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Full text of "La poésie décadente devant la science psychiatrique"

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D'    Emile   LAURENT 


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LA 

^-POÉSIE  DÉCADENTE 


DEVANT 


LA  SCIENCE  PSYCHIATRIQUE 


PARIS 

Alexandre     MALOINE,    éditeur 

21,  Place  de  l'Écolr-dc-Médecine,   21 
1    8  O  "7 


LA   POESIE   DECADENTE 
DEVANT   LA   SCIENCE   PSYCHIATRIQUE 


DU  MEME 


La  médecine  des  âmes.  1  vol.  in-32,  avec  élégante 
reliure  de  luxe 2  50 

Sensations    d'Orient.    (Le   Caire,  la  Judée  et  la 
Syrie),  in-12 . .    . .     3  50 

Les  mariages  consanguins  et  les   dégénéres- 
cences, 1  vol.  cartonné 2     » 


d.&-f- 


D'   Emile   LAURENT 

m 


LA 

POÉSIE  DÉCADENTE 

DEVANT 

LA  SCIENCE  PSYCHIATRIQUE 


PARIS  -^tf.  I  M  ' 


Alexandre    MALOINE,    éditeur 

21,  Place  de  l'École-de-Médecine,   21 
1    8  S  7 


433 
\in 


PREFACE 


Il  y  a  quelques  années,  j'avais  déjà 
présenté,  dans  un  article  de  Revue,  quel- 
ques réflexions  sur  cette  question  de  la 
poésie  décadente  dans  ses  rapports  avec 
la  dégénérescence.  M.  Frédéric  Passy 
m'écrivait  à  ce  sujet  :  «  Je  viens  de  me 
faire  lire  votre  article  Poètes  et  Dégénérés 
et  je  tiens  à  vous  dire  qu'il  m'a  très  vive- 
ment intéressé.  Me  permettez-vous  d'a- 
jouter que  ce  n'est  pas  seulement  comme 
étude  médicale  ou  philosophique,  mais 
aussi  comme  morceau  littéraire  d'une  très 
haute  valeur,  que  j'ai  goûté  cet  article. 
Malgré  ce  qu'il  y  a  parfois  d'intéressant 
et  même  de  remarquable,  comme  harmo- 
nie surtout,  dans  certaines  de  ces  élucu- 


VI 


brations  maladives,  il  serait  bien  dési- 
rable que  les  aliénistes  puissent  guérir 
une  partie  de  ceux  qui  s'y  livrent.  J'aime 
et  j'admire  la  poésie  ;  mais  quand  elle  fait 
tort  au  bon  sens,  je  préfère  que  l'on 
laboure  la  terre  ou  qu'on  gâche  du  plâtre 
en  se  remettant  les  muscles  et  le  cerveau 
en  équilibre.  » 

Je  n'ai  rien  voulu  dire  autre  chose  dans 
les  pages  qui  vont  suivre. 

J'ai  simplement  voulu  montrer  que 
chez  certains  individus,  la  poésie  n'était 
qu'une  sorte  d'extériorisation  du  détra- 
quement cérébral,  une  manifestation  de 
leur  état  d'infériorité  mentale. 

Certains  dégénérés  peuvent  avoir  des 
élans  surprenants,  s'élever  sur  les  ailes 
de  la  poésie  à  des  hauteurs  presque  inac- 
cessibles, ciseler  des  vers  d'une  délica- 
tesse exquise,  d'une  douloureuse  et  ravis- 
sante morbidesse,  comme  Verlaine  ou 
J.  Moréas,  d'autres  ne  dépassent  jamais 
une  incohérente  verbigération  presque 
uniquement  basée  sur  les  assonances.  Les 
premiers  sont  ce  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler des  dégénérés  supérieurs,  des  pro- 
générés. Les   seconds   ne   sont  que   des 


VII 


débiles  et  des  faibles  d'esprit.  Mais  chez 
les  uns  comme  chez  les  autres,  on  re- 
trouve, à  certaines  heures  au  moins,  les 
signes  incontestables,  les  stigmates  indé- 
lébiles de  la  déséquilibration  cérébrale. 
J'ai  cru  faire  cette  preuve  en  rapprochant 
leurs  poésies  de  celles  des  aliénés  et  des 
dégénérés. 

Certes  je  n'ai  point  voulu  dire  que  tous 
les  poètes  que  j'ai  englobés  sous  l'appella- 
tion générale  et  mal  déterminée  de  déca- 
dents soient  des  fous  ou  des  imbéciles. 
S'il  y  a  parmi  eux  des  détraqués  infé- 
rieurs, des  débiles  prétentieux  invincible- 
ment voués  à  l'impuissance  et  à  l'incohé- 
rence, il  y  a  aussi  d'incomparables  artis- 
tes, d'inimitables  ciseleurs  de  mètres, 
maîtres  vraiment  en  l'art  d'assembler  et 
de  faire  se  baiser  au  bout  des  vers  des 
rimes  sonores  et  harmonieuses,  de  faire 
rire  ou  pleurer  les  mots,  d'évoquer  en 
quelques  verbes  cadencés  tout  un  monde 
d'images  sombres  ou  colorées,  riantes 
ou  tragiques,  de  faire  surgir  au  milieu  du 
tumulte  des  métaphores  le  flot  des  idées. 
Mais  si  on  examine  de  plus  près  ces  mêmes 
poètes  chez  qui  l'inspiration  et  le  génie 


sont  en  quelque  sorte  intermittents,  leur 
côté  faible  apparaît  avec  les  tares  psy- 
chiques ou  morales  qui  les  marquent  du 
sceau  de  la  dégénérescence.  Forcément,  à 
certaines  périodes,  aux  heures  mauvaises, 
cette  infériorité  se  retrouve  dans  leurs 
conceptions,  et  la  chute  apparaît  d'autant 
plus  grande  que  le  poète  tombe  de  plus 
haut. 
C'est  encore  ce  que  j'ai  voulu  dire. 

E.L. 


CHAPITRE   PREMIER 


L'évolution  poétique 


u  Je  ne  sais  qui  a  dit,  je  ne  sais  où,  que  la  lit- 
térature et  les  arts  influaient  sur  les  mœurs.  Qui 
que  ce  soit,  c'est  indubitablement  un  grand  sot. 
C'est  comme  si  Ton  disait  :  les  petits  pois  font 
pousser  le  printemps.  Les  petits  pois,  au  con- 
traire, poussent  parce  que  c'est  le  printemps,  et 
les  cerises  parce  que  c'est  l'été.  Les  livres  sont 
les  fruits  des  mœurs.  » 

Derrière  ce  paradoxe  de  Théophile  Gauthier 
se  cache  une  grande  part  de  vérité.  Un  auteur  ne 
produit  pas  le  livre  qu'il  veut.  Il  produit  le  livre 
qu'il  peut,  celui  que  lui  inspirent  et  sa  personna- 
lité et  le  milieu  qui  l'entoure.  Aussi  certaines 
formes  poétiques  ne  sont   que   les  conséquences 

1 


—  2  — 

d'un  état  d'âme  particulier.  Cela  ressort  très  net- 
tement de  l'étude  de  toutes  les  littératures,  de- 
puis leur  enfance  jusqu'à  leur  apogée  et  leur  dé- 
cadence. 

Les  peuples  enfants  revivent  dans  leurs  poètes 
avec  toute  leur  naïveté  et  quelquefois  aussi  toute 
leur  brutalité.  Les  poésies  des  peuples  primitifs 
sont  les  plus  naturalistes  qui  existent,  mais  natu- 
ralistes au  bon  sens,  ou  mieux  au  sens  exact  du 
mot.  On  peint  les  choses  et  les  êtres  tels  qu'ils 
sont,  sans  rechercher  avec  un  besoin,  en  quelque 
sorte  maladif,  les  côtés  laids  et  repoussants  de 
la  nature. 

Puis  les  mœurs  s'épurent,  les  goûts  s'affînentr 
les  sentiments  s'ennoblissent.  La  poésie  reçoit 
immédiatement  le  contre-coup  de  cette  transfor- 
mation. Les  poètes  sortent  du  réel,  grandissent 
les  hommes,  embellissent  la  nature,  tout  en  res- 
tant humains.  C'est  l'âge  d'or  des  littératures  et 
des  peuples,  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  les 
époques  classiques. 

La  race  a  donné  ce  qu'elle  pouvait  donner  de 
mieux  ;  elle  a  atteint  son  apogée  ;  elle  ne  va  pas 
tarder  à  redescendre  la  pente  opposée  pour  mar- 
cher à  la  stérilité  et  à  l'anéantissement.  Après 
les  poètes  des  grandes  époques,  nous  voyons  des 
poètes  qui  voguent  en  pleine  chimère,  à  la  pour- 
suite de  l'irréalisable  et  de  l'irréel,  à  la  recherche 
de  ce  qu'ils  appellent  l'idéal,  un  rêve  de  leur  cer- 
veau névrosé.  Ce  sont  déjà  des  oiseaux  qui  bat- 


—  3  — 

tcnt  de  l'aile.  Et  bientôt  ils  désespèrent  de  trou- 
ver ce  à  quoi  ils  aspirent,  «  cette  fleur  bleue  au 
cœur  d'or  qui  s'épanouit  tout  emperlée  de  rosée 
dans  le  ciel  du  printemps,  au  souffle  parfumé  des 
molles  rêveries.  » 

Alors  naît  le  dégoût,  une  vague  désespérance, 
et,  dans  la  génération  suivante,  plus  étiolée, 
et  plus  proche  de  la  dégénérescence  finale  qui 
guette  toutes  les  races,  la  décadence  s'affirme  de 
plus  en  plus.  La  poésie  devient  névrosée,  mala- 
dive, malade  de  l'adorable  maladie  de  l'art,  si 
vous  voulez,  mais  malade. 

Aux  esprits  malades,  il  faut  une  nourriture 
épicée,  pimentée,  cantharidée,  médicamentée.  Le 
vin  ne  chatouille  plus  le  gosier  de  l'ivrogne  ;  il 
lui  faut  de  l'eau-de-vie  ou  de  l'absinthe.  Et  les 
peuples  qui  vont  s'éteindre  sont  des  ivrognes  en 
poésie. 

Le  poète  ne  chante  plus  la  vie,  la  grâce,  la 
beauté.  Comment  le  pourrait-il,  puisqu'il  est  lui- 
même  à  l'agonie?  Il  chante  le  vice  qui  le  ronge, 
la  maladie  qui  le  meurtrit;  il  chante  la  mort  et 
la  putréfaction.  Il  aime  l'odeur  des  charognes 
sanguinolentes,  la  vue  des  ventres  livides  et  suant 
les  poisons.  Il  n'aime  plus  la  blonde  et  pure  jeune 
fille  qui  peuplait  les  rêves  de  ses  mâles  ancêtres; 
il  aime  les  drôlesses,  et  leurs  vices,  et  leurs  grâ- 
ces canailles,  et  leurs  caresses  meurtrières. 

Pourtant  cette  poésie  a  encore  ses  beautés:  la 
beauté  de  la  mort,  les  grâces  de  la  maladie.  Ophé- 


_  4  — 

lie  et  Juliette  étaient  belles  jusque  dans  la  mort. 
Et  ces  pâles  et  anémiques  jeunes  filles  au  teint 
exsangue,  aux  yeux  alanguis,  ces  chlorotiques 
fiancées  que  la  puberté  décolore  et  rend  si  fluet- 
tes, ne  sont-elles  pas  belles?  On  dirait  des  lis  ma- 
lades, éclos  trop  vite  sous  l'œil  trop  blanc  du 
matin. 

C'est  dans  cette  poésie  morbide  et  cependant 
quelquefois  pleine  de  grâce,  que  je  voudrais  faire 
une  excursion,  en  quelque  sorte  médicale,  pour 
y  retrouver  la  trace,  ou  mieux  le  reflet  de  ces  stig- 
mates de  dégénérescence,  dont  les  aliénistes  ont 
marqué  au  front  notre  race  névrosée  et  détra- 
quée. 

Nous    allons   voir    comment   le  désordre    des 
nerfs  et  le  déséquilibrement   des   pensées  se  tra 
duisent  en  poésie. 


CHAPITRE  II 


Poésie  et  névrose 


Comme  je  viens  de  le  dire,  de  la  surexcitation 
de  nos  nerfs  épuisés  est  née  une  sorte  de  poésie 
névrosée  et  aussi  toute  une  pléiade  de  poètes 
qu'aujourd'hui  on  prendrait  pour  des  génies  ou 
pour  des  dieux  et  demain  pour  des  fous,  tant 
leurs  conceptions  sont  étranges  et  inégales. 

Du  reste,  l'un  d'eux,  M.  Martial  Besson,  s'est 
chargé  de  nous  expliquer  en  un  sonnet  la  poé- 
tique nouvelle  : 

A  cette  fin  de  siècle  en  proie  à  la  névrose, 

Il  faut  des  pleurs  de  sang,  d'amers  éclats  de  voix, 


—  6  — 

Le  subtil  examen  de  nos  cœurs  aux  abois, 
D'étranges  vers,  heurtés,  aux  allures  de  prose. 
Or,  le  poète  s'est  armé  du  froid  scalpel; 
A  l'art  du  disséqueur  sombre  il  a  fait  appel  ; 
Puis,  sur  le  marbre,  il  a  couché  son  âme  nue. 
Et  maintenant,  aux  yeux  affolés  des  passants, 
Qu'exaspère  l'ardeur  d'une  soif  inconnue, 
L'âme  crie  et  se  tord  dans  ses  doigts  frémissants. 

Assurément,  c'est  quelque  chose  comme  cela. 
Mais  Târne  que  le  poète  dissèque  et  étale  nue  aux 
yeux  des  passants,  c'est  sa  pauvre  âme  à  lui,  sa 
pauvre  âme  malade.  Et  la  foule  avide  regarde  ce 
spectacle  malsain,  comme  on  regarde  avec  curio- 
sité une  monstruosité  ou  une  anomalie,  une 
Rosa-Josepha,  par  exemple. 

Ces  sortes  de  poésies  sont  en  effet  de  véritables 
déviations  de  Târne  humaine.  C'est,  du  reste,  la 
définition  que  Morel  donne  de  la  dégénérescence. 

Maintenant,  comment  l'état  de  déséquilibration 
du  poète  se  réflète-t-il  dans  ses  vers  ? 

De  différentes  manières  que  je  vais  essayer 
d'examiner. 

Il  va  sans  dire  que  je  le  ferai  avec  tous  les 
ménagements  possibles  pour  ne  pas  blesser  des 
susceptibilités  peut-être  trop  promptes  à  s'éveil- 
ler. Les  esprits  qui  souffrent  et  se  débattent  dans 
les  tortures  d'une  impuissance  dont  ils  ne  peuvent 
sortir,  sont  d'une  sensibilité  excessive.  Chez  eux, 
les  émotions  retentissent  avec  une  sonorité  exa- 
gérée, douloureuse  même. 


Ceci  posé,  un  des  premiers  caractères  d'un 
esprit  taré,  c'est  l'inégalité.  Nous  sommes  tous 
plus  ou  moins  inégaux,  selon  nos  moments  et 
selon  notre  état  d'excitabilité  et  aussi  d'activité 
cérébrales.  Tous  nous  avons  des  hauts  et  des  bas. 
Cela  tient  au  moins  autant  au  milieu  qui  nou 
entoure  qu'à  notre  tempérament.  Une  foule  de 
causes  intérieures  agissent  sur  notre  activité  cé- 
rébrale, les  unes  la  surexcitant,  les  autres  la  di- 
minuant.Pourtant,  nous  ne  descendons  pas  au- 
dessous  d'un  certain  degré  et  nous  ne  pou- 
vons,  par  contre,  dépasser  certains  sommets. 

Les  déséquilibrés  vont,  au  contraire,  d'une 
extrémité  à  l'autre,  presque  du  génie  à  l'imbécil- 
lité. Leur  esprit  procède  en  quelque  sorte  par 
chutes  et  par  soubresauts.  Aujourd'hui,  c'est  un 
aigle  au  vol  audacieux  ;  il  regarde  en  face  le 
soleil  ;  il  plane.  Demain,  c'est,  dans  une  chute 
brusque,  le  retour  au  plat  terre  à  terre  ;  l'aigle 
n'est  plus  qu'un  oiseau  aveugle  et  sans  ailes  ;  il 
rase  la  plaine  ;  son  vol  est  sans  grâce. 

Tel  est  le  poète  dégénéré,  ou  décadent,  si  vous 
préférez. 

Et  pour  mieux  me  faire  comprendre,  je  choisis 
un  exemple  :  Stéphane  Mallarmé,  un  des  princes 
de  la  cohorte. 

Il  chante  les  fleurs,  et  il  débute  sur  un  mode 
magnifique.  Il  dit  : 

Le  glaïeul  fauve,  avec  les  cygnes  au  col  fin, 


Et  le  divin  laurier  des  âmes  exilées, 
Vermeil  comme  le  pur  orteil  du  séraphin 
Que  rougit  la  pudeur  des  aurores  foulées  ; 
L'hyacinthe,  le  myrthe  à  l'adorable  éclair, 
Et,  pareille  à  la  chair  de  la  femme,  la  rose 
Cruelle,  Hérodiade  en  fleur  du  jardin  clair, 
Celle  qu'un  sang  farouche  et  radieux  arrose  ! 

Tout  cela  est  ravissant  et  dit  avec  une  richesse 
et  une  couleur  presque  inimitables.  Il  continue, 
sur  un  rythme  vague  et  déjà  presque  obscur  : 

Et  tu  fis  la  blancheur  sanglotante  des  lys, 

Qui,  roulant  sur  des  mers  de  soupirs  qu'elle  effleure, 

A  travers  l'Océan  des  horizons  pâlis, 

Monte  rêveusement  vers  la  lune  qui  pleure  ! 

A  la  rigueur,  cela  peut  se  comprendre,  et  cette 
poésie  rêveuse  et  indécise  conserve  encore  un  cer- 
tain charme. 

A  la  strophe  suivante,  il  devient  obscur  et 
incompréhensible.  On  dirait  qu'on  a  jeté  un  voile 
devant  les  yeux  éblouis  du  poète.  Il  ne  voit  plus, 
il  parle,  mais  ce  ne  sont  plus  que  des  sons  : 

Hosannah  sur  le  cistre  et  dans  les  encensoirs, 
Notre-Dame,  hosannah  au  jardin  de  nos  limbes! 
Et  finisse  l'écho  par  les  célestes  soirs, 
Extase  des  regards,  stincillement  des  nimbes  ! 
O  mère  qui  créas,  en  ton  sein  juste  et  fort, 
Calices  balançant  la  future  fiole, 
De  grandes  fleurs  avec  la  balsamique  mor 


—  9  — 

Pour  le  poète  las  que  la  vie  étiole,  ce  dernier 
vers  n'est-il  pas  un  cri  d'impuissance  et  de  déses- 
poir? Le  poète  las  que  la  vie  étiole  sent  qu'i 
redescend  de  son  rêve  étoile  et  que  la  chimère 
qu'il  croyait  avoir  saisie  va  lui  échapper,  que  ce 
n'est  plus  qu'un  fantôme  qui  s'efface  dans  le  loin- 
tain des  brumes. 

Cela  est  dur  et  triste  à  dire  :  j'ai  recueilli  au- 
trefois à  Sainte-Anne  des  quantités  de  vers 
comme  ceux-là.  Quand  je  disais  au  pauvre  fou 
que  je  ne  le  comprenais  pas,  il  me  répondait  sim- 
plement : 

—  Je  suis  en  haut  ;  vous  êtes  en  bas.  Je  parle 
de  trop  loin  ;  vous  ne  pouvez  m'entendre. 


CHAPITRE    III 


L'excessivité  des  contrastes 


Nous  avons  vu  que  les  poètes  dégénérés  sont 
inégaux.  Je  voudrais  montrer  maintenant  qu'ils 
sont  excessifs  dans  leurs  contrastes.  Tous  les 
poètes, les  vrais  poètes,  sont  plus  ou  moins  mobiles 
et  cèdent  facilement  à  l'enthousiasme  ou  mieux 
à  Tinspiration  du  moment.  Tendres  et  rêveurs 
aujourd'hui,  sarcastiques  et  cruels  demain,  selon 
les  impressions,  ils  passent  de  l'amour  à  la  haine, 
des  pleurs  aux  rires,  quelquefois  sans  transition. 
Aujourd'hui  le  poète  maudit  : 

Les  rois  des  guerres  civiles, 
Rois  pillards  et  méprisés, 
Traînant  à  travers  les  villes 


-  12  — 
Leurs  manteaux  fleurdelisés, 

Et  semant  par  la  campagne 
Les  ruines  et  les  morts, 
Que  la  terreur  accompagne 
Et  que  suivent  les  remords, 

Et  Louis  quatorze  en  proie 
Aux  fureurs  des  Maintenons. 
Et  Napoléon  qui  broie 
L'Europe  sous  ses  canons 

C'est  l'impression  qui  passe.  Demain,  il  espère 
de  nouveau  dans  les  dynasties  ;  il  voit  les  rois 
sous  un  jour  plus  beau,  et  il  le  leur  dit: 

Rois,  soyez  rois,  soyez  ces  fiers  géants  de  bronze, 

Quittez  l'épée  et  le  cimier, 
Portez  le  manteau  bleu  plein  d'abeilles  joyeuses 

Et  la  main  de  justice,  ô  rois  ! 
Les  nuages  fuiront  et  les  chansons  rieuses 

Chasseront  les  pesants  effrois, 
Et  l'homme  qui  n'a  pas  de  longs  printemps  à  vivre 

Et  vous  qui  mourrez  comme  lui, 
Vous  goûterez  la  joie  où  la  fleur  d'or  s'enivre, 

Quand  le  soleil  au  bois  a  lui. 

M.  A.  Pauly,  à  qui  j'emprunte  ces  vers  si 
pleins  et  si  sonores,  n'est  pas  un  décadent.  Pour- 
tant, il  cède  volontiers  à  l'inspiration  et  touche,  se- 
lon les  heures,  toutes  les  cordes  de  la  lyre,  change 
les  rythmes  et  les  modes.    Mais  il  ne  passe  point 


—  43  — 

brusquement,  dans  le  même  instant,  clans  le  même 
sonnet,  d'un  extrême  à  l'autre.  Son  œuvre  cons- 
titue malgré  tout  un  ensemble  harmonieux  où 
l'on  sent  toujours  vibrer  la  même  âme,  mais 
variable  seulement  selon  les  impressions  qu'elle 
reflète. 

Chez  les  décadents,  il  y  a  excessivité  dans  les 
contrastes.  On  dirait  que  le  poète  se  dédouble  ou 
au  moins  se  métamorphose  et  qu'il  vit  une  autre 
vie,  avec  des  impressions,  des  sentiments  tout 
différents. 

Je  ne  saurais  choisir  un  meilleur  exemple  que 
le  volume  —  remarquable  toutefois,  —  de  Paul 
Verlaine:  Parallèlement. 

Le  poète  exalte  d'abord  le  sentiment  religieux, 
il  se  plonge  dans  un  mysticisme  très  délicat  et 
très  vague;  un  peu  plus  loin,  il  fait  appel  à  un 
sensualisme  qui  touche  au  sadisme  ou  mieux  à 
la  folie.  Il  célèbre  les  amours  anormales,  per- 
verses, les  embarquements  pour  Sodome  ou  Les- 
bos;  il  chante  la  gloire  monstrueuse  de  Sapho  et 
des  «  femmes  damnées  ».  Homo  duplex  ! 

Le  même  poète  qui  hier  se  noyait  dans  les  blan- 
diecs  d'un  vague  et  mystique  amour,  le  dévot  qui 
exaltait  l'esprit,  venge  demain  la  chair  rebelle  ; 
il  magnifie  les  vices,  ou  mieux  ses  vices,  leur 
adresse  des  hymmes  orgueilleux.  «  Hier,  dit  un  de 
ses  admirateurs,  M.  Bunant,  il  édifia  Sagesse,  un 
superbe  cantique  de  foi  et  d'amour  en  Dieu,  d'as- 
pirations mystiques,  planant  à  pleines  ailes  blan- 


-  14  — 

ches  dans  le  plein  bleu  duciel;  aujourd'hui,  il  lance 
les  cris  de  sa  chair  en  rébellion,  dans  un  livre 
tout  bouillonnant  de  récume  des  désirs  et  des 
plaisirs.  Ainsi,  aux  façades  de  nos  cathédrales, 
des  gargouilles  obscènes,  de  posture  immonde, 
grimaçantes  et  convulsées  de  volupté  bestiale, 
coudoient  les  saints  et  les  saintes  en  de  rigides 
attitudes,  aux  longues  mains  jointes,  tendues 
vers  le  ciel  ». 

On  pourrait  facilement  retrouver  chez  un  autre 
poète  de  talent,  M.  Laurent  Tailhade,  cette  môme 
excessivité  des  contrastes. 

Ecoutez  cet  hymne  à  la  vierge  : 

Empérière  au  bleu  pennon, 
Sur  le  cistre  et  le  tympanon, 
Les  cieux  exaltent  ton  renom. 

Toi  de  Jessé,  royal  provin, 
Pain  mystique,  pain  sans  levain, 
Font  scellé  de  l'amour  divin. 

Toison  de  Gédéon  !  Cristal 
Dont  le  soleil  oriental 
N'adombre  pas  le  feu  natal. 

Ave  gratia  !  Que  ta  main 
Cueille,  pour  l'ineffable  hymen, 
Les  lis  nouveaux  du  bon  chemin. 

Et  il  termine  par  une  sorte  de  vœu  d'adora- 
tion: 

Pour  vous,  mes  chants,  matins  et  soirs, 


-  C5  — 

Dans  la  nef  aux  mornes  voussoirs, 
Balanceront  des  encensoirs. 

Ailleurs  il  chante  : 

Les  martyrs  en  surplis  d'écarlate,  les  sœurs 
Marthe  et  Marie  aux  pieds  du  maître  qui  s'incline, 
Et  le  vol  blanc  des  séraphins  intercesseurs, 

Bernard  dans  les  vallons,  Benoit  sur  la  colline, 
Les  Sybilles  qu'Arnaud  de  Moles  attesta 
Près  du  roi  Christ  féru  du  coup  de  javeline. 

Et  plus  haut,  en  plein  ciel,  un  chœur  d'enfants  porte  à 
Notre-Dame,  sur  le  vélin  des  banderolles, 
Ces  mots  d'amour  :  Are,  felix  cœli  porta  ! 

Ne  croirait-t-on  pas  entendre  un  moine  voué 
au  culte  de  la  vierge  et  épris  mystiquement  de 
rimmaculée! 

Tout  à  coup  M.  Tailhade  se  transforme.  Il  dé- 
pouille le  vieil  homme  et  devient  réaliste.  Dans 
ses  Quatorzains  d'été  il  chante  en  termes  sans 
apprêts,  le  troisième  sexe,  l'hydrothérapie  ou 

Madame  Dindona,  dont  la  croupe  est  pareille 
Au  dos  de  l'éléphant  sacré  de  Bénarés. 

Ame  sans  consistance,  débile  et  légère,  volonté 
défaillante,  le  dégénéré  ne  sait  où  jeter  l'ancre;  il 
erre  à  l'aventure  de  ses  bonnes  ou    de    ses   mau- 


—  16  — 

vaises  pensées,  incapable  de  résister  à  ses  pro- 
pres entraînements.  Il  n'y  a  plus  chez  lui  l'équi- 
libre régulier  et  indispensable  au  bon  fonction- 
nement de  la  vie  et  de  la  pensée.  C'est  la  défaite 
de  la  volonté  par  l'impression  du  moment  ou 
mieux  par  l'impulsion;  c'est  le  règne  des  caprices. 
Tout  frein  régulateur  ou  modérateur  a  disparu. 
Gela  est  évident  et  ressort  nettement  des  écrits 
des  décadents,  esprits  désemparés,  âmes  sans 
gouvernail  qui  chevauchent  à  l'aventure,  au- 
jourd'hui dans  un  idéal  invraisemblable,  demain 
dans  la  boue. 


CHAPITRE   IV 


L'excessivité    des    images    et    Tin- 
cohérence  des  idées. 


Prenons  un  poète  bien  équilibré  ou,  si  vous  ai 
niez  mieux,  pas  trop  déséquilibré  :  ses  vers  se 
suivent,  bons,  mauvais  ou  médiocres,  sans  de  trop 
grands  écarts,  de  trop  grands  heurts.  On  peut  le 
suivre  sans  peine,  et  ses  images  les  plus  hardies 
sont  toujours  le  reflet  d'une  pensée  ou  d'un  sen- 
timent. 

M.  Paul  Nagour  essaie  de  rendre  la  beauté 
des  nuits  d'Egypte.  Son  vers  est  plein  d'images. 
Il  dit  : 

Le  ciel  était  paré  de  toutes  ses  étoiles. 


—  18  — 

Riche  écrin  de  joyaux  serti  par  Anubis. 

A  l'horizon  passaient,  légers  comme  des  toiles, 

De  longs  cirrus  pareils  à  des  ailes  d'ibis. 

Au  front  d'azur  d'Athor,  déesse  de  la  nue, 

La  nuit  avait  posé  son  voile  ténébreux  , 

Parure  en  ses  cheveux  d'ébène  retenue 

Par  le  croissant  d'argent  aux  reflets  vaporeux. 

Et  ailleurs  : 

Les  constellations  naissent,  éblouissantes, 
Semant  les  prés  du  ciel  de  fleurs  incandescentes. 

Le  poète  reste  compréhensible,  malgré  les 
hauteurs  où  il  s'est  élevé.  Il  n1a  pas  perdu  pied 
et  reste  en  contact  avec  le  monde  réel. 

M.  Laurent  Tailhade  a  des  images  aussi  hardies 
qu'heureuses  : 

La  lune  qui  descend  le  long  des  promenoirs, 
Sur  les  blancs  escaliers  traîne  ses  mules  blanches 
Et  ses  rayons  furtifs  palpitent  dans  les  branches 
Comme  des  séquins  d'or  parmi  des  cheveux  noirs. 

M.  Versini  dit  également  avec  assez  de  bon- 
heur : 

Nous  verrons  sous  nos  pieds,  parmi  les  plaines  viles, 

S'ouvrir,  calices  noirs,  les  orgueilleuses  villes, 

Et  comme  des  esprits  perdus  dans  la  nuit  brune 

Sur  les  bleus  océans  glisser  de  vagues  toiles; 

Pour  les  offrir  en  route  à  notre  sœur  la  lune 

Au  zénith  nous  ferons  de  blancs  bouquets  d'étoiles. 


-  19  — 

Les  vers  qui  suivent  de  M.  A.  Delaroche  sont 
audacieux,  mais  ils  sont  encore  compréhensibles  : 

Parmi  les  fleurs  du  blanc  matin, 
tu  t'es  assise  au  bord  du  chemin  ; 
tu  t'es  assise  parmi  les  roses, 
aux  feux  mouvants  des  apothéoses. 

Tandis  qu'à  l'horizon,  peuple  d'or  et  de  sang, 

l'Attendu,  salué  des  aurores  ravies, 

pressait,  au  verger  clair,  les  grappes  de  la  vie. 

Mais  on  y  sent  trop  la  recherche  et  l'apprêt  ; 
Tidée  est  déjà  sacrifiée  au  cliquetis  des  mots  et 
des  rimes;  un  pas  de  plus  et  nous  arrivons  à 
l'incohérence  de  M.  G.  Mauclair  : 

Le  silence  futur  stagne  sur  les  iris 
Qu'invitaient  les  cils  à  des  ombres  d'eau  morte, 
Et  l'or  astral  pleurant  la  psyché  qu'on  emporte 
S'épanouit  en  grands  calices  assombris. 

Voilà  que  sont  défunts  les  vivants  luminaires 
Où  l'occulte  hosannah  ressuscitait  les  vœux, 
Et  sous  le  miel  ambré  des  virginaux  cheveux 
La  lueur  déserta  l'ogive  des  paupières. 

Vitrail  où  les  désirs  nimbés  en  séraphins 
Fleurissaient  le  triomphe  ailé  de  leurs  extases 
Avant  de  dédier  aux  pâles  hypostases 
L'cnténébrement  doux  de  leurs  fronts  purs  et  fins, 

Lac  où  dans  le  saphir  d'un  émail  trop  profane 


—  20  — 

Les  chimères  de  joie  érigeant  leur  frontal 
Tordaient  pour  un  Thésée  au  casque  de  cristal 
Leurs  griffes  d'émeraude  aux  pieds  d'une  Ariane. 


L'aliéné,  en  proie  au  délire,  est  assailli  par  une 
multitude  d'idées  qui  se  heurtent  et  se  confon- 
dent dans  son  cerveau,  sans  suite  et  sans  liaison; 
quand  il  veut  les  exprimer  par  le  verbe  ou  par 
des  signes,  ce  n'est  plus  qu'incohérence.  On  ne 
le  comprend  pas. 

Il  commence  à  exprimer  une  idée,  immédiate- 
ment une  autre  accourt  et  lui  fait  oublier  la  pre- 
mière dont  il  laisse  l'expression  inachevée  pour 
poursuivre  l'expression  de  la  seconde, qu'à  son  tour 
il  abandonne  pour  une  troisième.  C'est  le  désor- 
dre et  la  confusion  des  idées.  Le  cerveau  ne  sait 
plus  discerner,  faire  son  choix.  Et  cette  confu- 
sion se  retrouve  dans  les  manifestations  extérieu- 
res de  l'idée  :  paroles  et  écrits. 

En  vérité,  est-ce  qu'il  n'y  a  pas  quelque  chose 
de  cela  dans  les  poésies  des  dégénérés,  et  parti- 
culièrement dans  les  poésies  des  décadents  ?  Ce 
sont  de  véritables  manifestations  délirantes,  aussi 
confuses  et  aussi  étranges  que  celles  des  aliénés 
les  plus  caractérisés. 

Il  arrive  en  effet  un  moment  où  les  idées  et  les 
images  se  heurtent  avec  une  telle  incohérence, 
se  succèdent  avec  une  telle  rapidité  dans  le  cer- 
veau malade,  que  leur  expression  devient  inco- 
hérente comme  elles  et  absolument  inintelligible. 


—  21   — 

Voici  un  sonnet  de  M.  René  Ghil,  un  décadent 
de  la  bonne  école.  Le  diable  m'emporte  si  vous 
arrivez  à  comprendrez  l'idée  qu'il  a  voulu 
exprimer,  si  toutefois  il  a  voulu  en  exprimer  une. 

Oyez  plutôt  cette  pure  quintessence  de  déca- 
dentisme  : 

Mais  leurs  ventres,  éclat  de  la  nuit  des  tonnerres, 

Désuétude  d'un  grand  heurt  des  préaux  cieux, 

Une  aurore  perdant  le  sens  des  chants  hymnaires, 

Attire  en  souriant  la  vanité  des  yeux. 

Oh  !  l'épave  profond  d'ors  extraordinaires 

S'est  apaisé  léger  en  ondoiements  soyeux, 

Et  ton  vain  charme  humain  dit  que  tu  dégénères, 

Antiquité  du  sein  où  s'apure  le  mieux  ! 

Et  par  le  voile,  aux  plis  trop  onduleux,  ces  femmes, 

Amoureuses  du  seul  semblant  d'épithalames, 

Vont  irradier  loin  d'un  soleil  tentateur, 

Pour  n'avoir  pas  songé,  vers  de  hauts  soirs  de  glaives, 

Que  de  leurs  flancs  pourrait  naître  le  Rédempteur 

Qui  doit  sortir  des  temps  inconnus  de  nos  rêves. 

Et  ceci  n'est  point  une  exception.  Voici  un 
autre  sonnet  de  M.  Armand  Mundel,  qui  n'est 
pas  moins  remarquable  par  son  obscurité. 

Oyez  encore  : 

Rouler  de  l'angoisse  expectante, 
Nous,  les  trémières   fers  broyés, 
Et  par  l'armoise  ankylosés 
Dévalons  de  l'encre  latente. 

Ceints  de  l'idéal  qui  nous  tente, 


9-2 


Subodorons  les  alizés, 

Aux  glas  engluants,  aux  baisers 

Argyraspides  sous  la  tente. 

Saouls  d'espace  et  d'aberratif, 
En  proie,  anges  souvent  rétifs, 
Immobilise  les  pensées. 

Nutrition  finie.  Enfants 

Issus  des  immortelles  gynécées 

Par  des  entonnoirs  d'oliphants! 

En  vérité,  qu'est-ce  qu'a  bien  voulu  dire  ce 
monsieur  qui  immobilise  ses  pensées  en  se  com- 
parant à  des  anges  souvent  rétifs?  Il  l'avoue  lui- 
même,  il  est  saoul  d'espace  et  d'aberratif,  — 
d'aberratif  surtout.  Il  sent  que  son  esprit  erre  à 
l'aventure,  qu'il  marche  en  pleine  folie.  C'est  de 
la  verbigération  pure. 

Si  ce  sonnet  était  une  charade  ou  une  fumis- 
terie d'écrivain,  ce  serait  à  se  tordre  de  rire. 
Mais  si,  malheureusement,  comme  je  le  crois, 
cela  est  l'expression  sincère  et  juste  d'une  âme 
tourmentée,  il  n'y  a  plus  de  quoi  rire.  On  ne  rit 
jamais  d'un  fou,  quelque  étranges  et  drolatiques 
que  soient  ses  conceptions. 

Il  en  est  de  même  de  la  poésie  suivante  qui  est 
signée:  Sinocim. 


Cor  d'ivoire,  aussi  d'argent  sincère, 
Le  verbe  clamé  du  cor  de  cristal, 


-  23  — 

Loin  du  vain  troupeau  jumeau  des  misères, 
Chasse,  force  et  perce  au  vaisseau  fatal 
Le  vautour  repu  las  du  poids  des  serres. 

Cygne  osé,  cygne  enchanté  de  gloire, 
Le  blanc  chevalier  du  cygne  ingénu 
Apporte  du  Mont,  geste  absolutoire, 
Le  glaive  angélique,  un  fer  chaste  et  nu, 
Baptisé  croisé  vers  les  Purgatoires. 

Foi  d'essai,  foi  d'oeuvre  tentatrice, 
L'antique  Psyché,  de  foi  pauvre,  Eisa, 
Flétrit  d'un  soupçon  l'àpre  cicatrice 
Qui  d'un  rite  humain  surgit,  et  dressa 
Un  rêve  idéal  à  des  Béatrices. 

Le  même  poète  parle  encore  du 

Fané  lys  honni'des  effluves  d'extases. 

Un  des  plus  incorrigibles  cacographes,  est 
M.  Max  Elskamp.  De  son  livre:  Salutations,  dont 
d'Angéliques,  j'extrais  cette  purée  versiculée  : 

Mais  geai  qui  paon  se  rêve  aux  plumes, 
Haut,  ces  tours  sont-ce  mes  juchoirs? 
D'étés  de  Pâques  aux  fleurs  noires 
Il  me  souvient  en  loins  posthumes, 
Je  suis  un  pauvre  oiseau  des  îles. 

Pauvre  oiseau  en  effet  qui  ferait  bien  mieux 
de  ne  pas  chanter. 


CHAPITRE   V 


La  coloration   des  mots 


Je  sais  bien  que  les  décadents  ont  pour  expli- 
quer leur  obscurité  une  théorie  merveilleuse: 
leurs  vers  ne  paraissent  obscurs  qu'à  ceux  qui  ne 
savent  pas  les  comprendre,  faute  d'être  initie  s 
aux  mystères  de  la  poésie  décadente  qui  est, 
paraît-il,  en  même  temps  un  art  et  une  science 
fort  difficiles.  Selon  eux,  les  mots  ont  des  couleurs, 
et  leur  théorie  est  née  de  ces  vers  de  Baudelaire: 


Les  parfums,  les  couleurs  et  les  sons  se  répondent. 
Il  est  des  parfums  frais  comme  des  chairs  d'enfants, 
Doux  comme  le  hautbois,  verts  comme  les  prairies  ; 
Et  d'autres,  corrompus,  riches  et  triomphants, 
Ayant  l'expression  des  choses  infinies, 
Comme  l'ambre,  le  musc,  le  benjoin  et  l'encens, 


—  26  — 
Qui  chantent  les  transports  de  l'esprit  et  des  sens. 

Qui  ne  connaît  pas  la  couleur  des  mots  ne  peut 
comprendre  la  poésie  décadente. 

C'est  ce  que  Adoré  Floupette  explique  à  son 
ami  Tapora,  pharmacien  :  «  Les  mots  ne  peignent 
pas,  ils  sont  la  peinture  elle-même.  Autant  de 
mots,  autant  de  couleurs;  il  y  en  a  de  verts,  de 
jaunes  et  de  rouges  comme  les  bocaux  de  ton 
officine  ;  il  y  en  a  d'une  teinte  dont  vivent  les 
séraphins  et  que  les  pharmaciens  ne  soupçonnent 
pas.  Quand  tu  prononces:  renoncule,  n'as-tu  pas 
dans  l'âme  toute  la  douceur  attendrie  des  crépus- 
cules d'automne  ?  On  dit:  un  cigare  brun.  Quelle 
absurdité  !  Gomme  si  ce  n'était  pas  l'incarnation 
même  de  la  blondeur  que  le  cigare!  Campanule 
est  rose,  d'un  rose  ingénu  ;  triomphe,  d'un 
pourpre  de  sang  ;  adolescence,  bleu  pâle  ;  misé- 
ricorde, bleu  foncé». 

M.  René  Ghil,  dans  son  Traité  du  verhe,  dit: 
«  Que  surgissent  maintenant  les  couleurs  des 
voyelles,  sonnant  le  mystère  primordial.  Colorées 
ainsi  se  prouvent  à  mon  regard  exempt  d'anté- 
rieur aveuglement  les  cinq  : 

A  noir,  E  blanc,  1  bleu,  0  rouge,  U  jaune, 
dans  la  très  calme  beauté  des  cinq  durables 
lieux  s'épanouissant  le  monde  au  soleil  ;  mais 
l'A,  étrange  qui  s'étouffe  des  quatre  autres  la 
propre  gloire,  pour  ce  qu'étant  le  désert,  il  im- 
plique toutes  les  présences.  » 


—  27  — 

Comme  vous  voyez,  c'est  très  clair.  Aussi 
maintenant  voici  empruntée,  aux  Vers  de  cou- 
leur de  M.  Noël  Laumo,  une  symphonie  florale 
des  plus  symboliques  : 

Orchis  inelTeuillé,  hyacinthe  purulente, 
Gamme  jaune  sur  le  vert,  d'orange  diézé, 
Squelette  de  fakir  par  Djaggernauth  baisé, 
Ophis  perlant  dans  l'ombre  une  trille  hululante, 
Cyclamen  querelleur  nimbé  d'un  rêve  clair, 
Recueillement  poudré  du  pic  et  de  l'éclair, 
Ciel  morent  aigrette  d'une  estompe  de  mauve, 
Remenbrances  d'un  cœur  qui  sait  l'idéal  jaune  ! 

Certes,  j'en  connais  des  gens  qui  voient  tout 
en  jaune,  et  je  souhaite  que  l'auteur,  malgré  la 
couleur  de  son  idéal,  ne  voie  pas  de  cette  façon. 
Cela  dit,  je  gagerais  que,  malgré  les  explications 
précédentes,  vous  n'y  ayez  rien  compris.  Eh 
bien  !  ni  moi  non  plus. 

Du  reste,  cette  théorie  des  mots  colorés  n'est 
pas  précisément  neuve  et  nullement  de  l'inven- 
tion des  poètes  décadents.  Il  y  a  longtemps  que 
les  neuropathologistesont  signalé  l'audition  colo- 
rée, symptôme  relativement  fréquent  d'affec- 
tions cérébrales  ou  auriculaires  graves.   (1) 


(1)  M.  d'Abendo,  de  Catane,  vient  précisément 
d'ouvrir  une  enquête  sur  l'audition  colorée  (Re- 
vista  clinica  et  terapeutica,    Octobre   1896).  Il  rap- 


—  28  — 

Tenez,  pour  vous  éclairer  sur  la  valeur  de 
cette  théorie  des  mots  colorés,  je  vais  pêcher  au 
hasard  dans  un  volumineux  recueil  d'écrits  qui 
m'ont  été  donnés  par  des  aliénés. 

Voici    d'abord   le  début  d'une  lettre    qui  m'a 


porte  un  certain  nombre  défaits  et  un,  entre  autres, 
fort  curieux. 

Il  s'agit  d'un  peintre  âgé  de  28  ans.  Dans  la 
famille  de  ce  peintre  il  n'y  a  que  des  névropa- 
thes Dès  son  enfance,  il  a  montré  beaucoup  de 
prédilection  pour  la  peinture.  Intelligent,  il  montra 
de  bonne  heure  un  caractère  violent  et  inquiet  qui 
s'accentua  de  plus  en  plus  avec  les  années  A  18 
ans,  n'ayant  pas  obtenu  d'un  oncle  des  subsides 
pour  étudier  la  peinture,  il  voulut  attenter  aux  jours 
de  celui-ci.  Il  s'est  engagé  et  pendant  son  séjour 
au  régiment  il  a  gardé  une  attitude  irréprochable. 
Rentré  du  régiment,  il  devint  mélancolique  à  force 
de  penser  à  son  idée  de  devenir  peintre.  Pendant 
trois  ans,  il  essaya  toutes  sortes  de  métiers.  Enfin, 
à  l'âge  de  2i  ans,  il  put  se  livrer  à  son  étude  pré- 
férée ;  il  travailla  d'abord  avec  tant  d'ardeur  qu'il 
obtint  un  second  prix.  Il  a  des  périodes  de  15,  20 
et  30  jours  de  paresse  et  ensuite  des  accès  d'acti- 
vité fébrile  Son  caractère  est  toujours  impulsif,  vio- 
lent, misanthrope.  Il  y  a  quelques  années,  il  a  eu 
des  idées  de  persécution  pendant  quelques  mois. 
Physiquement  il  ne  présente  aucun  stigmate  de 
dégénérescence.  Il  affirme  que  depuis  son  enfance 
il  s'est  aperçu  du  phénomène  de  l'audition  colorée, 
mais  qu'il  n'y  a  attribué  aucune  importance.  Il 
croyait  que  ce  phénomène  était  naturel  et  normal. 
Certaines  couleurs  lui  causaient  un  état  émotif, 
d'autres  évoquaient  chez  lui  des  gradations  de  tona- 
lité musicale.  Le  jaune  pâle,  par  exemple,  exprime 
une  note  élevée   qui,  comme  il  dit,  lui  va  au  cœur. 


—  29  - 

été  adressée  par  un  pauvre  diable  atteint  de 
débilité  mentale  avec  dépression  mélancolique. 
«  Messieurs  les  docteurs  aliénistes, 
<t  Le  prétexte  dont  s'est  servi  jusqu'à  ce  jour 
Tinhumain  clergé  (pédéraste  pour  les  trois  quarts 
d'entre  eux)  d'infliger  par  les  douches  et  tabliers, 
et  camisole  de  force,  une  mortification  tant  chez 
l'homme  que  chez  la  femme  surtout,  pour  main- 
tenir une  hérésie  surtout,  celle  des  hosties  re- 
présentant un  DIEU  tant  prôné  qu'aujourd'hui 
tout  le  monde  le  craint,  et  personne  ne  peut  le 
définir  que  d'une  manière  très  imparfaite  et  sous 


Le  violet  représente  la  plus  haute  note  de  la 
gamme.  Le  vert  est  une  noie  haute,  mais  selon  lui 
<r  insensible  ».  Le  blanc  représente  un  son  du  milieu 
de  la  gamme,  le  noir  une  note  grave,  le  rouge  le 
son  le  plus  creux  qu'il  existe. 

Les  voyelles  se  présentent  chez  lui  colorées  et  de 
la  manière  suivante  :  A  est  blanc;  E  est  jaune;  1 
est  rouge  ;  O  est  noir  ;  U  est  terre  cuite  ;  AI  est 
blanc  veiné  de  rouge;  AE  est  blanc  et  jaune  sépa- 
rés ;  OU  est  terre  noire  de  Sienne  ;  El  est  jaune 
veiné  de  rouge  ;  AU  est  blanc  sale. 

Les  consonnes  n'ont  pas  de  coloration  spéciale. 
Chaque  mot  réveille  l'association  des  couleurs  des 
voyelles;  par  exemple,  le  mot  pane  (pain)  se  pré- 
sente blanc-jaune  ;  le  mot  vino  (vin)  rouge-noir. 

Le  malade  affirme  qu'au  concert  et  au  théâtre  il 
a  devant  lui  sans  cesse  des  associations  chroma- 
tiques. Il  ne  connaît  pas  la  musique.  Les  sensations 
olfactive,  gustative,  visuelle,  etc.  ne  déterminent 
aucun  phénomène  d'audition  colorée.  Son  sens  spé- 
cifique est  normal,  son  sens  chromatique  excellent. 


—  30  - 

l'impression  de  violentes  passions,  surexcitées  sys 
T^-ma-77-quement  par  les  capitalistes  :  possé- 
dant des  fonds  de  roulement,  pour  rétablissement 
de  maisons  qui  font  en  tant  de  commerce  à 
petits  bénéfices,  doivent  pourtant  sauvegarder 
la  morale  publique  et  la  VERITE,  deux  éléments 
indispensables  à  l'existence  autant  que  le  boire 
et  le  manger  hygiéniques  :  condition  sine  quà 
non  du  prestige  de  la  médecine  dans  un  pays 
rival  des  puissances  voisines,  l'objet  de  toutes  les 
convoitises  à  cause  de  ses  riches  produits  en 
céréales  et  alcools,  moins  en  combustibles  et  en, 
métaux  à  cause  de  la  paresse  acariâtre  de  ses 
fanatiques  habitants  excusés  seulement  par  les 
augmentations  de  chaleur  du  soleil  et  des  inven- 
tions de  chauffage  à  l'intérieur  des  établisse- 
ments.  » 

Voyons,  est-ce  que  cela  ne  vaut  pas  la  prose 
de  M.  Poictevin,  de  M.  Léo  d'Arkaï  ou  de 
M.  Louis-Pilate  de  Brinn'Gaubast? 

Voici  maintenant  de  la  poésie  ou  du  moins 
quelque  chose  qui  a  la  prétention  d'être  des 
vers  : 

Des  misères  ne  la  vie 
J'ai  cherché 
D'émanciper 

Les  chances  de  l'avenir, 
Augmenter 
Les  baisers 

De  mes  beaux  jours. 

J'ai  essayé  les  charmes 


-  31  — 

Du  passe, 
L'honneur  des  grands, 
Le  souvenir  de  l'éternité 

L'accomplissement 
De    mes  dévouements, 

Le  châtiment 
Des   calices  célestes, 
La  honte  des  enfers, 
Enseveli  dans  l'ombre 
De  mes  bienfaits. 

Aujourd'hui 

Me  voilà  grandi 
Des  honneurs  de  l'espérance. 
Je  raviverai  la  honte 

Du  passé 
Au  grand  scandale 

De   l'avenir. 

Voilà  de  la  poésie  qui  s'affranchit  carrément 
des  rythmes  et  des  lois. 

On  peut  dire  que  ces  prétendus  vers  sont 
coulés  dans  des  moules  nouveaux  et  très  réalis- 
tement  vrais,  d'autant  mieux  que  celui  qui  les 
a  composés  n'a  jamais  connu  la  prosodie.  C'était 
un  pauvre  jardinier,  très  ignorant  et  très  simple, 
qui  se  figura  tout  à  coup  qu'il  était  frère  de 
Jésus-Christ  et,  par  suite,  appelé  à  prêcher  un 
nouvel  Evangile.  Dans  ses  moments  d'exaltation, 
il  composait  ces  sortes  de  poésies  décousues  et 
qui,  au  point  de  vue  de  l'expression  des  idées 
principalement,  offrent,  comme  on  voit,  de 
grandes  analogies  avec  les  productions  des  dé- 
cadents. 


CHAPITRE    VI 


Les    verbes    nouveaux 


L'aliéné,  qui  se  débat  dans  l'impuissante  nuit 
de  son  délire,  cherche  l'étrange,  croyant  ainsi 
nous  offrir  du  nouveau.  Il  crée  des  verbes  nou- 
veaux, trouvant  ceux  qui  ont  cours  surannés  et 
incapables  de  rendre  sa  pensée.  Et  sous  ces  fal- 
balas, sous  ce  clinquant  de  mauvais  aloi,  il  cache 
le  vide  de  sa  pensée  et  de  son  cœur.  Il  croit 
ainsi  tromper  nos  yeux,  alors  qu'il  se  trompe  et 
se  séduit  lui-même. 

Il  y  a  de  cela,  beaucoup  de  cela  chez  les  déca- 
dents. Ils  veulent  nous  éblouir  par  l'étrangeté  ou 
la  magnificence  du  verbe.  Ils  habillent  le  néant 
ou  le  décousu  de   leurs  conceptions    de    brillants 

3 


-  34  — 

oripeaux  de  pourpre,  ils  cuisinent  des  hachis  de 
mots.  Verha  et  verha. 

Et  puis  les  mots  courants  ne  leur  suffisent  pas. 
Ils  en  forgent  de  nouveaux,  en  exhument  de 
vieux  de  l'oubli.  Comme  si  notre  langue  n'était 
pas  assez  belle  et  assez  riche  pour  l'expression  de 
nos  pensées  ! 

Je  sais  bien  que  les  langues  varient  ;  Horace 
l'a  dit,  il  y  a  fort  longtemps.  Les  mots  étant  le  vê- 
tement des  idées,  ils  doivent  forcément  changer 
au  fur  et  à  mesure  que  celles-ci  se  métamor- 
phosent. Les  mots  naissent,  vivent  et  meurent 
comme  nous.  Leur  fortune  est  pareille  à  la  nôtre. 
Ils  ont  leur  jeunesse  etleur  virilité,  leur  âge  mûr 
et  leur  décrépitude.  Quand  l'heure  est  venue,  ils 
disparaissent  de  l'idiome  dont  ils  faisaient  partie,, 
comme  les  feuilles  mortes  se  détachent  des  ar- 
bres aux  approches  de  l'hiver, 

Ut  sylvae  foliis  pronos  mutantur  in  annos, 
Prima  cadunt,  ita  verborum  vêtus  interit  rctas. 

Mais  les  langues  s'en  iraient  ainsi  feuille  à 
feuille,  si  la  même  puissance  qui  détruit  certains 
mots  et  les  efface  du  vocabulaire,  n'en  relevait 
et  n'en  faisait  d'autres  pour  remplacer  les  pre- 
miers et  suffire  aux  exigences  du   langage  : 

Et  juvenum  ritu  florent  modo  nata  vigentque. 
Si  Plaute  usait  de  termes  que   le  stylet  dédai- 


—  35  — 

gneux  d'Horace  se  refusait  à  écrire,  l'ami  de 
Mécène,  à  son  tour,  en  prononçait  que  n'avaient 
point  entendu  les  vieux  Cethegus,  et  de  la  paille 
du  fumier  d'Ennius  naissaient  les  fleurs  de  Vir- 
gile. C'est  là  une  loi  qui  préside  au  développe- 
ment et  à  la  transformation    de  tous  les  idiomes. 

Mais  il  y  a,  pour  l'introduction  des  mots  nou- 
veaux dans  une  langue,  une  juste  mesure  à  ob- 
server. On  ne  peut  les  accueillir  que  s'ils  sont 
vraiment  indispensables  et  correspondent  à  une 
idée  non  exprimée  ou  mal    exprimée  jusque-là. 

En  pareille  matière,  l'écrivain  le  plus  autorisé, 
l'auteur  le  plus  divin,  comme  dirait  Boileau,  est 
obligé  d'attendre  le  jugement  de  la  foule  et  de 
se  soumettre  aux  caprices  de  l'usage.  S'il  hasarde 
une  expression  neuve,  s'il  tente  de  remettre  en 
honneur  une  expression  inusitée,  il  ne  peut  pro- 
mettre fortune  au  nouveau-né  qu'avec  les  plus 
humbles  restrictions, 

si  volet  usus 
Quem  pêne    est  arbitrîum  et  jus  et  norma  loquendi. 

Cette  tendance  de  la  poétique  décadente  à 
s'empouler  de  verbes  ronflants,  de  mots  nou- 
veaux, se  fait  sentir  clans  presque  toutes  les  éco- 
les. 

Voici  un  extrait  de  la  poésie  de  M.  E.  Miche- 
let:  Le  Héros,  que  je  considère  comme  un  pur 
chef-d'œuvre.  Déjà  cette   tendance  se  fait  jour. 


-  36  - 

Il  surgira  du  cœur  de  l'imanent  mystère, 

Parmi  le  soir  pensif  ou  le  matin  léger. 

Ses  beaux  pieds  marcheront  sur  le  sol  de  la  terre 

D'un  pas  calme  de  surnaturel  étranger. 

Il  naîtra  :  Je  l'attends.  Dans  les  ondes  énormes 

Où  la  lumière  astrale  pour  l'éternité 

Roule  tous  les  reflets  tourbillonnants  des  formes, 

J'ai  vu  l'image  aurorale  de  sa  beauté. 

Il  est  éblouissant  de  jeunesse  et  de  force. 

Il  a  parlé  peut-être  avec  les  dieux.  Les  vents 

Sont  enivrés  de  boire,  à  la  chair  de  son  torse, 

Le  parfums  des  lilas  et  des  âmes  d'enfants. 

Il  a  la  grâce  d'un  navire  à  toutes  voiles, 

Où  des  oiseaux  perdus  trouvèrent  un  appui. 

Ses  yeux  sont  radieux  d'avoir  vu  les  étoiles 

Et  sombres  d'avoir  vu  les  hommes  d'aujourd'hui. 

S'il  passe  parmi  nous,  les  foules  égoïstes 
Sentent  un  souffle  étrange  en  leurs  sens  maîtrisés. 
Les  hommes  sont  pensifs;  les  femmes,  un  peu  tristes, 
Songent  à  la  douceur  d'impossibles  baisers. 

Cette  sorte  d'archaïsme  est  très  nettement 
caractérisé  chez  M.  Laurent  Tailhade  qui  en 
abuse.  Il  parle  quelque  part  de  : 

L'orgue  éployant  le  vol  clair  des  antiphonaires. 

Même  tendance  dans  YIdole  de  M.  Stuart  Merril. 
Lisez  : 

Roide  en  la  chape  d'or  qui  lui  moule  le  torse, 
L'Idole  dont  les  doigts  coruscants  de  rubis 
S'incrustent  sur  le  sceptre  et  le  globe  de  force, 


—  37  — 

Trône  en  les  bleus  halos  de  tonnerres  subits. 

Sur  sa  rouge  toison  s'étale  la  tiare, 

Entre  ses  seins  fulgure  un  stigmate  d'enfer, 

Et  sous  ses  pieds,  tandis  que  sonne  la  cithare, 

Saigne  un  cœur  transpercé  de  sept  glaives  de  fer. 

M.  Jean  Moréas  aime  aussi  à  ressusciter  les 
mots  oubliés,  les  verbes  sonores  un  peu  empa- 
nachés de  grec  et  de  latin,  et  les  enchâsse  volon- 
tiers dans  ses  vers.  Mais  il  semble  surtout  recher- 
cher les  alliances  de  mots  rares  ou  hardies,  les 
images  neuves  et  inattendues.  Ainsi  il  dit  : 

Que  l'on  jette  ces  lys,  ces  roses  éclatantes, 
Que  Ton  fasse  cesser  les  flûtes  et  les  chants 
Qui  viennent  raviver  les  luxures  flottantes 
A  l'horizon  vermeil  de  mes  désirs  couchants. 

Cette  dernière  figure  est  déjà  vague  et  outrée. 
On  a  grand  peine  a  saisir  celle-ci  : 

Les  pales  filles  de  l'argile 

S'en  vont  hurlant  par  les  chemins, 

Et  dans  un  transport  inutile 

Sur  leurs  seins  nus  crispent  leurs  mains. 

Lèvre  vaine  de  ses  carmins, 
Orgueil  de  la  hanche  nubile  : 
Senteur  fugace  de  jasmins. 
O  cette  extase  puérile  ! 

Loin  de  s'arrêter,  le  poète  semble  envelopper 


-  38  — 

ses  vers  d'obscurité  comme  à  plaisir,  il  hyper- 
trophie ses  métaphores,  outre  ses  images.  Le 
voilà  au  seuil  de  l'incohérence. 


La  Détresse  dit  :  Ce  sont  des  songes  anciens, 
Des  songes  vains,  les  danses  et  les  musiciens. 
La  tête  du  roi  ricane  du  haut  d'une  pique  ; 
Les  étendards  fuient  dans  la  nuit,  et  c'est  la  panique. 

La  Décrépitude  dit  :  Etes-vous  fous  vraiment, 
Vraiment,  êtes-vous  fous  d'avoir  encore  cette  pose, 
D'avoir  encore  sur  les  dents  ce  sourire  [charmant, 
Ce  sourire  devant  le  miroir,  et  cette  rose 
Dans  votre  perruque,  ah  !  vraiment  quelle  est  cette  pose! 

Le  Temps  dit  :  Je  suis  le  temps,  un  et  simultané, 
Et  je  stagne  en  ayant  l'air  de  celui  qui  s'envole; 
Mirage  funeste  et  kaléidoscope  frivole, 
Je  vous  leurre  avec  l'heure  qui  n'a  jamais  sonné. 

Alors  Maya,  Maya  l'astucieuse,  et  la  belle, 
Pose  ses  doigts  doux  sur  notre  front  qui  se  rebelle 
Et  câline  susurre  :  Espérez  toujours,  c'est  pour 
Votre  sacre  que  vont  gronder  les  cymbales  vierges, 
Et  vous  aurez  l'or  et  la  pourpre  de  Bedjapour, 
Esclaves  dont  le  sang  teint  les  cordes  et  les  verges. 

Voilà  qui  est  déjà  bien  obscur.  Les  vers  sui- 
vants sont  absolument  incompréhensibles.  C'est 
du  pur  galimatias. 

^Emilius,  l'arbre  laisse  la  verte 
Couleur,  et  le  lustre  efface 


-  39  - 

Des  roses,  dessus  leur  face; 
Et  pour  les  rossignols,  dans  leurs  hautes  demeures, 

Amour  ne  file  plus  les  cœurs  ; 
Et  de  son  vol,  pour  rien,  bat  le  gel  des  fontaines 
L'oiseau,  qui  Jupiter  muant  en  forme  vaine 
D'Ilion  douloureuse  engendra  le  brandon. 

Les  aliénés  qui  se  mêlent  d'écrire  —  et  il  y  en 
a  beaucoup  —  procèdent  un  peu  de  la  même 
façon.  On  dirait  qu'ils  veulent  cacher  la  pauvreté 
du  fonds  sous  l'éblouissement  de  la  forme.  Il 
y  eut  pendant  longtemps,  dans  les  asiles  de  la 
Seine,  un  ancien  prêtre  qui  déclarait  être  Pie  X 
et  se  vantait  d'être  le  plus  grand  chimiste  de 
mots  du  siècle.  Voici  le  début  de  ce  qu'il  appe- 
lait la    : 

CONSTITUTION     NOUVELLE    TRANSFIGURÉE 
db  Pie   X 

«  Prospérité,  liberté,  pérégalité! 

«  0  Jubileur  entiaré  !  Sacripant  bismarkisard  ! 
Arbitre  vaticaniche  à  morsures  pasthorifiques!  î  î 
Ecoute  le  chant  du  cygne  de  ton  impavide  Re- 
dresseur, ton  dompté  Dompteur,  o  lion  gallo- 
phobe  !  antéchrist  Léon  treizième  du  nom. 

«  Autre  Sanson,  nouveau  Lamennais,  le  bon,  le 
meilleur,  l'excellent  et  surexcellent  même... D'au- 
tant plus  que  j'ai,  moi  —  Dieu  merci  —  plus  de 
séquestrations  a  mon  actif  que  de  SPOLIATIONS  à 
mon  passif. 


-  40  — 

«  Devenu  présentement  un  vivant  MACHABE, 
devant  être  bientôt  enfoui  sans  honneurs  dans 
la  fosse  commune  de  leur  Champ  de  Navets,  à 
l'état  d  infects  autant  qu'informes  débris  hu- 
mains, travaillés  par  les  carabins  d'une  école 
quelconque... 

«  Devenu,  dis-je,  —  depuis  vingt-deux  ans,  à 
les  en  croire  ces  Lasègue  et  ces  Magnan,  de 
leur  propre  aveu  :  Y  Incarnation  la  plus  formi- 
dable de  la  Révolution  et  la  Personnification  la 
plus  redoutable,  —  il  parait  bien  —  de  la  Révé- 
lation. 

«  Laissant,  non  pas  dédaigneusement,  mais 
bien  avec  une  très  grande  compassion,  aux  pen- 
seurs de  premier  ordre  qui  sont  disséminés  sur 
le  globe  et  groupés  dans  les  capitales,  la  tâche 
glorieuse,  le  plaisir  sans  pareil  et  le  mérite  sans 
égal  de  relever,  de  mettre  en  lumière  les  consi- 
dérations transcendantes,  à  signaler,  à  produire, 
à  soutenir,  à  faire  valoir,  au  sujet,  en  faveur,  à 
l'appui  de  mon  INDUCTION  INITIALE,  et  de  toutes 
mes  déductions  subséquentes.  » 

Cela  pourrait  tout  aussi  bien  s'éditer  chez 
Vanier  que  la  prose  de  M.  Poictvin. 

Alors  laissez-moi  vous  citer  encore  le  Dicta- 
men-postulat-inductif-résumateur  de  Pie  X. 


-  41  - 

SlNITE    PARVULOS  AD  ME  VENIRE 

RÉVÉLATION 

Maxima  parvulis  debetur  reverentia 

RÉVOLUTION 

«  L'être  humain,  —  quoiqu'on  soit  le  sexe  — 
dorénavant  —  sous  le  régime  de  la  républicaine 
et  démocratique  pérégalité  —  devra  ne  jamais 
atteindre  l'âge  de  la  puberté  qui  l'asservit  régu- 
lièrement, universellement  à  l'instinct,  au  désir, 
au  besoin  de  se  reproduire  à  tout  prix,  au  péril 
de  la  vie,  —  sans  qu'il  n'ait  tout  salutairement, 
par  son  incorporation  intime  définitive  à  la  na- 
tion... à  la  Société  de  laquelle  il  émane  et  qui  le 
réclame,  reçu  la  vertu,  la  force,  la  mission  de 
coopérer  égalitairement  et  de  contribuer  émula- 
toirement  —  par  l'accomplissement  solennel  de 
son  devoir  suréminent  et  par  l'exercice  régle- 
mentaire de  son  droit  transcendant,  c'est-à-dire 
absolument  inamissible,  —  à  la  Constitution 
légitime  des  pouvoirs  organiques  administra- 
teurs, que  de  concert  et  concurremment,  —  sous 
le  contrôle  d'un  chacun  et  la  surveillance  vigi- 
lante et  sévère  de  tous,  président  hiérarchique- 
ment aux  sortielles  évolutions,  —  évolutions 
toujours  méritoires,  fécondes  et  progressivement 
fructueuses,  —  de  son  personnel  destin». 


—  42  - 

Comme  comparaison,  voici  la  disposition  du 
titre  de  «  l'œuvre  »  de  M.  René  Ghil. 

de 
Œuvre  : 

René  Ghil 

EN 

MÉTHODE  A  L'ŒUVRE 

189J 

Voici  maintenant  les  titres  complets  de  son 
-œuvre,  dressés  par  lui-même. 

De  René  Ghil 

En  méthode  à  Vœuvre  :  Sous  ce  titre  «  ne  va- 
rietur  »,  édition  nouvelle  et  revue  du  livre  pro- 
visoirement dénommé:  Traité  du  Verhe,  —  paru 
complet  (in-4°  avec  portrait)  en  1888. 

Œuvre  : 

I 

Dire  du  mieux 

I.  Le  meilleur  devenir.  —  II.  Le  geste  ingénu 
(les  deux,  en  un  vol.  1889).  —  III.  La  preuve 
égoïste  (en  un  vol.  1890).—  IV.  Le  vœu  de  vivre. 
—  V.  Le  vouloir  altruiste. 


-  43  - 

II 
Dire  du  devoir 

I.  Le  millier.  —  II.  Les  génitures.  —  III.  La 
neuve  évolution.  —  IV.  Le  monde  mortel.  — 
V.  Le  devenir. 

III 

Dire  de  la  loi 

I.  La  Loi 

On  pourrait  croire  qu'il  s'agit  là  d'une  œuvre 
immense,  colossale.  Or,  le  volume  dit  :  En 
méthode  à  l'œuvre,  remplirait  à  peine  les  deux 
colonnes  d'un  article  de  journal.  Je  sais 
bien  qu'un  bon  sonnet  vaut  quelquefois  mieux 
qu'un  long  poëme.  Malheureusement  ce  n'est  pas 
le  cas  ici.  Je  fais  grâce  aux  lecteurs  de  ce  gali- 
matias incohérent  d'où  il  est  impossible  de  déga- 
ger une  idée.  Voici  toutefois  la  dédicace. 

A 

i¥c  René  Ghil  : 

Attestant  que  ton  nom  de  souffle,  ô  Épouse  à 
lancer  de  tes  mains  de  repos  mes  songes,  là 
instamment  est  !  perpétuel  d'être  mon  souffle  : 
Comme  porteuse  au  plus  futur  d'heur  et  d'amour 
et  de  serment,  va  vers  demain  l'Œuvre  d'espoir. 

Voilà  qui  en  dit  en  effet  plus  qu'un  long  poëme 


—  44  — 

sur  l'état  psychique  de  l'auteur.  Ajoutez  que  cha- 
que volume  est  illustré  de  son  portrait,  car  il  juge 
indispensable  de  transmettre  sa  précieuse  image 
à  la  postérité.  Enfin,  au  lieu  d'être  au  commence- 
ment, la  préface  est  à  la  fin  et  devient  ainsi  une 
postface.  Gela  ne  manque  pas  d'originalité, 
comme  vous  voyez.  Mais  cela  ressemble  terri- 
blement, comme  conception  et  comme  disposition, 
à  la  Constitution  nouvelle  transfigurée  de  Pie  X. 


CHAPITRE     VII 


L'étrangeté    et    l'incohérence 


Nous  avons  déjà  trouvé  plusieurs  points  de 
ressemblance  entre  les  écrits  des  aliénés  et  les 
poésies  des  décadents.  Nous  n'aurons  pas  de 
peine  à  en  trouver  d'autres. 

Avez-vous  remarqué  combien  souvent  les  poètes 
décadents  intercalent  des  mots  en  italiques  et  des 
majuscules  au  milieu  de  leurs  vers  ?  Vous 
cherchez  inutilement  pourquoi  tel  mot  ou  telle 
lettre  sont  ainsi  mis  en  évidence  et  vous  n'arrivez 
pas  à  comprendre  l'intention  du  poète. 

Prenez  un  mémoire  quelconque  rédigé  par  un 
aliéné,  particulièrement  par  un  dégénéré  ou  un 
individu  atteint  de   délire  chronique  à  évolution 


—  46  — 

systématique  :  vous  verrez  qu'il  foisonne  de  mots 
soulignés,  de  mots  en  italique,  de  mots  en  majus- 
cules énormes.  Et  pourquoi  ?  Vous  n'arrivez  pas 
à  vous  en  rendre  compte.  Si  vous  interrogez  l'au- 
teur, il  hausse  les  épaules  en  vous  traitant  d'im- 
bécile, ou  bien  il  vous  répond  simplement  : 

—  Il  faut  que  cela  soit  ainsi. 

—  Mais  pourquoi  tel  mot  souligné  plutôt  que 
tel  autre  ? 

—  Il  le  faut.  L'esprit  qui  m'inspire  seul  le 
sait. 

Et  vous  n'arriverez  pas  à  en  tirer  autre  chose. 

Si  on  veut  bien  se  reporter  aux  citations  que 
j'ai  faites  précédemment,  on  verra  combien  ce  fait 
est  fréquent,  aussi  bien  chez  les  décadents  que 
chez  les  aliénés. 

Ce  n'est  point  tout  encore.  Les  décadents 
aiment  à  entremêler  leurs  phrases,  à  les  entre- 
choquer comme  leurs  idées.  Ils  recherchent  les 
inversions  hardies  qui  renversent  le  sens  des 
choses  exprimées.  On  ne  peut  plus  les  suivre 
dans  leurs  hyperboles  et  leurs  métaphores,  tant 
elles  s'éloignent  de  l'idée  qu'ils  ont  voulu  rendre. 
On  dirait  un  coup  d'aile  qui  les  enlève  en  pleine 
poésie,  alors  que  ce  n'est  qu'un  éblouissement 
sans  vision  nette,  sans  envolée  large  sur  l'aile  de 
l'idée. 

Tous  ces  mêmes  caractères  vous  les  retrouve- 
rez dans  les  écrits  des    aliénés  :   même  enchevê- 


47 


trement  et  même  bouleversement  des  phrases, 
mêmes  hyperboles  incompréhensibles. 

Voici  une  dernière  citation  empruntée  au 
fameux  mémoire  de  Pie  X  dont  j'ai  déjà  parlé. 
C'est  une  sorte  de  préambule  dans  lequel  il  m'ex- 
plique pourquoi  il  s'est  déterminé  à  entreprendre 
cette  œuvre. 

«  Vous  n'ignorez  pas,  sans  doute,  que  Jean- 
Jacques-Rousseau  n'a  pas  remanié  moins  de 
trente-deux  fois  de  fond  en  comble  la  profession 
de  foi  de  son  Vicaire  Savoyard  et  que  Victor 
Cousin  a  cru  devoir  faire  le  relevé  des  trente- 
deux  états  successifs  par  lesquels  a  passé  la  pen- 
sée de  ce  maître  ouvrier  de  la  parole  écrite  pour 
arriver  à  lui  paraître  présentable  sur  la  table  de 
l'éternel  —  universel  —  banquet  des  générations 
à  venir. 

»  Or...  Entreprendre  pour  vous  être  utile 
autant  qu'agréable,  entreprendre,  dis-je,  de  rédi- 
ger ici  le  texte  complet  de  la  Constitution  impé- 
rissable qui  reste  le  DESIDERATUM  de  la  Révolu- 
tion et  de  la  Révélation,  —  vous  en  conviendrez 
avec  moi,  c'est  bien  autrement  coloneux  encore 
que  de  forger  et  limer  une  épisodique  profession 
de  foi  de  vicaire  devant  figurer  dans  un  livre 
n'ayant  pas  d'autre  prétention  que  celle  d'être  et 
de  rester  un  roman. 

»  Vous  ne  serez  donc  pas  trop  étonné  qu'après 
une  quinzaine  de  jours  d'un  travail  plus  nocturne 
encore  que  diurne,  je   n'en  sois  encore  qu'aux 


48 


premières  ébauches  de  ma  conception,  et  pour 
ainsi  dire  qu'à  la  mise  au  point  de  cette  statue 
qui,  pour  être  digne  de  votre  contemplation  en 
même  temps  que  de  ma  cogitation,  doit  être  à 
tout  jamais  aux  yeux  de  tous  le  suprême  chef- 
d'œuvre  du  génie  du  plus  grand  des  législateurs 
passés,  présents  et  futurs. 

»  Mais  je  n'attends  pas  seulement  de  vous  que 
vous  ne  soyez  pas  étonné,  c'est-à-dire  dégoûté 
d'attendre  de  mon  infortune  plus  et  mieux  que 
vous  ne  pouvez  attendre  de  n'importe  quel 
écrivain  de  fortune.  En  vérité,  j'attends  encore 
de  votre  discernement  que  vous  soyez  intimement 
satisfait  de  la  marche  déjà  prise  par  notre  MES- 
SIANIQUE travail.  Je  dis  notre  parce  qu'il  sera  la 
raison  d'être  unique  de  notre  estime  réciproque.  » 

La  citation  est  un  peu  longue,  mais  elle  m'a 
paru  utile  pour  montrer  les  analogies  qui  exis- 
tent entre  cette  prose  et  les  écrits  des  décadents. 

Les  décadents  recherchent  encore  les  alliances 
de  mots  bizarres  et  qui  détonnent,  ces  étranges 
accouplements  qu'on  ne  parvient  plus  à  com- 
prendre. 

M.  S.  Versini  parle  des  «  rayons  du  remords 
et  de  la  pénitence  »;  M.  Laurent  Tailhade,  «  de 
la  mémoration  des  corolles  fanées  »,  et  de 
«  maint  lambeau  d'Occident  fascé  de  pourpre  et 
d'or  ». 

M.  Paul  Gérardy  parle  d'une 

...phanson  tout  en  clair  de  lune  ; 


—  49  - 

M.  Stuart  Merril  des  «  roses  trop  rouges  de  son 
désir  »  et  d'une 

...passante  aux  yeux  pleins  de  passé  ; 

M.  Francis  Vielé-Griffin  dit  : 

L'aube  est  pâle  comme  une  qui  n'ose. 

M.  G.  Kahn  : 
La  blondeur  de  la  nuit  défaille  en  flots  d'étoiles. 

M.  E.  Raynaud  : 

Regarde  !  le  soir  y  saigne  avec  abondance. 

M.  Fontainas  : 

Le  soleil  agonise  en  baisers  de  lumière. 

M.  de  Retté  écrit  : 

Et  des  rêves  dorés  aux  murmures  d'abeilles 
Nimbent  de  blonds  enfants  que  ton  silence  adore. 

M.  Klslander  dit  : 


Le  silence  comme  un  voile  immense  détaché  des  cieux, 
Tombe,  fasiant  et  palpitant,  par  l'espace. 


-•  r>o  - 

Et  M.  Paul  Pionis  qui  est  sans  doute  un  disciple 
du  père  Sarcey,  parle  de 

...doigts  longs  comme  un  cœur  ayant  beaucoup  aime... 

Certes  les  plus  grands  poètes  ont  eu  de  ces 
audaces  malheureuses.  Mais  les  vers  des  poètes 
des  époques  de  décadence  en  fourmillent.  Ainsi 
nous  ne  pouvons  pas  toujours  retrouver  sous 
l'emphase  grecque  l'idée  de  Pindare  ni  suivre 
toujours  le  pompeux  auteur  de  la  Pharsale. 

Même  recherche  dans  les  écrits  des  aliénés. 

Le  jardinier  devenu  prophète  dont  je  vous  ai 
déjà  entretenu/sème  son  apocalypse  de  ces  allian- 
ces de  mots  d'une  hardiesse  rare.  Il  parle  «  de 
l'horizon  de  l'avenir,  »  de  «  Fonde  du  désarroi,  » 
des  «  parois  de  la  pensée,  »  de  «  l'ombre  de 
l'aurore,  »  de  la  «  candeur  des  sublimes  revers.  » 

En  vérité,  lequel  imite  l'autre  ?  Lequel  est  le 
plus  malade? 


CHAPITRE    VIII 


Mysticisme  et    érotisme 


Ce  n'est  pas  seulement  par  l'étrangeté  et  Tin- 
cohérence  de  la  forme  que  se  caractérise  le  dégé- 
néré. Ses  sentiments  et  ses  passions  ne  sont  pas 
ceux  des  autres  hommes  ;  ils  sont  maladifs  ou 
pervertis.  Il  ne  sent  point  comme  tout  le  monde. 
Ses  sens  ne  sont  pas  affinés,  comme  le  prétendent 
quelques-uns,  ils  sont  tout  simplement  émous- 
sés.  Pour  les  émouvoir,  il  faut  des  sensations  sur- 
aiguës qui  feraient  crier  les  autres  de  douleur. 
Sas  passions  sont  excessives,  les  bonnes  comme 
les  mauvaises. 

Il  en  est  de  même  du  décadent. 

Que  faut-il  au  poète,  au  vrai  poète,  pour  l'ins- 
pirer ?  La  douceur  des  aurores,  la  splendeur  des 


—  52  - 

soleils  couchants',  le  bruit  formidable  du  tonnerre 
grondant  dans  l'étendue,  la  senteur  du  foin  ap- 
portée par  la  brise,  moins  que  cela,  une  rose 
qui  s'ouvre,  un  lys  fané  qui  se  penche, 

Un  chant  d'oiseaux,  un  bruit  de  feuilles  remuées, 

Un  rayon  de  lune  argentant  les  nuées. 

Le  papillon  doré  voltigeant  sur  les  fleurs, 

Le  murmure  du  vent  dans  les  saules  pleureurs, 

L'Océan  qui  rugit  en  embrassant  les  grèves. 

Et  M.  Pauly,  un  débutant  qui  peut  ainsi  être 
pris  comme  terme  de  comparaison,  continue  : 

Son  âme  est  avec  l'eau  qu'elle  suit  dans  son  cours, 
Il  cause  avec  la  fleur,  il  interroge  l'herbe, 
Il  préfère  la  mousse  au  grand  arbre  superbe, 
Il  erre  échevelé,  le  soir,  au  fond  des  bois, 
Ecoutant  le  zéphir,  mystérieuse  voix  ; 
Une  fleur,  un  fraisier,  un  rien  le  rendrait  ivre, 
Et  l'univers  entier  n'est  qu'un  immense  livre, 
Où  son  esprit  pensif  lit  la  création. 

Le  poète  voit  une  foule  de  choses  ravissantes, 
là  où  tant  d'autres  ne  voient  rien. 

Son  œil  plonge  plus  loin  que  le  monde  réel, 

Son  âme  est  une  tente,  il  en  ouvre  les  toiles, 

Dans  les  fleurs  de  nos  champs  son  cœur  voit  de  s  étoiles, 

Dans  les  étoiles  d'or  les  fleurs  de  l'infini. 

Quand  il  parle  d'amour,  on  dirait  qu'il  estivre. 


—  53  - 
Quel  pur  et  noble  enthousiasme  !  Lui  seul  connaît 

L'ardent  bonheur  profond  d'aimer  et  d'être  aimé. 

Lui  seul  connaît 

....  Les  jours  illuminés  de  flamme, 
Et  les  parfums  des  lys  riant  aux  roses  de  mai. 

Le  décadent  se  replie  sur  lui-même.  La  poésie, 
au  lieu  de  dilater  son  cœur,  le  resserre.  Il  scrute, 
dissèque  son  âme  douloureuse.  Il  analyse  ses 
vices,  se  complaît  à  les  chanter,  à  les  exalter  en 
des  hymnes  malsains. 

Pourtant  le  vice,  même  le  vice  décadent,  est  à 
la  portée  de  tout  le  monde.  La  vertu,  au  con- 
traire, n'est  l'apanage  que  d'un  très  petit  nombre. 

Ils  glorifient  le  suicide,  que  Mallarmé  appelle 
le  «  suicide  beau  ».  Leur  âme  poétique  aspire  au 
néant. 

L'amour  devient  pour  eux  de  Térotisme  et  en- 
fante des  aberrations  inconnues  de  Tardieu. 
C'est  de  la  pure  folie. 

Verlaine  écrit  : 

Assez  qu'on  —  sinon  plus  qu'assez 
Déplore  avec  désinvolture 
Les  uns  mes  «  désordres  »   passés, 
Les  autres  ma  Noce  !  future. 
Mais  tous  joignent  cette  torture 
A  leurs  racontars  déplaisants 


-  54  - 

De  me  vieillir  plus  que  nature  : 
Je  n'ai  que  quarante-trois  ans. 
J'ai  mille  vices,  je  le  sais, 
Et  connais  leur  nomenclature, 
Mais  pas  tous  ceux  qu'on  a  tracés. 

Après  cette  sorte  de   confession,  il    nous    fait 
cet  autre  aveu  : 

J'ai  la  fureur  d'aimer,  mon  cœur  si  faible  est  fou, 
N'importe  quand,  n'importe  quoi,  n'importe  où. 

Et  il  ajoute  avec  découragement  : 

J'ai  la  fureur  d'aimer.  Qu'y  faire?  ah,  laisser  faire. 

Puis,  en  vers  d'une  envolée  superbe,  il  chante 
l'amour  ou  mieux  les  plaisirs  sexuels. 

L'écartement  des  bras  m'est  cher,  presque  plus  cher 

Que  l'écartement  autre  ; 
Mer  puissante  et  que  belle  et  que  bonne,  de  chair, 

Quel  appât  est  le  vôtre! 

O  seins,  mon  grand  orgueil,  mon  immense  bonheur, 

Purs,  blancs,  joie  et  caresse, 
Volupté  pour  mes  yeux  et  mes  mains  et  mon  cœur 

Qui  bat  de  votre  ivresse, 

Aisselles,  fins  cheveux  courts  qu'ondoie  un  parfum 

Capiteux  où  je  plonge, 
Cou  gras  comme  le  miel,  ambré  comme  lui,  qu'un 

Dieu  fit  beau  mieux  qu'en  songe, 


—  55  — 

Fraîcheur  enfin  de  bras  endormis  et  rêveurs 

Autour  de  mes  épaules, 
Palpitants  et  si  doux  d'étreinte  à  mes  ferveurs 

Toutes  à  leurs  grands  rôles, 

Que  je  ne  sais  quoi  pleure  en  moi,  peine  et  plaisir, 

Plaisir  fou,  chaste  peine, 
Et  que  je  ne  puis  mieux  assouvir  le  désir 

De  quoi  mon  âme  est  pleine, 

Qu'en  des  baisers  plus  langoureux  et  plus  ardents 

Sur  le  glorieux  buste, 
Non  sans  un  sentiment  comme  un  peu  triste 

Dans  l'extase  comme  auguste  ! 

Et  maintenan t  vers  l'ombre  blanche  —  et  noire  un  peu  — 

L'amour,  il  peut  détendre 
Plus  par  en  bas  et  plus  intime  en  son  fier  jeu 

Dès  lors  naïf  et  tendre. 

Jusqu'ici,  en  tenant  compte  de  l'exagération 
inhérente  à  toute  poésie  et  dont  il  faut  forcément 
tenir  compte  dans  toute  juste  appréciation,  il  n'y 
a  rien  que  de  normal.  Mais  écoutez  ceci  : 

L'une  avait  quinze  ans,  l'autre  en  avait  seize  ; 
Toutes  deux  dormaient  dans   la  même  chambre,  — 
C'était  par  un  soir  très  lourd  de  septembre  ;  — 
Frêles;  des  yeux  bleus,  des  rougeurs  de  braise. 

Chacune  a  quitté,  pour  se  mettre  à  l'aise, 
La  fine  chemise  au  frais  parfum  d'ambre. 
La  plus  jeune  étend  les  bras,  et  se  cambre  ; 
Et  sa  sœur,  les  mains  sur  les  seins,  la  baise, 


-  5G  - 

Puis  tombe  à  genoux,  puis  devient  farouche, 
Et  colle  sa  tête  au  ventre,  et  sa  bouche 
Sous  l'or  blond,  dans  les  ombres  grises  ; 

Et  l'enfant,  pendant  ce  temps-là,  recence 
Sur  ses  doigts  mignons  des  valses  promises, 
Et,  rose,  sourit  avec  innocence. 


Lisez  encore  cette  autre  du  même  genre  : 

Tendre,  la  jeune  femme  rousse, 
que  tant  d'innocence  émoustille, 
dit  à  la  blonde  jeune  fdle 
ces  mots,  tout  bas,  d'une  voix  douce  : 

«  Sève  qui  monte  et  fleur  qui  pousse, 
ton  enfance  est  une  charmille  : 
laisse  errer  mes  doigts  dans  la  mousse 
où  le  bouton  de  rose  brille, 

laisse-moi,  parmi  l'herbe  claire, 
boire  les  gouttes  de  rosée 
dont  la  fleur  tendre  est  arrosée, 
afin  que  le  plaisir,  ma  chère, 
illumine  ton  front  candide 
comme  l'aube  l'azur  timide.  » 


A  la  rigueur,  le  poète  peut  encore  invoquer 
cette  excuse  :  qu'il  n'a  fait  que  peindre  en  vers 
magnifiques  un  vice  qu'il  n'approuve  ni  ne  désa- 
prouve.  Néanmoins  cela  ressemble  trop  à  une 
apothéose.  Et  puis,  un  peu  plus  loin,  il  vide  son 


—  57  — 

âme,  fait  étal  de  ses  péchés,  jette  ses  vices  à  la 
face  du  public  comme  un  défi.  Ecoutez  : 

Je  le  crois  bien  qu'ils  ont  la  pleine  plénitude, 

Et  pour  combler  leurs  vœux,  chacun  d'eux  tour  à  tour 

Fait  l'action  suprême,  a  la  parfaite  extase, 

—  Tantôt  la  coupe  ou  la  bouche  et  tantôt  le  vase  — 

Pâmé  comme  la  nuit,  fervent  comme  le  jour. 

Leurs   beaux    ébats  sont  grands  et  gais.  Pas  de   ces 

[crises  : 
Vapeurs,   nerfs.  Non,  des  jeux  courageux,  puis  d'heu- 

[reux 
Bras  las  autour  du  cou,  pour  de  moins  langoureux 
Qu'étroits  sommeils  à  deux,  tout  coupés  de  reprises. 
Dormez  les  amoureux  !  Tandis  qu'autour  de  vous 
Le  monde  inattentif  aux  choses  délicates, 
Bruit  ou  git  en  somnolences  scélérates, 
Sans  même,  il  est  si  bête,  être  de  vous  jaloux. 


C'est  maintenant  delà  folie  pure.  Ajoutez  qu'à 
côté  de  ces  turpitudes  ciselées  dans  Parallèle- 
ment, M.  Verlaine  donnait  des  vers  d'un  mysti- 
cisme étrange  et  adorable.  Certes,  je  ne  veux  pas 
dire  et  je  n'ai  jamais  pensé  que  M.  Verlaine  fut  un 
aliéné  et,  à  mon  sens,  ce  fut  plutôt  un  détraqué 
de  génie,  un  progénéré  qu'un  dégénéré,  mais  avec 
d'étranges  écarts  et  d'étranges  faiblesses. 

Je  n'ai  jamais  observé  le  délire  mystique  chez 
un  aliéné  sans  une  nuance  plus  ou  moins  pro- 
noncée d'érotisme.  C'est  là  un  fait  constant  et 
connu  de  tous  les  médecins  aliénistes. 

11  est  vrai  que  Verlaine  n'est  pas  seul.  Horace 


—  58  — 

déclare  cyniquement  qu'après  boire  il  ne  distin- 
gue plus  le  jeune  esclave  de  la  jeune  servante  et, 
à  la  fin  de  sa  vie,  il  ciselait  des  odes  pour  Liguri- 
nus.  Anacréon  chante  en  vers  précieux  et  manié- 
rés l'amour  et  la  sensualité  :  «  Que  je  sois  ta  tu- 
nique, ô  jeune  fille,  afin  que  tu  me  portes  ;  que  je 
sois  une  eau  pure,  afin  de  laver  ton  corps;  une  es- 
sence, pour  te  parfumer  ;  une  écharpe,  pour  ton 
sein;  un  collier  de  perles,  pour  ton  cou;  une  san- 
dale, pour  que  tu  me  foules  de  ton  pied.  »  Puis,  de- 
venu vieux,  il  veut  lui  aussi  goûter  aux  amours 
pervers.  «  Peins  mon  Bathyllos  bien  aimé,  dit-il, 
tel  que  je  vais  le  décrire.  Fais-lui  des  cheveux 
brillants,  noirs  par  le  haut,  dorés  par  le  bas. 
Noue-les  négligemmentet  qu'ils  flottent  en  liberté. 
Couronne  un  beau  front  de  sourcils  d'ébène.  Que 
son  œil  soit  noir  et  fier,  mêlé  de  douceur,  comme 
celui  d'Ares  et  celui  de  Kythèrè,  et  qu'il  tienne 
en  suspens  entre  la  crainte  et  l'espérance.  Que 
sa  joue  ait  le  duvet  léger  des  pommes.  Qu'il  ait 
la  poitrine  et  les  mains  de  Hermès,  la  cuisse  de 
Polydeukès  et  le  ventre  de  Dyonisos.  Au-dessus 
de  sa  cuisse,  là  où  brûlent  des  feux,  je  veux 
que  tu  peignes  une  puberté  naissante  qui  invite 
Eros.  » 

Pour  Verlaine  comme  pour  Anacréon  la  magie 
du  style  ne  saurait  faire  oublier  de  pareilles  aber- 
rations. Derrière  le  poète  on  sent  trop  le  malade. 

Du  reste,  toute  la  génération  poétique  actuelle 
semble  plus   ou  moins  entachée  d'érotisme.    M. 


—  59  - 

Ch.  Guérin  semble  en  faire   l'aveu  dans  les  stro- 
phes mystiques  que  voici  : 

Notre-Dame  du  crépuscule, 
Versez  la  fraîcheur  de  vos  palmes, 
Bonne  vierge  du  clair  de  lune, 
A  la  détresse  de  nos  âmes. 

Sainte  guérisseuse  de  stupres, 
A  nos  lèvres  sanglantes  qu'arde 
La  soif  des  voluptés  impures, 
Versez  la  fraîcheur  de  vos  palmes. 

Par  votre  prière  ineffable 
Sauvez-nous  des  spasmes  nocturnes, 
De  lucre  amour  des  courtisanes, 
Bonne  vierge  du  clair  de  lune. 

L'érotisme,  la  recherche  du  suraigu  pour  les 
sens  fatigués  ou  blasés,  est  encore  un  des  vices  ou 
mieux  un  des  stigmates  des  époques  de  décadence, 
à  Athènes  comme  à  Rome,  à  Rome  comme  à  By- 
zance. 


CHAPITRE  IX 


Futilité  des  Décadences 


Tous  les  faibles  d'esprit,  tous  les  déséquilibrés, 
tous  les  dégénérés  sans  exception,  sont  attirés 
par  le  bizarre  et  l'étrange.  Ils  croient  s'élever 
au-dessus  de  leurs  semblables  en  se  singularisant 
par  leur  costume,  leurs  attitudes,  leur  langage. 
Même  tendance  incontestable  chez  les  décadents. 
Du  reste  ce  goût  du  bizarre  et  de  l'impossible 
se  manifeste  à  toutes  les  époques  de  décadence. 
Quand  l'empereur  Constantin  transféra  à  By- 
zance  le  siège  du  nouvel  empire,  on  ne  com- 
prit plus  les  beautés  de  l'art  grec  et  la  statuaire 
tomba  dans  l'étrange  et  l'incohérent.  Ainsi  les 
historiens  de  Constantin  rapportent  qu'il  avait 
commandé    un    groupe    qui   réunissait   les    por- 


—  62  — 

traits  de  ses  trois  fils,  Constantin,  Constance 
et  Constant.  Ce  groupe,  en  porphyre,  avait 
trois  corps,  six  jambes  et  six  bras  ;  mais  il  n'avait 
qu'une  seule  tête  qui,  selon  le  point  de  vue  où  se 
plaçait  le  spectateur,  offrait  alternativement  la 
ressemblance  des  trois  frères.  Cela  constituait  une 
adresse  mécanique,  un  travail  d'optique,  mais 
n'avait  plus  rien  à  voir  avec  l'art. 

Il  en  est  de  même  de  certaines  poésies  contem- 
poraines qui  ne  sont  plus  que  des  jeux  de 
patience,  des  mots  sonores  assemblés  en  vue  du 
rythme  sans  se  préoccuper  de  l'idée.  Telle  est  la 
poésie  suivante  de  M.  P. -M.  André  : 

Du  linge  neige 

Sur  les  prés  verts, 

Tandis  qu'autour  le  vent  arpège 

Des  sons  clairs. 

Se  convulsé,  au  vent,  le  linge 

Blanc  comme  neige. 

Les  prés  dorment  calmes  et  verts 

Sous  le  soleil  aux  rayons  clairs. 

Cette  autre  de  M.Trahsel  n'est  qu'un  enfantil- 
lage prétentieux  : 

Je  rêve  et  je  danse,  la  danse  de  la  volupté, 

La  danse  de  la  volupté. . . 

Voyez  les  courbes  de  ma  jambe 

Et  le  bas  de  mon  ventre, 

Et  le  bas  de  mon  ventre  ! 

Je  meurs  d'amour,  je  meurs.,  je  meurs 

D'amour 


-  63  - 

On  en  arrive  ainsi  à  parler  pour  ne  rien  dire, 
comme  M.  V.  Remouchamps  dans  les  strophes 
suivantes  : 

Tous  les  cieux  sont  venus  hanter  mes  yeux  de  rêve, 

Les  cieux  où  luit  l'azur  infirme  du  Réel  : 

Les  cieux  se  sont  éteints  devant  mes  yeux  de  rêve. .  . 

Tous  les  yeux  sont  venus  hanter  mes  yeux  de  rêve. 

Les  yeux  où  luit  la  joie  infirme  du  Réel  : 

Et  les  yeux  ont  saigné  devant  mes  yeux  de  rêve. ... 

Ce  sont  des  mots  bizarrement  assemblés  et 
rythmés,  voilà  tout. 

Un  retrouve  à  toutes  les  époques  de  décadence 
la  même  recherche  des  rythmes  heurtés  et  bizarres, 
des  chûtes  imprévues,  des  baroques  assonances. 
Pentadius  confectionnait  des  vers  que  ses  con- 
temporains appelaient  vers  serpentins  et  qu'ils 
comparaient  à  un  serpent  qui  se  mord  la  queue. 
En  voici  un  échantillon  : 

Sentio,  fugit  hiems,  zéphyrisque  moventibus  orbem 
Jam  tepet  Eurus  aquis  ;  sentio,  fugit  hiems. 
Parturit  omnis  ager,  prœsentit  terra  calorem, 
(ierminibusque  novis  parturit  omnis  ager. 
Lœta  vireta  tument,  foliis  sese  induit  arbor, 
Vallibus  apricis  lœta  vireta  tument. 

Voici  un  jeu  poétique  du  môme  genre  que 
j'emprunte  à  M.  A.  Sabatier  : 

Dans  la  plaine  aux  frissons  roux 
Pauvre  nous  ! 


Voici  les  faux  qui  volent,  volent, 
Comme  un  souple  balancier 

D'acier, 
Volent,  volent,  volent. 
Pauvres  nous  et  pauvre  moi  ! 

Apre  loi 
Dont  nos  rêves  se  souviennent  ! 
Les  clairs  faux  vont  et  viennent. 
Le  croissant  fin  du  métal, 

Jeu  brutal  ! 
Meurtrit  les  javelles  blondes. 

Les  poètes  en  arrivent  ainsi  à  versifier  sur  les 
sujets  les  plus  minimes  et  les  plus  ténus.  Toute 
l'anthologie  grecque  est  remplie  de  ces  produc- 
tions, mignardises  brodées  sur  des  sujets  insigni- 
fiants. Seul  Méléagre  a  su  conserver  un  peu  de  la 
vénusté  grecque.  Cette  épitaphe  semble  tracée  du 
bout  du  doigt  sur  la  poussière  d'un  tombeau  : 
«  0  terre,  mère  universelle,  salut!  sois  légère 
maintenant  pour  Aisigène  :  elle  a  si  peu  pesé  sur 
toi  !   » 

Tout  le  reste  de  l'anthologie  n'est  que  rococo 
et  Pompadour.  «  Les  raffinements  de  la  pensée 
et  du  langage,  dit  Paul  de  Saint-Victor,  amol- 
lirent la  noble  muse  de  Pindare;  les  subtilités 
l'étiolèrent,  la  galanterie  l'alîadit.  »  La  littérature 
transportée  d'Athènes  à  Alexandrie,  y  fut  prise 
du  mauvais  goût  asiatique.  C'est  l'époque  des 
petits  poètes  qui  fourmillaient  à  la  cour  des  Pto- 
lémées  et  des  Séleucides,  «  vrais  musiciens  du 
sérail,'  dont   les    vers    semblent   faits  pour    être 


—  Co- 
chantes par  des  voix  d'eunuques  ».  On  trouve 
dans  l'anthologie:  «  L'amour  mouillé»,  «L'amour 
noyé»,  «L'amour  oiseau»,  «L'amour prisonnier», 
«  L'amour  laboureur  »,  «  L'amour  chasseur  », 
«  L'amour  écolier  »,  «  L'amour  à  vendre  »,  et 
d'autres  encore.  «  Ce  ne  sont,  dit  encore  Paul  de 
Saint-Victor,  que  niches  à  Vénus,  bouquets  à 
Chloé,  ex-votos  de  Cythère,  cœurs  en  brochette, 
madrigaux  mignards,  vignettes  libertines.  Le 
miel  corrompu  coule  à  pleins  bords,  on  marche 
jusqu'aux  genoux  dans  les  fleurettes  artificielles 
de  la  décadence  ». 

Il  en  est  à  peu  près  de  même  pour  les  poètes 
de  la  décadence  latine.  Quand  il  ne  nous  entre- 
tient pas  de  ses  misères  amoureuses,  Catulle 
pleure  la  mort  du  moineau  favori  de  Lesbie  : 

Lugete,  o  Vénères  Cupidinesque 

Et  quantum  est  hominum  venustiorum  ! 

Passer  mortuus  est  mece  puellaï, 

Passer,  deliciaï  mcœ  puella;, 

Quem  plus  illa  oculis  suis  amabat. 

Adrien'  mourant  adresse  à  son  âme  ces  versi- 
culets  tremblottanls  : 

Animula  !  vagula,  blandula, 
Hospes  comesque  corporis, 
Qua?  nunc  abibis  in  loca, 
Pallidula,  rigida,  nudula,  | 
Nec,  ut  soles,  dabis  jocos. 

Tels  sont   encore   les   précieux    dystiques  que 

5 


—  66  — 

polissait  comme  des  pierres  précieuses   le   mys- 
tique Sidoine  Apollinaire  : 

Pistigero  quœ  concha  vehit  Triton  Cytherem 

Hac  sibi  collata  cedere  non  dubitet, 
Poscimus,  inclina  paulisper  culmen  herilc, 

Et  munus  par  vu  m,  magna  patrona,  cape. 

Plus  tard,  dans  une  autre  langue,  Alphonse  de 
Liguori  avait  encore  de  ces  mignardises  : 

La  guance  di  rose 
Mi  rubano  il  core  : 
O  Dio  !  che  si  more 
Quest1  aima  per  te 
Mi  sforza  a  baciarti 
Un  labbro  si  raro  : 
Perdonami,  caro, 
No  posso  piu,  no. 

Ils  ne  manquent  pas  non  plus  à  notre  époque 
tous  ces  poètes  de  pacotille,  maniérés,  alam- 
biqués,  pédantesques,  comiques  et  lamentables, 
qui  transforment  en  jargon  grotesque  notre  belle 
langue  française. 

M.  Jean  Moréas  lui-même  est  loin  d'être  à 
l'abri  de  la  critique.  S'il  a  eu  quelques  élans,  s'il 
a  ciselé  quelques  strophes  élégantes  et  sonores, 
écoutez  ceci  : 

Pour  consoler  mon  cœur  des  trahisons 
Je  veux  chanter  en  de  nobles  chansons, 
Les  doctes  fdles  de  Ncrée  : 
Glaucé,  Cymothoé,  Thoé, 


-  G7  — 

Protomédie  et  Panopée, 

Teurice  aux  bras  de  rose,  Eulimcne,  Hippothoé, 
Et  l'aimable  Ilolie,  et  Amphitrite,  à  la  nage  prompte, 
Proto,  Doto,  parfaite  à  charmer, 
Et  Cymatolège  qui  dompte 
La  sombre  mer. 

Cela  n'est  plus  de  l'art  ni  de  la  poésie  :  c'est  un 
passe-temps,  un  jeu  de  patience.  Or,  ce  procédé 
d'énumération  puéril  est  familier  à  M.  Jean  Mo- 
réas. A  preuve  : 

Et  c'est  ainsi  que  sans  douloir, 
Joël  se  remémore  : 
Madame  Emelos,  gente  à  voir, 
Qui  s'est  livrée  au  More. 
Puis  c'est  Esmésée,  Anne,  Inor, 
Viviane,  Junie, 
Mab,  et  la  reine  Aliénor. 

On  en  arrive  ainsi  à  faire  imprimer,  sous  pré- 
texte de  poésie,  des  futilités  qui  ne  sont  que  de 
la  verbigération,  des  mots  plus  ou  moins  heureu- 
sement alignés,  des  puérilités  comme  Un  jour,  le 
drame  psychologique  de  M.  Francis  Jammes,  où 
je  trouve  ceci  : 


Tu  avais  mis  tes  bas  à  sécher  sur  la  haie, 

La  vache,  en  passant  tout  à  l'heure,  les  a  manges. 

LA  FIANCÉE 

Oh  !  que  c'est  ennuyeux,  c'est  la  seconde  fois. 
Ça  m'était  arrivé  il  y  a  déjà  trois  mois. 


08 


I.E  POETE 


Tu  pourrais  les  mettre  à  sécher  près  de  la  grange, 
Où  la  génisse  et  la  vache  ne  passent  pas. 
Il  y  a  une  corde  en  osier  à  des  échalas. 

LA   FIANCÉE 

Près  de  la  grange,  l'ombre  est  trop  épaisse  à  cause  du 

[noyer. 

l'ame  du  poète  (au  poète  qu'elle  a  suivi.) 

Ton  cœur  en  ce  moment  est  dans  l'ombre  du  noyer. 

Ton  bonheur  est  comme  le  soleil  qui  glisse 

sur  le  perron  usé,  les  paules  et  les  glycines 

au  bois  tordu  et  dur.  Là-bas,  sur  la  haie, 

séchaient-les  bas  légers  de  la  fiancée, 

et  la  vache  qui  passait  les  a  manges, 

parce  qu'ils  éclairaient  le  soleil  comme  l'herbe  bleue, 

parce  que  la  vache  était  contente  sous  le  ciel  en  feu, 

parce  que  tout  était  bon,  parce  que  tout  était  doux, 

parce  que  tout  était  luisant  comme  le  houx, 

parce  que  la  vie  est  comme  l'eau  qui  coule 

sur  les  cressons  et  les  pierres  dorées  et  douces. 

LE  POÈTE 

Fiancée,  donne-moi  un  verre  d'eau  ? 

la  mère   («à  la  servante  qui  est  entrée) 

Va  au  puits  chercher  de  l'eau .  Ne  cogne  pas 
à  la  pierre  le  seau  usé,  la  cruche.  Va. 

Ecoutez  encore  la  complainte  du  petit  veau  : 

Les  pauvres  donnent  aux  pauvres.  Je  ne  sais  pas 
si  les  riches  donnent  jamais  !.. .  Le  petit  veau, 


—  69  - 

dont  on  mange  la  viande,  je  l'ai  connu 

avant  qu'on  le  menût  mort  à  la  banlieue. 

Il  s'amusait  gaîment  aux  luzernes  fleuries 

à  menacer  de  ses  jolies  petites  cornes  un  chien  doux. 

Ce  petit  veau  était  pauvre  et  parce  qu'il  était  pauvre 

il  finit  dans  le  ventre  des  pauvres. 

Il  a  fait  son  devoir  en  vivant,  en  mourant. 

Fais  ton  devoir  aussi  en  mourant  et  vivant. 

Encore  une  fois, cela  n*est  plus  de  l'art  ni  de  la 
poésie,  c'est  un  jeu  d'enfant  ou  de  malade. 


CHAPITRE   X 


L'inspiration. 


Il  y  a  plusieurs  catégories  de  dégénérés  :  les 
uns  sont  des  débiles,  des  faibles  d'esprit  qui  ne 
sauraient  jamais  sortir  du  plat  terre-à-terre  ; 
les  autres  sont  des  dégénérés  supérieurs  dont 
certaines  facultés  sont  abolies  ou  détraquées, 
mais  dont  les  autres  sont  susceptibles  d'une  exal- 
tation presque  géniale.  Les  premiers  restent  tou- 
jours, même  dans  leurs  moments  d'excitation, 
des  imbéciles  ou  peu  s'en  faut  ;  les  seconds  peu- 
vent, dans  leurs  périodes  de  surexcitation  céré- 
brale, atteindre  par  moments  les  cîmes  les  plus 
élevées  de  l'art.  Mais,  une  fois  leur  cerveau 
apaisé,  ils  retombent  au-dessous  du  commun  des 
hommes.  Ils  ne  se  soutiennent  pas  comme  le  véri- 


--  72  — 

table  génie  d'un  coup  d'aile  que  rien  n'abat  ;  ce 
sont  des  génies  intermittents,  incomplets. 

Quand  le  délire  est  sur  le  point  d'éclore,  on 
dirait  que  l'énergie  cérébrale  du  dégénéré  est  dou- 
blée ou  triplée  ;  il  devient  actif,  entreprenant  ;  sa 
parole  devient  facile  et  abondante  ;  son  esprit 
s'ouvre  à  toutes  choses  ;  ses  idées  s'élargissent  ; 
en  un  mot  toutes  ses  facultés  s'exaltent  et  s'avi- 
vent. 

Au  début  de  son  délire,  cette  suractivité  céré- 
brale persiste.  Il  n'est  pas  rare  alors  de  voir  des 
hommes  presque  sans  instruction  parler  avec  une 
certaine  éloquence  et  écrire  des  pages  pleines  de 
couleur  et  de  poésie.  Ce  sont  des  espèces  de 
décharges  nerveuses. 

C'est  ce  que  l'on  appelait  autrefois  l'inspiration, 
une  sorte  de  mouvement  de  l'âme  qui  transporte 
le  poète  hors  de  lui-même,  qui  semble  le  faire 
obéir  à  une  puissance  supérieure  qui  l'enlève  et 
le  subjugue  tout  entier. Aussi  les  anciens  disaient 
que  c'était  un  dieu  qui  s'emparait  de  l'âme  du 
poète,  et  qui  lui  communiquait  ses  pensées  et  ses 
expressions  les  plus  sublimes  : 

Est  deus  in  nobis  :  agitante  calescimus  illo. 

Un  nommé  Boileau  Despréaux,  une  sorte  de 
précurseur  du  père  Sarcey,  a  également  décrit  en 
vers  de  mirliton  ce  phénomène  qu'il  n'a  vraisem- 
blablement jamais  éprouvé  lui-môme  : 


—  73  — 

C'est  en  vain  qu'au  Parnasse  un  téméraire  auteur 
Pense  de  l'art  des  vers  atteindre  la  hauteur; 
S'il  ne  sent  point  du  ciel  l'influence  secrète, 
Si  son  astre  en  naissant  ne  l'a  pas  formé  poète, 
Dans  son  génie  étroit  il  est  toujours  captif, 
Pour  lui  Phébus  est  sourd  et  Pégase  est  rétif. 

Tel  ce  pauvre  jardinier,  absolument  illettré, 
fils  et  petit-fils  d'aliénés,  dont  je  vous  ai  déjà 
parlé.  Il  se  croyait  le  fils  de  Dieu  et  se  disait 
envoyé  sur  la  terre  pour  tenter  une  rédemption 
nouvelle.  Il  était  le  frère  et  le  successeur  de 
Jésus-Christ.  Eh  bien,  cet  homme  qui  savait  à 
peine  écrire,  qui  ne  fréquentait  point  les  églises, 
qui  n'avait  jamais  lu  la  Bible  ni  aucun  livre 
sacré,  racontait  ses  visions  dans  un  langage  qui 
étonnait  dans  une  pareille  bouche.  Il  me  remit 
un  jour  une  sorte  de  résumé  de  sa  doctrine 
qu'il  avait  intitulé  :  «  Paroles  de  Dieu  par  la 
bouche  d'un  ignorant.  »  En  voici  quelques  pas- 
sages qui,  malgré  leur  exagération  imagée,  ont 
une  tournure  presque  biblique  : 

«  Hommes,  dans  ce  monde  ici-bas,  vous  qui 
jetez  au  vent  les  remords  de  la  vie,  vous  qui  blas- 
phémez votre  Rédempteur  au  moment  qu'il  veut 
revenir  à  vous,  que  de  sacrifices  ne  fais-je  pas 
pour  vous,  ingrats  que  vous  êtes  !  Si  je  vou- 
lais, je  vous  écraserais  du  haut  des  cieux.  Vous 
qui  cherchez  dans  l'obscurité  la  lumière  éternelle, 
les  flambeaux  de  la  vie,  les  remords  des  hommes, 
le  royaume  des  cieux  et  le   bonheur  de  l'avenir, 


—    /*  — 


tremblez  à  l'horizon  qui  doit  paraître.  Du  haut 
des  cieux  j'ai  descendu  sur  la  terre  pour  faire 
trembler  l'univers  et  répandre  sur  mon  peuple  la 
terreur.  Que  mes  souvenirs  restent  toujours  en 
vous.  Que  le  blasphème  sorte  de  votre  bouche 
et  que  la  crainte  le  remplace,  car  le  passé  n'est 
plus  :  les  choses  sont  changées.  Si  jamais  l'uni- 
vers n'a  bougé,  vous  le  sentirez  remuer  sous  vos 
pieds.  J'éveillerai  le  lion  du  désert  qui  dort  d'un 
sommeil  engourdi.  Je  ferai  flotter  la  barque  clu 
rameur  sur  les  mers.  Par  mes  tourbillons  je  ral- 
lierai les  flots.  Je  ferai  trembler  l'auxiliaire  de 
l'Océan.  Je  ferai  bannir  le  roi  des  Alpes.  Je  ferai 
souffler  les  vents  de  la  Tamise.  Je  ferai  gronder 
le  lion  du  Danemarck  ;  j'agiterai  les  panthères  ; 
j'obscurcirai  le  jour.   » 

Malgré  leur  emphase, malgré  certaines  alliances 
de  mots  inacceptables, ces  menaces  ont  réellement 
quelque  chose  d'apocalyptique.  Ecoutez  encore 
cette  prière  : 

«  Père  éternel,  je  viens  à  jamais  dans  l'Eter- 
nité vous  convaincre  de  ma  présence,  immorta- 
liser mon  nom,  châtier  les  méchants,  calmer  les 
vengeurs,  grandir  les  honneurs,  bannir  à  jamais 
les  horreurs  de  la  vie.  Français,  vous  qui  cherchez 
à  l'ombre  de  l'aurore  les  merveilles  de  la  vie, 
venez  vous  ranger  ici  dans  cette  enceinte  de 
lumière  qui  va  s'ouvrir  pour  vous  et  qui  va  faire 
rayonner  l'Espérance.   Ecoutez  ma  parole,   mes 


—     iO    — 


sublimes  sentiments.  Que  ma  présence  trouble 
vos  cœurs  du  plus  profond  sentiment  de  res- 
pect.  » 

Si  on  veut  juger  du  degré  d'instruction  de  cet 
homme,  on  n'a  qu'à  examiner  sa  façon  d'ortho- 
graphier. En  voici  un  échantillon  : 

«  Homme  dans  se  monde  isi  ba,  vous  qui  jeté 
o  ven  les  remorre  de  la  vie,  vous  qui  blasephaizmé 
votre  rédemnteur  o  momen  qu'il  veu  revenir  à 
vous,  que  de  çacrifise  ne  faige  pas  pour  vous, 
ingra  que  vous  aite.  » 

J'ai  bien  souvent  rêvé  à  ce  jardinier  dont  le 
cerveau  s'était  subitement  illuminé,  à  ce  prophète 
qui  n'avait  jamais  lu  que  le  Petit  Journal  et  dont 
les  idées  n'avaient  guère  dépassé  le  mur  de  son 
jardin.  Plus  tard  tout  cela  s'est  effondre  dans  la 
nuit  de  la  démence. 

Honorine  Mercier,  la  sœur  d'Euphrasie  Mer- 
cier, l'héroïne  du  crime  de  Yillcmonble,  a  écrit 
des  poésies  absolument  surprenantes  puisqu'elles 
ne  lisait  jamais  et  qu'elle  n'avait  reçu  aucune  ins- 
truction. Voici  un  passage  emprunté  à  sa  poésie  : 
Le  monde  des  abîmes. 

A  terre  je  gisais,  foudroyée,  éperdue... 

Puis... le  sol  s'entr'ouvrant  me  lança  dans  la  nue  ! 

Que  vois-je  !  oh!  quel  effroi  !. . .  quel  océan  d'espace  ! 

Quoi?.. .  mon  corps  s'agitait  suspendu  dans  l'espace! 

Lequel  précipité  dans  un  vide  infini, 

Me  parut  un  ballon  tournant  dans  l'infini. 


—  73  — 

Sans  un  fil  pour  soutien,  tournant,  tournant  sans  cesse 
Quelle  chute  et  quel  choc!...  ô  ciel,  quelle  détresse  !... 
Ne  voir  que  l'étendue,  que  l'abîme  insondable, 
Que  le  néant  sans  cieux,  c'était  inénarrable. 
Un  univers  sans  âme,  aussi  large  et  profond 
Qu'on  ne  peut  l'exprimer  puisqu'il  était  sans  fond  ! . . . 

Ailleurs  elle  décrit  :  L'abîme  cahotant. 

L'abîme  cohotant  est  un  mont  fait  de  rocs. 
On  le  gravit  courant,  heurté  de  roc  en  roc, 
Debout  sur  un  trapèze  auquel  sont  adaptées 
Deux  roues  ne  fonctionnant  qu'en  étant  cahotées. 
Le  choc  est  permanent,  mécanique,  infernal  ; 
Résonnant  sur  le  cœur  comme  le  timbre  du  mal  ; 
La  commotion  ressemble  à  la  pince  tenaille, 
Déchirant  violemment,  comme  fait  la  mitraille, 
Les  fibres  et  les  nerfs  suppliciés  sans  cesse. 
Or,  ce  tourment  s'accroit  par  une  vue  qui  blesse. 
C'est  celle  d'un  dragon,  sorte  de  monstre  ailé, 
Qui  fougueux  vous  emporte  à  ce  char  attelé. . . 
Il  monte  et  puis  descend  en  bondissant,  rapide, 
.   Sur  ce  mont  suspendu  dressé  parmi  le  vide. 
Cette  course  insensée  ne  peut  se  ralentir, 
Car  un  funèbre  glas  hurle  le  mot  :  partir  ! . . . 
Partir  ! . . .  Ah  oui,  partir  ! . . .  sans  s'arrêter  jamais. 
Recommencer  sans  fin  ce  sujet  à  jamais  ! 

En  proie  à  des  conceptions  mystiques  et  à  des 
idées  de  persécution,  Honorine  Mercier  était 
depuis  son  enfance  dans  un  délire  perpétuel. 


CHAPITRE   XI 


Mysticisme  et  mélancolie 


Il  en  est  des  décadents  comme  des  dégénérés. 
Les  uns  sont  des  débiles  qui,  dans  une  bouffisure 
extravagante  d'orgueil,  se  croient  prédestinés  ; 
ils  s'intitulent  chefs  d'école,  inventent  des  mé- 
thodes, des  rythmes  nouveaux,  essayant  de 
cacher  leur  impuissance  et  leur  stérilité  sous  des 
phrases  incohérentes  aux  allures  apocalyptiques. 
Mais  leurs  facultés  intellectuelles  n'ont  ni  hauts 
ni  bas;  elles  conservent  toujours  leur  platitude 
immuable. 

Les  autres,  au  contraire,  s'ils  tiennent  parfois 
de  l'aliéné,   tiennent  parfois  aussi  du    génie.  Ils 


—  78  — 

ont  des  élans  superbes,  des  cris  inattendus,  des 
émois  poignants.  Et  leurs  poésies  sont  empreintes 
d'une  saveur  toute  particulière.  Ce  ne  sont  plus 
les  robustes  et  saines  fleurs  des  époques  clas- 
siques ;  mais  ces  fleurs  pâlottes,  morbides, 
souffreteuses,  ont  je  ne  sais  quel  parfum  exquis 
et  tout  particulier.  Elles  ont  la  grâce  et  la  fraî- 
cheur des  pauvres  petites  fleurettes  qui  poussent, 
isolées,  malingres,  toutes  frileuses,  dans  les 
déserts  de  lave  de  l'Islande. 

Vous  connaissez  la  ballade  de  tristesse  de  Paul 
Verlaine  : 


Il  pleure  dans  mon  cœur 
Gomme  il  pleut  sur  la  ville. 
Quelle  est  cette  langueur 
Qui  pénètre  mon  cœur? 

O  bruit  doux  de  la  pluie 
Par  terre  et  sur  les  toits  ! 
Pour  un  cœur  qui  s'ennuie 
O  le  chant  de  la  pluie  ! 

Il  pleure  sans  raison 
Dans  ce  cœur  qui  s'écœure. 
Quoi  !  nulle  trahison  ? 
Ce  deuil  est  sans  raison. 

C'est  bien  la  pire  peine 
De  ne  savoir  pourquoi, 
Sans  amour  et  sans  haine, 
Mon  cœur  a  tant  de  peine. 


-  79  - 

Il  se  dégage  de  ces  quatrains  une  mélancolie 
très  douce  et  très  pénétrante. 

Arthur  Rimbaud,  si  souvent  obscur,  a  cepen- 
dant écrit  quelques  belles  strophes. Ecoutez  ceci  : 

Seigneur,  quand  froide  est  la  prairie, 
Quand  dans  les  hameaux  abattus, 
Les  longs  Angélus  se  sont  tus, 
Sur  la  nature  défleurie 
Faites  s'abattre  des  grands  cieux 
Les  chers  corbeaux  délicieux. 

Armée  étrange  aux  cris  sévères, 
Les  vents  froids  attaquent  vos  nids. 
Vous,  le  long  des  fleuves  jaunis, 
Sur  les  routes  aux  vieux  calvaires, 
Sur  les  fossés  et  sur  les  trous 
Dispersez-vous,  ralliez-vous  ! 

Par  milliers,  sur  les  champs  de  France, 
Où  dorment  des  morts  d'avant-hier, 
Tournoyez,  n'est-ce  pas  l'hiver, 
Pour  que  chaque  passant  repense  ! 
Sois  donc  le  cricur  du  devoir, 
O  notre  funèbre  oiseau  noir  ! 

On  ne  sarait  toucher  avec  plus  de  bonheur  et 
surtout  plus  de  sentiment  la  note  triste.  Cela 
n'est  ni  de  la  pose  ni  de  la  recherche.  M.  Arthur 
Rimbaud  devait  être  immensément,  inconsola- 
blement  triste  quand  il  a  écrit  ces  vers. 

Voici  quelque  chose  de  plus  étrange  et  de 
plus  poignant  encore  peut-être,  une  sorte  de 
monologue    d'un    mvsticisme   et    d'un   réalisme 


—  80  - 

surprenants  en  même  temps,  que  M.  Jehan 
Rictus  dit  clans  les  cabarets  de  Montmartre.  Un 
poivrot  erre  à  une  heure  avancée  de  la  nuit. 
Voilà  que  le  spectre  du  Crucifié  se  dresse  tout-à- 
coup  devant  lui,  au  détour  d'une  rue,  «  lui,  le 
bon  rouquin,  le  vagabond  galiléen,  avec  sa 
gueule  de  désolé  ».  L'homme  appelle  «  les 
gouapeurs,  les  pauvres  morues  »  pour  leur  mon- 
trer le  Fils  de  Dieu  qui,  comme  autrefois,  est 
«  sans  pieu,  su1  l'pavé,  sans  feu  ni  lieu,  comme 
eux,  les  mufles,  comme  elles,  les  grues  ». 
Gomme  le  Crucifié  se  tait,  il  s'avise  tout-à-coup 
de  sa  tristesse  et  de  sa  pâleur  ;  l'émotion  et  les 
larmes  le  gagnent  devant  ce  Dieu  grelottant  qui 
n'a  sûrement  ni  bouffé  ni  dormi.  «  Pauv1  vieux, 
va  !  Si  qu'on  s'rait  amis  !  »  Et  il  l'interpelle  : 

OusqiTil  est  ton  ami  Lazare 
Et  Simon  Pierre,  et  tes  copains? 
Et  Judas  qui  boufl'ait  ton  pain 
Tout  en  t' vendant  comme  au  bazar  ? 
Et  Mad'leine,  ousqu'alle  est  passée? 

T'aurais  mieux  fait  d'te  mettre  en  croix 
Contr'  son  ventre  nu,   contre  sa  poitrine, 
Ses  beaux  seins  n'tauraient  pas  blessé, 
T'aurais  mieux  fait  d\  . .  l'embrasser, 
A  n'avait  un  pépin  pour  toi. 

Puis  il  le  blague  et  le  prie  :   ■ 

Eh  !  blanc  youpin  !  Eh  !  pauv'  raté  ! 
Tout  ton  Œuvre,  il  a  avorté. 


si 


Toi,    ton   Etoile   et  ta  colombe 
Dégringolent  dans  l'Eternité. 
Tu  dois  en  avoir  dTamertume. 

Ainsi  des  fois,  quand  la  neig'  tombe, 
On  croirait  tes  ang's  qui  s'déplument  ! 
Bah  !  vient  un  temps  où  tout  s'fait  vieux, 
Et  les  plus  baths  chos's  perd't  leurs  charmes 
Oh!  v'ià  qu'tu  pleurs  et  des  vraies  larmes, 
Tout  va  s'écrouler,  nom  de  Dieu  ! 


Et  comme  l'ivrogne,  surexcité,  adjure  le  Christ 
de  refaire  un  miracle  et  de  renouveler  la  face  du 
monde,  le  jour  naît  et  le  soûlot  s'aperçoit  que 
l'homme  divin 

C'était  lui  qui  s'était  collé 

D'vant  un  miroir  de  marchand  d'vins. 

On  perd  son  temps  à  s'engueuler! 

Les  décadents  de  nos  jours,  comme  ceux  de 
toutes  les  époques,  sont  plutôt  des  mystiques  et 
des  tristes.  En  parcourant  les  œuvres  des  petits 
poetœ  minores  contemporains,  j'ai  plutôt  recueilli 
une  impression  de  tristesse  et  de  découragement. 
A  part  quelques  coups  de  clairon  sonores  donnés 
par  les  meilleurs,  les  vrais,  les  forts,  on  pourrait 
presque  dire  que  toute  la  pléiade  pleure  ou  gé- 
mit. L'un  d'eux  déclare  : 

J'ai  cru  voir  ma  tristesse 
Et  je  l'ai  vue. 
Elle  était  nue, 


—  82  — 

Assise  dans  la  grotte  la  plus  silencieuse 
De  mes  plus  intérieures  pensées. 


Ils  ont  un  goût  prononcé  pour  la  mélancolie  et 
se  complaisent  clans  une  tristesse  vague,  une  lan- 
gueur un  peu  morbide.  M.  Louis  Pilate  de 
Brinn'Gaubast  dit  : 


Glas  funèbre,  tinté  par  de  joyeux  grelots, 
Mon  affreux  rire  a  pu  s'égrener  en  sanglots, 
Et  mes  sanglots  crever  en  larmes  de  délices  ! 


Ils  semblent   frappés  d'un  désencbantement  et 
d'une  désespérance  précoces. 

M.  E.  Watyn  déclare  crûment  : 

Iconoclaste  chimérique 
Des  vieilles  adorations, 
Jetant  mon  cœur  aux  passions, 
Aux  proses  mon  âme  lyrique, 
J'ai  vomi  mes  illusions. 


Ecoutez  cette  plainte  de   M.  Ivanhoë  Rambos- 


son 


Il  pleut  à  larges  gouttes,  saintement. 
Ce  semble  pur  comme  un  sacrement 
De  baptême. 

Baisers  d'eau  de  la  nuit  :  c'est  la  douceur 
Très  compatissante  d'une  sœur 
Et  que  j'aime. 


—  83  — 

Et  ce  cri  de  M.  Verhaeren  : 

La  neige  tombe  indiscontinûment 
Comme  une  lente  et  longue  et  pauvre  laine, 
Parmi  la  morne  et  longue  et  pauvre  plaine, 
Froide  d'amour,  chaude  de  haine. 

Si  cette  poésie,  avec  ses  grâces  de  convales- 
cente pâlie  et  sa  langoureuse  morbidesse,  a  un 
charme  quelquefois  pénétrant  et  réel,  ce  n'est 
pourtant  pas  la  vraie  poésie,  celle  qui  monte  au 
cœur  de  tout  homme  en  face  du  beau.  C'est  tou- 
jours de  la  maladie,  et,  par  conséquent,  une 
demi-impuissance. 


CHAPITRE    XII 


Genus  irritabile  vatum. 


L'infortune  semble  frapper  les  poètes  et  les 
artistes  avec  une  fatale  inexorabilité.  Il  est  peu 
de  poètes,  de  vrais  poètes  qui  n'aient  vécu  dans 
la  douleur.  Nous  voyons  le  vieil  Homère  aveugle 
errant  de  ville  en  ville  et  A.  Chénier,  un  autre 
infortuné,  lui  met  dans  la  bouche  des  paroles 
amères  sur  l'injustice  des  hommes  : 

Enfants,  du  rossignol  la  voix  pure  et  légère 
N'a  jamais  apaise  le  vautour  sanguinaire. 
Et  les  riches,  grossiers,  avares,  insolents, 
N'ont  point  une  àme  ouverte  à  sentir  les  talents. 

Et  ailleurs  : 

Cymé,  puisque  tes  fils  dédaignent  Mnémosine, 
Puisqu'ils  ont  fait  outrage  à   la  muse  divine, 


-  80  — 

Que  leur  vie  et  leur  mort  s'éteignent  dans  l'oubli  ! 
Que  ton  nom  dans  la  nuit  demeure  enseveli  ! 

Virgile  pleure  sous  les  ombrages  de  Mantoue 
et  Ovide  boit  le  lait  d'une  jument  sarmate  sur 
les  bords  du  Pont-Euxin.  Dante  exilé  pleure 
Florence  et  l'Arno  empourpré  par  les  rayons  du 
soir.  Corneille  a  eu  une  vieillesse  remplie  d'amer- 
tume, et  Racine  a  souvent  pleuré  en  secret.  Un 
peu  plus  tard,  Gilbert  meurt  dans  l'indigence  : 

Au  banquet  de  la  vie,  infortuné  convive, 
J'apparus  un  jour,  et  je  meurs  ; 
Je  meurs,  et  sur  ma  tombe,  où  lentement  j'arrive, 
Nul  ne  viendra  verser  des  pleurs. 

Millevoye  meurt  à  l'aurore  de  la  vie. 

Le  poëte  chantait;  de  sa  lampe  fidèle 

S'éteignaient  par  degrés  les  rayons  pâlissants  ; 

Et  lui,  prêt  à  mourir  comme  elle, 

Exhalait  ces  tristes  accents: 

«  La  fleur  de  ma  vie  est  fanée; 

Il  fut  rapide,  mon    destin  ! 

De  mon  orageuse  journée 

Le  soir  toucha  presqu'au  matin.  » 

Assurément,  plus  d'une  de  ces  infortunes  fut 
réelle  et  imméritée.  Souvent,  le  poète  est 
une  âme  tendre  qui  vit  un  peu  au-dessus  de  la 
terre  :  il  ne  sait  pas  bien  discerner  le  réel  de 
l'irréel  ;  il  manque  de  sens  pratique,  comme 
disent  les  bourgeois.  Aussi,  dans  le   strugle   for 


-  87  — 

life,  c'est  souvent  un  vaincu  qui  ne  sait  que 
pleurer  et  gémir,  sans  oser  lutter  et  affronter  la 
tempête  en  face.  Quand  on  lit  certains  vers,  on 
croirait  entendre  le  son  d'une  harpe  qui  se  brise. 
Mais,  tel  n'est  pas  toujours  le  cas.  Souvent  le 
malheur  du  poète  n'est  que  le  fruit  d'une  vanité 
exagérée, d'un  égoïsme  hypertrophié  qui  ne  veut 
rien  voir  en  dehors  du  moi.  Il  en  résulte  un  frois- 
sement perpétuel,  une  irritabilité  excessive  qui 
engendre  la  colère  et  la  haine.  Le  poète  se  croit 
d'une  essence  supérieure  ;  il  se  figure  que  tout 
doit  se  courber  devant  sa  supériorité  le  plus 
souvent  imaginaire.  Dans  la  lutte  pour  l'existence 
il  se  trouve  maté, vaincu  :  alors  son  âme,  aveuglée 
par  l'orgueil,  ne  lance  plus  que  des  cris  de  haine 
et  de  colère. 


CHAPITRE   XIII 


La    cécité    morale 


Si  on  trouve  quelques  exemples  de  poètes 
aimants  et  dévoués  jusqu'à  l'abnégation  et  au 
sacrifice  d'eux-mêmes,  on  en  trouve  un  bien  plus 
grand  nombre  qui  ne  furent  que  des  égoïstes 
féroces,  des  êtres  cruels  sans  raison,  voire  même 
des  criminels. 

Salluste,  Senèque,  Bacon  furent  accusés,  non 
sans  motif,  de  péculat.  Villon  qui  appartenait 
pourtant  à  une  famille  honorable,  se  jeta  dans  la 
ribauderie  et  son  nom  fut  longtemps  synonyme  de 
fripon.  Entraîné  par  l'amour  immodéré  du  jeu 
et  des  femmes,  il  dérobe  d'abord  des  objets  de 
peu  de  valeur  pour  offrir  de  bons  dîners  à  ses 
maîtresses  età  ses  compagnons  d'oisiveté  ;  souvent 


—  90  — 

il  vole  du  vin  pour  satisfaire  son  goût  prononcé 
pour  l'alcool.  Selon  la  coutume  des  filous,  il  vit 
aux  dépens  d'une  ribaude  qui,  une  nuit  d'hiver, 
le  jette  à  la  porte.  C'est  cette  femme  que,  dans 
son  petit  testament,  il  fait  héritière  de  son  cœur. 
Il  s'unit  ensuite  à  une  bande  de  détrousseurs  et 
commet  des  vols  à  main  armée,  principalement 
sur  la  route  de  Rueil,  si  bien  qu'enfin,  arrêté  pour 
la  seconde  fois,  il  a  grande  peine  à  éviter  la  corde. 
Tout  le  monde  connaît  sa  Ballade  de  la  grosse 
Margot.  Je  ne  sais  s'il  faut  y  voir  une  forfan- 
terie de  poète  ou  l'expression  de  la  vérité,  —  cette 
dernière  hypothèse  me  paraissant  la  plus  vrai- 
semblable. Dans  tous  les  cas,  elle  montre  que  les 
mœurs  des  souteneurs  et  des  marmites  de  ce 
temps-là  ne  différaient  guère  de  celles  de  ce 
temps-ci. 

Quoi  qu'il  en  soit,  voici  cette  pièce  remarquable 
par  la  chaleur  de  l'inspiration  et  le  haut  relief 
du  coloris. 


Si  j'ayme  et  sers  la  belle  de  bon  haict, 
M'en  devez-vous  tenir  à  vil  ne  sot  ? 
Elle  a  en  soy  des  biens  à  fin  souhaict. 
Pour  son  amour  ceings  bouclier  et  passot. 
Quand  viennent  gens,  je  cours  et  happe  un  pot 
Au  vin  m'en  voys,  sans  démener  grand  bruyt. 
Je  leur  tendz  eau,  fromage,  pain  et  fruict, 
S'ils  payent  bien,  je  leur  dy  que  bien  stat  : 
Retournez-cy,  quand  vous  serez  en  ruyt, 
En  ce  bourdel  où  tenons  nostre  estât. 


91 


Mais,  tout  après,  il  y  a  grand  deshait, 

Quand,  sans  argent,  s'en  vient  coucher  Margot 

Mais  ne  le  puis;  mon  cueur  à  mort  la  hait. 

Sa  robe  prends,  demy-ceinct  et  surcot  : 

Si  luy  prometz  qu'ils  tiendront  pour  l'escot. 

Par  les  costez  si  se  prend,  l'Antéchrist 

Crie,  et  jure  par  la  mort  Jésu-Christ 

Que  non  fera.  Lors  j'enponge  ung  esclat, 

Dessus  le  nez  lui  en  fais  ung  escript, 

En  ce  bourdel  où  tenons  nostre  estât. 


Puis  paix  se  faict,  et  me  lasche  une  gros  pet 

Plus  enflée  qu'ung  venimeux  scarbot. 

Riant  m'assiet  le  poing  sur  mon  sommet, 

Gogo  me  dit  et  me  fiert  le  jambot. 

Tous  les  deux  yvres,  dormons  comme  ung  sabot 

Et  au  réveil,  quand  le  ventre  luy  bruyt. 

Monte  sur  moy,  qu'il  ne  gaste  son  fruit 

Soubz  elle  geins  ;  plus  qu'ung  aiz  me  faict  plat; 

De  paillarder  tant  elle  me  destruict, 

En  ce  bourdel  où  tenons  nostre  estât. 


ENVOI 

Vente,  gresle,  gelle,  j'ay  mon  pain  cuict  ! 

Je  suis  paillard,  la  paillarde  me  suit. 

Lequel  vault   mieux,  chascun  bien  s'entrerait. 

L'ung  l'autre  vault  :  c'est  à  mon  chat  mon  rat. 

Ordure  amons,  ordure  nous  affuyt. 

Nous  deffuyons  honneur,  il  nous  deffuyt, 

En  ce  bourdel  où  tenons  nostre  estât. 


Mathurin    Régnier     avait    des    mœurs    guère 
plus  avouables  ;  de  son  temps  on  le  qualifiait  de 


—  92  — 

coureur  de  bourdeaux.  Il  déclare  lui-même  qu'il 
n'a  pas 

Le  jugement   de  conduire  barque  en  ce  ravisse- 
ment ; 
Au  gouffre  du  plaisir  la  courante  m'emporte  ; 
Vaux  ainsi  qu'un  cheval  qui  a  la  bouche  forte, 
J'obéis  au  caprice. 

C'est  à  lui  que  nous  devons  YOde  à  une  vieille 
maquerelle  que  voici  : 

Esprit  errant,  âme  idolastre, 
Corps  vérole,  couvert  d'emplastre, 
Aveuglé  d'un  lascif  bandeau  ; 
Grande  nymphe  à  la  harlequine, 
Qui  s'est  brisé  toute  l'eschine 
Dessus  le  pavé  d'un  bordeau  ! 

Je  veux  que  partout  on  t'appelle 
Louve,  chienne  et  ourse  cruelle, 
Tant  deçà  que  delà  les  monts  ; 
Je  veux  que  de  plus  on  ajoute  : 
Voilà  le  grand  diable  qui  joute 
Contre  l'enfer  et  les  démons. 

Je  veux  qu'on  crie  emmy  la  rue  : 
Peuple,  gardez-vous  de  la  grue, 
Qui  destruit  tous    les  esguillons, 
Demandant  si  c'est  aventure 
Ou  bien  un  effet  de  nature, 
Que  d'accoucher  des  ardillons. 

De  cent  dont  elle   fut    ormée, 
Et  puis,  pour  en  estre  animée, 


-   93  - 

On  la  frotta  de  vif-argent  : 
Le  fer  fut  première  matière, 
Mais  meilleure  en  fut  la  dernière 
Qui  fit  son  cul  si  diligent. 

Depuis,  honorant  son  lignage, 
Elle  fit  voir  un  beau  ménage 
D'ardeur  et  d'impudicitez  ; 
Et  puis,  par  l'excès  de  ses  flammes, 
Elle  a  produit  filles  et  femmes 
Au  champ  de  ses  lubricitez. 

Vieille  sans  dent,  grande  hallebarde, 
Vieux  baril  à  mettre  moutarde, 
Grand  moriau,  vieux  pot  cassé, 
Plaque  de  lit,  corne  à  lanterne, 
Manche  de  lut,  corps  de  guiterne, 
Que  n'es-tu  déjà  in  pa.ce  ? 

Vous  tous  qui,  malins  de  nature, 
En  désirez  voir  la  peinture, 
Allez-vous-en  chez  le  bourreau  ; 
Car,  s'il  n'est  touché  d'inconstance, 
Il  la  fait  voir  à  la  potence 
Ou  dans  la  salle  du  bordeau. 

Autre  temps  autres  mœurs,  dira-t-on  sans 
doute.  Cependant  il  y  a  de  nos  jours  des  indivi- 
dus de  mœurs  presque  aussi  inavouables  et  qui 
se  piquent  de  poésie,  avec  le  talent  en  moins,  il 
est  vrai.  Villon  et  Mathurin  Régnier  ont  laissé 
des  disciples.  Tous  les  soirs  on  peut  voir  et  en- 
tendre dans  le  sous-sol  de  certains  cafés  des  bou- 
levards et  ce,  au  su  et  au   vu  de  la  police,  un 


—  94  — 

poète  au  nez  de  travers,  glabre  et  pale,  à  la  face 
asymétrique,  fendue  d'une  large  bouche  ricanante 
et  qui  ne  vomit  que  l'ordure.  Entre  onze  heures 
et  deux  heures  du  matin,  il  dit  devant  des  putains 
pâmées  et  des  bourgeoises  vicieuses  venues  là 
pour  l'entendre,  des  poésies  dans  le  genre  de 
celle-ci  qui  s'intitule  :  Le  maquereau  amoureux. 

J'viens  d'taper  sur  ma  gonzesse; 

J'te  viens  d'iui  r'filer  un  tabac  ! 

Faut  que  je  la  mette  un  peu  à  la  redresse  ! 

Faut  pas  qu'elle  se  foute  de  son  mac  ! 

Puis,  c'te  femme-là,  elle  m'dégoûte  ; 

Faut  toujours  qu'elle  m'cause  du  turbin. 

Nom  de  Dieu  !   qu'est-ce  qu'elle  veut    que  ça  m'foute, 

Pourvu  que  les  miches  soient  rupins  ! 

Lorsqu'elle  m'aboule  d'ia  galette, 

Faut  toujours  qu'elle  m'dise  d'où  qu'ça  vient. 

C'est  pas  pour  rien  que  j'porte  un'  casquette. 

Pourquoi  qu'elle  me  l'dit  ?  Je  l'sais  bien. 

De  ce  dégoût,  j'vas  vous  dire  la  cause. 

Si  nous  nous  cognons  tous  les  deux, 

Ah!  faut  pas  chercher  autre  chose, 

Rigolez  pas  !  J'suis   amoureux. 

Oh!  mais,  pincé  de  la  belle  manière  ! 

Il  y  a  d'ça  environ  un  mois. 

Et  c'est  la  fille  d'ma  portière. 

Je  deviens  pâle  chaque  fois  que  j'ia  vois. 

Elle  est  si  bath  avec  ses  mirettes 

Grand'  comme  ça!  On  peut  s'voir  dedans. 

Avec  ça,  de  jolies  risettes 

Montrant  tout  l'éclat  de  ses  dents. 

Mais  ce  qui  m'turlupine,  c'qui  m'agace, 

C'est  voir  rentrer  mon    veau  de  rapport 


—  95  — 

Qui  turbine  sur  l' trottoir  d'en  face. 

Oh  !  c'te  rosse-là,  j'y  en  veux  à  mort  ! 

Chaque  fois  que  j'descends  chez  la  ptite 

Afin  d'iui  faire  un  brin  la  cour. 

Via  l'autre  qui  ranquille  au  plus  vite  : 

On  ne  peut  pas  travailler  dans   1  jour. 

Tandis  que  l'autre  est  si  gentille 

Que  je  m'suis  fendu  d'un  cadeau  ; 

Je  lui  ai  payé  une  mantille 

Pour  mettre  par  dessus  son  manteau. 

Ah  !  il  a  fallu  qu'elle  casque,  ma  salope  ; 

Pour  l'acheter  fallait  du  pognon. 

Le  soir  elle  tombait  en  syncope. 

—  Eh!  feignante,  au  turbin   ou  des  gnons. 

—  Pitié,  Alphonse,  j'sens  que  j'crève: 

—  Crève  donc,  outil  de  besoin  ! 
Te  reposer  ?  Ça,  c'est  un  rêve  ! 
Veux-tu  te  patiner,  eh  !  sagouin  ! 

Ah!  ça,  tu  te  figures  donc  que  je  t'aime? 

Mais  je  n'peux  pas  t'voir  en  tableau. 

Si  je  reste  avec  toi  quand  même, 

C'est  parce  que  tu  casques,  eh  !  chameau  ! 

Moi,  t'aimer!  Oui,  jaime  ta  galette! 

Adorer  ta  gueule!  Ah  !  non  !  mon  œil  ! 

D'abord  je  r'luque  une   môme  plus  chouette, 

Pour  qui  j'casquerais  avec  orgueil, 

La  fille  du   portier.  Ah  !   la   gosse  ! 

La  blague  pas,  ou  j'te  crève,  vois-tu. 

Fous-moi  le  camp,  bougre  de  rosse  ! 

Ma  femme  jalouse!  Ah  !  Elle  est  bonne  ! 

J'te  défends  d'chiner  la  vertu. 

Mais  c'que  j'gobe  l'autre,  je  vous  dis  que  ça 

Chaque  fois  que  j  l'a  touche,  je  frissonne. 

Qui  sait,  j'ai  peut-être  quéque  chose  là. 

Mais  v'ia  qu'en  descendant  mes  étages, 

J'vois  dans  la  loge,  nom  de  Dieu! 


—  96  — 

Mon  béguin,  sur  l'pieu,  sans  corsage, 
Qui  s'faisait  peloter  par  un  vieux. 
Ah  !  le  cochon  !  Et  c'te  momaque 
Qui  s'fait  troncher  sans  souci  ! 
Mais  je  vois  bien  :  l'vieux  y  casque 

Y  a  donc  que  des  putains  ici  ? 

A  c't'àge-là,  faut  déjà  qu'ça  s1  vende  ! 
Avec  des  yeux  si  bleus,   si  doux, 
Faut  encore  que  ça  prête  sa  viande  ! 
Sans  doute  pour  acheter  quéque  bijoux. 

Ah  !  C'est  du  propre  !  C'est  ça  la  vie  ! 

Y  a  qu'des  salopes,  partout,  partout. 
Moi  qui  me  sentais  l'âme  ravie, 

J'ai  plus  à  c't'heure  que  du  dégoût. 

J'rentrai  alors  dans  ma  cambuse, 

Presque  pleurant.   Oui,  j'ai  pleuré 

Comme  un  crétin,  comme  une  buse, 

En  r'voyant  son  visage  adoré. 

Et  l'soir,  quand  ma  bergère 

A  rappliqué,  ah  !  j'y  en  ai  foutu 

Sur  la  gueule,  sur  L' ventre,  dans  le  derrière! 

Nom  de  Dieu!,  c'que  j'ai  cogné  dessus! 

En  voici  une  autre  du  môme  genre,  presque 
sur  le  môme  sujet,  et  que  récite  un  poète  du 
même  acabit.  Ça  s'appelle  :  Lamentations  d'un 
saltimbanque.  Je  la  reproduis  telle  qu'elle  m'a 
été  remise  par  Fauteur  et  j'en  respecte  scrupuleu- 
sement For  to  graphe. 

Ma  femme  as  sa  cassée  la  pomme 
En  esseyant  eulTgrand  écart  ; 
Ça  m'a  fait  beaucoup  d'peine,  car 
Elle  turbinait  tout  commun  homme. 


—  07  - 

Ma  sœur,  Olimphe  la  disloquée, 
All'sa  fait  ramassée  l'aut'soir 
Qu'ell'faisait  l'truc  ed'sus  l'trotoir. 
J'ia  r'grette  pas,  c'était  une  toquée. 

Et  sa  p'tit'momme  à  St-Lazare  ; 

All'a  pas  pu  s'tirer  des  pieds 

Du  bois  d'Vincennes  où,  choses  bizarres, 

Eirtaillait  des  barbes  aux  troupiers. 

Mon  frère,  l'hercule  de  la  montagne, 
Qu'avait  un  passé  plein  d'honneur, 
D'puis  l'an  dernier  il  est  au  bagne 
Pour  détournement  ed'  mineur. 

Eh  son  p'tit  gosse,  el'clown,  Emile, 
Un  agent  d'mœurs  l'arquepinça 
Entrain  ed  joué  a  j'tape  dans  l'mille 
Avec  un  vieux  qu'aime  ce  jeu  là. 

Mais  tout  ça  j'm'en  fous  :  c'est  pleuré  ; 
Y  a  plus  qu'une  chose  qui  m'navre  : 
C'est  qu'mon  fils,  l'aine,  Gustave, 
C'te  vache  là,  y  s'est  fait  curé. 

Je  laisse  de  côté  dans  cette  étude  la  question 
morale,  me  plaçant  simplement  au  point  de  vue 
psychiatrique.  Pourtant  on  me  permettra  au 
moins  de  m'étonner  que  de  pareilles  production* 
soient  dites  dans  des  établissements  publics,  mal 
fréquentés,  il  est  vrai,  succursales  de  bordels, 
refuges  des  filles  et  des  souteneurs,  il  est  vrai 
encore;  mais  ces  établissements  n'en  sont  pas 
moins  publics,  tout  le  monde  peut  y  entrer  et 
bien  des  bourgeois  et  des  bourgeoises  viennent 
y  chercher  des  sensations  nouvelles.  On  laisse 

7 


98 


môme  vendre  ces  productions  dans  la  salle  par 
les  auteurs.  On  y  entend  tous  les  soirs  le  poète 
glapir  d'une  voix  de  rogôme  :  «  Cinquante  cen- 
times le  maquereau  amoureux.  Achetez-le,  mes- 
dames !  c'est  un  joli  cadeau  à  faire  à  un  enfant 
pour  sa  première  communion  !  »  (sic). 

Je  remarque  seulement.  Je  n'apprécie  pas. 
J'espère  que  d'autres  apprécieront.  C'est  pour 
cela  que  je  me  suis  résigné  à  reproduire  ces  poé- 
sies ordurières  qui  n'ont  rien  de  commun  avec 
l'art  même  le  plus  réaliste. 


CHAPITRE    XIV 


L'hypertrophie  du  moi 


J'ai  déjà  dit  que  les  poètes,  même  les  poètes 
de  génie,  n'étaient  pas  exempts  des  misères  et 
des  vices  des  autres  hommes,  mais  que  souvent 
ils  étaient  atteints  d'une  sorte  d'hypertrophie  du 
moi,  d'un  égoïsme  vraiment  morbide  qui  peut 
les  mener  jusqu'au  crime. 

Bacon  employa  toute  son  éloquence  à  faire 
condamner  le  premier  et  le  plus  dévoué  de  ses 
bienfaiteurs,  d'Essex;  par  une  lâche  complaisance 
envers  le  roi,  il  introduisit  pour  la  première  fois 
dans  la  cour  de  justice  un  abus  odieux  et  sou- 
mit Peacham  à  la  torture,  afin  de  pouvoir  le 
condamner.  Il  trafiqua  de   la   justice,  et  comme 


-  100  — 

Técrit  Macaulay,  «  c'était  bien  un  de  ces  hom- 
mes dont  on  peut  dire  :  scientiis  tanquam  angeli, 
cupiditatibus  tanquam  serpentes.  » 

Bacon  n'était  ni  un  poète  ni  un  dégénéré, 
mais  un  génie  criminel  chez  qui  les  passions  dé- 
chaînées étouffèrent  la  vertu. 

L'Arétin  est  resté  le  type  des  écrivains  dignes 
du  mépris  universel.  Aussi  lâche  que  cupide,  il 
était  si  vaniteux  qu'il  s'appelait  lui-même  le  di- 
vin Arétin  et  il  osa  solliciter  du  pape  Jules  III  la 
dignité  de  cardinal. 

Byron  lui-même  était  possédé  par  un  égoïsme 
maladif  et  chacun  sait  qu'il  s'est  comporté  toute 
sa  vie  comme  un  homme  dépourvu  de  sens  mo- 
ral. Même  lorsqu'il  aimait  sa  femme,  raconte 
Jefferson,  il  refusait  de  dîner  avec  elle,  pour 
ne  pas  renoncer  à  ses  vieilles  habitudes.  Un 
jour,  pendant  qu'il  travaillait,  elle  arrive  et  lui 
demande  si  elle  lui  cause  de  l'ennui  : —  à  en  mou- 
rir, lui  répondit-il.  Il  battait  sa  maîtresse,  La 
Guiccioli,  une  gondolière  vénitienne  qui,  du 
reste,  le  lui  rendait  bien.  Il  raconte  lui-même 
qu'une  fois  sa  mère  le  poursuivait  pour  le  frap- 
per, et  que,  ne  pouvant  l'atteindre,  elle  lui  cria, 
en  le  menaçant  de  la  main  :  «  Je  t'attraperai  plus 
tard,  marmot  boiteux  !»  Byron  s'arrêta,  saisi  d'un 
sentiment  de  colère  et  de  haine,  car  l'injure  de 
sa  mère  venait  de  le  frapper  à  l'endroit  le  plus 
sensible  de  son  orgueil.  En  effet,  la  légère  dif- 
ficulté du  pied  dont  il   était   affligé  le  préoccupa 


—  101   — 

toute  sa  vie  et  il  était  extrêmement  sensible  à 
tout  ce  qui  pouvait  la  lui    rappeler. 

Mais,  pour  parler  en  toute  justice,  il  ne  faut 
pas  oublier  que  Byron  avait  l'excuse  du  génie, 
qu'il  accomplit  quelques  grandes  et  belles  ac- 
tions qui  peuvent  racheter  bien  des  fautes.  De 
plus,  et  cette  excuse  n'est  pas  la  moins  impor- 
tante à  nos  yeux,  sa  mère,  lady  Byron,  éprouvée 
par  de  longs  chagrins,  chercha,  comme  bien  des 
malheureux,  à  échapper  au  sentiment  de  ses 
maux  par  ces  suspensions  de  l'intelligence  qui 
sont  une  sorte  de  sommeil  pour  l'âme;  elle  appela 
le  gin  à  son  secours  et  se  mit,  comme  Oberman, 
«  à  boire  l'oubli  des  douleurs.  » 

Garlyle  maltraitait  sa  femme,  bien  qu'elle  fut 
intelligente  et  eut  pu  lui  servir  de  collaboratrice. 
L'idée  de  voyager  avec  elle  en  voiture  lui  parais- 
sait inadmissible.  Il  la  trompait  sous  ses  propres 
yeux  et  prétendait  qu'elle  ne  s'en  occcupât  point. 
11  en  faisait  sa  domestique;  elle  devait  écarter 
de  lui  tous  les  bruits,  lui  cuire  son  pain,  parce 
qu'il  n'aimait  pas  celui  des  boulangers,  faire  à 
travers  les  bois  des  lieues  à  cheval  pour  lui  ser- 
vir de  courrier.  Il  ne  la  voyait  point  en  dehors 
des  heures  des  repas,  il  restait  près  d'elle  pen- 
dant des  semaines  entières  sans  lui  adresser  la 
parole,  même  lorsqu'elle  tomba  malade. 

Alexandre  Dumas  raconte  dans  ses  Confessions 
(p.  31'2)  que,  dans  un  accès  décolère,  il  alla  jus- 
qu'à arracher  les  cheveux  de  sa  femme.    Il  disait 


—  102  - 

ensuite  à  ses  amis  en  riant:  «  Si  ses  larmes  étaient 
des  perles,  je  m'en  ferais  un  collier.  » 

On  connaît  l'irritabilité  maladive  de  J.  Barbey 
d'Aurevilly,  des  frères  Ed.  et  J.  de  Goncourt  et 
de  tant  d'autres  de  moindre  importance.  La  vanité 
est  le  péché  mignon  de  toute  cette  cohorte  des 
tout  petits  poètes  de  notre  décadence.  Si  je 
voulais  citer  des  exemples,  je  n'aurais  que  l'em- 
barras du  choix.  H  y  a  quelques  années  déjà,  j'a- 
vais touché  cette  même  question  de  la  poésie 
décadente.  Un  des  auteurs  cités  riposta  par  la 
singulière  épitre  que  voici  et  qui  n'est  pas  préci- 
sément un  modèle  de  modestie. 

«  Je  permets  à  tous  de  faire  valoir  leurs  rai- 
sons, contre  mon  vouloir,  mais  je  ne  puis  tenir 
pour  raisons  les  sarcames,  l'insulte  et  la  mauvaise 

foi. 

«  C'est  pourquoi  je  réponds  à  M.  le  Dr  Emile 
Laurent,  qui,  avec  un  acharnement  inexpliquable, 
a  manqué  de  courtoisie  et  fait  preuve  d'ignorance, 
non  seulement  de  mes  desseins,  de  mes  livres,  de 
ce  que  sont  mes  amis  et  moi,  mais  aussi  de  faits 
scientifiques. 

«  Je  n'ai  rien  de  commun  avec  les  Décadents  et 
Symbolistes  ;  je  suis  le  chef  de  «  l'Ecole  évolu- 
tive-instrumentiste »,  qui  compte  à  ce  jour  trente 
poètes  combattant  avec  moi,  au  nom  de  prin- 
cipes rationnels,  ces  Décadents  et  Symbolistes 
comme  les  ressasseurs  du  Passé,  tout  l'énerve- 
ment  actuel  de  la  Littérature  poétique. 


-  103  — 

«  L'on  sait  cela,  et  le  signataire  de  l'article 
ignore  trop...  ou  fait  trop  semblant  d'ignorer  ! 

«  Le  Sonnet  qu'il  cite  de  moi,  date  de  cinq  ou 
six  ans.  Je  ne  le  renie  pas,  pas  plus  que  trois 
ou  quatre  autres  pièces  détachées,  hâtivement 
écrites  pour  des  revues. 

«  L'on  sait  encore(!!)en  effet,  que  je  travaille  à 
une  Œuvre,  une,  de  vie  entière,  de  onze  livres, 
c'est-à-dire  plus  de  trente  volumes  :  œuvre  à  la 
fois  poétique,  philosophique  et  sociologique. 

«  Elle  est  le  développement  de  mon  principe 
de  Philosophie  évolutive,  basé  scientifiquement  ; 
et  ma  théorie  d'instrumentation  verbale  est  la 
«  forme  »  adéquate,  également  scientifique  pour 
l'expression  de  cette  Œuvre. 

«  C'est  de  l'adoption  raisonnée  de  ces  principes 
que  s'est  constituée  «  l'Ecole  évolutive-instru- 
mentiste. »  Je  ne  demande  pas  à  M.  Laurent  de 
lire  mes  livres,  mais  il  eût  pu  voir  l'Enquête  litté- 
raire de  M.  Jules  Huret... 

«  Quant  à  la  coloration  des  voyelles,  sur 
laquelle  il  appuie  :  ce  n'est,  en  ma  Méthode, 
qu'une  indication  très  secondaire,  mais  dont  je 
devais  dire  un  mot.  Car,  comme  homme  de 
science,  M.  le  Docteur  aurait  dû  saisir  que  nous 
assistons  là,  par  cette  coloration  des  mots  vue 
par  un  très  grand  nombre,  à  une  évolution  pro- 
gressive de  nos  sens  élevés,  et  que  l'on  va  à  la 
synthèse  raisonnée  des  sensations. 

«  Ce    que    M.  le    Docteur    doit    ignorer    de 


--  104  — 

choses  !...  Mais,  ce  suffît.  J'ai  voulu  seulement 
donner  une  leçon  à  un  discourtois  présomptueux  ; 
les  sarcasmes  et  les  insultes  d'un  docteur  Laurent 
ne  sont  rien  contre  la  marche  d'une  force  ration- 
nelle qui  veut  avec  ardeur,  foi  et  travail,  un  Ave- 
nir meilleur  moralement  et  intellectuellement  : 
et  j'ai  dit  que  cette  force,  est  l'Idée  évolutive,  est 
l'Ecole  évolutive  ?  Il  est  facile,  si  c'est  odieux,  de 
traiter  de  fous  des  travailleurs  et  des  conscien- 
cieux allant  hors  de  la  routine,  et  hors  de  l'inco- 
hérence ambiante,  justement  :  mais  Ton  voit 
qu'ils  peuvent  répondre  facilement  î  » 

Combien  j'en  ai  vu,  autrefois,  à  Sainte-Anne, 
de  chefs  d'écoles  instrumentistes,  évolutives, 
adéquates,  rationnelles,  et  autres  !  Tous  étaient 
chefs  d'école,  tous  marchaient  et  travaillaient 
pour  l'idée  nouvelle  qui  n'arrivait  jamais  à  sortir 
claire  et  adéquate,  comme  dit  mon  correspon- 
dant, des  limbes  de  leur  cerveau. Tous  étaient  des 
génies  incompris  —  je  ferais  mieux  de  dire 
incompréhensibles. 

Cette  sorte  d'hypertrophie  du  moi  se  rencontre 
chez  les  artistes  de  tout  genre  et  même  quelque- 
fois chez  les  savants. 

Donizetti  brutalisait  sa  famille.  Ce  fut  après 
un  accès  de  colère  sauvage  où  il  en  était  arrivé  à 
battre  sa  femme,  qu'il  composa  en  sanglotant,  l'air 
célèbre  :  Tu  che  a  Dio  spiegasti. 

Michel  Ange  Amerighi  dit  le  Cavarage  était, 
malgré  son  talent  et  son  originalité,  un  être  gros- 


—  lOo  — 

sier,  envieux  et  vaniteux.  Il  avait  des  querelles 
continuelles  et  un  meurtre  l'obligea  de  quitter 
llomc.  A  Malte,  il  se  fit  emprisonner  pour  avoir 
insulté  un  chevalier. 

Le  peintre  flamand  Brauwer  ne  fut  qu'une 
superbe  et  épique  canaille,  un  franc  drôle,  un 
pilier  de  tripots  et  de  tavernes,  se  mêlant  aux 
soûleries,  fomentant  les  rixes,  tapant  lui-même 
la  crapule  à  coups  de  brocs.  On  le  retrouve  du 
reste  dans  ses  tableaux.  «  Chez  lui,  dit  C.Lemon- 
nier,  le  sang  et  la  bière  coulent  pareillement,  ses 
crânes  s'ouvrent  comme  des  bondes,  ses  tonnes 
giclent  comme  des  plaies  ;  on  cogne,  on  se  troue  la 
peau,  on  se  disloque  les  mâchoires,  on  s'assomme. 
Les  marauds  s'enflent  de  colère  et  d'orgueil, et  dans 
une  atmosphère  de  massacre,  par-dessus  les  faces 
de  crapauds  et  de  poulpicants,  les  ternes  épaules 
et  les  torses  empâtés,  toujours  s'exhausse  le  geste 
des  bras  frappant  comme  des  massues.  Une 
haleine  de  carnage  souffle  à  travers  ses  lampées 
et  ses  parties  de  cartes  ;  il  peint  les  épiques 
ribauds,  les  plèbes  en  folie,  les  truandailles  des 
cours  d'assisses.  Son  art  s'enveloppe  de  haine 
froide,  d'hyberbolique  violence,  de  grossissement 
tragique.» 

Son  élève  Jean  Steen,de  Leyde,  ne  valait  guère 
mieux  et  ne  travaillait  que  pour  boire. 

Je  pourrais  citer  nombre  de  cas  semblables 
parmi  les  poètes  décadents. 


CHAPITRE      XV 


La  soif  des  poisons. 


On  sait  combien  les  dégénérés,  si  souvent  issus 
d'alcooliques,  héritent  d'une  propension  puissante 
à  boire  et  deviennent  eux-mêmes  alcooliques,  le 
poison  achevant  la  déchéance  morale  de  l'individu 
déjà  tarédepar  son  hérédité.  Jen'aipas  besoin  de 
citer  des  noms  pour  rappeler  combien  souvent  les 
poëtes  et  les  artistes  ont  cédé  à  cette  funeste 
passion  qui  souvent  les  a  tués.  Je  ne  serais  pas 
embarrassé  pour  trouver  des  exemples, malheureu- 
sement trop  nombreux,  parmi  les  fabricants  de 
rimes  de  l'école  décadente.  On  comprendra  que  je 
ne  cite  aucun  nom,  même  parmi  les  trépassés, 
n'écrivant  que  pour  constater  un  faitet  nullement 
pour  moraliser  ou  molester  qui  que  ce  soit. 


—  108  — 

Il  me  semble  également  inutile  de  rappeler 
que  l'alcool  atteint  l'homme  dans  ses  fonctions  les 
plus  nobles  et  les  plus  élevées.  En  même  temps 
que  la  faiblesse  et  la  débilité  des  fonctions  physi- 
ques, il  amène  une  insuffisance  croissante  des 
facultés  morales.  Il  détruit  les  facultés  éthiques 
et  esthétiques.  Lisez  le  passage  suivant  de  R.  von 
Krafft-Ebing  et  vous  y  retrouverez  le  portrait  de 
plus  d'un  décadent  alcoolique.  J'ai  des  noms  sur 
le  bout  des  lèvres.  «  L'individu  qui  s'adonne  à  la 
boisson  a  des  idées  relatives  sur  tout  ce  qui  concer- 
ne l'honneur,  les  mœurs,  les  convenances  ;  il  est 
indifférent  aux  conflits  moraux,  à  la  ruine  de  sa 
famille,  au  mépris  de  ses  concitoyens  ;  il  devient 
un  égoïste  et  un  cynique  [inhumanitas  ebriosà). 
Une  irritabilité  d'humeur  croissante  et  une  véri- 
table disposition  à  la  colère  violente,  vont  de 
pair  avec  les  phénomènes  moraux.  Les  moindres 
causes  provoquent  des  émotions  de  rage  qui, 
étant  donné  la  faiblesse  éthique  très  avancée, 
sont  indomptables  et  revêtent  le  caractère  d'émo- 
tions pathologiques  (ferocitas  ehriosa)  ». 

Cette  appétence  morbide  pour  les  poisons  qu'on 
observe  chez  les  dégénérés,  n'existe  pas  seulement 
pourl'alcool  ;  elle  se  manifeste  aussi  pour  tous  les 
autres  poisons  qui  amènent  une  euphorie  :  chloral, 
ether,  cocaïne  et  surtout  morphine.  C'est  parmi 
eux  que  se  recrutent  presque  tous  les  morphini- 
ques  passionnels,  les  ivrognes  de  la  morphine, 
ceux  qui  y  sont   venus    par  simple   dérèglement 


—  109  - 

d'esprit  et  par  recherche  cT une  sensation  nouvelle. 
Ici  encore,  il  ne  m'est  pas  permis  de  citer  des 
noms.  Mais  j'affirme  qu'il  existe  parmi  les 
poètes  décadents  un  nombre  très  sérieux 
de  morphiniques  passionnels,  et  il  en  est  parmi 
eux  trois  au  moins  qui  jouissent  d'une  certaine 
notoriété.  Ces  trois  malheureux  ne  sont  point 
venus  à  la  morphine  pour  y  trouver  l'oubli  de 
souffrances  physiques  réelles.  Us  y  sont  venus  par 
vanité,  par  forfanterie  peut-être,  mais  peut-être 
aussi  attirés  par  ce  poison  mystérieux  qui  leur 
procure,  assurent-ils,  la  plus  suraigiïe  et  la  plus 
douloureuse  des  voluptés,  en  même  temps  qu'il 
les  détraque  tous  les  jours  un  peu  plus,  désagré- 
geant leur  individualité  morale  en  même  temps 
qu'il  désagrège  lentement  leur  individualité  phy- 
sique. En  cela  ils  se  comportent  absolument 
comme  des  héréditaires  dégénérés. 

Gomme  l'alcool  et  la  morphine,  le  tabac  pro- 
cure une  sorte  d'euphorie,  plus  légère  et  plus 
fugace,  il  est  vrai,  mais  réelle  néanmoins.  Il  est 
certain  que,  pour  nombre  d'individus,  la  fumée 
du  tabac,  à  dose  modérée,  produit  une  excitation 
cérébrale  ;  mais  il  est  non  moins  certain  qu'à  dose 
plus  élevée  elle  ne  tarde  pas  à  faire  naître  la 
paresse  et  l'improductivité.  L'esprit  ne  s'adonne 
plus  qu'à  la  rêverie  et  ne  sait  plus  travailler 
réellement.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  combien 
l'usage  et  plus  encore  l'abus  du  tabac  se  rencon- 
tre parmi  les  individus  que  j'étudie. 


—  110  - 

Ne  voulant  pas  sortir  de  ma  réserve,  je  n'ai  pas 
la  prétention  de  rechercher  si  le  tabac  entrave  le 
génie  et  nuit  à  son  évolution.  La  question  est 
trop  complexe  et  trop  difficile.  Mais  je  me  conten- 
terai d'emprunter  quelques  faits  au  beau  travail 
de  M.  de  Fleury. 

Pour  cet  auteur,  les  grands  génies  ne  fument 
guère;  il  semble  même,  dit-il,  que,  logiquement, 
il  ne  puissent  pas  fumer. 

Balzac  avait  le  tabac  en  horreur  et  il  s'est  sou- 
vent élevé  contre  ce  vice  ;  Henri  Heine,  le  déli- 
cieux poëte  allemand,  ne  fumait  pas  ;  Goethe  ne 
fumait  pas  :  Victor  Hugo  ne  fumait  pas  ;  Dumas 
père  ne  fumait  pas  ;  Michelet  ne  fumait  pas. 

Par  contre,  Byron,  un  détraqué  de  génie,  un 
issu  d'alcoolique,  presque  dépourvu  de  sens  moral, 
fumait. 

Musset  fumait  :  mais  quelle  vie  et  quelle  mort  ! 
et  puis  quelles  chutes  après  quels  coups  d'aile  î 
quelle  inégalité  !  que  de  choses  indignes  de  son 
talent  ! 

Eugène  Sue,  un  imitateur,  déjà  presque  un 
inconnu  maintenant,  fumait. 

George  Sand,  une  mécontente  et  une  hypo- 
condriaque, fumait. 

Paul  de  Saint  Victor,  un  critique  habile  mais 
un  impersonnel,  fumait. 

Ponsard,  un  médiocre,  fumait. 

Théophile  Gautier,  un  indolent  et  un  découragé» 


—  111  — 

qui  ne  fut  qu'un  homme  de  talent  très  artiste  et 
qui  eut  pu  être  un  homme  de  génie,  fumait. 

Flaubert,  presque  un  impuissant,  qui  passait 
six  ou  huit  ans  à  ciseler  un  livre,  fumait. 

Beaudelaire,  un  grand  artiste  au  désespoir 
effrayant,  fumait. 

Gérard  de  Nerval,  qui  fut  un  désolé  et  un 
vaincu  de  la  vie,  fumait. 

Villiers  de  l'IsIe-Adam,  un  incohérent  qui  eut 
pu  être  quelqu'un  peut-être,  fumait. 

Les  frères  de  Concourt,  dont  on  connaît  la  sub- 
tibilité  nerveuse  et  maladive,  fumaient. 

«  Beaucoup  de  grands  fumeurs  sont  pessimistes, 
dit  encore  M.  de  Fleury,  et  non  point  de  cette 
hautaine  et  noble  tristesse  qui  fait  les  chefs- 
d'œuvre,  mais  d'une  tristesse  aiguë,  irritable, 
sans  dignité.  Les  calmes,  les  forts,  les  impassibles, 
et,  comme  on  dit,  les  olympiens,  ne  sont  pas  des 
fumeurs  ». 


CHAPITRE    XVI 


L'amour  exagéré  des  bêtes. 


L'amour  exagéré  des  bêtes  n'est  pas  un  phéno- 
mène rare  chez  les  individus  frappés  de  dégéné- 
rescence, particulièrement  chez  cette  sorte  de 
faibles  d'esprit  que  les  aliénistes  et  les  psycholo- 
gues ont  appelé  les  débiles.  C'est,  chez  eux,  l'hy- 
pertrophie d'un  sentiment  naturel  à  tous  les 
hommes  de  bon  cœur  :  l'amour  et  la  pitié  pour 
nos  frères  inférieurs,  les  animaux.  Si  l'homme  est 
le  roi  des  animaux,  il  ne  doit  pas  en  être  le  tyran, 
a  dit  avec  juste  raison  un  philosophe  dont  j'ai 
oublié  le  nom.  Mais,  chez  certains  individus  mal 
pondérés,  les  sentiments  s'hypertrophient  ou  dé- 
vient. On  note  alors  ces  cas  pathologiques  d'êtres 

8 


—  114  — 

dont  toute  l'affection  se  reporte  sur  un  animal, 
souvent  immonde.  Leur  vie  toute  entière  gire 
autour  de  cette  bête  qu'ils  soignent  et  dorlottent 
comme  un  enfant,  pour  laquelle  ils  travaillent 
et  feraient  les  plus  grands  sacrifices.  Ce  sont 
généralement  des  vieilles  filles  qui  n'ont  jamais 
trouvé  à  placer  leur  affection,  des  prostituées  qui 
se  consolent  ainsi  des  dédains  et  de  la  brutalité 
des  hommes  qui  les  prennent  en  passant  et  les 
rejettent  ensuite  avec  dédain  dans  la  rue.  A. Daudet 
a  décrit  dans  son  roman  Sapho  la  passion  d'une 
vieille  prostituée  pour  un  caméléon  qu'elle  élevait 
dans  de  la  ouate  et  qu'elle  soignait  plus  attenti- 
vement qu'une  mère  soigne  son  petit  enfant. 

D'autres  s'attachent  à  des  singes,  à  des  cochons 
d'inde,  à  des  chats,  à  des  chiens. 

Je  connais  une  hystérique  un  peu  détraquée 
qui  préfère  sûrement  son  petit  chien  à  ses  enfants. 
Quand  elle  leur  distribue  des  bonbons,  le  chien 
passe  toujours  avant  eux.  Je  connais  une  famille 
où  l'on  élève  un  petit  singe  puant  et  malfaisant 
qui  casse  tout  et  salit  tout.  Il  n'en  est  pas  moins 
choyé  et  dorlotté.  Par  contre,  les  enfants  sont 
tenus  avec  un  rigorisme  exagéré.  On  pardonne  au 
singe  les  plus  vilaines  farces  et  on  le  gronde  en 
lui  donnant  des  noisettes  ou  des  morceaux  de 
sucre,  alors  que  les  enfants  sont  sévèrement  ré- 
primandés pour  la  moindre  maladresse  et  la  moin- 
dre peccadille. 

M.  A.  Ruffin   qui   a   écrit   un  poème  sur  Les 


-  115  - 

Chats,  le  dédie,  dans  une  «  dédicace  à  prendre 
au  sérieux  »,  dit-il,  «à  Nini,la  belle  chatte  blanche 
et  gris-perle  qui  venait  le  réveiller  tous  les  ma- 
tins dans  son  petit  lit  d'enfant  en  lui  apportant  sa 
jolie  tête  à  caresser  ;  à  Nini  la  grande,  la  douce, 
l'intelligente,  dont  la  figure,  aujourd'hui  loin- 
taine, est  encore  dans  son  souvenir  aussi  vivante 
et  radieuse  qu'aux  jours  où  sa  mère  en  provo- 
quant ses  aimables  coups  de  griffes,  ne  se  lassait 
point  de  la  lui  faire  admirer  ».  Il  espère  que  «du 
haut  de  l'astre  où  maintenant  elle  réside  (la  lune 
sans  doute)  »,  elle  ne  désapprouvera  pas  trop  ses 
modestes  essais  poétiques  sur  les  chats. 

Il  est  vrai  qu'il  reconnaît  une  foule  de  qualités 
à  cet  égoïste  et  hypocrite  animal  pour  lequel  il  a 
une  adoration  morbide.  Ecoutez  plutôt  : 

Le  plus  gras  des  matous  fait  sa  digestion 
Couché  sur  ses  poignets  comme  un  taureau  dans 

[l'herbe. 
Son  œil  est  demi-clos  et  jamais  un  lion 
N'eut  le  sourcil  chargé  d'un  ennui  plus  superbe. 

On  sent  bien  qu'un  sultan  si  formidable  à  voir 
N'a  jamais  à  ses  vœux  rencontré  de  rebelles, 
Et  qu'il  n'eut  qu'à  choisir  pour  jeter  le  mouchoir 
Dans  le    troupeau   soumis    des  chattes   les  plus 

[belles. 

Quels  bâtards  de  ce  tigre  ont  été  reconnus  ? 
Aucun.    Le   hasard  seul  leur  fournit  la  gamelle  ; 
Pourtant  ces  vagabonds,  courant  les  toits  pieds 

[nus, 
Doivent  encore  bénir  la  bonté  paternelle. 


HG 


Nous  dévorons  nos  fils  de  baisers  seulement  ; 

Mais  le  matou,   cruel  quand  la  faim  l'exaspère, 

Pouvant  prouver  aux  siens  qu'il  les  aime  autre- 
ment, 

En  ne  les  croquant  point  se  montre  assez  bon 

[père. 

Cet  amour  des  chats  n'est  pas  rare  chez  les 
poètes  un  peu  détraqués.  Je  connais  un  poète  de 
talent  qui,  malheureusement  pour  lui,  a  conservé 
à  l'âge  d'homme  les  naïvetés  et  les  faiblesses 
d'un  enfant.  Il  a  une  passion  morbide  pour  les 
chats  et  en  entretient  trois  sur  ses  modestes 
revenus.  En  été  ils  empoisonnent  et  rendent 
presque  irrespirable  l'air  de  l'unique  pièce  qu'il 
habite.  Il  les  dorlotte,  les  caresse,  ne  sort  ni  ne 
rentre  jamais  sans  les  avoir  embrassés  longue- 
ment.  Il  est  prêt  pour  eux  à  tous  les  sacrifices 
et  fait  plus  pour  eux  qu'un  bon  père  de  fa- 
mille ne  ferait  pour  ses  enfants.  Le  jour  de  leur 
anniversaire,  il  leur  achète  des  alouettes,  leur 
donne  des  balles  et  des  poupées  pour  les  amu- 
ser. Il  dut  un  jour  se  résigner  à  faire  subir  à  l'un 
d'eux  cette  cruelle  opération  qu'un  chanoine  fit 
subir  à  l'infortuné  Abeilard.  Il  s'y  résigna  en 
pleurant  et  acheta  au  matou,  pour  le  consoler, 
une  boîte  de  sardines.  Un  soir  il  recueillit  une 
chatte  errante  qu'il  n'eut  pas  le  courage  de  laisser 
dans  la  rue.  La  nuit,  pour  éviter  qu'elle  jette  le 
désordre  et  la  zizanie  parmi  ses  matous,  il  la  mit 
coucher  avec  lui  et  l'attacha  avec  une  ficelle  au 


—  117  — 

col  de  sa  chemise.  D'ailleursseschats  mangentà  sa 
table,  mettant  le  nez  ou  les  pattes  dans  les  plats, 
partageant  tous  ses  mets,  cassant  ses  verres  et 
ses  bibelots.  Toute  son  attention,  toutes  ses 
facultés  sont  concentrées  sur  ses  chats  qui 
semblent  être  le  pivot  de  son  existence.  Il  tra- 
vaille à  une  anthologie  sur  les  chats  et  caresse  le 
rêve  de  voir  se  fonder  à  Paris  un  cat-club  comme 
à  Londres.  Il  a  même  été  jusqu'à  dresser  un  état 
civil  des  chats  dont  il  s'est  fait  le  domestique  et 
voici  un  de  ces  curieux  documents. 


REPUBLIQUE   DES  CHATS 
1019e  Arrondissement. 


Bureaux  de  TÉtat  civil. 


Par  devant  nous,  officier  de  TÉtat  civil  des 
mitous,  ce  24  décembre  1891,  ont  comparu 
M.  Paul  Minon  et  Mme  La  Mine,  qui  nous 
ont  déclaré  la  naissance  d'un  chat  tarai  (1),  du 
sexe  masculin,   fils  de  BAPTISTE  LE  COUREUR, 

(1)  Chat  non  coupe. 


—   118  — 

sans  profession,  et  PAUVRETTE,  chatte  du  jour- 
nal La  Paix,  demeurant  tous  deux  rue  Saint- 
Joseph,  lequel  chat  tarai  a  reçu  les  noms  et  pré- 
noms de  : 

TOM  GORENFLOT  BOUBOUL  N... 

En  foi  de  quoi  nous  avons  signé  et  paraphé  le 
présent  acte. 

Paris,  le  24  décembre  1891. 

L'Officier  de  l'état  civil  des  mitous  : 

Patapon. 

Cette  passion  est  chez  ce  sujet,  j'allais  dire  ce 
malade,  tellement  absorbante  qu'il  a  réussi  à  la 
communiquer  à  sa  femme.  Le  mot  chat  et  tout 
ce  qui  touche  aux  chats  revient  sans  cesse  dans 
leur  conversation  ;  avec  des  mignardises  de  pe- 
tits vieux  ils  s'appellent  mine,  minon,  minette. 
Le  chat  domine  leur  existence  et  les  a  mués  en 
deux  mères  Michel.  Un  aliéniste  dirait  que  c'est 
du  délire  à  deux. 


CHAPITRE    XVII 


Physiognomonie   décadente. 


Le  besoin  de  se  singulariser  par  le  costume  ou 
par  les  attitudes  est  commun  à  tous  les  détra- 
qués, à  tous  les  déséquilibrés.  J'ai  en  ce  moment 
sous  les  yeux  un  album  de  photographies  que 
j'ai  recueillies  autrefois  à  Sainte-Anne.  La  plu- 
part de  ces  malheureux  sont  accoutrés  de  la  plus 
bizarre  façon.  On  sent  chez  eux  le  besoin  invin- 
cible de  se  singulariser,  «  de  se  faire  remarquer  ». 
Voici  une  femme  dont  la  tête  est  couronnée  de 
fleurs;  voici  un  mégalomane  dont  la  poitrine  est 
constellée  de  rubans,  de  médailles,  même  de 
vieilles  roues  d'horloge.  D'autres  sont  debout, 
dans   l'attitude   de   la   déclamation  ;  d'autres,  la 


--  120  - 

dextre  levée  dans  un  geste  impérieux  de  com- 
mandement; d'autres,  les  bras  croisés,  le  front 
plissé  par  la  colère  ;  d'autres,  les  yeux  levés  au 
ciel  dans  une  envolée  de  prière  ;  tous  enfin  dans 
une  pose  étudiée,  comme  des  acteurs  au  théâtre. 

La  même  tendance  se  retrouve  chez  les  déca- 
dents et  chez  tous  les  névrosés.  Jules  Barbey 
d'Aurevilly,  un  névrosé  de  génie,  se  revêtait, 
chez  lui,  tantôt  d'un  grand  peignoir  blanc,  tantôt 
d'une  blouse  de  drap  rouge  brodée  de  croix  noi- 
res et  vertes  sur  l'épaule  ;  il  se  coiffait  d'un  bon- 
net de  drap  rouge  à  forme  dantesque. 

Voici  maintenant  un  numéro  d'un  journal  qui 
contient  toute  une  série  de  portraits  des  poetœ 
minores  des  diverses  écoles  décadentes.  Si  on 
supprimait  les  noms,  si  on  se  bornait  à  examiner 
le  costume  et  les  attitudes,  cet  album  différerait 
bien  peu  de  celui  de  Sainte-Anne.  C'est  la  même 
recherche  des  poses,  le  même  souci  des  attitudes. 
Notez  encore  l'usage  fréquent  du  monocle,  la 
disposition  invraisemblable  de  la  chevelure  et 
quelquefois  de  la  barbe,  le  soin  excessif  ou  le 
négligé  non  moins  excessif  et  prémédité  de  la 
coiffure.  On  sent  que  tous  ces  individus  ont 
voulu  se  faire  une  tête,  espérant,  à  défaut  de  ta- 
lent, se  signaler  ainsi  à  l'attention  de  leurs  con- 
temporains. Voyez  celui-ci  dans  une  pose  théâ- 
trale, le  chef  ombragé  d'une  longue  chevelure 
d'astre,  sanglé  dans  une  longue  redingote  à  sous- 
pieds,   avec  une  cravate   aussi   spacieuse  qu'un 


-  121  - 

canapé, et  un  monocle  carré  vissé  dans  l'œil  droit. 
Il  porte  à  la  main  une  trique  qui  pourrait  ser- 
vir de  poteau  télégraphique.  Ajoutez  à  cela  une 
tète  aplatie,  avec  un  nez  retroussé  et  mal  planté, 
des  lèvres  minces  sur  une  bouche  édentée.  S'il 
sort  dans  la  rue  avec  ce  costume,  il  doit  avoir  un 
joli  succès,  car  le  pauvre  jeune  homme  fait 
carnaval  en  toute  saison. 

Comparez  la  belle  tête  romaine  de  François 
Goppée,  celle  moins  régulière  et  moins  har- 
monieuse de  Zola  ou  la  bonne  figure  de  Jean> 
Moréas  avec  les  faces  glabres  et  pâles  d'eunuques- 
qui  les  environnent.  Le  contraste  est  frappant. 

En  voici  un  qui  n'a  pas  de  front,  un  autre  at- 
teint de  prognathisme  prononcé,  trois  autres 
frappés  d'une  asymétrie  faciale  manifeste.  En 
examinant  cette  page  on  dirait  la  galerie  des 
gueules  de  travers.  Voyez  ces  tètes  plagiocépha- 
les,  oxycéphales,  acrocéphales,  ces  nez  difformes 
ou  tordus,  ces  faces  glabres  et  asymétriques,  ces 
oreilles  larges,  en  anses,  mal  ourlées,  ces  zygo- 
mes  énormes,  ces  mâchoires  lourdes  et  progna- 
thes. Considérez  celui-ci  avec  son  menton  de  ga- 
loche et  sa  lèvre  mince,  en  lame  de  couteau,  et 
cet  autre  avec  sa  face  hébétée  d'alcoolique  et  les 
yeux  d'halluciné  de  celui-ci  et  la  figure  simies- 
que  de  ces  deux  autres.  Voyez  ce  beau  jeune 
homme  si  bien  peigné  et  si  bien  coiffé  et  un  au- 
tre à  la  longue  chevelure  qui  font  évoquer  les 
baïtchas  de  l'Asie.   Et   combien  d'autres  encore 


122 


qui  semblent  brouillés   avec  l'harmonie  des  for- 
mes ! 

Ce  ne  sont  là  bien  entendu  que  des  aperçus 
superficiels.  Car  je  tiens  absolument  à  ne  dési- 
gner et  surtout  à  ne  molester  personne.  Genus 
irritabile  valum  !  Mais  il  me  semble  qu'il  y 
aurait  une  curieuse  étude  à  faire  dans  ce  sens. 
La  physiognomonie  n'est  peut-être  pas  une 
science  vaine.  A  vultu  vitium,  disaient  les  latins  ; 
le  vieux  proverbe  toscan  dit  à  son  tour  :  il  ciuffo 
e  nel  ceffo;  et  nous  disons  communément  que  le 
visage  est  le  miroir  de  rame. 


INS- 


TABLE DES  MATIÈRES 


Pages. 

Préface.  v 

Chapitre  premier.  —  L'évolution  poétique. . .  1 

Chap.  ii.  —  Poésie  et  névrose 5 

Ciiap.  m.   ■-  L'excessivité  des  contrastes il 

Chap.  iv.  — L'excessivité  de  simages  et  l'inco- 
hérence des  idées 17 

Chap.  v.  —  La  coloration  des  mots 25 

•Chap.  vi.  —  Les  verbes  nouveaux 33 

Chap.  vu.  —  L'étrangeté  et  l'incohérence  ....  45 

Chap.  viii.  —  Mysticisme  et  érotisme 51 

Chap.  ix.  —  Futilité  des  décadences Gl 

Chap.  x.  —  L'inspiration 71 

Chap.  xi.  —  Mysticisme  et  mélancolie 77 

Ciiap.  xn.  —  Genus  irritabile  vatum 85 

Chap.  xiii   —  La  cécité  morale 89 

Ciiap.  xiv.  —  L'hypertrophie  du  moi. 99 

Chap.  xv.  —  La  soif  des  poisons 107 

Chap.  xvi.  —  L'amour  exagéré  des  bétes 113 

Coap,  xvil.  —  Physiognomonie  décadente  ....  1 19 


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