  l'es  pressée  de  me  le 
dire,  (a-t  aven  le  semblait  prexpie  iK'cessaiie  pour  le  rendre  lout  à 
l'ait  innocent  :  en  devenant  nn  crime  pour  Ion  amie,  il  cessait  d'en  êlre 
lin  pour  loi  :  et  peiil-('lre  ne  l'es-tii  livrée  au  mal  que  In  romballais 
depuis  tant  d'anniis,  que  peur  mieux  achever  de  m'en  guérir. 

.l'ai  seiiii  lout  cela,  lua  cliere  ;  je  me  suis  peu  alarmée  d'un  penchanl 
qui  me  servait  de  sanveijarde,  et  (pie  lu  n'avais  point  à  le  reprocher. 
Cet  hiver,  (pie  ikuis  avons  p;(>se  Ions  ensemble  au  Sein  de  la  paix  cl 
de  rainili(',  ma  donne  plus  de  conlianc(ï  encore  en  voyant  que,  loin  de 
rien  perdre  de  la  gaieté,  tu  semblais  l'avoir  augmentée.  Je  t'ai  vue 
tendre,  empressée,  atlenlive,  mais  l'iaiiche  dans  tes  caresses,  naïve 
dans  ttîs  jeux  ,  sans  mystère,  sans  ruse  eu  toutes  choses;  et  dans  tes 
plus  vives  agaceries  la  joie  de  l'iuiiocence  réparait  toui. 

Depuis  notre  entretien  de  I  Elysée  je  ne  suis  plus  si  contente  de  loi  ; 
je  le  Irniive  Irisli-  et  rêveuse:"  tu  le  phiis  seule  autant  qu'avec  Ion 
amie  :  lu  n'as  pas  change  de  langage,  mais  (ra((ent;  tes  plaisanteries 
sont  plus  limides  :  lu  n'oses  plus  pailer  de  lui  si  soiivenl,  ou  dirait 
que  lu  crains  l(iu|iiurs  (pi'il  ne  l't'eonle:  cl  l'on  voit  à  ton  iiKpiiélnde 
qiu;  m  allends  de  ses  nouvelles  plulol  (pie  lu  n'en  demandes. 

Je  ireiuble,  bonne  cousine,  (pie  lu  ne  sentes  pas  loin  ton  mal,  et 
que  le  Mail  soil  eutbucé  plus  avant  que  lu  n'as  paru  le  craindre.  Crois- 
moi,  sonde  bien  Ion  cceiir  malade:  dis-loi  bien,  je  le  répèle,  si.  qiiel- 
(pie  sage  iproii  puisse  êlre,  on  peut  sans  risipie  demeurer  longtemps 
avec  ce  (pi'ou  aime,  el  si  la  (  (uiliance  qui  me  perdit  est  Uuit  à  fail  sans 
danger  pour  toi.  Vous  êies  libres  Ions  deux;  c'est  précisément  ce  qui 
reml  les  o(  (  asioiis  plus  suspectes.  Il  n'y  a  poini  dans  un  co-nr  ver- 
liienx  de  faiblesse  ipii  cède  aux  remords  ;  et  je  conviens  avec  loi  qu'on 
est  toujours  ;isse/,  forte  conlre  le  crime  :  mais  belasi  qui  peut  se  ga- 
rantir d  être  faible'?  Cependant  reg;irde  les  suites,  songe  aux  elTels  de 


154 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


la 


Iionle.  Il  faut  s'honorer  pour  être  honorée.  Comment  peut-on  méri- 
.,  r  le  respect  d'aiilrui  sans  en  avoir  pour  soi-même?  et  où  s'arrêtera 
dans  la  roule  du  vice  celle  qui  l'ait  le  premier  pas  sans  effroi?  Vodà  ce 
(pie  je  dirais  à  ces  fcnunes  du  monde  pour  qui  la  morale  et  la  religion 
ne  sont  rien,  et  qui  n'ont  de  loi  cpie  l'opinion  d'aulrui.  Mais  toi,  (enime 
veriueuse  et  clirelienne,  loi  (|ni  vois  ion  devoir  et  qui  l'aimes,  loi  qui 
connais  et  suis  d'autres  règles  que  les  jugements  publics,  ton  premier 
limnieur  est  celui  ([ue  te  rend  ta  conscience  ;  et  c'est  celui-là  qu'il  s'a- 
git de  conserver. 

Veux-tu  !^a\oir  quel  est  ton  tort  en  toute  celte  affaire  ;  c  est,  je  te 
le  redis,  de  rougir  d'un  sentiment  honnête  que  lu  n'as  qu'à  déclarer 
pour  le  rendre  innocent.  Mais  avec  toute  ton  humeur  folâtre  rien  n'est 
si  timide  que  loi  :  lu  plaisantes  pour  faire  la  brave,  et  je  vois  ton 
pauvre  cienr  tout  iremblanl  ;  lu  fais  avec  l'amonr,  dont  tu  feins  de 
rire,  comme  ces  enfants  qui  chantent  la  nuit  (|uand  ils  ont  peur.  0 
chère  amie  !  souviens-loi  de  l'avoir  dit  mille  fois,  c'est  la  fausse  honte 
qui  mené  à  la  véritable,  et  la  venu  ne  sait  rougir  que  de  ce  qui  est 
mal.  L'amour  en  lui-même  est-il  un  crime?  n'esi-il  pas  le  plus  pur 
:iiiisi  que  le  plus  doux  penchant  de  la  nature?  n'a-t-il  pas  une  fin 
bonne  et  louable  î  ne  dédaigne-l-il  pas  les  âmes  basses  et  ram- 
pantes I  n'anime-l-il  pas  les  âmes  grandes  et  fortes?  n'ennoblit-il  pas 
ions  leurs  sentiments?  ne  double-t-il  pas  leur  être?  ne  les  élève- 
t-il  pas  au-dessus  d'elles-mêmes?  .Mil  si  pour  être  honnête  et  sage  il 
faut  eue  inaccessible  à  ses  iraiis,  dis,  que  reste-l-il  pour  la  vertu  sur  la 
lerie?  Le  rebut  de  la  nature  et  les  plus  vils  des  mortels. 

Qu'as-tu  donc  fait  que  tu  puisses  te  reprocher?  N'as-tu  pas  fait  choix 
d'un  honnête  homme?  n'est-il  pas  libre?  ne  l'es-tu  pas?  Ne  mérite-t-il 
pas  toute  ton  estime?  n'as-lu  pas  loute  la  sienne?  Ne  seras-tu  pas  trop 
heureuse  de  faire  le  bonheur  d'un  ami  si  digne  de  ce  nom,  de  payer 
de  Ion  cœur  et  de  ta  personne  les  aiiciennes  dettes  de  ton  amie,  et 
d'honorer  en  l'élevant  à  loi  le  mérite  outragé  par  la  fortune? 

Je  vois  les  petits  scrupules  qui  l'arrêtent  :  démentir  une  résolution 
prise  et  déclarée,  donner  un  successeur  au  défunt,  montrer  sa  fai- 
blesse au  public,  épouseï;  un  aventurier,  car  les  âmes  basses,  loujours 
prodigues  de  litres  flélrissanls,  sauront  bien  trouver  celui-ci;  voilà 
donc  les  raisons  sur  lesquelles  tu  aimes  mieux  te  reprocher  ton  pen- 
cliant  que  le  juslilier,  et  couver  les  feux  au  fond  de  ton  cœur  que  les 
n  iitiro  légitimes  !  Mais,  je  le  prie,  la  honte  est-elle  d'épouser  celui 
qu'on  aime,  ou  de  l'aimer  sans  l'épouser?  Voilà  le  choix  qui  te  reste 
à  faire.  L'honneur  que  tu  dois  au  défunt  est  de  respecter  assez  sa 
veuve  pour  lui  donner  un  mari  plutôt  qu'un  amant  ;  et  si  ta  jeunesse  te 
force  à  remplir  sa  place,  n'est-ce  pas  rendre  encore  hommage  à  sa  mé- 
moire de  choisir  un  homme  qui  lui  fui  cher? 

(Jiiaiii  à  riiiégalii(',  je  croirais  l'oflênser  de  conibaltre  une  objection 
si  IVivolc  liiiM|iiil  s  iigil  de  sagesse  et  de  bonne  mœurs.  Je  ne  connais 
(l'iMi'galité  (li'slioiioiante  que  celle  qui  vient  du  caractère  ou  de  l'édu- 
cation. A  quelque  état  que  parvienne  un  homme  imbu  de  maximes 
basses,  il  est  loujours  honteux  de  s'allier  à  lui  ;  mais  un  homme  élevé 
dans  des  senthnenls  d'honneur  est  l'égal  de  tout  le  monde  ;  il  n'y  a  point 
de  rang  où  il  ne  soit  à  sa  place.  Tu  sais  quel  était  l'avis  de  ton  père 
même  quand  il  fut  question  de  moi  pour  notre  ami.  Sa  famille  est  hon- 
nête quoique  obscure;  il  jouit  de  l'estime  publique;  il  la  mérite.  Avec 
cela,  fût  il  le  dernier  des  hommes,  encore  ne  faudrait-il  pas  balancer; 
car  il  vaut  mieux  déroger  à  la  noblesse  qu'à  la  vertu,  et  la  femme  d'un 
charbonnier  est  plus  respectable  que  la  maîtresse  d'un  prince. 

J'entrevois  bien  encore  une  autre  espèce  d'embarras  dans  la  néces- 
sité de  le  déclar.'rla  première,  car,  comme  tu  dois  le  sentir,  pour  qu'il 
ose  aspirer  à  loi  il  faut  que  lu  le  lui  permettes;  et  c'est  un  des  justes 
retours  de  l'inégalité,  qu'elle  coûte  souvent  au  plus  élevé  des  avances 
morlilianies.  Quant  à  celte  difOculté,  je  te  la  pardonne;  et  j'avoue 
même  iiu'elle  me  paraîtrait  fort  grave  si  je  ne  prenais  soin  de  la  lever. 
J'espère  que  lu  comptes  assez  sur  ion  amie  pour  croire  que  ce  sera 
sans  le  coniprometlre.  De  mon  côté,  je  compte  assez  sur  le  succès 
pour  m'en  charger  avec  conliance;  car,  quoi  que  vous  m'ayez  dit  au- 
trefois tous  d'UX  sur  la  diflicnltéde  iransformer  une  amie  en  maîtresse, 
si  je  connais  bien  un  cœur  dans  lequel  j'ai  trop  appris  à  lire,  je  ne  crois 
pas  qu'en  celle  occasion  l'entreprise  exige  une  grande  habileté  de  ma 
part.  Je  te  propose  donc  de  me  laisser  charger  de  celle  négociation, 
afin  que  lu  puisses  te  livrer  au  plaisir  que  te  fera  son  retour,  sans  mys- 
tère, sans  regret,  sans  danger,  sans  honte.  Ah  !  cousine,  quel  charme 
pour  moi  de  réunir  à  jamais  deux  cœurs  si  bien  faits  l'un  pour  l'aulre, 
ei  qui  se  confondent  depuis  si  longtemps  dans  le  mien  !  Qu'ils  s'y  con- 
fondeni  nnciix  encore  s'il  est  possible  :  ne  soyez  plus  qu'un  pour  vous 
et  pour  moi.  (loi.  ma  Claire,  tu  serviras  encore  ton  amie  en  couron- 
iiani  ton  amour  ;  et  j'en  serai  plus  sûre  de  mes  propres  sentiments 
quand  je  ne  pourrai  plus  les  distinguer  entre  vous. 

Que  si  malgré  mes  raisons  ce  projet  ne  le  convient  pas,  mon  avis  est 
qu'à  queUpie  prix  (|ue  ce  soit  nous  écartions  de  nous  cet  homme  dan- 
gereux, toujours  redoutable  à  l'une  ou  à  l'autre;  car,  quoi  qu'il  arrive, 
réducation  de  nos  enfants  nous  importe  encore  moins  que  la  vertu  de 
leurs  mères.  Je  le  laisse  le  temps  de  réfléchir  sur  toul  ceci  duranl  ton 
voyage  ;  nous  en  parlirons  après  ton  retour. 

.'le  prends  le  parii  de  l'envoyer  celte  lettre  en  droiture  à  Genève, 
parce  que  tu  n'as  dû  coucher  qu'une  nuit  à  Lausanne,  et  ((u'elle  ne  l'y 
iroiivcrait  plus.  Apporlc-inoi  bien  des  détails  de  la  petite  république, 


Sur  tout  le  bien  qu'on  dit  de  celte  ville  charmante,  je  l'estimerais  heu 
reuse  de  l'aller  voir  si  je  pouvais  faire  cas  des  plaisirs  qu'on  achète  aux 
dépens  do  ses  amis.  Je  n'ai  jamais  aimé  le  luxe,  et  je  le  hais  mainte- 
nant de  l'avoir  otée  à  moi  pour  je  ne  sais  combien  d'années.  Mon  en- 
fant, nous  n'allâmes  ni  lune  ni  l'autre  faire  nos  emplettes  de  noces  à 
Genève;  mais,  quel  |iie  mérite  que  puisse  avoir  ton  frère,  je  doute  que 
la  belle-sœur  soit  plus  heureuse  avec  sa  dentelle  de  Flandre  et  ses 
étoffes  des  Indes  que  nous  dans  notre  simplicité.  Je  te  charge  pourtant, 
malgré  ina  rancune,  de  l'engager  à  venir  faire  là  noce  à  Clarens.  Mon 
père  écrit  au  tien,  et  mon  mari  à  la  mère  de  l'épouse,  pour  les  en 
prier.  Voilà  les  lettres  ;  donne-les,  et  soutiens  l'invitation  de  ton  crédit 
renaissant:  c'est  tout  ce  que  je  puis  faire  pour  que  la  fête  ne  se  fasse 
pas  sans  moi  ;  car  je  le  déclare  qu'à  quelque  prix  que  ce  soit  je  ne  veux 
pas  quitter  ma  famille.  Adieu,  cousine:  un  mot  de  les  nouvelles,  et  que 
je  sache  au  moins  quand  je  dois  l'attendre.  Voici  le  deuxième  jour  de- 
puis ton  départ,  et  je  ne  sais  plus  vivre  si  longtemps  sans  toi. 

P.  S.  Tandis  que  j'achevais  cette  leitre  interrompue,  mademoiselle 
Henriette  se  donnait  les  airs  d'écrire  aussi  de  son  coté.  Comme  je  veux 
que  les  enfants  di.>enl  toujours  ce  qu'ils  pensent  el  non  ce  qu'on  leur  fait 
dire,  j'ai  laissé  la  petite  curieuse  écrire  tout  ce  qu'elle  a  voulu  sans  y 
changer  un  seul  mot.  Troisième  lettre  ajoutée  à  la  mienne.  Je  me  doute 
bien  que  ce  n'est  pas  encore  celle  que  tu  cherchais  du  coin  de  l'œil  en 
furetant  ce  paquet.  Pour  celle-là,  dispense-toi  de  l'y  chercher  plus  long- 
temps, car  tu  ne  la  trouveras  pas.  Elle  est  adressée  à  Clarens;  c'est  à 
Clarens  qu'elle  doit  être  lue  :  arrange-toi  là-dessus. 


LETTRE   XIV. 


n  nE^RIETTE    A    SA    .IIKRE. 


Où  êtes-vous  donc,  maman?  On  dit  que  vous  êtes  à  Genève,  et  que 
c'est  si  loin,  si  loin,  qu'il  faudrait  marcher  deux  jours  toiil  le  jour  pour 
vous  atteindre.  Voulez- vous  donc  faire  aussi  le  lonr  du  monde?  Mon 
petit  papa  est  parti  ce  matin  pour  Eiauge  ;  mon  petit  grand-papa  est  à 
la  chasse  ;  ma  petite  maman  vient  de  s'enferim^r  pour  écrire  ;  il  ne  reste 
que  ma  mie  Pernetle  et  ma  mie  Fanchon.  Mon  dieu!  je  ne  sais  plus 
comment  loul  va;  mais,  depuis  le  départ  de  notre  bon  ami,  tout  le 
monde  s'éparpille.  Maman,  vous  avez  commencé  la  première.  On  s'en- 
nuyait déjà  bien  quand  vous  n'aviez  plus  personne  à  faire  endêver.  Oh  ! 
c'est  encore  pis  depuis  que  vous  êtes  partie,  car  la  petite  maman  n'est 
pas  non  plus  de  si  bonne  humeur  que  quand  vous  y  êtes.  Maman,  mon 
petit  mali  se  porte  bien  ;  mais  il  ne  vous  aime  plus,  parce  que  vous  ne 
l'avez  pas  fait  sauier  hier  comme  à  l'ordinaire.  Moi,  je  crois  que  je  vous 
aimerais  encore  un  peu  si  vous  reveniez  bien  vite,  afin  qu'on  ne  s'en- 
iiuyài  pas  tant.  Si  vous  voulez  ni'apaiser  tout  à  fait,  apportez  à  mon  pe- 
tit niali  quelque  chose  qui  lui  fasse  plaisir.  Pour  l'apaiser,  lui,  vous  au- 
rez bien  l'esprit  de  trouver  aussi  ce  qu'il  faul  faire.  Ah!  mou  Dieu! 
si  notre  bon  ami  était  ici,  comme  il  l'aurait  déjà  devine  I  Mon  bel  éven- 
tail esl  tout  brisé  ;  mon  ajiL>lcment  bleu  n'est  plus  qu'un  chiffon  ;  ma 
pièce  de  blonde  est  en  loques;  mes  mitaines  à  jour  ne  valent  plus  rien. 
Bonjour,  maman.  Il  faut  (inir  ma  lettre,  car  la  petite  maman  vient  de 
finir  la  sienne  el  sort  de  son  cabinet.  Je  crois  qu'elle  a  les  yeux  rouges, 
mais  je  n'ose  le  lui  dire;  mais  en  lisant  ceci  elle  verra  bien  que  je  l'ai 
vu  .Ma  bonne  maman,  que  vous  êtes  méchante  si  vous  faites  pleurerma 
petite  maman! 

P.  S.  J'embrasse  mon  grand-papa,  j'embrasse  mes  oncles,  j'embrasse 
ma  nouvelle  tante  et  sa  maman  ;  j'embrasse  tout  le  monde  excepté 
vous.  Maman,  vous  m'enlendcz  bien  ;  je  n'ai  pas  pour  vous  de  si  longs 
bras. 


SIXIEME  PARTIE. 


LETTIIE  PIIEMIERE. 


DE    MAUAME    D  OUBE    A    M.WAME    DE    WOLMAR. 

Avant  de  partir  de  Lausanne  il  laut  l'écrire  un  petit  mot  pour  t'ap- 
prendre  que  j'y  suis  arrivée,  non  pas  pourtant  aussi  joyeuse  (|ue  j'es- 
pérais. Je  me  faisais  une  fête  de  ce  petit  voyage  qui  t'a  toi-même  si 
souvent  tentée  ;  mais  en  refusant  d'en  être  tù  me  las  rendu  presque 
importun;  <ar  quelle  ressource  y  troiiverai-je?  S'il  est  ennuyeux,  j'au- 
rai l'ennui  pour  mon  compte;  et  s'il  esl  agréable,  j'aurai  le  regret  de 
m'amuser  sans  toi.  Si  je  n'ai  rien  à  dire  contre  tes  raisons,  crois-tu 
pour  cela  (pie  je  m'en  contente?  Ma  foi,  cousine,  lu  te  trompes  bien 


LA  NOUVELLE  IIÉLOISE. 


15S 


fort  :  et  c'est  encore  ce  qui  me  fâche  de  n'être  pas  même  en  droit  de 
me  fâcher.  Dis,  mauvaise,  n'as-tii  pas  honte  d'avoir  toujours  raison  avec 
ton  amie,  et  de  résister  à  ce  qui  lui  fait  plaisir,  sans  lui  laisser  même 
celui  de  gronder'/  Quand  tu  aurais  planté  là  pour  huit  jours  ton  mari, 
ton  ménage  et  les  marmots,  ne  dirait-on  pas  que  tout  eût  été  perdu? 
Tu  aurais  fait  une  étoinderic,  il  est  vrai,  mais  lu  en  vaudrais  cent  fois 
mieux  ;  au  lieu  qu'en  te  mêlant  d'être  parfaite  tu  ne  seras  plus  bonne  à 
rien,  et  tu  n'auras  qu'à  te  chercher  des  amis  parmi  les  anges. 

Malgré  les  méeonlentenicnts  passés,  je  n'ai  pu  sans  attendrissement 
me  retrouver  au  milieu  de  ma  famille  ;  j'y  ai  été  reeue  avec  plaisir,  ou 
du  moins  avec  beaucoup  de  caresses.  J'alleiids  pour  te  parler  de  mon 
frère  (|ue  j'aie  fait  connaissance  avec  lui.  Avec  une  assez  belle  ligure  il 
a  l'air  empesé  du  pays  d'où  il  vient.  Il  est  sérieux  et  froid  ;  je  lui  trouve 

i  même  un  peu  de  morgue  :  j'ai  grand'peur  pour  la  petite  personne  qu'au 

î  lieu  d'être  un  aussi  bon  mari  que  les  noires,  il  ne  tranche  un  peu  du 
seigneur  et  maître. 

Mon  père  a  élé  si  charmé  de  me  voir,  qu'il  a  quitte  pour  m'embras- 
ser  la  relation  d'une  grande  bataille  que  les  Français  viennent  de  ga- 

i  gucr  en  Flandre,  comme  pour  vérifier  la  prédiction  de  l'ami  de  noire 
ami.  Quel  bonheur  qu'il  n'ait  pas  été  là  !  linagincs-tu  le  brave  Edouard 
voyant  fuir  les  Anglais  et  fuyant  lui-même'/...  Jamais,  jamais!...  il  se 

!  fût  fait  tuer  cent  fois. 

,      Mais,  à  propos  de  nos  amis,  il  y  a  longtemps  qu'ils  ne  nnus  ont  écrit. 

'  N'était-ce  pas  hier,  je  crois,  jour  de  courrier?  Si  tu  reçois  de  leurs 
lettres,  j'espère  que  lu  n'oublieras  pas  l'intérêt  que  j'y  prends. 

Adieu,  cousine;  il  faut  ])ariir.  J'attends  de  tes  nouvelles  à  Genève, 
on  nous  comptons  arriver  demain  pour  dîner.  Au  reste,  je  t'averiis  que 
de  manière  ou  d'autre  la  noce  ne  se  fera  pas  sans  toi,  et  que,  si  tu  ne 
veux  pas  venir  à  Lausanne,  moi  je  viens  avec  tout  mon  monde  mettre 
Clarens  au  pillage,  et  boire  les  vins  de  tout  l'univers. 

LETTRE  II. 


HE   MADAME   D  ORBE   A   MADAME   DE   WOLMAR. 

A  merveille,  sœur  prêcheuse  !  mais  tu  comptes  un  peu  trop,  ce  me 
semble,  sur  l'effet  salutaire  de  tes  sermons.  Sans  juger  s'ils  endor- 
maient beaucoup  autrefois  ton  ami,  je  t'avertis  qu'ils  n'endorment  point 
aujourd'hui  Ion  amie;  et  celui  que  j'ai  reçu  hier  au  soir,  loin  de  m'ex- 
citer  au  sommeil,  me  l'a  ôté  durant  la  nuit  entière.  Gare  la  paraphrase 
de  mon  Argus  s'il  voit  celle  lettre!  mais  j'y  mettrai  bon  oidre,  et  je 
te  iurc  que  lu  te  brûleras  les  doigts  plutôt  que  de  la  lui  montrer. 

Si  j'allais  le  récapituler  point  par  point,  j'empiéterais  sur  tes  droits  ; 
il  vaut  mieux  suivre  ma  tête  :  et  puis,  pour  avoir  l'air  plus  modeste  et 
ne  pas  te  donner  trop  beau  jeu,  je  ne  veux  pas  d'abord  parler  de  nos 
voyageurs  et  du  courrier  d'Italie.  Le  pis-aller,  si  cela  m'arrive,  sera 
de  récrire  ma  lettre,  et  de  mettre  le  commencement  à  la  fin.  Parlons 
de  la  prétendue  lady  Bomslon. 

Je  m'indigne  à  ce  seul  titre.  Je  ne  pardonnerais  pas  plus  à  Saint- 
Preux  de  le  laisser  prendre  à  celle  fille,  qu'à  Edouard  de  le  lui  donner, 
et  à  toi  de  le  reconnaître.  Julie  de  Wolmar  recevoir  Lauretla  Pisana 
dans  sa  maison  !  la  souffrir  auprès  d'elle  !  eh  !  mon  enfant,  y  penses-lu  ? 
(Juelle  douceur  cruelle  est-ce  là  ?  Ne  sais-tu  pas  que  l'air  qui  t'enioure 
est  n)ortel  à  l'infamie'.' La  pauvre  niaMieiireuse  (»erail-elle  mêler  son 
baleirjc  à  la  tieiuie?  oserait-elle  res]iii(f  prrs  de  loi  .'  Elle  y  serait  plus 
mal  à  son  aise  qu'un  possédé  touclié  par  des  reliques  ;  Ion  seul  icgard 
la  ferait  rentrer  en  terre,  ton  ombre  seule  la  tuerait. 

Je  ne  méprise  point  Laure,  à  Dieu  ne  plaise  !  au  contraire,  je  l'ad- 
mire et  la  respecte  d'autant  plus  qu'un  pareil  retour  est  héroïque  cl 
rare.  En  est-ce  asjez  pour  autoriser  les  comparaisons  basses  avec  les- 
quelles tu  t'oses  profaner  toi-même?  comme  si,  dans  ses  plus  grandes 
faiblesses,  le  véritable  amour  ne  gardait  pas  la  personne  et  ne  rendait 
pas  l'honueur  plus  jaloux  !  Mais  je  t'entends  et  je  t'excuse.  Les  objets 
éloignés  et  bas  se  confondent  maintenant  à  ta  vue  ;  dans  ta  sublime 
élévation,  tu  regardes  la  lerre  cl  n'en  vois  plus  les  inégalités  :  ta  dé- 
vole humilité  sait  mettre  à  profit  jusqu'à  ta  vertu. 

lié  bien  !  que  sert  tout  cela  ?  Les  sentiments  naturels  en  reviennent- 
ils  moins  ?  L'amour-propre  en  fait-il  moins  son  jeu?  .Malgré  toi  tu  sens 
la  répugnance,  tu  la  taxes  d'orgueil,  tu  la  voudrais  eoud)allre,  tu  l'im- 
putes à  l'opinion,  lionne  fille!  et  depuis  quand  l'opprobre  du  vice  n'est- 
il  que  dans  l'opinion  ?  Quelle  société  conçois  -tu  pob.ï.ihlc  avec  une  lenunc 
devant  qui  l'on  ne  saurait  nommer  la  chasieie,  riioiMiéieio.  I.i  vcriu, 
sans  lui  faire  verser  des  larmes  de  honte,  sans  ranimer  ses  douleurs, 
sans  iii>uli('r  prescpio  à  son  repentir?  Crois-moi,  mon  ange,  il  faut  res- 
pecier  l.auie  ei  ne  la  point  voir.  La  fuir  est  un  égard  (|ue  lui  doivent 
d'Iionnêles  l'einnios;  elle  aurait  trop  à  souffrir  avec  nous. 

Ecoute.  Ton  Kcur  le  dit  que  ce  mariage  ne  se  doit  point  faire  ;  n'est- 
ce  pas  te  dire  qu'il  ne  se  fera  point?...  JNolre  ami,  dis-tu,  n'en  parle 
pas  dans  sa  lettre...  dans  la  lettre  que  tu  dis  qu'il  m'écrit?...  et  lu  dis 
que  celte  lellre  est  fort  longue?...  Et  puis  vient  le  discours  de  ton 
mari...  Il  est  nnsiérieux  ton  mari...  Vous  êles  un  couple  de  fripons 
qui  me  jouez  d'inielligenee;  mais...  Son  sentiment  au  reste  n'était  pas 
Ici  fort  nécessaire...  surtout  pour  loi  qui  as  vu  la  lellre...  ni  pour  moi 


qui  ne  l'ai  pas  vue...  car  je  suis  plus  sûre  de  ton  ami,  du  mien,  que  de 
toute  la  philoso|)liie. 

Ah  çà  !  ne  voilà-t-il  pas'déjà  cetimporlun  qui  revient  on  ne  sait  com- 
ment !  Ma  foi,  de  peur  qu'il  ne  revienne  encore,  puis(|ue  je  suis  sur 
son  chapitre,  il  faut  ipie  je  l'épuisé,  afin  de  n'en  pas  faire  à  deux  fuis. 

IN'allons  point  nous  perdre  dans  le  pays  des  chimères.  Si  tu  n'avais 
pas  été  Julie,  si  ton  ami  n'eût  pas  été  ton  amant,  j  ignore  ce  qu'il  eût 
été  pour  moi  ;  je  ne  sais  ce  que  j'aurais  été  moi-même  :  tout  ce  que  je 
sais  bien,  c'est  que  si  sa  mauvaise  étoile  me  l'eût  adressé  d'abord,  c'é- 
tait fait  de  sa  pauvre  tête;  et,  que  je  sois  folle  ou  non,  je  l'aurais  in- 
failliblement rendu  fou.  Mais  qu'importe  ce  que  je  pouvais  être  !  par- 
lons de  ce  que  je  suis.  La  première  chose  (pie  j'ai  faite  a  été  de  t'ai- 
mer.  Dès  nos  premiers  ans  mon  ca;ur  s'absorba  dans  le  lieu  :  toute 
tendre  et  sensible  que  j'eusse  été,  je  ne  sus  plus  aimer  et  sentir  par 
moi-môme;  tous  mes  sentiments  me  vinrent  de  toi,  toi  seule  me  tins 
lieu  de  tous,  et  je  ne  vécus  que  pour  êlre  ton  amie.  Voila  ce  que  vil  la 
Chaillot;  voilà  sur  quoi  elle  me  jugea.  Réponds,  cousine,  se  trompa- 
l-elle? 

Je  fis  mon  frère  de  Ion  ami,  tu  le  sais.  L'amant  de  mon  amie  me  fut 
comme  le  fds  de  ma  mère.  Ce  ne  fut  point  ma  raison,  mais  mon  cœur, 
qui  lit  ce  choix.  J'eusse  été  plus  sensible  encore,  que  je  ne  l'aurais  pas 
autrement  aimé.  Je  t'embrassais  en  embrassant  la  plus  chère  moitié  de 
loi-même,  j'avais  pour  garant  de  la  pureté  de  mes  caresses  leur  propre 
vivacité.  Une  lille  Iraile-t-elle  ainsi  ce  qu'elle  aime?  le  traitais-tu  toi- 
même  ainsi  ?  ÎVon,  Julie;  l'amour  chez  nous  est  craintif  et  timide  ;  la 
réserve  et  la  honte  sont  ses  avances  ;  il  s'annonce  par  ses  refus,  et, 
sitôt  qu'il  transforme  en  faveur  les  caresses,  il  en  sait  bien  distioguer 
le  prix.  L'amitié  esl  prodigue,  mais  l'amour  est  avare. 

J'avoue  que  de  trop  étroites  liaisons  sont  toujours  périlleuses  à  l'âge 
où  nous  étions  lui  et  moi  ;  mais,  tous  deux  le  cœur  plein  du  même  ob- 
jet, nous  nous  accoutumâmes  tellement  à  le  placer  entre  nous,  qu'à 
moins  de  l'anéantir  nous  ne  pouvions  plus  arriver  l'un  à  l'autre;  la 
familiarité  même  dont  nous  avions  pris  la  douce  habitude,  cette  fami- 
liarité dans  tout  autre  cas  si  dangereuse,  fut  alors  ma  sauvegarde.  Nos 
sentiments  dépendent  de  nos  idées  ;  et,  quand  elles  ont  pris  un  certain 
cours,  elles  en  changent  difficilement.  Nous  en  avions  trop  dit  sur  un 
ton  pour  recommencer  sur  un  autre  ;  nous  étions  déjà  trop  loin  pour 
revenir  sur  nos  pas.  L'amour  veut  faire  tout  son  progrès  lui-mcme  :  iJ 
n'aime  point  que  l'amitié  lui  épargne  la  moiiié  du  chemin.  Enfin,  je  l'ai 
dit  autrefois,  et  j'ai  lieu  de  le  croire  encore,  on  ne  prend  guère  de  bai- 
ser coupable  sur  la  même  bouche  où  l'on  en  prit  d  iiiuocenls. 

A  l'appui  de  tout  cela  vint  celui  que  le  ciel  destinait  à  faire  le  court 
bonheur  de  ma  vie.  Tu  le  sais,  cousine,  il  était  jeune,  bien  fait,  hon- 
nêle,  allenlif,  complaisant,  il  ne  savait  point  aimer  comme  ton  ami; 
mais  c'était  moi  qu'il  aimait  ;  et,  quand  on  a  le  cœur  libre,  la  passion 
qui  s'adresse  à  nous  a  toujours  quelque  chose  de  contagieux.  Je  lui 
rendis  donc  du  mien  tout  ce  qu'il  en  restait  à  prendre,  et  sa  part  fut 
encore  assez  bonne  pour  ne  lui  pas  laisser  de  regret  à  sou  choix.  Avec 
cela,  qu'avais-je  à  redouter?  J'avoue  même  que  les  droits  du  sexe, 
joints  à  ceux  du  devoir,  portèrent  un  moment  préjudice  aux  liens,  et 
que,  livrée  à  mon  nouvel  étal,  je  bis  d'abord  plus  épouse  qu'amie  ;  mais 
en  revenant  à  toi  je  te  rapportai  deux  cœurs  au  lieu  d'un,  et  je  n'ai 
pas  oublié  depuis  que  je  suis  restée  seule  chargée  de  cette  double  dette. 

Que  le  dirai-je  encore,  ma  douce  amie  ?  Au  retour  de  noire  ancien 
maitre,  c'était  pour  ainsi  dire  une  nouvelle  connaissance  à  faire.  Je 
crus  le  voir  avec  d'autres  yeux  ;  je  crus  sentir  en  l'embrassant  un  fré- 
missement qui  jusque-là  m'avait  été  inconnu.  Plus  celle  émotion  me  fut 
délicieuse,  plus  elle  me  fit  de  peur.  Je  m'alarmai  comme  d'un  crime 
d'un  sentiment  qui  n'existait  peut-être  que  parce  qu'il  n'était  plus  cri- 
minel. Je  pensai  trop  que  ton  amant  ne  l'était  plus  et  qu'il  ne  pouvait 
plus  l'être  ;  je  sentis  trop  qu'il  était  libre  et  que  je  l'elais  aussi.  Tu  sais 
le  reste,  aimable  cousine  ;  mes  frayeurs,  mes  scrupules,  te  furent  con- 
nus aussitôt  qu'à  moi.  Mon  cœur  sans  expérience  s'intimidait  tellement 
d'un  étal  si  nouveau  pour  lui,  que  je  me  reprochais  mon  empressement 
de  te  rejoindre,  comme  s'il  n'eût  pas  précédé  le  retour  de  cet  ami.  Je 
n'aimais  point  qu'il  fût  précisément  où  je  désirais  si  fort  d'être,  et  je 
crois  que  j'aurais  moins  souffert  de  sentir  ce  désir  plus  tiède  que  d'i- 
maginer qu'il  ne  fût  pas  tout  pour  toi. 

Enfin  je  te  rejoignis  et  je  fus  presque  rassurée.  .Te  m'étais  moins  re- 
proché ma  faiblesse  après  l'en  avoir  fait  l'aveu;  près  de  toi  je  mêla 
reprochais  moins  encore  :  je  crus  m'être  mise  à  mou  tour  sous  ta 
garde,  et  je  cessai  de  craindre  pour  moi.  Je  résolus,  par  ton  conseil 
même,  de  ne  point  changer  de  conduite  avec  lui.  Il  esl  constant  qu'une 
plus  grande  réserve  eût  été  une  espèce  de  déclaration;  et  ce  n'éuit 
que  trop  de  celles  qui  pouvaient  m'écliapper  malgré  moi,  s;ins  en  faire 
une  voliinlaire.  Je  conlinuai  donc  d'êire  badine  par  honte  et  familière 
par  modeslie.  Mais  peul-êire  loul  cela,  se  faisant  moins  nalurellemcnl, 
ne  se  faisait-il  plus  avec  la  même  mesure.  De  folâtre  que  j'étais  je  de- 
vins tout  à  fait  folle  :  et  ce  qui  m'en  accrut  la  confiance  fut  de  sentir 
que  je  pouvais  l'être  impunémeni.  Soit  que  l'exemple  de  ton  retour  à 
toi-même  me  donnât  plus  de  force  pour  l'imiter,  soit  que  ma  Julio 
épure  tout  ce  qui  l'approche,  je  me  trouvai  tout  à  h»t  tranquille,  et  il 
ne  me  resta  de  mes  premières  éaioiions  qu'un  sentiment  très-doux,  il 
est  vrai,  mais  calme  et  paisible,  ei  qui  ne  demandait  rien  de  plus  à 
mon  cœur  que  la  durée  de  l'état  où  j'étais. 


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LA  NOUVELLE  IIÉLOISE. 


Oui,  chère  amie,  je  suis  tendre  et  sensible  aussi  bien  que  toi  ;  mais 
je  le  suis  d'une  autre  manière  :  mes  aflèclions  sont  plus  vives,  les  tien- 
nes sont  plus  pénétrantes.  Peul-êire  avec  des  sens  plus  animés  ai-je 
plus  de  ressources  pour  leur  donner  le  change  ;  et  cette  même  gaieté 
qui  coûte  l'innocence  à  tant  d'autres  me  l'a  toujours  conservée.  Ce  n'a 
pas  toujours  été  sans  peine,  il  f^ut  l'avouer.  Le  moyen  de  rester  veuve 
à  mon  âge,  et  ne  pas  sentir  quelquefois  que  les  jours  ne  sont  que  la 
moitié  de  la  vie  ?  mais,  comme  tu  l'as  dit  et  comme  tu  l'éprouves,  la 
sagesse  est  un  grand  moyen  d'être  sage  ;  car,  avec  toute  ta  bonne  con- 
tenance, je  ne  te  crois  pas  dans  un  cas  fort  différent  du  mien.  C'est 
alors  que  l'enjouement  vient  à  mon  secours,  et  fait  plus  peut-être  pour 
la  vertu  que  n'eussent  fait  les  graves  leçons  de  la  raison.  Combien  de 
fois  dans  le  silence  de  la  nuit,  où  l'on  ne  peut  s'échapper  à  soi-même, 
j'ai  chassé  des  idées  importunes  en  méditant  des  tours  pour  le  lende- 
main I  combien  de  fois  j'ai  sauvé  les  dangers  d'un  tête-à-tête  par  une 
saillie  extravagante  !  Tiens,  ma  chère,  il  y  a  toujours,  quand  on  est 
faible,  un  moment  où  la  gaieté  devient  sérieuse,  et  ce  moment  ne  vien- 
dra point  pour  moi  :  voilà  ce  que  je  crois  sentir  et  -de  quoi  je  l'ose 
répondre. 

Après  cela,  je  te  confirme  librement  tout  ce  que  je  t'ai  dit  dans  l'E- 
lysée sur  rattachement  que  j'ai  senti  naître,  et  sur  tout  le  bonheur 
dont  j'ai  joui  cet  hiver.  Je  m'en  livrais  de  meilleur  cœur  au  charme  de 
vivre  avec  ce  que  j'aime  en  sentant  que  je  ne  désirais  rien  de  plus.  Si 
ce  temps  eût  duré  toujours,  je  n'en  aurais  jamais  souhaité  un  autre. 
Ma  gaieté  venait  de  contentement,  et  non  d'artifice.  Je  tournais  en  es- 
pièglerie le  plaisir  de  ni'occuper  de  lui  sans  cesse  :  je  sentais  qu'en  me 
bornant  à  rire  je  ne  m'apprêtais  point  de  pleurs. 

Ma  foi,  cousine,  j'ai  cru  m'apercevoir  quelquefois  que  le  jeu  ne  lui 
déplaisait  pas  trop  à  lui-même.  Le  rusé  n'était  pas  fàclié  d'être  fâché  ; 
et  il  ne  s'apaisait  avec  tant  de  peine  que  pour  se  faire  apaiser  plus 
longtemps.  J'en  tirais  occasion  de  lui  tenir  des  propos  assez  tendres  en 
paraissant  me  moquer  du  lui  ;  c'était  à  qui  des  deux  serait  le  plus  en- 
fan!.  Un  jour  qu'en  ton  absence  il  jouait  aux  échecs  avec  ton  mari,  et 
que  je  jouais  au  volant  avec  la  Fanchon  dans  la  même  salle,  elle  avait 
le  mot,  et  j'observais  notre  philosophe.  A  son  air  himiblement  lier  et  à 
la  promptitude  de  ses  coups,  je  vis  qu'il  avait  beau  jeu.  La  table  était 
petite,  et  l'échiquier  débordait.  J'attendis  le  moment,  et,  sans  paraître 
y  tâcher,  d'un  revers  de  raquette  je  renversai  l'échec  et  mat.  Tu  ne 
vis  de  tes  jours  pareille  colère  :  il  était  si  furieux  que,  lui  ayant  laissé 
le  choix  d'un  soufflet  ou  d'un  baiser  pour  ma  pénitence,  il  se  détourna 
quand  je  lui  présentai  la  joue.  Je  lui  demandai  pardon,  il  fut  inflexible. 
Il  m'aurait  laissée  à  genoux  si  je  m'y  étais  mise.  Je  finis  par  lui  faire  une 
autre  pièce  qui  lui  fit  oublier  la  première,  et  nous  lûmes  meilleurs  amis 
que  jamais. 

Avec  une  autre  méthode,  infailliblement  je  m'en  serais  moins  bien 
tirée  ;  et  je  m'aperçus  ime  fois  que,  si  le  jeu  fût  devenu  sérieux,  il  eut 
pu  trop  l'être,  (rétait  un  soir  qu'il  nous  accompagnait  ce  duo  si  simple 
et  si  touchant  de  Léo,  Vado  a  morir,  ben  mio.  Tu  chantais  avec  assez 
de  négligence  ;  je  n'en  faisais  pas  de  même  ;  et  comme  j'avais  une  main 
appuyée  sur  le  clavecin,  au  moment  le  plus  pathétique  et  où  j'étais 
moi-même  émue,  il  appliqua  sur  celte  main  un  baiser  que  je  sentis  sur 
mon  cœur.  Je  ne  connais  pas  bien  les  baisers  de  l'amour,  mais  ce  que 
je  peux  te  dire,  c'est  que  jamais  l'amitié,  pas  même  la  nôtre,  n'en  a 
donné  n'  reçu  de  semblable  à  celui-là.  Eb  bien  !  mon  enfant,  après  de 
pareils  moments  que  devient-on  quand  on  s'en  va  rêver  seule  et  qu'on 
emporte  avec  soi  leur  souvenir  ?  Moi  je  troublai  la  musique  :  il  fallut 
danser,  je  fis  danser  le  philosophe.  On  soupa  presque  eu  l'air  ;  on 
veilla  fort  avant  dans  la  nuit  ;  je  fus  me  coucher  bien  lasse,  et  je  ne 
fis  qu'un  sommeil. 

J'ai  donc  de  furt  bonnes  raisons  pour  ne  point  gêner  mon  humeur  ni 
changer  de  manières.  Le  moment  qui  rendra  ce  changement  nécessaire 
est  si  près,  que  ce  n'est  pas  la  peine  d'anticiper.  Le  temps  ne  viendra 
que  trop  tôt  d'être  prude  et  réservée.  Tandis  que  je  compte  encore  par 
vingt,  je  me  dépêche  d'user  de  mes  droits  ;  car,  passé  la  trentaine,  on 
n'est  plus  folle,  mais  ridicule.  Et  ton  épilogneur  d'homme  ose  bien  me 
dire  qu'il  ne  me  reste  que  six  mois  encore  à  retourner  la  salade  avec 
les  doigts.  Patience  !  pour  payer  ce  sarcasme,  je  prétends  la  lui  retour- 
ner dans  six  ans;  et  je  le  jure  qu'il  faudra  qu'il  la  mange.  Mais  re- 
venons. 

Si  l'on  n'est  pas  maître  de  ses  sentiments,  au  moins  on  l'est  de  sa 
conduite.  Sans  doute  je  demanderais  au  ciel  un  cœur  plus  tranquille; 
mais  puissé-je  à  mon  dernier  jour  offrir  au  souverain  juge  une  vie  aussi 
peu  criminelle  que  celle  que  j'ai  passée  cet  hiver  !  En  vériié,  je  ne  me 
reprochais  rien  auprès  du  seul  homme  qui  pouvait  me  rendre  coupable. 
Ma  chère,  il  n'en  est  pas  de  même  depuis  qu'il  est  parti  :  en  m'accontu- 
mant  à  penser  à  lui  dans  son  absence,  j'y  pense  à  tous  les  instants  du 
jour;  et  je  trouve  son  image  plus  dangereuse  que  sa  personne.  S'il  est 
loin,  je  suis  amoureuse;  s'il  est  près,  je  ne  suis  que  folle  :  qu'il  re- 
vienne, et  je  ne  le  crains  plus. 

Au  chagrin  de  sou  éloignemcnt  s'est  jointe  l'inquiétude  de  son  rêve. 
Si  tu  as  mis  tout  sur  le  compte  de  l'amour,  lu  l'es  trompée  ;  l'amiîié  avait 
part  à  ma  tristesse.  Depuis  leur  départ  je  te  voyais  pâle  et  changée  :  à 
chaque  instant  je  pensais  te  voir  tomber  malade.  Je  ne  suis  pas  cré- 
dule, mais  craintive.  Je  sais  bien  qu'un  songe  n'amène  pas  un  événe- 
nicut,  mais  j'ai  toujours  peur  que  l'événement  n'arrive  à  sa  suite.  A 


peine  ce  maudit  rêve  m'a-l-il  laissé  une  nuit  tranquille,  jusqu'à  ce  que 
je  t'aie  vue  bien  remise  et  reprendre  tes  couleurs.  Diissé-je  avrur  mis 
sans  le  savoir  un  intérêt  suspect  à  cet  empressement,  il  est  sûr  que 
j'aurais  donné  toul  au  monde  pour  qu'il  se  fût  montré  quand  il  s'en  re- 
tourna comme  un  imbécile.  Enfin  ma  vaine  terreur  s'en  est  allée  avec 
ton  mauvais  visage.  Ta  santé,  ton  appétit,  ont  plus  fait  que  les  plaisan- 
teries ;  et  je  t'ai  vue  si  bien  argumenter  à  table  contre  mes  frayeurs, 
qu'elles  se  sont  tout  à  fait  dissipées.  Pour  surcroît  de  bonheur,  il  re- 
vient ;  et  j'en  suis  charmée  à  tous  égards.  Son  retour  ne  m'alarme 
point,  il  me  rassure  ;  et  sitôt  que  nous  le  verrons,  je  ne  craindrai  plus 
rien  pour  tes  jours  ni  pour  mon  repos.  Cousine,  conserve-moi  mon 
amie,  et  ne  sois  point  en  peine  de  la  tienne  ;  je  réponds  d'elle  tant 
qu'elle  t'aura...  Mais,  mon  Dieu!  qu'ai -je  donc  qui  m  inquiète  encore 
et  me  serre  le  cœur  sans  savoir  pourquoi  ?  Ah  1  mon  enfant,  faudra-lil 
un  jour  qu'une  des  deux  survive  à  1  autre?  Malheur  à  celle  sur  qui  doit 
tomber  un  sort  si  cruel  !  elle  restera  peu  digne  de  vivre,  ou  sera  morte 
avant  sa  mort. 

Pourrais-tu  me  dire  à  propos  de  quoi  je  m'épuise  en  sottes  lamenla- 
tions  ?  Foin  de  ces  terreurs  paniques  qui  n'ont  pas  le  sens  commun  !  au 
lieu  de  parler  de  mort,  parlons  de  mariage  ;  cela  sera  plus  anuisaul.  Il 
y  a  longtemps  que  cette  idée  est  venue  à  ton  mari,  et  s'il  ne  m'en  eût 
jamais  parlé,  peut-être  ne  me  fût-elle  point  venue  à  moi-même.  Depuis 
lors  j'y  ai  pensé  quelquefois,  et  toujours  avec  dédain.  Fi!  cela  vieillit 
une  jeune  veuve.  Si  j'avais  des  enfants  d'un  second  lit,  je  me  croirais 
la  graud'mère  de  ceux  du  premier.  Je  te  trouve  aussi  fort  bonne  de  faire 
avec  légèreté  les  honneurs  de  ton  amie,  et  de  regarder  cet  arrange- 
ment comme  un  soin  de  ta  bénigne  charité.  Oh  bien  !  je  l'apprends, 
moi,  que  toutes  les  raisons  fondées  sur  tes  soucis  obligeants  ne  valent 
pas  la  moindre  des  miennes  contre  un  second  mariage. 

Parlons  sérieusement.  Je  n'ai  pas  l'âme  assez  basse  pour  faire  entrer 
dans  ces  raisons  la  honte  de  me  rétracter  d'un  engagement  téméraire 
pris  avec  moi  seule,  ni  la  crainte  du  blâme  en  faisant  mou  devoir,  ni 
l'inégalité  des  fortunes  dans  un  cas  où  tout  l'honneur  est  pour  celui  des 
deux  à  qui  l'autre  veut  bien  devoir  la  sienne  :  mais,  sans  répéter  ce  que 
je  t'ai  dit  tant  de  fois  sur  mon  humeur  indépendanle  et  sur  mon  éloi- 
gnemcnt naturel  pour  le  joug  du  mariage,  je  me  tiens  à  une  seule  ob- 
jection, et  je  la  tire  de  cette  voix  si  sacrée  que  personne  au  monde  ne 
respecte  autant  que  toi.  Lève  celte  obj-'Ction,  cousine,  et  je  me  rends. 
Dans  tous  ces  jeux  qui  te  donnent  tant  d'effroi,  ma  conscience  est  tran- 
quille. Le  souvenir  de  mon  mari  ne  me  fait  point  rougir  ;  j'aime  à  l'ap- 
peler à  témoin  de  mon  innocence  :  et  pourquoi  craindrais-je  de  faire 
devant  son  image  tout  ce  que  je  faisais  autrefois  devant  lui?  En  serait-il 
de  même,  ô  Julie  !  si  je  violais  les  saints  engagements  qui  nous  unirent; 
que  j'osasse  jurer  à  un  autre  l'amonr  éternel  que  je  lui  jurai  tant  de 
fois  ;  que  mon  cœur  indignement  partagé  dérobât  à  sa  mémoire  ce 
qu'il  donnerait  à  son  successeur,  et  ne  pût  sans  offenser  l'un  des  deux 
remplir  ce  qu'il  doit  à  l'autre?  Cette  même  image  qui  m'est  si  chère  ne 
me  donnerait  qu'épouvante  et  qu'effroi;  sans  cesse  elle  viendrait  em- 
poisonner mon  bonheur;  et  son  souvenir, qui  fait  la  douceur  de  ma  vie, 
en  ferait  le  tourment.  Comment  oses-tu  me  parler  de  donner  un  suc- 
cesseur à  mon  mari,  après  avoir  juré  de  n'en  jamais  donner  au  lien? 
Comme  si  les  raisons  que  lu  m'allègues  l'étaient  moins  applicables  eu 
pareil  cas  I  Ils  s'aimèrent...  C'est  pis  encore.  Avec  quelle  indignai  ion 
verrait-il  un  homme  qui  lui  fut  cher  usurper  ses  droits  et  rendre  sa 
femme  infidèle  !  Enfin,  quand  il  serait  vrai  que  je  ne  lui  dois  plus  rien 
à  lui-même,  ne  dois-je  rien  au  cher  gage  de  son  amour?  et  puis-je 
croire  qu'il  eût  jamais  voulu  de  moi  s'il  eût  prévu  que  j'eusse  uu  jour 
exposé  sa  fille  unique  à  se  voir  confondue  avec  les  enfants  d'un  autre? 

Encore  un  mot,  et  j'ai  fini.  Qui  t'a  dit  que  tous  les  obstacles  viendraii-nt 
de  moi  seule?  En  répondant  de  celui  que  cet  engagement  regarde  , 
n'as-tu  point  plutôt  consulté  ton  désir  que  Ion  pouvoir?  Quand  tu  se- 
rais sûre  de  son  aveu,  n'aurais-tu  donc  aucun  scrupule  de  m'offrir  un 
cœur  usé  par  une  autre  passion?  Crois-tu  que  le  mien  dût  s'en  con- 
tenter, et  que  je  pusse  être  heureuse  avec  un  homme  que  je  ne  ren- 
drais pas  heureux? Cousine,  penses-y  mieux  ;  sans  exiger  plus  d'amour 
que  je  n'en  puis  ressentir  moi-même,  tous  les  sentiments  que  j'accorde 
je  veux  qu'ils  me  soient  rendus;  et  je  suis  trop  honnête  femme  pour 
pouvoir  me  passer  de  plaire  à  mon  mari.  Quel  garant  as-lu  donc  de  les 
espérances?  Un  certain  plaisir  à  se  voir,  qui  peut  être  l'effet  de  la 
seule  amitié  ;  un  transport  passager,  qui  peut  naître  à  notre  âge  de  la 
seule  différence  du  sexe,  tout  cela  suffit-il  pour  les  fonder?  Si  ce  trans- 
port eût  produit  quelque  sentiment  durable  ,  est-il  croyable  qu'il  s'en 
fût  lu  non-seulement  à  moi ,  mais  à  toi,  mais  à  ion  mari ,  de  qui  ce 
propos  n'eût  pu  qu'être  favorablement  reçu?  En  a-t-il  jamais  dit  un 
mot  à  personne?  Dans  nos  têtc-à-lêle  a-l-il  jamais  été  question  que  de 
loi  ?  a-t-il  jamais  été  question  de  moi  dans  les  vôtres?  Puis-je  penser 
que  s'il  avait  eu  là-dessus  quelque  secret  pénible  à  garder,  je  n'aïu-ais 
jamais  aperçu  sa  contrainte,  ou  qu'il  ne  lui  serait  jamais  échappé  d'in- 
discrétion !  Enfin,  même  depuis  son  départ,  de  laquelle  de  nous  deux 
paile-t-il  le  plus  dans  ses  letires,  de  laquelle  est -il  occupé  dans  ses  son- 
ges? Je  l'admire  de  me  croire  sensible  et  tendre,  et  de  ne  pas  ima- 
giner que  je  me  dirai  toul  celai  Mais  j'aperçois  vos  ruses,  ma  mi- 
gnonne; c'est  pour  vous  donner  droit  de  représailles  que  vous  m'ac- 
cusez d'avoir  jadis  sauvé  mon  cœur  aux  dépens  du  vôtre.  Je  ne  suis 
pas  la  dupe  de  ce  tour-là. 


LA  NOUVELLE  KÉLOISE. 


iô7 


Voilà  loiite  ma  confession,  cousine  :  je  l'ai  faite  pour  l'éclairer  et  non 
pour  le  contredire.  Il  me  reste  à  te  déclarer  ma  résolution  sur  cette 
aH.iire.  Tu  connais  à  présent  mon  intérieur  aussi  bien  et  peut-être  mieux 
que  moi-même  :  mon  honneur,  mon  bonheur,  te  sont  chers  autant  qu'à 
moi  ;  et  dans  le  calme  des  passions  la  raison  le  fera  mieux  voir  où  je 
dois  trouver  l'un  el  l'autre.  Charge-loi  donc  de  ma  conduite  ;  je  t'en 
remets  l'cnlicre  direction.  Rentrons  dans  notre  étal  naturel ,  el  chan- 
geons enlre  nous  de  métier;  nous  nous  an  tirerons  mieux  toutes  deux. 
Gouverne;  je  serai  docile  :  c'est  à  loi  de  vouloir  ce  que  je  dois  faire,  à 
moi  de  faire  ce  que  tu  voudras.  Tiens  mon  àme  à  couvert  dans  la  tienne  : 
que  sert  aux  inséparables  d'en  avoir  deux  ? 

Ah  çà  !  revenons  à  présent  à  nos  voyageurs.  Mais  j'ai  déjà  tant  parlé 
de  l'un  que  je  n'ose  plus  parler  de  l'autre,  de  peur  que  la  ddïérence  du 
Style  ne  se  fît  un  peu  (rop  sentir,  el  que  l'amitié  même  que  j'ai  pour 
l'Anglais  ne  dit  trop  en  laveur  du  Suisse.  Et  puis,  que  dire  sur  des 
Ictlres  qu'on  n'a  pas  vues?  Tu  devais  bien  au  moins  m'envoyer  celle  de 
niilord  Edouard  ;  mais  tu  n'as  ose  l'envoyer  sans  l'autre,  et  tu  as  fort 
bien  fait...  Tu  pouvais  pourtant  faire  mieux  encore...  Ah!  vivent  les 
duègnes  de  vingt  ans  !  elles  sont  plus  trailables  qu'à  trente. 

Il  faut  au  moins  que  je  me  venge  en  l'apprenant  ce  que  lu  as  opéré 
par  celte  belle  réserve  ;  c'est  de  me  faire  imaginer  la  lettre  en  ques- 
tion... celle  lettre  si...  cent  fois  plus  si,  qu'elle  ne  l'est  réellement.  De 
dépil  je  me  plais  à  la  remplir  des  choses  qui  n'y  sauraient  être.  Va,  si 
je  n'y  suis  pas  adorée,  c'est  à  loi  que  je  ferai  payer  tout  ce  qu'il  en 
i'audra  rabatlie. 

Eu  vérité,  je  ne  sais  après  tout  cela  comment  lu  m'oses  parler  du 
courrier  d'Italie.  Tu  prouves  que  mon  tort  ne  fut  pas  de  l'attendre,  mais 
de  ne  pas  l'allendre  assez  longtem(is.  Un  pauvre  petit  quart  d'heure  de 
plus,  j'allais  au-devant  du  paquet,  je  m'eu  emparais  la  première,  je  li- 
sais le  tout  à  mon  aise  ;  el  c'était  mon  tour  de  me  faire  valoir.  Les  rai- 
sins sont  trop  verts.  On  me  retient  deux  lettres;  mais  j'en  ai  deux  au- 
tres que,  quoi  que  tu  puisses  croire,  je  ne  changerais  pas  sûrement 
contre  celles-là,  quand  tous  les  si  du  monde  y  seraient.  Je  le  jure  (pie 
si  celle  d'Henriette  ne  lient  pas  sa  place  à  côté  de  la  tienne,  c'est  qu'elle 
la  passe,  et  que  ni  toi  ni  moi  n'écrirons  de  la  vie  rien  d'aussi  joli.  Et 
puis  on  se  donnera  les  airs  de  traiter  ce  prodige  de  petite  impertinente  ! 
ah  1  c'est  assurément  pure  jalousie.  En  effet,  le  voit-on  jamais  à  genoux 
devant  elle  lui  baiser  humblement  les  deux  mains  l'une  après  l'autre? 
Giàee  à  toi  la  voilà  modeste  conmie  une  vierge  et  grave  conmie  un 
C;it(in  ;  respectant  tout  le  monde,  jusqu'à  sa  mère  ;  il  n'y  a  plus  le  mot 
IKiiir  rire  à  ce  qu'elle  dit;  à  ce  qu'elle  écrit,  passe  encore.  Aussi  depuis 
que  j'ai  découvert  ce  nouveau  talent ,  avant  que  lu  gâtes  ses  lettres 
comme  ses  propos,  je  conqite  établir  de  sa  chambre  à  la  mienne  un 
courrier  d'Italie  dont  on  n'escamotera  point  les  paquets. 

Adieu  ,  petite  cousine.  Voilà  des  réponses  qui  l'apprendront  à  res- 
pecter mon  crédit  renaissant.  Je  voulais  te  parler  de  ce  pays  et  de  ses 
habitants;  mais  il  faut  mettre  lin  à  ce  volume;  et  puis  tu  m'as  toute 
brouillée  avec  tes  fantaisies  ;  el  le  mari  m'a  presque  fait  oublier  les 
Ilotes.  Comme  nous  avons  encore  cinq  ou  six  jours  à  rester  ici,  et  que 
j'aurai  le  temps  de  mieux  revoir  le  peu  que  j'ai  vu,  tu  ne  perdras  rien 
pour  attendre,  cl  lu  peux  compter  sur  un  second  tome  avant  mou  dé- 
part. 

LETTRE  IIL 

tE  miloud  ÉDODAnD  a  m.  db  woimab. 

Non,  cher  Wolmar,  vous  ne  vous  êtes  point  trompé  ;  le  jeune  homme 
est  sur;  mais  moi  je  ne  le  suis  guère  ;  et  j'ai  failli  payer  cher  l'expé- 
rience qui  m'en  a  convaincu.  Sans  lui  je  succombais  moi-même  à  l'é- 
preuve que  je  lui  avais  destinée.  Vous  savez  que  pour  couienler  sa  rc- 
connaissanre,  et  remplir  son  cœur  de  nouveaux  objets  ,  j'affectais  de 
donnera  ce  voyage  plus  d'importance  qu'il  n'en  avait  réellement.  D'an- 
ciens penchants  à  llatler,  une  vieille  habitude  à  suivre  encore  une  fois; 
voilà,  avec  ce  qui  se  rapporlail  à  Sainl-l'reux,  tout  ce  qui  m'engageait 
à  l'entreprendre.  Dire  les  derniers  adieux  aux  attaeb(;menls  de  ma  jeu- 
nesse, ramener  un  ami  parfaitement  guéri;  voilà  tout  le  fruit  que  j'en 
voulais  recueillir. 

Je  vous  ai  marqué  que  le  songe  de  Villeneuve  m'avait  laissé  des  in- 
quiétudes :  ce  songe  me  rendit  suspects  les  transports  de  joie  auxquels 
il  s'était  livré  quand  je  lui  avais  annoncé  qu'il  était  le  maître  d'élever  vos 
onfauts  el  de  passer  sa  vie  avec  vous.  Pour  mieux  l'observer  dans  les 
effusions  de  son  cœur,  j'avais  d'abord  prévenu  ses  diflieuliés,  en  lui 
déclarant  que  je  m'établirais  moi-même  avec  vous  ;  je  ne  laissais  plus 
à  sou  amitié  d'objections  à  me  faire  ;  mais  de  nouvelles  résolutions  me 
lirent  changer  de  langage. 

11  n'eut  pas  vu  trois  fois  la  marquise,  que  nous  filmes  d'accord  sur 
son  compte.  Mallieureusenieiil  pour  elle,  elle  voulut  le  gagner,  et  ne  lit 
que  lui  moulrer  ses  arlilices.  L'iiil'orlunee  !  cpie  de  grandes  ipialiles  sans 
vertu  !  que  d^uiiour  sans  honneur  !  Cet  ;iiiioui'  ardent  et  vrai  me  toii- 
chail,  nr;illai'liall,  nourrissait  le  mien;  mais  il  prit  l:i  teinte  de  son  àme 
noire,  l't  huit  par  me  làire  horreur.  Il  ne  fut  plus  ipiesliiui  d'elle. 

Quand  il  eut  vu  Laure,  (pi'il  eoiinut  son  cœur,  sa  beauté,  son  esprit, 
cl  cet  attachenieut  sans  excmide,  trop  fait  pour  me  rendre  heureux,  je 


résolus  de  me  servir  d'elle  pour  bien  éclaircir  l'ëiai  de  Saint-Preux.  Si 
j'épouse  Laure,  lui  dis  je,  mon  dessein  n'est  point  de  la  mener  à  Lon- 
dres, où  quelqu'un  pourrait  la  reconnaître,  mais  dans  des  lieux  où  l'on 
sait  honorer  la  vertu  partout  où  elle  est;  vous  remplirez  votre  emploi, 
cl  nous  ne  cesserons  point  de  vivre  ensemble.  Si  je  ne  l'épouse  pas.  il 
est  temps  de  me  recueillir.  Vous  connaissez  ma  maison  d'Uxford-shire, 
el  vous  choisirez  d'élever  les  enfants  d'un  de  vos  amis  ou  d'accompagner 
l'autre  dans  sa  solitude.  Il  me  lit  la  réponse  à  laquelle  je,  pouvais  m'ai- 
tcndre  ;  mais  je  voulais  l'observer  par  sa  conduite.  Car  si,  pour  vivre 
à  Clarens,  il  favorisait  un  mariage  qu'il  eût  dû  blâmer,  ou  si,  dans  celte 
occasion  délicate,  il  préférait  à  son  bonheur  la  gloire  de  son  ami,  dans 
l'un  et  l'autre  cas  l'épreuve  était  faite,  el  son  cœur  était  jugé. 

Je  le  trouvai  d'abord  tel  que  je  le  désirais  ,  ferme  contre  le  projet 
que  je  feignais  d'avoir,  et  armé  de  toutes  les  raisons  qui  devaient  m'em- 
pêclier  d'épouser  Laure.  Je  sentais  ces  raisons  mieux  que  lui;  mais  je 
la  voyais  sans  cesse,  et  je  la  voyais  aflligée  et  tendre.  Mon  co;ur,  tout  à 
fait  détaché  de  la  marquise,  se  (ixa  par  ce  commerce  assidu.  Je  trou- 
vai dans  les  sentiments  de  Laure  de  quoi  redoubler  rattacbemenl  qu'elle 
m'avait  inspiré.  J'eus  boute  de  sacrifier  à  l'opinion,  que  je  méprisais, 
l'estime  que  je  devais  à  son  mérite  :  ne  devais-je  rien  aussi  à  l'espérance 
que  je  lui  avais  donnée,  sinon  par  mes  discours,  au  moins  par  mes 
soins'.'  Sans  avoir  rien  promis,  ne  rien  tenir  c'était  la  tromper;  celle 
tromperie  était  barbare.  Enlin,  joignant  à  mon  penchant  une  espèce  de 
devoir,  et  songeant  plus  à  mou  bonheur  qu'à  ma  gloire,  j'achevai  de  l'ai- 
mer par  raison  ;  je  résolus  de  pousser  la  feinte  aussi  loin  qu'elle  pouvait 
aller,  et  jusqu'à  la  réalité  même  si  je  ue  pouvais  m'en  tirer  auiremeiit 
sans  injustice. 

Cependant  je  sentis  augmenter  mon  inquiétude  sur  le  compte  du 
jeune  homme,  voyant  qu'il  ne  remplissait  pas  dans  toute  sa  force  le  rôle 
dont  il  s'était  chargé.  Il  s'opposait  à  mes  vues,  il  improuvait  le  nœud 
que  je  voulais  former;  mais  il  combattait  mal  mon  inclination  nais- 
sante, et  me  parlait  de  Laure  avec  tant  d'éloges,  qu'en  paraissant  ma 
détourner  de  î'épcuser,  il  augmentait  mon  penchant  pour  elle.  Ces  con- 
tradictions m'alarmercnt.  Je  ne  le  trouvais  point  aussi  ferme  qu'il  aurait 
dû  l'être  :  il  semblait  n'oser  heurter  de  front  mou  sentiment,  il  mollis- 
sait contre  ma  résistance,  il  craignait  de  me  fâcher  ;  il  n'avait  point  à 
mon  gré  pour  son  devoir  l'intrépidité  qu'il  inspire  à  ceux  qui  l'aiment. 

D'autres  observations  augmentèrent  ma  deliance  ;  je  sus  qu'il  voyait 
Laure  en  secret  ;  je  remarquais  entre  eux  des  signes  d'intelligence.  L'es- 
poir de  s'unir  à  celui  qu'elle  avait  tant  aimé  ne  la  rendait  point  gaie.  Je 
lisais  bien  la  même  tendresse  dans  ses  regards,  mais  cette  tendresse 
n'était  plus  mêlée  de  joie  à  mon  abord,  la  tristesse  y  dominait  toujours. 
Souvent,  dans  les  plus  doux  épanchements  de  son  cœur,  je  la  voyais 
jeter  sur  le  jeune  lioiiinie  un  coup  d'œil  à  la  dérobée,  et  ce  coup  d'œil 
était  suivi  de  quelques  I, unies  qu'on  cherchait  à  me  cacher.  Enfin  le 
mystère  fut  poll^^e  au  puiiit  que  j'en  fus  alarmé.  Jugez  de  ma  surprise. 
(Jiie  poii\;ii>-je  peiisci  ?  iN  av:iis-je  reeliaiilïe  ipi'un  serpent  dans  mon 
sein  '.'  .liis(|u'oM  ii'osais-je  point  piirler  mes  Mnipçons  el  lui  rendre  son 

aïK  i( e  injii>lice  !  faibles  et  m  .llicui  eux  que  nous  sommes  !  c'est  nous 

qui  faisons  nos  propres  maux.  Pourquoi  nous  plaindre  que  les  méchants 
nous  touinientent,  si  les  bons  se  tourmentent  encore  enlre  eux  ? 

Tout  cela  ne  lit  qu'achever  de  me  déterminer.  (Juoique  j'ignorasse  le 
fond  de  celte  intrigue,  je  voyais  que  le  cœur  de  Laure  était  toujours  le 
même  ;  et  cette  épreuve  ne  me  la  rendait  que  plus  chère.  Je  me  propo- 
sais d'avoir  une  explication  avec  elle  avant  la  conclusion  ;  mais  je  vou- 
lais attendre  jusqu'au  dernier  moment,  pour  prendre  auparavant  par 
moi-même  tous  les  éclaircissements  possibles.  Pour  lui.  j'étais  résolu 
de  me  convaincre,  de  le  convaincre,  atin  d'aller  jusqu'au  bout  avant  que 
de  lui  rien  dire  ni  de  prendre  un  parti  par  rapport  à  lui,  prévoyant  une 
rupture  infaillible,  el  ne  voulant  pas  mettre  un  bou  naturel  el  viugt  ans 
d'honneur  en  balance  avec  des  soupçons. 

La  iiiiuipiiM'  ii'iLîiiorait  rien  de  ce  (pii  se  passait  enlre  nous.  Elle  avait 
des  épies  dans  le  eouveni  de  Laure,  el  parvint  à  s;ivoir  qu'il  était  ques- 
tion de  mariage.  Il  n'eu  l'.diul  pas  davantage  pour  réveiller  ses  fureurs;: 
elle  m'écrivit  (les  lellres  nien.u,aiiles.  Elle  lit  plus  ipie  d'écrire:  mais 
comme  ce  ueiait  pas  la  première  fois  el  que  nous  étions  sur  nos  gardes. 
ses  tentatives  furent  vaines.  J'eus  seulement  le  plaisir  de  voir  daus  l'oc- 
casion que  Saint-Preux  savait  payer  de  sa  personne,  et  ne  marchan- 
dait pas  sa  vie  pour  sauver  celle  d'un  ami. 

Vaincue  par  les  transports  de  sa  rage,  la  marquise  tomba  malade  et 
ne  se  releva  plus.  Ce  fut  là  le  terme  de  ses  lourmenis  el  de  ses  crimes. 
Je  ue  pus  apprendre  son  état  sans  en  cire  afilige.  Je  lui  envoyai  le  doc- 
teur Eswin  ;  Saint-Preux  v  fut  de  ma  pari  :  elle  ne  voulnl  voir  ni  l'un  ni 
l'autre  ;  elle  ne  voulut  pas  même  eniendre  parler  de  moi.  el  m'accabla 
d'imprécations  horribles  chaque  fois  qu'elle  entendit  prononcer  mou 
nom.  Je  gémis  sur  elle,  el  je  sentis  mes  blessures  prêles  à  se  rouvrir. 
La  raison  vainquit  encore;  mais  j'(>usse  été  le  dernier  des  hommes  de 
songer  au  mariage,  landis  qu'une  femme  qui  me  fut  si  chère  élail  à 
l'extrémité.  S;iint-Preux,  craignant  qu'enlin  je  ne  pusse  résister  au  desir 
de  la  voir,  me  proposa  le  \o>age  de  Naples.  el  j  y  consentis. 

Le  surlendemain  de  notre  arrivée,  je  le  vis  entrer  dans  ma  chambre 
avec  une  contenance  ferme  el  grave,  et  tenant  une  leilre  à  la  main. 
Je  m'écriai  :  La  marquise  esi  morle  !  llûl  à  Dieu!  lepiii-jl  froidement; 
il  vaut  mieux  n'être  plus  que  d'exister  pour  mal  faire.  Mais  ce  n'est  pas 
d'elle  (pie  je  viens  vous  parler  :  ecoutez-moi.  J'aitcudis  eu  sUence. 


i38 


LA  NOUVFXLE  HÉLOISE, 


Milord,  mo  dit-il ,  en  me  donnant  le  saint  nom  d'ami  vous  m'apprîtes 
à  le  porter.  J'ai  rempli  la  fonction  dont  vous  m'avez  chargé  ;  et ,  vous 
voyant  prêt  à  vous  oublier,  j'ai  dû  vous  rappeler  à  vous-même.  Vous 
n'avez  pu  rompre  une  tliaîiie  que  par  une  autre.  Toutes  deux  étaient 
indignes  de  vous.  S'il  n'eût  été  question  que  d'un  mariage  inégal,  je 
vous  aurais  dit,  songez  que  vous  êtes  pair  d'Angleterre,  et  renoncez 
aux  honneurs  du  mondé,  ou  respectez  l'opinion.  Mais  un  mariage  ab- 
ject!  vous! Choisissez  mieux  votre  épouse.  Ce  n'est  pas  assez 

qu'elle  soit  vertueuse,  elle  doit  être  sans  tache...  La  femme  d'Edouard 
liomston  n'est  pas  facile  à  trouver.  Voyez  ce  que  j  ai  fait. 

Alors  il  me  remit  la  lettre.  Elle  était  de  Laure.  Je  ne  l'ouvris  pas  sans 
émotion.  «  L'amour  a  vaincu,  me  disait-elle  :  vous  avez  voulu  m'épou- 
ser;  je  suis  contente.  Votre  ami  m'a  dicté  mon  devoir;  je  le  remplis 
sans  regret.  En  vous  déshonorant  j'aurais  vécu  malheureuse;  en  vous 
laissant  votre  gloire  je  crois  la  partager.  Le  sacrifice  de  tout  mon  bon- 
heur à  un  devoir  si  cruel  me  fait  oublier  la  honte  de  ma  jeunesse.  Adieu  ; 
dès  cet  instant  je  cesse  d'être  en  votre  pouvoir  et  au  mien.  Adieu  pour 
jamais.  0  Edouard  !  ne  portez  pas  le  désespoir  dans  ma  retraite  ;  écou- 
tez mon  dernier  vœu.  INe  donnez  à  nulle  autre  une  place  que  je  n'ai  pu 
remplir.  11  fut  au  monde  un  cœur  fait  pour  vous ,  et  c'était  celui  de 
Laure.  » 

L'agitation  nj'empêchait  de  parler.  Il  profita  de  mon  silence  pour  me 
dire  qu'après  mon  départ  elle  avait  pris  le  voile  dans  le  couvent  où  elle 
était  pensionnaire;  que  la  cour  de  Rome,  informée  qu'elle  devait  épou- 
ser un  luthérien ,  avait  donné  des  ordres  pour  m'empêcher  de  la  re- 
voir; et  il  m'avoua  franchement  qu'il  avait  pris  tous  ces  soins  de  con- 
cert avec  elle.  Je  ne  m'opposai  point  à  vos  projets,  continua-l-il,  aussi 
vivement  que  je  l'aurais  [lU,  craignant  un  retour  à  la  marquise,  et  vou- 
lant donner  le  change  à  cette  ancienne  passion  par  celle  de  Laure.  En 
vous  voyant  aller  plus  loin  qu'il  ne  fallait ,  je  fis  d'abord  parler  la  rai- 
son; mais,  ayant  trop  acquis  par  mes  propres  fautes  le  droit  de  nie  dé- 
fier d'elle,  je  sondai  le  cœur  de  Laure  ;  et,  y  trouvant  toute  la  générosité 
qui  est  inséparable  du  véritable  amour,  je  m'en  prévalus  pour  la  porter 
au  sacrifice  qu'elle  vient  de  faire.  L'assurance  de  n'être  plus  l'objet  de 
voire  mépris  lui  releva  le  courage,  et  la  rendit  plus  digne  de  votre  es- 
time. Elle  a  fait  son  devoir  ;  il  faut  faire  le  vôtre. 

Alors  s'approchant  avec  transport ,  il  me  dit  en  me  serrant  contre  sa 
poitrine  :  Ami,  je  lis,  dans  le  sort  commun  que  le  ciel  nous  envoie ,  la 
loi  commune  (ju'il  nous  prescrit.  Le  règne  de  l'amour  est  passé ,  <iue 
celui  de  l'amiiié  commence;  mon  cœur  n'entend  plus  que  sa  voix  sa- 
crée, il  ne  connaît  plus  d'autre  chaîne  que  celle  qui  me  lie  à  loi.  Choisis 
le  séjour  que  tu  veux  habiter  ;  Clarens,  Oxford,  Londres,  Paris  ou  Rome; 
tout  me  convient ,  pourvu  que  nous  y  vivions  ensemble.  Va ,  viens  où 
tu  voudras,  cherche  un  asile  en  quelque  lieu  que  ce  puisse  être,  je  te 
suivrai  partout  :  j'en  fais  le  serment  solennel  à  la  face  du  Dieu  vivant, 
je  ne  te  quitte  plus  qu'à  la  mort. 

Je  fus  touché.  Le  zèle  et  le  feu  de  cet  ardent  jeune  homme  éclataient 
dans  ses  yeux.  J'oubliai  la  marquise  et  Laure.  (jue  peut-on  regretter  an 
monde  quand  on  y  conserve  un  ami?  Je  vis  aussi,  parle  parti  qu'il  prit 
sans  hésiter  dans  celte  occasion,  qu'il  était  guéri  véritablement,  et  que 
vous  n'aviez  pas  perdu  vos  peines;  enlin  j'osai  croire,  par  le  vœu  qu'il 
fil  de  si  bon  cœur  de  rester  attaché  à  moi ,  qu'il  l'était  plus  à  la  vertu 
qu'à  ses  anciens  penchants.  Je  puis  donc  vous  le  ramener  en  toute 
confiance.  Oui,  cher  Wohnar,  il  est  digne  d'élever  des  hommes,  et,  qui 
plus  est,  d'habiter  volrc  maison. 

Peu  de  jours  après ,  j'appris  la  mort  de  la  marquise.  11  y  avait  long- 
temps pour  moi  qu'elle  ét;\it  morte  ;  cette  perte  ne  me  toucha  plus.  Jus- 
qu'ici j'avais  regardé  le  mariage  comme  une  dette  que  chacun  con- 
tracte à  sa  naissance  envers  son  espèce,  envers  son  pays,  et  j'avais  ré- 
solu de  me  marier  moins  par  inclination  que  par  devoir.  J'ai  changé  de 
sentiment.  L'obligation  de  se  marier  n'est  pas  commune  à  tous;  elle 
dépend  pour  chaque  homme  de  l'état  on  le  sort  l'a  placé  :  c'est  pour  le 
peuple ,  pour  l'artisan  ,  pour  le  villageois  ,  pour  les  hommes  vraiment 
uiilcs ,  que  le  célibat  est  illicite  ;  pour  les  ordres  qui  dominent  les  au- 
tres ,  auxquels  tout  tend  sans  cesse ,  et  qui  ne  sont  toujours  que  trop 
remplis,  il  est  permis  et  même  convenable.  Sans  cela,  l'Etat  ne  fait  que 
se  dépeupler  par  la  multiplication  des  sujets  qui  lui  sont  à  charge.  Les 
hommes  auront  toujours  assez  de  maîtres ,  et  l'Angleterre  manquera 
plutôt  de  laboureurs  que  de  pairs. 

Je  me  crois  donc  libre  et  maître  de  moi  dans  la  condition  où  le  ciel 
m'a  fait  naître.  A  l'âge  où  je  suis  on  ne  répare  plus  les  pertes  que  mon 
cœur  a  faites.  Je  le  dévoue  à  cultiver  ce  qui  me  reste,  et  ne  puis  mieux 
le  rassembler  qu'à  Clarens.  J'accepte  donc  toutes  vos  offres ,  sous  les 
conditions  que  ma  fortune  y  doit  mettre,  afin  qu'elle  ne  me  soit  pas 
inutile.  Apres  l'engagement  qu'a  pris  Saint-Preux  ,  je  n'ai  plus  d'autre 
moyen  de  le  tenir  auprès  de  vous  que  d'y  demeurer  moi-même;  et  si 
jamais  il  y  est  de  trop ,  il  me  suffira  d'en  partir.  Le  seul  embarras  qui 
me  reste  est  pour  mes  voyages  d'Angleterre  ;  car,  quoique  je  n'aie  plus 
aucun  crédit  dans  le  parlement,  il  me  suffit  d'en  être  membre  pour  faire 
mon  devoir  jusqu'à  la  lin.  Mais  j'ai  un  collègue  et  un  ami  sûr  que  je 
puis  charger  de  ma  voix  dans  les  affaires  courantes.  Dans  les  occasions 
où  je  croirai  devoir  m'y  trouver  moi-même ,  notre  élève  pourra  m'ac- 
compaguer,  même  avec  les  siens  quand  ils  seront  un  peu  plus  grands , 
et  que  VOUS  voudrez  bien  nous  les  conlier.  Ces  voyages  ne  sauraient  que 


leur  être  utiles ,  et  ne  seront  pas  assez  longs  pour  afiliger  beaucoup 
leur  mère. 

Je  n'ai  point  montré  cette  lettre  à  Saint-Preux;  ne  la  montrez  pas 
entière  à  vos  dames  :  il  convient  que  le  projet  de  cette  épreuve  ne  soit 
jamais  connu  que  de  vous  et  de  moi.  Au  surplus,  ne  leur  cachez  rien  de 
ce  qui  fait  honneur  à  mon  digue  ami,  même  à  mes  dépens.  Adieu,  cher 
Wolmar.  Je  vous  envoie  les  dessins  de  mon  pavillon  ;  réformez ,  chan- 
gez comme  il  vous  plaira;  mais  faites-y  travailler  dès  à  présent,  s'il  se 
peut.  J'en  voulais  ôier  le  salon  de  musique;  car  tous  mes  goûts  sont 
éteints ,  et  je  ne  me  soucie  plus  de  rien.  Je  le  laisse ,  à  la  prière  de 
Saint-Preux,  qui  se  propose  d'exercer  dans  ce  salon  vos  enfants.  Vous 
recevrez  aussi  quelques  livres  pour  l'augmentation  de  votre  bibliothè- 
que :  mais  que  trouverez-vous  de  nouveau  dans  des  livres'?  0  Wolmar! 
il  ne  vous  manque  que  d'apprendre  à  lire  dans  celui  de  la  nature  pour 
être  le  plus  sage  des  mortels. 


LETTRE  IV. 


DE   M.    DE   WOLMAR  A  MILORD  EDOUABD. 

Je  me  suis  attendu ,  cher  Bomslon ,  au  dénoûment  de  vos  longues 
aventures.  Il  eût  paru  bien  étrange  qu'ayant  résisté  si  longtemps  à  vos 
penchants ,  vous  eussiez  attendu  ,  pour  vous  laisser  vaincre  ,  qu'un  ami 
vint  vous  soutenir,  quoique,  à  vrai  dire,  on  soit  souvent  plus  faible  en 
s'appuyant  sur  un  autre  que  quand  on  ne  compte  que  sur  soi.  J'avoue 
pourlant  que  je  fus  alarmé  de  votre  dernière  lettre ,  où  vous  m'an- 
nonciez votre  mariage  avec  Laure  comme  une  affaire  absolument  déci- 
dée. Je  doutai  de  l'événement  malgré  votre  assurance;  et,  si  mon  at- 
tente eût  été  trompée,  de  mes  jours  je  n'aurais  revu  Saint-Preux.  Vous 
avez  fait  tous  deux  ce  que  j'avais  espéré  de  l'un  et  de  l'autre ,  et  vous 
avez  trop  bien  justifié  le  jugement  que  j'avais  porté  de  vous  ,  pour  que 
je  ne  sois  pas  charmé  de  vous  voir  reprendre  nos  premiers  arrange- 
ments. Venez ,  hommes  rares ,  augmenter  et  partager  le  bonheur  de 
cette  maison.  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'espoir  des  croyants  dans  l'antre 
vie,  j'aime  à  passer  avec  eux  celle-ci,  et  je  sens  que  vous  me  convenez 
tous  mieux  tels  que  vous  êtes ,  que  si  vous  aviez  le  malheur  de  penser 
comme  moi. 

Au  reste,  vous  savez'ce  que'je  vous  dis  sur  son  sujet  à  voire  départ. 
Je  n'avais  pas  besoin  pour  le  juger  de  votre  épreuve,  car  la  mienne 
élait  faite,  et  je  crois  le  connaître  aulanl  qu'un  homme  en  peut  connaî- 
tre un  autre.  J'ai  d'ailleurs  plus  d'une  raison  de  compter  sur  son  cœur, 
et  de  bien  meilleures  cautions  de  lui  que  lui-même.  Quoique  dans  votre 
renoncement  au  mariage  il  paraisse  vouloir  vous  imiter,  peut-être  trou- 
verez-vous ici  de  quoi  l'engager  à  changer  de  système.  Je  m'explique- 
rai mieux  après  votre  retour. 

Quant  à  vous,  je  trouve  vos  distinctions  sur  le  célibat  tontes  nouvelles 
et  fort  subtiles.  Je  les  crois  même  judicieuses  pour  le  politique  qui  ba- 
lance les  forces  respectives  de  l'Etat  afin  d'en  maintenir  l'équilibre.  Mais 
je  ne  sais  si  dans  vos  principes  ces  raisons  sont  assez  solides  pour  dis- 
penser les  particuliers  de  leur  devoir  envers  la  nature.  11  semblerait  que 
la  vie  est  un  bien  qu'on  ne  reçoit  qu'à  la  charge  de  le  transmettre,  une 
sorte  de  substitution  qui  doit  passer  de  race  en  race;  et  que  quiconque 
eut  un  père  est  obligé  de  le  devenir.  C'était  voire  sentiment  jusqu'ici, 
c'était  une  des  raisons  de  votre  voyage  ;  mais  je  sais  d'où  vous  vient 
cette  nouvelle  philosophie,  et  j'ai  vu  dans  le  billet  de  Laure  un  argu- 
ment auquel  votre  cœur  n'a  point  de  réplique. 

La  petite  cousine  est  depuis  huit  ou  dix  jours  à  Genève  avec  sa  famille, 
pour  des  emplettes  et  d'autres  afiaires.  Nous  l'attendons  de  retour  de 
jour  en  jour.  J'ai  dit  à  ma  femme  de  voire  lettre  tout  ce  qu'elle  en  de- 
vait savoir.  Nous  avions  appris  par  M.  Mîol  que  le  mariage  était  rompu  ; 
mais  elle  ignorait  la  part  qu'avait  Saint-Preux  à  cet  événement.  Soyez 
sûr  qu'elle  n'apprendra  jamais  qu'avec  la  plus  vive  joie  tout  ce  qu'il 
fera  pour  mériter  vos  bienfaits  et  justifier  votre  estime.  Je  lui  ai  montré 
les  dessins  de  voire  pavillon  ;  elle  les  trouve  de  très-bon  goût  :  nous  y 
ferons  pourlant  quelques  changements  que  le  local  exige  ,  et  qui  ren- 
dront votre  logement  plus  commode  ;  vous  les  approuverez  sûrement. 
Nous  atlendons  l'avis  de  Claire  avant  d'y  toucher,  car  vous  savez  qu'on 
ne  peut  rien  faire  sans  elle.  En  attendant  j'ai  déjà  mis  du  monde  en 
œuvre,  et  j'espère  qu'avant  l'hiver  la  maçonnerie  sera  fort  avancée. 

Je  vous  remercie  de  vos  livres  ;  mais  je  ne  lis  plus  ceux  que  j'en- 
tends, et  il  esl  trop  tard  pour  apprendre  à  lire  ceux  que  je  n'entends 
pas.  Je  suis  pourtant  moins  ignorant  que  vous  ne  m'accusez  de  l'être. 
Le  vrai  livre  de  la  nature  est  pour  moi  le  cœur  des  hommes,  et  la 
preuve  que  j'y  sais  lire  est  dans  mon  amitié  pour  vous. 

LETTRE  V. 

DE    MADAME    d'oISBE    A    MADAME    DE    WOLMAR. 

J'ai  bien  des  griefs,  cousine,  à  la  charge  de  ce  séjour.  Le  plus  grave 
est  qu'il  nie  donne  envie  d'y  rester.  La  ville  est  charmante,  les  IiaUi- 


LA  NOUVELLE  lïÉLOISE. 


130 


i  aime 


sont  hospitaliers,  les  mœurs  sont  iionn("tes  ;   et  la  lilierK; ,  que 

j  „ sur  tontes  choses,  semble  s'y  être  rél'iij^iée.  l'Ins  je  contciiiple  ce 

petit  Etat,  plus  je  tronvc  qu'il  est  beau  d'avoir  une  [tati  io  ;  et  Dieu  garde 
de  mal  tons  ceux  qui  pensent  en  avoir  une  ,  et  n'ont  pourtant  qu'un 
pays  !  Pour  moi,  je  sens  que  si  j'étais  née  dans  celui-ci,  j'aurais  l'àme 
toute  romaine.  Je  n'oserais  pourtant  pas  troj)  dire  à  présent, 

Rome  n'est  plus  à  Rome,  elle  est  toute  où  je  suis  ; 

car  j'aurais  peur  que  dans  ta  malice  lu  n'allasses  penser  le  contraire. 
Mais  pourquoi  donc  Rome,  et  toujours  lloriie .'  restons  à  (Jeni^ve. 

Je  ne  te  dirai  rien  de  l'aspect  du  pa^s.  11  irssiiuliNt  au  noire,  ex- 
cepté qu'il  est  moins  monlueux,  plus  cliampètrc,  cl  (piil  n'a  pas  des 
chalets  si  voisins.  Je  ne  le  dirai  rien  non  plus  du  gouvernement.  Si 
l)ieu  ne  l'aide,  mon  père  t'en  pariera  de  reste  :  il  passe  tonte  la  jour- 
née à  politiquer  avec  les  magistrats  dans  la  joie  de  son  cœur  ;  et  je  le 
vois  déjà  trés-inal  édifié  que  la  gazette  parle  si  peu  de  Cienève.  Tu  peux 
juger  de  leurs  conférences  par  mes  lettres.  Quand  ils  m'excèdent,  je  nie 
dérobe,  et  je  l'ennuie  pour  me  désennuyer. 

Tout  ce  qui  m'est  resté  de  leurs  longs  entretiens,  c'est  beaucoup  d'es- 
time pour  le  grand  sens  qui  règne  en  celte  ville.  A  voir  l'action  et  réac- 
tion nmtuelles  de  toutes  les  parties  de  l'Iitat  qui  le  licnnent  on  équili- 
bre, ou  ne  peut  douter  qu'il  n'y  ait  plus  d'art  et  île  vrai  talent  employés 
au  gouvernement  de  celte  petite  république  qu'à  celui  des  plus  vastes 
empires,  où  tout  se  soutient  par  sa  propre  masse,  et  où  les  rênes  de 
l'Etat  peuvent  tomber  entre  les  mains  d'un  sot  sans  que  les  affaires 
cessent  d'aller.  Je  te  réponds  qu'il  n'en  serait  pas  de  même  ici.  Je  n'en- 
tends jamais  parler  à  mon  père  de  tous  ces  grands  miiiislrtis  des  gran- 
des cours  sans  songer  à  ce  pauvre  musicien  qui  barbouillait  si  tièrement 
sur  notre  grand  orgue  à  Lausanne,  et  qui  se  croyait  un  fort  habile 
homme  parce  qu'il  faisait  beaucoup  de  bruit.  Ces  gens-ci  n'ont  (|u'unc 
pelile  épinette;  mais  ils  en  savent  tirer  une  bonne  harmonie,  quoiqu'elle 
^oil  souvent  assez  mal  d'accord. 

Je  ne  te  dirai  rien  non  plus....  Mais  à  force  de  ne  te  rien  dire  je  ne 
finirais  pas.  Parlons  de  quelque  cliose  pour  avoir  plus  tôt  fait.  Le  tiene- 
vois  est  de  tons  les  peuples  du  monde  celui  qui  cache  le  moins  son  ca- 
ractère, et  qu'on  connaît  le  plus  promptcment  Ses  mœurs,  ses  vices 
mêmes,  sont  mêlés  de  franchise.  Il  se  sent  naturellement  bon  ;  et  cela 
lui  suflit  pour  ne  pas  craindre  de  se  montrer  tel  qu'il  est.  H  a  de  la  gé- 
nérosité, du  sons,  delà  pénétralion;  mais  il  aime  trop  l'argent:  défaut 
que  j'aliribue  à  sa  situation,  qui  le  lui  rend  nécessaire  ;  car  le  territoire 
pc  suflirait  pas  pour  nourrir  les  habitanls. 

Il  arrive  de  là  que  les  Genevois,  épars  dans  l'Europe  pour  s'enrichir, 
imitent  les  grands  airs  des  étrangers,  et,  après  avoir  pris  les  vices  des 
pays  où  ils  ont  vécu,  les  rapportent  chez  eux  en  tiioinphe  avec  leurs 
Jrésors.  Ainsi  le  luxe  des  autres  peuples  leur  fait  nu'priser  leur  antique 
simplicité  :  la  fière  liberté  leur  parait  ignoble;  ils  se  forgent  des  fers 
d'argent,  non  comme  une  chaîne,  mais  comme  un  ornement. 

lié  bien!  ne  me  voilà-t-il  pas  encore  dans  celle  maudilc  politique? 
Je  m'y  perds,  je  m'y  noie,  j'en  ai  par-dessus  la  têle,  je  ne  sais  plus 
par  où  m'en  tirer.  Je  n'entends  parler  ici  d'autre  chose,  si  ce  n'est 
quand  mon  père  n'est  pas  avec  nous,  ce  qui  n'arrive  qu'aux  heures  des 
fourriers.  C'est  nous,  mon  enfant,  qui  portons  partout  notre  inllnence; 
car,  d'ailleurs,  les  entretiens  du  pays  sont  utiles  et  variés,  et  l'on 
n'apprend  rien  de  bon  dans  h's  livres  qu'on  ne  puisse  apprendre  ici 
dans  la  conversation.  Comme  autrefois  les  mœurs  anglaises  oui  péné- 
tré jusqu'en  ce  pays,  les  hommes,  y  vivant  encore  un  peu  plus  séparés 
des  femmes  que  dans  le  nôlre,  contractent  entre  eux  un  ton  plus 
grave,  cl  généralement  plus  de  solidité  dans  leurs  discours.  Mais 
pussi  CCI  avantage  a  son  inconvénient,  qui  se  fait  bientôt  senlir.  Des 
longueurs  toujours  excédantes,  des  arguments,  des  cxordes,  un  peu 
)3'apprêt,  quelquefois  des  phrases,  rarement  de  la  légèreté,  jamais  de 
(Celte  simplicité  naïve  qui  dit  le  soniiuu'iit  avant  la  pensée,  et  fait  si 
^ien  valoir  ce  qu'elle  dit.  Au  lieu  que  le  Français  écrit  comme  il  parle, 
ceux-ci  parlent  comme  ils  écrivent;  ils  dissertent,  au  lieu  de  causer; 
pn  les  croirait  toujours  prêts  à  soutenir  thèse.  Ils  dislin"ucnt,  ils  divi- 
gcnt,  ils  traitent  la  conversation  par  points;  ils  mettent  dans  leurs  pro- 
pos la  même  méthode  que  dans  leurs  livres;  ils  sont  auteurs  et  lou- 
lOurs  auteurs.  Ils  semblent  lire  en  parlant,  laiit  ils  observent  bien  les 
ptymologies,  tant  ils  font  sonner  toutes  les  hutrcs  avec  soin.  Ils  articu- 
lent le  maïc  du  raisin  comme  Maïc  nom  d'homme;  ils  disent  exacte- 
pient  du  taba-k  cl  non  du  laha,  un  parc-sol  et  non  pas  un  imnisol, 
fivan-l-hier  et  non  pas  avan-hicr,  secrétaire  et  non  pas  seyrclaire,  un 
lacd'amour  où  l'on  se  noie,  et  non  pas  (u'i  l'on  s'étrangle;  partout  les 
f  finales,  partout  les  r  des  iulinitifs  ;  enliu  leur  parler  est  toujours  sou- 
tenu, leurs  discours  sont  des  harangues,  et  ils  jasent  comme  s'ils  prê- 


chaient. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  qu'avec  ce  ton  dogmatique  et  froid 
|Is  sont  vifs,  impétueux,  et  ont  des  passions  Irès-ardentes  :  ils  diraieut 
imôme  assez  bien  les  choses  de  sentiment  s'ils  ne  disaient  pas  tout,  ou 
p'ils  ne  parlaient  qu'à  des  oreilles  :  mais  leurs  points,  leurs  virgules, 
sont  lellement  insupportables,  ils  peii^iieiil  si  posément  des  émotions  si 
vives,  (pie,  quand  ils  oui  achevé  leur  dire,  on  elierclierail  VOloUliçi'S 

autour  d'eux  où  csl  l'iiommc  qui  ««m  çc  qu'ils  t>ut  Uccrii. 


Au  reste,  il  faut  l'avouer  que  je  suis  un  peu  payée  pour  bien  penser 
de  leurs  cœurs ,  et  croire  qu'ils  ne  sont  pas  de  mauvais  goût.  Tu 
sauras  en  confidence  (ju'uii  joli  monsieur  à  mai  ier,  et,  dit-on,  fort  riche, 
m'honore  de  ses  atleniions,  el  qu'avec  des  propos  assez  tendres  il 
ne  m'a  point  fait  chercher  ailleurs  l'auteur  de  ce  qu'il  me  disait.  Ah  ! 
s'il  élait  venu  il  y  a  dix-huit  mois,  quel  plaisir  j'aurais  pris  à  me 
donner  un  souverain  pour  esclave,  et  à  faire  tourner  la  léle  à  un  ma- 
gnilique  seigneur  !  Mais  à  présent  la  mienne  n'est  plus  assez  droite  pour 
que  le  jeu  me  soit  agréable,  et  je  sens  que  toutes  mes  folies  s'en  vont 
avec  ma  raison. 

Je  reviens  à  ce  goût  de  leclure  qui  porte  les  Genevois  à  penser.  Il 
s'étend  à  tous  les  états,  et  se  fait  sentir  dans  lous  avec  avantage.  Le 
Français  lit  beaucoup,  mais  il  ne  lit  que  les  livres  nouveaux,  ou  plutôt 
il  les  parcourt,  moins  pour  les  lire  que  pour  dire  qu'il  les  a  lus.  Le 
Genevois  ne  lit  que  les  bons  livres;  il  les  lit,  il  les  digère  :  il  ne  les 
juge  pas,  mais  il  les  sait.  Le  jugement  et  le  thoix  se  font  à  Paris;  les 
livres  choisis  sont  pres(|ue  les  seuls  qui  vont  à  Genève.  Cela  fait  que  la 
lecture  y  est  moins  mêlée,  et  s'y  fait  avec  plus  de  profil.  Les  femmes 
dans  leur  retraite  lisent  de  leur  côté  ;  et  leur  ton  s'en  ressent  aussi, 
mais  d'une  autre  manière.  Les  belles  madames  y  sont  peiiles-mal- 
tresses  et  beaux  esprits  tout  comme  chez  nous.  Les  petites  citadines 
elles-mêmes  prennent  dans  les  livres  un  babil  plus  arrangé,  et  ccrtaiu 
choix  d'expressions  qu'on  est  étonné  d'entendre  sortir  de  leur  bouche, 
comme  quelquefois  de  celle  des  enfants.  Il  faut  le  bon  sens  des  hom- 
mes, toute  la  gaieté  des  femmes,  (  t  tout  l'esprit  qui  leur  est  commun, 
pour  qu'oiiiie  trouve  pas  les  premiers  un  peu  pédants  el  les  autres  ua 
peu  précieuses. 

Uier,  vis-à-vis  de  ma  fenêtre,  deux  filles  d'ouvriers,  fort  jolies,  cau- 
saient devant  leur  boutique  d'un  air  assez  enjoué  pour  me  donner  de  la 
curiosité.  Je  prêtai  l'oreille,  et  j'entendis  qu'une  des  deux  proposait  en 
riant  d'écrire  leur  journal.  Uni,  reprit  l'autre  à  l'instant;  le  journal 
tous  les  matins,  el  tous  h.s  soirs  le  commentaire.  Qu'en  dis-tu,  cou- 
sine? Je  ne  sais  si  c'est  le  ton  des  lilles  d'artisans;  mais  je  sais  qu'il 
faut  faire  un  furieux  emploi  du  temps  pour  ne  tirer  du  cours  des  jour- 
nées que  le  commentaire  de  sou  journal.  Assurément  la  petite  personne 
avait  lu  les  aventures  des  Mille  el  une  Nuits. 

Avec  ce  style  un  peu  guindé,  les  Genevoises  ne  laissent  pas  d'être 
vives  et  piquantes,  et  l'on  voit  autant  de  grandes  passions  ici  qu'en 
ville  du  monde.  Dans  la  simplicité  de  leur  parure  elles  ont  de  la  grâce 
el  du  goi'il;  elles  en  ont  dans  leur  entretien,  dans  leurs  manières. 
Comme  les  hommes  sont  moins  galants  que  Icndres,  les  femmes  sont 
moins  coquettes  que  sensibles;  el  celle  sensibilité  donne  même  aux 
plus  honnêtes  un  tour  d'esprit  agréable  et  fin  qui  va  au  cœur,  et  qui  en 
tire  toute  sa  finesse.  Tant  que  les  Genevoises  seront  Genevoises, 
elles  seront  les  plus  aimables  femmes  de  l'Europe  ;  mais  bientôt  elles 
voudront  être  Françaises  el  alors  les  Françaises  vaudront  mieux 
qu'elles. 

Ainsi  tout  dépérit  avec  les  mœurs.  Le  meilleur  goiU  tient  à  la  vertu 
même;  il  disparaît  avec  clic,  el  l'ait  jjlace  à  nu  goùl  factice  cl  guindé 
qui  n'est  plus  que  l'ouvrage  de  la  mode.  Le  véritable  esprit  est  presque 
dans  le  même  cas.  N'est-ce  pas  la  modestie  de  noire  sexe  qui  nous 
oblige  d'user  d'adresse  pour  repousser  les  agaceries  des  hommes  ?  et 
s'ils  ont  besoin  d'art  pour  se  faire  écouter,  nous  en  faul-il  moins  pour 
savoir  ne  les  pas  entendre'?  N'est-ce  pas  eux  qui  nous  délient  l'esprit  et  la 
langue,  qui  nous  rendent  plus  vives  à  la  riposte,  cl  nous  forcent  de 
nous  moquer  d'eux"?  Car  enfin,  lu  as  beau  dire,  une  certaine  coquet- 
terie maligne  el  railleuse  désorienle  encore  plus  les  sonpiranis  que  le 
silence  ou  le  mépris.  Quel  plaisir  de  voir  un  Céladon,  tout  déconcerté, 
se  confondre,  se  troubler,  se  perdre  à  chaque  repartie;  de  s'environ- 
ner contre  lui  des  irails  moins  brûlants,  mais  plus  aigus,  que  ceux  de 
l'Amour;  de  le  cribler  de  pointes  de  glace  qui  piquent  à  l'aide  du 
froid!  Toi-même,  qui  ne  fais  semblant  de  rien,  crois-tu  que  les  ma- 
nières naïves  et  tendres,  ton  air  timide  el  doux,  cachent  moins  de  ruse 
et  d'iialiilelé  que  tontes  mes  élourderics?  Ma  foi,  mignonne,  s'il  f.diait 
compter  les  galanls  que  chacune  de  nous  a  persillés,  je  douie  fort 
qu'avec  la  mine  hypocrite  ce  fût  loi  qui  serais  en  reste.  Je  ne  puis 
m'empêclier  de  rire'  encore  en  songeant  à  ce  pauvre  Conllans.  qui  ve- 
nait tout  en  furie  me  reprocher  que  lu  l'aimais  trop.  Elle  est  si  cares- 
sante, me  disait-il,  que  je  ne  sais  de  qui  me  plaindre  ;  elle  me  parle 
avec  tant  de  raison,  que  j'ai  honte  d'en  manquer  devant  elle  ;  el  je  la 
trouve  si  fort  mon  amie,  (pie  je  n'ose  être  son  amani. 

Je  lie  crois  pas  qu'il  y  ait  nulle  part  au  momie  des  époux  plus  unis 
et  de  meilleurs  ménages  que  dans  celle  ville.  La  vie  domestique  y  est 
agréable  et  douce  :  où  y  voit  des  maris  complaisanis,  et  presque  d'au- 
tres Julies.  Ton  svslème  se  vérifie  Irès-hicn  ici.  Les  deux  sexes  gagnent 
de  toutes  manières  à  se  donner  dos  iravau^  el  des  anmsemenls  diffé- 
rents qui  les  empêchent  de  se  rassasier  l'un  de  l'aulre.  el  foui  qu'ils  se 
retrouvent  avec  plus  de  plaisir.  Ainsi  s'aiguise  la  volupté  du  sage  : 
s'abstenir  pour  jouir,  c'est  la  philosophie  ;  c'est  l'épicureisme  de  la 
raison. 

Malheureusement  celle  anlique  modestie  commence  à  décliner.  Ou 
se  rapproche,  et  les  cœui-s  s'éloignent.  Ici,  comme  chez  nous,  loul  est 
mêlé  de  bien  et  de  mal,  mais  à  différentes  mesures.  Le  Genevois  lire 
ses  vertus  de  lui-même  ;  ses  vices  lui  viennent  d'ailleurs.  Nou-seule- 
uicni  il  vovagc  beaucoup,  mais  il  adopte  aisément  les  mœurs  et  les 


140 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


manières  des  mures  peuples;  il  parle  avec  facililé  loules  les  langues; 
il  preud  sans  peine  leurs  divers  acceiiis  ,  quoiqu'il  ait  liii-mème  un 
accent  irainant  1res  sensilile  ,  surtout  dans  les  leuimes  ,  qui  voyaient 
moins.  Plus  humble  de  sa  petitesse  ()ue  lier  de  sa  liberté,  il  se  l'ait  chez 
les  nations  élrana;ères  une  honte  de  sa  patrie;  il  se  hâte  pour  ainsi 
dire  de  se  nalural'iser  dans  le  pays  où  il  vil,  djmme  pour  faire  oublier 
le  sien  :  peut-être  la  réputation  qu'il  a  d'être  âpre  au  gain  contribue- 
t-elle  à  cette  coupable  honte.  Il  vaudrait  mieux  sans  doute  ellacer  par 
son  désinléresseuicnt  l'opprobre  du  nom  genevois,  que  de  l'avilir  en- 
core en  craignant  de  le  porter  :  mais  le  Genevois  le  méprise  même  en 
le  rendant  esUinable;  et  il  a  plus  de  tort  encore  de  ne  pas  honorer  son 
pays  de  son  propre  mérite. 

(Quelque  avide  qu'il  puisse  être,  on  ne  le  voit  guère  aller  à  la  fortune 
par  des  moyens  serviles  et  bas  ;  il  n'aime  point  s'attacher  aux  grands 
81  ramper  dans  les  cours.  L'esclavage  personnel  ne  lui  est  pas  moins 
odieux  que  l'esclavage  civil.  Flexible  et  li.'jnl  comme  Alcibiade,  il  sup- 
porte aussi  peu  la  servitude  ;  et  quand  il  se  plie  aux  usages  des  autres, 
il  les  imite  sans  s'y  assujettir.  Le  commerce,  étant  de  tous  les  moyens 
de  s'enrichir  le  plus  compatible  avec  la  liberté,  est  aussi  celui  que  les 
Genevois  préfèrent.  Ils  sont  presque  tous  marchands  ou  banquiers;  et 
ce  grand  objet  de  leurs  désirs  leur  fait  souvent  enfouir  de  rares  ta- 
lents que  leur  prodigua  la  nature.  Ceci  me  ramène  au  commencement 
de  ma  lettre.  Usontdu  génie  et  du  courage;  ils  sont  vils  et  pénétrants; 
il  n'y  a  rien  d'honnête  et  de  grand  au-dessus  de  leur  portée  :  mais,  plus 
passionnés  d'argent  que  de  gloire,  pour  vivre  dans  l'abondance  ils  meu- 
rent dans  l'obscuriié,  et  laissent  à  leurs  enfants  pour  tout  exemple  l'a- 
moiir  des  trésors  qu'ils  leur  ont  acquis. 

Je  tiens  tout  cela  des  Genevois  mêmes;  car  ils  parlent  d'eux  fort  im- 
partialement. Pour  moi,  je  ne  sais  comment  ils  sont  chez  les  autres, 
mais  je  les  trouve  aimables  chez  eux,  et  je  ne  connais  qu'un  moyen  de 
quitter  sans  regret  Genève.  Quel  est  ce  moyen,  cousine?  Ohl  lïia  foi, 
tu  a  beau  prendre  ton  air  humble;  si  tu  dis  ne  l'avoir  pas  déjà  deviné, 
tu  mens.  C'est  après-demain  que  s'embarque  la  bande  joyeuse  dans  un 
joli  briganiin  a|ipareillé  de  fête  ;  car  nous  avons  choisi  l'eau  à  cause 
de  la  saison,  et  pour  dimeurer  tous  rassemblés.  Nous  comptons  cou- 
cher le  même  soir  à  Morges,  le  lendemain  à  Lausanne,  pour  la  céré- 
monie,  cl  le  surlendemain...  tu  m'entends.  Quand  tu  verras  de  loin 
briller  des  flammes,  flotter  des  banderoles,  quand  tu  entendras  ronfler 
le  canon,  cours  par  toute  la  maison  comme  une  folle,  en  criant  :  Armes  ! 
armes!  voici  les  ennemis  1  voici  les  ennemis  ! 

/*.  S.  Quoique  la  distribution  des  logements  entre  incontestablement 
dans  les  droits  de  ma  charge,  je  veux  bien  m'en  désister  en  cette  oc- 
casion. J'entends  seulement  que  mon  père  soit  logé  chez  milord  Edouard, 
à  cause  des  caries  de  géographie ,  et  qu'on  achève  d'en  tapisser  du 
haut  eu  bas  tout  l'apparlemeiit. 

LETTRE  VI. 


DE   MADAME    DE    WOL.MAU   A    SAINT-PIIEUX. 

Quel  sentiment  délicieux  j'éprouve  en  commençant  cette  lettre  I  Voici 
la  première  fois  de  ma  vie  où  j'ai  pu  vous  écrire  sans  crainte  et  sans 
honte.  Je  m'honore  de  l'amitié  qui  nous  joint  comme  d'un  retour  sans 
exemple.  On  éiouflè  de  grandes  passions,  rarement  on  les  épure.  Ou- 
b'ier  ce  qui  nous  fut  che"r  quand  I  honneur  le  veut ,  c'est  l'effort  d'une 
âme  honnête  et  commune;  mais,  après  avoir  été  ce  que  nous  fûmes, 
être  ce  que  nous  sommes  aujourd'hui,  voilà  le  vrai  triomphe  de  la  vertu. 
La  cause  qui  fait  cesser  d'aimer  peut  être  un  vice  ;  celle  qui  change  un 
tendre  amour  en  une  amitié  non  moins  vive  ne  saurait  être  équi- 
voque. 

Aurions-nous  jamais  fait  ce  progrès  par  nos  seules  forces?  Jamais, 
jamais,  mon  bon  arai;  le  tenter  même  était  une  témérité.  Nous  fuir 
était  pour  nous  la  première  loi  du  devoir,  que  rien  ne  nous  eût  permis 
d'cufieindie.  Nous  nous  serions  toujours  esiimés,  sans  doute;  mais 
nous  aurions  cessé  de  nous  voir,  de  nous  écrire  ;  nous  nous  serions 
efforces  de  ne  plus  penser  l'un  à  l'autre  ;  et  le  plus  grand  honneur  que 
nous  pouvions  nous  rendre  mutuellement  était  de  rompre  tout  com- 
merce entre  nous. 

Voyez,  au  milieu  de  cela,  quelle  est  noire  situation  présente.  En 
est-il  au  monde  une  plus  agréable  ?  et  ne  goûlons-nous  pas  mille  fois 
le  jour  le  prix  des  combats  qu'elle  nous  a  coûtés?  Se  voir,  s'aimer,  le 
sentir,  s'en  lélieiter,  passer  les  jours  ensemble  dans  la  familiarité  fra- 
ternilli'  et  dans  la  paix  de  l'innocence,  s'occuper  l'un  de  l'autre,  y 
pjoser  sans  remords,  en  parler  sans  rougir,  et  s'honorer  à  ses  propres 
yeux  du  même  attachement  qu'on  s'est  si  longtemps  reproché;  voilà  le 
pouit  où  nous  en  sommes.  0  ami  !  quelle  carrière  d'honneur  nous  avons 
drjà  parcourue  !  Osons  nous  en  glorifier  pour  savoir  nous  y  niain- 
Icnir,  et  l'achever  comme  nous  l'avons  commencée. 

A  qui  devons-nous  un  bonheur  si  rare?  vous  le  savez.  J'ai  vu  votre 
cœur  sensible,  plein  des  bienfaits  du  meilleur  des  hommes,  aimera 
s'en  pénétrer. Et  comment  nous  seraient-ils  à  charge,  à  vous  et  à  moi? 
Ils  ne  nous  imposent  point  de  nouveaux  devoirs;  ils  ne  font  que  nous 
rendre  plus  cliers  ceux  qui  uqu5  éiaiem  dejù  si  sacrés.  Le  seul  inojen 


de  reconnaître  ces  soins  est  d'en  être  dignes,  et  tout  leur  prix  est  dans 
leur  succès.  Tenons-nous-en  donc  là  dans  l'efiusion  de  notre  zèle  ; 
payons  de  nos  vertus  celles  de  notre  bienfaiteur  :  voilà  tout  ce  que 
nous  lui  devons.  Il  a  fait  assez  pour  nous  et  pour  lui  s'il  nous  a  rendus 
à  nous-mêmes.  Absents  ou  présents,  vivants  ou  morts,  nous  porterons 
partout  un  témoignage  qui  ne  sera  perdu  pour  aucun  des  trois. 

Je  faisais  ces  réflexions  en  moi-même  quand  mon  mari  vous  desti- 
nait l'éducation  de  ses  enfants.  Quand  milord  Edouard  m'annonça  son 
prochain  retour  et  le  vôtre,  ces  mêmes  réflexions  revinrent,  et  d'autres 
encore,  qu'il  importe  de  vous  communiquer  taudis  qu'il  est  temps  de 
les  faire. 

Ce  n'est  pas  de  moi  qu'il  est  question,  c'est  de  vous.  Je  me  crois 
plus  en  droit  de  vous  donner  des  conseils  depuis  qu'ils  sont  tout  à  fait 
désintéressés,  et  que,  n'ayant  plus  ma  sûreté  pour  objet,  ils  ne  se  rap- 
portent qu'à  vous-même.  Ma  tendre  amitié  ne  vous  est  pas  suspecte, 
et  je  n'ai  que  trop  acquis  de  lumières  pour  faire  écouter  mes  avis. 

Permettez-moi  de  vous  offrir  le  tableau  de  l'état  où  vous  allez  être, 
afin  que  vous  examiniez  vous-même  s'il  n'a  rien  qui  doive  vous  effrayer. 
0  bon  jeune  homme  1  si  vous  aimez  la  venu,  écoulez  d'une  oreille 
chaste  les  conseils  de  votre  amie.  Elle  commence  en  tremblant  un  dis- 
cours qu'elle  voudrait  taire;  mais  comment  le  taire  sans  vous  trahir? 
Sera-t-il  temps  de  voir  les  objets  que  vous  devez  craindre  quand  ils 
vous  auront  ég.iré?  Non,  mon  ami  ;  je  suis  la  seule  personne  au  monde 
assez  familière  avec  vous  pour  vous  les  présenter.  N'ai -je  pas  le  droit 
de  vous  parler,  au  besoin,  comme  une  sœur,  comme  une  mère?  Ah! 
si  les  leçons  d'un  cœur  honnête  étaient  capables  de  souiller  le  vôtre,  il 
y  a  longtemps  que  je  n'en  aurais  plus  à  vous  donner. 

Voire  carrière,  dites-vous,  est  hnie  ;  mais  convenez  qu'elle  est  finie 
avant  l'Age.  L'amour  est  éteint,  les  sens  lui  survivent,  et  leur  délire  est 
d'autant  plus  à  craindre,  que,  le  seul  sentiment  qui  le  bornait  n'exis- 
tant plus,  tout  est  occasion  de  chute  à  qui  ne  lient  plus  à  rien.  Un 
homme  ardent  et  sensible,  jeune  et  garçon,  veut  être  continent  et 
chaste;  il  sait,  il  sent,  il  l'a  dit  mille  fois,  que  la  force  de  l'àrae  qui 
produit  toutes  les  vertus  tient  à  la  pureté  qui  les  nourrit  toutes.  Si  l'a- 
mour le  préserva  des  mauvaises  mœurs  dans  sa  jeunesse,  il  veut  que  la 
raison  l'en  préserve  dans  tous  les  temps  :  il  commit  pour  les  devoirs 
pénibles  un  prix  qui  console  de  leur  rigueur  ;  et,  s'il  en  coûte  des  com- 
bats quand  on  veut  se  vaincre,  fera-t-il  moins  aujourd'hui  pour  le  Dieu 
qu'il  adore  qu'il  ne  fit  pour  la  maîtresse  qu  il  servit  aulrefois?  Ce  sont 
là,  ce  me  semble,  des  maximes  de  votre  morale,  ce  sont  donc  aussi 
des  règles  de  voire  conduite;  car  vous  avez  toujours  méprisé  ceux  qui, 
contents  de  l'apparence,  parlent  autrement  qu'ils  n'agissent,  et  char- 
gent les  autres  de  lourds  fardeaux  auxquels  ils  ne  veulent  pas  loucher 
eux-mêmes. 

Quel  !,'riire  dévie  a  choisi  cet  homme  sage  pour  suivre  les  lois  qu'il 
se  iiiéM  lit?  Moins  philosophe  encore  qu'il  n'est  vertueux  et  chrétien, 
sans  (liiiili^  il  n'a  point  pris  son  orgueil  pour  guide.  Il  sait  que  l'homme 
est  plus  libre  d'cviier  les  tentations  que  de  les  vaincre,  et  qu'il  n'est 
pas  question  de  K'piiiner  les  passions  irritées,  mais  de  les  empêcher  de 
naître.  Se  derobe-i-i!  donc  aux  occasions  dangereuses?  fuit-il  les  objets 
capables  de  l'énionvoir?  fait-il  d'une  humble  défiance  de  lui-même  la 
sauvegarde  de  sa  venu?  Tout  au  contraire,  il  n'hésite  pas  à  s'offrir  aux 
plus  téméraires  combats.  A  trente  ans,  il  va  s'enfermer  dans  une  soli- 
tude avec  des  femmes  de  son  âge,  dont  une  lui  fut  trop  chère  pour 
qu'un  si  dangereux  souvenir  se  puisse  effacer,  dont  l'autre  vit  avec  lui 
dans  une  étroite  familiarité,  et  dont  une  troisième  lui  tient  encore  par  les 
droits  qu'ont  les  bienfaits  sur  les  âmes  reconnaissantes.  11  va  s'exposer 
à  tout  ce  qui  peut  réveiller  en  lui  des  passions  mal  éteintes;  il  va  s'en- 
lacer dans  les  pièges  qu'il  devrait  le  plus  redouter.  Il  n'y  a  pas  un  rap- 
port dans  sa  situation  qui  ne  dût  le  faire  défier  de  sa  force,  et  pas  un 
qui  ne  l'avilit  à  jamais  s'il  était  faible  un  moment.  Où  est-elle  donc  cette 
grande  force  d'ànie  à  laquelle  il  ose  tant  se  fier?  Qu'a-t-elle  fait  jus- 
qu'ici  qui  lui  reponde  de  l'avenir?  Le  tira-t-elle  à  Paris  de  la  maison  du 
colonel?  E^i  ce  elle  qui  lui  dicta  l'été  dernier  la  scène  de  Meillerie? 
L'a-t-ellc  bien  sauvé  cet  hiver  des  charmes  d'un  auire  objet,  et  ce  prin- 
temps des  Irayenrs  d'un  rêve?  S'esl-il  vaincu  pour  elle  au  moins  une 
fois,  pour  espérer  de  se  vaincre  sans  cesse?  Il  sait,  quand  le  devoir 
l'exige,  combattre  les  passions  d'un  ami;  mais  les  siennes...  Hélas  !  sur 
la  plus  belle  moitié  de  sa  vie,  qu'il  doit  penser  modestement  de  l'aulrel 

On  supporte  un  état  violent  quand  il  passe.  Six  mois,  nu  an,|ne  sont 
rien:  on  envisage  un  lerme,  et  l'on  prend  courage.  Mais  quand  cet  état 
doit  durer  toujours,  qui  est-ce  qui  le  supporte?  qui  est-ce  qui  sait  triom- 
pher de  lui-même  jusqu'à  la  mort?  0  mon  ami  !  si  la  vie  est  courte 
pour  le  plaisir,  qu'elle  est  longue  pour  la  vertu!  Il  faut  être  incessam- 
ment sur  ses  gardes.  L'instant  de  jouir  passe  et  ne  revient  plus;  celui 
de  mal  faire  passe  et  revient  sans  cesse  :  on  s'oublie  un  moment,  et 
l'on  est  perdu.  Est-ce  dans  cet  état  effrayant  qu'on  peut  couler  des 
jours  iranquilles?  et  ceux  mêmes  qu'on  a  sauvés  du  péril  n'offrent-ils 
pas  une  raison  de  n'y  plus  exposer  les  autres? 

Que  d'occasions  peuvent  renaître  aussi  dangereuses  que  celles  dont 
vous  avez  échappé,  et,  qui  pis  est,  non  moins  imprévues  !  Croyez-vous 
que  les  moniimeiils  à  craindre  n'existent  qu'à  Meillerie?  Ils  existent 
partout  où  nous  sommes,  car  nous  les  portons  avec  nous.  Eh!  vous  sa- 
vez trop  qu'une  àme  attendrie  intéresse  l'univers  entier  à  sa  passion, 

et  que,  même  après  la  guérison,  tous  les  objet»  de  la  nature  nous  rap- 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


141 


pellciit  encore  ce  qu'on  sentit  antieluis  en  les  voyant.  Je  crois  pnurlant, 
uni,  j'ose  le  croire,  (jne  ces  périls  ne  reviendront  plus,  et  (non  cœnr 
me  repond  du  votie.  Mais,  pour  être  au-dessus  dune  làcliclc,  ce  ca;ur 
r^iiile  csl-il  au-(l(;s>usd  une  faililesse?  cl  snis-je  la  seule  ici  f|u'il  lui  en 
(  oïliera  peul-éue  de  respecter?  Songez,  Saint-I'reux,  que  tout  ce  qui 
m'est  cher  doit  èlre  couvert  de  ce  même  respect  que  vous  me  devez; 
sDu^'i/  ipii'  vous  aurez  sans  cesse  à  porter  inuofeinmciit  les  jeux  inno- 
ciiiis  il  uni' Irniiiie  cliarmanle;  sonj;ez  aux  nii'|iris  eli'niels  que  vous 
aiiiii:/.  niiiiti's  si  jamais  votre  cœur  osait  s'ouliliii'  un  nionienl  et  prol'a- 
iirr  ce  (|u'il  doit  honorer  à  lant  de  titres. 

.le  veux  que  le  devoir,  la  foi,  l'ancienne  amitié  vous  arrêtent,  que 
l'olistaele  o|iposé  par  la  vertu  vous  ôte  nu  vain  espoir,  et  qu'au  moins 
|i:ir  raison  vous  ctoufliez  des  vœux  inutiles.  Serez-vous  pour  cela  dé- 
in  lé  de  l'empire  d(^s  sens  et  des  pièges  de  l'imagination  ?  Forcé  de  nous 
nspecter  toutes  deux  et  d'oublier  en  nous  notre  sexe,  vous  le  verrez 
dans  celles  qui  nous  servent,  et  en  vous  abaissant  vous  croirez  vous 
jusiifier;  mais  serez-vous  moins  coupable  en  eflet,  et  la  différence  des 
rangs  change-t~elle  ainsi  lu  nature  des  fautes?  Au  contraire,  vous  vous 
avilirez  d'autant  plus  que  les  moyens  de  réussir  seront  moins  lionnètes. 
Quels  moyens!  (iimW  vous!...  Ali!  périsse  l'homme  indigne  qui  mar- 
chande un  cœur  et  rend  l'amour  mercenaire  I  c'est  lui  qui  couvre  la 
terre  des  crimes  que  la  débauche  y  fait  connnettre.  (lomment  ne  serait  pas 
toujours  à  vendre  celle  qui  se  laisse  achetiT  une  fois?  lit,  dans  l'op- 
probre où  bientôt  elle  tombe,  lequel  est  l'auteur  de  sa  misère,  du  brutal 
qui  la  maltraite  en  un  mauvais  lien,  ou  du  séducteur  ((ui  l'y  traîne  en 
mettant  le  premier  ses  faveurs  à  prix? 

Oserai-je  ajouter  une  considéralion  qui  vous  loiicliora,  si  je  ne  me 
(rompe?  Vous  avez  vu  quels  soins  j'ai  pris  pour  ii:ililir  iii  la  règle  et 
les  bonnes  mœ.urs;  la  modestie  et  la  paix  y  régnent,  tmil  y  respire  le 
bonheur  et  l'innocence.  .Mon  ami,  songez  à  vous,  à  moi,  à  ce  que  nous 
fûmes,  à  ce  que  nous  sommes,  à  ce  qiie  nous  devons  être.  Faudra-t-il 
que  je  dise  un  jour,  en  regrettant  mes  peines  perdues  :  C'est  de  lui  que 
vient  le  désordre  de  ma  maison? 

Disons  tout,  s'il  est  nécessaire,  et  sacrifions  la  modestie  elle-même 
au  véritable  amour  de  la  venu.  L'homme  n'est  pas  fait  pour  le  célibat, 
et  il  est  bien  difficile  qu'un  état  si  contraire  à  la  nature  n'amène  pas 
quelque  désordre  publie  ou  caché.  Le  moyen  d'échapper  toujours  à 
l'euiiemi  qu'on  porte  sans  cesse  avec  soi?  Voyez  eu  «l'antres  pays  ces 
téméraires  qui  font  vœu  de  n'être  pas  hommes.  Pour  les  punir  d'avoir 
tenté  Dieu,  Dieu  les  abandonne;  ils  se  disent  sainls,  et  sont  déshon- 
nêtcs;  leur  feinte  continence  n'est  qu'une  souillure;  et,  pour  avoir  dé- 
d.iigné  l'humanité,  ils  s'abaissent  au-dessous  d'elle.  Je  comprends  qu'il 
en  coûte  peu  de  se  rendre  difiicile  sur  des  lois  qu'on  n'observe  qu'eu 
apparence;  mais  celui  qui  veut  être  sincèrement  vertueux  se  sent  assez 
chargé  des  devoirs  de  l'hounne  sans  s'en  imposer  de  nouveaux.  Voilà, 
cher  Saint-Preux ,  la  véritable  humilité  du  chrétien,  c'est  de  trouver 
toujours  sa  tâche  au-dessus  de  ses  forces,  bien  loin  d'avoir  l'orgueil  de 
la  _  doubler.  Faites-vous  l'applicatiou  de  cette  règle,  et  vous  sentirez 
qu'un  état  qui  devrait  seulement  alarmer  un  autre  homme  doit  par  mille 
raisons  vous  faire  trembler.  Moins  vous  craignez,  plus  vous  avez  à 
craindre  ;  et,  si  vous  n'êtes  point  effrayé  de  vos  devoirs,  n'espérez  pas 
de  les  remplir. 

Tels  sont  les  dangers  qui  vous  atlcndeut  ici.  Pensez-y  tandis  qu'il  en 
estlenips.  Je  sais  que  jamais  de  propos  délibéré  vous  ne  vous  exposerez 
à  mal  faire,  et  le  seul  mal  que  je  crains  de  vous  est  celui  que  vous  n'au- 
rez pas  prévu.  Je  ne  vous  dis  donc  pas  de  vous  déterminer  sur  mes 
raisons,  mais  de  les  peser.  ïrouvez-y  quelque  réponse  dont  vous  .soyez 
content,  et  je  m'en  contente;  osez  compter  sur  vous,  et  j'y  compte. 
Dites-moi  :  Je  suis  un  ange,  et  je  vous  reçois  à  bras  ouverts. 

Quoi!  toujours  dis  privations  et  des  peines!  toujoms  des  devoirs 
cruels  à  remplir!  toujours  fuir  les  gens  qui  nous  sont  chers!  Non,  mon 
aimable  ami.  llrureiix  ipii  peut  dès  cette  vie  offrir  un  prix  à  la  vertu! 
J'en  vois  un  digne  d'un  homme  qui  sut  combattre  et  souffrir  pour  elle. 
Si  je  ne  présume  pas  trop  de  moi,  ce  prix  que  j'ose  vous  destiner  ac- 
quittera tout  ce  que  mon  cœur  redoit  au  vôtre  ;  et  vous  aurez  plus  que 
vous  n'eussiez  obtenu  si  le  ciel  eût  béni  nos  premières  inclinations.  l\e 
pouvant  vous  faire  ange  vous-même,  je  vous  en  veux  donner  un  qui 
garde  votre  âme,  qui  l'épure,  qui  la  ranime,  et  sous  les  auspices  duquel 
vous  puissiez  vivre  avec  nous  dans  la  paix  du  séjour  céleste.  Vous  n'au- 
rez pas,  je  crois,  beaucoup  de  peine  à  deviner  qui  je  veux  dire  ;  c'est 
l'objet  (|ui  se  trouve  à  peu  près  établi  d'avance  dans  le  cœur  qu'il  doit 
remplir  un  jour,  si  muu  proiol  rl•lls^it. 

Je  vois  toutes  les  ililiinilirs  de  ce  projet  sans  en  être  rebutée,  car  il 
est  honnête.  Jecoimiiisioui  l'emiiireipiej'ai  sur  mon  amie,  et  ne  crains 
point  d'en  abuser  eu  l'eMMÇiint  en  votre  laveur.  Mais  ses  résolutions 
vous  sont  connues,  et,  avant  de  les  ébranler,  je  dois  m'assurer  de  vos 
dispositions,  aliu  (pi'en  l'exhortant  de  vous  permettre  d'aspirer  à  elle  je 
puisse  répondre  de  vous  et  de  vos  sentiments;  car,  si  l'inégalité  que  le 
sort  a  mise  entre  l'un  et  l'autre  vous  ote  le  droit  de  vous  proposer  voiis- 
mèine,  elle  [lermel  encore  moins  que  ce  droit  vous  soit  accordé  saus 
savoir  quel  usage  vous  en  pourrez  faire. 

Je  coimais  toute  votre  délicatesse  ;  et  si  vous  avez  des  objections  à 
m'opposer,  je  sais  qu'elles  seront  pour  elle  bien  plus  que  pour  vous. 
Laissez  ces  vains  scrupules.  Serez-vous  plus  j;ilou\  ipie  moi  de  l'hon- 
peuf  Uc  ijiou  aiuie'f  Nqu,  quelque  cUcv  que  \oui  me  puissiei  éU'C,  ue 


craignez  point  que  je  préfère  votre  intérêt  à  sa  gloire.  Mais  autant  je 
mets  de  prix  à  l'estime  des  gens  sensés,  autant  je  méprise  les  juge- 
ments téméraires  de  la  multitude,  qui  se  laisse  éblouir  par  un  faux 
éclat,  et  ne  voit  rien  de  ce  qui  est  houuête.  La  diflérence  fût-elle  cent 
fois  plus  grande,  il  n'est  point  de  rang  auquel  les  talents  et  les  mœurs 
n'aient  droit  d'atteindre  :  et  à  quel  titre  une  femme  oserait-elle  dédai- 
gner pour  époux  celui  qu'elle  s'honore  d'avoir  pour  ami?  Vous  savez 
quels  sont  là-dessus  nos  principes  à  toutes  deux.  La  fausse  borne  et  la 
crainte  du  blâme  inspirent  plus  de  mauvaises  actions  que  de  bouues, 
et  la  vertu  ne  sait  rougir  que  de  ce  qui  est  mal. 

A  votre  égard,  la  lierté  (pie  je  vous  ai  quelquefois  connue  ne  saurait 
être  plus  déplacée  ([ue  dans  celte  occasion,  et  ce  serait  à  vous  une  in- 
gratitude de  craindre  d'elle  un  bienfait  de  plus.  Et  puis,  quelque  diffi- 
cile que  vous  puissiez  être,  convenez  qu'il  est  plus  doux  et  mieux  séaat 
de  devoir  sa  fortune  à  son  épouse  ipi'a  sou  ami  ;  car  on  devient  le  pro- 
tecteur de  l'une  et  le  protégé  de  l'autre;  et,  quoi  que  lou  puisse  dire, 
un  honnête  homme  n'aura  jamais  de  meilleur  ami  que  sa  femme. 

Que  s'il  reste  au  fond  de  votre  àme  quelque  répugnance  à  former  de 
nouveaux  engagements,  vous  ne  pouvez  trop  vous  hâter  de  la  détruire 
pour  votre  honneur  et  pour  mon  repos  ;  car  je  ne  serai  jamais  contcote 
de  vous  et  de  moi  que  ipiand  vous  serez  en  effet  tel  que  vous  devez 
être,  et  que  vous  aimerez  les  devoirs  que  vous  avez  à  remplir.  Eh  !  mon 
ami,  je  devrais  moins  craindre  cette  répugnance  qu'un  empressement 
trop  relatif  à  vos  anciens  penchants.  Que  ne  fais -je  point  poui;  m'ac- 
quitter  auprès  de  vousl  Je  tiens  plus  que  je  n'avais  promis.  iS'est-(;e 
pas  aussi  Julie  que  je  vous  donne?  n'aurez-voiis  pas  la  meilleure  partie 
de  nioi-mênie,  et  n'en  serez-vous  pas  plus  cher  à  l'autre?  Avec  quel  charme 
alors  je  me  livrerai  sans  contrainte  à  tout  mon  attachement  pour  vous  ! 
Oui,  portez-lui  la  foi  que  vous  m'avez  jurée;  que  votre  C(LMir  remplisse 
avec  elle  tous  les  engagements  qu'il  prit  avec  moi  ;  qu'il  lui  rende,  s'il 
est  possible,  tout  ce  que  vous  redevez  au  mien.  0  Saint-Preux!  je  lui 
transmets  cette  ancienne  dette.  Souvcuez-vous  qu'elle  n'est  pas  facile  à 
payer. 

Voilà,  mon  ami,  le  moyen  que  j'imagine  de  nous  réunir  sans  danger, 
en  vous  donnant  dans  notre  famille  la  même  place  que  vous  tenez  dans 
nos  cœurs.  Dans  le  nœud  cher  et  sacré  qui  nous  unira  tous,  nous  ne 
serons  plus  entre  nous  que  des  sœurs  et  des  frères,  vous  ne  serez  plus 
votre  propre  ennemi  ni  le  nôtre;  les  plus  doux  sentiments,  devenus  lé- 
gitimes, ne  seront  plus  dangereux  ;  quand  il  ne  faudra  plus  les  étouffer, 
on  n'aura  plus  à  les  craindre.  Loin  de  résister  à  des  sentiments  si  char- 
mants, nous  en  ferons  à  la  fois  nos  devoirs  et  nos  plaisirs  :  c'est  alors 
que  nous  nous  aimerons  tous  plus  parfaitement,  et  que  nous  goûterons, 
véritablement  réunis,  les  charmes  de  l'amitié,  de  l'amour  et  de  l'inno- 
cence. Que  si.  dans  l'emploi  dont  vous  vous  chargez,  le  ciel  récompense 
du  bonheur  d'être  père  le  soin  que  vous  prendrez  de  uos  enfants,  alors 
vous  couniiirez  par  vous-même  le  prix  de  ce  que  vous  aurez  fait  pour 
nous.  Comblé  des  vrais  biens  de  l'humanité,  vous  apprendrez  h  porter 
avec  plaisir  le  doux  fardeau  d  une  vie  utile  à  vos  proches,  vous  sentirez 
enfin  ce  que  la  vaine  sagesse  des  méchants  n'a  jamais  pu  croire,  qu'il 
est  un  bonheur  réservé  des  ce  monde  aux  seuls  amis  de  la  vertu. 

Rélléeliissez  à  loisir  sur  le  parti  que  je  vous  propose,  non  pour  savoir 
s'il  vous  convient,  je  n'ai  pas  besoin  là-dessus  de  votre  réponse,  mais 
s'il  convient  à  madame  d'Orbe,  et  si  vous  pouvez  faire  son  bonheur 
comme  elle  doit  faire  le  vôtre.  Vous  savez  comment  elle  a  rempli  ses 
devoirs  dans  tous  les  étals  de  son  sexe  :  sur  ce  qu'elle  est,  jugez  de  ce 
qu'elle  a  droit  d'exiger.  Llle  aime  comme  Julie,  elle  doit  être  aimée 
comme  elle.  Si  vous  sentez  pouvoir  la  mériter,  parlez;  mon  amitié  ten- 
tera le  reste,  et  se  promet  tout  de  la  sienne  :  mais  si  j'ai  trop  espéré 
de  vous,  au  moins  vous  êtes  honnête  homme,  et  vous  connaissez  sa  dé- 
licatesse; vous  ne  voudriez  pas  d'un  bonheur  qui  lui  coûterait  le  sien; 
que  votre  cœur  soit  digne  d'elle,  ou  qu'il  ne  lui  soit  jainais  offert. 

Lneore  une  fois,  consultez-vous  bien.  Pesez  votre  réponse  avant  de 
la  faii'c.  Quand  il  s'agit  du  sort  de  la  vie,  la  prudence  ne  permet  pas  de 
se  déterminer  légèrement;  mais  toute  délibération  légère  est  un  crime 
quand  il  s'agit  du  destin  de  l'àme  et  du  choix  de  la  vertu,  l'orlifiez  la 
vôtre,  ô  mon  bon  ami!  de  tous  les  secours  de  la  sagesse.  La  mau- 
vaise honte  m'empêclierait-elle  de  vous  rappeler  le  plus  nécessaire?  Vous 
avez  de  la  religiiui  ;  mais  j'ai  peur  que  vous  n'en  liriez  pas  tout  l'avan- 
tage qu'elle  ofl're  dans  la  conduite  de  la  vie,  et  que  la  hauteur  philoso- 
phique ne  dédaigne  la  simplicité  du  chrétien.  Je  vous  ai  vu  .-ur  la  prière 
des  maximes  que  je  ne  saurais  goûter.  Selon  vous,  cet  acte  d  humilité 
ne  nous  est  d'aucun  fruit  ;  et  Dieu,  nous  ayant  donné  dans  la  conscience 
tout  ce  qui  peut  nous  porter  au  bien,  noiis  abandonne  ensuite  à  nous- 
mêmes,  et  laisse  agir  notre  liberté.  Ce  n'est  pas  là,  vous  le  savez,  la 
doctrine  de  saint  Paul,  ni  cille  qu'on  professe  dans  notre  Eglise.  >"ous 
sommes  libres,  il  est  vrai;  mais  nous  soiiinics  ignorants,  faibles,  port«is 
au  mal.  Et  d'où  nous  viendrait  la  lumière  et  la  force,  si  ce  n'est  de  ce- 
lui qui  en  est  la  source?  et  pourquoi  les  obtiendrions-nous  si  nous  ne 
daignions  pas  les  demander?  Prenez  garde,  mou  ami,  qu'aux  idées  su- 
blimes que  vous  vous  faites  du  grand  Etre  l'orgueil  humain  ne  mêle  des 
idées  basses  qui  se  rapportent  à  l'homme;  comme  si  les  moyens  qui 
soulagent  notre  faiblesse  convenaient  à  la  puiss;uiee  divine ,  et  qu'elle 
eût  besoin  d'art  eomme  nous  pour  généraliser  les  choses  afin  de  les 
traiter  plus  raeilomeiit!  Il  semble,  à  vous  eulendre,  que  ce  soit  un  em- 
barra;»  pour  elle  Ue  veiller  sur  chaque  iuilividu,  wvt»  craiguez  qu'iuM 


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LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


attention  partagée  et  continuelle  ne  la  fatigue,  et  vous  trouvez  bien  plus 
beau  qu'elle  fasse  tout  par  des  lois  générales,  sans  doute  parce  qu'elles 
lui  coûtent  moins  de  soin.  0  graniis  philosophes!  que  Dieu  vous  est 
obligé  de  lui  fournir  ainsi  dcs'mélhodes  commodes,  et  de  lui  abréger 
le  travail  ! 

A  quoi  bon  lui  rien  demander?  dites-vous  encore  :  ne  connaît-il  pas 
tous  nos  besoins?  n'cst-il  pas  notre  père  pour  y  pourvoir?  savons -nous 
mieux  que  lui  ce  qu'il  nous  faut?  et  voulons- nous  notre  bonheur  plus 
véritablement  qu'il  ne  le  veut  Itii-mème?  Cher  Saint-Preux,  que  de 
vains  sopliismes  !  Le  plus  grand  de  nos  besoins,  le  seul  auquel  nous  pou- 
vons pourvoir,  est  celui  de  sentir  nos  besoins,  et  le  premier  pas  pour 
sortir  de  notre  misère  est  de  la  connaître.  Soyons  humbles  pour  être 
sages;  voyons  notre  faiblesse,  et  nous  serons  forts.  Ainsi  s'accorde  la 
justice  avec  la  clémence;  ainsi  régnent  à  la  fois  la  grâce  et  la  liberté. 
Esclaves  par  notre  faiblesse,  nous  sommes  libres  par  la  prière;  car  il 
dépend  de  nous  de  demander  et  d'obtenir  la  force  qu'il  ne  dépend  pas 
de  nous  d'avoir  par  nous-mêmes. 

Apprenez  donc  à  ne  pas  prendre  toujours  conseil  de  vous  seul  dans 
les  occasions  difficiles,  mais  de  celui  qui  joint  le  pouvoir  à  la  prudence, 
et  sait  faire  le  meilleur  parti  du  parti  qu'il  nous  fait  préférer.  Le  grand 
défaut  de  la  sagesse  humaine,  même  de  celle  qui  n'a  que  la  vertu  pour 
objet,  est  un  excès  de  confiance  qui  nous  fait  juger  de  l'avenir  par  le 
présent,  et,  par  un  moment,  de  la  vie  entière.  (Jn  se  sent  ferme  un  in- 
stant, et  l'on  compte  n'être  jamais  ébranlé.  Plein  d'un  orgueil  que  l'ex- 
périence confond  tous  les  jours,  on  croit  n'avoir  plus  à  craindre  un 
piège  une  fois  évité.  Le  modeste  langage  de  la  vaillance  est  :  Je  fus 
brave  un  tel  jour;  mais  celui  qui  dit  :  Je  suis  brave,  ne  sait  ce  qu'il 
sera  demain  ;  et,  tenant  pour  sienne  une  valeur  qu'il  ne  s'est  pas  don- 
née, il  mérite  de  la  perdre  au  moment  de  s'en  servir. 

Que  tous  nos  projets  doivent  être  ridicules,  que  tous  nos  raisonne- 
ments doivent  être  insensés  devant  l'Etre  pour  qui  les  temps  n'ont  point 
de  succession  ni  les  lieux  de  distance  !  Nous  comptons  pour  rien  ce  qui 
est  loin  de  nous,  nous  ne  voyons  que  ce  qui  nous  touche  :  quand  nous 
aurons  changé  de  lieu,  nos  jugements  seront  tout  contraires,  et  ne  se- 
ront pas  mieux  fondés.  Nous  réglons  Pavenir  sur  ce  qui  nous  convient 
aujourd'hui,  sans  savoir  s'il  nous  conviendra  demain;  nous  jugeons  de 
nous  comme  étant  toujours  les  mêmes,  et  nous  changeons  tous  les 
jours.  Qui  sait  si  nous  aimerons  ce  que  nous  aimons,  si  nous  voudrons 
ce  que  nous  voulons,  si  nous  serons  ce  que  nous  sommes,  si  les  ob- 
jets étrangers  et  les  altérations  de  nos  corps  n'auront  pas  autrement 
modifié  nos  âmes,  et  si  nous  ne  trouverons  pas  notre  misère  dans  ce 
que  nous  aurons  arrangé  pour  notre  bonheur?  Montrez-moi  la  règle  de 
la  sagesse  humaine,  et  je  vais  la  prendre  pour  guide.  Mais  si  sa  meil- 
leure leçon  est  de  nous  apprendre  à  nous  défier  d'elle,  recourons  à 
celle  qui  ne  trompe  point,  et  faisons  ce  qu'elle  nous  inspire.  Je  lui  de- 
mande d'éclairer  mes  conseils;  demandez-lui  d'éclairer  vos  résolutions. 
Quelque  parti  que  vous  preniez,  vous  ne  voudrez  que  ce  qui  est  bon 
et  honnête,  je  le  sais  bien  :  mais  ce  n'est  pas  assez  encore;  il  faut  vou- 
loir ce  qui  le  sera  toujours;  et  ni  vous  ni  moi  n'en  sonnnes  les  juges. 

LETTRE  VII. 


DE    SAINT-PIiEtS   A    MADAME    DE   WOIMAH. 

Julie!  une  lettré  devons!....  après  sept  ans  de  silence!....  Oui,  c'est 
elle  ;  je  le  vois,  je  le  sens  :  mes  yeux  méconnaitraient-ils  des  traits  que 
mon  cœur  ne  peut  oublier  !  Quoi  I  vous  vous  souvenez  de  mon  nom  I 
vous  le  savez  encore  écrire  1...  En  formant  ce  nom,  votre  main  n'a-t-ellc 
point  tremblé?....  Je  m'égare,  et  c'est  votre  faute.  La  forme,  le  pli,  le 
cachet,  l'adresse,  tout  dans  cette  lettre  m'en  rappelle  de  trop  différen- 
tes. Le  cœur  et  la  main  semblent  se  contredire.  Ab!  deviez-vous  em- 
ployer la  même  écriture  pour  tracer  d'autres  sentiments? 

Vous  trouverez  peut-être  que  songer  si  fort  à  vos  anciennes  lettres, 
c'est  trop  justifier  la  dernière.  Vous  vous  trompez.  Je  me  sens  bien;  je 
ne  suis  plus  le  même,  ou  vous  n'êtes  plus  la  même  ;  et  ce  qui  me  le 
prouve  est  qu'excepté  les  charmes  et  la  bonté,  tout  ce  que  je  retrouve 
en  vous  de  ce  que  j'y  trouvais  autrefois  m'est  un  nouveau  sujet  de  sur- 
prise. Cette  observation  répond  d'avance  à  vos  craintes.  Je  ne  me  fie 
point  à  mes  forces,  mais  au  sentiment  qui  me  dispense  d'y  recourir. 
Plein  de  tout  ce  qu'il  faut  que  j'honore  en  celle  que  j'ai  cessé  d'adorer, 
je  sais  à  quels  respects  duiveui  s'élever  mes  anciens  hommages.  Pénétré 
de  la  plus  tendre  reconnaissance,  je  vous  aime  autant  que  jamais,  il  est 
vrai;  mais  ce  qui  m'atiaclic  le  plus  à  vous  est  le  retour  de  ma  raison. 
Elle  vous  montre  à  moi  telle  que  vous  êtes  ;  elle  vous  sert  mieux  que 
l'amour  même.  Non,  si  j'étais  resté  coupable,  vous  ne  me  seriez  pas 
aussi  chère. 

Depuis  que  j'ai  cessé  de  prendre  le  change,  et  que  le  pénétrant  Wol- 
mar  m'a  éi  lau'é  sur  mes  vrais  sentiments,  j'ai  mieux  appris  à  me  con- 
naître, et  je  m'alarme  moins  de  ma  faiblesse.  Qu'elle  abuse  mon  ima- 
gination, que  cette  erreur  me  soit  douce  encore;  il  suffit,  pour  mon 
repos,  qu'elle  ne  puisse  plus  vous  offenser,  et  la  chimère  qui  m'égare  à 
sa  poursuite  me  sauve  d'un  danger  réel. 

Q  Julie!  il  est' des  impressions  élernelles  que  le  lemps  Di  les  soins 


n'effacent  point.  La  blessure  guérit,  mais  la  marque  reste  ;  et  cette 
marque  est  un  sceau  respecté  qui  préserve  le  cœur  d'une  autre  atteinte. 
L'inconstance  et  l'amour  sont  incompatibles  :  l'amant  qui  change  ne 
change  pas  ;  il  commence  ou  finit  d'aimer.  Pour  moi,  j'ai  fini  ;  mais,  en 
cessant  d'être  à  vous,  je  suis  resté  sous  votre  garde.  Je  ne  vous  crains 
plus;  mais  vous  m'empêchez  d'en  craindre  une  autre.  Non,  Julie,  non, 
iénmie  respectable,  vous  ne  verrez  jamais  en  moi  que  l'ami  de  votre 
personne  et  l'amant  de  vos  vertus  ;  mais  nos  amours,  nos  premières  et 
uniques  amours,  ne  sortiront  jamais  de  mon  cœur.  La  fleur  de  mes  ans 
ne  se  flétrira  point  dans  ma  mémoire.  Dussé-je  vivre  des  siècles  en- 
tiers, le  doux  temps  de  ma  jeunesse  ne  peut  ni  renaître  pour  moi,  ni 
s'effacer  de  mon  souvenir.  Nous  avons  beau  n'être  plus  les  mêmes,  je 
ne  puis  oublier  ce  que  nous  avons  été.  Mais  parlons  de  votre  cousine. 

Chère  amie,  il  faut  l'avouer,  depuis  que  je  n'ose  plus  contempler  vos 
charmes  je  deviens  plus  sensible  aux  siens.  Quels  yeux  peuvent  errer 
toujours  de  beautés  en  beautés  sans  jamais  se  fixer  sur  aucune?  Les 
miens  Pont  revuejavec  trop  de^plaisir  peut-être  ;  et,  depuis  mon  éloi- 
gnenient,  ses  traits,  déjà  gravés  dans  mon  cœur,  y  font  une  impression 
plus  profonde.  Le  sanctuaire  est  fermé,  mais  son  image  est  dans  le 
temple.  Insaisiblement  je  deviens  pour  elle  ce  que  j'aurais  été  si  je  ne 
vous  avais  jamais  vue;  et  il  n'appartenait  qu'à  vous  seule  de  me  faire 
sentir  la  différence  de  ce  qu'elle  m'inspire  à  l'amour.  Les  sens,  libres 
de  cette  passion  terrible,  se  joignent  au  doux  sentiment  de  l'amitié.  De- 
vient-elle amour  pour  cela'?  Julie,  ah!  quelle  différence!  Où  est  Pen- 
thousiasme?  où  est  l'idolâtrie?  où  sont  ces  divins  égarements  de  la  rai- 
sou,  plus  sublimes,  plus  forts,  meilleurs  cent  fois  que  la  raison  même? 
Un  feu  passager  m'embrase,  un  délire  d'un  moment  me  saisit,  me 
trouble  et  me  quitte.  Je  retrouve  entre  elle  et  moi  deux  amis  qui  s'ai- 
ment tendrement  et  qui  se  le  disent.  Mais  deux  amants  s'aiment-ils  l'un 
l'autre?  Non,  vous  et  moi  sont  des  mots  proscrits  de  leur  langue  :  ils 
ne  sont  plus  deux,  ils  sont  un. 

Suis-je  donc  tranquille  en  effet?  Comment  puis-je  l'être?  Elle  est 
charmante,  elle  est  votre  amie  et  la  mienne  :  la  reconnaissance  m'at- 
tache à  elle;  elle  entre  dans  mes  souvenirs  les  plus  doux.  Que  de  droits 
sur  une  àme  sensible  !  et  comment  écarter  un  sentiment  plus  tendre  de 
tant  de  sentiments  si  bien  dus?  Hélas  !  il  est  dit  qu'entre  elle  et  vous  je 
ne  serai  jamais  un  moment  paisible. 

Femmes  !  femmes!  objets  chers  et  fimestcs,  que  la  nature  orna  pour 
notre  supplice,  qui  punissez  quand  on  vous  brave,  qui  poursuivez  quand 
on  vous  craint,  dont  la  haine  et  l'amour  sont  également  nuisibles,  et 
qu'on  ne  peut  ni  rechercher  ni  fuir  impunément!...  Beauté,  charme,  at- 
trait, sympathie,  être  ou  chimère  inconcevable,  abîme  de  douleurs  et 
de  voluptés  !  beauté,  plus  terrible  aux  mortels  que  l'élément  où  l'on  t'a 
fait  naître,  malheureux  qui  se  livre  à  ton  calme  trompeur  !  c'est  toi  qui 
produis  les  tempêtes  qui  tourmentent  le  genre  humain.  0  Julie  !  6  Claire  ! 
que  vous  me  vendez  cher  celte  amitié  cruelle  dont  vous  osez  vous  van- 
ter à  moi!...  J'ai  vécu  dans  l'orage,  et  c'est  toujours  vous  qui  l'avez 
excité.  Mais  quelles  agitations  diverses  vous  avez  fait  éprouver  à  mon 
cœur!  Celles  du  lac  de  Genève  ne  ressemblent  pas  plus  aux  flots  du 
vaste  océan.  L'un  n'a  que  des  ondes  vives  et  courtes  dont  le  perpétuel 
tranchant  agite,  émeut,  submerge  quelquefois,  sans  jamais  former  de 
long  cours.  Mais  sur  la  mer,  tranquille  en  apparence,  on  se  sent  élevé, 
porté  doucement  et  loin  par  un  flot  lent  et  presque  insensible  ;  on  croit 
ne  pas  sortir  de  la  place,  et  l'on  arrive  au  bout  du  monde. 

Telle  est  la  dilTerence  de  l'effet  qu'ont  produit  sur  moi  vos  attraits  et 
les  siens.  Ce  premier,  cet  unique  amour  qui  fit  le  destin  de  ma  vie,  et 
que  rien  n'a  pu  vaincre  que  lui-même,  était  né  sans  que  je  m'en  fusse 
aperçu  ;  il  m'entraînait  que  je  Pignorais  encore  :  je  me  perdis  sans 
croire  m'être  égaré.  Durant  le  vent  j'étais  au  ciel  ou  dans  les  abîmes  ; 
le  calme  vient,  je  ne  sais  plus  ou  je  suis.  Au  contraire,  je  vois,  je  sens 
mon  trouble  auprès  d'elle  et  me  le  figure  plus  grand  qu'il  n'est;  j'é- 
prouve des  transports  passagers  et  sans  suite  ;  je  m'emporte  un  mo- 
ment, et  suis  paisible  un  moment  après  :  l'onde  tourmente  en  vain  le 
vaissenu,  le  vent  n  enllc  point  les  voiles  ;  mon  cœur,  content  de  ses 
charmes,  ne  leur  prête  point  son  illusion  ;  je  la  vois  plus  belle  que  je  ne 
l'imagine,  et  je  la  redoute  plus  de  près  que  de  loin  :  c'est  presque  l'ef- 
fet contraire  à  celui  qui  me  vient  de  vous,  et  j'éprouvais  constamment 
Pun  et  l'autre  à  Clarens. 

Depuis  mon  départ,  il  est  vrai  qu'elle  se  présente  à  moi  quelquefois 
avec  plus  d'empire.  Malheureusement  il  m'est  difficile  de  la  voir  seule. 
Enfin  je  la  vois,  et  c'est  bien  assez  ;  elle  ne  m'a  pas  laissé  de  l'amour, 
mais  de  l'inquiétude. 

Voilà  fidèlement  ce  que  je  suis  pour  l'une  et  pour  l'antre.  Tout  le 
reste  de  votre  sexe  ne  m'est  plus  rien  ;  mes  longues  peines  me  Pont 
fait  oublier, 

L  fornilo  '1  mio  tempo  a  mczzo  gli  anni. 
f  Ma  carrière  est  finie  au  milieu  de  mes  ans, 

Le  malheur  m'a  tenu  lieu  de  force  pour  vaincre  la  nature  et  triom- 
pher des  tentations.  On  a  peu  de  désirs  quand  on  souffre  ;  et  vous  m'a- 
vez a|ipris  à  les  éteindre  en  leur  résistant.  Une  grande  passion  mal- 
heureuse est  un  grand  moyen  de  sagesse.  Mon  cœur  est  devenu,  pour 

ainsi  <Jire,  IVrgaue  tic  tous  me§  besoins  ;  je  n'eu  ai  point  quand  U  est 


LA  NOmELÎi:  ÎIÉLOISR. 


145 


tranquille.  Laisse z-lc  on  paix  l'iiiifi  Pt  rniitrc  ;  cl  ilésormnis  II  l'psl  pour 
toujours. 

Diuis  cet  (iiat,  qu'ai-jo  ;'i  craindre  de  moi-même?  et  par  quelle  pré- 
caution eiiielh'  n)iil(!/,'-vous  rii'ofcr  mon  lionlieur  iiour  ne  pas  ni'(!X- 
poser  à  le  pinlre  .' (JncI  caprice  di'  ui'avoir  fait  comballre  et  vaincre 

Eour  m'enlevcr  le  prix  après  la  victoire  !  N'est- (•<•  pas  vous  qui  rendez 
làmable  un  danger  hravii  sans  raison  ?  l'ounpioi  m'avoir  appelé  prés 
de  vous  avec  tant  de  risques?  on  ponnpioi  m'en  bannir  quand  je  suis 
digne  d'y  rester?  IJevie/.-vous  laisser  prendre  à  votre  mari  tant  de 
peine  à  pure  perte?  (Ju(\  ne  le  faisiez- vous  rencmcer  à  des  soins  que 
vous  aviez  résolu  de  me  rendre  inutiles  !  Que  ne  lui  disicz-vou»  :  Lais- 
scz-lc  au  bout  du  monde,  puisque  aussi  bien  je  l'y  veux  renvoyer?  Ilé- 
las  !  plus  vous  craignez  pour  moi,  plus  il  faudrait  vous  h:\ler  de  nie 
rappeler.  Non,  ce  n'est  pas  près  de  vous  qu'est  le  danger,  c'est  en 
votre  absence,  et  je  ne  vous  crains  qu'on  vous  n'êtes  pas.  Quand  cette 
redoutable  .Inlic  mi'  i^oursnit,  je  me  réfugie  auprès  de  madame  de  Wol- 
mar,  et  je  suis  tranquille'  :  où  l'iiirai-je,  si  cet  asile  m'est  ôté?  Tous  les 
temps,  tous  les  lieux,  me  sont  dangereux  loin  d'elle;  partout  je  trouve 
Claire  on  Julie.  Dans  le  passé,  dans  le  prissent,  l'une  et  l'autre  magite 
à  son  tour  :  ainsi  mon  imagination  toujours  troublée  ne  se  calme  qu'à 
votre  vue,  et  ce  n'est  qu'auprès  de  vous  que  je  suis  en  sûreté  contre 
moi.  Comment  vous  expliquer  le  cbangement  que  j'éprouve  en  vous 
abordant?  Toujours  vous  exercez  le  même  empire,  mais  son  effet  est 
tout  opposé  ;  en  réprimant  les  transports  que  vous  causiez  autrefois, 
Cèl  empire  est  plus  graud,  plus  sublime  encore;  la  paix,  la  sérénité, 
succèdent  au  trouble  des  passions  ;  mon  cœur,  toujours  formé  sur  le 
votre,  aima  comme  lui,  et  devient  paisible  à  son  exemple.  Mais  ce  re- 
pos i)assager  n'est  qu'une  trêve  ;  et  j'ai  beau  ni'élevcr  jusepi'à  vous  en 
votre  présence,  je  retombe  en  moi-même  en  vous  quittant.  .Iulie,  en 
vérité,  je  crois  avoir  deux  âmes,  dont  la  bonne  est  en  dépôt  dans  vos 
mains.  Ab!  voulez-vous  me  séparer  d'elle? 

Mais  les  erreurs  des  sens  vous  alarment  ;  vous  craignez  les  restes 
d'une  jeunesse  éteinte  par  les  ennuis  ;  vous  craignez  pour  les  jeunes 
persoimes  qui  sont  sous  votre  garde  ;  vous  craignez  de  mol  ce  que  le 
sage  VVolmar  n'a  pas  craint  !  0  llieu  !  (pie  toutes  ces  frayeurs  m'humi- 
lient !  Estimez-vous  donc  votre  ami  moins  que  le  dernier  de  vos  gens  ? 
Je  puis  vous  pardomier  de  mal  piiisiT  de  moi,  jamais  de  ne  vous  pas 
rendre  à  vous-même  l'Iionneuv  (pic  vous  vous  devez.  Non.  non  ;  les 
feux  dont  j'ai  brûle  m'oni  |iuiilie:  je  n'ai  |ilus  rien  d'un  bomme  ordi- 
naire. Après  ce  que  je  bis,  hi  je  pouvais  être  vil  ini  moment,  j'irais  me 
cacb(;r  au  bout  du  monde,  et  ne  me  croirais  jamais  assez  loin  de  vous. 
Quoi  !  je  troublerais  cet  ordre  aimable  que  j'admirais  avec  tant  de 
plaisir  I  Je  souillerais  ce  s('jour  d'innocence  et  de  paix  que  j'babitais 
avec  tant  de  respect  !  Je  poin-rais  être  assez  làclie  !...  Kli  I  comment  le 
plus  corrompu  des  hommes  ne  serait-il  pas  touché  d'un  si  cliarniant 
tableau?  comment  ne  reprendiait-il  pas  dans  cet  asile  l'amour  de  l'hon- 
nCleté?  Loin  d'y  porter  s(!s  mauvaises  moeurs,  c'est  là  qu'il  irait  s'en 
défaire...  Qui?  moi,  Julie,  moi?...  si  tard?...  sous  vos  yeux?... 

Chère  amie,  ouvrez-moi  votre  maison  sans  crainte;  elle  est  pour  moi 
le  temple  de  la  vertu  ;  parloiu  j'y  vois  smi  simulacre  auguste,  etne  puis 
servir  qu'elle  auprès  de  vous.  Je  ne  suis  pa>  un  ange,  il  est  vrai;  mais 
j'habiterai  leur  demeure,  j  imiterai  leurs  exemples  :  on  les  fuit  (piand 
on  ne  vent  pas  leur  ressembler. 

'Vous  le  voyez ,  j'ai  peine  à  venir  au  point  principal  de  votre  lettre , 
le  premier  auquel  il  fallait  songer,  le  seul  dont  je  m'occuperais  si  j'o- 
sais prétendre  au  bien  qu'il  m'annonce.  0  Julie  !  âme  bienfaisante  !  amie 
incomparable  I  en  m'offrant  la  digne  moitié  de  vous-même ,  et  le  plus 
précieux  trésor  qtn  soit  au  monde  après  vous ,  vous  faites  plus ,  s'il  est 
possible,  (lue  vous  ne  fites  jamais  pour  moi.  L'amour,  l'aveugle  amour, 
peut  vous  forcer  à  vous  donner  ;  mais  donner  votre  amie  est  une  preuve 
d'estime  non  suspecte.  Des  cet  instant  je  crois  vraiment  être  honnne  de 
mérite ,  car  je  suis  honoré  de  vous.  Mais  que  le  témoignage  de  cet 
hounem-  m'est  cruel  !  En  l'acceptant  je  le  démentirais,  et  pour  le  mé- 
riter il  (àut  que  j'y  renonce.  Vous  me  eoimaissez;  jugez-moi.  Ce  n'est 
pas  assez  que  votre  adorable  cousine  soit  aimée  ;  elle  doit  l'être  comme 
vous,  je  le  sais  :  le  sera-t-elle?  le  peut-elle  être?  et  dépend-il  de  moi 
de  lui  rendre  sur  ce  point  ce  (pii  lui  est  dû?  Ab  !  si  vous  vouliez  m'imir 
avec  elle,  que  ne  me  laissiez-vous  mi  comu-  à  lui  donner,  un  coMir  an- 
quel  elle  inspirât  des  sentimenls  nouveaux  dont  il  lui  pût  olîrir  les  pré- 
mices? En  est -il  tm  moins  digne  d'elle  que  celui  qui  sut  vous  aimer?  11 
faiulrait  avoir  l'àme  libre  et  paisible  du  bon  et  sage  d'Orbe  pour  s'oc- 
cuper d'elle  seule  à  son  exemple  ;  il  faudrait  le  valoir  pour  lui  succéder  : 
autrement  la  comparaison  de  son  ancien  état  lui  rendrait  le  dernier  plus 
insupportable  ;  et  l'amour  faible  et  distrait  d'un  sec(Uid  époux  ,  loin  de 
la  consoler  du  premier,  le  lui  ferait  regretter  davantage,  (iagiierait-elle 
à  cet  échange?  Elle  y  perdrait  donblenienl.  Son  C(ï'ur  délicat  et  sen- 
sible sentirait  trop  celle  perte  ;  et  moi ,  connncnt  supporterais-je  le 
spectacle  continuel  d'une  tristesse  deuil  je  serais  cause  ,  et  dont  je  ne 
pourrais  la  guérir?  Uét.it-'.  j'en  mourrais  de  douleur  même  avant  elle. 
Non,  Julie,  je  ne  ferai  point  mon  Ixuiheur  aux  dépens  du  sien.  Je  l'aime 
trop  pour  l'épouser. 

Mon  bonheur?  Non.  Serais-j(!  heureux  moi-même  en  ue  la  rendant 
fas  heureuse?  L'un  des  deux  penl-il  se  faire  un  sort  exclusif  dans  le 
mariage?  Les  biens ,  les  maux  n'y  soul-ils  pas  communs,  maigre,  qu'on 
en  ail?  et  les  chagrins  qu'on  scdouue  l'un  à  l'autre  ne  rctombcnl-ils 


pas  toujours  sur  celui  qui  les  cause?  Je  serais  malheureux  par  ses  pei- 
nes, sans  être  hciiriMix  par  sis  bienfaits.  Cràees.  beauté,  mérite,  atla- 
chcmenl,  loriune,  tout  concourrait  à  ma  ('(■lieilé  ;  mou  toîiir,  mon  cieiir 
seul  empoisonnerait  tout  cela,  et  me  rendrait  misérable  au  sein  du 
bonlienr. 

Si  mou  état  présent  est  plein  de  charme  auprès  d  elle ,  loin  que  c<! 
charme  pût  augmenter  par  une  uni(jn  plus  étroite  ,  les  plus  doux  plai- 
sirs que  j'v  goûte  me  seraient  ("dés.  Son  humeur  badine  peut  laisser  un 
,  aimable  essor  à  sou  amitii; .  mais  c'est  ipiand  elle  a  des  témoins  de  ses 
1  caresses.  Je  puis  avoir  quelque  émotion  trop  \\\c  auprès  d'elle ,  mais 
c'est  quand  votre  présence  me  distrait  de  vous.  Toujours  entre  elle  et 
[  moi  dans  nos  têle-à-ti;te,  c'est  vous  (pii  nous  les  rendez  d(ilicieux.  Plus 
I  notre  attachement  augmente ,  plus  nous  songeons  anx  chaînes  qui  l'ont 
formé;  le  doux  lien  Je  notre  amitié  se  resserre,  et  nous  nous  aimons 
pour  parler  de  vous.  Ainsi  mille  sonve.iirs  chers  à  votre  amie ,  plus 
chers  à  voire  ami,  les  réunissent  :  unis  par  d'autres  nœuds,  il  faudra  y 
renoncer.  Ces  souvenirs  tnjp  charmants  ne  seraient-ils  pas  autant  d'in- 
lldélites  envers  elle?  Et  de  quel  front  prendrais-je  une  épouse  respectée 
et  chérie  pour  (oolldeiile  des  outrages  (pie  mou  cu-iir  lui  ferait  malgré 
lui?  Ce  eeeur  n  oserait  donc  plus  s'épancher  dans  le  sien,  il    se  ferme-- 
rail  à  son  abord.  N'osant  plus  lui  parler  de  vous,  bieulot  je    ne  lui 
parlerais  plus  de  moi.  Le  devoir.  I  honneur,  en  m'imposant  pour  elle 
une  réserve  nouvclh! ,  me  reiidraieiii  ma  lemme  étrangère  ,  et  je  n'au- 
rais plus  ni  guide  ni  conseil  |iour  éclairer  mon  âme  et  corriger  mes 

erreurs.  Est-ce  là  l'I ii:it.'i'  ipi'elle  doit  attendre?  Est-ce  là  le  tribut 

de  tendresse  et  de  reeeumaiïsaiice  que  j'irais  lui  porter?  Est-ce  ainsi 
que  je  ferais  son  himheur  et  le  mien? 

Julie,  oubliàtes-vous  mes  serments  avec  les  vi'itres?  Pour  moi,  je  ne 
les  ai  point  oubliés.  J'ai  tout  perdu  :  ma  foi  seule  m'est  restée;  elle  me 
restera  jusqu  au  tombeau.  Je  n'ai  pu  vivre  a  vous  ;  je  mourrai  libre.  Si 
l'engagement  en  était  à  prendre ,  je  le  prendrais  aujourd'hui  :  car  si 
c'est  un  devoir  de  se  marier,  un  devoir  plus  indispensable  encore  est 
de  ne  faire  le  malhenr  de  personne;  et  tout  ce  qui  me  reste  a  sentir  en 
d'antres  nu'iids,  c'est  l'éieruel  regret  de  ceux  auxquels  j'osai  prétendre. 
Je  porterais  dans  ce  lien  sacré  l'idée  de  ce  que  j'.-spérais  y  trouver  une 
lois.  Celte  idcie  ferait  mon  supplice  et  celui  d'une  infortunée.  Je  lui  de- 
manderais compte  des  jours  heureux  que  j'attendis  de  vous.  Quelles 
comparaisons  j'aurais  à  faire!  quelle  femme  au  monde  les  pourrait  sou- 
tenir? Ah  !  (OU, ment  me  eonsolerais-je  à  la  fois  de  n'(;lre  pas  à  vous, 
et  d'être  à  une  autre  ? 
Chère  amie,  n'ébranlez  point  des  résoliiuoiis  dmii  dépend  le  repos  de 

mes  jouis;  ne  cherchez  point  à  me  tiicr  de  raii(Miiii>-e il  où  je  suis 

tombé,  de  peur  (pi'avec  le  sentiment  de  mon  existem  e  je  ne  repreune 
celui  de  mes  maux,  et  qu'un  état  violent  ne  rouvre  toules  mes  blessu- 
res. Depuis  mon  retour,  j'ai  senti,  sans  m'en  alarmer,  l'intérêt  plus  vif 
que  je  prenais  à  votre  amie  ;  car  je  savais  bien  que  l'état  de  mou  cœur 
ne  lui  permettrait  jamais  d'aller  trop  loin  ;  ei,  voyant  ce  nouveau  goût 
ajouter  à  rattachement  déjà  si  tendre  que  j'eus  pour  elle  dans  tous  les 
temps,  je  me  suis  félicité  d'une  émotion  ipii  in'aidail  à  prendre  le  cliaiige 
et  me  l.iisaii  supporter  votre  image  avec  moins  de  peine.  Celte  émotion 
a  qiielipie  c  ho^e  des  douceurs  di;  l'amour  et  n'en  a  pas  les  tourments. 
Le  plaisir  de  la  voir  n'est  point  troublé  par  le  désir  de  la  posséder;  con- 
tent de  passer  ma  vie  entière  comme  j'ai  passé  cet  hiver,  je  trouve  en-- 
tre  vous  deux  cette  situalion  paisible  et  douce  qui  teuipère  l'austérité 
de  la  vertu  cl  rend  ses  leions  aimables.  Si  (pielque  vain  transport  ra'a- 
gile  un  iiiomenl,  loiit  le  repi  ime  et  le  liiit  taire  :  j'en  ai  trop  vaincu  de 
plus  dangereux  pour  ipi'd  m  en  reste  aucun  à  craindre.  J'honore  votre 
amie  comme  je  laime,  et  c  est  tout  dire.  Quand  je  ne  songerais  qu'à 
mon  intérêt,  tous  les  droits  de  la  tendre  amitié'  me  sont  lr<q»  chers  au- 
près d'elle  pour  que  je  m'expose  à  les  perdre  en  cberebant  à  les  éten- 
dre ;  et  je  n'ai  pas  même  eu  besoin  de  songer  au  respect  qiie  je  lui 
dois  pour  ne  jamais  lui  dire  un  seul  mot  dans  le  tête--à-téte  qu'elle  eût 
besoin  d'inierpréler  ou  de  ne  pas  entendre.  Que  si  jient-être  elle  a 
trouvé  (pielqnefiùs  nu  peu  trop  d'empressement  dans  mes  manières, 
sûrement  elle  n'a  point  vu  dans  mon  co'iir  la  volonté  de  le  témoigner. 
Tel  que  je  fus  six  mois  auprès  d'elle,  tel  je  serai  toute  ma  vie.  Je  ne 
connais  rien  après  vous  de  si  parfait  qu'elle  ;  mais  (ùl-e\\ç  plus  parfaiie 
que  vous  encore,  je  sens  qu'il  faudrait  n'avoir  jamais  élé  voire  aman! 
pour  pouvoir  devenir  le  sien. 

Avant  d'achever  cette  lettre,  il  faut  vous  dire  ce  que  je  pense  de  la 
votre.  J'y  trouve  avec  toute  la  prudence  de  la  vertu  les  scrupules  d'une 
àme  craintive  ipii  se  l'ail  un  ilevoir  de  s'épouvanter,  et  croit  qu'il  faut 
tout  craindre  |)our  se  garantir  de  tout.  Cette  extrême  timidité  a  son 
danger  ainsi  (pi'uue  contiance  excessive.  En  n(His  monlrant  s;his  cesse 
des  monstres  on  il  u'v  en  a  point,  elle  nous  épuise  à  rombatlre  des  chi- 
mères ;  et,  à  force  dé  nous  effaroucher  sans  sujet.  ell«>  nous  tient  moins 
en  "arde  contre  les  périls  véritables,  ei  nous  les  laisse  moins  discerner. 
UeHsez  quclquifois  la  leiire  (^ne  mihud  Edouard  vous  écrivit  l'année  der- 
nière au  sujet  de  votre  mari:  vous  y  Irouveivï  de  bons  avis  à  votre 
usa^e  à  plus  d'un  égard.  Je  ue  blâme  point  votre  dévotion  ;  elle  est  lou-; 
chaule,  aimable  cT  douce  comme  v(»us  ;  elle  doit  plaire  à  voire  mari 
même.  Mais  prenez  garde  qu'à  forec  de  vous  rendre  limide  et  pré- 
vovanle  elle  ne  vous  mène  au  quiétisme  par  nue  roule  opposée,  et  que, 
voiis  mouiranl  parioni  du  risque  à  courir,  elle  ne  vous  einiKche  euliu 
d'acquiescer  à  rien.  Chère  amie,  ne  savez-vous  pas  que  la  vert»  est  uo 


444 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


ùtat  He  guerre,  et  que  pour  y  vivre  ou  a  toiijnnis  quelque  couibat  à 
rendre  coulre  soi?  Occupons-nous  moins  des  daugi  rs  ([iie  de  nous,  a(in 
de  tenir  notre  àme  prête  à  tout  événenieiit.  Si  cherclierles  occasions 
c'est  mériter  d'y  succomber,  les  fuir  avec  trop  de  soin  c'est  souvent 
nous  refuser  à  de  grands  devoirs,  et  il  n'est  pas  bon  de  songer  sans 
cesse  aux  tentations,  même  pour  les  éviter.  On  ne  me  verra  jamais 
recbercber  des  moments  dangereux  ni  des  lète-à-tête  avec  des  femmes; 
mais  dans  qnfli|ui'  situation  que  me  place  désormais  la  Providence, 
j'ai  pour  sincir  ilc  nmi  les  huit  mois  que  j'ai  passés  à  Clarens,  et  ne 
crains  plus  (pie  pcr^oinie  ni'ôte  le  prix  que  vous  m'avez  fait  mériter. 
Je  ne  serai  pas  plus  faible  que  je  n'ai  été  ;  je  n'aurai  pas  de  plus  i;ran(is 
combats  à  rendre.  J'ai  senti  l'amertume  des  remords  ;  j'ai  goùie  lis 
douceurs  de  la  victoire.  Après  de  telles  comparaisons,  on  n'hesiie  plus 
sur  le  choix  ;  tout,  juscju'à  mes  fautes  passées,  m'est  garant  de  l'avenir. 

Sans  vouloir  entrer  avec  vous  dans  de  nouvelles  discussions  sur 
l'ordre  de  l'univers  et  sur  la  direction  des  êtres  qui  le  composent,  je 
me  contenterai  de  vous  dire  que,  sur  des  questions  si  fort  au-dessus 
de  l'homme,  il  ne  peut  juger  des  choses  qu'il  ne  voit  pas  que  par  in- 
duction sur  celles  qu'il  voit,  et  que  toutes  les  analogies  sont  pour  ces 
lois  générales  que  vous  semblez  rejeter.  La  raison  même,  et  les  plus 
saines  idées  que  nous 
pouvons  nous  former  de 
l'Etre  suprême,  sont  très- 
favorables  à'  cette  opi- 
nion ;  car,  bien  que  sa 
puissance  n'ait  pas  be- 
soin de  méthode  pour 
abréger  le  travail,  il  est 
digne  de  sa  sagesse  de 
préférer  pourtant  les 
voies  les  plus  simples, 
afin  qu'il  n'y  ait  rien 
d'inutile  dans  les  moyens 
non  plus  que  dans  les 
effets.  En  créant  l'honi-. 
me.  il  l'a  doué  de  toutes 
les  facultés  nécessaires 
pour  accomplir  ce  qu'il 
exigeait  de  lui;  et,  quand 
nous  lui  dciiiMiiddiis  le 
pouvoir  de  bien  faire, 
nous  ne  lui  demandons 
rienqu'il  ne  nous  ait  déjà 
donné.  Il  nous  a  donné 
la  raison  pour  connaître 
ce  qui  est  bien,  la  con- 
science pour  l'aimer,  et 
la  liberté  pour  le  choisir, 
d'est  dans  ces  dons  su- 
blimes que  consiste  la 
grâce  divine;  et,  comme 
nous  les  avons  tous  re- 
çus, nous  en  sommes 
tous  comptables. 

j'entends  beaucoup 
raisonner  contre  la  li- 
berté de  l'homme,  et  je 
méprise  tous  ces  sophis- 
mes,  parce  qu'un  rai- 
sonneur a  beau  me  prou- 
ver que  je  ne  suis  pas 
libre,  le  sentiment  inté- 
rieur, plus  fort  que  tous 
ces  arguments,  les  dé- 
-mentsans  cesse;  et,  quel- 
que parti  que  je  prenne, 
dans  quelque  délibéra- 
tion que  ce  soit,  je  sens 
parfaitement  qu'il  ne 
lient  qu'à  moi  de  prendre 
le  parti  contraire.  Toutes 
ces  subtilités  de  l'école 
sont  vaines  précisément  parce  qu'elles  prouvent  trop,  qu'elles  combat- 
tent tout  aussi  bien  la  vérité  que  le  mensonge,  et  que,  soit  que  la  li- 
berté existe  ou  non,  elles  peuvent  servir  également  à  prouver  qu'elle 
n'existe  pas.  A  entendre  ces  gens-là,  Dieu  même  ne  serait  pas  libre,  et 
ce  mol  de  liberté  n'aurait  aucun  sens.  Ils  triomphent,  non  d'avoir  ré- 
solu la  question,  mais  d'avoir  mis  à  sa  place  une  chimère.  Ils  commen- 
cent par  supposer  que  tout  être  inlclligfiit  esl  luiieiiient  passif,  el  puis 

ils  déduisent  de  cette  supposition  do  ciuiscipiiiiri^  | r  piouver  qu'il 

n'est  pas  aciif.  La  comiiiode  metliode  (piiU  mil  Iioiivim;  la  I  S'ils  accu- 
sent leurs  adversaires  de  raisonner  de  iiiriiic,  '\\>  mil  im  i  >imis  ne  nous 
supposons  point  actifs  et  libres,  nous  senlmis  qur  ii(iii>  U-  SDiiinies.  (i'est 
à  eux  de  prouver  non-seulement  que  ce  scnliiiiiiit  |ioiirrait  nous  trom- 
per, mais  qu'il  nous  trompe  en  effet.  L'évêque  de  Cloyne  a  déniuniré 


i.iiul-l'icux  lwis,iiit  la  main  de  Cluirc 


que,  sans  rien  changer  aux  apparences,  la  matière  el  les  corps  pour- 
raient ne  pas  exister  ;  est-ce  assez  pour  affirmer  qu'ils  n'existent  pas? 
En  tout  ceci,  la  seule  apparence  coûte  plus  que  la  réalité:  je  m'en 
tiens  à  ce  qui  est  plus  simple. 

Je  ne  crois  donc  pas  qu'après  avoir  pourvu  de  toute  manière  aux 
besoins  de  l'homme,  Dieu  accorde  à  l'un  plutôt  qu'à  l'autre  des  secours 
extraordinaires,  dont  celui  qui  abuse  des  secours  communs  à  tous  est 
indigne,  el  dont  celui  qui  en  use  bien  n'a  pas  besoin.  Cette  acception 
de  personnes  est  injurieuse  à  la  justice  divine.  Quand  cette  dure  et 
décourageante  doctrine  se  déduirait  de  l'Ecriture  même,  mon  premier 
devoir  n'esl-il  pas  d'honorer  Dieu  ?  Quelque  respect  que  je  doive  au 
texte  sacre,  j'en  dciis  plus  encore  à  son  auteur;  et  j'aimerais  mieux 
croire  la  llibie  lalNiliee  ou  inintelligible  que  Dieu  injuste  ou  malfaisant. 
Saint  Paul  ne  veut  pas  que  le  vase  dise  au  potier,  Pourquoi  m'as-tu  fait 
ainsi'.'  Cela  est  fort  bien  si  le  potier  n'exige  du  vase  que  des  services 
qu'il  l'a  mis  en  état  de  lui  rendre  ;  mais  s'il  s'en  prenait  au  vase  de 
n'être  pas  propre  à  un  usage  pour  lequel  il  ne  l'aurait  pas  fait,  le  vase 
aurait-il  tort  de  lui  dire.  Pourquoi  m'as-lu  fait  ainsi  ? 

S'ensuil-il  de  là  que  la  prière  soit  inutile?  A  Dieu  ne  plaise  que  je 
m'ôle  cette  ressource  contre  mes  faiblesses  !  Tous  les  actes  de  l'enten- 
dement qui  nous  élèvent 
à  Dieu  nous  portent  au- 
dessus  de  nous-mêmes  ; 
en  implorant  son  se- 
cours, nous  apprenons 
à  le  trouver.  Ce  n'est 
pas  lui  qui  nous  change, 
c'est  nous  qui  nous 
changeons  en  nous  éle- 
vant à  lui.  Tout  ce  qu'on 
lui  demande  comme  il 
faut,  on  se  le  donne  ;  et, 
comme  vous  l'avez  dit, 
ou  augmente  sa  force  en 
reconnaissant  sa  faibles- 
se. Mais,  si  l'on  abuse 
de  l'oraison  et  qu'on 
devienne  mystique,  on 
se  perd  à  force  de  s'é- 
lever ;  en  cherchant  la 
grâce,  on  renonce  à  la 
raison;  pour  obtenir  un 
don  du  ciel,  on  en  foule 
aux  pieds  un  autre  ;  en 
s'obstinant  à  vouloir 
qu'il  nous  éclaire,  on 
s'ùte  les  lumières  qu'il 
nous  a  données.  Qui  som- 
mes-nous pour  vouloir 
forcer  Dieu  de  faire  un 
miracle'.' 

Vous  le  savez,  il  n'y  a 
rien  de  bien  qui  n'ait 
un  excès  blâmable,  mê- 
me la  dévotion  qui  tour- 
ne en  délire.  La  vôtre 
est  trop  pure  pour  ar- 
river jamais  à  ce  point; 
mais  l'excès  qui  pro- 
duit l'égarement  coin- 
uieuce  avant  lui,  et  c'est 
de  ce  premier  terme 
ipie  vous  avez  à  vous 
(iélier.  Je  vous  ai  sou- 
vent entendue  blâmer 
les  extases  des  ascéti- 
ques; savez-vous  com- 
ment elles  viennent?  en 
prolongeant  le  temps 
(ju'on  donne  à  la  prière 
plus  que  ne  le  permet  la 
faiblesse  humaine.  Alors 
l'esprit  s'épuise  ,  l'imagination  s'allume  et  donne  des  visions;  on  de- 
vient inspiré,  prophète,  el  il  n'y  a  plus  ni  sens  ni  génie  qui  garantisse 
du  fanatisme.  Vous  vous  enfermez  fréquemment  dans  votre  cabinet, 
vous  vous  recueillez,  vous  priez  sans  cesse  ;  vous  ne  voyez  pas  encore 
les  piétisics,  mais  vous  lisez  leurs  livres.  Je  n'ai  jamais  blâmé  votre 
goût  pour  les  écrits  du  bon  Fénélon;  mais  que  faites-vous  de  ceux  de 
sa  disciple  ?  Vous  lisez  Murait;  je  le  lis  aussi  ;  mais  je  choisis  ses  let- 
tres, et  vous  choisissez  son  instinct  divin.  Voyez  comment  il  a  fini,  dé- 
plorez les  égarements  de  cet  homme  sage ,  el  songez  à  vous.  Femme 
pieuse  et  chrétienne,  allez-vous  n'être  plus  qu'une  dévote? 

Chère  et  respectable  amie,  je  reçois  vos  avis  avec  la  docilité  d'un 
enfant,  et  vous  donne  les  miens  avec  le  zèle  d'un  père.  Depuis  que  la 
vertu,  loin  de  rompre  nos  liens,  les  a  rendus  indissolubles,  ses  devoirs 


LA  NOUVELLE  HÉLOTSE. 


143 


se  confondent  avec  les  droits  de  l'amitié.  Les  mêmes  leçons  nous  con- 
viennent, le  même  intérêt  nous  conduit.  .Jamais  nos  cœurs  ne  se  par- 
lent, jamais  nos  yeux  ne  se  rencontrent,  sans  oflrirà  tous  deux  un  objet 
d'honneur  et  de  gloire  qui  nous  élève  conjointement  ;  et  la  perfection 
de  chacun  de  nous  importera  toujours  à  l'autre.  Mais  si  les  délibéra- 
tions sont  commîmes,  la  décision  ne  l'est  pas  ;  elle  appartient  à  vous 
seule.  0  vous  qui  fîtes  toujours  mon  sort,  ne  cessez  point  d'en  être 
l'arbitre;  pesez  mes  réflexions,  prononce/.;  quoi  que  vous  ordonniez 
de  moi,  je  me  soumets;  je  serai  digne  au  moins  que  vous  ne  cessiez 
pas  de  me  conduire.  Dussé-je  ne  vous  plus  revoir,  vous  me  serez  tou- 
jours présente ,  vous  présiderez  toujours  à  mes  actions  ;  dussiez-vous 
ni'ôter  l'honneur  d'élever  vos  enfants,  vous  ne  m'ôtcrez  point  les  vertus 
que  je  tiens  de  vous  ;  ce  sont  les  enfants  de  votre  âme,  la  mienne  les 
adopte,  et  rien  ne  les  lui  peut  ravir. 

Parlez-moi  sans  détour,  Julie.  A  présent  que  je  vous  ai  bien  expliqué 
ce  que  je  sens  et  ce  que  je  pense,  dites-moi  ce  qu'il  faut  que  je  fasse. 
Vous  savez  à  quel  point  mon  sort  est  lié  à  celui  de  mon  illustre  ami.  Je 
ne  l'ai  point  consulté  dans  cette  occasion ,  je  ne  lui  ai  montré  ni  cette 
lettre  ni  la  vfttre.  S'il  apprend  que  vous  désapprouviez  son  projet,  ou 
plutôt  celui  de  votre  époux,  il  le  désapprouvera  lui-même;  etje  suis  bien 
éloigne  d'en  vouloir 
tirer  une  objection  contrt! 
vos  scrupules;  il  con- 
vient seulement  qu'il  les 
ignore  jusqu'à  votre  en- 
tière décision.  En  atten- 
dant, je  trouverai,  pour 
différer  notre  départ , 
des  prétextes  qui  pour- 
ront le  surprendre,  mais 
auxquels  il  acquiescera 
sûrement.  Pour  moi,  j'ai- 
me mieux  ne  vous  plus 
voir  que  de  vous  revoir 
pour  vous  dire  un  nou- 
vel adieu.  Apprendre  à 
vivre  chez  vous  en  étran- 
ger est  une  humiliation 
que  je  n'ai  pas  méritée. 


LETTRE   Vlll. 


DE  MADAME  DE  WOIMAR 
A  SAINT-PBEDX. 


né  bien  !  ne  voilà-t-il 
pas  encore  votre  imagi- 
nation effarouchée?  et 
sur  quoi,  je  vous  prie? 
sur  les  plus  vrais  témoi- 
gnages d'estime  et  d'a- 
mitié que  vous  ayez  ja- 
mais reçus  de  moi  ;  sur 
les  paisibles  réilexions 
que  le  soin  de  votre  vrai 
bonheur  m'inspire;  sur 
la  proposition  la  plus 
obligeante,  la  plus  avan- 
tageuse, la  plus  hono- 
rable qui  vous  ait  jamais 
été  faite  ;  sur  l'empres- 
sement ,  indiscret  peut- 
être,  de  vous  unir  à  ma 
famille  par  des  noMids  in- 
dissolubles ;  sur  le  désir 
de  faire  mon  allié,  mon 
parent,  d'un  ingrat  qui 
croit  et  feint  de  croire 
f|ue  je  ne  veux  plus  de 

lui  pour  ami.  Pour  vous  tirer  de  l'inquiétude  où  vous  paraissez  être,  il 
ne  lallait  que  prendre  ce  que  je  vous  écris  dans  son  sens  le  plus  na- 
turel. Mais  il  y  a  longtemps  que  vous  aimez  à  vous  tourmenter  par  vos 
mjuslices.  Votre  lettre  est,  touimo  votre  vie,  sublime  et  rampaulc , 
pleine  de  force  et  de  puérilité.  Mou  clier  philosophe  ,  ne  cesserez-vous 
jamais  d'être  enfant? 

Où  avez-vous  donc  pris  que  je  songeasse  à  vous  imposer  dos  lois,  à 
rompre  avec  vous,  et,  pour  me  servir  de  vos  termes,  à  vous  renvovor 
au  bout  du  monde?  De  bonne  foi,  trouvez-vous  là  l'esprit  de  ma  lettre? 
lout  au  contraire  :  en  jouissant  d'avance  du  plaisir  de  vivre  avec  vous, 
j  ai  (Tamt  les  inconvénients  qui  pouvaient  le  troubler  ;  je  me  suis  occu- 
pée dos  moyens  de  prévenir  ces  inconvénients  d'mic  manière  agréable 


Cliuli'  (le  l'enfant  ,1  l'onii.  —  i.et.  x. 


et  douce,  en  vous  faisant  un  sort  digne  de  votre  mérite  et  de  mon  at- 
tachement pour  vous.  Voilà  tout  mon  crime  :  il  n'y  av;iit  pas  là,  ce  me 
semble,  de  quoi  vous  alarmer  si  fort. 

Vous  avez  tort,  mon  ami;  car  vous  n'ignorez  pas  combien  vous 
m'êtes  cher  ;  mais  vous  aimez  à  vous  le  faire  redire  :  et  comme  je 
n'aime  guère  moins  à  le  répéter,  il  vous  est  aisé  d'obtenir  ce  que  vous 
vonlc/,  siiiis  (|ue  la  plainte  et  l'humeur  s'en  mêlent. 

.Soyiz  donc  bien  sûr  que  si  voire  séjour  ici  vous  est  agréable,  il  me 
l'est  tout  autant  qu'à  vous,  et  qu<-,  de  tout  ce  que  .M.  de  Wolrnar  a  fait 
pour  moi,  rien  ne  m'est  plus  sensible  que  le  soin  qu'il  a  pris  de  vous 
appeler  dans  sa  maison,  et  de  vous  mctlre  en  état  d'y  rester.  J'en  con- 
viens avec  plaisir,  nous  soiiuihs  iiiilcs  l'un  à  l'autre.  Plus  propres  à  re- 
cevoir de  bons  avis  qu'à  les  incinlic  de  nous-mêmes,  nous  avons  tons 
deux  besoin  de  guides.  Et  qui  >aiii;i  mieux  ce  qui  convient  à  l'un,  que 
l'autre  qui  le  connaît  si  bien  ?  (Jui  sentira  mieux  le  danger  de  s'égarer 
par  tout  ce  que  coûte  un  retour  pénible?  (Jui^l  objet  peut  mieux  nous 
rappeler  ce  danger?  Devant  qui  rougirions-nous  autant  d'avilir  un  si 
grand  sacrifice?  Après  avoir  rompu  de  tels  liens,  ne  devons-nous  pas  à 
leur  mémoire  de  ne  rien  faire  d'indigne  du  motif  qui  nous  les  lit  rom- 
pre? Oui,  c'est  une  fidélité  que  je  veux  vous  garder  toujours  de  vous 

prendre  à  témoin  de  tou- 
tes les  actions  de  ma 
vie,  et  de  vous  dire,  à 
chaque  sentiment  qui 
m'anime,  voilà  ce  que 
je  vous  ai  préféré.  Ah! 
mon  ami,  je  sais  rendre 
honneur  à  ce  que  mon 
cœur  a  si  bien  senti.  Je 
puis  être  faible  devant 
toute  la  terre,  mais  je 
réponds  de  moi  devant 
vous. 

C'est  dans  celte  délica- 
tesse qui  sunit  toujours 
au  vériiable  amour,  plu- 
lot  que  dans  les  subtiles 
ili>iiii(iions  de  M.  de 
Wolinar,  (|ii'il  faut  cher- 
cher la  raison  de  celle 
élévation  d'âme  et  de 
celte  force  intérieure 
que  nous  éprouvons  l'un 
près  de  l'autre,  et  que 
je  crois  sentir  comme 
vous.  Celle  explication 
ilu  moins  est  plus  natu- 
lelle,  plus  honorable  à 
nos  cœurs  que  la  sienne, 
et  vaut  mieux  pour  s'en- 
courager à  bien  faire, 
ce'qni  suflit  pour  la  pré- 
férer. Ainsi  croyez  que, 
loin  d'être  dans  la  dispo- 
sition bizarre  où  vous 
me  supposez .  celle  où 
je  suis  est  direcicment 
contraire;  que  s'il  fallait 
renoncer  au  projet  de 
nous  réunir,  je  regar- 
derais ce  cbaugeniont 
comme  un  grand  mal- 
heur pour  vous,  pour 
moi,  pour  mes  enfanls. 
et  pour  mon  mari  même, 
qui.  vous  le  savez,  entre 
pour  beaucoup  dans  les 
raisons  que  j'ai  de  vous 
désirer  ici.  Mais,  pour 
ne  parler  que  de  mon 
incliualion  particulière, 
souvenez -vous  du  mo- 
ment de  voire  arrivée  : 
marquai-je  moins  de  joie  à  vous  voir  que  vous  n'eu  eûtes  en  m'.ibor- 
daul?  Vous  a-t-il  paru  que  voire  séjour  à  Clarens  me  fût  ennuyeux  ou 
pénible?  Avez-vous  jugé  que  je  vous  eu  visse  partir  avec  plaisir?  Faut- 
il  aller  jusqu'au  bout  et  vous  parler  avec  ma  franchise  ordinaire?  Je 
vous  avouerai  sans  délour  que  les  six  derniers  mois  que  nous  avons 
passés  ensemble  ont  été  le  temps  le  plus  doux  de  ma  vie.  et  que  j'ai 
^oûié  dans  ce  court  espace  tous  les  biens  dont  ma  sensibilité  m'ait 
louriii  l'idée. 

Je  n'oublierai  jamais  un  jour  de  col  hiver  où.  après  avoir  fait  en  com- 
mun la  lecliire  de  vos  vovages  cl  celle  des  aventures  de  voire  ami, 
nous  soupàmes  dans  la  salle  d'Apollon,  et  où.  songeant  à  la  félicité  que 
Dieu  m'ciivoyail   en  ce  monde,  j.-  vis  aiiloiir  île  moi  mou  père,  mon 

07 


146 


LA  NOUVELLE  IIÉLOLSE. 


mari,  mes  enfanls,  ma  cousine,  miloid  Edouard,  vous,  sans  compter  la 
Faiiclion,  qui  ne  gàlait  rien  au  t;djleau,  cl  luul  cela  rassemblé  pour 
l'iieureusc  Julie.  Je  me  disais  :  Celle  petite  cliambre  coniienl  tout  ce 
<iui  est  cher  à  mon  cœur,  et  peut-èire  tout  ce  (pi'il  y  a  de  meilleur  sur 
la  terre  ;  je  suis  envirounée  de  lout  ce  qui  m'intéresse  ;  tout  l'univers 
est  ICI  pour  moi  :  je  jouis  à  la  fois  de  ratlachemcut  que  j'ai  pour  mes 
anus,  de  celui  (]uils  me  rendonl,  de  celui  qu'ils  out  l'un  pour  l'autre- 
leur  bienvcilliiiK  (■  uiiiiinlle  ou  vient  de  moi  ou  s'y  rapporte;  je  ne  vois 
rien  qui  néiciide  muii  être,  et  rien  qui  le  divise;  il  est  dans  tout  ce  qui 
m  environne ,  il  n'en  reste  aucune  portion  loin  de  moi  ;  mon  ima"ina- 
lion  n'a  plus  rien  à  faire,  je  n'ai  rien  à  désirer;  sentir  et  jouir  sont 
pour  moi  la  même  chose,  je  vis  ;\  la  fois  dans  tout  ce  que  j'aime,  ie  me 
rassasie  de  bonheur  et  de  vie.  0  mort  !  viens  quand  tu  voudras  je  ne 
te  crains  plus,  j'ai  vécu,  je  t'ai  prévenue  ;  je  n'ai  plus  de  nouveaux  sen- 
timents a  connaître,  tn  n'as  plus  rien  à  me  dérober. 

Plus  j'ai  senti  le  plaisir  de  vivre  avec  vous,  plus  il  m'était  doux  d'v 
compter,  et  plus  aussi  tout  ce  qui  pouvait  troubler  ce  plaisir  m'a  donne 
«I  inquiétude  Laissons  un  moment  :vpart  cette  morale  craintive  et  celle 
prétendue  dévotion  que  vous  me  reprochez;  convenezdu  moins  que 
tout  le  charme  de  la  société  qui  régnait  entre  nous  est  dans  celle  ou- 
verture de  cœur  qui  met  en  commun  tous  les  scniiniiuis  toutes  les 
pensées,  et  qui  fait  que  chacun,  se  sentant  tel  «pi  il  doii  être,  se  montre 
a  tous  tel  qu'il  est.  Suppose/,  un  moment  quelque  intrigue  secrète 
quelque  luisiMi  qu'il  faille  cMclier,  quelque  raison  de  réserve  et  de  mvs- 


1ère 
l'un 


ijhi:iiii  lout  le  plaisir  de  se  voir  s'évanouit,  on  est  contra'int 
m  auire  on  cherche  a  se  dérober  ;  quand  on  se  rassemble  on 
voiidrail  seluir  :  la  circonspection,  la  bienséance,  amènent  la  défiance 
Cl  le  degoul.  Le  moyen  d'aimer  longtemps  ceux  qu'on  craint  '  On  se 
devient  nupoiiun  l'un  a  I  autre. . .  Julie  importune  !  importune  à  son  ami' 
Non,  non  ;  cela  ne  saurait  être;  on  n'a  jamais  de  maux  à  craindre  nue 
ceux  qu  on  peut  supporter.  ' 

En  vous  expos;int  naïvement  mes  scrupules,  je  n'ai  point  oivleudu 
changer  vos  résolutions,  mais  les  éclairer,  de  peur  que,  preuani  un 
parti  dont  vous  n  auriez  pas  prévu  toutes  les  suites,  vous  n'eussiiv 
peiil-etre  a  vous  en  repentir  quand  vous  n'oseriez  plus  vous  en  de(hre 
A  1  égard  des  craintes  que  M.  de  Wolmar  n'a  pas  eues,  ce  n'c^t  n,s  ^ 
lui  de  les  avoir,  c  est  à  vous  :  nul  n'est  juge  du  danger  qui  vient  de 
vous  que  vous-même,  lîelléchissez-v  bien,  puis  diies-inoi  qu'il  n'existe 
pas,  et  je  n  y  pense  plus  ;  car  je  eouiiais  votre  droiture,  et  ce  n'est  pas 
tle  vos  lulentions  que  je  m.'  délie.  .Si  votre  cœur  est  capable  d'une  faute 
imprévue,  Ires-surement  le  mal  preiucdile  n'en  approcha  jamais  C'est 
ce  (pu  distingue  l'homme  fragile  du  mechaiii  liouime 

D'ailleurs,  quand  mes  objections  auraient  plus  de  solidité  nue  ie 
n  aune  a  le  croire,  pourquoi  mettre  d'abord  la  chose  au  pis  comme  vous 
Jaitcs?  Je  n  envisage  pmnt  les  précaulious  à  prendre  aussi  sévèrement 
que  vous,  b  agit-il  pour  cela  de  rompre  aussitôt  tous  vos  projets  et  de 
nous  luir  pour  toujours?  Non,  mon  aimable  ami,  de  si  tristes  ressources 
ne  sont  point  nécessaires.  Encore  enfant  par  la  tête,  vous  êtes  déi.î 
vieux  par  le  cœur.  Les  grandes  passions  usées  dégoûtent  des  autres  ■  la 
paix  de  lame  qui  leurs^iccede  est  le  seul  sentiment  qui  s'accroît  ôar 
la  jouissance.  In  cœur  sensible  craint  le  repos,  qu'il  ne  connaît  ir  s  ■ 
qu  il  le  sente  une  fois,  il  ne  voudra  plus  le  perdre.  En  comparant  deux 
étals  SI  contraires,  on  apprend  .i  préférer  le  meilleur  ;  mais,  iwur  les 
comparer,  il  les  faut  connaître.  Pour  moi,  je  vois  le  moment  de  votre 
sureie  plus  près  peul-êtrc  ipie  vous  ne  le  voyez  vous-même.  Vous  avez 
trop  senti  pour  sentir  imi^iemps  ;  vous  avez  trop  aimé  pour  ne  pas  de- 
venir iiidillerent  :  on  ne  ralluiiie  plus  la  cendre  qui  sort  de  la  fournaise 
mais  11  faut  attendre  que  tout  soit  consumé.  Encore  quelques  années  d'at- 
lention  sur  vous-même,  et  vous  n'avez  plus  de  risque  a  courir 

Le  sort  que  je  voulais  vous  faire  eût  anéanti  ce  risque  ;  mais  indé- 
pendamment de  celte  considération,  ce  sort  était  assez  doux  pour  de- 
voir être  envie  pour  lui-même;  et  si  votre  délicatesse  vous  empêche 
doser  y  prétendre,  je  n'ai  pas  besoin  que  vous  me  disiez  ce  qu'une 
telle  retenue  a  pu  vous  coûter;  mais  j'ai  peur  qu'il  ne  se  mêle  à  vos 
raisons  des  prétextes  plus  spécieux  que  solides;  j'ai  peur  qu'en  vous 
piquant  de  tenir  dos  engagements  dont  tout  vous  dispense  et  nui  n'in- 
téressent plus  personne,  vous  ne  vous  fassiez  une.faussc  vertu  de  ie  ne 
sais  quelle  vaine  constance  plus  à  blâmer  qu'à  louer,  et  désormais  tout 
d  lait  déplacée.  Je  vous  I  ai  deja  dit  autrefois,  c'est  un  second  crime  de 
tenir  un  serment  criminel  :  si  le  votre  ne  l'était  pas,  il  l'csl  devenu 
eu",v.n  "'r'^  ^T  '■='.""''''='■■  ^''  P''0'>"'sse  qu'il  faut  tenir  sans  cessé 
esl  celle  d  être  bonnele  homme  et  toujours  ferme  dans  son  devoir  ; 

fi  e   1  L:'""';  '■  '  ',"^''  i''  "  '■''  >*"*  '^'«^'■''■^'^'  '■''^*'  constance.  Vous 
nies  bien  |.em-elre  alors  de  promettre  ce  que  vous  feriez  mal  anjour- 

21^!^^^!^^;::^::'"'  '"  '""^'^  "'  '''"'  '^  ^'"'^  ^•---'i^.  vous 

nn"n*!irLL''!I!!!i:!".l^f  "Ç':'.^^''"*'''l'''^9'*jection  solide,  c'est  ce  que 


UMir  et  le  depar,  dé  ma  lettre,  ay:ûu  ^u  ....^l^;^;u^n^^uous 

â^'^^;'i""ri;:;:  '::!:?='r'..:i"i!»:-  «  p»-  «'  éloignée,  que! 


maigre  tout  le  penchant  qn( 


„..'i       /•  n..     I ---■■-    i—   .1^  1.11  lomiuc»  pour  vous, 
qu  il  ne  fallut  user  de  plus  d'au.orile  qu'il  iic  nie  convient 


lui  connais  pour  vous,  je  craindrais 


sa  répugnance,  même  en  votre  faveur;  car  il  est  un  point  où  l'empire 
de  l'amitié  doit  respecter  celui  des  inclinations  et  les  principes  que 
chacun  se  fait  sur  des  devoirs  arbitraires  en  eux-mêmes,  mais  relatifs 
à  l'état  du  cœur  qui  se  les  impose. 

Je  vous  avoue  pourtant  que  je  tiens  encore  à  mon  projet.  Il  nous 
convient  si  bien  à  tous,  il  vous  tirerait  si  hmioralilcmcnt  de  l'état  pré- 
caire où  vous  vivez  dans  le  monde,  il  confondi  ail  iclli^iuriit  nos  iiiicrêts, 
il  nous  ferait  un  devoir  si  naturel  de  celte  aniiiic  qui  nous  est  >i  douce, 
que  je  n'y  puis  renoncer  tout  à  lait.  Non,  mon  ami;  vous  ne  m'appar- 
lieudrez  jamais  de  trop  près  ;  ce  n'est  pas  même  assez  que  vous  soyez 
mon  cousin  ;  ah  !  je  voudrais  que  vous  fussiez  mon  frère. 

(Juoi  qu'il  en  soit  de  toutes  ces  idées,  rendez  plus  de  justice  à  mes 
sentiments  pour  vous  ;  jouissez  sans  réserve  de  mon  amitié,  de  ma  con- 
fiance, de  mon  estime  ;  souvenez-vous  que  je  n'ai  plus  rien  à  vous  pres- 
crire, et  que  je  ne  crois  point  en  avoir  besoin.  Ne  m'ôtez  pas  le  droit 
de  vous  donner  des  conseils,  mais  n'imaginez  jamais  que  j'en  fasse  des 
ordres.  Si  vous  sentez  pouvoir  habiter  Clarens  sans  danger,  venez-y, 
demeurez-y  ;  j'en  serai  charmée.  Si  vous  croyez  devoir  donner  encore 
quelques  années  d'absence  aux  restes  toujours  suspects  d'une  jeunesse 
impétueuse,  écrivez-moi  souvent,  venez  nous  voir  quand  vous  voudrez, 
entretenons  la  correspondance  la  plus  intime.  Quelle  peine  n'est  pas 
adoucie  par  cette  consolation?  quel  éloigncinent  ne  supportc-t-on  pas 
par  Pespoir  de  finir  ses  jours  ensemble'/ Je  ferai  plus;  je  suis  prêle  .à 
vous  confier  un  de  mes  enfants;  je  le  croirai  mieux  dans  vos  m.iiiis  ipie 
dans  les  miennes  :  quand  vous  me  le  ramènerez,  je  ne  sais  diii(uel  des 
deux  le  retour  me  touchera  le  plus.  Si  tout  à  fait  devenu  raison- 
nable vous  bannissez  enfin  vos  chimères  et  voulez  mériter  ma  cou- 
sine, venez,  aimez -la,  servez-la,  achevez  de  lui  plaire.  En  vérité,  je 
crois  que  vous  avez  déjà  commencé  :  triomphez  de  son  cœur  cl  des 
obstacles  qu'il  vous  oppose,  je  vous  aiderai  de  tout  mon  pouvoir;  faites 
enfin  le  bonheur  l'un  de  l'autre,  et  rien  ne  manquera  plus  au  mien. 
Mais,  quelque  parti  que  vous  puissiez  prendre,  après  y  avoir  sérieuse- 
ment pensé,  prenez-le  en  toule  assurance,  et  n'outragez  plus  votre  amie 
en  l'accusant  de  se  défier  de  vous. 

A  force  de  songer  à  vous  je  m'oublie.  11  faut  pourtant  que  mon  tour 
vienne;  car  vous  faites  avec  vos  amis  dans  la  dispute  comme  avec  votre 
adversaire  aux  êclicrs.  vous  aUa(piez  en  vous  défendant.  Vous  vous  ex- 
cusez d'êtii|ihiloso|ilie  eu  nrarciisaiit  d'être  dévote  ;  c'est  comme  si 
j'avais  renonce  au  vin  liirsqu'il  vous  eut  enivré.  Je  suis  donc  dévote  à 
votre  compte,  ou  prête  à  le  devenir?  Soit;  les  dénominations  mépri- 
saules  changent-elles  la  nature  des  choses?  Si  la  dévotion  est  bonne, 
où  est  le  tort  d'en  avoir?  Mais  peut-être  ce  mot  est-il  trop  bas  pour 
vous.  La  dignité  philosophique  dédaigne  un  culte  vulgaire;  elle  veut 
servir  Dieu  plus  noblement  ;  elle  porte  jusqu'au  ciel  même  ses  préten- 
tions et  sa  fierté.  0  mes  pauvres  philosophes  !...  Revenons  à  moi. 

J'aimai  la  vertu  dès  mon  enfance,  et  cultivai  ma  raison  dans  tous  les 
temps.  Avec  du  sentiment  et  des  lumières,  j'ai  voulu  me  gouverner,  et 
je  me  suis  mal  conduite.  Avant  de  ni'ôter  le  guide  que  j'ai  choisi,  don- 
nez-m'en quelipie  autre  sur  lequel  je  puisse  coinpler.  Mon  bon  ami,  tou- 
jours de  l'orgueil,  quoi  ipi'on  fasse  I  c'est  lui  tpii  vous  élève,  et  c'est 
lui  qui  m'huinilie.  Je  crois  valoir  autant  qu'une  autre,  et  mille  autres 
ont  vécu  plus  sagement  que  moi  ;  elles  avaient  donc  des  ressources  que 
je  n'avais  pas.  Pourquoi,  me  sentant  bien  née,  ai-je  eu  besoin  de  ca- 
cher ma  vie?  Pourquoi  haissais-je  le  mal  que  j'ai  lait  malgré  moi?  Je 
ne  connaissais  que  ma  force,  elle  n'a  pu  me  suffire.  Toule  la  résistance 
qu'on  peut  tirer  de  soi,  je  crois  l'avoir  faite,  et  toutefois  j'ai  succombé. 
Comment  fout  celles  qui  résistent  ?  Elles  ont  un  meilleur  appui. 

Après  l'avoir  pris  à  leur  exemple,  j'ai  trouvé  dans  ce  choix  un  autre 
avantage  auquel  je  n'avais  pas  pensé.  Dans  le  règne  des  passions,  elles 
aident  à  su|iporter  les  tourments  qu'elles  donnent  ;  elles  tiennent  l'es- 
pérance à  colé  du  désir.  Tant  qu'on  désire  ou  peut  se  passer  d'être 
iienreux  ;  ou  s'attend  à  le  devenir.  Si  le  bonheur  ne  vient  point,  l'espoir 
se  prolonge,  et  le  charme  de  l'illusion  dure  autant  que  la  passion  qui 
le  cause.  Ainsi  cet  étal  se  suffit  à  hii-même,  et  l'inquiétude  qu'il  donne 
est  nue  sorte  de  jouissaiici:  ipii  supplée  à  la  réalité,  qui  vaut  mieux 
peut-être.  Malliciii  à  qui  n'a  plll^  rien  à  désirer!  il  perd  pour  ainsi  dire 
tout  ce  qu'il  possedr.  On  joiiii  iiioius  de  tout  ce  qu'on  obtient  que  de 
ce  qu'on  espère,  et  l'on  n'est  heureux  qu'avant  d'être  heureux.  En 
effet,  l'homme  avide  et  borné,  fait  pour  tout  vouloir  et  peu  obtenir, 
a  reçu  du  ciel  une  force  consolante  qui  rapproche  de  lui  tout  ce  qu'il 
désire,  qui  le  soumet  à  son  imagination,  qui  le  lui  rend  présent  et 
sensible,  qui  le  lui  livre  en  quelque  sorte,  et,  pour  lui  rendre  cette 
imaginaire  propriété  plus  douce ,  le  modifie  au  gré  de  sa  passion. 
Mais  tout  ce  prestige  disparaît  devant  l'objet  même  ;  rien  n'embellit 
plus  cet  objet  aux  yeux  du  possesseur;  on  ne  se  figure  point  ce 
qu'on  voit  ;  l'imagination  ne  pare  plus  rien  de  ce  qu'on  possède  ;  l'illu- 
sion cesse  où  commence  la  jouissance.  Le  pays  des  chimères  est  en  ce 
monde  le  seul  digue  d'êlre  habité  ;  et  tel  est  le  néant  des  choses  hu- 
maines, qu'hors  l'être  existant  par  lui-même,  il  n'y  a  rien  de  beau  que 
ce  qui  n'est  pas. 

Si  cet  effet  n'a  pas  toujours  lieu  sur  les  objets  particuliers  de  nos  pas- 
sions, il  est  infaillible  dans  le  scntimeiit  commun  qui  les  comprend  tou- 
tes. Vivre  sans  peine  n'est  pas  un  étal  d'homme  ;  vivre  ainsi  c'est  êtrr 


pour  vaincre    mort.  Celui  qui  pourrait  tout  sans  être  Dieu  serait  une  misérable  créa- 


hk*ioti\rii±  iiÉLoisÉ. 


iN 


hiic;  il  serjiii  prive  du  plaisir  «lé  désiter  ;  loiilc  aiilrC  privation  serait 

|iliiss(ip|ioil;>lilo. 

\  uilii  ce  i|iir  i Cprciiive  vu  piirlic  (l(!piiis  mon  iiiaii.ige  et  depuis  votre 

irliiiif.  .le  liC  \(i'[^  p;iili)ill  ipii'  Sllji't  lie  CiMllriili'iiiunl,  et  JC  110  SUis  pas 

Kiiiicnic;  mil'  hiiigiKMri'  sctrrd'  s'iiisiniK'  an  loiiil  de  mou  rmur  ;  je  le 
MHS  vide  cl  poulie,  comiiie  vous  disiez  autrefois  du  vfilre  ;  rattaelieniciit 
i|i]r  j'ai  pour  tout  ce  (pii  m'est  elier  ne  sut'lil  pas  pour  i'oceupcr  ;  il  lui 
i.-sie  une  force  inutile  dont  il  ne  sait  que  faiie.  Cette  peine  est  bi/.arre, 
l'iii  conviens,  mais  elle  n'est  pas  moins  réelle.  Mon  ami,  je  suis  trop 
licnreuse,  le  bonheur  m'ennuie. 

Concevez-vous  quelque  remède  à  ce  dégoût  du  bien-être  ?  Pour  moi, 
je  vous  avoue  qu'un  sentiment  si  peu  raisonnable  et  si  peu  volontaire 
a  beaucoup  ôté  du  prix  que  je  donnais  à  la  vie,  et  je  n'imagine  pas 
quelle  sorte  de  charme  on  y  peut  trouver  qni  me  manque  ou  qui  nie 
•suffise.  Une  autre  sera-t-elle  plus  sensible  que  moi  ?  aiinera-t-elle  mieux 
son  père,  son  mari,  ses  enfants,  ses  amis,  ses  proches?  en  sera-t-elle 
mieux  aimée?  mèuera-t-clle  une  vie  plus  de  son  goût?  sora-t-elle  plus 
libre  d'eu  choisir  une  autre?  jonira-t-elle  d'une  meilleure  santé?  aura- 
l-elie  plus  de  ressources  contre  l'ennui,  plus  de  liens  qui  l'attachent  au 
monde  ?  Kl  toutefois  j'y  vis  inipiicte  ;  mon  co^ur  ignore  ce  qui  lui  man- 
que ;  il  désire  sans  savoir  (|Uoi. 

Ne  irouvani  donc  rien  ici-bas  qui  lui  suflise,  mon  amc  avide  cherche 
ailleurs  de  quoi  la  remplir.  Un  s'élevanl  à  la  source  du  sentiment  et  de 
l'être,  elle  y  perd  sa  sécheresse  et  sa  langueur  ;  elle  y  renaît,  elle  s'y 
rauiine,  elle  y  trouve  un  nouveau  ressort,  elle  y  puise  une  nouvelle 
vie,  elle  y  prend  une  autre  existence  qui  ne  lient  point  aux  passions  du 
corps  ;  ou  plutôt  elle  n'est  plus  en  moi-même,  elle  est  toute  dans  l'être 
immense  qu'elle  contemple,  et,  dégagée  un  moment  de  ses  entraves, 
elle  se  console  d'y  rentrer  par  cet  essai  d'un  état  plus  sublime  qu'elle 
espère  être  un  jour  le  sien. 

Vous  souriez  :  je  vous  entends,  mon  bon  ami  ;  j'ai  prononcé  mon  pro- 
pre jugement  en  blâmant  autrefois  cet  état  d'oraison  que  je  confesse 
aimer  aujourd'hui.  A  cela  je  n'ai  qu'un  mot  à  vous  dire,  c'est  (pie  je 
lie  l'avais  pas  é|irouvé.  Je  ne  prétends  pas  lornic  le  justifier  de  toutes 
manières  :  je  ne  dis  pas  que  ce  goiit  soit  sai;i',  je  dis  seulement  qu'il 
est  doux,  qu'il  supplée  au  sentiment  du  bonlicin'  (pii  s'épuise,  qu'il  rem- 
plit le  vide  de  l'àmc,  et  cpiil  jette  un  nouvel  intérêt  sur  la  vie  passée  à 
le  mériter.  S'il  produit  (pieUpie  mal,  il  faut  le  rejeter  sans  doute;  s'il 
abuse  h;  co'iir  par  nue  fausse  jouissance,  il  faut  encore  le  rejeter.  Mais 
eidin  lequel  lient  le  mieux  à  la  vertu,  du  i)hilosophe  avec  ses  grands 
principes,  ou  du  chrétien  dans  sa  simplicitc;?  lequel  est  le  plus  heureux 
des  ce  monde,  du  sage  avec  sa  raison,  ou  du  dévot  dans  son  délire? 
(Ju'ai-je  besoin  de  penser,  d'imaginer,  dans  un  moment  où  toutes  mes 
facull<'s  sont  aliénées?  L'ivresse  a  ses  plaisirs,  disiez-vous  :  eh  bien! 
ce  délire  en  est  une.  Ou  laissez-moi  dans  un  état  qui  m'est  agréable,  ou 
inontrcz-moi  comment  je  puis  être  mieux. 

J'ai  blâmé  les  extases  des  mystiques  ;  je  les  blâme  encore  quand  elles 
nous  détachent  de  nos  divoiis-  cl  (pie,  nous  dégoûtant  de  la  vie  active 
liarles  charmes  de  la  (  (inuiiiplaiion,  elles  nous  mènent  à  ce  quiétisme 
dont  vous  nie  croyez  si  proche,  et  dont  je  crois  être  aussi  loin  que 
vous. 

Servir  Dieu,  ce  n'est  point  passer  sa  vie  à  genoux  dans  un  oratoire, 
je  le  sais  bien  ;  c'est  remplir  sur  la  terre  les  devoirs  qu'il  nous  impose  ; 
c'est  faire  en  vue  de  lui  plaire  tout  ce  qui  convient  à  l'étal  on  il  nous 
a  mis  : 

Il  corgradisce; 

E  serve  a  lui  clii  'I  suo  dover  conipiscc. 

Le  ccEiir  lui  sul'fit,  el  qui  l'ait  son  dovoir  le  prie.  MiiT.vsr. 

Il  faut  premièrement  faire  ce  qu'on  doit,  et  puis  prier  ipiand  on  le 
peut:  voilà  la  règle  (pie  je  lâche  de  suivre.  Je  ne  prends  point  le  re- 
ciieillcini'iU  ipie  vous  me  reprochez  comme  une  occupation,  mais 
comme  une  iccn'alion  ;  el  je  ne  vois  pas  pourquoi,  parmi  les  plaisirs 
(|ui  sont  à  ma  portée,  j(î  m'inlerdirais  le  plus  sensible  elle  plus  inno- 
cent de  tons. 

Je  me  suis  examinée  avec  plus  de  soin  depuis  votre  lettre  :  j'ai  élu- 
die  les  c  ITi'ts  que  produit  sur  mon  âme  ce  penchant  qui  semble  si  forl 
Miiis  déjilaiic  ;  cl  |i' n'y  sais  rien  voir  jusqu'ici  (ini  me  fasse  craindre, 
au  moins  si|('>l,  l'aliiis  dune  dévornni  mal  cnlcndne. 

l'ri  inicrcinrnl,  je  n'ai  poinl  pour  cel  exercice  un  goût  trop  vif  qui 
me  l'.isse  sonfl'i  ir  ipiaiid  j'en  suis  privée,  ni  ipii  iiu'  donne  de  riuimcur 
quand  on  in'i  n  disirail.  Il  ne  me  donne  poinl  non  plus  de  distraction 
dans  la  journée,  et  ne  jelle  ni  dégoût  ni  iinpalicnco  sur  la  prati(|ue  de 
mes  devoirs.  Si  quelquefois  mon  cabinet  m'est  nécessaire,  c'est  quand 
(|iielipie  éniolion  in'agile,  et  (pie  je  serais  moins  bien  partout  ailleurs  : 
c'est  là  (pie  rcnlraiil  en  inoi-iiK'nie,  j'y  reironvc  U'  calme  de  la  raison. 
Si  ipielipie  souci  me  Iroublc,  si  ipnlque  iieine  m'afllige,  c'est  là  que  j(! 
les  vais  disposer.  Toutes  ces  misères  s'évanoiiisscnl  devant  nu  plus 
grand  (dijcl.  Kn  songcaut  à  Ions  les  bienfails  de  la  Provi(1eiKe,  j'ai 
houle  d'elle  sensible  a  de  si  faibles  chagrins  cl  d'oublier  de  si  grandes 
grâces.  Il  ne  nie  faut  dos  séances  ni  firqucnles  ni  loiviies.  (.hiaiid  l,i 
tristesse  m'y  suit  malgré  moi,  ipielipics  |iliiirs  verses  devant  celui  qui 
console  soulagent  mon  eivitr  à  l'inslatil.  Mes  rcMexions  ne  sont  jamais 
atnèrcs  ni  douloureuses  ;  mon  repentir  même  est  exempt  d'alarmes. 


Mes  fautes  tne  donnent  moins  d'effioi  qiKi  de  IkmiIc;  j'ai  des  regrets  et 
non  des  remorcls.  Le  Dieu  (|ue  je  sers  est  un  Dieu  cléiiK-nl,  uit  \riitt  : 
ce  qui  me  louche  est  sa  bonté;  elle  efface  à  mes  yeux  tons  ses  autres 
allribuls  ;  elle  est  le  seul  que  je  conçois.  Sa  puissance  in'etoune,  SOM 
immensité  me  conlond,  sa  jusrice...  Il  a  fait  l'honimu  faible;  puisqu'il 
est  juste,  il  est  clément.  Le  Lieu  vengeur  est  le  l)ieu  des  méchante;  je 
ne  puis  ni  le  craindre  pour  moi  ni  riinolorcr  contre  un  autre.  0  Dieu  de 
paix.  Dieu  de  bonté,  c'est  loi  (|ue  j'adore  I  c'est  de  loi,  je  le  seiit.,  ipio 
je  suis  l'ouvrage  ;  et  j'espère  le  relronver  au  dernier  jugement  tel  (pic 
lu  parler  à  mon  coeur  durant  ma  vie. 

Je  ne  saurais  vous  dire  combien  ces  idées  jettent  de  douceur  sur 
mes  jours  et  de  joie  au  fond  de  mon  cœur.  Eu  sortaut  de  mou  cabiiiei 
ainsi  disposée,  je  me  sens  plus  légère  el  plus  gaie  ;  toute  la  peine  s'&^ 
vanouil,  tous  les  embarras  disparaissent;  rien  de  rude,  rien  d'aiip- 
leiix  ;  tout  devient  facile  el  coulant,  tout  prend  à  mes  yeux  une  face 
plus  riante;  la  complaisance  ne  me  coûte  plus  rien;  j'en  aime  encore 
mieux  ceux  que  j'aime,  et  leur  en  suis  plus  agr(!able  ;  mon  mari 
même  en  est  plus  content  de  mon  humeur.  La  dévotiiiu,  prét<;nd-il,  est 
un  opium  pour  l'àmc  ;  elle  égayé,  anime  et  soulieul  quand  on  eu 
prend  peu  ;  une  trop  forte  dose  endort,  ou  rend  l'urieiix,  ou  lue.  J'es- 
père ne  pas  aller  jusque-là. 

Vous  voyez  que  je  ne  m'offense  pas  de  ce  titre  de  dévole  autant 
peut-être  que  vous  l'auriez  voulu  ;  mais  je  ne  lui  donne  pas  non  plus 
tout  le  prix  que  vous  pourriez  croire.  Je  n'aime  point,  par  exemple, 
qu'on  al'liche  cet  étal  par  un  extérieur  alTeclé  et  comme  une  espèce 
d'emploi  qui  dispense  de  tout  autre.  Ainsi,  celte  madame  Guyon  dont 
vous  me  parlez  eût  mieux  l'ait,  ce  me  semble,  de  remplir  avec  soin  ses 
devoirs  de  mère  de  famille,  d'élever  chrélienucmeul  ses  eufanis,  de 
gouverner  sagement  sa  maison,  que  d'aller  composer  des  livres  de  dé- 
votion, disputer  avec  des  évêqucs,  el  se  faire  mettre  à  la  Bastille  pour 
des  rêveries  où  l'on  ne  comprend  rien.  Je  n'aime  pas  non  plus  ce  lan- 
gage mystique  et  ligure  qui  nourrit  le  cœur  des  chimères  de  l'imagi- 
nation, el  substitue  au  vérilable  amour  de  Dieu  des  sentiments  imités 
d'amour  terrestre,  et  trop  propres  à  le  réveiller.  Plus  (m'a  le  cœur  ten- 
dre et  l'imagination  vive,  plus  on  doit  éviler  ce  qui  tend  à  les  émou- 
voir ;  car  cufni  comment  voir  les  rapports  de  l'obji't  mysli(iue  si  l'on  ne 
voit  aussi  l'objet  sensuel?  et  coiiiiiieiil  une  lumnéie  fiinine  ose-l-ellc 
imaginer  avec  assurance  des  objets  (pi'elle  n'userait  regarder? 

Mais  ce  ([ui  m'a  donné  le  plus  d'éluigneinent  pour  b  s  dévots  de  pro- 
fession, c'est  celte  âpreté  de  mœurs  (pii  les  rend  insensibles  à  l'hu- 
manitc  ;  c'est  cet  orgueil  excessif  qui  leur  fait  regarder  en  pitié  le 
reste  du  monde.  Dans  leur  élévation  sublime,  s'ils  daignent  s'abaisser 
à  quelque  acte  de  bouté,  c'est  d'une  manière  si  humiliante  ;  ils  plai- 
gnent les  autres  d'un  ton  si  cruel,  leur  justice  est  si  rigoureuse,  leur 
charité  est  si  dure,  leur  zèle  est  si  amer,  leur  mépris  ressemble  si  fort 
à  la  haine,  que  l'insensibilité  même  des  gens  du  monde  est  moins  bar- 
bare que  leur  commisération.  L'amour  de  Dieu  leur  sert  d'excuse  pour 
n'aimer  persoime  ;  ils  ne  s'aiment  pas  même  l'un  l'autre.  Vil/-oii  jamais 
d'amitié  véritable  entre  les  dévols?  Mais  plus  ils  se  détachent  des 
hommes,  plus  ils  en  exigent  ;  et  l'on  dirait  qu'ils  uc  s'élèvent  à  Dieu 
que  pour  exercer  son  autorité  sur  la  terre. 

Je  me  sens  pour  tous  ces  abus  une  iiversion  qui  doit  naiurellemeot 
m'en  garantir;  si  j'y  tombe,  ce  sera  sûrement  sans  le  vouloir,  el  j'es- 
père de  l'amilié  de  tous  ceux  qui  m'euvirounent  que  ce  ne  sera  pas 
sans  être  .■wertic.  Je  vous  avoue  que  j'ai  été  longtemps  sur  le  sorl  de 
mon  mari  d'une  inquiétude  qui  m'eut  peut-être  altéré  l'Umumu-  à  la 
longue,  llcureusemenl  la  sage  leltre  de  milord  Edou.ird  à  laipiulle  tous 
me  renvoyez  avec  grande  raison,  ses  eniretieus  cons(dants  et  sensés, 
les  V('itres',  ont  tout  à  fait  dissipé  ma  crainte  el  changé  mes  principes. 
Je  vois  ipi'il  est  impossible  (pie  l'intolérance  n'endurcisse  l'àmc.  Coni- 
inent  chérir  tendrement  les  gens  qu'on  réprouve?  quelle  charité  peut- 
on  conserver  parmi  des  damnés  ?  les  aimer  ce  serait  liair  Dieu  (pii  les 
punit.  Voulons-nous  donc  être  humains:  jugeons  les  actions  el  non  les 
iionuiies;  n'empiétons  pas  sur  l'horrible  Ibneiiou  des  dcnious;  n'ou- 
vrons point  si  légèrement  l'enfer  à  nos  frères,  tb  !  s'il  elail  desliué 
ponr  ceux  (pii  se  trompent,  quel  mortel  pourrait  l'eviier? 

0  mes  amis,  de  quel  poids  vous  avez  soulagé  mou  conir.  En  m'ap- 
prenant  que  l'erreur  n'est  point  iin  crime,  vous  m'avez  délivrée  de 
mille  inqiiiéianls  scrupules.  Je  laisse  la  subtile  inlerpréiaiiuii  des  dog- 
mes que  je  n'entends  pas  ;  je  m'en  tiens  aux  vériies  lumineuses  (|ui 
frappent  mes  yeux  et  C(uivainqiient  ma  raismi,  aux  vérités  de  pratique 
qui  m'instruisent  de  mes  devoirs.  Sur  tout  le  reste  j'ai  pris  pour  règle 
votre  ancienne  réponse  à  M.  de  Wolinar.  Esl-on  inaiire  de  croire  on  de 
uc  pas  cridre?  est-ce  un  crime  de  n'avoir  pas  su  bien  argumenter? 
N'en,  la  conscictiee  ne  nous  dit  poinl  la  véiiié  des  choses,  mais  b  règle 
de  nos  devoirs  ;  elle  ne  nous  dicte  poinl  ce  qu'il  tjui  penser,  mais  ce 
(in'il  faut  faire  ;  elle  ne  nous  apprend  point  à  bien  raisonner,  mais  à 
bien  agir.  En  ipioi  mon  mari  peiil-il  êlre  coupable  devanl  Dieu  /  do- 
tourne'-l-il  les  yeux  de  lui?  Dieu  Ini-même  a  voile  sa  face.  Il  no  fuit 
point  la  vérité,  "c'est  la  vérité  qui  le  fuit.  L'orgueil  ne  le  guide  poinl  ;  il 
ne  veut  égarer  personne,  il  est  bien  aise  ipi'oii  ne  pense  pas  comme 
lui.  H  aime  nos  seiilimenls,  il  voiidr.iil  les  avoir,  il  ne  peut:  noire  es- 
poir, nos  consolaiions.  tmii  lui  échappe.  Il  fait  le  bien  sans  alleudre  de 
récompense;  il  est  plus  vertueux,  plus  dés'mléressé  que  nous.  Hélas! 
il  est  à  plaindre;  mais  de  qnol  sCïà-l-il  puni  ?  ?Con,  uou;  la  boulé,  la 


148 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


droiture,  les  mœurs,  l'honnêteté,  la  vertu,  voilà  ce  que  le  ciel  exige  et 
qu'il  récompense  ;  voilà  le  véritable  culte  que  Dieu  veut  de  nous,  et 
qu'il  reçoit  de  lui  tous  les  jours  de  sa  vie.  Si  Dieu  juge  la  foi  par  les 
œuvres,  c'est  croire  en  lui  que  d'être  homme  de  bien.  Le  vrai  chré- 
tien, c'est  l'homme  juste;  les  vrais  incrédules  sont  les  méchants.  ■ 

Ne  soyez  donc  pas  étonné  ,  mon  aimable  ami ,  si  je  ne  dispute  pas 
avec  vous  sur  plusieurs  points  de  votre  lettre  où  nous  ne  sommes  pas 
de  même  avis  :  je  sais  trop  bien  ce  que  vous  êtes  pour  être  en  peine 
de  ce  que  vous  croyez.  Que  m'importent  toutes  ces  questions  oiseuses 
sur  la  liberté?  Que  je  sois  libre  de  vouloir  le  bien  par  moi-même,  ou 
que  j'obtienne  en  priant  cette  volonté ,  si  je  trouve  enfm  le  moyen  de 
bien  faire,  tout  cela  ne  revient-il  pas  au  même?  Que  je  me  donne  ce 
qui  me  manque  en  le  demandant,  ou  que  Dieu  l'accorde  à  ma  prière, 
s'il  faut  toujours  pour  l'avoir  que  je  le  demande,  ai-je  besoin  d'autre 
éclau-cissement?  Trop  heureux  de  convenir  sur  les  points  principaux 
de  notre  croyance,  que  cherchons-nous  au  delà?  Voulons-nous  péné- 
trer dans  ces  abîmes  de  métaphysique  qui  n'ont  n'y  fond  ni  rive  ,  et 
perdre  à  disputer  sur  l'essence  divine  ce  temps  si  court  qui  nous  est 
donné  pour  l'honorer?  Nous  ignorons  ce  qu'elle  est,  mais  nous  savons 
qu'elle  est  ;  que  cela  nous  suffise  ;  elle  se  fait  voir  dans  ses  œuvres,  elle 
se  fait  sentir  au  dedans  de  nous.  Nous  pouvons  bien  disputer  contre 
elle,  mais  non  pas  la  méconnaître  de  bonne  foi.  Elle  nous  a  donné  ce 
degré  de  sensibilité  qui  l'aperçoit  et  la  louche  :  plaignons  ceux  à  qui 
elle  ne  l'a  pas  départi,  sans  nous  flatter  de  les  éclairer  à  son  défaut. 
Qui  de  nous  fera  ce  qu'elle  n'a  pas  voulu  faire?  Respectons  ses  décrets 
en  silence,  et  faisons  notre  devoir,  c'est  le  meilleur  moyen  d'apprendre 
le  leur  aux  autres. 

Connaissez-vous  quelqu'un  plus  plein  de  sens  et  de  raison  que  M.  de 
Wolmar  ?  quelqu'un  plus  sincère,  plus  droit,  plus  juste,  plus  vrai,  moins 
livré  à  ses  passions,  qui  ait  plus  à  gagner  à  la  justice  divine  et  à  l'im- 
mortalité de  l'àme  ?  Connaissez-vous  un  homme  plus  fort,  plus  élevé, 
plus  grand,  plus  foudroyant  dans  la  dispute,  que  milord  Edouard,  plus 
digne  par  sa  vertu  de  défendre  la  cause  de  Dieu  ,  plus  certain  de  son 
existence,  plus  pénétré  de  sa  majesté  suprême,  plus  zélé  pour  sa  gloire 
et  plus  fait  pour  la  soutenir?  Vous  avez  vu  ce  qui  s'est  passé  durant 
trois  mois  à  Clarens  ;  vous  avez  vu  deux  hommes  pleins  d'estime  et  de 
respect  l'un  pour  l'autre,  éloignés  par  leur  état  et  par  leur  goût  des 
pointilleries  de  collège,  passer  un  hiver  entier  à  chercher  dans  des  dis- 
putes sages  et  paisibles,  mais  vives  et  profondes,  à  s'éclairer  mutuelle- 
ment, s'attaquer,  se  défendre,  se  saisir  par  toutes  les  prises  que  peut 
avoir  l'entendement  humain,  et  sur  une  matière  oîi  tous  deux,  n'ayant 
que  le  même  intérêt,  ne  demandaient  pas  mieux  que  d'être  d'ac- 
cord. 

Qu'est-il  arrivé?  Ils  ont  redoublé  d'estime  l'un  pour  l'autre,  mais 
chacun  est  resté  dans  son  sentiment.  Si  cet  exemple  ne  guérit  pas  à  ja- 
mais un  homme  sage  de  la  dispute ,  l'amour  de  la  vérité  ne  le  touche 
guère;  il  cherche  à  briller. 

Pour  moi,  j'abandonne  à  jamais  cette  arme  inutile,  et  j'ai  résolu  de 
ne  plus  dire  à  mon  mari  un  seul  mol  de  religion  que  quand  il  s'agira 
de  rendre  raison  de  la  mienne.  Non  que  l'idée  de  la  tolérance  divine 
m'ait  rendue  indifférente  sur  le  besoin  qu'il  en  a.  Je  vous  avoue  même 
que,  tranquillisée  sur  son  sort  à  venir,  je  ne  sens  point  pour  cela  dimi- 
nuer mon  zèle  pour  sa  conversion.  Je  voudrais  au  prix  de  mon  sang  le 
voir  une  fois  convaincu  ;  si  ce  n'est  pour  son  bonheur  dans  l'autre 
monde,  c'est  pour  son  bonheur  dans  celui-ci.  Car  de  combien  de  dou- 
ceurs n'est-il  point  privé  !  Quel  sentiment  peut  le  consoler  dans  ses 
peines?  quel  spectateur  anime  les  bonnes  actions  qu'il  fait  en  secret? 
quelle  voix  peut  parler  au  fond  de  son  àme?  quel  prix  peut-il  attendre 
de  sa  vertu'  Comment  doit-il  envisager  la  mon?  Non,  je  l'espère,  il 
ne  l'attendra  pas  dans  cet  état  horrible.  Il  me  reste  une  ressource  pour 
l'en  tirer,  et  j'y  consacre  le  reste  de  ma  vie  ;  ce  n'est  plus  de  le  con- 
vaincre, mais  de  le  toucher;  c'est  de  lui  montrer  un  exemple  qui  l'en- 
traîne, et  de  lui  rendre  la  religion  si  aimable,  qu'il  ne  puisse  lui  résister. 
Ah  !  mon  ami,  quel  argument  contre  l'Incrédule  que  la  vie  du  vrai  chré- 
tien !  croyez-vous  qu'il  y  ait  quelque  àme  à  l'épreuve  de  celui-là? 
Voilà  désormais  la  tâche  que  je  m'impose  ;  aidez-moi  tous  à  la  rem- 
plir. Wolmar  est  froid,  mais  il  n'est  pas  insensible.  Quel  tableau  nous 
pouvons  offrir  à  son  cœur ,  quand  ses  amis  ,  ses  enfants  ,  sa  femme, 
concourront  tous  à  l'instruire  en  l'édifiant!  quand,  sans  lui  prêcher 
Dieu  dans  leurs  discours,  ils  le  lui  montreront  dans  les  actions  qu'il 
inspire,  dans  les  vertus  dont  il  est  l'auteur,  dans  le  charme  qu'on  trouve 
à  lui  plaire  '.  quand  il  verra  briller  l'image  du  ciel  dans  sa  maison  I 
quand  cent  fois  le  jour  il  sera  forcé  de  se  dire  :  Non  ,  l'homme  n'est 
pas  ainsi  par  lui-même,  quelque  chose  de  plus  qu'humain  règne  ici  ! 

Si  cette  entreprise  est  de  votre  goût,  si  vous  vous  sentez  digne  d'y 
concourir,  venez;  passons  nos  jours  ensemble,  et  ne  nous  quittons 
plus  qu'à  la  mort.  Si  le  projet  vous  déplaît  ou  vous  épouvante,  écoutez 
votre  conscience  ,  elle  vous  dicte  votre  devoir.  Je  n'ai  rien  de  plus  à 
vous  dire. 

Selon  ce  que  milord  Edouard  nous  marque,  je  vous  attends  tous  deux 
vers  la  lin  du  mois  prochain.  Vous  ne  reconnaîtrez  pas  votre  apparte- 
ment; mais  dans  les  changements  qu'on  y  a  faits  vous  reconnaîtrez  les 
soins  et  le  cœur  d'une  bonne  amie,  qui  s'est  fait  un  plaisir  de  l'orner. 
Vous  y  trouverez  aussi  un  petit  assortiment  de  livres  qu'elle  a  choisis 
à  Genève,  meilleurs  et  de  meilleur  goût  que  l'Adone  ,  quoiqu'il  y  soit 


aussi  par  plaisanterie.  Au  reste,  soyez  discret,  car,  comme  elle  ne  veut 
pas  que  vous  sachiez  que  tout  cela  vient  d'elle,  je  me  dépêche  de  vous 
l'écrire  avant  qu'elle  me  défende  de  vous  en  parler. 

Adieu,  mon  ami.  Cette  partie  du  château  de  Chillon ,  que  nous  de- 
vions tous  faire  ensemble,  se  fera  demain  sans  vous.  Elle  n'en  vaudra 
pas  mieux,  quoiqu'on  la  fasse  avec  plaisir.  M.  le  bailli  nous  a  invités  avec 
nos  enfants,  ce  qui  ne  m'a  point  laissé  d'excuse.  Mais  je  ne  sais  pour- 
quoi je  voudrais  être  déjà  de  retour. 


LETTRE  IX. 


DE    FA>'CH0N    A^ET   A    SAINT-PBEUX. 


Ah  !  monsieur,  ah  I  mon  bienfaiteur,  que  me  charge-t-on  de  vous 
apprendre!...  Madame...  ma  pauvre  maîtresse...  0  Dieu!  je  vois  déjà 
votre  frayeur...  mais  vous  ne  voyez  pas  notre  désolation...  Je  n'ai  pas 
un  moment  à  perdre;  il  faut  vous  dire...  il  faut  courir...  je  voudrais 
déjà  avoir  tout  dit...  Ah!  que  deviendrez -vous  quand  vous  saurez  notre 
malheur? 

Tonte  la  famille  alla  hier  dîner  à  Chillon.  M.  le  baron  ,  qui  allait  en 
Savoie  passer  linéiques  jours  au  château  de  Blonay ,  partit  après  le  dîner. 
On  rac('onip:ij;ii;i  i|ii(l(|ues  pas;  puis  on  se  promena  le  long  de  la  di- 
gue. Madame  d'Dibe  et  madame  la  baillive  marchaient  devant  avec 
monsieur.  Madame  suivait,  tenant  d'une  main  llenrielte,  et  de  l'autre 
Marcellin.  J'étais  derrière  avec  l'aine.  Monseigneur  le  bailli,  qui  s'était 
arrêté  pour  parler  à  quelqu'un,  vint  rejoindre  In  compagnie,  et  offrit  le 
bras  à  madame.  Pour  le  prendre  elle  me  renvoie  .Marcellin  :  il  court  à 
moi,  j'accours  à  lui;  en  courant,  l'enfant  fait  un  faux  pas,  le  pied  lui 
manque,  il  tombe  dans  l'eau.  Je  pousse  un  cri  perçant  :  madame  se  re- 
tourne ,  voit  tomber  son  fds .  part  comme  un  trait ,  et  s'élance  après 
lui... 

Ah  !  misérable,  que  n'en  lis-je  autant!  que  n'y  suis-je  restée...  Hé- 
las !  je  retenais  l'aîné,  qui  voulait  sauter  après  sa  mère...  elle  se  dé- 
battait en  serrant  l'autre  entre  ses  bras...  On  n'avait  là  ni  gens  ni  ba- 
teau, il  fallut  du  temps  pour  les  retirer...  L'enfant  est  remis;  mais  la 
mère...  le  saisissement,  la  chute,  l'état  où  elle  était...  Qui  sait  mieux 
que  moi  combien  cette  chute  est  dangereuse?...  Elle  resta  très  long- 
temps sans  connaissance.  A  peine  leut-elle  reprise  qu'elle  demanda 
son  ûls...  Avec  quels  transports  de  joie  elle  l'embrassa  !  Je  la  crus  sau- 
vée ;  mais  sa  vivacité  ne  dura  qu'un  moment.  Elle  voulut  être  ramenée 
ici  ;  durant  la  route  elle  s'est  trouvée  mal  plusieurs  fois.  Sur  quelques 
ordres  qu'elle  m'a  donnés ,  je  vois  qu'elle  ne  croit  pas  en  revenir.  Je 
suis  trop  malheureuse ,  elle  n'en  reviendra  pas.  Madame  d'Orbe  est 
plus  changée  qu'elle.  Tout  le  monde  est  dans  une  agitation...  Je  suis  la 
plus  tranquille  de  toute  la  maison...  De  quoi  ui'inquiéterais-je?..  Ma 
bonne  maîtresse  !  ah  !  si  je  vous  perds,  je  n'aurai  plus  besoin  de  per- 
sonne... 0  mon  cher  monsieur,  que  le  bon  Dieu  vous  soutienne  dans 
cette  épreuve  1...  .\dieu...  Le  médecin  sort  de  la  chambre.  Je  cours  au 
devant  de  lui...  S'il  nous  donne  quelque  bonne  espérance,  je  vous  le 
marquerai.  Si  je  ne  dis  rien... 


LETTRE  X. 

A     SAIM-PRECX. 

Commencée  par  madame  d'Orbe  et  aclievi'e  par  M.  de  Wolmar. 

Morl  de  Julie. 

C'en  est  fait,  homme  imprudent,  honune  infortuné!  malheureux  vi- 
sionnaire! Jamais  vous  ne  la  reverrez...  le  voile...  Julie  n'est... 

Elle  vous  a  écrit.  Attendez  sa  lettre  :  honorez  ses  dernières  volontés. 
Il  vous  reste  de  grands  devoirs  à  remplir  sur  la  terre. 

LETTRE  XI. 

DE   M.    BE    WOLMAR   A    SAIKT-PBEIIX. 

J'ai  laissé  passer  vos  premières  douleurs  en  silence  ;  ma  lettre  n'eût 
fait  que  les  aigrir  :  vous  n'étiez  pas  plus  en  état  de  supporter  ces  dé- 
tails que  moi  de  les  faire.  Aujourd'hui  peut-être  nous  seront-ils  doux  à 
tous  deux.  11  ne  me  reste  d'elle  que  des  souvenirs  ;  mon  cœur  se  plaît  à 
les  recueillir.  Vous  n'avez  plus  que  des  pleurs  ;i  lui  domier  ;  vous  aurez 
la  consolation  d'en  verser  pour  elle.  Ce  plaisir  des  mfortunés  m'est  re- 
fusé dans  ma  misère  ;  je  suis  plus  malheureux  que  vous. 

Ce  n'est  point  de  sa  maladie ,  c'est  d'elle  que  je  veux  vous  parler. 


LA  NOUVFXLE  HÉLOISE. 


140 


D'autres  mères  peuvent  se  jeter  après  leur  eiiCaiil  ;  raccident,  la  fièvre, 
la  mort,  sont  de  la  nature,  c'est  le  sort  commun  des  tnortels  :  mais  l'em- 
ploi de  ses  derniers  moments,  ses  discours  ,  ses  sniiiiiicnis  ,  son  âme  , 
tout  cela  n'appartient  qu'à  .lulic  Elle  n'a  point  mm  n  ciiniine  une  autre; 
personne,  que  je  sache,  n'est  mort  connue  elli'.  \  oila  ce  que  j'ai  pu  seul 
observer,  et  que  vous  u'apiiniidii'/.  (pie  de  moi. 

Vous  savez  (pie  l'ellroi,  l'criKiii la  chute,  l'évacuation  de  l'eau,  lui 

laissèrent  une  Kmgue  faiblesse,  dont  elle  ne  revint  loul  à  lait  qu'ici.  En 
arrivant,  elle  redemanda  son  (ils;  il  vint  :  à  p('ine  le  vil-elle  marcher  et 
répondre  à  ses  caresses,  qu'elle  devint  loul  à  fait  tranquille,  et  consen- 
tit à  prendre  un  peu  de  repos.  Son  sommeil  l(it(  oiu't  :  et  comme  le  mé- 
decin n'arrivait  point  encore,  en  l'allciidaiil  elle  nous  lit  asseoir  autour 
de  son  lit,  la  Fanchon,  sa  cousine,  et  moi.  I^lle  nous  parla  de  ses  en- 
fants,  des  soins  assidus  qu'exigeait  auprès  d'eux  la  forme  d'éducation 
qu'elle  avait  prise,  et  du  danger  de  les  négliger  un  moment.  Sans  don- 
ner une  grande  importance  à  sa  maladie,  elle  prévoyait  qu'elle  l'empê- 
clieiaii  (picNpie  leriips  de  remplir  sa  part  des  mêmes  soins,  et  nous 
chai i;raii  ions  ilc  ie|iarlir  cette  part  sur  les  nôtres. 

Elle  s'etciiilii  sur  Ions  ses  projets,  sur  les  v()tres,  sur  les  moyens  les 
plus  propres  à  les  faire  réussir,  sur  les  observations  qu'elle  avait  faites 
et  qui  pouvaient  les  favoriser  ou  leur  nuire,  enfin  sur  tout  ce  qui  devait 
nous  mettre  en  état  de  suppléer  à  ses  fonctions  de  mère  aussi  long- 
temps qu'elle  serait  fondée  à  les  suspendre.  C'était,  pensai-je,  bien  des 
précautions  pour  quelqu'un  qui  ne  se  croyait  privé  que  durant  quelques 
jours  d'une  occupation  si  chère  :  mais  ce  (pii  m'effraya  tout  à  fait  ce 
l'ut  de  voir  qu'elle  entrait  pour  llenrielle  dans  nii  bien  plus  grand  délail 
encore.  Elle  s'était  bornée  à  ce  qui  regaidail  la  première  enfance  de  ses 
fils ,  comme  se  déchargeant  sur  un  autre  du  soin  de  leur  jeunesse  : 
pour  sa  lille,  elle  embrassa  tous  les  temps;  et,  sentant  bien  (|ue  per- 
sonne ne  suppléerait  sur  ce  point  aux  redexions  (pie  sa  propre  expé- 
rience lui  avait  fait  faire,  elle  nous  exposa  en  abiégi',  mais  avec  foiee 
et  clarté,  le  plan  d'éducation  qu'elle  avait  fait  pour  elle,  ein|ilo\:inl  pus 
de  la  mère  les  raisons  les  plus  vives  et  les  plus  loiiclianles  cxliorlalioiis 
pour  l'engager  à  le  suivre. 

Toutes  ces  idées  sur  l'éducation  des  jeunes  personnes  et  sur  les  de- 
voirs des  mères,  mêlées  de  fréquents  retours  sur  elle-même,  ne  pou- 
vaient manquer  de  jeter  de  la  ciialeur  dans  l'entretien.  Je  vis  qu'il  s'a- 
nimait trop.  Claire  tenait  une  des  mains  de  sa  cousine,  et  la  pressait  à 
chaque  instant  contre  sa  bouche,  en  sanglotant  pour  toute  réponse;  la 
Fanchon  n'était  pas  plus  tranquille;  et  pour  Julie  ,  je  remarquai  que  les 
larmes  lui  roulaient  aussi  dans  les  yeux,  mais  qu'elle  n'osait  pleurer  de 
peur  de  nous  alarmer  davantage.  Aussitôt  je  me -dis  :  Elle  se  voit 
morte.  Le  seul  espoir  (pii  me  resta  fut  que  la  frayeur  pouvait  l'abuser 
sur  son  état,  et  lui  montrer  le  danger  plus  grand  qu'il  n'était  peut-être. 
Malheureusement  je  la  eomiaissais  (lop  pour  eoinpier  beaneonp  sur 
cette  erreur.  J'avais  essaye  plnsienrs  lois  de  la  ealnier;  je  la  priai  de- 
rechef de  ne  pas  s'agiter  hors  de  propos  par  des  diseoins  qu'on  pouvait 
reprendre  à  loisir.  Ah  !  dit-elle ,  rien  ne  fait  tant  de  mal  aux  femmes 
que  le  silence  :  et  puis ,  je  me  sens  un  peu  de  fièvre  ;  autant  vaut  em- 
ployer lej  babil  (pi'elle  donne  à  des  sujets  utiles  qu'à  battre  sans  raison 
la  campagne. 

L'ariivee  du  médecin  causa  dans  la  maison  un  trouble  impossible  à 
peindre.  Tous  les  domestiques,  l'un  sur  l'autre  à  la  porte  de  la  chambre, 
attendaient,  r(eil  inquiet  et  les  mains  jointes,  son  jugement  sur  l'état  de 
leur  maîtresse  comme  l'arrêt  de  leur  sort.  Ce  spectacle  jeta  la  pauvre 
Claire  dans  une  agitation  qui  me  fit  craindre  pour  sa  tête.  Il  fallut  les 
éloigner  sous  dilîérents  prétextes ,  pour  écarter  de  ses  yeux  cet  objet 
d'eflroi.  Le  médecin  donna  vaguement  un  peu  d'espérance ,  mais  d'un 
ton  propre  à  me  l'ôter.  Julie  ne  dit  pas  non  plus  ce  qu'elle  pensait  ;  la 
présence  de  sa  cousine  la  tenait  en  respect.  Quand  il  sortit,  je  le  suivis  : 
Claire  en  voulut  faire  aulaiit;  mais  Julie  la  retint,  et  me  lit  de  l'œil  ini 
signe  que  j'entendis.  Je  me  hâtai  d'avertir  le  iiK'deein  (|ne  ,  s'il  y  avait 
du  danger,  il  fallait  le  cachera  madaiin^  d'dibi'  avec  autant  et  plus  de 
soin  qu'à  la  malade,  de  peur  que  le  desespoir  n'aelievàl  de  la  troubler 
et  ne  la  mil  hors  d'('lal  de  servir  sou  amie.  Il  deelaia  (pi'il  y  avait  eu 
effet  (In  (lanijer;  mais  ipie  vingt-ipiaire  beincs  étant  à  peine  écoulées 
depuis  ra((ideiit ,  il  fallait  plus  de  temps  pour  établir  un  pronostic  as- 
suré ;  que  la  unit  prochaine  déi  iderail  du  sort  de  la  maladie ,  et  qu'il 
ne  iionvaii  pioiioncer  que  le  troisième  jour.  La  Fanchon  seule  fut  té- 
moin de  ce  discours;  et  après  l'avoir  engagée,  non  sans  peine,  à  se 
contenir,  on  convint  de  ce  qui  serait  dit  à  madame  d'Orbe  et  au  reste 
de  la  maison. 

Vers  le  soir,  Julie  obligea  sa  cousine,  qui  avait  passé  la  nuit  pré- 
cédente auprès  d'elle ,  et  ([ni  voulait  encore  y  passer  la  suivante ,  à 
s'aller  reposer  (piol<iiies  lieures.  Durant  ce  temps  la -malade  ayant  su 
qu'on  allait  la  saigner  du  pied  ,  et  (pw»  le  médecin  préparait  des  ordon- 
nances, elle  le  Ht  appeler  et  lui  tint  iv  discours  ;  «  M.  du  liosscm,  quand 
on  croit  devoir  tromper  un  malade  craintif  siii'  sou  étal  ,  c'est  une  pré- 
cauli(ui  (riinniaiiit('  (pie  j'approuve  :  mais  c'est  une  ernante  (le  prodiguer 
Cgaleiiieiit  à  Ions  des  soins  snperllns  et  desagicables  dont  plusieurs 
n'ont  aiienn  besoni.  l'reserive/.-inoi  lont  ce  (pie  \ons  jugerez  m'èlre  vc- 
riialileniciil  utile,  j'obéirai  ponetnelleuienl.  Uliaiil  aiix  remèdes  qui  ne 
sont  (pie  pour  l'iinaginatioii,  faites-m'en  grâce  :  c'est  mon  corps  et  non 
mou  esprit  qui  soullre  ;  et  je  n'ai  pas  peur  de  finir  mes  jours,  mais  d'en 
mal  employer  le  reste.  Les  derniers  moments  de  la  vie  sont  trop  pré- 


cieux pour  qu'il  soit  permis  d'en  abuser.  Si  vous  ne  pouvez  prolonger  la 
mienne,  au  moins  ne  l'abrégez  pas  en  m'otanl  l'emploi  du  peu  d'instants 
qui  me  sont  laissés  par  la  nature.  Moins  il  m'en  reste,  plus  vous  devez 
les  respecter.  Faites-moi  vivre,  ou  laissez-moi  :  je  saurai  bien  mourir 
seule.  ><  Voilà  comment  celle  femme,  si  limide  et  si  douce  dans  le  com- 
merce ordinaire,  savait  trouver  un  ton  ferme  et  sérieux  dans  les  occa- 
sions importantes. 

La  nuit  fut  cruelle  et  décisive.  Etouffemenl,  oppression,  syncope,  la 
peau  sèche  et  brûlante  ;  une  ardenle  fièvre,  durant  laquelle  on  reiitén- 
dait  souvent  appeler  vivement  Marcellin  comme  pour  le  retenir,  et  pro- 
noncer aussi  quelquefois  un  autre  nom,  jadis  si  répété  dans  une  occa- 
sion pareille.  Le  lendemain,  le  médecin  me  déclara  sans  détour  qu'il 
n'estimait  pas  qu'elle  eût  trois  jours  à  vivre.  Je  fus  seul  dé()Ositaire  de 
cet  affreux  secret  :  et  la  plus  terrible  heure  de  ma  vie  fut  celle  où  je 
le  portai  dans  le  fond  de  mon  cœur  sans  savoir  quel  usage  j'en  devais 
faire.  J'allais  seul  errer  dans  les  bosquets,  rèvani  au  parti  que  j'avais  à 
prendre,  non  sans  ipielipies  tristes  réflexions  sur  le  sort  qui  me  rame- 
nait dans  ma  vieillesse  à  cet  état  solitaire  dont  je  m'ennuyais  même 
avant  d'eu  connailic  ini  plus  doux. 

La  veille,  j'avais  pioniis  à  Julie  de  lui  rapporter  fidèlement  le  juge- 
ment du  médecin  ;  elle  m'avait  intéressé  par  tout  ce  qui  pouvait  tou- 
cher mou  cœur  à  lui  tenir  parole.  Je  sentais  cet  engagement  sur  ma 
conscience.  Mais  quoi  I  pour  un  devoir  chimérique  et  sans  utilité,  fal- 
lait-il contrister  son  àme,  et  lui  faire  à  longs  traits  savourer  la  mort  ? 
Quel  pouvait  être  à  mes  yeux  l'objet  d'une  précaution  si  cruelle?  Lui 
annoncer  sa  dernière  heure,  n'élail-ce  pas  l'avancer'?  Dans  un  inter- 
valle si  court,  que  deviennent  les  désirs,  l'espérance,  éléments  de  la 
vie  ?  Est-ce  eu  jouir  encore  que  de  se  voir  si  près  du  moment  de  la 
perdre'.'  Etait-ce  à  moi  de  lui  donner  la  mort? 

Je  marchais  à  pas  précipités  avec  une  agitation  que  je  n'avais  jamais 
éprouvée.  Cette  longue  et  pénible  anxiété  me  suivait  partout;  j'en  traî- 
nais après  moi  l'insupportable  poids.  Une  idée  vintenlin  me  déterminer. 
Ne  vous  efforcez  pas  de  la  prévoir;  il  faut  vous  la  dire. 

Pour  qui  est-ce  que  je  délibère?  est-ce  pour  elle,  ou  pour  moi?  Sur 
quel  principe  est-ce  que  je  raisonne  ?  est-ce  sur  son  système,  ou  sur 
le  mien  ?  Qu'est-ce  qui  m'est  démontré  sur  l'un  ou  sur  l'autre?  Je  n'ai 
pour  croire  ce  que  je  crois,  que  mon  opinion  armée  de  quelques  pro- 
babilités. Nulle  démonstration  ne  la  renverse,  il  est  vrai  ;  mais  quelle 
démonstralion  l'i'iabiit  ?  Elle  a,  pour  croire  ce  quelle  croit,  son  opinion 
de  même  ;  mais  elle  y  voit  l'évidence,  celte  opinion  à  ses  yeux  est  une 
démonstration  :  quel  droit  ai-je  de  préférer,  (piand  il  s'agit  d'elle,  ma 
simple  (jpinion,  que  je  reconnais  douteuse,  à  son  opinion,  (|u'elle  lient 
pour  démontrée?  Comparons  les  conséquences  des  deux  sentiments. 
Dans  le  sien,  la  disposition  de  sa  dernière  heure  doit  décider  de  son 
sort  durant  rélcriiite.  Dans  le  mien,  les  ménagements  que  je  veux  avoir 
pour  elle  lui  seront  indillérenls  dans  trois  jours.  Dans  trois  jours,  selon 
moi,  elle  ne  senlira  plus  rien.  Mais  si  peut-être  elle  avait  raison,  quelle 
différence  !  Des  biens  ou  des  maux  élernels  !...  l'eut-élre!...  ce  mot 
est  terrible I...  Malheureux  !  risque  ton  âme  et  non  la  sienne. 

Voilà  le  premier  doute  qui  m'ait  rendu  suspecte  l'incertitude  que 
vous  avez  si  souvent  atiaquée.  Ce  n'est  pas  la  dernière  fois  qu'il  est  re- 
venu depuis  ce  temps-là.  Quoiqu'il  eu  soit,  ce  doute  me  délivra  de 
celui  (pii  me  tourmentait.  Je  pris  sur-le-champ  mon  parti;  et.  de  peur 
(I  en  changer,  je  coinns  en  liàle  au  lit  de  Julie.  Je  fis  sortir  tout  le 
monde,  (I  je  m'assis:  vous  p(uivcz  juger  avec  quelle  contenance.  Je 
n'employai  point  auprès  d'elle  les  préeaiilions  nécessaires  pour  les  pe- 
tites allies.  Je  ne  dis  rien  ;  mais  elle  me  vit.  et  me  comprit  à  l'instant. 
Croyc/.-voiis  me  l'a|ipreudre  ?  dit-elle  eu  me  lendanl  la  main.  Non| 
mon  ami,  je  me  sens  bien    la  mort  me  presse,  il  faut  nous  quitter. 

Alors  elle  me  tint  un  long  discours  dont  j'aurai  à  vous  parler  quel- 
(pie  jour,  et  durant  leipicl  elle  écrivit  sou  teslainent  dans  mon  cu'ur. 
Si  j'avais  moins  i diinn  le  sien,  ses  dernières  dispositions  auraient  sulB 
pour  me  le  faire  eonnaitre. 

Elle  me  deinanila  si  son  élat  était  connu  dans  la  maison.  Je  lui  dis  que 
l'alarme  y  regn.iit,  mais  (pion  ne  savait  rien  de  positif:  cl  que  du  Dos- 
son  s'ciait  omeit  à  moi  seul.  Elle  me  conjura  (jue  le  secret  tijl  soigneu- 
seineul  garde  le  reste  de  l;i  journée.  Claire,  ajouli>-t-elle.  ne  suppor- 
tera jamais  ce  coup  que  (le  iii;i  main  ;  elle  en  mourra  s'il  lui  vient  d'une 
autre.  Je  destine  la  nuit  prochaine  à  ce  triste  devoir.  C'est  pour  cela 
surtout  que  j'ai  voulu  :ivolr  l'iivis  du  médecin,  afin  de  ne  pas  exposer  sur 
mon  seul  sentinieni  ( cite  iiilortunée  à  recevoir  à  foux  une  si  cruelle  at- 
teinte. Faites  qu'elle  ne  soiip(,'omie  rien  avant  le  lenqis,  ou  vous  ris- 
quez de  rester  sans  amie  et  de  laisser  V()sciif:inls  sans  mère. 

Elle  me  |>arla  de  son  père.  J'avouai  lui  avoir  envoyé  un  exprès;  mais 
je  me  g:ird:ii  d'ajouter  que  cet  homme,  an  lieu  de  se  contenler  de  don- 
ner ni:i  letlre,  coiiime  je  lui  avais  ordonne,  s'clail  lialé  de  parler,  el  si 
lomdemeiit  ipie  mon  vieil  ami.  croyant  sa  (ille  imyee.  etail  tombé  d'eV- 
troi  SU"  l'escalier,  et  s'était  l'ait  mie  blessure  qui  le  retenait  à  Blonay 
dans  sou  lit.  L'espoir  de  revoir  son  père  la  loucha  sensiblement:  el  la 
certitude  que  celle  espérance  élail  vaine  ne  fui  pas  le  moindre  des 
maux  qu'il  me  fallut  dévorer. 

Le  redoublenieui  de  la  nuit  précédente  l'avait  extrêmement  affaiblie. 
Ce  long  enirelien  n'avait  pas  contribué  â  la  fortifier.  Dans  l'accable- 
ment où  elle  était,  elle  essaya  de  prendre  un  peu  de  repos  durant  la 


m 


LA  NOUWLLE  HÉLOISE. 


jouiiiiic  :  je  n'appris  que  le  suilciideniiiiii  qu'elle  ne  l'avail  pas  passée 

Cqji  udaul  la  ciiiistcrnalion  icgiiait  tlaus  la  maison.  Chacun  dans  un 
monic  silence  aucndait  iju'on  lo  lirai  do  peine,  el  n'osail  interroger 
persuime  ,  craiule  d'apprendre  |)lus  qu'il  no  voulait  savoir.  On  se  di- 
sait :  S'il  y  a  quel(pre  bonne  nouvelle,  on  s'empressera  de  la  dire; 
sd  y  en  a  de  mauvaises,  on  ne  les  saura  toujours  que  trop  lot.  Dans 
la  frayeur  dont  ils  étaient  saisis,  c'était  assez  pour  eux  «(u'il  n'arrivât 
rien  qui  fit  nouvelle.  Au  milieu  de  ce  morne  repos,  madame 
d'Orbe  était  la  seule  active  et  parlante.  Sitôt  qu'elle  éiait  hors  de  la 
chambre  de  Julie,  au  lieu  de  s'aller  reposer  dans  la  sienne,  elle  par- 
courait toute  la  maison;  elle  arrêtait  tout  le  monde,  demandant  ce 
qu'avait  dit  le  médecin,  ce  qu'on  disait.  Elle  avait  été  témoin  de  la 
mut  précédente,  elle  ne  pouvait  ignorer  ce  qu'elle  avait  vu  ;  mais  elle 
chercliiiit  a  se  tromper  elle-même  et  à  récuser  le  témoignage  de  ses 
yeux.  Ceux  qu'elle  questionnait  ne  lui  répondant  rien  que  de  liivorable, 
cela  rencoiiragcait  à  questionner  les  autres,  et  toujours  avec  une  iu- 
quietude  si  vive,  avec  un  air  si  effrayant,  qu'où  eût  su  la  vérité  mille 
lois  sans  être  tenté  de  la  lui  dire. 

Auprès  de  Julie  elle  se  contraignait,  et  l'objet  louchant  qu'elle  avait 
sous  les  yeux  la  disposait  plus  à  l'amiction  qu'à  reniporlement.  Elle 
craignait  surtout  de  lui  laisser  voir  ses  alarmes  ;  mais  elle  réussissait 
mal  a  les  cacher,  on  apercevait  son  trouble  dans  son  afiectation  même 
a  paraître  tranquille.  Julie,  de  sou  côié,  n'épargnait  rien  pour  l'abuser, 
bans  extemier  son  mal,  elle  en  parlait  presque  comme  d'une  chose 
passée,  et  ne  semblait  en  peine  que  du  temps  qu'il  lui  laudiait  pour  se 
remettre.  C'était  encore  un  de  mes  supplices  de  les  voir  cliercher  à  se 
rassurer  mutuellement,  moi  qui  savais  si  bien  qu'aucune  des  deux  n'a- 
vait dans  1  ame  l'espoir  qu'elle  s'eflorçait  de  donner  à  l'autre. 

Madame  d'Orbe  avait  veillé  les  deux  nuits  précédentes  ;  il  y  avait 
trois  jours  qu'elle  ne  s'élait  déshabillée.  Julie  lui  proposa  de  s'aller 
coucher  ;  elle  n'en  voulut  rien  faire.  Eh  bien  donc,  dit  Julie,  qu'on  lui 
tende  un  petit  ht  dans  ma  chambre,  à  moins,  ajoula-t-ellc  comme  par 
rellexion,  qu'elle  ne  veuille  parlager  le  mien.  Qu'en  dis-tu,  cousine' 
Mon  mal  ne  se  gagne  pas,  tu  ne  te  dégoûtes  pas  de  moi,  couche  dans 
mon  lu.  Le  parti  tut  accepté.  Tour  moi,  l'on  me  renvoya,  et  véritable- 
ment I  avais  besoin  de  repos. 

Je  fus  levé  de  bonne  heure.  Inquiet  de  ce  qui  s'était  passé  durant  la 
nuit,  au  premier  hruitque  j'entendis  j'entrai  dans  la  chambre.  Sur  l'état 
ou  madame  d'Orbe  était  la  veille,  je  jugeai  du  désespoir  oii  j'allais  la 
trouver,  et  des  fureurs  dont  je  serais  le  témoin.  En  entrant,  je  la  vis 
assise  dans  un  fauteuil,  défaite  et  pâle,  ou  plutôt  livide,  les  yeux  plom- 
bes et  presque  éteints,  mais  douce,  tranquille,  parlant  peu  et  lais  iiit 
tout  ce  qu  ou  lui  disait  sans  répondre.  Pour  Julie,  elle  paraissait  moins 
huble  que  la  veille,  sa  voix  était  plus  ferme,  son  geste  plus  animé;  elle 
semblait  avoir  pris  la  vivacité  de  sa  cousine.  Je  connus  aisément  à  «ou 
leiut  que  ce  mieux  apparent  était  l'effet  de  la  fièvre  ;  mais  je  vis  aussi 
briller  dans  ses  regards  je  ne  sais  quelle  secrète  joie  qui  pouvait  y  con- 
tribuer, et  dont  je  ne  démêlais  pas  la  cause.  Le  médecin  n'en  confirma 
pas  moins  son  jugement  de  la  v(  ille;  la  malade  n'en  continua  pas  moins 
de  penser  comme  lui  ;  et  il  ne  me  resta  plus  aucune  espérance. 

Ayant  été  forcé  de  m'absentcr  pour  quelque  temps,  je  remarquai  en 
renlraiit  que  1  appartemeni  était  arrangé  avec  soin;  il  y  régnait  de  l'ordre 
et  de  I  élégance;  elle  avait  fait  mellie  des  jiots  de  (leurs  sur  sa  chemi- 
née, ses  rideaux  étaient  entrouverts  et  rattachés  ;  l'air  avait  été  changé- 
on  y  sentait  une  odeur  agréable;  on  n'eût  jamais  cru  être  dans  là 
chambre  d  un  malade.  Elle  avait  fait  sa  toilette  avec  le  même  soin  •  la 
grâce  et  le  goût  se  montraient  encore  dans  sa  parure  négligée  Tout 
cela  lui  donnait  plutôt  l'air  d'une  femme  du  monde  qui  attend  compa- 
gnie, que  (1  une  campagnarde  qui  attend  sa  dernière  heure.  Elle  vit  ma 
surprise,  elle  en  sourit;  et,  lisant  dans  ma  pensée,  elle  allait  me  ré- 
pondre, quand  on  amena  les  enfants.  Alors  il  ne  fut  plus  question  que 
(1  eux  ;  et  vous  pouvez  juger  si,  se  sentant  prête  à  les  quitter,  ses  ca- 
resses lurent  tiedcs  et  modérées.  J'observai  môme  qu'elle  revenait  plus 
souvent  et  avec  des  étreintes  encore  plus  ardentes  à  celui  qui  lui  coulait 
la  vie,  comme  s'il  lui  fût  devenu  plus  cher  à  ce  prix. 

Tous  ces  embrasseincuts ,  ces  soupirs,  ces  transports,  étaient  des 
mystères  pour  ces  pauvres  enfants.  Ils  l'aimaient  tendrement,  mais  c'é- 
tait la  tendresse  de  leur  âge  ;  ils  ne  comprenaient  rien  à  son  élat,  au 
redoublement  de  ses  caresses ,  à  ses  regrets  de  ne  les  voir  plus  •  ils 
nous  voyaient  tristes,  et  ils  pleuraient  :  ils  n'en  savaient  pas  davantage 
«Juoiqu  on  apprenne  aux  enfants  le  nom  de  la  mort,  ils  n'en  ont  aucune 
nlee;  ils  ne  la  craignent  m  pour  eux  ni  pour  les  autres;  ils  craignent 
.le  soulirir,  et  non  de  mourir.  Quand  la  douleur  arrachait  quelque 
plainte  a  leur  mère,  ils  perçaient  l'air  de  leurs  cris;  quand  on  leur 
panait  ae  la  perdre,  ou  les  aurait  crus  stupides.  La  seule  nenrietle 
un  peu  plus  agee,  et  d'un  sexe  où  le  sentiment  et  les  lumières  se  dé- 
veloppent plus  lot,  paraissait  troublée  et  alarmée  de  voir  sa  petite 
nlamau  dans  un  lit,  elle  qu'on  voyait  toujours  levée  avant  ses  enfauts. 
Je  me  souviens  qu  a  ce  propos  Julie  fit  une  réilexiou  tout  à  fait  dans 
son  caractère,  sur  I  imbécile  vanité  de  Ve-^^pasien  qui  resta  couché  tau- 
dis qud  pouv.ail  agir,  et  s,-  l.na  lorsqu'il  uc  put  plus  rien  faire.  Je  ne 
sais  pas,  dit-elle,  s  d  faut  ,||,  „„  empereur  meure  debout,  mais  je  sais 
bien  qu  une  mère  de  famille  no  duii  saliior  que  pour  mourir 

Apres  avoir  épanche  son  cœur  »ur  ses  enfauts,  après  les  avoir  prifr  ^ 


cliaciiii  à  ])art,  siirlout  Henriette,  qu'elle  tint  fort  longtemps  et  qu'on  en- 
tendait jilaiiidie  et  sangloter  en  recevant  ses  baisers,  elle  les  appela 
tous  trois,  leur  donna  sa  bénédiction  et  leur  dit,  en  leur  montrant  ma- 
dame dOibe  :  Allez,  mes  enfants,  allez  vous  jeter  aux  pieds  de  votre 
nière  ;  voilà  celle  que  Dieu  vous  donne  ;  il  ne  vous  a  rien  ôté.  A  l'instant 
ils  courent  à  elle,  se  mettent  à  ses  genoux,  lui  prennent  les  mains,  l'ap- 
pellent leur  bonne  maman,  leur  seconde  mère.  Claire  se  pencha  sur 
eux  ;  mais  en  les  serrant  dans  ses  bras  elle  s'elforça  vainement  de  par- 
ler, elle  ne  trouva  que  des  gémissements,  elle  ne  put  jamais  prononcer 
un  seul  mot;  elle  étouffait.  Jugez  si  Julie  ciait  émue  !  Cette  scène  com- 
mençait à  devenir  trop  vive  ;  Je  la  lis  cesser. 

Ce  moment  d'altendrissement  passé,  l'on  se  remit  à  causer  autour  du 
lit;  et  quoique  la  vivacité  de  Julie  se  fût  un  peu  éteinte  avec  le  redou- 
blement, on  voyait  le  même  air  de  contentement  sur  sou  visage  :  elle 
parlait  de  tout  avec  une  attention  et  un  intérêt  qui  montraient  un  es- 
prit très-libre  de  soins  ;  rien  ne  lui  échappait  ;  elle  était  à  la  conversa- 
tion comme  si  elle  n'avait  eu  autre  chose  à  faire.  Elle  nous  proposa  de 
diner  dans  sa  chambre,  pour  nous  quitter  le  moins  qu'il  se  pourrait  : 
vous  pouvez  croire  que  cela  ne  fut  pas  refusé.  On  servit  sans  bruit,  sans 
confusion,  sans  désordre,  d'un  air  aussi  rangé  que  si  l'on  eût  été  dans 
le  salon  d'Apollon.  La  Fanchon,  les  enfants  dînèrent  à  table.  Julie,  voyant 
qu'on  manquait  d'appétit,  trouva  le  secret  de  faire  manger  de  tout,  tan- 
tôt prétextant  l'instruction  de  sa  cuisinière,  tantôt  voulant  savoir  si  elle 
oserait  en  goûter,  tantôt  nous  intéressant  par  notre  santé  même  dont 
nous  avions  besoin  pour  la  servir,  toujours  montrant  le  plaisir  qu'on 
pouvait  lui  faire,  de  manière  à  ôter  tout  moyen  de  s'y  refuser,  et  mê- 
lant à  tout  cela  un  enjouement  propre  à  nous  distraire  du  triste  objet 
qui  nous  occupait.  Eniin,  une  maiiresse  de  maison,  attentive  à  faire  ses 
honneurs,  n'aurait  pas,  en  plehie  santé,  pour  des  étrangers,  des  soins  plus 
marqués,  plus  obligeants,  plus  aimables  que  ceux  que  Julie  mourante 
avait  pour  sa  famille.  Rien  de  tout  ce  que  j'avais  cru  prévoir  n'arrivait, 
rien  de  ce  que  je  voyais  ne  s'arrangeait  dans  ma  tête.  Je  ne  savais  plus 
qu'imaginer,  je  n'y  étais  plus. 

Après  le  diner  ou  annonça  monsieur  le  ministre.  Il  venait  comme  ami 
de  la  maison,  ce  qui  lui  arrivait  fort  souvent.  Quoique  je  ne  l'eusse  point 
fait  appeler,  parce  que  Julie  ne  l'avait  pas  demandé,  je  vous  avoue  que 
je  fus  charmé  de  son  arrivée  ;  et  je  ne  crois  pas  qu'en  pareille  circon- 
stance le  plus  zélé  croyant  l'eût  pu  voir  avec  plus  de  plaisir.  Sa  présence 
allait  éclaircir  bien  des  doutes  et  me  tirer  d'une  étrange  perplexité. 

Rappelez-vous  le  motif  qui  m'avail  porté  à  lui  annoncer  sa  lin  pro- 
chaine. Sur  l'effet  qu'aurait  dû,  selon  moi,  produire  celle  affreuse  nou- 
velle, comment  concevoir  celui  qu'elle  avait  produit  réellement  ?  Quoi  ! 
cette  femme  dévote  qui,  dans  l'état  de  santé,  ne  passe  pas  un  jour  sans 
se  recueillir,  qui  fait  un  de  ses  plaisirs  de  la  prière,  n'a  plus  que  deux 
jours  à  vivre;  elle  se  voit  prête  à  paraître  devant  le  juge  redoutable, 
et,  au  lieu  de  se  préparer  à  ce  moment  terrible,  au  lieu  de  meltre  ordre 
à  sa  conscience,  elle  s'amuse  à  parer  sa  chambre,  à  faire  sa  toilette,  à 
causer  avec  ses  amis,  à  égayer  leur  repas,  et  dans  tons  ses  eiitreliens 
pas  un  seul  mot  de  Dieu  ni  du  salut  !  Que  devais-je  penser  d'elle  et  de 
ses  vrais  sentiments?  Comment  arranger  sa  conduiie  avec  les  idées  que 
j'avais  de  sa  piété?  Comment  accorder  l'usage  qu'elle  faisait  des  der- 
niers moments  de  sa  vie  avec  ce  qu'elle  avait  dit  au  médecin  de  leur 
prix  ?  Tout  cela  formait  à  mon  sens  une  énigme  inexplicable.  Car  enfin, 
quoique  je  ne  m'attendisse  pas  à  lui  trouver  toute  la  petite  cagoterie 
des  dévotes,  il  me  semblait  pourtant  que  c'était  le  temps  de  songer  à  ce 
qu'elle  estimait  d'une  si  grande  importance  et  qui  ne  souffrait  aucun  re- 
tard. Si  l'on  est  dévot  durant  le  tracas  de  celte  vie,  comment  ue  le  sera- 
t-on  pas  au  moment  qu'il  la  faut  quitter  et  qu'il  ne  reste  plus  qu'à  pen- 
ser à  l'autre  ? 

Ces  rédexions  m'amenèrent  à  un  point  où  je  ne  me  serais  guère  at- 
tendu d'arriver.  Je  commençai  presque  d'être  inquiet  que  mes  opinions 
indiscrètement  soulenucs  n'eussent  euiin  trop  gagné  sur  elle.  Je  n'avais 
pas  adopté  les  siennes,  et  pourtant  je  n'aurais  pas  voulu  qu'elle  y  eût 
renoncé.  Si  j'eusse  été  malade,  je  serais  cerlainement  mort  dans  mon 
seiiliment  ;  mais  je  désirais  qu'elle  mourût  dans  le  sien  ,  et  je  trouvais 
pour  ainsi  dire  qu'en  elle  je  risquais  plus  qu'en  moi.  Ces  contradicliuus 
vous  paraîtront  extravagantes,  je  ne  hs  trouve  pas  raisonnables,  el  ce- 
pendant elles  ont  existé.  Je  ne  me  charge  pas  de  lesjustilior,  je  vous  les  ; 
rapporte. 

Enfin  le  moment  vint  où  mes  doutes  allaient  êtte  éclaircis,  car  il  était 
aisé  de  prévoir  que  tôt  ou  tard  le  pasteur  amènerait  la  conversation  sur 
ce  (pii  fait  l'objet  de  sou  ministère,  el  quand  Julie  eût  été  capable  de 
déguisement  dans  ses  réponses,  il  lui  eût  été  bien  difficile  de  se  dégui- 
ser assez  pour  que,  attentif  el  prévenu,  je  n'eusse  pas  démêlé  ses  vrais 
sentiments. 

Tout  arriva  comme  je  l'avais  prévu.  Je  laisse  à  part  les  lieux  com- 
muns mêlés  d'éloges  qui  servirent  de  transitions  au  ministre  pour  ve- 
nir à  son  sujet;  je  laisse  encore  ce  qu'il  lui  dit  do  touchant  sur  le  bon- 
heur de  couroninr  une  bonne  vie  par  un<!  lin  chrétienne.  Il  ajouta  qu'il 
la  véiité  il  lui  avait  i|iiol(iuolôis  houvé  sur  certains  points  dos  senti- 
ments (pii  lie  s;ir,  .iril:iiciit  pas  ciiliriiuioiit  avec  la  doctrine  de  l'Eglise, 
c'ésl-.i-iliio  avo(  1  olle  qiio  la  pi"'-  >aiiie  raison  pouvait  déduire  de  l'K- 
criiiiic;  mais  comme  elle  ne  s'était  jamais  aheurlée  à  les  défendre,  il 
espoi.iii  ipi'ollo  voulait  mourir  ainsi  qu'elle  avait  vécu,  dans  la  commu- 
nion des  lidelcs,  et  acquiescer  en  tout  à  la  commune  profession  de  foi. 


LA  NOUVELLE  IIÉLOISE. 


l-»l 


(.'oimiie  la  ii'Ikiusc  de;  Jiilii:  olail  décisive  sur  mes  ilim(i;s,  et  u'élail 
pas,  à  I  egaid  des  li(;ii\  coiiiiiiiiiis,  dans  li;  cas  de  riixliortalioa,  je  vais 
vous  la  rapporlcr  lirL'sipic  nitil  à  mol,  car  je  l'avais  bleu  écoulée,  el  j'al- 
lai l'écrire  dans  le  inoinciil. 

«  Pcrmetlez-inoi ,  uiousieur,  de  commencer  par  vous  remercier  de 
tous  les  soins  que  vous  avez  pris  de  me  coniluiie  dans  la  droile  roule 
lie  la  morale  el  de  la  foi  clirélieuiie,  et  de  la  douceur  avec  laquelle  vous 
avoz  corrigé  ou  supporté  mes  erreurs  quand  je  me  suis  égarée,  l'éué  ■ 
ine  de  respect  pour  votr<;  zèle  el  de  reconnaissance  pour  vos  boniés, 
ji'  déclare  avec  plaisir  que  je  vous  dois  toutes  mes  lionnes  résolutions, 
cl  (|ue  vous  m'avez  toujours  portée  à  l'aire  ce  (pii  était  bien,  et  à  croire 
ce  (|ui  était  vrai. 

!  J'ai  vécu  cl  je  lueius  <laus  la  connnuuion  proleslaulc,  qui  lire  son 
iiiii(|iic  vri^\r  (le  rEciiUiie  saiiilc  cl  de  la  raison;  mon  cujur  a  toujours 
( DiiliiMK'  rc  i|iii'  |iinii(iii(  ail  ma  lioiiclic  ;  cl  quand  je  n'ai  pas  eu  pour 
\(]s  luiiiiiMo  idiilc  la  ilocililé  qu'il  ci"il  l'allu  peul-èlre,  c'élail  (m  cfiél  de 
mou  aversion  pour  toute  espèce  de  dégniscment  :  ce  qu'il  m'élail  iujpos- 
sibie  de  croire,  je  n'ai  nu  dire  que  je  le  croyais;  j'ai  toujours  cherclié 
sincèrement  ce  qui  clait  conforaie  à  la  gloire  de  Dieu  et  à  la  vérité, 
■l'ai  pu  me  tromper  dans  ma  reclierclie;  je  n'ai  pas  l'orgueil  de  piuiser 
ivdir  eu  toujours  raison  :  j'ai  peut-être  eu  toujours  tort;  mais  mon  iii- 
Iciiiioa  a  toujours  élé  pure,  el  j'ai  toujours  cru  ce  qui;  je  disais  croire. 
C'élail  sur  ce  poinl  tout  ce  qui  dépendait  de  moi.  Si  Dieu  n'a  pas  éclaire 
ma  raison  au  delà ,  il  est  clément  el  juste  •  pourrait-il  me  demander 
compte  d'un  don  ipi'il  ne  m'a  pas  fait'/ 

«  Voilà,  monsieur,  ce  que  j'avais  d'essentiel  à  vous  dire  sur  les  sen- 
timents que  j'ai  professés.  Sur  loiit  le  reste  mon  étal  iiréseiit  vous  ré- 
pond pour  moi.  Distraite  parle  mal,  livrée  au  délire  de  la  lièvre,  esl-il 
temps  d'essayer  de  raisonner  mieux  que  je  n'ai  l'ait  jouissant  d'un  en- 
tendement aussi  sain  que  je  l'ai  reçu?  Bi  je  me  suis  trompée  alors, 
me  Iromperai-je  moins  aujourd'hui?  cl  dans  raliatlemenloù  je  suis  dé- 
pend-il de  moi  de  croire  autre  chose  que  ce  que  j'ai  cru  étanl  en 
santé?  C'est  la  raison  qui  décide  du  sentiment  qu'on  préfère;  et  la 
mienne  ayant  perdu  ses  meilleures  fonctions,  ipielle  aiilorité  peut  don- 
ner ce  qui  m'en  reste  aux  opiiiioiis  ipu;  j'adopterais  sans  elle?  tjuc  me 
restc-t-il  donc  désormais  à  faire  ?  c'est  de  m'en  rapporter  à  ce  que  j'ai 
cru  ci-devant  :  car  la  droiture  d'intention  est  la  même,  cl  j'ai  le  jufie- 
ment  de  moins.  Si  je  suis  dans  l'erreur,  c'est  sans  l'aimer;  cela  suflit 
pour  me  Irauipiilliscr  sur  ma  croyance. 

«(jiiant  à  la  incparation  à  la  niorl,  iiionsieiir,  elle  est  l'aile; mal,  il  est 
vrai,  mais  de  mou  mieux,  et  mieux  du  moins  (|ue  je  ne  le  pourrais 
faire  à  présent.  J'ai  lâché  de  ne  pas  ^itteiidic,  pour  rcnqilir  cet  iinpm- 
tant  devoir,  que  j'en  fusse  iiica|ialilc.  Je  priais  en  saiilé,  uiaiiilciiaiit  je 
nie  résigne.  La  prière  du  malade  csl  la  patience  :  la  pii'pai'ali((n  à  la 
mort  est  une  bonne  vie  ;  je  n'en  connais  point  d'autre.  U'imid  je  con- 
versais avec  vous,  quand  je  me  recueillais  seule,  quand  je  m'cU'orçais 
de  remplir  les  devoirs  ipic  Dieu  m'impose,  c'est  alors  que  je  me  dis- 
posais a  paraître  devant  lui,  c'est  alors  ipie  je  l'adorais  d(î  toiiles  les 
lorces  qu'il  m'a  douiiccs  :  (jne  fciais-je  aiijoiird  hni,  cpie  je  les  ai  jier- 
diies?  mon  âme  aliénée  est-elle  en  état  de  s'élever  à  lui?  ces  restes 
d'une  vie  à  demi  éteinte,  absorbcis  par  la  souffrance,  sont-ils  dignes  de 
lui  être  offerts  ?  Non,  mmisienr;  il  meleslaisse  |)our  êlre  donnés  à  ceux 
qu'il  m'a  l'ail  aimer  et  qu'il  veut  que  j(!  quitte  :  je  leur  lais  mes  adieux 
pour  aller  à  lui  ;  c'csl  d'eux  qu'il  l'aul  que  je  m'occupe  :  bientôt  je  ni'oc- 
cnpcrai  de  lui  seul.  .Mes  dei  riiers  plaisirs  sur  la  terre  sout  aussi  mes  der- 
niers devoirs  :  n'est-ce  jias  le  scivir  ciiicne  et  faire  sa  volonté,  que  de 
remplir  les  soins  ipie  l'Iiiuiianih'  m'impose;  avant  d'abandonner  sa  dé- 
pouille? IJne  faire  pour  apaiser  des  lidiibles  que  je  n'ai  pas?  Ma  con- 
science n'est  point  agitée  :  si  quelipicl'ois  elle  m'a  doiiiK-  des  crainles, 
j'en  avais  plus  eu  santé  qu'aujourd  liui.  iMa  conliance  les  efface  ;  elle  inc 
dit  (pie  Dieu  est  plus  cli'iiieiil  ipie  je  ne  suis  coupable,  et  ma  sécurité 
redouble  en  me  sentant  appiochcr  de  lui.  Je  ne  lui  porte  point  un  re- 
pentir imparfait,  lardd'  et  torce-,  ipii,  dicté  par  la  peur,  ne  saurait  être 
sincère,  et  n'est  qu'un  piège  pour  le  tromper:  je  ne  lui  porle  pas  le  reste 
el  le  rebut  de  mes  jours,  [iIl'mis  de  peines  el  d'ennuis,  en  proie  à  la  ma- 
ladie, aux  douleurs,  aux  angoisses  de  lu  mort,  et  ipieje  ne  lui  donnerais 
que  quand  je  n'en  pourrais  plus  rien  faire  :  je  lui  porte  ma  vie  entière, 
pleine  de  péchés  et  de  fautes,  mais  exempte  des  remords  de  l'impie  cl 
des  crimes  du  méchant. 

«  A  quels  lourmeuts  Dieu  pourrait-il  condamner  mon  àme?  Les  ré- 
prouvés, dit-on,  le  baissent  ;  il  laiidiait  dune  (iii'il  m'enqu'cbàt  de  l'ai- 
mer? Je  ne  crains  pas  d'aiigiiienici-  leur  nombre.  0  grand  Etre!  Etre 
éternell  suprême  iiiIclligeiK c,  soiircede  vicct  de  fclicile,  cri'aleur,  ron- 
servateur,  père  ib;  rbomiiie,  cl  loi  de  la  nature.  Dieu  trcs-puissanl,  très- 
bon,  dont  je  ne  dont.ii  jamais  un  moment,  el  sous  les  veux  duquel  j'ai- 
mai toujours  ;\  vivre  1  je  le  sais,  jr  m'en  rejouis,  je  vais  paraître  de- 
vant Ion  tr(')ue.  Dans  peu  de  jours  mon  àme,  libre  de  sa  (lc|)oullle,  com- 
nieueera  de  t'olfrir  plusdigncmeul  ici  imuiorlel  boimiiage  ipii  doit  faire 
mou  bimlienr  durant  l'elernile.  Je  coiiiplc  pour  rien  tonl  ce  que  je  serai 
jusqu'à  ce  momeiii.  Mon  corps  vil  eiicoïc,  mais  ma  vie  morale  est  finie. 
Je  suis  an  bout  de  ma  carrière,  el  déjà  jugée  sur  le  passé.  Sonlïrir  el 
mourir  est  tinit  ce  qui  me  reste  à  faire;  e  est  l'affaire  de  la  nature  : 
mais  moi,  j'ai  lâché  de  vivre  de  manière  à  n'avoir  pas  besoin  de  son- 
ger à  la  mort;  et  maintenant  qu'elle  approche,  je  la  vois  venir  sans 
effroi.  Qui  s'cudort  dans  le  seiu  d  uu  père  n'est  pas  en  souci  du  réveil.  » 


Ce  discoiir-i.  prononce  (laliord  d'un  ton  giavcei  po,,é,  puis  avec  pins 
d'accenl  cl  d'une  voix  plus  i;l<;vée,  lit  sur  tous  les  iis:-i>lauts,  sans  lu'cii 
excepter,  une  iMipressiiiii  (riiiilaiil  plus  vive,  que  les  yiMix  «Je  celle  qui 
le  prononça  biill.iienl  d'un  feu  snrn.ilnrcl;  un  nimvel  ecbit  animait  son 
teiiil,  elle  paraissait  rayonnante;  el  s'il  y  a  quelque  chose  au  inonde  qui 
mérite  le  nom  de  céleste,  c'élail  sou  visage  tandis  qu'elle  parlait. 

Le  pasteur  lui-même,  saisi,  transporté  de  ce  qu'il  v(;iiaii  d'entendre, 
s'écria  en  levant  les  yeux  el  les  mains  au  cieJ  :  Grand  Dieu  !  voilà  le 
tulle  qui  l'honore;  daigne  t'y  rendre  propice;  les  liumaius  t'en  of- 
frent peu  de  pareils. 

Madame,  dit-il  en  s'approclianl  du  lit,  je  croyais  vous  instruire  et 
c'est  vous  qui  m'instruisez.  Je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire.  Vous  avez  la 
véritable  foi,  celle  qui  fait  aimer  Dieu.  Emportez  ce  précieux  repos  d'une 
bonne  conscience,  il  ne  vous  trompera  pas;  j'ai  vu  bien  des  chrétiens 
dans  l'état  on  vous  êtes,  je  ne  l'ai  tiouviie  qu'eu  vous  seule,  niielle  dif- 
férence d'une  lin  si  paisible  à  celle  de  ces  pécheurs  bourrelés  qui  n'ac- 
cumulent tant  de  vaincs  el  sèches  prières  que  parce  ipi'ils  sonl  indignes 
d'être  exaucés!  Madame,  votre  mort  est  aussi  i)i;lle  que  voire  vie  :  vous 
avez  vécu  pour  la  charité;  vous  moui'cz  martyre  de  l'amour  malerncl- 
Soit  que  Dieu  vous  rende  à  nous  pour  nous  servir  d'exemple,  soit  qu'il 
vous  appelle  à  lui  pour  couronner  vos  vertus,  puissions-nous  tous  tant 
que  nous  sommes  vivre  et  mourir  comme  vous!  nous  serons  bien  sûrs 
du  bonheur  de  l'autre  vie. 

Il  voulut  s'en  aller;  elle  le  retint.  Vous  êtes  de  mes  amis,  lui  dit-elle, 
et  l'un  de  ceux  que  je  vois  avec  le  plus  de  plaisir;  c'est  pour  eux  que 
mes  derniers  monients  me  sont  pn-ciciix.  Nous  allons  nous  rpiiiter  pour 
si  longtemps,  qu'il  ne  faut  pas  nous  (piillcr  si  vite.  Il  l'ut  charme  de  res- 
ter, et  je  sortis  là-dessus. 

En  rentrant,  je  vis  que  la  conversation  avait  continué  sur  le  même 
sujet,  mais  d'un  autre  ton  el  comme  sur  nue  malière  iudifl(Tcnte.  Le 
pasteur  parlait  de  l'esprit  faux  (pi'oii  donnait  au  chrisliaiii-me  eu  n'eu 
faisant  que  la  religion  des  mourants,  et  de  ses  ministi  es  il--  liouuncs  de 
mauvais  augure.  On  nous  regarde,  disait-il,  l'oiiime  des  mes-a^ers  de 
mort,  parce  que,  dan--  l'opinion  commode  qu'un  quart  d'heure  de  re- 
pentir sul'lil  pour  criaccr  ciiiipianle  ans  de  crimes,  on  n'aime  à  nous 
voir  que  dans  ce  temps-là.  Il  l.iut  nous  vêtir  d'une  couleur  lugubre  ;  il 
faut  affecter  un  air  sévère  ;  on  n'épargne  rien  pour  nous  rendre  ef- 
frayants. Dans  les  autres  cultes  c'est  pis  encore,  lu  calholiipie  mourant 
n'est  environné  que  d'objets  qui  repouvantent,  el  de  cérémonies  qui 
l'cutei  rent  tout  vivant.  Au  soin  qu'on  prend  d'écarter  de  lui  les  démons, 
il  croit  en  voir  sa  chambre  pleine;  il  menrl  cent  fois  de  terreur  avant 
([ii'on  ne  l'achève  ;  el  c'est  dans  cet  effroi  que  l'Eglise  aime  à  le  plonger 
pour  avoir  meilleur  marché  de  sa  bourse.  Hcmions  grâces  au  ciel,  dit 
Julie,  de  n'être  point  nés  dans  ces  religions  v(;iiales  qui  tuent  les  gens 
|)onr  en  hériter,  cl  ipii.  vendant  le  paradis  aux  riches,  porlent  jnsqu'eu 
l'autre  monde  l'injusli»  iiicgaiih;  qui  règne  dans  celui-ci.  Je  ne  doulc 
poinl  que  toutes  ces  sombres  i(l('es  ne  l'omcntcnl  l'incrédulilé,  et  ne  dou- 
nenl  une  aversion  naliiiclle  pour  le  culte  qui  les  nourrit.  J'espère,  dit-elle 
en  me  regardanl,  que  celui  qui  doit  élever  nos  enfants  prendra  des 
maximes  îoul  opposées,  cl  ipi'il  ne  leur  rendra  poinl  la  religion  lugubre 
el  triste  en  y  mêlant  incessamment  des  pensées  de  mort.  S'il  leur  ap- 
prend à  bien  vivre,  ils  saiironl  assez  bien  mourir. 

Dans  la  suite  de  cet  enlrelien,  qui  l'ut  moins  serré  cl  plus  interrompu 
que  je  ne  vous  le  rapporte,  j'achevai  de  concevoir  les  maximes  de  Jidie 
et  la  conduite  ipii  m'avait  scandalisé.  Tout  cela  tenait  à  ce  que,  sentant 
son  étal  parraiteinenl  désespéré,  elle  ne  soiigcail  plus  qu'à  en  écarter 
l'inutile  cl  biiiebrc  appareil  dont  l'cITroi  des  mourants  les  environne,  soil 
pour  ddiiiier  le  change  à  notre  aflliction,  soil  pour  s'ôlcr  à  elle-même 
un  speclaelc  allrislant  à  pure  perle.  La  mort,  disaitclle,  esl  déjà  si  pé- 
nible! poiiripioi  la  reniire  encore  hideuse.'  Les  soins  (|ue  les  aulres 
perdent  à  vouloir  prolonger  leur  vie,  je  les  emploie  à  jouir  de  la  mienne 
jusqu'au  bout  :  il  ne  s'agit  que  de  savoir  prendre  son  parti  ;  tonl  le  reste 
va  de  lui-même.  Ferai-je  de  ma  chambre  nu  In'ipital,  un  objet  de  dé- 
goût el  d'ennui,  tandis  que  mon  dernier  soin  esl  d'y  rassembler  tout 
ce  qui  m'est  cher?  Si  j'y  laisse  croupir  le  mauvais  air.  il  en  f.niilra  écar- 
ter mes  enfants  ou  exiioscr  leur  santé.  Si  je  reste  dans  un  équipage  à 
faire  peur,  personne  ne  me  reconnaitra  plus;  je  ne  serai  plus  la  inc-mc; 
vous  vous  souviendrez  tous  de  m'avoir'aimée.  et  ne  pourrez  plus  mo 
souffrir;  j'aurai,  moi  vivante,  l'affreux  spectacle  de  rhoireiir  ipiu  je 
ferai,  même  à  mes  amis,  comme  si  j'étais  déjà  morte.  An  lieu  de  cela, 
j'ai  trouvé  l'art  d'(-lcii(lre  ma  vie  sans  la  prolmiger.  J'existe,  j'aime,  je 
suis  aimée,  je  vis  jusqu'à  mon  dernier  soupir.  L'insiaiU  de  la  mort  n'est 
rien  ;  le  mal  de  la  nature  est  peu  de  chose  ;  j'ai  banni  tous  ceux  de  lo- 
pinion. 

Tous  ces  enireiieus  cl  d'autres  semblables  se  passaient  entre  la  ma- 
lade, le  pasteur,  quelquefois  le  médecin,  la  Fanchon  el  moi.  Madame 
d'Orbe  y  était  toujours  piéseiite.  el  ne  s'y  mêlait  jamais.  Alieuiive 
aux  besoins  de  son  amie,  elle  était  prompte  à  la  servir.  Le  resle  du 
temps,  immtibile  el  presipie  inaniuit'e.  elle  la  regardait  sans  rien  ilire. 
et  sans  rien  entendre  de  ce  qu'on  disait. 

l'onr  moi,  craignant  que  Julie  ne  parlât  jusqu'à  .s'épuiser,  je  pris  le 
moment  que  le  ministre  el  le  médecin  s'élaienl  mis  à  causer  ensemble  ; 
el,  m'approchani  d'elle,  je  lui  dis  à  l'oreille  :  Voilà  bien  des  discours 
pour  une  malade!  voilà  liieu  de  la  raison  pour  qdi  Iqo  o;i  .pii  se  croi» 
liors  d'clat  de  raisouner  ! 


152 


LA  NOUVELLE  HÉLOLSE. 


Oui,  me  dit-elle  tout  bas,  je  parle  trop  pour  une  malade,  mais  non 
pas  pour  une  mourante  ;  bientôt  je  ne  dirai  plus  rien.  A  l'égard  des  rai- 
sonnements, je  n'en  fais  plus,  mais  j'en  ai  fait.  Je  savais  en  sauté  qu'il 
fallait  mourir.  J'ai  souvent  relléclii  sur  ma  dernière  maladie  ;  je  profile 
aujourd'hui  de  ma  prévoyance.  Je  ne  suis  plus  en  état  de  penser  ni  de 
résoudre  ;  je  ne  fais  que  dire  ce  que  j'avais  pensé,  et  pratiquer  ce  que 
j'avais  résolu. 

Le  reste  de  la  journée,  à  quelques  accidents  près,  se  passa  avec  la  même 
tranquillité,  et  presque  de  la  même  manière  que  quand  tout  le  monde 
se  portail  bien.  Julie  était,  comme  en  pleine  santé,  douce  et  cares- 
sante; elle  parlait  avec  le  même  sens,  avec  la  même  liberté  d'esprit, 
même  d'un  air  serein  qui  allait  quelquefois  jusqu'à  la  gaieté  :  enfin,  je 
continuais  de  démêler  dans  ses  yeux  un  certain  mouvement  de  joie  qui 
m'inquiétait  de  plus  en  plus,  et|sur  lequel  je  résolus  de  m'éclaircir  avec 
elle. 

Je  n'attendis  pas  plus  tard  que  le  même  soir.  Comme  elle  vit  que  je 
m'étais  ménagé  un  tête-à-tête,  elle  me  dit  :  Vous  m'avez  prévenue,  j'a- 
vais à  vous  parler.  Fort  bien,  lui  dis"-je  ;  mais  puisque  j'ai  pris  les  de- 
vants, laissez-moi  m'expliquer  le  premier. 

Alors,  m'étant  assis  auprès  d'elle,  et  la  regardant  fixement,  je  lui 
dis  :  Julie,  ma  cheie 
Julie  I  vous  avez  na\i» 
mon  cœur  :  hélas  !  vous 
avez  attendu  bien  laid' 
Oui,continuai-je,  voy  uit 
qu'elle  me  regardait  aM  c 
surprise,  je  vous  ai  pt 
nétrée,  vous  vous  it, 
jouissez  de  mourir  ;  von^ 
êtes  bien  aise  de  m 
quitter.  Rappelez  -  von^ 
la  conduite  de  vol  h 
époux  depuis  que  nous 
vivons  ensemble  :  ai  |( 
mérité  de  votre  part  uii 
sentiment  si  cruel?  A 
l'instant,  elle  me  prit  k-^ 
mains,  et  de  ce  ton  qui 
savait  aller  chercher  I  i 
me  :  Qui?  moi?  je  veux 
vous  quitter?  Est-n 
ainsi  que  vous  lisez  dans 
mon  cœur?  Avez- vous 
sitôt  oublié  notre  entre- 
tien d'hier  ?  Cependant 
repris-je ,  vous  mourt/ 
contente...  je  l'ai  vu 
je  le  vois...  Arrêtez,  dit 
elle  :  il  est  vrai,  je  meurs 
contente  ;  mais  c'est  de 
mourir  comme  j'ai  vécu 
digne  d'être  votre  épou 
se.  Ne  m'en  demande/ 
pas  davantage,  je  n( 
vous  dirai  rien  de  plus 
mais  voici ,  continua 
t-elle  en  tirant  un  papit  i 
de  dessous  son  cîievel 
où  vous  achèverez  d't- 
claircir  ce  mystère,  fi 
papier  était  une  lettre . 
et  je  vis  qu'elle  vous 
était  adressée.  Je  vous 
la  remets  ouverte,  ajoii- 
la-t-elle  en  me  la  don- 
nant, afin  qu'après  l'a- 
voir lue  vous  vous  dé- 
terminiez à  l'envoyer  ou 
à  la  supprimer,  selon  ce 
que  vous  trouverez  le 
plus  convenable  à  votre 
sagesse  et  à  mon  hon- 
neur. Je  vous  prie  de  ne 
la  lire  que  quand  je  ne 
serai  plus  ;  et  je  suis  si  sûre  de  ce  que  vous  ferez  à  ma  prière,  que  je 
ne  veux  pas  même  que  vous  me  le  promettiez.  Cette  lettre,  cher  Saint- 
Preux,  est  celle  que  vous  trouverez  ci-jointe.  J'ai  beau  savoir  que  celle 
qui  l'a  écrite  est  morte,  j'ai  peine  à  croire  qu'elle  n'est  plus  rien. 

Elle  me  parla  ensuite  de  son  père  avec  inquiétude.  Quoi  !  dit-elle,  il 
sait  sa  fille  en  danger,  et  je  n'entends  point  p.irler  de  lui!  Lui  serait-il 
arrivé  quelque  malheur?  Aurait-il  cessé  de  m'aimer?  Quoi  !  mon  père  !... 
ce  père  si  tendre  ..  mabandonner  ainsi  !  me  laisser  mourir  sans  le 
voir!...  sans  recevoir  sa  bénédiction...  ses  derniers  embrassements'... 
0  Dieu  !  quels  reproches  amers  il  se  fera  quand  il  ne  me  trouvera  plus  ! 
Cette  réflexion  lui  était  douloureuse.  Je  jugeai  qu'elle  supporterait  plus 


aisément  l'idée  de  son  père  malade  que  celle  de  son  père  indifférent. 
Je  pris  le  parti  de  lui  avouer  la  vérité.  En  effet,  l'alarme  qu'elle  eu  con- 
çut se  trouva  moins  cruelle  que  ses  premiers  soupçons.  Cependant  la 
pensée  de  ne  plus  le  revoir  l'affecta  vivement.  Hélas  1  dit-elle,  que  dc- 
viendra-t-il  après  moi  ?  à  quoi  tiendra-t-il  ?  Survivre  à  toute  sa  famille  ! 
quelle  vie  sera  la  sienne  ?  11  sera  seul,  il  ne  vivra  plus.  Ce  moment  fut 
un  de  ceux  où  l'horreur  de  la  mort  se  faisait  sentir,  et  où  la  nature 
prenait  son  empire.  Elle  soupira,  joignit  les  mains,  leva  les  yeux  ;  et  je 
vis  qu'en  effet  elle  employait  cette  difficile  prière  qu'elle  avait  dit  être 

cellr  (I alade. 

Elle  revint  à  moi.  Je  me  sens  faible,  dit-elle  ;  je  prévois  que  cet  en- 
tretien pourrait  être  le  dernier  que  nous  aurons  ensemble.  Au  nom  de 
notre  union,  au  nom  de  nos  chers  enfants  qui  en  sont  le  gage,  ne  soyez 
plus  injuste  envers  votre  épouse.  Moi,  me  réjouir  de  vous  quitter  !  vous 
qui  n'avez  vécu  que  pour  me  rendre  heureuse  et  sage,  vous  de  tons  les 
hommes  celui  qui  me  convenait  le  plus,  le  seul  peut-être  avec  qui  je 
pouvais  faire  un  bon  ménage  et  devenir  une  femme  de  bien  !  Ah  ! 
croyez  que  si  je  mettais  un  prix  à  la  vie,  c'était  pour  la  passer  avec 
vous.  Ces  mots,  prononcés  avec  tendresse,  m'émurent  aii  point  qu'en 
portant  fréquemment  à  ma  bouche  ses  mains  que  je  tenais  dans  les 

miennes,  je  les  sentis  se 
mouiller  de  mes  pleurs. 
Je  ne  croyais  pas  mes 
yeux  faits  pour  en  ré- 
pandre. Ce  furent  les 
premiers  depuis  ma  nais- 
sance, ce  seront  les  der- 
niers jusqu'à  ma  mort. 
Après  en  avoir  versé 
pour  Julie,  il  n'en  faut 
plus  verser  pour  rien. 

Ce  jour  fut  pour  elle 
un  jour  de  fatigue.  La 
préparation  de  madame 
d'Orbe  durant  la  nuit,  la 
scène  des  enfants  le  ma- 
tin ,  celle  du  ministre 
l'après-midi ,  l'entretien 
du  soir  avec  moi,  l'a- 
vaient jetée  dans  l'épui- 
sement. Elle  eut  un  peu 
plus  de  repos  cette  nuit- 
là  que  les  précédentes, 
soit  à  cause  de  sa  fai- 
blesse, soit  qu'en  effet  la 
fièvre  etle  redoublement 
fussent  moindres. 

Le  lendemain,  dans  la 
matinée,  on  vint  me  dire 
qu'un  homme  très-mal 
mis  demandait  avec 
beaucoup  d'empresse- 
ment à  voir  madame  en 
particulier.  On  lui  avait 
dit  l'état  où  elle  était  : 
il  avait  insisté,  disant 
qu'il  s'agissait  d'une  bon- 
ne action,  qu'il  connais- 
sait bien  madame  de 
W'olmar,  et  qu'il  savait 
que  tant  qu'elle  respire- 
rait elle  aimerait  à  en 
faire  de  telles.  Comme 
elle  avait  èlabli  |ii)iir  rè- 
gle inviohible  de  ne  ja- 
mais rebuter  personne, 
et  surtout  les  malheu- 
reux, on  me  parla  de  cet 
homme  avec  tant  de 
bienveillance  que  je  ne 
pus  le  renvoyer.  Je  le  fis 
venir.  Il  était  presque  en 
guenilles,  il  avait  l'air 
et  le  ton  de  la  misère  ; 
au  reste,  je  n'aperçus  rien  dans  sa  physionomie  et  dans  ses  propos 
qui  me  fit  mal  augurer  de  lui.  Il  s'obslinait  à  ne  vouloir  parler  qu'a 
Julie.  Je  lui  dis  que  s'il  ne  s'agissait  que  de  quelques  seiours  pour  lui 
aider  à  vivre,  sans  importuner  pour  cela  une  femme  à  l'exireinite,  je 
ferais  ce  qu'elle  aurait  pu  faire.  Non,  dit-il,  je  ne  demande  point  d'ar- 
gent, quoiiiue  j'en  aie  grand  besoin  ;  je  demande  un  bien  qui  m'appar- 
tient, un  bien  (pie  j'estime  plus  que  tous  les  trésors  de  la  terre,  un  bien 
que  j'iii  perdu  par  ma  faute,  et  que  madame  seule,  de  qui  je  le  liens, 
peut  me  rendre  une  seconde  fois. 

Ce  discours,  auquel  je  ne  compris  rien,  me  détermina  pouilaiit.  Un 
malhonnête  homme  eût  pu  dire  la  même  chose,  mais  il  ne  l'eût  jamais 


Mort  de  Julie.  —  i.et.  xi. 


LA  NOUVELLK  IIÉT.OISE. 


1! 


(liie  du  même  ion.  Il  exigeait  du  mystère,  ni  laquais  ni  femme  de 
(•li:iml)re.  Ces  précanlions  me  semblaient  hi/.aires ;  loulelbis  je  les  pris; 
rnlin  je  le  lui  m(;nai.  Il  m'avait  dit  être  connu  de  madaiiK;  d'Urbe  :  il 
passa  devant  elle  ;  elle  ne  le  reconnut  point,  et  j'en  lus  peu  surpris, 
l'our  Julie,  elle  le  reconnut  à  l'instant,  et,  le  voyant  dans  te  triste  équi- 
page, elle  me  reprocha  de  l'y  avoir  laissé.  Cette  reconnaissance  fut 
touchante.  Claire,  éveillée  par  le  bruit,  s'approche  et  le  reconnaît  à  la 
(iii,  non  sans  donner  aussi  quelques  signes  de  joie;  u)ais  les  témoi- 
gnages de  son  bon  cœur  s'éteignaient  dans  sa  profonde  affliction  ;  uu 
Mul  sentiment  absorbait  tout  ;  elle  n'était  plus  sensible  ù  rien. 


ki-^-^  :  ^^  ^^  M 


Jliulamc  do  Wuhiiai-  s'oublianl  en  pensant  à  Saint-Preux.  — lei.  vili. 


Je  n'ai  pas  besoin,  je  crois,  de  vous  dire  qui  était  cet  bonnnc.  Sa 
présence  rappela  bien  des  souvenirs.  Mais,  tandis  qui^  Julie  le  consolait 
et  lui  donnait  de  bonnes  espérances,  elle  fut  saisie  d'un  violent  étouf- 
lemenl,  et  se  trouva  si  mal  qu'on  crut  qu'elli' allaii  expirer.  Pour  ne 
pas  faire  scène,  et  prévenir  les  dislractions  d.uis  un  inornenl  où  il  ne 
fallait  songer  qu'à  la  secourir,  je  lis  passer  rimiiuiir  dans  le  cabinci, 
l'avertissant  de  le  fermer  sur  lui.  La  l'am  lion  lui  appelée,  et  à  force  de 
temps  et  de  soins  la  malade  revint  euliu  de  sa  ii;iuioisou.  En  nous 
Voyant  (ous  consleriiçs  aiilour  d'elle,  l'ile  niiiis  dll  :  Mes  enfanis.  ce 
n'esl  (|m'uii  essai:  cela  n'esl  pas  si  cruel  (pi'on  pense. 

I.c  calme  se  iclablil  ;  mais  l'alarme  avait  eh'  si  chaude  qu'elle  me  lit 
oublier  l'Iionnue  dans  le  cabinet  ;  cl  (piaïul  Julie  me  demanda  tout  bas 
ce  qu'il  elait  devenu,  le  (  (iu\crl  elail  mis,  loul  le  monde  elait  là.  Je 
voulus  entrer  pour  lui  parler,  mais  il  avait  ferme  la  porte  en  dcd;nis. 
comme  je  lui  avais  dit  ;  il  fallut  attendre  après  le  diuer  pour  le  faire 
sortir. 

Iturant  lerepas,  duBosson  qui  s'y  trouvait,  parlant  d'une  jeune  veuve 
qu'on  disait  se  remarier,  ajouta  (juelqiie  chose  sur  le  irisle  sort  des 
veuves.  Il  y  en  a,  dis-je,  de  bien  plus  à  plaindre  encore;  ce  sont  les 
veuves  dont  les  maris  sont  vivants.  Cela  est  vrai,  reprit  Fanchou,  qui 
vil  que  ce  discours  s'adressait  à  elle,  surtout  (piand  ils  leur  sont  cbers. 
Alors  l'entretien  tomba  sur  le  sien;  et,  connue  elle  en  avait  parlé  avec 
affecliou  dans  tous  les  temps,  ilt'lail  naluri'l  (pi'elle  en  parlai  de  même 
au  moment  où  la  perte  de  sa  bieiifailriee  allail  lui  rendre  la  sienne  en- 
core plus  rude.  C'est  aussi  ce  (pi'elle  lil  en  li>rmes  ires-Uiuehanls. 
louant  sou  bon  naturel,  déplorant  les  mauvais  exemples  (pu  l'avaient 
séduit,  et  le  regrettant  si  siucèremeni  que,  (le|à  disiiosee  à  la  irisiesse, 
elle  sémut  jusqu'à  pleurer.  Tout  à  coup  le  cabinci  s'ouvre,  l'homme  en 
guenilles  eu  sorl  impétneusement,  se  precipile  à  ses  genoux,  les  eni- 
biasse,  el  fond  en  larmes.  Elle  tenait  un  verre  ;  il  lui  échappe  :  Ah  ! 
malheureux  !  don  viens-tu?  elle  se  laisse  aller  sur  lui,  et  serait  tombée 
eu  faiblesse  si  l'on  n'eût  été  prompt  à  la  secourir. 


Le  resti!  est  facile  à  imaginer.  En  un  moment  ou  sut  par  toute  la  mai- 
son que  Claude  Anet  était  arrivé.  Le  mari  de  la  bonne  l'anchon  !  quelle 
fête  !  A  peine  éiait-il  hors  de  la  chambre  qu'il  fut  équipi-.  Si  chacun  n'a- 
vait eu  que  deux  chemises,  Anet  en  aurait  autant  eu  lui  tout  s(miI  qu'il 
en  serait  resté  à  tous  les  autres.  Quand  je  sortis  pour  le  faire  habiller, 
je  trouvai  qu'cjii  m'avait  si  bien  prévenu  qu'il  fallut  user  d'autorité  pour 
faire  loul  reprerulre  a  ceux  (pii  l'avaient  fourni. 

(]epen(laiit  l'aiieliiiu  ne  voulait  point  quitter  sa  maîtresse,  l'our  lui 
faiii'  ilonnei'  (pii'lques  heures  à  son  mari,  on  prétexta  que  les  eufauts 
avaient  besoin  de  prendre  l'air,  et  lous  deux  furent  chargés  de  les  con- 
duire. 

Cette  scène  n'incommoda  point  la  malade  comme  les  précédentes; 
clic  n'avait  rien  eu  que  d'agréable,  el  ne  lui  lit  que  du  bien.  >'ous  pas- 
sâmes laprès-midi,  Claire  et  moi,  seuls  auprès  d'elle,  el  nous  eûmes 
deux  heures  <run  enlrelien  paisible,  qu'elle  rendit  le  |)lus  intércssani,  le 
plus  charmant  que  nous  eussions  jamais  eu. 

Elle  coumicn(,a  par  quehpies  observations  sur  le  touchant  spectacle 
qui  venait  de  nous  frapper,  et  qui  lui  rappelait  si  vivement  les  premiers 
temps  de  sa  jeunesse  ;  puis,  suivant  le  lil  des  événements,  elle  lit  une 
courte  réiM|iitulation  de  sa  vie  entière  pour  montrer  qu'à  loul  preudre 
elle  avait  été  douce  el  fortunée,  que  de  degrés  en  degrés  elle  était  mou- 
lée au  comble  du  bonheur  permis  sur  la  terre,  el  que  l'accident  qui  ter- 
minait ses  jours  au  milieu  de  leur  course  marquait,  selon  toute  appa- 
rence, dans  sa  carrière  naturelle,  le  point  de  séparation  des  biens  et 
des  maux.  ■ 

Elle  lemercia  le  ciel  de  lui  avoir  donné  un  cœur  sensible  et  porté  au 
bien,  un  entendement  sain,  une  (igiire  prévenante;  de  l'avoir  fait  oailrc 
dans  un  pays  de  liberté  el  non  parnu  des  esclaves,  d'une  fauiille  hono- 
rable et  non  d'une  race  de  malfaiteurs,  dois  nue  houuèle  buliMie  et  non 
dans  les  grandeurs  du  inonde  qui  corronqjentl'ànie,  ou  dans  l'indigence 
ijui  l'avilit.  Elle  se  félicita  d'être  née  d'un  père  et  d'une  inere  ions  deux 
\ertncux  et  bons,  pleins  de  droiture  et  d'honneur,  et  qui,  tempérant 
les  défauts  l'un  de  l'autre,  avaient  formé  sa  raison  sur  la  leur  sans  lui 
(liiuner  leur  laiblessc  ou  leurs  préjugés.  Elle  vaula  l'avantage  d'a\oir  été 
élevée  dans  une  religion  raisonnable  el  sainte,  (pii,  loin  d'abrutir 
riioinme.  l'einiulilit  et  l'élève;  qui,  ne  favorisant  ni  l'impiété  ni  le  fana- 
lisme,  permet  d'être  sage  et  de  croire,  d'être  humain  cl  pieux  tout  à 
la  fois. 


Je  nia.l.iiiic  .\r  \\,.iii 


Après  cela,  serraui  la  main  do  sa  cousine  qu'elle  tenait  dans  la  sienne, 
et  la  regardant  de  cet  œil  (pie  vous  devez  connaître  el  que  la  langueur 
rendait  encore  (ilus  louchant  :  Tous  ces  biens,  dil-elle,  ont  été  donnés 
à  mille  autres;  mais  celui-ci!....  le  ciel  ne  l'a  donné  qu'à  moi.  J'étais 
femme,  el  j'eus  nue  amie  .  il  nous  lit  naître  en  même  temps:  il  mil  dans 
nos  iiK Tiuaiions  un  accord  (pii  ne  s'est  jamais  démenti;  il  lit  nos  cœurs 
l'un  pour  l'autre;  il  luuis  iinil  dès  le  berceau  :  je  l'ai  couservée  tout  le 
lenqis  de  ma  vie.  el  sa  main  me  ferme  les  yeux.  Trouvez  uu  aulre  exem- 
ple pareil  au  uioude.  el  je  ne  me  vante  plus  de  rien.  I,.ùiels  sages  con- 
seils ne  in'a-I-elle  pas  donnés?  de  (piels  périls  ne  m'a-t-elle  pas  sauvée? 
de  quels  maux  ne  me  consolail-elle  pas?  (Ju'enssc-je  clé  sans  elle?  (|ue 
ii'eùl-elle  pas  l'ail  de  moi  si  je  l'avais  mieux  écoulée?  Je  la  vaudrais  peul- 
étre  anjoiinrhui  !  Claire,  pour  toute  réponse,  baissa  la  lêle  sur  le  sein 
de  sou  amie,  et  voulut  soulager  ses  sanglots  par  des  pleurs  :  il  ue  fut 


1^4 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


pas  possible.  Julie  la  pressa  longleinps  coutrc  sa  poilriiic  on  silence.  Ces 
moiiiciits  n'oiil  ui  mois  ni  larmes. 

Elles  se  remirent,  et  Julie  commua  :  Ces  biens  ëlaient  mêlés  d'incon- 
véuienls;  c'est  le  sort  des  choses  humaines.  Mon  cœur  était  fait  pour 
l'amour,  difficile  en  mérile  personnel,  indifférent  sur  tous  les  biens  de 
l'opinion.  Il  était  presque  impossible  que  les  préjugés  de  mon  père  s'ac- 
cordassent avec  mon  penchant.  Il  me  fallait  un  amant  que  j'eusse  choisi 
moi-même.  Il  s'offrit;  je  crus  le  choisir  :  sans  doute  le  ciel  le  choisit 
pour  moi,  afin  que,  livrée  aux  erreurs  de  ma  passion,  je  ne  le  fusse  pas 
aux  borreurs  du  crime,  et  que  l'amour  de  la  vertu  restât  au  moins  dans 
mon  àme  après  elles.  Il  prit  le  langage  honnête  et  insinuant  avec  le- 
quel mille  fourbes  séduisent  tous  les  jouis  autant  de  tilles  bien  nées  : 
mais,  seul  parmi  tant  d'antres,  il  était  honnête  hoinine  et  pensait  ce  qu'il 
disait.  Eiail-ce  ma  prudence  qui  l'avait  discerné?  Non  ;  je  ne  connus 
d'abord  de  lui  que  son  langage,  et  je  fus  séduite.  Je  fis  par  désespoir  I 
ce  que  d'autres  fout  par  effronterie  :  je  me  jetai,  comme  disait  mon  i 
père,  à  sa  tête  :  il  me  respecta.  Ce  fut  ah)rs  seulement  que  je  pus  le 
connaître.  Tout  homme  capable  d-un  pareil  trait  a  l'àme  belle;  alors 
on  y  peut  compter.  Mais  j'y  comptais  auparavant,  ensuite  j'osai  comp- 
ter sur  moi-même  ;  et  voilà  comment  ou  se  perd. 

Elle  s'étendit  avec  complaisance  sur  le  mérite  de  cet  amant;  elle  lui 
rendait  justice,  mais  on  voyait  combien  son  cœur  se  plaisait  à  la  lui 
rendre.  Elle  le  louait  même  â  ses  propres  dépens.  A  force  d'être  équi- 
table envers  lui,  elle  était  inique  envers  elle,  et  se  faisait  tort  pour  lui 
faire  honneur.  Elle  alla  jusqu'il  soutenir  qu'il  eut  plus  d'horreur  qu'elle 
de  l'adultère,  sans  se  souvenir  qu'il  avait  lui-même  réfuté  cela. 

Tous  les  détails  du  reste  de  sa  vie  furent  suivis  dans  le  même  esprit. 
Milord  Edouard,  son  mari,  ses  enfants,  votre  retour,  notre  amitié,  tout 
fut  mis  sous  un  jour  avantageux.  Ses  malheurs  mêmes  lui  en  avaient 
épargné  de  plus  grands.  Elle  avait  perdu  sa  mère  au  moment  que  cette 
perte  lui  pouvait  être  la  plus  cruelle;  mais  si  le  ciel  la  lui  eût  conser- 
vée, bientôt  il  fût  survenu  du  désordre  dans  sa  famille.  L'appui  de  sa 
mère,  quelque  faible  qu'il  fût,  eût  suffi  pour  la  rendre  plus  courageuse 
à  résister  à  son  père  ;  et  de  là  seraient  sortis  la  discorde  et  les  scan- 
dales, peut-être  les  désastres  et  le  (Ici-lioimcur.  peut-être  pis  encore  si 
son  frère  avait  vécu.  Elle  avait  épiin>é  iiiali^re  elle  un  homme  qu'elle 
n'aimait  point;  mais  elle  soutint  qu'elle  n'aurait  pu  jamais  être  aussi  heu- 
reuse avec  un  autre,  pas  même  avec  celui  qu'elle  avait  aimé.  La  mort 
de  M.  d'Orbe  lui  avait  ôté  un  ami,  mais  en  lui  rendant  son  amie.  11  n'y 
avait  pas  jusqu'à  ses  chagrins  et  ses  peines  qu'elle  ne  comptât  pour  des 
avantages^  en  ce  qu'ils  avaient  empêché  son  cœur  de  s'endurcir  aux 
malheurs  d'autrui.  On  ne  sait  pas,  disait-elle,  quelle  douceur  c'est  de 
s'attendrir  sur  ses  propres  maux  et  sur  ceux  des  autres.  La  sensibilité 
porte  toujours  dans  l'àme  un  certain  contentement  de  soi-même  indé- 
pendant de  la  fortune  et  des  événements.  <jue  j'ai  gémi!  que  j'ai  versé 
de  larmes!  lié  bien!  s'il  fallait  renaître  aux  mêmes  conditions,  le  mal 
que  j'ai  commis  serait  le  seul  que  je  voudrais  retrancher  ;  cehii  que  j'ai 
souffert  me  serait  agréable  encore.  Saint-Preux,  je  vous  rends  ses  pro- 
pres mots;  quand  vous  aurez  lu  sa  lettre,  vous  les  comprendrez  peut- 
être  mieux. 

Voyez  donc,  continuait-elle  ,  à  quelle  félicité  je  suis  parvenue.  J'en 
avais  beaucoup;  j'en  attendais  davantage.  La  prospérité  de  ma  famille, 
une  bonne  éducation  pour  mes  enfants,  tout  ce  qui  m'était  cher  rassem- 
blé autour  de  moi  ou  prêt  à  l'être.  Le  présent,  l'avenir,  me  flânaient 
également  :  la  jouissance  et  l'espoir  se  réunissaient  pour  me  rendre 
licurcuse  :  mon  bonheur  monté  par  degrés  était  au  comble  ;  il  ne  pou- 
vait plus  que  déchoir;  il  était  venu  sans  être  attendu,  il  se  fût  enfui 
quand  je  l'aurais  cru  durable.  Qu'eût  fait  le  sort  pour  me  soutenir  à  ce 
point?  Un  état  permanent  cst-il  fait  pour  l'homme?  Non,  quand  on  a 
tout  acquis  il  faut  perdre,  ne  fût-ce  que  le  plaisir  de  la  possession,  qui 
s'use  par  elle.  Mon  père  est  déjà  vieux;  mes  enfants  sont  dans  l'âge 
tendre  où  la  vie  est  encore  mal  assurée  :  que  de  pertes  pouvaient  m'af- 
Digcr,  sans  qu'il  me  restât  plus  rien  à  pouvoir  acquérir!  L'affection 
maternelle  augmente  sans  cesse,  la  tendresse  filiale  diminue,  à  mesure 
que  les  enfants  vivent  ^lus  loin  de  leur  mère.  En  avançant  en  âge  les 
miens  se  seraient  plus  séparés  de  moi.  Ils  auraient  vécu  dans  le  monde; 
ils  m'auraient  pu  négliger.  Vous  en  voulez  envoyer  un  en  lîussie  ;  que 
de  pleurs  son  départ  m'aurait  coûtés  !  Tout  se  serait  détaché  de  moi 
peu  à  peu,  et  rien  n'eût  suppléé  aux  perles  que  j'aurais  faites.  Combien 
de  fois  j'aurais  pu  me  trouver  dans  l'état  où  je  vous  laisse!  Enfin  n'eûi- 
il  pas  fallu  mourir?  peut-être  mourir  la  dernière  de  tous  !  peut-être  seule 
et  abandonnée  I  Plus  on  vit,  plus  on  aime  à  vivre^  même  sans  jouir  de 
rien  :  j'aurais  eu  l'ennui  de  la  vie  et  la  terreur  de  la  mort,  suite  ordi- 
naire (ie  la  vieillesse.  Au  lieu  de  cela,'mes  derniers  instants  sont  encore 
agréables,  et  j'ai  de  la  vigueur  pour  mourir  ;  si  même  on  peut  appeler 
mourir  que  laisser  vivant  ce  qu'on  aime.  Non,  mes  amis,  non,  mes  en- 
fants ;  je  ne  vous  quitte  pas  pour  ainsi  dire  ;  je  reste  avec  vous  ;  en  vous 
laissant  tous  unis,  mon  esprit,  mon  cœur,  vous  demeurent.  Vous  me 
verrez  sans  cesse  entre  vous  ;  vous  vous  sentirez  sans  cesse  environnés 
de  moi...  Et  puis  nous  nous  rejoindrons,  j'en  suis  sûre  ;  le  bon  Wolniar 
lui-même  ne  m'échap]>era  pas.  Mon  retour  à  Dieu  tranquillise  mon  âme 
et  m'adoucit  un  moment  pénible  ;  il  me  promet  pour  vous  le  même  des- 
tin qu'à  moi.  Mon  sort  me  suit  et  s'assure.  Je  fus  heureuse,  je  le  suis, 
je  vais  l'être  :  mon  bonheur  est  fixé,  je  l'arrache  à  la  fortune  ;  il  n'a  plus 
de  bornes  que  l'éternité. 


Elle  en  daii  là  (|  laiid  le  ministre  entra.  Il  l'honorait  et  l'estimait  vc- 
rilablemcnt.  Il  savait  mieux  que  personne  combien  sa  foi  était  vive  et 
sincère.  Il  n'en  avait  été  que  plus  frappé  de  l'eutreticn  de  la  veille,  et 
en  tout ,  de  la  contenance  qu'il  lui  avait  trouvée.  Il  avait  vu  souvent 
mourir  avec  ostenlation,  jamais  avec  sérénité.  Peut-être  à  l'intérêt  qu'il 
prenait  à  elle  se  joignit-il  un  désir  secret  de  voir  si  ce  calme  se  sou- 
tiendrait jusqu'au  bout. 

Elle  n'eut  pas  besoin  de  changer  beaucoup  le  sujet  de  l'entretien  pour 
en  amener  un  convenable  au  caractère  du  survenant.  Comme  ses  con- 
versations eu  pleine  santé  n'étaient  jamais  frivoles,  elle  ne  faisait  alors 
que  continuer  à  traiter  dans  son  lit  avec  la  même  tranquillité  des  sujets 
intéressants  pour  elle  et  pour  ses  amis;  elle  agitait  indifféremment  des 
questions  qui  n'étaient  pas  indifférentes. 

En  suivant  le  fil  de  ses  idées  sur  ce  qui  pouvait  rester  d'elle  avec 
nous,  elle  nous  parlait  de  ses  anciennes  réflexions  sur  l'état  des  âmes 
séparées  des  corps  ;  elle  admirait  la  simplicité  des  gens  qui  proniet- 
taienl  à  leurs  amis  de  venir  leur  donner  des  nouvelles  de  l'autre  monde. 
Cela,  (li>ait-elle,  est  aussi  raisonnable  que  les  contes  de  revenants  qui 
foiU  mille  ili'sordres  et  tourmentent  les  bonnes  femmes;  comme  si  les 
espriis  avaient  des  voix  pour  parler,  et  des  mains  pour  battre!  Com- 
ment un  pur  esprit  agirait-il  sur  une  àme  ciifenuee  dans  un  corps,  et 
qui,  en  vertu  de  celte  union  ,  ne  peut  rien  apcK  avoir  que  par  rentre- 
mise  de  ses  organes?  11  n'y  a  pas  de  sens  à  tcla.  Jlais  j'avoue  que  je 
ne  vois  point  ce  qu'il  y  a  d'absurde  à  supporter  qu'une  âme  libre  d'un 
corps  qui  jadis  habita  la  terre  puisse  y  revenir  encore,  errer,  demeu- 
rer peut-être  autour  de  ce  qui  lui  fut  cher;  non  pas  pour  nous  avertir 
de  sa  présence,  elle  n'a  nul  moyen  pour  cela;  non  pas  pour  agir  sur 
nous  et  nous  cominimiipier  ses  pensées  ,  elle  n'a  point  de  prise  pour 
ébranler  les  organes  de  notre  cerveau  ;  nou  pas  pour  apercevoir  non 
plus  ce  que  nous  faisons,  car  il  faudrait  qu'elle  eût  des  sens,  mais  pour 
conmiitre  elle-même  ce  que  nous  pensons  et  ce  que  nous  sentons,  par 
une  coniimmieation  immédiate,  semblable  à  celle  par  laquelle  Dieu  lit 
iKis  |)eiis(('!,  dés  cette  vie,  et  par  laquelle  nous  lirons  réciproquement 
les  siennes  dans  l'aulre,  puisque  nous  le  verrons  face  à  face.  Car  enfin, 
ajoiila-t-elle  en  regardant  le  ministre,  à  quoi  serviraient  des  sens  lors- 
qu'ils n'aiironi  plus  lien  à  faire  ?  L'Etre  éternel  ne  se  voit  ui  ne  s'en- 
tend ;  il  se  fait  sentir;  il  ne  parle  ni  aux  yeux  ni  aux  oreilles,  mais  au 
cœur. 

Je  compris,  à  la  réponse  du  pasteur  et  à  quelques  signes  d'intelli- 
gence, qu  un  des  points  ci -devant  contestés  entre  eux  était  la  résuircc- 
tion  des  corps.  Je  m'aperçus  aussi  que  je  commençais  à  donner  un  peu 
plus  d'attention  aux  articles  de  la  religion  de  Julie  où  la  foi  se  rappro- 
chait de  la  raison. 

Elle  se  complaisait  tellement  à  ses  idées  que  quand  elle  n'eût  pas 
pris  son  parti  sur  ses  anciennes  opinions,  c'eût  été  une  cruauté  d'en 
détruire  une  qui  lui  semblait  si  douce  dans  l'état  où  elle  se  trouvait. 
Cent  fois,  disait-elle,  j'ai  pris  plus  de  plaisir  à  faire  quelque  bonne  œu- 
vre en  iinaginaiit  ma  mère  présente  qui  lisait  dans  le  cœur  de  sa  fille 
et  l'aiiplaudissiiit.  11  y  quelque  chose  de  si  consolant  à  vivre  encore 
sous  les  veux  de  ce  i|iii  nous  fut  cher!  Cela  fait  qu'il  ne  meurt  i\u'îi 
moitié  pour  nous.  \  nus  pouvez  juger  si  durant  ces  discours  la  main  de 
Claire  était  souveiil  seiiee. 

Quoique  le  pasieiii-  rc|ioiiilît  à  tout  avec  beaucoup  de  douceur  et  de 
modéralion,  et  qu'il  alleelàt  même  de  ne  la  contrarier  en  rien,  de  peur 
qu'on  ne  prit  son  silence  sur  d'autres  poinis  pour  un  aveu,  il  ne  laissa 
pas  d'être  ecclésiasti(|ue  un  moment,  et  d'exposer  sur  l'autre  vie  une 
doctrine  opposée.  Il  dit  que  l'immensité  ,  la  gloire  et  les  attributs  ,de 
Dieu,  seraient  le  seid  objet  dont  l'âme  des  bienheureux  serait  occupée; 
que  celle  contemplation  sublime  effacerait  tout  autre  souvenir;  qu'on 
ne  se  verrait  point,  qu'on  ne  se  reconnaîtrait  point,  même  dans  le  ciel, 
et  qu'à  cet  aspect  ravissant  on  ne  songerait  plus  à  rien  de  terrestre. 

Cela  peut  être,  reprit  Julie  :  il  y  a  si  loin  de  la  bassesse  de  nos  pen- 
sées à  l'essence  divine,  que  nous  ne  pouvons  juger  des  effets  qu'elle 
produira  sur  nous  que  quand  nous  serons  en  étal  de  la  contempler. 
Toutefois,  ne  pouvant  maintenant  raisonner  que  sur  mes  idées,  j'avoue 
que  je  me  sens  des  affections  si  chères,  qu'il  m'en  coûterait  de  penser 
que  je  ne  les  aurai  plus.  Je  me  suis  même  fait  une  espèce  d'argument 
qui  flatte  mon  espoir.  Je  me  dis  qu'une  partie  de  mon  bonheur  consis- 
tera dans  le  témoignage  d'une  bonne  conscience.  Je  nie  souviendrai 
donc  de  ce  que  j'aurai  fait  sur  la  terre  ;  je  me  souviendrai  donc  aussi 
des  gens  qui  m'y  ont  été  cbers  ;  ils  me  le  seront  donc  encore  :  ne  les 
voir  plus  serait  une  peine,  et  le  séjour  des  bieidieureux  n'en  admet 
point.  Au  reste,  ajoula-t-elle  en  regardant  le  ministre  d'un  air  assez 
gai,  si  je  me  trompe,  un  jour  ou  deux  d'erreur  seront  bientôt  passés  ; 
dans  peu  j'en  saurai  là-dessus  plus  que  vous-même.  En  attendant,  (c 
qu'il  y  a  pour  moi  de  très-sûr,  c'est  que  tant  que  je  me  souviendrai 
d'avoir  habité  la  terre,  j'aimerai  ceux  que  j'y  ai  aimés,  et  mon  pasteur 
n'aura  pas  la  dernière  place. 

Ainsi  se  passèrent  les  entretiens  de  cette  journée,  où  la  sécurité, 
l'espérance,  le  repos  de  l'àme,  brillèrent  plus  que  jamais  dans  celle  de 
Julie,  et  lui  donnaient  d'avance,  au  jugement  du  ministre,  la  paix  des 
bienheureux  dont  elle  allait  augmenter  le  nombre.  Jamais  elle  ne  fut 
plus  tendre,  plus  vraie,  plus  caressante,  plus  aimable,  eu  un  mol  plus 
elle-même.  Toujours  du  sens,  toujours  iht  sentiment,  toujours  la  fer- 
meté du  sage,  et  toujours  la  douceur  du  chrétien.  Point  de  prétention, 


LA  NOUVFXLE  HÉLOISE. 


16^ 


point  d'apprêt,  poinl  de  scnliiicc  ;  parloul  la  naïve  expression  de  ce 
qu'elle  seiihiil;  p:irioiit  la  siniplicili;  de  son  ciiMir.  Si  (pielquefois  elle 
COnli'aijinait  les  |il:iiiites  que  la  sonflrancc,  aiiiail  dil  lui  ariafdicr,  «; 
u'élait  point  ponr  jouer  1  intii'pi  lité  6toii|iic,  c'était  de  peur  de  navrer 
ceux  qui  etainjl  autour  d'elli';  et  quand  les  lionenrs  de  la  riunt  fai- 
saient (|uelqiie  instant  pàtir  la  naline,  elle  ne  cachait  |iiiint  ses  frayeurs, 
elle  se  laissait  consoler  ;  silôl  ((u'elle  était  remise  elle  eoiisolait  les 
autres;  on  voyait,  on  sentait  son  retour;  son  air  cares>anl  le  disait  à 
tout  le  nn)nde.  Sa  jjaieté  n'était  point  contrainte,  sa  plaisanterie  inênie 
était  touchante;  ou  avait  le  sourire  à  la  bouche  et  les  yeux  en  pleurs. 
Otez  cet  effroi  qui  ne  permet  pas  de  jouir  de  ce  qu'on  va  perdre,  elle 
plaisait  plus,  elle  était  plus  aimable  qu'en  santé  même,  et  le  dernier 
jour  de  sa  vie  en  fut  aussi  le  plus  charmant. 

Vers  le  soir  elle  eut  ene(ne  nu  accident  qui,  bien  que  moindre  que 
celui  du  matin,  ne  lui  permit  pasde  voiriongteinps  ses  enfants.  Cepen- 
dant elle  remanpia  qu'Henriette  était  cinuigée.  Un  lin  dit  qu'elle  pleu- 
rait beaucoup  et  ni;  mangeait  point.  On  ne  la  guérira  pas  de  cela,  dit-elle 
en  regardant  Claire;  la  maladie  est  dans  le  sang. 

Se  sentant  bien  revenue,  elle  voulut  qu'on  soupàt  dans  sa  diambrc. 
Le  médecin  s'y  tionva  connne  le  malin.  La  Fanclion,  qu'il  fallait  tou- 
jours avertir  quand  ellr'  devait  venir  manger  à  notre  table,  vint  ce  so'r  ■ 
là  sans  se  faire  ap|ieler.  .Inlie  s'en  aperçut  et  sourit.  Oui,  mon  enfant, 
lui  dit-elle,  soupe  encore  avec  moi  ce  soir  ;  tu  auras  plus  longtemps 
ton  mari  que  ta  maîtresse.  Puis  elle  me  dit  :  .le  n'ai  pas  besoin  de  vous 
reconnnander  Claude  Anet.  Non,  rcpris-je  ;  tout  ce  que  vous  avez 
honoré  de  votre  bienveillance  n'a  pas  besoin  de  ni'ètre  rccoramandii. 

Le  souper  fut  encore  plus  agréable  que  je  ne  m'y  étais  attendu.  Julie, 
voyant  qu'elle  pouvait  soutenir  la  lumière,  lit  approcher  la  table,  et, 
ce  qui  semblait  inconcevable  dans  l'état  où  elle  était ,  elle  eut  appétit. 
Le  médecin,  qui  ne  voyait  plus  d'inconvénient  à  le  satisfaire,  lui  offrit 
un  blanc  de  poulet.  Àon ,  dit-elle  ;  mais  je  mangerais  bien  de  cette 
ferra.  On  lui  en  domia  un  petit  morceau  ;  elle  le  mangea  avec  un  peu 
de  pain,  et  le  trouva  bon.  Tendant  qu'elle  mangeait  il  fallait  voir  ma- 
dame d'Orbe  la  regarder;  il  fallait  le  voir,  car  cela  ne  peut  se  dire. 
Loin  ([ue  ce  qu'elle  avait  mangé  lin  fit  mal ,  elle  en  parut  mieux  le 
reste  du  souper  ;  elle  se  trouva  même  de  si  bonne  humeur,  (pi'elle 
s'avisa  de  remarquer,  par  forme  de  reproche,  qu'il  y  avait  long- 
temps que  je  n'avais  bu  de  vin  étranger.  Donnez,  dit-elle,  une  bouteille 
de  vin  d'iispagne  à  ces  messieurs.  A  la  contenance  du  médecin, 
elle  vit  qu'il  s'attendait  à  boire  du  vrai  vin  d'Espagne ,  et  sourit  en- 
core en  regardant  sa  cousine;  j'aperçus  aussi  que,  sans  faire  atten- 
tion à  tout  cela,  Claire,  de  son  côté,  commençait  de  temps  à  autre  à 
lever  les  yeux  ,  avec  un  peu  d'agitation ,  tantôt  sur  Julie  et  tantôt  sur 
Fanchon,  à  qui  ses  yeux  semblaient  dire  ou  demander  quelque  chose. 
Le  vin  tardait  à  venir  :  on  eut  beau  chercher  la  clef  de  la  cave,  on 
ne  la  trouva  point  ;  et  l'on  jugea,  comme  il  était  vrai ,  que  le  valet  de 
chambre  du  baron,  qui  en  était  chargé,  l'avait  emportée  par  mégarde. 
Après  quelques  autres  informations ,  il  fut  clair  que  la  provision  d'un 
seul  jour  en  avait  duré  cinq,  et  que  le  vin  mampiait  sans  que  personne 
s'en  fût  aperçu ,  malgré  plusieurs  nuits  de  veille.  Le  médecin  tond)aii 
des  nues.  Pour  moi,  soit  qu'il  fallût  attribuer  cet  oubli  à  la  tristesse  ou 
à  la  sobriéli'  d<'s  iloinestiques,  j'eus  honte,  d'user  avec  de  telles  gens 
des  précaiiiions  ordinaires;  je  (is  enfoncer  la  porte  de  la  cave  ,  cl  j'or- 
donnai (pie  désiniuais  lonl  le  monde  ei'il  du  vin  à  discrétion. 

La  boiileille  arrivée,  on  en  but.  Le  vin  fut  trouvé  excellent.  La  ma- 
la(l('  en  eut  envie;  elle  en  demanda  une  cuillerée  avec  de  l'eau:  le  mé- 
decin le  lui  doinia  dans  un  verre,  et  voulut  ipi'ellc  le  bût  pur.  Ici  les 
coups  d'u;il  devinrent  plus  fréquents  entre  Claire  cl  la  l'anclion,  mais 
comme  il  la  dérobée  et  craignant  toujours  d'en  trop  dire. 

Le  jeûne,  la  faiblesse,  le  régime  ordinaire  à  Julie,  donnèrent  au  vin 
une  grande  activité.  Ah  !  dit-elle,  vous  m'avez  enivrée  1  après  avoir 
attendu  si  lard  ,  ce  n'était  pas  la  peine  de  commencer;  car  c'est  un 
objet  bien  odieux  qu'une  femme  ivre.  En  effet,  elle  se  mit  à  babiller, 
Irès-sensémenl  pourtant  ;\  son  ordinaire,  mais  avec  plus  de  vivacité 
qu'auparavant.  Ce  qu'il  y  avait  d'étonnant,  c'est  que  son  teint  n'était 
point  allumé;  ses  yeux  ne  brillaient  que  d'un  feu  modéré  par  la  lan- 
gueur de  la  maladie  ;  à  la  pâleur  près,  on  l'aurait  crue  en  santé.  Pour 
alors  j'émolion  de  Claire  devinl  tout  à  fait  visible.  Elle  élevait  un  œil 
craintif  alternativement  sur  Julie,  sur  moi,  sur  l.i  l'aiK  lion,  mais  prin- 
cipalement sur  le  médecin  :  tous  ces  reiiaids  ei aient  aulaiil  d'interro- 
gations qu'elle  voulait  cl  n'osait  l'aire  :  en  ei'il  dil  toujours  qu'elle  allait 
parler,  mais  cpie  la  peur  d'une  lllan^ai^e  ré|ionM'  la  retenait;  son  in- 
quiétude ('tail  si  vive  iiu'elle  en  paraiss;ol  op|iies>ee. 

l'anelioii,  enhardie  par  tons  ces  signes  ,  li.isaula  de  dire,  mais  en 
tremblant  et  à  demi-voix,  qu'il  senililail  ipie  inailaiiie  avait  un  peu  moins 
SOullV'rt  aujourd'hui...  que  la  dernière  eonviilsion  avait  été  moins  l'orlc... 
que  la  soirée...  Elle  resta  interdite.  El  Claire,  ([ui  pendant  qu'elle  avait 
parlé  tremblait  comme  la  feuille ,  leva  des  veux  craintifs  sur  le  méde- 
cin, les  regards  attachés  aux  siens,  l'oreille  attentive,  et  n'osant  res- 
pirer de  jienr  de  uc  pas  bien  entendre  ce  qu'il  allait  dire. 

Il  eût  fallu  Cire  stupide  pour  ne  pas  concevoir  tout  cela.  Du  Rosson 
se  lève,  va  làter  le  pouls  de  la  malade,  cl  dit  :  Il  n'y  a  point  là  d'ivresse 
ni  de  fièvre  ;  le  pouls  est  fort  bon.  A  l'instaul  i:iairo  s'écrie  en  tendant 
à  demi  les  deux  bras  :  lié  bien!  monsieur!...  le  pouls'.'...  la  fièvre'.'... 
La  voix  lui  manquait,  mais  ses  mains  ccarlécs  restaient  toujours  eu 


avant ,  ses  yeux  pétillaient  d'impatience  ;  il  n'y  avait  pas  un  muscle  à 
son  visage  qui  ne  fût  eu  action.  Le  médecin  ne  répond  rien,  reprend  le 
poignet,  examine  les  yeux,  la  langue,  reste  un  moment  pensif,  et  dit: 
Jladame,  je  vous  eniends  bien  ;  il  m'est  impossible  dédire  à  présent 
rien  de  positif:  mais  si  demain  matin,  à  pareille  heure,  elle  est  encore 
dans  le  même  état,  je  réponds  de  sa  vie.  A  ce  mot  Claire  part  comme 
un  éclair,  renverse  deux  chaises  et  presque  la  table,  saule  au  cou  du 
médecin,  l'embrasse,  le  baise  mille  foison  sanglotant  et  pleurant  à 
chaudes  larmes,  et,  toujours  avec  la  mémo  impétuosité ,  s'ôte  du  doigt 
une  bague  de  prix,  la  met  au  sien  malgré  lui,  et  lui  dit  hors  d'haleine: 
Ah  !  iiioiisienr,  si  vous  nous  la  rendez,  vous  ne  la  sauverez  pas  seule. 
Julie  vit  tout  cela.  Ce  speclacle  la  déchira.  EJIe  regarde  son  amie,  et 
lui  dit  d'un  ton  tendre  et  douloureux  :  Ah  !  cruelle,  que  lu  me  fais  re- 
gretter la  vie  I  veux-iu  me  faire  mourir  désespérée?  Faiidra-i-il  te 
préparer  deux  fois  ?  Ce  neii  de  mots  fut  un  coup  de  foudre  ;  il  amortit 
aussitôt  les  transports  «le  joie,  mais  il  ne  put  étouffer  loiil  à  fait  l'es- 
poir renaissant. 

En  un  instant  la  réponse  du  médecin  fol  sue  par  toute  la  maison.  Ces 
bonnes  gens  crnrenl  déjà  leur  maîtresse  guérie.  Ils  résolurent  tout  d'une 
voix  de  faire  an  médecin,  si  elle  en  revenait,  un  présent  en  commun 
pour  lequel  cliadin  donna  trois  mois  de  ses  gages  ;  et  l'argent  fut  sur- 
le-champ  consigné  dans  les  mains  de  la  Fanchon ,  les  uns  prêtant  aux 
antres  ce  qui  leur  iii:iiiqn:iit  pour  cela.  Cet  accord  se  lit  avec  tant  il'em- 
pressenient,  que  Jnlii;  en  enieiidait  de  son  lit  le  bruit  de  leurs  acclama- 
tions. Jugez  lie  l'eflet  ilaiis  h:  eœur  d'une  femme  qui  .«^e  sent  mourir! 
Elle  me  lil  signe,  et  me  dil  à  l'oreille  :  On  m'a  fait  boire  jusqu'à  la  lie 
la  cou|ie  aiiière  et  douce  de  la  sensibilité. 

Quand  il  fut  question  de  se  retirer,  madame  d'Orbe ,  qui  partagea  le 
lil  de  sa  cousine  comme  les  deux  nuits  précédentes,  fit  appeler  sa  femme 
de  chambre  pour  relayer  celte  nuit  la  Fanchon  ;  mais  celle-ci  s'indigna 
de  cette  pioposi-ion,  plus  même,  ce  me  sembla,  qu'elle  n'eût  fait  si  son 
mari  ne  fût  pas  arrivé.  Madame  d'Orbe  s'opiniàira  de  son  côté,  et  les 
deux  femmes  de  chambre  passèrent  la  nuit  ensemble  dans  le  cabinet  : 
je  la  passai  dans  la  chambre  voisine;  et  l'espoir  avait  tellement  ranime 
le  zèle,  (pie  ni  par  ordre  ni  par  menaces  je  ne  pus  envoyer  coucher 
un  seul  (lomcsti(pie;  ainsi  toute  la  maison  resta  sur  pied  celte  nuit  avec 
une  telle  inipaiieiice,  qu'il  y  avait  peu  de  ses  habitants  qui  n'eussent 
donne'  beain  on|i  île  leur  vie  pour  être  à  neuf  heures  du  matin. 

J'cntenilis  durant  la  nuit  quelques  allées  et  venues  qui  ne  ni'alar- 
mèrent  pas;  mais  sur  le  matin  que  tout  était  tranquille,  un  bruit  sourd 
frappa  mon  oreille.  J'écoute,  je  crois  distinguer  des  gémissements. 
J'accours,  j'entre,  j'ouvre  le  rideau...  Saint-Preux  '.  cher  Saint-Preux  !... 
je  vois  les  deux  amies  sans  mouvement  et  se  tenant  embrassées,  l'une 
évanouie  et  l'autre  expirante.  Je  m'écrie,  je  veux  retarder  ou  recueillir 
son  dernier  soupir,  je  me  précipite.  Elle  n'était  plus. 

Adorateur  de  Dieu,  Julie  n'él;iit  plus...  Je  ne  vous  dirai  pas  ce  qui  se 
(il  durant  quelques  heures;  j'ignore  ce  que  je  devins  moi-même.  Revenu 
du  premier  saisissement,  je  m'informai  de  madame  d'Orbe.  J'appris 
(pi'il  avait  f;dlu  la  porter  dans  sa  chambre ,  et  même  l'y  enfermer  ;  car 
elle  renirait  à  chaque  instant  dans  celle  de  Julie,  se  jetait  sur  son  corps, 
le  réehaiillaii  du  sien,  s'efforçait  de  le  ranimer,  le  pressait,  s'y  collait 
avec  une  espèce  de  rage ,  l'appelait  à  grands  cris  de  mille  noms  pas- 
sionnés, et  nourrissait  sou  désespoir  de  tous  ces  efforts  inutiles. 

En  entrant  je  la  trouvai  (ont  à  fait  hors  de  sens,  ne  voyant  rien,  n'en- 
tendant rien ,  ne  connaissant  personne  ,  se  roulant  par  'la  chambre  eu 
se  tordant  les  mains  et  mordant  les  pieds  des  chaises,  miirmuraul  dune 
voix  sourde  quelques  paroles  exlravagames ,  puis  poussant  par  longs 
intervalles  des  cris  aigus  qui  faisaient  tressaillir.  Sa  femme  de  chambre 
au  pied  de  sou  lil,  consternée,  époiivautée ,  immobile,  n'osant  soufller, 
cherchait  à  se  cacher  d'elle,  et  tremblait  de  tout  son  corps.  En  cITet,  les 
convulsions  dont  elle  était  agitée  avaient  quelque  chose  d'elTnïvant.  Je 
(is  signe  à  la  femme  de  chambre  de  se  retirer,  car  je  craignais  qu'un 
seul  mol  de  consolation  lâché  mal  à  propos  ne  la  mit  en  fureur. 

Je  n'essayai  pas  de  lui  parler,  elle  ne  m'eût  point  écouté  ni  même 
entendu  ;  mais  au  bout  de  quelque  temps,  la  vovant  (épuisée  de  fatigue, 
je  la  pris  cl  la  portai  dans  nu  faud  iiil;  je  in'a-sis  auprès  d'elle  en  lui  te- 
nant les  mains;  j'ordonnai  qu'on  ;iineii  il  les  enlanis.  et  les  fis  venir  au- 
tour d'elle.  Malheureusement  le  premier.qu'elle  aperçui  fut  précisément 
la  cause  innocente  do  la  mort  de  son  amie.  Cet  aspi'ct  la  lit  frémir.  Je 
vis  ses  traits  s'allérer,  ses  regards  s'en  détourner  avec  une  espèce 
d'horreur,  et  ses  bras  en  contraction  se  roidir  pour  le  repousser.  Je 
tirai  l'enfant  à  moi.  Infortuné  !  lui  dis-je ,  pour  avoir  été  trop  cher  à 
l'une ,  lu  deviens  odieux  à  l'autre  :  elles  n'eurent  pas  en  tout  le  même 
cœur.  Ces  mots  l'irrilcreut  violemment  et  m'en  attirèrent  de  Ires-pi- 
qn.'ints.  Ils  ne  laissèrent  pourtant  pas  de  faire  impression.  Elle  prit  l'en- 
laul  dans  ses  br;is  cl  s'efforça  de  le  caresser  :  ce  fut  en  vain  ;  elle  le 
rendit  presque  au  même  instant;  elle  continue  même  à  le  voir  avec 
moins  de  plaisir  que  l'autre,  et  je  suis  bien  aise  que  ce  ne  soii  pas  ce- 
lui-là qu'on  a  destiné  à  sa  fille. 

Gens  sensibles,  qn'enssiez-vous  fait  à  ma  place?  ce  que  faisait  ma- 
dame d'Orbe.  Après  ;ivoir  mis  ordre  aux  enfiuils.  à  madame  d'Orbe,  aux 
funérailles  de  la  seule  personne  que  j'aie  aimée,  il  fallut  mouler  à  che- 
val ,  et  partir,  la  mort  dans  le  cœur,  pour  la  porter  au  plus  déplorable 
père.  Je  le  trouvai  soufirant  de  sa  chute,  agité,  trouble  dv  l'accident  de 
sa  fille  :  je  le  laissai  accable  de  douleur,  de  ces  douleurs  do  vieillard , 


156 


LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 


qu'on  n'aperçoit  pas  au  dehors ,  qui  n'excitent  ni  gestes  ,  m  cris  ,  mais 
qui  ment.  Il  n'y  résistera  jamais,  j'en  suis  sûr,  et  je  prévois  de  loin  le 
dernier  coup  qui  manque  au  malheur  de  son  ami.  Le  lendemain  je  fis 
toute  la  diligence  possible  pour  èlie  de  retour  de  bonne  heure  et  rendre 
les  derniers  honneurs  à  la  plus  digne  des  femmes.  Mais  tout  n'était  pas 
dit  encore.  Il  fallait  qu'elle  ressuscitât  pour  me  donner  l'horreur  de  la 
perdre  une  secoude  fois. 

En  approchant  du  logis,  je  vois  un  de  mes  gens  accourir  a  perte  d  ha- 
leine, et  s'écrier  d'aus^'i  loin  que  je  pus  l'entendre  :  Monsieur,  monsieur, 
hàtez-vous,  madame  n'est  pas  morte.  Je  ne  compris  rien  à  ce  propos 
insensé;  j'accours  toutefois.  Je  vois  la  cour  pleine  de  gens  qui  ver- 
saient des  larmes  de  joie  ,  en  donnant  à  grands  cris  des  hniëdic  lions  à 
madame  de  Wolmar.  Je  demande  ce  que  c'est;  tout  le  iiÈiniilc  i>t  dans 
le  transport,  personne  ne  peut  me  répondre  :  la  tête  avait  tourne  à  mes 
propres  gens.  Je  monte  à  pas  précipités  dans  l'appartement  de  Julie  ; 
je  trouve  plus  de  vingt  personnes  à  genoux  autour  de  son  lit  et  les  yeux 
fixés  sur  elle.  Je  m'approche;  je  la  vois  sur  ce  lit  habillée  et  parée  ;  le 

cœur  me  bat  :  je  l'examine Ilélas!  elle  était  morte  !  Ce  moment  de 

fausse  joie  sitôt  et  si  cruellement  éteinte  fut  le  plus  amer  de  ma  vie.  Je 
ne  suis  pas  colère,  je  me  sentis  vivement  irrité.  Je  voulus  savoir  le  lond 
de  cette  extravagante  scène.  Tout  était  déguisé,  altéré,  changé,  j'eus 
toute  la  peine  du  monde  à  démêler  la  vérité.  Enfin  j'en  vins  à  bout;  et 
voici  l'histoire  du  prodige. 

Mon  beau-père  ,  alarmé  de  l'accident  qu'il  avait  appris ,  et  croyant 
pouvoir  se  passer  de  son  valet  de  chambre,  l'avait  envoyé,  un  peu  avant 
mon  arrivée  auprès  de  lui,  savoir  des  nouvelles  de  sa  fille.  Le  vieux  do- 
mestique, fatigué  du  cheval,  avait  pris  un  bateau  ,  cl,  traversant  le  lac 
pendant  la  nuit,  était  arrivé  à  Clarens  le  matin  même  de  mon  retour. 
En  arrivant,  il  voit  la  consternation,  il  en  apprend  le  sujet;  il  monte  en 
gémissant  à  la  chambre  de  Julie,  il  se  met  à  genoux  au  pied  de  son  lit, 
il  la  regarde  ,  il  pleure,  il  la  contemple.  Ah  !  ma  bonne  maîtresse I  ah  ! 
que  Dieu  ne  m'a-t-il  pris  au  lieu  de  vous!  Moi ,  qui  sois  vieux ,  qui  ne 
tiens  à  rien,  qui  ne  suis  bon  à  rien,  que  fais-je  sur  la  terre'/  Et  vous 
qui  étiez  jeune,  qui  faisiez  la  gloire  de  votre  famille,  le  bonheur  de  volie 
maison,  l'espoir  des  malheureux...  hélas!  quand  je  vous  vis  naître, 
était-ce  pour  vous  voir  mourir?... 

Au  milieu  des  exclamations  que  lui  arrachaient  son  zèle  et  son  b(rN 
cœur,  les  veux  toujours  collés  sur  ce  visage,  il  crut  apercevoir  un  mou- 
vement :  son  imagination  se  frappe;  il  voit  Julie  tourner  les  yeux,  le 
regarder,  lui  l'aire\m  signe  de  tête.  H  se  lève  avec  transport,  et  couil 
par  toute  la  maison  en  criant  que  madame  n'est  pas  morte,  qu'elle  la 
reconnu,  qu'il  eu  est  sûr,  qu'elle  en  reviendra.  Il  n'en  fallut  pas  davan- 
tage ;  tout  le  monde  accourt,  les  voisins,  les  pauvres,  qui  faisaient  re- 
tentir l'air  de  leurs  lamentations,  tous  s'écrient  :  Elle  n'est  pas  morte  ! 
Le  bruit  s'en  répand  et  s'augmente  ;  le  peuple,  "ami  du  merveilleux,  se 
prête  avidement  à  la  nouvelle;  ou  la  croit  comme  on  la  désire;  chacini 
cherche  à  se  l'aire  fête  en  appuyant  la  crédulité  commune.  Bientôt  la 
défunte  n'avait  pas  seulement  fait  signe,  elle  avait  agi,  elle  avait  parle, 
et  il  y  avait  vingt  témoins  oculaires  de  faits  circonstanciés  qui  n'arrivè- 
rent jamais. 

Sitôt  qu'on  crut  qu'elle  vivait  encore,  on  fit  mille  efforts  pour  la  ra 
nimer  ;  on  s'empressait  autour  d'elle,  on  lui  parlait,  on  l'inondait  d'eaux 
spiritueuses,  on  touchait  si  le  pouls  ne  revenait  point.  Ses  femmes,  in- 
dignées que  le  corps  de  leur  maiiresse  restât  environné  d'hommes  dans 
un  état  si  négligé,  firent  sortir  tout  le  monde,  et  ne  lardèrent  pas  à  con- 
nailre  combien  on  s'abusait.  Toutefois  ,  ne  pouvant  se  résoudre  à  dé- 
iruire  une  erreur  si  chère,  peut-être  espérant  encore  elles-mêmes 
(|uelque  événement  miraculeux  ,  elles  vêtirent  le  corps  avec  soin  ,  cl, 
(pioique  sa  garde-robe  leur  eût  été  laissée,  elles  lui  prodiguèrent  la 
parure  ;  ensuite  l'exposant  sur  un  lit,  et  laissant  les  rideaux  ouverts, 
elles  se  remirent  à  la  pleurer  au  milieu  de  la  joie  publique. 

C'était  au  plus  fort  de  cette  fermentation  que  j'étais  arrivé.  Je  re- 
connus bientôt  qu'il  était  impossible  de  faire  entendre  raison  à  la  mul- 
titude; que  si  je  faisais  fermer  la  porte  et  porter  le  corps  à  la  sépul- 
ture, il  pourrait  arriver  du  tumulte;  que  je  passerais  au  moins  pour  un 
mari  parricide  qui  faisait  enterrer  sa  femme  en  vie,  et  que  je  serais  en 
horreur  dans  tout  le  pays.  Je  résolus  d'attendre.  Cependant,  après  plus  de 
trente-six  heures,  par  l'extrême  chaleur  qu'il  faisait,  les  chairs  commen- 
çaient à  se  corrompre  ;  et  quoique  le  visage  eût  gardé  ses  traits  et  sa 
douceur,  on  y  voyait  déjà  quelques  signes  d'altération.  Je  le  dis  à 
madame  d'Orbe,  qui  restait  demi-morte  au  chevet  du  lit.  Elle  n'avait 
pas  le  bonheur  d'être  la  dupe  d'une  illusion  si  grossière;  mais  elle  fei- 
gnait de  s'y  prêter  pour  avoir  un  prétexte  d'être  incessamment  dans 
la  chambre,  d'y  navrer  son  cœur  à  plaisir,  de  l'y  repaître  de  ce  mortel 
spectacle,  de  s'y  rassasier  de  douleur. 

Elle  m'entendit,  et,  prenant  son  parti  sans  rien  dire,  elle  sortit  de  la 
chambre.  Je  la  vis  rentrer  un  moineni  après  tenant  un  voile  d'or  brodé 
de  perles  que'i  vous  lui  aviez  appurié  des  Indes;  |)uis,  s'approchanl  du 
lit,  elle  baisa  le  voile,  en  couvrit  en  pleiiiaut  la  l'ace  de  son  amie,  et 
s'écria  d'une  voix  éclatante  :  «  Maudite  soit  l'indigne  main  qui  jamais 
lèvera  ce  voile  !  maudit  soit  l'œil  impie  qui  verra  ce  visage  défiguré  !  » 
Cette  action,  ces  mots,  frappèrent  tellement  les  spectateurs,  qu'aussitôt, 
comme  par  nue  inspiration  soudaine,  la  même  imprécation  fut  répétée 
par  mille  cris.  Elle  a  fait  tant  d'impression  sur  tous  nos  gens  et  sur  tout 
le  peuple,  que  la  défunte  ayant  été  mise  au  cercueil  dans  ses  habits 


et  avec  la  plus  grande  précaution,  elle  a  été  portée  et  inhumée  dans 
cet  état,  sans  qu'il  se  soit  trouvé  personne  assez  hardi  pour  toucher  au 
voile. 

Le  sort  du  plus  à  plaindre  est  d'avoir  encore  à  consoler  les  autres. 
C'est  ce  qui  me  reste  à  faire  auprès  de  mon  beau-père,  de  madame 
d'Orbe,  des  amis,  des  parents,  des  voisins,  et  de  mes  propres  gens.  Le 
reste  n'est  rien  ;  mais  mon  vieux  ami  !  mais  niadaiiie  d'Oibe  !  Il  faut  voir 
l'afdiction  de  celle-ci  pour  juger  de  ce  qu'elle  ;i|(iMie  ;i  la  mienne.  Loin 
de  me  savoir  gré  de  mes  soins,  elle  me  les  reproche  ;  mes  attentions 
l'irritent,  ma  froide  iribiesse  i';ilgiii;  il  lui  faut  des  regrets  amers  sem- 
blables aux  siens,  et  sa  douleur  barbare  voudrait  voir  tout  le  nufiide  au 
désespoir.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  désolant  est  qu'on  ne  peut  compter  sur 
rien  avec  elle,  et  ce  qui  la  soulage  un  moment  la  dépite  un  moment 
après.  Tout  ce  qu'elle  fait,  tout  ce  qu'elle  dit  approche  de  la  folie,  et 
serait  i  isible  pour  des  gens  de  sang-l'roid.  J'ai  beaucoup  à  souffrir  ;  je 
ne  me  rebuterai  jamais.  En  servant  ce  qu'aima  Julie,  je  crois  l'honorer 
mieux  que  par  des  pleurs. 

Un  seul  trait  vous  fera  juger  des  autres.  Je  croyais  avoir  ton!  fait  eu 
engageant  Claire  à  se  conserver  pour  remplir  les  soins  dont  la  char- 
gea son  amie.  Exténuée  d'agitations,  d'abstinences,  de  veilles,  elle 
semblait  enfin  résolue  ;i  revenir  sur  elle-même,  à  recommencer  sa  vie 
ordinaire,  à  reprendre  ses  repas  dans  la  salle  à  manger.  La  première 
fois  qu'elle  y  vint,  je  fis  dîner  les  enfants  dans  leur  chambre,  ne  vou- 
lant pas  courir  le  hasard  de  cet  essai  devant  eux;  car  le  spectacle  des 
passions  violentes  de  toute  espèce  est  un  des  plus  dangereux  qu'on 
puisse  ofirir  aux  enfants.  Ces  passions  ont  toujours  dans  leurs  excès 
quelque  chose  de  puéril  qui  les  amuse,  qui  les  séduit,  et  leur  l'ail  aimer 
ce  qu'ils  devraient  craindre.  Ils  n'en  avaient  déjà  que  trop  vu. 

En  entrant  elle  jeta  un  coup  d  œil  sur  la  table,  et  vit  deux  couverts  ; 
à  l'instant  elle  s'assit  sur  la  première  chaise  qu'elle  trouva  derrière 
elle,  sans  vouloir  se  mettre  à  table  ni  dire  la  raison  de  ce  caprice.  Je 
crus  la  deviner,  et  je  fis  nietire  un  troisième  couvert  à  la  place  qu'oc- 
cupait ordinairement  sa  cousine.  Alors  se  laissa  prendre  par  la  main  et 
mener  à  table  sans  résistance,  rangeant  sa  robe  avec  soin,  comme  si 
elle  cul  craint  d'embarrasser  celle  place  vide.  A  peine  avail-elle  porté 
la  première  cuillerée  de  potage  à  sa  bouche,  qu'elle  la  repose,  et  de- 
mande d'un  ton  brusque  ce  que  faisait  la  ce  couvert,  puisqu'il  n'était 
point  occupé.  Je  lui  dis  qu'elle  avait  raison,  et  fis  ôtir  le  couvert.  Elle 
essaya  de  manger,  sans  pouvoir  en  venir  à  bout.  Peu  à  peu  son  cœur 
se  gonflait,  sa  respiration  devenait  haute  et  ressemblait  à  des  soupirs. 
Enlin  elle  se  leva  tout  à  coup  de  table,  s'en  retourna  dans  sa  chambre 
sans  dire  un  seul  mol,  ni  rien  écouter  de  t(mt  ce  que  je  voulus  lui  dire, 
et  de  toute  la  journée  elle  ne  prit  que  du  thé. 

Le  lendemain  ce  fut  à  recommencer.  J'imaghiai  un  moyen  de  la  ra- 
mener à  la  raison  par  ses  propres  caprices,  et  d'amollir  la  dureté  du 
désespoir  par  un  senlimcnt  pins  doux.  Vous  savez  que  sa  fille  ressemble 
beaucoup  à  madame  de  Wolinar.  Elle  se  plaisait  à  mar(iuer  celte  res- 
semblance par  des  robes  de  même  étoffe,  et  elle  leur  avait  apporté  de 
Genève  plusieurs  ajustements  senililables,  doni  elles  se  paraienl  les 
mêmes  jours.  Je  fis  donc  h;diilli  i  lleniiette  le  plus  à  limitation  de 
Julie  qu'il  fut  possible,  et,  après  l'avoir  bien  instruite,  je  lui  fis  occuper 
à  table  le  troisième  couvert  qu'on  avait  mis  comme  la  veille. 

Claire,  au  premier  coup  d'œil,  comprit  mon  intention;  elle  en  fut 
touchée  ;  elle  me  jeta  un  regard  tendre  et  obligeant.  Cela  fut  le  premier 
de  mes  soins  auquel  elle  parut  sensible,  et  j'augurai  bien  d'un  expédient 
qui  la  disposait  à  raltendrissement. 

Henriette,  fière  de  représenter  sa  pelile  maman,  joua  parfaitement 
son  rôle,  et  si  parfailenient  que  je  vis  pleurer  les  domesiiques.  Cepen- 
dant elle  donnait  toujours  à  sa  mère  le  nom  de  maman,  et  lui  parlait 
avec  le  respect  convenable;  mais,  enhardie  par  le  succès,  et  par  mon 
approbalion  qu'elle  remarquait  fort  bien,  elle  s'avisa  de  porter  la  main 
sur  une  cuillère,  et  de  dire,  dans  une  saillie  :  Claire,  veux-tu  de  cela? 
Le  geste  et  le  Ion  de  voix  lurent  imités  au  point  que  .-a  mère  en  tres- 
saillit. Un  moment  après,  elle  part  d'un  grand  éclat  de  rire,  tend  son 
assiette  en  disant  :  Oui,  mon  enfant,  donne  ;  tu  es  charmante.  Et  puis 
elle  se  mil  à  manger  avec  une  avidité  qui  me  surprit.  Eu  la  considérant 
avec  attention,  je  vis  de  l'égarement  dans  ses  yeux,  et  dans  son  geste 
un  mouvement  plus  brusque  et  plus  décidé  qu'à  l'ordinaire.  Je  l'empc- 
chai  de  manger  davantage  ;  et  je  fis  bien,  car  une  heure  après  elle  eut 
une  violente  indigestion  qui  l'eût  infailliblement  étouffée  si  elle  eût 
continué  de  manger.  Dès  ce  moment,  je  résolus  de  supiirimer  tous  ces 
jeux,  qui  pouvaient  allumer  son  imagination  au  point  qu'on  n'en  serait 
plus  maître.  Comme  on  guérit  plus  aisément  de  rafllitlion  que  de  la  fo- 
lie, il  vaut  mieux  la  laisser  souffrir  davantage,  et  ne  pas  exposer  sa 
raison. 

Voilà,  mon  cher,  à  peu  près  où  nous  en  sommes.  Depuis  le  retour 
du  baron,  Claire  monte  chez  lui  tous  les  matins,  soit  tandis  que  j'y  suis, 
soit  quand  j'en  sors  :  ils  passent  une  heure  ou  deux  ensemble,  et  les 
soins  qu'elle  luij  rend  facilitent  un  peu  ceux  tpi'on  prend  d'elle. 
D'ailleurs  elle  commence  à  se  rendre  plus  a^siilue  auprès  des  eulaiils. 
Un  des  irois  a  été  malade,  précisénieul  celui  qu'elle  aime  le  moins.  Cet 
accident  lui  a  fait  sentir  qu'il  lui  reste  des  perles  à  faire,  et  lui  a  rendu 
le  zèle  de  ses  devoirs.  Avec  tout  cela  elle  n'est  pas  encore  au  point  de 
la  tristesse  ;  les  larmes  ne  coulent  pas  encore  :  on  vous  attend  pour  en 
répandre,  c'est  à  vous  de  les  essuyer.  Vous  devez  m'enleudre.  Pensez 


LA  NOUVELLE  HÉLOLSE. 


157 


au  dernier  conseil  de  .lulic  :  il  est  venu  do  moi  le  premier,  et  je  le  crois 
plus  (pie  jamais  mile  et  sage.  Venez  vous  n'uiiir  à  tout  ce  qui  reste 
d'elle.  Sou  péic,  sou  amie,  son  mari,  ses  eulaiils,  tout  vous  attend, 
tout  vous  désire,  vous  êtes  nécessaire  à  tous,  lùiliu,  sans  ni'cxpliquer 
davantage,  vciie/,  partager  et  guérir  mes  ennuis  :  je  vous  devrai  peut- 
être  plus  que  personne. 

LETTRE  XII. 


DE   JULIE   A    SAlNT-rllElIX. 


Cette  lettre  était  incluse  dans  la  précûilonle. 


II  faut  renoncer  à  nos  projets.  Tout  est  changé,  mon  bon  ami  :  souf- 
frons ce  changement  sans  murmure;  Il  vient  d'une  main  plus  sage  que 
nous.  Nous  songions  à  nous  réunir  :  cette  réunion  n'était  pas  bonne. 
C'est  un  bienfait  du  ciel  de  l'avoir  prévenue  ;  sans  doute  il  prévient  des 
mallKmrs. 

.le  me  suis  lonj^ternps  fait  illusion.  Cette  illusion  me  fut  salutaire  ;  elle 
se  détruitau  nionnni  (|iic|i' ni  iiai  plusbesoiu.  Vous  m'avez  crue  guérie, 
et  j'ai  cru  réiic.  llciidims  gràrcs  à  celui  qui  lit  durer  cette  erreur  au- 
tant qu'elle  était  utile  :  qui  sait  si,  me  voyant  si  pics  de  l'abime,  la  tète 
ne  m'edt  point  tourné?  Oui,  j'eus  beau  voiiinii'  elDunV'r  le  premier  sen- 
timent qui  m'a  fait  vivre,  il  s'est  conci'iiIi('  dans  mon  canu'.  Il  s'y  ri'- 
veille  au  moment  qu'il  n'est  plus  à  craindre;  il  me  soutient  ipiand  mes 
forces  m'abandonnent  ;  il  me  ranime  quand  je  me  meurs.  Mon  ami,  je 
fais  cet  aveu  sans  honte  ;  ce  sentiment  resté  malgré  moi  fut  involon- 
taire :  il  n'a  rien  coûté  à  mon  innocence  ;  tout  ce  qui  dépend  de  ma  vo- 
lonté fut  pour  mon  devoir.  Si  le  cœur,  qui  n'en  dépend  pas,  fut  pour 
vous,  ce  fut  mon  tourment  et  non  pas  mon  crime.  J'ai  fait  ce  que  j'ai 
dû  faire  ;  la  vertu  me  reste  sans  tache,  et  l'amour  m'est  resté  sans 
remords. 

.l'ose  m'honorer  du  passé  :  mais  qui  m'eût  pu  répondre  de  l'avenir? 
Un  jour  de  plus  peut-être,  et  j'étais  coupable!  (Ju'éiait-ce  de  la  vie 
entière  passée  avec  vous  ?  Quels  dangers  j'ai  courus  sans  le  savoir  !  à 
quels  dangers  plus  grands  j'allais  Otic  exposée!  Sans  doute  je  sentais 
pour  moi  les  craintes  que  je  croyiiis  sciiiir  pour  vous.  Toutes  les 
épreuves  ont  été  faites  ;  mais  elles  ponvaieiit  trop  revenir.  N'ai-je  pas 
assez  vécu  pour  le  bonheur  et  pour  la  vertu?  Que  me  restait-il  d'utile 
à  tirer  de  la  vie?  lîu  me  l'ôtant  le  ciel  ne  m'ôle  plus  rien  de  regret- 
table, et  met  mon  honneur  à  couvert.  Mon  ami,  je  pars  au  moment  fa- 
vorable, contente  de  vous  et  de  moi  ;  je  pars  avec  joie,  et  ce  départ 
n'a  rien  de  cruel.  Après  tant  de  sacrifices  je  compte  pour  peu  celui  (|ui 
me  reste  faire;  ce  n'est  que  mourir  une  fois  de  plus. 

Je  prévois  vos  douleurs  ;  je  les  sens  :  vous  restez  à  plaindre,  je  le 
sais  trop  ;  et  le  sentiment  de  votre  affliction  est  la  plus  grande  peine 
que  j'emporte  avec  moi.  Mais  voyez  aussi  que  de  consolations  je  vous 
laisse  !  Que  de  soins  à  remplir  envers  celle  qui  vous  fut  chère  vous  font 
un  devoir  de  vous  conserver  pour  elle  I  II  vous  reste  à  la  servir  dans  la 
meilleure  partie  d'elle-même.  Vous  ne  perdez  de  Julie  que  ce  que  vous 
en  avez  perdu  depuis  longtemps.  Tout  ce  qu'elle  eut  de  meilleur  vous 
reste.  Venez  vous  réunir  à  sa  famille.  Que  son  cœur  demeure  au  milieu 
de  vous.  Que  tout  ce  qu'elle  aima  se  rassemble  pour  lui  donner  un  nou- 
vel être.  Vos  soins,  vos  plaisirs,  votre  amitié,  tout  sera  son  ouvrage. 
I.e  nœud  de  votre  union  formé  par  elle  la  fera  revivre  ;  elle  ne  mourra 
qu'avec  le  dernier  de  tous. 

Songez  qu'il  vous  reste  une  autre  Julie,  et  n'oubliez  pas  ce  que  vous 
lui  devez.  Chacun  de  vous  va  perdre  la  moitié  de  sa  vie,  unissez-vous 
pour  conserver  l'autre  ;  c'est  le  seul  moyen  qui  vous  reste  à  tous  deux 
d(;  me  survivre,  en  servant  ma  famille  et  mes  enfants.  Que  ne  puis-je 
inventer  des  noMids  plus  étroits  encore  pour  unir  tout  ce  qui  m'est  cher! 
Combien  vous  devez  l'rlre  l'un  à  l'autre  1  Combien  cette  idée  doit  ren- 
forcer voire  lUlaclitiiiciit  mutuel  !  Vos  objections  contre  cet  engage- 
ment vont  être  de  nouvelles  raisons  pour  le  former.  Comment  pourrez- 
vous  jamais  vous  parler  de  moi  sans  vous  attendrir  ensemble?  iSon, 
Claire  et  Julie  seront  si  bien  confondues,  qu'il  ne  sera  plus  possible  à 
votre  cœur  de  les  si'parer.  Le  sien  vousjreiidia  tout  le  (pio  vous  aurez 
senti  pour  sou  aiiii(";  elle  en  sera  la  coiiliileulc  ci  l'objet  ;  vous  serez 
heureux  par  ccili'  qui  vous  restera,  sans  cesser  d'êire  lidelc  à  celle  que 
vous  aurez  perdue  ;  et  après  tant  de  regieis  et  de  peines,  avant  que 
l'âge  de  vivre  et  d'aimer  se  passe,  vous  aurez  brûlé  d'un  feu  légitime,  et 
joui  d'un  bonheur  innocent. 

C'est  dans  ce  chaste  lien  que  vous  pourrez,  sans  distractions  et  sans 
craintes,  vous  occuper  des  soins  que  je  vous  laisse,  et  après  lesquels 
vous  ne  serez  plus  eu  peine  de  dire  quel  bien  vous  aurez  fait  ici-bas. 
Vous  le  savez,  il  existe  un  homme  digne  du  bonheur  aiupiel  il  ne  sait 
pas  aspirer.  Cet  homme  est  votre  libérateur,  le  mari  do  l'aiiiie  (pi'il  vous 
a  rendue.  Seul,  sans  intérêt  à  la  vie,  sans  allciili'  de  celle  ipii  la  siiil. 
sans  hlaisir,  sans  consolation,  sans  espoir,  il  sera  liieiilol  le  plus  infor- 
tuné lies  morlels.  Vous  lui  devez  les  soins  ipi'il  a  pris  de  vous,  et  vous 
savez  ce  ipii  peut  les  leiulre  utiles.  Souvenez-vous  de  ma  lettre  précé- 


dente. Passez  vos  jours  avec  lui.  Que  rien  de  ce  qui  m'aima  ne  le  quitte. 
Il  vous  a  rendu  le  goût  de  la  vertu,  montrez-lui  en  l'objet  et  le  prix. 
Soyez  chrétien  pour  l'engager  à  l'être.  Le  succès  est  plus  près  que  vous 
ne  pensez  :  il  a  fait  son  devoir,  je  ferai  le  mien,  faites  le  vôtre.  Dieu  est 
juste  ;  ma  conliance  ne  me  trompera  pas. 

Je  n'ai  qu'un  mol  à  vous  dire  sur  mes  enfants.  Je  sais  quels  soins  va 
vous  coûter  leur  éducation  ;  mais  je  sais  bien  aussi  que  ces  soins  ne 
vous  seront  pas  pénibles.  Dans  les  moments  de  dégoût  inséparables  de 
cet  emploi,  dites-vous  :  Ils  sont  les  enfants  de  Julie  ;  il  ne  vous  coûtera 
plus  rien.  M.  de  Wolmar  vous  remettra  les  observations  que  j'ai  faites 
sur  votre  mémoire  et  sur  le  caracière  de  mes  deux  fils.  Cet  écrit  n'est 
que  commencé  :  je  ne  vous  le  dDinie  pas  pour  règle,  je  le  soumets  à 
vos  lumières.  N'en  faites  point  des  siivunls,  faites-en  des  hommes  bien- 
faisants et  justes.  Parlez-leur  i|ihli|iiili)is  de  leur  mère...  vous  savez 
s'ils  lui  étaient  eliers...  Dites  à  .Marcellin  qu'il  ne  m'en  coûta  pas  de 
mourir  pour  lui.  Dites  à  son  frère  que  c'était  pour  lui  que  j'aimais  la 
vie.  Dites -leur...  Je  me  sens  fatiguée.  Il  faut  linir  cette  lettre.  Eu  vous 
laissant  mes  enfants,  je  m'en  sépare  avec  moins  de  peine  ;  je  crois  res- 
ter avec  eux. 

Adieu,  adieu,  mondouxami...  Hélas!  j'achève  de  vivre  comme  j'ai  com- 
mencé. J'en  dis  trop  peut-être  en  ce  moment  où  le  cœur  ne  déguise 
plus  rien.,.  Eb  !  pourquoi  craindrais-je  d'exprimer  tout  ce  que  je  sens? 
Ce  n'est  plus  moi  qui  te  parle  ;  je  suis  déjà  dans  les  bras  de  la  mort. 
Quand  tu  verras  cette  lettre,  les  vers  rongeront  le  visage  de  ton 
amante,  et  son  cœur  où  lu  ne  seras  plus.  Mais  mon  àrae  existerait-elle 
sans  loi?  sans  loi,  quelle  félicité  goûterais-je?  Non.  je  ne  te  quitte  pas, 
je  vais  l'attendre.  1  a  vertu  qui  nous  si'para  sur  la  terre  nous  unira  dans 
le  séjour  éternel.  Je  meurs  dans  cette  douce  attente  :  trop  heureuse 
d  acheter  au  prix  de  ma  vie  le  droit  de  l'aimer  toujours  sans  crime,  et 
de  te  le  dire  encore  une  fois. 


LETTHE  \1 


DE   MADAME    D  OF.BE    A    SAlM-fREDX. 


J'apprends  que  vous  commencez  à  vous  remettre  assez  pour  cpi'oii 
plli^M■  i^|i(Mir  de  vous  voir  bientôt  ici.  Il  faut,  mon  ami,  faire  elforl 
SIM  \(iiii-  liililesse;  il  faut  tâcher  de  passer  les  monts  avant  que  l'hiver 
aiii(\('  ilr  vous  les  fermer.  Vous  trouverez  en  ce  pays  l'air  qui  vous 
conviciiL  vous  n'y  verrez  qiir  dnnlciir  et  tristesse,  et  peut-être  l'afllic- 
tiiiii  counuiiiie  sera-t-cllc  un  soiilageiiniil  pour  la  votre.  La  mienne,  pour 
s'exhaler,  a  besoin  de  vous  :  moi  seule  je  ne  puis  ni  pleurer,  ni  parler,  ni 
me  faire  entendre.  Wolmar  m'entend,  et  ne  me  répond  pas.  La  douleur 
d'un  père  infortuné  se  concentre  en  lui-même  ;  il  n'en  imagine  pas  une 
plus  cruelle  ;  il  ne  la  sait  ni  voir  ni  sentir  :  il  n'y  a  plus  d'épancheraeni 
pour  les  vieillards.  Mes  enfants  m'attendrissent,"  et  ne  savent  pas  s'at- 
tendrir. Je  suis  seule  an  milieu  de  tout  le  monde  ;  un  morne  silence 
règne  autour  de  moi.  Dans  mon  stiipide  abattement  je  n'ai  plus  de  com- 
merce avec  personne,  je  n'ai  qu'assez  de  force  et  de  vie  pour  sentir 
les  horreurs  de  la  mort.  0  venez,  vous  qui  partagez  ma  perte,  venez 
p.irtager  mes  douleurs  !  venez  nourrir  mon  cœur  de  vos  regrets,  venez 
l'abreuver  de  vos  larmes  ;  c'est  la  seule  consolation  que  je  puisse  al- 
tenilre,  c'est  le  seul  plaisir  qui  me  reste  à  goûter. 

Mais  avant  que  vous  arriviez  et  que  j'apiirenne  votre  avis  sur  un  pro- 
jet dont  je  sais  qu'on  vous  a  parlé,  il  est  bon  que  vous  sachiez  le  mien 
d'avance.  Je  suis  ingénue  et  franche,  je  ne  veux  rien  vous  dissimuler. 
J'ai  eu  de  l'amour  pour  vous,  je  l'avoue:  peut-être  en  ai-je  encore, 
peut-être  en  aiirai-je  toujours;  je  ne  le  sais  ni  ne  le  veux  savoir.  On 
s'en  doute,  je  ne  l'ignore  pas;  je  ne  m'en  fâche  ni  ne  m'en  soucie.  .Mais 
voici  ce  que  j'ai  à  vous  dire  et  que  vous  devez  bien  retenir  ;  c'est  qu'un 
homme  qui  fut  aimé  de  Julie  d'Elange,  et  pourrait  se  résoudre  à  en 
épouser  une  autre,  n'est  à  mes  yeux  qu'un  indigne  et  un  lâche  que  je 
tiendrais  à  déshonneur  d'avoir  pour  ami  :  cl,  quant  .i  moi.  je  vous  dé- 
clare que  tout  homme,  quel  ipi'il  puisse  être,  qui  désormais  m'osera 
parler  d'amour,  ne  m'en  ic|iarlera  de  sa  vie. 

Songez  aux  soins  qui  vous  allendenl.  aux  devoirs  qui  vous  sont  im- 
posés, à  celle  à  qui  vous  les  avez  promis.  Ses  eulants  se  forment  ei 
grandissent,  son  père  se  consume  insensiblement,  son  mari  s'inquiele 
et  s'agite.  Ha  beau  faire,  il  ne  peut  la  croire  anéantie  :  son  cœur,  mai- 
gre qu'il  en  ait,  se  révolte  contre  sa  vaine  raison.  Il  parle  d'elle,  il  lui 
parle,  il  soupire.  Je  crois  déjà  voir  s'accomplir  les  vœux  qu'elle  a  faits 
tant  de  lois;  cl  c'est  à  vous  d'achever  ce  grand  ouvrage.  Quels  motifs 
pour  vous  attirer  ici  l'un  et  l'autre  !  Il  est  bien  digne  du  ge^iéreux  Edouard 
que  nos  malheurs  ne  lui  aient  pas  fait  changer  de  résolution. 

Venez  donc,  cliers  et  respectables  amis,  venez  vous  reunir  à  tout  ce 
qui  reste  d'elle.  Itassemblous  tout  ce  qui  lui  fut  cher.  Que  son  esprit 
nous  anime,  que  son  coMir  joigne  Ions  les  nùlres  ;  vivons  toujours  sous 
ses  yeux.  J'aime  à  croire  que  du  lieu  qu'elle  habile,  du  séjour  de  l'é- 
ternelle paix,  cette  àme  encore  aimante  et  sensible  se  plaii  à  revenir 
parmi  non»,  à  retrouver  ses  amis  pleins  de  sa  mémoire,  à  les  voir  imi- 
ter ses  vertus,  à  s'entendre  honorer  par  eux.  à  les  sentir  embrasser  sa 
tombe  et  geiiiir  en  prononçant  son  nom.  Non,  elle  n'a  point  quitté  ces 


m 


lA  nouvelle  héloise. 


lieux  qu'elle  nous  rendit  si  thaniianls;  ils  sont  encore  tout  remplis 
d'elle.  Je  la  vois  sur  chaque  olijel,  je  la  sens  à  chaque  pas,  à  chaque 
instant  du  jour  j'entends  les  accents  de  sa  voix.  C'est  ici  qu'elle  a  vécu  ; 
c'est  ici  que  repose  sa  cendre...  la  moitié  de  sa  cendre.  Deux  fois  la 
semaine,  en  allant  au  temple...  j'aperçois...  j'aperçois  le  lieu  triste  et 
respectahle...  Beauté,  c'est  donc  lii  Ion  dernier  asile!...  Confiance, 
amitié,  vertus,  plaisirs,  folâtres  jeux,  l;i  terre  a  tout  englouti...  Je  me 
sens  entraînée...  j'approche  en  frissonnant...  je  crains  de  fouler  cette 
terre  sacrée...  je  crois  la  sentir  palpiter  et  frémir  sous  mes  pieds... 
j'entends  nuirniurer  une  voix  plaintive!...  Claire!  ô  ma  Claire!  où  es- 
tu?  que  fais-ln  loin  de  Ion  amie?...  Son  cercueil  iio  la  contient  pas 
tout  entière...  Il  attend  le  reste  de  sa  proie...  il  ne  l'attendra  pas  long- 
temps. 


LES  Amours 


MILORD  EDOUARD    UOMSTON. 


Les  bizarres  aventures  de  niilord  Edouard  à  llome  étaient  trop  roma- 
nesques pour  pouvoir  t'tre  mêlées  avec  celles  de  Julie  sans  en  gâter  la 
simplicité.  Je  me  contenterai  donc  d'en  extraire  et  abréger  ici  ce  qui 
sert  à  l'intelligence  de  deux  ou  trois  lettres  où  il  en  est  quçstion. 

Milonl  Eilouard,  dans  ses  tournées  d'Italie,  avait  fait  connaissance  à 
Home  avec  une  femme  de  qualité,  INapoIitaine,  dont  il  ne  tarda  pas  à 
devenir  fortement  amoureux  :  elle,  de  son  côté,  conçut  pour  lui  une 
passion  violente  (pii  la  dévora  le  reste  de  sa  vie,  et  finit  par  la  mettre 
au  tombeau.  Cet  homme,  âpre  et  peu  galant,  mais  ardent  et  sensible, 
extrême  et  grand  en  tout,  ne  pouvait  guère  inspirer  ni  sentir  d'atta- 
chement médiocre. 

Les  principes  stoïques  de  ce  vertueux  Anglais  iiiquii'iaient  la  mar- 
quise. Elle  prit  le  parti  de  se  faire  passer  poui'  veuve  iliir:u)t  l'absence 
de  son  mari  ;  ce  qui  lui  fut  aisé,  parce  qu'ils  elai(  ni  Icins  deux  étian- 
gers  à  Borne,  et  que  le  marquis  servait  dans  les  tioupes  de  l'enqiercur. 
L'amoureux  Edouard  ne  tarda  pas  à  parler  de  mariage.  La  marquise 
allégua  la  différence  de  religion  et  d'autres  prétextes.  Enfin,  ils  lièrent 
ensemble  un  commerce  intime  et  libre,  jusqu'à  ce  qu'Edouard,  ayant 
découvert  que  le  mari  vivait,  voulut  rompre  avec  elle,  après  l'avoir  ac- 
cablée des  plus  vifs  reproches,  outré  de  se  trouver  coupable,  sans  le 
savoir,  d'im  crime  qu'il  avait  en  horreur. 

La  marquise,  femme  sans  principes,  mais  adroite  et  pleine  de  char- 
mes, n'épargna  rien  pour  le  retenir,  et  en  vint  à  bout.  Le  commerce 
adultère  fut  supprimé ,  mais  les  liaisons  continuèrent.  Tout  indigne 
qu'efie  était  d'aimer,  elle  aimait  pourtant  :  il  fallut  consentir  à  voir 
sans  fruit  un  homme  adoré  qu'elle  Tie  pouvait  conserver  autrement;  et 
cette  barrière  volontaire  irritant  l'amour  des  deux  côtés,  il  en  devint 
plus  ardent  par  la  contrainte.  La  marquise  ne  négligea  pas  les  soins  qui 
pouvaient  faire  oublier  à  son  amant  ses  résolutions  :  elle  était  sédui- 
sante et  belle.  Tout  fut  inutile  :  l'Anglais  resta  ferme;  sa  grande  âme 
était  à  l'épreuve.  La  première  de  ses  passions  était  la  vertu  :  il  eût  sa- 
crifié sa  vie  à  sa  maîtresse,  et  sa  maîtresse  à  son  devoir.  Une  fois  la  sé- 
duction devint  trop  pressante  :  le  moyen  qu'il  allait  prendre  pour  s'en 
délivrer  retint  la  marquise  et  rendit  vains  tons  ses  pièges.  Ce  n'est  point 
parce  que  nous  sommes  faibles,  mais  parce  que  nous  sommes  lâches, 
que  nos  sens  nous  subjuguent  toujours.  Quiconque  craint  moins  la  mort 
que  le  crime  n'est  jamais  forcé  d'èlre  criminel. 

Il  y  a  peu  de  ces  âmes  fortes  qui  entraînent  les  autres  et  les  élèvent 
à  leur  sphère  ;  mais  il  y  en  a.  Celle  d'Edouard  était  de  ce  nombre.  La 
marquise  espérait  le  gagner  ;  c'i'tait  lui  qui  la  gagnait  insensiblement. 
Uuand  les  leçons  de  la  vertu  prenaient  dans  sa  bouche  les  accents  de 
l'amour,  il  la  touchait,  il  la  faisait  pleurer  ;  ses  feux  sacrés  animaient 
cette  àme  rampante  ;  un  sentiment  de  justice  et  d'honneur  y  portait  son 
charme  étranger  ;  le  vrai  beau  commençait  à  lui  plaire  :  si  le  méchant 
pouvait  changer  de  nature,  le  eo'iir  de  la  marquise  en  aurait  change. 

L'amour  seul  prelita  di-  les  emutiiiiis  légères;  il  en  acquit  pins  de  déli- 
catesse. Ell(ï  {iimmiiiçi  li'aiuiri  a\('('  générosité  :  avec  un  tempérament 
ardent  et  dans  un  clinjai  ou  les  sens  mit  tant  d'empire,  elle  oublia  ses 
plaisirs  pour  songer  à  ceux  de  son  amant,  et.  ne  pouvant  les  partager, 
elle  voulut  au  moins  (ju'il  Us  tint  d'elle.  Telle  fut  de  sa  part  l'inlcrpré- 
tatioii  favorable  d'une  déniarehe  où  son  caractère  et  celui  tfEdouard, 
(lu'elle  coouaissail  bien,  pouvaient  faire  trouver  uu  rafliuemenl  de 
séduction, 


Elle  n'épargna  ni  soins  ni  dépense  pour  faire  chercher  dans  tout 
Borne  une  jeune  personne  facile  et  sûre  :  on  la  trouva,  non  sans  peine. 
Un  soir,  après  un  entretien  fort  tendre,  elle  la  lui  présenta.  Disposez- 
en,  lui  dit-elle  avec  un  sourire  ;  qu'elle  jouisse  du  prix  de  mon  amour, 
mais  qu'elle  soit  la  seule  :  c'est  assez  pour  moi  si  quelquefois  auprès 
d'elle  vous  songez  à  la  main  dont  vous  la  tenez.  Elle  voulut  sortir, 
Edouard  la  retint.  Arrêtez,  lui  dit-il  ;  si  vous  me  croyez  assez  lâche  pour 
profiter  de  votre  offre  dans  votre  propre  maison,  le  sacrifice  n'est  pas 
d'un  grand  prix,  et  je  ne  vaux  pas  la  peine  d'être  beaucoup  regretté. 
Puisque  vous  ne  devez  pas  être  à  moi,  je  souhaite,  dit  la  marquise,  que 
vous  ne  soyez  à  personne  ;  mais ,  si  l'amour  doit  perdre  ses  droits, 
soufl'rez  au  moins  qu'il  en  dispose.  Pourquoi  mon  bienfait  vous  est-il 
à  charge?  avez-vous  peur  d'être  un  ingrat?  Alors  elle  l'obligea  d'ac- 
cepter l'adresse  de  Laure  (  c'était  le  nom  de  la  jeune  personne  ),  et  lui 
fit  jurer  qu'il  s'abstiendrait  de  tout  autre  commerce.  Il  dut  être  tou- 
ché, il  le  fut.  Sa  reconnaissance  lui  donna  plus  de  peine  à  contenir  que 
son  amour  ;  et  ce  fut  le  piège  le  plus  dangereux  que  la  marquise  lui 
ait  tendu  de  sa  vie. 

Extrême  en  tout,  ainsi  que  son  amant,  elle  fil  souper  Laure  avec 
elle,  et  lui  prodigua  ses  caresses ,  comme  pour  jouir  avec  plus  de 
pompe  du  plus  grand  sacrifice  que  l'amour  ait  jamais  fait.  Edouard 
liénetré  se  livrait  à  ses  transports;  son  àme  émue  et  sensible  s'exha- 
lait dans  ses  regards,  dans  ses  gestes  ;  il  ne  disait  pas  un  mot  qin  ne 
fût  l'expression  de  la  passion  la  plus  vive.  Laure  était  charmante  ;  à 
peine  la  regardait-il.  Elle  n'imita  pas  cette  indifférence,  elle  regardait  et 
voyait  dans  le  vrai  tableau  de  l'amour  un  objet  tout  nouveau  pour  elle. 
Après  le  souper  la  marquise  renvoya  Laure  et  resta  seule  avec  son 
amant.  Elle  avait  compté  sur  les  dangers  de  ce  tête-à-têle;  elle  ne  s'é- 
tait pas  trompée  en  cela  ;  mais,  comptant  qu'il  y  succomberait,  elle  se 
tronq)a  :  toute  son  adresse  ne  fit  que  rendre  le  triomphe  de  la  vertu 
plus  éclatant  et  plus  douloureux  à  l'un  et  à  l'autre.  C'est  à  cotte  soirée 
(|ue  se  rapporte,  à  la  (in  de  la  quatrième  partie  de  Julie,  l'admiration 
de  Saint-Preux  pour  la  force  de  son  ami. 

Edouard  était  vertueux,  mais  homme  :  il  avait  toute  la  simplicité  du 
véritable  honneur,  et  rien  de  ces  f;iusses  bienséances  qu'on  lui  substi- 
tue, et  dont  les  gens  du  monde  font  si  grand  cas.  Apres  plusieurs 
jours  passés  dans  les  mêmes  transports  près  de  la  marquise,  il  sentit 
augmenter  le  péril;  et,  prêt  à  se  laisser  vaincre,  il  aima  mieux  man- 
quer de  délicatesse  que  de  vertu  :  il  fut  voir  Laure. 

Elle  tressaillit  à  sa  vue.  11  la  trouva  triste  ;  il  entreprit  de  l'égayer,  et 
ne  crut  pas  avoir  besoin  de  beaucoup  de  soins  pour  y  réussir.  Cela  ne 
fut  pas  si  facile  qu'il  l'avait  cru.  Ses  caresses  furent  mal  reçues,  ses 
offres  furent  rejetées  d'un  air  qu'on  ne  prend  point  en  disputant  ce 
qu'on  veut  accorder. 

Un  accueil  aussi  ridicule  ne  le  rebuta  pas,  il  l'irrita.  Devait-il  des 
égards  d'enfant  à  une  fille  de  cet  ordre  ?  Il  usa  sans  ménagement  de  ses 
droits.  Laure,  malgré  ses  cris,  ses  pleurs,  sa  résistance,  se  sentant 
vaincue,  fait  un  effort,  s'élance  à  l'autre  extrémité  de  la  chambre,  et  lui 
cric  d'une  voix  animée  :  Tuez-moi  si  vous  voulez,  jamais  vous  ne  me 
toucherez  vivante.  Le  geste,  le  regard,  le  ton,  n'étaient  pas  équivoques. 
Edouard,  dans  un  étonnement  qu'on  ne  peut  concevoir,  se  calme,  la 
prend  par  la  main,  la  fidt  rasseoir,  s'assied  à  côté  d'elle,  et,  la  regar- 
dant sans  parler,  attend  froidement  le  dénoùment  de  cette  comédie. 

Elle  ne  disait  rien,  elle  avait  les  yeux  baissés;  sa  respiration  était 
inégale,  son  cœur  palpitait,  et  tout  marquait  en  elle  une  agitation 
extraordinaire.  Edouard  rompit  enfin  le  silence  pour  lui  demander  ce 
que  signifiait  cette  étrange  scène.  Me  serais-lrompé?  lui  dit-il;  ne  se- 
riez-vous  point  Lauretla  Pisana?  Plût  à  Dieu!  dit-elle  d'une  voix  trem- 
blante. Ouoi  donc  !  reprit-il  avec  un  sourire  moqueur,  auricz-vous  par 
hasard  changé  de  métier?  Non,  dit  Laure;  je  suis  toujours  la  môme  :  on 
ne  revient  pîus  de  l'état  où  je  suis.  Il  trouva  dans  ce  tour  de  phrase, 
et  dans  l'accent  dont  il  fut  prononcé,  quelque  chose  de  si  extraordi- 
naire, qu'il  ne  savait  plus  que  penser,  et  qu'il  crut  que  cette  fille  était 
devenue  folle.  Il  continua  ;  Pounpiiii  donc,  chaînante  Laure,  ai-je  seul 
l'exclusion?  Dites-moi  ce  qui  m'attire  votre  haine.  Ma  haine I  s'écria- 
t-elle  d'un  ion  plus  vif.  Je  n'ai  point  aimé  ceux  que  j'ai  reçus  :  je  puis 
souffrir  tout  le  monde  hors  vous  seul. 

Mais  pourquoi  cela?  Laure,  expliquez-vous  mieux,  je  ne  vous  en- 
tends point.  Eh  !  m'entends-je  moi-même?  Tout  ce  que  je  sais,  c'est 
(pie  vous  ne  me  toucherez  jamais...  Non,  s'écria-t-elle  encore  avec 
eni|iortement,  jamais  vous  ne  me  toucherez.  En  me  sentant  dans  vos 
bras,  je  songerais  que  vous  n'y  tenez  ((u'une  (ille  publique,  et  j'en 
mourrais  de  rage. 

Elle  s'animait  en  parlant.  Edouard  aperçut  dans  ses  yeux  des  signes 
de  douleur  et  de  désespoir  qui  ratlendrircnt.  11  prit,  avec  des  manières 
moins  méprisantes,  un  ton  plus  honiièie  et  plus  caressant.  Elle  se 
cachait  le  visage,  elle  évitait  ses  regards.  Il  lui  prit  la  main  d'un 
air  affectueux.  A  peine  elle  sentit  cette  main  qu'elle  y  porta  la  bouche, 
et  la  pressa  de  ses  lèvres  en  poussant  des  sanglots  et  versant  des  tor- 
rents de  larmes. 

Ce  langage,  quoique  assez  clair,  n'était  pas  précis.  Edouard  ne  l'a- 
mena qu'avec  peine  à  lui  parler  plus  nettement.  La  pudeur  éteinte  était 
revenue  avec  l'amour,  et  Laure  n'avait  jamais  prodigué  sa  personne 
avec  tant  de  honte  qu'elle  en  eut  d'avouer  qu'elle  aimait. 
A  peine  cet  amour  était-il  lié  qu'il  était  déjà  dans  toute  sa  force.  Laure 


LA  NOUVELLE  HÉLOÎSE, 


i«9 


était  vive  et  sensible,  assez  belle  pour  faire  une  passion,  assez  tendre 
pour  la  partager  ;  mais,  vendue  par  d'indignes  parents  dès  sa  première 
jeunesse,  ses  charmes,  souilles  p;ir  la  dèbaiiclie,  avaient  perdu  leur 
empire.  An  sein  des  lionteuv  pLiislis,  l'arnour  fuyait  devant  elle;  de 
malheureux  corrupteurs  ne  pouvaient  ni  li;  sentir  ni  l'inspirer.  Les 
corps  combustibles  ne  brillent  point  d'eux-m(''mes  :  qu'une  élincelle 
approche  et  tout  part.  Ainsi  prit  feu  le  coeur  de  Laure  aux  trans- 
ports (le  ceux  d'Iùlouard  el  de  la  marquise.  A  ce  nouveau  lani;aae  elle 
sentit  un  iK^nissenieiU  (Içlicieux  :  elle  prêtait  une  oreille  ;ulcnlive, 
ses  avides  rrj;;ii(ls  ne  l:iissai(  lit  rien  échapper.  La  llaiiuiie  liuuiiilc  (pii 
sortait  des  yeux  de  l'aiiiaiil  pénétrait  par  les  siens  jiisipi'ao  loiul  du 
cœur  ;  un  sang  plus  brillant  coulait  dans  ses  veines  ;  la  voix  d'iîdonard 
avait  un  accent  qui  l'agitait,  le  sentiment  lui  semblait  peint  dans  ions 
ses  gestes;  tous  ses  traits,  animés  par  la  passion,  la  lui  faisaient  ressen- 
tir. Ainsi  la  première  image  de  l'amour  lui  lit  aimer  l'objet  qui  la  lui 
avait  offerte.  S'il  n'eût  rien  senti  pour  [une  autre,  peut-être  n'eût-elle 
rien  senti  pour  lui. 

Tonte  celle  agitation  la  suivit  cbez  elle.  Le  trouble  de  l'amour  nais- 
sant esi  toujours  doux.  .Son  premier  mouvement  fut  de  se  livrera  ce 
nouveau  charme,  le  second  fut  d'ouvrir  les  yeux  sur  elle.  Pour  la  pre- 
mière fois  de  sa  vie,  elle  vit  son  élat;  elle  en  eut  horreur.  Tout  ce  qui 
nourrit  l'espérance  et  les  désirs  des  amants  se  tournait  en  désespoir 
dans  son  âme.  La  possession  de  ce  (qu'elle  aiiii.iii  n'olliMii  a  sis  yeux 
que  l'opprobre  d'ime  abjecte  el  vile  créature,  à  l:ti|iiilli'  mi  piodi^ue  son 
mépris  avec  ses  caresses  ;  dans  le  prix  d'un  anmiii  liniiciix,  elle  ne  vit 
que  l'iulilmc  prostitution.  Ses  tourments  les  plus  insiipporiablcs  lui  ve- 
naient ainsi  de  ses  propres  désirs.  Plus  il  lui  el;iil  ;iisi'  de  les  salislaire, 
plus  son  sort  lui  semblait  affreux  :  sans  honneur,  sans  espoir,  sans  res- 
sources, elle  ne  connut  l'amour  que  pour  en  regretter  les  délices.  Ainsi 
commencèrent  ses  longues  peines,  el  finit  son  bonheur  d'un  moment. 
La  passion  naissante  qui  l'humiliait  à  ses  propres  yeux  l'élevait  à 
ceux  d'Edouard.  La  voyant  capable  d'aimer,  il  ne  la  méprisa  plus.  Mais 
quelles  consolations  pouvait-elle  attendre  de  lui'.'  quel  sentiment  pou- 
vait-il lui  maiipier,  si  ce  n'est  le  faible  intérêt  qu'un  eieur  honnête,  qui 
n'est  pas  libre,  peut  preiulre  à  un  objet  de  pitié  qui  n'a  plus  d'honneur 
qu'assez  pour  sentir  sa  honte  '.' 

Il  la  consola  connue  il  put,  et  promit  de  la  venir  voir.  Il  ne  lui  dit 
pas  un  mot  de  sou  étal,  pas  même  pour  l'esliorler  d'en  sortir.  (Jue  ser- 
vait d'augmenter  l'efhoi  qu'elle  en  avait,  puisque  cet  efiroi  même  la 
faisait  désespérer  d'elle  ?  lin  seul  mol  sur  un  tel  sujet  lirait  à  consé- 
quence, et  semblait  la  rapprocher  de  lui  :  c'était  ce  qui  ne  pouvait  ja- 
mais être.  Le  plus  grand  malheur  des  métiers  infâmes  est  qu'on  ne  ga- 
gne rien  à  les  quitter. 

Après  une  seconde  visite,  Edouard,  n'oubliant  pas  la  magnilieenee 
anglaise,  lui  envoya  un  cabinet  de  laque  et  plusieurs  bijoux  d'Angleterre. 
Elle  lui  renvoya  le  toul  avec  ce  billet  : 

«  J'ai  perdu  le  droit  de  refuser  des  présents  ;  j'ose  pom-tant  vous 
renvoyer  le  votre  ;  car  peut-être  n'aviez-vous  pas  dessein  d'en  faire  un 
signe  de  mépris.  Si  vous  le  ri'iivoyiz  encore,  il  faudra  que  je  l'accepte; 
mais  vous  avez  ime  bien  riiicllc  yenénisilé.  » 

Edouard  fut  frappé  de  i c  lullci  ■.  il  le  trouvait  à  la  fois  humble  et  lier. 
Sans  sortir  de  la  Iimsmssc  d.'  mmi  élat,  Laure  y  montrait  une  sorte  de 
dignité.  C'était  |>ris(|iii'  iH:ir(i  son  opprobre  à  force  de  s'en  avilir.  Il 
avait  cessé  d'avoir  du  mépris  pour  elle;  il  coninieiiça  do  l'estimer.  Il 
continua  de  la  voir  sans  [iliis  parler  de  preseiii  ;  el,  s'il  ne  s'honora  pas 
d'être  aimé  d'elle,  il  ne  put  s'enipèclu  r  de  s'en  applaudir. 

Il  ne  cacha  pas  ses  visites  à  la  inanpiise  :  il  n'avait  nulle  raison  de 
les  lui  cacher,  el  c'eût  été  de  sa  part  une  ingratitude.  Elle  en  voulut  sa- 
voir davantage.  Il  jura  qu'il  n'avait  point  touché  Laure. 

Sa  modération  cul  un  effet  tout  contraire  à  celui  qu'il  en  attendait. 
C'uoi  !  s'écria  la  marquise  en  fureur,  vous  la  voyez  el  ne  la  louchez 
point  '  Qu'allez-vons  donc  faire  chez  elle  .'  Alors  s'éveilla  celte  jalousie 
infernale  ipii  la  lit  cent  fois  alteuter  à  la  vie  de  l'un  el  de  l'autre,  el  la 
consuma  (le  rage  jusqu'au  moment  de  sa  mort. 

D'autres  cii'conslaïues  aehevi'ri'iil  il'.illiiniei-  celle  passion  finiense, 
et  rendirent  celle  rcinine  a  son  .lai  carailfic.  .l'ai  déjà  reinaiipic  ipie, 
dans  sou  iiile-ie  pidliilé.  Edouard  inanipiail  de  délicatesse.  Il  lll  à  l;i 
marquise  le  iiiêiiie  pri'sciil  ipie  lui  avait  renvoyé  Laure.  Elle  l'accepta, 
non  par  avarice,  mais  pan  e  qu'ils  elaieiil  sur  le  (lied  de  s'en  faire  l'un 
a  l'aiilre  :  eeiiaiij;!'  aiiipiel  à  la  veiiic  la  niaïqiiise  ne  perdait  pas.  Slal- 
heiireiiseinenl,  elle  vint  à  savoir  la  preniicie  deslinaliiin  de  ce  présent, 
et  eoiiiiiieiil  il  lui  était  revenu,  .le  n'ai  pas  liesoin  de  dire  qu'à  l'instaiil 
tout  lut  brise  eljele  par  les  lénêlres.  (Jironjii^e  de  ce  que  dut  sentir  en 
pareil  cas  une  inailresse  jalouse  et  une  riinine  de  ipialito. 

(lependant  plus  Laure  sentait  sa  lioiile,  moins  elle  tentail  de  s'en  dé- 
livrer :  elle  y  restait  par  désespoir  ;  cl  le  dédain  qu  elle  avait  pour  elle- 
même  rejailiissail  sur  ses  corrupteurs.  Elle  n'était  pas  (ière  :  quel  droit 
eOl-elle  eu  de  l'être?  mais  un  profond  sentiment  d'ignominie  qu'on  1 
voudrait  en  vain  repousser,  l'alTreuse  tristesse  de  l'opprobre  qui  se  sent 
et  ne  peut  se  fuir,  riiidi^iiaiion  d'un  cieiir  ipii  s'honore  encore  el  se 
seul  à  jamais  désiioimri';  toul  versait  le  reiiiords  cl  renniii  sur  des  plai-  ' 
sirs  abhorrés  par  ranioiii-    lu  respect  l'I ranger  l'i   ces  âmes  viles  leur 
faisait  oublier  le  Ion  de  la  deliain  lie,  un  Iroiilile  iii\olonlaire  em|ioison-  , 
nail  leurs  iiansports;  et,  loiielies  du  sori  de  leur  vietiiuc.  ils  s'en  rc-  ' 
louniaiciii  plciiiaiil  siir  elle  cl  rougissant  d'cu.\.  > 


La  douleur  la  consumait.  Edouard,  qui  peu  à  peu  la  prenait  en  amitié, 
vil  (pi'elle  n'était  que  trop  afiligée,  et  qu'il  fallait  pluioi  lu  ranimer  (jue 
l'abattre.  Il  la  voyait,  c'était  déjà  beaucoup  pour  la  coiisider.  Ses  entre- 
tiens firent  plus,  ils  I  encouragèrent  ;  ses  discours  élevés  el  ^'rands  reu- 
(laieiit  à  son  àme  aecabhie  le  ressort  qu'elle  avait  perdu.  Ouel  effet  ne 
faisaient-ils  point,  partant  d'une  bouche  aimée  et  pénéirani  dans  un 
cœur  bien  né  que  le  sort  livrait  à  la  honte,  mais  que  la  nature  avait  fait 
pour  riionnêtelé  !  C'est  dans  ce  co-ur  qu'ils  trouvaicul  de  la  prise  et 
(jii'ils  porlaienl  avec  fiiiil  les  hnons  de  la  vertu. 

Par  ces  soins  bienfaisants,  il  la  lit  enlin  mieux  penser  d'elle.  S'il  n'y 
a  (le  llélrissiire  éternelle  ipie  celle  d'un  cn'ur  corrompu,  je  sens  en  moi 
de  quoi  pouvoir  effacer  ma  boute  :  je  serai  toujours  méprisée,  mais  je 
ne  mériterai  plus  de  l'être  ;  je  ne  me  mépriserai  plus.  Echappée  à  l'hor- 
reur du  vice,  celle  du  mépris  m'en  sera  moins  amère.  Eh  !  que  m'im- 
portent les  dédains  de  tonte  la  terre  quand  Edouard  m'estimera  '/  (Jn'il 
voie  son  ouvrage,  et  qu'il  s'y  complaise  :  seul  II  me  dédommagera  de 
loiil.  (Jiiaiid  l'iioiineur  n'y  gagnerait  rien,  du  moins  l'amour  y  (faguera. 
Oui,  donnons  au  cœur  qu'il  enllamme  une  habitation  plus  piire.  Senti- 
iiient  délicieux  !  je  ne  profanerai  plus  les  transports,  .le  ne  puis  être 
heureuse,  je  ne  le  serai  jamais,  je  le  sais.  Hélas  !  je  suis  indigne  des 
caresses  de  l'amour  ;  mais  je  n'en  souffrirai  jamais  d'autres. 

Son  état  était  trop  violent  pour  pouvoir  durer  ;  mais  quand  elle  tenta 
d'en  sortir,  elle  y  trouva  des  (lilli(  nlies  ipi'elle  n'avait  pas  prévues.  Elle 
éprouva  que  celle  qui  renonce  an  dioii  sur  sa  personne  ne  le  recouvre 
pas  comme  il  lui  plaît,  et  que  riiouneiir  est  une  sauvegarde  civile  qui 
laisse  bien  faibles  ceux  (|ui  l'ont  perdu.  Elle  ne  trouva  d'autre  parti  pour 
se  retirer  de  l'oppression  (|ue  d'aller  brusquement  se  jeter  dans  un  cou- 
vent, et  d'abandonner  sa  maison  presque  au  pillage  :  car  elle  vivait 
dans  une  opulence  commune  à  ses  pareilles,  surlout  en  Italie,  quand 
l'âge  et  la  figure  les  font  valoir.  Elle  n'avait  rien  dit  à  Bomston  de  son 
projet,  trouvant  une  sorte  de  bassesse  à  en  parler  avant  l'exécution, 
(.tiiand  elle  fut  dans  son  asile,  elle  le  lui  marqua  par  un  billet,  le  priant 
de  la  protéger  contre  les  gens  puissants  qui  s'intéressaient  à  son  desor- 
dre et  que  sa  retraite  allait  offenser.  Il  courut  chez  elle  assez  l(")t  pour 
Siiiiver  ses  effets.  (Juoique  étranger  dans  Rome,  un  grand  seigneur  cou- 
sidéré,  riche,  et  plaidant  avec  force  la  cause  de  riioiniêtcté,  y  trouva 
bieiii()l  assez  di-  crédit  pour  la  maintenir  dans  son  couvent,  ei  même  l'y 
taire  jouir  d'une  pension  (|ue  lui  avait  laissée  le  cardinal  auquel  ses  pa- 
rents l'avaient  vendue. 

Il  fut  la  voir.  Elle  était  belle  ;  elle  aimait  :  elle  était  pénitente  ;  elle 
lui  devait  tout  ce  qu'elle  allait  être.  (Jue  de  litres  pour  toucher  un  cœur 
comme  le  sien  !  il  vint  plein  de  tous  les  sentiments  ipii  peuvent  porter 
au  bien  les  cœurs  sensibles  ;  il  n'y  manquait  que  celui  qui  pouvait  la 
rendre  heureuse  et  qui  ne  dépendait  pas  de  lui.  Jamais  elle  n'en  avait 
tant  espéré  ;  elle  était  transportée  ;  elle  se  sentait  déjà  dans  l'étal  au- 
quel on  remonte  si  rarement.  Elle  disait  :  Je  suis  honnête;  un  homme 
vertueux  s'intéresse  à  moi  :  amour,  je  ne  regrette  plus  les  pleurs,  les 
soupirs  que  lu  me  coûtes;  lu  m'as  di-jà  pay('e  de  tout.  Tu  lis  ma  force 
et  tu  fais  ma  récompense;  en  nie  faisant  aimer  mes  devoirs,  lu  deviens 
le  premier  de  tous.  (Jnel  bonheur  n'i'taii  réservé  qu'à  moi  seule!  C'est 
l'amour  ipii  nri'Ieve  el  m'Iionore  ;  c'est  lui  qui  m'arrache  au  crime,  à 
l'oppiobie;  il  ne  peiil  plus  sortir  de  mon  co'ur  qu'avec  la  vertu.  0 
Edouard  !  quand  je  redeviendrai  méprisable,  j'aurai  cessé  de  l'aimer. 

Cette  retiaile  lit  du  hriiil.  Les  âmes  basses,  qui  jugent  des  autres  par 
elles-mêmes,  ne  purent  imaginer  qu'Edouard  n'eût  mis  à  celte  affaire 
(pie  de  l'iiitérêt  et  de  riioiiiiêleie.  Laure  était  trop  aimable  pour  que 
les  soins  ipi'un  homme  prenait  d'elle  ne  fussent  pas  toujours  suspects. 
La  marquise,  qui  avait  ses  espions,  lut  instruite  (le  toul  la  première  ;  el 
ses  emportements,  qu'elle  ne  put  contenir,  achevèrent  de  divulguer  son 
intrigue.  Le  bruit  en  parvint  au  marquis  jusqu'à  Vienne  ;  el  l'hiver  sui- 
vant il  vint  à  Home  chercher  un  coup  d'épée  pour  rétablir  sou  honneur, 
qui  n'y  gagna  rien. 

Ainsi  commencèrent  ces  doubles  liaisons  qui,  dans  un  pavs  comme 
l'Italie,  exposèrent  Edouard  à  mille  périls  de  toute  espèce  :  laut(it  de 
la  part  d'un  militaire  outrat;é  ;  taniùi  de  la  part  d'une  femme  jalouse  et 
vindicative;  lanti'it  delà  part  de  ini\  ipii  s'étaient  attaches  à  Laure,  el 
(|iie  sa  perte  mit  en  fureur.  Liaisons  bi/arres  s'il  en  fut  jamais,  qui, 
l'iiniiiiiin.inlde  périls  sans  milite,  le  iiaitagcaient  entre  deux  inailresses 
|iassioniii('s  sans  en  poimiir  poss.-der  ain  nue  :  rebise  de  la  couriisane 
(pi'il  n'aimait  |ias,  retiisaiil  riionnèle  reinnie  ipi'il  adorait:  toujours  ver- 
tueux, il  csl  vrai,  mais  croyant  toujours  servir  la  sagesse  eu  n'écoutant 
(|ue  ses  passions. 

Il  n'est  pas  aisé  de  dire  quelle  espèce  de  synqiathie  pouvait  unir  deux 
caractères  si  opposés  que  cenx  d'Edouard  et  de  la  marquise;  mais, 
malgré  la  différence  de  leurs  principes,  ils  ne  purent  jamais  se  détacher 
parfaitement  l'un  de  l'autre.  On  peut  juger  du  désespoir  de  celte  femme 
euqmrlée  quand  elle  crut  s'être  donné  \me  rivale,  et  quelle  rivale  1  par 
son  imprudente  générosité.  Les  reproches,  les  dédains,  les  outrages, 
les  menaces,  les  tendres  caresses,  tout  fut  employé  tour  à  tour  pour 
détacher  Edouard  de  col  indigne  commerce,  où  jamais  elle  ne  put  croire 
que  son  cicnr  n'eût  point  de  part.  11  demeura  ferme;  il  l'avait  promis. 
Laure  avait  borne  sou  espérance  et  son  bonheur  à  le  voir  quelqinlois. 
Sa  vertu  naissante  avait  besoin  d'apnui  ;  elle  tenait  à  eeliii  qui  l'avaii  l.iil 
nailre  :  c'était  à  lui  de  la  soutenir.  Voilà  ce  qu'il  disait  à  la  marquise,  à 
lui-inOmc,  et  peut-être  uc  se  disait-il  pas  tout.  Où  csl  l'boiuiuc  assez 


160 


LA  PïOUVELLE  HÉLOISE. 


sévère  pour  fuir  les  regards  d'un  objet  charmant  qui  ne  lui  demande 
nue  de  se  laisser  aimer?  où  est  celui  dont  les  larmes  de  deux  beaux 
yeux  n'enllent  pas  un  peu  le  cœur  honnête!  où  est  l'homme  bienlai- 
sant  dont  l'utile  amour-propre  n'aime  pas  à  jouir  du  fruit  de  sessonis? 
Il  avait  rendu  Laurc  trop  estimable  pour  ne  faire  que  l'estimer. 

La  marquise,  n'avant  pu  obtenir  qu'il  cessât  de  voir  celte  infortunée, 
devint  furieuse.  Sans  avoir  le  coiiriii^i'  de  rompre  avec  lui,  elle  le  prit 
dans  une  espèce  d'horreur.  Elle  fl(■lnis^ail  eu  voyant  entrer  son  car- 
rosse ;  le  bruit  de  ses  pas,  en  nioniani  l'escalier,  la  faisait  palpiter  d'ef- 
froi. Elle  était  prête  à  se  trouver  mal  à  sa  vue.  Elle  avait  le  cœur  serré 
tant  qu'il  restait  auprès  d'elle  ;  quand  il  partait,  elle  l'accablait  d'impré- 
cations :  sitôt  qu'elle  ne  le  voyait  plus,  elle  pleurait  de  rage;  elle  ne 
parlait  que  de  vengeance  ;  son  dépit  sanguinaire  ne  lui  dictait  que  des 
projets  dignes  d'elle.  Elle  fit  plusieurs  fois  attaquer  Edouard  sortant  du 
couvent  de  Laure  ;  elle  lui  tendit  des  pièges  à  elle-même  pour  l'en  faire 
sortir  et  l'enlever.  Tout  cela  ne  put  le  guérir.  11  retournait  le  lendemain 
chez  celle  qui  l'avait  voulu  faire  assassiner  la  veille;  et  toujours  avec 
son  chimérique  projet  de  la  rendra  à  la  raison,  il  exposait  la  sienne,  et 
nourrissait  sa  faiblesse  du  zèle  de  sa  vertu. 

Au  bout  de  quelques  mois,  le  marquis,  mal  guéri  de  sa  blessure,  mou- 
rut en  Allemagne,  peut-être  de  douleur  de  lu  mauvaise  conduite  de  sa 
femme.  Cet  événement,  qui  devait  lappioclier  Edouard  de  la  mar- 
quise, ne  servit  qu'à  l'en  éloigner  encore  plus.  11  lui  trouva  tant  d'em- 
pressement à  mettre  à  profit  sa  liberté  recouvrée,  qu'il  frémit  de  s  en 
prévaloir.  Le  seul  doute  si  la  blessure  du  marquis  n'avait  point  ciiii- 
tribué  à  sa  mort  effraya  son  cœur  et  fit  taire  ses  désirs.  Il  se  disait  : 
Les  droits  d'un  époux  meurent  avec  lui  pour  tout  autre  ;  mais  pour  son 
meurtrier  ils  lui  survivent  et  deviennent  inviolables.  Quand  l'humanité, 
la  vertu,  les  lois,  ne  prescriraient  rien  sur  ce  point,  la  raison  seule  ne 
nous  dit-elle  pas  (lue  les  plaisirs  attachés  à  la  reproduction  des 
hommes  ne  doivent  point  être  le  prix  de  leur  sang?  sans  quoi  les 
moyens  destinés  à  nous  donner  la  vie  seraient  des  sources  de  mort,  et 
le  genre  humain  périrait  par  les  soins  qui  doivent  le  conserver. 

Il  passa  plusieurs  années  ainsi  partagé  entre  deux  maîtresses,  flottant 
sans  cesse  de  l'une  à  l'autre,  souvent  voulant  renoncer  à  toutes  deux, 
et  n'en  pouvant  quitter  aucune;  repoussé  par  cent  raisons,  rappelé 
par  mille  sentiments,  et  chaque  jour  plus  serré  dans  ses  liens  par  ses 
vains  efforts  pour  les  rompre,  cédant  tantôt  au  iienchant  et  tantôt  au 
devoir  ;  allant  de  Londres  à  Rome  et  de  lîome  i\  Londres,  sans  pouvoir  se 
fixer  nnllepart  ;  toujours  ardent,  vif,  passionin',  jamais  faible  ni  coupable, 
et  fort  de  son  ànie  grande  et  belli'  (puiml  il  pensait  ne  l'être  que  de  sa 
raison;  enfin  tous  les  jours  médiiani  des  lniies,  et  tous  les  jours  re- 
venant à  lui,  prêt  à  briser  ses  indignes  lois.  C'est  dans  ces  premiers 
moments  de  dégoût  qu'il  faillit  s'attacher  à  Julie;  et  il  parait  sûr  qu'il 
l'eût  fait  s'il  n'eût  pas  trouvé  la  place  prise. 

Cependant  la  marquise  perdait  toujours  du  terrain  par  ses  vices  ; 


Laure  en  gagnait  par  ses  vertus.  Au  surplus,  la  constance  était  égale 
des  deux  côtés;  mais  le  mérite  n'était  pas  le  même  ;  et  la  marquise, 
avilie,  dégradée  par  tant  de  crimes,  finit  par  donner  à  son  amour  sans 
espoir  les  sii|iplénieiits  que  n'avait  pu  supporter  celui  de  Laure.  A 
chaque  vo\;i^e.  lioniston  trouvait  à  celle-ci  de  nouvelles  perfections: 
elle  stM  a|i|iiis  l'.uiglais,  elle  savait  par  cœur  tout  ce  qu'il  lui  avait 
conseillé  de  lire;  elle  s'instruisait  dans  toutes  les  connaissances  qu'il 
paraissait  aimer;  elle  cherchait  à  mouler  son  Ame  sur  la  sienne,  et  ce 
(pi'il  y  restait  de  son  fonds  ne  la  déparait  pas.  Elle  était  encore  dans 
l'âge  où  la  beauté  croît  avec  les  années.  La  marquise  était  dans  celui  où 
elle  ne  fait  plus  que  décliner  ;  et  quoiqu'elle  eût  ce  ton  du  sentiment 
(pii  plaît  et  qui  touche,  qu'elle  parlât  d'humanité,  de  fidélité,  de  vertus, 
avec  grâce,  tout  cela  devenait  ridicule  par  sa  conduite,  et  sa  réputation 
démentait  tous  ces  beaux  discours.  Edouard  la  connaissait  trop  pour 
en  espérer  plus  rien  :  il  s'en  détachait  insensiblement  sans  pouvoir  s'en 
détacher  tout  à  fait  ;  il  s'approchait  toujours  de  l'indifférence  sans  pou- 
voir jamais  y  arriver;  son  cœur  le  rappelait  sans  cesse  chez  la  mar- 
quise ;  ses  pieds  l'y  portaient  sans  qu'il  y  songeât.  Un  homme  sensible 
n'oublie  jamais,  quoi  qu'il  fasse,  l'intimité  dans  laquelle  il  a  vécu.  A 
force  d'intrigues,  de  ruses,  de  noirceurs,  elle  parvint  enfin  à  s'en  faire 
mépriser  ;  mais  il  la  méprisa  sans  cesser  de  la  plaindre,  sans  pouvoir 
jamais  oublier  ce  qu'elle  avait  fait  pour  lui  ni  ce  qu'il  avait  senti  pour 
elle. 

Ainsi  dominé  jjar  ses  habitudes  encore  plus  que  par  ses  penchants, 
Edou;ud  ne  poii\aii  rompre  les  attachements  qui  l'attiraient  à  Rome. 
Les  doneenis  il  un  meiKige  heureux  lui  firent  désirer  d'en  établir  un 
semblable  avant  de  vieillir.  Quelquefois  il  se  taxait  d'injustice,  d'ingra- 
titude même,  envers  la  marquise,  et  n'imputait  qu'à  sa  passion  les  vices 
de  son  caractère  ;  quelquefois  il  oubliait  le  premier  état  de  Laure,  et 
son  cœur  franchissait  sans  y  songer  la  barrière  qui  le  séparait  d'elle. 
Toujours  cherchant  dans  sa  raison  des  excuses  à  son  penchant,  il  se  fit 
de  son  dernier  voyage  un  motif  pour  éprouver  son  ami,  sans  songer 
qu'il  s'exposait  lui-même  à  une  épreuve  dans  laquelle  il  aurait  suc- 
combé sans  lui. 

Le  succès  de  cette  entreprise  et  le  dénoùment  des  scènes  qui  s'y 
rapportent  sont  détaillés  dans  la  douzième  lettre  de  la  cinquième  partie 
et  dans  la  troisième  de  la  sixième,  de  manière  à  n'avoir  plus  rien  d'ob- 
scur à  la  suite  de  l'abrégé  précédent.  Edouard,  aimé  de  deux  mailresses 
sans  en  posséder  aucune,  paraît  d'abord  dans  une  sitiiaiion  risilile  : 
mais  sa  vertu  lui  donnait  en  lui-même  une  jouissance  plus  doiin'  <|ue 
celle  de  la  beauté,  et  qui  ne  s'épuise  pas  comme  elle.  Plus  henrenx  dos 
plaisirs  qu'il  se  refusait  que  le  voluptueux  n'est  de  ceux  qu'il  goûte,  il 
aima  plus  longtemps,  resta  libre,  et  jouit  mieux  de  la  vie  que  ceux  qui 
l'usent.  Aveugles  que  nous  sommes,  nous  la  passons  tous  à  courir  après 
nos  chimères.  Eh  1  ne  saurons-nous  jamais  que  de  toules  les  folies  des 
hommes  il  n'y  a  que  celles  du  juste  qui  le  rendent  heureux  ? 


FIN  DE  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE  ET  DES  AMOUIIS  DE  MlLORD  ÉDOUAIiD  BOMSTON, 


Fureurs  de  la  marquise. 


Paris.  —  Inip.  Schkeiiier,  rue  d'Erfurih,  1. 


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