JEAN EPSTEIN
LA POÉSIE D'AU
JOURD'HUI UN
NOUVEL ÉTAT
D'INTELLIGENCE
Lettre de Biaise Cendrars
PQ
442
.E7
1921
PARIS EDI
RENE 7 RUE PASQUIER 1921
TROISIEME ÉDITION
Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/laposiedaujourOOepst
La Poésie d'aujourd'hui
Un nouvel état d'intelligence
ACHEVE D IMPRIMER SUR LES
PRESSES DE M. AUDIN ET CIE
POUR LES ÉDITIONS DE LA
SIRÈNE, LE 20 AVRIL I92I.
EN OUTRE, IL A ÉTÉ TIRÉ DE
CE LIVRE 5a EXEMPLAIRES SUR
KRAFT ROUX, ORNÉS
ET NUMÉROTÉS
DE I A 50.
N°
tï>
JEAN EPSTEIN LA
POÉSIE D'AUJOURD'HUI UN
NOUVEL ÉTAT DINTELLI
GENCE LETTRE DE BLAISE
CENDRARS.
PARIS ÉDITIONS DE LA SI
RENE 7 RUE PASQUIER 1921
jnWersftg»
DRU IOTMECA
y
Copyright by Editions de la Sirène, Paris April 1921.
A Blaise CENDRARS
Juillet rç>2o.
On voudra bien m'excuser d'employer les
mots :
subconscient,
esthétique,
intellectualiste,
autopsychologie, etc., etc.,
qui sont « pompier ». Mais il faut tout de même
essayer de nous entendre.
TABLE
Pages
1 Introduction. i
PREMIÈRE PARTIE
LES LITTÉRATURES
2 La Sous-littérature 5
3 La Littérature et le beau 25
DEUXIÈME PARTIE
LA LITTÉRATURE MODERNE
4 L'a peu près 47
5 Pas de simplicité 57
6 Spontanéité 67
7 Les descriptions précises, brèves 73
8 La religion de la science 81
9 Ni logique, ni grammaire 95
10 L'impression de rêve 107
11 Sentir avant de comprendre » ni
12 Médullaires 119
13 La répétition obsessive 127
14 L'invention et la métaphore 131
15 Le plan intellectuel unique 141
16 La vie végétative 153
17 La littérature des aliénés 159
18 Le cinéma . . 169
TROISIÈME PARTIE
UNE SANTÉ : LA FATIGUE
19 La fatigue et la civilisation 181
20 La fatigue intellectuelle 191
21 L'émotivité moderne 201
Lettre de Biaise Cendrars 213
INTRODUCTION
1LA Littérature a pour effet
de satisfaire, d'occuper des
valences affectives, des dispo-
nibilités sentimentales que la
réalite laisse temporairement
libres.
Les sentiments d'un individu ne dépendent
guère des événements qu'il traverse. Les circons-
tances matérielles d'une vie importent peu à sa
couleur sentimentale. Un même fait suffira à nourrir
l'hypocrisie, la satisfaction prétentieuse, la pudeur
Poésie i
2 —
qui s'indigne, la salacité, l'élégance ou la charité
selon qu'on est Tartuffe, Monsieur Jourdain, le
sénateur Béranger, Don Juan, Alcibiade ou saint
Vincent de Paul. Chaque organisme porte en lui
ses joies et ses découragementSj qu'il produit comme
sa parotide produit de la salive de mastication, et
dont il habille ensuite la vie, laquelle est par elle-
même indifférente et nue. A supposer donc que la
vie, considérée en elle-même, changeât soudain sa
qualité du tout au tout, et devint, par exemple,
exclusivement risible pour tout esprit d'une impar-
tialité photographique, si un changement corres-
pondant n'a pas eu lieu dans nos organismes, per-
sonne ne s'apercevrait de la modification de l'exis-
tence, et on continuerait à trouver des gens rai-
sonnables qui la verraient triste. Et si, au 31 décem-
bre prochain, les théologies déposaient brusque-
ment leur bilan par une faillite, un si petit accident
métaphysique ne changerait rien aux prières de
sainte Thérèse.
A l'ordinaire la vie revêt avec docilité les robes
glorieuses ou mornes que notre physiologie instable
lui impose. Il y a toutefois des heures où ce manne-
quin manque tellement de solidité qu'il lui faut
un remplaçant ou tout au moins un tuteur. C'est
la lecture. Car, si les faits saillants à quoi on peut
accrocher ses sentiments manquent parfois longue-
ment dans la vie d'un homme, cela n'empêche pas
les sentiments de se former chez cet homme au
fur et dans la mesure même qu'il vit, qu'il respire,
qu'il mange. Continuant à absorber de l'oxygène,
il faudra qu'il continue à dégager des sentiments,
aussi nécessairement que de l'anhydride carbonique.
Puisqu'il se sentira rempli d'amour ou de haine,
selon sa constitution particulière, et faute de savoir
qui aimer ou haïr, cet homme aimera en effigie,
comme les enfants embrassent ces ours en peluche
qui vivent davantage qu'on ne croit en parasites
sur l'amour filial et fraternel. Spinoza disait de
l'amour : « Titillatio quaedam, concomitante causa
externa » et M. Marcel Proust : « ...notre nature
qui crée elle-même nos amours et presque les
femmes que nous aimons et jusqu'à leurs fautes ».
On reporte sur des marionnettes des sentiments
qui ne savaient à quoi s'employer dans ces moments
de vie nue et insipide qu'on appelle ennui. Si
étrange que cela puisse paraître, il n'y a entre la
naissance et la mort ni assez de tristesse, ni assez
de joie. Nous en pouvons projeter davantage encore
autour de nous, mais c'est l'écran qui parfois
vacille et se détend. L'émotion dont nous serons
capables, nous encombre d'être inoccupée: il faut
éliminer ce surcroît. Ce roman de trois cents pages
— 4 —
et de beaucoup d'aventures sera l'air de flûte qui
attire le serpent. Bientôt, ayant assez haï le traître
et aimé le héros, les sentiments harassés dormiront
sur la paille du chenil, et nous pourrons goûter
le repos de leur délicieuse lassitude.
PREMIÈRE PARTIE
LES LITTERATURES
2 LA Sous -Littérature peut
être caractérisée d'un mot :
elle est sentimentale. Son ex-
pansion est de date récente.
Ses principaux caractères sont
d'être : i° logique ; 2° triste
comme toute littérature d'orga-
nismes vigoureux ; 3° exigeant
des caractères nettement tran-
— 6 —
chés correspondant aux dispo-
nibilités sentimentales tout aussi
rudimentairement tranchées ;
4° tenant compte des valeurs
morales ; 5° soucieuse d un dé-
nouement juste et hygiénique.
Il y a deux classes de gens : ceux qui compren-
nent et les autres. Il y a aussi deux littératures.
Aucune république n'y fera rien. La physiologie
crée une minorité de sensibilités aristocratiques et
tout un peuple d'organismes vulgaires. Les orages
qui ont soigneusement décoiffé le vicomte de
Chateaubriand, n'auraient guère éventé les rudi-
ments émotifs d'une chambrière. Celle-ci préfère
le mélodrame dont on peut dire qu'il est surtout
sentimental. Certes la sentimentalité au sens éty-
mologique se trouve aussi bien dans l'œuvre de
Stendhal que dans celle d'Henry Bordeaux. La dif-
férence est que le premier écrivit des livres et le
second quelques feuilletons. C'est à ce rez-de-
chaussée littéraire pour midinettes en mal d'émo-
— 7 —
tions distinguées que j'appliquerai l'épithète « sen-
timentale », au risque d'un malentendu qu'on voudra
bien éviter durant les quelques lignes qui en
parleront.
L'instruction obligatoire a créé cette sous-litté-
rature ; des gens fort capables d'exécuter des travaux
difficiles comme de balayer un escalier chaque
samedi, se sont mis à lire sans prendre garde qu'ils
le faisaient en amateurs, c'est-à-dire en n'y enten-
dant pas grand'chose. Il n'y a pas à s'en plaindre,
mais à le constater. Ces gens-là sont le nombre,
c'est-à-dire la force. Leurs auteurs préférés tirent
à cent mille ; ce sont des commerçants et non des
écrivains ; on l'a beaucoup dit, il faut encore le
répéter. La plupart d'entre eux sont, avec facilité,
moins bêtes que ces romans où ils font effort parfois
pour être niais au goût de leur public. Aussi leur
doit-on faire cette charité de ne les pas juger avec
leurs lecteurs sur les pauvretés qu'ils imaginent.
Les lettres a l'amazone nous renseignent sur
Remy de Gourmont, mais les mystères de paris
ne nous disent rien d'Eugène Sue. C'est toute la
différence.
On voit quatre fois par jour, dans les tramways,
les dactylographes mener paître leurs émotions
élémentaires sur les pages en déroute d'un livre
sale et précieusement couvert de papier gris qu'elles
se repassent aimablement. Elle est drôle leur seconde
d'égarement, quand le receveur interrompt l'adul-
tère en cours pour leur réclamer les six sous de
leur place. C'est où mène la civilisation. De ne
pouvoir librement lier leurs jambes nues à celles
d'un greluchon, la fièvre des sentiments inemployés,
produits inévitables d'un organisme sain, tour-
mente leurs loisirs. Il faut accrocher à quelque
simulacre ces désirs de haine et d'amour, puisque
les réalités manquent. La rumeur d'une vie deman-
de des réponses vivantes et même brutales d'une
autre vie. La société oppose le silence et la con-
trainte à ces demandes pourtant violentes. Il faut
tout de même s'émouvoir pour se prouver qu'on
n'est pas mort. Les mentalités se désemparent déli-
catement. Le mélodrame règne.
ILe feuilleton est pourri de logique et ses aven-
tures, pour stupides qu'elles paraissent, s'éta-
blissent comme autant de syllogismes. Il est rare
qu'un héros de mélodrame éternue sans que cet
éternuement soit la conséquence ou les prémisses
de quelque événement important. La littérature
populaire est plus finaliste que la religion. La con-
— 9 —
clusion d'un roman de Mme Chantepleure s'établit
avec autant de certitude que la durée d'une éclipse,
et toute cette logique n'empêche pas l'absurdité,
bien mieux, elle la cause.
N'est-ce pas M. Léon Daudet qui, à propos
de Remy de Gourmont, employa cette expression
« logicien absurde ». N'en déplaise à l'auteur c'est
un pléonasme au même titre que « prévoir d'avance »
et « ainsi donc ». Un logicien qui ne serait pas absur-
de ne serait plus un logicien, mais un sentimental.
La seule logique qui puisse être humainement
vraie est la logique de sentiment, qui n'est plus
une logique. Le raisonnement pur est toujours
absurde ; c'est sa grande qualité. Il est inapplicable
à la vie, sauf en celles de ses conséquences qui sont
des compromissions, c'est-à-dire qui ont perdu
cette pureté première. Le promeneur qui dirigerait
ses pas suivant des principes mûrement pesés de
la géométrie euclidienne, irait certes moins sûre-
ment que tel autre qui s'abandonne à ses réflexes
et à sa distraction. C'est aussi ce qui arrive pour
ces feuilletons dont on pourrait faire le résumé en
quelques syllogismes. Tant de logique, de logique
pure s'entend, aboutit à la niaiserie, parce que la
logique pure n'a rien à voir avec la vie et que tout
de même le but de toute littérature est de repro-
IO
duire cette vie qu'elle doit par moments remplacer.
La logique pure est un produit de laboratoire. On
ne la retrouve pas dans la nature, où les deux modes
d'enchaînement de faits sont la logique de senti-
ment et la logique biologique. Mais si on les appelle
logiques, c'est un peu par plaisanterie et pour se
donner l'illusion de les avoir compris. La physio-
logie ne se soucie pas de logique pure ; c'est nous
qui l'affublons de ce costume. Parfois l'étoffe, mal
ajustée, rompt, et nous rapiéçons péniblement la
trame des hypothèses.
Le feuilleton reste dupe des illusions. Les élé-
mentaires croient tout comprendre. Il n'y a pas
longtemps qu'ils se savent pourvus de cerveau, et
comme le bambin qui étrenne un joujou mécanique,
ils ne peuvent s'empêcher d'en agiter les rouages.
On leur a reproché de ne point réfléchir ; ce serait
demi-mal. La vérité est qu'ils pensent trop et de
travers. Ils ont bien un cerveau, mais de camelote,
article de bazar dont même ils ignorent le manie-
ment. Et assurément on ne peut exiger d'un réveille-
matin acheté trois francs chez le revendeur du
coin, quand par dessus le marché on le remonte
à contre-sens, qu'il indique l'heure juste. Mais au
moins les aiguilles tournent et la sonnerie tinte
devant l'Esquimau ébahi.
II —
2 S 'il y a des mélodrames qui ne sont pas exclu-
sivement tristes, au moins on y souffre de
bien pénibles tribulations. C'est la vallée des larmes
avec « le paradis à la fin de nos jours » (i). On peut
parmi cette sous-littérature distinguer celle qui est
tout à fait primitive et tout à fait sinistre, et une
autre, plus civilisée, où l'idée d'un bonheur final
commence à tourmenter les esprits.
La première, qui se rapproche par sa mentalité
de certaines vieilles chansons et légendes popu-
laires, est d'un pessimisme très honorable. Les
gens qui trouvaient du plaisir à supporter outre la
vie, encore une si sombre représentation de cette
vie, faisaient preuve d'une vigueur psychique, et
par conséquent physique, qu'il faut admirer. La
fatigue de vivre réellement ne suffisait pas à saturer
leur besoin d'émotions, ni à faire équilibre à leur
appétit d'agitation jusqu'à cette fatigue après quoi
le repos est agréable.
Aujourd'hui les romans sinistres deviennent
assez rares. La civilisation, comme on aura l'occa-
sion de le répéter, après avoir diminué les énergies
de son aristocratie, finit par atteindre aussi celles
(i) Remy de Gourmont.
12
de la masse. Le peuple se détourne du miroir
plus sincère mais plus mélancolique. La force lui
manque pour, à la fois, et vivre ses déconvenues
et les considérer, c'est-à-dire les revivre, sans com-
pensation. Il prend plaisir et cherche des encoura-
gements dans l'idée d'un bonheur à venir, terme
de toutes ses déceptions. Le dénouement heureux
envahit sa littérature et rend banales des tragédies
dont le tragique absolu faisait toute la valeur.
Premier symptôme d'un épuisement physiologique
comme en connurent sans doute toutes les espèces,
et qui est si général qu'il n'y a pas à le tenir pour
pathologique. Le caractère pathologique ne se
distingue du caractère normal que par ce qu'il est
exceptionnel. Le désir de bonheur n'est plus une
exception. C'est pourquoi il est vain de le combat-
tre ; on ne remonte pas la généalogie d'une espèce ;
rien n'aurait pu rendre aux dernières ammonites
la simplicité première de leurs sutures. Il reste que
l'idée d'un phalanstère est essentiellement une
idée de neurasthénique. Le bonheur final peut à
la rigueur exister ; j'étudie sa compréhension, fait
ou mythe. Somme toute, il valait mieux avoir l'Eden
en poupe qu'en proue. A contempler ce mirage, les
matelots ne voient plus les récifs où ils couleront.
On pourrait croire que si la masse donne sa
— 13 —
préférence à une littérature où la représentation
de sa tristesse cède par moment la place à l'espoir
d'un bonheur, c'est parce qu'enfin elle se sent
moins malheureuse et entrevoit l'époque où tout
à fait elle cessera de l'être. C'est le contraire qui
a lieu. La littérature populaire cherche à se distraire
d'un malaise qui est ressenti de plus en plus vive-
ment. Le récit d'une mort peut être agréable à un
homme sain, mais non à un malade. Le récit d'un
malheur sera supporté par un homme heureux
mieux que par un malheureux.
Pareillement l'homme vraiment ému ne cherche
pas dans un livre une émotion supplémentaire ;
il lui faut toutes ses forces pour porter celle qu'il
ressent déjà. Tant que la passion de vivre paraissait
médiocre, elle se laissait « gouster et digérer » en
lecture. Mais on l'éprouve aujourd'hui si vivement
qu'on n'en supporte plus l'image trop fidèle. La
littérature populaire cesse de reproduire exactement
la tristesse de vivre parce que cette tristesse pèse
déjà dans la réalité trop lourdement à bien des
épaules. La littérature, même populaire, commence
à user d'artifices, à s'écarter de la réalité. Dès
maintenant je peux faire remarquer que l'arti-
fice est toujours le remède porté à une
fatigue .
— 14 —
Mais il ne faudrait pas croire, comme certaines
tournures grammaticales trop animistes paraissent
le vouloir dire, que les faits matériels de la vie
ont changé au point de rendre les passions, elles-
mêmes et elles seules, plus intenses. Les circons-
tances de la vie ont peut-être changé mais nous n'en
savons rien. C'est nous qui avons changé, qui nous
sommes affaiblis, qui nous sommes énervés. L'hom-
me passionné, c'est-à-dire qui idéalise ses désirs,
est un homme fatigué qui ne maîtrise plus ses
sentiments. L'amour qui est un phénomène idéa-
liste et un phénomène de civilisation, comme l'a
dit Remy de Gourmont, est avant tout un phénomè-
ne de fatigue. L'homme robuste ne ressent que le
désir, c'est-à-dire une passion physique et éphé-
mère. Les masses populaires s'affinent aussi ; par
conséquent elles s'affaiblissent. La vie qui leur
semblait supportable autrefois au point qu'elles
la considéraient volontiers nue et sans artifice, leur
paraît aujourd'hui un fardeau formidable. Aussi
quand on leur a dit : « Vous ne la porterez que
jusqu'à cette borne appelée bonheur », elles ont
cru et elles comptent les kilomètres. Il y a peu
de gens qui supportent l'autre idée, que la route
où ils cheminent est partie de rien et ne va
nulle part.
— 15 —
3 Le feuilleton présente des caractères d'une
extrême simplicité ; l'avare y est avaricieux
et point autre chose. Mais, surtout, les personnages
se divisent en deux catégories entre lesquelles il
n'y a point d'intermédiaires : ceux qui inspirent
de la sympathie et ceux qui inspirent de la répul-
sion. Cette balançoire de tropismes élémentaires
suffit pleinement au lecteur pour la gymnastique
de ses sentiments. Les péchés capitaux et les vertus
théologales sont l'extrême limite des subtilités qui
ne lui échappent pas encore. Le personnage qui
s'aviserait de réunir quelques défauts et quelques
qualités, ne saurait intéresser. Les valences rudi-
mentaires dont dispose le lecteur ne peuvent fixer
de façon stable un composé si déroutant. Comme
une langue qui posséderait les mots : jaune et rouge,
mais n'aurait rien pour désigner les teintes inter-
médiaires d'orangé qu'il faudrait ramener grossière-
ment aux deux couleurs plus simples. Le mauvais
mélodrame cinématographique est tout particu-
lièrement instructif à cet égard.
Puisque cette simplicité psychologique suffit au
lecteur pour la pleine manifestation de sa person-
nalité, il est naturel que, dans la réalité même, il
ne cherche pas non plus davantage de finesse.
Cette attitude simple présente des avantages. Evi-
— i6 —
tant d'abord l'indécision, elle est favorable à une
vie agissante. Les héros de feuilleton qui sont de
cette même famille, accumulent des actions innom-
brables au cours de leur brève vie. Ensuite, l'appa-
reil sentimental si simple de ces organismes est, à
cause de sa simplicité même, fort robuste. L'hési-
tation comme le scrupule sont l'apanage d'une
vigueur diminuée. Le père de Sarrasa l'avait vu
aussi clairement en 1664 qu'on le peut voir au-
jourd'hui :
« Si la mauvaise constitution du sang cause
des scrupules, il faut la rendre plus fluide. C'est
par là qu'on ôte la nourriture aux scrupules. Nous
n'avons pas à donner ici les remèdes qui sont bons
à cela. Ce serait empiéter sur les droits de Mes-
sieurs les Médecins » fi).
Mais peut-être ne faut-il pas prononcer le mot
de maladie ni de médecins. Le scrupule, l'hésita-
tion, la pensée envahissent le monde. Le pis est
qu'il importe peu qu'ils soient vrais ou faux.
Niaise ou intelligente, la réflexion est également
signe d'une vigueur physique diminuée. Il est
(1) Cité par Remy de Gourmont dans le Chemin de
velours.
— 17 —
vain d'accrocher aux symptômes des pancartes
morales. Mais ici le signe devient si général parmi
l'humanité civilisée qu'il serait faux d'en dire qu'il
est morbide. Je l'ai déjà dit, on me permettra de
le répéter pour combattre une tendance trop répan-
due. On parle beaucoup de décadence ; Péladan
a même écrit « Finis Latinorum ». Il n'y a pas
de décadence, ni d'ailleurs de progrès; ce sont des
façons arbitraires d'apprécier moralement un chan-
gement, une modification. Un changement a certes
eu lieu. Mais pour juger le sens de ce mouvement,
comme on le fait en l'estimant décadence ou pro-
grès, il faudrait des points de repère qui, justement,
manquent. Dès qu'une route n'est point tout à
fait horizontale, on l'appelle montée ou descente ;
elle est l'un et l'autre relativement, et ni l'un ni
l'autre absolument. De même cette décadence ou
ce progrès où nous vivons. « Finis Latinorum »,
il est encore trop tôt pour en parler, mais il peut
paraître indifférent à qui n'a pas de préjugés, de
mourir de rétention intellectuelle ou de rétention
uréïque.
Le seul fait certain est qu'un changement a
eu lieu et se poursuit et se poursuivra. L'extension
de la réflexion, du scrupule, à quoi la sous-littérature
résiste seule encore parfois vigoureusement grâce
Poésie 3
à la force physique qu'elle représente, et qui est à
la fois sa tare et sa qualité, me paraît être signe
d'usure, mais non signe de maladie. La santé inté-
grale n'est qu'une imagination, comme l'idée de
bonheur parfait. La santé approximative,
mais normale, d'un adulte diffère de celle d'un en-
fant et de celle d'un vieillard. L'adulte n'est pas
dit malade parce qu'il n'a plus son thymus de
nouveau-né ; au contraire il le serait, et dangereu-
sement, s'il l'avait conservé. Pareillement il ne faut
point déclarer l'humanité en décadence ou malade
ou en progrès parce qu'elle n'est point tout à fait
aujourd'hui ce qu'elle a pu être il y a vingt mille ans.
4 Le feuilleton considère rarement un fait en
lui-même, dans sa stricte réalité. Il y ajoute
presque nécessairement une couleur morale. On
devait s'y attendre; d'abord parce qu'il est extrê-
mement difficile de débarrasser un langage de
toute trace de la comptabilité du mérite et de l'obli-
gation, et ensuite parce qu'il est naturel de trouver
chez les gens peu cultivés, profondément enracinée,
cette morale qui, avant les sciences, a voulu être
le résumé de toutes les sciences et qui est ce par
quoi l'homme a pour la première fois manifesté
cerveau. La morale est la plus ancienne tenta-
— 19 —
tive humaine qui ait été faite pour plier les faits
au schéma d'une abstraction. Depuis lors les scien-
ces exactes ont beaucoup amélioré le procédé, et
si elles prévoient pour pourvoir c'est avec la dis-
crétion de vieilles personnes qui se sont déjà beau-
coup trompées. La morale agit autrement, elle est
juvénile et naïve. Une coïncidence, un moment de
crainte, le plaisir d'une journée claire ou des élé-
ments plus graves comme une vieille habitude ou
une nécessité physique lui suffisent pour prononcer
avec assurance des conclusions qu'elle croit immua-
bles. Ces erreurs se sont produites quand l'homme
qui fait partie de la nature, a voulu se considérer
hors d'elle ; devenu à la fois sujet et objet, il a été le
jouet de toutes les illusions de cette optique nou-
velle pour lui. Au moins il a eu soin d'en faire le
catalogue dont nous trouvons presque tous les
numéros successifs dans les feuilletons, tellement
la loi philogénique de Serres
paraît s'appliquer aussi au dé-
veloppement intellectuel des
individus.
La sous-littérature ne servirait-elle qu'à vérifier
cette dernière proposition, on pourrait déjà la
tenir pour utile. En effet, puisque l'embryogénie
d'un animal paraît reproduire dans une certaine
— 20
mesure la philogénie de son espèce, on imagine
facilement que le développement intellectuel d'un
individu présente les stades successifs qui ont
caractérisé le développement intellectuel de sa race.
Mais le degré d'évolution intellectuelle auquel
aboutissent les individus, sans pouvoir le dépasser,
est extrêmement variable ; il est, de plus, indépen-
dant de ce qu'on nomme intelligence et qui est
la faculté d'associer rapidement des faits ou des
idées paraissant, au premier abord, sans rapports
communs possibles. Ainsi Léon Bloy, bien qu'il
fût un contemporain intelligent, avait une mentalité,
qui était, au plus, celle du XVe siècle. Ces intelli-
gences anachroniques sont plus nombreuses qu'on
ne croit. D'autres, après être arrivées normalement
aux modes de compréhension les plus modernes,
subissent, à la suite d'un accident sentimental ou
plus purement physique, comme une maladie qui
diminue la vigueur de leur organisme, une régres-
sion brusque qui étonne leur entourage. Plus géné-
ralement toute une partie, pour ne pas dire majorité,
de la société, celle justement qui trouve son plaisir
et son miroir dans les feuilletons, n'a pas su encore
dépasser une attitude qui était un maximum il y
a plusieurs milliers d'années, mais qui, aujourd'hui,
n'est plus qu'un minimum de retardataire.
21
5 Enfin cette sous-littérature se complait aux
dénouements justes. Cette justice qui, d'ail-
leurs, répond à l'idée qu'on s'en fait d'ordinaire,
n'est pas la justice naturelle, mais au contraire une
justice très artificielle. A ce titre il fau-
drait l'étudier comme un phé-
nomène "de fatigue dans le sens que
j'ai donné à ce mot plus haut. Les faits ne sont pas
considérés simplement en eux-mêmes, mais entou-
rés d'une gangue morale, purement intellectuelle.
Cette gangue morale je la dis intellectuelle parce
qu'elle ne correspond à rien de tangible, mais,
du moment qu'elle fut imaginée et admise, elle
a pris bien entendu corps et réalité. Et c'est
elle qui joue bien davantage que le fait qu'elle
recouvre, le rôle déterminant dans l'équilibre de
cette justice qui correspond au besoin de logique
dont il a déjà été parlé. Selon cette évaluation parti-
culière des phénomènes le parricide du Lapon qui
est un pieux devoir (i) et le parricide de l'Européen,
qui est un crime odieux, ne seront pas tenus pour
des simples faits très semblables, entraînant des
conséquences, comme tous les faits, heureuses ou
malheureuses selon les circonstances matérielles,
mais comme des actes essentiellement différents
(i) Dit-on.
— 22 —
puisqu'ils sont différents par leur couleur morale.
Le premier devra avoir pour suite une récompense
pour son auteur, et le second un châtiment. Cette
interprétation morale des événements est assuré-
ment peu naturelle, mais je ne veux pas dire qu'elle
n'est pas civilisée, ce qui va de soi. En réalité, il
n'y a ni récompenses ni châtiments, mais seulement
des conséquences. Cela vaut peut-être mieux. Puis-
qu'il y a, humainement, des fautes, il ne faut pas
qu'une peine efface ce à quoi le sentiment juste
du tragique veut une portée continue et d'ailleurs
absurde. Le jeu naturel des forces est justicier,
mais non comme nous l'entendons. Il statue lour-
dement sur l'utilité seule des choses ; il supprime
les gestes dangereux ou trop inutiles, et les autres
seuls ont le droit de se reproduire. C'est là toute
leur récompense. Cette justice est infaillible et
nécessaire, physiologique, inévitable. Nous sommes
grâce à sa lucidité qui a élevé rudement tous nos
instincts. Mais il n'y a pas à se préoccuper de lui
obéir ; elle ne dicte pas ses ordres, elle les réalise.
On porte encore, sans doute, en soi quelque asser-
tion d'équité, ternie et futile, où la forme sévère et
pure de cette logique d'utilité est effacée par en-
droits sous les enjolivements des morales. Notre
orgueil prononce tout un concert d'inquiétudes
— 23 —
si la vie étouffe nos spéculations. Mais un décret
illogique, et l'universel mécanisme adbiquerait en
nos mains de mandarins débiles.
3 LA Littérature : la sensibi-
lité qui est à sa base et
qu'on oppose au mode de sen-
sibilité banale appelé plus haut
sentimentalité : les différences
individuelles d'auteur à auteur
deviennent ici énormes : la re-
cherche du neuf, cause de ces
variations, se rapproche du phé-
nomène dit de la fatigue des
réflexes : la littérature ne re-
— 26 —
produit pas la vie photographi-
quement : il y a choix selon
certaines règles inconscientes et
conscientes [intuition artistique
et procédés d'école] dont l'en-
semble constitue l'esthétique :
la loi de la mémoire : conci-
liation de la loi de fatigue et
de la loi de mémoire : variations
de l'intensité de l'impression
du beau.
La sous-littérature dépend donc d'un mode
de sensibilité banal et extrêmement monotone.
Les lettres véritables accusent au contraire des
différences individuelles importantes et variées à
l'infini. Assurément la littérature insiste sur ces
différences davantage que les actes de la vie
quotidienne où même cette diversité peut disparaî-
— 27 —
tre complètement comme dans le phénomène étu-
dié par le Dr Le Bon sous le nom de l'âme des
foules. Toutefois, pour une partie de l'humanité,
cette mentalité uniforme et fraternelle de portion
congrue ne peut être qu'une attitude exceptionnelle
et passagère. En général l'homme est fier de différer
des hommes ; il s'enorgueillit de particularités
minimes et sans autre importance que celle d'être
rares et de constituer des différences. L'interne
qui, au collège, peut écrire avec de l'encre bleue
au lieu de la noire uniformément distribuée à
tous ses camarades, se juge un être différent, donc
supérieur. On en pourrait tenter une explication
évolutionniste, mais l'évolution a déjà servi avec
complaisance à trop de choses. Aujourd'hui on
sourit d'en user. Aussi bien la physiologie donnera
une meilleure clef du soin des différences.
C'est en littérature que le souci d'originalité
paraît avec le plus de force. Il s'agit d'être soi-
même, c'est à dire de ne pas être comme les autres.
L'acuité de cette préoccupation est extrême, au
point de dominer toutes les autres. C'est à elle
qu'on doit la naissance de toutes les écoles litté-
raires. La recherche du neuf, voilà le ressort de
toute esthétique.
— 2» —
L'idée ou l'impression de beauté se produit
en nous sans que notre libre arbitre, déjà par ail-
leurs suffisamment mythique, y intervienne. Bien
entendu on cherche tout de même à justifier son
admiration, pour peu que l'on soit sensible à la
dialectique, par l'exposé contradictoire des rai-
sons pour et contre. Ce n'est que logique si l'on
veut bien sous-entendre que le jugement suit tou-
jours ce sentiment qu'il prétend étayer et parfois
établir ; car l'opinion courante dont témoignent
les habitudes du langage, mêle toujours l'ombre du
libre choix au déterminisme absolu des émotions.
Que l'idée de beauté naisse sans participation de
la volonté, on l'admettra plus facilement en son-
geant qu'avant de se cristalliser en idée, suivant
l'expression connue, elle est une émotion, l'émotion
esthétique. Or on n'est maître de ses émotions,
et très relativement, qu'en ce qui concerne leurs
manifestations extérieures, les. moins importantes.
Mais une émotion même dissimulée reste émotion,
et on ne peut rien pour la supprimer. Cette propo-
sition est susceptible d'être vérifiée par l'expérience.
Il s'agit de l'expression polyglandulaire des émo-
tions. Pour Ch. Dumas (i) « l'émotion génitale
(i) Société de Psychologie, décembre 1909, cité par
Bohn.
— 29
par exemple s'accompagnerait d'une excitation éner-
gétique de tout le système nerveux, qui se traduirait
en particulier par une sécrétion abondante des
diverses glandes de l'organisme (sous-maxillaires,
stomacales, rénales).
« Que l'excitation génitale se fasse par l'inter-
médiaire de tel ou tel autre organe des sens, les
effets glandulaires sont les mêmes : i° Il y a une
salivation des plus abondantes. Des jets de salive
accompagnent les jets de sperme ; dans les inter-
valles, il y a une polypnée thermique notable. La
vue seule de la femelle suffit pour provoquer chez
le mâle une sécrétion salivaire extrême. 2° Il y a
également une sécrétion du suc gastrique. C'est
là un fait moins connu, parce qu'il n'est pas spon-
tanément visible. Dans des conditions particulières,
on peut obtenir en 3 minutes 6 cmc. de suc gastri-
que acide. 30 Enfin la sécrétion rénale est aug-
mentée d'au moins un tiers (9 cmc. 5 en 5' au lieu
de 6 cmc.) ».
Et l'émotion sexuelle n'est pas la seule qui pro-
voque de tels résultats.
« Pendant la colère, on obtient des effets analo-
gues. Le chien sécrète une salive abondante pen-
— 30 —
dant tout le temps que dure l'expérience ; la sali-
vation se chiffre par 10-15 cmc. en 5 minutes.
La sécrétion rénale est très notablement accrue
(13 cmc. 5 au lieu de 6 cmc.) ».
Enfin les dentistes savent que les sujets pusil-
lanimes salivent d'émotion, c'est-à-dire de peur,
au point de gêner grandement leurs opérations.
« Ces faits ne doivent pas étonner le physiologis-
te. L'ébranlement massif, causé par l'émotion, doit
déterminer une réponse globale, polyglandulaire et
aussi polymusculaire. Les expériences de Dumas
et Malloizel nous montrent très nettement la diffu-
sion dans l'organisme de l'énergie émotionnelle et
les réactions organiques synergiques qu'elle pro-
voque (1) ».
On peut donc remarquer tout d'abord qu'au
cours d'une émotion l'organisme dépense un excès
d'énergie. Cela permet de comprendre mieux com-
ment un organisme sain tend à créer lui-même des
émotions, c'est-à-dire des sentiments, pour em-
ployer à quelque chose ou plus simplement pour
(1) Georges Bohn, étude objective des phénomènes
cérébraux (Ecole russe), Revue des Idées, 15 juin 1910.
— 31 — .
dépenser l'énergie dont il est capable, comme une
sorte d'accumulateur. L'organisme, continuant à
vivre, continue à former de l'énergie, et, à le sup-
poser capable de tenir en réserve une quantité
limitée seulement de cette énergie latente, l'énergie
en formation chassant l'énergie formée, on voit,
à l'aide de cette explication qu'il faut avouer un
peu métaphysique, comment se créent des
émotions d'origine purement
interne et qui n'ont pour but
que d'user un surcroît d'éner-
gie.
En second lieu ces données expérimentales per-
mettent de voir l'influence minime de la volonté
et du jugement sur la réalité d'une émotion. On
peut, à la rigueur, s'empêcher de manifester en
actes extérieurs sa colère, mais on n'en supprimera
pas pour autant tout cet hyperfonctionnement de
l'organisme, preuve de l'émotion. Il serait au moins
étonnant que l'émotion esthétique, ou l'impression
de beauté, fît exception sur ce point. On a d'autant
mieux le droit de la considérer sur le pied des autres,
qu'elle n'est pas, somme toute, bien individualisée.
Il est toujours un peu sommaire, ou même risible,
de distinguer les catégories des sentiments ; toute-
fois l'émotion esthétique se rapproche par plus
. — 32 —
d'un côté de l'émotion sexuelle ; l'art se branche
comme une dérivation sur le courant génital.
« L'émotion, en route vers le sens génital qu'elle a
mission d'éveiller, rencontre un centre de résistance ;
elle s'y brise, elle s'y tord sur elle-même, mais s'y
installe, et toutes celles du même ordre qui passe-
ront par le même centre, auront le même sort...
L'émotion esthétique, et alors sous sa forme la
plus pure, la plus désintéressée, n'est donc qu'une
déviation de l'émotion génitale (i) ». On ne saurait
mieux dire, ni plus clairement.
Je crois avoir suffisamment rappelé la certi-
tude probable, comme disent les théologiens, de
la nonparticipation de la volonté, du jugement,
du libre choix, etc. à l'émotion esthétique. La preuve
aussi n'était peut-être pas utile et l'idée est fort
vieille. Il reste donc à considérer l'émotion esthé-
tique comme une sorte de réflexe intellectuel, ou
plutôt comme un réflexe émotionnel s'accompagnant
d'un état intellectuel agréable, pour faire la part
du subjectif. Réflexe et intellectuel, les mots jurent,
et d'ailleurs sont pris un peu en dehors de leur
sens strict. C'est où on en arrive souvent dans les
(i) Remy de Gourmont, le Chemin de velours, « Le
succès et l'idée de beauté »♦
— 33 —
questions de ce genre. Par réflexe » je veux mar-
quer justement le caractère irraisonné, irréfléchi,
irrésistible de cette émotion esthétique. Le mot
d'ailleurs sera excusé par d'autres rapprochements
avec les réflexes véritables. Et si je dis - intellectuel ,
c'est sans oublier tous les autres phénomènes qui
accompagnent une émotion ; l'état intellectuel est
sans doute le moins important d'eux tous, et peut-
être même simplement un épiphénomène. Les
expériences de M. Charles Féré semblent le prou-
ver (i). Bien qu'il fût « musicalement sourd », la
force musculaire du sujet était aussi sensible à la
consonance ou à la dissonance des intervalles que
l'aurait pu être celle d'un sujet musicien. Ici aussi
l'impression esthétique dont aurait été capable la
musique chez un autre sujet, n'est qu'un épiphéno-
mène dont l'absence ou la présence est sans
influence sur l'émotion produite. Car, puisque le
sujet était musculairement sensible à la musique,
nous le pouvons dire ému; seulement son émotion,
faute d'une répercussion intellectuelle consciente
convenable, restait en dehors des impressions esthé-
tiques. Ainsi il importe peu à la réalité d'un saule
qu'une flaque d'eau le réfléchisse la tête en bas.
Et c'est un exemple intéressant d'une émotion se
(i) Ch. Féré, Travail et plaisir, Paris, Alcan, 1904.
Poésie 3
— 34 —
0
produisant nettement sans participation aucune de
la conscience/ du libre-arbitre, de la volonté, sans
cette répercussion esthétique qu'elle aurait eue,
chez un autre sujet, au point d'y être appelée
émotion esthétique.
Nous trouvons une autre parenté encore entre
l'impression de beau et les réflexes, dits condition-
nés, dans les phénomènes d'extinction des réflexes.
« C'est un fait très général que la répétition
d'une certaine réaction aboutit à l'extinction de
celle-ci, et cela que le mécanisme de réaction soit
simple ou complexe...
« Les observations des élèves de Pawlow offrent
le grand intérêt de montrer, d'une façon précise,
qu'il y a une semblable extinction des phénomè-
nes psychiques complexes qui ont leur siège dans
l'écorce cérébrale des animaux supérieurs. Sup-
posons qu'un chien ait appris à saliver à la vue
d'un certain phénomène du milieu extérieur ; si
la mise en scène des expériences successives ne
varie pas, on observe l'extinction progressive du
réflexe conditionné. Babkine, en particulier, a
beaucoup insisté sur ce fait, qui aurait une très
grande importance. L'extinction d'une réaction
— 35 —
faciliterait la genèse de nouvelles réactions; mais
souvent l'extinction peut-être suivie de revivis-
cence (i) ».
Parallèlement « chez l'homme, la répétition de
l'excitation conduit à la suppression de la sensa-
tion produite » (i). Ebbinghaus (2) écrit : « Nous
ne connaissons bien que ce qui est en train de se
faire et varie, et non ce qui est en état et constant.
Ainsi le fond de l'œil est une sorte de plaque pho-
tographique très sensible ; mais il n'est pas fait
pour prendre des poses de longue durée. Si l'on
voulait lui faire fixer des heures durant les mêmes
objets, comme on fait pour photographier des étoi-
les de 12e ou de 14e grandeur, il ne verrait plus
rien. De même si des contacts, des positions des
membres, des températures, pourvu qu'elles ne
soient pas extrêmes, des odeurs, des bruits, se
répètent ou se prolongent, nous cessons tout à fait
de les percevoir. Par contre ce qui apporte un
changement, ce qui est neuf, parvient presque tou-
jours avec une intensité particulière à notre cons-
cience ».
(1) Georges Bohn, loc. cit.
(2) Ebbinghaus, Précis de psychologie. « Bibliothèque de
philosophie contemporaine», 1910, cité par Georges Bohn.
- 36 -
C'est exactement ce qui arrive en littérature.
L'impression de beau produite par un ensemble
de caractères, apanages d'une école littéraire, dimi-
nue d'intensité au fur et à mesure que le nombre
de fois où on a voulu la provoquer, au moyen de
ces caractères, augmente. Bientôt elle cessera de
se produire, et un peu plus tard encore c'est une
sensation d'agacement désagréable qui viendra la
remplacer. Ainsi ont passé le romantisme, l'école
parnassienne, la symbolique. Ainsi la métaphore
devient cliché. C'est l'extinction de
l'impression de beau qu'on a
trop voulu reproduire dans les
mêmes conditions ; la réaction esthétique qu'on
obtenait en 1840 au moyen de la mise en scène
romantique, on ne l'obtient plus aujourd'hui pour
l'avoir trop répétée. Ainsi le chien cité plus haut
cessait de saliver. Mais de même qu'une excitation
accessoire (1), surajoutée, faible, indifférente par
elle-même, fait revivre la réaction salivaire chez
le chien, réaction qui est en train de s'éteindre, de
même aussi quelques modifications accessoires,
surajoutées, faibles, sans grande valeur par elles-
mêmes, transforment une école littéraire en une
autre, différente, et font revivre la réaction esthé-
(1) Voyez Georges Bohn, loc. cit.
— 37 —
tique qui était en train de s'éteindre. C'est ce qu'on
appelle la recherche du neuf et de l'originalité.
C'est comment les auteurs cultivent soigneusement
les différences personnelles qu'il y a entre leurs
manières d'écrire, car ces différences joueront
justement le rôle des excitations accessoires qui
font revivre la réaction esthétique mourante ;
grâce à elles, Madame Une- telle qui bâillait déjà
à lire du Bourget, trouvera un brusque agrément
aux pages de M. Hermant.
Cela prouve encore qu'il ne peut y avoir d'es-
thétique invariable, les conditions de l'impression
de beau variant nécessairement avec le temps. Il
est au moins probable que l'impression elle-même
varie aussi. Il y a toutefois ici un caractère subjectif
qui rend impossible toute opinion catégorique.
D'ailleurs je ne me fais aucune illusion sur le
caractère largement approximatif du rapproche-
ment que je tente entre l'esthétique et les données
physiologiques citées. De part et d'autre, les faits
sont infiniment plus complexes que le schéma que
j'en ai donné. L'étude de M. Georges Bohn, à qui
j'ai emprunté ses passages les plus simples qu'on
a lus plus haut, est déjà elle-même une tentative
de simplification.
38 -
Voici donc une école littéraire, ou plus modes-
tement un groupe, qui va nous donner le magnifique
spectacle de sa naissance. Depuis quelque temps
l'émotion dort paresseusement entre les pages où
on avait coutume autrefois de la trouver accueillante
et chaude. Des jeunes, il faut les dire jeunes puis-
qu'ils ont ce courage d'affirmer leur appétit de varia-
tions, trouvent insipides les métaphores qu'ils in-
halaient pour mieux sentir l'odeur des roses. Les
lucarnes où ils appuyaient leur front pour regarder
la vie, sont compliquées de vitraux dont il y en a
qui furent incomparables, mais, pour les avoir trop
vus, ils n'en aperçoivent plus la couleur ternie.
Ils apportent des attributs nouveaux. On peut ne
pas aimer la robe dont ils comptent revêtir leur
littérature, mais il faut reconnaître qu'ils sont le
mouvement, c'est-à-dire la vie. Certains les insul-
tent, d'autres les ignorent ; cependant ils sont,
comme on dit, une avant-garde que, bon gré ou
mal gré, on suivra. D'avoir lu davantage et de sentir
plus vivement que la moyenne ils ont compris
plus tôt qu'il fallait un changement. Ce changement,
•ils le réalisent, et lorsqu'on aura séparé dans leur
œuvre ce qu'il y a de surajouté aux procédés anciens,
aux thèmes sentimentaux périmés, on pourra espé-
rer les avoir compris.
- 39 -
On a trop répété que la littérature devait re-
produire la vie. C'est assurément vrai, mais il ne
faut point trop y mettre d'exactitude. D'avoir
observé trop scrupuleusement le précepte, le natu-
ralisme est mort. Tous les détails ne valent pas
la peine d'être notés, mais il convient de choisir
ceux qui sont expressifs. Ce choix contient toute
l'esthétique ; si on en connaissait les règles, le beau
se doserait comme une réaction chimique. On
devine au moins que ces règles sont de deux sortes :
il y en a de très éphémères, qui vivent à peine autant
que l'école littéraire qui les emploie ; ces procédés
dont la valeur moisit abondamment en vingt-cinq
ans, servent au supplément de nouveauté qu'il
faut pour ressusciter l'émotion esthétique ; grâce
à eux nous ressentons cet étonnement qui est
indispensable à l'admiration (i). Ces caractères
nouveaux frappent si vivement par leur étrangeté
voulue qu'on oublie qu'ils sont accessoires ; on
leur attribue tout le mérite de l'émotion esthétique
quand ils ne sont que la surcharge qui sans doute
fait dévier le fléau de la balance, mais qui ne pour-
rait le faire si elle agissait seule. L'influence plus
profonde et moins apparente d'une autre série de
caractères, dépendant de règles moins variables, est
(i) « Le beau c'est l'étonnant >. (Baudelaire.)
— 4° —
indispensable. Si on supprimait dans une littéra-
ture ce qu'elle contient toujours de classique on
s'apercevrait qu'on l'a diminuée. Dans ce sens, le
classicisme, bien que déguisé, survit parmi nous.
Seul il est aujourd'hui insuffisant, mais le moder-
nisme, privé de ses profondes et vieilles racines,
ne le serait pas moins. Ils représentent,
l'un les conditions anciennes
et affaiblies par l'usage, et
l'autre les excitations sura-
joutées, indifférentes par elles-
mêmes du réflexe esthétique.
La collaboration est indispensable.
Ce sont là des constations et non des préceptes.
L'œuvre d'art ne sera jamais un édifice scientifique.
Si elle cesse d'être spontanée, elle n'est plus rien,
sinon un pastiche.
Parmi les règles durables qui ont instinctive-
ment guidé le choix des écrivains, celle de la mé-
moire est une des rares qu'on ait pu isoler et une
des plus importantes. On pourrait l'exprimer en
disant que : un fait de la vie réelle
est d'autant mieux capable de
provoquer une émotion esthé-
tique qu'il est lui-même un
— 4i —
souvenir ou qu'il entraîne à sa
suite un plus grand nombre de
faits de mémoire.
Cette beauté du souvenir réside sans doute
en majeure partie dans son imprécision, dans ce
qu'il a d'inachevé, d'insuffisant et aussi d'illimité.
Imparfait, il donne asile à beaucoup de désirs, et
c'est d'où lui vient son agrément. Aussi, lorsque
certains metteurs en scène dénués de psychologie
ont voulu transposer le souvenir au cinéma,
ils sont nécessairement arrivés aux résultats gro-
tesques que l'on sait, la photographie par sa pré-
cision inévitable (i) enlevant le principal attribut
esthétique des faits de mémoire. Pour qu'on ne
tienne pas mon opinion sur la niaiserie des souve-
nirs en cinéma pour exceptionnellement sévère et
personnelle, qu'on se rappelle que les acteurs re-
marquables, comme MM. Sessue Hayakawa, Char-
lie Chaplin ou Mmc Nazimowa, n'usent jamais
ou bien rarement de cet artifice sans valeur.
En littérature, il n'y a pas à se défier de la
valeur émotionnelle des souvenirs. Elle est incon-
testable ; aussi bien je ne prétends pas l'avoir
(i) Aujourd'hui on a trouvé le flou au cinéma.
— 42 —
découverte, ni M. Edouard Abramowski :'i), que
je vais citer, non plus.
« La liaison intime entre le souvenir et le beau
n'est pas une idée entièrement nouvelle. Les philo-
sophes qui recherchaient l'origine du beau ne l'ont
pas remarquée ; c'est dans les rapports réciproques
des impressions et dans l'intellect qu'ils ont voulu
trouver sa base psychologique. Mais les artistes
connaissent cette idée depuis longtemps, par leur
propre expérience, et c'est à Schiller que revient
l'honneur de l'avoir formulée pour la première
fois dans ces vers :
Was unsterblich im Gesang soll leben
Muss im Leben untergehen.
Les études ethnographiques sur les origines des
arts indiquent souvent lés souvenirs comme leur
source naturelle, aussi bien dans la phase primi-
tive du développement, lorsque la danse, la poésie
et la musique ne constituaient encore qu'une
unité » de l'art spontané, que dans la phase
(i) Le Subconscient normal, nouvelles recherches expé-
rimentales, Paris, Alcan, 1914.
— 43 —
ultérieure où il y avait déjà une différenciation des
formes ». (i)
Ailleurs M. Abramowski écrit :
« Le second phénomène qui apparut lors de
la comparaison du souvenir avec la réalité, ce fut
l'impression d'une certaine déception, exprimée
dans le jugement que le dessin était plus joli dans
le souvenir que dans la réalité. L'image mentale
contenait donc un certain élément de beauté, qui
disparaissait lors de la perception du dessin réel...
Ce sentiment de déception ressemble beaucoup
aux autres faits analogues où on passe aussi du
souvenir à la réalité. L'analogie avec le fait esthé-
tique (discuté ici) est encore plus grande dans la
déception qui apparaît lors de la rencontre des
anciens souvenirs avec la réalité qui leur correspond,
comme cela arrive presque constamment lorsque
nous retournons dans une localité, une maison,
une société de personnes que nous avons connues
anciennement et dont nous avons conservé un
(i) Voyez Grosse, Die Anfânge der Kunst, pp. 209 et
suiv., trad. franc., Paris, F. Alcan. (Cité par Abramowski).
L'imitation est déjà une réalisation du souvenir, quand
elle n'est pas autre chose.
— 44 —
vif souvenir (cela se rapporte même aux objets et
aux livres lus auparavant) » (i).
Bref, en revoyant les données qui précèdent,
on constate que l'impression de beau se comporte,
par rapport à la variable temps, d'une manière
paradoxale en apparence. D'une part, l'intensité
de cette impression diminue au fur et à mesure que
la variable croît ; même, pour une certaine valeur
de cette dernière, l'impression s'annule. D'autre
part, le phénomène de mémoire, qui n'est pas sans
rapports directs avec la variable temps, montre
un accroissement de l'impression de beau avec le
temps. Voici comment on peut expliquer cette
apparente contradiction. Soit une cause quelconque
produisant pour la première fois chez un sujet
une impression esthétique. Quelques jours plus
tard cette impression est devenue souvenir, et il
faut admettre qu'elle a augmenté d'intensité,
puisque, comme l'a montré M. Abramowski, si
on présente au sujet la cause de son impression,
il la juge inférieure au souvenir qu'il en a . Toute-
fois cette constatation ne sera faite en pratique
journalière que par un petit nombre d'égotistes ;
pour les autres l'impression esthétique restera ac-
(i) Abramowski, loc, cit.
— 45 —
crue, sans plus. L'impression de beau n'a donc pas
été maximum d'emblée, mais elle a subi une brus-
.que augmentation et a atteint son apogée, à l'état
de souvenir, en très peu de temps. A partir de ce
moment, d'une part l'impression-souvenir diminue
avec le temps, et d'autre part, si on renouvelle les
confrontations du sujet avec la source esthétique,
ces confrontations donneront des impressions de
beau de moins en moins intenses dont le souvenir,
accompagné d'un sentiment de déception, ira se
fondre au souvenir de la première impression pour
en précipiter encore l'affaiblissement. Finalement,
l'expérience se répétant encore, l'habitude, l'ex-
tinction du réflexe se produira, et il faudra modifier
la source esthétique pour obtenir de nouvelles
impressions esthétiques. Pour saisir la chose sur le
vif, qu'on se reporte aux œuvres de M. Marcel
Proust où ce scrupuleux observateur de lui-même
fait d'innombrables allusions à ce processus.
Je sous-entends que la stricte réalité est infi-
niment plus compliquée que mon explication qui
ne vaut que comme schéma. Déjà Léo Errera
avait écrit sa loi de l'optimum : « Tout phénomène
vital qui est fonction d'une variable commence à
se produire à partir d'un certain état de la variable
(minimum), se réalise de mieux en mieux à mesure
-46-
que la variable croît jusqu'à un état déterminé
(optimum), après quoi un accroissement de la va-
riable fait se réaliser de moins en moins bien le
phénomène ; celui-ci s'arrête enfin quand la varia-
ble a atteint une certaine valeur (maximum) (i) ».
Il n'y aura donc pas de beauté éternelle. Celle
qui nous est offerte par les lettres d'aujourd'hui
passera à son tour. Durant qu'elle vit et vit abon-
damment, c'est un devoir d'homme que de la
comprendre.
(i) Léo Errera, l'Optimum (Revue de V Université de
Bruxelles, 1895-96, no •$),
DEUXIÈME PARTIE
LA
LITTÉRATURE MODERNE
4 Là peu près, la shémati-
sation dans les procédés :
rimes, métaphores, rythmes,
allégories...
(Tout d'abord un avertissement : je ne pré-
tends point que chacune des singularités que je
vais chercher^ et parfois à la loupe, se rencontrera
constamment chez tout auteur moderne. Outre que
tant de complaisance de la part des faits envers
une théorie suffirait à déconsidérer quelque peu
_48-
celle-ci, il est permis, semble-t-il, de prévoir des
exceptions dans une vue d'ensemble chargée de
comprendre des éléments si disparates).
L'a peu près et la schématisation ne sont point
des synonymes. L'approximation est un défaut
d'exactitude où on sous-entend : nonchalance,
paresse, ignorance ou fatigue ; elle peut omettre
des précisions parfois essentielles. Le schéma est
une simplification voulue, artificielle où on suppri-
me une bonne partie des accessoires. L'une et
l'autre se trouvent abondamment dans les lettres
modernes et se mélangent au point qu'on ne peut
guère les distinguer.
Rimes. C'est de quoi tout le monde a déjà
beaucoup parlé. Les auteurs mo-
dernes, quand ils ne suppriment pas la rime, se
contentent de certaines ressemblances de sonorités.
Guillaume Apollinaire écrit : (i)
« Un soir de demi-brume à Londres,
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour, vint à ma rencontre,
(i) La chanson du mal-aimé (Mercure de France,
Ier mai 1909).
— 49 —
Et le regard qu'il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte ».
On peut dire qu'il reste en deçà de la rime.
D'autres, tout en se servant du même procédé,
mais avec plus de violence, donnent l'impression
d'aller au delà de la rime. Voici pour exemple un
poème de M. Tristan Derême : (i)
« Nous attendions des héroïnes
Qui dormissent sous des troènes
Ou tendissent sur des terrasses
Des lis verts et des branches rousses,
Et nous aurions chanté leurs lèvres
Avec leurs fièvres dans nos livres,
Afin, défuntes nos jeunesses,
Postérité que tu connusses
Les traits, les tresses, les détresses
Atroces de ces Béatrices... »
De toute façon la rime régulière a perdu de sa
valeur rythmique. L'oreille, fatiguée de trop l'avoir
entendue, ne réagira plus que si on corse la rime
( i) Le Divan, sept.-octobre 1919.
Poésie
— 5o —
par un peu de dissonance ou par une longue suite
préalable de vers blancs. On se rappelle qu'il y a
en musique des faits très analogues. C'est un excel-
lent exemple de cette extinction des réflexes par
fatigue de monotonie et de leur reviviscence
grâce à de légères modifications des conditions
par quoi on les produit.
Métaphores. Les images qu'emploient
les auteurs modernes pa-
raissent souvent démesurées. En dire qu'elles
sont approximatives semble inexact tellement on
tend à interpréter ce jugement comme une appré-
ciation d'insuffisance, l'approximation se faisant
d'habitude par défaut. En fait, les images con-
temporaines sont approximatives par
excès. Cet excès s'explique facilement. Remy
de Gourmont a déjà noté la diminution de la
valeur des mots (i) et sa conséquence qui est la
recherche d'expressions de plus en plus violentes
pour désigner des impressions dont l'intensité
moyenne ne varie guère et ne peut varier, puis-
qu'on admet que la physiologie d'une espèce est
invariable dans les limites de cette espèce. Nou-
velle application littéraire de la loi d'extinction
(i) Dialogues des Amateurs sur les choses du temps.
— 5i —
des réflexes, l'habitude émousse la portée des mots
et des métaphores qui finissent par devenir in-
expressives.
M. Cocteau écrit : « J'étais alors bœuf (i),
et M. Biaise Cendrars :
« Vie crucifiée dans le journal grand ouvert que
je tiens les bras tendus
Envergures
Fusées
Ebullition
Cris
On dirait un aéroplane qui tombe.
C'est moi » (2).
Ces deux images montrent facilement leur pa-
renté ; et d'autres images par milliers présentent
ce même caractère d'être excessives et débordantes ;
assurément elles sont disproportionnées à leur objet,
mais cette disproportion purement objective cesse
d'apparaître quand on en examine la valeur esthé-
tique ; le lecteur est comme ces enfants qui appren-
nent, au cours d'une élémentaire leçon de choses,
le principe du marteau-pilon; s'ils ont été sages,
(1) Le Potomak.
(2) Dix-neuf poèmes élastiques, 1.
— 52 —
on leur raconte aussi comment le marteau-pilon
brise délicatement les noisettes, sans entamer le
fruit, et assure le bouchon au goulot d'une bou-
teille. Ainsi, ils saisissent mieux par antithèse la
puissance de la machine qu'ils n'auraient pas idée
de mépriser pour ces petits tours familiers et
domestiques.
Certes, quand M. Cendrars compare une im-
pression de sa vie à un aéroplane qui tombe, il
fait sourire ou ferait sourire la foule de gens, qui
ne le lisent pas, pour qui toute gymnastique intel-
lectuelle aboutit invariablement au saut périlleux
dans la sottise. Mais il faut avouer que la méta-
phore, si je l'ai à peu près comprise, est géante ;
il la faut considérer par le gros bout d'une lorgnette,
de manière à en voir l'ensemble un peu diminué
par la distance, pour en admettre la juste vigueur.
Ce même excès de force lance le' « j 'étais alors
bœuf » à la tête du lecteur ; mais si le caillou est
gros, au moins la mare où il tombe, s'apercevra
l'avoir reçu et agitera son eau. Assurément M.
Albalat qui, je crois, a déjà corrigé Stendhal pour-
rait aussi volontiers corriger MM. Cendrars et
Cocteau ; il sculpterait quelque peu ces images,
les patinerait, leur userait dents et cornes et enlè-
verait cet excès par où certains croient qu'elles
— 53 —
pèchent ; il en resterait peut-être même de quoi
orner d'honnêtes anthologies.
La partie caricaturale, déformante, antiphoto-
graphique de tout art, apparaît donc ici comme une
simplification par excès qui, pour être sûre d'attein-
dre des sensibilités blasées, usées, civilisées, diffi-
ciles à étonner, embouche le mégaphone le plus
sonore. Mais, pour connaître à peu près la raison
de ces efforts et pour les estimer, comme je le fais,
objectivement aptes à dépasser le but plutôt qu'à
l'atteindre, ce jugement ne s'adresse point à la
valeur esthétique des œuvres et ne prétend pas à
des conseils qui seraient grotesques.
Cette schématisation est tout aussi apparente
dans certaines ordonnances d'ensemble. M. Coc-
teau écrit : (i)
« Réveil de chaque matin:
De plus en plus le cœur s'enlize. On espérait
un miracle. Rien ne change.
Soleil inutile.
Une carte postale, une facture.
On se lève de force.
(i) Li Potomak.
— 54 —
Programme de la journée : rien d'autre à faire
que ce que je n'ai plus à faire.
Mélancolie inféconde ».
Ce morceau est un schéma, une simplification.
Volontairement, ou non, l'auteur a supprimé un
très grand nombre de détails moins utiles ou sim-
plement inexpressifs, ne gardant que les gros traits
essentiels qui donnent son caractère au paysage.
Mais il n'en faut pas conclure à une approximation
par insuffisance. L'absence de détails secondaires
qui ne pourraient qu'affaiblir l'impression d'en-
semble en dispersant l'attention, agit comme ailleurs
agissent les surcharges. Et telle métaphore qui
tout à l'heure parut démesurée, n'était excessive
justement que par le manque de détails ; nuancée,
elle aurait sans doute perdu de sa force au point
de cesser d'être ; et si M. Cocteau avait comblé
les intervalles qui séparent les jalons de sa matinée,
par la notation exacte d'une ordinaire occupation,
les quelques lignes citées y auraient sans doute
noyé leur saveur.
Enfin un excellent exemple du procédé des shé-
matisations est donné par le film de la fin du
monde, de M. Biaise Cendrars.
— 55 —
Rythme. Les auteurs modernes ont aban-
donné la métrique régulière ; ils
•se complaisent à des rythmes, exacts et justes sans
doute, mais qui, se pliant mieux aux différences
individuelles, n'admettant pas de règles universel-
lement obéies, se permettent une latitude d'appro-
ximation qui aurait été autrefois un scandale abso-
lument incompris.
Généralement il' y a à rete-
nir que les lettres modernes
usent, dans la plupart des pro-
cédés littéraires, de schémati-
sation et d'approximation par
excès.
5 LES Lettres modernes, mal-
gré schématisation et ap-
proximation, ne sont nullement
caractérisées par la simplicité.
Par suite même de leur sché-
matisation, les modernes de-
mandent, pour être compris,
un travail intellectuel complé-
mentaire important de la part
du lecteur, et ne seront sympa-
thiques qu'à une certaine caté-
-58-
gorie cTérudits qui sera en même
temps une « aristocratie névro
pathique » (Pr Babinski).
On ne contredira point que Mme Vve Tout-le-
monde, concierge de son état, aimera mieux lire
maudite et chérie de M. Léon Sazie que le ma-
nuscrit trouvé dans un chapeau, de M. André
Salmon, qu'elle déclarera idiot pour nous enlever
tout doute sur ses sentiments. Et, si le supplé-
ment illustré du Petit Journal publiait ces lignes
de M. Cocteau : « Mes poètes furent : Larousse,
Chaix, Joanne, Vidal-Lablache. Mes peintres :
l'afficheur. La moindre impulsion suffisant à ma
paresse de goinfre » (i), bien des lecteurs croi-
raient voir une de ces réclames mystérieuses par
quoi s'annonce un nouveau feuilleton ou roman
cinéma en épisodes. Quand M. Cendrars écrit :
« J'ai des pommettes électriques au bout de mes
nerfs » (2), il faut songer : que les phares d'un
automobile proéminent à l'avant de la machine
comme les pommettes dans un visage au-dessous
(1) Le Poîomak.
(2) Dix-neuf poèmes élastiques, 12.
- 59 —
des yeux ; que ces phares sont électriques ;
que l'homme au volant commande à la machine
avec quoi il fait corps, grâce aux leviers et aux
manettes ; que rien ne donne mieux l'impres-
sion de nervosité qu'un moteur trépidant ; que
le chauffeur qui a l'habitude de sa voiture, en
connaît tous les bruits familiers où il sait distin-
guer, même en marche, le moindre malaise ; qu'il
se confond presque avec elle, comme avec une trop
tendre camarade ; et qu'il peut sentir prolongés
ses nerfs qui commandent à ses muscles lesquels
meuvent les leviers, par ces leviers mêmes et leurs
câbles qui commandent au moteur. Il suffit de ces
quelques gloses qui ne demandent guère qu'une
fraction de seconde pour s'établir dans un cerveau
sain et agile, pour qu'aussitôt la phrase de M. Cen-
drars apparaisse d'une claire interprétation. Assu-
rément ce n'est qu'une glose qui peut ne pas suivre
exactement l'idée de l'auteur. Mais cette erreur
possible ne modifie rien au procédé de compréhen-
sion qui n'est peut-être plus à la portée de toutes
les bourses. Et c'est pourquoi aussi, outre le plaisir
esthétique qu'il y a à lire de tels poèmes, on en
trouve par côté un autre, logique, celui de compren-
dre, ménechmes nécessaires.
Et même l'intelligence seule ne suffit pas tou-
— 6o —
jours ; il y faut encore une sensibilité fort délicate.
L'intelligence et la sensibilité ne sont d'ailleurs
pas séparables, celle-ci fournissant de matière pre-
mière celle-là qui, seule, ne pourrait que fonction-
ner à vide. Si M. Marcel Proust, ou pour ne point
le mettre directement sur la sellette, la personne
qui écrit « je » dans du coté de chez swann
et seq., put comprendre qu'< en étant amoureux
d'une femme nous projetons simplement en elle
un état de notre âme ; que par conséquent
l'important n'est pas la valeur de la femme, mais
la profondeur de l'état ; et que les émotions qu'une
jeune fille médiocre nous donne, peuvent nous per-
mettre de faire monter à notre conscience des par-
ties plus intimes de nous-même, plus personnelles,
plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le
plaisir que nous donne la conversation d'un homme
supérieur, ou même la contemplation admirative
de ses œuvres » (i), ce qui est une très juste véri-
fication des théories de M. Julien Benda (2), c'est
que cet auteur est doué d'une sensibilité exaspérée.
Qu'il ne prenne point l'adjectif « exaspérée » en
mauvaise part, mais comme le meilleur compliment
qu'il soit en mon pouvoir de lui adresser. Sans cette
(1) A l'ombre des Jeunes Filles en Fleurs.
(2) Mon premier testament (Cahiers de la quinzaine)
— 6î —
sensibilité fragile et multiple, l'intelligence de M.
Proust n'aurait point trouvé matière à huit cents
merveilleuses pages sans aventures, et dont, pour-
tant, on attend la suite. Sans elle, ni Apollinaire,
ni M. Cendrars, ni M. Cocteau, ni Baudelaire, ni
Verlaine n'auraient écrit ce qu'ils ont écrit. Enfin,
s'il faut être nerveux pour être poète, il faut être
nerveux aussi pour bien aimer les poètes, proposi-
tion qui, par son universalité même, enlève, je
pense, ce que pourrait conserver de désagréable
le terme « nerveux». Et je me rappelle un professeur
de latin qui me conseillait de traduire le « Nil
admirari » par « ne pas être nerveux », ayant compris
que la beauté est faite d'étonnement, comme l'éton-
nement de nervosité.
Mais s'il y en avait qui prétendissent ne point
assez se rendre compte de cette sensibilité concen-
trée et prompte à la riposte, je les renvoie à ces
aveux, point dénués d'orgueil, de M. Biaise Cendrars :
« Je suis trop passionné
Tout est orangé.
Je suis l'autre
Trop sensible » (i)
(i) Dix-neuf poèmes élastiques, i.
— 62 -
et de M. Marcel Proust :
« Les Névropathes sont peut-être malgré l'ex-
pression consacrée ceux qui s'écoutent le moins ;
ils entendent en eux tant de choses dont ils se
rendent compte ensuite qu'ils avaient tort de s'alar-
mer, qu'ils finissent par ne plus faire attention à
aucune. Leur système nerveux leur a si souvent
crié : « Au secours ! » comme pour une grave maladie,
quand tout simplement il allait tomber de la neige,
ou qu'on allait changer d'appartement, qu'ils pren-
nent l'habitude de ne pas plus tenir compte de
ces avertissements, qu'un soldat, lequel, dans l'ar-
deur de l'action, les perçoit si peu qu'il est capable,
étant mourant, de continuer encore quelques jours
à mener la vie d'un homme en bonne santé. Un
matin, portant coordonnés en moi mes malaises
habituels, de la circulation constante et intestine
desquels, je tenais toujours mon esprit détourné
aussi bien que de celle de mon sang, je courais
allègrement vers la salle à manger... » (i).
La preuve, si toutefois besoin en était, se trouve
faite.
Je ne prétends certes pas avoir découvert que
(i) A l'ombre des Jeunes filles en fleurs.
- 63 -
les poètes sont des sensibles, ni qu'il faut une émoti-
vité facile pour aimer les poètes, ni même que les
contemporains sont plus sensibles que leurs prédé-
cesseurs, ce qui serait à débattre. Mais comme ils
mettent davantage de bonne grâce à se montrer
tels qu'ils sont, on peut en profiter pour leur ravir
des aveux.
L'intelligence et la sensibilité ne suffisent pas
toujours à la compréhension des auteurs modernes ;
il y faut encore une certaine érudition qui contribue
davantage encore à limiter leur public, A lire, en
effet, leurs œuvres, on ne peut guère ne pas noter
une richesse de vocabulaire comme on n'en connut
point jusque là. Quand on supprime dans une
écriture la grammaire ou, du moins, quand on prend
avec celle-ci de telles libertés que la pauvre dame,
ayant tout à fait perdu la tête, consent à faire le
polichinelle désossé, il ne reste plus guère que le
lexique où manifester, bon gré, mal gré, une civi-
lisation dont on ne peut se défaire Ainsi devenu
seul conservateur d'une culture souvent reniée,
mais indéniable, le vocabulaire a encore vu aug-
menter les soins qu'on lui témoignait, grâce à une
attitude d'esprit particulière. Entre la va-
leur des mots dans le langage
courant et la valeur de ces mê-
— 64 —
mes mots en lettres, il existe
une dissociation, surtout nette depuis
le vigoureux coup de barre des symbolistes et de
Mallarmé. Apollinaire dans son poète assassiné
parle de cette poétesse qui n'employait le mot
« archipel » que dans le sens de « papier buvard ».
Cette dissociation qui a augmenté depuis lors
et qui contribue grandement au caractère hermé-
tique de la littérature actuelle, n'est pas sur le
point de décroître. On peut même prévoir qu'elle
augmentera encore. La recherche continuelle du
neuf sur quoi je me suis déjà longuement étendu
et qui devait secourir les mots dont la portée s'é-
moussait par trop d'usage, aboutit à des variations
de sens, à des oscillations de plus en plus amples
autour de l'interprétation courante qui était la
position d'équilibre essentiellement à éviter. Et
plus le sens nouveau donné à une expression
paraissait instable, plus il était sympathique parce
que capable de modifications nouvelles, d'acrobaties
proches et riche d'impressions ressuscitées. Cette
gymnastique verbale, d'abord timide, s'enhardit
aux tours les plus difficiles qui ne lui paraissent
jamais suffisants et sur lesquels elle tend toujours
à surenchérir dès qu'elle s'y est accoutumée, comme
cet enfant qui, au début de son entraînement de
65 -
touriste, considère comme une prouesse la prome-
nade sur un glacier, mais qui bientôt réclame des
ascensions de plus en plus difficiles. De sorte qu'au-
jourd'hui le lecteur qui manque d'habitudes litté-
raires et de culture, ne pourra suivre les auteurs
modernes où il aura voulu pénétrer tout à trac et
où il se cassera le nez parce qu'il n'aura point
quelque deux ou trois mille lectures préalables à
son actif. Quant aux auteurs, à force de poursuivre
des interprétations ambiguës et des associations
curieuses, ils en sont arrivés, fort logiquement
d'ailleurs, à ne plus considérer
dans le mot que ses capacités
d'association, sens et son, ses
possibilités de jeux intellec-
tuels, de symboles, et même de
calembours. Le mot n'est plus la désigna-
tion d'un objet précis, mais au contraire une sorte
d'embout aussi universel qu'il est possible, des-
tiné à mettre en liaison les
images les plus éloignées.
Symptomatiques de ce point de vue sont ces asso-
ciations de mots, en apparence disparates, que lie
un trait d'union, et dont voici un exemple :
d O phare-fleur mes souvenirs
Les cheveux noirs de Madeleine
Poésie 5
— 66 -
Les atroces lueurs des tirs
Ajoutent leur clarté soudaine
A tes beaux yeux O Madeleine » (i).
De ce qui précède, je retiens, malgré qu'en
aient certains contempteurs des lettres modernes,
que les prétendus enfantillages et balbutiements des
contemporains ne sont point sans intelligence, ni
sensibilité, ni érudition, c'est à dire qu'ils ne pour-
raient avoir été écrits sans cette civilisation qu'on
leur refuse.
(i) Guillaume Apollinaire, Calligrammes.
/* LA spontanéité et l'im-
" pulsivite.
La littérature moderne donne mieux qu'aucune
autre l'idée de cette inspiration poétique dont on
ne parle plus guère ./A lire certains poèmes on a
l'impression qu'ils sont nés d'une seule pièce, en
une minute, sans effort et sans tentative de critique.
On connaît ces essais de psychologie de l'écri-
ture (i) : le temps producteur serait toujours suivi
d'un temps critique au cours duquel l'image for-
mée par la création subconsciente (2) serait exa-
minée selon divers critères propres à l'artiste, à
(1) J. Roger Charbonnel, Akademos, octobre 1909.
(2) Cf. Remy de Gourmont, la Culture des Idées.
— 68 —
l'époque, à l'œuvre, et finalement jugée digne d'être
maintenue ou supprimée. Les auteurs contempo-
rains nous donnent par moment lieu de croire que
le temps critique est chez eux fort diminué. Ce
n'est là qu'une impression et sans doute trompeuse.
Ayant choisi de reproduire leur vie intellectuelle
plutôt que la vie agissante, extérieure, diminuée,
sorte de vie moyenne de l'humanité, et cherchant à
se rapprocher de plus en plus de leur subconscient,
les règles qui guident leur temps critique sont telles
justement qu'elles ont pour effet de supprimer
la critique qui amènerait une diminution de cette
sincérité touffue, diverse et explosive après quoi
ils courent. Le temps critique existe donc ici aussi
sans doute, mais il se détruit lui-
même par une sorte de choc en
retour et produit ainsi cette apparence de
spontanéité volcanique, d'impulsivité sans frein qui
a frappé tous les lecteurs.
Je reviendrai sur cette attitude intellectuelle
des auteurs modernes, aussi proche que possible
du seuil de la conscience et cherchant à pénétrer
la vie végétative et silencieuse ou se laissant péné-
trer par elle dont l'homme qui cherche simplement
à remplir son devoir d'animal, devrait plutôt se
détourner. C'est un jeu dangereux que de penser
- 69
directement à soi-même, au lieu de penser aux
autres et contre les autres, Qu'on demande à un
boxeur s'il a un subconscient et s'il s'aperçoit de
l'existence de son système vago-sympathique. A
seulement supposer ce boxeur compréhensif et
franc, il répondrait :
« J'ignore tout cela qui brouillerait mes coups
de poing. J'ai de beaux muscles, de beaux bras,
de belles cuisses. Je tape dur. Et puisque mon
cerveau m'a permis d'apprendre, quand je débutais,
la théorie des directs et des crochets, je le tiens
pour suffisant. A vrai dire si je le perdais aujourd'hui,
je ne m'en apercevrais sans doute pas ».
Et c'est une belle hygiène qui supprime l'in-
telligence !
Les auteurs modernes n'en sont pas à la sup-
pression de l'intelligence psychologique, la seule
d'ailleurs qui soit. Au contraire, ils en usent et si
constamment qu'il est impossible de la leur refuser
en restant sincère.
Cette spontanéité dont j'ai essayé une expli-
cation théorique, est en rapport avec des caractères
moins prioristes. Elle nous apparaît grâce au
— 70 —
débit haché, rapide, souvent incorrect autant qu'une
conversation, décousu, illogique comme un rêve,
brusque, violent, ici enfantin et deux lignes plus
loin sénile, ivre par moments, et, pour tout dire,
dénué et de grammaire et d'ordre. Souvent la
grammaire y est, et si érudite qu'on se couvrirait
de ridicule en y montrant le solécisme trompeur
où se dissimule tout un trésor d'étymologies, et
si elliptique qu'à force de trop être elle n'est plus.
M. Cocteau et, mais moins, M. Toulet excellent
à ces suicides grammaticaux. Le résultat est d'ail-
leurs le même : le lecteur se dit que le livre fut
écrit tout à trac, comme il a été pensé. Même les
kilomètres subordonnés de M. Proust parviennent
à l'impression de spontanéité, mais c'est une spon-
tanéité de qui a une longue habitude des harangues
et de la plume. Chez M. Proust ce sont surtout ces
parenthèses, si longues que les typos en oublient
parfois de les fermer, qui contribuent à mimer
les voies diverses où s'éparpille une naturelle
rêverie.
Cet excès, cette approximation dans les pro-
cédés littéraires dont j'ai déjà parlé, collaborent à
nous donner l'impression de la hâte et du naturel.
Et ce serait même déjà un résultat intéressant
— 71 —
que d'être arrivé, au moyen d'artifices, à nous faire
croire qu'il n'y a plus d'artifices.
Je retiens, pour en tirer plus tard les conclu-
sions physiologiques qu'elle comporte, cette im-
pression de spontanéité voulue ou sincère, mais
plus sincère que voulue.
7
Précision et brièveté des
descriptions.
Un homme passe dans un corridor à côté d'une
porte entr'ouverte ; il marche vite et ne peut s'arrê-
ter, mais d'un coup d'oeil il cherchera à visiter la
chambre dont la porte bâille.
La description méditative et lente se trouve
périmée. L'instantané, seul mode de photographie
sincère, devient aussi le mode prépondérant en
littérature. On a appelé cela le dynamisme ; ce qui
ne varie pas n'est pas intéressant, et peut-être même
ne vit pas ; les enfants se précipitent vers tout ce
qui bouge ; les écrivains aussi. Enfantillage ?
Surtout habitude, indifférence, puis dégoût du sta-
ble. A force de voir toujours un même décor, on
- 74 ~
finit par ne plus l'apercevoir. Qu'un changement
y survienne, par lui-même minime, par ce qu'il
représente de variation, c'est-à-dire de mouvement,
il prend une importance considérable et paraît à
lui seul plus digne d'attention que l'ensemble dont
l'intérêt est épuisé. Il est inutile d'insister beaucoup
sur le rapprochement à faire avec la reviviscence
des réflexes éteints.
Sur le fond épique de la Révolution russe, M.
André Salmon voit une série de détails mobiles.
Ainsi :
« Tremblant d'être surprise la dactylo se
farde » (i).
Il y a aussi cette attitude de la rêverie ; son carac-
tère principal paraît être une sorte d'état passif
du cerveau ; il y a assez de distraction, c'est-à-dire
d'occupation, pour laisser les sens libres d'enregis-
trer ou non les mouvements du monde extérieur ;
et il y a aussi assez d'inquiétude dans ces engour-
dissements pour que l'attention s'élève au moindre
bruit insolite. Par exemple, toute digestion un peu
lourde, mais encore agréable, retentit ainsi sur le
cerveau. Et on voudra bien ne pas tenir cet exem-
(i) Prikaz.
— 75 —
pie pour ignoble. Que la digestion, comme le
jeûne, mais autrement, donne un tour particulier
aux réactions cérébrales d'un sujet, cela n'est ni
douteux, ni péjoratif. Il ne s'agit pas de dire qu'elle
l'abrutit. Outre qu'il y a des abrutissements har-
monieux, il y a aussi des digestions allègres et
tout de même méditatives. On a dit déjà que l'hom-
me digère avec son cerveau. On me permettra de
retourner la proposition, sans d'ailleurs parvenir
à davantage d'originalité : l'homme est poète avec
son tube digestif. Puisqu'il y a des moments où le
fonctionnement de ce tube digestif inhibe plus ou
moins certaines formes d'activité cérébrale, il est
naturel qu'on retrouve des" correspondances à ces
moments dans la littérature. Et même, dans la
littérature, il faut s'attendre à trouver ces attitudes
plus fréquentes et amplifiées, puisque les poètes,
vers ou prose, sont des hommes en général plus
sensibles que la moyenne humanité.
Voici donc un auteur en léthargie d'origine
digestive ou tabagique ou reconnaissant une cause
quelconque (intoxication, maladie, fatigue) ayant
retenti de cette façon sur l'organisme. Cet état est
souvent agréable, car il est souvent agréable, ce
que l'imbécile ignore, d'être débarrassé de son
cerveau qui est ici à demi bâillonné.
-76--
On peut appeler cela de l'inhibition cérébrale,
première sorte, et la plus fréquente, de retentisse-
ment de la vie végétative sur la vie intellectuelle
consciente. Dans cette disposition la perception du
monde extérieur est comme affaiblie ; seuls émer-
gent hors du brouillard intellectuel quelques pics
dont on ne cherche ni la cause, ni les liens, mais
qui s'imposent avec une netteté visuelle de cau-
chemar.
« II Atelier
La Ruche
Escaliers, portes, escaliers
Et sa porte s'ouvre comme un journal
Couverte de cartes de visite
Puis elle se ferme.
Désordre, on est en plein désordre
Des photographies de Léger des photographies
de Tobeen, qu'on ne voit pas
Et au dos
Des œuvres frénétiques
Esquisses, dessins, des œuvres frénétiques
Et des tableaux...
Bouteilles vides
Nous garantissons la pureté absolue de notre
sauce tomate.
— 77 —
Dit une étiquette
La fenêtre est un almanach... » (i).
Je ne prétends point qu'il y ait identité constante
et absolue entre les états intellectuels dont il a été
question à l'instant et ces manières de la poétique
moderne. Mais il y a des traces de torpeur céré-
brale dans ces notations d'apparence décousue ;
cette apparence de torpeur peut être voulue dans
le but de reproduire l'engourdissement intellectuel
parfois délicieux.
Cendrars, mon cher ami,
à qui j'ai dédié ces pages en signe d'admiration,
vous ne vous offenserez pas du mot torpeur.
Puisque torpeur il y a, c'est un certain honneur
intelligent que de la moduler. Chacun cuve son
vin selon son organisme, le charretier comme on
sait, et le poète comme on vient de voir. J'aurai
aussi bien trouvé des exemples ailleurs. E]
Bref, la description rapide,
brusque, à bâtons rompus des
lettres modernes s'explique
(i) Biaise Cendrars, Dix-neuf poèmes élastiques, 4.
-78-
par de la hâte, des aperçus in-
complets, le souci ou le pou-
voir de ne noter que la varia-
tion du tableau et non son fond
stable, et surtout une légère
inhibition de l'activité céré-
brale, retentissement de la
vie végétative.
Tout cela n'est peut-être que de l'art et tout
volontaire. Puisque la littérature a pour but de
créer des sentiments sans cause matérielle, si j'ose
dire, ou d'occuper des sentiments latents, ce qui
est tout un, on peut lui accorder d'avoir déjà suf-
fisamment manié ses instruments pour en connaître
la théorie et s'en servir. Elle a dû apprendre ainsi
qu'elle doit fournir suffisamment d'indications
pour déterminer qualitativement le sentiment à
évoquer ou pour satisfaire la qualité du sentiment,
si elle n'a réellement, comme il est permis de le
croire, qu'à emboîter un sentiment préexistant.
Voilà donc pourquoi la description doit être précise.
D'autre part il ne faut point, sous prétexte de pré-
cisions, lasser et fatiguer des valences affectives
fragiles et versatiles. La fragilité et le déséquilibre
de ces sentiments sont d'autant plus grands qu'on
s'adresse à des psychologies plus affinées. Un hom-
— 79 —
me simple pourra occuper sa vie affective durant
de longues années de quelques sentiments élémen-
taires., mais une intelligence souple exigera une
gymnastique plus variée, tout comme les muscles
d'un acrobate réclament des exercices plus compli-
qués que le Sandow du bureaucrate en mal d'hy-
giène.
La description, ayant donc
par sa précision fixé exacte-
ment une disponibilité affec-
tive, devra, pour ne point fa-
tiguer et ennuyer, s'interrom-
pre brusquement sur une sug-
gestion plutôt que sur un ta-
bleau véritable.
Il suffit que le mouvement intellectuel soit
ainsi amorcé pour qu'il se poursuive avec l'agré-
ment d'une apparente liberté dans l'esprit du lec-
teur. Celui-ci a, en outre, le plaisir de sous entendre
et de deviner, qui le tient en haleine. S'il faut donc
de la précision, il faut aussi de la rapidité et ce sont
là deux caractères importants des descriptions dans
la littérature moderne.
8
LA religion de la science :
lyrisme et prophéties.
Je rappelle cette page de M. Cocteau : « A force
de me meurtrir, de vivre triple, de sortir jeune d'une
foule d'embûches où d'autres se précipitent tête
basse à l'âge mûr, de prendre la douche écossaise
des milieux, d'attendre, parfois des heures, seul,
debout, ma lampe éteinte, des parlementaires de
l'inconnu, me voilà quelque chose de tout à fait
machine, de tout à fait antenne, de tout à fait
Mors. Un Stradivarius des baromètres. Un diapa-
son. Un bureau central des phénomènes » (i).
Observer les autres ou soi-même, c'est tout un.
(i) Le Potomak.
Poésie
— 82 -
On n'arrive à l'un que par l'autre, et réciproque-
ment. L'organisme sensible., ce qui veut dire aussi
capable de poésie, enregistre deux sortes de phéno-
mènes tantôt distincts et tantôt confondus au
point d'amener les plus bizarres méprises. Les
phénomènes les plus nets, le plus clairement isolés
et inscrits sont ceux du monde extérieur. Les sens
délicats ou grossiers reçoivent, sauf infirmité mani-
feste, au contact de certains mouvements, de cer-
taines variations, des impressions qui, à toutes
fins utiles, cheminent jusqu'au noyau pensant de
l'individu. D'autre part, l'individu est une sorte de
monde à lui seul où peuvent naître des impressions
qui, à première vue, semblent endogènes. En réalité
ces deux ordres de sensations, à excitant interne
et à excitant externe, se réduisent à un seul. A
partir du moment où un sens a été mis en branle,
l'excitation qui y chemine appartient au monde
intérieur du sujet et ne se distingue plus essentiel-
lement des excitations qu'on a plus spécialement
l'habitude de considérer comme internes. S'il existe
une différence, elle réside dans le caractère obtus,
confus, disséminé des sensations internes. Celles-ci
n'atteignent à l'acuité et à la netteté des autres
que dans les états morbides. Au fond, tout
est cœnesthésie. La qualité de cette
cœnesthésie générale qui résume l'état sensible d'un
individu à un moment donné, a une influence
prépondérante, sinon exclusive, sur la qualité du
. subconscient. L'ensemble de ces sensations mul-
tiples, enchevêtrées, assez faibles et rapides pour
n'être perçues individuellement pas davantage que
les piqûres de deux pointes de compas trop voisines,
constitue une sorte de tonus sensible selon lequel
l'individu réagira. L'habitude de l'observation et
de l'analyse égotiste, qui est ce dont une nature
sensible ne peut pas se détourner, consiste donc
en une contemplation minutieuse de sa cœnesthé-
sie. La cœnesthésie étant le visage physiologique
du subconscient, on voit comment l'égotiste se
rapproche de ce subconscient. Plus la cœnesthésie
devient vive, et plus l'individu a de facilités à s'ob-
server lui-même, puis à s'exagérer, par pythiatisme,
ses propres sensations. Or, la cœnesthésie s'accroît
dans la mesure où les organes fonctionnent avec
davantage d'instabilité, d'accrocs, de phases succes-
sives de mieux et de pis. Sans parler de maladie
aiguë, ni même de chronicité, il est clair qu'une
physiologie imparfaite accroît
la cœnesthésie qui accroît la
sensibilité de l'individu et
par conséquent ses disposi-
tions artistiques.
-84-
Plus loin on verra que si une digestion
nerveuse prédispose à l'art,
l'art prédispose, à un moment
donné, aux digestions inquiè-
tes, ce qui donne un cercle
vicieux d'une importance civi-
lisatrice absolument capitale.
Il faut que cette sommation réciproque de
conditions ait fonctionné, en général inconsciem-
ment, pendant un temps plus ou moins long, pour
aboutir finalement au chef-d'œuvre où à l'invention
importante.
Le fonctionnement parfait des organes ne s'ac-
compagne pas de cœnesthésie. La sensibilité géné-
rale de l'individu absolument sain s'en trouve
diminuée d'autant et ses possibilités artistiques
également. Les Américains commencent à avoir
un art : le cinéma (je veux dire un art spontané) ;
c'est donc que les Américains cessent d'être, ani-
malement, des organismes parfaits.
Par la cœnesthésie nous sommes arrivés au
subconscient ; par le subconscient
nous arrivons à la religiosité.
On peut admettre avec beaucoup de vraisemblance
- 85 -
que ce sont les pressentiments qui ont fondé les
religions et les superstitions. Or les pressentiments
dépendent du subconscient, c'est-à-dire de la cœ-
nesthésie. L'origine de cette analyse cœnesthésique
des religions représente un travail non seulement
subtil mais long. Je le renvoie à une autre occasion.
D'ailleurs on devine assez facilement comment la
sensibilité peut recueillir des inquiétudes d'origine
purement organique, et au lieu de les rapporter à
leur véritable cause qu'elle ignore, les projeter sur
un écran métaphysique. Les pressentiments ne
sont en général que des variations brusques dans
l'état de la cœnesthésie ; l'esprit étant occupé à
méditer quelque projet, à combiner une affaire,
subitement, en quelques minutes, une euphorie
apparaît, un bien-être, dû à quelque cause tout
à fait matérielle, digestive, toxique, etc.. Cette
euphorie générale se répercute aussi sur la couleur
des réflexions où tout paraît désormais plus facile.
C'est ce qu'on appelle le pressentiment. Certaines
personnes qui se vantent d'avoir toujours des pres-
sentiments exacts et y font grande attention, quand
on les consulte sur un dessein, se recueillent quel-
ques instants comme pour capter et enregistrer
le pressentiment. En réalité, elles interrogent durant
ce temps leur cœnesthésie euphorique ou angoissée,
et il est inutile de dire que le pressentiment a autant
— 86 —
de chances d'être juste que faux, n'ayant aucun
rapport autre que de coïncidence chronologique
avec le sujet de ces méditations.
Bref, on voit le mécanisme : la cœnesthésie
s'interpose entre le sujet et le monde ; le caractère
confus de cette cœnesthésie ne manque pas d'en
faire paraître mystérieuses les variations ; la multi-
plicité et l'obscurité de ses causes lui donnent l'ap-
parence d'être sans raisons ; les sensations obtuses,
vagues, illogiques, projetées sur l'avenir, devien-
nent des pressentiments ; surviennent des coïnci-
dences, des souvenirs, des fables, la superstition
se constitue ; la religion n'est pas loin.
Chez les auteurs modernes
l'habitude du plan intellectuel
unique favorise encore davan-
tage la confusion entre cœnes-
thésie et pressentiments.
La religion naît donc dans les parties profondes
de la sensibilité subconsciente, dans la cœnesthésie.
On ne s'étonnera point que les poètes, gens possé-
dant une cœnesthésie exquise qui les met bien
mieux à la portée de leur subconscient que la
moyenne de l'humanité, et, en outre, comme on
- 87 -
l'a vu plus haut, s'appliquant volontairement, par
égotisme cérébral, à suivre d'aussi près que possible
• leur subconscient, on ne s'étonnera point qu'ils
soient fort enclins à la religiosité.
Ici encore, comme partout, le sentiment s'est
formé indépendamment de l'objet sur lequel il va
être projeté et qui, à un examen superficiel, paraîtra
l'avoir causé. Sur quel objet les poètes modernes
ont-ils donc fixé leur religiosité préformée ?
Tout d'abord certains se sont contentés de
l'arsenal des religions déjà établies où chacun a
pris ce qui convenait mieux à son tempérament.
C'est ainsi que nous avons eu les religiosités parti-
culières, mais, somme toute, assez orthodoxes, de
MM. Francis Jammes, André Gide, Paul Claudel,
André Suarès. Mais ces religions anciennes ont,
du point de vue littéraire qui m'occupe, de graves
inconvénients. Elles manquent de nouveauté, ce
qui est un défaut capital, et si on veut leur redon-
ner un éclat moderne, c'est toute une affaire et
bien compliquée. D'ailleurs, ces religions catholi-
que, protestante et juive, etc., ont subi, dans leur
conception courante, des transformations qui en
ont exclu la meilleure part de religiosité. Elles ont
été réduites par la théologie à un ensemble de
notions algébriques, théorèmes et définitions, tout
aussi rebelles au sentiment que la géométrie. A
force de vouloir fixer des règles on a supprimé tout
ce qui n'était pas règle et si ces religions existent
encore c'est qu'on a échoué à les codifier tout à
fait. La théologie est la fin d'une religion dans la
mesure où elle l'empêche de varier, c'est-à-dire de
s'adapter aux sentiments (i). Dieu est devenu
une « notion géométrique » (2), mais il cesse d'être
Dieu. Si la science finit dans la religion, la religion
finit dans la science. C'est pourquoi beaucoup de
modernes ont cherché à fixer leur religiosité ail-
leurs.
Certains se sont tournés vers le socialisme.
La plupart, cumulant parfois des professions de
foi diverses, ont accroché leur religiosité à la science.
L'abstraction qui est en train de rendre impopu-
laires des religions autrefois florissantes, a été long-
temps aussi le caractère principal de la science ne
rendant celle-ci accessible qu'à un petit nombre
d'initiés. Aujourd'hui, certes, la science présente
encore davantage d'abstractions ; mais cette diffi-
(1) Cf. G. Le Bon, la Vie des Vérités.
(2) J. Roger Charbonnel, loc. cit.
-89-
culté croissante ne rend la science que mystérieuse
et non indifférente, car la science se manifeste aux
yeux de la foule sous des attributs autrement frap-
pants. Le gramophone et l'aéroplane, le sous-marin
et la télégraphie sans fil, le tramway, l'automobile
et le téléphone, la grue à vapeur ont successivement
étonné et ravi les badauds que nous sommes tous.
Dès l'enfance, Jules Verne et H. G. Wells nous
ont habitués à attendre de la science la réalisation
des plus impossibles merveilles. Notre foi scienti-
fique a reçu de ces auteurs que Rome aurait dû
mettre à l'index depuis longtemps, la même impul-
sion que la foi religieuse aurait reçue de la lecture
des historiettes édifiantes composées par Pierre
L'Hermitte.
J'ai remarqué souvent que les visiteurs curieux
de se renseigner sur l'installation d'un laboratoire,
y marchent sur la pointe des pieds, en parlant à
voix étouffée, avec une sorte de pieux respect,
comme dans une église. Le laboratoire est désor-
mais, même sur les prospectus, comparé à un
temple, et il faut plus de liturgie pour manier un
microscope précieux que pour un vase sacré. Si en
parlant de science, on pense encore à des formules
abstraites, c'est comme à d'augustes et solennelles
— go —
difficultés, mais on contemple plus volontiers l'ima-
ge géante et imprécise des machines qui transmet-
tent la parole ou l'écriture à travers des kilomètres
de nuages, d'air ou d'eau, qui évitent la peine de
marcher dans la rue, qui font de notre vie ce qu'elle
est, et dont on ne pourrait plus se passer. Et puisque
la science a déjà tant fait — dit-on — pour adoucir
nos fatigues, elle fera encore mieux, toujours
davantage, et d'amélioration en amélioration, nous
donnera enfin ce bonheur que nous désirons. Le
paradis reparaît, mais Dieu le Père est remplacé
par une sorte de distributeur automatique d'agré-
ments et de remèdes contre tous les maux. La
religion est fondée.
On en voit l'inanité. Tout de même elle nous
émeut et elle a ému tous ces poètes qui y sacrifient,
mais dont beaucoup sourient aussi de leur propre
émotion et de la nôtre dont ils sont maîtres. La
religiosité des poètes modernes est, d'ailleurs, le
plus souvent moins précise que le tableau que j'en
ai donné, et qui, pour s'appliquer à l'ensemble des
cas et même à l'idée du peuple, a dû être brossé
au général. La plupart des écrivains, infiniment plus
intelligents que la masse, ne songent plus à la
science comme moyens de bonheur et échelle de
paradis. Ce qu'ils demandent à la
— gi —
science, c'est de la nouveauté,
leur constant souci, des éton-
nements vagues, des merveilles
imprécises, la transformation
des pressentiments cœnesthé-
siques en horoscopes, en pro-
phéties véritables; bref, des
possibilités esthétiques nou-
velles.
Mais n'y a-t-il rien de nouveau sous le soleil ?
Il faudrait voir.
« Quoi ! on a radiographié ma tête. J'ai vu, moi
vivant, mon crâne, et cela ne serait en rien de la
nouveauté ? A d'autres /...
« ... Les airs se peuplent d'oiseaux étrangement
humains. Des machines, filles de l'homme et qui
n'ont pas de mère, vivent une vie dont les passions
et les sentiments sont absents, et cela ne serait
point nouveau !
« Les savants scrutent sans cesse de nouveaux
univers qui se découvrent à chaque carrefour de
la matière, et il n'y aurait rien de nouveau sous le
— 92 —
soleil. Pour le soleil peut-être. Mais pour les hom-
mes ! » (i)
Toutes les lettres modernes fourmillent litté-
ralement d'exemples montrant le bel aliment nou-
veau que les sentiments ont trouvé dans la science.
« Sous-marin, je parcours les verdâtres abîmes,
Insufflant la vapeur aux poumons de métal,
Stridant aux sirènes des navires,
Dansant le pas ternaire de l'hélice,
Et propulsant la force dans la masse.
J'explose en tonnerre aux cîmes des volcans,
Je fulgure soudain en gerbes électriques
Et m'apaise aux calmes vibrations du balancier.
Je rebondis au choc des marteaux sur l'enclume,
Je m'élance, affolant le volant des machines,
Scandant à temps égaux la course du piston,
Exaspérant la bielle aux roues du train rapide !
— Et me détends enfin, ressort des mécanismes,
Je m'élève, aérien, poussé par ses hélices,
Planant majestueux au-dessus de la ville,
Annonciateur des triomphes prochains.
J'irradie invisible, au sommet de la Tour,
(i) Guillaume Apollinaire, l'Esprit nouveau et les
Poètes (Mercure, ier déc. 1918).
— 93 —
Fluide, portant l'espoir aux navires en détresses,
Enveloppant la terre de mes ondes
Clamant le Verbe et l'Heure au monde.
Je suis le pur secret et l'inventeur tenace
Mystère s'éveillant aux cornues du chimiste,
Métal flambant dans le creuset du physicien.
Etoile! je jaillis au fond du télescope... » (i).
« ... Dans l'air le cri vierge des trolleys! La
matière est aussi bien dressée que l'étalon du chef
indien. Elle obéit au moindre signe. Pression du
doigt. Le jet de vapeur fait agir la bielle. Tout se
sensibilise. Est à la portée des yeux. Se touche
presque. Où est l'homme? La geste des infusoires
est plus tragique que l'histoire d'un cœur de femme.
La vie des plantes plus émouvante qu'un drame
policier. La musculature du dos en action est un
ballet. Ce carré d'étoffe est à mettre en musique
et cette boîte de conserves un poème d'ingénuité.
Tout change de proportion, d'angle, d'aspect...» (2)
(1) Henri-Martin Barzun, l'Hymne des Forces.
(2) Biaise Cendrars, Profond Aujourd'hui.
94 -
Que cet œillet te dise la loi des odeurs qu'on
n'a pas encore promulguée et qui viendra un jour
régner sur nos cerveaux bien + précise & -j- subtile
que les sons qui nous dirigent... » (i).
(2) Guillaume Apollinaire, Calligrammes*
9
LE refus de logique.
J'ai déjà fait remarquer le caractère éminem-
ment logique de la littérature populaire des feuil-
letons. Les lettres modernes paraissent au con-
traire tout à fait dénuées de logique. Il s'en dégage
une impression de décousu, de coq-à-1'âne, de
rêverie à bâtons rompus. Aucune règle semble
ne plus avoir de valeur ; l'invraisemblable est ac-
cueilli à bras ouverts.
Examinons l'illogisme des lettres modernes dans
ses formes et ses causes.
FORMES : C'est d'abord la suppression de
toute règle de composition. Ces règles, pour la
-96-.
connaissance desquelles on se reportera au cata-
logue de Boileau par exemple, n'ont cessé de dé-
croître en importance, sévérité et nombre. Il n'en
reste aujourd'hui rien ou presque rien. Au début,
la démolition des préceptes demandait de la vi-
gueur ; peu à peu la destruction en est devenue
plus facile, jusqu'au moment où les dernières ruines
se sont écroulées comme d'elles-mêmes. Il y eut
des tentatives anachroniques pour reconstruire
l'édifice ; le mouvement néo-classique fut mal situé
dans le temps pour réussir.
C'est ensuite la suppression delà
grammaire, dernière citadelle de règles qu'on
croyait inviolables parce qu'indispensables. J'en
ai déjà parlé. La grammaire était le repaire ultime
de la logique. Une phrase grammaticalement juste
contient l'évidence : elle est parfaitement compré-
hensible. Cette propriété lui donne une sorte de
plénitude et d'autonomie. Elle est finie, déterminée,
fermée comme un cercle, satisfaite et tranquille.
Le solécisme est avant tout une faute contre la
logique ; il comporte principalement un obstacle
à l'intelligence, un doute dans la compréhension. Un
pronom mal placé fait naître des incertitudes, pro-
voque une insécurité ; on doit reconnaître qu'il
oblige l'intelligence à scruter des horizons plus
— 97 —
étendus, à examiner des possibilités plus nom-
breuses.
Pour s'évader de la logique, il fallait donc s'éva-
der de la grammaire. C'était une fuite difficile.
L'usage de la syntaxe est une si vieille habitude que
beaucoup ont reculé devant le divorce. Ils ont pré-
féré ces excès de grammaire dont il a été question
et où l'abus supprime l'usage. On voulait en effet
détruire l'invraisemblable qui n'est point le vrai ;
le désaccord logique entre deux phrases successives
est facile à obtenir ; mais, la phrase une fois amor-
cée, l'intelligence se trouve prise dans l'engrenage
de la syntaxe qui, quoi qu'on fasse, est toujours
logique. Les timorés qui n'osaient point rompre
tout à fait avec la grammaire, ont essayé alors de
jongleries et de tours de force où ils espéraient
bien que la logique s'assouplirait au point de dis-
paraître ou se casserait fort proprement les reins.
Ce fut la course aux apparences de solécisme, aux
propositions intriquées et élastiques, multiformes,
gélatineuses, hermétiques. On a ressuscité la cons-
truction latine ; on s'est grisé d'ellipses. D'autres
auteurs ont agi plus violemment ; ils ont supprimé
la grammaire ; ils se sentent libres. Parfois entre
des notations détachées : mots, substantif et com-
pléments, exclamation, verbe isolé, il leur arrive
Poésie 7
d'écrire une proposition complète et même savante.
Ils savent écrire grammaticalement, mais ne veulent
pas. La ponctuation, partie intégrante de la gram-
maire, a subi le même sort ; elle n'apparaît plus
que ci et là, à l'état erratique et dépaysée, pour
marquer des pauses respiratoires ou des indications
de lecture à haute voix. Elle est devenue musicale
et a cessé d'être logique. Elle a donc changé de sens.
Elle a disparu.
On trouvera des exemples de cet état de l'écri-
ture chez tous les auteurs modernes depuis leur
patron Rimbaud. Déjà Remy de Gourmont (voyez
sixtine ou les chevaux de diomède) courbait
le bois de ses phrases au point d'obliger la logique
de sa grammaire à de douteuses, mais riches com-
promissions.
CAUSES : Des gens plaisants ont estimé que
ce mode d'écriture était une plaisanterie; des gens
sérieux ont parlé d'ignorance ; des vieillards ont
dit : bafouillage d'enfants ; des enfants ont pro-
noncé : bafouillage de gâteux. Ce ne sont pas des
explications. Qu'il y ait, parmi les auteurs modernes,
des farceurs, des ignorants, des infantiles et des
ramollis, cela est probable, normal et sans impor-
tance. Un groupe d'hommes quelconque comprend
— 99 —
toujours une proportion prévisible de déchets.
Il y a aussi des artistes solides et sincères. Ceux-là
ont été amenés à bannir la logique et le vraisem-
blable pour des raisons qui méritent d'être re-
cherchées.
Déjà Boileau avait noté, dans le vers que chacun
sait, la dissociation entre le vrai et le vraisemblable.
La remarque, en apparence inoffensive, devint le
point de départ de développements imprévus, car
cette dissociation, depuis lors, n'a jamais fait
qu'augmenter, et l'on peut dire aujourd'hui en
matière littéraire qu'il n'y a pas plus de rapports
entre le vrai et le vraisemblable qu'entre le siroco
et une panne de métro. La logique qui, pour
Boileau, faisait partie du vraisemblable, s'est
aussi séparée entièrement du vrai au point même
que souvent elle en est l'ennemie. C'est qu'en
effet la littérature a modifié beaucoup son orien-
tation et le vrai n'y est plus du tout ce qu'il était
il y a plusieurs siècles.
Autrefois la littérature se proposait surtout de
décrire des faits et des actes, leurs prétendus
motifs, etc. ; cette occupation n'était pas incompa-
tible avec la logique, car celle-ci est justement le
schéma de la manière dont s'enchaînent en appa-
iniverslfas
HBLIOTHÉCA
100
rence les faits. Opposons dès maintenant la pensée
aux actes. Progressivement la littérature a fait la
découverte du domaine autrement vaste de la
pensée, du règne intérieur selon l'expression qui
sert à MM. Maeterlinck et Bataille. Il ne s'agit
donc plus de la vérité contingente des faits, qui a
été longtemps tenue pour seule vérité, quand l'in-
telligence ne s'était point aperçue encore qu'elle
pouvait être son propre miroir et son propre aliment.
On cherche désormais à reproduire la pensée. La
vérité sera la reproduction exacte de cette pensée.
A côté de la vérité d'acte, vérité extérieure, naît
la vérité de pensée, vérité intérieure. La première
est logique pour la raison excellente qu'elle a fait
la logique ; on a cru pouvoir appliquer cette logique
matérielle à la vérité de penser et on s'est étonné,
au début, des contradictions et des désaccords
qu'on constatait. La vérité de pensée n'admet pas
toujours la logique.
Grosso modo la pensée peut être divisée,
assez arbitrairement d'ailleurs, en deux étages :
la pensée-phrase et la pensée-association. Je m'ex-
plique. La pensée-phrase est celle qui se compose
d'elle-même en phrases à peu près correctes, gram-
maticales ; elle est à un niveau assez superficiel
de la conscience, aussi a-t-elle été la première
IOI
reproduite par la littérature qui s'aiguillait sur
la voie cérébrale. C'est, par exemple, sixtine
.de Remy de Gourmont, et même Remy de Gour-
mont tout entier. La pensée-phrase est la pen-
sée des réflexions voulues, la pensée rationnelle,
encore logique, dont nous nous servons, par exem-
ple, pour discuter en nous-mêmes la valeur d'une
théorie scientifique, les chances de réussite d'un
projet. On a dit que c'était la forme de pensée
supérieure ; supérieure ne signifie rien. La pensée-
association est à un niveau plus profond de la
conscience. C'est-à-dire qu'on n'arrive pas à la
percevoir si facilement. Elle oscille toujours entre
subconscience et conscience. Elle fait partie du
rêve, de la rêverie, de la torpeur cérébrale, de ces
états où on répond : « A rien » quand quelque
gêneur demande : « A quoi pensez-vous ? ».
Pour amener la pensée-association jusqu'à la parole
et à l'écriture et, en général, à l'expression, il faut
des efforts considérables. Son caractère propre, en
effet, est de s'exprimer difficilement ; il ne s'agit
plus de phrases, mais, le plus souvent, d'images
et même, souvent, d'images réellement visuelles.
Parfois surgissent des mots dont la signification
peut être bizarrement réduite à leur seule sonorité,
à une association coloristique inexplicable. On
pense déjà à Rimbaud. La logique rationnelle et
— 102 —
grammaticale n'a plus rien à voir ici. L'enchaîne-
ment des idées, si on peut appeler cela des idées,
se fait selon des associations partielles et absolu-
ment illogiques. La mémoire reste le seul guide,
tantôt attentif au son et à la couleur, tantôt à
l'anecdote du souvenir. Qu'on se rappelle un quel-
conque de ses rêves. Si j'ai appelé ce mode de
pensée, pensée-association, c'est à cause de la
façon dont les idées s'y enchaînent par asso-
ciation, par contiguïté de souvenirs, d'images, de
sons et de couleurs. Les associations de logique
rationnelle y sont extrêmement rares, si rares qu'on
les peut négliger. Si on emploie le mot logique dans
son sens habituel qui est de logique rationnelle,
on peut dire que la pensée-association ne souffre
pas de logique.
Il ne faudrait pas croire que la pensée-associa-
tion soit quelque chose d'exceptionnel, limité aux
rêves, aux rêveries et à l'ivresse. Le fond véritable
de toute pensée est la pensée-association. A
cette pensée-association se superpose une pensée-
phrase qui est de la pensée-association adaptée à
la vie extérieure, transformée et méconnaissable.
Mais le véritable moi-pensant pense par associations
qui, d'ailleurs, n'arrivent pas toujours et même pas
souvent jusqu'à la conscience. La pensée-phrase
— 103 —
plus nette, plus consciente couvre et cache la pensée-
association, de sorte que, pour apercevoir un peu
nettement cette dernière, il faut se trouver dans un
état où la première est engourdie. Cet état et cet
engourdissement de la pensée-phrase qui alors, mar-
motte, hiverne, peuvent être procurés par le reten-
tissement un peu vif de la vie végétative sur la vie
cérébrale, comme on l'a déjà vu, par la fatigue, la
somnolence, etc. On a dit de la pensée-association
qu'elle était la pensée inférieure ; profonde, oui,
mais inférieure ne signifie rien. Elle est peut-être
la pensée primitive, originelle, sauvage, animale
même, et ce ne sont là que des hypothèses dont il
ne faut ni abuser, ni croire qu'elles pourront être
vérifiées.
La littérature en est arrivée aujourd'hui à re-
produire la pensée-association comme la forme es-
sentielle de la vie intellectuelle. Que cette prépon-
dérance accordée à la pensée-association sur la
pensée-phrase soit justifiée, ce peut être matière
à discussion autant que la préférence inverse. Tou-
jours est-il que le critérium de vérité
littéraire étant devenu la res-
semblance avec la pensée-asso-
ciation, la logique rationnelle
se trouve bannie de la litté-
rature.
— 104 —
Voici ce que donne, ainsi traité, le film charlot
AU MAGASIN :
« CHARLOT MYSTIQUE (i)
L'ASCENSEUR descendait toujours à perdre ha-
leine et l'escalier montait toujours
Cette dame n'entend pas les discours
elle est postiche
Moi qui déjà songeais à lui parler d'amour
Oh le commis
si comique avec sa moustache et ses sourcils
artificiels
Il a crié quand je les ai tirés
Etrange
Qu'ai-je vu Cette noble étrangère
Monsieur je ne suis pas une femme légère
Hou la laide
Par bonheur nous
avons des valises en peau de porc
à toute épreuve
Celle-ci
Vingt dollars
Elle en contient mille
C'est toujours le même système
(i) Louis Aragon, Feu de joie.
— 105 -
Pas de mesure
ni de logique
mauvais thème »
Dans les lignes qui suivent la pensée-association
est davantage encore, s'il est possible, patente.
« ...(i) Effeuille la rose des vents
Voici que bruissent les orages déchaînés
Les trains roulent en tourbillon sur les réseaux
enchevêtrés
Bilboquets diaboliques
Il y a des trains qui ne se rencontrent jamais
D'autres se perdent en route
Les chefs de gare jouent aux échecs
Tric-trac
Billard
Caramboles
Paraboles
La voie ferrée est une nouvelle géométrie
Syracuse
Archimède
(i) Biaise Cendrars, Du Monde entier.
— io6 —
Et les soldats qui regorgèrent
Et les galères
Et les vaisseaux
Et les engins prodigieux qu'il inventa
Et toutes les tueries
L'histoire antique
L'histoire moderne
Les tourbillons
Les naufrages
Même celui du Titanic que j'ai lu dans le journal
Autant d'images associations que je ne peux pas
développer dans mes vers
Car je suis encore fort mauvais poète
Car l'univers me déborde
Car j'ai négligé de m'assurer contre les accidents
de chemin de fer
Car je ne sais pas aller jusqu'au bout
Et j'ai peur ».
10
Impression, cauchemar
ou rêve.
Si je laisse au mot logique son sens
habituel, qui est restreint, de logique rationnelle,
il me faut admettre, comme je l'ai déjà dit, que les
lettres modernes sont remarquablement illogiques.
Je maintiens encore durant quelques lignes ce sens
limité de logique.
On pourra remarquer que cet illogisme tout
à la fois instinctif et voulu des lettres modernes,
nécessité par leur but qui est de reproduire les
mouvements profonds de la vie intérieure, mou-
vements dénués de logique rationnelle, a contribué
pour une grande part au rejet des formes classiques
— 108 —
du vers comme de la prose. M. Henry Goujon (i)
a signalé la différence qu'il y a entre le rythme
verbal spontané et le rythme poétique convention-
nel. Il est naturel que ce rythme conventionnel ait
été rejeté au cours de cette recherche frénétique
du moi profond en faveur du rythme verbal spon-
tané et personnel.
La pensée-association n'obéit donc pas à la
logique rationnelle. Néanmoins il est difficile d'ima-
giner que ces enchaînements n'admettent aucune
loi, ni règle, et constituent ainsi une exception
qui suffirait à détruire la notion du déterminisme
universel dont on ne peut plus se passer. Il est
au contraire infiniment probable que la pensée-
association connaît un ordre assurément très com-
pliqué mais tout de même compréhensible. Si nous
considérons la logique comme la science des con-
ditions dans lesquelles se produisent et se succè-
dent les opérations de la pensée, dans le sens le
plus général de ce mot, la logique rationnelle ne sera
plus qu'une partie de cette logique dont nous pour-
rons chercher à comprendre cette autre partie qui
a trait à la pensée-association.
(i) L'expression du rythme dans la mélodie et la parole.
— 109 —
Le précédent chapitre a suffisamment indiqué
la ressemblance frappante qui existe entre la
pensée-association des poètes et les rêves. Dans
l'un et l'autre de ces états de la pensée, il y a dé-
faillance ou même absence de l'intelligence ration-
nelle. La logique de la pensée-association, c'est
à-dire de la pensée contemporaine, et celle du rêve
auront beaucoup de chances de coïncider sur plus
d'un point. Ainsi s'expliquerait l'impression de
cauchemar qu'on ressent souvent à la lecture des
écrivains contemporains. Malheureusement l'étude
de la logique onirique n'a encore été tentée sérieu-
sement, ni réuss'e surtout par personne.
H LES auteurs modernes
veulent « sentir avant
de comprendre » (Cocteau).
Il ne s'agit point ici de perdre son temps à
répondre aux trop nombreux farceurs sans esprit
qui traitent les auteurs modernes de nègres, d'en-
fants à la mamelle ou de gâteux. Bien entendu
aucun de ces dédaigneux n'a lu ce qu'il critique.
Tous rigolent d'avance, puis feuillettent d'un pouce
distrait.
On a plus sérieusement soutenu que la litté-
rature moderne est non intelligente, anti-intellec-
tualiste. C'est assez une erreur. L'intelligence n'est
qu'un hasard. Mais ce hasard une fois surgi dans
— 112 —
l'engrenage des réactions d'un organisme est une
force qu'on ne débraye plus. Il ne faut pas croire
que l'intelligence puisse s'abdiquer comme un
royaume. Toute action d'un homme qui comprend,
portera la marque de sa compréhension particu-
lière, laquelle d'ailleurs peut être juste ou fausse.
Evidemment, il arrive qu'on réussisse à paralyser
l'intelligence. C'est très rare, et c'est le plus grand
effort intellectuel que j'imagine. Les prétentions
anti-intellectuelles ne sont en général que de la
prétention.
Il y a divers intellectualismes. Celui des lettres
modernes a serré de très près l'autopsychologie.
Il y a vu que le sentiment précède la compréhen-
sion. L'état intellectuel n'est qu'une répercussion
de l'état émotif. Autour d'un sentiment de sympa-
thie, pierre, qu'une poignée de main, fronde, a
jeté en moi, de bonnes raisons se groupent en
aster. Et je pense que je sais pourquoi j'aime. Les
lettres modernes ont compris intensément que je me
trompe : que j'aime d'abord, et que je sais ensuite,
et mal. Voilà pourquoi elles voudraient autant que
possible construire sur le sentiment plutôt que
sur l'idée. Et même, remontant davantage encore
à la source, elles préféreraient la sensation brute
au sentiment, mais cette fois-ci le mur de l'utopie
— ii3 —
les arrête. N'en rions pas. Toute littérature honnête,
c'est-à-dire qui cherche, a toujours voulu exprimer
l'inexprimable. L'inexprimable recule un peu de
siècle en siècle, mais il demeure sous-entendu
qu'on ne l'épuisera pas. Les lettres modernes veu-
lent émouvoir plus directement que par l'étalage
de raisonnements intellectuels auxquels nous ne
sommes plus guère sensibles. Et pour mettre en
branle des sentiments, le meilleur moyen c'est
encore la contagion des sentiments. Il n'est pas
question de mépriser l'intelligence ; ce serait idiot.
Mais, au lieu de s'adresser directement à elle,
quand on sait depuis si longtemps que la logique
n'a jamais convaincu personne, les auteurs moder-
nes se servent du levier amplificateur, l'émotion,
qui est aussi le levier naturel de mise en marche
du cerveau. C'est d'un rendement bien supérieur :
la contagion est infiniment plus facile ; l'état intel-
lectuel que le lecteur se crée ainsi à lui-même sous
l'impulsion naturelle de l'émotion acquise, est plus
riche et moins limité. Mais le procédé est difficile
a mettre en œuvre.
M. Cocteau se propose de sentir avant
de comprendre. C'est ici que commence
la bataille contre l'inexprimable. Il ne s'agit pas
de refuser de comprendre, mais seulement au
Poésie 8
— ii4 -
préalable de sentir ; cueillir le sentiment ou, encore
plus bas sur la tige, la sensation au moment qu'elles
pénètrent dans le résonnateur de l'intelligence ;
les cueillir fraîches, vivantes, agiles, inusitées, dé-
pourvues de stylisation intellectuelle. C'est où on
en arrive par excès de culture. Cette culture écra-
sante que nous possédons, s'interpose entre l'hom-
me et le milieu. Ainsi un mien ami aime les chats,
ou prétend qu'il les aime (c'est tout un). Il parle
des chats divinités égyptiennes et du chat de Bau-
delaire qu'il aime, et du chat de Huysmans qu'il
aime aussi, mais moins. Il a trop admiré les livres
de Madame Colette, le chat de misère de Gour-
mont. Le résultat est que son amour des chats
ressemble à de la mauvaise littérature. Je dis mau-
vaise parce qu'elle n'est en rien personnelle. Si cet
ami connaissait les procédés mentaux des lettres
modernes il essaierait, pour éliminer le fardeau
de sa culture, d'intercepter le courant émotionnel
qui naît chez lui à la vue d'un chat, avant que ce
courant ne parvienne à ce complexus de résonna-
teur s littéraires. Il entendrait la note personnelle
qui étouffe parmi tant de sonneries étrangères, et
j'aimerais peut-être son amour des chats.
Quelquefois les auteurs réussissent à capter
ainsi le premier jet émotionnel. De cette réussite
— ii5 —
dépend leur prétendu anti-intellectualisme, leur
naïveté, leur sensualité. De là aussi vient leur
haine de la sentimentalité
laquelle n'est qu'un reflet intellectuel bien pâle
de la secousse sensuelle. La sentimentalité, c'est
où s'agrippent le plus vigoureusement les rengaines
que la culture nous impose. Toute nouveauté s'y
enlise.
Dès maintenant on voit toute la différence qui
sépare les auteurs modernes de Mallarmé. Celui-ci
n'a jamais eu l'idée qu'on puisse se priver un instant
de l'intelligence au profit de cette intelligence
même, pour lui fournir un aliment nouveau et
réellement frais. Logicien imperturbable, sa main
n'a point quitté la rampe de la grammaire. Il s'est
satisfait à la tordre en boucles savantes. C'est la
preuve qu'il n'a rien tenté contre la surcharge de
l'intelligence.
La proposition de se soustraire par moments à
l'intelligence pour mieux sentir, est assez logique,
mais il faut l'avouer, tout aussi logiquement irréa-
lisable. L'expression d'une sensation pure ne peut
consister qu'en des cris. Le sentiment offre
déjà davantage de marge. Pour percevoir et expri-
mer en mots ces cris, il faut tout de même de l'in-
— n6 -
telligence. C'est ainsi que les auteurs modernes
sont arrivés à ce compromis : le cri intel-
lectuel qu'est la métaphore coupée du con-
texte. Ce cri intellectuel répond à l'émotion au
moment où elle est au commencement du trajet
qu'elle doit faire dans l'intelligence, pour ressortir
idéalisée et même, au maximum, abstraite. Tel
est donc l'anti-intellectualisme des lettres modernes:
soustraire pour un moment, le
temps de la noter, une émotion
à l'empire de la partie la plus
raisonnante, la plus abstraite,
la plus perfectionnée, si l'on
veut, de l'intelligence; la sous-
traire ainsi à la noyade dans une culture trop vaste ;
puis, ayant fixé le papillon rare, on le montre à l'in-
telligence complète. C'est alors que la féerie com-
mence. C'est le jeu des inter-
mittences intellectuelles.
Ainsi les auteurs modernes parviennent plus
exactement à exprimer l'émotion et, mieux, à la
propager. Et la connaissance instinctive, brute,
poétique, rapide, qu'ils prennent des choses n'est
pas si loin qu'on le croit, de là connaissance scien-
tifique. Le poète note dans un fait les quelques
détails qui suffiront à déterminer chez le lecteur
— ii7 —
l'émotion spécifique de ce fait. Il néglige la banalité
qui n'émeut pas.
(Cette émotion spécifique peut être étudiée
scientifiquement, comme toute émotion, en psycho-
logie expérimentale. Voilà comment sera la critique
vraiment littéraire et vraiment scientifique, géné-
rale, où on se souciera aussi du lecteur. Nous serons
peut-être débarrassés enfin des Max NordauY
Le savant a le même but que le poète : connaître.
Et les deux connaissances sont superposables. La
science en fait de science, n'a rien découvert.
Toute grande invention s'est faite par une
brusque intuition par analogie, sorte de métaphore,
d'association d'idées extravagantes. La dé-
couverte est poétique, seule la
vérification est scientifique.
Le laboratoire, la bibliothèque, ne sont point très
favorables à l'invention scientifique. Il faut un
esprit libre et jongleur. Qu'on raconte aux poètes
les données des grands problèmes actuels de mé-
decine, de biologie, de physique et même d'astro-
nomie. Ils feront des métaphores. Sur mille méta-
phores, il y en aura de belles et de manquées.
L'une d'elle peut exprimer un rapport vrai. Le
poète explore, le savant suit et fait les routes.
- n8 —
Un vieux géologue universitaire reconnaît au-
jourd'hui ses minéraux d'un seul coup d'oeil,
grâce à une sorte d' é m o t i o n spécifique et
non de jugement conscient. C'est une sorte de
réflexe du beau dont j'ai parlé plus haut. Cette
émotion du savant âgé relève de l'esthétique et
non plus de la science. Ce professeur est tout
semblable au poète qui reconnaît l'auteur d'une
page littéraire sans courir à la signature, par l'émo-
tion qu'il en tire. La connaissance scientifique a
abouti à la connaissance poétique.
12
Les auteurs modernes
se comportent comme
des « médullaires ».
On a vu que les auteurs modernes volontiers
et volontairement diminuent quelque peu l'acuité
du moment critique dans la composition littéraire.
Il faut dire « quelque peu ». La sympathie
qu'un auteur qui n'est pas un feuilletonniste à
tant la ligne, aura toujours pour son œuvre, l'obli-
gera tout de même à s'arrêter sur son œuvre et
à se demander si c'est « bien ». Perruque d'hon-
nête coquetterie qu'on n'enlève pas. D'ailleurs,
et on l'a dit, le temps critique n'est pas supprimé :
tout se passe comme s'il était supprimé
parce qu'il s'occupe justement à exclure toute
120
critique qui écornerait la sincérité complète voulue.
Les détails qui constituent une description, sont
scrupuleusement notés, tous ne veut pas dire tous
les détails existants, mais tous les détails remarqués
par l'auteur, c'est-à-dire ceux qui lui paraissent
indispensables à la connaissance et, mieux, à la
reconnaissance poétiques d'un fait. Ce qui nous
agrée n'est pas tant d'apprendre que de retrouver :
telle est cette loi de la mémoire dont j'ai déjà parlé.
Ainsi on ne triche pas, et il est difficile de se faire
passer poète si on ne l'est pas. Il faut en cinq lignes
pointer les sommets d'un paysage intellectuel et
laisser dans la brume les vallées négligeables. Ces
cinq lignes doivent suffire à montrer. On se limite
au nécessaire et suffisant. Point de marge où le
maladroit se rattrappe et le faux poète réussisse
une image sur trois. Et cet art, grâce à la critique
qui télescope la critique, est plus fait de franchise
qu'aucun autre. Le choix inconscient ou subcons-
cient du poète trace les lignes essentielles. Le
choix conscient, le truc, la ficelle, le métier sont,
en théorie, éliminés. En pratique, qui s'en éton-
nerait, la recette existe. Quelques procédés sont
devenus usuels, mais ils furent d'abord des illu-
minations sincères, et au moins imitent la fran-
chise tant qu'ils restent supportables. Cataloguer
ces procédés paraît inutile : cela même qui est
121 —
déjà procédé pour l'un, demeure encore inspiration
pour l'autre. Je n'ose répandre, à tort et à raison,
le mépris.
Si tout n'est pas noté par amour de brièveté
et choix subconscient en vue de l'émotion spéci-
fique, tout peut être noté. Précédemment la
tyrannie du vers, bien que la phonétique expéri-
mentale (Georges Lote) nous ait prouvé que le
vers régulier n'a jamais été régulier, excluait des
poèmes un grand nombre de mots. Ce n'est pas
un petit travers. Exclure des mots, c'est exclure
des sentiments irremplaçables car le synonyme
n'existe pas. Si deux mots pouvaient avoir exacte-
ment le même sens, le principe d'utilité et celui
du moindre effort feraient rapidement disparaître
l'un d'eux au profit de l'autre. L'élève de l'école
primaire peut croire aux synonymes, le poète non.
Ainsi voyez-vous « machine à écrire » dans un
alexandrin ? Pourtant la machine à écrire occupe
dans nos vies une place de premier plan. Elle est
susceptible de poésie autant que le « votre chère
écriture est un miroir vivant ». Si vraiment la
« machine à écrire », le « cinéma », le « chewing-
gum », le « Gutenberg 24-19 » ne peuvent entrer
dans l'alexandrin sans le faire sauter, quoi d'éton-
nant qu'il ait sauté. Sa prosodie ne posait pas
122
seule ces défenses. Un bizarre sentiment de
l'ignoble et du noble ne permettait pas la
fidélité à la vie. M. Cendrars écrit dans un poème :
« Je n'ai pas de papier pour me torcher ». Ce
sont des choses qui arrivent et qui peuvent
avoir de grandes conséquences. Non seulement ces
opinions sur les genres littéraires et leur séparation
protocolaire s'opposaient à la franchise, mais encore
appelaient le mensonge. On trimait sur des che-
villes insipides ; le mot juste était trop long d'une
syllabe ; une image était éliminée par la césure ;
larme exigeait charme, alarme, arme ou Parme,
mais Parme vraiment ne réussissait qu'aux virtuoses.
Virtuosité, voilà le mot et le danger. Tant de règles
appelaient le jongleur et écartaient l'artiste. Tou-
jours discutables, aujourd'hui ces règles sont, en
plus, vieilles. Je ne pense pas qu'il soit possible
de leur obéir encore dans le choix des détails
poétiques.
La littérature moderne s'est autorisée à parler
de tout. En général l'auteur ne note que les détails
qui l'ont le plus frappé, et fait une sorte de tendre
et ardent catalogue, rosace de sentiments. Dans un
sentiment on peut, je crois, distinguer intensité et
qualité. Evidemment les philosophes sont terribles
sur cette question. Leurs traités contiennent des
— 123 —
micmacs de deux cent cinquante pages qu'on
ne peut croire avoir compris que pendant la soirée
qui suit leur lecture. Sans doute, intensité et qualité
d'une émotion s'intriquent puisque l'intensité d'une
émotion est l'intensité de sa qualité ; mais on
peut, utilitairement, considérer que l'intensité est
la plus importante. Alors que deux qualités diffé-
rentes sont scientifiquement incomparables l'une
à l'autre, à deux intensités on trouve toujours une
commune mesure. Ce n'est peut-être pas là une
pure vue de l'esprit. Les faits montrent que deux
impressions qui n'ont aucun point de contiguité
de par leurs qualités différentes, peuvent par leurs
intensités se combattre, c'est-à-dire entrer en rap-
port l'une avec l'autre. Lorsque deux impressions
sont ressenties en même temps par un individu,
la plus forte annihile l'autre qui passe inaperçue.
D'autre part en physiologie on sait que toute exci-
tation un peu forte d'un nerf centripète affaiblit
ou supprime l'action réflexe ; on peut ainsi empê-
cher l'éternuement en se grattant un peu vigoureu-
sement les ailes du nez. Ainsi le seul remède mais
bien éphémère, contre une rage violente de dent
est le plaisir d'amour.
De deux impressions simultanées celle qui l'em-
porte, n'est donc ni la meilleure ni la pire, mais la
— 124 —
plus forte. L'odorat ne lutte pas contre le goût,
ni le plaisir génital contre la douleur, mais deux
intensités Tune contre l'autre et qui sont toujours
à considérer de sens contraires.
Aussi n'est-il pas étonnant que dans l'intérêt
accordé par les auteurs modernes aux faits, l'in-
tensité paraisse tout primer. Les qualités sont pré-
sentées pêle-mêle, sans examen, sur le même plan :
l'œil, le goût, l'oreille, des souvenirs, le parfum et
de nouveau l'oreille, puis cœnesthésie et chaleur,
tout se mélange, s'offre ensemble, grouille et vit.
L'absence de règles a permis ces traductions de
minutes vécues. Ce n'est pas qu'aujourd'hui seule-
ment on sente cela, mais hier on n'osait pas l'écrire.
On court au plus intense, et le reste est étalé
comme il parvient à la conscience. Aucune loi
autre que cette ordonnance par rapport aux puis-
sances décroissantes des sentiments, ni chrono-
logique, ni de classification quelconque ne s'oppose
à ce naturel désordre. Cette habitude de commencer
par la note la plus violente explique comment, à
la lecture, on a l'impression du poème qui d'abord
éclate, puis progressivement s'apaise. Chaque œuvre
moderne pourrait abondamment servir d'exemple ;
je copie escalade de M. Philippe Soupault :
— 125 —
Il fait chaud dans le ministère
la dactylographe sourit en montrant ses lunettes
On demande le sous-secrétaire
Toutes les portes sont fermées
la statue du jardin est même immobile
les machines à écrire bégayent
et le téléphoniste insiste
Est-ce que je vais savoir encore courir
la gare n'est pas loin
un tramway rampe jusqu'à Versailles
On m'avait dit qu'il y avait un accident tout près d'ici
je ne pourrai donc pas entendre le hennissement
des nuages
la Tour Eiffel lance ses rayons aux Iles Sandwich
Gutenberg 24-19
Cette attitude fait penser, bon gré, mal gré, à
celle des enfants qui devant plusieurs morceaux
divers de gâteaux prendront le plus grand
et ne songeront pas à choisir le meilleur.
Ceci d'ailleurs pour la raison bien simple qu'ils
considéreront le plus grand comme le meilleur.
Les culs-de-sac ne font jamais défaut à un raison-
nement. Aussitôt on voudrait parler de sauvagerie,
primitivité, infantilisme. Il y a cependant une diffé-
rence considérable entre l'attitude des enfants et
celle des poètes, une fois de plus rapprochés, puis
— 126 —
opposés : l'attitude de l'enfant est innée, instinctive ;
celle du poète est acquise. Différence fondamentale.
Il ne s'agit pas de protéger par apologie les lettres
modernes contre l'injure bien banale d'infantilisme.
Dans la théorie qui fait d'une fatigue cérébrale
ou intellectuelle un facteur capital du développe-
ment de la civilisation, on ne peut admettre que le
poète reste dans l'enfance. Qu'il y retombe, soit ;
mais d'abord qu'il en sorte.
Je ne me souviens plus qui écrivit de l'enfant
que c'est « un animal médullaire ». Le poète mo-
derne est lui aussi un animal médullaire ou, pour
ne point le froisser, encore qu'il n'y ait pas de
quoi, car l'animalité de l'homme est charmante,
un médullaire. Et un médullaire
volontaire et intermittent. Qu'on
n'oublie pas intermittent. D'être successivement
médullaire puis cérébral, il est poète ; l'un sans
l'autre il ne serait rien. Cette médullarité explique
le désordre, la fantaisie, le souci du détail des
poèmes modernes.
13
LE développement par
répétition.
Il n'y a pas de rhétorique plus puissante que
la répétition. Aucune érudition mieux ne persuade
que la même simple phrase assénée douze fois.
A une telle cadence un poème, même faible,
s'agrippe et ronfle. Je crois que très souvent les
compréhensions méritent cette intrusion par dé-
foncement parce qu'aux plus subtils crochetages
la trop bonne serrure des cerveaux reste indifférente.
Il y a répétition et répétition. Certaines sont
bien simples :
« Pleurez ce sang, pleurez... »3
ou < Le vôtre est rendu
— 128 —
Je n'en ai plus d'autre :
Le vôtre est rendu
Le mien est nerdu! »
D'autres tendent au leit-motiv, comme ce «Poète
prends ton luth... » ou
« ... puissant et solitaire
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre ».
Il y a de véritables refrains :
« Chien et chat
Chien et chat
Voilà le monde... »3 etc.
Mais aucune littérature n'a davantage, ni plus
singulièrement usé de la répétition que la moderne.
Qu'on lise il y a des calligrammes et ce poème
toujours qui se termine par :
« Perdre
Mais perdre vraiment
Pour laisser place à la trouvaille
Perdre
La vie pour trouver la Victoire » ;
et tour des dix-neuf poèmes élastiques, et le
premier chant de prikaz où les mots « Innocence
du Monde » et « Innocence » reviennent huit
fois, et « Cor de Tristan » du potomak. Evi-
— 129 —
demment il y a là le plaisir et l'art des allité-
rations. Mais autre chose est plus important.
Une idée qu'un mot étiquette, s'impose. Obses-
sive, pressante, inévitable, elle barre de son
ombre toutes les routes intellectuelles. Aucun car-
refour où elle ne surgisse avec ce même visage
impérieux : « Explique-moi ! » On l'explique.
Mais point assez pour la satisfaire et l'apaiser.
Son cri impatient se répète et, docile, il faut
recommencer. On essaye de la tromper. On s'y
trompe. On croit parler d'elle et la moitié de l'uni-
vers y passe. Alors du même mot tyrannique et
brusque elle se rappelle : « Moi ! » C'est de la
bonne obsession. Rappels à l'ordre. Autour d'un
centre les phrases, en rosace, rayonnent, mais si
trop elles s'allongent, un mot les tranche et les
reporte à l'origine. Sinusoïde qui périodiquement
passe par zéro, et de cet œuf nul tout sort. Embryon
qui recommence dix fois le développement de sa
vie, sans jamais rompre le cordon qui à la mère
l'attache. Tout écart sur cette laisse tiraille. Le
va et vient d'une idée fixe tisse le poème. Dans ce
même trou l'aiguille revient et glisse. Où le rythme
finit, il s'amorce. Port d'attache. Ballon captif que
le treuil rappelle. Cela n'a plus rien à voir à la
répétition ordinaire. On part d'une hallucination :
métaphore, souvenir. On la développe par d'autres
Poésie 9
— 130 —
images et d'autres souvenirs qui s'y branchent et
s'y aimantent. Répétition du point de départ. Rap-
pel de ton. Nouveaux développements. Et puis ça
recommence. Et ça dure autant que l'hallucination.
Car, idée fixe, c'en est une, autant et plus que toute
inspiration en général.
M M LA pensée -métaphore
-l ^fc et le raisonnement- in-
venteur des modernes.
Au moindre poème les métaphores pleuvent.
C'est un déluge nécessaire.
La métaphore est un mode de
compréhension, de compréhension brus-
que, de compréhension en mouvement. Elle ne
décrit pas une idée immobile et solitaire, mais le
rapport entre deux idées qui aussitôt s'attirent
ou se repoussent, se joignent ou se fuient. Des cou-
rants se dessinent. Tels mots qui flottaient inertes,
maintenant nagent. Une aimantation dirige les
poussières entre les deux mots-pôles de la compa-
— 132 —
raison. Une idée qu'on croyait usée, vide et vieille,
projetée contre une autre aussi finie, et du choc de
ces décrépitudes naît une jeune étincelle. L'image
doit être brusque sous peine de ne pas être. Cette
brusquerie crée le mouvement. Deux idées qui
se cognent et toutes les autres branlent comme dans
le jeu des quatre coins. A peine le début d'un repos
permet aux strates de se former, que l'agitateur
d'une nouvelle image circule. Ces rapprochements
ne sont pas un simple jeu. Comprendre c'est asso-
cier. Il n'y a pas pour l'intelligence de meilleur
exercice que l'image. Une école qui, pour être aux
yeux de certains peu sérieuse et anti-intellectuelle,
n'en était pas moins considérée par d'autres comme
« cérébriste », c'est-à-dire avant tout intelligente,
a justement compris le rôle intellectuel énorme
de la métaphore.
« Unissez vos accents en mille cathédrales ».
Unir ses accents, à force d'avoir relu cette vieille
image sur nos livres de première communion, nous
ne la comprenons plus. Mais, « en mille cathé-
drales », outre l'habileté du mot cathédrale qui
facilite le souvenir du livre de prières, on voit
ces accents que mille voix poussent ensemble,
comme un hymne devant un autel, et puisque pour
crier les foules d'habitude tendent le cou et poin-
— 133 —
tent du menton, on peut, avec de la bonne volonté,
voir ces cris s'élever dans l'air sur la vapeur des
haleines, comme les colonnes qui soutiennent la
voûte des églises, et, à une certaine altitude, se
mêler en un seul grand cri qui, de loin, résume
les paroles d'un peuple, pareil à ces colonnes
du temple qui se rejoignent par les nervures
en quoi elles s'épanouissent et dont le bouquet
converge vers la clef de voûte. « Accent » est
vague ; ce peut être une révolte, des demandes ;
« cathédrale » précise et fait deviner qu'il s'agit
plutôt d'adoration, de religiosité. Ce que dix lignes
expliquent mal, l'image l'imprime nettement, com-
me une médaille. A un mot on attache un autre
mot avec tout son cortège de souvenirs, d'interpré-
tations, de littérature et de grammaire, et le premier
terme du couple se remet à vivre, à signifier et à
faire comprendre. Une poésie intelligente exige
la métaphore.
Et quelles métaphores. Aucun rapport n'est
trop lointain, puisque tout bouge, s'agite, se rappro-
che et s'éloigne. L'absurde se recule. La peur du
ridicule diminue. Pour forcer l'attention on la révol-
te. On lui sert des nourritures si épicées qu'elle
crie avant d'y prendre goût. Pourquoi s'étonner si
deux idées qui ne s'étaient encore jamais frôlées
— 134 —
sans exploser, sont accouplées dans la même image.
Il ne s'agit pas de dire ce qui est toujours ou même
par habitude. Il s'agit de surprendre l'attitude d'une
seconde. Poème de circonstance, la seule véritable
poésie. En dehors des circonstances, il n'y a rien.
« Lycéen j'avais le dimanche
comme un ballon dans les deux mains ».
L'exactitude de ce rapport ne s'est pas main-
tenue invariable. Mais d'avoir été, ne fût-ce
qu'une minute, son expression est légitime. On
a écrit des métaphores pour lesquelles on faisait
poser la réalité comme chez un photographe de
village ; aujourd'hui la métaphore est instantanée.
On écrit en plein feu. Les tours d'ivoire penchent
comme celle de Pise. La solitude assurément cise-
lait les méditations. C'était un genre. Il y en a un
autre. On se fatigue de l'ermitage comme de la
foule. La fusillade des réactions individuelles, le
tumulte et la chaude pression de la foule aux mille
genoux, l'enivrement antagoniste, le dialogue des
coudes pour mieux voir un accident, le choc de
deux hommes qui se rejoignent par les quatre
bandes, un carambolage, une amitié télégraphique
et la haine téléphonique dont brusquement j'accable
la demoiselle surmenée et mal polie, c'est ce que la
pose n'exprimera pas. Cette affolante agitation
— 135 —
écarte les limites du vraisemblable, jusqu'à celles
du réel. Toujours nous avions ce rapport d'inéga-
lité : Réel > Vraisemblable. On tend vers l'équa-
tion. Ce qui ne pouvait pas être vrai durablement,
peut l'être le temps de l'apercevoir. Le ralentisseur
P. F. au cinéma découvre ce que le cinéma ordinaire
ne savait pas voir ; une intelligence à la course plus
rapide explore aussi des terres nouvelles. C'est
un peu voisin de ce que Guillaume Apollinaire
appelait le surréalisme, et la comparaison cinéma-
tographique est de lui.
La métaphore est le pivot de l'induction. Elle
est un théorème où de l'hypothèse on saute à la
conclusion sans intermédiaire. Les termes moyens
de la déduction ont été échoppés. L'analogie en-
jambe les distances et les espèces. La démonstra-
tion n'est jamais en train de se faire; sitôt amorcée,
sitôt faite, et rien plus ne s'y ajoute. Elle porte avec
elle son évidence. L'esprit producteur ne justifie
pas de chaînon en chaînon, de maille en maille, sa
comparaison. Il voit. Soudainement. D'un coup.
Et n'insiste plus. Le lecteur mis en présence d'une
métaphore nouvelle se comporte différemment. S'il
est une intelligence honnête, il cherche, non à plier
le texte, en le faussant, pour l'ajuster à sa mesure,
mais à se raccourcir ou à s'étendre, lui-même, à la
— 136 —
mesure de l'auteur. Il cherche, non à se persuader
que l'auteur lui ressemble, mais à ressembler intel-
lectuellement et pour un temps à l'auteur. Une lec-
ture est toujours un peu du mimétisme. Parfois la
compréhension se fait aussi soudainement que la
découverte, ce qui prouve que ce lecteur aurait
été capable de l'invention. D'autres fois compren-
dre demande le tâtonnement. Il faut reconstituer
les progressives évidences intermédiaires.
« Je suis un monsieur qui en des express fabuleux
traverse les toujours mêmes Europes et regarde
découragé par la portière
Le paysage ne m'intéresse plus
Mais la danse du paysage » (1)
Evidemment la danse du paysage peut se com-
prendre immédiatement.
Ou médiatement :
En wagon. Un tournant. La voie s'incline.
La voiture penche. Ma verticale n'est plus la
perpendiculaire. L'horizontale aussi titube dans le
désarroi des trois dimensions. Par la portière les
champs baissent à droite et disparaissent ; la vitre
obliquement regarde le seul ciel. A gauche la terre
(1) Biaise Cendrars, Dix-neuf poèmes élastiques.
— 137 —
s'élève, comme menaçant d'entrer par cette fenêtre
ouverte. Le village au sommet de la colline est
comme sur la crête d'une vague mobile. Va-t-il
faire naufrage dans la vallée? Bientôt une incli-
naison inverse rétablit l'équilibre, mais trop ou
pas assez. Jusqu'à la prochaine gare ce roulis
continuera. Voilà l'hypothèse-souvenir.
Le vertige du chemin de fer rappelle le vertige
de la danse. La marée du parquet ciré grimpe le
long des murs jusqu'au plafond, tantôt à droite
et tantôt à gauche. Au cinquantième tour de valse
où est le Nord et l'Est, la droite, la gauche, l'hori-
zontale ? Ce couple, on l'aborde par bâbord, puis
tribord, puis de face. Pas une main qui ne soit
stable. A côté de cette grosse dame je passe comme
l'express brûle une gare négligeable. Etc. etc. Au
bout du parallèle entre danse et paysage vu en
wagon, j'arriverai toujours, à moins d'être absolu-
ment idiot, à comprendre « la danse du paysage ».
Le danger est de dire dès la première difficulté :
« Je n'y comprends rien. C'est idiot !» Il y en a
qui suppriment carrément « Je n'y comprends
rien ». Or, il y a toujours l'alternative : « C'est
idiot » et « Je suis idiot ». Petit détail qui a
son importance. Mais comprendre et inventer
ne sont pas la même chose. L'inventeur est illu-
- i38 -
miné par une analogie ou une évidence soudaine.
La déduction, si elle a lieu, est inconsciente. Opé-
ration instantanée, sorte de foudre. Comprendre
après coup une telle découverte est un travail de
professeur et combien différent de l'éclair dont
l'inventeur marqua la route. Lent, s'élevant péni-
blement d'échelon en échelon, hésitant, avançant
et reculant tour à tour, sans orientation nette, s'il
arrive et quand il arrive à justifier logiquement
une proposition intuitive, néanmoins jamais il ne
nous renseignera sur la route mystérieuse que
suivait l'inventeur. Comprendre le principe de la
machine à vapeur et, comme Papin, le découvrir,
nuit et jour qu'aucun crépuscule peut-être ne
rattache. J'avoue que quand on m'apprit comment
Newton, pour un gland sur son nez, découvrit la
gravitation universelle, je crus à une bonne blague.
Aujourd'hui je crois. Newton fut illuminé par une
image, une monstrueuse analogie. Il fut, au moins
pour cet instant, un poète. Et sur l'image d'un
poète le monde croit, avec beaucoup de calculs,
qu'il tourne. Mais si je crois, je ne comprends pas,
tout comme je ne comprends pas dans la vie de
JEAN-BAPTISTE A*** :
« Une ombre au milieu du soleil dort c'est l'œil »
de M. Louis Aragon. D'ailleurs il se peut qu'on ne
— *39 —
comprenne jamais ces moments de vie intellec-
tuelle ni de Newton, ni de M. Aragon si, lui vivant,
ne prend la peine de l'expliquer. Cela ne modifiera
d'ailleurs rien à la démonstration. Le raisonnement
ne construit pas grand'chose ; il démolit très bien
et reconstitue parfois. La découverte est une image
poétique. « Divini quidem poetae ».
La métaphore a toujours été la moitié de la
poésie mais jamais, sinon par Mallarmé, elle n'a
encore été employée en quantités aussi industrielles.
Drue, la métaphore est encore chez les auteurs
modernes une métaphore instantanée et
par conséquent une métaphore de dé-
formation. On néglige les mesures exactes
parce qu'on ne peut pas assez vite les apprécier,
et parce que, dans cette esthétique de kaléidoscope,
elles changent à tout moment ; parce qu'aussi
liberté étant donnée à chacun de les évaluer selon
son propre œil, le mètre étalon manque. La cari-
cature devient un procédé illustre et sait nous
émouvoir. Tout cela fait aussi que la métaphore
moderne est une métaphore de grand
écart, d'une latitude extrême,
assez peu précise. Elle enjambe des kilomètres ;
en vérité on ne saurait lui en vouloir de négliger
les pouces. Ce n'est pas un reproche. La précision
— 140 —
n'est pas une qualité absolument et mystérieuse-
ment nécessaire. Il en faut juste assez pour se
comprendre, degré qui est sa seule raison d'être.
L'imprécision a aussi ses utilités. Cette attitude
de la métaphore tient aussi à l'échoppement des
termes moyens du raisonnement analogique, ter-
mes que, de moins en moins, on formule. De ne
pas voir les jalons, l'esprit vraiment se croit libre
et se dévergonde et s'écartèle.
I p^ LE plan intellectuel
Mi tJ unique des lettres mo-
dernes.
M. Marcel Proust écrit : (i)
« A cause de la violence de mes battements
de cœur, on me fit diminuer la caféine, ils cessèrent.
Alors je me demandais si ce n'était pas un peu à
elle qu'était due cette angoisse que j'avais éprou-
vée quand je m'étais à peu près brouillé avec Gilber-
te, et que j'avais attribuée, chaque fois qu'elle se
renouvelait à la souffrance de ne plus voir mon amie,
ou de risquer de ne la voir qu'en proie à la même
mauvaise humeur. Mais si ce médicament avait
(i) A V ombre des Jeunes filles en fleurs.
— 142 —
été à l'origine des souffrances que mon imagination
eut alors faussement interprétées (ce qui n'aurait
rien d'extraordinaire, les plus cruelles peines mora-
les ayant souvent chez les amants l'habitude
physique de la femme avec qui ils vivent) c'était
à la façon du filtre qui longtemps après avoir été
absorbé continue à lier Tristan à Yseult. Car l'a-
mélioration physique que la diminution de caféine
amena presque immédiatement chez moi n'arrêta
pas l'évolution du chagrin que l'absorption avait
peut-être sinon créé, du mois su rendre plus
aigu ».
Et M. Cocteau : (i)
— « Ah! continuai-je, Persicaire, vous savez
ce que je mange le matin.
— Que mangez-vous donc le matin.
— Du cacao, par exemple, et un bon petit
malaise métaphysique. »
et puis : (i)
« ... On me juge frivole, instable, versatile,
égoïste : je rêve. Et non, comprenez-moi bien,
Argémone, non ces rêves de Mùrger où l'on épouse
des princesses chinoises et se retrouve dans sa
(i) Le Potomak.
- 143 —
mansarde. Je continue,
je traverse un paysage où,
simplement,
des tunnels alternent.
Ma réalité ressemble si fort à mon rêve que,
me croyant dans une pièce, il m'arrive de me
retrouver dans une autre. Certains de mes rêves
pénibles ressemblent si fort à ma réalité que je
considère, hélas! nul, pour m'y soustraire, l'espoir
qu'ils pourraient n'être qu'un rêve.
M. Canudo : (i)
« Le caractère général de l'innovation contem-
poraine est dans la transposition de l'émotion artis-
tique du plan sentimental dans le plan cérébral ».
Et bien que ce soit à propos de musique :
« L'esthétique des plus jeunes compositeurs est
dominée par des préoccupations lyriques toutes
cérébrales, d'un symbolisme ou d'un impression-
nisme parfaitement intellectuels, où la sensualité
est cérébralisée, où la cérébralité devient toute
sensuelle ».
Et au hasard un poème. De M. Louis Aragon (2) :
(1) Le Figaro du 9 février 19 14.
(2) Feu de joie.
— 144 —
LEVER
à Pierre Reverdy.
Exténué de nuit
Rompu par le sommeil
Comment ouvrir les yeux
Réveil-matin
Le corps fuit dans les draps mystérieux du rêve
Toute la fatigue du monde
Le regret du roman de l'ombre
Le songe
où je mordais Pastèque interrompue
Mille raisons de faire le sourd
La pendule annonce le jour d'une voix blanche
Deuil d'enfant paresser encore
Lycéen j'avais le dimanche
comme un ballon dans les deux mains
Le jour du cirque et des amis
Les amis
Des pommes des pêches
sous leurs casquettes genre anglais
Mollets nus et nos lavalières
J'interromps.
Ainsi il apparaît nettement que la littérature
moderne admet un seul plan intellectuel. Tout :
— 145 —
pensée et acte, idée et sensation, aujourd'hui et
demain et hier, prévisions et certitudes et souvenirs,
tout est projeté ensemble, côte à côte, sur le même
carré d'écran. Le départ des ponctuations et de la
phrase, on s'ingénie à le supprimer. Rien ne doit
venir troubler cette monotonie de relief exclusive-
ment cérébral. On entre de plein-pied dans l'arrière-
boutique ; comme dans un bric-à-brac tous les
styles voisinent. C'est l'impression du raccourci
moderne qui confond lieux et époques, réalités
et images cérébrales. Entre deux mondes pas même
la frontière grêle d'une majuscule, exactement rien.
Parfois, quand l'intensité d'une notation dépasse
grandement la moyenne, on lui accorde les capi-
tales. Mais ce n'est point pour s'incliner devant
une différence d'ordre. Ces capitales se rapportent
à ce que j'ai appelé la médullarité des
modernes.
Aussi quoi d'étonnant si le héros de M. Marcel
Proust prend l'effet de la caféine pour celui de
l'amour, et même pour de l'amour. Le départ entre
les sensations ou émotions à excitant organique,
interne et celles à excitant périphérique, n'est point
chose qui lui importe, à ce héros, ni dont il ait
l'habitude. Certes, aussitôt il fait la critique et se
corrige. Mais s'il avait davantage l'esprit des lettres
Poésie io
— 146 —
modernes, il se défierait de sa critique et la tien-
drait pour non avenue. Il lui préférerait l'erreur
comme lui ayant été personnellement plus vraie
que la vérité laquelle est, au surplus, comme le
montre aussi cet exemple, sujette à des remanie-
ments perpétuels.
Ce même héros d'A l'ombre des jeunes filles
en fleurs va avoir à lutter contre la confusion
inverse :
« ... et m'étant dit comme d'ordinaire qu'avoir
froid peut signifier non qu'il faut se chauffer, mais
par exemple qu'on a été grondé et ne pas avoir
faim, qu'il va pleuvoir et non qu'il ne faut pas
manger... »
Voilà des sensations ou émotions à excitant
interne ou organique qui risquent d'être prises
pour des sensations ou émotions à excitant péri-
phérique.
Dans les phrases citées de M. Cocteau on voit
le cacao et le malaise métaphysique (mais y a-t-il
des malaises métaphysiques?) notés côte à oôte.
Simple artifice de style ? Je ne le crois pas ;
cette attitude du seul plan intellectuel est un des
caractères les plus nets, les plus patents de la litté-
— 147 —
rature contemporaine. D'ailleurs, même artifice de
style, il en faut chercher la signification. Plus loin
le rêve est dit contigu à la vie. A ce succédané si
bien on goûte que les valeurs de l'une et de l'autre
presque s'équivalent.
Le poème de M. Aragon, comme la plupart
des poèmes modernes, montre le désordre suggestif
et successif de ce plan intellectuel unique. Côte à
côte, sans le moindre emballage, hors des casiers,
des ficelles et des boîtes, étiquettes et cachets rom-
pus, tout ce qui au cerveau parvient ou revient au
sujet de la minute qu'on veut décrire, se trouve
jeté tel quel sur le papier. « Tel quel » pourrait
être une devise. Immédiatement l'art s'organise
dans ce dégorgement ou, sinon, nulle retouche ne
l'y apporte. Excellemment, M. Cocteau dit « va-
cuum-cleaner b et « Le livre par le vide ».
Les différences s'abolissent. L'œil, l'oreille, la
bouche prennent part au poème et de leurs souve-
nirs composent une fantasque mosaïque dont on
respecte scrupuleusement la complexité. Qu'un fait
actuel vienne interrompre une symphonie de souve-
nirs, on le note par respect de sa vérité cérébrale,
par fidélité à son état intellectuel. Ainsi il n'y a
plus d'anachronismes. Puisqu'en même temps il
— 148 —
peut y avoir dans le cerveau, ou, sinon tout à
fait en même temps, au moins en une très rapide
succession, la perception d'un fait actuel, la compa-
raison de ce fait avec une autre notion fort diffé-
rente, une analogie, une métaphore, un souvenir
ancien se rapportant plus ou moins directement à
ce fait actuel, une perception de couleur ou de son
ou de goût coïncidant dans le temps avec la connais-
sance du fait cité, mais sans autre rapport avec lui,
pourquoi ne pas noter toutes les grandes lignes de
ce tableau intellectuel, véridiquement ?
Car l'explication de ce plan intellectuel unique,
c'est dans la peinture des états cérébraux qu'il la
faut chercher. M. Canudo l'écrit explicitement. Ce
qui intéresse l'auteur contemporain ce n'est guère
le fait en lui-même. Ce fait en lui-même, il ne le
décrit pas, il n'en dit rien. L'auteur moderne
ne voit pas un fait mais son
propre état intellectuel à pro-
pos de ce fait, le retentisse-
ment intellectuel de ce fait.
C'est ce retentissement intellectuel qu'il décrira
exclusivement. Et comme l'état mental créé par
la connaissance d'un fait présente à la conscience,
à peu près sur le même plan, tout ce qui, de loin
ou de près, à ce fait se relie : souvenirs, percep-
— 149 —
tions actuelles, émotions, sensations externes et
internes, circulatoires, digestives, au passé, au pré-
sent, et au futur, l'auteur moderne voudra repro-
duire cette même confusion, ce même désordre.
Le plan intellectuel unique, et plan céré-
bral, sera créé en littérature.
On remarque combien dans ce plan intellectuel
unique les souvenirs « d'enfance » occupent une
place importante. Jamais encore littérature n'a
vu pareil épanouissement de réminiscences infan-
tiles. Et jamais littérature n'y a mieux réussi. Cet
éloge qui s'étend plus généralement à tout ce qui est
fait de mémoire, est en même temps un symptôme
qu'on retrouvera.
Enfin l'exclusive, ou presque, navigation en
plongée dans ce milieu intellectuel a eu sur la
métaphore une influence particulière. Jusqu'à pré-
sent dans une comparaison le terme comparé et
le terme de comparaison étaient tous deux concrets,
ou le premier était abstrait et le second concret
servant à faciliter la compréhencion du premier.
Car « en ce temps-là », l'abstraction pouvait en-
core paraître difficile à comprendre, plus difficile
que la réalité concrète qui servait, alors, à aider
— 150 —
à l'intelligence de l'abstraction. Aujourd'hui, l'abs-
trait et le concret, à la vérité, ne se distinguent
plus guère. Le concret ne valant que par sa réper-
cussion intellectuelle, toujours plus ou moins
abstraite, que reste-t-il de la différence? Et dans
la comparaison le second terme est devenu volon-
tiers abstrait, car l'abstraction est dans le plan
intellectuel moderne aussi capable d'émotion que
la réalité concrète. L'abstraction donne même
peut-être des états intellectuels plus riches que
ceux dus à un fait concret. Aussi les modernes ont-
ils été entraînés parfois à renforcer une sensation
périphérique par une sensation centrale, dite émo-
tion intellectuelle, qui peut être déclanchée par
une abstraction, ce qu'ils font au moyen de la
métaphore dont le second terme, ou même seul
terme, est abstrait.
Ainsi Guillaume Apollinaire écrit (i) :
« La cendre de ses pères lui sortait en barbe gri-
[ sonnante
Il portait ainsi toute son hérédité au visage >.
et :
« Tous sont morts le maître d'hôtel
Leur verse un Champagne irréel
(i) Calligrammes.
— 151 —
Qui mousse comme un escargot
Ou comme un cerveau de poète... »
et M. Pierre Drieu La Rochelle (i) :
« O Méditerrannée, vérité évidente au milieu des
terres solides et bornées ».
Ces métaphores abstraites sont d'ailleurs encore
rares.
(i) Fond de Cantine.
16
LA vie végétative.
Au sommet de l'homme le cerveau ne sait pas
toujours qu'au dessous de lui des organes vivent,
se nourrissent, travaillent. Cette vie a été appelée
vie végétative, vie sympathique. C'est une vie
sourde, profonde, active, silencieuse, animale. Com-
me dans un sous-sol, l'estomac, les reins, le foie,
le cœur accomplissent leur travail quotidien et
indispensable. On ne les entend guère ; on ne les
voit pas. A peine un bourdonnement de machine
domestique et bien huilée parvient à nos oreilles.
Les passagers des cabines de luxe au haut du paque-
bot ne sentent pas davantage que trente mille
chevaux-vapeur à chaque tour d'hélice s'attellent,
frémissent et s'enlèvent dans un galop instantané.
— 154 —
A cette trépidation on s'habitue. Elle a beau être
la voix même de la vie, nous ne lui prêtons aucune
attention. Du moins la vie végétative consent à
rester ainsi aphone quand tout va bien, quand le
bon état des organes leur permet un rendement
suffisant sans trop d'usure. Mais aussitôt qu'une
poussière frotte dans les engrenages de la machine,
un cri d'alarme s'élève. La vie végétative parvient
jusqu'à la sensibilité. Les rouages grincent. La
sensibilité ne perçoit donc guère la vie végétative
qu'en cas d'accrocs dans la marche des organes,
qu'en cas de maladie. Elle les perçoit d'ailleurs très
mal, d'une manière confuse, vague, presque mysté-
rieuse, à moins qu'il ne s'agisse d'un mal aigu et
grave et brusque, qui, alors, relativement, précise
l'inquiétude de la vie organique. C'est grâce à cette
imprécision des renseignements fournis par la vie
végétative qu'on répète depuis des générations qu'on
a mal au cœur quand on a mal à l'estomac.
Nous avons déjà vu cette vie végétative retentir
sur la vie intellectuelle dans la littérature contem-
poraine. La cœnesthésie n'est autre chose que
l'ensemble des notions que la sensibilité possède
à un moment donné sur la vie végétative. La cœnes-
thésie, on se le rappelle, détermine la qualité du
subconscient. Le subconscient à son tour déter-
— 155 —
mine la religiosité. Un premier retentissement d'une
vie végétative un peu bruyante sera un regain de
mysticisme.
Une autre façon dont la vie végétative peut
retentir sur la vie cérébrale, est caractérisée par
une sorte d'engourdissement intellectuel. On peut
dire : chaque fois qu'il y a cœnesthésie, il y a une
diminution et un affaiblissement dans l'accomplis-
sement de certaines fonctions cérébrales. La partie
de l'intelligence plus facilement atteinte par la vie
végétative est l'intelligence rationnelle, l'intelli-
gence dite supérieure, la plus consciente. J'en ai
parlé à propos de la description brève, saccadée
et précise des lettres modernes.
La vie végétative, la cœnesthésie, par l'engour-
dissement cérébral partiel qu'elles détermi-
nent, permettent aux auteurs modernes de sen-
tir avant de comprendre, ou tout
au moins permettent la tentative. Il faut, pour y
réussir, un état passif de l'intelligence succédant,
par intermittences, à des moments d'activité céré-
brale complète et lucide.
Cette passivité intellectuelle a contribué sûre-
ment au rejet des formes anciennes de grammaire.
- i56-
de logique, de raisonnement dans l'écriture car
cette logique est inconnue au cerveau partiel que
la vie végétative surtout respecte.
Le cerveau agit, on le sait, comme frein, comme
résistance, sur les actions nerveuses médullaires.
S'il y a donc diminution cérébrale par suite de
cœnesthésie, de vie végétative trop consciente, il
y aura en même temps médullarité. L'homme qui
trop sur sa vie sympathique se penche, sera un
médullaire, au moins dans les moments de vie
organique intense.
Ainsi la vie végétative joue un rôle extrêmement
important dans la littérature moderne. Pourquoi
spécialement dans la littérature moderne? C'est
ce que tout à l'heure expliquera la fatigue.
Non seulement l'esprit moderne se laisse en-
vahir par la vie végétative, mieux il va au devant
d'elle, se penche sur sa rumeur, l'ausculte, la
scrute, l'interroge et en attend beaucoup de mer-
veilles. L'habitude du plan intellectuel unique lui
fait accorder la même importance à cette vie pro-
fonde qu'à la vie habituellement consciente de la
superficie cérébrale. Il estime à la même valeur
ses impressions du monde extérieur, ses idées
— 157 —
rationnelles et les impressions obscures, profondes,
sournoises, qui lui viennent des actions digestives
ou circulatoires. Rien ne distingue plus nettement
les impressions extérieures de ces impressions
internes. Sur celles-ci pour un peu on s'halluci-
nerait.
« Systole, diastole », écrit Moravagine, le pri-
sonnier sensible de M. Cendrars (i).
Enfin la vie végétative comporte des impres-
sions d'origine sexuelle. Ce courant sexuel que
d'autres causes, on le verra, encore surexcitent,
fait avec la vie végétative irruption dans une céré-
bralité qui, pour le moment, et par suite même de
cette intrusion de la cœnesthésie, se trouve en
état de moindre résistance. Une si faible digue,
le courant sexuel la rompt, la déborde. Il s'épa-
nouit en cette frénésie sensuelle qui orne les lettres
modernes. Voyez la « Tour » des dix-neuf poèmes
élastiques et ce cri de tendresse volée :
« Jeunesse et je n'ai pas baisé toutes les bouches ». (2)
(1) Littérature, novembre 1919.
(2) Louis Aragon, Feu de joie.
17
LA Poésie des aliénés
et la Poésie moderne.
J'ai déjà lu 38 fois que les poètes modernes
singeaient les diverses variétés de démence, et
42 fois qu'ils étaient des déments eux-mêmes.
Voici d'abord des exemples de poèmes com-
posés par des fous et empruntés à une série d'arti-
cles de MM. Vaschide et Meunier (1) :
« Ayant été admis à moissonner la récolte de
l'asile j'ai été à portée d'entendre la sédition des
végétaux alimentaires qui se sont adressés à moi
pour interpréter leurs gémissements que j'ai traduit
(1) La Plume, 1905.
— i6o —
en vers alexandrins, car le préjudice causé aux végé-
taux depuis six ans est au moins de dix mille francs :
ce dialogue funèbre est de cinq strophes quarante
vers, affaire locale que j'ai soumise au tribunal de
l'honorable directeur M. le docteur B.... C'est la
première partie de ce dialogue car la narration qui
regarde la nation française est de treize strophes,
cent dix-sept vers, ensemble cent soixante-deux
vers. En ma qualité de chantre du progrès, j'aurais
cru M. le Sénateur négliger mon mandat, en gar-
dant le silence, mais ma philantropie patriotique,
qui est proverbiale, ne m'a point permis une pareille
lâcheté ; et j'espère, Monsieur, que mon initiative
sera accompagnée de la vôtre et de celle de ceux
qui se disent de la nouvelle France ».
« Près des lacs du bois de Boulogne
Un jeune homme s'en va rêvant,
L'air malade, son pas chancelant,
Ses yeux au ciel cherchent la Madone
De ses yeux scintillent des éclairs.
De temps à autre il ramasse par terre
Quelques feuilles que le vent a tombés
Quel dommage qu'il soit seul à les ramasser ! »
— i6i
Dédié à Etudes Astronomiques
ma bru Littérature Française.
Hymne a la Terre.
En ta révolution o ; marche, marche Terre qui
me reçus, me donnas assistance, la vie ! 9 "
Toi que mes pieds ont foulée et foulent encore ! s '
Toi qui fus dans ma jeunesse l'objet de mes
études et que j'étudie toujours.
Toi dont j'admire la légèreté, la vitesse 8 , la
régularité ! 9 * B.
Quelle loi te contraint depuis des siècles, des
siècles ?
S accula sœculum o '.
Dans ta course... sensée, toujours tu évites un
choc, qui pour tes humains serait leur perte.
Mais celui o" qui fit le monde voulut malgré
ta rotation o qu'ils n'ignorent point que tu par-
cours pendant une année accompagnée de ton
atmosphère et de ton satellite, Lune, une étendue
au minimum de
Deux cent trente millions de lieues
230.000.000
Matin notes
Poésie 1 1
— IÔ2 —
i En 365 jours, 6 heures
2 Allusions au domaine de V. E. x
3 69 ans
4 550 00 lieues en 24 heures.
5 Indéfiniment
6 Le Créateur
7 En 24 heures 0 Chout
0 * B se rend toujours à son
point de départ. »
« Car je suis persuadé
Que tout le monde doit aimer cette
Vie-là. La vie de ferme, le bon
Air, les animaux, la vie solitaire,
Où toute la splendeur de la nature sourit
Quand arrive le printemps, le mois
De Mai, la feuille pousse la verdure,
Les fleurs que l'on respire
Ce parfum délicieux des jardins
Et des champs,
Les animaux de toute espèce,
Des cailles, des perdrix, des hirondelles,
Des perroquets, des faisans dorés,
Tout ceci a été créé pour ma figure !
Aussi je tiens à ce qu'elle dure ;
— 163 —
C'est pour cela que je me soigne
Bien dur et longtemps,
Temps pire pour les amours
Qui ont des maîtresses ; je n'en veux point.
Ma femme, c'est ma pipe,
Deux paquets de tabac par semaine.
Voilà ma rente hebdomadaire :
Une petite prise de temps en temps
Que l'on m'offre avec plaisir
que j'accepte de même :
Voilà ma petite vie
Et je voyage pour connaître ma géographie. >
Entre ces vers et ceux de certains poètes moder-
nes on trouvera comme facteur commun une très
grande sincérité, le moi étalé complaisamment en
éventail. A vue de nez cela se ressemble ; et c'est
rout, car qui plaide identité verra un à un ses argu-
ments faiblir.
Ainsi :
D'une part les A 1 i é - D'autre part les M o -
nés dernes
sont sentimentaux. fuient la sentimentalité.
emploient peu de meta- emploient beaucoup de
phores. métaphores.
— 164
Aliénés
sont, sans milieu, ou
bien très facilement com-
préhensibles ou bien net-
tement incompréhensi-
bles. Il est tout à fait inuti-
le d'essayer de les com-
prendre : les fous sont
fous parce qu'on ne les
comprend pas ; quand
on les aura compris ils
auront cessé d'être fous
ou nous le serons deve-
nus comme eux. La poé-
sie du fou, dans ses mo-
ments de folie, est es-
sentiellement incompré-
hensible.
Modernes
sont toujours difficiles à
comprendre pour qui n'en
a pas l'habitude. Mais
le lecteur averti ne s'y
trompe pas : la poésie
peut n'être pas compri-
se, elle demeure com-
préhensible, différence
absolue.
usent d'artifices typogra- usent d'artifices typogra-
phiques sans suite, ni phiques d'une utilité rai-
utilité, sonnée.
préfèrent le vers à la pro- usent de rythmes appro-
se, et, dans le vers, les ximatifs aussi, mais com-
rythmes simples (alexan- plexes. Leur préférence
i65
Aliénés
Modernes
drin, octosyllabique) et va à la prose,
approximatifs.
expriment directement ;
parce qu'ils n'ont pas
de sensibilité (mais seu-
lement une sentimenta-
lité) qui puisse s'inter-
poser entre eux et les
faits
expriment indirec-
tement, par peti-
tes touches autour
qui situent, évoquent.
Ils expriment indirecte-
ment parce qu'ils dé-
crivent un état intellec-
tuel, un état sensible
à propos d'un
fait. Ils disent non un
objet mais l'émo-
tion spécifi-
que de cet objet.
Le subconscient natu-
rellement à nu ne suffit
pas à produire de la
littérature. Les fous écri-
vent médiocrement.
surenchérissent sur la fo-
lie qu'ils précèdent et
ne suivent pas. De tout
le poids de leur intelli-
gence ils forcent leur
subconscient à une gym-
nastique bien plus éche-
velée que celle de ses
i66
Aliénés
Modernes
mouvements naturels. En
somme, ils écrivent avec
leur subconscient que
leur intelligence stimule,
comme tout le monde a
toujours fait dans la me-
sure de ses moyens.
ne font que de l'auto- font de l'autobiographie
biographie. aussi mais plus objecti-
ve, impersonnelle quel-
quefois et sous certains
rapports.
font aussi autre chose.
Le fou cherche, s 'ai-
dant d'un rythme facile,
à débrouiller
un chaos d'images et
de non-sens qui lui pa-
raissent des évidences.
Le poète cherche à
embrouiller.
D'où découlent deux es-
thétiques contraires dont
l'une, la folle, est in-
connaissable.
Comment écrivaient
les fous en 1700? J'ima-
— 167 —
Aliénés
gine que cela ressemblait
à du Corneille, Racine,
Saint-Simon faiblard.
Modernes
extériorisation
résonance
état amorphe
précipitation
expression
rythmique
état cristallisé
construction
photographie sur plaque Mesure d'angles, de rap-
voilée ports. Comparaisons.
Relations. Métaphores.
addition progression
humour poésie
La question n'est pas au point.
18
LE cinéma et les lettres
modernes.
Le cinéma sature la littérature moderne. Réci-
proquement cet art mystérieux a admis beaucoup
de littérature. La collaboration ciné-littéraire a
surtout, il est vrai, produit jusqu'ici, les adapta-
tions du « Crime de Sylvestre Bonnard » et de
« Travail », films qu'on ne blâmera jamais assez et
qui dévoient la pousse fragile d'un mode d'expres-
sion encore hésitant, mais le plus exact et subtil
qu'on n'ait jamais connu.
Si la vue d'un film quelconque dont le metteur
en scène ignare ne connaît en fait de lettres que
l'Académie et consorts, nous fait songer, malgré
le metteur en scène ou plutôt à son insu, à la litté-
— 170 —
rature moderne, c'est qu'il existe vraiment, entre
cette littérature et le cinéma, une naturelle circu-
lation d'échanges qui démontre plus d'une parenté.
D'abord :
La littérature moderne et le cinéma sont égale-
ment ennemis du théâtre. Aucune tentative de
conciliation n'y fera rien. Deux esthétiques, comme
deux religions, ne peuvent vivre côte à côte, diffé-
rentes, sans se combattre. Sous le double assaut
des lettres modernes et du cinéma, le théâtre, s'il
ne meurt point, s'affaiblira progressivement. C'est
couru d'avance. Ce théâtre où un bon acteur lutte
contre un monologue de quarante vers, réguliers
à faux, pour vivre malgré la surcharge du verbiage,
que peut-il opposer à l'écran où apparaît la moindre
secousse fibrillaire et où un homme qui n'a même
pas besoin de jouer, me ravit, parce que, simplement
homme, le plus bel animal de la terre, il marche,
court, s'arrête et se retourne parfois pour tendre
son visage en pâture au spectateur vorace.
Pour, ainsi, se mutuellement soutenir, la jeune
littérature et le cinéma doivent superposer leurs
esthétiques.
— iyi —
(a) ESTHÉTIQUE DE PROXIMITÉ
La succession des détails qui remplace le déve-
loppement chez les auteurs modernes et les gros
premiers plans dus à Griffith relèvent de cette
esthétique de proximité.
Entre le spectacle et le spectateur, aucune
rampe.
On ne regarde pas la vie, on la pénètre.
Cette pénétration permet toutes les intimités.
Un visage, sous la loupe, fait la roue, étale sa
géographie fervente.
Des cataractes électriques ruissellent dans les
failles de ce relief qui m'arrive recuit aux 3000
degrés de l'arc.
C'est le miracle de la présence réelle,
la vie manifeste,
ouverte comme une belle grenade,
pelée de son écorce,
assimilable,
barbare.
Théâtre de la peau.
Aucun tressaillement ne m'échappe.
Un déplacement de plans désole mon équilibre.
Projeté sur l'écran j'atterris dans l'interligne
des lèvres,
— 172 -
Quelle vallée de larmes, et muette!
Sa double aile s'énerve et tremble, chancelle,
décolle, se dérobe et fuit :
Splendide alerte d'une bouche qui s'ouvre.
Auprès d'un drame ainsi suivi à la jumelle de
muscle en muscle, quel théâtre de parole n'est
point misérable !
(b) ESTHÉTIQUE DE SUGGESTION
On ne raconte plus, on indique. Cela laisse
le plaisir d'une découverte et d'une construction.
Plus personnellement et sans entraves, l'image s'or-
ganise.
A l'écran la qualité essentielle du geste est
de ne point s'achever. Le visage n'exprime pas
comme celui du mime, mais, mieux, suggère. Ce
rire interrompu, comme on l'imagine à partir de
son avènement entrevu. Et sur cette paume de
Hayakawa qui, à peine, s'ouvre, vers quelle large
route de gestes, l'idée, alors, s'oriente.
Pourquoi ?
D'une action qui habilement s'amorce, le déve-
loppement n'ajoute rien à l'intelligence. On prévoit,
on devine.
— 173 —
Les données d'un problème suffisent à qui
connaît l'artihmétique.
L'ennui de lire tout au long une solution un
peu facile qu'on trouve soi-même plus vite.
Surtout, le vide d'un geste que la pensée plus
rapide prend à son berceau et, dès lors, précède.
(c) ESTHÉTIQUE DE SUCCESSION
« Movies » disent les Anglais ayant compris
peut-être que la première fidélité de ce qui repré-
sente la vie, est de grouiller comme elle. Une bous-
culade de détails constitue un poème, et le découpage
d'un film enchevêtre et mêle, goutte à goutte, les
spectacles. Plus tard seulement on centrifuge, et
du culot se prélève l'impression générale. Cinéma
et lettres, tout bouge. La succession rapide et
angulaire tend vers le cercle parfait du simultanéis-
me impossible. L'utopie physiologique de voir en-
semble se remplace par l'approximation : voir vite :
(d) ESTHÉTIQUE DE RAPIDITÉ MENTALE
Il est au moins possible que la vitesse de penser
puisse s'accroître au cours de la vie d'un homme
et des générations successives. Tous les hommes
— 174 —
ne pensent pas avec la même vitesse. Ainsi la len-
teur qui nous énerve dans les films italiens où les
gestes traînent sur l'écran comme des limaces,
témoigne de la lenteur de pensée de ce peuple.
Le temps perdu de la compréhension est plus long
dans un cerveau italien que dans un cerveau fran-
çais. Ce qui, encore énigme, intéresse et berne le
spectateur italien, nous, Français, le saisissons au
vol et ne savons plus de quinze secondes à quoi
nous occuper.
C'est ainsi, et pour beaucoup d'autres raisons,
qu'il n'y aura pas, pour l'élite, de cinéma inter-
national.
Les films passés vite nous entraînent à penser
vite. Un mode d'éducation peut-être.
A la suite de quelques Douglas Fairbanks, j'ai
eu des courbatures, mais point d'ennui.
Cette vitesse de pensée que le cinéma enregistre
et mesure, et qui explique en partie l'esthétique
de suggestion et de succession, se retrouve dans la
littérature. En quelques secondes il faut forcer la
porte de dix métaphores, sinon la compréhension
sombre. Tout le monde ne peut pas suivre ; les
gens à pensée lente sont en retard en littérature
— 175 —
comme au cinéma et assassinent le voisin de ques-
tions continuelles.
Dans les illuminations de Rimbaud en mo-
yenne une image par seconde de lecture à haute
voix ;
dans les dix-neuf poèmes élastiques de M.
Biaise Cendrars, même moyenne ; parfois légère-
ment plus faible.
D'autre part chez Marinetti (Italien) on ne
trouve guère plus d'une image pour cinq secondes.
La même différence que dans les films.
(e) ESTHÉTIQUE DE SENSUALITÉ.
En littérature : « pas de sentimentalité ! » en
apparence.
Au cinéma la sentimentalité est impossible.
Impossible à cause des gros premiers plans,
de la précision photographique. Que faire de fleurs
platoniques quand s'offre la peau d'un visage que
violentent quarante lampes à arc?
Les Américains qui ont relativement compris
certains côtés du cinéma, n'ont pas toujours com-
pris celui-là.
— 176 —
(f) ESTHÉTIQUE DE MÉTAPHORES.
Le poème : une chevauchée de métaphores qui
se cabrent.
M. Abel Gance, le premier, eut l'idée de la
métaphore visuelle. Sauf une lenteur qui la fausse
et un symbolisme qui la déguise, c'est une décou-
verte.
Le principe de la métaphore visuelle est exact
en vie onirique ou normale ; à l'écran il s'impose.
A l'écran, une foule. Une voiture passe diffi-
cilement. Ovation. Des chapeaux se lèvent. Des
mains et des mouchoirs, taches claires, au-dessus
des têtes s'agitent. Une indéniable analogie appelle
ces vers d'Apollinaire :
« Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi »
et ces autres :
« Et des mains, vers le ciel plein de lacs de lumière
S'envolaient quelquefois comme des oiseaux
| blancs ».
Aussitôt j'imagine, surimpression, naissant au
fondu, puis qui surgit plus nette et tout de
suite s'interrompt :
— 177 —
des feuilles mortes qui tombent et tourbillon-
nent, puis un vol d'oiseaux.
Mais : VITE (2 mètres)
SANS SYMBOLISME
(que les oiseaux ne soient pas des colombes
ou des corbeaux, mais, simplement, des
oiseaux).
Avant cinq ans on écrira des poèmes cinéma-
tographiques : 150 mètres et 100 images en chapelet
sur un fil que suivra l'intelligence.
(g) ESTHÉTIQUE MOMENTANÉE.
Rares sont les critiques littéraires qui n'ont pas
écrit qu'un belle image poétique doit être éternelle.
C'est idiot. D'abord éternelle ne veut rien dire.
Mettons : durable. Une image ne peut pas être
durable. Scientifiquement, le réflexe de beauté se
fatigue : l'image devient, en vieillissant, cliché.
Racine, au temps de Racine, devait offrir des images
nombreuses à ses auditeurs et de bien inattendues.
Qu'en reste-t-il aujourd'hui? Des platitudes. Là
où le texte soutenait la diction, aujourd'hui la
diction sauve le texte. Comment se pourrait-il
qu'une œuvre résiste à un tel contre-sens? De
Poésie ia
- i78 -
Racine il ne reste que le rythme, la moitié de ce qu'il
fut. Du cliché peut renaître une image à condition
que d'abord on l'oublie. Oublions Racine. N'en
parlons plus de trois cents ans. Une oreille neuve
le retrouvera et, enfin sincère, y sentira de l'agré-
ment.
Toujours l'écriture vieillit, mais plus ou moins
vite. L'écriture actuelle vieillira très rapidement.
Ce n'est pas un reproche. Je sais qu'il y a des gens
qui jugent de la valeur des œuvres d'art par la
durée de leur succès. Ils prononcent : c Ça restera
ou ça ne restera pas ». Ils parlent de postérité, de
siècles, de millénaires et d'éternité comme plus
haut. Ils méprisent la mode. Ils ne savent pas esti-
mer leur plaisir davantage que les jeux pâles des
générations mortes.
Tout de même il faudrait qu'on nous fiche la
paix avec ce chantage aux sentiments. Mon bis-
aïeul aimait Lamartine et portait des pantalons à
sous-pied. Le respect filial ne m'oblige pas au
sous-pied et m'obligerait à jocelyn ? On ne lit pas
les chefs-d'œuvre et quand on les lit, tombes!
quelle danse sur vos dalles! Une page qui dure
n'est pas toujours une page complète : elle est trop
générale. Certaines œuvres étreignent si exacte-
— 179 —
ment une étape que l'étape brûlée, elles ne sont
plus qu'une peau sèche. Mais pour les compagnons
de route quel miroir ! Même dans les classes, ce que
le cuistre goûte à Corneille, Corneille, cela jus-
tement, le méprisait. A mon pire ennemi je ne
souhaite pas de devenir classique et pot à sottises.
Les écoles littéraires précipitent leur succession.
Celles qui serrent de près les sentiments des hom-
mes, voient qu'en dix ans, hommes et sentiments
changent. La précision fait vite d'une littérature
une brousse impraticable. Le symbolisme déjà s'en-
niaise, mais il a contenu des plaisirs. Un style ne
suffit plus à occuper toute une génération. En
vingt ans la voie du beau aborde une nouvelle
courbe. La vitesse de la pensée s'est accrue. Les
fatigues se précipitent. Que ce qu'on appelle à
tort et à travers le cubisme vive par mois et non
plus par années, cela ne prouve rien à sa charge.
On brûle les petites gares. Les hommes d'il y a
cinquante ans s'essoufflent parfois à 'vouloir suivre.
La plupart blâment. Cette querelle des Anciens
et des Modernes que depuis l'origine de l'homme
les Modernes gagnent.
Le film comme la littérature contemporaine
accélère d'instables métamorphoses. De l'automne
— 180 —
au printemps, l'esthétique change. On parle des
canons éternels de la beauté quand deux catalogues
successifs du bon marché confondent ces rado-
tages. La mode des costumes est l'appel à la volupté
le plus exact, le mieux modulé. Le film y emprunte
certains charmes, et il est la si fidèle image de nos
engouements que, vieux de cinq ans, il ne convient
plus qu'à la lanterne du forain.
TROISIÈME PARTIE
19
UNE SANTE :
LA FATIGUE.
LA fatigue intellectuelle
facteur de civilisation.
Ici il convient d'être sobre. Trouver dans une
« maladie » somme toute et dans ses faiblesses
la semence des plus belles moissons humaines est
une proposition assez héroïque encore pour deman-
der de la pondération.
Je me demande si l'homme n'est pas plus intel-
ligent au moment où son intelligence surmenée
connaît des arrêts, des heurts, des ratés ; si la
— 182 —
civilisation tout entière, dont nous vivons cette vie
compliquée et active, n'est pas le produit de fatigues
accumulées, de surmenages successifs.
D'abord le repos intellectuel n'existe pas, on
le sait ; l'intelligence se repose en se fatiguant
dans un autre sens ; sur cette absence de repos
est bâti le « cogito ergo sum » où encore on
se débat ; et dès qu'il n'y a plus de repos, la fatigue
commence. Imperceptible, infime, sans conséquence
encore appréciable, elle croît sournoisement durant
une longue période de latence. Les toxines, si
vraiment toxines il y a, depuis la première goutte,
s'accumulent. Plus tard seulement elles agiront.
Mais, strictement, il n'y a pas d'homme qui pense
et qui ne soit pas en même temps intellectuellement
fatigué. Une fois de plus la santé intégrale est ren-
voyée aux magasins des mythes. La maladie, ou
la fatigue, nous berce, nous élève, nous instruit,
nous permet de vivre, et de l'une à l'autre on passe,
comme le pendule par la verticale insaisissable, par
la santé. Une minute par jour ; un jour par an.
Cette fatigue, la seule maladie peut-être n'est
pas seulement une dépréciation que, pour prix du
moindre mouvement, on subit presque continuelle-
ment et qui nous diminue. Certes, quelquefois
- i83 --
c'est une diminution que nous lui devons., mais pas
toujours. Elle nous augmente dans d'autres rapports
et peut être, c'est à quoi je m'attache, sans elle n'y
aurait-il point dans une intelligence de minutes de
génie, de brusques éclairs de compréhension d'une
portée extraordinaire, de flambée lyrique, d'in-
ductions victorieuses. De tout cela, sans la fatigue,
l'homme et la civilisation seraient appauvris ; la
civilisation ne serait plus ce qu'elle est.
On peut trouver illogique que la fatigue, ou
en général la maladie qui revient si souvent à de
la fatigue, chose mauvaise en soi disent nos cata-
logues et nos bibliothécaires, puisse avoir une
influence aussi universellement triomphante, et sti-
muler l'intelligence. L'illogique n'a jamais été une
objection sérieuse. Et d'ailleurs l'intelligence est
un accident, un hasard peut-être inutile : épiphé-
nomène. L'influence de la fatigue peut être favo-
rable à cet accident exceptionnel dans le monde,
sans qu'il en résulte des conséquences aussi graves
que celles d'une fatigue qui empoisonnerait harmo-
nieusement des muscles sûrement indispensables.
Il faut aussi s'entendre. Un certain degré de fa-
tigue et une certaine qualité de fatigue sont évidem-
ment préjudiciables autant à l'intelligence qu'aux
— 184 -
muscles ; mais cet abrutissement éphémère n'est
en général pas atteint ; avant lui il existe toute une
échelle de lassitudes qui suffit à la montée quoti-
dienne interrompue par le sommeil. Cette demie
fatigue est infiniment plus importante que la fatigue
complète, puisqu'elle est à peu près constante
quand l'autre n'est qu'exceptionnelle. Ce petit
verre de fatigue absorbé tous les jours façonne
davantage l'intelligence qu'une seule bonne cuite
annuelle. Et puis on s'entraîne. On résiste de mieux
en mieux. Ainsi la civilisation fatigante nous happe
et nous complétons la civilisation pour que, mieux,
elle nous morde.
Mettons toute fausse modestie à part. L'intelli-
gence de l'homme, même rustre, est une bien belle
chose. Le cerveau, si vraiment l'intelligence tout
entière y réside, est un organe d'un perfectionne-
ment, d'une souplesse, d'une sensibilité, d'une
délicatesse absolument stupéfiants. Je vous renvoie
au passage des livres d'apologétique chrétienne où
on prouve l'existence de Dieu par l'exposé des
merveilles de la nature. Je me rappelle y avoir lu
une description de l'œil humain qui m'a donné un
vertige cherché en vain depuis à travers tous les
traités d'anatomie. Le cerveau et l'intelligence sont
encore un milliard de fois plus complexes que l'œil.
- i85-
Mais vous avez vu ces petites pendules à balancier
de cuivre joli et compliqué. On les remonte une
fois par an. Elles marquent, outre l'heure et la
seconde, le jour et le mois. Elles sonnent les quarts,
les demies, les heures avec des timbres différents.
Le cadran est lumineux. Pour un peu on y lirait
le menu du déjeuner du lendemain. Un petit ther-
momètre est collé à gauche, un petit baromètre à
droite. C'est superbe et impratique au possible.
Toujours quelque chose cloche : tantôt c'est la
sonnerie et tantôt l'aiguille des mois. Un appareil
trop compliqué ne fonctionne jamais parfaitement.
Sa complexité, il la prend sur sa robustesse.
Il en est de même pour le cerveau. Tantôt on
oublie une date, tantôt une adresse. On croyait
avoir déjà fait cette course. On laisse traîner sur
son bureau un télégramme urgent. On monte deux
étages au lieu d'un, et l'on fourrage avec sa clef
dans la serrure du voisin. Autant de ratés du cer-
veau, petits signes de fatigue. Ces petits grince-
ments de rouages s'accusent, c'est très important,
quand on observe des intelligences vastes, à gros
bagage d'érudition, qui travaillent beaucoup, cher-
chent, se rappellent, rapprochent, comparent des
abstractions plusieurs heures par jour et par nuit.
On demande à ce savant, l'arrachant à son bureau,
— 186 —
ce qu'il faisait avant-hier : il lève la tête, se passe
la main sur le front, cligne des yeux : « Attendez...
attendez... oui... avant-hier... ah! ma foi... », il y
en a pour une ou deux minutes. Il commet des
distractions énormes, des oublis graves. La préoc-
cupation d'une expérience à tenter, d'un chapitre
à écrire l'empêche de dormir trois nuits de suite
et lui gâte l'appétit. Plus une intelli-
gence est perfectionnée, plus
elle est délicate, c'est absolument
logique. Plus elle est délicate,
plus la fatigue la touchera net-
tement, et cette atteinte de la
fatigue, à la supposer même
constante, sera d'autre part
ressentie plus vivement par
une intelligence subtile. Ainsi
chez un homme intelligent, instruit et travailleur
intellectuel, les effets de la fatigue seront dès l'abord
doublés. Une grande intelligence est donc prédis-
posée à la fatigue.
D'autre part un certain degré de fatigue intel-
lectuelle stimule la compréhension, c'est-à-dire
l'intelligence. Qui pourrait admettre que les longues
études, les efforts de réflexion par lesquels a passé
tel savant, officiel ou non. tel philosophe, ont été
- i87
accomplis sans fatigue. Sur cette fatigue s'élèveront
ensuite les travaux originaux.
Mosso écrit : (i)
« Si j'avais le temps je voudrais écrire un ouvrage
sous ce titre : Génie et fatigue. Je ne dirais pas
que le génie est de la patience. Il siérait en effet
moins à un physiologiste qu'à tout autre d'ad-
mettre que la volonté et la persévérance suffi-
sent pour donner du génie ; mais je me
contenterai de dire que la fati-
gue est la base de toute créa-
tion en science comme dans les
beaux-arts. (2)
En d'autres termes la fatigue ne réussit pas à
tout le monde. Il ne suffit pas d'être fatigué pour
avoir des idées intéressantes. Mais de n'être pas
une condition suffisante, la fatigue reste néanmoins
souvent nécessaire.
Comment le chercheur arrive-t-il à soupçonner
un rapport qui lui échappe ? Rarement il le découvre
dès la première fois qu'il y pense. De longs jours
(1) Mosso, la Fatigue intellectuelle et physique.
(2) C'est moi qui souligne.
— 188 —
un problème le préoccupe, le poursuit, le harcèle,
trouble son sommeil et ses digestions. Bientôt l'em-
prise du mystère est telle qu'il ne peut plus s'y
soustraire. C'est l'idée fixe que plus rien ne dissipe,
signe d'un état de fatigue, d'un état neurasthénique.
C'est alors que, brusquement, surgit la solution,
en général, du premier bond complète. Elle apparaît
brusquement et non par déductions successives.
Brusquement comme une image poétique. La fa-
tigue a inhibé le raisonnement déductif qui déraille,
traîne, se permet des digressions qui lui étaient
interdites par la trop rigide critique de l'intelli-
gence reposée et vigoureuse. L'intelligence joue à
des rapprochements qui, après repos, lui paraî-
traient puérils, simplement poétiques, invraisem-
blables et à négliger. Soudain, au cours de cette
école buissonnière qui sauve le savant de sa propre
logique, surgit la clarté de la découverte. Sans fati-
gue elle n'aurait pas été.
Que Newton sommeillait et rêvassait sous son
arbre quand il reçut à la fois et le gland et son idée
de génie, je le veux bien croire. Il aurait été bien
éveillé et reposé, froid critique de lui-même, non
miné par plusieurs jours de réflexions éreintantes,
la compréhension du monde ne lui serait sans doute
pas venue.
— 189 —
Ainsi plus on est intelligent, et plus on a de
chances d'être fatigué.
Et jusqu'à certaines limites qu'il ne faut tout
de même pas dépasser, et quand on est intelligent,
plus on est fatigué, plus on est
intelligent.
Cercle joliment fermé par cette intelligence et
cette fatigue qui se stimulent jusqu'au galop génial.
A côté de cercle un autre que j'ai fait rouler
déjà :
Une digestion inquiète par la cœnesthésie qu'elle
détermine, prédispose à l'art, c'est-à-dire à l'intel-
ligence ; et l'art et l'intelligence par la fatigue
nerveuse qu'ils déclanchent créent les digestions
inquiètes. (C'est un fait bien connu que le travail
intellectuel prolongé aboutit à un mauvais fonc-
tionnement du tube digestif, chez beaucoup de
sujets). Encore cette fois-ci on boucle la boucle.
La continuité de ces deux enchaînements circu-
laires est incrochetable. A leur étreinte rien n'échap-
pe et de l'orbe qu'ils ont circonscrit aucune parcelle
de sensibilité n'est sauvée. Sur ces deux roues qui
igo
tournent, l'une de fatigue et l'autre de dyspepsie,
la civilisation, comme sur une bicyclette, roule vers
la téléphonie sans fil, la guérison du cancer, le
bonheur universel, le simultanéisme, le cérébrisme
et le reste. C'est étonnant !
20
LES signes de la fatigue
intellectuelle.
Cette fatigue intellectuelle à laquelle la civili-
sation cérébrale où nous vivons, nous prédispose,
comment la ressent-on?
Je ne vais pas en énumérer tous les symptômes.
Certains dont voici la liste écourtée et tout de même
un peu ridicule : vertiges, accès de tachycardie, de
tachy-arythmie, de fausse angine de poitrine,
bourdonnements d'oreille, insomnie, engourdisse-
ment et refroidissement des membres, tremblement
léger des extrémités, sensations de chaleur au visage,
de tension à l'occiput, de pesanteur ou de vide dans
la tête, ne nous intéressent guère.
— 192 —
Tous les signes de la fatigue sont variables à
l'infini ; il y a autant de fatigues que d'individus.
Les manifestations non intellectuelles précitées
de la fatigue intellectuelle, ne sont pas constantes ;
elles accompagnent surtout les fatigues déjà plus
prononcées.
J'insiste surtout sur les manifestations intel-
lectuelles de la fatigue.
La grande productrice de fatigue est l'attention.
La distraction ne fatigue pas, au contraire elle
repose. L'attention ne peut pas s'exercer de façon
continue mais intermittente. C'est une observation
expérimentale (Wundt, Lange). Cela s'explique :
la fatigue est si rapide en matière de travail intel-
lectuel qu'à tout instant il faut l'interrompre. Ou
plutôt le travail s'interrompt automatiquement de
lui-même pour permettre la désintoxication, au
moins partielle, ou la dépolarisation, si on veut, des
éléments. Puis à nouveau le courant passe. D'ail-
leurs de toutes les manifestations que l'on connaisse
au système nerveux, aucune n'est continue, toutes
sont alternatives et périodiques. La fatigue elle
aussi aura une marche périodique. Plus une atten-
tion se prolonge, plus ses intermittences seront
— 193 —
fréquentes et profondes. Lorsque la fatigue est
suffisamment avancée survient une période où une
réflexion, même courte, apparaît découpée en tran-
ches, en images successives, (i)
La fatigue, ou plutôt ce degré léger de fatigue
qui nous intéresse ici, naît avec une rapidité extrê-
me. C'est une question de minutes, plus rarement
d'heures et de jours. Très tôt se produisent les
intermittences qui tentent d'effacer par un court
repos cette fatigue. Elles n'y réussissent que par-
tiellement, et la fatigue accélère sa marche. Les
intermittences se rapprochent et s'allongent. Puis-
qu'ainsi un travail d'une grande brièveté suffit à
produire de la fatigue intellectuelle, il n'y a plus
à s'étonner de la généralisation de celle-ci parmi
l'humanité, et il la faut tenir pour ce qu'elle est :
c'est-à-dire pour un fait coutumier à notre vie de
tous les jours. De coutumier à indispensable il n'y
à qu'un pas, vite franchi. Chez les prédisposés,
la fatigue intellectuelle s'amorce encore plus rapide-
ment que chez les autres. Le poète est un double
prédisposé : il est intelligent, donc pourvu d'une
intelligence délicate et susceptible, surtout aujour-
d'hui où la poésie est surtout une poésie de compré-
(i) Mosso, loc. cit.
Poésie 1 3
— 194 -
hension ; il est nerveux : je l'ai dit et n'y reviens
pas ici.
Les grandes fatigues intellectuelles n'ont pas,
je crois, une influence prépondérante sur le façon-
nement de notre existence ; elles sont trop rares,
et aboutissent à des traitements ou à des précau-
tions qui désormais les évitent. La petite fatigue,
multiple, quotidienne, goutte à goutte creuse notre
mentalité et la transforme, sans même que nous
nous en apercevions.
Ainsi le premier effet de la fatigue est d'accuser
ces intermittences qui sont le mode énergétique
habituel du système nerveux.
Le second effet de la fatigue intellectuelle est
de rendre l'homme irritable. Cette irrittabilité dé-
pend d'une excitation passagère du système ner-
veux. A un degré de plus, elle est suivie d'une
dépression, mais elle peut rester longtemps au
stade d'excitation. Cette excictation du système
nerveux, traduite par l'irritabilité excessive, l'im-
patience, les colères brusques, disproportionnées
avec leur raison d'être, les découragements sou-
dains suivis d'espoirs tout aussi excessifs, l'impul-
sivité dans les paroles d'abord, dans les actes ensuite^
— 195 —
la hâte injustifiée, l'immodération, la perte de sang-
froid, l'affolement au moindre danger, peut aller
d'autre part jusqu'à favoriser les tics nerveux, les
gestes machinaux, l'expression à haute voix des
pensées intimes. On songe déjà à l'impulsivité, à
la brusquerie d'expression, à la montée vers la
conscience des états profonds du moi, de la pensée-
association des lettres modernes.
Un tel état nerveux, sans réunir tous les signes
de ce tableau chez chaque sujet, donne à l'individu
la possibilité de réagir beaucoup plus vivement à
l'égard des faits du milieu ambiant. La sensibilité
est exagérée ; ses effets sont moins contrôlables.
Le temps critique est diminué, affaibli ou supprimé.
On songe encore aux lettres modernes. Une sensi-
bilité si vive donne à l'individu fatigué une trop
forte impression des objets. Le poète est plus poète
que jamais.
La fatigue intellectuelle retentit sur la mémoire
et l'affaiblit. On retient plus difficilement dates,
noms propres, chiffres. Ce qui est plus important :
on oublie. Pas complètement bien entendu ou alors
ce serait le gâtisme, mais dans une certaine mesure.
Les circonstances de certains événements s'es-
tompent, en commençant par les plus récents. Au
— 196 —
contraire d'autres souvenirs de faits lointains et
qu'on croyait oubliés, ressuscitent avec une grande
netteté. C'est le moment favorable aux « souvenirs
d'enfance et de jeunesse». Une littérature de fatigue
intellectuelle sera favorable aux souvenirs de ses
douze ans. Ces souvenirs-là jouent, je l'ai dit, un
rôle important chez les auteurs contemporains.
La perception des sensations se ralentit par la
fatigue ; c'est un fait démontré expérimentalement
(Mosso). Ou plutôt, dit Mosso, c'est la transfor-
mation de la perception en idée qui se ralentit.
Ainsi le jeu des intermittences intellectuelles est
facilité (Obersteiner). Moment favorable entre tous
pour essayer de « sentir avant de comprendre ».
La fatigue intellectuelle trouble le fonctionne-
ment du tube digestif. Les digestions sont lentes,
pénibles, accompagnées de bouffées de chaleur,
parfois d'état nauséeux, de somnolence, d'hyper-
kinétisme cardiaque, tout cela à des degrés divers.
Parfois si faibles sont les troubles qu'ils passent
inaperçus, d'autres fois le malade, car malade alors
il y a, est obligé de suspendre son travail pour
quelques jours. La cœnesthésie de toute façon se
trouve ainsi créée. Avec la cœnesthésie, je l'ai
montré, la religiosité, le mysticisme marchent de
- 197 —
pair. Le sujet est prédisposé à de nouveaux ly-
rismes.
Nous arrivons à un nouveau « perpetuum mo-
bile ». La fatigue crée la cœnesthésie, la cœnes-
thésie augmente la fatigue, obligeant le cerveau
à s'occuper non plus uniquement du monde exté-
rieur, occupation pour laquelle il a été fait,
mais aussi de son monde intérieur, souci supplé-
mentaire.
La fatigue intellectuelle crée une certaine con-
fusion d'idées. Non que le penseur fatigué dise
« crocodile » pour « tabac », mais il tend à com-
prendre toutes les notions qui se présentent à
lui, sur un même plan intellectuel. Les frontières,
les limites de séparation des classes et des ordres
lui échappent. Il perd plus ou moins la notion du
relief avec ses premiers plans et ses fonds de toile.
Il voit plat. Toutes les règles artificielles qui lui
servaient à classer ses images intellectuelles, lui
paraissent négligeables. Je ne veux pas dire qu'il
bafouille, mais la notion de certaines différences
le frappe moins vivement. Déjà on songe à la
littérature moderne qui est à un seul plan intellec-
tuel et qui refuse de se plier aux règles de la logique.
— ig8 —
L'esprit fatigué tend au contraire partout à
voir des ressemblances, à reconnaître plutôt qu'à
connaître. La fatigue de la mémoire y est pour
quelque chose. Ainsi se constitue la tendance aux
analogies les plus extraordinaires, les moins vrai-
semblables. Il tend à inventer. La déduction avec
ses règles, sa critique rigide se fait mal. L'induction,
au contraire luxuriante, se permet toutes les har-
diesses. Qu'on se rappelle la pensée-métaphore,
la pensée-association et le raisonnement inventeur
des lettres modernes.
Lorsqu'une dictée trop prolongée est faite à
des enfants, on voit bientôt des fautes d'orthogra-
phe particulières apparaître (Galton) : des lettres
sont échoppées dans les mots ; et même des mots
sont sautés dans les phrases ; au cours d'un pro-
blème des parties d'un raisonnement sont échoppées
également ; dans un théorème une ou deux déduc-
tions ont été oubliées. Les lettres modernes présen-
tent, on l'a vu, souvent l'échoppement des termes
moyens d'une comparaison ou d'un raisonnement.
Des hallucinations, légères bien entendu et pas-
sagères, peuvent se produire. On se rappelle la
répétition obsessive dans les lettres modernes.
— 199 —
Des sentiments bizarres apparaissent qui durent
le temps de les noter, puis disparaissent. Sentiment
d'étrangeté, du déjà vu, du déjà entendu, déjà
rêvé. Le sentiment d'étrangeté et du bizarre se
rencontre très souvent dans la littérature contem-
poraine.
L'excitation générale du système nerveux, déjà
notée, explique l'excitation sexuelle que provoque
la fatigue au début (Mosso). On songe à la violence
sensuelle des lettres modernes.
Plus tard peut apparaître une sorte d'hébéte-
ment, de prostration qui alors nécessite le repos.
Il est à noter que ces phénomènes de fatigue
persistent d'autant plus que le sujet est plus affaibli.
Chez l'homme vigoureux ils disparaissent très rapi-
dement.
Ç\ M LA fatigue civilisatrice
A M. et Témotivité de la lit-
térature moderne.
La littérature moderne est doublement rede-
vable à la fatigue intellectuelle de son existence.
En premier lieu., tous les caractères qui distin-
guent les lettres modernes des littératures précé-
dentes, jouent le même rôle dans la production de
l'impression de beau que les conditions surajoutées
dans la reviviscence d'un réflexe éteint ou en voie
de s'éteindre. A une fatigue on a répondu par des
artifices, artifices d'ailleurs ni moins ni plus « na-
turels ■ que ceux qu'ils remplacent. Cette ques-
tion du naturel est toujours oiseuse. Tout ce qui
est, est naturel, ou « naturel » n'a pas de sens.
— 202
C'est ainsi, comme conditions surajoutées, qu'a-
gissent la suppression de la rime régulière, son
remplacement par des rimes à peu près, l'interca-
lage de vers blancs, l'allitération, l'assonance, la
dissonance, la subtilité des rythmes nouveaux.
On pourrait soutenir que la rime a disparu
parce qu'elle était dangereuse pour la vérité artis-
tique, illogique, productrice de chevilles, de ba-
fouillages... Ce sont des opinions extrêmement rai-
sonnables. Mais pour qu'on pût y obéir et démaillo-
ter le vers de sa métrique régulière, il a d'abord
fallu que cette métrique devint inutile. C'est où
la fatigue est intervenue.
C'est ainsi, comme conditions surajoutées, qu'a-
gissent aussi le nombre et les dimensions nouvelles
des métaphores ;
C'est ainsi encore que la portée de chaque mot
a été augmentée par des transpositions de sens, des
latitudes de sous-entendu, des possibilités d'asso-
ciations plus vastes que jamais, à peu près illimitées.
De cette façon on a incorporé à chaque mot un
plus grand nombre de faits de mémoire, augmen-
tant son pouvoir producteur d'émotion esthétique.
Cette application de la loi de mémoire dont j'ai
parlé, a été, bien entendu, faite involontairement.
— 203 —
Tous les détails inutiles, c'est-à-dire ceux dont
on s'était fatigué et qui ne « disaient plus
ri en », ou plus simplement faisaient grincer des
dents, ont été supprimés.
L'essentiel laissé, on le renforce par cette soli-
tude créée autour de lui, par une mise en valeur
typographique qui va jusqu'à la surcharge optique,
jusqu'à la superposition du texte au dessin, par
une précision mathématique ; ainsi l'attention est
forcée. L'auteur lui donne les moyens de résister
à la fatigue.
Au heu de décrire le repos, les auteurs modernes
se vouent au mouvement qui se voit avec un effort
moindre.
La grammaire, toutes serrures crochetées, ou,
au contraire, à son maximum de fermeture com-
plète, une allure de rêve, un désordre savant où
tout, pensée, acte, sensation, mémoire, présent,
futur, s'étale sur un même plan, un emploi de la
répétition martelante, l'attention dirigée vers la vie
interne des organes, autant de caractères nouveaux
qui ont ressuscité le réflexe de beauté en voie de
s'éteindre.
— 204 —
Cette résurrection, bien sûr, n'aura qu'un
temps. Réalisée successivement par les romanti-
ques, les parnassiens, les symbolistes, Mallarmé,
les néo-classiques, elle ne durera pas plus aux
mains des « cubistes », des « cérébristes » ou des
« dadaïstes », pour leur donner des noms qu'ils
ne méritent pas. La fatigue, l'usure nous rendront
indifférents, plus ou moins, à cette beauté qui
aujourd'hui nous paraît un comble. Qui, sur
le symbolisme, aujourd'hui encore sincèrement
s'excite ? Des hommes nouveaux viendront qui
découvriront une beauté, comme eux, nouvelle.
Les modernes actuels seront, certains d'entre eux,
devenus classiques. C'est-à-dire qu'on les lira avec
application tout à fait à contre-sens. Le professeur
qui aujourd'hui les ignore, après-demain lira leurs
œuvres, à haute voix, pendant dix minutes, à la
fin de la classe, devant trente élèves, dont vingt-huit
n'écouteront pas. En dix ans que de malentendus
s'accumulent sur une page, quand de bouche à
oreille, déjà on s'égare. Devenir classique! gloire
pour les uns, injure pour d'autres. La roue du
Zanzibar tourne et sous l'index d'acier les numéros
se succèdent. On se préoccupe trop de ce qui suivra
ou de ce qui a précédé. Puisqu'il y a une beauté
littéraire actuelle, pourquoi attendre sa léthargie
avant de la reconnaître? Je n'ai pas cet appétit de
vampire. J'aime la vie.
— 205 —
En second lieu la littérature contemporaine,
comme toute littérature véritable, sincère et hon-
nête, nous renseigne sur l'émotivité et les habitudes
intellectuelles des auteurs modernes, c'est-à-dire
des « intellectuels » de notre époque.
Nous avons vu, à travers la littérature, comme
caractères principaux de l'intelligence et de l'émo-
tivité contemporaines :
l'approximation par excès, l'irritabilité, l'im-
pulsivité, la spontanéité. A chaque contact avec le
monde extérieur répond une réaction immédiate,
foudroyante de vitesse, exagérée et vive comme un
réflexe de certains nerveux.
que la littérature moderne est le fait d'une
« aristocratie névropathique » à laquelle elle s'a-
dresse aussi, d'ailleurs comme a toujours fait une
littérature supérieure. Simplement le degré d'aris-
tocratie a varié avec les époques.
que dans les descriptions et le développement
dominent les procédés par images successives et
brèves ; les intermittences intellectuelles normales
s'accusent.
qu'on roule à nouveau sur la pente des mysti-
cismes et des religiosités, cette fois-ci scientifiques.
— 2o6 —
qu'on néglige la logique et ses formes les plus
élémentaires comme la grammaire et la ponctuation.
qu'on ne sait pas bien quand on rêve et quand
on vit.
que souvent apparaissent des états intellec-
tuels où la vie végétative ligote le cerveau ; c'est
alors qu'on cherche à « sentir avant de compren-
dre », qu'on favorise toujours davantage les inter-
mittences intellectuelles, qu'on repousse le raison-
nement pour s'abandonner à l'invention torpide,
qu'on réagit « médullairement », qu'on se laisse
bercer par des répétitions qui sont comme de
petites hallucinations obsessives ; c'est alors que,
dans les déductions, des termes sont échoppés,
qu'on ne contrôle plus la latitude des métaphores,
qu'on souscrit aux exagérations.
qu'au raisonnement qui s'échevèle, on préfère
l'analogie exploratrice.
que toutes les impressions se confondent sur
un seul plan intellectuel.
qu'on abandonne les attitudes composées exi-
gées par la société ; on est franc, sincère, cynique,
mais non primitivement, seulement par noncha-
lance, paresse, fatigue.
— 207 —
qu'on est sensuel avec violence, frénésie et
spasme.
Je rapproche ces caractères des signes de la
fatigue intellectuelle, c'est-à-dire de la fatigue en
général.
Cette émotivité-torpille moderne se met en
parallèle avec l'émotivité irritable de la fatigue
intellectuelle.
Cette « aristocratie névropathique » de la litté-
rature n'est autre chose que le groupe d'intellec-
tuels dont le cerveau se surmène pour ainsi dire
normalement, et aboutit régulièrement à des crises
de fatigue périodique. Il s'agite trop, mais ne
pourrait s'agiter moins. C'est pourquoi la littéra-
ture de ces auteurs exige de la part du lecteur un
travail intellectuel considérable ; le lecteur doit
s'élever jusqu'à leur niveau de mouvement cérébral.
Les descriptions, les développements par images
successives rappellent que la fatigue intellectuelle,
fatigue d'attention, a pour effet d'accuser encore
les intermittences, les successions qui sont le mode
alternatif sur lequel tout le système nerveux, même
normalement, fonctionne. L'esthétique de succès-
— 208 —
sion, l'esthétique de rapidité mentale, l'esthétique
momentanée sont des esthétiques de fatigue intel-
lectuelle.
La religiosité, quand elle prend la forme de
course au bonheur, ce qui est particulièrement le
cas de la religion scientifique, est un signe de la
fatigue de vivre. D'autre part la religiosité en géné-
ral dépend de la cœnesthésie qui dépend de la
fatigue. Or, on vit, dans notre civilisation cérébrale,
nécessairement beaucoup du cerveau ; cela est même
vrai pour les métiers manuels ; la fatigue de vivre
sera donc surtout une fatigue cérébrale.
Le refus de logique correspond à la légère
confusion mentale de la fatigue, à l'état passif du
cerveau qui découle d'une vie végétative bruyante
telle que la crée la fatigue.
L'analogie remplace la déduction ; des frag-
ments de raisonnement sont jetés par dessus bord,
échoppés, comme les lettres et les mots dans la
dictée trop longue faite à un enfant fatigué. Esthé-
tique de métaphores.
La critique de soi-même est inhibée dans les
lettres modernes comme dans la fatigue intellec-
tuelle.
— 209 —
Ici et là, toutes les images se projettent sur un
seul plan intellectuel.
La répétition obsessive correspond aux légères
hallucinations de la fatigue intellectuelle, à l'idée
fixe neurasthénique.
La cœnesthésie, traduction de la vie sympathi-
que, apparaît dans les lettres comme elle apparaît
dans la fatigue. De même le sentiment d'étrangeté
qui joue un rôle important dans l'esthétique mo-
derne.
La vitesse de pensée ici et là est augmentée.
Une tendance aux rapprochements d'idées les
plus extraordinaires se donne libre cours.
L'excitation sensuelle de la fatigue, l'affaiblis-
sement du frein cérébral, la prépondérance médul-
laire de la fatigue, expliquent la « médullarité » et
la frénésie sensuelle des lettres modernes.
La fatigue de la mémoire ressuscite de lointains
souvenirs d'enfance qui parsèment toute la litté-
rature contemporaine.
Et le parallèle, de vous-même, vous le complé-
terez. Il s'impose. Il est clair.
Poésie 14
— 2IO —
Bref:
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
PRÉSENTE LE VÉRITABLE TABLEAU CLI-
NIQUE D'UN DEGRÉ LÉGER DE FATIGUE
INTELLECTUELLE.
C. Q. F. D.
Je fais plaisir à bien des gens.
« Nous Pavions dit. Ils sont gâteux!., gâteux!.,
retournés en enfance... régressifs... rétrogrades.,,
infantiles... sauvages... nègres... nourrissons... A la
mamelle ! »
Halte-là !
D'abord ils sont ce qu'est leur époque, ce que
nous sommes tous. Mais sur nous, silencieux, notre
réputation trompe. Et eux, suivant le privilège des
poètes, leur malaise, ils l'expriment.
Certes malaise il y a. Mais malaise il y a tou-
jours eu, et, surtout, périodiquement, quand une
nouvelle esthétique se dessine (i). La fatigue si
rapidement et si universelle se crée qu'il n'y a
(i) Voyez le vague à l'âme du vicomte.
211
pas honte à la ressentir. Il faudrait au contraire,
et, aujourd'hui de plus en plus, être une rude brute
pour y échapper. Croyez-vous que le mécanicien
de chemin de fer qui commande pendant quatre
ou six heures de suite à 500 tonnes de responsabi-
lités lancées à 80 kilomètres à l'heure, de disque
en disque, d'aiguille en aiguille, et qui brûle autant
de gares que de catastrophes, n'arrive pas au termi-
nus intellectuellement courbaturé? C'est alors que,
poète, il ferait des vers. Les mains, même calleuses,
éprouvent ce tremblement, et ce n'est pas cela qui,
davantage que le hâle, les déshonore.
Cette fatigue intellectuelle fait partie intégrante
de notre vie civilisée dont elle boulonne les joints.
Elle en fait partie, conséquence et cause. Elle la
dirige. Elle patronne les inventions et les décou-
vertes. Et, dans la réalisation de celles-ci, elle puise
de nouvelles forces pour patronner de nouvelles
inventions, de nouvelles découvertes. Elle n'est
plus ni accident, ni exception. Elle ne se sépare
plus de l'intelligence. Elle est continue. Elle est un
état nouveau de l'intelligence, état qui, chaque
jour, plus s'accuse. Elle est l'intelligence. Elle est
chez l'ingénieur qui construit le sous-marin et elle
inscrit son cerne sous le hâle de l'équipage, du
capitaine au chauffeur, qui ausculte la santé du
— 212 —
mécanisme dont ils attendent le retour toujours
douteux vers la terre ferme.
La nier n'est plus possible. Les écrivains ont
tout simplement exprimé ce que nous n'avions pas
encore vu bien clairement. Si vous voulez, oui,
nous sommes tous malades. Mais qu'est-ce qu'une
maladie dont l'univers vit, qui construit l'univers,
à quoi personne n'échappe? C'est une santé.
la santé n'existe pas, mais il y a des santés,
santés successives, qui sont des fractions de mala-
dies, des équilibres instables sur les frontières de
la pathologie. Et ces fractions ont pour dénomina-
teur commun la fatigue. La fatigue qu'il vaut tout
de même mieux dire dans sa réalité universelle et
nôtre que sucer le sucre d'orge en bâton des vis-
queuses mythologies mortes.
Lettre de Biaise Cendrars,
Iean Epstein, vous tracez la psychose
générale d'une fin de génération plutôt
que celle plus évoluée de quelques-uns
d'entre nous qui ont déjà franchi l'étape
que vous indiquez. Vous nous voyez
de dos, et comme ces fantassins aux-
quels on cousait un carré de drap blanc
sur les épaules, nous franchissons le
but prévu et recevons un peu nos pro-
pres obus sur le citron. Marquez-vous
bien la fin de l'ancienne crise et le dé-
but de la nouvelle ? C'est très impor-
tant, vous le verrez de plus en plus.
— 214 —
Brisure nette. Nouveau départ direct
sur ligne d'acier.
Il y a l'époque : Tango, Ballets Rus-
ses, cubisme, Mallarmé, bolchevisme
intellectuel, insanité.
Puis la guerre : un vide.
Puis l'époque : construction, simul-
tanisme, affirmation. Calicot: Rimbaud:
changement de propriétaire. Affiches.
La façade des maisons mangées par les
lettres. La -rue enjambée par le mot.
La machine moderne dont l'homme
sait se passer. Bolchevisme en action.
Monde.
Vous êtes le premier à avoir dit des
choses justes et sensées sur la poésie
d'aujourd'hui, vous ne laites pas de po-
litique et vous mêlez les cartes de tous
ces messieurs les militants des Lettres.
— 215 —
Comme vous faites le point sur des
quantités de gens et que vous rectifiez
•sans cesse le diaphragme, on ne les
voit plus à l'échelle et dans cette triste
lumière que répandent habituellement
les revues.
C'est pourquoi une nouvelle façon
d'être et de sentir peut s'apprendre dans
votre livre.
Biaise Cendrars.
Xice, 1920.
"Oniversfi^
BIBLIOTHECA
Oftavians»
714 X7
i 236
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
The L
University
ibrary
of Ottawa
Echéance
Dote
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J2;
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209
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09 SEP. 1991
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