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Full text of "La nouvelle Héloise, ou Lettres de deux amans habitans d'une petite ville au pied des Alpes: recueillies et publiées"

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*'^^r       ^''' 


N  tS/S 


î.b^'iSâÔ 


Library 

of  the 

University  of  Toronto 


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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.archive.org/details/lanouvellehl03rous 


s 


LA   NOUVELLE 

H  Ê  L  O  I  S  Es 

o  u 

LETTRES 

DE  DEUX  AMANS 

H   A   B    I   T  A   N   s 

D'une  petite  Ville  au  pied  des  Alpes  : 
RECUEILLIES    ET   PUBLIÉES 

Par  J.  J.  Rousseau. 

Nouvelle  Edition  ^  revue  ^  corrigée  &  augmentée 

de  Figures  en  taille  douce  ^  &  d'une  Table* 

des  Matières. 

TOME    I  I  L 

A    NEUCHATEL, 

Et  fe  trouva 

A    PARIS, 

ChexO  u  c  H  I  s  N  E  ,   Libraire  ,  rue  Saint-Jacques  , 
au  Temple  du  Goût. 

M.DCC.  LXIF, 


LETTRES 

D   E 

DEUX    AMANS, 

HABITANS 

D'UNE   PETITE    VILLE 
AU    PIED     DES     Alpes. 

sg>r« - sji^-         ■  ■  --«^^^ 

LETTPxÈ    PREMIERE. 

JD    E     l'  A   M  A   N    T     DE     J   U   Z   I   % 

A  ]S1 1  L  o  RU   Edouard, 

\^jv  i y  Milord,  il  efl:  vraî;  mon  ame 
eft  opprelTée  du  poids  de  la  vie.  De- 
puis long-tems  elle  m^'eft  à  charge  ;  fii 
perdu  tout  ce  qui  pouvoît  me  la  ren- 
dre chère  ;  il  ne  m'en  refte  que  les 
ennuis.  Mais  on  dit  qu  il  ne  m'eft  pa$ 
TovK  IIU  A 


2,  La  Nouvelle 
permis  à'^n  difpofer  fans  Tordre  de 
celui  qui  me  l'a  donnée.  Je  fais  auffi 
qu'elle  vous  appartient  à  plus  d'un  titre. 
Vos  foins  me  l'ont  fauvée  deux  fois, 
&  vos  bienfaits  me  la  confervent  fans 
ceflè.  Je  n'en  difpoferai  jam.ais  que  je 
ne  fois  fûre  de  le  pouvoir  faire  fans 
crime  ,  ni  tant  qu'il  me  reftera  la  mioin- 
dre  efpérance  de  la  pouvoir  employer 
pour  vous. 

Vous  difiez  que  je  vous  étois  nécef- 
faire  ;  pourquoi  me  trompiez  -  vous  ? 
Depuis  que  nous  fommes  à  Londres, 
loin  que  vous  fongiez  à  m'occuper  de 
vous  5  vous  ne  vous  occupez  que  de 
moi.  Que  vous  prenez  de  foins  fuper- 
flus  !  Milord  ,  vous  le  favez ,  je  hais 
le  crime  encore  plus  que  la  vie;  j'adore 
l'Être  éternel  ;  je  vous  dois  tout ,  je 
vous  aime  ,  je  ne  tiens  qu'à  vous  fur  la 
terre  ;  famitié  ,  le  devoir  y  peuvent  en- 
chaîner un  infortuné  :  des  prétextes  & 
àQS  fophifmes  ne  l'y  retiendront  point. 
Éclairez  ma  raifon  ;  parlez  à  mon  cœur  ; 
j@  fuis  prêt  à  vous  entendre  :  mais  fou- 


H  É   L   o   ï  s  L\  5 

venez  -  vous  que  ce  n'efl  point  le  défel- 
poir  qu  on  abufe. 

Vous  voulez  qu'on  raifonne;  hé  bien  l 
raifonnons.  Vous  voulez  qu  on  propor- 
tionne la  délibération  à  l'importance  de 
la  queftion  qu'on  agite  ;  j'y  confens. 
Cherchons  la  vérité  paiiiblement ,  tran- 
quillement. Difcutons  la  propofîtion  gé- 
nérale ,  comme  s'il  s'agiiToit  d'un  autre. 
Robeck  fit  l'apologie  de  la  mort  volon- 
taire 5  avant  ce  fe  la  donner.  Je  ne  veux 
pas  faire  un  livre  à  fon  exemple  5  &  je 
ne  luis  pas  fort  content  du  fien  ,  mais 
j'efpcre  imiter  fon  fang-froid  dans  cette 
diicuffion. 

J'ai  îong-tems  médité  fur  ce  grava 
fujet  :  vous  devez  le  favoir  ;  car  vous 
connoifTez  m.on  fort  ^  &  je  vis  encore. 
Plus  j'y  réfléchis,  plus  je  trouve  que  la 
qùeftion  fe  réduit  à  cette  propofition 
fondamentale.  Chercher  fon  bien  &  fuir 
(on  mal  en  ce  qui  n'offenfe  point  au- 
trui, c'efl  le  droit  de  la  nature.  Quand 
notre  vie  eft  un  mal  pour  nous,  &  n'cft  ^ 
un  bien  pour  perfonne,  il  efï  donc  per-  " 

A2 


4  La  No  u  V  ell  e 

mis  de  s'en  délivrer.  S'il  y  a  dans  le 
inonde  une  maxime  évidente  &  certai- 
ne ,  je  penfe  que  c'efl  celle-là  ;  &  fi  l'on 
venoit  à  bout  de  la  renverfer ,  il  n'y  a 
point  d'adion  humaine  dont  on  ne  pût 
faire  un  crim.e. 

Que  difent  là-defTus  nos  Sopliiftcs? 
Premièrement,  ils  regardent  la  vie  com- 
me une  chofe  qui  n'eft  pas  à  nous,  parce 
qu'elle  nous  a  été  donnée  ;  mais  c'eft 
précifément  parce  qu  elle  nous  a  été 
donnée,  qu'elle  efl:  à  nous.  Dieu  ne  leur 
a-t-il  pas  donné  deux  bras  ?  Cependant 
quand  ils  craignent  la  gangrenne ,  ils  s'en 
font  couper  un  ,  &  tous  les  deux  s'il 
le  faut.  La  parité  efl  exav^le  pour  qui 
croit  l'immortalité  de  l'ame;  car  fi  je 
facrifie  mon  bras  à  la  confervation  d'uoe 
chofe  plus  précieufe,  qui  eft  nion  corps , 
je  facrifie  mon  corps  à  la  confervation 
4'une  chofe  plus  précieufe ,  qui  efl  mon 
bien-être.  Si  tous  les  dons  que  le  ciel 
nous  a  faits ,  font  naturellement  des  biens 
pour  nous ,  ils  ne  font  que  trop  fujets  à 
changer  de  nature  ^  ôc  il  y  ajouta  la  rait 


ti  É  L  o  ï  s  E,  y 

foh  pour  nous  apprendre  à  les  difcerner. 
Si  cette  règle  ne  nous  autorifoit  pas  à 
choifir  les  uns  &  rejetter  les  autres  ^ 
quel  feroit  fon  ufage  parmi  les  hommes  ? 
Cette  objedion  fi  peu  folide ,  ils  la 
retournent  de  mille  manières.  Ils  regar- 
dent rhomme  vivant  fur  la  terre  com^ 
me  un  foldat  mis  en  fudion.  Dieu , 
difent-ils,  t'a  placé  dans  ce  monde  ^ 
pourquoi  en  fofs-tufans  fon  congé?  Mais 
toi-même  ,  il  t'a  placé  dans  ta  Ville , 
pourquoi  en  fors-tu  fans  fon  congé  ?  Le 
congé  n'efl-il  pis  dans  le  mal-étre?  En 
quelque  lieu  qu'il  me  place ,  foit  dans 
un  corps,  foit  fur  la  terré,  c'efl:  pour  y 
refter  autant  que  j'y  fuis  bien  ,  &  pour 
en  fortir  dès  que  j'y  fuis  mal.  Voilà  la 
voix  de  la  Nature  &  la  voix  de  Dieu.  Il 
faut  attendre  l'ordre  ,  j'en  conviens  ; 
mais  quand  je  meurs  naturellement. 
Dieu  ne  m'ordonne  pas  de  quitter  la 
vin  ;  il  me  l'ôte  :  c'eft  en  me  la  rendant 
infupportable ,  qu'il  m'ordonne  de  la 
quitter.  Dans  le  premier  cas  ,  je  réfifle 

Ai 


f         La  No  u  felle 

de  toute  ma  force  ;  dans  le  fécond  ,  j*al 
le  mérite  d'obéir. 

Concevez-vous  qu'il  y  ait  des  geiis 
âffez  injuftes  pour  taxer  la  mort  volon- 
(taire  de  rébellion  contre  la  Providence, 
.comme  fi  on  vouloit  fc  fouftraire  à  fes 
Joix  ?  Ce  n*efl:  point  pour  s'y  fouftraire 
qu'on  celTe  de  vivre ,  c'eft  pour  les  exé- 
cuter. Quoi  !  Dieu  n'a-t-il  de  pouvoir 
que  far  mon  corps  ?  Efl-il  quelque  lieu 
dans  Tunivers ,  ou  quelque  être  exiftant 
qui  ne  foit  pas  fous  fi  main ,  &  agira-t-il 
moins  immédiatement  fur  moi ,  quand 
ma  fubftance  épurée  fera  plus  une  ,  & 
plus  femblable  à  la  fienne  ?  Non  ^  fa  ju(^ 
tice  &  fa  bonté  font  mon  efpoir ,  &  fi 
je  croyois  que  la  mort  pût  me  fouftraire 
à  ia  puiiTance  ^  je  ne  voudrais  plus 
jmourir. 

C'eft  un  des  fophifmes  du  Phédon  3 
rempli  d'ailleurs  de  vérités  fublimes.  Si 
ton  efclave  fe  tuoit ,  dit  Socrate  à  Cé- 
bès ,  ne  le  punirois-tu  pas  ,  s'il  t'étoît 
poilible  5  pour  t' avoir .injuftem-^nt  prive 


'H  É  t  o  ï  s  s:  7 

de  ton  bien  ?  Bon   Socrate  !  que   nou> 
-  dites-vous  ?  N'appartient-on  plus  à  Dieu 
quand  on  eft  mort?  Ce  n  eft  point  ceLi 
du  tout;  mais  il  falloit  dire  :  fi  tu  char- 
ges ton   efclave  d'un,  vêtement  qui  le 
gêne  dans  le   fervice  qui!  te  doit /le 
puniras-tu  d'avoir  quitté  cet  habit  pour 
•mieux  faire  fon  fervice  ?  La  grande  er- 
reur eft  de  donner  trop  d'importance  à 
la  vie;  comme  fi  notre  être  endépen- 
doit,  &  qu'après  la  riiort-on  ne  fût  plus 
riôn.  Notre  vie  n'eft  lien  aux  yeux  de 
Dieu  ;  elle  n'eft  rien  aux  yeux  de  la  rai- 
fon  5  elle  ne  doit  rien  être  aux  nôtres., 
vc  quand  nous  laiffons  notre  corps ,  nous 
ne  faifons  que    pofer  un  vêtement  in- 
commode. Eft-ce  la  peine  d'en  faire  un 
-fi  grand  bruit  !  Milord  ,  ces  déclama- 
•teurs  ne  font  point  de  bonne  foi.  Abfur- 
Aqs  8c  cruels  dans  leurs  raifonnemens , 
ils  aggraventle  prétendu  crime ,  comme 
fi  Ton  s'ôtoit  l'exiftence ,  &  le  puniffent , 
comme  fi  Ton  exiftoit  toujours. 

Quant  au  Phédon  qui  leur  a  fourni  le 
feul  argument  fpécieu.x  qu'ils  aient  ja- 

A  4 


t         La   No  V  V  e  lle 

taials  employé  ;  cette  queftion  n*y  eft 
traitée  que  très-légérement  &  comme  en 
pafiànt,  Socrate  condamné,  par  un  juge- 
ment inique,  à  perdre  la  vie  dans  quel- 
ques heures  ,  n'avoit  pas  befoin  d'exa- 
miner bien  attentivement  s'il  lui  étoit 
permis  d'en  dîfpofer.  En  fuppofant  qu'il 
iLit  tenu  réellement  les  difcours  que  Pla- 
ton lui  fiit  tenir,  croyez-moi , Milord , 
il  les  eût  médités  avec  plus  de  foin  dans 
l'occafion  de  les  mettre  en  pratique  ;  &  la 
preuve  qu'on  ne  peut  tirer  de  cet  im- 
mortel ouvrage  aucune  bonne  objcdion 
contre  le  droit  de  difpofer  de  fa  propre 
vie  ,  c'eft  que  Caton  le  lut  par  deux  f  jis 
tout  entier ,  la  nuit  même  qu'il  quitta 
la  terre. 

Ces  mêmes  Sophiftes  demandent  fi  ja- 
mais la  vie  peut  être  un  mU?  En  confi- 
dérant  cette  foule  d'erreurs ,  de  tour- 
mens  &  de  vices  dont  elle  eft  remplie, 
on  feroit  bien  plus  tenté  de  demander  fî 
jamais  elle  fut  un  bien  ?  Le  crime  aftiége 
fans  celTe  l'homme  le  plus  vertueux  ;  cha- 
que inftant  qu'il  vit ,  il  eft  prè§  de  deve- 


H  E    L    O   ï  s  E.  p 

nîr  la  proie  du  méchantjOu  méchant  luî- 
méme.  Combattre  &  fouffrir,  voilà  fon 
fort  dans  ce  monde  :  mal  faire  &  fouf- 
frir,  voilà  celui  du  mal-honnête  homme. 
Dans  tout  le  refte^ils  différent  entre  eux; 
ils  n'ont  rien  en  commun  que  les  mifè- 
res  de  la  vie.  S'il  vous  faîloit  des  auto- 
rités &  des  faits  ,  je  vous  citerois  des 
oracles 5  des  réponfes  de  fages ,  des  ades 
de  vertu  récompenfés  par  la  mort.  Laif- 
fons  tout  cela  ,  Milord  :  c'efi:  à  vous  que 
je  parle ,  &  je  vous  demande  quelle  eft 
ïci-bas  la  principale  occupation  du  fage  , 
fi  ce  n'  efl:  de  fe  concentrer ,  pour  ainfî 
dire  5  au  fond  de  fon  âme ,  &  de  s'ef- 
forcer d'être  mort  durant  fa  vie  ?  Le  feul 
moyen  qu'ait  trouvé  la  raifon  pour  nous 
fouftraire  aux  maux  de  l'Humanité,  n'eft- 
il  pas  de  nous  détacher  à^s  objets  ter- 
refires  &  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  mor- 
tel en  nous,  de  nous  recueillir  au-dedans 
de  nous-mêmes,  de  nous  élever  aux  fu- 
blimes  contemplations? Et  fi  nos  payons 
oc  nos  erreurs  font  nos  infortunes  ,  avec 
quelle  ardeur  devons-nous  foupirer  après 

Aj 


jo       LaJVoui^elle 

un  état  qui  nous  délivre  des  unes  Se  des- 
autres  ?  Que  font  ces  hommes  fenfaels 
qui  multiplient  fi  indifcrettement  leurs 
.douleurs  pur  leurs  voluptés  ?  Ils  anéan- 
tiffent,  pour  ainfi  dire  ,  leur  exiftence  à 
force  de  l'étendre  fur  la  terre  ;  ils  aii^ra- 
-vent  le  poids  de  leurs  chaînes  p.ir  le 
nombre  de  leurs  attachemens  ;  ils  n*ont 
point  de  jouilTances  qui' ne  leur  prépa- 
rent mille  amères  privations  :  plus  ils 
fentent,&:pîus  ils  foufFrent  :  plus  ils  s'en- 
foncent dans  la  vie ,  ^c  plus  ils  font  mal- 
heureux. 

Mais  qu*en  général  ce  foit ,  fi  l'on 
veut ,  un  bien  pour  Thomme  de  remper 
trillement  fur  la  terre  ;  j'y  confens  :  je 
ne  prétends  pas  que  tout  le  genre  hu- 
main doive  s'immoler  d'un  commun 
accord ,  ni  faire  un  vafte  tombeau  du 
inonde.  Il  efl:  ^  il  efl  des  infortunés  trop 
privilégiés  pour  fuivre  la  route  commu- 
ne ,  &  pour  qui  le  défefpoir  &  les  amè- 
res douleurs  font  le  paffe-port  de  la  Na- 
ture. C'efi  à  ceux-là  qu  il  feroit  auiîi  in- 
fenfé  de  Croire  que  leur  vie  efl;  un  bien  ;, 


H  É  L  o  i  s  É,  li 

qu  il  Tétolt  au  fophifle  PolTidomus  tout  > 
inenté  de  la  goutte  de  nier  qu'elle  fût 
un  mal.  Tandis  qu'il  eft  bon  de  vivre, 
nous  le  defirons  fortement ,  &  il  n'y  a 
que  le  fentiment  des  maux  extrêmes  qui 
puifle  vaincre  en  nous  ce  defir  :carnous 
avons  tous  reçu  de  la  Nature  une  très- 
grande  horreur  de  la  mort ,  &  cette  hor- 
reur déguifc  à  nos  yeux  les  misères  de  la 
condition  humaine.  On  fupporte  long- 
tems  une  vie  pénible  oi  douloureufe  , 
a^ant  de  fe  réfoudre  à  la  quitter  ;  mais 
quand  une  fois  Tennui  de  vivre  l'em- 
porte fur  l'horreur  de  mourir ,  alors  la  vie 
efî  évidemment  un  grand  mal  ,  &  l'on 
ne  peut  s'en  délivrer  trop  tôt.  Ainfi , 
quoiqu'on  ne  puiiTe  exadement  ailîgner 
le  point  où  elle  ceffe  d'être  un  bien  ,  on 
fait  très-certainement  au  moins  qu'elle 
<efl:  un  mal  long  -  tems  avant  de  nous  î^ 
paroîîre ,  ^i  chez  tout  homme  fenfé  ,  le 
droit  d'y  renoncer  en  précède  toujours 
de  beaucoup  la  tentation. 

Ce  n'efl:  pas  tout  :  après  avoir  nié  que 
la  vie  puific  être  un  mal^  pour  nous  ôter 

-     A  6 


^2       La     A^ou  V ntLt 

le  di*oIt  de  nous  en  défaire,  ils  difer?t 
eniuite  qu'elle  eft  un  mal ,  pour  nous 
reprocher  de  ne  la  pouvoir  endurer.  Se- 
lon eux,  c'eft  une  lâcheté  de  fe  fouftraii*e 
à  fes  douleurs  &  à  fes  peines ,  6c  il  n'y 
a  jamais  que  les  poltrons  qui  fe  donnent 
la  mort.O  Rome  !  conquérante  du  mon- 
de 5  quelle  troupe  de  poltrons  t'en  don- 
na l'empire  !  Qu'Arrie  ,  Eponine  ,  Lu- 
crèce ,  foient  d2.ns  le  nombre  ,  elles 
étoient  femmes.  Mais  Brutus ,  mais 
Callius ,  &  toi  qui  partageoîs  avec  les 
Dieux  les  refpects  de  la  terre  étonnée, 
grand  &  divin  Caton ,  toi  dont  l'image 
auguâe  &  facrée  animoit  \qs  Romains 
d'un  faint  zèle  &  faifoit  frémir  \ts  ty- 
rans y  tes  fiers  admirateurs  ne  penfoient 
pas  qu'un  jour  dans  le  coin  poudreux 
d'un  collège  ,  de  vils  Rhéteurs  prouve- 
raient que  tu  ne  fus  qu'un  lâche  ,  pour 
avoir  refufé  au  crime  heureux  l'homma- 
ge de  la  vertu  dans  les  fers.  Force  & 
grandeur  des  écrivains  modernes ,  que 
vous  êtes  fablimes  !  &  qu'ils  font  intré- 
pides^ la  plume  à  la  main  !  Mais  dites- 


H  É    L    0   ï   s    E.  tf 

moi,  brave  &  vaillant  héros  qui  vous 
fauvez  fi  ccuraeeufement  d'un  combat 
pour  fupporter  plus  long-tems  la  peine 
de  vivre  ;  quand  un  tifon  brûlant  vient 
à  tomber  fur  cette  éloquente  main ,  pour- 
quoi la  retirez-vous  fi  vite? Quoi!  vous 
avez  la  lâcheté  de  n'ôfer  foutenir  far- 
deur  du  feu  !  Rien,  dites-vous  5  ne  m'o- 
blige à  fupporter  le  tifon.  Et  moi,  qui 
m'oblige  à  fupporter  la  vie?  La  généra- 
tion d'un,  homme  a-t-elle  coûté  plus  à  la 
providence  que  celle  d'un  fétu,  &  l'une 
i>L  l'autre  n'eft  -  elle  pas  également  fon 
ouvrage  ? 

SanS'doute ,  il  y  a  du  courage  à  fouf- 
frir  avec  confiance  les  maux  qu'on  no 
peut  éviter;  mais  il  ny  a  qu'un  infenfé 
qui  fouffre  volontairement  ceux  dont  il 
peut  s'exempter  fans  mal  faire  ,&  c'eft 
ibuvent  un  très-grand  mal  d'endurer  un- 
mal  fans  néceffité*  Celui  qui  ne  fait  pas 
fe  délivrer  d'une  vie  douloureufe  par 
une  prompte  mort,  reffemble  à  celui  qui 
aime  mieux  laiiTer  envenimer  une  plaie 
que  de  la  livrer  au  fer  falutaire  d'un 


14       La    N  ou  V  elle 

chirurgien.  Viens  ,  refpe(5feble  Parî-- 
fot  (  1)5  coupe-moi  cette  jambe  qui  me 
feroit  périr.  Je  te  verrai  faire  fans  four- 
ciller ,  &  me  laiiTerai  traiter  de  lâche 
par  le  brave  qui  voit  tomber  la  fienne 
en  pourriture,  faute  d'ôfer  foutenir  la 
même  opération. 

J'avoue  qu'il  efl:  des  devoirs  envers 
autrui ,  qui  ne  permettent  pas  à  tout 
homm.e  de  difpofer  de  lui-même,  mais 
en  revanche ,  combien  en  eft-il  qui  l'or- 
donnent !  Qu'un  Magiftrat ,  à  qui  tient  le 
falut  de  la  patrie ,  qu'un  père  de  famille 
qui  doit  la  fubfiftance  à  (iis  enfans, qu'un 
débiteur  infolvable  qui  ruineroit  Tes 
créanciers ,  fe  dévouent  à  leur  devoir , 
quoi  qu'il  arrive  ;  que  mille  autres  rela- 
tions civiles  6^  domeftiques  forcent  un 
honnéte-homme  infortuné  de  iupporter 
le  malheur  de  vivre ,  pour  éviter  le  mal- 


(  I  )  Chirurgien  de  Lyon  ,  homme  d'hon- 
neur, bon  citoyen,  ami  tendre  &  généreux, 
négligé  5  &  non  pa-  oublié  de  tel  qui  fut 
honoré  de  Tes  bieaiait=. 


H  É    L    O    ï   s    ÏÏ,  JJ 

heur  plus  grand  d'être  injufte ,  efl-îi 
permis,  pour  cela,  dan^  des  cas  tout 
•diflérens ,  de  conferver  aux  dépens 
d'une  foule  de  miférables,  une  vie'  qui 
n'eft utile  qu'à  celui  qui  nôfe  mourir? 
Tue-moi,  mon  enfant,  dit  le  fauvage 
décrépite,  à  fon  fils ,  qui  le  porte  &  fléchit 
fous  le  poids;  ks  ennemis  font-là  ;  va 
combattre  avec  tes  frères ,  va  fauver  tes 
enfans ,  &  n'expofe  pas  ton  père  à  tom- 
ber vif  entre  les  m.ains  de  ceux  dont  il 
mangea  les  parens.  Quand  la  faim ,  les 
maux  ,  la  misère  ,  ennemis  domeftiques 
pires  que  les  fauvages,  permettroient  à 
un  m.alheureux  eftropié  ,  de  confommxer 
dans  fon  lit  le  pain  d'une  famille  qui 
peut  à  peine  en  gagner  pour  elle  ;  celui 
qui  ne  tient  à  rien,  celui  que  le  ciel  ré- 
duit à  vivre  feul  fur  la  terre,  celui  dont 
la  malheureufe  exiftence  ne  peut  pro- 
duire aucun  bien  ,  pourquoi  n'auroit-ii 
pas  au  moins  le  droit  de  quitter  un  fé- 
iour  où  fes  plaintes  font  importunes  & 
(es  maux  fins  utilité  > 
'■■  FqCqi  ces  confidérations, Miîord  ;  raf- 


fg      La    Nouvelle 

femblez  toutes  ces  raifons,  &  vous  troii- 
verez  qu'elks  fe  réduifentau  plus  fimple' 
des  droits  de  la  Nature  qu'un  liomms 
fenfé  ne  mit  jamais eri  queffion.  En  effet, 
pourquoi  feroit-il  permis  de  fe  guérir  de 
la  goutte  cc  non  de  la  vie?  L'une  cc  l'au- 
tre ne  nous  vient-elle  pas  de  la  même 
main?  S'ilefi  pénible  de  mourir , qu'efi- 
ce  à  dire?  Les  drogues  font-eîles  plaifir 
à  prendre?  Combien  ce  gens  préfèrent  la 
mort  à  la  médecine  î  preuve  que  la  Na- 
ture répagne  à  fune  6c  à  l'autre.  Qu'on 
me  montre  donc  comment  il  eft  plus  per- 
mis de  fe  délivrer  d'un  mal  paffager  en 
faifant des  remèdes ,  que  d'un  m.al  inci;- 
rable  en  s'ôtant  la  vie  ,  &:  comment  on 
eft  moins  coupable  d'uier  de  qulnquin-a 
pour  la  fièvre,  que  d'opium  pour  la  pier- 
re? Si  nous  regardons  à  Tobj-et,  l'un  & 
Fautre  eii  de  nous  délivrer  du  mal-étre  > 
fî  nous  regardons  au  m^oyen  ^l'un  &  l'au- 
tre eft  également  naturel  ;  fi  nous  regar- 
dons à  la  répugnance,,  il  y  en  a  égale- 
ment ûQs  deux  côtés  ;  fi  nous  regardons 
à  la  volonté  du  maître  ,  quel  mal  veut- 


H  É  L  o  î  s  e:  îj 

on  combattre  qu  il  ne  nous  ait  pas  en- 
voyé ?  A  queile  douleur  veut-on  fe  fouf- 
traire  qui  ne  nous  vienne  pas  de  fa  main? 
Quelle  efl:  la  borne  où  finit  fa  puifTance , 
&  où  Ton  peut  légitimement  réfifter? 
Ne  nous  eft-il  donc  permis  de  changer 
Fétat  d'aucune  chofe  ,  parce  que  tout  ce 
qui  eft ,  eft  comme  il  Ta  voulu  ?  Faut-iî 
ne  rien  faire  en  ce  monde ,  de  peur  d'en- 
freindre fes  loix  ^  & ,  quoi  que  nous  fat 
fions5pouvons-nous  jaaiais  les  enfreindre? 
Non,  Milord;  la  vocation  de  Thomme 
eft  plus  grande  &  plus  noble.  Dieu  ne 
l'a  point  animé  pour  refter  immobile 
dans  un  quiétifme   éternel.  Mais  il  lui" 
a  donné  la  liberté  pour  faire  le  bien ,  la 
confcience  pour  le  vouloir,  de  laraifon 
pour  le  ehoifir.  Il  Ta  conftitué  feul  juge 
de  (qs  propres  adions.  Il  a  écrit  dans  (on 
cœur  :  fais  ce  qui  t'eft  falutaire ,  8c  n'eft 
nuifible  à  perfonne.  Si  je  fens  qu'il  m'eft 
bon  de  mourir  ,  je  réfifte  à  fon  ordre  er^ 
m'opiniâtrant  à  vivre  ;  car  en  me  ren- 
dant la  mort  defirable,  il  me  prefcrit  de 
la  cliercher. 


i8       La    No  u  v  e  ils 

Bomfcon ,  j'en  appelle  à  votre  fagelîe 
te  à  votre  candeur  ;  quelles  maximes  plus 
certaines  la  raifon  peut-^Ile  déduire  de  la 
Religion  fur  la  mort  volontaire  ?  Si  les 
Chétiens  en  ont  établi  d'oppofées ,  ils 
ne  les  ont  tirées  ni  des  principes  de  leur 
Religon ,  ni  de  fa  règle  unique  ,  qui  eft 
TEcriture ,  mais  feulement  des  philofo- 
phes  payens.  Laclance  &  Auguftin ,  qui 
les  premiers  avancèrent  cette  nouvelle 
dodrine ,  dont  Jéfus-Chrift  ni  les  Apô- 
tres n'avoient  pas  dit  un  mot,  ne  s'ap- 
puyèrent que  fur  le  raifonnement  du 
Phédon  que  j*ai  déjà  combattu;  de  forte 
que  les  Fidèles  qui  croient  fuivre  en  cela 
Tautorlté  de  l'Evangile ,  ne  fuivent  que 
celle  de  Platon.  En  effet ,  où  verra-t-on 
dans  la  Bible  entière  une  loi  contre  le 
fuïcide  ,  ou  même  une  fimple  improba- 
tîon  ;  &  n'eft  -  il  pas  bien  étrange  que , 
dans  les  exemples  de  gens  qui  fe  font 
donné  la  mort ,  on  n'y  trouve  pas  un 
feul  mot  de  blànie  contre  aucun  de  ces 
exemples  ?  Il  y  a  plus;  celui  de  Samfon 
eft  autorifé  par  un  prodige  qui  le  venge 


H  ±  L  o   ï  s  t.  \^ 

ce  \QS  ennemis.  Ce  miracle  fe  feroit  -  iî 
fait  pour  juftifier  un  crime ,  &  cet  hom- 
me qui  perdit  fa  force  pour  s'être  laiffé 
féduire  par  une  femme,  reût-il  recou- 
vrée pour  commettre  un  forfait  authen- 
tique 5  comme  fi  Dieu  lui  -  même  eût 
voulu  tromper  les  hommes  ? 

Tù  ne  tueras  point ,  dit  le  Décalogue* 
Que  s'enfuit-il  de  là?  Si  ce  commande- 
ment doit  être  pris  à  la  lettre ,  il  ne  faut 
tuer  ni  les  malfaiteurs  ni  les  ennemis  ; 
&  Moïfe  5  qui]  fit  tant  mourir  de  gens , 
entendoit  fort  mal  fon  propre  précepte* 
S'il  y  a  quelques  exceptions,  la  première 
eft  certainement  en  faveur  de-  la  m^ort 
volontaire ,  parce  qu'elle  eft  exempte 
de  violence  &  d'injuftice ,  les  deux  feu' 
les  confîdérations  qui  puiffent  rendre 
l'homicide  criminel  ;  &  que  la  Nature 
y  a  mis ,  d'ailleurs ,  un  fuffifant  obftacle. 
Mais ,  difent-ils  encore  ,  fouffrez  pa* 
tiemment  les  maux  que  Dieu  vous  en- 
voie ;  faites-vous  un  mérite  de  vos  pei- 
nes.  Appliquer  ainfi  \qs  m.aximes  du 
Chriilianifme  ,  que  c'eft  mal  en  faifir 


tio        La  Novvhl  ttit 

refprit  !  L'homme  eft  fujet  à  mille  mauîT^ 
fa  vie  eft  un  tilTu  de  miferes ,  &  il  ne 
femble  naître  que  pour  foufïrir.  De  ces 
maux ,  ceux  qu'il  peut  éviter ,  la  raifon 
veut  qu  il  les  évite ,  &  la  Religion ,  qui 
n'eft  jamais  contraire  à  la  raifon  ,  l'ap- 
prouve. Mais  que  leur  fomme  eft  petite 
auprès  de  ceux  qu'il  eft  forcé  de  fouffrir 
malgré  lui  î  C'cft  de  ceux-ci  qu'un  Dieu 
clément  permet  aux  hommes  de  fe  faire 
un  mérite  ;  il  accepte  en  hommage  vo- 
lontaire le  tribut  forcé  qu'il  nous  impo- 
fe  5  &  marque  au  profit  de  Tautr :;  vie 
la  réfignation  dans  celle-ci.  La  véritable 
pénitence  de  l'homme  lui  eft  impofée 
par  la  Nature  ;  s'il  endure  patiemment 
tout  ce  qu'il  eft  contraint  d'endurer,  il  a 
fait,  à  cet  égard,  tout  ce  que  Dieu  lui  de- 
mande 5  &  fi  quelqu'un  montre  affez 
d'orgueil  pour  vouloir  faire  davantage  ^ 
c'eft  un  fou  qu'il  faut  enfermer ,  ou  un 
fourbe  qu'il  faut  punir.  Fuyons  donc 
fans  fcrupule  tous  les  maux  que  nous 
pouvons  fuir,  il  ne  nous  en  reftera  que 
trop  à  fouffrir  encore.  Délivrons-nous 


JI   É    L    O    X    s   E.  21 

fans  remords  de  la  vie  même ,  aufîî-tot 
qu'elle  eft  un  mal  pour  nous  ,  puifqu  U 
dépend  de  nous  de  le  faire ,  &  qu'en  cela 
nous  n'ofFenfons  ni  Dieu  ni  les  hommes^. 
S'il  faut  un  facrifice  à  l'Etre  fuprême  ^ 
n  eft-ce  rien  que  de  mourir  >  Offrons  à 
Dieu  la  mort  qu'il  nous  impofe  par  la 
voix  de  la  raifon ,  &  verfons  paifible^ 
ment  dans  fon  fein  notre  ame  qu'il  re- 
demande. 

Tels  font  les  préceptes  généraux  que 
le  bon  fens  dide  à  tous  les  hommes  ,  Se 
que  la  Religion  autorife  (  i  ).  Revenons 


(i  )  L'étrange  iettce  pour  la  délibération 
dont  il  s'agit!  Raifonne-t-on  fi  paifiblement 
fur  unequeftion  pareille,  quand  on  1  examine 
pour  foi  ?  La  lettre  eft-elie  fabriquée ,  ou  Tau- 
teurne  veut-il  qu'être  réfuté?  Ce  qui  peut  te- 
nir en  doute ,  c  eft  l'exemple  de  Rcbeck  qu'il 
cite ,  &  qui  fembic  autorifer  le  fîen.  Robeck 
délibéra  fi  pofément ,  qu'il  eut  la  patience  de 
faire  un  livre,  un  gros  livre,  bien  pefant, 
bien  froid;  &  quand  il  eut  établi,  félon  lui, 
qu'il  étoit  permis  de  fe  donner  la  mort,  il  fs 
la  donna  avec  la  même  tranquilité.  Défions- 
;ious  des  préjugés  de  ilècle  de  de  nation. 


32       La   No  u  y  e  l  le 

à  nous.  Vous  avez  daigné  m'ouvrir  votrs 
cœur  ;  je  connois  vos  peines  ;  vous  ne 
foufFrez  pas  moins  que  moi  ;  vos  maux 
font  fans  remède  ainfi  que  les  miens,  &: 
d'autant  plus  fans  remède  ,  que  les  loix 
de  rhonneur  font  plus  immuables  que 
celles  de  la  fortune.  Vous  les  fuppor- 
tez,  je  Tavoue ,  avec  ferm^eté.  La.vertu 
vous  foutient  ;  un  pas  de  plus,  elle  vous^ 
dégage.  Vous  me  prellez  de  fouffrir  : 
Milord  5  ]*6fe  vous  prelTer  de  terminer 
vos  foufirances;  &  je  vous  lailfe  à  juger 
qui  de  nous  deux  eft  le  plus  cher  à  l'autre. 
Que  tardons-nous  à  faire  un  pas  qu  il 
faut  toujours  faire  ?  Attendrons-nous  que 
la  vieillefle  6:  les  ans  nous  attachent 

Quand  ce  n'efl  pas  la  mode  de  fe  tuer ,  on 
n'imagine  que  des  enragés  qui  fe  tuent  j  tous 
les  adtes  de  courage  font  autant  de  chimères 
pour  les  âmes  folbles3  chacun  ne  juge  des 
autres  que  par  foi.  Cependant  combien  n'a- 
vons- nous  pas  d'exemples  atteftés  d'hcm^ 
jnes  fages  en  tout  autre  point ,  qui ,  fans  re- 
mords, fans  fureur ,  fans  dérefpoir,  renon- 
cent à  la  vie  ,  uniquement  parce  qu'elle  leur 
<çft  â  charge,  ^  meurent  plus  tranquilemcnc 
quMsn'on:  vécu! 


H    É    L    O    ï   s    E,  2J 

baffement  à  ia  vie  ,  après  nous  en  avoir 
oté  \qs  charmes ,  &  que  nous  traînions 
avec  effort,  ignominie  &  douleur,  un 
corps  infirme  &  caflë  ?  Nous  fommes 
dins  Y^gQ  où  la  vigueur  de  Tame  la  dé- 
gage aifément  de  ks  entraves  ,  &  où 
rhomme  fait  encore  mourir  ;  plus  tard 
il  fe  lailfe  ,  en  gémiifant,  arracher  la  vie. 
Profitons  d'un  tems  où  fennuiVIe  vivre 
nous  rend  la  mort  dedrable;  craignons 
qu  elle  ne  vienne  avec  ks  horreurs ,  au 
moment  où  nous  n  en  voudrons  plus 
Je  m'en  fouviens,il  fut  un  in  fiant  où 
je  ne  demandois  qu'une  heure  au  ciel , 
&  où  je  ferois  mort  défefpéré,  fi  je  ne 
f  euffe  obtenue.  Ah  !  qu'on  a  de  peine  à 
brifer  les  nœuds  qui  lient  nos  cœurs  à  la 
terre ,  &  qu'il  eft  fage  de  la  quitter  aulTi- 
tôt  qu'ils  font  rompus  !  Je  le  fens,  Mi- 
îord  ;  nous  fommes  dignes  tous  deux 
d'une  habitation  plus  pure  ;  la  vertu 
nous  la  montre  ,  3c  le  fort  nous  invite  à 
la  chercher.  Quq  l'amitié  qui  nous  joint 
nous  uniiïe  encore  à  notre  dernière 
Jieure.  O  quelle  volupté  pour  deux  vrai« 


24  La  No  u  velle 
amis  de  finir  leuts  jours  volontairerRcnt 
dans  les  bras  Tun  de  l'autre ,  de  confon- 
dre leurs  derniers  foupirs ,  G'e>Jialer  à  la 
fois  les  deux  moitiés  de  leur  ame  !  Quelle 
douleur ,  quel  regret  peut  empoifonner 
leurs  derniers  inflans?  Que  quittent-iîs 
en  fortant  du  monde  ?  Ils  s'en  vont  en- 
femble  ;  ils  ne  quittent  rien.. 


LETTRE    IL 

RÉPONSE, 

JEUNE  homme  ,  un  aveugle  tranfpoit 
t'égare  ;  fois  plus  difcret  ;  ne  confeille 
point  en  demandant  confeil.  J'ai  connu 
d'autres  maux  que  les  tiens.  J'ai  î'ame 
ferme  ;  je  fuis  Anglois  ,  je  fais  mourir  : 
car  je  fais  vivre ,  fouffrir  en  homme.  J\u 
vu  la  mort  de  près ,  &  la  regarde  avec 
trop  d'indifférence  pour  l'aller  chercher. 
Parlons  de  toi. 

Il  efl  vrai ,  tu  m'étois  nécefTi.lre  ;  mon 
ame  avoit  befoin  de  la  tienne;  tes  foir? 
pouvoient  m'être  utiles  ;  ta  raifon  pou- 

voit 


H  É    L    OÏ  s   E.  2J 

volt  m^éclairer  dans  la  plus  importante 
affaire  de  ma  vie  ;  fi  je  ne  m'en  fers 
point  5  à  qui  t'en  prendras-tu  ?  Où  eft- 
elle  ?  Qu  eft-elle  devenue  ?  Que  peux-tu 
faire  ?  A  quoi  es-tu  bon  dans  l'état  où  te 
voilà  ?  Quel  fervice  puis-je  efpérer  de 
toi  ?  Une  douleur  infenfçe  te  rend  ftupide 
de  impitoyable.  Tu  n'es  pas  un  homme , 
tu  n'es  rien  ;  &  fi  je  ne  regardois  à  ce  que 
tu  peux  être  ,  tel  que  tu  es  ,  je  ne  voi 
rîen  dans  le  monde  au-deffous  de  toi. 

Je  n'en  veux  pour  preuve  que  ta  let- 
tre même.  Autrefois  je  trouvois  en  toi 
du  fçns  5  de  la  vérité.  Tes  fentimens 
étoient  droits  ,  tu  penfois  jufte  ;  &  je  ne? 
t'aimo's  pas  feulement  par  gcût^  mais 
par  choix  ,  comme  un  moyen  de  plus 
pour  moi  de  cultiver  la  fagefle.  Qu'ai-je 
trouvé  maintenant  dans  les  raifonne- 
mens  de  cette  lettre  dont  tu  parois  fi 
content  ?  Un  miférable  &  perpétuel  fo- 
phifme  5  qui  ,  dans  l'égarem.ent  de  ta 
raifon  ,  marque  celui  de  ton  cœur  ,  3c 
que  je  ne  daignerois  pas  même  relever  , 
Il  je  n'avois  pitié  de  ton  délire. 

Toimîîl  B 


^6       La   No  u  v  elle 

Pour  renverfer  tout  cela  d'un  mot^ 
je  ne  veux  te  demander  qu'une   feu!e 
chofe.Toi  qui  crois  Dieu  exiftant ,  Tams 
immortelle  ,  &  la  liberté  de  Thomme , 
tu  ne  penfes  pas  ,  fans  doute  ,  qu'un  être 
intelligent  reçoive  un  corps  3c  foit  placé 
fur  la  terre  au  hazard  ,  feulement  pour 
vivre  ,  fouffrir  &  mourir  ?  Il  y  a  bien  , 
peut-être  ,  à  la  vie  humaine  un  but  ,  une 
fin  5  un  objet  moral  ?  Je  te  prie  de  me 
répondre  clairement  fur  ce  point  ;  après 
quoi  5  nous  reprendrons  pied-à-pied  ta 
lettre  ,  &  tu  rougiras  de  l'avoir  écrite» 
Mais  laiffons  les  maximes  générales, 
dont  on  fait  fouvent  beaucoup  de  bruit 
fans  jamais  en  fuivre  aucune  ;  car  il  fe 
trouve  toujours  dans  l'application  quel-r 
que  condition  particulière  ,  qui  change 
tellement  l'état  des  chofes ,  que  chacun 
fe  croit  difpenfé  d'obéir  à  la  règle  qu'il 
prefcrit  aux  autres  ,  &  l'on  fait  bien  que 
touthommequi  pofe  des  maximes  géné- 
rales 5  entend  qu  elles  obligent  tout  le 
monde  ,  excepté  lui.  Encore  un  coup  ^ 
parlons  de  toi, 


H    É   L    O    ï   s   E.  27 

Tl  t'efl  donc  permis  ,  félon  toi ,  de 
ceiTer  de  vivre  ?  I.a  preuve  en  eft  fingu- 
iiere  !  c*eft  que  tu  as  envie  de  mourir. 
Voilà  certes  un  argument  fort  commode 
pour  les  fcélerats  ;  ils  doivent  t'étre  bien 
obligés  à^s  armes  que  tu  leur  fournis  , 
il  n  y  aura  plus  de  forfaits  qu'ils  ne  juf- 
tifîent  par  la  tentation  de  les  commet- 
tre ;  &  dès  que  la  violence  de  la  pailion 
remportera  fur  Thorreur  du  crime  .dans 
le  defir  de  mal  faire  ils  en  trouveroîst 
aufTi  le  droit. 

II  t'eft  donc  permis  de  cefler  de  vivre  ? 
Je  voudrois  bien  favoir  fi  tu  as  com- 
mencé ?  Quoi  !  fus-tu  placé  fur  la  terrs 
pour  n  y  rien  faire  ?  Le  ciel  ne  t'impofa- 
t-il  point  avec  la  vie  une  tâche^  pour  la 
remplir  ?  Si  tu  as  fait  ta  journée  avant 
le  foir ,  repofe  toi  le  refte  du  jour ,  tu  le 
peux  ;  mais  voyons  ton  ouvrage.  Quelle 
réponfe  tiens-tu  prête  au  Juge  fupré- 
me  qui  te  demandera  compte  de  ton 
tems  ?  Parle  ,  que  lui  diras-tu  ?  J'ai fé- 
duitune  fille  honnête.  J'abandonne  un 
ami  dans  ks  chagrins.  Malheureux  !  trou- 

B2 


28        La    No  u  v  elle 

ve-moi  ce  Jufte  qui  fe  vante  d'avoir  affez 
vécu  ;  que  j'apprenne  de  lui  comment 
il  faut  avoir  porté  la  vie  pour  être  en 
droit  de  la  quitter. 

Tu  comptes  les  maux  de  l'Humanité. 
Tu  ne  rougis  pas  d'épuifer  des  lieux  com- 
muns cent  fois  rebattus  ,  &  tu  dis  ;  la  vie 
efï  un  mal.  Mais  ,  regarde  ,  cherche  dans 
Tordre  des  chofes  ,  h  tu  y  trouves  quel- 
ques biens  qui  ne  foient  point  mêlés  de 
maux.  Eft-ce  donc  à  dire  qu'il  y  ait  au- 
cun bien  dans  l'univers ,  &  peux-tu  con- 
fondre ce  qui  eft  mal  par  fa  nature ,  avec 
ce  qui  ne  fouffre  le  mal  que  par  acci- 
dent? Tu  l'as  dit  toi-même  :  la  vie  paf- 
five  de  l'homme  n'eft  rien  ,&  ne  regarde 
qu'un  corps  dont  il  fera  bientôt  délivré  ; 
mais  fa  vie  aflive  &  morale,  qui  doit 
influer  fur  tout  fon  être  ,  confifte  dans 
l'exercice  de  fa  volonté.  La  vie  efl:  un 
mal  pour  le  méchant  qui  profpere  ,  &  un 
bien  pour  Thonnéte-homme  infortuné  ; 
car  ce  n'efl  pas  une  modification  paiTa- 
gere  ,  mais  fon  rapport  avec  fon  objet 
gui  la  rend  bonne  ou  mauvaife.  Qusl-^ 


H  É  L  o  ï  s  n.  2^ 

les  font  enfin  cqs  douleurs  fi  cruelles  qui 
te  forcent  de  la  quitter  ?  Penfes-tu  que 
je  n'aie  pas  démêlé  fous  ta  feinte  impar- 
tialité dans  le  dénombrement  des  maux 
de  cette  vie  la  honte  de  parler  des  tiens. 
Crois^moi  ,  n'abandonne  pas  à  la  fois 
toutes  tes  vertus.  Garde  au  moins  ton 
ancienne  franchife  ,  &  dis  ouvertement 
à  ton  ami  ;  j'ai  perdu  l'efpoir  de  cor- 
rompre une  honnête  femme ,  me  voilà 
forcé  d'être  homme  de  bien  ,  j'aime 
m?  eux  mourir* 

Tu  t'ennuies  de  vivre  ,  &  tu  dis  :  la 
vie  eft  un  mal.  lot  ou  tard  tu  feras  con- 
foie  ,  <k  tu  diras  :  la  vie  efl:  un  bien.  Tu 
diras  plus  vrai  fans  miieux  raifonner  :  car 
rien  n'aura  changé  que  toi.  Change  donc 
àhs  aujourd'hui  ;  &,  puifque  c'efl  dans  la 
mauvaife  difpofition  de  ton  ame  qu'eft 
tout  le  mal ,  corrige  tes  affedions  déré- 
glées 5  &  ne  brûle  pas  ta  maifon  pour 
n'avoir  pas  la  peine  de  la  ranger. 

Je  fouifre  ,  me  dis-tu  ;  dépend-il  de 
moi  de  ne  pas  fouifrir  ?  D'abord ,  c'efl: 
changer  l'état  de  la  quefdon  ;  car  il  ne 

B3 


50      La     N-o  u  V  e  l  l  e 

s'agit  p:is  de  ûvoir  h  tu  fouffres  ,  maïs 
fi  c  eft  un  mal  pour  toi  de  vivre.  Paffons. 
Tu  fouffres  ,  tu  dois  chercher  à  ne  phis 
fouffrir.  Voyons  s*il  eft  befoin  de  mourls^ 
pour  cela. 

Confidere  un  moment  le  progrès  na- 
turel des  maux  de  Tame  diredement 
oppofé  au  progrès  des  maux  du  corps  , 
comme  les  deux  fubftances  font  oppo- 
fées  par  leur  nature.  Ceux-ci  s'invétè- 
rent,  s'empirent  en  vieillifïant  &  détrui- 
fent  enfin  cette  machine  mortelle.  Les 
autres  ,  au  contraire  ,  altérations  exter- 
nes &  palTigeres  d'un  être  immortel  3c 
fimple  5  s'effacent  infeniîblement,  &  le 
laillent  dans   fa  forme  originelle  ,  que 
rien  ne  fauroit  changer.  La  trifteife  ^ 
l'ennui  ,  les  regrets  ,  le  défeipoir  font 
des  douleurs  peu  durables  ,  qui  ne  s'en- 
racinent jamais  dans  l'ame  ,  &  l'expé- 
rience dément  toujours   ce   fentiment 
d'amertume  qui  nous  fait  regarder  nos 
peines  comme  éternelles.  Je  dirai  plus  ; 
je  ne  puis  croire  que  les  vices  qui  nous 
corrompent   nous  foient  plus  inhérens 


H  É   L   o   ï  s  E,  5ï 

que  nos  chagrins  ;  non-feulement  Je  penfe 
qu'ils  périfTent  avec  le  corps  qui  les  oc- 
cafionne  ;  mais  je  ne  doute  pas  qu'uPaS 
plus  longue  vie  ne  pût  fuffire  pour  cor- 
riger les  hommes^&  que  plufieurs  fîècles 
de  jeun  elle  ne  nous  appriflent  qu'il  n'y 
a  rien  de  meilleur  que  la  vertu. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  puifque  la  plupart 
de  nos  maux  phyfiques  ne  font  qu'aug- 
menter fans  ceffe  ^  de  violentes  douleurs 
du  corps  5  quand  elles  font  incurables  , 
peuvent  autorifer  un  homme  à  difpofer 
de  lui  :  car  toutes  fes  facultés  étant  alié- 
nées par  la  douleur ,  &  le  mal  étant  fans 
remède  ,  il  n'a  plus  l'ufage  ni  de  fa  vo-* 
lonté  5  ni  de  fa  raifon  ;  il  ceffe  d'être 
homme  avant  de  mourir ,  &  ne  fait ,  en 
s'ôtant  la  vie  ,  qu'achever  de  quitter  un 
corps  qui  TembarrafTe  &  où  fon  ame  n  eft 
^éjà  plus. 

Mais  il  n*en  efl:  pas  aînfî  des  douleurs 
de  Tame ,  qui ,  pour  vives  qu  elles  foient, 
portent  toujours  leur  remède  avec  elles. 
En  efiit ,  qu  eft-ce  qui  rend  un  mal  quel- 
conque intolérable  ?  c'efl:  fa  durée.  Les 

B4 


52        La    //ou  V  elle 

opérations  de  la  chirurgie  font  commua 
Hément  beaucoup  plus  cruelles  que  les 
fouffrances  qu*elles  guériflent  ;  mais  la 
douleur  du  mal  eft  permanente  ;  celle 
de  ropération  ,  paffagere  ,  &  Ton  pré- 
fère celle-ci.  Qu  eft-il  donc  befoin  d'opé- 
ration pour  des  douleurs  qu  éteint  leur 
propre  durée ,  qui  feule  les  rendroit  in- 
fupportables?E{l-il  raifonnable  d*appli- 
quer  d'aufîî  violens  remèdes  aux  maux 
qui  s'effacent  d'eux-mêmes  ?  Pour  qui  fait 
cas  de  la  confiance ,  3c  n'eftime  les  ans 
que  le  peu  qu'ils  valent^de  deux  moyens 
de  fe  délivrer  des  mêmes  fouffrances , 
lequel  doit  être  préféré  de  la  mort  ou 
du  tems  ?  Attends,  &  tu  feras  guéri.  Que 
demandes-tu  davantage  ? . . . 

Ah  !  c'eft  ce  qui  redouble  m-es  peines 
defonger  qu  elles  finiront...  Vain  fophif- 
me  delà  douleur  !  Bon  mot  fans  raifon, 
fans  juftefTe ,  &  peut-être  fans  bonne  foi. 
Quel  abfurde  motif  de  défefpoir  quel'ef- 
poir  de  terminer  fa  mifere  (i)  !  Même 

•    ( { )  Non,  PyîiloT4on  ne  termine  pas  ainil  fa 


H  É  L  o  ï  s  n.  3J 

eh  fuppofant  ce  bizarre  fentiment ,  qui 
n'aimeroit  mieux  aigrir  un  moment  la 
douleur  préiente  par  Taffurance  de  la 
voir  finir  ,  comme  on  facrifie  une  plaie 
pour  la  faire  cicatrifer  ?  &  quand  la  dou- 
leur auroit  un  charme  qui  nous  feroit 
aimer  à  foufFrir ,  s'en  priver  ,  en  s'ôtant 
la  vie,  n'eft-ce  pas  faire  à  Tinflant  même 
tout  ce  qu  on  craint  de  l'avenir  ? 

Penfes-y  bien  ,  jeune  homme  ;  que 
font  dix  5  vingt,  trente  ans  pour  un  être 
immortel  ?  La  peine  &  le  plaifir  paiTent 
comme  une  ombre  ;  la  vie  s'écoule  en  un 
inftant  ;  elle  n'eft  rien  par  elle-même  , 
fon  prix  dépend  de  fon  emploi.  Le  bien 
feul  qu'on  a  fait  demeure ,  &:  c'efl:  par 
lui  qu'elle  eft  quelque  chofe. 

Ne  dis  donc  plus  que  c'efl  un  mal 
pour  toi  de  vivre  y  puifqu'il  dépend  de 

jniferc  j  on  y  met  le  comble  ,  on  rompt  les 
derniers  nœuds  qui  nousattachoientau  bon- 
Leur.  En  regrercant  ce  qui  nous  fut  cher, on 
tient  encore  à  l'objet  de  fa  douleur  par  fa 
douleur  même  ,  &  cet  état  eft  moins  affreux 
que  de  ne  tenir  plus  à  rien. 


^j.      La    No  u  F  e  l  l  e 

toi  feul  que  ce  foit  un  bien  ,  &  que  ,  fr 
c'ell  un  mal  d'avoir  vécu  ,  c'efl  une  rai- 
fon  de  plus  pour  vivre  encore.  Ne  dis 
pas  5  non  plus  ,  qu'il  t'eft  permis  de  mou- 
rir ;  car  autant  vaudroit  dire  qu'il  t'eft 
permis  de  n'être  pas  homme  ,  qu'il  t'eft 
permis  de  te  révolter  contre  l'auteur  de: 
ton  être  ,  &  de  tromper  ta  deftination» 
Mais,,  en  ajoutant  que  ta  mort  ne  fait  de 
mal  à  perfonne ,  fonges-tu  que  ctiï  à  ton 
&m.i  que  tu  l'ofes  dire  ? 

Ta  mort  ne  fait  de  mal  à  perfonne  ? 
J'entends  :  mourir  à  nos  dépens  ne  t'im- 
porte gueres  ,  m  comptes  pour  rien  nos 
regrets.  Je  ne  te  parle  plus  des  droits 
de  l'amitié  que  tu  méprifes  ;  n'en  efl-ii 
point  de  plus  chers  encore  (r)  qui  t'obli- 
gent à  te  conferver  ?  S'il  efl:  une  perfonne 
au  monde  qui  t'ait  allez  aimé  pour  ne 
vouloirpas  te  furvivre ,  &  à  qui  ton  bon- 
heur manque  pour  être  heureufe^penfes- 
^11 1  ...         ■  ,         - 1  ■ 

(i)  Des  droits  plus  chers  que  ceux  de  l'a- 
.mitié  1  Er  c'cft  un  fage  qui  le  dit  !  Mais  ce 
prétendu  fage  étoU  amoureux  lui-mêrae« 


H  È   L  O   I    s   E.  3J 

tune  lui  rien  devoir?  Tes  funeftesHpro- 
jets  exécutés  ne  troubleront-ils  point  la 
paix  d'une  ame  rendue  avec  tant  de  pei- 
ne à  {a  première  innocence  ?  Ne  crains- 
tu  point  de  réouvrir  dans  ce  cœur  trop 
tendre  des  bleffures  mal  refermées  ?  Ne 
erains-tu  point  que  ta  perte  n'en  entraîne 
une  autre  encore  plus  cruelle ,  en  ôtant 
au  monde  &  à  k  vertu  leur  plus  digne 
ornement  ?  &  fi  elle  te  furvit ,  ne  crains- 
tu  point  d'exciter  dans  fon  fein  le  re- 
mords ,  plus  pefant  à  fupporter  que  la 
vie? Ingrat  ami ,  amant  fant  délicateffe, 
feras-tu  toujours  occupé  de  toi  même  ? 
Ne  fongeras-tu  jamais  qu'à  tes  peines  ? 
N'es-tu  point  fenfible  au  bonheur  de  ce 
qui  te  fut  cher?  &  ne  fçaurois-tu  vivre 
pour  celle  qui  voulut  mourir  avec  toi? 

Tu  parles  des  devoirs  du  Magiftrat  & 
du  père  de  famille  ,  &  parce  qu'ils  ne  te 
font  pas  irrpofés  ,  tu  te  crois  affranchi 
de  tout.  Et  la  fociété  à  qui  tu  dois  ta 
confervation  ,  tes  talens  ,  tes  lumières; 
la  patrie  à  qui  tu  appartiens  ,  les  mal- 
heureux qui  ont  befoin  de  toi  ;,  ne  leur 


^6  L  aN  O  U  V  E  L  L  E 

dokrtu  rien?  O  Texad  dénombrement 
que  tu  fais  !  parmi  les  devoirs  que  tu 
comptes,  tu  n'oublies  que  ceux  d'hom- 
me di  de  citoyen ►  Où  efl:  ce  vertueux 
patriote  qui  refufe  de  vendre  fon  fan  g  à 
un  prince  étranger,  parce  qu'il  ne  doit 
le  verfer  que  pour  fon  pays  ,  &  qui  veut 
maintenant  le  répandre  en  déiefpéré 
contre  Texprefle  défenfe  des  loix  ?  Les 
Joix,  les  loix,  jeune  homme  !  lefageles 
jnéprife-t-il  ?  Socrate  innocent  y  par  ref- 
•pecl  pour  elles,  ne  voulut  pas  fortir  de 
prifon.  Tu  ne  balances  point  à  les  violer 
pour  fortir  injuftement  de  la  vie,  &  tu 
demandes  ;  quel  mal  fais  je  ? 

Tu  veux  t'autoriferpar  des  exemples,. 
Tu  m'ôfes  nommer  des  Romains  !  Toi  , 
des  Romains  !  Il  t'appartient  bien  d'ôfer 
prononcer  ces  noms  illuftres  !  Dis-moi, 
Siutus  mourut-il  en  amant  défefpéré,& 
'T'aton  déchira-t-il  fes  entrailles  pour  fa 
maitreflè  ?  Homme  petit  &  foible  ,  qu'y 
a-t-il  entre  Caton  &  toi  ?  Montre-moi  k 
mefure  commune  de  cette  ame  fublime 
^  de  la  tienne.  Téméraire,  ha!  tais-toi. 


//   t    L    O    ï  s    E.  5-7 

Je  crains  de  profaner  fon  nom  par  fon 
apologie.  A  ce  nom  faint  &  augufte  ^ 
tout  ami  de  la  vertu  doit  mettre  le  front 
dans  la  poulliere  ,  &  honorer  en  filence 
la  mémoire  du  plus  grand  des  hommes* 
Que  tes  exemples  font  mal  choifis ,  & 
que  tu  juges  baffement  des  Romains  ,  fi 
tu  penfes  qu'ils  fe  crufTent  en  droit  de 
s'oter  la  vie,  auiîi-tôt  qu'elle  leur  étoit  à 
charge  !  Regarde  les  beaux  tem.s  de  la 
république  ,  &  cherche  fi  tu  y  verras  un 
feiiî  citoyen  vertueux  fe  délivrer  ainfi  du 
poids  de  fes  devoirs  ^  même  après  les 
pr.îs  cruelles  infortunes.  Regulus,  retour- 
ntnt  à  Carthage,  prévint-il  par  fa  mort 
les  tourmens    qui  Tattendoient  ?  Que 
n'eût  point  donné  Pofthumius  pour  que 
cette  refTource  lui  fut  permife  aux  four- 
ches Gaudines?  Quel  effort  de  courage 
le  Sénat  même  n'admira-t-il  pas  dans  le 
Conful  Varron  pour  avoir  pu  furvivre  à 
fa  défaite  ^  Par  quelle  raifon  tant  de  Gé- 
néraux fe  laiiTerent-ils  volontairement 
livrer  aux  ennemis  ,  eux  à  qui  Tignomi- 
Joie  étoit  fi  cruelle,  de  à  qui  il  en  çoûtoit 


^9      La    jVourELLE 

fî  peu  de  mourir?  Ceft  qu'ils  dévoient  à 
la  patrie  leur  fang ,  leur  vie  &  leurs  der- 
niers foupirs ,  &  que  la  honte  ni  les  re- 
vers ne  les  pouvoient  détourner  de  ce 
devoir  facré.  Mais  quand  les  loix  furent 
anéanties  ,  &  que  l'État  fut  en  proie  à 
des  tyrans  ,  les  citoyens  reprirent  leur 
libeité  naturelle  &  leurs  droits  fur  eux- 
mêmes.  Quand  Rome  ne  fut  plus ,  il  fut 
permis  à  des  Romains  de  cefTer  d'être  ; 
ils  avoient  rempli  kurs  fonctions  fur  la 
terre ,  ils  n' avoient  plus  de  patrie  ,  ils 
étoient  en  droit  de  difpofer  d'eux  ,  &  de 
fe  rendre  à  eux-mêmes  1 1  liberté  qu'ils 
ne  pouvoient  plus  rendre  à  leur  pays. 
Après  avoir  empljyé  leur  vie  à  fervir 
Rome  expirantCj&r  à  combattre  pour  les 
lo  X,  ils  moururent  vertueux  &  grandi 
eomme  ils  avoient  vécu ,  &  leur  mort  fut 
encore  un  tribut  à  la  gloire  du  nom  Ro- 
main, afin  qu'on  ne  vît  dans  aucun  d'eux 
le  fpc(5tacle  indigne  de  vrais  citoyens 
fervant  un  ufurpateur. 

Mais  toi,  qui  es-tu?  Qu'as-tu  fait? 
Crois-tu  t'cxcufer  fur  ton  obfcuiité  ?  Ta 


H  É  t  o  î  s  e:  s^ 

fciblelTe  t'exempte-t-elle  de  tes  devoirs? 
Se  pour  n'avoir  ni  nom  ni  rang  dans  ta 
patrie,  en  es-tu  moins  fournis  à  fes  loix? 
Il  te  Ced  bien  d'ôfer  parler  de  mourir , 
tandis  que  tu  dois  Tufage  de  ta  vie  à  tes 
femblables  !  Apprends  qu'une  mort  telle 
que  tu  la  médites  efthonteufe  &  furtive. 
Ceft  un  vol  fait  au  genre-humain.  Avant 
de  le  quitter  ,  rends^-lui  ce  qu  il  a  fait 
pour  toi. . .  Mais  je  ne  tiens  à  rien.  Je  fuis 
mutile  au  monde...Philofophe  d'un  jour  ! 
ignores-tu  que  tu  ne  faurois  faire  un  pas 
fur  la  terre  fans  y  trouver  quelque  de- 
voir à  remplir ,  &  que  tout  homme  efl 
utile  à  l'Humanité  3  par  cela  feul  qu'il 
exifte  ? 

Ecoute-moi ,  jeune  infenfé ,  tu  m'es 
cher  ;  j'ai  pitié  de  tes  erreurs.  S'il  te  refle 
au  fond  du  cœur  le  moindre  fentiment 
de  vertu ,  viens ,  que  je  t'apprenne  a 
aimer  la  vie.  Chaque  fois  que  tu  feras' 
tenté  d'en  fortir  ,  dis  en  toi-même  : 
rc  que  je  faiïe  encore  une  bonne  adion 
33  avant  que  de  mourir  ».  Puis  va  cher- 
cher quelque  indigent  à  fecourir ,  qu^l-^ 


4-0        La   Nouvelle 

que  infortuné  à  confoler ,  quelque  op- 
primé à  déiendre.  Rapproche  de  moi  les 
malheureux  que  mon  abord  intimide  ;  ne 
crains  d'abufer  ni  de  ma  bourfe  ni  de 
mon  crédit  :  prends ,  épuife  mes  biens  , 
fais-moi  riche.  Si  cette  confidération  te 
retient  aujourd'hui  ,  elle  te  retiendra 
encore  demain,  après-demain,  toute  ta 
vie.  Si  elle  ne  te  retient  pas,  meurs  :  tu 
n'es  qu'un  méchant. 


LETTRE    III. 

DbMilord  É  d  o  u  a  rjj 

A  l'Amant  de  Julie, 

J  E  ne  pourrai ,  mon  cher ,  vous  embraf- 
fer  aujourd'hui ,  comme  je  l'avois  efpé- 
ré^ti  Ton  me  retient  encore  pour  deux 
jours  à  Kinfington.  Le  train  de  la  Cour 
eft  qu'on  y  travaille  beaucoup  fans  rien 
faire ,  &  que  toutes  les  affaires  s'y  fuccè- 
dent  (aws  s'achever.  Celle  qui  m'arrête 
ici  depuis  huit  jours  ne  demandolt  j.as 
deux  heuresi  mais  comme  la  plus  impoir- 


H  È  L  o  ï  S  e;  41^ 

tante  affaire  des  Miniftres  q(\.  d'avoir 
toujours  Tair  affairé,  ils  perdent  plus  de 
tems  à  me  remettre  qu'ils  n  en  auroient 
mis  à  m'expédier.  Mon  impatience ,  un 
peu  trop  vifible,  n'abrège  pas  ces  délais. 
Vous  favez  que  la  Cour  ne  me  canvient 
guères  ;  elle  m'eft  encore  plus  infuppor- 
table  depuis  que  nous  vivons  enfem- 
ble ,  &  j'aime  cent  fois  mieux  partager 
votre  mélancolie  que  Tennui  des  valets 
qui  peuplent  ce  pays. 

Cependant  en  caufant  avec  ces  em- 
prellés  fainéans ,  il  m'eft  venu  une  idée 
qui  vous  regarde,  &i  fur  laquelle  je  n'at- 
tends que  votre  aveu  pour  dirporcr  de 
vous.  Je  vois  qu'en  combattant  vos  pei- 
nes vous  fouffixz  à  la  fois  du  mal  3c  de 
la  réfiftance.  Si  vous  voulez  vivre  ^  gué- 
rir ,  c'eft  m.oins  parce  que  l'honneur  & 
La  raifon  l'exigent ,  que  pour  com^plaire 
à  vos  amis.  Mon  cher ,  ce  n'eft  pas  afTez» 
Il  faut  reprendre  le  goût  de  la  vie  pour 
en  bien  remplir  les  devoirs ,  &  avec  tant 
d'indifi^rence  pour  toutes  chofes,  on  ne 
réuffit  jamais  <à  rien.  Nous  avons  beau 


42  LaNouvblle 
faire  l'un  &  l'autre  ;  la  raifon  feule  ne 
vous  rendra  pas  la  raifon.  Il  faut  qu  une 
multitude  d'objets  nouveaux  &  frapparrs 
vous  arrache  une  partie  de  l'attention 
que  votre  cœur  ne  donne  qu'à  celui  qui 
l'occupe.  Il  faut ,  pour  vous  rendre  à 
vous-même ,  que  vous  fortiez  d'au-de- 
dans  de  vous,  &cen'eft  que  dans  l'a- 
gitation d'une  vie  adive  que  vous  pou- 
vez retrouver  le  reuos. 

Il  fe  préfente,pour  cette  épreuve,une' 
occafîon  qui  n'eft  pas  à  dédaigner;  il  efl 
queftion  d'une  entreprife  grande  ,  belle^ 
&  telle  que  bien  des  2igQs  n'en  voient 
pas  de  femblables.  Il  dépend  de  vous 
d'en  être  témoin  &  d'y  concourir.  Vou5 
verrez  le  plus  grand  fpedacle  qui  puifTe 
frapper  les  yeux  des  hommes;  votre 
goût  pour  l'obfervation  trouvera  de  quoi 
fe  contenter.  Vos  fondions  feront  ho- 
norables ;  elles  n'exigeront ,  avec  les 
talens  que  vous  pofFédez  ^  que  du  cou- 
rage &  de  la  fanté.  Vous  y  trouverez  plus 
de  péril  que  de  gène  ;  elles  ne  vous  en 
conviendront  que  mieux  s  enfin,  votre 


H  É  L  o  î  s  zr.  '4î^ 

engagement  ne  fera  pas  fort  long.  Je 
ne  puis  vous  en  dire  aujourd'hui  da- 
vantage, parce  que  ce  projet^fur  le  point 
d^éclorre,  eft  pourtant  encore  un  fecret 
dont  je  ne  fuis  pas  le  maître.  J^ajou- 
teral  feulement  que  ,  fi  vous  négligez 
cette  heureufe  &  rare  occaSon  ,  vous 
ne  la  retrouverez  probablement  jamais, 
&  la  regretterez  peut-être  toute  votre 
vie. 

J'ai  donné  ordre  à  m.on  coureur ,  qui 
vous  porte  cette  lettre ,  de  vous  cher- 
cher où  que  vous  foyez  ,  <k  de  ne  point 
revenir  fans  votre  réponfe;  car  elle  pref- 
fe  5  &  je  dois  donner  la  mienne  avant 
de  partir  d'ici. 


LETTRE    IV. 

R    É     P    o    N    S    JE, 


F 


A I T  E  S  ,  Miîord  ;  ordonnez  de  moi , 
vous  ne  ferez  défavoué  fur  rien.  En  at- 
tendant que  je  mérite  de  vous  fervirv 
au  moins  que  je  vous  obéifTe,. 


44        La  No  u  v  e  ll  t 


LETTRE    V. 
Ds    Mjiorv    Edouard 
A  l'A  m  an  t    de  J  V  l  I  e^ 

J^u  is  Q u  E  VOUS  approuvez  l'idée  qui 
m'eft  venue  ,  je  ne  veux  pas  tarder  un 
moment  à  vous  marquer  que  tout  vient 
d'être  conclu ,  &  à  vous  expliquer  de- 
qtioi  il  s'agit  ,  félon  la  permilTion  que 
j'en  ai  reçue  en  répondant  de  vous. 

Vous  favez  qu'on  vient  d'armer  à 
Pllmouth  une  efcadre  de  cinq  vaifîeaux 
de  guerre ,  &  qu'elle  efl  prête  à  mettre 
à  la  voile.  Celui  qui  doit  la  commander 
efl:  M.  George  Anfon ,  habile  &  vail- 
lant OlBcier ,  mon  ancien  ami.  Elle  efï 
deflinée  pour  la  mer  du  Sud  où  elle  doit 
fe  rendre  par  le  détroit  de  Le  Maire,  & 
en  revenir  par  les  Indes  orientales.  Ainfi 
vous  voyez  qu'il  n'eft  pas  queflion  de 
moins  que  du  tour  du  monde  ;  expédi- 
tion qu'on  effime  devoir  durer  environ 
U*ois  ans.  j'aurois  pu  vous  faire  infcrire 


H  t  L  o  ï  s  E.         45^ 

comme  volontaire;  mais,pour  vous  don-- 
ner  plus  de  confidération  dans  Téqui- 
page,  j'y  ai  fait  ajouter  un  titre ,  &  vou* 
êtes  couché  fur  l'état  en  qualité  d'In- 
génieur des  troupes  de  débarquement; 
ce  qui  vous  convient  d'autant  mieux 
que ,  le  génie  étant  votre  première  def- 
tination ,  je  fais  que  vous  l'avez  appris 
dès  votre  enfance. 

Je  compte  retourner  demain  à  Lon« 
dres  C I  ) ,  &  vous  préfenter  à  M.  Anfon 
dans  deux  jours.  En  attendant,  fongez 
à  votre  équipage ,  &  à  vous  pourvoir 
d'infirumens  &  délivres;  car  l'embar-^ 
quement  eftprêt,  &  Ion  n'attend  plus 
que  l'ordre  du  départ.  Mon  cher  ami , 
j*efpere  que  Dieu  vous  ramènera  fain  de 
corps  &  de  cœur  de  ce  long  voyage ,  U 
qu'à  votre  retour  nous  nous  rejoindrons 
pour  ne  nous  féparer  jamais. 


(  I  )  Je  n'entends  pas  trop-bien  ceci  ;  Kin- 
•fîngton  n^étant  qu'à  un  quart  de  Ijeue  de 
Londres, les  Seigneurs  qui  vont  à  la  Coar 
n'y  couchent  pas  ;  cependant  voilà  Milord 
JÉdouard  forcé  d^paderjcne  fais  combi^-U 
de  jours. 


4(?       La    N ovvex.l^ 
LETTRE    VL 

P  E    l'A  M  AN  T     D  E    J  U  L  J  M 

A  Madame  d'O  r  s  e. 

J  E  pars  5  chère  Se  charmante  Coufine, 
pour  fcûre  le  tour  du  globe  ;  je  vais  cher- 
cher dans  un  autre  hémifphere  la  paix 
dont  je  n'ai  pu  jouir  dans  celui-ci.  In- 
fenfé  que  je  fuis  !  Je  vais  errer  dans  Tuni- 
vers  fans  trouver  un  lieu  pour  y  repofer 
mon  coeur;  je  vais  chercher  un  afyle  au 
inonde  où  je  puifTe  être  loin  de  vous  ! 
Mais  il  faut  refpeder  les  volontés  d'un 
ami,  d'un  bienfaicleur,  d'un  père.  Sans 
cfpérer  de  guérir  ,  il  faut  au  moins  le 
vouloir  5  puiique  Julie  de  la  vertu  l'or- 
donnent. Dans  trois  heures  je  vais  être 
à  la  merci  des  flots;  dans  trois  jours  je 
ne  verrai  plus  l'Europe  ;  dans  trois  mois 
je  ferai  dans  des  mers  inconnues  où  ré- 
gnent d'éternels  orages  ;  dans  trois  ans 
peut-être,,.,  qu'il  fer  oit  affreux  de  ae 


H  É  L  o  ï  s  E.  4t 

vous  plus  voir  !  Hélas  !  le  plus  grand 
péril  eft  au  fond  de  mon  cœur  ;  car , 
quoi  qu'il  en  foit  de  mon  fort ,  je  Tai 
réfolu  jje  le  jure  ;  vous  me  verrez  digne 
de  paroître  à  vos  yeux ,  ou  vous  ne  me 
reverrez  jamais. 

Milord  Edouard,  qui  retourne  à  Rome^ 
vous  remettra  cette  letti'e  en  paflànt, 
&  vous  fera  le  détail  *dér'  ce  qui  me  re- 
garde. Vous  connoifTez  fon  ame  ,  de 
vous  devinerez  aifément  ce  qu'il  ne 
vous  dira  pas.  Vous  connûtes  la  mienne; 
jugez  aufii  de  ce  que  je  ne  vous  dis  pas 
moi-même.  Ah  !  Milord  !  vos  yeux  le« 
reverront  ! 

Votre  amie  a  donc,  ainfique  vous,  le 
bonheur  d'être  mère  !  Elle  devoit  donc 
l'être  !...  Ciel  inexorable  !...  O  marnere  ! 
pourquoi  vous  dônna-t-ilun  fils  dans  fa 
colère? 

Il  faut  finir  ,  je  le  fens.  Adieu,  char^- 
mantes  Coufines.  Adieu  ,  beautés  in- 
comparables. Adieu ,  pures  &  céleftes 
âmes.  Adieu  ,  tendres  &  inféparabics 
amies  5  femmes  uniques  fur  la  terre, 


4§      La   No  u  v  elle 

Chacune  de  vous  eft  le  feul  objet  dlgi\2 
du  coeur  de  l'autre»  Faites  mutuellement 
votre  bonheur.  Daignez  vous  rappeller 
quelquefois  la  mémoire  d'un  infortuné, 
qui  n'exiftoit  que  pour  partager  entre 
vous  tous  les  fentimens  de  fon  ame,  &: 
qui  ceiTa  de  vivre  au  moment  qu'il  s'é- 
loigna de  vous.  Si  jamais....  J'entends  le 
fignal  de  les  cris  des  Pvlatelots  ;  je  vois 
fraîchir  le  vent  ^  déployer  les  voiles. 
Il  faut  monter  à  bord,  il  faut  partir. 
Mer  vafte  ,  mer  immenfe  ,  qui  dois 
peut-être  m'engloutir  dans  ton  fein  , 
puifTé-je  retrouver  fur  tes  flots  le  calme 
(^ui  fuit  mon  cœur  agité  ! 


^\A^^ 


LETTRE 


H  t  h   a  i'  jr  E, 


4^ 


LETTRE     VIL 

De  Madame   de   TVozmar 

A   Ma  dame  d'  g  r  b  e. 


^  u  E  tu  tardes  long-tems  à  revenir  ! 
Toutes  ces  allées  &  venues  ne  m'accom- 
modent point.  Que  d'heures  fe  perdent 
à  te  rendre  où  tu  devrois  toujours  être  ,- 
^ ,  qui  pis  eft,  à  t^en  éloigner  î  L'idée 
de  fe  voir  pour -fi  peu  de  tems ,  gâte  tout 
le  plaifir  d'être  enfemble.  Ne  fens-tir 
pas  qu'être  ainfi  alternativement  cher 
toi  &  chez  moi ,  ç'eft  n'être  bien  nulle 
part  ,  &  n'imagines-tu  point  quelque^ 
moyen  de  faire  que  tu  fois  en  mêm.©- 
tems  chez  lune  &  chez  l'autre? 

Que  Taifons-nous  ,  cherc  Coufîne  ? 
Que  d  mftans  précieux  nous  laifTons  per- 
dre, quand  il  ne  nous  en  refle  plus  à 
prodiguer  !  Les  années  fe  miUÎtipiient  ; 
la  jeunefle  commence  à  fuir  3  la  vie  s'é- 
coule: le  bonheur  paffager  qu  elle  oiire 
Toms  III^  C 


50      La     Nouvelle 

efi:  entre  nos  mains  ,  &  nous  négligeons 
d'en  jouir  !  Te  fouvient-il  du  tems  où 
nous  édons  encore  filles,  de  ces  pre- 
miers tems  fi  charmans  &  fi  doux  qu  on 
ne  retrouve  plus  dans  un  autre  âge ,  5c 
que  le  cœur  oublie  avec  tant  de  peine  ? 
Combien  de  fois,  forcées  de  nous  fépa- 
rer  pour  peu  de  jours ,  8i  même  pour  peu 
d'heures ,  nous  difions  en  nous  embraf- 
fant  triftemaent  :  ah  !  fi  jamais  nous  dif- 
pofons  de  nous ,  on  ne  nous  verra  plus 
leparées.  Nous  en  dilpofons  mainte- 
nant, ^<.  nous  paîTons  la  moitié  de  l'an- 
née éloignées  Tune  de  l'autre  !  Quoi  ! 
nous  aimerions -nous  moins?  chère  & 
tendre  amie  ,  nous  le  Tentons  toutes 
deux  5  combien  le  tems  ,  l'habitude,  & 
tQS  bienfaits,  ont  rendu  notre  attache- 
ment plus  fort  &  plus  indifibluble.  Pour 
moi ,  ton  abfence  me  paroît  de  jour  en 
jour  plus  infupportable  ;  ^  je  ne  puis 
plus  vivre  un  inftant  fans  toi.  Ce  pro- 
grès de  notre  amitié  eft  plus  naturel 
qu'il  ne  femble  :  il  a  fa  raifon  dans  notre 
fituation^ainû  que  d^s  nos  caradères, 


^I   É    L    O    ï  s    E.  yi 

À  mefiire  qu'on  avance  en  âge  ,  tous  les 
fentimens  fe  concentrent.  On  perd  tous 
les  jours  quelque  chofe  de  ce  qui  nous 
fut  cher,  &  J'on  ne  le  remplace  plus,. 
On  meurt  ainfi  par  degrés,  jufqu'à  ce 
que  n'aimant  enfin  que  foi- même,  on 
ait  ceflë  de  fentir  &  de  vivre  avant  de 
celTer  d'exifter.  JVIais  un  cœur  fenfible 
le  deYend  de  toute  fa  force  contre  cette 
mort  anticipée  ;  quand  le  froid  com. 
mence  aux  extrémités  ,  il  ra/Temble  au, 
tour  de  lui  toute  fa  chaleur  naturelle  • 
plus  il  perd,  plus  il  s'attache  à  ce  qui 
lui  refte;  &  il  tient ,  pour  ainfi  dire,  au 
dernier  objet  par  les  liens  de  tous' le» 
autres. 

Voilà  ce  qu'il  me  femble  éprouver 
oeja ,  quoique  jeune  encore.  Ah  !  ma 
chère,  mon  pauvre  cœur  a  tant  aimé  '  II 
s  eft  épuifé  de  fi  bonne  heure  qu'il  vieil- 
lit avant  le  tems,  &  tant  d'afFedions 
diverfes  l'ont  tellement  abforbé  qu'il  n'y 
rcfte  plus  de  place  pour  des  attachement 
nouveaux.  Tu  m'as  vu  fucceffivement 
me,  amie,  amante,  époufe  ^  mçts 


5'2        L  A      No  U  V  E  L  L  E 

Tu  fais  fi  tous  ces  titres  m*ont  été  chersl 
Quelques-uns  de  ces  îiens  font  détruits  ^ 
d'autres  font  relâchés.  Ma  mère  ,  ma 
tendre  mère  n'eft  plus  ;  il  ne  me  refte 
que  des  pleurs  à  donner  à  fa  mémoire  , 
&  je  ne  goûte  qu'à  moitié  le  plus  doux 
fentiment  de  la  nature.  L'amour  eft 
éteint,  il  Teft  pour  jamais,  &  c'cfl:  en-» 
core  une  place  qui  ne  fera  point  rem- 
plie. Nous  avons  perdu  ton  digne  6c 
bon  mari  que  j'aimois  comme  la  chère 
moitié  de  toi-même ,  &  qui  méritoit  fi 
bien  ta  tendreife  &  mon  amitié.  Si  m.es 
fils  étoient  plus  grands  ,  l'amour  mater- 
nel rempliroit  tous  ces  vuides  :  mais  cet 
am.our,  ainfi  que  tous  les  autres  ,  a  be- 
foin  de  communication,  6-:  quel  retour 
peut  attendre  une  mère  d'un  enfant  de 
quatre  ou  cinq  ans  ?  Nos  enfans  nous 
font  chers  long-tems  avant  qu'ils  puil- 
fent  le  fentir  Se  nous  aimer  à  leur  tour  ; 
&  cependant ,  on  a  fi  grand  befoin  de 
dire  combien  on  les  aime  à  quelqu'un 
qui  nous  entende  !  Mon  mari  m'entend , 
Biais,  'û,  ne  m%  répond  pas  allez  ^  à  m* 


II  É   L   O   ï  s   E.  Î5 

fantaifie  ;  la  tête  ne  lui  en  tourne  pas 
comme  à  moi  :  fa  tendrelTc  pour  eux 
eft  trop  raifonnable  ;  j'en  veux  une  plus 
vive  &  qui  relTemble  mieux  à  la  mien- 
ne. Il  me  faut  une  amie  ,  une  mère  qui 
foit  auili  folle  que  moi  de  mes  enfans  & 
des  fîens.  En  un  mot,  la  maternité  me 
rend  Tamûtié  plus  nécefTaire  encore  , 
par  le  plaifir  de  parler  fans  ceiTe  de  mes 
enfans ,  fans  donner  de  Tennui.  Je  fens 
que  je  jouis  doublement  des  carefTes  d« 
mon  petit  Marcellin^quand  je  te  les  vois 
partager.  Quand  j'embralTe  ta  fille,  j« 
crois  te  prefTer  contre  mon  fein.  Nous 
l'avons  dit  cent  fois  ;  en  voyant  tous 
nos  petits  bambins  jouer  enfemble,  nos 
cœurs  unis  les  confondent ,  de  nous  ne 
favons  plus  à  laquelle  appartient  chacun 
des  trois* 

Ce  n'eft  pas  tout ,  j'ai  de  fortes  rai^ 
fons  pour  te  fouhaiter  fans  ceiTe  auprès 
de  moi ,  &  ton  abfence  m'eft  cruelle  à 
plus  d'un  égard.  Songe  à  mon  éloigne- 
ment  pour  toute  diflimulation,  de  à  cette 
continuelle  réferve  où  ie  vîs  depuis  près 

C3 


5*4      La    A^  o  cr  r  e  l  LEr 

de  fix  ans  ave  riiomme  du  monda  qui 
m'eft  ie  plus  cher.  Mon  odieux  iecret 
mepèfe  de  plus  en  plus,  &  (emblecha- 
que  jour  devenir  plus  indifpenfable. 
Plus  riionnéteté  veut  que  je  le  révèle  , 
plus  la  prudence  m'oblige  à  le  garder. 
Conçois-tu  quel  état  affreux  c'cfl:  pour 
une  femme  de  porter  la  défiance  ,  le 
menfonge  &  la  crainte  jufques  dans  Iqs 
bras  d'un  époux ,  de  n'ôfer  ouvrir  fon 
cœur  à  celui  qui  le  poilede  ,  &  de  lui 
cacher  la  mDitlé  de  fa  vie  pour  aifarer 
le  repos  de  l'autre  ?  A  qui  ,  grand  Dieu  ! 
faut-il  déguîfer  mes  plus  fecrettes  pen- 
fées ,  &  celer  f  intérieur  d'une  ame  dont 
il  auroit  lieu  d'être  fi  content  ?  A  M.  de 
Wolmar  ,  à  mon  mari ,  au  plus  digne 
'époux  dont  le  ciel  eût  pu  récompenfer 
la  vertu  d'une  fille  chafte.  Pour  l'avoir 
trompe  une  fois,  il  faut  le  tromper  tous 
1q$  jours ,  &  me  fentir  fans  celle  indi- 
gne de  toutes  ks  bontés  pour  moi.  Mon 
cœur  n  ôfe  accepter  aucun  témoignage 
à,o  ion  efllme,  fes  plus  tendres  careffes 
me  tont  rougir,  de  toutes  les  marques 


i 


H  È   L    O    ï  s   E,  Jf 

fle  refped  &  de  confîdératîon  qu'il  me 
donne ,  fe  changent  dans  ma  conicience 
en  opprobres  &  en  lignes  de  mépris.  Il 
cft  bien  dur  d'avoir  à  fe  dire  fans  cède  : 
c^efl:  une  autre  que  moi  qu'il  honore. 
Ah  !  s'il  me  connoiffoit ,  il  ne  me  traite- 
roit  pas  ainfî  !  Non ,  je  ne  puis  fupporter 
cet  état  affreux  ;  je  ne  fuis  jamais  feule 
avec  cet  homme  refpedable  que  je  ne 
fois  prête  à  tomber  à  genoux  devant  lui  ^ 
à  lui  conFeffer  ma  faute  &  à  mourir  de 
douleur  &de  honte  à  (qs  pieds. 

Cependant  les  raifons  qui  m'ont  rete- 
nue àhs  le  commencement^  prennent  cha- 
que jour  de  nouvelles  forces  ;  &  je  n'ai 
pas  un  motif  de  parler  qui  ne  foit  uprcî 
raifon  de  m^e  taire.  En  confîdérant  Técat 
paifible  &  doux  de  ma  famille ,  je  ne 
penfe  point  fans  effroi  qu'un  feul  mot  y 
peut  caufer  un  défordre  irréparable. 
Après  fix  ans  pafTés  dans  une  fi  parfaite 
union  ^  irai-je  troubler  le  repos  d'ur^ 
mari  fi  fage  &  fi  Bon,  qui  n'a  d'autre  vo- 
lonté que  celle  de  fon  heureufe  époufe , 
ni  a  autre  plaifir  que  de  voir  ré,^;ner  d.aîs 

C4 


x5      La    //ouvelle 

fa  îTxaiîbn  Tordre  &  h  paix?  Contrlfto- 
rai-je  par  des  troubles  domeftiques  les 
vieux  jours  d'un  père  que  je  vois  fi  con-. 
tent  5  fi  cliarmé  du  bonheur  de  fa  fille 
&  de  fon  ami?  Expoferai-je  ces  chers 
enfans  ,  ces  enfans  aimables  &  qui  pro- 
mettent tant,  à  n'avoir  qu'une  éduca- 
tion négligée  ou  fcandaleufe ,  à  fe  voir 
Iqs  triftes  victimes  de  la  difcorde  de 
leurs  parens,  entre  un  père  enflamm-é 
d'une  jude  indignation ,  agité  par  la  ja- 
loufie  y  &  une  mère  infortunée  &  cou- 
pable 5  toujours  noyée  dans  les  pleurs  ? 
Je  connois  M.  de  Wolmar  eftimant  fa 
femme  ;  que  fiis-je  ce  qu'il  fera  ne  Tefti- 
mant  plus  ?  Peut-être  n'eft-il  fi  modéré 
que  parce  que  la  paiîîon  qui  domxineroit 
dans  fon  caradère  n'a  pas  encore  eu  lieu 
dcfe  développer.  Peut-être  fera-t-il  auili 
violent  dans  l'emportement  de  la  colère, 
qu'il  eil:  doux  &  tranquille, tant  qu'il  n'a 
nul  fujet  de  s'irriter. 

Si  je  dois  tant  d'égards  à  tout  ce  qui 
Bfi' environne,  ne  m'en  dois- je  point  aufÏÏ 
quelcjues-uns  à  moi  même?  Six  ans  d'une 


II  É   L   0   ï  s  E.  ^y 

vie  honnête  tz  rJguliere  n'effacent-ils 
rien  aQs  erreurs  de  la  jeuneiTe,  &  faut-il 
m'expofer  encore  à  la  peine  d'une  faute 
que  je  pleure  depuis  fi  long-tems  ?  Je  te 
Tavoue,  maCoufine,  je  ne  tourne  point 
fans  répugnance  les  yeux  fur  le  pafîe  ;  il 
m'humilie  jufqu'au  découragement ,  de 
je  fuis  trop  fenfible  à  la  honte  pour  ea 
fapporter  l'idée  fans  retomber  dans  une 
fDrte  de  défefpoir.  Le  temps  qui  s'eft 
écoulé  depuis  mon  mariage  eft  celui 
qu'il  faut  que  j'envifage  pour  me  rafTu- 
rer.  Mon  état  préfent  m'infpire  une  con- 
fiance que  d'importuns  fouvenirs  vou- 
droient  m'ôter.  J'aime  à  nourrir  mon 
cœur  des  fentimens  d'honneur  que  je 
crois  retrouver  en  m.oi.  Le  rang  d'épou- 
fe  &  de  mère  m'élève  l'ame  de  me  fou- 
tlent  contre  les  remords  d'un  autre  état. 
Quand  je  vois  mes  enfans  &  leur  père 
autour  de  moi ,  il  me  femble  que  tout 
y  refpire  la  vertu  ;  ils  chafTent  de  mon 
efprit  l'idée  même  de  mes  anciennes 
fautes.  Leur  innocence  eft  la  fauve-gar- 
de de  la  mienne,  ils  m'en  deviennent 


58  La  Nouvelle 
plus  chers  en  me  rendant  meilleure ,  & 
j'ai  tant  d'horreur  pour  tout  ce  qui  blefle 
rhonnêteté ,  que  j'ai  peine  à  me  croire 
la  même  qui  pus  l'oublier  autrefois.  Je 
ane  fens  fi  loin  de  ce  que  j'étois ,  fi  fure 
de  ce  que  je  fuis,  qu'il  s'en  £iut  peu  que 
je  ne  regarde  ce  que  j'aurois  à  dire  comb- 
ine un  aveu  qui  m'efl:  étranger ,  &:  que 
je  ne  fuis  plus  obligée  défaire. 

Voilà  l'état  d'incertitude  &:  d*anxiété 
dans  lequel  je  flotte  ians  ceiTe  en  ton 
abfence.  Sais-tu  ce  qui  arrivera  de  tout 
cela  quelque  jour?  Mon  père  va  bientôt 
partir  pour  Berne ,  réfolu  de  n'en  reve- 
nir qu'après  avoir  vu  la  fin  de  ce  long 
procès  5  dont  il  ne  veut  pas  nous  lailTer 
l'embarras  ,  &  ne  fe  fiant  pas  trop  non 
plus,  je  penfe,  à  notre  zèle  à  le  pour- 
suivre. Dans  l'intervalle  de  fon  départ  à 
fon  retour ,  je  refterai  feule  avec  mon 
mari,  &  je  fens  qu'il  fera ''prefque  im- 
poflible  que  ipon  fatal  fecret  ne  m'é- 
chappe. Quand  nous  avons  du  monde, 
tu  fais  que  M.  de  Wolmar  quitte  fou- 
Tent   la  compagnie   £c  fait   volontier 


^ 


H  É  L  o  I  s  E.  5*9 

feul  des  promenades  aux  environs  ;  ii 
caufe  avec  les  payfans  ;  il  s'informe  de 
leur  fituation  ;  il  examine  l'état  de  leurs 
terres  ;  ii  les  aide ,  au  befoin ,  de  fa  bourfe 
de  de  fes  confeils.  ?vlais  quand  nous  fom- 
mes  feuls  ,  il  ne  fe  promené  qu'avec 
moi  ;  il  quitte  peu  fa  femme  &  fes  en- 
fans  ,  &  fe  prête  à  leurs  petits  jeux  avec 
une  iimpllcité  fi  charmante  ,  qu'alors  je 
fens  pour  lui  quelque  chofe  de  plus  ten- 
dre encore  qu'à  l'ordinaire.  Ces  momens 
d'attendriiicment  (ont  d'autant  plus  pé- 
rilleux pour  la  réierve  ,  qu'il  me  four- 
nit lui-même  les  occaiions  d'en  man- 
quer 5  &  qu'il  m'a  cent  fois  tenu  des 
propos  qui  fembloient  m/exciter  à  la 
confiance.  Tôt  ou  tard  il  faudra  que  je 
lui  ouvre  mon  cœur  ,  je  le  fens  ;  mais 
puifque  tu  veux  que  ce  foit  de  concert 
entre  nous  ,  &  avec  toutes  les  précau- 
tions que  la  prudence  autorife  ,  reviens 
c\:  fais  de  moins  longues  abfences  ,  ou 
je  ne  réponds  plus  de  rien. 

Ma  douce  amie ,  il  faut  achever  ;  3c 
ce  qui  refte,imDorte  alîtz  pour  me  coû- 

C6 


^O         L  A     N  O  U  V  2  L  L'E  ' 

ter  le  plus  à  dire.  Tu  ne  m'es  pas  feuîe- 
inent  néceflaire  quand  je  fuis  avec  mes 
enfans  ou  avec  mon  mari ,  mais  fur-tout 
quand  je  fuis  feule  avec  ta  pauvre  Julie  , 
te  la  folitude  m*eft  dangereufe  précité- 
ïnent  parce  qu'elle  m'ell:  douce  ,  &  que 
fouvent  je  la  cherche  fins  y  fonger.  Ce 
^'eft  pas  5  tu  le  fais  ,  que  mon  cœur  fe 
ïelTente  encore  de  fes  anciennes  blelTii- 
l'es  ;  non  ,  il  eft  guéri ,  je  le  fens  ,  j'en 
fuis  très-fûre ,  j'ofe  me  croire  vertueufe. 
Ce  n'efl:  point  le  préfent  que  je  crains  ; 
c'eft  le  pafTé  qui  me  tourmente.  Il  eft 
des  fouvenirs  auflî  redoutables  que  le 
fentiment  aduel  ;  on  s^attendrit  par  ré- 
minifcence  ;  on  a  honte   de   fe  fentir 
pleurer ,  5c  l'on  n'en  pleure  que  davan- 
tage. Ces  larmes  font  de  pitié  ,  de  re- 
gret ,  de  repentir  ;  l'amour  n'y  a  plus  de 
part  ;  il  ne  m'eftplus  rien  ;  mais  je  pleure 
les  maux  qu'il  a   caufés  ;  je  pleure  là 
fort  d'un  homme  eftimable  que  àts  feux 
indifcrettement   nourris   ont  privé   du 
repos  &  peut-être  de  la  vie.  Hélas  î  fans 
4oute  il  a  péri  dans  ce  long  &  périlleux 


H  É  L   o  ï  s   E.  6l 

voyage  que  le  défefpoir  lui  a  fait  entre- 
prendre. S'il  vivoit  5  du  bout  du  monde 
il  nous  eût  donné  de  fes  nouvelles  ;  près 
de  quatre  ans  fe  font  écoulés  depuis  fon 
départ.  On  dit  que  Tefcadre  fur  laquelle 
il  eft  ,  a  fouffert  mille  défaftres  ,  qu  elle 
a  perdu  les  trois  quarts  de  fes  équipa- 
ges, que  plufieurs  vaifleaux  font  fubmer- 
gés  ,  qu'on  ne  fait  ce  qu'eft  devenu  k 
refte.  Il  n  eft  plus  ,  il  n  eft  plus  !  Un  fe- 
cret  preffentiment  me  Tannonce.  L'in^ 
fortuné  n'aura  pas  été  plus  épargné  que 
tant  d'autres.  La  mer ,  les  maladies  ,  la 
trifteiïe  bien  plus  cruelle^auront  abrégé 
fes  jours.  Ainfi  s'éteint  tout  ce  qui  brille 
un  moment  fur  la  terre.  Il  manquoit 
aux  tourmens  de  ma  confcience  d'avoir 
à  me  reprocher  la  mort  d'un  honnête- 
homme.  Ah!  ma  chère  !  quelle  ame  c'é- 
toit  que  la  fienne  !  . .  .  comme  il  favoit 
aimer  ! . . .  il  méritoit  de  vivre ...  il  aura 
préfenté  devant  le  fouverain  juge  une 
am.e  foible,  mais  faine  &  aimant  la  ver- 
tu... Je  m'eiforce  en  viin  de  chafTerces 
trilles  idées  s  à  chaque  inilant  elles  re- 


62,       La    iVo  u  y  EL  LE 

viennent  malgré  moi.  Pour  les  bannir  , 
ou  pour  les  régler  ,  ton  amie  a  befoin  de 
tQS  foins  ;  Se  puifque  je  ne  puis  oublier 
cet  infortuné,  j'aime  mieux  en  caufer 
avec  toi  que  d'y  penfer  toute  feule. 

Regarde  que  de  raifons  augmentent 
le  befoin  continuel  que  j'ai  de  t' avoir 
avec  moi  !  Plus  fage  &  plus  heureufe  , 
fî  ÏQs  mêmes  raifons  te  manquent ,  ton 
.cœur  fent-il  moins  le  même  befoin'?  S'il 
.eft  bien  vrai  que  tu  ne  veuilles  ponit 
te  remarier ,  ayant  fi  peu  de  contente- 
ment de  ta  famille  ,  quelle  maifon  te 
peut  mieux  convenir  que  celle-ci  ?  Pour 
moi  5  je  foufFre  à  te  favoir  dans  la  tien- 
ne ;  car  malgré  ta  diffimulation  ,  je  can- 
nois ta  manière  d'y  vivre ,  &  ne  fuis 
-point  dupe  de  l'air  folâtre  que  tu  viens 
nous  étaler  à  Clarens.  Tu  m'as  bien  re- 
proché des  défauts  en  ma  vie  ;  mais  j'en 
.ai  un  très-grand  à  te  reprocher  à  mon 
tour  ;  c'efl  que  ta  douleur  eft  toujours 
•concentrée  &  folitaire.  Tu  te  caches 
pour  t'aiïïiger  ,  comme  fi  tu  rougiiTois 
de  pleurer  devant  ton  amie.  Claire  ,  je 


H  É  L  o  ï   s  E.  6^ 

n'aime  pas  cela.  Je  ne  fuis  point  injurce 
comme  toi  ;  je  ne  blâme  point  tes  re- 
grets ;  je  ne  veux  pas  qu'au  bout  de 
deux  ans  ^-de  dix,  ni  de  toute  ta  vie  ,  tu 
ceffes  d'honorer  la  mémoire  d'un  fi  ten- 
dre époux;  mais  je  te  blâme,  après  avoir 
pafTé  tes  plus  beaux  jours  à  pleurer  avec 
ta  Julie  ,  de  lui  dérober  la  douceur  de 
pleurer  à  fon  tour  avec  toi ,  &  de  laver 
par  de  plus  dignes  larmes  la  honte  de 
celles  qu'elle  verfa  dans  ton  fein.  Si  tu 
es  fâchée  de  t'affliger  ,  ah  !  tu  ne  con- 
nois  pas  la  véritable  afflidion,  Si  tu  y 
prends  une  forte  de  plaifir  ,  pourquoi 
ne  veux-tu  pas  que  je  le  partage  ?  Igno- 
res-tu que  la  communication  des  cœurs 
imprime  à  la  trifteffe  je  ne  fais  quoi  de 
doux  &  de  touchant ,  que  n'a  pas  le 
contentement  ?  &  l'amitié  n'a-t-elle  pas 
été  fpécialement  donnée  aux  malheu- 
reux pour  le  foulagement  de  leurs  maux 
èc  la  confolation  de  leurs  peines  ? 

Voilà  5  ma  chère  ,  des  confidérations 
que  tu  devrois  faire  ,  d:i  auxquelles  il 
faut  ajouter  qu'en  te  propofant  de  venir 


g^.       LaNouvelle 

demeurer  avec  moi ,  je  ne  te  parle  pas 
moins  au  nom  de  mon  mari  qu'au  mien. 
Il  m'a  paru  plufieurs  fois  lurpris  ,  pref- 
que  fcandalifé  ,  que  deux  amies  telles 
que  nous  n'habitalTent  pas  enfemble  ;  il 
aiîiire  te  l'avoir  dit  à  toi-même  ,  &  il 
n'eft  pas  homme  à  parler  inconfidéré- 
ment.  Je  ne  fais  quel  parti  tu  prendras 
fur  mes  repréfentations  ;  j'ai  lieu  d'efpé- 
rer  qu'il  fera  tel  que  je  le  defire.  Quoi 
qu'il  en  foit ,  le  mien  efl:  pris  ,  &  je  ne 
changerai  pas.  Je  n'ai  pas  oublié  le  tems 
où  tu  voulois  me  fuivre  en  Angleterre.- 
Amie  incomparable ,  c'eft  à  préfent  mon 
tour.  Tu  connois  mon  averfion  pour  la 
ville  5  mon  goût  pour  la  campagne ,  pour 
les  travaux  ruftiques  ,  &:  l'attachement 
que  trois  ans  de  féjour  m'ont  donné 
pour  ma  maifon  de  Clarens.  Tu  n'igno- 
res pas  5  non  plus ,  quel  embarras  c'eft 
de  déménager  avec  toute  une  famille , 
&  combien  ce  feroit  abufer  de  la  com- 
plaifance  de  mon  père  de  le  tranlplan- 
ter  fi  fouvent.  Hé  bien  !  fi  tu  ne  veux 
j)as  quitter  ton  ménage ,  &  venir  gour 


H  É   L   o   ï  s   E.  6$ 

verner  le  mien ,  je  fuis  réfolue  à  pren- 
dre une  maifon  à  Laufane  où  nous  irons 
tous  demeurer  avec  toi.  Arrange-toi  là- 
ÙQi^MS'y  tout  le  veut  ;  mon  coeur  ,  mon 
devoir,  mon  bonheur,  mon  honneur 
confervé,  ma  raifon  recouvrée ,  mon 
état,  mon  mari,  mes  enfans , moi-mê- 
me, je  te  dois  tout;  tout  ce  que  j'ai  de 
bien  me  vient  de  toi;  je  ne  vois  rien 
qui  ne  m  y  rappelle;  &  fans  toi  je  ne 
fuis  rien.  Viens  donc ,  ma  bien-aiméc , 
mon  ange  tutélaire  ;  viens  conferver  ton 
ouvrage  ,  viens  jouir  de  tes  bienfaits. 
N^ayons  plus  qu'une  famille,  €omme 
nous  n'avons  qu'une  am^e  pour  la  ché-- 
rir;  tu  veilleras  fur  l'éducation  de  mes 
fils ,  je   veillerai  fur  celle  de  ta  fille  : 
nous  nous  partagerons  les  devoirs  de 
mère  ,  &  nous  en  doublerons  les  plai- 
(îrs.  Nous  élèverons  nos  cœurs  enfemble 
à  celui  qui  purifia  le  mien  par  tes  foins , 
^  n'ayant  plus  rien  à  defirer  en  ce  mon- 
de ,  nous  attendrons  en  paix  l'autre  vie 
dans  le  fein  de  Tinnocence  &  de  l'amitié. 


€6      La  No  u  v  elle 


'tys&smssissgfsvsassm 


LETTRE    VIII. 

RÉPONSE  DE   Madame  d'0rb3 

A  Madame  de  PFozmar, 

JV|  o  N  Dieu  !  Coufîne,  que  ta  lettre 
m'a  donné  de  plaifir  !  Charmante  prê- 
cheufe  !  . . .  charmante ,  en  vérité  ;  mais 
précheufe  pourtant.  Pérorant  à  ravir:  des 
œuvres  ,  peu  de  nouvelles.  L*architeâ:e 
Athénien  ....  ce  beau  difeur ....  tu  fais 
bien ....  dans  ton  vieux  Plutarque .... 
iPompeufes  defcriptîons ,  fuperbe  tem- 
ple ....  quand  il  a  tout  dit,,  l'autre  vient  ; 
un  homme  uni  ,  l'air  fimple ,  grave  3c 
pofé  ....  comme  quidiroit,ta  Couiine 
Claire . . .  d'une  voix  creufe  ,  lente ,  & 
même  un  peu  nafale  ...  Ce  cjuil  a  dit , 
je  le  ferai.  Il  fe  tait,  &  les  mains  de  bat- 
tre !  Adieu  rhomme  aux  phrafes.  MMi 
enfant,  nous  fommes  ces  deux  Architec- 
tes ;  le  temple  dont  il  s'agit  eft  celui  de 
TAmitié. 


H  É    L    O    1    s   E.  6j 

Kéfumons  un  peu  les  belles  chofes 
que  tu  m'as  dites*  Premièrement ,  que 
nous  nous  aimions;  &  puis  ,  que  jet'é- 
tois  nécefTaire  ;  &:  puis ,  que  tu  me  Té- 
tois  auffi  ;  &  puis ,  qu  étant  libres  de 
pafler  nos  jours  enfemble,  il  les  y  falloit 
paiTer.  Et  tu  as  trouvé  tout  cela  toute 
feule  ?  Sans  m.entir  tu  es  une  éloquente 
perfonne  !  Oh  bien  !  que  je  t'apprenne 
à  quoi  je  m'occupois  de  mon  côté ,  tan- 
dis que  tu  méditois  cette  fublime  lettre. 
Après  cela ,  tu  jugeras-^toi-méme  lequel 
vaut  le  mieux  de  ce  que  tu  dis  »  ou  da 
ce  que  je  fais. 

A  peine  eu5-]e  perdu  mon  mari,  que 
tu  remplis  le  vuide  qu'il  avoit  laiffé  dans 
mon  coeur.  De  fon  vivant,  il  en  parta- 
geoit  avec  toi  les  afl-ections  ;  àts  qu'il  ne 
fut  plus  5  je  ne  fus  qu'à  toi  feule,  &  fé- 
lon ta  remarque  fur  l'accord  de  la  ten- 
dreffe  maternelle  &  de  l'amitié  ,  ma  fille 
même  n'étoit  pour  nous  qu'un  lien  de 
plus  .Non-feulem^ent ,  je  réfolus  àhs  lors 
de  paffer  le  refte  de  ma  vie  avec  toi; 
mais  je  formai  un  projet  plus  étendu. 


^8      La    No  u  r  e  ll  e 

Poiu"  que  nos  deux  familles  n'en  fillent 
qu'une  ^  je  me  propofai.,  fuppofant  tous 
les  rapports  convenables  ,  d'unir  un  jour 
ma  fille  ,•  à  ton  fils  aine ,  &  ce  nom  de 
mari  ^  trouvé  par  plaifanterie,  me  parut 
d'heureux  augure  pour  le  lui  donner  un 
jour  tout  de  bon. 

Dans  ce  deffein ,  je  cherchai  d'abord 
à  lever  les  embarras  d'une  fuccefiion  em- 
brouillée ,  &  mê  trouvant  allez  de  bien 
pour  lacrifier  quelque  chofe  à  la  liquida- 
tion du  refle  ,  je  ne  fongeai  qu'à  mettre 
le  partage  de  ma  fille  en  effets  affurés  3c 
à  l'abri  de  tout  procès.  Tu  fais  que  j'ai 
àes  fantaifies  fur  bien  des  chofes  :  ma 
folie  dans  celle-ci  étoit  de  te  furpren- 
dre.  Je  m'étois  mile  en  tête  d'entrer  un 
beau  matin  dans  ta  chambre  ,  tenant 
d'une  main  mon  enfant ,  de  l'autre  un 
porte-feuille  ,  &  de  te  préfenter  l'un  &c 
l'autre  avec  un  beau  compliment  pour 
dépofer  en  tes  mains  la  mère,  la  fille , 
&  leur  bien,  c'eft- à-dire ,  la  dot  de  celle- 
ci.  Gouverne-la,  voulois-je  te  dire ,  com- 
me il  convient  aux  intérêts  de  ton  iils; 


il  É    L    O    î   s    Se  €if 

car  c'eft  déformais  fon  affaire  &  la  tien- 
ne ;  pour  moi  je  ne  m'en  mêle  plus. 

Remplie  de  cette  charmante  idée ,  iï 
fallut  m'en  ouvrir  à  quelqu'un  qui  m'ai- 
dât à  Texécuter.  Or,  devine  qui  je  choifîs 
pour  cette  confidence  ?  Un  certain  M, 
de  '^^/'olmar  :  ne  le',connOiitrois-tu point?,,. 
Mon  m.ari,  Coufine  ?...  Oui,  ton  mari, 
Coufine.  Ce  même  homme  à  qui  tu  as 
tant  de  peine  à  cacher  un  fecret  qu'il  lui 
im_porte  de  ne  pas  favoir ,  efl:  celui  qui 
t'en  a  fu  taire  un  qu'il  t'eût  été  fi  doux 
d'apprendre.  Cétoit-là  le  vrai  fujet  de 
tous  ces  entretiens  myftérieux  dont  tu 
nous  faifois  fi  comiquement  la  guerre, 
Tu  vois  comme  ils  font  diffimulés  ,  ces 
maris  !  N'eft-il  pas  bien  plaifant  que  ce 
foient  eux  qui  nous  accufent  de  diffima-? 
iation  ?  j'exigeois  du  tien  davantage  en? 
core.  Je  voyois  fort  bien  que  tu  médi- 
tois  le  même  projet  que  moi,  mais  plus 
en-dedans,  &  comme  celle  qui  n'exhals 
fes  fentimens  qu'à  mefure  qu'on  s'y  livre. 
Cherchant  donc  à  te  ménager  une  fur- 
prifc  plus  agréable,  je  voulois  que,quand 


70       La    Nouvellb 

tu  lui  propoferois  notre  réunion  ,  il  ne 
parût  pas  fort  approuver  cet  emprelTe^ 
ment ,  &  fe  montrât  un  peu  froid  à  con- 
fentir.  Il  me  fit  là-defTus  une  réponfe 
que  j'ai  retenue  ,  &  que  tu  dois  bien 
retenir  ;  car  je  doute  que  depuis  qu'il  y 
a  des  maris  au  monde ,  aucun  d'eux  en 
ait  fait  une  pareille.  La  voici,  ce  Petite 
33  Coufine ,  je  connois  Julie...  je  la  con- 
33  nois  bien  ,  .  .  mieux  qu  elle  ne  croit , 
33  peut-être.  Sgn  cœur  eft  trop  honnête 
33  pour  qu'on  doive  réfifter  à  rien  de  ce 
33  qu'elle  defire  ,  •&  trop  fenfible  pour 
33  qu'on  le  puilïè  fans  l'affliger.  Depuis 
33  cinq  ans  que  nous  fomm^es  unis ,  je 
î3  ne  crois  pas  qu'elle  ait  reçu  de  moi 
33  le  moindre  chagrin  ;  j'efpere  mourir 
t3  fans  lui  en  avoir  jamais  fait  aucun  33, 
Coufine ,  fonges-y  bien  :  voilà  quel  eft 
îe  mari  dont  tu  médites  fans  cefTe  dq 
troubler  indifcrettement  le  repos. 

Pour  moi,  j'eus  moins  de  délicateffe, 
ou  plus  de  confiance  en  ta  douceur,  & 
j'éloignai  fi  naturellement  les  difcours 
guxcjuels  ton  caur  te  ramenoit  fouvent, 


II  É    L    O    ï    s    F.  71 

que  ne  pouvant  taxer  le  m'en  de  s'attié^ 
dir  pour  toi ,  tu  t*allas  mettre  dans  la 
tête  que  j'attendois  de  fécondes  noces  ^ 
&:  que  je  t'aimois  mieux  que  toute  autre 
chofe,  horm.is  un  mari.  Car,  vois-tu  ! 
ma  pauvre  enfant ,  tu  n'as  pas  un  fecretj 
mouvement  qui  m'échappe.  Je  te  devi- 
ne ,  je  te  pénètre  ;  je  perce  jufqu  au  plus 
profond  de  ton  ame ,  &  c'eft  pour  cela 
que  je  t'ai  toujours  adorée.  Ce  foupçori 
qui  te  faifoit  fi  heureufement  prendra 
le  change ,  m'a  paru  excellent  à  nourrir. 
Je  me  fuis  mife  à  faire  la  veuve  coquette 
allez  bien  pour  t'y  tromper  toi-même. 
Cefî  un  rôle  pour  lequel  le  talent  me 
inanque    moins    que    l'inclination.    Jai 
adroitement  employé  cet  air  agaçant , 
que  je  ne  ûiis  pas  mal  prendre,  de  avec 
lequel  je  me  fuis  quelquefois  amufée  à 
perfîffler  plus  d'un  jeune  fat.  Tu  en  as 
été  tout-à-fait  la  dupe,  ^  m'as  cru  prête 
à  chercher  un  fuccelTeur  à  l'homme  du 
monde  auquel  il  éroit  le  moins  aifé  d'ea 
trouver.  Mais  je  fuis  trop  franche  pour 
pouvoir  me  contrefaire  long-tems ,  §f 


72       La    N  o  u  r  elle^ 

tu  t'es  bientôt  raffurée.  Cependant ,  je 
veux  te  raffurer  encore  mieux  e  n  t*ex- 
pliquant  mes  vrais  fçntimens  (ur  es 
point. 

Je  te  Tal  dit  cent  fols  étant  fille  ;  je 
n'e'tois  point  faite  pour  être  femme.  S'il 
eût  dépendu  de  moi,  je  ne  me  ferois 
point  mariée.  Mais  dans  notre  fexe,  on 
n'acheté  la  liberté  que  par  l'efclavage , 
^  il  faut  commencer  par  être  fervante 
pour  devenir  fa  maitreffe  un  jour.  Quoi- 
que mon  père  ne  me  gênât  pas ,  j'avoi.s 
des    chagrins  .dans   ma    famille.  Pour 
çi'en  délivrer  ,  j'époufai  donc  M.  d'Or-  • 
be.  Il  étoit  fi  honnete-homme  &  m'ai- 
moit  fi  tendrement ,  que  je  l'aimois  fin- 
cèrement  à  mon  tour.  L'expérience  me 
donna  du  mariage  une  idée  plus  avati- 
tageufe  que  celle  que  j'en  avois  conçue , 
^  détruifit  les  imprelîions   que    m'en 
avoit  laiiTé  la  Chaillot.  M.  d'Orbe  mç; 
rendit  heureufe  ^  6c  ne  s'en  repentit  pas. 
Avec  un  autre^  j'aurois  toujours  rem.pli 
rnes  devoirs,  mais  je  l'aurois  défolé,  & 
j^  fens  qu'il  me  f  Jloit  un  aufù  bon  marj 

pour 


H   É    L    0    ï   s   E.  7î 

pour  faire  de  moi  une  bonne  femme» 
Imaginerois-tu  que  c'eft  de  cela  même 
que  i'avois  à  me  plaindre  ?  Mon  enfant , 
nous  nous  aimions  trop ,  nous  n'étions 
point  gais.  Une  amitié  plus  légère  eût 
été  plus  folâtre  ;  je  Taurois  préférée  ^& 
je  crois  que  j'aurois  mieux  aimé  vivre 
jnoins  contente  ,  &  pouvoir  vivre  plus 
fou  vent. 

A  cela  fe  joignirent  les  fujets  particu- 
culiers  d'inquiétude  que  me  donnoit  ta 
fîtuation.  Je  n'ai  pas  befoin  de  te  rap- 
peler les  dangers  que  t'a  fait  courir  une 
paillon  mal  réglée.  Je  les  vis  en  frémif  ■ 
fant.  Si  tu  n'avois  rifqué  que  ta  vie  , 
peut-être  un  refte  de  gaieté  ne  m'eiit-il 
pas  tout-à-fait  abandonnée  :  mais  la  trif- 
telle  &  Feifroi  pénètrent  mon  ^me^  & 
jufqu'à  ce  que  je  t'aie  vu  mariée  ,  je 
n'ai  pas  eu  un  moment  de  pure  joie.  Tu 
connus  ma  douleur ,  tu  la  fentis.  Elle  a 
beaucoup  fait  fur  ton  bon  cœur  ,  6c  je 
ne  ceiTerai  de  bénir  ces  heureufes  lar- 
mes qui  font  peut-être  la  caufe  de  toa 
retour  au  bien.    . 

ipmellL  ^   D 


74       La   Nouvelle 

Voilà  comment  s'eft  paffé  tout  le  tems 
que  j'ai  vécu  avec  mon  mari.  Juge  ^i , 
depuis  que  Dieu  me  l'a  ôté ,  je  pour  rois 
efpérer  d'en  retrouver  un  autre  qui  fût 
autant  félon  m.on  cœur ,  &  fi  je  fuis  ten- 
tée de  le  chercher  ?  Non  ^  Coufine  ;  le 
mariage  efl:  un  état  trop  grave  ;  fa  di- 
gnité ne  va  point  avec  mon  humeur  , 
elle  m'attrifte  &  me  fied  mal  ;  fans 
compter  que  toute  gêne  m'eft  infuppor- 
table.  Penfe  ,  toi  qui  me  cannois  ,  ce 
que  peut  être  à  mes  yeux  un  lien  dans 
lequel  je  n  ai  pas  ri  durant  fept  ans  fept 
petites  fois  à  mon  aife  !  Je  ne  veux  pas 
faire  comme  toi  la  matrone  à  vingt-huit 
ans.  Je  me  trouve  une  petite  veuve  affez 
piquante  ,  allez  mariable  encore  ,  &  je 
crois  que ,  fi  j'étois  homme  ,  je  m'accom- 
moderois  aiTez  de  moi,  Mais  me  rema- 
rier ,  Coufine  !  Écoute ,  je  pleure  bien 
{încérement  mon  pauvre  mari  ;  j'aurois 
donné  la  moitié  de  ma  vie  pour  palier 
l'autre  avec  lui ,  &  pourtant  ^s*!!  pouvoit 
prévenir,  je  ne  le  reprendrois,  je  crois,lui- 
mçme;  cjue  parce* que  je  Tavois  déjà  pris, 


H  É  L  o  ï  s  s.  7J 

Je  viens  de  t'expofer  mes  véritables 
Intentions.  Si  je  n*ai  pu  les  exécuter  en- 
core^malgré  les  foins  de  M.  de  V/olmar, 
c'eft  que  les  difficultés  femblent  croître 
avec  mon  zèle  aies  furmonter.  Mais  mo!i 
zèle  fera  le  plus  fort  ,  Se  avant  que  Tété 
fe  pafTe  ,  j'efpère  me  réunir  à  toi  pour 
le  refte  de  nos  jours. 

Il  refle  à  me  juflifier  du  reproche  de 
te  cacher  mes  peines ,  &  d'aimer  à  pleu- 
rer loin  de  toi  ;  je  ne  le  nie  pas ,  c'efl:  à 
quoi  j'emploie  ici  le  meilleur  tems  que 
j'y  paffe.  Je  n'entre  jam.ais  dans  ma  mai- 
fon  fans  y  retrouver  des  veftiges  de  ce- 
lui qui  me  la  rendoit  chère.  Je  n'y  fais 
pas  un  pas  ,  je  n'y  fixe  pas  un  objet  fans 
appercevoir  quelque  figne  de  fa  ten- 
drefTe  Se  de  la  bonté  de  fon  cœur  ;  vou- 
drois-tu  que  le  maen  n'en  fût  pas  ému  ? 
Quand  je  fuis  ici ,  je  ne  fens  que  la  perte 
que  j'ai  faite.  Quand  je  fuis  près  de  toi , 
je  ne  vois  que  ce  qui  m'efl:  reflé.  Peux- 
tu  me  faire  un  crime  de  ton  pouvoir  fur 
mon  humeur  ?  Si  je  pleure  en  ton  abfen- 
ce  ,  6c  fi  je  ris  près  de  toi ,  d'où  vient 


75       La    Nouvelle 

cette  différence  ?  Petite  ingrate  ,  c  efl: 
que  tu  me  confoles  de  tout ,  &  que  je 
ne  fais  plus  m'affliger  de  rien  ^  quand  je 
te  poffede. 

Tu  as  dit  bien  des  chofes  en  faveur 
de   notre  ancienne  amitié  :  mais  je  ne 
te  pardonne  pas  d^oublier  celle  qui  me 
fait  le  plus  d'honneur  ;  c'efl:  de  te  chérir^ 
quoique  tu  m'éclipfes.  Ma  Julie  ,  tu  es 
faite  pour  régner.  Ton  empire  efl  le  plus 
abfolu  que  je  connoifTe.  Il  s'étend  juf- 
ques   fur  les  volontés  ,  &  je  l'éprouve 
plus  que   perfonne.  Comment  cela  fe 
fait-il  5  Coufine  ?  Nous  aimons  toutes 
deux  la  vertu  ;  l'honnêteté  nous  efl  éga- 
lement chère  ,  nos  talens  font  \qs  mê- 
mes ;  j'ai   prefque    autant  d'efprit  que 
toi  5  &  ne  fuis  gueres  moins  jolie.  Je 
fais  ioxt  bien  tout  cela,  &,  malgré  tout 
cela,  tu  m'en  impofes,  tu  me  fubjugues  , 
tu  m'atterres  ,  ton  génie  éciâfe  le  mien  ^ 
&  je  ne  fuis  rien  devant  toi.  Lors  même 
que   tu   vivois   dans   des   liaifons  que 
tu  tereprochois  ,  &,  que  n'ayant  point 
iffiité  3  ta  faute  j'aurois  dû  prendre  T^f» 


fl  É  L  o  ï  s  È.  -J'y 

cendant  à  mon  tour  ,  il  ne  te  demeurolt 
pas  moins.  Ta  foibleffe,  que  je  blâmois  ^ 
me  fembloit  prefque  une  vertu  ;  Je  ne 
pouvois  m'empêcher  d'admirer  en  toi 
ce  que  j*aurois  repris  dans  une  autre.  En- 
fin,  dans  ce  temps-là  même,  je  ne  t'abor  ■ 
dois  point  fans  un  certain  mouvement 
de  refped  involontaire,  &  il  efl:  fur  que 
toute  ta  douceur  ^  toute  la  familiarité  de 
ton  commerce  étoît  nécefTairô  pour  me 
rendre  ton  amie  :  naturellement,  je  de- 
vois  être  ta  fervante.  Explique  fi  tu  peux 
cette  énigme  5  quant  à  moi ,  je  n'y  en- 
tends rien. 

Mais  fi  fait  pourtant ,  je  l'entends  un 
peu  ,  &  je  crois  même  l'avoir  autrefois 
expliquée.  C'eft  que  ton  cœur  vivifie 
tous  ceux  qui  l'environnent  &  leur  don- 
ne ,  pour  ainfi  dire,  un  nouvel  être  dont 
ils  font  forcés  de  lui  faire  hommage , 
puifqu'ils  ne  l'auroient  point  eu  fans  lui* 
Je  t'ai  rendu  d'importans  fervices  ,  j'en 
conviens  ;  tu  m'en  fais  fouvenir  fi  fou- 
vent  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  l'oublier. 
Je  ne  le  nie  point  ;  fans  moi  tu  étois  per- 


78        La    Nou  VELL2 

due.  Mais  qu*ai-je  fait  ^que  te  rendre  ce 
que  i'avois  reçu  de  toi  ?  Eft-il  polîible  de 
te  voir  long-tems  fans  fe  fentir  pénétrer 
Tame  des  charmes  de  la  vertu  &  des 
douceurs  de  Tamitié  ?  Ne  fais-tu  pas  que 
tout  ce  qui  t'approche  efl  par  toi-même 
armé  pour  ta  défenfe ,  &  que  ]^  n  ai  par- 
àQS}is  les  autres  que  l'avantage  de^  gar- 
des de  Séfoftris  ,  d'être  de  ton  âge  & 
de  ton  fexe,  &  d'avoir  été  élevée  avec 
toi  ?  Quoi  qu'il  en  foit ,  Claire  fe  con-» 
foie  de  valoir  moins  que  Julie  ,  en  ce 
que  fans  Julie  elle  vaudroit  bien  moins 
encore  ;  &  puis ,  à  te  dire  la  vérité  ,  je 
crois  que  nous  avions  grand  befoin  l'un^ 
de  l'autre  ,  &  que  chacune  des  deux  y 
perdroit  beaucoup ,  fi  le  fort  nous  eût 
féparées. 

Ce  qui  me  fâche  le  plus  dans  les  afl&î- 
res  qui  me  retiennent  encore  ici  ,  c'efl: 
le  rifque  de  ton  fecret ,  toujours  prêt  à 
'échapper  de  ta  bouche.  Confidere ,  je 
t'en  conjure  ,  que  ce  qui  te  porte  à  le 
garder  eft  une  raifon  forte  &  folide  ,  & 
que  ce  qui  te  porte  à  le  révéler  n'eft 


H  É   L   O    ï   s    Ë.  J$ 

q\xnn  fentiment  aveugle.  Nos  foupçons 
mêmes  que  ce  fecret  n'en  efl:  plus  un 
pour  celui  qu  il  intéreflè ,  nous  font  une 
raifon  de  plus  pour  ne  le  lui  déclaret 
qu'avec  la  plus  grande  circonfpedion. 
Peut-être  la  réferve  de  ton  mari  eft-elle 
un  exemple  Se  une  leçon  pour  nous  : 
car  en  de  pareilles  matières  il  y  a  fou- 
Vent  une  grande  différence  entre  ce 
qu'on  feint  d'ignorer  &  ce  qu'on  efl 
forcé  de  fa  voir.  Attends  donc ,  je  l'e- 
xige^que  nous  en  délibérions  encore  une 
fois.  Si  tes  preffentimens  étoient  fondés, 
&  que  ton  déplorable  ami  ne  fût  plus  , 
le  meilleur  pnrti  qui  refteroit  à  prendre 
fjroit  de  îaiiTer  fon  hiftoire  &  tes  mal- 
heurs enfcvelis  avec  lui.  S'il  vit^comms 
je  l'efpere  ,  le  cas  peut  devenir  diffé- 
rent ;  mais  encore  faut-il  que  ce  cas  fe 
préfente.  En  tout  état  de  caufe ,  crois-tu 
ne  devoir  aucun  égard  aux  derniers  con- 
feils  d'un  infortuné  dont  tous  les  maux 
font  ton  ouvrage  ? 

A  l'égard  des  dangers  de  la  folitude, 
je  conçois  &  j'approuve  tes  allarmes  , 


So  La  Nouvelle 
quoique  je  les  fâche  très-mal  fondées. 
Tes  fautes  paffées  te  rendent  craintive  ; 
j'en  augure  d'autant  mieux  du  préfent , 
&  tu  le  ferois  bien  moins  s'il  te  reftoit 
plus  de  fujets  de  l'être.  Mais  je  ne  puis  te 
paiïer  ton  effroi  fur  le  fort  de  notre  pau- 
vr^mi.  A  préfent  que  tes  affedions  ont 
changé  d'efpece ,  crois  qu'il  ne  m'efl:  pas 
moins  cher  qu'à  toi.  Cependant  j'ai  des 
prefTentimens  tout  contraires  aux  tiens  3 
t<,  mieux  d'accord  avec  la  raifon.  Milord 
Edouard  a  reçu  deux  fois  de  fes  nou- 
velles 3  &  m'a  écrit  à  la  féconde  qu  il 
étoit  dans  la  m.er  du  Sud  ,  ayant  déjà 
paiTé  les  dangers  dont  tu  parles.  Tu  fais 
cela  aulH-bien  que  moi ,  &  tu  t'aiRiges  , 
comme  fi  tu  n'en  favois  rien.  Mais  ce 
que  tu  ne  fais  pas  ,  &  qu'il  faut  t'ap- 
prendre ,  c'eft  que  le  vaifTeau  fur  lequel 
il  eft  ,  a  été  vu  ,  il  y  a  deux  mois  ,  à  la 
hauteur  des  Canaries  ,  faifant  voile  en 
Europe.  Voilà  ce  qu'on  écrit  de  Hol- 
lande à  mon  père  ,  &  dont  il  n'a  pas 
manqué  de  me  faire  part ,  félon  fa  cou- 
tume de  m'inftruire  des  affaires  publiques 


Il  É  L  o  ï  s  Ê.  8i 

beaucoup  plus  exadement  que  des  (ien- 
nes.  Le  cœur  me  dit ,  à  moi^  que  nous 
ne  ferons  pas  îong-tems  fans  recevoir 
des  nouvelles  de  notre  Philofophe,  ôc 
que  tu  en  feras  pour  tes  larmes ^  à  moins 
qu'après  Tavoir  pleuré  mort,  tu  ne  pleu- 
res de  ce  qu  il  efl:  en  vie.  Mais ,  Dieu 
merci  5  tu  n'en  es  plus  là. 

J)eh  !  fojje  or  qui  quel  mifer  fur  un  foco , 
Ch'e  gld  di  f  langer  e  dï  lïver  lafso  l 

Volîà  ce  que  j'avais  à  te  repondre. 
Celle  qui  t*aime ,  t'offre  &  partage  la 
douce  efpérance d'une  éternelle  réunioH» 
Tu  vois  que  tu  n'en  as  formé  le  projet 
ni  feule  ni  la  première  ,  &c  que  l'exécu- 
tion en  efl;  plus  avancée  que  tu  ne  pen-- 
fois.  Prends  donc  patience  encore  cet 
été  5  ma  douce  amie  :  il  vaut  mieux  tar- 
der à  fe  rejoindre  ^  que  d'avoir  encore 
à  fe  féparer. 

Hé  bien  !  belle  Dame,  aî-jetenu  pa- 
role 5  &  mon  triomphe  eft-il  complet? 
Allons  5  qu'on  fe  mette  à  genoux,  qu'cMi'^ 
baife  avecrefpeâ  cette  lettre,  &quo$/ 


22       La   A^o  u  y  EL  le 

reconnoiffe  humblement  qu'au  moins 
une  fois  en  la  vie  ,  Julie  de  Wolmar  a 
été  vaincue  en  amitié  (  i  ). 


LETTRE    IX. 

D  E    l'A  m  a  n  t   de   Julie 
A  Ma  dame  d'O  r  b  e, 

jyf  A  Coufine ,  ma  bienfaitrice ,  mon 
amie  ,  j'arrive  des  extrémités  de  la  terre, 
&c  j'en  rapporte  un  cœur  tout  plein  de 
vous.  J'ai  pafTé  quatre  fois  la  ligne  ;  j'ai 
parcouru  les  deux  hémifphèrcs  ;  j'ai  vu 
les  quatre  parties  du  monde  ;  j'en  ai  mis 
le  diamètre  entre  nous  ;  j'ai  fait  le  tour 


(  I  )  Que  cette  bonne  S.iiiTcirc  eft  heureufe 
d'être  gaie  ,  quand  elle  ell  ^aie ,  (ans  elprit , 
fans  naïveté,  fans  lineile  1  Elie  ne  le  doute 
pas  des  apprêts  qu'il  Faut  parmi  nous  pour 
faire  pafler  la  bonne  humeur.  Ele  ne  fait 
pas  qu'on  n'a  point  cette  bonne  humeur  pour 

t)i,  m.iis  pour  les  autres,  &:  qu'on  ne  rit 
as  pour  rire ,  mais  pour  être  applaudi. 


II  É   L    O   ï   s   E.  §  J 

entier  du  globe  &  n'ai  pu  vous  échap-i^ 
per  un  moment.  On  a  beau  fuir  ce  qui 
nous  eft  cher ,  fon  image  plus  vite  que 
la  mer  &  les  vents ,  nous  fuit  au  bout  de 
l'univers  ,  &  par  -  tout  où  l'on  fe  porte 
avec  foi  ,  l'on  y  porte  ce  qui  nous  fait 
vivre.  J'ai  beaucoup  fouffert  ;  j'ai  vu 
fouiïrir  davantage.  Que  d'infortunés  j'aî 
vu  mourir  !  Héias  !  ils  mettaient  un  Ci 
grand  prix  à  la  vie  !  &  moi  je  leur  aï 
furvécu  ! . . .  Peut-être  étois-je  en  effet 
moins  à  plaindre  ;  les  mifères  de  mes 
compagnons  m'étoientplus  fenfi.bles  que 
les  miennes;  je  les  voyois  tout  entiers 
à  leurs  peines  ;  ils  dévoient  fouffrir  plus 
que  moi.  Je  me  difois;  je  fuis  mal  ici  : 
mais  il  eft  un  coin  fur  la  terre  oii  je  fui^ 
heureux  &:  paifible,  &  je  me  dédom- 
mageois  au  bord  du  lac  de  Genève  de 
ce  que  j'endurois  fur  TOcéan.  J'ai  le 
bonheur ,  en  arrivant ,  de  voir  confirmée 
mes  efpérances  ;  Milord  Edouard  m'ap- 
prend que  vous  jouifîez  toutes  deux  de 
la  paix  &  de  la  f^nté ,  èç  que  fi  vous  , 
f.n  particulier,  avez  perdu  le  douxtitrç 


84       La?/ouvelle 
d'époufe  5  il  vous  refte  ceux  d'amie  &: 
de  me -e  ,  qui  doivent  fuffire  à  votre 
bonheur. 

Je  fuis  trop  prefTé  de  vous  envoyer 
cette  lettre  pour  vous  faire  à  préfent  un 
détail  de  mon  voyage.  J'ôfe  efperer  d'en 
avoir  bientôt  une  occafîon  plus  commo- 
de. Je  T[\Q  contente  ici  de  vous  en  don- 
ner une  légère  idée  ,  plus  pour  exciter 
que  pour  fatisfaire  votre  curiofité.  J'ai 
mis  près  de  quatre  ans  au  trajet  imnienfe 
dont  je  viens  de  vous  parler ,  6c  fuis 
revenu  dans  le  même  vaifTeau  fur  lequel 
i'étois  parti ,  le  feul  que  le  Comman- 
dant ait  ramené  de  fon  cfcadre. 

J'ai  vu  d'abord  l'Amérique  méridio- 
nale p  ce  vafte  continent  que  le  manque 
de  fer  a  fournis  aux  Européens  ,  &  dont 
ils  ont  fait  un  défert  pour  s'en  afTurer 
l'empire.  J'ai  vu  les  côtes  du  Bréfil  où 
Lifbonne  &  Londres  puifent  leurs  tré- 
fors  5  &  dont  les  peuples  miférables 
foulent  aux  pieds  l'or  &  les  diamans  fans 
ofer  y  porter  la  main.  J'ai  traverfé  pai- 
iîblement  les  mers  1-es  plus  orageufvS 


H  È  L  o  ï  s  E,  8  <; 

qui  font  fous  le  cercle  antarctique  ;  j^ai 
trouvé  dans  la  mer  pacifique  les  plus  ef- 
froyables tennpétes  : 

E  in  mar  duHiofo  fotto  îgnoto  polo 
Prcydi  V onde  fallaci  i  el  venîo  infido» 

J'ai  vu  de  loin  le  féjour  de  ces  prétendus 
géans  (ï)  qui  ne  font  grands  qu'en  cou- 
rage 5  &  dont  l'indépendance  eft  plus 
afTurée  par  une  vie  fimple  &  frugale  que 
par  une  haute  ftature.  J'ai  féjourné  trois 
mois  dans  une  ifle  déferte  &  délicieufe^ 
douce  &  touchante  image  de  l'antique 
beauté  de  la  nature  ^  &  qui  fembb  être 
confinée  au  bout  du  monde,  pour  y  ier- 
vir  d'afyle  à  l'innocence  &  à  l'amour  per- 
fécTutés  :  mais  l'avide  Européen  fait  fon 
humeur  faro'uche,en  empêchant  Flndien 
paifible  de  l'habiter,  &  fe  rend  juflice,  en 
ne  l'habitant  pas  lui-même. 

J'ai  vu/ur  les  rives  du  Mexique  &  du 
Pérou^le  m.ême  fpedacle  que  dans  le  Bré- 
fil  :  j'en  ai  vu  les  rares  &  infortunés  ha- 

(  i)LesPatagons. 


26  L  J    N  O  U  ]/  E  L  L  E 

bitans  ,  trilles  reftes  de  deux  puhTans 
peuples,  accablés  de  fers ,  d'opprobres 
&  de  milères,  au  milieu  de  leurs  riches 
métaux  5  reprocher  au  ciel,  en  pleurant, 
les  tréfors  qu'il  leur  a  prodigués.  J'ai  \ai 
l'incendie  affreux  d'une  ville  entière , 
fans  réfiftance  &  fans  défenfeurs.  Tel  efl: 
le  droit  de  la  guerre  parmi  les  peuples 
favans  ,  humains  &  polis  de  l'Europe  : 
on  ne  fe  borne  pas  à  faire  à  fon  enne- 
mi ,  tout  le  mal  dont  on  peut  tirer  du 
profit  ;  mais  on  compte  pour  un  profit 5 
tout  le  m.al  qu'on  peut  lui  faire  à  pure 
perte.  J'ai  côtoyé  prefque  toute  la  partie 
occidentale  de  l'Amérique  ;  non  fans  être 
frappé  d'admiration  en  voyant  quinze- 
cents  lieues  de  côte ,  &  la  plus  grande 
mer  du  monde,  fous  l'empire  d'une  feule 
puifTance ,  qui  tient ,  pour  ainfi  dire  ,  en 
fa  main,  les  clefs  a  un  hémifphère  du 
globe. 

Après  avoir  traverfé  la  grande  mer , 
j'ai  trouvé  dans  l'autre  continent  un  nou- 
veau fpedacle.  J'ai  vu  la  plus  nombreu- 
fe  a^  la  plus  iliuftre  natian  de  l'Univers 


'H  É    L    O    I   s    E.  87 

foumlfe  à  une  poignée  de  brigands  ;  j'aî 
vu  de  près  ce  peuple  célèbre  ,  &  n'ai 
plus  été  furpris  de  le  trouver  efcîave. 
Autant  de  fois  conquis  qu  attaqué  ,  il 
fut  toujours  en  proie  au  premier  venu , 
dz  le  fera  jufqu'à  la  fin  des  fiècles.  Je  l'ai 
trouvé  digne  de  fon  fort^  n  ayant  pas 
même  le  courage  d'en  gémir.  Lettré, 
lâche  5  hypocrite  &  charlatan  ;  parlant 
beaucoup  fans  rien  dire  ,  plein  d'efprit 
fans  aucun  génie ,  abondant  en  fignes  ÔC 
fl-ériîe  en  idées  ;  poli ,  complimenteur  , 
adroit ,  fourbe  &  fripon  ;  qui  met  tous 
les  devoirs  en  étiquette ,  toute  la  mo- 
rale en  fimagrées ,  &  ne  connoît  d'autre 
humanité  que  les  falutations  &  les  révé- 
rences. J'ai  furgi  dans  une  féconde  Ifle 
déferte ,  plus  inconnue ,  pjus  charmante 
encore  que  la  première  ,  &  où  le  plus 
CFuel  accident  faillit  à  nous  confiner 
pour  jamais.  Je  fus  le  feul  peut-être  qu'un 
exil  fi  doux  n'épouvanta  point  ;  ne  fais- 
je  pas  déformais  par-tout  en  e:âl  ?  J'ai 
vu  dans  ce  lieu  de  délire  &  d'eliroi  ce 
que  peut  tenter  TinduHrie  humaine  poux  ' 


g8     La  N  ô  u  V  e  l  le 

tirer  l'homme  civilifé  d'une  folltude  ou 
rien  ne  lui  manque  ,  &  le  replonger 
dans  un  gouffre  de  nouveaux  befoins. 

J*ai  vu  dans  le  vafte  Océan ,  où  il  de- 
vroit  être  fi  doux  à  des  hommes  a  en 
rencontrer  d'autres  ,  deux  grands  vaif- 
féaux  fe  chercher  ,  fe  trouver ,  s'atta  < 
quer  ,  fe  battre  avec  fureur ,  comme  fi 
cet  efpace  immenfe  eût  été  trop  petit 
pour  chacun  d'eux.  Je  les  ai  vu  vomir , 
l'un  contre  l'autre,  le  fer  èc  les  flammes. 
Dans  un  combat  affez  court  ,  j'ai  vu 
l'image  de  l'enfer.  J'ai  entendu  les  cris 
de  joie  des  vainqueurs  couvrir  les  plain- 
tes des  bleffés ,  &  les  gémilTemens  des 
mourans.  J'ai  reçu, en  rougilTant,  ma  parc 
d'un  immenfe  butin;  je  l'ai  reçu,  mais 
en  dépôt ,  èc  §'il  fut  pris  fur  des  mal- 
heureux, c'eft  à  des  malheureux  qu'il 
fera  rendu.  # 

J'ai  vu  l'Europe  tranfportée  à  l'extré- 
mité de  l'Afrique ,  par  les  foins  de  ce 
peuple  avare 5  patienta  laborieux,  qui 
a  vaincu,  par  le  tems  3c  la  confiance,  dQs 
difficultés  que  tout  l'héroïfme  des  autres 


H  i  L  o  I  s  r.       8p 

peuples  n'a  jamais  pu  furmonter.  J*aîvu 
ces  vaftes  &  malheur eufes  contrées  qui 
ns  fembîent  deftinées  qu  à  couvrir  la 
terre  de  troupeaux  d'efclaves.  A  leur  vil 
alped,  j'ai  détourné  les  yeux  de  dédain, 
G^horreur  &  de  pîtié;  &,  voyant  la  qua- 
trième partie  de  mes  femblables  chan- 
gée en  bétes,  pour  le  fervice  des  autres, 
j'ai  gémi  d'être  homme. 

Enfin,  j'ai  vu  dans  mes  compagnorrs 
de  voyage  ,  un  peuple  intrépide  &  fier  , 
dont  l'exemple  &  la  liberté  rétabîiflbient, 
à  mes  yeux  ,  l'honneur  de  mon  efpèce  ; 
pour  lequel  la  douleur  &  la  mort  ne 
font  rien,  &  qui  ne  craint  au  monde 
que  la  faim  &  l'ennui.  J'ai  vu  dans  leur 
chef,  un  capitaine ,  un  foîdat ,  un  pilote , 
un  foge,  un  grand-homme  ;  &,  pour  dire 
encore  plus  peut-être ,  le  digne  ami  d'E- 
douard Bomflon  :  mais  ce  que  je  n'ai 
point  vu  dans  le  monde  entier  ,  c'eft 
quelqu'un  qui  relTemble  à  Claire  d'Or- 
be, à  Julie  d'Étange  ,  &  qui  puifTe  con- 
fjler  de  leur  perte  un  ccrur  qui  fut  les 
aimer. 


^0     La  No  uve  l  le 

Comment  vous  parler  de  ma  guéri-' 
fon  ?  Ceft  de  vous  que  je  dois  appren- 
dre à  la  connoitre.  Reviens-je  plus  libre 
^  plus  %e  que  je  ne  fuis  parti?  J'ofe 
le  croire ,  &  ne  puis  Taffirmer.  La  même 
image  règne  toujours  d:.ns  mon  cœur  5 
vous  favez  s'il  eft  poiîlble  qu'elle  s^n 
efface;  mais  fon  empire  e(l  plus  digne 
d'elle  ;  &,  fi  je  ne  me  fiis  pas  illufion  ^ 
elle  règne  dans  ce  cœur  infortuné  com- 
me dans  le  votre.  Oui,  ma  Coufine  ,  il 
me  femble  que  fa  vertu  m'a  fubjugué, 
que  je  ne  fuis  pour  elle  que  le  meilleur 
&  le  plus  tendre  ami  qui  fut  jamais  , 
que  je  ne  fais  plus  que  l'adorer  comme 
vous  l'adorez  vous-même  ;  ou  plutôt  il 
me  femble  que  mes  fentimens  ne  fe  font 
pas  affoiblis,  mais  redifiés  ,  &,  avec 
quelque  foin  que  je  m'examine ,  je  les 
trouve  auffi  purs  que  l'objet  qui  les  inf- 
pire.  Que  puis-je  vous  dire  de  plus,  juf- 
qu'à  l'épreuve  qui  peut  m'apprendre  à 
juger  de  moi?  Jç  fuis  fincère  &  vrai  ;  je 
veux  être  ce  que  je  dois  être;  mais  com- 
.ment  répondre  de  mon  cœur  avec  tant 


H  É   L    O    ï   s  E:  r)t 

de  raifons  de  m'en  déSer  ?  Suis -je  le 
maître  du  pafTé  ?  Puls-je  empêcher  que 
mille  feux  ne  m'aient  autrefois  dévoré  > 
Comment  diftingueral  -  je  par  la  feule 
imagination  ce  qui  eft,  de  ce  qui  fut?& 
comment  me  repréfenterai  je  amie  celle 
que  je  ne  vis  jamais  qu  amante  ?  Quoi 
que  vous  penfiez  ,  peut-être  ,  du  motif 
fecret  de  mon  empreffement ,  il  eft  hon- 
nête &  ralfonnable  ,  il  mérite  que  vous 
l'approuviez.  Je  réponds,  d'avance,  au 
moins ,  de  mes  intentions.  Souffrez  que 
je  vous  voye,  &  m'examinez  vous-mê- 
me 5  ou  laiflez-moi  voir  Julie  &  je  fau- 
rai  ce  que  je  fuis. 

Je  dois  accompagner  My lord  Edouard 
en  Italie.  Je  paiTerai  près  de  vous ,  &  je 
ne  vous  verrois  point  !  Pénis?.- vous  que 
cela  fe  puifTe  ?  Eh  !  fi  vous  avie?:  la  bar- 
barie de  l'exiger  ,  vous  mériteriez  de 
n'être  pas  obéie  :  mais  pourquoi  l'exige- 
riez-vous  ?  N'êtes-vous  pas  cette  même 
Claire ,  aufli  bonne  &  compatifTante  que 
vcrtueufe  &  fage ,  qui  daigca  m'aimer 
dès  fa  plus  tendre  jeunelTe  ^  6c  qui  doit 


^1     La    N'oiîvELLS 

m'almer  bien  plus  encore,  aujourd'hui 
que  je  lui  dois  tout  (  i  ).  Non  ,  non  , 
chère  &  charmante  amie  ,  un  fi  cruel 
refus  ne  ferait  ni  de  vous,  ni  fait  pour 
moi;  il  ne  mettra  point  le  comble  à  ma 
mifere.  Encore  une  fois ,  encore  une  fois 
en  ma  vie ,  je  dépoferai  mon  cœur  à  vos 
pieds.  Je  vous  verrai ,  vous  y  confenti- 
rez.  Je  la  verrai,  elle  y  ccnfentira.  Vous 
connoifTez  trop  bien  toutes  deux  m.on 
refpeél  pour  elle.  Vous  favez  fi  je  fuis 
homme  à  m'offrir  à  fes  yeux  en  me  fen- 
tant  indigne  d'y  paroître.  Elle  a  déploré 
fi  long-tems  Touvrage  de  fes  charmes  ! 
ah  !  qu  die  voye  une  fois  Touvrage  de 
fa  vertu  ! 

P.  S.  Mylord  Edouard  efi  retenu  pour 
quelque  tems  encore  ici  par  des  affaires  ; 
s'il  m'efl  permis  de  vous  voir ,  pourquoi 
ne  prendrois-je  pas  les  devants  pour  être 
plutôt  auprès  de  vous  ? 

(  I  )  Que  lui  doit  -  il  donc  tant,  à  elle  qui  a 
fait  les  malheurs  de  fa  vie?...  Malheureux 
queftionncur!  illui  doit  l'honneur  ,1a  vertu ;> 
le  repos  de  celle  qu'il  ûime  5  il  lui  doit  tour. 


H  É    L    O    ï  S   E. 


LETTRE    X. 


PI 


10   s      M.       D    s       Vr  o    Z    M   A    R 

A  f  Am  A  N  T  DE   Julie. 

\JvoiQV-E  nous  ne  nous  connoilîîons 
pas  encore ,  je  fuis  chargé  de  vous  écrire. 
La  plus  fage  &  la  plus  chérie  Aqs  femmes 
vient  d^ouvrir  fon  cœur  à  fon  heureux 
époux.  Il  vous  croit  digne  d'avoir  été 
aimé  d'elle,  &  il  vous  offre  fa  maifon. 
L'innocence  &  la  paix  y  régnent  ^  vous 
y  trouverez  Famitié  ,  fhofpitalité,  l'ef^ 
time  ,  la  confiance.  Confuitez  votre 
cœur;  &  ,  s'il  n'y  a  rien-là  qui  vous  ef- 
fraye ,  venez  fans,  crainte.  Vous  ne  paj;. 
tirez  point  fans  y  laifîer  un  ami, 

W  o  L  M  A  R, 

p.  S".  Venez ,  mon  ami;  nous  vous 
attendons  avec  empreifement.  Je  n'aurai 
pas  la  douleur  que  vous  nous  deviez  uri 
rçfus, 


^4        L^      NOUVELLZ 


LETTRE     XI. 
jy  B    Madame    d'  O  r  b  e  ^ 

A     l'  Am  AN  T    DE    J  U  L  I  E, 

Dans  cette  Lettre  ctoit  inclufe  la  précédente, 

JjiEN  arrivé  !  cent  fois  le  bien  arrivé, 
cher  St.  Preux  !  car  je  prétends  que  ce 
nom  (i)  vous  demeure,  au  moins  dans 
notre  fociété.  Ceft,  je  crois,  vous  dire 
allez  qu'on  n  entend  pas  vous  en  exclur- 
xe ,  à  moins  que  cette  exclufion  ne  vieii- 
ne  de  vous.  En  voyant  par  la  lettre  ci- 
jointe  que  j^'ai  fait  plus  que  vous  ne  me 
demandiez,  apprenez  à  prendre  un  peu 
plus  de  confiance  en  vos  amis,  ce  à  ne 
plus  reprocher  à  leur  cœur  à^s  chagrins 
qu'ils  partagent,  quand  la  raifon  les  force 
à  vous  en  donner.  M.  de  Wolmar  veut 


(  I  )  C'eft  celui  qu'elle  lui  avoir  donné  de- 
vant les  gens  à  Ton  précédent  voyage.  Voyea 
Tome  ÏI,  Lettre  XLIÎ. 


H  É    L    O    ï   s    E.  p^ 

VOUS  voir  ,  il  vous  offre  fa  maifon ,  fon 
amitié ,  ks  confeils  ;  il  n'en  falloir  pas 
tant  pour  calmer  toutes  tcïqs  craintes  fur 
votre  voyage;  &  je  m'offenferois  moi- 
même,  fi  je  pouvois  un  moment  me  dé~ 
fier  de  vous.  Il  fait  plus ,  il  prétend  vous 
guérir,  &  dit  que  ni  Julie  ,  ni  lui,  ni 
vous ,  ni  moi,  ne  pouvons  être  parfai- 
tement heureux  fans  cela.  Quoique  j'at- 
tende beaucoup  de  fa  (-à^^^ ,  &  plus 
de  votre  vertu ,  j'ignore  quel  fera  le  fuc-- 
ces  de  cette  entreprife.  Ce  que  je  fais 
bien,  c'eft  qu'avec  la  femme  qu'il  a, le 
foin  qu'il  veut  prendre  ell:  une  pure  gé- 
jnérofîté  pour  vous. 

Venez  donc,  mon  aîm.abîe  ami,  dans 
la  fécurité  d'un  cœur  honnête,  fatisfaire 
remprefTement  que  nous  avons  tous  de 
vous  embraffer  &  de  vous  voir  paifible 
de  content  ;  venez  dans  votre  pays  & 
parmi  vos  amis  vousdélafTer  de  vos  voya- 
ges &  oublier  tous  les  maux  que  vous 
^vez  foufferts.  La  dernière  fois  que  vgu$ 
me  vîtes ,  j'étois  une  grave  matrone ,  & 
liion  amie  étoit  à  l'extrémité  ;  m^ais  % 


S)6      La    No  u  v  e  lie 

préfent  qu  elle  fe  porte  bien  ,  &  que  je 
fuis  redevenue  fille ,  me  voilà  tout  auflî 
folle  &  prefque  auflî  jolie  qu'avant  mon 
mariage.  Ce  qu  il  y  a  du  moins  de  bien 
fiir,  c'eft  que  je  n'ai  point  changé  pour 
TOUS  y  &  que  vous  feriez  bien  des  fois 
le  tour  du  monde^avant  d'y  trouver  quel- 
qu'un qui  vous  aimât  comme  moi. 


L  E  T  T  Pv  E     X  I  L 

DE      Saint      Preux 
A    Mi  LORD  Edouard, 

J  E  nie  lève  au  milieu  de  la  nuit  pour 
vous  écrire.  Je  ne  faurois  trouver  un 
-moment  de  repos.  Mon  cœur  agite  , 
tranfporté ,  ne  peut  fe  contenir  au- de- 
dans de  moi;  il  a  befoin  de  s'épancher. 
Vous  qui  l'avez  fi  fouvent  garanti  du 
défefpoir  ,  foyez  le  cher  dépofitaire  dQS 
premiers  plaifirs  qu'il  ait  goûtés  depuis  fi 
long-tems. 

Je  l'ai  vue ,  iMllord  !  mes  yeux  l'ont 

vae  ! 


H  É    L   O    ï  s   E.  p7 

ftie  !  J'ai  entendu  fa  voix  ;  ks  mains  ont 
touché  les  miennes  ;  elle  m*a  reconnu  ; 
.elle  a  marqué  de  la  joie  à  me  voir;  elle 
m'a  appelé  fon  ami,  fon  cher  ami  ;  elle 
m'a  reçu  dans  fa  maifon  ;  plus  heureux 
que  je  ne  fus  de  ma  vie ,  je  loge  avec 
elle  fous  yn  même  toit;  &  maintenant, 
que  je  vous  écris ,  je  fuis  à  trente  pas 
d'elle. 

Mes  idées  font  trop  vives  pour  fe  fuc- 
çéd.er;  elles  fe  préfentent  toutes  enfem- 
ble  ;  elles  fe  nuifent  mutuellement.  Je 
vais  m'arrêter  ^  reprendre  haleine ,  pour 
tâcher  de  mettre  quelque  ordre  dans- 
mon  récit, 

A  peine ,  après  une  fi  longue  abfence, 
m'étois  -  je  livré  près  de  vous  aux  pre- 
miers tranfports  de  mon  cœur ,  en  em~ 
brafTant  mon  ami,  mon  libérateur  &: 
mon  père ,  que  vous  fongeâtes  au  voyage 
d'Italiep  Vous  me  le  fîtes  defïrer  dans 
l'efpoir  de  me  foulager  enfin  du  fardeau 
de  mon  inutilité  pour  vous.  Ne  pouvant 
terminer  fi-tôt  les  affaires  qui  vous  rete^ 
noient  à  Londres ,  vous  me  propofâtes 

Tomz  llh  £ 


p3       La     Nouvelle 

de  partir  le  premier  pour  avoir  plus  de" 
tems  à  vous  attendre  ici.  Je  damandai 
la  pcrmiffion  d'y  venir;  je  Tobtins,  je 
partis  5  &  quoique  Julie  s'offrît  d'avance 
à  mes  regards  ,  en  fongeant  que  j'allo:$ 
m'approcher  d'elle,  je  fentis  du  regret 
à  m'éloigner  de  vous.  Milord  ,  nous 
fommes  quittes  ;  ce  feul  fentiment  vous 
a  tout  payé. 

Il  ne  faut  pas  vous  dire  que  ,  durant 
toute  la  route ,  je  n'étois  occupé  que  de 
l'objet  de  mon  voyage;  mais  une  cliofe 
à  remarquer ,  c'eft  que  je  commençai  de 
voir  fous  un  autre  point-de-vue  ce  même 
objet  qui  n'étoit  jamais  forti  de  mon 
coeur.  Jufques-là,je  m'étois  toujours  rap- 
pelé Julie  brillante  comme  autrefois 
des  charmes  de  fa  première  jeuneffe.  J'a- 
vois  toujours  vu  fes  beaux  yeux  animés 
du  feu  qu'elle  m'infpiroit.  Ses  traits  ché- 
ris n'offroient  à  mes  regards  que  à^s, 
garants  de  mon  bonheur  ;  fon  amour  & 
le  mien  fe  miêloient  tellement  avec  fa 
figure  5  que  je  ne  pouvois  les  en  fépa- 
XQU  Maintenant  j'allpis  voiy  Julie  ma- 


fi  È   L    O   ï  s  E:  y^ 

fiée,  Julie  mère,  Julie  IndifFérente  ! 
Je  m  mquie'tois  des  changemens  que  huit 
ans  d'intervalle  avoient  pu  faire  à  fa 
beauté.  Elle  avoit  eu  la  petite  vérole  ; 
elle  s'en  trouvoit  changée  ;  à  quel  point 
h  pouvoit-elle  être?  Mon  imaginatloa 
me  refufoit  opiniâtrement  des  taches  fur 
ce  charmant  vifage  ,  &  fi-tot  que  j'en 
voyois  un  marqué  de  petite  vérole  ,  ce 
n  étoit  plus  celui  de  Julie.  Je  penfois 
encore  à  l'entrevue  que  nous  allions 
avoir  5  à  la  réception  qu'elle  m'alloit 
faire.  Ce  premier  abord  fe  préfentoit  à 
mon  efprit  fous  mille  tableaux  différens  , 
&  ce  moment,  qui  devoit  paffer  fi  vite., 
revenoit  pour  moi  mille  fois  le  jour. 

Quand  j'apperçusla  cime  des  m.onts  ,. 
le  cœur  me  battit  fortement ,  en  m.e 
difant  :  elle  eft-là.  La  même  çhofe  ve- 
noit  de  m'arriver  en  mer,à  la  vue  des  ce. 
tes  d'Europe,  La  m.émechofç  m'étoit  ar- 
rivée autrefois  à  Meillerie^en  découvrant 
îa  maifon  du  Baron  d'Etange,  Le  monc@ 
n'eft  jamais  divifé  pour  moi  qu'en  deux 
.fégions,  celle  où  elle  çft,  &  celjç  q^ 


loo  La  No  uvelle 
elle  n'eft  pas,  La  première  s'étend,  quanci 
je  m'éloigne; &  fe  relTerre ,  à mefure  que 
j'approche  5  comme  un  lieu  oii  je  ne  dois 
jamais  arriver.  Elle  eft  à  prêtent  bornée 
aux  murs  de  fa  chambre.  Héla^!  ce  lieu 
feul  eft  habité  ;  tout  le  refte  de  Tuniver* 
eft  vuide. 

Plus  j'approchois  de  la  Suiftc ,  plus  je 
me  fentois  ému.  L'inftant  où ,  des  hau- 
teurs du  Jura,  je  découvris  le  lac  de  Ge- 
nève ,  fut  un  inftant  d'extafe  &  de  ra- 
vilTement.  La  vue  de  mon  pays  ,  de  ce 
pays  fi  chéri ,  où  des  torrens  de  plaifirs 
avoient  inondé  mon  cœur  ;  Tair  des  Al- 
pes fi  falutaire  Se  fi  pur;  le  doux  air  de 
la  patrie ,  plus  fuave  que  les  parfums  de 
rOrient  ;  cette  terre  riche  &  fertile  ,  ce 
payfage  unique  ,  le  plus  beau  dont  Tceil 
humain  fut  jamais  frappé;  ce  féjour 
charmant ,  auquel  je  n'avoisrien  trouvé 
d'égal  dans  le  tour  du  monde;  l'afped 
d'un  peuple  heureux  &  libre  ;  la  dou- 
ceur de  la  faifon  ,  la  férénité  du  climat  ; 
mille  fouvenirs  délicieux  qui  réveilloient 
tous  les  featimens  que  j'avois  goûtés  ^ 


Ji  É  L  o  ï  s  e:        IOÎ 

tout  cela  me  jettok  dans  des  tranfports 
que  je  ne  puis  décrire  ^  &  fembloit  me 
rendre  à  la  fois  la  jouifTance  de  ma  vie 
entière» 

En  descendant  vers  la  côte ,  je  fentis 
une  impreffion  nouvelle  dont  je  n'avois 
aucune  idée.  Cétoit  un  certain  mouve- 
ment d^effroi  qui  me  refTerroit  le  cccur 
&  me  troubloit  malgré  moi.  Cet  eftroi , 
dont  je  ne  pouvois  démêler  la  caufe  , 
croifToit  à  mefure  que  j'approchois  de  la 
Ville;  il  ralentifToit  mon  empreffement 
d'arriver ,  &  fit  enfin  de  tels  progrès 
que  je  m'inquiétois  autant  de  ma  dili- 
gence, que  j'avois  fait  jufques-  là  de  ma 
lenteur.  En  entrant  à  Vevai ,  la  fenfation 
que  j  éprouvai  ne  fut  rien  moins  qu'a- 
gréable. Je  fus  faifi  d'une  violente  palpi^ 
tation  qui  m*empéchoit  de  refpirer  ;  je 
parlois  d'une  voix  altérée  &  tremblante. 
J'eus  peine  à  me  fiire  entendre,  en  de- 
mandant M.  de  Wolmar  ;  car  je  n'ôfai 
jamais  nommer  fa  femme.  On  me  dit 
qu'il  demeuroit  à  Clarens.  Cette  nou  - 
vellem'ôta  de  deflus  la  poitrine  un  poids 

E3 


102        La  N  ou  V  h  lie 
<ie  cinq-cents  livres  ^  &  prenant  les  deu^ 
lieues  qui  me  reiloient  à  faire  pour  un 
.répit  5  je  me  réjouis  de  ce  qui  m'eût  dé- 
folé  dans  un  autre  tems  ;  mais  j'appris 
avec  un  vrai  chagrin  que  Madame  d'Or- 
be étoit  à  Laufanne.  J'entrai  dans  une 
auberge^pour  reprendre  les  forces  qui  me 
manquoient  :  il  me  fut  impoffible  d'ava- 
ler un  feul  morceau;  je  fuffoquois  en 
buvant ,  ôc  ne  pouvois  vuider  un  verre 
qu'à  plufieurs  reprifes.    Ma  terreur  re- 
doubla 5  quand  je  vis  mettre  les  chevaux 
pour  repartir.  Je  crois  que  j'aurois  don- 
né tout  au  monde  pour  voir  brifer  une 
roue  en  chemin.  Je  ne  voyoisplus  Julie; 
mon  imagination  troublée  ne  me  pré- 
fentoit  que  des  objets  confus  ;  mon  âme 
étoit  dans  un  tumulte  univerfel.  Jecon- 
noiiTois   la  douleur  &  le  défefpoir;  je 
les  aurois  préférés  à  cet  horrible  état. 
Enfin ,  je  puis  dire  n'avoir  de  ma  vie 
éprouvé  d'agitation  plus  cruelle  que  celle 
où  je  me  trouvai  durant  ce  court  trajet, 
&  je  fuis  convaincu  que  je  ne  l'auroi* 
pu  fupporter  une  journée  entière. 


H  È    L    O    1    s   E.  lOj 

En  arrivant,  je  fis  arrêter  à  la  grille, 
^  me  Tentant  hors  d'e'tat  de  faire  un 
pas ,  j'envoyai  le  poilillon  dire  qu'un 
étranger  demandoit  à  parler  à  M.  de 
Wolman  II  étoit  à  la  promenade  avec 
fa  femme.  On  les  avertit,  &  ils  vinrent 
par  un  autre  côté  ,  tandis  que ,  les  yeux 
fixés  fur  Tavenue,  j'attendois  dans  des 
tranfes  mortelles  d'y  voir  paroître  quel- 
qu'un. 

A  peine  Julie  m'eut-elle  apperçu, qu'el- 
le me  reconnut.  A  Tinflant  ,  me  voir , 
s'écrier,  courir  ,  s'élancer  dans  mes  bras, 
ne  fut  pour  elle  qu'une  même  chofe.  A 
ce  fon  de  voix  ,  je  me  fens  trefiailîir  ;  je 
me  retourne ,  je  la  vois  ^  je  la  fens.  O 
Milord  ,  ô  mon  ami!...  je  ne  puis  par- 
ler.. , .  Adieu  crainte  ,  adieu  terreur , 
effroi ,  refpeél  humain.  Son  regard ,  fon 
cri ,  fon  gefte  ,  me  rendent  en  un  mo- 
ment la  confiance  ,  le  courage  &  les  for- 
ces. Je  puife  dans  ks  bras  la  chaleur  Se 
la  vie,  je  pétille  de  joie  en  la  ferrant 
dans  les  miens.  Un  tranfport  facré  nous 
tient  dans  un  long  filence ,  étroitement 


erabrafTés^&r  ce  n'eft  qu'après  un  fi  doux 
faifilTement  que  nos  voix  commencent  à 
fe  confondre  ^  âc  nos  yeux  à  mêler  leurs 
pleurs.  M.  de  Wolmar  étoit-là;  je  le 
favois^je  le  voyois  ,  mais  qu*aurois-je 
pu  voir  ?  Non  ;  quand  Tunivers  entier 
le  fût  réuni  contre  moi^  quand  l'appa- 
reil à^^  tourmens  m'eût  environné  ,  je 
n'aurais  pas  dérobé  rnoncceur  à  la  moin- 
dre de  iit^  carefles ,  tendres  prémices 
d'une  amitié  pure  &  fainte  que  nous 
emporterons  dans  le  ciel  ! 

Cette  première  impétuofité  fufpen- 
due.  Madame  de  Wolmar  me  prit  par 
la  main,  ôc,  fe  retournant  vers  fon  mari , 
lui  dit  avec  une  certaine  grâce  d'inno- 
cence &  de  candeur  dont  je  me  fentis 
pénétré  :  quoiqu'il  foit  mon  ancien  ami , 
je  ne  vous  le  préfente  pas ,  je  le  reçois 
de  vous  5  &  ce  n'eft  qu'honoré  de  votre 
amitié  ,  qu'il  aura  déformais  la  mienne. 
Si  les  nouveaux  amis  ont  moins  d'ardeur 
que  les  anciens,  me  dit-il,  en  m'embraf- 
fant  5  ils  feront  anciens  à  leur  tour ,  & 
ne  céderont  point  aux  autres:  Je  reçus 


T.-nu'  m. 


^  e 


fj^e  lo4-. 


l^Âi  coiifiimce  dev;  l>eller» 


Cur^J  j.-,4- 


iunies 


H  È    h    O    ï   s    E,  107 

fes  embraffemens  :  mais  mon  cœur  ve- 
noit  de  s'épuifer ,  &  je  ne  fis  que  les 
recevoir. 

Après  cette  courte  fcène,  j'obfervaî 
du  coin  de  l'oeil  qu'on  avoit  détaché  ma 
malle  &:  remifé  ma  chaife.  Julie  me  prit 
fous  le  bras,  &  je  m'avançai  avec  eux 
vers  la  maifon  ,  prefque  opprefTé  d'aile 
de  voir  qu'on  y  prenoit  polTefîion  de 
moi. 

Ce  fut  alors  qu'en  contemplant  plus 
palfiblement  ce  vifage  adoré  que  j'avois 
cru  trouver  enlaidi ,  je  vis  avec  une  fur- 
prife  amère  &  douce  qu  elle  étoit  réelle- 
ment plus  belle  &  plus  brillante  que  ja- 
mais. Ses  traits  charmans  fe  font  mieux 
formés  encore  ;  elle  a  pris  un  peu  plus 
d'embonpoint ,  qui.  ne  fait  qu'ajouter  à 
fon  éblouiffante  blancheur.  La  petite 
vérole  n'a  laifle  fur  fes  joues  que  quel- 
ques légères  traces  prefque  impercepti- 
bles. Au  lieu  de  cette  pudeur  fouftrante 
qui  lui  faifoit  autrefois  fans  celfe  baif- 
fer  les  yeux ,  on  voit  la  fécurité  de  la 
vertu  s'allier  dans  fon  charte  regard  à  la 

El 


ic<?        La  No  u  v  e  ll  e 

douceur  &  à  la  fenfibilité  ;  fa  conte-" 
nance ,  non  moins  modefte ,  eft  moins 
timide  ;  un  air  plus  libre  &  des  grâces 
plus  franches  ont  fuccédé  à  fes  manières 
contraintes,  mêlées  de  tendreffe  de  de 
honte  ;  &  5  fi  le  fentiment  de  fa  faute  la 
Tendoit  alors  plus  touchante,  celui  de 
fa  pureté  la  rend  aujourd'hui  plus  cé- 
lefte. 

A  peine  étions-nous  dans  le  fallon , 
«quelle  difparut,  &  rentra  le  moment 
d-après.  Elle  n'étoit  pas  feule.  Qui  pen- 
fez-vous  qu'elle  amenoit  avec  elle?  Mi- 
lord  ,  c'étoient  fes  enfans  !  fes  deux  en- 
fans  plus  beaux  que  le  jour  ,  &  portant 
déjà  fur  leur  phyfionomie  enfantine  le 
charme  &  Tattrait  de  leur  mère.    Que 
devins-je  à  cet  afped?  Cela  ne  peut,  ni 
fe  dire  ,  ni  fe  comprendre;  il  faut  le  fen- 
tir.  Mille  mouvemens  contraires  m'af- 
faillirent  à  la  fois.  Mille  cruels  &  déli- 
cieux fouvenirs   vinrent  partager  mon 
cœur.  O  fped:acle  !  ô  regrets  !  Je  me  fen- 
tois  déchirer  de  douleur  &  tranfporter 
de  joie.  Je  voyois,  pour  ainfi  dire ,  mul- 


U  É    L    0   ï   s    E.  107 

tlpller  celle  qui  me  fut  (î  chère.  Hélas! 
je  voyois  au  même  inftant  la  trop  vive 
preuve  qu  elle  ne  m'e'toit  plus  rien,  & 
mes  pertes  fembloient  fe  multiplier  avec 
,  elle. 

Elle  me  les  amena  par  la  main.  Te- 
nez, me  dit-elle,  d'un  ton  qui  me  perça 
l'âme  ,  voilà  les  enfans  de  votre  amie  ; 
ils  feront  vos  amis  un  jour.  Soyez  le  leur 
dès  aujourd'hui.  Auflî-tôt  ces  deux  pe- 
tites créatures  s'emprefTerent  autour  de 
moi ,  me  prirent  les  mains  ;  &  ,  m'acca- 
blant  de  leurs  innocentes  carefTes  ,  tour- 
nèrent vers  l'attendrifTement  toute  mon 
émotion.  Je  les  pris  dans  mes  bras  l'un 
&  l'autre  ;  &,les  prefîant  contre  ce  cœur 
agité  :  chers  Se  aimables  enfans ,  dis-je  , 
avec  un  foupir,  vous  avez  à  remplir  une 
grande  tâche.  Puilliez-vous  reflembler  à 
ceux  de  qui  vous  tenez  la  vie;  pulifiez- 
vous  imiter  leurs  vertus ,  &  faire  ua 
jour  par  les  vôtres  la  confolation  de 
leurs  amis  infortunés.  Madame  de  Wol- 
mar,  enchantée,  me  fauta  au  cou  une  fé- 
conde tois,ôc  fembloit  me  vouloir  payes 

E6 


io8       La    Nou  V  ELLt 

par  (qs  careiTes  de  celles  que  je  faifoîs 
à  ks  deux  fils.  Mais  quelle  différence 
du  premier  embralïement  à  celui-là  !  Je 
réprouvai  avec  furprife.  C*étoitune  mère 
de  himille  que  j'embraiîbis  ;  je  la  voyois 
environnée  de  ion  époux  &:  de  fes  en- 
fans  ;  ce  cortège  m'en  impoloit.  Je  trou- 
vois  fur  fon   vifage  un  air  de  dignité 
qui  ne  m'avoit  pas  frappé  d'abord  ;  je 
me  fentois  forcé  de  lui  porter  une  nou- 
velle forte  de  refpedl  ;  fa  familiarité  m'é- 
toit  prefque  à  charge  ;    quelque  belle 
qu'elle  me  parut ,  j^aurois  baifé  le  bord 
de  fa  robe  de  meilleur  cœur  que  fa  joue: 
dès  cet  inftant ,  en  un  mot ,  je  connus 
qu'elle-ou  moi  n'étions  plus  les  mêmes, 
&:  je  commençai  tout  de  bon  à  bien  au- 
gurer de  moi. 

M.  de  Wolmar  ,  me  prenant  par  la 
main,  me  conduifit  enfuite  au  logement 
qui  m'ctoit  deftîné.  Voilà  ,  me  dit  -  il , 
en  y  entrant ,  votre  appartement  ;  il 
n  eft  point  celui  d*un  ©.ranger  ,  il  ne 
fera  plus  celui  d'un  autre ,  &  déformai  s 
reliera  vuide  ou  occupé  par  vous.  Ju- 


II  E    L    O    ï  s    E.  lop 

gez  fi  ce  compliment  me  fut  agréable  ! 
mais  je  ne  le  méritois  pas  encore  affez 
pour   l'écouter  fans  confufion.   AL   de 
Wolmar  me  fauva  l'embarras  d'une  ré- 
ponfe.   li  m'invita  à   faire  un  tour  de 
jardin.  Là ,  il  £t  fi  bien  que  je  me  trou- 
vai plus  à  mon  aife;  &,  prenant  le  ton 
d'un  homme  Inftruit  de  mes  anciennes 
erreurs,  mais  plein  de  confiance  dans 
ma  droiture,  il  me  parla  comme  un  père 
à  fon  enfant ,  &  me  mit  à  force  d'efti- 
rae  dans  rimpofiibilité  de  la  démentir. 
Non,  Milord,  il  ne  s'eft  pas  trompé; 
je  n'oublierai  point  que  j'ai  la   fienne 
&  la  votre  à  juftifier.  Mais  pourquoi 
faut -il  que  mon  cœur  fe  reflerre  à  fes 
bienfaits  ?  Pourquoi  faut  -  il  qu'un  hom- 
me que  je  dois  aimer ,  foit  le  mari  de 
Julie? 

Cette  journée  fembloit  deftinée  à  tous 
ÏQS  genres  d'épreuves  que  je  pouvois 
fubir.  Revenus  auprès  de  Madame  de 
Wolmar  ,  fon  mari  fut  appelé  pour 
quelque  ordre  à  donner,  &  je  reliai  feul 
^vec  elle. 


lîo      La   N  ouv  elle 

Je  me  trouvai  alors  dans  un  nouvel 
embarras ,  le  plus  pénible  &  le  moins 
prévenu  de  tous.  Que  lui  dire?  Comment 
débuter?  Oferois  -  je  rappeller  nos  an- 
ciennes liaifons ,  &:  des  tems  fi  préfens 
à  ma  mémoire  ?  LaiiTerois-je  penler  que 
je  les  eulle  oubliés,  ou  que  je  ne  m'en 
fouciaffe  plus  ?  Quel  fupplice  de  traiter 
en  étrangère  celle  qu'on  porte  au  fond 
de  fon  cœur  !  Quelle  infamie  d'abufer 
de  l'hofpitalité  pour  lui  tenir  des  dif- 
cours  qu'elle  ne  doit  plus  entendre  ! 
Dans  ces  perplexités  je  perdois  toute 
contenance  ;  le  feu  me  montoit  au  vifa- 
ge;  je  n'ôfois  ni  parler  ,  ni  lever  les 
yeux  5  ni  faire  le  moindre  gefte  ,  &  je 
crois  que  je  feroîs  refté  dans  cet  état 
violent  jufqu'au  retour  de  fon  mari ,  fi 
elle  ne  m'en  eût  tiré.  Pour  elle ,  il  ne 
parut  pas  que  ce  tête-à-tête  l'eût  gênée 
en  rien.  Elle  conferva  le  même  main- 
tien &  les  mêmes  manières  qu'elle  avoit 
auparavant  ;  elle  continua  de  me  parler 
fur  le  même  ton  ;  feulement ,  je  crus 
voir  qu'elle  effayoit  d'y  mettre  encore 


H  É    L    O    ï   s    E.  lit 

plus  de  gaieté  Se  de  liberté ,  jointe  à  un 
regard  ,  ni  timide,  ni  tendre  ,  mais 
doux  &  affedueux ,  comme  pour  m'en- 
courager  à  me  raiTurer  &  à  fortir  d'une 
contrainte  qu  elle  ne  pouvoit  manquer 
d'appercevoir. 

Elle  me  parla  de  mes  longs  voyages  : 
elle  vouloit  en  favoir  les  détails  ;  ceux  ^ 
fur-tout  y  des  dangers  que  j'avois  courus  , 
des  maux  que  j'avois  endurés  ;  car  elle 
n'ignoroit  pas,  difoit-elle,  que  fon  ami- 
tié m'en  devoit  le  dédommagement. 
Ah  5  Julie  !  lui  dis-je  avec  trifteffe ,  il  n'y 
a  qu'un  moment  que  je  fuis  avec  vous 5 
voulez-vous  déjà  me  renvoyer  aux  In- 
des ?  Non  pas ,  dit  -  elle  en  riant  j  mais 
j'y  veux  aller  à  mon  tour. 

Je  lui  dis  que  je  vous  avois  donné  une 
relation  de  mon  voyage,  dont  je  lui  ap- 
portois  une  copie.  Alors  elle  me  de- 
manda de  vos  nouvelles  avec  empreffe- 
ment.  Je  lui  parlai  de  vous  ,  de  ne  pus 
le  faire  fans  lui  retracer  les  peines  que 
j'avois  foufFertes  &  celles  que  je  vous  avois 
données.  Elle  en  fut  touchée  j  elle  com^ 


112     La  Nouvelle 

menç:i,d'un  ton  plus  férieux^à  entreif 
dans  fa  propre  juftification ,  &  à  m-e 
montrer  qu'elle  avoit  dû  faire  tout  ce 
qu  elle  avoit  fait.  M.  de  Wolmar  rentra 
au  milieu  de  fon  difcours  ;  &  ,  ce  qui 
me  confondit ,  c'efl:  qu  elle  le  continua 
en  fa  préfence ,  exactement  comme  s'il 
n'y  eût  pas  été.  Il  ne  put  s'empêcher  de 
fourire  ,  en  démêlant  mon  étonnement. 
Après  qu'elle  eut  fini ,  il  me  dit  :  vous 
voyez  un  exemple  de  la  franchife  qui 
règne  ici.  Si  vous  voulez  fincèrement 
être  vertueux  ,  apprenez  à  Timiter  :  c*efl: 
la  feule  prière  &  la  feule  leçon  que  j  aye 
à  vous  faire.  Le  premier  pas  vers  le  vice 
eft  de  mettre  du  myftère  aux  adions 
innocentes ,  &  quiconque  aime  à  fe 
cacher ,  a  tôt  ou  tard  raifon  de  fe  cacher. 
Un  feul  précepte  de  morale  peut  tenir 
lieu  de  tous  les  autres  ;  c'eft  celui  -  ci  ; 
ne  fais  ni  ne  dis  jamais  rien  que  tu  ne 
veuilles  que  tout  le  monde  voye  &  en- 
tende; &:  pour  moi,  j'ai  toujours  regar- 
dé comme  le  plus  eftimable  des  hommes, 
ce  Romain  qui  vouloit  que  fa  maito^ 


H  É    L   0    I    s   If.  1  I  y 

fût  conftruke  de  manière  qu  on  vît  tout 
ce  qui  s*y  faifoit. 

J'ai ,  continua-t-il ,  deux  partis  à  vous 
propofer.  Choifîfîèz  librement  celui  qui 
vous  conviendra  le  mieux  ;  mais  choifîf- 
fez  l'un  ou  l'autre.  Alors^prenant  la  main 
de  fa  femme,  &  la  mienne,  il  me  dit,  eri 
la  ferrant  :  notre  amitié  commence  ,  en 
voici  le  cher  lien  ;  qu'elle  foit  indiffolu* 
ble.  EmbrafTez  votre  fceur  &  votre  amie; 
traitez -la  toujours  comme  telle  ;  plus 
vous  ferez  familier  avec  elle ,  mieux  je 
penferai   de  vous.  Mais  vivez  dans  le 
téte~à-téte  ,  com.me  fi  j'étois  préfent) 
ou  devant  moi^cômme  fi  je  n'y  étois  pas  ; 
voilà  tout  ce  que  je  vous  demande.  Si 
vous  préférez  le  dernier  parti ,  vous  le 
pouvez  fans  inquiétude  ;  car  ,-comme  je 
me  réferve  le  droit  de  vous  avertir  de 
tout  ce  qui  me  déplaira ,  tant  que  je  ne 
dirai  rien ,.  vous  ferez  fur  de  ne  m'avoir 
point  déplu. 

lî  y  avoit  deux  heures  que  ce  difcours^ 
m'auroit  fort  embarrafîe  ;  mais  M.,  de 
Wolmar  commençoit  à  prendre  une  fi 


1  !  4         L  A    N  O  V  V  ELLE 

grande  autorité  fur  moi  que  j'y  étois 
déjà  prefque  accoutumé.  Nous  recom- 
mençâmes à  caufer  paifiblement  tous 
trois  5  &  chaque  fois  que  je  parlois  à 
Julie  5  je  ne  manquois  point  de  Tappel- 
1er  Mad.ime.  Parlez-moi  franchement , 
dit  enfin  fon  mari  en  m'interrom.pant  ; 
dans  l'entretien  de  tout-à-rhcurc  difiez- 
vous,  Madame}l>ion^  dis-je  un  peu  dé- 
concerté; mais  la  bienféance...  La  bien- 
féance  ,  reprit-il ,  n'eft  que  le  mafque  du 
vice;  où  la  vertu  régne,  elle  efl  inutile  ; 
je  n'en  veux  point.  Appeliez  ma  femme 
Jidk  en  m.a  préfence  ,  ou  Maiamc  en 
particulier  ;  cela  m'eft  indifférent.  Je 
commençai  de  connoître  alors  à  quel 
homme  j'avois  affaire  ,  &  je  réfolus  bien 
de  tenir  toujours  mon  cœur  en  état  d'être 
vu  de  lui. 

Mon  corps  ,  épuifé  de  fatigue  ,  avoit 
grand  befoin  de  nourriture  ,  &:  mon  el- 
prit  de  repos  ;  je  trouvai  l'un  &  l'autre 
à  table.  Après  tant  d'années  d'abfence 
&  de  douleurs ,  après  de  fi  longues  cour- 
fes,  je  me  difois  dans  une  forte  de  ra- 


H  É    L    O    ï  s    E,  î  I  J 

vîiîement  :  je  fuis  avec  Julie  ,  je  la  vois  ^ 
je  lui  parle  ;  je  fuis  à  table  avec  elle  , 
cViQ  me  voit  fans  inquiétude  ,  elle  me 
reçoit  fans  crainte  ;  rien  ne  trouble  le 
plaifir  que  nous  avons  d'être  enfemble. 
Douce  &  précieufe  innocence ,  je  n'c.- 
vois  point  goûté  tes  charmes  ;  &ce  n'eft 
que  d'aujourd'hui  que  je  commence  d'é- 
xifter  fans  fouffrir. 

Le  foir ,  en  me  retirant  ^  je  paffai  de« 
vant  la  chambre  des  maîtres  de  la  mai- 
fon  ;  je  les  y  vis  entrer  enfemble  ;  je 
gagnai  triftement  la  mienne  ,  &  ce 
moment  ne  fjt  pas  pour  moi  le  plus 
agréable  de  la  -journée. 

Voilà  5  Milord ,  comment  s'efl  pafTée 
cette  première  entrevue ,  defîrée  fî  paf- 
fionnément,  &  fi  cruellement  redoutée. 
J'ai  tâché  de  me  recueillir^  depuis  que  je 
fuis  feuî  ;  je  me  fuis  efforcé  de  fonder 
mon  cœur;  mais  l'agitation  de  la  journée 
précédente  s'y  prolonge  encore ,  &  iî 
m'eft  impoiTible  de  juger  fi-tôt  de  mon 
véritable  état.  Tout  ce  que  je  fais  très- 
certainement,  c'eft  que,  fi  mes  fentimens 


11^  La  Nouvelle 
pour  elle  n*ont  pas  change  d'efpece  ,  Ils 
ont,au  moins.bien  changé  de  forme  ;  que 
7afpire  toujours  à  voir  un  tiers  entre 
nous  ,  &  que  je  crains  autant  le  tcte-à- 
téte  que  je  le  defirois  autrefois. 

Je  compte  aller  dans  deux  ou  tiois 
jours  à  Laufanne.  Je  n'ai  vu  Julie  encore 
qu'à  demi,  quand  je  n'ai  point  vu  fa  Cou- 
fine  ;  cette  aimable  &  chère  amie  à  qui 
je  dois  tant  ,  qui  partagera  fans  celTe 
avec  vous  mon  amitié  ,  mes  foins ,  ma 
rcconnoiffance  ,  &  tous  Us  fentimens 
dont  mon  coeur  efl:  refté  le  maître.  A 
mon  retour ,  je  ne  tarderai  pas  à  vous  en 
dire  davantage.  J'ai  befofin  de  vos  avis  , 
Bc  je  veux  m'obferver  de  près.  Je  fais 
mon  devoir  &  le  remplirai.  Quelque 
doux  qu'il  me  foit  d'habiter  cette  mai- 
fon  ;  je  l'ai  réfolu ,  je  le  jure  ;  fi  je  m'ap- 
perçois  jamais  que  je  m'y  plais  trop ,  j'en 
fortirai  dansTinftant. 


4: 


H  É  L  o  ï  s  s,         "i  î^ 
LETTRE     XIII. 

De     m  ADAM  m    de    froZMAU 

A  Madame    d'Or  se, 

O I  ^  nous  avoJs  accordé  le  délai  qut 
nous  te  demandions  ,  tu  aurois  eu  le 
plaifir,  avant  ton  départ^dVmbraiTer  ton 
protégé.  Il  arriva  avant-hier,  &  vouloit 
t'aller  voir  aujourd'hui  ;  mais  une  efpèce 
de  courbature  ,  fruit  de  la  fatigue  &  du 
voyage  ,  le  retient  dans  fa  chambre ,  & 
il  a  été  faigné  (i)  ce  matin.  D'ailleurs, 
j'avois  bien  réfolu  ,  pour  te  punir ,  de 
ne  le  pas  laifler  partir  fi^tot  ;  &  tu  n'as 
qu'à  le  venir  yoir  ici ,  ou  je  te  promets 
que  tu  ne  le  verras  de  long-tems.  Vrai- 
ment cela  feroit  bien  imaginé  qu'il  vît 
féparément  les  inféparables  ! 

En  vérité  ,  ma  Coufine  ;  je  ne  faisî 


(i)  Pourquoi  faigné  ^EH-ceauffi  lamodd 
ç^  SuiiTe  ? 


ii8       La    No  uvelle 

quelles  vaines  terreurs  m'avoient  fafclne 
Tefprlt  fur  ce  voyage ,  &  j^ai  honte  de 
m'y  être  oppofée  avec  tant  d'obftination. 
Plus  je  craignols  de  le  revoir ,  plus  je 
ferois  fâchée  aujourd'hui  de  ne  Tavoir 
pas  vu  ;  car  fa  préfence  a  détruit  des 
craintes  qui  m'inquiétoient  encore  ,  & 
qui  pouvoient  devenir  légitimes,  à  force 
de  m'occuper  de  lui.  Loin  que  Tatta- 
xhement  que  je  fens  pour  lui  m'effraye  , 
je  crois  que ,  s*il  m'étoit  moins  cher ,  je 
me  défierois  plus  de  moi  ;  mais  je  Taime 
aulîî  tendrement  que  jamais  ,  fans  l'ai- 
.mer  de  la  même  manière.  Ceft  de  la 
comparaifon  de  ce  que  j'éprouve  à  fa 
.vue  ,  &  de  ce  que  j'éprouvai  jadis  ,  que 
[e  tire  la  fécurité  de  mon  état  préfent , 
ik  dans  des  fentimens  fi  divers ,  la  diiîé- 
rence  fe  fait  fentir  à  proportion  de  leur- 
vivacité. 

Quant  à  lui ,  quoique  je  Taie  reconnu 
du  premier  inftant  ,  je  l'ai  trouvé  fort 
changé;  de,  ce  qu'autrefois  je  n'aurois 
gueres  imaginé  poiHble  ,  à  bien  des 
égards ,  il  inç  paroit  changé  çr\  ipieux, 


H  É    L    O    ï   s    £.  ri$ 

Le   premier  jour  ,  il   donna    quelques 
fîgnes  d'embarras  ,  &  j'eus  moi-mêm.e 
bien  de  la  peine  à  lui  cacher  le  mien. 
Mais  il  ne  tarda  pas  à  prendre  le  ton 
ferme  &  Tair  ouvert  qui  convient  à  fon 
C-iraâ:ère»  Je  Tavois  toujours  vu  timidp 
ôc  craintif;  la  frayeur  de  me  déplaire  , 
Ôc  peut-être  la  fecrette  honte  d'un  rôle 
peu  digne  d'un  honnête-homme  ,  lui 
donnoient ,  devant  moi ,  je  ne  fais  quelle 
contenance  fervile  &  baffe  ,  de  dont  tu 
t'es  plus  d'une  fois  moquée  avec  raifom 
Au  lieu  de  la  foumiilîon  d'un  efclave  , 
il  a  maintenant  le  refpeâ  d'un  ami  qui 
fait  honorer  ce  qu'il  eftime  ;  il  tient  avec 
afTurance  des  propos  honnêtes  ;  il  n'a  pas 
peur  que  fes  maximes  de  vertu  contra- 
rient fes  intérêts  ;  il  ne  craint  ni  de  fe 
faire  tort  ,  ni  de  me   faire  affront  ^  en 
louant  les  chofes  louables;  &  Ton  fentj 
dans  tout  ce  qu'il  dit ,  la  confiance  d'un 
homme  droit  Se  fur  de  lui-même  ,  qui 
tire  de  fon  propre  cœur  l'approbation 
qu'il  ne  cherchoit    autrefois  que   dans 
fîies  regards,  Je  txouve  auiTi  que  TufagQ 


^20     La    Nou  V  elle 

du  monde  &  rexpérience  lui  ont  été  ce 
ton  dogmatique  ^  tranchant  qu'on  prend 
dans  le  cabinet  ;  qu'il  eft  moins  prompt 
à  juger  les  hommes ,  depuis  qu'il  en  a 
beaucoup  obfervés  ,  moins  prefTé  d'éta- 
blir des  propofitions  univerfelles  depuis 
qu'il  a  tant  vu  d'exceptions ,  &:  qu'en 
général  l'amour  de  la  vérité  l'a  guéri  de 
l'efprit  de  fyftémes  ;  de  forte  quil  eft 
devenu  moins  brillant  &  plus  raifonna- 
ble ,  &  qu  pn  s'inftruit  beaucoup  mieux 
avec  lui,  depuis  qu'il  n'eft  plus  fî  favant. 
Sa  figure  eft  changée  auffi  ,&  n'eft  pas 
moins  biens  ;  fa  démarche  eft  plus  affu- 
rée  ;  fa  contenance  eft  plus  libre  ;  fon 
port  eft  plus  fier  ;  il  a  rapporté  de  fes 
campagnes  un  certain  air  martial  qui  lui 
Ced  d'autant  mieux  ,  que  fon  gefte  ,  vif 
&  prompt, quand  il  s'anime, eft  d'ailleurs 
plus  grave  &  plus  pofé  qu'autrefois.  C'eft 
un  marin  dont  l'attitude  eft  flegmatique 
&:  froide  ,  &  le  parler  bouillant  ^  im- 
pétueux. A  trente  ans  pafTçs  ,  fon  vifage 
€ft  celui  de  l'homme  dans  fa  perFedion  , 
&  joint  au  feu  de  la  jeuneife  la  majefté 

de 


H  É  L   O    ï  s  E.  12  1 

de  Y^gQ  mûr.  Son  teint  n  eft  pas  recon- 
noiffible  ;  il  eft  noir  comme  un  Maure , 
&  de  plus  fort  marque  de  la  petite  vé- 
role. Ma  chère ,  il  te  faut  tout  dire  :  ces 
marques  me  font  quelque  peine  à  ïq- 
garder  ,  &  je  me  furprends  fou  vent  à 
les  regarder  malgré  moi. 

Je  crois  m'ap-percevoir  que ,  fi  je  l'exa- 
mine, iln^efl:  pas  moins  attentif  à  m'exa- 
miner.  Après  une  fi  longue  abfence  ,  iî 
eft  naturel  de  fe  confidérer  mutuellement 
avec  une  forte  de  curiofité  ;  mais  fi  cette 
curiofité  femble  tenir  de  l'ancien  em- 
prelTement  ,  quelle  différence  dans  la 
manière  5  au ffi- bien  que  dans  le  m.otif? 
Si  nos  regards  fe  rencontrent  moins  fou- 
vent  ,  nous  nous  regardons  avec  plus  de 
liberté.  Il  femble  que  nous  ayons  une 
convention  tacite  pour  nous  confidérer 
alternativement.  Chacun  fent  ,  pour 
ainfi  dire ,  quand  c'eft  le  tour  de  l'autre , 
de  détourne  les  yeux  à  fon  tour.  Peut-on 
revoir  fans  plaifir  ,  quoique  Tém.otion 
n'y  foit  plus  ^  ce  qu'on  aima  fi  tendre- 
ment autrefois ,  &  qu'on  aime  fi  pure- 
Tom^lîL  F 


122  L  A    No  U  V  £  LL  E 

ment  aujourd'hui  ?  Qui  fait  fi  Tamour- 
propre  ne  cherche  point  à  juftifier  les 
erreurs  paffées  ?  Qui  fait  fi  chacun  des 
deux  5  quand  la  paflion  cefTe  de  l'aveu- 
gler,  n'aime  point  encore  à  fe  dire  :  je 
n'avois  pas  trop  mal  choifi  ?  Quoi  qu'il 
en  foit  5  je  te  le  répète  fans  honte ,  je 
conferve  pour  lui  des  fentimens  très- 
doux  qui  dureront  autant  que  ma  vie. 
Loin  de  me  reprocher  ces  fentimens ,  je 
m'en  applaudis  ;  je  rougiros  de  ne  les 
avoir  pas  ,  comme  d'un  vice  de  caradère 
&  de  la  marque  d'un  mauvais  cœur. 
Quant  à  lui^  j'ôfe  croire  qu'après  la  ver^ 
tu  5  je  fuis  ce  qu'il  aime  le  mieux  au 
monde.  Je  fens  qu'il  s'honore  de  mon 
eftime  ;  je  m'honore  à  mon  tour  de  la 
fienne^ôi:  mériterai  de  la  conferver.  Ah  !  fi 
tu  voyois  avec  quelle  tendreffe  il  carefîe 
mes  enfans,  fi  tu  favois  quel  plaifir  il 
prend  à  parler  de  toi  !  Coufine ,  tu  con  > 
noîtrois  que  je  lui  fuis  encore  chère. 

Ce  qui  redouble  ma  confiance  dans 
Topinion  que  nous  avons  toutes  deux  de 
lui ,  c'eil:  que  M.  de  Wolmar  la  partage , 


H  É  L   O   ï  s  E.  125 

^  qu  il  en  penfe  par  lui  -  même  ,  dè~ 
puis  qu'il  Ta  vu  ,  tout  le  bien  que  nous 
lui  en  avons  dit.   Il  m'en  a  beaucoup 
parlé  ces  deux  foirs ,  en  fe  félicitant  du 
parti  qui!  a  pris  ,  &  me  faifant  la  guerre 
de  ma  réfiilance.  Non,  me  difoit-il  hier, 
nous  ne  laifferons  point  un  fi  honnéte- 
homme  en  doute  fur  lui-même  ;  nous 
lui  apprendrons  à  mieux  compter  fur  fa 
vertu  ,  &  peut-être  un  jour  jouirons- 
nous  avec  plusM'avantage  que  vous  ne 
penfez  du  fruit  des  foins  que  nous  al- 
lons prendre.  Quant  à  préfent,  je  com- 
mence déjà  par  vous  dire  que  fon  carac- 
tère me  plait  ,  &  que  je  l'eflime  fur- 
tout  par  un  coté  dont  il  ne  fe  doute 
gueres  ,  favoir  la  froideur  qu'il  a  vis-à- 
vis  de  moi.  Moins  il  me  témoigne  d'a- 
mitié ,  plus  il  m'en  infpire  ;  je  ne  fau-^ 
rois  vous  dire  combien  je  craignois  d'en 
ftrecareffé.  C'étoit  la  première  épreuve 
que  je  lui  deffinois  ;  il  doit  s'en  préfen- 
ter  une  féconde  (  i  )  fur  laquelle  je  Vob^ 

{0  La  lettre  ou  ï\  étoic  queftion  Je  cette 

Fa 


124  -^  ^  NoU  V  ELLE 
ferverai  ;  après  quoi ,  je  ne  robferveral 
plus.  Pour  celle-ci  ,  lui  dis-je ,  elle  ne 
prouve  autre  chofe  que  la  franchife  dç 
fon  caradère  :  car  jamais  il  ne  put  fs 
réfoudre  autrefois  à  prendre  un  air  fou- 
rnis &  complaifant  avec  mon  père ,  quoi- 
qu'il y  eût  un  fi  grand  intérêt  &  que 
je  Ten  eufTe  inftamment  prié.  Je  vis  avec 
douleur  qu'il  s'ôtoit  cette  unique  reffour- 
ce ,  &  ne  pus  lui  fa  voir  mauvais  gré  de  ne 
pouvoir  être  faux  en  rien.  Le  cas  eft  bien 
différent ,  reprit  mon  mari  ;  il  y  a  entre 
votre  père  &:  lui  une  antipathie  natu- 
relle fondée  fur  Toppofition  de  leurs 
maximes.  Quant  à  moi,  qui  n'ai  ni  fyftê- 
mes  ni  préjugés  ,  je  fuis  fur  qu'il  ne  me 
hait  point  naturellement.  Aucun  homme 
ne  me  hait  ;  un  homme  fans  padîon 
ne  peut  infpirer  d'averfion  à  perfonne  : 
mais  je  lui  ai  ravi  fon  bien  ,  il  ne  me  le 
pardonnera  pas  fi-tôt.  Il  ne  m'en  ai- 
mera que  plus   tendrement  ,  quand  ï\ 

féconde  épj^uve  a  été  fupprimée  i  mais  j'aii^ 
lai  ibin  d'en  parler  dans  Toccanon, 


H  É    L    O    ï    s    E.  12  f 

fêi'a  parfaitement  convaincu  que  le  mai 
que  je  lui  ai  fait  ne  m'empêche  pas  de 
le  voir  de  bon  œil.  S'il  me  careflbit  à 
préfent ,  il  feroit  un  fourbe  ;  s'il  ne  ma 
careffoit  jamais ,  il  feroit  un  monftrCé 

Voilà  5  ma  Claire  ,  à  quoi  nous  en 
fommes ,  &  je  commence  à  croire  que 
le  ciel  bénira  la  droiture  de  nos  cc^eurs 
Se  les  intentions  bienfaifantes  de  mon 
mari.  Mais  je  fuis  bien  bonne'  d'entrer 
d^ins  tous  ces  détails  :  tu  ne  mérites  pis 
que  j'aie  tant  de  plalfir  à  m'entretenir 
avec  toi;  j'ai  réfolu  de  ne  te  plus  rien 
dire  ;  &  ,  fi  tu  veux  en  favoir  davantege  , 
viens  l'apprendre. 

P.  S»  Il  faut  pourtant  que  je  te  dîfe 
encore  ce  qui  vient  de  fe  paiTer  au  fujet 
de  cette  lettre.  Tu  fais  avec  quelle  in- 
dulgence M.  de  Wolmar  reçut  l'aveu 
tardif  que  ce  retour  imprévu  me  força 
de  lui  faire.  Tu  vis  avec  quelle  dou- 
ceur il  fut  efTuyer  mes  pleurs ,  &  dilîîper 
ma  honte.  Soit  que  je  ne  lui  euffe  rien 
appris  ,  comme  tu  l'as  affez  raifonnable- 

F3 


126  La  N ou  i^  elle 
ment  conjeduré  ,  foit  qu  en  effet  il  fût 
touché  d'une  démarche  qui  ne  pouvoit 
être  dictée  que  par  le  repentir  ,  non- 
feulement  il  a  continué  de  vivre  avec 
moi  comme  auparavant ,  mais  il  femble 
avoir  redoublé  de  foins  ,  de  confiance  , 
d'eftime  ,  bc  vouloir  me  dédommager  ,  à 
force  d'égards  5  de  la  confuKon  que  cet 
aveu  m'a  coûtée.  Ma  Coufine  ,  tu  con- 
noîs  mon  cœwr  ;  juge  de  Timpreilion  qu'y 
fait  une  pareille  conduite. 

Sitôt  que  je  le  vis  réfolu  àlaiffer  ve- 
nir notre  ancien  maître  ,  je  réfolus^de 
mon  côté ,  de  prendre  contre  moi  la 
meilleure  précaution  que  je  puffe  em- 
ployer ;   ce  fut  de   choifir  mon   mari 
même  pour  mon  confident ,  de  n'avoir 
aucun  entretien  particulier  qui  ne  lui  fût 
rapporté  ,  &  de  n'écrire  aucune  lettre 
qui  ne   lui  fût  montrée.    Je  m'impofai 
même  d'écrire  chaque  lettre,  comme  s'il 
ne  la  devoit  point  voir  ,  &   de  la  lui 
montrer  enfuite.  Tu  trouveras  un  arti- 
cle dans  celle-ci  qui  m'eft  venu  de  cette 
manière^  &  fi  je  n'ai  pu  m'empêcher,  en 


H   É    L    O   ï  s   E.  127 

récrivant,  de  fonger  qu'il  le  verroit ,  je 
me  rends  le  témoignage  que  cela  ne 
m'y  a  pas  fait  changer  un  mot  ;  mais  , 
quand  j'ai  voulu  lui  porter  ma  lettre ,  il 
s'eft  moqué  de  moi ,  &  n'a  pas  eu  la 
complaifance  de  la  lire. 

Je  t'avoue  que  j'ai  été  un  peu  piquée 
de  ce  refus  .  comme  s'il  s'étoit  défié  de 
ma  bonne-foi.  Ce  mouvement  ne  lui  a 
pas  échappé  :  le  plus  franc  &  le  plus 
généreux  des  hommes  m'a  bien  raf- 
furée.  Avouez  ,  m'a-t-il  dit ,  que  dans 
cette  lettre  vous  avez  moins  parlé  de 
moi  qu'à  l'ordinaire.  J'en  fuis  conve- 
nue ;  étoit-il  féant  d'en  beaucoup  par- 
ler pour  lui  montrer  ce  que  j'en  aurois 
dit  ?  Hé  bien  !  a-t-il  repris  en  fouriant, 
j'aime  mieux  que  vous  parliez  de  moi 
davantage  ,  &  ne  point  favoir  ce  que 
vous  en  direz.  Puis  il  a  pourfuivi  d'un 
ton  plus  férieux  :  le  mariage  efl  un  état 
trop  auftère  &c  trop  grave  pour  fuppor- 
ter  toutes  les  petites  ouvertures  de  cœur 
qu'admet  la  tendre  amitié.  Ce  dernier 
lien  tempère  quelquefois  à  propos  l'ex- 

F4. 


12$     L^    Nouvelle 

trême  févérité  de  l'autre  ,  &  il  efl:  bon 
qu'une  femme  honnête  &  fage  puiflè 
chercher  auprès  d'une  fidelle  amie  les 
confolations  ,  les  lumières  ,  &  les  con- 
fei.'s  qu  elle  n'ôferoit  demander  à  fon 
mari  fur  certaines  matières.  Quoique 
vous  ne  difiez  jamais  rien  entre  vous 
dont  vous  n^aimaffiez  à  m'inftruire  ^  gar- 
dez-vous de  vous  en  faire  une  loi  ,  de 
peur  que  ce  devoir  ne  devienne  une 
gêne  5  &:  que  vos  confidences  n'en  foient 
moins  douces  ,  en  devenant  plus  éten- 
dues. Croyez-moi  ^  les  épanchemens  de 
ramitié  fe  retiennent  devant  un  témoin , 
quel  qu'il  foit.  Il  y  a  mille  fecrets  que 
trois  amis  doivent  favoir ,  &  qu'ils  ne 
peuvent  fe  dire  que  deux  à  deux.  Vous 
communiquez  bien  les  miêmes  chofes  à 
votre  amie  &  à  votre  époux  ,  mais  nori 
pas  de  la  même  manière  ;  &,  fi  vous  vou- 
lez tout  confondre  ,  il  arrivera  que  vos 
lettres  feront  écrites  plus  à  moi  qu'à 
elle  5  &  que  vous  ne  ferez  à  votre  aife 
ni  avec  l'un ,  ni  avec  l'autre.  C'efl  pour 
mon  intérêt^autant  que  pour  le  vôtrCjOue 


II  É    L    O   ï  s   S.  1 20 

je  vous  parle  ainfi.  Ne  voyez-vous  pas 
que  vous  craignez  déjà  la  jufie  honte  de 
me  louer  en  ma  préfence  ?  Pourquoi  vou- 
lez-vous nous  ôter,  à  vous,  le  plaifir 
de  dire  à  votre  amie  combien  votre 
mari  vous  eft  cher  ;  à  moi ,  celui  de  pen- 
fer  que ,  dans  vos  plus  fecrets  entretiens  , 
vous  aimiez  à  parler  bien  de  lui.  Julie  I 
Julie  !  a-t-il  ajouté ,  en  me  ferrant  la 
main  ,  &  me  regardant  avec  bonté,  vous 
abaiiTerez-vous  à  àQs  précautions  fi  peu 
dignes  de  ce  que  vous  êtes,  &  n'appren- 
drez vous  jamais  à  vous  eftimer  votre 
prix? 

Ma  chère  amie ,  j'auroîs  peine  à  du'e 
comment  s'y  prend  cet  homme  incom- 
parable :  mais  je  ne  fais  plus  rougir  de" 
moi  devant  lui.  Malgré  que  j'en  aie,  il 
m'élève  au-defTus  de  moi-même  ;  &  je 
fens  qu'à  force  de  confiance ,  il  m'ap- 
prend à  la  mériter. 


^^^ 


FX 


ijo      La    No  u  v  elle 


LETTRE    XIV. 

jR  É  P  o  N  s  £  DE  Madame  d'Orbe 
A  Madame  de  Wolmar. 


c 


OMMENT ,  Coufine  !  notre  voyageur 
efl  arrivé ,  &  je  ne  Tai  pa  vu  encore  à 
mes  pieds  chargé  des  dépouilles  de  TA- 
meriquc  !  Ce  n'tft  pas  lui ,  je  t'en  aver- 
tis que  j'accufe  de  ce  délai  ;  car  je  fais 
qu  il  lui  dure  autant  qu'à  moi  :  mais  je 
vois  qu'il  n'a  pas  aulfi  bien  oublié  que 
tu  dis,  fon  anciea^çnétier  d'efclave ,  &  je 
me  plains  moins '^e  fa  négligence  que 
de  ta  tyrannie.  Je  te  trouve  auiîî  fort 
bonne  de  vouloir  qu'une  prude^grave  ^ 
form.ilifte  comme  moi/aiTe  les  avances, 
&  que,  toute  affaire  ceiTante,  je  coure 
b^ifer  un  vifage noir  &  crotu  (  i ) ,  quia 
paffé  quatre  fois  fous  le  foleil  &  vu  le 
pays  des  épices  !  mais  tu  me  fais  rire,  fur- 

(i)  Marqué  de  petite  Vérole. Terme  d« 
pays. 


H  É    L   O  ï  s  E.  131 

tout,  quand  tu  te  prefTes  de  gronder  ,  de 
peur  que  je  ne  gronde  la  première.  Je 
voudrois  bien  favoir  de  quoi  tu  te  mê- 
les? C*efl:  m.on  métier  de  quereller  ;  j'y 
prends  plaifir ,  je  m'en  acquitte  à  m.er- 
veiile  3  &  cela  me  va  très-bien  ;  m-ais 
toi  5  tu  y  es  gauche  on  ne  peut  davan- 
tage, &  ce  n'ell:  point  du  tout  ton  fait. 
En  revanche ,  fi  tu  favois  combien  tu 
as  de  grâce  à  avoir  tort,  combien  ton 
air  confus  &  ton  œil  fuppliant  te  ren- 
dent charmante ,  au-lieu  de  gronder,  tu 
pafferois  ta  vie  à  demander  pardon  ,  fi- 
non  par  devoir  ,  au  moins  par  coquet- 
terie. 

Quant  à  préfent,  demande-moi  pardon 
de  toutes  manières.  Le  beau  projet  que 
celui  de  prendre  fon  mari  pour  fon  con- 
fident ,  &  l'obligeante  précaution  pour 
une  auffi  fainte  amitié  que  la  nôtre  ! 
Amie  injufte,  &  femme  puiillanime  !  à 
qui  te  fieras-tu  de  ta  vertu  fui  la  ccrre , 
fi  tu  te  défies  de  tes  fentirnens  8^  des 
miens!  Peux-tu  ,  fan^  nous  offcnfer  tou- 
tes deux,  craindre  ton  cu  ur  &  mon  in- 

^  6 


13  2       La    Nouvelle 

diil'<erice  dans  les  nœuds  (acres  où  ta 
vis?  J'ai  peine  à  comprendre  comment 
la  feule  idée  d'admettre  un  tiers  dans 
les  fecrets  caquetages  de  deux  femmes 
ne  t'a  pas  révoltée  !  Pour  moi ,  j'aime 
fort  à  babiller  à  mon  aife  avec  toi  ;  mais 
fi  je  favois  qu-e  l'œil  d'un  homme  eût 
jamais  fureté  mes  lettres,  je  n'aurois 
plus  de  plaifir  à  t'écrire;infenfîbîement 
la  froideur  s'introduiroit  er«:re  nous  avec 
la  réferve,  &  nous  ne  nous  aimerions 
plus  que  comme  deux  autres  femmes. 
Regarde  à  quoi  nous  expofoit  ta  fotte 
défiance  ,  C  ton  mari  n'eût  été  plus  fage 
que  toi. 

Il  a  très-pi*udemment  fait  de  ne  vou- 
loir point  lire  ta  lettre.  Il  en  eût ,  peut- 
être  5  été  moins  content  que  tu  n'efpé- 
rois,  &  moins  que  je  ne  le  fuis  moi- 
même  y  à  qui  l'état  où  je  t'ai  vue  ap- 
prend à  mieux  juger  de  celui  où  je  te 
vois.  Tous  ces  Sages  contemplatifs  qui 
ont  pafTé  leur  vie  à  l'étude  du  cœur  hu- 
main 5  en  favent  moins  fur  les  vrais  fignes 
de  l'amour  que  la  plus  bornée  des  feiia-- 


II  É    L    O    ï  s    E.  î  3  f 

mes  fenfibles.  I\L  de'  N^^olmar  auroit 
d*abord  remarqué  que  ta  lettre  entiers 
efl:  employée  à  parler  de  notre  ami ,  6i 
n*auroit  point  vu  rapoftille  oii  tu  n'ea 
dis  pas  un  mot.  Si  tu  avois'écrit  cette 
apoftllle  5  il  y  a  dix  ans  y  mon  enfant^ 
je  ne  {aïs  comment  tu  aurois  fait  :  mais 
l'ami  y  feroit  toujours  rentré  par  quel- 
que coin  5  d'autant  plus  que  le  mari  ne 
la  devoit  point  vair, 

M.  de  Wolmar  auroit  encore  obfervé 
Tattention  que  tu  as  mife  à  examiner 
fon  hôte ,  &  le  plaifir  que  tu  prends  à 
le  décrire  >  m.ais  il  mangeroit  Ariftots 
&  Platon  5  avant  de  favoir  qu'on  regarda 
fon  amant ,  &  qu^^on  ne  l'examine  pas. 
Tout  examen  exige  un  fang-froid  qu'on. 
n'a  jamais ,  en  voyant  ce  qu'on  ai-me. 

Enfin  il  s'imagineroit  que  tous  ces 
changement  que  tu  as  obfervés  feroient 
échappés  à  une  autre  ,  &  moi  j'ai  bien 
peur  3^  au  contraire,  d'en  trouver  qui  te 
feront  échappés.  Quelque  différent  qiLs 
ton  hôte  foit  de  ce  qu'il  étoit ,  il  chan-- 
geroit  davantage  encore  ^  que ,.  fi  t(m 


154  ^^^  Nouvelle 
eœur  n'avoit  point  changé,  tu  le  ver- 
rois  toujours  le  même.  Quoi  qu'il  en 
foit  5  tu  détournes  les  yeux ,  quand  il  te 
regarde.  Tu  les  détournes,  CoufinePTu 
ne  les  bailTes  donc  plus?  Car  furement 
tu  n*as  pas  pris  un  mot  pour  l'autre. 
Crois-tu  que  notre  Sage  eut  auili  remar- 
qué cela  ? 

Une  autre  chofe  très -capable  d'in- 
quiéter un  mari ,  c'eft  je  ne  fais  quoi 
de  touchant  &  d'aifeclueux  qui  reftc 
dans  ton  langage  au  fujet  de  ce  qui  te 
fut  cher.  En  te  lifant,  en  t'entendant  par- 
ler 3  on  a  befoin  de  te  bîen  connoître 
pour  ne  pas  fe  tromper  à  tes  fentimens; 
on  a  befoin  de  favoir  que  c'eft  feule- 
ment d'un  ami  que  tu  parles ,  ou  que 
tu  parles  ainfi  de  tous  tes  amis;  mais 
quant  à  cela,  c'eft  un  effet  naturel  de 
ton  caractère  ,  que  ton  mari  connoît 
trop  bien  pour  s'en  alarmer.  Le  moyen 
que  dans  un  cœur  fi  tendre  la  pure  ami- 
tié n'ait  pas  encore  un  peu  l'air  de  l'a^- 
mour  ?  Ecoute  ,  Coufine  ;  tout  ce  que 
je  te  dis-là  doit  bien  te  donner  du  eou- 


H  É   L   O   ï  s   t.  15^ 

rage ,  mais  non  pas  de  la  ténTiérité.  Tes 
progrès  font  fenlibles^  &  c'eft  beaucoup. 
Je  ne  comptois  que  fur  ta  vertu ,  &  je 
commence  à  compter  auffi  fur  ta  raiion  : 
je  regarde  à  préfent  ta  guérifon  ,  fînon 
comme  parfaite,  au  moins  comme  fa- 
cile ;  &:  tu  en  as  précifément  aiTez  fait 
pour  te  rendre  inexçufable ,  fi  tu  n  a- 
cheves  pas. 

Avant  d*être  à  ton  apoftilie ,  j'avois 
déjà  remarqué  le  petit  article  que  tu  as 
eu  la  franchife  de  ne  pas  fupprimer  ou 
modifier  ,  en  fongeant  qu^il  feroit  vu  de 
ton  mari.  Je  fuis  fure  qu'en  le  lifant ,  i! 
eût  5  s'il  fe  pouvoit ,  redoublé  pour  toî 
d'eftime  ;  mais  il  n'en  eût  pas  été  plus 
content  de  l'article.  En  général,  ta  lettre 
étoit  très-propre  à  lui  donner  beaucoup 
de  confiance  en  ta  conduite ,  &  beau- 
coup d'inquiétude  fur  ton  penchant.  Je 
t'avoue  que  ces  marques  de  petite  vé- 
role 5  que  tu  regardes  tant ,  me  font 
peur  5  &  jamais  l'amour  ne  s'avifa  d'un 
plus  dangereux  fard.  Je  fais  que  ceci 
ne  feroit  rien  pour  une  autre  j  mais  ^ 


îj6  La  No  u  f  e  lle 
Confine,  fouviens-t-en  toujours;  celle 
que  la  jeuneiTe  6:  la  figure  d'^un  amant 
n'avoient  pu  féduire  ,  fe  perdit  en  pen- 
fant  aux  maux  qu  il  avoit  foufferts  pour 
elle.  Sans  doute  le  ciel  a  voulu  qu'il  Kii 
reftâtdes  marques  de  cette  maladie  pour 
exercer  ta  vertu ,  &  qu  il  ne  t'en  reftàt 
pas  5  pour  exercer  la  fienne. 

Je  reviens  au  principal  fiijet  de  ta 
lettre  ;  tu  fais  qu'à  celle  de  notre  ami , 
j'ai  volé  ;  le  cas  étoit  grave.  Mais  à  pré- 
lent  ^  fi  tu  iavois  dans  quel  embarras  m'a 
mis  cette  courte  abfence,  &  combien 
fai  d'affaires  à  la  fois,  tu  fentirois  Tim- 
pollibilité  où  je  fuis  de  quitter  de  re- 
chef ma  maifon  ,  fans  m'y  donner  de 
nouvelles  entraves  &  m^e  mettre  dans  la 
néceffité  d'y  paffer  encore  cet  hiver  ;  ce 
qui  n'efi  pas  mon  compte  ni  îe  tien.  Ne 
vaut-il  pas  mieux  nous  priver  de  nous 
voir  deux  ou  trois  jours  à  la  hâte  ,  & 
nous  rejoindre  fix  mois  plutôt?  Je  penfg 
auiTi  qu'il  ne  fera  pas  inutile  que  je  caufe 
en  particulier  &  un  peu  à  loifir  avec 
notre  philofophe  j  foit  pour  fonder  & 


H  É   L    0   ï   s   Ë.  357 

raffermir  fon  cœur  5  foit  pour  lui  don- 
ner quelques  avis  utiles  fur  la  manière 
dont  il  doit  fe  conduire  avec  ton  mari , 
&  même  avec  toi;  car  je  n'imagine  pas 
que  tu  puifTes  lui  parler  bien  librement 
là-defTus ,  &  Je  vois  par  ta  lettre  même 
qu  il  a  befoin  de  confeil.  Nous  avons 
pris  une  fi  grande  habitude  de  le  gou- 
verner 5  que  nous  fomm.es  un  peu  ref- 
ponfables  de  lui  à  notre  propre  confcien- 
ce  ;  &  5  jufqu'à  ce  que  fa  raifon  foit  en- 
tièrement libre,  nous  y  devons  fuppléer. 
Pour  moi,  c'eft  un  foin  que  je  prendrai 
toujours  avec  plaifir  ;  car  il  a  eu  pour 
mes  avis  des  déférences  coûteufcs  que  je 
n'oublierai  jamais  ;  &  il  n'y  a  point 
G  nom  m.  e  au  monde  ,  depuis  que  le 
mien  n'efl:  plus ,  que  j'eftime  &:  que  j'ai- 
me autant  que  lui.  Je  lui  réferve  auHi^ 
pour  fon  compte,  le  plaifir  de  me  rendre 
ici  quelques  fervices. 

J'ai  beaucoup  de  papiers  mal  en  ordre 
qu'il  m'aidera  à  débrouiller,  &  quelques 
affaires  épineufes  où  j'aurai  befoin  à  mon 
tour  de  fes  lumières  de  de  [qs  foins.  Au 


138  La  Nou  velle 
tefte  5  je  compte  ne  le  garder  que  cinq 
ou  fix  jours  tout  au  plus ,  &  peut-être  te 
le  renverral-je  dès  le  lendemain  ;  car  j*ai 
trop  de  vanité  pour  attendre  que  l'impa- 
tience de  s'en  retourner  le  prenne  ^  3c 
Tceil  trop  bon  pour  m'y  tromper. 

Ne  manque  donc  pas,  fi-tôt  qu'il  fera 
remis ,  de  me  l'envoyer,  c'eft-à  dire ,  de 
le  laifTer  venir,  ou  je  n'entendrai  pas  rail- 
lerie. Tu  fais  bien  que,  fi  je  ris,  quand  je 
pleure,  &  n'en  fuis  pas  moins  affligée ,  je 
ris  auffi,  quand  je  gronde,  3c  n'en  fuis  pas 
moins  en  colère.  Si  tu  es  bien  fage ,  5c 
que  tu  faffe  les  chofes  de  bonne  grâce , 
je  te  prom.ets  de  t'envoyer  avec  lui  un 
joli  petit  préfent  qui  te  fera  plaiGr ,  & 
très-grand  plaifir;  mais  fi  tu  me  fais  lan- 
guir ,  je  t'avertis  que  tu  n'auras  rien. 

P,  S.  A  propos,  dis-moi;  notre  marin 
fume-t-il  ?  jure-t-il  ?  boit-ii  de  Teau-de- 
vie  ?  porte-t-il  un  grand  fabre  ?  a-t-il  bien 
la  mine  d'un  flibufrier  ?  Mon  Dieu  !  que 
je  fcis  curieufe  de  voir  l'air  qu'on  a, 
quand  on  revient  des  Antipodes  ! 


H  É   L   0    ï  s  E.  l^p 

LETTRE    XV. 

deMadame   d'  0  r  b  e 
A  Madame  de  TFolmar, 


T 


iENs,Cou{me,  voilà  ton  efcîave  que 
je  te  renvoie.  J'en  ai  fait  le  mien  durant 
ces  huit  jours,  &  il  a  porté  (qs  fers  de 
fi  bon  cceur,  qu'on  voit  qu'il  eft  tout  fait 
pour  fervir.  Rends-moi  grâce  de  ne  l'a- 
voir pas  gardé  huit  autres  jours  encore; 
car ,  ne  t'en  déplaife  ,  fi  j'avois  attendu 
qu'il  fût  prêt  à  s'ennuyer  avec  moi,  j'au- 
rois  pu  ne  pas  le  renvoyer  C-tôt.  Je  Fai 
donc  gardé  fans  fcrupule  ;  mais  j'ai  eu 
celui  de  n'ôfer  le  loger  dans  ma  maifon. 
Je  me  fuis  fenti  quelquefois  cette  fierté 
d'âme  qui  dédaigne  les  ferviles  bienféan- 
ces,&  fied  fi  bien  à  la  vertu.  J'ai  été  plus 
timide  en  cette  occafion,fans  favoir  pour- 
quoi;  ôc  tout  ce  qu'il  y  a  de  fur,  c'efl 
que  je  ferois  plus  portée  à  me  reprocher 
cette  réferve  ,  qu'à  m'en  applaudir. 


140  La  Nouv elle 
Mais  toi .  fais-tu  bien  pourquoi  notrd 
ami  s'enduroit  fi  paifiblement  ici  ?  Pre- 
mièrement, il  étoit  avec  moi,  &  je  pré- 
tends que  c'eft  déjà  beaucoup  pour  pren* 
dre  patience.  Il  m'épargnait  des  tracas 
bc  me  rendoit  fervice  dans  mes  affaires  ; 
un  ami  ne  s'ennuie  point  a  cela.  Une 
troifieme  chofe  que  tu  as  déjà  devinée  y 
quoique  tu  n'en  faffes  pas  fembl:mt  , 
c  ell  qu'il  me  parloit  de  toi;  &,  fi  nous 
ôtions  le  tems  qu'à  duré  cette  cauferie , 
de  celui  qu'il  a  pafTé  ici ,  tu  verrois  qu'il 
m'en  eftfort  peu  refté  pour  mon  compte. 
Mais  quelle  bizarre  fantaifie  de  s'iloi- 
gner  de  toi,  pour  avoir  le  plaifir  a^n 
parler  ?  Pas  fi  bizarre  qu*on  diroit  bien, 
il  eft  contraint  en  ta  préfence  ;  il  faut 
qu'il  s'obferve  incefiamment  ;  la  moin- 
dre indifcrétion  deviendroit  un  crime  ; 
Se,  dans*ces  momens  dangereux ,  le  feul 
devoir  fe  lailîe  entendre  aux  cœurs  hon- 
nêtes :  mais,  loin  de  ce  qui  nous  fut  cher , 
on  fe  permet  d'y  fonger  encore.  Si  Ton 
étouffe  un  fentiment  devenu  caupable , 
pourquoi  fe  reprocheroit-on  de  l'avoir 


H  É    L   O   ï  s    E.  14  î 

eu, tandis  qu'il  ne  Tétoit point?  Le  doux 
fouvenir  d'un  bonheur  qui  fut  légiti- 
me, peut  -  il  jamais  être  criminel  ?  Voi- 
là  5  je  penfe ,  un  raifonnement  qui  t*iroit 
mal  5  mais  qu'après  tout  il  peut  fe  per- 
mettre. Il  a  recommencé, pour  ainfi  dire, 
la  carrière  de  fes  anciennes  amours.  Sa 
première  jeuneiTe  s'eft  écoulée  une  fe-< 
conde  fois  dans  nos  entretiens.  Il  me 
renouvêloit  toutes  fes  confidences  ;  il 
rappeloit  ces  tems  heureux  où  il  lui  étoit 
permis  de  t'aimer;  il  peignoit  à  mon 
cœur  les  charmes  d'une  flamme  inno- 
cente. ../fans  doute  il  les  embelliffoit  ! 

Il  m'a  peu  parlé  de  fon  état  préfent 
par  rapport  à  toi  ;  &,  ce  qu'il  m'en  a  dit, 
tient  plus  du  refpecî:  &  de  l'admiration 
que  de  l'amour  ;  en  forte  que  je  le  vois 
retourner ,  beaucoup  plus  rafluré  fur  fon 
cœur,  que  quand  il  eft  arrivé.  Ce  n'eft 
pas  qu'aufîi-tôt  qu'il  eft  queftion  de  toi , 
l'on  n'apperçoive  au  fond  de  ce  cœur 
trop  fenfible ,  un  certain  attendriiTement 
que  l'amitié  feule ,  non  moins  touchan- 
te ,  marque  pourtant  d'un  autre  ton  ;, 


\^2  La  N ou  V elle 
mais  j'ai  remarqué  depuis  lo'ng-tems  que 
perfonne  ne  peut,  ni  te  voir ,  ni  penfer 
à  toi  de  fang-froid;  &,  fi  l'on  joint  au 
fentiment  univerfel  que  ta  vue  infpire, 
le  fentiment  plus  doux  qu'un  (ouvenii: 
ineffiiçable  a  dû  lui  laifTer ,  on  trouvera 
qu'il  eft  difficile  5  &:  peut-être  impofliblej 
qu'avec  la  vertu  la  plus  auftère  il  foit  au- 
tre chofe  que  ce  qu'il  eft.  Je  l'ai  bien 
queftionné ,  bien  obfervé,  bien  fuivi;  je 
Tai  examiné  autant  qu'il  m'a  été  poiîi- 
ble;  je  ne  puis  bien  lire  dans  fon  ame^ 
il  n'y  lit  pas  mieux  lui-même  :  m.ais  je 
puis  te  répondre  a.  au  moins ,  qu'il  eft  pé- 
nétré de  la  force  de  fes  devoirs  Ôc  des 
tiens  5  &  que  l'idée  de  Julie  méprifdble 
.&:  corrompue  lui  feroit  plus  d'horreur  à 
concevoir  que  celle  de  fon  propre  anéan^ 
tiiTem.ent.  Coufîne  ,  je  n'ai  qu'un  con- 
feil  à  te  donner,  &  je  te  prie  d'y  fair« 
attention;  évite  les  détails  fur  le  paiTé,  ôc 
je  te  réponds  de  l'avenir. 

Quant  à  la  reflitution  dont  tu  me  par- 
les 5  il  n'y  faut  plus  fonger.  Après  avoir 
épuifé  toutes  le3  raifons  imaginables  ^  je 


Hé  lois  e.  145^ 

l'ai  prié,  prefle ,  conjuré ,  boudé,  baifé; 
je  lui  ai  pris  les  deux  mains;  je  me  fe^- 
rois  mife  à  genoux,  s* il  m'eût  laifTé  faire  : 
il  ne  m'a  pas  même  écoutée.  Il  a  poufle 
rhumeur  &:  l'opiniâtreté  ,  jufqu'a  jurer 
qu  il  confentiroit  plutôt  à  ne  te  plus  voir 
qu  a  fe  deflaifir  de  ton  portrait.  Enfin  , 
dans  un  tranfport  d'indignation ,  me  le 
faifant  toucher  attaché  fur  fon  cœur  :  le 
voilà,  m'a-t-ildit,  d'un  ton  fi  ému  qu'il 
en  refpiroit  à  peine ,  le  voilà  ce  portrait, 
le  feul  bien  qui  me  refte,  &  qu'on  m'en* 
vie  encore  !  Soyez  fiire  qu'il  ne  me  fera 
jamais  arraché  qu'avec  la  vie.  Crois-moi, 
Coufine ,  foyons  fages ,  &  laiifons-lui  le 
portrait.  Que  t'importe  au  fond  qu'il  lui 
demeure?  Tant  pis  pourlui,  s'il  s'obftine 
à  le  garder. 

Après  avoir  bien  épanché  &  foulage 
fon  cœur  ,  il  m'a  paru  afTez  tranquile 
pour  que  je  pufTe  lui  parler  de  fes  aff  é 
res.  J'ai  trouvé  que  le  tems  &  la  raifon 
ne  i'avoient  point  fait  changer  de  {yikè* 
me ,  &  qu'il  bornoit  toute  fon  ambition 
^  pafler  fa  vie^attaçhé  à  Milord Edouard. 


144       L^    A^OUFELL  E 

Je  n'ai  pu  qu'approuver  un  projet  fi  hon^ 
néte,  fi  convenable  à  ion  caractère,  & 
fi  digne  de  la  reconnoilTance  qu'il  doit 
à  des  bienfaits  fans  exemple.  Il  m*a  dit 
que  tu  avois  été  du  même  avis  ;  mais 
que  M.  de  Wolmar  avoit  gardé  le  filen- 
ce.  Il  me  vient  dans  la  tête  une  idée. 
A  la  conduite  afTez  finguliere  de  toti 
mari ,  de  à  d'autres  indices ,  je  foupçon- 
rie  qu'il  a  fur  notre  ami  quelque  vue 
fecrettc  qu'il  ne  dit  pas.  LaifTons  -  le 
faire  5  &  fions-nous  à  fafageiïe.  La  ma- 
nière dont  il  s'y  prend  prouve  afîez  que , 
fi  ma  conjedure  eft  jufte,  il  ne  médite 
rien  que  d'avantageux  à  celui  pour  le- 
quel il  prend  tant  de  foins. 

Tu  n'as  pas  mal  décrit  fa  figure  Si  (qs 
manières;  &  c'çftun  figne  affez  favora- 
ble ,  que  tu  l'aies  obfervé  plus  exacte- 
ment que  je  n'aurois  cru  :  mais  ne  trou- 
ves -  tu  pas  que  fes  longues  peines  3c 
riiabitude  de  les  fentir  ont  rendu  fli 
phyfionomie  encore  plus  intéreilànte 
qu^'elle  n'étoit  autrefois  ?  Malgré  ce  que 
ÎU  m'en  avois  écrit ,  je  craignois  de  lui 

voir 


H  É   L  O    ï  s    E.  i^J 

v-oîr  cette  politefle  maniérée ,  ces  façons 
fingerefles  qu'on  ne  manque  jamais  de 
contrader  à  Paris.  &  qui,  dans  la  foule 
des  riens  dont  on  y  remplit  une  journée 
oifive ,  fe  piquent  d'avoir  une  forme  plu- 
tôt qu'une  autre.  Soit  que  ce  vernis  ne 
prenne  pas  fur  certaines  âmes  ,  foit  que 
Tair  de  la  mer  Tait  entièrement  effacé, 
je  n'en  ai  pas  apperçu  la  moindre  trace; 
&,  dans  tout  fempreiïement  qu'il  m'a 
témoigné  ,  je  n'ai  vu  que  le  defir  de 
contenter  fon  cœur.  Il  m'a  parlé  de  mon 
pauvre  mari  ;   mais  il  aiinoit  mieux  le 
pleurer  avec  moi,  que  me  confoler,  & 
ne  m'a  poiat  débité  là-deffus  de  maxi- 
mes galantes.  Il  a  careifé  ma  filb;  mais 
au-lieu    de    partager  mon    admiration 
pour  elle ,  il  m'a  reproché ,  comme  toi , 
ÎQS  défiuts ,  &  s'efr  plaint  de  ce  que  je 
la  gâtois  ;  il  s'eû  livré  avec  zèle  à  mes 
affaires ,  &  n'a  prefque  été  de  mon  avis 
fur  rien.  Au  furplus,  le  grand  air  m'au- 
roit  arraché  les  yeux  qu'il  ne  fe  fcroit 
pas  avifé  d'aller  fermier  un    rideau  ;  je 
me  ferois  fatiguée  à  palfer  d'une  cham- 
Tmnz  ÎIL  G 


14^  La  N  ou  V  elle 
bre  à  l'autre  ç,  qu'un  pan  de  fon  habit  ga- 
lamment étendu  fur  fa  main  ne  feroit 
pas  venu  à  mon  fecours  ;  mon  éventail 
refta  hier  une  grande  féconde  à  terre  , 
fans  qu'il  s'élançât  du  bout  de  la  cham- 
bre 3  comme  pour  le  retirer  du  feu.  Les 
matins  avant  de  me  venir  voir^  il  n'a 
pas  envoyé  une  feule  fois  favoir  de  mes 
nouvelles.  A  la  promenade  ,  il  n  affed:e 
point  d'avoir  fon  chapeau  cloué  fur  fa 
tête,  pour  montrer  qu'il  fait  les  bons 
airs  (i).  A  table,  je  lui  ai  demandé 
fouvent  fa  tabatière ,  qu'il  n'appelle  pas 
fa  bocte  ;  toujours  il  me  Ta  préfentée 
avec  la  main,  jamais  fur  une  afliette, 
comme  un  laquais  ;  il  n'a  pas  manqué 

(  1  )  A  Paris  on  fe  pique  fur-tout  de  rendre 
la foci été  commode  &:  facile,  &  c*cft  dans 
une  foule  de  règles  de  cette  importance  qu'on 
▼  tait  confiner  cette  fociété.  Tout  eil  ufages 
&  loix  dans  la  bonne  compagnie.  Tous  ces 
ufages  naiflent  &  pallent  comme  un  éclair? 
Le  favoir-vivre  coniifte  à  fe  tenir  toujours 
au  guet,  à  les  faifir  au  pailage ,  à  les  affec- 
ter ,  à  montrer  qu'on  fait  celui  du  jour.  Le 
tout  pour  être  lîmple. 


H  È   L    O   ï  s   E.  147 

de  boire  à  ma  fanté  deux  fols  au  moins 
par  repas ,  &  je  parie  que ,  s'il  nous 
reftoit  cet  hiver ,  nous  le  verrions  ,  allis 
avec  nous  autour  du  feu  ^  fe  chauffer  en 
vieux  bourgeois.  Tu  ris  ,  Coufine  ?  mais 
montre-moi  un  des  nôtres  fraîchement 
venu  de  Paris  qui  ait  confervé  cette 
bonhommie.  Au  refte  ,  il  me  femble 
que  tu  dois  trouver  notre  philofophe 
empiré  dans  un  feul  point  ;  c'eft  qu  il 
s'occupe  un  peu  plus  des  gens  qui  lui 
parlent;  ce  qui  ne  peut  fe  faire  qu  à  ton 
préjudice;  fans  aller  pourtant,  je  penfe, 
jufqu'à  le  raccommoder  avec  Madam.e 
Bélon.  Pour  moi,  je  le  trouve  mieux  en 
ce  qu'il  efl:  plus  grave  &  plus  férieux 
que  jamais.  Ma  mignonne  ,  garde  -  le- 
moi  bien  foigneufement  jufqu'à  mon 
arrivée.  Il  efl:  précifément  comme  il  mç 
le  faut  5  pour  avoir  le  plaifir  d§  le  défoler 
tout  le  long  du  jour. 

Admire  ma  difcrétion  ;  je  ne  t'ai  rien 
dit  encore  du  préfent  que  je  t'envoie  , 
&:  qui  t'en  promet  bientôt  un  autre  : 
înais  tu  Ta^  reçu  avant  que  d- ouvrir  ma 

Ga 


148  La  Nouvelle 
lettre 5  &  toi  qui  fais  combien  j*en  fuis 
idolâtre  &  combien  j'ai  raifon  de  Tétre; 
toi  dont  Tavarice  étoit  fi  en  peine  de 
ce  préfentj  tu  conviendras  que  je  tiens 
plus  que  je  navois  promis.  Ah!  la  pau- 
vre petite!  au  moment  où  tu  lis  ceci , 
elle  efl:  déjà  dans  tQS  bras  ;  elle  eft  plus 
heureufe  que  fa  mère  ;  mais  dans  deux 
mois  je  ferai  plus  heureufe  qu  elle  ;  car 
je  fentirai  mieux  mon  bonheur.  Hélas! 
chère  Coufine,  ne  m* as-tu  pas  déjà  toute 
.entière  ?  Où  tu  es ,  où  eft  ma  fille  ,  que 
manque-t-U  encore  de  moi  ?  La  voilà  , 
cette  aimable  enfant;  reçois  -  la  comme 
la  tienne  ;  je  te  la  cède ,  je  te  la  donne  ; 
je  réfigne  en  tes  mains  le  pouvoir  ma- 
ternel; corrige  mes  fautes,  charge -toi 
des  foins  dont  je  m'acquitte  fi  mal  à 
ton  gré;  fois  àks  aujourd'hui  la  mère 
de  celle  qui  doit  être  ta  bru ,  &  pour 
me  la  rendre  plus  chère  encore ,  fais-en  , 
s'il  fe  peut,  une  autre  Julie.  Elle  te  ref- 
fçmble  déjà  de  vifage  ;  à  fon  humeur , 
j'augure  qu  elle  fera  grave  &  prêcheufe; 
,  f^uand  tu  auras  corrigé  les  caprices  qu'on 


H  É    t    O    ï   s    E.  149 

m'accufe  d'avoir  fomentés  ,  tu  verras 
que  ma  fille  fe  donnera  les  airs  d'être 
ma  Coufine;  mais^plus  heureufe^elle  aura 
moins  de  pleurs  à  verfer ,  &  moins  de 
eombats  à  rendre.  Si  le  ciel  lui  eût  con- 
fervé  le  meilleur  des  pères,  qu'il  eût  été 
loin  de  gên'er  fes  inclinations  ,  &  qire 
nous  ferons  loin  de  les  gêner  nous-mê- 
mes! Avec  quel  charme  je  les  vois  déjà 
s'accorder  avec  nos  projets  \  Sak-tu  bien 
qu'elle  ne  peut  déjà  plus  fepaffer  de  fou 
petit  mali ,  8c  que  e'eft  en  partie  pour 
Gela  que  je  te  la  renvoie?  J'eus  hier  avec 
éU  une  converfation  dont  notre  ami 
fe  mouroit  de  rire.  Premièrement ,  elle 
n'a  pas  le  moindre  regret  de  me  quitter, 
moi  qui  fuis  toute  la  journée  fa  très- 
humble  fervante ,  &  ne  puis  réfiûer  à 
rien  de  ce  qu'elle  veut;  &  toi  qu'elle 
craint  &  qui  lui  dis  non  ,  vingt  fois  le 
jour  5  tu  es  la  petite  maman  par  excel- 
lence^ qu'on  va  chercher  avec  joie ,  Ôc 
dont  on  aime  mieux  les  refus  que  tous 
me  bonbons.  Quand  je  lui  annonçai 
que  l'allois  te  l'envoyer,  elle   eut  les 

G3 


i;o     La     A^ovvelle 

tranfports  que  tu  peux  penfer;  mais  pour 
rcmbarraiïer ,  j'ajoutai  que  tu  m'enver- 
rols  à  fa  place  le  petit  mali ,  &  ce  ne  fut 
plus  fon  compte. Elle  me  demanda  toute 
interdite  ce  que  j'en  voulois  faire.  Ja 
répondis  que  je  voulois  le  prendre  pouf 
moi  ;  elle  fit   la    mine.   Henriette  ^  ne 
veux-tu  pas  bien  me  le  céder ,  ton  petit 
mali?  Non,  dit-elle,  affez  féchement... 
Non  !  Mais  fi  je  ne  veux  pas  te  le  céder 
non  plus  5  qui  nous  accordera  ? . . .  Aîa- 
man ,  ce  fera  la  petite  Maman...  J'aurai 
donc  la  préférence;  car  tu  fais  qu'elle 
veut  tout  ce  que  je  veux...  Oh!  la  petite 
I^vlaman  ne  veut  jamais  que  la  raifon  .... 
Comment  !  Mademoifelle ,  n'efi:-ce  pas 
la  même  chofe?  La  rufée  fe  mit  à  fou- 
rire.  Mais  encore  ,  continuai  -  je  ,  par 
quelle  raifon  ne  me  donneroit  -  elle  pas 
le  petit  mali?...  Parce  qu'il  ne  vous  con- 
vient pas...  Et  pourquoi  ne  me  convien- 
droit  -  il  pas  ?  Autre  fourire  aufii  malin 
<iue  le  premier...  Parle  franchement,  cfl:- 
ce  que  tu  me  trouves  trop  vieille  pour 
lui?...  Non  ,  Mamans   mus  il  eft  trop 


H  É    L    O   ï   s    E.  I  5*  i 

jeune  pour  vous..»  Coufine ,  un  enfant 
de  fept  ans!...  En  vérité  fi  la  tête  ne 
m'en  tournait  pas  ,  il  faudroit  qu  elle 
m'eiit  déjà  tourné. 

Je  m'amufai  À  la  provoquer  encore. 
Ma  chère  Henriette  ,  lui  dis-je  ,  en  pre- 
nant mon  férieux ,  je  t'affûre  qu'il  ne  te 
convient  pas  non  plus.  Pourquoi  donc  , 
s'écria  -  t  -  elle  d'un  air  alarmé  ?  C'eft 
qu'il  eft  trop  étourdi  pour  toi...  Oh  !  Ma- 
man 5  n'eft-ce  que  cela?  Je  le  rendrai 
fage...  Et  fi  par  malheur  il  te  rendoit 
folle?.,.  Ah!  ma  bonne  Maman,  qut; 
j'aimerois  à  vous  reiTembler  î . . .  Me  ref- 
fembler ,  impertinente  ! .  . .  Oui ,  Ma- 
man :  vous  dites  toute  la  journée  que 
vous  êtes  folle  de  moi.  Hé  bien  !  moi  , 
je  ferai  folle  de  lui  :  voilà  tout. 

Je  fais  que  tu  n'approuves  pas  ce  joli 
caquet ,  &  que  tu  fauras  bientôt  le  mo- 
dérer. Je  ne  veux  pas  non  plus  le  j uni- 
fier 5  quoiqu'il  m'enchante  ;  mais  te  mon- 
trer feulement  que  ta  fille  aime  déjà 
bien  fon  petit  mali,  &  que,  s'il  a  deu:^ 
ans  de  moins  qu'elle,  elle  ne  fera  pas 


jya     La    Nouvelle 

indigne  de  l'autorité  que  lui  donne  le 
droit  d'ainefïe.  Auili-bien ,  je^vois  Top- 
pofition  de  ton  exemple  &  du  mien  à 
celui  de  ta  pauve  mère  ,  que ,  quand  la 
femme  f^ouveme,  la  maifon  n*en  va  pas 
plus  mal.  Adieu ,  ma  bien -aimée;  aaieu 
ma  chère  inféparable  ;  compte  que  k 
tems  approche ,  &  que  les  vendanges  ne 
fe  feront  pas  fans  moi. 


LETTRE    XVI. 
DE    Saint   Preux 

A    M  I  L  O  RU     È  I)  OU  A  R  B» 

C/UE  de  plaifirs  trop  tard  connus  je 
goûte  depuis  trois  femaines  !  La  douce 
chofe  de  couler  fes  jours  dans  le  fein 
d'une  tranquile  amitié ,  à  Tabri  de  To- 
rage  des  pallions  impétueufes  !  Milord  , 
que  c'eft  un  fpedacle  agréable  &  tou- 
chant 5  que  celui  d'une  maifon  fîmple 
o:  bien  réglée ,  où  régnent  Tordre ,  la 
paix  ,  l'innocence  ;  où  l'on  voit  réuni 


U  É  L  o  ï  s  e;  lyj' 

fans  appareil  ,  fans  éclat  ,  tout  ce  qui 
répond  à  la  véritable  deflination  de 
l'homme  !  La  campagne  ,  la  retraite  ,  le 
repos  5  la  faifon  ,  la  vafte  plaine  d'eati 
qui  s'offre  à  mes  yeux ,  le  fauvage  afped 
des  montagnes  ,  tout  me  rappelle  ici 
ma  délicieufe  Ifle  de  Tinian.  Je  crois 
voir  accomplir  les  vœux  ardens  que  j'y 
formai  tant  de  fois.  J  y  mène  une  vie 
de  mon  goût ,  j'y  trouve  une  fociété  fé- 
lon mon  cœur.  Il  ne  manque  en  ce  lieu 
que  deux  perfonnes  pour  que  tout  mon 
bonheur  y  foit  raiïemblé ,  &  j'ai  l'efpoir 
de  les  y  voir  bientôt. 

En  attendant  que  vous  &  Madame 
d'Orbe  veniez  mettre  le  comble  aux 
plaifirs  fi  doux  &  fi  purs  que  j'apprends 
à  goûter  où  je  fuis  ,  je  veux  vous  en 
donner  une  idée  par  le  détail  d'une 
économie  domeftique  qui  annonce  h 
félicité  des  maîtres  de  la  maifon,  &  la 
fait  partager  à  ceux  qui  l'habitent.  J'ef- 
père  ,  fur  le  projet  qui  vous  occupe  j, 
que  mes  réflexions   pourront  un  joxîs-'  ' 


i5'4'     La    Nou  velle 
avoir  leur  uiage  ,  &  cet  efpoir  fert  en- 
core à  les  exciter. 

Je  ne  vous  décrirai  point  la  maifon 
de  Clarens.  Vous  la  connoilTez.  Vous 
favez  fi  elle  eft  charmante  ,  fi  elle  m'of- 
fre des  fouvenirs  intérelTans  ,  fi  elle  doit 
m'étre  chère  ,  &  par  ce  qu  elle  me  mon- 
tre 5  &  par  c€  qu  elle  me  rappelle.  Ma- 
dame de  Wolmar  en  préfère  avec  rai- 
fon  le  féjour  à  celui  d'Etange  ,  château 
magnifique  &:  grand  ;  mais  vieux ,  trifte  , 
incommode  ,  &  qui  n'offre  dans  fes  en- 
virons rien  de  comparable  à  ce  qu'on 
voit  autour  de  Clarens. 

Depuis  que  les  maîtres  de  cette  mai- 
fon y  ont  Çixé  leur  demeure  ,  ils  en  ont 
mis  à  leur  ufage  tout  ce  qui  ne  fervoit 
qu'à  l'ornement  ;  ce  n'eft  plus  une  mai- 
fon fkite  pour  être  vue ,  mais  pour  être 
habitée.  Ils  ont  bouché  de  longues  en- 
filades pour  changer  des  portes  mal  fi- 
tuées  ,  ils  ont  coupé  de  trop  grandes 
pièces  pour  avoir  dès  logemens  mieux 
diîlribués,  A  des  meubles  anciens  te 


H  É    L    O    ï   s    K.  ïf  J 

riches  ils  en  ont  fubllltué  de  fîmples  de 
de  commodes.  Tout  y  efl:  agréable  Ôc 
riant  ;  tout  y  refpire  l'abondance  &  la 
propreté,  rien  n'y  fent  la  richelTe  &  Is 
luxe.  Il  n'y  a  pas  une  chambre  où  Ton 
ne  fe  reconnoiiTe  à  la  campagne  ,  &^  où 
l'on  ne  retrouve  toutes  les  commodités 
de  la  ville.  Les  mêmes  ehangemens  fe 
font  remarquer  au-dehors.  La  bafTe-couç 
a  été  aggrandie  aux  dépens  des  remifes. 
A  la  place  d'un  vieux  billard  délabré 
l'on  a  fait  un  beau  prefîbir  ,  Se  une  lai- 
terie où  logeoient  des  Paons  criards 
dont  on  s'efi:  défait.  Le  potager  étoit 
trop  petit  pour  la  cuifine  ;  on  en  a  fait 
du  parterre  un  fécond  ,  mais  fi  propre 
de  fi  bien  entendu*,  que  ce  parterre,  ainfi 
travefti ,  plaît  à  Fceil  plus  qu'auparavant. 
Aux  triftes  ifs  qui  couvroient  les  murs  , 
ont  été  fubflitués  de  bons  efpaliers.  Au 
lieu  de  l'inutile  maronier  d'Inde  ,  de 
jeunes  mûriers  noirs  commencent  à  om- 
brager la  cour  ,  &  l'on  a  planté  deux 
rangs  de  noyers  jufqu'au  chemin  ,  à  la 
place  d«s  vieux  tilleuls  qui  bordoient 

G5 


î5'5  La  Nouvelle 
Tavenue.  Par-tout  on  a  fubftitué  rutile  à 
l'agréable  3  &ragreable  yaprefque  tou- 
jours gagné.  Quant  à  moi ,  du  moins-, 
je  trouve  que  le  bruit  de  la  baffe-cour  , 
le  chant  i^s  coqs  ,  le  mugiffement  du 
bétail,  l'attelage  do-s  charriots,  les  repas 
des  champs  ,  le  retour  des  ouvriers ,  ôc 
tout  l'appareil  de  l'économie,  ruftique  , 
donne  à  cette  m.aifon  un  air  plus  chamr- 
pêtre  5  plus  vivant  ^  plus  animé  ,  plus 
gai  5  je  ne  fais  quoi  qui  fent  la  joie  & 
le  bien-être  ,  qu'elle  n  avoit  pas  dans  fà 
morne  dignité- 
Leurs  terres  ne  font  pas  affermées-, 
mais  cultivées  par  leurs  foins.;  &  cette 
culture  fait  une  grande  partie  de  leurs 
occupations  ,  de  leurs  biens  &:  de  leurs 
plaifirs.  La  Baronie  d'Ëtange  n  a  que 
des  prés ,  des  champs  &  du  bois  ;  mais 
le  produit  de  Clarens  eft  en  vignes ,  qui 
font  un  objet  confidérable  ;  &  comme  la 
différence  de  la  culture  y  produit  ua 
effet  plus  fenfible  que  dans  les  bleds, 
c'efl  encore  une  raifon  d'économie  pour 
avoir  préféré  ce  dernier  féjpur..  Cepea- 


H  É  L  o  i  s  n\         içy 

^aiTt  lîs  vont  prefque  tous  les  ans  faircî 
les  moilTons  à  leur  terre  ,  &  M.  de  Wol- 
mar  y  va  feul  affez  fréquemment.  Ils 
ont  pour  maxime  de  tirer  de  la  culture 
tout  ce  qu  elle  peut  donner  ,  non  pour 
faire  un  plus  grand  gain  ,  mais  pour 
nourrir  plus  d'hommes.  M.  de  Wolmar 
prétend  que  la  terre  produit  à  propor- 
tion du  nombre  des  bras  qui  la  culti- 
vent ;  mieux  cultivée  ,  elle  rend  davan^ 
tage  ;  cette  furabondance  deprodudion 
donne  de  quoi  la  cultiver  mieux  encore^; 
plus  on  y  met  d'hommes  &  de  bétail  , 
plus  elle  fournit  d'excédent  à  leur  en- 
tretien. On  ne  fait ,  dit-il ,  où  peut  s'ar- 
rêter cette  augmentation  continuelle  & 
réciproque  de  produit  &  de  cultiva^ 
teurs.  Au  contraire ,  les  terreins  négli- 
gés perdent  leur  fertilité  ;  moins  un  pays 
produit  d'hommes  5.  moins  il  produit  de 
denrées  :  c'efl:  le  défaut  d'habitans  qui 
l'empêche  de  nourrir  le  peu  qu'il  en  a,. 
&  dans  toute  contrée  qui  fe  dépeuple-^, 
Qn  doit  tôt  ou  tard  mourir  de  faim. 
Ayant  donc  beaucoup  de  terres  ^ 


ïyS      La     No  u  v  e  ll  e 

les  cultivant  toutes  avec  beaucoup  de 
foin ,  il  leur  faut ,  outre  les  domeftiques 
de  la  baffe-cour ,  un  grand  nombre  d'ou- 
vriers à  la  journée  ;  ce  qui  leur  procure 
le  plailir  de  faire  fubfifter  beaucoup  de 
gens  fans  s'incommoder.  Dans  le  choix 
de  ces  journaliers,  ils  préfèrent  toujours 
ceux  du  pays ,  &  les  voifîns  aux  étrangers 
&  aux  inconnus.  Si  l'on  perd  quelque 
chofe  à  ne  pas  prendre  toujours  les  plus 
robuftes,  on  le  regagne  bien  par  l'affec- 
tion que  cette  préférence  infpire  à  ceux 
qu'on  choifît ,  par  l'avantage  de  les  avoir 
fans  ceffe  autour  de  foi ,  &  de  pouvoir 
compter  fur  eux  dans  tous  les  tems , 
quoiqu'on  ne  les  paye  qu'une  partie  de 
Tannée. 

Avec  tous  ces  ouvriers  ,  on  fait  tou- 
jours deux  prix,  l'ua  eflle  prix  de  ri- 
gueur &  de  droit  ,  le  prix  courant  du 
pays  5  qu'on  s'oblige  à  leur  payer  pour 
les  avoir  employés.  L'autre  ,  un  peu 
plus  fort  5  eft  un  prix  de  bénéficence  , 
qu'on  ne  leur  paye  qu'autant  qu'on  eft 
content  d'eux ,  &  il  arrive  prefque  tou*^ 


H  É    L    0  ï   s    E.  1  yp 

jours  que   ce  qu'ils  font  pour  qu'on  le 
foit  5  vaut  mieux  que  le  furplus  qu'on 
leur  donne.  Car  M.  de  Wolmar  eft  in- 
tégre Se  févere ,  &  ne  laiffe  jamais  dé- 
générer en  coutume  &  en  abus  les  infti- 
tutions  de  faveur  &  de  grâce.  Ces  ou- 
vriers ont  des  furveillans  qui  les  ani- 
ment &  les  obfervent.  Ces  furveillans 
font  les  gens  de  la  bafle-cour  qui  tra- 
vaillent eux-mêmes ,  &  font  intéreffés  au 
travail  des  autres  ,  par  un  petit  denier 
qu'on  leur  accorde  ,  outre  leurs  gages  , 
fur  tout  ce  qu'on  recueille  par  leurs  foins. 
De  plus  ,  M.  de  Wolmar  les  vifite  lui- 
même  prefque  tous  les  jours  ,  fouvent 
plufieurs  fois  le  jour ,  &  fa  femme  aime 
à  être  de  ces  promenades.  Enfin  dans 
letems  des  grands  travaux,  Julie  donne 
toutes  les  femaines  vingt  batz  (  i  )  de 
gratification  à  celui  de  tous  les  travail- 
leurs 5  journaliers  ou  valets  indifférem- 
ment ,  qui ,  durant  ces  .huit  jours  ,  a  été 
le  plus  diligent  au  jugement  du  maître. 

(  r  )  Petite  monnoic  du  pays. 


16*0  La  //ouvrlle 
Tous  ces  moyens  d'émulation  qui  paroii- 
fent  difpendieux  ,  employés  avec  pru- 
dence ^judice,  rendent  infenfiblement 
tout  le  monde  laborieux  ,  diligent ,  de 
rapportent  enfin  plus  qu'il  ne  coûtent  ; 
mais  5  comme  on  n'en  voit  le  profit 
qu  avec  de  la  confiance  &  du  tems  , 
peu  de  gens  favent  &  veulent  s'en 
fervir.- 

Cependant  un  moyen  plus  efficace 
encore  ,  le  feul  auquel  des  vues  écono- 
miques ne  font  point  fonger ,  3c  qui  efl: 
plus  propre  à  Madame  de  Wolmar  ,  c'eft 
de  gagner  TaiFedion  de  ces  bonnes  gens, 
en  leur  accordant  la  fîenne.  Elle  ne  croit 
point  s'acquitter  avec  de  l'argent  des 
peines  que  l'on  prend  pour  elle ,  &  penfe 
devoif  des  fervices  à  quiconque  lui  en 
a  rendu.  Ouvriers  ,  domeftiques  ,  tous 
ceux  qui  l'ont  fervie ,  ne  fût-ce  que  pour 
un  feul  jour  ,  deviennent  tous  (ts  en- 
fans  ;  elle  prend  part  à  leurs  plaifirs ,  à 
leurs  chagrins  ,  à  leur  fort  ;  elle  s'in- 
forme de  leurs  affaires,  leurs  intérêts  font 
les  fiens  ^  elle  fe  charge  de  mille  fibins 


H  É   L   0  î   s   1.         l6î 

ponr  eux ,  elle  leur  donne  des  confeils  ^ 
elle  accommode  leurs  différends  ^  &  ne 
leur  marque  pas  Taffabilité  de  fon  ca- 
radère  par  des  paroles  emmiellées  & 
fans  effet ,  mais  par  des  fervices  véri-^ 
tables,  &  par  de  continuels  ades  de 
bonté.  Eux,  de  leur  côté,  quittent  tout 
à  fon  moindre  figne  ;  ils  volent ,  quand 
elle  parle;  fon  feul  regard  anime  leur 
zèle ,  en  fa  préfonce  ils  font  contens  ^ 
en  fon  abfonce  ils  parlent  d*elîe  &  s'ani^ 
ment  à  la  forvir.  Ses  charmes  &  fos- 
difcours  font  beaucoup;  fa  douceur,  fes 
vertus  font  d'avantagé.  Ah  ,  Milord  ! 
l'adorable  &  puiffant  empire  que  celui 
de  la  beauté  bienfaifante  ! 

Quant  au  fervice  perfonnel  des  maî- 
tres ,  ils  ont  dans  h  maifon  huit  domef- 
tiques ,  trois  femmes  &  cinq  hommes  , 
fans  compter  le  valet-de-cbambre  du 
Baron  ,  ni  les  gens  de  la  balTe-cour.  Il 
n'arrive  guères  qu'on  foit  mal  fervi  par 
peu  de  domeftiques  ;  mais  on  diroit ,  au 
zèle  de  ceux  -  ci  ,  que  chacun  ,  outre 
fon  fervice  ,  fe  croit  chargé  de  celui 


ï62  La  jV ou  vr.LLE 
des  fept  autres  ,  dz  à  leur  accord ,  que 
tout  fe  fait  par  un  feul.  On  ne  les  voit 
jamais  oififs  &  deTœuvrés  jouer  dans  une 
anti-chambre ,  ou  poIifTonner  dans  la 
cour  ,  mais  toujours  occupés  à  quelque 
travail  utile;  ils  aident  à  la  bafle-cour , 
au  cellier,  à  la  cuifine;  le  jai-dinier  n'a 
point  d'autre  garçon  qu'eux  ;  &  ce  qu'il 
y  a  de  plus  agréable,  c'eft  qu'on  leur 
voit  faire  tout  cela  gaiement  Ôc  avec 
plaifîr. 

On  s'y  prend  de  bonne  heure  pour 
les^  avoir  tels  quon  les  veut.  On  n'a 
W  point  ici  la  m^axime  que  j'ai  vu  régner 
à  Paris  de  à  Londres ,  de  choifir  des  do- 
mefliques  tout  formés,  c'eft-à-dire ,  âçs 
coquins  déjà  tout  faits,  de  ces  coureurs 
de  œnditions,qui,  dans  chaque  maifon 
qu'ils  parcourent ,  prennent  à  la  fois  les 
défauts  des  valets  &c  des  maîtres,  de  fe 
font  un  métier  de  fervir  toutle  m.onde, 
fans  jamais  s'attacher  à  perfonne.  Il  ne 
peut  régner  ni  honnêteté,  ni  fidélité, 
ni  zèle,  au  milieu  de  pareilles  gens,  & 
ce  ramalFis  de  canaille  ruine  le  maître 


r 


H  É   L   o    ï  s   E.         î(5'3 

^  corrompt  les  enfans  dans  toutes  les 
maifons  opulentes.  Ici  c'efl  une  afRiire 
importante  que  le  choix  des  domcfti^ 
ques.  On  ne  les  regarde  point  feule-^ 
ment  comme  des  mercenaires  dont  on 
n'exige  qu'un  fervice  exad,  maiscom^- 
me  des  membres  de  la  famille ,  dont  le 
mauvais  choix  efl  capable  de  la  défo- 
1er.  La  première  chofe  qu'on  leur  de- 
mande 5  efl:  d'être  honnêtes  gens  ;  la  fe-^ 
conde,  d'aimer  leur  maître  ;  la  troifîème, 
de  le  fervir  à  fon  gré  ;  mais  pour  peu 
qu'un  maître  ibit  raifonnable.  &un  dg- 
meftique  intelligent,  la  troifîème  fuit 
toujours  les  deux  autres.  On  ne-  les  tire 
donc  point  de  la  ville,  m.ais  de  la  cam- 
pagne. C'efI:  ici  leur  premier  fervice  , 
&  ce  fera  fûrement  le  dernier  pour  tous 
ceux  qui  vaudr  nt  quelque  chofe.  On 
les  prend  dans  quelques  familles  nom- 
breufes  3c  furchargées  d'enfans,  dont  les 
pères  &  mères  viennent  les  offrir  eux- 
mêmes.  On  les  choifit  jeunes,  bien  faits, 
de  bonne  fanté,  &  d'une  phyfionomie 
agréable.  M.  de\yolmarles  interroge. 


r6'4     La  Nouvelle 

les  examine 5  puis  les  préfente  à  fa  fem- 
me. S'ils  agréent  à  tous  deux ,  ils  font 
reçus  5  d^abord  à  Tépreuve,  enfuite  au 
nombre  des  gens,  c'efl-à-dire,  des  en- 
fans  de  la  maifon  ,  &l  Ton  pafTe  quelques 
jours  à  leur  apprendre,  avec  beaucoup  de 
patience  &  de  foin ,  ce  qu'ils  ont  à  faire. 
Le  fervice  eft  fi  fim.ple ,  fi  égal ,  fi  uni- 
forme 5  les  maîtres  ont  fi  peu  de  fantaifie 
&  d'humxeur ,  &  leurs  dom^eftiques  les 
affedionnent  fi  promiptement ,  que  cela 
efl:  bien-tôt  appris.  Leur  condition  efi: 
douce  ;  ils  fentent  un  bien-être  qu'ils 
n'avoient  pas  chez  eux;  mais  on  ne  les 
laifle  point  amollir  par  Toifiveté^  mère 
àes  vices.  On  ne  fouffre  point  qu'ils 
-deviennent  des  Meilleurs,  &  s'enorgueil- 
liiTent  de  la  fervitude.  Ils  continuent  de 
travailler  comme  ils-  faifoient  dans  la 
maifcn  paternelle;  ils  n'ont. fait  ,  pour 
ainfi  dire  5  que  changer  de  père  &  de 
mère ,  &  en  gagner  de  plus  opulens  :  de 
cette  forte ,  ils  ne  prennent  point  en  dé- 
dain leur  ancienne  vie  ruftique.  Si  ja- 
mais ils  fortoient  d'ici  ,  il  n'y  en  pas 


H  É   L  o   ï  s   E.         î6f 

un  qui  ne  xeprît  plus  volontiers  fon  état 
de  payfan,  que  de  apporter  une  autre 
Gondition.  Enfin  ,  je  n  ai  jamais  vu  de 
mai  fon  où  chacun  fît  mieux  fon  fervice, 
êc  s'imaginât  moins  de  fervir, 

Ceft  ainfi  qu'en  formant  &  dreiTant 
fes  propres  domeftiques ,  on  n'a  point  à 
fe  faire  cette  objedion  fi  commune  5c 
fi  peu  fenfée  ;  je  les  aurai  formés  pour 
d'autres.  Formez  -  les  comme  il  f^ut  ^ 
pourroit-on  répondre ,  &  jamais  ils  ne 
ferviront*à  d'autres  :  fi  vous  ne  fongez 
qu'à  vous  5  en  les  formant ,  en  vous  quit* 
tant  ils  font  fort  bien  de  ne  fonger  qu'à 
eux  ;  mais  occupez-vous  d'eux  un  peu 
^avantage ,  &  ils  vous  demeureront  atta- 
chés. Il  n'y  a  que  l'intention  qui  oblige  ^ 
d>c  celui  qui  profite  d'un  bien  que  je  ne 
yeux  faire  qu'à  moi ,  ne  me  doit  aucunç 
jeconnoiffance. 

Pour  prévenir,  doublement  le  m.cme 
inconvénient ,  M.  &  Madame  de  Wol- 
inar  emploient  encore  un  autre  moyen 
qui  me  paroît  fort  bien  entendu.  En 
commençant  leur  établiffement  p  ils  ont 


i66    La  No  ufe  lle- 

cherché  quel  nombre  de  domcftiques  ils 
pouvoient  entretenir  dans  une  maifo» 
montée  à-peu-près  félon  leur  état  ,  & 
ils  ont  trouvé  que  ce  nombre  allolt  à 
quinze  on  feize  :  pour  être  mieux  fervis 
ils  Tont  réduit  à  la  moitié;  de  forte 
qu'avec  moins  d'appareil ,  leur  fervice 
eft  beaucoup  plus  exacl.  Pour  être  mieux 
fervis  encore,  ils  ont  intérefleles  mêmes 
genc  à  les  fervir  long-tems.  Un  domet 
tique  5  entrant  chez  eux ,  reçoit  le  gage 
ordinaire  ;  mais  ce  gage  augmente  tous 
les  ans  d'un  vingtième  ;  au  bout  de 
vingt  ans  ,  il  feroit  ainfi  plus  que  dou- 
blé, &  l'entretien  des  domeftiques  feroit 
à-peu-près  ,  alors ,  en  raifon  du  moyen 
des  maîtres  :  mais  il  ne  faut  pas  être  un 
grand  algébrifte  pour  voir  que  les  fraix 
de  cette  augmentation  font  plus  appa- 
j-ens  que  réels ,  qu'ils  auront  peu  de  dou- 
bles gages  à  payer  ,  &  que ,  quand  ils 
les  pairoient  à  tous ,  l'avantage  d'avoir 
été  bien  fervis  durant  vingt  ans ,  corn- 
penferoit ,  &  au-delà ,  ce  furcroît  de  dé- 
penfe.  Vous  fentezbien,  Milord,  que 


H  È    L    O    ï  s  E.  iSj 

c'eft  un  expédient  fur  pour  augmenter 
incefTamment  le  foin  des  domeftiques  , 
&  fe  les  attacher  à  mefure  qu'on  s'atta- 
che à  eux.  Il  n'y  a  pas  feulement  de  la 
prudence  ;  il  y  a  même  de  l'équité  dans 
un  pareil  établiiTement.  Eft-il  jufte  qu'un 
nouveau  venu  fans  affeâion  ,  &  qui  n'eft 
peut-être  qu'un  mauvais  fujet,  reçoive, 
en  entrant ,  le  même  falaire  qu'on  don- 
ne à  un  ancien  ferviteur ,  dont  le  zèle  &: 
la  fidélité  (ont  éprouvés  par  de  longs 
fervices,  &  qui  d'ailleurs  approche,  en 
vieilliiTant,  du  tems  où  il  fera  hors  d'é- 
tat de  gagner  fa  vie  ?  Au  refte ,  cette 
dernière   raifon   n'eft  '  pas  ici  de  mife  , 
&  vous  pouvez  bien  croire  que  des  maî- 
tres aulîî  humains  ne  négligent  pas  des 
devoirs  que  rempliiTent  par  oftentation 
beaucoup  de  maîtres  fans  charité ,   & 
n'abandonnent  pas  ceux  de  leurs  gens  à 
qui  les  infirmités  ou  la  vieillefTe  ôtent 
les  moyens  de  fervir. 

J'ai  dans  l'inftant  même  un  exemple 
affez  frappant  de  cette  attention.  Le  Ba- 
ron d'Etange ,  voulant  récompenfer  les 


î  (58     La     No  u  v  e  l  l  e. 

longs  fervices  de  fonValet-de-Chambre, 
par  une  reti*aite  honorable ,  a  eu  le  cré- 
dit Q  obtenir  pour  lui  de  L.  L.  E.  E.  un 
çmploi  lucratif  &  fans  peine.  Julie  vient 
(le  recevoir  là-defllis ,  de  ce  vieux  domef- 
tique  5  une  lettre  à  tirer  des  larmes ,  dans 
laquelle  il  la  fupplie  de  le  faire  difpenfer 
d'accepter  cet  emploi.  «Je  fuis  âgé, 
i>3  lui  dit-il;  j'ai  perdu  toute  ma  famille; 
33  je  n'ai  plus  d'etutres  parens  que  mes 
33  maîtres  ;  tout  mon  efpoir  efl:  de  finir 
?:>  paifiblemçnt  mes  jours  dans  la  maifon 
p>  ou  je  les  ai  pafTés. . .  .  Madame  ,  en 
P3  VOUS  tenant  dans  mes  bras  àvotre  naif- 
03  fance ,  je  demandois  à  Dieu  de  tenii* 
p3  de  même  un  jojar  vos  enfans;il  m'en 
?3  a  fait  la  grâce  ;  ne  me  refufez  pas 
?3  celle  de  les  voir  croître  &  profpérer 
P3  comme  vous... Moi  qui  fuis  accoutumé 
?3  à  vivre  dans  une  m.aifon  de  paix  ,  où 
P3  en  retrouverai-] e  une  femblable  pour 
?3  y  repofer  ma  vieillefTe  ?.....  Ayez  la 
?3  charité  d'écrire  en  ma  faveur  à  Mon- 
53  fieur  le  Baron.  S'il  eft  mécontent  de 
?3  moi,  qu'il  nie  chalTe  &  ne  me  donne 

oj  point 


ti  É  L  o  I  s  n.  ■      is^ 

"point  d'emploi:  mais  fi  je  l'ai  fidèle- 
»  ment  fervi  durant  quarante  ans ,  qu'il 
»  me  laiffeachevermes jours  àfon  fervice 
»  &  au  vôtre ,  il  ne  fauroit  mieux  me 
«récompenfer».  Il  ne  faut  pas  deman- 
der fi  Julie  a  e'crit.  Je  vois  qu'elle  fe- 
rait auflî  fâchée  de  perdre  ce  bon-Iiom- 
me,  qu'il  le  feroit  de  la  quitter.  Ai-je 
tort,  Milord,  de  comparer  àcs  maîtres 
û  chéris  à  des  pères,  &  leurs  domefti- 
ques  à  leurs  enfans?  Vous  voyez  que 
c'ell    ainfi    qu'ils    fe    regardent    eux- 


mêmes. 


II  n'y  a  pas  d'exemple  dans  cette  mai- 
fon  qu'un  domeftique  ait  demandé  fos 
congé.  Il  eft  même  rare  qu'on  menace 
quelqu'un  de  le  lui  donner.  Cette  mena- 
ce effraye  à  proportion  de  ce  que  le  fer- 
vice  eft  agréable  &  doux.  Les  meilleurs 
fujets  en  font  toujours  les  plus  alarmés  , 
&  l'on  n'a  jamais  befoin  d'en  venir  à 
l'exécution  qu'avec  ceux  qui  font  peu  re- 
grettables. II  y  a  encore   une  règle  à 
cela  :  quand  M.  de  Wolmar  a  dit,  je 
vous  chafe ,  on  peut  implorer  l'intercef. 
Tome  III,  Il 


1 70      La    JV^ouvelle 

fion  de  Madame,  Tobtenir  quelquefois 
&  rentrer  en  grâce  à  fa  prière  ;  mais  un 
congé  qu'elle  donne  eft  irrévocable ,  & 
il  n'y  a  plus  de  grâce  à  efpercr.  Cet  ac- 
cord efi:  très-bien  entendu  pour  tempérer 
à  la  fois  l'excès  de  confiance  qu'on  pour- 
roit  prendre  en  la  douceur  de  la  femme  , 
&L  la  crainte  extrême  que  cauferoit  l'in- 
flexibilité  du  mari.  Ce  mot  ne  laifTe  pas 
pourtant  d'être  extrêmement  redouté  de 
la  part  d'un  m.aître  équitable  èc  fans  co- 
lère ;  car  outre  qu'on  n  efl  pas  fur  d'ob- 
tenir grâce  ,  &  qu  elle  n'eft  jamais  accor- 
dée deux  fois  au  mêmie;  on  perd  parce 
mot  feul  fon  droit  d'ancienneté  ,  3c  l'on 
recommence  ,  en  rentrant ,  un  nouveau 
fervice  :  ce  qui  prévient  l'infolence  des 
vieux  domeftiques  &  augmente  leur 
circonfpedion -,  à  m.efure  qu'ils  ont  plus 
à  perdre. 

Les  trois  femmes  font,  la  femme-de- 
chambre,  la  gouvernante  des  enfans,  3c 
la  cuiiniière.  Celle  -  ci  eft  une  payranne 
fort  propre  &  tort  entendue ,  à  qui  Ma- 
dame de  Wolmar  a  appris  la  cuifine;  car 


H  É    L    O    ï   s    E.  171 

dans  cepays^fimple  encore/i)Ies  jeunes 
perfonnes  de  tout  état  apprennent  à  faire 
elles-mêmes  tous  les  travaux  que  feront 
un  jour  dans  leurmaifon  Iqs  femmes  qui 
feront  à  leur  fervice^  afin  de  favoir  les 
conduire  au  befoin ,  &  de  ne  s'en  pas 
biffer  impofer  par  elles.  La  femme-de- 
chambre  n'eft  plus  Babi;  onTa  renvoyée 
à  Etange  où  die  efi  née  ;  on  lui  a  re- 
mis le  foin  du  château  &  une  infpedion 
fur  la  recette,  qui  la  rend  ,  en  quelque 
manière, le  contrôleur  de  TEconome.  Il 
y  avoit  long-tems  que  M.  de  Wolmar 
preiToit  fa  femme  de  faire  cet  arrange- 
ment, fans  pouvoir  la  réfoudre  à  éloi- 
gner û  elle  une  ancienne  domeflique  de 
fa  mère  ,  quoiqu  elle  eût  plus  d'un  fujet 
de  s'en  plaindre.  Enfin  depuis  les-  der« 
nières  explications,  elh  y  a  confenti ,,  &: 
Babi  eft  partie.  Cette  fem.me  eft  intel- 
ligente &  fidelle,  mais  indifcretre  & 
babilîarde.  Je  foupçonne  qu  elle  a  trali 
plus  d'une  fois  les  fecrets  de  fa  mai- 


(i  )  Simple  !  Il  a  donc  beaucoup  changé. 

H  2 


172  La  Nouvelle 
treiTe ,  que  M.  de  Wolmar  ne  Tignore 
pas  5  &  que,  pour  prévenir  la  même  in- 
difcrétion  vis-à-vis  de  quelque  étranger , 
cet  homme  fage  a  fu  remployer  de  ma- 
nière à  profiter  de  (qs  bonnes  qualités 
fans  s'expofer  aux  mauvaifes.  Celle  qui 
Ta  remplacée  efl:  cette  même  Fanchon 
Regard ,  dont  vous  m'entendiez  parler 
autrefois  avec  tant  de  plaifir.  Malgré 
l'augure  de  Julie ,  fes  bienfaits  ,  ceux 
de  fon  père ,  &  les  vôtres  ,  cette  jeune 
femme  fi  honnête  &  fi  fage  ,  n  a  pas  été 
heureufe  dans  fon  établifTement.  Claude 
'Anet  y  qui  avoit  fi  bien  fupporté  fa  mi- 
fere  ;,  n  a  pu  foutenir  un  état  plus  doux. 
En  fe  voyant  dans  Taifance  ,  il  a  néglige 
fon  métier ,  & ,  s'étant  tout-à-fait  déran- 
gé, il  s'efl:  enfui  du  pays  ;  laiffant  fa  fem- 
me avec  un  enfant  qu  elle  a  perdu  de- 
puis ce  tems-là.  Julie,  après  l'avoir  reti- 
rée chez  elle ,  lui  a  appris  tous  les  petits 
ouvrages  d'une  femme-de-clranbre,  & 
je  ne  fus  jamais  plus  agréablement  fur- 
pris  que  de  la  trouver  en  fondion  le  jour 
de  mon  arrivée.  M,  de  Wolçiar  en  fait 


H  É    L    O    ï   s    E.  173 

un  très-grand  cas ,  de  tous  deux  lui  ont 
confié  le  foin  de  veiller  ,  tant  fur  leurs 
enfans,  que  iiir  celle  qui  les  gouverne. 
Celle-ci  efl:  aufll  une  villageoife  (impie 
ô:  crédule  ^  mais  attentive ,  patiente  ôc 
docile  ;  de  forte  qu'on  n'a  rien  oublié 
pour  que  les  vices  des  Villes  ne  péné- 
traient point  dans  une  maifon  dont  les 
maîtres  ne  les  ont  ni  ne  les  fouffrent. 

Quoique  tous  les  domeftiques  n'aient 
qu'une  même  table,  il  y  a  d'ailleurs  peu 
de  communication  entre  les  deux  fexes , 
on  regarde  ici  cet  article  comme  très- 
important.  On  n'y  efl:  point  de  l'avis 
de  ces  maîtres  indifférens  à  tout ,  hors  à 
leur  intérêt,  qui  ne  veulent  qu'être  bien 
fervis  ,  fans  s'embarrafTer  au  furplus  de 
ce  que  font  leurs  gens.  On  penfe ,  au 
contraire  ,  que  ceux  qui  ne  veulent 
qu'être  bien  fervis ,  ne  fauroient  l'être 
long-tems.  Les  liaifons  trop  intimes  en- 
tre les  deux  kxes  ,  ne  produifent  jamais 
que  du  mal.  C'efl:  des  conciliabules  qui 
fe  tiennent  chez  les  femmes-de-cham- 
bre que  fortent  la  plupart  des  défordre^ 


1 74  La  A^ouvelle 
d'un  ménage.  S'il  s'en  trouve  une  qui 
plaife  au  maître-d'hôtel ,  il  ne  manque 
pas  de  h  réduire  aux  dépens  du  maître. 
L'accord  des  hommes  entre  eux  ,  ni  des 
femmes  entre  elles  ,  n'efi:  pas  alTez  fur 
pour  tirer  à  conféquence.  Mais  c*eft  tou- 
jours entre  hommics  &  femmes  que  s'é- 
tabliiTent  ces  fecrets  monopoles  qui  rui- 
nent à  la  longue  les  familles  les  plus  opu- 
lences. On  veille  donc  à  la  fagefTe  & 
à  la  modeftie  des  femmes  ;  non  -  feule- 
ment par  des  raifons  de  bonnes  moeurs 
&  d'honnêteté  ,  mais  encore  par  un  in- 
térêt très-bien  entendu  ;  car,  quoi  qu'on 
en  dife,  nul  ne  remplit  bien  fon  devoir, 
s'il  ne  l'aime  ;  &  il  n'y  eut  jamais  que 
des  gens  d'honneur  qui  fuiTent  aimer 
leur  devoir. 

Pour  prévenir  entre  les  deux  fexes 
une  familiarité  dangereufe ,  on  ne  les 
gêne  point  ici  par  des  loix  pofi cives 
qu'ils  feroient  tentés  d'enfr^ijindre  en  fe- 
cret  ;  m.ûs  ,  fans  paroître  y  fonger ,  on 
établit  Aqs  ufages  plus  puirr^ns  que  l'au- 
torité même.  On  ne  leur  défend  pas  de 


II  É    L    O    ï   s    E.  17; 

fe  voir  :  mais  on  fait  en  forte  qu'ils  n'en 
aient  ni  l'occafion ,  ni  la  volonté.  On  y 
parvient ,  en  leur  donnant  des  occupa- 
tions 5  des  habitudes  5  des  goûts  ,  des 
plaifirs  entièrement  différens.  Sur  Tordre 
admirable  qui  règne  ici,  ils  fentent  que , 
dans  une  maifon  bien  réglée ,  les  hom^ 
mes  &  les  femmes  doivent  avoir  peu 
de  commerce  entre  eux.  Tel  qui  taxe- 
roit  en  cela  de  caprice  les  volontés  d'un 
maître ,  fe  foumet  fans  répugnance  à 
une  manière  de  vivre  qu'on  ne  lui  pref- 
crit  pas  formellement ,  mais  qu'il  juge 
lui-même  être  la  meilleure  &  la  plus  na- 
turelle. Julie  prétend  qu'elle  Teft  en 
effet  ;  elle  foutient  que  de  l'amour  ni  de 
l'union  conjugale  ne  réfulte  point  le 
commerce  continuel  des  deux  fexcs.  Se- 
lon elle ,  la  femme  &  le  mari  font  bien 
deflinés  à  vivre  enfemble,  mais  non 
pas  de  la  même  manière  ;  ils  doivent 
agir  de  concert ,  fans  faire  les  mêmes 
chofes.  La  vie  qui  charmeroit  l'un,  fe- 
roit  5  dit-elle  ,  infupportable  à  l'autre  ; 
les  indinatiQns  que  leur  donne  la  Na^. 


1^6    La    Nouvelle 

ture  font  auffi  diverfes  que  les  fondions 
qu'elle  leur  impofe;  leurs  amufemens 
ne  différent  pas  moins  que  leurs  de- 
voirs ;  en  un  mot^  tous  deux  concou- 
rent au  bonheur  commun  par  des  che- 
mins différens,  &  ce  partage  de  travaux 
&  de  foins  efl:  le  plus  fort  lien  de  leur 
union. 

Pour  moi,  j'avoue  que  mes  propres 
obfervations  font  afTez  favorables  à  cette 
maxime.  En  effet ,  n'eft-ce  pas  un  ufage 
confiant  de  tous  les  peuples  du  monde^ 
hors  le  François  &  ceux  qui  Timitent, 
que  les  hommes  vivent  entre  eux  ,  les 
femmes  entre  elles?  S'ils  fe  voient  les 
uns  les  autres ,  c'efl:  plutôt  par  entrevues 
Zc  prefque  à  la  dérobée,  com.me  les  époux 
de  Lacédémonc,  que  par  un  mélange  in- 
difcret  &  perpétuel ,  capable  de  confon- 
dre &  défigurer  en  eux  les  plus  fages 
diftindions  de  la  Nature.  On  ne  voit 
point  les  fauvages  mêmes  indiftinde- 
ment  mêlés ,  hommes  &  femmes.  Le 
foir,  la  famille  fe  raffemble,  chacun  palîe 
la  nuii  auprès  de  fa  femme  i  la  fépara- 


H  É    L    O    ï   s    E,  177 

tîon  recommence  avec  le  jour  ,  &  les 
deux  fexes  n'ont  plus  rien  de  commun 
que  les  repas  tout  au  plus.  Tel  efl:  Tor- 
dre que  fon  univerfalité  montre  être  le 
plus  naturel  ,  &  dans  les  pays  même 
où  il  eft  perverti ,  l'on  en  voit  encore 
des  veftiges.  En  France ,  où  les  hommes 
fe  font  fournis  à  vivre  à  la  manière  des 
femmes ,  &  à  refter  fans  ceife  enfermés 
dans  la  chambre  avec  elles  ,  l'involon- 
taire agitation  qu'ils  y  confervent, mon- 
tre que  ce  n'eft  point  à  cela  qu'ils  étoient 
deftinés.  Tandis  que  les  femmes  reftent 
tranquilement  afîifes  ou  couchées  fur 
leur  ch'àife  longue ,  vous  voyez  les  hom- 
mes fe  lever  ,  aller ,  venir  ,  fe  raffeoir 
avec  une  inquiétude  continuelle  ;  un  inf 
tind  machinal ,  combattant  fans  cefTe  la 
contrainte  où  ils  fe  mettent ,  &  les  pouf- 
fant, malgré  eux ,  à  cette  vie  adive  &  la- 
borieufe  que  leur  imipofa  la  Nature.  C'eft 
le  feul  peuple  du  monde  où  les  hommes 
fe  tiennent  debout  au  fpedacle  ^  com- 
me s'ils  alloient  fe  délaffer  au  parterre 
d'avoix  reftç  tout  le  jour  affis  au  fallon. 


lyS  La  â^ouvelle 
Enfin  ils  fentent  fi  bien  Tennui  de  cette 
indolence  efféminée  &  cafaniere  ,  que  y 
pour  y  mêler  au  moins  quelque  forte 
d'adivlté  ,  ils  cèdent  chez  eux  la  place, 
aux  étrangers  ,  &  vont  auprès  des  fem- 
mes d'autrui  chercher  à  tempérer  ce 
dégoût, 

La  maxime  de  Madame  de  Wolmar 
fe  foutient  très-bien  par  l'exemple  de  fa 
maifon.  Chacun  étant ,  pour  ainfi  dire  ,. 
tout  à  fon  fexe  ,  les  femmes  y  vivent 
très  fépirées  des  hommes.  Pour  préve- 
nir entre  eux  les  liaifons  fufpedes  ,  fon 
grand  fecret  eft  d'occuper  inceflamn.ent 
les  uns  &  les  autres  ;  car  leurs  travaux 
font  fi  différens ,  qu'il  n'y  a  que  l'oifi- 
veté  qui  les  raffembie.  Le  matin ,  chacun 
vaque  à  fes  fondions  ,  &  il  ne  refte  de 
loifir  àperfonne  pour  aller  troubler  cel- 
les d'un  autre.  L'après-dîner, les  hommes 
ont  pour  département  le  jardm ,  la  baffe- 
cour  ,  ou  d'autres  foins  de  la  campagne  ^ 
les  femmes  s*occupent  dans  la  chambre 
des  enfans  jufqu'à  l'heure  de  la  prome- 
nade qu*elles  font  avec  eux  ^  fouvejit 


H  É    L    O    ï  s    E.  J^^ 

même  avec  leur  maitrefle ,  èc  qui  leur 
efl:  agréable  comme  le  feul  moment  où 
elles  prennent  Tair.  Les  hommes,  allez 
exercés  par  le  travail  de  la  journée  , 
n'ont  guères  envie  de  s'aller  promener  ^ 
èc  fe  repofent  en  gardant  la  maifon. 

Tous  les  Dimanches,  après  le  prêche 
du  foir ,  les  femmes  fe  rafle  m  bien  t  en- 
core dans  la  chambre  des  enfans  ,  avec 
quelque  parente  ou  amie  qu'elles  invi- 
tent tour-à-tour^  du  confentement  de 
Madame.  Là,  en  attendant  un  petit  régal 
donné  par  elle  ,  on  caufe  ,  on  chante  , 
on  joue  au  volant ,  aux  onchets ,  ou  à 
quelque  autre  jeu  d'adreflb  propre  à 
plaire  aux  yeux  des  enfans ,  jufqu  à  ce 
qu'ils  s'en  puiflent  amufer  eux-mêmes. 
La  collation  vient ,  compofée  de  quel- 
ques laitages ,  de  gaufFres  ,  d'échaudais  , 
de  merveilles  (  i  )  ,  ou  d'autres  mets  du 
goût  des  enfans  &  des  femmes.  Le  vin 
en  eft  toujours  exclus ,  &  les  hommes , 
qui  dans  tous  les  tems  entrent  peu  dans 


(  I  )  Sorte  de  gâteau  du  pays. 

H(S 


iSo     La    Nouvelle 

ce  petit  Gynécée  (  i  ) ,  ne  font  Jamais  de 
cette  collation  ,  où  Julie  manque  afTez 
rarement.  J*ai  été  jufquicile  feulprivi-- 
légié.  Dimanche  dernier  j^obtins  à  force 
td'importunités  ,  de  Ty  accompagner. 
Elle  eut  grand  foin  de  me  faire  valoir 
cette  faveur.  Elle  me  dit  tout  haut  qu'el- 
le me  Taccordoit  pour  cette  feule  fois  , 
6c  qu'elle  l'avoit  refufée  à  M.  de  Wol~ 
mar  lui-même.  Imaginez  fi  la  petite  va- 
nité féminine  étoit  flattée  ,  &  fi  un  la- 
quais eût  été  bien-venu  à  vouloir  être 
admis  à  l'exclufion  du  maître  ? 

Je  fis  un  goûter  délicieux.  Eft-il  quel- 
ques mets  au  monde  comparables  aux 
laitages  de  ce  pays  ?  Penfez  ce  que  doi- 
vent être  ceux  d'une  laiterie  où  Julie  pré- 
fide,  &  mangés  à  côté  d'elle.  LaFanchoii 
me  fervit  des  grus  ^  de  la  céracée  (2)  ^ 


(i)  Appartement  des  femmes. 

(i)  Laitages  excellcns  qui  fe  font  fur  la 
montagne  de  Salève.  Je  doute  qu'ils  fbient 
connus  fous  ce  nom  au  Jura ,  fur-tout  vers 
l'autre  extrémité  du  lac» 


\ 


H  É   L    O    ï    s   E.  18 1 

des  gauffres  ,  des  écrelets.  Tout  difpa.- 
roifToit  à  Tinflant.  Julie  rioit  de  mon 
appétit.  Je  vois,  dit-elle,  en  me  don- 
nant encore  une  affiette  de  crème  ,  que 
votre  eftomac  fe  fait  honneur  par-tout , 
&  que  vous  ne  vous  tirez  pas  moins 
bien  de  Técot  des  femmes  que  de  celui 
des  Valaifans.  Pas  plus  impunément , 
repris-je  ;  on  s*enlvre  quelquefois  à  Tun 
comme  à  Tautre  ,  &  la  raifon  peut  s'é- 
garer dans  un  chalet  tout  auffi  bien  que 
dans  un  cellier.  Elle  baifla  les  yeux  fans 
répondre ,  rougit  ,  &  fe  mit  à  careffer 
fes  enfans.  Cen  fut  allez  pour  éveiller 
mes  remords.  Milord  ,  ce  fut-là  ma  pre- 
mière indifcrétion  ^  &  j*efpere  qu©  ce 
fera  la  dernière. 

Il  régnoit  dans  cette  petite  affemblée 
un  certain  air  d'antique  {implicite  qui 
me  touchoit  le  cœur  ;  je  voyois  fur  tous 
les  vifages  la  même  gaieté  ,  Se  plus  de 
franchife  ,  peut-être  ,  que  s'il  s'y  fût 
trouvé  des  hommes.  Fondée  fur  la  con»- 
fiance  &  l'attachement  ,  la  familiarité 
qui  régnoit  entre  les  fervantes  Ô4  la  m.ai-- 


iSi  La  Nouvelle 
treffe  ,  ne  faifoit  qu'affermir  le  refpeft 
&  Tautorité  ,&  lesfervices  rendus  &  re- 
çus ne  fembloient  être  que  des  témoi-^ 
gnages  d'amitié  réciproque.  Il  n'y  avoit 
pas  jufqu'au  choix  du  régal  qui  ne  con- 
tribuât à  le  rendre  IntérefTant.  Le  laitage 
&  le  fucre  font  un  des  goûts  naturels  du 
fexe  ,  &  comme  le  fymbole  de  l'inno- 
cence &  de  la  douceur  qui  font  fon  plus 
aimable  ornement.  Les  hommes  ,  au 
contraire,  recherchent  en  général  les  fa- 
veurs fortes  5  &  les  liqueurs  fpiritueufes  ; 
îiîimens  plus  convenables  à  la  vie  adive 
&  laborieufe  que  la  Nature  leur  deman- 
de ;  &  quand  ces  divers  goûts  viennent 
à  s'altérer  6c  fe  confondre  ,  c'efl:  une 
marque  prefque  infaillible  du  mélange 
défordonné  des  fexei.  En  effet ,  j'ai  re- 
marqué qu'en  France  ,  ou  les  femmes 
vivent  fans  cefTe  avec  les  hommes ,  elles 
ont  tout-à-fait  perdu  le  goût  du  laitage  , 
les-  hommes  beaucoup  celui  du  vin  ,  & 
qu'en  Angleterre  où  les  deux  fexes  font 
moins  confondus ,  leur  goût  propre  s^efl 
mieux  confervé.  En  général ,  je  penfe 


H  É  L   O    ï  s    E.  \Zj 

qxi'on  pDurroit  fouvent  trouver  quelque 
indice  du  caradere  des  gens  dans  le  choix 
des  alimens  qu'ils  préfèrent.  Les  Italiens, 
qui  vivent  beaucoup  d'herbages ,  font  ef- 
fémin is  &  mous.  Vous  autres  Anglois  , 
grands  mangeurs  de  viande  ,  avez,  dans 
vos  inflexibles  vertus,  quelque  chofe  de 
dur  &  qui  tient  de  la  barbarie.  Le  Suiffe  , 
naturellement  froid  ,  piifîble  &  fim^ 
pie  ,  mais  violent  &  emporté  dans  la  co- 
lère ,  aime  à  la  fois  Tun  &  Tautre  ali- 
ment 5  &  boit  du  laitage  &  du  vin.  Le 
François  ,  fouple  &  changeant ,  vit  de 
tous  les  mets ,  &  fe  plie  à  tous  les  carac-- 
teres,  Julie  elle  -  même  pourroitme  fer- 
vir  d'exemple  :  car,  quoique  fenfueîle  & 
gourmande  dans  fes  repas  ,  elle  n*aime 
ni  la  viande ,  ni  les  ragoûts ,  ni  le  fel ,  & 
n'a  jamais  goûté  devin  pur.  D*excellens 
légumes  ,  les  œufs ,  la  crème ,  les  fruits  ; 
voilà  fa  nourriture  ordinaire  ,  &  fans 
le  poifTon  qu'elle  aime  auiîî  beaucoup  , 
elle  feroit  une  véritable  pythagoricienne» 
Ce  n'eft  rien  de  contenir  les  femmes  ^ 


i84  La  Nouvelle 
fi  Ton  ne  contient  auffi  les  hommes  ;  & 
cette  partie  de  la  règle ,  non  moins  im- 
portante que  l'autre  ,  eft  plus  ditRcile 
encore  ;  car  Fattaque  efl:  en  général  plus 
vive  que  la  défenfe  :  c'eft  l'intention  du 
confervateur  de  la  Nature»  Dans  la  Ré- 
publique on  retient  les  citoyens  par  des 
mœurs  ,  des  principes  ^  de  la  vertu  : 
mais  comment  contenir  des  domefti- 
ques  5  des  mercenaires  ,  autrement  que 
par  la  contrainte  &  la  gêne?  Tout  Tait 
du  maître  eft  de  cacher  cette  gène  fous 
h  voile  du  plaifir  ou  de  l'intérêt ,  en 
forte  qu'ils  penfent  vouloir  tout  ce  qu  on 
les  oblige  de  faire.  Uoifiveté  du  diman- 
che 5  h  droit  qu'on  ne  peut  guèr  ?s  leur 
ôter  d'aller  ou  bon  leur  femble  ,  quand 
leurs  fondions  ne  les  retiennent  point 
au  logis  ,  détruifent  fouvent  en  un  feul. 
jour  l'exemple  &:  les  leçons  des  fix  au- 
tres-. L'habitude  du  cabaret  y  le  com- 
merce &  les  maximes  de  leur:  camara- 
des ,  la  fréquentation  des  femmes  débau- 
chées ,  les  perdant  bientôt  pour  leurs 


H  É  L  o  ï  s  E.  iSy 

maîtres  &  pour  eux-mêmes ,  les  ren- 
dent, par  mille  défauts  ,  incapables  du 
fervice ,  &  indignes  de  la  liberté. 

On  remédie  à  cet  inconvénient  en  les 
retenant  par  les  mêmes  motifs  qui  les 
portoient  à  fortir.  Qu*alloient-ils  faire 
ailleurs  ?  Boire  &  jouer  au  cabaret.  Ils 
boivent  &  jouent  au  logis.  Toute  la  dif- 
férence eft^que  le  vin  ne  leur  coûte  rien, 
qu  ils  ne  s'enivrent  pas  ,  &  qu  il  y  a  des 
gagnans  au  jeu,  fans  que  jamais  perfonne 
perde.  Voici  comment  on  s'y  prend 
pour  cela. 

Derrière  la  maifon  efl:  une  allée  cou- 
verte, dans  laquelle  on  a  établi  la  lice 
des  jeux.  Ceft-ià  que  les  gens  de  livrée, 
&:  ceux  de  la  baffe-cour ,  fe  raffemblent 
en  été  le  dimanche  après  le  prêche  , 
pour  y  jouer ,  en  plufieurs  parties  liées  , 
non  de  l'argent ,  on  ne  le  foufFre  pas  ; 
ni  du  vin ,  on  leur  en  donne;  mais  une 
mife  fournie  par  la  libéralité  des  maîtres. 
Cette  mife  eft  toujours  quelque  petit 
meuble  ou  quelque  nippe  à  leur  ufage. 
Le  nombre  des  jeux  eft  proportionné  à  la 


IÎ6  L  A  No  UV  E  lle| 
valeur  delà  mlfe;  en  forte  que  ,  quand 
cette  mife  eft  un  peu  confidérable,  com- 
me des  boucles  d'argent ,  un  porte-col , 
des  bas  de  foie,  un  chapeau  fin,  ou  au- 
tre chofe  femblable,  on  emploie  ordi- 
nairement plu  (leurs  féances  à  la  dif- 
puter.  On  ne  s'en  tient  point  à  une  feule 
efpèce  de  jeu;  on  les  varie,  afin  que  le 
plus  habile  dans  un,  n'emporte  pas  toutes 
les  mifes ,  &  pour  les  rendre  tous  plus 
adroits  &:  plus  forts  ,  par  des  exercices 
multipliés.  Tantôt  c'eft  à  qui  enlèvera  à 
la  courfe  un  but  placé  à  l'autre  bout  de 
l'avenue  ;  tantôt  à  qui  lancera  le  plus 
loin  la  même  pierre  ;  tantôt  à  qui  por- 
tera le  plus  long-tems  le  même  fardeau. 
Tantôt  on  difpute  un  prix,  en  tirant  au 
blanc.  On  joint  à  la  plupart  de  ces  jeux , 
un  petit  appareil  qui  les  prolonge  &  les 
rend  amufans.  Le  maître  de  la  maitreiTe 
les  honorent  fouvent  cîe  leur  préfence  ; 
on  y  amène  quelquefois  les  enfans;  les 
étrangers  m^ême  y  viennent,  attirés  par 
la  curiofîté  ,  &  plufieurs  ne  demande- 
roient  pas  mieux  que  d'y  concourir  j  mais 


H  É  L  o  ï  s  e:        187 

nul  n'eft  jamais  admis  qu'avec  Tagré- 
ment  des  maîtres  de  du  confentement 
des  joueurs  ,  qui  ne  trouveroient  pas 
leur  compte  à  Taccorder  aifément.  In- 
fenfiblement,  il  s'eft  fait  de  cet  ufage  une 
efpèce  de  fpedacle ,  où  les  adeurs ,  ani- 
més par  les  regards  du  public ,  préfè- 
rent la  gloire  des  applaudiffemens  à  Tin- 
térét  du  prix.  Devenus  plus  vigoureux 
de  plus  agiles ,  ils  s'en  eftiment  d'avan- 
tages; &  5  s'accoutumant  à  tirer  leur  va- 
leur d'eux-mêmes,  plutôt  que  de  ce  qu'ils 
polfèdent,  tout  valets  qu'ils  font,  l'hon- 
neur leur  devient  plus  cher  que  l'ar- 
gent. 

Il  feroit  long  de  vous  détailler  tous 
les  biens  qu'on  retire  ici  d'un  foin  fi 
puérile  en  apparence,  &  toujours  dédai- 
gné des  efprits  vulgaires  ,  tandis  que 
c'efl:  le  propre  du  vrai  génie  de  produire 
de  grands  effets  par  de  petits  moyens. 
M.  de  Wolmar  m'a  dit  qu'il  lui  en  coû- 
toit  à  peine  cinquante  écus  par  an ,  pour 
ces  petits  établiffemens^,  que  fa  femme  a 
la  première  imaginés.   Mais  p    dit-il  j, 


iS8     La   No  uv  elle 

combien  de  fois  croyez-vous  que  je  re- 
gagne cette  fomme  dans  mon  ménage , 
^  dans  mes  affaires  ^  par  la  vigilance  de 
l'attention  que  donnent  à  leur  fervice 
des  domefliques  attachés ,  qui  tiennent 
tous  leurs  plaifirs  de  leurs  maîtres  ;  par 
rintérêt  qu'ils  prennent  à  celui  d'une 
maifon  qu'ils  regardent  comme  la  leur; 
par  l'avantage  de  profiter,  dans  leurs  tra- 
vaux, de  la  vigueur  qu'ils  acquièrent  dans 
leurs  jeux  ;  par  celui  de  les  conferver 
toujours  fains,  en  les  garantiflant  des  ex- 
cès ordinaires  à  leurs  pareils ,  &  des  ma- 
ladies qui  font  la  fuite  ordinaire  de  ces 
excès;  par  celui  de  prévenir  en  eux  les 
fripponneries  que  le  défordre  amène  in- 
failliblement 5  &  de  les  conferver  tou- 
jours honnêtes  gens  ;  enfin,  par  le  plaifir 
d'avoir  chez  nous ,  à  peu  de  fraix ,  des 
récréations  agréables  pour  nous-mimes? 
Que  s'il  fe  trouve  parmi  nos  gens  quel- 
qu'un ,  foit  horame  ,  foit  femme ,  qui 
ne  s'accommode  pas  de  nos  règles  & 
leur  préfère  la  liberté  d'aller,  fous  di- 
vers prétextes  ,  courir  où  bon  lui  fena  « 


H  É  L  o  ï  s  E.  I  8p 

ble  5  on  ne  lui  en  refufe  jamais  la  per- 
milîion  ;  mais  nous  regardons  ce  goût 
de  licence ,  comme  un  indice  très-fuC- 
pecfl,  &  nous  ne  tarderons  pas  à  nous  dé- 
faire de  ceux  qui  l'ont.  Ainfi,  ces  mêmes, 
amufemens  qui  nous  conferventd^  bons 
fujets  y  nous  fervent  encore  d'épreuve 
pour  les  choifir.  Milord ,  j'avoue  que  je 
n'ai  jamais  vu  qu'ici  des  maîtres  former 
à  la  fois^dans  les  mêmes  hommes,  de  bons 
domeftiques  pour  le  fervice  de  leurs  per- 
fonnes ,  de  bons  payfans  pour  cultiver 
leurs  terres ,  de  bons  foîdats  pour  la  dé- 
fenfe  de  la  patrie  ,  &  des  gens  de  bien 
pour  tous  les  états  où  la  fortune  peut 
les  appeller. 

L'hiver,  les  plaifirs  changent  d'efpèce, 
ainfi  que  les  travaux.  Les  dimanches  , 
tous  les  gens  de  la  maifon ,  &  même  les 
voifîns  5  hommes  &  femmes  indiiïérem- 
ment^fe  raffemblent^aprèsle  fervice,dans 
une  falle  baffe,  oii  ils  trouvent  du  feu, 
du  vin ,  des  fruits  ,  des  gâteaux ,  &  un 
violon  qui  les  fait  danfer.  Madame  de 
,Wolmar  ne  pianque  jamais  de  s'y  ren- 


i^o  La  Nouvelle 
dre  au  moins  pour  quelques  inftans,  afin 
d'y  maintenir  5  par  fc  préfence,  l'ordre  & 
la  modeftie  ,  &  il  n  eft  pas  rare  qu  elle 
y  danfe  elle-même ,  fût-ce  avec  fes  pro- 
pres gens.  Cette  règle,  quand  je  l'appris, 
me  p^ut  d'abord  moins  conforme  à  la 
févérité  àts  mœurs  proteftantes.  Je  îe 
dis  à  Julie  ;  &  voici^à-peu-près^ce  qu'elle 
me  répondit. 

La  pure  Morale  eft  fî  chargée  de  de- 
voirs févères,  que,  fi  on  lafurcharge  en- 
core de  formes  indifférentes ,  c'eft  pres- 
que toujours  aux  dépens  de  l'effenciel. 
On  dit  que  c'eft  le  cas  de  la  plupart  à^s 
Moines  ,  qui ,  foumis  à  mille  règles  inu- 
tiles, ne  favent  ce  que  c'eft  qu'honneur 
&  vertu.  Ce  défaut  règne  moins  parmi 
nous;  m.ais  nous  n'en  iommes  pas  tout 
à- fait  exempts.  Nos  gens  d'Jiglife ,  auiîî 
fupérieurs  en  fagefîe  à  toutes  les  fortes 
de  Prêtres ,  que  notre  Religion  eft  fupé  • 
rieure  à  toutes  les  autres  en  fainteté , 
ont  pourtant  encore  quelques  maximes 
qui  paroilfent  plus  fondées  fur  le  pré- 
jugé que  fur  la  raifon,  Telle  eft  celle 


U  É    L    O    ï  s    E.  ipi 

qui  blâme  la  danfe  &  les  affemblées , 
comme  s'il  y  avoit  plus  de  mal  à  dan- 
fer  qu'à  chanter  ,  que  chacun  de  ces 
amufemens  ne  fût  pas  également  une 
înfpiration  de  la  Nature  ,  &  que  ce  fût 
un  crime  de  s'égayer  en  commun  par 
une  récréation  innocente  &  honnête. 
Pour  moi ,  je  penfe  ,  au  contraire ,  que 
toutes  les  fois  qu'il  y  a  concours  de$ 
deux  îexes ,  tout  divertiffement  public 
devient  innocent ,  par  cela  même  qu'il 
efl:  public  ;  au-lieu  que  l'occupation  la 
plus  louable  eft  fufpc^e  dans  le  téte-à- 
tête  (  I  ).  L'homme  6^  la  femme  font 
deftinés  l'un  pour  l'autre  ;  la  fin  de  la 
Nature  eft  qu'ils  foient  unis  par  le  ma- 
riage. Toute  faufle  P\eligion  combat  la 
Nature;  la  nôtre  feule,  qui  la  fuit  &  la 


(  I  )  D-^ns  ma  lettre  à  M.  d'Alembcrt  fur 
les  rpe6la(:les,fai  tranfcrit  de  celle-ci  le  mor- 
ceau fuivant ,  Se  quelques  autres 3  mais  com- 
mue alors  je  ne  faifoisque  préparer  cette  édi- 
tion, j'ai  cru  devoir  arendre  qu'elle  parut, 
pour  citer  ce  que  j'en  avois  tiré. 


ïp2       L  A    No  U  V  E  L  L  E 
rectifie  ,  annonce  une  inftruclion  divine 
ôc  convenable  à  Thomme.  Elle  ne  doit 
donc  point  ajouter,  furie  mariage,  aux 
embarras  de  Tordre  civil ,  des  difficultés 
que  l'Évangile  ne  prefcrit  pas ,  &  qui 
font  contraires  à  Tefprit  du  Chriftianif- 
me.  Mais  qu'on  me  dife   où.  de  jeunes 
perfonnes  à  marier  auront  occafion  de 
prendre  du  goût  l'une  pour  l'autre ,  Se  de 
fe  voir  avec  plus  de  décence  de  de  cir- 
confpedion,  que  dans  une  affemblée  où 
les  yeux  du  public^incefTamment tournés 
fur  elles ,  les  forcent  à  s'obferver  avec  le 
plus   grand  foin  ?  En  quoi  Dieu  eft-il 
offenfé  par  un  exercice  agréable  de  falu- 
taire,  convenable  à  la  vivacité  de  la  Jeu- 
neffe  ;  qui  confifte  à  fe  préfenter  l'un  à 
l'autre  avec  grâce  ôc^bienféance,  &  au- 
quel le  fpedateur  impofe  une  gravité 
dont  perfonne  n'oferoit  fortir  ?  Peut-on 
imaginer  un  moyen  plus  honnête  de  ne 
tromper  perfonne ,  au  moins  quant  à  la 
figure  5  &  de  fe  montrer,  avec  les  agré- 
mens  &  les  défauts  qu'on  peut  avolr^aux 
gens  qui  ont  intérêt  de  nous  bien  con* 

noitre 


H  É  L  o  ï  s  'e:        T«? 

noître  avant  de  s'obliger  à  nous  aimer  ? 
Le  devoir  de  fe  chérir  réciproquement 
n'emporte- t-il  pas  celui  de  fe  plaire,  & 
n'eft-ce  pas  un  foin  digne  de  deux 
perfonn€s  vertueufes  &  chrétiennes  qui 
fongent  à  s'unir ,  de  préparer  ainfi  leurs- 
cœurs  à  l'amour  mutuel  que  Dieu  leur 
impofe  ? 

Qu'arrive- t-il  dans  ces  lieux  où  règnç 
une  éternelle  contrainte  ,  où  Ton  punit 
comme  un  crim.e  la  plus  innocente  gaie- 
té, où  les  jeunes  gens  des  deux  fexes 
n  ôfent  jamais  s'aflembler  en  public ,  Se 
où  rindifcrette  févérité  d'un  Paileur  ne 
fait  prêcher  au  nom  de  Dieu  qu'une 
gêne  fervile  ,  &  la  triftefie  &  l'ennui  ? 
On  élude  une  tyrannie  infupportable 
que  la  nature  &  la  raifon  défavouent. 
Aux  plaifirs  permis  dont  on  prive  une 
Jeuneffe  enjouée  &  folâtre,  elle  en  fubt 
titue  de  plus  dangereux.Les  tête-à-tête, 
adroitement  concertés,  prennent  la  place 
des  afTemblées  publiques.  A  force  de  fe 
cacher,  comm.e  û  l'on  étoit  coupable,  on 
«fl  tenté  d.e  le  devenir.  L'innocente  joie 


ip4         -^^    JVOUVELLE 
aime  à  s*évaporer  au  grand  jour  :  mais 
le  vice  eft  ami  des  ténèbres  ,  &  jamais 
l'innocence   de  le  myftère  n'habitèrent 
Icng-tems  enfemble.  Mon  cher  ami ,  mQ 
dit-elle ,  en  me  ferrant  la  main ,  comme 
pour  me  communiquer  fon  repentir  & 
faire  pafTer  dans  mon  cœur  la  pureté 
<Ju  fîen-,  qui  doit  mieux  fentir  que  nous 
toute  rimportance  de    cette  maxime  ? 
Que  de  douleurs  &  de  peines ,  que  de 
rem.ords  &  de  pleurs  nous  nous  ferions 
épargnés  durant  tant  d'années  ^fî  tous 
deux^aimant  la  vertu  comme  nous  avons 
toujours  fait,  nous  avions  fu  prévoir  de 
plus  loin  les  dangers  qu  elle  court  dans 
le  téte-à-téte. 

Encore  un  coup ,  continua  Madame 
de  Wolmar  ,  d'un  ton  plus  tranquile,  ce 
n'efl;  point  dans  les  affemblées  nombreu- 
fes  où  tout  le  monde  nous  voit  &  nous 
écoute,  mais  dans  dts  entretiens  parti- 
culiers ou  régnent  le  fecret  &  la  liber- 
té ,  que  les  mœurs  peuvent  courir  des 
rifques.  Ceft  fur  ce  principe,  que,  quand 
mes  domeftiques  des  deux  fexes  k  raf- 


H  É    L    O    ï  s   E.  Ip5* 

femblent5Je  fuis  bien-aife  qu'ils  y  foient 
tous.  J'approuve  même  qu'ils   invitent 
parmi  les  jeunes  gens  du  voifinage ,  ceux 
dont  le  commerce  n'eft  point  capable 
de  leur  nuire ,  &  j'apprends  avec  grand 
plaifir  que^pour  louer  les  mœurs  de  quel- 
qu'un de  nos  jeunes  voifins  ,  on  dit  :  il 
eft  reçu  chez  M.  de  Wolmar.  En  ceci 
nous  avons  encore  une  autre  vue.  Les 
hommes  qui  nous  fervent  font  tous  gar- 
çons y  &  parmi  les  femmes  la  gouver- 
nante dQS  enfans  efl:  encore  à  marier; 
il  n'ell:  pas  jufte  que  la  réferve  où  vivent 
ici  les  uns  &  les  autres ,  leur  ôte  roc- 
cafion  d'un  honnête  établifTement.  Nous 
tâchons  ,  dans  ces  petites  alTemblées ,  de 
leur  procurer  cette  occafion  fous  nos 
yeux ,  pour  les  aider  à  m.ieux  choifir,  de 
en  travaillant  ainfi  à  former  d'heureux 
ménages  ,  nous  augmentons  le  bonheur 
du  nôtre. 

Il  refteroit  à  me  juftifîer  moi-même^ 
de  danfer  avec  ces  boanes-gens ,  mais  * 
i'aime  mieux  paffer  condamnation  fur  ce 
points  &  j'avoue  franchement  que  mon 

I2 


ÎÇ<^  L  A  No  U  V  E  L  L  E 
plus  grande  motif  en  cela  efl:  Je  plalfir 
que  j'y  trouve.  Vous  favez  que  j'ai  tou- 
jours partagé  la  paflion  que  ma  Coufine 
a  pour  la  danfe  ;  mais ,  après  la  perte  de 
ma  mère,  je  renonçai  pour  ma  vie  au 
bal  de  à  toute  alTemblée  publique  ;  j'ai 
tenu  parole  3  même  à  mon  mariage  ,  de 
la  tiendrai  ,  fans  croire  y  déroger  en 
danfant  quelquefois  chez  moi  avec  mes 
hôtes  &  mes  domeftiques.  Cell  un  exer- 
cice  utile  à  ma  fanté  durant  la  vie  fé- 
dentaire  qu'on  eft  forcé  de  mener  ici 
Vhiver.  Il  m'amufe  innocemment  ;  car , 
quand  j'ai  bien  danfé,  mon  cœur  ne  me 
reproche  rien^Il  amufe  aufli  M.  de  Wol- 
mar;  toute  ma  coquetterie  en  cela  fe 
borne  à  lui  plaire.  Je  fuis  caufe  qu'il 
vient  au  lieu  où.  l'on  danfe  ;  fes  gens  en 
font  plus  contens  d'être  honorés  des  re- 
gards de  leur  maître  ;  ils  témoignent 
auffi  de  la  joie  à  me  voir  parmi  eux. 
Enfin  je  trouve  que  cette  faniiliarité 
modérée  forme  entre  nous  un  lien  de 
douceur  &  d'attachement  qui  ramène 
un  peu  rhumaaité  naturelle ,  en  tempe- 


H  É   L   0  ï  s   £.  1^7 

rant  la  bafiefTa  de  îa  fervitude  &  la  ri- 
gueur de  rautoriîé. 

Voilà,  Milord,  ce  que  me  ^it  Julls 
au  fujet  de  la  danfe  ,  &  f  admirai  com- 
ment avec  tant  d'affabilité  pouvoit  ré- 
gner tant  de  fubordination^  &  comment 
elle  &  Ton  mari  pouvoient  defcendre  Se 
s'égaler  fi  fou  vent  à  leurs  domeftiques  , 
fans  que  ceux-ci  fuffent  tentés  de  les 
prendre  au  mot  &  de  s'égaler  à  eux  à 
leur  tour.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  des 
Souverains  en  Âfie,  fervis  dans  leurs  pa- 
lais ,  avec  plus  de  refpeéî  que  ces  bons 
maîtres  le  font  dans  leur  maifon.  Je  ne 
connois  rien  de  moins  impérieux  que 
leurs  ordres  ,  Si  rien  de  fi  promptement 
exécuté  ;  ils  prient  de  Ton  vole;  ils  exca- 
fent  &  Ton  fent  fon  tort.  Je  n  ai  jamais 
mieux  compris  com.bien  la  force  des 
chofes  qu'on  dit ,  dépend  peu  des  mots 
qu'on  emploie. 

Ceci  m'a  fait  faire  une  autre  réflexion 
fur  la  vaine  gravité  des  maîtres.  Cc(ï 
que  ce  font  moins  leurs  familiarités  que 
leurs  déuiuts  quiles  font  mépriferchez 


1^2      La    No  u  v  elle 

eux,  &  que  l'infolence  des  domeftiques 
annonce  plutôt  un  maître  vicieux  que 
foible;  car  rien  ne  leur  donne  autant 
d'audace  que  la  connoifîance  de  fes  vi- 
ces 5  &  tous  ceux  qu'ils  de'couvrent  en 
lui,  iont^à  leurs  yeux,autant  de  difpenfes 
d'obéir  à  un  homme  qu'ils  ne  fauroient 
plus  refpeder. 

Les  valets  imitent  les  maîtres ,  &  \q^ 
imitant  groffierement ,  ils  rendent  fenfi- 
bles  dans  leur  conduite  les  défauts  que  le 
vernis  de  l'éducation  cache  mieux  dans 
\(^s  autres.  A  Paris  je  jugeoisdes  mœurs 
its  femmes  de  ma  connoiflance,par  l'ait 
&  le  ton  de  leurs  femmes-de- chambre,  & 
cette  règle  ne  m'a  jamais  trom^pé.  Outre 
vraz  la  femme-de-chambre, une  fois  dépo- 
fî  taire  du  fecret  de  fa  maitrefTe  ,  lui  fait 
payer  cher  fa  difcrétion  ,  elle  agit  com- 
me l'autre  penfe,  &  décèle  toutes  fes 
m.aximes,enles  pratiquant  mal-adroite- 
ment. En  toute  chofe,  l'exemple  des 
maîtres  eft  plus  fort  que  leur  autorité  , 
&  il  n'eft  pas  naturel  que  leurs  domef- 
tiques  veuillent  être  plus  honnêtes  gens 


H  Ê  L  o  j  s  n,         ip9 

queux.  On  a  beau  crier,  jurer,  mal- 
traiter 5  chaffer ,  faire  maifon  nouvelle  ; 
tout  cela  ne  produit  point  le  bon  fervi- 
ce.  Quand  celui  qui  ne  s'embarrafle  pas 
d'être  méprife  &  haï  de  fes  gens,  s'eri 
croit  pourtant  bien  fervi ,  c'efi:  qu'il  fe 
contente  de  ce  qu'il  voit  &  d'une  exac- 
titude apparente,  fans  tenir  compte  de 
mille  maux  fecrcts  qu'on  lui  fait  incef- 
famment,  $c  dont  il  n'apperçoit  jamais 
la  fource.  Mais  où  eft  l'homme  aflez  dé- 
pourvu d'honneur  pour  pouvoir  fuppor- 
ter  les  dédains  de  tout  ce  qui  l'environ- 
ne? Où  eft  la  femme  afTez  perdue  pout 
n'être  plus  fenfible  aux  outrages?  Corn» 
bien ,  dans  Paris  &  dans  Londres ,  de 
Dames  fe  croient  fort  honorées  ,  qui 
fondroient  en  larmes,!!  elles  entendoient 
ce  qu'on  dit  d'elles  dans  leur  anti-cham- 
bre? Heureufem.ent  pourleur  repos,elles 
fe  raffarent  en  prenant  ces  Argus  pour 
dQS  imbéciles  ,  &  fe  flattant  qu'ils  ne 
voient  rien  de  ce  qu'elles  ne  daignent 
pas  leur  cacher.  Auffi  dans  leur  mutine 
obéiffance  ne  leur  cachent-ils  guères  à 

l4 


3GO       La    N  ou  V  e  ll^ 
leur  tour  le  mépris  quils  ont  pour,  elles. 
Maîtres  &  valets  fentent  mutuellemsnr 
que  ce  n'eft  pas  la  peine  de  fe  faire  efli- 
mer  les  uns  à^s  autres. 

Le  jugement  des  domefliques  me  pa- 
XOit  être  l'épreuve  la  plus  fure  5c  la  plus 
difficile  de  la  vertu  des  maîtres  ,  &  je 
me   fouviens  ,    Milord  ,    d'avoir    bien 
penfé  de  la  vôtre  en  Valais  fans  vous 
connoitre  ,  Amplement  fur  ce  que  par- 
lant aiïez  rudement  à  vos  gens ,  ils  ne 
vous  en  étoient  pas  moins  attachés ,  & 
qu'ils  témoignoient  entre  eux  autant  de 
refped  pour  vous  en  votre  abfence  ,  que 
Ç\  vous  les  eufliez  entendus.  On  a  dit 
qu'il  n'y  avoit  point  de  héros  pour  fon 
valet-de-chambre  ;  cela  peut  être  :  mais 
rhomme  jufte  a  Teftime  de  fon  valet; 
ce  qui  montre  alTez  que  Théroïfme  n'a 
qu'une  vaine  apparence ,  &  qu'il  n'y  a 
rien  de  folide  que  la  vertu.  C'eît  fur- 
tout  dans  cette  maifon  qu'on  recoiinoît 
la  force  de  fon  empire  dans  le  fufFrage 
à^s  domeftiques.  Suffrage  d'autant  plus 
fur  qu'il  ne  confiiTie  point  en  de  vai.is 


II  É    L    O    ï   s    E.  20  1 

éloges,  mais  dans  rexpreifion  naturelle 
de  ce  qu'ils  feiitent.  N'entendant  jamais 
rien  ici  qui  leur  faffe  croire  que  les 
autres  maîtres  ne  refiemblent  pas  aux 
leurs  5  ils  ne  les  louent  point  des  vertus 
qu'ils  eftiment  communes  à  tous  ;  mais 
ils  louent  Dieu,  dans  leur  fimplicité^d'a- 
voir  miis  des  riches  fur  la  terre  ,  pour 
le  bonheur  de  ceux  qui  les  fervent ,  & 
pour  le  foulagement  des  pauvres, 

La  fervitude  eft  fi  peu  naturelle  à 
rhomme,  qu'elle  ne  fauroit  exifrer  fans 
quelque  mécontentement.  Cependant 
on  refpede  le  maître ,.  &  l'on  n'en  dit 
rien.  Que  s'il  échappe  quelques  mur- 
mures contre  la  maitrefTe  ,  ils  valent 
mieux  que  des  éloges.  Nul  ne  fe  plaint 
qu'ellmanque  pour  lui  de  bienveuil- 
lance,  mais  qu'elle  en  accorde  autant 
aux  autres  j  nul  ne  peut  fouffrir  qu'elle 
fafïe  comparaifon  de  fon  zèle  avec  celui 
de  fes  camarades  ,,  &  chacun  voudroit 
être  le  premier  en  faveur,  co-mmeil  croit 
l'être  en  attachements  C'eft-là  leur  uni- 


202       La    Jy'  o  u  V e  l  l  e 

que  plainte  5  &:leur  plus  grande  injuflîce. 
A  la  fubordînation  des  inférieurs  ,  fe 
joint  la  concorde  entre  les  égaux  ,  &: 
cette  partie  de  Tadminiflration  domefti- 
que  n'efl:  pas  la  moins  difficile.  Dans 
les  concurrences  de  jaloufie  &  d'intérêt 
qui  divifent  fans  cefTe  les  gens  d'une 
maifon ,  même  auffi  peu  nombreufe  que 
celle-ci ,  ils  ne  demeurent  prefque  ja- 
mais unis  qu'aux  dépens  du  maître.  S'ils 
s'accordent,  c'eft  pour  voler  de  concert  ; 
s'ils  font  fidèles  ,  chacun  fe  fait  valoir 
aux  dépens  des  autres  ;  il  faut  qu'ils 
foient  ennemis  ou  complices  ,  &  l'on 
voit  à  peine  le  moyen  d'éviter  à  la  fois 
leur  fripponnerie  &  leurs  diffenfions.  La 
plupart  Aqs  pères  de  famille  ne  connoif- 
fent  que  l'alternative  entre  ces  deux  in- 
convéniens.  Les  uns  ,  préférant  l'intérêt 
à  l'honnêteté  ,  fomentent  cette  difpofi- 
tion  des  valets  aux  fecrets  rapports ,  & 
croient  faire  un  chef-d'œuvre  de  pru- 
dence 5  en  les  rendant  efpions  &  furveil- 
lans  les  uns  des  autres,  Les  autres ,  plus 


H  É    L    O    ï   s   E.  20^[ 

iiidolens ,  aiment  mieux  qu'on  les  vole 
&  qu  on  vive  en  paix  ;  ils  fe  font  une 
forte  d'honneur  de  recevoir  toujours  mal 
des  avis  qu'un  pur  zèle  arrache  quelque 
fois  à  un  ferviteur  fidèle.  Tous  s'abufent 
également.  Les  premiers  ,  en  excitant 
chez  eux  des  troubles  continuels  ,  in- 
compatibles avec  la  règle  &  le  bon  ordre  , 
n  alTemblent  qu'un  tas  de  fourbes  &  de 
délateurs  qui  s'exercent ,  en  trahifTant 
leurs  camarades  ,  à  trahir  peut-être  un 
jour  leurs  maîtres.  Les  féconds ,  en  re- 
fufant  d'apprendre  ce  qui  fe  fait  dans 
leur  maifon  ,  autorifent  les  ligues  contre 
eux-mêmes  ,  encouragent  les  méchans, 
rebutent  les  bons ,  &  n'entretiennent  à 
grands  fraix  que  des  frippons  arrogans 
ÔiparelTeux^qui,  s'accordantaux  dépens 
du  maître ,  regardent  leurs  fervices  com- 
me des  grâces ,  &  leurs  vols  comme  de§^ 
droits  (i). 

nam-  —  '•     — 

(i)  J'ai  examiné  d'aflcz  près  la  police  des 

grandes  maifons  ,  &  j*ai  vu  clairement  qu'il 

^  eft  impofTible  à  un  maître  qui  a  vingt  domef- 

tiques  de  venir  jamais  à  bout  de  favoir  s'il  y 

16 


2.Q^       L  A     I/o  U  VE  L  LE 

C'edune  grande  erreur  dans  récono-- 
niLe  domeftique  ^ainfi  que  dans  la  civile  , 
de  vouloir  combattre  un  vice  par  un  au- 
tre 5  ou  former  entre  eux  une  forte  d'é- 
çullibre  ,  camme  (i  ce  qui  fap^eles  ton- 
démens  de  Tordre ,  pouvoit  jamais  fervir 
à  rétablir.  On  ne  fait,  par  cette  ma-u- 
vaife  police ,  que  réunir  enfin  tous  les 
înconvéniens.  Les  vices  tolérés  dans  une 
niaifon,  n  y  régnent  pas  feuls  ;  laliTez-en 
germer  un  ^  mille  viendront  à  fa  fuite^ 
Bientôt  ik  perdent  les  valets  qui  les  ont , 
ruinent  le  maître  qui  les  fouifre  ,  qox- 
rompent  ou  fcandalifent  les  enfants  at- 
tentifs à  les  obferver.  Quel  indigne  père 
éferoit  mettre  quelque  avantage  en  ba- 
lance avec  ce  dernier  mal  ?-  Quel  hon- 
acte  -  homme    vcudroit  être  chef  de 


a  parmi  eux  un  hoirnéte-homme ,  &  de  ne 

pas  prendre  pour  tel  le  plus  méchant  fripport 
fie  tous.  Cela  feul  me  degoûteroit  d'être  air 
namhre  des  riches.  ITaâes  plus  doirx  plaiiïrs 
4e  la  vie,  le  plaifir  de  la  confiarrce  &  de  l'ef- 
time  ,  e(V  perdu  pour  ces  malheureux.  lix 
ackctsrit  biea  ch^s  tout  leur  cr^ 


H   É    L    O    ï   s    E.  20Ç 

fèmiile,  s'il  lui  étoit  Impoiiible  de  réunir 
dans  fa  maifon  la  paix  de  îa  ^délité  ,  de 
quil  fallût  acheter  le  zèle  de  Îqs  domef- 
tiques  aux  dépens  d?  leur  blenveuillance 
mutuelle  ? 

Qui  n  aurolt  vu    que  cette  maifon 
n  imagineroit  pas  même  qu'une  pareille 
difficulté  pût  exifler  ^.tant  Tunion  des 
membres  y  paroît  venir  de  leur  attache- 
ment aux  chefs.  C'eft  ici  qu  on  trouve 
le  fenfible  exemple    qu'on  ne  faurcit 
aimer -fine erement  le  maître  y  fans  aim.er 
tout  ce  qui  lui  appartient  ;  vérité  qui 
fert  de   fondement  à  la  charité  chré- 
tienne. N'eft-iî  pas  bien  fimple  que  les 
enfans  du  même  père  fe  traitent  en  frè- 
res entre  eux  ?  C'eft  ce  qu'on  nous  dit 
tous  les  jours  au  Temple ,  fans  nous  le 
faire  fentir  ;  c'eft  ce  que  les  habitans 
de  cette  maifon  fentent ,  fans  qu'on  le 
Jeur  dife^ 

Cette  difpofitlon  à  la  concorde  com- 
mence par  le  choix  des  fujets.  M.  de 
Wolmar  n'examine  pas  feulement  ^en  les^ 
reçevant;^s'ils  çonvieunent  à  fa  femme^.^ 


2lc6  La  Nouvelle 
à  lui  5  mais  s'ils  fe  conviennent  Tun  à  Vau- 
tre ,  &  l'antipathie  bien  reconnue  entre 
deux  excellens  domeftiques  fuffiroit  pour 
faire  à  Tinftant  congédier  Tun  des  deux  : 
car  5  dit  Julie  ,  une  maifon  fi  peu  nom- 
breufe ,  une  maifon  dont  ils  ne  fortent 
jamais ,  &  où  ils  font  toujours  vis-à-vis- 
les  uns  des  autres  ,  doit  leur  convenir 
également  à  tous ,  5c  feroit  un  enfer  pour 
eux^fi  elle  n  étoitune  maifon  de  paix.  Ils 
doivent  la  regarder  comme  leur  maifoïi 
paternelle  où  tout  n'eft  qu'une  même  fa- 
mille. Un  feul  qui  de'plairoit  aux  autres 
pourroit  la  leur  rendre  odieufe  ,  &:  cet 
objet  défagréable  y  frappant  incelTam- 
ment  leurs  regards  ,  ils  ne  feroient  bien 
ici  ni  pour  eux  ni  pour  nous. 

Après  les  avoir  afTortis  le  mieux  qu'il 
eft  pollible^on  les  unit ,  pour  ainfi  dire  , 
malgré  eux  ,  par  les  fervices  qu'on  les 
force  en  quelque  forte  à  fe  rendre^Sc  l'on 
fait  que  chacun  ait  un  fenfible  intérêt 
d'être  aime  de  tous  fes  camarades.  Nul 
n'eft  fi  bien  venu  à  demander  des  grâ- 
ces pour  lui-même  que  pour  un  autre  i 


\ 


H  É    L    O    ï  -S    £.  207 

ainfî  celui  qui  defire  en  obtenir,  tâche 
d'engager  un  autre  à  parler  pour  lui  , 
&  cela  eft  d'autant  plus  facile  ,  que ,  foît 
qu'on  accorde  ou  qu'on  refufe  une  fa- 
veur ainfi  demandée  5  on  en  fait  tou- 
jours un  mérite  à  celui  qui  s'en  eft  ren- 
du rinterceffeur.  Au  contraire  ,  on  re- 
bute ceux  qui  ne  font  bons  que  pour  eux. 
Pourquoi ,  leur  dit-on  ,  accorderois-je  ce 
qu'on  me  demande  pour  vous  qui  n'avez 
jamais  rien  demandé  pour  perfonne  ?  Eft- 
il  jufte  que  vous  foyez  plus  heureux  que 
vos  camarades  ,  parce  qu'ils  font  plus 
obligeans  que  vous  ?  On  fait  plus  ;  on  les 
en^ge  à  fe  fervir  mutuellement  en  fe- 
cret ,  fans  oftentation  ,  fans  fe  faira  va- 
loir. Ce  qui  eft  d'autant  moins  difficile 
à  obtenir ,  qu'ils  favent  fort  bien  que  le 
maître  ,  témoin  de  cette  difcrétion  ,  les 
en  eftime  davantage  ;  ainfi  l'intérêt  y 
gagne ,  &  l'amour-propre  n'y  perd  rien. 
Ils  fopt  fi  convaincus  de  cette  difpofition 
générale ,  &  il  régne  une  telle  confiance 
entre  eux,  que,  quand  quelqu'un  a  quel- 
que grâce  à  demander ,  il  en  parle  à  leur 


50§  L  A  No  U  l^  E  L  LE, 
table  par  forme  de  converfation  ;  ibu- 
vent,  fans  avoir  rien  fait  de  plus,  il  trouve 
la  chofe  demandée  &  obtenue  ,  &  ne 
fâchant  qui  remercier ,  il  en  a  Tobliga- 
tion  à  tous, 

C'eftpar  ce  moyen,  &  d'autres  fem- 
blables  5  qu'on  fait  régner  entre  eux,  urt 
attachement  né  de  celui  qu'ils  ont  tous 
pour  leur  maîtres ,  &  qui  lui  eft  fubor- 
donné.  Ainfi ,  loin  de  fe  liguer  à  fon  ^ 

préjudice ,  ils  ne  font  tous  unis  que  pour         1 
le  mjeux  fervir.  Quelque  intérêt  qu'ils  1 

aient  à  s'aimer,  ils  en  ont  encore  un  plus 
grand  à  lui  plaire;  le  zèle  pour  fon  fer- 
vice  l'emporte  fur  leur  bienveuillaiîce 
mutuelle  ;  & ,  tous  fe  regardant  comme 
léféQs  par  des  pertes  qui  le  laiiTeroient 
moms  en  état  de  récompenfer  un  bon 
ferviteur ,  font  également  incapables  de 
fouifrir  en  filence  le  tart  que  Tun  d^eux 
voudroit  lui  faire.  Cette  partie  de  la  po- 
lice établie  dans  cette  maifon  me  paroît 
avoir  quelque  chofe  de  fubîime ,  &  je  ne 
puis  affez  admirer  comment  M.  &  Ma- 
dame de  Wolmar  ont  fu  transformer  le 


■M  È    LOIS    E.  aOi 

Vil  métier  d'accufateur  en  une  fondcicrî 
de  zèle ,  d'intégrité  ,  de  courage  ,  auiîi 
noble  5  ou  du  moins  aufîi  louable  qu  elle 
rétoit  chez  les  Romains.  ;  ^ 

On  a  commencé  par  détruire  ou  pré- 
venir clairement ,  Amplement ,  &  par 
des  exemples  fenfibîes,  cette  morale  cri- 
minelle &  fervile ,  cette  mutuelle  tolé- 
rance aux  dépens  du  maître,  qu'un  mé- 
chant valet  ne  manque  point  de  prêcher 
aux  bons  5  fous  l'air  d'une  maxime  de 
charité.  On  leur  a  bien  fait  comprendre 
que  le  précepte  de  couvrir  les  fautes  de 
fon  prochain  ne  fe  rapporte  qu'à  celles 
qui  ne  font  de  tort  à  perfonne ,  qu'une 
injuftice  qu'on  voit ,  qu'on  tait ,  &  qui 
blelTe  un  tiers,  on  la  commet  foi-même; 
&  que  ,  comme  ce  n'eft  que  îe  fenthnent 
c!e  nos  propres  défauts  qui  nous  oblige 
à  pardonner  ceux  d'autrui  ,  nul  n\:ime 
a  tolérer  les  frippons,  s'il  n  eft  un  frippon 
comme  eux.  Sur  ces  principes  ,  vrais  en 
général ,  d'homme  à  homm^e  ,  &  bien 
plus  rigoureux  encore  dans  la  relation 
plus  étroite  du  ferviteur  au  maître,  cd 


5IÔ      L  A    JVoU  r  E  L  LE 

tient  Ici  pour  inconteftable,  que  qui  vok 
faire  un  tort  à  fes  maîtres  fans  le  dénon- 
cer, efl:  plus  coupable  -encore  que  celui 
qui  Ta  commis  ;  car  celui-ci  fe  laifïe 
abufer  dans  fon  adion ,  par  le  profit  qu^il 
envifage  ;  mais  l'autre  de  fang- froid  8c 
fans  intérêt  n'a  pour  motif  de  fon  filence, 
qu'une  profonde  indifférence  pour  h  juf- 
tice,  pour  le  bien  de  la  maifon  qu'il  fert, 
&:  un  defir  fecret  d'imiter  l'exemple 
qu'il  cache  :  de  forte  que  ,  quand  la  f.ute 
eft  confidérable  ,  celui  qui  l'a  commife , 
peut  encore  quelquefois  efpérer  fon  par- 
don ;  mais  le  témoin  qui  l'a  tue  efc  infail- 
liblement congédié,  comme  un  homme 
enclin  au  mal. 

En  revanche  ,  on  ne  fouffre  aucune 
accufation  qui  puiffe  être  fufpede  d'in- 
juftice  &  de  calomnie;  c'eft- à-dire  qu'on 
n'en  reçoit  aucune  en  l'abfence  de  l'ac- 
cufé.  Si  quelqu'un  vient  en  particulier 
faire  quelque  rapport  contre  fon  cama- 
rade 5  ou  fe  plaindre  perfonnellement  de 
lui ,  on  lui  demande  s'il  eft  fuffifamment 
inilruit  5  c'eft-à-dire ,  s'il  a  commencé 


H  É    L    O    ï  s   E.  211 

pn.r  s'éclalrcir  avec  celui  dont  il  vient  fe 
plaindre?  S'il  dit  que  non,  on  lui  de- 
mande encore  comment  il  peut  juger 
une  adion  dont  il  ne  connoît  pas  aflez 
les  motifs  ?  Cette  aétion  ,  lui  dit-on  , 
tient  peut-être  à  quelqu  autre  qui  vous 
efl  inconnue  ;  elle  a  peut-être  quelque 
circonftance  qui  fert  à  la  juftifier  ou  à 
Texcufer ,  &  que  vous  ignorez.  Com- 
ment ôfez-vous  condamner  cette  con- 
duite avant  de  favoir  les  raifons  de  ce- 
lui qui  Ta  tenue  ?  Un  mot  d'explication 
l'eût  peut-être  juftifiée  à  vos  yeux  :  pour- 
quoi rifquer  de  la  blâmer  injuflement , 
&  m'expofer  à  partager  votre  injuftice  ? 
S'il  affUre  s'être  éclairci  auparavant  avec 
l'accufé  ;  pourquoi  donc ,  lui  réplique- 
ton,  venez-vous  fans  lui ,  comme  fi  vous 
aviez  peur  qu'il  ne  démentît  ce  que  vous 
avez  à  dire  >  De  quel  droit  négligez-vous 
pour  moi  la  précaution  que  vous  avez 
cru  devoir  prendre  pour  vous-même  ? 
Eft~il  bien  de  vouloir  que  je  juge,  fur 
votre  rapport ,  d'une  aclion  dont  vous 
n'avezpas  voulu  juger  fur  le  témoignage 


2Î2     La   N  ou  V  ellb 

de  vos  yeux  ;  &  ne  feriez-vous  pas  ref^ 
ponfable  du  jugement  partial  que  j'en 
pourrois  porter ,  fi  je  me  contentois  de 
votre  feule  dépofition  ?  Eniuite  on  lui 
propofe  de  faire  venir  celui  qu'il  accufe; 
s'il  y  confent  ,  c'eft  une  affaire  bientôt 
réglée  ;  s'il  s'y  oppole ,  on  le  renvoie 
après  une  forte  réprimande  :  mais  on 
lui  garde  le  fecret ,  &  l'on  obferve  fi 
bien  l'un  &  l'autre,  qu'on  ne  tarde  pas 
à  favoir  lequel  its  deux  avoir  tort. 

Cette  règle  eft  fi  connue  &:  fi  bien 
établie  ,  qu'on  n'entend  jamais  un  do- 
meftique  de  cette  maifon  parler  mal 
d'un  de  (qs  camarades  abfent  ;  car  ils 
favent  tous  que  c'efi:  le  moyen  de  palTer 
pour  lâche  ou  menteur.  Lorfqu'un  d'en- 
tre eux  en  accufe  un  autre  ,  c'eft  ouver- 
tement 5  franchement ,  &  non  -  feule- 
ment en  fa  préfence  ,  mais  en  celle  de 
tous  leurs  camarades ,  afin  d'avoir  dans 
ks  témoins  de  fes  difcours ,  des  garants 
de  fa  bonne-foi.  Quand  il  eft  queftion 
de  querelles  perfonnelles ,  elles  s'accom- 
modent prefque  toujours  par  médiateurs 


H  É    L    O    ï   s    E.  2  ï  5 

fans  Importuner  Monfieur  ni  Madame  ; 
mais  quand  il  s'agit  de  l'intérêt  facré  du 
maître  ,  TafFaire  ne  fçauroit  demeurer 
fecrette  ;  il  faut  que  le  coupable  s'ac- 
cufe,  ou  qu  il  ait  un  accufateur.  Ces  pe^- 
tits  plaidoyers  font  très-rares  ,  &  ne  fq 
font  qu'à  table ,  dans  les  tournées  que 
Julie  va  faire  journellement  au  dîner  ou 
au  fouper  de  fes  gens ,  &  que  M.  de 
Wolmar  appelle,  en  riant,  fes  grande 
jours.  Alors,  après  avoir  écouté  paiiîble- 
ment  la  plainte  &  la  réponfe,  fi  Taffaire 
intéreffe  fon  fervice  ,  elle  remercie  l'ac- 
cufateur  de  fon  zèle.  Je  fais,  lui  dit- 
elle  ,  que  vous  aimez  votre  camarade  , 
vous  m'en  avez  toujours  dit  du  bien,  & 
je  vous  loue  de  ce  que  l'amour  du  de- 
voir &  de  la  juflice  l'emporte  en  vous  , 
fur  les  affedions  patiçulieres  :  c'efl:  ainfi 
qu'en  ufe  un  ferviteur  fidèle  &  un  hon- 
nête-homme. Enfuite,  fi  l'accufé  n'a  pas 
tort ,  elle  ajoute  toujours  quelque  éloge 
à  fa  juftification.  Mais  s'il  eft  réellement 
coupable  ,  elle  lui  épargne,  devant  les 
autres,  une  partie  de  la  honte,  Elle  fup-^ 


214    La  Nouvelle 

pofe  qu'il  a  quelque  chofe  à  dire  pour  fa 
défenfe ,  qu'il  ne  veut  pas  déclarer  de- 
vant tant  de  monde;  elle  lui  adlgne  une 
heure  pour  Tentendre  en  particulier  ;  & , 
c*eft-là,  qu'elle,  ou  Ion  mari,  leur  parlent 
comme  il  convient.  Ce  qu'il  y  a  de  fin- 
guiier  en  ceci ,  c'efl;  que  le  plus  févère 
des  deux,  n  eil:  pas  le  plus  redouté;  &:, 
qu'on  craint  moins  les  graves  répriman- 
des de  M.  de  Wolmar ,  que  \qs  repro- 
ches touchans  de  Julie.  L'un ,  faifant 
parler  la  juftice  &  la  vérité  ,  humilie 
&  confond  les  coupables  ;  l'autre  leur 
donne  un  regret  mortel  de  rétre,en  leur 
montrant  celui  qu  elle  a  d'être  forcée  à 
leur  ôterfabienveuillance.  Souvent  elle 
leur  arrache  à^s  larmes  de  douleur  & 
de  honte;  &  il  ne  lui  eft  pas  rare  de 
s'attendrir  elle-même,  en  voyant  leur  re- 
pentir ,  dans  l'efpoir  de  n'être  pas  obli- 
gée à  tenir  parole. 

Tel  qui  jugeroit  de  tous  ces  foins,  far 
ce  qui  fe  paffe  chez  lui  ou  chez  (es  \^i- 
fins,  les  eftimeroit  peut-être  inutiles  ou 
pénibles.  Mais  vous,  Milord,  qui  avez 


H  É   L    O    ï  s   E.  2\^ 

de  fi  grandes  idées  des  devoirs  &  des 
plaifirs  du  père  de  famille ,  &  qui  con- 
noifFez  Tcmpire  naturel  que  le  génie  & 
la  vertu  ont  fur  le  cœur  humain  ,  vous 
voyez  l'importance  de  ces  détails,  & 
vous  fentez  à  quoi  tient  leur  fuccès.  Ri- 
chefTe  ne  fait  pas  riche,  dit  le  Roman 
de  la  rofe.  Lqs   biens  d'un  homme  ne 
font  point  dans  fes  cofees ,  mais  dans 
Tufage  de  ce  qu'il  en  tire;  car  on  ne 
s'approprie  les  chofes  qu'on  pofîède^que 
par  leur  emploi  ;  &  \qs  abus  font  tou- 
jours plus  inépuifables  que  lés  richeiïes; 
ce  qui  fait  qu'on  ne  jouit  pas  à  propor- 
tion de  fa  dépenfe ,  mais  à  proportion 
qu'on  la  fait  mieux  ordonner.  Un  fou 
peut  jeter  des  lingots  dans  la  mer,  & 
dire  qu'il  en  a  joui  ;  mais  quelle  com- 
paraifon  entre  cette  extravagante  jouif- 
fance ,  &  celle  qu'un  homme  fage  eût 
fû  tirer  d'une  moindre  fomme  ?  L'ordre 
&   la  règle   qui  multiplient  &  perpé- 
tuent l'ufage  àQs  biens ,  peuvent  feuls 
transformer  le  plaifir  en  bonheur.  Que 
fi  c  eft  du  rapport  des  chofes  à  nous  que 


2 1 5     La   Nouvelle 

naît  la  véritable  propriété  ;  fi  c'eft  plu- 
tôt  remploi  des  richeffes  que  leur  ac- 
quifition  qui  nous  les  donne  ,  quels 
foins  importent  plus  au  père  de  famille, 
que  l'économie  domeftique  &  le  bon 
régime  de  fa  maifon  ,  où  les  rapports 
les  plus  parfaits  vont  le  plus  direéle- 
ment  à  lui ,  &  où  le  bien  de  chaquç 
membre  ajoute  alors  à  celui  du  chef? 

Les  plus  riches  font-ils  les  plus  heu- 
reux ?  Que  fert  donc  l'opulence  à  la  féli- 
cité ?  Mais  toute  maifon  bien  ordonnée 
çft  l'image  de  Tame  du  maître.  Les  lam- 
bris dorés  5  le  luxe  &  la  magnificence , 
n'annoncent  que  la  vanité  de  celui  qu^ 
les  étale  ;  au-lieu  que ,  par-tout  où  vous 
verrez  régner  la  règle  fans  trifteffe ,  la 
paix  fans  efclavage  ,  l'abondance  fans 
profafion  ,  dites  ,  avec  confiance  :  c'eft 
un  Etre  heureux  qui  commande  ici. 

Pour  moi,  je  penfe  que  le  figne  le  plus 
affuré  du  vrai  contentement  d'efprit  eft 
la  vie  retirée  &  domeftique  ,  &i  que 
ceux  qui  vont  fans  ceiTe  chercher  leur 
bonheur  chez  autrui^  ne  rojrit  point  che2; 

€UX- 


H  E    L    O    ï  s   E.  217 

eux-mêmes.  Un  père  de  famille  qui  fe 
pbit  dans  fa  maifon ,  a  pour  prix  des 
foins  continuels  qu'il  s'y  donne ,  la  con- 
tinuelle jcuiflance  des  plus  doux  fentî- 
mens  de  la  nature.  Seul  entre  tous  les 
mortels,  il  efl:  maître  ce  fa  propre  féli- 
cité ,  parce  qu'il  efl:  heureux  comme 
Dieu  même  ,  fans  rien  defirer  de  plus , 
que  ce  dont  il  jouit  :  com^me  cet  Etre 
immenfe  ,  il  ne  fonge  pas  à  amplifier 
fes  pofTellîons ,  mais  à  les  rendre  vérita- 
blement fiennes  par  les  relations  les  plus 
parfaites  &  la  ciredion  la  miieux  enten- 
due; s'il  ne  s'enrichit  pas  par  de  nou- 
velles acquifitions,  il  s'enrichit  en  pof- 
fédant  mieux  ce  qu'il  a.  Il  ne  jouifTcit 
que  du  revenu  de  ks  terres,  il  jouit  en- 
core de  fes  terres  mêmes,  en  préfidant  à 
leur  culture  &  les  parcourant  fans  ceffe. 
Son  domeftique  lui  étoit  étranger  ;  il  en 
fait  fon  bien,  fon  enfant,  il  fe  l'appro- 
prie. Il  n'avoit  droit  que  (ur  les  adions  , 
il  s'en  donne  encore  fur  ks  volontés.  Il 
n'étoit  maître  qu'à  prix  a'^rgent,  il  le 
devient  par  l'empire  facré  de  i'eftlme  de 
lom^llL  K 


2  18     La    No  u  v  e  l  le 

des  bienfaits.  Que  la  fortune  le  dépouille 
de  fes  richeffes  ,  elle  ne  fauroit  lui  ôter 
les  cœurs  qu  il  s^eft  attachés ,  elle  n'ôtera 
point  des  enfans  à  leur  père  ;  toute  la  dif- 
férence efl:  qu'il  les  nourrlffoit  hier ,  Se 
qu'il  fera  demain  nourri  par  eux.  Ceft 
alnE  qu'on  apprend  à  jouir  véritable- 
ment de  fes  biens ,  de  fa  famille  &c  de 
foi- même;  c'ell:  ainfî  que  les  détails 
d'une  maifon  deviennent  délicieux  pour 
l'honnête  -  homme  qui  (ait  en  connoitre 
le  prix  ;  c^eft  ainfi  que ,  loin  de  regarder 
fes  devoirs  comme  une  charge,  il  en  fait 
fon  bonheur,  &  qu'il  tire,  de  fes  tou- 
chantes &  nobles  fondions,  la  gloire  & 
le  plaifir  d'être  homme. 

Que  fi  ces  précieux  avantages  font 
rnéprifés  ou  peu  connus,  &  fi  le  petit 
nombre  même  qui  les  recherche  les  ob- 
tient fi  rarement ,  tout  cela  vient  de  la 
-même  caufe»  Il  eft  des  devoirs  fimples 
,&  flib limes  qu'il  n'cippartient  qu'à  peu 
de  gens  d'aimer  &  de  remplir.  Tels  font 
ceux-  du  père  de  famille ,  pour  lefqueîs 
r.air  de  le  bruit  du  monde  n'infpirent 


I 


H  É    L    O    ï  s    E.  2Jp 

que  du  dégoût ,  &  dont  on  s'acquitte 
mal  encore ,  quand  on  n'y  eft  porté  que 
par  des  raifons  d'avarice  &  d'intérêt. 
Tel  croit  être  un  bon  père  de  famille  , 
ëi  n'eft  qu'un  vigilant  économe;  le  bien 
peut  profpérer  &c  la  miaifon  aller  fort 
mal.  Il  faut  des  vues  plus  élevées  pour 
-éclairer,  diriger  cette  im.portante  admi- 
niitration  &  lui  donner  un  heureux  fuc-* 
ces.  Le  premier  foin  par  lequel  doit 
commencer  l'ordre  d'une  maifon  ,  c'eft 
de  n'y  foulFrir  que  d'honnêtes  gens  qui 
n'y  portent  pas  le  defir  fecret  de  trou- 
bler cet  ordre.  Mais  la  fervitude  & 
l'honnêteté  font -elles  fi  compatibles 
qu'on  doive  efpérer  de  trouter  des  do- 
meftiques  honnêtes  gens  ?  Non ,  Milord; 
pour  les  avoir,  il  ne  faut  pas  les  chercher, 
il  faut  les  faire,  &c  il  n'y  a  qu'un  homme 
de  bien  qui  fâche  l'art  d'en  former  d'au^ 
très.  Un  hypocrite  a  beau  vouloir  pren^ 
dre  le  ton  de  la  vertu ,  il  n'en  peut  inf- 
pirer  le  goût  à  perf  jnne  ;  &  ;,  s'il  favoit 
la  rendre  aimable  ,  iî  l'aim croit  lui-mê- 
me. Que  fervent  de  froides  leçons  ci- 

K2 


220  La  JVou  V  elle 
mentles  par  un  exemple  continuel,  fi  ce 
n  eft  à  faire  penfer  que  celui  qui  les  don* 
ne  fejjue  de  la  crédulité  d'autruiPQue 
ceux  qui  nous  exhortent  à  faire  ce  qu'ils 
diP^nt  5  &  non  ce  qu'ils  font,  difent  une 
grande  abdirdité  !  Qui  ne  fait  pas  ce  qu'il 
dit ,  ne  le  dit  jamais  bien  ;  car  le  langage 
du  cœur  5  qui  touche  Se  perfuade ,  y  man- 
que. J'ai  quelquefois  entendu  de  ces 
converfations  gr  jifièremcnt  appre:ées, 
qu'on  tient  devant  hs  domeftiques  com- 
me devant  des  enfans  pour  leur  fiire 
des  leçons  indiredes.  Loin  de  juger 
qu'ils  en  fufTent  un  inftant  les  dap^s  ,  je 
les  ai  toujours  vu  fourire  en  iecret  de 
l'ineptie  dû  maître  qui  les  prenoit  pour 
des  fots,  en  débitant  lourdement  de- 
vant eux  des  maximes  qu'ils  favoient 
bien  n'être  pas  les  fiennes. 

Toutes  ces  vaines  fubtilités  font  igno- 
rées dans  cette  maifon ,  &  le  grand  art 
des  maîtres  pour  rendre  leurs  domefti- 
ques  tels  qu  ili  les  veulent,  eft  de  fe  mon- 
trer à  eux  tels  qu'ils  font.  Leur  conduite 
eft  toujours  franche  3c  ouverte,  parç« 


H  É    L    O    ï    s    E.  22  1 

qu'ils  n*ont  pas  peur  que  leurs  adions 
démentent  leurs  difcours.  Comme  ils 
n'ont  point  pour  eux-mêmes  une  morale 
différente  de  celle  qu'ils  veulent  donnet 
aux  autres  ,  ils  n'ont  pas  befoin  de  cir- 
conrpvdion  dans  leurs  propos  ;  un  mot 
étourdiment  échappé  ne  renverfe  point 
les  principes  qu'ils  fe  font  efforcés  û'é- 
tablir.  Ils"  ne  uiient  point  indifcrette- 
ment  toutes  leurs  affaires  ;  mais  ils  di- 
fent  librement  toutes  leurs  maximes.  A  ' 
table  5  à  la  promenade  ,  tête-à-tête  ou 
devant  tout  le  monde,  on  tient  toujours 
le  même  langage;  on  dit  naïvement  ce 
qu'on  penfe  fur  chaque  chofe  ;  & ,  fans 
qu'on  fonge  à perfonne, chacun  y  trouve 
toujours  quelque  inflrudion.  Comme 
hs  domefliques  ne  voient  jamais  rien 
faire  à  leur  maître  qui  ne  foit  droit , 
jufte,  équitable,  ils  ne  regardent  point 
la  juftice  comme  le  tribut  du  pauvre  , 
comme  le  joug  du  malheureux ,  com- 
me une  des  miferes  de  leur  état.  L'at- 
tention qu'on  a  de  ne  pas  faire  courir 
en  vain  les  ouvriet§ ,  &  perdre  dos  jour- 


'm2        L  A     No  UVELLE 
nées  pour  venir  folliciter  le  paiement 
de  leurs  journées,  les  accoutume  à  fentir 
le  prix  du  tems.  En  voyant  le  foin  des 
maîtres  à  ménager  celui  d'autrui ,  cha- 
cun en  conclut  que  le  fîen  leur  eil  plus 
précieux ,  &  fe  £ât  un  plus  grand  crime 
de  roifiveté.  La  confiance  qu'on  a  dans 
leur  intégrité ,  donne  à  leurs  inftitutions 
une  force  qui  les  fait  valoir  &  prévient 
les  abus.  On  n'a  pas  peur  que  dans  la 
gratification  de  chaque  femaine  ,  la  mai- 
■  treffe  trouve  toujours  que  c'efl  le  plus 
jeune  ou  le  mieux  fait  qui  a  été  le  plus 
diligent.  Un  ancien  domeftique  ne  craint 
pas  qu'on  lui  cherche  quelque  chicane  , 
pour  épargner  l'augmentation  des  gages 
qu'on  lui  donne.  On  n'efpere  pas  pro- 
fiiter  de  leur  difcorde  pour  fe  faire  va- 
"loir  5  &  obtenir  de  l'un  ce  qu'aura  refufé 
l'autre.  Ceux  qui  font  à  marier  ne  crai- 
gnent pas  qu'on  nuife  à  leur   établiiTe- 
ment  pour,  les  garder  plus  long-tems,  8c; 
qu'ainfi  leur  bon  fervice  leur  faffe  tort* 
Si  quelque  valet  étranger  venoit  dire 
aux  gens  dec^tte  maifon  qu'un  maître 


H  É    L    O    J    s    E.  225 

&c  fes  domeftiques  font  entre  eux  dans 
un  véritable  état  de  guerre;  que  ceux- 
ci  5  taifant  au  premier  tout  du  pis  qu'ils 
peuvent  3  ufent  en  cela  d'une  jufte  ré- 
préiaille  ;  que  les  maîtres  étant  ufurpa- 
teurs  5  menteurs  &  frippons  ,  il  n'y  a  pas 
de  mal  à  les  traiter  comme  ils  traitent  le 
Prince ,  ou  le  Peuple ^  ou  les  particuliers  , 
&  à  leur  rendre  adroitement  le  içial 
qu'ils  font  à  force  ouverte  ;  celui  qui 
parleroit  ainfi  ne  feroit  entendu  de  per- 
fonne:  on  ne  s'avife  pas  même  ici  de 
combattre  ou  prévenir  de  pareils  dif- 
çours;  il  n'appartient  qu'à  ceux  qui  les 
font  naître  d'être  obligés  de  les  réfuter. 
Il  n'y  a  jamais  ni  mauvaife  humeur, nî 
mutinerie  dans  Tobéiffance  ;,  parce  qu'il" 
n'y  a  ni  hauteur,  ni  caprice  dans  le  com- 
mandement, qu'on  n'exige  rien  qui  ne 
foit  raifonnable  &  utile  ,  &  qu'on  ref- 
pede  affez  la  dignité  de  l'hom^me,  quoi- 
que dans  la  fervitude ,  pour  ne  l'occu- 
per qu'à  des  chofes  qui  ne  l'aviliflent 
point.  Au  furpius,  rien  n'eft  bas  ici  qu^ 


'224  L  A    JVo  U  l^  E  L  L  È 

le  vice  ,  de  tout  ce  qui  eft  utile  &  jufie 

eft  honnête  &  bienféant. 

Si  Ton  ne  fjuffre  aucune  intrigue  au- 
dehons,  perfonne  n'eft  tenté  d'en  avoir  ? 
Ils  favent  bien  que  leur  fortune  la  plus 
affùrfe  eft  attachée  à  celle  du  maître, 
&  qu'ils  ne  manqueront  jamais  de  rien  , 
tant  qu'on  verra   profpérer  la   maifon. 
En  la  fervant,  ils  foignent  donc  leur  pa- 
trimoine, &   l'augmentent  en    rendant 
leur  fervice  agréable;  c'eft-là  leur  p^  S 
grand  intérêt.  Mais  ce  mot  n'eft  guéres 
à  fa  place  en  cette  occafîon  ,  car  je  n'ai 
jamais  vu  de  police  ou  l'intérêt  fût  fi  fa-» 
gement  dirigé  ,  &  où  pourtant  il  influât 
moins  que  dans  celle-ci.  Tout  fe  fait  par 
attachement;  Ton  diroit  que  ces  âmes 
vénales  fe  purifient  en  entrant  dans  ce 
féjour  de  fageffe  de  d'union.  L'on  diroit 
qu'une  partie  des  lumières  du  maître  de 
des  fentimens  de  la  maitreffe  ont  paue 
dans  chacun  de  leurs  gens  ;  tant  on  les 
trouve  judicieux,  bienfaifans  ,  honnêtes 
&  fupérieurs  à  leur  état.  Se  faire   efii- 


H  É  L  e  ï  s  E.         225* 

mer  ,  confidérer ,  bien  vouloir ,  eft  leur 
plus  grande  jfnbirioa,  &:  ils  coiiiptent 
les  mjîs  ociige^ns  qu'on  leur  dit  , 
comme  ailleurs ^  les  étrennes  qu'on  leur 
donne. 

Voilà,  Milord,  mes  principales  ob- 
fervations  ilir  la  partie  de  l'économie 
de  cette  mf.ifon  qui  regarde  les  domef- 
tiques  &  mercenaires.  Quant  à  la  ma- 
nière de  vivre  des  maîtres,  &  au  gouver-* 
nement  des  enfans,  chacun  de  ces  arti- 
cles mérite  bien  une  lettre  à  part.  Vous 
favez  à  quelle  intention  j'ai  commencé 
ces  remarques;  mais,  en  vérité, tout  cela 
forme  un  tableau  fi  ravilTant ,  qu'il  ne 
faut,  pour  aimer  à  le  contempler ,  d'au- 
tre intérêt  que  le  plaifir  qu'on  y  trouve. 


•^ 


^j: 


226     La    Nouvelle 

m  I I iiH  iilli    II    lil I  II  M HllllllliUiBl, 

f  »■  ■  ■  -  "— ^- 

LETTRE    XVI. 

DE   Sain  t-P  re  u  x 
A   M  I  L  0  RD   Edouard, 


N. 


o  N  5  Mllord  ,  fe  ne  m^en  dédis 
point  :  on  ne  volt  rien  dans  cette  maifon 
qui  n'affocie  Tagréable  à  Futile;  mais 
les  occupations  utiles  ne  fe  bornent  pas 
aux  foins  qui  donnent  du  profit;  elles 
comprennent  encore  tout  amufement 
innocent  &  fimple  qui  nourrit  le  goût 
de  la  retraite ,  du  travail ,  de  la  modé- 
ration ,  &  conferve  à  celui  qui  s'y  livre, 
une  ame  faine  ^  un  cœur  libre  du  trou- 
ble àQs  pallions.  Si  l'indolente  oifiveté" 
n'engendre  que  la  trifteiïe  &  Tennui ,  le 
charme  àQs  doux  loifirs  efl  le  fruit  d'une 
vie  laborîeufe.  On  ne  travaille  que  pour 
jouir  ;  cette  alternative  de  peine  &  de 
jouîlîance  efl:  notre  véritable  vocation. 
Le  repos  ,  qui  fert  de  délaflèment  aux 
travaux  paiTés  ^  6c  d'encouragement  a 


H  É    L    O    ï  s   E.  Ù.2J 

d'autres  ,  n'efl  pas   moins  nécelTaire  à 
rhomme  que  le  travail  même. 

Après  avoir  admiré  TefFet  de  la  vigi- 
lance &  des  foins  de  la  plus  refpedable 
mère  de  famille  dans  Tordre  de  fa  maî- 
fon  5  j*ai  vu  celui  de  fes  récréations  dans 
un  lieu  retiré  dont  elle  feit  fa  promena- 
de favorite^,  &  qu  elle  appelle  fon  Élyfée» 

Il  y  avoit  plufieurs  jours  que  j'enten- 
dois  parler  de  cet  Elyfée^dont  on  me  fai- 
foit  une  efpèce  de  myftère.  Enfin  ,  hier 
après-dîner,  l'extrême  chaleur  rendant  le 
dehors  &  le  dedans  de  la  maifon  pref- 
que  égalem.ent  infupportables  ,  M.  de 
Wolmar  propofa  à  fa  femme  de  fe  don- 
ner congé  cet  après-midi ,  & ,  au  -  lieu 
de  fe  retirer  comme  à  l'ordinaire  dans  la 
chambre  de  fes  enfans  jufques  vers  le 
foir  5  de  venir  avec  nous  refpirer  dans 
le  verger;  elle  yconfentit ,  &  nous  nous 
y  rendîmes  enfemble. 

Ce  lieu,  quoique  tout  proche  de  la 
maifon  ,  ell:  tellement  caché  par  Tallée 
couverte  qui  l'en  fépare ,  qu'on  ne  i'ap- 
perçoit  de  nulle  part.  L'épais  feuillage* 

K6 


228     La  Nouvelle 

qui  renvironne  ,  ne  permet  point  à  rocil 
à'y  pénétrer ,  &  il  eft  toujours  foigneu- 
fement  fermé  à  la  clef.  A  peine  fus- je 
au-dedans  ,  que  la  porte  étant  mafquée 
par  des  aulnes  &  des  coudriers  qui  ne 
laifîent  que  deux  étroits  pafTages  fur  les 
côtés,  je  ne  vis  plus  ,  en  me  retournant, 
par  où  j'étois  entré,  bc  n'appercevant 
point  de  porte ,  je  me  trouvai-là  comme 
tombé  des  nues. 

En  entrant  dans  ce  prétendu  verger, 
}e  fus  frappé  d'une  agréable  fenfation  de 
fraîcheur, que  d'obfcurs  ombrages,  une 
verdure  animée  &  vive ,  des  fleurs  épar- 
fes  de  tous  côtés ,  un  gazouillement  d'eau 
courante,  &  le  chant  de  mille  oifeaux 
portèrent  à  mon  imagination  ,  du  moins 
autant  qu'à  mes  fens  ;  mais  en  même 
tems  je  crus  voir  le  lieu  le  plus  fauvage , 
le  plus  folitaire  de  la  Nature  ;  &  il  me 
fernbloit  d'être  le  premier  mortel  qui 
jamais  eût  pénétré  dans  ce  défert.  Sur- 
pris ,  faifi ,  tranfporté  d'un  fpedacle  fi 
peu  prévu  ,  je  reftai  un  moment  immo- 
bile 3  &  m'écriai ,  dans  un  enthoufiafme 


H  É  L  o  ï  s  E.         nip 

involontaire  ;  ô  Tinian  !  ô  Juan-Fernan- 
dez  (I  )  !  Julie  ,  le  bout  du  monde  eft  à 
votre  porte  î  Beaucoup  de  gen^  le  trou- 
vent ici  comme  vous  ,  dit-elle  ,  avec  un 
fourire  ;  mais  vingt  pas  de  plus  les  ramè- 
nent bien  vite  à  Cîarens  :  voyons  fi  le 
charme  tiendra  plus  long  -  tems  chez 
vous,  C'eftici  le  même  verger  où  vous 
vous  êtes  prom.ené  autrefois  ,  &  où  vous 
vous  battiez  avec  ma  Coufine  à  coups  de 
pêches.  Vous  favez  que  Therbe  y  étoit 
afTez  aride  ,  les  arbres  allez  clair-femés, 
donnant  afTez  peu  d'ombre ,  &  qu'il  n'y 
avoit  point  d'eau.  Le  voilà  maintenant 
frais  5  verd,  habillé ,  paie,  fleuri ,  arro- 
fé  :  que  penfez-vous  qu'il  m'en  a  coûté 
pour  le  mettre  dans  l'état  où  il  eft  ?  car 
il  efl  bon  de  vous  dire  que  j'en  fuis  la 
furintendante  5  &  que  mon  mari  m'en 
laiffe  l'entière  difpofition.  Ma  foi ,  lui 
dis-je ,  il  ne  vous  en  a  coûté  que  de  la 


(  I  )  Iflcs  défertes  de  la  mer  du  Sud  ,  célè- 
bres dans  le  voyage  de  ÏAmiïsi  Anfon* 


250       La   Nouvelle 

négligence.  Ce  lieu  q&  charmant ,  il  eft 
vrai,  mais  agrefte  &  abandonné;  je  n'y 
vois  point  de  travail  humain.  Vous  avez 
fermé  la  porte  ;  Teau  efl:  venue  je  ne  fais 
comment  ;  la  Nature  feule  a  fait  tout  le 
refte ,  &  vous-même  n'eulîîez  jamais  fu 
faire  auilî  bien  qu'elle.  Il  efl  vrai ,  dit- 
elle,  que  la  Nature  a  tout  fait ,  mais  fous 
ma  diredion  ,  &  il  n'y  a  rien  là  que  je 
n'aye  ordonné.  Encore  un  coup  ,  devi- 
nez. Premièrement ,  repris  -  je  ,  je  ne 
comprends  point  comment  avec  de  la 
peine  &  de  l'argent  on  a  pu  fjppléer 
au  tems.  Les  arbres  . ..  Quanta  cela,  dit 
M.  de  Woîmar  ,  vous  remarquerez  qu'il 
n'y  en  a  pas  beaucoup  de  fort  grands  ^ 
&  ceux-là  y  étoient  déjà.  De  plus ,  Ju- 
lie a  commencé  ceci  long-tems  avant 
fon  mariage ,  &  prefque  d'abord  après  la 
mort  de  fa  mère  ,  qu'elle  vint  avec  fon 
perc  chercher  ici  la  folitude.  Hé  bien  ! 
dis-je,  puifque  vous  voulez  que  tous  ces 
maiiîfs ,  ces  grands  berceaux ,  ces  touffes 
pendantes,  ces  bofquets  fi  bien  ombra- 
gés foient  venus  en  fept  ou -huit  ans  6i 


H   É    L    O    ï   s    d»  2  J  I 

que  Tart  s'en  foit  mêlé  ,  feftime  que^^fi, 
dans  une  enceinte  auiîi  vaile^vous  ave2 
fait  tout  cela  pour  deux-mille  écus  , 
vous  avez  bien  économifé.  Vous  ne  fur- 
faites  que  de  ceux  mille-écus^  dit-eiie  : 
il  ne  m'en  a  rien  coûté.  Comment  3, 
rien  ?*..  Non^  rien  :  à  moins  que  vous  ne 
comptiez  une  douzaine  de  journées  par 
an  de  mon  Jardinier,  autant  de  deux  ou 
trois  de  mes  gens,  &  quelques-unes  de 
M.  de  Wclmar  iui-méme  ,  qui  n'a  pas 
dédaigné  d'être  quelquefois  mon  garçon 
Jardinier»  Je  ne  comprenois  rien  à  cette 
énigmie  ;  mais  Julie,  qui  ]ufques-là  m'a- 
voit  retenu ,  me  dit  en  me  laifTant  aller  : 
avancez  &  vous  comprendrez.  Adieu 
Tinian  ,  adieu  Juan-Fernandez  ,  adieu 
tout  Fenchantement.  Bans  un  moment 
vous  allez  être  de  retour  du  bout  du 
Hionde* 

Je  me  mis  à  parcourir  avec  extafe  ce 
Terger  ainfi  métamorphofé  ;  &  fi  je  ne 
trouvai  point  de  plantes  exotiques  &:  de 
produdions  des  Indes,  je  trouvai  celles 
du  pays  difpofées  Ôc  réunies  de  manière 


^■^2  La  /Nouvelle 
à  produire  un  effet  plus  riant  &  plus 
agréable.  Le  gazon  verdoyant ,  e'pais , 
mais  court  &  ferre  ,  étoit  mêle  ce  fer- 
polet  5  de  baume ,  de  thym ,  de  marjo- 
laine 5  &  d'autres  herbes  odorantes.  On 
y  voyoit  briller  mille  fleurs  des  champs, 
parmi  lefquelles  Toeil  en  déméloit  avec 
furprife  quelques  -  unes  de  jardin  ,  qui 
fembloient  croître  naturellement  avec 
les  autres.  Je  rencontrois  de  tem.s  en 
tems  des  touffes  obfcures ,  impénétra- 
bles aux  rayons  du  ibleil ,  comme  dans 
la  plus  épaifîe  forêt  ;  ces  touffes  étoient 
formées  des  arbres  du  bois  le  plus  flexi- 
ble y  dont  on  avoit  fait  recourber  les 
branches  ,  pendre  en  terre  ,  &  pren- 
dre racine  ,  par  un  art  fembLible  à  ce 
que  font  naturellement  les  mangles  en 
Amérique.  Dans  les  lieux  plus  décou- 
verts ,  je  voyois  çà  &  là  fans  ordre  de 
fans  fymmétrie,  des  brouffailles  de  rofes, 
de  framboifîers  ,  de  grofeilles ,  des  foun 
rés  de  lilas,  de  noifetier,  de  fureau^  de 
fyringa  ,  de  genêt ,  de  trifolium  ;  qui 
paroient  la  terre  ^  en  lui  donnant  Taii 


H   É    L    O    ï   s    E.  23 J 

d'être  en  friche.  Je  fuivois  des  allées 
tortueufes  &  irrégulieres^  bordées  de  ces 
boccages  fleuris  ,  8c  couvertes  de  mille 
guirlandes  de  vigne  de  Judée,  de  vigne- 
vierge,  de  houblon ,  de  liferon ,  de  cou- 
leuvrée ,  de  clématite ,  &  d'autres  plan- 
tes de  cette  efpèce ,  parmi  lefouelies  le 
chèvre  -  feuille  &  le  jafmin  daignoient 
fe  confondre.  Ces  guirlandes  fem.bloient 
jetées  négligemment  d'un  arbre  à  Tau* 
tre,  commie  j'en  avois  remarqué  quel- 
quefois dans  les  forêts;  &  formoient  fur 
nous,  des  efpèces  de  draperies  qui  nous 
garantifFoient  du  foleil ,  tandis  que  nous 
avions  fous  nos  pieds,  un  marcher  doux, 
commode  ,  &  fec ,  fur  une  mouffe  fine  , 
fans  fable ,  fans  herbe  ,  &  fans  reje- 
tons raboteux.  Alors  feulement ,  je  dé- 
couvris, non  fans  furprife ,  que  ces  om- 
brages verds  &  touffus  qui  m'en  avoiest 
tant  impofé  de  loin  ,  n*étoient  formés 
que  de  ces  plantes  rempantes  &  parafi- 
tts ,  qui ,  guidées  le  long  des  arbres  , 
envirorinoient  leurs  têtes  du  plus  épais 
feuillage ,  ô:  leurs  pieds  d'ombre  &  de 


234  ^^  Nouvelle 
fraîcheur.  J'obfefve  même  qu'au  moyen 
d'une  induftrie  afTez  fîmple  on  avoit  fait 
prendre  racine  fur  les  troncs  des  arbres 
à  plufieurs  de  ces  plantes  ^  de  forte 
qu'elles  s'étendolent  davantage  en  fai- 
fant  moins  de  chemin.  Vous  concevez 
bien  que  les  fruits  ne  s'en  trouvent  pas 
mieux  de  toutes  ces  additions  ;  mais 
dans  ce  lieu  feul  on  a  facrifié  l'utile  à 
Tagréable  ,  &  dans  le  refte  àcs  terres 
on  a  pris  un  tel  foin  des  plants  &  des 
arbres,  qu'avec  ce  verger  de  moins ^  la 
récolte  en  fruits  ne  laifle  pas  d'être  plus 
forte  qu'auparavant.  Si  vous  fongez  com- 
bien au  fond  d'un  bois  on  eft  charmé 
quelquefois  de  voir  un  fruit  fauvage  & 
même  de  s'en  rafraîchir,  vous  com- 
prendrez le  plaifir  qu'on  a  de  trouver 
dans  ce  défert  artificiel,  Aqs  fruits  excel- 
lens  &  mûrs  ,  quoique  clair-femés  &  de 
mauvaife  mine  ;  ce  qui  donne  encore 
le  plaifir  de  la  recherche  &  du  choix. 

Toutes  ces  petites  routes  étoient  bor- 
dées &  traverfées  d'une  eau  limpide  Ôc 
claire,  tantôt  circulant  parmi  l'herbe  ^ 


H  É   L   o    I    s   E.  :2  3J 

les  fleurs  en  filets  prefque  impercepti- 
bles ;  tantôt  en  plus  granus  rulffeaux  cou- 
rans  fur  un  gravier  pur  &  marqueté  qui 
rendoit  Teau  plus  brillante.  On  voyoit 
des  fources  bouillonner  &  fortir  de  la 
terre  ,  &  quelquefois  Aqs  canaux  plus 
profonds  ^  dans  lefquels  Teau  calme  oc 
paifible  réfiéchiffoit  à  rœii  les  objetSa 
Je  comprends  à  préfent  tout  le  refte  , 
dis  je  à  Julie  ;  mais  ces  eaux  que  je  vois 
de  toutes  parts. . . .  Elles  viennent  de-là  ^ 
reprit-elle,  en  me  montrant  le  côté  oii 
étoit  la  terraiïe  de  fon  jardin.  C'eft  ce 
même  ruiilèau  qui  fournit  à  grands  fraix 
dans  le  parterre  un  jet-d'eau  dont  perfon- 
ne  ne  fe  foucie.  M.  de  Woimar  ne  veut 
pas  le  détruire  ,  par  refped  pour  mon 
père  qui  Ta  fait  faire  :  mais  avec  quel 
plaifir  nous  venons  tous  les  jours  voir 
courir  dans  ce  verger  cette  eau  dont 
nous  n'approchons  gaères  au  jardin  !  le 
jet-d'eau  joue  pour  les  étrangers,  le  ruif- 
feau  coule  ici  pour  nous.  Il  efî  vrai  que 
yf  ai  réuni  Teau  de  la  fontaine  publique 
<iui  fe  rendoit  dans  le  lac  par  le  grand- 


23^      La     A^ou  r  elle 

chemin  qu'elle  dégradoit  au  préjudice 
des  paiïans ,  &  à  pure  perte  pour  tout  le 
monde.  Elle  faifoit  un  coude  au  pied 
du  verger  entre  deux  rangs  de  faules  ;  je 
les  ai  renfermés  dans  mon  enceinte  ,  & 
jV  conduis  la  même  eau  par  d'autres 
routes. 

Je  vis  alors  qu'il  n'avoit  été  queffion 
que  de  faire  ferpenter  ces  eaux  avec  éco- 
nomie ,  en  la  divilant  &c  réunilTint  à 
propos ,  en  épargnant  la  pente  le  plus 
qu'il  étoit  poffible ,  pour  prolonger  le 
circuit  5  &  fe  m^énager  le  murmure  de? 
quelques  petites  chutes.  Une  couche  de 
glaife ,  couverte  d'un  pouce  de  gravier 
du  lac  ,  &  parfemée  de  coquillages ,  for- 
moit  le  lit  des  ruilleaux.  Ces  mêmes 
ruifTeaux  ,  courant  par  intervalles  fous 
quelques  larges  tuiles  recouvertes  de 
terre  3c  de  gazon  au  niveau  du  fol ,  for- 
moient  à  leur  ifîlie  autant  de  four  ces 
artificielles.  Quelques  filets  s'en  éle- 
volent  par  des  fiphons  fur  des  lieux  ra- 
boteux5&  bouillonnoient  en  retombant. 
Enhn  la  terre  ,  ainfî  rafraîchie  &  humec- 


H  t    L    O    ï   s    E.  257 

îée  5  dcnncit  fans  ceiTe  de  nouvelles 
fleurs  5  &  entretenok  l'herbe  toujours 
verdoyante  &  belle. 

Plus  je  parcourois  cet  agréable  afyle  , 
plus  je  fentois   augmenter  la  fenlatlon 
déiicieufe  que  j'iivois  éprouvée  en  y  en- 
trant ;  cependant  la  curiofité  me  tenoit 
en  huleine.  j'étois  plus  emprefle  de  voir 
les  objets  ^  que  d'examiner  leurs  impref- 
iîons  5  &  j'aimois  à  me   livrer  à  cette 
charmante  contemplation  ,  fans  prendre 
la  peine  de  penfer  ;  mais  Madam.e  de 
Wolmar  ,  me  tirant  de  ma  rêverie  ,  me 
dit  ,  en  me  prenant  fous  le  bras  :  tout 
ce  que  vous  voyez ,  n'eft  que  la  Nature 
végétal    &   inanimée ,  & ,  quoi   qu'on 
puiffe  faire ,  elle  lalile  toujours  une  idée 
de  folitude  qui  attride.  Venez  la  voir 
animée  &  fenfible.  C'eft-là  qu'à  chaque 
inftant  du  jour  vous  lui  trouverez  un 
attrait  nouveau.  Vous  me  prévenez  ,  lui 
dis-je  :  j'entends  un  ramage  bruyant  & 
conms  5  &  j'apperçois  afïèz  peu  d'ôi- 
feaux;  je  comprends  que  vous  avez  une 
volière»  Il  eft  vrai  ^  dit  elle  >  approchons- 


23  B        La  17  q  u  V  e  ll  e 

en.  Je  n'ofai  dire  encore  ce  que  je  pen- 
•fois  de  la  volière  ;  mais  cette  idée  avolt 
quelque  chofe  qui  me  déplaifoit ,  &  ne 
me  fembloit  point  alTortie  au  relie. 

Nous  defcendimes  par  mille  détours 
au  bas  du  verger  ,  où  je  trouvai'  toute 
Teau  réunie  en  un  joli  ruiaeau  coulant 
doucement  entre  deux  rangs  de  vieux 
faules  5  qu'on  avoit  fouvent  ébranchés. 
Leurs  têtes  creufes  &  demi-chauves  for- 
moient  des  efoeccs  de  vafes  d'où  for- 
toient  5  par  TadrefTe  dont  j'ai  parlé  ,  des 
touffes  de  chevre-feuilIe  dont  une  par- 
tie s'entrel.içoit  autour  des  branches  , 
&  l'autre  tomboit  avec  grâce  le  long  du 
ruiifeau.  Preique  à  l'extrémité  de  l'en- 
ceinte étoit  un  pstit  bailin  bordé  d'her- 
bes,  de  joncs  5  de  rofeaux ,  fervant  d'ab- 
br  eu  voir  à  la  volière  ,  &  dernière  ftation 
de  cette  eau  fi  préci^ufe  &  fi  bien  mé- 
nagée. 

Au-delà  de  ce  badin  étoit  un  terre- 
plain  ,  terminé  dans  l'angle  de  l'enclos  , 
par  un  monticule  garni  d'une  multitude 
d'arbriffeaux  de  tou:e  elpece  ;  les  plus 


Il   É    L    O    ï  s    E.  25P 

petits  vers  le  haut ,  &  toujours  croiflant 
en  grandeur,  à  mcfure  que  le  fol  s'abaif- 
foit  ;  ce  qui  rendoit  le  plan  des  têtes 
prefque  horizontal  ,  ou  montroit  au 
moins  qu'un  jour  il  le  devoit  être.  Sur 
le  devant  étoient  une  douzaine  d'arbres, 
jeunes  encore  5  mais  faits  pour  devenir 
forts  grands  ,  tels  que  le  hêtre  ,  l'orme  , 
le  frêne ,  Tacacia.  C'e'toient  les  bocages 
de  ce  coteau  qui  fervoient  d'^xfyh  à  cette 
multitude  d'oifeaux  dont  j'avois  enten- 
du de  loin  le  ramage  ,  &  c'étoit  à  l'om- 
bre de  ce  feuillage  ,  comme  fous  urt 
grand  parafoi,  qu  on  les  voy oit  voltiger, 
courir,  chanter,  s'agacer, fe  battre,  com- 
me s'ils  ne  nous  avoient  pas  apperçus. 
Ils  s'enfuirent  fi  peu  à  notre  approche , 
que,  félon  l'idée  dont  j'étois  prévenu  , 
je  \qs  crus  d'abord  enfermés  par  un  gril- 
lage :  mais,  comme  nous  fûmes  arrivés 
au  bord  du  bailm  ,  j'en  Vis  plufieurs  deC- 
cendre  &  s'approcher  de  nous  fur  une 
efpece  de  contre-allée  qui  féparoit  en 
deux  le  terre-plain,  ôc  communiquoit  du 
baffin  à  la  volière.  Alors  M.  de  Wolmar 


2.^0  La  Nouvelle 
fiifant  le  tour  du  ballin  ,  fema  fur  l'al- 
lée deux  ou  trois  poignée-,  ce  grains 
mélangés  qu'il  avoit  dans  (a  poche  ;  &  , 
quand  il  fe  fut  retiré  ,  les  oifeaux  accou- 
rurent ,  &  fe  mirent  à  manger  comme 
des  poules ,  d'un  air  fî  familier  ,  que  je 
l^^is  bien  qu'ils  étoient  faits  à  ce  manège. 
Cela  efl:  charmant  !  m'écriai-je.  Ce  mot 
de  volière  m'avoit  furpris  de  votre  part  ; 
mais  je  l'entends  maintenant  :  je  vois 
que  vous  voulez  des  hôtes ,  &c  non  pas 
des  prifomicrs.  Qu'appaliez-vous  des 
hôtes  5  répondit  Julie  >  C'eft  nous  qui 
fommes  les  leur:?.  Ils  font  ici  les  maî- 
tres 5  &  nous  leur  payons  tribut  pour 
en  éure  fouiferts  quelquefois.  Fort-bien, 
repris-je  ;  mais  comment  ces  maîtres-là 
fe  font-ils  emparés  de  ce  lieu  ?Le  moyen 
d'y  rafTembîer  tant  d'habitans  volontai- 
res? Je  n'ai  pas  ouï  dire  qu'on  ait  ja- 
mais rien  tenté  de  pareil ,  &  je  n'au- 
rois  p  jint  cru  qu'on  pût  y  réufiir  ,  fi  je 
n*en  avois  la  preuve  fous  mes  yeux. 

La  patience  &  le  tems  ,  dit  M.  de 
Wolmar  ,  ont  fait  ce  miracle.  Ce  font 

dQS 


71  É    L    O    ï   s    E.  241 

des  expédiens   dont  les  gens  riches  ne 
s'avifent  guères  dans  leurs  pîaifirs.  Tou- 
jours preiTe's  de  jouir ,  la  force  &  l'ar- 
gent font  les  feuls  moyens  qu'ils   con- 
iioiflent  ;  ils  ont  des  oifeaux  dans  des 
cages ,  &:  des  amis  à  tant  par  mois.  Si 
jamais  des  valets   approchoient  de  ce 
lieu  5  vous  en  verriez  bientôt  les  oifeaux 
difparoître  ,  de  s'ils  y  font  à  préfent  en 
grand  nombre ,  c'ef!:  qu'il  y  en  a  tou- 
jours eu.  On  ne  les  fait  point  venir  ^ 
quand  il  n'y  en  a  point  :  mais  il  efl:  aifé  3 
quand  il  y  en  a  ,  d'tn  attirer  davantage , 
en  prévenant  tous  leurs  befoins  ,  en  ne 
\qs  effrayant  jamais ,  en  leur  laiiTant  faire 
leur  couvée  en  fureté  y  de  ne  dénichant 
-point  les  petits  ;  car  alors  ceux  qui  s'y 
trouvent ,  relient  ;  &  ceux  qui  furvien- 
nent,  reftent  encore.  C@  bocage  exiftoit , 
quoiqu'il  fût  fépai^é  du  verger  ;  Julie  n'a 
fait  que  l'y  renfermer  par  une  haie  vive  , 
ôter  celle  qui  l'en  féparoit  ,  l'aggranc'ir 
de  l'orner  de  nouveaux  plants.  Vous 
voyez  ,  à  -droite  &  à  gauche  de  l'allée 
qui  y  conduit ,  deux  efpaçes  remplis  d'un 
lome  IJL  L 


242       La     ?/0UVEtLE 
niélange  confus  d'herbes ,  de  paille  ,  & 
de  toutes  fortes  de  plantes.  Elle  y  fait 
femer  chaque  année  du  bled  ,  du  mil , 
du  tournefol ,  du  chenevis  ,  des  pefet- 
tes  (l)  ,  généralement  de  tous  les  grains 
que  les  oifeaux  aiment  ,  &  Ton  n*en 
moiiTonne  rien.  Outre  cela,  prefquetous 
les  jours ,  été  &  hiver ,  elle  ou  moi  leur 
apportons  à  manger ,  &  quand  nous  y 
manquons^la  Fanchon  y  fupplée  d'ordi- 
naire ;  ils  ont  l'eau  à  quatre  pas ,  comme 
vous  voyez.  Madame  de  Wolmar  pouffe 
l'attention  jufqu'à  les  pourvoir  ,  tous  les 
printems ,  de  petits  tas  de  crin  ,  ce  pail- 
le 5  de  laine  ,  de  mouffe  ,  &  d'autres 
matières  propres  à  faire  àts  nids.  Avec 
le    voifmage  des    matériaux  ,   Tabon- 
.dance  des  vivres ,  &  le  grand  foin  qu'on 
prend  d'écarter  tous  les  ennemis  (2), 
l'éternelle  tranquilité  dont  ils  jouiffent , 
les  porte  à  pondre  en  un  lieu  commode 


(»)  De  la  verce. 

(2)  Les  loirs,  les  iouris, les  chouettes ,  & 
iui-tout  les  enfaas. 


H  É    L    O    ï  s    E,  2^j 

011  rien  ne  leur  manque  ,  où  perfonne 
ne  les  trouble.  Voilà  comment  la  patrie 
'àQs  pères  eft  encore  celle  des  enfans  ^  & 
comment  la  peuplade  fe  foutient  &  fe 
multiplie. 

Ah  !  dit  Julie  ,  vous  ne  voyez  plus 
rien.  Chacun  ne  fonge  plus  qu  a  foi  . 
mais  des  époux  inféparables ,  le  zèle  des 
foins  domeftiques  ,  la  tendrefTe  pater- 
nelle &  maternelle ,  vous  avez  perdu 
tout  cela.  Il  y  a  deux  mois  qu'il  falloit 
être  ici  pour  livrer  fes  yeux  au  plus  char- 
mant fpeâacle^^  fon  coeur  au  plus  doux 
fentiment  de  la  nature.  Madame  ,  re- 
pris-je  affez  triftement ,  vous  êtes  époufe 
^  mère  ;  ce  font  ^qs  plaifirs  qu'il  vous 
appartient  de  connoître.  Au (11  tôt  M.  de 
Wolmar  me  ^prenant  par  la  main,  me  dit 
En  la  ferrant  :  vous  avez  des  amis  ,  & 
ces  amis  ont  àQs  enfans  :  comment  Faf- 
fedion  paternelle  vous  feroit-elle  étran- 
gère ?  Je  le  regardai ,  je  regardai  Julie, 
tous  deux  fe  regardèrent ,  &  me  rendis 
rent  un  regard  fi  touchant ,  que ,  les  em- 
bralTant  l'un  après  1-a.utre ,  je  leur  dis 

La 


<244        -^'^     N  ou  V  ELLE 

avec  attendrilTement  :  ils  me  font  au(ïï 
'  chers  quà  vous.  Je  ne  fais  par  quel  bi- 
farre  effet  un  mot  peut  ainfi  changer 
une  ame  ;  mais  depuis  ce  moment ,  M. 
de  Woimar  me  paroït  un  autre  homme  , 
6c  je  vois  moins  en  lui  le  mari  de  celle 
.que  j'ai  tant  aimée,  que  le  père  de  deux 
€nfans  pour  lefquels  je  donnerois  ma 
vie. 

Je  voulus  faire  le  tour  du  baffin  pour 
aller  voir  de  plus  près  ce  charmant  afyle 
&  fes  petits  habitans  ;  mais  Madame  de 
Wolmar  me  retint.  Perfonne  ,  me  dit- 
elle  5  ne  va  les  troubler  dans  leur  domi- 
cile 5  &  vous  êtes  même  le  premier  de 
nos  hôtes  que  j*aie  amenés  jufqu  ici.  Il  y 
a  quatre  clefs  de  ce  verger  ,  dont  mon 
père  &  nous  avons  chacun^ne  :  Fanchon 
a  la  quatrième  ,  comme  infpedrice ,  & 
-pour  y  mener  quelquefois  mes  enfans  ; 
faveur  dont  on  augmente  le  prix  par 
Textrême  circonfpedion  qu'on  exige 
d'eux  ,  tandis  qu'ils  y  font.  Guftin  lui- 
même  n'y  entre  jamais  qu'avec  un  ô^qs 
quatre  \  encore  ^-palTé   deux  mois  de 


H  É    L    O    ï  s    E.  24; 

prlntems  où  {qs  travaux  font  utiles  ^  n'y 
entre-t-il  prefque  plus ,  &  tout  le  refl:3 
fc  fait  entre  nous.  Ainfi  ,  lui  dis-je  ,  de 
peur  que  vos  oifeaux  ne  foient  vos  efcla- 
ves,  vous  vous  ctes  rendus  les  leurs. Voi- 
là bien  ,  reprit-elle  ,  le   propos   d'un 
tyran ,  qui  ne  croit  jouir  de  fa  liberté 
qu'autant  qu'il  trouble  celle  des  autres* 
Comme  nous  partions  pour  nous  en 
retourner.  M,  de  Wolmar  jeta  une  poi- 
gnée d'orge  dans  le  baffin ,  &  en  y  re- 
gardant J'apperçus  quelques  petits  poif- 
fons.  Ah  !  ah  !  dis-je  aulTi-tôt,  voici  pour- 
tant ùQs  prifonniers  ?  Oui ,  dit-il  ,  ce 
font  des  prifonniers  de  guerre  auxquels 
on  a  fait  grâce  de  la  vie.  Sans  douta 
ajouta  fa  femme.  Il  y  a  quelque  tcms 
que  Fanchon  vola  dans  la  cuifine  des 
perchettes  qu'elle  apporta  ici  à  mon  in- 
fçu.  Je  les  y  laiffe ,  de  peur  de  la  mor- 
tifier,  fi  je  ks  renvoyois  au  lac  ;  car  il 
vaut  encore  mieux  loger  du  polifon  un: 
peu  àl'e'troit,  que  de  fâcher  unehon-: 
néte  perfonne.   Vous  avez  raifon  ,  ré-' 
pondis-je  ,  &  celui-ci  ii'eil:  pas  trop  à 

L5 


o^(5     La   Nouvelle 

plaindre  d'être  échappé  de  la  poêle  à  ce  • 
prix. 

Hé  bien  !  que  vous  en  femble ,  me 
dit-elle  ,  en  nous  en  retournant  ?  Etes- 
vous  encore  au  bout  du  monde  ?  Non  , 
dis-je  ;  m'en  voici  tout-à-fait  dehors , 
&  vous  m'avez  en  effet  tranfporté  dans 
TEIyfée.Lenom  pompeux  qu'elle  a  don- 
né à  ce  verger  ,  dit  M.  de  Wolmar  , 
mérite  bien  cette  raillerie.  Louez  mo- 
deftement  des  jeux  d'enfant ,  &:  fongez 
qu'ils  n'ont  jamais  rien  pris  fur  les 
foins  de  la  mère  de  famille.  Je  le  fais  , 
yepris-je  ,  j'en  fuis  très-fur  ,  &  les  jeux 
d'enfant  me  plaifent  plus  en  ce  genre 
que  les  travaux  des  hommes. 

Il  y  a  pourtant  ici ,  continuai- je ,  une 
chofe  que  je  ne  puis  comprendre.  C'ci 
qu'un  lieu  fi  différent  de  ce  qu'il  étoit  , 
ne  peut  être  devenu  ce  qu'il  eil:,  qu'avec 
de  la  culture  &  du  foin  ;  cependant  je 
ne  vois  nulle  part  la  moindre  trace  de 
culture.  Tout  eil:  verdoyant ,  frais  ,  vi- 
goureux 5  &  la  main  du  jardinier  ne  fe 
montre  point  :  rien  ne  dément  fidée 


If 

H  É   L   O    ï  s  £.  247 

y'une  Ifle  déferte  ,  qui  m'eft  venue  en 
entrant  ,  &  je  n'apperçois  aucuns  pas 
d'homme.    Ah  !  dit  M.   de  Wolmar , 
c'eft  qu  on  a  ^ris  grand  foin  de  hs  effa- 
cer. J'ai  été  fouvent  témoin  ,  quelque- 
fois complice  de  la  fripponnerie.  On  fait 
femer  du  foin  fur  tous  les  endroits  la- 
bourés, &rherbe  eache  bientôt  les  vef- 
tiges  du  travail  ;  on  fait  couvrir  Hiiver 
de  quelques  couches  d'engrais ,  hs  lieux 
maigres  &  arides  ;  l'engrais  mange  la 
lïiOuiTe  ,  ranime  l'herbe  &  les  plantes  ; 
les  arbres  eux-mêmes  ne  s'en  trouvent 
pas^plus  mal ,  &  l'été  il  n'y  paroît  plus. 
A  l'égard  de  la  mouffe  qui  couvre  quel- 
ques allées,  c'eft  Milord  Edouard  qui 
nous  a  envoyé  d'Angleterre  le  fecret  pour 
la  faire  naître.  Ces  deux  côtés ,  conti- 
nua-t-il ,  étoient  fermés  par  des  murs  , 
\qs  murs  ont  été  mafqués,  non  par  des 
efpaliers  ,  mais  par  d'épais  arbriffeaux 
qui  font  prendre  hs  bornes  du  lieu  pour 
le  commencement  d'un  bois.  Dqs  deux 
autres  côtés  régnent  de  fortes  haies  vi  • 
ves ,  bien  garnies  d'érable^  d'aubépine , 

La 


24S  La  Nouvelle 
de  houx  5  de  troène  ,  de  d*autres  arbrif- 
ferax  mélangés ,  qui  leur  ôtent  Tappa- 
rcnce de  haies,  ôcleur  donnent  celle  d'un 
taJlis.  Vous  ne  voyez  rien  d'aligné  ,  rien 
de  nivelé  ;  jamais  le  cordeau  n'entra  dans 
ce  lieu  ;  la  Nature  ne  plante  rien  au  cor- 
deau ;  les  finuofités^dans  leur  feinte  irré- 
gularité/ont  ménagées  avec  art  pour  pro- 
longer la  promenade ,  cacher  les  borcis 
de  rifle  5  &  en  aggrandir  Tétendue  ap- 
parente 5  fans  faire  des  détours  incom- 
modes &  trop  fréquens  (i). 

En  confîdérant  tout  cela ,  je  trouvoîs- 
k'^QZ  bifarre  nu  on  prît  tant  de  peinç 
pour  fe  cacher  celle  qu'on  avcit  prife  ; 
n'auroit-il  pas  mieux  valu  n'en  point 
prendre  ?  Malgré  tout  ce  qu'ort  vous  a 
dit  5  me  répondit  Julie  ,  vous  jugez  du 
travail  par  l'effet  ,&:  vous  vous  trompez. 
Tout  ce  que  vous  voyez  font  des  plantes 


(  I  )  Ainfî  ce  ne  font  pas  de  ces  petits  bof- 
quets  à  la  mode,  fi  ridiculement  contournés , 
qu'on  n'y  marche  qu'en  zigzag  ,  8j  qu'à 
chaque  pas  il  faut  faire  une  pirouette. 


H  É  L  0  ï  s  i,         249 

ûuvages  ou  robuftes  qu  il  fufEt  de  met- 
tre en  terre,  &  qui  viennent  enfuite  d'el- 
îes-mêmes.  D'ailleurs, la  Nature  femble 
vouloir  dérober  aux  yeux  à^s  hommes 
fes  vrais  attraits ,  auxquels  ils  font  trop 
peu  fenfibles,  &  qu'ils  défigurent,  quand 
ils  font  à  leur  portée  :  elle  fuit  Its  lieux 
fréquentés  ;  c'eft  au  fommct  des  monta- 
gnes ,  au  fond  des  forets  ,  dans  des  Ifles 
défertes  ,  qu'elle  étale  fes  charmes  les 
plus  touchans.  Ceux  qui  l'aiment  &  ne 
peuvent  l'aller  chercher  fi  loin ,  font  ré- 
duits à  lui  faire  violence ,  à  la  forcer  en. 
quelque  forte  à  venir  habiter  avec  eux  ^ 
&  tout  cela  ne  peut  fe  faire  fans  un  peu. 
d'illufion. 

A  ces  mots  ,  il  me  vint  une  Imagina- 
tion qui  les  fit  rire.  Je  me  figure  ,  leur 
dis-je  ,  un  homme  riche  de  Paris  ou  d& 
Londres,maître  de  cette  maifon,&  ame- 
nant avec  lui  un  archltefte,  chèrement^ 
payé  ,  pour  gâter  la  Nature.  Avec  quei> 
dédain  il  entreroit  dans  ce  Heu  fiiTiple  &' 
m.  quin!  Avec  quel  mépris  il  feroit  arra- 
cher toutes  ce5  guenilles  !  Les  beaux  alir- 


^^O        La     A^OU  VELfE 

gnemens  qu'il  prendroît  !  Les  belles  al- 
lées qu'il  feroit  percer  !  Les  belles  pat- 
tes doie  5  les  beaux  arbres  en  parafol  , 
en  éventail  !  Les  beaux  treillages  bien 
fcuîptés  !  Les  belles  charmilles  bien  def- 
finées  5  bien  équarries  ,  bien  contour- 
nées !  Les  beaux  boulingrins  de  fin  ga- 
zon d^Angîeterre,  ronds,  quarrés^échan- 
crés  5  ovales  !  Les  beauf  ifs  taillés  en- 
dragons  5  en  pagodes  ,  en  marmouzcts , 
en  toutes  fortes  de  monftres  !  Les  beaux: 
vafesde  bronze,  les  beaux  fruits  de  pier- 
re dont  il  orneroit  fon  jardin  (i)  !  . .  ^ 
Quand  tout  cela  fera  exécuté  ,  dit  M, 
de  Wolmar  ,  il  aura  fait  un  très-beau 
lieu  dans  lequel  on  n'ira  guères  ,  &  dont 
en  fortira  toujours  avec  emprefTement 
pour  aller  chercher  îa  campagne  ;  un 

<  I  )  Je  fuis  pcrfuadé  que  le  tems  approche 
eu  l'on  ne  voudra  plus ,  dans  les  jardins  ;>  rien 
lie  ce  qui  fe  trouve  dans  la  campagne  ;  on 
H'y  fouf&ira  plus  ni  plantes  ,  ni  arbrifleaiix  i 
on  n'y  voudra  que  des  fleurs  de  porcelaine  ^ 
des  m  agots  >  des  treillages,  du  fable  de  toutes 
«ooleurs  ;>  &  de  beaux  vafes-pleins  de  riê:î> 


H  É  L  O   ï  s   ^.  25-1 

lieu  trifte  où  Ton  ne  fe  promènera  point , 
niais  par  où  Ton  palTera  pour  s'aller  pro- 
mener :  au-Iieu  que  ,  dans  mes  courfes 
champêtres ,  je  me  hâte  fou  vent  de  ren- 
trer pour  venir  me  promener  ici. 

Je  ne  vois  dans  ces  terreins ,  fi  vaftes 
&  fi  richement  ornés  ,  que  la  vanité  du 
propriétaire  8r  de  Tartifte ,  qui,  toujours 
empreffés  d^étaler  ,  l'un  fa  richefïe  ,  & 
l'autre  fon  talent ,  préparent,  à  grands 
fraix^de  Fennui  à  quiconque  voudra  jouir 
de  leur  ouvrage.  Un  faux  goût  de  gran- 
deur 5  qui  n  eft  point  fait  pour  rhomme  , 
empoifonne  fes  plaifirs.  L'air  grand  eil 
toujours  trifte  ;  il  fait  fonger  aux  mife* 
res  de  celui  qui  l'aiFede.  Au  milieu  de 
{qs  parterres  &  de  fes  grandes  allées  fon 
petit  individu  ne  s'aggrandit  point  ;  un 
arbre  de  vingt  pieds  le  couvre  comme 
un  de  foixante  (  1)  ;  il  n'occupe  jamais 


(i)  Il  dev^oit  bien  s'étendre  un  peu  fur  le 
mauvais  goût  d'élaguer  ridiculement  les  ar- 
bres ,  pour  les  élancer  dans  les  nues  ,  eu  leur 
cLuiit  leurs  belles  têtes ,  leurs  ombrages ,  oa 

hé 


2^2        La    lio  UVELLE 
que  fes  trois  pieds  d'efpace ,  &  fe  perd 
comme  un  ciron  dans  fes  immenfes  pof^ 
fe  liions» 

Il  y  a  un  autre  goût  directement  op- 
pofé  à  celui-là^  &  plus  ridicule  encore  , 
en'  ce  qu'il  ne  laifïè  pas  même  jouir  de 
la  promenade  pour  laquelle  les  jardins 
font  faits.  J'entends,  lui  dis-je  ;  c'eft  ce- 
lui de  CCS  petits  curieux ,  de  ces  petits 
fieuriftes  qui  fe  pâment  à  Tafped  d'une 
renoncule ,  &  fe  profternent  devant  des 
tulipes.  Là-deiTas,  je  leur  racontai ,  Mi- 
lord  5  ce  qui  m'étoit  arrivé  Sbtrefois  à 
Londres  dans  ce  jardin  de  fleurs  où  nous- 
fumes  introduiti  avec  tant  d'appareil ,  ôc 


épuifant  leur  fcve  ,  Se  les  empêchant  de  pro- 
fiter. Cette  méthode»  il  eft  vrai ,  donne  dit 
bois  aux  jardiniers:  mais  elle  en  ote  au  pays , 
qui  n  en  a  pas  déjà  trop.  On  croiroit  qie  la 
Nature  ell  faite  en  France  autrement  que 
dans  toat  k  relk  du  monde ,  tan^  on  y  prend 
fcin  de  la  défigurer.  Les  parcs  nV  font  pîanl 
tés  que  de  longues  perches  ,  ce  font  des  fo- 
lêts  de  mâts  ou  de  triais ,  ^  Ton  s'y  promene^ 
au  miliea  à&s  bois  kns  trouver  d'ombre-. 


H  É   L   O    î  s   E,  2^3? 

OÙ  nous  vîmes  briller  fi  pompeufement 
tous  les  tréibrs  de  îa  Hollande  fur  quatre 
couches  de  fumier.  Je  n^oubliai  pas  la 
cérémonie  du  parafol  &c  de  la  petite  ba- 
guette dont  on  m'honora  moi  indigne  , 
ainfi  que  les  autres  fpeâateurSr  Je  leur 
confelîài  lium.blement  comment  ayant 
voulu  m^évertuer  à  mon  tour ,  &  hafar- 
derde  m''extafier  à  la  vue  d'une  tulipe^ 
dont  la  couleur  me  parut  vive ,  di  la  for- 
me élégante,  je  fus  moqué ,  hué,  fifflé 
de  totvs  Iqs  Savans ,  &  comment  le  pro- 
felfeur  du  jardin ,  pallciot  du  mépris  de 
la  iîeur  ^  celui  du  panégyrlfte  ,  ne  dai- 
gna plus  me  regarder  de  toute  la  féance. 
Je  pcnfe ,  ajoutai-je  ,  qu  il  eut  bien  du 
regret  à  fa  baguette  &  à  fon  parafol 
profanés. 

Ce  goût ,  dit  M.  de  Wolmar  ^  quand 
Il  dégénère  en  manie,  a  quelque  chofe  de 
petit  &  de  vain ,  qui  le  rend  puérile  8c 
ridiculement  coûteux. L'autre,  au  moins, 
a  de  la  nobleiîè ,  de  la  grandeur  &  quel- 
que forte  de  vérité;  mais  qu'eiï-ce  que 
k  valeuf  d'una  patte  ou  d'ua  oignoa 


2  5*4      LaN'ouveile 
qu'un  infecle  ronge  ou  décruit  peut-être 
au  moment  qu'on   le  marchande  ,   ou 
d'une  fleur  piécieufe  à  midi    &  flétrie 
avant  que  le  foleil  foit  couché?  Qu  eil- 
ce  qu'une  beauté  conventionnelle  qui 
n'efl  fennbîe  qu'aux  yeux  des'^urieux, 
&  qui  n'cft  beauté  que  parce  qu'il  leur 
plaît  qu'elle  le  foit  ?  Le  tems  peut  venir 
qu'on  cherchera  dans  les  fleurs  tout  le 
contraire  de  ce  qu'on  y  cherche  aujour- 
d'hui ,  &  avec  autant  de  raifon  ;  alors 
vous  ferez  le  dode  à  votre  tour;  &  votre 
curieux ,  l'ignorant.  Toutes  ces  petites 
obfervations  qui  dégénèrent  en  étude,  ne 
conviennent  point  à  Thomme  raifonna- 
ble  qui  veut  donner  à  fon  corps  un  exer- 
cice modéré ,  ou  délaffer  fon  efprit  à  la 
promenade  ,  en  s'entretenant  avec  ks 
amis.  Les  fleurs  font  faites  pour  amufer 
nos  regards  en  paflant,  &  non  pour  être 
fî  curieufement  anatomifées  (  i  ).  Voyez 


(  t  )  Le  fage  Wolmir  n'y  avoit  pas  bien 
regardé.  Lui  qui  favoit  fi  Dien  obferver  les 
hommes^  obrervoit-il  fi  malla  Nature  ?  Igno- 


II  É    L   O    ï   s    E.  2$^ 

leur  Reine  brillante  de  toutes  parts  dans; 
ce  verger.  Elle  parfume  Tair  ;  elle  en- 
chante les  yeux ,  &  ne  coûte  prefque  ni 
foin  ni  culture.  Ceft  pour  cela  que  les 
fîeurirtes la  dédaignent;  la  Nature  Ta  fait 
û  belle  5  qu  ils  ne  lui  fauroient  ajouter 
des  beautés  de  convention ,  & ,  ne  pou- 
vant fe  tourmenter  à  la  cultiver ,  ils  n'y 
trouvent  rien  qui  les  flatte.  L'erreur  àts 
prétendus  gens  de  goût ,  eft  de  vouloir 
de  TArt  par-tout  5&de  n'être  jamais  con- 
tens  5  que  l'Art  ne  paroiiïe  5  au-lieu  que 
c  eft  à  le  cacher  que  conlifte  le  véritable 
goût;  fur-tout  quand  il  eft  queftion  des 
ouvrages  de  la  Nature.  Que  fîgnifient  ces 
allées  fi  droites ,  fi  fabîées  qu'on  trouve 
fans  ceiTe,  &  ces  étoiles  par  lefquelles  5. 
bien  loir^  d'étendre  aux  yeux  la  gran- 
deur d'un  parc  5  comme  on  l'imagine  3 
on  ne  fait  qu'en  montrer  mal-adroite- 
ment les  bornes  ?  Voit-on  dans  les  bois 
du  fable  de  rivière ,  où  le  pied  fe  repo- 

rolt-il  que,  fî  Ton  Auteur  eft  grand  dans  les 
grandes  chofes ,  il  eft  très-grand  dans  les 
petites } 


2^6      L  A    jV  0  U  r  E  L  LE 

fe-t-il  plus  doucement  fur  ce  fable  que 
fur  la  mouiïe  ou  la  péloufe  ?  La  Nature 
emploie-t-elle  fans  ceiTe  Téquerre  &:  la 
règle  ?  Ont-ils  peur  qu'on  ne  la  recon- 
noiffe  en  quelque  cliofe ,  malgré  leurs 
foins  pour  la  défigurer?  Enfin,  n'eft-rî 
pas  plailant  que  ,  comme  s'ils  étoient 
déjà  las  de  la  promenade  en  la  commen- 
çant 5  ils  aifedent  de  la  faire  en  ligne 
droite  pour  arriver  plus  vite  au  terme  ^ 
Ne  diroit-on  pas  que ,  prenant  le  plus 
court  chemin^ ils  font  un  voyage  plutôt 
qu'une  promenade ,  &  fe  hâtent  de  fortir 
aulîi  -  tôt  qu'ils  font  entrés  ? 

Que  fera  donc  l'homme  de  goût  qui 
vit  pour  vivre  5  qui  fait  jouir  de  lui-mê- 
me y  qui  cherche  les  plaifirs  vrais  &  (im- 
pies ,  &  qui  veut  fe  faire  une  promenade 
à  la  porte  de  fa  maifon  ?  Il  la  fera  fi  com- 
mode &  fi  agréable  qu'il  s'y  puilïè  plaire 
à  toutes  les  heures  de  la  journée;  & 
pourtant  fi  fimple  &  fi  naturelle  ,  qu'il 
femble  n'avoir  rien  Eilt,  Il  raffemblera 
Feau,  la  verdure.  Tombre  &  la  fraî- 
cheur j  car  la  Nature  cula  raiTemble  tou- 


H  È  L  o  j  s  e;       û^j 

tes  ces  cliofes.  Il  ne  donnera  à  rien  de  la 
fymmétrie;  elle  efl  ennemie  de  la  Nature 
&  de  la  variété  ;  &  toutes  les  allées  d'uti 
jardin  ordinaire  fe  reilemblent  fi  fort, 
qu'on  croit  être  toujours  dans  la  même. 
Il  élaguera  le  terrein  pour  s*y  promener 
commodément  ;  mais  les  deux  côtés  de 
fes  allées  ne  feront  point  toujours  exac- 
tement parallèles  ;  la  ciredion  n'en  fera 
pas  toujours  en  ligne  droite  ;  elle  aura 
je  ne  fais  quoi  de  vague,  comme  la  dé- 
marche d'un  homme  oifif  qui  erre  en  fç 
promenant  :  il  ne  s'inquiétera  p^olnt  de 
fs  percer  au  loin  d^  bt^lies  perfpeâivef. 
Le  goût  des  points-de-vûe  èc  des  loin- 
tains vient  du  penchant  qu'ont  la  plu- 
part des  hommes  à  ne  fe  plaire  qu'où 
ils  ne  font  pas.  Ils  font  toujours  avides 
de  ce  qui  efl:  loin  d'eux;  &  l'artiflie  qui 
ne  fait  pas  les  rendre  affez  contens  de 
ce  qui  les  entoure  ,  fe  donne  cette  ref- 
fource  pour  les  amufer  ;  mais  Thomme 
dont  je  parle  n'a  pas  cette  inquiétude;  & 
quand  il  efl:  bien  où  il  efl ,  il  ne  fe  fou- 
el^  point  d'être  ailleurs,  Ici  3  par  exem- 


Î2;S    La    JVourEiLE  ^ 

pie,  on  n'a  pas  de  vue  hors  du  Heu,  & 
1  on  eft  très-content  de  n'en  pas  avoir. 
On  penferoit  volontiers  que  tous  hs 
charmes  de  la  Nature  y  font  renfermés, 
&  je  craindrois  fort  que  la  moindre  i 
échappée  de  vue  au  dehors,  n  otât  beau- 
coup  d'agrément  à  cette  promenade  (i). 

(0  Je  ne  fais  fi  Ion  a  jamais  e/Tayé  d-  don- 
ner aux  longues  allées  d'une  étoile  une  cour- 
bure légère,  en  forte  qucrœil  put  uiivre  cha^ 
que  allée  tout-à-fait  jufquau  bout,  &  que 
1  extrémité  oppoféc  en  fut  cachée  au  Tpcda- 
tcur.  On  perdroit,  il  eft  vrai,  l'agrément  des 
points  de  vue  3  mais  on  gagneroit  lavantagc 
fi  cher  aux  propriétaires  d  aggrandir  à  Tima- 
gmation  le  heu  où  l'on  efti  &  dans  le  milieu 
a  une  étoile  affez  bornée,  on  fe  croiroit  perdu 
dans  un  parc  immcnfe.  Je  fuis  perfuadé  que  la 
promenade  en  feroit  auffi  moins  ennuieufe  , 
quoique  plus  folitaire^  car  tout  ce  qui  donné 
pnfe  à  l'imagination,  excite  les  idées  &  nour- 
rit î'efprit  5  maisles  faifeurs  de  jardins  ne  font 
pasgensà  fentir  ces  chofes-11  Combien  de 
fbis,dans  un  lieu  ruftique.îe  crayon  leur  tom. 
beroit  des  mains,  comme  à  Le  Nautre  dans 

eparcdeS  James,s^ilsconnoifroicnt,comme 
lui,  ce  qui  donne  la  vie  à  la  Nature,  &  de 
1  intérêt  à  Ibnfpedtacle! 


1 


'H  É   L    0   ï  s   E.  âjp 

Certainement,  tout  homme  qui  n'aimérâ 
pas  à  pafTer  les  beaux  jours  dans  un  lieu 
fî  fimple  &  fi  agréable ,  n'a  pas  le  goût 
pur,  ni  Tame  faine.  J'avoue  qu'il  n'y 
faut  pas  amener  en  pompe  les  étrangers  : 
mais  en  revanche  on  sW  peut  plaire  foi^ 
même,  fans  le  montrer  à  perfonne. 

Monfieur ,  lui  dis-je,  ces  gens  fi  riches 
qui  font  de  fi  beaux  jardins ,  ont  de  fore 
bonnes  raifons  pour  n'aimer  guères  à  fe 
promener  tout  feul ,  ni  fe  trouver  vis- 
à-vis  d'eux-mêmes  ;  ainfi  ils  font  très- 
bien  de  ne  fonger  en  cela  qu'aux  autres. 
Au  refte ,  j'ai  vu  à  la  Chine  des  jardins 
tels  que  vous  les  demandez,  &  faits 
avec  tant  d'art,  que  l'art  n'y  paroiiToit 
point  ;  mais  d'une  manière  fi  difpen- 
dieufe  ,  &  entretenus  à  fi  grands  frabc , 
que  cette  idée  m'otoit  tout  le  plaifir  que 
j'aurois  pu  goûter  à  les  voir.  C'étoient 
dos  roches ,  des  grottes  ,  des  cafcades 
artificielles  dans  des  lieux  plains  &  fa- 
blonneux ,  où  l'on  n'a  que  de  l'eau  de 
puits  :  c'étoient  des  fleurs  &  des  plantes 
rares  de  tous  les  climats  de  la  Chine  ôc 


â^o    La   Nouvelle 

de  la  Tartarie  rafTemblées  &  cultivées 
en  un  même  fol.  On  n'y  voyoit,  à  la 
vérité,  ni  belles  allées,  ni compartim^ens 
réguliers  ;  mais  on  y  voyoit  entaffées 
avec  profufion ,  des  merveilles  qu'on  ne 
trouve  qu  éparfes  &  féparées.  La  Nature 
s'y  préfentoit  fous  mille  afpeds  divers  ^ 
&  le  tout  enfemble  n'étoit  point  natu- 
rel. Ici  Ton  n'a  tranfporté  ni  terres  ni 
pierres ,  on  n'a  fait  ni  pompes  ni  réfer- 
voirs ,  on  n'a  befoin  ni  de  ferres ,  ni  de 
fourneaux,  ni  de  cloches ,  ni  de  paillaCr 
fons.  Un  terrein  prefque  uni  a  reçu  des 
ornemens  trcs-fimples»  Des  herbes  com- 
munes, des  arbriflèaux  communs,  quel- 
ques filets  d'eau  coulant  fans  apprêt,  fans 
contrainte, ont  fuffi  pour  l'embellir.  C'efl: 
un  jeu  fans  effort,  dont  la  facilité  donne 
au  fpedateur   un  nouveau   plaifir.  Je 
fens  que  ce  féjour  pourroit  être  encore 
plus  agtéable,  &  me  plaire  infiniment 
moins.  Tel  eft  ,  par  exemple ,  le  parc 
célèbre  de  Milord  Cobham  à  Staw.  G'eft 
un  compofé  de  lieux  très-beaux  &  très- 
pittorefques  ,  dont    les  afpeds  ont  été 


N  É  L  0  ï  s  E.  Ct6ï 

cholfis  en  différens  pays  ,  Ôc  dont  tout 
paroît  naturel^excepté  raffemblage^com*' 
me  dans  les  jardins  de  la  Chine  dont  je 
viens  de  vous  parler.    Le  maître  &  le 
créateur  de  cette  fuperbe  folitude  y  a 
même  fait  conftruire  des   ruines,  des 
temples 5  d*anciens  édifices;  &  les  tems, 
ainfi  que  les  lieux,  y  font  raffemblés  avec 
une  magnificence  plus  qu  humaine.  Voi- 
là précifément  de  quoi  je  me  plains.  Je 
voudrois  que  les  amufemens  des  hom- 
mes eufTent  toujours  un  air  facile  qui  ne 
•fît  point  fonger  à  leur  foibleiïe ,  &  qu'en 
admirant  ces  merveilles ,  on  n'eût  point 
rimagînation  fatiguée  des  fommes    &: 
des  travaux  qu'elles  ont  coûtés.  Le  fort 
ne  nous  donne-t-il  pas  afTez  de  peines 
fans  en  mettre  jufques  dans  nos  jeux  ? 

Je  n'ai  qu'un  feul  reproche  à  faire  à 
votre  Elyfée,  ajoutai-je^en  regardant  Ju- 
lie 5  mais  qui  vous  paroîtra  grave  ;  c'eft 
d'être  un  amufement  fuperflu.  A  quoi 
bon  vous  faire  une  nouvelle  promenade, 
ayant  de  l'autre  côté  de  la  maifon  des 
bofquets  fi  charihans  &  fi  négligés  ?  Il 


ti62     La    NouvEtLiR 

ePr  vrai ,  dit-elle  ,  un  peu  esubarraffe'e  : 
niais  j'aime  mieux  ceci.  Si  vous  aviez 
bien  longé  à  votre  queftion,  avant  que 
de  la  faire,  interrompit  M.  de  Woîmar, 
elle  feroit  plus  qu  mdifcrette.  Jamais  ma 
femme ,  depuis  fon  mariage ,  n'a  mis  les 
pieds  dans  les  bofquets  dont  vous  parlez. 
J'en  fais  la  raifon ,  quoiqu'elle  me  Tait 
toujours  tue.  Vous  qui  ne  l'ignorez  pas, 
apprenez  à  refpeâer  hs  lieux  où  vous 
ctQS  ;  ils  font  plantés  par  les  mains  de  la 
yertu. 

A  peine  avois-je  reçu  eette  jufte  ré- 
primande, que  la  petite  famille,  menée 
par  Fanchon  ,  entra  comme  nous  for- 
tions.  Ces  trois  aimables  enfans  fe  jet- 
terent  au  cou  d^  M.  &  dç  Madame  de 
.Wolmar.  J'eus  ma  part  de  leurs  petites 
careffes.  Nous  rentrâmes  ,  Julie  &  moi 
dans  l'Elyfée ,  en  faifant  quelques  pas 
avec  eux  ;  puis  nous  allâmes  rejoindre 
M.  de  Wolmar,  qui  parloit  à  des  ou^ 
vriers.  Chemin  faifant,  elle  me  dit  qu'a^ 
près  être  devenue  mère,  il  lui  étoit  venu, 
fur  cette  promenade ^  une  idée  qui  avoit 


Ht    L   O   ï  s   E.  2(i$ 

augmenté  fon  zèle  pour  rembelllr.  J'aî 
ponié,  me  dit-elle,  à  ramufement  de 
mes  enhns,  e^  à  leur  fanté,  qiiand  ils  fe^ 
ront  plu$  âgés.  L'entretien  de  ce  lieu 
demande  plus  de  foin  que  de  peine;  il 
s'agit  plutôt  de  donner  un  certain  con- 
tour aux  rameaux  dts  plantes^que  de  bê- 
cher ^  labourer  la  terre  ;  j'en  veux  faire 
un  jour  mes  petits  jardiniers  ;  ils  auront 
autant  d'exercice  qu'il  leur  en  faut  pour 
renforcer  leur  tempérament,  &  pas  affez 
pour  le  fatiguer.  Bailleurs ,  ils  feront 
faire  ce  qui  fera  trop  fort  pour  leur  âge^ 
ôc  fe  borneront  au  travail  qui  ks  amu- 
fera.  Je  ne  faurois  vous  dire ,  ajouta-t- 
cile ,  quelle  douceur  je  goûte  à  me  re- 
préfenter  mes  enfans  occupés  à  me  ren- 
dre hs  petits  foins  que  je  prends  avec 
tant  de  plaifir  pour  çux,  &  la  joie  de 
leurs  tendres  cœurs,en  voyant  leur  mère 
fe  promener  avec  délices  fous  des  om-. 
brages  cultivés  dç  leurs  mains.  En  véri^ 
te',  mon  ami ,  me  dit -elle  d'une  voix 
émue,  d^s  jours  ainfi  paffés  tiennent  du 
^onheu^  de  Tautre  vie ,  de  ce  n  eft  pa^   - 


:â(?4     La    JVouvelle 

fans  raifon  qu'en  y  penfant,  fai  donné 
d'avance  à  ce  lieu  le  nom  d'Elvfée.  Mi- 
lord^cette  incomparable  femme  eft  mère 
comme  elle  efl:  époufe ,  comme  elle  eft 
amie ,  comm.e  elle  eft  fille  ;  &,  pour  Té- 
ternel  fupplice  de  mon  cœur  ,  c'eft  en- 
core aii"fi  qu'elle  fut  amante. 

Enthoufiafmé  d'unféjour  fi  charmant, 
je  les  priai  le  foir  de  trouver  bon  que, 
durant  mon  féjour  chez  eux,  la  Fanchon 
me  confiât  fa  clef  &  le  foin  de  nourrir 
"  les  oifeaux.  Au lli-tôt  Julie  envoya  le  fac 
au  grain  dans  ma  cham.bre^ôc  me  donna 
fa  propre  clef.  Je  ne  fais  pourquoi  je  la 
reçus  avec  une  forte  de  peine  :  il  me 
fembla  que  j'aurois  mieux  aimé  celle  de 
M.  de  Wolmar. 

Ce  matin  ,  je  me  fuis  levé  de  bonne 
heure  ,&,  avec  l'emiprefTement  d'un  en- 
fant ,  je  fuis  allé  m'enfermer  dans  l'Ifle 
céferte.  Que  d'agréables  penfées  j'efpé- 
rois  porter  dans  ce  lieu  folitaire  où  le 
doux  afped  de  la  feule  Nature  de  voit 
chaffer  de  mon  fouvenir  tout  cet  ordre 
focial  de  factice  qui  m'a  rendu  fi  malheu- 

reu  X 


H  É    L    0   ï  s   E.  26^ 

Tcux  !  Tout  ce  qui  va  m'envlronner  eft 
Touvrage  de  celle  qui  me  fut  fi  chère. 
Je  la  contemplerai  tout  autour  de  moi. 
Je  ne  verrai  rien  que  fa  main  n'ait  tou- 
ché ;  je  baiferai  d^s  fleurs  que  fes  pieds 
auront  foulées  ;  je  refpirerai  avec  la  ro- 
fée  un  air  qu'elle  a  refpiré  ;  fon  goût 
dans  fes  amufemens  me  rendra  préfens 
tousfes  charmes,  &  je  la  trouverai  oar-^ 
tout  comme  elle  efl  au  fond  de  mon 
cœur. 

En  entrant  dans  TÉlyfée  avec  ces  dif- 
pofitions,  jemefuisfubitement  rappelé 
le  dernier  mot  que  me  dit  hier  M.  de 
Wolmar ,  à-peu-près  dans  la-même  place. 
Le  fouvenir  de  ce  feul  mot  a  changé 
fur  le  champ  tout  Tétat  de  mon  ame. 
J'ai  cru  voir  l'image  de  la  vertu  ,  où  je 
çherchois  celle  du  plaifir.  Cette  imaee 
s'eft  confondue  dans  mon  efprit,  avec  les 
traits  de  Madame  de  Wolmar ,  &  pour 
la  première  fois  depuis  mon  retour  j'ai 
vu  Julie  en  fon  abfence;,non  telle  qu  elle 
fut  pour  m,oi ,  &  que  j'aime  encore  à  n:e 
la  repréfenter  ;  mais  telle  qu'elle  femcj> 

Tome  II I^  j\'I 


ti66  La  Nouvelle 
trc  à  mes  yeux  tous  les  jours.  Milord  , 
j'ai  cruvo*^  cette  femme  fi  charmante, 
fi  ch.fle  &  fi  vertueufe ,  :.u  milieu  de  ce 
même  cortège  qui  Tentouroit  hier.  Je 
voyois  autour  d'elle  (qs  trois  aimables 
enfr.ris  ,  honorables  ^  précieux  gages  de 
Tunion  conjug.r'îe  &:de.Ia  tendre  .imitié  ; 
lui  faire,  &  recevoir  d'elle,  mille  touchan- 
tes carefïes.  Je  voyois  à  fes côtés  le  gra- 
ve Wolmar ,  cet  époux  fi  chéri ,  fi  heu^ 
reux  ,  fi  digne  de  l'être.  Je  croyois  voir 
fon  œil  pénétrante  Judicieux  percer  au 
fond  de  mon  cœur ,  &  m'en  faire  rougir 
encore  ;  je  croyois  entendre  for  tir  de 
fa  bouche  ,  'des  reproches  trop  mérités , 
&  des  leçons  trop  mal  écoutées.  Je 
voyois  à  fa  fuite  cette  même  Fanchoa 
Regard ,  vivante  preuve  du  triomphe 
àts  vertus  &  de  l'humanité  fur  le  plus 
ardent  amour.  Ah  !  quel  fentiment  cou-= 
pable  eût  pé-  itré  jufqu'à  elle  ,  à  trav^TS 
cette  inviolable  efcorte  ?  Avec  quelle 
indignation  j'eufle  étouffe  les  vils  tranf- 
ports  d'une  paflion  criminelle  &  mal 
^t^inte  ,  3c  que  je  me  ferois  mépiifé  de 


^        U  É    L   O  ï  s  E.  26*7 

fouiller  G  un  feul  foupir  un  auffî  ravif- 
fant  tableau  d^iniiocence  &d'lionnéteté  ! 
Je  repaiTois  dans  ma  mémoire  les  dif-^ 
cours  qu^elle  m'avoit  tenus  en  fortant; 
puis  remontant  avec  dk  dans  un  avenir 
qu  elle  contemple  avec  tant  de  charmes, 
^e  voyois  cette  tendre  mère  eiTuyer  1 J 
fueur  dufront  de  fes  enfans ,  baifer  leur» 
joues  enflammées, 5.  livrer  ce  cœur,  fait 
pour  aimer,  au  plus  doux  fentiment  delà 
nature. Il  ny  avoit  pa^  jufqu^à  ce  nom 
d^Elyf€e,qui  neredifiât  en  moi  les  écarts 
de  Fimagination  ,  6c  ne  portât  dans  mon 
ame  un  calme  préférable  au  trouble  des 
pafnons  les  plus  féduifantes.  Il  me  psi- 
gnoit  ,  en  quelque  forte ,  Fintérieur  de 
celle  qui  l'avoit  trouvé  ;  je  penfois  quV 
vec  une  confcience  agitée  ,  on  n'auroit 
jamais  choifi  ce  nom-là.  Je  me  difois  : 
îa  paix  régne  au  fond  de  fon  cceur  cojp- 
me  dans  Taf^lt;  quelle  a  nommé. 

Je  m/étois  promis  une  rêverie  agréa- 
ble j  j'ai  rêvé  plus  agréablement  que'je 
ne  m'y  étois  attendu.  J\:i  paffé  dans 
rÉlyiée  deux  heures  auxquelles  je  ne 

M  2 


2(?8      La    No  u  v  e  lle 

préfère  aucun  tems  de  ma  vie.  En  voyant 
avec  quel  charme  &  quelle  rapidité  elles 
s'étoient  écoulées  ,  j'ai  trouvé  qu  il  y  a 
dans  la  méditation  des  penfées  honnêtes 
une  forte  de  bien-être  que  les  méchans 
n*ont  jamais   connu  ;  c'efl:  celui  de  fe 
plaire  avec  foi-même.  Si  Ton  y  fongeoit 
fans  prévention  ,  je  ne  fais  quel  autre 
plaifir  on  pourroit  égaler  à  celui-là.  Je 
fens  au  moins  que  quiconque  aime  au- 
tant que  moi  la  folitude ,  doit  craindre 
de  sy  préparer  destourmens.  Peut-être 
tireroit-on  des  mêmes  principes  la  clef 
des  faux  jugemens  des  hommes  fur  les 
avantages  du  vice  &  fur  ceux  de  la  ver- 
tu :  car  la  jouiffance  de  la  vertu  eft  toute 
intérieure  &  ne  s'apperçoit  que  par  ce- 
lui qui  la  fent  :  mais  tous  les  avantagea 
du  vice  frappent  les  yeux  d' autrui ,  6<* 
-il  n'y  a  que  celui  qui  les  a  ^  qui  fâche  c^ 
qu'ils  lui  coûtent. 

Se  a  ciafcun  Vinterno  affanno 
Si  îeggejfe  in  front  e  fer  itto  , 
Quanti  mai ,  che  inviàia  favMO  ^ 


'il  i  L  o  ï  s  E.         :^6^ 

Ci  farelhero  jnetd  (  i  )  f 
Si  vedria  che  i  lor  nemici 
Jinno  infeno ,  e  fi  riduce 
î^el -parère  a  noifelici 
Cgni  lor  fHiciîâ. 

Comme  il  fe  faifoît  tard  fans  que  jy 
fongeaiTe  ,  M.  de  Wolmar  eft  venu  me 
joindre  ^  m'avertir  que  Julie  &  le  thé 
m'attendoient.  Cefl  vous,  leur  ai-je  dit, 
en  m'excufant  ,  qui  m'empêchiez  û  êtr^ 
avec  vous  :  je  fus  fi  charmé  de  ma  foiré® 
d'hier,  que  j'en  fuis  retourné  jouir  ce 
matin  ;  lieureufement  il  n'y  a  point  de 
mal  5  & ,  puifque  vous  m'avez  attendu  , 
ma  matinée  n'eft  pas  perdue.  Cefi:  fort 
bien  dit ,  a  répondu  Madame  de  Wol- 
mar  ;  il  vaudroit  miieux  s'attendre  juf- 
qu'à  midi ,  que  de  perdre  le  plaifir  de  dé- 
jeûner enfemble.  Les  étrangers  ne  font 
jamais  adm.is  le  matin  dans  ma  chambre^ 
&  déjeûnent  dans  la  leur.  Le  déieûnei? 


(  I  )  Il  auroit  pu  ajouter  la  fuite  qui  eft  très- 
belle  j  &  ne  convient  pas  moins  an  iiijet. 


CL-jo  La  Now  lle 
tR  le  repas  des  amis  ;  les  valets  en  font 
exclus ,  les  importuns  ne  sV  montrent 
point  ;  on  y  die  tout  ce  qu'on  penfe  y  on 
y  révèle  tous  fesfccrets^onn'y  contraint 
îiucun  de  fcs  fentimens  ;  on  peut  s'y  li- 
vrer fans  imprudence  aux  douceurs  de 
la  confiance  dz  de  la  £imiîlarité.  Cefl 
prefque  le  feul  moment  oail  ibit  per- 
mis d'être  ce  qu'on  eft  :  que  ne  dure-t-iî 
toute  la  journée  ?  Ah,  Julie  !  ai-je  été 
prêt  à  dire  ,  voilà  un  vceu  bien  intérefTé  ! 
mais  je  me  fuis  tû,  La  première  chofe 
que  j'ai  retranchée  avec  Tamour  ,  a  été 
la  louange.  Louer  quelqu'un  en  face  ,  à 
moins  que  cène  foit  fa  maitrelTe  ,  qu  ed- 
ce  faire  autre  chofe  ,  finon  le  taxer  de 
vanité  ?  Vous  favez  ,  Mllord  ,  fi  c'efl:  à 
Madame  de  Wolmar  qu'on  peut  faire 
ce  reproche.  Non  ,  non  ;  je  l'honore 
trop  pour  ne  pas  l'honorer  en  filence.  La 
voir  5  l'entendre  ,  obferver  fa  conduite^ 
n'eft-ge  pas  affez  la  louer  ? 


11  É  t  o  ï  s  n.        271 

LETTRE    XVIIL 
Dje   Mavamm    d:e    JVo  l  m  au 

A   Ma  d  a  m  m   d'  0  r  b  je* 

J  L  eft  écrit,  chère  amie  ,  que  tu  dois 
être  dans  tous  les  tems  ma  fauve-garde 
contre  moi-même,  &  qu  après  m'avoi^^ 
délivrée  avec  tant  de  peine  des  pièges 
de  mon  cceur ,  tu  me  garantiras  encore 
de  ceux  de  ma  raifon.  Après  tarit  d^'e- 
preuves  cruelles  ,  j'apprends  à  me  défier 
à^s  erreurs,  comme  des  piiiTions,  dont 
elles  font  fi  fouvent  l'ouvrage.  Que  n'ai- 
je  eu  toujours  la  même  précaution  !  Si^ 
dans  les  tems  paiTés^j'^avois  moins  compté 
fur  mes  lumières  ,  j'aurois  eu  moins  â 
rougir  de  mes  fentimens. 

Que  ce  préambule  ne  t'aîlarme  pa?. 
Je  ferois  indigne  de  ton  amitié ,  fi  j'a- 
vois  encore  à  la  confulter  fur  des  fujets 
graves.  Le  crime  fut  toujours  étranger  à 
mon  cœur,  &j'ôfe  l'en  croire  plusélol- 


272  L  A  No  UF  ELin 
gné  que  jamais.  Ecoute-moi  donc  paifi- 
blement,  ma  Coufine,  &  crois  que  je 
n'aurai  jamais  befoiii  de  cohfeil  fur  des 
doutes  que  la  feule  homiéteté  peut  ré- 
foudre. 

Depuis  fix  ans  que  je  vis  avec  M.  de 
Wolmar  dans  la  plus  parfaite  union  qui 
puilîe  régner  entre  deux  époux,  tu  fais 
qu'il  ne  m'a  jamais  parlé  ni  de  fa  famille, 
ni  de  fa  perfonne;  &  que  ,  l'ayant  reçu 
d'un  père  aufli  jaloux  du  bonheur  de  fi 
fille  5  que  de  l'honneur  de  fi  maifon  ,  jg 
n'ai  point  marqué  d'empreiTement  pour 
en  favoir  fur  (on  comp;;e  plus  qu'il  na 
jbgeoit  à  propos  de  m'en  dire.  Contente 
de  lui  devoir ,  avec  la  vie  de  celui  qui 
me  l'a  donnée  ,  mon  honneur  .  mon  re- 
pos, ma  raifon  ,  mes  enfins  ',  Se  tout  ce 
qui  peut  me  rendre  de  quelque  prix  à  mes 
propres  yeux ,  j'étois  bien  afTurée  que  ce 
que  j'ignorois  de  lui  ne  démentoit  point 
ce  qui  m'étoit  connu  ,  &  je  n'avois  pas 
bcfoin  d'en  favoir  davantage  pour  l'ai- 
mer 5  l'eftim.er  ,  l'honorer ,  autant  qu'il 
.    ctoit  pofTible. 


U    É    L    O    ï   s   E.  275; 

Ce  matin ,  en  déjeunant,  il  nous  a  pro- 
poféun  tour  de  promenade  avant  la  cha- 
leur; puis  ,  fous  prétexte  de  ne  pas  cou- 
rir 5  difoit-il  5  la  campagne  en  robe  de 
chambre  ,  11  nous  a  menés  dans  les  bof- 
quets  5  &  précifément ,  m^a  chère  ,  dans 
ce  même  bofquet  où  commencèrent  tous 
les  malheurs  de  mia  vie.  En  approchant 
de  ce  lieu  fatal  ,  je  me  fuis  fenti  un  af- 
freux battement  de  cœur  ,  &  j'aurois  re- 
lufé  d'entrer  ,  fi  la  honte  ne  m*eiit  rete- 
nue 5  &  fi  le  fouvenir  d'un  mot  qui  fut 
ditTautre  jour  dansl'Elyféene  m'eût  fait 
craindre  les  interprétations.  Je  ne  fais 
fi  le  philofcphe  étoit  plus  tranquile  ; 
m.ais,  quelque  tems  après,  ayant  par  ha- 
zard  tourné  les  yeux  fur  lui ,  je  Tai  trou- 
vé pâle  ,  changé  ,&  je  ne  puis  te  dire 
quelle  peine  tout  cela  m'a  fait. 

En  entrant  dansle  bofquet^j'ai  vu  mon 
miari  me  jeter  un  coup-d'œil  &  fourire. 
Il  s'efl:  afîis  entre  nous  ,  &  après  un  mo- 
ment de  filence,  nous  prenant  tous  deux 
par  la  main  :  m^es  enfans  ,  nous  a-t-il  dit , 
je  commence  à  voir  que  m. es  projets  ne 

M  j 


o.j^      La  Nouvelle 

feront  point  vains  ^  âjqiîe  nous  pauvons 
ctre  unis  tous  trois  d'un  attachement  du- 
rable, propre  àhiire  notre  boiTheur  com- 
mun y  &  ma  conioLitLon  dans  les  ennuis 
d'une  vieillefTô  qui  s'approche  :  mais  je 
vous  connois  tous  deux  mieux  que  vous; 
ne  me  connoiiTez  ;  il  eft  jufte  de  rendre 
les  chofes  égales  ;  &: ,  quoique  je  n'aie 
rien  de  fort  intérelTint  à  vous  appren- 
dre ,  puisque  vous  n'avez  plus  de  fecret 
pour  moi ,  je  n'en  veux  plus  avoir  pour 
vous. 

Alors  il  nous  a  révélé  le  my  (îere  de  (i 
naîfiance ,  qui,  juiqu'ici,  n'avoit  été  con- 
nue que  de  mon  père.  Quand  tu  le  fau- 
las  5  tu  concevras  jufqu'où  vont  le  fang- 
froi-.  ck  h  modération  d'un  homme  ca- 
pable ue  tiire  fix  ans  un  pareil  fecret  à 
la  femme  ;  mais  ce  fecret  n'eft  rien  pour 
lui,  &  il  y  penfe  trop  peu  pour  fe  faire 
un  grand  effort  de  n'en  pas  parler. 

Je  ne  vous  arrêterai  point ,  nous  a-t-i! 
dit  5  fur  les  évènemcns  de  ma  vie  ;  ce 
qui  peut  vous  importer  eft  moins  de 
connoître  mes  aventures  que  mancarac- 


ti  t   L   O  î  s  E.  275' 

tere.  Elles  font  fîmples  comme  îul  ;  &, 
fichant  bien  ce  que  je  fuis  ,  vous  com- 
prendrez ailément  ce  que  j'ai  pu  faire. 
y  À  naturellement  Tame  tranquiîe ,  &  le 
cœur  froid.  Je  fuis  de  ces  hommes  qu*on 
croit  bien  injurier  ^  en  difant  qu'ils  ne 
fententrien  y c*eft-à  dire^qu  ils  n*ont  point 
de  paffion  qui  les  détourne  de  fuivre  le 
vrai  guide  de  Thomme.  Peu  fenfible  aa 
plaifir  &  à  la  douleur  ,  je  n'éprouve 
mcme  que  très-foiblement  ce  fentiment 
d'intérêt  &  d'humanité  qui  nous  appro- 
prie les  affedions  d'autrui.  Si  j'ai  de  la 
peiie  à  voir  fouffrir  les  gens  de  bien  ,  la 
pitié  nY  entre  pour  rien  ;  car  je  n'en  ai 
pjint  à  voir  fouirrir  les  méchans.  Mon 
fcjul  principe  adif  efl:  le  gotû  naturel  de 
Tordre  ,  &  le  concours  bien  combiné 
du  jeu  de  la  fortune  &  Aqs  adions  des 
hommes,  me  plak  exaclement  comme 
une  belle  fy mmétrie  dans  un-  taoleau  ,. 
ou  comme  une  pièce  bien  conduite  au^ 
théâtre.  Si  j'ai  quelque  paffion  domi- 
nante j  c'efl:  celle  de  Tobfervationîi. 
J^aime  à  lire  dans  les  cœur  Aqs  hommes  y 


V-aJl^i" 


2-^6  La  Mou  velle 
comme  le  mien  me  fait  peu  d'illufîon  , 
que  j*obferve  de  fang-froid  &  fans  inté- 
rêt 5  &  qu'une  longue  expérience  m'a 
donné  de  la  fagacité  ,  je  ne  me  trompe 
gucres  dans  mes  jugemens  ;  auiïi  c'eft-là 
toute  la  récompenfe  de  Tamour-propre 
dans  mes  études  continuelles  ;  car  je 
n'aime  point  à  faire  un  rôle  ,  mais  feu- 
lem.ent  à  voir  jouer  les  autres  :  la  fociété 
m'eft  agréable  pour  la  contempler ,  non 
pour  en  faire  partie.  Si  je  pouvois  chan- 
ger la  nature  de  mon  être  ,  &  devenir 
un  œil  vivant  ,  je  ferois  volontiers  cet 
échange.  Ainfi  mon  indifférence  pour 
les  hommes  ne  me  rend  point  indépen- 
dant d'eux  :  fans  me  foucier  d'en  être 
vu,  j'ai  befoin  de  les  voir  ;  &,  fans  m'être 
chers  ,  ils  me  font  nécefïàires. 

Les  deux  premiers  états  de  la  fociété 
que  j'eus  occafîond'obfervcr,  furent  les 
courtifans  &  les  valets  ;  deux  ordres 
d'hommes  moins  différens  en  effet  qu'en 
apparence,&  fî  peu  dignes  d'être  étudiés  , 
f  fexiles  à  connoître ,  que  je  m'ennuyai 
d'eux  au  premier  regard.  En  quittant  b 


Il  É  L  0  ï  s^E,         â77 

courjOii  tout  efî  fi-tot  vu^je  me  dérobai, 
fans  le  favoir^au  péril  qui  m'y  menaçoit, 
&  dont  je  n'aurois  point  échappé.  Je 
changeai  de  nom  ;  &,  voulant  connoître 
les  militaires ,  j'allai  chercher  du  fervice 
chez  un  Prince  étranger  ;  c'eft-là  que 
j'eus  le  bonheur  d'être  utile  à  votre  père, 
que  le  défefpoir  d'avoir  tué  fori  ami  for- 
çoit  à  s'expofer  témérairement  &  contre 
fon  devoir.  Le  cœur  fenfible  &  recon- 
noiiTant  de  ce  brave  officier  commença 
cc3-Iors  à  me  donner  meilleure  opinion 
de  rFîumanité.  Il  s'unit  à  moi  d'une  ami- 
tié à  laquelle  il  m'étoit  impoillble  de  re- 
ftifer  la  mienne  5  &  nous  ne  cefsâmes 
d'entretenir  depuis  ce  tems-là  des  lial- 
fcns  qui  devinrent  plus  étroites  de  jour 
en  jour.  J'appris  dans  ma  nouvelle  con- 
dition que  l'intérêt  n'efî:  pas ,  comme  je 
Tavois  cru ,  le  feul  mobile  des  adions 
humaines 5  &  que,  parmi  les  foules  de 
préjugés  qui  combattent  la  vertu ,  il  ce 
eH:  auiïï  qui  la  favorifent.  Je  conçus  que 
le  caradere  général  de  l'homme  efl:  un 
amour-propre  indifférent  par  lui-même  ^ 


2':o       La  No  v  v  elle 

bon  ou  mauvais  pur  \zz  accldens  qui  îe 
modifient ,  &  qui  aépeadcnt  des  coûtâ- 
mes 5  des  îoix  y  des  rangs,  de  la  tort  me  , 
&  de  toute  notre  police  humaine.  Je  me 
livrai  donc  à  mon  penchant  y  &c  ,  mé- 
prifant  la  vaine  opinion  des  conditions  ? 
je  me  ietai  fucceffivement  dans  les  di- 
vers éLats  qui  pouvoient  m^ûder  à  les 
Gom^parertous,  &  àconnoître  les  uns  par 
les  auîr.^s.  Je  fentis ,  comme  vous  l'avez 
remarqué  dans  quelques  lettres  ,  dit- il  à 
St.-Preux^  qu'on  ne  voit  rien  quand  on 
fe  contente  de  regarder  ;  qu  il  faut  agir 
foi-méme  pour  voir  agir  les  hommes  ^ 
&:  je  mie  fis  acleur  pour  ctre  fpedateur. 
Il  eft  toujours  aifédedefcendre  :  j'efTayai 
d'une  muldtude  de  conditions  dont  ja- 
mais homme  de  la  mienne  ne  s'e'toit 
avifé.  Je  devins  même  payfan  ;  &,  quand 
Julie  m'a  fait  garçon  jardinier,  elle  ne 
m'a  point  trouvé  fi  novice  au  métier  ^ 
qu'elle  auroit  pu  croire. 

Avec  la  véritable  connoîfTance  des 
hommes  ,  dont  l'oifive  philofophie  ne 
donne  que  l'apparence  ,  je  trouvai  un 


H     EL   o   ï  s   E*  ^79 

autre  avantage  auquel  je  ne  m'étois  point 
attendu.  Ce  fut  d'aiguifer  par  une  vie 
adivc  cet  amour  de  Tordre  que  j'ai  reçit 
de  la  Nature  ,  &  de  prendre  un  nou- 
veau goût  pour  le  bien  par  le  plaifir  d'y 
contribuer.  Ce  fentlment  me  rendit  un. 
peu  moins  contemplatif,  m'unit  un  pea 
plus  à  moi-même;  &  y  par  une  fuite  ailèr. 
naturelle  de  ce  progrès ,  je  m'apperçus 
que  j'étois  feul.  La  folitude  ,  qui  m'en- 
nuya toujours 5  medevenoit  affreufe^  & 
je  ne  pouvois  plus  efpérer  de  l'éviter 
iong-tems.  Sans  avoir  perdu  ma  froideur, 
javois  befoiî)  d'^un  attachement  ;  l'image 
de  la  caducité  fans  confolation  m'affli- 
geoit  avant  le  tems,  &  pour  la  première 
fois  de  ma  vie,  je  connus  l'inquiétude 
êc  la  trifteiïe.  Je  parlai  de  ma  peine  au 
Baron  d'Étange.  Il  ne  faut  point ,  me 
dit-il  5  vieillir  garçon.  Moi-même ,,  après 
avoir  vécuprefque  indépendant  dans  les 
liens  du  mariage,  je  fens  que  j'ai  befoin 
de  redevenir  époux  &  père  ,  &  je  vais 
me  retirer  dans  le  fein  de  ma  fam.ilie. 
Il  ne  tiendra  qu'à  vous  d'en  faire  la  vô- 


^SO  J^A     JVOUFE  LL  Ë 

tre  &  de  me  rendre  le  fils  que  f  ai  pef-* 
du.  J'ai  une  fille  unique  à  marier  ;  elle 
ft'eft  pas  fans  rnérite;  elle  a  le  cœur 
fenfible,  &  Tamourde  fon  devoir  lui  f^iit 
aimer  tout  ce  qui  s'y  rapporte.  Ce  n  eft 
tii  une  beauté,  nilan  prodige  d'efprît; 
mais  venez  la  voir ,  &  croyez  que^fi  vous 
ne  f^ntez  rien  pour  elle,  vous  ne  fenti- 
rez  jamais  rien  pour  perfonne  au  monde. 
Je  vins  ,  je  vous  vis,  Julie,  &  je  trouvai 
que  votre  père  m'avoit  parlé  niodefte- 
ment  de  vous.  Vos  tranfports,  vos  lar- 
înes  de  joie,  en  rem.brafîlint,me  donnè- 
rent la  première  ou  plutôt  la  feule  émo- 
tion que  j'aie  éprouvée  de  ma  vie.  Si 
cette  imprefïion  fut  légère  ,  elle  étoit 
unique,  &  les  fentimens  n'ont  befoin  de 
force  pour  agir,qu*en  proportion  de  ceux 
qui  leur  réfiflent.  Trois  ans  d'abfence  ne 
changèrent  point  l'état  de  mon  cœur. 
L'état  du  vôtre  ne  m'échappa  pas  à  mon 
retour,  &  c'eft  ici  qu'il  faut  que  je  Vous 
venge  d'un  aveu  qui  vous  a  tanr  coûté. 
Juge ,  ma  chère  ,  avec  quelle  étrange 
fjrprife  j'appris  alors  que  tous  mes  fe- 


H  É   L  O   ï  s  È.  &%  t 

crets  lui  avolent  été  révélés  avant  mon 
mariage ,  &  qu'il  m'avoit  époufée  ,  fans 
ignorer  que  j'appartenois  à  un  autre. 

Cette  conduite  étoit  inexcufable,  a 
continué  M.  de  Wolmar,  J'oiFenfois  la 
déiicateffe  ;  je  péchois  contre  la  pruden- 
ce ;  j'expofois  votre  honneur  &  le  mien; 
je  devois  craindre  de  nous  précipiter 
tous  deux  dans  àts  malkeurs  fans  ref- 
fource  :  mais  je  vous  aimois ,  &  n'aimois 
'que  vous.  Tout  le  refte  m'éioit  indiffé- 
rent. Comment  réprimer  la  paffion  me- 
m.e  la  plus  foible  ,  quand  elle  eft  fans 
contre-poids  ?  Voilà  rinconvénlent  des 
caractères  froids  &  tranquiles.  Tout  va 
bien  ,  tant  que  leur  froideur  les  garantit 
des  tentations  ;  mais,  s'il  en  furvient  une 
qui  les. atteigne  ,  ils  font  aufli-tôt vain- 
cus qu  attaqués,&  la  raifon,qui  gouverne 
tandis  quelle  efl:  feule,  n'a  jamais  de 
force  pour  réfifter  au  moindre  effort. 
Je  n'ai  été  tenté  qu'une  fois ,  &  j'ai  fuc- 
combé.  Si  l'ivrelTe  de  quelque  autre  paf- 
fion  m'eût  fait  vaciller  encore ,  j'aurois 
fuit  autant  de  chûtes  que  de  faux-pas  ; 


ai^i    La  A^  0  u  V  e  ll  ê 

il  n'y  a  que  des  âmes  de  feu  qui  fâchent 
combattre  &  vaincre.  Tous  les  grands 
efforts  ,  toutes  les  aâ-ions  fubllmes  font 
leur  ouvrage  ;  la  froide  raifon  n'a  jamais 
rien  fait  d'illuftre  ,  de  Ton  ne  triomphe 
des  paflions  qu'en  les  oppofant  l'une  à 
l'autre.  Quand  celle  de  la  vertu  vient  à 
s'élever,  elle  domine  feule  &  tient  tout 
en  équilibre;  voilà  comment  fe  forme 
le  vrai  fage ,  qui  n'eft  pas  plus  qu'un 
autre  à  l'abri  des  pallions ,  mais  qui  feuî 
fait  les  vaincre  par  elles-mêmes ,  comme 
un  pilote  fait  route  par  les  mauvais 
vents. 

Vous  voyez  que  je  ne  prétends  pas 
exténuer  ma  faute  ;  fi  c'en  eût  été  unc^ 
je  l'aurois  faite  infailliblement  ;  mais  ^ 
Julie,  je  vous  connoifTois  &  n'en  fis  point 
en  vous  époufant.  Je  fentis  que  de  vous 
feule  dépendoit  tout  le  bonheur  dont  je 
pouvois  jouir ,  &  que,  fi  quelqu'un  étoit 
capable  de  vous  rendre  heureufe^c'étoit 
moi.  Je  Civois  que  l'innocence  &  la  paix 
étoient  nécefTaires  à  votre  coeur,  que 
î'amour  dont  il  étoit  préoccupé  ne  les 


H  t  L   0    J  s  'E.  2S| 

lui  donnerolt  jamais,  &  qu'il  n'y  avoit 
que  rhorreur  du  crime  qui  put  en  chaf- 
fer  l'amour.  Je  vis  que  votre  ame  étoit 
dans  un  accablement  dont  elle  ne  for- 
tiroit  que  par  un  nouveau  combat ,  cc 
que  ce  feroit  eil  fentant  combien  vous 
pouviez  encore  être  effimabîe ,  que  vous 
apprendriez  à  le  devenir. 

Votre  cœur  étoit  ufé  pour  l'amour;  je 
comptois  donc  pour  rien  une  difpiopor- 
tion  d'âges  qui  m'ôtoit  le  droit  de  pré- 
tendre à  un  fentiment,  dont  celui  qui  en 
étoit  l'objet  ne  pouvoir  jouir,  &  impôt- 
fibîe  à  obtenir,  pour  tout  autre.  Au  con* 
traire,  voyant  dans  une  vie  plus  d' à-moi- 
tié écoulée  qu'un  feul  goût  s'étoit  fait 
fentir  à  moi ,  je  jugeai  qu'il  feroit  dura- 
ble ,  &  je  me  plus  à  lui  conferver  le  refte 
de  mes  jours.  Dans  mes  longues  recher- 
chas, je  n'avois  rien  trouvé  qui  vous  va- 
lût :  je  penfai  que  ce  que  vous  ne  feriez, 
pas ,  nulle  autre  au  monde  ne  pourroit 
le  faire;  j'ôfai  croire  à  la  vertu,  &  vous 
époufai.Le  myfière  que  vous  me  faifiez 
ne  me  furprlt  point  ;  j'en  favois  les  lai- 


âS^  La  Nouvelle 
{ons ,  &:  j  e  vis  5  dans  votre  fage  conduite ^ 
celle  de  fa  durée.  Par  égard  pour  vous, 
j'imitai  votre  réferve ,  &ne  voulus  point 
vous  ôter  rhonneur  de  mj  faire  un  jour, 
de  vous-même ,  un  aveu  que  je  voyois  à 
chaque  iniant  lurle  bord  de  vos  lèvres. 
Je  ne  m  2  fuis  trompé  en  rien  ;  vous  avez 
tenu  tout  ce  que  je  m'étois  promis  de 
vous.  Quand  je  voulus  me  choifir  une 
époufe  5  je  defirai  d'avoir  en  elle  une 
compagne  aimable ,  ^^g^s  heureufe.  Les 
deux  premières  conditions  font  remplies. 
Mon  enfant,  j'cfpere  que  la  troifieme  ne 
nous  manquera  pas. 

A  ces  mots ,  malgré  tous  mes  efforts  ^ 
pournj  l'interrompre  que  par  mes  pleurs, 
je  n'ai  pu  m'empêcher  de  lui  fauter  au 
cou,  en  m'écriant;  mon  cher  mari  !  ô  le 
meilleur  &  le  plus  aimé  des  hommes  ! 
apprenez-moi  ce  qui  manque  à  mon  bon- 
heur, fi  ce  n'eft  le  vôtre,  &  d'être  mieux 
mérité...  Vous  êtes  heureufe  autant  qu  il 
fe  peut ,  a-t-il  dit  en  m'interrompant  ; 
vous  méritez  de  l'être  ;  mais  il  eft  tems 
de  jouir  en  paix  d'un  bonheur  qui  vous 


H  É    L    O    ï  s    E.  28^ 

a  jufqu*ici  coûté  bien  àQ%  foins.  Si  votre 
fidélité  m'eût  fujfn  ^  tout  étoit  fait  du 
moment  que  vous  me  la  promîtes  ;  j'ai 
voulu ,  de  plus  j,  qu  elle  vous  fût  facile  Ôç 
douce,  &  c'efl:  à  la  rendre  telle  que  nous 
nous  fomm.es  tous  deux  occupés  de  con- 
cert, fans  nous  en  parler.  Julie ,  nous- 
avons  reuffi  ;  mieux  que  vous  ne  penfez, 
peut-être.  Le  feui  tort  que  je  vous  trou- 
ve ,  eft  de  n  avoir  pu  reprendre  en  vous 
la  confiance  que  vous  vous  devez ^  &  d@ 
vous  effimer  moins  que  votre  prix.  La 
modeftie  extrême  a  fes  dangers,ainfi  que 
l'orgueil,  Comme  une  témérité  qui  nous 
porte  au-de-là  de  nos  forces  les  rend  im- 
puifTantes,  un  effroi  qui  nous  empêche 
ci  y  compter,  ks  rend  inutiles.  La  véri- 
table prudence  confîfte  à  les  bien  con- 
noître  èc  à  s'y  tenir.  Vous  en  avez  acquis 
de  nouvelles,  en  changeant  d'état.  Vous 
îi'étes  plus  cette  fille  infortunée,  qui  dé- 
ploroit  fa  foiblefle,  en  s'y  livrant  ;  vous 
ctes  la  plus  vertueufe  dQs  femmes ,  qui 
ne  connoît  d'autres  loix  que  celles  du 
devoir  de  de  l'honneur,  &  à  qui  le  trop 


225  La  N ou V elle 
vif  fou  venir  de  fes  iautes  eft  là  feule  faute 
qui  rcftc  à  reprocher.  Loin  de  prendre 
encore  conire  vous-même  des  précau- 
tions injarieufes,  apprenez  donc  à  comp- 
ter fur  vous  5  pour  pouvoir  y  compter 
davantage.  Écartez  d'injuftes  défiances , 
capables  de  réveiller  quelquefois  les  feu- 
timens  qui  les  ont  produites.  Félicitez- 
vous  plutôt  d'avoir  fu  choifir  un  hom- 
ncte-homme ,  dans  un  âge  où  il  efl:  fi 
facile  de  s  y  tromper  ;  &  d'avoir  pris 
autrefois  un  amant  que  vous  pouvez 
avoir  aujourd'hui  pour  ami  ,  fous  les 
yeux  de  votre  mari  même.  A  peine  vos 
liaifons  furent  -  elles  connues  ,  que  je 
vous  eftimai  Tun  par  l'autre.  Je  vis  quel 
trompeur  enthoufiafme  vous  avoit  tous 
deux  égarés;  il  n'agit  que  fur  les  belles 
am.es;  il  les  perd  quelquefois ,  mais  c'eft 
par  un  attrait  qui  ne  féduit  qu'elles.  Je 
jugeai  que  le  même  goût  qui  avoit  formé 
votre  union  la  relâcheroit ,  fi-tôt  qu'elle 
deviendroit  criminelle ,  &  que  le  vice 
pouvoit  entrer  dans  à^s  cœurs  comme 
les  vôtres  ,  mais  non  pas  y  prendi'â 
racine. 


H  É   L    O    ï  s   7^:  2Bj 

Dès-lors  je  cornpri  qu'=l  règnoît  entr^ 
vous  ties  liens  qu  il  ne  falioit  point  rom- 
pre;  que  votre  mutuel  ai  achemeiit  te-^ 
noit  à  t  nt  cie  chv.fes  icuctlJes,  .^uii  fal- 
ioit plutôt  le  rcgLr  que  Tanéantir  ;  & 
qu'aucun  des  ceux  ne  pouvoit  oublier 
l'autre, fans  percre  beaucoup  de  fon  prix. 
Je  favcls  que  les  granc^s  combats  ne  font 
qu'irriter  ks  grandes  pallions;  &  que,  fî 
les  violens  cficrts  CÂcrcent  farr.ie  ,  ils  lui 
coûtent  des  tcurmens  donc  la  durée  eft 
capable  de  l'abattre.  J'employai  ladou* 
çeur  de  Julie  pour  tempérer  fa  févérité. 
Je  nourris  fon  amâtié  pour  vous  ,  dic-il 
à  S-.Preux  ;  j'en  ôterai  ce  qui  pouvoit  y 
refrer  de  trop ,  Se  je  crois  vous  avoir 
confervéjde  fon  propre  coeur,  plus  peut- 
être  qu'elle  ne  vous  en  eût  laiffé  ,  fi  JQ 
î'eufle  abandonné  à  lui-même.. 

Mes  fuccès  m'encouragèrent ,  Se  je 
voulue  tenter  votre  guérilon  ,  comme 
j'avois  obtenu  la  fienne  ;  car  je  vous  eftl-» 
mois ;&,  malgré  les  préjugés  du  vice,  j'ai 
toujours  reconnu  qu'il  n*y  avolt  rien  de 
bien  au  on  n'obtînt  des  belles  âmes,  avec 


SiîS     La    JVouvelle 

de  la  confiance  èc  de  la  franchife.  Je 
vous  ai  vu  ,  &  vous  ne  m'avez  point 
trompé;  vous  ne  me  tromperez  point; 
&,quoique  vous  ne  foyez  pas  encore  ce 
que  vous  devez  être ,  je  vous  vois  mieux 
que  vous  ne  penfez,  &  fuis  plus  content 
de  vous,  que  vous  ne  Têtes  vous-même. 
Je  fais  bien  que  ma  conduite  à  Tair  bi- 
farre,  2c  choque  toutes  les  matâmes  corn  • 
munes  ;  mais  les  maximes  deviennent 
moins  générales,à  mefure  qu'on  lit  mieux 
dans  les  cœurs  ;  &  le  mari  de  Julie  ne 
doit  pas  fe  conduire  comme  un  autre 
homme.  Mes  enfans ,  nous  dit-il  d'un 
ton  d'autant  plus  touchant  qu'il  partoit 
d'un  homme  tranquile ,  foyez  ce  que 
vous  êtes  5  &  nous  ferons  tous  contens. 
Le  danger  n'efl:  que  dans  l'opinion;  n'ayez 
pas  peur  de  vous ,  &  vous  n'aurez  rien  à 
craindre;  ne  fongez  qu'au  préfent,  &  je" 
vous  réponds  de  l'avenir.  Je  ne  puis  vous 
en  dire  aujourd'hui  davantage;  mais,  fi 
mes  projets  s'accomplifTent,  &  que  mon 
^fpoir  ne  m'abufe  pas  ,  no:  deftinées  fe- 
«^ont  mieux  remplies ,  &  vous  ferez  tous 

deux 


H  É    L    O    ï  s   E,  :2Sp 

deux  plus  heureux  que  fi  vous  avîez  été 
Tun  à  l'autre. 

En  fe  levant,  il  nous  embraffa  ,  Se  vou- 
lut que  nous  nous  embraiïàiîîons  aufîî, 
dans  ce  lieu. .  .  .  dans  ce  lieu  même  où 
jadis...  Claire ,  ô  bonne  Claire  !  combien 
tu  m*as  toujours  aimée  !  Je  n'en  fis  aucu- 
ne difficulté.  Hélas  !  que  j'aurois  eu  tort 
d'en  faire  !  Ce  baifer  n'eut  rien  de  celui 
qui  m'avoit  rendu  le  bofquet  redouta- 
ble. Je  m'en  félicitai  triftement,  3c  je 
connus  que  mon  cœur  étoit  plus  changé 
que  jufques-là  je  n'avois  ofé  le  croire. 

Comme  nous  reprenions  le  chemin 
du  logis ,  mon  mari  m'arrêta  par  la  main, 
&[,  me  montrant  ce  bofquet,  dont  nous 
fortions,  il  me  dit  en  riant  ;  Julie,  ne 
craignez  plus  cet  afyle  ;  il  vient  d'être 
profané.  Tu  ne  veux  pas  me  croire  , 
coufine  ;  mais  je  te  jure  qu'il  a  quelque 
don  furnaturel  pour  lire  au  fond  des 
cœurs.  Que  le  ciel  le  lui  laifTe  toujours  ! 
avec  tant  de  fujet  de  me  méprifer  ,  c'efl: 
fans  doute  à  cet  art  que  je  dois  fon  in* 
dulgence. 

Tome  II L  N 


^co       La    Nouvelle 

Tii  ne  vois  point  encore  ici  de  con- 
feil  à  donner  ;  patience  ^  mon  Ange  5 
nous  y  voici  ;  mais  la  converfation  que 
je  viens  de  te  rendre  étoit  nécelTairc  à 
réclaircifTement  du  relie. 

En  nous  en  retournant ,  mon  mari , 
qui  depuis  long- tems  eft  attendu  à  Etan- 
ge  5  m'a  dit  qu'il  comptoit  partir  dem  ain 
pour  s'y  rendre  ,  qu'il  te  verroit  en  pif- 
fantj&qu'ily  refteroit  cinq  o  à  fîx  jours» 
Saas  dire  tout  ce  que  je  penfois  d'un  dé- 
part audi  déplacé ,  j'ai  repréfenté  qu'il 
ne  m^e  paroiffoit  pas  aiTez  indifpeniable 
pour  obliger  M.  de  Wolmar  à  quitter 
un  hôte  qu'il  avoit  lui-même  appelé 
dans  fa  maitbn.  Voulez  vous  ,  a-t-il  ré- 
pliqué 5  que  je  lui  falTe  les  honneurs  , 
pour  l'avertir  qu'il  n'efl  pas  chez  lui  ? 
Je  fuis  pour  l'hofpitalité  des  Valaifans. 
J'efpere  qu'il  trouve  ici  leur  franchife 
^  qu'il  nous  laiife  leur  liberté.  Voyant 
qu'il  ne  vouîoit  point  m'entendre  ,  j'ai 
pris  un  autre  tour  &  tâché  d'engager 
notre  hôte  à  faire  ce  voyage  avec  lui. 
Vous  trouverez  3  lui  ai-je  dit,  un  féjour 


H  É   L    O    ï    s    E,  291 

qui  a  fes  beautés  &  même  de  celles  que 
vous  aimez  ;  vous  vifiterez  le  patrimoi- 
ne de  mes  pères  &  le  mien  ;  l'intérêt 
que  vous  prenez  à  m.oi  ne  me  permet 
pas  de  croire  que  cette  vue  vous  foit 
indiiTérente.  J'avois  la  bouche  ouverte 
pour  ajouter  que  ce  château  refTembloit 
à  celui  de  Milord  Edouard  ,  qui...  mais 
heureufement  j'ai  eu  le  tems  de  me  mor- 
dre la  langue.  Il  m'a  répondu  fîmple- 
ment  que  j'avois  raifon ,  &  qu'il  feroit 
ce  qu'il  me  plairoit.  Mais  M.  de  Woi- 
niar ,  qui  fembîoit  vouloir  me  pouffer  à 
bout  5  a  répliqué  ,  qu  il  devoit  faire  ce 
qu'il  lui  pîaifoit  à  lui-même.  Lequel  ai- 
mez-vous mieux ,  venir  ou  refter  ?  Ref- 
ter ,  a-t-il  dit  4ns  balancer.  Hé  bien  î 
reitez ,  a  repris  mon  mari  en  lui  ferrant 
la  main  ;  homme  honnête  &  vrai ,  je  fuis 
très-content  de  ce  mot-là.  Il  n'y  avoit 
pas  moyen  d'alterquer  beaucoup  îà-deffuj 
devant  le  tiers  qui  nous  écoutoit.  J'ai 
gardé  le  filence ,  &  n'ai  pu  cacher  fi  bien 
mon  chagrin  que  mon  mari  ne  s'en  foit 
apperçu.  Quoi  donc  !  a-t-il  repris  d'un 


2^2  La  Nouvelle 
air  mécontent ,  dans  un  moment  oùSt.- 
Preux  étoit  loin  de  nous  ,  aurois-je  inu- 
tilement plaidé  votre  caufe  contre  vous- 
même  5  &  Madame  de  Wolmar  fe  con- 
tenteroit-elle  d'une  vertu  qui  eût  befoin 
de  choifîr  fes  occafions  ?  Pour  moi ,  je 
fuis  plus  difficile  ;  je  veux  devoir  la  fidé- 
lité de  ma  femme  à  fon  cœur  &  non 
pas  au  hafard  ,  &  il  ne  me  fuffit  pas 
Qu  elle  garde  fa  foi  ;  je  fuis  offenfé  qu  elle 
en  doute. 

Enfuite  il  nous  a  menés  dans  fon  ca- 
binet ,  où  j'ai  failli  tomber  de  mon  haut 
en  lui  voyant  fortir  d'un  tiroir ,  avec  les 
copies  de  quelques  relations  de  notre 
ami  que  je  lui  avois  données  ,  les  origi- 
naux mêmes  de  toutes  les  lettres  que  je 
croyois  avoir  vu  brûler  autrefois  par  Ba- 
bi  dans  la  chambre  de  ma  mère.  Voilà  , 
m*a-t-il  dit  en  nous  les  montrant ,  les 
fondemensde  ma  fécurité  :  s'ils  me  trom- 
poient  5  ce  feroit  une  folie  de  compter 
fur  rien  de  ce  que  refpedent  les  hom* 
mes.  Je  remets  ma  femme  &  mon  hon- 
neur en  dépôt  à  celle  qui ,  fille  6c  fédui- 


j 


H  É    L    O   ï   s    E.  59J 

te  ,  préf^roit  un  adle  de  bienfalfance  à 
un  rendez-vous  unique  &  fur.  Je  confie 
Julie  epoufe  de  mère  à  celui  qui ,  maître 
de  contenter  fes  defirs  ,fut  reipeder  Ju- 
lie amante  &  fille.  Que  celui  de  vous 
deux  qui  fe  méprife  affez  pour  penfer 
que  j'ai  tort ,  le  dife  ^  &  je  me  rétradc  à 
rinftant.  Coufine  ,  crois-tu  qu'il  fût  aifé 
d'ofer  répondre  à  ce  langage  ? 

J'ai  pourtant  cherché  un  moment  dans 
l'après-midi  pour  prendre  en  particulier 
mon  mari  ,  & ,  fans  entrer  dans  des  rai- 
fonnemens  qu'il  ne  m'étoit  pas  permis 
de  pouffer  fort  loin  ,  je  me  fuis  bornée 
à  lui  demander  deux  jours  de  délai.  Ils 
m'ont  été  accordés  fjr  le  champ  ;  je  les 
emploie  à  t'envoyer  cet  exprès  &  à  at- 
tendre ta  réponfe  ,  pour  favoir  ce  que  je 
dois  faire. 

Je  fais  bien  que  je  n'ai  qu'à  prier 
mon  mari  de  ne  point  partir  du  tout ,  & 
celui  qui  ne  me  refufa  jamais  rien,  ne 
merefuferapas  une  fi  légère  grâce.  Mais , 
ma  chère  ,  je  vois  qu'il  prend  plaifir  à  la 
confiance  qu'il  me  témoigne ,  &  je  crains 

N  3 


o_9^        L  A      No  Ur  ELLE 

ce  perdre  une  partie  de  fon  eftime  ,  s'il 
croit  que  f  aie  befoin  de  plus  de  réierve 
qu*il  ne  m'en  permet.  Je  lais  bien  encore 
qiîe  je  n'ai  qu'à  dire  un  mot  à  St.-Preux , 
3c  qu'il  n'héfiîera  pas  à  l'accompagner; 
mais  mon  mari  prendra  t-il  ainfi  le  chan- 
ge 5  de  puis-je  faire  cette  démarche  fans 
conferver  fur  St.-  Preux  un  air  d'autori- 
té ,  qui  fembleroit  lui  laifTer  à  fon  tour 
quelque  forte  de  droit?  Je  crains  ,  d'ail- 
leurs 5  qu'il  n'infère  de  cette  précaution 
que  je  la  fens  nécefîàire  ,  &  ce  moyen, 
qui  femble  d'abord  le  plus  facile  ,  eil: 
peut-être  au  fond  le  plus  dangereux.  En- 
fin je  n'Ignore  pas  que  nulle  confidéra- 
tion  ne  peut  être  mûfe  en  balance  avec 
un  danger  réel  ;  mais  ce  danger  exift^- 
t-il  en  effet?  Voilà  précifément  le  doute 
que  tu  dois  réfoudre. 

Plus  je  veux  fonder  l'état  préfent  de 
mon  ame  ,  plus  j'y  trouve  de  quoi  me 
ralTurer.  Mon  coeur  efl:  pur ,  ma  conf- 
cience  efl:  tranquile  ,  j  e  ne  fens  ni  trou- 
ble ni  crainte  ;  &  ,  dans  tout  ce  qui  fe 
pafle  en  moi,  ma  fincérité  vis-à-vis  de 


H  É  t  o  i  s  E.       2^j 

mon  mari  ne  me  coûte  aucun  effort.  Ce 
n'cft  p:s  que  certains  fouvenirs  involon- 
taires ne  me  donnent  quelquefois  un  at- 
tendriffement  dont  il  vaudroit  mieux  être 
exempte  ;  mais  bien  loin  que  ces  fouve- 
nirs foient  produits  par  la  vue  de  celui 
qui  les  a  caufés  ^  ils  me  iemblent  plus  ra- 
res depuis  fon  retour;  &^  quelque  doux 
qu'il  me  foit  de  le  voir  ,  je  ne  fais  par 
quelle  bifarrerie  il  m'efi:  plus  doux  de 
penfer  à  lui.  En  un  mot ,  je  trouve  que 
je  n'ai  pas  miême  befoin  du  fecours  de  la 
vertu,  pour  étrepaifible  en  fa  préfence, 
cc  que  y  quand  l'horreur  du  crime  n'exil- 
ter  oit  pas ,  les  fentimens  qu'elle  a  dé- 
truits auroient  bien  de  la  peine  à  renaî- 
tre. 

.  Mais  5  mon  ange ,  eft-ce  aflez  que 
mon  cœur  me  rafïure ,  quand  la  raifon 
doit  m'ailarmer  ?  J'ai  perdu  le  droit  de 
compttn-  fur  moi.  Qui  m.e  répondra  que 
ma  confiance  n'eft  pas  encore  une  illu- 
fion  du  vice  ?  Comment  me  fier  à  des 
fentimens  qui  m'ont  tant  de  fois  abufée  ? 
Le  crime  ne  commence  t-il  pas  toujours 


2^5    La    No  uvelle 

par  l'orgueil  qui  fait  méprifer  la  tenta- 
tion ?  ê:  braver  des  périls  où  Ton  a  fuc- 
combé  5  n  eft-ce  pas  vouloir  fuccomber 
encore  ? 

Pèfe  toutes  ces  confîdérations  ^  ma 
coufine  ;  tu  verras  que  ,  quand  elles  fe- 
roient  vaines  par  elles-mêmes ,  elles  font 
aflez  graves  par  leur  objet  pour  mériter 
qu'on  y  fonge.  Tire-moi  donc  de  l'in- 
certitude où  elles  m'ont  mife.  Marque- 
moi  comment  je  dois  me  comporter  dans 
cette  occafion  délicate  ;  car  mes  erreurs 
paffées  ont  altéré  mon  jugement  ;  &  me 
rendent  timide  à  me  déterminer  fur  tou- 
tes chofes.  Quoi  que  tu  penfes  de  toi- 
même  5  ton  ame  eft  ca]me  &  tranquiîe  , 
j'en  fuis  fûre  ;  les  objets  s'y  peignent  tels 
qu  ils  font  ;  mais  la  mienne  ,  toujours 
émue  comme  une  onde  agitée ,  les  con- 
fond &  les  défigure.  Je  n'ôfe  plus  me  fier 
à  rien  de  ce  que  je  vois  ni  de  ce  que  je 
fens ,  di ,  malgré  de  fi  longs  repentirs , 
j'éprouve  avec  douleur  que  le  poids  d'une 
ancienne  faute  efl  un  fardeau  qu'il  faut 
porter  toute  fa  vie. 


H  É    L    O  ï   s    E. 


2p7 


LETTRE      XIX. 

IRÉFONSE    DB    Madame    b'Orsjs 
A   Madame    de    Woimar. 


p 


AUVRE  coufine  !  Que  de  tourmens 
tu  te  donnes  fans  ctffe  avec  tant  de  fu- 
jets  de  vivre  en  paix  !  Tout  ton  mal  vient 
de  toi^ô  liraël  !  Si  tu  fuivois  tes  propres 
règles  ;  que  dans  les  chofes  de  fentiment 
tu  n  éccutaffes  que  la  voix  intérieure,  &: 
que  ton  cœur  fît  taire  ta  raifon ,  tu  te 
livrerois  fans  fcrupule  à  la  fécurité  qu'il 
t'infpire  ,  &  tu  ne  t'efforcerois  point  , 
contre  fon  témoignage ,  de  craindre  un 
péril  qui  ne  peut  venir  que  de  lui. 

Je  t'entends  ,  je  t'entends  bien  ,  ma 
Julie  ;  plus  fûre  de  toi  que  tu  ne  feins  de 
l'être  5  tu  veux  t'humilier  de  tes  fautes 
palTées  ,  fous  prétexte  d'en  prévenir  de 
nouvelles ,  &  tes  fcrupules  font  bien 
moins  des  précautions  pour  l'avenir  qu'u- 
ne peine  impofée  à  la  témériié  qui  t'a 


2p8  L  A  No  u  r  E  L  L  E 
perdue  autrefois.  Tu  compares  les  tems  ,* 
y  penfes-tu?  Compare  aufli  les  condi- 
tions, &  fouviens-toi  que  je  te  repro- 
chois  alors  ta  confiance ,  comme  je  te 
reproche  aujourd'hui  ta  frayeur. 

Tu  t'abufes,  ma  chère  enfant;  on  ne 
fe  donne  point  ainfi  le  change  à  foi-mé- 
me.  Si  l'on  peut  s'étourdir  fur  fon  état, 
en  n'y  penfant  point ,  on  le  voit  tel  qu'il 
eft^fi-tôt  qu'on  veut  s'en  occuper,  & 
l'on  ne  fe  déguife  pas  plus  fes  vertus 
quefes  vices.  Ta  douceur  ^..ta  dévotion 
t'ont  donné  du  penchant  à  rhumillte. 
Défie- toi  de  cette  dangereufe  vertu  qui 
ne  fait  qu'animer  l'amour-propre  en  le 
concentrant,  &  crois  que  la  noble  fran- 
chife  d'une  ame  droite  efl:  préférable  à 
l'orgueil  des  humbles.  S'il  faut  de  la 
tempérance  dans  la  fageffe ,  il  en  faut 
aufÏÏ  dans  les  précautions  qu'elle  infpire, 
de  peur  que  des  foins  ignominieux  à  la 
vertu  Vaviliffent  l'ame  ,  ^i  n'y  réalifent 
un  danger  chimérique  ,  à  force  de  nous 
en  allarmer.  Ne  vois- tu  pas  qu'après 
s'être  relevé  d'une  chute  ^  il  faut  fe  tenir 


H   É    L    O    ï  s  E.  2p5) 

debout  5  &  que  s'incliner  du  côtéoppofé 
à  celui  où  Ton  eft  tombé ,  c'eft  le  moyen 
de-  tomber  encore  ?  Coufine  ,  tu  fus 
amante  comme  Héloïfe,  te  voilà  dévote 
comme  elle  ;  pîaife  à  Dieu  que  ce  foit 
avec  plus  de  fuccès  !  En  vérité ,  fi  je 
connoifTois  m.oins  ta  timidité  naturelle, 
tes  erreurs  feroient  capables  de  m'ef- 
frayer  à  mon  tour,  &  fi  j'étois  aulli  fcru- 
puleufe,  à  force  de  craindre  pour  toi,  tu 
me  ferois  trembler  pour  moi-même. 

Penfes-y  mieux ,  mon  aimable  amie  : 
toi,  dont  la  morale  eft  aufîî  facile  &  dou- 
ce qu'elle  eft  honnête  &  pure  ,  ne  mets- 
tu  point  une  âpreté  trop  rude  &  qui  fort 
de  ton  caractère  dans  tes  maximes  fur  la 
féparation  des  fexes  ?  Je  conviens  avec 
toi  qu'ils  ne  doivent  pas  vivre  enfemble 
ni  d'une  même  manière  ;  mais  regarde  fi 
cette  importante  règle  n'auroit  pas  be- 
foin  de  plufieurs  diftindions  dans  la  pra- 
tique ;  s'il  idut  l'appliquer,  indifierem- 
ment  &  fans  exception ,  aux  femmes  & 
aux  filles,  à  la  fociété  génér.^'o  &  aux 
entretiens  particuliers ,  aux  aiïaires  3c 


500       La    JVou  velle 

aux  amufemensA'  fi  ^^  décence  3c  l'hon- 
nêteté qui  rinfpirent  ne  la  doivent  pas 
quelquefois  tempérer.  Tu  veux  qu'en 
un  pays  de  bonnes  mœurs ,  où  Ton  cher- 
che dans  le  mariage  des  convenances 
naturelles ,  il  y  ait  des  affemblées  où 
les  jeunes  gens  des  deux  fexes  puilTent 
fe  voir,  fe  connoitre  6c  s'affortir  ;  mais 
tu  leur  interdis  avec  grande  raifon  toute 
entrevue  particulière.  Ne  feroit-ce  pas 
tout  le  contraire  pour  les  femmes  &  les 
mères  de  famille  qui  ne  peuvent  avoir 
aucun  intérêt  légitime  à  fe  montrer  en 
public  5  que  les  foins  domeftiques  re- 
tiennent dans  l'intérieur  de  leur  maifofi^ 
&  qui  ne  doivent  s'y  refufer  à  rien  de 
convenable  à  la  maitreffe  du  logis  ?  Je 
n^aimerois  pas  à  te  voir  dans  tes  caves 
aller  faire  goûter  les  vins  aux  marchands, 
ni  quitter  tes  enfans  pour  aller  régler 
des  comptes  avec  un  banquier  ;  mais  s*il 
furvient  un  honnéte-homme  qui  vienne 
voir  ton  mari,  ou  traiter  avec  lui  de 
quelque  affaire ,  refuferas-tu  de  recevoir 
fon  hôte  en  fon  abfencç  &  de  lui  faire 


H  É    L  0    î    S   r.  501 

les  honneurs  de  ta  maifon ,  de  peur  de 
te  trouver  tête-à-tête  avec  lui?  Remonte 
au  principe ,  &  toutes  les  règles  s'expli- 
queront. Pourquoi  penfons-nous  que  les 
femmes  doivent  vivre  retirées  6c  fé- 
parées  des  hommes  ?  Ferons-nous  cette 
injure  à  notre  fexe ,  de  croire  que  ce  foit 
par  des  raifons  tirées  de  fa  foibleffe  ,  & 
feulement  pour  éviter  le  danger  des 
tentations  ?  Non ,  ma  chère  ;  ces  indi- 
gnes craintes  ne  conviennent  point  à  une 
femme  de  bien ,  à  une  mère  de  famille 
fans  cefïè  environnée  d'objets  qui  nour- 
rifTent  en  elle  des  fentimens  d'honneur, 
&  livrée  aux  plus  refpedables  devoirs 
de  la  Nature.  Ce  qui  nous  fépare  des 
hommes ,  c'efi  la  Nature  elle-même ,  qui 
nous  prefcrit  des  occupations  différen- 
tes ;  c'eft  cette  douce  &  timide  modef^ 
tîe  ,  qui ,  fans  fonger  précifément  à  la 
chafteté,  en  eft  la  plus  fûre  gardienne; 
c'eft  cette  réferve  attentive  &  piquante 
qui,  nourriffant  à  la  fois  dans  les  cœurs 
des  hommes  &  les  defirs  &  le  refped, 
fert  5  pour  ainfi  dire  ^  de  coquetterie  à  la 


302     La     Nouvelle 

vertu.  Voilà  pourquoi  les  époux  mêmes 
ne  iont  pas  exceptés  de  la  règle.  Voilà 
pourquoi  les  femm.es  les  plus  honnêtes 
confervent  en  général  le  plus  d'afcen- 
dant  fur  leurs  maris  ;  parce  qu'à  Taide 
de  cette  fage  &  difcrette  réferve ,  fans 
caprice  &  fans  refus ,  elles  favent^  au 
fein  de  Tunion  la  plus  tendre^  les  main- 
tenir à  une  certaine  diftance ,  &  les  em.- 
pêchent  de  jamais  fe  rafïafier  d'elles.  Tu 
conviendras  avec  m^oi  que  ton  précepte 
efl:  trop  général  pour  ne  pas  comporter 
des  exceptions ,  &  que  n'étant  point  fon- 
dé fur  un  devoir  rigoureux ,  la  mémxe 
bienféance  qui  l'établit  ^  peut  quelque- 
fois en  difpenfen 

La  circonfpedion  que  tu  fondes  fur 
tes  fautes  pafTées  efl:  injurieufe  à  ton  état 
préfent;  je  ne  la  pardonnerois  jamais  à 
ton  cœur  ,  &  j'ai  bien  de  la  peine  à  la 
pardonner  à  ta  raifon.  Comment  le  rem- 
part qui  défend  ta  perfonne  n'a-t-il  pu  te 
garantir  d'une  contrainte  ignominieufe  ? 
Comment  fe  peut -il  que  ma  coufine, 
ma  fœur,  mon  amie,  ma  Julie  confon- 


H   É    L    O    ï   s    E.  503 

de  les  folblefTes  d'une  fille  trop  fenfible 
avec  les  infidélités  d'une  femme, coupa- 
ble ?  Regarde  tout  autour  de  toi ,  tu  n'y 
verras  rien  qui  ne  doive  élever  &  fou- 
tenir  ton  ame.  Ton  mari^  qui  en  préfu- 
me tant  5  &  dont  tu  as  Teftime  à  juftifier  ^ 
tes  enfans  que  tu  veux  former  au  bien  & 
qui  s'honoreront  un  jour  de  t' avoir  eue 
pour  mère  ;  ton  vénérable  père  qui  t'eft 
fi  cher,  qui  jouit  de  ton  bonheur  &  s'il- 
luftre  de  fa  fille  plus  même  que  de  fes 
ayeux  ;  ton  amie ,  dont  le  fort  dépend  du 
tien  5  &  à  qui  tu  dois  compte  d'un  retour 
auquel  elle  a  contribué  ;  fa  fille  à  qui  tu 
dois  l'exemple  des  vertus  que  tu  lui  veux 
infpirer  ;  ton  amâ ,  cent  fois  plus  idolâ- 
tre des  tiennes  que  de  ta  perfonne ,  Se 
qui  te  refpede  encore  plus  que  tu  ne  le 
redoutes  ;  tol-méme ,  enfin ,  qui  trouves, 
dans  ta  fageffe ,  le  prix  des  efforts  qu'elle 
t'a  coûtés,  &  qui  ne  voudras  jamais  per- 
dre, en  un  moment,  le  fruit  de  tant  de 
peines;  combien  de  motifs,  capables  d'a- 
nimer ton  courage,  te  font  honte  de  t'ô- 
fer  défier  de  toi  !  Mais^,  pour  répondre 


5C4  La  No  u  v  e  ll  e 
de  ma  Julie ,  qu*ai-je  befoin  de  confidé- 
rer  ce  qu'elle  eft  ?  il  me  fuffit  de  favoir 
ce  qu'elle  fut,  durant  les  erreurs  qu'elle 
déplore.  Ah  !  ii  jamais  ton  cœur  eût  été 
capable  d'infidélité ,  je  te  permettrois  de 
la  craindre  toujours  :  mais  dans  Tinftant 
même  où  tu  croyois  Tenvilager  dans  l'é- 
loignement ,  conçois  l'horreur  qu'elle 
t'eût  faite  préfente  ,  par  celle  qu'elle 
t'infpira  ,  dès  qu'y  penfer  eût  été  la 
commettre. 

Je  me  fouviens  de  l'étonnement  avec 
lequel  nous  apprenions  autrefois  qu'il  y 
a  des  pays  où  la  foibleflè  d'une  jeune 
amante  efl  un  crime  irrémillible ,  quoi- 
que l'adultère  d'une  femme  y  porte  le 
doux  nom  de  galanterie ,  &  où  l'on  fe 
dédommage  ouvertement,  étant  mariée, 
de  la  courte  gcne  où  l'on  vivoit  étant 
fille.  Je  fais  quelles  maximes  régnent  là- 
deffus  dans  le  grand  nombre  où  la  vertu 
lî'eft  rien ,  où  tout  n'eft  que  vaine  appa- 
rence ,  où  les  crimes  s'effacent  par  là 
difficulté  de  les  prouver ,  où  k  preuve 
iném«  en  eft  ridicule  contre  l'ufage  qui 


H  t  t  0  ï  s  e:         505* 

ïes  autorlfe.  Mais  toi ,  Julie ,  ô  toi  qui , 
brûlant  d'une  flamme  pure  &  fidelle^  n*é- 
tois  coupable  qu'aux  yeux  des  hommes , 
&c  n'avois  rien  à  te  reprocher  entre  le 
ciel  &  toi  ;  toi  qui  te  faifois  refpeder  au 
milieu  de  tes  fautes  ;  toi  qui  ^  livrée  à 
d'impuiffans  regrets^'nous  forçois  d'ado- 
rer encore  les  vertus  que  tu  n'avois  plus; 
toi  qui  t'indignois  de  fupporter  ton  pro- 
pre mépris  5  quand  tout  fembîoit  te  ren- 
di'e  excufable  ;  ôfes-tu  redouter  le  crime, 
après  avoir  payé  fi  cher  ta  foibleile  ? 
Ofes-tu  craindre  de  valoir  moins  aujour- 
d'hui 5  que  dans  les  tems  qui  t'ont  tant 
coûté  de  larmes  >  Non,  ma  chère  3  loin 
que  tes  anciens  égaremens  doivent  t'al- 
larmier  ,  ils  doivent  animer  ton  courage  : 
un  repentir  fi  cuifant  ne  m.ène  point  au 
remords  ;  &  quiconque  efl  fi  fenfible  à 
la  honte ,  ne  fait  point  braver  l'infamie. 

Si  jamais  une  ame  foible  eut  des  fou- 
tiens  contre  fa  foiblefTe,  ce  font  ceux 
qui  s'offrent  à  toi;  fi  jamais  une  ame 
forte  a  pu  fe  foutenir  elle  -  même  ,  la 
tienne  a-t-elle  befoin  d'appui  ?  Dis-moi 


^06         L  A      No  UV  ELLE 
donc  quels  font  les  raifonnables  motifs 
de  ta  crainte  ?  Toute  ta  vie  n'a  été  qu'un 
combat  continuel,  où ,  même  après  ta  dé- 
faite 5  l'honneur  ,  le  devoir  n  ont  ceffé 
de  réfifter ,  &  ont  fini  par  vaincre.  Ah  , 
Julie  !  croirai-je  qu'après  tant  de  tour- 
mens  &  de  peines  ,  douze  ans  de  pleurs 
&  fix  ans  de  gloire,  te  lailTent  redouter 
une  épreuve  de  huit  jours  ?  En  deux 
mots ,  fois  fincere  avec  toi-même;  file 
péril  exifte ,  fauve  ta  perfonne  &  rougis 
de  ton  cceur  ;  s'il  n'exifte  pas  ,  c'efi:  ou- 
trager ta  raifcn ,    c'eft  flétrir  ta  vertu 
que  de  craindre  un  danger  qui  ne  peut 
ratteindre.  Ignores-tu  qu'il  efl  des  ten- 
tations déshonorantes ,  qui  o' approchè- 
rent jamais  d'une  ame   honnête  ,  qu'il 
cil:  mêm.e  honteux  de  les  vaincre  ,  & 
que  ,  fe  précautionner  contre  elles ,  eft 
moins  s'humilier  que  s'avilir  ? 

Je  ne  prétends  pas  te  donner  mes  rai- 
fons  pour  invincibles ,  mais  te  montrer 
feulement  qu'il  y  en  a  qui  combattent 
les  tiennes  ,  &  cela  fuffit  pour  autorifer 
mon  avis.  Ne  t'en  rapporte  ni  à  toi ,  qui 


H  É  t  0  ï  s  e:        307 

He  fais  pas  te  rendre  juftice  ;  ni  à  moi , 
qui,  dans  tes  défauts, n'ai  jamais  fu  voir 
que  ton  cœur,  &  t'ai  toujours  adorée; 
mais  à  ton  mari ,  qui  te  voit  telle  que  tu 
es  5  &  te  juge  exaâement  félon  ton  mé- 
rite. Prompte  ,  comme  tous  les  gens  fen- 
fibles,  à  mal  juger  de  ceux  qui  ne  le 
font  pas,  je  me  déliois  de  fa  pénétration 
dans  lesfecrets  des  cœurs  tendres  ;  mais, 
depuis  l'arrivée  de  notre  voyageur  ,  je 
vois  ,  par  ce  qu'il  m'écrit,  qu'il  lit  très- 
bien  dans  les  vôtres ,  &  que  pas  un  des 
mouvemens  qui  s'y  paiTent,  n'échappe  à 
fes  obfervations.  Je  les  trouve  même  fi 
fines  &  fi  juftes  ,  que  j'ai  rcbrouiîe  prêt 
que  à  l'autre  extrémité  de  mon  premier 
fentiment  ;  &  je  croirois  volontiers  que 
les  hommes  froids  qui  confultent  plus 
leurs  yeux  que  leur  cœur ,  jugent  niicux 
dos  pafïions  d'autrui ,  que  les  gens  tur- 
bulens  &  vifs  ou  vains  comm.e  moi ,  qui 
commencent  toujours  par  fe  mettre  à  la 
place  des  autres  ,  &  ne  favent  jamais 
voir  que  ce  qu'ils  fentent.  Quoi  qu'il  en 
foit ,  M,  de  Wolm.ar  te  connoît  bien  ^ 


3o8  La  /Nouvelle 
il  t'eftime ,  il  t'aime ,  &  fon  fort  eft  lié 
au  tien.  Que  lui  manque-t-il  pour  que 
tu  lui  laifTes  l'entière  diredion  de  ta 
conduite  fur  laquelle  tu  crains  de  t'abu- 
fer?Peut-étre  fentant  approcher  la  vieil- 
leile  5  veut-il  par  des  épreuves  propres  à 
le  ralfurer ,  pre'venir  les  inquiétudes  ja- 
loufes  qu'une  jeune  femme  infpire  ordi- 
nairement à  un  vieux  mari  ;  peut-être  le 
deffein  qu'il  a,  demande-t-il  que  tu  puif- 
fes  vivre  familièrement  avec  ton  ami , 
fans  allarmer  ni  ton  époux  ni  toi-mémc  ; 
peut-être  veut-il  feuîement  te  donner 
un  témoignage  d%  confiance  &  d'eftime 
digne  de  celle  qu'il  a  pour  toi.  Il  ne 
faut  jamais  fe  refufer  à  de  pareils  fentl- 
mens  ,  comme  fi  l'on  n'en  pouvoit  fou- 
tenir  le  poids  ;  de  pour  moi ,  je  penfe , 
en  un  mot,  que  tu  ne  peux  mieux  fatis- 
faire  à  la  prudence  &  à  la  modeftie  qu'en 

te  rapportant  de  tout  à  fa  tendreffe  &  à 
fes  lumières. 

Veux-tu ,  fans  défobliger  M.  de  Wol- 

mar,  te  punir  d'un  orgueil  que  tu  n'eus 

jamais  ^  &  prévenir  un  danger  qui  n'é- 


H  É  L  o   ï  s  E.  50pi 

xifte  plusPReftée  feule  avec  le  pliilofophe, 
prends  contre  lui  toutes  les  pre'cautions 
fuperflues  qui  t'auroient  été  jadis  fi  né- 
ceffaires  ;  impofe-toi  la  même  réferve 
<jue  fi^avec  ta  vertu ,  tupouvois  te  défier 
encore  de  ton  cœur  &  du  fien.  Évite  les 
converfations  trop  alfedueufes ,  ks  ten- 
dres fouvenirs  du  paffé  ;  interromps  ou 
préviens  les  trop  longs  tête-à-téte,  entou- 
re-toi fans  ceffe  de  tes  enfans  ;  refte  peu 
feule  avec  lui  dans  la  chambre,  dans  TE- 
lyfée  ,  dans  le  bofquet ,  malgré  la  profa- 
nation. Sur-tout  prends  ces  mefures 
d  une  manière  fi  naturelle ,  qu'elles  fem- 
blent  un  effet  du  hafard  ,  &  qu'il  ne 
puiffe  imaginer  un  moment  que  tu  le 
redoutes.  Tu  aimes  hs  promenades  ea 
bateau  ;  tu  t'en  prives  pour  ton  mari  qui 
craint  l'eau ,  pour  tes  enfans  que  tu  n'y 
veux  pas  expofer.  Prends  le  tems  de  cette 
abfence  pour  te  donner  cet  amufement , 
en  laifTant  tes  enfans  fous  la  garde  de  1% 
Fanchon.  C'eft  le  moyen  de  te  livrer  fans 
rlfque,  aux  doux  épanchemens  de  l'amie 
tié  a  &  de  jouir  paifiblem^nt  d'un  Ipng 


5TO     La    A^ouvelle 

tete-à-téte  fous  la  protedlon  des  bate-= 
liers  y  qui  voient  fans  entendre  ,  &  dont 
on  ne  peut  s'éloigner ,  avant  de  penfer  à 
ce  qu'on  fait* 

Il  me  vient  encore  une  idée  qui  fe- 
roit  rire  beaucoup  de  g.ens  ,  mais  qui  te 
plaira  ,  j'en  iuis  fure  ;  c'ell  de  f-dre  en 
Tabfence  de  ton  mari  un  jouraal  fidèle 
pour  lui  être  montré  à  fon  retour ,  &  de 
longer  au  journal  dans  tojus  les  entre- 
tiens qui  doivent  y  entrer,  A  la  vérité  , 
je  ne  crois  p'as  qu'un  pareil  expédient 
fut  utile  à  beaucoup  de  femm^es  ;  mais 
une  ame  franche  &  incapable  de  mau- 
vaife  foi  a ,  contre  le  vice ,  bien  des  ref- 
fources  qui  m.anqueront  toujours  aux  au- 
tres. Rien  n'eil:  méprifable  de  ce  qui 
tend  à  garder  la  pureté  ,  &  ce  font  les 
petites  précautions  qui  confervent  les 
grandes  vertus. 

Au  refte  ,  puifque  ton  mari  doit  me 
voir  en  paflant ,  il  me  dira ,  j'efpere ,  les 
véritables  raifons  de  fon  voyage  ;  &  ,  fi 
^e  ne  les  trouve  pas  folides ,  ou  je  le  dé- 
tournerai de  l'achever  3  ou  ,  quoi  qu'il 


H  É   L   o   ï  s  E.        5tli 
arrive, je  ferai  ce  qu  il  n'aura  pas  voulu 
faire  :  c'eft  fur  quoi  tu  peux  compter. 
En  attendant ,  en  voilà  ,  je  penfc  ,  plus 
qu  il  n'en  faut  pour  te  raffurer  contre 
une  épreuve  de  huit  jours.  Va,  ma  Julie , 
je  te  connois  trop  bien  pour  ne  pas  ré- 
pondre de  toi  autant  Se  plus  que  de  moi- 
même.  Tu  feras  toujours  ce  que  tu  dois, 
&  que  tu  veux  être.  Quand  tu  te  livre- 
rois  à  la  feule  honnêteté  de  ton  ame  ,  tu 
ne  rifquerois  rien  encore  ;  car  je  n'ai 
point  de  foi  aux  défaites  imprévues  ;  on 
a  beau  couvrir  du  vain  nom  de  foiblef- 
fes  des  fautes  toujours  volontaires  ,  ja- 
mais femme  ne  fuccombe  qu  elle  n'ait 
voulu  fuccomber  3  &  fi  je  penfois  qu'un 
pareil  fort   pût  t'attendre  ^  crois-moi, 
crois-en  ma  tendre  amitié,  crois-en  tous 
les  fentimens  qui  peuvent  naître  dans  le 
cœur  de  ta  pauvre  Claire  ,  j'aurois  un 
intérêt  trop  fenfibîe  à  t'en  garantir  pour 
t'abandonner  à  toi  feule. 

Ce  que  M.  de  Wolmar  t'a  déclaré  des 
connoiilànces  qu'il  avoit  avant  ton  m^a- 
riage  ,  me  furprend  peu  ;  tu  fais  que  je 


312      La    Nou  V  e  l  le 

mon  fuis  toujours  cloutée  ;  &  je  te  dirai , 
de  plus ,  que  mes  foupçons  ne  fe  font 
pas  bornés  aux  indifcrétions  de  Babi.  Je 
n'ai  jamais  pu  croire  qu  un  homme  droit 
&:  vrai  comme  ton  père  ,  &  qui  avoit 
tout  au  moins  des  foupçons  lui-même  , 
pût  fe  réfoudre  à  tromper  fon  gendre  & 
fon  amL  Que  s'il  t'engageoit  fi  forte- 
ment au  fecret ,  c'eft  que  la  manière  de 
le  révéler  devenoit  fort  différente  de  fa 
part  ou  de  la  tienne  ,  de  qu'il  vouloit , 
fans  doute,  y  donner  un  tour  moins  pro- 
pre à  rebuter  M.  de  Wolmar  ,  que  celui 
qu'il  favoit  bien  que  tu  ne  manquerois 
pas  dy  donner  toi-même.  Mais  il  faut 
te  renvoyer  ton  exprès  ;  nous  caufcrons 
de  tout  cela  plus  à  loifir  dans  un  mois 
d'ici. 

Adieu  5  petite  coufine  :  [c'efl  aflez  prê- 
cher la  prêcheufe  ;  reprends  ton  ancien 
métier  ,  &  pour  caufe.  Je  me  fens  toute 
înquiette  d®  n'être  pas  encore  avec  toi. 
Je  brouille  toutes  mes  affaires ,  en  me 
hâtant  de  les  finir ,  &  ne  fais  guères  ce 
que  je  fais.  Ah  !  Chaiiioc  !  Chaillot  ! . . . 

a 


H  É    L    O    ï   s    E.  513 

fî  j'étois  moins  folle...,  mais  j'efpere  de 
1  être  toujours. 

P.  5*.  A  propos  ;  j'oubliols  de  fair© 
compliment  à  ton  Altefle.  Dis-m.oi ,  ]& 
t'en  prie  ,  Monfeigneur  ton  mari  eft-il 
Atteman  ,  Knès ,  ou  Boyard  ?  Pour  moi 
jecroirai  jurer  ,sll  faut  t'appeller  Mada- 
me la  Boyarde.  O  pauvre  enfant  !  toi 
qui  as  tant  gémi  d'être  née  Demoifelle  , 
te  voilà  bien  chanceufe  a  être  la  femme 
d'un  Prince  (  i  )  !  Entre  nous ,  cependant , 
pour  une  Dame  de  fi  grande  qualité, je 
te  trouve  des  frayeurs  un  peu  roturières. 
Ne  fais-tu  pas  que  les  petits  fcrupulesne 
conviennent  qu'aux  petites  gens  ,   & 
qu'on  rit  d'un  enfant  de  bonne  maifon 
qui  prétend  être  fils  de  fon  père  ? 


(i)  Madame  d'Orbe  ignoroit  apparemment 
que  les  deux  premiers  noms  font  er  effet  des 
titres  diftingués  ,  mais  qu'un  Boyard  n'eft 
qu  un  fîmple  gentilhomme. 

Tome  IIL  G 


314     La    Nouvelle 


LETTRE    XX. 

De     m.     de     JV  o  l  m  a  r 

A     M  A  D  A  M  E     d'  G  R  B  Z, 

J  E  pars  pour  Étange  ,  petite  coufine  : 
je  m'étois  propofé  de  vous  voir  en  al- 
lant ;  mais  un  retard  dont  vous  êtes  eau- 
fe  me  force  à  plus  de  diligence ,  &  j'aime 
mieux  coucher  à  Laulanne  e  nrevenant , 
pour  y  palier  quelques  heures  de  plus 
avec  vous.  Aufii-bicn  j'ai  à  vous  conful- 
ter  fur  pluîieurs  chofes  dont  il  efl:  bon 
de  vous  parler  d'avance  ,  afin  que  vous 
ayez  le  tems  d'y  réfléchir,  avant  de  m/en 
dii'e  votre  avis. 

Je  n'ai  point  voulu  vous  expliquer 
mon  projet  au  fujet  du  jeune  homme  ^ 
avant  que  fa  préfence  eut  confirmé  la 
bonne  opinion  que  j'en  avois  conçue.  Je 
crois  déjà  m'étre  aiTez  alTuré  de  lui  pour 
vous  confier^entre  nous,que  ce  projet  efl: 
de  le  charger  de  l'éducation  de  m.es  en^ 


H  É   L    O    ï   s    E,  ^if 

fans.  Je  n'ignore  pas  que  ces  foins  im- 
portans   font  le  principal  devoir  d'un 
père  ;  mais ,    quand  il  fera  tems  de  Iqs, 
prendre  Referai  trop  âgé  pour  hs  rem- 
plir ;  &,tranquile  &  contemplatif  par 
tempérament ,  j'eus  toujours  trop  peu 
d'adivité  pour  pouvoir  régler  celle  delà 
JeunelTe.  D'ailleurs  ,  par  la  raifon  qui 
vous  eft  connue  (i),  Julie  ne  me  verroit 
point  fans  inquiétude  prendre  une  fonc- 
tion dont  j'aurois  peine  à  m'acquitter  à 
fon  gré.Comme.par  mille  autres  raifons, 
votre  fexe  n'eftpas  propre  à  ces  mém^es 
foins ,  leur  mère  s'occupera  toute  en- 
tière à  bien  élever  fon  Henriette  ;  je 
vous  deftine.pour  votre  part^  le  gouver- 
nement du  ménage  fur  le  pian  que  vous 
trouverez  établi  &  que  vous  avez  ap- 
prouvé ;  la  m^^ne  fera  de  voir  trois 
honnêtes  gens  concourir  au  bonheur  de 
la  maifon  ,  &  de  goûter  dans  ma  vieil- 
Iq^c  un  repos  qui  fera  leur  ouvrage. 

(  î)  Cette  raifon  n'eft  pas  connueencore du 
Ledleur  \  mais  il  efl  prié  de  ne  pas  s'imp.-;* 
tienter.  ^ 

O2 


3i5     La    No  u  v  elle 

J'ai  toujours  vu  que  ma  femme  auroît 
une  extrême  répugnance  à  confier  fes 
enfans  à  des  mains  mercenaires  ,  &  je 
n'ai  pu  blâmer  fes  fcrupules.  Le  refpec- 
table  état  de  précepteur  exige  tant  de 
talens ,  qu'on  ne  fauroit  payer  ;  tant  de 
vertus  qui  ne  font  pointa  prix  ,  qu'il  eft 
inutile  d'en  chercher  un  avec  de  l'ar- 
gent. Il   n'y  a  qu'un  homme  de  génie 
en  qui  l'on  puiffe  efpérer  de  trouver  les 
umieres  d'un  maître   ;  il  n'y  a   qu'un 
ami   très-tendre  à  qui  fon  cœur  puilFe 
infpirer  le  zcle  d'un  père  ;  6c  le  génie 
n'efi:  guère  à  vendre  ,  encore  moins   l'at- 
tachement. 

Votre  ami  m'a  paru  réunir  en  lui  tou- 
tes les  qualités  convenables;  &  ,  fi  j'ai 
bien  connu  fon  ame ,  je  n'imagine  pas 
pour  lui  de  plus  grande  félicité  que  de 
faire^dans  ces  enfans  chéris^  celle  de  leur 
mère.  Le  feul  obftacle  que  je  puiffe  pré- 
voir eft  dans  fon  affeflion  pour  Milord 
Edouard ,  qui  lui  permettra  difficilement 
de  fe  détacher '^un  ami  fi  cher  &  au- 
quel il  a  de  fi  grandes  obligations  ;  à 


H  É    L    O    ï   s    E.  317 

moins  qu'Edouard  ne  l'exige  lui-même. 
Nous  attendons  bientôt  cet  homme  ex- 
traordinaire ;  & ,  comme  vous  avez  beau- 
coup d'empire  fur  fon  efprit ,  s'il  ne  dé- 
ment pas  l'idée  que  vous  m'en  avez  don- 
née 3  je  pourrois  bien  vous  charger  de 
cette  négociation  près  de  lui. 

Vous  avez  à  préfent  ,  petite  coufîne^ 
la  clef  de  toute  ma  conduite  ,  qui  ne  peut 
que  paroître  fort  bifarrefans  cette  expli- 
cation ,  &  qui  ,  j'efpcre ,  aura  défor- 
mais l'approbation  de  Julie  &  la  vôtre. 
L'avantage  d'avoir  une  femme  comme 
la  mienne ,  m'a  fait  tenter  des  moyens  qui 
feroient  impraticables  avec  une  autre. 
Si  je  la  lailTe  en  toute  confiance  avec  fon 
ancien  amant  fous  la  feule  garde  de  fa 
vertu ,  je  ferois  infenfé  d'établir  dans 
ma  maifon  cet  amant  avant  de  m'affu-  ' 
rer  qu'il  eût  pour  jamais  ceffé  de  l'être  ; 
&  comment  pouvoir  m'en  afîlirer ,  fi 
j'avois  une  époufe  fur  laquelle  je  comp- 
taffe  moins  ? 

Je  vous  ai  vu  quelquefois  fourire  à 


3i8  La  Nouvel  le 
mes  oblervatlons  fur  l'amour;  mais  pour 
le  coup  je  tiens  de  quoi  vous  humilier. 
J'ai  fait  une  découverte  que  ni  vous  ni 
femme  au  monde  ,  avec  toute  la  iubti- 
lité  qu  on  prête  à  votre  fexe  ,  n'cufTicz 
jamais  faite ,  dont  pourtant  vous  fenti- 
rez  peut-être  l'évidence  au  premier  inC- 
tant  5  &  que  vous  tiendrez  au  moins 
pour  démontrée  ,  quand  j'aurai  pu  vous 
expliquer  fur  quoi  je  la  fonde.  De  vous 
dire  que  mes  jeunes  gens  font  plus  amou- 
reux que  jamais  ;  ce  n'efl:  pas  ,  fans 
doute  5  une  merveille  à  vous  apprendre. 
De  vous  affurer ,  au  contraire ,  qu'ils  font 
parfaitement  guéris  ;  vous  favez  ce  que 
peuvent  la  raifon ,  la  vertu  :  ce  n'efl:  pas- 
là  5  non  plus  5  leur  plus  grand  miracle  : 
mais  que  ces  deux  oppofés  foient  vrais 
en  même  tems  ;  qu'ils  brûlent  plus  ar- 
demment que  jamais  l'un  pour  l'autre  , 
&  qu'il  ne  règne  plus  entre  eux  qu'un 
honnête  attachement  ;  qu'ils  foient  tou- 
jours amans  &  ne  foient  plus  qu  amis  ; 
c'eft  5  je  penfe ,  à  quoi  vous  vous  atten- 


H  É  L  o  i  s   E.  Jîp 

dez  moins  ,  ce  que  vous  aurez  plus  de 
peine  à  comprendre  ,  &  ce  qui  eft  pour- 
tant félon  l'exade  vérité. 

Telle  eft  l'énigme  que  forment  les 
contradidions  fréquentes  que  vous  avez 
dû  remarquer  en  eux  ,  foit  dans  leurs 
difcours  ,  foit  dans  leurs  lettres.  Ce  que 
vous  avez  écrit  à  Julie  au  fujet  du  por- 
trait ,  afervi  plus  que  tout  le  refte  àm'eri 
éclaircir  le  myftere ,  &  je  vois  qu'ils  font 
toujours  de  bonne-foi ,  même  en  fe  dé- 
mentant fans  ceffe.  Quand  je  dis  eux , 
c'eft  fur-tout  le  jeune  homme  que  j'en- 
tends ;  car  pour  votre  amie ,  on  n'en  peut 
parler  que  par  conjedure.  Un  voile  de 
{d.ge(iQ  &  d'honnêteté  fait  tant  de  replis 
autour  de  fon  cœur  ,  qu'il  n'eft  plus  pof- 
fible  à  l'œil  humain  dy  pénétrer  ,  pas 
au  fien  propre.  La  feule  chofe  qui  me 
fait  foupçonner  qu'il  lui  refte  quelque 
défiance  à  vaincre  ,  eft  qu'elle  ne  celle  de 
chercher  en  elle-même  ce  qu'elle  feroit. 
Il  elle  étoit  tout-à-fait  guérie  ,  di  le  fait 
avec  tant  d'exaditude  ,  que,  fi  elle  étoit; 


520  L  A   N  G  V  V  ELLE 

réellement  guérie ,  elle  n€  le  feroit  paç 
fi  bien. 

Pour  votre  ami  ,  qui ,  bien  que  ver- 
tueux 5  s'efFraye  moins  des  fentimens  qui 
lui  reftent ,  je  lui  vois  encore  tous  eeux 
qu*il  eut  dans  fa  première  feun-e fTe  ;  mais 
je  les  vois  fans  avoir  droit  de  m'en  of- 
fenfer.  Ce  n  eft  ^\s  de  Julie  de  Wolmar 
qu'il  eft  amoureux ,  c  eft  de  Julie  d'E- 
tange  ;  il  ne  me  hait  point  comme  le- 
poiTelTeur  de  la  perfonne  qu'il  aime  ^ 
mais  comme  le  ravifleur  de  celle  qu'il  a 
aimée.  La  femme  d'un  autre  n'eft  point 
fa  maitrefle  ,  la  mère  de  deux  enfans 
n'eft  plus  fon  ancienne  écoliere.  Il  eft 
vrai  qu'elle  lui  reiTemble  beaucoup  & 
qu'elle  lui  en  rappelle  fouvent  le  fou- 
venir.  Il  l'aime  dans  le  tems  palTé  ;  voilà 
le  vrai  met  de  l'énigme.  Otez-lui  la  mé- 
moire 5  il  n'aura  plus  d'amour. 

Ceci  n'eft  pas  une  vaine  fubtilité,  pe- 
tite confine  ;  c'eft  une  obfervation  très- 
folide  qui ,  étendue  à  d'autres  amours  ^ 
aliroit  peut-être    une  application  biert- 


H  É    L    O    ï  S    Ê,  521 

plus  générale  qu  il  ne  paroît.  Je  penfe 
même  qu  elle  ne  feroit  pas  difficile  à 
expliquer  en  cette  occafion  par  vos  pro- 
pres idées.  Le  tems  où  vous  féparâtes 
ces  deux  amans, fut  celui  où  leur  palîion 
étoit  àfon  plus  haut  point  de  véhémen- 
ce. Peut-étre^s'ils  fuiTentreftés  pîuslong- 
tems  enfemble,  fe  feroient-ils  peu-à-peu 
refroidis  ;  mais  leur  imagination  ,  vive- 
ment émue ,  les  a  fans  ceiTe  offerts  Tun  à 
Tautre  ,  'tels  qu^ils  étoient  à  l'inftant  de 
leur  féparation.  Le  jeune-homme  ,  ne 
voyant  point  dans  fa  maitreife les  chan- 
gemens  qu  y  faifoit  le  progrès  du  tems  , 
Taimoit  telle  qu*il  Tavoit  vue  ,  &:  non 
plus  telle  qu'elle  étoit  (  i  ).  Pour  le  ren- 

(  1  )  Vous  êtes  bien  folles,vous  autres  fem- 
mes ,  de  vouloir  donner  de  la  coniiftance  à 
un  fentiment  auffi  frivole  Se  aulTi  paflTager 
que  l'amour.  Toui change  dans  la  Nature^ 
tout  eft  dans  un  flux  continuel ,  &  vous  vou- 
lez infpirer  des  feux  conftansl  Et  de  quei 
droit  prétendez-vous  être  aimées  aujour- 
d'hui,  parce  que  vous  Tétiez  hier?  Gardez, 
donc  le  même  vifage ,  le  même  âge,  la  même 

05 


322     La  No  u  v elle 

dre  heureux ,  il  n'étoit  pas  queftlon  feu- 
lement de  la  lui  donner  ^  mais  de  la  lui 
rendre  au  même  âge  &  dans  les  mêmes 
circonftances  où  elle  s'étoit  trouvée  au 
tems  de  leurs  premières  amours;la  moin- 
dre altération  à  tout  cela  étoit  autant 
d'ôté  du  bonheur  qu'il  s'étoit  promis. 
Elle  eft  devenue  plus  belle  ,  mais  elle  a 
changé  ;  ce  qu'elle  a  gagné  tourne,  en  ce 
fens  5  à  fon  préjudice  ;  car  c'eft  de  l'an- 
cienne 5  &  non  pas  d'une  autre  ,  qu'il  eft 
amoureux» 

L'erreur  qui  Tabufe  &  le  trouble ,  eft 
de  confondre  les  tems,&  de  fe  reprocher 
fouvent  comme  un  fentiment  aâ:uel ,  ce 
qui  n'eft  que  l'effet  d'un  fouvenir  trop 
tendre  ;  mais  je  ne  fais  s'il  ne  vaut  pas 
mieux  achever  de  le  guérir  que  le  défa- 
bufer.  On  tirera  peut-être  meilleur  parti 

humeur  ifjyez  toujours  les  mêmes  ,  &  Von 
vous  aimera  toujours,!!  Ton  peut.  Mais  chan- 
ger fans  ceife;,  &  vouloir  toujours  qu'on  vous 
aime  i  c'eft  vouloir  qu'à  chaque  inftant  on 
cefle  de  vous  aimer  5  ce  n'eft  pas  chercher 
des  coeurs  conllans ,  c  efl  en  chercher  d  auiS 
changeans  que  vous. 


H  É    L    O   ï   s    £.  323 

pour  cela  de  fon  erreur ,  que  de  fes  lu- 
mières. Lui  découvrir  le  véritable  état 
de  fon  cœur,feroit  lui  apprendre  la  mort 
de  ce  qu'il  aime  ;  ce  feroit  lui  donner 
une  afflidion  dangereufc  en  ce  que  Ué- 
tat  de  triftelTe  eft  toujours  favorable  à 
Tamour. 

Délivré  des  fcrupules  qui  le  gênent  , 
il  nourriroit  peut-être  avec  plus  de  com- 
plaifance  des  fouvenirs  qui  doivent  s'é- 
teindre ;  il  en  parleroit  avec  moins  de 
réferve  ,  &  les  traits  de  fa  Julie  ne  font 
pas  tellement   effacés  en  MadamxC  de 
Wolmar,qu  à  force  de  les  y  chercher ,  il 
ne  les  y  pût  retrouver  encore.  J'ai  penfé 
qu'au-lieu  de  lui  ôter  l'opinion  des  pro- 
grès qu'il  croit  avoir  faits,  &  qui  fert 
d'encouragement  pour  achever  ,  il  fal- 
loit  lui  faire  perdre  la  mémoire  des  tems 
qu'il  doit  oublier ,  en  fubftituant  adroite- 
ment  d'autres  idées  à  celles  qui  lui  font 
C  chères.Vous  qui  contribuâtes  à  les  faire 
naître  ,  pouvez  contribuer  plus  que  per- 
/onne  à  les  effacer  ;  mais  c'eft  feulement 
quand  vous  ferez  tout-à-fait  avec  nous, 

06 


524  -^-^  jVo4T  V  E  LLE 
que  je  veux  vous  dire  à  Toreille  ce  qu'il 
faut  faire  pour  cela  ;  charge  qui ,  fi  je 
ne  me  trompe  ,  ne  vous  fera  pas  fort 
onéreufe.  En  attendant ,  je  cherche  à  le 
familiarifer  avec  les  objets  qui  TefTarou- 
chent ,  en  les  lui  préfentant  de  manière 
qu'ils  ne  foient  plus  dangereux  pour  lui* 
Il  eft  ardent,  mais  foible  &  facile  à  fub- 
juguer.  Je  profite  de  cet  avantage  en 
donnant  le  change  à  fon  imagination.  A 
la  place  de  fa  maitrelTe  ,  je  le  force  de 
voir  toujours  Tépoufe  û*un  honnête-hom- 
me ,&  la  mère  de  mes  enfans  :  f  efface  un 
tableau  par  un  autre  ,&  couvre  le  paffé 
du  préfent.  On  mène  un  courfier  om- 
brageux à  Tobjet  qui  Teffraye,  afin  qu  il 
n'en  foit  plus  efï^ayé.  C'efi:  ainfi  qu'il  erb 
faut  ufer  avec  ces  jeunes  gens  dont  Tima- 
gination  brûle  encore ,  quand  leur  cœur 
eft  déjà  refroidi  ,&  leur  offre  dans  Té- 
loignement  des  monftres  qui  difparoif- 
fent  à  leur  approche» 

Je  crois  bien  connoître  les  forces  de 
l'un  &  de  l'autre  ,  je  ne  les  expofe  qu'à 
des  épreuves  qu'ils  peuvent  foutenir  >  cas 


H  É    L    O   ï  s    E\  32J 

îa  fageffe  ne  confifte  pas  à  prendre  in- 
différemment toutes  fortes  de  précau- 
tions^maisà  choifir  celles  qui  font  utiles , 
&  à  négligeras  fuperflues.  Les  huit  jours 
pendant  lefquels  je  les  vais  lailTer  enfem- 
ble,  fuffiront  peut-être  pour  leur  appren- 
dre à  démêler  leurs  vrais  fentimens  ,  & 
connoître  ce  qu*ils  font  réellement  Tun  à 
l'autre.  Plus  ils  fe  verront  feul  à  feul  , 
plus  ils  comprendront  aifément  leur  er- 
reur ,  en  comparant  ce  qu'ils  fentiront 
avec  ce  qu  ils  auront  autrefois  fenti  ^ 
dans  une  fîtuation  pareille.  Ajoutez  qu'il 
leur  importe  de  s'accoutumer  fans  rifque 
à  la  familiarité  dans  laquelle  ils  vivront 
néceffairement5fi  mes  vues  font  remplies. 
Je  vois^  parla  conduite  de  Julie^qu'elle  a 
reçu  de  vous  des  confeils  qu'elle  ne  pou- 
voit  refufer  de  fuivre  fans  fe  faire  tort. 
Quel  plaifii  je  prendrois  à  lui  donner 
cette  preuve  que  je  fens  tout  ce  qu'elle 
vaut ,  fi  c'étoit  une  femme  auprès  de  la- 
quelle un  mari  pût  fe  faire  un  mérite  de- 
fa  confiance  !  Mais,  quand  elle  n'auroit 
rien  gagné  fur  fon  cœur ,  fa  vertu  refte- 


32(5  La  Nouvelle 
roit  la  même  ;  elle  lui  coûteroit  davan- 
tage 5  &  ne  uiompheroit  pas  moins  :  au- 
lieu  que,  s'il  lui  refte  aujourd'hui  quelque 
peine  intérieure  à  foufFrir  ,  ce  ne  peut 
être  que  dans  rattendriffement  d'une 
converfation  de  réminifcence,  qu'elle  ne 
faura  que  trop  prelTentir  ,  &  qu'elle  évi- 
tera toujours.  Ainfi,  vous  voyez  qu'il  ne 
faut  point  juger  ici  de  ma  conduite  par 
\qs  règles  ordinaires  ,  mais  par  les  vues 
qui  me  l'infplrent ,  &  par  le  caradère 
unique  de  celle  envers  qui  je  la  tiens. 

Adieu  5  petite  coufine ,  jufqu'à  mon 
retour.  Quoique  je  n'aie  pas  donné  tou- 
tes ces  explications  à  Julie  ,  je  n'exige 
pas  que  vous  lui  en  fafîiez  un  myftere. 
J'ai  pour  maxime  de  ne  point  interpofer 
de  fecrets  entre  les  amis  :  ainfi  je  remei  s 
ceux-ci  à  votre  difcrétion  ;  faites-en  l'u- 
fage  que  la  prudence  &  l'amitié  vous  ins- 
pireront :  je  fais  que  vous  ne  ferez  rien 
que  pour  le  mieux  &:  le  plus  honnête. 


U  É    L    0   ï  s  E.  327 


LETTRE    XXI. 

D  £      Saint-Preu    X 
A    Ml  LORD  Edouard, 

iVl ,  de  Wolmar  partit  hier  pour  Étan- 
ge  5  &  j'ai  peine  à  concevoir  Tétat  de 
trifteiïe  OLi  m'a  lailTé  fon  départ.  Je  crois 
que  Téloignement  de  fa  femme  m'affli- 
geroit  moins  que  le  fien.  Je  me  fens 
plus  contraint  qu'en  fa  préfence  même  ; 
un  morne  filence  règne  au  fond  de  mon 
cœur  ;  un  effroi  fecret  en  étouffe  le  mur- 
mure; &,  moins  troublé  de  defîrs  que 
de  craintes  ,  j'éprouve  les  terreurs  du 
crime ,  fans  en  avoir  les  tentations. 

Savez-vous ,  Milord ,  où  mon  ame  ie 
raffûre  &  perd  ces  indignes  frayeurs? 
Auprès  de  Madame  de  Wolmar,  Si-tôt 
que  j'approche  d'elle,  fa  vue  appaife  mon 
trouble  ,  fes  regards  épurent  mon  cœur» 
Tel  eft  l'afcendant  du  fien  ,  qu^il  femble 
toujours  infpirer  aux  autres  le  fentiment 


328     La  JVorivELLE 

de  Ton  innocence  5  &  le  repos  qui  enefl 
TefFet.  Malheureufement  pour  moi ,  fa 
règle  de  vie  ne  la  livre  pas  toute  la 
journée  à  la  fociété  de  fes  amis ,  &  dans 
les  momens  que  je  fuis  forcé  de  pafTer 
fans  la  voir ,  je  fouffrirois  moins  d*étre 
plus  loin  d'elle. 

Ce  qui  contribue  encore  à  nourrir  la 
mélancolie  dont  je  me  fens  accablé, c'efl 
un  mot  qu'elle  me  dit  hier  après  le  dé- 
part de  fon  mari.  Quoique  ,  jafqu'à  cet 
inftant ,  elle  eût  fait  aflez  bonne  conte- 
nance, elle  le  fuivit  long-tems  des  yeux 
avec  un  air  attendri,  que  j'attribuai  d'a- 
bord au  feul  éloignement  de  cet  heureux 
époux;  mais  jeconçuSjà  fon  difcours,que 
cet  attendrilTement  avoit  encore  une  au- 
tre caufe  qui  ne  m'étoitpas  connue.  Vous 
voyez  comme  nous  vivons,  me  dit-elle; 
&  vous  favez  s'il  m'eft  cher.  Ne  croyez 
pas  pourtant  que  le  femiment  qui  m'unit 
à  lui ,  aulTi  tendre  &  plus  puiffant  que 
l'amour ,  en  ait  aufTi  les  foibleffes.  S'il 
nous  en  coûte,  quand  la  douce  habitude 
de  vivre  enfemble  eft  interrompue  ;,  l'ef- 


H  É    L    O    J    s    Ë.  32j? 

poîr  afîuré  de  la  reprendre  bientôt  nous 
confole.  Un  état  aulli  permanent  laiffe 
peu  de  viciilitudes  à  craindre  ;  Se  ,  dans 
une  abfence  de  quelques  jours,  nous  Ten- 
tons moins  la  peine  d'un  &  court  inter- 
valle, que  le  plaifir  d'en  envifagerla  fin, 
L'affiidion  que  vous  liiez  dans  mes  yeux 
vient  d'un  fujetplus  grave;  ^^quoiqu'elle 
foit  relative  à  M.  de  Wolmar,  ce  n'eft 
point  fon  éloignement  qui  la  caufe. 

Mon  cher  ami ,  ajouta-t-elle ,  d'un  ton 
pénétré,  il  n'y  a  point  devrai  bonheur 
fur  la  terre.  J'ai  pour  mari  le  plus  hon- 
nête &  le  plus  doux  des  hommes  ;  un  pen- 
chant mutuel  fe  joint  au  devoir  qui  nous 
lie;  il  n'a  point  d'autres  defîrs  que  les 
miens  ;  j'ai  des  enfans  qui  ne  donnent  & 
promettent  que  des  plaifirs  à  leur  mère  ; 
il  n'y  eut  jamais  d'amie  plus  tendre ,  plus 
Vertueufe  ,  plus  aimable  c^ie  celle  dont 
mon  cœur  eft  idolâtre ,  &  je  vais  pafler 
mes  jours  avec  elle  :  vous  même  contri- 
buez à  me  les  rendre  chers,. en  juflifiant 
il  bien  mon  efiime  &  mes  fentimenspour 
vous.Un  long  &  fâcheux  procès  près  de- 


550  La  Nou.velle 
finir,  va  ramener  dans  nos  bras  le  meilleur 
des  pères  :  tout  nous  profpcre  ;  l'ordre  & 
la  paix  régnent  dans  notre  maifon  ;  nos 
domeftiques  font  zèles  &  fidèles ,  nos  vol- 
fîns  nous  marquent  toute  forte  d'attache- 
ment; nous  jOuifTons  de  la  bienveuillan- 
ce  publique.  Favorifée  en  toutes  chofes 
du  ciel  5  de  la  fortune  &  à^s  hommes,  je 
vois  tout  concourir  à  mon  bonheur.  Un 
chagrin  fecret ,  un  feul  chagrin  Tempoi- 
fonne,  &  je  ne  fuis  pas  heureufe.  Elle  dit 
ces  derniers  mots  avec  un  foupir  qui  me 
perça  famé,  &  auquel  je  vis  trop  que  je 
n'avois  aucune  part.  Elle  n*efl:  pas  heu- 
reufe, me  dis-je,en  foupirant  à  mon  tour, 
&  ce  n'eft  plus  moi  qui  l'empêche  de 
rétre  ! 

Cette  funefte  idée  boulvcria  dans  un 
inftant  toutes  les  miennes,  êc  troubla  le 
repos  dont  jei^commençois  à  jouir.  Im- 
patient du  doute  infupportable  où  ce 
diicours  m'avoit  jeté  ,  jelaprefîai  telle- 
ment d'achever  de  m^ouvrir  fon  cœur  , 
qu'enfin  elle  verfa  dans  le  mien  ce  fatal 
fecret,  &  me  permit  de  vous  le  révéler. 


H  i  t  o  î  s  n.        551 

Maïs  voici  rheure  de  la  promenade  ;  Ma- 
dame de  Wolmar  fort  actuellement  du 
gynécée  pour  aller  fe  promener  avec  fcs 
enfans,  elle  vient  de  me  le  faire  dire.  J  y 
cours,  Milord;  je  vous  quitte  pour  cette 
fois,  &  remets  à  reprendre^dans  une  autre 
lettre,  le  fujet  interrompu  dans  celle-ci. 


LETTRE    XXII. 

3D  E      M<^^.       DE        W  O    L    M   A    R 

A     SON     Mari, 


j 


HK 


E  VOUS  attends  mardi,  comme  vous  me 
le  marquez,  &  vous  trouverez  tout  ar- 
ngé  félon  \os  intentions.  Voyez ,  en 
tenant.  Madame  d'Orbe;  elle  vous  dira 
ce  qui  s'efr  pafTé  durant  votre  abfence  ; 
f  aime  mieux  que  vous  l'appreniez  d'elle 
que  de  moi, 

Wolmar,  il  eft  vrai,  je  crois  mériter 
votre  effime  ;  mais  votre  conduite  n'en 
eftpas  plus  convenable;  &  vous  jouiifez 
durement  de  la  vertu  de  votre  femme. 


552     La    No  u  v  e  l  le. 

LETTRE     XXIII. 

D  £    Sain  t-P  r  e  u  x 
A  M I Lo Rv  Edouard» 

J  E  veux,  Milord ,  vous  rendre  compte 
d'un  danger  que  nous  courûmes  ces  jours 
paffés,  &  dont  heureufement  nous  avons 
été  quittes  pour  la  peur,  &  un  peu  de  fa- 
tigue. Ceci  vaut  bien  une  lettre  à  part  ; 
en  la  lifant,  vous  fentirez  ce  qui  m'en- 
gage à  vous  récrire. 

Vous  favez  que  la  maifon  de  Mada- 
me de  Wolmar  n'efl:  pas  loin  du  lac ,  &: 
qu  elle  aime  les  promenades  fur  Teau.  ^4 
y  a  trois  jours  que  le  défceuvrement  où 
Tabfence  de  fon  mari  nous  laifle ,  &  la 
beauté  de  la  foirée  nous  firent  projettei: 
une  de  ces  promenades  pour  le  lende- 
main. Au  lever  du  foleil,  nous  nous  ren^ 
dîmes  au  rivage;  nous  prîmes  un  bateau 
avec  à^s  filets  pour  pêcher ,  trois  ra- 
meurs ,  un  domeftique ,  &  nous  nous 


i 


II  Ê  t  Q   ï  s  s.  535 

embarquâmes  avec  quelques  provifions 
pour  le  diner.J'avoispris  un  fufil  pour 
tir«r  des  befolets  (i);  mais  elle  me  fit 
honte  de  tuer  des  oifeaux  à  pure  perte 
&  pour  le  feul  plaifir  de  faire  du  mal. 
Je  m'amufois  donc  à  rappeler  de  tems 
en  tems  de  gros  fiiïlets,  des  tiou-dou , 
des  crenets,  des  fifîlaffons  (2),  &  je  ne 
tirai  qu  un  feul  coup ,  de  fort  loin ,  fur 
une  grèbe  que  je  manquai. 

Nous  paiTâmes  uae  heure  ou  deux  à 
pécher  à  cinq-cents  pas  du  rivage.  La 
pêche  fut  bonne  ;  mais  ,  à  l'exception 
d'une  truite  qui  avolt  reçu  un  coup  d'a- 
viron ,  Julie  fit  tout  rejeter  à  Teau.  Ce 
font,  dit-elle,  des  animaux  qui  fouifrent, 
délivrons-les;jouiiTons  du  plaifir  qu'ils 
auront  d'être  éckappe's  au  péril.  Cette 
opération  fe  fit  lentement ,  à  contre- 
cœur, non  fans  quelques  repréfentations. 


(i)  Oifeau  de  pafTage  fur  le  lac  deGeiiève. 
Le  befolet  n'eft  pas  bon  à  manger. 

(z)  Diverfes  fortes  d  oifeaux  du  lac  de  Ge- 
nève 5  tous  très-bons  à  manger. 


5  54      -^  ^    Nou  y E  L  LE 

ëc  je  vis  aifément  que  nos  gens  auroîent 
mieux  goûté  le  poiîFon  qu'ils  avoient  pris, 
que  la  morale  qui  lui  fauvoit  la  vie. 

Nous    avançâmes  enfuite  en  pleine 
eau  ;  puis  par  une  vivacité    de   jeune 
homme  doilt  il  feroit  tems  de  guérir, 
m'étant  mis  à  'lager  (i) ,  je  dirigeai  telle- 
ment au  milieu  du  lac  que  nous  nous 
trouvâmes  bien-tôt  à  plus  d'une  lieue  du 
rivage  (2).  Là ,  j'expliquois  à  Julie  toutes 
les  parties  du  fuperbe  horifon  qui  nous 
entouroit.  Je  lui  montrois  de  loin  les 
embouchures  du  Rhône,  dont  l'impé- 
tueux cours  s'arrête  tout-à-coup  au  bout 
d'un  quart-de-lieue ,  di  femble  craindre 
de  fouiller  de  fes  eaux   bourbeufes  le 
cryftal  azuré  du  lac.  Je  lui  faifois  obfer- 
ver  les  redens  des  montagnes  ,  dont  les 
angles  correfpondans  &  parallèles  for- 


Ci)  Terme  des  bareiler";  du  lac  de  Genève. 
C'efi:  tenir  la  rame  qui  gouverne  les  autres. 

(2)  Comment  cela  ?  Il  s'çn  faut  bien  que 
vis-à-vis  de  Clarens  le  lac  n'ait  deux  lieues 
de  large. 


i 


H  É  L  o  ï  s  E.        3  5  5' 

ment,  dans  refpace  qui  les  fépare,  un 
lit  digne  du  fleuve  qui  le  remplit.  En 
Técartantde  nos  côtes ,  j'aimois  à  lui  faire 
admirer  les  riches  &  charmantes  rives 
du  pays  de  Vaud ,  où  la  quantité  des 
villes  5  l'innombrable  foule  du  peuple , 
les  coteaux  verdoyans  de  parés  de  toutes 
parts  5  forment  un  tableau  ravillant  ;  où 
la  terre  par-tout  cultivée  Se  par-tout  fé- 
conde offre  au  laboureur ,  au  pâtre ,  au 
vigneron  le  fruit  afTuré  de  leurs  peines  , 
que  ne  dévore  point  l'avide  publicain. 
Puis,  lui  montrant  le  Chablais  fur  la  côte 
oppofée ,  pays  non  moins  favorifé  de  la 
Nature ,  &  qui  n'offre  pourtant  qu'un 
fpedacle  de  mifere ,  je  lui  faifois  fenfi^ 
blement  diffinguer  les  d>fFérens  effets  des 
deux  gouvernemens,  pour  la  richeiie,  le 
nombre  &  le  bonheur  des  hommes.  C'eft 
ainfi  5  lui  difois-je  ,  que  la  terre  ouvre 
fbn  (ein  fertile ,  &  prodigua:  (qs  tréfors 
aux  heureux  peuples  qui  la  cultivent  pour 
eux-mêmes.  Elle  femble  fourire  ex:  s'a- 
mmer  au  doux  fpedaçle  de  la  liberté  i 


53^  La  Nouvelle 
elle  aime  à  nourrir  à^s  hommes.  Au 
contraire ,  les  triftes  mâfures^la  bruyère 
&  les  ronces  qui  couvrent  une  terre  à 
demi-déferte ,  annoncent  de  loin  qu'un 
maître  abfent  y  domine  ,  &  qu'elle 
donne  à  regret  à  des  efclaves  quelques 
maigres  productions  dont  ils  ne  profi- 
tent pas. 

Tandis  que  nous  nous  amufions  agréa- 
blement à  parcourir  ainfi  à.QS  yeux  les 
côtes  voifmes,  un  féchard  qui  nous  pouf- 
foi  t  de  biais  vers  la  rive  oppofée  ,  s'éle  i 
va ,  fraîchit  confidérablement;  & ,  quand 
nous  fongeâmes  à  revirer ,  la  réfiftance 
fe  trouva  fi  forte  qu  il  ne  fut  plus  poffi- 
ble  à  notre  frêle  bateau  de  la  vaincre. 
Bien-tôt  les  ondes  devinrent  terribles  ;  il 
fallut  regagner  la  rive  de  Savoie  &  tâ- 
cher d'y  prendre  terre  au  village  de 
Meillerie  qui  étoit  vis-à-vis  de  nous ,  & 
qui  efl:  prefque  le  feul  lieu  de  cette  côte 
où  la  grève  offre  un  abord  commode. 
Mais  le  vent ,  ayant  changé  ,  fe  renfor- 
çoit ,  rendait  inutiles  les  efforts  de  nos 

bateliers  , 


H  É  L  o  î  s  2.         537 

bateliers  ,  ôc  nous  faifoit  dériver  plus 
bas  le  long  d'une  file  de  rochers  efcarpés 
où  Ton  ne  trouve  plus  d'afyle. 

Nous  nous  mîmes  tous  aux  rames  ,  5c 
prefque  au  mcme  inftantfeus  la  douleur 
de  voir  Julie  faifJe  du  mal  de  cœur  ,  foi- 
ble  &  défaillante  au  bord  du  bateau* 
Heureufement  elle  étoit  faite  à  l'eau  ,  &: 
cet  état  ne  dura  pas.  Cependant  nos  ef- 
forts croiffoient  avec  le  danger  ;  le  fo- 
leil  5  la  fatigue  &  la  fueur  nous  mirent 
tous  hors  d'haleine  ,  6c  dans  un  épuife- 
méat  excefEf.  C'eft  alors  que,retrouvant 
tout  fon  courage ,  Julie  animoit  le  nôtre 
par  fes  careffes  compatillantes^  elle  nout 
efTuyoit  indiftinclement  à  tous  le  vifage  ^ 
&  mêlant  dans  un  vafe  du  vin  avec  d© 
l'eau  5  de  peur  d'ivrefTe  ,  elle  en  ofFroît 
alternativement  aux  plus  épuifés.  Non  , 
jamais  votre  adorable  amie  ne  brilla  d'un 
il  vif  éclat ,  que  dans  ce  moment  où  la 
chaleur  &  l'agitation  avoient  animé  foa 
teint  d'un  plus  grand  feu  ,  &  ce  qui 
ajoutoit  le  plus  à  fes  charmes^étoit  qu'on 
voyoit  fi  bien^à  fgn  air  attendri^que  tous 


5^S       La    Nouvelle 

ks  foins  venoient  moins  de  frayeur  pour 
elle  5  que  de  compaffion  pour  nous.  Un 
inftant  feulement ,  deux  planches  s'étant 
entre-ouvertes  dans  un  choc  qui  nous 
inonda  tous  ,  elle  crut  le  bateau  brifé , 
(5c  dans  une  exclamation  de  cette  ten- 
dre mère  ,  j'entendis  diftindement  ces 
mots  :  ô  mes  enfans  !  faut-il  ne  nous 
voir  plus  ?  Pour  moi ,  dont  rimaginatlon 
va  toujours  plus  loin  que  le  mal,  quoi- 
que je  connulTe  au  vrai  l'état  du  péril , 
je  croyois  voir,  de  moment  en  moment , 
le  bateau  englouti ,  cette  beauté  fi  tou- 
chante fe  débattre  au  milieu  des  flots  , 
&  la  pâleur  de  la  mort  ternir  les  rofes 
de  fon  vifage. 

Enfin  à  force  de  travail ,  nous  remon- 
tâmes à  Meillerie  ,  &  après  avoir  lutté 
plus  d*une  heure  à  dix  pas  du  rivage  , 
nous  parvînmes  à  prendre  terre.  En 
abordant ,  toutes  les  fatigues  furent  ou- 
bliées. Julie  prit  fur  foi  la  reconnoif 
iance  de  tous  les  foins  que  chacun  s*é-= 
toit  donnés  ;  &,  comme  au  fort  du  dan-  à 
ger  5  elle  navoit  fongé  quà  nous  j  à       1 


H  È  L  o  i  s  £.       335 

terre ,  II  lui  fembloît  qu'on  n'avoît  fauve 
qu  elle. 

Nous  dînâmes  avec  lappétit  qu'on 
gagne  dans  un  violent  travail.  La  truite 
fut  apprêtée  :  Julie ,  qui  Taime  extrême- 
ment en  mangea  peu  ;  &  je  compris  que, 
pour  ôter  aux  bateliers  le  regret  de  leur 
facrifice ,  elle  ne  fe  foucioit  pas  que  j'en 
mangealTe  beaucoup  moi-même.  Mi- 
lord  ,  vous  Tavez  dit  mille  fois  ;  dans 
les  petites  chofes  comme  dans  les  gran- 
des 5  cette  âme  aimante  fe  peint  tou- 
jours. 

Après  le  dîner ,  l'eau  continuant  d'être 
forte  5  &  le  bateau  ayant  befoin  d'être 
raccommovdé  ,  je  propofai  un  tour  de 
promenade.  Julie  m'oppofa  le  vent ,  le 
foleil  5  &  fongeoit  à  ma  laffitude.  J'avois 
mes  vues ,  ainfi  je  répondis  à  tout.  Je 
fuis  ,  lui  dis-je  ,  accoutumé  dès  l'enfance 
aux  exercices  pénibles  ;  loin  de  nuire  à 
ma  famé  ,  ils  TafFermilfent ,  &  mon  der- 
nier voyage  m'a  rendu  bien  plus  rcbufte 
encore,  A  l'égard  du  foleil  &  du  vent , 

P2 


340  La  N ou  ve  l  le 
vous  avez  votre  chapeau  de  paille ,  nou5 
gagnerons-  des  abris  &:  des  bois  ;  il  n'ell 
queftion  que  de  monter  entre  quelques 
rochers  3  ôc  vous ,  qui  n'aimez  pas  la  plai- 
ne y  en  fupporterez  volontiers  la  fati- 
gue, Elle  fit  ce  que  je  voulois,  &nou5 
partîmes  pendant  le  dîner  de  nos  gens. 

Vous  favez  qu'après  mon  exil  du  Va- 
lais 5  je  revins ,  il  y  a  dix  ans,  à  Meillerie 
attendre  la  permilîion  de  mon  retour, 
C'eft-là  que  je  pailai  des  jours  fi  trîftcs 
&  fi  délicieux  ,  uniquement  occupé  d'el- 
le 5  &  c'eft  de-là  que  je  lui  écrivis  uns 
lettre  dont  elle  fut  fi  touchée.  J'avois 
toujours  defirc  de  revoir  la  retraite  ifolée 
qui  me  fervit  d'afyle  au  milieu  des  gla^ 
ces ,  &  ou  mon  cœur  fe  plaifoit  à  con- 
verfer  en  lui-même  avec  ce  qu'il  eut  de 
plus  cher  au  monde.  L'occafion  de  vifi- 
ter  ce  lieu  fi  chéri ,  dans  une  faifon  plus 
agréable ,  &  avec  celle  dont  l'image  Tha- 
bitoit  jadis  avec  moi ,  fut  le  motif  fecrec 
de  ma  promenade.  Je  me  faifois  un  plai- 
fir  de  lui  luoHtrei:  d'anciens  monument 


H  É   L    O    ï  s   E.  341 

d'une  paffion  fi  confiante  &:  fi  malheu- 
reufe. 

Nous  y  parvînmes  après  une  heure 
de  marche  par  des  fentiers  tortueux  8c 
frais,  qui ,  montant  infenfîblenient  entre 
les  arbres  &  les  rochers  ,  n'avoient  rien 
de  plus  incommode  que  la  longueur  du 
chemin.  En  approchant  &  reconnoifîant 
mes  anciens  renfeignemens  ,  Je  fus  près 
de  me  trouver  mal;  mais  je  mefurmon- 
tai ,  je  cachai  mon  trouble  ,  Se  nous  arri- 
vâmes. Ce  lieu  folitaire  formoit  un  réduit 
fauvage  &  défert  ;  mais  plein  de  ces  for- 
tes de  beautés  qui  ne  plaifent  qu'aux 
âmes  fenfibles;,6^  paroifTent  horribles  aux 
autres.  Un  torrent ,  formé  par  la  fonte 
des  neiges  ,  rouloit  à  vingt  pas  de  nous 
une  eau  bourbeufe  ,  &  charrioit  avec 
bruit  du  limon  ,  du  fltble  3c  des  pierres. 
Derrière  nous  une;  chaîne;  de  roches  inac- 
ceffibles  ,  féparoit  Tefplanade  où  nous 
étions  de  cette  partie  dQs  Alpes  qu'on 
nomme  les  glacières^  parce  que  d'énor- 
mes fommets  de  glace ,  qui  s'accroiilent 
inceflamme^it  ,  les  couvrer^t  depuis  le 

P3 


54-2  La  Nouv EL  le 
eommencement  du  mondv;  (i).  Des  fo- 
rets de  noirs  fapins  nous  ombrageoient 
triftement  à  droite.  Un  grand  bois  de 
chênes  étoit  à  gauche  au-delà  du  torrent; 
<&  y  au-deiTous  de  nous  ,  cette  immenfe 
plaine  d'eau  que  le  lac  forme  au  feiii 
des  Alpes 5  nous  féparoit  des  riches  côtes 
du  pays  de  Vaud ,  dont  la  cime  du  ma- 
jeftueux  Jura  couronnoit  le  tableau. 

Au  mi%u  de  ces  grands  &  fuperbes 
objets  5  le  petit  terrein  où  nous  étions  , 
étaloit  les  charmes  d'un  féjour  riant  & 
champêtre  ;, quelques  ruifleaux  filtroient 
à  travers  les  rochers ,  &  rouloient  fur 
la  verdure  en  £lets  de  cryfial.  Quelques 
arbres  fruitiers  fauvages  penchoient  leurs 
têtes  fur  les  nôtres  ,  la  terre  humide  &: 
fraîche  étoit  couverte  d'herbe  &  de 
fleurs.  En  comparant  un  fi  doux  féjour 

(i)  Ces  montagnes  font  iî  hautes ,  qu'une 
demi- heure  après  le  foleil  couché  ;,  leurs 
fommetsfont  encore  éclairés  de  fes  rayons, 
dont  le  rouge  forme  fur  ces  cîmes  blanches 
une  belle  couleur  de  rofe  qu'on  apperçoit  de 
ibrt  loin. 


Los  laiOMïraueiaS  des  aiicicuiics    aiaionrs  = 


H  t   L    0   ï  s   E,  545 

aux  objets  qui  Tenvironnoient ,  il  fem- 
bloit  que  ce  lieu  déf^rt  dût  être  rafyle 
de  deux  amans  échappe's  feuls  au  boul- 
verfement  de  la  Nature. 

Quand  nous  eûmes  atteint  ce  réduit, 
&  que  je  Teus  quelque  tems  contemplé  : 
Quoi  !  dis-je  à  Julie  en  la  regardant  avec 
un  œil  humide  ,  votre  cœur  ne  vous  dit- 
il  rien  ici^  &ne  fentez-vous  point  quel- 
que émotion  fecrette  à  rafped  d'un  lieu 
fi  plein  de  vous  ?  Alors,  fans  attendre  fa 
réponfe ,  je  la  conduifis  vers  le  roclier,  & 
lui  montrai  fon  chiffre,  gravé  dans  mille 
endroits  ,  &  pîufieurs  vers  de  Pétrarque 
&  du  Taffe,  relatifs  à  la  fituation  où  j'é- 
tois  en  \qs  traçant.  En  les  revoyant  moi- 
même  après  fi  long-tems  ,  j'éprouvai 
combien  la  préfence  des  objets  peut  ra- 
nimer puiffamment  \q^  fentimens  violens 
dont  on  fût  agité  près  d'eux.  Je  lui  dis 
avec  un  peu  de  véhémence  :  ô  Julie  ! 
éternel  charme  de  mon  cœur  !  voici  les 
lieux  où  foupira  jadis  pour  toi  le  plus 
fidèle  amant  du  monde.  Voici  le  féjoùr 
où  ta  chère  image  faifoit  fon  bonheur, 

P4 


544    -^ -^    Nouvelle 
&  préparoit  celui  qu'il  reçut  enfin  de 
toi-même.  On  n^  voyoit  alors  ni  ces 
fruits  ni  ces  ombrages  ;  la  verdure  &  les 
fleurs  ne  tapiûoient  point  ces  compar- 
timens  ;  le  cours  de  ces  ruiffeaux  n'en 
formoit  point  les  divifions;  ces  oileaux 
n'y  faifoient  point  entendre  leurs  rama- 
ges; le  vorace  épervier,le  corbeau  funè- 
bre, &  l'aigle  terrible  des  Alpes,  faifoient 
feuls  retentir  de  leurs  cris  ces  cavernes  ; 
ci'immenfes  glaces  pendoient  à  tous  ces 
xochers;  des  feflons  de  neiges  étoient  le 
i*eul  ornement  de  ces  arbres  ;  tout  ref- 
piroit  ici  les  rigueurs  de  l'hiver  &  l'hor- 
xeur  des  frimats;  les  feux  feuls  d^mon 
coeur  me  rendoient  ce  lieufupportablej, 
'&  \qs  jours  entiers  s'y  paffoient  à  penfer 
a  toi.  Voilà  la  pierre  où  je  m'affeyois 
pour  contempler  au  loin  ton  heureux  fé- 
jour  ;  fur  celle-ci  fut  écrite  la  lettre  qui 
toucha  ton  cœur;  ces  cailloux  tranchans 
me  fervoient  de  burin  pour  graver  ton 
chiffre;  ici  je  paffai  le  torrent  glacé ,  pour 
reprendre  une  de  tes  lettres ,  qu  empor- 
toit  un  tourbillons  là^  je  vins  relire  6c 


H  É  L   o  ï  s  E.  j^.y 

baifcr  mille  fois  la  dernière  que  tu  m'é- 
crivis ;  voilà  le  bord  où  d'un  œil  avidg 
&  fombre  je  mefurois  la  profondeur  de 
ces  abîmes  ;  enfin ,  ce  fut  ici  qu'avant 
mon  trifte  départ  je  vins  te  pleurer  mou- 
rante &  jurer  de   ne    te  pas  fur  vivre. 
Fille  trop  conftamment  aimée^ô  toi  pour 
qui  j*étois  né  !  faut-il  me  retrouver  avec 
toi  dans  les  mêmes  lieux ,  &  regretter 
le  tems  que  j'y  pafTois  à  gémir  de  ton 
abfence  î...  J'allois  contiriuer  ;  miais  Ju- 
lie ,  qui  5  me  voyant  approcher  du  bord 
s'étoit  effrayée  &  m'avoit  faifî  la  main  , 
la  ferra  fans  mot  dire  ,  en  me  regardant 
avec  tendrefle  &  retenant  avec   peine 
un  foupir  ;  puis  tout-à-coup  détournafît 
la  vue  &  me  tirant  par  le  bras  ;  allons- 
nous-en  ,  mon  ami ,  me  dit-elle  d'une 
voix  émue  ;  l'air  de  ce  lieu  n'efl  pas  bon 
pour  moi.  Je  partis  avec  elle  en  gémif- 
fant ,  mais  fans  lui  répondre  ,  &  je  quit- 
tai pour  jamais  ce  trifte  réduit,  comme 
j'aurois  quitté  Julie  elle-même. 

Revenus  lentement  au  port  après  quel- 
ques détours,  nons  nous  féparâmes.Ellç 


^4-6  La  jVouvelle 
voulut  refter  feule,  &  je  continuai  de  me 
promener  fans  trop  favoir  où  j'allois;  à 
mon  retour  5  le  bateau  n'étant  pas  encore 
prêt ,  ni  Teau  tranquile  ,  nous  foupâmes 
triftement,  les  yeux  baiffés,  Tair rêveur^ 
mangeant  peu  &  parlant  encore  moins. 
Après  le  fouper,  nous  fûmes  nouç  affeoit 
fur  la  grève  en  attendant  le. moment  du 
idépart.  Infenfiblement  la  luné  fe  leva, 
l'eau  devint  plus  calme,  &:  Julie  me  pro- 
pofa  de  partir.»  Je  lui  donnai  la  main 
pour  entrer  dans  le  bateau ,  &  en  m'af- 
feyant  à  côté  d'elle,  je  ne  fongeai  plus  à 
quitter  fa  main.  Nous  gardions  un  pro- 
fond filence.  Le  bruit  égal  &;  mefuré  des 
lames  m'excitoit  à  rcver.  Le  chant  aiTez 
gai  des  bécaiîines  (i),  me  retraçant  les 
plaifirs  d'un  autre  âge  ,  au-lieu  de  m'é- 

gayer,  m'attriftoit.  Peu- à-peu  je  fentis 

- — .  -  ■  - 

(i)  La  bécafline  du  lac  de  Genève  n'ell 
point  l'oifeau  qu'on  appelle  en  France  du 
même  nom.  Le  chant  plus  vif  &:  plus  animé 
de  la  nôtre  donne  au  lac,  durant  les  nuits 
d^été  ,  un  air  de  vie  &  de  fraîcheur  qui  rend 
fes  rives  encore  plus  charmantes. 


H  É  L  o  J  s  e;        547^ 

augmenter  la  mélancolie  dont  f  étoîs  ac- 
cablé. Un  ciel  ferein  ,  les  doux  rayons 
de  la  lune,  le  frémifTement  argenté  dont 
Teau  brilloit  autour  de  nous,  le  concours 
des  plus  agréables  fenfations,  la  préfence 
même  de  cet  objet  chéri ,  rien  ne  put 
détourner  de  mon  cœur  mille  réflexions 
douloureufesr 

Je  commençai  par  me  rappeler  une 
promenade femblâble faite  autrefois  avec 
elle  durant  le  charme  de  nos  premières- 
amours.  Tous  les  fentimens  délicieux 
qui  rempliffoient  alors  mon  âme,  s'y  re- 
tracèrent pour  l'affliger  ;  tous  les  évène^ 
mens  de  notre  jeunefTe ,  nos  études,  nos 
entretiens ,  nos  lettres  ^  nos  rendez-vous/ 
nos  plaifirs , 

E  tantafede,  e  si  dolci  memorïe  ^ 
E  si  lungo  cqflume  l 

cesfoules  de  petits  objets  qui  m'offroient*- 
l'image  de  mon  bonheur  pafTé  ,*  tout  re-{ 
venoit ,  pour  augmenter  ma  mifere  pré-- 
fente ,  prendre  place  en  mon  fouvenir»'- 
C'en  eft  fait ,  difois-je  en  mai-mciiie'î'^ 

Pô' 


548     La  No  uvelle 

ces  tems ,  ces  tems  heureux  ne  font  plus; 
ils  ont  difparu  pour  jamais.  Hélas  !  ils  ne 
reviendront  plus  ;  &  nous  vivons^6c  nous 
fommes  enfemble  ,  &  nos  cœurs  font 
toujours  unis  !  Il  me  (embloitquej*aurois 
porté  plus  patiemment  fa  mort  ou  fon 
abfence ,  &  que  j'avois  moins  fouffert 
tout  le  tems  que  j'avois  pafTé  loin  d'elle. 
Quand  je  gémiflbis  dans  Téloignement , 
Tefpoir  de  la  revoir  foulageoit  mon 
cœur;  je  me  flattois  qu'un  inftant  de  fa 
préfence  effaceroit  toutes  mes  peines, 
j'envifageois  au  moins  dans  les  pollibles 
un  état  moins  cruel  que  le  mien.  Tvlais  fe 
trouver  auprès  d'elle  ;  mais  la  voir,  la 
toucher  ,  lui  parler  ,  l'aimer  ,  l'adorer  , 
&  5  prefque  en  la  poiTédant  encore ,  la 
fentir  perdue  à  jamais  pour  moi  ;  voilà 
ce  qui  me  jettoit  dans  des  accès  de  fureur 
&  de  rage  qui  m'agitèrent  par  degrés 
jufqu  au  défefpoir.  Bien-tôt  je  commen- 
çai de  rouler  dans  mon  efprit  des  pro- 
jets fuoeftes,  &  dans  un  tranfport ,  dont 
je  frémis  en  [y  penfant ,  je  fus  violem- 
Eacat  tçnté  de  la-Jprécipiter  avec  moi 


H  É   L   o   ï   s  E.  5  fp 

dans  les  flots ,  &  d'y  finir  dans  fes  bras 
ma  vie  &  mes  longs  tourmens.  Cette 
horrible  tentation  devint  à  la  fin  fi  forte 
que  je  fus  obligé  de  quitter  brufque- 
ment  fa  main  ^  pour  paffer  à  la  pointe  du 
bateau. 

Là  5  m.es  vives  agitations  commencè- 
rent à  prendre  un  autre  cours;  un  fen- 
timent  plus  doux  s'infinua  peu- à -peu 
dans  mon  âme,  TattendrifTement  fiir- 
monta  le  dcTefpoir  ;  je  me  mis  à  vcrfer 
des  torrens  de  larmes  ;  &  cet  état,,  com- 
paré à  celui  dont  je  fortois  ,  n'étoit  pas 
fans  quelque  plaifir.  Je  pleurai  forte- 
ment, long-tems ,  &  fus  foulage.  Quand 
je  me  trouvai  bien  remis,  je  revins  au- 
près de  Julie  ;  je  repris  fa  nîain.  Elle  te- 
noit  fon  mouchoir  ;  je  le  fentis  fort 
mouillé.  Ah  !  lui  dis-je  tout  bas  !  je  vois 
que  nos  cœurs  n'ont  jamais  cefféde  s'en- 
tendre !  Il  eft  vrai ,  dit-elle  d'une  voix 
altérée;  mais  que  ce  foit  la  dernière  fois 
qu'ils  auront  parlé  fur  ce  ton.  Nous  re- 
commençâmes alors  à  caufer  tranqùile- 
ment;  (k  au  bout  d'une  heure  de  navi- 


55:0      La    Nouvelle 

gation  nous  arrivâmes  fans  autre  acci- 
dent. Quand  nous  fûmes  rentrés  ,  f  ap- 
perçus  à  la  lumière  qu'elle  avoit  les  yeux 
rouges  &  fort  gonflés  ;  elle  ne  dut  pas 
trouver  les  miens  en  meilleur  état.  Après 
\qs  fatigues  de  cette  journée  ^  elle  avoit 
grand  befoin  de  repos  :  elle  fe  retira,  6c 
je  fus  me  coucher. 

Voilà  5  mon  ami ,  le  détail  du  jour  de 
ma  vie  où,  fans  exception,  j'aifenti  les 
émotions  les  plus  vives.  J'efpère  qu  elles 
feront  la  crife  qui  me  rendra  tout-à- 
fait  à  moi.  Au  refle ,  je  vous  dirai  que 
cette  aventure  m'a  plus  convaincu  que 
tous  les  argum.ens,de  la  liberté  de  l'hom- 
me &  du  mérite  de  la  vertu.  Combien 
de  gens  font  foiblement  tentés  &  fuc-, 
combent  ?  Pour  Julie ,  (  mes  yeux  le  vi  ^ 
rent ,  &  mon  cœur  le  fentit  )  ;  elle  fou- 
tint  ce  jour  la  le  plus  grand  combat  qu^â- 
me  humaine  ait  pu  foutenir;  elle  vain- 
quit pourtant  :  mais  qu'ai  -  je  fait  pour 
refrer  fi  loin  d'elle?  O  Edouard  !  quand, 
féduit  par  ta  maitreiïe  tu  fus  triompher 
à  la  fois  de  tes  defirs  &  des  fiens ,  n'é- 


Il    É    L    O    ï    s    E.  5J^{ 

toîs-tu  qu  un  homme  ?  Sans  toi ,  fétols 
perdu  peut-être.  Cent  fois  dans  ce  jour 
périlleux  le  fouvenir  de  ta  vertu  m  ^ 
rendu  la  mienne, 

! 


L  E  T  T  R  E    XXIV. 

JD  E   M  I  ZO  R  D    É-D  OU  A  R  n 

A     S  A  I  N  T'-P  R^E,J[/x{l). 

OORs  de  l'enfance  5  aniî,réveilIe-toL 
Ne  livre  point  ta  vie'  entière  au  long 
fommeil  de  la  raifon.  L'âge  s'écoule ,  il 
ne  t'en  refte  pîus  que  pour  être  fage.  A 
trente  ans  paffés ,  il  eft  tems  de  fonger 
à  foi  ;  commence  donc  de  rentrer  en 
toi-même ,  &  fois  homme  une  fois  avant 
la  mort. 

iMon  cher ,  votre  cccur  vous  en  a  îong^ 
tems  impofé  fur  vos  lumières.  Vous  avez 
voulu  philofopher  avant  d'en  être  capa-» 


•^^  (i)  Cette  lettre  paroît  avoir  été  écritç 
avant  la  réception  de  la  précédente. 


5f2     La  No  u  v  elle 

bîe  ;  vous  avez  pris  le  fentiment  pour  de 
la  raifon ,  &  content  d'eftimer  les  chofes 
par  rimprefîion  quelles  vous  ont  faite, 
vous  avez  toujours  ignoré  leur  véritable 
prix.  Un  coeur  droit  eft  ,  je  l'avoue ,  le 
premier  organe  de  la  vérité  ;  celui  qui 
n'a  rien  fenti^ne  fait  rien  apprendre;  11  ne 
fait  que  flotter 'd'erreurs  en  erreurs,  il 
n'acquiert  qu'un  vain  favoir  &  de  ftériles 
connoifTances ,  parce  que  le  vrai  rapport 
des  chofes  à  l'homme  ,  qui  eft  fa  princi- 
pale fcience,  lui  demeure  toujours  caché. 
Mais  c'eft  fe  borner  à  la  premier  moitié 
de  cette  fcience  5  que  de  ne  pas  étudier 
encore  les  rapports  qu'ont  les  chofes  en- 
tre elles  5  pour  mieux  juger  de  ceux  qu'el- 
les ont  avec  nous.  C'eft  peu  de  connoître 
les  pafliions  humaines  ,  fi  l'on  n'en  Ciit 
apprécier  les  objets  ;  &  cette  féconde 
étude  ne  peut  fe  faire  que  dans  le  cal- 
me de  la  méditation. 

La  jeunelTe  du  fage  eft  le  tems  de  fes 
expériences  ,  fes  palTions  en  font  les  inf- 
trumens  ;  mais,  après  avoir  appliqué  fon 
âme  aux  objets  extérieurs  pour  les  fen- 


H  É  L  0  ï  s  e:         55*5 

tîr ,  il  la  retire   au-dedans  dé  lui  pour 
les  confîdérer  5les  comparer ,  les  connoî" 
tre.  Voilà  le    cas  où  vous  devez  être 
plus  que  perfonne  au  monde.  Tout  ce 
qu'un  cœur  fenfible  peut  éprouver  de 
plaifirs  3c  de  peines  a  rempli  le  vôtre; 
tout  ce  qu*un  homme  peut  voir,  vos 
yeux  font  vu.  Dans  un  efpace  de  douze 
ans  vous  avez  épuifé  tous  les  fentipiens 
qui  peuvent  être  épars  dans  une  longue 
vie  y  &  vous  avez  acquis ,  jeune  encore , 
Texpérience  d'un  vieillard.  Vos  premiè- 
res obfervations  fe  font  portées  fur  des 
gens  fimples  &  fortant  pr efque  des  mains 
de  la  Nature  ,  comme  pour  vous  fervir 
de  pièces  de  comparaifon.  Exilé  dans  îa 
capitale  du  plus  célèbre  peuple  de  l'uni- 
vers y  vous  êtes  fauté ,  pour  ainC  dire , 
à  l'autre    extrémité  :  le  génie  fupplée 
aux  intermédiaires.  PafTé  chez  la  feule 
nation  d'hommes  qui  refte  parmi  les 
troupeaux  divers  dont  la  terre  eft  cou- 
verte 5  fi  vous  n'avez  pas  vu  régner  les 
loîx,  vous  les  avez  vu  du  moins  exifter 
encore  ;  vous  avez  appris  à  quels  fignes 


35^4    ^^   N ovv ^LLu 
on  reconnoît  cet  organe  facré  de  la  vo- 
lonté d*un  peuple  ,&  comment  l'empire 
de  la  raiion  publique  eft  le  vrai  fonde- 
ment Se  la  liberté.  Vous  avez  parcouru 
tous  les  climats ,  vous  avez  vu  toutes  les 
régions  que  le  foleil  éclaire.  Un  fpeda- 
cle  plus  rare  &  digne  de  Toeil  du  fage  3 
le  fpedacle  d'une  âme  fublime  &  pure  , 
triomphant  de  fes  paflions  &  régnant 
fur  elle-m.éme ,  eil  celui  dont  vous  jouif- 
fez.  Le  premier  objet  qui   frappa  vos 
regards  efl:  celui  qui  les  frappe  encore , 
&  votre  admiration  pour  lui  n'eft  que 
mieux  fondée  après  en  avoir  contemplé 
tant  d'autres.  Vous  n'avez  plus  rien  à 
fentir  ^ni  à  voir,  qui  mérite  de  vous  oc- 
cuper. II  ne  vous  refte  plus  d'objet  à  re- 
garder que  vous-même ,  nide  jouiffance 
à  goûter  que  celle  de  la  fageffe.  Vous 
avez  vécu  de  cette  courte  vie  ;  fongez  à 
vivre  pour  celle  qui  doit  durer. 

Vos  paiîîons  ,  dont  vous  fûtes  long- 
tems  l'efclave ,  vous  ont  laifTé  vertueux. 
Voilà  toute  votre  gloire  ;  elle  eft  gran- 
de 5  fans  doute  j  mais  foyez-  en  moins 


H  É  L  0  ï  s  e;       5  5'j 

fier.  Votre  force  même  efl:  l'ouvrage  de 
votre  foiblefTe.  Savez-vous  ce  qui  vous 
a  fait  aimer  toujours  la  vertu  ?  Elle  a 
prisjà  vos  yeux,  la  figure  de  cette  femme 
adorable  qui  la  repréfente  fi  bien ,  &  il 
feroit  difficile  qu  une  fi  chère  image 
vous  en  laiflat  perdre  le  goût.  Mais  ne 
Taimerez-vous  jamais  pour  elle  feule  , 
.&  n^irez-vous  point  au  bien  par  vos  pro- 
pres forces  5  comme  Julie  a  fait  par  les 
fiennes?  Enthoufiafte  oifif  de  fes  vertus,^ 
vous  bornerez-vous  fans  ceffeà  les  admi- 
rer ,  fans  les  imiter  jamais  ?  Vous  par- 
lez avec  chaleur  de  la  manière  dont  elle 
remplit  fes  devoirs  d'époufe  &  demere; 
mais  vous  5  quand  remplirez- vous  vos 
devoirs  d'homme  8c  d'ami ,  à  fon  exem- 
ple ?  Une  femme  a  triomphé  d'elle- 
m.cme  ,  &  un  philofophe  a  peine  à  fe 
vaincre  !  Voulez-vous  donc  n'être  tou- 
jours qu'un  difcoureur  comme  les  au- 
tres,  &  vous  borner  à  faire  de  bons 
'livres,  au  lieu  de  bonnes  adions(j)> 

._     (  I  )  Non  ce  fîecle  de  la  phiiorophie  ne  paf- 


5;(?     La  Nou  vellz 

Prenez-y  garde,  mon  cher  ;  il  régne  cm 
core  dans  vos  lettres  un  ton  de  moUeiTe 

fera  point  fans  avoir  produit  un  vrai  philofo- 
phe.  J'en  connois  un  3  un  feul ,  j'en  conviens; 
nais  c'cft  beaucoup  encore,  &  pour  comble 
de  bonheur ,  c'eft  dans  mon  pays  qu  il  exille. 
L'oferai-je  nommer  ici ,  lui  dont  la  véritable 
gloire  eft  d'avoir  fu  refter  peu  connu?  Savant 
tz  modefte  Abauzit ,  que  votre  fublime  fîm- 
plicité  pardonne  à  mon  cœur  un  zelcqui  n'a 
point  votre  nom  pour  objet.  Non,  ce  n'eil  pas 
vous  que  je  veux  faire  connoître  à  ce  Hecle  in- 
digne de  vous  admirer  i  c'eft  Genève  que  je 
veux  illuftrer  de  votre  féjourtce  font  mes 
Concitoyens  que  je  veux  honorer  de  Thon- 
ncurqu'ilsvousrendent.HeureuxIepaysonîe 
méri te  quife cache  en  eft  d'autant  plus  eftimél 
Heureux  lepeuple  oûla  JeunefTealtierevient 
abaiflcrfonton  dogmatique  &  rougir  de  Ton 
vain  favoir,  devant  la  dodte  ignorance  du 
fage  !  Vénérable  &  vertueux  vieillard  !  vous 
n'aurez  point  été  prôné  par  les  beaux  efprits; 
leurs  bruyantes  Académies  n'auront  point 
retenti  de  vos   éloges:  au-lieu  de  dépofer, 
comme  eux,  votre  fagefl'e  dans  àts  livres  , 
vcfus  l'aurez  mife  dans  votre  vie,pour  l'exem- 
ple   de  la  patrie  que    vous    avez    daigné 
vous  choifîr,  que  vous  aimez  6c  qui  vous 


I 


H  É  L  o  ï  s  E.  ^^y 

Se  de  langueur  qui  me  déplaît,  &  qui  eft 
bien  plus  un  refte  de  votre  paiîîon,qu  uia 
effet  de  votre  caradère.  Je  hais  par-tout 
la  foiblefle,  &  n  en  veux  point  dans  mon 
ami.  Il  n  y  a  point  de  vertu  fans  force; 
èc  le  chemin  du  vice  efl  la  lâchetç.  Ofez- 
vous  bien  compter  fur  vous  avec  un 
cœur  fans  courage  ?  Malheureux!  fi  Julie 
étoit  foible,  tu  fuccomberois  demain,  & 
ne  ferois  qu'un  vil  adultère.  Mais  te 
voilà  refté  feule  avec  elle  ;  apprends  à 
laconnoître,  &  rougis  de  toi. 

J'efpère  pouvoir  bien  -  tôt  vous  aller 
joindre.  Vous  favez  à  quoi  ce  voyage  eft 
deftiné.  Douzç  ans  d^erreurs  &  de  trou- 
bles me  rendent  fufpeâ  à  moi-même  ; 
pour  réfifter,  j'ai  pu  me  fuifire  ;  pour  choi* 
fir,  il  me  faut  les  yeux  d'un  ami;  &  je 
me  fais  un  plaifir  de  rendre  tout  com- 
mun entre  nouj;  la  reconnoiffance  auffi- 
bien  que  rattachement,  Cependant  ^  ne 


refpeéle.  Vous  avez  vécu  comme  Socrate^ 
mais  il  mourut  par  la  main  de  fe^  Conci-» 
to/ens^  &  vo^s  êtes  çhçn  des  vôtres^ 


35*8     La  Nouvelle 

vous  y  trompez  pas ,  avant  de  vous  ac- 
corder ma  confiance  ,  j'examinerai    fi 
vous  en  êtes  digne ,  ôc  fi  vous  méritez 
de  me  rendre  les  foins  que  j'ai  pris  de 
vous.  Je  connois  votre  cœur ,  j'en  fuis 
content  ;  ce  n  eft  pas  afTez  ;  c'eft  de  vo- 
tre jugement  que  j'ai   befoin  dans  ua 
choix  où  doit  préfider  la  raifon  feule , 
&  oii  la  mienne  peut  m'abufer.  Je  ne 
crains  pas  les  paffions  qui,  nous  faifant 
une  guerre   ouverte  ,  nous  avertirent 
de  nous  mettre  en  défenfe  ;  nous  lait 
fent ,  quoi  qu'elles  falfent ,  la  confcien- 
ce  de  toutes  nos  fautes  ^  &  auxquelles 
on  ne  cède  qu'autant  qu'on  leur  veut 
céder.  Je  crains  leur  illufion^qui  trompe, 
au-lieu  de  contraindre,  &  nous  fait  faire, 
fans  le  favoir ,  autre  chofe  que  ce  que 
nous  voulons.  On  n'a  befoin  que  de  foi 
pour  réprimer  (qs  penchans  ;  on  a  quel- 
quefois befoin  d'autrui  pour  difcerner 
ceux  qu'il  eft  permis  de  fuivre;  &  c'efl: 
à  quoi  fert  l'amitié  d'un  homme  fage 
qui  voit  pour  nous,  fous  un  autre  point 
de  vue,  les  objets  que  nous  avons  intérêt 


H  É   L   o   ï  s  E.  5yp 

à  bien  connoître.  Songez  donc  à  vous 
examiner  5  &  dites-vous  fi  ,  toujours  en 
proie  à  de  vains  regrets  ,  vous  ferez  à 
jamais  inutile  à  vous  &  aux  autres  ;  ou 
fi,  reprenant  enfin  Tempire  de  vous- 
même  ,  vous  voulez  mettre  une. fois  vo- 
tre âm€  en  état  d'e'clairer  celle  de  votre 
amî. 

Mes  affaires  ne  me  retiennent  plus  I 
Londres  que  pour  une  quinzaine  de 
jours;  je  paiferai  par  notre  armée  de 
Flandres^,  où  je  compte  refter  encore  au- 
tant ;  de  forte  que  vous  ne  devez  guères 
ni'attendre  avant  la  fin  du  mois  prochain, 
ou  le  commencement  d'Ocftobre.  Ne 
m'écrivez  plus  à  Londres  ;  mais  à  l'ar- 
mée fous  Tadreife  ci-jointe.  Continuez 
vos  defcriptions  :  malgré  le  mauvais  ton 
de  vos  lettres,  elles  me  touchent  &  m'inf 
truifent;  elles  m'infpirent  des  projets 
de  retraite  &  de  repos  convenables  à  mes 
maximes  &  à  mon  âge.  Calmez  fur-tout 
rinqiiiétude  que  vous  m'avez  donnée 
fur  Madame  de  Wolmar  :  fi  fon  fort 
?î'eft  pas  heureux,  qui  doit  ôfer  afpirea 


^6o     La   N  ou  V  EiL  e 
à  rêtre  ?  Après  le  détail  qu'elle  vous  a 
fait  5  je  ne  puis  concevoir  ce  qui  manque 
à  fon  bonheur  (i)* 


LETTRE    XX  V* 

D  E  S  A  I  N  T-P  JR.E  U  X 
JL     MlZOS-D    É  D  0  U  A  R  D. 

\J  U 1 5  Milord ,  je  vous  le  confirme 
avec  des  tranfports  de  joie,  la  Icène  de 
Meillerie  a  été  la  crife  de  ma  folie  &:  de 
mes  maux.  Les  explications  de  M.  dç 
Wolmar  m'ont  entièrement  ralluré  fur 
le  véritable  état  de  mon  cœur.  Ce  cœur 
trop  foible  efl:  guéri  tout  autant  qu  il 
peut  Tétre;  &  je  préfère  la  trifteife  d'un 
regret  imaginaire  ^  à  Teffroi  d'être  fans 


(i)  Le  galimathias  d©  cette  lettre  me  plaît, 
en  ce  qu'il  eft  tout^à-fait  dans  le  caraflère  du 
bon  Edouard,  qui  n  ert  jamais  fi  philofophe, 
que  quand  il  fait  à^s  fottifes,  &  ae  raifonne 
jiun^s  tgnt ,  ^iç  qu«ui4  il  ne  &t  ce  qu'il  dit. 


H  É  L  o  ï  S  n.         ^gi 

•effe  aflîégé   par  le  crime.  Depuis  le 

retourdecedigne  ami,  je  ne  balance 
plus  a  lui  donner  un  nom  C  cher  & 
dont  vous  m'av€Z  fi  bien  fait  fentir  tout 
le  prix.  C'eft  le  moindre  titre  que  je 
doive  à- quiconque  aide  à  me  rendre  à 
la  vertu.  La  paix  eft  au  fond  de  mon 
ame  comme  dans  le  féjour  que  j'habite. 
Je  commence  à  m'y  voir  fans  inquiétude  , 
a  y  vivre  comme  chez  moi  ;  &  fi  je  nV 
prends  pas  tout-à-fait  l'autorité  d'u., 
maître,  je  fens  plus  de  plaifir  encore  à 
me  «garder  comme  l'enfant  de  la  mai- 
fon.  La  Cmplicité ,  l'égalité  que  j'y  vois 
régner,  ont  un  attrait  qui  me  touche  & 
me  porte  au  refped.  Je  paffe  des  jours 
fereins   entre   la    raifon    vivante  &  la 
vertu  fenfible.  En  fréquentant  ces  heu- 
reux époux,  leur  afcendant  me  gagne 
&  me  touche  infenfiblement ,  &  mon 
cœur  fe  met  par  degrés  à  l'uni/Ton  des 
leurs,comme  la  voix  prend,  fans  qu'on  y. 
fonge,  le  tondes  gens  avec  qui  l'on  parle 
Quelle  retraite  déliciçufe  !  quelle  char- 
mante habitation  .'que  la  douce  habitude 
Tome  111,  Q 


^62     La    Nouvelle 
é.y  vivre  en  augmente  le  prix  !  &  que  , 
fi  rafpeél  en  paroît  d'abord  peu  brillant, 
il  eft  difficile  de  ne  pas  Taimer,  auffi-tôt 
qu  on  la  connoît!  le  goût  que  prend  Ma-- 
dame  de  X'v^olmar  à  remplir  fes  nobles 
devoirs ,  à  rendre  heureux  &  bons  ceux 
qui  rapprochent,  fe  com.munique  à  tout 
ce  qui  en  eft  l'objet ,  à  fon  mari ,  à  fes 
enfans  5  à  fes  hôtes  ,  à  (qs  domeftiques. 
Le  tumulte,  les  jeux  bruyans,  les  longs 
éclats  de  rire  ne  retentilTent  point  dans 
ce  paifîble  féjour  ;  mais  on  y  trouve  par- 
tout des  cœurs  contens  &  des  vî^g^s 
gais.  Si  quelquefois  on  y  verfe  des  lar- 
mes 5  elles  font  d'attendrilTement  &  de 
joie.  Les  noirs  foucis ,  l'ennui ,  la  trif- 
tefle  n'approchent  pas  plus  d'ici  que  le 
vice  &  les  remords  dont  ils  font  le  fruit. 
Pour  elle,  il  eft  certain  qu'excepté  la 
peine  fecrette  qui  la  tourmente  &  dont 
je  vous  ai  dit  la  caufe  dans  ma  précédente 
lettre  Ci),tout  concourt  à  la  rendre  heu- 


(i)  Cette  précédente  lettre  ne  fe  trouve 
point.  On  en  verra  ci-après  la  raifon. 


U  É    L    O    ï   s   E.  553 

ireufe.  Cependant  avec  tant  de  raifons 
de  Têtre ,  mille  autres  fe  défoleroient  à 
fa  place.  Sa  vie  uniforme  &  retirée  leur 
feroit  infupportable  ;  elles  s'impatien- 
teroient  du  tracas  des  enfans  ;  elles  s'en- 
nuieroient  des  foins  domeftiques  ;  elles 
ne  pourro'ent  fouffrir  la  campagne  ;  la 
fageiîe  &c  Teflim.e  d'un  mari  peu  caref- 
fant ,  ne  les  dédommageroient  ni  de  fa 
froideur  ni  de  fon  âge  ;  fa  préfence  &c 
fon  attachement  même  leur  feroient  à 
charge  :  ou  elles  trouveroient  Tart  de 
Técarter  de  chez  lui  pour  y  vivre  à  leur 
liberté,  ou,  s'en  éloignant  elles-mêmes, 
elles  mépriferoient  les  plaifirs  de  leur 
état ,  elles  en  chercheroient  au  loin  de 
plus  dangereux  ,  &  ne  feroient  à  leur 
aife  dans  leur  propre  maifon ,  que  quand 
elles  y  feroient  étrangères.  Il  faut  une 
âme  faine  pour  fentir  les  charmes  de  la 
retraite  ;  on  ne  voit  guères  que  des  gens 
de  bien  fe  plaire  au  fein  de  leur  famille 
de  s'y  renfermer  volontairement  ;  s'il  eil 
au  monde  une  vie  heureufe  ,  c'eft  icm% 
doute  celle  qu'ils  y  paflent.  Mais   les 

Q2 


3(?4'  La  Nouvelle 
inftrumensdu  bonheur  ne  font  rien  pour 
qui  ne  fait  pas  les  mettre  en  oeuvre ,  & 
l'on  ne  fent  en  quoi  le  vrai  bonheur 
confifte  ,  qu'autant  qu'on  efl:  propre  à 
le  goûter. 

S'il  falloit  dire  avec  précifion  ce  qu'on 
fait  dans  cette  maifonpour  être  heureux, 
je  croirois  avoir  bien  répondu  en  difant  : 
Q-;i  y  fait  a/ii/re  i  non  dans  le  fens  qu'on 
donne  en  France  à  ce  mot, qui  eft  d'avoir 
avec  autrui  certaines  manières  établies 
par  la  mode  ;  mais  de  la  yie  de  l'homme, 
^  pour  laquelle  il  eft  né  ;  de  cette  vie 
dont  vous  me  parlez  ,  dont  vous  m'avez 
donné  l'exemple^qui  dure  au-delà  d'elle- 
même,  &  qu'on  ne  tient  pas  pour  perdue 
au  jour  de  la  mort. 

Julie  a  un  père  qui  s'inquiette  du  bien- 
ctre  de  fa  famille  ;  elle  a  des  enfans  à 
la  fubfiftance  defquels  il  faut  pourvoir 
convenablement.  Ce  doit  être  le  prin- 
cipal foin  de  l'homme  fociable  ,  &  c'eft 
auffi  le  premier  dont  elle  &  fon  mari 
fe  font  conjointement  occupés.  En  en- 
fant en  ménage ,  ils  ont  examiné  l'état 


Hé  lois  e.  ^gç 
de  leurs  biens  ;  ils  n'ont  pas  tant  regardé 
s  ils  étoîent  proportionnés  à  leur  condi- 
tion qu'à  leurs  befoins  ^  &  voyant  qu'il 
n'y  avoit  point  de  famille  honnête  qui 
ne  dût  s'en  contenter,  ils  n'ont  pas  eu 
affez  mauvaife  opinion  de  leurs  enfans 
pour  craindre  que  le  patrimoine,  qu'ils 
ont  à  leur  laiiîer  ne  leur  put  fuffire.  Ils 
fe  font  donc  appliqués  à  l'améliorer 
plutôt  qu'à  l'étendre;  ils  ont  placé  leur 
argent  plus  (urement  qu'avantageufe- 
nient:  au -lieu  d'acheter  de  nouvelles 
terres  ,  ils  ont  donné  un  nouveau  prix 
à  celles  qu'ils  avoient  déjà,  &  l'exemple 
de  leur  conduite  eft  le  feul  tréfor  dont 
ils  veuillent  accroître  leur  héritage. 

II  eft  vrai  qu'un  bien  qui  n'augmente 
point  eft  fujet  à  diminuer  par  mille  ac- 
cidens;  mais  fi  cette  raifon  eft  un  mo- 
tif pour  l'augmenter  une  fois  ,  quand 
ceiïera-t-elle  d'être  un  prétexte  pour 
l'augmenter  toujours  ?  Il  faudra  le  par- 
tager à  plufieurs  enfans;  mais  doivent-ils 
refter  oififsP.Le  travail  de  chacun  n'eft-il 
^pas  un  fupplément  â  fon  partage ,  &  fon 

93 


j^6    La    Nouvelle 

Biduflrie  ne  doit-elle  pas  entrer  dans  le 
calcul  de  fon  bien  ?  Uinfatiable  avidité 
fait  aiafi  fon  chemin  fous  le  mafque  de 
la  prudence  ,  &  mène  au  vice  à  force 
de  chercher  la  fureté.  C'eft  en  vain ,  dit 
M.  de  'Wolmar  ^  qu'on  prétend  donner 
aux  chofes  humaines  une  folidité  qui 
n'efl:  pas  dans   leur  nature»  La   raifon 
jnême  veut  que  nous  laifiions  beaucoup 
de  chofes  au  hafard  ,  ^i  fî  notre  vie  & 
notre   fortune   en   dépendent  toujours 
malgré  nous  ,  quelle  folie  de  fe  donner 
uns  ceÛe  un  tourment  realpour  prévenir 
des  maux  douteux  6:  des  dangers  iné- 
quitables ?  La  feule  précaution  qu'il  ait 
prife  à  ce  fujet ,  a  été  de  vivre  un  an  fur 
'  fon  capital ,  pour  fe  lalfTer  autant  d'a- 
vance fur  fon  revenu  ;  de  forte  que  le 
produit  anticipe  toujours  d'une  année 
fur  la  dépenfe.  Il  a  mieux  aimé  diminuer 
un  peu  fon  fonds  que  d'avoir  fans  ceflè 
à  courir  après  fes  rentes.  L'avantage  de 
n'être  point  réduit  à  des  expédiens  rui- 
neux ,  au  moindre  accident  imprévu,  l'a 
^déjà  rembourfé  bien  des  fois  de  cette 


II  É    L    O    ï  s    Ë.  5^7 

avance.  Ainfi  l'ordre  &  la  règle  lui  tien- 
nent lieu  d'épargne,  &  il  s'enrichit  de 
ce  qu'il  a  dépenfé. 

Les  maîtres  de  cette  maifon  jouifTent 
d'un  bien  médiocre  félon  hs  idées  de 
fortune  qu'on  a  dans  le  monde  ;  mais 
au  fond ,  je  ne  connois  perfonne  de  plus 
opulent  qu'eux.  Il  n'y  a  point  de  richelTe 
abfolue.  Ce  mot  ne  fîgnifie  qu'un  rapport 
de  furabondance  entre  les  defirs  &  les 
facultés  de  l'homme  riche.  Tel  efl  riche 
avec  un  arpent  de  terre  ;  tel  eil  gueux 
au  milieu  de  (es  monceaux  d'or.  Le  dé- 
fordre  &  les  fantaifies  n'ont  goint  cfe 
^bornes  ,  &  font  plus  de  pauvres  que  les 
vrais  befoins.  Ici,  la  proportion  eft  éta- 
blie fur  un  fondement  qui  la  rend  iné- 
branlable, favoir,  le  parfait  accord  des 
deux  époux.  Le  mari  s  eu  chargé  du  re- 
couvrement des  rentes  ,  la  femme  en 
dirige  l'emploi;  &  c'eft  dans  l'harmonie 
qui  règne  entre  eux  ,  qu'eft  la  fource  de 
leur  richefTe. 

Ce  qui  m'a  d'abord  le  plus  frappé  dans 
cette  maifon,  c'efld'y  trouver  l'aifance, 

Q4 


'^6S     La   J\/ourELLE 
h  liberté  ,  la  gaieté  au  milieu  de  Tordre 
3c  de  Texaditude.  Le  grand  défaut  des 
maifons  bien  réglées  eft  d'avoir  un  air 
îrifte  &  contraint.  L'extrême  follicitude 
des  chefs  fent  toujours  un  peu  Tavarice. 
Tout  refpire  la  gène  autour  d'eux  ;  la 
rigueur  de  Tordre  a  quelque  chofc  de 
fervile   qu'on    ne   fupporte   point  fans 
peine.  Les  domeftiquesfont  leur  devoir; 
mais  ils  le  font  d'un  air  mécontent  & 
craintif.  Les  hôtes  font  bien  reçus,  mais 
ils  n'ufent  qu'avec  défiance  de  la  liberté 
.  qu'on  leur  donne,  &,com.me  on  s'v  voit 
toujours  hors  de  la  règle  ,  on  n'y  fait 
lien  qu'en  tremblant  de  fe  rendre  in- 
.difcret.  On  fent  que  ces  pères  efckives 
re  vivent  point  pour  eux ,  mais  pour 
leurs  enfans  ;  fans  fonger  qu'ils  ne  font 
pas  feulement  pères  ,  mais  hommes,  &: 
qu'ils  doivent  à  leurs  enfans  Texemple 
de  la  vie  de  Thomme  &   du  bonheur 
attaché  à  la  fageffe.  On  fuit  ici  des  rè- 
gles plus  judicieufes.  On  y  penfe  qu'un 
dQS  principaux  devoirs  d'un  bon  père 
de  famille^n'efl:  pas  feulement  de  rendre 
fon  féjour  riant ,  afin  que  fes  entns  s'y 


H  É    L   O   ï  s    E.  5(59 

plalfent;  mais  d'y  mener  lui-même  une 
vie  agréable  &  douce  ,afin  quils  fentent 
qu  on  eft  heureux  en  vivant  comme  lui, 
&  ne  foient  jamais  tentés  de  prendre  [ 
pour  rêtre  ,  une  conduite  oppofée  àla 
iîenne.  Une  des  maximes  que  M.  de 
Wolmar  répète  le  plus  fouvent  au  fujet 
àQs  amufemens  i^s  deux  coufines  ,  eft 
que  la  vie  trifte  &  mefquine  des  pères  & 
mères  eft  prefque  toujours  la  première 
fource  du  défordre  des  enfans. 

^  Pour  Julie,  qui  n'eut  jamais  d'autre 
règle  que  fon  cœur  &  n'en  fauroit  avoir 
déplus  fûre,  qWq  s  y  livre  fans  fcrupule, 
& ,  pour  bien  faire ,  elh  fait  toutce  qu'il 
lui  demande.  Il  ne  laifTe  pas  de  lui  de- 
mander beaucoup,  &  perfonne  ne  fait 
mieux  qu'elle  mettre  un  prix  aux  dou- 
ceurs de  la  vie.  Comment  cette  âme  û 
fenfible  feroit-elle  infenfible  auxplaifirs  ? 
Au  contraire  ,  elle  Iqs  aime ,  die  les 
recherche  ,  elle  ne  s'en  refufe  aucun  de 
ceux  qui  la  flattent  ;  on  voit  qu'elle  fait 
les  goûter  :  mais  ces  plaifirs  font  le» 
plaifirs  de  Julie.  Elle  ne  néglige  ni  fes 


570  La  Nouvelle 
propres  commodités, ni  celles  à^^  gens 
qui  lui  font  chers  ,  c'eft-à-dire ,  de  tous 
ceux  qui  Tenvironnent.  Elle  ne  compte 
pour  fuperfiu  rien  de  ce  qui  peut  con- 
tribuer au  bien  -  être  d'une  perfonns 
fenfée  ;  mais  elle  appelle  ainfi  tout  ce 
qui  ne  fert  qu'à  briller  aux  yeux  d'autrui  j 
de  forte  qu'on  trouve  dans  fa  maifon 
le  luxe  de  plaifir  &  de  fenfuaîité  fans 
rafinement  ni  moîlefïè.  Quant  au  luxe 
<îe  magnificence  &  de  vanité ,  on  n'y  en 
voit  que  ce  qu'elle  n'a  pu  refufer  au  goût 
de  fon  père  ;  encore  y  reconnoît  -  on 
toujours  le  fien  qui  confifte  à  donner 
moins  de  luftre&  dMcIat  que  d^élégance 
te  de  grâce  aux  chofes.  Quand  je  lui 
parle  des  moyens  qu*on  invente  jour- 
nellement à  Paris  ou  à  Londres  pour 
lùfpendre  plus  doucement  les  carrofîes  ; 
elle  approuve  afTez  cela  ;  mais  quand 
je  !uî  dis  ]u(qu  à  quel  prix  on  a  pouffé 
les:  vernis ,  eîîe  ne  me  comprend  plus  , 
&  me  dem.ande  toujours  fi  ces  beaux 
Temîs  rendent  les  carroffes  plus  com- 
modes. YM.Ç.  ne  floute  pas  que  Je  n'^exa- 


H  É  L  o  ï  S  e:       5711 

gère  beaucoup  fur  les  peintures  fcan- 
daleufes  dont  on  orne  à  grands  fraîx 
ces  voitures ,  au  lieu  des  armes  qu'on  y 
mettoit  autrefois  ,  comme  s'il  étoitplus 
beau  de  s'annoncer  aux  pafTans  pour  un 
homme  de  mauvaifes  mœurs  que  pour 
un  homme  de  qualité  !  Ce  qui  Ta  fur- 
tout  révoltée^  a  été  d'apprendre  que  les 
femmes  avoient  introduit  ou  foutenu 
cet  ufage ,  Se  que  leurs  carrofles  ne  fe 
diffinguoient  de  ceux  des  homm.es  que 
par  des  tableaux  un  peu  plus  lafcifs.  J'ai 
été  forcé  de  lui  citer  là-deiïus  un  mot 
de  votre  illuftre  ami  qu'elle  a  bien  de 
la  peine  à  digérer.  J'étois  chez  lui  un 
jour  qu'on  lui  montroit  un  vis-à-vis  de 
cette  efpèce.  A  peine  eut-il  jeté  les 
yeux  fur  les  panneaux  ,  qu'il  partit  en 
difant  au  maître  :  montrez  ce  carroiïe 
à  des  femmes  de  la  Cour  ;  un  honnête- 
homme  n'oferoit  s'en  fervir. 

Comme  le  premier  pas  vers  le  biea 
efl:  de  ne  point  faire  de  mal ,  le  premier 
pas  vers  le  bonheur  eff  de  ne  point  fouf- 
frir.  Ces  deux  maximes  qui ,  bien  en- 

Q(5 


57  i     La    Nouvèll-e 
tendues  ,    épargneroient  beaucoup  de 
préceptes  de  morale ,  font  chères  à  Ma- 
dame de  Wolmar.  Le  mal-être  lui  eft 
extrêmement  fenfible   &  pour  elle   & 
pour  les  autres  ,  &  il  ne  lui  feroit  pas 
plus  aifé  d'être  heureufe  en  voyant  Aqs 
xniférables  ,  qu'à  l'homme  droit  de  con- 
ferver  fa  vertu  toujours  pure,  en  vivant 
uns  cefTe  au  milieu  des  mcchans.  Elle 
n  a  point  cette  pitié  barbare  qui  fe  con- 
tente de  détourner  les  yeux  des  maux 
qu'elle  pourroit  foulager.   Elle  les  'va 
chercher  pour  les  guérir  ;c'efl  l'exiftence^ 
Z:  non  la  vue  des  malheureux ,  qui  la 
tourmente  ;  il  ne  lui  fuffit  pas  de  ne  point 
favoir  qu'il  y   en  a,  il  faut  pour  fon 
pepos  qu'elle  fâche  qu*il  n'y  en  a  pas  , 
du  moins  autour  d'elle  :  car  ce  feroit 
fortir  des  termes  de  l'a  raifon  que  de 
feire  dépendre  fon  bonheur  de  celui  de 
tous  les  hommes.  Elle  s'informe  des  be- 
foins  de  fon  voifinage  avec  la  chaleur 
qu'on  met  à  fon  propre  intérêt  ;  elle  en 
connoît  tous  les  habitans  ;  elle  y -étend, 
poux  ainfi  dire ,  l'enceinte  de  fa  famille  ^ 


H  t  L  o  ï  S  E.         375 

^  n'épargne  aucun  foin  pour  en  écarter 
tous  les  fentimens  de  douleur  &  de 
peine  auxquels  la  vie  humalae  eft  alTu- 
jettie. 

Mylord ,  je  veux  profiter  de  vos  Ie~ 
çons  ;  mais  pardonnez-moi  un  enthou- 
fîafrae  que  je  ne  me  reproche  plus  Se 
que  vous  partagez.  Il  n'y  aura  jamais 
qu  une  Julie  au  monde.  La  Providence 
a  veillé  fur  elle  ,  &  rien  de  ce  qui  la 
regarde  n'eft  un  effet  du  hazard.  Le  ciel 
femble  l'avoir  donnée  à  la  terre  pour  y 
montrer  à  la  fois  Texcellence  dont  une 
âme  humaine  eft  fufceptible  ^  &  le  ben- 
heur  dont  ^Uq  peut  jouir  dans  Tobfcu- 
rite  de  la  vie  privée ,  fans  le  fecoitrs  des 
vertus  éclatantes  qu'l  peuvent  Tclever 
au-defîus  d'elle -mcme  ^  ni  de  la  gloire 
qui  les  peut  honorer.  Sa  faute ,  fi  c'en 
fut  une ,  n'a  fervi  qu'à  déployer  fa  force 
Ôc fon  courage. Ses  parens  ,  Cqs  amis,  (es 
domeftiques  ,  tous ,  heureufement  nés  s 
étoient  faits  pour  l'aimer  &  pour  en  être 
aimés.  Son  pays  étoit  le  feul  où  il  lui 
convînt  de  naître  3  la  fimplicité  ,  qui  la 


57*  La  N ou x^ elle 
rend  fublime  ,  devoit  régner  autouï 
d'elle  ;  il  luifalloit ,  pour  être  heureufe  ^ 
vivre  parmi  des  gens  heureux.  Si ,  pour 
fon  malheur  y  elle  fût  née  chez  des  peu- 
ples infortunés  qui  gémiflènt  fous  le 
poids  de  Toppreffion,  &  luttent  fans  ef- 
poir  &  fans  fruit  contre  la  mifere  qui 
les  confume  ,  chaque  plainte  des  oppri' 
mes  eût  empoifonné  fa  vie ,  la  défola- 
tion  commune  Teut  accablée  ,  &  fon 
cœur  bienfaifant ,  épuifé  de  peine  &: 
d'ennuis ,  lui  eût  fait  éprouver  fans  celTe 
les  miux  qu'elle  n'eût  pu  foulager. 

Au  Heu  de  cela  ,  tout  anime  &  fou- 
tient  ici  fa  bonté  naturelle.  Elle  n'a  point 
à  pleurer  les  calamités  publiques.  Elle 
n'a  point  fous  les  yeux  l'image  afFreufe 
de  la  mifere  &  du  défefpoir.  Le  Villa- 
geois, à  fonaife  (i),  a  j.lusbefoin  de  fes 


(  I  Mî  y  a  prc^-  de  Clarens  un  village  ap- 
pelle Montra, dent  !a  Commune  eule  eft  aflez 
riche  peur  entretenir  tous  lesCommuniers, 
n^eufTent-ii  (ru^in  pouce  de  terre  en  propre. 
AufTi  la  bourgeoise  de  ce  village  eft-elle  preP 


H  É  L  O   T  s  li.  J7f 

avis  que  de  fes  dons.  S'il  fe  trouve  quel- 
que orphelin  trop  jeune  pour  gagner  fa 
vie  y  quelque  veuve  oubliée  qui  fouffre 
en  fecret ,  quelque  vieillard  fans  enfans  ^ 
dont  les  bras  affoibïis  par  fage  ,  ne  four-^ 
niffent  plus  à  fon  entretien ,  elle  ne  craint 
pas  que  fes  bienfaits  leur  deviennent 
onéreux ,  &  faflent  aggraver  fur  eux  les 
charges  publiques^pour  en  exempter  des 
coquins  accrédités.  Elle  jouit  du  bien 
qu'elle  fait ,  &  le  voit  profiter.  Le  bon- 
heur qu^elle  goûte  fe  muîtiprie  &  s'étend 
autour  d'elle.  Toutes  les  maifons  où  elle 
entre  ,.  offrent  bientôt  un  tableau  de  la 
fienne  ;  l'aifanee  &^  le  bien-être  y  font 
une  de  fes  moindres  influences  ,  la  con- 
corde &  [qs  m.ocnrs  la  tuivtentde  ménage 
en  ménage.  En  fortant  de  chez  elle ,  fes 
yeux  ne  font  frappés  que  d'objets  agréa- 
bles ;  en  y  rentrant ,  elle  en  retrouve  de 
plus  doux  encore  ;  elle  voit  par-tout  ee 

qiieaiifTi  i'flnc'le àacqiérir que ceire dèBerne* 
Que!  dommage  qu'il  ny  ait  pas  la  quelque 
Bonnéte  lîomme  d'^  Subdéîégué  ^  pourren-^ 
d're  Mcilîeiirs  àt¥.oixi\  plus  fociables,8c  leu^ 
S.-Qur^eeiiîe  uni  peu  moins  cher©  Il 


^■76       LaN'ouvelle 

qui  plak  à  fon  cœur,  &  cette  âme  fi  peu 
fenfible  à  ramour-propre^apprend  à  s'ai- 
mer dans  fes  bienfait».  Non  ,  Mylord  , 
je  le  répète  ,  rien  de  ce  qui  touche  à 
Julie  5  n'eft  indifférent  pour  la  vertu. 
Ses  charmes  ,  fes  talens  ,  fes  goûts  ,  fes 
combats ,  fes  fautes ,  fes  regrets ,  fon  fé- 
jour,  fes  amis  ,  fa  famille  ,  fes  peines  , 
fes  plaifirs ,  &  toute  fa  deftinée ,  font  de 
fa  vie  un  exemple  unique  ,  que  peu  de 
femmes  voudront  imiter  ,  mais  qu  elles 
aimeront  en  dépit  d'elles. 

Ce  qui  me  plaît  le  plus  dans  les  foins 
qu'on  prend  ici  'du  bonheur  d'autrui  , 
c'eftqu  ils  font  tous  dirigés  par  lafagefTe , 
'  ^  qu'il  n'en  réfulte  jamais  d'abus.  N'eft 
pas  toujours  bienfaifant  qui  veut  ,  ôc 
fouvent  tel  croit  rendre  de  grands  fer- 
vices  ,  qui  fait  de  grands  maux  qu'il  ne 
voit  pas  ,  pour  un  petit  bien  qu'il 
apperçoit.  Une  qualité  rare  dans  les 
femmes  du  meilleur  caradère  ,  &  qui 
brille  éminemment  dans  celui  de  Ma- 
dame de  Wolmar ,  c'eft  un  difcernement 
exquis  dans  la  diftribution  de  (qs  bien- 


\ 


H  É  L   o   ï  s  E.  37^7 

faits,  foît  par  le  choix  des  moyens  de  les 
rendre  utiles/oitpar  le  choix  Aqs  gens  fur 
qui  elle  les  répand.  Elle  s'efl:  fait  des  règles 
dont  elle  ne  fe  départ  point.  Elle  fait 
accorder  &  refufer  ce  qu'on  lui  demande, 
fans  qu  il  y  ait  ni  foibleffe  dans  fa  bon- 
té 5  ni  caprice  dans  fon  refus.  Quicon- 
-que  a  commis  en  fa  vie  une  méchante 
aclion,  n'a  rien  à  efpérer  d'elle  que  juf- 
tice  &  pardon  ,  s'il  Ta  offenfée  ,  jamais 
faveur  ni  protedion  qu'elle  puifle  placer 
fur  un  meilleur  fujet.  Je  l'ai  vu  refufer 
affez  féchement  à  un  homme  de  cette 
efpece  ,  une  grâce  qui  dépendoit  d'elle 
feule,  ce  Je  vous  fouhaite  du  bonheur  , 
33  lui  dit-elle ,  mais  je  n'y  veux  pas  con- 
33  tribuer  ;  de  peur  de  faire  du  mal  à 
33  d'autres ,  en  vous  mettant  en  état  d'en 
33  faire.  Le  monde  n'eft  pas  affez  épuifé 
33  de  gens  de  bien  qui  foufîrent  ,  pour 
33  qu'on  foit  réduit  à  fonger  à  vous33.  Il 
efl:  vrai  que  cette  dureté  lui  coûte  extrê- 
mement 5&  qu'il  lui  eft  rare  de  l'exercer 
Sa  maxime  eft  de  compter  pour  bons 
tous  ceux  dont  la  méchanceté  ne  lui  eft 


^7?      L  A    No  u  r  Eli  s 

pas  prouvée ,  &  il  y  a  bien  peu  de  me- 
chans  qui  n'aient  Tadreffe  de  fe  mettre 
à  Tabri  des  preuves.  Elle  n'a  point  cette 
charité  pareffeufe  des  riches  ,  qui  p  lye 
en  argent,  aux  malheureux  ,  lo  droit  de 
tejetter  leurs  prieres^&^pour  un  bienfait 
imploré ,  ne  favent  jarçtais  donner  que 
l'aumône.  Sa  bourfe  n'efl:  pas  inépuifa- 
ble  ,  &  depuis  qu'elle  eft  mère  de  fa- 
mille ,  elle  en  fait  mieux  régler  i'uHige. 
De  tous  les  fecours  dont  on  peut  foulagèr 
Iqs  malheureux,  Taumone  eil:5à  la  vérité, 
celui  qui  coûte  le  moins  de  peine  ;  mais 
il  eft  auftî  le  plus  palT^iger  &  le  moins 
folide  ;  &  Julie  ne  cherche  pas  à  fe  dé- 
livrer d'eux  ,  mais  à  leur  être  utile. 

Elle  n'accorde  pas  non  plus  indiftincle- 
ment  des  recommandations  &  des  fervi- 
ces ,  fans  bien  favoir  fi  l'ufage  qu'on  en 
veut  faire  ,  eft  raifonnable  &  jufte.  Sa 
protection  n'eft  jamais  refufée  à  quicon- 
que en  a  un  véritable  befoin,&:  mérite  de 
l'obtenir  ;  mais  pour  ceux  que  l'inquié- 
tude ou  l'ambition  porte  à  vouloir  s'éle- 
ver &  quitter  un  état  où  ils  font  bien  , 


H  È  L  0  j  s  é:        57P 

rarement  peuvent-Ils  l'engagera  fe  mêler 
de  leurs  affaires*  La  condition  naturelle 
à  rhomme,  efl:  de  cultiver  la  terre,  &  de 
vivre  de  fes  fruits.  Le  palfible  habitant 
des  champs  n'a  befoln  pour  fentir  fon 
bonheur  ^que  de  le  connoître.  Tous  les 
vrais  plaifirs  de  Thomme  font  à  fa  por- 
tée ;  Il  n'a  que  les  peines  Inféparables  de 
l'Humanité  ,  des  peines  que  celui  qui 
croît  s'en  délivrer  ,  ne  fait  qu'échanger 
contre  d'autres  plus  cruelles  (i).  Cet 
état  eft  le  feul  néccffalre  &  le  plus  utile. 
Il  n'eft  malheureux  que  quand  les  autres 
le  tyrannifent  par  leur  violence  ,  ou  le 
fédulfent  par  l'exemple  de  leurs  vices. 
C'efl:  en  lui  que  confifte  la  véritable  prof 
pérltéd'un  pays  ,  la  force  &la  grandeur 
qu'un  peuple  tire  de  lui-même  ;  qui  ne 
dépend  en  rien  des  autres  nations ,  qui  ne 
contraint  jamais  d'attaquer  pour  fe  fou- 
tenlr  ^  &  donne  les  plus  fur  s  moyens  de 

(i)  L'homme  ,  forti  de  fa  premier  fîmpli- 
cité,  devient  fi  ftupide, qu'il  ne  fait  pas  même 
defîrer.  Ses  fouhaits,  exaucés  ,  le  méneroicnt 
îoLib  à  la  fortune ,  jamais  à  la  félicité. 


580      Lj   No  u  y  e  ll  s 

fe  défendre.  Quand  il  efl:  queftion  d'eftî* 
mer  la  puiirance  publique  ,  le  bel-efprit 
vâfîte  les  palais  du  prince ,  fes  ports  5  fes 
troupes  5  fes  arfenaux ,  fes  villes  ;  le  vrai 
politique  parcourt  les  terres ,  &  va  dans 
la  chaumière  du  laboureur.  Le  premier 
voit  ce  qu'on  a  fait,  ôc  le  fécond,  ce 
qu  on  peut  faire. 

Sur  ce  principe  on  s'attache  ici  ,  & 
plus  encore  à  Etange ,  à  contribuer  au- 
tant qu'on  peut ,  à  rendre  aux  payfans 
leur  condition  douce ,  fans  jamais  leur 
aider  à  en  for  tir.  Les  plus  aifés  &  les 
plus  pauvres  ont  également  la  fureur 
d'envoyer  leurs  enfans  dans  les  villes , 
les  uns  pour  étudier  .&  devenir  un  jour 
des  Meilleurs  ,  les  autres  pour  entrer  en 
condition ,  &  décharger  leurs  parens  de 
leur  entretien.  Les  jeunes  gens ,  de  leur 
coté ,  aiment  fouvent  à  courir;  les  filles 
afpirent  à  la  parure  bourgeoife  ,  les  gar- 
çons s'engagent  dans  un  fervice  étran- 
ger ;  ils  croient  valoir  mieux  en  rappor- 
tant dans  leur  village  ,  au  lieu  de  fa- 
mour  de  la  patrie  ôc  de  la  liberté ,  l'air 


M  É    L    O   ï   s    E.  381' 

à  la  fois  rogue  &  rempant  des  foldats 
mercenaires,  &  le  ridicule  mépris  d© 
leur  ancien  état.  On  leur  montre  à  tous 
IWeur^ie  ces  préjugés,  la  corruption 
des  enfans ,  l'abandon  des  pères  ,  &  les 
rifques  continuels  de  la  vie,  de  la  for- 
tune &  des  mœurs ,  où  cent  périfTent 
pour  un  qui  réuffit.  S'il  s'obffinent,  on 
ne  favorife  point  leur  fantaifîe  infen- 
fée  ,  on  les  laifîe  courir  au  vice  &  à  la 
mifère,  &  Ton  s'applique  à  dédomma- 
ger ceux  qu'on  a  perfuadés  ,  des  facri- 
fices  qu'ils  font  à  la  raifon.  On  leur  ap- 
prend à  honorer  leur  condition  natu- 
relle ,  en  l'honorant  foi-mém©  ;  on  n'a 
point  avec  \qs  payfans  les  façons  des  vil- 
les ,  mais  on  ufe  avec  eux  d'une  honnê- 
te &  grave  familiarité,  qui,  maintenant 
chacun  dans  fon  état,  leur  apprend  pour- 
tant à  faire  cas  du  leur.  Il  n'y  a  point 
de  bon  payfan  qu'on  ne  porte  à  fe  con- 
fidérer  lui-même,  en  lui  montrant  la  dif- 
férence  qu'on  fait  de  lui  à  ces  petits  par- 
venus ,  qui  viennent  briller  un  moment 
dans  lei^  village,  Ôc  ternir  leurs  parens 


582      La   JV'  ou  V  elle 

de  leur   éclat.  M.  cle  Wolmar ,  de  le 
Baron,  quand  il  eft  ici ,  manquent  rare- 
ment d'affifter  aux  exercices  ,  aux  prix , 
aux  revues  du  village  &  des  environs. 
Cette  JeuneiTe^  déjà  naturellement  ar- 
dente de  guerrière ,  voyant  de  vieux  Of- 
ficiers fe  plaire  à  fes  aiTemble'es,  s'en 
eftime  davantage,  &  prend  plus  de  con- 
fiance en  elle-même.  On  lui  en  donne 
encore  plus,  en  lui  montrant  des  foldats 
retirés  du  fervice  étranger  ,  en  favoir 
moins  qu'elle  à  tous  égards;  car,  quoi 
qu'on  fafle,  jamais  cinq  fous  de  paye  & 
la  peur  dçs  coups  de  canne  ne  produi- 
ront une  émulation  pareille  à  celle  que 
donnent  à  un  homme  libre  &  fous  les  ar- 
mes,  la  préfence  de  fes  partns ,  de  {qs 
voifins ,  de  fes  amis ,  de  fa  maitreffe , 
&  la  gloire  de  fon  pays. 

La  grande  maxime  de  Madame  de 
Wolmar  eft  donc  de  ne  point  favorifer 
hs  changemens  de  conditions ,  mais  de 
contribuera  rendre  heureux  chacun  dans 
la  fienne,  &  fur-tout  d'empccher  que  la 
plus  heurcufe  de  toutes ,  qui  eft  celle 


ff  É   L    O    ï  s   E.  58^ 

àu  villageois  dans  un  état  libre  ,  ne  fe 
dépeuple  en  faveurdes  autres. 

Je  lui  faifois,  là-deffus,  l'objeaion  des 
talens  divers  que  la  Nature  femble  avoir 
partagés  aux  hommes,  pour  leur  donner 
à  chacun  leur  emploi ,  fans  égard  à  la 
condition  dans  laquelle  ils  font  nés.  A 
cela  elle  me  répondit  qu'il  y  avoit  deux 
chofes  à  confidérer  avant  le  talent ,  fa- 
voir  les  mœurs  &  la  félicité.  L'homme, 
dit-elle ,  eft  un  être  trop  noble  pour  de- 
voir fervir  Amplement  d'inftrument  à 
d-autres,&l'on  nedoit  point  l'employer 
a  ce  qui  leur  convient,  fans  confulter 
auffi  ce  qui  lui  convient  à  lui-même; 
car  les  hommes  ne  font  pas  faits  pour  les 
places,  mais  les  places  font  faites  pour 
eux;  &  pour  diftribuer  convenablement 
les  chofes ,  il  ne  faut  pas  tant  chercher, 
dans  leur  partage  ,  l'emploi  auquel  cha- 
çue  homme  eft  le  plus  propre ,  que  celui 
qui  eft  le  plus  propre  à  chaque  homme 
pour  le  rendre  bon  &  heureux,  autant 
qu'il  eftpoffible.  II  n'eft  jamais  permis 
de  détériorer  une  âme  humaine  pour 


584  -^^  Af^OUVELLE 
l'avantage  des  autres ,  ni  de  faire  un  fcé^ 
iérat  pour  le  fervice  des  honnêtes  gens. 
Or,  de  mille  fujets  qui  fortent  du  vll^ 
îage,il  n*y  en  a  pas  dix  qui  n^aillent  fe  per- 
dre à  la  ville,  ou  qui  n'en  portent  les  vi- 
ces plus  loin  que  les  gens  dont  ils  les  ont 
appris.  Ceux  qui  réulîiffent  &  font  fortu- 
ne 5  la  font  prefque  tous  par  les  voies  dés- 
honnêtes  qui  y  mènent.  Les  malheureux 
qu  elle  n'a  point  favorifés, ne  reprennent 
plus  leur  ancien  état,  &  fe  font  mendians 
ou  voleurs,  plutôt  que  de  redevenir  pay- 
fans.  De  ces  mille5s'il  s'en  trouve  un  feul 
qui  réfifle  à  l'exemple  &  feconferve  hon^ 
nête-homme  :  penfez-vous  qu'à  tout  pren- 
dre, celui-là  pafTe  une  vie  aufîî  heureufe 
qu'il  l'eût  pafTée  à  l'abri  des  paffions  vio- 
lentes, dans  la  tranquille  obfcurité  de  fa 
première  condition  ? 

Pour  fuivre  fon  talent,  il  le  faut  connoî- 
tre.  Efl-ce  une  chofe  aifée  de  difcerner 
toujours  les  talens  des  homimes  ?  & ,  à 
l'âge  011  l'on  prend  un  parti,  fi  l'on  a  tant 
de  peine  à  bien  connoître  ceux  des  enfans 
qu'on  a  le  iîjieu;i^  oblervés^  comment  un 

petit 


H  É  L  o  ï  s  E.         jS; 

patit  payfan  faura-t-ii  de  liûrjiiême  dif- 
tinguer  les  fiens?  Rien  n'efl:  plus  équivo- 
que que  les  fignes  d'inclination  qu'on 
donne  dès  l'enfance  ;  refprit  imitateur  y 
a  fouvent  plus  de  part  que  le  talent  ;  ils 
dépendront  plutôt  d'une  rencontre  for- 
tuite que  d'un  penchant  décidé ,  &  le 
penchant  même  n'annonce  pas  toujours 
la  difpofition.  Le  vrai  talent,  le  vrai  gé- 
nie a  une  certaine  (implicite  qui  le  rend 
moins  inquiet ,  moins  rem^uant ,  moins 
prompt  à  le  montrer,  qu'un  apparent  &c 
faux  talent  qu'on  prend  pour  véritable, 
Se  qui  n'eft  qu'une  vaine  ardeur  ds  bril- 
ler, fans  moyens  pour  y  réuffir.  Tel  en- 
tend un  tamibour  &  veut  être  Général  ; 
un  autre  voit  bâtir  &  fe  croit  Arcfaitede. 
Guftin  mon  jardinier  prit  le  goût  du  def- 
fîn  pour  m' avoir  vudelîîner  ;  je  l'envoyai 
apprendre  à  Laufanne  ;  il  fe  croyoitdé";à 
peintre ,  &  n'eft qu'un  jar.'inien  L'occa- 
iîon  5  le  defir  dv  s'avancer  décident  de 
4'écat,  qu'on  choifir.  Ce  n  cfl:  pas  afTe?  de 
fentir  fon  génie  ,  11  fau:  auili  vouL^ic  s'y 
livrer.  Un  princ  j  ira-î-il  fe  faire  cocher^ 
ïçmQ  llh  R 


^S6  L  A  No  U  V  E  LL  E 
parce  qu'il  mène  bien  fon  carroffe  ?  Un 
Duc  fe  fera-t-il  cuifinier,  parce  qu'il  in- 
vente de  bons  ragoûts  ?  On  n'a  des  ta- 
lens  que  pour  s'élever  ,  perfonne  n'en  a 
pour  defcendre.  Penfez-vous  que  ce  foit» 
là  Tordre  de  la  Nature  ?  Quand  chacun 
connoîtroit  fon  talent  &  voudroit  le  fui- 
vre  5  combien  le  pourroient  ?  combien 
furmonteroient  d'in  juftes  obftacles  ?  corn-, 
bien  vaincroient  d'indignes  concurrens? 
Celui  qui  fent  fa  foiblefTe  appelle  à  fon 
fecours  le  manège  5c  la  brigue  ,  que  l'au- 
tre 5  plus  fdr  de  lui ,  dédaigne.  Ne  m'a- 
vez-vous  pas  cent  fois  dit  vous-même  que 
tant  d'établiffemens  en  faveur  des  arts  ne 
font  que  leur  nuire  ?  En  multipliant  indit 
crettement  les  Sujets^on  les  confond  :  le 
vrai  mérite  refte  étouffé  dans  la  foule ,  de 
les  honneurs  dûs  au  plus  habile  font  tous 
pour  le  plus  intriguant.  S'il  exiftoit  une 
fociété  où  les  emplois  &  les  rangs  fufTent 
exadement  mcfurés  fur  les  talens  &  le 
mérite  perfonnel ,  chacun  pourroit  afpi- 
rer  à  la  place  qu'il  fauroit  le  mieux  rem- 
plir; mais  il  faut  fe  conduire  par  des 
règles  plus  fures  &  renoncer  au  prix  des 


H  É  t  o  i  s  E.       3Sy 
lalens ,  quand  le  plus  vil  de  tous  eft  le 
ieul  qui  mène  à  la  fortune. 
^    Je  vous  dirai  plus ,  continua-t-elle  ; 
j'ai  peine  à  croire  que  tant  de  talens  divers 
doivent  être  tous  développés  ;  car  il  fau- 
Qioit,  pour  cela,  que  le  nombre  de  ceux 
quiles  pofTèdentfut  exadement  propor- 
tionné auxbefoinsdela  fociété,  &fi  l'on 
ne  kiffoit  au  travail  de  la  terre  que  ceux 
qmontéminemmentle  talent  de  l'agricul- 
ture, ou  qu'on  enlevât  à  ce  travail  tous 
ceux  qui  fontplus  propres  à  un  autre ,  il 
ne  refleroitpas  affezde  laboureurs  pour 
la  cultiver  &  r.Dus  faire  vivre.  Je  penfe  - 
rcis  que  les  talens  des  hommes  font  com- 
me.les  vertus  ài,s  drogues  que  là  Nature 
nous  donnepour guérir  nos  maux ,  quoi- 
que fjnintentionfoitque  nousn'enayons 
pas  befoiu.  Il  y  a  àts  plantes  qui  nous 
empoiionnent ,  des  animaux  qui  nous 
dévorent,  des  talens  qui  nous  font  perni- 
cieux. S'il  falloit  toujours  employtr  cha  - 
que  chofe  félon  fes  principales  proprie'- 
tés ,  peut-être  feroit-on  moins  de  bien 
que  de  mal  aux  liommes.  Les  peuples 


3  38  La  No  u  v  elle 
bons  &  fimples  n'ont  pas  befoln  de  tant 
de  talens  ;  ils  fe  foutiennent  mieux  par 
leur  feule  (implicite ,  que  les  autres  par 
toute  leur  induftrie.  Mais^à  meture  qu'ils 
fe  corrompent,  leurs  talens  fe  dévelop- 
pent ,  comme  pour  fervir  de  fupplé- 
mcnt  aux  vertus  qu*ils  perdent ,  &  pour 
forcer  les  méchans  eux-mêmes  d'être 
utiles  en  dépit  d'eux. 

Une  autre  chofe  fur  laquelle  j'avois 
peine  à  tomber  d'accord  avec  elle  ,  étoit 
l'afliftance  des  mendians.  Comme  c'eft 
ici  une  grande  route  ,  il  en  palTe  beau- 
coup ,&  l'on  ne  refufe l'aumône  à  aucun. 
Je  lui  repréfentai  que  ce  n'étoit  pas  feu- 
lement un  bien  jeté  à  pure  perte  ,  & 
dont  on  privoit  ainfi  le  vrai  pauvre;  mais 
que  cet  ufage  contribuoit  à  multiplier 
les  gueux  &  les  vagabonds  qui  fe  plaifent 
à  ce  lâche  métier  ,  &:,  fe  rendant  à  char- 
ge  à  la  fociété ,  la  privent  encore  du  tra- 
vail qu'ils  y  pourroient  faire. 
.  Je  vois  bien  ,  me  dit-elle ,  que  vous 
avez  pris  dans  les  grandes  villes  les  ma- 
ximes dont  de  complaifans  raifonneurs 


I 


H  É   L   O    J   s  È.  5  rp 

aîment  à  flatter  la  dureté  des  riches  ;  vous 
en  avez  même  pris  les  termes.  Croyez- 
vous  dégrader  un  pauvre  de  fa  qualité 
d'homme ,  en  lui  donnant  le  nom  me- 
prifant  de  gueux  ?  CompatifTant  comme 
vous  l'êtes^  commuent  avez-vous  pu  vou^^ 
réfoudre   à  l'employer  ?  Renoncez-y , 
mon  ami  :  ce  mot  ne  va  point  dans  votre 
bouche  ;  il  efl:  plus  déshonorant  pour 
l'homme  dur  qui  s'en  fert,  que  pour  le 
malheureux  qui  le  porte.  Je  ne  décide- 
rai point  fi  ces  détradeurs  de  Taumône 
ont  tort  ou  raifon  ;  ce  que  je  fais ,  c'eft 
que  mon  mari,  qui  ne  cède  point  en  bon- 
fens  à  vos  philofjphes  ,  &  qui  m'a  fou- 
vent  rapporté  tout  ce  qu'ils  difent  là-def ■ 
{us  pour  étouffer  dans  le  cœur  la  pitié 
naturelle  &  l'exercer  à   l'infenfibilité  , 
m'a  toujours  paru  m.éprifer  ces  difeours, 
&  n'a  point  défapprouvé  ma  conduite. 
Son  raifonnemienî  eft  fimple.   On  fouf- 
fre  5  dit  il ,  &  l'on  entretient  à  grands 
fraix  des  multitudes  de  profefïîcns  inuti- 
Ies5dont  plufieurs  ne  fervent  qu'à  corrom- 
pre &  gâter  les  mœurs.  A  ne  regarder 

R3 


^ço       La     JVouvell^ 

féuitde  mendiant  que  comme  un  métier, 
loin  qu'o  n  en  ait  rien  de  pareil  à  craindre , 
on  n'y  trouve  que  de  quoi  nourrir  en  nous 
les  fentimens  d'intérêt  &  G'hum::nité  qui 
devroient  unir  tous  les  hommes.  Si  Ton 
veut  le  ccnfidérer  par  le  talent  ;,  pourquoi 
nerécompenferois-je  pas  l'éloquence  de 
ce  mendiant  qui  me  remue  le  cœur  &  me 
porte  à  le  fecourir  ^  comme  je  paye  un 
Comédien  qui  me  fait  verfer  quelques 
larmes  ftériles  ?  Si  Tun  me  fait  aimer  les 
bonnes  adîons  d'autrui^  l'autre  me  porte 
à  en  faire  moi-même  ;  tout  ce  qu'on  fent 
à  !a  tragédie  s'oublie  à  l'inftant  qu'on  en 
fort  ;  mais  la  mémoire  des  malheureux 
qu'on  a  foulages  donne  un  plaifir  qui  re- 
naît {ans  ceiTe.  Si  le  grand  nombre  des 
mendians  eft  onéreux  à  l'État ,  de  com- 
bien d'autres  profelîions  qu'on  encourage 
Se  qu'on  tolère  n'en  peut-on  pas  dire  au- 
tant ?  C'eftau  Souverain  de  faire  en  for- 
te qu'il  n'y  ait  point  de  mendians  :  mais, 
pour  les  rebuter  de  leur  profelTîon  (i)  , 

(  I  )  Nourrir  les  mendians ,  c'eR,  dirent  il--  •. 


H  i  L  o  ï  s  E,         5  :  t 

faut-îl  rendre  les  citoyens  inhumains  6c 
dénaturés  ?  Pour  moi ,  continua  Julie , 
fans  favoir  ce  que  les  pauvres  font  à  TE- 
tat  5  je  fais  qu'ils  font  tous  mes  frères  ,  & 
que  je  nepuisfans  une  inexcufable  dure- 

former  des  pépinières  de  voleurs  j  ^:y  tout  an 
contraire,  c'efl  empêcher  qu'ils  ne  le  devien- 
nent. Je  conviens  qu'il  ne  faut  pas  encoura2;er' 
les  pauvres  à  fe  faire  mendians  :  mais  quand 
une  fois  ils  le  font ,  il  faut  les  nourrir ,  de  peur 
q-î'ils  ne  fe  faffent  voleurs.  Rien  n  engage  tant 
à  changer  de  profeffion  que  de  ne  pouvoir  vi- 
vre dans  la  fîenne  ;  or  tous  ceux  qui  ont  nne 
fois  goiité  de  ce  métier  oifeux  prennent  telk.^ 
ment  le  travail  en  averfion  qu'ils  aiment 
mieux  voler  8c  fe  flaire  pendie,  que  de  repren- 
dre l'ufage  de  leurs  bras.  \Ji\  liard  eft  bientoc 
demandé  &refuféi  mais  vingt  liardsauroienc 
payélefouper  d'un  pauvre  que  vingt  refus 
peuvent  impatienter.  Qui  ell-cequi  voudroic 
jamais  refufer  une  fi  légère  auînoue  ,  s'il  fon- 
geoit  qu'elle  peut  fauver  deux  hom.mes ,  \\m 
du  crime  &J'autre  de  la  mort  !  J'ai  lu  quel- 
que part  que  les  mendians  font  une  vermine 
qui  s'attache  aux  riches.  Ileft  naturel  que  les 
enfans  s'arrachent  aux  pères  j  mais  ces  pères 
opulens  &  durs  les  méconnoiffent,  ^laiiTent 
aux  pauvres  le  foin  de  les  nourrir. 


3p2      La     Nouvelle 

té  leur  refufer  le  foible  fecours  qu'ils  me 
demandent.  La  plupart  font  des  vaga-  ' 
bonds  5  j'en  conviens  ;  mais  je  connois 
trop  les  peines  de  la  vie,  pour  ignorer  par 
combien  de  malheurs  un  honnête-hom- 
me peut  fe  trouver  réduit  à  leur  fort  ;  & 
com.mênt  puis-je  être  fûre  que  l'inconnu 
qui  vient  implorer,  au  nom  de  Dieu,  mon 
a!liftance  oJniendier  un  pauvre  morceau 
de  pain ,  n  eil  pas,  peut-être,  cet  honnête- 
homme  prêt  à  périr  de  mifere ,  6:  que 
mon    refus  va  réduire   au   défefpoir  ? 
L'aumône  que  je  fais  donner  à  la  porte 
eft  légère.  Un  demi-crutz   (i)  &  un 
morceau  de  pain  font  ce  qu'on  ne  refufc 
àperfonne  ;  on  donne  une  ration  double 
à  ceux  qui  font  évidemment  eftropiés. 
S'ils  en  trouvent  autant  fur  jear  route 
dans  chaque  maifon  aifée ,  cela  fuffit  pour 
•  les  faire  vivre  en  chemin ,  &  c'eft  tout  ce 
qu'on  doit  au  mendiant  étranger  qui  paf- 
fe.  Quand  ce  ne  feroit  pas  pour  eux  un 
fecours  réel,  c'efl:  au  moins  un  témoigna- 

(  I  )  Petite  mcnnoie  du  pays. 


M   É    L    O    ï   s    E.  35)3 

ge  qu'on  prend  part  à  leur  peine  ,  un 
adoucilTement  à  la  dureté  du  refus ,  une 
fcrte  de  falutation  qu'on  leur  rend.  Un 
demi-crutz  &  un  morceau  de  pain  n@ 
coûtent  guères  plus  à  donner,  &c  font  une 
réponfe  plus  honnête  qu'un.  Dieu  vous 
qljijk;  comme  fi  les  dons  de  Dieu  n'e'- 
toient  p?s  dans  la  main  âes  hommes,  & 
qu'il  eût  d'autres  greniers  fur  la  terre  ^ 
que  les  magazins  des  riches  !  Enfin  , 
quoi  qu'on  puifie  penfer  de  ces  infortu- 
nés ,  fi  Ton  ne  doit  rien  aux  gueux  qui 
mendient^au  moins  fe  doit-on  àfoi-mêmie 
de  rendre  honneur  à  l'Humanité  fouf- 
frante  ou  à  fon  image ,  &  de  ne  point 
s'endurcir  le  caur  à  l'afped  de  {qs  mi- 
fer  es. 

Voilà  comment  j'en  ufe  avec  ceux  qui 
mendient,  pour  ainfi  dire ,  lans  prétexte 
&  de  bonne-foi  :  à  l'égard  de  ceux  qui 
fe  difent  ouvriers.  &  fe  plaignent  de  man- 
quer d'ouvrage ,  Il  y  a  toujours  Ici  pour 
eux  des  outils  &  du  travail  qui  les  atten- 
dent. Par  cette  méthode ,  on  les  aide ,  on 
met  leur  bonne  volonté  à  l'épreuve  ^  6c 


5P4     -^  ^     /Vguvelle 

les  menteurs  le  favent  fi  bien ,  qu'il  n-e 

s'en  prélente  plus  chez  nous. 

C'efI:  ainfi ,  Milord,  que  cette  âme  an- 
gélique  trouve  toujours  dans  fes  vertus 
de  quoi  combattre  les  vaines  fubtilités 
dont  les  gens  cruels  pallient  leurs  vices. 
Tous  ces  foins ,  &  d^autres  femblables  ,. 
font  mis  par  elle  au  rang  de  fes  plaifirs , 
&  rempliffent  une  partie  du  tems  que  lui 
laillent  (qs  devoirs  les  plus  chéris.  Quand, 
après  s'être  acquittée  de  tout  ce  qu  elle 
doit  aux  autres ,  elle  fonge  enfuite  à  elle* 
même  ;  ce  qu'elle  fait  pouj:  fe  rendre  la 
vie  agréable  ,  peut  encore  être  compté 
parmi  fes  vertus  :  tant  fon  motif  efl:  tou- 
jours louable  &  honnête ,  &  tant  il  y  a 
de  tempérance  &  de  raifon  dans  tout  ce 
qu'elle  accorde  à  fes  defirs  î  Elle  veut 
plaire  à  fon  mari ,  qui  aime  à  la  voir  con- 
tente &  gaie  ;  elle  veut  infpirer  à  fes  en- 
fans  ,  le  goût  des  innocens  plaifirs  que  la 
modération.  Tordre  &  la  fimplicité  font 
valoir  ,  &  qui  détournent  le  cœur  dos- 
paffions  impétueufes.  Elle  s'am.ufe  pour 
ks  amufer  ^  comme  la  colombe  amollit 


H  E  L  o  ï  s  Ë.  3py 

dans  fon  eftomac  le  grain  dont  elle  veut 
nourrir  fes  petits* 

Julie  a  rame  &  le  corps  également 
fenfibles.  La  même  délicateÏÏe  règne 
dans  fes  fentimens  &  dans  fes  organes. 
Elle  étoit  faite  pour  connoître  &  goûter 
tous  les  plaifirs;  &  long-tems  elle  naima 
fî  chèrement  la  vertu  même,  que  comme 
la  plus  douce  des  voluptés.  Av^jour- 
d'hui  qu'elle  fent  en  pa  c  cette  volupté 
fuprême,  elle  ne  fe  retufe  aucune  de 
celles  qui  peuvent  s'affocier  avec  celle- 
là  ;  mais  fa  manière  de  les  goûter  ref- 
fembîeà  Tauftérité  de  ceux  qui  s'y  refu- 
fent  ,&  fart  de  jouir  eft^  pour  elle,  celui 
des  privations  ;  non  de  ces  privations  pé- 
nibles &  douloureufes,  qui  bleifent  la  Na- 
ture, &  dont  fon  auteur  dédaigne  Thom- 
mage  infenfé ,  mais  des  privations  pafïa- 
geres  &  modérées,  qui  confervent  à  la 
raifon  fon  empire,  &,  fervant  d'affaifon- 
nementauplaifir,  en  préviennent  le  dé- 
goût &  l'abus.  Elle  prétend  que  tout  ce 
qui  tient  aux  fens ,  &  n'eft  pas  néceiTaire 
à  la  vie^change de  nature , auffi-tôt qu'îT 


59(5        La  â^  ou  r  e  ll  e 

Wrne  en  habitude ,  qu'il  ceiTe  d'être  iin 
pîaifir  en  devenant  un  befoin,  que  c't^fl: 
à  la  fois  une  chaîne  qu'on  fe  donne,  & 
une  jouilTance  dont  on  fe  prive  ;  &  que 
prévenir  toujours  les  defirs,  n'eft  pas  l'art 
de  les  contenter ,  mais  de  les  éteindre. 
Tout  celui  qu'elle  emploie  adonner  du 
prix  aux  moindres  chofes  efl  de  fe  les 
refufer  vingt  fois  pour  en  jouir  une.  Cette 
ame  fimple  fe  conferve  ainfi  fon  premier 
reffort  ;  fon  goût  ne  s'ufe  point  ;  elle  n'a 
jamais  befoin  de  le  ranimer  par  des 
excès,  &  je  la  vois  fouvent  favourer  avec 
délice  un  pLifir  d'enfent ,  qui  feroit  in- 
£pide  à  tout  autre. 

Un  objet  plus  noble  qu^elle  fe  propofe 
encore  en  cela  ,  tfl:  de  refter  maitrefTe 
d'elle-même,  d'accoutumer  fes  parlions  à 
TobéifTance  ,  d<:  de  plier  tous  (qs  defirs  à 
la  règle.  C'efl:  un  nouveau  moyen  d'être 
heureufe  ;  car  on  ne  jouit  fans  inquiétude 
que  de  ce  qu'on  peut  perdre  fans  peine.; 
&,  fi  le  vrai  bonheur  appartient  au  fage, 
c'eft  parce  qu'il  eft  de  tous  hs  homme.ç 
•^elui  a  qui  la  fortune  peut  le  moïns  6ter> 


H   É   L   o   ï  s   E,  3j^7 

Ce  qui  me  paroît  le  plus  (inguller  dans 
fa  tempérance ,  c*eft  qu  elle  la  fuit  fur  les 
mêmes  raifons  qui  jettent  les  voluptueux 
dans  l'excès.  La  vie  eft  courte ,  il  qû  vrai, 
dit-elle  ;  c'eft  une  raifon  d'en  ufer  juf- 
qu'au  bout,  &  de  difpenfer  avec  art  fa 
durée ,  afin  d'en  tirer  le  meilleur  parti 
qu  il  eft  polTible.  Si  un  jour  de  fatiété 
nous  ôte  un  an  de  jouifTance ,  c'eft  une 
mauvaife  philofophie  d'aller  toujours  jut 
qu'où  le  defir  nous  mène ,  fans  confide- 
rer  fi  nous  ne  ferons  point  plutôt  au 
bout  de  nos  facultés ,  que  de  notre  car- 
rière, &  fi  notre  cœur  épuifé  ne  mourra 
point  avant  nous.  Je  vois  que  ces  vulgai- 
res Épicuriens  ,  pour  ne  vouloir  jamais 
perdre  une  occafion,  les  perdent  toutes; 
&,  toujours  ennuyés  au  fein  des  plaifirs, 
n'en  favent  jamais  trouver  aucun.  Jls 
prodiguent  le  tems  qu'ils  penfent  écono- 
mifer  ,'&  fe  ruinent,  comme  les  avares, 
pour  ne  favoir  rien  perdre  à  propos.  Je 
me  trouve  bien  de  la  maxime  oppofée, 
8c  je  crois  que  j'aimerois  encore  mieux, 
fur  ce  point ,  trop  de  févérité  que  de  re- 


^()S     La  //g  u  V  e  il  e 

lâchement.  Il  m'arrive  quelquefois  ds 
rompre  une  partie  de  plaifir,  par  la  feule 
raifon  qu'elle  m^en  fait  trop;  en  la  re- 
'  nouant  5  j^'en  jouis  deux  fois.  Cependant^ 
je  m'exerce  à  conferver  fur  moi  l'empire 
de  ma  volonté,  &  j'aime  mieux  être 
taxée  de  caprice ,  que  de  me  laifTer  do- 
miner par  mes  fantaifies. 

Voilà  fur  quel  principe  on  fonde  ici 
les  douceurs  de  la  vie ,  &:  les  chofes  de 
pur  agrémenr.  Julie  a  du  penchant  à  la 
gourmandife  ,  &  dans  les  foins  qu'elle 
donne  à  toutes  les  parties  du  ménage  ,  la 
cuifine  fur-tout  n'eft  pas  négligée.  La  ta- 
ble fe  fent  de  l'abondance  générale;  mais 
cette  abondance  n'efl:  point  ruineufe  ;  ily 
règne  une  fenfualité  fans  rafinement  ;  tous 
les  mets  font  communs  ^  mais  excellens 
dans  leurs  efpèces  ;  l'apprêt  en  efl:  fimpîe, 
&  pourtant  exquis.  Tout  ce  qui  n'eft 
que  d'appareil ,  tout  ce  qui  tient  à  l'opi- 
nion ,  tous  les  plats  fins  &  recherchés  , 
dont  la  rareté  fait  tout  le  prix ,  &  qu'il 
faut  nommer  pour  les  trouver  bons  ,  en 
font  bannis  à  jamais;  &  même  dans  la  dé- 


Il   É    L    O    Y  s    E.  ^pp- 

lIcateiTe  &  le  choix  de  ceux  qu'on  fe  per- 
met ^  on  s'cibftient  journellement  de  cer- 
taines cliofes  qu'on  réferve  pour  donner 
à  quelques  repas  un  air  de  fête  qui  les 
rend  plus  agréables,  fans  être  plus  dif- 
pendieux.  Que  croiriez-vous  que  font  ces: 
mets  fi  fobrement  ménagés  ?  Du  gibier 
rare  ?  du  poiiTon  de  mer  }dQs  productions 
étrangères  ?  Mieux  que  tout  cela.  Quel-- 
que  excellent  légume  du  pays^quel  qu'un 
des  favoureux  herbages  qui  croiffentdans 
nos  jardins ,  certains  poiiTons  du  lac  ap- 
prêtés d'une  certaine  manière  ,  certains 
laitages  de  nos  montagnes  ,  quelque  pâ- 
tilTerie  à  l'Allemande  ,  à  quoi  l'on  joint 
quelque  pièce  de  la  chafTe  des  gens  de 
la  maifon  ;  voilà  tout  l'extraordinaire 
qu'on  y  remarque  ;  voilà  ce  qui  couvre 
&  orne  la  table  ,  ce  qui  excite  &  con- 
tente notre  appétit  les  jours  de  réjouit- 
fance  ;  le  fervice  eft  modefte  &  cham-- 
pêtre  ,  mais  propre  &  riant  :  la  grâce  &: 
le  plaifir  y  font ,  la  joie  &  l'appétit  l'af- 
faifonnent»  Des  furtouts  dorés  autour  def 
quels  on  meurt  de  faim  ^  des  cryftaux 


400       La    a  0  u  y  e  l  l  e 

pomp3ux  chargés  de  fleurs  pour  tout  def- 
fert  :  ne  rempliiTent  point  la  piace  des 
mets  5  on  n'y  fait  point  l'art  de  nourrir 
l'eftomac  par  les  yeux  ;  mais  on  y  fait 
celui  d'ajouter  du  charme  à  la  bonne che- 
re;de  mange-  beaucoup,ums  s'incommo- 
der ;  de  s'égayer  à  boire  ,  fans  altérer 
fa  raifon  ;  de  tenir  cable  long-tems  ,  fans 
ennui  ;  &  d'en  for  tir  toujours  ,  fans 
dégoût. 

Il  y  a  "au  premier  étage  une  petite 
falle  à  manger,  diiférente  de  celle  où  l'on 
mange  ordinairement,laquelle  eft  au  rez- 
de-chaulîée.  Cette  falle  particulière  eft  à 
l'angle  de  \i  maifon  ,  &  éclairée  de  deux 
.côtés.  Elle  donne  par  l'un  fur  le  jardin  , 
au-delà  duquel  on  voit  le  lac  à  travers 
les  arbres  ;  par  l'autre  ,  on  apperçoit  ce 
grand  coteau  de  vignes  qui  commence 
ii'étaler  aux  yeux  les  richeffes  qu'on  y 
recueillera  dans  deux  mois.  Cette  pièce 
ell:  petite  5  mais  ornée  de  tout  ce  qui  peut 
la  rendre  agréable  &  riante.  C'eft-là  que 
Julie  donne  fes  petits  fcilins  à  fon  père  , 
à  fon  mari ,  à  fa  coufine  ,  à  moi  ,  à 


U  É    L    O    ï   s    s.  40  î 

elle-même  ,  &  quelquefois  à  (qs  enfans. 
Quand  elle  ordonne  d'y  mettre  le  cou- 
vert 5  on  fait  d'avance  ce  que  cela  veut 
dire;.&  M.deXv^olmar  Tappelle^en riant, 
le  failon  d'Apollon;  mais  ce  fallon  ne  dif- 
fère pas  moins  de  celuide  Luculluspar  le 
choix  des  Convives  ,  que  par  celui  des 
n:ets.  Les  {impies  hôtesn'y  fontpoint  ad- 
nis;  jamais  on  n'y  mange^quand  on  a  des 
étrangers  ;  c'efi:  i'afyle  inviolable  de  la 
confiance  ,  de  l'amitié  ,  de  la  liberté, 
C'eft  la  fociété  des  cceurs  qui  lie  en  ce 
lieu  celle  de  la  table;  elle  efi:  une  forte 
d'initiation  à  l'intimité  ;  &  jamais  il  ne 
s'yraffemble  que  des  gens  qui  voudroien.t 
n'être  plus  féparés.  Mylord,  lajféte  vous 
attend ,  &  c'efl:  dans  cette  falle  que  vous 
ferez  ici  votre  premier  repas. 

Je  n'eus  pas  d'abord  le  même  hon- 
neur. Ce  ne  fut  qu'à  mon  retour  de  chez 
Madame  d'Orbe  5  que  je  fus  traité  dans 
le  failon  d'Apollon.  Je  n  imaginois  pas 
qu'on  pût  rien  ajouter  d'obligeant  à  la 
réception  qu'on  m'avoit  faite  :  mais  ce 
fouper  me  donna  d'autres   idées.  J'y 


402     La    No  u  v  elle 

trouvai  je  ne  fais  quel  délicieux  mélange 
de  familiarité  ,  de  plaifir  ,  d'union  ,  û'ai- 
fance,que  je  n'avois  point  encore  éprou-- 
vé.  Je  me  fentois plus  libre,  fans  qu*on 
m'eût  averti  de  l'être; il  me  fembloit  que 
nous  nous  entendions  mieux  qu'aupara- 
vant. L'éloignement  des  domeftiques 
m'invitoit  à  n'avoir  plus  de  rcferve  au 
fond  de  mon  cœur  ,  &  c'efl:-là  qu'à  l'inf- 
,  tance  de  Julie  ,  je  repris  l'ufage  ,  quitté 
depuis  tant  d'années  5  de  boire  avec  mes 
hôtes  da  vin  pur  à  la  fin  du  repas. 

Ce  fouper  m'enchanta^  J'aurois  voulu- 
que  tous  nos  repas  fe  fuffent  paffés  de 
même.  Je  ne  connoiiTois  point  cette 
charmante  falle  ,  dis-je  à  Madame  de 
Wolmar  ;  pourquoi  n'y  mangez-vous  pas 
toujours  ?  Voyez  ,  dit-elle ,  elle  eft  fi 
jolie  !  ne  feroit-ce  pas  dommage  de  la  gâ- 
ter ?  Cette  réponfe  me  parut  trop  loin  de 
fon  caraélere  pour  n'y  pas  foupçonner 
quelque  fens caché.  Pourquoi  du  moins, 
repris-jcjne  raffemblez-vous  pas  toujours 
îiutour  de  vous  les  mêmes  commodité: 
qu'on  trouve  ici^^afin  de  pouvoir  éloignei 


H  É    L   0    ï  s   J£.  40J 

VOS  domeftiques&caufer  plus  en  liberté? 
C'eft,  me  répondit-elle  encore,  que  cela 
feroit  trop  agréable  ,  &  que  l'ennui  d'ê- 
tre toujours  à  fon  aife  eft  enfin  le  pire 
de  tous.  Il  ne  m'en  fallut  pas  davantage 
pour  concevoir  fon  fyftéme,  &  je  jugeai 
qu'en  effet  l'art  d'affaifonner  les  plaifirs 
n'ciL  que  celui  d'en  être  avare. 

Je  trouve  qu'elle  fe  met  avec  plus  de 
foin  qu'elle  ne  faifoit  autrefois.  La  feule 
vanité  qu'on  lui  ait  jamais  reprochée 
étoit  de  négliger  fon  ajuftement.  L'or- 
gueilleufe  avoit  fes  raifons ,  &  ne  me 
laifToit  point  de  prétexte  pour  méconnoî- 
tre  fon  empire.  Mais  elle  avoit  beau  fai- 
re ,  l'enchantement  étoit  trop  fort  pour 
me  fembler  naturel  ;  je  m'opiniâtrois  à 
trouver  de  l'art  dans  fa  négligence  ;  elle 
fe  feroit  coëfFée  d'un  fac ,  que  je  l'aurois 
accufée  de  coquetterie.  Elle  n'auroit  pas 
m.oins  de  pouvoir  aujourd'hui  ;  mais  elle 
dédaigne  de  l'employer,  &  je  dirois 
qu'elle  affede  une  parure  plus  recherchée 
pour  ne  fembler  plus  qu^une  jolie  fem.me 
il  je  r/avoLs  découvert  la  caufe  de  ce  nou- 


404      La  Nouvelle 

veau  foin.  Ty  fus  trompé  les  premiers 
jours  ;  &,  fans  fonger  qu  elle  n'étoitpas 
mife  autrement  quà  mon  arrivée,  où  je 
n'étois  point  attendu,  j'ofai  m'attribuer 
l'honneur  de  cette  recherche.  Je  me  défi- 
bufai  durant  Tabfence  de  M.  de  Wolmar. 
Dès  le  lendemain^ce  n'étoitplus  cette  élé- 
gance de  la  veille  dont  Toeil  ne  pouvoit  fe 
lafTer ,  ni  cette  (implicite  touchante  &: 
voluptueufe  qui  nVenivroit  autrefois.  C'é- 
toit  une  certaine  modeftie  qui  parle  au 
cœur  par  les  yeux ,  qui  n'infpire  que  du 
refpecl,  &  que  la  beauté  rend  plus  im- 
pofante.  La  dignité  d'époufe  &  de  mère 
régnoit  fur  tous  fes  charmes  ;  ce  regard 
timide  &  tendre  étoit  devenu  plus  gra- 
ve ;  &:  Ton  eût  dit  qu  un  air  plus  grand 
&  plus  noble  avoit  voilé  la  douceur  de 
{qs  traits.  Ce  n  étoit  pas  qu  il  y  eût  la 
moindre  altération' dans  fon  maintien, 
ni  dans  fes  manières  ;  fon  égalité ,  fa 
candeur  ne  connurent  jamais  les  fima- 
grées.  Elle  ufoit  feulement  du  talent  na- 
turel aux  femmes  de  changer  quelquefois 
nos  fentimens  &  nos  idées  par  un  ajufte- 


H  É   L   O  ï  s   E.  405* 

ment  différent ,  par  une  coëffare  d'une 
autre  forme ,  par  une  robe  d'une  autre 
couleur ,  &  d'exercer  fur  les  cœurs  l'em- 
pire du  goût,  en  faifant  de  rien  quelque 
chofe.  Le  jour  qu'elle  attendoit  Ton  mari 
de  retour ,  elle  retrouva  l'art  d'animer 
fes  grâces  naturelles/ansles  couvrir;  elle 
étoit  éblouifTante  ,  en  fortant  de  fa  toi- 
lette ;  je  trouvai  qu'elle  ne  favoit  pas 
moins  effacer  la  plus  brillante  parure  , 
qu'orner  la  plus  fimple;&  je  me  dis  avec 
dépit ,  en  pénétrant  l'objet  de  fes  foins  ; 
en  fit-elle  jamais  autant  pour  l'amour  ? 

Ce  goût  de  parure  s'étend  de  la  mai- 
trefTe  de  la  maifon  à  tout  ce  qui  la  com- 
pofe.  Le  maître  ,  les  enfans  ,  les  domef- 
tiques,  les  chevaux,  les  bâtimens,  les  jar- 
dins ,  les  meubles ,  tout  eft  tenu  avec  un 
foin  qui  marque  qu'on  n'eft  pas  au-deflbus 
de  la  magnificence,  mais  qu'on  la  dédai- 
gne :  ou  plutôt,  la  magnificence  y  eft  en 
effet ,  s'il  eft  vrai  qu'elle  confifte  moin$ 
dans  la  richeffe  de  certaines  chofes  ,  quç 
dans  un  bel  ordre  de  tout,  qui  marque 
îe  concert  des  parties  ^ §c  lunité  d'iuteu- 


40(?  L  A    No  U  V  ELL  E 

tîon  de  l'ordonnateur  (i).  Pour  moi ,  je 
trouve^au  moins,que  c'efl:  une  idée  plus 
grande  ôc  plus  noble  de  voir, dans  une  mai- 
son fimple  &  modefle/an  petit  nombre  de 
gens  heureux  d'un  bonheur  communique 
de  voir  régner  dans  \.v^.  palais  la  difcorde 
&  le  trouble;  &  chacun  de  ceux  qui  Tha- 
bitentjchercherfafoi  :une&  ion  bonheur 
dans  la  ruine  d'unaiure ,  &  dans  le  défor- 
dre  général.La  maiic  1 1  bien  réglée  eft  une. 
Se  forme  un  tout  agréable  à  voir  :  dans 
le  palais,  on  ne  trouve  qu  un  affemblage 

(i)  Cela  me  parokinconteftable.  Il  y  a  Je 
la  magniticence  dans  la  fymmétne  d'un  grand 
Palais  i  il  n'y  en  h.  point  dans  une  foule  de 
maifons  confuf^ment  entaliées.  Il  y  a  de  la 
magnificence  dans  Tuniforme  d'un  Régiment 
en  bataille  ;  il  n'y  en  a  point  dans  le  peuple 
qui  le  regarde  ;  quoiqu'il  ne  s'y  trouve  peut- 
être  pas  un  feul  homm.e  dont  Ihabit  en  par- 
ticulier ne  vaille  mieux  que  celui  d'un  fol- 
dat.  En  un  mot,  la  véritable  magnificence 
n'efl:  que  Tordre  rendu  fenfibîe  dans  le  grand  ; 
ce  quifaitque,  de  tous  les fpectacles  imagi- 
nables,  le  plus  magnifique  eft  celui  delà 
Nature. 


H  É    L    O    ï  s    E.  407 

confus  de  divers  objets  ,  dont  la  liaifoii 
n  eft  qu'apparente.  Au  premier  coup- 
d'œiljOn  croit  voir  une  fin  commune;  ea 
y  regardant  mieux ,  on  eil  bien-tôt  dé^ 
trompé. 

A  ne  confulterque  Timpreilionlaplus 
naturelle,  il  fembleroit  que,  pour  dédai- 
gner l'éclat  (k  le  luxe,  on  a  moins  befoia 
de  modération  que  de  goût.  La  fymmé- 
trie  &  la  régularité  plaifent  à  tous  les 
yeux.  L'image  du  bien-être  &  de  la  féli- 
cité touche  le  cœur  humain  qui  en  efl: 
avide  :  mais  un  vain  appareil  qui  ne  fe 
rapporte  ni  à  l'ordre^ni  aubonheur,&  n'a 
pour  objet  que  de  frapper  les  yeux^quelle 
idée  favorable  à  celui  qui  l'étalé  peut-ii 
exciter  dans  l'efprit  du  fpedateur?  L'i- 
dée du  goût  ?  Le  goût  ne  paroît-il  pas 
cent  fois  mieux  dans  les  chofes  fimples 
que  dans  celles  qui  font  offufquées  de 
richefTe.  L'idée  de  la  commodité  ?Y  a-t-il 
rien  de  plus  incommode  que  le  fafte  (i)? 

(i)  Le  bruit  des  gens  d'une  maifon  trouble 
jncelTamment  le  repos  du  maître  j  il  |ie  pe^ç 


408        L  A     No  VVE  L  L  E 

L'idée  de  la  grandeur  ?  Ceft  précifément 
le  contraire.  Quand  je  vois  qu'on  a  voulu 
faire  un  grand  palais  ,  je  me  demande 
aulîi-tôt  pourquoi  ce  palais  n'eft  pas  plus 
grand?  Pourquoi  celui  qui  a  cinquante 
dcmeftiques  n'en  a-t-il  pas  cent  ?  Cette 
belle  vaiiTelled'argentjpourquoinelVelîe 
pas  d'or  >  C€t  hom.me  qui  dore  fon  car- 
rolîe,  pourquoi  ne  dore-t-il  pas  ks  lam- 
bris? Si  fes  lambris  font  dorés,  pourquoi 

rien  cacher  à  tant  d'Aigus.  La  foule  de  fes 
créanciers  lui  îait  payer  cher  celle  de  fes  ad- 
rr:irateurs.Ses  appartemcns  font  fi  fuperbcs , 
qu'il  eft  forcé  de  coucher  dans  un  bouge  pour 
erre  àfon  aife,  &  fon  fînge  eft  quelquefois 
mieux  logé  que  lui. S'il  veut  dîner,  il  dépend 
de  Ton  cuilinier,&  jamais  de  fa  faim  i  s'il  veut 
fortir ,  il  eft  à  la  merci  de  fes  chevaux;  mille 
embarras  l'arrêtent  dans  les  rues;  il  brûle  d'ar- 
river^Sc  ne  fait  plus  qu'il  a  des  jambes.  Chlcé 
l'attend ,  les  boues  le  retiennent ,  le  poids  de 
For  de  fon  habit  l'accable ,  5(:  il  ne  peut  faire 
vingt  pas  à  pied;  mais,s'il  perd  un  rendez- vous 
avec  fa  maitreife,  il  en  eft  bien  dédommagé 
par  les  paiTans  :  chacun  remarque  fa  livrée ^ 
l'admire ,  &  dit  tout  haut  que  c'eft  Monfieur 

Mn  tel, 

fon 


H  É    L    O    ï    s    E.  409 

ton  toit  ne  Tefl:  il  pas  ?  Celui  qui  voulut 
bâtir  un  haute  tour  faifoit  bien  de  ;la 
vouloir  porter  jufqu  au  ciel  ;  autrement 
il  eût  eu  beau  Télever ,  le  point  où  il  fc 
fût  arrêté  n'eût  fervi  qu'à  donner  de  plus 
loin  la  preuve  de  fon  impuiffance.  O 
homme  petit  &  vain  i  montre-moi  ton 
pouvoir  5  je  te  montrerai  ta  mifere. 

Au  contraire  j  un  ordre  de  chofes  où 
rien  n'efl:  donné  à  l'opinion  ,  où  to^zt  a 
fon  utilité  réelle  &  qui  fe  borne  aux  vrais 
bef  jins  de  la  nature ,  n'offre  pas  feulemen  t 
un  fpecSacle  approuvé  par  larailon^mais- 
qui  contente  les  yeux  &  le  cceur ,  en  ce 
que  l'homme  ne  s'y  voit  que  fous  des  rap- 
ports agréables,  comme  fe  fuffifint à  lui- 
même  ;  que  l'image  de  fa  foibleiTe  n'y 
paroit  point ,  &  que  ce  riant  tableau 
n'excite  jamais  de  réflexions  attriftantes. 
Je  défie  aucun  hom.me  fenfé  de  contem- 
pler une  heure  durant  Jepalais  d'un  Prince  . 
^i  le  fafle  qu'on  y  voit  briller^faiis  tomber 
dans  la  mélancolie  &  déplorer  le  fort  de 
l'Humanité.  Mais  Tafpeét  de  cette  mai-- 
fon  iS<:  de  la  vie  uniforme  &  fimpie  de  iq^ 
Tome  ÎIL  S 


^10  L  A   No  U  V  ELL  E 

habitans  ,  répand  dans  Tâme  des  fpeda- 
teurs  un  charme  fecret  qui  ne  fait  qu'aug- 
menter fans  cefTe.  Un  petit  nombre  de 
gens  doux  &  paifibles ,  unis  par  des  be- 
foins  mutuels  &  par  une  réciproque  bien- 
veuillance,  y  concourt  par  divers  foins  à 
vine  fin  commune  :  chacun  trouvant  dans 
fon  état  tout  ce  qu'il  faut  pour  en  être 
content  &  ne  point  defirer  d'en  fortir  , 
on  s'y  attache  comme  y  devant  refter  tou- 
te la  vie  5  &  la  feule  ambition  qu'un  gar- 
de eft  celle  d'en  bien  remplir  les  de- 
voirs. Il  y  a  tant  de  modération  dans  ceux 
qui  commandent ,  &  tant  de  zèle  dans 
ceux  qui  obéiffent  que  des  égaux  euiïent 
pu  diftribuer  entre  eux  les  mêmes  em- 
plois 5  fans  qu'aucun  fe  fut  plaint  de  fon 
partage.  Ainfi  nul  n'envie  celui  d'un  au- 
tre ;  nul  ne  croit  pouvoir  augmenter  fa 
fortune  que  par  l'augmentation  du  bien 
commun  ;  les  maîtres  mém^es  ne  jugent 
de  leur  bonheur  que  par  celui  des  gens 
qui  les  environnent.  On  ne  fauroit  qu'a- 
jouter ni  que  retrancher  ici ,  parce  qu*on 
n'y  trouve  que  les  chofes  utiles  &  qu  el- 


H  É   L  0    ï  s  E.  41  î 

Us  y  font  toutes,  en  forte  qu  on  n'y  fou- 
haite  rien  de  ce  qu'on  n  y  voit  pas ,  & 
qu'il  n'y  a  rien  de  ce  qu'on  y  voit  dont 
on  puiffe  dire  :  pourquoi  n'y  a-t-il  pas 
davantage  ?  Ajoutez-y  du  galon,  des  ta- 
bleaux ,  un  luftre  ,  de  la  dorure ,  à  Tinf- 
tant  vous  appauvrirez  tout.  En  voyant 
tant  d'abondance  dans  le  néceffaire  ,  & 
nulle  trace  de  fuperflu ,  on  eft  porté  à 
croire  que  ,  s'il  n'y  eft  pas  ,  c'eil  qu'on 
n'a  pas  voulu  qu'il  y  fdt,  &  que,  fi  on 
le  vouloit,  il  y  régneroit  avec  la  même 
profufion  :  en  voyant  continuellement 
les  biens  refluer  au-dehors  par  l'afriftan- 
ce  du  pauvre  ,    on  eft   porté  à  dire  : 
cette  maifon  ne  peut  contenir  toutes  les 
richelTes.  Voilà  ,  ce  me  femble  ,  la  véri« 
table  magnificence. 

Cet  air  d'opulence  m'effraya  moi-mê- 
me ,  quand  je  fus  inftruit  de  ce  qui  fer-  ' 
voit  à  l'entretenir.  Vous  vous  ruinez 
dis-je  à  M.  &  Mde.  de  V/olmar  :il  n'elî 
pas  polTible  qu'un  fi  modique  revenu  fuf- 
fiie  à  tant  de  dépenfec.  Us  fe  mirent  à 
•rire,  èc  me  firent  voir  que  ,  fans  rien  re- 

S2 


412      La    Nouvelle 

trancher  dans  leur  maifon  ,  il  ne  tlen- 
croit  qu'à  eux  d'épargner  beaucoup  & 
d'augmenter  leur  revenu  plutôt  que  de 
fe  ruiner.  Notre  grand  fecret  pour  être 
riches ,  me  dirent-ils ,  eft  d*avoir  peu  d'ar- 
gent 5  &  d'éviter  autant  qu'il  fe  peut  dans 
Tufage  de  nos  biens  les  échanges  intermé- 
diaires entre  le  produit  &  l'emploi.  Au- 
cun de  ces  échanges  ne  fe  fait  fans  perte, 
.&  ces  pertes  multipliées  réduifent  pref- 
que  à  rien  d'affez  grands  moyens ,  com- 
me à  force  d'être  brocantée  ,  une  belle 
boëte  d'or  devient  un  mince  colifichet. 
Le  tranfport  de  nos  revenus  s'évite  en 
les  employant  fur  le  lieu ,  l'échange  s'en 
évite  encore  en  les  confommant  en  na- 
ture 5  &  dans  l'indifpenfable  converfion 
de  ce  que  nous  avons  de  trop  en  ce 
qui  nous  manque  ,  au  lieu  des  ventes 
6c  des  achats  pécuniaires  qui  doublent  le 
préjudice ,  nous  cherchons  des  échanges 
réels  où  la  commodité  de  chaque  con- 
tractant tienne  lieu  de  profit  à  tous  deux. 
Je  conçois ,  leurdis-je  ,  les  avantages 
de  cette  méthode  j  mais  elle  ne  me  pa- 


H  É    L   O    ï  s   È.  415 

tOit  pas  fans  inconvénient.  Outre  h^ 
foins  importuns  auxquels  elle  afîujettiti, 
le  profit  doit  être  plus  apparent  que 
réel  î  &  ce  que  vous  perdez  dans  le  dé- 
tail de  la  régie  de  vos  biens  l'emporte 
probablement  fur  le  gain  que  feroiexnt 
avec  vous  vos  Fermiers  :  car  le  travail  fe 
fera  toujours  avec  plus  d'économie ,  &:  la 
récolte  avec  plus  de  foin  par  un  payflm 
que  par  vous.  Ceft  une  erreur, me  ré- 
pondit Wolmar  ;  le  payfan  fe  foucle 
moins  d'augmenter  le  produit  que  d'é- 
pargner fur  les  fraîx ,  parce  que  les  avan- 
ces lui  font  plus  pénibles  que  les  profits 
ne  lui  font  utiles  ;  comme  ion  objet  n  eft 
pas  tant  de  mettre  un  fonds  en  valeur 
que  d'y  faire  peu  de  dépenfe ,  s'il  s'affÛre 
un  gain  aduel ,  c'eft  bien  moins  en  amé- 
liorant la  terre  qu'en  l'épuifant  ;  &  le 
mieux  qui  puifTe  arriver  eft  qu'au-lieu 
dQ  l'épuif^r,  il  la  néglige.  Ainfi  ,  pour  un 
peu  d'argent  comptant  recueilli  fans  em- 
barras ,  un  propriétaire  oifif  prépare  à 
lui  ou  à  fes  enfans  de  grandes  pertes. 


^14  L  A   No  U  y  E  LL  E 

cie  grands  travaux,  &  quelquefois  la 

ruine  de  fon  patrimoine. 

D'ailleurs,  pouriuivit  M/deWoImar  , 
je  ne  difconviens  pas  que  je  ne  faiïe  la 
culture  de  mes  terres  à  plus  grands  fraix 
que  ne  feroit  un  fermier  ;  mais  aufli  le 
profit  du  fermier,  c'eftmoi  qui  lefais,  & 
cette  culture  étant  beaucoup  meilleure , 
le  produit  efl:  beaucoup  plus  grand  ;  de 
forte  qu'en  dépenfant  davantage ,  je  ne 
lailTe  pas  de  gagner  encore.  Il  y  a  plus  ; 
cet  excès  de  dépenfe  n'eft  qu'apparent  , 
&c  produit  réellement  une  très-grande 
économie  :  car,  fi  d'autres  cultivoieut 
nos  terres  ,  nous  ferions  oififs  ;  il  faudroit 
dem.eurcr  à  h  ville  ,  la  vie  y  feroic  plus 
chère  ;  il  nous  faudroit  des  amufemens 
qui  nous  coûteroient  beaucoup  plus  que 
ceux  que  nous  trouvons  ici  ,  &  nous 
feroient  moins  fenfibles.  Ces  foins  que 
vous  appeliez  importuns  font  à  la  fois 
nos  devoirs  &  nos  plaifirs  ;  grâce  à  la 
prévoyance  aveclaquelle  on  les  ordonne, 
iis  ne   font  Jamais-  péril ble^  y  ils  nous 


I 


H  É    L    O    ï  S   H.  41  J 

tiennent  lieu  d'une  foule  de  fantaifies 
ruineufes,  dont  la  vie  champêtre  prévient 
ou  détruit  le  goût ,  &  tout  ce  qui  con* 
tribue  à  notre  bien-être ,  devient  pour 
nous  un  amufement. 

Jetez  les  yeux  tout  autour  de  vous, 
ajoutoit  ce  judicieux  père  de  famille  : 
vous  n'y  verrez  que  deschofes  utiles,  qui 
ne  nous  coûtent  prefque  rien  ,  &  nous 
épargnent  mille  vaines  dépenfes.  Les 
feules  denrées  du  crû  couvrent  notre  ta- 
ble 5  les  feules  étoffes  du  pays  compofent 
prefque  nos  meubles  &  nos  habits  :  rien 
n'efl:  méprifé  parce  qu'il  eft  commun;rien 
n'efl:  eftimé  parce  qu'il  eft  rare.  Comme 
tout  ce  qui  vient  de  loin  eft  ftijet  à  être 
déguiié  ou  falfifié,  nous  nous  bornons  par 
déllçatefle^  autant  que  par  modération,au 
choix  de  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  auprès 
de  nous  5  &  dont  la  qualité  n'eft  pas  iuf- 
pefle.  Nos  mets  font  fimples,  mais  choi* 
(is.  Il  ne  manque  à  notre  tablej  pour  être 
fomptueufe,  que  d'être  fervie  loin  d'ici  ; 
car  tout  y  eft  bon ,  tout  y  feroit  rare,  & 
tel  gourinand  trou  veroit  les  truites  du  lac 


A.l6      L  A    N  ou  V  E  LLE 

bien  meilleures 5  s'il  les  mangeolt  à  Pari?. 

La  même  règle  a  lieu  dans  le  choix 
de  la  parure  5  qui,  comme  vous  voyez  , 
n'eft  pas  négligée,  mais  l'élégance  y  pré- 
lîde  feule,  la  richefie  ne  s'y  montre  ja- 
mais, encore  moins  la  m^ode.  Il  y  a  une 
grande  différence  entre  le  prix  que  l'opi- 
nion donne  aux  chofes  ,  tz  celui  qu*ellcs 
ont  réellement.  Ceft  à  ce  dernier  feul 
que  Julie  s'attache,  &  quand  il  cft  quef- 
tion  d'une  étoife  .  elle  ne  cherche  nas 
tant  fi  elle  eft  ancienne  ou  nouvelle ,  que 
fi  elle  eft  bonne  &  fi  elle  lui  fied.  Sou- 
vent même  la  nouveauté  feule  efc  pour 
elle  un  motif  d'excîufion ,  quand  ostte 
nouveauté  donne  aux  chofes  un  prix 
qu  elles  n'ont  pas ,  ou  qu'elles  ne  fau- 
roient  garder. 

Confidérez  encore  qu'ici  l'effet  de  cha- 
que chofe  vient  moins  d'elle-même  que 
de  fon  ufage  &  de  fon  accord  avec  le 
refte ,  de  forte  qu'avec  des  parties  de  peu 
de  valeur ,  Julie  a  fait  un  tout  d'un  grand 
prix.  Le  goût  aime  à  créer  ,  à  donner 
feul  la  valeur  aux  chofes.  Autant  la  loi 


H    É    L    O    ï   s    E.  417 

de  îa  mode  eft  inconftante  &  rulneufe  , 
sutant  la  fîenne  eft  économe  &  durable. 
Ce  que  le  bon  goût  approuve  une  fois  , 
eft  toujours  bien  ;  s'il  eft  rarement  à  1 
mode  y  en  revanche  il  n'eft  jamais  ridi- 
cule ;  &3  dans  fa  modefte  {implicite,  il  tire 
de  la  convenance  des  chofes  des  règles 
inaltérables  Se  fures ,  qui  reftent ,  quand 
les  modes  ne  font  plus. 

Ajoutez  enfin  que  l'abondance  du  feuF 
néceflaire  ne  peut  dégénérer  en  abus  ; 
parce  que  le  néceffaire  a  fa  mefure  natu- 
relle 5  &  que  les  vrais  befoins  n*ont  ja- 
mais d'excès.  On  peut  mettre  la  dépenfe 
de  vingt  habits  en  un  feul ,  &  manger,  en 
un  repas,  le  revenu  d'une  année; mais  on 
ne  fauroit  porter  deux  habits  en  même 
tems,  ni  dîner  deux  fois  en  un  jour.  Ainfi, 
l'opinion  eft  illimitée  ^au-lieu  que  la  Na- 
ture nous,  arrête  de  tous  côtés  ;  &  celui 
qui  dans  un  état  médiocre  fe  borne  au 
bien-être,  ne  rifque  point  de  fe  ruiner. 

Voilà ,  mon  cher  ,  continu  oit  le  fage 
Wolmar ,  comment  avec  de  l'économie 
&  des  foins,  on  peut  fe  mettre  au-deilus 

S; 


4îS     La    Ivouvelle 

de  fa  fortune.  Il  ne  tiendroit  qu'à  nous 
d'augmenter  la  nôtre,  fans  changer  notre 
manière  de  vivre  ;  car  il  ne  fe  fait  ici 
prefque  aucune  avance  qui  n'ait  un  pro- 
duit pour  objet;  &  tout  ce  que  nous  dé- 
penfons  nous  rend  de  quoi  dépenfer 
beaucoup  plus. 

Hé  bien!  Milord,  rien  de  tout  cela  ne 
paroît  au  premier  coup-d'œil.  Par-tout 
un  air  de  confufion  couvre  Tordie  qui  le 
donne  ;  il  faut  du  tems  pour  appercevoir 
des  loix  fomptuaires  qui  mènent  à  l'ai- 
fance  &  au  plaifir;  &  Ton  a  d'abord  peine 
à. comprendre  comment  on  jouit  de  ce 
qu'on  épargne.  En  y  réfléchiffant,  le  con- 
tentement augmente ,  parce  qu'on  voit 
que  la  fource  en  eft  intarifTable ,  &  que 
l'art  de  goûter  le  bonheur  de  la  vie ,  fert 
encore  aie  prolonger.  Comment  fe  lalTe- 
roit-on  d'un  état  fi  conforme  à  la  Na- 
ture >  Comment  épuiferoit-on  fon  hérî- 
tage^enraméliorant  tous  les  jours  ^Com- 
ment ruineroit-on  (a  fortune,  en  ne  con- 
fommantque  fes  revenus?  Quandjchaqiie 
anné-^jOn  eft  fur  de  lafalvante^  qui  peut 


Il   É    L    O   ï  s  El  4î^ 

troubler  la  paix  de  celle  qui  court?  Ici  le 
fruit  du  labeur  paffé  foutient  Tabondance 
pré  fente  ;  &  le  fruit  du  labeur  préfent 
annonce  l'abondance  à  venir;  on  jouit  à 
la  fois  de  ce  qu'on  dépenfe,  &  de  ce  qu'on 
recueille  ,&  les  divers  tems  fe  rifTem- 
blent  pour  affermir  la  fécurité  du  préfent. 
Je  fuis  entré  dans  tous  les  détails  du 
ménage ,  &  j'ai  par-tout  vu  régner  le  mê- 
me efprit.  Toute  la  broderie  &  la  den- 
telle fortent  du  gynécée  ;  toute  L?,  toile 
eft  filée  dans  la  baffe-cour,  ou  par  de  pau- 
-  vres  femmes  que  Ton  nourrit.  La  laine 
s'envoie  à  des  manufadures,  dont  on  tire- 
en  échange  des  draps  pour  habiller  les 
gens;  le  vin  ,  l'huile  &  le  pain  ,  fe  font 
dans  la  maifon  ;  on  a  des  bois  en  coupe 
réglée,  autant  qu'on  en  peut  confommer; 
le  boucher  fe  paye  en  bétail,  l'épicier  re- 
çoit du  bled  pour  fes  fournitures  ;  le  fa-- 
laire  des  ouvriers  &  des  domefliqiies  fe 
prend  fur  le  produit  des  terres  qu'ils  font 
valoir;  le  loyer  desmaifons.de  la  ville 
fufïit  pour  l'ameublement  de  celles  qu'on 
l)abite  ;  les  rentes  fur  les  fonds  publies; 

S6 


420  La  ?/  ou  r  elle 
{burnlfTsnt  à  Tentretien  des  maîtres  ,  & 
au  peu  de  vaiffelle  qu'on  fe  permet;  la 
vente  des  vins  &  des  bleds  qui  relient, 
donne  un  fonds  qu'on  laifTe  en  réferve 
pour  les  dépenfes  extraordinaires;  fonds 
que  la  prudence  de  Julie  ne  laifTe  jamais 
tarir  ,  &:  que  fa  charité^  laifTe  encore 
moins  augmenter.  Elle  n'accorde  aux 
chofes  de  pur  agrément,  que  le  profit  du 
travail  qui  fe  fait  dans  fa  maifon  ;  celui 
do-s  terres  qu'ils  ont  dérVichées,  celui  des 
arbres  qu'ils  ont  fait  planter,  %zq.  Ainfî, 
le  produite  l'emploi  fe  trouvant  toujours 
corapenfés  par  la  nature  des  chofes  ,  la 
balance  ne  peut  être  rompue  ;  &  il  eft 
impoilible  de  fe  déranger. 

Bien  plus, les  privations  qu'elle  s'impo- 
fe  par  cette  volupté  tem.pérante  dont  j'ai 
parlé,  (ont  à  la  fois  de  nouveaux  moyens 
de  plaifirs  ,6c  de  nouvelles  reiTcurces  d'é* 
Gonomie.  Par  exemple,  elle  aime  beau- 
couple  caffé;  chez  fa  mère  elle  enprenoit 
tous  les  joui*s.Elle  en  a  quitté  l'habitude, 
pour  en  augmenter  le  goût  ;  elle  s'eft 
boroée  à  n'en  prendre  que  quand  elle  a 


•H  É    L    O    ï    s    E/  42  î 

des  hôtes ,  &  dans  le  fallon  d'Apollon  , 
afin  d'ajouter  cet  air  de  fête  à  tous  les  au- 
tres.   C'eft  une  petite  fenfualité  qui  la 
flatte  plus  ,  qui  lui  coûte  moins ,  &  par 
laquelle  tW^  aiguife  &  régie  à  la  fois  fa 
gourmandife.    Au  contraire  ,  elle  met 
à  deviner  &  fatisfaire  hs  goûts  de  fon 
père  &  de  fon  mari ,  une  attention  fans 
relâche  ,  une   prodigalité'  naturelle  & 
pleine  de  grâce ,  qui  leur  fait  mieux  goû- 
ter ce  qu'elle  leur   oifre  par  le  plaifir 
qu  elle  trouve  à  le  leur  offrir.  Ils  aiment 
tous  deux  à  prolonger  un  peu  la  fin  du 
repas ,  à  la  SuilTe  :  elle  ne  manque  jamais 
après  le  fouper ,  de  faire  fervir  une  bou- 
teille de  vin  plus  délicat, plus  vieux  que 
celui  de  l'ordinaire.  Je  fus  d'abord  la  dupe 
des  nom^s  pompeux  qu'on  donnoitàces 
vins ,  qu'en  effet  je  trouve  excellens  ;  &  , 
les  buvant  comme  étant  des  lieux  dont  il^ 
portoient  les  noms  ,  je-  fis  la  guerre  à 
Julie  d'une  infraction  fi  manifefte  à  {qs, 

maximes;mais  elle  me  rappella, en  riant, 
un  paffage  de  Plutarque ,  où  Flaminius 
compare  les  troupes  Afiatiques  d'Antlo^ 


422  La  N  0  u  V  h  LLt 
chus,  fous  mille  noms  barbares  ,  aux  ra- 
goûts divers  fous  lefquels  un  ami  kii 
avoit  déguiié  la  même  viande.  Il  en  ell 
de  même  ,  dit-elle,  de  ces  vins  étrangers 
que  vous  me  reprochez.  Le  rancioje  chè- 
res ,16  malaga,  le  chalTaigne,  le  fyracufe 
dont  vous  buvez  avec  tant  de  plailir  ,  ne 
font  en  effet  que  des  vins  de  Lavaux,di- 
verfement  préparés  ,&:  vous  pouvez  voir 
d'ici  le  vignoble  qui  produit  toutes  ces 
boilTons  lointaines.  Si  elles  font  inférieu- 
res en  qualité  aux  vins  fameux  dont  elles 
portent  les  noms ,  elles  n  en  ont  pas  les 
iiiconvéniens ,  &  comme  on  eft  fur  de  ce 
qui  les  compofe  ,  on  peut  au  moins  les 
boire  fans  rifque.  J*ai  lieu  de  croire  ^ 
continua-t-elle  ,  que  mon  père  &  mon 
mari  les  aiment  autant  que  les  vins  les. 
plus  rares.  Les  liens  ,  me  dit  alors  M» 
de  Wolmar ,  ont  pour  nous  un  goût  dont 
manquent  tous  les  autres  ;  c'eft  le  plailir 
qu'elle  a  pris  à  les  préparer.  Ah  !  reprit- 
elle  5  ils  feront  toujours  exquis. 

Vous  jugez  bien  qu'au  milieu  de  tant 
de  foins  divers ,  le  défœuvrement  &  l'oi- 


II  É    L    O   ï  s    E.  42J 

fiveté  qui  rendent  néceffaires  la  compa- 
gnie,les  vifites  &Ies  fociétés  extérieures, 
ne  trouvent  guère  ici  de  place.  On  fré- 
quente les  voifins  ,  affez  pour  entretenir 
un  commerce  agréable  ,  trop  peu  pour 
s'y  affujettir.Les  hôtes  font  toujours  bien 
venus  ,&  ne  font  jamais  defirés.  On  ne 
voit  précifément  qu'autant  de  monde 
qu^il  faut  pour  fe  conferver  le  goût  de  la 
retraite  ;  les  occupations  champêtres  tien- 
nent lieu  d'amufemens ,  &  pour  qui  trou* 
ve  au  fein  de  fa  famille  une  douce  focié- 
té  ,  toutes  les  autres  font  bien  infipides.. 
La  manière  dont  on  paffe  ici  le  tems ,  eft 
trop  fîmpîe  &  trop  uniforme  pour  tenter 
beaucoup  de  gens  (i)  ;  mais  c'eft  par  la 


(  I  )  Je  crois  qu'un  de  nos  beaux-efpnrs 
voyageant  dans  ce  pays-là  ,  reçu  &'  careiTé 
dans  cette  maifon  à  Ton  pafîage  ,  feroit  en- 
fuite  àfesannis  une  reîatiou  bien  plaifante  de 
la  vie  de  manans  qu'on  y  mené  Au  relie.  Je 
vois  ;,  '.^ar  les  lettres  de  Mihdy  Catesby  ,  que 
ce  goût  n'eft  pas  particulier  à  la  France ,  Bc 


4.24  La  Nouvelle 
diipofition  du  cœur  de  ceux  qui  Tont 
adoptée,qu  elle  leur  eftintéreiTante.  Avec 
une  âme  iaine ,  peut-on  /ennuyer  à  rem- 
plir les  plus  chers  ^  les  plus  ch^.rmans 
devoirs  de  l'Humanité  ,  &  à  (e  rendre 
mutuellement  la  vie  heareufe?  Tous  les 
foirs,  Julie,  contente  de  ft  journée,  n'en 
defire  point  une  différente  pjur  le  len- 
demain ;  &  tous  les  matins  elle  demande 
au  ciel  an  jour  femblable  à  celui  de  la 
reille:elle  fait  toujours  les  mêmes  chofes, 
parce  qu'elles  font  bien  ,  &  qu'elle  ne 
connoîtriende  mieux  à  faire.  Sans  doute, 
elle  jouit  ainfi  de  toute  la  félicité  permife 
à  riiomme.  Se  plaire  dans  la  durée  de 
ïon  état,n'eft-ce  pas  un  figne  alTaré  qu'on 
y  vit  heureux  ? 

Si  l'on  voit  rarement  ici  de  ces  tas 
de  délœuvrés  qu'on  appelle  bonne  com- 
pagnie ,  tout  ce  qui  s'y  raffemble  inté- 
reffe  le  cœur  par  quelqu'endroit  avan- 


que  c'eft  apparemmçntaufrirufageen  Angle- 
terre de  tourner  fes  hôtes  en  ridicule,  pour 
piix  de   leur  hofpiralitt?. 


H  Ê    L    O    ï   s    E.  425* 

tageux^&rachette  quelques  ridicules  par* 
mille  vertus.  De  paifibles  campagnards  , 
fans  monde  &  fans  politelfe ,  mais  bons  5 
fîmples  5  honnêtes  &  contens  de  leur 
fort  ;  d'anciens  officiers  retirés  du  fer  vice  ; 
des  commerçans  ennuyés  de  s'enrichir; 
de  fages  mères  de  famille  qui  amènent 
leurs  filles  à  l'école  de  la  modeftie  &  des 
bonnes  mœurs  ;  voilà  le  cortège  que  Julie 
aimeàraflembler  autour  crelle*,  Son  mari 
n'efi:  pas  fâché  d'y  joindre  quelquefois 
de  ces  aventuriers  corrigés  par  Tàge  & 
l'expérience  ,  qui ,  devenus  fages  à  leurs 
dépens ,  reviennent  fans  chagrin  cultiver 
le  champ  de  leur  père,  qu'ils  voudroient 
n'avoir  point  quitté.  Si  quelqu'un  récite 
à  table  les  évènemens  de  fa  vie  ,  ce  ne 
font  point  les  aventures  merveilleufes  du 
riche  Sindbad  racontant,  au  fein  de  la 
molleffe  orientale  ,  commuent  il  a  gagné 
(es  tréfors  :  ce  font  les  relations  plus  (im- 
pies de  gens  fenfés  ,  que  les  caprices  du 
fort  &  les  injuflices  des  hommes  ont  rebu- 
tés des  faux  biens  vainement pourfui vis, 
pour  leur  rendre  b  goût  des  véritables. 


'^26     La   Nouvelle 

Croiriez-vous  que  Tentretien  même 
des  payfans  a  des  charmes  pour  ces  âmes 
élevées 5  avec  qui  le  fage  aimeroit  à  s'inf- 
truire  ?Le  judicieux  Wolmar  trouve  dan» 
la  naïveté  villageoife  des  caraâieres  plus 
marqués ,  plus  d'hommes  penfans  par 
eux-mêmes, que  fous  le mafque uniforme 
des  habitans  des  villes  ,  où  chacun  fe 
montre  comme  font  les  autres  ,  plutôt 
que  comme  il  efl:  lui-même.  La  tendre 
Julie  trouve  en  eux  des  cœurs  fenfibles 
aux  moindres  carellcs  ,  tz  qui  s'cilîment 
heureux  de  Tintérêt  qu'elle  prend  à  leur 
bonheur.  Leur  coeur  nileurefprit  ne  font 
point  façonnés  par  Tart  ;  ils  n'ont  point 
appris  à  fe  former  fur  nosmodeles^S:  Ton 
n'a  pas  peur  de  trouver  en  eux  l'homime 
de  rhomme^au  lieu  de  celui  delaNLiturc 

Souvent  dans  fes  tournées  M.  de  Wol- 
mar  rencontre  quelque  bon  vieillard  dont 
le  fens  &  la  raifon  le  frappent ,  &  qu'il 
fe  plaît  à  faire  caufer.  Il  l'amené  à  fa 
femme  ;  elle  lui  faitun  accueil  charmant^ 
qui  marque  5  non  lapolitefTe  &  les  airs  de 
fou  eut  5  mais  la  bienveuillance  &  i'hu- 


H  È    L    0    I    s   E.  427 

manlté  de  fou  caradère.  On  retient  le 
bon-homme  à  dîner.  Julie  le  place  à 
côté  d'elle,  le'fert ,  le  carefTe ,  lui  parle 
avec  intérêt ,  s'informe  de  fa  famille ,  de 
fes  affaires  5  ne  fourlt  point  de fon  embar- 
ras, ne  donne  point  une  attention  gênan- 
te à  fes  manières  ruftiques  ,  mais  le  met 
à  fon  aife  par  la  facilité  des  fiennes  ,  &: 
ne  fort  point  avec  lui  de  ce  tendre  & 
touchant  refped  dû  à  la  vieillefTe  infirme 
qu  honore  une  longue  vie  paffée  fans  re- 
proche. Le  Yiôillard  enchanté  fe  livre  à 
Tépanchement de  fon  cœur;  il  femble  re- 
prendre un  moment  la  vivacité  de  fa  jeu- 
neffe.  Le  vin,  bu  à  la  fanté  dune  jeune 
Dame ,  en  réchauffe  mieux  fon  fang  à 
demi -glacé.  Il  fe  ranime  à  parler  de  fon 
ancien  tems,  de  fes  amours,  de  fes  cam- 
pagnes ,  des  combats  où  il  s'efl  trouvé , 
du  courage  de  fes  compatriotes ,  de  fon 
retour  au  pays ,  de  fa  femme  ,  de  fes  en- 
fans  ,  des  travaux  champêtres ,  dQS  abus 
qu'il  a  rémarqués,  des  remèdes  qu'il  imii" 
gine.  Souvent  des  longs  difcours  de  fon 
l,^efurtentd'excelîensprécepiesmoraux^ 


:5.28    La    JVouvELLE 

ou  des  leçons  d'agriculture  ;  &,  quand  il 
n'y  auroit  dans  les  chofes  qu'il  dit  que  le 
plaifir  qu'il  prend  à  les  dire  ,  Julie  en 
prendroit  à  les  écouter, 

ElIepaiTe^après  le  diner,dans  fa  cham- 
bre, &  en  rapporte  un  petit  préfent  de 
quelque  nippe  convenable  à  la  femme  ou 
aux  filles  du  vieux  bon-homme.  Elle  lé 
lui  fait  offrir  par  les  enfaï1?f-';)&  récipro- 
quement il  rend  aux  enfans  quelque  don 
{impie  Se  de  leur  goût  dont  elle  Ta  fecret  - 
te  ment  chargé  pour  eux.  Ainfi  fe  forme 
de  bonne  heure  l'étroite  &  douce  bien- 
veuillance  qui  fait  la  liaifon  des  états  di- 
vers. Les  enfans  s'accoutument  àhonorer 
la  vieilleffe ,  à  eftimer  la  {implicite ,  Se  à 
diftinguer  le  mérite  dans  tous  les  rangs. 
Les  payfans,  voyant  leurs  vieux  pères 
fêtés  dans  une  maifon  refpedable  &  ad- 
mis à  la  table  des  maîtres,  ne  fe  tiennent 
point  offenfés  d'en  être  exclus  ;  ils  ne 
s'en  prennent  point  à  leur  rang  ,  mais  à  - 
leur  âge  ;  ils  ne  difent  point ,  nous  fomi- 
mes  trop  pauvres  ;  mais  ,  nous  fommes 
trop  jeunes  pour  être  ainli  traités  j  Thon- 


H  É    L    O    ï   s    E,  42p 

ncur  qu'on  rend  à  leurs  vieillards  &  Tef- 
poir  de  le  partager  un  jour  les  confolent 
d'en  être  privés ,  de  les  excitent  à  s'en 
rendre  dignes. 

Cependant  5  le  vieux  bon-homnfie,  en- 
core attendri  des  carelTes  qu'il  a  reçues, 
revient  dans  fa  chaumière  ,  emprefîe  de 
montrer  à  fa  femme  &  à  fes  enfans  les 
dons  qu'il  leur  apporte.  Ces  bagatelles 
répandent  la  joie  dans  toute  une  famille 
qui  voit  qu'on  a  daigné  s'occuper  d'elle. 
Il  leur  raconte  avec  emphafela  réception 
qu'on  lui  a  faite ,  les  mets  dont  on  l'a 
fervi ,  les  vins  dont  il  a  goûté ,  les  dif- 
cours  obligeans  qu'on  lui  a  tenus,  com^ . 
bien  on  s'eft  informé  d'eux ,  l'affabilité 
des  maîtres ,  l'attention  des  ferviteurs,  & 
généralement  ce  qui  peut  donner  du  prix 
aux  marques  d'eftime  &  de  bonté  qu'il  a 
reçues;  en  le  racontant,  il  en  jouit  une  fé- 
conde fois,  &  toute  la  maifon  croit  jouir 
^ufîi  des  honneurs  rendue  à  fon  chefi 
Tous  béniiTent  de  concert  cette  famille 
iUuftre  &  généreufe  qui  donne  exemple 
?iux  grands ,  de  refuge  aux  petits  j  qui  n@ 


430  La  JVou  V e  lie 
dédaigne  point  le  pauvre  &  rend  honneur 
aux  cheveux  blancs.  Voilà  Tencens  qui 
plait  aux  âmes  bienfaifantes.  S'il  efl:  dQS 
bénédidions  humaines  que  le  ciel  daigne 
exaucer ,  ce  ne  font  point  celles  qu'arra-  ' 
chent  la  flatterie  &  la  baffeiïe  en  préfence 
des  gens  qu'on  loue  ;  mais  celles  que 
dide  en  fecret  un  cœur  fimple  &  recon- 
noifFant  au  coin  d'un  foyer  rulHque. 

Cefl  ainiî  qu'un  fentiment  agréable  8: 
doux  peut  couvrir  de  fon  charme  une  vie 
înfipide  à  des  cœurs  indifférens  :  c'eft  ainfi 
que  les  foins  ,  les  travaux  ,  la  retraite 
peuvent  devenir  des  amufemens  par  l'art 
de  les  diriger.  Une  âme  faine  peut  don- 
ner du  goût  à  des  occupations  commu- 
nes, comme  la  fanté  du  corps  fait  trou- 
ver bons  les  alimens  les  plus  fimples. 
Tous  ces  gens  ennuyés  qu'on  amufe  avec 
tant  de  peine^doivent  leur  dégoût  à  leurs 
vices,  &  ne  perdent  le  fentiment  du  plai- 
fir  qu'avec  celui  du  devoir.  Pour  Julie , 
il  lui  eft  arrivé  précifément  le  contraire, 
èc  des  foins  qu'une  certaine  1.  ngueur  d'â- 
me lui  eût  laillé  négliger  autrefois ,  lui 


II  É   L    0  i  s  E.  431' 

"deviennent  intérefTans  par  le  motif  qui 
les  infpire.  Il  faudroit  être  infenfible  , 
pour  être  toujours  fans  vivacité.  La  fienne 
s  eft  développée  par  les  mêmes  caufes 
qui  la  réprimoient  autrefois.  Son  cœur 
cherchoit  la  retraite  &  la  folitude  pour 
fe  livrer  en  paix  aux  afFedions  dont  il 
étoit  pénétré;  maintenant  elle  a  pris  une 
aéliviténouvelle^en  formant  de  nouveaux 
liens.  Elle  n'eft  point  de  ces  indolentes 
mères  de  famille  ,  contentes  d'étudier , 
quand  il  faut  agir  ;  qui  perdent  à  s'inf- 
truire  des  devoirs  d'autrui  le  tems  qu'el- 
les devroient  mettre  à  remplir  les  leurs. 
Elle  pratique  aujourd'hui  ce  qu'elle  ap- 
prenoit  autrefois.   Elle  n'étudie  plus  , 
elle  ne  lit  plus;* elle  agit.  Comme  elle 
fe  lève  une  heure  plus  tard  quefon  mari, 
ellefe  couche  aulîî  plus  tard  d'une  heure. 
Cette  heure  efl:  le  feul  tems  qu'elle  donne 
encore  à  l'étude,  &  la  journée  ne  lui 
paroît  jamais  aflez  longue  pour  tous  hs 
foins  dont  elle  aime  à  la  remplir. 

Voilà  5  Milord  ,  ce  que  j'avois  à  vous 
dire  fur  l'économie  de  cette  maifon ,  & 


43^     La    Nouvelle 

fur  la  vie  privée  des  maîtres  qui  la  gou- 
vernenL  Contens  de  leur  fort,  ils  en 
jouifTent  paifiblement  ;  contens  de  leur 
fortune,  ils  ne  travaillent  pas  à  Taugmcn- 
ter  pour  leurs  enfans  ,  mais  à  leur  laiffer, 
avec  l'héritage  qu'ils  ont  reçu^des  terres 
en  bon  état ,  des  domeftiques  afFedion- 
nés ,  le  goût  du  travail ,  de  Tordre ,  de  la 
modération ,  &  tout  ce  qui  peut  ren- 
dre douce  &  charmante  à  des  gens  fenfés 
la  jouiffance  d'un  bien  médiocre ,  auffi 
ûgement  confervéau  il  fut  homiétement 
acquis. 


LETTRE 


H  É   L    O    ï   s    E. 


433 


LETTRE    XXVI(i% 

De   Saint-Preux 
A   My  Lo  R  D   Edouard, 


N' 


O  u  S  avons  eu  des  hôtes  ces  jours 
derniers.  Ils  font  repartis  hier  ,  &  nous 
recommençons  entre  nous  trois  une  fo- 
ciétë  d'autant  plus  charm.ante  qu'il  n'efl 
rien  refté  dans  le  fond  des  cœurs  qu'on 
veuille  fe  cacher  l'un  à  l'autre.  Quel 


(  I  )  Deux  Lettres  écrites  en  diftérens  tems 
roLiloient  fur  le  fujet  de  celle-ci,  ce  qui  occa- 
ilonnoit  bien  des  répétitions  inutiles.  Pour  les 
retrancher,  j'ai  réuni  ces  deux  Lettres  en  une 
feule.  Au  refte ,  fans  prétendre  julliiier  l'excef- 
fîve  longueur  de  pluiîeurs  des  Lettres  dont 
ce   recueil   eft   compofé  j    je  remarquerai 
que  les  Lettres  des  folitaires  font  longues 
&  rares  ;  celles  des   gens  du   monde  fré- 
quentes &  courtes.  Il  ne  faut  qu'obfervcr 
cette  difterence  pour  en  fentir  à  Tinfiant 
la  raifon. 

Toms,  Il  L  T 


4^4  -^^  Nouvelle 
plaifîr  je  goûte  à  reprendre  un  nouvel 
être  qui  me  rend  digne  de  votre  con- 
fiance !  Je  ne  reçois  pas  une  marque 
a  eiTime  de  Julie  &  de  fon  mari ,  que  je 
ne  me  difeavec  une  certaine  fierté  d'âme: 
enfin  j'ôferai  me  montrer  à  lui.  Cefi  par 
vos  foins  5  c'eft  fous  vos  yeux  que  j'efpere 
honorer  mon  état  préfent  de  mes  fautes 
pafTées.  Si  Tamour  éteint  jette  Tâme 
dans  Tépuifement,  Tamour  fubjugué  lui 
donne,  avec  la  confciencede  fa  victoire, 
une  élévation  nouvelle,  &  un  attrait  plus 
vif  pour  tout  ce  qui  eft  grand  bc  beau. 
Voudroit-on  perdre  le  fruit  d'un  facrifice 
qui  nous  a  coûté  fi  cher?  Non,  Mylord; 
je  fens  qu  à  votre  exemple  mon  cœur  va 
mettre  à  profit  tous  les  ardens  fenti- 
mens  qu'il  a  vaincus.  Je  fens  qu'il  faut 
avoir  été  ce  que  je  fus ,  pour  devenir  ce 
que  je  veux  être. 

Après  fix  jours  perdus  aux  entretiens 
frivoles  des  gens  indifférens,  nous  avons 
pailé  aujourd'hui  une  matinée  à  TAngloi- 
le,  réunis  dans  le  filence  ,  &  goûtant  à 
la  fois  le  plaifir  d'être  enfemble  &  k 


H  É  L  o  ï  s  E         455» 

douceur  du  recueillement.  Que  les  déli- 
ces de  cet  état  font  connues  de  peu  de 
gens  !  Je  n'ai  vu  perfonne  en  France 
en  avoir  la  moindre  idée.  La  converfa- 
tion  des  amis  ne  tarit  jamais ,  difcnt-ils. 
Il  efl:  vrai,  la  langue  fournit  un  babil  fj.» 
elle  aux  attachemens  médiocres.  Mais 
l'amitié ,  Mylord  ,  l'amitié  !  Sentimert 
vif&célefte,  quels  difcours  font  dignes 
de  toi?  Quelle  langue  ôfe  être  ton  inter- 
prète ?  Jamais  ce  qu'on  dit  à  fon  ami 
peut-il  valoir  ce  qu'on  fent  à  ks  côtés? 
Mon  Dieu  !  qu'une  main  ferrée ,  qu'un 
regard  animé  ,  qu'une  étreinte  contre  la 
poitrine  5  que  le  foupir  qui  la  fuit  difent 
de  chofes,  &  que  le  premier  mot  qu'on 
prononce  eft  froid  après  tout  cela  !  O 
veillées  de  Befançon  !  Momens  confi- 
crés  au  filence  &  recueillis  par  l'amitié! 
O  Bomfton  !  Ame  grande,  ami  fublime  l 
Non  ,  je  n'ai  point  avili  ce  que  tu  fis  pour 
moi  5  &  ma  bouche  ne  t'en  a  jamais  riea 
dit. 

Il  efl  fur  que  cet  état  de  contempla- 
tion fait  un  des  grands   charmes   de$ 

T  2 


431$      La     Nouvelle 

hommes  fenfibles.  Mais    i'ai   toujours 

trouvé  que  les  importuns  empéchoient 

de  le  goûter  ,  &  que  les  amis  ont  be- 

foin  d'être  fans  témoins  pour  pouvoir 

ne  fe  rien  dire  à  leur  aife.   On  veut 

être  recueilli ,  pour  ainfi  dire  ,  l'un  dans 

l'autre  :  les  moindres  diflradions  font  dé- 

folantcs ,  la  moindre  contrainte  eft  in- 

fnpportable.  Si  quelquefois  le  cœurporte 

un  mot  à  la  bouche  ,  il  eft  fi  doux  de 

pouvoir  le  prononcer  fans  gêne  !  Il  fem- 

blequ'onn'ôfepenferlibrementce  qu'on 

n'ôfe  dire  de  même  :  il  femble  que  la 
préfence  d'un  feul  étranger  retienne  le 
Sentiment ,  &  comprime  des  âmes  qui 
s'étendroient  fi  bien  fans  lui. 

Deux  heures  fe  font  ainfi  écoulées  en- 
tre nous  dans  cette  immobilité  d'extafe , 
plus  douce  mille  fois  que  le  froid  repos 
desDieux  d'Epicure.  Après  ledéjeuner, 
les  enfans  font  entrés  comme  à  l'ordinaire 
dans  la  chambre  de  leur  mère;  mais 
.  u=lieu  d'aller  enfuite  s'enfermer  avec  eux 
dans  le  gynécée  félon  fa  coutume;  pour 
pous  dédommager  en  quelque  forte  du 


H  É  L  o  ï  S  B.         457 

ietns  perdu  fans  nous  voir ,  elle  les  a 
faitrefter  avec  elle  ,&  nous  ne  nous  fom- 
rnes  point  quittés  jufqu'au  dîner.  Hen- 
riette, qui  commence  à  favoir  tenir  Tai^ 
guilie  5  travailloit  aiTife  devant  la  Fan- 
chon  qui  faifoit  de  la  dentelle ,  &  dont 
Toreiller  pofoit  fur  le  dolîier  de  fa  petite 
chaife.  Les  deux  garçons  feuilletoient 
fur  une  table  un  recueil  d*images ,  dont 
Taîné    expliquoit  les   fujets  au   cadet* 
Quand  il  fe  trompoit ,  Henriette  atten-^ 
tive,  &  qui  fait  le  recueil  par  cœur,  avoit 
foin  de  le  corriger.  Souvent ,  feignanS 
d'ignorer  à  quelle  eftampe  ils  étoient  ^ 
elle  en  tiroit  un  prétexte  de  fe  lever  ^ 
d'aller  Se  venir  de  fa  chaife  à  la  table,  ôc 
de  la  table  à  fi  chaife.  Ces  promenades 
ne  lui  dépîaifoient  pas,  c:  lui  attiroient 
toujours  quelque  agacerie  de  la  part  du 
petit  Mali;  quelquefois  même  il  s'y  joi- 
gnoit  un  baifer ,  que  fa  bouche  enfan- 
tine  lait  mal  appliquer  encore  ,   mais 
dont  Henriette ,  déjà  plus  fivante  ,  hiî 
épargne  volontiers  la  façon.  Pendant  ces 
peiitej  leçons 3  qui  feprenoicnt&fe  dom 


4?  s      La     ?/ouvelle 
noient  &ns  beaucoup  de  foin ,  mais  aufTi 
fans  la  moindre  gène  ,16  cadet  comptoit 
furtivement  des  onchets  de  buis  ,  qu  il 
avoit  cachés  fous  le  livre. 

?>ladame  de  Wolmar  brodoit  près  de 
la  fenêtre  vis-à-vis  de^  enfans  ;  nous  étions 
fonmari  &moi  encore  autour  de  la  table 
à  thé  5  lifant  la  gazette  ,  à  laquelle  elle 
prêtoit  aifez  peu  d'attention.  Mais  à  Tar- 
ticle  de  la  maladie  du  Roi  de  France  & 
de  l'attachement  fingulierde  fon peuple, 
qui  n'eut  jamais  d'égal  que  celui  des  Ro- 
mains pour  Germanicus,  elle  a  fait  quel- 
ques réflexions  fur  le  bon  naturel  de  cette 
nation  douce  &  bienveuillante,  que  tou- 
tes haïlTent ,  k?c  qui  n'en  hait  aucune ,  ajou- 
tant qu'elle  n'envioit  du  rang  iupréme  , 
que  le  p^aifîr  de  s'y  faire  aimer.  N'en- 
viez rien ,  lui  a  dit  fon  mari  d'un  ton 
ou  il  m'eût  dûlaiiTer  prendre ,  il  y  a  long- 
temis  que  nous  fommes  tous  vos  Sujets. 
A  ce  mot ,  ion  ouvrage  eft  tombé  de  fes 
mains  ,  elle  a  tourné  la  tête,  &  jeté  fur 
fon  digne  époux  un  regard  fi  touchant , 
fi  tendre 5  que  j'en  aitréfTailli  moi  même. 


P.r^.^» 


La miiiirauiec  a i -Ajif/loiTe 


H  É  L  o  ï  s  E,         439 

Elle  n  a  rien  dit  :  qu  eût-elle  dit  qui  valut 
ce  regard  ?  Nos  yeux  fe  font  auffi  rencon- 
trés. J'ai  fenti  à  la  manière  dont  fon ma- 
ri m'a  ferré  la  n^ain  que  la  même  émo- 
tion nous  gagnoit  tous  trois  ,  èc  que  la 
douce  influence  de  cette  âme  expanfive 
agifToit  autour  d'elle  ,  &  triomphoit  de 
l'infenfibilité  même. 

C'efr  dans  ces  difpofiîions  qu'a  com- 
mencé le  filence  dont  je  vous  parlois; 
vous  pouvez  juger  qu'il  n'étoit  pas  de  froi- 
deur &  d'ennui.  Il  n'étoit  interrompu  que 
par  le  petit  manège  des  enfans  ;  encore  , 
aufîi-tôt  que  nous  avons  ceffé  de  parler  , 
ont-ils  modéré  par  imitation  leur  caquet; 
comme  craignant  de  troubler  le  recueille- 
ment univerfel.  C'efl:  la  petite  Sur-inten- 
dante qui  la  première  s'efl:  mife  à  bai/fer 
la  voix  5  à  faire  Ggne  aux  autres ,  à  cou- 
rir fur  la  pointe  du  pied  ,  &  leurs  jeux 
font  devenus  d'autant  plus  amufans  que 
cette  légère  contrainte  y  ajoutoitun  nou- 
vel intérêt.  Ce  fpedacle  ,  qui  fembloit 
êtr.e  mis  fous  nos  yeux  pou-r  prolonger 

T4 


440     La    Nouvelle 

■notre  attendrlfTement ,  a  produit  fon  effet 
naturel. 

Ammutïfcon  le  lingue ,  e  farlan  l'aime, 

Qde  de  chofos  fe  font  dites  fans  ouvrir 
la  bouche  !  Que  d'ardens  fentimens  fe 
font  communiqués  fans  la  froide  entre- 
mife  de  I.i  parole  !  Infenfibîement  Julie 
s'elT:  laiiTé  abforber  à  celui  quidominoit 
tous  les  autres.  Ses  yeux  fe  font  tout-à- 
fait  fixés  fur  fes  trois  enfans,  &  fon  cœur, 
ravi  dans  unefi-délicieufe  extafejanimoit 
fon  charmant  vifage  de  tout  ce  que  la 
tendreile  maternelle  eut  jamais  de  plus 
touchant. 

Livrés  nous-mêmes  à  cette  double  con* 
templation  ^  nous  nous  lailîions  entraîner 
Wolmar  &  morà  nos  rêveries,  quand  les 
cnfans ,  qui  les  caufoient ,  les  ont  fait  fi- 
nir. L'aîïié  ,  qui  s'amufoit  aux  images , 
voyant  que  les  onchets  empêchoient  fon 
frère  d'être  attentif,  a  pris  le  tems  qu  il 
les  avoit  raiïemblés  ,  3i  lui  donnant  un 
coup  fur  la  main  ,  les  a  uilc  fauter  par  la 


I 


•ff  É    L    O    ï  s    E.         441 

cfiambre.  Mareellin  s'eft  mis  à  pleurer, 
&  fans  s'agiter  pour  le  faire  taire  ,  Ma-- 
dame  de  Yf  olmar  a  dit  àFanchon  d'em-- 
porter  ks  onchets.  L'enfant  scû  tu  fur  la 
champ ,  mais  hs  onchets  n'ont  pas  moins 
été  emportés ,  fans  qu'il  ait  recommencé 
de  pleurer,  comme  je  m'y  étois  attendu. 
Cette  circonfiance  ,  qui  n'étoit  rien ,  m'ea 
a  rappelé  beaucoup  d'autres  auxquelles 
}e  n'avois  fait  nulle  attention ,  &  je  ne 
me  fouviens  pas,  en  y  penfant ,  d'avoir 
vu  d'enfansà  quil'on  parlât  fi  peu,  &  qui 
fuifent  moins  incommodes.  îh  ne  quit- 
tent prefque  jamais  leur  mère ,  &  à  peines 
s'apperçoit-on  qu'ils  foient  là.  Ils  font 
vifs,  étourdis, fémillans ,  comme  il  con- 
vient à  leur  âge  ;  jamais  importuns  ni; 
criards  ;  &  l'on  voit  qu'ils  font  difcrets 
avant  de  favoir  ce  que  c'eft  que  difcré- 
tion.  Ce  qui  m'étonnoit  le  pl^s  dans  hs- 
réflexions  ou  ce  fujet  m'a  conduit,  c'étoir 
que  cela  fe  fit  commua  de  foi-méme  ,  & 
qu'avec  une  fi  vive  tendrefTe  pour  f^s'on- 
fans  ,  Julie  fe  tourmentât  fi  peu  autour 
d'eux.  En.  effet ,  on  ne  la  voit  jamais 


442  L  A  No  U  V  É  L  L  É 
/empreffer  aies  faire  parler  ou  taire  ^nî 
à  leur  {)fe?:<il'^  ou  défendre  ceci  ou  cela. 
Elle  ne  difpute  point  avec  eux  ;.  elle  ne 
les  contrarie  point  dans  leurs  amufe- 
mens  ;  on  diroit  qu*elle  fe  contente  de 
les  voir  &  de  les  aimer ,  &  que ,  quand  ils 
ont  pafTé  leur  journée  avec  elle ,  tout  fon 
devoir  de  mère  eft  rempli. 

Quoique  cette  palfible  tranquillité  me 
parût  plus  douce  à  confidérer  que  Tin- 
quiette  foliicitude  des  autres  mères  ,  je 
n'en  étois  pas  moins  frappé  d'une  indo  - 
lence  qui  s*accordoitmaî  avec  mes  idées. 
J 'aurois  voulu  qu  elle  n'eût  pas  encore  été 
contente  avec  tant  de  fujets  deTétre  :une 
accivlté  fuperPiue  fied  fi  bien  à  Tam.our 
maternel  !  Tout  ce  que  je  voyois  de  bon 
dans  ks  enfans ,  j'aurois  voulu  l'attribuer 
à  fes  foins  ;  j'aurols  voulu  qu'ils  duflent 
moins  à  la  Nuture  ,  &  davantage  à  leur 
mère  ;  je  leur  aurois  prefque  défi  ré  des 
défauts,  pour  la  voir  plus  emprefTée  aies 
corriger. 

Après  m*être  occupé  longtems  de  ces 
réflexions  en  filence,  je  l'ai  rompu  pour 


i^^> 


Hé  l  o  ï  s  e.  .  .  ^4 
ks  lui  communiquer.  Je  vois  ,  lui  ai-je 
dit,  que  le  ciel  récompenfe  la  vertu  des 
ni  ères  par  le  bon  naturel  dQs  enfans  :  mais 
ce  bon  naturel  veut  être  cultivé.  Ceft 
dès  leur  naiflance  que  doit  commencer 
leur  éducation.  Eft-il  un  tems  plus  pro- 
pre à  les  former ,  que  celui  où  ils  n'ont 
encore  aucune  forme  à  détruire  ?  Si 
vous  les  livrez  à  eux-mêmes  dès  leur 
enfance  ,  à  quel  âge  attendrez  -  vous 
d'eux  de  la  docilité  ?  Quand  vous  n'au- 
rez rien  à  leur  apprendre  ,  il  faudroit 
leur  apprendre  à  vous  obéir.  Vous  ap- 
percevez-vous  ,  a-t-elle  répondu,  qu'ils 
medéfobéilTent  ?  Cela  feroit  difficile ,  ai- 
je  dit,  quand  vous  ne  leur  commandez 
rien.  Elle  s'eft  mife  à  fourire  en  regar- 
dant fon  mari  ;  &  me  prenant  par  la 
main  ,  elle  m'amène  dans  le  cabinet  ,où 
nous  pouvions  caufer  tous  trois  fans  être 
entendus  des  enfans. 

C'efl-là  que  m' expliquant  à  loifir  (es 
maximes  ,  elle  m'a  fait  voir  fous  cet  air 
de  négligence  la  plus  vigilante  attention 
qu'ait  jamais  donné  la  tendrefTe  m^ater- 

T(S 


444-     -^  '''   /Nouvelle 
nelle.  Long-tems ,  m'u-t-elîe  dit , ]Yi  pen- 
fé  comme  vous  fur  les  inftruflions  pré- 
roaturées  ,  &  durant  ma  première  grof- 
feffe  ,  effrayée  de  tous  mes  devoirs  ce  des 
foins  que  f  aurois  bientôt  à  remplir ,  j'en 
parlois  fouvent  à  Monfieur  de  \'7oImar 
avec  inquiétude.  Quel  meilleur   guide 
pouvois-je  prendre  en  cela  qu'un  obfer- 
vateur  éclairé  ,  qui  joignoit  à  Tintérêt 
d'un  père,  le  fang-froid  d'un  philofophe  ?■ 
Il  remplit  &  paffa  mon  attente  ;il  diffipa 
mes  préjugés ,  de  m'apprit  à  m'aiTurer 
avec  moins  dt  peine  un  fucccs  beaucoup 
plus  étendu.  II  me  fit  fentir  que  la  pre~ 
miere  &  plus  importante  éducation ,  celle 
précifément  que  toutle  monde  oublie  (1)3. 
ell:  de  rendre  un  enÊmt  propre  à  être 
élevé.  Une  erreur  commune  à  tousles  pa- 
rens  qui  fe  piquent  de  lumières  ,  eft  de 
fuppofer  les  enfans  raifonnables  dès  leur 
naiflànce^  &  de  leur  parler  comme  à  des- 

(  r)  Locke  lui-nïem€,le  fage  Locke  Ta  oli- 
Î^Iiée^tl  dit  bien  plus  ce  qu'on  doit  exiger 
«les  enfâos ,  que  ce  qiiil faat  faire  pour  Igl^ 
JseHif.  . 


H  É  L   o    î   s   £.  44^ 

Kommes  avant  même  qu'ils  mclient  par- 
ler. La  raifon  eit  rinflrument  qu'on  penfe 
employer  à  les  inftruire  ,  au-îieu  que* 
les  autres  inftrumens  doivent  fervir  à  for- 
mer celui-là;,  &  que^de  toutes  les  inflruc*- 
îions  propres  à  Thomme,  celle  qu'il  ac-- 
quiert  le  plus  tard  &  le  plus  diiBcilement 
efi  la  raifon  même.  En  leur  parlant  dès:- 
îeur  bas  âge  uneîangue  qu'ils  n'entendent 
point ,  on  les  accoutume  à  fe  payer  de- 
mots,  à  en  payer  les  autres,  à  contrôler 
tout  ce  qu'on  leur,  dit ,  à  fe  croire  auiiî 
fages  que  leurs  m.aïtres,  à  devenir  difpu- 
leurs  &  mutins,  &  tout  ce  qu'on  penfe- 
ob tenir  d'eux  par  des  motifs  raifonna^ 
bles ,  on  ne  Tobtient  en  effet  que  par 
ceux  de  crainte  ou  de  vanité  q^u'on  effi 
toujours  for-cé  d'y  Joindre. 

Il  n'y  a  point  de  patience  que  ne  laûe 
enfin  l'enfant  qu'on  veut  élever  ainfi  ;  3c 
voilà  commient,  ennuyés  ,,  rebutés,  ex- 
cédés de  l'éternelle  importunité  dont  ils- 
leur  ont  donné  l'habitude  eux-mêmes^ 
les  parens  ne  pouvant  plus  fupporter  î^^ 
trucas  d^s  enfans ,  font  forcés  de  les  éloL- 


44^^      La    Nouvelle 
gner  d'eux  en  les  livrant  à  àcs  maîtres  ^ 
comme  fi  Ton  pouvolt  jamais  efpéret 
d'un  Précepteur  plus  de  patience  &  de 
douceur  que  n'en  peut  avoir  un  père* 

La  Nature  3  a  continué  Julie ,  veut  que 
les  enfans  foient  enfans  avant  que  d'être 
hommes.  Si  nous  voulons  pervertir  cet 
ordre ,  nous  produirons  des  fruits  préco- 
ces qui  n'auront  ni  maturité  ni  faveur  5 
&  ne  tarderont  pas  à  fe  corrompre; 
nous  aurons  de  Jeunes  doôeurs  &  de 
vieux  enfans.  L'enfance  a  des  manières 
de  voir ,  de  penfer ,  de  fentir  qui  lui 
font  propres.  Rien  n'eft  moins  fenfé 
que  d'y  vouloir  fubfti tuer  les  nôtres,  & 
j'aimerois, autant  exiger  qu'un  enfant  eût 
cinq  pieds  de  haut  ^  que  du  jugement  à 
dix  ans. 

La  raifon  ne  commence  à  fe  former 
qu  au  bout  de  plusieurs  années  ,&  quand 
le  corps  a  pris  une  certaine  confiftance. 
L'intention  de  la  Nature  eil:  donc  que  le 
corps  fe  fortifie  avant  que  Tefprit  s'exer- 
ce. Les  enfans  font  toujours  en  mou- 
vement; le  repos  &.  la  réflexion  font 


lî    É    L    O    î    s    2.  44/7 

1  àverfion  de  leur  âge  ,  une  vie  appli- 
quée &  fédentaire  les  empêche  de  croî- 
tre &  de  profiter;  leur  efprit  ni  leur 
corps  ne  peuvent  fupporter  la  contrainte. 
Sans  celTe  enfermés  dans  une  chambre 
avec  des  llv'fes^  ils  perdent  toute  leur 
vigueur  ;  ils  deviennent  àtWcztS  ^  foi- 
bîes  5  mal-fains  ,  plutôt  hébétés  que  rai- 
fonnables  ;  &  l'àme  fe  fent  toute  la  vie 
du  dépériflement  du  corps. 

Quand  toutes  ces  inflrucllons  préma- 
turées profiteroient  à  leur  jugement  au- 
tant qu  elles  y  nuifent ,  encore  y  auroit- 
il  un  très-grand  inconvénient  à  les  leur 
donner  indiftindement,  &  fans  égard  à 
celles  qui  conviennent  par  préférence  au 
génie  de  chaque  enfant.  Outre  la  confti- 
tution  commune  à  Tefpèce,  chacun  ap- 
porte^en  naiiTant^un  tempérament  parti- 
culier qui  détermine  fon  génie  &  fon 
caraélère ,  &  qu'il  ne  s'agit  ni  de  chan- 
ger 5  ni  de  contraindre  ,  mais  de  former 
&  de  perfedionner.  Tous  les  caradères 
font  bons  &  fains  en  eux-mêmes ,  félon 
IVI,de\Yolmar.  Il  n y  a  point,  dit-il, 


44§  L  A  N  o  u  r  E  L  Lît 
d*erreurs  dans  la  Nature  (i).  Tous  les 
vices  qu'on  impute  au  naturel,  font  TefFet 
des  mauvaifes  formes  qu  il  a  reçues.  O 
ft'y  a  point  de  fcélérat  dont  les  penchans 
ftiieux  diriges  n  euiTent  produit  de  gran- 
des vertus.  Il  nY  a  point  d'efpdt  faux 
dont  on  n  eût  tiré  des  taîens  utiles,  en  le 
prenant  d'un  certain  biais  ,  comme  ces 
figures  difformes  3c  monilrueufes  qu  on; 
rend  belles  &  bien  proportionnées ,  en 
les  mettant  à  leur  point  de  vue.  Tout 
concourt  au  bien  commun  danslefyftê- 
me  univerfel.  Tout  homme  a  fa  place 
affignée  dans  le  meilleur  ordre  des  cho- 
fes  ;  il  s'agit  de  trouver  cette  place ,  &  de 
ne  pas  pervertir  cet  ordre.  Qu'arrlve-t-il 
d'une  éducation  commencée  dès  le  ber- 
€eau,&  toujours  fous  une  même  formu- 
le, fans  égard  à  la  prodigieufe  diverfité 
des  efprits?  Qu'on  donne  à  la  plupart 
des  inflruétions  nuifibles  ou  déplacées^ 
q^a'on  les  prive  de  celles  qui  leur  con- 


■    (r)  Cette  doctrine fî  vraie  me  furprenddans 
M.  de  "Wolmar;  on  verra  bien-  tôt  pourquoi. 


'H  É  L  o  i  s  é:        449 

vîendroient;  qu'on  gêne  de  toutes  parts 
îa  Nature  ;  qu'on  efi^ace  les  grandes  quali- 
tés de  l'âme ,  pour  en  fubftituer  de  pe- 
tites &  d'apparentes  ,  qui  n'ont  aucune 
re'alité;  qu'en  exerçant  indiftinâement 
aux  mêmes  chofes  tant  de  taîens  divers  ^ 
on  efface  les  uns  par  les  autres,  on  les 
confond  tous  ;  qu'après  bien  des  foins 
perdus  à  gâter  dans  les  enfans  les  vrais 
dons  de  laNature^on  voit  bien-tôt  ternir 
cet  éclat  paffager  &  frivole  qu'on  leur 
préfère ,  fans  que  le  naturel  étouffé  re- 
vienne jamais  ;  qu'on  perd  à  la  fois  ce 
qu'on  a  détruit  &  ce  qu'on  a  fait  ;  qu'en- 
fin 5  pour  le  prix  de  tant  de  peines  iiidif- 
crettement  prifes  ,  tous  ces  petits  pro- 
di^cs  deviennent  des  efprits  fans  force 
&  des  hommes  fans  mérite,  uniquement 
remarquables  par  leur  foibleffe  de  par 
leur  inutilité. 

J'entends  ces  maximes,  ai-ie  dit  à  Ju- 
lie :  mais  j'ai  peine  à  les  accorder  avec 
vos  propres  fentimensfurle  peu  d'avan- 
tage qu'il  y  a  de  développer  îe  génie  5^ 
l;js  talchs  naturels  de  chaque  incividu  , 


4>o  La  A^ouvells 
foit  pour  fon  propre  bonheur,  foit  pour 
le  vrai  bien  de  la  fociété.  Ne  vaut-il  pas 
infiniment  mieux  former  un  parfait  mo- 
dèle de  l'homme  raifonnable  &  de  Thon- 
né  te-homme;  puis  rapprocher  chaque  en- 
fant de  ce  modèle  par  la  force  de  Tédu- 
cation ,  en  excitant  Tun  ,  en  retenant 
l'autre,  en  réprimant  les  paillons, en  per- 
fedionnant  la  raifon  ,  en  corrigeant  la 
Nature...  Corriger  la  Nature  !  a  dit  \Yol- 
mar^en  m'interrompantjce  moteftbeau; 
mais  avant  que  de  l'employer ,  il  falloit 
répondre  à  ce  q^ue  Julie  vient  de  vous 
dire. 

Une  réponfe  très-péremptoirè ,  à  ce 
qu'il  me  fembloit ,  étoit  de  nier  le  prin- 
cipe j  c'efl  ce  que  j'ai  fait.  Vous  (lippo- 
fez  toujours  que  cette  diverfité  d'efprits 
8c  de  génies  qui  diftingue  les  individus, 
eft  l'ouvrage  de  la  Nature  ;  &  cela  n'ell: 
rien  moins  qu'évident.  Car  enfin ,  fi  les 
efprits  font  différens  ,  ils  font  inégaux  , 
&  fi  la  Nature  les  a  rendu  inégaux ,  c'efl: 
en  douant  les  uns  préférablement  aux 
autres,  d'un  peu  plus  de  finefle  de  fens. 


H  É  L  o  i  s  E.         4;'î 

d'étendue  de  mémoire ,  ou  de  capacité 
d'attention.  Or ,  quant  aux  fens  &  à  la 
mémoire  5  il  eft  prouvé  par  l'expérience? 
que  leurs  divers  degrés  d'étendue  &  de 
perfeélion  ne  font  point  la  m.efure  de 
l'efprit  des  hommes  ;  &  quant  à  la  ca- 
pacité d'attention 5  elle  dépend  unique- 
ment de  la  force  des  pafîîons  qui  nous 
animent  ;  &  il  eft  encore  prouvé  que 
tous  les  hommes  font ,  par  leur  nature  , 
fjfceptibles  de  pafïions  affez  fortes  pour 
les  douer  du'  degré  d'attention  auquel 
efc  attachée  la  fupériorité  de  l'efprit. 

Que  fi  la  diverfité  des  efprits ,  au-lieu 
de  venir  de  la  Nature  ,  étoit  un  effet  de 
l'éducation ,  e'eft-à-dire  ,  des  diverfes 
idées  5  des  divers  fentimens  qu'excitent 
en  nous^ûès  l'enfance,  les  objets  qui  nous 
frappent,  les  circonftances  ou  nous  nous 
trouvons ,  &  toutes  les  impreffions  que 
nous  recevons;  bien  loin  d'attendre,  pour 
élever  les  enfans,  que  l'on  connût  le  ca- 
radère  de  leur  efprit ,  il  faudroit  au  con- 
traire fe  hâter  de  déterminer  convena- 
blement ce  caractère ,  par  une  éducation 


45*1  La  Nourn  lle 
propre  à  celui  qu  on  veut  leur  donner'* 
A  cela  il  m*a  répondu  que  ce  n'étoit 
pas  fa  méthode  de  nier  ce  qu  il  voyoit, 
lorfqu  il  ne  pouvoit  l'expliquer.  Regar- 
dez ,  m*a-t-il  dit,  ces  deux  chiens  qui 
font  dans  la  cour.  Ils  font  de  la  même 
portée  ;  ils  ont  été  nourris  &  traités  de 
même  ;  ils  ne  fe  font  jamais  quittés  :  ce- 
pendant Tun  des  deux  eftvif,  gai,  ca- 
tefTant  ,  plein  d'intelligence  :  Tautre 
lourd  ,  pefant ,  h?irgneux-;  &  jamais  on 
n  a  pu  lui  rien  apprendre.  La  feule  difté- 
rence  des  tempéramens  a  produit  en 
eux  celle  des  caradères  ^  comme  îa  feulo 
dL^érence  de  Torganifation  intérieure 
produit  en  nous  celle  d(^  efprits  ;  tout 
le  refte  a  été  fembîable  .. . .  Semblable  l 
ai-je  interrompu  ;  quelle  différence  ! 
Combien  de  petits  objets  ont  agi  fur  l'un 
&  non  pas  fur  Tautre  !  combien  de  pe- 
tites circonftances  les  ont  frappés  diver- 
fement,  fans  que  vous  vous  en  foyez 
apperçu  !  Bon!  a-t-il repris,  vous  voilà 
raifonnantcomm.elesaftrologues.  Quand 
on  leur  oppofoit  que  deux  hommes  nés 


'H  É  L  o  i  s  -E.  ^JJ' 
fous  le  même  afpeâ  avoient  des  fortu- 
nes fi  diverfes  ,  ils  rejettoient  bien  loin 
cette  identité.  Ils  foutenoient  que,  vu 
la  rapidité  Aqs  cieux ,  il  y  avoit  une  dif- 
tance  immenfe  du  thème  de  lun  de  ces 
hommes  à  celui  de  l'autre  ;  &  que ,  fi 
Ton  eût  pu  marquer  les  deux  inftans  pré^ 
cis  de  leur  i^iflance,  robjedion  fe  fût 
tournée  en  preuve, 

Laiflbns,  je  vous  prie ,  toutes  ces  fub- 
tilités,  &  nous  en  tenons  à  Tobfervation. 
Elle  nous  apprend  qu  il  y  a  des  carac- 
tères qui  s'annoncent  prefque  en  naif- 
fant  5  &  des  enfans  qu'on  peut  étudier 
fur  le  fein  de  leur  nourrice.  Ceux-là 
font  une  clafTe  à  part ,  &  s'élèvent  en 
commençant  de  vivre.  Mais  quant  aux 
autres  qui  fe  développent  moins  vite  , 
vouloir  former  leur  efprit  avant  de  le 
connoître  ,  c'efl:  s'expofer  à  gâter  le  bien 
que  la  Nature  a  fait,  &  à  faire  plus  mal  à 
fa  place,  Platon  votre  maître  ne  foute- 
noit-il  pas  que  tout  le  favoir  humain  , 
toute  la  philofophie  ne  pouvoit  tirer 
4'une  âme  humaine,  que  ce  que  la  Natur^ 


:^5'4  -^^  Nouvelle 
yavoit  mis  ;  comme  toutes  les  opérations 
chymiques  n'ont  jamais  tiré  d'aucun  mix- 
te qu'autant  d'or  qu'ail  en  contenoit  déjà? 
Cela  n  eftvrai  ni  de  nos  fentimens  ni  de 
nos  idées;  mais  cela  eft  vrai  de  nos  dif- 
pofitions  à  les  acquérir.  Pour  changer  un 
efprit  5  il  faudroit  changer  Torganifation 
intérieure  ;  pour  changer  ua  caradère ,  il 
faudroit  changer  le  tempérament  dont  il 
dépend.  Avez- vous  jamais  ouï  dire  qu'un 
emporté  foit  devenu  flegmatique  ,  & 
qu'un  efprit  méthodique  &  froid  ait  ac- 
quis de  rimagination?  Pour  moi,  je  trou- 
ve qu'il  feroit  tout  aufli  aifé  de  faire  un 
blond,  d'un  brun,  Ô:  d'un  fot ,  un  homme 
d'efprit.  C'eft  donc  en  vain  qu'on  pré- 
tondroit  refondre  les  divers  efprits  fur 
un  modèle  commun.  On  peut  les  con- 
traindre 5  ^  non  les  changer  :  on  peut 
empêcher  les  hommes  de  fe  montrer  tels 
qu'ils  font ,  mais  non  les  faire  devenir 
autres  ;  &  s'ils  fe  déguifent  dans  le  cours 
ordinaire  de  la  vie,  vous  les  verrez,  dans 
toutes  les  occafions  importantes,  repren- 
dre leur  caradère  originel,  &  s'y  livreie 


H  É    l    O    ï   s   E.  4;'f 

avec  d'autant  moins  de  règle,  qu'ils  n'en 
connoifîent  plus  ,  en  s'y  livrant.  Encore 
une  fois ,  il  ne  s'agit  point  de  changer 
le  caradère  &  de  plier  le  naturel ,  mais  , 
au  contraire,  de  le  poufTer  auffi  loin  qu'il 
peut  aller,  de  le  cultiver,  &  d'empêcher 
qu'il  ne  de'ge'nere  ;  car  c'eft  ainfî  qu'un 
homme  devient  tdlit  ce  qu'il  peut  être, 
&  que  l'ouvrage  de  la  Nature  s'achève  en 
lui  par  l'éducation,  Or,  avant  de  cultiver 
le  caradère,  il  faut  l'étudier,  attendre 
paifiblement  qu'il  fe  montre  ,  lui  fournir 
les  occafîons  de  fe  montrer ,  &  toujours 
s'abftenir  de  rien  faire,  plutôt  que  d'agir 
mal-à-propos.  A  tel  génie  il  faut  donner 
des  ailes  ;  à  d'autres ,  des  entraves  :  lun 
veut  être  preiTé  ,  l'autre  retenu;  l'un 
veut  qu'on  le  flatte ,  &  l'autre  qu'on  l'in- 
timide ;  il  faudroit  tantôt  éclairer,  tantôt 
abrutir.  Tel  homme  eft  fait  pour  porter 
la  connoiiTance  humaine  jufqu'à  fon  der- 
nier terme  ;  à  tel  autre  il  ell:  même  funefte 
de  favoir  lire.  Attendons   la  première 
étincelle  de  la  raifon  ;  c'efl:  elle  qui  fait 
fQitirle  ç^adère,  de  lui  donne  fa  vérii 


4y^    La   No  u  v  elle 

table  forme  ;  c  eft  par  elle  auffi  qu'on  le 
cultive  jôcil  n'y  a  point ,  avant  la  raifon, 
de  véritable  éducation  pour  l'homme. 

Quant  aux  maximes  de  Julie,  que  vous 
mettez  en  oppofition  ,  je  ne  fais  ce  que 
vous  y  voyez  de  contradidoire  :  pour 
moi,  je  les  trouve  parfaitement  d'accord. 
Chaque  homme  apporte,  en  naiffant,  un 
caradère,  un  génie,  &  des  talens  qui  lui 
font  propres.  Ceux  qui  lont  deftinés  à 
vivre  dans  la  (implicite  champêtre ,  n'ont 
pas  befoin,  pour  être  heureux,  du  déve- 
loppement de  leurs  facultés  ;  &  leurs  ta- 
lens, enfouis ,  font  comme  les  mines  d'or 
du  Valais,  que  le  bien  public  ne  permet 
pas  qu'on  exploite.  Mais  dans  l'état  civil, 
où  l'on  a  moins  befoin  de  bras  que  de 
têtes,  ac  où  chacun  doit  compte  à  foi- 
méme  &  aux  autres  de  tout  fon  prix,  il 
importe  d'apprendre  à  tirer  des  hommes 
tout  ce  que  la  Nature  leur  adonné,  à  les 
diriger  du  côté  où  ils  peuvent  aller  le 
plus  loin;  de  fur -tout  à  nourrir  leurs 
inclinations  de  tout  ce  qui  peut  les  ren  - 
dre  utiles.  Dans  le  premier  cas,  on  n'a 

d'égard 


H  É   t    O    ï  s    E.  4,5.7 

d'égard  qu'àl'efpece ,  chacun  fait  ce  que 
font  tous  lesautresjl'exemple  eft  lafeule 
règle ,  l'habitude  eft  le  feul  talent  ,  Se 
nul  n'exerce,  de  fon  âme  ,  que  la  partie 
commune  à  tous.  Dans  le  fécond ,  on 
s'applique  à  l'iadivid*. ,  à  l'homme  en 
ge'néral  ;  on  ajoute  en  lui  tout  ce  qu'il 
peut  avoir  de  plus  qu'un  autre  ;  on  le 
fuit  auffi  loin  que  la  Nature  le  mène  ;  & 
Ion  en  fera  le  plus  grand  des  hommes , 
s  il  a  ce  qu'il  faut  pour  le  devenir.  Ces 
maximes  fe  contredifent  Ci  reu  ,  que  la 
pratique  en  eft  la  même  pour  le  premier 
âge.  N'inftruifez  point  l'enfant  eu  Villa- 
geois ;  car  il  ne  lui  convient  pas  d'être 
inftruit.  N'inftruifez  pas  l'onrant  du  Ci- 
tadin ;  car  vous  ne  favez  encore  quelle 
mftrudion  lui  convient.  En  tout  ém  de 
caufe ,  lailTez  former  le  corps,  jufqu'à ce 
que  la  raifon  commencée  poindre  ;  alors 
c'eft  le  moment  de  la  cultiver. 

Tout  cela  me  paroîtroit  fort  bien,  ai-je 

oit,  fi  je  n'y  voyois  un  inconve'nitrt 

qui  nuit  fort  aux  avantages   que   vous 

attendez  de  cette  méthode  ;  c'eftde  laliTer 

Tome  III,  y 


4^8  La  JVou  velle 
prendre  aux  enfans  mille  mauvaîfes  habi- 
tudes qu'on  ne  prévient  que  par  les  bon- 
nes. Voyez  ceux  qu'on  abandonne  à 
eux-mêmes  ;  ils  contractent  bientôt  tous 
les  défauts  5  dont  l'exemple  frappe  leurs 
yeux  5  parce  que  ^et  exemple  ell:  com- 
mode à  fuivre  ;  &' n'imitent  jamais  le 
bien ,  qui  coûte  plus  à  pratiquer.  Accou- 
tumés à  tout  obtenir  ,  à  faire  en  toute 
occafion  leur  indifcrette  volonté  ,  ils 
deviennent  mutins  ,  tctus  ,  indompta- 
bles... Mais  ,  a  repris  M.  de  Wolmar  ,11 
me  femble  que  vous  avez  remarqué  le 
contraire  dans  les  nôtres  ,  &  que  c'«ft  ce 
qui  a  donné  lieu  à  cet  entretien.  Je  l'a- 
voue ,  ai-je  dit ,  &  c'eft  précifément  ce 
qui  m'étonne.  Qu'a-t-elle  fait-  pour  les 
rendre  dociles  ?  Comment  s'y  eft-elle 
prife  ?  Qu'a-t-elle  fubftitué  au  joug  de  la 
difcipline  ?  Un  joug  bien  plus  inflexible, 
a-t-il  dit  à  Tinftant  ;  celui  de  la  nécefli- 
té  :  mais  en  vous  détaillant  fa  conduite, 
elle  vous  fera  mieux  entendre  fes  vues. 
Alors  il  l'a  engagée  à  m'expliquer  fa 
méthodes  &,  après  une  courte paufe^ 


IJ  É    L    O    ï   s    E.  45'p 

voici  à-peu-près  comme  elle  m'a  parié. 
Heureux  les  bien-nés  ,  mon  aimable 
ami  !  Je  ne  préfume  pas  autant  de  nos 
foins  que  M.  de  Wolmar,  Malgré  Tes 
maximes,  je  doute  qu'on  puiffe  jamais 
tirer  un  bon  parti  d'un  mauvais  carac- 
tère 5  &  que  tout  naturel  puliTe  être 
tourné  à  bien  ;  mais  au  furplus ,  convain- 
cue de  la  bonté  de  fa  méihode ,  je  tâche 
d'y  conformer  en  tout  ma  conduite  dans 
le  gouvernement  de  la  famille.  Ma 
première  efpérance  eft  que  des  médians 
ne  feront  pas  fortis  de  mon  fein  ;  la 
féconde  eft  d'élever  aflez  bien  les  en- 
fans  que  Dieu  m'a  donnés  ,  fous  la  di- 
redion  de  leur  père ,  pour  qu'ils  aient 
un  jour  le  bonheur  de  lui  relTembler. 
J'ai  tâché,  pour  cela,  de  m'approprier  les 
règles  qu'il  m'a  prefcrites ,  en  leur  don- 
nant un  principe  moins  philosophique  & 
plus  convenable  à  l'amour  maternel  ;  c'eft 
de  voir  mes  enfans  heureux.  Ce  fut  le 
premier  vœu  de  mon  cœur  en  portant 
l§  doux  nom  de  mère ,  &  tous  hs  foins 
dç  mes  jours  font  deftiuçs  à  l'accomplir* 

\  2 


4(5'o      La    Nouvelle 
La  première  fois  que  je  tins  mon  fils 
aîné  dans  mes  bras  ,  je  fongeai  que  Ten- 
fance  eft  prefque  un  quart  des  plus  lon- 
gues vies  ;  qu'on  parvient  rarement  aux 
trois  autres  quarts ,  &  que  c  eft  une  bien 
cruelle  prudence  de  rendre  cette  pre- 
mière portion  malheureufe  ,  pour  alîlirer 
le  bonheur  du  refte  ,  qui  peut-être  ne 
viendra  jamais.  Je  fongeai  que ,  durant  la 
foiblefle  du  premier  âge  ,  la  Nature  aflii- 
jettit  les  enfans  de  tant  de  manières  , 
qu  il  eft  barbare  d'ajouter  à  cet  affujettif- 
fement  l'empire  de  nos  caprices  ,  en  leur 
otant  une  liberté  fi  bornée  ,  &  dont  ils 
peuvent  fi  peu  abufer.  Je  réfolus  d'épar- 
gner au  mien  toute  contrainte  autant 
qu'il  feroit  pollible  ,  de  lui  lailfer  tout 
l'ufage  de  fes  petites  forces  ,  &  de  ne 
gêner  en  lui  nul  des  mouvemens  de  la 
nature.  J'ai  déjà  gagné  à  cela  deux  grands 
a"\^ntages  ;  l'un  3  d'écarter  de  fon  âme 
naiffante  le  menfonge ,  la  vanité  ,  la  co- 
lère 5  l'envie  ,  en  un  mot  tous  les  vices 
qui  naiffent  de  l'efclavage  ,  &  qu'on  eft 
contraint  de  fomenter  dans  les  enfans  3 


H  É    L    O    ï   s    E.  ^6l 

pour  obtenir  d'eux  ce  qu'on  en  exige  : 
l'autre  ,  de  laifTer  fortifier  librement  fon 
corps  par  l'exercice  continuel  que  Tinf- 
tind  lui  demande.  Accoutumé^tout  com- 
me les  payfans  ,  à  courir  tête  nue  au  fo- 
ieil  ,  au  froid ,  à  s'eiïbuffler ,  à  fe  mètre 
en  fueur  ,  il  s'endurcit  comme  eux  aux 
injures  de  l'air ,  &  fe  rend  plus  robufte  , 
en  vivant  plus  content.  C'eft  le  cas  de 
fonger  à  l'âge  d'homme  ,&  aux  accidens 
de  l'Humanité.  Je  vous  l'ai  déjà  dit  ;  je 
crains  cette  pufillanimité  meurtrière , 
qui,  à  force  de  délicatefle  &  de  foins, 
affoiblit ,  efféminé  un  enfant  ,  le  tour- 
mente par  une  éternelle  contrainte ,  l'em 
chaîne  par  mille  vaines  précautions  ,  en- 
fin l'expofe  pour  toute  fa  vie  aux  périls 
inévitables  dont  elle  veut  le  préferverurt 
moment,  &,  pour  lui  fauver  quelques 
rhumes  dans  fon  enfance  ,  lui  prépare 
deloin^des  fluxions  de  poitrine,des  pleu- 
réfies  ,  des  coups  de  foleil ,  &  la  mort, 
étant  grand. 

Ce  qui  donne  aux  enfans ,  livrés  à  eux* 
mêmes ,  la  plupart  des  défauts  dont  vous 


4(^2     La   Nouvelle 

parliez  ,  c  efl:  lorfque  ,  ir^n  contens  de 
faire  leur  propre  volonté  ,  ils  la  font  en- 
core faire  aux  autres  ,  &  cela  ,  par  Tin- 
fenfée  indulgence  des  mères ,  à  qui  Ton 
ne  complaît  qu'en  fervant  toutes  les  fan- 
taifies  de  leurs  enfans.  Mon  ami ,  je  me 
flatte  que  vous  n'avez  rien  vu  dans  les 
miens  qui  fentît  l'empire  &  l'autorité  , 
même  avec  le  dernier  domeftique  ,  & 
que  vous  ne  m'avez  pas  vu  ,  non  plus , 
applaudir  en  fecret  aux  faulTes  complai- 
fancês  qu'on  ?.  pour  eux.  C'efl:  ici  que  je 
crois  fuivre  une  route  nouvelle  &  fure  , 
pour  rendre  à  la  fois  un  enfant  libre  , 
paifible ,  careffant  ,  docile  :  &  cela  par 
un  m.oyen  fort  fîmple  ;  c'efl:  de  le  con- 
vaincre qu'il  n'eft  qu'un  enfant, 

A  confîdérer  l'enfance  en  elle-même, 
y  a-t-il  au  monde  un  être  plus  foible  , 
plus  miférable  ,  plus  à  la  merci  de  tout 
ce  qui  l'environne  ,  qui  ait  fî  grand  be- 
foin  de  pitié  ,  d'amour  ,  de  protection 
qu'un  enfant  ?  Ne  femble-t-il  pas  que 
c'efl  pour  cela  que  les  premières  voix 
qui  lui  font  fuggérées  par  la  Nature ,  font 


H  É  L   0  ï  s   E.  4^5*3 

les  cris  &  les  plaintes  ;  qu'elle  lui  a  don- 
né une  figure  G.  douce  ,  &  un  air  fi  tou- 

,  chant ,  afin  que  tout  ce  qui  l'approche 
s'intérefTe  à  fa  foiblefre,&  s'emprefTe  à  le 
fecourirPQu'y  a-t  il  donc  de  plus  cho- 
quant ,  de  plus  contraire  à  Tordre  ,  que 
de  voir  un  enfant  impérieux  &  mutin  , 
commander  à  tout  ce  qui  Tentoure^pren- 
dre  impunément  un  ton  de  maître  avec 
ceux  qui  n'ont  qu  à  l'abandonner  pour  le 
faire  périr  ;  &  d'aveugles  parens  approu- 
vant cette  audace,  l'exercer  à  devenir  le 
tyran  de  fa  nourrice  ,  en  attendant  qu'il 
devienne  le  leur  ? 

Quant  à  moi,  je  n'ai  rien  épargné  pour 
éloigner  de  mon  fils  la  dangereufe  image 
de  l'empire  &  de  la  fervitude  ,  &  pour 

■-  ne  jamais  lui  donner  lieu  de  penfer  qu'il 
fût  plutôt  fervi  par  devoir  que  par  pitié. 
Ce  point  eft  ,  peut-être  ,  le  plus  difficile 
&le  plus  important  de  toute  l'éducation; 
&  c'eft  un  détail  qui  ne  finiroit  point , 
que  celui  de  toutes  les  précautions  qu'il 
m'a  fallu  prendre  ,  pour  prévenir  en  lui 
cet  inftinâ:  fi  prompt  à  diftinguer  les  fer- 

V4 


^6^        L  A     No  UV  ELLE 

vices  mercénrâres  des  domeftiques ,  de 
la  tendreffe  des  foins  maternels. 

L'un  des  principaux  moyens  que  j'aie 
employés,  a  été,  comme  je  vous  l'ai  dit, 
de  le  bien  convaincre  de  rimpoflibilité 
où  le  tient  fon  âge  de  vivre  fans  notre 
alTilbnce.  Après  quoi  ,  je  ii'ai  pas  eu 
peine  à  lui  montrer  que  tous  les  fecours 
qu'on  efl:  forcé  de  recevoir  d'autrui5(ont 
à^s  ades  de  dépendance  ;  que  les  do- 
meftiques ont  une  véritable  fupériorité 
fur  lui ,  en  ce  qu'il  ne  fauroit  fe  pafTer 
d'eux, tandis  qu'il  ne  leur  efl  bon  à  rien  ; 
de  forte  que  ,  bien  loin  de  tirer  vanité 
de  leurs  fervices ,  il  les  reçoit  avec  une 
forte  d'humiliation  ,  comme  un  témoi- 
gnage de  fa  foiblefle ,  &  il  afpire  ardem- 
ment au  temps  où  il  fera  afîez  grand  & 
aflez  fort  pour  avoir  l'honneur  de  fe  fer- 
vir  lui-même. 

Ces  idées  ,  ai-je  dit ,  feroîent  difficiles 
à  établir  dans  des  maifons  où  le  père  & 
la  mère  fe  font  fervir  comme  des  enfans  : 
mais  dans  celle-ci ,  où  chacun  ,  à  com- 
mencer par  vous ,  a  fes  fondions  à  rerr\- 


H  É  L  0  I  s  -e:        4(f  j 

plîr,  &  où  le  rapport  des  valets  aux 
maîtres  n'eft  qu'un  échange  perpétuel  de 
fervices  &  de  foins ,  je  ne  crois  pas  cet 
établiiTement  impoffible.  Cependant  iî 
me  refte  à  concevoir  comment  des  en- 
fans  accoutumés  avoir  prévenir  leurs  be- 
foins  n  étendent  pas  ôe  droit  à  leurs  fan- 
taifies  ,  ou  comment  ils  ne  fouffrent  pas 
quelquefois  de  l'humeur  d'un  domeftique 
qui  traitera  de  fantaifie  un  véritable  be- 
foin. 

Mon  ami ,  a  repris  ?vladamt;  de  Wol- 
mar ,  une  mère  peu  éclairée  fe  fait  àQS 
monftres  de  tout.  Lqs  vrais  befoins  font 
très-bornés  dans  Us  enfans  comme  dans 
Iqs  hommes ,  &  Ton  doit  plus  regarder 
à  la  durée  du  bie^.-étre  ,  qu'au  bien-être 
d'un  feuî  moment.  Penfez-vous  qu'un 
enfant  qui  n'eft  point  gêné ,  puiffa  aiïez 
fouffrir  de  l'humeur  de  fa  gouvernante 
fous  les  yeux  d'une  mère  ,  pour  en  être 
incommodé?  Vous  fuppofezdesmconvé- 
niens  qui  naijflent  d^s  vices  déjà  contrac- 
tés ,  fans  fonger  que  tous  mes  foins  ont 
été  d'empêcher  ces  vices  de  naître.  Na- 

Vr 


^66    La  No  u  v elle 

turellement  ^.qs  femmes  aiment  les  en- 
fans.  La  méfintelligence  ne  s'élève  entre 
eux  que  quand  Tun  veut  afTujettir  l'autre 
à  (ts  caprices.  Or  cela  ne  peut  arriver 
ici  5  ni  fur  Tenfant ,  dont  on  n'exige 
rien  ;  ni  fur  la  gouvernante ,  à  qui 
Tenfant  n'a  rien  à  commander.  J'ai  fuivi 
en  cela  tout  le  contre-pied  des  autres 
mères  ,  qui  font  femblant  de  vouloir 
que  l'enfant  obéilTe  au  dom.eftique  ,  & 
veulent  en  effet  que  le  domeftique 
obéiffe  à  l'enfant.  Perfonne  ici  ne  com- 
mande ni  n'obéit.  Mais  l'enfant  n'obtient 
jamais  de  ceux  qui  l'approchent  qu'autant 
de  complaifance  qu'il  en  a  pour  eux.  Par- 
là,  fentant  qu'il  n'a  fur  tout  ce  qui  l'en- 
vironne d'autre  autorité  que  celle  de  la 
bienveuillance,il  fe  rend  docile  &  com- 
plaifant  ;  en  cherchant  à  s'attacher  les 
cœurs  des  autres ,  le  fîen  s'attache  à  eux  à 
fon  tour;  car  on  aime ,  en  fe  faifant  aimer; 
c  eft  rinfalllible  effet  de  Tamour-propre  ; 
&,  de  cette  affedion réciproque,  née  de 
l'égalité, refultent  fans  effort  les  bonnes 
qualités  qu'on  prêche  fans  ceffe  à  tous  les 


H   È    L    O   ï  s   F.  457 

enfans ,  fans  jamais  en  obtenir  aucune. 
J'ai  penfé  que  la  partie  la  plus  eiTen- 
tîelle  de  Téducation  d'un  enfant ,  celle 
dont  il  n'efî:  jamais  queftion  dans  les  édu- 
cations les  plus  foignées^c'eft  de  lui  bien 
faire  fentir  fa  mifere ,  fa  faibl elTe,  fa  dé- 
pendance 5  &  5  comme  vous  a  dit  mon 
mari ,  le  pefant  joug  de  la  néceffité  que 
la  Nature  impole  à  l'homme;  &  cela, 
non-feulement  afin  qu'il  foit  fenfible  à  ce 
qu'on  fait  pour  lui  alléger  ce  joug ,  mais 
fur  -tout  afin  qu'il  connoiffe  de  bonne 
heure  en  quel  rang  l'a  placé  la  Provi- 
dence,  qu'il  ne  s'élève  point  au-deiTus 
de  fa  portée ,  &  que  rien  d'humain  ne 
lui  femble  étranger  à  lui. 

Induits  dès  leur  naifTance  par  la  mol- 
lelîe  dans  laquelle  ils  font  nourris,  parles 
égards  que  tout  le  monde  a  pour  eux, 
par  la  facilité  d'obtenir  tout  ce  qu'ils  dé- 
firent 5  à  penfer  que  tout  doit  céder  à 
leurs  fantaifies  ,  les  jeunes  gens  entrent 
dans  le  monde  avec  cet  impertinent  pré- 
jugé, &:  fouvent  ils  ne  s'en  corrigent 
qu'à  force  d'humiliations,  d'aflronts  &  de 

V6 


4^8     La    No  u  velle 
déplaifirs  ;  or  je  voudrois  bien  fauver  à 
mon  fils  cette  féconde  &  mortifiante  édu- 
cation, en  lui  donnant  par  la  première  une 
plus  jufte  opinion  des  chofes.  J'avois  d'a- 
bord réfolu  de  lui  accorder  tout  ce  qu  il 
demanderoit ,  perfuadée  que  les  pre- 
miers mouvemens  de  la  Nature  font  tou- 
jours bons  &  falutaires.  Mais  je  n'ai  pas 
tardé 'de  connoître  qu'en  fe  faifant  un 
droit  d'être  obéis,  les  enfans  fortoient  de 
Tétat  de  Nature  prefque  en  naiffant  ,  & 
contradoient  nos  vices  par  notre  exem- 
ple, les  leurs  par  notre  indifcrétion.  J'ai 
vu  que  5  fi  je  voulois  contenter  toutes  fes 
fantaifies ,    elles   croîtroient    avec  ma 
complaifance  ;  qu'il  y  auroit  toujours 
un  point  où  il  faudroit  s'arrêter ,  &  oii 
le  refus  lui  deviendroit  d'autant  plus  fen- 
fible  qu'il  y  feroit  moins  accoutumé. 
Ne  pouvant  donc ,  en  attendant  la  rai- 
fon ,  lui  fauver  tout  chagrin,  j'ai  préféré 
le  moindre  &:  le  plutôt  paiTé.  Pour  qu\m 
refus  lui  fat  moins  cruel,  je  l'ai  plié 
d'abord  au  refus  ;  &  pour  lui  épargner 
de  longs  déplaifirs,  des  lamentations  ^ 


Il  i  L  0  ï  s  r.        46*5? 

des  mutineries  ,  j'ai  rendu  tout  refus  ir- 
révocable. Il  eft  vrai  que  fen  fais  le 
moins  que  je  puis,  3c  que  j'y  regarde  à 
deux  fois,  avant  que  d'en  venir  là.  Tout 
ce  qu  on  lui  accorde  eft  accordé  fans 
condition  dès  la  première  demande,  & 
Ton  eft  très -indulgent  là-deffus  :  mais  i! 
n'obtient  jamais  rien  par  importunité  y 
les  pleurs  &  les  flatteries  font  également 
inutiles.  Il  en   eft  fi   convaincu  qu'il  a 
ceiTé  de  hs  employer  ;  du  premier  mot 
il  prend  fon  parti ,  &  ne  fe  tourmente 
pas  plus  de  voir  fermer  un  cornet  de  bon- 
bons qull  voudroit  manger,  qu'envoler 
un  oifeau  qu'il  voudroit  tenir  ;  car  il 
fent  la  même  impoffibilité  d'avoir  \\m 
&  l'autre.  Il  ne  voit  rien  dans  ce  qu'on 
lui  ôte  ;  finon  qu'il  ne  l'a  pu  garder  ;  ni 
dans  ce  qu'on  lui  refufe  ,  finon  qu'il  n'a 
pu  l'obtenir ,  &  loin  de  battre  la  table 
contre  laquelle  il  fe  blefTe ,  il  ne  battroit 
pas  la  perfonne  qui  lui  réfifte.  Dans  tout 
ce  qui  le  chagrine  ,  il  fent  l'empire  de  la 
néceffité  ,  l'effet  de  fa  propre  foibleffe  ^ 
jamais  l'ouvrage  du  mauvais  vouloir  d'au- 


470       La    A^ouvELLf, 

trui. . . .  Un  moment  !  dit-elle  un  peu  vî» 
vement ,  voyant  que  j'allois  répondre;  je 
prelTens  votre  objedion;  j'y  vais  venir  à 
rinftant. 

Ce  qui  nourrit  les  criailleries  des  en- 
fans  5  c'cft  l'attention  qu'on  y  fait ,  foit 
pour  leur  céder  ^  foit  pour  les  contrarier. 
Il  ne  leur  faut  quelquefois  pour  pleurer 
tout  un  jour,  que  s'appercevoir  qu'on  ne 
veut  pas  qu'ils  pleurent.  Qu'on  les  flatte 
on  qu'on  les  menace  ,  les  moyens  qu'on 
prend  pour  les  faire  taire  font  tous  per- 
nicieux 5  &  prefque  toujours  fans  effet. 
Tant  qu'on  s'occupe  de  leurs  pleurs  , 
c'eft  une  raifon  pour  eux  de  les  conti- 
nuer ;  mais  ils  s'en  corrigent  bientôt , 
quand  ils  voient  qu'on  n'y  prend  pas 
garde  ;  car ,  grands  &  petits ,  nul  n'aime 
à  prendre  une  peine  inutile.  Voilà  pré«* 
cifément  ce  qui  efl:  arrivé  à  mon  aîné. 
C'étoit  d'abord  un  petit  criard  qui  étour- 
dilToit  tout  le  monde  ,  &  vous  êtes  té- 
moin qu'on  ne  l'entend  pas  plus  à  pré- 
fent  dans  la  maifon  que  s'il  n'y  avoit 
point  d'enfant.  Il  pleure,  quand  il  fouifre^ 


II  É  L  o  i  s  E,         47  î 

c'eft  la  voix  de  la  Nature  ,  qu  il  ne  faut 
jamais  contraindre  ;    mais  il  fe  tait  à 
Finftant  qu'il  ne  foufFre  plus.  Aulîi  fais- 
je  une  très-grande  attention  à  (es  pleurs  , 
bien  fûre  qu'il  n  en  verfe  jamais  en  vain. 
Je  gagne  à  cela  de  favoir ,  à  point  nommé, 
quand  il  fent  de  la  douleur ,  &  quand  il 
n^en  fent  pas  ;  quand  il  fe  porte  bien  ,  & 
quand  il  efl:  malade  ;  avantage  qu  on 
perd  avec  ceux  qui  pleurent  par  fantal- 
fie  5  Se  feulement  pour  fe  faire  appaifer. 
Au  refte ,  j'avoue  que  ce  point  n'eft  pas 
facile  à  obtenir  des  nourrices  &  des  gou- 
vernantes :  car  5  commue  rien  n'eft  plus  en- 
nuyeux que  d'entendre  toujours  lamenter 
un  enfant ,  &  que  ces  bonnes  femmes  ne 
voient  jamais  que  rinftantpréfent, elles 
ne  fongent  pas  qu  a  faire  taire  l'enfant 
aujourd'hui ,  il  en  pleurera  demain  da- 
vantage. Le  pis  eft  que  lobftination  qu'il 
contrade ,  tire  à  conféquence  dans  un  âgç 
avancé,  La    même  caufc    qui  le  rend 
criard  à  trois  ans  ,  le  rend  mutin  à  dou- 
ze ,  querelleur  à   vingt  ,  impérieux  à 
trente ,  ôc  infupportable  toute  fa  vie. 


^72      La    N'oit  V elle 

Je  viens  maintenant  à  vous ,  me  dît- 
elle  enfouriant.  Dans  tout  ce  qu'on  ac- 
corde aux  enfans ,  ils  voient  aifément  le 
defir  de  leur  complaire  ;  dans  tout  ce 
qu'on  en  exige  ou  qu'on  leur  refufe  ,  ils 
doivent  fuppofer  des  raifons  fans  les  de- 
mander. C'eft  un  autre  avantage  qu'on' 
gagne  à  ufer  avec  eux  d'autorité  plutôt 
que  de  perfuafion  dans  les  occafîons  né- 
celTaires  :  car  comme  il  n'efl:  pas  poffible 
qu'ils  n'apperçoivent  quelquefois  la  rai- 
fon  qu'on  a  d'en  ufer  ainfi ,  il  efl  naturel 
qu'ils  la  fuppofent  encore ,  quand  ils  font 
hors  d'état  de  la  voir.  Au  contraire  ,  ihs. 
qu'on  a  foumis  quelque  chofeà  leur  juge- 
ment 5  ils  prétendent  juger  de  tout,  ils 
deviennent  fophiftes ,  fubtils  ,  de  mau- 
vaife  foi  ,  féconds  en  chicanes ,  cher- 
chant toujours  à  réduire  aufilence  ceux' 
qui  ont  la  foiblefTe  de  s^expofer  à  leurs 
petites  lumières.  Quand  on  ^fl:  contraint 
de  leur  rendre  compte  des  chofes  qu'ils 
ne  font  point  en  état  d^entendre ,  ils 
attribuent  au  caprice  la  conduite  la  plus 
prudente  ^  fi-tôt  qu'elle  eft  au-deffus  de 


H  È  t  o  Ts  e;        47 j 

leur  portée.  En  un  mot ,  le  feul  moyen 
de  les  rendre  dociles  à  la  raifon  n'eft  pas 
de  raifonner  avec  eux;  mais  de  les  bien 
convaincre  que  la  raifon  eft  au-deiTus  de 
leur  âge  :  car  alors  ils  la  fuppofent  du 
côte'  où  elle  doit  être ,  à  moins  qu'on  ne 
leur  donne  un  jufte  fujetde  penfer  autre- 
ment. Ils  favent  bien  qu'on  ne  veut  pas 
les  tourmenter, quand  ils  font  fûrs  qu'on 
les  aime ,  &  les  enfans  fe  trompent  rare- 
ment là-defFus.  Quand  donc  je  refufe 
quelque  chofe  aux  miens  Je  n'argumen- 
te point  avec  eux  ,  je  ne  leur  dis  point 
pourquoi  je  ne  veux  pas  ,  mais  je  fais 
en  forte  qu'ils  le  voyent ,  autant  qu'il  eft 
poiîîble,  &  quelquefois  après  coup.  De 
cette  manière  ils  s'accoutument  à  com- 
prendre que  jamais  je  ne  les  refufe  fans 
en  avoir  une  bonne  raifon  ,  quoiqu'ils 
ne  l'apperçoivent  pas  toujours. 

Fondée  fur  le  même  principe  ,  je  ne 
fouffrirai  pas ,  non  plus ,  que  mes  enfans 
fe  mêlent  dans  la  converfation  des  gens 
raifonnables  ,&  s'imaginent  fottement  y 
tenir  leur  rang  comme  les  autres,  quand 


474  La  No  u  r  e  ll^. 
on  y  foufFre  leuï  babil  îndifcret.  Je  veux 
qu'ils  répondent  modeftement  &  en  peu 
de  mots ,  quand  on  les  interroge;  fans  ja* 
mais  parler  de  leur  chef ,  &  fur-tout  fans 
qu'ils  s'ingèrent  à  queftionner  hors  de 
propos  les  gens  plus  ?igés  qu'eux ,  aux- 
quels ils  doivent  du  refped:. 

En  vérité  ,  Julie  ,  dis-je  en  l'interrom- 
pant 5  voilà  bien  de  la  rigueur  pour  une 
mère  auilî  tendre  !  Pythagore  n'étoitpas 
plus  févère  à  fes  difciples  que  vous  l'êtes 
aux  vôtres.  Non-feulement  vous  ne  les 
traitez  pas  en  hommes  ,  mais  on  diroit 
que  vous  craignez  de  les  voir  cefTer  trop 
tôt  d'être  enfans.  Quel  moyen  plus  agréa- 
ble &  plus  fur  peuvent-ils  avoir  de  s'inf- 
truire ,  que  d'interroger  fur  les  chofes 
qu'ils  ignorent  ,  les  gens  plus   éclairés 
qu'eux  ?  Que  penferoient  de  vos  matâ- 
mes les  Dames  de  Paris  ,  qui  trouvent 
que  leurs  enfans  ne  jafent  jamais  aflez 
tôt  5  ni  affez  long-tems ,  &  qui  jugent  de 
l'efprit  qu'ils  auront  étant  grands ,  par  les 
fottifes  qu'ils   débitent   étant   jeunes  ? 
Wolmar  me  dira  que  cela  peut  être  bon 


H  É  L   O   I   s  E,  47  5^ 

dans  un  pays  où  le  premier  mérite  eft  de 
bien  babiller  ,  &  où  Ton  eft  difpenfé  de 
penfer^  pourvu  qu  on  parle.  Mais  vous  , 
qui  voulez  faire  à  vos  enfans  un  fort  fi 
doux  5  comment  accorderez-vous  tant  de 
bonheur  avec  tant  de  contrainte  ^  &  que 
devient ,  parmi  toute  cette  gêne ,  la  liber- 
té que  vous  prétendez  leur  laiffer  ? 

Quoi  donc  !  a-t-elle  repris  à  Tinftant  y 
eft-ce  gêner  leur  liberté  que  de  les  empê- 
cher d*attenter  à  la  nôtre ,  &  ne  fauroient- 
îls  être  heureux ,  à  moins  que  toute  une 
compagnie  en  filence  n'^admire  leurs  pué- 
rilités ?  Empêchons  leur  vanité  de  naî- 
tre ,  ou  du  moins  arrêtons-en  les  progrès  ; 
c^eft-là  vraiment  travailler  à  leur  félicité: 
car  la  vanité  de  l'homme  eft  la  fource 
de  fes  plus  grandes  peines  ;  &  il  n'y  a 
perfonne  de  fi  parfait  5c  de  fi  fêté ,  à  qui 
elle  ne  donne  encore  plus  de  chagrins 
que  de  plaifirs  (  i  ). 


(  I  }  Si  jamais  la  vanité  fît  quelque  heureux 
fur  la  terre ,  à  coup  fur  cet  heureux-là  n'etoit 
qu  un  fot. 


47<^     La  Nouvelle 

Que  peutpenferun  enfant  de  luî-me-^ 
me  ,  quand  il  voit  autour  de  lui  toutua 
cercle  de  gens  fenfés  l'écouter ,  Tagacer, 
Tadmirer,  attendre  avec  un  lâche  em- 
preffement  les  oracles  qui  fortent  de  fa 
bouc  he  ,  &  fe récrier  avec  des  retentifTe- 
mens  de  joie  à  chaque  impertinence 
qu  il  dit  ?  La  tête  d'un  homme  auroit 
bien  de  la  peine  à  tenir  à  tous  ces  faux 

apphudiiTemens;  jugez dece  que  devien- 
dra la  fienne  !  Il  en  eft  du  babil  àts  enfans 
comme  des  prédictions  des  Almanachs, 
Ce  feroit  un  prodige  fi ,  fur  tant  de  vaincs 
paroles ,  le  hazard  ne  fourniffoit  jamais 
une  rencontre  heureufe.Imaginez  ce  que 
font  alors  \qs  exclamations  de  la  flatterie 
fur  une  pauvre  mère  déjà  trop  abufée  par 
fon  propiecœur  ,  &  fur  un  enfant  qui  ne 
f?it  ce  qu'il  dit  &  fe  voit  célébrer  !  Ne 
penfez  pas  que , pour  démêler  Terreur ,  je 
m'en  garantiiïe.  Non  ;  je  vois  la  faute , 
6c  j'y  tombe.  Mais  fi  j'admire  les  répar- 
ties de  mon  fils  ,  au  moins  je  \qs  admire 
en  fecret  ;  il  n'apprend  point ,  en  me  les 
voyant  applaudir  ,  à  devenir  babillard 


H  É    L    O    ï   s    E.  ^jj 

&  vaîn  ;  &  les  flatteurs ,  en  me  ks  faifant 
répéter,  n'ont  pas  le  plaifo  de  rire  dQ 
ma  foiblelTe. 

Un  jour  qu  il  nous  étoit  venu  du  mon- 
de,étant  allée  donner  quelques  ordres,  je 
vis  en  rentrant  quatre  ou  cinq  grands  ni- 
gauds occupés  à  jouer  avec  lui ,  Se  s'ap- 
prétant  à  me  raconter  d'un  air  d'empha- 
fe,  je  ne  fais  combien  de  gentilleffes  qu'ils 
venoient  d'entendre  ,  &  dont  ils  fem- 
bloient  tout  émerveillés.  Meffieurs,  leur 
dis-je  affez  froidement,  je  ne  doute  pas 
que  vous  ne  fâchiez  faire  dire  à  des  ma- 
rionnettes de  fort  jolies  chofes  :  mais  j'ef- 
père  qu'un  jour  mes  enfans  feront  hom- 
mes ,  qu'ils  agiront  &  parleront  d'eux- 
mêmes  ,  &  alors  j'apprendrai  toujours 
dans  la  joie  de  mon  cœur  tout  ce  qu'ils 
auront  dit  &  fait  de  bien.  Depuis  qu'on 
a  vu  que  cette  manière  de  me  faire  fa 
cour  ne  prenoit  pas,  on  joue  avec  mes 
enfans  comme   avec   des  enfans  ,  non 
comme  avec  Polichinel;  il  ne  leur  vient 
plus  de  compère ,  &  ils  en  valent  fenfi- 


478     La  Nouvelljl 

bîement  mieux ,  depuis  qu'on  ne  les  ad- 
mire plus. 

A  l'e'gard  des  queffions,  on  ne  les  leur 
défend  pas  indiftindement.  Je  luis   la 
première  à  leur  dire  de  demander  douce- 
ment enparticulier^à  leur  père  ou  à  moi, 
tout  ce  qu  ils  ont  befoin  de  favoir.  Mais 
je  ne  fouffre  pas  qu  ils  coupent  un  entre- 
tien férieux  pour  occuper  tout  le  monde 
de  la  première  impertinence  qui  leur 
paffe  par  la  tête.  L'art  d'interroger  n'eft 
pas  fi  facile  qu'on  penfe.  C'eft  bien  plus 
l'art  des  maîtres  que  des  difciples;  il  faut 
avoir  déjà  beaucoup  apprisdechofespour 
favoir  demander  ce  qu'on  ne  fait  pas.  Le 
favant  fait  &:  s'enquiert,  dit  un  prover- 
be Lidien;  mais  l'ignorant  ne  fait  pas 
même  de  quoi  s'enquérir  (i).  Faute  de 
cette  fcience  préliminaire  ,  les  enfans  en 
liberté  ne  font  prefque  jamais  que  des 
queftions  ineptes  qui  ne  fervent  à  rien , 


(i)  Ce  proverbe  eft  tiré  de  Chardin,  tom.f, 
p.  170.  ia-îz* 


H  É   L   0   ï  s  E,  47P 

ou  profondes  &  fcabreufes,  dont  la  folu- 
tion  pafle  leur  portée  ;  Se  ,  puifqu'il  ne 
faut  pas  qu  ils  fâchent  tout ,  il  importe 
qu'ils  n'aient  pas  le  droit  de  tout  deman- 
der. Voilà  pourquoi  ;,  généralement  par- 
lant y  ils  s'inftriiifent  mieux  par  les  inter- 
rogations qu'on  leur  fait  que  par  celles 
<ju'ils  font  eux-mêmes. 

Quand  cette  méthode  leur  feroît  aufîî 
utile  qu'on  croit ,  la  première  &  la  plus 
importante  fcience  qui  leur  convient 
n'eft-elle  pas  d'être  difcrets  &  modef- 
tes ,  &  y  en  a-t-il  quelque  autre  qu'ils 
doivent  apprendre  au  préjudice  de  celle- 
là?  Que  produit  donc,  dans  Iqs  enfans, 
cette  émancipation  de  parole  avant 
l'âge  de  parler,  &  ce  droit  de  foumettre 
effrontément  les  hommes  à  leur  inter- 
rogatoire? De  petits  queftionneurs  babil- 
lards ,  qui  queftionnent  moins  pour  s'inf- 
truire  que  pour  importuner,  pour  occu- 
per d'eux  tout  le  monde,  &  qui  prennent 
encore  plus  de  goût  à  ce  babil  par  l'em- 
barras ou  ils  s*apperçoivent  que  jettent 


'4§o     La    N  ou  V  elle 

quelquefois  leurs  queftions  indifcrettes  ; 
en  forte  que  chacun  eft  inquiet  aufli-tôt 
qu'ils  ouvrent  la  bouche.  Ce  n'eft  pas  tant 
un  moyen  de  les  inftruire  que  de  les  ren- 
dre étourdis  &  vains  ;  inconvénient  plus 
grand ,  à  mon  avis  ,  que  l'avantage  qu'ils 
acquièrent  par-là  n'eft  utile  ;  car  par  de- 
grés l'ignorance  diminue  ,  mais  la  vanité 
ne  fait  jamais  qu'augmenter. 

Le  pis  qui  pût  arriver  de  cette  réferve 
trop  prolongée^feroitque  mon  fils  en  âge 
de  raifon  eût  la  converiation  moins  légè- 
re 5  le  propos  moins  vif  &  moins  abon- 
dant; &5  en  confidérant  combien  cette 
habitude  de  paffer  fa  vie  à  dire  des  riens 
rétrécit  l'efprit ,  je  regarderois  plutôt 
cette  heureufe  ftérilité  comme  un  bien 
que  comme  un  mal.  Les  gens  oififs ,  tou- 
jours ennuyés  d'eux-mêmes,  s'efforcent 
de  donner  un  grand  prix  à  l'art  de  les 
amufer  5  &  l'on  diroit  que  le  favoir-vivre 
confifte  à  ne  dire  que  de  vaines  paroles, 
comme  à  ne  faire  que  des  dons  inutiles  : 
mais  la  fcciété  humaine  a  un  objet  plus 
noble  5  &  fes  vrais  plaiCrs  ont  plus  de 

folidité. 


H   É    L    O    ï   s    E,  >g| 

folldlté.  L'organe  de  la  vérité,  le  plus 
digne  organe  de  Thomme ,  le  feul  dont 
Tufage  le  diflingue  é.Qs  anittsaux  ,  ne  lui 
a  point  été  donné  pour  n'en  pas  tirer  un 
meilleur  parti  qu'ils  ne  font  de  leurs  eris. 
Ilfe  dégrade  a u-delTous  d'eux,  quand  il 
parle  pour  ne  rien  dire;  &  l'homme  doit 
être  homme  jufques  dans  fes  délaffemens. 
S'il  y  a  de  la  politefle  à  étouicir  tout  le 
monde  d'un  vain  caquet,  j'en  trouve  une 
bien  plus  véritable  à  laifler  parler  les  au- 
tres par  préférence ,  à  faire  plus  grand  ca* 
de  ce  qu'ils  difent,  que  de  ce  qu'en  diroit 
foi-même  ,  &  à  m.ontrer  qu'on  les  eflimqi 
trop  pour  croire  les  amufer  par  à.Qs  niai- 
feries.  Le  bon  ufage  du  monde,  celui 
qui  nous  y  fait  le  plus  rechercher  &  ché- 
rir ,  n'eft  pas  tant  d'y  briller  que  d'y 
faire  briller  les  autres ,  &  de  mettre,  à 
force  de  modeftie,  leur  orgueil  plus  en 
liberté.  Ne  craignons  pas  qu'un  homme 
d'efprit ,  qui  ne  s'eL^iert  de  parler ,  que 
par  retenue  &  Jifcrétion ,  pilfTe  jamaîs 
pafTer  pour  un  fot.  Dans  :^\d':^t:  pays 
que  ce  puLTe  être,  il  n'eft  pas  pc.iiUô 
TomcIIL  X 


^82  La  Nouv  e  l  ts 
qu'on  juge  un  homme  fur  ce  qull  n'a 
pas  dit  5  &  qu'on  îe  méprife  pour  s'être 
tû.  Au  contraire ,  on  remarque,  en  géné- 
ral, que  les  gens  filencieux  en  impofent, 
qu'on  s'écoute  devant  eux ,  &  qu'on  leur 
donne  beaucoup  d'attention ,  quand  ils 
parlent  ;  ce  qui ,  leur  laifTant  le  choix 
des  occafions  ,  &  faifant  qu'on  ne  perd 
rien  de  ce  qu  ils  difent ,  met  tout  l'a- 
vantage de  leur  côté.  Il  eft  fi  difficile  à 
l'homme  îe  plus  fage  de  garder  toute  fa 
préfence  d'efprit ,  dans  un  long  flux  de 
paroles,  il  eft  fi  rare  qu  il  ne  lui  échappe 
des  chofes  dont  il  fe  repent  à  loifir ,  qu'il 
aime  mieux  retenir  le  bon ,  que  de  riCn 
quer  le  mauvais.  Enfin,  quand  ce  n'eft  pas 
faute  d'efprit  qu  il  fe  taît ,  s'il  ne  parle 
pas  ,  quelque  difcret  qu'il  puifïe  être  , 
le  tort  en  eft  à  ceux  qui  font  avec  lui. 

Mais  il  y  a  bien  loin  de  fix  ans  à 
vingt  ;  mon  fils  ne  fera  pas  toujours  en- 
fant; &  à  mefure  que  fa  raifon  commen- 
cera de  naître ,  l'intention  de  fon  père 
eft  bien  de  la  laiffer  exercer.  Quant  à 
lïioi ,  ma  iTiiffion  ne  va  pas  jufques-là*  Je 


M  É    L    O   ï  s    E.  ^8j 

,  Nourris  Aqs  enfans ,  &  n  ai  pas  la  pi  é- 
fomption  de  vouloir  former  des  hommes. 
J'efpère,  dit-elle,  en  regardant  fon  mari, 
que  de  plus  dignes  mains  fe  chargeront 
de  ce  noble  emploi.  Je  fuis  femme  & 
mère  ;  je  fais  me  tenir  à  mon  rang.  En- 
core une  fois,  la  fondion  dont  je  fuis 
chargée,  n'eftpas  d'élever  mes  fils,m.ais 
de  les préparerpour^tre élevés. 

Je  ne  fais  méme^  en  cela,  que  fuivre  de 
point  en  point  le  f)  fléme  de  M.  de  Wol- 
înal,  &  plus  j'avance,  plus  j'éprouve 
combien  il  eft  excellent  ^  jufte,  &  com- 
bien il  s'accorde  avec  le  mien.  Confi- 
dérez  mes  enfans,  &  fur-tout  Taîné;  ca 
connoiflez-vous  de  plus  heureux  fur  la 
terre ,  de  plus  gais ,  de  moins  importuns  ? 
Vous  les  voyez  fauter ,  rire,  courir  toute 
la  journée,  fans  jamais  incommoder  per- 
fonne.  De  quels  plaifirs ,  de  quelle  indé  - 
pendanceleur  âge  eft-ilfufceptible,  dont 
ils  ne  jouiiTent  pas ,  ou  dont  ils  abufent? 
Ils  fe  contraignent  auffi  peu  devant  m.oî 
qu'en  mon  abfence.  Au  contraire ,  fous 
hs  yeux  de  leur  mère  ils  ont  toujours  ua 

X   2 


^gj.     La    Nouvelle 

peu  plus  de  confiance ,  &  quoique  je 
fois  Tauteur  de  toute  la  févérité  qu'ils 
éprouvent ,  ils  me  trouvent  toujours  la 
moins  févère  :  car  je  ne  pourrois  fuppor- 
ter  de  n'être  pas  ce  qu'ils  aiment  le  plus 
au  monde. 

Les  feules  loix  qu'on  leur  împofe  au- 
près de  nous ,  font  celles  de  la  liberté 
même  ;  favoir ,  de  ne  pas  plus  gêner  la 
compagnie  qu'elle  ne  les  gêne ,  de  ne  pas 
crier  plus  haut  qu'on  ne  parle;  &,  com- 
me on  ne  les  oblige  point  de  s'occuper 
de  nous ,  je  ne  veux  pas  ,   non  plus  , 
qu'ils  prétendent  nous  occuper  d'eux. 
Quand  ils  manquent  à  de  fi  juftes  loix , 
toute  leur  peine   eft  d'être  à  l'inftant 
renvoyés  ;  &  ,  tout  mon  art ,  pour  que 
c'en  foit  une,  de  faire  qu'ils  ne  fe  trou- 
vent nulle  part  auffi  bien  qu'ici.  A  cela 
près,  on  ne  les  affujettit  à  rien;  on  ne 
les  force  jamais  de  rien  apprendre  ;  on 
ne  les  ennuie  point  de  vaines  corredions; 
jamais  on  ne  les  reprend;  les  feules  le- 
çons qu'ils  reçoivent ,  font  des  leçons 
de  pratique ,  prifes  daas  la  fimplicité  d^ 


H  É    L    O    ï   s    E.  48  J 

la  Nature.  Chacun,  bien  inftmit  là-def- 
fus ,  fe  conforme  à  mes  intentions ,  avec 
une  intelligence  &  un  foin  qui  ne  me 
laillent  rien  à  defirer;  &,  fi  quelque  faute 
cft  à  craindre ,  mon  affiduité  la  prévient 
ou  la  répare  aifement. 

Hier,  par  exemple  ^  Taîné,  ayant  ôté 
un  tambour  au  cadet,  Tavoit  fait  pleurer. 
Fanchon  ne  dit  rien  ;  mais  une  heure 
après  ,  au  m.oment  qu^  le  ravifleur  du 
tambour  en  étoit  le  plus  occupé  ,  elle  le 
lui  reprit  ;  il  la  fuivoit ,  en  le  redeman- 
dant ,  &  pleurant  à  fon  tour.  Elle  lui 
dit  :  vous  Tavez  pris  par  force  à  votre  frè- 
re; je  vous  le  reprends  de  même  ;  qu'a- 
vez-vous  à  dire?  Ne  fuis-je  pas  la  plus 
forte?  Puis  elle  fe  mit  à  battre  la  caiffe, 
à  fon  imitation,  comme  fi  elle  y  eût  pris 
beaucoup  de  plaifir.  Jufques-ià  ,  tout 
étoit  à  mxrveilie.  Mais,  quelque  ten^s 
après ,  elle  voulut  rendre  le  tambour  au 
cadet ,  alors  je  l'arrêtai  ;  car  ce  n'étoit 
plus  la  leçon  de  la  Nature  ;  &:,  de-là  pou- 
voit  naître  un  premier  germe  d'envie 
^ntreles  deux  frères.  En  perdant  le  tam- 

^      X  3 


-^    A.^6        L^    N0UVELL:£ 

bour^  le  cadet fup porta  la  dure  loi  de  îa 
néceiîîté ,  Tainé  feiitit  ion  iniuffice  ;  tous 
deux  connurent  leur  foibleiîe ,  &  turent 
confolés  le  moment  d'après. 

Un  plan  fi  nouveau  ^^  fi  contraire  aux 
idées  reçues,  m'avoit  d'abord  effarouché, 
A  force  de  me  l'expliquer  ^  ils  men  ren- 
dirent enfin  Tadmirateur  ;  &  je  fens  que', 
pour  guider  rhomme ,  la  marche  de  la 
Nature  eft  toujours  la  meilleure.  Le  feul 
inconvénient  que  je  trouvois  à  cette  mé- 
thode 5(^  cet  inconvénient  me  parut  foit 
grand  )  c'étoit  de  négliger  dans  les  enfans 
la  feule  faculté  qu  ils  aient  dans  toute  fa- 
vigueur  ^t^:  qui  ne  fait  que  s'afFoiblir  en 
avançant  en  âge.  Il  me  fembloit  que,  fé- 
lon leur  propre  fyftsme,.plus  les  opéra- 
tions de  l'entendement  étoient  foibles , 
infuififantes ,  plus  on  devoit  exercer  de 
fortifier  la  mémoire ,  fi  propre  alors  à 
foutenir  le  travail.  C'eft  elle ,  difois-je , 
qui  doit  fuppléer  à  la  raifon  jufqu  à  fa 
naiffance,  &  Tenricliir  quand  elle  eft  née. 
Un  efprit  qu'on  n'exerce  à  rien,  devient 
lourd  &  pefaat  dan$  l'itiadion,  La  fe* 


H  É  t  o  ï  s  É.  4§'7 
fiience  ne  prend  point  dans  un  champ 
mal  préparé,  &  c*efl:  une  étrange  prép^i- 
ration ,  pour  apprendre  à  devenir  raifort- 
nable ,  que  de  commencer  par  être  flu^ 
pide.  Comment  ftupide  !  s'eft  écriée  aulïî- 
tôt  Madame  de  Wolmar.  Confondriez:- 
vous  deux  qualités  aufli  différentes  &  pref- 
que  aufli  contraires  que  la  mémoire  &  Is 
jugement  (i)  ?  Comme  fi  la  quantité  des 
chofes  mal  digérées  &  fans  liaifon  dont 
on  remplit  une  tête  encore  foible ,  n'y 
faifoit  pas  plus  de  tort  que  de  profit  à 
laraifon  !  J'avoue  que,  de  toutes  les  fa- 
cultés de  rhomme ,  la  mémoire  eft  la 
première  qui  fe  développe  ,  &  la  plus 
commode  à  cul tiver  dans  les  enfansimais, 
à  votre  avis ,  lequel  eft  à  préférer  de  ce 
qu'il  leur  eft  le  plus  aifé  d'apprendre  , 
ou  de  ce  qu'il  leur  importe  le  plus  d© 
favoir } 


(  I  )  Cela  ne  me  paroît  pas  bien  vu.  Rien 
ïi'eft  lî  néceflaire  au  jugement  que  la  mé- 
moire :  il  €ft  vrai  <iue  ce  n  eft  pas  la  mémoire 
des  motsi 

X4, 


^98     1^-4    NourELLE 

Pvegardez  à  Tufage  qu'on  £iit  en  eux 
de  cette  faculté,  à  la  violence  qu'il  faut 
le  ir  fiire  ,  à  Téternelle  contrainte  où  il 
les  faut  affujettir  pour  mettre  en  étalage 
leur  mémoire  5  &  comparez  Tutilité  qu'ils 
en  retirent  au  mal  qu'on  leur  fait  fouffrir 
pour  cela.  Quoi  !  forcer  un  enfant  d'é- 
tudier des  langues  qu'il  ne  parlera  ja- 
mais, même  avant  qu'il  ait  bien  appris  la 
fîenne;  lui  faire  incéiïammxcnt  répéter  & 
conftruire  des  vers  qu'il  n'entend  point , 
te  dont  toute  l'harmonie  n'efî:  pour  lui 
qu'au  bout  de  fes  doigts  ;  embrouiller  fon 
efprit  de  cercles  &  de  fplières  dont  il  n'a 
pas  la  moindre  idée  ;  l'accabler  de  m'île 
noms  de  villes  &  de  rivières  qu'il  con- 
fond fans  celle  &  qu'il  rapprend  tous  les 
jours^  ell-ce  cultiver  fa  mémoire  au  profit 
de  fon   jugement,  &:  tout   ce   frivole 
acquis  vaut-il  une  feule  des  larmes  qu'il 
lui  coûte? 

Si  tout  cela  n'étoit  qu'inutile ,  je  m'en 
plaindrois  moins  ;  mais  n'eft-ce  rien  que 
d'inftruire  un  enfant  à  fe  payer  de  mots  ^ 
Sk  à  croire  favoir  ce  qu'il  ne  peut  com- 


H  É  L  o  ï  s  E.  A%n 

prendre?Sepourroit-il  qu  un  telamasne 
nuisit  point  aux  premières  idées  dont  on 
doit  meubler  une  tête  humaine ,  &  ne 
vaudroit-il  pas  mieux  n'avoir  point  de 
mémoire,  que  de  la  remplir  de  tout  ce 
fatras,  au  préjudice  i^s  connoiiTances  né- 
ceiTaires  dont  il  tient  la  place  ? 

Non;  fi  la  Nature,  a  donné  au  cerveau 
des  enfans  cette  foupleffe  qui  le  rend 
propre  à  recevoir  toutes  fortes  d'im- 
preflions,ce  n'eftpaspour  qu'on  y  grave 
Aqs  noms  de  Rois  ,  à^s  dates  ,  Ôqs  ter- 
mes de  blafon,  de  fphere  ,  de  géogra- 
phie ,  &  tous  ces  mots  fans  aucun  fens 
pour  leur  âge  &  fans  aucune  utilité  pour 
quelque  âge  que  ce  foit,  dont  on  accable 
leur  trifte  &  fiériie  enfance;  mais  c'eft 
pour  que  toutes  les  idées  relatives  à  l'état 
de  l'homme,  toutes  celles  qui  fe  rappor-  ^ 
tent  à  fon  bonheur  &  l'cclairent  fur  ks 
devoirs ,  s'y  tracent  de  bonne-heure  en 
caractères  inefîaçabks,  t^  lui  fervent  à  fe 
conduire  pendant  fa  vie  d'une  manière 
convenable  à  fon  être  &  à  {qs  facultés. 

Sans  étudier  dans  \q%  livres ,  la  mé-^ 


liioire  a'un  eniant  ne  relie  pas  poarceli 
oifive  :  toute,  ce  qu  il  voit ,  tout  ce  qu'il 
entend  le  frappe,.  5i  il  s'en  fouvient  ;  il 
tient  reglftre  en  lui-même  des  adions,, 
des  difcours  des  hommes ,  &:  tou^  ce  qui 
l'environne  efl:  le  livredans  lequel ,. fans  y 
fonger  ,  il  enrichit  continuellement  fa 
mémoire ,  en  attendant  que  fon  jugement 
puiiTe  en  profiter.  Ceft  dans  le  choix  dé 
ces  objets;  c'eftdansle  foin  de  lui  pré- 
fenter  fans  celTe  ceux  qu'il  doit  connoî-  " 
tre,  &  de  lui  cacher  ceux  qu'il  doit 
ignorer  ,  que  confifte  le  véritable  art 
de  cultiver-  la  première  de  fes  facultés,  & 
c'efl:  par-là  qu'il  faut  tâcher  de  lui  for- 
mer un  magafin   de  connoiffances  qui 
ferve  à  fon  éducation  durantla  jeuneffe  ^, 
&:  à  fa  conduite  dans  tous  les terns»  Cette 
méthode  ,  il  eft  vrai ,.  ne  forme  point  de 
petits  prodiges ,  &.ne  fait  pas-briller  les 
gouvernantes  &  les  précepteurs;  mais 
elle  forme  des.  hommes  judicieux ,  ro- 
buftes^fainsde  corps  &:  d'entendement-, 
qui ,  fans  s'être  fait  admirer ,  étant  jeunes^ 
fe  font  honorer  3  étant  grands». 


H  Ê    L    O    ï  s    E,  ^^l 

Ne  penfez  pas ,  pourtant  ,  continua 
Julie  5  qu  on  néglige  ici  tout-à-faît  ces- 
foins  dont  vous  faites  un  fi  grand  cas. 
Une  mère  un  peu  vigilante  tient  dans  fes 
mains  les  paffions  de  fes  enfans.  Il  y  a  des 
moyens  pour  exciter  &  nourrir  en  eux  le 
defir  d'apprendre  ou  de  faire  telle  ou 
telle  chofe  ;  & ,  autant  que  ces  moyens 
peuvent  fe  concilier  avec  la  plus  entière 
liberté  de  Tenfant ,  &:  n^engendrent  en 
lui  nulle  femence-de  vice  ,  je  les  emploie 
affez  volontiers,  fans  m'opiniâtrer,  quand 
le  fuccès  n'y  répond  pas  ;  car  il  aura  tou- 
jours le  tems  d'apprendre  ,  mais  il  n'y  a 
pas  un  moment  à  perdre  pour  lui  former 
un  bon  naturel  ;  &  M.  de  Wolmar  a  une 
telle  idée  du  premier  développement  de 
la  raifon ,  qu'il  foutient  que,  quand  fon 
fils  ne  fauroit  rien  à  douze  ans,  il  n'en 
feroit  pas  moins  inftruit  à  quinze;  fans 
compter  que  rien  n'eft  moins  néceffaire 
que  d'être  favant  ^  &  rien  plus  que  d'ê- 
tre fage  &  bon. 

Vous  favez  que  notre  aîné  lit  déjà 
pafTablement.   Voici  comment  lui  eii 


J92     La    Nouvelle 

venu  le  goût  d'apprendre  à  lire.  J'avais 
dellein  de  lui  dire  de  tems  en  tems 
quelque  fable  de  L  Fontaine  pour  Tamu- 
fer  5  &  j'avois  déjà  commencé ,  quand  ii 
me  demanda  fi  les  corbeaux  parloient? 
A  l'inflant  je  vis  la  difficulté  de  lui  faire 
fentir  bien  nettement  la  différence  de 
Tapologue  au  menfonge ,  je  me  tirai 
d'affaire  comme  je  pus  ,  &  convaincue 
que  les  fables  font  faites  pour  les  hom- 
mes ,  mais  qu'il  faut  toujours  dire  la 
vérité  nue  aux  enfans ,  je  fupprimai  la 
Fontaine.  Je  lui  fubftituai  un  recueil  de 
petites  hiftoires  intéreflantes  &  inflruc- 
tives  3  la  plupart  tirées  de  la  bible  ;  puis, 
voyant  que  l'enfant  prenoit  goût  à  mes 
contes ,  j'imaginai  de  les  lui  rendre  en- 
core plus  utiles ,  en  efTayant  d'en  com- 
pofer  moi-même  d'auffi  amufans  qu'il 
me  fut  poffible ,  ôc  les  appropriant  tou- 
jours au  befoin  du  moment.  Je  les  écri- 
vois  à  mefure  dans  un  beau  livre  orné 
d'images ,  que  je  tenois  bien  enfermé  , 
&  dont  je  lui  lifois  ,  de  tems  en  tems , 
que^ues  contes ,  rarement,  peu  long- 


H  É    L    O    ï   s    E.  ^,p3 

tems ,  &  répétant  fouvent  \qs  mêmes  , 
avec  àQs  commentaires  ,  avant  de  paifer 
à  de  nouveaux.  Un  enfant  oifif  eft  fu jet 
à  Tennui  ,  les  petits  contes  fervoient  de 
refrources;maisquandjelevoyoisîep!us 
avidementattentif,  je  me  fou  venois  quel- 
quefois d  un  ordre  à  donner ,  &  je  le  quit- 
tois  à  rendroit  le  plus  intérefTant ,  en 
laiffant  négligemment  le  livre.  AuiTi-tôt 
il  alloit  prier  fa  bonne ,  ou  Fanchon,  ou 
quelqu^un    d'achever  la  ledure  :  mais 
comme  il  n'a  rien  à  commander  à  per- 
sonne ,  &  qu'on  étoit  prévenu  ^l'on  n  o- 
béiffoit  pas  toujours.  L'un  reflifoit ,  l'au- 
tre avoit  affaire  ,  l'autre  balbutioit  lente- 
ment &  mal,  l'autre  laiffoit,  à  mon  exem- 
ple,  un  conte  à  moitié.  Quand  on  le  vit 
bien  ennuyé  de  tant  de  dépendance,  quel- 
qu'un lui  fuggéra  fecrettement  d'appren- 
dre à  lire ,  pour  s'en  délivrer  &  feuilleter 
le  livre  à  fon  aife.  Il  goûta  ce  projet.  Il 
fallut  trouver  des  gens  affez  complaifans 
pour  vouloir  lui  donner  leçon  ;  nouvelle 
difficulté  qu'on  n'a  pouffée  qu'auffi  loin 
gu  il  falloit.  Malgré  toutes  ces  précau- 


;^p^     La    NouvELLisr 

tions  5  ii  s'efl:  \à.iïé  trois  ou  quatre  fois  ^ 
on  l'a  laiffé  faire.  Seulement  je  me  fuis 
efforcée  de  rendre  les  contes  encore  plus 
amufans  5-3c  il  eft  revenu  à  la  charge  avec 
tant  d'ardeur  que  ,  quoiqu'il  n'y  ait  pas  fix 
mois  qu'il  a  tout  de  bon  commencé  d'ap- 
prendre 5  il  fera  bientôt  en  état  de  lire 
feul  le  recueil. 

Cefl  à- peu-près  ainfi  que  je  tâcherai; 
d'exciter  fon  zèle  &  fa  bonne  volonté 
pour  acquérir  les  connoiffances  qui  de- 
mandent de  la  fuite  6c  de  l'application  , 
&  qui  peuvent  convenir  à  fon  âge  ;  mais 
quoiqu'il  apprenne  à  lire ,  ce  n'eft  point' 
àt^  livres  qu'il  tirera  ces  connoiffances  % 
car  elles  ne  s'y  trouvent  point ,  &  la 
leélure  ne  convient  en  aucune  manière 
aux  enfans.  Je  veux  auflî  l'habituer  de 
bonne-heure  à  nourrir  fa  tête  d'idées ,  & 
non  de  mots  ;  c'eft  pourquoi  je  ne  lui 
fais  jamais  rien  apprendre  p^r  coeur,. 

Jamais  ,  interrompis-je  !  c'eft  beau-- 
coup  dire  ;  car  encore  faut-il  bien  qu'il 
fâche  fon  catéchifme  &  fes  prières.  C'eft 
ce  cpi  vous  trompe ,  reprit-elle.  AFé^ard 


II  É    L    O    i   S    E»  ^^Ç 

ce  la  pi kre ,  tous  les  matins  &;  tous  les- 
fclî^  je  fais  la  mienne  à  haute  voix  dans 
la  chambre  de  mes  enfans  ,  &:  c'efi:  affez 
pour  qu  ils  rapprennent,  fans  qu  on  les  y 
oblige  :  quant  au  catéchifme  ,  ils  ne 
favent  ce  que  c'eft.  Quoi  ,  Julie  !  vos; 
enfans  n'apprennent  pas  leur  catéchifme? 
Non  ,  mon  ami  ;  mes  enfans  rh appren- 
nent pas  leur  catéchifme.  Comment  !  ai^- 
fe  dit  tout  étonné ,  une  mère  fi  pieufe  !  » . . 
je  ne  vous  comprends  point.  Et  pourquoi 
vos  enfans  n'apprennent-ils  pas  îeurcaté- 
chifme?  Afin  quils  le  croyent  un  jour^ 
dit-elle  ;  j'en  veux  faire  un  jour  des  Chré- 
tiens. Ah  !  j'y  fuis  ,  m'écriai-je  ;  vous  ne 
voulez  pas  qiie  leur  foi  ne  foit  qu'en  pa- 
roles 3.ni  qu'ils,  fâchent  feulement  leur 
Religion  ,mais  qu'ils  lacroyent  ;&vous 
penfez  avec  raifon  qu'il  eft  impoifible 
à  l'homme  de  croire  ce  qu'il  n'entend 
point.  Vous  êtes  bien  difficile  ,  me  dit 
en  fouriant  M.  de  Wolmar  >  feriez-vous- 
Chrétien  ,  par  hazard  ?  Je  m'efforce  de 
l'être;  lui  dis- je  avec  fermeté.  Je  crois  de: 
lii  Religion  tout  ce  que  j'en  puis  com^- 


>p,5     -^  ^    i\'  o  u  r  E  L  L  r 
prendre  ,  &  refpede  le  refte  uns  îe  re- 
jeter.   Julie  me  fit  un  figne  d'approba- 
tion ,  &  nous  reprîn?.es  le  fujet  de  notre 
entretien.' 

Apres  être  entrée  dans  d'autres  détails 
qui  m'ont  fait  concevoir  combien  le  zèle 
maternel  eft  adif  ,  infatigable  3c  pré- 
voyant 5  elle  a  conclu ,  en  obfervantque 
fa  méthode  ferapportoit  exadementaux 
deux  objets  qu  elle  s'étoit  propofés ,  fa- 
voir  de  laiffer  développer  le  naturel  des 
enfins  ,  &  de  l'étudier.  Les  miens  ne  font 
gênés  en  rien  ,  dit-elle  ,  &  ne  fauroient 
abufer  de  leur  liberté  ;  leur  caradere  ne 
peut  ni  fe  dépraver  ,  ni  fe  contraindre  ; 
on  laifTe  en  paix  renforcer  leur  corps  & 
germer  leur  jugement;  l'efclavage  n'avi- 
lit point  leur  ame  ^  les  regards  d' autrui 
fie  font  point  fermenter  leur  amour- 
propre  5  ils  ne  fe  croient  ni  des  hommes 
puiffans ,  ni  des  animaux  enchaînés ,  mais 
des  enfans  heureux  &  libres.  Pour  les 
garantir  des  vices  qui  ne  font  pas  en 
eux  5  ils  ont ,  ce  me  femble  ,  un  préferva- 
tif  plus  fort  que  des  difcours  qu'ils  n'en- 


s  JS   z   o  ï  s   E.  ^p^ 

tendroîent  point  ^  ou  dont  ils  feroient 
bientôt  ennuyés  :  c'eft  l'exemple  des 
mœurs  de  tout  ce  qui  les  environne  ;  ce 
f .^nt  les  entretiens  qu'ils  entendent ,  qui 
font  ici  naturels  à  tout  le  monde  ,  & 
qu'on  n'a  pas  befoin  de  compofer  exprès 
pour  eux  ;  c'efl  la  paix  &  l'union  dont 
iis  font  témoins  ;  c'efl:  Taccord  qu'ils 
voient  régner  fans  ceffe ,  &  dans  la  con- 
duite refpedrive  de  tous  ,  &  dans  la  con- 
duite &  les  difcours  de  chacun. 

Nourris  encore  dans  leur  première 
fimplicité  5  d'où  leur  vieadroicnt  des 
vices  dont  ils  n'ont  point  vu  d'exemple , 
des  pallions  qu'ils  n'ont  nulle  occafion  de 
fentir ,  des  préjugés  que  rien  ne  leur  inf- 
pire  ?  Vous  voyez  qu'aucune  erreur  ne 
les  gagne  ,  qu'aucun  mauvais  penchant 
ne  fe  montre  en  eux.  Leur  ignorance 
n'eft  'point  entêtée  ,  leur  defirs  ne  font 
point  obftinés  ,  les  inclinations  au  mal 
font  prévenues ,  la  Nature  efl:  juilifiée  ;  ^ 
tout  me  prouve  queles  défauts  dont  nous 
l'accufons  ^  ne  font  point  (on  ouvrage  , 
nuis  le  nôtre. 


^p8      La   Nouvelle 

C'eft  ainfi  que,  livrés  au  penchant  de 
leur  coeur ,  fans  que  rien  le  déguife  ou 
Talteré  ,  nos  enfans  ne  reçoivent  point 
une  ib:  me  extérieure  Si  artificielle ,  mats 
confervent  exaélement  celle  de  leur  ca-^ 
raflere  originel  :  c*eft  ainfi  que  ce  ca- 
raclere  fe  développe  journeliementà  nos 
yeux  fans  réferve,  &  que  nous  pouvons 
étudier  les  mouvemens  de  la  Nature  juf^ 
ques  dans  leurs  principes  les  plus  fecrets* 
Sûrs  de  n*être  jamais  ni  grondés ,  ni  pu- 
nis 5  ils  ne  favent  ni  mentir ,  ni  fe  ca- 
cher 5  &  dans  tout  ce  qu'ils  difent ,  foit 
entre  eux  ,  foit  à  nous  ,  ils  laiffent  voir , 
fans  contrainte,  tout  ce  qu'ils  ont  au  fond 
de  rame.  Libres  de  babiller  entre  eux 
toute  la  journée,ils  ne  fongent  pas  même 
à  fe  gcner  un  moment  devant  moi.  Je 
ne  les  reprends  jamais  ,  ni  ne  les  fais 
taire ,  ni  ne  feins  de  les  écouter ,  &  ils 
diroient  les  chofes  du  monde  les  plus 
blâmables,  que  je  neferois  pas  femblant 
d'en  rien  favoir  ;  mais  en  effet  ,  je  les 
écoute  avec  h  plus  grande  attention/ans 
qu'ils  s'en  doutent  j  je  tiens  un  regifVe 


îî  É    L    O    ï   S    E.  4P^ 

exaâ:  de  ce  qu'ils  font  &  de  ce  qu'ils 
diient  yce  font  les  produdions  naturelles 
du  fonds  qu'il  faut  cultiver.  Un  propos 
vicieux  dans  kur  bouche  ,  eft  une  herbe 
étrangère  dont  le  vent  apporta  la  graine  : 
fi  je  la  coupe  par  une  réprimande  ,  bien- 
tôt elle  repouflera  ;  au  lieu  de  cela  ^  j'en 
cherche  en  fecret  la  racine ,  &:  j'ai  foin 
de  l'arracher.  Je  ne  fuis  ^  m'a-t-elle  dit 
en  riant  y  que  la  fervante  du  Jardinier  ; 
je  farcie  le  jardin ,  j'en  ôte  la  mauvaife 
herbe  ;  c'eft  à  lui  de  cultiver  la  bonne. 

Convenons  auiïïqu'avec  toute  la  peine 
que  j'aurois  pu  prendre  ^  il  falloit  être 
aulli  bien  fecondée.pour  efpérer  de  réuf  • 
fir,  6^  quelefuccès  de  mes  foins  dépen- 
doit  d'un  concours  de  circonftances  qui 
ne  sQ'ii  peut-être  jamais  trouvé  qu'ici. 
Il  falloit  les  lumières  d'un  père  éclairé  , 
pour  démêler,  à  travers  les  préjugés  éta- 
blis 5  le  véritable  art  de  gouverner  les  en 
[ans  dès  leur  naifTance  ;  il  falloit  toute  fa 
patience  pour  fe  prêter  à  l'exécution  ^ 
fans  jamais  démentir  fes  leçons  par  fa 
conduite  \  il  falloit  dç$  enfans  bien  n^ 


vqo      i-4     Nouvelle 
en  qui  la  Nature  eût  afTez  fait  pour  qu'on 
pût  aimer  (on  feuî  ouvrage  ;  il  falloit 
n'avoir  autour  de  foi  que  des  domefti-  j 

ques  intelligens   &  bien  intentionnés  , 
qui  ne  fe  lafTafTent  point  d'entrer  dans 
les  vues  des  maîtres  ;  un  feul  valet  brutal 
ou  flatteur  eût  fuffi  pour  tout  gâter.  En 
vérité  5  quand  on  fonge  combien  de  cau- 
fes  étrangères  peuvent  nuire  aux  meil- 
leurs defleins ,  &  renverfcr  les  projets  les  i 
mieux  concertés  ,  on  doit  remercier  la        l 
fortune  de  tout  ce  qu'on  fait  de  bien       -| 
dans  la  vie  ,  &  dire  que  la  fagefTe  dé- 
pend beaucoup  du  bonheur. 

Dites  ,  me  fuis-je  écrié ,  que  le  bon- 
heur dépend  encore  plus  de  la  fagefTe. 
Ne  voyez-vous  pas  que  ce  concours  dont 
vous  vous  félicitez ,  eil:  votre  ouvrage,  & 
que  tout  ce  qui  vous  approche  ,  eft  con- 
traint de  vous  reiTembler  ?  Mères  de  fa- 
mille !  quand  vous  vous  plaignez  de 
n'être  pas  fécondées ,  que  vous  connoi' - 
fc2  mal  votre  pouvoir  !  Soyez  tout  ce 
que  vous  devez  être  ,  vous  furmonterez 
tous  les  obu-icles  ;  vous  forcerez  chacun 


H  É    L    O    ï   s    E.  ^Ot 

dg  remplir  fes  devoirs,  fi  vous  remplilTez 
bien  tous  les  vôtres.  Vos  droits  ne  font- 
ils  pas  ceux  de  la  Nature  ?  Malgré  les 
maximes  du  vice  ,  ils  feront  toujours 
chers  au  cœur  humain.  Ah  !  veuillez 
être  femmes  &  mères  ;  &  le  plus  doux 
empire  qui  foit  fur  la  terre  ,  fera  auiïi  le 
plus  refpedé. 

En  achevant  cette  converfation ,  Julie 
a  remarqué  que  tout  prenoit  une  nouvel* 
le   facilité  depuis  l'arrivée  d'Henriette, 
Il  eft  certain  ,  dit- elle ,  que  j'aurois  be^ 
foin  de  beaucoup  moins  de  foins  &  d'à- 
drefle  ,  fi  je  voulois  introduire  l'émula- 
tion entre  les  deux  frères  ;  mais  ce  moyen 
me  paroît  trop  dangereux  ;  j'aime  mieux 
avoir  plus  de  peine  ,  &  ne  rien  rifquer. 
Henriette  fupplée  à  cela;  com^me  elle  eft 
d'un  autre  fexe  ,  leur  aînée  ,  qu'ils  l'ai- 
ment tous  deux  à  la  folie  ,  &  qu  elle  a 
du  fens  au-deffus  de  fon  âge  ,  j'en  fais 
en  quelque  forte  leur  première  gouver- 
nante5&  avec  d'autant  plus  de  fuccès^que 
fes  leçons  leur  font  moins  fufpeéles. 

Quant  à  elle  ,  fon  éducation  me  re- 
garde ;  mais  les  principes  en  font  C  dif-^ 


5*02      i^    NouVELLEy&C. 

férens^  qu'ils  méritent  un  entretien  à  part. 
Aumoins,puIs-je  bien  dire  d'avance,  qu'il 
fera  difficile  d'ajouter  en  elle  aux  dons 
de  la  Nature ,  &  qu  elle  vaudra  fa  mère 
elle-même ,  fi  quelqu'un  au  monde  la 
peut  valoir^ 

Mylord  5  on  vous  attend  de  jour  cr 
pur  5  &  ce  devroit  être  ici  ma  dernière 
lettre. Mais  je  comprends  ce  qui  prolonge 
votre  féjour  à  l'armée  5.&  j'en  fiémis.  Julie 
n'en  eft  pas  moins  inquiette  i  elle  vous 
prie  de  nous  donner  plus  fouvent  de  vos 
nouvelles,  &  vous  conjure  de  fonger,  en 
^xpofant  votre  perfonne ,  combien  vous 
prodiguez  le  repos  de  vos  amis.  Pour  moi, 
je  n'ai  rien  à  vous  dire.  Faites  votre  der 
voir;  un  confeil  timide  ne  peut  non  plus 
fortir  de  mon  cœur5qu' approcher  du  vô- 
tre. CherBomfton  !jç  le  fais  trop;  la  feule 
mort  digne  de  ta  vie,  feroit  de  verfer  ton 
fang  pour  la  gloire  de  ton  pays  ;  mais  ne 
fiois-tu  nul  compte  de  tes  jours  i  celui 
qui  n'a  conferyé  les  fiens  que  pour  toi  ? 

Fin  du  traljiéme  Tome* 


TABLE 

DÈS   LETTRES   ET   MATIERES 

Contenues  en  ce  Volume. 

X^ETTRl  PREMIERE  5  de  1* Amant  de  Julie  à  Milori 

Edouard. 
ennuyé  de  la  vîe ,  i7  cherche  ijuflifier  le  fuïcîde.   page  r 
lET.  Il;  Réponfe. 

Mylori  Edouard  réjute  avec  force  les  raîfons  alléguées  par 

l'Amant  de  Julie  pour  autorijer  lefuïcide,  a  + 

Let.  III  ;  de  Mylord  Edouard  à  l'Amant  de  Julie. 
Il  propofedjon    ami  de  chercher  le  repos  del'dme  dans 

l'agitation  d'une  vie  a6live,  49 

Let.  IV  ;  Réponfe. 
^éjîgnatîon  de  l'Amant  de  Julie  aux  vdontés  de  Mylord 

Edouard*  4j 

Lit,  V  ;  de  Mylord  Edouard  à  l'Amant  de  Julie. 
lia  tout  dijpofé  pour  rembarquement  de  Jon  ami,en  qualité 

d'Ingénieur  fur  un  vaijfe au  d'une  Efcadre  Angloife,   44 
Let.  VI  ;  de  l'Amant  de  Julie  à  Madame  d'Orbe. 
Tendres  adieux  à  Mde  d'Orbe  b'd  Mde  de  Wolmar,        ^6 
Let.  VII  ;  de  Mde  <Je  Wolmar  à  Mde  d'Orbe. 
Elle  preffe  le  retour  de  fa  Confine.  45 

I  et.  VIII  ;  Reponfe  de  Mde  d'Orbe  à  Mde  de  Wolmarw 
frojet  de  Mde  d'Orbe  ,  devenue  veuve  ,  d'unir  un  jour  fa 

fille  au  fils  aîné  de  Mde  de  Wolmar,  6  «S 

Lst.  IX;  de  l'Amant  de  Julie  à  Mde  d'Orbe. 

II  lui  annonce  fon  retour,  2j> 
Lkt.  X  j  de    M.  de  Wolmar  à  l'Amant  de  Julie 

Il  lui  apprend  que  fa  femme  vient  de  lui  ouvrir  fon  cceur 
fur  f es  égaremens  pajfés  ,  6*  il  lui  ojjre  fa  maifon,      9i 

X,ET.  XI  ;  de  Mde  d'Orbe  à  l'Amant  de  Julie. 
Dans  cette  Lettre  étoitinclufe  la  précédenie, 

Mde  d'Orhe  joint  fon  invitation  d  celle  de  M.  (?•  de  Mip- 
de  Wolmar.  ^4 

Ï.ET.  Xil  ',  de  Saint-Preux  à  Mylord  Edouard. 

Rçception  que  M,  6*  Mde  de  Wolmar  font  à  St-Preux,    s  S 

Let.  Xlli  ;  de  Mde  de  Wolmar  à  Mde  d'Orbe. 

Bile  l'injlruît  de  l'état  de  fon  eœur ,  de  la  conduite  de  Saint' 

Freux,  de  la  bonne  opinion  de  Af-  de  Wolmar  pour  fon 

nouvel  hôte,  (j  de  fafécuri:éfur  la  vertu  de  fi  femme,  1 17, 


504  TABLE. 

lET.  XIV;  Réponfe  deMde  d'Orhe  à  Mde  de^-^'olmari 
Elle  Imrcpréfente  ledanger  qu'il  pour  r  oit  y  âvoir  kpnn.lrt 
fon  mari  pour  conflient.  ijo 

Lf.t.  XV  j  de  Mde  d'Orbe  à  Mde  de  Wolmar. 
Elle  lui  revvoie  Sr.-Preu.t ,  dont  elle  loue  les  foçons»     i  J  9 
IeT.  XVI  ;  de  St.-preux  à  Mylord  Edouard. 
il  lui  déraille  lafagc  économie  qui  régne  dans  la  maifon  d 

M.   de  Wolmar  ^  5  * 

Let.  XVII  -:  de  St. -Preux  à  Mylord  Edouard. 
Ve/cription  d'une  cgréahle  folitude.  ^^^ 

LtT.  XVIIl  ;  de  Mde  de  Wohrar  à  Mde  d'Orte. 
Çaraâere    de  M.  de    îVoimar ,    injîruit  même  cvant  f^n 
mariage  de  tout  ce  qui  s'eft  pajfé  entre  fa  femme  6=  Sam:- 
Preux'  ^7l 

lET.  XIX  ;  Réponfe  de  Mde  d'Orbe  à  Md*  de  WoHar. 
EVe  diffipe  les  aUarmes  de  fa   Confine  eu  fujtt  dt  Sa-nt~ 
Preux.  '91 

Iet    XX  ;  de  M.  de  Wolraar  à  Mde  d'Orbe, 
Il  lui  annonce  fon  dtpart ,  6'  Vinflruiz  du  projet  quil  a  de 
confier  V éducation  de  fes  enfans  à  St.-Freux,  jlf 

Let.  XXI  5  de  Saine  Preux  à  Mylord  Edouard. 
^fiiSîon  de  Mde   de  Wolmar.  Secret  fatal  qu'elle  révèU 
d  Sûint-Preux.  izj 

Let.  XXII  ;  de  Mie  de  Wolmar  à  fon  mari. 
Elle   lui  reproche  de  jouir  durement  de   la   vertu  de  f<i 
femme,  ai 

lET.  XXIII  ;  ce  Saine-Preux  à  Milord  Edouard, 
Vànger  que  courent  Mde  de  Wolmar  (;;•  S  t. 'Preux  fur  le  lac 
de  Genève»  Ils  parviennent  à  prendre  terre.  Ils  fe  rem- 
harçutnt  pour  revenir  à  Clarens.  Horrihle   tentation   de 
Saint  Preux.  3}2 

Iet.  XXIV  ;  de  Mylord  Edouard  à  Saint-Preux. 
Conjeils  0*  reprocehs.   Eloge  d'/lhauiit^  citoyen  de  Ge- 
nève. Retour  prochain  de  Mylerd  Edouard.  351 
Iet.  XXV  ;  de  Saint-Preux  a  Mylord  b'douard. 
Il  clfâreàfon  ami  qu'il  a  recouvré  la  paix  de  l'âme;  hî 
fait  un  détail  de  la  vie  privée  de  M,  6*  de  Mie  de  WoU 
mar.                                                                              3<îo 
LsT.XXVI  ;  de  Saint-Preux  à  Mylord  Edouard. 
Douceurs  du  recueillement  dans  une  ajjemhlée  d'amis*  43} 

Fin  de  la  Table  du  Tome  III.