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Full text of "La poésie d'aujourd'hui : un nouvel état d'intelligence"

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JEAN  EPSTEIN 
LA  POÉSIE  D'AU 
JOURD'HUI  UN 
NOUVEL  ÉTAT 
D'INTELLIGENCE 
Lettre  de  Biaise  Cendrars 


PQ 
442 
.E7 
1921 


PARIS  EDI 

RENE  7  RUE  PASQUIER  1921 


TROISIEME  ÉDITION 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/laposiedaujourOOepst 


La     Poésie     d'aujourd'hui 
Un  nouvel  état  d'intelligence 


ACHEVE    D  IMPRIMER    SUR    LES 

PRESSES    DE   M.    AUDIN    ET   CIE 

POUR   LES   ÉDITIONS    DE  LA 

SIRÈNE,     LE     20     AVRIL     I92I. 

EN    OUTRE,    IL    A    ÉTÉ   TIRÉ  DE 

CE  LIVRE  5a  EXEMPLAIRES  SUR 

KRAFT    ROUX,    ORNÉS 

ET   NUMÉROTÉS 

DE    I    A  50. 

N° 


tï> 


JEAN  EPSTEIN  LA 
POÉSIE  D'AUJOURD'HUI  UN 
NOUVEL  ÉTAT  DINTELLI 
GENCE  LETTRE  DE  BLAISE 
CENDRARS. 


PARIS   ÉDITIONS  DE   LA  SI 
RENE  7  RUE  PASQUIER  1921 


jnWersftg» 
DRU  IOTMECA 


y 


Copyright  by  Editions  de  la  Sirène,  Paris  April  1921. 


A    Blaise   CENDRARS 


Juillet  rç>2o. 


On   voudra    bien    m'excuser    d'employer   les 
mots  : 

subconscient, 
esthétique, 
intellectualiste, 
autopsychologie,  etc.,  etc., 

qui  sont  «  pompier  ».  Mais  il   faut  tout  de  même 
essayer  de  nous  entendre. 


TABLE 

Pages 

1  Introduction.  i 

PREMIÈRE    PARTIE 

LES    LITTÉRATURES 

2  La  Sous-littérature 5 

3  La  Littérature  et  le  beau 25 

DEUXIÈME     PARTIE 

LA   LITTÉRATURE   MODERNE 

4  L'a  peu  près 47 

5  Pas  de  simplicité   57 

6  Spontanéité 67 

7  Les  descriptions  précises,  brèves 73 

8  La  religion  de  la  science 81 

9  Ni  logique,  ni  grammaire 95 

10  L'impression  de  rêve 107 

11  Sentir  avant  de  comprendre  » ni 

12  Médullaires 119 

13  La  répétition  obsessive 127 

14  L'invention  et  la  métaphore 131 


15  Le  plan  intellectuel  unique 141 

16  La  vie  végétative 153 

17  La  littérature  des  aliénés    159 

18  Le  cinéma     .  .  169 

TROISIÈME    PARTIE 

UNE  SANTÉ  :    LA    FATIGUE 

19  La  fatigue  et  la  civilisation 181 

20  La  fatigue  intellectuelle    191 

21  L'émotivité  moderne      201 

Lettre  de  Biaise  Cendrars 213 


INTRODUCTION 

1LA  Littérature  a  pour  effet 
de  satisfaire,  d'occuper  des 
valences  affectives,  des  dispo- 
nibilités sentimentales  que  la 
réalite  laisse  temporairement 
libres. 

Les  sentiments  d'un  individu  ne  dépendent 
guère  des  événements  qu'il  traverse.  Les  circons- 
tances matérielles  d'une  vie  importent  peu  à  sa 
couleur  sentimentale.  Un  même  fait  suffira  à  nourrir 
l'hypocrisie,  la  satisfaction  prétentieuse,  la  pudeur 

Poésie  i 


2    — 


qui  s'indigne,  la  salacité,  l'élégance  ou  la  charité 
selon  qu'on  est  Tartuffe,  Monsieur  Jourdain,  le 
sénateur  Béranger,  Don  Juan,  Alcibiade  ou  saint 
Vincent  de  Paul.  Chaque  organisme  porte  en  lui 
ses  joies  et  ses  découragementSj  qu'il  produit  comme 
sa  parotide  produit  de  la  salive  de  mastication,  et 
dont  il  habille  ensuite  la  vie,  laquelle  est  par  elle- 
même  indifférente  et  nue.  A  supposer  donc  que  la 
vie,  considérée  en  elle-même,  changeât  soudain  sa 
qualité  du  tout  au  tout,  et  devint,  par  exemple, 
exclusivement  risible  pour  tout  esprit  d'une  impar- 
tialité photographique,  si  un  changement  corres- 
pondant n'a  pas  eu  lieu  dans  nos  organismes,  per- 
sonne ne  s'apercevrait  de  la  modification  de  l'exis- 
tence, et  on  continuerait  à  trouver  des  gens  rai- 
sonnables qui  la  verraient  triste.  Et  si,  au  31  décem- 
bre prochain,  les  théologies  déposaient  brusque- 
ment leur  bilan  par  une  faillite,  un  si  petit  accident 
métaphysique  ne  changerait  rien  aux  prières  de 
sainte   Thérèse. 

A  l'ordinaire  la  vie  revêt  avec  docilité  les  robes 
glorieuses  ou  mornes  que  notre  physiologie  instable 
lui  impose.  Il  y  a  toutefois  des  heures  où  ce  manne- 
quin manque  tellement  de  solidité  qu'il  lui  faut 
un  remplaçant  ou  tout  au  moins  un  tuteur.  C'est 
la  lecture.  Car,  si  les  faits  saillants  à  quoi  on  peut 


accrocher  ses  sentiments  manquent  parfois  longue- 
ment dans  la  vie  d'un  homme,  cela  n'empêche  pas 
les  sentiments  de  se  former  chez  cet  homme  au 
fur  et  dans  la  mesure  même  qu'il  vit,  qu'il  respire, 
qu'il  mange.  Continuant  à  absorber  de  l'oxygène, 
il  faudra  qu'il  continue  à  dégager  des  sentiments, 
aussi  nécessairement  que  de  l'anhydride  carbonique. 
Puisqu'il  se  sentira  rempli  d'amour  ou  de  haine, 
selon  sa  constitution  particulière,  et  faute  de  savoir 
qui  aimer  ou  haïr,  cet  homme  aimera  en  effigie, 
comme  les  enfants  embrassent  ces  ours  en  peluche 
qui  vivent  davantage  qu'on  ne  croit  en  parasites 
sur  l'amour  filial  et  fraternel.  Spinoza  disait  de 
l'amour  :  «  Titillatio  quaedam,  concomitante  causa 
externa  »  et  M.  Marcel  Proust  :  «  ...notre  nature 
qui  crée  elle-même  nos  amours  et  presque  les 
femmes  que  nous  aimons  et  jusqu'à  leurs  fautes  ». 
On  reporte  sur  des  marionnettes  des  sentiments 
qui  ne  savaient  à  quoi  s'employer  dans  ces  moments 
de  vie  nue  et  insipide  qu'on  appelle  ennui.  Si 
étrange  que  cela  puisse  paraître,  il  n'y  a  entre  la 
naissance  et  la  mort  ni  assez  de  tristesse,  ni  assez 
de  joie.  Nous  en  pouvons  projeter  davantage  encore 
autour  de  nous,  mais  c'est  l'écran  qui  parfois 
vacille  et  se  détend.  L'émotion  dont  nous  serons 
capables,  nous  encombre  d'être  inoccupée:  il  faut 
éliminer  ce  surcroît.  Ce  roman  de  trois  cents  pages 


—  4  — 

et  de  beaucoup  d'aventures  sera  l'air  de  flûte  qui 
attire  le  serpent.  Bientôt,  ayant  assez  haï  le  traître 
et  aimé  le  héros,  les  sentiments  harassés  dormiront 
sur  la  paille  du  chenil,  et  nous  pourrons  goûter 
le  repos  de  leur  délicieuse  lassitude. 


PREMIÈRE  PARTIE 


LES    LITTERATURES 

2  LA  Sous -Littérature  peut 
être  caractérisée  d'un  mot  : 
elle  est  sentimentale.  Son  ex- 
pansion est  de  date  récente. 
Ses  principaux  caractères  sont 
d'être  :  i°  logique  ;  2°  triste 
comme  toute  littérature  d'orga- 
nismes vigoureux  ;  3°  exigeant 
des    caractères   nettement  tran- 


—  6  — 

chés  correspondant  aux  dispo- 
nibilités sentimentales  tout  aussi 
rudimentairement  tranchées  ; 
4°  tenant  compte  des  valeurs 
morales  ;  5°  soucieuse  d  un  dé- 
nouement juste  et  hygiénique. 


Il  y  a  deux  classes  de  gens  :  ceux  qui  compren- 
nent et  les  autres.  Il  y  a  aussi  deux  littératures. 
Aucune  république  n'y  fera  rien.  La  physiologie 
crée  une  minorité  de  sensibilités  aristocratiques  et 
tout  un  peuple  d'organismes  vulgaires.  Les  orages 
qui  ont  soigneusement  décoiffé  le  vicomte  de 
Chateaubriand,  n'auraient  guère  éventé  les  rudi- 
ments émotifs  d'une  chambrière.  Celle-ci  préfère 
le  mélodrame  dont  on  peut  dire  qu'il  est  surtout 
sentimental.  Certes  la  sentimentalité  au  sens  éty- 
mologique se  trouve  aussi  bien  dans  l'œuvre  de 
Stendhal  que  dans  celle  d'Henry  Bordeaux.  La  dif- 
férence est  que  le  premier  écrivit  des  livres  et  le 
second  quelques  feuilletons.  C'est  à  ce  rez-de- 
chaussée  littéraire  pour  midinettes  en  mal  d'émo- 


—  7  — 


tions  distinguées  que  j'appliquerai  l'épithète  «  sen- 
timentale »,  au  risque  d'un  malentendu  qu'on  voudra 
bien  éviter  durant  les  quelques  lignes  qui  en 
parleront. 

L'instruction  obligatoire  a  créé  cette  sous-litté- 
rature ;  des  gens  fort  capables  d'exécuter  des  travaux 
difficiles  comme  de  balayer  un  escalier  chaque 
samedi,  se  sont  mis  à  lire  sans  prendre  garde  qu'ils 
le  faisaient  en  amateurs,  c'est-à-dire  en  n'y  enten- 
dant pas  grand'chose.  Il  n'y  a  pas  à  s'en  plaindre, 
mais  à  le  constater.  Ces  gens-là  sont  le  nombre, 
c'est-à-dire  la  force.  Leurs  auteurs  préférés  tirent 
à  cent  mille  ;  ce  sont  des  commerçants  et  non  des 
écrivains  ;  on  l'a  beaucoup  dit,  il  faut  encore  le 
répéter.  La  plupart  d'entre  eux  sont,  avec  facilité, 
moins  bêtes  que  ces  romans  où  ils  font  effort  parfois 
pour  être  niais  au  goût  de  leur  public.  Aussi  leur 
doit-on  faire  cette  charité  de  ne  les  pas  juger  avec 
leurs  lecteurs  sur  les  pauvretés  qu'ils  imaginent. 
Les  lettres  a  l'amazone  nous  renseignent  sur 
Remy  de  Gourmont,  mais  les  mystères  de  paris 
ne  nous  disent  rien  d'Eugène  Sue.  C'est  toute  la 
différence. 

On  voit  quatre  fois  par  jour,  dans  les  tramways, 
les    dactylographes    mener   paître   leurs    émotions 


élémentaires  sur  les  pages  en  déroute  d'un  livre 
sale  et  précieusement  couvert  de  papier  gris  qu'elles 
se  repassent  aimablement.  Elle  est  drôle  leur  seconde 
d'égarement,  quand  le  receveur  interrompt  l'adul- 
tère en  cours  pour  leur  réclamer  les  six  sous  de 
leur  place.  C'est  où  mène  la  civilisation.  De  ne 
pouvoir  librement  lier  leurs  jambes  nues  à  celles 
d'un  greluchon,  la  fièvre  des  sentiments  inemployés, 
produits  inévitables  d'un  organisme  sain,  tour- 
mente leurs  loisirs.  Il  faut  accrocher  à  quelque 
simulacre  ces  désirs  de  haine  et  d'amour,  puisque 
les  réalités  manquent.  La  rumeur  d'une  vie  deman- 
de des  réponses  vivantes  et  même  brutales  d'une 
autre  vie.  La  société  oppose  le  silence  et  la  con- 
trainte à  ces  demandes  pourtant  violentes.  Il  faut 
tout  de  même  s'émouvoir  pour  se  prouver  qu'on 
n'est  pas  mort.  Les  mentalités  se  désemparent  déli- 
catement. Le  mélodrame  règne. 


ILe  feuilleton  est  pourri  de  logique  et  ses  aven- 
tures, pour  stupides  qu'elles  paraissent,  s'éta- 
blissent comme  autant  de  syllogismes.  Il  est  rare 
qu'un  héros  de  mélodrame  éternue  sans  que  cet 
éternuement  soit  la  conséquence  ou  les  prémisses 
de  quelque  événement  important.  La  littérature 
populaire  est  plus  finaliste  que  la  religion.  La  con- 


—  9  — 

clusion  d'un  roman  de  Mme  Chantepleure  s'établit 
avec  autant  de  certitude  que  la  durée  d'une  éclipse, 
et  toute  cette  logique  n'empêche  pas  l'absurdité, 
bien  mieux,  elle  la  cause. 

N'est-ce  pas  M.  Léon  Daudet  qui,  à  propos 
de  Remy  de  Gourmont,  employa  cette  expression 
«  logicien  absurde  ».  N'en  déplaise  à  l'auteur  c'est 
un  pléonasme  au  même  titre  que  «  prévoir  d'avance  » 
et  «  ainsi  donc  ».  Un  logicien  qui  ne  serait  pas  absur- 
de ne  serait  plus  un  logicien,  mais  un  sentimental. 
La  seule  logique  qui  puisse  être  humainement 
vraie  est  la  logique  de  sentiment,  qui  n'est  plus 
une  logique.  Le  raisonnement  pur  est  toujours 
absurde  ;  c'est  sa  grande  qualité.  Il  est  inapplicable 
à  la  vie,  sauf  en  celles  de  ses  conséquences  qui  sont 
des  compromissions,  c'est-à-dire  qui  ont  perdu 
cette  pureté  première.  Le  promeneur  qui  dirigerait 
ses  pas  suivant  des  principes  mûrement  pesés  de 
la  géométrie  euclidienne,  irait  certes  moins  sûre- 
ment que  tel  autre  qui  s'abandonne  à  ses  réflexes 
et  à  sa  distraction.  C'est  aussi  ce  qui  arrive  pour 
ces  feuilletons  dont  on  pourrait  faire  le  résumé  en 
quelques  syllogismes.  Tant  de  logique,  de  logique 
pure  s'entend,  aboutit  à  la  niaiserie,  parce  que  la 
logique  pure  n'a  rien  à  voir  avec  la  vie  et  que  tout 
de  même  le  but  de  toute  littérature  est  de  repro- 


IO 


duire  cette  vie  qu'elle  doit  par  moments  remplacer. 
La  logique  pure  est  un  produit  de  laboratoire.  On 
ne  la  retrouve  pas  dans  la  nature,  où  les  deux  modes 
d'enchaînement  de  faits  sont  la  logique  de  senti- 
ment et  la  logique  biologique.  Mais  si  on  les  appelle 
logiques,  c'est  un  peu  par  plaisanterie  et  pour  se 
donner  l'illusion  de  les  avoir  compris.  La  physio- 
logie ne  se  soucie  pas  de  logique  pure  ;  c'est  nous 
qui  l'affublons  de  ce  costume.  Parfois  l'étoffe,  mal 
ajustée,  rompt,  et  nous  rapiéçons  péniblement  la 
trame    des   hypothèses. 

Le  feuilleton  reste  dupe  des  illusions.  Les  élé- 
mentaires croient  tout  comprendre.  Il  n'y  a  pas 
longtemps  qu'ils  se  savent  pourvus  de  cerveau,  et 
comme  le  bambin  qui  étrenne  un  joujou  mécanique, 
ils  ne  peuvent  s'empêcher  d'en  agiter  les  rouages. 
On  leur  a  reproché  de  ne  point  réfléchir  ;  ce  serait 
demi-mal.  La  vérité  est  qu'ils  pensent  trop  et  de 
travers.  Ils  ont  bien  un  cerveau,  mais  de  camelote, 
article  de  bazar  dont  même  ils  ignorent  le  manie- 
ment. Et  assurément  on  ne  peut  exiger  d'un  réveille- 
matin  acheté  trois  francs  chez  le  revendeur  du 
coin,  quand  par  dessus  le  marché  on  le  remonte 
à  contre-sens,  qu'il  indique  l'heure  juste.  Mais  au 
moins  les  aiguilles  tournent  et  la  sonnerie  tinte 
devant   l'Esquimau   ébahi. 


II  — 


2  S 'il  y  a  des  mélodrames  qui  ne  sont  pas  exclu- 
sivement tristes,  au  moins  on  y  souffre  de 
bien  pénibles  tribulations.  C'est  la  vallée  des  larmes 
avec  «  le  paradis  à  la  fin  de  nos  jours  »  (i).  On  peut 
parmi  cette  sous-littérature  distinguer  celle  qui  est 
tout  à  fait  primitive  et  tout  à  fait  sinistre,  et  une 
autre,  plus  civilisée,  où  l'idée  d'un  bonheur  final 
commence  à  tourmenter   les  esprits. 

La  première,  qui  se  rapproche  par  sa  mentalité 
de  certaines  vieilles  chansons  et  légendes  popu- 
laires, est  d'un  pessimisme  très  honorable.  Les 
gens  qui  trouvaient  du  plaisir  à  supporter  outre  la 
vie,  encore  une  si  sombre  représentation  de  cette 
vie,  faisaient  preuve  d'une  vigueur  psychique,  et 
par  conséquent  physique,  qu'il  faut  admirer.  La 
fatigue  de  vivre  réellement  ne  suffisait  pas  à  saturer 
leur  besoin  d'émotions,  ni  à  faire  équilibre  à  leur 
appétit  d'agitation  jusqu'à  cette  fatigue  après  quoi 
le   repos    est    agréable. 

Aujourd'hui  les  romans  sinistres  deviennent 
assez  rares.  La  civilisation,  comme  on  aura  l'occa- 
sion de  le  répéter,  après  avoir  diminué  les  énergies 
de  son  aristocratie,  finit  par  atteindre  aussi  celles 


(i)  Remy  de  Gourmont. 


12 


de  la  masse.  Le  peuple  se  détourne  du  miroir 
plus  sincère  mais  plus  mélancolique.  La  force  lui 
manque  pour,  à  la  fois,  et  vivre  ses  déconvenues 
et  les  considérer,  c'est-à-dire  les  revivre,  sans  com- 
pensation. Il  prend  plaisir  et  cherche  des  encoura- 
gements dans  l'idée  d'un  bonheur  à  venir,  terme 
de  toutes  ses  déceptions.  Le  dénouement  heureux 
envahit  sa  littérature  et  rend  banales  des  tragédies 
dont  le  tragique  absolu  faisait  toute  la  valeur. 
Premier  symptôme  d'un  épuisement  physiologique 
comme  en  connurent  sans  doute  toutes  les  espèces, 
et  qui  est  si  général  qu'il  n'y  a  pas  à  le  tenir  pour 
pathologique.  Le  caractère  pathologique  ne  se 
distingue  du  caractère  normal  que  par  ce  qu'il  est 
exceptionnel.  Le  désir  de  bonheur  n'est  plus  une 
exception.  C'est  pourquoi  il  est  vain  de  le  combat- 
tre ;  on  ne  remonte  pas  la  généalogie  d'une  espèce  ; 
rien  n'aurait  pu  rendre  aux  dernières  ammonites 
la  simplicité  première  de  leurs  sutures.  Il  reste  que 
l'idée  d'un  phalanstère  est  essentiellement  une 
idée  de  neurasthénique.  Le  bonheur  final  peut  à 
la  rigueur  exister  ;  j'étudie  sa  compréhension,  fait 
ou  mythe.  Somme  toute,  il  valait  mieux  avoir  l'Eden 
en  poupe  qu'en  proue.  A  contempler  ce  mirage,  les 
matelots  ne  voient  plus  les  récifs  où  ils  couleront. 

On  pourrait  croire  que  si  la  masse  donne  sa 


—  13  — 

préférence  à  une  littérature  où  la  représentation 
de  sa  tristesse  cède  par  moment  la  place  à  l'espoir 
d'un  bonheur,  c'est  parce  qu'enfin  elle  se  sent 
moins  malheureuse  et  entrevoit  l'époque  où  tout 
à  fait  elle  cessera  de  l'être.  C'est  le  contraire  qui 
a  lieu.  La  littérature  populaire  cherche  à  se  distraire 
d'un  malaise  qui  est  ressenti  de  plus  en  plus  vive- 
ment. Le  récit  d'une  mort  peut  être  agréable  à  un 
homme  sain,  mais  non  à  un  malade.  Le  récit  d'un 
malheur  sera  supporté  par  un  homme  heureux 
mieux  que  par  un  malheureux. 

Pareillement  l'homme  vraiment  ému  ne  cherche 
pas  dans  un  livre  une  émotion  supplémentaire  ; 
il  lui  faut  toutes  ses  forces  pour  porter  celle  qu'il 
ressent  déjà.  Tant  que  la  passion  de  vivre  paraissait 
médiocre,  elle  se  laissait  «  gouster  et  digérer  »  en 
lecture.  Mais  on  l'éprouve  aujourd'hui  si  vivement 
qu'on  n'en  supporte  plus  l'image  trop  fidèle.  La 
littérature  populaire  cesse  de  reproduire  exactement 
la  tristesse  de  vivre  parce  que  cette  tristesse  pèse 
déjà  dans  la  réalité  trop  lourdement  à  bien  des 
épaules.  La  littérature,  même  populaire,  commence 
à  user  d'artifices,  à  s'écarter  de  la  réalité.  Dès 
maintenant  je  peux  faire  remarquer  que  l'arti- 
fice est  toujours  le  remède  porté  à  une 
fatigue . 


—  14  — 

Mais  il  ne  faudrait  pas  croire,  comme  certaines 
tournures  grammaticales  trop  animistes  paraissent 
le  vouloir  dire,  que  les  faits  matériels  de  la  vie 
ont  changé  au  point  de  rendre  les  passions,  elles- 
mêmes  et  elles  seules,  plus  intenses.  Les  circons- 
tances de  la  vie  ont  peut-être  changé  mais  nous  n'en 
savons  rien.  C'est  nous  qui  avons  changé,  qui  nous 
sommes  affaiblis,  qui  nous  sommes  énervés.  L'hom- 
me passionné,  c'est-à-dire  qui  idéalise  ses  désirs, 
est  un  homme  fatigué  qui  ne  maîtrise  plus  ses 
sentiments.  L'amour  qui  est  un  phénomène  idéa- 
liste et  un  phénomène  de  civilisation,  comme  l'a 
dit  Remy  de  Gourmont,  est  avant  tout  un  phénomè- 
ne de  fatigue.  L'homme  robuste  ne  ressent  que  le 
désir,  c'est-à-dire  une  passion  physique  et  éphé- 
mère. Les  masses  populaires  s'affinent  aussi  ;  par 
conséquent  elles  s'affaiblissent.  La  vie  qui  leur 
semblait  supportable  autrefois  au  point  qu'elles 
la  considéraient  volontiers  nue  et  sans  artifice,  leur 
paraît  aujourd'hui  un  fardeau  formidable.  Aussi 
quand  on  leur  a  dit  :  «  Vous  ne  la  porterez  que 
jusqu'à  cette  borne  appelée  bonheur  »,  elles  ont 
cru  et  elles  comptent  les  kilomètres.  Il  y  a  peu 
de  gens  qui  supportent  l'autre  idée,  que  la  route 
où  ils  cheminent  est  partie  de  rien  et  ne  va 
nulle  part. 


—  15  — 

3  Le  feuilleton  présente  des  caractères  d'une 
extrême  simplicité  ;  l'avare  y  est  avaricieux 
et  point  autre  chose.  Mais,  surtout,  les  personnages 
se  divisent  en  deux  catégories  entre  lesquelles  il 
n'y  a  point  d'intermédiaires  :  ceux  qui  inspirent 
de  la  sympathie  et  ceux  qui  inspirent  de  la  répul- 
sion. Cette  balançoire  de  tropismes  élémentaires 
suffit  pleinement  au  lecteur  pour  la  gymnastique 
de  ses  sentiments.  Les  péchés  capitaux  et  les  vertus 
théologales  sont  l'extrême  limite  des  subtilités  qui 
ne  lui  échappent  pas  encore.  Le  personnage  qui 
s'aviserait  de  réunir  quelques  défauts  et  quelques 
qualités,  ne  saurait  intéresser.  Les  valences  rudi- 
mentaires  dont  dispose  le  lecteur  ne  peuvent  fixer 
de  façon  stable  un  composé  si  déroutant.  Comme 
une  langue  qui  posséderait  les  mots  :  jaune  et  rouge, 
mais  n'aurait  rien  pour  désigner  les  teintes  inter- 
médiaires d'orangé  qu'il  faudrait  ramener  grossière- 
ment aux  deux  couleurs  plus  simples.  Le  mauvais 
mélodrame  cinématographique  est  tout  particu- 
lièrement instructif  à  cet  égard. 

Puisque  cette  simplicité  psychologique  suffit  au 
lecteur  pour  la  pleine  manifestation  de  sa  person- 
nalité, il  est  naturel  que,  dans  la  réalité  même,  il 
ne  cherche  pas  non  plus  davantage  de  finesse. 
Cette  attitude  simple  présente  des  avantages.  Evi- 


—  i6  — 

tant  d'abord  l'indécision,  elle  est  favorable  à  une 
vie  agissante.  Les  héros  de  feuilleton  qui  sont  de 
cette  même  famille,  accumulent  des  actions  innom- 
brables au  cours  de  leur  brève  vie.  Ensuite,  l'appa- 
reil sentimental  si  simple  de  ces  organismes  est,  à 
cause  de  sa  simplicité  même,  fort  robuste.  L'hési- 
tation comme  le  scrupule  sont  l'apanage  d'une 
vigueur  diminuée.  Le  père  de  Sarrasa  l'avait  vu 
aussi  clairement  en  1664  qu'on  le  peut  voir  au- 
jourd'hui : 

«  Si  la  mauvaise  constitution  du  sang  cause 
des  scrupules,  il  faut  la  rendre  plus  fluide.  C'est 
par  là  qu'on  ôte  la  nourriture  aux  scrupules.  Nous 
n'avons  pas  à  donner  ici  les  remèdes  qui  sont  bons 
à  cela.  Ce  serait  empiéter  sur  les  droits  de  Mes- 
sieurs les  Médecins  »  fi). 

Mais  peut-être  ne  faut-il  pas  prononcer  le  mot 
de  maladie  ni  de  médecins.  Le  scrupule,  l'hésita- 
tion, la  pensée  envahissent  le  monde.  Le  pis  est 
qu'il  importe  peu  qu'ils  soient  vrais  ou  faux. 
Niaise  ou  intelligente,  la  réflexion  est  également 
signe    d'une    vigueur    physique   diminuée.   Il  est 


(1)  Cité  par  Remy  de  Gourmont  dans    le  Chemin  de 
velours. 


—  17  — 

vain  d'accrocher  aux  symptômes  des  pancartes 
morales.  Mais  ici  le  signe  devient  si  général  parmi 
l'humanité  civilisée  qu'il  serait  faux  d'en  dire  qu'il 
est  morbide.  Je  l'ai  déjà  dit,  on  me  permettra  de 
le  répéter  pour  combattre  une  tendance  trop  répan- 
due. On  parle  beaucoup  de  décadence  ;  Péladan 
a  même  écrit  «  Finis  Latinorum  ».  Il  n'y  a  pas 
de  décadence,  ni  d'ailleurs  de  progrès;  ce  sont  des 
façons  arbitraires  d'apprécier  moralement  un  chan- 
gement, une  modification.  Un  changement  a  certes 
eu  lieu.  Mais  pour  juger  le  sens  de  ce  mouvement, 
comme  on  le  fait  en  l'estimant  décadence  ou  pro- 
grès, il  faudrait  des  points  de  repère  qui,  justement, 
manquent.  Dès  qu'une  route  n'est  point  tout  à 
fait  horizontale,  on  l'appelle  montée  ou  descente  ; 
elle  est  l'un  et  l'autre  relativement,  et  ni  l'un  ni 
l'autre  absolument.  De  même  cette  décadence  ou 
ce  progrès  où  nous  vivons.  «  Finis  Latinorum  », 
il  est  encore  trop  tôt  pour  en  parler,  mais  il  peut 
paraître  indifférent  à  qui  n'a  pas  de  préjugés,  de 
mourir  de  rétention  intellectuelle  ou  de  rétention 
uréïque. 

Le  seul  fait  certain  est  qu'un  changement  a 
eu  lieu  et  se  poursuit  et  se  poursuivra.  L'extension 
de  la  réflexion,  du  scrupule,  à  quoi  la  sous-littérature 
résiste  seule  encore  parfois  vigoureusement  grâce 

Poésie  3 


à  la  force  physique  qu'elle  représente,  et  qui  est  à 
la  fois  sa  tare  et  sa  qualité,  me  paraît  être  signe 
d'usure,  mais  non  signe  de  maladie.  La  santé  inté- 
grale n'est  qu'une  imagination,  comme  l'idée  de 
bonheur  parfait.  La  santé  approximative, 
mais  normale,  d'un  adulte  diffère  de  celle  d'un  en- 
fant et  de  celle  d'un  vieillard.  L'adulte  n'est  pas 
dit  malade  parce  qu'il  n'a  plus  son  thymus  de 
nouveau-né  ;  au  contraire  il  le  serait,  et  dangereu- 
sement, s'il  l'avait  conservé.  Pareillement  il  ne  faut 
point  déclarer  l'humanité  en  décadence  ou  malade 
ou  en  progrès  parce  qu'elle  n'est  point  tout  à  fait 
aujourd'hui  ce  qu'elle  a  pu  être  il  y  a  vingt  mille  ans. 


4  Le  feuilleton  considère  rarement  un  fait  en 
lui-même,  dans  sa  stricte  réalité.  Il  y  ajoute 
presque  nécessairement  une  couleur  morale.  On 
devait  s'y  attendre;  d'abord  parce  qu'il  est  extrê- 
mement difficile  de  débarrasser  un  langage  de 
toute  trace  de  la  comptabilité  du  mérite  et  de  l'obli- 
gation, et  ensuite  parce  qu'il  est  naturel  de  trouver 
chez  les  gens  peu  cultivés,  profondément  enracinée, 
cette  morale  qui,  avant  les  sciences,  a  voulu  être 
le  résumé  de  toutes  les  sciences  et  qui  est  ce  par 
quoi  l'homme  a  pour  la  première  fois  manifesté 
cerveau.  La  morale  est  la  plus  ancienne  tenta- 


—  19  — 

tive  humaine  qui  ait  été  faite  pour  plier  les  faits 
au  schéma  d'une  abstraction.  Depuis  lors  les  scien- 
ces exactes  ont  beaucoup  amélioré  le  procédé,  et 
si  elles  prévoient  pour  pourvoir  c'est  avec  la  dis- 
crétion de  vieilles  personnes  qui  se  sont  déjà  beau- 
coup trompées.  La  morale  agit  autrement,  elle  est 
juvénile  et  naïve.  Une  coïncidence,  un  moment  de 
crainte,  le  plaisir  d'une  journée  claire  ou  des  élé- 
ments plus  graves  comme  une  vieille  habitude  ou 
une  nécessité  physique  lui  suffisent  pour  prononcer 
avec  assurance  des  conclusions  qu'elle  croit  immua- 
bles. Ces  erreurs  se  sont  produites  quand  l'homme 
qui  fait  partie  de  la  nature,  a  voulu  se  considérer 
hors  d'elle  ;  devenu  à  la  fois  sujet  et  objet,  il  a  été  le 
jouet  de  toutes  les  illusions  de  cette  optique  nou- 
velle pour  lui.  Au  moins  il  a  eu  soin  d'en  faire  le 
catalogue  dont  nous  trouvons  presque  tous  les 
numéros  successifs  dans  les  feuilletons,  tellement 
la  loi  philogénique  de  Serres 
paraît  s'appliquer  aussi  au  dé- 
veloppement intellectuel  des 
individus. 

La  sous-littérature  ne  servirait-elle  qu'à  vérifier 
cette  dernière  proposition,  on  pourrait  déjà  la 
tenir  pour  utile.  En  effet,  puisque  l'embryogénie 
d'un  animal  paraît  reproduire  dans  une  certaine 


—    20 


mesure  la  philogénie  de  son  espèce,  on  imagine 
facilement  que  le  développement  intellectuel  d'un 
individu  présente  les  stades  successifs  qui  ont 
caractérisé  le  développement  intellectuel  de  sa  race. 
Mais  le  degré  d'évolution  intellectuelle  auquel 
aboutissent  les  individus,  sans  pouvoir  le  dépasser, 
est  extrêmement  variable  ;  il  est,  de  plus,  indépen- 
dant de  ce  qu'on  nomme  intelligence  et  qui  est 
la  faculté  d'associer  rapidement  des  faits  ou  des 
idées  paraissant,  au  premier  abord,  sans  rapports 
communs  possibles.  Ainsi  Léon  Bloy,  bien  qu'il 
fût  un  contemporain  intelligent,  avait  une  mentalité, 
qui  était,  au  plus,  celle  du  XVe  siècle.  Ces  intelli- 
gences anachroniques  sont  plus  nombreuses  qu'on 
ne  croit.  D'autres,  après  être  arrivées  normalement 
aux  modes  de  compréhension  les  plus  modernes, 
subissent,  à  la  suite  d'un  accident  sentimental  ou 
plus  purement  physique,  comme  une  maladie  qui 
diminue  la  vigueur  de  leur  organisme,  une  régres- 
sion brusque  qui  étonne  leur  entourage.  Plus  géné- 
ralement toute  une  partie,  pour  ne  pas  dire  majorité, 
de  la  société,  celle  justement  qui  trouve  son  plaisir 
et  son  miroir  dans  les  feuilletons,  n'a  pas  su  encore 
dépasser  une  attitude  qui  était  un  maximum  il  y 
a  plusieurs  milliers  d'années,  mais  qui,  aujourd'hui, 
n'est  plus  qu'un  minimum  de  retardataire. 


21 


5  Enfin  cette  sous-littérature  se  complait  aux 
dénouements  justes.  Cette  justice  qui,  d'ail- 
leurs, répond  à  l'idée  qu'on  s'en  fait  d'ordinaire, 
n'est  pas  la  justice  naturelle,  mais  au  contraire  une 
justice  très  artificielle.  A  ce  titre  il  fau- 
drait l'étudier  comme  un  phé- 
nomène "de  fatigue  dans  le  sens  que 
j'ai  donné  à  ce  mot  plus  haut.  Les  faits  ne  sont  pas 
considérés  simplement  en  eux-mêmes,  mais  entou- 
rés d'une  gangue  morale,  purement  intellectuelle. 
Cette  gangue  morale  je  la  dis  intellectuelle  parce 
qu'elle  ne  correspond  à  rien  de  tangible,  mais, 
du  moment  qu'elle  fut  imaginée  et  admise,  elle 
a  pris  bien  entendu  corps  et  réalité.  Et  c'est 
elle  qui  joue  bien  davantage  que  le  fait  qu'elle 
recouvre,  le  rôle  déterminant  dans  l'équilibre  de 
cette  justice  qui  correspond  au  besoin  de  logique 
dont  il  a  déjà  été  parlé.  Selon  cette  évaluation  parti- 
culière des  phénomènes  le  parricide  du  Lapon  qui 
est  un  pieux  devoir  (i)  et  le  parricide  de  l'Européen, 
qui  est  un  crime  odieux,  ne  seront  pas  tenus  pour 
des  simples  faits  très  semblables,  entraînant  des 
conséquences,  comme  tous  les  faits,  heureuses  ou 
malheureuses  selon  les  circonstances  matérielles, 
mais   comme   des   actes   essentiellement  différents 

(i)  Dit-on. 


—  22   — 

puisqu'ils  sont  différents  par  leur  couleur  morale. 
Le  premier  devra  avoir  pour  suite  une  récompense 
pour  son  auteur,  et  le  second  un  châtiment.  Cette 
interprétation  morale  des  événements  est  assuré- 
ment peu  naturelle,  mais  je  ne  veux  pas  dire  qu'elle 
n'est  pas  civilisée,  ce  qui  va  de  soi.  En  réalité,  il 
n'y  a  ni  récompenses  ni  châtiments,  mais  seulement 
des  conséquences.  Cela  vaut  peut-être  mieux.  Puis- 
qu'il y  a,  humainement,  des  fautes,  il  ne  faut  pas 
qu'une  peine  efface  ce  à  quoi  le  sentiment  juste 
du  tragique  veut  une  portée  continue  et  d'ailleurs 
absurde.  Le  jeu  naturel  des  forces  est  justicier, 
mais  non  comme  nous  l'entendons.  Il  statue  lour- 
dement sur  l'utilité  seule  des  choses  ;  il  supprime 
les  gestes  dangereux  ou  trop  inutiles,  et  les  autres 
seuls  ont  le  droit  de  se  reproduire.  C'est  là  toute 
leur  récompense.  Cette  justice  est  infaillible  et 
nécessaire,  physiologique,  inévitable.  Nous  sommes 
grâce  à  sa  lucidité  qui  a  élevé  rudement  tous  nos 
instincts.  Mais  il  n'y  a  pas  à  se  préoccuper  de  lui 
obéir  ;  elle  ne  dicte  pas  ses  ordres,  elle  les  réalise. 
On  porte  encore,  sans  doute,  en  soi  quelque  asser- 
tion d'équité,  ternie  et  futile,  où  la  forme  sévère  et 
pure  de  cette  logique  d'utilité  est  effacée  par  en- 
droits sous  les  enjolivements  des  morales.  Notre 
orgueil   prononce   tout   un   concert    d'inquiétudes 


—  23  — 

si  la  vie  étouffe  nos  spéculations.  Mais  un  décret 
illogique,  et  l'universel  mécanisme  adbiquerait  en 
nos  mains  de  mandarins  débiles. 


3  LA  Littérature  :  la  sensibi- 
lité qui  est  à  sa  base  et 
qu'on  oppose  au  mode  de  sen- 
sibilité banale  appelé  plus  haut 
sentimentalité  :  les  différences 
individuelles  d'auteur  à  auteur 
deviennent  ici  énormes  :  la  re- 
cherche du  neuf,  cause  de  ces 
variations,  se  rapproche  du  phé- 
nomène dit  de  la  fatigue  des 
réflexes  :    la   littérature   ne  re- 


—   26   — 

produit  pas  la  vie  photographi- 
quement  :  il  y  a  choix  selon 
certaines  règles  inconscientes  et 
conscientes  [intuition  artistique 
et  procédés  d'école]  dont  l'en- 
semble constitue  l'esthétique  : 
la  loi  de  la  mémoire  :  conci- 
liation de  la  loi  de  fatigue  et 
de  la  loi  de  mémoire  :  variations 
de  l'intensité  de  l'impression 
du   beau. 


La  sous-littérature  dépend  donc  d'un  mode 
de  sensibilité  banal  et  extrêmement  monotone. 
Les  lettres  véritables  accusent  au  contraire  des 
différences  individuelles  importantes  et  variées  à 
l'infini.  Assurément  la  littérature  insiste  sur  ces 
différences  davantage  que  les  actes  de  la  vie 
quotidienne  où  même  cette  diversité  peut  disparaî- 


—  27  — 

tre  complètement  comme  dans  le  phénomène  étu- 
dié par  le  Dr  Le  Bon  sous  le  nom  de  l'âme  des 
foules.  Toutefois,  pour  une  partie  de  l'humanité, 
cette  mentalité  uniforme  et  fraternelle  de  portion 
congrue  ne  peut  être  qu'une  attitude  exceptionnelle 
et  passagère.  En  général  l'homme  est  fier  de  différer 
des  hommes  ;  il  s'enorgueillit  de  particularités 
minimes  et  sans  autre  importance  que  celle  d'être 
rares  et  de  constituer  des  différences.  L'interne 
qui,  au  collège,  peut  écrire  avec  de  l'encre  bleue 
au  lieu  de  la  noire  uniformément  distribuée  à 
tous  ses  camarades,  se  juge  un  être  différent,  donc 
supérieur.  On  en  pourrait  tenter  une  explication 
évolutionniste,  mais  l'évolution  a  déjà  servi  avec 
complaisance  à  trop  de  choses.  Aujourd'hui  on 
sourit  d'en  user.  Aussi  bien  la  physiologie  donnera 
une  meilleure  clef  du  soin  des  différences. 

C'est  en  littérature  que  le  souci  d'originalité 
paraît  avec  le  plus  de  force.  Il  s'agit  d'être  soi- 
même,  c'est  à  dire  de  ne  pas  être  comme  les  autres. 
L'acuité  de  cette  préoccupation  est  extrême,  au 
point  de  dominer  toutes  les  autres.  C'est  à  elle 
qu'on  doit  la  naissance  de  toutes  les  écoles  litté- 
raires. La  recherche  du  neuf,  voilà  le  ressort  de 
toute  esthétique. 


—    2»    — 


L'idée  ou  l'impression  de  beauté  se  produit 
en  nous  sans  que  notre  libre  arbitre,  déjà  par  ail- 
leurs suffisamment  mythique,  y  intervienne.  Bien 
entendu  on  cherche  tout  de  même  à  justifier  son 
admiration,  pour  peu  que  l'on  soit  sensible  à  la 
dialectique,  par  l'exposé  contradictoire  des  rai- 
sons pour  et  contre.  Ce  n'est  que  logique  si  l'on 
veut  bien  sous-entendre  que  le  jugement  suit  tou- 
jours ce  sentiment  qu'il  prétend  étayer  et  parfois 
établir  ;  car  l'opinion  courante  dont  témoignent 
les  habitudes  du  langage,  mêle  toujours  l'ombre  du 
libre  choix  au  déterminisme  absolu  des  émotions. 
Que  l'idée  de  beauté  naisse  sans  participation  de 
la  volonté,  on  l'admettra  plus  facilement  en  son- 
geant qu'avant  de  se  cristalliser  en  idée,  suivant 
l'expression  connue,  elle  est  une  émotion,  l'émotion 
esthétique.  Or  on  n'est  maître  de  ses  émotions, 
et  très  relativement,  qu'en  ce  qui  concerne  leurs 
manifestations  extérieures,  les. moins  importantes. 
Mais  une  émotion  même  dissimulée  reste  émotion, 
et  on  ne  peut  rien  pour  la  supprimer.  Cette  propo- 
sition est  susceptible  d'être  vérifiée  par  l'expérience. 
Il  s'agit  de  l'expression  polyglandulaire  des  émo- 
tions. Pour   Ch.   Dumas  (i)   «  l'émotion  génitale 


(i)  Société   de  Psychologie,   décembre   1909,   cité   par 
Bohn. 


—    29 

par  exemple  s'accompagnerait  d'une  excitation  éner- 
gétique de  tout  le  système  nerveux,  qui  se  traduirait 
en  particulier  par  une  sécrétion  abondante  des 
diverses  glandes  de  l'organisme  (sous-maxillaires, 
stomacales,  rénales). 

«  Que  l'excitation  génitale  se  fasse  par  l'inter- 
médiaire de  tel  ou  tel  autre  organe  des  sens,  les 
effets  glandulaires  sont  les  mêmes  :  i°  Il  y  a  une 
salivation  des  plus  abondantes.  Des  jets  de  salive 
accompagnent  les  jets  de  sperme  ;  dans  les  inter- 
valles, il  y  a  une  polypnée  thermique  notable.  La 
vue  seule  de  la  femelle  suffit  pour  provoquer  chez 
le  mâle  une  sécrétion  salivaire  extrême.  2°  Il  y  a 
également  une  sécrétion  du  suc  gastrique.  C'est 
là  un  fait  moins  connu,  parce  qu'il  n'est  pas  spon- 
tanément visible.  Dans  des  conditions  particulières, 
on  peut  obtenir  en  3  minutes  6  cmc.  de  suc  gastri- 
que acide.  30  Enfin  la  sécrétion  rénale  est  aug- 
mentée d'au  moins  un  tiers  (9  cmc. 5  en  5'  au  lieu 
de  6   cmc.)   ». 

Et  l'émotion  sexuelle  n'est  pas  la  seule  qui  pro- 
voque de  tels  résultats. 

«  Pendant  la  colère,  on  obtient  des  effets  analo- 
gues. Le  chien  sécrète  une  salive  abondante  pen- 


—  30  — 

dant  tout  le  temps  que  dure  l'expérience  ;  la  sali- 
vation se  chiffre  par  10-15  cmc.  en  5  minutes. 
La  sécrétion  rénale  est  très  notablement  accrue 
(13  cmc.  5  au  lieu  de  6  cmc.)  ». 

Enfin  les  dentistes  savent  que  les  sujets  pusil- 
lanimes salivent  d'émotion,  c'est-à-dire  de  peur, 
au  point  de  gêner  grandement  leurs  opérations. 

«  Ces  faits  ne  doivent  pas  étonner  le  physiologis- 
te. L'ébranlement  massif,  causé  par  l'émotion,  doit 
déterminer  une  réponse  globale,  polyglandulaire  et 
aussi  polymusculaire.  Les  expériences  de  Dumas 
et  Malloizel  nous  montrent  très  nettement  la  diffu- 
sion dans  l'organisme  de  l'énergie  émotionnelle  et 
les  réactions  organiques  synergiques  qu'elle  pro- 
voque (1)  ». 

On  peut  donc  remarquer  tout  d'abord  qu'au 
cours  d'une  émotion  l'organisme  dépense  un  excès 
d'énergie.  Cela  permet  de  comprendre  mieux  com- 
ment un  organisme  sain  tend  à  créer  lui-même  des 
émotions,  c'est-à-dire  des  sentiments,  pour  em- 
ployer à  quelque  chose  ou  plus  simplement  pour 


(1)  Georges   Bohn,   étude   objective    des   phénomènes 
cérébraux  (Ecole  russe),  Revue  des  Idées,  15  juin  1910. 


—  31  — . 

dépenser  l'énergie  dont  il  est  capable,  comme  une 
sorte  d'accumulateur.  L'organisme,  continuant  à 
vivre,  continue  à  former  de  l'énergie,  et,  à  le  sup- 
poser capable  de  tenir  en  réserve  une  quantité 
limitée  seulement  de  cette  énergie  latente,  l'énergie 
en  formation  chassant  l'énergie  formée,  on  voit, 
à  l'aide  de  cette  explication  qu'il  faut  avouer  un 
peu  métaphysique,  comment  se  créent  des 
émotions  d'origine  purement 
interne  et  qui  n'ont  pour  but 
que  d'user  un  surcroît  d'éner- 
gie. 

En  second  lieu  ces  données  expérimentales  per- 
mettent de  voir  l'influence  minime  de  la  volonté 
et  du  jugement  sur  la  réalité  d'une  émotion.  On 
peut,  à  la  rigueur,  s'empêcher  de  manifester  en 
actes  extérieurs  sa  colère,  mais  on  n'en  supprimera 
pas  pour  autant  tout  cet  hyperfonctionnement  de 
l'organisme,  preuve  de  l'émotion.  Il  serait  au  moins 
étonnant  que  l'émotion  esthétique,  ou  l'impression 
de  beauté,  fît  exception  sur  ce  point.  On  a  d'autant 
mieux  le  droit  de  la  considérer  sur  le  pied  des  autres, 
qu'elle  n'est  pas,  somme  toute,  bien  individualisée. 
Il  est  toujours  un  peu  sommaire,  ou  même  risible, 
de  distinguer  les  catégories  des  sentiments  ;  toute- 
fois  l'émotion   esthétique   se   rapproche   par   plus 


.  —  32  — 

d'un  côté  de  l'émotion  sexuelle  ;  l'art  se  branche 
comme  une  dérivation  sur  le  courant  génital. 
«  L'émotion,  en  route  vers  le  sens  génital  qu'elle  a 
mission  d'éveiller,  rencontre  un  centre  de  résistance  ; 
elle  s'y  brise,  elle  s'y  tord  sur  elle-même,  mais  s'y 
installe,  et  toutes  celles  du  même  ordre  qui  passe- 
ront par  le  même  centre,  auront  le  même  sort... 
L'émotion  esthétique,  et  alors  sous  sa  forme  la 
plus  pure,  la  plus  désintéressée,  n'est  donc  qu'une 
déviation  de  l'émotion  génitale  (i)  ».  On  ne  saurait 
mieux  dire,  ni  plus  clairement. 

Je  crois  avoir  suffisamment  rappelé  la  certi- 
tude probable,  comme  disent  les  théologiens,  de 
la  nonparticipation  de  la  volonté,  du  jugement, 
du  libre  choix,  etc.  à  l'émotion  esthétique.  La  preuve 
aussi  n'était  peut-être  pas  utile  et  l'idée  est  fort 
vieille.  Il  reste  donc  à  considérer  l'émotion  esthé- 
tique comme  une  sorte  de  réflexe  intellectuel,  ou 
plutôt  comme  un  réflexe  émotionnel  s'accompagnant 
d'un  état  intellectuel  agréable,  pour  faire  la  part 
du  subjectif.  Réflexe  et  intellectuel,  les  mots  jurent, 
et  d'ailleurs  sont  pris  un  peu  en  dehors  de  leur 
sens  strict.  C'est  où  on  en  arrive  souvent  dans  les 


(i)  Remy  de  Gourmont,  le  Chemin  de   velours,  «   Le 
succès  et  l'idée  de  beauté  »♦ 


—  33  — 

questions  de  ce  genre.  Par  réflexe  »  je  veux  mar- 
quer justement  le  caractère  irraisonné,  irréfléchi, 
irrésistible  de  cette  émotion  esthétique.  Le  mot 
d'ailleurs  sera  excusé  par  d'autres  rapprochements 
avec  les  réflexes  véritables.  Et  si  je  dis  -  intellectuel  , 
c'est  sans  oublier  tous  les  autres  phénomènes  qui 
accompagnent  une  émotion  ;  l'état  intellectuel  est 
sans  doute  le  moins  important  d'eux  tous,  et  peut- 
être  même  simplement  un  épiphénomène.  Les 
expériences  de  M.  Charles  Féré  semblent  le  prou- 
ver (i).  Bien  qu'il  fût  «  musicalement  sourd  »,  la 
force  musculaire  du  sujet  était  aussi  sensible  à  la 
consonance  ou  à  la  dissonance  des  intervalles  que 
l'aurait  pu  être  celle  d'un  sujet  musicien.  Ici  aussi 
l'impression  esthétique  dont  aurait  été  capable  la 
musique  chez  un  autre  sujet,  n'est  qu'un  épiphéno- 
mène dont  l'absence  ou  la  présence  est  sans 
influence  sur  l'émotion  produite.  Car,  puisque  le 
sujet  était  musculairement  sensible  à  la  musique, 
nous  le  pouvons  dire  ému;  seulement  son  émotion, 
faute  d'une  répercussion  intellectuelle  consciente 
convenable,  restait  en  dehors  des  impressions  esthé- 
tiques. Ainsi  il  importe  peu  à  la  réalité  d'un  saule 
qu'une  flaque  d'eau  le  réfléchisse  la  tête  en  bas. 
Et  c'est  un  exemple  intéressant  d'une  émotion  se 

(i)  Ch.  Féré,   Travail  et  plaisir,  Paris,  Alcan,  1904. 
Poésie  3 


—  34  — 

0 

produisant  nettement  sans  participation  aucune  de 
la  conscience/ du  libre-arbitre,  de  la  volonté,  sans 
cette  répercussion  esthétique  qu'elle  aurait  eue, 
chez  un  autre  sujet,  au  point  d'y  être  appelée 
émotion  esthétique. 

Nous  trouvons  une  autre  parenté  encore  entre 
l'impression  de  beau  et  les  réflexes,  dits  condition- 
nés, dans  les  phénomènes  d'extinction  des  réflexes. 

«  C'est  un  fait  très  général  que  la  répétition 
d'une  certaine  réaction  aboutit  à  l'extinction  de 
celle-ci,  et  cela  que  le  mécanisme  de  réaction  soit 
simple  ou  complexe... 

«  Les  observations  des  élèves  de  Pawlow  offrent 
le  grand  intérêt  de  montrer,  d'une  façon  précise, 
qu'il  y  a  une  semblable  extinction  des  phénomè- 
nes psychiques  complexes  qui  ont  leur  siège  dans 
l'écorce  cérébrale  des  animaux  supérieurs.  Sup- 
posons qu'un  chien  ait  appris  à  saliver  à  la  vue 
d'un  certain  phénomène  du  milieu  extérieur  ;  si 
la  mise  en  scène  des  expériences  successives  ne 
varie  pas,  on  observe  l'extinction  progressive  du 
réflexe  conditionné.  Babkine,  en  particulier,  a 
beaucoup  insisté  sur  ce  fait,  qui  aurait  une  très 
grande   importance.    L'extinction    d'une    réaction 


—  35  — 

faciliterait  la  genèse  de  nouvelles  réactions;  mais 
souvent  l'extinction  peut-être  suivie  de  revivis- 
cence (i)  ». 

Parallèlement  «  chez  l'homme,  la  répétition  de 
l'excitation  conduit  à  la  suppression  de  la  sensa- 
tion produite  »  (i).  Ebbinghaus  (2)  écrit  :  «  Nous 
ne  connaissons  bien  que  ce  qui  est  en  train  de  se 
faire  et  varie,  et  non  ce  qui  est  en  état  et  constant. 
Ainsi  le  fond  de  l'œil  est  une  sorte  de  plaque  pho- 
tographique très  sensible  ;  mais  il  n'est  pas  fait 
pour  prendre  des  poses  de  longue  durée.  Si  l'on 
voulait  lui  faire  fixer  des  heures  durant  les  mêmes 
objets,  comme  on  fait  pour  photographier  des  étoi- 
les de  12e  ou  de  14e  grandeur,  il  ne  verrait  plus 
rien.  De  même  si  des  contacts,  des  positions  des 
membres,  des  températures,  pourvu  qu'elles  ne 
soient  pas  extrêmes,  des  odeurs,  des  bruits,  se 
répètent  ou  se  prolongent,  nous  cessons  tout  à  fait 
de  les  percevoir.  Par  contre  ce  qui  apporte  un 
changement,  ce  qui  est  neuf,  parvient  presque  tou- 
jours avec  une  intensité  particulière  à  notre  cons- 
cience ». 


(1)  Georges  Bohn,  loc.  cit. 

(2)  Ebbinghaus,  Précis  de  psychologie.  «  Bibliothèque  de 
philosophie  contemporaine»,  1910,  cité  par  Georges  Bohn. 


-  36  - 

C'est  exactement  ce  qui  arrive  en  littérature. 
L'impression  de  beau  produite  par  un  ensemble 
de  caractères,  apanages  d'une  école  littéraire,  dimi- 
nue d'intensité  au  fur  et  à  mesure  que  le  nombre 
de  fois  où  on  a  voulu  la  provoquer,  au  moyen  de 
ces  caractères,  augmente.  Bientôt  elle  cessera  de 
se  produire,  et  un  peu  plus  tard  encore  c'est  une 
sensation  d'agacement  désagréable  qui  viendra  la 
remplacer.  Ainsi  ont  passé  le  romantisme,  l'école 
parnassienne,  la  symbolique.  Ainsi  la  métaphore 
devient  cliché.  C'est  l'extinction  de 
l'impression  de  beau  qu'on  a 
trop  voulu  reproduire  dans  les 
mêmes  conditions  ;  la  réaction  esthétique  qu'on 
obtenait  en  1840  au  moyen  de  la  mise  en  scène 
romantique,  on  ne  l'obtient  plus  aujourd'hui  pour 
l'avoir  trop  répétée.  Ainsi  le  chien  cité  plus  haut 
cessait  de  saliver.  Mais  de  même  qu'une  excitation 
accessoire  (1),  surajoutée,  faible,  indifférente  par 
elle-même,  fait  revivre  la  réaction  salivaire  chez 
le  chien,  réaction  qui  est  en  train  de  s'éteindre,  de 
même  aussi  quelques  modifications  accessoires, 
surajoutées,  faibles,  sans  grande  valeur  par  elles- 
mêmes,  transforment  une  école  littéraire  en  une 
autre,  différente,  et  font  revivre  la  réaction  esthé- 


(1)  Voyez  Georges  Bohn,  loc.  cit. 


—  37  — 

tique  qui  était  en  train  de  s'éteindre.  C'est  ce  qu'on 
appelle  la  recherche  du  neuf  et  de  l'originalité. 
C'est  comment  les  auteurs  cultivent  soigneusement 
les  différences  personnelles  qu'il  y  a  entre  leurs 
manières  d'écrire,  car  ces  différences  joueront 
justement  le  rôle  des  excitations  accessoires  qui 
font  revivre  la  réaction  esthétique  mourante  ; 
grâce  à  elles,  Madame  Une- telle  qui  bâillait  déjà 
à  lire  du  Bourget,  trouvera  un  brusque  agrément 
aux  pages  de  M.  Hermant. 

Cela  prouve  encore  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'es- 
thétique invariable,  les  conditions  de  l'impression 
de  beau  variant  nécessairement  avec  le  temps.  Il 
est  au  moins  probable  que  l'impression  elle-même 
varie  aussi.  Il  y  a  toutefois  ici  un  caractère  subjectif 
qui   rend    impossible   toute   opinion    catégorique. 

D'ailleurs  je  ne  me  fais  aucune  illusion  sur  le 
caractère  largement  approximatif  du  rapproche- 
ment que  je  tente  entre  l'esthétique  et  les  données 
physiologiques  citées.  De  part  et  d'autre,  les  faits 
sont  infiniment  plus  complexes  que  le  schéma  que 
j'en  ai  donné.  L'étude  de  M.  Georges  Bohn,  à  qui 
j'ai  emprunté  ses  passages  les  plus  simples  qu'on 
a  lus  plus  haut,  est  déjà  elle-même  une  tentative 
de    simplification. 


38  - 

Voici  donc  une  école  littéraire,  ou  plus  modes- 
tement un  groupe,  qui  va  nous  donner  le  magnifique 
spectacle  de  sa  naissance.  Depuis  quelque  temps 
l'émotion  dort  paresseusement  entre  les  pages  où 
on  avait  coutume  autrefois  de  la  trouver  accueillante 
et  chaude.  Des  jeunes,  il  faut  les  dire  jeunes  puis- 
qu'ils ont  ce  courage  d'affirmer  leur  appétit  de  varia- 
tions, trouvent  insipides  les  métaphores  qu'ils  in- 
halaient pour  mieux  sentir  l'odeur  des  roses.  Les 
lucarnes  où  ils  appuyaient  leur  front  pour  regarder 
la  vie,  sont  compliquées  de  vitraux  dont  il  y  en  a 
qui  furent  incomparables,  mais,  pour  les  avoir  trop 
vus,  ils  n'en  aperçoivent  plus  la  couleur  ternie. 
Ils  apportent  des  attributs  nouveaux.  On  peut  ne 
pas  aimer  la  robe  dont  ils  comptent  revêtir  leur 
littérature,  mais  il  faut  reconnaître  qu'ils  sont  le 
mouvement,  c'est-à-dire  la  vie.  Certains  les  insul- 
tent, d'autres  les  ignorent  ;  cependant  ils  sont, 
comme  on  dit,  une  avant-garde  que,  bon  gré  ou 
mal  gré,  on  suivra.  D'avoir  lu  davantage  et  de  sentir 
plus  vivement  que  la  moyenne  ils  ont  compris 
plus  tôt  qu'il  fallait  un  changement.  Ce  changement, 
•ils  le  réalisent,  et  lorsqu'on  aura  séparé  dans  leur 
œuvre  ce  qu'il  y  a  de  surajouté  aux  procédés  anciens, 
aux  thèmes  sentimentaux  périmés,  on  pourra  espé- 
rer les   avoir   compris. 


-  39   - 

On  a  trop  répété  que  la  littérature  devait  re- 
produire la  vie.  C'est  assurément  vrai,  mais  il  ne 
faut  point  trop  y  mettre  d'exactitude.  D'avoir 
observé  trop  scrupuleusement  le  précepte,  le  natu- 
ralisme est  mort.  Tous  les  détails  ne  valent  pas 
la  peine  d'être  notés,  mais  il  convient  de  choisir 
ceux  qui  sont  expressifs.  Ce  choix  contient  toute 
l'esthétique  ;  si  on  en  connaissait  les  règles,  le  beau 
se  doserait  comme  une  réaction  chimique.  On 
devine  au  moins  que  ces  règles  sont  de  deux  sortes  : 
il  y  en  a  de  très  éphémères,  qui  vivent  à  peine  autant 
que  l'école  littéraire  qui  les  emploie  ;  ces  procédés 
dont  la  valeur  moisit  abondamment  en  vingt-cinq 
ans,  servent  au  supplément  de  nouveauté  qu'il 
faut  pour  ressusciter  l'émotion  esthétique  ;  grâce 
à  eux  nous  ressentons  cet  étonnement  qui  est 
indispensable  à  l'admiration  (i).  Ces  caractères 
nouveaux  frappent  si  vivement  par  leur  étrangeté 
voulue  qu'on  oublie  qu'ils  sont  accessoires  ;  on 
leur  attribue  tout  le  mérite  de  l'émotion  esthétique 
quand  ils  ne  sont  que  la  surcharge  qui  sans  doute 
fait  dévier  le  fléau  de  la  balance,  mais  qui  ne  pour- 
rait le  faire  si  elle  agissait  seule.  L'influence  plus 
profonde  et  moins  apparente  d'une  autre  série  de 
caractères,  dépendant  de  règles  moins  variables,  est 


(i)  «  Le  beau  c'est  l'étonnant  >.  (Baudelaire.) 


—  4°  — 

indispensable.  Si  on  supprimait  dans  une  littéra- 
ture ce  qu'elle  contient  toujours  de  classique  on 
s'apercevrait  qu'on  l'a  diminuée.  Dans  ce  sens,  le 
classicisme,  bien  que  déguisé,  survit  parmi  nous. 
Seul  il  est  aujourd'hui  insuffisant,  mais  le  moder- 
nisme, privé  de  ses  profondes  et  vieilles  racines, 
ne  le  serait  pas  moins.  Ils  représentent, 
l'un  les  conditions  anciennes 
et  affaiblies  par  l'usage,  et 
l'autre  les  excitations  sura- 
joutées, indifférentes  par  elles- 
mêmes  du  réflexe  esthétique. 
La  collaboration  est  indispensable. 

Ce  sont  là  des  constations  et  non  des  préceptes. 
L'œuvre  d'art  ne  sera  jamais  un  édifice  scientifique. 
Si  elle  cesse  d'être  spontanée,  elle  n'est  plus  rien, 
sinon  un  pastiche. 

Parmi  les  règles  durables  qui  ont  instinctive- 
ment guidé  le  choix  des  écrivains,  celle  de  la  mé- 
moire est  une  des  rares  qu'on  ait  pu  isoler  et  une 
des  plus  importantes.  On  pourrait  l'exprimer  en 
disant  que  :  un  fait  de  la  vie  réelle 
est  d'autant  mieux  capable  de 
provoquer  une  émotion  esthé- 
tique     qu'il      est      lui-même      un 


—  4i  — 

souvenir  ou  qu'il  entraîne  à  sa 
suite  un  plus  grand  nombre  de 
faits     de      mémoire. 

Cette  beauté  du  souvenir  réside  sans  doute 
en  majeure  partie  dans  son  imprécision,  dans  ce 
qu'il  a  d'inachevé,  d'insuffisant  et  aussi  d'illimité. 
Imparfait,  il  donne  asile  à  beaucoup  de  désirs,  et 
c'est  d'où  lui  vient  son  agrément.  Aussi,  lorsque 
certains  metteurs  en  scène  dénués  de  psychologie 
ont  voulu  transposer  le  souvenir  au  cinéma, 
ils  sont  nécessairement  arrivés  aux  résultats  gro- 
tesques que  l'on  sait,  la  photographie  par  sa  pré- 
cision inévitable  (i)  enlevant  le  principal  attribut 
esthétique  des  faits  de  mémoire.  Pour  qu'on  ne 
tienne  pas  mon  opinion  sur  la  niaiserie  des  souve- 
nirs en  cinéma  pour  exceptionnellement  sévère  et 
personnelle,  qu'on  se  rappelle  que  les  acteurs  re- 
marquables, comme  MM.  Sessue  Hayakawa,  Char- 
lie  Chaplin  ou  Mmc  Nazimowa,  n'usent  jamais 
ou   bien   rarement  de   cet  artifice   sans    valeur. 

En  littérature,  il  n'y  a  pas  à  se  défier  de  la 
valeur  émotionnelle  des  souvenirs.  Elle  est  incon- 
testable  ;   aussi   bien   je   ne   prétends   pas   l'avoir 


(i)  Aujourd'hui  on  a  trouvé  le  flou  au  cinéma. 


—  42  — 

découverte,  ni  M.  Edouard  Abramowski  :'i),  que 
je  vais  citer,  non  plus. 

«  La  liaison  intime  entre  le  souvenir  et  le  beau 
n'est  pas  une  idée  entièrement  nouvelle.  Les  philo- 
sophes qui  recherchaient  l'origine  du  beau  ne  l'ont 
pas  remarquée  ;  c'est  dans  les  rapports  réciproques 
des  impressions  et  dans  l'intellect  qu'ils  ont  voulu 
trouver  sa  base  psychologique.  Mais  les  artistes 
connaissent  cette  idée  depuis  longtemps,  par  leur 
propre  expérience,  et  c'est  à  Schiller  que  revient 
l'honneur  de  l'avoir  formulée  pour  la  première 
fois  dans  ces  vers  : 

Was  unsterblich  im  Gesang  soll  leben 
Muss  im  Leben  untergehen. 

Les  études  ethnographiques  sur  les  origines  des 
arts  indiquent  souvent  lés  souvenirs  comme  leur 
source  naturelle,  aussi  bien  dans  la  phase  primi- 
tive du  développement,  lorsque  la  danse,  la  poésie 
et  la  musique  ne  constituaient  encore  qu'une 
unité   »  de  l'art  spontané,   que   dans    la    phase 


(i)  Le  Subconscient  normal,  nouvelles  recherches  expé- 
rimentales, Paris,  Alcan,  1914. 


—  43  — 

ultérieure  où  il  y  avait  déjà  une  différenciation  des 
formes  ».  (i) 

Ailleurs   M.   Abramowski   écrit  : 

«  Le  second  phénomène  qui  apparut  lors  de 
la  comparaison  du  souvenir  avec  la  réalité,  ce  fut 
l'impression  d'une  certaine  déception,  exprimée 
dans  le  jugement  que  le  dessin  était  plus  joli  dans 
le  souvenir  que  dans  la  réalité.  L'image  mentale 
contenait  donc  un  certain  élément  de  beauté,  qui 
disparaissait  lors  de  la  perception  du  dessin  réel... 
Ce  sentiment  de  déception  ressemble  beaucoup 
aux  autres  faits  analogues  où  on  passe  aussi  du 
souvenir  à  la  réalité.  L'analogie  avec  le  fait  esthé- 
tique (discuté  ici)  est  encore  plus  grande  dans  la 
déception  qui  apparaît  lors  de  la  rencontre  des 
anciens  souvenirs  avec  la  réalité  qui  leur  correspond, 
comme  cela  arrive  presque  constamment  lorsque 
nous  retournons  dans  une  localité,  une  maison, 
une  société  de  personnes  que  nous  avons  connues 
anciennement  et  dont    nous    avons   conservé   un 


(i)  Voyez  Grosse,  Die  Anfânge  der  Kunst,  pp.  209  et 
suiv.,  trad.  franc.,  Paris,  F.  Alcan.  (Cité  par  Abramowski). 
L'imitation  est  déjà  une  réalisation  du  souvenir,  quand 
elle  n'est  pas  autre  chose. 


—  44  — 

vif  souvenir  (cela  se  rapporte  même  aux  objets  et 
aux  livres  lus  auparavant)  »  (i). 

Bref,  en  revoyant  les  données  qui  précèdent, 
on  constate  que  l'impression  de  beau  se  comporte, 
par  rapport  à  la  variable  temps,  d'une  manière 
paradoxale  en  apparence.  D'une  part,  l'intensité 
de  cette  impression  diminue  au  fur  et  à  mesure  que 
la  variable  croît  ;  même,  pour  une  certaine  valeur 
de  cette  dernière,  l'impression  s'annule.  D'autre 
part,  le  phénomène  de  mémoire,  qui  n'est  pas  sans 
rapports  directs  avec  la  variable  temps,  montre 
un  accroissement  de  l'impression  de  beau  avec  le 
temps.  Voici  comment  on  peut  expliquer  cette 
apparente  contradiction.  Soit  une  cause  quelconque 
produisant  pour  la  première  fois  chez  un  sujet 
une  impression  esthétique.  Quelques  jours  plus 
tard  cette  impression  est  devenue  souvenir,  et  il 
faut  admettre  qu'elle  a  augmenté  d'intensité, 
puisque,  comme  l'a  montré  M.  Abramowski,  si 
on  présente  au  sujet  la  cause  de  son  impression, 
il  la  juge  inférieure  au  souvenir  qu'il  en  a  .  Toute- 
fois cette  constatation  ne  sera  faite  en  pratique 
journalière  que  par  un  petit  nombre  d'égotistes  ; 
pour  les  autres  l'impression  esthétique  restera  ac- 


(i)  Abramowski,  loc,  cit. 


—  45  — 

crue,  sans  plus.  L'impression  de  beau  n'a  donc  pas 
été  maximum  d'emblée,  mais  elle  a  subi  une  brus- 
.que  augmentation  et  a  atteint  son  apogée,  à  l'état 
de  souvenir,  en  très  peu  de  temps.  A  partir  de  ce 
moment,  d'une  part  l'impression-souvenir  diminue 
avec  le  temps,  et  d'autre  part,  si  on  renouvelle  les 
confrontations  du  sujet  avec  la  source  esthétique, 
ces  confrontations  donneront  des  impressions  de 
beau  de  moins  en  moins  intenses  dont  le  souvenir, 
accompagné  d'un  sentiment  de  déception,  ira  se 
fondre  au  souvenir  de  la  première  impression  pour 
en  précipiter  encore  l'affaiblissement.  Finalement, 
l'expérience  se  répétant  encore,  l'habitude,  l'ex- 
tinction du  réflexe  se  produira,  et  il  faudra  modifier 
la  source  esthétique  pour  obtenir  de  nouvelles 
impressions  esthétiques.  Pour  saisir  la  chose  sur  le 
vif,  qu'on  se  reporte  aux  œuvres  de  M.  Marcel 
Proust  où  ce  scrupuleux  observateur  de  lui-même 
fait  d'innombrables  allusions  à  ce  processus. 

Je  sous-entends  que  la  stricte  réalité  est  infi- 
niment plus  compliquée  que  mon  explication  qui 
ne  vaut  que  comme  schéma.  Déjà  Léo  Errera 
avait  écrit  sa  loi  de  l'optimum  :  «  Tout  phénomène 
vital  qui  est  fonction  d'une  variable  commence  à 
se  produire  à  partir  d'un  certain  état  de  la  variable 
(minimum),  se  réalise  de  mieux  en  mieux  à  mesure 


-46- 

que  la  variable  croît  jusqu'à  un  état  déterminé 
(optimum),  après  quoi  un  accroissement  de  la  va- 
riable fait  se  réaliser  de  moins  en  moins  bien  le 
phénomène  ;  celui-ci  s'arrête  enfin  quand  la  varia- 
ble a  atteint  une  certaine  valeur  (maximum)  (i)  ». 

Il  n'y  aura  donc  pas  de  beauté  éternelle.  Celle 
qui  nous  est  offerte  par  les  lettres  d'aujourd'hui 
passera  à  son  tour.  Durant  qu'elle  vit  et  vit  abon- 
damment, c'est  un  devoir  d'homme  que  de  la 
comprendre. 


(i)  Léo  Errera,  l'Optimum   (Revue  de  V  Université  de 
Bruxelles,  1895-96,  no  •$), 


DEUXIÈME    PARTIE 


LA 

LITTÉRATURE   MODERNE 

4  Là  peu  près,  la  shémati- 
sation  dans  les  procédés  : 
rimes,  métaphores,  rythmes, 
allégories... 

(Tout  d'abord  un  avertissement  :  je  ne  pré- 
tends point  que  chacune  des  singularités  que  je 
vais  chercher^  et  parfois  à  la  loupe,  se  rencontrera 
constamment  chez  tout  auteur  moderne.  Outre  que 
tant  de  complaisance  de  la  part  des  faits  envers 
une  théorie  suffirait  à   déconsidérer   quelque   peu 


_48- 

celle-ci,  il  est  permis,  semble-t-il,  de  prévoir  des 
exceptions  dans  une  vue  d'ensemble  chargée  de 
comprendre  des  éléments  si  disparates). 

L'a  peu  près  et  la  schématisation  ne  sont  point 
des  synonymes.  L'approximation  est  un  défaut 
d'exactitude  où  on  sous-entend  :  nonchalance, 
paresse,  ignorance  ou  fatigue  ;  elle  peut  omettre 
des  précisions  parfois  essentielles.  Le  schéma  est 
une  simplification  voulue,  artificielle  où  on  suppri- 
me une  bonne  partie  des  accessoires.  L'une  et 
l'autre  se  trouvent  abondamment  dans  les  lettres 
modernes  et  se  mélangent  au  point  qu'on  ne  peut 
guère  les  distinguer. 

Rimes.     C'est  de  quoi  tout  le  monde  a  déjà 
beaucoup  parlé.  Les  auteurs  mo- 
dernes, quand  ils  ne  suppriment  pas  la  rime,  se 
contentent  de  certaines  ressemblances  de  sonorités. 
Guillaume  Apollinaire  écrit  :  (i) 

«  Un   soir   de   demi-brume   à   Londres, 
Un  voyou  qui  ressemblait  à 
Mon  amour,  vint  à  ma  rencontre, 


(i)    La    chanson    du    mal-aimé    (Mercure    de   France, 
Ier  mai  1909). 


—  49  — 

Et  le  regard  qu'il  me  jeta 

Me  fit  baisser  les  yeux  de  honte  ». 

On  peut  dire  qu'il  reste  en  deçà  de  la  rime. 
D'autres,  tout  en  se  servant  du  même  procédé, 
mais  avec  plus  de  violence,  donnent  l'impression 
d'aller  au  delà  de  la  rime.  Voici  pour  exemple  un 
poème  de  M.  Tristan  Derême  :  (i) 

«  Nous    attendions    des    héroïnes 
Qui  dormissent  sous  des  troènes 

Ou  tendissent  sur  des  terrasses 

Des  lis  verts  et  des  branches  rousses, 

Et  nous  aurions  chanté  leurs  lèvres 
Avec  leurs  fièvres  dans  nos  livres, 

Afin,  défuntes  nos  jeunesses, 
Postérité  que  tu  connusses 

Les  traits,  les  tresses,  les  détresses 
Atroces  de  ces  Béatrices...  » 

De  toute  façon  la  rime  régulière  a  perdu  de  sa 
valeur  rythmique.  L'oreille,  fatiguée  de  trop  l'avoir 
entendue,  ne  réagira  plus  que  si  on  corse  la  rime 


(  i)  Le  Divan,  sept.-octobre  1919. 

Poésie 


—  5o  — 

par  un  peu  de  dissonance  ou  par  une  longue  suite 
préalable  de  vers  blancs.  On  se  rappelle  qu'il  y  a 
en  musique  des  faits  très  analogues.  C'est  un  excel- 
lent exemple  de  cette  extinction  des  réflexes  par 
fatigue  de  monotonie  et  de  leur  reviviscence 
grâce  à  de  légères  modifications  des  conditions 
par  quoi  on  les   produit. 

Métaphores.    Les  images  qu'emploient 

les  auteurs  modernes  pa- 
raissent souvent  démesurées.  En  dire  qu'elles 
sont  approximatives  semble  inexact  tellement  on 
tend  à  interpréter  ce  jugement  comme  une  appré- 
ciation d'insuffisance,  l'approximation  se  faisant 
d'habitude  par  défaut.  En  fait,  les  images  con- 
temporaines sont  approximatives  par 
excès.  Cet  excès  s'explique  facilement.  Remy 
de  Gourmont  a  déjà  noté  la  diminution  de  la 
valeur  des  mots  (i)  et  sa  conséquence  qui  est  la 
recherche  d'expressions  de  plus  en  plus  violentes 
pour  désigner  des  impressions  dont  l'intensité 
moyenne  ne  varie  guère  et  ne  peut  varier,  puis- 
qu'on admet  que  la  physiologie  d'une  espèce  est 
invariable  dans  les  limites  de  cette  espèce.  Nou- 
velle  application  littéraire  de   la   loi   d'extinction 


(i)  Dialogues  des  Amateurs  sur  les  choses  du  temps. 


—  5i   — 

des  réflexes,  l'habitude  émousse  la  portée  des  mots 
et  des  métaphores  qui  finissent  par  devenir  in- 
expressives. 

M.  Cocteau  écrit  :  «  J'étais  alors  bœuf      (i), 
et  M.  Biaise  Cendrars  : 

«  Vie  crucifiée  dans  le  journal  grand  ouvert  que 

je  tiens  les  bras  tendus 

Envergures 

Fusées 

Ebullition 

Cris 

On  dirait  un  aéroplane  qui  tombe. 

C'est   moi  »  (2). 

Ces  deux  images  montrent  facilement  leur  pa- 
renté ;  et  d'autres  images  par  milliers  présentent 
ce  même  caractère  d'être  excessives  et  débordantes  ; 
assurément  elles  sont  disproportionnées  à  leur  objet, 
mais  cette  disproportion  purement  objective  cesse 
d'apparaître  quand  on  en  examine  la  valeur  esthé- 
tique ;  le  lecteur  est  comme  ces  enfants  qui  appren- 
nent, au  cours  d'une  élémentaire  leçon  de  choses, 
le  principe  du  marteau-pilon;  s'ils  ont  été  sages, 


(1)  Le  Potomak. 

(2)  Dix-neuf  poèmes  élastiques,  1. 


—  52  — 

on  leur  raconte  aussi  comment  le  marteau-pilon 
brise  délicatement  les  noisettes,  sans  entamer  le 
fruit,  et  assure  le  bouchon  au  goulot  d'une  bou- 
teille. Ainsi,  ils  saisissent  mieux  par  antithèse  la 
puissance  de  la  machine  qu'ils  n'auraient  pas  idée 
de  mépriser  pour  ces  petits  tours  familiers  et 
domestiques. 

Certes,  quand  M.  Cendrars  compare  une  im- 
pression de  sa  vie  à  un  aéroplane  qui  tombe,  il 
fait  sourire  ou  ferait  sourire  la  foule  de  gens,  qui 
ne  le  lisent  pas,  pour  qui  toute  gymnastique  intel- 
lectuelle aboutit  invariablement  au  saut  périlleux 
dans  la  sottise.  Mais  il  faut  avouer  que  la  méta- 
phore, si  je  l'ai  à  peu  près  comprise,  est  géante  ; 
il  la  faut  considérer  par  le  gros  bout  d'une  lorgnette, 
de  manière  à  en  voir  l'ensemble  un  peu  diminué 
par  la  distance,  pour  en  admettre  la  juste  vigueur. 
Ce  même  excès  de  force  lance  le' «  j 'étais  alors 
bœuf  »  à  la  tête  du  lecteur  ;  mais  si  le  caillou  est 
gros,  au  moins  la  mare  où  il  tombe,  s'apercevra 
l'avoir  reçu  et  agitera  son  eau.  Assurément  M. 
Albalat  qui,  je  crois,  a  déjà  corrigé  Stendhal  pour- 
rait aussi  volontiers  corriger  MM.  Cendrars  et 
Cocteau  ;  il  sculpterait  quelque  peu  ces  images, 
les  patinerait,  leur  userait  dents  et  cornes  et  enlè- 
verait cet  excès  par  où  certains   croient  qu'elles 


—  53  — 

pèchent  ;  il  en  resterait  peut-être  même  de  quoi 
orner  d'honnêtes  anthologies. 

La  partie  caricaturale,  déformante,  antiphoto- 
graphique de  tout  art,  apparaît  donc  ici  comme  une 
simplification  par  excès  qui,  pour  être  sûre  d'attein- 
dre des  sensibilités  blasées,  usées,  civilisées,  diffi- 
ciles à  étonner,  embouche  le  mégaphone  le  plus 
sonore.  Mais,  pour  connaître  à  peu  près  la  raison 
de  ces  efforts  et  pour  les  estimer,  comme  je  le  fais, 
objectivement  aptes  à  dépasser  le  but  plutôt  qu'à 
l'atteindre,  ce  jugement  ne  s'adresse  point  à  la 
valeur  esthétique  des  œuvres  et  ne  prétend  pas  à 
des  conseils  qui  seraient  grotesques. 

Cette  schématisation  est  tout  aussi  apparente 
dans  certaines  ordonnances  d'ensemble.  M.  Coc- 
teau écrit  :  (i) 

«  Réveil   de   chaque   matin: 
De  plus  en  plus  le  cœur  s'enlize.  On  espérait 
un  miracle.  Rien  ne  change. 
Soleil  inutile. 

Une    carte    postale,    une   facture. 
On  se  lève  de  force. 

(i)  Li  Potomak. 


—  54  — 

Programme  de  la  journée  :  rien  d'autre  à  faire 
que  ce  que  je  n'ai  plus  à  faire. 
Mélancolie    inféconde  ». 

Ce  morceau  est  un  schéma,  une  simplification. 
Volontairement,  ou  non,  l'auteur  a  supprimé  un 
très  grand  nombre  de  détails  moins  utiles  ou  sim- 
plement inexpressifs,  ne  gardant  que  les  gros  traits 
essentiels  qui  donnent  son  caractère  au  paysage. 
Mais  il  n'en  faut  pas  conclure  à  une  approximation 
par  insuffisance.  L'absence  de  détails  secondaires 
qui  ne  pourraient  qu'affaiblir  l'impression  d'en- 
semble en  dispersant  l'attention,  agit  comme  ailleurs 
agissent  les  surcharges.  Et  telle  métaphore  qui 
tout  à  l'heure  parut  démesurée,  n'était  excessive 
justement  que  par  le  manque  de  détails  ;  nuancée, 
elle  aurait  sans  doute  perdu  de  sa  force  au  point 
de  cesser  d'être  ;  et  si  M.  Cocteau  avait  comblé 
les  intervalles  qui  séparent  les  jalons  de  sa  matinée, 
par  la  notation  exacte  d'une  ordinaire  occupation, 
les  quelques  lignes  citées  y  auraient  sans  doute 
noyé  leur  saveur. 

Enfin  un  excellent  exemple  du  procédé  des  shé- 
matisations  est  donné  par  le  film  de  la  fin  du 
monde,  de  M.  Biaise  Cendrars. 


—  55  — 

Rythme.  Les  auteurs  modernes  ont  aban- 
donné la  métrique  régulière  ;  ils 
•se  complaisent  à  des  rythmes,  exacts  et  justes  sans 
doute,  mais  qui,  se  pliant  mieux  aux  différences 
individuelles,  n'admettant  pas  de  règles  universel- 
lement obéies,  se  permettent  une  latitude  d'appro- 
ximation qui  aurait  été  autrefois  un  scandale  abso- 
lument incompris. 

Généralement  il'  y  a  à  rete- 
nir que  les  lettres  modernes 
usent,  dans  la  plupart  des  pro- 
cédés littéraires,  de  schémati- 
sation et  d'approximation  par 
excès. 


5  LES  Lettres  modernes,  mal- 
gré schématisation  et  ap- 
proximation, ne  sont  nullement 
caractérisées  par  la  simplicité. 
Par  suite  même  de  leur  sché- 
matisation, les  modernes  de- 
mandent, pour  être  compris, 
un  travail  intellectuel  complé- 
mentaire important  de  la  part 
du  lecteur,  et  ne  seront  sympa- 
thiques qu'à  une  certaine  caté- 


-58- 

gorie  cTérudits  qui  sera  en  même 
temps  une  «  aristocratie  névro 
pathique  »  (Pr  Babinski). 

On  ne  contredira  point  que  Mme  Vve  Tout-le- 
monde,  concierge  de  son  état,  aimera  mieux  lire 
maudite  et  chérie  de  M.  Léon  Sazie  que  le  ma- 
nuscrit trouvé  dans  un  chapeau,  de  M.  André 
Salmon,  qu'elle  déclarera  idiot  pour  nous  enlever 
tout  doute  sur  ses  sentiments.  Et,  si  le  supplé- 
ment illustré  du  Petit  Journal  publiait  ces  lignes 
de  M.  Cocteau  :  «  Mes  poètes  furent  :  Larousse, 
Chaix,  Joanne,  Vidal-Lablache.  Mes  peintres  : 
l'afficheur.  La  moindre  impulsion  suffisant  à  ma 
paresse  de  goinfre  »  (i),  bien  des  lecteurs  croi- 
raient voir  une  de  ces  réclames  mystérieuses  par 
quoi  s'annonce  un  nouveau  feuilleton  ou  roman 
cinéma  en  épisodes.  Quand  M.  Cendrars  écrit  : 
«  J'ai  des  pommettes  électriques  au  bout  de  mes 
nerfs  »  (2),  il  faut  songer  :  que  les  phares  d'un 
automobile  proéminent  à  l'avant  de  la  machine 
comme  les  pommettes  dans  un  visage  au-dessous 


(1)  Le  Poîomak. 

(2)  Dix-neuf  poèmes  élastiques,  12. 


-  59  — 

des  yeux  ;  que  ces  phares  sont  électriques  ; 
que  l'homme  au  volant  commande  à  la  machine 
avec  quoi  il  fait  corps,  grâce  aux  leviers  et  aux 
manettes  ;  que  rien  ne  donne  mieux  l'impres- 
sion de  nervosité  qu'un  moteur  trépidant  ;  que 
le  chauffeur  qui  a  l'habitude  de  sa  voiture,  en 
connaît  tous  les  bruits  familiers  où  il  sait  distin- 
guer, même  en  marche,  le  moindre  malaise  ;  qu'il 
se  confond  presque  avec  elle,  comme  avec  une  trop 
tendre  camarade  ;  et  qu'il  peut  sentir  prolongés 
ses  nerfs  qui  commandent  à  ses  muscles  lesquels 
meuvent  les  leviers,  par  ces  leviers  mêmes  et  leurs 
câbles  qui  commandent  au  moteur.  Il  suffit  de  ces 
quelques  gloses  qui  ne  demandent  guère  qu'une 
fraction  de  seconde  pour  s'établir  dans  un  cerveau 
sain  et  agile,  pour  qu'aussitôt  la  phrase  de  M.  Cen- 
drars apparaisse  d'une  claire  interprétation.  Assu- 
rément ce  n'est  qu'une  glose  qui  peut  ne  pas  suivre 
exactement  l'idée  de  l'auteur.  Mais  cette  erreur 
possible  ne  modifie  rien  au  procédé  de  compréhen- 
sion qui  n'est  peut-être  plus  à  la  portée  de  toutes 
les  bourses.  Et  c'est  pourquoi  aussi,  outre  le  plaisir 
esthétique  qu'il  y  a  à  lire  de  tels  poèmes,  on  en 
trouve  par  côté  un  autre,  logique,  celui  de  compren- 
dre,  ménechmes  nécessaires. 

Et  même  l'intelligence  seule  ne  suffit  pas  tou- 


—  6o  — 

jours  ;  il  y  faut  encore  une  sensibilité  fort  délicate. 
L'intelligence  et  la  sensibilité  ne  sont  d'ailleurs 
pas  séparables,  celle-ci  fournissant  de  matière  pre- 
mière celle-là  qui,  seule,  ne  pourrait  que  fonction- 
ner à  vide.  Si  M.  Marcel  Proust,  ou  pour  ne  point 
le  mettre  directement  sur  la  sellette,  la  personne 
qui  écrit  «  je  »  dans  du  coté  de  chez  swann 
et  seq.,  put  comprendre  qu'<  en  étant  amoureux 
d'une  femme  nous  projetons  simplement  en  elle 
un  état  de  notre  âme  ;  que  par  conséquent 
l'important  n'est  pas  la  valeur  de  la  femme,  mais 
la  profondeur  de  l'état  ;  et  que  les  émotions  qu'une 
jeune  fille  médiocre  nous  donne,  peuvent  nous  per- 
mettre de  faire  monter  à  notre  conscience  des  par- 
ties plus  intimes  de  nous-même,  plus  personnelles, 
plus  lointaines,  plus  essentielles,  que  ne  ferait  le 
plaisir  que  nous  donne  la  conversation  d'un  homme 
supérieur,  ou  même  la  contemplation  admirative 
de  ses  œuvres  »  (i),  ce  qui  est  une  très  juste  véri- 
fication des  théories  de  M.  Julien  Benda  (2),  c'est 
que  cet  auteur  est  doué  d'une  sensibilité  exaspérée. 
Qu'il  ne  prenne  point  l'adjectif  «  exaspérée  »  en 
mauvaise  part,  mais  comme  le  meilleur  compliment 
qu'il  soit  en  mon  pouvoir  de  lui  adresser.  Sans  cette 


(1)  A  l'ombre  des  Jeunes  Filles  en  Fleurs. 

(2)  Mon  premier  testament  (Cahiers  de  la  quinzaine) 


—  6î — 

sensibilité  fragile  et  multiple,  l'intelligence  de  M. 
Proust  n'aurait  point  trouvé  matière  à  huit  cents 
merveilleuses  pages  sans  aventures,  et  dont,  pour- 
tant, on  attend  la  suite.  Sans  elle,  ni  Apollinaire, 
ni  M.  Cendrars,  ni  M.  Cocteau,  ni  Baudelaire,  ni 
Verlaine  n'auraient  écrit  ce  qu'ils  ont  écrit.  Enfin, 
s'il  faut  être  nerveux  pour  être  poète,  il  faut  être 
nerveux  aussi  pour  bien  aimer  les  poètes,  proposi- 
tion qui,  par  son  universalité  même,  enlève,  je 
pense,  ce  que  pourrait  conserver  de  désagréable 
le  terme  «  nerveux».  Et  je  me  rappelle  un  professeur 
de  latin  qui  me  conseillait  de  traduire  le  «  Nil 
admirari  »  par  «  ne  pas  être  nerveux  »,  ayant  compris 
que  la  beauté  est  faite  d'étonnement,  comme  l'éton- 
nement   de   nervosité. 

Mais  s'il  y  en  avait  qui  prétendissent  ne  point 
assez  se  rendre  compte  de  cette  sensibilité  concen- 
trée et  prompte  à  la  riposte,  je  les  renvoie  à  ces 
aveux,  point  dénués  d'orgueil,  de  M.  Biaise  Cendrars  : 

«  Je  suis  trop  passionné 
Tout  est  orangé. 


Je   suis   l'autre 
Trop  sensible  »  (i) 


(i)  Dix-neuf  poèmes  élastiques,  i. 


—   62    - 

et  de  M.  Marcel  Proust  : 

«  Les  Névropathes  sont  peut-être  malgré  l'ex- 
pression consacrée  ceux  qui  s'écoutent  le  moins  ; 
ils  entendent  en  eux  tant  de  choses  dont  ils  se 
rendent  compte  ensuite  qu'ils  avaient  tort  de  s'alar- 
mer, qu'ils  finissent  par  ne  plus  faire  attention  à 
aucune.  Leur  système  nerveux  leur  a  si  souvent 
crié  :  «  Au  secours  !  »  comme  pour  une  grave  maladie, 
quand  tout  simplement  il  allait  tomber  de  la  neige, 
ou  qu'on  allait  changer  d'appartement,  qu'ils  pren- 
nent l'habitude  de  ne  pas  plus  tenir  compte  de 
ces  avertissements,  qu'un  soldat,  lequel,  dans  l'ar- 
deur de  l'action,  les  perçoit  si  peu  qu'il  est  capable, 
étant  mourant,  de  continuer  encore  quelques  jours 
à  mener  la  vie  d'un  homme  en  bonne  santé.  Un 
matin,  portant  coordonnés  en  moi  mes  malaises 
habituels,  de  la  circulation  constante  et  intestine 
desquels,  je  tenais  toujours  mon  esprit  détourné 
aussi  bien  que  de  celle  de  mon  sang,  je  courais 
allègrement  vers  la  salle  à  manger...  »  (i). 

La  preuve,  si  toutefois  besoin  en  était,  se  trouve 
faite. 

Je  ne  prétends  certes  pas  avoir  découvert  que 

(i)  A  l'ombre  des  Jeunes  filles  en  fleurs. 


-  63  - 

les  poètes  sont  des  sensibles,  ni  qu'il  faut  une  émoti- 
vité  facile  pour  aimer  les  poètes,  ni  même  que  les 
contemporains  sont  plus  sensibles  que  leurs  prédé- 
cesseurs, ce  qui  serait  à  débattre.  Mais  comme  ils 
mettent  davantage  de  bonne  grâce  à  se  montrer 
tels  qu'ils  sont,  on  peut  en  profiter  pour  leur  ravir 
des  aveux. 

L'intelligence  et  la  sensibilité  ne  suffisent  pas 
toujours  à  la  compréhension  des  auteurs  modernes  ; 
il  y  faut  encore  une  certaine  érudition  qui  contribue 
davantage  encore  à  limiter  leur  public,  A  lire,  en 
effet,  leurs  œuvres,  on  ne  peut  guère  ne  pas  noter 
une  richesse  de  vocabulaire  comme  on  n'en  connut 
point  jusque  là.  Quand  on  supprime  dans  une 
écriture  la  grammaire  ou,  du  moins,  quand  on  prend 
avec  celle-ci  de  telles  libertés  que  la  pauvre  dame, 
ayant  tout  à  fait  perdu  la  tête,  consent  à  faire  le 
polichinelle  désossé,  il  ne  reste  plus  guère  que  le 
lexique  où  manifester,  bon  gré,  mal  gré,  une  civi- 
lisation dont  on  ne  peut  se  défaire  Ainsi  devenu 
seul  conservateur  d'une  culture  souvent  reniée, 
mais  indéniable,  le  vocabulaire  a  encore  vu  aug- 
menter les  soins  qu'on  lui  témoignait,  grâce  à  une 
attitude  d'esprit  particulière.  Entre  la  va- 
leur des  mots  dans  le  langage 
courant    et    la    valeur    de    ces    mê- 


—  64  — 

mes  mots  en  lettres,  il  existe 
une  dissociation,  surtout  nette  depuis 
le  vigoureux  coup  de  barre  des  symbolistes  et  de 
Mallarmé.  Apollinaire  dans  son  poète  assassiné 
parle  de  cette  poétesse  qui  n'employait  le  mot 
«  archipel  »  que  dans  le  sens  de  «  papier  buvard  ». 

Cette  dissociation  qui  a  augmenté  depuis  lors 
et  qui  contribue  grandement  au  caractère  hermé- 
tique de  la  littérature  actuelle,  n'est  pas  sur  le 
point  de  décroître.  On  peut  même  prévoir  qu'elle 
augmentera  encore.  La  recherche  continuelle  du 
neuf  sur  quoi  je  me  suis  déjà  longuement  étendu 
et  qui  devait  secourir  les  mots  dont  la  portée  s'é- 
moussait  par  trop  d'usage,  aboutit  à  des  variations 
de  sens,  à  des  oscillations  de  plus  en  plus  amples 
autour  de  l'interprétation  courante  qui  était  la 
position  d'équilibre  essentiellement  à  éviter.  Et 
plus  le  sens  nouveau  donné  à  une  expression 
paraissait  instable,  plus  il  était  sympathique  parce 
que  capable  de  modifications  nouvelles,  d'acrobaties 
proches  et  riche  d'impressions  ressuscitées.  Cette 
gymnastique  verbale,  d'abord  timide,  s'enhardit 
aux  tours  les  plus  difficiles  qui  ne  lui  paraissent 
jamais  suffisants  et  sur  lesquels  elle  tend  toujours 
à  surenchérir  dès  qu'elle  s'y  est  accoutumée,  comme 
cet  enfant  qui,  au  début  de  son  entraînement  de 


65  - 

touriste,  considère  comme  une  prouesse  la  prome- 
nade sur  un  glacier,  mais  qui  bientôt  réclame  des 
ascensions  de  plus  en  plus  difficiles.  De  sorte  qu'au- 
jourd'hui le  lecteur  qui  manque  d'habitudes  litté- 
raires et  de  culture,  ne  pourra  suivre  les  auteurs 
modernes  où  il  aura  voulu  pénétrer  tout  à  trac  et 
où  il  se  cassera  le  nez  parce  qu'il  n'aura  point 
quelque  deux  ou  trois  mille  lectures  préalables  à 
son  actif.  Quant  aux  auteurs,  à  force  de  poursuivre 
des  interprétations  ambiguës  et  des  associations 
curieuses,  ils  en  sont  arrivés,  fort  logiquement 
d'ailleurs,  à  ne  plus  considérer 
dans  le  mot  que  ses  capacités 
d'association,  sens  et  son,  ses 
possibilités  de  jeux  intellec- 
tuels, de  symboles,  et  même  de 
calembours.  Le  mot  n'est  plus  la  désigna- 
tion d'un  objet  précis,  mais  au  contraire  une  sorte 
d'embout  aussi  universel  qu'il  est  possible,  des- 
tiné à  mettre  en  liaison  les 
images  les  plus  éloignées. 
Symptomatiques  de  ce  point  de  vue  sont  ces  asso- 
ciations de  mots,  en  apparence  disparates,  que  lie 
un  trait  d'union,  et  dont  voici  un  exemple  : 

d  O  phare-fleur  mes  souvenirs 
Les   cheveux   noirs   de   Madeleine 

Poésie  5 


—  66  - 

Les  atroces  lueurs  des  tirs 

Ajoutent  leur  clarté  soudaine 

A  tes  beaux  yeux  O  Madeleine  »  (i). 

De  ce  qui  précède,  je  retiens,  malgré  qu'en 
aient  certains  contempteurs  des  lettres  modernes, 
que  les  prétendus  enfantillages  et  balbutiements  des 
contemporains  ne  sont  point  sans  intelligence,  ni 
sensibilité,  ni  érudition,  c'est  à  dire  qu'ils  ne  pour- 
raient avoir  été  écrits  sans  cette  civilisation  qu'on 
leur  refuse. 


(i)  Guillaume  Apollinaire,  Calligrammes. 


/*    LA    spontanéité    et     l'im- 

"    pulsivite. 


La  littérature  moderne  donne  mieux  qu'aucune 
autre  l'idée  de  cette  inspiration  poétique  dont  on 
ne  parle  plus  guère  ./A  lire  certains  poèmes  on  a 
l'impression  qu'ils  sont  nés  d'une  seule  pièce,  en 
une  minute,  sans  effort  et  sans  tentative  de  critique. 

On  connaît  ces  essais  de  psychologie  de  l'écri- 
ture (i)  :  le  temps  producteur  serait  toujours  suivi 
d'un  temps  critique  au  cours  duquel  l'image  for- 
mée par  la  création  subconsciente  (2)  serait  exa- 
minée selon  divers  critères  propres  à  l'artiste,   à 

(1)  J.  Roger  Charbonnel,  Akademos,  octobre  1909. 

(2)  Cf.  Remy  de  Gourmont,  la  Culture  des  Idées. 


—  68  — 

l'époque,  à  l'œuvre,  et  finalement  jugée  digne  d'être 
maintenue  ou  supprimée.  Les  auteurs  contempo- 
rains nous  donnent  par  moment  lieu  de  croire  que 
le  temps  critique  est  chez  eux  fort  diminué.  Ce 
n'est  là  qu'une  impression  et  sans  doute  trompeuse. 
Ayant  choisi  de  reproduire  leur  vie  intellectuelle 
plutôt  que  la  vie  agissante,  extérieure,  diminuée, 
sorte  de  vie  moyenne  de  l'humanité,  et  cherchant  à 
se  rapprocher  de  plus  en  plus  de  leur  subconscient, 
les  règles  qui  guident  leur  temps  critique  sont  telles 
justement  qu'elles  ont  pour  effet  de  supprimer 
la  critique  qui  amènerait  une  diminution  de  cette 
sincérité  touffue,  diverse  et  explosive  après  quoi 
ils  courent.  Le  temps  critique  existe  donc  ici  aussi 
sans  doute,  mais  il  se  détruit  lui- 
même  par  une  sorte  de  choc  en 
retour  et  produit  ainsi  cette  apparence  de 
spontanéité  volcanique,  d'impulsivité  sans  frein  qui 
a  frappé  tous  les  lecteurs. 

Je  reviendrai  sur  cette  attitude  intellectuelle 
des  auteurs  modernes,  aussi  proche  que  possible 
du  seuil  de  la  conscience  et  cherchant  à  pénétrer 
la  vie  végétative  et  silencieuse  ou  se  laissant  péné- 
trer par  elle  dont  l'homme  qui  cherche  simplement 
à  remplir  son  devoir  d'animal,  devrait  plutôt  se 
détourner.  C'est  un  jeu  dangereux  que  de  penser 


-  69 

directement  à  soi-même,  au  lieu  de  penser  aux 
autres  et  contre  les  autres,  Qu'on  demande  à  un 
boxeur  s'il  a  un  subconscient  et  s'il  s'aperçoit  de 
l'existence  de  son  système  vago-sympathique.  A 
seulement  supposer  ce  boxeur  compréhensif  et 
franc,    il    répondrait  : 

«  J'ignore  tout  cela  qui  brouillerait  mes  coups 
de  poing.  J'ai  de  beaux  muscles,  de  beaux  bras, 
de  belles  cuisses.  Je  tape  dur.  Et  puisque  mon 
cerveau  m'a  permis  d'apprendre,  quand  je  débutais, 
la  théorie  des  directs  et  des  crochets,  je  le  tiens 
pour  suffisant.  A  vrai  dire  si  je  le  perdais  aujourd'hui, 
je  ne  m'en  apercevrais  sans  doute  pas  ». 

Et  c'est  une  belle  hygiène  qui  supprime  l'in- 
telligence ! 

Les  auteurs  modernes  n'en  sont  pas  à  la  sup- 
pression de  l'intelligence  psychologique,  la  seule 
d'ailleurs  qui  soit.  Au  contraire,  ils  en  usent  et  si 
constamment  qu'il  est  impossible  de  la  leur  refuser 
en  restant  sincère. 

Cette  spontanéité  dont  j'ai  essayé  une  expli- 
cation théorique,  est  en  rapport  avec  des  caractères 
moins    prioristes.    Elle    nous    apparaît    grâce    au 


—  70  — 

débit  haché,  rapide,  souvent  incorrect  autant  qu'une 
conversation,  décousu,  illogique  comme  un  rêve, 
brusque,  violent,  ici  enfantin  et  deux  lignes  plus 
loin  sénile,  ivre  par  moments,  et,  pour  tout  dire, 
dénué  et  de  grammaire  et  d'ordre.  Souvent  la 
grammaire  y  est,  et  si  érudite  qu'on  se  couvrirait 
de  ridicule  en  y  montrant  le  solécisme  trompeur 
où  se  dissimule  tout  un  trésor  d'étymologies,  et 
si  elliptique  qu'à  force  de  trop  être  elle  n'est  plus. 
M.  Cocteau  et,  mais  moins,  M.  Toulet  excellent 
à  ces  suicides  grammaticaux.  Le  résultat  est  d'ail- 
leurs le  même  :  le  lecteur  se  dit  que  le  livre  fut 
écrit  tout  à  trac,  comme  il  a  été  pensé.  Même  les 
kilomètres  subordonnés  de  M.  Proust  parviennent 
à  l'impression  de  spontanéité,  mais  c'est  une  spon- 
tanéité de  qui  a  une  longue  habitude  des  harangues 
et  de  la  plume.  Chez  M.  Proust  ce  sont  surtout  ces 
parenthèses,  si  longues  que  les  typos  en  oublient 
parfois  de  les  fermer,  qui  contribuent  à  mimer 
les  voies  diverses  où  s'éparpille  une  naturelle 
rêverie. 

Cet  excès,  cette  approximation  dans  les  pro- 
cédés littéraires  dont  j'ai  déjà  parlé,  collaborent  à 
nous  donner  l'impression  de  la  hâte  et  du  naturel. 

Et  ce  serait  même  déjà  un  résultat  intéressant 


—  71   — 

que  d'être  arrivé,  au  moyen  d'artifices,  à  nous  faire 
croire  qu'il  n'y  a  plus  d'artifices. 

Je  retiens,  pour  en  tirer  plus  tard  les  conclu- 
sions physiologiques  qu'elle  comporte,  cette  im- 
pression de  spontanéité  voulue  ou  sincère,  mais 
plus  sincère  que  voulue. 


7 


Précision    et   brièveté    des 
descriptions. 


Un  homme  passe  dans  un  corridor  à  côté  d'une 
porte  entr'ouverte  ;  il  marche  vite  et  ne  peut  s'arrê- 
ter, mais  d'un  coup  d'oeil  il  cherchera  à  visiter  la 
chambre  dont  la  porte  bâille. 

La  description  méditative  et  lente  se  trouve 
périmée.  L'instantané,  seul  mode  de  photographie 
sincère,  devient  aussi  le  mode  prépondérant  en 
littérature.  On  a  appelé  cela  le  dynamisme  ;  ce  qui 
ne  varie  pas  n'est  pas  intéressant,  et  peut-être  même 
ne  vit  pas  ;  les  enfants  se  précipitent  vers  tout  ce 
qui  bouge  ;  les  écrivains  aussi.  Enfantillage  ? 
Surtout  habitude,  indifférence,  puis  dégoût  du  sta- 
ble. A  force  de  voir  toujours  un  même  décor,  on 


-  74  ~ 

finit  par  ne  plus  l'apercevoir.  Qu'un  changement 
y  survienne,  par  lui-même  minime,  par  ce  qu'il 
représente  de  variation,  c'est-à-dire  de  mouvement, 
il  prend  une  importance  considérable  et  paraît  à 
lui  seul  plus  digne  d'attention  que  l'ensemble  dont 
l'intérêt  est  épuisé.  Il  est  inutile  d'insister  beaucoup 
sur  le  rapprochement  à  faire  avec  la  reviviscence 
des  réflexes  éteints. 

Sur  le  fond  épique  de  la  Révolution  russe,  M. 
André  Salmon  voit  une  série  de  détails  mobiles. 
Ainsi  : 

«  Tremblant  d'être  surprise  la  dactylo  se 
farde  »  (i). 

Il  y  a  aussi  cette  attitude  de  la  rêverie  ;  son  carac- 
tère principal  paraît  être  une  sorte  d'état  passif 
du  cerveau  ;  il  y  a  assez  de  distraction,  c'est-à-dire 
d'occupation,  pour  laisser  les  sens  libres  d'enregis- 
trer ou  non  les  mouvements  du  monde  extérieur  ; 
et  il  y  a  aussi  assez  d'inquiétude  dans  ces  engour- 
dissements pour  que  l'attention  s'élève  au  moindre 
bruit  insolite.  Par  exemple,  toute  digestion  un  peu 
lourde,  mais  encore  agréable,  retentit  ainsi  sur  le 
cerveau.  Et  on  voudra  bien  ne  pas  tenir  cet  exem- 

(i)  Prikaz. 


—  75  — 

pie  pour  ignoble.  Que  la  digestion,  comme  le 
jeûne,  mais  autrement,  donne  un  tour  particulier 
aux  réactions  cérébrales  d'un  sujet,  cela  n'est  ni 
douteux,  ni  péjoratif.  Il  ne  s'agit  pas  de  dire  qu'elle 
l'abrutit.  Outre  qu'il  y  a  des  abrutissements  har- 
monieux, il  y  a  aussi  des  digestions  allègres  et 
tout  de  même  méditatives.  On  a  dit  déjà  que  l'hom- 
me digère  avec  son  cerveau.  On  me  permettra  de 
retourner  la  proposition,  sans  d'ailleurs  parvenir 
à  davantage  d'originalité  :  l'homme  est  poète  avec 
son  tube  digestif.  Puisqu'il  y  a  des  moments  où  le 
fonctionnement  de  ce  tube  digestif  inhibe  plus  ou 
moins  certaines  formes  d'activité  cérébrale,  il  est 
naturel  qu'on  retrouve  des"  correspondances  à  ces 
moments  dans  la  littérature.  Et  même,  dans  la 
littérature,  il  faut  s'attendre  à  trouver  ces  attitudes 
plus  fréquentes  et  amplifiées,  puisque  les  poètes, 
vers  ou  prose,  sont  des  hommes  en  général  plus 
sensibles  que  la  moyenne  humanité. 

Voici  donc  un  auteur  en  léthargie  d'origine 
digestive  ou  tabagique  ou  reconnaissant  une  cause 
quelconque  (intoxication,  maladie,  fatigue)  ayant 
retenti  de  cette  façon  sur  l'organisme.  Cet  état  est 
souvent  agréable,  car  il  est  souvent  agréable,  ce 
que  l'imbécile  ignore,  d'être  débarrassé  de  son 
cerveau  qui  est  ici  à  demi  bâillonné. 


-76-- 

On  peut  appeler  cela  de  l'inhibition  cérébrale, 
première  sorte,  et  la  plus  fréquente,  de  retentisse- 
ment de  la  vie  végétative  sur  la  vie  intellectuelle 
consciente.  Dans  cette  disposition  la  perception  du 
monde  extérieur  est  comme  affaiblie  ;  seuls  émer- 
gent hors  du  brouillard  intellectuel  quelques  pics 
dont  on  ne  cherche  ni  la  cause,  ni  les  liens,  mais 
qui  s'imposent  avec  une  netteté  visuelle  de  cau- 
chemar. 

«   II   Atelier 
La  Ruche 

Escaliers,  portes,  escaliers 
Et  sa  porte  s'ouvre  comme  un  journal 
Couverte  de  cartes  de  visite 
Puis   elle  se  ferme. 
Désordre,  on  est  en  plein  désordre 
Des  photographies  de  Léger  des  photographies 
de  Tobeen,  qu'on  ne  voit  pas 
Et  au  dos 

Des  œuvres  frénétiques 
Esquisses,  dessins,  des  œuvres  frénétiques 
Et   des   tableaux... 
Bouteilles  vides 

Nous  garantissons  la  pureté  absolue  de  notre 
sauce   tomate. 


—  77  — 

Dit  une  étiquette 

La  fenêtre  est  un  almanach...  »  (i). 

Je  ne  prétends  point  qu'il  y  ait  identité  constante 
et  absolue  entre  les  états  intellectuels  dont  il  a  été 
question  à  l'instant  et  ces  manières  de  la  poétique 
moderne.  Mais  il  y  a  des  traces  de  torpeur  céré- 
brale dans  ces  notations  d'apparence  décousue  ; 
cette  apparence  de  torpeur  peut  être  voulue  dans 
le  but  de  reproduire  l'engourdissement  intellectuel 
parfois    délicieux. 

Cendrars,   mon  cher  ami, 

à  qui  j'ai  dédié  ces  pages  en  signe  d'admiration, 
vous  ne  vous  offenserez  pas  du  mot  torpeur. 
Puisque  torpeur  il  y  a,  c'est  un  certain  honneur 
intelligent  que  de  la  moduler.  Chacun  cuve  son 
vin  selon  son  organisme,  le  charretier  comme  on 
sait,  et  le  poète  comme  on  vient  de  voir.  J'aurai 
aussi  bien  trouvé  des  exemples  ailleurs.  E] 

Bref,  la  description  rapide, 
brusque,  à  bâtons  rompus  des 
lettres        modernes        s'explique 


(i)   Biaise  Cendrars,  Dix-neuf  poèmes  élastiques,  4. 


-78- 

par  de  la  hâte,  des  aperçus  in- 
complets, le  souci  ou  le  pou- 
voir de  ne  noter  que  la  varia- 
tion du  tableau  et  non  son  fond 
stable,  et  surtout  une  légère 
inhibition  de  l'activité  céré- 
brale, retentissement  de  la 
vie     végétative. 

Tout  cela  n'est  peut-être  que  de  l'art  et  tout 
volontaire.  Puisque  la  littérature  a  pour  but  de 
créer  des  sentiments  sans  cause  matérielle,  si  j'ose 
dire,  ou  d'occuper  des  sentiments  latents,  ce  qui 
est  tout  un,  on  peut  lui  accorder  d'avoir  déjà  suf- 
fisamment manié  ses  instruments  pour  en  connaître 
la  théorie  et  s'en  servir.  Elle  a  dû  apprendre  ainsi 
qu'elle  doit  fournir  suffisamment  d'indications 
pour  déterminer  qualitativement  le  sentiment  à 
évoquer  ou  pour  satisfaire  la  qualité  du  sentiment, 
si  elle  n'a  réellement,  comme  il  est  permis  de  le 
croire,  qu'à  emboîter  un  sentiment  préexistant. 
Voilà  donc  pourquoi  la  description  doit  être  précise. 
D'autre  part  il  ne  faut  point,  sous  prétexte  de  pré- 
cisions, lasser  et  fatiguer  des  valences  affectives 
fragiles  et  versatiles.  La  fragilité  et  le  déséquilibre 
de  ces  sentiments  sont  d'autant  plus  grands  qu'on 
s'adresse  à  des  psychologies  plus  affinées.  Un  hom- 


—  79  — 

me  simple  pourra  occuper  sa  vie  affective  durant 
de  longues  années  de  quelques  sentiments  élémen- 
taires., mais  une  intelligence  souple  exigera  une 
gymnastique  plus  variée,  tout  comme  les  muscles 
d'un  acrobate  réclament  des  exercices  plus  compli- 
qués que  le  Sandow  du  bureaucrate  en  mal  d'hy- 
giène. 

La  description,  ayant  donc 
par  sa  précision  fixé  exacte- 
ment une  disponibilité  affec- 
tive, devra,  pour  ne  point  fa- 
tiguer et  ennuyer,  s'interrom- 
pre brusquement  sur  une  sug- 
gestion plutôt  que  sur  un  ta- 
bleau   véritable. 

Il  suffit  que  le  mouvement  intellectuel  soit 
ainsi  amorcé  pour  qu'il  se  poursuive  avec  l'agré- 
ment d'une  apparente  liberté  dans  l'esprit  du  lec- 
teur. Celui-ci  a,  en  outre,  le  plaisir  de  sous  entendre 
et  de  deviner,  qui  le  tient  en  haleine.  S'il  faut  donc 
de  la  précision,  il  faut  aussi  de  la  rapidité  et  ce  sont 
là  deux  caractères  importants  des  descriptions  dans 
la  littérature  moderne. 


8 


LA  religion  de  la  science  : 
lyrisme  et  prophéties. 


Je  rappelle  cette  page  de  M.  Cocteau  :  «  A  force 
de  me  meurtrir,  de  vivre  triple,  de  sortir  jeune  d'une 
foule  d'embûches  où  d'autres  se  précipitent  tête 
basse  à  l'âge  mûr,  de  prendre  la  douche  écossaise 
des  milieux,  d'attendre,  parfois  des  heures,  seul, 
debout,  ma  lampe  éteinte,  des  parlementaires  de 
l'inconnu,  me  voilà  quelque  chose  de  tout  à  fait 
machine,  de  tout  à  fait  antenne,  de  tout  à  fait 
Mors.  Un  Stradivarius  des  baromètres.  Un  diapa- 
son. Un  bureau  central  des  phénomènes  »  (i). 

Observer  les  autres  ou  soi-même,  c'est  tout  un. 


(i)  Le  Potomak. 

Poésie 


—   82    - 

On  n'arrive  à  l'un  que  par  l'autre,  et  réciproque- 
ment. L'organisme  sensible.,  ce  qui  veut  dire  aussi 
capable  de  poésie,  enregistre  deux  sortes  de  phéno- 
mènes   tantôt    distincts    et    tantôt    confondus    au 
point   d'amener   les   plus   bizarres   méprises.    Les 
phénomènes  les  plus  nets,  le  plus  clairement  isolés 
et  inscrits  sont  ceux  du  monde  extérieur.  Les  sens 
délicats  ou  grossiers  reçoivent,  sauf  infirmité  mani- 
feste, au  contact  de  certains  mouvements,  de  cer- 
taines  variations,   des   impressions   qui,   à   toutes 
fins  utiles,  cheminent  jusqu'au  noyau  pensant  de 
l'individu.  D'autre  part,  l'individu  est  une  sorte  de 
monde  à  lui  seul  où  peuvent  naître  des  impressions 
qui,  à  première  vue,  semblent  endogènes.  En  réalité 
ces  deux  ordres  de  sensations,  à  excitant  interne 
et  à  excitant  externe,  se  réduisent  à  un  seul.  A 
partir  du  moment  où  un  sens  a  été  mis  en  branle, 
l'excitation  qui  y  chemine    appartient  au  monde 
intérieur  du  sujet  et  ne  se  distingue  plus  essentiel- 
lement des  excitations  qu'on  a  plus  spécialement 
l'habitude  de  considérer  comme  internes.  S'il  existe 
une  différence,  elle  réside  dans  le  caractère  obtus, 
confus,  disséminé  des  sensations  internes.  Celles-ci 
n'atteignent   à   l'acuité   et  à  la  netteté  des  autres 
que  dans  les  états  morbides.  Au  fond,       tout 
est      cœnesthésie.      La  qualité  de  cette 
cœnesthésie  générale  qui  résume  l'état  sensible  d'un 


individu  à  un  moment  donné,  a  une  influence 
prépondérante,  sinon  exclusive,  sur  la  qualité  du 
.  subconscient.  L'ensemble  de  ces  sensations  mul- 
tiples, enchevêtrées,  assez  faibles  et  rapides  pour 
n'être  perçues  individuellement  pas  davantage  que 
les  piqûres  de  deux  pointes  de  compas  trop  voisines, 
constitue  une  sorte  de  tonus  sensible  selon  lequel 
l'individu  réagira.  L'habitude  de  l'observation  et 
de  l'analyse  égotiste,  qui  est  ce  dont  une  nature 
sensible  ne  peut  pas  se  détourner,  consiste  donc 
en  une  contemplation  minutieuse  de  sa  cœnesthé- 
sie.  La  cœnesthésie  étant  le  visage  physiologique 
du  subconscient,  on  voit  comment  l'égotiste  se 
rapproche  de  ce  subconscient.  Plus  la  cœnesthésie 
devient  vive,  et  plus  l'individu  a  de  facilités  à  s'ob- 
server lui-même,  puis  à  s'exagérer,  par  pythiatisme, 
ses  propres  sensations.  Or,  la  cœnesthésie  s'accroît 
dans  la  mesure  où  les  organes  fonctionnent  avec 
davantage  d'instabilité,  d'accrocs,  de  phases  succes- 
sives de  mieux  et  de  pis.  Sans  parler  de  maladie 
aiguë,  ni  même  de  chronicité,  il  est  clair  qu'une 
physiologie  imparfaite  accroît 
la  cœnesthésie  qui  accroît  la 
sensibilité  de  l'individu  et 
par  conséquent  ses  disposi- 
tions   artistiques. 


-84- 

Plus  loin  on  verra  que  si  une  digestion 
nerveuse  prédispose  à  l'art, 
l'art  prédispose,  à  un  moment 
donné,  aux  digestions  inquiè- 
tes, ce  qui  donne  un  cercle 
vicieux  d'une  importance  civi- 
lisatrice   absolument     capitale. 

Il  faut  que  cette  sommation  réciproque  de 
conditions  ait  fonctionné,  en  général  inconsciem- 
ment, pendant  un  temps  plus  ou  moins  long,  pour 
aboutir  finalement  au  chef-d'œuvre  où  à  l'invention 
importante. 

Le  fonctionnement  parfait  des  organes  ne  s'ac- 
compagne pas  de  cœnesthésie.  La  sensibilité  géné- 
rale de  l'individu  absolument  sain  s'en  trouve 
diminuée  d'autant  et  ses  possibilités  artistiques 
également.  Les  Américains  commencent  à  avoir 
un  art  :  le  cinéma  (je  veux  dire  un  art  spontané)  ; 
c'est  donc  que  les  Américains  cessent  d'être,  ani- 
malement,  des  organismes  parfaits. 

Par  la  cœnesthésie  nous  sommes  arrivés  au 
subconscient  ;  par  le  subconscient 
nous  arrivons  à  la  religiosité. 
On  peut  admettre  avec  beaucoup  de  vraisemblance 


-  85  - 

que  ce  sont  les  pressentiments  qui  ont  fondé  les 
religions  et  les  superstitions.  Or  les  pressentiments 
dépendent  du  subconscient,  c'est-à-dire  de  la  cœ- 
nesthésie.  L'origine  de  cette  analyse  cœnesthésique 
des  religions  représente  un  travail  non  seulement 
subtil  mais  long.  Je  le  renvoie  à  une  autre  occasion. 
D'ailleurs  on  devine  assez  facilement  comment  la 
sensibilité  peut  recueillir  des  inquiétudes  d'origine 
purement  organique,  et  au  lieu  de  les  rapporter  à 
leur  véritable  cause  qu'elle  ignore,  les  projeter  sur 
un  écran  métaphysique.  Les  pressentiments  ne 
sont  en  général  que  des  variations  brusques  dans 
l'état  de  la  cœnesthésie  ;  l'esprit  étant  occupé  à 
méditer  quelque  projet,  à  combiner  une  affaire, 
subitement,  en  quelques  minutes,  une  euphorie 
apparaît,  un  bien-être,  dû  à  quelque  cause  tout 
à  fait  matérielle,  digestive,  toxique,  etc..  Cette 
euphorie  générale  se  répercute  aussi  sur  la  couleur 
des  réflexions  où  tout  paraît  désormais  plus  facile. 
C'est  ce  qu'on  appelle  le  pressentiment.  Certaines 
personnes  qui  se  vantent  d'avoir  toujours  des  pres- 
sentiments exacts  et  y  font  grande  attention,  quand 
on  les  consulte  sur  un  dessein,  se  recueillent  quel- 
ques instants  comme  pour  capter  et  enregistrer 
le  pressentiment.  En  réalité,  elles  interrogent  durant 
ce  temps  leur  cœnesthésie  euphorique  ou  angoissée, 
et  il  est  inutile  de  dire  que  le  pressentiment  a  autant 


—  86  — 

de  chances  d'être  juste  que  faux,  n'ayant  aucun 
rapport  autre  que  de  coïncidence  chronologique 
avec  le  sujet  de  ces  méditations. 

Bref,  on  voit  le  mécanisme  :  la  cœnesthésie 
s'interpose  entre  le  sujet  et  le  monde  ;  le  caractère 
confus  de  cette  cœnesthésie  ne  manque  pas  d'en 
faire  paraître  mystérieuses  les  variations  ;  la  multi- 
plicité et  l'obscurité  de  ses  causes  lui  donnent  l'ap- 
parence d'être  sans  raisons  ;  les  sensations  obtuses, 
vagues,  illogiques,  projetées  sur  l'avenir,  devien- 
nent des  pressentiments  ;  surviennent  des  coïnci- 
dences, des  souvenirs,  des  fables,  la  superstition 
se  constitue  ;  la  religion  n'est  pas  loin. 

Chez  les  auteurs  modernes 
l'habitude  du  plan  intellectuel 
unique  favorise  encore  davan- 
tage la  confusion  entre  cœnes- 
thésie   et    pressentiments. 

La  religion  naît  donc  dans  les  parties  profondes 
de  la  sensibilité  subconsciente,  dans  la  cœnesthésie. 
On  ne  s'étonnera  point  que  les  poètes,  gens  possé- 
dant une  cœnesthésie  exquise  qui  les  met  bien 
mieux  à  la  portée  de  leur  subconscient  que  la 
moyenne  de  l'humanité,  et,  en  outre,  comme  on 


-  87  - 

l'a  vu  plus  haut,  s'appliquant  volontairement,  par 
égotisme  cérébral,  à  suivre  d'aussi  près  que  possible 
•  leur  subconscient,  on  ne   s'étonnera  point  qu'ils 
soient  fort  enclins  à  la  religiosité. 

Ici  encore,  comme  partout,  le  sentiment  s'est 
formé  indépendamment  de  l'objet  sur  lequel  il  va 
être  projeté  et  qui,  à  un  examen  superficiel,  paraîtra 
l'avoir  causé.  Sur  quel  objet  les  poètes  modernes 
ont-ils  donc  fixé  leur  religiosité  préformée  ? 

Tout  d'abord  certains  se  sont  contentés  de 
l'arsenal  des  religions  déjà  établies  où  chacun  a 
pris  ce  qui  convenait  mieux  à  son  tempérament. 
C'est  ainsi  que  nous  avons  eu  les  religiosités  parti- 
culières, mais,  somme  toute,  assez  orthodoxes,  de 
MM.  Francis  Jammes,  André  Gide,  Paul  Claudel, 
André  Suarès.  Mais  ces  religions  anciennes  ont, 
du  point  de  vue  littéraire  qui  m'occupe,  de  graves 
inconvénients.  Elles  manquent  de  nouveauté,  ce 
qui  est  un  défaut  capital,  et  si  on  veut  leur  redon- 
ner un  éclat  moderne,  c'est  toute  une  affaire  et 
bien  compliquée.  D'ailleurs,  ces  religions  catholi- 
que, protestante  et  juive,  etc.,  ont  subi,  dans  leur 
conception  courante,  des  transformations  qui  en 
ont  exclu  la  meilleure  part  de  religiosité.  Elles  ont 
été  réduites   par  la  théologie  à  un   ensemble   de 


notions  algébriques,  théorèmes  et  définitions,  tout 
aussi  rebelles  au  sentiment  que  la  géométrie.  A 
force  de  vouloir  fixer  des  règles  on  a  supprimé  tout 
ce  qui  n'était  pas  règle  et  si  ces  religions  existent 
encore  c'est  qu'on  a  échoué  à  les  codifier  tout  à 
fait.  La  théologie  est  la  fin  d'une  religion  dans  la 
mesure  où  elle  l'empêche  de  varier,  c'est-à-dire  de 
s'adapter  aux  sentiments  (i).  Dieu  est  devenu 
une  «  notion  géométrique  »  (2),  mais  il  cesse  d'être 
Dieu.  Si  la  science  finit  dans  la  religion,  la  religion 
finit  dans  la  science.  C'est  pourquoi  beaucoup  de 
modernes  ont  cherché  à  fixer  leur  religiosité  ail- 
leurs. 

Certains  se  sont  tournés  vers  le  socialisme. 

La  plupart,  cumulant  parfois  des  professions  de 
foi  diverses,  ont  accroché  leur  religiosité  à  la  science. 
L'abstraction  qui  est  en  train  de  rendre  impopu- 
laires des  religions  autrefois  florissantes,  a  été  long- 
temps aussi  le  caractère  principal  de  la  science  ne 
rendant  celle-ci  accessible  qu'à  un  petit  nombre 
d'initiés.  Aujourd'hui,  certes,  la  science  présente 
encore  davantage  d'abstractions  ;  mais  cette  diffi- 


(1)  Cf.  G.  Le  Bon,  la  Vie  des  Vérités. 

(2)  J.  Roger  Charbonnel,  loc.  cit. 


-89- 

culté  croissante  ne  rend  la  science  que  mystérieuse 
et  non  indifférente,  car  la  science  se  manifeste  aux 
yeux  de  la  foule  sous  des  attributs  autrement  frap- 
pants. Le  gramophone  et  l'aéroplane,  le  sous-marin 
et  la  télégraphie  sans  fil,  le  tramway,  l'automobile 
et  le  téléphone,  la  grue  à  vapeur  ont  successivement 
étonné  et  ravi  les  badauds  que  nous  sommes  tous. 

Dès  l'enfance,  Jules  Verne  et  H.  G.  Wells  nous 
ont  habitués  à  attendre  de  la  science  la  réalisation 
des  plus  impossibles  merveilles.  Notre  foi  scienti- 
fique a  reçu  de  ces  auteurs  que  Rome  aurait  dû 
mettre  à  l'index  depuis  longtemps,  la  même  impul- 
sion que  la  foi  religieuse  aurait  reçue  de  la  lecture 
des  historiettes  édifiantes  composées  par  Pierre 
L'Hermitte. 

J'ai  remarqué  souvent  que  les  visiteurs  curieux 
de  se  renseigner  sur  l'installation  d'un  laboratoire, 
y  marchent  sur  la  pointe  des  pieds,  en  parlant  à 
voix  étouffée,  avec  une  sorte  de  pieux  respect, 
comme  dans  une  église.  Le  laboratoire  est  désor- 
mais, même  sur  les  prospectus,  comparé  à  un 
temple,  et  il  faut  plus  de  liturgie  pour  manier  un 
microscope  précieux  que  pour  un  vase  sacré.  Si  en 
parlant  de  science,  on  pense  encore  à  des  formules 
abstraites,  c'est  comme  à  d'augustes  et  solennelles 


—  go  — 

difficultés,  mais  on  contemple  plus  volontiers  l'ima- 
ge géante  et  imprécise  des  machines  qui  transmet- 
tent la  parole  ou  l'écriture  à  travers  des  kilomètres 
de  nuages,  d'air  ou  d'eau,  qui  évitent  la  peine  de 
marcher  dans  la  rue,  qui  font  de  notre  vie  ce  qu'elle 
est,  et  dont  on  ne  pourrait  plus  se  passer.  Et  puisque 
la  science  a  déjà  tant  fait  —  dit-on  —  pour  adoucir 
nos  fatigues,  elle  fera  encore  mieux,  toujours 
davantage,  et  d'amélioration  en  amélioration,  nous 
donnera  enfin  ce  bonheur  que  nous  désirons.  Le 
paradis  reparaît,  mais  Dieu  le  Père  est  remplacé 
par  une  sorte  de  distributeur  automatique  d'agré- 
ments et  de  remèdes  contre  tous  les  maux.  La 
religion  est  fondée. 

On  en  voit  l'inanité.  Tout  de  même  elle  nous 
émeut  et  elle  a  ému  tous  ces  poètes  qui  y  sacrifient, 
mais  dont  beaucoup  sourient  aussi  de  leur  propre 
émotion  et  de  la  nôtre  dont  ils  sont  maîtres.  La 
religiosité  des  poètes  modernes  est,  d'ailleurs,  le 
plus  souvent  moins  précise  que  le  tableau  que  j'en 
ai  donné,  et  qui,  pour  s'appliquer  à  l'ensemble  des 
cas  et  même  à  l'idée  du  peuple,  a  dû  être  brossé 
au  général.  La  plupart  des  écrivains,  infiniment  plus 
intelligents  que  la  masse,  ne  songent  plus  à  la 
science  comme  moyens  de  bonheur  et  échelle  de 
paradis.     Ce    qu'ils    demandent    à    la 


—  gi  — 

science,  c'est  de  la  nouveauté, 
leur  constant  souci,  des  éton- 
nements  vagues,  des  merveilles 
imprécises,  la  transformation 
des  pressentiments  cœnesthé- 
siques  en  horoscopes,  en  pro- 
phéties véritables;  bref,  des 
possibilités  esthétiques  nou- 
velles. 

Mais  n'y  a-t-il  rien  de  nouveau  sous  le  soleil  ? 
Il  faudrait  voir. 

«  Quoi  !  on  a  radiographié  ma  tête.  J'ai  vu,  moi 
vivant,  mon  crâne,  et  cela  ne  serait  en  rien  de  la 
nouveauté  ?  A  d'autres  /... 

«  ...  Les  airs  se  peuplent  d'oiseaux  étrangement 
humains.  Des  machines,  filles  de  l'homme  et  qui 
n'ont  pas  de  mère,  vivent  une  vie  dont  les  passions 
et  les  sentiments  sont  absents,  et  cela  ne  serait 
point  nouveau  ! 

«  Les  savants  scrutent  sans  cesse  de  nouveaux 
univers  qui  se  découvrent  à  chaque  carrefour  de 
la  matière,  et  il  n'y  aurait  rien  de  nouveau  sous  le 


—  92  — 

soleil.  Pour  le  soleil  peut-être.  Mais  pour  les  hom- 
mes !  »  (i) 

Toutes  les  lettres  modernes  fourmillent  litté- 
ralement d'exemples  montrant  le  bel  aliment  nou- 
veau que  les  sentiments  ont  trouvé  dans  la  science. 

«  Sous-marin,    je  parcours  les    verdâtres   abîmes, 
Insufflant  la  vapeur  aux  poumons  de  métal, 
Stridant  aux  sirènes  des  navires, 
Dansant  le  pas  ternaire  de  l'hélice, 
Et  propulsant  la  force  dans  la  masse. 
J'explose  en  tonnerre  aux  cîmes  des  volcans, 
Je  fulgure  soudain  en  gerbes  électriques 
Et  m'apaise  aux  calmes  vibrations  du  balancier. 
Je  rebondis  au  choc  des  marteaux  sur  l'enclume, 
Je  m'élance,  affolant  le  volant  des  machines, 
Scandant  à  temps  égaux  la  course  du  piston, 
Exaspérant  la  bielle  aux  roues  du  train  rapide  ! 
—  Et  me  détends  enfin,  ressort  des  mécanismes, 
Je  m'élève,  aérien,  poussé  par  ses  hélices, 
Planant  majestueux  au-dessus  de  la  ville, 
Annonciateur  des  triomphes  prochains. 
J'irradie   invisible,    au   sommet   de  la   Tour, 


(i)    Guillaume    Apollinaire,    l'Esprit    nouveau    et    les 
Poètes  (Mercure,  ier  déc.  1918). 


—  93  — 

Fluide,  portant  l'espoir  aux  navires  en  détresses, 
Enveloppant  la  terre  de   mes   ondes 
Clamant  le  Verbe  et  l'Heure  au  monde. 
Je  suis  le  pur  secret  et  l'inventeur  tenace 
Mystère  s'éveillant  aux  cornues  du  chimiste, 
Métal  flambant  dans  le  creuset  du  physicien. 
Etoile!  je  jaillis  au  fond  du  télescope...  »  (i). 


«  ...  Dans  l'air  le  cri  vierge  des  trolleys!  La 
matière  est  aussi  bien  dressée  que  l'étalon  du  chef 
indien.  Elle  obéit  au  moindre  signe.  Pression  du 
doigt.  Le  jet  de  vapeur  fait  agir  la  bielle.  Tout  se 
sensibilise.  Est  à  la  portée  des  yeux.  Se  touche 
presque.  Où  est  l'homme?  La  geste  des  infusoires 
est  plus  tragique  que  l'histoire  d'un  cœur  de  femme. 
La  vie  des  plantes  plus  émouvante  qu'un  drame 
policier.  La  musculature  du  dos  en  action  est  un 
ballet.  Ce  carré  d'étoffe  est  à  mettre  en  musique 
et  cette  boîte  de  conserves  un  poème  d'ingénuité. 
Tout  change  de  proportion,  d'angle,  d'aspect...»  (2) 


(1)  Henri-Martin  Barzun,  l'Hymne  des  Forces. 

(2)  Biaise  Cendrars,  Profond  Aujourd'hui. 


94  - 


Que  cet  œillet  te  dise  la  loi  des  odeurs  qu'on 
n'a  pas  encore  promulguée  et  qui  viendra  un  jour 
régner  sur  nos  cerveaux  bien  +  précise  &  -j-  subtile 
que  les  sons  qui  nous  dirigent...  »  (i). 


(2)  Guillaume  Apollinaire,  Calligrammes* 


9 


LE    refus   de    logique. 


J'ai  déjà  fait  remarquer  le  caractère  éminem- 
ment logique  de  la  littérature  populaire  des  feuil- 
letons. Les  lettres  modernes  paraissent  au  con- 
traire tout  à  fait  dénuées  de  logique.  Il  s'en  dégage 
une  impression  de  décousu,  de  coq-à-1'âne,  de 
rêverie  à  bâtons  rompus.  Aucune  règle  semble 
ne  plus  avoir  de  valeur  ;  l'invraisemblable  est  ac- 
cueilli à  bras  ouverts. 

Examinons  l'illogisme  des  lettres  modernes  dans 
ses  formes  et  ses  causes. 

FORMES  :  C'est  d'abord  la  suppression  de 
toute   règle   de   composition.    Ces   règles,  pour  la 


-96-. 

connaissance  desquelles  on  se  reportera  au  cata- 
logue de  Boileau  par  exemple,  n'ont  cessé  de  dé- 
croître en  importance,  sévérité  et  nombre.  Il  n'en 
reste  aujourd'hui  rien  ou  presque  rien.  Au  début, 
la  démolition  des  préceptes  demandait  de  la  vi- 
gueur ;  peu  à  peu  la  destruction  en  est  devenue 
plus  facile,  jusqu'au  moment  où  les  dernières  ruines 
se  sont  écroulées  comme  d'elles-mêmes.  Il  y  eut 
des  tentatives  anachroniques  pour  reconstruire 
l'édifice  ;  le  mouvement  néo-classique  fut  mal  situé 
dans  le  temps  pour  réussir. 

C'est  ensuite  la  suppression  delà 
grammaire,  dernière  citadelle  de  règles  qu'on 
croyait  inviolables  parce  qu'indispensables.  J'en 
ai  déjà  parlé.  La  grammaire  était  le  repaire  ultime 
de  la  logique.  Une  phrase  grammaticalement  juste 
contient  l'évidence  :  elle  est  parfaitement  compré- 
hensible. Cette  propriété  lui  donne  une  sorte  de 
plénitude  et  d'autonomie.  Elle  est  finie,  déterminée, 
fermée  comme  un  cercle,  satisfaite  et  tranquille. 
Le  solécisme  est  avant  tout  une  faute  contre  la 
logique  ;  il  comporte  principalement  un  obstacle 
à  l'intelligence,  un  doute  dans  la  compréhension.  Un 
pronom  mal  placé  fait  naître  des  incertitudes,  pro- 
voque une  insécurité  ;  on  doit  reconnaître  qu'il 
oblige   l'intelligence   à   scruter   des   horizons   plus 


—  97  — 

étendus,    à    examiner   des  possibilités  plus   nom- 
breuses. 

Pour  s'évader  de  la  logique,  il  fallait  donc  s'éva- 
der de  la  grammaire.  C'était  une  fuite  difficile. 
L'usage  de  la  syntaxe  est  une  si  vieille  habitude  que 
beaucoup  ont  reculé  devant  le  divorce.  Ils  ont  pré- 
féré ces  excès  de  grammaire  dont  il  a  été  question 
et  où  l'abus  supprime  l'usage.  On  voulait  en  effet 
détruire  l'invraisemblable  qui  n'est  point  le  vrai  ; 
le  désaccord  logique  entre  deux  phrases  successives 
est  facile  à  obtenir  ;  mais,  la  phrase  une  fois  amor- 
cée, l'intelligence  se  trouve  prise  dans  l'engrenage 
de  la  syntaxe  qui,  quoi  qu'on  fasse,  est  toujours 
logique.  Les  timorés  qui  n'osaient  point  rompre 
tout  à  fait  avec  la  grammaire,  ont  essayé  alors  de 
jongleries  et  de  tours  de  force  où  ils  espéraient 
bien  que  la  logique  s'assouplirait  au  point  de  dis- 
paraître ou  se  casserait  fort  proprement  les  reins. 
Ce  fut  la  course  aux  apparences  de  solécisme,  aux 
propositions  intriquées  et  élastiques,  multiformes, 
gélatineuses,  hermétiques.  On  a  ressuscité  la  cons- 
truction latine  ;  on  s'est  grisé  d'ellipses.  D'autres 
auteurs  ont  agi  plus  violemment  ;  ils  ont  supprimé 
la  grammaire  ;  ils  se  sentent  libres.  Parfois  entre 
des  notations  détachées  :  mots,  substantif  et  com- 
pléments, exclamation,  verbe  isolé,  il  leur  arrive 

Poésie  7 


d'écrire  une  proposition  complète  et  même  savante. 
Ils  savent  écrire  grammaticalement,  mais  ne  veulent 
pas.  La  ponctuation,  partie  intégrante  de  la  gram- 
maire, a  subi  le  même  sort  ;  elle  n'apparaît  plus 
que  ci  et  là,  à  l'état  erratique  et  dépaysée,  pour 
marquer  des  pauses  respiratoires  ou  des  indications 
de  lecture  à  haute  voix.  Elle  est  devenue  musicale 
et  a  cessé  d'être  logique.  Elle  a  donc  changé  de  sens. 
Elle  a  disparu. 

On  trouvera  des  exemples  de  cet  état  de  l'écri- 
ture chez  tous  les  auteurs  modernes  depuis  leur 
patron  Rimbaud.  Déjà  Remy  de  Gourmont  (voyez 
sixtine  ou  les  chevaux  de  diomède)  courbait 
le  bois  de  ses  phrases  au  point  d'obliger  la  logique 
de  sa  grammaire  à  de  douteuses,  mais  riches  com- 
promissions. 

CAUSES  :  Des  gens  plaisants  ont  estimé  que 
ce  mode  d'écriture  était  une  plaisanterie;  des  gens 
sérieux  ont  parlé  d'ignorance  ;  des  vieillards  ont 
dit  :  bafouillage  d'enfants  ;  des  enfants  ont  pro- 
noncé :  bafouillage  de  gâteux.  Ce  ne  sont  pas  des 
explications.  Qu'il  y  ait,  parmi  les  auteurs  modernes, 
des  farceurs,  des  ignorants,  des  infantiles  et  des 
ramollis,  cela  est  probable,  normal  et  sans  impor- 
tance. Un  groupe  d'hommes  quelconque  comprend 


—  99  — 

toujours  une  proportion  prévisible  de  déchets. 
Il  y  a  aussi  des  artistes  solides  et  sincères.  Ceux-là 
ont  été  amenés  à  bannir  la  logique  et  le  vraisem- 
blable pour  des  raisons  qui  méritent  d'être  re- 
cherchées. 

Déjà  Boileau  avait  noté,  dans  le  vers  que  chacun 
sait,  la  dissociation  entre  le  vrai  et  le  vraisemblable. 
La  remarque,  en  apparence  inoffensive,  devint  le 
point  de  départ  de  développements  imprévus,  car 
cette  dissociation,  depuis  lors,  n'a  jamais  fait 
qu'augmenter,  et  l'on  peut  dire  aujourd'hui  en 
matière  littéraire  qu'il  n'y  a  pas  plus  de  rapports 
entre  le  vrai  et  le  vraisemblable  qu'entre  le  siroco 
et  une  panne  de  métro.  La  logique  qui,  pour 
Boileau,  faisait  partie  du  vraisemblable,  s'est 
aussi  séparée  entièrement  du  vrai  au  point  même 
que  souvent  elle  en  est  l'ennemie.  C'est  qu'en 
effet  la  littérature  a  modifié  beaucoup  son  orien- 
tation et  le  vrai  n'y  est  plus  du  tout  ce  qu'il  était 
il  y  a  plusieurs  siècles. 

Autrefois  la  littérature  se  proposait  surtout  de 
décrire  des  faits  et  des  actes,  leurs  prétendus 
motifs,  etc.  ;  cette  occupation  n'était  pas  incompa- 
tible avec  la  logique,  car  celle-ci  est  justement  le 
schéma  de  la  manière  dont  s'enchaînent  en  appa- 

iniverslfas 
HBLIOTHÉCA 


100 


rence  les  faits.  Opposons  dès  maintenant  la  pensée 
aux  actes.  Progressivement  la  littérature  a  fait  la 
découverte  du  domaine  autrement  vaste  de  la 
pensée,  du  règne  intérieur  selon  l'expression  qui 
sert  à  MM.  Maeterlinck  et  Bataille.  Il  ne  s'agit 
donc  plus  de  la  vérité  contingente  des  faits,  qui  a 
été  longtemps  tenue  pour  seule  vérité,  quand  l'in- 
telligence ne  s'était  point  aperçue  encore  qu'elle 
pouvait  être  son  propre  miroir  et  son  propre  aliment. 
On  cherche  désormais  à  reproduire  la  pensée.  La 
vérité  sera  la  reproduction  exacte  de  cette  pensée. 
A  côté  de  la  vérité  d'acte,  vérité  extérieure,  naît 
la  vérité  de  pensée,  vérité  intérieure.  La  première 
est  logique  pour  la  raison  excellente  qu'elle  a  fait 
la  logique  ;  on  a  cru  pouvoir  appliquer  cette  logique 
matérielle  à  la  vérité  de  penser  et  on  s'est  étonné, 
au  début,  des  contradictions  et  des  désaccords 
qu'on  constatait.  La  vérité  de  pensée  n'admet  pas 
toujours  la  logique. 

Grosso  modo  la  pensée  peut  être  divisée, 
assez  arbitrairement  d'ailleurs,  en  deux  étages  : 
la  pensée-phrase  et  la  pensée-association.  Je  m'ex- 
plique. La  pensée-phrase  est  celle  qui  se  compose 
d'elle-même  en  phrases  à  peu  près  correctes,  gram- 
maticales ;  elle  est  à  un  niveau  assez  superficiel 
de    la    conscience,   aussi   a-t-elle    été   la  première 


IOI 


reproduite  par  la  littérature  qui  s'aiguillait  sur 
la  voie  cérébrale.  C'est,  par  exemple,  sixtine 
.de  Remy  de  Gourmont,  et  même  Remy  de  Gour- 
mont  tout  entier.  La  pensée-phrase  est  la  pen- 
sée des  réflexions  voulues,  la  pensée  rationnelle, 
encore  logique,  dont  nous  nous  servons,  par  exem- 
ple, pour  discuter  en  nous-mêmes  la  valeur  d'une 
théorie  scientifique,  les  chances  de  réussite  d'un 
projet.  On  a  dit  que  c'était  la  forme  de  pensée 
supérieure  ;  supérieure  ne  signifie  rien.  La  pensée- 
association  est  à  un  niveau  plus  profond  de  la 
conscience.  C'est-à-dire  qu'on  n'arrive  pas  à  la 
percevoir  si  facilement.  Elle  oscille  toujours  entre 
subconscience  et  conscience.  Elle  fait  partie  du 
rêve,  de  la  rêverie,  de  la  torpeur  cérébrale,  de  ces 
états  où  on  répond  :  «  A  rien  »  quand  quelque 
gêneur  demande  :  «  A  quoi  pensez-vous  ?  ». 
Pour  amener  la  pensée-association  jusqu'à  la  parole 
et  à  l'écriture  et,  en  général,  à  l'expression,  il  faut 
des  efforts  considérables.  Son  caractère  propre,  en 
effet,  est  de  s'exprimer  difficilement  ;  il  ne  s'agit 
plus  de  phrases,  mais,  le  plus  souvent,  d'images 
et  même,  souvent,  d'images  réellement  visuelles. 
Parfois  surgissent  des  mots  dont  la  signification 
peut  être  bizarrement  réduite  à  leur  seule  sonorité, 
à  une  association  coloristique  inexplicable.  On 
pense  déjà  à  Rimbaud.  La  logique  rationnelle  et 


—    102   — 

grammaticale  n'a  plus  rien  à  voir  ici.  L'enchaîne- 
ment des  idées,  si  on  peut  appeler  cela  des  idées, 
se  fait  selon  des  associations  partielles  et  absolu- 
ment illogiques.  La  mémoire  reste  le  seul  guide, 
tantôt  attentif  au  son  et  à  la  couleur,  tantôt  à 
l'anecdote  du  souvenir.  Qu'on  se  rappelle  un  quel- 
conque de  ses  rêves.  Si  j'ai  appelé  ce  mode  de 
pensée,  pensée-association,  c'est  à  cause  de  la 
façon  dont  les  idées  s'y  enchaînent  par  asso- 
ciation, par  contiguïté  de  souvenirs,  d'images,  de 
sons  et  de  couleurs.  Les  associations  de  logique 
rationnelle  y  sont  extrêmement  rares,  si  rares  qu'on 
les  peut  négliger.  Si  on  emploie  le  mot  logique  dans 
son  sens  habituel  qui  est  de  logique  rationnelle, 
on  peut  dire  que  la  pensée-association  ne  souffre 
pas    de    logique. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  la  pensée-associa- 
tion soit  quelque  chose  d'exceptionnel,  limité  aux 
rêves,  aux  rêveries  et  à  l'ivresse.  Le  fond  véritable 
de  toute  pensée  est  la  pensée-association.  A 
cette  pensée-association  se  superpose  une  pensée- 
phrase  qui  est  de  la  pensée-association  adaptée  à 
la  vie  extérieure,  transformée  et  méconnaissable. 
Mais  le  véritable  moi-pensant  pense  par  associations 
qui,  d'ailleurs,  n'arrivent  pas  toujours  et  même  pas 
souvent  jusqu'à  la  conscience.   La  pensée-phrase 


—  103  — 

plus  nette,  plus  consciente  couvre  et  cache  la  pensée- 
association,  de  sorte  que,  pour  apercevoir  un  peu 
nettement  cette  dernière,  il  faut  se  trouver  dans  un 
état  où  la  première  est  engourdie.  Cet  état  et  cet 
engourdissement  de  la  pensée-phrase  qui  alors,  mar- 
motte, hiverne,  peuvent  être  procurés  par  le  reten- 
tissement un  peu  vif  de  la  vie  végétative  sur  la  vie 
cérébrale,  comme  on  l'a  déjà  vu,  par  la  fatigue,  la 
somnolence,  etc.  On  a  dit  de  la  pensée-association 
qu'elle  était  la  pensée  inférieure  ;  profonde,  oui, 
mais  inférieure  ne  signifie  rien.  Elle  est  peut-être 
la  pensée  primitive,  originelle,  sauvage,  animale 
même,  et  ce  ne  sont  là  que  des  hypothèses  dont  il 
ne  faut  ni  abuser,  ni  croire  qu'elles  pourront  être 
vérifiées. 

La  littérature  en  est  arrivée  aujourd'hui  à  re- 
produire la  pensée-association  comme  la  forme  es- 
sentielle de  la  vie  intellectuelle.  Que  cette  prépon- 
dérance accordée  à  la  pensée-association  sur  la 
pensée-phrase  soit  justifiée,  ce  peut  être  matière 
à  discussion  autant  que  la  préférence  inverse.  Tou- 
jours est-il  que  le  critérium  de  vérité 
littéraire  étant  devenu  la  res- 
semblance avec  la  pensée-asso- 
ciation, la  logique  rationnelle 
se  trouve  bannie  de  la  litté- 
rature. 


—  104  — 
Voici  ce  que  donne,  ainsi  traité,  le  film  charlot 

AU    MAGASIN  : 

«    CHARLOT    MYSTIQUE   (i) 

L'ASCENSEUR  descendait  toujours  à  perdre  ha- 
leine et  l'escalier  montait  toujours 
Cette  dame  n'entend  pas  les  discours 
elle  est  postiche 

Moi  qui  déjà  songeais  à  lui  parler  d'amour 
Oh  le  commis 

si  comique  avec  sa  moustache   et  ses   sourcils 
artificiels 

Il  a  crié  quand  je  les  ai  tirés 
Etrange 
Qu'ai-je  vu  Cette  noble  étrangère 

Monsieur  je  ne  suis  pas  une  femme  légère 
Hou  la  laide 

Par  bonheur  nous 

avons  des  valises  en  peau  de  porc 

à  toute  épreuve 
Celle-ci 

Vingt  dollars 
Elle  en  contient  mille 
C'est  toujours  le  même  système 


(i)  Louis  Aragon,  Feu  de  joie. 


—  105  - 

Pas  de  mesure 
ni  de  logique 

mauvais  thème  » 


Dans  les  lignes  qui  suivent  la  pensée-association 
est  davantage  encore,  s'il  est  possible,  patente. 

«  ...(i)  Effeuille  la  rose  des  vents 

Voici  que  bruissent  les  orages  déchaînés 

Les  trains  roulent  en  tourbillon  sur  les  réseaux 

enchevêtrés 

Bilboquets  diaboliques 

Il  y  a  des  trains  qui  ne  se  rencontrent  jamais 

D'autres  se  perdent  en  route 

Les  chefs  de  gare  jouent  aux  échecs 

Tric-trac 

Billard 

Caramboles 

Paraboles 

La  voie  ferrée  est  une  nouvelle  géométrie 

Syracuse 

Archimède 


(i)  Biaise  Cendrars,  Du  Monde  entier. 


—  io6  — 

Et  les  soldats  qui  regorgèrent 

Et  les  galères 

Et  les  vaisseaux 

Et  les  engins  prodigieux  qu'il  inventa 

Et  toutes  les  tueries 

L'histoire  antique 

L'histoire  moderne 

Les  tourbillons 

Les  naufrages 

Même  celui  du  Titanic  que  j'ai  lu  dans  le  journal 

Autant  d'images  associations  que  je  ne  peux  pas 

développer  dans  mes  vers 
Car  je  suis  encore  fort  mauvais  poète 
Car  l'univers  me  déborde 
Car  j'ai  négligé  de  m'assurer  contre  les  accidents 

de  chemin  de  fer 
Car  je  ne  sais  pas  aller  jusqu'au  bout 
Et  j'ai  peur  ». 


10 


Impression,    cauchemar 
ou  rêve. 


Si  je  laisse  au  mot  logique  son  sens 
habituel,  qui  est  restreint,  de  logique  rationnelle, 
il  me  faut  admettre,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  que  les 
lettres  modernes  sont  remarquablement  illogiques. 
Je  maintiens  encore  durant  quelques  lignes  ce  sens 
limité  de  logique. 

On  pourra  remarquer  que  cet  illogisme  tout 
à  la  fois  instinctif  et  voulu  des  lettres  modernes, 
nécessité  par  leur  but  qui  est  de  reproduire  les 
mouvements  profonds  de  la  vie  intérieure,  mou- 
vements dénués  de  logique  rationnelle,  a  contribué 
pour  une  grande  part  au  rejet  des  formes  classiques 


—  108  — 

du  vers  comme  de  la  prose.  M.  Henry  Goujon  (i) 
a  signalé  la  différence  qu'il  y  a  entre  le  rythme 
verbal  spontané  et  le  rythme  poétique  convention- 
nel. Il  est  naturel  que  ce  rythme  conventionnel  ait 
été  rejeté  au  cours  de  cette  recherche  frénétique 
du  moi  profond  en  faveur  du  rythme  verbal  spon- 
tané et  personnel. 

La  pensée-association  n'obéit  donc  pas  à  la 
logique  rationnelle.  Néanmoins  il  est  difficile  d'ima- 
giner que  ces  enchaînements  n'admettent  aucune 
loi,  ni  règle,  et  constituent  ainsi  une  exception 
qui  suffirait  à  détruire  la  notion  du  déterminisme 
universel  dont  on  ne  peut  plus  se  passer.  Il  est 
au  contraire  infiniment  probable  que  la  pensée- 
association  connaît  un  ordre  assurément  très  com- 
pliqué mais  tout  de  même  compréhensible.  Si  nous 
considérons  la  logique  comme  la  science  des  con- 
ditions dans  lesquelles  se  produisent  et  se  succè- 
dent les  opérations  de  la  pensée,  dans  le  sens  le 
plus  général  de  ce  mot,  la  logique  rationnelle  ne  sera 
plus  qu'une  partie  de  cette  logique  dont  nous  pour- 
rons chercher  à  comprendre  cette  autre  partie  qui 
a  trait  à  la  pensée-association. 


(i)  L'expression  du  rythme  dans  la  mélodie  et  la  parole. 


—  109  — 

Le  précédent  chapitre  a  suffisamment  indiqué 
la  ressemblance  frappante  qui  existe  entre  la 
pensée-association  des  poètes  et  les  rêves.  Dans 
l'un  et  l'autre  de  ces  états  de  la  pensée,  il  y  a  dé- 
faillance ou  même  absence  de  l'intelligence  ration- 
nelle. La  logique  de  la  pensée-association,  c'est 
à-dire  de  la  pensée  contemporaine,  et  celle  du  rêve 
auront  beaucoup  de  chances  de  coïncider  sur  plus 
d'un  point.  Ainsi  s'expliquerait  l'impression  de 
cauchemar  qu'on  ressent  souvent  à  la  lecture  des 
écrivains  contemporains.  Malheureusement  l'étude 
de  la  logique  onirique  n'a  encore  été  tentée  sérieu- 
sement, ni  réuss'e  surtout  par  personne. 


H    LES    auteurs  modernes 
veulent    «  sentir    avant 
de   comprendre  »  (Cocteau). 


Il  ne  s'agit  point  ici  de  perdre  son  temps  à 
répondre  aux  trop  nombreux  farceurs  sans  esprit 
qui  traitent  les  auteurs  modernes  de  nègres,  d'en- 
fants à  la  mamelle  ou  de  gâteux.  Bien  entendu 
aucun  de  ces  dédaigneux  n'a  lu  ce  qu'il  critique. 
Tous  rigolent  d'avance,  puis  feuillettent  d'un  pouce 
distrait. 

On  a  plus  sérieusement  soutenu  que  la  litté- 
rature moderne  est  non  intelligente,  anti-intellec- 
tualiste. C'est  assez  une  erreur.  L'intelligence  n'est 
qu'un  hasard.  Mais  ce  hasard  une  fois  surgi  dans 


—    112    — 

l'engrenage  des  réactions  d'un  organisme  est  une 
force  qu'on  ne  débraye  plus.  Il  ne  faut  pas  croire 
que  l'intelligence  puisse  s'abdiquer  comme  un 
royaume.  Toute  action  d'un  homme  qui  comprend, 
portera  la  marque  de  sa  compréhension  particu- 
lière, laquelle  d'ailleurs  peut  être  juste  ou  fausse. 
Evidemment,  il  arrive  qu'on  réussisse  à  paralyser 
l'intelligence.  C'est  très  rare,  et  c'est  le  plus  grand 
effort  intellectuel  que  j'imagine.  Les  prétentions 
anti-intellectuelles  ne  sont  en  général  que  de  la 
prétention. 

Il  y  a  divers  intellectualismes.  Celui  des  lettres 
modernes  a  serré  de  très  près  l'autopsychologie. 
Il  y  a  vu  que  le  sentiment  précède  la  compréhen- 
sion. L'état  intellectuel  n'est  qu'une  répercussion 
de  l'état  émotif.  Autour  d'un  sentiment  de  sympa- 
thie, pierre,  qu'une  poignée  de  main,  fronde,  a 
jeté  en  moi,  de  bonnes  raisons  se  groupent  en 
aster.  Et  je  pense  que  je  sais  pourquoi  j'aime.  Les 
lettres  modernes  ont  compris  intensément  que  je  me 
trompe  :  que  j'aime  d'abord,  et  que  je  sais  ensuite, 
et  mal.  Voilà  pourquoi  elles  voudraient  autant  que 
possible  construire  sur  le  sentiment  plutôt  que 
sur  l'idée.  Et  même,  remontant  davantage  encore 
à  la  source,  elles  préféreraient  la  sensation  brute 
au  sentiment,  mais  cette  fois-ci  le  mur  de  l'utopie 


—  ii3  — 

les  arrête.  N'en  rions  pas.  Toute  littérature  honnête, 
c'est-à-dire  qui  cherche,  a  toujours  voulu  exprimer 
l'inexprimable.  L'inexprimable  recule  un  peu  de 
siècle  en  siècle,  mais  il  demeure  sous-entendu 
qu'on  ne  l'épuisera  pas.  Les  lettres  modernes  veu- 
lent émouvoir  plus  directement  que  par  l'étalage 
de  raisonnements  intellectuels  auxquels  nous  ne 
sommes  plus  guère  sensibles.  Et  pour  mettre  en 
branle  des  sentiments,  le  meilleur  moyen  c'est 
encore  la  contagion  des  sentiments.  Il  n'est  pas 
question  de  mépriser  l'intelligence  ;  ce  serait  idiot. 
Mais,  au  lieu  de  s'adresser  directement  à  elle, 
quand  on  sait  depuis  si  longtemps  que  la  logique 
n'a  jamais  convaincu  personne,  les  auteurs  moder- 
nes se  servent  du  levier  amplificateur,  l'émotion, 
qui  est  aussi  le  levier  naturel  de  mise  en  marche 
du  cerveau.  C'est  d'un  rendement  bien  supérieur  : 
la  contagion  est  infiniment  plus  facile  ;  l'état  intel- 
lectuel que  le  lecteur  se  crée  ainsi  à  lui-même  sous 
l'impulsion  naturelle  de  l'émotion  acquise,  est  plus 
riche  et  moins  limité.  Mais  le  procédé  est  difficile 
a  mettre  en  œuvre. 

M.  Cocteau  se  propose  de  sentir  avant 
de  comprendre.  C'est  ici  que  commence 
la  bataille  contre  l'inexprimable.  Il  ne  s'agit  pas 
de    refuser    de    comprendre,    mais    seulement    au 

Poésie  8 


—  ii4   - 

préalable  de  sentir  ;  cueillir  le  sentiment  ou,  encore 
plus  bas  sur  la  tige,  la  sensation  au  moment  qu'elles 
pénètrent  dans  le  résonnateur  de  l'intelligence  ; 
les  cueillir  fraîches,  vivantes,  agiles,  inusitées,  dé- 
pourvues de  stylisation  intellectuelle.  C'est  où  on 
en  arrive  par  excès  de  culture.  Cette  culture  écra- 
sante que  nous  possédons,  s'interpose  entre  l'hom- 
me et  le  milieu.  Ainsi  un  mien  ami  aime  les  chats, 
ou  prétend  qu'il  les  aime  (c'est  tout  un).  Il  parle 
des  chats  divinités  égyptiennes  et  du  chat  de  Bau- 
delaire qu'il  aime,  et  du  chat  de  Huysmans  qu'il 
aime  aussi,  mais  moins.  Il  a  trop  admiré  les  livres 
de  Madame  Colette,  le  chat  de  misère  de  Gour- 
mont.  Le  résultat  est  que  son  amour  des  chats 
ressemble  à  de  la  mauvaise  littérature.  Je  dis  mau- 
vaise parce  qu'elle  n'est  en  rien  personnelle.  Si  cet 
ami  connaissait  les  procédés  mentaux  des  lettres 
modernes  il  essaierait,  pour  éliminer  le  fardeau 
de  sa  culture,  d'intercepter  le  courant  émotionnel 
qui  naît  chez  lui  à  la  vue  d'un  chat,  avant  que  ce 
courant  ne  parvienne  à  ce  complexus  de  résonna- 
teur s  littéraires.  Il  entendrait  la  note  personnelle 
qui  étouffe  parmi  tant  de  sonneries  étrangères,  et 
j'aimerais  peut-être  son  amour  des  chats. 

Quelquefois   les   auteurs    réussissent   à   capter 
ainsi  le  premier  jet  émotionnel.  De  cette  réussite 


—  ii5  — 

dépend  leur  prétendu  anti-intellectualisme,  leur 
naïveté,  leur  sensualité.  De  là  aussi  vient  leur 
haine  de  la  sentimentalité 
laquelle  n'est  qu'un  reflet  intellectuel  bien  pâle 
de  la  secousse  sensuelle.  La  sentimentalité,  c'est 
où  s'agrippent  le  plus  vigoureusement  les  rengaines 
que  la  culture  nous  impose.  Toute  nouveauté  s'y 
enlise. 

Dès  maintenant  on  voit  toute  la  différence  qui 
sépare  les  auteurs  modernes  de  Mallarmé.  Celui-ci 
n'a  jamais  eu  l'idée  qu'on  puisse  se  priver  un  instant 
de  l'intelligence  au  profit  de  cette  intelligence 
même,  pour  lui  fournir  un  aliment  nouveau  et 
réellement  frais.  Logicien  imperturbable,  sa  main 
n'a  point  quitté  la  rampe  de  la  grammaire.  Il  s'est 
satisfait  à  la  tordre  en  boucles  savantes.  C'est  la 
preuve  qu'il  n'a  rien  tenté  contre  la  surcharge  de 
l'intelligence. 

La  proposition  de  se  soustraire  par  moments  à 
l'intelligence  pour  mieux  sentir,  est  assez  logique, 
mais  il  faut  l'avouer,  tout  aussi  logiquement  irréa- 
lisable. L'expression  d'une  sensation  pure  ne  peut 
consister  qu'en  des  cris.  Le  sentiment  offre 
déjà  davantage  de  marge.  Pour  percevoir  et  expri- 
mer en  mots  ces  cris,  il  faut  tout  de  même  de  l'in- 


—  n6  - 

telligence.  C'est  ainsi  que  les  auteurs  modernes 
sont  arrivés  à  ce  compromis  :  le  cri  intel- 
lectuel qu'est  la  métaphore  coupée  du  con- 
texte. Ce  cri  intellectuel  répond  à  l'émotion  au 
moment  où  elle  est  au  commencement  du  trajet 
qu'elle  doit  faire  dans  l'intelligence,  pour  ressortir 
idéalisée  et  même,  au  maximum,  abstraite.  Tel 
est  donc  l'anti-intellectualisme  des  lettres  modernes: 
soustraire  pour  un  moment,  le 
temps  de  la  noter,  une  émotion 
à  l'empire  de  la  partie  la  plus 
raisonnante,  la  plus  abstraite, 
la  plus  perfectionnée,  si  l'on 
veut,  de  l'intelligence;  la  sous- 
traire ainsi  à  la  noyade  dans  une  culture  trop  vaste  ; 
puis,  ayant  fixé  le  papillon  rare,  on  le  montre  à  l'in- 
telligence complète.  C'est  alors  que  la  féerie  com- 
mence. C'est  le  jeu  des  inter- 
mittences     intellectuelles. 

Ainsi  les  auteurs  modernes  parviennent  plus 
exactement  à  exprimer  l'émotion  et,  mieux,  à  la 
propager.  Et  la  connaissance  instinctive,  brute, 
poétique,  rapide,  qu'ils  prennent  des  choses  n'est 
pas  si  loin  qu'on  le  croit,  de  là  connaissance  scien- 
tifique. Le  poète  note  dans  un  fait  les  quelques 
détails  qui  suffiront  à  déterminer  chez  le  lecteur 


—  ii7  — 

l'émotion  spécifique  de  ce  fait.  Il  néglige  la  banalité 
qui  n'émeut  pas. 

(Cette  émotion  spécifique  peut  être  étudiée 
scientifiquement,  comme  toute  émotion,  en  psycho- 
logie expérimentale.  Voilà  comment  sera  la  critique 
vraiment  littéraire  et  vraiment  scientifique,  géné- 
rale, où  on  se  souciera  aussi  du  lecteur.  Nous  serons 
peut-être  débarrassés  enfin  des  Max  NordauY 

Le  savant  a  le  même  but  que  le  poète  :  connaître. 
Et  les  deux  connaissances  sont  superposables.  La 
science  en  fait  de  science,  n'a  rien  découvert. 
Toute  grande  invention  s'est  faite  par  une 
brusque  intuition  par  analogie,  sorte  de  métaphore, 
d'association  d'idées  extravagantes.  La  dé- 
couverte est  poétique,  seule  la 
vérification  est  scientifique. 
Le  laboratoire,  la  bibliothèque,  ne  sont  point  très 
favorables  à  l'invention  scientifique.  Il  faut  un 
esprit  libre  et  jongleur.  Qu'on  raconte  aux  poètes 
les  données  des  grands  problèmes  actuels  de  mé- 
decine, de  biologie,  de  physique  et  même  d'astro- 
nomie. Ils  feront  des  métaphores.  Sur  mille  méta- 
phores, il  y  en  aura  de  belles  et  de  manquées. 
L'une  d'elle  peut  exprimer  un  rapport  vrai.  Le 
poète  explore,   le  savant  suit  et  fait  les  routes. 


-    n8  — 

Un  vieux  géologue  universitaire  reconnaît  au- 
jourd'hui ses  minéraux  d'un  seul  coup  d'oeil, 
grâce  à  une  sorte  d'  é  m  o  t  i  o  n  spécifique  et 
non  de  jugement  conscient.  C'est  une  sorte  de 
réflexe  du  beau  dont  j'ai  parlé  plus  haut.  Cette 
émotion  du  savant  âgé  relève  de  l'esthétique  et 
non  plus  de  la  science.  Ce  professeur  est  tout 
semblable  au  poète  qui  reconnaît  l'auteur  d'une 
page  littéraire  sans  courir  à  la  signature,  par  l'émo- 
tion qu'il  en  tire.  La  connaissance  scientifique  a 
abouti  à  la  connaissance  poétique. 


12 


Les    auteurs    modernes 


se    comportent   comme 
des   «  médullaires  ». 


On  a  vu  que  les  auteurs  modernes  volontiers 
et  volontairement  diminuent  quelque  peu  l'acuité 
du  moment  critique  dans  la  composition  littéraire. 
Il  faut  dire  «  quelque  peu  ».  La  sympathie 
qu'un  auteur  qui  n'est  pas  un  feuilletonniste  à 
tant  la  ligne,  aura  toujours  pour  son  œuvre,  l'obli- 
gera tout  de  même  à  s'arrêter  sur  son  œuvre  et 
à  se  demander  si  c'est  «  bien  ».  Perruque  d'hon- 
nête coquetterie  qu'on  n'enlève  pas.  D'ailleurs, 
et  on  l'a  dit,  le  temps  critique  n'est  pas  supprimé  : 
tout  se  passe  comme  s'il  était  supprimé 
parce    qu'il    s'occupe    justement   à   exclure    toute 


120 


critique  qui  écornerait  la  sincérité  complète  voulue. 
Les  détails  qui  constituent  une  description,  sont 
scrupuleusement  notés,  tous  ne  veut  pas  dire  tous 
les  détails  existants,  mais  tous  les  détails  remarqués 
par  l'auteur,  c'est-à-dire  ceux  qui  lui  paraissent 
indispensables  à  la  connaissance  et,  mieux,  à  la 
reconnaissance  poétiques  d'un  fait.  Ce  qui  nous 
agrée  n'est  pas  tant  d'apprendre  que  de  retrouver  : 
telle  est  cette  loi  de  la  mémoire  dont  j'ai  déjà  parlé. 
Ainsi  on  ne  triche  pas,  et  il  est  difficile  de  se  faire 
passer  poète  si  on  ne  l'est  pas.  Il  faut  en  cinq  lignes 
pointer  les  sommets  d'un  paysage  intellectuel  et 
laisser  dans  la  brume  les  vallées  négligeables.  Ces 
cinq  lignes  doivent  suffire  à  montrer.  On  se  limite 
au  nécessaire  et  suffisant.  Point  de  marge  où  le 
maladroit  se  rattrappe  et  le  faux  poète  réussisse 
une  image  sur  trois.  Et  cet  art,  grâce  à  la  critique 
qui  télescope  la  critique,  est  plus  fait  de  franchise 
qu'aucun  autre.  Le  choix  inconscient  ou  subcons- 
cient du  poète  trace  les  lignes  essentielles.  Le 
choix  conscient,  le  truc,  la  ficelle,  le  métier  sont, 
en  théorie,  éliminés.  En  pratique,  qui  s'en  éton- 
nerait, la  recette  existe.  Quelques  procédés  sont 
devenus  usuels,  mais  ils  furent  d'abord  des  illu- 
minations sincères,  et  au  moins  imitent  la  fran- 
chise tant  qu'ils  restent  supportables.  Cataloguer 
ces  procédés  paraît  inutile   :   cela  même  qui  est 


121    — 


déjà  procédé  pour  l'un,  demeure  encore  inspiration 
pour  l'autre.  Je  n'ose  répandre,  à  tort  et  à  raison, 
le  mépris. 

Si  tout  n'est  pas  noté  par  amour  de  brièveté 
et  choix  subconscient  en  vue  de  l'émotion  spéci- 
fique, tout  peut  être  noté.  Précédemment  la 
tyrannie  du  vers,  bien  que  la  phonétique  expéri- 
mentale (Georges  Lote)  nous  ait  prouvé  que  le 
vers  régulier  n'a  jamais  été  régulier,  excluait  des 
poèmes  un  grand  nombre  de  mots.  Ce  n'est  pas 
un  petit  travers.  Exclure  des  mots,  c'est  exclure 
des  sentiments  irremplaçables  car  le  synonyme 
n'existe  pas.  Si  deux  mots  pouvaient  avoir  exacte- 
ment le  même  sens,  le  principe  d'utilité  et  celui 
du  moindre  effort  feraient  rapidement  disparaître 
l'un  d'eux  au  profit  de  l'autre.  L'élève  de  l'école 
primaire  peut  croire  aux  synonymes,  le  poète  non. 
Ainsi  voyez-vous  «  machine  à  écrire  »  dans  un 
alexandrin  ?  Pourtant  la  machine  à  écrire  occupe 
dans  nos  vies  une  place  de  premier  plan.  Elle  est 
susceptible  de  poésie  autant  que  le  «  votre  chère 
écriture  est  un  miroir  vivant  ».  Si  vraiment  la 
«  machine  à  écrire  »,  le  «  cinéma  »,  le  «  chewing- 
gum  »,  le  «  Gutenberg  24-19  »  ne  peuvent  entrer 
dans  l'alexandrin  sans  le  faire  sauter,  quoi  d'éton- 
nant qu'il  ait  sauté.  Sa  prosodie    ne    posait    pas 


122 


seule  ces  défenses.  Un  bizarre  sentiment  de 
l'ignoble  et  du  noble  ne  permettait  pas  la 
fidélité  à  la  vie.  M.  Cendrars  écrit  dans  un  poème  : 
«  Je  n'ai  pas  de  papier  pour  me  torcher  ».  Ce 
sont  des  choses  qui  arrivent  et  qui  peuvent 
avoir  de  grandes  conséquences.  Non  seulement  ces 
opinions  sur  les  genres  littéraires  et  leur  séparation 
protocolaire  s'opposaient  à  la  franchise,  mais  encore 
appelaient  le  mensonge.  On  trimait  sur  des  che- 
villes insipides  ;  le  mot  juste  était  trop  long  d'une 
syllabe  ;  une  image  était  éliminée  par  la  césure  ; 
larme  exigeait  charme,  alarme,  arme  ou  Parme, 
mais  Parme  vraiment  ne  réussissait  qu'aux  virtuoses. 
Virtuosité,  voilà  le  mot  et  le  danger.  Tant  de  règles 
appelaient  le  jongleur  et  écartaient  l'artiste.  Tou- 
jours discutables,  aujourd'hui  ces  règles  sont,  en 
plus,  vieilles.  Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  possible 
de  leur  obéir  encore  dans  le  choix  des  détails 
poétiques. 

La  littérature  moderne  s'est  autorisée  à  parler 
de  tout.  En  général  l'auteur  ne  note  que  les  détails 
qui  l'ont  le  plus  frappé,  et  fait  une  sorte  de  tendre 
et  ardent  catalogue,  rosace  de  sentiments.  Dans  un 
sentiment  on  peut,  je  crois,  distinguer  intensité  et 
qualité.  Evidemment  les  philosophes  sont  terribles 
sur  cette  question.  Leurs  traités  contiennent  des 


—  123  — 

micmacs  de  deux  cent  cinquante  pages  qu'on 
ne  peut  croire  avoir  compris  que  pendant  la  soirée 
qui  suit  leur  lecture.  Sans  doute,  intensité  et  qualité 
d'une  émotion  s'intriquent  puisque  l'intensité  d'une 
émotion  est  l'intensité  de  sa  qualité  ;  mais  on 
peut,  utilitairement,  considérer  que  l'intensité  est 
la  plus  importante.  Alors  que  deux  qualités  diffé- 
rentes sont  scientifiquement  incomparables  l'une 
à  l'autre,  à  deux  intensités  on  trouve  toujours  une 
commune  mesure.  Ce  n'est  peut-être  pas  là  une 
pure  vue  de  l'esprit.  Les  faits  montrent  que  deux 
impressions  qui  n'ont  aucun  point  de  contiguité 
de  par  leurs  qualités  différentes,  peuvent  par  leurs 
intensités  se  combattre,  c'est-à-dire  entrer  en  rap- 
port l'une  avec  l'autre.  Lorsque  deux  impressions 
sont  ressenties  en  même  temps  par  un  individu, 
la  plus  forte  annihile  l'autre  qui  passe  inaperçue. 
D'autre  part  en  physiologie  on  sait  que  toute  exci- 
tation un  peu  forte  d'un  nerf  centripète  affaiblit 
ou  supprime  l'action  réflexe  ;  on  peut  ainsi  empê- 
cher l'éternuement  en  se  grattant  un  peu  vigoureu- 
sement les  ailes  du  nez.  Ainsi  le  seul  remède  mais 
bien  éphémère,  contre  une  rage  violente  de  dent 
est  le  plaisir  d'amour. 

De  deux  impressions  simultanées  celle  qui  l'em- 
porte, n'est  donc  ni  la  meilleure  ni  la  pire,  mais  la 


—  124  — 

plus  forte.  L'odorat  ne  lutte  pas  contre  le  goût, 
ni  le  plaisir  génital  contre  la  douleur,  mais  deux 
intensités  Tune  contre  l'autre  et  qui  sont  toujours 
à  considérer  de  sens  contraires. 

Aussi  n'est-il  pas  étonnant  que  dans  l'intérêt 
accordé  par  les  auteurs  modernes  aux  faits,  l'in- 
tensité paraisse  tout  primer.  Les  qualités  sont  pré- 
sentées pêle-mêle,  sans  examen,  sur  le  même  plan  : 
l'œil,  le  goût,  l'oreille,  des  souvenirs,  le  parfum  et 
de  nouveau  l'oreille,  puis  cœnesthésie  et  chaleur, 
tout  se  mélange,  s'offre  ensemble,  grouille  et  vit. 
L'absence  de  règles  a  permis  ces  traductions  de 
minutes  vécues.  Ce  n'est  pas  qu'aujourd'hui  seule- 
ment on  sente  cela,  mais  hier  on  n'osait  pas  l'écrire. 
On  court  au  plus  intense,  et  le  reste  est  étalé 
comme  il  parvient  à  la  conscience.  Aucune  loi 
autre  que  cette  ordonnance  par  rapport  aux  puis- 
sances décroissantes  des  sentiments,  ni  chrono- 
logique, ni  de  classification  quelconque  ne  s'oppose 
à  ce  naturel  désordre.  Cette  habitude  de  commencer 
par  la  note  la  plus  violente  explique  comment,  à 
la  lecture,  on  a  l'impression  du  poème  qui  d'abord 
éclate,  puis  progressivement  s'apaise.  Chaque  œuvre 
moderne  pourrait  abondamment  servir  d'exemple  ; 
je  copie  escalade  de  M.  Philippe  Soupault  : 


—    125   — 

Il  fait  chaud  dans  le  ministère 

la  dactylographe  sourit  en  montrant  ses  lunettes 
On  demande  le  sous-secrétaire 
Toutes  les  portes  sont  fermées 
la  statue  du  jardin  est  même  immobile 
les  machines  à  écrire  bégayent 
et  le  téléphoniste  insiste 
Est-ce  que  je  vais  savoir  encore  courir 
la  gare  n'est  pas  loin 
un  tramway  rampe  jusqu'à  Versailles 
On  m'avait  dit  qu'il  y  avait  un  accident  tout  près  d'ici 
je  ne  pourrai  donc  pas  entendre  le  hennissement 
des  nuages 

la  Tour  Eiffel  lance  ses  rayons  aux  Iles  Sandwich 
Gutenberg   24-19 

Cette  attitude  fait  penser,  bon  gré,  mal  gré,  à 
celle  des  enfants  qui  devant  plusieurs  morceaux 
divers  de  gâteaux  prendront  le  plus  grand 
et  ne  songeront  pas  à  choisir  le  meilleur. 
Ceci  d'ailleurs  pour  la  raison  bien  simple  qu'ils 
considéreront  le  plus  grand  comme  le  meilleur. 
Les  culs-de-sac  ne  font  jamais  défaut  à  un  raison- 
nement. Aussitôt  on  voudrait  parler  de  sauvagerie, 
primitivité,  infantilisme.  Il  y  a  cependant  une  diffé- 
rence considérable  entre  l'attitude  des  enfants  et 
celle  des  poètes,  une  fois  de  plus  rapprochés,  puis 


—    126    — 

opposés  :  l'attitude  de  l'enfant  est  innée,  instinctive  ; 
celle  du  poète  est  acquise.  Différence  fondamentale. 
Il  ne  s'agit  pas  de  protéger  par  apologie  les  lettres 
modernes  contre  l'injure  bien  banale  d'infantilisme. 
Dans  la  théorie  qui  fait  d'une  fatigue  cérébrale 
ou  intellectuelle  un  facteur  capital  du  développe- 
ment de  la  civilisation,  on  ne  peut  admettre  que  le 
poète  reste  dans  l'enfance.  Qu'il  y  retombe,  soit  ; 
mais  d'abord  qu'il  en  sorte. 

Je  ne  me  souviens  plus  qui  écrivit  de  l'enfant 
que  c'est  «  un  animal  médullaire  ».  Le  poète  mo- 
derne est  lui  aussi  un  animal  médullaire  ou,  pour 
ne  point  le  froisser,  encore  qu'il  n'y  ait  pas  de 
quoi,  car  l'animalité  de  l'homme  est  charmante, 
un  médullaire.  Et  un  médullaire 
volontaire  et  intermittent.  Qu'on 
n'oublie  pas  intermittent.  D'être  successivement 
médullaire  puis  cérébral,  il  est  poète  ;  l'un  sans 
l'autre  il  ne  serait  rien.  Cette  médullarité  explique 
le  désordre,  la  fantaisie,  le  souci  du  détail  des 
poèmes  modernes. 


13 


LE  développement  par 
répétition. 


Il  n'y  a  pas  de  rhétorique  plus  puissante  que 
la  répétition.  Aucune  érudition  mieux  ne  persuade 
que  la  même  simple  phrase  assénée  douze  fois. 
A  une  telle  cadence  un  poème,  même  faible, 
s'agrippe  et  ronfle.  Je  crois  que  très  souvent  les 
compréhensions  méritent  cette  intrusion  par  dé- 
foncement  parce  qu'aux  plus  subtils  crochetages 
la  trop  bonne  serrure  des  cerveaux  reste  indifférente. 

Il  y  a  répétition  et  répétition.  Certaines  sont 
bien  simples  : 

«  Pleurez  ce  sang,  pleurez...  »3 
ou    <   Le  vôtre  est  rendu 


—    128   — 

Je  n'en  ai  plus  d'autre  : 
Le   vôtre   est   rendu 
Le  mien  est  nerdu!  » 

D'autres   tendent  au  leit-motiv,  comme  ce  «Poète 
prends  ton  luth...  »  ou 

«  ...  puissant   et    solitaire 

Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre  ». 

Il  y  a  de  véritables  refrains  : 

«  Chien  et  chat 
Chien  et  chat 
Voilà  le  monde...  »3  etc. 

Mais  aucune  littérature  n'a  davantage,  ni  plus 
singulièrement  usé  de  la  répétition  que  la  moderne. 
Qu'on  lise  il  y  a  des  calligrammes  et  ce  poème 
toujours  qui  se  termine  par  : 

«   Perdre 
Mais   perdre   vraiment 
Pour  laisser  place  à  la  trouvaille 

Perdre 
La  vie  pour  trouver  la  Victoire  »  ; 
et  tour   des    dix-neuf  poèmes  élastiques,  et  le 
premier  chant  de  prikaz  où  les  mots   «  Innocence 
du    Monde   »    et   «  Innocence   »   reviennent   huit 
fois,    et  «  Cor   de    Tristan  »    du   potomak.   Evi- 


—  129  — 

demment  il  y  a  là  le  plaisir  et  l'art  des  allité- 
rations. Mais  autre  chose  est  plus  important. 
Une  idée  qu'un  mot  étiquette,  s'impose.  Obses- 
sive,  pressante,  inévitable,  elle  barre  de  son 
ombre  toutes  les  routes  intellectuelles.  Aucun  car- 
refour où  elle  ne  surgisse  avec  ce  même  visage 
impérieux  :  «  Explique-moi  !  »  On  l'explique. 
Mais  point  assez  pour  la  satisfaire  et  l'apaiser. 
Son  cri  impatient  se  répète  et,  docile,  il  faut 
recommencer.  On  essaye  de  la  tromper.  On  s'y 
trompe.  On  croit  parler  d'elle  et  la  moitié  de  l'uni- 
vers y  passe.  Alors  du  même  mot  tyrannique  et 
brusque  elle  se  rappelle  :  «  Moi  !  »  C'est  de  la 
bonne  obsession.  Rappels  à  l'ordre.  Autour  d'un 
centre  les  phrases,  en  rosace,  rayonnent,  mais  si 
trop  elles  s'allongent,  un  mot  les  tranche  et  les 
reporte  à  l'origine.  Sinusoïde  qui  périodiquement 
passe  par  zéro,  et  de  cet  œuf  nul  tout  sort.  Embryon 
qui  recommence  dix  fois  le  développement  de  sa 
vie,  sans  jamais  rompre  le  cordon  qui  à  la  mère 
l'attache.  Tout  écart  sur  cette  laisse  tiraille.  Le 
va  et  vient  d'une  idée  fixe  tisse  le  poème.  Dans  ce 
même  trou  l'aiguille  revient  et  glisse.  Où  le  rythme 
finit,  il  s'amorce.  Port  d'attache.  Ballon  captif  que 
le  treuil  rappelle.  Cela  n'a  plus  rien  à  voir  à  la 
répétition  ordinaire.  On  part  d'une  hallucination  : 
métaphore,  souvenir.  On  la  développe  par  d'autres 

Poésie  9 


—  130  — 

images  et  d'autres  souvenirs  qui  s'y  branchent  et 
s'y  aimantent.  Répétition  du  point  de  départ.  Rap- 
pel de  ton.  Nouveaux  développements.  Et  puis  ça 
recommence.  Et  ça  dure  autant  que  l'hallucination. 
Car,  idée  fixe,  c'en  est  une,  autant  et  plus  que  toute 
inspiration  en  général. 


M    M     LA    pensée -métaphore 
-l  ^fc    et   le   raisonnement- in- 
venteur des  modernes. 

Au  moindre  poème  les  métaphores  pleuvent. 
C'est  un  déluge  nécessaire. 

La  métaphore  est  un  mode  de 
compréhension,  de  compréhension  brus- 
que, de  compréhension  en  mouvement.  Elle  ne 
décrit  pas  une  idée  immobile  et  solitaire,  mais  le 
rapport  entre  deux  idées  qui  aussitôt  s'attirent 
ou  se  repoussent,  se  joignent  ou  se  fuient.  Des  cou- 
rants se  dessinent.  Tels  mots  qui  flottaient  inertes, 
maintenant  nagent.  Une  aimantation  dirige  les 
poussières  entre  les  deux  mots-pôles  de  la  compa- 


—  132  — 

raison.  Une  idée  qu'on  croyait  usée,  vide  et  vieille, 
projetée  contre  une  autre  aussi  finie,  et  du  choc  de 
ces  décrépitudes  naît  une  jeune  étincelle.  L'image 
doit  être  brusque  sous  peine  de  ne  pas  être.  Cette 
brusquerie  crée  le  mouvement.  Deux  idées  qui 
se  cognent  et  toutes  les  autres  branlent  comme  dans 
le  jeu  des  quatre  coins.  A  peine  le  début  d'un  repos 
permet  aux  strates  de  se  former,  que  l'agitateur 
d'une  nouvelle  image  circule.  Ces  rapprochements 
ne  sont  pas  un  simple  jeu.  Comprendre  c'est  asso- 
cier. Il  n'y  a  pas  pour  l'intelligence  de  meilleur 
exercice  que  l'image.  Une  école  qui,  pour  être  aux 
yeux  de  certains  peu  sérieuse  et  anti-intellectuelle, 
n'en  était  pas  moins  considérée  par  d'autres  comme 
«  cérébriste  »,  c'est-à-dire  avant  tout  intelligente, 
a  justement  compris  le  rôle  intellectuel  énorme 
de  la  métaphore. 

«  Unissez  vos  accents  en  mille  cathédrales  ». 
Unir  ses  accents,  à  force  d'avoir  relu  cette  vieille 
image  sur  nos  livres  de  première  communion,  nous 
ne  la  comprenons  plus.  Mais,  «  en  mille  cathé- 
drales »,  outre  l'habileté  du  mot  cathédrale  qui 
facilite  le  souvenir  du  livre  de  prières,  on  voit 
ces  accents  que  mille  voix  poussent  ensemble, 
comme  un  hymne  devant  un  autel,  et  puisque  pour 
crier  les  foules  d'habitude  tendent  le  cou  et  poin- 


—  133  — 

tent  du  menton,  on  peut,  avec  de  la  bonne  volonté, 
voir  ces  cris  s'élever  dans  l'air  sur  la  vapeur  des 
haleines,  comme  les  colonnes  qui  soutiennent  la 
voûte  des  églises,  et,  à  une  certaine  altitude,  se 
mêler  en  un  seul  grand  cri  qui,  de  loin,  résume 
les  paroles  d'un  peuple,  pareil  à  ces  colonnes 
du  temple  qui  se  rejoignent  par  les  nervures 
en  quoi  elles  s'épanouissent  et  dont  le  bouquet 
converge  vers  la  clef  de  voûte.  «  Accent  »  est 
vague  ;  ce  peut  être  une  révolte,  des  demandes  ; 
«  cathédrale  »  précise  et  fait  deviner  qu'il  s'agit 
plutôt  d'adoration,  de  religiosité.  Ce  que  dix  lignes 
expliquent  mal,  l'image  l'imprime  nettement,  com- 
me une  médaille.  A  un  mot  on  attache  un  autre 
mot  avec  tout  son  cortège  de  souvenirs,  d'interpré- 
tations, de  littérature  et  de  grammaire,  et  le  premier 
terme  du  couple  se  remet  à  vivre,  à  signifier  et  à 
faire  comprendre.  Une  poésie  intelligente  exige 
la  métaphore. 

Et  quelles  métaphores.  Aucun  rapport  n'est 
trop  lointain,  puisque  tout  bouge,  s'agite,  se  rappro- 
che et  s'éloigne.  L'absurde  se  recule.  La  peur  du 
ridicule  diminue.  Pour  forcer  l'attention  on  la  révol- 
te. On  lui  sert  des  nourritures  si  épicées  qu'elle 
crie  avant  d'y  prendre  goût.  Pourquoi  s'étonner  si 
deux  idées  qui  ne  s'étaient  encore  jamais  frôlées 


—  134  — 

sans  exploser,  sont  accouplées  dans  la  même  image. 
Il  ne  s'agit  pas  de  dire  ce  qui  est  toujours  ou  même 
par  habitude.  Il  s'agit  de  surprendre  l'attitude  d'une 
seconde.  Poème  de  circonstance,  la  seule  véritable 
poésie.  En  dehors  des  circonstances,  il  n'y  a  rien. 

«  Lycéen  j'avais  le  dimanche 

comme  un  ballon  dans  les  deux  mains  ». 

L'exactitude  de  ce  rapport  ne  s'est  pas  main- 
tenue invariable.  Mais  d'avoir  été,  ne  fût-ce 
qu'une  minute,  son  expression  est  légitime.  On 
a  écrit  des  métaphores  pour  lesquelles  on  faisait 
poser  la  réalité  comme  chez  un  photographe  de 
village  ;  aujourd'hui  la  métaphore  est  instantanée. 
On  écrit  en  plein  feu.  Les  tours  d'ivoire  penchent 
comme  celle  de  Pise.  La  solitude  assurément  cise- 
lait les  méditations.  C'était  un  genre.  Il  y  en  a  un 
autre.  On  se  fatigue  de  l'ermitage  comme  de  la 
foule.  La  fusillade  des  réactions  individuelles,  le 
tumulte  et  la  chaude  pression  de  la  foule  aux  mille 
genoux,  l'enivrement  antagoniste,  le  dialogue  des 
coudes  pour  mieux  voir  un  accident,  le  choc  de 
deux  hommes  qui  se  rejoignent  par  les  quatre 
bandes,  un  carambolage,  une  amitié  télégraphique 
et  la  haine  téléphonique  dont  brusquement  j'accable 
la  demoiselle  surmenée  et  mal  polie,  c'est  ce  que  la 
pose    n'exprimera    pas.    Cette    affolante    agitation 


—  135  — 

écarte  les  limites  du  vraisemblable,  jusqu'à  celles 
du  réel.  Toujours  nous  avions  ce  rapport  d'inéga- 
lité :  Réel  >  Vraisemblable.  On  tend  vers  l'équa- 
tion. Ce  qui  ne  pouvait  pas  être  vrai  durablement, 
peut  l'être  le  temps  de  l'apercevoir.  Le  ralentisseur 
P.  F.  au  cinéma  découvre  ce  que  le  cinéma  ordinaire 
ne  savait  pas  voir  ;  une  intelligence  à  la  course  plus 
rapide  explore  aussi  des  terres  nouvelles.  C'est 
un  peu  voisin  de  ce  que  Guillaume  Apollinaire 
appelait  le  surréalisme,  et  la  comparaison  cinéma- 
tographique est  de  lui. 

La  métaphore  est  le  pivot  de  l'induction.  Elle 
est  un  théorème  où  de  l'hypothèse  on  saute  à  la 
conclusion  sans  intermédiaire.  Les  termes  moyens 
de  la  déduction  ont  été  échoppés.  L'analogie  en- 
jambe les  distances  et  les  espèces.  La  démonstra- 
tion n'est  jamais  en  train  de  se  faire; sitôt  amorcée, 
sitôt  faite,  et  rien  plus  ne  s'y  ajoute.  Elle  porte  avec 
elle  son  évidence.  L'esprit  producteur  ne  justifie 
pas  de  chaînon  en  chaînon,  de  maille  en  maille,  sa 
comparaison.  Il  voit.  Soudainement.  D'un  coup. 
Et  n'insiste  plus.  Le  lecteur  mis  en  présence  d'une 
métaphore  nouvelle  se  comporte  différemment.  S'il 
est  une  intelligence  honnête,  il  cherche,  non  à  plier 
le  texte,  en  le  faussant,  pour  l'ajuster  à  sa  mesure, 
mais  à  se  raccourcir  ou  à  s'étendre,  lui-même,  à  la 


—  136  — 

mesure  de  l'auteur.  Il  cherche,  non  à  se  persuader 
que  l'auteur  lui  ressemble,  mais  à  ressembler  intel- 
lectuellement et  pour  un  temps  à  l'auteur.  Une  lec- 
ture est  toujours  un  peu  du  mimétisme.  Parfois  la 
compréhension  se  fait  aussi  soudainement  que  la 
découverte,  ce  qui  prouve  que  ce  lecteur  aurait 
été  capable  de  l'invention.  D'autres  fois  compren- 
dre demande  le  tâtonnement.  Il  faut  reconstituer 
les  progressives  évidences  intermédiaires. 

«  Je  suis  un  monsieur  qui  en  des  express  fabuleux 
traverse  les  toujours  mêmes  Europes  et  regarde 
découragé  par  la  portière 
Le   paysage   ne   m'intéresse   plus 
Mais  la  danse  du  paysage  »  (1) 
Evidemment  la  danse  du  paysage  peut  se  com- 
prendre  immédiatement. 

Ou  médiatement  : 

En  wagon.  Un  tournant.  La  voie  s'incline. 
La  voiture  penche.  Ma  verticale  n'est  plus  la 
perpendiculaire.  L'horizontale  aussi  titube  dans  le 
désarroi  des  trois  dimensions.  Par  la  portière  les 
champs  baissent  à  droite  et  disparaissent  ;  la  vitre 
obliquement  regarde  le  seul  ciel.  A  gauche  la  terre 


(1)  Biaise  Cendrars,  Dix-neuf  poèmes  élastiques. 


—  137  — 

s'élève,  comme  menaçant  d'entrer  par  cette  fenêtre 
ouverte.  Le  village  au  sommet  de  la  colline  est 
comme  sur  la  crête  d'une  vague  mobile.  Va-t-il 
faire  naufrage  dans  la  vallée?  Bientôt  une  incli- 
naison inverse  rétablit  l'équilibre,  mais  trop  ou 
pas  assez.  Jusqu'à  la  prochaine  gare  ce  roulis 
continuera.  Voilà  l'hypothèse-souvenir. 

Le  vertige  du  chemin  de  fer  rappelle  le  vertige 
de  la  danse.  La  marée  du  parquet  ciré  grimpe  le 
long  des  murs  jusqu'au  plafond,  tantôt  à  droite 
et  tantôt  à  gauche.  Au  cinquantième  tour  de  valse 
où  est  le  Nord  et  l'Est,  la  droite,  la  gauche,  l'hori- 
zontale ?  Ce  couple,  on  l'aborde  par  bâbord,  puis 
tribord,  puis  de  face.  Pas  une  main  qui  ne  soit 
stable.  A  côté  de  cette  grosse  dame  je  passe  comme 
l'express  brûle  une  gare  négligeable.  Etc.  etc.  Au 
bout  du  parallèle  entre  danse  et  paysage  vu  en 
wagon,  j'arriverai  toujours,  à  moins  d'être  absolu- 
ment idiot,  à  comprendre  «  la  danse  du  paysage  ». 
Le  danger  est  de  dire  dès  la  première  difficulté  : 
«  Je  n'y  comprends  rien.  C'est  idiot  !»  Il  y  en  a 
qui  suppriment  carrément  «  Je  n'y  comprends 
rien  ».  Or,  il  y  a  toujours  l'alternative  :  «  C'est 
idiot  »  et  «  Je  suis  idiot  ».  Petit  détail  qui  a 
son  importance.  Mais  comprendre  et  inventer 
ne  sont  pas  la  même  chose.  L'inventeur  est  illu- 


-  i38   - 

miné  par  une  analogie  ou  une  évidence  soudaine. 
La  déduction,  si  elle  a  lieu,  est  inconsciente.  Opé- 
ration instantanée,  sorte  de  foudre.  Comprendre 
après  coup  une  telle  découverte  est  un  travail  de 
professeur  et  combien  différent  de  l'éclair  dont 
l'inventeur  marqua  la  route.  Lent,  s'élevant  péni- 
blement d'échelon  en  échelon,  hésitant,  avançant 
et  reculant  tour  à  tour,  sans  orientation  nette,  s'il 
arrive  et  quand  il  arrive  à  justifier  logiquement 
une  proposition  intuitive,  néanmoins  jamais  il  ne 
nous  renseignera  sur  la  route  mystérieuse  que 
suivait  l'inventeur.  Comprendre  le  principe  de  la 
machine  à  vapeur  et,  comme  Papin,  le  découvrir, 
nuit  et  jour  qu'aucun  crépuscule  peut-être  ne 
rattache.  J'avoue  que  quand  on  m'apprit  comment 
Newton,  pour  un  gland  sur  son  nez,  découvrit  la 
gravitation  universelle,  je  crus  à  une  bonne  blague. 
Aujourd'hui  je  crois.  Newton  fut  illuminé  par  une 
image,  une  monstrueuse  analogie.  Il  fut,  au  moins 
pour  cet  instant,  un  poète.  Et  sur  l'image  d'un 
poète  le  monde  croit,  avec  beaucoup  de  calculs, 
qu'il  tourne.  Mais  si  je  crois,  je  ne  comprends  pas, 
tout  comme  je  ne  comprends  pas  dans  la  vie  de 

JEAN-BAPTISTE     A***    : 

«  Une  ombre  au  milieu  du  soleil  dort  c'est  l'œil  » 
de  M.  Louis  Aragon.  D'ailleurs  il  se  peut  qu'on  ne 


—  *39  — 

comprenne  jamais  ces  moments  de  vie  intellec- 
tuelle ni  de  Newton,  ni  de  M.  Aragon  si,  lui  vivant, 
ne  prend  la  peine  de  l'expliquer.  Cela  ne  modifiera 
d'ailleurs  rien  à  la  démonstration.  Le  raisonnement 
ne  construit  pas  grand'chose  ;  il  démolit  très  bien 
et  reconstitue  parfois.  La  découverte  est  une  image 
poétique.  «  Divini  quidem  poetae  ». 

La  métaphore  a  toujours  été  la  moitié  de  la 
poésie  mais  jamais,  sinon  par  Mallarmé,  elle  n'a 
encore  été  employée  en  quantités  aussi  industrielles. 
Drue,  la  métaphore  est  encore  chez  les  auteurs 
modernes  une  métaphore  instantanée  et 
par  conséquent  une  métaphore  de  dé- 
formation. On  néglige  les  mesures  exactes 
parce  qu'on  ne  peut  pas  assez  vite  les  apprécier, 
et  parce  que,  dans  cette  esthétique  de  kaléidoscope, 
elles  changent  à  tout  moment  ;  parce  qu'aussi 
liberté  étant  donnée  à  chacun  de  les  évaluer  selon 
son  propre  œil,  le  mètre  étalon  manque.  La  cari- 
cature devient  un  procédé  illustre  et  sait  nous 
émouvoir.  Tout  cela  fait  aussi  que  la  métaphore 
moderne  est  une  métaphore  de  grand 
écart,  d'une  latitude  extrême, 
assez  peu  précise.  Elle  enjambe  des  kilomètres  ; 
en  vérité  on  ne  saurait  lui  en  vouloir  de  négliger 
les  pouces.  Ce  n'est  pas  un  reproche.  La  précision 


—  140  — 

n'est  pas  une  qualité  absolument  et  mystérieuse- 
ment nécessaire.  Il  en  faut  juste  assez  pour  se 
comprendre,  degré  qui  est  sa  seule  raison  d'être. 
L'imprécision  a  aussi  ses  utilités.  Cette  attitude 
de  la  métaphore  tient  aussi  à  l'échoppement  des 
termes  moyens  du  raisonnement  analogique,  ter- 
mes que,  de  moins  en  moins,  on  formule.  De  ne 
pas  voir  les  jalons,  l'esprit  vraiment  se  croit  libre 
et   se   dévergonde  et  s'écartèle. 


I  p^  LE  plan  intellectuel 
Mi  tJ  unique  des  lettres  mo- 
dernes. 


M.  Marcel  Proust  écrit  :  (i) 

«  A  cause  de  la  violence  de  mes  battements 
de  cœur,  on  me  fit  diminuer  la  caféine,  ils  cessèrent. 
Alors  je  me  demandais  si  ce  n'était  pas  un  peu  à 
elle  qu'était  due  cette  angoisse  que  j'avais  éprou- 
vée quand  je  m'étais  à  peu  près  brouillé  avec  Gilber- 
te,  et  que  j'avais  attribuée,  chaque  fois  qu'elle  se 
renouvelait  à  la  souffrance  de  ne  plus  voir  mon  amie, 
ou  de  risquer  de  ne  la  voir  qu'en  proie  à  la  même 
mauvaise  humeur.   Mais   si  ce   médicament  avait 


(i)  A  V ombre  des  Jeunes  filles  en  fleurs. 


—  142  — 

été  à  l'origine  des  souffrances  que  mon  imagination 
eut  alors  faussement  interprétées  (ce  qui  n'aurait 
rien  d'extraordinaire,  les  plus  cruelles  peines  mora- 
les ayant  souvent  chez  les  amants  l'habitude 
physique  de  la  femme  avec  qui  ils  vivent)  c'était 
à  la  façon  du  filtre  qui  longtemps  après  avoir  été 
absorbé  continue  à  lier  Tristan  à  Yseult.  Car  l'a- 
mélioration physique  que  la  diminution  de  caféine 
amena  presque  immédiatement  chez  moi  n'arrêta 
pas  l'évolution  du  chagrin  que  l'absorption  avait 
peut-être  sinon  créé,  du  mois  su  rendre  plus 
aigu  ». 

Et  M.  Cocteau  :  (i) 

—  «  Ah!  continuai-je,  Persicaire,  vous  savez 
ce  que  je  mange  le  matin. 

—  Que  mangez-vous  donc  le  matin. 

—  Du  cacao,  par  exemple,  et  un  bon  petit 
malaise   métaphysique.   » 

et  puis  :  (i) 

«  ...  On  me  juge  frivole,  instable,  versatile, 
égoïste  :  je  rêve.  Et  non,  comprenez-moi  bien, 
Argémone,  non  ces  rêves  de  Mùrger  où  l'on  épouse 
des   princesses   chinoises   et   se   retrouve   dans   sa 


(i)  Le  Potomak. 


-  143  — 

mansarde.  Je  continue, 

je  traverse  un  paysage  où, 
simplement, 
des  tunnels  alternent. 

Ma  réalité  ressemble  si  fort  à  mon  rêve  que, 
me  croyant  dans  une  pièce,  il  m'arrive  de  me 
retrouver  dans  une  autre.  Certains  de  mes  rêves 
pénibles  ressemblent  si  fort  à  ma  réalité  que  je 
considère,  hélas!  nul,  pour  m'y  soustraire,  l'espoir 
qu'ils  pourraient  n'être  qu'un  rêve. 

M.  Canudo  :  (i) 

«  Le  caractère  général  de  l'innovation  contem- 
poraine est  dans  la  transposition  de  l'émotion  artis- 
tique du  plan  sentimental  dans  le  plan  cérébral  ». 

Et  bien  que  ce  soit  à  propos  de  musique  : 

«  L'esthétique  des  plus  jeunes  compositeurs  est 
dominée  par  des  préoccupations  lyriques  toutes 
cérébrales,  d'un  symbolisme  ou  d'un  impression- 
nisme parfaitement  intellectuels,  où  la  sensualité 
est  cérébralisée,  où  la  cérébralité  devient  toute 
sensuelle  ». 

Et  au  hasard  un  poème.  De  M.  Louis  Aragon  (2)  : 


(1)  Le  Figaro  du  9  février  19 14. 

(2)  Feu  de  joie. 


—  144  — 

LEVER 

à  Pierre  Reverdy. 

Exténué  de  nuit 

Rompu  par  le  sommeil 

Comment  ouvrir  les  yeux 
Réveil-matin 

Le  corps  fuit  dans  les  draps  mystérieux  du  rêve 
Toute  la  fatigue  du  monde 

Le  regret  du  roman  de  l'ombre 
Le  songe 
où  je  mordais  Pastèque  interrompue 

Mille  raisons  de  faire  le  sourd 
La  pendule  annonce  le  jour  d'une  voix  blanche 
Deuil  d'enfant  paresser  encore 

Lycéen  j'avais  le  dimanche 
comme  un  ballon  dans  les  deux  mains 

Le  jour  du  cirque  et  des  amis 
Les  amis 

Des  pommes  des  pêches 

sous  leurs  casquettes  genre  anglais 
Mollets  nus  et  nos  lavalières 


J'interromps. 

Ainsi  il  apparaît  nettement  que  la  littérature 
moderne  admet  un  seul  plan  intellectuel.  Tout  : 


—  145  — 

pensée  et  acte,  idée  et  sensation,  aujourd'hui  et 
demain  et  hier,  prévisions  et  certitudes  et  souvenirs, 
tout  est  projeté  ensemble,  côte  à  côte,  sur  le  même 
carré  d'écran.  Le  départ  des  ponctuations  et  de  la 
phrase,  on  s'ingénie  à  le  supprimer.  Rien  ne  doit 
venir  troubler  cette  monotonie  de  relief  exclusive- 
ment cérébral.  On  entre  de  plein-pied  dans  l'arrière- 
boutique  ;  comme  dans  un  bric-à-brac  tous  les 
styles  voisinent.  C'est  l'impression  du  raccourci 
moderne  qui  confond  lieux  et  époques,  réalités 
et  images  cérébrales.  Entre  deux  mondes  pas  même 
la  frontière  grêle  d'une  majuscule,  exactement  rien. 
Parfois,  quand  l'intensité  d'une  notation  dépasse 
grandement  la  moyenne,  on  lui  accorde  les  capi- 
tales. Mais  ce  n'est  point  pour  s'incliner  devant 
une  différence  d'ordre.  Ces  capitales  se  rapportent 
à  ce  que  j'ai  appelé  la  médullarité  des 
modernes. 

Aussi  quoi  d'étonnant  si  le  héros  de  M.  Marcel 
Proust  prend  l'effet  de  la  caféine  pour  celui  de 
l'amour,  et  même  pour  de  l'amour.  Le  départ  entre 
les  sensations  ou  émotions  à  excitant  organique, 
interne  et  celles  à  excitant  périphérique,  n'est  point 
chose  qui  lui  importe,  à  ce  héros,  ni  dont  il  ait 
l'habitude.  Certes,  aussitôt  il  fait  la  critique  et  se 
corrige.  Mais  s'il  avait  davantage  l'esprit  des  lettres 

Poésie  io 


—  146  — 

modernes,  il  se  défierait  de  sa  critique  et  la  tien- 
drait pour  non  avenue.  Il  lui  préférerait  l'erreur 
comme  lui  ayant  été  personnellement  plus  vraie 
que  la  vérité  laquelle  est,  au  surplus,  comme  le 
montre  aussi  cet  exemple,  sujette  à  des  remanie- 
ments perpétuels. 

Ce  même  héros  d'A  l'ombre  des  jeunes  filles 
en  fleurs  va  avoir  à  lutter  contre  la  confusion 
inverse  : 

«  ...  et  m'étant  dit  comme  d'ordinaire  qu'avoir 
froid  peut  signifier  non  qu'il  faut  se  chauffer,  mais 
par  exemple  qu'on  a  été  grondé  et  ne  pas  avoir 
faim,  qu'il  va  pleuvoir  et  non  qu'il  ne  faut  pas 
manger...   » 

Voilà  des  sensations  ou  émotions  à  excitant 
interne  ou  organique  qui  risquent  d'être  prises 
pour  des  sensations  ou  émotions  à  excitant  péri- 
phérique. 

Dans  les  phrases  citées  de  M.  Cocteau  on  voit 
le  cacao  et  le  malaise  métaphysique  (mais  y  a-t-il 
des  malaises  métaphysiques?)  notés  côte  à  oôte. 
Simple  artifice  de  style  ?  Je  ne  le  crois  pas  ; 
cette  attitude  du  seul  plan  intellectuel  est  un  des 
caractères  les  plus  nets,  les  plus  patents  de  la  litté- 


—  147  — 

rature  contemporaine.  D'ailleurs,  même  artifice  de 
style,  il  en  faut  chercher  la  signification.  Plus  loin 
le  rêve  est  dit  contigu  à  la  vie.  A  ce  succédané  si 
bien  on  goûte  que  les  valeurs  de  l'une  et  de  l'autre 
presque  s'équivalent. 

Le  poème  de  M.  Aragon,  comme  la  plupart 
des  poèmes  modernes,  montre  le  désordre  suggestif 
et  successif  de  ce  plan  intellectuel  unique.  Côte  à 
côte,  sans  le  moindre  emballage,  hors  des  casiers, 
des  ficelles  et  des  boîtes,  étiquettes  et  cachets  rom- 
pus, tout  ce  qui  au  cerveau  parvient  ou  revient  au 
sujet  de  la  minute  qu'on  veut  décrire,  se  trouve 
jeté  tel  quel  sur  le  papier.  «  Tel  quel  »  pourrait 
être  une  devise.  Immédiatement  l'art  s'organise 
dans  ce  dégorgement  ou,  sinon,  nulle  retouche  ne 
l'y  apporte.  Excellemment,  M.  Cocteau  dit  «  va- 
cuum-cleaner  b  et  «  Le  livre  par  le  vide  ». 

Les  différences  s'abolissent.  L'œil,  l'oreille,  la 
bouche  prennent  part  au  poème  et  de  leurs  souve- 
nirs composent  une  fantasque  mosaïque  dont  on 
respecte  scrupuleusement  la  complexité.  Qu'un  fait 
actuel  vienne  interrompre  une  symphonie  de  souve- 
nirs, on  le  note  par  respect  de  sa  vérité  cérébrale, 
par  fidélité  à  son  état  intellectuel.  Ainsi  il  n'y  a 
plus   d'anachronismes.  Puisqu'en   même  temps  il 


—  148  — 

peut  y  avoir  dans  le  cerveau,  ou,  sinon  tout  à 
fait  en  même  temps,  au  moins  en  une  très  rapide 
succession,  la  perception  d'un  fait  actuel,  la  compa- 
raison de  ce  fait  avec  une  autre  notion  fort  diffé- 
rente, une  analogie,  une  métaphore,  un  souvenir 
ancien  se  rapportant  plus  ou  moins  directement  à 
ce  fait  actuel,  une  perception  de  couleur  ou  de  son 
ou  de  goût  coïncidant  dans  le  temps  avec  la  connais- 
sance du  fait  cité,  mais  sans  autre  rapport  avec  lui, 
pourquoi  ne  pas  noter  toutes  les  grandes  lignes  de 
ce  tableau  intellectuel,  véridiquement  ? 

Car  l'explication  de  ce  plan  intellectuel  unique, 
c'est  dans  la  peinture  des  états  cérébraux  qu'il  la 
faut  chercher.  M.  Canudo  l'écrit  explicitement.  Ce 
qui  intéresse  l'auteur  contemporain  ce  n'est  guère 
le  fait  en  lui-même.  Ce  fait  en  lui-même,  il  ne  le 
décrit  pas,  il  n'en  dit  rien.  L'auteur  moderne 
ne  voit  pas  un  fait  mais  son 
propre  état  intellectuel  à  pro- 
pos de  ce  fait,  le  retentisse- 
ment intellectuel  de  ce  fait. 
C'est  ce  retentissement  intellectuel  qu'il  décrira 
exclusivement.  Et  comme  l'état  mental  créé  par 
la  connaissance  d'un  fait  présente  à  la  conscience, 
à  peu  près  sur  le  même  plan,  tout  ce  qui,  de  loin 
ou  de  près,  à  ce  fait  se  relie  :  souvenirs,  percep- 


—  149  — 

tions  actuelles,  émotions,  sensations  externes  et 
internes,  circulatoires,  digestives,  au  passé,  au  pré- 
sent, et  au  futur,  l'auteur  moderne  voudra  repro- 
duire cette  même  confusion,  ce  même  désordre. 

Le  plan  intellectuel  unique,  et  plan  céré- 
bral,    sera  créé  en  littérature. 

On  remarque  combien  dans  ce  plan  intellectuel 
unique  les  souvenirs  «  d'enfance  »  occupent  une 
place  importante.  Jamais  encore  littérature  n'a 
vu  pareil  épanouissement  de  réminiscences  infan- 
tiles. Et  jamais  littérature  n'y  a  mieux  réussi.  Cet 
éloge  qui  s'étend  plus  généralement  à  tout  ce  qui  est 
fait  de  mémoire,  est  en  même  temps  un  symptôme 
qu'on  retrouvera. 

Enfin  l'exclusive,  ou  presque,  navigation  en 
plongée  dans  ce  milieu  intellectuel  a  eu  sur  la 
métaphore  une  influence  particulière.  Jusqu'à  pré- 
sent dans  une  comparaison  le  terme  comparé  et 
le  terme  de  comparaison  étaient  tous  deux  concrets, 
ou  le  premier  était  abstrait  et  le  second  concret 
servant  à  faciliter  la  compréhencion  du  premier. 
Car  «  en  ce  temps-là  »,  l'abstraction  pouvait  en- 
core paraître  difficile  à  comprendre,  plus  difficile 
que  la  réalité  concrète    qui   servait,  alors,  à  aider 


—  150  — 

à  l'intelligence  de  l'abstraction.  Aujourd'hui,  l'abs- 
trait et  le  concret,  à  la  vérité,  ne  se  distinguent 
plus  guère.  Le  concret  ne  valant  que  par  sa  réper- 
cussion intellectuelle,  toujours  plus  ou  moins 
abstraite,  que  reste-t-il  de  la  différence?  Et  dans 
la  comparaison  le  second  terme  est  devenu  volon- 
tiers abstrait,  car  l'abstraction  est  dans  le  plan 
intellectuel  moderne  aussi  capable  d'émotion  que 
la  réalité  concrète.  L'abstraction  donne  même 
peut-être  des  états  intellectuels  plus  riches  que 
ceux  dus  à  un  fait  concret.  Aussi  les  modernes  ont- 
ils  été  entraînés  parfois  à  renforcer  une  sensation 
périphérique  par  une  sensation  centrale,  dite  émo- 
tion intellectuelle,  qui  peut  être  déclanchée  par 
une  abstraction,  ce  qu'ils  font  au  moyen  de  la 
métaphore  dont  le  second  terme,  ou  même  seul 
terme,  est  abstrait. 

Ainsi  Guillaume  Apollinaire  écrit  (i)  : 

«  La  cendre  de  ses  pères  lui  sortait  en  barbe  gri- 

[  sonnante 
Il  portait  ainsi  toute  son  hérédité  au  visage  >. 

et  : 

«  Tous  sont  morts  le  maître  d'hôtel 
Leur  verse  un  Champagne  irréel 


(i)  Calligrammes. 


—  151  — 

Qui  mousse  comme  un  escargot 
Ou  comme  un  cerveau  de  poète...  » 

et  M.  Pierre  Drieu  La  Rochelle  (i)  : 

«  O  Méditerrannée,  vérité  évidente  au  milieu  des 
terres  solides  et  bornées  ». 

Ces  métaphores  abstraites  sont  d'ailleurs  encore 
rares. 


(i)  Fond  de  Cantine. 


16 


LA  vie   végétative. 


Au  sommet  de  l'homme  le  cerveau  ne  sait  pas 
toujours  qu'au  dessous  de  lui  des  organes  vivent, 
se  nourrissent,  travaillent.  Cette  vie  a  été  appelée 
vie  végétative,  vie  sympathique.  C'est  une  vie 
sourde,  profonde,  active,  silencieuse,  animale.  Com- 
me dans  un  sous-sol,  l'estomac,  les  reins,  le  foie, 
le  cœur  accomplissent  leur  travail  quotidien  et 
indispensable.  On  ne  les  entend  guère  ;  on  ne  les 
voit  pas.  A  peine  un  bourdonnement  de  machine 
domestique  et  bien  huilée  parvient  à  nos  oreilles. 
Les  passagers  des  cabines  de  luxe  au  haut  du  paque- 
bot ne  sentent  pas  davantage  que  trente  mille 
chevaux-vapeur  à  chaque  tour  d'hélice  s'attellent, 
frémissent  et  s'enlèvent  dans  un  galop  instantané. 


—  154  — 

A  cette  trépidation  on  s'habitue.  Elle  a  beau  être 
la  voix  même  de  la  vie,  nous  ne  lui  prêtons  aucune 
attention.  Du  moins  la  vie  végétative  consent  à 
rester  ainsi  aphone  quand  tout  va  bien,  quand  le 
bon  état  des  organes  leur  permet  un  rendement 
suffisant  sans  trop  d'usure.  Mais  aussitôt  qu'une 
poussière  frotte  dans  les  engrenages  de  la  machine, 
un  cri  d'alarme  s'élève.  La  vie  végétative  parvient 
jusqu'à  la  sensibilité.  Les  rouages  grincent.  La 
sensibilité  ne  perçoit  donc  guère  la  vie  végétative 
qu'en  cas  d'accrocs  dans  la  marche  des  organes, 
qu'en  cas  de  maladie.  Elle  les  perçoit  d'ailleurs  très 
mal,  d'une  manière  confuse,  vague,  presque  mysté- 
rieuse, à  moins  qu'il  ne  s'agisse  d'un  mal  aigu  et 
grave  et  brusque,  qui,  alors,  relativement,  précise 
l'inquiétude  de  la  vie  organique.  C'est  grâce  à  cette 
imprécision  des  renseignements  fournis  par  la  vie 
végétative  qu'on  répète  depuis  des  générations  qu'on 
a  mal  au  cœur  quand  on  a  mal  à  l'estomac. 

Nous  avons  déjà  vu  cette  vie  végétative  retentir 
sur  la  vie  intellectuelle  dans  la  littérature  contem- 
poraine. La  cœnesthésie  n'est  autre  chose  que 
l'ensemble  des  notions  que  la  sensibilité  possède 
à  un  moment  donné  sur  la  vie  végétative.  La  cœnes- 
thésie, on  se  le  rappelle,  détermine  la  qualité  du 
subconscient.   Le  subconscient  à  son  tour  déter- 


—  155  — 

mine  la  religiosité.  Un  premier  retentissement  d'une 
vie  végétative  un  peu  bruyante  sera  un  regain  de 
mysticisme. 

Une  autre  façon  dont  la  vie  végétative  peut 
retentir  sur  la  vie  cérébrale,  est  caractérisée  par 
une  sorte  d'engourdissement  intellectuel.  On  peut 
dire  :  chaque  fois  qu'il  y  a  cœnesthésie,  il  y  a  une 
diminution  et  un  affaiblissement  dans  l'accomplis- 
sement de  certaines  fonctions  cérébrales.  La  partie 
de  l'intelligence  plus  facilement  atteinte  par  la  vie 
végétative  est  l'intelligence  rationnelle,  l'intelli- 
gence dite  supérieure,  la  plus  consciente.  J'en  ai 
parlé  à  propos  de  la  description  brève,  saccadée 
et  précise  des  lettres  modernes. 

La  vie  végétative,  la  cœnesthésie,  par  l'engour- 
dissement cérébral  partiel  qu'elles  détermi- 
nent, permettent  aux  auteurs  modernes  de  sen- 
tir avant  de  comprendre,  ou  tout 
au  moins  permettent  la  tentative.  Il  faut,  pour  y 
réussir,  un  état  passif  de  l'intelligence  succédant, 
par  intermittences,  à  des  moments  d'activité  céré- 
brale complète  et  lucide. 

Cette  passivité  intellectuelle  a  contribué  sûre- 
ment au  rejet  des  formes  anciennes  de  grammaire. 


-  i56- 

de  logique,  de  raisonnement  dans  l'écriture  car 
cette  logique  est  inconnue  au  cerveau  partiel  que 
la  vie  végétative  surtout  respecte. 

Le  cerveau  agit,  on  le  sait,  comme  frein,  comme 
résistance,  sur  les  actions  nerveuses  médullaires. 
S'il  y  a  donc  diminution  cérébrale  par  suite  de 
cœnesthésie,  de  vie  végétative  trop  consciente,  il 
y  aura  en  même  temps  médullarité.  L'homme  qui 
trop  sur  sa  vie  sympathique  se  penche,  sera  un 
médullaire,  au  moins  dans  les  moments  de  vie 
organique  intense. 

Ainsi  la  vie  végétative  joue  un  rôle  extrêmement 
important  dans  la  littérature  moderne.  Pourquoi 
spécialement  dans  la  littérature  moderne?  C'est 
ce  que  tout  à  l'heure  expliquera  la  fatigue. 

Non  seulement  l'esprit  moderne  se  laisse  en- 
vahir par  la  vie  végétative,  mieux  il  va  au  devant 
d'elle,  se  penche  sur  sa  rumeur,  l'ausculte,  la 
scrute,  l'interroge  et  en  attend  beaucoup  de  mer- 
veilles. L'habitude  du  plan  intellectuel  unique  lui 
fait  accorder  la  même  importance  à  cette  vie  pro- 
fonde qu'à  la  vie  habituellement  consciente  de  la 
superficie  cérébrale.  Il  estime  à  la  même  valeur 
ses    impressions    du    monde    extérieur,    ses    idées 


—  157  — 

rationnelles  et  les  impressions  obscures,  profondes, 
sournoises,  qui  lui  viennent  des  actions  digestives 
ou  circulatoires.  Rien  ne  distingue  plus  nettement 
les  impressions  extérieures  de  ces  impressions 
internes.  Sur  celles-ci  pour  un  peu  on  s'halluci- 
nerait. 

«  Systole,  diastole  »,  écrit  Moravagine,  le  pri- 
sonnier sensible  de  M.  Cendrars  (i). 

Enfin  la  vie  végétative  comporte  des  impres- 
sions d'origine  sexuelle.  Ce  courant  sexuel  que 
d'autres  causes,  on  le  verra,  encore  surexcitent, 
fait  avec  la  vie  végétative  irruption  dans  une  céré- 
bralité  qui,  pour  le  moment,  et  par  suite  même  de 
cette  intrusion  de  la  cœnesthésie,  se  trouve  en 
état  de  moindre  résistance.  Une  si  faible  digue, 
le  courant  sexuel  la  rompt,  la  déborde.  Il  s'épa- 
nouit en  cette  frénésie  sensuelle  qui  orne  les  lettres 
modernes.  Voyez  la  «  Tour  »  des  dix-neuf  poèmes 
élastiques  et  ce  cri  de  tendresse  volée  : 

«  Jeunesse  et  je  n'ai  pas  baisé  toutes  les  bouches  ».  (2) 


(1)  Littérature,  novembre   1919. 

(2)  Louis  Aragon,  Feu  de  joie. 


17 


LA    Poésie    des    aliénés 
et   la    Poésie    moderne. 


J'ai  déjà  lu  38  fois  que  les  poètes  modernes 
singeaient  les  diverses  variétés  de  démence,  et 
42   fois    qu'ils    étaient   des    déments    eux-mêmes. 

Voici  d'abord  des  exemples  de  poèmes  com- 
posés par  des  fous  et  empruntés  à  une  série  d'arti- 
cles de  MM.  Vaschide  et  Meunier  (1)  : 

«  Ayant  été  admis  à  moissonner  la  récolte  de 
l'asile  j'ai  été  à  portée  d'entendre  la  sédition  des 
végétaux  alimentaires  qui  se  sont  adressés  à  moi 
pour  interpréter  leurs  gémissements  que  j'ai  traduit 


(1)  La  Plume,  1905. 


—  i6o  — 

en  vers  alexandrins,  car  le  préjudice  causé  aux  végé- 
taux depuis  six  ans  est  au  moins  de  dix  mille  francs  : 
ce  dialogue  funèbre  est  de  cinq  strophes  quarante 
vers,  affaire  locale  que  j'ai  soumise  au  tribunal  de 
l'honorable  directeur  M.  le  docteur  B....  C'est  la 
première  partie  de  ce  dialogue  car  la  narration  qui 
regarde  la  nation  française  est  de  treize  strophes, 
cent  dix-sept  vers,  ensemble  cent  soixante-deux 
vers.  En  ma  qualité  de  chantre  du  progrès,  j'aurais 
cru  M.  le  Sénateur  négliger  mon  mandat,  en  gar- 
dant le  silence,  mais  ma  philantropie  patriotique, 
qui  est  proverbiale,  ne  m'a  point  permis  une  pareille 
lâcheté  ;  et  j'espère,  Monsieur,  que  mon  initiative 
sera  accompagnée  de  la  vôtre  et  de  celle  de  ceux 
qui  se  disent  de  la  nouvelle  France  ». 


«  Près  des  lacs  du  bois  de  Boulogne 
Un  jeune  homme  s'en  va  rêvant, 
L'air  malade,  son  pas  chancelant, 
Ses  yeux  au  ciel  cherchent  la  Madone 
De  ses  yeux  scintillent  des  éclairs. 
De  temps  à  autre  il  ramasse  par  terre 
Quelques  feuilles  que  le  vent  a  tombés 
Quel  dommage  qu'il  soit  seul  à  les  ramasser  !  » 


—  i6i 


Dédié  à  Etudes  Astronomiques 

ma  bru  Littérature  Française. 

Hymne  a  la  Terre. 

En  ta  révolution  o  ;  marche,  marche  Terre  qui 
me  reçus,  me  donnas  assistance,  la  vie  !  9  " 

Toi  que  mes  pieds  ont  foulée  et  foulent  encore  !  s  ' 

Toi  qui  fus  dans  ma  jeunesse  l'objet  de  mes 
études  et  que  j'étudie  toujours. 

Toi  dont  j'admire  la  légèreté,  la  vitesse  8 ,  la 
régularité  !  9  *  B. 

Quelle  loi  te  contraint  depuis  des  siècles,  des 
siècles  ? 

S  accula  sœculum    o  '. 

Dans  ta  course...  sensée,  toujours  tu  évites  un 
choc,  qui  pour  tes  humains  serait  leur  perte. 

Mais  celui  o"  qui  fit  le  monde  voulut  malgré 
ta  rotation  o  qu'ils  n'ignorent  point  que  tu  par- 
cours pendant  une  année  accompagnée  de  ton 
atmosphère  et  de  ton  satellite,  Lune,  une  étendue 
au  minimum  de 

Deux  cent  trente  millions  de  lieues 
230.000.000 

Matin  notes 

Poésie  1 1 


—    IÔ2   — 

i  En  365  jours,  6  heures 

2  Allusions  au  domaine  de  V.  E.      x 

3  69  ans 

4  550  00  lieues  en  24  heures. 

5  Indéfiniment 

6  Le  Créateur 

7  En  24  heures   0  Chout 

0  *  B  se  rend  toujours  à  son 
point  de  départ.  » 


«   Car  je   suis   persuadé 

Que  tout  le  monde  doit  aimer  cette 

Vie-là.  La  vie  de  ferme,  le  bon 

Air,  les  animaux,  la  vie  solitaire, 

Où  toute  la  splendeur  de  la  nature  sourit 

Quand  arrive  le  printemps,  le  mois 

De  Mai,  la  feuille  pousse  la  verdure, 

Les  fleurs  que  l'on  respire 

Ce  parfum  délicieux  des  jardins 

Et  des  champs, 

Les  animaux  de  toute  espèce, 

Des  cailles,  des  perdrix,  des  hirondelles, 

Des  perroquets,  des  faisans  dorés, 

Tout  ceci  a  été  créé  pour  ma  figure  ! 

Aussi  je  tiens  à  ce  qu'elle  dure  ; 


—  163  — 

C'est  pour  cela  que  je  me  soigne 

Bien  dur  et  longtemps, 

Temps  pire  pour  les  amours 

Qui  ont  des  maîtresses  ;  je  n'en  veux  point. 

Ma  femme,  c'est  ma  pipe, 

Deux  paquets  de  tabac  par  semaine. 

Voilà  ma  rente  hebdomadaire  : 

Une  petite  prise  de  temps  en  temps 

Que  l'on  m'offre  avec  plaisir 

que  j'accepte  de  même  : 

Voilà  ma  petite  vie 

Et  je  voyage  pour  connaître  ma  géographie.  > 

Entre  ces  vers  et  ceux  de  certains  poètes  moder- 
nes on  trouvera  comme  facteur  commun  une  très 
grande  sincérité,  le  moi  étalé  complaisamment  en 
éventail.  A  vue  de  nez  cela  se  ressemble  ;  et  c'est 
rout,  car  qui  plaide  identité  verra  un  à  un  ses  argu- 
ments faiblir. 

Ainsi  : 

D'une  part  les  A  1  i  é  -     D'autre  part  les     M  o  - 
nés  dernes 

sont  sentimentaux.  fuient  la  sentimentalité. 

emploient  peu  de  meta-     emploient  beaucoup  de 
phores.  métaphores. 


—  164 
Aliénés 

sont,  sans  milieu,  ou 
bien  très  facilement  com- 
préhensibles ou  bien  net- 
tement incompréhensi- 
bles. Il  est  tout  à  fait  inuti- 
le d'essayer  de  les  com- 
prendre :  les  fous  sont 
fous  parce  qu'on  ne  les 
comprend  pas  ;  quand 
on  les  aura  compris  ils 
auront  cessé  d'être  fous 
ou  nous  le  serons  deve- 
nus comme  eux.  La  poé- 
sie du  fou,  dans  ses  mo- 
ments de  folie,  est  es- 
sentiellement incompré- 
hensible. 


Modernes 

sont  toujours  difficiles  à 
comprendre  pour  qui  n'en 
a  pas  l'habitude.  Mais 
le  lecteur  averti  ne  s'y 
trompe  pas  :  la  poésie 
peut  n'être  pas  compri- 
se, elle  demeure  com- 
préhensible, différence 
absolue. 


usent  d'artifices  typogra-  usent  d'artifices  typogra- 
phiques sans  suite,  ni  phiques  d'une  utilité  rai- 
utilité,  sonnée. 


préfèrent  le  vers  à  la  pro-  usent  de  rythmes  appro- 
se,  et,  dans  le  vers,  les  ximatifs  aussi,  mais  com- 
rythmes  simples  (alexan-     plexes.  Leur  préférence 


i65 


Aliénés 


Modernes 


drin,  octosyllabique)   et     va  à  la  prose, 
approximatifs. 


expriment  directement  ; 
parce  qu'ils  n'ont  pas 
de  sensibilité  (mais  seu- 
lement une  sentimenta- 
lité) qui  puisse  s'inter- 
poser entre  eux  et  les 
faits 


expriment  indirec- 
tement, par  peti- 
tes touches  autour 
qui  situent,  évoquent. 
Ils  expriment  indirecte- 
ment parce  qu'ils  dé- 
crivent un  état  intellec- 
tuel, un  état  sensible 
à  propos  d'un 
fait.  Ils  disent  non  un 
objet  mais  l'émo- 
tion spécifi- 
que   de  cet  objet. 


Le  subconscient  natu- 
rellement à  nu  ne  suffit 
pas  à  produire  de  la 
littérature.  Les  fous  écri- 
vent  médiocrement. 


surenchérissent  sur  la  fo- 
lie qu'ils  précèdent  et 
ne  suivent  pas.  De  tout 
le  poids  de  leur  intelli- 
gence ils  forcent  leur 
subconscient  à  une  gym- 
nastique bien  plus  éche- 
velée   que   celle   de   ses 


i66 


Aliénés 


Modernes 


mouvements  naturels. En 
somme,  ils  écrivent  avec 
leur  subconscient  que 
leur  intelligence  stimule, 
comme  tout  le  monde  a 
toujours  fait  dans  la  me- 
sure de  ses  moyens. 

ne  font  que  de  l'auto-     font  de  l'autobiographie 
biographie.  aussi  mais  plus  objecti- 

ve, impersonnelle  quel- 
quefois et  sous  certains 
rapports. 

font  aussi   autre   chose. 


Le  fou  cherche,  s 'ai- 
dant d'un  rythme  facile, 
à  débrouiller 
un  chaos  d'images  et 
de  non-sens  qui  lui  pa- 
raissent des  évidences. 


Le  poète  cherche  à 
embrouiller. 
D'où  découlent  deux  es- 
thétiques contraires  dont 
l'une,  la  folle,  est  in- 
connaissable. 


Comment  écrivaient 
les  fous  en  1700?  J'ima- 


—  167  — 
Aliénés 

gine  que  cela  ressemblait 
à  du  Corneille,  Racine, 
Saint-Simon  faiblard. 


Modernes 


extériorisation 
résonance 
état  amorphe 
précipitation 


expression 
rythmique 
état  cristallisé 
construction 


photographie  sur  plaque     Mesure  d'angles,  de  rap- 
voilée  ports.    Comparaisons. 

Relations.  Métaphores. 

addition  progression 

humour  poésie 

La  question  n'est  pas  au  point. 


18 


LE  cinéma  et  les  lettres 
modernes. 


Le  cinéma  sature  la  littérature  moderne.  Réci- 
proquement cet  art  mystérieux  a  admis  beaucoup 
de  littérature.  La  collaboration  ciné-littéraire  a 
surtout,  il  est  vrai,  produit  jusqu'ici,  les  adapta- 
tions du  «  Crime  de  Sylvestre  Bonnard  »  et  de 
«  Travail  »,  films  qu'on  ne  blâmera  jamais  assez  et 
qui  dévoient  la  pousse  fragile  d'un  mode  d'expres- 
sion encore  hésitant,  mais  le  plus  exact  et  subtil 
qu'on  n'ait  jamais  connu. 

Si  la  vue  d'un  film  quelconque  dont  le  metteur 
en  scène  ignare  ne  connaît  en  fait  de  lettres  que 
l'Académie  et  consorts,  nous  fait  songer,  malgré 
le  metteur  en  scène  ou  plutôt  à  son  insu,  à  la  litté- 


—  170  — 

rature  moderne,  c'est  qu'il  existe  vraiment,  entre 
cette  littérature  et  le  cinéma,  une  naturelle  circu- 
lation d'échanges  qui  démontre  plus  d'une  parenté. 

D'abord  : 

La  littérature  moderne  et  le  cinéma  sont  égale- 
ment ennemis  du  théâtre.  Aucune  tentative  de 
conciliation  n'y  fera  rien.  Deux  esthétiques,  comme 
deux  religions,  ne  peuvent  vivre  côte  à  côte,  diffé- 
rentes, sans  se  combattre.  Sous  le  double  assaut 
des  lettres  modernes  et  du  cinéma,  le  théâtre,  s'il 
ne  meurt  point,  s'affaiblira  progressivement.  C'est 
couru  d'avance.  Ce  théâtre  où  un  bon  acteur  lutte 
contre  un  monologue  de  quarante  vers,  réguliers 
à  faux,  pour  vivre  malgré  la  surcharge  du  verbiage, 
que  peut-il  opposer  à  l'écran  où  apparaît  la  moindre 
secousse  fibrillaire  et  où  un  homme  qui  n'a  même 
pas  besoin  de  jouer,  me  ravit,  parce  que,  simplement 
homme,  le  plus  bel  animal  de  la  terre,  il  marche, 
court,  s'arrête  et  se  retourne  parfois  pour  tendre 
son  visage  en  pâture  au  spectateur  vorace. 

Pour,  ainsi,  se  mutuellement  soutenir,  la  jeune 
littérature  et  le  cinéma  doivent  superposer  leurs 
esthétiques. 


—  iyi  — 
(a)    ESTHÉTIQUE    DE    PROXIMITÉ 

La  succession  des  détails  qui  remplace  le  déve- 
loppement chez  les  auteurs  modernes  et  les  gros 
premiers  plans  dus  à  Griffith  relèvent  de  cette 
esthétique  de  proximité. 

Entre  le  spectacle  et  le  spectateur,  aucune 
rampe. 

On  ne  regarde  pas  la  vie,  on  la  pénètre. 
Cette  pénétration  permet  toutes  les  intimités. 
Un  visage,  sous  la  loupe,  fait  la  roue,  étale  sa 
géographie   fervente. 

Des  cataractes  électriques  ruissellent  dans  les 
failles  de  ce  relief  qui  m'arrive  recuit  aux  3000 
degrés   de  l'arc. 

C'est  le  miracle  de  la  présence  réelle, 
la  vie  manifeste, 

ouverte  comme  une  belle  grenade, 
pelée  de  son  écorce, 
assimilable, 
barbare. 
Théâtre  de  la  peau. 
Aucun   tressaillement   ne   m'échappe. 
Un  déplacement  de  plans  désole  mon  équilibre. 
Projeté   sur  l'écran   j'atterris   dans   l'interligne 
des   lèvres, 


—  172  - 

Quelle  vallée  de  larmes,  et  muette! 

Sa  double  aile  s'énerve  et  tremble,  chancelle, 
décolle,  se  dérobe  et  fuit  : 

Splendide    alerte    d'une    bouche    qui    s'ouvre. 

Auprès  d'un  drame  ainsi  suivi  à  la  jumelle  de 
muscle  en  muscle,  quel  théâtre  de  parole  n'est 
point  misérable  ! 

(b)    ESTHÉTIQUE    DE    SUGGESTION 

On  ne  raconte  plus,  on  indique.  Cela  laisse 
le  plaisir  d'une  découverte  et  d'une  construction. 
Plus  personnellement  et  sans  entraves,  l'image  s'or- 
ganise. 

A  l'écran  la  qualité  essentielle  du  geste  est 
de  ne  point  s'achever.  Le  visage  n'exprime  pas 
comme  celui  du  mime,  mais,  mieux,  suggère.  Ce 
rire  interrompu,  comme  on  l'imagine  à  partir  de 
son  avènement  entrevu.  Et  sur  cette  paume  de 
Hayakawa  qui,  à  peine,  s'ouvre,  vers  quelle  large 
route  de  gestes,  l'idée,  alors,  s'oriente. 

Pourquoi  ? 

D'une  action  qui  habilement  s'amorce,  le  déve- 
loppement n'ajoute  rien  à  l'intelligence.  On  prévoit, 
on   devine. 


—  173  — 

Les  données  d'un  problème  suffisent  à  qui 
connaît  l'artihmétique. 

L'ennui  de  lire  tout  au  long  une  solution  un 
peu  facile  qu'on  trouve  soi-même  plus  vite. 

Surtout,  le  vide  d'un  geste  que  la  pensée  plus 
rapide    prend  à  son  berceau  et,  dès  lors,  précède. 

(c)    ESTHÉTIQUE    DE    SUCCESSION 

«  Movies  »  disent  les  Anglais  ayant  compris 
peut-être  que  la  première  fidélité  de  ce  qui  repré- 
sente la  vie,  est  de  grouiller  comme  elle.  Une  bous- 
culade de  détails  constitue  un  poème,  et  le  découpage 
d'un  film  enchevêtre  et  mêle,  goutte  à  goutte,  les 
spectacles.  Plus  tard  seulement  on  centrifuge,  et 
du  culot  se  prélève  l'impression  générale.  Cinéma 
et  lettres,  tout  bouge.  La  succession  rapide  et 
angulaire  tend  vers  le  cercle  parfait  du  simultanéis- 
me  impossible.  L'utopie  physiologique  de  voir  en- 
semble se  remplace  par  l'approximation  :  voir  vite  : 

(d)  ESTHÉTIQUE  DE  RAPIDITÉ  MENTALE 

Il  est  au  moins  possible  que  la  vitesse  de  penser 
puisse  s'accroître  au  cours  de  la  vie  d'un  homme 
et  des  générations  successives.  Tous  les  hommes 


—  174  — 

ne  pensent  pas  avec  la  même  vitesse.  Ainsi  la  len- 
teur qui  nous  énerve  dans  les  films  italiens  où  les 
gestes  traînent  sur  l'écran  comme  des  limaces, 
témoigne  de  la  lenteur  de  pensée  de  ce  peuple. 
Le  temps  perdu  de  la  compréhension  est  plus  long 
dans  un  cerveau  italien  que  dans  un  cerveau  fran- 
çais. Ce  qui,  encore  énigme,  intéresse  et  berne  le 
spectateur  italien,  nous,  Français,  le  saisissons  au 
vol  et  ne  savons  plus  de  quinze  secondes  à  quoi 
nous  occuper. 

C'est  ainsi,  et  pour  beaucoup  d'autres  raisons, 
qu'il  n'y  aura  pas,  pour  l'élite,  de  cinéma  inter- 
national. 

Les  films  passés  vite  nous  entraînent  à  penser 
vite.  Un  mode  d'éducation  peut-être. 

A  la  suite  de  quelques  Douglas  Fairbanks,  j'ai 
eu  des  courbatures,  mais  point  d'ennui. 

Cette  vitesse  de  pensée  que  le  cinéma  enregistre 
et  mesure,  et  qui  explique  en  partie  l'esthétique 
de  suggestion  et  de  succession,  se  retrouve  dans  la 
littérature.  En  quelques  secondes  il  faut  forcer  la 
porte  de  dix  métaphores,  sinon  la  compréhension 
sombre.  Tout  le  monde  ne  peut  pas  suivre  ;  les 
gens  à  pensée  lente  sont  en  retard  en  littérature 


—  175  — 

comme  au  cinéma  et  assassinent  le  voisin  de  ques- 
tions continuelles. 

Dans  les  illuminations  de  Rimbaud  en  mo- 
yenne une  image  par  seconde  de  lecture  à  haute 
voix  ; 

dans  les  dix-neuf  poèmes  élastiques  de  M. 
Biaise  Cendrars,  même  moyenne  ;  parfois  légère- 
ment plus  faible. 

D'autre  part  chez  Marinetti  (Italien)  on  ne 
trouve  guère  plus  d'une  image  pour  cinq  secondes. 

La  même  différence  que  dans  les  films. 

(e)   ESTHÉTIQUE   DE  SENSUALITÉ. 

En  littérature  :  «  pas  de  sentimentalité  !  »  en 
apparence. 

Au  cinéma  la  sentimentalité  est  impossible. 

Impossible  à  cause  des  gros  premiers  plans, 
de  la  précision  photographique.  Que  faire  de  fleurs 
platoniques  quand  s'offre  la  peau  d'un  visage  que 
violentent  quarante  lampes  à  arc? 

Les  Américains  qui  ont  relativement  compris 
certains  côtés  du  cinéma,  n'ont  pas  toujours  com- 
pris celui-là. 


—  176  — 

(f)    ESTHÉTIQUE   DE   MÉTAPHORES. 

Le  poème  :  une  chevauchée  de  métaphores  qui 
se   cabrent. 

M.  Abel  Gance,  le  premier,  eut  l'idée  de  la 
métaphore  visuelle.  Sauf  une  lenteur  qui  la  fausse 
et  un  symbolisme  qui  la  déguise,  c'est  une  décou- 
verte. 

Le  principe  de  la  métaphore  visuelle  est  exact 
en  vie  onirique  ou  normale  ;  à  l'écran  il  s'impose. 

A  l'écran,  une  foule.  Une  voiture  passe  diffi- 
cilement. Ovation.  Des  chapeaux  se  lèvent.  Des 
mains  et  des  mouchoirs,  taches  claires,  au-dessus 
des  têtes  s'agitent.  Une  indéniable  analogie  appelle 
ces  vers  d'Apollinaire  : 

«  Quand  les  mains  de  la  foule  y  feuillolaient  aussi  » 

et  ces  autres  : 

«  Et  des  mains,  vers  le  ciel  plein  de  lacs  de  lumière 
S'envolaient  quelquefois  comme  des  oiseaux 

|  blancs  ». 

Aussitôt  j'imagine,  surimpression,  naissant  au 
fondu,  puis  qui  surgit  plus  nette  et  tout  de 
suite    s'interrompt  : 


—  177  — 

des  feuilles  mortes  qui  tombent  et  tourbillon- 
nent, puis  un  vol  d'oiseaux. 

Mais  :  VITE  (2  mètres) 

SANS  SYMBOLISME 

(que  les  oiseaux  ne  soient  pas  des  colombes 
ou  des  corbeaux,  mais,  simplement,  des 
oiseaux). 

Avant  cinq  ans  on  écrira  des  poèmes  cinéma- 
tographiques :  150  mètres  et  100  images  en  chapelet 
sur  un  fil  que  suivra  l'intelligence. 

(g)    ESTHÉTIQUE    MOMENTANÉE. 

Rares  sont  les  critiques  littéraires  qui  n'ont  pas 
écrit  qu'un  belle  image  poétique  doit  être  éternelle. 
C'est  idiot.  D'abord  éternelle  ne  veut  rien  dire. 
Mettons  :  durable.  Une  image  ne  peut  pas  être 
durable.  Scientifiquement,  le  réflexe  de  beauté  se 
fatigue  :  l'image  devient,  en  vieillissant,  cliché. 
Racine,  au  temps  de  Racine,  devait  offrir  des  images 
nombreuses  à  ses  auditeurs  et  de  bien  inattendues. 
Qu'en  reste-t-il  aujourd'hui?  Des  platitudes.  Là 
où  le  texte  soutenait  la  diction,  aujourd'hui  la 
diction  sauve  le  texte.  Comment  se  pourrait-il 
qu'une   œuvre  résiste   à   un  tel   contre-sens?   De 

Poésie  ia 


-  i78  - 

Racine  il  ne  reste  que  le  rythme,  la  moitié  de  ce  qu'il 
fut.  Du  cliché  peut  renaître  une  image  à  condition 
que  d'abord  on  l'oublie.  Oublions  Racine.  N'en 
parlons  plus  de  trois  cents  ans.  Une  oreille  neuve 
le  retrouvera  et,  enfin  sincère,  y  sentira  de  l'agré- 
ment. 

Toujours  l'écriture  vieillit,  mais  plus  ou  moins 
vite.  L'écriture  actuelle  vieillira  très  rapidement. 
Ce  n'est  pas  un  reproche.  Je  sais  qu'il  y  a  des  gens 
qui  jugent  de  la  valeur  des  œuvres  d'art  par  la 
durée  de  leur  succès.  Ils  prononcent  :  c  Ça  restera 
ou  ça  ne  restera  pas  ».  Ils  parlent  de  postérité,  de 
siècles,  de  millénaires  et  d'éternité  comme  plus 
haut.  Ils  méprisent  la  mode.  Ils  ne  savent  pas  esti- 
mer leur  plaisir  davantage  que  les  jeux  pâles  des 
générations  mortes. 

Tout  de  même  il  faudrait  qu'on  nous  fiche  la 
paix  avec  ce  chantage  aux  sentiments.  Mon  bis- 
aïeul aimait  Lamartine  et  portait  des  pantalons  à 
sous-pied.  Le  respect  filial  ne  m'oblige  pas  au 
sous-pied  et  m'obligerait  à  jocelyn  ?  On  ne  lit  pas 
les  chefs-d'œuvre  et  quand  on  les  lit,  tombes! 
quelle  danse  sur  vos  dalles!  Une  page  qui  dure 
n'est  pas  toujours  une  page  complète  :  elle  est  trop 
générale.   Certaines   œuvres   étreignent   si   exacte- 


—  179  — 

ment  une  étape  que  l'étape  brûlée,  elles  ne  sont 
plus  qu'une  peau  sèche.  Mais  pour  les  compagnons 
de  route  quel  miroir  !  Même  dans  les  classes,  ce  que 
le  cuistre  goûte  à  Corneille,  Corneille,  cela  jus- 
tement, le  méprisait.  A  mon  pire  ennemi  je  ne 
souhaite  pas  de  devenir  classique  et  pot  à  sottises. 

Les  écoles  littéraires  précipitent  leur  succession. 
Celles  qui  serrent  de  près  les  sentiments  des  hom- 
mes, voient  qu'en  dix  ans,  hommes  et  sentiments 
changent.  La  précision  fait  vite  d'une  littérature 
une  brousse  impraticable.  Le  symbolisme  déjà  s'en- 
niaise,  mais  il  a  contenu  des  plaisirs.  Un  style  ne 
suffit  plus  à  occuper  toute  une  génération.  En 
vingt  ans  la  voie  du  beau  aborde  une  nouvelle 
courbe.  La  vitesse  de  la  pensée  s'est  accrue.  Les 
fatigues  se  précipitent.  Que  ce  qu'on  appelle  à 
tort  et  à  travers  le  cubisme  vive  par  mois  et  non 
plus  par  années,  cela  ne  prouve  rien  à  sa  charge. 
On  brûle  les  petites  gares.  Les  hommes  d'il  y  a 
cinquante  ans  s'essoufflent  parfois  à  'vouloir  suivre. 
La  plupart  blâment.  Cette  querelle  des  Anciens 
et  des  Modernes  que  depuis  l'origine  de  l'homme 
les  Modernes  gagnent. 

Le  film  comme  la  littérature  contemporaine 
accélère  d'instables  métamorphoses.  De  l'automne 


—  180  — 

au  printemps,  l'esthétique  change.  On  parle  des 
canons  éternels  de  la  beauté  quand  deux  catalogues 
successifs  du  bon  marché  confondent  ces  rado- 
tages. La  mode  des  costumes  est  l'appel  à  la  volupté 
le  plus  exact,  le  mieux  modulé.  Le  film  y  emprunte 
certains  charmes,  et  il  est  la  si  fidèle  image  de  nos 
engouements  que,  vieux  de  cinq  ans,  il  ne  convient 
plus  qu'à  la  lanterne  du  forain. 


TROISIÈME    PARTIE 


19 


UNE  SANTE  : 
LA    FATIGUE. 

LA  fatigue  intellectuelle 
facteur   de    civilisation. 


Ici  il  convient  d'être  sobre.  Trouver  dans  une 
«  maladie  »  somme  toute  et  dans  ses  faiblesses 
la  semence  des  plus  belles  moissons  humaines  est 
une  proposition  assez  héroïque  encore  pour  deman- 
der de  la  pondération. 

Je  me  demande  si  l'homme  n'est  pas  plus  intel- 
ligent au  moment  où  son  intelligence  surmenée 
connaît  des   arrêts,   des  heurts,   des  ratés  ;   si  la 


—    182   — 

civilisation  tout  entière,  dont  nous  vivons  cette  vie 
compliquée  et  active,  n'est  pas  le  produit  de  fatigues 
accumulées,  de  surmenages  successifs. 

D'abord  le  repos  intellectuel  n'existe  pas,  on 
le  sait  ;  l'intelligence  se  repose  en  se  fatiguant 
dans  un  autre  sens  ;  sur  cette  absence  de  repos 
est  bâti  le  «  cogito  ergo  sum  »  où  encore  on 
se  débat  ;  et  dès  qu'il  n'y  a  plus  de  repos,  la  fatigue 
commence.  Imperceptible,  infime,  sans  conséquence 
encore  appréciable,  elle  croît  sournoisement  durant 
une  longue  période  de  latence.  Les  toxines,  si 
vraiment  toxines  il  y  a,  depuis  la  première  goutte, 
s'accumulent.  Plus  tard  seulement  elles  agiront. 
Mais,  strictement,  il  n'y  a  pas  d'homme  qui  pense 
et  qui  ne  soit  pas  en  même  temps  intellectuellement 
fatigué.  Une  fois  de  plus  la  santé  intégrale  est  ren- 
voyée aux  magasins  des  mythes.  La  maladie,  ou 
la  fatigue,  nous  berce,  nous  élève,  nous  instruit, 
nous  permet  de  vivre,  et  de  l'une  à  l'autre  on  passe, 
comme  le  pendule  par  la  verticale  insaisissable,  par 
la  santé.  Une  minute  par  jour  ;  un  jour  par  an. 

Cette  fatigue,  la  seule  maladie  peut-être  n'est 
pas  seulement  une  dépréciation  que,  pour  prix  du 
moindre  mouvement,  on  subit  presque  continuelle- 
ment  et   qui   nous   diminue.    Certes,   quelquefois 


-  i83  -- 

c'est  une  diminution  que  nous  lui  devons.,  mais  pas 
toujours.  Elle  nous  augmente  dans  d'autres  rapports 
et  peut  être,  c'est  à  quoi  je  m'attache,  sans  elle  n'y 
aurait-il  point  dans  une  intelligence  de  minutes  de 
génie,  de  brusques  éclairs  de  compréhension  d'une 
portée  extraordinaire,  de  flambée  lyrique,  d'in- 
ductions victorieuses.  De  tout  cela,  sans  la  fatigue, 
l'homme  et  la  civilisation  seraient  appauvris  ;  la 
civilisation  ne  serait  plus  ce  qu'elle  est. 

On  peut  trouver  illogique  que  la  fatigue,  ou 
en  général  la  maladie  qui  revient  si  souvent  à  de 
la  fatigue,  chose  mauvaise  en  soi  disent  nos  cata- 
logues et  nos  bibliothécaires,  puisse  avoir  une 
influence  aussi  universellement  triomphante,  et  sti- 
muler l'intelligence.  L'illogique  n'a  jamais  été  une 
objection  sérieuse.  Et  d'ailleurs  l'intelligence  est 
un  accident,  un  hasard  peut-être  inutile  :  épiphé- 
nomène.  L'influence  de  la  fatigue  peut  être  favo- 
rable à  cet  accident  exceptionnel  dans  le  monde, 
sans  qu'il  en  résulte  des  conséquences  aussi  graves 
que  celles  d'une  fatigue  qui  empoisonnerait  harmo- 
nieusement des  muscles   sûrement  indispensables. 

Il  faut  aussi  s'entendre.  Un  certain  degré  de  fa- 
tigue et  une  certaine  qualité  de  fatigue  sont  évidem- 
ment préjudiciables  autant  à  l'intelligence   qu'aux 


—  184  - 

muscles  ;  mais  cet  abrutissement  éphémère  n'est 
en  général  pas  atteint  ;  avant  lui  il  existe  toute  une 
échelle  de  lassitudes  qui  suffit  à  la  montée  quoti- 
dienne interrompue  par  le  sommeil.  Cette  demie 
fatigue  est  infiniment  plus  importante  que  la  fatigue 
complète,  puisqu'elle  est  à  peu  près  constante 
quand  l'autre  n'est  qu'exceptionnelle.  Ce  petit 
verre  de  fatigue  absorbé  tous  les  jours  façonne 
davantage  l'intelligence  qu'une  seule  bonne  cuite 
annuelle.  Et  puis  on  s'entraîne.  On  résiste  de  mieux 
en  mieux.  Ainsi  la  civilisation  fatigante  nous  happe 
et  nous  complétons  la  civilisation  pour  que,  mieux, 
elle  nous  morde. 

Mettons  toute  fausse  modestie  à  part.  L'intelli- 
gence de  l'homme,  même  rustre,  est  une  bien  belle 
chose.  Le  cerveau,  si  vraiment  l'intelligence  tout 
entière  y  réside,  est  un  organe  d'un  perfectionne- 
ment, d'une  souplesse,  d'une  sensibilité,  d'une 
délicatesse  absolument  stupéfiants.  Je  vous  renvoie 
au  passage  des  livres  d'apologétique  chrétienne  où 
on  prouve  l'existence  de  Dieu  par  l'exposé  des 
merveilles  de  la  nature.  Je  me  rappelle  y  avoir  lu 
une  description  de  l'œil  humain  qui  m'a  donné  un 
vertige  cherché  en  vain  depuis  à  travers  tous  les 
traités  d'anatomie.  Le  cerveau  et  l'intelligence  sont 
encore  un  milliard  de  fois  plus  complexes  que  l'œil. 


-  i85- 

Mais  vous  avez  vu  ces  petites  pendules  à  balancier 
de  cuivre  joli  et  compliqué.  On  les  remonte  une 
fois  par  an.  Elles  marquent,  outre  l'heure  et  la 
seconde,  le  jour  et  le  mois.  Elles  sonnent  les  quarts, 
les  demies,  les  heures  avec  des  timbres  différents. 
Le  cadran  est  lumineux.  Pour  un  peu  on  y  lirait 
le  menu  du  déjeuner  du  lendemain.  Un  petit  ther- 
momètre est  collé  à  gauche,  un  petit  baromètre  à 
droite.  C'est  superbe  et  impratique  au  possible. 
Toujours  quelque  chose  cloche  :  tantôt  c'est  la 
sonnerie  et  tantôt  l'aiguille  des  mois.  Un  appareil 
trop  compliqué  ne  fonctionne  jamais  parfaitement. 
Sa   complexité,   il   la   prend   sur   sa   robustesse. 

Il  en  est  de  même  pour  le  cerveau.  Tantôt  on 
oublie  une  date,  tantôt  une  adresse.  On  croyait 
avoir  déjà  fait  cette  course.  On  laisse  traîner  sur 
son  bureau  un  télégramme  urgent.  On  monte  deux 
étages  au  lieu  d'un,  et  l'on  fourrage  avec  sa  clef 
dans  la  serrure  du  voisin.  Autant  de  ratés  du  cer- 
veau, petits  signes  de  fatigue.  Ces  petits  grince- 
ments de  rouages  s'accusent,  c'est  très  important, 
quand  on  observe  des  intelligences  vastes,  à  gros 
bagage  d'érudition,  qui  travaillent  beaucoup,  cher- 
chent, se  rappellent,  rapprochent,  comparent  des 
abstractions  plusieurs  heures  par  jour  et  par  nuit. 
On  demande  à  ce  savant,  l'arrachant  à  son  bureau, 


—  186  — 

ce  qu'il  faisait  avant-hier  :  il  lève  la  tête,  se  passe 
la  main  sur  le  front,  cligne  des  yeux  :  «  Attendez... 
attendez...  oui...  avant-hier...  ah!  ma  foi...  »,  il  y 
en  a  pour  une  ou  deux  minutes.  Il  commet  des 
distractions  énormes,  des  oublis  graves.  La  préoc- 
cupation d'une  expérience  à  tenter,  d'un  chapitre 
à  écrire  l'empêche  de  dormir  trois  nuits  de  suite 
et  lui  gâte  l'appétit.  Plus  une  intelli- 
gence est  perfectionnée,  plus 
elle  est  délicate,  c'est  absolument 
logique.  Plus  elle  est  délicate, 
plus  la  fatigue  la  touchera  net- 
tement, et  cette  atteinte  de  la 
fatigue,  à  la  supposer  même 
constante,  sera  d'autre  part 
ressentie  plus  vivement  par 
une  intelligence  subtile.  Ainsi 
chez  un  homme  intelligent,  instruit  et  travailleur 
intellectuel,  les  effets  de  la  fatigue  seront  dès  l'abord 
doublés.  Une  grande  intelligence  est  donc  prédis- 
posée à  la  fatigue. 

D'autre  part  un  certain  degré  de  fatigue  intel- 
lectuelle stimule  la  compréhension,  c'est-à-dire 
l'intelligence.  Qui  pourrait  admettre  que  les  longues 
études,  les  efforts  de  réflexion  par  lesquels  a  passé 
tel  savant,  officiel  ou  non.  tel  philosophe,  ont  été 


-  i87 

accomplis  sans  fatigue.  Sur  cette  fatigue  s'élèveront 
ensuite  les  travaux  originaux. 

Mosso  écrit  :  (i) 

«  Si  j'avais  le  temps  je  voudrais  écrire  un  ouvrage 
sous  ce  titre  :  Génie  et  fatigue.  Je  ne  dirais  pas 
que  le  génie  est  de  la  patience.  Il  siérait  en  effet 
moins  à  un  physiologiste  qu'à  tout  autre  d'ad- 
mettre que  la  volonté  et  la  persévérance  suffi- 
sent pour  donner  du  génie  ;  mais  je  me 
contenterai  de  dire  que  la  fati- 
gue est  la  base  de  toute  créa- 
tion en  science  comme  dans  les 
beaux-arts.  (2) 

En  d'autres  termes  la  fatigue  ne  réussit  pas  à 
tout  le  monde.  Il  ne  suffit  pas  d'être  fatigué  pour 
avoir  des  idées  intéressantes.  Mais  de  n'être  pas 
une  condition  suffisante,  la  fatigue  reste  néanmoins 
souvent    nécessaire. 

Comment  le  chercheur  arrive-t-il  à  soupçonner 
un  rapport  qui  lui  échappe  ?  Rarement  il  le  découvre 
dès  la  première  fois  qu'il  y  pense.  De  longs  jours 


(1)  Mosso,  la  Fatigue  intellectuelle  et  physique. 

(2)  C'est  moi  qui  souligne. 


—  188  — 

un  problème  le  préoccupe,  le  poursuit,  le  harcèle, 
trouble  son  sommeil  et  ses  digestions.  Bientôt  l'em- 
prise du  mystère  est  telle  qu'il  ne  peut  plus  s'y 
soustraire.  C'est  l'idée  fixe  que  plus  rien  ne  dissipe, 
signe  d'un  état  de  fatigue,  d'un  état  neurasthénique. 
C'est  alors  que,  brusquement,  surgit  la  solution, 
en  général,  du  premier  bond  complète.  Elle  apparaît 
brusquement  et  non  par  déductions  successives. 
Brusquement  comme  une  image  poétique.  La  fa- 
tigue a  inhibé  le  raisonnement  déductif  qui  déraille, 
traîne,  se  permet  des  digressions  qui  lui  étaient 
interdites  par  la  trop  rigide  critique  de  l'intelli- 
gence reposée  et  vigoureuse.  L'intelligence  joue  à 
des  rapprochements  qui,  après  repos,  lui  paraî- 
traient puérils,  simplement  poétiques,  invraisem- 
blables et  à  négliger.  Soudain,  au  cours  de  cette 
école  buissonnière  qui  sauve  le  savant  de  sa  propre 
logique,  surgit  la  clarté  de  la  découverte.  Sans  fati- 
gue elle  n'aurait  pas  été. 

Que  Newton  sommeillait  et  rêvassait  sous  son 
arbre  quand  il  reçut  à  la  fois  et  le  gland  et  son  idée 
de  génie,  je  le  veux  bien  croire.  Il  aurait  été  bien 
éveillé  et  reposé,  froid  critique  de  lui-même,  non 
miné  par  plusieurs  jours  de  réflexions  éreintantes, 
la  compréhension  du  monde  ne  lui  serait  sans  doute 
pas  venue. 


—  189  — 

Ainsi  plus  on  est  intelligent,  et  plus  on  a  de 
chances  d'être  fatigué. 

Et  jusqu'à  certaines  limites  qu'il  ne  faut  tout 
de  même  pas  dépasser,  et  quand  on  est  intelligent, 
plus  on  est  fatigué,  plus  on  est 
intelligent. 

Cercle  joliment  fermé  par  cette  intelligence  et 
cette  fatigue  qui  se  stimulent  jusqu'au  galop  génial. 

A  côté  de  cercle  un  autre  que  j'ai  fait  rouler 
déjà    : 

Une  digestion  inquiète  par  la  cœnesthésie  qu'elle 
détermine,  prédispose  à  l'art,  c'est-à-dire  à  l'intel- 
ligence ;  et  l'art  et  l'intelligence  par  la  fatigue 
nerveuse  qu'ils  déclanchent  créent  les  digestions 
inquiètes.  (C'est  un  fait  bien  connu  que  le  travail 
intellectuel  prolongé  aboutit  à  un  mauvais  fonc- 
tionnement du  tube  digestif,  chez  beaucoup  de 
sujets).  Encore  cette  fois-ci  on  boucle  la  boucle. 
La  continuité  de  ces  deux  enchaînements  circu- 
laires est  incrochetable.  A  leur  étreinte  rien  n'échap- 
pe et  de  l'orbe  qu'ils  ont  circonscrit  aucune  parcelle 
de  sensibilité  n'est  sauvée.  Sur  ces  deux  roues  qui 


igo 


tournent,  l'une  de  fatigue  et  l'autre  de  dyspepsie, 
la  civilisation,  comme  sur  une  bicyclette,  roule  vers 
la  téléphonie  sans  fil,  la  guérison  du  cancer,  le 
bonheur  universel,  le  simultanéisme,  le  cérébrisme 
et  le  reste.   C'est  étonnant  ! 


20 


LES  signes  de  la  fatigue 
intellectuelle. 


Cette  fatigue  intellectuelle  à  laquelle  la  civili- 
sation cérébrale  où  nous  vivons,  nous  prédispose, 
comment   la   ressent-on? 

Je  ne  vais  pas  en  énumérer  tous  les  symptômes. 
Certains  dont  voici  la  liste  écourtée  et  tout  de  même 
un  peu  ridicule  :  vertiges,  accès  de  tachycardie,  de 
tachy-arythmie,  de  fausse  angine  de  poitrine, 
bourdonnements  d'oreille,  insomnie,  engourdisse- 
ment et  refroidissement  des  membres,  tremblement 
léger  des  extrémités,  sensations  de  chaleur  au  visage, 
de  tension  à  l'occiput,  de  pesanteur  ou  de  vide  dans 
la  tête,  ne  nous  intéressent  guère. 


—  192  — 

Tous  les  signes  de  la  fatigue  sont  variables  à 
l'infini  ;  il  y  a  autant  de  fatigues  que  d'individus. 

Les  manifestations  non  intellectuelles  précitées 
de  la  fatigue  intellectuelle,  ne  sont  pas  constantes  ; 
elles  accompagnent  surtout  les  fatigues  déjà  plus 
prononcées. 

J'insiste  surtout  sur  les  manifestations  intel- 
lectuelles de  la  fatigue. 

La  grande  productrice  de  fatigue  est  l'attention. 
La  distraction  ne  fatigue  pas,  au  contraire  elle 
repose.  L'attention  ne  peut  pas  s'exercer  de  façon 
continue  mais  intermittente.  C'est  une  observation 
expérimentale  (Wundt,  Lange).  Cela  s'explique  : 
la  fatigue  est  si  rapide  en  matière  de  travail  intel- 
lectuel qu'à  tout  instant  il  faut  l'interrompre.  Ou 
plutôt  le  travail  s'interrompt  automatiquement  de 
lui-même  pour  permettre  la  désintoxication,  au 
moins  partielle,  ou  la  dépolarisation,  si  on  veut,  des 
éléments.  Puis  à  nouveau  le  courant  passe.  D'ail- 
leurs de  toutes  les  manifestations  que  l'on  connaisse 
au  système  nerveux,  aucune  n'est  continue,  toutes 
sont  alternatives  et  périodiques.  La  fatigue  elle 
aussi  aura  une  marche  périodique.  Plus  une  atten- 
tion  se   prolonge,  plus   ses   intermittences  seront 


—  193  — 

fréquentes  et  profondes.  Lorsque  la  fatigue  est 
suffisamment  avancée  survient  une  période  où  une 
réflexion,  même  courte,  apparaît  découpée  en  tran- 
ches, en      images      successives,  (i) 

La  fatigue,  ou  plutôt  ce  degré  léger  de  fatigue 
qui  nous  intéresse  ici,  naît  avec  une  rapidité  extrê- 
me. C'est  une  question  de  minutes,  plus  rarement 
d'heures  et  de  jours.  Très  tôt  se  produisent  les 
intermittences  qui  tentent  d'effacer  par  un  court 
repos  cette  fatigue.  Elles  n'y  réussissent  que  par- 
tiellement, et  la  fatigue  accélère  sa  marche.  Les 
intermittences  se  rapprochent  et  s'allongent.  Puis- 
qu'ainsi  un  travail  d'une  grande  brièveté  suffit  à 
produire  de  la  fatigue  intellectuelle,  il  n'y  a  plus 
à  s'étonner  de  la  généralisation  de  celle-ci  parmi 
l'humanité,  et  il  la  faut  tenir  pour  ce  qu'elle  est  : 
c'est-à-dire  pour  un  fait  coutumier  à  notre  vie  de 
tous  les  jours.  De  coutumier  à  indispensable  il  n'y 
à  qu'un  pas,  vite  franchi.  Chez  les  prédisposés, 
la  fatigue  intellectuelle  s'amorce  encore  plus  rapide- 
ment que  chez  les  autres.  Le  poète  est  un  double 
prédisposé  :  il  est  intelligent,  donc  pourvu  d'une 
intelligence  délicate  et  susceptible,  surtout  aujour- 
d'hui où  la  poésie  est  surtout  une  poésie  de  compré- 


(i)   Mosso,  loc.  cit. 

Poésie  1 3 


—  194   - 

hension  ;  il  est  nerveux  :  je  l'ai  dit  et  n'y  reviens 
pas  ici. 

Les  grandes  fatigues  intellectuelles  n'ont  pas, 
je  crois,  une  influence  prépondérante  sur  le  façon- 
nement de  notre  existence  ;  elles  sont  trop  rares, 
et  aboutissent  à  des  traitements  ou  à  des  précau- 
tions qui  désormais  les  évitent.  La  petite  fatigue, 
multiple,  quotidienne,  goutte  à  goutte  creuse  notre 
mentalité  et  la  transforme,  sans  même  que  nous 
nous  en  apercevions. 

Ainsi  le  premier  effet  de  la  fatigue  est  d'accuser 
ces  intermittences  qui  sont  le  mode  énergétique 
habituel  du  système  nerveux. 

Le  second  effet  de  la  fatigue  intellectuelle  est 
de  rendre  l'homme  irritable.  Cette  irrittabilité  dé- 
pend d'une  excitation  passagère  du  système  ner- 
veux. A  un  degré  de  plus,  elle  est  suivie  d'une 
dépression,  mais  elle  peut  rester  longtemps  au 
stade  d'excitation.  Cette  excictation  du  système 
nerveux,  traduite  par  l'irritabilité  excessive,  l'im- 
patience, les  colères  brusques,  disproportionnées 
avec  leur  raison  d'être,  les  découragements  sou- 
dains suivis  d'espoirs  tout  aussi  excessifs,  l'impul- 
sivité dans  les  paroles  d'abord,  dans  les  actes  ensuite^ 


—  195  — 

la  hâte  injustifiée,  l'immodération,  la  perte  de  sang- 
froid,  l'affolement  au  moindre  danger,  peut  aller 
d'autre  part  jusqu'à  favoriser  les  tics  nerveux,  les 
gestes  machinaux,  l'expression  à  haute  voix  des 
pensées  intimes.  On  songe  déjà  à  l'impulsivité,  à 
la  brusquerie  d'expression,  à  la  montée  vers  la 
conscience  des  états  profonds  du  moi,  de  la  pensée- 
association  des  lettres  modernes. 

Un  tel  état  nerveux,  sans  réunir  tous  les  signes 
de  ce  tableau  chez  chaque  sujet,  donne  à  l'individu 
la  possibilité  de  réagir  beaucoup  plus  vivement  à 
l'égard  des  faits  du  milieu  ambiant.  La  sensibilité 
est  exagérée  ;  ses  effets  sont  moins  contrôlables. 
Le  temps  critique  est  diminué,  affaibli  ou  supprimé. 
On  songe  encore  aux  lettres  modernes.  Une  sensi- 
bilité si  vive  donne  à  l'individu  fatigué  une  trop 
forte  impression  des  objets.  Le  poète  est  plus  poète 
que  jamais. 

La  fatigue  intellectuelle  retentit  sur  la  mémoire 
et  l'affaiblit.  On  retient  plus  difficilement  dates, 
noms  propres,  chiffres.  Ce  qui  est  plus  important  : 
on  oublie.  Pas  complètement  bien  entendu  ou  alors 
ce  serait  le  gâtisme,  mais  dans  une  certaine  mesure. 
Les  circonstances  de  certains  événements  s'es- 
tompent, en  commençant  par  les  plus  récents.  Au 


—  196  — 

contraire  d'autres  souvenirs  de  faits  lointains  et 
qu'on  croyait  oubliés,  ressuscitent  avec  une  grande 
netteté.  C'est  le  moment  favorable  aux  «  souvenirs 
d'enfance  et  de  jeunesse».  Une  littérature  de  fatigue 
intellectuelle  sera  favorable  aux  souvenirs  de  ses 
douze  ans.  Ces  souvenirs-là  jouent,  je  l'ai  dit,  un 
rôle  important  chez  les  auteurs  contemporains. 

La  perception  des  sensations  se  ralentit  par  la 
fatigue  ;  c'est  un  fait  démontré  expérimentalement 
(Mosso).  Ou  plutôt,  dit  Mosso,  c'est  la  transfor- 
mation de  la  perception  en  idée  qui  se  ralentit. 
Ainsi  le  jeu  des  intermittences  intellectuelles  est 
facilité  (Obersteiner).  Moment  favorable  entre  tous 
pour  essayer  de  «  sentir  avant  de  comprendre  ». 

La  fatigue  intellectuelle  trouble  le  fonctionne- 
ment du  tube  digestif.  Les  digestions  sont  lentes, 
pénibles,  accompagnées  de  bouffées  de  chaleur, 
parfois  d'état  nauséeux,  de  somnolence,  d'hyper- 
kinétisme  cardiaque,  tout  cela  à  des  degrés  divers. 
Parfois  si  faibles  sont  les  troubles  qu'ils  passent 
inaperçus,  d'autres  fois  le  malade,  car  malade  alors 
il  y  a,  est  obligé  de  suspendre  son  travail  pour 
quelques  jours.  La  cœnesthésie  de  toute  façon  se 
trouve  ainsi  créée.  Avec  la  cœnesthésie,  je  l'ai 
montré,  la  religiosité,  le  mysticisme  marchent  de 


-    197  — 

pair.  Le  sujet  est  prédisposé  à  de  nouveaux  ly- 
rismes. 

Nous  arrivons  à  un  nouveau  «  perpetuum  mo- 
bile ».  La  fatigue  crée  la  cœnesthésie,  la  cœnes- 
thésie  augmente  la  fatigue,  obligeant  le  cerveau 
à  s'occuper  non  plus  uniquement  du  monde  exté- 
rieur, occupation  pour  laquelle  il  a  été  fait, 
mais  aussi  de  son  monde  intérieur,  souci  supplé- 
mentaire. 

La  fatigue  intellectuelle  crée  une  certaine  con- 
fusion d'idées.  Non  que  le  penseur  fatigué  dise 
«  crocodile  »  pour  «  tabac  »,  mais  il  tend  à  com- 
prendre toutes  les  notions  qui  se  présentent  à 
lui,  sur  un  même  plan  intellectuel.  Les  frontières, 
les  limites  de  séparation  des  classes  et  des  ordres 
lui  échappent.  Il  perd  plus  ou  moins  la  notion  du 
relief  avec  ses  premiers  plans  et  ses  fonds  de  toile. 
Il  voit  plat.  Toutes  les  règles  artificielles  qui  lui 
servaient  à  classer  ses  images  intellectuelles,  lui 
paraissent  négligeables.  Je  ne  veux  pas  dire  qu'il 
bafouille,  mais  la  notion  de  certaines  différences 
le  frappe  moins  vivement.  Déjà  on  songe  à  la 
littérature  moderne  qui  est  à  un  seul  plan  intellec- 
tuel et  qui  refuse  de  se  plier  aux  règles  de  la  logique. 


—  ig8  — 

L'esprit  fatigué  tend  au  contraire  partout  à 
voir  des  ressemblances,  à  reconnaître  plutôt  qu'à 
connaître.  La  fatigue  de  la  mémoire  y  est  pour 
quelque  chose.  Ainsi  se  constitue  la  tendance  aux 
analogies  les  plus  extraordinaires,  les  moins  vrai- 
semblables. Il  tend  à  inventer.  La  déduction  avec 
ses  règles,  sa  critique  rigide  se  fait  mal.  L'induction, 
au  contraire  luxuriante,  se  permet  toutes  les  har- 
diesses. Qu'on  se  rappelle  la  pensée-métaphore, 
la  pensée-association  et  le  raisonnement  inventeur 
des  lettres  modernes. 

Lorsqu'une  dictée  trop  prolongée  est  faite  à 
des  enfants,  on  voit  bientôt  des  fautes  d'orthogra- 
phe particulières  apparaître  (Galton)  :  des  lettres 
sont  échoppées  dans  les  mots  ;  et  même  des  mots 
sont  sautés  dans  les  phrases  ;  au  cours  d'un  pro- 
blème des  parties  d'un  raisonnement  sont  échoppées 
également  ;  dans  un  théorème  une  ou  deux  déduc- 
tions ont  été  oubliées.  Les  lettres  modernes  présen- 
tent, on  l'a  vu,  souvent  l'échoppement  des  termes 
moyens  d'une  comparaison  ou  d'un  raisonnement. 

Des  hallucinations,  légères  bien  entendu  et  pas- 
sagères, peuvent  se  produire.  On  se  rappelle  la 
répétition  obsessive  dans  les  lettres  modernes. 


—  199  — 

Des  sentiments  bizarres  apparaissent  qui  durent 
le  temps  de  les  noter,  puis  disparaissent.  Sentiment 
d'étrangeté,  du  déjà  vu,  du  déjà  entendu,  déjà 
rêvé.  Le  sentiment  d'étrangeté  et  du  bizarre  se 
rencontre  très  souvent  dans  la  littérature  contem- 
poraine. 

L'excitation  générale  du  système  nerveux,  déjà 
notée,  explique  l'excitation  sexuelle  que  provoque 
la  fatigue  au  début  (Mosso).  On  songe  à  la  violence 
sensuelle  des  lettres  modernes. 

Plus  tard  peut  apparaître  une  sorte  d'hébéte- 
ment, de  prostration  qui  alors  nécessite  le  repos. 

Il  est  à  noter  que  ces  phénomènes  de  fatigue 
persistent  d'autant  plus  que  le  sujet  est  plus  affaibli. 
Chez  l'homme  vigoureux  ils  disparaissent  très  rapi- 
dement. 


Ç\  M  LA  fatigue  civilisatrice 
A  M.  et  Témotivité  de  la  lit- 
térature moderne. 

La  littérature  moderne  est  doublement  rede- 
vable à  la  fatigue  intellectuelle  de  son  existence. 

En  premier  lieu.,  tous  les  caractères  qui  distin- 
guent les  lettres  modernes  des  littératures  précé- 
dentes, jouent  le  même  rôle  dans  la  production  de 
l'impression  de  beau  que  les  conditions  surajoutées 
dans  la  reviviscence  d'un  réflexe  éteint  ou  en  voie 
de  s'éteindre.  A  une  fatigue  on  a  répondu  par  des 
artifices,  artifices  d'ailleurs  ni  moins  ni  plus  «  na- 
turels ■  que  ceux  qu'ils  remplacent.  Cette  ques- 
tion du  naturel  est  toujours  oiseuse.  Tout  ce  qui 
est,  est  naturel,  ou  «  naturel  »  n'a  pas  de  sens. 


—    202 


C'est  ainsi,  comme  conditions  surajoutées,  qu'a- 
gissent la  suppression  de  la  rime  régulière,  son 
remplacement  par  des  rimes  à  peu  près,  l'interca- 
lage  de  vers  blancs,  l'allitération,  l'assonance,  la 
dissonance,  la  subtilité  des  rythmes  nouveaux. 

On  pourrait  soutenir  que  la  rime  a  disparu 
parce  qu'elle  était  dangereuse  pour  la  vérité  artis- 
tique, illogique,  productrice  de  chevilles,  de  ba- 
fouillages... Ce  sont  des  opinions  extrêmement  rai- 
sonnables. Mais  pour  qu'on  pût  y  obéir  et  démaillo- 
ter  le  vers  de  sa  métrique  régulière,  il  a  d'abord 
fallu  que  cette  métrique  devint  inutile.  C'est  où 
la  fatigue  est  intervenue. 

C'est  ainsi,  comme  conditions  surajoutées,  qu'a- 
gissent aussi  le  nombre  et  les  dimensions  nouvelles 
des  métaphores  ; 

C'est  ainsi  encore  que  la  portée  de  chaque  mot 
a  été  augmentée  par  des  transpositions  de  sens,  des 
latitudes  de  sous-entendu,  des  possibilités  d'asso- 
ciations plus  vastes  que  jamais,  à  peu  près  illimitées. 
De  cette  façon  on  a  incorporé  à  chaque  mot  un 
plus  grand  nombre  de  faits  de  mémoire,  augmen- 
tant son  pouvoir  producteur  d'émotion  esthétique. 
Cette  application  de  la  loi  de  mémoire  dont  j'ai 
parlé,  a  été,  bien  entendu,  faite  involontairement. 


—  203  — 

Tous  les  détails  inutiles,  c'est-à-dire  ceux  dont 
on  s'était  fatigué  et  qui  ne  «  disaient  plus 
ri  en  »,  ou  plus  simplement  faisaient  grincer  des 
dents,  ont  été  supprimés. 

L'essentiel  laissé,  on  le  renforce  par  cette  soli- 
tude créée  autour  de  lui,  par  une  mise  en  valeur 
typographique  qui  va  jusqu'à  la  surcharge  optique, 
jusqu'à  la  superposition  du  texte  au  dessin,  par 
une  précision  mathématique  ;  ainsi  l'attention  est 
forcée.  L'auteur  lui  donne  les  moyens  de  résister 
à  la  fatigue. 

Au  heu  de  décrire  le  repos,  les  auteurs  modernes 
se  vouent  au  mouvement  qui  se  voit  avec  un  effort 
moindre. 

La  grammaire,  toutes  serrures  crochetées,  ou, 
au  contraire,  à  son  maximum  de  fermeture  com- 
plète, une  allure  de  rêve,  un  désordre  savant  où 
tout,  pensée,  acte,  sensation,  mémoire,  présent, 
futur,  s'étale  sur  un  même  plan,  un  emploi  de  la 
répétition  martelante,  l'attention  dirigée  vers  la  vie 
interne  des  organes,  autant  de  caractères  nouveaux 
qui  ont  ressuscité  le  réflexe  de  beauté  en  voie  de 
s'éteindre. 


—  204  — 

Cette  résurrection,  bien  sûr,  n'aura  qu'un 
temps.  Réalisée  successivement  par  les  romanti- 
ques, les  parnassiens,  les  symbolistes,  Mallarmé, 
les  néo-classiques,  elle  ne  durera  pas  plus  aux 
mains  des  «  cubistes  »,  des  «  cérébristes  »  ou  des 
«  dadaïstes  »,  pour  leur  donner  des  noms  qu'ils 
ne  méritent  pas.  La  fatigue,  l'usure  nous  rendront 
indifférents,  plus  ou  moins,  à  cette  beauté  qui 
aujourd'hui  nous  paraît  un  comble.  Qui,  sur 
le  symbolisme,  aujourd'hui  encore  sincèrement 
s'excite  ?  Des  hommes  nouveaux  viendront  qui 
découvriront  une  beauté,  comme  eux,  nouvelle. 
Les  modernes  actuels  seront,  certains  d'entre  eux, 
devenus  classiques.  C'est-à-dire  qu'on  les  lira  avec 
application  tout  à  fait  à  contre-sens.  Le  professeur 
qui  aujourd'hui  les  ignore,  après-demain  lira  leurs 
œuvres,  à  haute  voix,  pendant  dix  minutes,  à  la 
fin  de  la  classe,  devant  trente  élèves,  dont  vingt-huit 
n'écouteront  pas.  En  dix  ans  que  de  malentendus 
s'accumulent  sur  une  page,  quand  de  bouche  à 
oreille,  déjà  on  s'égare.  Devenir  classique!  gloire 
pour  les  uns,  injure  pour  d'autres.  La  roue  du 
Zanzibar  tourne  et  sous  l'index  d'acier  les  numéros 
se  succèdent.  On  se  préoccupe  trop  de  ce  qui  suivra 
ou  de  ce  qui  a  précédé.  Puisqu'il  y  a  une  beauté 
littéraire  actuelle,  pourquoi  attendre  sa  léthargie 
avant  de  la  reconnaître?  Je  n'ai  pas  cet  appétit  de 
vampire.  J'aime  la  vie. 


—  205  — 

En  second  lieu  la  littérature  contemporaine, 
comme  toute  littérature  véritable,  sincère  et  hon- 
nête, nous  renseigne  sur  l'émotivité  et  les  habitudes 
intellectuelles  des  auteurs  modernes,  c'est-à-dire 
des    «  intellectuels  »    de  notre  époque. 

Nous  avons  vu,  à  travers  la  littérature,  comme 
caractères  principaux  de  l'intelligence  et  de  l'émo- 
tivité contemporaines  : 

l'approximation  par  excès,  l'irritabilité,  l'im- 
pulsivité, la  spontanéité.  A  chaque  contact  avec  le 
monde  extérieur  répond  une  réaction  immédiate, 
foudroyante  de  vitesse,  exagérée  et  vive  comme  un 
réflexe  de  certains  nerveux. 

que  la  littérature  moderne  est  le  fait  d'une 
«  aristocratie  névropathique  »  à  laquelle  elle  s'a- 
dresse aussi,  d'ailleurs  comme  a  toujours  fait  une 
littérature  supérieure.  Simplement  le  degré  d'aris- 
tocratie a  varié  avec  les   époques. 

que  dans  les  descriptions  et  le  développement 
dominent  les  procédés  par  images  successives  et 
brèves  ;  les  intermittences  intellectuelles  normales 
s'accusent. 

qu'on  roule  à  nouveau  sur  la  pente  des  mysti- 
cismes  et  des  religiosités,  cette  fois-ci  scientifiques. 


—  2o6  — 

qu'on  néglige  la  logique  et  ses  formes  les  plus 
élémentaires  comme  la  grammaire  et  la  ponctuation. 

qu'on  ne  sait  pas  bien  quand  on  rêve  et  quand 
on  vit. 

que  souvent  apparaissent  des  états  intellec- 
tuels où  la  vie  végétative  ligote  le  cerveau  ;  c'est 
alors  qu'on  cherche  à  «  sentir  avant  de  compren- 
dre »,  qu'on  favorise  toujours  davantage  les  inter- 
mittences intellectuelles,  qu'on  repousse  le  raison- 
nement pour  s'abandonner  à  l'invention  torpide, 
qu'on  réagit  «  médullairement  »,  qu'on  se  laisse 
bercer  par  des  répétitions  qui  sont  comme  de 
petites  hallucinations  obsessives  ;  c'est  alors  que, 
dans  les  déductions,  des  termes  sont  échoppés, 
qu'on  ne  contrôle  plus  la  latitude  des  métaphores, 
qu'on  souscrit  aux  exagérations. 

qu'au  raisonnement  qui  s'échevèle,  on  préfère 
l'analogie  exploratrice. 

que  toutes  les  impressions  se  confondent  sur 
un  seul  plan  intellectuel. 

qu'on  abandonne  les  attitudes  composées  exi- 
gées par  la  société  ;  on  est  franc,  sincère,  cynique, 
mais  non  primitivement,  seulement  par  noncha- 
lance, paresse,  fatigue. 


—  207  — 

qu'on  est  sensuel  avec  violence,  frénésie  et 
spasme. 

Je  rapproche  ces  caractères  des  signes  de  la 
fatigue  intellectuelle,  c'est-à-dire  de  la  fatigue  en 
général. 

Cette  émotivité-torpille  moderne  se  met  en 
parallèle  avec  l'émotivité  irritable  de  la  fatigue 
intellectuelle. 

Cette  «  aristocratie  névropathique  »  de  la  litté- 
rature n'est  autre  chose  que  le  groupe  d'intellec- 
tuels dont  le  cerveau  se  surmène  pour  ainsi  dire 
normalement,  et  aboutit  régulièrement  à  des  crises 
de  fatigue  périodique.  Il  s'agite  trop,  mais  ne 
pourrait  s'agiter  moins.  C'est  pourquoi  la  littéra- 
ture de  ces  auteurs  exige  de  la  part  du  lecteur  un 
travail  intellectuel  considérable  ;  le  lecteur  doit 
s'élever  jusqu'à  leur  niveau  de  mouvement  cérébral. 

Les  descriptions,  les  développements  par  images 
successives  rappellent  que  la  fatigue  intellectuelle, 
fatigue  d'attention,  a  pour  effet  d'accuser  encore 
les  intermittences,  les  successions  qui  sont  le  mode 
alternatif  sur  lequel  tout  le  système  nerveux,  même 
normalement,  fonctionne.  L'esthétique  de  succès- 


—    208    — 

sion,  l'esthétique  de  rapidité  mentale,  l'esthétique 
momentanée  sont  des  esthétiques  de  fatigue  intel- 
lectuelle. 

La  religiosité,  quand  elle  prend  la  forme  de 
course  au  bonheur,  ce  qui  est  particulièrement  le 
cas  de  la  religion  scientifique,  est  un  signe  de  la 
fatigue  de  vivre.  D'autre  part  la  religiosité  en  géné- 
ral dépend  de  la  cœnesthésie  qui  dépend  de  la 
fatigue.  Or,  on  vit,  dans  notre  civilisation  cérébrale, 
nécessairement  beaucoup  du  cerveau  ;  cela  est  même 
vrai  pour  les  métiers  manuels  ;  la  fatigue  de  vivre 
sera  donc  surtout  une  fatigue  cérébrale. 

Le  refus  de  logique  correspond  à  la  légère 
confusion  mentale  de  la  fatigue,  à  l'état  passif  du 
cerveau  qui  découle  d'une  vie  végétative  bruyante 
telle  que  la  crée  la  fatigue. 

L'analogie  remplace  la  déduction  ;  des  frag- 
ments de  raisonnement  sont  jetés  par  dessus  bord, 
échoppés,  comme  les  lettres  et  les  mots  dans  la 
dictée  trop  longue  faite  à  un  enfant  fatigué.  Esthé- 
tique de  métaphores. 

La  critique  de  soi-même  est  inhibée  dans  les 
lettres  modernes  comme  dans  la  fatigue  intellec- 
tuelle. 


—  209  — 

Ici  et  là,  toutes  les  images  se  projettent  sur  un 
seul  plan  intellectuel. 

La  répétition  obsessive  correspond  aux  légères 
hallucinations  de  la  fatigue  intellectuelle,  à  l'idée 
fixe   neurasthénique. 

La  cœnesthésie,  traduction  de  la  vie  sympathi- 
que, apparaît  dans  les  lettres  comme  elle  apparaît 
dans  la  fatigue.  De  même  le  sentiment  d'étrangeté 
qui  joue  un  rôle  important  dans  l'esthétique  mo- 
derne. 

La  vitesse  de  pensée  ici  et  là  est  augmentée. 

Une  tendance  aux  rapprochements  d'idées  les 
plus  extraordinaires  se  donne  libre  cours. 

L'excitation  sensuelle  de  la  fatigue,  l'affaiblis- 
sement du  frein  cérébral,  la  prépondérance  médul- 
laire de  la  fatigue,  expliquent  la  «  médullarité  »  et 
la  frénésie  sensuelle  des  lettres  modernes. 

La  fatigue  de  la  mémoire  ressuscite  de  lointains 
souvenirs  d'enfance  qui  parsèment  toute  la  litté- 
rature contemporaine. 

Et  le  parallèle,  de  vous-même,  vous  le  complé- 
terez. Il  s'impose.  Il  est  clair. 

Poésie  14 


—    2IO   — 

Bref: 

LA  LITTÉRATURE  CONTEMPORAINE 
PRÉSENTE  LE  VÉRITABLE  TABLEAU  CLI- 
NIQUE D'UN  DEGRÉ  LÉGER  DE  FATIGUE 
INTELLECTUELLE. 

C.  Q.  F.  D. 

Je  fais  plaisir  à  bien  des  gens. 

«  Nous  Pavions  dit.  Ils  sont  gâteux!.,  gâteux!., 
retournés  en  enfance...  régressifs...  rétrogrades.,, 
infantiles...  sauvages...  nègres...  nourrissons...  A  la 
mamelle  !    » 

Halte-là  ! 

D'abord  ils  sont  ce  qu'est  leur  époque,  ce  que 
nous  sommes  tous.  Mais  sur  nous,  silencieux,  notre 
réputation  trompe.  Et  eux,  suivant  le  privilège  des 
poètes,  leur  malaise,  ils  l'expriment. 

Certes  malaise  il  y  a.  Mais  malaise  il  y  a  tou- 
jours eu,  et,  surtout,  périodiquement,  quand  une 
nouvelle  esthétique  se  dessine  (i).  La  fatigue  si 
rapidement  et  si  universelle  se  crée  qu'il  n'y  a 


(i)  Voyez  le  vague  à  l'âme  du  vicomte. 


211 


pas  honte  à  la  ressentir.  Il  faudrait  au  contraire, 
et,  aujourd'hui  de  plus  en  plus,  être  une  rude  brute 
pour  y  échapper.  Croyez-vous  que  le  mécanicien 
de  chemin  de  fer  qui  commande  pendant  quatre 
ou  six  heures  de  suite  à  500  tonnes  de  responsabi- 
lités lancées  à  80  kilomètres  à  l'heure,  de  disque 
en  disque,  d'aiguille  en  aiguille,  et  qui  brûle  autant 
de  gares  que  de  catastrophes,  n'arrive  pas  au  termi- 
nus intellectuellement  courbaturé?  C'est  alors  que, 
poète,  il  ferait  des  vers.  Les  mains,  même  calleuses, 
éprouvent  ce  tremblement,  et  ce  n'est  pas  cela  qui, 
davantage  que  le  hâle,  les  déshonore. 

Cette  fatigue  intellectuelle  fait  partie  intégrante 
de  notre  vie  civilisée  dont  elle  boulonne  les  joints. 
Elle  en  fait  partie,  conséquence  et  cause.  Elle  la 
dirige.  Elle  patronne  les  inventions  et  les  décou- 
vertes. Et,  dans  la  réalisation  de  celles-ci,  elle  puise 
de  nouvelles  forces  pour  patronner  de  nouvelles 
inventions,  de  nouvelles  découvertes.  Elle  n'est 
plus  ni  accident,  ni  exception.  Elle  ne  se  sépare 
plus  de  l'intelligence.  Elle  est  continue.  Elle  est  un 
état  nouveau  de  l'intelligence,  état  qui,  chaque 
jour,  plus  s'accuse.  Elle  est  l'intelligence.  Elle  est 
chez  l'ingénieur  qui  construit  le  sous-marin  et  elle 
inscrit  son  cerne  sous  le  hâle  de  l'équipage,  du 
capitaine  au  chauffeur,    qui  ausculte  la  santé  du 


—   212    — 

mécanisme  dont  ils  attendent   le   retour  toujours 
douteux  vers  la  terre  ferme. 

La  nier  n'est  plus  possible.  Les  écrivains  ont 
tout  simplement  exprimé  ce  que  nous  n'avions  pas 
encore  vu  bien  clairement.  Si  vous  voulez,  oui, 
nous  sommes  tous  malades.  Mais  qu'est-ce  qu'une 
maladie  dont  l'univers  vit,  qui  construit  l'univers, 
à  quoi  personne  n'échappe?  C'est  une  santé. 
la  santé  n'existe  pas,  mais  il  y  a  des  santés, 
santés  successives,  qui  sont  des  fractions  de  mala- 
dies, des  équilibres  instables  sur  les  frontières  de 
la  pathologie.  Et  ces  fractions  ont  pour  dénomina- 
teur commun  la  fatigue.  La  fatigue  qu'il  vaut  tout 
de  même  mieux  dire  dans  sa  réalité  universelle  et 
nôtre  que  sucer  le  sucre  d'orge  en  bâton  des  vis- 
queuses  mythologies   mortes. 


Lettre  de  Biaise  Cendrars, 

Iean  Epstein,  vous  tracez  la  psychose 
générale  d'une  fin  de  génération  plutôt 
que  celle  plus  évoluée  de  quelques-uns 
d'entre  nous  qui  ont  déjà  franchi  l'étape 
que  vous  indiquez.  Vous  nous  voyez 
de  dos,  et  comme  ces  fantassins  aux- 
quels on  cousait  un  carré  de  drap  blanc 
sur  les  épaules,  nous  franchissons  le 
but  prévu  et  recevons  un  peu  nos  pro- 
pres obus  sur  le  citron.  Marquez-vous 
bien  la  fin  de  l'ancienne  crise  et  le  dé- 
but de  la  nouvelle  ?  C'est  très  impor- 
tant, vous  le  verrez  de  plus  en  plus. 


—  214  — 

Brisure  nette.  Nouveau  départ  direct 
sur  ligne  d'acier. 

Il  y  a  l'époque  :  Tango,  Ballets  Rus- 
ses, cubisme,  Mallarmé,  bolchevisme 
intellectuel,  insanité. 

Puis  la  guerre  :  un  vide. 

Puis  l'époque  :  construction,  simul- 
tanisme,  affirmation.  Calicot:  Rimbaud: 
changement  de  propriétaire.  Affiches. 
La  façade  des  maisons  mangées  par  les 
lettres.  La  -rue  enjambée  par  le  mot. 
La  machine  moderne  dont  l'homme 
sait  se  passer.  Bolchevisme  en  action. 
Monde. 

Vous  êtes  le  premier  à  avoir  dit  des 
choses  justes  et  sensées  sur  la  poésie 
d'aujourd'hui,  vous  ne  laites  pas  de  po- 
litique et  vous  mêlez  les  cartes  de  tous 
ces  messieurs  les  militants  des  Lettres. 


—  215  — 

Comme  vous  faites  le  point  sur  des 
quantités  de  gens  et  que  vous  rectifiez 
•sans  cesse  le  diaphragme,  on  ne  les 
voit  plus  à  l'échelle  et  dans  cette  triste 
lumière  que  répandent  habituellement 
les   revues. 

C'est  pourquoi  une  nouvelle  façon 
d'être  et  de  sentir  peut  s'apprendre  dans 
votre  livre. 


Biaise  Cendrars. 


Xice,    1920. 


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1999 
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09  SEP.  1991 

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CE  PQ   0442 

•E7  1921 

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