*'^^r ^'''
N tS/S
î.b^'iSâÔ
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s
LA NOUVELLE
H Ê L O I S Es
o u
LETTRES
DE DEUX AMANS
H A B I T A N s
D'une petite Ville au pied des Alpes :
RECUEILLIES ET PUBLIÉES
Par J. J. Rousseau.
Nouvelle Edition ^ revue ^ corrigée & augmentée
de Figures en taille douce ^ & d'une Table*
des Matières.
TOME I I L
A NEUCHATEL,
Et fe trouva
A PARIS,
ChexO u c H I s N E , Libraire , rue Saint-Jacques ,
au Temple du Goût.
M.DCC. LXIF,
LETTRES
D E
DEUX AMANS,
HABITANS
D'UNE PETITE VILLE
AU PIED DES Alpes.
sg>r« - sji^- ■ ■ --«^^^
LETTPxÈ PREMIERE.
JD E l' A M A N T DE J U Z I %
A ]S1 1 L o RU Edouard,
\^jv i y Milord, il efl: vraî; mon ame
eft opprelTée du poids de la vie. De-
puis long-tems elle m^'eft à charge ; fii
perdu tout ce qui pouvoît me la ren-
dre chère ; il ne m'en refte que les
ennuis. Mais on dit qu il ne m'eft pa$
TovK IIU A
2, La Nouvelle
permis à'^n difpofer fans Tordre de
celui qui me l'a donnée. Je fais auffi
qu'elle vous appartient à plus d'un titre.
Vos foins me l'ont fauvée deux fois,
& vos bienfaits me la confervent fans
ceflè. Je n'en difpoferai jam.ais que je
ne fois fûre de le pouvoir faire fans
crime , ni tant qu'il me reftera la mioin-
dre efpérance de la pouvoir employer
pour vous.
Vous difiez que je vous étois nécef-
faire ; pourquoi me trompiez - vous ?
Depuis que nous fommes à Londres,
loin que vous fongiez à m'occuper de
vous 5 vous ne vous occupez que de
moi. Que vous prenez de foins fuper-
flus ! Milord , vous le favez , je hais
le crime encore plus que la vie; j'adore
l'Être éternel ; je vous dois tout , je
vous aime , je ne tiens qu'à vous fur la
terre ; famitié , le devoir y peuvent en-
chaîner un infortuné : des prétextes &
àQS fophifmes ne l'y retiendront point.
Éclairez ma raifon ; parlez à mon cœur ;
j@ fuis prêt à vous entendre : mais fou-
H É L o ï s L\ 5
venez - vous que ce n'efl point le défel-
poir qu on abufe.
Vous voulez qu'on raifonne; hé bien l
raifonnons. Vous voulez qu on propor-
tionne la délibération à l'importance de
la queftion qu'on agite ; j'y confens.
Cherchons la vérité paiiiblement , tran-
quillement. Difcutons la propofîtion gé-
nérale , comme s'il s'agiiToit d'un autre.
Robeck fit l'apologie de la mort volon-
taire 5 avant ce fe la donner. Je ne veux
pas faire un livre à fon exemple 5 & je
ne luis pas fort content du fien , mais
j'efpcre imiter fon fang-froid dans cette
diicuffion.
J'ai îong-tems médité fur ce grava
fujet : vous devez le favoir ; car vous
connoifTez m.on fort ^ & je vis encore.
Plus j'y réfléchis, plus je trouve que la
qùeftion fe réduit à cette propofition
fondamentale. Chercher fon bien & fuir
(on mal en ce qui n'offenfe point au-
trui, c'efl le droit de la nature. Quand
notre vie eft un mal pour nous, & n'cft ^
un bien pour perfonne, il efï donc per- "
A2
4 La No u V ell e
mis de s'en délivrer. S'il y a dans le
inonde une maxime évidente & certai-
ne , je penfe que c'efl celle-là ; & fi l'on
venoit à bout de la renverfer , il n'y a
point d'adion humaine dont on ne pût
faire un crim.e.
Que difent là-defTus nos Sopliiftcs?
Premièrement, ils regardent la vie com-
me une chofe qui n'eft pas à nous, parce
qu'elle nous a été donnée ; mais c'eft
précifément parce qu elle nous a été
donnée, qu'elle efl: à nous. Dieu ne leur
a-t-il pas donné deux bras ? Cependant
quand ils craignent la gangrenne , ils s'en
font couper un , & tous les deux s'il
le faut. La parité efl exav^le pour qui
croit l'immortalité de l'ame; car fi je
facrifie mon bras à la confervation d'uoe
chofe plus précieufe, qui eft nion corps ,
je facrifie mon corps à la confervation
4'une chofe plus précieufe , qui efl mon
bien-être. Si tous les dons que le ciel
nous a faits , font naturellement des biens
pour nous , ils ne font que trop fujets à
changer de nature ^ ôc il y ajouta la rait
ti É L o ï s E, y
foh pour nous apprendre à les difcerner.
Si cette règle ne nous autorifoit pas à
choifir les uns & rejetter les autres ^
quel feroit fon ufage parmi les hommes ?
Cette objedion fi peu folide , ils la
retournent de mille manières. Ils regar-
dent rhomme vivant fur la terre com^
me un foldat mis en fudion. Dieu ,
difent-ils, t'a placé dans ce monde ^
pourquoi en fofs-tufans fon congé? Mais
toi-même , il t'a placé dans ta Ville ,
pourquoi en fors-tu fans fon congé ? Le
congé n'efl-il pis dans le mal-étre? En
quelque lieu qu'il me place , foit dans
un corps, foit fur la terré, c'efl: pour y
refter autant que j'y fuis bien , & pour
en fortir dès que j'y fuis mal. Voilà la
voix de la Nature & la voix de Dieu. Il
faut attendre l'ordre , j'en conviens ;
mais quand je meurs naturellement.
Dieu ne m'ordonne pas de quitter la
vin ; il me l'ôte : c'eft en me la rendant
infupportable , qu'il m'ordonne de la
quitter. Dans le premier cas , je réfifle
Ai
f La No u felle
de toute ma force ; dans le fécond , j*al
le mérite d'obéir.
Concevez-vous qu'il y ait des geiis
âffez injuftes pour taxer la mort volon-
(taire de rébellion contre la Providence,
.comme fi on vouloit fc fouftraire à fes
Joix ? Ce n*efl: point pour s'y fouftraire
qu'on celTe de vivre , c'eft pour les exé-
cuter. Quoi ! Dieu n'a-t-il de pouvoir
que far mon corps ? Efl-il quelque lieu
dans Tunivers , ou quelque être exiftant
qui ne foit pas fous fi main , & agira-t-il
moins immédiatement fur moi , quand
ma fubftance épurée fera plus une , &
plus femblable à la fienne ? Non ^ fa ju(^
tice & fa bonté font mon efpoir , & fi
je croyois que la mort pût me fouftraire
à ia puiiTance ^ je ne voudrais plus
jmourir.
C'eft un des fophifmes du Phédon 3
rempli d'ailleurs de vérités fublimes. Si
ton efclave fe tuoit , dit Socrate à Cé-
bès , ne le punirois-tu pas , s'il t'étoît
poilible 5 pour t' avoir .injuftem-^nt prive
'H É t o ï s s: 7
de ton bien ? Bon Socrate ! que nou>
- dites-vous ? N'appartient-on plus à Dieu
quand on eft mort? Ce n eft point ceLi
du tout; mais il falloit dire : fi tu char-
ges ton efclave d'un, vêtement qui le
gêne dans le fervice qui! te doit /le
puniras-tu d'avoir quitté cet habit pour
•mieux faire fon fervice ? La grande er-
reur eft de donner trop d'importance à
la vie; comme fi notre être endépen-
doit, & qu'après la riiort-on ne fût plus
riôn. Notre vie n'eft lien aux yeux de
Dieu ; elle n'eft rien aux yeux de la rai-
fon 5 elle ne doit rien être aux nôtres.,
vc quand nous laiffons notre corps , nous
ne faifons que pofer un vêtement in-
commode. Eft-ce la peine d'en faire un
-fi grand bruit ! Milord , ces déclama-
•teurs ne font point de bonne foi. Abfur-
Aqs 8c cruels dans leurs raifonnemens ,
ils aggraventle prétendu crime , comme
fi Ton s'ôtoit l'exiftence , & le puniffent ,
comme fi Ton exiftoit toujours.
Quant au Phédon qui leur a fourni le
feul argument fpécieu.x qu'ils aient ja-
A 4
t La No V V e lle
taials employé ; cette queftion n*y eft
traitée que très-légérement & comme en
pafiànt, Socrate condamné, par un juge-
ment inique, à perdre la vie dans quel-
ques heures , n'avoit pas befoin d'exa-
miner bien attentivement s'il lui étoit
permis d'en dîfpofer. En fuppofant qu'il
iLit tenu réellement les difcours que Pla-
ton lui fiit tenir, croyez-moi , Milord ,
il les eût médités avec plus de foin dans
l'occafion de les mettre en pratique ; & la
preuve qu'on ne peut tirer de cet im-
mortel ouvrage aucune bonne objcdion
contre le droit de difpofer de fa propre
vie , c'eft que Caton le lut par deux f jis
tout entier , la nuit même qu'il quitta
la terre.
Ces mêmes Sophiftes demandent fi ja-
mais la vie peut être un mU? En confi-
dérant cette foule d'erreurs , de tour-
mens & de vices dont elle eft remplie,
on feroit bien plus tenté de demander fî
jamais elle fut un bien ? Le crime aftiége
fans celTe l'homme le plus vertueux ; cha-
que inftant qu'il vit , il eft prè§ de deve-
H E L O ï s E. p
nîr la proie du méchantjOu méchant luî-
méme. Combattre & fouffrir, voilà fon
fort dans ce monde : mal faire & fouf-
frir, voilà celui du mal-honnête homme.
Dans tout le refte^ils différent entre eux;
ils n'ont rien en commun que les mifè-
res de la vie. S'il vous faîloit des auto-
rités & des faits , je vous citerois des
oracles 5 des réponfes de fages , des ades
de vertu récompenfés par la mort. Laif-
fons tout cela , Milord : c'efi: à vous que
je parle , & je vous demande quelle eft
ïci-bas la principale occupation du fage ,
fi ce n' efl: de fe concentrer , pour ainfî
dire 5 au fond de fon âme , & de s'ef-
forcer d'être mort durant fa vie ? Le feul
moyen qu'ait trouvé la raifon pour nous
fouftraire aux maux de l'Humanité, n'eft-
il pas de nous détacher à^s objets ter-
refires & de tout ce qu'il y a de mor-
tel en nous, de nous recueillir au-dedans
de nous-mêmes, de nous élever aux fu-
blimes contemplations? Et fi nos payons
oc nos erreurs font nos infortunes , avec
quelle ardeur devons-nous foupirer après
Aj
jo LaJVoui^elle
un état qui nous délivre des unes Se des-
autres ? Que font ces hommes fenfaels
qui multiplient fi indifcrettement leurs
.douleurs pur leurs voluptés ? Ils anéan-
tiffent, pour ainfi dire , leur exiftence à
force de l'étendre fur la terre ; ils aii^ra-
-vent le poids de leurs chaînes p.ir le
nombre de leurs attachemens ; ils n*ont
point de jouilTances qui' ne leur prépa-
rent mille amères privations : plus ils
fentent,&:pîus ils foufFrent : plus ils s'en-
foncent dans la vie , ^c plus ils font mal-
heureux.
Mais qu*en général ce foit , fi l'on
veut , un bien pour Thomme de remper
trillement fur la terre ; j'y confens : je
ne prétends pas que tout le genre hu-
main doive s'immoler d'un commun
accord , ni faire un vafte tombeau du
inonde. Il efl: ^ il efl des infortunés trop
privilégiés pour fuivre la route commu-
ne , & pour qui le défefpoir & les amè-
res douleurs font le paffe-port de la Na-
ture. C'efi à ceux-là qu il feroit auiîi in-
fenfé de Croire que leur vie efl; un bien ;,
H É L o i s É, li
qu il Tétolt au fophifle PolTidomus tout >
inenté de la goutte de nier qu'elle fût
un mal. Tandis qu'il eft bon de vivre,
nous le defirons fortement , & il n'y a
que le fentiment des maux extrêmes qui
puifle vaincre en nous ce defir :carnous
avons tous reçu de la Nature une très-
grande horreur de la mort , & cette hor-
reur déguifc à nos yeux les misères de la
condition humaine. On fupporte long-
tems une vie pénible oi douloureufe ,
a^ant de fe réfoudre à la quitter ; mais
quand une fois Tennui de vivre l'em-
porte fur l'horreur de mourir , alors la vie
efî évidemment un grand mal , & l'on
ne peut s'en délivrer trop tôt. Ainfi ,
quoiqu'on ne puiiTe exadement ailîgner
le point où elle ceffe d'être un bien , on
fait très-certainement au moins qu'elle
<efl: un mal long - tems avant de nous î^
paroîîre , ^i chez tout homme fenfé , le
droit d'y renoncer en précède toujours
de beaucoup la tentation.
Ce n'efl: pas tout : après avoir nié que
la vie puific être un mal^ pour nous ôter
- A 6
^2 La A^ou V ntLt
le di*oIt de nous en défaire, ils difer?t
eniuite qu'elle eft un mal , pour nous
reprocher de ne la pouvoir endurer. Se-
lon eux, c'eft une lâcheté de fe fouftraii*e
à fes douleurs & à fes peines , 6c il n'y
a jamais que les poltrons qui fe donnent
la mort.O Rome ! conquérante du mon-
de 5 quelle troupe de poltrons t'en don-
na l'empire ! Qu'Arrie , Eponine , Lu-
crèce , foient d2.ns le nombre , elles
étoient femmes. Mais Brutus , mais
Callius , & toi qui partageoîs avec les
Dieux les refpects de la terre étonnée,
grand & divin Caton , toi dont l'image
auguâe & facrée animoit \qs Romains
d'un faint zèle & faifoit frémir \ts ty-
rans y tes fiers admirateurs ne penfoient
pas qu'un jour dans le coin poudreux
d'un collège , de vils Rhéteurs prouve-
raient que tu ne fus qu'un lâche , pour
avoir refufé au crime heureux l'homma-
ge de la vertu dans les fers. Force &
grandeur des écrivains modernes , que
vous êtes fablimes ! & qu'ils font intré-
pides^ la plume à la main ! Mais dites-
H É L 0 ï s E. tf
moi, brave & vaillant héros qui vous
fauvez fi ccuraeeufement d'un combat
pour fupporter plus long-tems la peine
de vivre ; quand un tifon brûlant vient
à tomber fur cette éloquente main , pour-
quoi la retirez-vous fi vite? Quoi! vous
avez la lâcheté de n'ôfer foutenir far-
deur du feu ! Rien, dites-vous 5 ne m'o-
blige à fupporter le tifon. Et moi, qui
m'oblige à fupporter la vie? La généra-
tion d'un, homme a-t-elle coûté plus à la
providence que celle d'un fétu, & l'une
i>L l'autre n'eft - elle pas également fon
ouvrage ?
SanS'doute , il y a du courage à fouf-
frir avec confiance les maux qu'on no
peut éviter; mais il ny a qu'un infenfé
qui fouffre volontairement ceux dont il
peut s'exempter fans mal faire ,& c'eft
ibuvent un très-grand mal d'endurer un-
mal fans néceffité* Celui qui ne fait pas
fe délivrer d'une vie douloureufe par
une prompte mort, reffemble à celui qui
aime mieux laiiTer envenimer une plaie
que de la livrer au fer falutaire d'un
14 La N ou V elle
chirurgien. Viens , refpe(5feble Parî--
fot ( 1)5 coupe-moi cette jambe qui me
feroit périr. Je te verrai faire fans four-
ciller , & me laiiTerai traiter de lâche
par le brave qui voit tomber la fienne
en pourriture, faute d'ôfer foutenir la
même opération.
J'avoue qu'il efl: des devoirs envers
autrui , qui ne permettent pas à tout
homm.e de difpofer de lui-même, mais
en revanche , combien en eft-il qui l'or-
donnent ! Qu'un Magiftrat , à qui tient le
falut de la patrie , qu'un père de famille
qui doit la fubfiftance à (iis enfans, qu'un
débiteur infolvable qui ruineroit Tes
créanciers , fe dévouent à leur devoir ,
quoi qu'il arrive ; que mille autres rela-
tions civiles 6^ domeftiques forcent un
honnéte-homme infortuné de iupporter
le malheur de vivre , pour éviter le mal-
( I ) Chirurgien de Lyon , homme d'hon-
neur, bon citoyen, ami tendre & généreux,
négligé 5 & non pa- oublié de tel qui fut
honoré de Tes bieaiait=.
H É L O ï s ÏÏ, JJ
heur plus grand d'être injufte , efl-îi
permis, pour cela, dan^ des cas tout
•diflérens , de conferver aux dépens
d'une foule de miférables, une vie' qui
n'eft utile qu'à celui qui nôfe mourir?
Tue-moi, mon enfant, dit le fauvage
décrépite, à fon fils , qui le porte & fléchit
fous le poids; ks ennemis font-là ; va
combattre avec tes frères , va fauver tes
enfans , & n'expofe pas ton père à tom-
ber vif entre les m.ains de ceux dont il
mangea les parens. Quand la faim , les
maux , la misère , ennemis domeftiques
pires que les fauvages, permettroient à
un m.alheureux eftropié , de confommxer
dans fon lit le pain d'une famille qui
peut à peine en gagner pour elle ; celui
qui ne tient à rien, celui que le ciel ré-
duit à vivre feul fur la terre, celui dont
la malheureufe exiftence ne peut pro-
duire aucun bien , pourquoi n'auroit-ii
pas au moins le droit de quitter un fé-
iour où fes plaintes font importunes &
(es maux fins utilité >
'■■ FqCqi ces confidérations, Miîord ; raf-
fg La Nouvelle
femblez toutes ces raifons, & vous troii-
verez qu'elks fe réduifentau plus fimple'
des droits de la Nature qu'un liomms
fenfé ne mit jamais eri queffion. En effet,
pourquoi feroit-il permis de fe guérir de
la goutte cc non de la vie? L'une cc l'au-
tre ne nous vient-elle pas de la même
main? S'ilefi pénible de mourir , qu'efi-
ce à dire? Les drogues font-eîles plaifir
à prendre? Combien ce gens préfèrent la
mort à la médecine î preuve que la Na-
ture répagne à fune 6c à l'autre. Qu'on
me montre donc comment il eft plus per-
mis de fe délivrer d'un mal paffager en
faifant des remèdes , que d'un m.al inci;-
rable en s'ôtant la vie , &: comment on
eft moins coupable d'uier de qulnquin-a
pour la fièvre, que d'opium pour la pier-
re? Si nous regardons à Tobj-et, l'un &
Fautre eii de nous délivrer du mal-étre >
fî nous regardons au m^oyen ^l'un & l'au-
tre eft également naturel ; fi nous regar-
dons à la répugnance,, il y en a égale-
ment ûQs deux côtés ; fi nous regardons
à la volonté du maître , quel mal veut-
H É L o î s e: îj
on combattre qu il ne nous ait pas en-
voyé ? A queile douleur veut-on fe fouf-
traire qui ne nous vienne pas de fa main?
Quelle efl: la borne où finit fa puifTance ,
& où Ton peut légitimement réfifter?
Ne nous eft-il donc permis de changer
Fétat d'aucune chofe , parce que tout ce
qui eft , eft comme il Ta voulu ? Faut-iî
ne rien faire en ce monde , de peur d'en-
freindre fes loix ^ & , quoi que nous fat
fions5pouvons-nous jaaiais les enfreindre?
Non, Milord; la vocation de Thomme
eft plus grande & plus noble. Dieu ne
l'a point animé pour refter immobile
dans un quiétifme éternel. Mais il lui"
a donné la liberté pour faire le bien , la
confcience pour le vouloir, de laraifon
pour le ehoifir. Il Ta conftitué feul juge
de (qs propres adions. Il a écrit dans (on
cœur : fais ce qui t'eft falutaire , 8c n'eft
nuifible à perfonne. Si je fens qu'il m'eft
bon de mourir , je réfifte à fon ordre er^
m'opiniâtrant à vivre ; car en me ren-
dant la mort defirable, il me prefcrit de
la cliercher.
i8 La No u v e ils
Bomfcon , j'en appelle à votre fagelîe
te à votre candeur ; quelles maximes plus
certaines la raifon peut-^Ile déduire de la
Religion fur la mort volontaire ? Si les
Chétiens en ont établi d'oppofées , ils
ne les ont tirées ni des principes de leur
Religon , ni de fa règle unique , qui eft
TEcriture , mais feulement des philofo-
phes payens. Laclance & Auguftin , qui
les premiers avancèrent cette nouvelle
dodrine , dont Jéfus-Chrift ni les Apô-
tres n'avoient pas dit un mot, ne s'ap-
puyèrent que fur le raifonnement du
Phédon que j*ai déjà combattu; de forte
que les Fidèles qui croient fuivre en cela
Tautorlté de l'Evangile , ne fuivent que
celle de Platon. En effet , où verra-t-on
dans la Bible entière une loi contre le
fuïcide , ou même une fimple improba-
tîon ; & n'eft - il pas bien étrange que ,
dans les exemples de gens qui fe font
donné la mort , on n'y trouve pas un
feul mot de blànie contre aucun de ces
exemples ? Il y a plus; celui de Samfon
eft autorifé par un prodige qui le venge
H ± L o ï s t. \^
ce \QS ennemis. Ce miracle fe feroit - iî
fait pour juftifier un crime , & cet hom-
me qui perdit fa force pour s'être laiffé
féduire par une femme, reût-il recou-
vrée pour commettre un forfait authen-
tique 5 comme fi Dieu lui - même eût
voulu tromper les hommes ?
Tù ne tueras point , dit le Décalogue*
Que s'enfuit-il de là? Si ce commande-
ment doit être pris à la lettre , il ne faut
tuer ni les malfaiteurs ni les ennemis ;
& Moïfe 5 qui] fit tant mourir de gens ,
entendoit fort mal fon propre précepte*
S'il y a quelques exceptions, la première
eft certainement en faveur de- la m^ort
volontaire , parce qu'elle eft exempte
de violence & d'injuftice , les deux feu'
les confîdérations qui puiffent rendre
l'homicide criminel ; & que la Nature
y a mis , d'ailleurs , un fuffifant obftacle.
Mais , difent-ils encore , fouffrez pa*
tiemment les maux que Dieu vous en-
voie ; faites-vous un mérite de vos pei-
nes. Appliquer ainfi \qs m.aximes du
Chriilianifme , que c'eft mal en faifir
tio La Novvhl ttit
refprit ! L'homme eft fujet à mille mauîT^
fa vie eft un tilTu de miferes , & il ne
femble naître que pour foufïrir. De ces
maux , ceux qu'il peut éviter , la raifon
veut qu il les évite , & la Religion , qui
n'eft jamais contraire à la raifon , l'ap-
prouve. Mais que leur fomme eft petite
auprès de ceux qu'il eft forcé de fouffrir
malgré lui î C'cft de ceux-ci qu'un Dieu
clément permet aux hommes de fe faire
un mérite ; il accepte en hommage vo-
lontaire le tribut forcé qu'il nous impo-
fe 5 & marque au profit de Tautr :; vie
la réfignation dans celle-ci. La véritable
pénitence de l'homme lui eft impofée
par la Nature ; s'il endure patiemment
tout ce qu'il eft contraint d'endurer, il a
fait, à cet égard, tout ce que Dieu lui de-
mande 5 & fi quelqu'un montre affez
d'orgueil pour vouloir faire davantage ^
c'eft un fou qu'il faut enfermer , ou un
fourbe qu'il faut punir. Fuyons donc
fans fcrupule tous les maux que nous
pouvons fuir, il ne nous en reftera que
trop à fouffrir encore. Délivrons-nous
JI É L O X s E. 21
fans remords de la vie même , aufîî-tot
qu'elle eft un mal pour nous , puifqu U
dépend de nous de le faire , & qu'en cela
nous n'ofFenfons ni Dieu ni les hommes^.
S'il faut un facrifice à l'Etre fuprême ^
n eft-ce rien que de mourir > Offrons à
Dieu la mort qu'il nous impofe par la
voix de la raifon , & verfons paifible^
ment dans fon fein notre ame qu'il re-
demande.
Tels font les préceptes généraux que
le bon fens dide à tous les hommes , Se
que la Religion autorife ( i ). Revenons
(i ) L'étrange iettce pour la délibération
dont il s'agit! Raifonne-t-on fi paifiblement
fur unequeftion pareille, quand on 1 examine
pour foi ? La lettre eft-elie fabriquée , ou Tau-
teurne veut-il qu'être réfuté? Ce qui peut te-
nir en doute , c eft l'exemple de Rcbeck qu'il
cite , & qui fembic autorifer le fîen. Robeck
délibéra fi pofément , qu'il eut la patience de
faire un livre, un gros livre, bien pefant,
bien froid; & quand il eut établi, félon lui,
qu'il étoit permis de fe donner la mort, il fs
la donna avec la même tranquilité. Défions-
;ious des préjugés de ilècle de de nation.
32 La No u y e l le
à nous. Vous avez daigné m'ouvrir votrs
cœur ; je connois vos peines ; vous ne
foufFrez pas moins que moi ; vos maux
font fans remède ainfi que les miens, &:
d'autant plus fans remède , que les loix
de rhonneur font plus immuables que
celles de la fortune. Vous les fuppor-
tez, je Tavoue , avec ferm^eté. La.vertu
vous foutient ; un pas de plus, elle vous^
dégage. Vous me prellez de fouffrir :
Milord 5 ]*6fe vous prelTer de terminer
vos foufirances; & je vous lailfe à juger
qui de nous deux eft le plus cher à l'autre.
Que tardons-nous à faire un pas qu il
faut toujours faire ? Attendrons-nous que
la vieillefle 6: les ans nous attachent
Quand ce n'efl pas la mode de fe tuer , on
n'imagine que des enragés qui fe tuent j tous
les adtes de courage font autant de chimères
pour les âmes folbles3 chacun ne juge des
autres que par foi. Cependant combien n'a-
vons- nous pas d'exemples atteftés d'hcm^
jnes fages en tout autre point , qui , fans re-
mords, fans fureur , fans dérefpoir, renon-
cent à la vie , uniquement parce qu'elle leur
<çft â charge, ^ meurent plus tranquilemcnc
quMsn'on: vécu!
H É L O ï s E, 2J
baffement à ia vie , après nous en avoir
oté \qs charmes , & que nous traînions
avec effort, ignominie & douleur, un
corps infirme & caflë ? Nous fommes
dins Y^gQ où la vigueur de Tame la dé-
gage aifément de ks entraves , & où
rhomme fait encore mourir ; plus tard
il fe lailfe , en gémiifant, arracher la vie.
Profitons d'un tems où fennuiVIe vivre
nous rend la mort dedrable; craignons
qu elle ne vienne avec ks horreurs , au
moment où nous n en voudrons plus
Je m'en fouviens,il fut un in fiant où
je ne demandois qu'une heure au ciel ,
& où je ferois mort défefpéré, fi je ne
f euffe obtenue. Ah ! qu'on a de peine à
brifer les nœuds qui lient nos cœurs à la
terre , & qu'il eft fage de la quitter aulTi-
tôt qu'ils font rompus ! Je le fens, Mi-
îord ; nous fommes dignes tous deux
d'une habitation plus pure ; la vertu
nous la montre , 3c le fort nous invite à
la chercher. Quq l'amitié qui nous joint
nous uniiïe encore à notre dernière
Jieure. O quelle volupté pour deux vrai«
24 La No u velle
amis de finir leuts jours volontairerRcnt
dans les bras Tun de l'autre , de confon-
dre leurs derniers foupirs , G'e>Jialer à la
fois les deux moitiés de leur ame ! Quelle
douleur , quel regret peut empoifonner
leurs derniers inflans? Que quittent-iîs
en fortant du monde ? Ils s'en vont en-
femble ; ils ne quittent rien..
LETTRE IL
RÉPONSE,
JEUNE homme , un aveugle tranfpoit
t'égare ; fois plus difcret ; ne confeille
point en demandant confeil. J'ai connu
d'autres maux que les tiens. J'ai î'ame
ferme ; je fuis Anglois , je fais mourir :
car je fais vivre , fouffrir en homme. J\u
vu la mort de près , & la regarde avec
trop d'indifférence pour l'aller chercher.
Parlons de toi.
Il efl vrai , tu m'étois nécefTi.lre ; mon
ame avoit befoin de la tienne; tes foir?
pouvoient m'être utiles ; ta raifon pou-
voit
H É L OÏ s E. 2J
volt m^éclairer dans la plus importante
affaire de ma vie ; fi je ne m'en fers
point 5 à qui t'en prendras-tu ? Où eft-
elle ? Qu eft-elle devenue ? Que peux-tu
faire ? A quoi es-tu bon dans l'état où te
voilà ? Quel fervice puis-je efpérer de
toi ? Une douleur infenfçe te rend ftupide
de impitoyable. Tu n'es pas un homme ,
tu n'es rien ; & fi je ne regardois à ce que
tu peux être , tel que tu es , je ne voi
rîen dans le monde au-deffous de toi.
Je n'en veux pour preuve que ta let-
tre même. Autrefois je trouvois en toi
du fçns 5 de la vérité. Tes fentimens
étoient droits , tu penfois jufte ; & je ne?
t'aimo's pas feulement par gcût^ mais
par choix , comme un moyen de plus
pour moi de cultiver la fagefle. Qu'ai-je
trouvé maintenant dans les raifonne-
mens de cette lettre dont tu parois fi
content ? Un miférable & perpétuel fo-
phifme 5 qui , dans l'égarem.ent de ta
raifon , marque celui de ton cœur , 3c
que je ne daignerois pas même relever ,
Il je n'avois pitié de ton délire.
Toimîîl B
^6 La No u v elle
Pour renverfer tout cela d'un mot^
je ne veux te demander qu'une feu!e
chofe.Toi qui crois Dieu exiftant , Tams
immortelle , & la liberté de Thomme ,
tu ne penfes pas , fans doute , qu'un être
intelligent reçoive un corps 3c foit placé
fur la terre au hazard , feulement pour
vivre , fouffrir & mourir ? Il y a bien ,
peut-être , à la vie humaine un but , une
fin 5 un objet moral ? Je te prie de me
répondre clairement fur ce point ; après
quoi 5 nous reprendrons pied-à-pied ta
lettre , & tu rougiras de l'avoir écrite»
Mais laiffons les maximes générales,
dont on fait fouvent beaucoup de bruit
fans jamais en fuivre aucune ; car il fe
trouve toujours dans l'application quel-r
que condition particulière , qui change
tellement l'état des chofes , que chacun
fe croit difpenfé d'obéir à la règle qu'il
prefcrit aux autres , & l'on fait bien que
touthommequi pofe des maximes géné-
rales 5 entend qu elles obligent tout le
monde , excepté lui. Encore un coup ^
parlons de toi,
H É L O ï s E. 27
Tl t'efl donc permis , félon toi , de
ceiTer de vivre ? I.a preuve en eft fingu-
iiere ! c*eft que tu as envie de mourir.
Voilà certes un argument fort commode
pour les fcélerats ; ils doivent t'étre bien
obligés à^s armes que tu leur fournis ,
il n y aura plus de forfaits qu'ils ne juf-
tifîent par la tentation de les commet-
tre ; & dès que la violence de la pailion
remportera fur Thorreur du crime .dans
le defir de mal faire ils en trouveroîst
aufTi le droit.
II t'eft donc permis de cefler de vivre ?
Je voudrois bien favoir fi tu as com-
mencé ? Quoi ! fus-tu placé fur la terrs
pour n y rien faire ? Le ciel ne t'impofa-
t-il point avec la vie une tâche^ pour la
remplir ? Si tu as fait ta journée avant
le foir , repofe toi le refte du jour , tu le
peux ; mais voyons ton ouvrage. Quelle
réponfe tiens-tu prête au Juge fupré-
me qui te demandera compte de ton
tems ? Parle , que lui diras-tu ? J'ai fé-
duitune fille honnête. J'abandonne un
ami dans ks chagrins. Malheureux ! trou-
B2
28 La No u v elle
ve-moi ce Jufte qui fe vante d'avoir affez
vécu ; que j'apprenne de lui comment
il faut avoir porté la vie pour être en
droit de la quitter.
Tu comptes les maux de l'Humanité.
Tu ne rougis pas d'épuifer des lieux com-
muns cent fois rebattus , & tu dis ; la vie
efï un mal. Mais , regarde , cherche dans
Tordre des chofes , h tu y trouves quel-
ques biens qui ne foient point mêlés de
maux. Eft-ce donc à dire qu'il y ait au-
cun bien dans l'univers , & peux-tu con-
fondre ce qui eft mal par fa nature , avec
ce qui ne fouffre le mal que par acci-
dent? Tu l'as dit toi-même : la vie paf-
five de l'homme n'eft rien ,& ne regarde
qu'un corps dont il fera bientôt délivré ;
mais fa vie aflive & morale, qui doit
influer fur tout fon être , confifte dans
l'exercice de fa volonté. La vie efl: un
mal pour le méchant qui profpere , & un
bien pour Thonnéte-homme infortuné ;
car ce n'efl pas une modification paiTa-
gere , mais fon rapport avec fon objet
gui la rend bonne ou mauvaife. Qusl-^
H É L o ï s n. 2^
les font enfin cqs douleurs fi cruelles qui
te forcent de la quitter ? Penfes-tu que
je n'aie pas démêlé fous ta feinte impar-
tialité dans le dénombrement des maux
de cette vie la honte de parler des tiens.
Crois^moi , n'abandonne pas à la fois
toutes tes vertus. Garde au moins ton
ancienne franchife , & dis ouvertement
à ton ami ; j'ai perdu l'efpoir de cor-
rompre une honnête femme , me voilà
forcé d'être homme de bien , j'aime
m? eux mourir*
Tu t'ennuies de vivre , & tu dis : la
vie eft un mal. lot ou tard tu feras con-
foie , <k tu diras : la vie efl: un bien. Tu
diras plus vrai fans miieux raifonner : car
rien n'aura changé que toi. Change donc
àhs aujourd'hui ; &, puifque c'efl dans la
mauvaife difpofition de ton ame qu'eft
tout le mal , corrige tes affedions déré-
glées 5 & ne brûle pas ta maifon pour
n'avoir pas la peine de la ranger.
Je fouifre , me dis-tu ; dépend-il de
moi de ne pas fouifrir ? D'abord , c'efl:
changer l'état de la quefdon ; car il ne
B3
50 La N-o u V e l l e
s'agit p:is de ûvoir h tu fouffres , maïs
fi c eft un mal pour toi de vivre. Paffons.
Tu fouffres , tu dois chercher à ne phis
fouffrir. Voyons s*il eft befoin de mourls^
pour cela.
Confidere un moment le progrès na-
turel des maux de Tame diredement
oppofé au progrès des maux du corps ,
comme les deux fubftances font oppo-
fées par leur nature. Ceux-ci s'invétè-
rent, s'empirent en vieillifïant & détrui-
fent enfin cette machine mortelle. Les
autres , au contraire , altérations exter-
nes & palTigeres d'un être immortel 3c
fimple 5 s'effacent infeniîblement, & le
laillent dans fa forme originelle , que
rien ne fauroit changer. La trifteife ^
l'ennui , les regrets , le défeipoir font
des douleurs peu durables , qui ne s'en-
racinent jamais dans l'ame , & l'expé-
rience dément toujours ce fentiment
d'amertume qui nous fait regarder nos
peines comme éternelles. Je dirai plus ;
je ne puis croire que les vices qui nous
corrompent nous foient plus inhérens
H É L o ï s E, 5ï
que nos chagrins ; non-feulement Je penfe
qu'ils périfTent avec le corps qui les oc-
cafionne ; mais je ne doute pas qu'uPaS
plus longue vie ne pût fuffire pour cor-
riger les hommes^& que plufieurs fîècles
de jeun elle ne nous appriflent qu'il n'y
a rien de meilleur que la vertu.
Quoi qu'il en foit , puifque la plupart
de nos maux phyfiques ne font qu'aug-
menter fans ceffe ^ de violentes douleurs
du corps 5 quand elles font incurables ,
peuvent autorifer un homme à difpofer
de lui : car toutes fes facultés étant alié-
nées par la douleur , & le mal étant fans
remède , il n'a plus l'ufage ni de fa vo-*
lonté 5 ni de fa raifon ; il ceffe d'être
homme avant de mourir , & ne fait , en
s'ôtant la vie , qu'achever de quitter un
corps qui TembarrafTe & où fon ame n eft
^éjà plus.
Mais il n*en efl: pas aînfî des douleurs
de Tame , qui , pour vives qu elles foient,
portent toujours leur remède avec elles.
En efiit , qu eft-ce qui rend un mal quel-
conque intolérable ? c'efl: fa durée. Les
B4
52 La //ou V elle
opérations de la chirurgie font commua
Hément beaucoup plus cruelles que les
fouffrances qu*elles guériflent ; mais la
douleur du mal eft permanente ; celle
de ropération , paffagere , & Ton pré-
fère celle-ci. Qu eft-il donc befoin d'opé-
ration pour des douleurs qu éteint leur
propre durée , qui feule les rendroit in-
fupportables?E{l-il raifonnable d*appli-
quer d'aufîî violens remèdes aux maux
qui s'effacent d'eux-mêmes ? Pour qui fait
cas de la confiance , 3c n'eftime les ans
que le peu qu'ils valent^de deux moyens
de fe délivrer des mêmes fouffrances ,
lequel doit être préféré de la mort ou
du tems ? Attends, & tu feras guéri. Que
demandes-tu davantage ? . . .
Ah ! c'eft ce qui redouble m-es peines
defonger qu elles finiront... Vain fophif-
me delà douleur ! Bon mot fans raifon,
fans juftefTe , & peut-être fans bonne foi.
Quel abfurde motif de défefpoir quel'ef-
poir de terminer fa mifere (i) ! Même
• ( { ) Non, PyîiloT4on ne termine pas ainil fa
H É L o ï s n. 3J
eh fuppofant ce bizarre fentiment , qui
n'aimeroit mieux aigrir un moment la
douleur préiente par Taffurance de la
voir finir , comme on facrifie une plaie
pour la faire cicatrifer ? & quand la dou-
leur auroit un charme qui nous feroit
aimer à foufFrir , s'en priver , en s'ôtant
la vie, n'eft-ce pas faire à Tinflant même
tout ce qu on craint de l'avenir ?
Penfes-y bien , jeune homme ; que
font dix 5 vingt, trente ans pour un être
immortel ? La peine & le plaifir paiTent
comme une ombre ; la vie s'écoule en un
inftant ; elle n'eft rien par elle-même ,
fon prix dépend de fon emploi. Le bien
feul qu'on a fait demeure , &: c'efl: par
lui qu'elle eft quelque chofe.
Ne dis donc plus que c'efl un mal
pour toi de vivre y puifqu'il dépend de
jniferc j on y met le comble , on rompt les
derniers nœuds qui nousattachoientau bon-
Leur. En regrercant ce qui nous fut cher, on
tient encore à l'objet de fa douleur par fa
douleur même , & cet état eft moins affreux
que de ne tenir plus à rien.
^j. La No u F e l l e
toi feul que ce foit un bien , & que , fr
c'ell un mal d'avoir vécu , c'efl une rai-
fon de plus pour vivre encore. Ne dis
pas 5 non plus , qu'il t'eft permis de mou-
rir ; car autant vaudroit dire qu'il t'eft
permis de n'être pas homme , qu'il t'eft
permis de te révolter contre l'auteur de:
ton être , & de tromper ta deftination»
Mais,, en ajoutant que ta mort ne fait de
mal à perfonne , fonges-tu que ctiï à ton
&m.i que tu l'ofes dire ?
Ta mort ne fait de mal à perfonne ?
J'entends : mourir à nos dépens ne t'im-
porte gueres , m comptes pour rien nos
regrets. Je ne te parle plus des droits
de l'amitié que tu méprifes ; n'en efl-ii
point de plus chers encore (r) qui t'obli-
gent à te conferver ? S'il efl: une perfonne
au monde qui t'ait allez aimé pour ne
vouloirpas te furvivre , & à qui ton bon-
heur manque pour être heureufe^penfes-
^11 1 ... ■ , - 1 ■
(i) Des droits plus chers que ceux de l'a-
.mitié 1 Er c'cft un fage qui le dit ! Mais ce
prétendu fage étoU amoureux lui-mêrae«
H È L O I s E. 3J
tune lui rien devoir? Tes funeftesHpro-
jets exécutés ne troubleront-ils point la
paix d'une ame rendue avec tant de pei-
ne à {a première innocence ? Ne crains-
tu point de réouvrir dans ce cœur trop
tendre des bleffures mal refermées ? Ne
erains-tu point que ta perte n'en entraîne
une autre encore plus cruelle , en ôtant
au monde & à k vertu leur plus digne
ornement ? & fi elle te furvit , ne crains-
tu point d'exciter dans fon fein le re-
mords , plus pefant à fupporter que la
vie? Ingrat ami , amant fant délicateffe,
feras-tu toujours occupé de toi même ?
Ne fongeras-tu jamais qu'à tes peines ?
N'es-tu point fenfible au bonheur de ce
qui te fut cher? & ne fçaurois-tu vivre
pour celle qui voulut mourir avec toi?
Tu parles des devoirs du Magiftrat &
du père de famille , & parce qu'ils ne te
font pas irrpofés , tu te crois affranchi
de tout. Et la fociété à qui tu dois ta
confervation , tes talens , tes lumières;
la patrie à qui tu appartiens , les mal-
heureux qui ont befoin de toi ;, ne leur
^6 L aN O U V E L L E
dokrtu rien? O Texad dénombrement
que tu fais ! parmi les devoirs que tu
comptes, tu n'oublies que ceux d'hom-
me di de citoyen ► Où efl: ce vertueux
patriote qui refufe de vendre fon fan g à
un prince étranger, parce qu'il ne doit
le verfer que pour fon pays , & qui veut
maintenant le répandre en déiefpéré
contre Texprefle défenfe des loix ? Les
Joix, les loix, jeune homme ! lefageles
jnéprife-t-il ? Socrate innocent y par ref-
•pecl pour elles, ne voulut pas fortir de
prifon. Tu ne balances point à les violer
pour fortir injuftement de la vie, & tu
demandes ; quel mal fais je ?
Tu veux t'autoriferpar des exemples,.
Tu m'ôfes nommer des Romains ! Toi ,
des Romains ! Il t'appartient bien d'ôfer
prononcer ces noms illuftres ! Dis-moi,
Siutus mourut-il en amant défefpéré,&
'T'aton déchira-t-il fes entrailles pour fa
maitreflè ? Homme petit & foible , qu'y
a-t-il entre Caton & toi ? Montre-moi k
mefure commune de cette ame fublime
^ de la tienne. Téméraire, ha! tais-toi.
// t L O ï s E. 5-7
Je crains de profaner fon nom par fon
apologie. A ce nom faint & augufte ^
tout ami de la vertu doit mettre le front
dans la poulliere , & honorer en filence
la mémoire du plus grand des hommes*
Que tes exemples font mal choifis , &
que tu juges baffement des Romains , fi
tu penfes qu'ils fe crufTent en droit de
s'oter la vie, auiîi-tôt qu'elle leur étoit à
charge ! Regarde les beaux tem.s de la
république , & cherche fi tu y verras un
feiiî citoyen vertueux fe délivrer ainfi du
poids de fes devoirs ^ même après les
pr.îs cruelles infortunes. Regulus, retour-
ntnt à Carthage, prévint-il par fa mort
les tourmens qui Tattendoient ? Que
n'eût point donné Pofthumius pour que
cette refTource lui fut permife aux four-
ches Gaudines? Quel effort de courage
le Sénat même n'admira-t-il pas dans le
Conful Varron pour avoir pu furvivre à
fa défaite ^ Par quelle raifon tant de Gé-
néraux fe laiiTerent-ils volontairement
livrer aux ennemis , eux à qui Tignomi-
Joie étoit fi cruelle, de à qui il en çoûtoit
^9 La jVourELLE
fî peu de mourir? Ceft qu'ils dévoient à
la patrie leur fang , leur vie & leurs der-
niers foupirs , & que la honte ni les re-
vers ne les pouvoient détourner de ce
devoir facré. Mais quand les loix furent
anéanties , & que l'État fut en proie à
des tyrans , les citoyens reprirent leur
libeité naturelle & leurs droits fur eux-
mêmes. Quand Rome ne fut plus , il fut
permis à des Romains de cefTer d'être ;
ils avoient rempli kurs fonctions fur la
terre , ils n' avoient plus de patrie , ils
étoient en droit de difpofer d'eux , & de
fe rendre à eux-mêmes 1 1 liberté qu'ils
ne pouvoient plus rendre à leur pays.
Après avoir empljyé leur vie à fervir
Rome expirantCj&r à combattre pour les
lo X, ils moururent vertueux & grandi
eomme ils avoient vécu , & leur mort fut
encore un tribut à la gloire du nom Ro-
main, afin qu'on ne vît dans aucun d'eux
le fpc(5tacle indigne de vrais citoyens
fervant un ufurpateur.
Mais toi, qui es-tu? Qu'as-tu fait?
Crois-tu t'cxcufer fur ton obfcuiité ? Ta
H É t o î s e: s^
fciblelTe t'exempte-t-elle de tes devoirs?
Se pour n'avoir ni nom ni rang dans ta
patrie, en es-tu moins fournis à fes loix?
Il te Ced bien d'ôfer parler de mourir ,
tandis que tu dois Tufage de ta vie à tes
femblables ! Apprends qu'une mort telle
que tu la médites efthonteufe & furtive.
Ceft un vol fait au genre-humain. Avant
de le quitter , rends^-lui ce qu il a fait
pour toi. . . Mais je ne tiens à rien. Je fuis
mutile au monde...Philofophe d'un jour !
ignores-tu que tu ne faurois faire un pas
fur la terre fans y trouver quelque de-
voir à remplir , & que tout homme efl
utile à l'Humanité 3 par cela feul qu'il
exifte ?
Ecoute-moi , jeune infenfé , tu m'es
cher ; j'ai pitié de tes erreurs. S'il te refle
au fond du cœur le moindre fentiment
de vertu , viens , que je t'apprenne a
aimer la vie. Chaque fois que tu feras'
tenté d'en fortir , dis en toi-même :
rc que je faiïe encore une bonne adion
33 avant que de mourir ». Puis va cher-
cher quelque indigent à fecourir , qu^l-^
4-0 La Nouvelle
que infortuné à confoler , quelque op-
primé à déiendre. Rapproche de moi les
malheureux que mon abord intimide ; ne
crains d'abufer ni de ma bourfe ni de
mon crédit : prends , épuife mes biens ,
fais-moi riche. Si cette confidération te
retient aujourd'hui , elle te retiendra
encore demain, après-demain, toute ta
vie. Si elle ne te retient pas, meurs : tu
n'es qu'un méchant.
LETTRE III.
DbMilord É d o u a rjj
A l'Amant de Julie,
J E ne pourrai , mon cher , vous embraf-
fer aujourd'hui , comme je l'avois efpé-
ré^ti Ton me retient encore pour deux
jours à Kinfington. Le train de la Cour
eft qu'on y travaille beaucoup fans rien
faire , & que toutes les affaires s'y fuccè-
dent (aws s'achever. Celle qui m'arrête
ici depuis huit jours ne demandolt j.as
deux heuresi mais comme la plus impoir-
H È L o ï S e; 41^
tante affaire des Miniftres q(\. d'avoir
toujours Tair affairé, ils perdent plus de
tems à me remettre qu'ils n en auroient
mis à m'expédier. Mon impatience , un
peu trop vifible, n'abrège pas ces délais.
Vous favez que la Cour ne me canvient
guères ; elle m'eft encore plus infuppor-
table depuis que nous vivons enfem-
ble , & j'aime cent fois mieux partager
votre mélancolie que Tennui des valets
qui peuplent ce pays.
Cependant en caufant avec ces em-
prellés fainéans , il m'eft venu une idée
qui vous regarde, &i fur laquelle je n'at-
tends que votre aveu pour dirporcr de
vous. Je vois qu'en combattant vos pei-
nes vous fouffixz à la fois du mal 3c de
la réfiftance. Si vous voulez vivre ^ gué-
rir , c'eft m.oins parce que l'honneur &
La raifon l'exigent , que pour com^plaire
à vos amis. Mon cher , ce n'eft pas afTez»
Il faut reprendre le goût de la vie pour
en bien remplir les devoirs , & avec tant
d'indifi^rence pour toutes chofes, on ne
réuffit jamais <à rien. Nous avons beau
42 LaNouvblle
faire l'un & l'autre ; la raifon feule ne
vous rendra pas la raifon. Il faut qu une
multitude d'objets nouveaux & frapparrs
vous arrache une partie de l'attention
que votre cœur ne donne qu'à celui qui
l'occupe. Il faut , pour vous rendre à
vous-même , que vous fortiez d'au-de-
dans de vous, &cen'eft que dans l'a-
gitation d'une vie adive que vous pou-
vez retrouver le reuos.
Il fe préfente,pour cette épreuve,une'
occafîon qui n'eft pas à dédaigner; il efl
queftion d'une entreprife grande , belle^
& telle que bien des 2igQs n'en voient
pas de femblables. Il dépend de vous
d'en être témoin & d'y concourir. Vou5
verrez le plus grand fpedacle qui puifTe
frapper les yeux des hommes; votre
goût pour l'obfervation trouvera de quoi
fe contenter. Vos fondions feront ho-
norables ; elles n'exigeront , avec les
talens que vous pofFédez ^ que du cou-
rage & de la fanté. Vous y trouverez plus
de péril que de gène ; elles ne vous en
conviendront que mieux s enfin, votre
H É L o î s zr. '4î^
engagement ne fera pas fort long. Je
ne puis vous en dire aujourd'hui da-
vantage, parce que ce projet^fur le point
d^éclorre, eft pourtant encore un fecret
dont je ne fuis pas le maître. J^ajou-
teral feulement que , fi vous négligez
cette heureufe & rare occaSon , vous
ne la retrouverez probablement jamais,
& la regretterez peut-être toute votre
vie.
J'ai donné ordre à m.on coureur , qui
vous porte cette lettre , de vous cher-
cher où que vous foyez , <k de ne point
revenir fans votre réponfe; car elle pref-
fe 5 & je dois donner la mienne avant
de partir d'ici.
LETTRE IV.
R É P o N S JE,
F
A I T E S , Miîord ; ordonnez de moi ,
vous ne ferez défavoué fur rien. En at-
tendant que je mérite de vous fervirv
au moins que je vous obéifTe,.
44 La No u v e ll t
LETTRE V.
Ds Mjiorv Edouard
A l'A m an t de J V l I e^
J^u is Q u E VOUS approuvez l'idée qui
m'eft venue , je ne veux pas tarder un
moment à vous marquer que tout vient
d'être conclu , & à vous expliquer de-
qtioi il s'agit , félon la permilTion que
j'en ai reçue en répondant de vous.
Vous favez qu'on vient d'armer à
Pllmouth une efcadre de cinq vaifîeaux
de guerre , & qu'elle efl prête à mettre
à la voile. Celui qui doit la commander
efl: M. George Anfon , habile & vail-
lant OlBcier , mon ancien ami. Elle efï
deflinée pour la mer du Sud où elle doit
fe rendre par le détroit de Le Maire, &
en revenir par les Indes orientales. Ainfi
vous voyez qu'il n'eft pas queflion de
moins que du tour du monde ; expédi-
tion qu'on effime devoir durer environ
U*ois ans. j'aurois pu vous faire infcrire
H t L o ï s E. 45^
comme volontaire; mais,pour vous don--
ner plus de confidération dans Téqui-
page, j'y ai fait ajouter un titre , & vou*
êtes couché fur l'état en qualité d'In-
génieur des troupes de débarquement;
ce qui vous convient d'autant mieux
que , le génie étant votre première def-
tination , je fais que vous l'avez appris
dès votre enfance.
Je compte retourner demain à Lon«
dres C I ) , & vous préfenter à M. Anfon
dans deux jours. En attendant, fongez
à votre équipage , & à vous pourvoir
d'infirumens & délivres; car l'embar-^
quement eftprêt, & Ion n'attend plus
que l'ordre du départ. Mon cher ami ,
j*efpere que Dieu vous ramènera fain de
corps & de cœur de ce long voyage , U
qu'à votre retour nous nous rejoindrons
pour ne nous féparer jamais.
( I ) Je n'entends pas trop-bien ceci ; Kin-
•fîngton n^étant qu'à un quart de Ijeue de
Londres, les Seigneurs qui vont à la Coar
n'y couchent pas ; cependant voilà Milord
JÉdouard forcé d^paderjcne fais combi^-U
de jours.
4(? La N ovvex.l^
LETTRE VL
P E l'A M AN T D E J U L J M
A Madame d'O r s e.
J E pars 5 chère Se charmante Coufine,
pour fcûre le tour du globe ; je vais cher-
cher dans un autre hémifphere la paix
dont je n'ai pu jouir dans celui-ci. In-
fenfé que je fuis ! Je vais errer dans Tuni-
vers fans trouver un lieu pour y repofer
mon coeur; je vais chercher un afyle au
inonde où je puifTe être loin de vous !
Mais il faut refpeder les volontés d'un
ami, d'un bienfaicleur, d'un père. Sans
cfpérer de guérir , il faut au moins le
vouloir 5 puiique Julie de la vertu l'or-
donnent. Dans trois heures je vais être
à la merci des flots; dans trois jours je
ne verrai plus l'Europe ; dans trois mois
je ferai dans des mers inconnues où ré-
gnent d'éternels orages ; dans trois ans
peut-être,,., qu'il fer oit affreux de ae
H É L o ï s E. 4t
vous plus voir ! Hélas ! le plus grand
péril eft au fond de mon cœur ; car ,
quoi qu'il en foit de mon fort , je Tai
réfolu jje le jure ; vous me verrez digne
de paroître à vos yeux , ou vous ne me
reverrez jamais.
Milord Edouard, qui retourne à Rome^
vous remettra cette letti'e en paflànt,
& vous fera le détail *dér' ce qui me re-
garde. Vous connoifTez fon ame , de
vous devinerez aifément ce qu'il ne
vous dira pas. Vous connûtes la mienne;
jugez aufii de ce que je ne vous dis pas
moi-même. Ah ! Milord ! vos yeux le«
reverront !
Votre amie a donc, ainfique vous, le
bonheur d'être mère ! Elle devoit donc
l'être !... Ciel inexorable !... O marnere !
pourquoi vous dônna-t-ilun fils dans fa
colère?
Il faut finir , je le fens. Adieu, char^-
mantes Coufines. Adieu , beautés in-
comparables. Adieu , pures & céleftes
âmes. Adieu , tendres & inféparabics
amies 5 femmes uniques fur la terre,
4§ La No u v elle
Chacune de vous eft le feul objet dlgi\2
du coeur de l'autre» Faites mutuellement
votre bonheur. Daignez vous rappeller
quelquefois la mémoire d'un infortuné,
qui n'exiftoit que pour partager entre
vous tous les fentimens de fon ame, &:
qui ceiTa de vivre au moment qu'il s'é-
loigna de vous. Si jamais.... J'entends le
fignal de les cris des Pvlatelots ; je vois
fraîchir le vent ^ déployer les voiles.
Il faut monter à bord, il faut partir.
Mer vafte , mer immenfe , qui dois
peut-être m'engloutir dans ton fein ,
puifTé-je retrouver fur tes flots le calme
(^ui fuit mon cœur agité !
^\A^^
LETTRE
H t h a i' jr E,
4^
LETTRE VIL
De Madame de TVozmar
A Ma dame d' g r b e.
^ u E tu tardes long-tems à revenir !
Toutes ces allées & venues ne m'accom-
modent point. Que d'heures fe perdent
à te rendre où tu devrois toujours être ,-
^ , qui pis eft, à t^en éloigner î L'idée
de fe voir pour -fi peu de tems , gâte tout
le plaifir d'être enfemble. Ne fens-tir
pas qu'être ainfi alternativement cher
toi & chez moi , ç'eft n'être bien nulle
part , & n'imagines-tu point quelque^
moyen de faire que tu fois en mêm.©-
tems chez lune & chez l'autre?
Que Taifons-nous , cherc Coufîne ?
Que d mftans précieux nous laifTons per-
dre, quand il ne nous en refle plus à
prodiguer ! Les années fe miUÎtipiient ;
la jeunefle commence à fuir 3 la vie s'é-
coule: le bonheur paffager qu elle oiire
Toms III^ C
50 La Nouvelle
efi: entre nos mains , & nous négligeons
d'en jouir ! Te fouvient-il du tems où
nous édons encore filles, de ces pre-
miers tems fi charmans & fi doux qu on
ne retrouve plus dans un autre âge , 5c
que le cœur oublie avec tant de peine ?
Combien de fois, forcées de nous fépa-
rer pour peu de jours , 8i même pour peu
d'heures , nous difions en nous embraf-
fant triftemaent : ah ! fi jamais nous dif-
pofons de nous , on ne nous verra plus
leparées. Nous en dilpofons mainte-
nant, ^<. nous paîTons la moitié de l'an-
née éloignées Tune de l'autre ! Quoi !
nous aimerions -nous moins? chère &
tendre amie , nous le Tentons toutes
deux 5 combien le tems , l'habitude, &
tQS bienfaits, ont rendu notre attache-
ment plus fort & plus indifibluble. Pour
moi , ton abfence me paroît de jour en
jour plus infupportable ; ^ je ne puis
plus vivre un inftant fans toi. Ce pro-
grès de notre amitié eft plus naturel
qu'il ne femble : il a fa raifon dans notre
fituation^ainû que d^s nos caradères,
^I É L O ï s E. yi
À mefiire qu'on avance en âge , tous les
fentimens fe concentrent. On perd tous
les jours quelque chofe de ce qui nous
fut cher, & J'on ne le remplace plus,.
On meurt ainfi par degrés, jufqu'à ce
que n'aimant enfin que foi- même, on
ait ceflë de fentir & de vivre avant de
celTer d'exifter. JVIais un cœur fenfible
le deYend de toute fa force contre cette
mort anticipée ; quand le froid com.
mence aux extrémités , il ra/Temble au,
tour de lui toute fa chaleur naturelle •
plus il perd, plus il s'attache à ce qui
lui refte; & il tient , pour ainfi dire, au
dernier objet par les liens de tous' le»
autres.
Voilà ce qu'il me femble éprouver
oeja , quoique jeune encore. Ah ! ma
chère, mon pauvre cœur a tant aimé ' II
s eft épuifé de fi bonne heure qu'il vieil-
lit avant le tems, & tant d'afFedions
diverfes l'ont tellement abforbé qu'il n'y
rcfte plus de place pour des attachement
nouveaux. Tu m'as vu fucceffivement
me, amie, amante, époufe ^ mçts
5'2 L A No U V E L L E
Tu fais fi tous ces titres m*ont été chersl
Quelques-uns de ces îiens font détruits ^
d'autres font relâchés. Ma mère , ma
tendre mère n'eft plus ; il ne me refte
que des pleurs à donner à fa mémoire ,
& je ne goûte qu'à moitié le plus doux
fentiment de la nature. L'amour eft
éteint, il Teft pour jamais, & c'cfl: en-»
core une place qui ne fera point rem-
plie. Nous avons perdu ton digne 6c
bon mari que j'aimois comme la chère
moitié de toi-même , & qui méritoit fi
bien ta tendreife & mon amitié. Si m.es
fils étoient plus grands , l'amour mater-
nel rempliroit tous ces vuides : mais cet
am.our, ainfi que tous les autres , a be-
foin de communication, 6-: quel retour
peut attendre une mère d'un enfant de
quatre ou cinq ans ? Nos enfans nous
font chers long-tems avant qu'ils puil-
fent le fentir Se nous aimer à leur tour ;
& cependant , on a fi grand befoin de
dire combien on les aime à quelqu'un
qui nous entende ! Mon mari m'entend ,
Biais, 'û, ne m% répond pas allez ^ à m*
II É L O ï s E. Î5
fantaifie ; la tête ne lui en tourne pas
comme à moi : fa tendrelTc pour eux
eft trop raifonnable ; j'en veux une plus
vive & qui relTemble mieux à la mien-
ne. Il me faut une amie , une mère qui
foit auili folle que moi de mes enfans &
des fîens. En un mot, la maternité me
rend Tamûtié plus nécefTaire encore ,
par le plaifir de parler fans ceiTe de mes
enfans , fans donner de Tennui. Je fens
que je jouis doublement des carefTes d«
mon petit Marcellin^quand je te les vois
partager. Quand j'embralTe ta fille, j«
crois te prefTer contre mon fein. Nous
l'avons dit cent fois ; en voyant tous
nos petits bambins jouer enfemble, nos
cœurs unis les confondent , de nous ne
favons plus à laquelle appartient chacun
des trois*
Ce n'eft pas tout , j'ai de fortes rai^
fons pour te fouhaiter fans ceiTe auprès
de moi , & ton abfence m'eft cruelle à
plus d'un égard. Songe à mon éloigne-
ment pour toute diflimulation, de à cette
continuelle réferve où ie vîs depuis près
C3
5*4 La A^ o cr r e l LEr
de fix ans ave riiomme du monda qui
m'eft ie plus cher. Mon odieux iecret
mepèfe de plus en plus, & (emblecha-
que jour devenir plus indifpenfable.
Plus riionnéteté veut que je le révèle ,
plus la prudence m'oblige à le garder.
Conçois-tu quel état affreux c'cfl: pour
une femme de porter la défiance , le
menfonge & la crainte jufques dans Iqs
bras d'un époux , de n'ôfer ouvrir fon
cœur à celui qui le poilede , & de lui
cacher la mDitlé de fa vie pour aifarer
le repos de l'autre ? A qui , grand Dieu !
faut-il déguîfer mes plus fecrettes pen-
fées , & celer f intérieur d'une ame dont
il auroit lieu d'être fi content ? A M. de
Wolmar , à mon mari , au plus digne
'époux dont le ciel eût pu récompenfer
la vertu d'une fille chafte. Pour l'avoir
trompe une fois, il faut le tromper tous
1q$ jours , & me fentir fans celle indi-
gne de toutes ks bontés pour moi. Mon
cœur n ôfe accepter aucun témoignage
à,o ion efllme, fes plus tendres careffes
me tont rougir, de toutes les marques
i
H È L O ï s E, Jf
fle refped & de confîdératîon qu'il me
donne , fe changent dans ma conicience
en opprobres & en lignes de mépris. Il
cft bien dur d'avoir à fe dire fans cède :
c^efl: une autre que moi qu'il honore.
Ah ! s'il me connoiffoit , il ne me traite-
roit pas ainfî ! Non , je ne puis fupporter
cet état affreux ; je ne fuis jamais feule
avec cet homme refpedable que je ne
fois prête à tomber à genoux devant lui ^
à lui conFeffer ma faute & à mourir de
douleur &de honte à (qs pieds.
Cependant les raifons qui m'ont rete-
nue àhs le commencement^ prennent cha-
que jour de nouvelles forces ; & je n'ai
pas un motif de parler qui ne foit uprcî
raifon de m^e taire. En confîdérant Técat
paifible & doux de ma famille , je ne
penfe point fans effroi qu'un feul mot y
peut caufer un défordre irréparable.
Après fix ans pafTés dans une fi parfaite
union ^ irai-je troubler le repos d'ur^
mari fi fage & fi Bon, qui n'a d'autre vo-
lonté que celle de fon heureufe époufe ,
ni a autre plaifir que de voir ré,^;ner d.aîs
C4
x5 La //ouvelle
fa îTxaiîbn Tordre & h paix? Contrlfto-
rai-je par des troubles domeftiques les
vieux jours d'un père que je vois fi con-.
tent 5 fi cliarmé du bonheur de fa fille
& de fon ami? Expoferai-je ces chers
enfans , ces enfans aimables & qui pro-
mettent tant, à n'avoir qu'une éduca-
tion négligée ou fcandaleufe , à fe voir
Iqs triftes victimes de la difcorde de
leurs parens, entre un père enflamm-é
d'une jude indignation , agité par la ja-
loufie y & une mère infortunée & cou-
pable 5 toujours noyée dans les pleurs ?
Je connois M. de Wolmar eftimant fa
femme ; que fiis-je ce qu'il fera ne Tefti-
mant plus ? Peut-être n'eft-il fi modéré
que parce que la paiîîon qui domxineroit
dans fon caradère n'a pas encore eu lieu
dcfe développer. Peut-être fera-t-il auili
violent dans l'emportement de la colère,
qu'il eil: doux & tranquille, tant qu'il n'a
nul fujet de s'irriter.
Si je dois tant d'égards à tout ce qui
Bfi' environne, ne m'en dois- je point aufÏÏ
quelcjues-uns à moi même? Six ans d'une
II É L 0 ï s E. ^y
vie honnête tz rJguliere n'effacent-ils
rien aQs erreurs de la jeuneiTe, & faut-il
m'expofer encore à la peine d'une faute
que je pleure depuis fi long-tems ? Je te
Tavoue, maCoufine, je ne tourne point
fans répugnance les yeux fur le pafîe ; il
m'humilie jufqu'au découragement , de
je fuis trop fenfible à la honte pour ea
fapporter l'idée fans retomber dans une
fDrte de défefpoir. Le temps qui s'eft
écoulé depuis mon mariage eft celui
qu'il faut que j'envifage pour me rafTu-
rer. Mon état préfent m'infpire une con-
fiance que d'importuns fouvenirs vou-
droient m'ôter. J'aime à nourrir mon
cœur des fentimens d'honneur que je
crois retrouver en m.oi. Le rang d'épou-
fe & de mère m'élève l'ame de me fou-
tlent contre les remords d'un autre état.
Quand je vois mes enfans & leur père
autour de moi , il me femble que tout
y refpire la vertu ; ils chafTent de mon
efprit l'idée même de mes anciennes
fautes. Leur innocence eft la fauve-gar-
de de la mienne, ils m'en deviennent
58 La Nouvelle
plus chers en me rendant meilleure , &
j'ai tant d'horreur pour tout ce qui blefle
rhonnêteté , que j'ai peine à me croire
la même qui pus l'oublier autrefois. Je
ane fens fi loin de ce que j'étois , fi fure
de ce que je fuis, qu'il s'en £iut peu que
je ne regarde ce que j'aurois à dire comb-
ine un aveu qui m'efl: étranger , &: que
je ne fuis plus obligée défaire.
Voilà l'état d'incertitude &: d*anxiété
dans lequel je flotte ians ceiTe en ton
abfence. Sais-tu ce qui arrivera de tout
cela quelque jour? Mon père va bientôt
partir pour Berne , réfolu de n'en reve-
nir qu'après avoir vu la fin de ce long
procès 5 dont il ne veut pas nous lailTer
l'embarras , & ne fe fiant pas trop non
plus, je penfe, à notre zèle à le pour-
suivre. Dans l'intervalle de fon départ à
fon retour , je refterai feule avec mon
mari, & je fens qu'il fera ''prefque im-
poflible que ipon fatal fecret ne m'é-
chappe. Quand nous avons du monde,
tu fais que M. de Wolmar quitte fou-
Tent la compagnie £c fait volontier
^
H É L o I s E. 5*9
feul des promenades aux environs ; ii
caufe avec les payfans ; il s'informe de
leur fituation ; il examine l'état de leurs
terres ; ii les aide , au befoin , de fa bourfe
de de fes confeils. ?vlais quand nous fom-
mes feuls , il ne fe promené qu'avec
moi ; il quitte peu fa femme & fes en-
fans , & fe prête à leurs petits jeux avec
une iimpllcité fi charmante , qu'alors je
fens pour lui quelque chofe de plus ten-
dre encore qu'à l'ordinaire. Ces momens
d'attendriiicment (ont d'autant plus pé-
rilleux pour la réierve , qu'il me four-
nit lui-même les occaiions d'en man-
quer 5 & qu'il m'a cent fois tenu des
propos qui fembloient m/exciter à la
confiance. Tôt ou tard il faudra que je
lui ouvre mon cœur , je le fens ; mais
puifque tu veux que ce foit de concert
entre nous , & avec toutes les précau-
tions que la prudence autorife , reviens
c\: fais de moins longues abfences , ou
je ne réponds plus de rien.
Ma douce amie , il faut achever ; 3c
ce qui refte,imDorte alîtz pour me coû-
C6
^O L A N O U V 2 L L'E '
ter le plus à dire. Tu ne m'es pas feuîe-
inent néceflaire quand je fuis avec mes
enfans ou avec mon mari , mais fur-tout
quand je fuis feule avec ta pauvre Julie ,
te la folitude m*eft dangereufe précité-
ïnent parce qu'elle m'ell: douce , & que
fouvent je la cherche fins y fonger. Ce
^'eft pas 5 tu le fais , que mon cœur fe
ïelTente encore de fes anciennes blelTii-
l'es ; non , il eft guéri , je le fens , j'en
fuis très-fûre , j'ofe me croire vertueufe.
Ce n'efl: point le préfent que je crains ;
c'eft le pafTé qui me tourmente. Il eft
des fouvenirs auflî redoutables que le
fentiment aduel ; on s^attendrit par ré-
minifcence ; on a honte de fe fentir
pleurer , 5c l'on n'en pleure que davan-
tage. Ces larmes font de pitié , de re-
gret , de repentir ; l'amour n'y a plus de
part ; il ne m'eftplus rien ; mais je pleure
les maux qu'il a caufés ; je pleure là
fort d'un homme eftimable que àts feux
indifcrettement nourris ont privé du
repos & peut-être de la vie. Hélas î fans
4oute il a péri dans ce long & périlleux
H É L o ï s E. 6l
voyage que le défefpoir lui a fait entre-
prendre. S'il vivoit 5 du bout du monde
il nous eût donné de fes nouvelles ; près
de quatre ans fe font écoulés depuis fon
départ. On dit que Tefcadre fur laquelle
il eft , a fouffert mille défaftres , qu elle
a perdu les trois quarts de fes équipa-
ges, que plufieurs vaifleaux font fubmer-
gés , qu'on ne fait ce qu'eft devenu k
refte. Il n eft plus , il n eft plus ! Un fe-
cret preffentiment me Tannonce. L'in^
fortuné n'aura pas été plus épargné que
tant d'autres. La mer , les maladies , la
trifteiïe bien plus cruelle^auront abrégé
fes jours. Ainfi s'éteint tout ce qui brille
un moment fur la terre. Il manquoit
aux tourmens de ma confcience d'avoir
à me reprocher la mort d'un honnête-
homme. Ah! ma chère ! quelle ame c'é-
toit que la fienne ! . . . comme il favoit
aimer ! . . . il méritoit de vivre ... il aura
préfenté devant le fouverain juge une
am.e foible, mais faine & aimant la ver-
tu... Je m'eiforce en viin de chafTerces
trilles idées s à chaque inilant elles re-
62, La iVo u y EL LE
viennent malgré moi. Pour les bannir ,
ou pour les régler , ton amie a befoin de
tQS foins ; Se puifque je ne puis oublier
cet infortuné, j'aime mieux en caufer
avec toi que d'y penfer toute feule.
Regarde que de raifons augmentent
le befoin continuel que j'ai de t' avoir
avec moi ! Plus fage & plus heureufe ,
fî ÏQs mêmes raifons te manquent , ton
.cœur fent-il moins le même befoin'? S'il
.eft bien vrai que tu ne veuilles ponit
te remarier , ayant fi peu de contente-
ment de ta famille , quelle maifon te
peut mieux convenir que celle-ci ? Pour
moi 5 je foufFre à te favoir dans la tien-
ne ; car malgré ta diffimulation , je can-
nois ta manière d'y vivre , & ne fuis
-point dupe de l'air folâtre que tu viens
nous étaler à Clarens. Tu m'as bien re-
proché des défauts en ma vie ; mais j'en
.ai un très-grand à te reprocher à mon
tour ; c'efl que ta douleur eft toujours
•concentrée & folitaire. Tu te caches
pour t'aiïïiger , comme fi tu rougiiTois
de pleurer devant ton amie. Claire , je
H É L o ï s E. 6^
n'aime pas cela. Je ne fuis point injurce
comme toi ; je ne blâme point tes re-
grets ; je ne veux pas qu'au bout de
deux ans ^-de dix, ni de toute ta vie , tu
ceffes d'honorer la mémoire d'un fi ten-
dre époux; mais je te blâme, après avoir
pafTé tes plus beaux jours à pleurer avec
ta Julie , de lui dérober la douceur de
pleurer à fon tour avec toi , & de laver
par de plus dignes larmes la honte de
celles qu'elle verfa dans ton fein. Si tu
es fâchée de t'affliger , ah ! tu ne con-
nois pas la véritable afflidion, Si tu y
prends une forte de plaifir , pourquoi
ne veux-tu pas que je le partage ? Igno-
res-tu que la communication des cœurs
imprime à la trifteffe je ne fais quoi de
doux & de touchant , que n'a pas le
contentement ? & l'amitié n'a-t-elle pas
été fpécialement donnée aux malheu-
reux pour le foulagement de leurs maux
èc la confolation de leurs peines ?
Voilà 5 ma chère , des confidérations
que tu devrois faire , d:i auxquelles il
faut ajouter qu'en te propofant de venir
g^. LaNouvelle
demeurer avec moi , je ne te parle pas
moins au nom de mon mari qu'au mien.
Il m'a paru plufieurs fois lurpris , pref-
que fcandalifé , que deux amies telles
que nous n'habitalTent pas enfemble ; il
aiîiire te l'avoir dit à toi-même , & il
n'eft pas homme à parler inconfidéré-
ment. Je ne fais quel parti tu prendras
fur mes repréfentations ; j'ai lieu d'efpé-
rer qu'il fera tel que je le defire. Quoi
qu'il en foit , le mien efl: pris , & je ne
changerai pas. Je n'ai pas oublié le tems
où tu voulois me fuivre en Angleterre.-
Amie incomparable , c'eft à préfent mon
tour. Tu connois mon averfion pour la
ville 5 mon goût pour la campagne , pour
les travaux ruftiques , &: l'attachement
que trois ans de féjour m'ont donné
pour ma maifon de Clarens. Tu n'igno-
res pas 5 non plus , quel embarras c'eft
de déménager avec toute une famille ,
& combien ce feroit abufer de la com-
plaifance de mon père de le tranlplan-
ter fi fouvent. Hé bien ! fi tu ne veux
j)as quitter ton ménage , & venir gour
H É L o ï s E. 6$
verner le mien , je fuis réfolue à pren-
dre une maifon à Laufane où nous irons
tous demeurer avec toi. Arrange-toi là-
ÙQi^MS'y tout le veut ; mon coeur , mon
devoir, mon bonheur, mon honneur
confervé, ma raifon recouvrée , mon
état, mon mari, mes enfans , moi-mê-
me, je te dois tout; tout ce que j'ai de
bien me vient de toi; je ne vois rien
qui ne m y rappelle; & fans toi je ne
fuis rien. Viens donc , ma bien-aiméc ,
mon ange tutélaire ; viens conferver ton
ouvrage , viens jouir de tes bienfaits.
N^ayons plus qu'une famille, €omme
nous n'avons qu'une am^e pour la ché--
rir; tu veilleras fur l'éducation de mes
fils , je veillerai fur celle de ta fille :
nous nous partagerons les devoirs de
mère , & nous en doublerons les plai-
(îrs. Nous élèverons nos cœurs enfemble
à celui qui purifia le mien par tes foins ,
^ n'ayant plus rien à defirer en ce mon-
de , nous attendrons en paix l'autre vie
dans le fein de Tinnocence & de l'amitié.
€6 La No u v elle
'tys&smssissgfsvsassm
LETTRE VIII.
RÉPONSE DE Madame d'0rb3
A Madame de PFozmar,
JV| o N Dieu ! Coufîne, que ta lettre
m'a donné de plaifir ! Charmante prê-
cheufe ! . . . charmante , en vérité ; mais
précheufe pourtant. Pérorant à ravir: des
œuvres , peu de nouvelles. L*architeâ:e
Athénien .... ce beau difeur .... tu fais
bien .... dans ton vieux Plutarque ....
iPompeufes defcriptîons , fuperbe tem-
ple .... quand il a tout dit,, l'autre vient ;
un homme uni , l'air fimple , grave 3c
pofé .... comme quidiroit,ta Couiine
Claire . . . d'une voix creufe , lente , &
même un peu nafale ... Ce cjuil a dit ,
je le ferai. Il fe tait, & les mains de bat-
tre ! Adieu rhomme aux phrafes. MMi
enfant, nous fommes ces deux Architec-
tes ; le temple dont il s'agit eft celui de
TAmitié.
H É L O 1 s E. 6j
Kéfumons un peu les belles chofes
que tu m'as dites* Premièrement , que
nous nous aimions; & puis , que jet'é-
tois nécefTaire ; &: puis , que tu me Té-
tois auffi ; & puis , qu étant libres de
pafler nos jours enfemble, il les y falloit
paiTer. Et tu as trouvé tout cela toute
feule ? Sans m.entir tu es une éloquente
perfonne ! Oh bien ! que je t'apprenne
à quoi je m'occupois de mon côté , tan-
dis que tu méditois cette fublime lettre.
Après cela , tu jugeras-^toi-méme lequel
vaut le mieux de ce que tu dis » ou da
ce que je fais.
A peine eu5-]e perdu mon mari, que
tu remplis le vuide qu'il avoit laiffé dans
mon coeur. De fon vivant, il en parta-
geoit avec toi les afl-ections ; àts qu'il ne
fut plus 5 je ne fus qu'à toi feule, & fé-
lon ta remarque fur l'accord de la ten-
dreffe maternelle & de l'amitié , ma fille
même n'étoit pour nous qu'un lien de
plus .Non-feulem^ent , je réfolus àhs lors
de paffer le refte de ma vie avec toi;
mais je formai un projet plus étendu.
^8 La No u r e ll e
Poiu" que nos deux familles n'en fillent
qu'une ^ je me propofai., fuppofant tous
les rapports convenables , d'unir un jour
ma fille ,• à ton fils aine , & ce nom de
mari ^ trouvé par plaifanterie, me parut
d'heureux augure pour le lui donner un
jour tout de bon.
Dans ce deffein , je cherchai d'abord
à lever les embarras d'une fuccefiion em-
brouillée , & mê trouvant allez de bien
pour lacrifier quelque chofe à la liquida-
tion du refle , je ne fongeai qu'à mettre
le partage de ma fille en effets affurés 3c
à l'abri de tout procès. Tu fais que j'ai
àes fantaifies fur bien des chofes : ma
folie dans celle-ci étoit de te furpren-
dre. Je m'étois mile en tête d'entrer un
beau matin dans ta chambre , tenant
d'une main mon enfant , de l'autre un
porte-feuille , & de te préfenter l'un &c
l'autre avec un beau compliment pour
dépofer en tes mains la mère, la fille ,
& leur bien, c'eft- à-dire , la dot de celle-
ci. Gouverne-la, voulois-je te dire , com-
me il convient aux intérêts de ton iils;
il É L O î s Se €if
car c'eft déformais fon affaire & la tien-
ne ; pour moi je ne m'en mêle plus.
Remplie de cette charmante idée , iï
fallut m'en ouvrir à quelqu'un qui m'ai-
dât à Texécuter. Or, devine qui je choifîs
pour cette confidence ? Un certain M,
de '^^/'olmar : ne le',connOiitrois-tu point?,,.
Mon m.ari, Coufine ?... Oui, ton mari,
Coufine. Ce même homme à qui tu as
tant de peine à cacher un fecret qu'il lui
im_porte de ne pas favoir , efl: celui qui
t'en a fu taire un qu'il t'eût été fi doux
d'apprendre. Cétoit-là le vrai fujet de
tous ces entretiens myftérieux dont tu
nous faifois fi comiquement la guerre,
Tu vois comme ils font diffimulés , ces
maris ! N'eft-il pas bien plaifant que ce
foient eux qui nous accufent de diffima-?
iation ? j'exigeois du tien davantage en?
core. Je voyois fort bien que tu médi-
tois le même projet que moi, mais plus
en-dedans, & comme celle qui n'exhals
fes fentimens qu'à mefure qu'on s'y livre.
Cherchant donc à te ménager une fur-
prifc plus agréable, je voulois que,quand
70 La Nouvellb
tu lui propoferois notre réunion , il ne
parût pas fort approuver cet emprelTe^
ment , & fe montrât un peu froid à con-
fentir. Il me fit là-defTus une réponfe
que j'ai retenue , & que tu dois bien
retenir ; car je doute que depuis qu'il y
a des maris au monde , aucun d'eux en
ait fait une pareille. La voici, ce Petite
33 Coufine , je connois Julie... je la con-
33 nois bien , . . mieux qu elle ne croit ,
33 peut-être. Sgn cœur eft trop honnête
33 pour qu'on doive réfifter à rien de ce
33 qu'elle defire , •& trop fenfible pour
33 qu'on le puilïè fans l'affliger. Depuis
33 cinq ans que nous fomm^es unis , je
î3 ne crois pas qu'elle ait reçu de moi
33 le moindre chagrin ; j'efpere mourir
t3 fans lui en avoir jamais fait aucun 33,
Coufine , fonges-y bien : voilà quel eft
îe mari dont tu médites fans cefTe dq
troubler indifcrettement le repos.
Pour moi, j'eus moins de délicateffe,
ou plus de confiance en ta douceur, &
j'éloignai fi naturellement les difcours
guxcjuels ton caur te ramenoit fouvent,
II É L O ï s F. 71
que ne pouvant taxer le m'en de s'attié^
dir pour toi , tu t*allas mettre dans la
tête que j'attendois de fécondes noces ^
&: que je t'aimois mieux que toute autre
chofe, horm.is un mari. Car, vois-tu !
ma pauvre enfant , tu n'as pas un fecretj
mouvement qui m'échappe. Je te devi-
ne , je te pénètre ; je perce jufqu au plus
profond de ton ame , & c'eft pour cela
que je t'ai toujours adorée. Ce foupçori
qui te faifoit fi heureufement prendra
le change , m'a paru excellent à nourrir.
Je me fuis mife à faire la veuve coquette
allez bien pour t'y tromper toi-même.
Cefî un rôle pour lequel le talent me
inanque moins que l'inclination. Jai
adroitement employé cet air agaçant ,
que je ne ûiis pas mal prendre, de avec
lequel je me fuis quelquefois amufée à
perfîffler plus d'un jeune fat. Tu en as
été tout-à-fait la dupe, ^ m'as cru prête
à chercher un fuccelTeur à l'homme du
monde auquel il éroit le moins aifé d'ea
trouver. Mais je fuis trop franche pour
pouvoir me contrefaire long-tems , §f
72 La N o u r elle^
tu t'es bientôt raffurée. Cependant , je
veux te raffurer encore mieux e n t*ex-
pliquant mes vrais fçntimens (ur es
point.
Je te Tal dit cent fols étant fille ; je
n'e'tois point faite pour être femme. S'il
eût dépendu de moi, je ne me ferois
point mariée. Mais dans notre fexe, on
n'acheté la liberté que par l'efclavage ,
^ il faut commencer par être fervante
pour devenir fa maitreffe un jour. Quoi-
que mon père ne me gênât pas , j'avoi.s
des chagrins .dans ma famille. Pour
çi'en délivrer , j'époufai donc M. d'Or- •
be. Il étoit fi honnete-homme & m'ai-
moit fi tendrement , que je l'aimois fin-
cèrement à mon tour. L'expérience me
donna du mariage une idée plus avati-
tageufe que celle que j'en avois conçue ,
^ détruifit les imprelîions que m'en
avoit laiiTé la Chaillot. M. d'Orbe mç;
rendit heureufe ^ 6c ne s'en repentit pas.
Avec un autre^ j'aurois toujours rem.pli
rnes devoirs, mais je l'aurois défolé, &
j^ fens qu'il me f Jloit un aufù bon marj
pour
H É L 0 ï s E. 7î
pour faire de moi une bonne femme»
Imaginerois-tu que c'eft de cela même
que i'avois à me plaindre ? Mon enfant ,
nous nous aimions trop , nous n'étions
point gais. Une amitié plus légère eût
été plus folâtre ; je Taurois préférée ^&
je crois que j'aurois mieux aimé vivre
jnoins contente , & pouvoir vivre plus
fou vent.
A cela fe joignirent les fujets particu-
culiers d'inquiétude que me donnoit ta
fîtuation. Je n'ai pas befoin de te rap-
peler les dangers que t'a fait courir une
paillon mal réglée. Je les vis en frémif ■
fant. Si tu n'avois rifqué que ta vie ,
peut-être un refte de gaieté ne m'eiit-il
pas tout-à-fait abandonnée : mais la trif-
telle & Feifroi pénètrent mon ^me^ &
jufqu'à ce que je t'aie vu mariée , je
n'ai pas eu un moment de pure joie. Tu
connus ma douleur , tu la fentis. Elle a
beaucoup fait fur ton bon cœur , 6c je
ne ceiTerai de bénir ces heureufes lar-
mes qui font peut-être la caufe de toa
retour au bien. .
ipmellL ^ D
74 La Nouvelle
Voilà comment s'eft paffé tout le tems
que j'ai vécu avec mon mari. Juge ^i ,
depuis que Dieu me l'a ôté , je pour rois
efpérer d'en retrouver un autre qui fût
autant félon m.on cœur , & fi je fuis ten-
tée de le chercher ? Non ^ Coufine ; le
mariage efl: un état trop grave ; fa di-
gnité ne va point avec mon humeur ,
elle m'attrifte & me fied mal ; fans
compter que toute gêne m'eft infuppor-
table. Penfe , toi qui me cannois , ce
que peut être à mes yeux un lien dans
lequel je n ai pas ri durant fept ans fept
petites fois à mon aife ! Je ne veux pas
faire comme toi la matrone à vingt-huit
ans. Je me trouve une petite veuve affez
piquante , allez mariable encore , & je
crois que , fi j'étois homme , je m'accom-
moderois aiTez de moi, Mais me rema-
rier , Coufine ! Écoute , je pleure bien
{încérement mon pauvre mari ; j'aurois
donné la moitié de ma vie pour palier
l'autre avec lui , & pourtant ^s*!! pouvoit
prévenir, je ne le reprendrois, je crois,lui-
mçme; cjue parce* que je Tavois déjà pris,
H É L o ï s s. 7J
Je viens de t'expofer mes véritables
Intentions. Si je n*ai pu les exécuter en-
core^malgré les foins de M. de V/olmar,
c'eft que les difficultés femblent croître
avec mon zèle aies furmonter. Mais mo!i
zèle fera le plus fort , Se avant que Tété
fe pafTe , j'efpère me réunir à toi pour
le refte de nos jours.
Il refle à me juflifier du reproche de
te cacher mes peines , & d'aimer à pleu-
rer loin de toi ; je ne le nie pas , c'efl: à
quoi j'emploie ici le meilleur tems que
j'y paffe. Je n'entre jam.ais dans ma mai-
fon fans y retrouver des veftiges de ce-
lui qui me la rendoit chère. Je n'y fais
pas un pas , je n'y fixe pas un objet fans
appercevoir quelque figne de fa ten-
drefTe Se de la bonté de fon cœur ; vou-
drois-tu que le maen n'en fût pas ému ?
Quand je fuis ici , je ne fens que la perte
que j'ai faite. Quand je fuis près de toi ,
je ne vois que ce qui m'efl: reflé. Peux-
tu me faire un crime de ton pouvoir fur
mon humeur ? Si je pleure en ton abfen-
ce , 6c fi je ris près de toi , d'où vient
75 La Nouvelle
cette différence ? Petite ingrate , c efl:
que tu me confoles de tout , & que je
ne fais plus m'affliger de rien ^ quand je
te poffede.
Tu as dit bien des chofes en faveur
de notre ancienne amitié : mais je ne
te pardonne pas d^oublier celle qui me
fait le plus d'honneur ; c'efl: de te chérir^
quoique tu m'éclipfes. Ma Julie , tu es
faite pour régner. Ton empire efl le plus
abfolu que je connoifTe. Il s'étend juf-
ques fur les volontés , & je l'éprouve
plus que perfonne. Comment cela fe
fait-il 5 Coufine ? Nous aimons toutes
deux la vertu ; l'honnêteté nous efl éga-
lement chère , nos talens font \qs mê-
mes ; j'ai prefque autant d'efprit que
toi 5 & ne fuis gueres moins jolie. Je
fais ioxt bien tout cela, &, malgré tout
cela, tu m'en impofes, tu me fubjugues ,
tu m'atterres , ton génie éciâfe le mien ^
& je ne fuis rien devant toi. Lors même
que tu vivois dans des liaifons que
tu tereprochois , &, que n'ayant point
iffiité 3 ta faute j'aurois dû prendre T^f»
fl É L o ï s È. -J'y
cendant à mon tour , il ne te demeurolt
pas moins. Ta foibleffe, que je blâmois ^
me fembloit prefque une vertu ; Je ne
pouvois m'empêcher d'admirer en toi
ce que j*aurois repris dans une autre. En-
fin, dans ce temps-là même, je ne t'abor ■
dois point fans un certain mouvement
de refped involontaire, & il efl: fur que
toute ta douceur ^ toute la familiarité de
ton commerce étoît nécefTairô pour me
rendre ton amie : naturellement, je de-
vois être ta fervante. Explique fi tu peux
cette énigme 5 quant à moi , je n'y en-
tends rien.
Mais fi fait pourtant , je l'entends un
peu , & je crois même l'avoir autrefois
expliquée. C'eft que ton cœur vivifie
tous ceux qui l'environnent & leur don-
ne , pour ainfi dire, un nouvel être dont
ils font forcés de lui faire hommage ,
puifqu'ils ne l'auroient point eu fans lui*
Je t'ai rendu d'importans fervices , j'en
conviens ; tu m'en fais fouvenir fi fou-
vent qu'il n'y a pas moyen de l'oublier.
Je ne le nie point ; fans moi tu étois per-
78 La Nou VELL2
due. Mais qu*ai-je fait ^que te rendre ce
que i'avois reçu de toi ? Eft-il polîible de
te voir long-tems fans fe fentir pénétrer
Tame des charmes de la vertu & des
douceurs de Tamitié ? Ne fais-tu pas que
tout ce qui t'approche efl par toi-même
armé pour ta défenfe , & que ]^ n ai par-
àQS}is les autres que l'avantage de^ gar-
des de Séfoftris , d'être de ton âge &
de ton fexe, & d'avoir été élevée avec
toi ? Quoi qu'il en foit , Claire fe con-»
foie de valoir moins que Julie , en ce
que fans Julie elle vaudroit bien moins
encore ; & puis , à te dire la vérité , je
crois que nous avions grand befoin l'un^
de l'autre , & que chacune des deux y
perdroit beaucoup , fi le fort nous eût
féparées.
Ce qui me fâche le plus dans les afl&î-
res qui me retiennent encore ici , c'efl:
le rifque de ton fecret , toujours prêt à
'échapper de ta bouche. Confidere , je
t'en conjure , que ce qui te porte à le
garder eft une raifon forte & folide , &
que ce qui te porte à le révéler n'eft
H É L O ï s Ë. J$
q\xnn fentiment aveugle. Nos foupçons
mêmes que ce fecret n'en efl: plus un
pour celui qu il intéreflè , nous font une
raifon de plus pour ne le lui déclaret
qu'avec la plus grande circonfpedion.
Peut-être la réferve de ton mari eft-elle
un exemple Se une leçon pour nous :
car en de pareilles matières il y a fou-
Vent une grande différence entre ce
qu'on feint d'ignorer & ce qu'on efl
forcé de fa voir. Attends donc , je l'e-
xige^que nous en délibérions encore une
fois. Si tes preffentimens étoient fondés,
& que ton déplorable ami ne fût plus ,
le meilleur pnrti qui refteroit à prendre
fjroit de îaiiTer fon hiftoire & tes mal-
heurs enfcvelis avec lui. S'il vit^comms
je l'efpere , le cas peut devenir diffé-
rent ; mais encore faut-il que ce cas fe
préfente. En tout état de caufe , crois-tu
ne devoir aucun égard aux derniers con-
feils d'un infortuné dont tous les maux
font ton ouvrage ?
A l'égard des dangers de la folitude,
je conçois & j'approuve tes allarmes ,
So La Nouvelle
quoique je les fâche très-mal fondées.
Tes fautes paffées te rendent craintive ;
j'en augure d'autant mieux du préfent ,
& tu le ferois bien moins s'il te reftoit
plus de fujets de l'être. Mais je ne puis te
paiïer ton effroi fur le fort de notre pau-
vr^mi. A préfent que tes affedions ont
changé d'efpece , crois qu'il ne m'efl: pas
moins cher qu'à toi. Cependant j'ai des
prefTentimens tout contraires aux tiens 3
t<, mieux d'accord avec la raifon. Milord
Edouard a reçu deux fois de fes nou-
velles 3 & m'a écrit à la féconde qu il
étoit dans la m.er du Sud , ayant déjà
paiTé les dangers dont tu parles. Tu fais
cela aulH-bien que moi , & tu t'aiRiges ,
comme fi tu n'en favois rien. Mais ce
que tu ne fais pas , & qu'il faut t'ap-
prendre , c'eft que le vaifTeau fur lequel
il eft , a été vu , il y a deux mois , à la
hauteur des Canaries , faifant voile en
Europe. Voilà ce qu'on écrit de Hol-
lande à mon père , & dont il n'a pas
manqué de me faire part , félon fa cou-
tume de m'inftruire des affaires publiques
Il É L o ï s Ê. 8i
beaucoup plus exadement que des (ien-
nes. Le cœur me dit , à moi^ que nous
ne ferons pas îong-tems fans recevoir
des nouvelles de notre Philofophe, ôc
que tu en feras pour tes larmes ^ à moins
qu'après Tavoir pleuré mort, tu ne pleu-
res de ce qu il efl: en vie. Mais , Dieu
merci 5 tu n'en es plus là.
J)eh ! fojje or qui quel mifer fur un foco ,
Ch'e gld di f langer e dï lïver lafso l
Volîà ce que j'avais à te repondre.
Celle qui t*aime , t'offre & partage la
douce efpérance d'une éternelle réunioH»
Tu vois que tu n'en as formé le projet
ni feule ni la première , &c que l'exécu-
tion en efl; plus avancée que tu ne pen--
fois. Prends donc patience encore cet
été 5 ma douce amie : il vaut mieux tar-
der à fe rejoindre ^ que d'avoir encore
à fe féparer.
Hé bien ! belle Dame, aî-jetenu pa-
role 5 & mon triomphe eft-il complet?
Allons 5 qu'on fe mette à genoux, qu'cMi'^
baife avecrefpeâ cette lettre, &quo$/
22 La A^o u y EL le
reconnoiffe humblement qu'au moins
une fois en la vie , Julie de Wolmar a
été vaincue en amitié ( i ).
LETTRE IX.
D E l'A m a n t de Julie
A Ma dame d'O r b e,
jyf A Coufine , ma bienfaitrice , mon
amie , j'arrive des extrémités de la terre,
&c j'en rapporte un cœur tout plein de
vous. J'ai pafTé quatre fois la ligne ; j'ai
parcouru les deux hémifphèrcs ; j'ai vu
les quatre parties du monde ; j'en ai mis
le diamètre entre nous ; j'ai fait le tour
( I ) Que cette bonne S.iiiTcirc eft heureufe
d'être gaie , quand elle ell ^aie , (ans elprit ,
fans naïveté, fans lineile 1 Elie ne le doute
pas des apprêts qu'il Faut parmi nous pour
faire pafler la bonne humeur. Ele ne fait
pas qu'on n'a point cette bonne humeur pour
t)i, m.iis pour les autres, &: qu'on ne rit
as pour rire , mais pour être applaudi.
II É L O ï s E. § J
entier du globe & n'ai pu vous échap-i^
per un moment. On a beau fuir ce qui
nous eft cher , fon image plus vite que
la mer & les vents , nous fuit au bout de
l'univers , & par - tout où l'on fe porte
avec foi , l'on y porte ce qui nous fait
vivre. J'ai beaucoup fouffert ; j'ai vu
fouiïrir davantage. Que d'infortunés j'aî
vu mourir ! Héias ! ils mettaient un Ci
grand prix à la vie ! & moi je leur aï
furvécu ! . . . Peut-être étois-je en effet
moins à plaindre ; les mifères de mes
compagnons m'étoientplus fenfi.bles que
les miennes; je les voyois tout entiers
à leurs peines ; ils dévoient fouffrir plus
que moi. Je me difois; je fuis mal ici :
mais il eft un coin fur la terre oii je fui^
heureux &: paifible, & je me dédom-
mageois au bord du lac de Genève de
ce que j'endurois fur TOcéan. J'ai le
bonheur , en arrivant , de voir confirmée
mes efpérances ; Milord Edouard m'ap-
prend que vous jouifîez toutes deux de
la paix & de la f^nté , èç que fi vous ,
f.n particulier, avez perdu le douxtitrç
84 La?/ouvelle
d'époufe 5 il vous refte ceux d'amie &:
de me -e , qui doivent fuffire à votre
bonheur.
Je fuis trop prefTé de vous envoyer
cette lettre pour vous faire à préfent un
détail de mon voyage. J'ôfe efperer d'en
avoir bientôt une occafîon plus commo-
de. Je T[\Q contente ici de vous en don-
ner une légère idée , plus pour exciter
que pour fatisfaire votre curiofité. J'ai
mis près de quatre ans au trajet imnienfe
dont je viens de vous parler , 6c fuis
revenu dans le même vaifTeau fur lequel
i'étois parti , le feul que le Comman-
dant ait ramené de fon cfcadre.
J'ai vu d'abord l'Amérique méridio-
nale p ce vafte continent que le manque
de fer a fournis aux Européens , & dont
ils ont fait un défert pour s'en afTurer
l'empire. J'ai vu les côtes du Bréfil où
Lifbonne & Londres puifent leurs tré-
fors 5 & dont les peuples miférables
foulent aux pieds l'or & les diamans fans
ofer y porter la main. J'ai traverfé pai-
iîblement les mers 1-es plus orageufvS
H È L o ï s E, 8 <;
qui font fous le cercle antarctique ; j^ai
trouvé dans la mer pacifique les plus ef-
froyables tennpétes :
E in mar duHiofo fotto îgnoto polo
Prcydi V onde fallaci i el venîo infido»
J'ai vu de loin le féjour de ces prétendus
géans (ï) qui ne font grands qu'en cou-
rage 5 & dont l'indépendance eft plus
afTurée par une vie fimple & frugale que
par une haute ftature. J'ai féjourné trois
mois dans une ifle déferte & délicieufe^
douce & touchante image de l'antique
beauté de la nature ^ & qui fembb être
confinée au bout du monde, pour y ier-
vir d'afyle à l'innocence & à l'amour per-
fécTutés : mais l'avide Européen fait fon
humeur faro'uche,en empêchant Flndien
paifible de l'habiter, & fe rend juflice, en
ne l'habitant pas lui-même.
J'ai vu/ur les rives du Mexique & du
Pérou^le m.ême fpedacle que dans le Bré-
fil : j'en ai vu les rares & infortunés ha-
( i)LesPatagons.
26 L J N O U ]/ E L L E
bitans , trilles reftes de deux puhTans
peuples, accablés de fers , d'opprobres
& de milères, au milieu de leurs riches
métaux 5 reprocher au ciel, en pleurant,
les tréfors qu'il leur a prodigués. J'ai \ai
l'incendie affreux d'une ville entière ,
fans réfiftance & fans défenfeurs. Tel efl:
le droit de la guerre parmi les peuples
favans , humains & polis de l'Europe :
on ne fe borne pas à faire à fon enne-
mi , tout le mal dont on peut tirer du
profit ; mais on compte pour un profit 5
tout le m.al qu'on peut lui faire à pure
perte. J'ai côtoyé prefque toute la partie
occidentale de l'Amérique ; non fans être
frappé d'admiration en voyant quinze-
cents lieues de côte , & la plus grande
mer du monde, fous l'empire d'une feule
puifTance , qui tient , pour ainfi dire , en
fa main, les clefs a un hémifphère du
globe.
Après avoir traverfé la grande mer ,
j'ai trouvé dans l'autre continent un nou-
veau fpedacle. J'ai vu la plus nombreu-
fe a^ la plus iliuftre natian de l'Univers
'H É L O I s E. 87
foumlfe à une poignée de brigands ; j'aî
vu de près ce peuple célèbre , & n'ai
plus été furpris de le trouver efcîave.
Autant de fois conquis qu attaqué , il
fut toujours en proie au premier venu ,
dz le fera jufqu'à la fin des fiècles. Je l'ai
trouvé digne de fon fort^ n ayant pas
même le courage d'en gémir. Lettré,
lâche 5 hypocrite & charlatan ; parlant
beaucoup fans rien dire , plein d'efprit
fans aucun génie , abondant en fignes ÔC
fl-ériîe en idées ; poli , complimenteur ,
adroit , fourbe & fripon ; qui met tous
les devoirs en étiquette , toute la mo-
rale en fimagrées , & ne connoît d'autre
humanité que les falutations & les révé-
rences. J'ai furgi dans une féconde Ifle
déferte , plus inconnue , pjus charmante
encore que la première , & où le plus
CFuel accident faillit à nous confiner
pour jamais. Je fus le feul peut-être qu'un
exil fi doux n'épouvanta point ; ne fais-
je pas déformais par-tout en e:âl ? J'ai
vu dans ce lieu de délire & d'eliroi ce
que peut tenter TinduHrie humaine poux '
g8 La N ô u V e l le
tirer l'homme civilifé d'une folltude ou
rien ne lui manque , & le replonger
dans un gouffre de nouveaux befoins.
J*ai vu dans le vafte Océan , où il de-
vroit être fi doux à des hommes a en
rencontrer d'autres , deux grands vaif-
féaux fe chercher , fe trouver , s'atta <
quer , fe battre avec fureur , comme fi
cet efpace immenfe eût été trop petit
pour chacun d'eux. Je les ai vu vomir ,
l'un contre l'autre, le fer èc les flammes.
Dans un combat affez court , j'ai vu
l'image de l'enfer. J'ai entendu les cris
de joie des vainqueurs couvrir les plain-
tes des bleffés , & les gémilTemens des
mourans. J'ai reçu, en rougilTant, ma parc
d'un immenfe butin; je l'ai reçu, mais
en dépôt , èc §'il fut pris fur des mal-
heureux, c'eft à des malheureux qu'il
fera rendu. #
J'ai vu l'Europe tranfportée à l'extré-
mité de l'Afrique , par les foins de ce
peuple avare 5 patienta laborieux, qui
a vaincu, par le tems 3c la confiance, dQs
difficultés que tout l'héroïfme des autres
H i L o I s r. 8p
peuples n'a jamais pu furmonter. J*aîvu
ces vaftes & malheur eufes contrées qui
ns fembîent deftinées qu à couvrir la
terre de troupeaux d'efclaves. A leur vil
alped, j'ai détourné les yeux de dédain,
G^horreur & de pîtié; &, voyant la qua-
trième partie de mes femblables chan-
gée en bétes, pour le fervice des autres,
j'ai gémi d'être homme.
Enfin, j'ai vu dans mes compagnorrs
de voyage , un peuple intrépide & fier ,
dont l'exemple & la liberté rétabîiflbient,
à mes yeux , l'honneur de mon efpèce ;
pour lequel la douleur & la mort ne
font rien, & qui ne craint au monde
que la faim & l'ennui. J'ai vu dans leur
chef, un capitaine , un foîdat , un pilote ,
un foge, un grand-homme ; &, pour dire
encore plus peut-être , le digne ami d'E-
douard Bomflon : mais ce que je n'ai
point vu dans le monde entier , c'eft
quelqu'un qui relTemble à Claire d'Or-
be, à Julie d'Étange , & qui puifTe con-
fjler de leur perte un ccrur qui fut les
aimer.
^0 La No uve l le
Comment vous parler de ma guéri-'
fon ? Ceft de vous que je dois appren-
dre à la connoitre. Reviens-je plus libre
^ plus %e que je ne fuis parti? J'ofe
le croire , & ne puis Taffirmer. La même
image règne toujours d:.ns mon cœur 5
vous favez s'il eft poiîlble qu'elle s^n
efface; mais fon empire e(l plus digne
d'elle ; &, fi je ne me fiis pas illufion ^
elle règne dans ce cœur infortuné com-
me dans le votre. Oui, ma Coufine , il
me femble que fa vertu m'a fubjugué,
que je ne fuis pour elle que le meilleur
& le plus tendre ami qui fut jamais ,
que je ne fais plus que l'adorer comme
vous l'adorez vous-même ; ou plutôt il
me femble que mes fentimens ne fe font
pas affoiblis, mais redifiés , &, avec
quelque foin que je m'examine , je les
trouve auffi purs que l'objet qui les inf-
pire. Que puis-je vous dire de plus, juf-
qu'à l'épreuve qui peut m'apprendre à
juger de moi? Jç fuis fincère & vrai ; je
veux être ce que je dois être; mais com-
.ment répondre de mon cœur avec tant
H É L O ï s E: r)t
de raifons de m'en déSer ? Suis -je le
maître du pafTé ? Puls-je empêcher que
mille feux ne m'aient autrefois dévoré >
Comment diftingueral - je par la feule
imagination ce qui eft, de ce qui fut?&
comment me repréfenterai je amie celle
que je ne vis jamais qu amante ? Quoi
que vous penfiez , peut-être , du motif
fecret de mon empreffement , il eft hon-
nête & ralfonnable , il mérite que vous
l'approuviez. Je réponds, d'avance, au
moins , de mes intentions. Souffrez que
je vous voye, & m'examinez vous-mê-
me 5 ou laiflez-moi voir Julie & je fau-
rai ce que je fuis.
Je dois accompagner My lord Edouard
en Italie. Je paiTerai près de vous , & je
ne vous verrois point ! Pénis?.- vous que
cela fe puifTe ? Eh ! fi vous avie?: la bar-
barie de l'exiger , vous mériteriez de
n'être pas obéie : mais pourquoi l'exige-
riez-vous ? N'êtes-vous pas cette même
Claire , aufli bonne & compatifTante que
vcrtueufe & fage , qui daigca m'aimer
dès fa plus tendre jeunelTe ^ 6c qui doit
^1 La N'oiîvELLS
m'almer bien plus encore, aujourd'hui
que je lui dois tout ( i ). Non , non ,
chère & charmante amie , un fi cruel
refus ne ferait ni de vous, ni fait pour
moi; il ne mettra point le comble à ma
mifere. Encore une fois , encore une fois
en ma vie , je dépoferai mon cœur à vos
pieds. Je vous verrai , vous y confenti-
rez. Je la verrai, elle y ccnfentira. Vous
connoifTez trop bien toutes deux m.on
refpeél pour elle. Vous favez fi je fuis
homme à m'offrir à fes yeux en me fen-
tant indigne d'y paroître. Elle a déploré
fi long-tems Touvrage de fes charmes !
ah ! qu die voye une fois Touvrage de
fa vertu !
P. S. Mylord Edouard efi retenu pour
quelque tems encore ici par des affaires ;
s'il m'efl permis de vous voir , pourquoi
ne prendrois-je pas les devants pour être
plutôt auprès de vous ?
( I ) Que lui doit - il donc tant, à elle qui a
fait les malheurs de fa vie?... Malheureux
queftionncur! illui doit l'honneur ,1a vertu ;>
le repos de celle qu'il ûime 5 il lui doit tour.
H É L O ï S E.
LETTRE X.
PI
10 s M. D s Vr o Z M A R
A f Am A N T DE Julie.
\JvoiQV-E nous ne nous connoilîîons
pas encore , je fuis chargé de vous écrire.
La plus fage & la plus chérie Aqs femmes
vient d^ouvrir fon cœur à fon heureux
époux. Il vous croit digne d'avoir été
aimé d'elle, & il vous offre fa maifon.
L'innocence & la paix y régnent ^ vous
y trouverez Famitié , fhofpitalité, l'ef^
time , la confiance. Confuitez votre
cœur; & , s'il n'y a rien-là qui vous ef-
fraye , venez fans, crainte. Vous ne paj;.
tirez point fans y laifîer un ami,
W o L M A R,
p. S". Venez , mon ami; nous vous
attendons avec empreifement. Je n'aurai
pas la douleur que vous nous deviez uri
rçfus,
^4 L^ NOUVELLZ
LETTRE XI.
jy B Madame d' O r b e ^
A l' Am AN T DE J U L I E,
Dans cette Lettre ctoit inclufe la précédente,
JjiEN arrivé ! cent fois le bien arrivé,
cher St. Preux ! car je prétends que ce
nom (i) vous demeure, au moins dans
notre fociété. Ceft, je crois, vous dire
allez qu'on n entend pas vous en exclur-
xe , à moins que cette exclufion ne vieii-
ne de vous. En voyant par la lettre ci-
jointe que j^'ai fait plus que vous ne me
demandiez, apprenez à prendre un peu
plus de confiance en vos amis, ce à ne
plus reprocher à leur cœur à^s chagrins
qu'ils partagent, quand la raifon les force
à vous en donner. M. de Wolmar veut
( I ) C'eft celui qu'elle lui avoir donné de-
vant les gens à Ton précédent voyage. Voyea
Tome ÏI, Lettre XLIÎ.
H É L O ï s E. p^
VOUS voir , il vous offre fa maifon , fon
amitié , ks confeils ; il n'en falloir pas
tant pour calmer toutes tcïqs craintes fur
votre voyage; & je m'offenferois moi-
même, fi je pouvois un moment me dé~
fier de vous. Il fait plus , il prétend vous
guérir, & dit que ni Julie , ni lui, ni
vous , ni moi, ne pouvons être parfai-
tement heureux fans cela. Quoique j'at-
tende beaucoup de fa (-à^^^ , & plus
de votre vertu , j'ignore quel fera le fuc--
ces de cette entreprife. Ce que je fais
bien, c'eft qu'avec la femme qu'il a, le
foin qu'il veut prendre ell: une pure gé-
jnérofîté pour vous.
Venez donc, mon aîm.abîe ami, dans
la fécurité d'un cœur honnête, fatisfaire
remprefTement que nous avons tous de
vous embraffer & de vous voir paifible
de content ; venez dans votre pays &
parmi vos amis vousdélafTer de vos voya-
ges & oublier tous les maux que vous
^vez foufferts. La dernière fois que vgu$
me vîtes , j'étois une grave matrone , &
liion amie étoit à l'extrémité ; m^ais %
S)6 La No u v e lie
préfent qu elle fe porte bien , & que je
fuis redevenue fille , me voilà tout auflî
folle & prefque auflî jolie qu'avant mon
mariage. Ce qu il y a du moins de bien
fiir, c'eft que je n'ai point changé pour
TOUS y & que vous feriez bien des fois
le tour du monde^avant d'y trouver quel-
qu'un qui vous aimât comme moi.
L E T T Pv E X I L
DE Saint Preux
A Mi LORD Edouard,
J E nie lève au milieu de la nuit pour
vous écrire. Je ne faurois trouver un
-moment de repos. Mon cœur agite ,
tranfporté , ne peut fe contenir au- de-
dans de moi; il a befoin de s'épancher.
Vous qui l'avez fi fouvent garanti du
défefpoir , foyez le cher dépofitaire dQS
premiers plaifirs qu'il ait goûtés depuis fi
long-tems.
Je l'ai vue , iMllord ! mes yeux l'ont
vae !
H É L O ï s E. p7
ftie ! J'ai entendu fa voix ; ks mains ont
touché les miennes ; elle m*a reconnu ;
.elle a marqué de la joie à me voir; elle
m'a appelé fon ami, fon cher ami ; elle
m'a reçu dans fa maifon ; plus heureux
que je ne fus de ma vie , je loge avec
elle fous yn même toit; & maintenant,
que je vous écris , je fuis à trente pas
d'elle.
Mes idées font trop vives pour fe fuc-
çéd.er; elles fe préfentent toutes enfem-
ble ; elles fe nuifent mutuellement. Je
vais m'arrêter ^ reprendre haleine , pour
tâcher de mettre quelque ordre dans-
mon récit,
A peine , après une fi longue abfence,
m'étois - je livré près de vous aux pre-
miers tranfports de mon cœur , en em~
brafTant mon ami, mon libérateur &:
mon père , que vous fongeâtes au voyage
d'Italiep Vous me le fîtes defïrer dans
l'efpoir de me foulager enfin du fardeau
de mon inutilité pour vous. Ne pouvant
terminer fi-tôt les affaires qui vous rete^
noient à Londres , vous me propofâtes
Tomz llh £
p3 La Nouvelle
de partir le premier pour avoir plus de"
tems à vous attendre ici. Je damandai
la pcrmiffion d'y venir; je Tobtins, je
partis 5 & quoique Julie s'offrît d'avance
à mes regards , en fongeant que j'allo:$
m'approcher d'elle, je fentis du regret
à m'éloigner de vous. Milord , nous
fommes quittes ; ce feul fentiment vous
a tout payé.
Il ne faut pas vous dire que , durant
toute la route , je n'étois occupé que de
l'objet de mon voyage; mais une cliofe
à remarquer , c'eft que je commençai de
voir fous un autre point-de-vue ce même
objet qui n'étoit jamais forti de mon
coeur. Jufques-là,je m'étois toujours rap-
pelé Julie brillante comme autrefois
des charmes de fa première jeuneffe. J'a-
vois toujours vu fes beaux yeux animés
du feu qu'elle m'infpiroit. Ses traits ché-
ris n'offroient à mes regards que à^s,
garants de mon bonheur ; fon amour &
le mien fe miêloient tellement avec fa
figure 5 que je ne pouvois les en fépa-
XQU Maintenant j'allpis voiy Julie ma-
fi È L O ï s E: y^
fiée, Julie mère, Julie IndifFérente !
Je m mquie'tois des changemens que huit
ans d'intervalle avoient pu faire à fa
beauté. Elle avoit eu la petite vérole ;
elle s'en trouvoit changée ; à quel point
h pouvoit-elle être? Mon imaginatloa
me refufoit opiniâtrement des taches fur
ce charmant vifage , & fi-tot que j'en
voyois un marqué de petite vérole , ce
n étoit plus celui de Julie. Je penfois
encore à l'entrevue que nous allions
avoir 5 à la réception qu'elle m'alloit
faire. Ce premier abord fe préfentoit à
mon efprit fous mille tableaux différens ,
& ce moment, qui devoit paffer fi vite.,
revenoit pour moi mille fois le jour.
Quand j'apperçusla cime des m.onts ,.
le cœur me battit fortement , en m.e
difant : elle eft-là. La même çhofe ve-
noit de m'arriver en mer,à la vue des ce.
tes d'Europe, La m.émechofç m'étoit ar-
rivée autrefois à Meillerie^en découvrant
îa maifon du Baron d'Etange, Le monc@
n'eft jamais divifé pour moi qu'en deux
.fégions, celle où elle çft, & celjç q^
loo La No uvelle
elle n'eft pas, La première s'étend, quanci
je m'éloigne; & fe relTerre , à mefure que
j'approche 5 comme un lieu oii je ne dois
jamais arriver. Elle eft à prêtent bornée
aux murs de fa chambre. Héla^! ce lieu
feul eft habité ; tout le refte de Tuniver*
eft vuide.
Plus j'approchois de la Suiftc , plus je
me fentois ému. L'inftant où , des hau-
teurs du Jura, je découvris le lac de Ge-
nève , fut un inftant d'extafe & de ra-
vilTement. La vue de mon pays , de ce
pays fi chéri , où des torrens de plaifirs
avoient inondé mon cœur ; Tair des Al-
pes fi falutaire Se fi pur; le doux air de
la patrie , plus fuave que les parfums de
rOrient ; cette terre riche & fertile , ce
payfage unique , le plus beau dont Tceil
humain fut jamais frappé; ce féjour
charmant , auquel je n'avoisrien trouvé
d'égal dans le tour du monde; l'afped
d'un peuple heureux & libre ; la dou-
ceur de la faifon , la férénité du climat ;
mille fouvenirs délicieux qui réveilloient
tous les featimens que j'avois goûtés ^
Ji É L o ï s e: IOÎ
tout cela me jettok dans des tranfports
que je ne puis décrire ^ & fembloit me
rendre à la fois la jouifTance de ma vie
entière»
En descendant vers la côte , je fentis
une impreffion nouvelle dont je n'avois
aucune idée. Cétoit un certain mouve-
ment d^effroi qui me refTerroit le cccur
& me troubloit malgré moi. Cet eftroi ,
dont je ne pouvois démêler la caufe ,
croifToit à mefure que j'approchois de la
Ville; il ralentifToit mon empreffement
d'arriver , & fit enfin de tels progrès
que je m'inquiétois autant de ma dili-
gence, que j'avois fait jufques- là de ma
lenteur. En entrant à Vevai , la fenfation
que j éprouvai ne fut rien moins qu'a-
gréable. Je fus faifi d'une violente palpi^
tation qui m*empéchoit de refpirer ; je
parlois d'une voix altérée & tremblante.
J'eus peine à me fiire entendre, en de-
mandant M. de Wolmar ; car je n'ôfai
jamais nommer fa femme. On me dit
qu'il demeuroit à Clarens. Cette nou -
vellem'ôta de deflus la poitrine un poids
E3
102 La N ou V h lie
<ie cinq-cents livres ^ & prenant les deu^
lieues qui me reiloient à faire pour un
.répit 5 je me réjouis de ce qui m'eût dé-
folé dans un autre tems ; mais j'appris
avec un vrai chagrin que Madame d'Or-
be étoit à Laufanne. J'entrai dans une
auberge^pour reprendre les forces qui me
manquoient : il me fut impoffible d'ava-
ler un feul morceau; je fuffoquois en
buvant , ôc ne pouvois vuider un verre
qu'à plufieurs reprifes. Ma terreur re-
doubla 5 quand je vis mettre les chevaux
pour repartir. Je crois que j'aurois don-
né tout au monde pour voir brifer une
roue en chemin. Je ne voyoisplus Julie;
mon imagination troublée ne me pré-
fentoit que des objets confus ; mon âme
étoit dans un tumulte univerfel. Jecon-
noiiTois la douleur & le défefpoir; je
les aurois préférés à cet horrible état.
Enfin , je puis dire n'avoir de ma vie
éprouvé d'agitation plus cruelle que celle
où je me trouvai durant ce court trajet,
& je fuis convaincu que je ne l'auroi*
pu fupporter une journée entière.
H È L O 1 s E. lOj
En arrivant, je fis arrêter à la grille,
^ me Tentant hors d'e'tat de faire un
pas , j'envoyai le poilillon dire qu'un
étranger demandoit à parler à M. de
Wolman II étoit à la promenade avec
fa femme. On les avertit, & ils vinrent
par un autre côté , tandis que , les yeux
fixés fur Tavenue, j'attendois dans des
tranfes mortelles d'y voir paroître quel-
qu'un.
A peine Julie m'eut-elle apperçu, qu'el-
le me reconnut. A Tinflant , me voir ,
s'écrier, courir , s'élancer dans mes bras,
ne fut pour elle qu'une même chofe. A
ce fon de voix , je me fens trefiailîir ; je
me retourne , je la vois ^ je la fens. O
Milord , ô mon ami!... je ne puis par-
ler.. , . Adieu crainte , adieu terreur ,
effroi , refpeél humain. Son regard , fon
cri , fon gefte , me rendent en un mo-
ment la confiance , le courage & les for-
ces. Je puife dans ks bras la chaleur Se
la vie, je pétille de joie en la ferrant
dans les miens. Un tranfport facré nous
tient dans un long filence , étroitement
erabrafTés^&r ce n'eft qu'après un fi doux
faifilTement que nos voix commencent à
fe confondre ^ âc nos yeux à mêler leurs
pleurs. M. de Wolmar étoit-là; je le
favois^je le voyois , mais qu*aurois-je
pu voir ? Non ; quand Tunivers entier
le fût réuni contre moi^ quand l'appa-
reil à^^ tourmens m'eût environné , je
n'aurais pas dérobé rnoncceur à la moin-
dre de iit^ carefles , tendres prémices
d'une amitié pure & fainte que nous
emporterons dans le ciel !
Cette première impétuofité fufpen-
due. Madame de Wolmar me prit par
la main, ôc, fe retournant vers fon mari ,
lui dit avec une certaine grâce d'inno-
cence & de candeur dont je me fentis
pénétré : quoiqu'il foit mon ancien ami ,
je ne vous le préfente pas , je le reçois
de vous 5 & ce n'eft qu'honoré de votre
amitié , qu'il aura déformais la mienne.
Si les nouveaux amis ont moins d'ardeur
que les anciens, me dit-il, en m'embraf-
fant 5 ils feront anciens à leur tour , &
ne céderont point aux autres: Je reçus
T.-nu' m.
^ e
fj^e lo4-.
l^Âi coiifiimce dev; l>eller»
Cur^J j.-,4-
iunies
H È h O ï s E, 107
fes embraffemens : mais mon cœur ve-
noit de s'épuifer , & je ne fis que les
recevoir.
Après cette courte fcène, j'obfervaî
du coin de l'oeil qu'on avoit détaché ma
malle &: remifé ma chaife. Julie me prit
fous le bras, & je m'avançai avec eux
vers la maifon , prefque opprefTé d'aile
de voir qu'on y prenoit polTefîion de
moi.
Ce fut alors qu'en contemplant plus
palfiblement ce vifage adoré que j'avois
cru trouver enlaidi , je vis avec une fur-
prife amère & douce qu elle étoit réelle-
ment plus belle & plus brillante que ja-
mais. Ses traits charmans fe font mieux
formés encore ; elle a pris un peu plus
d'embonpoint , qui. ne fait qu'ajouter à
fon éblouiffante blancheur. La petite
vérole n'a laifle fur fes joues que quel-
ques légères traces prefque impercepti-
bles. Au lieu de cette pudeur fouftrante
qui lui faifoit autrefois fans celfe baif-
fer les yeux , on voit la fécurité de la
vertu s'allier dans fon charte regard à la
El
ic<? La No u v e ll e
douceur & à la fenfibilité ; fa conte-"
nance , non moins modefte , eft moins
timide ; un air plus libre & des grâces
plus franches ont fuccédé à fes manières
contraintes, mêlées de tendreffe de de
honte ; & 5 fi le fentiment de fa faute la
Tendoit alors plus touchante, celui de
fa pureté la rend aujourd'hui plus cé-
lefte.
A peine étions-nous dans le fallon ,
«quelle difparut, & rentra le moment
d-après. Elle n'étoit pas feule. Qui pen-
fez-vous qu'elle amenoit avec elle? Mi-
lord , c'étoient fes enfans ! fes deux en-
fans plus beaux que le jour , & portant
déjà fur leur phyfionomie enfantine le
charme & Tattrait de leur mère. Que
devins-je à cet afped? Cela ne peut, ni
fe dire , ni fe comprendre; il faut le fen-
tir. Mille mouvemens contraires m'af-
faillirent à la fois. Mille cruels & déli-
cieux fouvenirs vinrent partager mon
cœur. O fped:acle ! ô regrets ! Je me fen-
tois déchirer de douleur & tranfporter
de joie. Je voyois, pour ainfi dire , mul-
U É L 0 ï s E. 107
tlpller celle qui me fut (î chère. Hélas!
je voyois au même inftant la trop vive
preuve qu elle ne m'e'toit plus rien, &
mes pertes fembloient fe multiplier avec
, elle.
Elle me les amena par la main. Te-
nez, me dit-elle, d'un ton qui me perça
l'âme , voilà les enfans de votre amie ;
ils feront vos amis un jour. Soyez le leur
dès aujourd'hui. Auflî-tôt ces deux pe-
tites créatures s'emprefTerent autour de
moi , me prirent les mains ; & , m'acca-
blant de leurs innocentes carefTes , tour-
nèrent vers l'attendrifTement toute mon
émotion. Je les pris dans mes bras l'un
& l'autre ; &,les prefîant contre ce cœur
agité : chers Se aimables enfans , dis-je ,
avec un foupir, vous avez à remplir une
grande tâche. Puilliez-vous reflembler à
ceux de qui vous tenez la vie; pulifiez-
vous imiter leurs vertus , & faire ua
jour par les vôtres la confolation de
leurs amis infortunés. Madame de Wol-
mar, enchantée, me fauta au cou une fé-
conde tois,ôc fembloit me vouloir payes
E6
io8 La Nou V ELLt
par (qs careiTes de celles que je faifoîs
à ks deux fils. Mais quelle différence
du premier embralïement à celui-là ! Je
réprouvai avec furprife. C*étoitune mère
de himille que j'embraiîbis ; je la voyois
environnée de ion époux &: de fes en-
fans ; ce cortège m'en impoloit. Je trou-
vois fur fon vifage un air de dignité
qui ne m'avoit pas frappé d'abord ; je
me fentois forcé de lui porter une nou-
velle forte de refpedl ; fa familiarité m'é-
toit prefque à charge ; quelque belle
qu'elle me parut , j^aurois baifé le bord
de fa robe de meilleur cœur que fa joue:
dès cet inftant , en un mot , je connus
qu'elle-ou moi n'étions plus les mêmes,
&: je commençai tout de bon à bien au-
gurer de moi.
M. de Wolmar , me prenant par la
main, me conduifit enfuite au logement
qui m'ctoit deftîné. Voilà , me dit - il ,
en y entrant , votre appartement ; il
n eft point celui d*un ©.ranger , il ne
fera plus celui d'un autre , & déformai s
reliera vuide ou occupé par vous. Ju-
II E L O ï s E. lop
gez fi ce compliment me fut agréable !
mais je ne le méritois pas encore affez
pour l'écouter fans confufion. AL de
Wolmar me fauva l'embarras d'une ré-
ponfe. li m'invita à faire un tour de
jardin. Là , il £t fi bien que je me trou-
vai plus à mon aife; &, prenant le ton
d'un homme Inftruit de mes anciennes
erreurs, mais plein de confiance dans
ma droiture, il me parla comme un père
à fon enfant , & me mit à force d'efti-
rae dans rimpofiibilité de la démentir.
Non, Milord, il ne s'eft pas trompé;
je n'oublierai point que j'ai la fienne
& la votre à juftifier. Mais pourquoi
faut -il que mon cœur fe reflerre à fes
bienfaits ? Pourquoi faut - il qu'un hom-
me que je dois aimer , foit le mari de
Julie?
Cette journée fembloit deftinée à tous
ÏQS genres d'épreuves que je pouvois
fubir. Revenus auprès de Madame de
Wolmar , fon mari fut appelé pour
quelque ordre à donner, & je reliai feul
^vec elle.
lîo La N ouv elle
Je me trouvai alors dans un nouvel
embarras , le plus pénible & le moins
prévenu de tous. Que lui dire? Comment
débuter? Oferois - je rappeller nos an-
ciennes liaifons , &: des tems fi préfens
à ma mémoire ? LaiiTerois-je penler que
je les eulle oubliés, ou que je ne m'en
fouciaffe plus ? Quel fupplice de traiter
en étrangère celle qu'on porte au fond
de fon cœur ! Quelle infamie d'abufer
de l'hofpitalité pour lui tenir des dif-
cours qu'elle ne doit plus entendre !
Dans ces perplexités je perdois toute
contenance ; le feu me montoit au vifa-
ge; je n'ôfois ni parler , ni lever les
yeux 5 ni faire le moindre gefte , & je
crois que je feroîs refté dans cet état
violent jufqu'au retour de fon mari , fi
elle ne m'en eût tiré. Pour elle , il ne
parut pas que ce tête-à-tête l'eût gênée
en rien. Elle conferva le même main-
tien & les mêmes manières qu'elle avoit
auparavant ; elle continua de me parler
fur le même ton ; feulement , je crus
voir qu'elle effayoit d'y mettre encore
H É L O ï s E. lit
plus de gaieté Se de liberté , jointe à un
regard , ni timide, ni tendre , mais
doux & affedueux , comme pour m'en-
courager à me raiTurer & à fortir d'une
contrainte qu elle ne pouvoit manquer
d'appercevoir.
Elle me parla de mes longs voyages :
elle vouloit en favoir les détails ; ceux ^
fur-tout y des dangers que j'avois courus ,
des maux que j'avois endurés ; car elle
n'ignoroit pas, difoit-elle, que fon ami-
tié m'en devoit le dédommagement.
Ah 5 Julie ! lui dis-je avec trifteffe , il n'y
a qu'un moment que je fuis avec vous 5
voulez-vous déjà me renvoyer aux In-
des ? Non pas , dit - elle en riant j mais
j'y veux aller à mon tour.
Je lui dis que je vous avois donné une
relation de mon voyage, dont je lui ap-
portois une copie. Alors elle me de-
manda de vos nouvelles avec empreffe-
ment. Je lui parlai de vous , de ne pus
le faire fans lui retracer les peines que
j'avois foufFertes & celles que je vous avois
données. Elle en fut touchée j elle com^
112 La Nouvelle
menç:i,d'un ton plus férieux^à entreif
dans fa propre juftification , & à m-e
montrer qu'elle avoit dû faire tout ce
qu elle avoit fait. M. de Wolmar rentra
au milieu de fon difcours ; & , ce qui
me confondit , c'efl: qu elle le continua
en fa préfence , exactement comme s'il
n'y eût pas été. Il ne put s'empêcher de
fourire , en démêlant mon étonnement.
Après qu'elle eut fini , il me dit : vous
voyez un exemple de la franchife qui
règne ici. Si vous voulez fincèrement
être vertueux , apprenez à Timiter : c*efl:
la feule prière & la feule leçon que j aye
à vous faire. Le premier pas vers le vice
eft de mettre du myftère aux adions
innocentes , & quiconque aime à fe
cacher , a tôt ou tard raifon de fe cacher.
Un feul précepte de morale peut tenir
lieu de tous les autres ; c'eft celui - ci ;
ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne
veuilles que tout le monde voye & en-
tende; &: pour moi, j'ai toujours regar-
dé comme le plus eftimable des hommes,
ce Romain qui vouloit que fa maito^
H É L 0 I s If. 1 I y
fût conftruke de manière qu on vît tout
ce qui s*y faifoit.
J'ai , continua-t-il , deux partis à vous
propofer. Choifîfîèz librement celui qui
vous conviendra le mieux ; mais choifîf-
fez l'un ou l'autre. Alors^prenant la main
de fa femme, & la mienne, il me dit, eri
la ferrant : notre amitié commence , en
voici le cher lien ; qu'elle foit indiffolu*
ble. EmbrafTez votre fceur & votre amie;
traitez -la toujours comme telle ; plus
vous ferez familier avec elle , mieux je
penferai de vous. Mais vivez dans le
téte~à-téte , com.me fi j'étois préfent)
ou devant moi^cômme fi je n'y étois pas ;
voilà tout ce que je vous demande. Si
vous préférez le dernier parti , vous le
pouvez fans inquiétude ; car ,-comme je
me réferve le droit de vous avertir de
tout ce qui me déplaira , tant que je ne
dirai rien ,. vous ferez fur de ne m'avoir
point déplu.
lî y avoit deux heures que ce difcours^
m'auroit fort embarrafîe ; mais M., de
Wolmar commençoit à prendre une fi
1 ! 4 L A N O V V ELLE
grande autorité fur moi que j'y étois
déjà prefque accoutumé. Nous recom-
mençâmes à caufer paifiblement tous
trois 5 & chaque fois que je parlois à
Julie 5 je ne manquois point de Tappel-
1er Mad.ime. Parlez-moi franchement ,
dit enfin fon mari en m'interrom.pant ;
dans l'entretien de tout-à-rhcurc difiez-
vous, Madame}l>ion^ dis-je un peu dé-
concerté; mais la bienféance... La bien-
féance , reprit-il , n'eft que le mafque du
vice; où la vertu régne, elle efl inutile ;
je n'en veux point. Appeliez ma femme
Jidk en m.a préfence , ou Maiamc en
particulier ; cela m'eft indifférent. Je
commençai de connoître alors à quel
homme j'avois affaire , & je réfolus bien
de tenir toujours mon cœur en état d'être
vu de lui.
Mon corps , épuifé de fatigue , avoit
grand befoin de nourriture , &: mon el-
prit de repos ; je trouvai l'un & l'autre
à table. Après tant d'années d'abfence
& de douleurs , après de fi longues cour-
fes, je me difois dans une forte de ra-
H É L O ï s E, î I J
vîiîement : je fuis avec Julie , je la vois ^
je lui parle ; je fuis à table avec elle ,
cViQ me voit fans inquiétude , elle me
reçoit fans crainte ; rien ne trouble le
plaifir que nous avons d'être enfemble.
Douce & précieufe innocence , je n'c.-
vois point goûté tes charmes ; &ce n'eft
que d'aujourd'hui que je commence d'é-
xifter fans fouffrir.
Le foir , en me retirant ^ je paffai de«
vant la chambre des maîtres de la mai-
fon ; je les y vis entrer enfemble ; je
gagnai triftement la mienne , & ce
moment ne fjt pas pour moi le plus
agréable de la -journée.
Voilà 5 Milord , comment s'efl pafTée
cette première entrevue , defîrée fî paf-
fionnément, & fi cruellement redoutée.
J'ai tâché de me recueillir^ depuis que je
fuis feuî ; je me fuis efforcé de fonder
mon cœur; mais l'agitation de la journée
précédente s'y prolonge encore , & iî
m'eft impoiTible de juger fi-tôt de mon
véritable état. Tout ce que je fais très-
certainement, c'eft que, fi mes fentimens
11^ La Nouvelle
pour elle n*ont pas change d'efpece , Ils
ont,au moins.bien changé de forme ; que
7afpire toujours à voir un tiers entre
nous , & que je crains autant le tcte-à-
téte que je le defirois autrefois.
Je compte aller dans deux ou tiois
jours à Laufanne. Je n'ai vu Julie encore
qu'à demi, quand je n'ai point vu fa Cou-
fine ; cette aimable & chère amie à qui
je dois tant , qui partagera fans celTe
avec vous mon amitié , mes foins , ma
rcconnoiffance , & tous Us fentimens
dont mon coeur efl: refté le maître. A
mon retour , je ne tarderai pas à vous en
dire davantage. J'ai befofin de vos avis ,
Bc je veux m'obferver de près. Je fais
mon devoir & le remplirai. Quelque
doux qu'il me foit d'habiter cette mai-
fon ; je l'ai réfolu , je le jure ; fi je m'ap-
perçois jamais que je m'y plais trop , j'en
fortirai dansTinftant.
4:
H É L o ï s s, "i î^
LETTRE XIII.
De m ADAM m de froZMAU
A Madame d'Or se,
O I ^ nous avoJs accordé le délai qut
nous te demandions , tu aurois eu le
plaifir, avant ton départ^dVmbraiTer ton
protégé. Il arriva avant-hier, & vouloit
t'aller voir aujourd'hui ; mais une efpèce
de courbature , fruit de la fatigue & du
voyage , le retient dans fa chambre , &
il a été faigné (i) ce matin. D'ailleurs,
j'avois bien réfolu , pour te punir , de
ne le pas laifler partir fi^tot ; & tu n'as
qu'à le venir yoir ici , ou je te promets
que tu ne le verras de long-tems. Vrai-
ment cela feroit bien imaginé qu'il vît
féparément les inféparables !
En vérité , ma Coufine ; je ne faisî
(i) Pourquoi faigné ^EH-ceauffi lamodd
ç^ SuiiTe ?
ii8 La No uvelle
quelles vaines terreurs m'avoient fafclne
Tefprlt fur ce voyage , & j^ai honte de
m'y être oppofée avec tant d'obftination.
Plus je craignols de le revoir , plus je
ferois fâchée aujourd'hui de ne Tavoir
pas vu ; car fa préfence a détruit des
craintes qui m'inquiétoient encore , &
qui pouvoient devenir légitimes, à force
de m'occuper de lui. Loin que Tatta-
xhement que je fens pour lui m'effraye ,
je crois que , s*il m'étoit moins cher , je
me défierois plus de moi ; mais je Taime
aulîî tendrement que jamais , fans l'ai-
.mer de la même manière. Ceft de la
comparaifon de ce que j'éprouve à fa
.vue , & de ce que j'éprouvai jadis , que
[e tire la fécurité de mon état préfent ,
ik dans des fentimens fi divers , la diiîé-
rence fe fait fentir à proportion de leur-
vivacité.
Quant à lui , quoique je Taie reconnu
du premier inftant , je l'ai trouvé fort
changé; de, ce qu'autrefois je n'aurois
gueres imaginé poiHble , à bien des
égards , il inç paroit changé çr\ ipieux,
H É L O ï s £. ri$
Le premier jour , il donna quelques
fîgnes d'embarras , & j'eus moi-mêm.e
bien de la peine à lui cacher le mien.
Mais il ne tarda pas à prendre le ton
ferme & Tair ouvert qui convient à fon
C-iraâ:ère» Je Tavois toujours vu timidp
ôc craintif; la frayeur de me déplaire ,
Ôc peut-être la fecrette honte d'un rôle
peu digne d'un honnête-homme , lui
donnoient , devant moi , je ne fais quelle
contenance fervile & baffe , de dont tu
t'es plus d'une fois moquée avec raifom
Au lieu de la foumiilîon d'un efclave ,
il a maintenant le refpeâ d'un ami qui
fait honorer ce qu'il eftime ; il tient avec
afTurance des propos honnêtes ; il n'a pas
peur que fes maximes de vertu contra-
rient fes intérêts ; il ne craint ni de fe
faire tort , ni de me faire affront ^ en
louant les chofes louables; & Ton fentj
dans tout ce qu'il dit , la confiance d'un
homme droit Se fur de lui-même , qui
tire de fon propre cœur l'approbation
qu'il ne cherchoit autrefois que dans
fîies regards, Je txouve auiTi que TufagQ
^20 La Nou V elle
du monde & rexpérience lui ont été ce
ton dogmatique ^ tranchant qu'on prend
dans le cabinet ; qu'il eft moins prompt
à juger les hommes , depuis qu'il en a
beaucoup obfervés , moins prefTé d'éta-
blir des propofitions univerfelles depuis
qu'il a tant vu d'exceptions , &: qu'en
général l'amour de la vérité l'a guéri de
l'efprit de fyftémes ; de forte quil eft
devenu moins brillant & plus raifonna-
ble , & qu pn s'inftruit beaucoup mieux
avec lui, depuis qu'il n'eft plus fî favant.
Sa figure eft changée auffi ,& n'eft pas
moins biens ; fa démarche eft plus affu-
rée ; fa contenance eft plus libre ; fon
port eft plus fier ; il a rapporté de fes
campagnes un certain air martial qui lui
Ced d'autant mieux , que fon gefte , vif
& prompt, quand il s'anime, eft d'ailleurs
plus grave & plus pofé qu'autrefois. C'eft
un marin dont l'attitude eft flegmatique
&: froide , & le parler bouillant ^ im-
pétueux. A trente ans pafTçs , fon vifage
€ft celui de l'homme dans fa perFedion ,
& joint au feu de la jeuneife la majefté
de
H É L O ï s E. 12 1
de Y^gQ mûr. Son teint n eft pas recon-
noiffible ; il eft noir comme un Maure ,
& de plus fort marque de la petite vé-
role. Ma chère , il te faut tout dire : ces
marques me font quelque peine à ïq-
garder , & je me furprends fou vent à
les regarder malgré moi.
Je crois m'ap-percevoir que , fi je l'exa-
mine, iln^efl: pas moins attentif à m'exa-
miner. Après une fi longue abfence , iî
eft naturel de fe confidérer mutuellement
avec une forte de curiofité ; mais fi cette
curiofité femble tenir de l'ancien em-
prelTement , quelle différence dans la
manière 5 au ffi- bien que dans le m.otif?
Si nos regards fe rencontrent moins fou-
vent , nous nous regardons avec plus de
liberté. Il femble que nous ayons une
convention tacite pour nous confidérer
alternativement. Chacun fent , pour
ainfi dire , quand c'eft le tour de l'autre ,
de détourne les yeux à fon tour. Peut-on
revoir fans plaifir , quoique Tém.otion
n'y foit plus ^ ce qu'on aima fi tendre-
ment autrefois , & qu'on aime fi pure-
Tom^lîL F
122 L A No U V £ LL E
ment aujourd'hui ? Qui fait fi Tamour-
propre ne cherche point à juftifier les
erreurs paffées ? Qui fait fi chacun des
deux 5 quand la paflion cefTe de l'aveu-
gler, n'aime point encore à fe dire : je
n'avois pas trop mal choifi ? Quoi qu'il
en foit 5 je te le répète fans honte , je
conferve pour lui des fentimens très-
doux qui dureront autant que ma vie.
Loin de me reprocher ces fentimens , je
m'en applaudis ; je rougiros de ne les
avoir pas , comme d'un vice de caradère
& de la marque d'un mauvais cœur.
Quant à lui^ j'ôfe croire qu'après la ver^
tu 5 je fuis ce qu'il aime le mieux au
monde. Je fens qu'il s'honore de mon
eftime ; je m'honore à mon tour de la
fienne^ôi: mériterai de la conferver. Ah ! fi
tu voyois avec quelle tendreffe il carefîe
mes enfans, fi tu favois quel plaifir il
prend à parler de toi ! Coufine , tu con >
noîtrois que je lui fuis encore chère.
Ce qui redouble ma confiance dans
Topinion que nous avons toutes deux de
lui , c'eil: que M. de Wolmar la partage ,
H É L O ï s E. 125
^ qu il en penfe par lui - même , dè~
puis qu'il Ta vu , tout le bien que nous
lui en avons dit. Il m'en a beaucoup
parlé ces deux foirs , en fe félicitant du
parti qui! a pris , & me faifant la guerre
de ma réfiilance. Non, me difoit-il hier,
nous ne laifferons point un fi honnéte-
homme en doute fur lui-même ; nous
lui apprendrons à mieux compter fur fa
vertu , & peut-être un jour jouirons-
nous avec plusM'avantage que vous ne
penfez du fruit des foins que nous al-
lons prendre. Quant à préfent, je com-
mence déjà par vous dire que fon carac-
tère me plait , & que je l'eflime fur-
tout par un coté dont il ne fe doute
gueres , favoir la froideur qu'il a vis-à-
vis de moi. Moins il me témoigne d'a-
mitié , plus il m'en infpire ; je ne fau-^
rois vous dire combien je craignois d'en
ftrecareffé. C'étoit la première épreuve
que je lui deffinois ; il doit s'en préfen-
ter une féconde ( i ) fur laquelle je Vob^
{0 La lettre ou ï\ étoic queftion Je cette
Fa
124 -^ ^ NoU V ELLE
ferverai ; après quoi , je ne robferveral
plus. Pour celle-ci , lui dis-je , elle ne
prouve autre chofe que la franchife dç
fon caradère : car jamais il ne put fs
réfoudre autrefois à prendre un air fou-
rnis & complaifant avec mon père , quoi-
qu'il y eût un fi grand intérêt & que
je Ten eufTe inftamment prié. Je vis avec
douleur qu'il s'ôtoit cette unique reffour-
ce , & ne pus lui fa voir mauvais gré de ne
pouvoir être faux en rien. Le cas eft bien
différent , reprit mon mari ; il y a entre
votre père &: lui une antipathie natu-
relle fondée fur Toppofition de leurs
maximes. Quant à moi, qui n'ai ni fyftê-
mes ni préjugés , je fuis fur qu'il ne me
hait point naturellement. Aucun homme
ne me hait ; un homme fans padîon
ne peut infpirer d'averfion à perfonne :
mais je lui ai ravi fon bien , il ne me le
pardonnera pas fi-tôt. Il ne m'en ai-
mera que plus tendrement , quand ï\
féconde épj^uve a été fupprimée i mais j'aii^
lai ibin d'en parler dans Toccanon,
H É L O ï s E. 12 f
fêi'a parfaitement convaincu que le mai
que je lui ai fait ne m'empêche pas de
le voir de bon œil. S'il me careflbit à
préfent , il feroit un fourbe ; s'il ne ma
careffoit jamais , il feroit un monftrCé
Voilà 5 ma Claire , à quoi nous en
fommes , & je commence à croire que
le ciel bénira la droiture de nos cc^eurs
Se les intentions bienfaifantes de mon
mari. Mais je fuis bien bonne' d'entrer
d^ins tous ces détails : tu ne mérites pis
que j'aie tant de plalfir à m'entretenir
avec toi; j'ai réfolu de ne te plus rien
dire ; & , fi tu veux en favoir davantege ,
viens l'apprendre.
P. S» Il faut pourtant que je te dîfe
encore ce qui vient de fe paiTer au fujet
de cette lettre. Tu fais avec quelle in-
dulgence M. de Wolmar reçut l'aveu
tardif que ce retour imprévu me força
de lui faire. Tu vis avec quelle dou-
ceur il fut efTuyer mes pleurs , & dilîîper
ma honte. Soit que je ne lui euffe rien
appris , comme tu l'as affez raifonnable-
F3
126 La N ou i^ elle
ment conjeduré , foit qu en effet il fût
touché d'une démarche qui ne pouvoit
être dictée que par le repentir , non-
feulement il a continué de vivre avec
moi comme auparavant , mais il femble
avoir redoublé de foins , de confiance ,
d'eftime , bc vouloir me dédommager , à
force d'égards 5 de la confuKon que cet
aveu m'a coûtée. Ma Coufine , tu con-
noîs mon cœwr ; juge de Timpreilion qu'y
fait une pareille conduite.
Sitôt que je le vis réfolu àlaiffer ve-
nir notre ancien maître , je réfolus^de
mon côté , de prendre contre moi la
meilleure précaution que je puffe em-
ployer ; ce fut de choifir mon mari
même pour mon confident , de n'avoir
aucun entretien particulier qui ne lui fût
rapporté , & de n'écrire aucune lettre
qui ne lui fût montrée. Je m'impofai
même d'écrire chaque lettre, comme s'il
ne la devoit point voir , & de la lui
montrer enfuite. Tu trouveras un arti-
cle dans celle-ci qui m'eft venu de cette
manière^ & fi je n'ai pu m'empêcher, en
H É L O ï s E. 127
récrivant, de fonger qu'il le verroit , je
me rends le témoignage que cela ne
m'y a pas fait changer un mot ; mais ,
quand j'ai voulu lui porter ma lettre , il
s'eft moqué de moi , & n'a pas eu la
complaifance de la lire.
Je t'avoue que j'ai été un peu piquée
de ce refus . comme s'il s'étoit défié de
ma bonne-foi. Ce mouvement ne lui a
pas échappé : le plus franc & le plus
généreux des hommes m'a bien raf-
furée. Avouez , m'a-t-il dit , que dans
cette lettre vous avez moins parlé de
moi qu'à l'ordinaire. J'en fuis conve-
nue ; étoit-il féant d'en beaucoup par-
ler pour lui montrer ce que j'en aurois
dit ? Hé bien ! a-t-il repris en fouriant,
j'aime mieux que vous parliez de moi
davantage , & ne point favoir ce que
vous en direz. Puis il a pourfuivi d'un
ton plus férieux : le mariage efl un état
trop auftère &c trop grave pour fuppor-
ter toutes les petites ouvertures de cœur
qu'admet la tendre amitié. Ce dernier
lien tempère quelquefois à propos l'ex-
F4.
12$ L^ Nouvelle
trême févérité de l'autre , & il efl: bon
qu'une femme honnête & fage puiflè
chercher auprès d'une fidelle amie les
confolations , les lumières , & les con-
fei.'s qu elle n'ôferoit demander à fon
mari fur certaines matières. Quoique
vous ne difiez jamais rien entre vous
dont vous n^aimaffiez à m'inftruire ^ gar-
dez-vous de vous en faire une loi , de
peur que ce devoir ne devienne une
gêne 5 &: que vos confidences n'en foient
moins douces , en devenant plus éten-
dues. Croyez-moi ^ les épanchemens de
ramitié fe retiennent devant un témoin ,
quel qu'il foit. Il y a mille fecrets que
trois amis doivent favoir , & qu'ils ne
peuvent fe dire que deux à deux. Vous
communiquez bien les miêmes chofes à
votre amie & à votre époux , mais nori
pas de la même manière ; &, fi vous vou-
lez tout confondre , il arrivera que vos
lettres feront écrites plus à moi qu'à
elle 5 & que vous ne ferez à votre aife
ni avec l'un , ni avec l'autre. C'efl pour
mon intérêt^autant que pour le vôtrCjOue
II É L O ï s S. 1 20
je vous parle ainfi. Ne voyez-vous pas
que vous craignez déjà la jufie honte de
me louer en ma préfence ? Pourquoi vou-
lez-vous nous ôter, à vous, le plaifir
de dire à votre amie combien votre
mari vous eft cher ; à moi , celui de pen-
fer que , dans vos plus fecrets entretiens ,
vous aimiez à parler bien de lui. Julie I
Julie ! a-t-il ajouté , en me ferrant la
main , & me regardant avec bonté, vous
abaiiTerez-vous à àQs précautions fi peu
dignes de ce que vous êtes, & n'appren-
drez vous jamais à vous eftimer votre
prix?
Ma chère amie , j'auroîs peine à du'e
comment s'y prend cet homme incom-
parable : mais je ne fais plus rougir de"
moi devant lui. Malgré que j'en aie, il
m'élève au-defTus de moi-même ; & je
fens qu'à force de confiance , il m'ap-
prend à la mériter.
^^^
FX
ijo La No u v elle
LETTRE XIV.
jR É P o N s £ DE Madame d'Orbe
A Madame de Wolmar.
c
OMMENT , Coufine ! notre voyageur
efl arrivé , & je ne Tai pa vu encore à
mes pieds chargé des dépouilles de TA-
meriquc ! Ce n'tft pas lui , je t'en aver-
tis que j'accufe de ce délai ; car je fais
qu il lui dure autant qu'à moi : mais je
vois qu'il n'a pas aulfi bien oublié que
tu dis, fon anciea^çnétier d'efclave , & je
me plains moins '^e fa négligence que
de ta tyrannie. Je te trouve auiîî fort
bonne de vouloir qu'une prude^grave ^
form.ilifte comme moi/aiTe les avances,
& que, toute affaire ceiTante, je coure
b^ifer un vifage noir & crotu ( i ) , quia
paffé quatre fois fous le foleil & vu le
pays des épices ! mais tu me fais rire, fur-
(i) Marqué de petite Vérole. Terme d«
pays.
H É L O ï s E. 131
tout, quand tu te prefTes de gronder , de
peur que je ne gronde la première. Je
voudrois bien favoir de quoi tu te mê-
les? C*efl: m.on métier de quereller ; j'y
prends plaifir , je m'en acquitte à m.er-
veiile 3 & cela me va très-bien ; m-ais
toi 5 tu y es gauche on ne peut davan-
tage, & ce n'ell: point du tout ton fait.
En revanche , fi tu favois combien tu
as de grâce à avoir tort, combien ton
air confus & ton œil fuppliant te ren-
dent charmante , au-lieu de gronder, tu
pafferois ta vie à demander pardon , fi-
non par devoir , au moins par coquet-
terie.
Quant à préfent, demande-moi pardon
de toutes manières. Le beau projet que
celui de prendre fon mari pour fon con-
fident , & l'obligeante précaution pour
une auffi fainte amitié que la nôtre !
Amie injufte, & femme puiillanime ! à
qui te fieras-tu de ta vertu fui la ccrre ,
fi tu te défies de tes fentirnens 8^ des
miens! Peux-tu , fan^ nous offcnfer tou-
tes deux, craindre ton cu ur & mon in-
^ 6
13 2 La Nouvelle
diil'<erice dans les nœuds (acres où ta
vis? J'ai peine à comprendre comment
la feule idée d'admettre un tiers dans
les fecrets caquetages de deux femmes
ne t'a pas révoltée ! Pour moi , j'aime
fort à babiller à mon aife avec toi ; mais
fi je favois qu-e l'œil d'un homme eût
jamais fureté mes lettres, je n'aurois
plus de plaifir à t'écrire;infenfîbîement
la froideur s'introduiroit er«:re nous avec
la réferve, & nous ne nous aimerions
plus que comme deux autres femmes.
Regarde à quoi nous expofoit ta fotte
défiance , C ton mari n'eût été plus fage
que toi.
Il a très-pi*udemment fait de ne vou-
loir point lire ta lettre. Il en eût , peut-
être 5 été moins content que tu n'efpé-
rois, & moins que je ne le fuis moi-
même y à qui l'état où je t'ai vue ap-
prend à mieux juger de celui où je te
vois. Tous ces Sages contemplatifs qui
ont pafTé leur vie à l'étude du cœur hu-
main 5 en favent moins fur les vrais fignes
de l'amour que la plus bornée des feiia--
II É L O ï s E. î 3 f
mes fenfibles. I\L de' N^^olmar auroit
d*abord remarqué que ta lettre entiers
efl: employée à parler de notre ami , 6i
n*auroit point vu rapoftille oii tu n'ea
dis pas un mot. Si tu avois'écrit cette
apoftllle 5 il y a dix ans y mon enfant^
je ne {aïs comment tu aurois fait : mais
l'ami y feroit toujours rentré par quel-
que coin 5 d'autant plus que le mari ne
la devoit point vair,
M. de Wolmar auroit encore obfervé
Tattention que tu as mife à examiner
fon hôte , & le plaifir que tu prends à
le décrire > m.ais il mangeroit Ariftots
& Platon 5 avant de favoir qu'on regarda
fon amant , & qu^^on ne l'examine pas.
Tout examen exige un fang-froid qu'on.
n'a jamais , en voyant ce qu'on ai-me.
Enfin il s'imagineroit que tous ces
changement que tu as obfervés feroient
échappés à une autre , & moi j'ai bien
peur 3^ au contraire, d'en trouver qui te
feront échappés. Quelque différent qiLs
ton hôte foit de ce qu'il étoit , il chan--
geroit davantage encore ^ que ,. fi t(m
154 ^^^ Nouvelle
eœur n'avoit point changé, tu le ver-
rois toujours le même. Quoi qu'il en
foit 5 tu détournes les yeux , quand il te
regarde. Tu les détournes, CoufinePTu
ne les bailTes donc plus? Car furement
tu n*as pas pris un mot pour l'autre.
Crois-tu que notre Sage eut auili remar-
qué cela ?
Une autre chofe très -capable d'in-
quiéter un mari , c'eft je ne fais quoi
de touchant & d'aifeclueux qui reftc
dans ton langage au fujet de ce qui te
fut cher. En te lifant, en t'entendant par-
ler 3 on a befoin de te bîen connoître
pour ne pas fe tromper à tes fentimens;
on a befoin de favoir que c'eft feule-
ment d'un ami que tu parles , ou que
tu parles ainfi de tous tes amis; mais
quant à cela, c'eft un effet naturel de
ton caractère , que ton mari connoît
trop bien pour s'en alarmer. Le moyen
que dans un cœur fi tendre la pure ami-
tié n'ait pas encore un peu l'air de l'a^-
mour ? Ecoute , Coufine ; tout ce que
je te dis-là doit bien te donner du eou-
H É L O ï s t. 15^
rage , mais non pas de la ténTiérité. Tes
progrès font fenlibles^ & c'eft beaucoup.
Je ne comptois que fur ta vertu , & je
commence à compter auffi fur ta raiion :
je regarde à préfent ta guérifon , fînon
comme parfaite, au moins comme fa-
cile ; &: tu en as précifément aiTez fait
pour te rendre inexçufable , fi tu n a-
cheves pas.
Avant d*être à ton apoftilie , j'avois
déjà remarqué le petit article que tu as
eu la franchife de ne pas fupprimer ou
modifier , en fongeant qu^il feroit vu de
ton mari. Je fuis fure qu'en le lifant , i!
eût 5 s'il fe pouvoit , redoublé pour toî
d'eftime ; mais il n'en eût pas été plus
content de l'article. En général, ta lettre
étoit très-propre à lui donner beaucoup
de confiance en ta conduite , & beau-
coup d'inquiétude fur ton penchant. Je
t'avoue que ces marques de petite vé-
role 5 que tu regardes tant , me font
peur 5 & jamais l'amour ne s'avifa d'un
plus dangereux fard. Je fais que ceci
ne feroit rien pour une autre j mais ^
îj6 La No u f e lle
Confine, fouviens-t-en toujours; celle
que la jeuneiTe 6: la figure d'^un amant
n'avoient pu féduire , fe perdit en pen-
fant aux maux qu il avoit foufferts pour
elle. Sans doute le ciel a voulu qu'il Kii
reftâtdes marques de cette maladie pour
exercer ta vertu , & qu il ne t'en reftàt
pas 5 pour exercer la fienne.
Je reviens au principal fiijet de ta
lettre ; tu fais qu'à celle de notre ami ,
j'ai volé ; le cas étoit grave. Mais à pré-
lent ^ fi tu iavois dans quel embarras m'a
mis cette courte abfence, & combien
fai d'affaires à la fois, tu fentirois Tim-
pollibilité où je fuis de quitter de re-
chef ma maifon , fans m'y donner de
nouvelles entraves & m^e mettre dans la
néceffité d'y paffer encore cet hiver ; ce
qui n'efi pas mon compte ni îe tien. Ne
vaut-il pas mieux nous priver de nous
voir deux ou trois jours à la hâte , &
nous rejoindre fix mois plutôt? Je penfg
auiTi qu'il ne fera pas inutile que je caufe
en particulier & un peu à loifir avec
notre philofophe j foit pour fonder &
H É L 0 ï s Ë. 357
raffermir fon cœur 5 foit pour lui don-
ner quelques avis utiles fur la manière
dont il doit fe conduire avec ton mari ,
& même avec toi; car je n'imagine pas
que tu puifTes lui parler bien librement
là-defTus , & Je vois par ta lettre même
qu il a befoin de confeil. Nous avons
pris une fi grande habitude de le gou-
verner 5 que nous fomm.es un peu ref-
ponfables de lui à notre propre confcien-
ce ; & 5 jufqu'à ce que fa raifon foit en-
tièrement libre, nous y devons fuppléer.
Pour moi, c'eft un foin que je prendrai
toujours avec plaifir ; car il a eu pour
mes avis des déférences coûteufcs que je
n'oublierai jamais ; & il n'y a point
G nom m. e au monde , depuis que le
mien n'efl: plus , que j'eftime &: que j'ai-
me autant que lui. Je lui réferve auHi^
pour fon compte, le plaifir de me rendre
ici quelques fervices.
J'ai beaucoup de papiers mal en ordre
qu'il m'aidera à débrouiller, & quelques
affaires épineufes où j'aurai befoin à mon
tour de fes lumières de de [qs foins. Au
138 La Nou velle
tefte 5 je compte ne le garder que cinq
ou fix jours tout au plus , & peut-être te
le renverral-je dès le lendemain ; car j*ai
trop de vanité pour attendre que l'impa-
tience de s'en retourner le prenne ^ 3c
Tceil trop bon pour m'y tromper.
Ne manque donc pas, fi-tôt qu'il fera
remis , de me l'envoyer, c'eft-à dire , de
le laifTer venir, ou je n'entendrai pas rail-
lerie. Tu fais bien que, fi je ris, quand je
pleure, & n'en fuis pas moins affligée , je
ris auffi, quand je gronde, 3c n'en fuis pas
moins en colère. Si tu es bien fage , 5c
que tu faffe les chofes de bonne grâce ,
je te prom.ets de t'envoyer avec lui un
joli petit préfent qui te fera plaiGr , &
très-grand plaifir; mais fi tu me fais lan-
guir , je t'avertis que tu n'auras rien.
P, S. A propos, dis-moi; notre marin
fume-t-il ? jure-t-il ? boit-ii de Teau-de-
vie ? porte-t-il un grand fabre ? a-t-il bien
la mine d'un flibufrier ? Mon Dieu ! que
je fcis curieufe de voir l'air qu'on a,
quand on revient des Antipodes !
H É L 0 ï s E. l^p
LETTRE XV.
deMadame d' 0 r b e
A Madame de TFolmar,
T
iENs,Cou{me, voilà ton efcîave que
je te renvoie. J'en ai fait le mien durant
ces huit jours, & il a porté (qs fers de
fi bon cceur, qu'on voit qu'il eft tout fait
pour fervir. Rends-moi grâce de ne l'a-
voir pas gardé huit autres jours encore;
car , ne t'en déplaife , fi j'avois attendu
qu'il fût prêt à s'ennuyer avec moi, j'au-
rois pu ne pas le renvoyer C-tôt. Je Fai
donc gardé fans fcrupule ; mais j'ai eu
celui de n'ôfer le loger dans ma maifon.
Je me fuis fenti quelquefois cette fierté
d'âme qui dédaigne les ferviles bienféan-
ces,& fied fi bien à la vertu. J'ai été plus
timide en cette occafion,fans favoir pour-
quoi; ôc tout ce qu'il y a de fur, c'efl
que je ferois plus portée à me reprocher
cette réferve , qu'à m'en applaudir.
140 La Nouv elle
Mais toi . fais-tu bien pourquoi notrd
ami s'enduroit fi paifiblement ici ? Pre-
mièrement, il étoit avec moi, & je pré-
tends que c'eft déjà beaucoup pour pren*
dre patience. Il m'épargnait des tracas
bc me rendoit fervice dans mes affaires ;
un ami ne s'ennuie point a cela. Une
troifieme chofe que tu as déjà devinée y
quoique tu n'en faffes pas fembl:mt ,
c ell qu'il me parloit de toi; &, fi nous
ôtions le tems qu'à duré cette cauferie ,
de celui qu'il a pafTé ici , tu verrois qu'il
m'en eftfort peu refté pour mon compte.
Mais quelle bizarre fantaifie de s'iloi-
gner de toi, pour avoir le plaifir a^n
parler ? Pas fi bizarre qu*on diroit bien,
il eft contraint en ta préfence ; il faut
qu'il s'obferve incefiamment ; la moin-
dre indifcrétion deviendroit un crime ;
Se, dans*ces momens dangereux , le feul
devoir fe lailîe entendre aux cœurs hon-
nêtes : mais, loin de ce qui nous fut cher ,
on fe permet d'y fonger encore. Si Ton
étouffe un fentiment devenu caupable ,
pourquoi fe reprocheroit-on de l'avoir
H É L O ï s E. 14 î
eu, tandis qu'il ne Tétoit point? Le doux
fouvenir d'un bonheur qui fut légiti-
me, peut - il jamais être criminel ? Voi-
là 5 je penfe , un raifonnement qui t*iroit
mal 5 mais qu'après tout il peut fe per-
mettre. Il a recommencé, pour ainfi dire,
la carrière de fes anciennes amours. Sa
première jeuneiTe s'eft écoulée une fe-<
conde fois dans nos entretiens. Il me
renouvêloit toutes fes confidences ; il
rappeloit ces tems heureux où il lui étoit
permis de t'aimer; il peignoit à mon
cœur les charmes d'une flamme inno-
cente. ../fans doute il les embelliffoit !
Il m'a peu parlé de fon état préfent
par rapport à toi ; &, ce qu'il m'en a dit,
tient plus du refpecî: & de l'admiration
que de l'amour ; en forte que je le vois
retourner , beaucoup plus rafluré fur fon
cœur, que quand il eft arrivé. Ce n'eft
pas qu'aufîi-tôt qu'il eft queftion de toi ,
l'on n'apperçoive au fond de ce cœur
trop fenfible , un certain attendriiTement
que l'amitié feule , non moins touchan-
te , marque pourtant d'un autre ton ;,
\^2 La N ou V elle
mais j'ai remarqué depuis lo'ng-tems que
perfonne ne peut, ni te voir , ni penfer
à toi de fang-froid; &, fi l'on joint au
fentiment univerfel que ta vue infpire,
le fentiment plus doux qu'un (ouvenii:
ineffiiçable a dû lui laifTer , on trouvera
qu'il eft difficile 5 &: peut-être impofliblej
qu'avec la vertu la plus auftère il foit au-
tre chofe que ce qu'il eft. Je l'ai bien
queftionné , bien obfervé, bien fuivi; je
Tai examiné autant qu'il m'a été poiîi-
ble; je ne puis bien lire dans fon ame^
il n'y lit pas mieux lui-même : m.ais je
puis te répondre a. au moins , qu'il eft pé-
nétré de la force de fes devoirs Ôc des
tiens 5 & que l'idée de Julie méprifdble
.&: corrompue lui feroit plus d'horreur à
concevoir que celle de fon propre anéan^
tiiTem.ent. Coufîne , je n'ai qu'un con-
feil à te donner, & je te prie d'y fair«
attention; évite les détails fur le paiTé, ôc
je te réponds de l'avenir.
Quant à la reflitution dont tu me par-
les 5 il n'y faut plus fonger. Après avoir
épuifé toutes le3 raifons imaginables ^ je
Hé lois e. 145^
l'ai prié, prefle , conjuré , boudé, baifé;
je lui ai pris les deux mains; je me fe^-
rois mife à genoux, s* il m'eût laifTé faire :
il ne m'a pas même écoutée. Il a poufle
rhumeur &: l'opiniâtreté , jufqu'a jurer
qu il confentiroit plutôt à ne te plus voir
qu a fe deflaifir de ton portrait. Enfin ,
dans un tranfport d'indignation , me le
faifant toucher attaché fur fon cœur : le
voilà, m'a-t-ildit, d'un ton fi ému qu'il
en refpiroit à peine , le voilà ce portrait,
le feul bien qui me refte, & qu'on m'en*
vie encore ! Soyez fiire qu'il ne me fera
jamais arraché qu'avec la vie. Crois-moi,
Coufine , foyons fages , & laiifons-lui le
portrait. Que t'importe au fond qu'il lui
demeure? Tant pis pourlui, s'il s'obftine
à le garder.
Après avoir bien épanché & foulage
fon cœur , il m'a paru afTez tranquile
pour que je pufTe lui parler de fes aff é
res. J'ai trouvé que le tems & la raifon
ne i'avoient point fait changer de {yikè*
me , & qu'il bornoit toute fon ambition
^ pafler fa vie^attaçhé à Milord Edouard.
144 L^ A^OUFELL E
Je n'ai pu qu'approuver un projet fi hon^
néte, fi convenable à ion caractère, &
fi digne de la reconnoilTance qu'il doit
à des bienfaits fans exemple. Il m*a dit
que tu avois été du même avis ; mais
que M. de Wolmar avoit gardé le filen-
ce. Il me vient dans la tête une idée.
A la conduite afTez finguliere de toti
mari , de à d'autres indices , je foupçon-
rie qu'il a fur notre ami quelque vue
fecrettc qu'il ne dit pas. LaifTons - le
faire 5 & fions-nous à fafageiïe. La ma-
nière dont il s'y prend prouve afîez que ,
fi ma conjedure eft jufte, il ne médite
rien que d'avantageux à celui pour le-
quel il prend tant de foins.
Tu n'as pas mal décrit fa figure Si (qs
manières; & c'çftun figne affez favora-
ble , que tu l'aies obfervé plus exacte-
ment que je n'aurois cru : mais ne trou-
ves - tu pas que fes longues peines 3c
riiabitude de les fentir ont rendu fli
phyfionomie encore plus intéreilànte
qu^'elle n'étoit autrefois ? Malgré ce que
ÎU m'en avois écrit , je craignois de lui
voir
H É L O ï s E. i^J
v-oîr cette politefle maniérée , ces façons
fingerefles qu'on ne manque jamais de
contrader à Paris. & qui, dans la foule
des riens dont on y remplit une journée
oifive , fe piquent d'avoir une forme plu-
tôt qu'une autre. Soit que ce vernis ne
prenne pas fur certaines âmes , foit que
Tair de la mer Tait entièrement effacé,
je n'en ai pas apperçu la moindre trace;
&, dans tout fempreiïement qu'il m'a
témoigné , je n'ai vu que le defir de
contenter fon cœur. Il m'a parlé de mon
pauvre mari ; mais il aiinoit mieux le
pleurer avec moi, que me confoler, &
ne m'a poiat débité là-deffus de maxi-
mes galantes. Il a careifé ma filb; mais
au-lieu de partager mon admiration
pour elle , il m'a reproché , comme toi ,
ÎQS défiuts , & s'efr plaint de ce que je
la gâtois ; il s'eû livré avec zèle à mes
affaires , & n'a prefque été de mon avis
fur rien. Au furplus, le grand air m'au-
roit arraché les yeux qu'il ne fe fcroit
pas avifé d'aller fermier un rideau ; je
me ferois fatiguée à palfer d'une cham-
Tmnz ÎIL G
14^ La N ou V elle
bre à l'autre ç, qu'un pan de fon habit ga-
lamment étendu fur fa main ne feroit
pas venu à mon fecours ; mon éventail
refta hier une grande féconde à terre ,
fans qu'il s'élançât du bout de la cham-
bre 3 comme pour le retirer du feu. Les
matins avant de me venir voir^ il n'a
pas envoyé une feule fois favoir de mes
nouvelles. A la promenade , il n affed:e
point d'avoir fon chapeau cloué fur fa
tête, pour montrer qu'il fait les bons
airs (i). A table, je lui ai demandé
fouvent fa tabatière , qu'il n'appelle pas
fa bocte ; toujours il me Ta préfentée
avec la main, jamais fur une afliette,
comme un laquais ; il n'a pas manqué
( 1 ) A Paris on fe pique fur-tout de rendre
la foci été commode &: facile, & c*cft dans
une foule de règles de cette importance qu'on
▼ tait confiner cette fociété. Tout eil ufages
& loix dans la bonne compagnie. Tous ces
ufages naiflent & pallent comme un éclair?
Le favoir-vivre coniifte à fe tenir toujours
au guet, à les faifir au pailage , à les affec-
ter , à montrer qu'on fait celui du jour. Le
tout pour être lîmple.
H È L O ï s E. 147
de boire à ma fanté deux fols au moins
par repas , & je parie que , s'il nous
reftoit cet hiver , nous le verrions , allis
avec nous autour du feu ^ fe chauffer en
vieux bourgeois. Tu ris , Coufine ? mais
montre-moi un des nôtres fraîchement
venu de Paris qui ait confervé cette
bonhommie. Au refte , il me femble
que tu dois trouver notre philofophe
empiré dans un feul point ; c'eft qu il
s'occupe un peu plus des gens qui lui
parlent; ce qui ne peut fe faire qu à ton
préjudice; fans aller pourtant, je penfe,
jufqu'à le raccommoder avec Madam.e
Bélon. Pour moi, je le trouve mieux en
ce qu'il efl: plus grave & plus férieux
que jamais. Ma mignonne , garde - le-
moi bien foigneufement jufqu'à mon
arrivée. Il efl: précifément comme il mç
le faut 5 pour avoir le plaifir d§ le défoler
tout le long du jour.
Admire ma difcrétion ; je ne t'ai rien
dit encore du préfent que je t'envoie ,
&: qui t'en promet bientôt un autre :
înais tu Ta^ reçu avant que d- ouvrir ma
Ga
148 La Nouvelle
lettre 5 & toi qui fais combien j*en fuis
idolâtre & combien j'ai raifon de Tétre;
toi dont Tavarice étoit fi en peine de
ce préfentj tu conviendras que je tiens
plus que je navois promis. Ah! la pau-
vre petite! au moment où tu lis ceci ,
elle efl: déjà dans tQS bras ; elle eft plus
heureufe que fa mère ; mais dans deux
mois je ferai plus heureufe qu elle ; car
je fentirai mieux mon bonheur. Hélas!
chère Coufine, ne m* as-tu pas déjà toute
.entière ? Où tu es , où eft ma fille , que
manque-t-U encore de moi ? La voilà ,
cette aimable enfant; reçois - la comme
la tienne ; je te la cède , je te la donne ;
je réfigne en tes mains le pouvoir ma-
ternel; corrige mes fautes, charge -toi
des foins dont je m'acquitte fi mal à
ton gré; fois àks aujourd'hui la mère
de celle qui doit être ta bru , & pour
me la rendre plus chère encore , fais-en ,
s'il fe peut, une autre Julie. Elle te ref-
fçmble déjà de vifage ; à fon humeur ,
j'augure qu elle fera grave & prêcheufe;
, f^uand tu auras corrigé les caprices qu'on
H É t O ï s E. 149
m'accufe d'avoir fomentés , tu verras
que ma fille fe donnera les airs d'être
ma Coufine; mais^plus heureufe^elle aura
moins de pleurs à verfer , & moins de
eombats à rendre. Si le ciel lui eût con-
fervé le meilleur des pères, qu'il eût été
loin de gên'er fes inclinations , & qire
nous ferons loin de les gêner nous-mê-
mes! Avec quel charme je les vois déjà
s'accorder avec nos projets \ Sak-tu bien
qu'elle ne peut déjà plus fepaffer de fou
petit mali , 8c que e'eft en partie pour
Gela que je te la renvoie? J'eus hier avec
éU une converfation dont notre ami
fe mouroit de rire. Premièrement , elle
n'a pas le moindre regret de me quitter,
moi qui fuis toute la journée fa très-
humble fervante , & ne puis réfiûer à
rien de ce qu'elle veut; & toi qu'elle
craint & qui lui dis non , vingt fois le
jour 5 tu es la petite maman par excel-
lence^ qu'on va chercher avec joie , Ôc
dont on aime mieux les refus que tous
me bonbons. Quand je lui annonçai
que l'allois te l'envoyer, elle eut les
G3
i;o La A^ovvelle
tranfports que tu peux penfer; mais pour
rcmbarraiïer , j'ajoutai que tu m'enver-
rols à fa place le petit mali , & ce ne fut
plus fon compte. Elle me demanda toute
interdite ce que j'en voulois faire. Ja
répondis que je voulois le prendre pouf
moi ; elle fit la mine. Henriette ^ ne
veux-tu pas bien me le céder , ton petit
mali? Non, dit-elle, affez féchement...
Non ! Mais fi je ne veux pas te le céder
non plus 5 qui nous accordera ? . . . Aîa-
man , ce fera la petite Maman... J'aurai
donc la préférence; car tu fais qu'elle
veut tout ce que je veux... Oh! la petite
I^vlaman ne veut jamais que la raifon ....
Comment ! Mademoifelle , n'efi:-ce pas
la même chofe? La rufée fe mit à fou-
rire. Mais encore , continuai - je , par
quelle raifon ne me donneroit - elle pas
le petit mali?... Parce qu'il ne vous con-
vient pas... Et pourquoi ne me convien-
droit - il pas ? Autre fourire aufii malin
<iue le premier... Parle franchement, cfl:-
ce que tu me trouves trop vieille pour
lui?... Non , Mamans mus il eft trop
H É L O ï s E. I 5* i
jeune pour vous..» Coufine , un enfant
de fept ans!... En vérité fi la tête ne
m'en tournait pas , il faudroit qu elle
m'eiit déjà tourné.
Je m'amufai À la provoquer encore.
Ma chère Henriette , lui dis-je , en pre-
nant mon férieux , je t'affûre qu'il ne te
convient pas non plus. Pourquoi donc ,
s'écria - t - elle d'un air alarmé ? C'eft
qu'il eft trop étourdi pour toi... Oh ! Ma-
man 5 n'eft-ce que cela? Je le rendrai
fage... Et fi par malheur il te rendoit
folle?.,. Ah! ma bonne Maman, qut;
j'aimerois à vous reiTembler î . . . Me ref-
fembler , impertinente ! . . . Oui , Ma-
man : vous dites toute la journée que
vous êtes folle de moi. Hé bien ! moi ,
je ferai folle de lui : voilà tout.
Je fais que tu n'approuves pas ce joli
caquet , & que tu fauras bientôt le mo-
dérer. Je ne veux pas non plus le j uni-
fier 5 quoiqu'il m'enchante ; mais te mon-
trer feulement que ta fille aime déjà
bien fon petit mali, & que, s'il a deu:^
ans de moins qu'elle, elle ne fera pas
jya La Nouvelle
indigne de l'autorité que lui donne le
droit d'ainefïe. Auili-bien , je^vois Top-
pofition de ton exemple & du mien à
celui de ta pauve mère , que , quand la
femme f^ouveme, la maifon n*en va pas
plus mal. Adieu , ma bien -aimée; aaieu
ma chère inféparable ; compte que k
tems approche , & que les vendanges ne
fe feront pas fans moi.
LETTRE XVI.
DE Saint Preux
A M I L O RU È I) OU A R B»
C/UE de plaifirs trop tard connus je
goûte depuis trois femaines ! La douce
chofe de couler fes jours dans le fein
d'une tranquile amitié , à Tabri de To-
rage des pallions impétueufes ! Milord ,
que c'eft un fpedacle agréable & tou-
chant 5 que celui d'une maifon fîmple
o: bien réglée , où régnent Tordre , la
paix , l'innocence ; où l'on voit réuni
U É L o ï s e; lyj'
fans appareil , fans éclat , tout ce qui
répond à la véritable deflination de
l'homme ! La campagne , la retraite , le
repos 5 la faifon , la vafte plaine d'eati
qui s'offre à mes yeux , le fauvage afped
des montagnes , tout me rappelle ici
ma délicieufe Ifle de Tinian. Je crois
voir accomplir les vœux ardens que j'y
formai tant de fois. J y mène une vie
de mon goût , j'y trouve une fociété fé-
lon mon cœur. Il ne manque en ce lieu
que deux perfonnes pour que tout mon
bonheur y foit raiïemblé , & j'ai l'efpoir
de les y voir bientôt.
En attendant que vous & Madame
d'Orbe veniez mettre le comble aux
plaifirs fi doux & fi purs que j'apprends
à goûter où je fuis , je veux vous en
donner une idée par le détail d'une
économie domeftique qui annonce h
félicité des maîtres de la maifon, & la
fait partager à ceux qui l'habitent. J'ef-
père , fur le projet qui vous occupe j,
que mes réflexions pourront un joxîs-' '
i5'4' La Nou velle
avoir leur uiage , & cet efpoir fert en-
core à les exciter.
Je ne vous décrirai point la maifon
de Clarens. Vous la connoilTez. Vous
favez fi elle eft charmante , fi elle m'of-
fre des fouvenirs intérelTans , fi elle doit
m'étre chère , & par ce qu elle me mon-
tre 5 & par c€ qu elle me rappelle. Ma-
dame de Wolmar en préfère avec rai-
fon le féjour à celui d'Etange , château
magnifique &: grand ; mais vieux , trifte ,
incommode , & qui n'offre dans fes en-
virons rien de comparable à ce qu'on
voit autour de Clarens.
Depuis que les maîtres de cette mai-
fon y ont Çixé leur demeure , ils en ont
mis à leur ufage tout ce qui ne fervoit
qu'à l'ornement ; ce n'eft plus une mai-
fon fkite pour être vue , mais pour être
habitée. Ils ont bouché de longues en-
filades pour changer des portes mal fi-
tuées , ils ont coupé de trop grandes
pièces pour avoir dès logemens mieux
diîlribués, A des meubles anciens te
H É L O ï s K. ïf J
riches ils en ont fubllltué de fîmples de
de commodes. Tout y efl: agréable Ôc
riant ; tout y refpire l'abondance & la
propreté, rien n'y fent la richelTe & Is
luxe. Il n'y a pas une chambre où Ton
ne fe reconnoiiTe à la campagne , &^ où
l'on ne retrouve toutes les commodités
de la ville. Les mêmes ehangemens fe
font remarquer au-dehors. La bafTe-couç
a été aggrandie aux dépens des remifes.
A la place d'un vieux billard délabré
l'on a fait un beau prefîbir , Se une lai-
terie où logeoient des Paons criards
dont on s'efi: défait. Le potager étoit
trop petit pour la cuifine ; on en a fait
du parterre un fécond , mais fi propre
de fi bien entendu*, que ce parterre, ainfi
travefti , plaît à Fceil plus qu'auparavant.
Aux triftes ifs qui couvroient les murs ,
ont été fubflitués de bons efpaliers. Au
lieu de l'inutile maronier d'Inde , de
jeunes mûriers noirs commencent à om-
brager la cour , & l'on a planté deux
rangs de noyers jufqu'au chemin , à la
place d«s vieux tilleuls qui bordoient
G5
î5'5 La Nouvelle
Tavenue. Par-tout on a fubftitué rutile à
l'agréable 3 &ragreable yaprefque tou-
jours gagné. Quant à moi , du moins-,
je trouve que le bruit de la baffe-cour ,
le chant i^s coqs , le mugiffement du
bétail, l'attelage do-s charriots, les repas
des champs , le retour des ouvriers , ôc
tout l'appareil de l'économie, ruftique ,
donne à cette m.aifon un air plus chamr-
pêtre 5 plus vivant ^ plus animé , plus
gai 5 je ne fais quoi qui fent la joie &
le bien-être , qu'elle n avoit pas dans fà
morne dignité-
Leurs terres ne font pas affermées-,
mais cultivées par leurs foins.; & cette
culture fait une grande partie de leurs
occupations , de leurs biens &: de leurs
plaifirs. La Baronie d'Ëtange n a que
des prés , des champs & du bois ; mais
le produit de Clarens eft en vignes , qui
font un objet confidérable ; & comme la
différence de la culture y produit ua
effet plus fenfible que dans les bleds,
c'efl encore une raifon d'économie pour
avoir préféré ce dernier féjpur.. Cepea-
H É L o i s n\ içy
^aiTt lîs vont prefque tous les ans faircî
les moilTons à leur terre , & M. de Wol-
mar y va feul affez fréquemment. Ils
ont pour maxime de tirer de la culture
tout ce qu elle peut donner , non pour
faire un plus grand gain , mais pour
nourrir plus d'hommes. M. de Wolmar
prétend que la terre produit à propor-
tion du nombre des bras qui la culti-
vent ; mieux cultivée , elle rend davan^
tage ; cette furabondance deprodudion
donne de quoi la cultiver mieux encore^;
plus on y met d'hommes & de bétail ,
plus elle fournit d'excédent à leur en-
tretien. On ne fait , dit-il , où peut s'ar-
rêter cette augmentation continuelle &
réciproque de produit & de cultiva^
teurs. Au contraire , les terreins négli-
gés perdent leur fertilité ; moins un pays
produit d'hommes 5. moins il produit de
denrées : c'efl: le défaut d'habitans qui
l'empêche de nourrir le peu qu'il en a,.
& dans toute contrée qui fe dépeuple-^,
Qn doit tôt ou tard mourir de faim.
Ayant donc beaucoup de terres ^
ïyS La No u v e ll e
les cultivant toutes avec beaucoup de
foin , il leur faut , outre les domeftiques
de la baffe-cour , un grand nombre d'ou-
vriers à la journée ; ce qui leur procure
le plailir de faire fubfifter beaucoup de
gens fans s'incommoder. Dans le choix
de ces journaliers, ils préfèrent toujours
ceux du pays , & les voifîns aux étrangers
& aux inconnus. Si l'on perd quelque
chofe à ne pas prendre toujours les plus
robuftes, on le regagne bien par l'affec-
tion que cette préférence infpire à ceux
qu'on choifît , par l'avantage de les avoir
fans ceffe autour de foi , & de pouvoir
compter fur eux dans tous les tems ,
quoiqu'on ne les paye qu'une partie de
Tannée.
Avec tous ces ouvriers , on fait tou-
jours deux prix, l'ua eflle prix de ri-
gueur & de droit , le prix courant du
pays 5 qu'on s'oblige à leur payer pour
les avoir employés. L'autre , un peu
plus fort 5 eft un prix de bénéficence ,
qu'on ne leur paye qu'autant qu'on eft
content d'eux , & il arrive prefque tou*^
H É L 0 ï s E. 1 yp
jours que ce qu'ils font pour qu'on le
foit 5 vaut mieux que le furplus qu'on
leur donne. Car M. de Wolmar eft in-
tégre Se févere , & ne laiffe jamais dé-
générer en coutume & en abus les infti-
tutions de faveur & de grâce. Ces ou-
vriers ont des furveillans qui les ani-
ment & les obfervent. Ces furveillans
font les gens de la bafle-cour qui tra-
vaillent eux-mêmes , & font intéreffés au
travail des autres , par un petit denier
qu'on leur accorde , outre leurs gages ,
fur tout ce qu'on recueille par leurs foins.
De plus , M. de Wolmar les vifite lui-
même prefque tous les jours , fouvent
plufieurs fois le jour , & fa femme aime
à être de ces promenades. Enfin dans
letems des grands travaux, Julie donne
toutes les femaines vingt batz ( i ) de
gratification à celui de tous les travail-
leurs 5 journaliers ou valets indifférem-
ment , qui , durant ces .huit jours , a été
le plus diligent au jugement du maître.
( r ) Petite monnoic du pays.
16*0 La //ouvrlle
Tous ces moyens d'émulation qui paroii-
fent difpendieux , employés avec pru-
dence ^judice, rendent infenfiblement
tout le monde laborieux , diligent , de
rapportent enfin plus qu'il ne coûtent ;
mais 5 comme on n'en voit le profit
qu avec de la confiance & du tems ,
peu de gens favent & veulent s'en
fervir.-
Cependant un moyen plus efficace
encore , le feul auquel des vues écono-
miques ne font point fonger , 3c qui efl:
plus propre à Madame de Wolmar , c'eft
de gagner TaiFedion de ces bonnes gens,
en leur accordant la fîenne. Elle ne croit
point s'acquitter avec de l'argent des
peines que l'on prend pour elle , & penfe
devoif des fervices à quiconque lui en
a rendu. Ouvriers , domeftiques , tous
ceux qui l'ont fervie , ne fût-ce que pour
un feul jour , deviennent tous (ts en-
fans ; elle prend part à leurs plaifirs , à
leurs chagrins , à leur fort ; elle s'in-
forme de leurs affaires, leurs intérêts font
les fiens ^ elle fe charge de mille fibins
H É L 0 î s 1. l6î
ponr eux , elle leur donne des confeils ^
elle accommode leurs différends ^ & ne
leur marque pas Taffabilité de fon ca-
radère par des paroles emmiellées &
fans effet , mais par des fervices véri-^
tables, & par de continuels ades de
bonté. Eux, de leur côté, quittent tout
à fon moindre figne ; ils volent , quand
elle parle; fon feul regard anime leur
zèle , en fa préfonce ils font contens ^
en fon abfonce ils parlent d*elîe & s'ani^
ment à la forvir. Ses charmes & fos-
difcours font beaucoup; fa douceur, fes
vertus font d'avantagé. Ah , Milord !
l'adorable & puiffant empire que celui
de la beauté bienfaifante !
Quant au fervice perfonnel des maî-
tres , ils ont dans h maifon huit domef-
tiques , trois femmes & cinq hommes ,
fans compter le valet-de-cbambre du
Baron , ni les gens de la balTe-cour. Il
n'arrive guères qu'on foit mal fervi par
peu de domeftiques ; mais on diroit , au
zèle de ceux - ci , que chacun , outre
fon fervice , fe croit chargé de celui
ï62 La jV ou vr.LLE
des fept autres , dz à leur accord , que
tout fe fait par un feul. On ne les voit
jamais oififs & deTœuvrés jouer dans une
anti-chambre , ou poIifTonner dans la
cour , mais toujours occupés à quelque
travail utile; ils aident à la bafle-cour ,
au cellier, à la cuifine; le jai-dinier n'a
point d'autre garçon qu'eux ; & ce qu'il
y a de plus agréable, c'eft qu'on leur
voit faire tout cela gaiement Ôc avec
plaifîr.
On s'y prend de bonne heure pour
les^ avoir tels quon les veut. On n'a
W point ici la m^axime que j'ai vu régner
à Paris de à Londres , de choifir des do-
mefliques tout formés, c'eft-à-dire , âçs
coquins déjà tout faits, de ces coureurs
de œnditions,qui, dans chaque maifon
qu'ils parcourent , prennent à la fois les
défauts des valets &c des maîtres, de fe
font un métier de fervir toutle m.onde,
fans jamais s'attacher à perfonne. Il ne
peut régner ni honnêteté, ni fidélité,
ni zèle, au milieu de pareilles gens, &
ce ramalFis de canaille ruine le maître
r
H É L o ï s E. î(5'3
^ corrompt les enfans dans toutes les
maifons opulentes. Ici c'efl une afRiire
importante que le choix des domcfti^
ques. On ne les regarde point feule-^
ment comme des mercenaires dont on
n'exige qu'un fervice exad, maiscom^-
me des membres de la famille , dont le
mauvais choix efl capable de la défo-
1er. La première chofe qu'on leur de-
mande 5 efl: d'être honnêtes gens ; la fe-^
conde, d'aimer leur maître ; la troifîème,
de le fervir à fon gré ; mais pour peu
qu'un maître ibit raifonnable. &un dg-
meftique intelligent, la troifîème fuit
toujours les deux autres. On ne- les tire
donc point de la ville, m.ais de la cam-
pagne. C'efI: ici leur premier fervice ,
& ce fera fûrement le dernier pour tous
ceux qui vaudr nt quelque chofe. On
les prend dans quelques familles nom-
breufes 3c furchargées d'enfans, dont les
pères & mères viennent les offrir eux-
mêmes. On les choifit jeunes, bien faits,
de bonne fanté, & d'une phyfionomie
agréable. M. de\yolmarles interroge.
r6'4 La Nouvelle
les examine 5 puis les préfente à fa fem-
me. S'ils agréent à tous deux , ils font
reçus 5 d^abord à Tépreuve, enfuite au
nombre des gens, c'efl-à-dire, des en-
fans de la maifon , &l Ton pafTe quelques
jours à leur apprendre, avec beaucoup de
patience & de foin , ce qu'ils ont à faire.
Le fervice eft fi fim.ple , fi égal , fi uni-
forme 5 les maîtres ont fi peu de fantaifie
& d'humxeur , & leurs dom^eftiques les
affedionnent fi promiptement , que cela
efl: bien-tôt appris. Leur condition efi:
douce ; ils fentent un bien-être qu'ils
n'avoient pas chez eux; mais on ne les
laifle point amollir par Toifiveté^ mère
àes vices. On ne fouffre point qu'ils
-deviennent des Meilleurs, & s'enorgueil-
liiTent de la fervitude. Ils continuent de
travailler comme ils- faifoient dans la
maifcn paternelle; ils n'ont. fait , pour
ainfi dire 5 que changer de père & de
mère , & en gagner de plus opulens : de
cette forte , ils ne prennent point en dé-
dain leur ancienne vie ruftique. Si ja-
mais ils fortoient d'ici , il n'y en pas
H É L o ï s E. î6f
un qui ne xeprît plus volontiers fon état
de payfan, que de apporter une autre
Gondition. Enfin , je n ai jamais vu de
mai fon où chacun fît mieux fon fervice,
êc s'imaginât moins de fervir,
Ceft ainfi qu'en formant & dreiTant
fes propres domeftiques , on n'a point à
fe faire cette objedion fi commune 5c
fi peu fenfée ; je les aurai formés pour
d'autres. Formez - les comme il f^ut ^
pourroit-on répondre , & jamais ils ne
ferviront*à d'autres : fi vous ne fongez
qu'à vous 5 en les formant , en vous quit*
tant ils font fort bien de ne fonger qu'à
eux ; mais occupez-vous d'eux un peu
^avantage , & ils vous demeureront atta-
chés. Il n'y a que l'intention qui oblige ^
d>c celui qui profite d'un bien que je ne
yeux faire qu'à moi , ne me doit aucunç
jeconnoiffance.
Pour prévenir, doublement le m.cme
inconvénient , M. & Madame de Wol-
inar emploient encore un autre moyen
qui me paroît fort bien entendu. En
commençant leur établiffement p ils ont
i66 La No ufe lle-
cherché quel nombre de domcftiques ils
pouvoient entretenir dans une maifo»
montée à-peu-près félon leur état , &
ils ont trouvé que ce nombre allolt à
quinze on feize : pour être mieux fervis
ils Tont réduit à la moitié; de forte
qu'avec moins d'appareil , leur fervice
eft beaucoup plus exacl. Pour être mieux
fervis encore, ils ont intérefleles mêmes
genc à les fervir long-tems. Un domet
tique 5 entrant chez eux , reçoit le gage
ordinaire ; mais ce gage augmente tous
les ans d'un vingtième ; au bout de
vingt ans , il feroit ainfi plus que dou-
blé, & l'entretien des domeftiques feroit
à-peu-près , alors , en raifon du moyen
des maîtres : mais il ne faut pas être un
grand algébrifte pour voir que les fraix
de cette augmentation font plus appa-
j-ens que réels , qu'ils auront peu de dou-
bles gages à payer , & que , quand ils
les pairoient à tous , l'avantage d'avoir
été bien fervis durant vingt ans , corn-
penferoit , & au-delà , ce furcroît de dé-
penfe. Vous fentezbien, Milord, que
H È L O ï s E. iSj
c'eft un expédient fur pour augmenter
incefTamment le foin des domeftiques ,
& fe les attacher à mefure qu'on s'atta-
che à eux. Il n'y a pas feulement de la
prudence ; il y a même de l'équité dans
un pareil établiiTement. Eft-il jufte qu'un
nouveau venu fans affeâion , & qui n'eft
peut-être qu'un mauvais fujet, reçoive,
en entrant , le même falaire qu'on don-
ne à un ancien ferviteur , dont le zèle &:
la fidélité (ont éprouvés par de longs
fervices, & qui d'ailleurs approche, en
vieilliiTant, du tems où il fera hors d'é-
tat de gagner fa vie ? Au refte , cette
dernière raifon n'eft ' pas ici de mife ,
& vous pouvez bien croire que des maî-
tres aulîî humains ne négligent pas des
devoirs que rempliiTent par oftentation
beaucoup de maîtres fans charité , &
n'abandonnent pas ceux de leurs gens à
qui les infirmités ou la vieillefTe ôtent
les moyens de fervir.
J'ai dans l'inftant même un exemple
affez frappant de cette attention. Le Ba-
ron d'Etange , voulant récompenfer les
î (58 La No u v e l l e.
longs fervices de fonValet-de-Chambre,
par une reti*aite honorable , a eu le cré-
dit Q obtenir pour lui de L. L. E. E. un
çmploi lucratif & fans peine. Julie vient
(le recevoir là-defllis , de ce vieux domef-
tique 5 une lettre à tirer des larmes , dans
laquelle il la fupplie de le faire difpenfer
d'accepter cet emploi. «Je fuis âgé,
i>3 lui dit-il; j'ai perdu toute ma famille;
33 je n'ai plus d'etutres parens que mes
33 maîtres ; tout mon efpoir efl: de finir
?:> paifiblemçnt mes jours dans la maifon
p> ou je les ai pafTés. . . . Madame , en
P3 VOUS tenant dans mes bras àvotre naif-
03 fance , je demandois à Dieu de tenii*
p3 de même un jojar vos enfans;il m'en
?3 a fait la grâce ; ne me refufez pas
?3 celle de les voir croître & profpérer
P3 comme vous... Moi qui fuis accoutumé
?3 à vivre dans une m.aifon de paix , où
P3 en retrouverai-] e une femblable pour
?3 y repofer ma vieillefTe ?..... Ayez la
?3 charité d'écrire en ma faveur à Mon-
53 fieur le Baron. S'il eft mécontent de
?3 moi, qu'il nie chalTe & ne me donne
oj point
ti É L o I s n. ■ is^
"point d'emploi: mais fi je l'ai fidèle-
» ment fervi durant quarante ans , qu'il
» me laiffeachevermes jours àfon fervice
» & au vôtre , il ne fauroit mieux me
«récompenfer». Il ne faut pas deman-
der fi Julie a e'crit. Je vois qu'elle fe-
rait auflî fâchée de perdre ce bon-Iiom-
me, qu'il le feroit de la quitter. Ai-je
tort, Milord, de comparer àcs maîtres
û chéris à des pères, & leurs domefti-
ques à leurs enfans? Vous voyez que
c'ell ainfi qu'ils fe regardent eux-
mêmes.
II n'y a pas d'exemple dans cette mai-
fon qu'un domeftique ait demandé fos
congé. Il eft même rare qu'on menace
quelqu'un de le lui donner. Cette mena-
ce effraye à proportion de ce que le fer-
vice eft agréable & doux. Les meilleurs
fujets en font toujours les plus alarmés ,
& l'on n'a jamais befoin d'en venir à
l'exécution qu'avec ceux qui font peu re-
grettables. II y a encore une règle à
cela : quand M. de Wolmar a dit, je
vous chafe , on peut implorer l'intercef.
Tome III, Il
1 70 La JV^ouvelle
fion de Madame, Tobtenir quelquefois
& rentrer en grâce à fa prière ; mais un
congé qu'elle donne eft irrévocable , &
il n'y a plus de grâce à efpercr. Cet ac-
cord efi: très-bien entendu pour tempérer
à la fois l'excès de confiance qu'on pour-
roit prendre en la douceur de la femme ,
&L la crainte extrême que cauferoit l'in-
flexibilité du mari. Ce mot ne laifTe pas
pourtant d'être extrêmement redouté de
la part d'un m.aître équitable èc fans co-
lère ; car outre qu'on n efl pas fur d'ob-
tenir grâce , & qu elle n'eft jamais accor-
dée deux fois au mêmie; on perd parce
mot feul fon droit d'ancienneté , 3c l'on
recommence , en rentrant , un nouveau
fervice : ce qui prévient l'infolence des
vieux domeftiques & augmente leur
circonfpedion -, à m.efure qu'ils ont plus
à perdre.
Les trois femmes font, la femme-de-
chambre, la gouvernante des enfans, 3c
la cuiiniière. Celle - ci eft une payranne
fort propre & tort entendue , à qui Ma-
dame de Wolmar a appris la cuifine; car
H É L O ï s E. 171
dans cepays^fimple encore/i)Ies jeunes
perfonnes de tout état apprennent à faire
elles-mêmes tous les travaux que feront
un jour dans leurmaifon Iqs femmes qui
feront à leur fervice^ afin de favoir les
conduire au befoin , & de ne s'en pas
biffer impofer par elles. La femme-de-
chambre n'eft plus Babi; onTa renvoyée
à Etange où die efi née ; on lui a re-
mis le foin du château & une infpedion
fur la recette, qui la rend , en quelque
manière, le contrôleur de TEconome. Il
y avoit long-tems que M. de Wolmar
preiToit fa femme de faire cet arrange-
ment, fans pouvoir la réfoudre à éloi-
gner û elle une ancienne domeflique de
fa mère , quoiqu elle eût plus d'un fujet
de s'en plaindre. Enfin depuis les- der«
nières explications, elh y a confenti ,, &:
Babi eft partie. Cette fem.me eft intel-
ligente & fidelle, mais indifcretre &
babilîarde. Je foupçonne qu elle a trali
plus d'une fois les fecrets de fa mai-
(i ) Simple ! Il a donc beaucoup changé.
H 2
172 La Nouvelle
treiTe , que M. de Wolmar ne Tignore
pas 5 & que, pour prévenir la même in-
difcrétion vis-à-vis de quelque étranger ,
cet homme fage a fu remployer de ma-
nière à profiter de (qs bonnes qualités
fans s'expofer aux mauvaifes. Celle qui
Ta remplacée efl: cette même Fanchon
Regard , dont vous m'entendiez parler
autrefois avec tant de plaifir. Malgré
l'augure de Julie , fes bienfaits , ceux
de fon père , & les vôtres , cette jeune
femme fi honnête & fi fage , n a pas été
heureufe dans fon établifTement. Claude
'Anet y qui avoit fi bien fupporté fa mi-
fere ;, n a pu foutenir un état plus doux.
En fe voyant dans Taifance , il a néglige
fon métier , & , s'étant tout-à-fait déran-
gé, il s'efl: enfui du pays ; laiffant fa fem-
me avec un enfant qu elle a perdu de-
puis ce tems-là. Julie, après l'avoir reti-
rée chez elle , lui a appris tous les petits
ouvrages d'une femme-de-clranbre, &
je ne fus jamais plus agréablement fur-
pris que de la trouver en fondion le jour
de mon arrivée. M, de Wolçiar en fait
H É L O ï s E. 173
un très-grand cas , de tous deux lui ont
confié le foin de veiller , tant fur leurs
enfans, que iiir celle qui les gouverne.
Celle-ci efl: aufll une villageoife (impie
ô: crédule ^ mais attentive , patiente ôc
docile ; de forte qu'on n'a rien oublié
pour que les vices des Villes ne péné-
traient point dans une maifon dont les
maîtres ne les ont ni ne les fouffrent.
Quoique tous les domeftiques n'aient
qu'une même table, il y a d'ailleurs peu
de communication entre les deux fexes ,
on regarde ici cet article comme très-
important. On n'y efl: point de l'avis
de ces maîtres indifférens à tout , hors à
leur intérêt, qui ne veulent qu'être bien
fervis , fans s'embarrafTer au furplus de
ce que font leurs gens. On penfe , au
contraire , que ceux qui ne veulent
qu'être bien fervis , ne fauroient l'être
long-tems. Les liaifons trop intimes en-
tre les deux kxes , ne produifent jamais
que du mal. C'efl: des conciliabules qui
fe tiennent chez les femmes-de-cham-
bre que fortent la plupart des défordre^
1 74 La A^ouvelle
d'un ménage. S'il s'en trouve une qui
plaife au maître-d'hôtel , il ne manque
pas de h réduire aux dépens du maître.
L'accord des hommes entre eux , ni des
femmes entre elles , n'efi: pas alTez fur
pour tirer à conféquence. Mais c*eft tou-
jours entre hommics & femmes que s'é-
tabliiTent ces fecrets monopoles qui rui-
nent à la longue les familles les plus opu-
lences. On veille donc à la fagefTe &
à la modeftie des femmes ; non - feule-
ment par des raifons de bonnes moeurs
& d'honnêteté , mais encore par un in-
térêt très-bien entendu ; car, quoi qu'on
en dife, nul ne remplit bien fon devoir,
s'il ne l'aime ; & il n'y eut jamais que
des gens d'honneur qui fuiTent aimer
leur devoir.
Pour prévenir entre les deux fexes
une familiarité dangereufe , on ne les
gêne point ici par des loix pofi cives
qu'ils feroient tentés d'enfr^ijindre en fe-
cret ; m.ûs , fans paroître y fonger , on
établit Aqs ufages plus puirr^ns que l'au-
torité même. On ne leur défend pas de
II É L O ï s E. 17;
fe voir : mais on fait en forte qu'ils n'en
aient ni l'occafion , ni la volonté. On y
parvient , en leur donnant des occupa-
tions 5 des habitudes 5 des goûts , des
plaifirs entièrement différens. Sur Tordre
admirable qui règne ici, ils fentent que ,
dans une maifon bien réglée , les hom^
mes & les femmes doivent avoir peu
de commerce entre eux. Tel qui taxe-
roit en cela de caprice les volontés d'un
maître , fe foumet fans répugnance à
une manière de vivre qu'on ne lui pref-
crit pas formellement , mais qu'il juge
lui-même être la meilleure & la plus na-
turelle. Julie prétend qu'elle Teft en
effet ; elle foutient que de l'amour ni de
l'union conjugale ne réfulte point le
commerce continuel des deux fexcs. Se-
lon elle , la femme & le mari font bien
deflinés à vivre enfemble, mais non
pas de la même manière ; ils doivent
agir de concert , fans faire les mêmes
chofes. La vie qui charmeroit l'un, fe-
roit 5 dit-elle , infupportable à l'autre ;
les indinatiQns que leur donne la Na^.
1^6 La Nouvelle
ture font auffi diverfes que les fondions
qu'elle leur impofe; leurs amufemens
ne différent pas moins que leurs de-
voirs ; en un mot^ tous deux concou-
rent au bonheur commun par des che-
mins différens, & ce partage de travaux
& de foins efl: le plus fort lien de leur
union.
Pour moi, j'avoue que mes propres
obfervations font afTez favorables à cette
maxime. En effet , n'eft-ce pas un ufage
confiant de tous les peuples du monde^
hors le François & ceux qui Timitent,
que les hommes vivent entre eux , les
femmes entre elles? S'ils fe voient les
uns les autres , c'efl: plutôt par entrevues
Zc prefque à la dérobée, com.me les époux
de Lacédémonc, que par un mélange in-
difcret & perpétuel , capable de confon-
dre & défigurer en eux les plus fages
diftindions de la Nature. On ne voit
point les fauvages mêmes indiftinde-
ment mêlés , hommes & femmes. Le
foir, la famille fe raffemble, chacun palîe
la nuii auprès de fa femme i la fépara-
H É L O ï s E, 177
tîon recommence avec le jour , & les
deux fexes n'ont plus rien de commun
que les repas tout au plus. Tel efl: Tor-
dre que fon univerfalité montre être le
plus naturel , & dans les pays même
où il eft perverti , l'on en voit encore
des veftiges. En France , où les hommes
fe font fournis à vivre à la manière des
femmes , & à refter fans ceife enfermés
dans la chambre avec elles , l'involon-
taire agitation qu'ils y confervent, mon-
tre que ce n'eft point à cela qu'ils étoient
deftinés. Tandis que les femmes reftent
tranquilement afîifes ou couchées fur
leur ch'àife longue , vous voyez les hom-
mes fe lever , aller , venir , fe raffeoir
avec une inquiétude continuelle ; un inf
tind machinal , combattant fans cefTe la
contrainte où ils fe mettent , & les pouf-
fant, malgré eux , à cette vie adive & la-
borieufe que leur imipofa la Nature. C'eft
le feul peuple du monde où les hommes
fe tiennent debout au fpedacle ^ com-
me s'ils alloient fe délaffer au parterre
d'avoix reftç tout le jour affis au fallon.
lyS La â^ouvelle
Enfin ils fentent fi bien Tennui de cette
indolence efféminée & cafaniere , que y
pour y mêler au moins quelque forte
d'adivlté , ils cèdent chez eux la place,
aux étrangers , & vont auprès des fem-
mes d'autrui chercher à tempérer ce
dégoût,
La maxime de Madame de Wolmar
fe foutient très-bien par l'exemple de fa
maifon. Chacun étant , pour ainfi dire ,.
tout à fon fexe , les femmes y vivent
très fépirées des hommes. Pour préve-
nir entre eux les liaifons fufpedes , fon
grand fecret eft d'occuper inceflamn.ent
les uns & les autres ; car leurs travaux
font fi différens , qu'il n'y a que l'oifi-
veté qui les raffembie. Le matin , chacun
vaque à fes fondions , & il ne refte de
loifir àperfonne pour aller troubler cel-
les d'un autre. L'après-dîner, les hommes
ont pour département le jardm , la baffe-
cour , ou d'autres foins de la campagne ^
les femmes s*occupent dans la chambre
des enfans jufqu'à l'heure de la prome-
nade qu*elles font avec eux ^ fouvejit
H É L O ï s E. J^^
même avec leur maitrefle , èc qui leur
efl: agréable comme le feul moment où
elles prennent Tair. Les hommes, allez
exercés par le travail de la journée ,
n'ont guères envie de s'aller promener ^
èc fe repofent en gardant la maifon.
Tous les Dimanches, après le prêche
du foir , les femmes fe rafle m bien t en-
core dans la chambre des enfans , avec
quelque parente ou amie qu'elles invi-
tent tour-à-tour^ du confentement de
Madame. Là, en attendant un petit régal
donné par elle , on caufe , on chante ,
on joue au volant , aux onchets , ou à
quelque autre jeu d'adreflb propre à
plaire aux yeux des enfans , jufqu à ce
qu'ils s'en puiflent amufer eux-mêmes.
La collation vient , compofée de quel-
ques laitages , de gaufFres , d'échaudais ,
de merveilles ( i ) , ou d'autres mets du
goût des enfans & des femmes. Le vin
en eft toujours exclus , & les hommes ,
qui dans tous les tems entrent peu dans
( I ) Sorte de gâteau du pays.
H(S
iSo La Nouvelle
ce petit Gynécée ( i ) , ne font Jamais de
cette collation , où Julie manque afTez
rarement. J*ai été jufquicile feulprivi--
légié. Dimanche dernier j^obtins à force
td'importunités , de Ty accompagner.
Elle eut grand foin de me faire valoir
cette faveur. Elle me dit tout haut qu'el-
le me Taccordoit pour cette feule fois ,
6c qu'elle l'avoit refufée à M. de Wol~
mar lui-même. Imaginez fi la petite va-
nité féminine étoit flattée , & fi un la-
quais eût été bien-venu à vouloir être
admis à l'exclufion du maître ?
Je fis un goûter délicieux. Eft-il quel-
ques mets au monde comparables aux
laitages de ce pays ? Penfez ce que doi-
vent être ceux d'une laiterie où Julie pré-
fide, & mangés à côté d'elle. LaFanchoii
me fervit des grus ^ de la céracée (2) ^
(i) Appartement des femmes.
(i) Laitages excellcns qui fe font fur la
montagne de Salève. Je doute qu'ils fbient
connus fous ce nom au Jura , fur-tout vers
l'autre extrémité du lac»
\
H É L O ï s E. 18 1
des gauffres , des écrelets. Tout difpa.-
roifToit à Tinflant. Julie rioit de mon
appétit. Je vois, dit-elle, en me don-
nant encore une affiette de crème , que
votre eftomac fe fait honneur par-tout ,
& que vous ne vous tirez pas moins
bien de Técot des femmes que de celui
des Valaifans. Pas plus impunément ,
repris-je ; on s*enlvre quelquefois à Tun
comme à Tautre , & la raifon peut s'é-
garer dans un chalet tout auffi bien que
dans un cellier. Elle baifla les yeux fans
répondre , rougit , & fe mit à careffer
fes enfans. Cen fut allez pour éveiller
mes remords. Milord , ce fut-là ma pre-
mière indifcrétion ^ & j*efpere qu© ce
fera la dernière.
Il régnoit dans cette petite affemblée
un certain air d'antique {implicite qui
me touchoit le cœur ; je voyois fur tous
les vifages la même gaieté , Se plus de
franchife , peut-être , que s'il s'y fût
trouvé des hommes. Fondée fur la con»-
fiance & l'attachement , la familiarité
qui régnoit entre les fervantes Ô4 la m.ai--
iSi La Nouvelle
treffe , ne faifoit qu'affermir le refpeft
& Tautorité ,& lesfervices rendus & re-
çus ne fembloient être que des témoi-^
gnages d'amitié réciproque. Il n'y avoit
pas jufqu'au choix du régal qui ne con-
tribuât à le rendre IntérefTant. Le laitage
& le fucre font un des goûts naturels du
fexe , & comme le fymbole de l'inno-
cence & de la douceur qui font fon plus
aimable ornement. Les hommes , au
contraire, recherchent en général les fa-
veurs fortes 5 & les liqueurs fpiritueufes ;
îiîimens plus convenables à la vie adive
& laborieufe que la Nature leur deman-
de ; & quand ces divers goûts viennent
à s'altérer 6c fe confondre , c'efl: une
marque prefque infaillible du mélange
défordonné des fexei. En effet , j'ai re-
marqué qu'en France , ou les femmes
vivent fans cefTe avec les hommes , elles
ont tout-à-fait perdu le goût du laitage ,
les- hommes beaucoup celui du vin , &
qu'en Angleterre où les deux fexes font
moins confondus , leur goût propre s^efl
mieux confervé. En général , je penfe
H É L O ï s E. \Zj
qxi'on pDurroit fouvent trouver quelque
indice du caradere des gens dans le choix
des alimens qu'ils préfèrent. Les Italiens,
qui vivent beaucoup d'herbages , font ef-
fémin is & mous. Vous autres Anglois ,
grands mangeurs de viande , avez, dans
vos inflexibles vertus, quelque chofe de
dur & qui tient de la barbarie. Le Suiffe ,
naturellement froid , piifîble & fim^
pie , mais violent & emporté dans la co-
lère , aime à la fois Tun & Tautre ali-
ment 5 & boit du laitage & du vin. Le
François , fouple & changeant , vit de
tous les mets , & fe plie à tous les carac--
teres, Julie elle - même pourroitme fer-
vir d'exemple : car, quoique fenfueîle &
gourmande dans fes repas , elle n*aime
ni la viande , ni les ragoûts , ni le fel , &
n'a jamais goûté devin pur. D*excellens
légumes , les œufs , la crème , les fruits ;
voilà fa nourriture ordinaire , & fans
le poifTon qu'elle aime auiîî beaucoup ,
elle feroit une véritable pythagoricienne»
Ce n'eft rien de contenir les femmes ^
i84 La Nouvelle
fi Ton ne contient auffi les hommes ; &
cette partie de la règle , non moins im-
portante que l'autre , eft plus ditRcile
encore ; car Fattaque efl: en général plus
vive que la défenfe : c'eft l'intention du
confervateur de la Nature» Dans la Ré-
publique on retient les citoyens par des
mœurs , des principes ^ de la vertu :
mais comment contenir des domefti-
ques 5 des mercenaires , autrement que
par la contrainte & la gêne? Tout Tait
du maître eft de cacher cette gène fous
h voile du plaifir ou de l'intérêt , en
forte qu'ils penfent vouloir tout ce qu on
les oblige de faire. Uoifiveté du diman-
che 5 h droit qu'on ne peut guèr ?s leur
ôter d'aller ou bon leur femble , quand
leurs fondions ne les retiennent point
au logis , détruifent fouvent en un feul.
jour l'exemple &: les leçons des fix au-
tres-. L'habitude du cabaret y le com-
merce & les maximes de leur: camara-
des , la fréquentation des femmes débau-
chées , les perdant bientôt pour leurs
H É L o ï s E. iSy
maîtres & pour eux-mêmes , les ren-
dent, par mille défauts , incapables du
fervice , & indignes de la liberté.
On remédie à cet inconvénient en les
retenant par les mêmes motifs qui les
portoient à fortir. Qu*alloient-ils faire
ailleurs ? Boire & jouer au cabaret. Ils
boivent & jouent au logis. Toute la dif-
férence eft^que le vin ne leur coûte rien,
qu ils ne s'enivrent pas , & qu il y a des
gagnans au jeu, fans que jamais perfonne
perde. Voici comment on s'y prend
pour cela.
Derrière la maifon efl: une allée cou-
verte, dans laquelle on a établi la lice
des jeux. Ceft-ià que les gens de livrée,
&: ceux de la baffe-cour , fe raffemblent
en été le dimanche après le prêche ,
pour y jouer , en plufieurs parties liées ,
non de l'argent , on ne le foufFre pas ;
ni du vin , on leur en donne; mais une
mife fournie par la libéralité des maîtres.
Cette mife eft toujours quelque petit
meuble ou quelque nippe à leur ufage.
Le nombre des jeux eft proportionné à la
IÎ6 L A No UV E lle|
valeur delà mlfe; en forte que , quand
cette mife eft un peu confidérable, com-
me des boucles d'argent , un porte-col ,
des bas de foie, un chapeau fin, ou au-
tre chofe femblable, on emploie ordi-
nairement plu (leurs féances à la dif-
puter. On ne s'en tient point à une feule
efpèce de jeu; on les varie, afin que le
plus habile dans un, n'emporte pas toutes
les mifes , & pour les rendre tous plus
adroits &: plus forts , par des exercices
multipliés. Tantôt c'eft à qui enlèvera à
la courfe un but placé à l'autre bout de
l'avenue ; tantôt à qui lancera le plus
loin la même pierre ; tantôt à qui por-
tera le plus long-tems le même fardeau.
Tantôt on difpute un prix, en tirant au
blanc. On joint à la plupart de ces jeux ,
un petit appareil qui les prolonge & les
rend amufans. Le maître de la maitreiTe
les honorent fouvent cîe leur préfence ;
on y amène quelquefois les enfans; les
étrangers m^ême y viennent, attirés par
la curiofîté , & plufieurs ne demande-
roient pas mieux que d'y concourir j mais
H É L o ï s e: 187
nul n'eft jamais admis qu'avec Tagré-
ment des maîtres de du confentement
des joueurs , qui ne trouveroient pas
leur compte à Taccorder aifément. In-
fenfiblement, il s'eft fait de cet ufage une
efpèce de fpedacle , où les adeurs , ani-
més par les regards du public , préfè-
rent la gloire des applaudiffemens à Tin-
térét du prix. Devenus plus vigoureux
de plus agiles , ils s'en eftiment d'avan-
tages; & 5 s'accoutumant à tirer leur va-
leur d'eux-mêmes, plutôt que de ce qu'ils
polfèdent, tout valets qu'ils font, l'hon-
neur leur devient plus cher que l'ar-
gent.
Il feroit long de vous détailler tous
les biens qu'on retire ici d'un foin fi
puérile en apparence, & toujours dédai-
gné des efprits vulgaires , tandis que
c'efl: le propre du vrai génie de produire
de grands effets par de petits moyens.
M. de Wolmar m'a dit qu'il lui en coû-
toit à peine cinquante écus par an , pour
ces petits établiffemens^, que fa femme a
la première imaginés. Mais p dit-il j,
iS8 La No uv elle
combien de fois croyez-vous que je re-
gagne cette fomme dans mon ménage ,
^ dans mes affaires ^ par la vigilance de
l'attention que donnent à leur fervice
des domefliques attachés , qui tiennent
tous leurs plaifirs de leurs maîtres ; par
rintérêt qu'ils prennent à celui d'une
maifon qu'ils regardent comme la leur;
par l'avantage de profiter, dans leurs tra-
vaux, de la vigueur qu'ils acquièrent dans
leurs jeux ; par celui de les conferver
toujours fains, en les garantiflant des ex-
cès ordinaires à leurs pareils , & des ma-
ladies qui font la fuite ordinaire de ces
excès; par celui de prévenir en eux les
fripponneries que le défordre amène in-
failliblement 5 & de les conferver tou-
jours honnêtes gens ; enfin, par le plaifir
d'avoir chez nous , à peu de fraix , des
récréations agréables pour nous-mimes?
Que s'il fe trouve parmi nos gens quel-
qu'un , foit horame , foit femme , qui
ne s'accommode pas de nos règles &
leur préfère la liberté d'aller, fous di-
vers prétextes , courir où bon lui fena «
H É L o ï s E. I 8p
ble 5 on ne lui en refufe jamais la per-
milîion ; mais nous regardons ce goût
de licence , comme un indice très-fuC-
pecfl, & nous ne tarderons pas à nous dé-
faire de ceux qui l'ont. Ainfi, ces mêmes,
amufemens qui nous conferventd^ bons
fujets y nous fervent encore d'épreuve
pour les choifir. Milord , j'avoue que je
n'ai jamais vu qu'ici des maîtres former
à la fois^dans les mêmes hommes, de bons
domeftiques pour le fervice de leurs per-
fonnes , de bons payfans pour cultiver
leurs terres , de bons foîdats pour la dé-
fenfe de la patrie , & des gens de bien
pour tous les états où la fortune peut
les appeller.
L'hiver, les plaifirs changent d'efpèce,
ainfi que les travaux. Les dimanches ,
tous les gens de la maifon , & même les
voifîns 5 hommes & femmes indiiïérem-
ment^fe raffemblent^aprèsle fervice,dans
une falle baffe, oii ils trouvent du feu,
du vin , des fruits , des gâteaux , & un
violon qui les fait danfer. Madame de
,Wolmar ne pianque jamais de s'y ren-
i^o La Nouvelle
dre au moins pour quelques inftans, afin
d'y maintenir 5 par fc préfence, l'ordre &
la modeftie , & il n eft pas rare qu elle
y danfe elle-même , fût-ce avec fes pro-
pres gens. Cette règle, quand je l'appris,
me p^ut d'abord moins conforme à la
févérité àts mœurs proteftantes. Je îe
dis à Julie ; & voici^à-peu-près^ce qu'elle
me répondit.
La pure Morale eft fî chargée de de-
voirs févères, que, fi on lafurcharge en-
core de formes indifférentes , c'eft pres-
que toujours aux dépens de l'effenciel.
On dit que c'eft le cas de la plupart à^s
Moines , qui , foumis à mille règles inu-
tiles, ne favent ce que c'eft qu'honneur
& vertu. Ce défaut règne moins parmi
nous; m.ais nous n'en iommes pas tout
à- fait exempts. Nos gens d'Jiglife , auiîî
fupérieurs en fagefîe à toutes les fortes
de Prêtres , que notre Religion eft fupé •
rieure à toutes les autres en fainteté ,
ont pourtant encore quelques maximes
qui paroilfent plus fondées fur le pré-
jugé que fur la raifon, Telle eft celle
U É L O ï s E. ipi
qui blâme la danfe & les affemblées ,
comme s'il y avoit plus de mal à dan-
fer qu'à chanter , que chacun de ces
amufemens ne fût pas également une
înfpiration de la Nature , & que ce fût
un crime de s'égayer en commun par
une récréation innocente & honnête.
Pour moi , je penfe , au contraire , que
toutes les fois qu'il y a concours de$
deux îexes , tout divertiffement public
devient innocent , par cela même qu'il
efl: public ; au-lieu que l'occupation la
plus louable eft fufpc^e dans le téte-à-
tête ( I ). L'homme 6^ la femme font
deftinés l'un pour l'autre ; la fin de la
Nature eft qu'ils foient unis par le ma-
riage. Toute faufle P\eligion combat la
Nature; la nôtre feule, qui la fuit & la
( I ) D-^ns ma lettre à M. d'Alembcrt fur
les rpe6la(:les,fai tranfcrit de celle-ci le mor-
ceau fuivant , Se quelques autres 3 mais com-
mue alors je ne faifoisque préparer cette édi-
tion, j'ai cru devoir arendre qu'elle parut,
pour citer ce que j'en avois tiré.
ïp2 L A No U V E L L E
rectifie , annonce une inftruclion divine
ôc convenable à Thomme. Elle ne doit
donc point ajouter, furie mariage, aux
embarras de Tordre civil , des difficultés
que l'Évangile ne prefcrit pas , & qui
font contraires à Tefprit du Chriftianif-
me. Mais qu'on me dife où. de jeunes
perfonnes à marier auront occafion de
prendre du goût l'une pour l'autre , Se de
fe voir avec plus de décence de de cir-
confpedion, que dans une affemblée où
les yeux du public^incefTamment tournés
fur elles , les forcent à s'obferver avec le
plus grand foin ? En quoi Dieu eft-il
offenfé par un exercice agréable de falu-
taire, convenable à la vivacité de la Jeu-
neffe ; qui confifte à fe préfenter l'un à
l'autre avec grâce ôc^bienféance, & au-
quel le fpedateur impofe une gravité
dont perfonne n'oferoit fortir ? Peut-on
imaginer un moyen plus honnête de ne
tromper perfonne , au moins quant à la
figure 5 & de fe montrer, avec les agré-
mens & les défauts qu'on peut avolr^aux
gens qui ont intérêt de nous bien con*
noitre
H É L o ï s 'e: T«?
noître avant de s'obliger à nous aimer ?
Le devoir de fe chérir réciproquement
n'emporte- t-il pas celui de fe plaire, &
n'eft-ce pas un foin digne de deux
perfonn€s vertueufes & chrétiennes qui
fongent à s'unir , de préparer ainfi leurs-
cœurs à l'amour mutuel que Dieu leur
impofe ?
Qu'arrive- t-il dans ces lieux où règnç
une éternelle contrainte , où Ton punit
comme un crim.e la plus innocente gaie-
té, où les jeunes gens des deux fexes
n ôfent jamais s'aflembler en public , Se
où rindifcrette févérité d'un Paileur ne
fait prêcher au nom de Dieu qu'une
gêne fervile , & la triftefie & l'ennui ?
On élude une tyrannie infupportable
que la nature & la raifon défavouent.
Aux plaifirs permis dont on prive une
Jeuneffe enjouée & folâtre, elle en fubt
titue de plus dangereux.Les tête-à-tête,
adroitement concertés, prennent la place
des afTemblées publiques. A force de fe
cacher, comm.e û l'on étoit coupable, on
«fl tenté d.e le devenir. L'innocente joie
ip4 -^^ JVOUVELLE
aime à s*évaporer au grand jour : mais
le vice eft ami des ténèbres , & jamais
l'innocence de le myftère n'habitèrent
Icng-tems enfemble. Mon cher ami , mQ
dit-elle , en me ferrant la main , comme
pour me communiquer fon repentir &
faire pafTer dans mon cœur la pureté
<Ju fîen-, qui doit mieux fentir que nous
toute rimportance de cette maxime ?
Que de douleurs & de peines , que de
rem.ords & de pleurs nous nous ferions
épargnés durant tant d'années ^fî tous
deux^aimant la vertu comme nous avons
toujours fait, nous avions fu prévoir de
plus loin les dangers qu elle court dans
le téte-à-téte.
Encore un coup , continua Madame
de Wolmar , d'un ton plus tranquile, ce
n'efl; point dans les affemblées nombreu-
fes où tout le monde nous voit & nous
écoute, mais dans dts entretiens parti-
culiers ou régnent le fecret & la liber-
té , que les mœurs peuvent courir des
rifques. Ceft fur ce principe, que, quand
mes domeftiques des deux fexes k raf-
H É L O ï s E. Ip5*
femblent5Je fuis bien-aife qu'ils y foient
tous. J'approuve même qu'ils invitent
parmi les jeunes gens du voifinage , ceux
dont le commerce n'eft point capable
de leur nuire , & j'apprends avec grand
plaifir que^pour louer les mœurs de quel-
qu'un de nos jeunes voifins , on dit : il
eft reçu chez M. de Wolmar. En ceci
nous avons encore une autre vue. Les
hommes qui nous fervent font tous gar-
çons y & parmi les femmes la gouver-
nante dQS enfans efl: encore à marier;
il n'ell: pas jufte que la réferve où vivent
ici les uns & les autres , leur ôte roc-
cafion d'un honnête établifTement. Nous
tâchons , dans ces petites alTemblées , de
leur procurer cette occafion fous nos
yeux , pour les aider à m.ieux choifir, de
en travaillant ainfi à former d'heureux
ménages , nous augmentons le bonheur
du nôtre.
Il refteroit à me juftifîer moi-même^
de danfer avec ces boanes-gens , mais *
i'aime mieux paffer condamnation fur ce
points & j'avoue franchement que mon
I2
ÎÇ<^ L A No U V E L L E
plus grande motif en cela efl: Je plalfir
que j'y trouve. Vous favez que j'ai tou-
jours partagé la paflion que ma Coufine
a pour la danfe ; mais , après la perte de
ma mère, je renonçai pour ma vie au
bal de à toute alTemblée publique ; j'ai
tenu parole 3 même à mon mariage , de
la tiendrai , fans croire y déroger en
danfant quelquefois chez moi avec mes
hôtes & mes domeftiques. Cell un exer-
cice utile à ma fanté durant la vie fé-
dentaire qu'on eft forcé de mener ici
Vhiver. Il m'amufe innocemment ; car ,
quand j'ai bien danfé, mon cœur ne me
reproche rien^Il amufe aufli M. de Wol-
mar; toute ma coquetterie en cela fe
borne à lui plaire. Je fuis caufe qu'il
vient au lieu où. l'on danfe ; fes gens en
font plus contens d'être honorés des re-
gards de leur maître ; ils témoignent
auffi de la joie à me voir parmi eux.
Enfin je trouve que cette faniiliarité
modérée forme entre nous un lien de
douceur & d'attachement qui ramène
un peu rhumaaité naturelle , en tempe-
H É L 0 ï s £. 1^7
rant la bafiefTa de îa fervitude & la ri-
gueur de rautoriîé.
Voilà, Milord, ce que me ^it Julls
au fujet de la danfe , & f admirai com-
ment avec tant d'affabilité pouvoit ré-
gner tant de fubordination^ & comment
elle & Ton mari pouvoient defcendre Se
s'égaler fi fou vent à leurs domeftiques ,
fans que ceux-ci fuffent tentés de les
prendre au mot & de s'égaler à eux à
leur tour. Je ne crois pas qu'il y ait des
Souverains en Âfie, fervis dans leurs pa-
lais , avec plus de refpeéî que ces bons
maîtres le font dans leur maifon. Je ne
connois rien de moins impérieux que
leurs ordres , Si rien de fi promptement
exécuté ; ils prient de Ton vole; ils exca-
fent & Ton fent fon tort. Je n ai jamais
mieux compris com.bien la force des
chofes qu'on dit , dépend peu des mots
qu'on emploie.
Ceci m'a fait faire une autre réflexion
fur la vaine gravité des maîtres. Cc(ï
que ce font moins leurs familiarités que
leurs déuiuts quiles font mépriferchez
1^2 La No u v elle
eux, & que l'infolence des domeftiques
annonce plutôt un maître vicieux que
foible; car rien ne leur donne autant
d'audace que la connoifîance de fes vi-
ces 5 & tous ceux qu'ils de'couvrent en
lui, iont^à leurs yeux,autant de difpenfes
d'obéir à un homme qu'ils ne fauroient
plus refpeder.
Les valets imitent les maîtres , & \q^
imitant groffierement , ils rendent fenfi-
bles dans leur conduite les défauts que le
vernis de l'éducation cache mieux dans
\(^s autres. A Paris je jugeoisdes mœurs
its femmes de ma connoiflance,par l'ait
& le ton de leurs femmes-de- chambre, &
cette règle ne m'a jamais trom^pé. Outre
vraz la femme-de-chambre, une fois dépo-
fî taire du fecret de fa maitrefTe , lui fait
payer cher fa difcrétion , elle agit com-
me l'autre penfe, & décèle toutes fes
m.aximes,enles pratiquant mal-adroite-
ment. En toute chofe, l'exemple des
maîtres eft plus fort que leur autorité ,
& il n'eft pas naturel que leurs domef-
tiques veuillent être plus honnêtes gens
H Ê L o j s n, ip9
queux. On a beau crier, jurer, mal-
traiter 5 chaffer , faire maifon nouvelle ;
tout cela ne produit point le bon fervi-
ce. Quand celui qui ne s'embarrafle pas
d'être méprife & haï de fes gens, s'eri
croit pourtant bien fervi , c'efi: qu'il fe
contente de ce qu'il voit & d'une exac-
titude apparente, fans tenir compte de
mille maux fecrcts qu'on lui fait incef-
famment, $c dont il n'apperçoit jamais
la fource. Mais où eft l'homme aflez dé-
pourvu d'honneur pour pouvoir fuppor-
ter les dédains de tout ce qui l'environ-
ne? Où eft la femme afTez perdue pout
n'être plus fenfible aux outrages? Corn»
bien , dans Paris & dans Londres , de
Dames fe croient fort honorées , qui
fondroient en larmes,!! elles entendoient
ce qu'on dit d'elles dans leur anti-cham-
bre? Heureufem.ent pourleur repos,elles
fe raffarent en prenant ces Argus pour
dQS imbéciles , & fe flattant qu'ils ne
voient rien de ce qu'elles ne daignent
pas leur cacher. Auffi dans leur mutine
obéiffance ne leur cachent-ils guères à
l4
3GO La N ou V e ll^
leur tour le mépris quils ont pour, elles.
Maîtres & valets fentent mutuellemsnr
que ce n'eft pas la peine de fe faire efli-
mer les uns à^s autres.
Le jugement des domefliques me pa-
XOit être l'épreuve la plus fure 5c la plus
difficile de la vertu des maîtres , & je
me fouviens , Milord , d'avoir bien
penfé de la vôtre en Valais fans vous
connoitre , Amplement fur ce que par-
lant aiïez rudement à vos gens , ils ne
vous en étoient pas moins attachés , &
qu'ils témoignoient entre eux autant de
refped pour vous en votre abfence , que
Ç\ vous les eufliez entendus. On a dit
qu'il n'y avoit point de héros pour fon
valet-de-chambre ; cela peut être : mais
rhomme jufte a Teftime de fon valet;
ce qui montre alTez que Théroïfme n'a
qu'une vaine apparence , & qu'il n'y a
rien de folide que la vertu. C'eît fur-
tout dans cette maifon qu'on recoiinoît
la force de fon empire dans le fufFrage
à^s domeftiques. Suffrage d'autant plus
fur qu'il ne confiiTie point en de vai.is
II É L O ï s E. 20 1
éloges, mais dans rexpreifion naturelle
de ce qu'ils feiitent. N'entendant jamais
rien ici qui leur faffe croire que les
autres maîtres ne refiemblent pas aux
leurs 5 ils ne les louent point des vertus
qu'ils eftiment communes à tous ; mais
ils louent Dieu, dans leur fimplicité^d'a-
voir miis des riches fur la terre , pour
le bonheur de ceux qui les fervent , &
pour le foulagement des pauvres,
La fervitude eft fi peu naturelle à
rhomme, qu'elle ne fauroit exifrer fans
quelque mécontentement. Cependant
on refpede le maître ,. & l'on n'en dit
rien. Que s'il échappe quelques mur-
mures contre la maitrefTe , ils valent
mieux que des éloges. Nul ne fe plaint
qu'ellmanque pour lui de bienveuil-
lance, mais qu'elle en accorde autant
aux autres j nul ne peut fouffrir qu'elle
fafïe comparaifon de fon zèle avec celui
de fes camarades ,, & chacun voudroit
être le premier en faveur, co-mmeil croit
l'être en attachements C'eft-là leur uni-
202 La Jy' o u V e l l e
que plainte 5 &:leur plus grande injuflîce.
A la fubordînation des inférieurs , fe
joint la concorde entre les égaux , &:
cette partie de Tadminiflration domefti-
que n'efl: pas la moins difficile. Dans
les concurrences de jaloufie & d'intérêt
qui divifent fans cefTe les gens d'une
maifon , même auffi peu nombreufe que
celle-ci , ils ne demeurent prefque ja-
mais unis qu'aux dépens du maître. S'ils
s'accordent, c'eft pour voler de concert ;
s'ils font fidèles , chacun fe fait valoir
aux dépens des autres ; il faut qu'ils
foient ennemis ou complices , & l'on
voit à peine le moyen d'éviter à la fois
leur fripponnerie & leurs diffenfions. La
plupart Aqs pères de famille ne connoif-
fent que l'alternative entre ces deux in-
convéniens. Les uns , préférant l'intérêt
à l'honnêteté , fomentent cette difpofi-
tion des valets aux fecrets rapports , &
croient faire un chef-d'œuvre de pru-
dence 5 en les rendant efpions & furveil-
lans les uns des autres, Les autres , plus
H É L O ï s E. 20^[
iiidolens , aiment mieux qu'on les vole
& qu on vive en paix ; ils fe font une
forte d'honneur de recevoir toujours mal
des avis qu'un pur zèle arrache quelque
fois à un ferviteur fidèle. Tous s'abufent
également. Les premiers , en excitant
chez eux des troubles continuels , in-
compatibles avec la règle & le bon ordre ,
n alTemblent qu'un tas de fourbes & de
délateurs qui s'exercent , en trahifTant
leurs camarades , à trahir peut-être un
jour leurs maîtres. Les féconds , en re-
fufant d'apprendre ce qui fe fait dans
leur maifon , autorifent les ligues contre
eux-mêmes , encouragent les méchans,
rebutent les bons , & n'entretiennent à
grands fraix que des frippons arrogans
ÔiparelTeux^qui, s'accordantaux dépens
du maître , regardent leurs fervices com-
me des grâces , & leurs vols comme de§^
droits (i).
nam- — '• —
(i) J'ai examiné d'aflcz près la police des
grandes maifons , & j*ai vu clairement qu'il
^ eft impofTible à un maître qui a vingt domef-
tiques de venir jamais à bout de favoir s'il y
16
2.Q^ L A I/o U VE L LE
C'edune grande erreur dans récono--
niLe domeftique ^ainfi que dans la civile ,
de vouloir combattre un vice par un au-
tre 5 ou former entre eux une forte d'é-
çullibre , camme (i ce qui fap^eles ton-
démens de Tordre , pouvoit jamais fervir
à rétablir. On ne fait, par cette ma-u-
vaife police , que réunir enfin tous les
înconvéniens. Les vices tolérés dans une
niaifon, n y régnent pas feuls ; laliTez-en
germer un ^ mille viendront à fa fuite^
Bientôt ik perdent les valets qui les ont ,
ruinent le maître qui les fouifre , qox-
rompent ou fcandalifent les enfants at-
tentifs à les obferver. Quel indigne père
éferoit mettre quelque avantage en ba-
lance avec ce dernier mal ?- Quel hon-
acte - homme vcudroit être chef de
a parmi eux un hoirnéte-homme , & de ne
pas prendre pour tel le plus méchant fripport
fie tous. Cela feul me degoûteroit d'être air
namhre des riches. ITaâes plus doirx plaiiïrs
4e la vie, le plaifir de la confiarrce & de l'ef-
time , e(V perdu pour ces malheureux. lix
ackctsrit biea ch^s tout leur cr^
H É L O ï s E. 20Ç
fèmiile, s'il lui étoit Impoiiible de réunir
dans fa maifon la paix de îa ^délité , de
quil fallût acheter le zèle de Îqs domef-
tiques aux dépens d? leur blenveuillance
mutuelle ?
Qui n aurolt vu que cette maifon
n imagineroit pas même qu'une pareille
difficulté pût exifler ^.tant Tunion des
membres y paroît venir de leur attache-
ment aux chefs. C'eft ici qu on trouve
le fenfible exemple qu'on ne faurcit
aimer -fine erement le maître y fans aim.er
tout ce qui lui appartient ; vérité qui
fert de fondement à la charité chré-
tienne. N'eft-iî pas bien fimple que les
enfans du même père fe traitent en frè-
res entre eux ? C'eft ce qu'on nous dit
tous les jours au Temple , fans nous le
faire fentir ; c'eft ce que les habitans
de cette maifon fentent , fans qu'on le
Jeur dife^
Cette difpofitlon à la concorde com-
mence par le choix des fujets. M. de
Wolmar n'examine pas feulement ^en les^
reçevant;^s'ils çonvieunent à fa femme^.^
2lc6 La Nouvelle
à lui 5 mais s'ils fe conviennent Tun à Vau-
tre , & l'antipathie bien reconnue entre
deux excellens domeftiques fuffiroit pour
faire à Tinftant congédier Tun des deux :
car 5 dit Julie , une maifon fi peu nom-
breufe , une maifon dont ils ne fortent
jamais , & où ils font toujours vis-à-vis-
les uns des autres , doit leur convenir
également à tous , 5c feroit un enfer pour
eux^fi elle n étoitune maifon de paix. Ils
doivent la regarder comme leur maifoïi
paternelle où tout n'eft qu'une même fa-
mille. Un feul qui de'plairoit aux autres
pourroit la leur rendre odieufe , &: cet
objet défagréable y frappant incelTam-
ment leurs regards , ils ne feroient bien
ici ni pour eux ni pour nous.
Après les avoir afTortis le mieux qu'il
eft pollible^on les unit , pour ainfi dire ,
malgré eux , par les fervices qu'on les
force en quelque forte à fe rendre^Sc l'on
fait que chacun ait un fenfible intérêt
d'être aime de tous fes camarades. Nul
n'eft fi bien venu à demander des grâ-
ces pour lui-même que pour un autre i
\
H É L O ï -S £. 207
ainfî celui qui defire en obtenir, tâche
d'engager un autre à parler pour lui ,
& cela eft d'autant plus facile , que , foît
qu'on accorde ou qu'on refufe une fa-
veur ainfi demandée 5 on en fait tou-
jours un mérite à celui qui s'en eft ren-
du rinterceffeur. Au contraire , on re-
bute ceux qui ne font bons que pour eux.
Pourquoi , leur dit-on , accorderois-je ce
qu'on me demande pour vous qui n'avez
jamais rien demandé pour perfonne ? Eft-
il jufte que vous foyez plus heureux que
vos camarades , parce qu'ils font plus
obligeans que vous ? On fait plus ; on les
en^ge à fe fervir mutuellement en fe-
cret , fans oftentation , fans fe faira va-
loir. Ce qui eft d'autant moins difficile
à obtenir , qu'ils favent fort bien que le
maître , témoin de cette difcrétion , les
en eftime davantage ; ainfi l'intérêt y
gagne , & l'amour-propre n'y perd rien.
Ils fopt fi convaincus de cette difpofition
générale , & il régne une telle confiance
entre eux, que, quand quelqu'un a quel-
que grâce à demander , il en parle à leur
50§ L A No U l^ E L LE,
table par forme de converfation ; ibu-
vent, fans avoir rien fait de plus, il trouve
la chofe demandée & obtenue , & ne
fâchant qui remercier , il en a Tobliga-
tion à tous,
C'eftpar ce moyen, & d'autres fem-
blables 5 qu'on fait régner entre eux, urt
attachement né de celui qu'ils ont tous
pour leur maîtres , & qui lui eft fubor-
donné. Ainfi , loin de fe liguer à fon ^
préjudice , ils ne font tous unis que pour 1
le mjeux fervir. Quelque intérêt qu'ils 1
aient à s'aimer, ils en ont encore un plus
grand à lui plaire; le zèle pour fon fer-
vice l'emporte fur leur bienveuillaiîce
mutuelle ; & , tous fe regardant comme
léféQs par des pertes qui le laiiTeroient
moms en état de récompenfer un bon
ferviteur , font également incapables de
fouifrir en filence le tart que Tun d^eux
voudroit lui faire. Cette partie de la po-
lice établie dans cette maifon me paroît
avoir quelque chofe de fubîime , & je ne
puis affez admirer comment M. & Ma-
dame de Wolmar ont fu transformer le
■M È LOIS E. aOi
Vil métier d'accufateur en une fondcicrî
de zèle , d'intégrité , de courage , auiîi
noble 5 ou du moins aufîi louable qu elle
rétoit chez les Romains. ; ^
On a commencé par détruire ou pré-
venir clairement , Amplement , & par
des exemples fenfibîes, cette morale cri-
minelle & fervile , cette mutuelle tolé-
rance aux dépens du maître, qu'un mé-
chant valet ne manque point de prêcher
aux bons 5 fous l'air d'une maxime de
charité. On leur a bien fait comprendre
que le précepte de couvrir les fautes de
fon prochain ne fe rapporte qu'à celles
qui ne font de tort à perfonne , qu'une
injuftice qu'on voit , qu'on tait , & qui
blelTe un tiers, on la commet foi-même;
& que , comme ce n'eft que îe fenthnent
c!e nos propres défauts qui nous oblige
à pardonner ceux d'autrui , nul n\:ime
a tolérer les frippons, s'il n eft un frippon
comme eux. Sur ces principes , vrais en
général , d'homme à homm^e , & bien
plus rigoureux encore dans la relation
plus étroite du ferviteur au maître, cd
5IÔ L A JVoU r E L LE
tient Ici pour inconteftable, que qui vok
faire un tort à fes maîtres fans le dénon-
cer, efl: plus coupable -encore que celui
qui Ta commis ; car celui-ci fe laifïe
abufer dans fon adion , par le profit qu^il
envifage ; mais l'autre de fang- froid 8c
fans intérêt n'a pour motif de fon filence,
qu'une profonde indifférence pour h juf-
tice, pour le bien de la maifon qu'il fert,
&: un defir fecret d'imiter l'exemple
qu'il cache : de forte que , quand la f.ute
eft confidérable , celui qui l'a commife ,
peut encore quelquefois efpérer fon par-
don ; mais le témoin qui l'a tue efc infail-
liblement congédié, comme un homme
enclin au mal.
En revanche , on ne fouffre aucune
accufation qui puiffe être fufpede d'in-
juftice & de calomnie; c'eft- à-dire qu'on
n'en reçoit aucune en l'abfence de l'ac-
cufé. Si quelqu'un vient en particulier
faire quelque rapport contre fon cama-
rade 5 ou fe plaindre perfonnellement de
lui , on lui demande s'il eft fuffifamment
inilruit 5 c'eft-à-dire , s'il a commencé
H É L O ï s E. 211
pn.r s'éclalrcir avec celui dont il vient fe
plaindre? S'il dit que non, on lui de-
mande encore comment il peut juger
une adion dont il ne connoît pas aflez
les motifs ? Cette aétion , lui dit-on ,
tient peut-être à quelqu autre qui vous
efl inconnue ; elle a peut-être quelque
circonftance qui fert à la juftifier ou à
Texcufer , & que vous ignorez. Com-
ment ôfez-vous condamner cette con-
duite avant de favoir les raifons de ce-
lui qui Ta tenue ? Un mot d'explication
l'eût peut-être juftifiée à vos yeux : pour-
quoi rifquer de la blâmer injuflement ,
& m'expofer à partager votre injuftice ?
S'il affUre s'être éclairci auparavant avec
l'accufé ; pourquoi donc , lui réplique-
ton, venez-vous fans lui , comme fi vous
aviez peur qu'il ne démentît ce que vous
avez à dire > De quel droit négligez-vous
pour moi la précaution que vous avez
cru devoir prendre pour vous-même ?
Eft~il bien de vouloir que je juge, fur
votre rapport , d'une aclion dont vous
n'avezpas voulu juger fur le témoignage
2Î2 La N ou V ellb
de vos yeux ; & ne feriez-vous pas ref^
ponfable du jugement partial que j'en
pourrois porter , fi je me contentois de
votre feule dépofition ? Eniuite on lui
propofe de faire venir celui qu'il accufe;
s'il y confent , c'eft une affaire bientôt
réglée ; s'il s'y oppole , on le renvoie
après une forte réprimande : mais on
lui garde le fecret , & l'on obferve fi
bien l'un & l'autre, qu'on ne tarde pas
à favoir lequel its deux avoir tort.
Cette règle eft fi connue &: fi bien
établie , qu'on n'entend jamais un do-
meftique de cette maifon parler mal
d'un de (qs camarades abfent ; car ils
favent tous que c'efi: le moyen de palTer
pour lâche ou menteur. Lorfqu'un d'en-
tre eux en accufe un autre , c'eft ouver-
tement 5 franchement , & non - feule-
ment en fa préfence , mais en celle de
tous leurs camarades , afin d'avoir dans
ks témoins de fes difcours , des garants
de fa bonne-foi. Quand il eft queftion
de querelles perfonnelles , elles s'accom-
modent prefque toujours par médiateurs
H É L O ï s E. 2 ï 5
fans Importuner Monfieur ni Madame ;
mais quand il s'agit de l'intérêt facré du
maître , TafFaire ne fçauroit demeurer
fecrette ; il faut que le coupable s'ac-
cufe, ou qu il ait un accufateur. Ces pe^-
tits plaidoyers font très-rares , & ne fq
font qu'à table , dans les tournées que
Julie va faire journellement au dîner ou
au fouper de fes gens , & que M. de
Wolmar appelle, en riant, fes grande
jours. Alors, après avoir écouté paiiîble-
ment la plainte & la réponfe, fi Taffaire
intéreffe fon fervice , elle remercie l'ac-
cufateur de fon zèle. Je fais, lui dit-
elle , que vous aimez votre camarade ,
vous m'en avez toujours dit du bien, &
je vous loue de ce que l'amour du de-
voir & de la juflice l'emporte en vous ,
fur les affedions patiçulieres : c'efl: ainfi
qu'en ufe un ferviteur fidèle & un hon-
nête-homme. Enfuite, fi l'accufé n'a pas
tort , elle ajoute toujours quelque éloge
à fa juftification. Mais s'il eft réellement
coupable , elle lui épargne, devant les
autres, une partie de la honte, Elle fup-^
214 La Nouvelle
pofe qu'il a quelque chofe à dire pour fa
défenfe , qu'il ne veut pas déclarer de-
vant tant de monde; elle lui adlgne une
heure pour Tentendre en particulier ; & ,
c*eft-là, qu'elle, ou Ion mari, leur parlent
comme il convient. Ce qu'il y a de fin-
guiier en ceci , c'efl; que le plus févère
des deux, n eil: pas le plus redouté; &:,
qu'on craint moins les graves répriman-
des de M. de Wolmar , que \qs repro-
ches touchans de Julie. L'un , faifant
parler la juftice & la vérité , humilie
& confond les coupables ; l'autre leur
donne un regret mortel de rétre,en leur
montrant celui qu elle a d'être forcée à
leur ôterfabienveuillance. Souvent elle
leur arrache à^s larmes de douleur &
de honte; & il ne lui eft pas rare de
s'attendrir elle-même, en voyant leur re-
pentir , dans l'efpoir de n'être pas obli-
gée à tenir parole.
Tel qui jugeroit de tous ces foins, far
ce qui fe paffe chez lui ou chez (es \^i-
fins, les eftimeroit peut-être inutiles ou
pénibles. Mais vous, Milord, qui avez
H É L O ï s E. 2\^
de fi grandes idées des devoirs & des
plaifirs du père de famille , & qui con-
noifFez Tcmpire naturel que le génie &
la vertu ont fur le cœur humain , vous
voyez l'importance de ces détails, &
vous fentez à quoi tient leur fuccès. Ri-
chefTe ne fait pas riche, dit le Roman
de la rofe. Lqs biens d'un homme ne
font point dans fes cofees , mais dans
Tufage de ce qu'il en tire; car on ne
s'approprie les chofes qu'on pofîède^que
par leur emploi ; & \qs abus font tou-
jours plus inépuifables que lés richeiïes;
ce qui fait qu'on ne jouit pas à propor-
tion de fa dépenfe , mais à proportion
qu'on la fait mieux ordonner. Un fou
peut jeter des lingots dans la mer, &
dire qu'il en a joui ; mais quelle com-
paraifon entre cette extravagante jouif-
fance , & celle qu'un homme fage eût
fû tirer d'une moindre fomme ? L'ordre
& la règle qui multiplient & perpé-
tuent l'ufage àQs biens , peuvent feuls
transformer le plaifir en bonheur. Que
fi c eft du rapport des chofes à nous que
2 1 5 La Nouvelle
naît la véritable propriété ; fi c'eft plu-
tôt remploi des richeffes que leur ac-
quifition qui nous les donne , quels
foins importent plus au père de famille,
que l'économie domeftique & le bon
régime de fa maifon , où les rapports
les plus parfaits vont le plus direéle-
ment à lui , & où le bien de chaquç
membre ajoute alors à celui du chef?
Les plus riches font-ils les plus heu-
reux ? Que fert donc l'opulence à la féli-
cité ? Mais toute maifon bien ordonnée
çft l'image de Tame du maître. Les lam-
bris dorés 5 le luxe & la magnificence ,
n'annoncent que la vanité de celui qu^
les étale ; au-lieu que , par-tout où vous
verrez régner la règle fans trifteffe , la
paix fans efclavage , l'abondance fans
profafion , dites , avec confiance : c'eft
un Etre heureux qui commande ici.
Pour moi, je penfe que le figne le plus
affuré du vrai contentement d'efprit eft
la vie retirée & domeftique , &i que
ceux qui vont fans ceiTe chercher leur
bonheur chez autrui^ ne rojrit point che2;
€UX-
H E L O ï s E. 217
eux-mêmes. Un père de famille qui fe
pbit dans fa maifon , a pour prix des
foins continuels qu'il s'y donne , la con-
tinuelle jcuiflance des plus doux fentî-
mens de la nature. Seul entre tous les
mortels, il efl: maître ce fa propre féli-
cité , parce qu'il efl: heureux comme
Dieu même , fans rien defirer de plus ,
que ce dont il jouit : com^me cet Etre
immenfe , il ne fonge pas à amplifier
fes pofTellîons , mais à les rendre vérita-
blement fiennes par les relations les plus
parfaites & la ciredion la miieux enten-
due; s'il ne s'enrichit pas par de nou-
velles acquifitions, il s'enrichit en pof-
fédant mieux ce qu'il a. Il ne jouifTcit
que du revenu de ks terres, il jouit en-
core de fes terres mêmes, en préfidant à
leur culture & les parcourant fans ceffe.
Son domeftique lui étoit étranger ; il en
fait fon bien, fon enfant, il fe l'appro-
prie. Il n'avoit droit que (ur les adions ,
il s'en donne encore fur ks volontés. Il
n'étoit maître qu'à prix a'^rgent, il le
devient par l'empire facré de i'eftlme de
lom^llL K
2 18 La No u v e l le
des bienfaits. Que la fortune le dépouille
de fes richeffes , elle ne fauroit lui ôter
les cœurs qu il s^eft attachés , elle n'ôtera
point des enfans à leur père ; toute la dif-
férence efl: qu'il les nourrlffoit hier , Se
qu'il fera demain nourri par eux. Ceft
alnE qu'on apprend à jouir véritable-
ment de fes biens , de fa famille &c de
foi- même; c'ell: ainfî que les détails
d'une maifon deviennent délicieux pour
l'honnête - homme qui (ait en connoitre
le prix ; c^eft ainfi que , loin de regarder
fes devoirs comme une charge, il en fait
fon bonheur, & qu'il tire, de fes tou-
chantes & nobles fondions, la gloire &
le plaifir d'être homme.
Que fi ces précieux avantages font
rnéprifés ou peu connus, & fi le petit
nombre même qui les recherche les ob-
tient fi rarement , tout cela vient de la
-même caufe» Il eft des devoirs fimples
,& flib limes qu'il n'cippartient qu'à peu
de gens d'aimer & de remplir. Tels font
ceux- du père de famille , pour lefqueîs
r.air de le bruit du monde n'infpirent
I
H É L O ï s E. 2Jp
que du dégoût , & dont on s'acquitte
mal encore , quand on n'y eft porté que
par des raifons d'avarice & d'intérêt.
Tel croit être un bon père de famille ,
ëi n'eft qu'un vigilant économe; le bien
peut profpérer &c la miaifon aller fort
mal. Il faut des vues plus élevées pour
-éclairer, diriger cette im.portante admi-
niitration & lui donner un heureux fuc-*
ces. Le premier foin par lequel doit
commencer l'ordre d'une maifon , c'eft
de n'y foulFrir que d'honnêtes gens qui
n'y portent pas le defir fecret de trou-
bler cet ordre. Mais la fervitude &
l'honnêteté font -elles fi compatibles
qu'on doive efpérer de trouter des do-
meftiques honnêtes gens ? Non , Milord;
pour les avoir, il ne faut pas les chercher,
il faut les faire, &c il n'y a qu'un homme
de bien qui fâche l'art d'en former d'au^
très. Un hypocrite a beau vouloir pren^
dre le ton de la vertu , il n'en peut inf-
pirer le goût à perf jnne ; & ;, s'il favoit
la rendre aimable , iî l'aim croit lui-mê-
me. Que fervent de froides leçons ci-
K2
220 La JVou V elle
mentles par un exemple continuel, fi ce
n eft à faire penfer que celui qui les don*
ne fejjue de la crédulité d'autruiPQue
ceux qui nous exhortent à faire ce qu'ils
diP^nt 5 & non ce qu'ils font, difent une
grande abdirdité ! Qui ne fait pas ce qu'il
dit , ne le dit jamais bien ; car le langage
du cœur 5 qui touche Se perfuade , y man-
que. J'ai quelquefois entendu de ces
converfations gr jifièremcnt appre:ées,
qu'on tient devant hs domeftiques com-
me devant des enfans pour leur fiire
des leçons indiredes. Loin de juger
qu'ils en fufTent un inftant les dap^s , je
les ai toujours vu fourire en iecret de
l'ineptie dû maître qui les prenoit pour
des fots, en débitant lourdement de-
vant eux des maximes qu'ils favoient
bien n'être pas les fiennes.
Toutes ces vaines fubtilités font igno-
rées dans cette maifon , & le grand art
des maîtres pour rendre leurs domefti-
ques tels qu ili les veulent, eft de fe mon-
trer à eux tels qu'ils font. Leur conduite
eft toujours franche 3c ouverte, parç«
H É L O ï s E. 22 1
qu'ils n*ont pas peur que leurs adions
démentent leurs difcours. Comme ils
n'ont point pour eux-mêmes une morale
différente de celle qu'ils veulent donnet
aux autres , ils n'ont pas befoin de cir-
conrpvdion dans leurs propos ; un mot
étourdiment échappé ne renverfe point
les principes qu'ils fe font efforcés û'é-
tablir. Ils" ne uiient point indifcrette-
ment toutes leurs affaires ; mais ils di-
fent librement toutes leurs maximes. A '
table 5 à la promenade , tête-à-tête ou
devant tout le monde, on tient toujours
le même langage; on dit naïvement ce
qu'on penfe fur chaque chofe ; & , fans
qu'on fonge à perfonne, chacun y trouve
toujours quelque inflrudion. Comme
hs domefliques ne voient jamais rien
faire à leur maître qui ne foit droit ,
jufte, équitable, ils ne regardent point
la juftice comme le tribut du pauvre ,
comme le joug du malheureux , com-
me une des miferes de leur état. L'at-
tention qu'on a de ne pas faire courir
en vain les ouvriet§ , & perdre dos jour-
'm2 L A No UVELLE
nées pour venir folliciter le paiement
de leurs journées, les accoutume à fentir
le prix du tems. En voyant le foin des
maîtres à ménager celui d'autrui , cha-
cun en conclut que le fîen leur eil plus
précieux , & fe £ât un plus grand crime
de roifiveté. La confiance qu'on a dans
leur intégrité , donne à leurs inftitutions
une force qui les fait valoir & prévient
les abus. On n'a pas peur que dans la
gratification de chaque femaine , la mai-
■ treffe trouve toujours que c'efl le plus
jeune ou le mieux fait qui a été le plus
diligent. Un ancien domeftique ne craint
pas qu'on lui cherche quelque chicane ,
pour épargner l'augmentation des gages
qu'on lui donne. On n'efpere pas pro-
fiiter de leur difcorde pour fe faire va-
"loir 5 & obtenir de l'un ce qu'aura refufé
l'autre. Ceux qui font à marier ne crai-
gnent pas qu'on nuife à leur établiiTe-
ment pour, les garder plus long-tems, 8c;
qu'ainfi leur bon fervice leur faffe tort*
Si quelque valet étranger venoit dire
aux gens dec^tte maifon qu'un maître
H É L O J s E. 225
&c fes domeftiques font entre eux dans
un véritable état de guerre; que ceux-
ci 5 taifant au premier tout du pis qu'ils
peuvent 3 ufent en cela d'une jufte ré-
préiaille ; que les maîtres étant ufurpa-
teurs 5 menteurs & frippons , il n'y a pas
de mal à les traiter comme ils traitent le
Prince , ou le Peuple ^ ou les particuliers ,
& à leur rendre adroitement le içial
qu'ils font à force ouverte ; celui qui
parleroit ainfi ne feroit entendu de per-
fonne: on ne s'avife pas même ici de
combattre ou prévenir de pareils dif-
çours; il n'appartient qu'à ceux qui les
font naître d'être obligés de les réfuter.
Il n'y a jamais ni mauvaife humeur, nî
mutinerie dans Tobéiffance ;, parce qu'il"
n'y a ni hauteur, ni caprice dans le com-
mandement, qu'on n'exige rien qui ne
foit raifonnable & utile , & qu'on ref-
pede affez la dignité de l'hom^me, quoi-
que dans la fervitude , pour ne l'occu-
per qu'à des chofes qui ne l'aviliflent
point. Au furpius, rien n'eft bas ici qu^
'224 L A JVo U l^ E L L È
le vice , de tout ce qui eft utile & jufie
eft honnête & bienféant.
Si Ton ne fjuffre aucune intrigue au-
dehons, perfonne n'eft tenté d'en avoir ?
Ils favent bien que leur fortune la plus
affùrfe eft attachée à celle du maître,
& qu'ils ne manqueront jamais de rien ,
tant qu'on verra profpérer la maifon.
En la fervant, ils foignent donc leur pa-
trimoine, & l'augmentent en rendant
leur fervice agréable; c'eft-là leur p^ S
grand intérêt. Mais ce mot n'eft guéres
à fa place en cette occafîon , car je n'ai
jamais vu de police ou l'intérêt fût fi fa-»
gement dirigé , & où pourtant il influât
moins que dans celle-ci. Tout fe fait par
attachement; Ton diroit que ces âmes
vénales fe purifient en entrant dans ce
féjour de fageffe de d'union. L'on diroit
qu'une partie des lumières du maître de
des fentimens de la maitreffe ont paue
dans chacun de leurs gens ; tant on les
trouve judicieux, bienfaifans , honnêtes
& fupérieurs à leur état. Se faire efii-
H É L e ï s E. 225*
mer , confidérer , bien vouloir , eft leur
plus grande jfnbirioa, &: ils coiiiptent
les mjîs ociige^ns qu'on leur dit ,
comme ailleurs ^ les étrennes qu'on leur
donne.
Voilà, Milord, mes principales ob-
fervations ilir la partie de l'économie
de cette mf.ifon qui regarde les domef-
tiques & mercenaires. Quant à la ma-
nière de vivre des maîtres, & au gouver-*
nement des enfans, chacun de ces arti-
cles mérite bien une lettre à part. Vous
favez à quelle intention j'ai commencé
ces remarques; mais, en vérité, tout cela
forme un tableau fi ravilTant , qu'il ne
faut, pour aimer à le contempler , d'au-
tre intérêt que le plaifir qu'on y trouve.
•^
^j:
226 La Nouvelle
m I I iiH iilli II lil I II M HllllllliUiBl,
f »■ ■ ■ - "— ^-
LETTRE XVI.
DE Sain t-P re u x
A M I L 0 RD Edouard,
N.
o N 5 Mllord , fe ne m^en dédis
point : on ne volt rien dans cette maifon
qui n'affocie Tagréable à Futile; mais
les occupations utiles ne fe bornent pas
aux foins qui donnent du profit; elles
comprennent encore tout amufement
innocent & fimple qui nourrit le goût
de la retraite , du travail , de la modé-
ration , & conferve à celui qui s'y livre,
une ame faine ^ un cœur libre du trou-
ble àQs pallions. Si l'indolente oifiveté"
n'engendre que la trifteiïe & Tennui , le
charme àQs doux loifirs efl le fruit d'une
vie laborîeufe. On ne travaille que pour
jouir ; cette alternative de peine & de
jouîlîance efl: notre véritable vocation.
Le repos , qui fert de délaflèment aux
travaux paiTés ^ 6c d'encouragement a
H É L O ï s E. Ù.2J
d'autres , n'efl pas moins nécelTaire à
rhomme que le travail même.
Après avoir admiré TefFet de la vigi-
lance & des foins de la plus refpedable
mère de famille dans Tordre de fa maî-
fon 5 j*ai vu celui de fes récréations dans
un lieu retiré dont elle feit fa promena-
de favorite^, & qu elle appelle fon Élyfée»
Il y avoit plufieurs jours que j'enten-
dois parler de cet Elyfée^dont on me fai-
foit une efpèce de myftère. Enfin , hier
après-dîner, l'extrême chaleur rendant le
dehors & le dedans de la maifon pref-
que égalem.ent infupportables , M. de
Wolmar propofa à fa femme de fe don-
ner congé cet après-midi , & , au - lieu
de fe retirer comme à l'ordinaire dans la
chambre de fes enfans jufques vers le
foir 5 de venir avec nous refpirer dans
le verger; elle yconfentit , & nous nous
y rendîmes enfemble.
Ce lieu, quoique tout proche de la
maifon , ell: tellement caché par Tallée
couverte qui l'en fépare , qu'on ne i'ap-
perçoit de nulle part. L'épais feuillage*
K6
228 La Nouvelle
qui renvironne , ne permet point à rocil
à'y pénétrer , & il eft toujours foigneu-
fement fermé à la clef. A peine fus- je
au-dedans , que la porte étant mafquée
par des aulnes & des coudriers qui ne
laifîent que deux étroits pafTages fur les
côtés, je ne vis plus , en me retournant,
par où j'étois entré, bc n'appercevant
point de porte , je me trouvai-là comme
tombé des nues.
En entrant dans ce prétendu verger,
}e fus frappé d'une agréable fenfation de
fraîcheur, que d'obfcurs ombrages, une
verdure animée & vive , des fleurs épar-
fes de tous côtés , un gazouillement d'eau
courante, & le chant de mille oifeaux
portèrent à mon imagination , du moins
autant qu'à mes fens ; mais en même
tems je crus voir le lieu le plus fauvage ,
le plus folitaire de la Nature ; & il me
fernbloit d'être le premier mortel qui
jamais eût pénétré dans ce défert. Sur-
pris , faifi , tranfporté d'un fpedacle fi
peu prévu , je reftai un moment immo-
bile 3 & m'écriai , dans un enthoufiafme
H É L o ï s E. nip
involontaire ; ô Tinian ! ô Juan-Fernan-
dez (I ) ! Julie , le bout du monde eft à
votre porte î Beaucoup de gen^ le trou-
vent ici comme vous , dit-elle , avec un
fourire ; mais vingt pas de plus les ramè-
nent bien vite à Cîarens : voyons fi le
charme tiendra plus long - tems chez
vous, C'eftici le même verger où vous
vous êtes prom.ené autrefois , & où vous
vous battiez avec ma Coufine à coups de
pêches. Vous favez que Therbe y étoit
afTez aride , les arbres allez clair-femés,
donnant afTez peu d'ombre , & qu'il n'y
avoit point d'eau. Le voilà maintenant
frais 5 verd, habillé , paie, fleuri , arro-
fé : que penfez-vous qu'il m'en a coûté
pour le mettre dans l'état où il eft ? car
il efl bon de vous dire que j'en fuis la
furintendante 5 & que mon mari m'en
laiffe l'entière difpofition. Ma foi , lui
dis-je , il ne vous en a coûté que de la
( I ) Iflcs défertes de la mer du Sud , célè-
bres dans le voyage de ÏAmiïsi Anfon*
250 La Nouvelle
négligence. Ce lieu q& charmant , il eft
vrai, mais agrefte & abandonné; je n'y
vois point de travail humain. Vous avez
fermé la porte ; Teau efl: venue je ne fais
comment ; la Nature feule a fait tout le
refte , & vous-même n'eulîîez jamais fu
faire auilî bien qu'elle. Il efl vrai , dit-
elle, que la Nature a tout fait , mais fous
ma diredion , & il n'y a rien là que je
n'aye ordonné. Encore un coup , devi-
nez. Premièrement , repris - je , je ne
comprends point comment avec de la
peine & de l'argent on a pu fjppléer
au tems. Les arbres . .. Quanta cela, dit
M. de Woîmar , vous remarquerez qu'il
n'y en a pas beaucoup de fort grands ^
& ceux-là y étoient déjà. De plus , Ju-
lie a commencé ceci long-tems avant
fon mariage , & prefque d'abord après la
mort de fa mère , qu'elle vint avec fon
perc chercher ici la folitude. Hé bien !
dis-je, puifque vous voulez que tous ces
maiiîfs , ces grands berceaux , ces touffes
pendantes, ces bofquets fi bien ombra-
gés foient venus en fept ou -huit ans 6i
H É L O ï s d» 2 J I
que Tart s'en foit mêlé , feftime que^^fi,
dans une enceinte auiîi vaile^vous ave2
fait tout cela pour deux-mille écus ,
vous avez bien économifé. Vous ne fur-
faites que de ceux mille-écus^ dit-eiie :
il ne m'en a rien coûté. Comment 3,
rien ?*.. Non^ rien : à moins que vous ne
comptiez une douzaine de journées par
an de mon Jardinier, autant de deux ou
trois de mes gens, & quelques-unes de
M. de Wclmar iui-méme , qui n'a pas
dédaigné d'être quelquefois mon garçon
Jardinier» Je ne comprenois rien à cette
énigmie ; mais Julie, qui ]ufques-là m'a-
voit retenu , me dit en me laifTant aller :
avancez & vous comprendrez. Adieu
Tinian , adieu Juan-Fernandez , adieu
tout Fenchantement. Bans un moment
vous allez être de retour du bout du
Hionde*
Je me mis à parcourir avec extafe ce
Terger ainfi métamorphofé ; & fi je ne
trouvai point de plantes exotiques &: de
produdions des Indes, je trouvai celles
du pays difpofées Ôc réunies de manière
^■^2 La /Nouvelle
à produire un effet plus riant & plus
agréable. Le gazon verdoyant , e'pais ,
mais court & ferre , étoit mêle ce fer-
polet 5 de baume , de thym , de marjo-
laine 5 & d'autres herbes odorantes. On
y voyoit briller mille fleurs des champs,
parmi lefquelles Toeil en déméloit avec
furprife quelques - unes de jardin , qui
fembloient croître naturellement avec
les autres. Je rencontrois de tem.s en
tems des touffes obfcures , impénétra-
bles aux rayons du ibleil , comme dans
la plus épaifîe forêt ; ces touffes étoient
formées des arbres du bois le plus flexi-
ble y dont on avoit fait recourber les
branches , pendre en terre , & pren-
dre racine , par un art fembLible à ce
que font naturellement les mangles en
Amérique. Dans les lieux plus décou-
verts , je voyois çà & là fans ordre de
fans fymmétrie, des brouffailles de rofes,
de framboifîers , de grofeilles , des foun
rés de lilas, de noifetier, de fureau^ de
fyringa , de genêt , de trifolium ; qui
paroient la terre ^ en lui donnant Taii
H É L O ï s E. 23 J
d'être en friche. Je fuivois des allées
tortueufes & irrégulieres^ bordées de ces
boccages fleuris , 8c couvertes de mille
guirlandes de vigne de Judée, de vigne-
vierge, de houblon , de liferon , de cou-
leuvrée , de clématite , & d'autres plan-
tes de cette efpèce , parmi lefouelies le
chèvre - feuille & le jafmin daignoient
fe confondre. Ces guirlandes fem.bloient
jetées négligemment d'un arbre à Tau*
tre, commie j'en avois remarqué quel-
quefois dans les forêts; & formoient fur
nous, des efpèces de draperies qui nous
garantifFoient du foleil , tandis que nous
avions fous nos pieds, un marcher doux,
commode , & fec , fur une mouffe fine ,
fans fable , fans herbe , & fans reje-
tons raboteux. Alors feulement , je dé-
couvris, non fans furprife , que ces om-
brages verds & touffus qui m'en avoiest
tant impofé de loin , n*étoient formés
que de ces plantes rempantes & parafi-
tts , qui , guidées le long des arbres ,
envirorinoient leurs têtes du plus épais
feuillage , ô: leurs pieds d'ombre & de
234 ^^ Nouvelle
fraîcheur. J'obfefve même qu'au moyen
d'une induftrie afTez fîmple on avoit fait
prendre racine fur les troncs des arbres
à plufieurs de ces plantes ^ de forte
qu'elles s'étendolent davantage en fai-
fant moins de chemin. Vous concevez
bien que les fruits ne s'en trouvent pas
mieux de toutes ces additions ; mais
dans ce lieu feul on a facrifié l'utile à
Tagréable , & dans le refte àcs terres
on a pris un tel foin des plants & des
arbres, qu'avec ce verger de moins ^ la
récolte en fruits ne laifle pas d'être plus
forte qu'auparavant. Si vous fongez com-
bien au fond d'un bois on eft charmé
quelquefois de voir un fruit fauvage &
même de s'en rafraîchir, vous com-
prendrez le plaifir qu'on a de trouver
dans ce défert artificiel, Aqs fruits excel-
lens & mûrs , quoique clair-femés & de
mauvaife mine ; ce qui donne encore
le plaifir de la recherche & du choix.
Toutes ces petites routes étoient bor-
dées & traverfées d'une eau limpide Ôc
claire, tantôt circulant parmi l'herbe ^
H É L o I s E. :2 3J
les fleurs en filets prefque impercepti-
bles ; tantôt en plus granus rulffeaux cou-
rans fur un gravier pur & marqueté qui
rendoit Teau plus brillante. On voyoit
des fources bouillonner & fortir de la
terre , & quelquefois Aqs canaux plus
profonds ^ dans lefquels Teau calme oc
paifible réfiéchiffoit à rœii les objetSa
Je comprends à préfent tout le refte ,
dis je à Julie ; mais ces eaux que je vois
de toutes parts. . . . Elles viennent de-là ^
reprit-elle, en me montrant le côté oii
étoit la terraiïe de fon jardin. C'eft ce
même ruiilèau qui fournit à grands fraix
dans le parterre un jet-d'eau dont perfon-
ne ne fe foucie. M. de Woimar ne veut
pas le détruire , par refped pour mon
père qui Ta fait faire : mais avec quel
plaifir nous venons tous les jours voir
courir dans ce verger cette eau dont
nous n'approchons gaères au jardin ! le
jet-d'eau joue pour les étrangers, le ruif-
feau coule ici pour nous. Il efî vrai que
yf ai réuni Teau de la fontaine publique
<iui fe rendoit dans le lac par le grand-
23^ La A^ou r elle
chemin qu'elle dégradoit au préjudice
des paiïans , & à pure perte pour tout le
monde. Elle faifoit un coude au pied
du verger entre deux rangs de faules ; je
les ai renfermés dans mon enceinte , &
jV conduis la même eau par d'autres
routes.
Je vis alors qu'il n'avoit été queffion
que de faire ferpenter ces eaux avec éco-
nomie , en la divilant &c réunilTint à
propos , en épargnant la pente le plus
qu'il étoit poffible , pour prolonger le
circuit 5 & fe m^énager le murmure de?
quelques petites chutes. Une couche de
glaife , couverte d'un pouce de gravier
du lac , & parfemée de coquillages , for-
moit le lit des ruilleaux. Ces mêmes
ruifTeaux , courant par intervalles fous
quelques larges tuiles recouvertes de
terre 3c de gazon au niveau du fol , for-
moient à leur ifîlie autant de four ces
artificielles. Quelques filets s'en éle-
volent par des fiphons fur des lieux ra-
boteux5& bouillonnoient en retombant.
Enhn la terre , ainfî rafraîchie & humec-
H t L O ï s E. 257
îée 5 dcnncit fans ceiTe de nouvelles
fleurs 5 & entretenok l'herbe toujours
verdoyante & belle.
Plus je parcourois cet agréable afyle ,
plus je fentois augmenter la fenlatlon
déiicieufe que j'iivois éprouvée en y en-
trant ; cependant la curiofité me tenoit
en huleine. j'étois plus emprefle de voir
les objets ^ que d'examiner leurs impref-
iîons 5 & j'aimois à me livrer à cette
charmante contemplation , fans prendre
la peine de penfer ; mais Madam.e de
Wolmar , me tirant de ma rêverie , me
dit , en me prenant fous le bras : tout
ce que vous voyez , n'eft que la Nature
végétal & inanimée , & , quoi qu'on
puiffe faire , elle lalile toujours une idée
de folitude qui attride. Venez la voir
animée & fenfible. C'eft-là qu'à chaque
inftant du jour vous lui trouverez un
attrait nouveau. Vous me prévenez , lui
dis-je : j'entends un ramage bruyant &
conms 5 & j'apperçois afïèz peu d'ôi-
feaux; je comprends que vous avez une
volière» Il eft vrai ^ dit elle > approchons-
23 B La 17 q u V e ll e
en. Je n'ofai dire encore ce que je pen-
•fois de la volière ; mais cette idée avolt
quelque chofe qui me déplaifoit , & ne
me fembloit point alTortie au relie.
Nous defcendimes par mille détours
au bas du verger , où je trouvai' toute
Teau réunie en un joli ruiaeau coulant
doucement entre deux rangs de vieux
faules 5 qu'on avoit fouvent ébranchés.
Leurs têtes creufes & demi-chauves for-
moient des efoeccs de vafes d'où for-
toient 5 par TadrefTe dont j'ai parlé , des
touffes de chevre-feuilIe dont une par-
tie s'entrel.içoit autour des branches ,
& l'autre tomboit avec grâce le long du
ruiifeau. Preique à l'extrémité de l'en-
ceinte étoit un pstit bailin bordé d'her-
bes, de joncs 5 de rofeaux , fervant d'ab-
br eu voir à la volière , & dernière ftation
de cette eau fi préci^ufe & fi bien mé-
nagée.
Au-delà de ce badin étoit un terre-
plain , terminé dans l'angle de l'enclos ,
par un monticule garni d'une multitude
d'arbriffeaux de tou:e elpece ; les plus
Il É L O ï s E. 25P
petits vers le haut , & toujours croiflant
en grandeur, à mcfure que le fol s'abaif-
foit ; ce qui rendoit le plan des têtes
prefque horizontal , ou montroit au
moins qu'un jour il le devoit être. Sur
le devant étoient une douzaine d'arbres,
jeunes encore 5 mais faits pour devenir
forts grands , tels que le hêtre , l'orme ,
le frêne , Tacacia. C'e'toient les bocages
de ce coteau qui fervoient d'^xfyh à cette
multitude d'oifeaux dont j'avois enten-
du de loin le ramage , & c'étoit à l'om-
bre de ce feuillage , comme fous urt
grand parafoi, qu on les voy oit voltiger,
courir, chanter, s'agacer, fe battre, com-
me s'ils ne nous avoient pas apperçus.
Ils s'enfuirent fi peu à notre approche ,
que, félon l'idée dont j'étois prévenu ,
je \qs crus d'abord enfermés par un gril-
lage : mais, comme nous fûmes arrivés
au bord du bailm , j'en Vis plufieurs deC-
cendre & s'approcher de nous fur une
efpece de contre-allée qui féparoit en
deux le terre-plain, ôc communiquoit du
baffin à la volière. Alors M. de Wolmar
2.^0 La Nouvelle
fiifant le tour du ballin , fema fur l'al-
lée deux ou trois poignée-, ce grains
mélangés qu'il avoit dans (a poche ; & ,
quand il fe fut retiré , les oifeaux accou-
rurent , & fe mirent à manger comme
des poules , d'un air fî familier , que je
l^^is bien qu'ils étoient faits à ce manège.
Cela efl: charmant ! m'écriai-je. Ce mot
de volière m'avoit furpris de votre part ;
mais je l'entends maintenant : je vois
que vous voulez des hôtes , &c non pas
des prifomicrs. Qu'appaliez-vous des
hôtes 5 répondit Julie > C'eft nous qui
fommes les leur:?. Ils font ici les maî-
tres 5 & nous leur payons tribut pour
en éure fouiferts quelquefois. Fort-bien,
repris-je ; mais comment ces maîtres-là
fe font-ils emparés de ce lieu ?Le moyen
d'y rafTembîer tant d'habitans volontai-
res? Je n'ai pas ouï dire qu'on ait ja-
mais rien tenté de pareil , & je n'au-
rois p jint cru qu'on pût y réufiir , fi je
n*en avois la preuve fous mes yeux.
La patience & le tems , dit M. de
Wolmar , ont fait ce miracle. Ce font
dQS
71 É L O ï s E. 241
des expédiens dont les gens riches ne
s'avifent guères dans leurs pîaifirs. Tou-
jours preiTe's de jouir , la force & l'ar-
gent font les feuls moyens qu'ils con-
iioiflent ; ils ont des oifeaux dans des
cages , &: des amis à tant par mois. Si
jamais des valets approchoient de ce
lieu 5 vous en verriez bientôt les oifeaux
difparoître , de s'ils y font à préfent en
grand nombre , c'ef!: qu'il y en a tou-
jours eu. On ne les fait point venir ^
quand il n'y en a point : mais il efl: aifé 3
quand il y en a , d'tn attirer davantage ,
en prévenant tous leurs befoins , en ne
\qs effrayant jamais , en leur laiiTant faire
leur couvée en fureté y de ne dénichant
-point les petits ; car alors ceux qui s'y
trouvent , relient ; & ceux qui furvien-
nent, reftent encore. C@ bocage exiftoit ,
quoiqu'il fût fépai^é du verger ; Julie n'a
fait que l'y renfermer par une haie vive ,
ôter celle qui l'en féparoit , l'aggranc'ir
de l'orner de nouveaux plants. Vous
voyez , à -droite & à gauche de l'allée
qui y conduit , deux efpaçes remplis d'un
lome IJL L
242 La ?/0UVEtLE
niélange confus d'herbes , de paille , &
de toutes fortes de plantes. Elle y fait
femer chaque année du bled , du mil ,
du tournefol , du chenevis , des pefet-
tes (l) , généralement de tous les grains
que les oifeaux aiment , & Ton n*en
moiiTonne rien. Outre cela, prefquetous
les jours , été & hiver , elle ou moi leur
apportons à manger , & quand nous y
manquons^la Fanchon y fupplée d'ordi-
naire ; ils ont l'eau à quatre pas , comme
vous voyez. Madame de Wolmar pouffe
l'attention jufqu'à les pourvoir , tous les
printems , de petits tas de crin , ce pail-
le 5 de laine , de mouffe , & d'autres
matières propres à faire àts nids. Avec
le voifmage des matériaux , Tabon-
.dance des vivres , & le grand foin qu'on
prend d'écarter tous les ennemis (2),
l'éternelle tranquilité dont ils jouiffent ,
les porte à pondre en un lieu commode
(») De la verce.
(2) Les loirs, les iouris, les chouettes , &
iui-tout les enfaas.
H É L O ï s E, 2^j
011 rien ne leur manque , où perfonne
ne les trouble. Voilà comment la patrie
'àQs pères eft encore celle des enfans ^ &
comment la peuplade fe foutient & fe
multiplie.
Ah ! dit Julie , vous ne voyez plus
rien. Chacun ne fonge plus qu a foi .
mais des époux inféparables , le zèle des
foins domeftiques , la tendrefTe pater-
nelle & maternelle , vous avez perdu
tout cela. Il y a deux mois qu'il falloit
être ici pour livrer fes yeux au plus char-
mant fpeâacle^^ fon coeur au plus doux
fentiment de la nature. Madame , re-
pris-je affez triftement , vous êtes époufe
^ mère ; ce font ^qs plaifirs qu'il vous
appartient de connoître. Au (11 tôt M. de
Wolmar me ^prenant par la main, me dit
En la ferrant : vous avez des amis , &
ces amis ont àQs enfans : comment Faf-
fedion paternelle vous feroit-elle étran-
gère ? Je le regardai , je regardai Julie,
tous deux fe regardèrent , & me rendis
rent un regard fi touchant , que , les em-
bralTant l'un après 1-a.utre , je leur dis
La
<244 -^'^ N ou V ELLE
avec attendrilTement : ils me font au(ïï
' chers quà vous. Je ne fais par quel bi-
farre effet un mot peut ainfi changer
une ame ; mais depuis ce moment , M.
de Woimar me paroït un autre homme ,
6c je vois moins en lui le mari de celle
.que j'ai tant aimée, que le père de deux
€nfans pour lefquels je donnerois ma
vie.
Je voulus faire le tour du baffin pour
aller voir de plus près ce charmant afyle
& fes petits habitans ; mais Madame de
Wolmar me retint. Perfonne , me dit-
elle 5 ne va les troubler dans leur domi-
cile 5 & vous êtes même le premier de
nos hôtes que j*aie amenés jufqu ici. Il y
a quatre clefs de ce verger , dont mon
père & nous avons chacun^ne : Fanchon
a la quatrième , comme infpedrice , &
-pour y mener quelquefois mes enfans ;
faveur dont on augmente le prix par
Textrême circonfpedion qu'on exige
d'eux , tandis qu'ils y font. Guftin lui-
même n'y entre jamais qu'avec un ô^qs
quatre \ encore ^-palTé deux mois de
H É L O ï s E. 24;
prlntems où {qs travaux font utiles ^ n'y
entre-t-il prefque plus , & tout le refl:3
fc fait entre nous. Ainfi , lui dis-je , de
peur que vos oifeaux ne foient vos efcla-
ves, vous vous ctes rendus les leurs. Voi-
là bien , reprit-elle , le propos d'un
tyran , qui ne croit jouir de fa liberté
qu'autant qu'il trouble celle des autres*
Comme nous partions pour nous en
retourner. M, de Wolmar jeta une poi-
gnée d'orge dans le baffin , & en y re-
gardant J'apperçus quelques petits poif-
fons. Ah ! ah ! dis-je aulTi-tôt, voici pour-
tant ùQs prifonniers ? Oui , dit-il , ce
font des prifonniers de guerre auxquels
on a fait grâce de la vie. Sans douta
ajouta fa femme. Il y a quelque tcms
que Fanchon vola dans la cuifine des
perchettes qu'elle apporta ici à mon in-
fçu. Je les y laiffe , de peur de la mor-
tifier, fi je ks renvoyois au lac ; car il
vaut encore mieux loger du polifon un:
peu àl'e'troit, que de fâcher unehon-:
néte perfonne. Vous avez raifon , ré-'
pondis-je , & celui-ci ii'eil: pas trop à
L5
o^(5 La Nouvelle
plaindre d'être échappé de la poêle à ce •
prix.
Hé bien ! que vous en femble , me
dit-elle , en nous en retournant ? Etes-
vous encore au bout du monde ? Non ,
dis-je ; m'en voici tout-à-fait dehors ,
& vous m'avez en effet tranfporté dans
TEIyfée.Lenom pompeux qu'elle a don-
né à ce verger , dit M. de Wolmar ,
mérite bien cette raillerie. Louez mo-
deftement des jeux d'enfant , &: fongez
qu'ils n'ont jamais rien pris fur les
foins de la mère de famille. Je le fais ,
yepris-je , j'en fuis très-fur , & les jeux
d'enfant me plaifent plus en ce genre
que les travaux des hommes.
Il y a pourtant ici , continuai- je , une
chofe que je ne puis comprendre. C'ci
qu'un lieu fi différent de ce qu'il étoit ,
ne peut être devenu ce qu'il eil:, qu'avec
de la culture & du foin ; cependant je
ne vois nulle part la moindre trace de
culture. Tout eil: verdoyant , frais , vi-
goureux 5 & la main du jardinier ne fe
montre point : rien ne dément fidée
If
H É L O ï s £. 247
y'une Ifle déferte , qui m'eft venue en
entrant , & je n'apperçois aucuns pas
d'homme. Ah ! dit M. de Wolmar ,
c'eft qu on a ^ris grand foin de hs effa-
cer. J'ai été fouvent témoin , quelque-
fois complice de la fripponnerie. On fait
femer du foin fur tous les endroits la-
bourés, &rherbe eache bientôt les vef-
tiges du travail ; on fait couvrir Hiiver
de quelques couches d'engrais , hs lieux
maigres & arides ; l'engrais mange la
lïiOuiTe , ranime l'herbe & les plantes ;
les arbres eux-mêmes ne s'en trouvent
pas^plus mal , & l'été il n'y paroît plus.
A l'égard de la mouffe qui couvre quel-
ques allées, c'eft Milord Edouard qui
nous a envoyé d'Angleterre le fecret pour
la faire naître. Ces deux côtés , conti-
nua-t-il , étoient fermés par des murs ,
\qs murs ont été mafqués, non par des
efpaliers , mais par d'épais arbriffeaux
qui font prendre hs bornes du lieu pour
le commencement d'un bois. Dqs deux
autres côtés régnent de fortes haies vi •
ves , bien garnies d'érable^ d'aubépine ,
La
24S La Nouvelle
de houx 5 de troène , de d*autres arbrif-
ferax mélangés , qui leur ôtent Tappa-
rcnce de haies, ôcleur donnent celle d'un
taJlis. Vous ne voyez rien d'aligné , rien
de nivelé ; jamais le cordeau n'entra dans
ce lieu ; la Nature ne plante rien au cor-
deau ; les finuofités^dans leur feinte irré-
gularité/ont ménagées avec art pour pro-
longer la promenade , cacher les borcis
de rifle 5 & en aggrandir Tétendue ap-
parente 5 fans faire des détours incom-
modes & trop fréquens (i).
En confîdérant tout cela , je trouvoîs-
k'^QZ bifarre nu on prît tant de peinç
pour fe cacher celle qu'on avcit prife ;
n'auroit-il pas mieux valu n'en point
prendre ? Malgré tout ce qu'ort vous a
dit 5 me répondit Julie , vous jugez du
travail par l'effet ,&: vous vous trompez.
Tout ce que vous voyez font des plantes
( I ) Ainfî ce ne font pas de ces petits bof-
quets à la mode, fi ridiculement contournés ,
qu'on n'y marche qu'en zigzag , 8j qu'à
chaque pas il faut faire une pirouette.
H É L 0 ï s i, 249
ûuvages ou robuftes qu il fufEt de met-
tre en terre, & qui viennent enfuite d'el-
îes-mêmes. D'ailleurs, la Nature femble
vouloir dérober aux yeux à^s hommes
fes vrais attraits , auxquels ils font trop
peu fenfibles, & qu'ils défigurent, quand
ils font à leur portée : elle fuit Its lieux
fréquentés ; c'eft au fommct des monta-
gnes , au fond des forets , dans des Ifles
défertes , qu'elle étale fes charmes les
plus touchans. Ceux qui l'aiment & ne
peuvent l'aller chercher fi loin , font ré-
duits à lui faire violence , à la forcer en.
quelque forte à venir habiter avec eux ^
& tout cela ne peut fe faire fans un peu.
d'illufion.
A ces mots , il me vint une Imagina-
tion qui les fit rire. Je me figure , leur
dis-je , un homme riche de Paris ou d&
Londres,maître de cette maifon,& ame-
nant avec lui un archltefte, chèrement^
payé , pour gâter la Nature. Avec quei>
dédain il entreroit dans ce Heu fiiTiple &'
m. quin! Avec quel mépris il feroit arra-
cher toutes ce5 guenilles ! Les beaux alir-
^^O La A^OU VELfE
gnemens qu'il prendroît ! Les belles al-
lées qu'il feroit percer ! Les belles pat-
tes doie 5 les beaux arbres en parafol ,
en éventail ! Les beaux treillages bien
fcuîptés ! Les belles charmilles bien def-
finées 5 bien équarries , bien contour-
nées ! Les beaux boulingrins de fin ga-
zon d^Angîeterre, ronds, quarrés^échan-
crés 5 ovales ! Les beauf ifs taillés en-
dragons 5 en pagodes , en marmouzcts ,
en toutes fortes de monftres ! Les beaux:
vafesde bronze, les beaux fruits de pier-
re dont il orneroit fon jardin (i) ! . . ^
Quand tout cela fera exécuté , dit M,
de Wolmar , il aura fait un très-beau
lieu dans lequel on n'ira guères , & dont
en fortira toujours avec emprefTement
pour aller chercher îa campagne ; un
< I ) Je fuis pcrfuadé que le tems approche
eu l'on ne voudra plus , dans les jardins ;> rien
lie ce qui fe trouve dans la campagne ; on
H'y fouf&ira plus ni plantes , ni arbrifleaiix i
on n'y voudra que des fleurs de porcelaine ^
des m agots > des treillages, du fable de toutes
«ooleurs ;> & de beaux vafes-pleins de riê:î>
H É L O ï s ^. 25-1
lieu trifte où Ton ne fe promènera point ,
niais par où Ton palTera pour s'aller pro-
mener : au-Iieu que , dans mes courfes
champêtres , je me hâte fou vent de ren-
trer pour venir me promener ici.
Je ne vois dans ces terreins , fi vaftes
& fi richement ornés , que la vanité du
propriétaire 8r de Tartifte , qui, toujours
empreffés d^étaler , l'un fa richefïe , &
l'autre fon talent , préparent, à grands
fraix^de Fennui à quiconque voudra jouir
de leur ouvrage. Un faux goût de gran-
deur 5 qui n eft point fait pour rhomme ,
empoifonne fes plaifirs. L'air grand eil
toujours trifte ; il fait fonger aux mife*
res de celui qui l'aiFede. Au milieu de
{qs parterres & de fes grandes allées fon
petit individu ne s'aggrandit point ; un
arbre de vingt pieds le couvre comme
un de foixante ( 1) ; il n'occupe jamais
(i) Il dev^oit bien s'étendre un peu fur le
mauvais goût d'élaguer ridiculement les ar-
bres , pour les élancer dans les nues , eu leur
cLuiit leurs belles têtes , leurs ombrages , oa
hé
2^2 La lio UVELLE
que fes trois pieds d'efpace , & fe perd
comme un ciron dans fes immenfes pof^
fe liions»
Il y a un autre goût directement op-
pofé à celui-là^ & plus ridicule encore ,
en' ce qu'il ne laifïè pas même jouir de
la promenade pour laquelle les jardins
font faits. J'entends, lui dis-je ; c'eft ce-
lui de CCS petits curieux , de ces petits
fieuriftes qui fe pâment à Tafped d'une
renoncule , & fe profternent devant des
tulipes. Là-deiTas, je leur racontai , Mi-
lord 5 ce qui m'étoit arrivé Sbtrefois à
Londres dans ce jardin de fleurs où nous-
fumes introduiti avec tant d'appareil , ôc
épuifant leur fcve , Se les empêchant de pro-
fiter. Cette méthode» il eft vrai , donne dit
bois aux jardiniers: mais elle en ote au pays ,
qui n en a pas déjà trop. On croiroit qie la
Nature ell faite en France autrement que
dans toat k relk du monde , tan^ on y prend
fcin de la défigurer. Les parcs nV font pîanl
tés que de longues perches , ce font des fo-
lêts de mâts ou de triais , ^ Ton s'y promene^
au miliea à&s bois kns trouver d'ombre-.
H É L O î s E, 2^3?
OÙ nous vîmes briller fi pompeufement
tous les tréibrs de îa Hollande fur quatre
couches de fumier. Je n^oubliai pas la
cérémonie du parafol &c de la petite ba-
guette dont on m'honora moi indigne ,
ainfi que les autres fpeâateurSr Je leur
confelîài lium.blement comment ayant
voulu m^évertuer à mon tour , & hafar-
derde m''extafier à la vue d'une tulipe^
dont la couleur me parut vive , di la for-
me élégante, je fus moqué , hué, fifflé
de totvs Iqs Savans , & comment le pro-
felfeur du jardin , pallciot du mépris de
la iîeur ^ celui du panégyrlfte , ne dai-
gna plus me regarder de toute la féance.
Je pcnfe , ajoutai-je , qu il eut bien du
regret à fa baguette & à fon parafol
profanés.
Ce goût , dit M. de Wolmar ^ quand
Il dégénère en manie, a quelque chofe de
petit & de vain , qui le rend puérile 8c
ridiculement coûteux. L'autre, au moins,
a de la nobleiîè , de la grandeur & quel-
que forte de vérité; mais qu'eiï-ce que
k valeuf d'una patte ou d'ua oignoa
2 5*4 LaN'ouveile
qu'un infecle ronge ou décruit peut-être
au moment qu'on le marchande , ou
d'une fleur piécieufe à midi & flétrie
avant que le foleil foit couché? Qu eil-
ce qu'une beauté conventionnelle qui
n'efl fennbîe qu'aux yeux des'^urieux,
& qui n'cft beauté que parce qu'il leur
plaît qu'elle le foit ? Le tems peut venir
qu'on cherchera dans les fleurs tout le
contraire de ce qu'on y cherche aujour-
d'hui , & avec autant de raifon ; alors
vous ferez le dode à votre tour; & votre
curieux , l'ignorant. Toutes ces petites
obfervations qui dégénèrent en étude, ne
conviennent point à Thomme raifonna-
ble qui veut donner à fon corps un exer-
cice modéré , ou délaffer fon efprit à la
promenade , en s'entretenant avec ks
amis. Les fleurs font faites pour amufer
nos regards en paflant, & non pour être
fî curieufement anatomifées ( i ). Voyez
( t ) Le fage Wolmir n'y avoit pas bien
regardé. Lui qui favoit fi Dien obferver les
hommes^ obrervoit-il fi malla Nature ? Igno-
II É L O ï s E. 2$^
leur Reine brillante de toutes parts dans;
ce verger. Elle parfume Tair ; elle en-
chante les yeux , & ne coûte prefque ni
foin ni culture. Ceft pour cela que les
fîeurirtes la dédaignent; la Nature Ta fait
û belle 5 qu ils ne lui fauroient ajouter
des beautés de convention , & , ne pou-
vant fe tourmenter à la cultiver , ils n'y
trouvent rien qui les flatte. L'erreur àts
prétendus gens de goût , eft de vouloir
de TArt par-tout 5&de n'être jamais con-
tens 5 que l'Art ne paroiiïe 5 au-lieu que
c eft à le cacher que conlifte le véritable
goût; fur-tout quand il eft queftion des
ouvrages de la Nature. Que fîgnifient ces
allées fi droites , fi fabîées qu'on trouve
fans ceiTe, & ces étoiles par lefquelles 5.
bien loir^ d'étendre aux yeux la gran-
deur d'un parc 5 comme on l'imagine 3
on ne fait qu'en montrer mal-adroite-
ment les bornes ? Voit-on dans les bois
du fable de rivière , où le pied fe repo-
rolt-il que, fî Ton Auteur eft grand dans les
grandes chofes , il eft très-grand dans les
petites }
2^6 L A jV 0 U r E L LE
fe-t-il plus doucement fur ce fable que
fur la mouiïe ou la péloufe ? La Nature
emploie-t-elle fans ceiTe Téquerre &: la
règle ? Ont-ils peur qu'on ne la recon-
noiffe en quelque cliofe , malgré leurs
foins pour la défigurer? Enfin, n'eft-rî
pas plailant que , comme s'ils étoient
déjà las de la promenade en la commen-
çant 5 ils aifedent de la faire en ligne
droite pour arriver plus vite au terme ^
Ne diroit-on pas que , prenant le plus
court chemin^ ils font un voyage plutôt
qu'une promenade , & fe hâtent de fortir
aulîi - tôt qu'ils font entrés ?
Que fera donc l'homme de goût qui
vit pour vivre 5 qui fait jouir de lui-mê-
me y qui cherche les plaifirs vrais & (im-
pies , & qui veut fe faire une promenade
à la porte de fa maifon ? Il la fera fi com-
mode & fi agréable qu'il s'y puilïè plaire
à toutes les heures de la journée; &
pourtant fi fimple & fi naturelle , qu'il
femble n'avoir rien Eilt, Il raffemblera
Feau, la verdure. Tombre & la fraî-
cheur j car la Nature cula raiTemble tou-
H È L o j s e; û^j
tes ces cliofes. Il ne donnera à rien de la
fymmétrie; elle efl ennemie de la Nature
& de la variété ; & toutes les allées d'uti
jardin ordinaire fe reilemblent fi fort,
qu'on croit être toujours dans la même.
Il élaguera le terrein pour s*y promener
commodément ; mais les deux côtés de
fes allées ne feront point toujours exac-
tement parallèles ; la ciredion n'en fera
pas toujours en ligne droite ; elle aura
je ne fais quoi de vague, comme la dé-
marche d'un homme oifif qui erre en fç
promenant : il ne s'inquiétera p^olnt de
fs percer au loin d^ bt^lies perfpeâivef.
Le goût des points-de-vûe èc des loin-
tains vient du penchant qu'ont la plu-
part des hommes à ne fe plaire qu'où
ils ne font pas. Ils font toujours avides
de ce qui efl: loin d'eux; & l'artiflie qui
ne fait pas les rendre affez contens de
ce qui les entoure , fe donne cette ref-
fource pour les amufer ; mais Thomme
dont je parle n'a pas cette inquiétude; &
quand il efl: bien où il efl , il ne fe fou-
el^ point d'être ailleurs, Ici 3 par exem-
Î2;S La JVourEiLE ^
pie, on n'a pas de vue hors du Heu, &
1 on eft très-content de n'en pas avoir.
On penferoit volontiers que tous hs
charmes de la Nature y font renfermés,
& je craindrois fort que la moindre i
échappée de vue au dehors, n otât beau-
coup d'agrément à cette promenade (i).
(0 Je ne fais fi Ion a jamais e/Tayé d- don-
ner aux longues allées d'une étoile une cour-
bure légère, en forte qucrœil put uiivre cha^
que allée tout-à-fait jufquau bout, & que
1 extrémité oppoféc en fut cachée au Tpcda-
tcur. On perdroit, il eft vrai, l'agrément des
points de vue 3 mais on gagneroit lavantagc
fi cher aux propriétaires d aggrandir à Tima-
gmation le heu où l'on efti & dans le milieu
a une étoile affez bornée, on fe croiroit perdu
dans un parc immcnfe. Je fuis perfuadé que la
promenade en feroit auffi moins ennuieufe ,
quoique plus folitaire^ car tout ce qui donné
pnfe à l'imagination, excite les idées & nour-
rit î'efprit 5 maisles faifeurs de jardins ne font
pasgensà fentir ces chofes-11 Combien de
fbis,dans un lieu ruftique.îe crayon leur tom.
beroit des mains, comme à Le Nautre dans
eparcdeS James,s^ilsconnoifroicnt,comme
lui, ce qui donne la vie à la Nature, & de
1 intérêt à Ibnfpedtacle!
1
'H É L 0 ï s E. âjp
Certainement, tout homme qui n'aimérâ
pas à pafTer les beaux jours dans un lieu
fî fimple & fi agréable , n'a pas le goût
pur, ni Tame faine. J'avoue qu'il n'y
faut pas amener en pompe les étrangers :
mais en revanche on sW peut plaire foi^
même, fans le montrer à perfonne.
Monfieur , lui dis-je, ces gens fi riches
qui font de fi beaux jardins , ont de fore
bonnes raifons pour n'aimer guères à fe
promener tout feul , ni fe trouver vis-
à-vis d'eux-mêmes ; ainfi ils font très-
bien de ne fonger en cela qu'aux autres.
Au refte , j'ai vu à la Chine des jardins
tels que vous les demandez, & faits
avec tant d'art, que l'art n'y paroiiToit
point ; mais d'une manière fi difpen-
dieufe , & entretenus à fi grands frabc ,
que cette idée m'otoit tout le plaifir que
j'aurois pu goûter à les voir. C'étoient
dos roches , des grottes , des cafcades
artificielles dans des lieux plains & fa-
blonneux , où l'on n'a que de l'eau de
puits : c'étoient des fleurs & des plantes
rares de tous les climats de la Chine ôc
â^o La Nouvelle
de la Tartarie rafTemblées & cultivées
en un même fol. On n'y voyoit, à la
vérité, ni belles allées, ni compartim^ens
réguliers ; mais on y voyoit entaffées
avec profufion , des merveilles qu'on ne
trouve qu éparfes & féparées. La Nature
s'y préfentoit fous mille afpeds divers ^
& le tout enfemble n'étoit point natu-
rel. Ici Ton n'a tranfporté ni terres ni
pierres , on n'a fait ni pompes ni réfer-
voirs , on n'a befoin ni de ferres , ni de
fourneaux, ni de cloches , ni de paillaCr
fons. Un terrein prefque uni a reçu des
ornemens trcs-fimples» Des herbes com-
munes, des arbriflèaux communs, quel-
ques filets d'eau coulant fans apprêt, fans
contrainte, ont fuffi pour l'embellir. C'efl:
un jeu fans effort, dont la facilité donne
au fpedateur un nouveau plaifir. Je
fens que ce féjour pourroit être encore
plus agtéable, & me plaire infiniment
moins. Tel eft , par exemple , le parc
célèbre de Milord Cobham à Staw. G'eft
un compofé de lieux très-beaux & très-
pittorefques , dont les afpeds ont été
N É L 0 ï s E. Ct6ï
cholfis en différens pays , Ôc dont tout
paroît naturel^excepté raffemblage^com*'
me dans les jardins de la Chine dont je
viens de vous parler. Le maître & le
créateur de cette fuperbe folitude y a
même fait conftruire des ruines, des
temples 5 d*anciens édifices; & les tems,
ainfi que les lieux, y font raffemblés avec
une magnificence plus qu humaine. Voi-
là précifément de quoi je me plains. Je
voudrois que les amufemens des hom-
mes eufTent toujours un air facile qui ne
•fît point fonger à leur foibleiïe , & qu'en
admirant ces merveilles , on n'eût point
rimagînation fatiguée des fommes &:
des travaux qu'elles ont coûtés. Le fort
ne nous donne-t-il pas afTez de peines
fans en mettre jufques dans nos jeux ?
Je n'ai qu'un feul reproche à faire à
votre Elyfée, ajoutai-je^en regardant Ju-
lie 5 mais qui vous paroîtra grave ; c'eft
d'être un amufement fuperflu. A quoi
bon vous faire une nouvelle promenade,
ayant de l'autre côté de la maifon des
bofquets fi charihans & fi négligés ? Il
ti62 La NouvEtLiR
ePr vrai , dit-elle , un peu esubarraffe'e :
niais j'aime mieux ceci. Si vous aviez
bien longé à votre queftion, avant que
de la faire, interrompit M. de Woîmar,
elle feroit plus qu mdifcrette. Jamais ma
femme , depuis fon mariage , n'a mis les
pieds dans les bofquets dont vous parlez.
J'en fais la raifon , quoiqu'elle me Tait
toujours tue. Vous qui ne l'ignorez pas,
apprenez à refpeâer hs lieux où vous
ctQS ; ils font plantés par les mains de la
yertu.
A peine avois-je reçu eette jufte ré-
primande, que la petite famille, menée
par Fanchon , entra comme nous for-
tions. Ces trois aimables enfans fe jet-
terent au cou d^ M. & dç Madame de
.Wolmar. J'eus ma part de leurs petites
careffes. Nous rentrâmes , Julie & moi
dans l'Elyfée , en faifant quelques pas
avec eux ; puis nous allâmes rejoindre
M. de Wolmar, qui parloit à des ou^
vriers. Chemin faifant, elle me dit qu'a^
près être devenue mère, il lui étoit venu,
fur cette promenade ^ une idée qui avoit
Ht L O ï s E. 2(i$
augmenté fon zèle pour rembelllr. J'aî
ponié, me dit-elle, à ramufement de
mes enhns, e^ à leur fanté, qiiand ils fe^
ront plu$ âgés. L'entretien de ce lieu
demande plus de foin que de peine; il
s'agit plutôt de donner un certain con-
tour aux rameaux dts plantes^que de bê-
cher ^ labourer la terre ; j'en veux faire
un jour mes petits jardiniers ; ils auront
autant d'exercice qu'il leur en faut pour
renforcer leur tempérament, & pas affez
pour le fatiguer. Bailleurs , ils feront
faire ce qui fera trop fort pour leur âge^
ôc fe borneront au travail qui ks amu-
fera. Je ne faurois vous dire , ajouta-t-
cile , quelle douceur je goûte à me re-
préfenter mes enfans occupés à me ren-
dre hs petits foins que je prends avec
tant de plaifir pour çux, & la joie de
leurs tendres cœurs,en voyant leur mère
fe promener avec délices fous des om-.
brages cultivés dç leurs mains. En véri^
te', mon ami , me dit -elle d'une voix
émue, d^s jours ainfi paffés tiennent du
^onheu^ de Tautre vie , de ce n eft pa^ -
:â(?4 La JVouvelle
fans raifon qu'en y penfant, fai donné
d'avance à ce lieu le nom d'Elvfée. Mi-
lord^cette incomparable femme eft mère
comme elle efl: époufe , comme elle eft
amie , comm.e elle eft fille ; &, pour Té-
ternel fupplice de mon cœur , c'eft en-
core aii"fi qu'elle fut amante.
Enthoufiafmé d'unféjour fi charmant,
je les priai le foir de trouver bon que,
durant mon féjour chez eux, la Fanchon
me confiât fa clef & le foin de nourrir
" les oifeaux. Au lli-tôt Julie envoya le fac
au grain dans ma cham.bre^ôc me donna
fa propre clef. Je ne fais pourquoi je la
reçus avec une forte de peine : il me
fembla que j'aurois mieux aimé celle de
M. de Wolmar.
Ce matin , je me fuis levé de bonne
heure ,&, avec l'emiprefTement d'un en-
fant , je fuis allé m'enfermer dans l'Ifle
céferte. Que d'agréables penfées j'efpé-
rois porter dans ce lieu folitaire où le
doux afped de la feule Nature de voit
chaffer de mon fouvenir tout cet ordre
focial de factice qui m'a rendu fi malheu-
reu X
H É L 0 ï s E. 26^
Tcux ! Tout ce qui va m'envlronner eft
Touvrage de celle qui me fut fi chère.
Je la contemplerai tout autour de moi.
Je ne verrai rien que fa main n'ait tou-
ché ; je baiferai d^s fleurs que fes pieds
auront foulées ; je refpirerai avec la ro-
fée un air qu'elle a refpiré ; fon goût
dans fes amufemens me rendra préfens
tousfes charmes, & je la trouverai oar-^
tout comme elle efl au fond de mon
cœur.
En entrant dans TÉlyfée avec ces dif-
pofitions, jemefuisfubitement rappelé
le dernier mot que me dit hier M. de
Wolmar , à-peu-près dans la-même place.
Le fouvenir de ce feul mot a changé
fur le champ tout Tétat de mon ame.
J'ai cru voir l'image de la vertu , où je
çherchois celle du plaifir. Cette imaee
s'eft confondue dans mon efprit, avec les
traits de Madame de Wolmar , & pour
la première fois depuis mon retour j'ai
vu Julie en fon abfence;,non telle qu elle
fut pour m,oi , & que j'aime encore à n:e
la repréfenter ; mais telle qu'elle femcj>
Tome II I^ j\'I
ti66 La Nouvelle
trc à mes yeux tous les jours. Milord ,
j'ai cruvo*^ cette femme fi charmante,
fi ch.fle & fi vertueufe , :.u milieu de ce
même cortège qui Tentouroit hier. Je
voyois autour d'elle (qs trois aimables
enfr.ris , honorables ^ précieux gages de
Tunion conjug.r'îe &:de.Ia tendre .imitié ;
lui faire, & recevoir d'elle, mille touchan-
tes carefïes. Je voyois à fes côtés le gra-
ve Wolmar , cet époux fi chéri , fi heu^
reux , fi digne de l'être. Je croyois voir
fon œil pénétrante Judicieux percer au
fond de mon cœur , & m'en faire rougir
encore ; je croyois entendre for tir de
fa bouche , 'des reproches trop mérités ,
& des leçons trop mal écoutées. Je
voyois à fa fuite cette même Fanchoa
Regard , vivante preuve du triomphe
àts vertus & de l'humanité fur le plus
ardent amour. Ah ! quel fentiment cou-=
pable eût pé- itré jufqu'à elle , à trav^TS
cette inviolable efcorte ? Avec quelle
indignation j'eufle étouffe les vils tranf-
ports d'une paflion criminelle & mal
^t^inte , 3c que je me ferois mépiifé de
^ U É L O ï s E. 26*7
fouiller G un feul foupir un auffî ravif-
fant tableau d^iniiocence &d'lionnéteté !
Je repaiTois dans ma mémoire les dif-^
cours qu^elle m'avoit tenus en fortant;
puis remontant avec dk dans un avenir
qu elle contemple avec tant de charmes,
^e voyois cette tendre mère eiTuyer 1 J
fueur dufront de fes enfans , baifer leur»
joues enflammées, 5. livrer ce cœur, fait
pour aimer, au plus doux fentiment delà
nature. Il ny avoit pa^ jufqu^à ce nom
d^Elyf€e,qui neredifiât en moi les écarts
de Fimagination , 6c ne portât dans mon
ame un calme préférable au trouble des
pafnons les plus féduifantes. Il me psi-
gnoit , en quelque forte , Fintérieur de
celle qui l'avoit trouvé ; je penfois quV
vec une confcience agitée , on n'auroit
jamais choifi ce nom-là. Je me difois :
îa paix régne au fond de fon cceur cojp-
me dans Taf^lt; quelle a nommé.
Je m/étois promis une rêverie agréa-
ble j j'ai rêvé plus agréablement que'je
ne m'y étois attendu. J\:i paffé dans
rÉlyiée deux heures auxquelles je ne
M 2
2(?8 La No u v e lle
préfère aucun tems de ma vie. En voyant
avec quel charme & quelle rapidité elles
s'étoient écoulées , j'ai trouvé qu il y a
dans la méditation des penfées honnêtes
une forte de bien-être que les méchans
n*ont jamais connu ; c'efl: celui de fe
plaire avec foi-même. Si Ton y fongeoit
fans prévention , je ne fais quel autre
plaifir on pourroit égaler à celui-là. Je
fens au moins que quiconque aime au-
tant que moi la folitude , doit craindre
de sy préparer destourmens. Peut-être
tireroit-on des mêmes principes la clef
des faux jugemens des hommes fur les
avantages du vice & fur ceux de la ver-
tu : car la jouiffance de la vertu eft toute
intérieure & ne s'apperçoit que par ce-
lui qui la fent : mais tous les avantagea
du vice frappent les yeux d' autrui , 6<*
-il n'y a que celui qui les a ^ qui fâche c^
qu'ils lui coûtent.
Se a ciafcun Vinterno affanno
Si îeggejfe in front e fer itto ,
Quanti mai , che inviàia favMO ^
'il i L o ï s E. :^6^
Ci farelhero jnetd ( i ) f
Si vedria che i lor nemici
Jinno infeno , e fi riduce
î^el -parère a noifelici
Cgni lor fHiciîâ.
Comme il fe faifoît tard fans que jy
fongeaiTe , M. de Wolmar eft venu me
joindre ^ m'avertir que Julie & le thé
m'attendoient. Cefl vous, leur ai-je dit,
en m'excufant , qui m'empêchiez û êtr^
avec vous : je fus fi charmé de ma foiré®
d'hier, que j'en fuis retourné jouir ce
matin ; lieureufement il n'y a point de
mal 5 & , puifque vous m'avez attendu ,
ma matinée n'eft pas perdue. Cefi: fort
bien dit , a répondu Madame de Wol-
mar ; il vaudroit miieux s'attendre juf-
qu'à midi , que de perdre le plaifir de dé-
jeûner enfemble. Les étrangers ne font
jamais adm.is le matin dans ma chambre^
& déjeûnent dans la leur. Le déieûnei?
( I ) Il auroit pu ajouter la fuite qui eft très-
belle j & ne convient pas moins an iiijet.
CL-jo La Now lle
tR le repas des amis ; les valets en font
exclus , les importuns ne sV montrent
point ; on y die tout ce qu'on penfe y on
y révèle tous fesfccrets^onn'y contraint
îiucun de fcs fentimens ; on peut s'y li-
vrer fans imprudence aux douceurs de
la confiance dz de la £imiîlarité. Cefl
prefque le feul moment oail ibit per-
mis d'être ce qu'on eft : que ne dure-t-iî
toute la journée ? Ah, Julie ! ai-je été
prêt à dire , voilà un vceu bien intérefTé !
mais je me fuis tû, La première chofe
que j'ai retranchée avec Tamour , a été
la louange. Louer quelqu'un en face , à
moins que cène foit fa maitrelTe , qu ed-
ce faire autre chofe , finon le taxer de
vanité ? Vous favez , Mllord , fi c'efl: à
Madame de Wolmar qu'on peut faire
ce reproche. Non , non ; je l'honore
trop pour ne pas l'honorer en filence. La
voir 5 l'entendre , obferver fa conduite^
n'eft-ge pas affez la louer ?
11 É t o ï s n. 271
LETTRE XVIIL
Dje Mavamm d:e JVo l m au
A Ma d a m m d' 0 r b je*
J L eft écrit, chère amie , que tu dois
être dans tous les tems ma fauve-garde
contre moi-même, & qu après m'avoi^^
délivrée avec tant de peine des pièges
de mon cceur , tu me garantiras encore
de ceux de ma raifon. Après tarit d^'e-
preuves cruelles , j'apprends à me défier
à^s erreurs, comme des piiiTions, dont
elles font fi fouvent l'ouvrage. Que n'ai-
je eu toujours la même précaution ! Si^
dans les tems paiTés^j'^avois moins compté
fur mes lumières , j'aurois eu moins â
rougir de mes fentimens.
Que ce préambule ne t'aîlarme pa?.
Je ferois indigne de ton amitié , fi j'a-
vois encore à la confulter fur des fujets
graves. Le crime fut toujours étranger à
mon cœur, &j'ôfe l'en croire plusélol-
272 L A No UF ELin
gné que jamais. Ecoute-moi donc paifi-
blement, ma Coufine, & crois que je
n'aurai jamais befoiii de cohfeil fur des
doutes que la feule homiéteté peut ré-
foudre.
Depuis fix ans que je vis avec M. de
Wolmar dans la plus parfaite union qui
puilîe régner entre deux époux, tu fais
qu'il ne m'a jamais parlé ni de fa famille,
ni de fa perfonne; & que , l'ayant reçu
d'un père aufli jaloux du bonheur de fi
fille 5 que de l'honneur de fi maifon , jg
n'ai point marqué d'empreiTement pour
en favoir fur (on comp;;e plus qu'il na
jbgeoit à propos de m'en dire. Contente
de lui devoir , avec la vie de celui qui
me l'a donnée , mon honneur . mon re-
pos, ma raifon , mes enfins ', Se tout ce
qui peut me rendre de quelque prix à mes
propres yeux , j'étois bien afTurée que ce
que j'ignorois de lui ne démentoit point
ce qui m'étoit connu , & je n'avois pas
bcfoin d'en favoir davantage pour l'ai-
mer 5 l'eftim.er , l'honorer , autant qu'il
. ctoit pofTible.
U É L O ï s E. 275;
Ce matin , en déjeunant, il nous a pro-
poféun tour de promenade avant la cha-
leur; puis , fous prétexte de ne pas cou-
rir 5 difoit-il 5 la campagne en robe de
chambre , 11 nous a menés dans les bof-
quets 5 & précifément , m^a chère , dans
ce même bofquet où commencèrent tous
les malheurs de mia vie. En approchant
de ce lieu fatal , je me fuis fenti un af-
freux battement de cœur , & j'aurois re-
lufé d'entrer , fi la honte ne m*eiit rete-
nue 5 & fi le fouvenir d'un mot qui fut
ditTautre jour dansl'Elyféene m'eût fait
craindre les interprétations. Je ne fais
fi le philofcphe étoit plus tranquile ;
m.ais, quelque tems après, ayant par ha-
zard tourné les yeux fur lui , je Tai trou-
vé pâle , changé ,& je ne puis te dire
quelle peine tout cela m'a fait.
En entrant dansle bofquet^j'ai vu mon
miari me jeter un coup-d'œil & fourire.
Il s'efl: afîis entre nous , & après un mo-
ment de filence, nous prenant tous deux
par la main : m^es enfans , nous a-t-il dit ,
je commence à voir que m. es projets ne
M j
o.j^ La Nouvelle
feront point vains ^ âjqiîe nous pauvons
ctre unis tous trois d'un attachement du-
rable, propre àhiire notre boiTheur com-
mun y & ma conioLitLon dans les ennuis
d'une vieillefTô qui s'approche : mais je
vous connois tous deux mieux que vous;
ne me connoiiTez ; il eft jufte de rendre
les chofes égales ; &: , quoique je n'aie
rien de fort intérelTint à vous appren-
dre , puisque vous n'avez plus de fecret
pour moi , je n'en veux plus avoir pour
vous.
Alors il nous a révélé le my (îere de (i
naîfiance , qui, juiqu'ici, n'avoit été con-
nue que de mon père. Quand tu le fau-
las 5 tu concevras jufqu'où vont le fang-
froi-. ck h modération d'un homme ca-
pable ue tiire fix ans un pareil fecret à
la femme ; mais ce fecret n'eft rien pour
lui, & il y penfe trop peu pour fe faire
un grand effort de n'en pas parler.
Je ne vous arrêterai point , nous a-t-i!
dit 5 fur les évènemcns de ma vie ; ce
qui peut vous importer eft moins de
connoître mes aventures que mancarac-
ti t L O î s E. 275'
tere. Elles font fîmples comme îul ; &,
fichant bien ce que je fuis , vous com-
prendrez ailément ce que j'ai pu faire.
y À naturellement Tame tranquiîe , & le
cœur froid. Je fuis de ces hommes qu*on
croit bien injurier ^ en difant qu'ils ne
fententrien y c*eft-à dire^qu ils n*ont point
de paffion qui les détourne de fuivre le
vrai guide de Thomme. Peu fenfible aa
plaifir & à la douleur , je n'éprouve
mcme que très-foiblement ce fentiment
d'intérêt & d'humanité qui nous appro-
prie les affedions d'autrui. Si j'ai de la
peiie à voir fouffrir les gens de bien , la
pitié nY entre pour rien ; car je n'en ai
pjint à voir fouirrir les méchans. Mon
fcjul principe adif efl: le gotû naturel de
Tordre , & le concours bien combiné
du jeu de la fortune & Aqs adions des
hommes, me plak exaclement comme
une belle fy mmétrie dans un- taoleau ,.
ou comme une pièce bien conduite au^
théâtre. Si j'ai quelque paffion domi-
nante j c'efl: celle de Tobfervationîi.
J^aime à lire dans les cœur Aqs hommes y
V-aJl^i"
2-^6 La Mou velle
comme le mien me fait peu d'illufîon ,
que j*obferve de fang-froid & fans inté-
rêt 5 & qu'une longue expérience m'a
donné de la fagacité , je ne me trompe
gucres dans mes jugemens ; auiïi c'eft-là
toute la récompenfe de Tamour-propre
dans mes études continuelles ; car je
n'aime point à faire un rôle , mais feu-
lem.ent à voir jouer les autres : la fociété
m'eft agréable pour la contempler , non
pour en faire partie. Si je pouvois chan-
ger la nature de mon être , & devenir
un œil vivant , je ferois volontiers cet
échange. Ainfi mon indifférence pour
les hommes ne me rend point indépen-
dant d'eux : fans me foucier d'en être
vu, j'ai befoin de les voir ; &, fans m'être
chers , ils me font nécefïàires.
Les deux premiers états de la fociété
que j'eus occafîond'obfervcr, furent les
courtifans & les valets ; deux ordres
d'hommes moins différens en effet qu'en
apparence,& fî peu dignes d'être étudiés ,
f fexiles à connoître , que je m'ennuyai
d'eux au premier regard. En quittant b
Il É L 0 ï s^E, â77
courjOii tout efî fi-tot vu^je me dérobai,
fans le favoir^au péril qui m'y menaçoit,
& dont je n'aurois point échappé. Je
changeai de nom ; &, voulant connoître
les militaires , j'allai chercher du fervice
chez un Prince étranger ; c'eft-là que
j'eus le bonheur d'être utile à votre père,
que le défefpoir d'avoir tué fori ami for-
çoit à s'expofer témérairement & contre
fon devoir. Le cœur fenfible & recon-
noiiTant de ce brave officier commença
cc3-Iors à me donner meilleure opinion
de rFîumanité. Il s'unit à moi d'une ami-
tié à laquelle il m'étoit impoillble de re-
ftifer la mienne 5 & nous ne cefsâmes
d'entretenir depuis ce tems-là des lial-
fcns qui devinrent plus étroites de jour
en jour. J'appris dans ma nouvelle con-
dition que l'intérêt n'efî: pas , comme je
Tavois cru , le feul mobile des adions
humaines 5 & que, parmi les foules de
préjugés qui combattent la vertu , il ce
eH: auiïï qui la favorifent. Je conçus que
le caradere général de l'homme efl: un
amour-propre indifférent par lui-même ^
2':o La No v v elle
bon ou mauvais pur \zz accldens qui îe
modifient , & qui aépeadcnt des coûtâ-
mes 5 des îoix y des rangs, de la tort me ,
& de toute notre police humaine. Je me
livrai donc à mon penchant y &c , mé-
prifant la vaine opinion des conditions ?
je me ietai fucceffivement dans les di-
vers éLats qui pouvoient m^ûder à les
Gom^parertous, & àconnoître les uns par
les auîr.^s. Je fentis , comme vous l'avez
remarqué dans quelques lettres , dit- il à
St.-Preux^ qu'on ne voit rien quand on
fe contente de regarder ; qu il faut agir
foi-méme pour voir agir les hommes ^
&: je mie fis acleur pour ctre fpedateur.
Il eft toujours aifédedefcendre : j'efTayai
d'une muldtude de conditions dont ja-
mais homme de la mienne ne s'e'toit
avifé. Je devins même payfan ; &, quand
Julie m'a fait garçon jardinier, elle ne
m'a point trouvé fi novice au métier ^
qu'elle auroit pu croire.
Avec la véritable connoîfTance des
hommes , dont l'oifive philofophie ne
donne que l'apparence , je trouvai un
H EL o ï s E* ^79
autre avantage auquel je ne m'étois point
attendu. Ce fut d'aiguifer par une vie
adivc cet amour de Tordre que j'ai reçit
de la Nature , & de prendre un nou-
veau goût pour le bien par le plaifir d'y
contribuer. Ce fentlment me rendit un.
peu moins contemplatif, m'unit un pea
plus à moi-même; & y par une fuite ailèr.
naturelle de ce progrès , je m'apperçus
que j'étois feul. La folitude , qui m'en-
nuya toujours 5 medevenoit affreufe^ &
je ne pouvois plus efpérer de l'éviter
iong-tems. Sans avoir perdu ma froideur,
javois befoiî) d'^un attachement ; l'image
de la caducité fans confolation m'affli-
geoit avant le tems, & pour la première
fois de ma vie, je connus l'inquiétude
êc la trifteiïe. Je parlai de ma peine au
Baron d'Étange. Il ne faut point , me
dit-il 5 vieillir garçon. Moi-même ,, après
avoir vécuprefque indépendant dans les
liens du mariage, je fens que j'ai befoin
de redevenir époux & père , & je vais
me retirer dans le fein de ma fam.ilie.
Il ne tiendra qu'à vous d'en faire la vô-
^SO J^A JVOUFE LL Ë
tre & de me rendre le fils que f ai pef-*
du. J'ai une fille unique à marier ; elle
ft'eft pas fans rnérite; elle a le cœur
fenfible, & Tamourde fon devoir lui f^iit
aimer tout ce qui s'y rapporte. Ce n eft
tii une beauté, nilan prodige d'efprît;
mais venez la voir , & croyez que^fi vous
ne f^ntez rien pour elle, vous ne fenti-
rez jamais rien pour perfonne au monde.
Je vins , je vous vis, Julie, & je trouvai
que votre père m'avoit parlé niodefte-
ment de vous. Vos tranfports, vos lar-
înes de joie, en rem.brafîlint,me donnè-
rent la première ou plutôt la feule émo-
tion que j'aie éprouvée de ma vie. Si
cette imprefïion fut légère , elle étoit
unique, & les fentimens n'ont befoin de
force pour agir,qu*en proportion de ceux
qui leur réfiflent. Trois ans d'abfence ne
changèrent point l'état de mon cœur.
L'état du vôtre ne m'échappa pas à mon
retour, & c'eft ici qu'il faut que je Vous
venge d'un aveu qui vous a tanr coûté.
Juge , ma chère , avec quelle étrange
fjrprife j'appris alors que tous mes fe-
H É L O ï s È. &% t
crets lui avolent été révélés avant mon
mariage , & qu'il m'avoit époufée , fans
ignorer que j'appartenois à un autre.
Cette conduite étoit inexcufable, a
continué M. de Wolmar, J'oiFenfois la
déiicateffe ; je péchois contre la pruden-
ce ; j'expofois votre honneur & le mien;
je devois craindre de nous précipiter
tous deux dans àts malkeurs fans ref-
fource : mais je vous aimois , & n'aimois
'que vous. Tout le refte m'éioit indiffé-
rent. Comment réprimer la paffion me-
m.e la plus foible , quand elle eft fans
contre-poids ? Voilà rinconvénlent des
caractères froids & tranquiles. Tout va
bien , tant que leur froideur les garantit
des tentations ; mais, s'il en furvient une
qui les. atteigne , ils font aufli-tôt vain-
cus qu attaqués,& la raifon,qui gouverne
tandis quelle efl: feule, n'a jamais de
force pour réfifter au moindre effort.
Je n'ai été tenté qu'une fois , & j'ai fuc-
combé. Si l'ivrelTe de quelque autre paf-
fion m'eût fait vaciller encore , j'aurois
fuit autant de chûtes que de faux-pas ;
ai^i La A^ 0 u V e ll ê
il n'y a que des âmes de feu qui fâchent
combattre & vaincre. Tous les grands
efforts , toutes les aâ-ions fubllmes font
leur ouvrage ; la froide raifon n'a jamais
rien fait d'illuftre , de Ton ne triomphe
des paflions qu'en les oppofant l'une à
l'autre. Quand celle de la vertu vient à
s'élever, elle domine feule & tient tout
en équilibre; voilà comment fe forme
le vrai fage , qui n'eft pas plus qu'un
autre à l'abri des pallions , mais qui feuî
fait les vaincre par elles-mêmes , comme
un pilote fait route par les mauvais
vents.
Vous voyez que je ne prétends pas
exténuer ma faute ; fi c'en eût été unc^
je l'aurois faite infailliblement ; mais ^
Julie, je vous connoifTois & n'en fis point
en vous époufant. Je fentis que de vous
feule dépendoit tout le bonheur dont je
pouvois jouir , & que, fi quelqu'un étoit
capable de vous rendre heureufe^c'étoit
moi. Je Civois que l'innocence & la paix
étoient nécefTaires à votre coeur, que
î'amour dont il étoit préoccupé ne les
H t L 0 J s 'E. 2S|
lui donnerolt jamais, & qu'il n'y avoit
que rhorreur du crime qui put en chaf-
fer l'amour. Je vis que votre ame étoit
dans un accablement dont elle ne for-
tiroit que par un nouveau combat , cc
que ce feroit eil fentant combien vous
pouviez encore être effimabîe , que vous
apprendriez à le devenir.
Votre cœur étoit ufé pour l'amour; je
comptois donc pour rien une difpiopor-
tion d'âges qui m'ôtoit le droit de pré-
tendre à un fentiment, dont celui qui en
étoit l'objet ne pouvoir jouir, & impôt-
fibîe à obtenir, pour tout autre. Au con*
traire, voyant dans une vie plus d' à-moi-
tié écoulée qu'un feul goût s'étoit fait
fentir à moi , je jugeai qu'il feroit dura-
ble , & je me plus à lui conferver le refte
de mes jours. Dans mes longues recher-
chas, je n'avois rien trouvé qui vous va-
lût : je penfai que ce que vous ne feriez,
pas , nulle autre au monde ne pourroit
le faire; j'ôfai croire à la vertu, & vous
époufai.Le myfière que vous me faifiez
ne me furprlt point ; j'en favois les lai-
âS^ La Nouvelle
{ons , &: j e vis 5 dans votre fage conduite ^
celle de fa durée. Par égard pour vous,
j'imitai votre réferve , &ne voulus point
vous ôter rhonneur de mj faire un jour,
de vous-même , un aveu que je voyois à
chaque iniant lurle bord de vos lèvres.
Je ne m 2 fuis trompé en rien ; vous avez
tenu tout ce que je m'étois promis de
vous. Quand je voulus me choifir une
époufe 5 je defirai d'avoir en elle une
compagne aimable , ^^g^s heureufe. Les
deux premières conditions font remplies.
Mon enfant, j'cfpere que la troifieme ne
nous manquera pas.
A ces mots , malgré tous mes efforts ^
pournj l'interrompre que par mes pleurs,
je n'ai pu m'empêcher de lui fauter au
cou, en m'écriant; mon cher mari ! ô le
meilleur & le plus aimé des hommes !
apprenez-moi ce qui manque à mon bon-
heur, fi ce n'eft le vôtre, & d'être mieux
mérité... Vous êtes heureufe autant qu il
fe peut , a-t-il dit en m'interrompant ;
vous méritez de l'être ; mais il eft tems
de jouir en paix d'un bonheur qui vous
H É L O ï s E. 28^
a jufqu*ici coûté bien àQ% foins. Si votre
fidélité m'eût fujfn ^ tout étoit fait du
moment que vous me la promîtes ; j'ai
voulu , de plus j, qu elle vous fût facile Ôç
douce, & c'efl: à la rendre telle que nous
nous fomm.es tous deux occupés de con-
cert, fans nous en parler. Julie , nous-
avons reuffi ; mieux que vous ne penfez,
peut-être. Le feui tort que je vous trou-
ve , eft de n avoir pu reprendre en vous
la confiance que vous vous devez ^ & d@
vous effimer moins que votre prix. La
modeftie extrême a fes dangers,ainfi que
l'orgueil, Comme une témérité qui nous
porte au-de-là de nos forces les rend im-
puifTantes, un effroi qui nous empêche
ci y compter, ks rend inutiles. La véri-
table prudence confîfte à les bien con-
noître èc à s'y tenir. Vous en avez acquis
de nouvelles, en changeant d'état. Vous
îi'étes plus cette fille infortunée, qui dé-
ploroit fa foiblefle, en s'y livrant ; vous
ctes la plus vertueufe dQs femmes , qui
ne connoît d'autres loix que celles du
devoir de de l'honneur, & à qui le trop
225 La N ou V elle
vif fou venir de fes iautes eft là feule faute
qui rcftc à reprocher. Loin de prendre
encore conire vous-même des précau-
tions injarieufes, apprenez donc à comp-
ter fur vous 5 pour pouvoir y compter
davantage. Écartez d'injuftes défiances ,
capables de réveiller quelquefois les feu-
timens qui les ont produites. Félicitez-
vous plutôt d'avoir fu choifir un hom-
ncte-homme , dans un âge où il efl: fi
facile de s y tromper ; & d'avoir pris
autrefois un amant que vous pouvez
avoir aujourd'hui pour ami , fous les
yeux de votre mari même. A peine vos
liaifons furent - elles connues , que je
vous eftimai Tun par l'autre. Je vis quel
trompeur enthoufiafme vous avoit tous
deux égarés; il n'agit que fur les belles
am.es; il les perd quelquefois , mais c'eft
par un attrait qui ne féduit qu'elles. Je
jugeai que le même goût qui avoit formé
votre union la relâcheroit , fi-tôt qu'elle
deviendroit criminelle , & que le vice
pouvoit entrer dans à^s cœurs comme
les vôtres , mais non pas y prendi'â
racine.
H É L O ï s 7^: 2Bj
Dès-lors je cornpri qu'=l règnoît entr^
vous ties liens qu il ne falioit point rom-
pre; que votre mutuel ai achemeiit te-^
noit à t nt cie chv.fes icuctlJes, .^uii fal-
ioit plutôt le rcgLr que Tanéantir ; &
qu'aucun des ceux ne pouvoit oublier
l'autre, fans percre beaucoup de fon prix.
Je favcls que les granc^s combats ne font
qu'irriter ks grandes pallions; & que, fî
les violens cficrts CÂcrcent farr.ie , ils lui
coûtent des tcurmens donc la durée eft
capable de l'abattre. J'employai ladou*
çeur de Julie pour tempérer fa févérité.
Je nourris fon amâtié pour vous , dic-il
à S-.Preux ; j'en ôterai ce qui pouvoit y
refrer de trop , Se je crois vous avoir
confervéjde fon propre coeur, plus peut-
être qu'elle ne vous en eût laiffé , fi JQ
î'eufle abandonné à lui-même..
Mes fuccès m'encouragèrent , Se je
voulue tenter votre guérilon , comme
j'avois obtenu la fienne ; car je vous eftl-»
mois ;&, malgré les préjugés du vice, j'ai
toujours reconnu qu'il n*y avolt rien de
bien au on n'obtînt des belles âmes, avec
SiîS La JVouvelle
de la confiance èc de la franchife. Je
vous ai vu , & vous ne m'avez point
trompé; vous ne me tromperez point;
&,quoique vous ne foyez pas encore ce
que vous devez être , je vous vois mieux
que vous ne penfez, & fuis plus content
de vous, que vous ne Têtes vous-même.
Je fais bien que ma conduite à Tair bi-
farre, 2c choque toutes les matâmes corn •
munes ; mais les maximes deviennent
moins générales,à mefure qu'on lit mieux
dans les cœurs ; & le mari de Julie ne
doit pas fe conduire comme un autre
homme. Mes enfans , nous dit-il d'un
ton d'autant plus touchant qu'il partoit
d'un homme tranquile , foyez ce que
vous êtes 5 & nous ferons tous contens.
Le danger n'efl: que dans l'opinion; n'ayez
pas peur de vous , & vous n'aurez rien à
craindre; ne fongez qu'au préfent, & je"
vous réponds de l'avenir. Je ne puis vous
en dire aujourd'hui davantage; mais, fi
mes projets s'accomplifTent, & que mon
^fpoir ne m'abufe pas , no: deftinées fe-
«^ont mieux remplies , & vous ferez tous
deux
H É L O ï s E, :2Sp
deux plus heureux que fi vous avîez été
Tun à l'autre.
En fe levant, il nous embraffa , Se vou-
lut que nous nous embraiïàiîîons aufîî,
dans ce lieu. . . . dans ce lieu même où
jadis... Claire , ô bonne Claire ! combien
tu m*as toujours aimée ! Je n'en fis aucu-
ne difficulté. Hélas ! que j'aurois eu tort
d'en faire ! Ce baifer n'eut rien de celui
qui m'avoit rendu le bofquet redouta-
ble. Je m'en félicitai triftement, 3c je
connus que mon cœur étoit plus changé
que jufques-là je n'avois ofé le croire.
Comme nous reprenions le chemin
du logis , mon mari m'arrêta par la main,
&[, me montrant ce bofquet, dont nous
fortions, il me dit en riant ; Julie, ne
craignez plus cet afyle ; il vient d'être
profané. Tu ne veux pas me croire ,
coufine ; mais je te jure qu'il a quelque
don furnaturel pour lire au fond des
cœurs. Que le ciel le lui laifTe toujours !
avec tant de fujet de me méprifer , c'efl:
fans doute à cet art que je dois fon in*
dulgence.
Tome II L N
^co La Nouvelle
Tii ne vois point encore ici de con-
feil à donner ; patience ^ mon Ange 5
nous y voici ; mais la converfation que
je viens de te rendre étoit nécelTairc à
réclaircifTement du relie.
En nous en retournant , mon mari ,
qui depuis long- tems eft attendu à Etan-
ge 5 m'a dit qu'il comptoit partir dem ain
pour s'y rendre , qu'il te verroit en pif-
fantj&qu'ily refteroit cinq o à fîx jours»
Saas dire tout ce que je penfois d'un dé-
part audi déplacé , j'ai repréfenté qu'il
ne m^e paroiffoit pas aiTez indifpeniable
pour obliger M. de Wolmar à quitter
un hôte qu'il avoit lui-même appelé
dans fa maitbn. Voulez vous , a-t-il ré-
pliqué 5 que je lui falTe les honneurs ,
pour l'avertir qu'il n'efl pas chez lui ?
Je fuis pour l'hofpitalité des Valaifans.
J'efpere qu'il trouve ici leur franchife
^ qu'il nous laiife leur liberté. Voyant
qu'il ne vouîoit point m'entendre , j'ai
pris un autre tour & tâché d'engager
notre hôte à faire ce voyage avec lui.
Vous trouverez 3 lui ai-je dit, un féjour
H É L O ï s E, 291
qui a fes beautés & même de celles que
vous aimez ; vous vifiterez le patrimoi-
ne de mes pères & le mien ; l'intérêt
que vous prenez à m.oi ne me permet
pas de croire que cette vue vous foit
indiiTérente. J'avois la bouche ouverte
pour ajouter que ce château refTembloit
à celui de Milord Edouard , qui... mais
heureufement j'ai eu le tems de me mor-
dre la langue. Il m'a répondu fîmple-
ment que j'avois raifon , & qu'il feroit
ce qu'il me plairoit. Mais M. de Woi-
niar , qui fembîoit vouloir me pouffer à
bout 5 a répliqué , qu il devoit faire ce
qu'il lui pîaifoit à lui-même. Lequel ai-
mez-vous mieux , venir ou refter ? Ref-
ter , a-t-il dit 4ns balancer. Hé bien î
reitez , a repris mon mari en lui ferrant
la main ; homme honnête & vrai , je fuis
très-content de ce mot-là. Il n'y avoit
pas moyen d'alterquer beaucoup îà-deffuj
devant le tiers qui nous écoutoit. J'ai
gardé le filence , & n'ai pu cacher fi bien
mon chagrin que mon mari ne s'en foit
apperçu. Quoi donc ! a-t-il repris d'un
2^2 La Nouvelle
air mécontent , dans un moment oùSt.-
Preux étoit loin de nous , aurois-je inu-
tilement plaidé votre caufe contre vous-
même 5 & Madame de Wolmar fe con-
tenteroit-elle d'une vertu qui eût befoin
de choifîr fes occafions ? Pour moi , je
fuis plus difficile ; je veux devoir la fidé-
lité de ma femme à fon cœur & non
pas au hafard , & il ne me fuffit pas
Qu elle garde fa foi ; je fuis offenfé qu elle
en doute.
Enfuite il nous a menés dans fon ca-
binet , où j'ai failli tomber de mon haut
en lui voyant fortir d'un tiroir , avec les
copies de quelques relations de notre
ami que je lui avois données , les origi-
naux mêmes de toutes les lettres que je
croyois avoir vu brûler autrefois par Ba-
bi dans la chambre de ma mère. Voilà ,
m*a-t-il dit en nous les montrant , les
fondemensde ma fécurité : s'ils me trom-
poient 5 ce feroit une folie de compter
fur rien de ce que refpedent les hom*
mes. Je remets ma femme & mon hon-
neur en dépôt à celle qui , fille 6c fédui-
j
H É L O ï s E. 59J
te , préf^roit un adle de bienfalfance à
un rendez-vous unique & fur. Je confie
Julie epoufe de mère à celui qui , maître
de contenter fes defirs ,fut reipeder Ju-
lie amante & fille. Que celui de vous
deux qui fe méprife affez pour penfer
que j'ai tort , le dife ^ & je me rétradc à
rinftant. Coufine , crois-tu qu'il fût aifé
d'ofer répondre à ce langage ?
J'ai pourtant cherché un moment dans
l'après-midi pour prendre en particulier
mon mari , & , fans entrer dans des rai-
fonnemens qu'il ne m'étoit pas permis
de pouffer fort loin , je me fuis bornée
à lui demander deux jours de délai. Ils
m'ont été accordés fjr le champ ; je les
emploie à t'envoyer cet exprès & à at-
tendre ta réponfe , pour favoir ce que je
dois faire.
Je fais bien que je n'ai qu'à prier
mon mari de ne point partir du tout , &
celui qui ne me refufa jamais rien, ne
merefuferapas une fi légère grâce. Mais ,
ma chère , je vois qu'il prend plaifir à la
confiance qu'il me témoigne , & je crains
N 3
o_9^ L A No Ur ELLE
ce perdre une partie de fon eftime , s'il
croit que f aie befoin de plus de réierve
qu*il ne m'en permet. Je lais bien encore
qiîe je n'ai qu'à dire un mot à St.-Preux ,
3c qu'il n'héfiîera pas à l'accompagner;
mais mon mari prendra t-il ainfi le chan-
ge 5 de puis-je faire cette démarche fans
conferver fur St.- Preux un air d'autori-
té , qui fembleroit lui laifTer à fon tour
quelque forte de droit? Je crains , d'ail-
leurs 5 qu'il n'infère de cette précaution
que je la fens nécefîàire , & ce moyen,
qui femble d'abord le plus facile , eil:
peut-être au fond le plus dangereux. En-
fin je n'Ignore pas que nulle confidéra-
tion ne peut être mûfe en balance avec
un danger réel ; mais ce danger exift^-
t-il en effet? Voilà précifément le doute
que tu dois réfoudre.
Plus je veux fonder l'état préfent de
mon ame , plus j'y trouve de quoi me
ralTurer. Mon coeur efl: pur , ma conf-
cience efl: tranquile , j e ne fens ni trou-
ble ni crainte ; & , dans tout ce qui fe
pafle en moi, ma fincérité vis-à-vis de
H É t o i s E. 2^j
mon mari ne me coûte aucun effort. Ce
n'cft p:s que certains fouvenirs involon-
taires ne me donnent quelquefois un at-
tendriffement dont il vaudroit mieux être
exempte ; mais bien loin que ces fouve-
nirs foient produits par la vue de celui
qui les a caufés ^ ils me iemblent plus ra-
res depuis fon retour; &^ quelque doux
qu'il me foit de le voir , je ne fais par
quelle bifarrerie il m'efi: plus doux de
penfer à lui. En un mot , je trouve que
je n'ai pas miême befoin du fecours de la
vertu, pour étrepaifible en fa préfence,
cc que y quand l'horreur du crime n'exil-
ter oit pas , les fentimens qu'elle a dé-
truits auroient bien de la peine à renaî-
tre.
. Mais 5 mon ange , eft-ce aflez que
mon cœur me rafïure , quand la raifon
doit m'ailarmer ? J'ai perdu le droit de
compttn- fur moi. Qui m.e répondra que
ma confiance n'eft pas encore une illu-
fion du vice ? Comment me fier à des
fentimens qui m'ont tant de fois abufée ?
Le crime ne commence t-il pas toujours
2^5 La No uvelle
par l'orgueil qui fait méprifer la tenta-
tion ? ê: braver des périls où Ton a fuc-
combé 5 n eft-ce pas vouloir fuccomber
encore ?
Pèfe toutes ces confîdérations ^ ma
coufine ; tu verras que , quand elles fe-
roient vaines par elles-mêmes , elles font
aflez graves par leur objet pour mériter
qu'on y fonge. Tire-moi donc de l'in-
certitude où elles m'ont mife. Marque-
moi comment je dois me comporter dans
cette occafion délicate ; car mes erreurs
paffées ont altéré mon jugement ; & me
rendent timide à me déterminer fur tou-
tes chofes. Quoi que tu penfes de toi-
même 5 ton ame eft ca]me & tranquiîe ,
j'en fuis fûre ; les objets s'y peignent tels
qu ils font ; mais la mienne , toujours
émue comme une onde agitée , les con-
fond & les défigure. Je n'ôfe plus me fier
à rien de ce que je vois ni de ce que je
fens , di , malgré de fi longs repentirs ,
j'éprouve avec douleur que le poids d'une
ancienne faute efl un fardeau qu'il faut
porter toute fa vie.
H É L O ï s E.
2p7
LETTRE XIX.
IRÉFONSE DB Madame b'Orsjs
A Madame de Woimar.
p
AUVRE coufine ! Que de tourmens
tu te donnes fans ctffe avec tant de fu-
jets de vivre en paix ! Tout ton mal vient
de toi^ô liraël ! Si tu fuivois tes propres
règles ; que dans les chofes de fentiment
tu n éccutaffes que la voix intérieure, &:
que ton cœur fît taire ta raifon , tu te
livrerois fans fcrupule à la fécurité qu'il
t'infpire , & tu ne t'efforcerois point ,
contre fon témoignage , de craindre un
péril qui ne peut venir que de lui.
Je t'entends , je t'entends bien , ma
Julie ; plus fûre de toi que tu ne feins de
l'être 5 tu veux t'humilier de tes fautes
palTées , fous prétexte d'en prévenir de
nouvelles , & tes fcrupules font bien
moins des précautions pour l'avenir qu'u-
ne peine impofée à la témériié qui t'a
2p8 L A No u r E L L E
perdue autrefois. Tu compares les tems ,*
y penfes-tu? Compare aufli les condi-
tions, & fouviens-toi que je te repro-
chois alors ta confiance , comme je te
reproche aujourd'hui ta frayeur.
Tu t'abufes, ma chère enfant; on ne
fe donne point ainfi le change à foi-mé-
me. Si l'on peut s'étourdir fur fon état,
en n'y penfant point , on le voit tel qu'il
eft^fi-tôt qu'on veut s'en occuper, &
l'on ne fe déguife pas plus fes vertus
quefes vices. Ta douceur ^..ta dévotion
t'ont donné du penchant à rhumillte.
Défie- toi de cette dangereufe vertu qui
ne fait qu'animer l'amour-propre en le
concentrant, & crois que la noble fran-
chife d'une ame droite efl: préférable à
l'orgueil des humbles. S'il faut de la
tempérance dans la fageffe , il en faut
aufÏÏ dans les précautions qu'elle infpire,
de peur que des foins ignominieux à la
vertu Vaviliffent l'ame , ^i n'y réalifent
un danger chimérique , à force de nous
en allarmer. Ne vois- tu pas qu'après
s'être relevé d'une chute ^ il faut fe tenir
H É L O ï s E. 2p5)
debout 5 & que s'incliner du côtéoppofé
à celui où Ton eft tombé , c'eft le moyen
de- tomber encore ? Coufine , tu fus
amante comme Héloïfe, te voilà dévote
comme elle ; pîaife à Dieu que ce foit
avec plus de fuccès ! En vérité , fi je
connoifTois m.oins ta timidité naturelle,
tes erreurs feroient capables de m'ef-
frayer à mon tour, & fi j'étois aulli fcru-
puleufe, à force de craindre pour toi, tu
me ferois trembler pour moi-même.
Penfes-y mieux , mon aimable amie :
toi, dont la morale eft aufîî facile & dou-
ce qu'elle eft honnête & pure , ne mets-
tu point une âpreté trop rude & qui fort
de ton caractère dans tes maximes fur la
féparation des fexes ? Je conviens avec
toi qu'ils ne doivent pas vivre enfemble
ni d'une même manière ; mais regarde fi
cette importante règle n'auroit pas be-
foin de plufieurs diftindions dans la pra-
tique ; s'il idut l'appliquer, indifierem-
ment & fans exception , aux femmes &
aux filles, à la fociété génér.^'o & aux
entretiens particuliers , aux aiïaires 3c
500 La JVou velle
aux amufemensA' fi ^^ décence 3c l'hon-
nêteté qui rinfpirent ne la doivent pas
quelquefois tempérer. Tu veux qu'en
un pays de bonnes mœurs , où Ton cher-
che dans le mariage des convenances
naturelles , il y ait des affemblées où
les jeunes gens des deux fexes puilTent
fe voir, fe connoitre 6c s'affortir ; mais
tu leur interdis avec grande raifon toute
entrevue particulière. Ne feroit-ce pas
tout le contraire pour les femmes & les
mères de famille qui ne peuvent avoir
aucun intérêt légitime à fe montrer en
public 5 que les foins domeftiques re-
tiennent dans l'intérieur de leur maifofi^
& qui ne doivent s'y refufer à rien de
convenable à la maitreffe du logis ? Je
n^aimerois pas à te voir dans tes caves
aller faire goûter les vins aux marchands,
ni quitter tes enfans pour aller régler
des comptes avec un banquier ; mais s*il
furvient un honnéte-homme qui vienne
voir ton mari, ou traiter avec lui de
quelque affaire , refuferas-tu de recevoir
fon hôte en fon abfencç & de lui faire
H É L 0 î S r. 501
les honneurs de ta maifon , de peur de
te trouver tête-à-tête avec lui? Remonte
au principe , & toutes les règles s'expli-
queront. Pourquoi penfons-nous que les
femmes doivent vivre retirées 6c fé-
parées des hommes ? Ferons-nous cette
injure à notre fexe , de croire que ce foit
par des raifons tirées de fa foibleffe , &
feulement pour éviter le danger des
tentations ? Non , ma chère ; ces indi-
gnes craintes ne conviennent point à une
femme de bien , à une mère de famille
fans cefïè environnée d'objets qui nour-
rifTent en elle des fentimens d'honneur,
& livrée aux plus refpedables devoirs
de la Nature. Ce qui nous fépare des
hommes , c'efi la Nature elle-même , qui
nous prefcrit des occupations différen-
tes ; c'eft cette douce & timide modef^
tîe , qui , fans fonger précifément à la
chafteté, en eft la plus fûre gardienne;
c'eft cette réferve attentive & piquante
qui, nourriffant à la fois dans les cœurs
des hommes & les defirs & le refped,
fert 5 pour ainfi dire ^ de coquetterie à la
302 La Nouvelle
vertu. Voilà pourquoi les époux mêmes
ne iont pas exceptés de la règle. Voilà
pourquoi les femm.es les plus honnêtes
confervent en général le plus d'afcen-
dant fur leurs maris ; parce qu'à Taide
de cette fage & difcrette réferve , fans
caprice & fans refus , elles favent^ au
fein de Tunion la plus tendre^ les main-
tenir à une certaine diftance , & les em.-
pêchent de jamais fe rafïafier d'elles. Tu
conviendras avec m^oi que ton précepte
efl: trop général pour ne pas comporter
des exceptions , & que n'étant point fon-
dé fur un devoir rigoureux , la mémxe
bienféance qui l'établit ^ peut quelque-
fois en difpenfen
La circonfpedion que tu fondes fur
tes fautes pafTées efl: injurieufe à ton état
préfent; je ne la pardonnerois jamais à
ton cœur , & j'ai bien de la peine à la
pardonner à ta raifon. Comment le rem-
part qui défend ta perfonne n'a-t-il pu te
garantir d'une contrainte ignominieufe ?
Comment fe peut -il que ma coufine,
ma fœur, mon amie, ma Julie confon-
H É L O ï s E. 503
de les folblefTes d'une fille trop fenfible
avec les infidélités d'une femme, coupa-
ble ? Regarde tout autour de toi , tu n'y
verras rien qui ne doive élever & fou-
tenir ton ame. Ton mari^ qui en préfu-
me tant 5 & dont tu as Teftime à juftifier ^
tes enfans que tu veux former au bien &
qui s'honoreront un jour de t' avoir eue
pour mère ; ton vénérable père qui t'eft
fi cher, qui jouit de ton bonheur & s'il-
luftre de fa fille plus même que de fes
ayeux ; ton amie , dont le fort dépend du
tien 5 & à qui tu dois compte d'un retour
auquel elle a contribué ; fa fille à qui tu
dois l'exemple des vertus que tu lui veux
infpirer ; ton amâ , cent fois plus idolâ-
tre des tiennes que de ta perfonne , Se
qui te refpede encore plus que tu ne le
redoutes ; tol-méme , enfin , qui trouves,
dans ta fageffe , le prix des efforts qu'elle
t'a coûtés, & qui ne voudras jamais per-
dre, en un moment, le fruit de tant de
peines; combien de motifs, capables d'a-
nimer ton courage, te font honte de t'ô-
fer défier de toi ! Mais^, pour répondre
5C4 La No u v e ll e
de ma Julie , qu*ai-je befoin de confidé-
rer ce qu'elle eft ? il me fuffit de favoir
ce qu'elle fut, durant les erreurs qu'elle
déplore. Ah ! ii jamais ton cœur eût été
capable d'infidélité , je te permettrois de
la craindre toujours : mais dans Tinftant
même où tu croyois Tenvilager dans l'é-
loignement , conçois l'horreur qu'elle
t'eût faite préfente , par celle qu'elle
t'infpira , dès qu'y penfer eût été la
commettre.
Je me fouviens de l'étonnement avec
lequel nous apprenions autrefois qu'il y
a des pays où la foibleflè d'une jeune
amante efl un crime irrémillible , quoi-
que l'adultère d'une femme y porte le
doux nom de galanterie , & où l'on fe
dédommage ouvertement, étant mariée,
de la courte gcne où l'on vivoit étant
fille. Je fais quelles maximes régnent là-
deffus dans le grand nombre où la vertu
lî'eft rien , où tout n'eft que vaine appa-
rence , où les crimes s'effacent par là
difficulté de les prouver , où k preuve
iném« en eft ridicule contre l'ufage qui
H t t 0 ï s e: 505*
ïes autorlfe. Mais toi , Julie , ô toi qui ,
brûlant d'une flamme pure & fidelle^ n*é-
tois coupable qu'aux yeux des hommes ,
&c n'avois rien à te reprocher entre le
ciel & toi ; toi qui te faifois refpeder au
milieu de tes fautes ; toi qui ^ livrée à
d'impuiffans regrets^'nous forçois d'ado-
rer encore les vertus que tu n'avois plus;
toi qui t'indignois de fupporter ton pro-
pre mépris 5 quand tout fembîoit te ren-
di'e excufable ; ôfes-tu redouter le crime,
après avoir payé fi cher ta foibleile ?
Ofes-tu craindre de valoir moins aujour-
d'hui 5 que dans les tems qui t'ont tant
coûté de larmes > Non, ma chère 3 loin
que tes anciens égaremens doivent t'al-
larmier , ils doivent animer ton courage :
un repentir fi cuifant ne m.ène point au
remords ; & quiconque efl fi fenfible à
la honte , ne fait point braver l'infamie.
Si jamais une ame foible eut des fou-
tiens contre fa foiblefTe, ce font ceux
qui s'offrent à toi; fi jamais une ame
forte a pu fe foutenir elle - même , la
tienne a-t-elle befoin d'appui ? Dis-moi
^06 L A No UV ELLE
donc quels font les raifonnables motifs
de ta crainte ? Toute ta vie n'a été qu'un
combat continuel, où , même après ta dé-
faite 5 l'honneur , le devoir n ont ceffé
de réfifter , & ont fini par vaincre. Ah ,
Julie ! croirai-je qu'après tant de tour-
mens & de peines , douze ans de pleurs
& fix ans de gloire, te lailTent redouter
une épreuve de huit jours ? En deux
mots , fois fincere avec toi-même; file
péril exifte , fauve ta perfonne & rougis
de ton cceur ; s'il n'exifte pas , c'efi: ou-
trager ta raifcn , c'eft flétrir ta vertu
que de craindre un danger qui ne peut
ratteindre. Ignores-tu qu'il efl des ten-
tations déshonorantes , qui o' approchè-
rent jamais d'une ame honnête , qu'il
cil: mêm.e honteux de les vaincre , &
que , fe précautionner contre elles , eft
moins s'humilier que s'avilir ?
Je ne prétends pas te donner mes rai-
fons pour invincibles , mais te montrer
feulement qu'il y en a qui combattent
les tiennes , & cela fuffit pour autorifer
mon avis. Ne t'en rapporte ni à toi , qui
H É t 0 ï s e: 307
He fais pas te rendre juftice ; ni à moi ,
qui, dans tes défauts, n'ai jamais fu voir
que ton cœur, & t'ai toujours adorée;
mais à ton mari , qui te voit telle que tu
es 5 & te juge exaâement félon ton mé-
rite. Prompte , comme tous les gens fen-
fibles, à mal juger de ceux qui ne le
font pas, je me déliois de fa pénétration
dans lesfecrets des cœurs tendres ; mais,
depuis l'arrivée de notre voyageur , je
vois , par ce qu'il m'écrit, qu'il lit très-
bien dans les vôtres , & que pas un des
mouvemens qui s'y paiTent, n'échappe à
fes obfervations. Je les trouve même fi
fines & fi juftes , que j'ai rcbrouiîe prêt
que à l'autre extrémité de mon premier
fentiment ; & je croirois volontiers que
les hommes froids qui confultent plus
leurs yeux que leur cœur , jugent niicux
dos pafïions d'autrui , que les gens tur-
bulens & vifs ou vains comm.e moi , qui
commencent toujours par fe mettre à la
place des autres , & ne favent jamais
voir que ce qu'ils fentent. Quoi qu'il en
foit , M, de Wolm.ar te connoît bien ^
3o8 La /Nouvelle
il t'eftime , il t'aime , & fon fort eft lié
au tien. Que lui manque-t-il pour que
tu lui laifTes l'entière diredion de ta
conduite fur laquelle tu crains de t'abu-
fer?Peut-étre fentant approcher la vieil-
leile 5 veut-il par des épreuves propres à
le ralfurer , pre'venir les inquiétudes ja-
loufes qu'une jeune femme infpire ordi-
nairement à un vieux mari ; peut-être le
deffein qu'il a, demande-t-il que tu puif-
fes vivre familièrement avec ton ami ,
fans allarmer ni ton époux ni toi-mémc ;
peut-être veut-il feuîement te donner
un témoignage d% confiance & d'eftime
digne de celle qu'il a pour toi. Il ne
faut jamais fe refufer à de pareils fentl-
mens , comme fi l'on n'en pouvoit fou-
tenir le poids ; de pour moi , je penfe ,
en un mot, que tu ne peux mieux fatis-
faire à la prudence & à la modeftie qu'en
te rapportant de tout à fa tendreffe & à
fes lumières.
Veux-tu , fans défobliger M. de Wol-
mar, te punir d'un orgueil que tu n'eus
jamais ^ & prévenir un danger qui n'é-
H É L o ï s E. 50pi
xifte plusPReftée feule avec le pliilofophe,
prends contre lui toutes les pre'cautions
fuperflues qui t'auroient été jadis fi né-
ceffaires ; impofe-toi la même réferve
<jue fi^avec ta vertu , tupouvois te défier
encore de ton cœur & du fien. Évite les
converfations trop alfedueufes , ks ten-
dres fouvenirs du paffé ; interromps ou
préviens les trop longs tête-à-téte, entou-
re-toi fans ceffe de tes enfans ; refte peu
feule avec lui dans la chambre, dans TE-
lyfée , dans le bofquet , malgré la profa-
nation. Sur-tout prends ces mefures
d une manière fi naturelle , qu'elles fem-
blent un effet du hafard , & qu'il ne
puiffe imaginer un moment que tu le
redoutes. Tu aimes hs promenades ea
bateau ; tu t'en prives pour ton mari qui
craint l'eau , pour tes enfans que tu n'y
veux pas expofer. Prends le tems de cette
abfence pour te donner cet amufement ,
en laifTant tes enfans fous la garde de 1%
Fanchon. C'eft le moyen de te livrer fans
rlfque, aux doux épanchemens de l'amie
tié a & de jouir paifiblem^nt d'un Ipng
5TO La A^ouvelle
tete-à-téte fous la protedlon des bate-=
liers y qui voient fans entendre , & dont
on ne peut s'éloigner , avant de penfer à
ce qu'on fait*
Il me vient encore une idée qui fe-
roit rire beaucoup de g.ens , mais qui te
plaira , j'en iuis fure ; c'ell de f-dre en
Tabfence de ton mari un jouraal fidèle
pour lui être montré à fon retour , & de
longer au journal dans tojus les entre-
tiens qui doivent y entrer, A la vérité ,
je ne crois p'as qu'un pareil expédient
fut utile à beaucoup de femm^es ; mais
une ame franche & incapable de mau-
vaife foi a , contre le vice , bien des ref-
fources qui m.anqueront toujours aux au-
tres. Rien n'eil: méprifable de ce qui
tend à garder la pureté , & ce font les
petites précautions qui confervent les
grandes vertus.
Au refte , puifque ton mari doit me
voir en paflant , il me dira , j'efpere , les
véritables raifons de fon voyage ; & , fi
^e ne les trouve pas folides , ou je le dé-
tournerai de l'achever 3 ou , quoi qu'il
H É L o ï s E. 5tli
arrive, je ferai ce qu il n'aura pas voulu
faire : c'eft fur quoi tu peux compter.
En attendant , en voilà , je penfc , plus
qu il n'en faut pour te raffurer contre
une épreuve de huit jours. Va, ma Julie ,
je te connois trop bien pour ne pas ré-
pondre de toi autant Se plus que de moi-
même. Tu feras toujours ce que tu dois,
& que tu veux être. Quand tu te livre-
rois à la feule honnêteté de ton ame , tu
ne rifquerois rien encore ; car je n'ai
point de foi aux défaites imprévues ; on
a beau couvrir du vain nom de foiblef-
fes des fautes toujours volontaires , ja-
mais femme ne fuccombe qu elle n'ait
voulu fuccomber 3 & fi je penfois qu'un
pareil fort pût t'attendre ^ crois-moi,
crois-en ma tendre amitié, crois-en tous
les fentimens qui peuvent naître dans le
cœur de ta pauvre Claire , j'aurois un
intérêt trop fenfibîe à t'en garantir pour
t'abandonner à toi feule.
Ce que M. de Wolmar t'a déclaré des
connoiilànces qu'il avoit avant ton m^a-
riage , me furprend peu ; tu fais que je
312 La Nou V e l le
mon fuis toujours cloutée ; & je te dirai ,
de plus , que mes foupçons ne fe font
pas bornés aux indifcrétions de Babi. Je
n'ai jamais pu croire qu un homme droit
&: vrai comme ton père , & qui avoit
tout au moins des foupçons lui-même ,
pût fe réfoudre à tromper fon gendre &
fon amL Que s'il t'engageoit fi forte-
ment au fecret , c'eft que la manière de
le révéler devenoit fort différente de fa
part ou de la tienne , de qu'il vouloit ,
fans doute, y donner un tour moins pro-
pre à rebuter M. de Wolmar , que celui
qu'il favoit bien que tu ne manquerois
pas dy donner toi-même. Mais il faut
te renvoyer ton exprès ; nous caufcrons
de tout cela plus à loifir dans un mois
d'ici.
Adieu 5 petite coufine : [c'efl aflez prê-
cher la prêcheufe ; reprends ton ancien
métier , & pour caufe. Je me fens toute
înquiette d® n'être pas encore avec toi.
Je brouille toutes mes affaires , en me
hâtant de les finir , & ne fais guères ce
que je fais. Ah ! Chaiiioc ! Chaillot ! . . .
a
H É L O ï s E. 513
fî j'étois moins folle..., mais j'efpere de
1 être toujours.
P. 5*. A propos ; j'oubliols de fair©
compliment à ton Altefle. Dis-m.oi , ]&
t'en prie , Monfeigneur ton mari eft-il
Atteman , Knès , ou Boyard ? Pour moi
jecroirai jurer ,sll faut t'appeller Mada-
me la Boyarde. O pauvre enfant ! toi
qui as tant gémi d'être née Demoifelle ,
te voilà bien chanceufe a être la femme
d'un Prince ( i ) ! Entre nous , cependant ,
pour une Dame de fi grande qualité, je
te trouve des frayeurs un peu roturières.
Ne fais-tu pas que les petits fcrupulesne
conviennent qu'aux petites gens , &
qu'on rit d'un enfant de bonne maifon
qui prétend être fils de fon père ?
(i) Madame d'Orbe ignoroit apparemment
que les deux premiers noms font er effet des
titres diftingués , mais qu'un Boyard n'eft
qu un fîmple gentilhomme.
Tome IIL G
314 La Nouvelle
LETTRE XX.
De m. de JV o l m a r
A M A D A M E d' G R B Z,
J E pars pour Étange , petite coufine :
je m'étois propofé de vous voir en al-
lant ; mais un retard dont vous êtes eau-
fe me force à plus de diligence , & j'aime
mieux coucher à Laulanne e nrevenant ,
pour y palier quelques heures de plus
avec vous. Aufii-bicn j'ai à vous conful-
ter fur pluîieurs chofes dont il efl: bon
de vous parler d'avance , afin que vous
ayez le tems d'y réfléchir, avant de m/en
dii'e votre avis.
Je n'ai point voulu vous expliquer
mon projet au fujet du jeune homme ^
avant que fa préfence eut confirmé la
bonne opinion que j'en avois conçue. Je
crois déjà m'étre aiTez alTuré de lui pour
vous confier^entre nous,que ce projet efl:
de le charger de l'éducation de m.es en^
H É L O ï s E, ^if
fans. Je n'ignore pas que ces foins im-
portans font le principal devoir d'un
père ; mais , quand il fera tems de Iqs,
prendre Referai trop âgé pour hs rem-
plir ; &,tranquile & contemplatif par
tempérament , j'eus toujours trop peu
d'adivité pour pouvoir régler celle delà
JeunelTe. D'ailleurs , par la raifon qui
vous eft connue (i), Julie ne me verroit
point fans inquiétude prendre une fonc-
tion dont j'aurois peine à m'acquitter à
fon gré.Comme.par mille autres raifons,
votre fexe n'eftpas propre à ces mém^es
foins , leur mère s'occupera toute en-
tière à bien élever fon Henriette ; je
vous deftine.pour votre part^ le gouver-
nement du ménage fur le pian que vous
trouverez établi & que vous avez ap-
prouvé ; la m^^ne fera de voir trois
honnêtes gens concourir au bonheur de
la maifon , & de goûter dans ma vieil-
Iq^c un repos qui fera leur ouvrage.
( î) Cette raifon n'eft pas connueencore du
Ledleur \ mais il efl prié de ne pas s'imp.-;*
tienter. ^
O2
3i5 La No u v elle
J'ai toujours vu que ma femme auroît
une extrême répugnance à confier fes
enfans à des mains mercenaires , & je
n'ai pu blâmer fes fcrupules. Le refpec-
table état de précepteur exige tant de
talens , qu'on ne fauroit payer ; tant de
vertus qui ne font pointa prix , qu'il eft
inutile d'en chercher un avec de l'ar-
gent. Il n'y a qu'un homme de génie
en qui l'on puiffe efpérer de trouver les
umieres d'un maître ; il n'y a qu'un
ami très-tendre à qui fon cœur puilFe
infpirer le zcle d'un père ; 6c le génie
n'efi: guère à vendre , encore moins l'at-
tachement.
Votre ami m'a paru réunir en lui tou-
tes les qualités convenables; & , fi j'ai
bien connu fon ame , je n'imagine pas
pour lui de plus grande félicité que de
faire^dans ces enfans chéris^ celle de leur
mère. Le feul obftacle que je puiffe pré-
voir eft dans fon affeflion pour Milord
Edouard , qui lui permettra difficilement
de fe détacher '^un ami fi cher & au-
quel il a de fi grandes obligations ; à
H É L O ï s E. 317
moins qu'Edouard ne l'exige lui-même.
Nous attendons bientôt cet homme ex-
traordinaire ; & , comme vous avez beau-
coup d'empire fur fon efprit , s'il ne dé-
ment pas l'idée que vous m'en avez don-
née 3 je pourrois bien vous charger de
cette négociation près de lui.
Vous avez à préfent , petite coufîne^
la clef de toute ma conduite , qui ne peut
que paroître fort bifarrefans cette expli-
cation , & qui , j'efpcre , aura défor-
mais l'approbation de Julie & la vôtre.
L'avantage d'avoir une femme comme
la mienne , m'a fait tenter des moyens qui
feroient impraticables avec une autre.
Si je la lailTe en toute confiance avec fon
ancien amant fous la feule garde de fa
vertu , je ferois infenfé d'établir dans
ma maifon cet amant avant de m'affu- '
rer qu'il eût pour jamais ceffé de l'être ;
& comment pouvoir m'en afîlirer , fi
j'avois une époufe fur laquelle je comp-
taffe moins ?
Je vous ai vu quelquefois fourire à
3i8 La Nouvel le
mes oblervatlons fur l'amour; mais pour
le coup je tiens de quoi vous humilier.
J'ai fait une découverte que ni vous ni
femme au monde , avec toute la iubti-
lité qu on prête à votre fexe , n'cufTicz
jamais faite , dont pourtant vous fenti-
rez peut-être l'évidence au premier inC-
tant 5 & que vous tiendrez au moins
pour démontrée , quand j'aurai pu vous
expliquer fur quoi je la fonde. De vous
dire que mes jeunes gens font plus amou-
reux que jamais ; ce n'efl: pas , fans
doute 5 une merveille à vous apprendre.
De vous affurer , au contraire , qu'ils font
parfaitement guéris ; vous favez ce que
peuvent la raifon , la vertu : ce n'efl: pas-
là 5 non plus 5 leur plus grand miracle :
mais que ces deux oppofés foient vrais
en même tems ; qu'ils brûlent plus ar-
demment que jamais l'un pour l'autre ,
& qu'il ne règne plus entre eux qu'un
honnête attachement ; qu'ils foient tou-
jours amans & ne foient plus qu amis ;
c'eft 5 je penfe , à quoi vous vous atten-
H É L o i s E. Jîp
dez moins , ce que vous aurez plus de
peine à comprendre , & ce qui eft pour-
tant félon l'exade vérité.
Telle eft l'énigme que forment les
contradidions fréquentes que vous avez
dû remarquer en eux , foit dans leurs
difcours , foit dans leurs lettres. Ce que
vous avez écrit à Julie au fujet du por-
trait , afervi plus que tout le refte àm'eri
éclaircir le myftere , & je vois qu'ils font
toujours de bonne-foi , même en fe dé-
mentant fans ceffe. Quand je dis eux ,
c'eft fur-tout le jeune homme que j'en-
tends ; car pour votre amie , on n'en peut
parler que par conjedure. Un voile de
{d.ge(iQ & d'honnêteté fait tant de replis
autour de fon cœur , qu'il n'eft plus pof-
fible à l'œil humain dy pénétrer , pas
au fien propre. La feule chofe qui me
fait foupçonner qu'il lui refte quelque
défiance à vaincre , eft qu'elle ne celle de
chercher en elle-même ce qu'elle feroit.
Il elle étoit tout-à-fait guérie , di le fait
avec tant d'exaditude , que, fi elle étoit;
520 L A N G V V ELLE
réellement guérie , elle n€ le feroit paç
fi bien.
Pour votre ami , qui , bien que ver-
tueux 5 s'efFraye moins des fentimens qui
lui reftent , je lui vois encore tous eeux
qu*il eut dans fa première feun-e fTe ; mais
je les vois fans avoir droit de m'en of-
fenfer. Ce n eft ^\s de Julie de Wolmar
qu'il eft amoureux , c eft de Julie d'E-
tange ; il ne me hait point comme le-
poiTelTeur de la perfonne qu'il aime ^
mais comme le ravifleur de celle qu'il a
aimée. La femme d'un autre n'eft point
fa maitrefle , la mère de deux enfans
n'eft plus fon ancienne écoliere. Il eft
vrai qu'elle lui reiTemble beaucoup &
qu'elle lui en rappelle fouvent le fou-
venir. Il l'aime dans le tems palTé ; voilà
le vrai met de l'énigme. Otez-lui la mé-
moire 5 il n'aura plus d'amour.
Ceci n'eft pas une vaine fubtilité, pe-
tite confine ; c'eft une obfervation très-
folide qui , étendue à d'autres amours ^
aliroit peut-être une application biert-
H É L O ï S Ê, 521
plus générale qu il ne paroît. Je penfe
même qu elle ne feroit pas difficile à
expliquer en cette occafion par vos pro-
pres idées. Le tems où vous féparâtes
ces deux amans, fut celui où leur palîion
étoit àfon plus haut point de véhémen-
ce. Peut-étre^s'ils fuiTentreftés pîuslong-
tems enfemble, fe feroient-ils peu-à-peu
refroidis ; mais leur imagination , vive-
ment émue , les a fans ceiTe offerts Tun à
Tautre , 'tels qu^ils étoient à l'inftant de
leur féparation. Le jeune-homme , ne
voyant point dans fa maitreife les chan-
gemens qu y faifoit le progrès du tems ,
Taimoit telle qu*il Tavoit vue , &: non
plus telle qu'elle étoit ( i ). Pour le ren-
( 1 ) Vous êtes bien folles,vous autres fem-
mes , de vouloir donner de la coniiftance à
un fentiment auffi frivole Se aulTi paflTager
que l'amour. Toui change dans la Nature^
tout eft dans un flux continuel , & vous vou-
lez infpirer des feux conftansl Et de quei
droit prétendez-vous être aimées aujour-
d'hui, parce que vous Tétiez hier? Gardez,
donc le même vifage , le même âge, la même
05
322 La No u v elle
dre heureux , il n'étoit pas queftlon feu-
lement de la lui donner ^ mais de la lui
rendre au même âge & dans les mêmes
circonftances où elle s'étoit trouvée au
tems de leurs premières amours;la moin-
dre altération à tout cela étoit autant
d'ôté du bonheur qu'il s'étoit promis.
Elle eft devenue plus belle , mais elle a
changé ; ce qu'elle a gagné tourne, en ce
fens 5 à fon préjudice ; car c'eft de l'an-
cienne 5 & non pas d'une autre , qu'il eft
amoureux»
L'erreur qui Tabufe & le trouble , eft
de confondre les tems,& de fe reprocher
fouvent comme un fentiment aâ:uel , ce
qui n'eft que l'effet d'un fouvenir trop
tendre ; mais je ne fais s'il ne vaut pas
mieux achever de le guérir que le défa-
bufer. On tirera peut-être meilleur parti
humeur ifjyez toujours les mêmes , & Von
vous aimera toujours,!! Ton peut. Mais chan-
ger fans ceife;, & vouloir toujours qu'on vous
aime i c'eft vouloir qu'à chaque inftant on
cefle de vous aimer 5 ce n'eft pas chercher
des coeurs conllans , c efl en chercher d auiS
changeans que vous.
H É L O ï s £. 323
pour cela de fon erreur , que de fes lu-
mières. Lui découvrir le véritable état
de fon cœur,feroit lui apprendre la mort
de ce qu'il aime ; ce feroit lui donner
une afflidion dangereufc en ce que Ué-
tat de triftelTe eft toujours favorable à
Tamour.
Délivré des fcrupules qui le gênent ,
il nourriroit peut-être avec plus de com-
plaifance des fouvenirs qui doivent s'é-
teindre ; il en parleroit avec moins de
réferve , & les traits de fa Julie ne font
pas tellement effacés en MadamxC de
Wolmar,qu à force de les y chercher , il
ne les y pût retrouver encore. J'ai penfé
qu'au-lieu de lui ôter l'opinion des pro-
grès qu'il croit avoir faits, & qui fert
d'encouragement pour achever , il fal-
loit lui faire perdre la mémoire des tems
qu'il doit oublier , en fubftituant adroite-
ment d'autres idées à celles qui lui font
C chères.Vous qui contribuâtes à les faire
naître , pouvez contribuer plus que per-
/onne à les effacer ; mais c'eft feulement
quand vous ferez tout-à-fait avec nous,
06
524 -^-^ jVo4T V E LLE
que je veux vous dire à Toreille ce qu'il
faut faire pour cela ; charge qui , fi je
ne me trompe , ne vous fera pas fort
onéreufe. En attendant , je cherche à le
familiarifer avec les objets qui TefTarou-
chent , en les lui préfentant de manière
qu'ils ne foient plus dangereux pour lui*
Il eft ardent, mais foible & facile à fub-
juguer. Je profite de cet avantage en
donnant le change à fon imagination. A
la place de fa maitrelTe , je le force de
voir toujours Tépoufe û*un honnête-hom-
me ,& la mère de mes enfans : f efface un
tableau par un autre ,& couvre le paffé
du préfent. On mène un courfier om-
brageux à Tobjet qui Teffraye, afin qu il
n'en foit plus efï^ayé. C'efi: ainfi qu'il erb
faut ufer avec ces jeunes gens dont Tima-
gination brûle encore , quand leur cœur
eft déjà refroidi ,& leur offre dans Té-
loignement des monftres qui difparoif-
fent à leur approche»
Je crois bien connoître les forces de
l'un & de l'autre , je ne les expofe qu'à
des épreuves qu'ils peuvent foutenir > cas
H É L O ï s E\ 32J
îa fageffe ne confifte pas à prendre in-
différemment toutes fortes de précau-
tions^maisà choifir celles qui font utiles ,
& à négligeras fuperflues. Les huit jours
pendant lefquels je les vais lailTer enfem-
ble, fuffiront peut-être pour leur appren-
dre à démêler leurs vrais fentimens , &
connoître ce qu*ils font réellement Tun à
l'autre. Plus ils fe verront feul à feul ,
plus ils comprendront aifément leur er-
reur , en comparant ce qu'ils fentiront
avec ce qu ils auront autrefois fenti ^
dans une fîtuation pareille. Ajoutez qu'il
leur importe de s'accoutumer fans rifque
à la familiarité dans laquelle ils vivront
néceffairement5fi mes vues font remplies.
Je vois^ parla conduite de Julie^qu'elle a
reçu de vous des confeils qu'elle ne pou-
voit refufer de fuivre fans fe faire tort.
Quel plaifii je prendrois à lui donner
cette preuve que je fens tout ce qu'elle
vaut , fi c'étoit une femme auprès de la-
quelle un mari pût fe faire un mérite de-
fa confiance ! Mais, quand elle n'auroit
rien gagné fur fon cœur , fa vertu refte-
32(5 La Nouvelle
roit la même ; elle lui coûteroit davan-
tage 5 & ne uiompheroit pas moins : au-
lieu que, s'il lui refte aujourd'hui quelque
peine intérieure à foufFrir , ce ne peut
être que dans rattendriffement d'une
converfation de réminifcence, qu'elle ne
faura que trop prelTentir , & qu'elle évi-
tera toujours. Ainfi, vous voyez qu'il ne
faut point juger ici de ma conduite par
\qs règles ordinaires , mais par les vues
qui me l'infplrent , & par le caradère
unique de celle envers qui je la tiens.
Adieu 5 petite coufine , jufqu'à mon
retour. Quoique je n'aie pas donné tou-
tes ces explications à Julie , je n'exige
pas que vous lui en fafîiez un myftere.
J'ai pour maxime de ne point interpofer
de fecrets entre les amis : ainfi je remei s
ceux-ci à votre difcrétion ; faites-en l'u-
fage que la prudence & l'amitié vous ins-
pireront : je fais que vous ne ferez rien
que pour le mieux &: le plus honnête.
U É L 0 ï s E. 327
LETTRE XXI.
D £ Saint-Preu X
A Ml LORD Edouard,
iVl , de Wolmar partit hier pour Étan-
ge 5 & j'ai peine à concevoir Tétat de
trifteiïe OLi m'a lailTé fon départ. Je crois
que Téloignement de fa femme m'affli-
geroit moins que le fien. Je me fens
plus contraint qu'en fa préfence même ;
un morne filence règne au fond de mon
cœur ; un effroi fecret en étouffe le mur-
mure; &, moins troublé de defîrs que
de craintes , j'éprouve les terreurs du
crime , fans en avoir les tentations.
Savez-vous , Milord , où mon ame ie
raffûre & perd ces indignes frayeurs?
Auprès de Madame de Wolmar, Si-tôt
que j'approche d'elle, fa vue appaife mon
trouble , fes regards épurent mon cœur»
Tel eft l'afcendant du fien , qu^il femble
toujours infpirer aux autres le fentiment
328 La JVorivELLE
de Ton innocence 5 & le repos qui enefl
TefFet. Malheureufement pour moi , fa
règle de vie ne la livre pas toute la
journée à la fociété de fes amis , & dans
les momens que je fuis forcé de pafTer
fans la voir , je fouffrirois moins d*étre
plus loin d'elle.
Ce qui contribue encore à nourrir la
mélancolie dont je me fens accablé, c'efl
un mot qu'elle me dit hier après le dé-
part de fon mari. Quoique , jafqu'à cet
inftant , elle eût fait aflez bonne conte-
nance, elle le fuivit long-tems des yeux
avec un air attendri, que j'attribuai d'a-
bord au feul éloignement de cet heureux
époux; mais jeconçuSjà fon difcours,que
cet attendrilTement avoit encore une au-
tre caufe qui ne m'étoitpas connue. Vous
voyez comme nous vivons, me dit-elle;
& vous favez s'il m'eft cher. Ne croyez
pas pourtant que le femiment qui m'unit
à lui , aulTi tendre & plus puiffant que
l'amour , en ait aufTi les foibleffes. S'il
nous en coûte, quand la douce habitude
de vivre enfemble eft interrompue ;, l'ef-
H É L O J s Ë. 32j?
poîr afîuré de la reprendre bientôt nous
confole. Un état aulli permanent laiffe
peu de viciilitudes à craindre ; Se , dans
une abfence de quelques jours, nous Ten-
tons moins la peine d'un & court inter-
valle, que le plaifir d'en envifagerla fin,
L'affiidion que vous liiez dans mes yeux
vient d'un fujetplus grave; ^^quoiqu'elle
foit relative à M. de Wolmar, ce n'eft
point fon éloignement qui la caufe.
Mon cher ami , ajouta-t-elle , d'un ton
pénétré, il n'y a point devrai bonheur
fur la terre. J'ai pour mari le plus hon-
nête & le plus doux des hommes ; un pen-
chant mutuel fe joint au devoir qui nous
lie; il n'a point d'autres defîrs que les
miens ; j'ai des enfans qui ne donnent &
promettent que des plaifirs à leur mère ;
il n'y eut jamais d'amie plus tendre , plus
Vertueufe , plus aimable c^ie celle dont
mon cœur eft idolâtre , & je vais pafler
mes jours avec elle : vous même contri-
buez à me les rendre chers,. en juflifiant
il bien mon efiime & mes fentimenspour
vous.Un long & fâcheux procès près de-
550 La Nou.velle
finir, va ramener dans nos bras le meilleur
des pères : tout nous profpcre ; l'ordre &
la paix régnent dans notre maifon ; nos
domeftiques font zèles & fidèles , nos vol-
fîns nous marquent toute forte d'attache-
ment; nous jOuifTons de la bienveuillan-
ce publique. Favorifée en toutes chofes
du ciel 5 de la fortune & à^s hommes, je
vois tout concourir à mon bonheur. Un
chagrin fecret , un feul chagrin Tempoi-
fonne, & je ne fuis pas heureufe. Elle dit
ces derniers mots avec un foupir qui me
perça famé, & auquel je vis trop que je
n'avois aucune part. Elle n*efl: pas heu-
reufe, me dis-je,en foupirant à mon tour,
& ce n'eft plus moi qui l'empêche de
rétre !
Cette funefte idée boulvcria dans un
inftant toutes les miennes, êc troubla le
repos dont jei^commençois à jouir. Im-
patient du doute infupportable où ce
diicours m'avoit jeté , jelaprefîai telle-
ment d'achever de m^ouvrir fon cœur ,
qu'enfin elle verfa dans le mien ce fatal
fecret, & me permit de vous le révéler.
H i t o î s n. 551
Maïs voici rheure de la promenade ; Ma-
dame de Wolmar fort actuellement du
gynécée pour aller fe promener avec fcs
enfans, elle vient de me le faire dire. J y
cours, Milord; je vous quitte pour cette
fois, & remets à reprendre^dans une autre
lettre, le fujet interrompu dans celle-ci.
LETTRE XXII.
3D E M<^^. DE W O L M A R
A SON Mari,
j
HK
E VOUS attends mardi, comme vous me
le marquez, & vous trouverez tout ar-
ngé félon \os intentions. Voyez , en
tenant. Madame d'Orbe; elle vous dira
ce qui s'efr pafTé durant votre abfence ;
f aime mieux que vous l'appreniez d'elle
que de moi,
Wolmar, il eft vrai, je crois mériter
votre effime ; mais votre conduite n'en
eftpas plus convenable; & vous jouiifez
durement de la vertu de votre femme.
552 La No u v e l le.
LETTRE XXIII.
D £ Sain t-P r e u x
A M I Lo Rv Edouard»
J E veux, Milord , vous rendre compte
d'un danger que nous courûmes ces jours
paffés, & dont heureufement nous avons
été quittes pour la peur, & un peu de fa-
tigue. Ceci vaut bien une lettre à part ;
en la lifant, vous fentirez ce qui m'en-
gage à vous récrire.
Vous favez que la maifon de Mada-
me de Wolmar n'efl: pas loin du lac , &:
qu elle aime les promenades fur Teau. ^4
y a trois jours que le défceuvrement où
Tabfence de fon mari nous laifle , & la
beauté de la foirée nous firent projettei:
une de ces promenades pour le lende-
main. Au lever du foleil, nous nous ren^
dîmes au rivage; nous prîmes un bateau
avec à^s filets pour pêcher , trois ra-
meurs , un domeftique , & nous nous
i
II Ê t Q ï s s. 535
embarquâmes avec quelques provifions
pour le diner.J'avoispris un fufil pour
tir«r des befolets (i); mais elle me fit
honte de tuer des oifeaux à pure perte
& pour le feul plaifir de faire du mal.
Je m'amufois donc à rappeler de tems
en tems de gros fiiïlets, des tiou-dou ,
des crenets, des fifîlaffons (2), & je ne
tirai qu un feul coup , de fort loin , fur
une grèbe que je manquai.
Nous paiTâmes uae heure ou deux à
pécher à cinq-cents pas du rivage. La
pêche fut bonne ; mais , à l'exception
d'une truite qui avolt reçu un coup d'a-
viron , Julie fit tout rejeter à Teau. Ce
font, dit-elle, des animaux qui fouifrent,
délivrons-les;jouiiTons du plaifir qu'ils
auront d'être éckappe's au péril. Cette
opération fe fit lentement , à contre-
cœur, non fans quelques repréfentations.
(i) Oifeau de pafTage fur le lac deGeiiève.
Le befolet n'eft pas bon à manger.
(z) Diverfes fortes d oifeaux du lac de Ge-
nève 5 tous très-bons à manger.
5 54 -^ ^ Nou y E L LE
ëc je vis aifément que nos gens auroîent
mieux goûté le poiîFon qu'ils avoient pris,
que la morale qui lui fauvoit la vie.
Nous avançâmes enfuite en pleine
eau ; puis par une vivacité de jeune
homme doilt il feroit tems de guérir,
m'étant mis à 'lager (i) , je dirigeai telle-
ment au milieu du lac que nous nous
trouvâmes bien-tôt à plus d'une lieue du
rivage (2). Là , j'expliquois à Julie toutes
les parties du fuperbe horifon qui nous
entouroit. Je lui montrois de loin les
embouchures du Rhône, dont l'impé-
tueux cours s'arrête tout-à-coup au bout
d'un quart-de-lieue , di femble craindre
de fouiller de fes eaux bourbeufes le
cryftal azuré du lac. Je lui faifois obfer-
ver les redens des montagnes , dont les
angles correfpondans & parallèles for-
Ci) Terme des bareiler"; du lac de Genève.
C'efi: tenir la rame qui gouverne les autres.
(2) Comment cela ? Il s'çn faut bien que
vis-à-vis de Clarens le lac n'ait deux lieues
de large.
i
H É L o ï s E. 3 5 5'
ment, dans refpace qui les fépare, un
lit digne du fleuve qui le remplit. En
Técartantde nos côtes , j'aimois à lui faire
admirer les riches & charmantes rives
du pays de Vaud , où la quantité des
villes 5 l'innombrable foule du peuple ,
les coteaux verdoyans de parés de toutes
parts 5 forment un tableau ravillant ; où
la terre par-tout cultivée Se par-tout fé-
conde offre au laboureur , au pâtre , au
vigneron le fruit afTuré de leurs peines ,
que ne dévore point l'avide publicain.
Puis, lui montrant le Chablais fur la côte
oppofée , pays non moins favorifé de la
Nature , & qui n'offre pourtant qu'un
fpedacle de mifere , je lui faifois fenfi^
blement diffinguer les d>fFérens effets des
deux gouvernemens, pour la richeiie, le
nombre & le bonheur des hommes. C'eft
ainfi 5 lui difois-je , que la terre ouvre
fbn (ein fertile , & prodigua: (qs tréfors
aux heureux peuples qui la cultivent pour
eux-mêmes. Elle femble fourire ex: s'a-
mmer au doux fpedaçle de la liberté i
53^ La Nouvelle
elle aime à nourrir à^s hommes. Au
contraire , les triftes mâfures^la bruyère
& les ronces qui couvrent une terre à
demi-déferte , annoncent de loin qu'un
maître abfent y domine , & qu'elle
donne à regret à des efclaves quelques
maigres productions dont ils ne profi-
tent pas.
Tandis que nous nous amufions agréa-
blement à parcourir ainfi à.QS yeux les
côtes voifmes, un féchard qui nous pouf-
foi t de biais vers la rive oppofée , s'éle i
va , fraîchit confidérablement; & , quand
nous fongeâmes à revirer , la réfiftance
fe trouva fi forte qu il ne fut plus poffi-
ble à notre frêle bateau de la vaincre.
Bien-tôt les ondes devinrent terribles ; il
fallut regagner la rive de Savoie & tâ-
cher d'y prendre terre au village de
Meillerie qui étoit vis-à-vis de nous , &
qui efl: prefque le feul lieu de cette côte
où la grève offre un abord commode.
Mais le vent , ayant changé , fe renfor-
çoit , rendait inutiles les efforts de nos
bateliers ,
H É L o î s 2. 537
bateliers , ôc nous faifoit dériver plus
bas le long d'une file de rochers efcarpés
où Ton ne trouve plus d'afyle.
Nous nous mîmes tous aux rames , 5c
prefque au mcme inftantfeus la douleur
de voir Julie faifJe du mal de cœur , foi-
ble & défaillante au bord du bateau*
Heureufement elle étoit faite à l'eau , &:
cet état ne dura pas. Cependant nos ef-
forts croiffoient avec le danger ; le fo-
leil 5 la fatigue & la fueur nous mirent
tous hors d'haleine , 6c dans un épuife-
méat excefEf. C'eft alors que,retrouvant
tout fon courage , Julie animoit le nôtre
par fes careffes compatillantes^ elle nout
efTuyoit indiftinclement à tous le vifage ^
& mêlant dans un vafe du vin avec d©
l'eau 5 de peur d'ivrefTe , elle en ofFroît
alternativement aux plus épuifés. Non ,
jamais votre adorable amie ne brilla d'un
il vif éclat , que dans ce moment où la
chaleur & l'agitation avoient animé foa
teint d'un plus grand feu , & ce qui
ajoutoit le plus à fes charmes^étoit qu'on
voyoit fi bien^à fgn air attendri^que tous
5^S La Nouvelle
ks foins venoient moins de frayeur pour
elle 5 que de compaffion pour nous. Un
inftant feulement , deux planches s'étant
entre-ouvertes dans un choc qui nous
inonda tous , elle crut le bateau brifé ,
(5c dans une exclamation de cette ten-
dre mère , j'entendis diftindement ces
mots : ô mes enfans ! faut-il ne nous
voir plus ? Pour moi , dont rimaginatlon
va toujours plus loin que le mal, quoi-
que je connulTe au vrai l'état du péril ,
je croyois voir, de moment en moment ,
le bateau englouti , cette beauté fi tou-
chante fe débattre au milieu des flots ,
& la pâleur de la mort ternir les rofes
de fon vifage.
Enfin à force de travail , nous remon-
tâmes à Meillerie , & après avoir lutté
plus d*une heure à dix pas du rivage ,
nous parvînmes à prendre terre. En
abordant , toutes les fatigues furent ou-
bliées. Julie prit fur foi la reconnoif
iance de tous les foins que chacun s*é-=
toit donnés ; &, comme au fort du dan- à
ger 5 elle navoit fongé quà nous j à 1
H È L o i s £. 335
terre , II lui fembloît qu'on n'avoît fauve
qu elle.
Nous dînâmes avec lappétit qu'on
gagne dans un violent travail. La truite
fut apprêtée : Julie , qui Taime extrême-
ment en mangea peu ; & je compris que,
pour ôter aux bateliers le regret de leur
facrifice , elle ne fe foucioit pas que j'en
mangealTe beaucoup moi-même. Mi-
lord , vous Tavez dit mille fois ; dans
les petites chofes comme dans les gran-
des 5 cette âme aimante fe peint tou-
jours.
Après le dîner , l'eau continuant d'être
forte 5 & le bateau ayant befoin d'être
raccommovdé , je propofai un tour de
promenade. Julie m'oppofa le vent , le
foleil 5 & fongeoit à ma laffitude. J'avois
mes vues , ainfi je répondis à tout. Je
fuis , lui dis-je , accoutumé dès l'enfance
aux exercices pénibles ; loin de nuire à
ma famé , ils TafFermilfent , & mon der-
nier voyage m'a rendu bien plus rcbufte
encore, A l'égard du foleil & du vent ,
P2
340 La N ou ve l le
vous avez votre chapeau de paille , nou5
gagnerons- des abris &: des bois ; il n'ell
queftion que de monter entre quelques
rochers 3 ôc vous , qui n'aimez pas la plai-
ne y en fupporterez volontiers la fati-
gue, Elle fit ce que je voulois, &nou5
partîmes pendant le dîner de nos gens.
Vous favez qu'après mon exil du Va-
lais 5 je revins , il y a dix ans, à Meillerie
attendre la permilîion de mon retour,
C'eft-là que je pailai des jours fi trîftcs
& fi délicieux , uniquement occupé d'el-
le 5 & c'eft de-là que je lui écrivis uns
lettre dont elle fut fi touchée. J'avois
toujours defirc de revoir la retraite ifolée
qui me fervit d'afyle au milieu des gla^
ces , & ou mon cœur fe plaifoit à con-
verfer en lui-même avec ce qu'il eut de
plus cher au monde. L'occafion de vifi-
ter ce lieu fi chéri , dans une faifon plus
agréable , & avec celle dont l'image Tha-
bitoit jadis avec moi , fut le motif fecrec
de ma promenade. Je me faifois un plai-
fir de lui luoHtrei: d'anciens monument
H É L O ï s E. 341
d'une paffion fi confiante &: fi malheu-
reufe.
Nous y parvînmes après une heure
de marche par des fentiers tortueux 8c
frais, qui , montant infenfîblenient entre
les arbres & les rochers , n'avoient rien
de plus incommode que la longueur du
chemin. En approchant & reconnoifîant
mes anciens renfeignemens , Je fus près
de me trouver mal; mais je mefurmon-
tai , je cachai mon trouble , Se nous arri-
vâmes. Ce lieu folitaire formoit un réduit
fauvage & défert ; mais plein de ces for-
tes de beautés qui ne plaifent qu'aux
âmes fenfibles;,6^ paroifTent horribles aux
autres. Un torrent , formé par la fonte
des neiges , rouloit à vingt pas de nous
une eau bourbeufe , & charrioit avec
bruit du limon , du fltble 3c des pierres.
Derrière nous une; chaîne; de roches inac-
ceffibles , féparoit Tefplanade où nous
étions de cette partie dQs Alpes qu'on
nomme les glacières^ parce que d'énor-
mes fommets de glace , qui s'accroiilent
inceflamme^it , les couvrer^t depuis le
P3
54-2 La Nouv EL le
eommencement du mondv; (i). Des fo-
rets de noirs fapins nous ombrageoient
triftement à droite. Un grand bois de
chênes étoit à gauche au-delà du torrent;
<& y au-deiTous de nous , cette immenfe
plaine d'eau que le lac forme au feiii
des Alpes 5 nous féparoit des riches côtes
du pays de Vaud , dont la cime du ma-
jeftueux Jura couronnoit le tableau.
Au mi%u de ces grands & fuperbes
objets 5 le petit terrein où nous étions ,
étaloit les charmes d'un féjour riant &
champêtre ;, quelques ruifleaux filtroient
à travers les rochers , & rouloient fur
la verdure en £lets de cryfial. Quelques
arbres fruitiers fauvages penchoient leurs
têtes fur les nôtres , la terre humide &:
fraîche étoit couverte d'herbe & de
fleurs. En comparant un fi doux féjour
(i) Ces montagnes font iî hautes , qu'une
demi- heure après le foleil couché ;, leurs
fommetsfont encore éclairés de fes rayons,
dont le rouge forme fur ces cîmes blanches
une belle couleur de rofe qu'on apperçoit de
ibrt loin.
Los laiOMïraueiaS des aiicicuiics aiaionrs =
H t L 0 ï s E, 545
aux objets qui Tenvironnoient , il fem-
bloit que ce lieu déf^rt dût être rafyle
de deux amans échappe's feuls au boul-
verfement de la Nature.
Quand nous eûmes atteint ce réduit,
& que je Teus quelque tems contemplé :
Quoi ! dis-je à Julie en la regardant avec
un œil humide , votre cœur ne vous dit-
il rien ici^ &ne fentez-vous point quel-
que émotion fecrette à rafped d'un lieu
fi plein de vous ? Alors, fans attendre fa
réponfe , je la conduifis vers le roclier, &
lui montrai fon chiffre, gravé dans mille
endroits , & pîufieurs vers de Pétrarque
& du Taffe, relatifs à la fituation où j'é-
tois en \qs traçant. En les revoyant moi-
même après fi long-tems , j'éprouvai
combien la préfence des objets peut ra-
nimer puiffamment \q^ fentimens violens
dont on fût agité près d'eux. Je lui dis
avec un peu de véhémence : ô Julie !
éternel charme de mon cœur ! voici les
lieux où foupira jadis pour toi le plus
fidèle amant du monde. Voici le féjoùr
où ta chère image faifoit fon bonheur,
P4
544 -^ -^ Nouvelle
& préparoit celui qu'il reçut enfin de
toi-même. On n^ voyoit alors ni ces
fruits ni ces ombrages ; la verdure & les
fleurs ne tapiûoient point ces compar-
timens ; le cours de ces ruiffeaux n'en
formoit point les divifions; ces oileaux
n'y faifoient point entendre leurs rama-
ges; le vorace épervier,le corbeau funè-
bre, & l'aigle terrible des Alpes, faifoient
feuls retentir de leurs cris ces cavernes ;
ci'immenfes glaces pendoient à tous ces
xochers; des feflons de neiges étoient le
i*eul ornement de ces arbres ; tout ref-
piroit ici les rigueurs de l'hiver & l'hor-
xeur des frimats; les feux feuls d^mon
coeur me rendoient ce lieufupportablej,
'& \qs jours entiers s'y paffoient à penfer
a toi. Voilà la pierre où je m'affeyois
pour contempler au loin ton heureux fé-
jour ; fur celle-ci fut écrite la lettre qui
toucha ton cœur; ces cailloux tranchans
me fervoient de burin pour graver ton
chiffre; ici je paffai le torrent glacé , pour
reprendre une de tes lettres , qu empor-
toit un tourbillons là^ je vins relire 6c
H É L o ï s E. j^.y
baifcr mille fois la dernière que tu m'é-
crivis ; voilà le bord où d'un œil avidg
& fombre je mefurois la profondeur de
ces abîmes ; enfin , ce fut ici qu'avant
mon trifte départ je vins te pleurer mou-
rante & jurer de ne te pas fur vivre.
Fille trop conftamment aimée^ô toi pour
qui j*étois né ! faut-il me retrouver avec
toi dans les mêmes lieux , & regretter
le tems que j'y pafTois à gémir de ton
abfence î... J'allois contiriuer ; miais Ju-
lie , qui 5 me voyant approcher du bord
s'étoit effrayée & m'avoit faifî la main ,
la ferra fans mot dire , en me regardant
avec tendrefle & retenant avec peine
un foupir ; puis tout-à-coup détournafît
la vue & me tirant par le bras ; allons-
nous-en , mon ami , me dit-elle d'une
voix émue ; l'air de ce lieu n'efl pas bon
pour moi. Je partis avec elle en gémif-
fant , mais fans lui répondre , & je quit-
tai pour jamais ce trifte réduit, comme
j'aurois quitté Julie elle-même.
Revenus lentement au port après quel-
ques détours, nons nous féparâmes.Ellç
^4-6 La jVouvelle
voulut refter feule, & je continuai de me
promener fans trop favoir où j'allois; à
mon retour 5 le bateau n'étant pas encore
prêt , ni Teau tranquile , nous foupâmes
triftement, les yeux baiffés, Tair rêveur^
mangeant peu & parlant encore moins.
Après le fouper, nous fûmes nouç affeoit
fur la grève en attendant le. moment du
idépart. Infenfiblement la luné fe leva,
l'eau devint plus calme, &: Julie me pro-
pofa de partir.» Je lui donnai la main
pour entrer dans le bateau , & en m'af-
feyant à côté d'elle, je ne fongeai plus à
quitter fa main. Nous gardions un pro-
fond filence. Le bruit égal &; mefuré des
lames m'excitoit à rcver. Le chant aiTez
gai des bécaiîines (i), me retraçant les
plaifirs d'un autre âge , au-lieu de m'é-
gayer, m'attriftoit. Peu- à-peu je fentis
- — . - ■ -
(i) La bécafline du lac de Genève n'ell
point l'oifeau qu'on appelle en France du
même nom. Le chant plus vif &: plus animé
de la nôtre donne au lac, durant les nuits
d^été , un air de vie & de fraîcheur qui rend
fes rives encore plus charmantes.
H É L o J s e; 547^
augmenter la mélancolie dont f étoîs ac-
cablé. Un ciel ferein , les doux rayons
de la lune, le frémifTement argenté dont
Teau brilloit autour de nous, le concours
des plus agréables fenfations, la préfence
même de cet objet chéri , rien ne put
détourner de mon cœur mille réflexions
douloureufesr
Je commençai par me rappeler une
promenade femblâble faite autrefois avec
elle durant le charme de nos premières-
amours. Tous les fentimens délicieux
qui rempliffoient alors mon âme, s'y re-
tracèrent pour l'affliger ; tous les évène^
mens de notre jeunefTe , nos études, nos
entretiens , nos lettres ^ nos rendez-vous/
nos plaifirs ,
E tantafede, e si dolci memorïe ^
E si lungo cqflume l
cesfoules de petits objets qui m'offroient*-
l'image de mon bonheur pafTé ,* tout re-{
venoit , pour augmenter ma mifere pré--
fente , prendre place en mon fouvenir»'-
C'en eft fait , difois-je en mai-mciiie'î'^
Pô'
548 La No uvelle
ces tems , ces tems heureux ne font plus;
ils ont difparu pour jamais. Hélas ! ils ne
reviendront plus ; & nous vivons^6c nous
fommes enfemble , & nos cœurs font
toujours unis ! Il me (embloitquej*aurois
porté plus patiemment fa mort ou fon
abfence , & que j'avois moins fouffert
tout le tems que j'avois pafTé loin d'elle.
Quand je gémiflbis dans Téloignement ,
Tefpoir de la revoir foulageoit mon
cœur; je me flattois qu'un inftant de fa
préfence effaceroit toutes mes peines,
j'envifageois au moins dans les pollibles
un état moins cruel que le mien. Tvlais fe
trouver auprès d'elle ; mais la voir, la
toucher , lui parler , l'aimer , l'adorer ,
& 5 prefque en la poiTédant encore , la
fentir perdue à jamais pour moi ; voilà
ce qui me jettoit dans des accès de fureur
& de rage qui m'agitèrent par degrés
jufqu au défefpoir. Bien-tôt je commen-
çai de rouler dans mon efprit des pro-
jets fuoeftes, & dans un tranfport , dont
je frémis en [y penfant , je fus violem-
Eacat tçnté de la-Jprécipiter avec moi
H É L o ï s E. 5 fp
dans les flots , & d'y finir dans fes bras
ma vie & mes longs tourmens. Cette
horrible tentation devint à la fin fi forte
que je fus obligé de quitter brufque-
ment fa main ^ pour paffer à la pointe du
bateau.
Là 5 m.es vives agitations commencè-
rent à prendre un autre cours; un fen-
timent plus doux s'infinua peu- à -peu
dans mon âme, TattendrifTement fiir-
monta le dcTefpoir ; je me mis à vcrfer
des torrens de larmes ; & cet état,, com-
paré à celui dont je fortois , n'étoit pas
fans quelque plaifir. Je pleurai forte-
ment, long-tems , & fus foulage. Quand
je me trouvai bien remis, je revins au-
près de Julie ; je repris fa nîain. Elle te-
noit fon mouchoir ; je le fentis fort
mouillé. Ah ! lui dis-je tout bas ! je vois
que nos cœurs n'ont jamais cefféde s'en-
tendre ! Il eft vrai , dit-elle d'une voix
altérée; mais que ce foit la dernière fois
qu'ils auront parlé fur ce ton. Nous re-
commençâmes alors à caufer tranqùile-
ment; (k au bout d'une heure de navi-
55:0 La Nouvelle
gation nous arrivâmes fans autre acci-
dent. Quand nous fûmes rentrés , f ap-
perçus à la lumière qu'elle avoit les yeux
rouges & fort gonflés ; elle ne dut pas
trouver les miens en meilleur état. Après
\qs fatigues de cette journée ^ elle avoit
grand befoin de repos : elle fe retira, 6c
je fus me coucher.
Voilà 5 mon ami , le détail du jour de
ma vie où, fans exception, j'aifenti les
émotions les plus vives. J'efpère qu elles
feront la crife qui me rendra tout-à-
fait à moi. Au refle , je vous dirai que
cette aventure m'a plus convaincu que
tous les argum.ens,de la liberté de l'hom-
me & du mérite de la vertu. Combien
de gens font foiblement tentés & fuc-,
combent ? Pour Julie , ( mes yeux le vi ^
rent , & mon cœur le fentit ) ; elle fou-
tint ce jour la le plus grand combat qu^â-
me humaine ait pu foutenir; elle vain-
quit pourtant : mais qu'ai - je fait pour
refrer fi loin d'elle? O Edouard ! quand,
féduit par ta maitreiïe tu fus triompher
à la fois de tes defirs & des fiens , n'é-
Il É L O ï s E. 5J^{
toîs-tu qu un homme ? Sans toi , fétols
perdu peut-être. Cent fois dans ce jour
périlleux le fouvenir de ta vertu m ^
rendu la mienne,
!
L E T T R E XXIV.
JD E M I ZO R D É-D OU A R n
A S A I N T'-P R^E,J[/x{l).
OORs de l'enfance 5 aniî,réveilIe-toL
Ne livre point ta vie' entière au long
fommeil de la raifon. L'âge s'écoule , il
ne t'en refte pîus que pour être fage. A
trente ans paffés , il eft tems de fonger
à foi ; commence donc de rentrer en
toi-même , & fois homme une fois avant
la mort.
iMon cher , votre cccur vous en a îong^
tems impofé fur vos lumières. Vous avez
voulu philofopher avant d'en être capa-»
•^^ (i) Cette lettre paroît avoir été écritç
avant la réception de la précédente.
5f2 La No u v elle
bîe ; vous avez pris le fentiment pour de
la raifon , & content d'eftimer les chofes
par rimprefîion quelles vous ont faite,
vous avez toujours ignoré leur véritable
prix. Un coeur droit eft , je l'avoue , le
premier organe de la vérité ; celui qui
n'a rien fenti^ne fait rien apprendre; 11 ne
fait que flotter 'd'erreurs en erreurs, il
n'acquiert qu'un vain favoir & de ftériles
connoifTances , parce que le vrai rapport
des chofes à l'homme , qui eft fa princi-
pale fcience, lui demeure toujours caché.
Mais c'eft fe borner à la premier moitié
de cette fcience 5 que de ne pas étudier
encore les rapports qu'ont les chofes en-
tre elles 5 pour mieux juger de ceux qu'el-
les ont avec nous. C'eft peu de connoître
les pafliions humaines , fi l'on n'en Ciit
apprécier les objets ; & cette féconde
étude ne peut fe faire que dans le cal-
me de la méditation.
La jeunelTe du fage eft le tems de fes
expériences , fes palTions en font les inf-
trumens ; mais, après avoir appliqué fon
âme aux objets extérieurs pour les fen-
H É L 0 ï s e: 55*5
tîr , il la retire au-dedans dé lui pour
les confîdérer 5les comparer , les connoî"
tre. Voilà le cas où vous devez être
plus que perfonne au monde. Tout ce
qu'un cœur fenfible peut éprouver de
plaifirs 3c de peines a rempli le vôtre;
tout ce qu*un homme peut voir, vos
yeux font vu. Dans un efpace de douze
ans vous avez épuifé tous les fentipiens
qui peuvent être épars dans une longue
vie y & vous avez acquis , jeune encore ,
Texpérience d'un vieillard. Vos premiè-
res obfervations fe font portées fur des
gens fimples & fortant pr efque des mains
de la Nature , comme pour vous fervir
de pièces de comparaifon. Exilé dans îa
capitale du plus célèbre peuple de l'uni-
vers y vous êtes fauté , pour ainC dire ,
à l'autre extrémité : le génie fupplée
aux intermédiaires. PafTé chez la feule
nation d'hommes qui refte parmi les
troupeaux divers dont la terre eft cou-
verte 5 fi vous n'avez pas vu régner les
loîx, vous les avez vu du moins exifter
encore ; vous avez appris à quels fignes
35^4 ^^ N ovv ^LLu
on reconnoît cet organe facré de la vo-
lonté d*un peuple ,& comment l'empire
de la raiion publique eft le vrai fonde-
ment Se la liberté. Vous avez parcouru
tous les climats , vous avez vu toutes les
régions que le foleil éclaire. Un fpeda-
cle plus rare & digne de Toeil du fage 3
le fpedacle d'une âme fublime & pure ,
triomphant de fes paflions & régnant
fur elle-m.éme , eil celui dont vous jouif-
fez. Le premier objet qui frappa vos
regards efl: celui qui les frappe encore ,
& votre admiration pour lui n'eft que
mieux fondée après en avoir contemplé
tant d'autres. Vous n'avez plus rien à
fentir ^ni à voir, qui mérite de vous oc-
cuper. II ne vous refte plus d'objet à re-
garder que vous-même , nide jouiffance
à goûter que celle de la fageffe. Vous
avez vécu de cette courte vie ; fongez à
vivre pour celle qui doit durer.
Vos paiîîons , dont vous fûtes long-
tems l'efclave , vous ont laifTé vertueux.
Voilà toute votre gloire ; elle eft gran-
de 5 fans doute j mais foyez- en moins
H É L 0 ï s e; 5 5'j
fier. Votre force même efl: l'ouvrage de
votre foiblefTe. Savez-vous ce qui vous
a fait aimer toujours la vertu ? Elle a
prisjà vos yeux, la figure de cette femme
adorable qui la repréfente fi bien , & il
feroit difficile qu une fi chère image
vous en laiflat perdre le goût. Mais ne
Taimerez-vous jamais pour elle feule ,
.& n^irez-vous point au bien par vos pro-
pres forces 5 comme Julie a fait par les
fiennes? Enthoufiafte oifif de fes vertus,^
vous bornerez-vous fans ceffeà les admi-
rer , fans les imiter jamais ? Vous par-
lez avec chaleur de la manière dont elle
remplit fes devoirs d'époufe & demere;
mais vous 5 quand remplirez- vous vos
devoirs d'homme 8c d'ami , à fon exem-
ple ? Une femme a triomphé d'elle-
m.cme , & un philofophe a peine à fe
vaincre ! Voulez-vous donc n'être tou-
jours qu'un difcoureur comme les au-
tres, & vous borner à faire de bons
'livres, au lieu de bonnes adions(j)>
._ ( I ) Non ce fîecle de la phiiorophie ne paf-
5;(? La Nou vellz
Prenez-y garde, mon cher ; il régne cm
core dans vos lettres un ton de moUeiTe
fera point fans avoir produit un vrai philofo-
phe. J'en connois un 3 un feul , j'en conviens;
nais c'cft beaucoup encore, & pour comble
de bonheur , c'eft dans mon pays qu il exille.
L'oferai-je nommer ici , lui dont la véritable
gloire eft d'avoir fu refter peu connu? Savant
tz modefte Abauzit , que votre fublime fîm-
plicité pardonne à mon cœur un zelcqui n'a
point votre nom pour objet. Non, ce n'eil pas
vous que je veux faire connoître à ce Hecle in-
digne de vous admirer i c'eft Genève que je
veux illuftrer de votre féjourtce font mes
Concitoyens que je veux honorer de Thon-
ncurqu'ilsvousrendent.HeureuxIepaysonîe
méri te quife cache en eft d'autant plus eftimél
Heureux lepeuple oûla JeunefTealtierevient
abaiflcrfonton dogmatique & rougir de Ton
vain favoir, devant la dodte ignorance du
fage ! Vénérable & vertueux vieillard ! vous
n'aurez point été prôné par les beaux efprits;
leurs bruyantes Académies n'auront point
retenti de vos éloges: au-lieu de dépofer,
comme eux, votre fagefl'e dans àts livres ,
vcfus l'aurez mife dans votre vie,pour l'exem-
ple de la patrie que vous avez daigné
vous choifîr, que vous aimez 6c qui vous
I
H É L o ï s E. ^^y
Se de langueur qui me déplaît, & qui eft
bien plus un refte de votre paiîîon,qu uia
effet de votre caradère. Je hais par-tout
la foiblefle, & n en veux point dans mon
ami. Il n y a point de vertu fans force;
èc le chemin du vice efl la lâchetç. Ofez-
vous bien compter fur vous avec un
cœur fans courage ? Malheureux! fi Julie
étoit foible, tu fuccomberois demain, &
ne ferois qu'un vil adultère. Mais te
voilà refté feule avec elle ; apprends à
laconnoître, & rougis de toi.
J'efpère pouvoir bien - tôt vous aller
joindre. Vous favez à quoi ce voyage eft
deftiné. Douzç ans d^erreurs & de trou-
bles me rendent fufpeâ à moi-même ;
pour réfifter, j'ai pu me fuifire ; pour choi*
fir, il me faut les yeux d'un ami; & je
me fais un plaifir de rendre tout com-
mun entre nouj; la reconnoiffance auffi-
bien que rattachement, Cependant ^ ne
refpeéle. Vous avez vécu comme Socrate^
mais il mourut par la main de fe^ Conci-»
to/ens^ & vo^s êtes çhçn des vôtres^
35*8 La Nouvelle
vous y trompez pas , avant de vous ac-
corder ma confiance , j'examinerai fi
vous en êtes digne , ôc fi vous méritez
de me rendre les foins que j'ai pris de
vous. Je connois votre cœur , j'en fuis
content ; ce n eft pas afTez ; c'eft de vo-
tre jugement que j'ai befoin dans ua
choix où doit préfider la raifon feule ,
& oii la mienne peut m'abufer. Je ne
crains pas les paffions qui, nous faifant
une guerre ouverte , nous avertirent
de nous mettre en défenfe ; nous lait
fent , quoi qu'elles falfent , la confcien-
ce de toutes nos fautes ^ & auxquelles
on ne cède qu'autant qu'on leur veut
céder. Je crains leur illufion^qui trompe,
au-lieu de contraindre, & nous fait faire,
fans le favoir , autre chofe que ce que
nous voulons. On n'a befoin que de foi
pour réprimer (qs penchans ; on a quel-
quefois befoin d'autrui pour difcerner
ceux qu'il eft permis de fuivre; & c'efl:
à quoi fert l'amitié d'un homme fage
qui voit pour nous, fous un autre point
de vue, les objets que nous avons intérêt
H É L o ï s E. 5yp
à bien connoître. Songez donc à vous
examiner 5 & dites-vous fi , toujours en
proie à de vains regrets , vous ferez à
jamais inutile à vous & aux autres ; ou
fi, reprenant enfin Tempire de vous-
même , vous voulez mettre une. fois vo-
tre âm€ en état d'e'clairer celle de votre
amî.
Mes affaires ne me retiennent plus I
Londres que pour une quinzaine de
jours; je paiferai par notre armée de
Flandres^, où je compte refter encore au-
tant ; de forte que vous ne devez guères
ni'attendre avant la fin du mois prochain,
ou le commencement d'Ocftobre. Ne
m'écrivez plus à Londres ; mais à l'ar-
mée fous Tadreife ci-jointe. Continuez
vos defcriptions : malgré le mauvais ton
de vos lettres, elles me touchent & m'inf
truifent; elles m'infpirent des projets
de retraite & de repos convenables à mes
maximes & à mon âge. Calmez fur-tout
rinqiiiétude que vous m'avez donnée
fur Madame de Wolmar : fi fon fort
?î'eft pas heureux, qui doit ôfer afpirea
^6o La N ou V EiL e
à rêtre ? Après le détail qu'elle vous a
fait 5 je ne puis concevoir ce qui manque
à fon bonheur (i)*
LETTRE XX V*
D E S A I N T-P JR.E U X
JL MlZOS-D É D 0 U A R D.
\J U 1 5 Milord , je vous le confirme
avec des tranfports de joie, la Icène de
Meillerie a été la crife de ma folie &: de
mes maux. Les explications de M. dç
Wolmar m'ont entièrement ralluré fur
le véritable état de mon cœur. Ce cœur
trop foible efl: guéri tout autant qu il
peut Tétre; & je préfère la trifteife d'un
regret imaginaire ^ à Teffroi d'être fans
(i) Le galimathias d© cette lettre me plaît,
en ce qu'il eft tout^à-fait dans le caraflère du
bon Edouard, qui n ert jamais fi philofophe,
que quand il fait à^s fottifes, & ae raifonne
jiun^s tgnt , ^iç qu«ui4 il ne &t ce qu'il dit.
H É L o ï S n. ^gi
•effe aflîégé par le crime. Depuis le
retourdecedigne ami, je ne balance
plus a lui donner un nom C cher &
dont vous m'av€Z fi bien fait fentir tout
le prix. C'eft le moindre titre que je
doive à- quiconque aide à me rendre à
la vertu. La paix eft au fond de mon
ame comme dans le féjour que j'habite.
Je commence à m'y voir fans inquiétude ,
a y vivre comme chez moi ; & fi je nV
prends pas tout-à-fait l'autorité d'u.,
maître, je fens plus de plaifir encore à
me «garder comme l'enfant de la mai-
fon. La Cmplicité , l'égalité que j'y vois
régner, ont un attrait qui me touche &
me porte au refped. Je paffe des jours
fereins entre la raifon vivante & la
vertu fenfible. En fréquentant ces heu-
reux époux, leur afcendant me gagne
& me touche infenfiblement , & mon
cœur fe met par degrés à l'uni/Ton des
leurs,comme la voix prend, fans qu'on y.
fonge, le tondes gens avec qui l'on parle
Quelle retraite déliciçufe ! quelle char-
mante habitation .'que la douce habitude
Tome 111, Q
^62 La Nouvelle
é.y vivre en augmente le prix ! & que ,
fi rafpeél en paroît d'abord peu brillant,
il eft difficile de ne pas Taimer, auffi-tôt
qu on la connoît! le goût que prend Ma--
dame de X'v^olmar à remplir fes nobles
devoirs , à rendre heureux & bons ceux
qui rapprochent, fe com.munique à tout
ce qui en eft l'objet , à fon mari , à fes
enfans 5 à fes hôtes , à (qs domeftiques.
Le tumulte, les jeux bruyans, les longs
éclats de rire ne retentilTent point dans
ce paifîble féjour ; mais on y trouve par-
tout des cœurs contens & des vî^g^s
gais. Si quelquefois on y verfe des lar-
mes 5 elles font d'attendrilTement & de
joie. Les noirs foucis , l'ennui , la trif-
tefle n'approchent pas plus d'ici que le
vice & les remords dont ils font le fruit.
Pour elle, il eft certain qu'excepté la
peine fecrette qui la tourmente & dont
je vous ai dit la caufe dans ma précédente
lettre Ci),tout concourt à la rendre heu-
(i) Cette précédente lettre ne fe trouve
point. On en verra ci-après la raifon.
U É L O ï s E. 553
ireufe. Cependant avec tant de raifons
de Têtre , mille autres fe défoleroient à
fa place. Sa vie uniforme & retirée leur
feroit infupportable ; elles s'impatien-
teroient du tracas des enfans ; elles s'en-
nuieroient des foins domeftiques ; elles
ne pourro'ent fouffrir la campagne ; la
fageiîe &c Teflim.e d'un mari peu caref-
fant , ne les dédommageroient ni de fa
froideur ni de fon âge ; fa préfence &c
fon attachement même leur feroient à
charge : ou elles trouveroient Tart de
Técarter de chez lui pour y vivre à leur
liberté, ou, s'en éloignant elles-mêmes,
elles mépriferoient les plaifirs de leur
état , elles en chercheroient au loin de
plus dangereux , & ne feroient à leur
aife dans leur propre maifon , que quand
elles y feroient étrangères. Il faut une
âme faine pour fentir les charmes de la
retraite ; on ne voit guères que des gens
de bien fe plaire au fein de leur famille
de s'y renfermer volontairement ; s'il eil
au monde une vie heureufe , c'eft icm%
doute celle qu'ils y paflent. Mais les
Q2
3(?4' La Nouvelle
inftrumensdu bonheur ne font rien pour
qui ne fait pas les mettre en oeuvre , &
l'on ne fent en quoi le vrai bonheur
confifte , qu'autant qu'on efl: propre à
le goûter.
S'il falloit dire avec précifion ce qu'on
fait dans cette maifonpour être heureux,
je croirois avoir bien répondu en difant :
Q-;i y fait a/ii/re i non dans le fens qu'on
donne en France à ce mot, qui eft d'avoir
avec autrui certaines manières établies
par la mode ; mais de la yie de l'homme,
^ pour laquelle il eft né ; de cette vie
dont vous me parlez , dont vous m'avez
donné l'exemple^qui dure au-delà d'elle-
même, & qu'on ne tient pas pour perdue
au jour de la mort.
Julie a un père qui s'inquiette du bien-
ctre de fa famille ; elle a des enfans à
la fubfiftance defquels il faut pourvoir
convenablement. Ce doit être le prin-
cipal foin de l'homme fociable , & c'eft
auffi le premier dont elle & fon mari
fe font conjointement occupés. En en-
fant en ménage , ils ont examiné l'état
Hé lois e. ^gç
de leurs biens ; ils n'ont pas tant regardé
s ils étoîent proportionnés à leur condi-
tion qu'à leurs befoins ^ & voyant qu'il
n'y avoit point de famille honnête qui
ne dût s'en contenter, ils n'ont pas eu
affez mauvaife opinion de leurs enfans
pour craindre que le patrimoine, qu'ils
ont à leur laiiîer ne leur put fuffire. Ils
fe font donc appliqués à l'améliorer
plutôt qu'à l'étendre; ils ont placé leur
argent plus (urement qu'avantageufe-
nient: au -lieu d'acheter de nouvelles
terres , ils ont donné un nouveau prix
à celles qu'ils avoient déjà, & l'exemple
de leur conduite eft le feul tréfor dont
ils veuillent accroître leur héritage.
II eft vrai qu'un bien qui n'augmente
point eft fujet à diminuer par mille ac-
cidens; mais fi cette raifon eft un mo-
tif pour l'augmenter une fois , quand
ceiïera-t-elle d'être un prétexte pour
l'augmenter toujours ? Il faudra le par-
tager à plufieurs enfans; mais doivent-ils
refter oififsP.Le travail de chacun n'eft-il
^pas un fupplément â fon partage , & fon
93
j^6 La Nouvelle
Biduflrie ne doit-elle pas entrer dans le
calcul de fon bien ? Uinfatiable avidité
fait aiafi fon chemin fous le mafque de
la prudence , & mène au vice à force
de chercher la fureté. C'eft en vain , dit
M. de 'Wolmar ^ qu'on prétend donner
aux chofes humaines une folidité qui
n'efl: pas dans leur nature» La raifon
jnême veut que nous laifiions beaucoup
de chofes au hafard , ^i fî notre vie &
notre fortune en dépendent toujours
malgré nous , quelle folie de fe donner
uns ceÛe un tourment realpour prévenir
des maux douteux 6: des dangers iné-
quitables ? La feule précaution qu'il ait
prife à ce fujet , a été de vivre un an fur
' fon capital , pour fe lalfTer autant d'a-
vance fur fon revenu ; de forte que le
produit anticipe toujours d'une année
fur la dépenfe. Il a mieux aimé diminuer
un peu fon fonds que d'avoir fans ceflè
à courir après fes rentes. L'avantage de
n'être point réduit à des expédiens rui-
neux , au moindre accident imprévu, l'a
^déjà rembourfé bien des fois de cette
II É L O ï s Ë. 5^7
avance. Ainfi l'ordre & la règle lui tien-
nent lieu d'épargne, & il s'enrichit de
ce qu'il a dépenfé.
Les maîtres de cette maifon jouifTent
d'un bien médiocre félon hs idées de
fortune qu'on a dans le monde ; mais
au fond , je ne connois perfonne de plus
opulent qu'eux. Il n'y a point de richelTe
abfolue. Ce mot ne fîgnifie qu'un rapport
de furabondance entre les defirs & les
facultés de l'homme riche. Tel efl riche
avec un arpent de terre ; tel eil gueux
au milieu de (es monceaux d'or. Le dé-
fordre & les fantaifies n'ont goint cfe
^bornes , & font plus de pauvres que les
vrais befoins. Ici, la proportion eft éta-
blie fur un fondement qui la rend iné-
branlable, favoir, le parfait accord des
deux époux. Le mari s eu chargé du re-
couvrement des rentes , la femme en
dirige l'emploi; & c'eft dans l'harmonie
qui règne entre eux , qu'eft la fource de
leur richefTe.
Ce qui m'a d'abord le plus frappé dans
cette maifon, c'efld'y trouver l'aifance,
Q4
'^6S La J\/ourELLE
h liberté , la gaieté au milieu de Tordre
3c de Texaditude. Le grand défaut des
maifons bien réglées eft d'avoir un air
îrifte & contraint. L'extrême follicitude
des chefs fent toujours un peu Tavarice.
Tout refpire la gène autour d'eux ; la
rigueur de Tordre a quelque chofc de
fervile qu'on ne fupporte point fans
peine. Les domeftiquesfont leur devoir;
mais ils le font d'un air mécontent &
craintif. Les hôtes font bien reçus, mais
ils n'ufent qu'avec défiance de la liberté
. qu'on leur donne, &,com.me on s'v voit
toujours hors de la règle , on n'y fait
lien qu'en tremblant de fe rendre in-
.difcret. On fent que ces pères efckives
re vivent point pour eux , mais pour
leurs enfans ; fans fonger qu'ils ne font
pas feulement pères , mais hommes, &:
qu'ils doivent à leurs enfans Texemple
de la vie de Thomme & du bonheur
attaché à la fageffe. On fuit ici des rè-
gles plus judicieufes. On y penfe qu'un
dQS principaux devoirs d'un bon père
de famille^n'efl: pas feulement de rendre
fon féjour riant , afin que fes entns s'y
H É L O ï s E. 5(59
plalfent; mais d'y mener lui-même une
vie agréable & douce ,afin quils fentent
qu on eft heureux en vivant comme lui,
& ne foient jamais tentés de prendre [
pour rêtre , une conduite oppofée àla
iîenne. Une des maximes que M. de
Wolmar répète le plus fouvent au fujet
àQs amufemens i^s deux coufines , eft
que la vie trifte & mefquine des pères &
mères eft prefque toujours la première
fource du défordre des enfans.
^ Pour Julie, qui n'eut jamais d'autre
règle que fon cœur & n'en fauroit avoir
déplus fûre, qWq s y livre fans fcrupule,
& , pour bien faire , elh fait toutce qu'il
lui demande. Il ne laifTe pas de lui de-
mander beaucoup, & perfonne ne fait
mieux qu'elle mettre un prix aux dou-
ceurs de la vie. Comment cette âme û
fenfible feroit-elle infenfible auxplaifirs ?
Au contraire , elle Iqs aime , die les
recherche , elle ne s'en refufe aucun de
ceux qui la flattent ; on voit qu'elle fait
les goûter : mais ces plaifirs font le»
plaifirs de Julie. Elle ne néglige ni fes
570 La Nouvelle
propres commodités, ni celles à^^ gens
qui lui font chers , c'eft-à-dire , de tous
ceux qui Tenvironnent. Elle ne compte
pour fuperfiu rien de ce qui peut con-
tribuer au bien - être d'une perfonns
fenfée ; mais elle appelle ainfi tout ce
qui ne fert qu'à briller aux yeux d'autrui j
de forte qu'on trouve dans fa maifon
le luxe de plaifir & de fenfuaîité fans
rafinement ni moîlefïè. Quant au luxe
<îe magnificence & de vanité , on n'y en
voit que ce qu'elle n'a pu refufer au goût
de fon père ; encore y reconnoît - on
toujours le fien qui confifte à donner
moins de luftre& dMcIat que d^élégance
te de grâce aux chofes. Quand je lui
parle des moyens qu*on invente jour-
nellement à Paris ou à Londres pour
lùfpendre plus doucement les carrofîes ;
elle approuve afTez cela ; mais quand
je !uî dis ]u(qu à quel prix on a pouffé
les: vernis , eîîe ne me comprend plus ,
& me dem.ande toujours fi ces beaux
Temîs rendent les carroffes plus com-
modes. YM.Ç. ne floute pas que Je n'^exa-
H É L o ï S e: 5711
gère beaucoup fur les peintures fcan-
daleufes dont on orne à grands fraîx
ces voitures , au lieu des armes qu'on y
mettoit autrefois , comme s'il étoitplus
beau de s'annoncer aux pafTans pour un
homme de mauvaifes mœurs que pour
un homme de qualité ! Ce qui Ta fur-
tout révoltée^ a été d'apprendre que les
femmes avoient introduit ou foutenu
cet ufage , Se que leurs carrofles ne fe
diffinguoient de ceux des homm.es que
par des tableaux un peu plus lafcifs. J'ai
été forcé de lui citer là-deiïus un mot
de votre illuftre ami qu'elle a bien de
la peine à digérer. J'étois chez lui un
jour qu'on lui montroit un vis-à-vis de
cette efpèce. A peine eut-il jeté les
yeux fur les panneaux , qu'il partit en
difant au maître : montrez ce carroiïe
à des femmes de la Cour ; un honnête-
homme n'oferoit s'en fervir.
Comme le premier pas vers le biea
efl: de ne point faire de mal , le premier
pas vers le bonheur eff de ne point fouf-
frir. Ces deux maximes qui , bien en-
Q(5
57 i La Nouvèll-e
tendues , épargneroient beaucoup de
préceptes de morale , font chères à Ma-
dame de Wolmar. Le mal-être lui eft
extrêmement fenfible & pour elle &
pour les autres , & il ne lui feroit pas
plus aifé d'être heureufe en voyant Aqs
xniférables , qu'à l'homme droit de con-
ferver fa vertu toujours pure, en vivant
uns cefTe au milieu des mcchans. Elle
n a point cette pitié barbare qui fe con-
tente de détourner les yeux des maux
qu'elle pourroit foulager. Elle les 'va
chercher pour les guérir ;c'efl l'exiftence^
Z: non la vue des malheureux , qui la
tourmente ; il ne lui fuffit pas de ne point
favoir qu'il y en a, il faut pour fon
pepos qu'elle fâche qu*il n'y en a pas ,
du moins autour d'elle : car ce feroit
fortir des termes de l'a raifon que de
feire dépendre fon bonheur de celui de
tous les hommes. Elle s'informe des be-
foins de fon voifinage avec la chaleur
qu'on met à fon propre intérêt ; elle en
connoît tous les habitans ; elle y -étend,
poux ainfi dire , l'enceinte de fa famille ^
H t L o ï S E. 375
^ n'épargne aucun foin pour en écarter
tous les fentimens de douleur & de
peine auxquels la vie humalae eft alTu-
jettie.
Mylord , je veux profiter de vos Ie~
çons ; mais pardonnez-moi un enthou-
fîafrae que je ne me reproche plus Se
que vous partagez. Il n'y aura jamais
qu une Julie au monde. La Providence
a veillé fur elle , & rien de ce qui la
regarde n'eft un effet du hazard. Le ciel
femble l'avoir donnée à la terre pour y
montrer à la fois Texcellence dont une
âme humaine eft fufceptible ^ & le ben-
heur dont ^Uq peut jouir dans Tobfcu-
rite de la vie privée , fans le fecoitrs des
vertus éclatantes qu'l peuvent Tclever
au-defîus d'elle -mcme ^ ni de la gloire
qui les peut honorer. Sa faute , fi c'en
fut une , n'a fervi qu'à déployer fa force
Ôc fon courage. Ses parens , Cqs amis, (es
domeftiques , tous , heureufement nés s
étoient faits pour l'aimer & pour en être
aimés. Son pays étoit le feul où il lui
convînt de naître 3 la fimplicité , qui la
57* La N ou x^ elle
rend fublime , devoit régner autouï
d'elle ; il luifalloit , pour être heureufe ^
vivre parmi des gens heureux. Si , pour
fon malheur y elle fût née chez des peu-
ples infortunés qui gémiflènt fous le
poids de Toppreffion, & luttent fans ef-
poir & fans fruit contre la mifere qui
les confume , chaque plainte des oppri'
mes eût empoifonné fa vie , la défola-
tion commune Teut accablée , & fon
cœur bienfaifant , épuifé de peine &:
d'ennuis , lui eût fait éprouver fans celTe
les miux qu'elle n'eût pu foulager.
Au Heu de cela , tout anime & fou-
tient ici fa bonté naturelle. Elle n'a point
à pleurer les calamités publiques. Elle
n'a point fous les yeux l'image afFreufe
de la mifere & du défefpoir. Le Villa-
geois, à fonaife (i), a j.lusbefoin de fes
( I Mî y a prc^- de Clarens un village ap-
pelle Montra, dent !a Commune eule eft aflez
riche peur entretenir tous lesCommuniers,
n^eufTent-ii (ru^in pouce de terre en propre.
AufTi la bourgeoise de ce village eft-elle preP
H É L O T s li. J7f
avis que de fes dons. S'il fe trouve quel-
que orphelin trop jeune pour gagner fa
vie y quelque veuve oubliée qui fouffre
en fecret , quelque vieillard fans enfans ^
dont les bras affoibïis par fage , ne four-^
niffent plus à fon entretien , elle ne craint
pas que fes bienfaits leur deviennent
onéreux , & faflent aggraver fur eux les
charges publiques^pour en exempter des
coquins accrédités. Elle jouit du bien
qu'elle fait , & le voit profiter. Le bon-
heur qu^elle goûte fe muîtiprie & s'étend
autour d'elle. Toutes les maifons où elle
entre ,. offrent bientôt un tableau de la
fienne ; l'aifanee &^ le bien-être y font
une de fes moindres influences , la con-
corde & [qs m.ocnrs la tuivtentde ménage
en ménage. En fortant de chez elle , fes
yeux ne font frappés que d'objets agréa-
bles ; en y rentrant , elle en retrouve de
plus doux encore ; elle voit par-tout ee
qiieaiifTi i'flnc'le àacqiérir que ceire dèBerne*
Que! dommage qu'il ny ait pas la quelque
Bonnéte lîomme d'^ Subdéîégué ^ pourren-^
d're Mcilîeiirs àt¥.oixi\ plus fociables,8c leu^
S.-Qur^eeiiîe uni peu moins cher© Il
^■76 LaN'ouvelle
qui plak à fon cœur, & cette âme fi peu
fenfible à ramour-propre^apprend à s'ai-
mer dans fes bienfait». Non , Mylord ,
je le répète , rien de ce qui touche à
Julie 5 n'eft indifférent pour la vertu.
Ses charmes , fes talens , fes goûts , fes
combats , fes fautes , fes regrets , fon fé-
jour, fes amis , fa famille , fes peines ,
fes plaifirs , & toute fa deftinée , font de
fa vie un exemple unique , que peu de
femmes voudront imiter , mais qu elles
aimeront en dépit d'elles.
Ce qui me plaît le plus dans les foins
qu'on prend ici 'du bonheur d'autrui ,
c'eftqu ils font tous dirigés par lafagefTe ,
' ^ qu'il n'en réfulte jamais d'abus. N'eft
pas toujours bienfaifant qui veut , ôc
fouvent tel croit rendre de grands fer-
vices , qui fait de grands maux qu'il ne
voit pas , pour un petit bien qu'il
apperçoit. Une qualité rare dans les
femmes du meilleur caradère , & qui
brille éminemment dans celui de Ma-
dame de Wolmar , c'eft un difcernement
exquis dans la diftribution de (qs bien-
\
H É L o ï s E. 37^7
faits, foît par le choix des moyens de les
rendre utiles/oitpar le choix Aqs gens fur
qui elle les répand. Elle s'efl: fait des règles
dont elle ne fe départ point. Elle fait
accorder & refufer ce qu'on lui demande,
fans qu il y ait ni foibleffe dans fa bon-
té 5 ni caprice dans fon refus. Quicon-
-que a commis en fa vie une méchante
aclion, n'a rien à efpérer d'elle que juf-
tice & pardon , s'il Ta offenfée , jamais
faveur ni protedion qu'elle puifle placer
fur un meilleur fujet. Je l'ai vu refufer
affez féchement à un homme de cette
efpece , une grâce qui dépendoit d'elle
feule, ce Je vous fouhaite du bonheur ,
33 lui dit-elle , mais je n'y veux pas con-
33 tribuer ; de peur de faire du mal à
33 d'autres , en vous mettant en état d'en
33 faire. Le monde n'eft pas affez épuifé
33 de gens de bien qui foufîrent , pour
33 qu'on foit réduit à fonger à vous33. Il
efl: vrai que cette dureté lui coûte extrê-
mement 5& qu'il lui eft rare de l'exercer
Sa maxime eft de compter pour bons
tous ceux dont la méchanceté ne lui eft
^7? L A No u r Eli s
pas prouvée , & il y a bien peu de me-
chans qui n'aient Tadreffe de fe mettre
à Tabri des preuves. Elle n'a point cette
charité pareffeufe des riches , qui p lye
en argent, aux malheureux , lo droit de
tejetter leurs prieres^&^pour un bienfait
imploré , ne favent jarçtais donner que
l'aumône. Sa bourfe n'efl: pas inépuifa-
ble , & depuis qu'elle eft mère de fa-
mille , elle en fait mieux régler i'uHige.
De tous les fecours dont on peut foulagèr
Iqs malheureux, Taumone eil:5à la vérité,
celui qui coûte le moins de peine ; mais
il eft auftî le plus palT^iger & le moins
folide ; & Julie ne cherche pas à fe dé-
livrer d'eux , mais à leur être utile.
Elle n'accorde pas non plus indiftincle-
ment des recommandations & des fervi-
ces , fans bien favoir fi l'ufage qu'on en
veut faire , eft raifonnable & jufte. Sa
protection n'eft jamais refufée à quicon-
que en a un véritable befoin,&: mérite de
l'obtenir ; mais pour ceux que l'inquié-
tude ou l'ambition porte à vouloir s'éle-
ver & quitter un état où ils font bien ,
H È L 0 j s é: 57P
rarement peuvent-Ils l'engagera fe mêler
de leurs affaires* La condition naturelle
à rhomme, efl: de cultiver la terre, & de
vivre de fes fruits. Le palfible habitant
des champs n'a befoln pour fentir fon
bonheur ^que de le connoître. Tous les
vrais plaifirs de Thomme font à fa por-
tée ; Il n'a que les peines Inféparables de
l'Humanité , des peines que celui qui
croît s'en délivrer , ne fait qu'échanger
contre d'autres plus cruelles (i). Cet
état eft le feul néccffalre & le plus utile.
Il n'eft malheureux que quand les autres
le tyrannifent par leur violence , ou le
fédulfent par l'exemple de leurs vices.
C'efl: en lui que confifte la véritable prof
pérltéd'un pays , la force &la grandeur
qu'un peuple tire de lui-même ; qui ne
dépend en rien des autres nations , qui ne
contraint jamais d'attaquer pour fe fou-
tenlr ^ & donne les plus fur s moyens de
(i) L'homme , forti de fa premier fîmpli-
cité, devient fi ftupide, qu'il ne fait pas même
defîrer. Ses fouhaits, exaucés , le méneroicnt
îoLib à la fortune , jamais à la félicité.
580 Lj No u y e ll s
fe défendre. Quand il efl: queftion d'eftî*
mer la puiirance publique , le bel-efprit
vâfîte les palais du prince , fes ports 5 fes
troupes 5 fes arfenaux , fes villes ; le vrai
politique parcourt les terres , & va dans
la chaumière du laboureur. Le premier
voit ce qu'on a fait, ôc le fécond, ce
qu on peut faire.
Sur ce principe on s'attache ici , &
plus encore à Etange , à contribuer au-
tant qu'on peut , à rendre aux payfans
leur condition douce , fans jamais leur
aider à en for tir. Les plus aifés & les
plus pauvres ont également la fureur
d'envoyer leurs enfans dans les villes ,
les uns pour étudier .& devenir un jour
des Meilleurs , les autres pour entrer en
condition , & décharger leurs parens de
leur entretien. Les jeunes gens , de leur
coté , aiment fouvent à courir; les filles
afpirent à la parure bourgeoife , les gar-
çons s'engagent dans un fervice étran-
ger ; ils croient valoir mieux en rappor-
tant dans leur village , au lieu de fa-
mour de la patrie ôc de la liberté , l'air
M É L O ï s E. 381'
à la fois rogue & rempant des foldats
mercenaires, & le ridicule mépris d©
leur ancien état. On leur montre à tous
IWeur^ie ces préjugés, la corruption
des enfans , l'abandon des pères , & les
rifques continuels de la vie, de la for-
tune & des mœurs , où cent périfTent
pour un qui réuffit. S'il s'obffinent, on
ne favorife point leur fantaifîe infen-
fée , on les laifîe courir au vice & à la
mifère, & Ton s'applique à dédomma-
ger ceux qu'on a perfuadés , des facri-
fices qu'ils font à la raifon. On leur ap-
prend à honorer leur condition natu-
relle , en l'honorant foi-mém© ; on n'a
point avec \qs payfans les façons des vil-
les , mais on ufe avec eux d'une honnê-
te & grave familiarité, qui, maintenant
chacun dans fon état, leur apprend pour-
tant à faire cas du leur. Il n'y a point
de bon payfan qu'on ne porte à fe con-
fidérer lui-même, en lui montrant la dif-
férence qu'on fait de lui à ces petits par-
venus , qui viennent briller un moment
dans lei^ village, Ôc ternir leurs parens
582 La JV' ou V elle
de leur éclat. M. cle Wolmar , de le
Baron, quand il eft ici , manquent rare-
ment d'affifter aux exercices , aux prix ,
aux revues du village & des environs.
Cette JeuneiTe^ déjà naturellement ar-
dente de guerrière , voyant de vieux Of-
ficiers fe plaire à fes aiTemble'es, s'en
eftime davantage, & prend plus de con-
fiance en elle-même. On lui en donne
encore plus, en lui montrant des foldats
retirés du fervice étranger , en favoir
moins qu'elle à tous égards; car, quoi
qu'on fafle, jamais cinq fous de paye &
la peur dçs coups de canne ne produi-
ront une émulation pareille à celle que
donnent à un homme libre & fous les ar-
mes, la préfence de fes partns , de {qs
voifins , de fes amis , de fa maitreffe ,
& la gloire de fon pays.
La grande maxime de Madame de
Wolmar eft donc de ne point favorifer
hs changemens de conditions , mais de
contribuera rendre heureux chacun dans
la fienne, & fur-tout d'empccher que la
plus heurcufe de toutes , qui eft celle
ff É L O ï s E. 58^
àu villageois dans un état libre , ne fe
dépeuple en faveurdes autres.
Je lui faifois, là-deffus, l'objeaion des
talens divers que la Nature femble avoir
partagés aux hommes, pour leur donner
à chacun leur emploi , fans égard à la
condition dans laquelle ils font nés. A
cela elle me répondit qu'il y avoit deux
chofes à confidérer avant le talent , fa-
voir les mœurs & la félicité. L'homme,
dit-elle , eft un être trop noble pour de-
voir fervir Amplement d'inftrument à
d-autres,&l'on nedoit point l'employer
a ce qui leur convient, fans confulter
auffi ce qui lui convient à lui-même;
car les hommes ne font pas faits pour les
places, mais les places font faites pour
eux; & pour diftribuer convenablement
les chofes , il ne faut pas tant chercher,
dans leur partage , l'emploi auquel cha-
çue homme eft le plus propre , que celui
qui eft le plus propre à chaque homme
pour le rendre bon & heureux, autant
qu'il eftpoffible. II n'eft jamais permis
de détériorer une âme humaine pour
584 -^^ Af^OUVELLE
l'avantage des autres , ni de faire un fcé^
iérat pour le fervice des honnêtes gens.
Or, de mille fujets qui fortent du vll^
îage,il n*y en a pas dix qui n^aillent fe per-
dre à la ville, ou qui n'en portent les vi-
ces plus loin que les gens dont ils les ont
appris. Ceux qui réulîiffent & font fortu-
ne 5 la font prefque tous par les voies dés-
honnêtes qui y mènent. Les malheureux
qu elle n'a point favorifés, ne reprennent
plus leur ancien état, & fe font mendians
ou voleurs, plutôt que de redevenir pay-
fans. De ces mille5s'il s'en trouve un feul
qui réfifle à l'exemple & feconferve hon^
nête-homme : penfez-vous qu'à tout pren-
dre, celui-là pafTe une vie aufîî heureufe
qu'il l'eût pafTée à l'abri des paffions vio-
lentes, dans la tranquille obfcurité de fa
première condition ?
Pour fuivre fon talent, il le faut connoî-
tre. Efl-ce une chofe aifée de difcerner
toujours les talens des homimes ? & , à
l'âge 011 l'on prend un parti, fi l'on a tant
de peine à bien connoître ceux des enfans
qu'on a le iîjieu;i^ oblervés^ comment un
petit
H É L o ï s E. jS;
patit payfan faura-t-ii de liûrjiiême dif-
tinguer les fiens? Rien n'efl: plus équivo-
que que les fignes d'inclination qu'on
donne dès l'enfance ; refprit imitateur y
a fouvent plus de part que le talent ; ils
dépendront plutôt d'une rencontre for-
tuite que d'un penchant décidé , & le
penchant même n'annonce pas toujours
la difpofition. Le vrai talent, le vrai gé-
nie a une certaine (implicite qui le rend
moins inquiet , moins rem^uant , moins
prompt à le montrer, qu'un apparent &c
faux talent qu'on prend pour véritable,
Se qui n'eft qu'une vaine ardeur ds bril-
ler, fans moyens pour y réuffir. Tel en-
tend un tamibour & veut être Général ;
un autre voit bâtir & fe croit Arcfaitede.
Guftin mon jardinier prit le goût du def-
fîn pour m' avoir vudelîîner ; je l'envoyai
apprendre à Laufanne ; il fe croyoitdé";à
peintre , & n'eft qu'un jar.'inien L'occa-
iîon 5 le defir dv s'avancer décident de
4'écat, qu'on choifir. Ce n cfl: pas afTe? de
fentir fon génie , 11 fau: auili vouL^ic s'y
livrer. Un princ j ira-î-il fe faire cocher^
ïçmQ llh R
^S6 L A No U V E LL E
parce qu'il mène bien fon carroffe ? Un
Duc fe fera-t-il cuifinier, parce qu'il in-
vente de bons ragoûts ? On n'a des ta-
lens que pour s'élever , perfonne n'en a
pour defcendre. Penfez-vous que ce foit»
là Tordre de la Nature ? Quand chacun
connoîtroit fon talent & voudroit le fui-
vre 5 combien le pourroient ? combien
furmonteroient d'in juftes obftacles ? corn-,
bien vaincroient d'indignes concurrens?
Celui qui fent fa foiblefTe appelle à fon
fecours le manège 5c la brigue , que l'au-
tre 5 plus fdr de lui , dédaigne. Ne m'a-
vez-vous pas cent fois dit vous-même que
tant d'établiffemens en faveur des arts ne
font que leur nuire ? En multipliant indit
crettement les Sujets^on les confond : le
vrai mérite refte étouffé dans la foule , de
les honneurs dûs au plus habile font tous
pour le plus intriguant. S'il exiftoit une
fociété où les emplois & les rangs fufTent
exadement mcfurés fur les talens & le
mérite perfonnel , chacun pourroit afpi-
rer à la place qu'il fauroit le mieux rem-
plir; mais il faut fe conduire par des
règles plus fures & renoncer au prix des
H É t o i s E. 3Sy
lalens , quand le plus vil de tous eft le
ieul qui mène à la fortune.
^ Je vous dirai plus , continua-t-elle ;
j'ai peine à croire que tant de talens divers
doivent être tous développés ; car il fau-
Qioit, pour cela, que le nombre de ceux
quiles pofTèdentfut exadement propor-
tionné auxbefoinsdela fociété, &fi l'on
ne kiffoit au travail de la terre que ceux
qmontéminemmentle talent de l'agricul-
ture, ou qu'on enlevât à ce travail tous
ceux qui fontplus propres à un autre , il
ne refleroitpas affezde laboureurs pour
la cultiver & r.Dus faire vivre. Je penfe -
rcis que les talens des hommes font com-
me.les vertus ài,s drogues que là Nature
nous donnepour guérir nos maux , quoi-
que fjnintentionfoitque nousn'enayons
pas befoiu. Il y a àts plantes qui nous
empoiionnent , des animaux qui nous
dévorent, des talens qui nous font perni-
cieux. S'il falloit toujours employtr cha -
que chofe félon fes principales proprie'-
tés , peut-être feroit-on moins de bien
que de mal aux liommes. Les peuples
3 38 La No u v elle
bons & fimples n'ont pas befoln de tant
de talens ; ils fe foutiennent mieux par
leur feule (implicite , que les autres par
toute leur induftrie. Mais^à meture qu'ils
fe corrompent, leurs talens fe dévelop-
pent , comme pour fervir de fupplé-
mcnt aux vertus qu*ils perdent , & pour
forcer les méchans eux-mêmes d'être
utiles en dépit d'eux.
Une autre chofe fur laquelle j'avois
peine à tomber d'accord avec elle , étoit
l'afliftance des mendians. Comme c'eft
ici une grande route , il en palTe beau-
coup ,& l'on ne refufe l'aumône à aucun.
Je lui repréfentai que ce n'étoit pas feu-
lement un bien jeté à pure perte , &
dont on privoit ainfi le vrai pauvre; mais
que cet ufage contribuoit à multiplier
les gueux & les vagabonds qui fe plaifent
à ce lâche métier , &:, fe rendant à char-
ge à la fociété , la privent encore du tra-
vail qu'ils y pourroient faire.
. Je vois bien , me dit-elle , que vous
avez pris dans les grandes villes les ma-
ximes dont de complaifans raifonneurs
I
H É L O J s È. 5 rp
aîment à flatter la dureté des riches ; vous
en avez même pris les termes. Croyez-
vous dégrader un pauvre de fa qualité
d'homme , en lui donnant le nom me-
prifant de gueux ? CompatifTant comme
vous l'êtes^ commuent avez-vous pu vou^^
réfoudre à l'employer ? Renoncez-y ,
mon ami : ce mot ne va point dans votre
bouche ; il efl: plus déshonorant pour
l'homme dur qui s'en fert, que pour le
malheureux qui le porte. Je ne décide-
rai point fi ces détradeurs de Taumône
ont tort ou raifon ; ce que je fais , c'eft
que mon mari, qui ne cède point en bon-
fens à vos philofjphes , & qui m'a fou-
vent rapporté tout ce qu'ils difent là-def ■
{us pour étouffer dans le cœur la pitié
naturelle & l'exercer à l'infenfibilité ,
m'a toujours paru m.éprifer ces difeours,
& n'a point défapprouvé ma conduite.
Son raifonnemienî eft fimple. On fouf-
fre 5 dit il , & l'on entretient à grands
fraix des multitudes de profefïîcns inuti-
Ies5dont plufieurs ne fervent qu'à corrom-
pre & gâter les mœurs. A ne regarder
R3
^ço La JVouvell^
féuitde mendiant que comme un métier,
loin qu'o n en ait rien de pareil à craindre ,
on n'y trouve que de quoi nourrir en nous
les fentimens d'intérêt & G'hum::nité qui
devroient unir tous les hommes. Si Ton
veut le ccnfidérer par le talent ;, pourquoi
nerécompenferois-je pas l'éloquence de
ce mendiant qui me remue le cœur & me
porte à le fecourir ^ comme je paye un
Comédien qui me fait verfer quelques
larmes ftériles ? Si Tun me fait aimer les
bonnes adîons d'autrui^ l'autre me porte
à en faire moi-même ; tout ce qu'on fent
à !a tragédie s'oublie à l'inftant qu'on en
fort ; mais la mémoire des malheureux
qu'on a foulages donne un plaifir qui re-
naît {ans ceiTe. Si le grand nombre des
mendians eft onéreux à l'État , de com-
bien d'autres profelîions qu'on encourage
Se qu'on tolère n'en peut-on pas dire au-
tant ? C'eftau Souverain de faire en for-
te qu'il n'y ait point de mendians : mais,
pour les rebuter de leur profelTîon (i) ,
( I ) Nourrir les mendians , c'eR, dirent il-- •.
H i L o ï s E, 5 : t
faut-îl rendre les citoyens inhumains 6c
dénaturés ? Pour moi , continua Julie ,
fans favoir ce que les pauvres font à TE-
tat 5 je fais qu'ils font tous mes frères , &
que je nepuisfans une inexcufable dure-
former des pépinières de voleurs j ^:y tout an
contraire, c'efl empêcher qu'ils ne le devien-
nent. Je conviens qu'il ne faut pas encoura2;er'
les pauvres à fe faire mendians : mais quand
une fois ils le font , il faut les nourrir , de peur
q-î'ils ne fe faffent voleurs. Rien n engage tant
à changer de profeffion que de ne pouvoir vi-
vre dans la fîenne ; or tous ceux qui ont nne
fois goiité de ce métier oifeux prennent telk.^
ment le travail en averfion qu'ils aiment
mieux voler 8c fe flaire pendie, que de repren-
dre l'ufage de leurs bras. \Ji\ liard eft bientoc
demandé &refuféi mais vingt liardsauroienc
payélefouper d'un pauvre que vingt refus
peuvent impatienter. Qui ell-cequi voudroic
jamais refufer une fi légère auînoue , s'il fon-
geoit qu'elle peut fauver deux hom.mes , \\m
du crime &J'autre de la mort ! J'ai lu quel-
que part que les mendians font une vermine
qui s'attache aux riches. Ileft naturel que les
enfans s'arrachent aux pères j mais ces pères
opulens & durs les méconnoiffent, ^laiiTent
aux pauvres le foin de les nourrir.
3p2 La Nouvelle
té leur refufer le foible fecours qu'ils me
demandent. La plupart font des vaga- '
bonds 5 j'en conviens ; mais je connois
trop les peines de la vie, pour ignorer par
combien de malheurs un honnête-hom-
me peut fe trouver réduit à leur fort ; &
com.mênt puis-je être fûre que l'inconnu
qui vient implorer, au nom de Dieu, mon
a!liftance oJniendier un pauvre morceau
de pain , n eil pas, peut-être, cet honnête-
homme prêt à périr de mifere , 6: que
mon refus va réduire au défefpoir ?
L'aumône que je fais donner à la porte
eft légère. Un demi-crutz (i) & un
morceau de pain font ce qu'on ne refufc
àperfonne ; on donne une ration double
à ceux qui font évidemment eftropiés.
S'ils en trouvent autant fur jear route
dans chaque maifon aifée , cela fuffit pour
• les faire vivre en chemin , & c'eft tout ce
qu'on doit au mendiant étranger qui paf-
fe. Quand ce ne feroit pas pour eux un
fecours réel, c'efl: au moins un témoigna-
( I ) Petite mcnnoie du pays.
M É L O ï s E. 35)3
ge qu'on prend part à leur peine , un
adoucilTement à la dureté du refus , une
fcrte de falutation qu'on leur rend. Un
demi-crutz & un morceau de pain n@
coûtent guères plus à donner, &c font une
réponfe plus honnête qu'un. Dieu vous
qljijk; comme fi les dons de Dieu n'e'-
toient p?s dans la main âes hommes, &
qu'il eût d'autres greniers fur la terre ^
que les magazins des riches ! Enfin ,
quoi qu'on puifie penfer de ces infortu-
nés , fi Ton ne doit rien aux gueux qui
mendient^au moins fe doit-on àfoi-mêmie
de rendre honneur à l'Humanité fouf-
frante ou à fon image , & de ne point
s'endurcir le caur à l'afped de {qs mi-
fer es.
Voilà comment j'en ufe avec ceux qui
mendient, pour ainfi dire , lans prétexte
& de bonne-foi : à l'égard de ceux qui
fe difent ouvriers. & fe plaignent de man-
quer d'ouvrage , Il y a toujours Ici pour
eux des outils & du travail qui les atten-
dent. Par cette méthode , on les aide , on
met leur bonne volonté à l'épreuve ^ 6c
5P4 -^ ^ /Vguvelle
les menteurs le favent fi bien , qu'il n-e
s'en prélente plus chez nous.
C'efI: ainfi , Milord, que cette âme an-
gélique trouve toujours dans fes vertus
de quoi combattre les vaines fubtilités
dont les gens cruels pallient leurs vices.
Tous ces foins , & d^autres femblables ,.
font mis par elle au rang de fes plaifirs ,
& rempliffent une partie du tems que lui
laillent (qs devoirs les plus chéris. Quand,
après s'être acquittée de tout ce qu elle
doit aux autres , elle fonge enfuite à elle*
même ; ce qu'elle fait pouj: fe rendre la
vie agréable , peut encore être compté
parmi fes vertus : tant fon motif efl: tou-
jours louable & honnête , & tant il y a
de tempérance & de raifon dans tout ce
qu'elle accorde à fes defirs î Elle veut
plaire à fon mari , qui aime à la voir con-
tente & gaie ; elle veut infpirer à fes en-
fans , le goût des innocens plaifirs que la
modération. Tordre & la fimplicité font
valoir , & qui détournent le cœur dos-
paffions impétueufes. Elle s'am.ufe pour
ks amufer ^ comme la colombe amollit
H E L o ï s Ë. 3py
dans fon eftomac le grain dont elle veut
nourrir fes petits*
Julie a rame & le corps également
fenfibles. La même délicateÏÏe règne
dans fes fentimens & dans fes organes.
Elle étoit faite pour connoître & goûter
tous les plaifirs; & long-tems elle naima
fî chèrement la vertu même, que comme
la plus douce des voluptés. Av^jour-
d'hui qu'elle fent en pa c cette volupté
fuprême, elle ne fe retufe aucune de
celles qui peuvent s'affocier avec celle-
là ; mais fa manière de les goûter ref-
fembîeà Tauftérité de ceux qui s'y refu-
fent ,& fart de jouir eft^ pour elle, celui
des privations ; non de ces privations pé-
nibles & douloureufes, qui bleifent la Na-
ture, & dont fon auteur dédaigne Thom-
mage infenfé , mais des privations pafïa-
geres & modérées, qui confervent à la
raifon fon empire, &, fervant d'affaifon-
nementauplaifir, en préviennent le dé-
goût & l'abus. Elle prétend que tout ce
qui tient aux fens , & n'eft pas néceiTaire
à la vie^change de nature , auffi-tôt qu'îT
59(5 La â^ ou r e ll e
Wrne en habitude , qu'il ceiTe d'être iin
pîaifir en devenant un befoin, que c't^fl:
à la fois une chaîne qu'on fe donne, &
une jouilTance dont on fe prive ; & que
prévenir toujours les defirs, n'eft pas l'art
de les contenter , mais de les éteindre.
Tout celui qu'elle emploie adonner du
prix aux moindres chofes efl de fe les
refufer vingt fois pour en jouir une. Cette
ame fimple fe conferve ainfi fon premier
reffort ; fon goût ne s'ufe point ; elle n'a
jamais befoin de le ranimer par des
excès, & je la vois fouvent favourer avec
délice un pLifir d'enfent , qui feroit in-
£pide à tout autre.
Un objet plus noble qu^elle fe propofe
encore en cela , tfl: de refter maitrefTe
d'elle-même, d'accoutumer fes parlions à
TobéifTance , d<: de plier tous (qs defirs à
la règle. C'efl: un nouveau moyen d'être
heureufe ; car on ne jouit fans inquiétude
que de ce qu'on peut perdre fans peine.;
&, fi le vrai bonheur appartient au fage,
c'eft parce qu'il eft de tous hs homme.ç
•^elui a qui la fortune peut le moïns 6ter>
H É L o ï s E, 3j^7
Ce qui me paroît le plus (inguller dans
fa tempérance , c*eft qu elle la fuit fur les
mêmes raifons qui jettent les voluptueux
dans l'excès. La vie eft courte , il qû vrai,
dit-elle ; c'eft une raifon d'en ufer juf-
qu'au bout, & de difpenfer avec art fa
durée , afin d'en tirer le meilleur parti
qu il eft polTible. Si un jour de fatiété
nous ôte un an de jouifTance , c'eft une
mauvaife philofophie d'aller toujours jut
qu'où le defir nous mène , fans confide-
rer fi nous ne ferons point plutôt au
bout de nos facultés , que de notre car-
rière, & fi notre cœur épuifé ne mourra
point avant nous. Je vois que ces vulgai-
res Épicuriens , pour ne vouloir jamais
perdre une occafion, les perdent toutes;
&, toujours ennuyés au fein des plaifirs,
n'en favent jamais trouver aucun. Jls
prodiguent le tems qu'ils penfent écono-
mifer ,'& fe ruinent, comme les avares,
pour ne favoir rien perdre à propos. Je
me trouve bien de la maxime oppofée,
8c je crois que j'aimerois encore mieux,
fur ce point , trop de févérité que de re-
^()S La //g u V e il e
lâchement. Il m'arrive quelquefois ds
rompre une partie de plaifir, par la feule
raifon qu'elle m^en fait trop; en la re-
' nouant 5 j^'en jouis deux fois. Cependant^
je m'exerce à conferver fur moi l'empire
de ma volonté, & j'aime mieux être
taxée de caprice , que de me laifTer do-
miner par mes fantaifies.
Voilà fur quel principe on fonde ici
les douceurs de la vie , &: les chofes de
pur agrémenr. Julie a du penchant à la
gourmandife , & dans les foins qu'elle
donne à toutes les parties du ménage , la
cuifine fur-tout n'eft pas négligée. La ta-
ble fe fent de l'abondance générale; mais
cette abondance n'efl: point ruineufe ; ily
règne une fenfualité fans rafinement ; tous
les mets font communs ^ mais excellens
dans leurs efpèces ; l'apprêt en efl: fimpîe,
& pourtant exquis. Tout ce qui n'eft
que d'appareil , tout ce qui tient à l'opi-
nion , tous les plats fins & recherchés ,
dont la rareté fait tout le prix , & qu'il
faut nommer pour les trouver bons , en
font bannis à jamais; & même dans la dé-
Il É L O Y s E. ^pp-
lIcateiTe & le choix de ceux qu'on fe per-
met ^ on s'cibftient journellement de cer-
taines cliofes qu'on réferve pour donner
à quelques repas un air de fête qui les
rend plus agréables, fans être plus dif-
pendieux. Que croiriez-vous que font ces:
mets fi fobrement ménagés ? Du gibier
rare ? du poiiTon de mer }dQs productions
étrangères ? Mieux que tout cela. Quel--
que excellent légume du pays^quel qu'un
des favoureux herbages qui croiffentdans
nos jardins , certains poiiTons du lac ap-
prêtés d'une certaine manière , certains
laitages de nos montagnes , quelque pâ-
tilTerie à l'Allemande , à quoi l'on joint
quelque pièce de la chafTe des gens de
la maifon ; voilà tout l'extraordinaire
qu'on y remarque ; voilà ce qui couvre
& orne la table , ce qui excite & con-
tente notre appétit les jours de réjouit-
fance ; le fervice eft modefte & cham--
pêtre , mais propre & riant : la grâce &:
le plaifir y font , la joie & l'appétit l'af-
faifonnent» Des furtouts dorés autour def
quels on meurt de faim ^ des cryftaux
400 La a 0 u y e l l e
pomp3ux chargés de fleurs pour tout def-
fert : ne rempliiTent point la piace des
mets 5 on n'y fait point l'art de nourrir
l'eftomac par les yeux ; mais on y fait
celui d'ajouter du charme à la bonne che-
re;de mange- beaucoup,ums s'incommo-
der ; de s'égayer à boire , fans altérer
fa raifon ; de tenir cable long-tems , fans
ennui ; & d'en for tir toujours , fans
dégoût.
Il y a "au premier étage une petite
falle à manger, diiférente de celle où l'on
mange ordinairement,laquelle eft au rez-
de-chaulîée. Cette falle particulière eft à
l'angle de \i maifon , & éclairée de deux
.côtés. Elle donne par l'un fur le jardin ,
au-delà duquel on voit le lac à travers
les arbres ; par l'autre , on apperçoit ce
grand coteau de vignes qui commence
ii'étaler aux yeux les richeffes qu'on y
recueillera dans deux mois. Cette pièce
ell: petite 5 mais ornée de tout ce qui peut
la rendre agréable & riante. C'eft-là que
Julie donne fes petits fcilins à fon père ,
à fon mari , à fa coufine , à moi , à
U É L O ï s s. 40 î
elle-même , & quelquefois à (qs enfans.
Quand elle ordonne d'y mettre le cou-
vert 5 on fait d'avance ce que cela veut
dire;.& M.deXv^olmar Tappelle^en riant,
le failon d'Apollon; mais ce fallon ne dif-
fère pas moins de celuide Luculluspar le
choix des Convives , que par celui des
n:ets. Les {impies hôtesn'y fontpoint ad-
nis; jamais on n'y mange^quand on a des
étrangers ; c'efi: i'afyle inviolable de la
confiance , de l'amitié , de la liberté,
C'eft la fociété des cceurs qui lie en ce
lieu celle de la table; elle efi: une forte
d'initiation à l'intimité ; & jamais il ne
s'yraffemble que des gens qui voudroien.t
n'être plus féparés. Mylord, lajféte vous
attend , & c'efl: dans cette falle que vous
ferez ici votre premier repas.
Je n'eus pas d'abord le même hon-
neur. Ce ne fut qu'à mon retour de chez
Madame d'Orbe 5 que je fus traité dans
le failon d'Apollon. Je n imaginois pas
qu'on pût rien ajouter d'obligeant à la
réception qu'on m'avoit faite : mais ce
fouper me donna d'autres idées. J'y
402 La No u v elle
trouvai je ne fais quel délicieux mélange
de familiarité , de plaifir , d'union , û'ai-
fance,que je n'avois point encore éprou--
vé. Je me fentois plus libre, fans qu*on
m'eût averti de l'être; il me fembloit que
nous nous entendions mieux qu'aupara-
vant. L'éloignement des domeftiques
m'invitoit à n'avoir plus de rcferve au
fond de mon cœur , & c'efl:-là qu'à l'inf-
, tance de Julie , je repris l'ufage , quitté
depuis tant d'années 5 de boire avec mes
hôtes da vin pur à la fin du repas.
Ce fouper m'enchanta^ J'aurois voulu-
que tous nos repas fe fuffent paffés de
même. Je ne connoiiTois point cette
charmante falle , dis-je à Madame de
Wolmar ; pourquoi n'y mangez-vous pas
toujours ? Voyez , dit-elle , elle eft fi
jolie ! ne feroit-ce pas dommage de la gâ-
ter ? Cette réponfe me parut trop loin de
fon caraélere pour n'y pas foupçonner
quelque fens caché. Pourquoi du moins,
repris-jcjne raffemblez-vous pas toujours
îiutour de vous les mêmes commodité:
qu'on trouve ici^^afin de pouvoir éloignei
H É L 0 ï s J£. 40J
VOS domeftiques&caufer plus en liberté?
C'eft, me répondit-elle encore, que cela
feroit trop agréable , & que l'ennui d'ê-
tre toujours à fon aife eft enfin le pire
de tous. Il ne m'en fallut pas davantage
pour concevoir fon fyftéme, & je jugeai
qu'en effet l'art d'affaifonner les plaifirs
n'ciL que celui d'en être avare.
Je trouve qu'elle fe met avec plus de
foin qu'elle ne faifoit autrefois. La feule
vanité qu'on lui ait jamais reprochée
étoit de négliger fon ajuftement. L'or-
gueilleufe avoit fes raifons , & ne me
laifToit point de prétexte pour méconnoî-
tre fon empire. Mais elle avoit beau fai-
re , l'enchantement étoit trop fort pour
me fembler naturel ; je m'opiniâtrois à
trouver de l'art dans fa négligence ; elle
fe feroit coëfFée d'un fac , que je l'aurois
accufée de coquetterie. Elle n'auroit pas
m.oins de pouvoir aujourd'hui ; mais elle
dédaigne de l'employer, & je dirois
qu'elle affede une parure plus recherchée
pour ne fembler plus qu^une jolie fem.me
il je r/avoLs découvert la caufe de ce nou-
404 La Nouvelle
veau foin. Ty fus trompé les premiers
jours ; &, fans fonger qu elle n'étoitpas
mife autrement quà mon arrivée, où je
n'étois point attendu, j'ofai m'attribuer
l'honneur de cette recherche. Je me défi-
bufai durant Tabfence de M. de Wolmar.
Dès le lendemain^ce n'étoitplus cette élé-
gance de la veille dont Toeil ne pouvoit fe
lafTer , ni cette (implicite touchante &:
voluptueufe qui nVenivroit autrefois. C'é-
toit une certaine modeftie qui parle au
cœur par les yeux , qui n'infpire que du
refpecl, & que la beauté rend plus im-
pofante. La dignité d'époufe & de mère
régnoit fur tous fes charmes ; ce regard
timide & tendre étoit devenu plus gra-
ve ; &: Ton eût dit qu un air plus grand
& plus noble avoit voilé la douceur de
{qs traits. Ce n étoit pas qu il y eût la
moindre altération' dans fon maintien,
ni dans fes manières ; fon égalité , fa
candeur ne connurent jamais les fima-
grées. Elle ufoit feulement du talent na-
turel aux femmes de changer quelquefois
nos fentimens & nos idées par un ajufte-
H É L O ï s E. 405*
ment différent , par une coëffare d'une
autre forme , par une robe d'une autre
couleur , & d'exercer fur les cœurs l'em-
pire du goût, en faifant de rien quelque
chofe. Le jour qu'elle attendoit Ton mari
de retour , elle retrouva l'art d'animer
fes grâces naturelles/ansles couvrir; elle
étoit éblouifTante , en fortant de fa toi-
lette ; je trouvai qu'elle ne favoit pas
moins effacer la plus brillante parure ,
qu'orner la plus fimple;& je me dis avec
dépit , en pénétrant l'objet de fes foins ;
en fit-elle jamais autant pour l'amour ?
Ce goût de parure s'étend de la mai-
trefTe de la maifon à tout ce qui la com-
pofe. Le maître , les enfans , les domef-
tiques, les chevaux, les bâtimens, les jar-
dins , les meubles , tout eft tenu avec un
foin qui marque qu'on n'eft pas au-deflbus
de la magnificence, mais qu'on la dédai-
gne : ou plutôt, la magnificence y eft en
effet , s'il eft vrai qu'elle confifte moin$
dans la richeffe de certaines chofes , quç
dans un bel ordre de tout, qui marque
îe concert des parties ^ §c lunité d'iuteu-
40(? L A No U V ELL E
tîon de l'ordonnateur (i). Pour moi , je
trouve^au moins,que c'efl: une idée plus
grande ôc plus noble de voir, dans une mai-
son fimple & modefle/an petit nombre de
gens heureux d'un bonheur communique
de voir régner dans \.v^. palais la difcorde
& le trouble; & chacun de ceux qui Tha-
bitentjchercherfafoi :une& ion bonheur
dans la ruine d'unaiure , & dans le défor-
dre général.La maiic 1 1 bien réglée eft une.
Se forme un tout agréable à voir : dans
le palais, on ne trouve qu un affemblage
(i) Cela me parokinconteftable. Il y a Je
la magniticence dans la fymmétne d'un grand
Palais i il n'y en h. point dans une foule de
maifons confuf^ment entaliées. Il y a de la
magnificence dans Tuniforme d'un Régiment
en bataille ; il n'y en a point dans le peuple
qui le regarde ; quoiqu'il ne s'y trouve peut-
être pas un feul homm.e dont Ihabit en par-
ticulier ne vaille mieux que celui d'un fol-
dat. En un mot, la véritable magnificence
n'efl: que Tordre rendu fenfibîe dans le grand ;
ce quifaitque, de tous les fpectacles imagi-
nables, le plus magnifique eft celui delà
Nature.
H É L O ï s E. 407
confus de divers objets , dont la liaifoii
n eft qu'apparente. Au premier coup-
d'œiljOn croit voir une fin commune; ea
y regardant mieux , on eil bien-tôt dé^
trompé.
A ne confulterque Timpreilionlaplus
naturelle, il fembleroit que, pour dédai-
gner l'éclat (k le luxe, on a moins befoia
de modération que de goût. La fymmé-
trie & la régularité plaifent à tous les
yeux. L'image du bien-être & de la féli-
cité touche le cœur humain qui en efl:
avide : mais un vain appareil qui ne fe
rapporte ni à l'ordre^ni aubonheur,& n'a
pour objet que de frapper les yeux^quelle
idée favorable à celui qui l'étalé peut-ii
exciter dans l'efprit du fpedateur? L'i-
dée du goût ? Le goût ne paroît-il pas
cent fois mieux dans les chofes fimples
que dans celles qui font offufquées de
richefTe. L'idée de la commodité ?Y a-t-il
rien de plus incommode que le fafte (i)?
(i) Le bruit des gens d'une maifon trouble
jncelTamment le repos du maître j il |ie pe^ç
408 L A No VVE L L E
L'idée de la grandeur ? Ceft précifément
le contraire. Quand je vois qu'on a voulu
faire un grand palais , je me demande
aulîi-tôt pourquoi ce palais n'eft pas plus
grand? Pourquoi celui qui a cinquante
dcmeftiques n'en a-t-il pas cent ? Cette
belle vaiiTelled'argentjpourquoinelVelîe
pas d'or > C€t hom.me qui dore fon car-
rolîe, pourquoi ne dore-t-il pas ks lam-
bris? Si fes lambris font dorés, pourquoi
rien cacher à tant d'Aigus. La foule de fes
créanciers lui îait payer cher celle de fes ad-
rr:irateurs.Ses appartemcns font fi fuperbcs ,
qu'il eft forcé de coucher dans un bouge pour
erre àfon aife, & fon fînge eft quelquefois
mieux logé que lui. S'il veut dîner, il dépend
de Ton cuilinier,& jamais de fa faim i s'il veut
fortir , il eft à la merci de fes chevaux; mille
embarras l'arrêtent dans les rues; il brûle d'ar-
river^Sc ne fait plus qu'il a des jambes. Chlcé
l'attend , les boues le retiennent , le poids de
For de fon habit l'accable , 5(: il ne peut faire
vingt pas à pied; mais,s'il perd un rendez- vous
avec fa maitreife, il en eft bien dédommagé
par les paiTans : chacun remarque fa livrée ^
l'admire , & dit tout haut que c'eft Monfieur
Mn tel,
fon
H É L O ï s E. 409
ton toit ne Tefl: il pas ? Celui qui voulut
bâtir un haute tour faifoit bien de ;la
vouloir porter jufqu au ciel ; autrement
il eût eu beau Télever , le point où il fc
fût arrêté n'eût fervi qu'à donner de plus
loin la preuve de fon impuiffance. O
homme petit & vain i montre-moi ton
pouvoir 5 je te montrerai ta mifere.
Au contraire j un ordre de chofes où
rien n'efl: donné à l'opinion , où to^zt a
fon utilité réelle & qui fe borne aux vrais
bef jins de la nature , n'offre pas feulemen t
un fpecSacle approuvé par larailon^mais-
qui contente les yeux & le cceur , en ce
que l'homme ne s'y voit que fous des rap-
ports agréables, comme fe fuffifint à lui-
même ; que l'image de fa foibleiTe n'y
paroit point , & que ce riant tableau
n'excite jamais de réflexions attriftantes.
Je défie aucun hom.me fenfé de contem-
pler une heure durant Jepalais d'un Prince .
^i le fafle qu'on y voit briller^faiis tomber
dans la mélancolie & déplorer le fort de
l'Humanité. Mais Tafpeét de cette mai--
fon iS<: de la vie uniforme & fimpie de iq^
Tome ÎIL S
^10 L A No U V ELL E
habitans , répand dans Tâme des fpeda-
teurs un charme fecret qui ne fait qu'aug-
menter fans cefTe. Un petit nombre de
gens doux & paifibles , unis par des be-
foins mutuels & par une réciproque bien-
veuillance, y concourt par divers foins à
vine fin commune : chacun trouvant dans
fon état tout ce qu'il faut pour en être
content & ne point defirer d'en fortir ,
on s'y attache comme y devant refter tou-
te la vie 5 & la feule ambition qu'un gar-
de eft celle d'en bien remplir les de-
voirs. Il y a tant de modération dans ceux
qui commandent , & tant de zèle dans
ceux qui obéiffent que des égaux euiïent
pu diftribuer entre eux les mêmes em-
plois 5 fans qu'aucun fe fut plaint de fon
partage. Ainfi nul n'envie celui d'un au-
tre ; nul ne croit pouvoir augmenter fa
fortune que par l'augmentation du bien
commun ; les maîtres mém^es ne jugent
de leur bonheur que par celui des gens
qui les environnent. On ne fauroit qu'a-
jouter ni que retrancher ici , parce qu*on
n'y trouve que les chofes utiles & qu el-
H É L 0 ï s E. 41 î
Us y font toutes, en forte qu on n'y fou-
haite rien de ce qu'on n y voit pas , &
qu'il n'y a rien de ce qu'on y voit dont
on puiffe dire : pourquoi n'y a-t-il pas
davantage ? Ajoutez-y du galon, des ta-
bleaux , un luftre , de la dorure , à Tinf-
tant vous appauvrirez tout. En voyant
tant d'abondance dans le néceffaire , &
nulle trace de fuperflu , on eft porté à
croire que , s'il n'y eft pas , c'eil qu'on
n'a pas voulu qu'il y fdt, & que, fi on
le vouloit, il y régneroit avec la même
profufion : en voyant continuellement
les biens refluer au-dehors par l'afriftan-
ce du pauvre , on eft porté à dire :
cette maifon ne peut contenir toutes les
richelTes. Voilà , ce me femble , la véri«
table magnificence.
Cet air d'opulence m'effraya moi-mê-
me , quand je fus inftruit de ce qui fer- '
voit à l'entretenir. Vous vous ruinez
dis-je à M. & Mde. de V/olmar :il n'elî
pas polTible qu'un fi modique revenu fuf-
fiie à tant de dépenfec. Us fe mirent à
•rire, èc me firent voir que , fans rien re-
S2
412 La Nouvelle
trancher dans leur maifon , il ne tlen-
croit qu'à eux d'épargner beaucoup &
d'augmenter leur revenu plutôt que de
fe ruiner. Notre grand fecret pour être
riches , me dirent-ils , eft d*avoir peu d'ar-
gent 5 & d'éviter autant qu'il fe peut dans
Tufage de nos biens les échanges intermé-
diaires entre le produit & l'emploi. Au-
cun de ces échanges ne fe fait fans perte,
.& ces pertes multipliées réduifent pref-
que à rien d'affez grands moyens , com-
me à force d'être brocantée , une belle
boëte d'or devient un mince colifichet.
Le tranfport de nos revenus s'évite en
les employant fur le lieu , l'échange s'en
évite encore en les confommant en na-
ture 5 & dans l'indifpenfable converfion
de ce que nous avons de trop en ce
qui nous manque , au lieu des ventes
6c des achats pécuniaires qui doublent le
préjudice , nous cherchons des échanges
réels où la commodité de chaque con-
tractant tienne lieu de profit à tous deux.
Je conçois , leurdis-je , les avantages
de cette méthode j mais elle ne me pa-
H É L O ï s È. 415
tOit pas fans inconvénient. Outre h^
foins importuns auxquels elle afîujettiti,
le profit doit être plus apparent que
réel î & ce que vous perdez dans le dé-
tail de la régie de vos biens l'emporte
probablement fur le gain que feroiexnt
avec vous vos Fermiers : car le travail fe
fera toujours avec plus d'économie , &: la
récolte avec plus de foin par un payflm
que par vous. Ceft une erreur, me ré-
pondit Wolmar ; le payfan fe foucle
moins d'augmenter le produit que d'é-
pargner fur les fraîx , parce que les avan-
ces lui font plus pénibles que les profits
ne lui font utiles ; comme ion objet n eft
pas tant de mettre un fonds en valeur
que d'y faire peu de dépenfe , s'il s'affÛre
un gain aduel , c'eft bien moins en amé-
liorant la terre qu'en l'épuifant ; & le
mieux qui puifTe arriver eft qu'au-lieu
dQ l'épuif^r, il la néglige. Ainfi , pour un
peu d'argent comptant recueilli fans em-
barras , un propriétaire oifif prépare à
lui ou à fes enfans de grandes pertes.
^14 L A No U y E LL E
cie grands travaux, & quelquefois la
ruine de fon patrimoine.
D'ailleurs, pouriuivit M/deWoImar ,
je ne difconviens pas que je ne faiïe la
culture de mes terres à plus grands fraix
que ne feroit un fermier ; mais aufli le
profit du fermier, c'eftmoi qui lefais, &
cette culture étant beaucoup meilleure ,
le produit efl: beaucoup plus grand ; de
forte qu'en dépenfant davantage , je ne
lailTe pas de gagner encore. Il y a plus ;
cet excès de dépenfe n'eft qu'apparent ,
&c produit réellement une très-grande
économie : car, fi d'autres cultivoieut
nos terres , nous ferions oififs ; il faudroit
dem.eurcr à h ville , la vie y feroic plus
chère ; il nous faudroit des amufemens
qui nous coûteroient beaucoup plus que
ceux que nous trouvons ici , & nous
feroient moins fenfibles. Ces foins que
vous appeliez importuns font à la fois
nos devoirs & nos plaifirs ; grâce à la
prévoyance aveclaquelle on les ordonne,
iis ne font Jamais- péril ble^ y ils nous
I
H É L O ï S H. 41 J
tiennent lieu d'une foule de fantaifies
ruineufes, dont la vie champêtre prévient
ou détruit le goût , & tout ce qui con*
tribue à notre bien-être , devient pour
nous un amufement.
Jetez les yeux tout autour de vous,
ajoutoit ce judicieux père de famille :
vous n'y verrez que deschofes utiles, qui
ne nous coûtent prefque rien , & nous
épargnent mille vaines dépenfes. Les
feules denrées du crû couvrent notre ta-
ble 5 les feules étoffes du pays compofent
prefque nos meubles & nos habits : rien
n'efl: méprifé parce qu'il eft commun;rien
n'efl: eftimé parce qu'il eft rare. Comme
tout ce qui vient de loin eft ftijet à être
déguiié ou falfifié, nous nous bornons par
déllçatefle^ autant que par modération,au
choix de ce qu'il y a de meilleur auprès
de nous 5 & dont la qualité n'eft pas iuf-
pefle. Nos mets font fimples, mais choi*
(is. Il ne manque à notre tablej pour être
fomptueufe, que d'être fervie loin d'ici ;
car tout y eft bon , tout y feroit rare, &
tel gourinand trou veroit les truites du lac
A.l6 L A N ou V E LLE
bien meilleures 5 s'il les mangeolt à Pari?.
La même règle a lieu dans le choix
de la parure 5 qui, comme vous voyez ,
n'eft pas négligée, mais l'élégance y pré-
lîde feule, la richefie ne s'y montre ja-
mais, encore moins la m^ode. Il y a une
grande différence entre le prix que l'opi-
nion donne aux chofes , tz celui qu*ellcs
ont réellement. Ceft à ce dernier feul
que Julie s'attache, & quand il cft quef-
tion d'une étoife . elle ne cherche nas
tant fi elle eft ancienne ou nouvelle , que
fi elle eft bonne & fi elle lui fied. Sou-
vent même la nouveauté feule efc pour
elle un motif d'excîufion , quand ostte
nouveauté donne aux chofes un prix
qu elles n'ont pas , ou qu'elles ne fau-
roient garder.
Confidérez encore qu'ici l'effet de cha-
que chofe vient moins d'elle-même que
de fon ufage & de fon accord avec le
refte , de forte qu'avec des parties de peu
de valeur , Julie a fait un tout d'un grand
prix. Le goût aime à créer , à donner
feul la valeur aux chofes. Autant la loi
H É L O ï s E. 417
de îa mode eft inconftante & rulneufe ,
sutant la fîenne eft économe & durable.
Ce que le bon goût approuve une fois ,
eft toujours bien ; s'il eft rarement à 1
mode y en revanche il n'eft jamais ridi-
cule ; &3 dans fa modefte {implicite, il tire
de la convenance des chofes des règles
inaltérables Se fures , qui reftent , quand
les modes ne font plus.
Ajoutez enfin que l'abondance du feuF
néceflaire ne peut dégénérer en abus ;
parce que le néceffaire a fa mefure natu-
relle 5 & que les vrais befoins n*ont ja-
mais d'excès. On peut mettre la dépenfe
de vingt habits en un feul , & manger, en
un repas, le revenu d'une année; mais on
ne fauroit porter deux habits en même
tems, ni dîner deux fois en un jour. Ainfi,
l'opinion eft illimitée ^au-lieu que la Na-
ture nous, arrête de tous côtés ; & celui
qui dans un état médiocre fe borne au
bien-être, ne rifque point de fe ruiner.
Voilà , mon cher , continu oit le fage
Wolmar , comment avec de l'économie
& des foins, on peut fe mettre au-deilus
S;
4îS La Ivouvelle
de fa fortune. Il ne tiendroit qu'à nous
d'augmenter la nôtre, fans changer notre
manière de vivre ; car il ne fe fait ici
prefque aucune avance qui n'ait un pro-
duit pour objet; & tout ce que nous dé-
penfons nous rend de quoi dépenfer
beaucoup plus.
Hé bien! Milord, rien de tout cela ne
paroît au premier coup-d'œil. Par-tout
un air de confufion couvre Tordie qui le
donne ; il faut du tems pour appercevoir
des loix fomptuaires qui mènent à l'ai-
fance & au plaifir; & Ton a d'abord peine
à. comprendre comment on jouit de ce
qu'on épargne. En y réfléchiffant, le con-
tentement augmente , parce qu'on voit
que la fource en eft intarifTable , & que
l'art de goûter le bonheur de la vie , fert
encore aie prolonger. Comment fe lalTe-
roit-on d'un état fi conforme à la Na-
ture > Comment épuiferoit-on fon hérî-
tage^enraméliorant tous les jours ^Com-
ment ruineroit-on (a fortune, en ne con-
fommantque fes revenus? Quandjchaqiie
anné-^jOn eft fur de lafalvante^ qui peut
Il É L O ï s El 4î^
troubler la paix de celle qui court? Ici le
fruit du labeur paffé foutient Tabondance
pré fente ; & le fruit du labeur préfent
annonce l'abondance à venir; on jouit à
la fois de ce qu'on dépenfe, & de ce qu'on
recueille ,& les divers tems fe rifTem-
blent pour affermir la fécurité du préfent.
Je fuis entré dans tous les détails du
ménage , & j'ai par-tout vu régner le mê-
me efprit. Toute la broderie & la den-
telle fortent du gynécée ; toute L?, toile
eft filée dans la baffe-cour, ou par de pau-
- vres femmes que Ton nourrit. La laine
s'envoie à des manufadures, dont on tire-
en échange des draps pour habiller les
gens; le vin , l'huile & le pain , fe font
dans la maifon ; on a des bois en coupe
réglée, autant qu'on en peut confommer;
le boucher fe paye en bétail, l'épicier re-
çoit du bled pour fes fournitures ; le fa--
laire des ouvriers & des domefliqiies fe
prend fur le produit des terres qu'ils font
valoir; le loyer desmaifons.de la ville
fufïit pour l'ameublement de celles qu'on
l)abite ; les rentes fur les fonds publies;
S6
420 La ?/ ou r elle
{burnlfTsnt à Tentretien des maîtres , &
au peu de vaiffelle qu'on fe permet; la
vente des vins & des bleds qui relient,
donne un fonds qu'on laifTe en réferve
pour les dépenfes extraordinaires; fonds
que la prudence de Julie ne laifTe jamais
tarir , &: que fa charité^ laifTe encore
moins augmenter. Elle n'accorde aux
chofes de pur agrément, que le profit du
travail qui fe fait dans fa maifon ; celui
do-s terres qu'ils ont dérVichées, celui des
arbres qu'ils ont fait planter, %zq. Ainfî,
le produite l'emploi fe trouvant toujours
corapenfés par la nature des chofes , la
balance ne peut être rompue ; & il eft
impoilible de fe déranger.
Bien plus, les privations qu'elle s'impo-
fe par cette volupté tem.pérante dont j'ai
parlé, (ont à la fois de nouveaux moyens
de plaifirs ,6c de nouvelles reiTcurces d'é*
Gonomie. Par exemple, elle aime beau-
couple caffé; chez fa mère elle enprenoit
tous les joui*s.Elle en a quitté l'habitude,
pour en augmenter le goût ; elle s'eft
boroée à n'en prendre que quand elle a
•H É L O ï s E/ 42 î
des hôtes , & dans le fallon d'Apollon ,
afin d'ajouter cet air de fête à tous les au-
tres. C'eft une petite fenfualité qui la
flatte plus , qui lui coûte moins , & par
laquelle tW^ aiguife & régie à la fois fa
gourmandife. Au contraire , elle met
à deviner & fatisfaire hs goûts de fon
père & de fon mari , une attention fans
relâche , une prodigalité' naturelle &
pleine de grâce , qui leur fait mieux goû-
ter ce qu'elle leur oifre par le plaifir
qu elle trouve à le leur offrir. Ils aiment
tous deux à prolonger un peu la fin du
repas , à la SuilTe : elle ne manque jamais
après le fouper , de faire fervir une bou-
teille de vin plus délicat, plus vieux que
celui de l'ordinaire. Je fus d'abord la dupe
des nom^s pompeux qu'on donnoitàces
vins , qu'en effet je trouve excellens ; & ,
les buvant comme étant des lieux dont il^
portoient les noms , je- fis la guerre à
Julie d'une infraction fi manifefte à {qs,
maximes;mais elle me rappella, en riant,
un paffage de Plutarque , où Flaminius
compare les troupes Afiatiques d'Antlo^
422 La N 0 u V h LLt
chus, fous mille noms barbares , aux ra-
goûts divers fous lefquels un ami kii
avoit déguiié la même viande. Il en ell
de même , dit-elle, de ces vins étrangers
que vous me reprochez. Le rancioje chè-
res ,16 malaga, le chalTaigne, le fyracufe
dont vous buvez avec tant de plailir , ne
font en effet que des vins de Lavaux,di-
verfement préparés ,&: vous pouvez voir
d'ici le vignoble qui produit toutes ces
boilTons lointaines. Si elles font inférieu-
res en qualité aux vins fameux dont elles
portent les noms , elles n en ont pas les
iiiconvéniens , & comme on eft fur de ce
qui les compofe , on peut au moins les
boire fans rifque. J*ai lieu de croire ^
continua-t-elle , que mon père & mon
mari les aiment autant que les vins les.
plus rares. Les liens , me dit alors M»
de Wolmar , ont pour nous un goût dont
manquent tous les autres ; c'eft le plailir
qu'elle a pris à les préparer. Ah ! reprit-
elle 5 ils feront toujours exquis.
Vous jugez bien qu'au milieu de tant
de foins divers , le défœuvrement & l'oi-
II É L O ï s E. 42J
fiveté qui rendent néceffaires la compa-
gnie,les vifites &Ies fociétés extérieures,
ne trouvent guère ici de place. On fré-
quente les voifins , affez pour entretenir
un commerce agréable , trop peu pour
s'y affujettir.Les hôtes font toujours bien
venus ,& ne font jamais defirés. On ne
voit précifément qu'autant de monde
qu^il faut pour fe conferver le goût de la
retraite ; les occupations champêtres tien-
nent lieu d'amufemens , & pour qui trou*
ve au fein de fa famille une douce focié-
té , toutes les autres font bien infipides..
La manière dont on paffe ici le tems , eft
trop fîmpîe & trop uniforme pour tenter
beaucoup de gens (i) ; mais c'eft par la
( I ) Je crois qu'un de nos beaux-efpnrs
voyageant dans ce pays-là , reçu &' careiTé
dans cette maifon à Ton pafîage , feroit en-
fuite àfesannis une reîatiou bien plaifante de
la vie de manans qu'on y mené Au relie. Je
vois ;, '.^ar les lettres de Mihdy Catesby , que
ce goût n'eft pas particulier à la France , Bc
4.24 La Nouvelle
diipofition du cœur de ceux qui Tont
adoptée,qu elle leur eftintéreiTante. Avec
une âme iaine , peut-on /ennuyer à rem-
plir les plus chers ^ les plus ch^.rmans
devoirs de l'Humanité , & à (e rendre
mutuellement la vie heareufe? Tous les
foirs, Julie, contente de ft journée, n'en
defire point une différente pjur le len-
demain ; & tous les matins elle demande
au ciel an jour femblable à celui de la
reille:elle fait toujours les mêmes chofes,
parce qu'elles font bien , & qu'elle ne
connoîtriende mieux à faire. Sans doute,
elle jouit ainfi de toute la félicité permife
à riiomme. Se plaire dans la durée de
ïon état,n'eft-ce pas un figne alTaré qu'on
y vit heureux ?
Si l'on voit rarement ici de ces tas
de délœuvrés qu'on appelle bonne com-
pagnie , tout ce qui s'y raffemble inté-
reffe le cœur par quelqu'endroit avan-
que c'eft apparemmçntaufrirufageen Angle-
terre de tourner fes hôtes en ridicule, pour
piix de leur hofpiralitt?.
H Ê L O ï s E. 425*
tageux^&rachette quelques ridicules par*
mille vertus. De paifibles campagnards ,
fans monde & fans politelfe , mais bons 5
fîmples 5 honnêtes & contens de leur
fort ; d'anciens officiers retirés du fer vice ;
des commerçans ennuyés de s'enrichir;
de fages mères de famille qui amènent
leurs filles à l'école de la modeftie & des
bonnes mœurs ; voilà le cortège que Julie
aimeàraflembler autour crelle*, Son mari
n'efi: pas fâché d'y joindre quelquefois
de ces aventuriers corrigés par Tàge &
l'expérience , qui , devenus fages à leurs
dépens , reviennent fans chagrin cultiver
le champ de leur père, qu'ils voudroient
n'avoir point quitté. Si quelqu'un récite
à table les évènemens de fa vie , ce ne
font point les aventures merveilleufes du
riche Sindbad racontant, au fein de la
molleffe orientale , commuent il a gagné
(es tréfors : ce font les relations plus (im-
pies de gens fenfés , que les caprices du
fort & les injuflices des hommes ont rebu-
tés des faux biens vainement pourfui vis,
pour leur rendre b goût des véritables.
'^26 La Nouvelle
Croiriez-vous que Tentretien même
des payfans a des charmes pour ces âmes
élevées 5 avec qui le fage aimeroit à s'inf-
truire ?Le judicieux Wolmar trouve dan»
la naïveté villageoife des caraâieres plus
marqués , plus d'hommes penfans par
eux-mêmes, que fous le mafque uniforme
des habitans des villes , où chacun fe
montre comme font les autres , plutôt
que comme il efl: lui-même. La tendre
Julie trouve en eux des cœurs fenfibles
aux moindres carellcs , tz qui s'cilîment
heureux de Tintérêt qu'elle prend à leur
bonheur. Leur coeur nileurefprit ne font
point façonnés par Tart ; ils n'ont point
appris à fe former fur nosmodeles^S: Ton
n'a pas peur de trouver en eux l'homime
de rhomme^au lieu de celui delaNLiturc
Souvent dans fes tournées M. de Wol-
mar rencontre quelque bon vieillard dont
le fens & la raifon le frappent , & qu'il
fe plaît à faire caufer. Il l'amené à fa
femme ; elle lui faitun accueil charmant^
qui marque 5 non lapolitefTe & les airs de
fou eut 5 mais la bienveuillance & i'hu-
H È L 0 I s E. 427
manlté de fou caradère. On retient le
bon-homme à dîner. Julie le place à
côté d'elle, le'fert , le carefTe , lui parle
avec intérêt , s'informe de fa famille , de
fes affaires 5 ne fourlt point de fon embar-
ras, ne donne point une attention gênan-
te à fes manières ruftiques , mais le met
à fon aife par la facilité des fiennes , &:
ne fort point avec lui de ce tendre &
touchant refped dû à la vieillefTe infirme
qu honore une longue vie paffée fans re-
proche. Le Yiôillard enchanté fe livre à
Tépanchement de fon cœur; il femble re-
prendre un moment la vivacité de fa jeu-
neffe. Le vin, bu à la fanté dune jeune
Dame , en réchauffe mieux fon fang à
demi -glacé. Il fe ranime à parler de fon
ancien tems, de fes amours, de fes cam-
pagnes , des combats où il s'efl trouvé ,
du courage de fes compatriotes , de fon
retour au pays , de fa femme , de fes en-
fans , des travaux champêtres , dQS abus
qu'il a rémarqués, des remèdes qu'il imii"
gine. Souvent des longs difcours de fon
l,^efurtentd'excelîensprécepiesmoraux^
:5.28 La JVouvELLE
ou des leçons d'agriculture ; &, quand il
n'y auroit dans les chofes qu'il dit que le
plaifir qu'il prend à les dire , Julie en
prendroit à les écouter,
ElIepaiTe^après le diner,dans fa cham-
bre, & en rapporte un petit préfent de
quelque nippe convenable à la femme ou
aux filles du vieux bon-homme. Elle lé
lui fait offrir par les enfaï1?f-';)& récipro-
quement il rend aux enfans quelque don
{impie Se de leur goût dont elle Ta fecret -
te ment chargé pour eux. Ainfi fe forme
de bonne heure l'étroite & douce bien-
veuillance qui fait la liaifon des états di-
vers. Les enfans s'accoutument àhonorer
la vieilleffe , à eftimer la {implicite , Se à
diftinguer le mérite dans tous les rangs.
Les payfans, voyant leurs vieux pères
fêtés dans une maifon refpedable & ad-
mis à la table des maîtres, ne fe tiennent
point offenfés d'en être exclus ; ils ne
s'en prennent point à leur rang , mais à -
leur âge ; ils ne difent point , nous fomi-
mes trop pauvres ; mais , nous fommes
trop jeunes pour être ainli traités j Thon-
H É L O ï s E, 42p
ncur qu'on rend à leurs vieillards & Tef-
poir de le partager un jour les confolent
d'en être privés , de les excitent à s'en
rendre dignes.
Cependant 5 le vieux bon-homnfie, en-
core attendri des carelTes qu'il a reçues,
revient dans fa chaumière , emprefîe de
montrer à fa femme & à fes enfans les
dons qu'il leur apporte. Ces bagatelles
répandent la joie dans toute une famille
qui voit qu'on a daigné s'occuper d'elle.
Il leur raconte avec emphafela réception
qu'on lui a faite , les mets dont on l'a
fervi , les vins dont il a goûté , les dif-
cours obligeans qu'on lui a tenus, com^ .
bien on s'eft informé d'eux , l'affabilité
des maîtres , l'attention des ferviteurs, &
généralement ce qui peut donner du prix
aux marques d'eftime & de bonté qu'il a
reçues; en le racontant, il en jouit une fé-
conde fois, & toute la maifon croit jouir
^ufîi des honneurs rendue à fon chefi
Tous béniiTent de concert cette famille
iUuftre & généreufe qui donne exemple
?iux grands , de refuge aux petits j qui n@
430 La JVou V e lie
dédaigne point le pauvre & rend honneur
aux cheveux blancs. Voilà Tencens qui
plait aux âmes bienfaifantes. S'il efl: dQS
bénédidions humaines que le ciel daigne
exaucer , ce ne font point celles qu'arra- '
chent la flatterie & la baffeiïe en préfence
des gens qu'on loue ; mais celles que
dide en fecret un cœur fimple & recon-
noifFant au coin d'un foyer rulHque.
Cefl ainiî qu'un fentiment agréable 8:
doux peut couvrir de fon charme une vie
înfipide à des cœurs indifférens : c'eft ainfi
que les foins , les travaux , la retraite
peuvent devenir des amufemens par l'art
de les diriger. Une âme faine peut don-
ner du goût à des occupations commu-
nes, comme la fanté du corps fait trou-
ver bons les alimens les plus fimples.
Tous ces gens ennuyés qu'on amufe avec
tant de peine^doivent leur dégoût à leurs
vices, & ne perdent le fentiment du plai-
fir qu'avec celui du devoir. Pour Julie ,
il lui eft arrivé précifément le contraire,
èc des foins qu'une certaine 1. ngueur d'â-
me lui eût laillé négliger autrefois , lui
II É L 0 i s E. 431'
"deviennent intérefTans par le motif qui
les infpire. Il faudroit être infenfible ,
pour être toujours fans vivacité. La fienne
s eft développée par les mêmes caufes
qui la réprimoient autrefois. Son cœur
cherchoit la retraite & la folitude pour
fe livrer en paix aux afFedions dont il
étoit pénétré; maintenant elle a pris une
aéliviténouvelle^en formant de nouveaux
liens. Elle n'eft point de ces indolentes
mères de famille , contentes d'étudier ,
quand il faut agir ; qui perdent à s'inf-
truire des devoirs d'autrui le tems qu'el-
les devroient mettre à remplir les leurs.
Elle pratique aujourd'hui ce qu'elle ap-
prenoit autrefois. Elle n'étudie plus ,
elle ne lit plus;* elle agit. Comme elle
fe lève une heure plus tard quefon mari,
ellefe couche aulîî plus tard d'une heure.
Cette heure efl: le feul tems qu'elle donne
encore à l'étude, & la journée ne lui
paroît jamais aflez longue pour tous hs
foins dont elle aime à la remplir.
Voilà 5 Milord , ce que j'avois à vous
dire fur l'économie de cette maifon , &
43^ La Nouvelle
fur la vie privée des maîtres qui la gou-
vernenL Contens de leur fort, ils en
jouifTent paifiblement ; contens de leur
fortune, ils ne travaillent pas à Taugmcn-
ter pour leurs enfans , mais à leur laiffer,
avec l'héritage qu'ils ont reçu^des terres
en bon état , des domeftiques afFedion-
nés , le goût du travail , de Tordre , de la
modération , & tout ce qui peut ren-
dre douce & charmante à des gens fenfés
la jouiffance d'un bien médiocre , auffi
ûgement confervéau il fut homiétement
acquis.
LETTRE
H É L O ï s E.
433
LETTRE XXVI(i%
De Saint-Preux
A My Lo R D Edouard,
N'
O u S avons eu des hôtes ces jours
derniers. Ils font repartis hier , & nous
recommençons entre nous trois une fo-
ciétë d'autant plus charm.ante qu'il n'efl
rien refté dans le fond des cœurs qu'on
veuille fe cacher l'un à l'autre. Quel
( I ) Deux Lettres écrites en diftérens tems
roLiloient fur le fujet de celle-ci, ce qui occa-
ilonnoit bien des répétitions inutiles. Pour les
retrancher, j'ai réuni ces deux Lettres en une
feule. Au refte , fans prétendre julliiier l'excef-
fîve longueur de pluiîeurs des Lettres dont
ce recueil eft compofé j je remarquerai
que les Lettres des folitaires font longues
& rares ; celles des gens du monde fré-
quentes & courtes. Il ne faut qu'obfervcr
cette difterence pour en fentir à Tinfiant
la raifon.
Toms, Il L T
4^4 -^^ Nouvelle
plaifîr je goûte à reprendre un nouvel
être qui me rend digne de votre con-
fiance ! Je ne reçois pas une marque
a eiTime de Julie & de fon mari , que je
ne me difeavec une certaine fierté d'âme:
enfin j'ôferai me montrer à lui. Cefi par
vos foins 5 c'eft fous vos yeux que j'efpere
honorer mon état préfent de mes fautes
pafTées. Si Tamour éteint jette Tâme
dans Tépuifement, Tamour fubjugué lui
donne, avec la confciencede fa victoire,
une élévation nouvelle, & un attrait plus
vif pour tout ce qui eft grand bc beau.
Voudroit-on perdre le fruit d'un facrifice
qui nous a coûté fi cher? Non, Mylord;
je fens qu à votre exemple mon cœur va
mettre à profit tous les ardens fenti-
mens qu'il a vaincus. Je fens qu'il faut
avoir été ce que je fus , pour devenir ce
que je veux être.
Après fix jours perdus aux entretiens
frivoles des gens indifférens, nous avons
pailé aujourd'hui une matinée à TAngloi-
le, réunis dans le filence , & goûtant à
la fois le plaifir d'être enfemble & k
H É L o ï s E 455»
douceur du recueillement. Que les déli-
ces de cet état font connues de peu de
gens ! Je n'ai vu perfonne en France
en avoir la moindre idée. La converfa-
tion des amis ne tarit jamais , difcnt-ils.
Il efl: vrai, la langue fournit un babil fj.»
elle aux attachemens médiocres. Mais
l'amitié , Mylord , l'amitié ! Sentimert
vif&célefte, quels difcours font dignes
de toi? Quelle langue ôfe être ton inter-
prète ? Jamais ce qu'on dit à fon ami
peut-il valoir ce qu'on fent à ks côtés?
Mon Dieu ! qu'une main ferrée , qu'un
regard animé , qu'une étreinte contre la
poitrine 5 que le foupir qui la fuit difent
de chofes, & que le premier mot qu'on
prononce eft froid après tout cela ! O
veillées de Befançon ! Momens confi-
crés au filence & recueillis par l'amitié!
O Bomfton ! Ame grande, ami fublime l
Non , je n'ai point avili ce que tu fis pour
moi 5 & ma bouche ne t'en a jamais riea
dit.
Il efl fur que cet état de contempla-
tion fait un des grands charmes de$
T 2
431$ La Nouvelle
hommes fenfibles. Mais i'ai toujours
trouvé que les importuns empéchoient
de le goûter , & que les amis ont be-
foin d'être fans témoins pour pouvoir
ne fe rien dire à leur aife. On veut
être recueilli , pour ainfi dire , l'un dans
l'autre : les moindres diflradions font dé-
folantcs , la moindre contrainte eft in-
fnpportable. Si quelquefois le cœurporte
un mot à la bouche , il eft fi doux de
pouvoir le prononcer fans gêne ! Il fem-
blequ'onn'ôfepenferlibrementce qu'on
n'ôfe dire de même : il femble que la
préfence d'un feul étranger retienne le
Sentiment , & comprime des âmes qui
s'étendroient fi bien fans lui.
Deux heures fe font ainfi écoulées en-
tre nous dans cette immobilité d'extafe ,
plus douce mille fois que le froid repos
desDieux d'Epicure. Après ledéjeuner,
les enfans font entrés comme à l'ordinaire
dans la chambre de leur mère; mais
. u=lieu d'aller enfuite s'enfermer avec eux
dans le gynécée félon fa coutume; pour
pous dédommager en quelque forte du
H É L o ï S B. 457
ietns perdu fans nous voir , elle les a
faitrefter avec elle ,& nous ne nous fom-
rnes point quittés jufqu'au dîner. Hen-
riette, qui commence à favoir tenir Tai^
guilie 5 travailloit aiTife devant la Fan-
chon qui faifoit de la dentelle , & dont
Toreiller pofoit fur le dolîier de fa petite
chaife. Les deux garçons feuilletoient
fur une table un recueil d*images , dont
Taîné expliquoit les fujets au cadet*
Quand il fe trompoit , Henriette atten-^
tive, & qui fait le recueil par cœur, avoit
foin de le corriger. Souvent , feignanS
d'ignorer à quelle eftampe ils étoient ^
elle en tiroit un prétexte de fe lever ^
d'aller Se venir de fa chaife à la table, ôc
de la table à fi chaife. Ces promenades
ne lui dépîaifoient pas, c: lui attiroient
toujours quelque agacerie de la part du
petit Mali; quelquefois même il s'y joi-
gnoit un baifer , que fa bouche enfan-
tine lait mal appliquer encore , mais
dont Henriette , déjà plus fivante , hiî
épargne volontiers la façon. Pendant ces
peiitej leçons 3 qui feprenoicnt&fe dom
4? s La ?/ouvelle
noient &ns beaucoup de foin , mais aufTi
fans la moindre gène ,16 cadet comptoit
furtivement des onchets de buis , qu il
avoit cachés fous le livre.
?>ladame de Wolmar brodoit près de
la fenêtre vis-à-vis de^ enfans ; nous étions
fonmari &moi encore autour de la table
à thé 5 lifant la gazette , à laquelle elle
prêtoit aifez peu d'attention. Mais à Tar-
ticle de la maladie du Roi de France &
de l'attachement fingulierde fon peuple,
qui n'eut jamais d'égal que celui des Ro-
mains pour Germanicus, elle a fait quel-
ques réflexions fur le bon naturel de cette
nation douce & bienveuillante, que tou-
tes haïlTent , k?c qui n'en hait aucune , ajou-
tant qu'elle n'envioit du rang iupréme ,
que le p^aifîr de s'y faire aimer. N'en-
viez rien , lui a dit fon mari d'un ton
ou il m'eût dûlaiiTer prendre , il y a long-
temis que nous fommes tous vos Sujets.
A ce mot , ion ouvrage eft tombé de fes
mains , elle a tourné la tête, & jeté fur
fon digne époux un regard fi touchant ,
fi tendre 5 que j'en aitréfTailli moi même.
P.r^.^»
La miiiirauiec a i -Ajif/loiTe
H É L o ï s E, 439
Elle n a rien dit : qu eût-elle dit qui valut
ce regard ? Nos yeux fe font auffi rencon-
trés. J'ai fenti à la manière dont fon ma-
ri m'a ferré la n^ain que la même émo-
tion nous gagnoit tous trois , èc que la
douce influence de cette âme expanfive
agifToit autour d'elle , & triomphoit de
l'infenfibilité même.
C'efr dans ces difpofiîions qu'a com-
mencé le filence dont je vous parlois;
vous pouvez juger qu'il n'étoit pas de froi-
deur & d'ennui. Il n'étoit interrompu que
par le petit manège des enfans ; encore ,
aufîi-tôt que nous avons ceffé de parler ,
ont-ils modéré par imitation leur caquet;
comme craignant de troubler le recueille-
ment univerfel. C'efl: la petite Sur-inten-
dante qui la première s'efl: mife à bai/fer
la voix 5 à faire Ggne aux autres , à cou-
rir fur la pointe du pied , & leurs jeux
font devenus d'autant plus amufans que
cette légère contrainte y ajoutoitun nou-
vel intérêt. Ce fpedacle , qui fembloit
êtr.e mis fous nos yeux pou-r prolonger
T4
440 La Nouvelle
■notre attendrlfTement , a produit fon effet
naturel.
Ammutïfcon le lingue , e farlan l'aime,
Qde de chofos fe font dites fans ouvrir
la bouche ! Que d'ardens fentimens fe
font communiqués fans la froide entre-
mife de I.i parole ! Infenfibîement Julie
s'elT: laiiTé abforber à celui quidominoit
tous les autres. Ses yeux fe font tout-à-
fait fixés fur fes trois enfans, & fon cœur,
ravi dans unefi-délicieufe extafejanimoit
fon charmant vifage de tout ce que la
tendreile maternelle eut jamais de plus
touchant.
Livrés nous-mêmes à cette double con*
templation ^ nous nous lailîions entraîner
Wolmar & morà nos rêveries, quand les
cnfans , qui les caufoient , les ont fait fi-
nir. L'aîïié , qui s'amufoit aux images ,
voyant que les onchets empêchoient fon
frère d'être attentif, a pris le tems qu il
les avoit raiïemblés , 3i lui donnant un
coup fur la main , les a uilc fauter par la
I
•ff É L O ï s E. 441
cfiambre. Mareellin s'eft mis à pleurer,
& fans s'agiter pour le faire taire , Ma--
dame de Yf olmar a dit àFanchon d'em--
porter ks onchets. L'enfant scû tu fur la
champ , mais hs onchets n'ont pas moins
été emportés , fans qu'il ait recommencé
de pleurer, comme je m'y étois attendu.
Cette circonfiance , qui n'étoit rien , m'ea
a rappelé beaucoup d'autres auxquelles
}e n'avois fait nulle attention , & je ne
me fouviens pas, en y penfant , d'avoir
vu d'enfansà quil'on parlât fi peu, & qui
fuifent moins incommodes. îh ne quit-
tent prefque jamais leur mère , & à peines
s'apperçoit-on qu'ils foient là. Ils font
vifs, étourdis, fémillans , comme il con-
vient à leur âge ; jamais importuns ni;
criards ; & l'on voit qu'ils font difcrets
avant de favoir ce que c'eft que difcré-
tion. Ce qui m'étonnoit le pl^s dans hs-
réflexions ou ce fujet m'a conduit, c'étoir
que cela fe fit commua de foi-méme , &
qu'avec une fi vive tendrefTe pour f^s'on-
fans , Julie fe tourmentât fi peu autour
d'eux. En. effet , on ne la voit jamais
442 L A No U V É L L É
/empreffer aies faire parler ou taire ^nî
à leur {)fe?:<il'^ ou défendre ceci ou cela.
Elle ne difpute point avec eux ;. elle ne
les contrarie point dans leurs amufe-
mens ; on diroit qu*elle fe contente de
les voir & de les aimer , & que , quand ils
ont pafTé leur journée avec elle , tout fon
devoir de mère eft rempli.
Quoique cette palfible tranquillité me
parût plus douce à confidérer que Tin-
quiette foliicitude des autres mères , je
n'en étois pas moins frappé d'une indo -
lence qui s*accordoitmaî avec mes idées.
J 'aurois voulu qu elle n'eût pas encore été
contente avec tant de fujets deTétre :une
accivlté fuperPiue fied fi bien à Tam.our
maternel ! Tout ce que je voyois de bon
dans ks enfans , j'aurois voulu l'attribuer
à fes foins ; j'aurols voulu qu'ils duflent
moins à la Nuture , & davantage à leur
mère ; je leur aurois prefque défi ré des
défauts, pour la voir plus emprefTée aies
corriger.
Après m*être occupé longtems de ces
réflexions en filence, je l'ai rompu pour
i^^>
Hé l o ï s e. . . ^4
ks lui communiquer. Je vois , lui ai-je
dit, que le ciel récompenfe la vertu des
ni ères par le bon naturel dQs enfans : mais
ce bon naturel veut être cultivé. Ceft
dès leur naiflance que doit commencer
leur éducation. Eft-il un tems plus pro-
pre à les former , que celui où ils n'ont
encore aucune forme à détruire ? Si
vous les livrez à eux-mêmes dès leur
enfance , à quel âge attendrez - vous
d'eux de la docilité ? Quand vous n'au-
rez rien à leur apprendre , il faudroit
leur apprendre à vous obéir. Vous ap-
percevez-vous , a-t-elle répondu, qu'ils
medéfobéilTent ? Cela feroit difficile , ai-
je dit, quand vous ne leur commandez
rien. Elle s'eft mife à fourire en regar-
dant fon mari ; & me prenant par la
main , elle m'amène dans le cabinet ,où
nous pouvions caufer tous trois fans être
entendus des enfans.
C'efl-là que m' expliquant à loifir (es
maximes , elle m'a fait voir fous cet air
de négligence la plus vigilante attention
qu'ait jamais donné la tendrefTe m^ater-
T(S
444- -^ ''' /Nouvelle
nelle. Long-tems , m'u-t-elîe dit , ]Yi pen-
fé comme vous fur les inftruflions pré-
roaturées , & durant ma première grof-
feffe , effrayée de tous mes devoirs ce des
foins que f aurois bientôt à remplir , j'en
parlois fouvent à Monfieur de \'7oImar
avec inquiétude. Quel meilleur guide
pouvois-je prendre en cela qu'un obfer-
vateur éclairé , qui joignoit à Tintérêt
d'un père, le fang-froid d'un philofophe ?■
Il remplit & paffa mon attente ;il diffipa
mes préjugés , de m'apprit à m'aiTurer
avec moins dt peine un fucccs beaucoup
plus étendu. II me fit fentir que la pre~
miere & plus importante éducation , celle
précifément que toutle monde oublie (1)3.
ell: de rendre un enÊmt propre à être
élevé. Une erreur commune à tousles pa-
rens qui fe piquent de lumières , eft de
fuppofer les enfans raifonnables dès leur
naiflànce^ & de leur parler comme à des-
( r) Locke lui-nïem€,le fage Locke Ta oli-
Î^Iiée^tl dit bien plus ce qu'on doit exiger
«les enfâos , que ce qiiil faat faire pour Igl^
JseHif. .
H É L o î s £. 44^
Kommes avant même qu'ils mclient par-
ler. La raifon eit rinflrument qu'on penfe
employer à les inftruire , au-îieu que*
les autres inftrumens doivent fervir à for-
mer celui-là;, & que^de toutes les inflruc*-
îions propres à Thomme, celle qu'il ac--
quiert le plus tard & le plus diiBcilement
efi la raifon même. En leur parlant dès:-
îeur bas âge uneîangue qu'ils n'entendent
point , on les accoutume à fe payer de-
mots, à en payer les autres, à contrôler
tout ce qu'on leur, dit , à fe croire auiiî
fages que leurs m.aïtres, à devenir difpu-
leurs & mutins, & tout ce qu'on penfe-
ob tenir d'eux par des motifs raifonna^
bles , on ne Tobtient en effet que par
ceux de crainte ou de vanité q^u'on effi
toujours for-cé d'y Joindre.
Il n'y a point de patience que ne laûe
enfin l'enfant qu'on veut élever ainfi ; 3c
voilà commient, ennuyés ,, rebutés, ex-
cédés de l'éternelle importunité dont ils-
leur ont donné l'habitude eux-mêmes^
les parens ne pouvant plus fupporter î^^
trucas d^s enfans , font forcés de les éloL-
44^^ La Nouvelle
gner d'eux en les livrant à àcs maîtres ^
comme fi Ton pouvolt jamais efpéret
d'un Précepteur plus de patience & de
douceur que n'en peut avoir un père*
La Nature 3 a continué Julie , veut que
les enfans foient enfans avant que d'être
hommes. Si nous voulons pervertir cet
ordre , nous produirons des fruits préco-
ces qui n'auront ni maturité ni faveur 5
& ne tarderont pas à fe corrompre;
nous aurons de Jeunes doôeurs & de
vieux enfans. L'enfance a des manières
de voir , de penfer , de fentir qui lui
font propres. Rien n'eft moins fenfé
que d'y vouloir fubfti tuer les nôtres, &
j'aimerois, autant exiger qu'un enfant eût
cinq pieds de haut ^ que du jugement à
dix ans.
La raifon ne commence à fe former
qu au bout de plusieurs années ,& quand
le corps a pris une certaine confiftance.
L'intention de la Nature eil: donc que le
corps fe fortifie avant que Tefprit s'exer-
ce. Les enfans font toujours en mou-
vement; le repos &. la réflexion font
lî É L O î s 2. 44/7
1 àverfion de leur âge , une vie appli-
quée & fédentaire les empêche de croî-
tre & de profiter; leur efprit ni leur
corps ne peuvent fupporter la contrainte.
Sans celTe enfermés dans une chambre
avec des llv'fes^ ils perdent toute leur
vigueur ; ils deviennent àtWcztS ^ foi-
bîes 5 mal-fains , plutôt hébétés que rai-
fonnables ; & l'àme fe fent toute la vie
du dépériflement du corps.
Quand toutes ces inflrucllons préma-
turées profiteroient à leur jugement au-
tant qu elles y nuifent , encore y auroit-
il un très-grand inconvénient à les leur
donner indiftindement, & fans égard à
celles qui conviennent par préférence au
génie de chaque enfant. Outre la confti-
tution commune à Tefpèce, chacun ap-
porte^en naiiTant^un tempérament parti-
culier qui détermine fon génie & fon
caraélère , & qu'il ne s'agit ni de chan-
ger 5 ni de contraindre , mais de former
& de perfedionner. Tous les caradères
font bons & fains en eux-mêmes , félon
IVI,de\Yolmar. Il n y a point, dit-il,
44§ L A N o u r E L Lît
d*erreurs dans la Nature (i). Tous les
vices qu'on impute au naturel, font TefFet
des mauvaifes formes qu il a reçues. O
ft'y a point de fcélérat dont les penchans
ftiieux diriges n euiTent produit de gran-
des vertus. Il nY a point d'efpdt faux
dont on n eût tiré des taîens utiles, en le
prenant d'un certain biais , comme ces
figures difformes 3c monilrueufes qu on;
rend belles & bien proportionnées , en
les mettant à leur point de vue. Tout
concourt au bien commun danslefyftê-
me univerfel. Tout homme a fa place
affignée dans le meilleur ordre des cho-
fes ; il s'agit de trouver cette place , & de
ne pas pervertir cet ordre. Qu'arrlve-t-il
d'une éducation commencée dès le ber-
€eau,& toujours fous une même formu-
le, fans égard à la prodigieufe diverfité
des efprits? Qu'on donne à la plupart
des inflruétions nuifibles ou déplacées^
q^a'on les prive de celles qui leur con-
■ (r) Cette doctrine fî vraie me furprenddans
M. de "Wolmar; on verra bien- tôt pourquoi.
'H É L o i s é: 449
vîendroient; qu'on gêne de toutes parts
îa Nature ; qu'on efi^ace les grandes quali-
tés de l'âme , pour en fubftituer de pe-
tites & d'apparentes , qui n'ont aucune
re'alité; qu'en exerçant indiftinâement
aux mêmes chofes tant de taîens divers ^
on efface les uns par les autres, on les
confond tous ; qu'après bien des foins
perdus à gâter dans les enfans les vrais
dons de laNature^on voit bien-tôt ternir
cet éclat paffager & frivole qu'on leur
préfère , fans que le naturel étouffé re-
vienne jamais ; qu'on perd à la fois ce
qu'on a détruit & ce qu'on a fait ; qu'en-
fin 5 pour le prix de tant de peines iiidif-
crettement prifes , tous ces petits pro-
di^cs deviennent des efprits fans force
& des hommes fans mérite, uniquement
remarquables par leur foibleffe de par
leur inutilité.
J'entends ces maximes, ai-ie dit à Ju-
lie : mais j'ai peine à les accorder avec
vos propres fentimensfurle peu d'avan-
tage qu'il y a de développer îe génie 5^
l;js talchs naturels de chaque incividu ,
4>o La A^ouvells
foit pour fon propre bonheur, foit pour
le vrai bien de la fociété. Ne vaut-il pas
infiniment mieux former un parfait mo-
dèle de l'homme raifonnable & de Thon-
né te-homme; puis rapprocher chaque en-
fant de ce modèle par la force de Tédu-
cation , en excitant Tun , en retenant
l'autre, en réprimant les paillons, en per-
fedionnant la raifon , en corrigeant la
Nature... Corriger la Nature ! a dit \Yol-
mar^en m'interrompantjce moteftbeau;
mais avant que de l'employer , il falloit
répondre à ce q^ue Julie vient de vous
dire.
Une réponfe très-péremptoirè , à ce
qu'il me fembloit , étoit de nier le prin-
cipe j c'efl ce que j'ai fait. Vous (lippo-
fez toujours que cette diverfité d'efprits
8c de génies qui diftingue les individus,
eft l'ouvrage de la Nature ; & cela n'ell:
rien moins qu'évident. Car enfin , fi les
efprits font différens , ils font inégaux ,
& fi la Nature les a rendu inégaux , c'efl:
en douant les uns préférablement aux
autres, d'un peu plus de finefle de fens.
H É L o i s E. 4;'î
d'étendue de mémoire , ou de capacité
d'attention. Or , quant aux fens & à la
mémoire 5 il eft prouvé par l'expérience?
que leurs divers degrés d'étendue & de
perfeélion ne font point la m.efure de
l'efprit des hommes ; & quant à la ca-
pacité d'attention 5 elle dépend unique-
ment de la force des pafîîons qui nous
animent ; & il eft encore prouvé que
tous les hommes font , par leur nature ,
fjfceptibles de pafïions affez fortes pour
les douer du' degré d'attention auquel
efc attachée la fupériorité de l'efprit.
Que fi la diverfité des efprits , au-lieu
de venir de la Nature , étoit un effet de
l'éducation , e'eft-à-dire , des diverfes
idées 5 des divers fentimens qu'excitent
en nous^ûès l'enfance, les objets qui nous
frappent, les circonftances ou nous nous
trouvons , & toutes les impreffions que
nous recevons; bien loin d'attendre, pour
élever les enfans, que l'on connût le ca-
radère de leur efprit , il faudroit au con-
traire fe hâter de déterminer convena-
blement ce caractère , par une éducation
45*1 La Nourn lle
propre à celui qu on veut leur donner'*
A cela il m*a répondu que ce n'étoit
pas fa méthode de nier ce qu il voyoit,
lorfqu il ne pouvoit l'expliquer. Regar-
dez , m*a-t-il dit, ces deux chiens qui
font dans la cour. Ils font de la même
portée ; ils ont été nourris & traités de
même ; ils ne fe font jamais quittés : ce-
pendant Tun des deux eftvif, gai, ca-
tefTant , plein d'intelligence : Tautre
lourd , pefant , h?irgneux-; & jamais on
n a pu lui rien apprendre. La feule difté-
rence des tempéramens a produit en
eux celle des caradères ^ comme îa feulo
dL^érence de Torganifation intérieure
produit en nous celle d(^ efprits ; tout
le refte a été fembîable .. . . Semblable l
ai-je interrompu ; quelle différence !
Combien de petits objets ont agi fur l'un
& non pas fur Tautre ! combien de pe-
tites circonftances les ont frappés diver-
fement, fans que vous vous en foyez
apperçu ! Bon! a-t-il repris, vous voilà
raifonnantcomm.elesaftrologues. Quand
on leur oppofoit que deux hommes nés
'H É L o i s -E. ^JJ'
fous le même afpeâ avoient des fortu-
nes fi diverfes , ils rejettoient bien loin
cette identité. Ils foutenoient que, vu
la rapidité Aqs cieux , il y avoit une dif-
tance immenfe du thème de lun de ces
hommes à celui de l'autre ; & que , fi
Ton eût pu marquer les deux inftans pré^
cis de leur i^iflance, robjedion fe fût
tournée en preuve,
Laiflbns, je vous prie , toutes ces fub-
tilités, & nous en tenons à Tobfervation.
Elle nous apprend qu il y a des carac-
tères qui s'annoncent prefque en naif-
fant 5 & des enfans qu'on peut étudier
fur le fein de leur nourrice. Ceux-là
font une clafTe à part , & s'élèvent en
commençant de vivre. Mais quant aux
autres qui fe développent moins vite ,
vouloir former leur efprit avant de le
connoître , c'efl: s'expofer à gâter le bien
que la Nature a fait, & à faire plus mal à
fa place, Platon votre maître ne foute-
noit-il pas que tout le favoir humain ,
toute la philofophie ne pouvoit tirer
4'une âme humaine, que ce que la Natur^
:^5'4 -^^ Nouvelle
yavoit mis ; comme toutes les opérations
chymiques n'ont jamais tiré d'aucun mix-
te qu'autant d'or qu'ail en contenoit déjà?
Cela n eftvrai ni de nos fentimens ni de
nos idées; mais cela eft vrai de nos dif-
pofitions à les acquérir. Pour changer un
efprit 5 il faudroit changer Torganifation
intérieure ; pour changer ua caradère , il
faudroit changer le tempérament dont il
dépend. Avez- vous jamais ouï dire qu'un
emporté foit devenu flegmatique , &
qu'un efprit méthodique & froid ait ac-
quis de rimagination? Pour moi, je trou-
ve qu'il feroit tout aufli aifé de faire un
blond, d'un brun, Ô: d'un fot , un homme
d'efprit. C'eft donc en vain qu'on pré-
tondroit refondre les divers efprits fur
un modèle commun. On peut les con-
traindre 5 ^ non les changer : on peut
empêcher les hommes de fe montrer tels
qu'ils font , mais non les faire devenir
autres ; & s'ils fe déguifent dans le cours
ordinaire de la vie, vous les verrez, dans
toutes les occafions importantes, repren-
dre leur caradère originel, & s'y livreie
H É l O ï s E. 4;'f
avec d'autant moins de règle, qu'ils n'en
connoifîent plus , en s'y livrant. Encore
une fois , il ne s'agit point de changer
le caradère & de plier le naturel , mais ,
au contraire, de le poufTer auffi loin qu'il
peut aller, de le cultiver, & d'empêcher
qu'il ne de'ge'nere ; car c'eft ainfî qu'un
homme devient tdlit ce qu'il peut être,
& que l'ouvrage de la Nature s'achève en
lui par l'éducation, Or, avant de cultiver
le caradère, il faut l'étudier, attendre
paifiblement qu'il fe montre , lui fournir
les occafîons de fe montrer , & toujours
s'abftenir de rien faire, plutôt que d'agir
mal-à-propos. A tel génie il faut donner
des ailes ; à d'autres , des entraves : lun
veut être preiTé , l'autre retenu; l'un
veut qu'on le flatte , & l'autre qu'on l'in-
timide ; il faudroit tantôt éclairer, tantôt
abrutir. Tel homme eft fait pour porter
la connoiiTance humaine jufqu'à fon der-
nier terme ; à tel autre il ell: même funefte
de favoir lire. Attendons la première
étincelle de la raifon ; c'efl: elle qui fait
fQitirle ç^adère, de lui donne fa vérii
4y^ La No u v elle
table forme ; c eft par elle auffi qu'on le
cultive jôcil n'y a point , avant la raifon,
de véritable éducation pour l'homme.
Quant aux maximes de Julie, que vous
mettez en oppofition , je ne fais ce que
vous y voyez de contradidoire : pour
moi, je les trouve parfaitement d'accord.
Chaque homme apporte, en naiffant, un
caradère, un génie, & des talens qui lui
font propres. Ceux qui lont deftinés à
vivre dans la (implicite champêtre , n'ont
pas befoin, pour être heureux, du déve-
loppement de leurs facultés ; & leurs ta-
lens, enfouis , font comme les mines d'or
du Valais, que le bien public ne permet
pas qu'on exploite. Mais dans l'état civil,
où l'on a moins befoin de bras que de
têtes, ac où chacun doit compte à foi-
méme & aux autres de tout fon prix, il
importe d'apprendre à tirer des hommes
tout ce que la Nature leur adonné, à les
diriger du côté où ils peuvent aller le
plus loin; de fur -tout à nourrir leurs
inclinations de tout ce qui peut les ren -
dre utiles. Dans le premier cas, on n'a
d'égard
H É t O ï s E. 4,5.7
d'égard qu'àl'efpece , chacun fait ce que
font tous lesautresjl'exemple eft lafeule
règle , l'habitude eft le feul talent , Se
nul n'exerce, de fon âme , que la partie
commune à tous. Dans le fécond , on
s'applique à l'iadivid*. , à l'homme en
ge'néral ; on ajoute en lui tout ce qu'il
peut avoir de plus qu'un autre ; on le
fuit auffi loin que la Nature le mène ; &
Ion en fera le plus grand des hommes ,
s il a ce qu'il faut pour le devenir. Ces
maximes fe contredifent Ci reu , que la
pratique en eft la même pour le premier
âge. N'inftruifez point l'enfant eu Villa-
geois ; car il ne lui convient pas d'être
inftruit. N'inftruifez pas l'onrant du Ci-
tadin ; car vous ne favez encore quelle
mftrudion lui convient. En tout ém de
caufe , lailTez former le corps, jufqu'à ce
que la raifon commencée poindre ; alors
c'eft le moment de la cultiver.
Tout cela me paroîtroit fort bien, ai-je
oit, fi je n'y voyois un inconve'nitrt
qui nuit fort aux avantages que vous
attendez de cette méthode ; c'eftde laliTer
Tome III, y
4^8 La JVou velle
prendre aux enfans mille mauvaîfes habi-
tudes qu'on ne prévient que par les bon-
nes. Voyez ceux qu'on abandonne à
eux-mêmes ; ils contractent bientôt tous
les défauts 5 dont l'exemple frappe leurs
yeux 5 parce que ^et exemple ell: com-
mode à fuivre ; &' n'imitent jamais le
bien , qui coûte plus à pratiquer. Accou-
tumés à tout obtenir , à faire en toute
occafion leur indifcrette volonté , ils
deviennent mutins , tctus , indompta-
bles... Mais , a repris M. de Wolmar ,11
me femble que vous avez remarqué le
contraire dans les nôtres , & que c'«ft ce
qui a donné lieu à cet entretien. Je l'a-
voue , ai-je dit , & c'eft précifément ce
qui m'étonne. Qu'a-t-elle fait- pour les
rendre dociles ? Comment s'y eft-elle
prife ? Qu'a-t-elle fubftitué au joug de la
difcipline ? Un joug bien plus inflexible,
a-t-il dit à Tinftant ; celui de la nécefli-
té : mais en vous détaillant fa conduite,
elle vous fera mieux entendre fes vues.
Alors il l'a engagée à m'expliquer fa
méthodes &, après une courte paufe^
IJ É L O ï s E. 45'p
voici à-peu-près comme elle m'a parié.
Heureux les bien-nés , mon aimable
ami ! Je ne préfume pas autant de nos
foins que M. de Wolmar, Malgré Tes
maximes, je doute qu'on puiffe jamais
tirer un bon parti d'un mauvais carac-
tère 5 & que tout naturel puliTe être
tourné à bien ; mais au furplus , convain-
cue de la bonté de fa méihode , je tâche
d'y conformer en tout ma conduite dans
le gouvernement de la famille. Ma
première efpérance eft que des médians
ne feront pas fortis de mon fein ; la
féconde eft d'élever aflez bien les en-
fans que Dieu m'a donnés , fous la di-
redion de leur père , pour qu'ils aient
un jour le bonheur de lui relTembler.
J'ai tâché, pour cela, de m'approprier les
règles qu'il m'a prefcrites , en leur don-
nant un principe moins philosophique &
plus convenable à l'amour maternel ; c'eft
de voir mes enfans heureux. Ce fut le
premier vœu de mon cœur en portant
l§ doux nom de mère , & tous hs foins
dç mes jours font deftiuçs à l'accomplir*
\ 2
4(5'o La Nouvelle
La première fois que je tins mon fils
aîné dans mes bras , je fongeai que Ten-
fance eft prefque un quart des plus lon-
gues vies ; qu'on parvient rarement aux
trois autres quarts , & que c eft une bien
cruelle prudence de rendre cette pre-
mière portion malheureufe , pour alîlirer
le bonheur du refte , qui peut-être ne
viendra jamais. Je fongeai que , durant la
foiblefle du premier âge , la Nature aflii-
jettit les enfans de tant de manières ,
qu il eft barbare d'ajouter à cet affujettif-
fement l'empire de nos caprices , en leur
otant une liberté fi bornée , & dont ils
peuvent fi peu abufer. Je réfolus d'épar-
gner au mien toute contrainte autant
qu'il feroit pollible , de lui lailfer tout
l'ufage de fes petites forces , & de ne
gêner en lui nul des mouvemens de la
nature. J'ai déjà gagné à cela deux grands
a"\^ntages ; l'un 3 d'écarter de fon âme
naiffante le menfonge , la vanité , la co-
lère 5 l'envie , en un mot tous les vices
qui naiffent de l'efclavage , & qu'on eft
contraint de fomenter dans les enfans 3
H É L O ï s E. ^6l
pour obtenir d'eux ce qu'on en exige :
l'autre , de laifTer fortifier librement fon
corps par l'exercice continuel que Tinf-
tind lui demande. Accoutumé^tout com-
me les payfans , à courir tête nue au fo-
ieil , au froid , à s'eiïbuffler , à fe mètre
en fueur , il s'endurcit comme eux aux
injures de l'air , & fe rend plus robufte ,
en vivant plus content. C'eft le cas de
fonger à l'âge d'homme ,& aux accidens
de l'Humanité. Je vous l'ai déjà dit ; je
crains cette pufillanimité meurtrière ,
qui, à force de délicatefle & de foins,
affoiblit , efféminé un enfant , le tour-
mente par une éternelle contrainte , l'em
chaîne par mille vaines précautions , en-
fin l'expofe pour toute fa vie aux périls
inévitables dont elle veut le préferverurt
moment, &, pour lui fauver quelques
rhumes dans fon enfance , lui prépare
deloin^des fluxions de poitrine,des pleu-
réfies , des coups de foleil , & la mort,
étant grand.
Ce qui donne aux enfans , livrés à eux*
mêmes , la plupart des défauts dont vous
4(^2 La Nouvelle
parliez , c efl: lorfque , ir^n contens de
faire leur propre volonté , ils la font en-
core faire aux autres , & cela , par Tin-
fenfée indulgence des mères , à qui Ton
ne complaît qu'en fervant toutes les fan-
taifies de leurs enfans. Mon ami , je me
flatte que vous n'avez rien vu dans les
miens qui fentît l'empire & l'autorité ,
même avec le dernier domeftique , &
que vous ne m'avez pas vu , non plus ,
applaudir en fecret aux faulTes complai-
fancês qu'on ?. pour eux. C'efl: ici que je
crois fuivre une route nouvelle & fure ,
pour rendre à la fois un enfant libre ,
paifible , careffant , docile : & cela par
un m.oyen fort fîmple ; c'efl: de le con-
vaincre qu'il n'eft qu'un enfant,
A confîdérer l'enfance en elle-même,
y a-t-il au monde un être plus foible ,
plus miférable , plus à la merci de tout
ce qui l'environne , qui ait fî grand be-
foin de pitié , d'amour , de protection
qu'un enfant ? Ne femble-t-il pas que
c'efl pour cela que les premières voix
qui lui font fuggérées par la Nature , font
H É L 0 ï s E. 4^5*3
les cris & les plaintes ; qu'elle lui a don-
né une figure G. douce , & un air fi tou-
, chant , afin que tout ce qui l'approche
s'intérefTe à fa foiblefre,& s'emprefTe à le
fecourirPQu'y a-t il donc de plus cho-
quant , de plus contraire à Tordre , que
de voir un enfant impérieux & mutin ,
commander à tout ce qui Tentoure^pren-
dre impunément un ton de maître avec
ceux qui n'ont qu à l'abandonner pour le
faire périr ; & d'aveugles parens approu-
vant cette audace, l'exercer à devenir le
tyran de fa nourrice , en attendant qu'il
devienne le leur ?
Quant à moi, je n'ai rien épargné pour
éloigner de mon fils la dangereufe image
de l'empire & de la fervitude , & pour
■- ne jamais lui donner lieu de penfer qu'il
fût plutôt fervi par devoir que par pitié.
Ce point eft , peut-être , le plus difficile
&le plus important de toute l'éducation;
& c'eft un détail qui ne finiroit point ,
que celui de toutes les précautions qu'il
m'a fallu prendre , pour prévenir en lui
cet inftinâ: fi prompt à diftinguer les fer-
V4
^6^ L A No UV ELLE
vices mercénrâres des domeftiques , de
la tendreffe des foins maternels.
L'un des principaux moyens que j'aie
employés, a été, comme je vous l'ai dit,
de le bien convaincre de rimpoflibilité
où le tient fon âge de vivre fans notre
alTilbnce. Après quoi , je ii'ai pas eu
peine à lui montrer que tous les fecours
qu'on efl: forcé de recevoir d'autrui5(ont
à^s ades de dépendance ; que les do-
meftiques ont une véritable fupériorité
fur lui , en ce qu'il ne fauroit fe pafTer
d'eux, tandis qu'il ne leur efl bon à rien ;
de forte que , bien loin de tirer vanité
de leurs fervices , il les reçoit avec une
forte d'humiliation , comme un témoi-
gnage de fa foiblefle , & il afpire ardem-
ment au temps où il fera afîez grand &
aflez fort pour avoir l'honneur de fe fer-
vir lui-même.
Ces idées , ai-je dit , feroîent difficiles
à établir dans des maifons où le père &
la mère fe font fervir comme des enfans :
mais dans celle-ci , où chacun , à com-
mencer par vous , a fes fondions à rerr\-
H É L 0 I s -e: 4(f j
plîr, & où le rapport des valets aux
maîtres n'eft qu'un échange perpétuel de
fervices & de foins , je ne crois pas cet
établiiTement impoffible. Cependant iî
me refte à concevoir comment des en-
fans accoutumés avoir prévenir leurs be-
foins n étendent pas ôe droit à leurs fan-
taifies , ou comment ils ne fouffrent pas
quelquefois de l'humeur d'un domeftique
qui traitera de fantaifie un véritable be-
foin.
Mon ami , a repris ?vladamt; de Wol-
mar , une mère peu éclairée fe fait àQS
monftres de tout. Lqs vrais befoins font
très-bornés dans Us enfans comme dans
Iqs hommes , & Ton doit plus regarder
à la durée du bie^.-étre , qu'au bien-être
d'un feuî moment. Penfez-vous qu'un
enfant qui n'eft point gêné , puiffa aiïez
fouffrir de l'humeur de fa gouvernante
fous les yeux d'une mère , pour en être
incommodé? Vous fuppofezdesmconvé-
niens qui naijflent d^s vices déjà contrac-
tés , fans fonger que tous mes foins ont
été d'empêcher ces vices de naître. Na-
Vr
^66 La No u v elle
turellement ^.qs femmes aiment les en-
fans. La méfintelligence ne s'élève entre
eux que quand Tun veut afTujettir l'autre
à (ts caprices. Or cela ne peut arriver
ici 5 ni fur Tenfant , dont on n'exige
rien ; ni fur la gouvernante , à qui
Tenfant n'a rien à commander. J'ai fuivi
en cela tout le contre-pied des autres
mères , qui font femblant de vouloir
que l'enfant obéilTe au dom.eftique , &
veulent en effet que le domeftique
obéiffe à l'enfant. Perfonne ici ne com-
mande ni n'obéit. Mais l'enfant n'obtient
jamais de ceux qui l'approchent qu'autant
de complaifance qu'il en a pour eux. Par-
là, fentant qu'il n'a fur tout ce qui l'en-
vironne d'autre autorité que celle de la
bienveuillance,il fe rend docile & com-
plaifant ; en cherchant à s'attacher les
cœurs des autres , le fîen s'attache à eux à
fon tour; car on aime , en fe faifant aimer;
c eft rinfalllible effet de Tamour-propre ;
&, de cette affedion réciproque, née de
l'égalité, refultent fans effort les bonnes
qualités qu'on prêche fans ceffe à tous les
H È L O ï s F. 457
enfans , fans jamais en obtenir aucune.
J'ai penfé que la partie la plus eiTen-
tîelle de Téducation d'un enfant , celle
dont il n'efî: jamais queftion dans les édu-
cations les plus foignées^c'eft de lui bien
faire fentir fa mifere , fa faibl elTe, fa dé-
pendance 5 & 5 comme vous a dit mon
mari , le pefant joug de la néceffité que
la Nature impole à l'homme; & cela,
non-feulement afin qu'il foit fenfible à ce
qu'on fait pour lui alléger ce joug , mais
fur -tout afin qu'il connoiffe de bonne
heure en quel rang l'a placé la Provi-
dence, qu'il ne s'élève point au-deiTus
de fa portée , & que rien d'humain ne
lui femble étranger à lui.
Induits dès leur naifTance par la mol-
lelîe dans laquelle ils font nourris, parles
égards que tout le monde a pour eux,
par la facilité d'obtenir tout ce qu'ils dé-
firent 5 à penfer que tout doit céder à
leurs fantaifies , les jeunes gens entrent
dans le monde avec cet impertinent pré-
jugé, &: fouvent ils ne s'en corrigent
qu'à force d'humiliations, d'aflronts & de
V6
4^8 La No u velle
déplaifirs ; or je voudrois bien fauver à
mon fils cette féconde & mortifiante édu-
cation, en lui donnant par la première une
plus jufte opinion des chofes. J'avois d'a-
bord réfolu de lui accorder tout ce qu il
demanderoit , perfuadée que les pre-
miers mouvemens de la Nature font tou-
jours bons & falutaires. Mais je n'ai pas
tardé 'de connoître qu'en fe faifant un
droit d'être obéis, les enfans fortoient de
Tétat de Nature prefque en naiffant , &
contradoient nos vices par notre exem-
ple, les leurs par notre indifcrétion. J'ai
vu que 5 fi je voulois contenter toutes fes
fantaifies , elles croîtroient avec ma
complaifance ; qu'il y auroit toujours
un point où il faudroit s'arrêter , & oii
le refus lui deviendroit d'autant plus fen-
fible qu'il y feroit moins accoutumé.
Ne pouvant donc , en attendant la rai-
fon , lui fauver tout chagrin, j'ai préféré
le moindre &: le plutôt paiTé. Pour qu\m
refus lui fat moins cruel, je l'ai plié
d'abord au refus ; & pour lui épargner
de longs déplaifirs, des lamentations ^
Il i L 0 ï s r. 46*5?
des mutineries , j'ai rendu tout refus ir-
révocable. Il eft vrai que fen fais le
moins que je puis, 3c que j'y regarde à
deux fois, avant que d'en venir là. Tout
ce qu on lui accorde eft accordé fans
condition dès la première demande, &
Ton eft très -indulgent là-deffus : mais i!
n'obtient jamais rien par importunité y
les pleurs & les flatteries font également
inutiles. Il en eft fi convaincu qu'il a
ceiTé de hs employer ; du premier mot
il prend fon parti , & ne fe tourmente
pas plus de voir fermer un cornet de bon-
bons qull voudroit manger, qu'envoler
un oifeau qu'il voudroit tenir ; car il
fent la même impoffibilité d'avoir \\m
& l'autre. Il ne voit rien dans ce qu'on
lui ôte ; finon qu'il ne l'a pu garder ; ni
dans ce qu'on lui refufe , finon qu'il n'a
pu l'obtenir , & loin de battre la table
contre laquelle il fe blefTe , il ne battroit
pas la perfonne qui lui réfifte. Dans tout
ce qui le chagrine , il fent l'empire de la
néceffité , l'effet de fa propre foibleffe ^
jamais l'ouvrage du mauvais vouloir d'au-
470 La A^ouvELLf,
trui. . . . Un moment ! dit-elle un peu vî»
vement , voyant que j'allois répondre; je
prelTens votre objedion; j'y vais venir à
rinftant.
Ce qui nourrit les criailleries des en-
fans 5 c'cft l'attention qu'on y fait , foit
pour leur céder ^ foit pour les contrarier.
Il ne leur faut quelquefois pour pleurer
tout un jour, que s'appercevoir qu'on ne
veut pas qu'ils pleurent. Qu'on les flatte
on qu'on les menace , les moyens qu'on
prend pour les faire taire font tous per-
nicieux 5 & prefque toujours fans effet.
Tant qu'on s'occupe de leurs pleurs ,
c'eft une raifon pour eux de les conti-
nuer ; mais ils s'en corrigent bientôt ,
quand ils voient qu'on n'y prend pas
garde ; car , grands & petits , nul n'aime
à prendre une peine inutile. Voilà pré«*
cifément ce qui efl: arrivé à mon aîné.
C'étoit d'abord un petit criard qui étour-
dilToit tout le monde , & vous êtes té-
moin qu'on ne l'entend pas plus à pré-
fent dans la maifon que s'il n'y avoit
point d'enfant. Il pleure, quand il fouifre^
II É L o i s E, 47 î
c'eft la voix de la Nature , qu il ne faut
jamais contraindre ; mais il fe tait à
Finftant qu'il ne foufFre plus. Aulîi fais-
je une très-grande attention à (es pleurs ,
bien fûre qu'il n en verfe jamais en vain.
Je gagne à cela de favoir , à point nommé,
quand il fent de la douleur , & quand il
n^en fent pas ; quand il fe porte bien , &
quand il efl: malade ; avantage qu on
perd avec ceux qui pleurent par fantal-
fie 5 Se feulement pour fe faire appaifer.
Au refte , j'avoue que ce point n'eft pas
facile à obtenir des nourrices & des gou-
vernantes : car 5 commue rien n'eft plus en-
nuyeux que d'entendre toujours lamenter
un enfant , & que ces bonnes femmes ne
voient jamais que rinftantpréfent, elles
ne fongent pas qu a faire taire l'enfant
aujourd'hui , il en pleurera demain da-
vantage. Le pis eft que lobftination qu'il
contrade , tire à conféquence dans un âgç
avancé, La même caufc qui le rend
criard à trois ans , le rend mutin à dou-
ze , querelleur à vingt , impérieux à
trente , ôc infupportable toute fa vie.
^72 La N'oit V elle
Je viens maintenant à vous , me dît-
elle enfouriant. Dans tout ce qu'on ac-
corde aux enfans , ils voient aifément le
defir de leur complaire ; dans tout ce
qu'on en exige ou qu'on leur refufe , ils
doivent fuppofer des raifons fans les de-
mander. C'eft un autre avantage qu'on'
gagne à ufer avec eux d'autorité plutôt
que de perfuafion dans les occafîons né-
celTaires : car comme il n'efl: pas poffible
qu'ils n'apperçoivent quelquefois la rai-
fon qu'on a d'en ufer ainfi , il efl naturel
qu'ils la fuppofent encore , quand ils font
hors d'état de la voir. Au contraire , ihs.
qu'on a foumis quelque chofeà leur juge-
ment 5 ils prétendent juger de tout, ils
deviennent fophiftes , fubtils , de mau-
vaife foi , féconds en chicanes , cher-
chant toujours à réduire aufilence ceux'
qui ont la foiblefTe de s^expofer à leurs
petites lumières. Quand on ^fl: contraint
de leur rendre compte des chofes qu'ils
ne font point en état d^entendre , ils
attribuent au caprice la conduite la plus
prudente ^ fi-tôt qu'elle eft au-deffus de
H È t o Ts e; 47 j
leur portée. En un mot , le feul moyen
de les rendre dociles à la raifon n'eft pas
de raifonner avec eux; mais de les bien
convaincre que la raifon eft au-deiTus de
leur âge : car alors ils la fuppofent du
côte' où elle doit être , à moins qu'on ne
leur donne un jufte fujetde penfer autre-
ment. Ils favent bien qu'on ne veut pas
les tourmenter, quand ils font fûrs qu'on
les aime , & les enfans fe trompent rare-
ment là-defFus. Quand donc je refufe
quelque chofe aux miens Je n'argumen-
te point avec eux , je ne leur dis point
pourquoi je ne veux pas , mais je fais
en forte qu'ils le voyent , autant qu'il eft
poiîîble, & quelquefois après coup. De
cette manière ils s'accoutument à com-
prendre que jamais je ne les refufe fans
en avoir une bonne raifon , quoiqu'ils
ne l'apperçoivent pas toujours.
Fondée fur le même principe , je ne
fouffrirai pas , non plus , que mes enfans
fe mêlent dans la converfation des gens
raifonnables ,& s'imaginent fottement y
tenir leur rang comme les autres, quand
474 La No u r e ll^.
on y foufFre leuï babil îndifcret. Je veux
qu'ils répondent modeftement & en peu
de mots , quand on les interroge; fans ja*
mais parler de leur chef , & fur-tout fans
qu'ils s'ingèrent à queftionner hors de
propos les gens plus ?igés qu'eux , aux-
quels ils doivent du refped:.
En vérité , Julie , dis-je en l'interrom-
pant 5 voilà bien de la rigueur pour une
mère auilî tendre ! Pythagore n'étoitpas
plus févère à fes difciples que vous l'êtes
aux vôtres. Non-feulement vous ne les
traitez pas en hommes , mais on diroit
que vous craignez de les voir cefTer trop
tôt d'être enfans. Quel moyen plus agréa-
ble & plus fur peuvent-ils avoir de s'inf-
truire , que d'interroger fur les chofes
qu'ils ignorent , les gens plus éclairés
qu'eux ? Que penferoient de vos matâ-
mes les Dames de Paris , qui trouvent
que leurs enfans ne jafent jamais aflez
tôt 5 ni affez long-tems , & qui jugent de
l'efprit qu'ils auront étant grands , par les
fottifes qu'ils débitent étant jeunes ?
Wolmar me dira que cela peut être bon
H É L O I s E, 47 5^
dans un pays où le premier mérite eft de
bien babiller , & où Ton eft difpenfé de
penfer^ pourvu qu on parle. Mais vous ,
qui voulez faire à vos enfans un fort fi
doux 5 comment accorderez-vous tant de
bonheur avec tant de contrainte ^ & que
devient , parmi toute cette gêne , la liber-
té que vous prétendez leur laiffer ?
Quoi donc ! a-t-elle repris à Tinftant y
eft-ce gêner leur liberté que de les empê-
cher d*attenter à la nôtre , & ne fauroient-
îls être heureux , à moins que toute une
compagnie en filence n'^admire leurs pué-
rilités ? Empêchons leur vanité de naî-
tre , ou du moins arrêtons-en les progrès ;
c^eft-là vraiment travailler à leur félicité:
car la vanité de l'homme eft la fource
de fes plus grandes peines ; & il n'y a
perfonne de fi parfait 5c de fi fêté , à qui
elle ne donne encore plus de chagrins
que de plaifirs ( i ).
( I } Si jamais la vanité fît quelque heureux
fur la terre , à coup fur cet heureux-là n'etoit
qu un fot.
47<^ La Nouvelle
Que peutpenferun enfant de luî-me-^
me , quand il voit autour de lui toutua
cercle de gens fenfés l'écouter , Tagacer,
Tadmirer, attendre avec un lâche em-
preffement les oracles qui fortent de fa
bouc he , & fe récrier avec des retentifTe-
mens de joie à chaque impertinence
qu il dit ? La tête d'un homme auroit
bien de la peine à tenir à tous ces faux
apphudiiTemens; jugez dece que devien-
dra la fienne ! Il en eft du babil àts enfans
comme des prédictions des Almanachs,
Ce feroit un prodige fi , fur tant de vaincs
paroles , le hazard ne fourniffoit jamais
une rencontre heureufe.Imaginez ce que
font alors \qs exclamations de la flatterie
fur une pauvre mère déjà trop abufée par
fon propiecœur , & fur un enfant qui ne
f?it ce qu'il dit & fe voit célébrer ! Ne
penfez pas que , pour démêler Terreur , je
m'en garantiiïe. Non ; je vois la faute ,
6c j'y tombe. Mais fi j'admire les répar-
ties de mon fils , au moins je \qs admire
en fecret ; il n'apprend point , en me les
voyant applaudir , à devenir babillard
H É L O ï s E. ^jj
& vaîn ; & les flatteurs , en me ks faifant
répéter, n'ont pas le plaifo de rire dQ
ma foiblelTe.
Un jour qu il nous étoit venu du mon-
de,étant allée donner quelques ordres, je
vis en rentrant quatre ou cinq grands ni-
gauds occupés à jouer avec lui , Se s'ap-
prétant à me raconter d'un air d'empha-
fe, je ne fais combien de gentilleffes qu'ils
venoient d'entendre , & dont ils fem-
bloient tout émerveillés. Meffieurs, leur
dis-je affez froidement, je ne doute pas
que vous ne fâchiez faire dire à des ma-
rionnettes de fort jolies chofes : mais j'ef-
père qu'un jour mes enfans feront hom-
mes , qu'ils agiront & parleront d'eux-
mêmes , & alors j'apprendrai toujours
dans la joie de mon cœur tout ce qu'ils
auront dit & fait de bien. Depuis qu'on
a vu que cette manière de me faire fa
cour ne prenoit pas, on joue avec mes
enfans comme avec des enfans , non
comme avec Polichinel; il ne leur vient
plus de compère , & ils en valent fenfi-
478 La Nouvelljl
bîement mieux , depuis qu'on ne les ad-
mire plus.
A l'e'gard des queffions, on ne les leur
défend pas indiftindement. Je luis la
première à leur dire de demander douce-
ment enparticulier^à leur père ou à moi,
tout ce qu ils ont befoin de favoir. Mais
je ne fouffre pas qu ils coupent un entre-
tien férieux pour occuper tout le monde
de la première impertinence qui leur
paffe par la tête. L'art d'interroger n'eft
pas fi facile qu'on penfe. C'eft bien plus
l'art des maîtres que des difciples; il faut
avoir déjà beaucoup apprisdechofespour
favoir demander ce qu'on ne fait pas. Le
favant fait &: s'enquiert, dit un prover-
be Lidien; mais l'ignorant ne fait pas
même de quoi s'enquérir (i). Faute de
cette fcience préliminaire , les enfans en
liberté ne font prefque jamais que des
queftions ineptes qui ne fervent à rien ,
(i) Ce proverbe eft tiré de Chardin, tom.f,
p. 170. ia-îz*
H É L 0 ï s E, 47P
ou profondes & fcabreufes, dont la folu-
tion pafle leur portée ; Se , puifqu'il ne
faut pas qu ils fâchent tout , il importe
qu'ils n'aient pas le droit de tout deman-
der. Voilà pourquoi ;, généralement par-
lant y ils s'inftriiifent mieux par les inter-
rogations qu'on leur fait que par celles
<ju'ils font eux-mêmes.
Quand cette méthode leur feroît aufîî
utile qu'on croit , la première & la plus
importante fcience qui leur convient
n'eft-elle pas d'être difcrets & modef-
tes , & y en a-t-il quelque autre qu'ils
doivent apprendre au préjudice de celle-
là? Que produit donc, dans Iqs enfans,
cette émancipation de parole avant
l'âge de parler, & ce droit de foumettre
effrontément les hommes à leur inter-
rogatoire? De petits queftionneurs babil-
lards , qui queftionnent moins pour s'inf-
truire que pour importuner, pour occu-
per d'eux tout le monde, & qui prennent
encore plus de goût à ce babil par l'em-
barras ou ils s*apperçoivent que jettent
'4§o La N ou V elle
quelquefois leurs queftions indifcrettes ;
en forte que chacun eft inquiet aufli-tôt
qu'ils ouvrent la bouche. Ce n'eft pas tant
un moyen de les inftruire que de les ren-
dre étourdis & vains ; inconvénient plus
grand , à mon avis , que l'avantage qu'ils
acquièrent par-là n'eft utile ; car par de-
grés l'ignorance diminue , mais la vanité
ne fait jamais qu'augmenter.
Le pis qui pût arriver de cette réferve
trop prolongée^feroitque mon fils en âge
de raifon eût la converiation moins légè-
re 5 le propos moins vif & moins abon-
dant; &5 en confidérant combien cette
habitude de paffer fa vie à dire des riens
rétrécit l'efprit , je regarderois plutôt
cette heureufe ftérilité comme un bien
que comme un mal. Les gens oififs , tou-
jours ennuyés d'eux-mêmes, s'efforcent
de donner un grand prix à l'art de les
amufer 5 & l'on diroit que le favoir-vivre
confifte à ne dire que de vaines paroles,
comme à ne faire que des dons inutiles :
mais la fcciété humaine a un objet plus
noble 5 & fes vrais plaiCrs ont plus de
folidité.
H É L O ï s E, >g|
folldlté. L'organe de la vérité, le plus
digne organe de Thomme , le feul dont
Tufage le diflingue é.Qs anittsaux , ne lui
a point été donné pour n'en pas tirer un
meilleur parti qu'ils ne font de leurs eris.
Ilfe dégrade a u-delTous d'eux, quand il
parle pour ne rien dire; & l'homme doit
être homme jufques dans fes délaffemens.
S'il y a de la politefle à étouicir tout le
monde d'un vain caquet, j'en trouve une
bien plus véritable à laifler parler les au-
tres par préférence , à faire plus grand ca*
de ce qu'ils difent, que de ce qu'en diroit
foi-même , & à m.ontrer qu'on les eflimqi
trop pour croire les amufer par à.Qs niai-
feries. Le bon ufage du monde, celui
qui nous y fait le plus rechercher & ché-
rir , n'eft pas tant d'y briller que d'y
faire briller les autres , & de mettre, à
force de modeftie, leur orgueil plus en
liberté. Ne craignons pas qu'un homme
d'efprit , qui ne s'eL^iert de parler , que
par retenue & Jifcrétion , pilfTe jamaîs
pafTer pour un fot. Dans :^\d':^t: pays
que ce puLTe être, il n'eft pas pc.iiUô
TomcIIL X
^82 La Nouv e l ts
qu'on juge un homme fur ce qull n'a
pas dit 5 & qu'on îe méprife pour s'être
tû. Au contraire , on remarque, en géné-
ral, que les gens filencieux en impofent,
qu'on s'écoute devant eux , & qu'on leur
donne beaucoup d'attention , quand ils
parlent ; ce qui , leur laifTant le choix
des occafions , & faifant qu'on ne perd
rien de ce qu ils difent , met tout l'a-
vantage de leur côté. Il eft fi difficile à
l'homme îe plus fage de garder toute fa
préfence d'efprit , dans un long flux de
paroles, il eft fi rare qu il ne lui échappe
des chofes dont il fe repent à loifir , qu'il
aime mieux retenir le bon , que de riCn
quer le mauvais. Enfin, quand ce n'eft pas
faute d'efprit qu il fe taît , s'il ne parle
pas , quelque difcret qu'il puifïe être ,
le tort en eft à ceux qui font avec lui.
Mais il y a bien loin de fix ans à
vingt ; mon fils ne fera pas toujours en-
fant; & à mefure que fa raifon commen-
cera de naître , l'intention de fon père
eft bien de la laiffer exercer. Quant à
lïioi , ma iTiiffion ne va pas jufques-là* Je
M É L O ï s E. ^8j
, Nourris Aqs enfans , & n ai pas la pi é-
fomption de vouloir former des hommes.
J'efpère, dit-elle, en regardant fon mari,
que de plus dignes mains fe chargeront
de ce noble emploi. Je fuis femme &
mère ; je fais me tenir à mon rang. En-
core une fois, la fondion dont je fuis
chargée, n'eftpas d'élever mes fils,m.ais
de les préparerpour^tre élevés.
Je ne fais méme^ en cela, que fuivre de
point en point le f) fléme de M. de Wol-
înal, & plus j'avance, plus j'éprouve
combien il eft excellent ^ jufte, & com-
bien il s'accorde avec le mien. Confi-
dérez mes enfans, & fur-tout Taîné; ca
connoiflez-vous de plus heureux fur la
terre , de plus gais , de moins importuns ?
Vous les voyez fauter , rire, courir toute
la journée, fans jamais incommoder per-
fonne. De quels plaifirs , de quelle indé -
pendanceleur âge eft-ilfufceptible, dont
ils ne jouiiTent pas , ou dont ils abufent?
Ils fe contraignent auffi peu devant m.oî
qu'en mon abfence. Au contraire , fous
hs yeux de leur mère ils ont toujours ua
X 2
^gj. La Nouvelle
peu plus de confiance , & quoique je
fois Tauteur de toute la févérité qu'ils
éprouvent , ils me trouvent toujours la
moins févère : car je ne pourrois fuppor-
ter de n'être pas ce qu'ils aiment le plus
au monde.
Les feules loix qu'on leur împofe au-
près de nous , font celles de la liberté
même ; favoir , de ne pas plus gêner la
compagnie qu'elle ne les gêne , de ne pas
crier plus haut qu'on ne parle; &, com-
me on ne les oblige point de s'occuper
de nous , je ne veux pas , non plus ,
qu'ils prétendent nous occuper d'eux.
Quand ils manquent à de fi juftes loix ,
toute leur peine eft d'être à l'inftant
renvoyés ; & , tout mon art , pour que
c'en foit une, de faire qu'ils ne fe trou-
vent nulle part auffi bien qu'ici. A cela
près, on ne les affujettit à rien; on ne
les force jamais de rien apprendre ; on
ne les ennuie point de vaines corredions;
jamais on ne les reprend; les feules le-
çons qu'ils reçoivent , font des leçons
de pratique , prifes daas la fimplicité d^
H É L O ï s E. 48 J
la Nature. Chacun, bien inftmit là-def-
fus , fe conforme à mes intentions , avec
une intelligence & un foin qui ne me
laillent rien à defirer; &, fi quelque faute
cft à craindre , mon affiduité la prévient
ou la répare aifement.
Hier, par exemple ^ Taîné, ayant ôté
un tambour au cadet, Tavoit fait pleurer.
Fanchon ne dit rien ; mais une heure
après , au m.oment qu^ le ravifleur du
tambour en étoit le plus occupé , elle le
lui reprit ; il la fuivoit , en le redeman-
dant , & pleurant à fon tour. Elle lui
dit : vous Tavez pris par force à votre frè-
re; je vous le reprends de même ; qu'a-
vez-vous à dire? Ne fuis-je pas la plus
forte? Puis elle fe mit à battre la caiffe,
à fon imitation, comme fi elle y eût pris
beaucoup de plaifir. Jufques-ià , tout
étoit à mxrveilie. Mais, quelque ten^s
après , elle voulut rendre le tambour au
cadet , alors je l'arrêtai ; car ce n'étoit
plus la leçon de la Nature ; &:, de-là pou-
voit naître un premier germe d'envie
^ntreles deux frères. En perdant le tam-
^ X 3
-^ A.^6 L^ N0UVELL:£
bour^ le cadet fup porta la dure loi de îa
néceiîîté , Tainé feiitit ion iniuffice ; tous
deux connurent leur foibleiîe , & turent
confolés le moment d'après.
Un plan fi nouveau ^^ fi contraire aux
idées reçues, m'avoit d'abord effarouché,
A force de me l'expliquer ^ ils men ren-
dirent enfin Tadmirateur ; & je fens que',
pour guider rhomme , la marche de la
Nature eft toujours la meilleure. Le feul
inconvénient que je trouvois à cette mé-
thode 5(^ cet inconvénient me parut foit
grand ) c'étoit de négliger dans les enfans
la feule faculté qu ils aient dans toute fa-
vigueur ^t^: qui ne fait que s'afFoiblir en
avançant en âge. Il me fembloit que, fé-
lon leur propre fyftsme,.plus les opéra-
tions de l'entendement étoient foibles ,
infuififantes , plus on devoit exercer de
fortifier la mémoire , fi propre alors à
foutenir le travail. C'eft elle , difois-je ,
qui doit fuppléer à la raifon jufqu à fa
naiffance, & Tenricliir quand elle eft née.
Un efprit qu'on n'exerce à rien, devient
lourd & pefaat dan$ l'itiadion, La fe*
H É t o ï s É. 4§'7
fiience ne prend point dans un champ
mal préparé, & c*efl: une étrange prép^i-
ration , pour apprendre à devenir raifort-
nable , que de commencer par être flu^
pide. Comment ftupide ! s'eft écriée aulïî-
tôt Madame de Wolmar. Confondriez:-
vous deux qualités aufli différentes & pref-
que aufli contraires que la mémoire & Is
jugement (i) ? Comme fi la quantité des
chofes mal digérées & fans liaifon dont
on remplit une tête encore foible , n'y
faifoit pas plus de tort que de profit à
laraifon ! J'avoue que, de toutes les fa-
cultés de rhomme , la mémoire eft la
première qui fe développe , & la plus
commode à cul tiver dans les enfansimais,
à votre avis , lequel eft à préférer de ce
qu'il leur eft le plus aifé d'apprendre ,
ou de ce qu'il leur importe le plus d©
favoir }
( I ) Cela ne me paroît pas bien vu. Rien
ïi'eft lî néceflaire au jugement que la mé-
moire : il €ft vrai <iue ce n eft pas la mémoire
des motsi
X4,
^98 1^-4 NourELLE
Pvegardez à Tufage qu'on £iit en eux
de cette faculté, à la violence qu'il faut
le ir fiire , à Téternelle contrainte où il
les faut affujettir pour mettre en étalage
leur mémoire 5 & comparez Tutilité qu'ils
en retirent au mal qu'on leur fait fouffrir
pour cela. Quoi ! forcer un enfant d'é-
tudier des langues qu'il ne parlera ja-
mais, même avant qu'il ait bien appris la
fîenne; lui faire incéiïammxcnt répéter &
conftruire des vers qu'il n'entend point ,
te dont toute l'harmonie n'efî: pour lui
qu'au bout de fes doigts ; embrouiller fon
efprit de cercles & de fplières dont il n'a
pas la moindre idée ; l'accabler de m'île
noms de villes & de rivières qu'il con-
fond fans celle & qu'il rapprend tous les
jours^ ell-ce cultiver fa mémoire au profit
de fon jugement, &: tout ce frivole
acquis vaut-il une feule des larmes qu'il
lui coûte?
Si tout cela n'étoit qu'inutile , je m'en
plaindrois moins ; mais n'eft-ce rien que
d'inftruire un enfant à fe payer de mots ^
Sk à croire favoir ce qu'il ne peut com-
H É L o ï s E. A%n
prendre?Sepourroit-il qu un telamasne
nuisit point aux premières idées dont on
doit meubler une tête humaine , & ne
vaudroit-il pas mieux n'avoir point de
mémoire, que de la remplir de tout ce
fatras, au préjudice i^s connoiiTances né-
ceiTaires dont il tient la place ?
Non; fi la Nature, a donné au cerveau
des enfans cette foupleffe qui le rend
propre à recevoir toutes fortes d'im-
preflions,ce n'eftpaspour qu'on y grave
Aqs noms de Rois , à^s dates , Ôqs ter-
mes de blafon, de fphere , de géogra-
phie , & tous ces mots fans aucun fens
pour leur âge & fans aucune utilité pour
quelque âge que ce foit, dont on accable
leur trifte & fiériie enfance; mais c'eft
pour que toutes les idées relatives à l'état
de l'homme, toutes celles qui fe rappor- ^
tent à fon bonheur & l'cclairent fur ks
devoirs , s'y tracent de bonne-heure en
caractères inefîaçabks, t^ lui fervent à fe
conduire pendant fa vie d'une manière
convenable à fon être & à {qs facultés.
Sans étudier dans \q% livres , la mé-^
liioire a'un eniant ne relie pas poarceli
oifive : toute, ce qu il voit , tout ce qu'il
entend le frappe,. 5i il s'en fouvient ; il
tient reglftre en lui-même des adions,,
des difcours des hommes , &: tou^ ce qui
l'environne efl: le livredans lequel ,. fans y
fonger , il enrichit continuellement fa
mémoire , en attendant que fon jugement
puiiTe en profiter. Ceft dans le choix dé
ces objets; c'eftdansle foin de lui pré-
fenter fans celTe ceux qu'il doit connoî- "
tre, & de lui cacher ceux qu'il doit
ignorer , que confifte le véritable art
de cultiver- la première de fes facultés, &
c'efl: par-là qu'il faut tâcher de lui for-
mer un magafin de connoiffances qui
ferve à fon éducation durantla jeuneffe ^,
&: à fa conduite dans tous les terns» Cette
méthode , il eft vrai ,. ne forme point de
petits prodiges , &.ne fait pas-briller les
gouvernantes & les précepteurs; mais
elle forme des. hommes judicieux , ro-
buftes^fainsde corps &: d'entendement-,
qui , fans s'être fait admirer , étant jeunes^
fe font honorer 3 étant grands».
H Ê L O ï s E, ^^l
Ne penfez pas , pourtant , continua
Julie 5 qu on néglige ici tout-à-faît ces-
foins dont vous faites un fi grand cas.
Une mère un peu vigilante tient dans fes
mains les paffions de fes enfans. Il y a des
moyens pour exciter & nourrir en eux le
defir d'apprendre ou de faire telle ou
telle chofe ; & , autant que ces moyens
peuvent fe concilier avec la plus entière
liberté de Tenfant , &: n^engendrent en
lui nulle femence-de vice , je les emploie
affez volontiers, fans m'opiniâtrer, quand
le fuccès n'y répond pas ; car il aura tou-
jours le tems d'apprendre , mais il n'y a
pas un moment à perdre pour lui former
un bon naturel ; & M. de Wolmar a une
telle idée du premier développement de
la raifon , qu'il foutient que, quand fon
fils ne fauroit rien à douze ans, il n'en
feroit pas moins inftruit à quinze; fans
compter que rien n'eft moins néceffaire
que d'être favant ^ & rien plus que d'ê-
tre fage & bon.
Vous favez que notre aîné lit déjà
pafTablement. Voici comment lui eii
J92 La Nouvelle
venu le goût d'apprendre à lire. J'avais
dellein de lui dire de tems en tems
quelque fable de L Fontaine pour Tamu-
fer 5 & j'avois déjà commencé , quand ii
me demanda fi les corbeaux parloient?
A l'inflant je vis la difficulté de lui faire
fentir bien nettement la différence de
Tapologue au menfonge , je me tirai
d'affaire comme je pus , & convaincue
que les fables font faites pour les hom-
mes , mais qu'il faut toujours dire la
vérité nue aux enfans , je fupprimai la
Fontaine. Je lui fubftituai un recueil de
petites hiftoires intéreflantes & inflruc-
tives 3 la plupart tirées de la bible ; puis,
voyant que l'enfant prenoit goût à mes
contes , j'imaginai de les lui rendre en-
core plus utiles , en efTayant d'en com-
pofer moi-même d'auffi amufans qu'il
me fut poffible , ôc les appropriant tou-
jours au befoin du moment. Je les écri-
vois à mefure dans un beau livre orné
d'images , que je tenois bien enfermé ,
& dont je lui lifois , de tems en tems ,
que^ues contes , rarement, peu long-
H É L O ï s E. ^,p3
tems , & répétant fouvent \qs mêmes ,
avec àQs commentaires , avant de paifer
à de nouveaux. Un enfant oifif eft fu jet
à Tennui , les petits contes fervoient de
refrources;maisquandjelevoyoisîep!us
avidementattentif, je me fou venois quel-
quefois d un ordre à donner , & je le quit-
tois à rendroit le plus intérefTant , en
laiffant négligemment le livre. AuiTi-tôt
il alloit prier fa bonne , ou Fanchon, ou
quelqu^un d'achever la ledure : mais
comme il n'a rien à commander à per-
sonne , & qu'on étoit prévenu ^l'on n o-
béiffoit pas toujours. L'un reflifoit , l'au-
tre avoit affaire , l'autre balbutioit lente-
ment & mal, l'autre laiffoit, à mon exem-
ple, un conte à moitié. Quand on le vit
bien ennuyé de tant de dépendance, quel-
qu'un lui fuggéra fecrettement d'appren-
dre à lire , pour s'en délivrer & feuilleter
le livre à fon aife. Il goûta ce projet. Il
fallut trouver des gens affez complaifans
pour vouloir lui donner leçon ; nouvelle
difficulté qu'on n'a pouffée qu'auffi loin
gu il falloit. Malgré toutes ces précau-
;^p^ La NouvELLisr
tions 5 ii s'efl: \à.iïé trois ou quatre fois ^
on l'a laiffé faire. Seulement je me fuis
efforcée de rendre les contes encore plus
amufans 5-3c il eft revenu à la charge avec
tant d'ardeur que , quoiqu'il n'y ait pas fix
mois qu'il a tout de bon commencé d'ap-
prendre 5 il fera bientôt en état de lire
feul le recueil.
Cefl à- peu-près ainfi que je tâcherai;
d'exciter fon zèle & fa bonne volonté
pour acquérir les connoiffances qui de-
mandent de la fuite 6c de l'application ,
& qui peuvent convenir à fon âge ; mais
quoiqu'il apprenne à lire , ce n'eft point'
àt^ livres qu'il tirera ces connoiffances %
car elles ne s'y trouvent point , & la
leélure ne convient en aucune manière
aux enfans. Je veux auflî l'habituer de
bonne-heure à nourrir fa tête d'idées , &
non de mots ; c'eft pourquoi je ne lui
fais jamais rien apprendre p^r coeur,.
Jamais , interrompis-je ! c'eft beau--
coup dire ; car encore faut-il bien qu'il
fâche fon catéchifme & fes prières. C'eft
ce cpi vous trompe , reprit-elle. AFé^ard
II É L O i S E» ^^Ç
ce la pi kre , tous les matins &; tous les-
fclî^ je fais la mienne à haute voix dans
la chambre de mes enfans , &: c'efi: affez
pour qu ils rapprennent, fans qu on les y
oblige : quant au catéchifme , ils ne
favent ce que c'eft. Quoi , Julie ! vos;
enfans n'apprennent pas leur catéchifme?
Non , mon ami ; mes enfans rh appren-
nent pas leur catéchifme. Comment ! ai^-
fe dit tout étonné , une mère fi pieufe ! » . .
je ne vous comprends point. Et pourquoi
vos enfans n'apprennent-ils pas îeurcaté-
chifme? Afin quils le croyent un jour^
dit-elle ; j'en veux faire un jour des Chré-
tiens. Ah ! j'y fuis , m'écriai-je ; vous ne
voulez pas qiie leur foi ne foit qu'en pa-
roles 3.ni qu'ils, fâchent feulement leur
Religion ,mais qu'ils lacroyent ;&vous
penfez avec raifon qu'il eft impoifible
à l'homme de croire ce qu'il n'entend
point. Vous êtes bien difficile , me dit
en fouriant M. de Wolmar > feriez-vous-
Chrétien , par hazard ? Je m'efforce de
l'être; lui dis- je avec fermeté. Je crois de:
lii Religion tout ce que j'en puis com^-
>p,5 -^ ^ i\' o u r E L L r
prendre , & refpede le refte uns îe re-
jeter. Julie me fit un figne d'approba-
tion , & nous reprîn?.es le fujet de notre
entretien.'
Apres être entrée dans d'autres détails
qui m'ont fait concevoir combien le zèle
maternel eft adif , infatigable 3c pré-
voyant 5 elle a conclu , en obfervantque
fa méthode ferapportoit exadementaux
deux objets qu elle s'étoit propofés , fa-
voir de laiffer développer le naturel des
enfins , & de l'étudier. Les miens ne font
gênés en rien , dit-elle , & ne fauroient
abufer de leur liberté ; leur caradere ne
peut ni fe dépraver , ni fe contraindre ;
on laifTe en paix renforcer leur corps &
germer leur jugement; l'efclavage n'avi-
lit point leur ame ^ les regards d' autrui
fie font point fermenter leur amour-
propre 5 ils ne fe croient ni des hommes
puiffans , ni des animaux enchaînés , mais
des enfans heureux & libres. Pour les
garantir des vices qui ne font pas en
eux 5 ils ont , ce me femble , un préferva-
tif plus fort que des difcours qu'ils n'en-
s JS z o ï s E. ^p^
tendroîent point ^ ou dont ils feroient
bientôt ennuyés : c'eft l'exemple des
mœurs de tout ce qui les environne ; ce
f .^nt les entretiens qu'ils entendent , qui
font ici naturels à tout le monde , &
qu'on n'a pas befoin de compofer exprès
pour eux ; c'efl la paix & l'union dont
iis font témoins ; c'efl: Taccord qu'ils
voient régner fans ceffe , & dans la con-
duite refpedrive de tous , & dans la con-
duite & les difcours de chacun.
Nourris encore dans leur première
fimplicité 5 d'où leur vieadroicnt des
vices dont ils n'ont point vu d'exemple ,
des pallions qu'ils n'ont nulle occafion de
fentir , des préjugés que rien ne leur inf-
pire ? Vous voyez qu'aucune erreur ne
les gagne , qu'aucun mauvais penchant
ne fe montre en eux. Leur ignorance
n'eft 'point entêtée , leur defirs ne font
point obftinés , les inclinations au mal
font prévenues , la Nature efl: juilifiée ; ^
tout me prouve queles défauts dont nous
l'accufons ^ ne font point (on ouvrage ,
nuis le nôtre.
^p8 La Nouvelle
C'eft ainfi que, livrés au penchant de
leur coeur , fans que rien le déguife ou
Talteré , nos enfans ne reçoivent point
une ib: me extérieure Si artificielle , mats
confervent exaélement celle de leur ca-^
raflere originel : c*eft ainfi que ce ca-
raclere fe développe journeliementà nos
yeux fans réferve, & que nous pouvons
étudier les mouvemens de la Nature juf^
ques dans leurs principes les plus fecrets*
Sûrs de n*être jamais ni grondés , ni pu-
nis 5 ils ne favent ni mentir , ni fe ca-
cher 5 & dans tout ce qu'ils difent , foit
entre eux , foit à nous , ils laiffent voir ,
fans contrainte, tout ce qu'ils ont au fond
de rame. Libres de babiller entre eux
toute la journée,ils ne fongent pas même
à fe gcner un moment devant moi. Je
ne les reprends jamais , ni ne les fais
taire , ni ne feins de les écouter , & ils
diroient les chofes du monde les plus
blâmables, que je neferois pas femblant
d'en rien favoir ; mais en effet , je les
écoute avec h plus grande attention/ans
qu'ils s'en doutent j je tiens un regifVe
îî É L O ï S E. 4P^
exaâ: de ce qu'ils font & de ce qu'ils
diient yce font les produdions naturelles
du fonds qu'il faut cultiver. Un propos
vicieux dans kur bouche , eft une herbe
étrangère dont le vent apporta la graine :
fi je la coupe par une réprimande , bien-
tôt elle repouflera ; au lieu de cela ^ j'en
cherche en fecret la racine , &: j'ai foin
de l'arracher. Je ne fuis ^ m'a-t-elle dit
en riant y que la fervante du Jardinier ;
je farcie le jardin , j'en ôte la mauvaife
herbe ; c'eft à lui de cultiver la bonne.
Convenons auiïïqu'avec toute la peine
que j'aurois pu prendre ^ il falloit être
aulli bien fecondée.pour efpérer de réuf •
fir, 6^ quelefuccès de mes foins dépen-
doit d'un concours de circonftances qui
ne sQ'ii peut-être jamais trouvé qu'ici.
Il falloit les lumières d'un père éclairé ,
pour démêler, à travers les préjugés éta-
blis 5 le véritable art de gouverner les en
[ans dès leur naifTance ; il falloit toute fa
patience pour fe prêter à l'exécution ^
fans jamais démentir fes leçons par fa
conduite \ il falloit dç$ enfans bien n^
vqo i-4 Nouvelle
en qui la Nature eût afTez fait pour qu'on
pût aimer (on feuî ouvrage ; il falloit
n'avoir autour de foi que des domefti- j
ques intelligens & bien intentionnés ,
qui ne fe lafTafTent point d'entrer dans
les vues des maîtres ; un feul valet brutal
ou flatteur eût fuffi pour tout gâter. En
vérité 5 quand on fonge combien de cau-
fes étrangères peuvent nuire aux meil-
leurs defleins , & renverfcr les projets les i
mieux concertés , on doit remercier la l
fortune de tout ce qu'on fait de bien -|
dans la vie , & dire que la fagefTe dé-
pend beaucoup du bonheur.
Dites , me fuis-je écrié , que le bon-
heur dépend encore plus de la fagefTe.
Ne voyez-vous pas que ce concours dont
vous vous félicitez , eil: votre ouvrage, &
que tout ce qui vous approche , eft con-
traint de vous reiTembler ? Mères de fa-
mille ! quand vous vous plaignez de
n'être pas fécondées , que vous connoi' -
fc2 mal votre pouvoir ! Soyez tout ce
que vous devez être , vous furmonterez
tous les obu-icles ; vous forcerez chacun
H É L O ï s E. ^Ot
dg remplir fes devoirs, fi vous remplilTez
bien tous les vôtres. Vos droits ne font-
ils pas ceux de la Nature ? Malgré les
maximes du vice , ils feront toujours
chers au cœur humain. Ah ! veuillez
être femmes & mères ; & le plus doux
empire qui foit fur la terre , fera auiïi le
plus refpedé.
En achevant cette converfation , Julie
a remarqué que tout prenoit une nouvel*
le facilité depuis l'arrivée d'Henriette,
Il eft certain , dit- elle , que j'aurois be^
foin de beaucoup moins de foins & d'à-
drefle , fi je voulois introduire l'émula-
tion entre les deux frères ; mais ce moyen
me paroît trop dangereux ; j'aime mieux
avoir plus de peine , & ne rien rifquer.
Henriette fupplée à cela; com^me elle eft
d'un autre fexe , leur aînée , qu'ils l'ai-
ment tous deux à la folie , & qu elle a
du fens au-deffus de fon âge , j'en fais
en quelque forte leur première gouver-
nante5& avec d'autant plus de fuccès^que
fes leçons leur font moins fufpeéles.
Quant à elle , fon éducation me re-
garde ; mais les principes en font C dif-^
5*02 i^ NouVELLEy&C.
férens^ qu'ils méritent un entretien à part.
Aumoins,puIs-je bien dire d'avance, qu'il
fera difficile d'ajouter en elle aux dons
de la Nature , & qu elle vaudra fa mère
elle-même , fi quelqu'un au monde la
peut valoir^
Mylord 5 on vous attend de jour cr
pur 5 & ce devroit être ici ma dernière
lettre. Mais je comprends ce qui prolonge
votre féjour à l'armée 5.& j'en fiémis. Julie
n'en eft pas moins inquiette i elle vous
prie de nous donner plus fouvent de vos
nouvelles, & vous conjure de fonger, en
^xpofant votre perfonne , combien vous
prodiguez le repos de vos amis. Pour moi,
je n'ai rien à vous dire. Faites votre der
voir; un confeil timide ne peut non plus
fortir de mon cœur5qu' approcher du vô-
tre. CherBomfton !jç le fais trop; la feule
mort digne de ta vie, feroit de verfer ton
fang pour la gloire de ton pays ; mais ne
fiois-tu nul compte de tes jours i celui
qui n'a conferyé les fiens que pour toi ?
Fin du traljiéme Tome*
TABLE
DÈS LETTRES ET MATIERES
Contenues en ce Volume.
X^ETTRl PREMIERE 5 de 1* Amant de Julie à Milori
Edouard.
ennuyé de la vîe , i7 cherche ijuflifier le fuïcîde. page r
lET. Il; Réponfe.
Mylori Edouard réjute avec force les raîfons alléguées par
l'Amant de Julie pour autorijer lefuïcide, a +
Let. III ; de Mylord Edouard à l'Amant de Julie.
Il propofedjon ami de chercher le repos del'dme dans
l'agitation d'une vie a6live, 49
Let. IV ; Réponfe.
^éjîgnatîon de l'Amant de Julie aux vdontés de Mylord
Edouard* 4j
Lit, V ; de Mylord Edouard à l'Amant de Julie.
lia tout dijpofé pour rembarquement de Jon ami,en qualité
d'Ingénieur fur un vaijfe au d'une Efcadre Angloife, 44
Let. VI ; de l'Amant de Julie à Madame d'Orbe.
Tendres adieux à Mde d'Orbe b'd Mde de Wolmar, ^6
Let. VII ; de Mde <Je Wolmar à Mde d'Orbe.
Elle preffe le retour de fa Confine. 45
I et. VIII ; Reponfe de Mde d'Orbe à Mde de Wolmarw
frojet de Mde d'Orbe , devenue veuve , d'unir un jour fa
fille au fils aîné de Mde de Wolmar, 6 «S
Lst. IX; de l'Amant de Julie à Mde d'Orbe.
II lui annonce fon retour, 2j>
Lkt. X j de M. de Wolmar à l'Amant de Julie
Il lui apprend que fa femme vient de lui ouvrir fon cceur
fur f es égaremens pajfés , 6* il lui ojjre fa maifon, 9i
X,ET. XI ; de Mde d'Orbe à l'Amant de Julie.
Dans cette Lettre étoitinclufe la précédenie,
Mde d'Orhe joint fon invitation d celle de M. (?• de Mip-
de Wolmar. ^4
Ï.ET. Xil ', de Saint-Preux à Mylord Edouard.
Rçception que M, 6* Mde de Wolmar font à St-Preux, s S
Let. Xlli ; de Mde de Wolmar à Mde d'Orbe.
Bile l'injlruît de l'état de fon eœur , de la conduite de Saint'
Freux, de la bonne opinion de Af- de Wolmar pour fon
nouvel hôte, (j de fafécuri:éfur la vertu de fi femme, 1 17,
504 TABLE.
lET. XIV; Réponfe deMde d'Orhe à Mde de^-^'olmari
Elle Imrcpréfente ledanger qu'il pour r oit y âvoir kpnn.lrt
fon mari pour conflient. ijo
Lf.t. XV j de Mde d'Orbe à Mde de Wolmar.
Elle lui revvoie Sr.-Preu.t , dont elle loue les foçons» i J 9
IeT. XVI ; de St.-preux à Mylord Edouard.
il lui déraille lafagc économie qui régne dans la maifon d
M. de Wolmar ^ 5 *
Let. XVII -: de St. -Preux à Mylord Edouard.
Ve/cription d'une cgréahle folitude. ^^^
LtT. XVIIl ; de Mde de Wohrar à Mde d'Orte.
Çaraâere de M. de îVoimar , injîruit même cvant f^n
mariage de tout ce qui s'eft pajfé entre fa femme 6= Sam:-
Preux' ^7l
lET. XIX ; Réponfe de Mde d'Orbe à Md* de WoHar.
EVe diffipe les aUarmes de fa Confine eu fujtt dt Sa-nt~
Preux. '91
Iet XX ; de M. de Wolraar à Mde d'Orbe,
Il lui annonce fon dtpart , 6' Vinflruiz du projet quil a de
confier V éducation de fes enfans à St.-Freux, jlf
Let. XXI 5 de Saine Preux à Mylord Edouard.
^fiiSîon de Mde de Wolmar. Secret fatal qu'elle révèU
d Sûint-Preux. izj
Let. XXII ; de Mie de Wolmar à fon mari.
Elle lui reproche de jouir durement de la vertu de f<i
femme, ai
lET. XXIII ; ce Saine-Preux à Milord Edouard,
Vànger que courent Mde de Wolmar (;;• S t. 'Preux fur le lac
de Genève» Ils parviennent à prendre terre. Ils fe rem-
harçutnt pour revenir à Clarens. Horrihle tentation de
Saint Preux. 3}2
Iet. XXIV ; de Mylord Edouard à Saint-Preux.
Conjeils 0* reprocehs. Eloge d'/lhauiit^ citoyen de Ge-
nève. Retour prochain de Mylerd Edouard. 351
Iet. XXV ; de Saint-Preux a Mylord b'douard.
Il clfâreàfon ami qu'il a recouvré la paix de l'âme; hî
fait un détail de la vie privée de M, 6* de Mie de WoU
mar. 3<îo
LsT.XXVI ; de Saint-Preux à Mylord Edouard.
Douceurs du recueillement dans une ajjemhlée d'amis* 43}
Fin de la Table du Tome III.