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D' Emile LAURENT
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LA
^-POÉSIE DÉCADENTE
DEVANT
LA SCIENCE PSYCHIATRIQUE
PARIS
Alexandre MALOINE, éditeur
21, Place de l'Écolr-dc-Médecine, 21
1 8 O "7
LA POESIE DECADENTE
DEVANT LA SCIENCE PSYCHIATRIQUE
DU MEME
La médecine des âmes. 1 vol. in-32, avec élégante
reliure de luxe 2 50
Sensations d'Orient. (Le Caire, la Judée et la
Syrie), in-12 . . . . 3 50
Les mariages consanguins et les dégénéres-
cences, 1 vol. cartonné 2 »
d.&-f-
D' Emile LAURENT
m
LA
POÉSIE DÉCADENTE
DEVANT
LA SCIENCE PSYCHIATRIQUE
PARIS -^tf. I M '
Alexandre MALOINE, éditeur
21, Place de l'École-de-Médecine, 21
1 8 S 7
433
\in
PREFACE
Il y a quelques années, j'avais déjà
présenté, dans un article de Revue, quel-
ques réflexions sur cette question de la
poésie décadente dans ses rapports avec
la dégénérescence. M. Frédéric Passy
m'écrivait à ce sujet : « Je viens de me
faire lire votre article Poètes et Dégénérés
et je tiens à vous dire qu'il m'a très vive-
ment intéressé. Me permettez-vous d'a-
jouter que ce n'est pas seulement comme
étude médicale ou philosophique, mais
aussi comme morceau littéraire d'une très
haute valeur, que j'ai goûté cet article.
Malgré ce qu'il y a parfois d'intéressant
et même de remarquable, comme harmo-
nie surtout, dans certaines de ces élucu-
VI
brations maladives, il serait bien dési-
rable que les aliénistes puissent guérir
une partie de ceux qui s'y livrent. J'aime
et j'admire la poésie ; mais quand elle fait
tort au bon sens, je préfère que l'on
laboure la terre ou qu'on gâche du plâtre
en se remettant les muscles et le cerveau
en équilibre. »
Je n'ai rien voulu dire autre chose dans
les pages qui vont suivre.
J'ai simplement voulu montrer que
chez certains individus, la poésie n'était
qu'une sorte d'extériorisation du détra-
quement cérébral, une manifestation de
leur état d'infériorité mentale.
Certains dégénérés peuvent avoir des
élans surprenants, s'élever sur les ailes
de la poésie à des hauteurs presque inac-
cessibles, ciseler des vers d'une délica-
tesse exquise, d'une douloureuse et ravis-
sante morbidesse, comme Verlaine ou
J. Moréas, d'autres ne dépassent jamais
une incohérente verbigération presque
uniquement basée sur les assonances. Les
premiers sont ce qu'on est convenu d'ap-
peler des dégénérés supérieurs, des pro-
générés. Les seconds ne sont que des
VII
débiles et des faibles d'esprit. Mais chez
les uns comme chez les autres, on re-
trouve, à certaines heures au moins, les
signes incontestables, les stigmates indé-
lébiles de la déséquilibration cérébrale.
J'ai cru faire cette preuve en rapprochant
leurs poésies de celles des aliénés et des
dégénérés.
Certes je n'ai point voulu dire que tous
les poètes que j'ai englobés sous l'appella-
tion générale et mal déterminée de déca-
dents soient des fous ou des imbéciles.
S'il y a parmi eux des détraqués infé-
rieurs, des débiles prétentieux invincible-
ment voués à l'impuissance et à l'incohé-
rence, il y a aussi d'incomparables artis-
tes, d'inimitables ciseleurs de mètres,
maîtres vraiment en l'art d'assembler et
de faire se baiser au bout des vers des
rimes sonores et harmonieuses, de faire
rire ou pleurer les mots, d'évoquer en
quelques verbes cadencés tout un monde
d'images sombres ou colorées, riantes
ou tragiques, de faire surgir au milieu du
tumulte des métaphores le flot des idées.
Mais si on examine de plus près ces mêmes
poètes chez qui l'inspiration et le génie
sont en quelque sorte intermittents, leur
côté faible apparaît avec les tares psy-
chiques ou morales qui les marquent du
sceau de la dégénérescence. Forcément, à
certaines périodes, aux heures mauvaises,
cette infériorité se retrouve dans leurs
conceptions, et la chute apparaît d'autant
plus grande que le poète tombe de plus
haut.
C'est encore ce que j'ai voulu dire.
E.L.
CHAPITRE PREMIER
L'évolution poétique
u Je ne sais qui a dit, je ne sais où, que la lit-
térature et les arts influaient sur les mœurs. Qui
que ce soit, c'est indubitablement un grand sot.
C'est comme si Ton disait : les petits pois font
pousser le printemps. Les petits pois, au con-
traire, poussent parce que c'est le printemps, et
les cerises parce que c'est l'été. Les livres sont
les fruits des mœurs. »
Derrière ce paradoxe de Théophile Gauthier
se cache une grande part de vérité. Un auteur ne
produit pas le livre qu'il veut. Il produit le livre
qu'il peut, celui que lui inspirent et sa personna-
lité et le milieu qui l'entoure. Aussi certaines
formes poétiques ne sont que les conséquences
1
— 2 —
d'un état d'âme particulier. Cela ressort très net-
tement de l'étude de toutes les littératures, de-
puis leur enfance jusqu'à leur apogée et leur dé-
cadence.
Les peuples enfants revivent dans leurs poètes
avec toute leur naïveté et quelquefois aussi toute
leur brutalité. Les poésies des peuples primitifs
sont les plus naturalistes qui existent, mais natu-
ralistes au bon sens, ou mieux au sens exact du
mot. On peint les choses et les êtres tels qu'ils
sont, sans rechercher avec un besoin, en quelque
sorte maladif, les côtés laids et repoussants de
la nature.
Puis les mœurs s'épurent, les goûts s'affînentr
les sentiments s'ennoblissent. La poésie reçoit
immédiatement le contre-coup de cette transfor-
mation. Les poètes sortent du réel, grandissent
les hommes, embellissent la nature, tout en res-
tant humains. C'est l'âge d'or des littératures et
des peuples, ce qu'on est convenu d'appeler les
époques classiques.
La race a donné ce qu'elle pouvait donner de
mieux ; elle a atteint son apogée ; elle ne va pas
tarder à redescendre la pente opposée pour mar-
cher à la stérilité et à l'anéantissement. Après
les poètes des grandes époques, nous voyons des
poètes qui voguent en pleine chimère, à la pour-
suite de l'irréalisable et de l'irréel, à la recherche
de ce qu'ils appellent l'idéal, un rêve de leur cer-
veau névrosé. Ce sont déjà des oiseaux qui bat-
— 3 —
tcnt de l'aile. Et bientôt ils désespèrent de trou-
ver ce à quoi ils aspirent, « cette fleur bleue au
cœur d'or qui s'épanouit tout emperlée de rosée
dans le ciel du printemps, au souffle parfumé des
molles rêveries. »
Alors naît le dégoût, une vague désespérance,
et, dans la génération suivante, plus étiolée,
et plus proche de la dégénérescence finale qui
guette toutes les races, la décadence s'affirme de
plus en plus. La poésie devient névrosée, mala-
dive, malade de l'adorable maladie de l'art, si
vous voulez, mais malade.
Aux esprits malades, il faut une nourriture
épicée, pimentée, cantharidée, médicamentée. Le
vin ne chatouille plus le gosier de l'ivrogne ; il
lui faut de l'eau-de-vie ou de l'absinthe. Et les
peuples qui vont s'éteindre sont des ivrognes en
poésie.
Le poète ne chante plus la vie, la grâce, la
beauté. Comment le pourrait-il, puisqu'il est lui-
même à l'agonie? Il chante le vice qui le ronge,
la maladie qui le meurtrit; il chante la mort et
la putréfaction. Il aime l'odeur des charognes
sanguinolentes, la vue des ventres livides et suant
les poisons. Il n'aime plus la blonde et pure jeune
fille qui peuplait les rêves de ses mâles ancêtres;
il aime les drôlesses, et leurs vices, et leurs grâ-
ces canailles, et leurs caresses meurtrières.
Pourtant cette poésie a encore ses beautés: la
beauté de la mort, les grâces de la maladie. Ophé-
_ 4 —
lie et Juliette étaient belles jusque dans la mort.
Et ces pâles et anémiques jeunes filles au teint
exsangue, aux yeux alanguis, ces chlorotiques
fiancées que la puberté décolore et rend si fluet-
tes, ne sont-elles pas belles? On dirait des lis ma-
lades, éclos trop vite sous l'œil trop blanc du
matin.
C'est dans cette poésie morbide et cependant
quelquefois pleine de grâce, que je voudrais faire
une excursion, en quelque sorte médicale, pour
y retrouver la trace, ou mieux le reflet de ces stig-
mates de dégénérescence, dont les aliénistes ont
marqué au front notre race névrosée et détra-
quée.
Nous allons voir comment le désordre des
nerfs et le déséquilibrement des pensées se tra
duisent en poésie.
CHAPITRE II
Poésie et névrose
Comme je viens de le dire, de la surexcitation
de nos nerfs épuisés est née une sorte de poésie
névrosée et aussi toute une pléiade de poètes
qu'aujourd'hui on prendrait pour des génies ou
pour des dieux et demain pour des fous, tant
leurs conceptions sont étranges et inégales.
Du reste, l'un d'eux, M. Martial Besson, s'est
chargé de nous expliquer en un sonnet la poé-
tique nouvelle :
A cette fin de siècle en proie à la névrose,
Il faut des pleurs de sang, d'amers éclats de voix,
— 6 —
Le subtil examen de nos cœurs aux abois,
D'étranges vers, heurtés, aux allures de prose.
Or, le poète s'est armé du froid scalpel;
A l'art du disséqueur sombre il a fait appel ;
Puis, sur le marbre, il a couché son âme nue.
Et maintenant, aux yeux affolés des passants,
Qu'exaspère l'ardeur d'une soif inconnue,
L'âme crie et se tord dans ses doigts frémissants.
Assurément, c'est quelque chose comme cela.
Mais Târne que le poète dissèque et étale nue aux
yeux des passants, c'est sa pauvre âme à lui, sa
pauvre âme malade. Et la foule avide regarde ce
spectacle malsain, comme on regarde avec curio-
sité une monstruosité ou une anomalie, une
Rosa-Josepha, par exemple.
Ces sortes de poésies sont en effet de véritables
déviations de Târne humaine. C'est, du reste, la
définition que Morel donne de la dégénérescence.
Maintenant, comment l'état de déséquilibration
du poète se réflète-t-il dans ses vers ?
De différentes manières que je vais essayer
d'examiner.
Il va sans dire que je le ferai avec tous les
ménagements possibles pour ne pas blesser des
susceptibilités peut-être trop promptes à s'éveil-
ler. Les esprits qui souffrent et se débattent dans
les tortures d'une impuissance dont ils ne peuvent
sortir, sont d'une sensibilité excessive. Chez eux,
les émotions retentissent avec une sonorité exa-
gérée, douloureuse même.
Ceci posé, un des premiers caractères d'un
esprit taré, c'est l'inégalité. Nous sommes tous
plus ou moins inégaux, selon nos moments et
selon notre état d'excitabilité et aussi d'activité
cérébrales. Tous nous avons des hauts et des bas.
Cela tient au moins autant au milieu qui nou
entoure qu'à notre tempérament. Une foule de
causes intérieures agissent sur notre activité cé-
rébrale, les unes la surexcitant, les autres la di-
minuant.Pourtant, nous ne descendons pas au-
dessous d'un certain degré et nous ne pou-
vons, par contre, dépasser certains sommets.
Les déséquilibrés vont, au contraire, d'une
extrémité à l'autre, presque du génie à l'imbécil-
lité. Leur esprit procède en quelque sorte par
chutes et par soubresauts. Aujourd'hui, c'est un
aigle au vol audacieux ; il regarde en face le
soleil ; il plane. Demain, c'est, dans une chute
brusque, le retour au plat terre à terre ; l'aigle
n'est plus qu'un oiseau aveugle et sans ailes ; il
rase la plaine ; son vol est sans grâce.
Tel est le poète dégénéré, ou décadent, si vous
préférez.
Et pour mieux me faire comprendre, je choisis
un exemple : Stéphane Mallarmé, un des princes
de la cohorte.
Il chante les fleurs, et il débute sur un mode
magnifique. Il dit :
Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin,
Et le divin laurier des âmes exilées,
Vermeil comme le pur orteil du séraphin
Que rougit la pudeur des aurores foulées ;
L'hyacinthe, le myrthe à l'adorable éclair,
Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
Celle qu'un sang farouche et radieux arrose !
Tout cela est ravissant et dit avec une richesse
et une couleur presque inimitables. Il continue,
sur un rythme vague et déjà presque obscur :
Et tu fis la blancheur sanglotante des lys,
Qui, roulant sur des mers de soupirs qu'elle effleure,
A travers l'Océan des horizons pâlis,
Monte rêveusement vers la lune qui pleure !
A la rigueur, cela peut se comprendre, et cette
poésie rêveuse et indécise conserve encore un cer-
tain charme.
A la strophe suivante, il devient obscur et
incompréhensible. On dirait qu'on a jeté un voile
devant les yeux éblouis du poète. Il ne voit plus,
il parle, mais ce ne sont plus que des sons :
Hosannah sur le cistre et dans les encensoirs,
Notre-Dame, hosannah au jardin de nos limbes!
Et finisse l'écho par les célestes soirs,
Extase des regards, stincillement des nimbes !
O mère qui créas, en ton sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique mor
— 9 —
Pour le poète las que la vie étiole, ce dernier
vers n'est-il pas un cri d'impuissance et de déses-
poir? Le poète las que la vie étiole sent qu'i
redescend de son rêve étoile et que la chimère
qu'il croyait avoir saisie va lui échapper, que ce
n'est plus qu'un fantôme qui s'efface dans le loin-
tain des brumes.
Cela est dur et triste à dire : j'ai recueilli au-
trefois à Sainte-Anne des quantités de vers
comme ceux-là. Quand je disais au pauvre fou
que je ne le comprenais pas, il me répondait sim-
plement :
— Je suis en haut ; vous êtes en bas. Je parle
de trop loin ; vous ne pouvez m'entendre.
CHAPITRE III
L'excessivité des contrastes
Nous avons vu que les poètes dégénérés sont
inégaux. Je voudrais montrer maintenant qu'ils
sont excessifs dans leurs contrastes. Tous les
poètes, les vrais poètes, sont plus ou moins mobiles
et cèdent facilement à l'enthousiasme ou mieux
à Tinspiration du moment. Tendres et rêveurs
aujourd'hui, sarcastiques et cruels demain, selon
les impressions, ils passent de l'amour à la haine,
des pleurs aux rires, quelquefois sans transition.
Aujourd'hui le poète maudit :
Les rois des guerres civiles,
Rois pillards et méprisés,
Traînant à travers les villes
- 12 —
Leurs manteaux fleurdelisés,
Et semant par la campagne
Les ruines et les morts,
Que la terreur accompagne
Et que suivent les remords,
Et Louis quatorze en proie
Aux fureurs des Maintenons.
Et Napoléon qui broie
L'Europe sous ses canons
C'est l'impression qui passe. Demain, il espère
de nouveau dans les dynasties ; il voit les rois
sous un jour plus beau, et il le leur dit:
Rois, soyez rois, soyez ces fiers géants de bronze,
Quittez l'épée et le cimier,
Portez le manteau bleu plein d'abeilles joyeuses
Et la main de justice, ô rois !
Les nuages fuiront et les chansons rieuses
Chasseront les pesants effrois,
Et l'homme qui n'a pas de longs printemps à vivre
Et vous qui mourrez comme lui,
Vous goûterez la joie où la fleur d'or s'enivre,
Quand le soleil au bois a lui.
M. A. Pauly, à qui j'emprunte ces vers si
pleins et si sonores, n'est pas un décadent. Pour-
tant, il cède volontiers à l'inspiration et touche, se-
lon les heures, toutes les cordes de la lyre, change
les rythmes et les modes. Mais il ne passe point
— 43 —
brusquement, dans le même instant, clans le même
sonnet, d'un extrême à l'autre. Son œuvre cons-
titue malgré tout un ensemble harmonieux où
l'on sent toujours vibrer la même âme, mais
variable seulement selon les impressions qu'elle
reflète.
Chez les décadents, il y a excessivité dans les
contrastes. On dirait que le poète se dédouble ou
au moins se métamorphose et qu'il vit une autre
vie, avec des impressions, des sentiments tout
différents.
Je ne saurais choisir un meilleur exemple que
le volume — remarquable toutefois, — de Paul
Verlaine: Parallèlement.
Le poète exalte d'abord le sentiment religieux,
il se plonge dans un mysticisme très délicat et
très vague; un peu plus loin, il fait appel à un
sensualisme qui touche au sadisme ou mieux à
la folie. Il célèbre les amours anormales, per-
verses, les embarquements pour Sodome ou Les-
bos; il chante la gloire monstrueuse de Sapho et
des « femmes damnées ». Homo duplex !
Le même poète qui hier se noyait dans les blan-
diecs d'un vague et mystique amour, le dévot qui
exaltait l'esprit, venge demain la chair rebelle ;
il magnifie les vices, ou mieux ses vices, leur
adresse des hymmes orgueilleux. « Hier, dit un de
ses admirateurs, M. Bunant, il édifia Sagesse, un
superbe cantique de foi et d'amour en Dieu, d'as-
pirations mystiques, planant à pleines ailes blan-
- 14 —
ches dans le plein bleu duciel; aujourd'hui, il lance
les cris de sa chair en rébellion, dans un livre
tout bouillonnant de récume des désirs et des
plaisirs. Ainsi, aux façades de nos cathédrales,
des gargouilles obscènes, de posture immonde,
grimaçantes et convulsées de volupté bestiale,
coudoient les saints et les saintes en de rigides
attitudes, aux longues mains jointes, tendues
vers le ciel ».
On pourrait facilement retrouver chez un autre
poète de talent, M. Laurent Tailhade, cette môme
excessivité des contrastes.
Ecoutez cet hymne à la vierge :
Empérière au bleu pennon,
Sur le cistre et le tympanon,
Les cieux exaltent ton renom.
Toi de Jessé, royal provin,
Pain mystique, pain sans levain,
Font scellé de l'amour divin.
Toison de Gédéon ! Cristal
Dont le soleil oriental
N'adombre pas le feu natal.
Ave gratia ! Que ta main
Cueille, pour l'ineffable hymen,
Les lis nouveaux du bon chemin.
Et il termine par une sorte de vœu d'adora-
tion:
Pour vous, mes chants, matins et soirs,
- C5 —
Dans la nef aux mornes voussoirs,
Balanceront des encensoirs.
Ailleurs il chante :
Les martyrs en surplis d'écarlate, les sœurs
Marthe et Marie aux pieds du maître qui s'incline,
Et le vol blanc des séraphins intercesseurs,
Bernard dans les vallons, Benoit sur la colline,
Les Sybilles qu'Arnaud de Moles attesta
Près du roi Christ féru du coup de javeline.
Et plus haut, en plein ciel, un chœur d'enfants porte à
Notre-Dame, sur le vélin des banderolles,
Ces mots d'amour : Are, felix cœli porta !
Ne croirait-t-on pas entendre un moine voué
au culte de la vierge et épris mystiquement de
rimmaculée!
Tout à coup M. Tailhade se transforme. Il dé-
pouille le vieil homme et devient réaliste. Dans
ses Quatorzains d'été il chante en termes sans
apprêts, le troisième sexe, l'hydrothérapie ou
Madame Dindona, dont la croupe est pareille
Au dos de l'éléphant sacré de Bénarés.
Ame sans consistance, débile et légère, volonté
défaillante, le dégénéré ne sait où jeter l'ancre; il
erre à l'aventure de ses bonnes ou de ses mau-
— 16 —
vaises pensées, incapable de résister à ses pro-
pres entraînements. Il n'y a plus chez lui l'équi-
libre régulier et indispensable au bon fonction-
nement de la vie et de la pensée. C'est la défaite
de la volonté par l'impression du moment ou
mieux par l'impulsion; c'est le règne des caprices.
Tout frein régulateur ou modérateur a disparu.
Gela est évident et ressort nettement des écrits
des décadents, esprits désemparés, âmes sans
gouvernail qui chevauchent à l'aventure, au-
jourd'hui dans un idéal invraisemblable, demain
dans la boue.
CHAPITRE IV
L'excessivité des images et Tin-
cohérence des idées.
Prenons un poète bien équilibré ou, si vous ai
niez mieux, pas trop déséquilibré : ses vers se
suivent, bons, mauvais ou médiocres, sans de trop
grands écarts, de trop grands heurts. On peut le
suivre sans peine, et ses images les plus hardies
sont toujours le reflet d'une pensée ou d'un sen-
timent.
M. Paul Nagour essaie de rendre la beauté
des nuits d'Egypte. Son vers est plein d'images.
Il dit :
Le ciel était paré de toutes ses étoiles.
— 18 —
Riche écrin de joyaux serti par Anubis.
A l'horizon passaient, légers comme des toiles,
De longs cirrus pareils à des ailes d'ibis.
Au front d'azur d'Athor, déesse de la nue,
La nuit avait posé son voile ténébreux ,
Parure en ses cheveux d'ébène retenue
Par le croissant d'argent aux reflets vaporeux.
Et ailleurs :
Les constellations naissent, éblouissantes,
Semant les prés du ciel de fleurs incandescentes.
Le poète reste compréhensible, malgré les
hauteurs où il s'est élevé. Il n1a pas perdu pied
et reste en contact avec le monde réel.
M. Laurent Tailhade a des images aussi hardies
qu'heureuses :
La lune qui descend le long des promenoirs,
Sur les blancs escaliers traîne ses mules blanches
Et ses rayons furtifs palpitent dans les branches
Comme des séquins d'or parmi des cheveux noirs.
M. Versini dit également avec assez de bon-
heur :
Nous verrons sous nos pieds, parmi les plaines viles,
S'ouvrir, calices noirs, les orgueilleuses villes,
Et comme des esprits perdus dans la nuit brune
Sur les bleus océans glisser de vagues toiles;
Pour les offrir en route à notre sœur la lune
Au zénith nous ferons de blancs bouquets d'étoiles.
- 19 —
Les vers qui suivent de M. A. Delaroche sont
audacieux, mais ils sont encore compréhensibles :
Parmi les fleurs du blanc matin,
tu t'es assise au bord du chemin ;
tu t'es assise parmi les roses,
aux feux mouvants des apothéoses.
Tandis qu'à l'horizon, peuple d'or et de sang,
l'Attendu, salué des aurores ravies,
pressait, au verger clair, les grappes de la vie.
Mais on y sent trop la recherche et l'apprêt ;
Tidée est déjà sacrifiée au cliquetis des mots et
des rimes; un pas de plus et nous arrivons à
l'incohérence de M. G. Mauclair :
Le silence futur stagne sur les iris
Qu'invitaient les cils à des ombres d'eau morte,
Et l'or astral pleurant la psyché qu'on emporte
S'épanouit en grands calices assombris.
Voilà que sont défunts les vivants luminaires
Où l'occulte hosannah ressuscitait les vœux,
Et sous le miel ambré des virginaux cheveux
La lueur déserta l'ogive des paupières.
Vitrail où les désirs nimbés en séraphins
Fleurissaient le triomphe ailé de leurs extases
Avant de dédier aux pâles hypostases
L'cnténébrement doux de leurs fronts purs et fins,
Lac où dans le saphir d'un émail trop profane
— 20 —
Les chimères de joie érigeant leur frontal
Tordaient pour un Thésée au casque de cristal
Leurs griffes d'émeraude aux pieds d'une Ariane.
L'aliéné, en proie au délire, est assailli par une
multitude d'idées qui se heurtent et se confon-
dent dans son cerveau, sans suite et sans liaison;
quand il veut les exprimer par le verbe ou par
des signes, ce n'est plus qu'incohérence. On ne
le comprend pas.
Il commence à exprimer une idée, immédiate-
ment une autre accourt et lui fait oublier la pre-
mière dont il laisse l'expression inachevée pour
poursuivre l'expression de la seconde, qu'à son tour
il abandonne pour une troisième. C'est le désor-
dre et la confusion des idées. Le cerveau ne sait
plus discerner, faire son choix. Et cette confu-
sion se retrouve dans les manifestations extérieu-
res de l'idée : paroles et écrits.
En vérité, est-ce qu'il n'y a pas quelque chose
de cela dans les poésies des dégénérés, et parti-
culièrement dans les poésies des décadents ? Ce
sont de véritables manifestations délirantes, aussi
confuses et aussi étranges que celles des aliénés
les plus caractérisés.
Il arrive en effet un moment où les idées et les
images se heurtent avec une telle incohérence,
se succèdent avec une telle rapidité dans le cer-
veau malade, que leur expression devient inco-
hérente comme elles et absolument inintelligible.
— 21 —
Voici un sonnet de M. René Ghil, un décadent
de la bonne école. Le diable m'emporte si vous
arrivez à comprendrez l'idée qu'il a voulu
exprimer, si toutefois il a voulu en exprimer une.
Oyez plutôt cette pure quintessence de déca-
dentisme :
Mais leurs ventres, éclat de la nuit des tonnerres,
Désuétude d'un grand heurt des préaux cieux,
Une aurore perdant le sens des chants hymnaires,
Attire en souriant la vanité des yeux.
Oh ! l'épave profond d'ors extraordinaires
S'est apaisé léger en ondoiements soyeux,
Et ton vain charme humain dit que tu dégénères,
Antiquité du sein où s'apure le mieux !
Et par le voile, aux plis trop onduleux, ces femmes,
Amoureuses du seul semblant d'épithalames,
Vont irradier loin d'un soleil tentateur,
Pour n'avoir pas songé, vers de hauts soirs de glaives,
Que de leurs flancs pourrait naître le Rédempteur
Qui doit sortir des temps inconnus de nos rêves.
Et ceci n'est point une exception. Voici un
autre sonnet de M. Armand Mundel, qui n'est
pas moins remarquable par son obscurité.
Oyez encore :
Rouler de l'angoisse expectante,
Nous, les trémières fers broyés,
Et par l'armoise ankylosés
Dévalons de l'encre latente.
Ceints de l'idéal qui nous tente,
9-2
Subodorons les alizés,
Aux glas engluants, aux baisers
Argyraspides sous la tente.
Saouls d'espace et d'aberratif,
En proie, anges souvent rétifs,
Immobilise les pensées.
Nutrition finie. Enfants
Issus des immortelles gynécées
Par des entonnoirs d'oliphants!
En vérité, qu'est-ce qu'a bien voulu dire ce
monsieur qui immobilise ses pensées en se com-
parant à des anges souvent rétifs? Il l'avoue lui-
même, il est saoul d'espace et d'aberratif, —
d'aberratif surtout. Il sent que son esprit erre à
l'aventure, qu'il marche en pleine folie. C'est de
la verbigération pure.
Si ce sonnet était une charade ou une fumis-
terie d'écrivain, ce serait à se tordre de rire.
Mais si, malheureusement, comme je le crois,
cela est l'expression sincère et juste d'une âme
tourmentée, il n'y a plus de quoi rire. On ne rit
jamais d'un fou, quelque étranges et drolatiques
que soient ses conceptions.
Il en est de même de la poésie suivante qui est
signée: Sinocim.
Cor d'ivoire, aussi d'argent sincère,
Le verbe clamé du cor de cristal,
- 23 —
Loin du vain troupeau jumeau des misères,
Chasse, force et perce au vaisseau fatal
Le vautour repu las du poids des serres.
Cygne osé, cygne enchanté de gloire,
Le blanc chevalier du cygne ingénu
Apporte du Mont, geste absolutoire,
Le glaive angélique, un fer chaste et nu,
Baptisé croisé vers les Purgatoires.
Foi d'essai, foi d'oeuvre tentatrice,
L'antique Psyché, de foi pauvre, Eisa,
Flétrit d'un soupçon l'àpre cicatrice
Qui d'un rite humain surgit, et dressa
Un rêve idéal à des Béatrices.
Le même poète parle encore du
Fané lys honni'des effluves d'extases.
Un des plus incorrigibles cacographes, est
M. Max Elskamp. De son livre: Salutations, dont
d'Angéliques, j'extrais cette purée versiculée :
Mais geai qui paon se rêve aux plumes,
Haut, ces tours sont-ce mes juchoirs?
D'étés de Pâques aux fleurs noires
Il me souvient en loins posthumes,
Je suis un pauvre oiseau des îles.
Pauvre oiseau en effet qui ferait bien mieux
de ne pas chanter.
CHAPITRE V
La coloration des mots
Je sais bien que les décadents ont pour expli-
quer leur obscurité une théorie merveilleuse:
leurs vers ne paraissent obscurs qu'à ceux qui ne
savent pas les comprendre, faute d'être initie s
aux mystères de la poésie décadente qui est,
paraît-il, en même temps un art et une science
fort difficiles. Selon eux, les mots ont des couleurs,
et leur théorie est née de ces vers de Baudelaire:
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme le hautbois, verts comme les prairies ;
Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expression des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
— 26 —
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
Qui ne connaît pas la couleur des mots ne peut
comprendre la poésie décadente.
C'est ce que Adoré Floupette explique à son
ami Tapora, pharmacien : « Les mots ne peignent
pas, ils sont la peinture elle-même. Autant de
mots, autant de couleurs; il y en a de verts, de
jaunes et de rouges comme les bocaux de ton
officine ; il y en a d'une teinte dont vivent les
séraphins et que les pharmaciens ne soupçonnent
pas. Quand tu prononces: renoncule, n'as-tu pas
dans l'âme toute la douceur attendrie des crépus-
cules d'automne ? On dit: un cigare brun. Quelle
absurdité ! Gomme si ce n'était pas l'incarnation
même de la blondeur que le cigare! Campanule
est rose, d'un rose ingénu ; triomphe, d'un
pourpre de sang ; adolescence, bleu pâle ; misé-
ricorde, bleu foncé».
M. René Ghil, dans son Traité du verhe, dit:
« Que surgissent maintenant les couleurs des
voyelles, sonnant le mystère primordial. Colorées
ainsi se prouvent à mon regard exempt d'anté-
rieur aveuglement les cinq :
A noir, E blanc, 1 bleu, 0 rouge, U jaune,
dans la très calme beauté des cinq durables
lieux s'épanouissant le monde au soleil ; mais
l'A, étrange qui s'étouffe des quatre autres la
propre gloire, pour ce qu'étant le désert, il im-
plique toutes les présences. »
— 27 —
Comme vous voyez, c'est très clair. Aussi
maintenant voici empruntée, aux Vers de cou-
leur de M. Noël Laumo, une symphonie florale
des plus symboliques :
Orchis inelTeuillé, hyacinthe purulente,
Gamme jaune sur le vert, d'orange diézé,
Squelette de fakir par Djaggernauth baisé,
Ophis perlant dans l'ombre une trille hululante,
Cyclamen querelleur nimbé d'un rêve clair,
Recueillement poudré du pic et de l'éclair,
Ciel morent aigrette d'une estompe de mauve,
Remenbrances d'un cœur qui sait l'idéal jaune !
Certes, j'en connais des gens qui voient tout
en jaune, et je souhaite que l'auteur, malgré la
couleur de son idéal, ne voie pas de cette façon.
Cela dit, je gagerais que, malgré les explications
précédentes, vous n'y ayez rien compris. Eh
bien ! ni moi non plus.
Du reste, cette théorie des mots colorés n'est
pas précisément neuve et nullement de l'inven-
tion des poètes décadents. Il y a longtemps que
les neuropathologistesont signalé l'audition colo-
rée, symptôme relativement fréquent d'affec-
tions cérébrales ou auriculaires graves. (1)
(1) M. d'Abendo, de Catane, vient précisément
d'ouvrir une enquête sur l'audition colorée (Re-
vista clinica et terapeutica, Octobre 1896). Il rap-
— 28 —
Tenez, pour vous éclairer sur la valeur de
cette théorie des mots colorés, je vais pêcher au
hasard dans un volumineux recueil d'écrits qui
m'ont été donnés par des aliénés.
Voici d'abord le début d'une lettre qui m'a
porte un certain nombre défaits et un, entre autres,
fort curieux.
Il s'agit d'un peintre âgé de 28 ans. Dans la
famille de ce peintre il n'y a que des névropa-
thes Dès son enfance, il a montré beaucoup de
prédilection pour la peinture. Intelligent, il montra
de bonne heure un caractère violent et inquiet qui
s'accentua de plus en plus avec les années A 18
ans, n'ayant pas obtenu d'un oncle des subsides
pour étudier la peinture, il voulut attenter aux jours
de celui-ci. Il s'est engagé et pendant son séjour
au régiment il a gardé une attitude irréprochable.
Rentré du régiment, il devint mélancolique à force
de penser à son idée de devenir peintre. Pendant
trois ans, il essaya toutes sortes de métiers. Enfin,
à l'âge de 2i ans, il put se livrer à son étude pré-
férée ; il travailla d'abord avec tant d'ardeur qu'il
obtint un second prix. Il a des périodes de 15, 20
et 30 jours de paresse et ensuite des accès d'acti-
vité fébrile Son caractère est toujours impulsif, vio-
lent, misanthrope. Il y a quelques années, il a eu
des idées de persécution pendant quelques mois.
Physiquement il ne présente aucun stigmate de
dégénérescence. Il affirme que depuis son enfance
il s'est aperçu du phénomène de l'audition colorée,
mais qu'il n'y a attribué aucune importance. Il
croyait que ce phénomène était naturel et normal.
Certaines couleurs lui causaient un état émotif,
d'autres évoquaient chez lui des gradations de tona-
lité musicale. Le jaune pâle, par exemple, exprime
une note élevée qui, comme il dit, lui va au cœur.
— 29 -
été adressée par un pauvre diable atteint de
débilité mentale avec dépression mélancolique.
« Messieurs les docteurs aliénistes,
<t Le prétexte dont s'est servi jusqu'à ce jour
Tinhumain clergé (pédéraste pour les trois quarts
d'entre eux) d'infliger par les douches et tabliers,
et camisole de force, une mortification tant chez
l'homme que chez la femme surtout, pour main-
tenir une hérésie surtout, celle des hosties re-
présentant un DIEU tant prôné qu'aujourd'hui
tout le monde le craint, et personne ne peut le
définir que d'une manière très imparfaite et sous
Le violet représente la plus haute note de la
gamme. Le vert est une noie haute, mais selon lui
<r insensible ». Le blanc représente un son du milieu
de la gamme, le noir une note grave, le rouge le
son le plus creux qu'il existe.
Les voyelles se présentent chez lui colorées et de
la manière suivante : A est blanc; E est jaune; 1
est rouge ; O est noir ; U est terre cuite ; AI est
blanc veiné de rouge; AE est blanc et jaune sépa-
rés ; OU est terre noire de Sienne ; El est jaune
veiné de rouge ; AU est blanc sale.
Les consonnes n'ont pas de coloration spéciale.
Chaque mot réveille l'association des couleurs des
voyelles; par exemple, le mot pane (pain) se pré-
sente blanc-jaune ; le mot vino (vin) rouge-noir.
Le malade affirme qu'au concert et au théâtre il
a devant lui sans cesse des associations chroma-
tiques. Il ne connaît pas la musique. Les sensations
olfactive, gustative, visuelle, etc. ne déterminent
aucun phénomène d'audition colorée. Son sens spé-
cifique est normal, son sens chromatique excellent.
— 30 -
l'impression de violentes passions, surexcitées sys
T^-ma-77-quement par les capitalistes : possé-
dant des fonds de roulement, pour rétablissement
de maisons qui font en tant de commerce à
petits bénéfices, doivent pourtant sauvegarder
la morale publique et la VERITE, deux éléments
indispensables à l'existence autant que le boire
et le manger hygiéniques : condition sine quà
non du prestige de la médecine dans un pays
rival des puissances voisines, l'objet de toutes les
convoitises à cause de ses riches produits en
céréales et alcools, moins en combustibles et en,
métaux à cause de la paresse acariâtre de ses
fanatiques habitants excusés seulement par les
augmentations de chaleur du soleil et des inven-
tions de chauffage à l'intérieur des établisse-
ments. »
Voyons, est-ce que cela ne vaut pas la prose
de M. Poictevin, de M. Léo d'Arkaï ou de
M. Louis-Pilate de Brinn'Gaubast?
Voici maintenant de la poésie ou du moins
quelque chose qui a la prétention d'être des
vers :
Des misères ne la vie
J'ai cherché
D'émanciper
Les chances de l'avenir,
Augmenter
Les baisers
De mes beaux jours.
J'ai essayé les charmes
- 31 —
Du passe,
L'honneur des grands,
Le souvenir de l'éternité
L'accomplissement
De mes dévouements,
Le châtiment
Des calices célestes,
La honte des enfers,
Enseveli dans l'ombre
De mes bienfaits.
Aujourd'hui
Me voilà grandi
Des honneurs de l'espérance.
Je raviverai la honte
Du passé
Au grand scandale
De l'avenir.
Voilà de la poésie qui s'affranchit carrément
des rythmes et des lois.
On peut dire que ces prétendus vers sont
coulés dans des moules nouveaux et très réalis-
tement vrais, d'autant mieux que celui qui les
a composés n'a jamais connu la prosodie. C'était
un pauvre jardinier, très ignorant et très simple,
qui se figura tout à coup qu'il était frère de
Jésus-Christ et, par suite, appelé à prêcher un
nouvel Evangile. Dans ses moments d'exaltation,
il composait ces sortes de poésies décousues et
qui, au point de vue de l'expression des idées
principalement, offrent, comme on voit, de
grandes analogies avec les productions des dé-
cadents.
CHAPITRE VI
Les verbes nouveaux
L'aliéné, qui se débat dans l'impuissante nuit
de son délire, cherche l'étrange, croyant ainsi
nous offrir du nouveau. Il crée des verbes nou-
veaux, trouvant ceux qui ont cours surannés et
incapables de rendre sa pensée. Et sous ces fal-
balas, sous ce clinquant de mauvais aloi, il cache
le vide de sa pensée et de son cœur. Il croit
ainsi tromper nos yeux, alors qu'il se trompe et
se séduit lui-même.
Il y a de cela, beaucoup de cela chez les déca-
dents. Ils veulent nous éblouir par l'étrangeté ou
la magnificence du verbe. Ils habillent le néant
ou le décousu de leurs conceptions de brillants
3
- 34 —
oripeaux de pourpre, ils cuisinent des hachis de
mots. Verha et verha.
Et puis les mots courants ne leur suffisent pas.
Ils en forgent de nouveaux, en exhument de
vieux de l'oubli. Comme si notre langue n'était
pas assez belle et assez riche pour l'expression de
nos pensées !
Je sais bien que les langues varient ; Horace
l'a dit, il y a fort longtemps. Les mots étant le vê-
tement des idées, ils doivent forcément changer
au fur et à mesure que celles-ci se métamor-
phosent. Les mots naissent, vivent et meurent
comme nous. Leur fortune est pareille à la nôtre.
Ils ont leur jeunesse etleur virilité, leur âge mûr
et leur décrépitude. Quand l'heure est venue, ils
disparaissent de l'idiome dont ils faisaient partie,,
comme les feuilles mortes se détachent des ar-
bres aux approches de l'hiver,
Ut sylvae foliis pronos mutantur in annos,
Prima cadunt, ita verborum vêtus interit rctas.
Mais les langues s'en iraient ainsi feuille à
feuille, si la même puissance qui détruit certains
mots et les efface du vocabulaire, n'en relevait
et n'en faisait d'autres pour remplacer les pre-
miers et suffire aux exigences du langage :
Et juvenum ritu florent modo nata vigentque.
Si Plaute usait de termes que le stylet dédai-
— 35 —
gneux d'Horace se refusait à écrire, l'ami de
Mécène, à son tour, en prononçait que n'avaient
point entendu les vieux Cethegus, et de la paille
du fumier d'Ennius naissaient les fleurs de Vir-
gile. C'est là une loi qui préside au développe-
ment et à la transformation de tous les idiomes.
Mais il y a, pour l'introduction des mots nou-
veaux dans une langue, une juste mesure à ob-
server. On ne peut les accueillir que s'ils sont
vraiment indispensables et correspondent à une
idée non exprimée ou mal exprimée jusque-là.
En pareille matière, l'écrivain le plus autorisé,
l'auteur le plus divin, comme dirait Boileau, est
obligé d'attendre le jugement de la foule et de
se soumettre aux caprices de l'usage. S'il hasarde
une expression neuve, s'il tente de remettre en
honneur une expression inusitée, il ne peut pro-
mettre fortune au nouveau-né qu'avec les plus
humbles restrictions,
si volet usus
Quem pêne est arbitrîum et jus et norma loquendi.
Cette tendance de la poétique décadente à
s'empouler de verbes ronflants, de mots nou-
veaux, se fait sentir clans presque toutes les éco-
les.
Voici un extrait de la poésie de M. E. Miche-
let: Le Héros, que je considère comme un pur
chef-d'œuvre. Déjà cette tendance se fait jour.
- 36 -
Il surgira du cœur de l'imanent mystère,
Parmi le soir pensif ou le matin léger.
Ses beaux pieds marcheront sur le sol de la terre
D'un pas calme de surnaturel étranger.
Il naîtra : Je l'attends. Dans les ondes énormes
Où la lumière astrale pour l'éternité
Roule tous les reflets tourbillonnants des formes,
J'ai vu l'image aurorale de sa beauté.
Il est éblouissant de jeunesse et de force.
Il a parlé peut-être avec les dieux. Les vents
Sont enivrés de boire, à la chair de son torse,
Le parfums des lilas et des âmes d'enfants.
Il a la grâce d'un navire à toutes voiles,
Où des oiseaux perdus trouvèrent un appui.
Ses yeux sont radieux d'avoir vu les étoiles
Et sombres d'avoir vu les hommes d'aujourd'hui.
S'il passe parmi nous, les foules égoïstes
Sentent un souffle étrange en leurs sens maîtrisés.
Les hommes sont pensifs; les femmes, un peu tristes,
Songent à la douceur d'impossibles baisers.
Cette sorte d'archaïsme est très nettement
caractérisé chez M. Laurent Tailhade qui en
abuse. Il parle quelque part de :
L'orgue éployant le vol clair des antiphonaires.
Même tendance dans YIdole de M. Stuart Merril.
Lisez :
Roide en la chape d'or qui lui moule le torse,
L'Idole dont les doigts coruscants de rubis
S'incrustent sur le sceptre et le globe de force,
— 37 —
Trône en les bleus halos de tonnerres subits.
Sur sa rouge toison s'étale la tiare,
Entre ses seins fulgure un stigmate d'enfer,
Et sous ses pieds, tandis que sonne la cithare,
Saigne un cœur transpercé de sept glaives de fer.
M. Jean Moréas aime aussi à ressusciter les
mots oubliés, les verbes sonores un peu empa-
nachés de grec et de latin, et les enchâsse volon-
tiers dans ses vers. Mais il semble surtout recher-
cher les alliances de mots rares ou hardies, les
images neuves et inattendues. Ainsi il dit :
Que l'on jette ces lys, ces roses éclatantes,
Que Ton fasse cesser les flûtes et les chants
Qui viennent raviver les luxures flottantes
A l'horizon vermeil de mes désirs couchants.
Cette dernière figure est déjà vague et outrée.
On a grand peine a saisir celle-ci :
Les pales filles de l'argile
S'en vont hurlant par les chemins,
Et dans un transport inutile
Sur leurs seins nus crispent leurs mains.
Lèvre vaine de ses carmins,
Orgueil de la hanche nubile :
Senteur fugace de jasmins.
O cette extase puérile !
Loin de s'arrêter, le poète semble envelopper
- 38 —
ses vers d'obscurité comme à plaisir, il hyper-
trophie ses métaphores, outre ses images. Le
voilà au seuil de l'incohérence.
La Détresse dit : Ce sont des songes anciens,
Des songes vains, les danses et les musiciens.
La tête du roi ricane du haut d'une pique ;
Les étendards fuient dans la nuit, et c'est la panique.
La Décrépitude dit : Etes-vous fous vraiment,
Vraiment, êtes-vous fous d'avoir encore cette pose,
D'avoir encore sur les dents ce sourire [charmant,
Ce sourire devant le miroir, et cette rose
Dans votre perruque, ah ! vraiment quelle est cette pose!
Le Temps dit : Je suis le temps, un et simultané,
Et je stagne en ayant l'air de celui qui s'envole;
Mirage funeste et kaléidoscope frivole,
Je vous leurre avec l'heure qui n'a jamais sonné.
Alors Maya, Maya l'astucieuse, et la belle,
Pose ses doigts doux sur notre front qui se rebelle
Et câline susurre : Espérez toujours, c'est pour
Votre sacre que vont gronder les cymbales vierges,
Et vous aurez l'or et la pourpre de Bedjapour,
Esclaves dont le sang teint les cordes et les verges.
Voilà qui est déjà bien obscur. Les vers sui-
vants sont absolument incompréhensibles. C'est
du pur galimatias.
^Emilius, l'arbre laisse la verte
Couleur, et le lustre efface
- 39 -
Des roses, dessus leur face;
Et pour les rossignols, dans leurs hautes demeures,
Amour ne file plus les cœurs ;
Et de son vol, pour rien, bat le gel des fontaines
L'oiseau, qui Jupiter muant en forme vaine
D'Ilion douloureuse engendra le brandon.
Les aliénés qui se mêlent d'écrire — et il y en
a beaucoup — procèdent un peu de la même
façon. On dirait qu'ils veulent cacher la pauvreté
du fonds sous l'éblouissement de la forme. Il
y eut pendant longtemps, dans les asiles de la
Seine, un ancien prêtre qui déclarait être Pie X
et se vantait d'être le plus grand chimiste de
mots du siècle. Voici le début de ce qu'il appe-
lait la :
CONSTITUTION NOUVELLE TRANSFIGURÉE
db Pie X
« Prospérité, liberté, pérégalité!
« 0 Jubileur entiaré ! Sacripant bismarkisard !
Arbitre vaticaniche à morsures pasthorifiques! î î
Ecoute le chant du cygne de ton impavide Re-
dresseur, ton dompté Dompteur, o lion gallo-
phobe ! antéchrist Léon treizième du nom.
« Autre Sanson, nouveau Lamennais, le bon, le
meilleur, l'excellent et surexcellent même... D'au-
tant plus que j'ai, moi — Dieu merci — plus de
séquestrations a mon actif que de SPOLIATIONS à
mon passif.
- 40 —
« Devenu présentement un vivant MACHABE,
devant être bientôt enfoui sans honneurs dans
la fosse commune de leur Champ de Navets, à
l'état d infects autant qu'informes débris hu-
mains, travaillés par les carabins d'une école
quelconque...
« Devenu, dis-je, — depuis vingt-deux ans, à
les en croire ces Lasègue et ces Magnan, de
leur propre aveu : Y Incarnation la plus formi-
dable de la Révolution et la Personnification la
plus redoutable, — il parait bien — de la Révé-
lation.
« Laissant, non pas dédaigneusement, mais
bien avec une très grande compassion, aux pen-
seurs de premier ordre qui sont disséminés sur
le globe et groupés dans les capitales, la tâche
glorieuse, le plaisir sans pareil et le mérite sans
égal de relever, de mettre en lumière les consi-
dérations transcendantes, à signaler, à produire,
à soutenir, à faire valoir, au sujet, en faveur, à
l'appui de mon INDUCTION INITIALE, et de toutes
mes déductions subséquentes. »
Cela pourrait tout aussi bien s'éditer chez
Vanier que la prose de M. Poictvin.
Alors laissez-moi vous citer encore le Dicta-
men-postulat-inductif-résumateur de Pie X.
- 41 -
SlNITE PARVULOS AD ME VENIRE
RÉVÉLATION
Maxima parvulis debetur reverentia
RÉVOLUTION
« L'être humain, — quoiqu'on soit le sexe —
dorénavant — sous le régime de la républicaine
et démocratique pérégalité — devra ne jamais
atteindre l'âge de la puberté qui l'asservit régu-
lièrement, universellement à l'instinct, au désir,
au besoin de se reproduire à tout prix, au péril
de la vie, — sans qu'il n'ait tout salutairement,
par son incorporation intime définitive à la na-
tion... à la Société de laquelle il émane et qui le
réclame, reçu la vertu, la force, la mission de
coopérer égalitairement et de contribuer émula-
toirement — par l'accomplissement solennel de
son devoir suréminent et par l'exercice régle-
mentaire de son droit transcendant, c'est-à-dire
absolument inamissible, — à la Constitution
légitime des pouvoirs organiques administra-
teurs, que de concert et concurremment, — sous
le contrôle d'un chacun et la surveillance vigi-
lante et sévère de tous, président hiérarchique-
ment aux sortielles évolutions, — évolutions
toujours méritoires, fécondes et progressivement
fructueuses, — de son personnel destin».
— 42 -
Comme comparaison, voici la disposition du
titre de « l'œuvre » de M. René Ghil.
de
Œuvre :
René Ghil
EN
MÉTHODE A L'ŒUVRE
189J
Voici maintenant les titres complets de son
-œuvre, dressés par lui-même.
De René Ghil
En méthode à Vœuvre : Sous ce titre « ne va-
rietur », édition nouvelle et revue du livre pro-
visoirement dénommé: Traité du Verhe, — paru
complet (in-4° avec portrait) en 1888.
Œuvre :
I
Dire du mieux
I. Le meilleur devenir. — II. Le geste ingénu
(les deux, en un vol. 1889). — III. La preuve
égoïste (en un vol. 1890).— IV. Le vœu de vivre.
— V. Le vouloir altruiste.
- 43 -
II
Dire du devoir
I. Le millier. — II. Les génitures. — III. La
neuve évolution. — IV. Le monde mortel. —
V. Le devenir.
III
Dire de la loi
I. La Loi
On pourrait croire qu'il s'agit là d'une œuvre
immense, colossale. Or, le volume dit : En
méthode à l'œuvre, remplirait à peine les deux
colonnes d'un article de journal. Je sais
bien qu'un bon sonnet vaut quelquefois mieux
qu'un long poëme. Malheureusement ce n'est pas
le cas ici. Je fais grâce aux lecteurs de ce gali-
matias incohérent d'où il est impossible de déga-
ger une idée. Voici toutefois la dédicace.
A
i¥c René Ghil :
Attestant que ton nom de souffle, ô Épouse à
lancer de tes mains de repos mes songes, là
instamment est ! perpétuel d'être mon souffle :
Comme porteuse au plus futur d'heur et d'amour
et de serment, va vers demain l'Œuvre d'espoir.
Voilà qui en dit en effet plus qu'un long poëme
— 44 —
sur l'état psychique de l'auteur. Ajoutez que cha-
que volume est illustré de son portrait, car il juge
indispensable de transmettre sa précieuse image
à la postérité. Enfin, au lieu d'être au commence-
ment, la préface est à la fin et devient ainsi une
postface. Gela ne manque pas d'originalité,
comme vous voyez. Mais cela ressemble terri-
blement, comme conception et comme disposition,
à la Constitution nouvelle transfigurée de Pie X.
CHAPITRE VII
L'étrangeté et l'incohérence
Nous avons déjà trouvé plusieurs points de
ressemblance entre les écrits des aliénés et les
poésies des décadents. Nous n'aurons pas de
peine à en trouver d'autres.
Avez-vous remarqué combien souvent les poètes
décadents intercalent des mots en italiques et des
majuscules au milieu de leurs vers ? Vous
cherchez inutilement pourquoi tel mot ou telle
lettre sont ainsi mis en évidence et vous n'arrivez
pas à comprendre l'intention du poète.
Prenez un mémoire quelconque rédigé par un
aliéné, particulièrement par un dégénéré ou un
individu atteint de délire chronique à évolution
— 46 —
systématique : vous verrez qu'il foisonne de mots
soulignés, de mots en italique, de mots en majus-
cules énormes. Et pourquoi ? Vous n'arrivez pas
à vous en rendre compte. Si vous interrogez l'au-
teur, il hausse les épaules en vous traitant d'im-
bécile, ou bien il vous répond simplement :
— Il faut que cela soit ainsi.
— Mais pourquoi tel mot souligné plutôt que
tel autre ?
— Il le faut. L'esprit qui m'inspire seul le
sait.
Et vous n'arriverez pas à en tirer autre chose.
Si on veut bien se reporter aux citations que
j'ai faites précédemment, on verra combien ce fait
est fréquent, aussi bien chez les décadents que
chez les aliénés.
Ce n'est point tout encore. Les décadents
aiment à entremêler leurs phrases, à les entre-
choquer comme leurs idées. Ils recherchent les
inversions hardies qui renversent le sens des
choses exprimées. On ne peut plus les suivre
dans leurs hyperboles et leurs métaphores, tant
elles s'éloignent de l'idée qu'ils ont voulu rendre.
On dirait un coup d'aile qui les enlève en pleine
poésie, alors que ce n'est qu'un éblouissement
sans vision nette, sans envolée large sur l'aile de
l'idée.
Tous ces mêmes caractères vous les retrouve-
rez dans les écrits des aliénés : même enchevê-
47
trement et même bouleversement des phrases,
mêmes hyperboles incompréhensibles.
Voici une dernière citation empruntée au
fameux mémoire de Pie X dont j'ai déjà parlé.
C'est une sorte de préambule dans lequel il m'ex-
plique pourquoi il s'est déterminé à entreprendre
cette œuvre.
« Vous n'ignorez pas, sans doute, que Jean-
Jacques-Rousseau n'a pas remanié moins de
trente-deux fois de fond en comble la profession
de foi de son Vicaire Savoyard et que Victor
Cousin a cru devoir faire le relevé des trente-
deux états successifs par lesquels a passé la pen-
sée de ce maître ouvrier de la parole écrite pour
arriver à lui paraître présentable sur la table de
l'éternel — universel — banquet des générations
à venir.
» Or... Entreprendre pour vous être utile
autant qu'agréable, entreprendre, dis-je, de rédi-
ger ici le texte complet de la Constitution impé-
rissable qui reste le DESIDERATUM de la Révolu-
tion et de la Révélation, — vous en conviendrez
avec moi, c'est bien autrement coloneux encore
que de forger et limer une épisodique profession
de foi de vicaire devant figurer dans un livre
n'ayant pas d'autre prétention que celle d'être et
de rester un roman.
» Vous ne serez donc pas trop étonné qu'après
une quinzaine de jours d'un travail plus nocturne
encore que diurne, je n'en sois encore qu'aux
48
premières ébauches de ma conception, et pour
ainsi dire qu'à la mise au point de cette statue
qui, pour être digne de votre contemplation en
même temps que de ma cogitation, doit être à
tout jamais aux yeux de tous le suprême chef-
d'œuvre du génie du plus grand des législateurs
passés, présents et futurs.
» Mais je n'attends pas seulement de vous que
vous ne soyez pas étonné, c'est-à-dire dégoûté
d'attendre de mon infortune plus et mieux que
vous ne pouvez attendre de n'importe quel
écrivain de fortune. En vérité, j'attends encore
de votre discernement que vous soyez intimement
satisfait de la marche déjà prise par notre MES-
SIANIQUE travail. Je dis notre parce qu'il sera la
raison d'être unique de notre estime réciproque. »
La citation est un peu longue, mais elle m'a
paru utile pour montrer les analogies qui exis-
tent entre cette prose et les écrits des décadents.
Les décadents recherchent encore les alliances
de mots bizarres et qui détonnent, ces étranges
accouplements qu'on ne parvient plus à com-
prendre.
M. S. Versini parle des « rayons du remords
et de la pénitence »; M. Laurent Tailhade, « de
la mémoration des corolles fanées », et de
« maint lambeau d'Occident fascé de pourpre et
d'or ».
M. Paul Gérardy parle d'une
...phanson tout en clair de lune ;
— 49 -
M. Stuart Merril des « roses trop rouges de son
désir » et d'une
...passante aux yeux pleins de passé ;
M. Francis Vielé-Griffin dit :
L'aube est pâle comme une qui n'ose.
M. G. Kahn :
La blondeur de la nuit défaille en flots d'étoiles.
M. E. Raynaud :
Regarde ! le soir y saigne avec abondance.
M. Fontainas :
Le soleil agonise en baisers de lumière.
M. de Retté écrit :
Et des rêves dorés aux murmures d'abeilles
Nimbent de blonds enfants que ton silence adore.
M. Klslander dit :
Le silence comme un voile immense détaché des cieux,
Tombe, fasiant et palpitant, par l'espace.
-• r>o -
Et M. Paul Pionis qui est sans doute un disciple
du père Sarcey, parle de
...doigts longs comme un cœur ayant beaucoup aime...
Certes les plus grands poètes ont eu de ces
audaces malheureuses. Mais les vers des poètes
des époques de décadence en fourmillent. Ainsi
nous ne pouvons pas toujours retrouver sous
l'emphase grecque l'idée de Pindare ni suivre
toujours le pompeux auteur de la Pharsale.
Même recherche dans les écrits des aliénés.
Le jardinier devenu prophète dont je vous ai
déjà entretenu/sème son apocalypse de ces allian-
ces de mots d'une hardiesse rare. Il parle « de
l'horizon de l'avenir, » de « Fonde du désarroi, »
des « parois de la pensée, » de « l'ombre de
l'aurore, » de la « candeur des sublimes revers. »
En vérité, lequel imite l'autre ? Lequel est le
plus malade?
CHAPITRE VIII
Mysticisme et érotisme
Ce n'est pas seulement par l'étrangeté et Tin-
cohérence de la forme que se caractérise le dégé-
néré. Ses sentiments et ses passions ne sont pas
ceux des autres hommes ; ils sont maladifs ou
pervertis. Il ne sent point comme tout le monde.
Ses sens ne sont pas affinés, comme le prétendent
quelques-uns, ils sont tout simplement émous-
sés. Pour les émouvoir, il faut des sensations sur-
aiguës qui feraient crier les autres de douleur.
Sas passions sont excessives, les bonnes comme
les mauvaises.
Il en est de même du décadent.
Que faut-il au poète, au vrai poète, pour l'ins-
pirer ? La douceur des aurores, la splendeur des
— 52 -
soleils couchants', le bruit formidable du tonnerre
grondant dans l'étendue, la senteur du foin ap-
portée par la brise, moins que cela, une rose
qui s'ouvre, un lys fané qui se penche,
Un chant d'oiseaux, un bruit de feuilles remuées,
Un rayon de lune argentant les nuées.
Le papillon doré voltigeant sur les fleurs,
Le murmure du vent dans les saules pleureurs,
L'Océan qui rugit en embrassant les grèves.
Et M. Pauly, un débutant qui peut ainsi être
pris comme terme de comparaison, continue :
Son âme est avec l'eau qu'elle suit dans son cours,
Il cause avec la fleur, il interroge l'herbe,
Il préfère la mousse au grand arbre superbe,
Il erre échevelé, le soir, au fond des bois,
Ecoutant le zéphir, mystérieuse voix ;
Une fleur, un fraisier, un rien le rendrait ivre,
Et l'univers entier n'est qu'un immense livre,
Où son esprit pensif lit la création.
Le poète voit une foule de choses ravissantes,
là où tant d'autres ne voient rien.
Son œil plonge plus loin que le monde réel,
Son âme est une tente, il en ouvre les toiles,
Dans les fleurs de nos champs son cœur voit de s étoiles,
Dans les étoiles d'or les fleurs de l'infini.
Quand il parle d'amour, on dirait qu'il estivre.
— 53 -
Quel pur et noble enthousiasme ! Lui seul connaît
L'ardent bonheur profond d'aimer et d'être aimé.
Lui seul connaît
.... Les jours illuminés de flamme,
Et les parfums des lys riant aux roses de mai.
Le décadent se replie sur lui-même. La poésie,
au lieu de dilater son cœur, le resserre. Il scrute,
dissèque son âme douloureuse. Il analyse ses
vices, se complaît à les chanter, à les exalter en
des hymnes malsains.
Pourtant le vice, même le vice décadent, est à
la portée de tout le monde. La vertu, au con-
traire, n'est l'apanage que d'un très petit nombre.
Ils glorifient le suicide, que Mallarmé appelle
le « suicide beau ». Leur âme poétique aspire au
néant.
L'amour devient pour eux de Térotisme et en-
fante des aberrations inconnues de Tardieu.
C'est de la pure folie.
Verlaine écrit :
Assez qu'on — sinon plus qu'assez
Déplore avec désinvolture
Les uns mes « désordres » passés,
Les autres ma Noce ! future.
Mais tous joignent cette torture
A leurs racontars déplaisants
- 54 -
De me vieillir plus que nature :
Je n'ai que quarante-trois ans.
J'ai mille vices, je le sais,
Et connais leur nomenclature,
Mais pas tous ceux qu'on a tracés.
Après cette sorte de confession, il nous fait
cet autre aveu :
J'ai la fureur d'aimer, mon cœur si faible est fou,
N'importe quand, n'importe quoi, n'importe où.
Et il ajoute avec découragement :
J'ai la fureur d'aimer. Qu'y faire? ah, laisser faire.
Puis, en vers d'une envolée superbe, il chante
l'amour ou mieux les plaisirs sexuels.
L'écartement des bras m'est cher, presque plus cher
Que l'écartement autre ;
Mer puissante et que belle et que bonne, de chair,
Quel appât est le vôtre!
O seins, mon grand orgueil, mon immense bonheur,
Purs, blancs, joie et caresse,
Volupté pour mes yeux et mes mains et mon cœur
Qui bat de votre ivresse,
Aisselles, fins cheveux courts qu'ondoie un parfum
Capiteux où je plonge,
Cou gras comme le miel, ambré comme lui, qu'un
Dieu fit beau mieux qu'en songe,
— 55 —
Fraîcheur enfin de bras endormis et rêveurs
Autour de mes épaules,
Palpitants et si doux d'étreinte à mes ferveurs
Toutes à leurs grands rôles,
Que je ne sais quoi pleure en moi, peine et plaisir,
Plaisir fou, chaste peine,
Et que je ne puis mieux assouvir le désir
De quoi mon âme est pleine,
Qu'en des baisers plus langoureux et plus ardents
Sur le glorieux buste,
Non sans un sentiment comme un peu triste
Dans l'extase comme auguste !
Et maintenan t vers l'ombre blanche — et noire un peu —
L'amour, il peut détendre
Plus par en bas et plus intime en son fier jeu
Dès lors naïf et tendre.
Jusqu'ici, en tenant compte de l'exagération
inhérente à toute poésie et dont il faut forcément
tenir compte dans toute juste appréciation, il n'y
a rien que de normal. Mais écoutez ceci :
L'une avait quinze ans, l'autre en avait seize ;
Toutes deux dormaient dans la même chambre, —
C'était par un soir très lourd de septembre ; —
Frêles; des yeux bleus, des rougeurs de braise.
Chacune a quitté, pour se mettre à l'aise,
La fine chemise au frais parfum d'ambre.
La plus jeune étend les bras, et se cambre ;
Et sa sœur, les mains sur les seins, la baise,
- 5G -
Puis tombe à genoux, puis devient farouche,
Et colle sa tête au ventre, et sa bouche
Sous l'or blond, dans les ombres grises ;
Et l'enfant, pendant ce temps-là, recence
Sur ses doigts mignons des valses promises,
Et, rose, sourit avec innocence.
Lisez encore cette autre du même genre :
Tendre, la jeune femme rousse,
que tant d'innocence émoustille,
dit à la blonde jeune fdle
ces mots, tout bas, d'une voix douce :
« Sève qui monte et fleur qui pousse,
ton enfance est une charmille :
laisse errer mes doigts dans la mousse
où le bouton de rose brille,
laisse-moi, parmi l'herbe claire,
boire les gouttes de rosée
dont la fleur tendre est arrosée,
afin que le plaisir, ma chère,
illumine ton front candide
comme l'aube l'azur timide. »
A la rigueur, le poète peut encore invoquer
cette excuse : qu'il n'a fait que peindre en vers
magnifiques un vice qu'il n'approuve ni ne désa-
prouve. Néanmoins cela ressemble trop à une
apothéose. Et puis, un peu plus loin, il vide son
— 57 —
âme, fait étal de ses péchés, jette ses vices à la
face du public comme un défi. Ecoutez :
Je le crois bien qu'ils ont la pleine plénitude,
Et pour combler leurs vœux, chacun d'eux tour à tour
Fait l'action suprême, a la parfaite extase,
— Tantôt la coupe ou la bouche et tantôt le vase —
Pâmé comme la nuit, fervent comme le jour.
Leurs beaux ébats sont grands et gais. Pas de ces
[crises :
Vapeurs, nerfs. Non, des jeux courageux, puis d'heu-
[reux
Bras las autour du cou, pour de moins langoureux
Qu'étroits sommeils à deux, tout coupés de reprises.
Dormez les amoureux ! Tandis qu'autour de vous
Le monde inattentif aux choses délicates,
Bruit ou git en somnolences scélérates,
Sans même, il est si bête, être de vous jaloux.
C'est maintenant delà folie pure. Ajoutez qu'à
côté de ces turpitudes ciselées dans Parallèle-
ment, M. Verlaine donnait des vers d'un mysti-
cisme étrange et adorable. Certes, je ne veux pas
dire et je n'ai jamais pensé que M. Verlaine fut un
aliéné et, à mon sens, ce fut plutôt un détraqué
de génie, un progénéré qu'un dégénéré, mais avec
d'étranges écarts et d'étranges faiblesses.
Je n'ai jamais observé le délire mystique chez
un aliéné sans une nuance plus ou moins pro-
noncée d'érotisme. C'est là un fait constant et
connu de tous les médecins aliénistes.
11 est vrai que Verlaine n'est pas seul. Horace
— 58 —
déclare cyniquement qu'après boire il ne distin-
gue plus le jeune esclave de la jeune servante et,
à la fin de sa vie, il ciselait des odes pour Liguri-
nus. Anacréon chante en vers précieux et manié-
rés l'amour et la sensualité : « Que je sois ta tu-
nique, ô jeune fille, afin que tu me portes ; que je
sois une eau pure, afin de laver ton corps; une es-
sence, pour te parfumer ; une écharpe, pour ton
sein; un collier de perles, pour ton cou; une san-
dale, pour que tu me foules de ton pied. » Puis, de-
venu vieux, il veut lui aussi goûter aux amours
pervers. « Peins mon Bathyllos bien aimé, dit-il,
tel que je vais le décrire. Fais-lui des cheveux
brillants, noirs par le haut, dorés par le bas.
Noue-les négligemmentet qu'ils flottent en liberté.
Couronne un beau front de sourcils d'ébène. Que
son œil soit noir et fier, mêlé de douceur, comme
celui d'Ares et celui de Kythèrè, et qu'il tienne
en suspens entre la crainte et l'espérance. Que
sa joue ait le duvet léger des pommes. Qu'il ait
la poitrine et les mains de Hermès, la cuisse de
Polydeukès et le ventre de Dyonisos. Au-dessus
de sa cuisse, là où brûlent des feux, je veux
que tu peignes une puberté naissante qui invite
Eros. »
Pour Verlaine comme pour Anacréon la magie
du style ne saurait faire oublier de pareilles aber-
rations. Derrière le poète on sent trop le malade.
Du reste, toute la génération poétique actuelle
semble plus ou moins entachée d'érotisme. M.
— 59 -
Ch. Guérin semble en faire l'aveu dans les stro-
phes mystiques que voici :
Notre-Dame du crépuscule,
Versez la fraîcheur de vos palmes,
Bonne vierge du clair de lune,
A la détresse de nos âmes.
Sainte guérisseuse de stupres,
A nos lèvres sanglantes qu'arde
La soif des voluptés impures,
Versez la fraîcheur de vos palmes.
Par votre prière ineffable
Sauvez-nous des spasmes nocturnes,
De lucre amour des courtisanes,
Bonne vierge du clair de lune.
L'érotisme, la recherche du suraigu pour les
sens fatigués ou blasés, est encore un des vices ou
mieux un des stigmates des époques de décadence,
à Athènes comme à Rome, à Rome comme à By-
zance.
CHAPITRE IX
Futilité des Décadences
Tous les faibles d'esprit, tous les déséquilibrés,
tous les dégénérés sans exception, sont attirés
par le bizarre et l'étrange. Ils croient s'élever
au-dessus de leurs semblables en se singularisant
par leur costume, leurs attitudes, leur langage.
Même tendance incontestable chez les décadents.
Du reste ce goût du bizarre et de l'impossible
se manifeste à toutes les époques de décadence.
Quand l'empereur Constantin transféra à By-
zance le siège du nouvel empire, on ne com-
prit plus les beautés de l'art grec et la statuaire
tomba dans l'étrange et l'incohérent. Ainsi les
historiens de Constantin rapportent qu'il avait
commandé un groupe qui réunissait les por-
— 62 —
traits de ses trois fils, Constantin, Constance
et Constant. Ce groupe, en porphyre, avait
trois corps, six jambes et six bras ; mais il n'avait
qu'une seule tête qui, selon le point de vue où se
plaçait le spectateur, offrait alternativement la
ressemblance des trois frères. Cela constituait une
adresse mécanique, un travail d'optique, mais
n'avait plus rien à voir avec l'art.
Il en est de même de certaines poésies contem-
poraines qui ne sont plus que des jeux de
patience, des mots sonores assemblés en vue du
rythme sans se préoccuper de l'idée. Telle est la
poésie suivante de M. P. -M. André :
Du linge neige
Sur les prés verts,
Tandis qu'autour le vent arpège
Des sons clairs.
Se convulsé, au vent, le linge
Blanc comme neige.
Les prés dorment calmes et verts
Sous le soleil aux rayons clairs.
Cette autre de M.Trahsel n'est qu'un enfantil-
lage prétentieux :
Je rêve et je danse, la danse de la volupté,
La danse de la volupté. . .
Voyez les courbes de ma jambe
Et le bas de mon ventre,
Et le bas de mon ventre !
Je meurs d'amour, je meurs., je meurs
D'amour
- 63 -
On en arrive ainsi à parler pour ne rien dire,
comme M. V. Remouchamps dans les strophes
suivantes :
Tous les cieux sont venus hanter mes yeux de rêve,
Les cieux où luit l'azur infirme du Réel :
Les cieux se sont éteints devant mes yeux de rêve. . .
Tous les yeux sont venus hanter mes yeux de rêve.
Les yeux où luit la joie infirme du Réel :
Et les yeux ont saigné devant mes yeux de rêve. ...
Ce sont des mots bizarrement assemblés et
rythmés, voilà tout.
Un retrouve à toutes les époques de décadence
la même recherche des rythmes heurtés et bizarres,
des chûtes imprévues, des baroques assonances.
Pentadius confectionnait des vers que ses con-
temporains appelaient vers serpentins et qu'ils
comparaient à un serpent qui se mord la queue.
En voici un échantillon :
Sentio, fugit hiems, zéphyrisque moventibus orbem
Jam tepet Eurus aquis ; sentio, fugit hiems.
Parturit omnis ager, prœsentit terra calorem,
(ierminibusque novis parturit omnis ager.
Lœta vireta tument, foliis sese induit arbor,
Vallibus apricis lœta vireta tument.
Voici un jeu poétique du môme genre que
j'emprunte à M. A. Sabatier :
Dans la plaine aux frissons roux
Pauvre nous !
Voici les faux qui volent, volent,
Comme un souple balancier
D'acier,
Volent, volent, volent.
Pauvres nous et pauvre moi !
Apre loi
Dont nos rêves se souviennent !
Les clairs faux vont et viennent.
Le croissant fin du métal,
Jeu brutal !
Meurtrit les javelles blondes.
Les poètes en arrivent ainsi à versifier sur les
sujets les plus minimes et les plus ténus. Toute
l'anthologie grecque est remplie de ces produc-
tions, mignardises brodées sur des sujets insigni-
fiants. Seul Méléagre a su conserver un peu de la
vénusté grecque. Cette épitaphe semble tracée du
bout du doigt sur la poussière d'un tombeau :
« 0 terre, mère universelle, salut! sois légère
maintenant pour Aisigène : elle a si peu pesé sur
toi ! »
Tout le reste de l'anthologie n'est que rococo
et Pompadour. « Les raffinements de la pensée
et du langage, dit Paul de Saint-Victor, amol-
lirent la noble muse de Pindare; les subtilités
l'étiolèrent, la galanterie l'alîadit. » La littérature
transportée d'Athènes à Alexandrie, y fut prise
du mauvais goût asiatique. C'est l'époque des
petits poètes qui fourmillaient à la cour des Pto-
lémées et des Séleucides, « vrais musiciens du
sérail,' dont les vers semblent faits pour être
— Co-
chantes par des voix d'eunuques ». On trouve
dans l'anthologie: « L'amour mouillé», «L'amour
noyé», «L'amour oiseau», «L'amour prisonnier»,
« L'amour laboureur », « L'amour chasseur »,
« L'amour écolier », « L'amour à vendre », et
d'autres encore. « Ce ne sont, dit encore Paul de
Saint-Victor, que niches à Vénus, bouquets à
Chloé, ex-votos de Cythère, cœurs en brochette,
madrigaux mignards, vignettes libertines. Le
miel corrompu coule à pleins bords, on marche
jusqu'aux genoux dans les fleurettes artificielles
de la décadence ».
Il en est à peu près de même pour les poètes
de la décadence latine. Quand il ne nous entre-
tient pas de ses misères amoureuses, Catulle
pleure la mort du moineau favori de Lesbie :
Lugete, o Vénères Cupidinesque
Et quantum est hominum venustiorum !
Passer mortuus est mece puellaï,
Passer, deliciaï mcœ puella;,
Quem plus illa oculis suis amabat.
Adrien' mourant adresse à son âme ces versi-
culets tremblottanls :
Animula ! vagula, blandula,
Hospes comesque corporis,
Qua? nunc abibis in loca,
Pallidula, rigida, nudula, |
Nec, ut soles, dabis jocos.
Tels sont encore les précieux dystiques que
5
— 66 —
polissait comme des pierres précieuses le mys-
tique Sidoine Apollinaire :
Pistigero quœ concha vehit Triton Cytherem
Hac sibi collata cedere non dubitet,
Poscimus, inclina paulisper culmen herilc,
Et munus par vu m, magna patrona, cape.
Plus tard, dans une autre langue, Alphonse de
Liguori avait encore de ces mignardises :
La guance di rose
Mi rubano il core :
O Dio ! che si more
Quest1 aima per te
Mi sforza a baciarti
Un labbro si raro :
Perdonami, caro,
No posso piu, no.
Ils ne manquent pas non plus à notre époque
tous ces poètes de pacotille, maniérés, alam-
biqués, pédantesques, comiques et lamentables,
qui transforment en jargon grotesque notre belle
langue française.
M. Jean Moréas lui-même est loin d'être à
l'abri de la critique. S'il a eu quelques élans, s'il
a ciselé quelques strophes élégantes et sonores,
écoutez ceci :
Pour consoler mon cœur des trahisons
Je veux chanter en de nobles chansons,
Les doctes fdles de Ncrée :
Glaucé, Cymothoé, Thoé,
- G7 —
Protomédie et Panopée,
Teurice aux bras de rose, Eulimcne, Hippothoé,
Et l'aimable Ilolie, et Amphitrite, à la nage prompte,
Proto, Doto, parfaite à charmer,
Et Cymatolège qui dompte
La sombre mer.
Cela n'est plus de l'art ni de la poésie : c'est un
passe-temps, un jeu de patience. Or, ce procédé
d'énumération puéril est familier à M. Jean Mo-
réas. A preuve :
Et c'est ainsi que sans douloir,
Joël se remémore :
Madame Emelos, gente à voir,
Qui s'est livrée au More.
Puis c'est Esmésée, Anne, Inor,
Viviane, Junie,
Mab, et la reine Aliénor.
On en arrive ainsi à faire imprimer, sous pré-
texte de poésie, des futilités qui ne sont que de
la verbigération, des mots plus ou moins heureu-
sement alignés, des puérilités comme Un jour, le
drame psychologique de M. Francis Jammes, où
je trouve ceci :
Tu avais mis tes bas à sécher sur la haie,
La vache, en passant tout à l'heure, les a manges.
LA FIANCÉE
Oh ! que c'est ennuyeux, c'est la seconde fois.
Ça m'était arrivé il y a déjà trois mois.
08
I.E POETE
Tu pourrais les mettre à sécher près de la grange,
Où la génisse et la vache ne passent pas.
Il y a une corde en osier à des échalas.
LA FIANCÉE
Près de la grange, l'ombre est trop épaisse à cause du
[noyer.
l'ame du poète (au poète qu'elle a suivi.)
Ton cœur en ce moment est dans l'ombre du noyer.
Ton bonheur est comme le soleil qui glisse
sur le perron usé, les paules et les glycines
au bois tordu et dur. Là-bas, sur la haie,
séchaient-les bas légers de la fiancée,
et la vache qui passait les a manges,
parce qu'ils éclairaient le soleil comme l'herbe bleue,
parce que la vache était contente sous le ciel en feu,
parce que tout était bon, parce que tout était doux,
parce que tout était luisant comme le houx,
parce que la vie est comme l'eau qui coule
sur les cressons et les pierres dorées et douces.
LE POÈTE
Fiancée, donne-moi un verre d'eau ?
la mère («à la servante qui est entrée)
Va au puits chercher de l'eau . Ne cogne pas
à la pierre le seau usé, la cruche. Va.
Ecoutez encore la complainte du petit veau :
Les pauvres donnent aux pauvres. Je ne sais pas
si les riches donnent jamais !.. . Le petit veau,
— 69 -
dont on mange la viande, je l'ai connu
avant qu'on le menût mort à la banlieue.
Il s'amusait gaîment aux luzernes fleuries
à menacer de ses jolies petites cornes un chien doux.
Ce petit veau était pauvre et parce qu'il était pauvre
il finit dans le ventre des pauvres.
Il a fait son devoir en vivant, en mourant.
Fais ton devoir aussi en mourant et vivant.
Encore une fois, cela n*est plus de l'art ni de la
poésie, c'est un jeu d'enfant ou de malade.
CHAPITRE X
L'inspiration.
Il y a plusieurs catégories de dégénérés : les
uns sont des débiles, des faibles d'esprit qui ne
sauraient jamais sortir du plat terre-à-terre ;
les autres sont des dégénérés supérieurs dont
certaines facultés sont abolies ou détraquées,
mais dont les autres sont susceptibles d'une exal-
tation presque géniale. Les premiers restent tou-
jours, même dans leurs moments d'excitation,
des imbéciles ou peu s'en faut ; les seconds peu-
vent, dans leurs périodes de surexcitation céré-
brale, atteindre par moments les cîmes les plus
élevées de l'art. Mais, une fois leur cerveau
apaisé, ils retombent au-dessous du commun des
hommes. Ils ne se soutiennent pas comme le véri-
-- 72 —
table génie d'un coup d'aile que rien n'abat ; ce
sont des génies intermittents, incomplets.
Quand le délire est sur le point d'éclore, on
dirait que l'énergie cérébrale du dégénéré est dou-
blée ou triplée ; il devient actif, entreprenant ; sa
parole devient facile et abondante ; son esprit
s'ouvre à toutes choses ; ses idées s'élargissent ;
en un mot toutes ses facultés s'exaltent et s'avi-
vent.
Au début de son délire, cette suractivité céré-
brale persiste. Il n'est pas rare alors de voir des
hommes presque sans instruction parler avec une
certaine éloquence et écrire des pages pleines de
couleur et de poésie. Ce sont des espèces de
décharges nerveuses.
C'est ce que l'on appelait autrefois l'inspiration,
une sorte de mouvement de l'âme qui transporte
le poète hors de lui-même, qui semble le faire
obéir à une puissance supérieure qui l'enlève et
le subjugue tout entier. Aussi les anciens disaient
que c'était un dieu qui s'emparait de l'âme du
poète, et qui lui communiquait ses pensées et ses
expressions les plus sublimes :
Est deus in nobis : agitante calescimus illo.
Un nommé Boileau Despréaux, une sorte de
précurseur du père Sarcey, a également décrit en
vers de mirliton ce phénomène qu'il n'a vraisem-
blablement jamais éprouvé lui-môme :
— 73 —
C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l'art des vers atteindre la hauteur;
S'il ne sent point du ciel l'influence secrète,
Si son astre en naissant ne l'a pas formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif,
Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif.
Tel ce pauvre jardinier, absolument illettré,
fils et petit-fils d'aliénés, dont je vous ai déjà
parlé. Il se croyait le fils de Dieu et se disait
envoyé sur la terre pour tenter une rédemption
nouvelle. Il était le frère et le successeur de
Jésus-Christ. Eh bien, cet homme qui savait à
peine écrire, qui ne fréquentait point les églises,
qui n'avait jamais lu la Bible ni aucun livre
sacré, racontait ses visions dans un langage qui
étonnait dans une pareille bouche. Il me remit
un jour une sorte de résumé de sa doctrine
qu'il avait intitulé : « Paroles de Dieu par la
bouche d'un ignorant. » En voici quelques pas-
sages qui, malgré leur exagération imagée, ont
une tournure presque biblique :
« Hommes, dans ce monde ici-bas, vous qui
jetez au vent les remords de la vie, vous qui blas-
phémez votre Rédempteur au moment qu'il veut
revenir à vous, que de sacrifices ne fais-je pas
pour vous, ingrats que vous êtes ! Si je vou-
lais, je vous écraserais du haut des cieux. Vous
qui cherchez dans l'obscurité la lumière éternelle,
les flambeaux de la vie, les remords des hommes,
le royaume des cieux et le bonheur de l'avenir,
— /* —
tremblez à l'horizon qui doit paraître. Du haut
des cieux j'ai descendu sur la terre pour faire
trembler l'univers et répandre sur mon peuple la
terreur. Que mes souvenirs restent toujours en
vous. Que le blasphème sorte de votre bouche
et que la crainte le remplace, car le passé n'est
plus : les choses sont changées. Si jamais l'uni-
vers n'a bougé, vous le sentirez remuer sous vos
pieds. J'éveillerai le lion du désert qui dort d'un
sommeil engourdi. Je ferai flotter la barque clu
rameur sur les mers. Par mes tourbillons je ral-
lierai les flots. Je ferai trembler l'auxiliaire de
l'Océan. Je ferai bannir le roi des Alpes. Je ferai
souffler les vents de la Tamise. Je ferai gronder
le lion du Danemarck ; j'agiterai les panthères ;
j'obscurcirai le jour. »
Malgré leur emphase, malgré certaines alliances
de mots inacceptables, ces menaces ont réellement
quelque chose d'apocalyptique. Ecoutez encore
cette prière :
« Père éternel, je viens à jamais dans l'Eter-
nité vous convaincre de ma présence, immorta-
liser mon nom, châtier les méchants, calmer les
vengeurs, grandir les honneurs, bannir à jamais
les horreurs de la vie. Français, vous qui cherchez
à l'ombre de l'aurore les merveilles de la vie,
venez vous ranger ici dans cette enceinte de
lumière qui va s'ouvrir pour vous et qui va faire
rayonner l'Espérance. Ecoutez ma parole, mes
— iO —
sublimes sentiments. Que ma présence trouble
vos cœurs du plus profond sentiment de res-
pect. »
Si on veut juger du degré d'instruction de cet
homme, on n'a qu'à examiner sa façon d'ortho-
graphier. En voici un échantillon :
« Homme dans se monde isi ba, vous qui jeté
o ven les remorre de la vie, vous qui blasephaizmé
votre rédemnteur o momen qu'il veu revenir à
vous, que de çacrifise ne faige pas pour vous,
ingra que vous aite. »
J'ai bien souvent rêvé à ce jardinier dont le
cerveau s'était subitement illuminé, à ce prophète
qui n'avait jamais lu que le Petit Journal et dont
les idées n'avaient guère dépassé le mur de son
jardin. Plus tard tout cela s'est effondre dans la
nuit de la démence.
Honorine Mercier, la sœur d'Euphrasie Mer-
cier, l'héroïne du crime de Yillcmonble, a écrit
des poésies absolument surprenantes puisqu'elles
ne lisait jamais et qu'elle n'avait reçu aucune ins-
truction. Voici un passage emprunté à sa poésie :
Le monde des abîmes.
A terre je gisais, foudroyée, éperdue...
Puis... le sol s'entr'ouvrant me lança dans la nue !
Que vois-je ! oh! quel effroi !. . . quel océan d'espace !
Quoi?.. . mon corps s'agitait suspendu dans l'espace!
Lequel précipité dans un vide infini,
Me parut un ballon tournant dans l'infini.
— 73 —
Sans un fil pour soutien, tournant, tournant sans cesse
Quelle chute et quel choc!... ô ciel, quelle détresse !...
Ne voir que l'étendue, que l'abîme insondable,
Que le néant sans cieux, c'était inénarrable.
Un univers sans âme, aussi large et profond
Qu'on ne peut l'exprimer puisqu'il était sans fond ! . . .
Ailleurs elle décrit : L'abîme cahotant.
L'abîme cohotant est un mont fait de rocs.
On le gravit courant, heurté de roc en roc,
Debout sur un trapèze auquel sont adaptées
Deux roues ne fonctionnant qu'en étant cahotées.
Le choc est permanent, mécanique, infernal ;
Résonnant sur le cœur comme le timbre du mal ;
La commotion ressemble à la pince tenaille,
Déchirant violemment, comme fait la mitraille,
Les fibres et les nerfs suppliciés sans cesse.
Or, ce tourment s'accroit par une vue qui blesse.
C'est celle d'un dragon, sorte de monstre ailé,
Qui fougueux vous emporte à ce char attelé. . .
Il monte et puis descend en bondissant, rapide,
. Sur ce mont suspendu dressé parmi le vide.
Cette course insensée ne peut se ralentir,
Car un funèbre glas hurle le mot : partir ! . . .
Partir ! . . . Ah oui, partir ! . . . sans s'arrêter jamais.
Recommencer sans fin ce sujet à jamais !
En proie à des conceptions mystiques et à des
idées de persécution, Honorine Mercier était
depuis son enfance dans un délire perpétuel.
CHAPITRE XI
Mysticisme et mélancolie
Il en est des décadents comme des dégénérés.
Les uns sont des débiles qui, dans une bouffisure
extravagante d'orgueil, se croient prédestinés ;
ils s'intitulent chefs d'école, inventent des mé-
thodes, des rythmes nouveaux, essayant de
cacher leur impuissance et leur stérilité sous des
phrases incohérentes aux allures apocalyptiques.
Mais leurs facultés intellectuelles n'ont ni hauts
ni bas; elles conservent toujours leur platitude
immuable.
Les autres, au contraire, s'ils tiennent parfois
de l'aliéné, tiennent parfois aussi du génie. Ils
— 78 —
ont des élans superbes, des cris inattendus, des
émois poignants. Et leurs poésies sont empreintes
d'une saveur toute particulière. Ce ne sont plus
les robustes et saines fleurs des époques clas-
siques ; mais ces fleurs pâlottes, morbides,
souffreteuses, ont je ne sais quel parfum exquis
et tout particulier. Elles ont la grâce et la fraî-
cheur des pauvres petites fleurettes qui poussent,
isolées, malingres, toutes frileuses, dans les
déserts de lave de l'Islande.
Vous connaissez la ballade de tristesse de Paul
Verlaine :
Il pleure dans mon cœur
Gomme il pleut sur la ville.
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur?
O bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s'ennuie
O le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s'écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.
C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine.
- 79 -
Il se dégage de ces quatrains une mélancolie
très douce et très pénétrante.
Arthur Rimbaud, si souvent obscur, a cepen-
dant écrit quelques belles strophes. Ecoutez ceci :
Seigneur, quand froide est la prairie,
Quand dans les hameaux abattus,
Les longs Angélus se sont tus,
Sur la nature défleurie
Faites s'abattre des grands cieux
Les chers corbeaux délicieux.
Armée étrange aux cris sévères,
Les vents froids attaquent vos nids.
Vous, le long des fleuves jaunis,
Sur les routes aux vieux calvaires,
Sur les fossés et sur les trous
Dispersez-vous, ralliez-vous !
Par milliers, sur les champs de France,
Où dorment des morts d'avant-hier,
Tournoyez, n'est-ce pas l'hiver,
Pour que chaque passant repense !
Sois donc le cricur du devoir,
O notre funèbre oiseau noir !
On ne sarait toucher avec plus de bonheur et
surtout plus de sentiment la note triste. Cela
n'est ni de la pose ni de la recherche. M. Arthur
Rimbaud devait être immensément, inconsola-
blement triste quand il a écrit ces vers.
Voici quelque chose de plus étrange et de
plus poignant encore peut-être, une sorte de
monologue d'un mvsticisme et d'un réalisme
— 80 -
surprenants en même temps, que M. Jehan
Rictus dit clans les cabarets de Montmartre. Un
poivrot erre à une heure avancée de la nuit.
Voilà que le spectre du Crucifié se dresse tout-à-
coup devant lui, au détour d'une rue, « lui, le
bon rouquin, le vagabond galiléen, avec sa
gueule de désolé ». L'homme appelle « les
gouapeurs, les pauvres morues » pour leur mon-
trer le Fils de Dieu qui, comme autrefois, est
« sans pieu, su1 l'pavé, sans feu ni lieu, comme
eux, les mufles, comme elles, les grues ».
Gomme le Crucifié se tait, il s'avise tout-à-coup
de sa tristesse et de sa pâleur ; l'émotion et les
larmes le gagnent devant ce Dieu grelottant qui
n'a sûrement ni bouffé ni dormi. « Pauv1 vieux,
va ! Si qu'on s'rait amis ! » Et il l'interpelle :
OusqiTil est ton ami Lazare
Et Simon Pierre, et tes copains?
Et Judas qui boufl'ait ton pain
Tout en t' vendant comme au bazar ?
Et Mad'leine, ousqu'alle est passée?
T'aurais mieux fait d'te mettre en croix
Contr' son ventre nu, contre sa poitrine,
Ses beaux seins n'tauraient pas blessé,
T'aurais mieux fait d\ . . l'embrasser,
A n'avait un pépin pour toi.
Puis il le blague et le prie : ■
Eh ! blanc youpin ! Eh ! pauv' raté !
Tout ton Œuvre, il a avorté.
si
Toi, ton Etoile et ta colombe
Dégringolent dans l'Eternité.
Tu dois en avoir dTamertume.
Ainsi des fois, quand la neig' tombe,
On croirait tes ang's qui s'déplument !
Bah ! vient un temps où tout s'fait vieux,
Et les plus baths chos's perd't leurs charmes
Oh! v'ià qu'tu pleurs et des vraies larmes,
Tout va s'écrouler, nom de Dieu !
Et comme l'ivrogne, surexcité, adjure le Christ
de refaire un miracle et de renouveler la face du
monde, le jour naît et le soûlot s'aperçoit que
l'homme divin
C'était lui qui s'était collé
D'vant un miroir de marchand d'vins.
On perd son temps à s'engueuler!
Les décadents de nos jours, comme ceux de
toutes les époques, sont plutôt des mystiques et
des tristes. En parcourant les œuvres des petits
poetœ minores contemporains, j'ai plutôt recueilli
une impression de tristesse et de découragement.
A part quelques coups de clairon sonores donnés
par les meilleurs, les vrais, les forts, on pourrait
presque dire que toute la pléiade pleure ou gé-
mit. L'un d'eux déclare :
J'ai cru voir ma tristesse
Et je l'ai vue.
Elle était nue,
— 82 —
Assise dans la grotte la plus silencieuse
De mes plus intérieures pensées.
Ils ont un goût prononcé pour la mélancolie et
se complaisent clans une tristesse vague, une lan-
gueur un peu morbide. M. Louis Pilate de
Brinn'Gaubast dit :
Glas funèbre, tinté par de joyeux grelots,
Mon affreux rire a pu s'égrener en sanglots,
Et mes sanglots crever en larmes de délices !
Ils semblent frappés d'un désencbantement et
d'une désespérance précoces.
M. E. Watyn déclare crûment :
Iconoclaste chimérique
Des vieilles adorations,
Jetant mon cœur aux passions,
Aux proses mon âme lyrique,
J'ai vomi mes illusions.
Ecoutez cette plainte de M. Ivanhoë Rambos-
son
Il pleut à larges gouttes, saintement.
Ce semble pur comme un sacrement
De baptême.
Baisers d'eau de la nuit : c'est la douceur
Très compatissante d'une sœur
Et que j'aime.
— 83 —
Et ce cri de M. Verhaeren :
La neige tombe indiscontinûment
Comme une lente et longue et pauvre laine,
Parmi la morne et longue et pauvre plaine,
Froide d'amour, chaude de haine.
Si cette poésie, avec ses grâces de convales-
cente pâlie et sa langoureuse morbidesse, a un
charme quelquefois pénétrant et réel, ce n'est
pourtant pas la vraie poésie, celle qui monte au
cœur de tout homme en face du beau. C'est tou-
jours de la maladie, et, par conséquent, une
demi-impuissance.
CHAPITRE XII
Genus irritabile vatum.
L'infortune semble frapper les poètes et les
artistes avec une fatale inexorabilité. Il est peu
de poètes, de vrais poètes qui n'aient vécu dans
la douleur. Nous voyons le vieil Homère aveugle
errant de ville en ville et A. Chénier, un autre
infortuné, lui met dans la bouche des paroles
amères sur l'injustice des hommes :
Enfants, du rossignol la voix pure et légère
N'a jamais apaise le vautour sanguinaire.
Et les riches, grossiers, avares, insolents,
N'ont point une àme ouverte à sentir les talents.
Et ailleurs :
Cymé, puisque tes fils dédaignent Mnémosine,
Puisqu'ils ont fait outrage à la muse divine,
- 80 —
Que leur vie et leur mort s'éteignent dans l'oubli !
Que ton nom dans la nuit demeure enseveli !
Virgile pleure sous les ombrages de Mantoue
et Ovide boit le lait d'une jument sarmate sur
les bords du Pont-Euxin. Dante exilé pleure
Florence et l'Arno empourpré par les rayons du
soir. Corneille a eu une vieillesse remplie d'amer-
tume, et Racine a souvent pleuré en secret. Un
peu plus tard, Gilbert meurt dans l'indigence :
Au banquet de la vie, infortuné convive,
J'apparus un jour, et je meurs ;
Je meurs, et sur ma tombe, où lentement j'arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.
Millevoye meurt à l'aurore de la vie.
Le poëte chantait; de sa lampe fidèle
S'éteignaient par degrés les rayons pâlissants ;
Et lui, prêt à mourir comme elle,
Exhalait ces tristes accents:
« La fleur de ma vie est fanée;
Il fut rapide, mon destin !
De mon orageuse journée
Le soir toucha presqu'au matin. »
Assurément, plus d'une de ces infortunes fut
réelle et imméritée. Souvent, le poète est
une âme tendre qui vit un peu au-dessus de la
terre : il ne sait pas bien discerner le réel de
l'irréel ; il manque de sens pratique, comme
disent les bourgeois. Aussi, dans le strugle for
- 87 —
life, c'est souvent un vaincu qui ne sait que
pleurer et gémir, sans oser lutter et affronter la
tempête en face. Quand on lit certains vers, on
croirait entendre le son d'une harpe qui se brise.
Mais, tel n'est pas toujours le cas. Souvent le
malheur du poète n'est que le fruit d'une vanité
exagérée, d'un égoïsme hypertrophié qui ne veut
rien voir en dehors du moi. Il en résulte un frois-
sement perpétuel, une irritabilité excessive qui
engendre la colère et la haine. Le poète se croit
d'une essence supérieure ; il se figure que tout
doit se courber devant sa supériorité le plus
souvent imaginaire. Dans la lutte pour l'existence
il se trouve maté, vaincu : alors son âme, aveuglée
par l'orgueil, ne lance plus que des cris de haine
et de colère.
CHAPITRE XIII
La cécité morale
Si on trouve quelques exemples de poètes
aimants et dévoués jusqu'à l'abnégation et au
sacrifice d'eux-mêmes, on en trouve un bien plus
grand nombre qui ne furent que des égoïstes
féroces, des êtres cruels sans raison, voire même
des criminels.
Salluste, Senèque, Bacon furent accusés, non
sans motif, de péculat. Villon qui appartenait
pourtant à une famille honorable, se jeta dans la
ribauderie et son nom fut longtemps synonyme de
fripon. Entraîné par l'amour immodéré du jeu
et des femmes, il dérobe d'abord des objets de
peu de valeur pour offrir de bons dîners à ses
maîtresses età ses compagnons d'oisiveté ; souvent
— 90 —
il vole du vin pour satisfaire son goût prononcé
pour l'alcool. Selon la coutume des filous, il vit
aux dépens d'une ribaude qui, une nuit d'hiver,
le jette à la porte. C'est cette femme que, dans
son petit testament, il fait héritière de son cœur.
Il s'unit ensuite à une bande de détrousseurs et
commet des vols à main armée, principalement
sur la route de Rueil, si bien qu'enfin, arrêté pour
la seconde fois, il a grande peine à éviter la corde.
Tout le monde connaît sa Ballade de la grosse
Margot. Je ne sais s'il faut y voir une forfan-
terie de poète ou l'expression de la vérité, — cette
dernière hypothèse me paraissant la plus vrai-
semblable. Dans tous les cas, elle montre que les
mœurs des souteneurs et des marmites de ce
temps-là ne différaient guère de celles de ce
temps-ci.
Quoi qu'il en soit, voici cette pièce remarquable
par la chaleur de l'inspiration et le haut relief
du coloris.
Si j'ayme et sers la belle de bon haict,
M'en devez-vous tenir à vil ne sot ?
Elle a en soy des biens à fin souhaict.
Pour son amour ceings bouclier et passot.
Quand viennent gens, je cours et happe un pot
Au vin m'en voys, sans démener grand bruyt.
Je leur tendz eau, fromage, pain et fruict,
S'ils payent bien, je leur dy que bien stat :
Retournez-cy, quand vous serez en ruyt,
En ce bourdel où tenons nostre estât.
91
Mais, tout après, il y a grand deshait,
Quand, sans argent, s'en vient coucher Margot
Mais ne le puis; mon cueur à mort la hait.
Sa robe prends, demy-ceinct et surcot :
Si luy prometz qu'ils tiendront pour l'escot.
Par les costez si se prend, l'Antéchrist
Crie, et jure par la mort Jésu-Christ
Que non fera. Lors j'enponge ung esclat,
Dessus le nez lui en fais ung escript,
En ce bourdel où tenons nostre estât.
Puis paix se faict, et me lasche une gros pet
Plus enflée qu'ung venimeux scarbot.
Riant m'assiet le poing sur mon sommet,
Gogo me dit et me fiert le jambot.
Tous les deux yvres, dormons comme ung sabot
Et au réveil, quand le ventre luy bruyt.
Monte sur moy, qu'il ne gaste son fruit
Soubz elle geins ; plus qu'ung aiz me faict plat;
De paillarder tant elle me destruict,
En ce bourdel où tenons nostre estât.
ENVOI
Vente, gresle, gelle, j'ay mon pain cuict !
Je suis paillard, la paillarde me suit.
Lequel vault mieux, chascun bien s'entrerait.
L'ung l'autre vault : c'est à mon chat mon rat.
Ordure amons, ordure nous affuyt.
Nous deffuyons honneur, il nous deffuyt,
En ce bourdel où tenons nostre estât.
Mathurin Régnier avait des mœurs guère
plus avouables ; de son temps on le qualifiait de
— 92 —
coureur de bourdeaux. Il déclare lui-même qu'il
n'a pas
Le jugement de conduire barque en ce ravisse-
ment ;
Au gouffre du plaisir la courante m'emporte ;
Vaux ainsi qu'un cheval qui a la bouche forte,
J'obéis au caprice.
C'est à lui que nous devons YOde à une vieille
maquerelle que voici :
Esprit errant, âme idolastre,
Corps vérole, couvert d'emplastre,
Aveuglé d'un lascif bandeau ;
Grande nymphe à la harlequine,
Qui s'est brisé toute l'eschine
Dessus le pavé d'un bordeau !
Je veux que partout on t'appelle
Louve, chienne et ourse cruelle,
Tant deçà que delà les monts ;
Je veux que de plus on ajoute :
Voilà le grand diable qui joute
Contre l'enfer et les démons.
Je veux qu'on crie emmy la rue :
Peuple, gardez-vous de la grue,
Qui destruit tous les esguillons,
Demandant si c'est aventure
Ou bien un effet de nature,
Que d'accoucher des ardillons.
De cent dont elle fut ormée,
Et puis, pour en estre animée,
- 93 -
On la frotta de vif-argent :
Le fer fut première matière,
Mais meilleure en fut la dernière
Qui fit son cul si diligent.
Depuis, honorant son lignage,
Elle fit voir un beau ménage
D'ardeur et d'impudicitez ;
Et puis, par l'excès de ses flammes,
Elle a produit filles et femmes
Au champ de ses lubricitez.
Vieille sans dent, grande hallebarde,
Vieux baril à mettre moutarde,
Grand moriau, vieux pot cassé,
Plaque de lit, corne à lanterne,
Manche de lut, corps de guiterne,
Que n'es-tu déjà in pa.ce ?
Vous tous qui, malins de nature,
En désirez voir la peinture,
Allez-vous-en chez le bourreau ;
Car, s'il n'est touché d'inconstance,
Il la fait voir à la potence
Ou dans la salle du bordeau.
Autre temps autres mœurs, dira-t-on sans
doute. Cependant il y a de nos jours des indivi-
dus de mœurs presque aussi inavouables et qui
se piquent de poésie, avec le talent en moins, il
est vrai. Villon et Mathurin Régnier ont laissé
des disciples. Tous les soirs on peut voir et en-
tendre dans le sous-sol de certains cafés des bou-
levards et ce, au su et au vu de la police, un
— 94 —
poète au nez de travers, glabre et pale, à la face
asymétrique, fendue d'une large bouche ricanante
et qui ne vomit que l'ordure. Entre onze heures
et deux heures du matin, il dit devant des putains
pâmées et des bourgeoises vicieuses venues là
pour l'entendre, des poésies dans le genre de
celle-ci qui s'intitule : Le maquereau amoureux.
J'viens d'taper sur ma gonzesse;
J'te viens d'iui r'filer un tabac !
Faut que je la mette un peu à la redresse !
Faut pas qu'elle se foute de son mac !
Puis, c'te femme-là, elle m'dégoûte ;
Faut toujours qu'elle m'cause du turbin.
Nom de Dieu ! qu'est-ce qu'elle veut que ça m'foute,
Pourvu que les miches soient rupins !
Lorsqu'elle m'aboule d'ia galette,
Faut toujours qu'elle m'dise d'où qu'ça vient.
C'est pas pour rien que j'porte un' casquette.
Pourquoi qu'elle me l'dit ? Je l'sais bien.
De ce dégoût, j'vas vous dire la cause.
Si nous nous cognons tous les deux,
Ah! faut pas chercher autre chose,
Rigolez pas ! J'suis amoureux.
Oh! mais, pincé de la belle manière !
Il y a d'ça environ un mois.
Et c'est la fille d'ma portière.
Je deviens pâle chaque fois que j'ia vois.
Elle est si bath avec ses mirettes
Grand' comme ça! On peut s'voir dedans.
Avec ça, de jolies risettes
Montrant tout l'éclat de ses dents.
Mais ce qui m'turlupine, c'qui m'agace,
C'est voir rentrer mon veau de rapport
— 95 —
Qui turbine sur l' trottoir d'en face.
Oh ! c'te rosse-là, j'y en veux à mort !
Chaque fois que j'descends chez la ptite
Afin d'iui faire un brin la cour.
Via l'autre qui ranquille au plus vite :
On ne peut pas travailler dans 1 jour.
Tandis que l'autre est si gentille
Que je m'suis fendu d'un cadeau ;
Je lui ai payé une mantille
Pour mettre par dessus son manteau.
Ah ! il a fallu qu'elle casque, ma salope ;
Pour l'acheter fallait du pognon.
Le soir elle tombait en syncope.
— Eh! feignante, au turbin ou des gnons.
— Pitié, Alphonse, j'sens que j'crève:
— Crève donc, outil de besoin !
Te reposer ? Ça, c'est un rêve !
Veux-tu te patiner, eh ! sagouin !
Ah! ça, tu te figures donc que je t'aime?
Mais je n'peux pas t'voir en tableau.
Si je reste avec toi quand même,
C'est parce que tu casques, eh ! chameau !
Moi, t'aimer! Oui, jaime ta galette!
Adorer ta gueule! Ah ! non ! mon œil !
D'abord je r'luque une môme plus chouette,
Pour qui j'casquerais avec orgueil,
La fille du portier. Ah ! la gosse !
La blague pas, ou j'te crève, vois-tu.
Fous-moi le camp, bougre de rosse !
Ma femme jalouse! Ah ! Elle est bonne !
J'te défends d'chiner la vertu.
Mais c'que j'gobe l'autre, je vous dis que ça
Chaque fois que j l'a touche, je frissonne.
Qui sait, j'ai peut-être quéque chose là.
Mais v'ia qu'en descendant mes étages,
J'vois dans la loge, nom de Dieu!
— 96 —
Mon béguin, sur l'pieu, sans corsage,
Qui s'faisait peloter par un vieux.
Ah ! le cochon ! Et c'te momaque
Qui s'fait troncher sans souci !
Mais je vois bien : l'vieux y casque
Y a donc que des putains ici ?
A c't'àge-là, faut déjà qu'ça s1 vende !
Avec des yeux si bleus, si doux,
Faut encore que ça prête sa viande !
Sans doute pour acheter quéque bijoux.
Ah ! C'est du propre ! C'est ça la vie !
Y a qu'des salopes, partout, partout.
Moi qui me sentais l'âme ravie,
J'ai plus à c't'heure que du dégoût.
J'rentrai alors dans ma cambuse,
Presque pleurant. Oui, j'ai pleuré
Comme un crétin, comme une buse,
En r'voyant son visage adoré.
Et l'soir, quand ma bergère
A rappliqué, ah ! j'y en ai foutu
Sur la gueule, sur L' ventre, dans le derrière!
Nom de Dieu!, c'que j'ai cogné dessus!
En voici une autre du môme genre, presque
sur le môme sujet, et que récite un poète du
même acabit. Ça s'appelle : Lamentations d'un
saltimbanque. Je la reproduis telle qu'elle m'a
été remise par Fauteur et j'en respecte scrupuleu-
sement For to graphe.
Ma femme as sa cassée la pomme
En esseyant eulTgrand écart ;
Ça m'a fait beaucoup d'peine, car
Elle turbinait tout commun homme.
— 07 -
Ma sœur, Olimphe la disloquée,
All'sa fait ramassée l'aut'soir
Qu'ell'faisait l'truc ed'sus l'trotoir.
J'ia r'grette pas, c'était une toquée.
Et sa p'tit'momme à St-Lazare ;
All'a pas pu s'tirer des pieds
Du bois d'Vincennes où, choses bizarres,
Eirtaillait des barbes aux troupiers.
Mon frère, l'hercule de la montagne,
Qu'avait un passé plein d'honneur,
D'puis l'an dernier il est au bagne
Pour détournement ed' mineur.
Eh son p'tit gosse, el'clown, Emile,
Un agent d'mœurs l'arquepinça
Entrain ed joué a j'tape dans l'mille
Avec un vieux qu'aime ce jeu là.
Mais tout ça j'm'en fous : c'est pleuré ;
Y a plus qu'une chose qui m'navre :
C'est qu'mon fils, l'aine, Gustave,
C'te vache là, y s'est fait curé.
Je laisse de côté dans cette étude la question
morale, me plaçant simplement au point de vue
psychiatrique. Pourtant on me permettra au
moins de m'étonner que de pareilles production*
soient dites dans des établissements publics, mal
fréquentés, il est vrai, succursales de bordels,
refuges des filles et des souteneurs, il est vrai
encore; mais ces établissements n'en sont pas
moins publics, tout le monde peut y entrer et
bien des bourgeois et des bourgeoises viennent
y chercher des sensations nouvelles. On laisse
7
98
môme vendre ces productions dans la salle par
les auteurs. On y entend tous les soirs le poète
glapir d'une voix de rogôme : « Cinquante cen-
times le maquereau amoureux. Achetez-le, mes-
dames ! c'est un joli cadeau à faire à un enfant
pour sa première communion ! » (sic).
Je remarque seulement. Je n'apprécie pas.
J'espère que d'autres apprécieront. C'est pour
cela que je me suis résigné à reproduire ces poé-
sies ordurières qui n'ont rien de commun avec
l'art même le plus réaliste.
CHAPITRE XIV
L'hypertrophie du moi
J'ai déjà dit que les poètes, même les poètes
de génie, n'étaient pas exempts des misères et
des vices des autres hommes, mais que souvent
ils étaient atteints d'une sorte d'hypertrophie du
moi, d'un égoïsme vraiment morbide qui peut
les mener jusqu'au crime.
Bacon employa toute son éloquence à faire
condamner le premier et le plus dévoué de ses
bienfaiteurs, d'Essex; par une lâche complaisance
envers le roi, il introduisit pour la première fois
dans la cour de justice un abus odieux et sou-
mit Peacham à la torture, afin de pouvoir le
condamner. Il trafiqua de la justice, et comme
- 100 —
Técrit Macaulay, « c'était bien un de ces hom-
mes dont on peut dire : scientiis tanquam angeli,
cupiditatibus tanquam serpentes. »
Bacon n'était ni un poète ni un dégénéré,
mais un génie criminel chez qui les passions dé-
chaînées étouffèrent la vertu.
L'Arétin est resté le type des écrivains dignes
du mépris universel. Aussi lâche que cupide, il
était si vaniteux qu'il s'appelait lui-même le di-
vin Arétin et il osa solliciter du pape Jules III la
dignité de cardinal.
Byron lui-même était possédé par un égoïsme
maladif et chacun sait qu'il s'est comporté toute
sa vie comme un homme dépourvu de sens mo-
ral. Même lorsqu'il aimait sa femme, raconte
Jefferson, il refusait de dîner avec elle, pour
ne pas renoncer à ses vieilles habitudes. Un
jour, pendant qu'il travaillait, elle arrive et lui
demande si elle lui cause de l'ennui : — à en mou-
rir, lui répondit-il. Il battait sa maîtresse, La
Guiccioli, une gondolière vénitienne qui, du
reste, le lui rendait bien. Il raconte lui-même
qu'une fois sa mère le poursuivait pour le frap-
per, et que, ne pouvant l'atteindre, elle lui cria,
en le menaçant de la main : « Je t'attraperai plus
tard, marmot boiteux !» Byron s'arrêta, saisi d'un
sentiment de colère et de haine, car l'injure de
sa mère venait de le frapper à l'endroit le plus
sensible de son orgueil. En effet, la légère dif-
ficulté du pied dont il était affligé le préoccupa
— 101 —
toute sa vie et il était extrêmement sensible à
tout ce qui pouvait la lui rappeler.
Mais, pour parler en toute justice, il ne faut
pas oublier que Byron avait l'excuse du génie,
qu'il accomplit quelques grandes et belles ac-
tions qui peuvent racheter bien des fautes. De
plus, et cette excuse n'est pas la moins impor-
tante à nos yeux, sa mère, lady Byron, éprouvée
par de longs chagrins, chercha, comme bien des
malheureux, à échapper au sentiment de ses
maux par ces suspensions de l'intelligence qui
sont une sorte de sommeil pour l'âme; elle appela
le gin à son secours et se mit, comme Oberman,
« à boire l'oubli des douleurs. »
Garlyle maltraitait sa femme, bien qu'elle fut
intelligente et eut pu lui servir de collaboratrice.
L'idée de voyager avec elle en voiture lui parais-
sait inadmissible. Il la trompait sous ses propres
yeux et prétendait qu'elle ne s'en occcupât point.
11 en faisait sa domestique; elle devait écarter
de lui tous les bruits, lui cuire son pain, parce
qu'il n'aimait pas celui des boulangers, faire à
travers les bois des lieues à cheval pour lui ser-
vir de courrier. Il ne la voyait point en dehors
des heures des repas, il restait près d'elle pen-
dant des semaines entières sans lui adresser la
parole, même lorsqu'elle tomba malade.
Alexandre Dumas raconte dans ses Confessions
(p. 31'2) que, dans un accès décolère, il alla jus-
qu'à arracher les cheveux de sa femme. Il disait
— 102 -
ensuite à ses amis en riant: « Si ses larmes étaient
des perles, je m'en ferais un collier. »
On connaît l'irritabilité maladive de J. Barbey
d'Aurevilly, des frères Ed. et J. de Goncourt et
de tant d'autres de moindre importance. La vanité
est le péché mignon de toute cette cohorte des
tout petits poètes de notre décadence. Si je
voulais citer des exemples, je n'aurais que l'em-
barras du choix. H y a quelques années déjà, j'a-
vais touché cette même question de la poésie
décadente. Un des auteurs cités riposta par la
singulière épitre que voici et qui n'est pas préci-
sément un modèle de modestie.
« Je permets à tous de faire valoir leurs rai-
sons, contre mon vouloir, mais je ne puis tenir
pour raisons les sarcames, l'insulte et la mauvaise
foi.
« C'est pourquoi je réponds à M. le Dr Emile
Laurent, qui, avec un acharnement inexpliquable,
a manqué de courtoisie et fait preuve d'ignorance,
non seulement de mes desseins, de mes livres, de
ce que sont mes amis et moi, mais aussi de faits
scientifiques.
« Je n'ai rien de commun avec les Décadents et
Symbolistes ; je suis le chef de « l'Ecole évolu-
tive-instrumentiste », qui compte à ce jour trente
poètes combattant avec moi, au nom de prin-
cipes rationnels, ces Décadents et Symbolistes
comme les ressasseurs du Passé, tout l'énerve-
ment actuel de la Littérature poétique.
- 103 —
« L'on sait cela, et le signataire de l'article
ignore trop... ou fait trop semblant d'ignorer !
« Le Sonnet qu'il cite de moi, date de cinq ou
six ans. Je ne le renie pas, pas plus que trois
ou quatre autres pièces détachées, hâtivement
écrites pour des revues.
« L'on sait encore(!!)en effet, que je travaille à
une Œuvre, une, de vie entière, de onze livres,
c'est-à-dire plus de trente volumes : œuvre à la
fois poétique, philosophique et sociologique.
« Elle est le développement de mon principe
de Philosophie évolutive, basé scientifiquement ;
et ma théorie d'instrumentation verbale est la
« forme » adéquate, également scientifique pour
l'expression de cette Œuvre.
« C'est de l'adoption raisonnée de ces principes
que s'est constituée « l'Ecole évolutive-instru-
mentiste. » Je ne demande pas à M. Laurent de
lire mes livres, mais il eût pu voir l'Enquête litté-
raire de M. Jules Huret...
« Quant à la coloration des voyelles, sur
laquelle il appuie : ce n'est, en ma Méthode,
qu'une indication très secondaire, mais dont je
devais dire un mot. Car, comme homme de
science, M. le Docteur aurait dû saisir que nous
assistons là, par cette coloration des mots vue
par un très grand nombre, à une évolution pro-
gressive de nos sens élevés, et que l'on va à la
synthèse raisonnée des sensations.
« Ce que M. le Docteur doit ignorer de
-- 104 —
choses !... Mais, ce suffît. J'ai voulu seulement
donner une leçon à un discourtois présomptueux ;
les sarcasmes et les insultes d'un docteur Laurent
ne sont rien contre la marche d'une force ration-
nelle qui veut avec ardeur, foi et travail, un Ave-
nir meilleur moralement et intellectuellement :
et j'ai dit que cette force, est l'Idée évolutive, est
l'Ecole évolutive ? Il est facile, si c'est odieux, de
traiter de fous des travailleurs et des conscien-
cieux allant hors de la routine, et hors de l'inco-
hérence ambiante, justement : mais Ton voit
qu'ils peuvent répondre facilement î »
Combien j'en ai vu, autrefois, à Sainte-Anne,
de chefs d'écoles instrumentistes, évolutives,
adéquates, rationnelles, et autres ! Tous étaient
chefs d'école, tous marchaient et travaillaient
pour l'idée nouvelle qui n'arrivait jamais à sortir
claire et adéquate, comme dit mon correspon-
dant, des limbes de leur cerveau. Tous étaient des
génies incompris — je ferais mieux de dire
incompréhensibles.
Cette sorte d'hypertrophie du moi se rencontre
chez les artistes de tout genre et même quelque-
fois chez les savants.
Donizetti brutalisait sa famille. Ce fut après
un accès de colère sauvage où il en était arrivé à
battre sa femme, qu'il composa en sanglotant, l'air
célèbre : Tu che a Dio spiegasti.
Michel Ange Amerighi dit le Cavarage était,
malgré son talent et son originalité, un être gros-
— lOo —
sier, envieux et vaniteux. Il avait des querelles
continuelles et un meurtre l'obligea de quitter
llomc. A Malte, il se fit emprisonner pour avoir
insulté un chevalier.
Le peintre flamand Brauwer ne fut qu'une
superbe et épique canaille, un franc drôle, un
pilier de tripots et de tavernes, se mêlant aux
soûleries, fomentant les rixes, tapant lui-même
la crapule à coups de brocs. On le retrouve du
reste dans ses tableaux. « Chez lui, dit C.Lemon-
nier, le sang et la bière coulent pareillement, ses
crânes s'ouvrent comme des bondes, ses tonnes
giclent comme des plaies ; on cogne, on se troue la
peau, on se disloque les mâchoires, on s'assomme.
Les marauds s'enflent de colère et d'orgueil, et dans
une atmosphère de massacre, par-dessus les faces
de crapauds et de poulpicants, les ternes épaules
et les torses empâtés, toujours s'exhausse le geste
des bras frappant comme des massues. Une
haleine de carnage souffle à travers ses lampées
et ses parties de cartes ; il peint les épiques
ribauds, les plèbes en folie, les truandailles des
cours d'assisses. Son art s'enveloppe de haine
froide, d'hyberbolique violence, de grossissement
tragique.»
Son élève Jean Steen,de Leyde, ne valait guère
mieux et ne travaillait que pour boire.
Je pourrais citer nombre de cas semblables
parmi les poètes décadents.
CHAPITRE XV
La soif des poisons.
On sait combien les dégénérés, si souvent issus
d'alcooliques, héritent d'une propension puissante
à boire et deviennent eux-mêmes alcooliques, le
poison achevant la déchéance morale de l'individu
déjà tarédepar son hérédité. Jen'aipas besoin de
citer des noms pour rappeler combien souvent les
poëtes et les artistes ont cédé à cette funeste
passion qui souvent les a tués. Je ne serais pas
embarrassé pour trouver des exemples, malheureu-
sement trop nombreux, parmi les fabricants de
rimes de l'école décadente. On comprendra que je
ne cite aucun nom, même parmi les trépassés,
n'écrivant que pour constater un faitet nullement
pour moraliser ou molester qui que ce soit.
— 108 —
Il me semble également inutile de rappeler
que l'alcool atteint l'homme dans ses fonctions les
plus nobles et les plus élevées. En même temps
que la faiblesse et la débilité des fonctions physi-
ques, il amène une insuffisance croissante des
facultés morales. Il détruit les facultés éthiques
et esthétiques. Lisez le passage suivant de R. von
Krafft-Ebing et vous y retrouverez le portrait de
plus d'un décadent alcoolique. J'ai des noms sur
le bout des lèvres. « L'individu qui s'adonne à la
boisson a des idées relatives sur tout ce qui concer-
ne l'honneur, les mœurs, les convenances ; il est
indifférent aux conflits moraux, à la ruine de sa
famille, au mépris de ses concitoyens ; il devient
un égoïste et un cynique [inhumanitas ebriosà).
Une irritabilité d'humeur croissante et une véri-
table disposition à la colère violente, vont de
pair avec les phénomènes moraux. Les moindres
causes provoquent des émotions de rage qui,
étant donné la faiblesse éthique très avancée,
sont indomptables et revêtent le caractère d'émo-
tions pathologiques (ferocitas ehriosa) ».
Cette appétence morbide pour les poisons qu'on
observe chez les dégénérés, n'existe pas seulement
pourl'alcool ; elle se manifeste aussi pour tous les
autres poisons qui amènent une euphorie : chloral,
ether, cocaïne et surtout morphine. C'est parmi
eux que se recrutent presque tous les morphini-
ques passionnels, les ivrognes de la morphine,
ceux qui y sont venus par simple dérèglement
— 109 -
d'esprit et par recherche cT une sensation nouvelle.
Ici encore, il ne m'est pas permis de citer des
noms. Mais j'affirme qu'il existe parmi les
poètes décadents un nombre très sérieux
de morphiniques passionnels, et il en est parmi
eux trois au moins qui jouissent d'une certaine
notoriété. Ces trois malheureux ne sont point
venus à la morphine pour y trouver l'oubli de
souffrances physiques réelles. Us y sont venus par
vanité, par forfanterie peut-être, mais peut-être
aussi attirés par ce poison mystérieux qui leur
procure, assurent-ils, la plus suraigiïe et la plus
douloureuse des voluptés, en même temps qu'il
les détraque tous les jours un peu plus, désagré-
geant leur individualité morale en même temps
qu'il désagrège lentement leur individualité phy-
sique. En cela ils se comportent absolument
comme des héréditaires dégénérés.
Gomme l'alcool et la morphine, le tabac pro-
cure une sorte d'euphorie, plus légère et plus
fugace, il est vrai, mais réelle néanmoins. Il est
certain que, pour nombre d'individus, la fumée
du tabac, à dose modérée, produit une excitation
cérébrale ; mais il est non moins certain qu'à dose
plus élevée elle ne tarde pas à faire naître la
paresse et l'improductivité. L'esprit ne s'adonne
plus qu'à la rêverie et ne sait plus travailler
réellement. Je n'ai pas besoin de dire combien
l'usage et plus encore l'abus du tabac se rencon-
tre parmi les individus que j'étudie.
— 110 -
Ne voulant pas sortir de ma réserve, je n'ai pas
la prétention de rechercher si le tabac entrave le
génie et nuit à son évolution. La question est
trop complexe et trop difficile. Mais je me conten-
terai d'emprunter quelques faits au beau travail
de M. de Fleury.
Pour cet auteur, les grands génies ne fument
guère; il semble même, dit-il, que, logiquement,
il ne puissent pas fumer.
Balzac avait le tabac en horreur et il s'est sou-
vent élevé contre ce vice ; Henri Heine, le déli-
cieux poëte allemand, ne fumait pas ; Goethe ne
fumait pas : Victor Hugo ne fumait pas ; Dumas
père ne fumait pas ; Michelet ne fumait pas.
Par contre, Byron, un détraqué de génie, un
issu d'alcoolique, presque dépourvu de sens moral,
fumait.
Musset fumait : mais quelle vie et quelle mort !
et puis quelles chutes après quels coups d'aile î
quelle inégalité ! que de choses indignes de son
talent !
Eugène Sue, un imitateur, déjà presque un
inconnu maintenant, fumait.
George Sand, une mécontente et une hypo-
condriaque, fumait.
Paul de Saint Victor, un critique habile mais
un impersonnel, fumait.
Ponsard, un médiocre, fumait.
Théophile Gautier, un indolent et un découragé»
— 111 —
qui ne fut qu'un homme de talent très artiste et
qui eut pu être un homme de génie, fumait.
Flaubert, presque un impuissant, qui passait
six ou huit ans à ciseler un livre, fumait.
Beaudelaire, un grand artiste au désespoir
effrayant, fumait.
Gérard de Nerval, qui fut un désolé et un
vaincu de la vie, fumait.
Villiers de l'IsIe-Adam, un incohérent qui eut
pu être quelqu'un peut-être, fumait.
Les frères de Concourt, dont on connaît la sub-
tibilité nerveuse et maladive, fumaient.
« Beaucoup de grands fumeurs sont pessimistes,
dit encore M. de Fleury, et non point de cette
hautaine et noble tristesse qui fait les chefs-
d'œuvre, mais d'une tristesse aiguë, irritable,
sans dignité. Les calmes, les forts, les impassibles,
et, comme on dit, les olympiens, ne sont pas des
fumeurs ».
CHAPITRE XVI
L'amour exagéré des bêtes.
L'amour exagéré des bêtes n'est pas un phéno-
mène rare chez les individus frappés de dégéné-
rescence, particulièrement chez cette sorte de
faibles d'esprit que les aliénistes et les psycholo-
gues ont appelé les débiles. C'est, chez eux, l'hy-
pertrophie d'un sentiment naturel à tous les
hommes de bon cœur : l'amour et la pitié pour
nos frères inférieurs, les animaux. Si l'homme est
le roi des animaux, il ne doit pas en être le tyran,
a dit avec juste raison un philosophe dont j'ai
oublié le nom. Mais, chez certains individus mal
pondérés, les sentiments s'hypertrophient ou dé-
vient. On note alors ces cas pathologiques d'êtres
8
— 114 —
dont toute l'affection se reporte sur un animal,
souvent immonde. Leur vie toute entière gire
autour de cette bête qu'ils soignent et dorlottent
comme un enfant, pour laquelle ils travaillent
et feraient les plus grands sacrifices. Ce sont
généralement des vieilles filles qui n'ont jamais
trouvé à placer leur affection, des prostituées qui
se consolent ainsi des dédains et de la brutalité
des hommes qui les prennent en passant et les
rejettent ensuite avec dédain dans la rue. A. Daudet
a décrit dans son roman Sapho la passion d'une
vieille prostituée pour un caméléon qu'elle élevait
dans de la ouate et qu'elle soignait plus attenti-
vement qu'une mère soigne son petit enfant.
D'autres s'attachent à des singes, à des cochons
d'inde, à des chats, à des chiens.
Je connais une hystérique un peu détraquée
qui préfère sûrement son petit chien à ses enfants.
Quand elle leur distribue des bonbons, le chien
passe toujours avant eux. Je connais une famille
où l'on élève un petit singe puant et malfaisant
qui casse tout et salit tout. Il n'en est pas moins
choyé et dorlotté. Par contre, les enfants sont
tenus avec un rigorisme exagéré. On pardonne au
singe les plus vilaines farces et on le gronde en
lui donnant des noisettes ou des morceaux de
sucre, alors que les enfants sont sévèrement ré-
primandés pour la moindre maladresse et la moin-
dre peccadille.
M. A. Ruffin qui a écrit un poème sur Les
- 115 -
Chats, le dédie, dans une « dédicace à prendre
au sérieux », dit-il, «à Nini,la belle chatte blanche
et gris-perle qui venait le réveiller tous les ma-
tins dans son petit lit d'enfant en lui apportant sa
jolie tête à caresser ; à Nini la grande, la douce,
l'intelligente, dont la figure, aujourd'hui loin-
taine, est encore dans son souvenir aussi vivante
et radieuse qu'aux jours où sa mère en provo-
quant ses aimables coups de griffes, ne se lassait
point de la lui faire admirer ». Il espère que «du
haut de l'astre où maintenant elle réside (la lune
sans doute) », elle ne désapprouvera pas trop ses
modestes essais poétiques sur les chats.
Il est vrai qu'il reconnaît une foule de qualités
à cet égoïste et hypocrite animal pour lequel il a
une adoration morbide. Ecoutez plutôt :
Le plus gras des matous fait sa digestion
Couché sur ses poignets comme un taureau dans
[l'herbe.
Son œil est demi-clos et jamais un lion
N'eut le sourcil chargé d'un ennui plus superbe.
On sent bien qu'un sultan si formidable à voir
N'a jamais à ses vœux rencontré de rebelles,
Et qu'il n'eut qu'à choisir pour jeter le mouchoir
Dans le troupeau soumis des chattes les plus
[belles.
Quels bâtards de ce tigre ont été reconnus ?
Aucun. Le hasard seul leur fournit la gamelle ;
Pourtant ces vagabonds, courant les toits pieds
[nus,
Doivent encore bénir la bonté paternelle.
HG
Nous dévorons nos fils de baisers seulement ;
Mais le matou, cruel quand la faim l'exaspère,
Pouvant prouver aux siens qu'il les aime autre-
ment,
En ne les croquant point se montre assez bon
[père.
Cet amour des chats n'est pas rare chez les
poètes un peu détraqués. Je connais un poète de
talent qui, malheureusement pour lui, a conservé
à l'âge d'homme les naïvetés et les faiblesses
d'un enfant. Il a une passion morbide pour les
chats et en entretient trois sur ses modestes
revenus. En été ils empoisonnent et rendent
presque irrespirable l'air de l'unique pièce qu'il
habite. Il les dorlotte, les caresse, ne sort ni ne
rentre jamais sans les avoir embrassés longue-
ment. Il est prêt pour eux à tous les sacrifices
et fait plus pour eux qu'un bon père de fa-
mille ne ferait pour ses enfants. Le jour de leur
anniversaire, il leur achète des alouettes, leur
donne des balles et des poupées pour les amu-
ser. Il dut un jour se résigner à faire subir à l'un
d'eux cette cruelle opération qu'un chanoine fit
subir à l'infortuné Abeilard. Il s'y résigna en
pleurant et acheta au matou, pour le consoler,
une boîte de sardines. Un soir il recueillit une
chatte errante qu'il n'eut pas le courage de laisser
dans la rue. La nuit, pour éviter qu'elle jette le
désordre et la zizanie parmi ses matous, il la mit
coucher avec lui et l'attacha avec une ficelle au
— 117 —
col de sa chemise. D'ailleursseschats mangentà sa
table, mettant le nez ou les pattes dans les plats,
partageant tous ses mets, cassant ses verres et
ses bibelots. Toute son attention, toutes ses
facultés sont concentrées sur ses chats qui
semblent être le pivot de son existence. Il tra-
vaille à une anthologie sur les chats et caresse le
rêve de voir se fonder à Paris un cat-club comme
à Londres. Il a même été jusqu'à dresser un état
civil des chats dont il s'est fait le domestique et
voici un de ces curieux documents.
REPUBLIQUE DES CHATS
1019e Arrondissement.
Bureaux de TÉtat civil.
Par devant nous, officier de TÉtat civil des
mitous, ce 24 décembre 1891, ont comparu
M. Paul Minon et Mme La Mine, qui nous
ont déclaré la naissance d'un chat tarai (1), du
sexe masculin, fils de BAPTISTE LE COUREUR,
(1) Chat non coupe.
— 118 —
sans profession, et PAUVRETTE, chatte du jour-
nal La Paix, demeurant tous deux rue Saint-
Joseph, lequel chat tarai a reçu les noms et pré-
noms de :
TOM GORENFLOT BOUBOUL N...
En foi de quoi nous avons signé et paraphé le
présent acte.
Paris, le 24 décembre 1891.
L'Officier de l'état civil des mitous :
Patapon.
Cette passion est chez ce sujet, j'allais dire ce
malade, tellement absorbante qu'il a réussi à la
communiquer à sa femme. Le mot chat et tout
ce qui touche aux chats revient sans cesse dans
leur conversation ; avec des mignardises de pe-
tits vieux ils s'appellent mine, minon, minette.
Le chat domine leur existence et les a mués en
deux mères Michel. Un aliéniste dirait que c'est
du délire à deux.
CHAPITRE XVII
Physiognomonie décadente.
Le besoin de se singulariser par le costume ou
par les attitudes est commun à tous les détra-
qués, à tous les déséquilibrés. J'ai en ce moment
sous les yeux un album de photographies que
j'ai recueillies autrefois à Sainte-Anne. La plu-
part de ces malheureux sont accoutrés de la plus
bizarre façon. On sent chez eux le besoin invin-
cible de se singulariser, « de se faire remarquer ».
Voici une femme dont la tête est couronnée de
fleurs; voici un mégalomane dont la poitrine est
constellée de rubans, de médailles, même de
vieilles roues d'horloge. D'autres sont debout,
dans l'attitude de la déclamation ; d'autres, la
-- 120 -
dextre levée dans un geste impérieux de com-
mandement; d'autres, les bras croisés, le front
plissé par la colère ; d'autres, les yeux levés au
ciel dans une envolée de prière ; tous enfin dans
une pose étudiée, comme des acteurs au théâtre.
La même tendance se retrouve chez les déca-
dents et chez tous les névrosés. Jules Barbey
d'Aurevilly, un névrosé de génie, se revêtait,
chez lui, tantôt d'un grand peignoir blanc, tantôt
d'une blouse de drap rouge brodée de croix noi-
res et vertes sur l'épaule ; il se coiffait d'un bon-
net de drap rouge à forme dantesque.
Voici maintenant un numéro d'un journal qui
contient toute une série de portraits des poetœ
minores des diverses écoles décadentes. Si on
supprimait les noms, si on se bornait à examiner
le costume et les attitudes, cet album différerait
bien peu de celui de Sainte-Anne. C'est la même
recherche des poses, le même souci des attitudes.
Notez encore l'usage fréquent du monocle, la
disposition invraisemblable de la chevelure et
quelquefois de la barbe, le soin excessif ou le
négligé non moins excessif et prémédité de la
coiffure. On sent que tous ces individus ont
voulu se faire une tête, espérant, à défaut de ta-
lent, se signaler ainsi à l'attention de leurs con-
temporains. Voyez celui-ci dans une pose théâ-
trale, le chef ombragé d'une longue chevelure
d'astre, sanglé dans une longue redingote à sous-
pieds, avec une cravate aussi spacieuse qu'un
- 121 -
canapé, et un monocle carré vissé dans l'œil droit.
Il porte à la main une trique qui pourrait ser-
vir de poteau télégraphique. Ajoutez à cela une
tète aplatie, avec un nez retroussé et mal planté,
des lèvres minces sur une bouche édentée. S'il
sort dans la rue avec ce costume, il doit avoir un
joli succès, car le pauvre jeune homme fait
carnaval en toute saison.
Comparez la belle tête romaine de François
Goppée, celle moins régulière et moins har-
monieuse de Zola ou la bonne figure de Jean>
Moréas avec les faces glabres et pâles d'eunuques-
qui les environnent. Le contraste est frappant.
En voici un qui n'a pas de front, un autre at-
teint de prognathisme prononcé, trois autres
frappés d'une asymétrie faciale manifeste. En
examinant cette page on dirait la galerie des
gueules de travers. Voyez ces tètes plagiocépha-
les, oxycéphales, acrocéphales, ces nez difformes
ou tordus, ces faces glabres et asymétriques, ces
oreilles larges, en anses, mal ourlées, ces zygo-
mes énormes, ces mâchoires lourdes et progna-
thes. Considérez celui-ci avec son menton de ga-
loche et sa lèvre mince, en lame de couteau, et
cet autre avec sa face hébétée d'alcoolique et les
yeux d'halluciné de celui-ci et la figure simies-
que de ces deux autres. Voyez ce beau jeune
homme si bien peigné et si bien coiffé et un au-
tre à la longue chevelure qui font évoquer les
baïtchas de l'Asie. Et combien d'autres encore
122
qui semblent brouillés avec l'harmonie des for-
mes !
Ce ne sont là bien entendu que des aperçus
superficiels. Car je tiens absolument à ne dési-
gner et surtout à ne molester personne. Genus
irritabile valum ! Mais il me semble qu'il y
aurait une curieuse étude à faire dans ce sens.
La physiognomonie n'est peut-être pas une
science vaine. A vultu vitium, disaient les latins ;
le vieux proverbe toscan dit à son tour : il ciuffo
e nel ceffo; et nous disons communément que le
visage est le miroir de rame.
INS-
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Préface. v
Chapitre premier. — L'évolution poétique. . . 1
Chap. ii. — Poésie et névrose 5
Ciiap. m. ■- L'excessivité des contrastes il
Chap. iv. — L'excessivité de simages et l'inco-
hérence des idées 17
Chap. v. — La coloration des mots 25
•Chap. vi. — Les verbes nouveaux 33
Chap. vu. — L'étrangeté et l'incohérence .... 45
Chap. viii. — Mysticisme et érotisme 51
Chap. ix. — Futilité des décadences Gl
Chap. x. — L'inspiration 71
Chap. xi. — Mysticisme et mélancolie 77
Ciiap. xn. — Genus irritabile vatum 85
Chap. xiii — La cécité morale 89
Ciiap. xiv. — L'hypertrophie du moi. 99
Chap. xv. — La soif des poisons 107
Chap. xvi. — L'amour exagéré des bétes 113
Coap, xvil. — Physiognomonie décadente .... 1 19
\
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THÎS POCKET
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