co
» .1^
'#■
f ^
•^ï^'
^"H^SS^':. '^
5^*
[^j'JiMÉiw'
^' '
i
*;^
V
$1' î**
fit, .
1
!ILL
G H
-HC1
Postai: \
Fri Jai
From:| |
PEB.QQL
TO. W
ROBARTS
Sub iect s
NOTRE D
PRETS ENTRE BIBLIG
CITE UNIVERSITAIRE
COULD YOU GIVE US
POUR HERMON, ELLA
3AINT-P0L-R0UX
•IN.
-?
LA GUESTION AGRAÏR
PARIS, ALCAN^ 1910
VERï UTLAS
OBgHI- R871Q ROBA 1
%.«'^,
mm
LA
QUESTION AGRAIRE
EN ITALIE
LE LATIFUNDIUM ROMAIN
Digitized by the Internet Archive
in 2009 witli funding from
Univers ity of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/laquestionagrairOOsain
R'ai
%
LA
QUESTION AGRAIRE
EN ITALIE
LE LATIFUNDIUM ROMAIN
PAR
PAUL ROUX
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES
108, IlOULEVARD SAINT- GERMA IN, 1 0 S
1910
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
LA
QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
LE LATIFUNDIUM ROMAIN
AVANT-PROPOS
La question agraire se pose de nos jours dans
bien des pays. Il semblait qu'au xx* siècle l'ère
des jacqueries fût close et voici que chaque jour,
ici ou là, les masses rurales s'agitent et menacent
l'ordre établi. Tantôt c'est en Russie, tantôt en
Roumanie ; d'autres fois en Hongrie ou en Po-
logne. Toujours c'est l'Irlande qui souffre, qui
gémit et qui se dépeuple au profit du Nouveau-
Monde. En France même les vignerons se sou-
lèvent et le sang coule dans le Midi. Mais surtout
c'est en Italie où, depuis dix ans, les grèves agri-
coles se succèdent en se faisant remarquer par
leur durée et l'énergie avec laquelle elles sont
conduites qui n'a d'égale que la vigueur de la
défense de la part des propriétaires. Du Nord au
Midi les populations rurales crient la misère et
Roux. 4
2 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
s'ébranlent pour faire cesser leurs souffrances et
améliorer leur sort. La crise agraire devient de
l'autre côté des Alpes la préoccupation dominante
des hommes d'Etat et du public. Ses répercus-
sions dépassent même les frontières du royaume
puisque c'est à elle qu'est due l'émigration qui
peuple d'ouvriers italiens les chantiers de France,
de Suisse, d'Allemagne et des Etats-Unis, et qui
fonde dans la République Argentine comme une
autre nation italienne.
La question agraire a sans doute, suivant les
pays, des causes immédiates bien différentes, et
bien diverses sont aussi les solutions apparentes
qui peuvent y être apportées ; cependant on est
en droit de soupçonner, sous ces aspects multiples,
une cause générale et profonde.
Tout d'abord, on cherche, dans tous les pays, le
remède à la crise agraire dans une modification
du régime foncier ; on accuse la forme de pro-
priété en vigueur de ne pas être adaptée aux
conditions économiques et sociales du lieu et de
l'époque. La crise agraire résulterait donc d'un
défaut d'adaplation : retenons cela.
Remarquons en outre que les peuples qui
souffrent le plus profondément et le plus fréquem-
ment de troubles agraires sont des peuples appar-
tenant à des degrés divers, à la même formation
sociale : la formation comnmnautaire .
Au lieu de chercher à résoudre le problème de
l'existence par l'énergie individuelle et l'initiative
privée, ces populations s'appuient de préférence
sur la collectivité, sur la communauté soit du tra-
vail, soit de la propriété, soit de la famille, soit
AYANT-PROPOS 3
du clan, de la cité ou de lÉtat'. L'individu est
comme noyé dans le groupe, dans la ..commu-
nauté: il doit se plier à sa discipline, toute pas-
sive d'ailleurs, mais il attend d'elle protection,
secours et assistance dans toutes les circonstances
de la vie. Le communautaire est donc doué de
résignation et de passivité, mais il manque d'éner-
gie et d'initiative. Il redoute l'effort intense et
prolongé et ne se plie à un travail pénible que
sous l'empire d'une contrainte extérieure. Il est
égalitaire et exclusif : tous les membres de la
communauté ont les mêmes droits, mais hors de
la communauté point de salut. Le trait dominant
de son caractère est peut-être le manque de pré-
voyance : il n'a pas cette énergie morale qui fait
donner un long effort en vue d'un résultat loin-
tain; la communauté ne doit-elle pas subvenir à
tous ses besoins ? Il s'en suit que son agriculture
est arriérée et superficielle, ses méthodes de tra-
vail simplistes et routinières. Insouciant du len-
demain, il ignore l'épargne persévérante et par
suite n'arrive pas à constituer la richesse ; dé-
pourvu d'initiative et d'énergie, il est la victime
désignée des exploiteurs si l'appui de sa com-mu-
nauté vient à lui manquer. Habituellement com-
primé dans son groupe, il peut devenir un révolté
si la contrainte extérieure se relâche : c'est pour-
quoi les peuples communautaires sont souvent si
difficiles à gouverner et sont parfois des pépinières
l. Cf. Edmond Demolins, Comment la route crée le type social,
Firmin-Didot. On trouvera dans cet ouvrage la description des
principaux types sociaux et l'explication de leurs caractères dis-
tinctifs.
4 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
d'anarchistes ; mais il ignore la discipline volon-
taire et n'a ni l'esprit d'organisation, ni le sens
de la responsabilité. Il ne sait pas résoudre par
l'initiative personnelle et l'association libre les
difficultés de la vie ; par indolence ou incapacité
il recourt sans cesse à la communauté et sollicite
l'intervention de l'Etat pour régler par voie d'au-
torité même les affaires privées. Or ces interven-
tions sont inefficaces et nuisibles, nous aurons
occasion de le constater.
L'observation des sociétés et l'étude des lois
sociales démontrent, en effet, que chaque organe
social a sa fonction propre et que, non seulement
il ne peut pas suppléer l'organe voisin, mais
encore qu'il n'en saurait sans dommage usurper
la fonction. Les pouvoirs publics ne font pas ex-
ception à cette règle : ils ont à remplir certaines
fonctions bien déterminées correspondant à cer-
tains besoins de la vie collective. Ces besoins
varient évidemment suivant les temps et les lieux,
aussi le rôle des pouvoirs publics peut-il varier
dans certaines limites. Mais que la commune, la
province ou l'jitat franchissent ces limites ou
manquent à leur fonction propre, il y a malaise.
Ainsi, par exemple, c'est bien aux pouvoirs pu-
blics à constater le droit de propriété et à le pro-
téger en vue de maintenir l'ordre, mais ils ne
sauraient en aucune façon régler arbitrairement
la forme et le régime de la propriété qui sont
conditionnés par le mode de travail. Nous en trou-
verons un exemple bien net dans la province de
Home où la propriété privée existe en droit et
n'existe pas en fait parce que le sol est soumis au
AVANT-PROPOS S
pâturage, travail de simple récolte, et à une
culture rudimentaire qui n'exigent pas une appro-
priation permanente du sol. Des méthodes de tra-
vail dans lesquelles l'action de l'homme est peu
de chose comparée à l'influence de la nature s'ac-
commodent lort bien de la propriété collective :
c'est d'ailleurs ce qui favorise l'existen-je et la
conservation des communautés. La propriété s'or-
ganise donc en vue du travail ; mais cette adap-
tation n'est pas toujours parfaite ni instantanée
surtout à notre époque d'évolution et de transfor-
mations rapides : les formes juridiques et les
rapports sociaux peuvent être en retard sur les
méthodes techniques. C'est de là que provient la
crise agraire qui se manifeste d'autant plus in-
tense que l'adaptation est plus lente ou plus diffi-
cile.
Or, les communautaires ne songent pas ou du
moins ne réussissent pas à réaliser cette adapta-
tion par l'initiative privée ; ils recourent à la com-
munauté d'Etat dont les interventions sont
forcément lentes et rigides. Il n'est donc pas
surprenant que, chez les peuples appartenant à
un type social aussi peu souple, l'adaptation soit
malaisée et la crise agraire presque permanente.
C'est précisément pourquoi l'Italie offre à l'ob-
servateur un merveilleux champ d'étude puisque
la crise y est endémique et y revêt des formes
multiples. En Italie même, le territoire romain
présente un intérêt particulier car la question
agraire y apparaît à l'aube môme de l'histoire.
La première loi agraire qui ait été promulguée
à Rome date de l'an 486 avant Jésus-Christ ; la
6 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
dernière est de 1908. Entre le consulat de Spu-
rius Cassius et le ministère de M. Giolitti, les lois
agraires se sont succédé presque sans interrup-
tion aussi bien sous la République que sous
l'Empire, sous le régime pontifical que sous
le gouvernement actuel. Cette fécondité législa-
tive à propos de la propriété foncière est l'indice
d'un malaise évident, puisque l'intervention des
pouvoirs publics a été jugée fréquemment néces-
saire pour régler l'usage du sol, et le grand
nombre des lois prouve surabondamment qu'au-
cune d'elles n'a jusqu'ici mis un terme à ce ma-
laise. Actuellement une commission travaille à
en élaborer une nouvelle, qui sera la sixième ou
la septième promulguée depuis vingt-cinq ans.
La crise agraire existe donc dans les environs
de Rome depuis près de 2 oOO ans. Elle ne se
manifeste pas seulement par l'élaboration des
lois. Les anciens Romains ont vu l'émeute gron-
der sur le Forum et la guerre civile éclater entre
les partis : les Gracques en furent victimes. De
nos jours, on lit fréquemment dans les journaux
que les paysans d'un village ont envahi la pro-
priété voisine et s'en sont partagé les terres pour
les ensemencer ; si le propriétaire résiste et si la
force publique intervient, le conflit devient facile-
ment meurtrier.
Il y a donc encore actuellement dans la pro-
vince de Rome une crise agraire. Quelles en sont
les causes? Quel en pourrait être le remède?
Telles sont les questions qui se posent tout natu-
rellement et auxquelles nous voudrions essayer
de répondre.
AVANT-PROPOS 7
La crise agraire se manifeste ici par la lutte
pour la terre ; il s'agit de savoir pourquoi la
terre de ce pays ne nourrit pas les hommes qui
le peuplent. C'est seulement par une analyse
aussi exacte que possible de l'organisation de la
propriété que nous pourrons espérer découvrir les
causes du malaise, en examinant attentivement
si cette organisation est en harmonie avec les con-
ditions du travail, l'état social de la population et
les besoins de la société moderne.
Lorsque nous aurons déterminé les causes de
la crise agraire, nous verrons quels remèdes y ont
été proposés ; nous constaterons que l'interven-
tion des pouvoirs publics est actuellement néces-
saire, mais que cette intervention a des limites
bien précises et qu'elle est par elle-même ineffi-
cace si elle n'est pas secondée par l'action éner-
gique et persévérante des initiatives privées.
Nous serons amenés à conclure par cette affir-
mation devenue banale que la valeur propre de
l'homme, résultat de la formation sociale et de
l'éducation familiale, est le facteur dominant dans
les problèmes qui se posent devant l'observateur
des sociétés humaines. La prospérité, la supério-
rité sociales appartiennent aux individus et aux
peuples qui savent le mieux s'adapter aux condi-
tions du lieu et du temps pour maîtriser les
forces naturelles et en tirer les moyens d'exis-
tence les plus abondants pour favoriser l'essor de
la race.
Une étude monographique comme celle qu'on
va lire n'a d'autre but que de déterminer, par une
observation limitée mais .minutieuse, et par une
8 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
analyse détaillée et méthodique, les conditions
de la prospérité sociale dans une région donnée et
les causes qui y font obstacle, afin de permettre à
l'homme de la réaliser par les moyens que l'ex-
péri;mce reconnaît efficaces.
La science sociale n'a de raison d'être que si
elle permet, par la connaissance des lois sociales,
d'augmenter le bien-être des sociétés, d'atténuer
leurs souffrances et de les rendre prospères.
CHAPITRE PREMIER
LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM
Etat de la propriété dans la province de Rome.
— Les paysans de la province de Rome récla-
ment des terres à travailler et, si on ne leur en
donne pas, ils envahissent et labourent celles des
grands propriétaires. C'est là un premier fait que
nous constatons par la lecture des journaux ; il
en est un second que nous pouvons observer de la
portière d'un wagon : c'est que la campagne
est fort peu et fort mal cultivée, que les villages
y sont clairsemés, et même dans les environs de
Rome, dans la Campagne romaine proprement
dite, on n'aperçoit plus ni cultures, ni villages.
Ces deux observations rapides et superticielles
nous amènent à faire l'hypothèse que la petite
propriété doit être relativement peu développée
dans la région et que le paysan non seulement
ne peut pas aisément devenir propriétaire, mais
trouve difficilement à employer ses bras. C'est
bien, en effet, ce que va nous confirmer l'étude
de l'organisation de la propriété" dans la province
de Rome.
Consultons les statistiques de l'Enquête agraire ;
10 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
elles ont été publiées vers 1883, mais, de l'aveu
des personnes compétentes, elles sont encore
exactes en ce qui concerne l'objet de notre étude.
La province de Rome a une superficie de 1 200000
hectares, soit l'étendue de deux de nos départe-
ments français. La propriété foncière y présente
les caractéristiques suivantes :
NOMBRE
VALEUR des propriétés, des propriétaires.
Ensemble de la
propriété. . . 226 millions 111678 172 941
Grande propriété
(supérieure à
1 000 hectares). 105 — 188 249
Ces chiffres font ressortir l'importance et la
concentration de la grande propriété qui repré-
sente près de la moitié de la valeur totale de la
propriété rurale et est aux mains d'un très petit
nombre de personnes. Dans l'arrondissement de
Rome, la concentration est encore plus accentuée
puisque Ha propriétés supérieures à 1 000 hec-
tares valent plus de 83 millions, tandis que
47 427 propriétés inférieures à 1 000 hectares ne
valent que 57 millions. A Civitavccchia, 14 pro-
priétés valent 6 millions, les 1 432 autres attei-
gnent seulement la valeur de 3 millions et demi.
Si, avec l'auteur de l'enquête agraire, nous réser-
vons le nom de latifundia aux propriétés de plus
de 5 000 hectares, nous constatons qu'ils valent
62 700 000 francs, c'est-à-dire qu'ils représentent,
en valeur, plus de la moitié de la grande pro-
priété et 36 pour 100 de l'ensemble de la pro-
priété rurale dans la province de Rome. Il faut
LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM il
remarquer en outre que si la statistique, au lieu
d'indiquer la valeur des diverses catégories de
proprie'tés, indiquait leur étendue globale, les
chiflPres relatifs à la grande propriété seraient
beaucoup plus élevés, caries vignes, par exemple,
qui sont très morcelées et comptent dans la petite
propriété, ont une valeur bien plus grande que les
pâturages et les bois.
On voit par les chiffres cités plus haut que la
petite propriété occupe cependant une place
honorable dans la province de Rome'. Mais il
faut remarquer que la petite propriété est loca-
lisée dans les montagnes et dans les régions viti-
colcs comme les monts Albains et les faubourgs
de Rome. Dans ces régions-là, la question agraire
ne se pose pas puisque le sol est soumis à une
culture aussi intensive que le permettent les
conditions du lieu, et que les paysans y sont
propriétaires. Elle se pose au contraire dans la
partie nord de la province où des paysans prolé-
taires se trouvent en face d'immenses domaines
1. Nombre des propriétaires fonciers:
Au-dessus de 1000 hectares 249
De 1 000 à 500 hectares 228
— .500 à 251 — 422
— 2.50 à 101 — 850
— 100 à ol — 1329
— 50 à 26 — 2 42.=»
— 25 à 11 — 5544
— 10 à 1 — 61 297
— 100 ares à 51 ares 31 084
— 50 — à 26 — 28031
Au-dessous de 25 ares 41482
On voit combien est développée la très petite propriété puis-
que, dans un pays où les enfants sont très nombreux, sur
1 142000 habitants on compte 172 941 propriétaires.
12 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
soumis à une exploitation extensive. Elle se pose
dans la Campagne romaine dont les solitudes
semblent vouloir isoler la Ville éternelle du
reste du monde, et oii des milliers d'hectares ne
sont peuplf^s que de quelques bergers. Là, c'est
bien le lalifundmm qui domine et qui caracté-
rise le régime foncier. Par latifundium nous de-
vons entendre la gran le propriété soumise à une
exploitation extensive^ quel qu'en soit d'ailleurs
le possesseur : communes, œuvres pies ou parti-
culiers.
Les biens communaux dans la province de
Rome atteignent une valeur cadastrale de 13
millions de francs. Les communes de Nettuno,
Terracine, Sermoneta,Garpineto, Segni et Fileltino
possèdent chacune plus de 5 000 hectares ; trente
antres communes ont un patrimoine de 1 000 à
5 000 hectares.
Les œuvres pies (hôpitaux, paroisses, confra-
ternités) ont un revenu foncier d'environ 1 200 000
francs. L'hôpital San Spirito de Rome est un des
grands propriétaires de l'Agro romano. Jadis les
biens ecclésiastiques étaient beaucoup plus éten-
dus qu'aujourd'hui, car une grande partie en a
été vendue depuis une quarantaine d'années.
Parmi les particuliers, les propriétaires les plus
importants sont les princes romains, les Chigi,
les Ruspoli, les Rospigliosi, les Borghèse qui ont
IT) 000 hectares dans la Campagne romaine, les
Caëtani qui en possèdent plus de 30 000 dans les
Marais Pontins. D'autres propriétaires moins
illustres et parfois d'origine récente ont aussi de
vastes possessions.
LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM 13
Origine du latifundium. — Cela n'est pas un
fait récent que la prédominance de la grande pro-
piiété à culture exlensive dans les environs de
Rome. Les lois agraires Je la République romaine
avaient précisément pour but de fixer une limite
raaxiiiia aux possessions des familles patriciennes
et aux troupeaux qu'elles envoyaient sur les pâ-
turages publics. Dès les premiers siècles de Rome,
c'était une tendance des citoyens riches d'accapa-
rer à leur profit le territoire de ÏAger pubiicus et
les terres conquises sur l'ennemi. Si la question
agraire est presque aussi vieille que Rome, le
latifundium Test autant qu'elle. Cependant c'est
vers la fin de la République que les latifundia
prirent une extension considérable, lorsque Rome,
devenue puissante, eut abandonné l'agriculture
pour l'art militaire, lorsque les tributs des peu-
ples vaincus vinrent entretenir l'oisiveté des maî-
ties du monde, et lorsque le blé de Sicile et
d'Egypte assura la nourriture des citoyens- men-
diants qui formaient alors le peuple-roi.
La plèbe s'entasse alors à Rome, mais la cam-
pagne n'est pas déserte ; elle est seulement peu-
plée d'esclaves. Les champs sont transformés en
jardins et les fermes font place aux villas. Le Ro-
main ne va plus à la campagne pour y travailler,
mais pour s'y reposer; il n'y produit plus rien,
mais il y dépense beaucoup. C'est alors, et non
sans raison, que Pline reproche aux latifundia de
causer la perte de l'Italie : Latifundia peraidere
Italiam.
Mais le latifundium a survécu à la ruine de
l'Italie. Les tributs des nations conquises et le
14 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
blé d'Egypte prirent un jour la roule de Byzance
bientôt suivis des principales familles de l'aristo-
cratie, mais les latifundia ne furent pas morcelés.
Les Barbares vinrent qui ravagèrent le pays, in-
cendièrent les villas, détruisirent les aqueducs ;
après leur passage, le latifundium régnait comme
jadis sans partage sur la Campagne romaine.
Et pourtant ce fut une époque critique pour
Rome qui, privée des contributions des provinces
de l'empire, ne recevait pas encore les offrandes
et les aumônes qui bientôt allaient affluer vers
la capitale de la chrétienté et permettre à ses
habitants de reprendre leurs habitudes de vie oi-
sive et insouciante comme au temps des Césars.
Il y eut là quelques siècles assez durs à passer,
si durs même qu'on fut parfois contraint de pren-
dre la charrue et la pioche. Du vi* au vm*^ siècle,
on signale quelques essais de culture. Les papes
Zacharie et Hadrien, qui vivaient vers 750, fon-
dèrent même dans la campagne trois ou quatre
villages de cultivateurs appelés domuscultuœ. Ces"
villages disparurent bien vite et, aujourd'hui,
c'est à peine si on en peut indiquer l'emplace-
ment.
Au cours des siècles, les papes multiplièrent
les tentatives pour favoriser le peuplement de la
Campagne romaine et y développer l'agriculture.
Ce fut toujours en vain et, actuellement, cette
région est certainement moins peuplée et moins
cultivée qu'il y a deux mille ans.
Les circonstances politiques ont bien pu, en
effet, amener la formation des latifundia, mais
grâce seulement aux conditions favorables du
LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM 15
lieu. Par sa constitution géologique, la partie de
la province de Rome, qui s'étend du lac de Bol-
sena jusqu'à Terracine, est très riche en eaux
souterraines peu profondes qui entretiennent
dans le sol une humidité favorahle à la croissance
de l'herbe et qui donnent naissance à un grand
nombre de petites sources. Au printemps, il tombe
des pluies abondantes qui prolongent la végéta-
tion assez avant dans l'été, et, en octobre, de
nouvelles pluies font reverdir les prairies qui, en
raison de la douceur du climat, n'ont pas à redou-
ter la gelée. Ce pays est donc très favorable au
pâturage et en particulier au pâturage d'hiver, ce
qui supprime la difficulté de l'hivernage. Ici, la
nécessité de nourrir les animaux à l'étable pen-
dant la mauvaise saison ne vient pas contraindre
le pasteur à faire de la culture, ni même à récol-
ter et à emmagasiner des fourrages. Quant à la
sécheresse de Tété, il y échappe par la transhu-
mance dans les Apennins.
C'est un fait bien connu que, chez les Romains,
le bétail avait une grande importance. Les au-
teurs latins qui ont écrit sur l'agriculture indi-
quent toujours le bétail comme une des branches
de l'économie rurale qui donne le plus de profits.
Les patriciens possédaient d'immenses troupeaux;
il n'est pas étonnant qu'ils se soient enrichis cha-
que jour davantage, et qu'ils aient pu constituer
peu à peu les grands domaines latifundistes'.
1. De nos jours, l'art pastoral est une source d'enrichissement
et un moyen d'ascension. La plupart des fortunes de la bour-
geoisie romaine actuelle ont une origine pastorale.
16 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Pline décrivant la route qui conduit de Rome à
sa villa de Laurentium, dit qu'elle traverse de
vastes pâturages oij paissent de nombreux trou-
peaux de moutons, de chevaux et de bœufs.
Od conçoit bien comment l'art pastoral favo-
rise le latifundium à exploitation extensive ; il
faut, en effet, de grands espaces pour le parcours
des animaux dont la garde par ailleurs n'occupe
qu'un petit nombre de personnes. C'est ce qui
explique que la culture ait été abandonnée peu à
peu, et que la campagne se soit dépeuplée.
La situation ne s'est pas sensiblement modifiée
au cours des siècles, malgré les changements
nombreux et profonds qui ont affecté la vie poli-
tique et économique de Rome. C'est que la ma-
laria, en rendant la campagne inhabitable au
moins pendant l'été, a contribué à conserver le
pâturage extensif et le latifundium. Nous avons
vu que le sol de la province de Rome est riche
en eaux. Ces eaux sourdent à la surface et for-
ment des marécages si leur écoulement n'est pas
assuré. Or la main de l'homme s'est retirée de la
Campagne romaine le jour où l'art pastoral y eut
établi son empire exclusif. Rien d'étonnant donc
si on rencontre à chaque pas des eaux stagnantes
et de petites mares provenant des dernières
pluies. C'est dans ces mares que se développent
les larves des moustiques qui, par leur piqûre,
propagent le germe de la malaria. Cette maladie
qui se manifeste par des fièvres périodiques, est
due à un parasite qui vit dans le sang. Les mala-
riques sont anémiés, incapables d'un travail éner-
gique, et atteignent rarement à la vieillesse ; sou-
LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM 17
vent d'ailleurs ils meurent d'un accès de fièvre.
On conçoit que là où règne une pareille maladie
la culture soit à peu près impossible, et l'on voit
d'ici les conséquences que cela peut avoir sur
l'état social ; des auteurs anglais ont été jusqu'à
attribuer à la malaria la décadence de la Grèce et
de Rome. Sans nous attarder plus longtemps sur
cette question que nous étudierons plus tard en
détail a propos de la colonisation de la Campagne
romaine, remarquons que, si le latifundium, en
supprimant la culture, a favorisé le développe-
ment de la malaria, la malaria à son tour, en
rendant la culture impossible, a contribué à
maintiMiir le latifundium. Malaria et latifundium
sont deux alliés. Jusqu'ici leur alliance les a
rendu invincibles. Nous verrons au cours de cette
étude que l'une est déjà vaincue et que l'autre
est fortement menacé.
En résumé, si l'expansion militaire de Rome
a été la cause occasionnelle du développement du
latifundium, celui-ci a été favorisé et conservé
•par les conditions naturelles du lieu, par le pâtu-
rage et la malaria.
Voici donc deux faits : la question agraire et le
latifundium dont nous constatons la coexistence
dans la mf"^me région depuis des siècles. Som-
mes-nous en droit de dire que celui-ci est cause
de celle-là? Pas encore. Pour pouvoir formuler
légitimement une pareille conclusion, nous de-
vons analyser minutieusement les caractères du
latifundium et déterminer aussi rigoureusement
que possible les conséquences qu'il peut avoir sur
toute l'organisation sociale du pays.
Roux. 2
18 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Dans la province de Rome, le latifundium se
présente sous des aspects différents, suivant qu'on
le considère dans la Campagne romaine où n'existe
pas de population stable, ou dans la partie sep-
tentrionale de la province où se trouvent des vil-
lages clairsemés mais souvent importants. Il sem-
ble à première vue que les mêmes problèmes ne
se posent pas dans les deux régions : dans l'Agro
romano l'attention des particuliers et des pou-
voirs publics se porte surtout sur l'assainisse-
ment et la mise en culture, sur ce qu'on appelle
la bonification ; dans le Vitcrbois on se préoccupe
surtout des usages publics et des conflits entre
propriétaires et paysans. En réalité, nous verrons
qu'en dépit des apparences, le problème est bien
le môme partout : Comment augmenter la prO'
ducticité du sol pour nourrir des bouches chaque
année plus nombreuses. La question agraire est ici
avant tout et surtout une question de patronage
rural, de direction du travail agricole.
Cependant, comme la présence ou l'absence de
population stable est un tait qui n'est pas indiffé-
rent et qui donne aux deux régions une physio-
nomie bien distincte ; comme, d'autre part, il
importe d'éviter toute confusion, nous étudierons
successivement le latifundium dans la Campagne
romaine et le latifundium dans la région de Vi-
terbe.
CHAPITRE II
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO
Le lieu. — Les auteurs ne sont pas tous d'ac-
cord sur la délimitation delà Campagne romaine;
on doit entendre par là les environs de Rome, la
banlieue. Pratiquement on emploie aujourd'iiui
indifféremment les expressions Campagne de
Rome et Agro romano pour désigner le territoire
de la commune de Rome, qui s'étend sur 200 000
hectares. On oppose aussi la Campagne ou l'Agro
au Suburhio qui est la zone cultivée, située aux
portes mêmes de la ville, oii se trouvent des vi-
gnes et des oliviers et oii la propriété est très mor-
celée.
L'Agro romano s'étend au Nord presque jus-
qu'au lac de Bracciano, au Sud au delà d'Anzio,
à l'Ouest jusqu'à la mer et à l'Est jusqu'aux envi-
1. Cf. Werner Sombart, La Campagna romana, traduction ita-
lienne par Jacobi, Turin, Lœscher, 1891 ; Ghino Valenti, La
Campagna romana e il suo avvenire economico e sociale (Giornale
degli Economisti, 1893, vol. VI). — Il est peu de pays sur les-
quels on ait autant écrit que sur la Campagne romaine. Cf. De
Cupis, Saggio bibliografico degli scritti e dclle leggi suU'Agro ro-
mano, Rome, 1903.
ÎO LA QUESTION AGRAIRE EN ITALffi
rons de Mentana et de Tivoli ; les monts Albains
avec Frascati et Albano n'en font pas partie.
La Campagne de Rome n'est pas une plaine;
quoique son aspect varie un peu suivant les ré-
gions, elle présente dans l'ensemble un grand
nombre de petites collines de 40 à 130 mètres
d'altitude, disposées sans ordre et séparées par
des ravins, de petites vallées aux pentes rapides.
On estime qu'un cinquième seulement de l'Agro
romano est en plaine : vallées du Tibre et del'A-
nio et littoral de la mer. Tout ce pays est de for-
mation géologique récente : le sous-sol est consti-
tué par des sédiments pliocènes qui affleurent çà
et là. notamment au Monte Mario et au Vatican,
mais qui presque partout onl été recouverts par
les éruptions volcaniques des monts Sabatini, et
plus tard par celles des monts Albains. Les pro-
duits volcaniques qui constituent le sol actuel de
l'Agro romano portent le nom générique de tufs
et se composent de scories, de cendres et de con-
glomérats sableux irrégulièrement disposés et
présentant une structure très variable. Quoique
la composition de ces terrains varie d'un point à
un autre, ils sont en général assez bien pourvus
d'acide phosphorique et d'azote, mais ce qui nuit
à leur fertilité dans bien des cas, c'est leur faible
profondeur. Dans les vallées et les dépressions le
sol arable atteint jusqu'à un mètre, mais sur le
sommet des collines l'érosion a réduit souvent
son épaisseur à quelques centimètres; parfois
même la roche est mise à nu par les pluies, lors-
que les labours ont ameubli le sol pendant plu-
sieurs années. Aussi une étendue considérable de
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 21
la Campagne romaine doit-elle rationnellement
rester en pâturage gazonné sous peine d'iêtre ré-
duite à l'état de roche ïitérilc. Le gazon ne suffit
même pas à retenir la terre sur les pentes trop
rapides des collines et des ravins ; le sol désagrégé
par le pied des animaux est entraîné à la pre-
mière pluie ; dans ces cas-là on préconise le reboi-
sement.
La connaissance de la nature des terrains nous
permet déjà de supposer que la Campagne ro-
maine est favorable au ;)dmy«^^ ; le régime des
eaux et le climat viennent encore renforcer cette
aptitude à la production de l'herbe. Il n'y a qu'un
seul grand fleuve, le Tibre et son affluent l'Anio,
l'un et l'autre sujets à des crues fortes et rapides.
Ce sont les limons déposés par eux qui rendent
leurs vallées si fertiles; ce sont aussi les détritus
charriés par eux et déposés par le Tibre à son em-
bouchure qui ont provoqué la formation des
étangs littoraux de Maccarese et d'Ostie. Mais il
y a dans l'Agro romano un nombre infini de petits
cours d'eau qui s'enflent démesurément à l'époque
des pluies et qui ont cette particularité de n'être
jamais à sec. Enfin, partout on trouve des sources,
des puits, des suintements d'eau. Le terrain très
poreux de sa nature forme éponge et absorbe une
grande quantité d'eau pendant la saison plu-
vieuse. On attribue d'ailleurs la richesse en eaux
de la Campagne romaine à des inliltrations pro-
venant des lacs de Braccianoet d'Albano qui sont
situés à une altitude assez élevée. Cette humidité
est aussi entretenue par des pluies abondantes et
fréquentes en automne, en hiver et au printemps;
22 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
malgré la chaleur de l'été, la sécheresse ne se fait
pas sentir avant le mois de juillet et dès la tin
de septembre l'herbe commence à reverdir.
Comme, d'autre part, la température est très
douce et que les fortes gelées sont rares, la végé-
tation, quoique ralentie, n'est pas arrêtée pendant
l'hiver. Ce sont là des conditions très favorables
au pâturage.
Malheureusement l'abondance des eaux est
aussi une cause d'insalubrité, car elles s'accumu-
lent et séjournent dans les fonds et les dépres-
sions d'oii elles ne peuvent pas s'écouler naturelle-
ment, faute d'une pente générale dans le relief du
sol. Elles forment donc des flaques et des mares
qui, en été et en automne surtout, sont des
foyers de malaria. Cette insalubrité est un obsta-
cle au peuplement et par suite à la culture.
Bien qu'il existe des forêts très étendues sur le
littoral et que les plantes les plus variées, depuis
les céréales jusqu'à la vigne et l'olivier, puissent
réussir dans la Campagne romaine, celle-ci, dans
son état actuel, peut être considérée comme
une steppe, steppe longtemps intransformable à
cause de la malaria, mais qui aujourd'hui, grâce
au progrès de la médecine, peut être transformée.
L'intransformabilité du lieu a été la cause pre-
m,ière de la. crise agraire dans la Campagne de Home :
une grande ville se trouve entourée d'une ban-
lieue incapable de subvenir à ses besoins; un
vaste territoire reste impropre à la culture et au
peuplement au pied de montagnes surpeuplées
dont les habitants n'ont chez eux que des moyens
d'existence insuffisants et doivent passer les mers
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 23
pour gagner leur vie. Mais la crise est devenue
plus aiguë, le malaise plus grand et l^s protes-
tations se sont fait entendre plus vives et plus
amères du jour oii la transformation est devenue
possible et ne s'est pas faite. Pourquoi ne s'est-
elle pas faite encore ? Quels sont les maux contre
lesquels on proteste? C'est ce que l'étude des do-
maines de l'Agro romano va nous apprendre.
Le « MERCANTE Di CAMPAGNA » . — Nous avous in-
diqué comment le pâturage et la malaria étaient
les véritables causes de l'existence du latifundium.
Kn fait, les 200 000 hectares de la Campagne de
Rome appartiennent à quatre cents propriétaires ;
mais parmi ceux-ci il en est un certain nombre
dont les domaines s'étendent sur plusieurs mil-
liers d'hectares.
D'après Sombart\ huit latifundistes se parta-
gent à eux seuls la moitié du pays, soit plus de
100000 hectares. « De ces huit propriétaires,
quatre possèdent plus de 10 000 hectares chacun
et occupent une superficie de 72 000 hectares. 11
y a en outre treize propriétés de 2 000 à 5 000
hectares qui couvrent une superficie de 40 416
hectares. » Ainsi donc vingt et un propriétaires
se partagent les trois quarts de l'Agro romano. A
cet égard la situation n'a pas changé depuis le
milieu du xvn* siècle, ainsi qu'en fait foi le plus
ancien cadastre qui ait été dressé pour la Campa-
gne romaine, en 1660. Cette stabilité s'explique
i. Op. cit., p. 69.
24 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
par la qualité des propriétaires : en 1873, la pro-
priété foncière se répartissait ainsi :
• Biens de l'Église 22 pour 100
Œuvres pies 8 —
Majorais 30 —
Propriétés libres 40 —
Depuis l'aliénation des biens ecclésiastiques, la
mainmorte est réduite aux biens des œuvres pies,
et depuis l'abolition des fidéicommis la propriété
privée est complètement libre. Cependant ce sont
encore les princes romains qui sont les princi-
paux propriétaires de l'Agro romano. Ils sont peu
nombreux et tous apparentés entre eux; si une
famille s'éteint, c'est un parent qui hérite de ses
biens et en relève le nom. En réalité, ces familles
princières, presque toutes d'origine népotique,
forment une sorte de communauté dans laquelle
restent les propriétés. A Rome on attache d'ail-
leurs un grand prix aux immenses possessions
terriennes qui, outre les satisfactions de la vanité,
procurent des revenus élevés et sûrs. Aussi les
ventes de domaines sont-elles extrêmement rares
et la valeur de la terre est-elle presque impossi-
ble à déterminer.
On suppose bien que ces propriélaires sont ah-
senléistes. Pendant cinq mois de l'année, la fièvre
rend la campagne inhabitable pour tous ceux que
la nécessité de gagner leur pain quotidien n'oblige
pas à affronter la malaria. Aussi le propriétaire
romain ne séjourne-t-il jamais sur ses terres,
même en villégiature ; ses villas sont aux portes
de Rome ou dans les monts Albains. C'est d'ail-
leurs un urbain qui n'entend rien à l'agriculture,
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 2o
n'a aucun goût pour la vie rurale et visite rare-
ment ses propriétés. Il est même étrange 'de voir
cette indifférence pour les choses de la campagne
s'allier à l'amour des vastes possessions terriennes.
Jadis, au xviii* siècle, les grands propriétaires
faisaient valoir leurs biens par l'intermédiaire
d'un administrateur; plus tard, lorsqu'au com-
mencement du XIX* siècle la culture du blé, de-
venue très rémunératrice, se développa davantage,
le fermage devint la règle générale.
« Les ancêtres des « mercanti di campagna »
actuels étaient de simples pasteurs qui descen-
daient des montagnes avec leurs troupeaux pour
hiverner dans la Campagne romaine, suppor-
tant toutes les fatigues et toutes les peines de la
vie nomade. Certains richards qui aujourd'hui
parcourent le Corso et font stationner leurs
voitures devant les portes de Montecitorio ne
pourraient suspendre aux murs de leurs salons
trois ou quatre portraits d'ancêtres sans retrouver
le pasteur, sans évoquer le souvenir de la vie bu-
colique de l'aïeul guidant un troupeau entre les
Abruzzes et la Campagne romaine...
« Le riche fermier d'aujourd'hui veut paraître
civilisé à tout prix; il a voyagé, autant du moins
que cela est nécessaire pour dire qu'il a vu le
monde ; il parle péniblement une ou deux langues
étrangères et introduit dans le dialogue des mots
français ; il orne sa demeure avec un luxe pom-
peux et voyant, sans réussir à y créer le confort
et sans arriver à la rendre commodément habi-
table. 11 a des chevaux de course et promène dans
les rues de Home les plus beaux équipages ; il
26 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
donne de temps en temps de grandes fêtes, passe
Tété dans une ville d'eaux à la mode (jamais sur
sa ferme), s'occupe ou prétend s'occuper de poli-
tique, se fait élire au Parlement ou au conseil
municipal ; en un mot, il mène la vie du « signore »
italien ^ »
On voit que ce fermier semble s'occuper fort
peu d'agriculture. En effet ce n'est pas un fer-
mier-cultivateur, c'est un raercante di campagna,
un marchand de campagne, un fermier général,
un commerçant beaucoup plus qu'un cultivateur.
Souvent d'ailleurs il afferme plusieurs domaines
et, à cet égard, on a pu noter, au cours du xix''
siècle, une concentration très marquée du fer-
mage. Sombart estime que, vers 1890, une di-
zaine de fermiers se partageaient la moitié de
l'Agro romano et que leur nombre total ne dé-
passait pas une centaine. Souvent même le fer-
mage des immeubles ruraux n'est qu'une partie
de leurs affaires ; certains ont des entreprises de
toute nature et s'occupent d'opérations de Bourse.
Les aptitudes commerciales leur sont beaucoup
plus nécessaires que les capacités techniques.
Voici, en effet, de quelle façon le fermier mène
son exploitation. S'il y a des bois sur le domaine,
il vend les coupes sur pied à un fabricant de
charbon ou à un marchand de bois ; il afferme à
tant par tête à des bergers venus de la montagne
le pâturage sous les arbres. Il vend de même
le foin sur pied à des marchands de fourrages qui
se chargent de clore le terrain qui leur est réservé
1. W. Sombart, LaCampagna romana, p. 85.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 27
et de faire récolter l'herbe avant la Saint-Jean ; à
partir de cette date, le terrain doit êlîe rendu
au libre parcours des pasteurs. Ceux-ci afferment
le pâturage pour une année, sur une étendue dé-
terminée, au mercante di campagna, qui n'a qu'à
encaisser le prix convenu. Le fermier ne s'occupe
pas non plus directement de la culture ; il traite
avec un sous-entrepreneur qui doit lui fournir la
main-d'œuvre constituée par des journaliers em-
ployés et payés à la journée et par des colons qui
reçoivent une certaine étendue de terres à semer
en céréales contre redevance du tiers ou de la
moitié du produit. Les travaux de culture s'exé-
cutent sous la direction d'un préposé du patron,
\q fattore^, tandis que le capoccia est chargé des
bœufs de labour. Lorsqu'il y a des animaux d'éle-
vage, ceux-ei sont confiés à un employé spécial
relevant, comme les autres, directement du pa-
tron ou de son représentant. On voit que la di-
rection technique est ici réduite à son minimum :
les méthodes sont traditionnelles et primitives,
et chaque branche de l'exploitation est autonome.
Il importe beaucoup plus au fermier de bien se
faire payer ses sous-locations et de bien vendre
ses produits que d'augmenter et d'améliorer sa
production : le nom de mercante di campagna est
donc bien trouvé.
Il faut d'ailletirs noter que ce type de grand
fermier général a aujourd'hui à peu près disparu
i. Ce fattore n'est {^uère qu'un contremaître, à la différence du
fattore toscan qui est un vrai régisseur dont l'autorité s'étend
sur toute l'exploitation du domaine.
28 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
par suite de l'extension du pâturage transhumant
aux dépens de la culture et de l'élevage des bo-
vidés, et par suite de la concentration des trou-
peaux. Le propriétaire loue ses terres directement
aux pasteurs transhumants.
1. — L'ART PASTORAL
Le PATURAGE ET LES BERGERS TRANSHUMANTS.
Jadis, on élevait sur chaque domaine des bœufs
et des chevaux qui paissaient toute Tannée dans la
Campagne de Rome. Mais aujourd'hui les infati-
gables petits chevaux romains et les bœufs à
grandes cornes ont disparu devant les brebis des-
cendues des Apennins. Tandis qu'en beaucoup de
pays, le nombre des moutons est en décroissance
et que les bêtes à laine cèdent souvent la place
au gros bétail, le contraire se produit ici. 11 ne
faudrait pas en conclure à une régression de
l'agriculture. Bœufs et chevaux vivent à l'état
libre, uniquement du pâturage comme les brebis:
c'est de l'élevage extensif dans l'un et l'autre cas.
Il est assez naturel que ce soit l'animal qui s'ac-
commode le mieux de cette méthode d'exploita-
tion qui élimine les autres ; c'est précisément le
cas de la brebis qui est élevée ici, non en vue de
la boucherie, mais pour la production du lait. La
brebis a d'ailleurs sur le bœuf l'avantage de pou-
voir fuir, par la transbumance, la brûlante séche-
resse de l'été qui cause parfois une grande mor-
talité parmi les animaux qui restent dans l'Agro
romano où la nourriture peut venir à manquer
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 29
complètement. De tout temps la transhumance a
existé entre la province de Rome et les montagnes
de l'Apennin, mais c'est seulement à la fin du xix*
siècle qu'elle a pris son développement actuel.
On se rappelle encore le temps oii les bergers
de rOmbrie et des Marches n'osaient pas dépas-
ser le pied du Soracte, d'oii ils contemplaient
avec effroi la Maremme, pays de la fièvre et de la
mort. Un jour vint cependant oii il leur fallut
affronter ce pays redoutable lorsque les progrès
de la culture dans les Marches et en Ombrie eu-
rent fait disparaître dans ces provinces les jachères
et les pâturages d'hiver. Ce furent les bergers de
Visso, dans l'Apennin ombrien, qui, sous l'empire
de la nécessité, envahirent les premiers la rive
droite du Tibre en offrant pour le pâturage des
prix de location si avantageux que les fermiers
réduisirent, puis supprimèrent le gros bétail. Les
Abruzziens firent de même sur la rive gauche et
la brebis prit ainsi possession de toute la Cam-
pagne romaine jusqu'au littoral de la mer.
Pourquoi les pasteurs peuvent-ils offrir des
prix de ferme qu'on n'aurait pas osé espérer jadis?
Ici nous relevons une répercussion assez inatten-
due (Je l'émigration sur l'art pastoral. Nous sa-
vons que la brebis est exploitée pour son lait qui
sert à fabriquer un fromage dénommé pecorino
(de ppcora, brebis) de saveur très piquante, qui
est très apprécié des Italiens. C'est un fromage
qui se conserve bien; aussi peut-il supporter les
longs voyages, et c'est pourquoi il est 1res demandé
en Amérique oii, comme on sait, il y a de nom-
breux émigrants italiens. Ces émigrants sont pré-
30 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
cisément originaires des montagnes de l'Italie
centrale d'où descendent les pasteurs ; ils passent
les mers parce que leur pays est trop pauvre pour
les nourrir. On peut donc dire sans paradoxe que
la prospérité actuelle de l'art pastoral transhumant
est due à la pauvreté du lieu où il s'exerce pen-
dant l'été. La misère d'aujourd'hui peut être une
cause de richesse pour demain ; nous avons pu
constater, en effet, que l'émigration en Amérique
a pour résultat non seulement la prospérité ma-
térielle, mais le relèvement social de certaines
populations. La livre de pecorino a passé en dix
ans de 1 fr. 50 à 3 francs ; ceci nous explique que
les fermages aient doublé, que le pâturage appa-
raisse comme le meilleur mode d'exploitation de
l'Agro romano et que les propriétaires qui voient
augmenter leurs revenus sans se donner de peine,
nient la nécessité et l'opportunité de modifier leur
système et de faire des améliorations coûteuses
et aléatoires. Ce raisonnement ne manque pas de
justesse et on ne saurait l'écarter sans examen.
On comprend que, devant les profits que donne
le pâturage à brebis, les cultures se soient beau-
coup réduites ; on constate môme que certains
domaines sont aujourd'hui exclusivement en pâ-
turage. Dans ces conditions, le mercante di cam-
pagna devenait un rouage inutile ; aussi a-t-il
disparu, comme tous les organes inutiles, bien
que nous soyons ici dans un milieu très tradition-
nel, peut-être même routinier, ce qui est une
preuve plus forte de la rigueur des lois sociales.
Il est, en effet, très simple et plus avantageux
pour le propriétaire de traiter directement avec
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 31
un pasteur qui lui loue toute sa ferme pour plu-
sieurs années. L'opération est encore simplifiée
par la concentration des troupeaux. Autrefois
beaucoup de montagnards posséilaient cent, deux
cents brebis ; ils s'associaient pour louer un pâ-
turage, mais ne pouvaient cependant afferuier
qu'une étendue restreinte ; en outre, ils n'étaient
pas toujours très solvables ; le fermier général
jouait donc le rôle d'intermédiaire utile en répar-
tissant le terrain du domaine entre les bergers,
en les choisissant et en prenant à son compte
tous les risques vis-à-vis du propriétaire. Mais il
s'est produit de la sorte une sélection entre les
petits pasteurs ; beaucoup se sont endettés et ont
été peu à peu expropriés par le mercante di cam-
pagna qui a réuni en sa possession tous ces petits
troupeaux et en a constitué une ïnasseria de 2 000
à 5 000 tètes qu'il a vendue ou bien qu'il a exploi-
tée en régie au moyen de salariés ; il est alors
devenu pasteur, propriétaire de brebis, mais a
cessé d'exister en tant que véritable mercante di
campar/na. D'autres petits pasteurs n'ont pas été
évincés de la propriété de leurs troupeaux ; au
contraire, ils se sont enrichis, ont augmenté leur
branco qui, avec le temps, est devenu une 7nasse-
ria qu'ils exploitent en alYermant des domaines en
pâturage. Eu somme, les vingt dernières années
ont marqué une simpli/îcatio7i dans le travail et une
tendance très nette vers la spérÀalisalion dans l'art
pastoral transhumant en vue de la production du
fromage. Au point de vue économique et finan-
cier, il y a certainement progrès sur l'âge précé-
dent.
32 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Ce phénomène de concentration a eu les mêmes
conséquences que dans l'industrie : il a diminué
le nombre des patrons indépendants et a augmenté
celui des salariés ; mais il semble qu'il ait été
favorable à ces derniers. Les bergers qui, autre-
fois, outre la nourriture, touchaient 8 francs de
salaire mensuel, en reçoivent aujourd'hui 24. Le
grand atelier, en augmentant les bénéfices du
patron, a permis une amélioration du sort des
ouvriers. De tous les travailleurs de TAgro ro-
mano les bergers sont les plus indépendants et les
mieux traités ; ils n'ont pas le souci du lendemain,
puisqu'ils sont engagés à Tannée et qu'en fait ils
restent souvent au service du même patron jus-
qu'à leur mort. Pour nous rendre compte de leur
existence il nous faut les visiter dans leur princi-
pal atelier de travail qui esl la Campagne romaine,
puis observer ensuite l'organisalion de leur foyer
familial et de leur propriété dans le village de
montagne d'où ils sont originaires.
Un dimanche matin, nous prenons le train
pour Lunghezza, domaine du duc Grazioli, situé
sur la ligne de Tivoli, à une quinzaine de kilo-
mètres de Rome, dans le voisinage de l'ancienne
Collalia. A la station débarque une légion de
chasseurs d'alouettes ; la chasse est une des pas-
sions du Romain, elle est libre dans toute la cam-
pagne*. Bientôt nous rencontrons les moutons.
1 . Pour soustraire ses terres à la chasse banale, il faut les clore
d'un mur ou d'un treillage de 2 mètres de haut : il n'y a que
les réserves royales de Castel Porziano qui soient dans ce cas.
Lors des dernières élections, en mars 190a, le duc Caëtani, grand
propriétaire mais candidat, a déclaré qu'il n'accorderait pas
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 33
Cet hiver ils sont en piteux état, car il fait froid
depuis plusieurs semaines, l'herbe a gelé et la
saison est en retard : bien que nous soyons à la
fin de février, le pâturage ne commence pas en-
core à reverdir. On distribue bien aux brebis un
peu de foin, mais avec parcimonie, car il est rare
et fort cher ; aussi constate-t-on partout une
grande mortalité dans les troupeaux.
Plus loin nous apercevons la cabane des ber-
gers : c'est une grande hutte circulaire de 10 à 12
mètres de diamètre, de 15 mètres de hauteur,
coiffée d'un toit pointu ; la charpente est en bois,
les parois et la couverture sont de paille et de ro-
seaux. D'un côté s'étend un parc clos où se fait la
traite; il communique avec la cabane par une
porte faisant face à l'entrée. Aux abords de la
hutte se trouvent les charrettes qui servent aux
transports, les caisses pour les fromages et les
barils pour l'eau ; à peu de distance paissent les
chevaux et les mulets. La cabane est construite
par les bergers; il leur faut une quinzaine de
jours pour installer complètement leur campe-
ment et ils sont obligés de recommencer tous les
automnes s'ils ne reviennent pas sur le même
ime minute de son attention à tout projet de loi qui tendrait ;i
restreindre la liberté de la chasse dans la Campagne romaine.
Le dimanche, tout Romain qui franchit les murs a son fusil en
bandoulière. Sur le littoral, lors du passa.L'e des cailles, lu
chasse est assez fructueuse ; on trouve aussi des bécasses dans
les bois et du gibier d'eau dans les étangs et les marais. Ce tra-
vail de simple récolte fournit des moyens d'existence à toute la
population de certains villages de montagne, dont les hommes
passent huit mois de l'année dans les plaines basses du littoral
où ils vivent exclusivement de la chasse. Le gibier acheté et cen-
tralisé par des courtiers est expédié à Rome et à l'étranger.
Roux. 3
34 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
domaine. Au centre de la cabane un trou entouré
de pierres constitue le foyer au-dessus duquel
pend une immense crémaillère tournante fixée à
l'arbre central de l'édifice qui sert à faire chauffer
le lait dans un grand chaudron ; la fumée s'échappe
à travers les roseaux de la toiture. Tout autour
sont rangés les coffres où chaque homme serre ses
vêtements et ses objets personnels ; le long des
parois sont installées deux rangées de couchettes,
trente-six en tout ; c'est là que dorment les ber-
gers étendus sur la paille et couverts de peaux de
moutons. La peau de mouton leur sert ausbi à se
confectionner des pelisses et des cuissards qui leur
protègent les jambes contre la pluie, quand ils
sont à cheval, et contre les épines et les ronces
lorsqu'ils ont à traverser une haie ou un fourré.
Une ou deux tables, des seaux et quelques
chaises sculptées au couteau pendant les moments
de loisir, complètent l'ameublement.
Lorsque nous entrons, cinq ou six hommes très
proprement vêtus, car c'est aujourd'hui dimanche,
sont assis sur des caisses, autour de la cendre
chaude du foyer. Ils nous accueillent avec aisance
et cordialité et nous offrent du pain et de la ri-
cotta, sorte de fromage blanc cuit qu'on obtient
avec les résidus de la fabrication du pecorino. Ces
hommes sont les butteri, c'est-à-dire ceux qui
sont chargés des transports et qui conduisent les
charrettes. Il vont deux fois la semaine porter le
fromage à Home, vont chercher le bois et l'eau
qui sont parfois très éloignés, etc.. Il y a toute
une hiérarchie parmi les bergers : à leur lête est
placé le vergaro qui représente le propriétaire de
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMAXO 3o
la masseria, lequel habite Rome, et qui est res-
ponsable du troupeau. En ce moment, il est ma-
lade et est allé se soigner dans son village, à Gap-
padocia dans les Abruzzes ; il est suppléé par son
neveu, jeune homme alerte et intelligent, qui
nous fait les honneurs du campement. La masse-
ria, de 3 700 têtes, est divisée en plusieurs bran-
chi de 2o0 brebis chacun qui vont séparément au
pâturage, sous la conduite d'un berger; le soir,
tout le troupeau est réuni dans un parc en filets
de cordage oiî il passe la nuit sous la garde des
chiens et d'un berger qui couche dans une petite
roulotte. Outre les bergers et les butleri dont
nous avons déjà parlé, de jeunes garçons sont
employés aux menus travaux et servent d'aides
en attendant d'être promus bergers. Trente
hommes vivent ainsi dans la même cabane, sous
l'autorité du vergaro ; on se croirait dans une fa-
mille patriarcale si l'absence des femmes ne fai-
.sait de cette communauté un simple groupement
de travail. Les bergers sont nourris parle putron,
ils vivent de laitage et reçoivent du pain, de
l'huile, des oignons, du vinaigre, quelques
herbes et, aux grandes fêtes, du vin et de la
viande ; ils n'hésitent pas d'ailleurs à manger les
animaux qui meurent même de maladie conta-
gieuse. Je ne les connais pas sulfisamment pour
émettre un jugement sur leurs sentiments et leur
mentalité, mais, d'après les apparences, ce sont
de braves gens, simples, dignes et hospitaliers,
pas riches assurément, mais pas misérables d'as-
pect, courtois mais pas obséquieux. Us semblent
être assez religieux, car ils nous disent qu'ils oc-
36 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
cupent leurs soirées à réciter le chapelet en com-
mun, et ils demandent au franciscain qui vient
dire la messe à Lunghezza d'en avancer l'heure
pour leur permettre d'y assister tous avant de
conduire les brebis au pâturage.
La traite a lieu le matin à quatre heures et
le soir à cinq heures ; l'opération demande deux
heures chaque fois. Les bergers sont assis sous un
petit toit, où il y a dix-huit places, avec leur seau
entre les jambes ; les brebis sont réunies derrière
eux. Par un dispositif ingénieux, la brebis qui va
être traite entre dans un passage étroit oîj elle est
arrêtée par les épaules au moyen d'une sorte de
fourche de bois que l'homme lui passe sur le cou:
elle est alors bien placée, l'arrière-train face au
berger qui n'a qu'à prendre les trayons : lors-
qu'elle a donné son lait, on enlève le collier de bois,
elle part et est aussitôt remplacée par une autre.
La traite se fait ainsi très rapidement. On passe
ensuite à la fabrication du fromage, qui prend
environ trois heures, matin et soir.
Les brebis arrivent dans TAgro romano, en oc-
tobre, lorsque les premières pluies ont fait rever-
dir Therbe; elles y restent jusqu'à la fin de juin.
C'est alors qu'on prépare le départ: pour être sûrs
de ne rien oublier , les bergers ont coutume d'aller
camper pendant deux ou trois nuits à quelques
centaines de mètres de leur cabane avant de se
mettre en route. La longueur du voyage est très
variable; les bergers de Lunghezza se rendent dans
les pâturages de Cappadocia, entre Subiaco et
Avezzano, à trois jours de marche, mais d'autres
qui vont dans l'Apennin des Marches ou de
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 37
l'Ombrie, oat un voyage de douze à quinze jours.
C'est le sort, par exemple, des bergers de Testa
di Lèpre, propriété du prince Doria à 23 kilo-
mètres de Rome, sur la via Aurélia. Le fermier,
qui est propriétaire de la masseria, possède aussi
des terres en Ombrie; comme beaucoup de ses
semblables, c'est à l'art pastoral qu'il doit sa for-
tune, grâce à laquelle il a pu prendre à ferme plu-
sieurs domaines dansl'Agro romano et en acheter
dans son pays d'origine auquel il reste très atta-
ché. C'est donc ilans la montagne que la Cam-
pagne romaine recrute non seulement ses bergers
et ses ouvriers mais aussi ses patrons agricoles.
Ceux-ci font d'assez bonnes affaires, quoique les
fermages aient beaucoup augmenté : ainsi, pour
le domaine en question, le prix de ferme était, il
y a neuf ans, de 56 francs par rubbio (1 hectare
84) ; il est actuellement de 70 francs et le fermier
renonce à renouveler son bail parce qu'un concur-
rent a offert 100 francs. Les bonnes années, on peut
réaliser un bénéfice de 3o à 40 francs par hec-
tare; il est vrai qu'il y a à Testa di Lèpre, dans
la vallée de l'Arrone, des terres dulluvion d'une
grande fertilité qui, sans fumure, rendent, m'a-
t-on dit, jusqu'à trente pour un.
Les villages de pasteurs. — Quoique le pasteur
de brebis passe huit mois de l'année dans la Cam-
pagne romaine et qu'il y revienne tous les ans
pendant toute sa vie, il n'a aucune attache avec
le pays ; il y est toujours comme un étranger,
comme un nomade; il ne sait souvent pas oii il
campera l'hiver prochain puisque beaucoup de
38 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
locations se font pour l'année seulement; il ne
prend pas racine dans le sol, il ne fait qu'y pas-
ser comme ses brebis. Son vrai pays, c'est la
montagne, c'est le petit village où vit sa famille
et où il possède sa maison et son champ. Mais il
en jouit bien peu de son champ et de sa mai-
son, et la vie de famille n'a jamais pour lui qu'une
durée éphémère. C'est aussi dans la montagne que
l'élevage des brebis a pris naissance, il est une
conséquence des conditions du lieu et de la nature
des pâturages.
Pour étudier les villages de montagne qui en-
voient des émigrants dans la Campagne romaine,
nous allons établir notre quartier général à Su-
biaco, à l'Est de Rome, dans la vallée supérieure
de l'Anio. Le Sublaquois est situé sur les confins
de la Sabine et de la Ciociaria'. Les femmes y
portaient jadis un riche costume qui a disparu,
mais elles affectionnent toujours les couleurs '•
vives, portent encore sur le corsage des corsets
rouges, bleus ou noirs, ont au cou des colliers
de corail, et de longues boucles d'oreilles en or
leur pendent sur les épaules même pendant la
semaine. Elles se mettent sur la tète un chàle ou
une étoffe blanche pliée en carré et tombant sur
la nuque ; c'est la coiffure classique des Italiennes
représentées par les peintres. L'œil curieux de pit-
toresque reçoit ici pleine satisfaction, mais le
voyageur désireux de confortable n'en éprouve
1. C'est sons ce nom qu'on désigne le pays dont Frosinone est
le centre et dont les habitants portent comme chaussures les
ciocie, sortes de sandales en cuir souple retenues par des cour-
roies enroulées autour de la jambe.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 39
aucune. Il est impossible de trouver un gîte dans
les villages du pays ; tout au plus, dans de misé-
rables cabarets, peut-on avoir des œufs, du pain
et du fromage : fort heureusement les personnes
à qui nous étions adressé ont bien voulu nous
accueillir avec la plus cordiale hospitalité. Même à
Subiaco, petite ville d'une dizaine de raille âmes,
la principale auberge est des plus médiocres ;
pourtant le pays, très pittoresque, est visité par
des touristes attirés parles célèbres couvents fondés
par saint Benoit qui s'était retiré dans une gorge
sauvage tout proche de Subiaco. La ville s'étage
sur un rocher escarpé aux flancs duquel s'accro-
chent les maisons serrées les unes contre les au-
tres : il n'y a qu'une seule rue oii puissent passer
les voitures, les autres sont des escaliers ou des
montées rapides et glissantes oii circulent à grand'-
peine des ânes et où le piéton lui-môme doit
prendre quelque précaution s'il ne veut pas s'al-
longer sur le pavé. Nous sommes ici dans une ré-
gion 011 presque tous les transports se font encore
par animaux de bât. Le chemin de fer s'arrête à
Subiaco et la route suit la vallée; en dehors de \h
il n'y a que des sentiers étroits et montueux.
C'est un de ces sentiers que nous prenons poui'
nous rendre à Cervara. Ce sentier suit d'ailleurs
l'itinéraire le plus fantastique ; il prend plaisir à
gravir les crêtes les plus escarpées et à plonger
tout à coup au fond des ravins ; tour à tour on
patauge dans une boue fangeuse et bientôt après
on se meurtrit les pieds contre les pierres. En
quittant la ville, nous traversons des champs
plantés de vignes et d'arbres fruitiers au milieu
40 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
desquels sont disséminées des métairies, puis nous
cheminons ensuite à travers les rochers ; çà et là,
un petit champ suspendu au flanc de la montagne,
des broussailles qui ont la prétention d'être des
bois ; enfin, après quatre heures de marche,
nous atteignons Cervara, qui est bien dans la si-
tuation la plus sévèrement pittoresque qui se
puisse imaginer. Le village est dominé parles ruines
d'un vieux château au pied duquel s'accrochent
les maisons comme un essaim d'abeilles ; elles se
prolongent d'un côté en se serrant les unes contre
les autres comme pour s'abriter du vent ou se ré-
chauff"er mutuellement. Outre le chemin muletier
que nous venons de suivre, un sentier descend en
zigzag dans le fond de la vallée vers la station
d'Agosta, d'oii trois ou quatre fois par jour le sif-
flet de la locomotive monte comme un rappel de
la civilisation vers ce village isolé sur son roc.
C'est un chaos bien singulier que l'intérieur de ce
village: fouillis de ruelles tortueuses qui se cou-
pent et s'entre-croisent, descendent et remontent
en escaliers contournés, passent sous des arcs qui
contre-butent deux maisons voisines, s'engagent
sous des voûtes qui se prolongent en tunnels et
ménagent au promeneur toute une série de déni-
vellations. Pour croiser un passant il faut s'écra-
ser contre les murs, et si l'on rencontre un âne,
il n'y d'autre ressource que d'entrer dans une mai-
son tellement les rues sont étroites. Enfin, après
de longs détours, après des escalades essoufflantes
et des descentes glissantes, nous arrivons chez le
médecin à qui nous sommes adressé.
Chaque commune a son médecin comme elle a
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 41
son maire et son curé. C'est une sorte de fonc-
tionnaire, payé plus ou moins grassement sur les
fonds communaux, qui doit gratuitement ses soins
aux liabitants qui ne paient pas d'impôts, en réa-
lité à tout le monde. Les malades doivent payer
les médicaments, mais, en fait, il faut bien les don-
ner aux indigents sous peine de rendre l'assistance-
médicale inefficace. 11 ne semble pas que ce soit
une existence bien enviable que d'être médecin
à Cervara ; les ressources locales, intellectuelles
ou matérielles, sont nulles, et on est à quatre
heures de marche deSubiaco par un sentier mule-
tier. On doit mener là une vie tranqudle et somno-
lente de marmotte hivernante. Le service n'est
heureusement pas trop pénible, car tous les habi-
tants sont groupés au village ; il n'y a que quel-
ques rares maisons isolées. Le médecin a un mois
de congé pendant lequel il est remplacé aux frais
delà commune; il peut naturellement se faire
payer ses soius par les personnes aisées, mais dans
les pays de montagne c'est là une ressource illu-
soire et il faut se contenter des 2 000 francs alloués
par la commune.
C'est de Cervara qu'est originaire le propriétaire
de la maaseria que nous avons vue à Lunghezza,
c'est là aussi qu'il recrute une partie de ses ber-
gers, les autres sont de Cappadocia, sur le versant
oriental de la montagne. Cervara compte 308 fa-
milles formant un total de 1 631 habitants ; il y a
une cinquantaine de naissances pour 2o à 30 décès»
cependant la population n'augmente plus sensi-
blement, car dans ces dernières années beaucoup
déjeunes hommes se sont fixés à Rome ou dans
42 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
les Castelli (Tivoli, Frascati, Albano, etc..) où
ils sont employés dans les vacheries. C'est là un
effet du développement de la production laitière
dans les environs de Rome dû à l'accroissement
de la population de la capitale et à l'intensification
de l'agriculture en quelques endroits : l'émigra-
tion devient définitive et fournit une population
stable. Mais c'est encore Témigration périodique
qui domine de beaucoup ; les trois quarts des
hommes sont bergers, les autres descendent aussi
dans l'Agro romano pour la tonte des brebis, pour
les foins et la moisson, de sorte qu'^n mai et juin
il ne reste au village que les artisans, d'ailleurs
assez nombreux : on compte quinze cordonniers
et une dizaine de tailleurs. Je veux bien qu'on use
beaucoup de chaussures dans les rochers du pays,
mais comme on marche souvent pieds nus et qu'on
porte volontiers des vêtements rapiécés, j'imagine
qu'être tailleur ou cordonnier, c'est un peu une
façon de vivre de ses rentes sans passer pour un
bourgeois. Il y a aussi des menuisiers et des ma-
çons qui vont chercher du travail au dehors.
Cette émigration prouve surabondamment que
les moyens d'existence font défaut à la popula-
tion. Cela tient, d'une part, à la nature du sol où
les rochers tiennent une large place, et au climat
qui ne permet pas aux cultures arborescentes de
prendre une grande extension'. Dans le fond de
la vallée on voit des vignes et des oliviers en cul-
ture mixte avec les céréales ■ ; sur le plateau au-
i. Cervara est à plus de 1000 mètres d'altitude.
2. La culture mixte (coltura promiscua) est d'un usage général
;LE latifundium dans L'AGRO ROMANO 4:5
dessus du village se trouvent les champs à blé et
les pâturages'. Les pâturages et les bois commu-
naux couvrent environ 2 000 hectares', mais la
commune a droit de pâturage sur les terres en
jachère qui sont ainsi soumises à la vaine pâture.
De ce fait le droit de propriété subit une restric-
tion, car on ne peut ensemencer les terres qu'une
année sur deux; cependant la population s'étant
beaucoup accrue, la commune a autorisé les pro-
priétaires à semer sur leurs propres terres des
lentilles, des haricots ou des pommes de terre
pendant l'année jadis consacrée à la jachère. Il
en est résulté une diminution de la surface laissée
libre pour le pâturage, une diminution correspon-
dante du nombre des brebis qui viennent estiver
et une augmentation de la taxe de pâturage pré-
levée par la commune : cetle redevance, jadis de
20 centimes par tête, a été portée à 1 franc pour
les brebis étrangères, et à 60 centimes pour les
brebis des habitants. Autrefois il est venu jusqu'à
18000 brebis à Cervara; actuellement il n'en vient
plus que 7 000, qui séjournent do la mi-juin jus-
qu'en octobre-novembre.
Nous enregistrons ici une répercussion très nette
du mode de travail sur le régime de la propriété.
L'art pastoral domine et le droit de propriété
dans toute l'Italie centrale. Elle consiste à associer dans le
même champ une plante annuelle (céréale ou fourrage) avec une
plante vivace (vigne, olivier, mûrier). Le même sol porte ainsi
deux récoltes simultanées.
1. En 1908, on a récolté à Cervara 3 600 hectolitres de froment
sur 600 hectares, 1 200 hectolitres de vin sur 200 hectares en
culture mixte ; en 1907, 300 hectolitres de maïs sur 100 hectares ;
en 1908-1909, 200 hectolitres d'huilf.
44 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
s'adapte à ses exigences : en fait, le droit de pro-
priété privée ne s'exerce que pendant le temps né-
cessaire à la culture. La culture elle-même était
jadis limitée pour laisser le champ libre à l'art
pastoral et elle ne s'est étendue que sous l'empire
de la contrainte exercée par la surabondance du
la population ; avec elle s'est prolongée l'appro-
priation privée du sol qui est d'ailleurs absolue
pour les champs de la vallée plantés de vignes et
d'oliviers. Nous trouvons donc bien ici la confir-
mation de cette loi sociale que V appropriation du
sol a lieu dans la mesure imposée par la nature
du travail, et qu'elle est d'autant plus accentuée
que le travail doit être plus productif.
k. Cervara les femmes sont reines ; c'est à elles
qu'incombent tous les travaux, mais elles régnent
dans la maison et dirigent l'éducation des enfants.
C'est tout au plus si, pendant l'hiver, les hommes
reviennent passer trois ou quatre semaines chez
eux pour faire certains travaux pénibles ; en éh',
si le troupeau n'est pas trop loin, ils rentrent le
soir coucher à la maison.
La pjropriété est très morcelée, car, à la mort du
père, les enfants se partagent les biens également.
En général, chaque famille possède un âne et
parfois quelques bétes à cornes, mais les petits
troupeaux de brebis sont devenus rares. Malgré
l'exiguïté de leurs domaines les pasteurs de Cer-
vara sont prospères si on les compare à leurs voi-
sins, les émigranls agricoles, car ils peuvent
épargner à peu près tout leur salaire ; le territoire
fournit assez de blé et les impôts communaux sont
peu élevés, grâce aux revenus des bois et des pâ-
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMAND 4o
turages. La nourriture se compose de pain de fro-
ment remplacé parfois par la polenta dé maïs, de
viande de porc, de légumes, de haricots, d'huile,
etc.. On hoit habituellement du petit vin. Nous
verrons plus loin comment se nourrissent les ou-
vriers de l'Agro romano.
Dans cet intéressant pays de Subiaco il n'y a
pas deux villages qui se ressemblent. Tous en-
voient des émigrants dans la Campagne romaine,
mais chacun a sa spécialité : Saracinesco dont le
nom révèle l'origine sarrasine, fournit de modèles
les ateliers de Rome ; Camerata Nuova peuple de
ses chasseurs les forêts du littoral ; Canterano, où
nous irons tout à l'heure, envoie des journaliers,
et Rocca Canterano des familles de colons, sur
les fermes de l'Agro romano. Il n'est pas jus-
qu'aux villages de pasteurs qui n'aient chacun
leur physionomie propre : ainsi Jenne diffère net-
tement de Cervara.
Au sortir de Subiaco nous passons au pied de
la falaise où sont incrustés les trois couvents do
Sainte-Scolaslique et nous suivons, au fond de la
gorge sauvage où mugit l'Anio torrentueux, un
sentier de mulet qui conduit à Filettino, autre
village de pasteurs situé à l'extrémité de la vallée.
Mais nous n'irons pas jusque-là et, au bout de
deux heures de marche, après avoir croisé de
nombreux groupes de paysans qui se rendent à
Subiaco pour la fête de saint Benoit, nous arri-
vons à un sentier en lacets qui, sur la gauche,
escalade la montagne. Encore une heure d'ascen-
sion sous un soleil de mars déjà ardent et nous
arrivons sur la grande place de Jenne où s'élève
46 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
l'église, banal monument du xvii*^ siècle. L'an-
cienne église à demi-ruinée dresse son campanile
à l'autre extrémité du village, à pic sur la vallée \
On ne voit partout que des rochers au milieu
desquels quelques moutons cherchent leur vie,
mais, sur le plateau, on trouve les champs et les
pâturages qui appartiennent soit aux particuliers
soit à la commune. Les propriétés privées sont
soumises à la vaine pâture, ce qui oblige à un asso-
lement invariable : on cultive le maïs, puis le fro-
ment et on laisse le sol en jachère pendant deux
ans. Pour que la vaine pâture ne soit pas un droit
illusoire, il faut que l'ordre de succession des
cultures soit le même pour tous les champs d'un
même quartier. On voit Lien encore ici les restric-
tions que l'art pastoral apporte au droit de pro-
priété.
Il y a, à Jenne, des propriétaires libres et des
emphytéotes à trois générations relevant du cou-
vent de Sainte-Scolastique qui possédait jadis
presque tout le Sublaquois. La mense paroissiale
possède aussi 23 hectares cédés en emphytéose.
Cette forme de tenure subit une crise, car la loi
ne permet plus la constitution d'emphytéose pour
trois générations : toute emphytéose est aujour-
d'hui rachetable ; il s'ensuit que beaucoup de
propriétaires se refusent à en constituer dans la
crainte de voir une parcelle située au milieu de
1. C'est un caractère des Apennins d'avoir un profil très ac-
centué et des pentes très abruptes ; cela tient à l'âge géologique
récent de ces montagnes qui, datant de l'époque tertiaire, sou-
vent même du pliocène, n'ont pas encore subi une longue éro-
sion.
LE LATIFUiNDlUM DANS L'AGRO ROMANO 47
leurs biens s'affranchir et former une enclave in-
dépendante. 11 semble bien que la réforme intio-
duite par le code civil soit discutable si on consi-
dère l'intérêt du paysan qui, par Femphyléose,
est assuré de profiter de son travail et des amélio-
rations qu'il fait, et jouit pratiquement de tous
les droits du propriétaire sans avoir à débourser
de capital d'achat. On trouve à Jenne quelques
habitants aisés qui se sont enrichis dans le com-
merce du bétail, des peaux ou des laines. La com-
mune possède des biens estimés 800 000 francs ;
ce sont des bois très étendus et des terrains à
pâturag^e qui sont cultivés une année sur deux,
moyennant une redevance égale au quart du pro-
duit ; c'est un fermier général qui touche ces re-
devances et paie une somme fixe à la commune.
La culture des terrains à pâturage est évidem
ment due à l'accroissement de la population qui.
en 1871, comptait 1 o67 habitants répartis en 323
feux et qui, en 1908, en comptait 2 147 en 460 fa-
milles. Il en résulte un morcellement croissant de
la propriété, car le partage égal est ici la règle.
Les filles sont ordinairement réduites à leur dot
s'il y a un contrat de mariage en ce sens, sinon
elles viennent aussi à succession. Le testament
est d'un usage courant; les époux se donnent ré-
ciproquement l'usufruit de leurs biens; le partage
n'a donc lieu qu'à la mort du survivant et le fils
qui a pris soin des vieux parents reçoit générale-
ment un avantage. 11 y a quelques exemples d'in-
division entre frères parmi les pasteurs.
L'émigration est une nécessité pour les habi-
tants de Jenne qui ne trouveraient pas sur le
48 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
territoire de leur commune des moyens d'existence
suflBsants. On estime que les émigrants forment
la moitié de la population. Les quatre cinquièmes
d'entre eux sont des propriétaires de juments et
de vaches qui vont hiverner avec toute leur fa-
mille dans les environs de Nettuno sur le littoral.
Ces « carapagnoli », comme on les appelle, possè-
dent de 30 à 40 hêtes. Lorsque ces familles sont
dans la Campagne romaine, certains de leurs
membres gardent les animaux, les autres cher-
chent du travail dans le voisinage ; pendant ce
temps, leurs maisons de Jeune sont fermées et
les champs sont cultivés par des parents ou des
voisins, avec lesquels intervient un arrangement.
Certains campagnoli sont possesseurs de 300 à 500
brebis ; ils s'associent entre eux pour louer dans
l'Agro romano une « réserve », c'est-à-dire une
certaine étendue de pâturage dans un domaine.
On voit la différence qui existe entre les pas-
teurs de Jeune et ceux de Cervara ; les premiers
représentent encore l'ancien type du petit proprié-
taire de bétail, patron indépendant qui s'enrichit
quelquefois par l'élevage et le commerce : les se-
conds, par suite de la concentration des trou-
peaux, sont devenus de simples salariés. Dans le
premier cas le foyer suit l'atelier de travail, mais
la famille reste groupée ; dans le second cas il y
a séparation très nette et permanente entre le
foyer familial et l'atelier de travail des hommes :
la famille est divisée. Cette différence de l'état so-
cial à Jcnne et Cervara tient sans doute à la diffé-
rence du genre de bétail élevé : à Jeune ce sont
des chevaux et des vaches, dont l'élevage n'a pas
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 49
subi la même concentration que celui de la brebis.
Nous avons lieu de croire que la situation était
jadis à Cervara ce qu'elle est aujourd'hui à Jenne
et que Jenne finira par ressembler à Cervara par
suite de la sélection qui s'opère entre les petits
propriétaires de bétail, à moins que d'ici là les
conditions agricoles de l'Agro romano ne soient
modifiées. Déjà à Jenne, le nombre des bergers
salariés tend à décroître, car beaucoup de ceux-ci
cherchent à se fixer à Rome ou aux environs comme
gardes, vachers et même employés.
L'émigration pastorale n'est pas la seule que
nous constations à Jenne ; un certain nombre
d'hommes vont travailler aux vignes à Frascati où
ils prennent des habitudes différentes de celles de
leur pays dorigine. En mai, partent aussi de
Jenne des tondeurs de brebis et des femmes qui
vont épamprer les vignes dans les Castelli ro-
mani.
On voit, par ce que nous venons de dire, que la
crise agraire ne se fait pas sentir sur les pasteurs
transhumants qui s'accommodent fort bien du pâ-
turage extensif et du latifundium. Tout au con-
traire, c'est parce que l'exploitation des brebis a
pris une grande extension et est très avantageuse
qu'ils trouvent facilement des moyens d'existence
et que leurs salaires ont triplé en dix ou quinze
ans. Ces salaires, qu'ils peuvent épargner en tota-
lité, augmentent les ressources que la famille tire
de son petit domaine de la montagne et lui per-
mettent parfois de s'élever. Parmi les salariés
agricoles de l'Italie, le berger de l'Agro romano
occupe certainement une situation enviable. Si,
Roux. 4
50 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
parmi les pasteurs transhumants, le nombre des
petits patrons indépendants a diminué, le latifun-
dium n'y est pour rien : c'est un résultat de la
sélection naturelle qui est plus rapide et plus ac-
centuée à notre époque, par suite du développe-
ment des transports et du commerce.
Cependant rien n'est immuable et pour les pas-
teurs eux-mêmes on peut voir se dessiner la crise.
Leur population s'accroît et le nombre des places
de bergers est limité, comme aussi le nombre
des brebis que peuvent nourrir les pâturages
extensifs de l'Agro romano. Les moyens d'exis-
tence menacent d'être un jour insulfisants. Mais
la crise se trouve être .conjurée avant même d'avoir
éclaté par le développement de l'industrie laitière
aux environs de Rome : un certain nombre d'émi-
grants trouvent actuellement dans les vacheries
des emplois permanents qui leur assurent des
moyens d'existence stables. Nous avons là en
raccourci toute la question agraire dans la Cam-
pagne romaine et sa solution naturelle par la
transformation des méthodes de travail et l'exploi-
tation intensive du sol.
II. - LA CULTURE
L'émigration temporaire. — Si la situation des
bergers transhumants est à peu près satisfaisante,
on n'en saurait dire autant des émigranls culti-
vateurs.
Il y a vers la province de Rome un courant mi-
gratoire très intense qui se présente sous plusieurs
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO SI
aspects'. On peut distinguer une émigration d'hi-
ver de longue durée et deux émigrations d'été et
d'automne courtes, mais abondantes. Ces diverses
catégories d'émigrants ne se recrutent pas dans
les mf^mes pays. En octobre, novembre surtout,
arrivent des journaliers, embrigadés pour la plu-
part par des entrepreneurs de main-d'œuvre appe-
lés caporaux, et originaires des Marches et de
rOmbrie. Les Abruzzes, la Ciociaria, la Sabine
fournissent aussi un grand nombre d'ouvriers de
cette sorte, mais il y a parmi eux une plus forte
proportion de travailleurs indépendants et de
femmes. Les émigrants des régions les plus rap-
prochées : Ombrie, Sabine et Ciociaria, vont et
viennent plusieurs fois, durant l'hiver, entre leur
pays et la Campagne romaine. On estime à plus
de 30 000 les émigrants qui passent ainsi Ihiver
dans la province de Rome; parmi eux, 20 000 sé-
journent dans l'Agro romano et se divisent en
ouvriers agricoles (13 000), pasteurs (4 000), bû-
cherons (1 oOO) ; les autres trouvent du travail
dans les vignes des Gastelli romani, de Tivoli et
de Monterotondo.
En mai, les habitants des Marches, des Abruzzes
et de la Campanie commencent à retourner chez
eux et sont remplacés par des gens de TOmbrie,
de la Sabine, de la Ciociaria et du Yiterbois. La
zone de l'émigration se restreint et se rapproche;
mais, dans cette zone, l'intensité du mouvement
migratoire s'accentue; on estime, en effet, que les
1. Cf. Le correnti periodiche di migrazione inlerna in lialia du-
rante il 1905. Roma, 1907, publié par l'OflBce du travail.
o2 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
montagnes de la province de Rome fournissent
08 pour 100 des émigrants d'été, TOmbrie 29 pour
100 et les autres régions 13 pour 100 seulement.
Gela s'explique par la nature des travaux qui sont
de faible durée, mais exigent une main-d'œuvre
abondante : d'abord le sarclage des vignes qui oc-
cupe beaucoup de femmes, puis la fauchaison et
la moisson. Les statistiques évaluent à 3o 000 le
nombre des émigrants qui, en mai, juin et juillet,
s'ajoutent aux 26000 ouvriers présents au 30 avril,
mais il faut tenir compte de nombreux départs :
en mai et juin, les pasteurs, bûcherons et char-
bonniers regagnent tous leurs montagnes et sont
remplacés par les faucheurs qui seraient 13 000,
soit 22 pour 100 des émigrants, les moissonneurs
qui seraient au nombre de 30 000, soit 49 pour 100.
Il y aurait en outre 6 000 personnes occupées dans
les vignes et 11000 employées à des travaux di-
vers. Quant aux femmes, elles représenteraient
18,9 pour 100 du total des émigrants, mais pour
les travaux des vignes cette proportion s'élèverait
à 37 pour 100 et, si on tient compte seulement
des émigrants originaires des montagnes de la
province, elles constitueraient plus de la moitié
du contingent de l'émigration, oi pour 100. Il
faut remarquer que, pendant l'été, les travailleurs
engagés par les caporaux sont deux fois plus nom-
breux que les travailleurs libres; pour la moisson,
les ouvriers embrigadés représentent même les
six septièmes du total. Ceci encore s'explique par
la nature des travaux.
Dès que la moisson est faite et les battages ter-
minés, tout le monde fuit la malaria et regagne
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 33
la montagne, mais en octobre, outre les émigrants
d'hiver, descendent de la Sabine et de la Giocia-
ria des vendangeurs et des cueilleurs d'olives qui,
après un court séjour dans les pays viticoles, re-
tournent chez eux. Il y a, en somme, un inces-
sant va-et-vient entre les montagnes de la pro-
vince de Rome, d'une part, l'Agro romano et les
régions à cultures arborescentes, d'autre part.
Le fait de l'émigration a une importance capi-
tale pour l'étude de la question agraire dans la
Campagne romaine. Il prouve que l'Agro romano.
bien que soumis à une exploitation des plus ex-
tensives, a besoin d'une main-d'œuvre assez con-
sidérable, et ce besoin augmenterait beaucoup si
la culture devenait intensive; il prouve aussi
qu'il y a en Italie une foule de pays dont la po-
pulation surabondante, ou égard aux ressources
locales, doit chercher ailleurs des moyens d'exis-
tence*. Par suite des conditions de la propriété
ces émigrants ne peuvent pas se fixer dans la
Campagne romaine ; leur existence reste précaire
et incertaine. C'est là proprement ce qui constitue
ici la crise agraire.
Pour étudier comme il le mérite, le phénomène
de l'émigration, il faudrait observer chacun des
pays qui envoient es démigrants dans la Campa-
gne de Rome, en analyser les conditions sociales,
voir quels problèmes se posent devant les popu-
lations, comment et dans quelle mesure l'émigra-
1. C'est ce qu'établit fort bien la publication de l'Office du tra-
vail citée plus haut. Les courants migratoires ne se limitent pas
à la province de Rome, mais s'étendent, suivant la saison, à la
Capitanate, à la Lombardie, à la Basilicate, à la Sicile, etc.
34 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
tion y apporte une solution, et quelles répercus-
sions elle a sur les conditions locales. Un tel
travail nous entraînerait trop loin ; d'ailleurs
nous n'avions pas la possibilité matérielle d'éten-
dre nos observations depuis Rimini jusqu'à Ca-
serte ; il fallait nous limiter et nous nous sommes
borné à faire porter notre enquête sur une des
régions montagneuses qui, avoisinant la Campa-
gne romaine, ont avec elle des rapports inces-
sants et étroits.
A Cervara et à Jenne, outre les pasteurs, nous
avons déjà trouvé des éraigrants qui prennent
part aux travaux de culture, soit dans TAgro pour
les moissons, soit dans le Castelli pour les vi-
gnes. A Canterano nous allons trouver des émi-
grants d'hiver. Ce village se dresse sur une hau-
teur à quelques kilomètres à l'Ouest de Subiaco.
On y accède par une route carrossable, construite
aux frais de treize communes réunies en syndicat.
Cependant les voitures ne peuvent pas entrer
dans le village dont les ruelles sont trop étroites
et trop montueuses. C'est ici le même chaos de
maisons qu'à Cervara. Sur une place de quelques
mètres de large nous trouvons à côté de l'église
la maison de l'instituteur à qui nous sommes
adressé. C'est un indigène du pays qui compte un
cardinal dans sa famille; il a un frère prolesseur
à Rome, un autre médecin dans le voisinage, un
troisième est maire de Canterano. C'est un nota-
ble : son habitation est vaste, il possède des terres
et un moulin à olives, il fait aussi le commerce
des noix. C'est dans sa propre maison qu'il a
installé la salle d'école oii il instruit une quaran-
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 55
laine de garçons : les petites filles sont confiées à
une institutrice. Il me dit qu'il s'inquiète peu des
programmes et des horaires officiels, mais qu'il
cherche à adapter son enseignement à la vie et
aux besoins des paysans : lorsqu'il pleut, il pro-
longe les heures de classes; si le temps est beau,
il les abrège ; en été, il fait l'école de 6 heures à
8 heures du matin, car les parents ont besoin des
enfants pour garder les porcs et les chèvres, et
dans un pays où l'assiduité scolaire n'est qu'un
mot inscrit dans la loi, il faut s'ingénier pour
instruire les enfants. L'instituteur de Canterano
qui me semble avoir une culture supérieure à
celle de ses semblables, joue bien ici le rôle d'au-
torité sociale. Sa situation de famille renforce sa
qualité d'instituteur et il exerce une certaine in-
fluence sur les paysans auxquels il est dévoué: il
a organisé pour eux des prêts de livres et un dé-
pôt de journaux.
Ce qui distingue Canterano de Cervara et de
Jenne, c'est qu'il n'y a pas de pâturages et
que les cultures arborescentes y sont au contraire
assez développées. Dans le fond de la vallée, on
cultive le maïs chaque année sur le même sol et
les champs sont complantés de vignes. Un peu
plus haut, on trouve des oliviers entre lesquels
on sème du maïs, puis du froment et ensuite des
légumineuses. Tous les travaux se font à la main ;
on travaille la terre au moyen d'une lourde pio-
che {zappone)\ la bêche ne s'emploie que dans
les terrains fertiles. Quant à la charrue, elle est
pour ainsi dire inconnue. En fait d'animaux on
ne trouve que quelques vaches, des moutons et
56 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
des chèvres. La plupart des paysans vendent leui'
vendange aux cabaretiers qui sont naieux outillés
qu'eux pour la fabrication et la conservation du
vin ; les noix assez abondantes sont achetées par
des courtiers; il en est de même de Fhuile.
La propriété est extrêmement morcelée sur-
tout aux abords du village. Les oliviers sont entre
les mains des principaux propriétaires qui les
exploitent directement, car ces arbres représen-
tent un capital important dont il faut prendre
soin, mais qui rapporte beaucoup tout en exi-
geant peu de travail. Le sol arable est souvent
donné à moitié à un colon qui y cultive des cé-
réales. Quant aux terrains en culture mixte avec
la vigne, ils sont presque toujours possédés par
les paysans en emphytéose avec redevance égale
au quart ou au cinquième du produit et paiement
proportionnel des impôts. Faute d'argent, les
paysans n'affranchissent pas ces emphytéoses ; ils
n'ont d'ailleurs aucun intérêt à le faire puisqu'ils
jouissent pratiquement de tous les avantages de
la propriété.
La communauté familiale se maintient pendant
toute la vie des parents : les filles reçoivent une
dot en terre; les garçons restent dans la famille et
travaillent pour elle ; s'il survient quelque désac-
cord, ils s'établissent à part, cultivent la dot de
leur femme et cherchent du travail au dehors.
A la mort des parents il y a partage égal et en
nature : les maisons elles-mêmes sont partagées
et il arrive que certaines chambres sont grevées
d'un droit de passage au profit d'un voisin. Nous
sommes loin du home anglo-saxon ; cet état de
LE LATIFUxNDlUM DANS L'AGRO ROMAXO 57
choses fait naturellement le bonheur et la fortune
des hommes de loi.
Cent soixante familles se pressent dans les mai-
sons de l'étroit village dont le territoire ne suffit
pas à nourrir la population qui compte aujour-
d'hui un millier d'âmes. L'émigration est donc
une nécessité, mais comme le paysan est retenu
au pays par ses instincts communautaires et par
son petit lopin de terre, fruit du morcellement et
du partage égal, il n'émigre ni définitivement ni
très loin. Il va seulement jusque dans la Campa-
gne romaine passer quelques mois d'hiver et
gagner de quoi compléter les ressources que la
famille tire de son domaine. A Canterano, il n'y
a même que les jeunes gens et les jeunes filles
qui émigrent, mais cela n'en représente pas
moins près de la moitié de la population. Cette
année, il y en a près de 300 sur une ferme en
voie d'amélioration située un peu au Nord de
Rome où ils vont volontiers, car ils y trouvent
des logements convenables. Très rares sont les
ménages qui émigrent avec leurs enfants. C'est
au contraire la règle dans le village voisin de
Rocca Canterano où la population est beaucoup
plus nombreuse (2 400 hab.) et plus pauvre. Des
familles entières vont s'établir pendant dix mois
de l'année dans les cabanes de l'Agro romano
où elles cultivent le maïs et le froment en colo-
nage. Les salaires des émigrants, ou du moins
ce qui en reste à leur retour est versé dans la
caisse de la communauté et sert aux besoins de
la famille et au paiement des impôts. On est
frappé, quand on cause avec un paysan italien,
58 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
de l'importance qu'a pour lui la question des im-
pôts : c'est une sorte de cauchemar obsédant. Les
taxes sont en effet 1res élevées, eu égard à la ri-
chesse de la population rurale ; de plus, il faut
les payer en argent, or si le paysan arrive à vivre,
assez mal d'ailleurs, en se nourrissant chiche-
ment des produits de son domaine, il lui est beau-
coup plus difficile de se procurer du numéraire,
d'abord parce que ces produits sont souvent in-
suffisants pour Tentretien de sa famille, ensuite
parce que, dès qu'il s'agit de vendre, il est en
général exploité par les courtiers: son incapacité
éclate ici au grand jour et toute sa finesse, sa mé-
fiance et sa ruse n'arrivent pas à en atténuer les
conséquences. C'est aussi à son incapacité et à
son imprévoyance qu'est due cette institution dé-
plorable qui s'appelle le caporalat et dont nous
verrons bientôt le fonctionnement et les abus.
Avant de descendre avec nos émigrants dans la
Campagne romaine et de les observer dans leur
• atelier de travail temporaire, faisons une dernière
excursion dans la montagne de Frosinone, aux
confins de la province de Rome et de celle de Ca-
serte. Nous pourrons observer à 3]onte San Gio-
vanni la crise de l'émigration périodique due à la
réduction des cultures au profit du pâturage dans
l'Agro romano et le développement corrélatif de
l'émigration temporaire en Amérique.
Monte San Giovanni est situé sur les derniers
contreforts des monts Erniques, à 4o0 mètres
d'altitude, dans la zone des cultures arborescentes;
ce n'est pas un village de montagne, quoique les
pentes soient assez rapides et le sol parfois
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 39
rocheux. Toute la région de Frosinone est large-
ment pourvue de bonnes routes, ce qui n'est pas
le cas général dans la province de Rome. Les
métairies sont disséminées dans la campagne où
on aperçoit partout la vigne et Tolivier ; dans de
petits hameaux on remarque souvent des mai-
sons neuves, conséquence de l'émigration en
Amérique.
La culture mixte règne ici sans partage : le
maïs, le froment, les fèves sont cultivées au
milieu des vignes et des oliviers. 11 existe des
paysans propriétaires, mais la plupart sont colons
a miglioria. Ce contrat, qui a des analogies avec
le domaine congéable de la Bretagne, est carac-
térisé par les clauses suivantes : le propriétaire
donne sa terre à un colon qui lui doit la moitié
des produits et qui s'engage à faire des planta-
tions et des améliorations (d'où le nom donné
au contrat). Chacun des contractants a le droit
de rompre le contrat chaque année ; le proprié-
taire doit alors rembourser au colon la moitié
de la valeur à dire d'expert des améliorations
faites par lui. Si le terrain est peu fertile, la rede-
vance est seulement du tiers de la récolte et l'in-
demnité éventuelle ne s'élève alors qu'au tiers
de la valeur des améliorations. En fait, la durée
du contrat est indéfinie'. Les produits du bétail
sont partagés par moitié si le bétail est à cheptel,
sinon on partage les fourrages, car lorsque le
colon cultive les terres de plusieurs propriétaires,
1. Dans certaines communes, sa durée est fixée à une géné-
ration.
«0 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
il est presque impossible que le bétail soit à
cheptel \ Il arrive, en effet, que les colonats sont
partagés entre les enfants à la mort du père et se
réduisent ainsi à 1 ou 2 hectares, ce qui est insuf-
fisant pour l'entretien d'une famille puisqu'on
estime qu'il faut 1 hectare par personne en âge
de travailler ; le colon cherche alors d'autres
terres et cultive ainsi des parcelles appartenant à
des propriétaires différents.
Ici, comme à Cervara, nous constatons que
l'accroissement de la population fait reculer l'art
pastoral. La commune de Monte San Giovanni
possède des terrains qui étaientjadis en pâturage;
elle les a progressivement concédés a miglioria
et une sorte de propriété privée, du moins quant
à l'usage, a ainsi pris la place de la propriété col-
lective, tant il est vrai que celle-ci n'est guère
compatible avec la culture intensive, même chez
les peuples les plus communautaires. Il reste
cependant des pâturages communaux, dont les
habitants jouissent moyennant redevance et qui
ne peuvent pas être mis en culture, car ils sont
grevés d'un droit d'usage au profit d'une com-
mune voisine. C'est là un de ces dédoublements
et de ces enchevêtrements des droits de propriété
que nous étudierons plus longuement à propos
des « usi civici ».
1. 11 y aurait bien des observations à faire au sujet du contrat
a miglioria qui est certainement favorable à la mise en valeur du
sol et à la stabilité de la famille paysanne, mais qui tient li"
propriétaire à l'écart de la direction des améliorations et qui
semble moins avantageux pour le colon que le métayage ou l'em-
phytéose.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO Gi
La mise en culture des terrains communaux a
été une solution partielle et provisoire dé la ques-
tion agraire à Monte San Giovanni, mais la popu-
lation, qui a continué à s'accroître, ne trouve
plus sur le territoire de la commune des moyens
d'existence suftisants ; il n'y a, en effet, que 7 000
hectares pour 8 000 habitants. C'est à l'émigra-
tion que les paysans de Monte San Giovanni ont
recours pour s'assurer des ressources : il existe
une centaine de familles de prolétaires qui n'ont
pour toul bien que leurs bras, et parmi les
familles de colons, beaucoup sont à l'étroit et
dans la i!;ène et doivent envoyer quelques-uns
de leurs membres chercher du travail au dehors.
Jusqu'à ce jour ils en trouvaient dans l'xVgro
romano et dans les Marais Pontins ; c'est vers
l'Amérique qu'ils se dirigent aujourd'hui. INous
savons, en elïet, que dans la Campagne romaine
le pâturage s'étend de plus en plus au dépens des
cultures ; il en résulte que, la demande de main-
d'œuvre diminuant progressivement chaque
année, les salaires s'y maintiennent à un niveau
assez bas et les montagnards y trouvent plus diffi-
cilement du travail. Ils ont dû en chercher plus
loin et vont en Amérique depuis une dizaine
d'années. Cotte émigration s'est ralentie en 1907
par suite de la crise qui a sévi aux Etats-Unis,
mais elle a repris de nouveau. Celte année, il y a
400 départs, co qui portera à un millier le nombre
des indigènes de Monte San Giovanni actuelle-
ment en Amérique oii ils travaillent surtout à la
construction des chemins de fer. Ils s'attirent
mutuellement entre parents et amis, mais très
62 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
souvent aussi, c'est un caporal qui les enrôle,
leur procure une adresse de travail et remplit
pour eux les formalités du départ. Les hommes
seulement émigrcnt outremer et restent absents
parfois cinq ou six ans.
Au point de vue des résultats matéiiels et
moraux, il y a une grosse différence entre l'émi-
gration dans la campagne romaine et l'émigra-
tion en Amérique. Les émigrants de l'Agro
romano ne sont occupés qu'une partie de l'an-
née et gagnent des salaires faibles : ils ne peuvent
faire aucune économie et n'ont aucun moyen de
s'élever. Ils n'acquièrent d'ailleurs aucune initia-
tive, car ils restent encadrés dans leur groupement
originaire et sont dominés par les caporaux ; ils
ne prennent donc presque aucun contact avec le
monde extérieur et n'en subissent pas les influen-
ces. Les « Américains » travaillent au contraire
toute l'année et gagnent de gros salaires; ils
envoient de l'argent à leur famille et, à leur
retour, ils réparent leur maison ou en construi-
sent une neuve et achètent de la terre à des
prix fabuleux, si bien que les propriétaires ont
actuellement intérêt à vendre. Ces émigrants s'élè-
vent non seulement matériellement, mais aussi
socialement ; ils subissent très hcureusemeni
l'influence de la race américaine. A son contact,
ils acquièrent de l'iniliative et comprennent
l'importance de l'instruction, de la propreté et de
la bonne tenue de la maison. « Envoyez les
enfants à l'école et apprenez-leur à être propres» :
tels sont, paraît-il, les conseils que répèlent les
émisfranls dans leurs lettres.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 6.1
Il semble donc qu'ici rémigration en Amérique
ait d'heureux effets. Elle engendre une certaine
prospérilé matérielle et favorise le développement
moral et l'ascension sociale de la population par
rintluence d'une race étrangère actuellement supé-
rieure dans son ensemble.
La main-d'œuvre et la culture. — Le moment
est venu d'étudier l'organisation de la culture et
de la main-d'œuvre agricole dans la Campagne
romaine. Quoique l'étendue des champs cultivés
se réduise d'année en année, il y a encore plu-
sieurs milliers d'hectares consacrés au froment et
il y en avait bien davantage autrefois. D'autre
part, la culture intensive qui fait des progrès sur
certains points réclame une main-d'œuvre abon-
dante. L'agriculture romaine se trouve actuelle-
ment dans une période de transition où des
influences contraires luttent et tendent à se faire
équilibre ; il en résulte des oscillations telles
que ce qui est vrai une année ne l'est plus
l'année suivante. C'est une des raisons pour
lesquelles il est impossible d'indiquer par un
chiffre même approximatif l'étendue des cultures
et le nombre des ouvriers qui y sont employés.
Parmi ceux ci nous devons distinguer les sim-
ples journaliers ou guiiii qui sont des isolés,
môme s'ils sont embrigadés par un caporal, et les
co/o;/.s qui viennent en famille et cultivent, moyen-
nant redevance, une portion de terrain pour leur
propre compte. Les premiers sont de purs sala-
riés, les seconds semblent être à un degré plus
haut dans la hiérarchie sociale, mais il ne faut
64 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
pas se laisser prendre aux apparences et opposer
un individu à une famille, mais bien famille à
famille. Or, il arrive souvent que les giiitti sont
des jeunes ^ens, ou quelques membres d'une fa-
mille de petits paysans propriétaires de la monta-
gne ; ils sont venus chercher dans l'Agro romano
seulement un supplément de ressources. Les fa-
milles de colons au contraire ont émigré au com-
plet parce qu'elles ne possèdent rien dans leur
pays; elles viennent chercher dans la Campagne
romaine tous leurs moijens cV existence . Nous avons
vu que Canterano fournit surtout des émigrants
du premier type, parce qu'il y a une certaine ai-
sance dans la commune, tandis que Rocca Cante-
rano, dont les habitants sont plus pauvres, en-
voie surtout des émigrants du second type. A
Monte San Giovanni les familles de journaliers
prolétaires viennent cultiver en colonage les ter-
rains de l'Agro ou des Marais Ponlins, tandis que
les familles de colons envoient seulement quel-
ques-uns de leurs membres.
Au point de vue des résultats, il y a une grande
différence entre l'émigration d'ouvriers isolés et
l'émigration de familles entières Les familles qui
envoient des émigrants se maintiennent, prospè-
rent même et peuvent quelquefois s'élever; les
familles qui émigrent tout entières restent mi-
sérables et si elles ne déchoient pas, c'est que
toute déchéance leur est impossible. Les émi-
grants isolés ont, en effet, un but bien précis:
compléter les lessourcesde la famille, lui permet-
tre d'acquitter ses impôts, d'éteindre une dette,
de réparer la maison ou d'acheter un champ ; ils
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 65
ne vivent pas dans le vide; ils sont incités à l'é-
pargne. Les familles émigrantes, au contraire,
n'ont pas d'abord le stimulant de la propi iété : si
elles émigrent, ce n'est pas pour améliorer leur
situation, c'est uniquement pour ne pas mourir de
faim; pour elles, la question du pain quotidien
est tellement pressante qu'elles ne voient pas au
delà : « Lavoramo e mangiamo e basta. Nous tra-
vaillons et nous mangeons, et cela suffit, » me
disait une femme. Tout ce qui dépasse la sa-
tisfaction, au moins partielle, des besoins élémen-
taires de l'homme paraît à ces gens tellement
inaccessible qu'ils n'y songent pas. Ce sont des
sages, dira-t-on ; mais des sages misérables et
déprimés, des sages par force, dont la sagesse
tout extérieure n'est d'aucun profit ni pour eux-
mêmes ni pour l'humanité. Ils auraient besoin
d'un patronage énergique et bienveillant; nous
verrons comment ils sont patronnés.
Il ne faudrait pas cependant établir entre
colons et journaliers une distinction trop tran-
chée. Il y a des familles d'ouvriers dont tous les
membres travaillent à la journée, et les colons
s'emploient souvent comme journaliers. En réa-
lité, voici comment les choses se passent sur un
grand domaine.
Jusqu'à présent, on a fait dans l'Agro romano
de la culture nomade : on cultive les céréales sur
certaines parties du domaine pendant deux, trois,
quatre ans au plus, suivant la fertilité du sol,
puis on défriche une autre partie des pâturages, et
ainsi de suite. Il n'y a pas d'assolement ; la cul-
ture ne revient sur le môme terrain que de loin
Roux. 5
66 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
en loin au bout d'un temps variable ; on la conti-
nue pendant plusieurs années sur les terres d'al-
luvion fertiles dans les fonds de vallée, tandis
qu'on l'abandonne au bout d'un an ou deux sur
les collines ; certains propriétaires Tinterdisent
même sur les mamelons et les pentes oii elle est
nuisible, car, en ameublissant le sol, elle favorise
l'érosion, le rocher reste à nu et le pâturage ne
peut se rétablir; or, le pâturage est la vraie ri-
chesse. C'est pour éviter l'appauvrissement du sol
par une culture trop prolongée et trop étendue
que les baux obligent les fermiers à laisser en pâ-
turage toutes les terres pendant les deux derniè-
res années de jouissance. Cette mesure apporte le
plus grande trouble dans l'organisation de la
main-d'œuvre. J'ai vu plusieurs domaines sur les-
quels, les années précédentes, vivaient et travail-
laient jusqu'à 400 personnes et qui, lors de ma
visite, n'occupaient plus aucun ouvrier de culture.
Toute rotation rationnelle est naturellement in-
connue : sur le défrichement on sème du maïs,
puis vient du blé ou de l'avoine pendant un an ou
deux. Le fumier de ferme n'est pas plus employé
que les engrais chirpiques ; c'est bien à propre-
ment parler une culture vampire que celle de
l'Agro romano. Les méthodes y sont aussi des
plus primitives : la charrue qui ne s'est pasmodi-
tiée depuis les Etrusques laboure peu profondé-
ment et sans retourner le sol ; dans les meilleurs
terrains, c'est encore la bêche et la pioche qui ont
la préférence.
La culture se fait en régie sous la direction du
fattore, employé du fermier spécialement chargé
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 67
de ce service. Mais après les labours et les se-
mailles, il y a un arrêt dans les travaux; les ou-
vriers n'ont aucune raison de rester sur le domaine
et au printemps il faudra s'inquiéter d'en trouver
d'autres ; si d'ailleurs on a pendant Ihiver quel-
ques travaux imprévus à faire exécuter, on man-
quera totalement de main-d'œuvre, car il ne faut
pas oublier que la Campagne romaine ne possède
pas de population stable. On a paré très heu-
reusement à ces inconvénients par le colonag-e: on
donne à chaque ouvrier qui le demande une cer-
taine étendue de terrain qu'il défriche et qu'il
sème en maïs, puis en blé. Il a généralement la
jouissance du même lot pendant trois ans. Cela lui
permet de faire venir sa famille, qui fait ces cul-
tures pendant que lui-même est employé par le
fattore. Après les semailles du blé, pendant l'hi-
ver, il s'occupe à défricher le sol pour le maïs
qu'on sème en avril. Sur le domaine dePantano,
par exemple, nous trouvons 103 hectares de blé
et 47 hectares d'avoine cultivés en régie, tandis
que 53 hectares de blé et 208 hectares d'avoine
sont donnés en colonage pour le tiers du produit
et 107 hectares de blé et 62 hectares de maïs pour
la moitié de la récolte. La différence des taux de
redevance est due à la différence de fertilité des
terrains. Il y a là 54 familles formant un village
de près de 500 personnes qui cultivent les cé-
réales en colonage et qui fournissent aussi des
journaliers au fermier. A la Cervelletta toute la
culture du froment est faite à moitié fruit par
cinq familles de colons qui travaillent chacune
10 hectares. Le fermier trouve à ce système
08 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
l'avantage de stabiliser la main-d'œuvre qu'il
garde ainsi à sa disposition en cas de besoin ; il
touche la moitié ou le tiers du produit sans courir
aucun risque, ni faire d'autre avance que celle de
la semence qu'on lui rend largement à la récolte'.
L'ouvrier de son côté, se procure sur place la
l. Voici le texte d'un contrat de colonage publié par l'/n-
chiesla afjraria :
« Pour satisfaire un vif désir de beaucoup de journaliers de-
mandant de la terre à moitié pour la semer en mais et en blé,
toujours travaillant à la bêche, l'administration de M... donnera
la terre bonne pour cet usage aux conditions suivantes :
« l" On ne donnera le terrain qu'à une société représentée par
un individu qui devra signer le présent contrat en se portant
garant pour ladite société, laquelle, pour avoir une étendue de
terre raisonnable, devra être composée d'au moins seize per-
sonnes ;
« 2" Le bêcbage doit commencer le 10 décembre et être ter-
miné le 10 mars. On ne doit pas travailler par temps de pluie ou
de gelée ;
« 3' Le maïs sera partagé à moitié. La semence fournie par l'ad-
ministration àrnesure rase sera rendue à mesure comble(Cette aug-
mentation peut se justifier par le fait que le grain de semence
nettoyé et trié a une valeur marchande plus considérable que le
grain ordinaire);
« 4° La société doit battre le maïs sur une aire faite par elle à
l'endroit désigné, mais qui sera à proximité des champs;
« .j» Si, pour la préparation du sol et pour les travaux de se-
mailles du blé, la société ne fait pas les opérations voulues, elles
seront exécutées à ses frais par l'administration ;
« G» Le transport du blé est à la charge de l'administration ;
« 7" Le personnel de la batteuse, sauf le chaufTcur et l'engrai-
neur, est fourni par la société qui paie en nature, sur sa part,
4 pour KX» du produit total pour l'usage de la batteuse ;
« 8" Le blé est partagé à moitié. La semence est rendue à l'ad-
ministration avec l'augmentation usuelle ;
« y» L'administration peut faire semer un grain spécial, à son
choix, en échangeant à la société sa part [)our du grain ordi-
naire ;
« 10» Ce contrat est valable pour les deux récoltes successives,
maïs et blé. »
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 69
nourriture de sa famille et trouve à s'occuper lui et
les siens pendant qu'il n'est pas employé ailleurs;
il y a pour lui plus de sécurité dans l'existence.
Le caporal. — Comment se fait le recrutement
de ces giiitti et de ces colons qui viennent de loin
et que le fermier ne connaît pas, qu'il ne connaî-
tra même jamais'* Ici nous touchons à une des
plaies de l'Agro romano, à un des vices graves de
l'organisation du travail sur les latifundia ; mais
si le latifundium lui permet de se manifester dans
toute sa hideur, il a son origine dans l'incapacité
et l'imprévoyance des populations qui envoient
des émigrants dans la Campagne romaine. Je veux
parler du caporalat (caporalatd). Le patron qui a
besoin d'ouvriers s'adresse à un caporal entrepre-
neur de main-d'œuvre qui s'engage à lui fournir
un certain nombre d'hommes à un prix déterminé.
Le caporal reçoit une rémunération fixe par tète
d'ouvrier fourni par lui, soit cinq ou dix centimes
par jour; il prélève une somme équivalenle sur
le salaire des ouvriers et si le patron a l'impru-
dence de verser ce salaire entre ses mains, il y
opère parfois des retenues énormes. Un Piémon-
tais, fermier dans les Marais Pontins, me disait
qu'en causant avec ses ouvriers (ce que ne font
pas les « mercanti di campagna », qui vivent à
Rome), il s'était aperçu que ceux-ci ne recevaient
que 2 francs sur les 2 fr. 50 qu'il versait au capo-
ral comme salaire convenu. Le caporal touche
aussi un salaire personnel car il doit surveiller
les ouvriers et c'est un spectacle assez choquant
de voir des escouades d'iiommes, de fruimes et
70 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
d'enfants courbés sur le sol et suivis du caporal
qui, appuyé sur un bâton, dont je ne jurerais pas
qu il ne fasse jamais usage, surveille le travail,
presse et gourmande les ouvriers. Cependant cette
surveillance est ici indispensable et ceux mêmes
qui ont réussi à supprimer le caporal sur leurs
fermes sont obligés de mettre leurs équipes sous
les ordres d'un contremaître; or, il est certain
que le caporal jouit d'une autorité beaucoup plus
considérable parce qu'il détient absolument les
moyens d'existence de ses ouvriers. L'Italie est le
pays rêvé des courtiers, des accapareurs de toutes
sortes parce que rares sont ceux qui ont l'initia-
tive entreprenante et l'aptitude aux affaires; le
même phénomène constaté sur le marcbé commer-
cial s'observe aussi sur le marché du travail,
parce que les travailleurs en général manquent
d'initiative, sont apathiques et imprévoyants et
que les patrons n'ont aucune idée de leurs devoirs.
Aussi beaucoup de gens, tout en blâmant certains
procédés des caporaux, reconnaissent-ils qu'ils
sont des intermédiaires utiles et indispensables;
d'autres affirment qu'ils rendent service aux ou-
vriers en leur procurant du travail et, en etfet,
ceux-ci semblent prendre leur parti de l'exploita-
tion dont ils sont parfois victimes et restent en
général fidèles au caporal.
Celui-ci a d'ailleurs des moyens très efficaces
de s'assurer la fidélité des ouvriers qu'il engage:
il leur fait des avances pendant leur séjour dans
la montagne ; il en fait aussi à la famille pendant
le séjour des hommes dans l'Agro romano, de
sorte qu'à la fin de la campagne le malheureux
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROM A NO 71
ouvrier est souvent débiteur du caporal ce qui
l'oblige à s'engager pour la saison suivante*. I!
faut donc quelque argent pour être caporal ; il en
résulte que ces entrepreneurs sont le produit d'une
sélection; parfois ils sont fils de caporaux; sou-
vent ce sont d'anciens journaliers intelligents qui
ont réussi cà mettre un petit capital de côté et à
acquérir la confiance de quelque fermier qui les
charge de recruter des ouvriers dans leur pays
natal. Le fermier leur fait aussi des avances de
fonds, s'il est nécessaire; à cet égard il y a partie
liée entre eux.
J'ai vu à Monte San Giovanni un caporal, qui
sait tout juste lire, signer et compter. Resté orphe-
lin à trois ans, il a d'abord travaillé comme ou-
vrier, puis est devenu entrepreneur de main-
d'œuvre. Chaque année il fournissait à une grande
ferme de Conca, près d'Anzio, le personnel néces-
saire pour la culture et la moisson ; c'était une
entreprise importante puisqu'il devait engager
jusqu'à 1 600 ouvriers à l'époque de la récolte.
Aussi certaine année, a t-il perdu plus de 30 000
francs en quinze jours; il avait avec le fermier
un contrat fixant le salaire journalier, mais par
suite de la concurrence d'un autre caporal, d'une
direction dilférente prise par l'émigration, etc.,
il a dû payer ses ouvriers 40 francs au lieu de 25
francs, prix prévu; bienenlendu, la différence est
restée à sa charge. 11 a perdu aussi plus de 20 000
francs d'avances qu'il avait faites à des gens in-
solvables qui sont morts ou qui ont quitté le pays.
1. Cf. W. Sombarl, Ln Campagna romana, p. 93,
72 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Pour qu'un caporal puisse supporter de pareilles
pertes, il faut qu'il fasse en temps normal des
gains considérables ; aussi notre homme, après
avoir travaillé pendant trente-six ans, est-il devenu
un des propriétaires les plus importants de son
village. Il a maintenant cinquante-quatre ans ;
retiré des affaires depuis quelques anné(^s, il a
acheté des terres qu'il améliore et qu'il plante en
oliviers. Il y a en lui l'étoffe d'un petit patron. Il
jouit de la considération générale et est conseiller
municipal.
Bien entendu, un caporal qui engage 1 600 ou-
vriers, l'effectif d'un régiment, a besoin d'aides et
de sous-ordres ; ce sont les caporaletti ou fatto-
retti qui, sur ses indications, pour son compte et
avec son appui financier, engagent des hommes
dans les villages voisins, les mettent en route,
les installent sur l'atelier de travail, les dirigent
et les surveillent. Ils sont rémunérés par le capo-
ral, mais ne se font pas faute, s'ils le peuvent, de
prélever une dîme sur les ouvriers.
Non seulement il y a de gros et de petits caporaux,
mais il faut aussi faire la différence entre les capo-
raux qui fouinissent des journaliers et ceux qui
fournissent des colons. Les premiers sont astreints^
à la résidence dans l'Agro pendant tout le temps
(les travaux; ils doivent toujours être présents
pour recevoir les ordres du fattore, guider et
surveiller leur bande; les seconds vont installer
les familles des colons sur le tènement qui leur
est affecté, répartissent le terrain entre elles, leur
distribuent les semences et les avances en grain
nécessaires pour leur nourriture, puis ils retour-
LE LATlFUXDimi DANS L'AGRO ROMANO 73^
nent chez eux et, sauf de courtes apparitions, ne
reviennent qu'au moment de la récolte pour pré-
lever la part du fermier, les avances qu'ils ont
faites, les redevances qui leur sont dues et celles
qu'ils s'adjugent ; ordinairement, ils font cultiver
gratuitement par les colons un lot de terrain dont
ils se réservent tout le produit.
Pour être impartial, je dois dire que, d'après
les renseignements que j'ai recueillis, tous les
caporaux ne se ressemblent pas ; il y en a qui
sont de véritables forbans, de vrais marchands
d'esclaves pour qui la traite des blancs est une
source de profits scandaleux ; d'autres sont hon-
nêtes et humains et n'exploitent les ouvriers que
dans les limites admises par l'usage. 11 faut re-
marquer aussi que les personnes qui s'élèvent
avec le plus d'indignation contre les caporaux
sont les étrangers, en particulier les fermiers de
la Haute-Italie installés récemment dans l'Agro
romano, et les urbains ignorants des questions
rurales ; les notables des villages de montagnes
d'où sont originaires émigrants et caporaux, tout
en blâmant certains excès, sont plus modérés
dans leur indignation et plus réservés dans leurs
jugements. Quant aux ouvriers, ils subissent sans
doute le joug du caporal sans enthousiasme,
mais, n'étant pas capables de s'y soustraire,
ils l'acceptent sans révolte, se résignent et
môme considèrent un peu le caporal comme le
bon Dieu qui leur procure leur pain quotidien et
à qui ils doivent un peu de reconnaissance.
Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que le capo-
ral, par ses prélèvemej[ils légitimes ou illégitimes,.
74 LA QUESTION AGIIAIRE EN ITALIE
ne diminue le salaire déjà faible que reçoivent
les ouvriers de l'Agro romano ' ; il fait en outre
souvent des bénéfices scandaleux sur la nourri-
ture qu'il leur fournit ou qu'il leur vend. En
somme, le caporal vit et prospère aux dépens de
l'émijçrant qui est, vis à-vis de lui, dans une dé-
pendance voisine de l'esclavage. Aussi beaucoup
de gens soubaitenl-ils la disparition des caporaux. 1
Mais si ces derniers existent, c'est qu'ils rendent
certains services ; la question est donc de savoir si
on peut se passer de ces services ou si ces services
peuvent être rendus par d'autres organismes
moins parasitaires et moins nuisibles.
Pour répondre à cette question, nous avons
recherché s'il y avait, dans la Campagne romaine,
<les agriculteurs qui ne fissent pas appel aux ca-
poraux. Nous en avons trouvé. Nous avons alors
1. D'après la publication précitée'de l'Office du travail sur les
migrations internes, les salaires seraient (1905) :
Ouvriers adventices. Ouvriers fixes. Femmes.
Janvier. . . 1,50 1,83 »
Février. . . 2 » 1,83 . 1,20
Mars. . . . 2,20 1,90 1,15
Avril. . . . 2,2:> 2 » 1,25
Mai. ... 2,00 2,35 1,25 — !,.•«>
.Juin. ... .3 » 2,40 1,75
Juillet. . . 4 » 2,50 2,50
Septembre. . 1,.')0 — 2,.''J0 2 » 1,50
Octobre.. . 1,20-1,75 1,90 1,10 — 1,25
Novembre. . 1,20 — 1,75 1,90 1,10
Décembre. . Id. Id. M.
La statisliifuc n'indique pas ce qu'elle entend exactement par
ouvriers fixes et ouvriers adventices. Ces sal.iircs sont plus éle-
vés que ceux des |)ays d'émigration, mais j'ai lieu de croire que
les salaires réellement touchés par les ouvriers sont souvent in-
férieurs aux chiiïics cités |)lus haut.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 7fi
observé les moyens qu'ils emploient pour se pas-
ser de leur concours. Voici le résultat, de cette
<Miquôte.
Les Romains, ceux mêmes qui déplorent le plus
les abus du caporalat, ne croient pas qu'on puisse
supprimer cette institution. Les « mercunli di
<*;impagna » tiennent les caporaux pour indispen-
sables et, à leur point de vue personnel, ils ont
parfaitement raison : il est bien plus commode
de s'adresser à un caporal et de lui commander
pour telle date, tant d'hommes à tel prix, pour
tant de temps, que de traiter individuellement
avec cinquante, cent, trois cents ouvriers, qu'il
faudrait aller enrôler chez eux, payer un à un,
surveiller de très près, etc.. Il est clair qu'un
^rand fermier a autre chose à faire, mais on peut
parfaitement concevoir une coopérative ou un
syndicat d'ouvriers agricoles, faisant avec un pa-
Iron un contrat collectif de travail au lieu et place
<lu caporal. Ces syndicats seraient d'autant plus
faciles à organiser que les émigrants viennent
presque toujours groupés par village d'origine.
Ces syndicats de village pourraient se fédérer et
se prêter mutuellement des ouvriers quand l'un
d'eux aurait à en fournir un nombre dépassant
celui de ses membres. Certaines personnes ont
déjà songé à fonder des coopératives de ce genre ;
mais la grosse dithculté à surmonter vient de
l'inaptitude des émigrants à s'associer et surtout
à s'organiser '. Nous savons que le communau-
1. Un prêtre belge, professeur dans un séminaire romain, avait
voulu syndiquer les ouvrières d'un village qui, travaillant à do-
76 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
taire ne possède ni Tesprit de discipline, ni l'es-
prit d'organisation. Il subit Tautorité, parfois à un
degré déconcertant, mais il est incapable de la
constituer. Des syndicats ou des coopératives
d'émigrants auraient besoin de chefs capables,
prévoyants, actifs et doués d'initiative ; or, si de
tels hommes se rencontraient dans les villages,
en dehors des courtiers actuels, il est possible
qu'en raison de la passivité de leurs camarades,
ils fassent du syndicat leur chose et que quel-
ques-uns des abus qu'on reproche aux caporaux
se reproduisent. J'imagine d'ailleurs que les ca-
poraux sauraient se mettre à la tète des syndicats
et en prendre la direction à leur profit'.
L'Otïice du travail estime que « la lutte contre
les intermédiaires exploiteurs ne peut s'engtiger
sur le terrain de la suppression, car ils représen-
tent un progrès par rapport aux mouvements
chaotiques, et ils remplissent une fonction éco-
nomique importante. Leur élimination doit pro-
venir d'un système meilleur et plus économique
de médiation qui, par la force de la concurrence,
se substitue à eux par un processus que l'expé-
rience de l'étranger montre lent et difficile, mais
sûr- )). Dans ce but, le ministre de l'Agriculture,
micile, gasmaient des salaires dérisoires. 11 croyait avoir réussi
lorsque ces femmes s'imaginèrent que, si elles obtenaient une
augmentation de salaires, elles verraient aussi leurs impôts aug-
menter. 11 n'y eut plus rien à faire.
1. Dans une caisse mutuelle d'épargne et de prêts de Rome,
on découvrit un jour qu'un des membres empruntait de l'argent
pour le prêter ensuite à un taux usuraire à ses camarades qui
n'avaient pas idée de s'adresser directement à leur caisse.
2. Cf. htiliizionc di Uffici interreyionuli di coliocaniento nei la-
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 77
de l'Industrie et du Commerce a déposé, le 28 no-
vembre 1907, un projet de loi instituant des offices
de placement interrégionaux pour les travaux
agricoles et les travaux publics. D'après le projet
qui n'est pas encore voté, ces offices auraient pour
buts principaux de fournir des informations rela-
tives au marché du travail, et à établir des con-
trats de travail entre employeurs et émigrants.
L'Etat prend ici une initiative qui reviendrait nor-
malement à des organisations ouvrières si celles-
ci existaient et fonctionnaient d'une façon active
et efficace.
Toutefois il n'est pas nécessaire d'attendre la
constitution de syndicats d'émigrants et la fonda-
tion des offices de placement pour supprimer les
caporaux dans la province de Rome. L'exemple
de certains agriculteurs le prouve.
Les Lombards qui ont pris la ferme de la Cer-
velletta ont eu recours aux caporaux pendant les
premières années, puis ils ont supprimé ces in-
termédiaires. Le domaine étant actuellement sou-
mis à la culture intensive occupe en permanence
un personnel assez nombreux, ce qui diminue les
besoins de main-d'œuvre étrangère et temporaire.
La culture du blé est coniiée à cinq familles de
colons qui viennent tous les ans et ne s'en retour-
nent qu'en août et septembre après les battages ;
le fermier songe à les fixer définitivement en les
occu[)ant pendant ces deux mois à divers travaux,
comme il le fait pendant le reste de Tannée lors-
oori arjricoU e nei Invori pubblici, Rome, 1907, p. 14 (Supplément
au Bulletin de l'Office du travail).
78 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
que la culture du blé ne les absorbe pas. Si on a
besoin, à certains moments, d'ouvriers supplé-
mentaires on traite directement avec eux. On voil.
par cet exemple, que la culture intensive a pour
effet de supprimer les entrepreneurs de main-
d'œuvre en fixant au sol une population stable
qui suffit à peu près à tous les travaux. Mais il
faut remarquer qu'ici le fermier, le patron, réside
sur le domaine, qu'il en dirige personnellement
l'exploitation et qu'il est en contact direct avec
tous ses employés et ouvriers : en un mot, il
remplit son rôle de patron.
Cela ne suffît pas toujours. Bien que plusieurs
autres agriculteurs lombards ou piémontais aient
réussi à se passer de l'intermédiaire des caporaux,
certains n'y sont pas encore parvenus. C'est le cas
des fermiers de Panfano. Il y a sur ce domaine
cinquante-quatre familles qui cultivent le blé en
colonage et qui fournissent des journaliers. Au
début, les fermiers, qui sont Lombards, ont voulu
supprimer les intermédiaires, mais ils n'ont plus
trouvé d'ouvriers. Ceux-ci qui étaient, probable-
ment à cause de dettes antérieures ou par crainte
de se trouver un jour sans travail, sous la dépen-
dance des caporaux, les ont suivis ailleurs et ne
sont pas revenus sur le domaine. Les fermiers
ont dû de nouveau s'adresser à des caporaux. On
ne peut pas imputer cet échec aux patrons qui
ont la même formation sociale que ceux que j'ai
cités plus haut, qui ont les mêmes idées, poursui-
vent le même but et emploient les mêmes mé-
thodes. Il en faut rechercher la cause dans ce fait
que la mise en valeur do Pantano est moins avan-
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 79-
cée que celle de la Cervelletta, que par conséquent
le mode de culture se rapproche davantage du
système ancien et qu'ainsi les besoins de main-
d'œuvre y sont irréguliers et momentanés. En
outre, le domaine est beaucoup plus étendu*, ce
qui exige un personnel plus nombreux ; il est
donc plus diflicile au fermier d'avoir des rapports
étroits avec ses gens, de les connaître et de les di-
riger personnellement ; il lui est aussi plus diffi-
cile de trouver cinquante familles capables de se
conduire elles-mêmes et de secouer le joug des
caporaux que d'en trouver cinq. On voit que le
très grand atelier soulèvejdes difficultés qui n'exis-
tent pas dans un atelier restreint et qu'il exige
des capacités plus grandes non seulement de la
part du patron, mais aussi de la part du personnel
ouvrier.
C'est bien, croyons-nous, l'étendue exagérée de
l'exploitation plus encore que la culture extensive
qui est favorable à l'institution du caporalat, car
nous avons pu constater sa disparition sur un
domaine de 350 hectares, situé dans les Marais
Pontins, près de Terracine, affermé en 1907 par
un Piémontais. Plus encore qu'à Pantano, les
transformations sont ici à leurs débuts. Cepen-
dant, dès la première année, le fermier a congédié
ses caporaux parce qu'en causant avec ses ouvriers
il a constaté que ceux-ci étaient frustrés de 20
pour 100 sur leurs salaires en dehors des retenues
consenties. Les ouvriers se trouvant en présence
d'un homme qui les connaissait personnellement
1. Plus de 1 200 hectares au lieu de 3io.
80 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
^t pouvait leur assurer des moyens d'existence
ont lâché le caporal, c'est-à-dire le patron artifi-,
<;iel, pour le vrai patron. Tel est le résultat avan-
tageux pour les deux parties du patronage intelli-
gemment compris et loyalement pratiqué. Il
semble que la suppression des caporaux eût dû
être difficile pour les Abruzziens qui viennent
faire les travaux d'assainissement : cependant le
fermier a eu le même succès, il a fait la connais-
sance personnelle de tous ses terrassiers, s'e>t in-
téressé à eux et les a protégés contre les exploita-
tions ; lorsqu'il a besoin d'eux, il leur écrit et les
engage sans intermédiaire.
J'ai cité les exemples que j'ai pu observer per-
sonnellement, mais on en pourrait citer d'autres.
Que conclure? sinon que les caporaux n'ont pas
d'adversaires plus redoutables que les fermiers de
la Haute-Italie qui viennent coloniser la Gara pagne
romaine en y introduisant la culture intensive
qui stabilise la population. Ces fermiers sont des
capitalistes et des chefs d'atelier exigeant certai-
nement plus de travail et de discipline que les
« mercanti di campagna », et pourtant leur pré-
sence et leur action se manifestent non seulement
par une augmentation de la productivité du sol,
par un accroissement de la richesse publique,
mais aussi par une amélioration du sort matériel
et moral de la population ouvrière, et celle-ci s'en
rend compte. En définitive, la question de l'émi-
gration temporaire et du caporalat sera résolue
tout naturellement dans un sens favorable aux
travailleurs par la mise en culture intensive de
l'Agro romano.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRÛ r.O.MAXO 81
Le mode d'existence des émigrams dans la cam-
pagne ROMAINE. — Du même coup seraient modi-
fiées aussi les conditions d'existence des ouvriers
agricoles qui sont actuellement déplorables. Le
professeur Celli, député et directeur de l'Inslitut
d'hygiène de Rome, a décritd'une façon émouvante
la vie de ces malheureux émigrants^
C'est le maïs préparé en polenta qui fait le fond
de la nourriture du paysan. Mais les familles qui
cultivent des terres en colonage ne mangent pres-
que jamais leur propre maïs, mais celui que le
caporal leur a avancé, qui est souvent de qualité
inférieure et qu'il se fait rendre avec usure en re-
prenant parfois 23 à 50 pour 100 de plus qu'il n'a
donné. Aux grandes fêtes, il distribue aussi du
lard, du fromage et du vin, qu'il yo fait rembour-
ser largement. Pendant la période des foins et
des moissons, les ouvriers reçoivent : i''5',360 de
pain, 2 litres de vin. 85 grammes de fromage ou
de lard, du vinaigre, de l'huile et des oignons.
En fait, que le salaire soit payé en totalité en ar-
gent ou en partie en nourriture, c'est presque tou-
jours le caporal qui fournit les aliments à l'ou-
vrier. C'est une source d'abus criants : l'ouvrier
est trompé sur le poids, le prix et la qualité, le
plus souvent détestable. 11 lui est impossible
d'échapper à cette exploitation parce qu'il se
brouillerait avec le caporal qui ne l'emploierait
plus, et parce qu'il lui est pratiquement impossible
de se fournir ailleurs. La Campagne romaine est
l. Cf. Aiipelo Celli, Corne vive il Campagnolu tleWAgro romano,
Rome, Società éditrice nazionale, 190().
PiOLX. 6
8i LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
une sorte de désert où quelques latifundistes ont
le monopole de la possession du sol ; il en résulte
qu'aucune auberge, aucune boutique ne peut s'éta-
blir sans l'autorisation du propriétaire ; il n'y a
donc pas de concurrence possible. Sur chaque do-
maine existe une cantine appelée dispensa, où Ton
vend du vin et des aliments. Le tenancier de la
dispensa verse une redevance assez élevée au pro-
priétaire ou au fermier : on m'en a cité un qui
paie oOO francs par mois. On remarque que les
dispensieri font fortune assez rapidement et on les
accuse, non sans apparence de raison, de voler
honteusement les ouvriers et de leur fournir des
vivres de mauvaise qualité. Les fermiers qui au-
torisent de pareils agissements et en profitent
directement sont les premiers coupables. Les pro-
priétaires qui les tolèrent et en profitent indirec-
tement ne le sont pas moins ; ils pourraient atté-
nuer les abus en facilitant l'établissement de
boutiques concurrentes, en ne leur demandant
qu'un loyer normal et en organisant, s'il le faut,
un contrôle sérieux sur la qualité des aliments.
Ils le peuvent puisqu'ils sont maîtres chez eux,
mais ils ne savent que déplorer l'exploitation dont
sont victimes les travailleurs de la terre, et leur
sympathie pour eux ne va pas jusqu'à aviser aux
moyens pratiques de la faire cesser. Il y a dans
leur cas un peu d'égoïsme et surtout beaucoup
d'insouciance. C'est à cette insouciance caracté-
ristique de la race que sont dus ces abus dont pro-
filent les plus intelligents et les plus avisés, sinon ^
les plus honnêtes ; le paysan accepte sans proies- t|
tories aliments avariés qu'on lui donne, les paie
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 83
le prix qu'on en exige et se laisse voler sur le
poids. Il se rend compte de tout cela et eh souffre,
mais ne fait pas effort pour y remédier. Toute
organisation de coopérative est d'ailleurs ditficilc
entre ouvriers presque nomades qui ne sont pas
assurés de revenir deux années de suite sur le
même domaine. L'anarchie semble être l'état nor-
mal actuel de FAgro romano.
Je connais un fermier lombard qui a voulu sup-
primer les abus de la dispensa; il l'administre en
régie et n'en tire que le bénéfice normal des com-
merçants de détail. Il a établi et afïiché un tarif
et il distribue aux ouvriers des carnets de bons
qui servent aux achats, afin d'empêcher le plus
possible les tripotages d'argent ; les aliments sont
de bonne qualité. Malgré cela, les ouvriers, tout
en reconnaissant les bonnes intentions du patron,
se plaignent vivement de la dispensa et surtout
du préposé qui fait fortune, disent-ils. Il est pos-
sible qu'il y ait un peu de parti pris chez eux,
car une longue expérience leurfait considérer tout
dispensipre comme un voleur, mais il est possible
aussi que le préposé, ne pouvant tromper ni sur les
prix, ni sur la qualité, se rattrape sur le poids,
fasse passer une qualité pour une autre et opère
des détournements, etc. Les ouvriers se mon-
trant incapables de se défendre eux-mêmes, il fau-
drait de la part du patron une surveillance de tous
les instants, autant dire qu'il devrait faire lui-
même le service du comptoir. Il est des cas oî> le
patronage ne saurait pratiquement suppléer à
l'incapacité de l'ouvrier.
En somme, la nourriture de l'émigrant dans
84 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
la Campagne romaine est plus que médiocre, sou-
vent insuffisante, toujours très chère et parfois
malsaine : la faim pousse souvent le paysan à
manger les animaux morts de maladie.
L'habitation laisse à désirer autant que la nour-
riture. En 1881, on comptait dans TAgro romano
556 maisons ; en 1900, ce nombre avait plutôt
diminué, tandis que la population fixe et tempo-
raire avait certainement augmenté. Lorsqu'on
parcourt la Campagne romaine, on rencontre des
villages de huttes construites en paille, en roseaux
et en herbes sèches. C'est là qu'habitent les émi-
grants depuis octobre jusqu'en juillet. S'ils re-
viennent l'année suivante sur le même domaine,
ils retrouvent leur cabane, sinon ils la démolis-
sent pour aller la reconstruire ailleurs, car chaque
famille est propriétaire de sa cabane, souvent
même elle paie un loyer pour le sol occupé par
elle et le jardinet attenant.
Le village de Lunghezza est bien réduit cette
année, car la culture des céréales ayant cessé à
cause du prochain départ du fermier, sur qua-
rante familles il n'en est resté que neuf employées
à des travaux spéciaux: fossés, clôtures, etc..
Par une porte basse nous entrons dans une des
cabanes qui mesure 4 mètres de long sur 3 de
large ; au milieu, quelques pierres marquent l'em-
placement du foyer, dont la fumée s'échappe parles
interstices des roseaux ; au fond se trouvent deux
lits montés sur des planches, et deux bancs com-
plètent l'ameublement. Au toit sont suspendus des
jambons ; je félicite la mère de famille sur cette
abondance, mais elle m'explique qiie ces jambons
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 8.j
appartiennent au fatlore qui les a mis là pour les
faire fumer; elle espère qu'il lui en laissera un.
Cette femme est en habits de dimanche très propres
avec un collier de corail au cou ; elle vit dans
cette cabane avec son mari et ses enfants pendant
dix mois de l'année et ne semble pas aigrie contre
le sort. « Nous travaillons et nous mangeons, »
me dit-elle en riant. En face de la porte un mi-
nuscule jardin est défendu par des fag'ots d'épines
€ontre les poules qui errent à l'enlour. Au bas de
la pente se trouvent la fontaine et l'abreuvoir. A
€ent mètres de ce village de huttes, on voit une
maison vaste dont les murs sont en bon état, qui
pourrait loger une quinzaine de familles si on
n'en avait pas enlevé le toit pour employer la
charpente et les tuiles à couvrir un fenil.
Du côté d'Oslie on trouve, paraît-il, d'immen-
ses cabanes où vivent en commun plusieurs fa-
milles et où s'abritent jusqu'à ioO personnes ; on
y voit plusieurs rangs de couchettes et, au milieu,
une longue file de foyers. J'ai vu ailleurs une
sorte de grange où étaient installées cinq ou six
familles séparées par des cloisons de roseaux
ot de paille, mais, comme il n'y avait qu'une
porte, il existait forcément des servittules de pas-
sage et l'unique fenêtre dépourvue de carreaux
laissait pénétrer librement le vent et la pluie. En
certains endroits les émigrants s'installent dans
les ruines ou dans les grottes creusées dans le tuf
pour l'extraction de la pouzzolane. Partout c'est
l'entassement et la piomiscuité. En été, les raois-
fîOnneurs dorment en plein champ, à peine abrités
par une couverture tendue sur des piquets.
86 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Etant donné la façon dont sont nourris et logés
les ouvriers de la Campagne romaine, il n est pas
étonnant que les maladies fassent parmi eux de
nombreuses victimes. En été, c'est la malaria, mais
nous verrons quelle est actuellement victorieuse-
ment combattue; en hiver, c'est la pneumonie^
car les cabanes abritent mal de la pluie et du vent,
et la garde-robe est souvent insuffisante pour lutter
efficacement contre le froid et la tramontane.
A Rome, on compare volontiers les villages
d'émigiants à des campements de nègres africains
et on n'est pas très fier de ces huttes aux portes
de la capitale. L'Agro romano n'en a cependant
pas le monopole en Europe : j'en ai trouvé de
toutes semblables dans les tourbières de l'Alle-
magne et dans la région sablonneuse de la Frise.
Mais dans la Plaine saxonne la hutte est le pre-
mier abri du paysan qui se fixe au sol et qui y
plonge de fortes et vivantes racines, tandis que
dansl'Agro romano, c'est le gîte toujours provisoire
d'un ouvrier nomade condamné à une vie toujours
errante. En Allemagne et en Hollande, une maison
solide et confortable remplace au bout de quel-
ques années la hutte misérable; dans la Cam-
pagne romaine, la hutte succède à la hutte. C'est à
peine si aujourd'hui, sur quelques domaines trans-
formés, on arrive à abriter les ouvriers tempo-
raires; mais sur ces domaines la population stable
du moins est logée convenablement et peut se
nourrir de façon satisfaisante.
Le mode d'existence des émigrants temporaires
de l'Agro romano nous révèle combien sont insuf-
fisants la capacité de l'ouvrier et le patronage du
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 87
propriétaire et du fermier; ce patronage est même
le plus souvent inexistant. La famille ouvrière vit
donc au jour le jour, sans épargne, et ne peut
compter sur aucun appui; aus^i est-elle complè-
tement abattue par les accidents, les maladies et
les calamités de tous genres qui peuvent fondre
sur elle. Elle n'a pas alors d'autre ressource que la
charité publique et elle est même souvent inca-
pable de faire valoir ses droits. On me cite le cas
d'un ouvrier victime d\m accident: le caporal se
fait verser pour lui par le patron une somme de
500 francs, mais il ne la lui remet pasetJa garde
pour soi. Où l'ouvrier aurait-il appris qu'il avait
droit à une indemnité? D'où lui viendrait l'éner-
gie suffisante pour obtenir justice? Qui lui don-
nerait un concours efficace pour cela, si ce n'est
peut-être l'homme de loi dont l'intervention absor-
berait le plus clair de l'indemnité?
Yis-à-vis de l'assistance publique même, ces
émigrants de l'Agro romano sont dans une situa-
tion très défavorable. N'étant pas domiciliés dans
la commune de Rome, ils n'ont droit à aucun se-
cours; en fait, on ne les leur refuse pas, mais, s'ils
sont admis dans les hôpitaux de Rome, ceux-ci
s'adressent à leur commune d'origine qui doit
payer les frais d'hospitalisation ; cette commune
de montagne qui n'est pas riche, exerce son re-
cours «tonlre la famille si celle-ci possède quebjue
bien, et parfois ce bien est vendu. Quand on dit
que les ouvriers de l'Agro romano vivent comme
des bêtes et sont traités en esclaves, on exagère
à. peine.
Nous venons d'examiner les répercussions d'une
88 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
certaine organisation de la propriété, du latifun-
dium, sur les faits de la vie privée. Si le latifun-
dium est favorisé par la nature du sol très propre
au pàturag-e, il est aussi à son tour très favorable
au maintien de l'art pastoral, mode de travail qui
exige le minimum de transformation du sol et le
minimum de capitaux fonciers, dont l'outillage
est très rudimentaire, dont les opérations simples,
peu pénibles, ne demandent qu'une capacité et une
prévoyance limitées et peuvent être exécutées par
un personnel peu nombreux; en définitive, tra-
vail de simple récolte qui a pour corollaire une
occupation du sol assez faible, quoique le droit
légal de propriété soit absolu et que l'absence de
population stable permette au propriétaire de le
maintenir tel sans contestation.
L'étendue des latifundia ne permet pas aux pro-
priétaires de conserver la direction effective de
l'atelier agricole; d'autres causes d'ailleurs les en
détournent ; aussi le fermage est-il la règle, mais
il faut remarquer qu'il est très favorisé par le mode
de travail qui exige peu ou pas de capitaux in-
corporés au sol.
Le latifundium à culture extensive, en s'oppo-
sant à l'établissement d'une population stable dans
l'Agro romano, tend à avilir les salaires : 1° parce
qu'il met en concurrence des ouvriers venus
d'un grand nombre de régions pauvres où font
défaut les moyens d'existence; 2" parce qu'il
oblige le fermier à recourir à des entrepreneurs
de main-d'œuvre qui prélèvent une part très
large sur les salaires ; 3° parce qu'il oblige les
ouvriers à accepter en fait un salaire en nature
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 89
sur lequel ils sont frustrés ; 4° parce qu'il rend
très difficile l'organisation ouvrière. De telle
sorte que, dans un pays où la maia-d'œuvn!
semble manquer totalement, les salaires sont très
bas. Il en résulte que l'épargne est presque
impossible et qu'ainsi tout moyen d'ascension fait
défaut à la population ouvrière.
Quant à la famille, elle liuhit des influencer
désorganisatrices : l" parce qu'une partie de ses
membre-, souvent même son chef, sont éloignés
d'elle chaque année, pendant de longs mois ;
2° parce que, si elle reste groupée, elle vit loin
de son propre foyer oii elle ne séjourne que deux
ou trois mois, et qui se trouve tout à fait séparé
et éloigné de son atelier de travail. Il s'ensuit
qu'elle perd l'appui de la communauté sans
apprendre à développer son énergie et son initia-
tive puisqu'elle émigré temporairement, en terri-
toire non peuplé, et en compagnie d'autres
familles de même formation sociale et subissant
les mêmes influences. Cette famille déprimée se
résigne à un mode d'existence déplorable, sans
dignité, sans respectabilité, sans confort et sans
hygiène ; elle subit aussi sans résistance toutes les
calamités qui viennent à l'assaillir.
Elle aurait besoin d'un patron attentif, bien-
veillant et énergique ; mais le propriétaire lati-
fundiste est trop loin, trop insouciant, et trop
nombreux sont les ouvriers qui travaillent sur
ses terres. Le fermier ne s'intéresse pas à des
ouvriers temporaires et nomades. Ceux-ci n'ont
qu'un patron etfectif, c'est le caporal ; or, nous
avons vu les défectuosités de ce patronage.
90 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
II nous reste maintenant à étudier les effets
que peut avoir le latifundium sur l'organisation de
la vie publique.
III. — LA VIE COLLECTIVE
Rappelons que nous sommes ici dans un pay&
où la population stable est pour ainsi dire nulle.
D'après le recensement de 1881, il n'y avait
que 764 personnes domiciliées dans les fermes de
la Campagne romaine, réparties comme suit :
Fattori et agents 151
Paysans, bouviers, ouvriers fixes. . . . 613
soit 0,264 habitant par kilomètre carré. Telle
exploitation de 15 000 bectares est conduite avec
un personnel de quinze à vingt hommes'. Ces
chiffres ont certainement augmenté par suite de
la mise en culture de certaines propriétés, mais
sur les domaines non transformés, qui sont l'im-
mense majorité, le nombre des employés fixes a
plutôt décru à cause de la diminution des cultu-
res. Quant à la population émigrante, elle ne
s'élève, en somme, qu'à quelques milliers d'indi-
vidus campés temporairement sur le sol. Ce sol
est entièrement concentré en quelques mains; il
en résulte un monopole foncier bien accentué en
faveur des latifundistes.
Voisinage ET ASSOCIATIONS. — Comme dans tous
1. Cf. W. Sombart, op. cit., p. 111-121.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 9f
les pays à population clairsemée, le voisinage
s'étend fort loin. A Testa di Lèpre, j'ai vu distri-
buer le pain aux bergers ; ce pain venait de Brac-
ciano, distant de 40 kilomètres ; Rome est plus
rapprochée, mais on trouve le pain de Bracciana
meilleur. Comme les habitants sont peu nom-
breux. ils se connaissent facilement presque tous:
il suffit de causer quelques instants avec un
campagnol pour s'en convaincre. Leurs faits et
gestes sont toujours signalés et connus: il y a peu
de passants sur les routes, les auberges y sont
rares : ceux qui se déplacent, ont les plus grandes
chances de se rencontrer et ils sont sûrs d'être
vus et reconnus. Ainsi s'explique la rapidité avec
laquelle se répandent les nouvelles dans la Cam-
pagne. Les moyens de communication étant
rares, pour ne pas dire nuls, on ne voyage qu'en
voiture ou à cheval, et cela vous met en contact
avec les auberges et les passants beaucoup plus
que le tramway et le chemin de fer. Les laitiers
qui, chaque jour, vont chercher le lait jusqu'à
20 et 25 kilomètres de Rome, jouent un rôle
important dans les relations entre la ville et la
campagne : ils répandent les nouvelles, font les
commissions, transportent les gens qui ont à se
rendre quelque part sur leur route. On voit qu'en
dépit des apparences, l'habitant de la Campagne
romaine est moins isolé que l'habitant de Rome :
il a un cercle de relations beaucoup plus étendu.
11 n'eu est pas de même des émigrants, et il est
intéressant d'observer que ceux-ci transportent
dans l'Agro romano leurs habitudes de voisinage
telles qu'elles existent dans leur pays de mon-
92 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
tagne. Ils viennent en bandes originaires du
même village et conservent ce mode de groupe-
ment, qu'il s'agisse des colons ou des giiitti ; par
ailleurs, ils n'ont presque aucun contact avec la
population stable. Ils restent bien des exilés quoi-
qu'ils soient la majorité.
Lesémigrants temporaires doivent à lenr for-
mation communautaire une inaptitude presque
absolue à constituer des associations libres. S'il
est un pays où elles sciaient nécessaires, c'est
bien l'Agro romano, oii les ouvriers auraient ;"i
s'affranchir de l'oppression des caporaux et de
l'exploitation des cantines; cependant, je n'ai
pas eu l'occasion de rencontrer de coopératives.
Ce sont les pasteurs qui s'associent le plus
volontiers pour mettre en commun leurs trou-
peaux et louer ensemble un domaine ou une por-
tion de domaine. Il existe aussi des associations
temporaires entre paysans en vue de la culture
d'un champ pendant un an ou deux ; nous avons
reproduit un contrat où l'une des parties est une
société de seize paysans ^ C'est bien là une sorte
de fermage collectif ; cependant ce mode de loca-
tion est rare dans l'Agro romano et il n'est pas
organisé comme en Lombardie, en Sicile ou dans
les Romagnes^ A ma connaissance, il n'existe
qu'une coopérative agricole de production, c'est
celle d'Uslie. Les travaux d'assainissement du
marais d'Ostie ont été exécutés par une associa-
i. V. supra, p. 68.
2. Cf. Le affilanze coUeUive in Italia, Piaccu/,;i, 1906. (Enquête
de la Fédération des Syndicats agricoles).
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 93
tion d'ouvriers romagnoles qui se sont fixés dans
le pays assaini en obtenant de l'Etat des conces-
sions de lerres ; ils étaient une centaine formant
trente familles. Les travaux d'aménagement et de
défrichement du sol sont exécutés par la société,
ainsi que le battage. Tous les trois ans, il y a une
répartition du sol entre les familles ; les bœufs de
travail appartiennent à la société. Cette coopéra-
tive ne bat que d'une aile, car la région ne
semble pas encore susceptible de culture pay-
sanne ; elle serait môme dissoute si le roi Hum-
bert ne lui avait fourni des subsides.
Nous verrons plus loin qu'il existe des domai-
nes collectifs sur le pourtour de l'Agro romano,
mais ce sont des exemples de culture et de pro-
priété communautaires qui se distinguent nette-
ment des associations librement constituées dans
un but spécial et déterminé. Les syndicats hydrau-
liques obligatoires entre propriétaires pour l'amé-
nagement des eaux et l'entretien des fossés et des
canaux sont une institution administrative sou-
mise à un contrôle étroit des pouvoirs publics et
qui ne peut pas être considérée comme une mani-
festation de solidarité privée.
Les services communaux. — Au point de vue ad-
ministratif, l'Agro romano fait partie de la com-
mune de Home qui, avec ses 208 000 hectares, est
plus étendue que certaines provinces. Cette situa-
lion n'est pas sans inconvénient, car une grande
ville comme Rome a des besoins très spéciaux et
très différents de ceux de la campagne qui l'en-
toure. 11 en résulte que celle-ci est un peu sacri-
"94 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
liée, d'autant plus que sa qualilé de capitale impose
à Rome des charges qui ne sont pfis en rapport
avec ses ressources ni avec ses bi soins réels : le
con ortable y est quelquefois sacrifié au luxe, le
nécessaire au superflu.
En 1900, les recettes de la commune s'élevaient
à 28 millions de francs et les dépenses à 27 mil-
lions ; en 1 909, les recettes atteignent 40 millions,
mais les dépenses sont montées à 49 millions*.
L'Agro romano figure pour 930 000 francs dans
les recettes et pour 720 000 francs dans les dépen-
ses ; on réalise donc près de 210 000 francs d'éco-
nomies sur la campagne, qui pourtant a de grands
besoins ^ Si elle n'est pas sacrifiée davantage,
1. Messagero du I" mars 1909.
2. Voici le budget sommaire de l'Agro romano :
Recettes.
Impôt foncier 603073 francs.
Ta.xe sur le bétail (486246 têtes) 273000 —
Remboursements pour le transport des malades
non indigents 1000 —
Remboursements par les propriétaires de la
quinine distribuée gratuitement 49000 —
Total 720 513 francs.
Dépenses.
Voirie 200000 francs.
Service sanitaire 293 300 —
Police 36 440 —
Instruction publique 147 420 —
Prix aux agriculteurs 20000 —
Bonification (assainissement, etc.) 23333 —
Total 930 U73 francs.
Économies : 930 078 — 720 313 = 209 360 francs.
En 1883, les recettes de l'Agro étaient de 900000 francs et les
dépenses de 234 000 francs: bénéfice au profit de la ville =
LE LATlFUNDimi DANS L'AGRO ROMANO 95
elle le doit à la bienveillance du conseil commu-
nal, car, presque déserte ou peuplée d,'étrangers
non électeurs, comment pourrait-elle faire enten-
dre sa voix? Il est d'ailleurs question de réunir
toute l'administration de l'Agro romano dans les
mains d'un adjoint spécial, et de lui accorder une
certaine autonomie.
Nous ne dirons rien de la police qui fonctionne
de façon satisfaisante. En dépit des anciennes
légendes, la Campagne romaine est aujourd'hui
aussi sûre que tout autre pays. Mais il nous faut
nous arrêter un instant sur la voirie, l'instruction
publique et le service sanitaire.
L'Agro romano est extraordinairement pauvre
en voies de communication^ 11 existe un certain
nombre de grandes routes qui partent de Rome,
ce sont les anciennes voies romaines : mais elles
ne sont pas reliées entre elles, de sorte qu'il est
impossible de faire le tour de la ville à une cer-
^66 000 francs ; en 190i, les recettes s'élevaient à 793000 francs :
€t les dépenses à369 000 francs : bénéfice de la ville =: 426 000 francs.
On voit que la situation de la Campagne s'est améliorée puis-
qu'elle n'est plus frustrée que de 209 360 francs.
4. En 1901, on répartissait ainsi les voies de communication
■dans l'Agro romano .
Routes provinciales 180 kilomètres.
— syndicales 7 —
— communales 221 —
— vicinales 144 —
Total 332 kilomètres.
soit, pour une superficie de 2 080 kilomètres carrés, une propor-
tion de 267 mètres par kilomètre carré. Dans la province de Cré-
mone, il existe 1 289 mètres de routes par kilomètre carré (Cf.
'Cadolini, // bonificamento dell' Agro romano. Rome 1901).
96 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
taine distance des murs ; les rares chemins trans-
versaux qui existent sont de vraies fondrières.
Aussi la construction de routes s'impose-t-elle
d'une façon urgente, si on veut faciliter la mise
en culture de l'Agro romano. Actuellement, les
denrées agricoles de certains domaines arrivent à
Rome grevées de frais de transports considérables
à cause du mauvais état des chemins. La muni-
cipalité semble avoir maintenant compris ses de-
voirs à cet égard, puisque 200 000 francs sont
prévus au budget de cette année pour la construc-
tion de routes.
La rareté des voies de communication dans la
Campagne romaine est une conséquence du lati-
fundium et de son mode d'exploitation ; cela se
comprend aisément. On prétend aussi que les
propriétaires ne désirent pas toujours faciliter
l'accès de leurs terres au public et ne voient pas
avec plaisir leurs domaines coupés par des routes.
Certains d'entre eux tout au moins ne mettent
aucune bonne volonté à favoriser l'organisation
des services publics. Ainsi ils demandent parfois
des prix de loyer excessifs pour le logement des
médecins qui, faute de centres habités, doivent
forcément s'installer dans les fermes. On me cite
le cas d'un propriétaire qui deraatide 1 400 francs
de loyer pour une ancienne auberge composée
d'un rez-de-chaussée, de trois pièces au premier,
d'une écurie et d'un petit jardin ; le prix normal
serait de 500 à 600 francs ; il réclame en outre le
remboursement des réparations indispensables
pour l'installation du médecin. Un des quatre vé-
térinaires de l'x^gro romano n'a pas encore pu
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 97
être installé, dans l'impossibilité où on est de lui
trouver un logement. Les propriétaires se refusent
énergiquement à vendre la moindre parcelle de
leurs terres; aussi est-on souvent obligé de recou-
rir à l'expropriation, de payer le terrain 50 centi-
mes le mètre et de construire une maison pour le
médecin et Técole.
Car le Latifundium opjiose à l'organisatioîi de
l'instruction publique les mêmes obstacles qu'à
l'organisation sanitaire. Les écoles sont rares et le
plus souvent installées fort mal, faute de locaux
convenables, dans une salle de ferme louée fort
cher. Il y a actuellement dans TAgro romano
27 écoles mixtes donnant l'instruction à 1 250 en-
fants ; 210 élèves fréquentent les écoles du soir et
225 les écoles du dimanche. Tous ces chiffres in-
diquent un progrès sensible sur les années précé-
dentes. Il faut remarquer d'ailleurs que les paysans
semblent peu à peu comprendre l'utilité de l'in-
struction ; c'est surtout vrai de ceux qui ont des
parents ou des amis émigrés en Amérique. Ces
derniers leur prêchent la nécessité de la propreté
et de l'instruction pour les enfants. Les institu-
teurs débutent avec un traitement de 1 800 francs
et peuvent arriver à 3 100 francs au bout de trente
ans de service ; ils ont droit à une retraite et sont
mis sur le même pied que les instituteurs de
Rome. Le budget de l'instruction publique qui
s'élève à 150 000 francs environ, est appelé à
s'augmenter, car on projette la construction d'éco-
les avec jardins et logements pour l'instituteur
et le médecin.
11 y a toute une population qui échappe à l'in-
Roux. 7
98 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
struclion, ce sont les émigrants qui sont souvent
campés fort loin des écoles ; d'ailleurs, faute de
locaux, l'obligation scolaire reste lettre morte. La
municipalité songe à créer quatre écoles ambu-
lantes qui, munies d'un matériel facilement trans-
porlable, pourront se déplacer chaque année de
façon à s'installer dans les endroits où la popula-
tion nomade attirée par les cultures sera la plus
nombreuse. En attendant que la commune ait
institué ses écoles ambulantes, l'initiative privée
a déjà pris les devants. En 4904, la section ro-
maine de Y Union féminine nationale ouvrait à
Lunghezza, dans le local de l'école communale, la
première école du dimanche*. En 1907-1908, sept
écoles fonctionnèrent au profit de 340 élèves des
deux sexes : on a aussi organisé quelques cours
du soir. Les maîtres sont presque tous des insti-
tuteurs des écoles de Rome qui font preuve d'un
grand dévouement en sacrifiant leur dimanche
pour aller fort loin et par des chemins souvent peu
praticables instruire les enfants abandonnés des
familles de guitti ; la rétribution qu'on leur alloue
couvre à peine les frais de voyage et de nourri-
ture. Ces écoles libres, dont la dépense annuelle
s'élève pour chacune à 900 francs environ, reçoi-
vent des subventions de l'Etat, et des communes
et des dons particuliers '. Elles se heurtent par-
i. Le comité directeur est composé de MM. le Prof. Angelo Celli,
Giovanni Cena et de M'"« Anna Geili et Sibilla Aleramo. II est ^
à noter qu'aucune de ces quatre personnes n'est romaine d'ori-
gine.
2. Cf. Le scuole festive dell'Agro romano. Rome, 1908. Unione,
cooperativa éditrice.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 99
fois au mauvais vouloir des propriétaires ou des
fermiers qui leur refusent le local nécessaire.; les
paysans doivent alors construire une cabane de
roseaux qui sert de classe; mais, même dans ce
cas, le propriétaire qui est maître chez lui peut
interdire la tenue de Fécole : cela s'est vu et ne
devrait soulever aucune protestation si le latifun-
dium ne constituait pas un monopole foncier qui
ainsi entrave la liberté dautrui.
Les maîtres se plaignent aussi parfois d'être en
butte à l'hostilité du clergé, et j'ai pu constater,
en effet, que celui-ci a peu de sympathie pour ces
écoles. Il serait téméraire de ma part de juger si
ces plaintes sont fondées et si cette défiance est
justifiée, mais il est assez surprenant que jus-
qu'ici le clergé n'ait presque rien fait pour lins-
truction dans l'x^gro romano. A Rome, vingt
raille enfants fréquentent les écoles congréganis-
tes; il n'y a, dans toute la Campagne romaine,
qu'une seule école de ce genre tenue par des reli-
gieuses, à Pratica di Mare^ Cependant il est cer-
tain que beaucoup des grands latifundistes ro-
mains auraient plus de sympathie pour les écoles
organisées par le clergé que pour d'autres.
Le culte. — L'insouciance du clergé romain à
l'égard des écoles apparaîtra toute naturelle quand
on saura de quelle façon est organisé le service
du culte dans la Campagne romaine. On recon-
1. On peut mentionner aussi l'école dcsTrois-Fontaines, fondée
et entretenue par les Trappistes, mais dont les maîtresses sont
laïques. Il y a aussi sept curés qui, faute de locaux, sont char-
gés par la commune de tenir l'école publique.
100 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
naîtra là aussi les fâcheux effets du latifundium
et de la malaria.
Faute de population permanente etdense, il n'y a
pas de clergé stable dans TAgro romane. On y
compte à peine quelques paroisses dont la juridic-
tion ne dépasse pas les limites du domaine sur le-
quel elles se trouvent'. Presque tout le reste du ter-
ritoire est re'parti, au point de vue ecclésiastique,
entre certaines paroisses de Rome ou des diocè-
ses environnants: Tivoli, Frascati, Albano, etc..
La juridiction du curé de Saint-Laurent-hors-les-
Murs, par exemple, s'étend jusque près de Bagni,
à vingt kilomètres de son église ; ce cas n'est pas
isolé. Il en résulte qu'au point de vue religieux,
TAgro romano est dans l'abandon. Pour y remé-
dier, Pie IX avait chargé un hospice de vieux
prêtres d'organiser le service du culte aux envi-
rons de Rome; mais c'est seulement en 1897 que
quelques prêtres zélés aidés de laïcs dévoués ont
organisé le service religieux dans "la Campagne
romaine d'une façon effective. Chaque dimanche
43 prêtres vont dire la messe dans les chapelles
qui existent sur beaucoup de domaines : Tune
d'elles est à 53 kilomètres de Rome. Comme les
chemins de fer ne mènent pas partout, la plupart
des prêtres vont en voiture ou à cheval ; le direc-
teur de l'œuvre que j'ai accompagné un jour fait
23 kilomètres en cabriolet avant d'arriver à la
1. Castel di Guido, par exemple, est une des douze paroisses
de l'évêché suburbicaire de Porto. Le territoire de cette paroisse
se confond avec celui du domaine qui appartient à l'hôpital du
Saint-Esprit ; sa population stable ne s'élève peut-être pas à
vingt personnes.
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMAND 101
chapelle qu'il dessert. Le manque de logement
ne permet pas d'avoir des prêtres à demeure :
c'est une conséquence du latifundium. 11 est
assez piquant de trouver un vrai pays de missions
aux portes de Rome, capitale de la chrétienté,
où surabondent moines et prêtres.
\^ Opéra per l'assistenza religiosa e civile deW
Agro romano tire ses ressources des contributions
des propriétaires, des subventions de l'Hospice
des Cent Prêtres et de sermons et concerts de
charité. C'est une œuvre privée qui ne reçoit au-
cun subside de l'autorité ecclésiastique. Elle ne
borne pas son activité à la célébration du culte
et à l'enseignement du catéchisme ; elle vient
aussi en aide matériellement aux paysans en leur
distribuant des vêtements, des couvertures, en
leur prêtant assistance pour les formalités qu'ils
peuvent avoir à remplir, en les faisant admettre
à l'hôpital, etc. On voudrait aussi organiser des
caisses d'épargne, créer des associations pour
supprimer les caporaux et s'opposer à l'exploita-
tion des ouvriers. Ce sont encore là des projets.
Le dernier est très louable, mais semble voué à
un échec certain, car l'Œuvre tire ses principales
ressources des propriétaires et des fermiers ; or,
vouloir organiser les ouvriers c'est probablement
s'aliéner les patrons, du moins les patrons de
l'Agro romano. On a aussi essayé d'ouvrir une
ou deux écoles dominicales, mais ces tentatives
à peine ébauchées n'ont pas eu de suite : on pro-
fite seulement du catéchisme pour apprendre à
lire aux enfants. C'est peu, et il faut bien recon-
naître que rien de sérieux n'a élé fait jusqu'à ce
i02 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
jour par la société pour rinstruction. Grâce à
cette organisation, les habitants temporaires de
l'Agro romano ne sont pas privés de tout secours
religieux; les chefs de gare, les régisseurs, les
médecins sont chargés par la société de lui télé-
graphier toutes les fois que la présence d'un prê-
tre est nécessaire.
Mais il y a mieux à faire ; c'est de fonder des
paroisses dans la Campagne romaine. Cette ini-
tiative a été prise par un prêtre belge, M""" le cha-
noine Bodau, à qui ses relations avec les direc-
teurs de la société belge du tramway de Rome à
Tivoli et de l'établissement thermal de Bagni,
ont donné l'idée de construire une église dans
cette dernière localité. En dehors de la station et
de l'établissement il n'y avait là que quelques
masures, mais Bagni s'est développé et peut de-
venir un jour un centre important. La nouvelle
paroisse compte près de 1 500 habitants, répartis
pour la plupart dans ces misérables hameaux de
cabanes que nous avons appris à connaître. L'é-
glise est aujourd'hui suffisamment avancée pour
servir au culte. C'est grâce aux subsides de ses
amis de Belgique et de France que M^' Bodau a
pu réaliser son œuvre*; Au début, tout au moins,
les Romains étaient assez sceptiques sur l'issue
de son entreprise, mais le succès lui a donné rai-
son et il projette d'ajouter à son église une école
et un hôpitaP. En attendant la pleine réalisation
1. Ce sont des dames françaises qui viennent de Rome tous les
dimanches faire le catéchisme aux enfants de la paroisse.
2. II y a à Bagni une petite colonie de cultivateurs d'asper-
LE LATIFUNDIUM DANS L'AGRO ROMANO 103
de son plan, son initiative a porté ses fruits, puis-
qu'elle a démontré qu'il était non seulement pos-
sible mais nécessaire et urgent d'organiser des
paroisses dans l'Agro romano. Son exemple a en-
traîné l'autorité ecclésiastique, qui a décidé la
création de sept paroisses rurales : l'une d'elles
est à la veille de fonctionner. Mais là encore se
révèlent les inconvénients du latifundium : les
propriétaires se font tirer l'oreille pour vendre leur
terrain ; ils permettraient bien de construire les
églises, mais ils ne voudraient pas se dessaisir du
sol. Avec juste raison l'administration diocésaine
veut être maîtresse chez elle ; de là des négocia-
tions difficiles et de longs retards. Ces mêmes
difficultés, l'œuvre d'assistance religieuse les ren-
contre pour faire entretenir, restaurer ou agran-
dir les chapelles appartenant aux propriétaires.
On voit, par les exem.ples que nous venons de
citer, quels obstacles apporte le latifundium à la
bonne organisation des services publics. Ces ob-
stacles ne sont pas insurmontables car il reste aux
pouvoirs publics la ressource de l'expropriation,
mais cette procédure est une source de complica-
tions, de dépenses et une cause de retards; d'au-
tre part, l'initiative des particuliers est souvent
paralysée, car ils ne peuvent trouver un endroit
011 poser le pied librement. A vrai dire, toute la
vie sociale dépend du bon plaisir des latifundis-
tes ; ils pourraient faire le vide dans la Campagne
ges auxquelles les eaux chaudes sulfureuses sont très favorables.
Le cnré belge de Bagni s'intéresse très vivement à cette culture :
sous sa conduite les maraîchers ont planté une aspergerie dans
les jardins du Vatican.
104 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
romaine et alors à quoi bon des routes, des éco-
les, des églises, des médecins. Ceci n'est pas une •
pure hypothèse puisque nous savons que le pâtu-
rage tend à devenir exclusif et que nous avons
pu constater sur certains domaines une dépopu-
lation presque totale par suite de l'abandon de la
culture. Jusqu'ici on s'est peu occupé des émi-
grants temporaires, de ces étrangers qui ne sont
pas de la commune, qui changent de résidence
presque chaque année, et on les a laissés dépour-
vus de tout- ce que la civilisation met aujourd'hui
à la portée des hommes. 11 faut bien reconnaître
que les latifundistes ont ici gravement manqué à
leurs devoirs de patrons, et c'est ce qui les fait
considérer par certains, comme des obstacles ab-
solus au progrès et au bon ordre social, obstacles
qu'il faut supprimer de gré ou de force.
Par lui-même le latifundium n'engendre pas
l'anarchie. On le rencontre dans l'Allemagne
orientale et les services publics fonctionnent nor-
malement, mais là le patron ne se dérobe pas à
ses charges : il existe des biens qui constituent
à eux seuls des communes fermées dont les pro-
priétaires possédant tout le sol sont revêtus de
l'autorité publique communale, mais doivent
subvenir à tous les services publics communaux :
voirie, enseignement, culte, etc.. C'est l'ancien
système féodal, c'est le fonctionnement normal
du régime latifundiste, qui est le régime du grand
patron patriarcal. Les latifundistes romains ne
conçoivent pas leur rôle de la même façon; ils
n'ont aucune idée de leurs devoirs de grands pro-
priétaires ruraux, et du fait qu'ils ne remplissent
LE LATIFUxNDlCM DANS L'AGRO ROMANO 103^
pas leur fonction, tous les autres rouages de l'or-
ganisation sociale se trouvent faussés. Leur uti-
lité apparaît nulle et ceci est un grave danger
pour eux, car tous les organes inutiles disparais-
sent par atrophie ou par suppression violente.
Pour caractériser en deux mots les conséquen-
ces du latifundium dans l'Agro roraano, il semble
que nous puissions dire qu'il aboutit au régime
de l'anarchie. Le propriétaire ne remplit pas son
rôle de patron, un peu par sa faute, un peu par
la faute du latifundium ; la famille ouvrière exi-
lée de son foyer pendant dix mois de l'année
mène une existence misérable, précaire et pres-
que nomade, elle subit des influences désorgani-
satrices et est la victime d'une foule d'intermé-
diaires qui, dans une société saine, contribueraient
au contraire à lui faciliter l'existence ; enfin les-
organismes de la vie collective sont inexistants ou
insuffisants.
C'est de cet état d'anarchie que dérive la ques-
tion agraire. Par suite d'une direction patronale
insuffisante ou inintelligente, d'immenses espaces
restent dépeuplés, n'offrant que des moyens
d'existence insuffisants et précaires aux popula-
tions surabondantes des confins qui ne font qu'er-
rer dans la Campagne romaine sans pouvoir s'y
fixer. Le latifundium n'est pas seul responsable
de la situation de l'Agro romano, mais il est ac-
tuellement un obstacle aux transformations né-
cessaires.
CHAPITRE m
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS
Le lieu. — Nous venons d'étudier le latifun-
dium dans une région où les conditions du lieu
n'ont pas permis jusqu'ici le développement d'une
population stable. Mais le latifundium n'est pas
un produit exclusif de la Campagne romaine ; on
le retrouve dans d'autres parties de la province
de Rome. Il est donc intéressant de l'étudier
maintenant dans une région où existe une popu-
lation fixe groupée en villages. Pour cela nous
ferons porter notre enquête sur le Yiterbois, c'est-
à-dire sur la partie septentrionale de la province
qui, à l'exclusion du littoral, s'étend des confins
de la Toscane jusqu'à 20 kilomètres au Nord de
Rome. Au centre du pays se trouve Viterbe à peu
près à égale distance entre les deux grands lacs
de Bracciano et de Bolsena.
L'altitude de cette région varie de 150 à 500
mètres ; une ligne de hauteurs allant du lac de
Bracciano au lac de Bolsena, en passant par les
monts Cimini dont un sommet s'élève jusqu'à
905 mètres, sépare le versant du Tibre du versant
tyrrhénien. Tandis que l'Agro romano est une.
J
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 107
sorte de plaine basse coupée de ravins et bosselée
de mamelons, où l'eau peut facilement stagner,
le Vilerbois est une région élevée présentant des
pentes générales suffisantes pour permettre l'écou-
lement facile des eaux et l'assainissement naturel
du pays. La malaria existe bien dans nombre de
villages, surtout par l'incurie des habitants qui
laissent s'établir des mares et des flaques d'eau,
mais en raison de l'altitude et de l'absence de ma-
récages elle n'a jamais été un obstacle absolu au
peuplement du pays.
C'est là la grande diff'érence qui existe entre le
latifundium du Viterbois et le latifundium de
l'Agro romano : ia présence d'une population stable
groupée en villages. C'est l'action de ce facteur
nouveau sur l'organisation du travail et de la pro-
priété qu'il s'agit d'étudier, Nous n'aurons rien
de particulier à signaler au sujet des services pu-
blics, puisque ces villages forment des communes
régulièrement constituées, ce qui prouve bien que
la crise des services publics dans l'Agro romano
n'a pas pour cause exclusive le latifundium en
soi.
Dans le "Viterbois, comme dans la Campagne
romaine, le pâturage est de beaucoup le mode
d'exploitation dominant; on constate que, depuis
quelques années, il gagne chaque jour du terrain
aux dépens de la culture. Mais celle-ci résiste
mieux que dans l'Agro romano, à cause de la pré-
sence de la population qui a besoin de céréales pour
se nourrir : c'est même là la principale cause du
conflit entre propriétaires et paysans, c'est le nœud
de la question agraire. Cette culture est d'ailleurs
108 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
extensive comme l'est le pâturage lui-même. Il
en résulte qu'en dépit des apparences l'appro-
priation du sol est incomplète, le droit de pro-
priété incertain ou limité par des usages publics,
et que des contestations et des conflits au sujet
de la terre surgissent entre latifundistes et villa-
geois.
I. — LES USAGES PUBLICS
La culture extensive et les « USI CIVICI ». ' —
Nous sortons de Rome par la Porte du Peuple et
nous nous engageons sur la via Cassia que nous
quittons à la hauteur d'Isola Farnese, bâti sur
l'emplacement de l'antique Veies, pour nous di-
riger à droite sur Formello. Ce village, qui se
trouve à 23 kilomètres de Rome, est situé sur
les dernières pentes de la région, d'où la vue
s'étend sur toute la Campagne jusqu'à la mer
qu'on voit briller au loin. Il occupe une sorte de
promontoire sur lequel s'allonge l'unique rue en
cul-de-sac, trop étroite pour le passage des voi-
tures et bordée de maisons serrées les unes contre
les autres ; il n'y a qu'une entrée située sous le
palais Chigi. Les habitants se tiennent sur le pas
de leurs portes et bavardent. Les hommes flânent
assis sur les parapets et les marches ; nous de-
mandons si c'est un jour de fête et on nous ré-
pond que, comme il a plu la veille, on ne peut
pas travailler. Cette réponse indiquerait que les
paysans manquent de travail ou qu'ils sont peu la-
borieux. Cette seconde explication paraît la bonne,
car à la campagne, ne trouve-t-on pas toujours
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 109
quelque chose à faire quand on a le désir de s'oc-
cuper? J'apprends d'ailleurs que la main-d'œuvre
salariée est ici fournie par des étrangers venus
des Marches et des Abruzzes ; ce sont aussi les
seuls qui prospèrent et qui habitent des maisons
convenables. Les indigènes croiraient déroger,
me dit-on, en travaillant à la journée ; il sont peu
désireux d'améliorer leur mode d'existence, car
des maisons remises à neuf restent sans loca-
taires, sous prétexte qu'elles sont à 200 mètres du
village. On a bien l'impression d'être là en pré-
sence de communautaires déprimés.
J'emprunte à un mémoire judiciaire l'état de la
propriété sur le territoire de Formello :
« Le territoire et le castrum de Formello étaient
un fief des Orsini et faisaient partie du duché de
Bracciano. Mais la maison Orsini subit de grands
désastres financiers et, en 1661, fut contrainte
de vendre presque tous ses biens. Formello fit
partie d'une vente qui comprit aussi le territoire
de Campagnano, de Gesano et de Scrofano et fut
acquis par la famille Chigi.
« Le territoire de Formello, dont le village oc-
cupe le centre, a une superficie de 2 2o0 hectares
environ. 528 hectares sont biens patrimoniaux de
la commune; 1600 hectares appartiennent au
prince Chigi, la plus grande partie en pleine pro-
priété et une petite partie en emphytéose. Le
reste appartient à des particuliers ou à des per-
sonnes morales.
« Des terrains, quelques-uns sont clos (ris-
tretti) et en culture intensive ; ils appartiennent
soit au prince, soit à des particuliers, mais près-
110 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
que tous sont emphytéotiques ou paient des rede-
vances au prince.
« Les autres terrains sont des bois appartenant
en majeure partie à la commune, et puis des ter-
rains à pâturage et à céréales non clos {quarti
aperti). »
Voyons de quelle façon le propriétaire jouit de
son domaine. Celui-ci se divise en ristreiti (ter-
rains clos) et en quartz aperti (terrains non clos).
Dans les ristretti le droit de propriété est absolu ;
ce sont des terrains plantés en oliviers qui sont
exploités en régie directe au moyen d'ouvriers ve-
nus des Abruzzes, caries gens de Formello ne tra-
vaillent guère comme journaliers. Le pâturage
d'hiver sous les oliviers est loué à des pasteurs
des Abruzzes. A partir du 15 mars, on laisse pous-
ser l'herbe qui est convertie en foin pour les be-
soins de la maison du prince.
Les quarti aperti, les terrains non clos, sont
soumis à une rotation quadriennale. A partir du
IS février, on prépare les terres pour du maïs qui
est semé en avril et suivi, en octobre, d'un blé
qui occupe le sol jusqu'au mois de juillet suivant ;
puis le terrain est laissé en pâturage pendant trois
hivers et deux étés. Le pâturage s'étend donc sur
les trois quarts des quarti aperti pendant l'hiver
et sur la moitié pendant l'été. Le pâturage d'hiver
appartient au propriétaire qui l'aflerme à des pas-
teurs transhumants, tandis que le pâturage d'été,
du 8 mai au 30 septembre, appartient aux habi-
tants de Formello. Je crois d'ailleurs que ce rè-
glement est le résultat d'un accord intervenu entre
les parties pour délimiter leurs droits réciproques.
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 111
Ce qu'il importe de retenir c'est l'usage du pâtu-
rage existant sur les terres du propriétaire au profit
des habitants. Cette servitude ne s'explique que
par l'exploitation très extensive du sol, et elle a
d'ailleurs pour conséquence d'interdire tout pro-
grès agricole, car le propriétaire ne pourrait pas
changer son mode de culture rudimentaire sans
restreindre le droit de pâturage des habitants. Re-
marquons d'ailleurs que, dans ces conditions, le
pâturage de jachère est assez maigre.
Comment se fait donc la culture des céréales ?
Jadis le propriétaire ou son fermier distribuait les
terres à cultiver entre tous les habitants qui en
faisaient la demande ; pour éviter les discussions,
on procédait souvent au tirage au sort pour assi-
gner à chacun sa part. Les colons payaient une
redevance de un rubbio et demi (32.j kilogrammes)
par rubbio de terraia (l''%8i) pour le maggesf
(culture sur jachère), et un rubbio (217 kilogram-
mes) seulement pour le coUo (culture de deuxième
année). En somme, jusqu'en 1905, la culture se
faisait par contrats individuels écrits ou tacites.
En 1903, sous l'influence des socialistes, les
paysans prétendirent avoir le droit de cultiver les
terres sans contrat et en ne payant plus qu'un
rubbio ; ils basent leur prétention sur l'usage im-
mémorial, mais on leur répond que l'usage est
aussi de payer un rubbio et demi pour le mag-
gese. Depuis lors, chaque année, ils envahissent
les terres et se les partagent pour la culture ;
chaque année un notaire dresse un procès-verbal
de l'invasion et rédige une protestation. En 1909,
la commission d'arbitrage pour les usages publics,
112 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
4ont nous verrons plus loin les attributions, saisie
de la question, s'est tirée d'affaire en décidant que
le propriétaire ne pouvait pas refuser des terres
aux habitants de Formello, mais que ceux-ci de-
vaient en faire la demande individuellement et que
la redevance serait de un rubbio un quart. C'est
tin jug-ementde Salomon, qui n'est que provisoire,
mais qui aura du moins pour résultat d atténuer
momentanément le conflit, en attendant la fin du
procès pendant devant la cour d'Ancône. Car le
propriétaire est en litig-e avec les habitants de For-
mello depuis le 28 janvier 1883 à propos des ser-
vitudes dont il veut affranchir ses terres. Il a
d'abord fallu fixer les indemnités à payer pour les
droits de pâturage et d'affouage qui ne sont pas
contestés ; puis la question du droit d'ensemence-
ment qui est contesté a amené les parties devant
la cour de cassation qui a cassé un arrêt de la cour
de Rome admettant le droit des Formellois et a
renvoyé l'affaire devant la cour d'Ancône.
Il existe aussi à Formello des bois appartenant
aux Chigi et qui sont grevés d'un droit d'usage au
profit des habitants. Ceux-ci l'exercent d'une façon
si anarchique que ces bois sont réduits à l'état de
misérable brousse.
De la description que nous venons de donner de
Formello il faut retenir que le latifundium est le
mode de propriété dominant puisque, sur 2 250
hectares, 422 environ seulement appartiennent à
•de petits propriétaires ; qu'une très faible partie
du sol est soumise à une culture intensive, tout
le reste étant exploité d'une façon très exlensive
par le pâturage transhumant et par la culture
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 113
des céréales avec jachère prolongée ; que l'action
patronale du propriétaire se réduit à un minimum
puisque, en dehors de l'exploitation des olivettes,
il se contente de toucher les redevances féodales
existant encore sur certains terrains, les redevances
des colons partiaires et les fermages pour le pâ-
turage d'hiver. En un mot, l'homme ne tire pas
du sol les produits qu'il en pourrait obtenir. Cette
culture sommaire a pour conséquence un droit de
propriété incertain et contesté: ces incertitudes
dans l'appropriation du sol se manifestent par les
usages publics de pâturage, d'afiouage et de se-
mailles; les contestations aboutissent à des procès
et à l'invasion des terres par les paysans. Les
usages publics n'existent ici que par suite de la
présence d'une population stable ; ils donnent à
la question agraire dans cette région son caractère
propre ; il nous faut donc les étudier en détail.
On désignait jadis ces usages publics sous le
nom de servitudes ; actuellement ils sont qualifiés
officiellement « usi-civici » et certains auteurs,
les socialistes notamment, emploient l'expression
droits publics (diritti civici) pour affirmer que ce
sont bien des droits de copropriété. Ce sont là
questions de mots qui n'affectent pas le fond des
choses. Il faut prendre les usages publics pour ce
qu'ils sont en réalité, des droits d'user de certaines
teiTes en vue du pâturage, des semailles et de
i affouage dans des conditions déterminées par des
titres ou par la coutume ; l'existence de ces droits
modifie naturellement le caractère du droit de pro-
priété et apporte à son exercice des entraves et
une limitation.
Roux.
8
114 LA QUESTION AGRAIflE EN ITALIE
J'ai dit que les usages publics avaient pour cause
première une exploitation peu intelligente et peu
intensive du sol. Cela est si vrai que les contesta-
tions à leur sujet ont éclaté précisément à la fin
du xix" siècle lorsque les propriétaires ou les fer-
miers ont cherché à tirer meilleur parti de leurs
terres, soit par la culture, soit par la location du
pâturage à des pasteurs transhumants. Nous en
verrons un exemple bien net à Mentana oii le dé-
frichement opéré par un fermier a provoqué un
conflit avec la population en restreignant l'étendue
des pâturages. La culture rationnelle et intensive
implique, en effet, la disposition exclusive du sol ;
mais, par contre, une population qui s'accroît et qui
n'est pas habituée à augmenter ses moyens d'exis-
tence par un travail plus intense et plus productif
ou par la fabrication, revendique plus âprement
des droits d'usage qui sont sa seule ressource, et
cherche à leur donner la plus grande extension
possible. Tout concourt donc aujourd'hui à rendre
le conflit inévitable et souvent violent.
Origiise et historique des usages publics'. — Il
ne faut pas oublier que nous sommes ici dans un
pays où l'évolution de la propriété collective vers
la propriété particulière ne s'est pas faite complè-i
tementni définitivement. Les deux formes de pro-
priété sont ici en présence et parfois en lutte,
l'une ou l'autre prenant le dessus suivant les temps
et les circonstances.
1. Cf. Carlo Calisse, GU iisi crvici nella provincia di Roma.
Prato, GiaclieUi, 1906. — Ettore Ciolfi, / Demani popotari e le
leggi agrarie. Roina, Unione cooperativa éditrice, 1906.
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 113
A l'époque romaine, il y avait plusieurs caté-
gories de terres publiques. Les unes étaient afîec-
tées à un service public: bois pour les édifices,
pâturage pour les milices, etc.. ; elles étaient
inaliénables et ne pouvaient être détournées de
leur affectation. D'autres étaient utilisées directe-
ment par les habitants, c'étaient des pâturages et
des bois ; elles n'étaient pas inaliénables et pou-
vaient être affermées. Enfin il y avait des terres
qui appartenaient à un groupe de citoyens ; les
agrimensores les qualifient aussi de publiques.
Aux derniers temps de TEmpire et lors des in-
vasions des Barbares, la culture subit un recul,
et par une conséquence naturelle le pâturage et
l'usage commun du sol prirent la prépondérance.
Les troupeaux deviennent alors la grande richesse
pour tout le monde. Pour les nourrir on a : 1° les
terres publiques appartenant au fisc, au roi, aux
ducs et aux comtes. Ce sont les anciennes terres
impériales, des terres conquises ou confisquées,
elles sont très étendues ; on y acquiert le droit de
pâturage moyennant le paiement d'une taxe ; le
prince accordait parfois ce droit gratuitement, par
faveur ; 2" les terres communes appartenant aux
habitants du lieu qui ont sur elles un droit ab-
solu, quoique l'exercice de ce droit soit ordinaire-
ment soumis au paiement d'une taxe de la part des
individus au profit de la collectivité.
Les historiens font remarquer que les Barbares
n'ont pas dépossédé les habitants, et que les Lom-
bards n'ont pas fait d'établissement durable dans
la province de Rome où la propriété est restée
romaine. Les familles patriciennes n'avaient pas
116 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
toutes perdu leur patrimoine ; ce sont elles qui
constituèrent la féodalité militaire lorsque les
troubles de la fm du vm* siècle et les incursions
des Sarrasins obligèrent les habitants à organiser
la défense. Le seigneur féodal n'est pas ici un
conquérant étranger comme dans le royaume de
Naples. Les défenseurs des droits de la propriété
privée insistent sur ce point. Le féodal romain
est un grand propriétaire revêtu d'une autorité
publique sur un certain territoire ; sauf titre ou
usage contraire, ses terres privées sont donc
libres ; le féodal napolitain est au contraire un
conquérant qui s'est attribué toutes les terres^
mais qui, par là même, doit tolérer sur lesdites
terres Texercice des usages publics de la part de
la population expropriée qui sans cela mourrait
de faim ; de là le dicton : ove feudi, ivi usi civici^
pas de fief sans usages publics.
Les jurisconsultes napolitains, considérant donc
que les usages publics sont une conséquence ;
naturelle du droit à la vie, enseignent qu'ils ,
sont une dette de celui qui détient le pouvoir
envers les personnes sujettes. Basant Icsiisicivici j
sur le droit naturel, ils concluent logiquement
qu'ils sont imprescriptibles et inaliénables. Ce
serait très juste si l'humanité était figée dan&j
l'immobilité et si, au xx" siècle, il n'y avait pas'
d'autres moyens d'existence qu'au x^ siècle. D'ail-
leurs, dès l'époque romaine, on trouve des
usages publics en faveur de tous les habitants
riches et pauvres, et les riches en profitent plus
que les pauvres, puisqu'ils ont plus de bétail; en
outre, les usagers pouvaient affermer leurs terres,
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS il7
îes donner en emphytéose et même les vendre.
La théorie ne cadre donc pas ici avec les faits.
Si le droit de vivre est absolu, les moyens de
vivre sont variés à l'infini, suivant les lieux et les
temps ; vouloir les maintenir immuables, c'est
condamner l'humanité à ne faire aucun progrès,
c'est nier l'évolution des sociétés.
La question des itsi civici a été étudiée surtout
par des légistes qui se placent au point de vue
uniquement juridique et cherchent à édifier des
théories et à formuler des principes. C'est de là
que vient tout le mal ; on aboutit alors à une
intransigeance inacceptable. Prétendre que les
usages publics sont imprescriptibles et inalié-
nables, c'est croire un peu trop à la vertu des
mots. La prescription semble au contraire être
une des grandes lois de l'humanité; elle est à la
fois une conséquence et une condition de l'évolu-
tion sociale; et une chose ne reste inaliénable que
tant que son propriétaire est assez puissant pour
la conserver. Prétendre ne reconnaître que les
usages publics basés sur un titre ou sur une
jouissance incontestée, immémoriale et toujours
identique à elle-même dans son étendue et ses
caractères, c'est oublier que la terre doit nourrir
tous les hommes, que le degré d'appropriation du
sol dépend de la nature et de l'intensité de la cul-
ture et que l'exercice des usages publics, comme
du droit de propriété lui-même, est parfois sou-
mis à des influences passagères qui peuvent,
momentanément, le dénaturer ou le supprimer.
Il est hors de doute que les usages publics dans
la province de Rome ont subi de nombreuses
118 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
vicissitudes et que, dans bien des cas, il est
impossible de produire un titre légal. A certaines
époques ils ont pris une grande extension et,
d'autres fois, ils ont été réduits ou mutilés par
les usurpations des seigneurs féodaux qui se sont
arrogé sur les terres communes des droits qu'ils
n'avaient pas, ce qui a pu les conduire dans cer-
tains cas. à s'en déclarer propriétaires. Il faut
noter aussi que la jouissance des usages publics a
subi une déformation due au"' développement des
communes qui ont remplacé peu à peu les
anciennes communautés. La commune s'est attri-
bué le droit de réglementer et souvent de res-
treindre les usages publics, soit pour assurer la
conservation des pâturages et des bois, soit pour
favoriser la culture par la propriété privée. Elle
en est arrivée à considérer les biens communs
comme propriété particulière delà commune : elle'
a établi des taxes pour leur usage, les a affermés
même à des étrangers et parfois les a cédés
moyennant redevance fixe à des associations pri-
vées. Ces taxes et ces redevances allègent le bud-
get communal alimenté par les contributions des
fiabitants aisés qui détiennent l'administration
municipale, mais elles restreignent le droit
d'usage direct des terres communes, d'cîi opposi-
tion d'intérêts entre la masse de la population et
la municipalité. Au début du xix" siècle, l'Etat
ordonna aux communes obérées de vendre leurs
biens. Mais, comme les usages publics s'exer-
çaient sur ces biens, les habitants réclamèrent,
et Pie VII, par son motu proprio du 7 novembre
1820, ordonna que, dans les ventes, les droits
t
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS H9
d'usage des habitants fussent réservés. Les terres
vendues étaient donc grevées d'une servitude
dont les acquéreurs désiraient s'affranchir ; ce fut
une source de difficultés. 11 advint aussi que des
communes, pour payer leurs dettes, vendirent
leurs î(si civici à des personnes autres que celles
qui possédaient ou acquéraient les terres sur les-
quelles ils s'exerçaient : nouvelles difficultés et
complications inextricables.
On voit qu'il est presque impossible de démê-
ler exactement les droits réciproques originaires
des usagers et des propriétaires. Le législateur
qui voudra résoudre la question des usages
publics devra abandonner le terrain des principes
pour s'en tenir aux solutions pratiques dérivant
des situations de fait et variables suivant les cas:
c'est ce qui fait la difficulté de son œuvre. La
question des usi civici n'est pas simplement une
question juridique qu'il soit possible de résoudre
avec un texte législatif ; elle est dominée par les
réalités économiques : c'est une question vitale
pour les populations de la province de Rome et
qui trouve son explication dans leur état social.
Ici la formation communautaire originaire a été
maintenue et favorisée par le mode de travail
adapté aux conditions da lieu, c'est-à-dire par le
pâturage et la culture extensive. Il en est résulté
une appropriation imparfaite du sol, une incerti-
tude dans le droit de propriété et un enchevêtre-
ment des divers droits en présence. Les usages
publics soîit une forme atténuée de la propriété
collective.
i20 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
II. — LA LUTTE POUR LA TERRE
Le conflit entre propriétaires et paysans. —
L'état incertain du droit de propriété a forcément
amené de tout temps des contestations entre les
latifundistes et les usagers. Ces contestations
se réglaient alors par la force ou par des transac-
tions ; mais, en déiinitive, chacun s'accommodait
d'un état de choses qui était en somme compa-
tible avec le mode d'exploitation des terres. Le
propriétaire jouissait du pâturage conjointement
avec les usagers et plus largement qu'eux, car il
possédait plus de bétail ; il trouvait encore assez
de bois pour son usage après que les paysans en
avaient pris pour le leur ; les redevances qu'on
lui payait pour la culture des céréales étaient pour
lui un revenu fixe et assuré. Le droit d'ensemen-
cement qui est actuellement très discuté, est très
rarement mentionné dans les anciens actes ; cela
s'explique bien, car les paysans n'avaient pas
besoin de réclamer ce droit et, par suite, le pro-
priétaire ne songeait pas à le contester : le pro-
priétaire, en effet, pour la culture de ses terres
devait faire appel à la main-d'œuvre locale* et on
comprend très bien que,pour simplifier son admi-
nistration, il ait adopté le colonal partiaire ou le
fermage en nature ; que, n'ayant aucune raison
I. En 172.3, le prince Gliigi intenta une action aux habitants
de Formel lo pour les obliger à cultiver ses terres moyennant la
redevance d'usage : il fut débouté de sa demande. Aujourd'hui,
ce sont les habitants qui réclament le droit de cultiver les terres.
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 121
défavoriser les uns aux dépens des autres, il ait
donné des terres à tous ceux qui lui en deman-
daient, et qu'il ait employé souvent le tirage au
sort pour effectuer la répartition. La situation de
fait donnant satisfaction aux deux parties, aucune
des deux ne songeait à discuter la question de
droit. Aussi est-il très difficile aujourd'hui de dis-
tinguer exactement les terres sur lesquelles existe
réellement le droit de semailles. Il n'en est pas
de même pour les droits de pâturage et d'affouage
qui, n'impliquant aucune prestation de la part de
l'usager, s'affirment bien plus nettement comme
droits et, par suite, sont souvent reconnus expli-
citement par des titres. Les contestations ne
surgissent guère qu'au sujet de leur étendue.
Nous touchons la à une des raisons qui ont, de
nos jours, rendu aigu le conflit latent entre lati-
fundistes et paysans. Les usages publics sont sou-
vent mal définis, toujours indéterminés et très
élastiques. Si la population est peu nombreuse et
le bétail rare, les droits d'affouage et de pâturage
grèvent légèrement les terres du propriétaire ; si,
au contraire, les habitants sont nombreux et pos-
sèdent beaucoup d'animaux, le bois est ravagé et
il n'y a plus place au pâturage pour le bétail du
propiiétaire ^ On comprend donc comment les
usages publics sont devenus pour le latifundiste
une servitude plus lourde à notre époque oij la
population s'est accrue beaucoup-.
1. On me cite un bois de 200 hectares, vendu 3 000 francs, à
cause des usages publics dont il est grevé.
2. Si on admet la théorie de la copropriété entre usagers et
propriétaire nominal, la situation de fait est la même; ce dernier
i22 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Ils sont aussi devenus une servitude plus g-ênantc
à une époque où les progrès de la technique agri-
cole et le développement des transports permettent
une meilleure utilisation du sol. L'usage d'ense-
mencement s'oppose à l'extension du pâturage.
dont le revenu actuel est élevé ; les propriétaires
reprochent aussi aux paysans de faire une culture
vampire et désordonnée qui ruine la terre et ne
donne que de faibles rendements. Les iisagespii-
blics soîit do7ic lui obstacle à l'intensification de la
culture. Nous en avons une démonstration à For-
raello oii seuls les terrains affranchis sont livrés à
la culture arborescente des oliviers ; l'herbe elle-
même y est utilisée de façon plus intensive, puis-
qu'on en fait du foin. Dans les quarti aperti, au
contraire, on ne peut pas changer le mode de
culture sans léser les droits des usagers. C'est là
une excuse que ne manquent pas d'alléguer les
propriétaires à qui on reproche la mauvaise ex-
ploitation de leurs domaines. On tourne ainsi dans
un cercle vicieux : la culture extensive a rendu
l'appropriation du sol imparfaite et l'appropriation
imparfaite du sol rend impossible la culture in-
tensive. Il semble donc que la question soit jugée
et qu'on doive affranchir les terres de toute servi-
tude, de tout usage public.
Mais alors les paysans prennent la parole et font
remarquer que tout le sol de leur village étant
monopolisé par un ou deux propriétaires, il leur
est impossible de vivre s'ils n'ont pas le droit de
se trouve réduit à la portion congrue. C'est d'ailleurs ce carac-
tère d'élasticité des usages publics qui en rend l'affranchisse-
ment si difficile.
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 123
profiter au moins partiellement de ce sol par pâ-
lurage ou par culture. Cet argument ne peut man-
([uer de paraître juste. Ainsi, à Ischia di Castro,
il y a 3000 habitants et tout le territoire de la
commune appartient à des latifundistes qui trou-
vent plus avantageux et plus commode de louer
le pâturage que de faire de la culture. Ils aban-
donnent quelques centaines d'hectares aux paysans
pour semer des céréales, mais l'étendue de ces
terres diminue chaque année à cause de l'exten-
sion du pâturage et la population affamée, ralliée
autour du drapeau rouge, prend possession des
terres par la force. .
Nous voyons donc aujourd'hui le conflit s'affir-
mer nettement entre propriétaires et paysans : les
premiers assurent que les usages publics leur ren-
dent tout progrès agricole impossible ; les seconds
protestent qu'ils n'ont pas d'autres moyens d'exis-
tence que les iisicivici. Ce sont là des faits qui ne
sont pas niables et dont il faut bien tenir compte ;
nous verrons plus loin s'il n'y a pas un moyen de
résoudre cet antagonisme.
Le conflit est aggravé par des facteurs d'ordre
psychologique. Les propriétaires ont aujourd'hui
une conception plus absolue et plus intransigeante
du droit de propriété privée ; ils la doivent à l'in-
fluence des pays du Nord et surtout aux doctrines
du libéralisme économique qui, à la fin du xvui®
siècle et au commencement du xix®, ont fait beau-
coup de mal en Italie, parce qu'elles y ont trouvé
des gouvernements « éclairés » qui les ont appli-
quées avec zèle et enthousiasme, mais sans se de-
mander si elles étaient bien en rapport avec l'état
124 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
social du pays. Une fois de plus l'homme est ici
dupe d'un moi ; on se demande quel étrang-e droit
de propriété est celui qui est limité par des droits
de pâturage, d'affouage et de semailles, mais on
ne s'est jamais demandé si le droit de propriété
devait être nécessairement le même dans la pro-
vince de Rome qu'en Allemagne, en UoUande, en
France et en Angleterre, s'il n'y avait pas entre
les méthodes de culture dans ces divers pays,
entre les populations elles-mêmes, des différences
expliquant et justifiant une différence dans la con-
ception du droit de propriété.
Tandis que les propriétaires tendaient à réaliser
intégralement leur droit de propriété, les paysans,
de leur côté, devenaient plus conscients de leurs
droits et plus intransigeants sous l'influence des
socialistes. Le spectacle des terres incultes qui
entourent les villages où ils souffrent de la faim
est bien fait pour les révolter. Ils voient les brebis
errer dans des champs qu'ils pourraient travailler
et se nourrir sur des terres qui, par la volonté des
propriétaires, ne portent plus les moissons qui
feraient vivre les hommes. Condamnés à l'oisiveté
et à l'inaction, ils sentent plus vivement leurs
souff"rances et sont bien préparés à écouter et à
applaudir ceux qui viennent leur dire qu'ils ont
droit à la vie par le travail et que la terre doit
appartenir au paysan capable do la féconder par
son labeur et non au riche latifundiste qui, insou-
ciant du sort des populations, ne demande à la
terre que d'entretenir son luxe et son oisiveté.
Les ligues de paysans et le parti socialiste. —
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 125
C'est le parti socialiste qui a pris la défense des
paysans en conflit avec leurs patrons naturels. Ce
sont les légistes socialistes qui ont étudié les usa-
ges publics avec d'autant plus d'enthousiasme
qu'ils croient y trouver un vestige du collectivisme
primitif et qu'ils y voient le germe du collecti-
visme futur ; ce sont eux qui ont exhumé les
vieilles chartes, dénoncé les usurpations et pro-
curé aux paysans des armes pour défendre leurs
droits et les faire triompher ; ce sont les orateurs
socialistes qui ont parcouru les campagnes, agi-
tant les populations en leur parlant du droit à
l'existence, en leur montrant des terres incultes
qui n'attendent que la bêche pour donner de belles
récoltes, en leur démontrant qu'elles ont le droit
de cultiver ces terres et en les exhortant à les en-
vahir et à les défricher si on leur dénie ce droit.
Ces exhortations n'ont pas tardé à porter leurs
fruits et à convaincre les paysans misérables et
affamés ; c'est sous leur influence que le conflit est
devenu aigu depuis une dizaine d'années et que
des troubles se renouvellent périodiquement par-
fois accompagnés de meurtres.
Voici ce qu'on peut lire dans le Messaggero du
23 mars 19U9 : « Avec le plus grand calme, ac-
compagnés ou mieux gardés par deux carabiniers,
environ cinq cents paysans de Bassano di Sutri
(au Nord du lac de Bracciano) se sont rendus
avant-hier en masse compacte dans le terroir dé-
nommé Ponticciano appartenant au prince Odes-
calchi, se sont pacifiquement partagé les terres et
ont commencé immédiatement à les travailler
pour y semer du maïs.
126 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
« Le fait en lui-même ne représente qu'une
invasion à ajouter à tant d'autres qui ont eu lieu,
ou qui auront lieu, pour la revendication des droits
des pauvres paysans de la province de Rome. Mais
à Bassano il y a plus que Texercice d'un droit.
C'est l'amour-propre offensé des paysans qui les a,
en un instant, unis et convaincus que désormais,
pour obtenir ce qui est juste, il faut recourir aux
invasions.
« L'invasion devait avoir lieu en janvier der-
nier, mais ces pauvres paysans en furent dissuadés
et on leur promit que le prince Odescalchi leur
donnerait de la terre pour le mais. En effet, la
terre a été concédée et régulièrement divisée ;
mais quelle terre ! la plus mauvaise, la plus stérile,
celle en un mot qui produit de tout sauf du maïs !
« Ajoutez à cela que, pendant que ces pauvres
paysans allaient prendre possession de celte mau-
vaise terre, dans le terroir voisin de Ponticciano.
quelques habitants de Capranica se partageaient
des terres très fertiles, concédées à eux par le fer-
mier, et chansonnaient même les habitants do
Bassano parce que Ponticciano fait partie du ter-
ritoire de Bassano.
« Alors la patience des pauvres paysans do
Bassano est venue à bout et, en une seule soirée,
ils se sont mis d'accord environ cinq cents qui.
au son retentissant d'une bêche, se sont trouvés
prêts pour l'invasion.
« Maintenant que l'invasion a eu lieu, que le
prince Odescalchi reconnaisse donc le fait accom-
pli et ne se laisse pas entraîner à intenter un
procès! En fin de compte, les paysans veulent
1
r
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS i27
payer les redevances comme leurs compagnons
étrangers et même mieux qu'eux ; donc qu'il les
laisse travailler, et il aura bien mérité de cette la-
borieuse population !
« Si, au contraire, il veut les contraindre à sortir
des terres envahies pour faire travailler celles-ci
par des habitants de Capranica, il pourra arriver de
grands malheurs, parce que les gens de Bassano
sont bien décidés à ne pas permettre que le sol de
leur territoire soit travaillé par d'autres. »
Le lenderaam, le même journal donnait la nou-
velle suivante : « Il faut ajouter qu'un autre mo-
tif de l'invasion a été le fait que, dans la réparti-
tion faite par l'administration Odescalchi par
tirage au sort, n'étaient pas comprises toutes les
familles dépendant de la maison Odescalchi : les
gardes, les jardiniers, le chapelain et jusqu'au
curé reçurent un lot de terres meilleur et plus
étendu que celui concédé à chaque paysan.
« On dit que le prince reconnaîtra le fait ac-
compli et qu'il donne-ra la permission de semer le
maïs, moyennant une juste redevance. »
J'ai reproduit ce récit parce qu'il est typique :
la force armée spectatrice et d'ailleurs impuis-
sante ; occupation et répartition des terres par des
paysans pacifiques s'ils ne trouvent pas d'opposi-
tion, mais résolus à tout s'ils rencontrent un obs-
tacle ; des terres de qualité médiocre assignées aux
paysans usagers ou prétendus tels ; hostilité et
exclusivisme à l'égard des étrangers même voisins,
ce qui est une marque d'esprit communautaire
non moins que la passion de l'égalité et la jalousie à
l'égard des frères du village; enfin le propriétaire
128 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
cédant à la force et reconnaissant ce qu'il ne peut
empêcher. Cela est peut-être pacifique, mais res-
semble terriblement à l'anarchie : abdication du pa-
tron qui ne dirige plus l'exploitation du sol ; abdi-
cation des pouvoirs publics qui, par les tribunaux,
doivent dire le droit, et, par la force armée, doivent
le faire respecter. Il est vrai qu'à l'heure actuelle
on ne sait guère où est le droit et, en dépit des
principes dimprescriptibilité ou d'inaliénabilité,
il est en train de se constituer par la force.
On loue le ministère actuel de faire intervenir
moins fréquemment les soldats en faveur des
propriétaires. Cette modération qui est due à l'in-
décision oià on se trouve le plus souvent à l'égard
du droit, a pour résultat de diminuer le nombre
des conflits sanglants, mais cependant les rixes
et les meurtres ayant pour cause les usages pu-
blics ne sont pas rares.
A Altigliano, par exemple, une lutte sauvage
s'engage entre un fermier et des paysans qui veu-
lent faire du bois ; il y a deux blessés et deux
morts : le président et le secrétaire de la Ligue
des paysans restent sur le carreau, le fermier a
une main coupée et le crâne fendu.
« Depuis quatre ans, Attigliano, précédant tous
les autres pays de la région, a commencé la lutte
pour ses revendications; l'ignorance du législa-
teur, la faiblesse de l'autorité ont permis à cette
lutte de se prolonger en devenant chaque jour plus
acharnée, et de se répandre comme une épidémie
dans tous les pays voisins... Cette agitation, sacro-
sainte dans son origine, aboutit maintenant à
l'anarchie, semant partout la haine.
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 129
« Pourquoi vivre Irislement dans l'oisiveté et
la misère quand d'immenses étendues de terres,
patrimoine d'une seule famille inconnue des
paysans, sollicitent au travail et quand le peuple
a sur ces terres des droits indiscutables ? Pourquoi
rester transis de froid quand il y a à proximité
des bois sur lesquels la coutume et la loi font pe-
ser des servitudes publiques irréfutables ?,..
« Je dois observer que la résurrection écono-
mique et morale de certains pays qui jouissent
des bénéfices de l'invasion a été admirable. Les
habitants commencent à jouir d'un peu de bien-
être, ils trouvent le nécessaire pour vivre, la vie
apparaît plus gaie, l'émigration cesse. Mais, d'un
autre côté, c'est au dépens de l'agriculture : le
propriétaire ne se soucie plus de ses terres, dé-
soruiais à la merci de tous ; de magnifiques ten-
tatives d'amélioration courent de graves périls.
« En attendant, des avocats de métier cher-
chent à tirer profit du conflit actuel ; ils sont prêts à
raviver les contestations; fermiers et administra-
teurs font obstacle de toute manière à une conci-
liation entre les parties, car ce serait leur ruine'.»
Je pourrais multiplier les exemples de ce
genre : à Formello, une certaine année, la com-
mune s'est arrogé le droit de vendre les coupes
dans les bois du prince Chigi sur lesquels existe
une servitude d'affouage au profit des habitants.
Les troubles agraires se sont aujourd'hui géné-
ralisés, grâce à la propagande du parti socialiste
et à l'organisation des Ligues de paysans qui est
l. Giomale d'Iialia, 31 janvier 1909.
Roux. 9
130 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
son œuvre. Il existe actuellement, dans la pro-
vince de Rome, 36 ligues comptant 20 000 adhé-
rents affiliés à la Chambre du travail {Caméra ciel
Lavoro), et à la Confédération du travail. C'est
seulement à partir de 1900 que les Ligues de
paysans ont été organisées et généralisées, car
jusqu'au ministère Zanardelli-Giolilti la liberté
d'association et de grève inscrite dans la loi
n'existait guère en fait'. 11 y aussi une quinzaine
de ligues qui ne sont pas adhérentes à la Chambre
du travail. Dans la province de Rome, les ligues
ont surtout pour but la revendication des usages
publics, la constitution des « universités agraires »
et des domaines collectifs ; ce sont des ligues de
paysans proprement dits, car les ouvriers agri-
coles sont rares, du moins dans la région peuplée,
et jusqu'à prés€?iit l'organisation socialiste a laissé
complètement de côté les ouvriers temporaires
de la Campagne romaine '.
1. De 1892 à 1900, la Chambre du travail de Rome a été dis-
soute quatre fois sous divers prétextes.
2. Voici, d'après les statuts-types des Ligues de paysans, les
buts qu'elles poursuivent:
1° Amélioration matérielle et morale du sort des travailleurs
par l'action collective et l'afDrmation de leurs droits ;
2" Élévation des salaires et respect des tarifs ;
3» Revendication des uù civici et constitution des universitù
agrarie ;
4» Fermage collectif et coopératives de production et de con-
sommation ;
o» Diffusion des sociétés de secours mutuels.
Devoirs des membres des Ligues :
1» S'employer pour le bien de la Ligue et des adhérents ;
2" Être cou/tois pour tous, éviter l'ivresse et ne pas abuser du
hien d'autrui ;
3» Respecter les statuts, les ordres du Conseil et du Président-
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 131
Ainsi se trouve vérifiée, dans la provirtce de
Rome, cette observation que, lorsque le patron
naturel fait défaut ou ne remplit pas sa fonction,
il est remplacé par un patron artificiel ; mais g-é-
néralement celui-ci ne patronne qu'en vue d'un
but étranger au patronage lui-même, par prosély-
tisme religieux, ou bien en raison d'un intérêt
politique ou d'un idéal social. Ceci nous explique
pourquoi le patronage artificiel du parti socialiste
s'est développé jusqu'ici exclusivement dans la
région peuplée. La population stable prête à l'or-
ganisation d'un parti politique et l'existence des
usages publics permet de tendre à la réalisation
de l'idéal collectiviste. Rien de semblable n'est
possible actuellement dans l'Agro romano où l'in-
stabilité de la population émigrante est un obstacle
sérieux à toute tentative d'organisation. Aussi les
socialistes portent-ils tous leurs efforts dans les
communes oii existe un conflit entre les paysans
et les latifundistes, et là le terrain leur est très
favorable. J'ai pu m'en convaincre en accompa-
gnant un candidat socialiste pendant la période
électorale, en mars 1909 ; les orateurs ne tou-
chaient pas d'autres questions que la question
agraire et aux acclamations enthousiastes qui les
saluaient, on sentait bien que c'est là pour le
peuple des campagnes une question vitale et que
loute sa sympathie est acquise à ceux qui la ré-
soudront en sa faveur. Si le parti socialiste n'ob-
lient pas plus de succès aux élections législatives
dans la province de Rome, cela tient à l'analpha-
bétisme : pour être électeur, il faut, en efTet, sa-
voir lire et écrire ; or, bien rares sont encore les
132 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
paysans qui en sont capables. C'est pourquoi les
socialistes réclament le suffrage universel inté-
gral : « On vous trouve bons pour être soldats et
pour payer les impôts, disent-ils aux paysans, on
doit vous trouver bons pour être électeurs. »
On reproche souvent aux Ligues de paysans
d'être un instrument de désordre et une cause de
troubles, d'avoir des tendances et des procédés
révolutionnaires. On leur reproche aussi de servir
quelquefois les intérêts et les rancunes de leurs
chefs. Tout ceci est en partie vrai, mais tout
mouvement amène des agitations et cause quel-
que trouble, et les Ligues ont fait cesser bien des
abus. Dans certains villages, le tarif des salaires
a été relevé ; ailleurs les habitants ont obtenu la
reconnaissance de leurs droits ou ont pu tout
au moins formuler leurs revendications. Parmi
celles-ci il y en a d'exagérées et d'injustifiées, mais
d'autres sont légitimes et triompheront par l'orga-
nisation des paysans ; l'éducation sociale de ces der-
niers n'est pas encore faite ; il n'est donc pas sur-
prenant qu'ils se laissent aller quelquefois à des
excès et à des violences mais l'expérience et le
temps les assagiront. En tout cas, le résultat le
plus évident de la constitution des Ligues et de
leur action, surtout peut-être dans ce qu'elle a
d'excessif, de révolutionnaire, c'est d'attirer l'at-
tention de l'opinion et des pouvoirs publics sur
la question agraire et de montrer qu'il est urgent
dans l'intérêt de tous, paysans et propriétaires, d'y
apporter une solution.
iNous disions que l'Agro romano était sous le
régime de Tanarchie ; on en peut dire autant du
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERDOIS 133
Yiterbois. L'anarchie y est même plus manifeste.
Les troubles agraires y ont pour cause les incer-
titudes du droit de propriété, conséquence du mode
de travail, de l'exploitation rndimentairc etexten-
sive du sol, qui ainsi ne suffit pas à nourrir la
population. La crise provient, en effet, d'un man-
que d'équilibre entre les besoins des habitants
qui deviennent chaque jour plus nombreux et
la productivité du soi qui reste faible, par suite
d'un travail peu intelligent et mal adapté aux né-
cessités actuelles. Les patrons insouciants ne son-
gent pas à donner au travail agricole une meil-
leure direction et les paysans mal patronnés et
incapables, par leur formation communautaiie, de
se patronner eux-mêmes cherchent un remède à
leurs souffrances, non dans une meilleure organi-
sation de leur travail, mais dans des revendications
agraires aboutissant à des désordres et à des jac-
queries. De notre excursion dans le Viterbois nous
pouvons tirer deux enseignements: le premier,
c'est que le droit de propriété fermement établi a sa
base dans le travail intelligent et productif; le
second, c'est que le privilège du propriétaire fon-
cier ne se justifie que par la direction opportune
et efficace qu'il donne au travail agricole dans le
but de faire participer les populations rurales aux
avantages de la propriété.
On voit qu'en définitive, si la crise agraire est
plus aiguiï et plus apparente dans le Viterbois,
elle provient des mêmes causes que dans la Cam-
pagne romaine. Dans le premier cas, en face du
latifundiuu) inculte ou soumis à une faible cul-
i34 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
ture extensivo réduite chaque année par le déve-
loppement croissant du pâturage, se dresse une
population chaque année plus nombreuse, mais
toujours misérable, à laquelle font défaut et la
propriété du sol et les occasions de travail; pour
vivre, elle réclame ces terres qui restent in-
culles. Dans le second cas, autour du latifundium
à pâturage extensif, se presse la population mon-
tagnarde des confins qui déborde de ses misérables
villages dont le territoire trop restreint et trop
pauvre est incapable de la nourrir ; si elle n'en-
vaJiit pas les terres du latifundium, c'est qu'il est
trop loin de son village, de sa communauté pri-
mitive Et qu'elle n'a pas le sentiment d'avoir des
droits sur ces terres, mais elle en a certainement
besoin pour vivre. Dans Tune et l'autre région de
la province de Rome, le problème se pose dans
les mêmes termes : af<surer des moyens d'existence
abondants à une population nombreuse sur tin soi
jusqu'ici peu productif. 1
Il me semble que l'étude que nous venons de faire
de l'organisation actuelle du travail et de la pro-
priété dans la province de Rome nous permet de
conclure que c'est bien le latifundium qui y est
la cause principale de la crise agraire, j'entends
le latifundium à exploitation extensive tel que
nous l'avons décrit. Si, dans ce pays, la terre ne
nourrit pas ses habitants, c'est parce qu'on n'y
applique pas un travail énergique sous une direc-
tion intelligente et prévoyante ; c'est parce que
ceux qui ont le monopole du sol se dérobent à
leurs devoirs de patrons et n'en remplissent pas
la fonction. La population ouvrière, composée de
LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS 133
communautaires désorganisés, ou du moins forte-
ment ébranlés, est incapable de se patronner elle-
même ; elle a besoin d'un patronage d'autant plus
efficace, et ce patronage lui fait défaut ; elle a be-
soin d'une forte éducation professionnelle par
l'exemple de cultivateurs habiles, et cet exemple
lui fait défaut; incapable de s'organiser avec
force et avec ordre, elle aurait besoin, pour
ne pas tomber dans l'anarchie, d'une direction
énergique et clairvoyante, et cette direction lui
fait défaut. En un mot, la question agraire dans
la province de Rome est ime questiori de patronage
rural.
En soi, le latifundium n'est pas un obstacle au
patronage, Texempie d'autres pays en fait foi.
Mais, à Rome, il monopolise le sol et soppose
ainsi à l'ascension des paysans et à la sélection pro-
gressive de patrons capables. Or, les latifundistes
actuels sont des patrons ruraux foncièrement in-
capables ; ils doivent cette incapacité à leur ori-
gine, à leur éducation et à leurs habitudes de vie
urbaine. Ce n'est donc pas d'eux qu'on peut
attendre des initiatives hardies et des transfor-
mations fécondes. Le latifundium, en immobili-
sant tout le sol entre leurs mains, ne permet pas
non plus à ces transformations de se réaliser par
des initiatives étrangères. C'est le danger de tous
les monopoles de supprimer la concurrence et
d'amener l'immobilité et la léthargie. Un jour
vient cependant où le désaccord apparaît trop cho-
quant entre les procédés du monopole et les né-
cessités sociales : le monopole est alors balayé.
Nous sommes à la veille de ce jour pour le lati-
136 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
fundium romain. Pour lui, se pose désormais ce
dilemme : se transformer ou disparaître.
C'est une évolution de la propriété foncière
qui se prépare dans la province de Rome. Il nous
reste à examiner dans quel sens s'orientera cette
évolution, vers le collectivisme ou vers la propriété
privée, et quels remèdes elle peut apporter à lo
crise agraire.
CHAPITRE IV
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS
Il y a longtemps qu'à Rome la plèbe réclame-
des terres et que l'aristocratie réussit à maintenir
son monopole foncier. Cette situation de la pro-
priété a été une cause d'agitations et de troubles
dès le temps de la République romaine; il n'est
donc pas étonnant que l'État ait songé à interve-
nir par voie législative pour remédier à la crise.
Ceci nous explique le grand nombre de lois agrai-
res qui ont été promulguées à Rome. Cette fécon-
dité législative ne s'est pas atténuée à notre épo-
que, car les conditions géographiques et sociales
du pays ont frappé d'inefiûcacité toutes les lois
sorties du cerveau du législateur. L'échec de ce
dernier tient essentiellement à ceci qu'il n'a vu
que le côté extérieur de la question agraire et
qu'il n'en a pas pénétré la raison profonde. Du
moins, c'est seulement dans ces dernières années
qu'il semble l'avoir soupçonnée et qu'il en a tenu
compte en modifiant ses procédés d'interventiork
à propos de la mise en valeur de l'Agro romano.
Nous savons que, dans le Viterbois, la cris('
agraire se manifeste surtout par les troubles eau-
138 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
ses par l'exercice des usages publics : c'est une
affaire de police et une question juridique rele-
vant directement des pouvoirs publics qui ont
promulgué des lois agraires ayant pour but de
mettre un terme au conflit entre latifundistes et
paysans. Le législateur s'est proposé de faire ces-
ser les incertitudes relatives au droit de propriété,
pensant que c'était là la cause de la crise agraire,
alors qu'en réalité cela n'en est qu'une manifes-
tation.
Deux tendances se sont succédé dans la légis-
lation relative aux usi civici; deux conceptions
répondant l'une aux principes individualistes de
l'économie politique orthodoxe, l'autre à l'idéal
collectiviste de l'école socialiste, ont inspiré suc-
cessivement les réformateurs. Ils ont d'abord
cherché à affranchir complètement les terres des
servitudes publiques, au profit des propriétaires
nominaux, moyennant le paiement d'une indem-
nité aux usagers; plus tard, ils ont cherché à fa-
voriser la constitution de domaines collectifs en
groupant les usagers en universités agraires.
L — L'AFFRANCHISSEMENT DES PROPRIÉTÉS
La Législation. — La notification pontificale dUj
^9 décembre 1849 marqua le premier pas vers
l'affranchissement des propriétés privées. A vraij
dire, elle ne décrète ni l'abolition des usages pu-i
blics ni le partage des domaines communaux,
mais elle sanctionne le droit des propriétaires de
libérer leurs terres des servitudes en observant.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 139
certaines règles d'ailleurs assez dispendieuses et
assez difficiles à mettre en pratique, si bien que
la situation ne fut guère modifiée à la suite de
cette loi, et que la nouvelle administration ita-
lienne trouva le problème des usages publics en-
core entier.
C'est la loi du 24 juin 1888, complétée par celle
du 2 juillet 4891, avec laquelle elle a été réunie
en un texte unique par le décret du 3 août 1891,
qui règle actuellement la matière'.
L'article premier déclare abolies « dans l'ex-
tension et la mesure de la dernière possession de
fait », toutes les servitudes exercées sous une
forme quelconque, avec ou sans redevance, par
les habitants eux-mêmes ou par les communes,
tant sur les terres communales que sur les terres
des personnes morales et des particuliers.
L'article 2 impose aux propriétaires des terres
alfranchies l'obligation de donner aux usagers
une indemnité consistant soit en terrains soit en
une redevance annuelle, correspondant à la va-
leur de la servitude ou du droit existant sur le
fonds affranchi.
D'après l'article 3, l'indemnité doit consister
en une cession de terrains si les usages publics
sont exercés en nature par les habitants d'un vil-
lage ou par les membres d'une université ou
dune association ^
i. Cependant l'exécution de ceUe loi est suspendue dans ses
parties les plus importantes par la loi du 8 mars 1908.
2. Nous verrons plus loin ce que sont ces universités et ces as-
sociations d'agricuUeurs.
140 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
L'indemnité consiste au contraire en une rede-
vance annuelle calculée sur la moyenne des dix
dernières années et toujours rachetable : 1° quand
les usages publics ne consistent pas dans la jouis-
sance en nature, mais dans la perception de reve-
nus provenant de la vente de l'herbe, du fermage
du pâturage ou de taxes de pâturage; 2° quand
la partie du fonds à attribuer aux usagers ne sur-
passe pas 4 hectares dans les régions de monta-
gne et 10 hectares dans les autres (art. 5).
L'article 9 autorise l'affranchissement en faveur
des usagers moyennant redevance annuelle à
payer au propriétaire lorsque l'exercice des usa-
ges publics est reconnu indispensable à la vie de
la population et que le terrain à assigner aux
usagers en vertu de l'article 3 est jugé insuffisant
pour les besoins de la population.
Les biens revenant aux usagers sont attribués
aux associations et aux communautés qui jouis-
saient des usages publics; dans certains cas, ce
peut être la commune (art. 46).
L'application de la loi est confiée à une com-
mission d'arbitrage composée d'un juge-président
désigné par le président de la cour d'appel, et de
deux arbitres nommés pour deux ans, l'un par
le président du tribunal, l'autre par le préfet
(art. 8).
La commission d'arbitrage {giunla d'arbiti^î)
est chargée : 1° de reconnaître et d'identifier les
terrains soumis aux servitudes ; 2" de fixer et
d'attribuer les indemnités dues aux ayants droit;
3" de résoudre toutes les difficultés relatives aux
servitudes (art. 9). Ses décisions sont sans appel.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 141
sauf en cas de contestation sur l'existence, l'éten-
due et la nature des servitudes ; les intéressés
peuvent alors se pourvoir devant la cour d'appel
(art. 11), ce qui entrave complètement le travail
de la commission.
A première vue, cette loi semble devoir attein-
dre son but tout en respectant les divers intérêts
en présence. Elle a certainement eu quelques
bons effets en précisant certains droits et en met-
tant fin à d'anciens litiges. Cependant, dans l'en-
semble, les résultats espérés n'ont pas été obte-
nus : de nombreux procès ont surgi ; de vieilles
quei-elles ont été envenimées et le bien-être des
populations n'en a pas été accru. Le malaise est
même devenu tel que le gouvernement a dû sus-
pendre l'exécution de la loi et faire étudier les mo-
difications qu'il serait nécessaire de lui apporter.
On se trouve donc actuellement dans une période
de transition, sous une législation provisoire.
Quels sont donc les reproches qu'on adresse à
la loi de 1888?
Les uns sont dus à sa rédaction. Par exemple,
elle n'a pas défini ce qu'il fallait entendre par
« dernière possession de fait », et cela a donné
lieu à des discussions interminables entre parti-
sans et adversaires de l'imprescriptibilité des
usages publics. Elle ne fait non plus aucune dis-
tinction entre les divers ?m civici. On peut aussi
critiquer la façon dont sont composées les com-
missions d'arbitrage et souhaiter d'y voir figurer
des représentants des parties intéressées. Enfin,
la loi détruit ce qu'elle a édifié en déclarant les
décisions arbitrales définitives, sauf en cas de
142 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
contestation sur l'existence, l'étendue ou la na-
ture des usages publics, ce qui est précisément
l'essentiel de la qi^estion.
On peut aussi reprocher à la loi de ne pas tenir
compte de l'état social. Nous sommes ici en pré-
sence de paysans communautaires qui ignorent la
culture intensive et sont habitués à vivre des
usages publics. L'affranchissement limite leurs
droits ou tout au moins restreint l'espace sur le-
quel ils s'exercent. Souvent même, les usages pu-
blics sont complètement supprimés et remplacés
par une indemnité en argent : il est loisible, en
etTet. aux propriétaires d'affranchir leurs terres
tèncment par tènement de façon que ta part à as-
signer aux usagers soit inférieure à 40 ou à 4 hec-
tares (art. o). Ajoutons que l'affranchissement en
faveur des usagers est présenté par la loi comme
une exception et, en fait, sur 1977 affranchisse-
ments qui ont eu lieu dans la province de Rome
de 1889 à 1904, il n'y a eu que 37 attributions de
terrains aux usagers'. II en résulte que ceux-ci
se trouvent souvent dépouillés très légalement de
leurs moyens d'existence, car les sommes qui
tombent dans la caisse de leurs associations ou
de la commune ne leur sont d'aucun secours pour
vivre. Les paysans ont donc le sentiment très net
et très vif d'être spoliés, et ceci suflit à expliquer
les agitations et les troubles agraires qui, bien
l. Cf. Belazione sttU'andamento dei dominii coUettivi présentée
au Parlement par le ministre Luii.'i Rava. Roma, 1906. — On y
voit des afïrancliissements donnant lieu à une redevance de un
centime ! On se rend compte par là combien le travail de la com-
mission est minutieux et ingrat.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 143^^
loin de décroître, n'ont fait que se multiplier de-
puis l'application de la loi de 1888.
En outre, les usages publics sont maintenant
définis, déterminés et limités à certains terrains,
et ceci est une grave modification, car ils étaient
jadis essentiellement vagues et leur étendue va-
riait avec le nombre des habitants; c'étaient des
moyens d'existence très élastiques. Les indemni-
tés en argent ou en terrains sont calculées d'après
l'étendue de l'usage tel qu'il s'exerce au moment
de l'atlranchissement, en fonction, par consé-
quent, de la population. En supposant que les
terres attribuées aux usagers soient aujourd'hui
suffisantes, elles peuvent ne plus l'être demain
quand la population aura augmenté : c'est ce dont
se rendent très bien compte les paysans. De là
des réclamations qui seront encore plus nom-
breuses et plus âpres dans l'avenir puisque « la
loi a sacrifié l'intérêt des générations futures ».
En réalité, la loi a surtout oublié que l'exploita-
tion extensive du sol exige bien moins une ap-
propriation parfaite qu'une superficie considéra-
ble, et qu'à vouloir réduire cette superficie, on
risque de condamner les gens à mourir de faim.
Le législateur a oublié que la propriété se consti-
tue en vue du travail et que vouloir modifier le
droit de propriété sans que le mode de travail
se soit transformé, c'est faire œuvre vaine.
Les défauts de la loi ont été encore aggravés
par l'application qui en a été très défectueuse,
de l'avis du ministre lui-même'. Les autorités^
1. Ibid.
144 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
communales ont souvent péché par ignorance ou
passion ; les autorités supérieures n'ont souvent
«xercé qu'un contrôle indolent et insouciant. Les
commissions d'arbitrage ont pu parfois donner à
la loi une interprétation fausse ou inexacte. Quel-
quefois, pour se tirer d'une difficulté, elles adop-
tent une solution mixte qui ne satisfait ni le droit
ni les plaideurs ; elles sont d'ailleurs souvent
suspectes aux deux parties. On constate aussi que
les propriétaires privés sont plus aptes à se dé-
fendre qu'une collectivité d'usagers ; ceci n'est
pas pour nous surprendre, c'est une supériorité
<le la propriété particulière. Les usagers sont par-
fois représentés par les administrateurs de la
commune dont les intérêts sont différents des
leurs. Enfin, on se plaint de la longueur des pro-
cédures et de l'incertitude de la jurisprudence. A
vrai dire, le concept juridique des iisi civici n'a
été ni clair ni constant : les uns y ont vu de sim-
ples servitudes, d'autres un droit de propriété,
et ces opinions diverses ont triomphé tour à tour.
Les tribunaux n'ont rien fait pour éclairer les
obscurités de la loi et ils ont émis des jugements
pleins de déviations et de contradictions. La Cour
de cassation elle-même ne semble pas encore
avoir fixé sa jurisprudence, et il y a vingt ans
que la loi est votée et s'applique.
Les résultats. — Beaucoup de propriétés ont
été affranchies des usages publics à la suite de
la loi de 1888. Le rapport du ministre de l'Agri-
culture sur les domaines collectifs, publié en 1906,
indique, pour la province de Rome, 106 900 hec-
I
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 143
tares affranchis, dont 16 000 ont été attribués en
indemnité aux usagers auxquels ont été aussi as-
signés 170 800 francs de redevances, tandis que
41 900 francs sont à payer annuellement aux pro-
priétaires pour les cas où l'affranchissement a eu
lieu en faveur des usagers. Il resterait encore
plus de 60 000 hectares à affranchir*.
Il semblerait donc que le but de la loi d'affran-
chissement soit en passe d'être atteint, mais le
ministre reconnaît lui-même que son application
a multiplié les troubles agraires : « La loi pour
l'affranchissement des servitudes publiques ren-
contre maintenant un milieu de lutte et de dé-
fiance réciproque, et son application, au lieu de
s'effectuer avec cet esprit d'ordre et de respect
pour les droits d'autrui nécessaire pour assurer
les fins d'une loi quelconque, et spécialement de
celles qui ont un caractère social, a servi au con-
traire à préparer le champ de bataille et, dans
beaucoup de cas. à fournir des aimes pour
d'âpres conflits qui ont souvent dégénéré en dé-
sordres et en actes de violence. » Il n'en pouvait
être autrement, car le principe môme de la loi est
une cause de trouble et de gêne pour les popula-
l. On remarquera que l'étendue relative des terrains attribués
aux usagers est proportionnellement plus élevée (16800 hectares
sur 106 900) que le nombre des attributions (37 sur 1977. V. su-
pra, p. 142j. Cette différence s'explique par ce fait que quelques
attributions ont eu pour objet des étendues considérables : Far-
nèse, 2 327 hectares ; Corneto Tarquinia, 3 4o7 hectares ; Morlupo,
1080 hectares ; Manziana, 1230 hectares. Ces grosses attributions
ont porté presque exclusivement sur des pàtura^'cs ou des bois
dont le propriétaire nominal était une personne morale ou un
latifundiste.
Houx. 40
146 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
lions dont la manière de vivre a été bouleversée.
Les indemnités en argent ou en terrain ne sau-
raient compenser les avantages de la jouissance
directe, à cause de l'élasticité de cette jouissance,
de ses abus mêmes et des produits secondaires que
pouvait fournir le sol aux usagers. « La somme
des utilités que les usagers retiraient de l'exer-
cice des droits de servitude était en fait plus
grande que celle qu'ils pouvaient démontrer d'en
retirer et qui devait servir de base à l'atTranchis-
sement. » Le droit des usagers est donc restreint
dans son étendue matérielle, et il ne gagne pas
en intensité puisque les terrains donnés en in-
demnité sont attribués soit à la commune, soit à
une association qui joue alors vis-à-vis dos paysans
le rôle que jouait auparavant le propriétaire. En
définitive, le droit des usagers en tant qu'individus
ne s'est pas modifié, il s'exerce seulement sur
une surface moindre. Les paysans ne peuvent
donc pas compenser par une culture plus inten-
sive la diminution du territoire d'oii ils tiraient
leurs moyens d'existence. C'est là le vice du sys-
tème dû à la méconnaissance de cette loi sociale
que la propriété s'organise en vue du travail et
que, si l'on veut modifier la forme de la propriété,
il faut d'abord changer le mode de travail ; or, la
population n'y semble pas disposée et la loi est
inefficace en pareille malicre.
On peut donc affirmer que l'affranchissement
des terres par C abolition des usages publics n'est
pas une solution de la question agraire. Le légis-
lateur s'en est bien rendu compte, puisque la loi
du 8 mars 1908 a suspendu l'application de la loi
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 147
de 1888. Actuellement les commissions, d'arbi-
trage ne peuvent prendre aucune décision relative
à raffranchissement des servitudes ; elles doivent
se borner, à la requête des intéressés : 1" à recon-
naître l'existence, la nature et les limites des
usages publics ; 2° à statuer provisoirement sur
les difficultés surgissant de l'exercice de fait des
usages publics.
On a donc renoncé pour le moment à modifier
par voie d'autorité l'organisation de la propriété ;
on se contente de prendre les mesures propres à
sauvegarder l'ordre public par voie d'arbitrage.
II. — LES DOMAINES COLLECTIFS
Puisque l'abolition des usages publics et le can-
tonnement des usagers sur une étendue de terres
restreinte est une cause de trouble, de gêne et de
souffrance pour la population, on a entrevu la so-
lution de la question agraire dans l'affranchisse-
ment des usages publics au profit des usagers,
c'est-à-dire dans l'expropriation avec indemnité
des propriétaires nominaux et la constitution de
domaines collectifs. Le législateur, n'ayant pas
réussi dans sa tentative en faveur de la propriété
privée libre et absolue, a pensé être plus heureux
en essayant de constituer légalement la propriété
collective. Cette solution n'a pas seulement la fa-
veur des socialistes, mais bon nombre de conser-
vateurs en sont aussi partisans. Il est cependant
peu probable quelle soit adoptée intégralement
dans la nouvelle loi actuellement à l'étude ; il
148 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
nous paraît également doulcux que la crise agraire
y trouve un remède radical. Toutefois, le domaine
collectif n'est ni une utopie ni une hypothèse :
il existe, et pour savoir s'il peut apporter à la
question agraire une solution, il faut l'étudier
dans sa constitution, dans son fonctionnement cl
dans ses résultats.
Les « UNIVERSITÉS agraires ». — L'article 16 delà
loi de 1891 ordonne de remettre les biens attribués
aux usagers à la suite de ralîranchissement des
servitudes aux associations et aux communautés
qui jouissaient des usages publics. Certaines do
ces associations avaient une existence juridique
remontant même à un temps très ancien, mais le
plus souvent la communauté n'avait qu'une exis-
tence de fait, et c'est alors la commune qui se
présentait pour recevoir les terrains ou toucher
les indemnités. Cela n'était pas sans inconvénient
en raison de l'oiganisalion municipale. Iteaucoup
de communes sont fort étendues et fort peuplées ;
leur chef-lieu est souvent une sorte de petite ville
où sont nombreux les artisans, les petits rentiers
qui y forment une aristocratie. En raison de la
loi électorale et des conditions politiques du pays,
c'est cette oligarchie qui détient l'administration
communale ; comme c'est elle aussi qui paie la
plus grande part des impôts, elle a intérêt à ce
que le patrimoine de la commune soit le plus
riche possible pour augmenter les revenus du
budget. Les paysans, au contraire, ont intérêt à
jouir directement des biens colh^ctifs, ce qui est
absolument indill'érent aux habitants du bourg
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 149
qui ne possèdent pas de bétail ou ne sont pas
a2:riculteurs. II en résulte un conllil d'intérêts
1res net et parfois très aigu entre la classe des
usagers qui sont agriculteurs et la municipalité
composée d'urbains; ce conllit d'intérêts se traduit
généralement par l'oppression des paysans pau-
vres et ignorants, oppression qui a pour consé-
«{uence des agitations et des troubles.
C'est pour mettre (in à ces contîits que la loi
«lu 4 août 1894 a constitué les usagers en asso-
i'iations ayant la personnalité juridique et a insti-
tué les domaines collectifs formés avec les biens
<le ces associations et ceux qui pourraient leur
échoir à la suite d'alTranchissements'. Les uni-
versités agraires peuvent se constituer même
quand l'indemnité consiste en une redevance
annuelle, et cela afin que celle-ci profite aux vérita-
bles usagers et non à la commune. Elles élaborent
leur règlement qui doit être approuvé par l'auto-
rité provinciale. Lorsqu'il n'existe pas d'associa-
tion, c'est le maire (|ui doit réunir les usagers en
vue de la constitution d'une université agraire.
Heaucoup de maires affectent la plus grande
négligence à cet égard : certains d'entre eux s'op-
posent même à la formation des associations -.
Il existait en 1906, dans les dix provinces aux-
quelles s'applique la loi de 1894% ol3 domaines
1. La loi a spécifié que l'affrancliissement aurait lieu de plein
<lroit en faveur des usaijers lorsque la propriété des biens à af-
franchir appartient à des personnes morales: communes, hôpi-
taux, églises, etc..
2. Cf. Relazione suU'andamenlo dei dominii colleltivi, p. 30.
3. Ancône, Ascoli Piceno, Bolojine, Ferrare, Macerata, Modène,
Parme, Pérouse, Pesaro Urbino, Rome.
150 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
collectifs dont 333 antérieurs à la loi d'affran-
chissement de 1888. La loi de 1894 n'a donc fait
que confirmer un état de choses déjà ancien et
rendre obligatoire l'organisation juridique de ces
propriétés collectives. Dans la province de Rome,
il existait à la même date 23 anciens domaines
collectifs et 46 nouveaux constitués légalement à
la suite de la loi de 1888. Ces 69 domaines s'éten-
dent sur une superficie de 33199 hectares: ils
ont une valeur de 10 millions 700 000 francs et
sont possédés par 19 218 participants chefs de
famille '.
Les anciens domaines, tout en se conformant
à la loi de 1894, conservent presque toujours leur
ancienne organisation : la jouissance du patri-
moine collectif est limitée aux familles origi-
naires de la commune ou de la section qui en
jouissent de temps immémorial, ou encore à une
classe déterminée d'agriculteurs, les boattieri
(possesseurs de bétail) par exemple. Pour les
domaines nouvellement constitués, la jouissance
est ordinairement étendue à tous les habitants; il
arrive cependant qu'elle soit restreinte aux seules
familles pauvres, ou, au contraire, aux familles
possédant une maison ; parfois les étrangers sont
admis dans l'association après un certain nombre
d'années de résidence et leur admission peut être
subordonnée au paiement d'une taxe.
Les terrains constituant les domaines colleclifs
sont surtout des bois et des pâturages (24 r»32
hectares dans la province de Rome) ; mais il y a
1. Cf. Relazione sull'andamento dei dominii colletUvi.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 131
aussi des terres arables (8 666 hectares). L'impor-
tance des domaines collectifs est très variable ;
ainsi l'université agraire d'AUumiere, près de
Civitavecchia, qui comprend 82 familles, possède
plusde 4 000 hectares, valant un million de francs;
celle de Filacciano ne possède au contraire que
M hectares de broussailles.
Ces domaines sont administrés par l'assemblée
générale des usagers et par un conseil d'adminis-
tration. Il arrive souvent qu'un ou deux mem-
bres du conseil sont désignés par la municipa-
lité ; il existe même encore des domaines collectifs
administrés par la commune dont le budget pro-
file ainsi des revenus de ces propriétés.
Quant au mode de jouissance des usagers, il
est déterminé par le règlement de chaque univer-
sité. Quelquefois la répartition est faite pour une
longue période, afin de favoriser l'amélioration du
sol et la mise en culture intensive ; d'autres fois,
elle est faite seulement pour un an ou deux, pour
la culture des céréales. Le pâturage et l'affouage
sont exercés suivant les anciennes coutumes. Le
meilleur moyen de nous rendre compte de l'or-
ganisation des domaines collectifs est d'observer
le fonctionnement d'une ou deux universités
agraires. Nous étudierons celles de Frascati et de
Mentana.
Frascati, petite ville de 12 000 habitants, est
située aune vingtaine de kilomètres de Rome, au
pied des monts Albains. Son territoire est couvert
de vignes généralement cultivées en faire-valoir
par les propriétaires : les principaux d'entre eux
possèdent seuls des olivettes, car ici l'olivier est
I j2 la question agraire en ITALIE
ime culture moins intensive que la vigne, et les
propriétés sont en général peu étendues.
Il existe à Frascati une Università delV arte
agraria, qui est très ancienne et semble s'être
constituée légalement à la fin du xvi* siècle ou au
début du xvu% à la suite de la concession faite
aux agriculteurs de Frascati par la Chambre
apostolique des terrains qu'elle possédait dans le
voisinage*. La dernière rédaction des anciens
statuts de la société remonte au 26 novembre
1730 -. On y voit que peuvent être admis au
nombre des associés tous ceux qui ont leur domi-
cile à Frascati depuis dix ans et qui y ont acheté
des biens et y ont fixé leur résidence, ou y ont pris
femme et y ont acheté des bœufs ; sont exclus
ceux qui exercent les métiers déclarés infâmes (?)
par la loi ou des arts mécaniques déclarés peu
honorables (?) par la loi. Il est interdit de tenir
plus de 30 bœufs sur les terrains de l'Université,
plus d'une jeune bête par charrue de quatre
bœufs et plus de cinq chevaux, mulets ou ânes.
L'Université est donc une société exclusivement
agricole et légèrement aristocratique.
Les statuts actuels, rédigés en conformité de la
loi de 1894, datent du 15 août 4893. Peuvent
être associés tous les citoyens de Frascati siii
juris, hommes ou femmes, possesseurs d'au
moins un bœuf, ayant leur domicile légal depuis
1. La Chambre apostolique était le fisc pontifical.
2. « Statut! délia nobil' Arte dell' Agricoltura dell' Università
dei buattieri délia città di Frascati. » Les buattieri ou bovat-
tieri ou bontlieri sont les possesseurs de gros bétail et plus spé-
cialement de bœufs de travail.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS io3
dix ans et leur résidence habituelle la plus
grande partie de l'année dans la commune. Une
cinquantaine de familles font partie de la société;
la liste en est revisée tous les ans au mois de
septembre. L'Université est administrée par l'as-
semblée générale et par un conseil composé d'un
président nommé pour trois ans par le préfet sur
une liste de trois personnes désignées par l'as-
semblée générale, et de quatre membres élus par
moitié pour deux ans ; deux d'entre eux sont
nommés par le conseil municipal. Latutelle admi-
nistrative s'exerce donc sur ces sociétés ; certains
de leurs actes doivent être approuvés et le con-
seil d'administration peut être, dans certains cas,
dissous par l'autorité supérieure. Il en résulte
souvent des conflits (je ne parle pas ici de Fras-
cati) et comme le pouvoir central ne peut pas
complètement se substituer à l'assemblée géné-
rale, il s'ensuit un arrêt dans le fonctionnement
de la machine. C'est ce qui explique en partie
que, en 1906, douze ans après la promulgation
de la loi sur les domaines collectifs, beaucoup de
ceux ci ne fussent pas encore constitués, pai' suite
soit de l'indolence des intéressés, soit des entraves
apportées par les communes, soit de désaccords
au sujet des statuts entre les usagers et l'autorité
publique, v Donner et retenir ne vaut, » dit un
adage juridique : on ne peut pas à la fois créer
une association autonome et la maintenir sous
l'autorité du pouvoir central.
En 189o, la propriété de l'Université agraire de
Frascati se composait de 266 hectares de terres
arables et de pâturages et d'un certain nombre de
k
lo4 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
redevances en argent. Jadis la société devait à un
propriétaire une rente qu'elle a rachetée au prix
de 180 000 francs. Les associés jouissent directe-
ment du pâturage et de Therbe moyennant une
taxe fixée par le conseil ; ils jouissent du même
lot de terres arables deux ans de suite pour y cul-
tiver le maïs et le froment, et ils donnent le cin-
quième de la récolte à la société. Il est interdit
aux associés d'entretenir plus de six bœufs sur
les terres de l'Université. Celle-ci achète chaque
année six veaux qu'elle donne en cheptel à trois
habitants sans bétail et à trois associés ne possé-
dant qu'un bœuf.
Il existe à Frascati une autre association ; le cas
est assez rare. C'est la Consociazione agraria com-
prenant tons les citoyens, hommes et femmes,
ayant capacité juridique et ayant leur domicile
légal depuis quinze ans et leur résidence habi-
tuelle à Frascati. Cette association comprend
436 familles ; elle s'est constituée à la suite de la
loi de 1888 sur l'affranchissement des usi civicit
car l'ensemble de la population de F'rascati possé^
dait des droits d'usage sur les biens de l'Univer-
sité agraire. La Consociazione s'est formée poui
revendiquer ces droits et en régler l'exercice La
commission d'arbitrage a décidé que l'Université
concéderait chaque année à la Consociazione une
superficie de douze rubbia et demi (23 hectares)
pour la culture des céréales moyennant une rede-
vance de 40 francs par rubbio*. Cette superficie
est répartie par parcelles de 1/2 hectare. Mais ac-
1. Le rubbio = 1 hectare 84.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 11^
tuellement ce droit de la Consociazione ne peut
plus s'exercer faute de terres, car le domaine de
l'Université a fondu petit à petit et se trouve ré-
duit maintenant à une cinquantaine d'hectares de
pâturage. Le reste a été cédé en emphytéose à des
habitants de Frascati qui y ont planté de la vigne
et paient des redevances. Ceci est absolument
contraire à la loi, mais l'autorité supérieure a dû
accepter le fait accompli, car ce sont les habitants
eux-mêmes qui ont demandé à l'Université ces
concessions. On voit qu ici sunm terrain favoratde
à la culture intensive, le domaine collectif évolue
vers la propriété particulière et ne se maintient
que pour les pâturages. Cette évolution n'est pas
un phénomène récent, car, d'après les anciens
documents, l'Université de Frascati possédait au
xvn* siècle près de 1 000 hectares qui ont élé peu
à peu concédés en emphytéose. Depuis cette épo-
que le nombre des boattieri a augmenté ; mais
leur richesse respective en bétail a diminué, puis-
que le maximum de bœufs qu'ils sont autorisés à
entretenir a passé de cinquante à six; nouvelle
preuve de l'évolution qu'a subie le mode de tra-
vail et avec lui la constitution de la propriété.
Actuellement, à part les terrains en pacages, la
fortune de lUniversité agraire de Frascati est ex-
clusivement constituée par des redevances em-
phytéotiques. Quel emploi est-il fait des fonds
provenant de ces redevances ? ?sous avons vu
qu'une certaine somme est consacrée à des achats
de jeunes bètes confiées à cheptel à des paysans
peu fortunés ; mais la plus grande partie des res-
sources sert à aflermer des terrains qui sont en-
156 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
suite répartis entre les associés au prorata du
nombre de leurs bœufs, moyennant redevance du
cinquième de la récolte. Comme la dernière loca-
tion a laissé un déficit important par suite d'in-
tempéries et de mauvaise gestion, elle n'a pas été
renouvelée, et, depuis quatre ans, TUniversité em-
ploie ses revenus à payer ses dettes. L'année pro-
chaine, tout passif aura disparu et la société
affermera un nouveau domaine ; c'est sur ces
terres louées qu'elle donne les 23 hectares aux-
quels a droit la Consociazione.
Le cas de Frascati est intéressant, car il nous
offre l'exemple d'une très ancienne association à
recrutement limité (par la possession du bétail),
à côté d'une association récente représentant la
communauté des habitants, cette dernière possé-
dant des droits d'usage sur les terrains de la pre-
mière, qui, de son côté, en possédait sur les terres
d'un particulier. On voit ici l'entremèlement des
droits de propriété ; on en voit aussi la variété,
puisque nous trouvons une propriété communau-
taire illimitée : celle de la Consociazione ; une
propriété communautaire restreinte : celle de
l'Université; et enfin la propriété particulière em-
phytéotique ou absolue. Le mode de jouissance de
ces diverses propriétés varie avec la nature du
travail qui s'applique au sol : les pâturages restent
soumis à l'usage commun ; les terres à céréales
sont appropriées individuellement, mais pour un
court terme, le temps de lever deux récoltes suc-
cessives ; les terres à vigne au contraire sont com-
plètement appropriées, car l'empliytéose équivaut
pratiquement à la propriété. La culture intensive
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 137
ne s'accommode pas en effet dune propriété in-
certaine etprécaiie, aussi avons-nous constaté que
les lois e'conomiques ont eu ici raison des lois ci-
viles. Enfin il faut observer que la constitution de
la petite propriété par concession emphytéotique,
bien loin de nuire aux générations actuelles et
futures, leur est favorable puisque la productivité
du sol est augmentée par la culture intensive et
que les redevances payées par les emphytéotes
permettent à l'Université agraire d'affermer des
terres qui sont ensuite concédées à des conditions
modérées aux associés et aux habitants.
LX'niversité disposant ainsi de quelques capi-
taux peut jouer efficacement le rôle de caution à
l'égard de ses membres et de fermier général vis-
à-vis du propriétaire qui, sachant ses fermages
assurés et payés en bloc, peut consentir un bail
plus avantageux que s'il affermait séparément
chaque parcelle. Elle joue aussi le rôle d'assureur
vis-à-vis des associés en cas de mauvaise récolte ;
ceux-ci savent qu'ils ne seront ni expulsés ni sai-
sis puisqu'ils paient une redevance en nature pro-
portionnelle au produit. A l'égard de ses membres,
l'Université agraire patronne le travail puisqu'elle
leur fournit du travail et qu'elle exerce une cer-
taine direction ; elle les fait aussi jouir de la pro-
priété et facilite ainsi leur ascension sociale. Elle
est assez semblable à un syndicat ou à une coopé-
rative ; son eliicacité et son action patronnante
dépendent beaucoup de ses dirigeants, et elle n'est
pas à l'abri d'une mauvaise gestion de leur part.
A Mentana, nous assistons à la naissance d'une
Université agraire. Ce village, célèbre dans
158 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
l'histoire, est peuplé actuellement de 2 000 habi-
tants répartis entre 30U familles. Le territoire, qui
s'étend sur 2 300 hectares, était jadis un fief des
Orsini, il passa ensuite aux Borghèse, et est main-
tenant propriété de la Banque de Naples. La
famille Borg-hèse n'a conservé que le palais et ses
droits sur les terrains concédés en emphytéose.Il
est à noter que les maisons du village elles-mêmes
lui appartiennent ou lui appartenaientily a encore
peu d'années ; le paysan était donc ici dans une
situation précaire ; il est vrai que cette situation
durait depuis des siècles. Il existe sur le domaine
des droits de pâturage, d'affouage et d'ensemence-
ment au profit de la population qui jadis possé-
dait un nombreux bétail. Un vieillard médit que
son père entretenait plus de cent vaches sans
compter les chevaux et les brebis. Ce bétail allait
pacager sur les terres du domaine qui étaient pour
ainsi dire incultes, souvent même envahies par
les broussailles.
Vers 4830, le domaine fut alTermé aux Ferri,
célèbres mercanti di campagna qui entreprirent
d'améliorer l'exploitation et d'augmenler les cul-
tures. Le parcours se trouva réduit et le bétail di-
minua; la population supporta cette pci'te, car elle
trouva une compensation dans le travail que lui
offrait la culture des céréales. La main-d'œuvre
locale fut bientôt insuffisante (Mentana ne comp-
tait à cette époque que 400 habitants) ; il vint alors
des émigrants temporaires qui prirent à colonage
la culture des céréales moyennant redevance de
la moitié ou du tiers du produit, suivant la ferti-
lité du sol ; en même temps, les fermiers transfor-
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 1j9
nièrent la redevance proportionnelle des habitants
<le Mentana (un quart du produit) en une rede-
vance fixe. C'est aussi à la même e'poque que les
vignes prirent de l'extension sur des terrains cé-
dés en emphytéose ; elles occupent aujourd'hui
180 hectares, et certains vignerons ont affranchi
leurs parcelles et sont devenus propriétaires ab-
solus.
Il semble donc que par la culture de la vigne
en emphytéose, par la culture plus étendue et
plus intensive des céréales avec redevance fixe, les
habitants de Mentana se trouvaient dans de bonnes
conditions pour prospérer et s'élever. Mais l'exis-
tence des usi civici sur le territoire du village
avait attiré à Mentana une centaine de familles
étrangères qui s'y étaient établies à demeure ; la
population s'accrut de la sorte plus vite que les
moyens d'existence, et les habitants commencèrent
à se plaindre que leur droit de pâturage fût ré-
duit par l'extension des cultures, que leur droit de
semailles eût été diminué ou au moins moflifié
par l'établissement d'une redevance fixe. En 1902,
une agitation commença pour ol)tenir le rétablis-
sement complet des usages publics dans leur état
ancien et l'expulsion des émigrants temporaires
qui venaient travailler sur les terres du domaine.
On retrouve ici l'esprit d'exclusivisme et les ten-
dances monopolistes d'une population communau-
taire qui cherche les remèdes à une crise, non
dans un travail plus intense ou plus intelligent,
mais dans la suppression de la concurrence exté-
rieure.
En 1907, on constitua l'Université agraire qui
160 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
englobe tous les habitants, car ils sont tous agri-
culteurs. Le budget est alimenté par une taxe de
pâturage et par des redevances dues par les usa-
gers pour la culture des terres. Les dépenses s'élè-
vent à 12 500 francs; ce sont surtout des dépenses
d'administration et des frais de justice, car la so-
ciété est en procès avec la Banque de Naples à
propos des usages publics. L'Université agraire
voudrait racheter au propriétaire tout le territoire
du village qui, en tenant compte des impôts, des
dépenses d'administration, des charges provenant
surtout des usages publics, ne vaudrait, dit-on,
guère plus de 80 000 francs. Mais la Banque do
xNaples n'accepte pas ce chiffre en raison même de
l'incertitude des droits contestés.
En fait, l'Université agraire exerce les usages
publics et en règle l'exercice entre ses membres.
Les terres arables sont cultivées pendant deux ans
en céréales et restent deux ans en jachère pâtu-
rée en commun. Les lots sont tirés au sort et res-
tent affectés aux mêmes usagers pendant deux
ans ; lors de la première répartition, on a attribué
un lot à chaque personne majeure ; la seconde
fois, en 1908, on a divisé le terrain par familles
en donnant aux lots une étendue proportionnée
au nombre des enfants, ce qui est plus pratique
et plus juste. Le mesurage et la répartition des
terres sont une cause de dépenses qui se renou-
vellent chaque année. Il va falloir aussi faire des
travaux d'intérêt général tel que des fossés pour
l'écoulement des eaux et cela aux frais de la so-
ciété, car on ne peut compter sur des usagers d'un
ou deux ans pour les exécuter. On pourrait pro-
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 161
céder par corvées, mais ce serait une source de
difficultés, les travailleurs non payés étant d'une
docilité et d'une application discutables. Ces in-
convénients n'échappent pas aux administrateurs
de l'Université agraire qui se rendent compte aussi
qu'une répartitioa bisannuelle des terres n'est pas
favorable à une bonne culture ; aussi entrevoient-
ils la possibilité de donner les terres en location
pour trente, soixante et même quatre-vingt-dix
ans. Ils écartent l'emphytéose, car elle est rache-
table et peut alors aboutir à la pleine propriété,
mais un bail de soixante ou quatre-vingt-dix ans.
et même de trente ans, n'équivaut-il pas pratique-
ment à la propriété, surtout si le fermier a droit à
une indemnité ou à un renouvellement de ferme
pour les améliorations permanentes réalisées par
lui, ce qu'on ne manquerait pas de stipuler pour
favoriser la culture intensive. On songe aussi à
régler l'exercice du droit de pâturage et du droit
d'affouage pour éviter les déprédations. Pour
échapper à l'afflux des étrangers, on a également
l'intention d'exiger, pour l'admission dans l'Uni-
versité, une résidence de trente ans. Mais il est
impossible de faire un règlement définitif avant
que le procès pendant ne soit terminé et, en vertu
de la loi de 1908, il ne peut pas l'être tant que la
nouvelle loi en préparation sur les usages publics
ne sera pas promulguée.
J'ai demandé si les bons travailleurs ne récla-
maient pas le partage définitif des terres. On m'a
répondu que c'était, au contraire, les paresseux
qui demandaient ce partage afin de pouvoir vendre
leur lot. L'idéal des habitants semble être le main-
Roux. 11
162 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
lien de la propriété collective pour que toute la
population actuelle et future ait toujours de quoi
manger ; ils sont hantés par la crainte de voir la
grande propriété se reconstituer. Cependant leur
situation ne paraît pas s'être beaucoup modifiée :
ils exercent les droits de pâturage et d'affouage,
comme autrefois, et sèment le blé à peu près dans
les mêmes conditions. Pour eux, la propriété n'est
ni plus ni moins collective qu'auparavant et la
manière dont ils en usent est la même ; l'ancien
propriétaire unique, auquel ils avaient affaire, est
remplacé par l'Université agraire. Mais ce chan-
gement de patron n'est pas négligeable : les paysans
y ont gagné la paix et la sécurité. Plus de conflits
incessants entre les usagers et le propriétaire ou
ses représentants ; plus de crainte de voir tout à
coup les moyens d'existence manquer par un ca-
price du fermier qui veut interdire le pacage ou
employer d'autres ouvriers. N'auraienl-ils gagné
que cela à la constitution des Universités agraires
que les paysans auraient gagné beaucoup. Mais les
résultats obtenus sont plutôt le fait de l'organisa-
tion, de l'association, de la coopération que d'un
changement dans la forme de la propriété; d'ail-
leurs, à Mentana, cette forme n'a pas encore
changé. Si, jadis, la situation des paysans était
mauvaise, il en faut rechercher la cause moins
dans la grande propriété privée que dans l'indiffé-
rence et l'insouciance du propriétaire qui, même
animé de bonnes intentions, méconnaissait ses de-
voirs de patron ou ne savait pas les remplir, en
organisant le travail de façon à assurer des moyens
d'existence à tous ceux qui vivaient sur ses terres.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 163
Les domaines collectifs et la petite propriété.
— 11 est à remarquer qu'en Italie les pouvoirs
publics organisent les domaines coUeclifs, déjà
existant en fait d'ailleurs, à l'époque où, dans
d'autres pays, disparaissent les derniers restes de
la propriété communautaire. En Hollande et en
Allemagne, la mark a commencé à être partagée
dès les premières années du xix* siècle, et actuel-
lement c'est à peiue si on en peut signaler çà et là
quelques lambeaux : la propriété privée paysanne
s'est développée à ses dépens avec l'approbation
de tous et pour le grand profit de la collectivité
puisque des territoires autrefois incultes sont au-
jourd'hui en plein rapport. Evidemment, l'idéal
poursuivi n'est pas le même. Remaïquons d'ail-
leurs que, dans la plaine saxonne, les droits d'usago
de la mark étaient attachés à la possession d'un
domaine, tandis qu'en Italie les usi civici sont des
droits attachés à la résidence. Comment en serait-il
autrement? Le paysan de la province de Rome
n'est généralement pas propriétaire ; il ne possède
souvent même pas sa maison, tandis que le paysan
saxon confond sa famille avec son foyer et son
domaine ^ Plus le domaine sera productif et ri-
che, plus nombreuse et plus prospère pourra être
la famille, plus forte et meilleure pourra être
l'éducation donnée aux enfants, plus efficace l'as-
i. On objectera peufr-êti*e que, sous le régime féodal, le paysan
saxon n'avait pas la pleine propriété de son domaine. C'est vrai,
mais il avait sur sa tenure des droits réels dont il ne pouvait
pas être privé arbitrairement. A défaut de la pleine propriété
juridique il avait le domaine utile, et au point de vue social,
c'est l'essentiel. Le paysan romain, au contraire, n'est pas fixé
au sol, il est seulement attaclié au groupe.
16i LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
sistance matérielle qui leur permettra de tenter
leur établissement au dehors, car ils ne resteront
pas tous sur le domaine*. A Rome, au contraire,
personne ne veut quitter le village natal, la mi-
sère seule pousse à émigrer pendant quelques
mois, au plus pendant quelques années ; si on a
passé l'Océan et travaillé en Amérique, on ne dé-
sire qu'une chose, revenir au pays. Mais comment
vivre au pays puisque la famille n'y possède rien?
On ne peut pas compter sur elle ; on ne peut
compter que sur les droits que possède chaque
habitant comme membre de la communauté.
Aussi considère-t-on les usages publics comme le
moyen d'existence primordial; la vie ne serait pas
possible sans eux, c'est pourquoi on veut en ré-
server le bénéfice à ses enfants. Or, si le domaine
collectif, qui en dérive, était partagé, le droit sur
la terre n'existerait plus au profit de tout homme
qui naît, mais il en faudrait hériter de son père,
et cet héritage pourrait faire défaut si le père
avait aliéné son domaine. La propriété collective jj
est donc une assurance en faveur des générations
futures contre l'imprévoyance et la mauvaise ges-
tion de la génération présente. Reste à savoir si
la prime à payer n'est pas trop élevée.
Il est difficile de prévoir ce que donneront les
domaines collectifs ; leur institution est encore
trop récente. Il est bien vrai que la plupart d'entre
eux en Italie remontent à une époque fort an-
cienne, mais ils consistaient ordinairement en
1. Cf. Paul Roux, Le Bauer de la Lande du Lunebourg {Science
sociale, 23« fasc, 1906).
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 163
pâturages et en bois, et les terres arables ne' sont
uiière cultivées qu'une année sur deux : le pâtu-
rage reste en somme le mode de travail dominant.
Ur, nous savons qu'on re})roche précisément, el
avec raison, aux latifundistes de tout sacrifier av»
pâturage et de ne pas faire de cultures nourri-
cières ; c'est pour favoriser la culture intensive
que les partisans des domaines collectifs en ont
préconisé l'organisation et les voudraient voir
constitués avec l'étendue totale des latifundia sur
lesquels existent des usages publics. « Il n'y a pas
d'économiste, écrit Ciolfi \ qui ne comprenne que
la propriété collective des latifundia dans les mains
des agriculteurs soit la seule qui favoi ise une agri-
culture intensive complète et florissante, et la ré-
surrection morale, hygiénique et économique des
plèbes rurales. » Si la culture dans la province de
Rome doit rester dans Tétat où elle est, il est inu-
tile d'affranchir les terres aussi bien au profit des
usagers que des propriétaires nominaux ; une mo-
dification de l'organisation actuelle de la propriété
ne se peut justifier que par un progrès dans lu
technique agricole et par une augmentation des
rendements. Nous ne pouvons pas, à cet égard,
apprécier les résultats que donneront les domaines
collectifs qui ne sont pas sortis de la période d'or-
ganisation et qui sont souvent encore engagés
dans des procès longs, coûteux et incertains. Il
faut leur faire crédit de quelques années, mais
nous pouvons du moins enregistrer ici quelques
observations auxquelles ont donné lieu leur
1. Cf. I demani popolari. Rome, 1906, p. 53.
166 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
constitution et leur fonctionnement depuis 1894.
Le but de la loi du 4 août 1894 était « de con-
server en vie, en leur donnant des raisons de
vivre, les universités et communautés agraires
préexistantes, d'infuser de la vie à la masse inor-
ganique de ceux qui, avant la loi de 1888, exer-
çaient les droits d'usage sur les terres et, après In
loi, en échange de ces droits, eurent la propriét»'
d'une partie ou de la totalité des terres... » ; « d<'
conserver les collectivités en les adaptant au pro-
grès des temps, à l'orientation nouvelle ^e l'agri-
culture, à de nouvelles formes juridiques, à dr
nouveaux buts sociaux ». De telles collectivités
« auraient dû greffer le principe moderne de la
coopération sur le tronc vieilli des communautés
écloses au moyen âge* ». Or il semble que la pen-
sée du législateur n'ait pas été bien comprise, ou
du moins que ses intentions n'aient pas été res-
pectées par la population car on peut noter des
indices très nets d'individualisme dans le fonc-
tionnement des domaines collectifs.
Jadis les usagers trouvaient en face d'eux, dans
l'exercice de leurs droits, le propriétaire qui
s'opposait à l'exploitation abusive du fonds ; cet
obstacle a disparu lorsque le propriétaire privé a
été remplacé par une association collective « el
la cupidité des particuliers s'est manifestée sous
toutes les formes, toujours aux dépens de l'asso-
ciation à laquelle personne ne se sent appartenir,
et de la chose commune que chacun considère
comme la sienne propre et prétend exploiter à
. Relazione suW andamento dei domhùi colleUivi,p. 21.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 167
son propre avantage en excluant autrui ' ». Les
professeurs d'agriculture se plaignent du mauvais
état dans lequel se trouvent les biens communs
par suite d'une exploitation abusive etanarchique.
et la plupart de ceux que j'ai vus considèrent les
domaines collectifs comme un obstacle au pro-
grès agricole et au développement de la richesse
publique.
11 arrive souvent que les universités agraires
n'observent pas leurs règlements et que leurs
membres se partagent amiablement les biens de
l'association. Certains règlements admettent d'ail-
leurs la concession emphytéotique, le partage et
la vente des terres -, et parfois ces règlements
ont été approuvés par les commissions provin-
ciales, en violation formelle de la loi, ce qui dé-
note une complète ignorance ou une singulière
insouciance tant de la part des administrateurs
des universités que de la part de l'autorité chargée
de les contrôler, à moins que cela ne soit la consé-
quence de nécessités économiques plus fortes que
les prescriptions législatives, ou l'indice d'aspira-
tions à la petite propriété de la part des paysans.
Nous avons déjà signalé la mauvaise volonté
apportée par les syndics à l'exécution de la loi
et l'opposition qu'y font les municipalités. L'in-
tervention des administrateurs communaux n';i
pas peu contribué à faire dévier les dispositions
législatives parce que, « au lieu de s'employei'
dans l'intérêt exclusif des usagers qu'ils doivent
1. Ibid., p. -21.
2. Frascati, Toirealûna, Montelibretti.
168 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
représenter, ils sont amenés soit par ignorance,
soit par d'autres motifs moins excusables, à adr
dans l'intérêt de la commune qui, en bien des
cas, se confond avec celui de ses administrateurs
et aussi parfois avec l'intérêt des propriétaires des
terrains soumis aux servitudes, entravant, faus-
sant et dénaturant l'application et le but de la loi
elle-même ». On s'explique ainsi que les habi-
tants réclament souvent contre les sentences d'af-
franchissement et se prétendent lésés : « En plu-
sieurs communes, les désordres de caractère
agraire sont précisément causés par la résistance
qu'opposent les syndics aux légitimes requêtes
des usagers qui réclament la cession des terres
qui leur ont été assignées par la commission d'ar- '
bitrage et qui demandent à être convoqués pour
constituer l'association colleclive'. «L'admission
par les règlements de représentants des com- i
munes dans les conseils d'administration des j
universités agraires est aussi une cause de trou-
bles dans le fonctionnement de ces associations.
Les plus grandes ditTérences existent dans les
résultats que donnent les universités agraires. Les
unes se contentent de répartir leurs terres entre
leurs membres, qui continuent la culture et l'ex-
ploitation d'après l'ancienne routine. D'autres, au
contraire, instituent des caisses de subvention
pour acheter du bétail, des semences, des engrais ;
elles introduisent la culture intensive et organi-
sent des encouragements pour les cultivateurs,
elles sont malheureusement encore l'exception.
i. Cf. Relazionc sull'audutnenlo dei dominii colletthi, p. 30.
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 160
Ce qui est souvent un obstacle à la prospérité
des universités agraires, c'est TinsutÉsance de
leur patrimoine et le manque de capitaux et de
chefs capables de diriger lassocialion avec fer-
meté et intelligence. Il est des cas où le domaine
collectif est ridiculement exigu. On me cite le cas
d'une université qui avait o3 hectares à répartir
entre 800 ou 900 familles. Le professeur d'agri-
culture a fait accepter par le ministère l'exclu-
sion de tous les usagers qui ne sont pas cultiva-
teurs manuels et il a fait approuver un règlement
cultural sévère qui permet l'exclusion de tous
ceux qui ne cultivent pas bien. Il a pris ces me-
sures pour réduire le nombre des usagers et opé-
rer une sélection, mais il fait remarquer que ces
mesures ne sont pas légales.
Ces patrimoines, déjà pauvres et restreints,
sont souvent chargés de dettes provenant des pro-
cès, des sentences d'affranchissement ou de rede-
vances à payer pour les terrains attribués à l'as-
sociation. Ces dettes sont parfois si élevées que
les intéressés refusent de se constituer légalement
en université. Le passif qui grève beaucoup de
domaines collectifs est un obstacle à l'organisation
du crédit qui leur serait si nécessaire pour réaliser
les améliorations indispensables et intensifier la
culture ; aussi propose-t-on de leur faire accorder
par l'Etat de grandes facilités de crédit et un in-
térêt de faveur.
Quant aux chefs, ils sont non moins nécessaires ;
on comprend qu'ils soient rares dans un pays qui
souffre précisément du manque de patrons. Pla-
cés à la tète d'une association poursuivant un but
170 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
économique et moral, il leur faudrait toutes le?
qualités du patron et quelques autres encore. On
peut craindre que les questions personnelles et
politiques n'interviennent dans l'élection des ad-
ministrateurs ; mais on peut espérer que ceux-ci
recevront leur leçon des faits eux-mêmes et
qu'avec le temps ils acquerront l'expérience et
l'autorité qui leur fait défaut au début. Les prési-
dents d'universités agraires que j'ai vus m'ont
paru être des hommes intelligents, prudents, sen-
sés et avisés, se rendant compte des difficultés à
résoudre et se faisant sur les domaines collectifs
le minimum d'illusions. C'est une élite assuré-
ment, mais qui peut devenir plus nombreuse
avec le temps.
Tels sont les principaux reproches qu'on adresse
aux domaines collectifs ; tels sont les principaux
défauts qu'on leur reconnaît. Il semble que le plus
o-rave soit de n'être pas complètement en rapport
avec l'état social et la mentalité de la population.
« Ni partage, ni emphytéose, ni location à long
terme et pas même répartition périodique, toutes
formes que l'expérience a condamnées comme
sanctionnant la frustration des générations fu-j
tures, et qui, avec la sotte illusion de généraliser
la petite propriété individuelle, inocule dans les
générations présentes le germe d'un nouveau
chancre social : le chancre des propriétaires pau-
vres condamnés dès leur naissance aux persécu-
tions du fisc et à la charité spoliatrice des riches
si l'année est mauvaise ou stérile ; formes, a
cause de cela, capables seulement de reconcentrerj
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 171
dans les mains d'un petit nombre les propriétés
rurales et de reconstituer un nouveau latifundium
plus funeste que le latifundium actuel parce qu'il
serait couvert du manteau de la légitimité. Ni
partages donc, ni emphytéoses, ni locations, ni
répartitions ; mais communautés constituées par
communes ou groupes de communes d'après le
nombre des associés et d'après l'étendue des
terres, et disciplinées avec la forme de la coopé-
ration ; communautés autonomes' » Tel est
l'idéal des promoteurs des domaines collectifs.
Qu'est-ce que répondent les faits ?
Ils répondent qu'en plusieurs cas les intéressés
ont préféré le partage définitif à la communauté ;
que, d'autres fois, ils ont réclamé la concession
emphytéotique des terres ; que toujours ils pro-
cèdent à une répartition annuelle et que parfois
ils songent, en vue de l'amélioration des terres
et du progrès de l'agriculture intensive, à affer-
mer les terrains pour un long terme ; que presque
toujours ils ont accepté l'intervention de la com-
mune dans leur conseil d'administration ; qu»'
rares sont les universités qui se sont inspirées de
l'idée coopérative pour patronner, soutenir et en-
courager leurs membres dans la voie du progrès
agricole. On a l'impression que le paysan aspire
inconsciemment à la petite propriété ; s'il vante la
propriété collective, c'est que c'est la seule dont il
ait joui jusqu'à présent et qu'elle est en opposi-
tion avec le latifundium dont il a horreur, nous
.savons pourquoi. A ses yeux, le domaine collectif
1. Cf. Avv. Ettore Giolfi, / dcmani popolari. Rome, 190(), p. 54.
172 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
est le meilleur remède contre les abus du régime
latifundiste ; mais il ne faudrait pas s'étonner que
ce fût une étape vers la petite propriété. Cet état
d'esprit et ces tendances du paysan de la province
de Rome nous renseignent sur sa formation so-
ciale et sont expliqués par elle. C'est un commu-
nautaire, mais un communautaire fortement
ébranlé pour ne pas dire désorganisé. Cet ébran-
lement ne serait-il pas dû au régime même de la
propriété dont la concentration entre quelques
mains, en réduisant le paysan à la condition de
prolétaire, a enlevé à la communauté patriarcale
toute raison d'être'? La constitution des domaines
collectifs peut-elle renforcer et restaurer la for-
mation communautaire originaire de la race? .le
ne le pense pas, car ces domaines collectifs ne
s'adaptent pas à un cadre familial, mais à un
cadre de voisinage : le village ; or, entre ces voi-
sins, il y a déjà bien des intérêts divergents pour
ne pas dire opposés. Il est bien peu probable que
l'action législative arrive à comprimer la poussée
individualiste qui, de nos jours, sous l'influence
de causes diverses, se manifeste irrésistiblement
partout où les communautés sont en voie de dé-
sorganisation.
A l'heure présente, le principal avantage des
domaines collectifs est d'assurer l'indépendance du
paysan en le libérant de la servitude du latifun-
1. Nous avons observé qu'en Toscane la communauté se main-
tient mieux chez les métayers qui cultivent un domaine indivi-
sible que chez les paysans propriétaires qui pratiquent le par-
tage égal. Cf. Les populations rurales de la Toscane (^Science sociale,
uo» fasc, 1909).
LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS 173
<lium et de favoriser son éducation sociale en re-
mettanl le sol entre ses mains et en l'obligeant à
s'organiser pour gérer ses propres affaires. Ses
aptitudes et sa capacité ne peuvent que s'accroître
et, après une inévitable période d'inertie et de tâ-
tonnements pendant laquelle, faute de patrons, il
attend l'impulsion et subit la tutelle du pouvoir
central, sauf à lui résister parfois, il apprendra
sans doute à administrer librement ses associa-
tions et à les rendre autonomes. C'est lui alors
qui décidera souverainement entre la propriété
collective et la petite propriété privée.
CHAPITRE V
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE
Nous venons de voir comment la loi a essayé
(Je résoudre le problème agraire dans la province
Je Rome. Trompé par les apparences delà « lutte
pour la terre », le législateur a cru pouvoir remé-
dier au mal en modifiant la forme de la propriété
légale, en assurant l'indépendance absolue de la
propriété privée et en consacrant et en renforçant
à côté d'elle la propriété collective. Ces réformes
n'ont pas donné les résultats qu'on en attendait
parce qu'elles n'atteignent pas le mal dans sa
racine. Nous savons que la forme de la propriété
s'adapte au mode de travail : modifier lune sans
transformer l'autre, c'est faire œuvre vaine ou
tout au moins imparfaite. C'est ce que les faits
ont démontré. La suppression des usages publics
sur les latifundia n'a pas par elle-même amené
la culture intensive et les paysans ne semblent pas,
actuellement et sauf exception, exploiter les do-
maines collectifs autrement qu'ils n'exploitaient
les terres soumises aux servitudes publiques.
Or, puisque la crise agraire provient d'un man-
([ue d'équilibre entre le nombre des hommes à
LA BONIFICATION ET LA CULTURE LNTENSR'E 17a
nourrir et la production agricole nécessaire pour
les nourrir, c'est à augmenter la production brute
par la culture intensive que l'on doit viser. Cette
culture nourricière intensive devra non seulement
donner des produits abondants, mais absorber
beaucoup de main-d'œuvre puisque celle-ci est en
excès et qu'il y a un intérêt national à retenir
dans le pays le plus grand nombre d'habitants.
Les décrets des pouvoirs publics ne suffisent pas à
introduire la culture intensive, nous en aurons
la preuve tout à l'heure ; il faut pour cela des pa-
trons capables et compétents ; or, nous savons
que les latifundistes romains ne sont pas ces pa-
trons-là. 11 faut aussi que ces patrons puissent
disposer de capitaux abondants et qu'ils ne soient
pas entravés dans leurs réformes techniques par
des désordres civils ou de mauvaises conditions
hygiéniques. Il en résulte que l'initiative privée
a bien le rôle prépondérant dans la solution de
la question agraire, mais que les pouvoirs publics
ont aussi à intervenir pour lui préparer le terrain,
ou du moins pour lever les obstacles qui pourrait
la paralyser.
1. — LES INTERVENTIONS DES POUVOIRS PUBLICS
Les papes et l'agriculture'. — Tandis que,
dans les régions peuplées de la province de Rome,
1. Cf. Cesare de Cupis, Per gli usi civici dell'Agro romano.
Homa, 1906 ; Prof. L. A. Fraccliia, Le leggi agrarie suU'Agro romano
(2« partie, Elà dei Papï). Rome, Pistolesi, 1907.
176 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
le législateur est intervenu presque uniquement
•<lans le but de mettre un terme aux troubles
agraires et aux conflits entre paysans et latifun-
distes, dans la Campagne romaine, il a cherché
depuis fort longtemps à développer la culture et
à favoriser l'établissement d'une population fixe.
A cet égard, le gouvernement italien n'a fait que
■«continuer le gouvernement pontifical.
J'ai déjà signalé la fondation des dommcul-
fuae, au vni* siècle, par les papes Zacharie et
Hadrien ; des fondations semblables se continuè-
rent dans les siècles suivants'. Remarquons en
passant que la domination temporelle des papes
s'étendit sur la campagne bien avant d'être accep-
tée parla ville, car elle a pour origine la propriété
foncière de l'Eglise constituée à partir de Con-
stantin. C'est aux xii* et xui* siècles, pendant les
luttes des barons, et au xiv* siècle, pendant l'exil
d'Avignon, que l'Agro romane se dépeupla défi-
nitivement au profit de Rome et des villages for-
tifiés des hauteurs environnantes : la culture
fut alors complètement abandonnée et remplacée
par le pâturage ^ Il résulte d'un rescrit de Boni-
face IX, daté de 1402, que la transhumance était
déjà organisée régulièrement entre les Abruzze?
et la province de Rome. C'est donc à partir du
XIV* siècle que la Campagne romaine a été ré-
duite en l'état où elle se trouve actuellement ;
depuis lors, la situation ne s'est guère modifiée.
1. La nécessité de pareilles fondations est une preuve de l'état
peu florissant de l'agriculture.
2. Cf. Tomassetti, / ceH//« rt6<7a(t àella Campagna romnnn nrl
Medioevo.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 177
Les premiers actes pontificaux attestés par des
documents se rapportent à la Nobilis Universitas
Bobactpnonim Urbis. La première mention de
\Ars Bobacteriorum remonte à d088: c'était la
corporation des agriculteurs de Rome, laquelle
venait en tête de toutes les autres corporations.
Les plus anciens statuts dont on ait connaissance
datent de 1407; ils n'étaient d'ailleurs qu'une
r.-vision de statuts antérieurs. Dans un des cha-
pitres il est dit que chacun a le droit de travailler
dans tous les domaines de l'Agro et d'y faire paî-
tre ses bœufs de travail, plus loin il est dit qu'on
no doit pas cultiver les domaines d'autrui avant
d en avoir obtenu la permission du propriétaire
On voit par là que les usages publics existaient
alors dans la banlieue de Rome.
Les Statuta nobids artis Bobacteriorum Urbù
furent réédités plusieurs fois aux xvi% xvn" et
xviii« siècles sans changements notables, ce qui
s.-mble bien indiquer que l'agriculture romaine est
nst.-e stationnaire du xii" au xviii* siècle, car ces
statuts sont non seulement un règlement de cor-
poration, mais une sorte de manuel pratique de
1 agriculteur et un code rural.
Au xiv« et au xv<^ siècle, il y eut à Rome de
fréquentes disettes. Pour y porter remède,
bixte IV, par sa bulle du l''^ mars 147fi, tente do
restaurer la culture. 11 décide qu'à l'avenir et
perpétuellement il sera permis à quiconque vou-
dra cultiver les campagnes du territoire de Rome
du patrimoine de Saint-Pierre en Tuscie et à^l
provmces de Marittima et Campagna, de rompre
labourer et cultiver aux époques voulues et iiabi-
Roux. 12
178 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
tuelles le tiers du domaine qu'il aura choisi dans
ce but, que ce domaine appartienne à un monas-
tère, à un chapitre, à une église, à une œuvre
nie ou à un particulier de quelque état et condi-
tion qu'il soit. Si le propriétaire ne donne pas la
permission de cultiver ses terres, on peut passer
outre avec l'autorisation de juges spécialement
institués. . , . .
Mais les barons, qui trouvaient le pâturage
plus avantageux, obligeaient les cultivateurs a
leur céder à vil prix le grain récolte qu ils reven-
daient ensuite très cher en temps de disette et
comme les routes n'existaient pas, ils s opposaient
au passage des chariots sur leurs terres. Plusieurs
fois Rome dut recourir au blé de Sic.le. Pour re-
médier à cet état de choses, Jules II par uno
constitution du 1" mars 1508, interdit a tout pro-
priétaire, dans un rayon de 50 milles autour d.
Rome, d'acheter du grain au delà des besoins dr
sa consommation, et de mettre obstacle au trans-
port des blés, le tout sous peine d'excommunica-
tion d'interdit et même de coniiscaiion du he .
Sous Léon X, des lettres patentes renouvellent :
la bulle de Sixte IV et fixent la redevance a payer ,
au propriétaire entre le cinquième et le dixième |
de la récolte suivant la difficulté des transports
etléloisjnementdeRome. ^^^'ément \ll, des la
; emière année de son pontificat 0^24-153 ) re-j
produit les ordonnances de Sixte IVet de Jules II. :
11 constate que les propriétaires ont P\us d avan-^
lage à maintenir le pâturage et surtout 1 élevage,
des vaches rouges, mais il proclame que la teri.
doit nourrir l'homme plutôt que les animaux, a
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 179
x-qX effet, il interdit d'entretenir plus de 125 va-
ches rouges par propriétaire ; il réserve aussi
l'exercice de l'agriculture aux seuls Romains à
l'exclusion des étrangers. Les propriétaires qui
veulent cultiver eux-mêmes leurs terres doivent
commencer les travaux en février et transporter
àRorne tout le grain obtenu, sauf ce qui est né-
cessaire à leur consommation. Si le propriétaire
ne cultive pas, les redevances à payer par celui
qui exerce le droit de semailles sont d'un cin-
quième ou d'un septième du produit, suivant
l'éloignement de la ville. Il est défendu à qui que
ce soit, laïque ou ecclésiastique, de molester les
travailleurs et d'accaparer le grain. Ces décrets
pontificaux mécontentèrent naturellement les
propriétaires qui trouvèrent un porte-parole dans
Casali. Celui-ci soutint que de telles lois étaient
despotiques et imposées par les gens qui voulaient
s'enrichir en envahissant les terres de l'Église et
des œuvres pies, à l'instar de ce qui se passait
alors dans les pays où prévalait la Réforme.
En 1.566, Pie V renouvelle les édits de ses pré-
décesseurs, accorde des exemptions de péage et
prend diverses mesures pour favoriser l'approvi-
sionnement de Rome. En 1388, Sixte-Quint
affecte une somme de 200 000 écus à des prêts aux
agriculteurs pauvres qui voudraient cultiver l'A-
gro romano ; cette somme fut portée à 300 000 écus
par Grégoire XIV en 1391.
Clément VIII, en 1397 et en 1600, rappelle tous
les édits précédents, interdit puis autorise succes-
sivement l'exportation des céréales, confirme que
tout citoyen a le droit de semailles sur les terres
180 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
de l'Agro, ordonne d'élever le quart des veaux et
fait défense aux bouchers d'abattre les bœufs dv
travail ; enfin il prescrit à chaque propriétaire de
planter un mûrier par rubbio de terre. Paul Y.
par sa constitution du 19 octobre 1611, remémore
les prescription de Clément YIII et ordonne en
outre au Mont- de-Piété de donner aux agricul-
teurs des subventions à 2 pour 100 d'intérêt jus-
qu'à concurrence de mille écus.
Aux xvn*^ et xvni*^ siècles, un grand nombre de
règlements de détail reproduisent tous les édits
antérieurs, mais ont surtout pour but d'assurer
Tapprovisionnement de Rome. Signalons cepen-
dant les édits de 1631, 1659 et 1777 qui réglemen-
tent l'industrie des caporaux et cherchent à en
combattre les abus.
Pie VI, pdiT înotii proprio du 25 janvier 1783.
examine les mesures ordonnées par ses prédéces-
seurs et prescrit au préfet de l'Annone d'établir
pour chaque domaine un cadastre avec plan dt
culture obligatoire pour le propriétaire : « Ordon-
nons que, le fermier ou le colon manquant à la-
dite obligation en tout ou en partie, il soit permis
à toute autre personne de quelque qualité, rang
ou condition que ce soit, même étrangère et n'ha-
bitant pas notre Etat, de labourer et semer ce
quart ou cette portion de quart qui, devant être
cultivé d'après le plan du cadastre, serait laissé
en abandon, et cela sans payer aucune redevance
ni en grain ni en argent, et que le propriétaire,
fermier ou colon du domaine soit obligé de lui
fournir gratis des greniers, des bâtiments et le
pâturage nécessaire pour la culture du terrain, et
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 181
que, partout où aura été fait le maggese, et à la
même personne qui l'aura fait, il soit permis,
l'année suivante, de faire le colto sans payer au-
cune redevance'. »
L'œuvre la plus durable du pontificat de Pie VI
fut le cadastre de 1783, d'après lequel le terri-
toire de l'Agro romano comprenait 204 43o hec-
tares répartis entre 362 latifundia dont 234
(127 320 hectares) possédés par 113 particulier?
et 128 (77 107 hectares) par 64 œuvres pies. Trois
propriétaires possédaient plus du quart de la
Campagne romaine, à savoir:
Le prince Borghèse 22 149 hectares.
Le chapitre de Saint-Pierre 20162 —
L'hôpital du Saint-Esprit 13310 —
D'après l'avis des experts, l'étendue à ense-
mencer chaque année aurait été de 42 577 hec-
tares ^
Pie YII, par motii proprioào. 4 novembre 1801,
établit des amendes sur des terres arables laissées
incultes et des primes pour les terrains cultivés.
Dans le but de favoriser le peuplement par la
culture intensive il frappe, le l-o septembre 1802,
les terrains incultes d'une surtaxe qui cessera
d'être appliquée seulement quand les terrains
seront subdivisés par vente, emphytéose ou colo-
nage, ou quand les propriétaires se détermineront
à y introduire la culture des céréales ou des
plantes arborescentes. Le produit de cette « taxe
1. Maggese : culture sur jaclière ; colto : culture sur terrain
déjà cultivé l'année précédente.
2. Fracchia, op. cit., p. 76.
182 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
il'amélioration « doit être consacré à encourager
les propriétaires qui amélioreraient leurs terres.
Le même motu proprio prévoit des mesures à
prendre pour assainir l'Agro romano, favoriser la
construction de maisons pour les paysans et en
courag-er les plantations.
Sous la domination française, de 1809 à 1814,
un fait des essais de culture de coton, on décrète
pour les propriétaires l'obligation de planter des
arbres le long des chemins et de construire (dans
le délai d'un an !) des maisons pour les cultiva-
teurs, et on nomme une conimission pour recher-
cher les movens d'assainir et de mettre en culture
la Campagne romaine.
En 181S, Pie YII restauré institua une congré-
uation économique dont le secrétaire futlN'icolaï,
qui a publié plusieurs mémoires intéressants sur
la question de l'Agro romano. Dans son rapport
de 1818, il retient que les causes du mal sont: 1'
le latifundium ; 2° le tempérament indolent des
Romains ; 3° le manque de capitaux ; 4° Tinterdic-
lion abusive et capricieuse du commerce des
céréales; 5° Tinsalubrilé de l'air ; 6° l'avantage
évident des propriétaires à conserver leurs do-
maines en pâturage.
Sous les papes suivants, il n'y a à signaler que
([uelques règlements à propos des forêts et des
plantations d'arbres fruitiers, et lanolilicalion du
29 décembre 1849 relative à l'affranchissement
des servitudes publiques.
Toutes ces mesures gouvernementales, souvent
très minutieuses, ont ceci de commun qu'elles
tendent à opérer par contrainte, privilège ou par
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 183
prescriptions impératives, qu'elles visent surtout
à assurer l'approvisionnement de Rome,, enfin
qu'elles n'ont généralement pas été appliquées et
surtout que le but poursuivi, la mise en culture
de l'A^ro romano, n'a pas été atteint. Les innom-
brables lois pontificales relatives à l'agriculture
dans la Campagne romaine prouvent sans doute
la sollicitude des papes pour la subsistance et le
bien-être de leurs sujets, mais elles sont aussi une
preuve éclatante de rinefticacité des interventions
législatives pour résoudre les problèmes écono-
miques.
La législation pontificale que nous venons de
parcourir appelle une observation au sujet du
droit accordé à tout citoyen de cultiver le tiers
de tout domaine laissé inculte. On argue des
décrets de Sixte IV et de ses successeurs, pour
affirmer que les usages publics de pâturage et de
semailles grèvent toutes les terres de l'Agro
romano. Il semble bien, d'après les statuts de
VArs bobacteriorimi, que les iisi civici ont dû
exister au moyen âge, mais remarquons qu'à cette
époque la Campagne romaine n'était pas com-
plètement dépeuplée comme elle l'a été après le
XIV* siècle. C'est évidemment en souvenir des
anciennes coutumes et sous l'influence des idées
communautaires que Sixte IV a proclamé le droit
de cultiver les terres d'autrui, mais ce droit n'est
pas un droit absolu comme le serait un droit
d'usage public, il est subordonné à ce fait que le
propriétaire laisse ses terres incultes. Cette dépos-
session temporaire est décrétée contre lui dans
l'intérêt public, pour assurer la nourriture des
i84 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
habitants de Rome. L'État ne fait ici que sanc-
1 tonner une loi sociale : à. savoir que l' appropria-
tion du sol est en rapport avec l'intensité du tra-
vail, et qu'elle n'a de raison d'être que la mise en
production du sol. La société ne reconnaît et ne
consacre la propriété privée, absolue et perpé-
tuelle, (jue parce qu'elle y a intérêt pour favoriser
l'exploilation intensive des richesses naturelles.
.Mais l'observation démontre que les populations
à formation communautaire urbaine ont peu
d'aptitude et de goût pouj- la culture, aussi ne
sommes-nous pas étonnés de voir que le droit,
reconnu d'abord aux habitants de Rome, a dû
être étendu plus tard à tous les sujets de l'Etat
pontifical et même aux étrangers (ce qui est tout
à fait contraire aux coutumes qui régissent les
usages publics), sans d'ailleurs qu'il ait été exerc-
d'une façon générale, du moins dans les derniers
siècles. Actnellement, le droit de semailles est
tombé depuis longtemps en désuétude, ce qui
prouve qu'il est devenu inutile, et vouloir le res-
taurer en vertu d'une conception spéciale du droit
de propriété serait méconnaître l'évolution écono-
mique, faire œuvre d'idéologue et entraver gran-
dement les progrès agricoles et la mise en valeur
de l'Agro romano.
Les lois de bonification du gouvernement italien'.
— En 1873 fut décrétée la sécularisation et la
1. Nous traduisons par6o)u'^ca<ion lessynonymes italiens 6on»/i-
ca, bonificazione, fcont/icamcHio qui si^'nifient assainissement, dessé-
•'lienient, améiiorationmais aussi l'ensembledes moyens employés
pour la mise en culture d'un territoire inculte ou marécageux.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 18-^
vente de îa plus grande partie des biens ecclésias-
tiques de la province de Rome. Voici comment le
député Celli apprécie les résultats de cette me-
sure : « La loi de 1873 sur la sécularisation des
biens ecclésiastiques, votée avec un enthousiasme
si bruyant et si plein de promesses, avait deux
articles qui pouvaient avoir de bons effets : Tun
établissait la vente des latifundia en petits lots;
l'autre permettait Temphytéose de quelques biens
avec un contrat d'améliorations agricoles. Mais
les domaines vendus en petits lots furent, grâce
à d'habiles intrigues, achetés à prix avantageux
par des mercanti di campagna et par des proprié-
taires pour agrandir encore leurs trop vastes pos-
sessions. Les fermiers emphytéotiques n'exécu-
tèrent qu'en partie ou pas du loul les travaux qui
leur étaient étrangement imposés; et ainsi, inutato
nomine, les latifundia subsistèrent et furent même
agrandis. Le revenu de la terre, que le proprié-
taire ecclésiastique employait en partie en
aumônes et en œuvres de bienfaisance, servit à
accroître le luxe de quelques familles, et le pay-
san a passé de la domination d'un patron débon-
naire et collectif sous celle d'un spéculateur \ »
La suppression de la mainmorte ecclésiastique
n'a donc amené aucun changement ni dans la
forme de la propriété, ni dans le mode d'ex-
ploitation des terres, ni par suite dans la condi-
tion des ouvriers agricoles et des populations
rurales.
Cependant la question de l'Agro romano avait
I. Coirie vive il Campagnolo deU'Afjrn romano. Roma, 1900.
186 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
préoccupé le gouvernement italien dès son instal-
lation à Rome, puisqu'un décret du 20 octobre
1870 nommait une commission chargée d'étudier
les moyens d'assainir la Campagne romaine. Le
nouveau gouvernement mettait une sorte de point
d'honneur à transformer le désert qui entourait
la nouvelle capitale, et à réussir dans une œuvre
où avait échoué le gouvernement pontifical. Mais
après trente-neuf ans d'efforts et de tentatives, la
situation s'est à peine modifiée, et au xx* siècle
le spectacle de la Campagne de Rome rappelle en-
core les descriptions qu'en ont laissées les anciens
voyageurs.
Les travaux de la commission aboutirent à la loi
du 11 décembre 1878 qui ordonne :
1° le dessèchement des marais et notamment
des étangs d'Ostie et de ^laccarese aux frais de
l'État ;
2" la captation des sources et l'aménagement
des eaux aux frais des propriétaires intéressés ;
3" la mise en cullui-e dune zone de 10 kilomè-;
très de rayon à partir du milliaire d'or du Forum, j
aux frais de l'État, avec contribution des proprié-]
taires égale à la plus-value acquise.
En conséquence, il était institué des syndicat"-
hydrauliques obligatoires entre les propriétaire-
intéressés pour les travaux d'assainissement, et il
était nommé une commission chargée d'étudier les
moyens à adopter pour la mise en valeur de la zone
des 10 kilomètres.
Cette commission tint seize séances du 5 avril
au .'5 juillet 1880 ; elle proposa la création de vil-
lages pouvant loger au début un millier d'habi-
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 187
lants dont on assurerait l'existence en obligeant
les propriétaires voisins à leur ce'der, moyennant
i-edevance, 600 heclares ; l'Etat exproprierait le
lerrain destiné à l'emplacement des villages et
lerait des avances pour la construction des mai-
sons et le défrichement du sol. L'Etat devrait aussi
imposer aux propriétaires de construire des loge-
ments pour leurs ouvriers, interdire le pâturage et
faire disparaître les bois et les roseaux dans les
vallées humides.
Ces propositions ne furent pas adoptées ou du
moins ne furent jamais appliquées ; constatons
cependant la tendance de faire encore agir l'Etat
par voie d'autorité et de contrainte. Les proprié-
taires ne changèrent rien à leur mode d'exploita-
lion, et comme la loi n'avait pas prévu de sanc-
tion, elle resta lettre morte et on dut la réformer.
D'après la loi du 8 juillet 1883, si un propriétaire
n'exécute pas le plan d'amélioration qui lui est
imposé, l'Etat a le droit de l'exproprier et de ven-
dre les biens expropriés ou de les donner en em-
phytéose sous condition, pour les acquéreurs,
d'exécuter la bonification.
On a entrepris le dessèchement des grands
étangs littoraux dans un but sanitaire, croyant
qu'ils constituaient des foyers d'infection mala-
rique. A celte époque régnait la théorie du palu-
disme ; des études ultérieures ont démontré que
ces grandes masses d'eau agitées parle vent avaient
peu d'inconvénient au point de vue hygiénique.
Mn a dépensé à Ostie et à Maccarese plusieurs
millions et le but qu'on se proposait n'a pas été
atteint : il paraît que la malaria y règne plus in-
Î88 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
tense qu'autrefois et la mise en culture des terrains
desséchés offre de grandes difficultés, tandis que .
l'élevage des buffles qui était d'un bon rapport a
dû disparaître presque complètement par suite de
la suppression des pâturages inondés. La première
partie de l'œuvre d'assainissement visée par la loi
de 1878 a donc abouti à un échec, mais on ne sau-
rait en rendre responsable l'État, qui s'est laissé
guider par les théories médicales d'alors et par
l'exemple des polders hollandais.
Pour assurer l'assainissement intérieur, on a
constitué entre les propriétaires intéressés 89 syn-
dicats hydrauliques groupés en cinq arrondisse-
ments correspondant à des bassins de cours d'eau.
Quelques travaux ont été exécutés ; les autres sont
encore en projet et leur utilité est contestée : on
reproche au Génie civil de manquer d'unité de
vues et d'imposer aux syndicats des travaux dis-
pendieux qui ne correspondent pas aux nécessités
locales. On estime aussi que ces syndicats sont,
trop nombreux, ce qui augmente beaucoup les dé-
penses d'administration * ; aussi les propriétaires
mettent-ils des entraves à l'exécution des travaux
et au fonctionnement des syndicats. On fait re-
marquer que, dans l'ensemble, l'Agio romano n'est
pas marécageux et que les travaux hydrauliques
à exécuter sont peu nombreux, mais que le pays
est malsain parce qu'il est inculte : l'eau des sour-
1. De 1883 ;ï 1899, quarante syndicats ont dépensé en travaux
876 449 francs, et en frais d'administration 393250 francs. Les
dépenses annuelles d'entretien de 19 syndicats SÈ répartissent
ainsi : 11370 francs pour les travaux et 8080 francs pour l'admi-
nistration.
LA BONIFICATION ET LA GCLTURE INTENSUT: 18»
ces et des pluies séjourne dans les fonds, forme
des mares et des flaques qu'on ne songe pas à
faire disparaître puisqu'il n'y a aucune culture à
laquelle puisse être préjudiciable cet excès d'eau.
L'entretien des cours d'eau et des fossés existants
et les travaux ordinaires de culture suffiraient, le
plus généralement, à assainir la Campagne ro-
maine. La bonification hydraulique se ramène
donc en dernière analyse à la bonification agri-
cole.
A ce point de vue là encore les lois de 1878 et
1883 ont abouti à un échec. Cette dernière loi éta-
blissait comme sanction l'expropriation des do-
maines dont les propriétaires n'exécuteraient pas
les plans de bonification. Or, il n'y a eu jusquici
que trois expropriations, deux en 1891 et une en
1898. La première fut celle du domaine de Bocca
di Leone, situé à quelques kilomètres de Rome
dans la basse vallée de l'Anio ; 129 hectares furent
divisés en deux lots de 61 et 68 hectares. Achetée
248 000 francs, cette propriété fut revendue 271 376
francs ; nous verrons plus loin ce qu'elle est de-
venue entre les mains des acquéreurs. La seconde
fut celle du domaine de S. Alessio et Yigna Mu-
rata, situé sur la via Ardeatina. Des 261 hectares
qu'il comprenait, 80 furent affectés au champ d'ex-
périences et le reste fut divisé en 14 lots de 7 à
52 hectares. Payée 269 012 francs et revendue
318 873 francs, cette propriété est aujourd'hui en
pleine culture. La troisième expropriation fut celle
de Grotta di Gregna (près de Boccaleone), achetée
224 700 francs et revendue 226843 francs: 216
hectares fuient divisés en cinq lots de 33 à 60 hec-
190 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
tares. En définitive, G07 hectares seulement ont
été expropriés et revendus avec bénéfice. Les ac-
quéreurs ont engagé, en cheptel et améliorations,
des capitaux évalués en moyenne à 500 francs par
hectare. Le revenu brut des deux premiers do-
maines était de 27 000 francs; au bout de huit ans,
il dépassait 94 000 francs et le revenu net était de
beaucoup supérieur à l'ancien revenu brut. Ce-
pendant les résultats obtenus sont très différent-
suivant les lots ; ils dépendent des capitaux qui y
ont pu être engagés et des qualités personnelles
des acquéreurs. Plusieurs de ceux-ci ont dû re-
vendre ; d'autres (7 sur 14 à S. Alessio) n'avaieni
encore fait aucune amélioration au bout de neu!
ans\
Toutefois, dans leur ensemble, ces trois domai-
nes ont été mis en valeur et la loi paraît ici avoir
atteint son but. Mais pourquoi son application
a-t-elle été si restreinte alors que presque tout le
reste de la zone restait inculte ? Cela tient en par-
tie au manque de fonds. On fait remarquer, il est
vrai, que les domaines expropriés ont été reven-
dus avec bénéfice, mais c'est parce qu'ils étaient
peu étendus, à proximité du Sitburbio, dans un»'
situation exceptionnelle permettant un lotissemeni
facile et tentant les acquéreurs. Les hauts prix
obtenus sont dus au désir très vif de quelques per-
sonnes de devenir propriétaires, mais il n'en se-
rait plus de même si on appliquait l'expropriation
1. Cf. G. Cadolini, // honificamento deU'Agro romano. Rome,
1901 (Rapport à la commission d'enquête de la Société des Agri-
griculteurs italiens).
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 191
à tous les domaines restés tians le statu quo, c'est-
à-dire à toute la zone. Il faudrait des sommes
considérables pour cette opération, et la vente aux
enchères publiques de 28 000 hectares ne man-
querait pas d'amener un effondrement des prix
qui causerait de grosses pertes à l'Etat et favori-
serait sans doute les manœuvres de quelques spé-
culateurs. L'expropriation est donc une vaine
menace qui n'a pas troublé les propriétaires, et
si l'Etat n'en a fait qu'un usage si restreint, c'est
qu'il en a reconnu Tinefficacité. D'autre part, il y
a une arrière-pensée politique dans l'inaction du
gouvernement. La plupart des biens de l'Agro
romano appartenant à Taristocratie noire restée
fidèle au Vatican, le gouvernement italien qui
prétend achever l'unité nationale dans les esprits
et y rallier tous les Italiens, ne veut pas paraître
traiter les propriétaires romains en ennemis en
usant de rigueur env'ers eux. Or, une loi sur l'Agro
romano a facilement l'apparence d'une loi per-
sonnelle en raison de la monopolisation du sol par
quelques latifundistes.
On peut conclure sans exagération que les lois
de 1878 et de 1883 n'ont atteint, au point de vue
hydraulique et sanitaire, que des résultats partiels
et qu'elles ont abouti, au point de vue économique
et agricole, à un échec presque complet. Nous
savons pourquoi la contrainte de l'État était con-
damnée à être inefficace, mais nous pouvons en-
core nous demander pourquoi les propriétaires
n'ont pas répondu à l'invitation du gouvernement
et à la pression de l'opinion publique.
La première raison est d'ordre financier. Les
192 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
propriétaires prétendent qu'ils n'ont aucun avan-
tage pécuniaire à réaliser des améliorations, et
ils citent l'exemple de quelques acquéreurs de
biens expropriés qui ont fait faillite. Le ministre a
lui-même reconnu que l'intérêt direct et immédiat
des propriétaires était opposé à la bonification et
il en a conclu à une organisation du crédit agricole
à intérêt réduit'.
Ce sont, en effet, de grandes dépenses qui in-
combent aux propriétaires et le bénéfice en est
souvent douteux, car il faut transformer tout le
système actuel de culture et on marche ainsi vers
l'inconnu. Yoici, par exemple, les améliorations
imposées au domaine de Grotta Perfetta, qui
compte 240 hectares :
1° Assurer l'écoulement des eaux; creuser 6300
mètres de fossés de niveau {(jirapoggï) avec puits
de retenue tous les 100 mètres ; recueillir les eaux
de source ;
2° Aménager 60 hectares de prairies naturelles
ou artificielles et 60 hectares de cultures en ro-
tation divisés en champs de 4 hectares par des
fossés boidés d'arbres et d'une longueur totale de
17 500 mètres ;
3" Faculté d'introduire quelques cultures irri-
guées après avoir assuré l'écoulement ;
4° Clore le domaine et les divers tènements ;
5° Réparer le bâtiment existant, y aménager des
logements et installer au rez-de-chaussée une éta-
ble pour 26 bêtes bovines au moins ;
6° Construire une route principale de 2 kilomè-
1. Cf. Gadolini, op. cii.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSU'E 193
très avec empierrement, fossés et arbres, et des
chemins de desserte de 3 mètres de large et bordés
de fossés ;
1° Planter des peupliers ou des saules le long
des cours d'eau, des vignes et des arbres fruitiers
le long des fossés ; reboiser les pentes en essen-
ces forestières ou en oliviers, suivant l'exposi-
tion.
Ces travaux, évalués à 46 000 francs, devaient
A'Are exécutés en cinq ans ; mais le propriétaire
adresse une réclamation au ministre qui par dé-
cision du 6 avril i885: a) réduit l'étendue des
cultures de 60 à 40 hectares ; A) dispense le pro-
priétaire de construire les chemins de desserte, à
condition que la viabilité soit assurée ; c) limite
retable au nombre de bètes nécessaires à la bonne
culture des terres. Douze ans après, en 1897, pas
une de ces prescriptions n'était exécutée '.
Voyant que le système de la contrainte ccliouait
si piteusement devant la résistance des intérêts
privés, l'Etat, par la loi du 13 décembre 1903,
voulut diminuer les sacrihces immédiats qu'il
exigeait des propriétaires dans un but hygiénique
et social à échéance lointaine et essaya même de
lendre l'intérêt privé solidaire de l'intérêt public.
11 voulut, par son intervention, créer une situa-
tion telle que les propriétaires eussent avantage
à mettre leurs terres en culture. A cet effet il
édicla des exemptions d'impôt en faveur des do-
maines améliorés, mit dos capitaux à la disposi-
tion des propriétaires moyennant 2 1/2 pour 100
1. Cf. Cadolini, op. cil.
Houx. \'èt
194 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
d'intérêt, et rendit Fexpropriation plus facile et
moins onéreuse pour le Trésor'. C'est bien tou-
jours le régime de contrainte, mais atténué par
les avantages olTerls par l'Etat.
D'autre part, les pouvoirs publics abordent une
tâche qui est proprement la leur en construisant
l. Voici le résumé de la loi du 13 décembre 1903:
Article premier. — Exemption d'impôt foncier pendant dix
ans pour les terrains situés dans la zone des 10 kilomètres, sur
lesquels ont été exécutés les travaux d'amélioration prescrits par
la loi de 1883. Idem pour les nouveaux bâtiments ruraux.
Art. 3. — Exemption pendant dix ans de la taxe communale
^ur le bétail pour les vaches laitières, animaux d'élevage, d'en-
grais et de travail entretenus dans les nouvelles étables con-
struites dans tout l'Agro romano.
Art. 4. — Prêts de faveur à 2 12 pour lÛO remboursables eu
quarante-cinq annuités pour les travaux de bonification jusqn'u
concurrence de deux millions par an.
Art. 6. — Les travaux de bonification doivent être exécutés
dans un délai de cinq ans.
Art. 7. — Pour les expropriations éventuelles, le prix sera fixé
par trois experts nommés par le premier président de la Cour de
Cassation. On ne doit pas tenir compte de la valeur des terrains
à bâtir, ni de l'existence de tuf, pouzzolane et matériaux de
construction si la carrière n'est pas ouverte depuis un an au
moins.
Art. 11. — Les acquéreurs de biens expropriés ont cinquante
Hus pour se libérer par annuités.
Art. 15. — L'aménagement des eaux et des sources par les
syndicats ou les particuliers donne droit à des subventions de
l'État, de la province et de la commune égales aux trois dixiè-
mes des dépenses approuvées.
Art. Iti. — Institution d'une commission de vigilance pour
assurer l'exécution de la loi.
Art. 19. — Construction de routes à frais communs par l'État
et la commune, cette dernière restant seule chargée de l'entre-
tien.
Art. 22. — La commune doit installer 16 nouvelles station-
sanitaires.
Art. 23. — La commune doit organiser des écoles dans tous
les lieux où il y a au moins ai) enfants.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 19o
des routes et des écoles et en assurant l'hygiène
générale : c'est dans le développement des ser-
vices publics et dans leur adaptation aux condi-
tions spéciales du milieu qu'ils doivent déployer
toute leur activité. Or, il faut bien reconnaître
qu'ils ont jusqu'ici négligé cette partie de leurs
attributions pour se cantonner dans l'élaboration
de lois et de règlements, par eux-mêmes ineffi-
caces.
C'est donc un progrès sensible qu'a marqué la
loi de 1903. Elle a, en outre, étendu au bassin de
l'Anio la zone à bonifier qui se trouve portée à
51259 hectares, réduits à 43 803 si on en retran-
che le Suburbio, les routes, chemins de fer, etc.
Il y avait là, en 1908, 202 domaines, presque tous
affermés, appartenant à 133 propriétaires et ren-
fermant 4 000 tètes de gros bétail en pâturage
libre, 300 000 brebis et 2 000 vaches laitières en
stabulation.
Voici quels étaient les résultats atteints au
31 décembre 1908 : la commission de vigilance
avait approuvé les plans de bonification pour
135 fermes de l'Agro couvrant 35 687 hectares et
pour 14 fermes du Suburbio, comprenant 317 hec-
tares.
Pour 18 domaines s'étendant sur 1 551 hec-
lares, les plans ont été acceptés par les proprié-
taires sans observation.
Pour 32 domaines (28 294 hectares), on est
arrivé à un accord par l'intermédiaire du bureau
di' conciliation'.
I. Il existe une conimission de vigilance pour assurer l'exécii-
196 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Pour 12 fermes (2 325 hectares), appel a été
interjeté devant le Conseil supérieur de l'Agricul-
ture qui a confirmé dans leur ensemble les plans
de bonification.
Pour 9 fermes (2 167 hectares), les négociations
sont en cours ; et le reste delà zone est à l'étude.
Par ses prescriptions la commission de vigi-
lance cherche à obtenir :
1° La division des latifundia en unités culUi-
rales ne dépassant pas 300 hectares ;
2° La construction de logements sains et
convenables pour les ouvriers permanents et tem-
poraires ;
3" La construction d'étables bien aménagées
pour le bétail ;
4" Le respect du règlement, tout en laissant
aux propriétaires et fermiers liberté complète
pour le choix des cultures.
D'après les plans établis par la commission, il
y aurait dans les domaines déjà étudiés :
Eu culture régulière 20937 hectares.
En reboisement 3000 —
Eu pâturage provisoire mais entretenu. . . . 9834 —
Dans les maisons dont la construction est pré-
vue, il y aura logement pour 1 160 familles
stables et 500 ouvriers temporaires ; dans les
étables pourront trouver place 9 600 têtes de gros
bétail.
Les dépenses actuellement prévues s'élèvent à
tion des lois de bonification et un bureau de conciliation pour
examiner les réclamations des propriétaires et résoudre à l'a-
miable les difficultés qui s'élèvent entre eux et la commission.
LA BONIFICATION ET LA GULTLUE INTI^NSIVE 197
8 millions. Sur les 4 millions immt'dialemçnt né-
cessaires pour réaliser les plans de bonification la
commission avait, au 31 décembre 1908, accordé
des prêts de 2 1/2 pour 100 s'élevant à la somme
de 2 766 37.0 francs pour 21 domaines. Les tra-
vaux sont déjà entrepris presque partout et même
çà et là terminés.
En ce qui concerne les routes publiques, 16 ki-
lomètres et demi sont en construction, 19 sont en
projet et 12 à l'étude. La commission a. en outre,
ordonné la construction de 17.j kilomètres de
chemins ruraux privés.
Enfin, pour stimuler les propriétaires, les em-
phytéotes et lès cultivateurs, 228 200 francs sont
affectés à des prix pour divers concours. Des
bourses de séjour de deux ans accordées à des in-
génieurs agricoles qui doivent demeurer sur un
domaine en voie de transformation, ont pour but
de former un personnel de direction instruit qui
connaisse pratiquement TAgro romano.
Ce qui caractérise la loi de 1903 et ce qui
explique son efficacité relative, c'est qu'elle est
plus souple que les précédentes ; elle laisse plus
de part à l'initiative des propriétaires et elle tend
à établir une collaboration intime entre eux et les
fonctionnaires delà bonification. C'est à ces der-
niers surtout et à la façon dont ils appliquent la
loi qu'il faut reporter le mérite des progrès réali-
sés. Après une expérience de vingt-cinq années,
ils ont compris que la manière forte n'aboutissait
qu'à des échecs et ils ont entrepris d'agir par per-
suasion, de tenir compte des objections et des
desiderata des propriétaires et d'établir les plans
198 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
de bonification de concert avec eux. Ils ont cessi''
de commander pour conseiller et pour patronner ;
c'était la voie à suivre en matière agricole, mais la
nécessité de ce patronage des fonctionnaires prouve ^
combien sont insuffisants les patrons naturels.
Un des reproches qu'on fait le plus générale-
ment à la loi de 1903, c'est d'avoir laissé
l'évaluation des indemnités d'expropriation à
l'estimation des experts. On prétend, à tort ou à
raison, que ceux-ci ont tendance à évaluer trop
haut et qu'ainsi les expropriations seraient rui-
neuses pour l'Etat et avantageuses pour les pro-
priétaires, de sorte que cette sanction reste, au-
jourd'hui comme hier, vaine et inefficace. On
propose de fixer le prix des domaines expropriés
d'une façon malhémalique en se basant sur le re-
venu cadastral, mais il est probable que ce pro-
cédé aboutirait dans la pratique à des injustices
criantes qui discréditeraient la loi et légitimeraient
l'opposition que lui font certaines personnes.
11 ne faudrait pas croire, en effet, d'après cequt'
nous venons de dire des résultats de la loi de 1903,
que la zone de bonification soit aujourd'hui trans-
formée et mise en culture : ce serait là uno erreur
grossière. Quelques rares domaines sont déjà bo-
nifiés, mais si presque parfont des travaux sont
entrepris, il s'en faut qu'ils soient achevés ou
môme poussés activement. C'est une tactique de
certains propriétaires d'accepter les plans après
des discussions plus ou moins longues et de com-
mencer les travaux pour avoir la paix, mais avec
l'arrière-pensée de les faire traîner en longueur
et de les suspendre ensuite. C'est ce qui explique
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 19{»
que 21 propriétaires seulement aient eu recours
au crédit de bonification ; ios autres ne ^e sou-
<'ient pas d'augmenter le contrôle de l'Etat sur
leurs domaines.
Enfin, si les propriétaires semblent aujourd'hui
accepter plus volontiers l'application de la loi de
bonification, c'est qu'ils ont sous les yeux des
■exemples de domaines transformés par l'initiative
privée et qui ont donné de bons résultats écono-
miqut^s. Ils ne redoutent donc plus autant la
marche vers l'inconnu.
Inefficacité dp:s interventions de l'Etat. —
-Nous avons dit que la loi de 1903 paraissait devoir
ouvrir une ère nouvelle pour la bonification de la
Campagne romaine, et nous avons enregistré les
résultats déjà acquis. Nous avons attribué les
succès obtenus à ce fait que l'Etat, tout en main-
tenant le principe de la contrainte atlministrative,
a, dans l'application, adopté les pratiques du pa-
tronage, en donnant aux cultivateurs et aux pro-
priétaires la direction de ses fonctionnaires tech-
niques et en leur offrant l'appui de ses finances.
L'avenir seul dira si la loi de 1903 appliquée avec
■cette méthode aura plus d'efficacité que les pré-
cédentes. Il faut bien reconnaître, en effet, que
les tentatives antérieures du gouvernement pon-
tifical pendant les quatre derniers siôcles, et du
gouvernement italien pendant les trente premières
années de son fonctionnement à Rome, n'ont
■donné aucun résultat et ont été incapables de sti-
«nuler l'initiative privée.
Si les interventions gouvernementales ont
200 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
échoué et n'ont pas réussi à transformer la Cam-
pagne romaine, c'est que les pouvoirs public-^
n'ont pas compris quel était leur rôle en pareille
matière et qu'ils ont cherché à engager les pro-
priétaires dans une entreprise contraire aux con-
ditions économiques du lieu et de l'époque.
L'Agro romano n'a pas encore été mis en culture
intensive parce que les propriétaires n'avaienl
aucun intérêt à cette transformation '.
La plupart des propriétaires sont de riches la-
tifundistes auxquels leurs immenses possessions
fournissent des revenus suffisants pour subvenir
aux besoins de leur vie élégante et mondaine. Ils
ne sentent pas le besoin d'augmenter leurs reve-
nus. Leur existence urbaine les rend étrangers à
l'agriculture. Ni la nécessité ni leur goût ne les
poussent donc à entreprendre des améliorations
agricoles. Quant à ceux qui, moins riches ou obé-
rés, souhaiteraient augmenter leurs revenus en
transformant leurs domaines, ils sont arrêtés par
le manque de capitaux et l'impossibilité de s'en
procurer.
Il ne faut pas oublier en etTet, que la bonifica-
tion est une opération coûteuse. 11 s'agit de con-
struire des bâtiments et des chemins, de creu-
ser des fossés et d'aménager les eaux, d'établir
des clôtures, de constituer un cheptel, d'exécuter
des défoncements et des travaux d'irrigation, di'
faire des plantations, sans compter les dépenses-
ordinaires d'une culture rationnelle. Or, Rome
1. Cf. Ghino Valenti, La Campagna romana e il suo avvenire
economico e soc/o/e (Giornale degli Econoniisti, vol. VI, 1893).
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 20f
n'est pas, et, depuis l'époque romaine, n'a, jamais
été une ville de commerce ; les capitaux y sont donc
rares et chers. Les plus riches latifundistes n'ont
souvent aucune fortune mobilière ; s'ils veulent
faire des améliorations sur leurs terres, il leur faut
les hypothéquer à un taux élevé et sans être sûrs
de refrouver l'intérêt de leur argent. C'est pourquoi
l'Etat a dû organiser un crédit agricole à condi-
tions très douces pour favoriser la bonification.
Le système du fermage n'est pas non plus fa-
vorable à la transformation de l'Agro romano.
Les mercanti di campagna font de beaux béné-
fices tout en engageant des capitaux peu impor-
tants. Ils ne sont donc pas partisans des amélio-
rations et, en tous cas, ils ne peuvent pas en faire
sans la coopération du propriétaire. L'interven-
tion financière de celui-ci se traduit naturelle-
ment par une augmentation du prix de ferme et
parfois le fermier aime mieux abandonner le do-
maine que de subir cette augmentation : nouvel
ennui pour le propriétaire.
L'exploitation extensive du sol a l'avantage
d'immobiliser peu de capitaux tant de la part du
propriétaire que de la part du fermier, d'être par
conséquent très souple, car on passe aisément,
suivant les fluctuations économiques, de la cul-
ture au pâturage, et vice versa. Les propriétaires,
voyant actuellement leurs revenus augmenter à
chaque renouvellement de bail, ne sentent pas la
nécessité de modifier leur système d'exploitation.
Pour mettre un latifundium en culture intensive,
il faut le subdiviser en plusieurs fermes, ce qui
entraîne des dépenses de construction, complique
i202 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
l'administration, en augmente les frais g^énéraux
et n'assure pas forcément un revenu net supé-
rieur. En outre, l'organisation de Fatelier et du
personnel sur le latifundium donne le minimum
de soucis au fermier qui, au contraire, éprouve
■de grandes difficultés à recruter un personnel ca-
pable pour la culture soignée car Touvrier agri-i
cole de la province de Rome a encore à faire toutei
son éducation professionnelle.
Enfin il faut tenir compte des conditions du liei
qui sont très favorables au pâturage ; or, il semble
qu'il n'y ait aucune raison d'abandonner le pàtu-j
rage qui paie bien. Il convient d'ailleurs de remar-
quer que, si les progrès de la culture faisaient dis-'
paraître le pâturage transhumant, les populations
montagnardes de l'Apennin seraient atteintes dans
leur principal moyen d'existence '. Par-dessus tout
il y a la malaria qui contribue à maintenir le lati-
fundium et un mode d'exploitation permettant
au travailleur d'abandonner la Campagne ro-
maine à l'époque des fièvres. C'est bien là l'obs-
tacle invincible qui dominait tous les autres et
contre lequel se sont heurtées toutes les tenta-
tives et toutes les contraintes gouvernementales.
On voulait peupler la Campagne romaine, mais
la malaria ne permettait de la peupler que de ca-
i. Cependant il faut ici distinguer les régions où l'altitude ou
le dirait maintiennent le pâturage naturel à l'exclusion de la
culture, des régions où le pacage a lieu sur jachère comme dans
les montagnes du Subiaquois ; dans ce dernier cas, la population
peut trouver des ressources dans une culture plus intensive.
D'autre part, le peuplement de l'Agro romano aurait pour résul-
tat de décongestionner les régions montagneuses en oflFrant un dé-
J)ouché à l'émigration définitive.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 203
vlavres. C'est là qu'il faut chercher la raison der-
nière de l'état inculte dans lequel est resté l'Agro
romano. C'est aussi à la malaria qu'il faut attri-
buer le manque de voies de communication et
l'insuffisance des services publics qui rendent
plus compliquée et plus onéreuse la mise en va-
leur de cette région.
Nous venons de constater que l'intérêt écono-
mique du propriétaire semble être ici en opposi-
lion avec l'intérêt social de la nation. Le premier
paraît exig-er le maintien de l'exploitation exten-
sive et du pâturage transhumant, le second exige
impérieusement la culture intensive à production
brute abondante et le peuplement de ce pays dé-
sert. Jusqu'ici la malaria a permis à l'intérêt privé
de l'emporter sur l'intérêt social ; mais au fond
l'opposition entre eux n'est qu'apparente. Nous
le démontrerons par des exemples, mais nous
fl'^vons faire remarquer aussi que la situation
économique s'est modifiée. Une contrainte qui a
échoué jadis peut donc être efficace aujourd'hui,
mais elle devient presque inutile du moment
qu'elle agit dans le sens des forces économiques.
Ce sont bien les forces économiques qui actuel-
lement favorisent la transformation de la zone de
bonification. L'accroissement de la population de
Rome et le voisinage de la ville offrent de larges
débouchés aux produits de laiterie et de jardinage.
Les familles ouvrières trouvent aussi des facilités
plus grandes dans la banlieue pour y fonder un
établissement durable : il y a à proximité des res-
sources de toutes sortes, tant morales que maté-
rielles. En somme, dans la zone visée par la loi
20i LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
de 1878, la Lonification rencontre des conditions
spécialement favorables au succès. On comprend
aussi que le Suburbio se soit, depuis déjà long-
temps, étendu progressivement aux dépens des
terrains incultes voisins et qu'il se soit ainsi pro-
duit spontanément sur les confins de l'Agro et du
Suburbio une transformation agricole insensible
et peu apparente, mais cependant réelle et dont ^
les progrès ont été en rapport avec le développe- |
ment économique et démographique de Rome.
C'est donc aux conditions économiques locales
que l'on doit attribuer l'immobilité du système
agricole de l'Agro romano, malgré les efforts des
gouvernements pour le modifier. Le latifundium
ne peut être rendu responsable de la crise agraire
que dans la mesure où il favorise le maintien de
ces conditions défavorables et est un obstacle à
leur modification. La transformation agricole a
bien été plus aisée et plus prompte dans la zone
de bonification parce que les domaines y sont
d'étendue plus restreinte, mais il ne faut pas ou-
blier que, malgré l'absence des latifundia, cette
zone est restée inculte tant qu'un changement
dans les conditions hygiéniques et économiques
du lieu n'a pas favorisé son défrichement '.
1. Nombre et étendue des propriétés dans la zone de bonifica-
tion déterminée par la loi de 1878 :
i» Dans le Suburbio :
2» Dans l'Agro romano :
Inférieures à 1 hectare. .
83
Inférieures à 50 hectares.
35
De 1 à 5 — . .
.{21
De 50 à 100 — .
27
De 5 à 20 —
30λ
De 100 à 200 — .
2î)
De 20 à oO — . .
."iri
De 200 à 400 - .
28
.Supérieures à 50. . . .
y
Supérieures à 400. . . .
8
Total. . .
ië:;
Total. . .
127
LA BONIFICATION ET LA CULTURE LNTENSIVE 20o
Jusqu'à nos jours, Jes gouvernements n'ont
songé qu'à agir par voie d'autorité sans se préoc-
cuper de remplir leur fonction propre qui est
d'assurer le fonctionnement des services publics
de façon à provoquer et à aider les initiatives
particulières. C'est là encore une des causes du
marasme dans lequel est resté plongé l'Agro ro-
mano. Pendant longtemps la sécurité y a fait dé-
faut ; les moyens de communication y sont encore
presque inexistants; l'outillage public, économique
ou social, n'existe pas. Enfin, la malariaest un fléau
qui, par sa nature, son ampleur, ses répercussions
sur l'ensemble de la nation, les moyens à mettre
en œuvre pour le combattre, légitime, appelle
même l'intervention des pouvoirs publics. Or, il
ne semble pas que, jusqu'en ces dernières années,
ceux-ci aient rien entrepris de sérieux contre la
malaria, mais ils ont pour excuse valable l'igno-
rance dans laquelle on se trouvait sur les moyens
de la combattre et de la prévenir.
Actuellement le problème de la bonification
nous paraît se poser de la manière suivante : pour
l'Etat, organiser les services publics et améliorer
les conditions hygiéniques alin de permettre le
peuplement ; pour les particuliers, trouver des
capitaux et des patrons capables d'organiser la cul-
ture intensive. Il va de soi que l'Etat et les parti-
culiers ne doivent pas s'ignorer, encore moins se
combattre, mais se prêter au contraire un mutuel
appui et marcher la main dans la main.
Nous ne nous arrêterons pas sur l'organisation
encore embryonnaire des services publics, mais
avant de décrire les moyens employés et les ré-
206 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
siiltals obtenus dans l'œuvre de la bonification
par riniliative privée, il nous faut étudier la ques-
tion de la malaria, question préalable dont dépen-
dent toutes les autres.
II. — LA MALARIA »
Les fièvres malariques. — La malaria est due
à de petits parasites animaux vivant dans le sang
et provoquant la fièvre tous les jours (fièvre quo-
tidienne), tous les deux jours (lierce), tous les trois
jours (quarte). Si on ne traite pas le malade parla
quinine, les parasites restent dans le corps pen-
dant plusieurs années, occasionnant de fréquents
accès de fièvre, de l'anémie et un développe-
ment exagéré de la rate qui peut occuper pres-
que tout le ventre et atteindre le poids de 2 kilo-
grammes et demi, alors que son poids normal est
de 200 grammes. Ces parasites sont transportés
d'homme à homme par une classe de moustiques,
les anophidea dont les larves vivent dans les eaux
stagnantes. Si un malade infecté de parasites ar-
rive dans une localité oii abondent les mares el
les anophèles, ces insectes s'infectent en piquant
le malade et transportent les microbes qu'ils ont
1. Cf. Joncs. Ross. Ellett, La Malaria, un fattore trascuratu
délia storia di Grecia e di Borna (traduction du D' Francesco Ge-
novese). Naples, Detkeii et Hocholl, 1908. — Prof. A.Celli, Anda-
mento periodico délie fehbri malariche negli Ospedali di Roma dni
1850 ad oggi (Extrait des Alti délia Socielà per ijli studi délia ma-
laria, \ol. IX, Homo, 1908); L'opéra délia Socielà per gli sludi
dellamalaria (1898-1008) (Extrait de Malaria, vol. I, fasc. I, Leip-
sig Bartli., 1908).
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 207
sucés dans le sang des autres personnes qu'ils
piquent. La malaria peut ainsi se répandre ino-
pinément et rapidement, grâce à un seul malade
et se transmettre de génération en génération.
En 1866, l'île Maurice fut brusquement, et sans
qu'on sut comment, envahie par la malaria qui y
était jusqu'alors inconnue. L'hypothèse de la
transmission de la malaria parles moustiques est
déjà ancienne, mais elle a été vérifiée et confir-
mée scientifiquement en 1897 et 1898 par Ross,,
médecin de l'armée anglaise ; nous verrons toute
l'importance de cette découverte pour la lutte
contre la malaria. Cependant, d'après les obser-
vations récentes, les anophèles qui hivernent gué-
riraient ; il n'est donc pas absolument certain que
ces moustiques transmettent l'épidémie d'une
année à l'autre et s'infectent de mère à fille par
hérédité. Il n'y a pas non plus relation directe
entre l'intensité de l'épidémie malarique et le
nombre des anophèles ; on n'a pas jusqu'ici, en
Italie et en Algérie, trouvé plus de 4 pour 100
d'anophèles infectés, même dans les mois et dans
les endroits où la malaria sévit avec le plus d'in-
tensité. « Il se rencontre aussi dans le Nord de
l'Europe, comme dans l'Italie septentrionale et
centrale, de nombreuses localités renfermant des
marais où abondent les anophèles, sans que,
pour cela, la malaria s'y développe, même s'il ar-
rive du dehors des raalariques ou s'il s'y manifeste
quelque cas autochtone et sporadique de fièvre.
Les causes de ce phénomène si intéressant qui,
pour notre bonheur, peut aussi se vérifier en
pleine Italie méridionale, ne sont pas encore con-
208 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
nues. Quelles qu'elles soient, il est certain que
paludisme et anopliélisme peuvent exister sans
malaria et peuvent persister quand la malaria
s'atténue ou disparait. Cependant, Tanophélisme
sans malaria peut »":'tre compromis toutes les fois
qu'un ou plusieurs des facteurs directs de la ma-
laria, comme le paludisme accentué, ou des fac-
teurs indirects comme l'agglomération, la misère,
les désordres de vie, etc., s'élèvent en puissance,
tandis que, dans d'autres cas, il faut des facteurs
étiologiques plus complexes et plus obscurs pour
déterminer la réinfection du site '. »
Les larves d'anophèles peuvent hiverner sous
la glace. De petites ilaques d'eau ont souvent plus
d'importance pour le développement des mousti-
ques que de grands marais. Les anophèles évitent
en général les eaux putrides, salées et sulfu-
reuses ^ Les rizières, non plus que les autres cul-
tures irriguées, ne sont pas en elles-mêmes une
cause de malaria ; les forêts en plaine marécageuse
lui sont au contraire très favorables. Les mouve-
ments de terre dans les chantiers de terrassement
ne sont pas par eux-mêmes générateurs de malaria.
Le nomadisme des ouvriers est un important fac-
1. Cf. A. Gelli, L'opéra délia Sorielà jut (jli studi délia malaria,
p. 14.
2. Ce qui explique que la malaria n'existe pas à Bagni, qu'elle
était moins développée à Ostie et à Maccarese avant le dessèche-
ment des étangs littoraux, et enfin que le rouissage des plantes
textiles n'est pas une cause de malaria, tout au contraire. Go-
pendant les frères Sergent ont observé récemment en Algérie que
certaines variétés de moustiques malarifèros [louvent vivre aussi
dans les eaux salées et dans les eaux sulfureuses. Cf. A. Gelli,
La malaria in Ilalia durante il 190S Roma, 1909.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 209
teur de dissémination, mais le vent ne semble pas
pouvoir transporter à plus de deux kilomètres les
anophèles qui par eux-mêmes ne volent pas à plus
de 3o0 mètres.
L'influence du climat est encore mal détermi-
née ; la chaleur précoce ne fait pas éclater plus
tôt l'épidémie qui, à Rome, se manifeste régu-
lièrement après la première décade de juillet, mais
les chaleurs tardives de l'automne la prolongent.
« Les causes multiples qui vraiment et propre-
ment prédisposent aux épidémies sont encore
obscures. L'équation malarique peut donc s'écrire
ainsi :
« Homme malarique -~ anophèles -+- x, y, 2=: épidémie de malaria. »
X, y y z désignant les facteurs favorables ou défa-
vorables d'ordre biologique (oc), ou physique (y),
ou social (;), dont, jusqu'à présent du moins, le
mode d'action est inconnu, mais qui, sans doute
possible, influent puissamment sur l'homme ou
sur l'anophèle pour activer ou ralentir l'épidé-
mie \ »
La fièvre malarique est caractérisée par une
certaine périodicité et parl'hyperlrophie de la rate
(splénomégalie). « Un cycle fébrile de périodicité
tierce ou quarte est certainement malarique ;
aucune autre infection ne présente ce type de pé-
riodicité. Vous pouvez être sûr que, si un malade
souflro de fièvres revenant toutes les 48 ou
72 heures, de quelque façon quo cela arrive, il
1. Cf. A. Gelli, L'opciii délia Socictô per yli sludi delta malarin,
p. 18.
2i0 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
s'agit certainement d'infection malarique'. » Ce-
pendant, par suite de double infection (parasite
tierce et parasite quarte), la périodicité peut être
différente, quotidienne, par exemple.
Un accès de malaria passe par trois stades :
froid, chaleur, sueur.
4" stade. L'accès commence par un sentiment
de fatigue, des douleurs de tète, des nausées et
des vomissements. Le malade a des frissons et
présente un abaissement de la température cuta-
née, souvent combiné avec fièvre interne. Le pouls
est fréquent et dur ; l'urine est augmentée.
2® stade. Le deuxième stade est marqué par la
chaleur et la rougeur de la peau. Pouls plein et
fort, soif intense et souvent délire.
3* stade. Sueur plus ou moins abondante, à la-
quelle succède la chute de la lièvre tierce et par-
fois le sommeil.
Il y a quatre espèces de parasites malariques :
ceux de la fièvre quarte, de la fièvre bénigne, de
la fièvre tierce grave ou maligne et de la lièvre
quotidienne.
Quarte : fièvre qui dure en moyenne 9 beures
tous les 3 jours.
Tierce bénigne : dure 11 heures tous les 2 jours.
Tierce grave : dure 40 heures ; monte lente-
ment, oscille pendant quelques heures, décline un
peu et de nouveau remonte plus haut et à la fin
décline. Revient tous les deux jours.
Quotidienne : fièvre de 6 à 12 heures chaque!
jour. Elle peut être produite : 1" par trois généra-
1. Patrick Manson, Lettres sur les maladies tropicales, p. 153.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 211
tions de parasites quartes ; 2" par deux généra-
tions de parasites tierces; 3" par une génération
de parasites quotidiens.
La semi-tierce ou pernicieuse est probablement
une tierce grave double : fièvre continue avec exa-
cerbations tierces. C'est la forme la plus dange-
reuse, ordinairement mortelle.
La malaria n'a pas partout la même gravité.
Dans la Haute-Italie et sur le versant adriatiqne de
l'Italie moyenne, c'est la fièvre tierce bénigne qui
domine ; dans l'Italie méridionale, ce sont, au con-
traire, les parasites des fièvres graves qui sont domi-
nants, et dans quelques localités de la province de
Rome existe la malaria la plus grave qu'on con-
naisse. Dans le Midi, les fièvres ont leur minimum
en juin pour atteindre leur maximum en août et
décroître lentement ou rapidement, suivant les
conditions climatériques. Dans l'Italie du Nord, au
contraire, l'épidémie qui a son minimum en février,
se développe lentement au printemps, atteint son
maximum en septembre et décroit brusquement.
Parmi les causes occasionnelles qui provoquent
ou favorisent des récidives, il faut citer: alimen-
tation insuffisante ou indigeste, troubles gastro-
intestinaux, alcoolisme, travail pénible ou trop
prolongé, fatigues nerveuses, refroidissements
brusques, changements de climat et de pays,
voyages de mer, opérations chirurgicales, gros-
sesses, accouchements, saignées, infections mixtes
(pulmonites, entérites, etc.). On voit que les
ouvriers agricoles de l'Agro romano sont particu-
lièrement exposés aux fièvres malariques par suite
de leurs mauvaises conditions d'existence.
212 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
L'épidémie n'a pas tous les ans la même gra-
vité. D'après les statistiques des hôpitaux civils et
militaires de Rome, on peut noter depuis 48o0,
un cycle épidémique périodique avec des oscilla-
tions régulières tous les cinq ou six ans ; on a
aussi pu enregistrer une recrudescence de la ma-
laria de 1872 à 1881 ; le maximum a été atteint
en 1879 avec 23 000 malariques soignés dans les
hôpitaux de Rome au lieu de 7 000 en 1871 et
7 300 en 1882'.
Il semble hien que la malaria existait dans l'an-
tiquité. D'après ce que disent certains auteurs
grecs, Hippocrate en particulier, on peut inférer
qu'il existait alors des fièvres tierces et quartes
avec hypertrophie de la rate-.
De bonne heure on a connu à Rome le culte do
la déesse de la Fièvre à laquelle le mois de fé-
vrier fut consacré. Cependant, aux premiers temps
de Rome, la campagne était probablement plus
peuplée qu'elle ne l'est aujourd'hui, à en juger par
les vestiges des villes étrusques et latines (Fi-
dènes, Ardea). On trouve à Rome même et dans
la Campagne et jusque dans les Marais Pontinsdes
canaux souterrains servant à l'assainissement (cu-
nicoli) ; les archéologues estiment que ces travaux
sont antérieurs à l'époque romaine. Les plus an-
1. Les premiAres statistiques relatives à la malaria dans lesliô-
jiitaux (le Rome ont été recueillies par deux médecins militaires
français du corps d'occupation, le D'' Balley, Endémo-épidémie et
météorologie de Rome (Paris, 1867), et le D" Léon Colin, Traité
des (iî'vres intermittentes (Paris, 1870).
2. Eu IDO.'i, en Grèce, on estime que, sur deux millions et demi
d'habitants, il y en eut un million atteint de malaria, et que six
mille moururent.
LA BONIFICATiON ET LA CULTURE LNTENSIYE 213
i<îiens centres habités du Latium se trouvaient
!,<lans des lieux aujourd'hui très malsains ; on en
jconclut qu'à celte époque, il ne devait pas y avoir
kde malaria forte. Mais elle sévit d'une façon in-
;tense dans la seconde période de la République:
€icéron fait mention de lièvre tierce et quarte ;
€aton parle de bile noire et de rate gonflée '.Tou-
tefois, il n'y a pas de preuves péremptoires qu'elle
■existât à Rome au m^ siècle avant Jésus-Christ.
Jones émet l'opinion qu'elle a dû être apportée
•en Italie par les soldats d'Annibal ■. A l'époque
■d'Horace, la fièvre sévissait fortement dans la
ville, d'où elle a disparu depuis ; il est vrai que
i'impluvium de la maison romaine et les inonda-
lions du Tibro étaient alors très favorables au dé-
veloppement des moustiques. Au début de l'ère
•chrétienne, d'après les auteurs, les environs de
Rome étaient malariques et cependant Pline pas-
sait avec délices l'été à sa villa de Laurentium ^ ;
or, Paterno est aujourd'hui un endroit des plus
malsains. Il y avait aussi, sous l'Empire, de nom-
breuses villas sur le littoral d'Ostie et jusque dans
les Marais Pontins oii la malaria sévit aujourd'hui
<ivec intensité.
Devant ces témoignages, un peu contradictoires
^•n apparence, on peut admettre comme vraisem-
blable l'opinion du Prof. Celli qui estime que la
malaria a dû exister de tout temps dans la Cam-
pagne romaine. D'après les statistiques actuelles,
1. « Et si atrabilis est et si lienes turgent » (De re rustica,
■'•II. CLVIl).
i. Cf. Jones, op. cit.
3. « Ha.'r jucunJitas ejiis hiemc, major estate. »
214 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
elle est soumise à des alternatives d'intensité ; il
est donc possible qu'autrefois elle ait subi des at-
ténuations de longue durée, suivies de reprises
graves et longues, et que des lieux jadis très ma-
lariques se soient assainis tandis que d'autres,
d'abord sains, sont devenus des foyers d'infection.
On voit qu'il y a encore beaucoup d'inconnues
dans le problème de la malaria. C'est seulement
depuis quelques années que le processus de l'in-
fection est suffisamment établi pour qu'on ait pu
songer à combattre le mal méthodiquement de
façon à le faire reculer et peut-être même dispa-
raître, au lieu de se contenter de soigner simple-
ment les fiévreux par la quinine.
La lutte méthodique contre la malaria implique
deux choses : un traitement curatif des malades
atteints, un traitement préventif des personnes
vivant dans une zone malarique pour leur per-
mettre de résister à l'infection. On comprend bien
que la lutte contre une maladie infectieuse et épi-
démique ne peut donner tous ses résultats que si
elle est engagée sur un territoire assez étendu et
avec des moyens d'action suffisants pour être
efficaces. Pour faire disparaître les causes d'infec-
tion, on ne peut pas s'en remettre uniquement aux
particuliers : la négligence dun seul suffit à com-
promettre l'œuvre commune. L'intervention des-
pouvoirs publics est ici nécessaire et on doit re-
connaître que l'Ktat italien a, en cette matière,
fait tout son devoir ; aussi le succès a-t-il couronné
ses efforts : il est d'ailleurs efficacement secondé
dans l'Agro romano par l'initiative privée repré-
sentée par la Croix-Rouge.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE SI.";
La lutte contre la malaria. — L'intervention
des pouvoirs publics se manifeste d'abord par
l'organisation du service sanitaire communal qui
n'est pas spécial aux zones malariques, mais qui
y prend une importance plus grande. Nous savons
que chaque commune entretient au moins un
médecin ; pour la (^ampagne de Rome, il y avait
en 1907 un inspecteur et dix-huit médecins;
lorsque la réorganisation du service sanitaire sera
achevée, il y aura vingt-cinq médecins avec des
suppléants et le budget de l'assistance sanitaire
aura passé de 122000 francs à 273 000 francs*.
Les lois sur la bonification et les travaux hy-
drauliques doivent exercer aussi une influence in-
directe sur les conditions hygiéniques du pays en
faisant flisparaître les eaux stagnantes où pullulent
les moustiques. La culture intensive, en améliorant
la situation matérielle des ouvriers agricoles, leur
permettra aussi de mieux résister à la maladie.
C'est seulement depuis une dizaine d'années
que 1 Etat a pris des mesures directes contre la
malaria. Il y a été poussé par des hygiénistes en
tête desquels il faut citer le Prof. A. Celli, député
au Parlement et directeur de l'Institut d'hygiène
de Rome. C'est à la Société pour les études de la
malaria, dont il est un des fondateurs, qu'on doit,
outre fies travaux 'scientifiques de haute valeur,
l'initiative de la campagne antimalarique et l'in-
tervention législative.
1. Les médecins sont logés et tonclient un traitement de
4300 francs. Les stations sanitaires sont reliées à Rome par télé-
phone et deux automobiles sont affectées au transport des ma-
lades.
216 L.\ QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
La quinine a toujours été le grand remède con-
tre les fièvres périodiques : avant 1903, la con-
sommation moyenne de lltalie était d'environ
15 000 kilogrammes par an. Pour beaucoup de
pharmaciens, la vente de la quinine était une
source de fortune, mais le prix assez élevé du
médicament n'en permettait pas Tusage à ceux
qui en avaient le plus besoin, les ouvriers et les
paysans. Ceux-ci avaient d'ailleurs souvent con-
tre la quinine une prévention accrue par la
crainte de la dépense. Il fallait donc arriver à
mettre la quinine à la portée de tous. Pour cela,
M. Celli et ses amis tirent voter la loi du 13 dé-
cembre 1900, qui autorise l'Etat à faire préparer
et à vendre au public, par l'intermédiaire des
pharmaciens et des débitants de tabac, la quinine
à un prix très réduit'. Les bénéfice de la vente
1. La quinine est préparée par la pharmacie militaire cen-
trale de Turin. 11 est alloue aux pharmaciens io pour 100 sur
le prix de vente, mais les énormes bénéfices qu'ils réalisaient
autrefois ainsi que les fabricants ont disparu ; aussi les attaques
contre la loi de 1900 et ses auteurs ne cessent-elles pas. Pour
déjouer les oppositions intéressées, les promoteurs de la loi la
préparèrent en secret de concert avec le ministre, la présentè-
rent à la Chambre sans avoir l'air d'y attacher d'importance et
la firent voter sans bruit au milieu de l'indifférence générale.
Les pliarmaeiens et les industriels ne connurent la loi que lors-
qu'elle était déjà votée par la Chambre. Us clierchèrent aussitôt
à en empêcher le vote par le Sénat, mais celui-ci n'étant pas élec-
tif est moins accessible aux influences particulières et la loi fut
approuvée et promulguée. Remarquons d'ailleurs que cette loi
n'établit aucun monopole et que la préparation et la vente de la
quinine restent libres comme auparavant. On ne peut même pas
dire que la concurrence de l'État soit munopolisatrice puisque
la vente de 2t3.")i kilogrammes de quinine en 1908 à laissé au
Trésor un bénéfice net de 700 000 francs. L'industrie privée n'a
donc pas été tuée, et, en fait, elle produit à peu près autant de
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 217
sont destinés exclusivement à combattre la ma-
laria.
La loi du 2 novembre 1901 vint compléter
l'œuvre de la précédente en ordonnant la fourni-
ture gratuite à tous les ouvriers de la quinine par
les soins de la commune, mais aux fiais des pa-
trons (propriétaires, entrepi-eneurs, etc...)*. Les
fenêtres des maisons de douaniers, cantonniers,
employés de chemins de fer et de travaux pu-
blics doivent être munies de réseaux métalliques
pour empêcher la pénétration des moustiques, et
il est alloué des primos aux propriétaires qui
prendront les mêmes mesures. Les propriétaires
doivent assurer l'écoulement des eaux et les en-
trepreneurs de travaux publics doivent éviter de
creuser des chambres d'emprunt en contre-bas.
La loi da 22 juin 1902, modifiée par celle du
19 mai 1904, ordonne la vente à prix réduit de
la quinine de l'Etat aux communes, aux œuvres
pies et à quiconque doit ou veut la distribuer
î^ratuitement aux ouvriers. L'article 3 de la loi
du 2o février 1903 range la quinine parmi les
médicaments à fournir gratuitement aux pauvres
par les communes ou les u'uvres pies.
La loi du 19 mai 1904 a établi le droit pour les
ouvriers d'avoir la quinine gratuitement même
quinine qu'auparavant, mais le prix de vente en est plus modéré.
L'État vend 40 centimes les dix cachets de 20 centigrammes d'ijy-
droctilorate et de Liciilorhydrate, et 32 centimes ceux de sulfate
et de bisulfate.
1. La dépense de la quinine distribuée aux ouvriers a^'ricoles
est répartie entre les propriétaires au prorata de l'étendue de
leurs terres ; la somme due par cliacun d'eux est recouvrée avec
les impôts.
Î18 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
pour le traitement préventif. Ceci est une inno-
vation importante qui correspond à un progrès
de la science.
Pour éviter l'infection des personnes saines, on
a d'abord songé à détruire les moustiques en ré-
pandant du pétrole ou de l'huile de sctiiste sur
les eaux stagnantes. Théoriquement le procédé
est excellent, mais il n'est pas pratiquement ap-
plicable dans un pays oii les marécages et les
flaques d'eau sont innombrables. Les substances
odorantes destinées à éloigner les anophèles
n'ont donné aucun résultat appréciable. On a
alors cherché à se protéger contre la piqûre des
moustiques au moyen de gants et de masques
complétant le vêlement. Ce procédé ne peut pas
être employé par les ouvriers agricoles qui, par
la grande chaleur, ont besoin de vêtements lar-
gement ouverts et ne gênant pas le travail. Mais
on peut du moins interdire l'accès des maisons
aux insectes par des toiles métalliques placées
aux fenêtres et aux portes. Appliqué aux bâti-
ments des chemins de fer, ce système a donné
d'excellents résultats, car c'est surtout après le
coucher du soleil et la nuit que les moustiques
entrent en mouvement et piquent, mais il est
assez coûteux et exige une certaine éducation hy-
giénique de la part de l'habitant*. On peut le con-
sidérer comme inetficace ou insuffisant pour des
maisons de paysans.
l. J'ai lu quelque part que certains agents laissaient ouvertes
pendant la nuit les portes métalliques dans la crainte de voir
disparaître la malaria et, avec elle, l'indemnité spéciale allouée
aux employés dans les régions malariques.
LA BONiFiGATiON ET LA CULTURE INTENSIVE 219=
Après de longues études et de minutieuses ex-
périences, on est venu à cette conclusion que le
meilleur moyen pour éviter la fièvre malarique
est le traitement préventif par la quinine absor-
bée tous les jours pendant la saison des fièvres à
la dose de 40 centigrammes pour les adultes et
de 20 centigrammes pour les enfants ; pour en fa-
ciliter l'absorption, on la donne sous forme de
dragées ou de pastilles de chocolat. Les résultats
sont probants, puisque parmi les personnes trai-
tées 4 pour 100 seulement sont atteintes de fiè-
vres, au lieu de oO pour 100 parmi les personnes
non traitées. Dans l'armée, en 1901, la proportion
des soldats atteints de malaria était de 49,94 pour
1 000 : en 1902, elle fut seulement de 36.52 pour
1 000. En 1903, on commence à appliquer le trai-
tement préventif : le nombre des malariques
tombe à 24,14 pour 1000, il décroît régulière-
ment et n'est plus que de 8,04 pour 1 000 en
1908.
En 1901, il n'y eut que 1 176 personnes qui se
soumirent au traitement préventif dans l'Agro
romano; en 1906, il y en eut 42 726. ce qui prouve
que les paysans en ont reconnu les bons ell'ets.
On a reproché à la quinine de provoquer des
troubles dans l'orgaLiisine ; depuis huit ans que le
traitement est en usage en Italie sur des milliers
de personnes, la preuve est faite que ces repro-
ches sont mal fondés, sauf cas exceptionnel^:•.
L'absorption des doses prophylactiques ne rend
pas non plus insensible aux doses thérapeutiques,
si elles deviennent nécessaires. Enfin l'objection
tirée du coût du traitement disparaît devant le
*220 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
prix de la quinine de l'Etat ; c'est une dépense de
3 à 4 francs par saison, soft la valeur d'une ou
deux journées de travail qui ne sauraient entrer
en balance avec les journées de chômage et de
maladie auxquelles s'exposent les personnes non
traitées. Le traitement préventif de la malaria
<'st donc une bonne opération économique.
L'intervention législative a eu précisément pour
eïïet de permettre le large emploi curatif et pré-
ventif de la quinine et de faire multiplier par
ordre ou par encouragement les moyens de dé-
fense mécaniques contre les insectes. Les résul-
tats obtenus donnent toute satisfaction à ceux qui
ont pris l'initiative de ces interventions gouver-
nementales.
Sur les chemins de fer du réseau de l'Adriati-
<|ue, le nombre des cas de malaria a passé de
69 pour 100 avant 1902 à 15,79 pour 100 en 1908:
sur les chemins de fer sardes il a passé de 40 pour
100 en 1897 à 7 pour 100 en 1907. Parmi les doua-
niers, au lieu de Go malariques sur 100 en 1902,
il n'y en a plus que 4,30 pour 100 en 1907. Dans
une ferme, près de Vérone, le nombre des mala-
riques passe de oo pour 100 en 1902 à 2 pour 100
en 1907. Dans la colonie pénale agricole de Cas-
tiadas, en Sardaigne, les cas de malaria tombent
de 92 pour 100 en 190i à 13 pour 100 en 1908.
En permettant aux hommes de vivre dans un
milieu infesté de malaria, les mesures propbylac-
tiques et curatives rendent possible l'exécution
des travaux d'assainissement et l'organisation de
la culture intensive, tandis qu'auparavant l'honnin'
ne pouvait vivre sur la terre parce qu'elle était
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 22t
malarique et celle-ci ne pouvait être assainie parce
que rhomme n'y pouvait pas vivre. C'est une
aube de résurrection qui se lève aujourd'hui pour
bien des régions désolées.
Enfin la santé publique a été améliorée et la
mortalité par la malaria qui, en 1900, était de
15 863 personnes par an, est maintenant, en 1908,
de 3 463 personnes. Dans l'Agro romano le nom-
bre des malariques soignés par la Croix-Rouge
est tombé de 3 731 en 1900 à 437 en 1908 ; celui
des malariques soignés dans les hôpitaux de Rome
a passé dans la même période de 6186 à 2 748.
Les statistiques accusent donc très nettement les
effets bienfaisants de la quinine de Tintât dont la
consommation s'est élevée de 2 242 kilogrammes
en 1903 à 24 331 kilogrammes en 1908, donnant
un bénéfice net de 700 000 francs, qui est em-
ployé à continuer et à activer la lutte contre la
malaria'.
Certains propriétaires se plaignent, paraît-il,
d'avoir à payer la quinine qui est distribuée gra-
tuitement aux ouvriers agricoles. Qu'il y ait par-
fois du gaspillage, c'est fort possible, mais la dé-
pense est assez faible pour que les propriétaires
la soldent sans murmurer : la commune de Romea
distribué en 1908 pour 38 310 francs de quinine,
l. En 1908, la Grèce a adopté le système italien pour la lutte
contre la malaria. Elle a acheté plus de 10000 kilogrammes de
quinine à l'État italien. Il est question, paraît-il, de prendre
des mesures analogues pour l'Algérie. — On doit regretter que
l'État italien n'ait pas encore entrepris la fabrication de bonbons
de chocolat au tîinnate do quinine pour les jeunes enfants dont
la mortalité reste élevée parce qu'ils ne peuvent pas absorber les
autres sels de quinine trop amers.
^22 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
ce qui, pour les 200000 hectares de l'Agro romano,
représente un peu plus de 19 centimes par hectare.
C'est un devoir du pHtron d'assurer à ses ouvriers
une bonne hygiène du travail; en toute justice,
c'est donc aux propriétaires de supporter les frais
de quininisation, d'autant plus qu'ils profitent in-
directement de l'amélioration de l'état sanitaire
du pays. Les mesures prises par l'état sont évi-
demment empreintes de paternalisme autoritaire,
mais son intervention est ici nécessitée, d'une
part, par l'inaptitude de la population rurale à
prendre d'elle-même les soins hygiéniques qu'im-
posent les circonstances, d'autre part, par l'insou-
ciance et la négligence des patrons : focuon des
pouvoirs publics se développe en 7'aison du défaut
d'organisation privée et de l incapacité générale de
la race.
L'initiative privée et la Croix-Rouge. — Les ré-
sultats obtenus n'eussent pas été si brillants si
les particuliers n'avaii-nt pas apporté à l'œuvre
antimalarique un concours précieux. L'Etat peut
bien vendre de la quinine» à bon marché et en faire
distribuer gratuitement aux travailleurs, mais il
faut des savants persévérants pour rechercher con-
tinuellement de nouveaux moyens de lutte plus
sûrs et plus efficaces, il faut des médecins dévoués
pour soigner les malades et appliquer le traitement i
préventif.
C'est à la Cervelletta, une ferme où nous revien-
drons tout à l'heure, que la Société pour l'étude de
la malaria installa en 1899 sa première station ex-
périmentale ; c'est là que le Prof. Celli expérimenta
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 223
tout d'abord la protection mécanique coiitre les
moustiques et le traitement préventif par la qui-
nine. C'est de cette ferme devenue un modèle de
bonification et d'hygiène que la campagne anti-
malarique s'étendit peu à peu à tout l'Agro ro-
mano. A celte campagne donnent leur concours
le plus dévoué non seulement les médecins com-
munaux, mais aussi des médecins volontaires et
des étudiants qui viennent passer leurs vacances
dans les stations sanitaires.
Ces efforts individuels ont été coordonnés par
une puissante société privée, la Croix-Rouge ita-
lienne, qui, de concert avec l'Etat et la commune
de Rome, a assumé l'organisation de la campagne
antimalarique dans l'Agro romano et dans les
Marais Pontins. En 1V*06, les dépenses se sont éle-
vées à 49481 francs; elles ont été couvertes par
des subventions de l'Etat, de la commune (27 000
francs), des œuvres pies et par des souscriptions
particulières assez rares d'ailleurs '. Dans l'Agro
romano, sept ambulances on t fonctionné du 13 juin
au 15 novembre avec des médf^cins. des infirmiers
et des voitures de transport. Le service est assez
dur pour le médecin qui visite chaque jour, ou au
moins un jour sur deux, tous les campements de
sa circonscription pour soigner les malades et as-
surer la prophylaxie par la quinine. Le traitement
préventif a été appliqué par la Ooix-Rouge, en
1906, à 16 820 personnes: il y a eu 376 cas de
1. A première vue on est étonné de voir peu de propriétaires
figurer sur les listes de souscription, mais n'oublions pas qu'ils
remboursent à la commune la quinine distribuée aux ouvriers
qui travaillent sur leurs terres.
224 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
fièvre dont 129 cas primitifs et 447 récidives, soit
en tout 3,4 pour 100 d'atteints ; les autres cas de
maladies diverses se sont élevés à 733. La mala-
ria est donc aujourd'hui extrêmement atténuée
grâce aux mesures prises'. Cette même année, on
installa dans les Marais Pontins, mais seulement
à partir du 26 juillet jusqu'au 30 novembre, trois
ambulances qui traitèrent préventivement 11465
personnes ; il y eut 1 294 cas de fièvre, soit 10,6
pour 100 et 686 cas de maladies diverses; en 1907,
la proportion des malariques est tombée à 6,8 pour
100 et, en 1908, à 1,2 pour 100.
Tels sont les moyens employés pour lutter con-
tre la malaria, et tels sont les résultats obtenus.
Ils sont entièrement satisfaisants, et l'Italie peut
être fiera de son œuvre ; elle a remporté une belle
victoire sur le mal qui depuis tant de siècles dé-
cimait ses enfants et condamnait tant de régions
à une misère dont on ne prévoyait pas la tin. Il
s'est trouvé des hommes de science et de cœur
pour étudier le mal avec la ferme volonté de le
détruire. Si leur but n'est pas encore pleinement
atteint, il est en voie de l'être grâce à l'appui des
1. Voici les résnU;Us obtenus d'année en année :
Années. Cas de malaria.
Avant la campajrnn 1900 31 pour 100
Depuis la campagne 1901 26 —
— 1902 20 —
— 1903 11 —
— 1904 10 —
Extension de la prophylaxie 190.*> o,l —
— 1906 3,4 —
— 1907 3,2 —
— 1908 2 —
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 22.j
pouvoirs publics qui, en cette matière, ont parfai-
tement compris leur rôle et rempli leur devoir,
et grâce à la coopération dévouée du corps mé-
dical, des associations charitables et de certains
patrons intelligents et consciencieux. Une petite
élite a ainsi mis en mouvement les organisations
privées et publiques et a obtenu l'intervention du
législateur, parce que le but qu'elle poursuit ré-
pond à une nécessité vivement ressentie et que
les moyens qu'elle préconise sont bien adaptés au
but à atteindre et à l'état social du pays.
Le principal obstacle qui s'opposait à la mise
en culture de la Campagne romaine est aujour-
d'hui levé. Le lieu est devenu transformable. Sera-
t-il transformé? Par qui et comment? Autrement
dit, la question agraire sera-t-elle résolue dans
TAgro romano? C'est ce qu'il nous faut examiner
maintenant.
III. — LES PATRONS RURAUX
Nous avons vu que l'intervention des pouvoirs
publics est nécessaire pour la mise en culture de
la Campagne romaine ; nous avons vu aussi que
cette intervention, après avoir jadis opéré par
voie de contrainte irapérative, a transformé son
mode d'action, qu'elle tend aujourd'hui à se bor-
ner à assurer les services publics dans la mesure
nécessaire au développement du pays, à lever les
obstacles qui s'opposent à l'initiative des particu-
liers et enfin à patronner ceux-ci par des conseils
et des encouragements. C'est du moins dans cet
Roux. \^'>
226 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
esprit que sont appliquées les dernières lois. L'Etat
se cantonne ainsi à peu près dans son rôle normal,
l'expérience du passé lui ayant démontré qu'il est
inutile qu'il en sorte. Encore devons-nous remar-
quer que ce patronage des pouvoirs publics n'est
justifié que par l'incapacité des patrons naturels
qui ne remplissent pas leur fonction ; il devient
tout à fait inutile vis-à-vis de propriétaires ou de
fermiers capables, et nous verrons plus loin que,
dans ce cas, il ne trouve plus à s'exercer.
Améliorer les coHdilions hygiéniques du pays,
assurer la police, aménager les eaux, construire
des routes et des écoles sont des façons indirectes
de transformer l'Agro romano ; mais la transfor-
mation même, la culture intensive du sol ne peut
être que l'œuvre des propriétaires. L'opposition
d'intérêt entre les particuliers et la société n'est
plus aujourd'hui qu'apparente; c'est un vieux pré-
jugé qui subsiste encore dans certains esprits, mais
qui ne répond pas à la réalité. L'exemple de quel-
ques domaines aujourd'hui « bonifiés » le prouve.
Il n'en est pas moins vrai que la plupart des pro-
priétaires n'ont pas les capitaux nécessaires pour
améliorer leurs terres. L'Etat y a pourvu en ac-
cordant des prêts de faveur à 2 1/2 pour 100 d'in-
térêt. Ce crédit, suffisant aujourd'hui où la boni-
fication encore à ses débuts marche lentement,
ne le sera plus demain si elle s'étend à tout l'Agro
romano et se développe rapidement. Il faut donc
trouver des capitaux. Mais il faut surtout trouver
des hommes pour les mettre en œuvre, c'est-à-dire
des patrons. Or, capitaux et patrons sont rares à
Home. La vie urbaine et le luxe extérieur absor-
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 227
bent tous les revenus de Ja terre et toute Tactivité
des propriétaires. Les mercanti di campagna sont
devenus riches et veulent jouir en ville de leur
fortune. Le latifundium à culture extensive ne
permet pas la constitution d'une classe de paysans
prospères dont l'élite pourrait périodiquement
rajeunir les cadres des classes dirigeantes. Au-
dessus d'une tourbe de prolétaires misérables et
désorganisés, quelques rares propriétaires riches
mais absentéistes et insouciants : ce sont là do
mauvaises conditions pour le progrès agricole et
la transformation de la Campagne romaine.
Cependant des domaines ont été transformés et
mis en pleine valeur, mais grâce à des capitaux
vei^"" '^n grande partie de la Haute-Italie et par
riniticitive d'agriculteurs lombards ou piémontais.
Les propriétaires romains ont consenti à hasarder
l'entreprise et à y risquer des capitaux : étant
donné le milieu où ils vivent et les idées régnantes
au sujet des transformations agricoles dans l'Agro
romano, celte hardiesse de leur part est tout à
fait méritoire, digne de louanges et d'un excellent
exemple, mais il faut reconnaître cependant que
la plupart d'entre eux n'ont fait que subir et ac-
cepter une impulsion venue du dehors et se prê-
ter à une expérience dont ils n'ont pris ni l'initia-
tive ni la direction.
Les domaines transformés. — C'est en visitant
des domaines transformés et choisis dans des si-
tuations et dans des conditions diverses que nous
pourrons nous rendre compte de la façon dont peut
être résolu le problème de l'Agro romano.
228 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Nous commencerons notre enquête par un des
domaines les plus anciennement mis en valeur.
Uabbaye des Trois-Fo7itaines est bien connue : si-
tuée dans un petit vallon au Sud de Rome, à trois
kilomètres au delà de Saint-Paul-hors-les-Murs,
elle est signalée par les plantations d'eucalyptus
qui l'entourent et qui l'ont rendue célèbre. On at-
tribuait jadis à cet arbre des vertus merveilleuses
contre le paludisme ; on prétendait que ses éma-
nations a-sainissaient l'air. En réalité, l'eucalyptus
n'a aucune action contre la malaria ; il favorise
même, comme tous les arbres, la multiplication
des moustiques, mais cependant par sa végétation,
son feuillage permanent et sa croissance extraor-
dinairement rapide, il évapore beaucoup d'eau et
peut de cette façon assainir le sol. Quoi qu'il en
soit, la légende de l'eucalyptus a vécu et personne
n'en plante plus, si ce n'est comme arbre d'orne-
ment, car son bois filandreux et tordu est détesta-
ble et très difficile à fendre.
Les Trappistes français sont venus s'établir aux
Trois-Fontaines en 1866; ils ne possédaient alors
autour du couvent que le vol du chapon. Les
terres voisines qui appartenaient à des religieuses
du Saint-Sacrement furent confisquées par l'Etat
italien vers 1873. Les Trappistes les prirent en
emphytéose et au bout de trois ou quatre ans ra-
chetèrent leur redevance et devinrent proprié-
taires définitifs. Ils n'ont jamais accepté aucun
plan de bonification élaboré par les commissions
gouvernementales mais leur domaine n'en est pas
moins en pleine valeu)'. Vers 1882, on fit aux
Trois-Fontaines l'essai de la main-d'œuvre pénale
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 229
pour la culture; on dépensa 150 000 francs pour
la construction d'un bagne qui sert aujourd'hui
de magasin, car la malaria qui décimait forçats
et gardiens, comme elle décimait les moines,
obligea à renoncer à ce système. Aujourd'hui,
avec les progrès de la culture, la malaria a dis-
paru : seuls quelques ouvriers adventices sont
parfois atteints, mais peu gravement ^
Le domaine compte 475 hectares dont la moi-
tié est en culture intensive ; le reste est boisé ou
en pâturage loué. Il y a 20 hectares de vignes et
30 hectares de tabac l Après la récolle du tabac
on loue pour 300 francs l'hectare, de septembre à
ma. 'a terrain à des jardiniers qui y cultivent
des navets. Cette culture ne peut se faire natu-
rellement que dans les fonds fertiles et bien fu-
més. On loue de même des terrains pour la cul-
ture des artichauts, des melons et d'autres
légumes. On fait beaucoup de luzerne, car la
vacherie compte 130 vaches suisses^ dont le lait
(1 000 litres par jour) est vendu aux communau-
tés religieuses de Rome. Peut-être la cnlture
pourrait-elle être étendue davantage, mais elle est
aussi intensive que possible : elle est caractérisée
par les productions maraîchère et laitière, ce qui
1. En 1785, Mer Cacherano avait déjà proposé d'installer dans
la Campagne romaine des condamnés « non pour crimes infa-
mants, vols et autres délits atroces, mais pour blessures, meur-
tres en ri.xe, ou pour cause de passion ou d'honneur, contre-
bande, viol, séduction, etc.. ceux qui ont fui leurs créanciers ».
2. On estime que la culture du tabac rajiporte net COO francs
l'iiectare.
3. Rendues aux Trois-Fontaines, elles reviennent en moyenne à
900 francs l'une.
230 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
s'explique facilement par le voisinage de Rome.
La main-d'œuvre comprend, outre les moines
et les frères, 40 familles d'ouvriers permanents.
qui sont réparties entre quatre ou cinq maisons
disséminées sur la propriété, et reçoivent gratui-
tement le logement, le bois et les médicaments.
En été, on emploie une centaine d'ouvriers tem-
poraires qui sont engagés à la semaine directe-
ment par le premier commis sur la place Monta-
nara à Rome. Ils sont logés dans un grand bâti-
ment fermé où on installe un couchage de paille.
A l'entrée de l'abbaye se trouve une école entrete-
nue par les Trappistes et dirigée par deux institu-
trices laïques qui font aussi office d'infirmières.
Si l'exploitation des Trois-Fontaines est un
exemple intéressant au point de vue technique,
c'est un exemple qui ne prouve rien au point de
vue économique à cause du caractère spécial des
propriétaires. Cependant les Trappistes ont été
des initiateurs ; ils ont réussi à une époque où
personne n'avait tenté de cultiver l'Agro romano.
La malaria a fait parmi eux de nombreuses vic-
times ; mais au prix de ces sacrifices ils ont dé-
montré que la Campagne romaine pouvait être
mise en valeur et assainie par la culture. C'est
ce qui donne à leur œuvre de précurseurs une
haute portée sociale et lui a imprimé le caractère
d'une entreprise d'intérêt général. Fort heureu-
sement les conditions sanitaires sont maintenant
changées et, si les Trappistes ont été les premiers
colonisateurs, ils ne sont plus les seuls.
Le do?7iaine de Bocca di Leone , situé dans un
fond fertile à quelques kilomètres de Rome dans
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 231
la direction de Tivoli, appartenait jadis au' cardi-
nal del Drago. Il fut exproprié en 1891 en vertu
de la loi de 1883, et revendu ensuite aux enchères.
Sa superficie était de 61 hectares, la mise à prix
calculée d'après le prix d'achat fut fixée à
107 320 francs, soit 1 7o0 francs l'hectare, ce qui
indique bien de quelle qualité sont les terres ; le
prix d'adjudication monta à 130 000 francs. Les
obligations imposées à l'acquéreur n'étant pas
remplies, le domaine retourna à l'Etat qui,
en 1896, le revendit 133 376 francs, soit 2 300
francs l'hectare. Le paiement est échelonné sur
28 aL ' ; pendant les quatre premières, l'ac-
quéreur paie seulement un intérêt de 4 pour 100,
puis ensuite des annuités de 6,4 pour 100. Les
terrains sont fertiles et il y a des eaux souter-
raines pouvant servir à l'irrigation.
Le plan de la commission de bonification im-
pose les obligations suivantes :
1" Écoulement des eaux ; aménagement des
sources ; creusement de fossés divisant le terrain
en tènements de 2 hectares au plus ;
2" Culture de 20 hectares en prairies artifi-
cielles et de 20 hectares en céréales et plantes
sarclées ;
3° Réparation des chemins suivant des pres-
criptions minutieuses ;
4" Restauration des bâtiments et aménagement
d'étables, magasins et logements ;
0° Entretien de 20 bêtes bovines ; construction
de fumières et de fosses à purin ;
6° Adduction d'eau potable ;
7° Plantation d'arbres forestiers et fruitiers.
2:î'2 la question AGRAIRE EN ITALIE
La propriété avait été achetée par une société
dirigée par un Milanais ; à sa mort, en 1900, il y
eut une liquidation et partage du domaine dont
33 hectares furent attribués à M. Gaetano Pre-
sutti, originaire des environs dWquila dans les
Abruzzes.
L'eau est bien une des richesses de cette ferme,
mais elle donne beaucoup de soucis au proprié-
taire. Par suite de la constitution géologique de
l'Agro romano, il y a des sources qui jaillissent
verticalement et qu'il faut drainer une à une à
leur point de sortie : des fossés ou un drainage
général ne suffisent pas. C'est donc là un travail
difficile, long et coûteux et qui cause beaucoup
de déboires. Tous les travaux de terrassement^
d'aménagement des eaux sont faits par des ou-
vriers venus de la province d'Aquila.
Sur des terres irrigables à proximité d'une
grande ville la production de fourrages en vue
de la vente du lait est tout indiquée ; aussi est-ce
la spécialisation adoptée par le propriétaire qui
exploite lui-même avec l'aide d'un régisseur ; il
habite Rome, mais vient chaque jour sur sa
ferme. Grâce à la fertilité du sol et aux fumures
abondantes, on obtient à l'hectare les rendements
suivants : froment de 1 oOO à 2 oOO kilogrammes ;
avoine : 2 800 à 3 000 kilogrammes ; maïs :
Ij 000 kilogrammes ; betteraves à sucre : 30 000
kilogrammes en colline et 60 000 kilogrammes
dans les fonds ; betteraves fourragères: 120 000
kilogrammes. On vise naturellement à obtenir des
produits pouvant être consommés par les vaches
laitières : outre les plantes sarclées, il y a des
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 233
inarcite (prairies irriguées en hiver d'après le
système lombard) qui donnent dix coupes de
12 000 kilogrammes de fourrage vert chacune ;
des luzernières donnant six coupes à loOOO ki-
logrammes et des trèfles fournissant aussi six
coupes à 14 000 kilogrammes de fourrage vert.
En mai et juin, on fait du foin qui est conservé
en silos. En hiver on obtient des fourrages avec
de l'avoine, de Torge, des fèves, des raves, du
trèfle incarnat.
Les premières vaches suisses furent atteintes-
d'hématurie à cause de la nature marécag-euse des
pâturages. M. Presutti les vendit toutes et en ra-
cheta d'autres en Suisse et en Lombardie ; il fait
aussi de l'élevage. En 1902, son élable comptait
o8 bêtes dont 49 vaches ; elle renferme maintenant
60 laitières, une vingtaine de génisses et des
bœufs de travail. Avec un mélange de foin et de
fourrage vert il obtient en moyenne 2 900 litres
de lait par tète et par an ; étant donné le climat»
c'est un résultat des plus satisfaisants.
A Bocca di Leone on trouve la culture maraî-
chère conduite d'après le même système qu'aux
Trois-Fontaines. Le propriétaire prépare le terrain
et le donne à des ouvriers qui font une culture et
paient un prix de ferme déterminé. La nature du
travail et du produit explique parfaitement ce
mode d'exploitation : la culture des légumes exige
beaucoup de main-d'œuvre et beaucoup de soins ;
il est bon que l'ouvrier y soit directement inté-
ressé ; d'autre part, la vente se fait au jour le
jour et au détail ; il est difficile au chef d'une
grande exploitation qui n'est pas spécialisé dans
234 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
cette production de s'en occuper et de contrôler
ses vendeurs ; le fermage est alors la solution la
plus simple. Le contrat ne dure que le temps
d'une culture, car on ne pratique pas ici l'horti-
culture intensive sur espace restreint comme
dans les environs de Paris ou dans certains dis-
tricts de la Hollande. Le jardinier a l'avantage de
recevoir chaque fois un terrain frais, relativement
reposé, et le propriétaire y trouve celui de faire
donner à sa terre des façons multiples qui net-
toient et ameublissent le sol. On voit aussi à Boc-
caleone un enclos planté en vigne à la mode du
Subarbio.
Jadis, un seul gardien demeurait sur le do-
maine ; aujourd'hui, vingt chefs de famille y sont
occupés toute l'année et y vivent avec leurs femmes
et leurs enfants ; ceux-ci et celles-là ne sont pas
sans apporter quelque trouble dans la ferme et
sans causer parfois des embarras au propriétaire.
Mais ce dernier peut choisir ses ouvriers, car le
domaine est très recherché à cause de sa salu-
brité, du voisinage de Rome et des commodités
qu'il offre pour l'école et l'alimentation.
Il faut noter que le propriétaire qui travaille
activement et constamment à l'amélioration de
son domaine n'a pas suivi le plan qui lui était
imposé, car, à l'usage, il a reconnu que l'applica-
tion en était impossible, et l'exécution seule
apprend quelles modifications sont nécessaires.
C'est là le reproche le plus sérieux qu'on puisse
adresser à ces plans administratifs dressés à
l'avance par des fonctionnaires qui connaissent
peut-être bien les conditions générales de l'Agro
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 23ë
romano, mais ne possèdent pas Texpérience et la
pratique de chaque domaine en particulier. Qui
la possède d'ailleurs? Assurément pas les proprié-
taires, et pas davantage lesmercanti dicampagna.
11 faut rendre cette justice à la commission de
vigilance, qu'elle est assez libérale dans l'exécu-
tion et qu'elle ne tracasse pas les propriétaires
qui bonifient réellement et intelligemment. En
pareille matière, la fm justifie les moyens.
A quelque distance de Boccaleone se trouve le
domaine de la Cervelletta. Ici, nous rencontrons
non pas la contrainte et l'intervention des pou-
voirs publics, mais une initiative lombarde com-
prise, encouragée et soutenue par un propriétaire
romain. Un agriculteur de Melegnano, M. Monti,
trouvant qu'en Lombardie les prix de ferme
étaient trop élevés et entendant parler de la boni-
fication de l'Agro romano, fît un jour le voyage
de Rome, visita la campagne et en particulier le
domaine de la Cervelletta qui était à louer. Il
pensa qu'il y avait là quelque chose à faire et pro-
posa au propriétaire, le duc Salviati, de le lui
affermer à condition d'y faire, à frais communs,
12 hectares de bonifîcation. Le résultat ayant été
satisfaisant, le propriétaire accepta d'étendre les
améliorations à toute la superficie transformable,
c'est-à-dire à environ la moitié du domaine qui
compte 315 hectares. Les travaux de bonification
proprement dite ont été terminés en 1908. A
l'époque oii les fermiers se sont installés il n'a-
vait pas encore été établi de plan de bonification
pour la Cervelletta ; aussi n'ont-ils eu à subir
aucune influence administrative : leur exploita-
236 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
tion a, au contraire, servi de modèle. Elle est
actuellement dirigée par les deux associés, M.
Monti fils, qui a fait ses études d'agriculture et
d'art vétérinaire à Milan et qui s'occupe plus
spécialement du bétail, et M. Bonfichi qui dirige
les cultures. Us paient 33 000 francs de ferme et
n'estiment pas avoir fait une mauvaise affaire,
quoique le bail de dix-huit ans soit trop court
pour leur permettre de retirer pleinement le fruit
de leur travail et des capitaux qu'ils ont engagés.
La partie du domaine non transformée est sous-
louée à un pasteur d'Aquila qui y entretient
I oOO brebis. Le reste est organisé en vue de la
production du lait. La Cervelletta a été la pre-
mière vacherie de l'Agro romano. Il y a 10 hec-
tares de marcite irriguées avec de l'eau de source
à 12°, ce qui favorise la végétation d'hiver et per-
met de couper du fourrage vert même en janvier.
II y a aussi des prairies ordinaires naturelles et
artificielles et des cultures sarclées : betteraves,
raves, pommes de terre. Le propriétaire a exigé
la plantation de 2 hectares de vigne, mais, comme
les fermiers n'y entendent rien, ils en abandon-
nent l'exploitation à des colons. C'est aussi à cinq
familles de colons qu'est confiée la culture du
blé moyennant redevance de la moitié du pro-
duit. Quatre hectares environ sont consacrés à la
culture maraîchère faite par des colons qui sont
aussi chargés de vendre les légumes ; les fermiers
contrôlent sommairement, ils ne se laissent pas
détourner par ces détails de leur spéculation prin-
cipale qui est la production du lait.
Il y avait jadis à la Cervelletta 30 tôles de gros
LA BONIFICATION ET LA CULTURE LNTENSIVE 237
bétail ; il y en a aujourd'hui 200, dont 150 vaches
laitières produisant par jour, suivant la saison, de
600 à 1 200 litres de lait livré à un marchand en
gros. En 1899, sur oO vaches, 25 périrent de la
malaria ; sur les conseils du Prof. Celli, on
tint les animaux enfermés à l'étahle à l'abri des
moustiques et le reste du troupeau fut sauvé. On
récolte à la Cervelletta un excédent de fourrages
qui est actuellement vendu, mais qui, avec les
produits de la culture plus abondants chaque
année grâce aux engrais chimiques, permettrait
de nourrir jusqu'à 300 vaches laitières ; aussi va-
t-on construire deux nouvelles étables.
Le personnel fixe est composé de 7 vachers, 6
bouviers, 6 charretiers, 2 campieri \ 2 faucheurs
ot 10 ouvriers pour les besoins divers. Il y a peu
d'ouvriers temporaires et ils sont en rapport di-
rect avec les patrons qui ont supprimé l'intermé-
diaire des caporaux. En s'installant à la Cervel-
letta, les fermiers ont amené avec eux 25 familles
lombardes aujourd'hui réduites à une dizaine. A
la tête des différents services sont des Lombards;
pour les déterminer à venir ici il a fallu leur
offrir des salaires assez élevés, mais ce sont des
gens sûrs et travailleurs. Quelques-uns ont épousé
des jeunes filles du pays et on remarque qu'ils
dressent leurs femmes à l'ordre et à la propreté.
Les salariés fixes sont payés au mois, logés dans
des bâtiments neufs et ont la jouissance d'un
petit jardin qu'ils cultivent bien. L'habitation est
confortable, propre et bien tenue : c'est un étrange
1. Ouvriers chargés de régler les irrigations.
â38 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
contraste avec les huttes du voisinage dans les-
quelles logent les familles de colons. En même
temps qu'un personnel lombard, les fermiers ont
aussi importé des méthodes de culture et des ins-
truments en usage en Lombardie.
Les domaines que nous venons de visiter ont
ceci de particulier qu'ils se trouvent dans le voi-
sinage immédiat de Rome, dans la zone de boni-
fication, et qu'ils sont d'une étendue relativement
restreinte. Il nous faut aller plus loin pour obser-
ver le cas de la mise en valeur d'un latifundium
typique de l'xVgro romano.
Le domaine de Pantano qui occupe l'emplace-
ment de l'ancien lac Régille, fameux dans l'his-
toire par la victoire des Romains sur les Latins,
est situé dans la commune de Monte Compatri',
à 20 kilomètres de Rome, sur la via Casilina. Un
matin de mars, nous partons des environs de
Sainte-Marie-Majeure sur la voiture du laitier.
C'est un mode de transport peu confortable, mais
assez pittoresque. Le laitier est le grand commis-
sionnaire sur les routes delà Campagne romaine ;
aussi nous arrclons-nous à chaque porte tant que
nous n'avons pas dépassé le Suburbio ; au delà
nous ne rencontrons qu'une osteria et le casale de
Torre Nnova'. La pluie qui se met à tomber nous
fait déployer le grand parapluie dont est pourvue
chaque voiture à Rome et, après avoir été caho-
tés pendant trois heures, au petit trot de trois
1. Au point de vue administratif, et au sens étroit du mot,
Pantano ne se trouve donc pas dans l'Agro romano qui corres-
pond au territoire de la commune de Rome.
2. Osteria : auberge, cabaret ; casale : maison de ferme.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 239
mulets, sur les pavés de la via Casilina, nous
arrivons à Pantano.
Le domaine dont le nom caractéristique signi-
fie marais compte 2 000 hectares et appartient au
prince Scipion Borghèse, le député et le sports-
man bien connu. Celui-ci, voulant transformer
sa propriété, chercha un fermier en Lombardie,
il trouva les frères Gibelli qui constituèrent pour
l'exploitation du domaine la Société agricole loiii-
hardo-laliale en commandite simple au capital de
600 000 francs. C'est un cas assez fréquent dans
la mise en valeur des latifundia que l'entrée en
scène d'une société de capitalistes. Ainsi la Société
latiale agricole a été fondée en juin 1906 au capi-
tal de 1 200000 francs par des Milanais et des Ro-
mains en vue de l'exploitation des domaines de
Zambra et de Campo di Mare situés près de Palo
sur la ligne de Civifavecchia et comptant ensemble
un millier d'hectares : il y a à exécuter de grands
travaux hydrauliques, h Istititto di Fondi rustici,
société anonyme au capital de 2o millions, pos-
sède dans la Maremme toscane et dans les pro-
vinces méridionales d'immenses domaines qu'il
met en culture.
Bien que Pantano soit en dehors de la zone de
bonification, le propriétaire avait fait établir un
plan d'améliorations d'après lequel les terrains
étaient divisés en quatre catégories. Sur les ter-
rains irrigables on devait faire des marcite ; sur
les terres profondes mais non irrigables, des cul-
tures et des prairies artificielles ; sur les collines
à sol profond on devait faire des cultures arbo-
rescentes et les collines à sol maigre devaient
■240 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
rester en pâturage. Les dépenses prévues s'éle-
vaient à 433 905 francs '. Ici, comme ailleurs, si
on a suivi les grandes lignes du plan, imposées
du reste par le bons sens et les conditions du
lieu, on en a complètement négligé les détails. Il
est permis de se demander alors de quelle utilité
■sont les plans de bonitication ; la marche à suivre
est indiquée par le but à atteindre, et un fermier
intelligent et instruit saura aussi bien qu'un fonc-
tionnaire dans quel sens il doit orienter son
■exploitation ; quant aux prescriptions de détail,
«lies sont souvent inapplicables par suite de diffi-
cultés imprévues que révèlent les travaux, et le
cultivateur, aidé des conseils des techniciens, est
le meilleur juge des moyens à employer pour y
parer. Si, d'autre part, propriétaire et fermier
veulent maintenir le statu quo, l'exjiérience a dé-
montré que ce n'était pas l'existence d'un plan
•de bonification qui pouvait triompher de leur
inertie.
Le bail de Pantano a une durée de vingt ans.
Les fermiers s'engagent à cultiver rationnellement,
à fumer les terres et à entretenir 200 bêtes à cor-
nes la première année, 300 la troisième et 600 la
sixième. Le prix de ferme est fixé àl It) 000 francs.
Les améliorations sont faites avec l'autorisation
du propriétaire et à ses frais, mais d'après des
prévisions générales acceptées par les deux par-
1. Assainissement et irrigations 76 700 francs.
Aménagement des bùtimcnts existants. . 2;{680 —
Nouvelles constructions 2:27 .^â.^i —
Constructions pour les vignes 61 100 —
Routes et clôtures 44900 —
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 241
ties. Le propriétaire donne la première année
58 000 francs pour constructions et aménagements
de bâtiments et, chaque année suivante, il met
18 000 francs à la disposition des fermiers pour
les améliorations et les constructions nécessaires.
Si, à la fin du bail, les fermiers ont dépensé en
améliorations plus de 382 000 francs le surplus
ne leur sera remboursé que jusqu'à concurrence
de 20 000 francs. Ils doivent faire pour 60 000 francs
de plantations d'arbres fruitiers dont on ne leur
remboursera que la moitié. Ils doivent aussi
planter chaque année 4 000 arbres ou têtards le
long des chemins et des fossés, et cela sans com-
pensation. Pour les chemins, le propriétaire verse
une contribution forfaitaire par mètre courant.
Les fermiers s'obligent à planter 30 hectares de
vignes et peuvent aller jusqu'à 80 hectares, mais
n'ont droit à aucune indemnité. D'après l'article
31, ils « doivent traiter avec humanité et justice
leurs subordonnés et tendre à leur amélioration
morale et matérielle. Les dimanches et jours de
fête, ils devront faire dire la messe à leurs frais
dans l'église du domaine ».
Le bail lui-même subit dans son application
quelques modifications ; il ne peut en être autre-
ment quand il s'agit d'une entreprise toute nou-
velle dont les gens les plus expérimentés ne sau-
raient prévoir à l'avance tous les détails et toutes
les difficultés. Si les fermiers doivent faire tous
leurs efforts pour résoudre ces difficultés, les pro-
priétaires doivent, de leur côté, en tenir compte
afin de ne pas décourager les bonnes volontés
hardies et les initiatives fécondes. Le fermage,
Roux. 16
242 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
dans les conditions actuelles de l'Agro roraano,
présente donc des caractères un peu particuliers.
Quelle que soit la nature juridique du contrat, la
force des choses impose une sorte de collabora-
tion entre les propriétaires et les fermiers. Le
contrat de fermage en lui-même n'est pas adapté
à une transformation du sol aussi radicale que
celle qui doit s'opérer dans la Campagne romaine.
C'est l'incompétence seule des propriétaires qui
les oblige à y avoir recours, mais les règles habi-
tuelles du fermage, bien adaptées aux pays d'agri-
culture ancienne et perfectionnée, ne trouvent
plus ici leur application stricte et doivent se
modifier suivant les conditions locales.
Les frères Gibelli sont arrivés à Pantano en
1903. Dès le début, ils ont entrepris l'assainis-
sement du domaine au moyen de fossés et de drai-
nages. Le lac de Gabiesqui comprend 80 hectares
a été mis en culture en deux ans : les fossés sont
bordés de saules taillés en têtards qui poussent
avec une remarquable vigueur. Jusqu'à présent,
la rotation adoptée est la suivante: maïs, froment,
avoine, puis prairie artificielle. Il y a environ]
230 hectares de blé, autant d'avoine et une soixan-J
taine d'hectares de maïs. Les céréales sont cul-
tivées partie en régie, partie en colonage au tiers'j
ou à la moitié, suivant la fertilité du sol. Le lacj
Régille est déjà partiellement drainé : ici, comme
à Bocca di Leone, on rencontre des sources verti-1
cales qui compliquent l'opération, mais le terrain]
est frais et l'abondance des eaux permettra d'or-
ganiser l'irrigation sur une partie du domaine.
Le bétail est donc appelé à jouer un rôle impor-j
L\ BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSUVE 243
tant dans l'exploitation. Actuellement, il y a 150
vaches suisses et hollandaises et une cinquan-
taine de jeunes bctes, logées dans une vacherie
neuve, très aérée, dont la construction légère est
bien en rapport avec le climat du pays. La paille
très abondante permet de fumer copieusement les
terres à céréales. Outre les chevaux de service et
les bœufs de travail, il y a encore 120 vaches de
race romaine qui vivent au pâturage nuit et jour
en toute saison. Les vaches suisses et hollandaises
ne sortent que pendant le jour et sont nour-
ries fortement à l'étable. Au moment de ma visite
80 vaches en lactation fournissaient 750 litres de
lait vendu à un laitier en gros de Rome qui le fait
prendre à la ferme deux fois par jour. Rappelons
que Pantanoest à 20 kilomètres de la ville et qu'il
n'y a ni chemin de fer, ni tramway; deux hommes
et douze chevaux sont employés au transport du
lait. Le fermier n'a donc pas à se déranger, mais
il est un peu à la merci du laitier, et il est impos-
sible à un client de Rome de se fournir directe-
ment au producteur. On songe bien, paraît-il, à
organiser une coopérative de vente, mais certaines
personnes bien informées doutent qu'on réussisse.
Le lait des vaches en stabulation est payé, pris
sur place, 19 centimes en été et 23 centimes en
hiver; celui des vaches romaines, moins abondant
mais plus riche en matières grasses, est payé de
22 à 33 centimes ; le laitier fait des coupages. Ces
prix sont très avantageux; ils indiquent bien dans
quel sens il faut présentement orienter l'exploita-
tion du bétail dans la Campagne do Rome.
Les fermiers de Pantano n'ont pas amené d'où-
244 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
vriers lombards. Ils estiment que les gens du pays
travaillent suffisamment bien et sont peut-êtro
plus souples et plus respectueux. Une soixan-
taine de salariés permanents sont logés dans
des maisons et reçoivent un jardin s'ils le dési-
rent. Ils le désirent rarement et faiblement: les
jardins que je vois sont ^incultes et mal tenus:
insouciance de la race. A proximité de la ferme
on trouve im village de 54 cabanes oiî vivent en-
viron SOO personnes. Ce sont des émigrants qui
descendent de la montagne en octobre et y remon-
tent après la moisson. Ils cultivent des céréales
en colonage et travaillent aussi comme journa-
liers. Il sont embrigadés par des caporaux. Les
Gibelli ont voulu supprimer ceux-ci. mais ont dû
y revenir, car il ne trouvaient plus d'ouvriers. Une
ferme de l'importance de Pantano, isolée moins
encore par les distances que par l'absence ou le
mauvais état des chemins, doit se suffire à elle-
même: aussi y trouvons-nous un forgeron, un
charron, un sellier, etc. La population du domaine
se procure des denrées alimentaires à la dispensa
qui est exploitée en régie par les fermiers pour
éviter les abus ; mais, au dire des ouvriers, on
ne serait pas encore parvenu à les extirper com-
plètement.
Lorsque les Gibelli sont venus s'installer avec
leur famille sur la ferme de Pantano, ils ont
passé pour fous aux yeux des gens du voisinage.
On leur prédisait l'ennui certain et la mort pro-
bable à brève échance. Or, depuis six ans qu'ils
sont là, ils n'ont jamais été malades de la fiè-
vre. Il est vrai que Pantano, jadis un des en-
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 24o
droits les plus malariques du pays, ne l'est plus
guère grâce à l'assainissement et au traitement
préventif par la quinine'. Parfois quelques ouvriers
sont atteints, ordinairement après des libations
excessives. Quant à Tennui, les hommes ont trop
à faire pour l'éprouver, et les femmes habituées à
vivre à la campagne savent se suffire à elles-mêmes.
Une jeune fille consacre plusieurs heures chaque
jour à faire la classe aux enfants ; aussi la tâche des
instituteurs qui viennent le dimanche à Pantano
est-elle très facilitée-. On a aussi organisé une
école du soir, dotée d'une bibliothèque par un
généreux donateur qui, par malheur, ne semble
pas en avoir choisi très judicieusement les vo-
lumes : la Divine Comédie, la Jérusalem délivrée,
des ouvrages de Tolstoï et de philosophes alle-
mands ! ^
Ce qui fait la supériorité et le succès des Lom-
bards apparaît ici clairement : c'est l'aptitude à
la vie rurale et à l^ isolement sur une ferme. Cela
leur permet d'utiliser pleinement leur intelli-
gence et leurs connaissances techniques ; ils ne
craignent pas de se lancer dans une entreprise
nouvelle, car ils la dirigent eux-mêmes, en sui-
vent tous les détails et en restent maîtres. Tandis
1. Dans le contrat intervenu entre la commune de Monte Com-
^latri et ?on médecin Pantano est exclu du service de ce dernier
parce que c'est un endroit éloigné et malarique ! A force d'in-
stances, le médecin consent cependant à venir, mais il faut lui
envoyer un cheval la veille et le reconduire. En été, on a heu-
reusement à Torre Nuova une station de la Croix-Rouge dont le
médecin vient tous les deux jours.
2. Pour l'école du dimanche, les fermiers ont construit une
grande hutte à proximité du village de cabanes.
246 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
que le fermier romain cherche le mode d'exploi-
tation qui exige le moins de surveillance de sa
part, ils recherchent, au contraire, le mode d'ex-
ploitation qui donne le plus de bénéfices ; peu
importe si l'œil du maître est nécessaire : ils sont
là pour veiller à tout.
Il est quelquefois impossible au fermier de ré-
sider sur sa ferme faute de maison. C'est le cas
du domaine de la Sega, situé dans les Marais
Pontins, à 13 kilomètres au Nord de Terracine.
C'est une propriété de 350 hectares appartenant
à la commune. Ln Piémontais, M. Carlo Rossi,
ayant fréquenté l'école d'agriculture de Pérouse.
entreprit un voyage d'études dans la région ro-
maine et eut l'idée d'y prendre une ferme. L'oc-
casion qui s'offrait ici lui parut bonne ou du
moins susceptible de le devenir : il signa un bail
de douze ans. Les dépenses d'amélioration doi-
vent être approuvées par la commune, ce qui né-
cessite des négociations et une certaine diploma-
tie, mais elles seront remboursées en fin de bail.
Lorsque M. Rossi entra en jouissance, en novem-
bre 1907, il trouva pour tout bâtiment une mau-
vaise hutte de branchages ; force lui fut donc de
se loger à ïerracine, mais cela encore est un
problème assez compliqué, car les appartements
sont rares et peu confortables : en mars 1909, il
était encore campé mais non installé'. Il va tous
1. Le médecin cominunal, piémontais lui aussi, est depuis six
ans logé provisoirement à l'Iiôtel avec sa famille : il a dû aména-
ger à ses frais une cuisine et des water-closets. On voit les diflB-
cultés tout à fait inattendues qu'on rencontre dans ces pays do
vie ralentie. Sur la place de Terracine se dresse une grande mai-
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 247
les jours sur sa ferme où il a construit une con-
fortable cabane en planches qui lui sert de bu-
reau et où couche son régisseur; à Fentour il a
planté des arbustes et dessiné un petit jardin
d'agrément. On reconnaît là le vrai rural : jamais
un mercante di campagna n'aurait eu cette pen-
sée. 11 a aussi construit une maison renfermant
trois logements pour ses ouvriers, et des cabanes
pour les animaux. Dans l'immense plaine des
Marais Pontins on a bien plus encore que dans
l'Agro romano la sensation de la solitude. La
Sega en est encore à la période du défrichement ;
tous les champs labourés ont été semés en céréa-
les. La rotation sera quadriennale : froment,
avoine, et prairie artificielle pour fourrage puis
pour graine. Lorsqu'on aura des fourrages, on
entretiendra du bétail d'élevage et d'engrais,
mais, pour le moment, il n'y a que des bœufs de
travail. Les terrains non défrichés sont sous-loués
à un pasteur de Filettino qui possède des che-
vaux et des brebis. M. Rossi a un ouvrier lom-
bard et un régisseur ombrien ; les autres salariés
sont venus des environs. Les journaliers sont re-
crutés àïerracine directement par le patron qui,
après deux mois d'expérience, a remercié son
caporal qui exploitait les ouvriers.
Tandis que les ouvriers piémontais et lombards
cherchent du travail à l'étranger, et émigrent
temporairement en France, en Suisse et en Aile-
son inachevée depuis vingt-cinq ans, et il y a pénurie de loge-
ments ! Terracine pourrait être une station hivernale charmante
s'il y avait un hôtel confortable.
248 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
magne, où ils trouvent des capitalistes et des in-
dustriels qui ont besoin de bras et qui les font
travailler, leurs compatriotes des classes aisées
cherchent un emploi productif à leurs capitaux
dans les entreprises agricoles de la province de
Rome et fournissent des chefs à la colonisation
de cette région. L'expansion de la race lombarde
se fait donc dans des directions ditïérentes, sui-
vant qu'elle cherche des débouchés à sa main-
d'œuvre, ou à ses capitaux et à ses aptitudes pa-
tronales.
C'est ainsi que peu à peu, grâce aux capitaux
fournis par les régions industrielles et commer-
çantes du Nord et grâce à l'initiative des Italiens
de la plaine du Pô, la Campagne romaine sera
mise en valeur. Ce qui paraissait un rêve irréali-
sable aux Romains devient une réalité par l'œuvre
des fermiers de la Haute-Italie. Grâce à leur for-
mation agricole, à leur aptitude à la vie rurale,
à l'esprit d'entreprise qu'ils doivent à leur milieu
d'origine, ils n'hésitent pas à venir coloniser les
solitudes de l'Agro romano et, en prenant leur
large part des risques financiers, ils réussissent à
entraîner les propriétaires romains ou au moins
certains d'entre eux qui consentent à contribuer
à la transformation de leurs domaines.
Nous avons vu que les nouvelles fermes sem-
blent avoir tendance à se spécialiser dans la pro-
duction maraîchère et la production laitière. Cette
orientation de l'exploitation ne soufl're pas dis-
cussion actuellement, étant donné le petit nom-
bre des domaines en culture intensive. Mais on
peut se demander si la transformation de tout
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 249
l'Agro romano peut se faire sur cette base. La
question parait oiseuse ; car, avant que la Cam-
pagne romaine soit mise en valeur, bien des fac-
teurs inconnus peuvent modifier la situation
économique et obliger les cultivateurs à chercher
une autre voie. Les prévisions d'aujourd'hui ont
donc les plus grandes chances de se trouver faus-
ses dans dix ans '.
On objecte que la culture maraîchère ne peut
pas prendre un plus grand développement à
Rome à cause de la concurrence des jardiniers
napolitains favorisés par un climat plus chaud.
C'est possible, mais il n'est pas dit que les jar-
dins de Naples suffisent toujours à alimenter Na-
ples et Rome; certains légumes peuvent être
obtenus plus avantageusement à Naples ; d'autres,
au contraire, le seront à Rome.
La production du lait peut aussi un jour dé-
passer les besoins de la consommation. Mais rien
ne s'oppose à ce qu'on fasse du beurre, du fro-
mage ou qu'on se livre à l'élevage ou à l'engrais-
sement. D'ailleurs, lorsque toute la Campagne
romaine sera en culture intensive, elle sera si
différente de ce qu'elle est actuellement qu'il est
difficile de prévoir de quelle façon devra s'orga-
niser l'agriculture. Une chose est certaine, c'est
qu'elle sera habitée par une population plus nom-
1. En 1883, C. Desideri, directeur de l'Ecole pratique d'agri-
culture de la province de Rome, pronostiquait que l'entretien
des brebis et la fabrication du fromage étaient destinés à ne plus
être d'un l)on rapport (Bonificamento açfrario délia Cavtpagna ro-
inana, p. 70), mais il ne prévoyait pas la reprise des cours sur
les laines, ni l'émigration italienne en Argentine qui devait faire
monter le prix du pecorino.
230 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
breuse et plus riche et que, par conséquent, la
consommation locale sera plus considérable.
Les effets de la colonisation. — Nous venons
lie voir par qui et comment s'opère la transfor-
mation de l'Agro romano. Il nous faut mainte-
nant passer en revue les effets sociaux de la co-
lonisation.
Tout d'abord, le lieu est radicalement trans-
formé : les eaux sont disciplinées et la steppe fait
place aux cultures variées. La conséquence im-
médiate" de cette transformation est un change-
ment dans les conditions hygiéniques du pays :
la malaria tend à disparaître.
Les modiiications apportées au travail sont pro-
fondes et durables : l'art pastoral est remplacé
par la culture intensive. Celle-ci, il est vrai, a
pour but principal l'entretien du bétail, mais ce
bétail n'est pas le même : la vache remplace la
brebis et les moyens mis en œuvre pour son ex-
ploitation diffèrent totalement de ceux qui sont en
usage chez les pasteurs transhumants. Non seu-
lement le mode de travail est changé et son objet
modifié, mais Voutillage est devenu plus compli-
qué et plus coûteux et son emploi exige des apti-
tudes que les anciens guitti ne possèdent pas
toujours ^ Quant à V atelier, il n'a pas subi de
modification quoiqu'on puisse entrevoir une ten-
dance à en réduire l'étendue. En fait, comme une
1. Un propriétaire me racontait qu'il avait acheté une charrue
Sack, mais que ses ouvriers étaient incapables de s'en servir et
qu'il n'avait pas pu le leur apprendre; ils s'obstinent à employer
cette charrue perfectionnée comme leur ancien araire virgilien.
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 251
partie du sol ne peut être mise en culture et reste
en pâturage loué à des pasteurs, les exploitations
sont moins grandes que les domaines. L'incon-
vénient d'une étendue trop considérable est de
rendre plus difficiles la direction et la surveillance
du patron, qui sont d'autant plus nécessaires que
le personnel est moins bien dressé. Les ouvriers
actuels se recrutent, comme jadis, parmi les
montagnards habitués à une culture routinière et
peu soignée. Leurs capacités professionnelles sont
donc nulles ; ce sont de simples manœuvres qui
ne peuvent satisfaire aux exigences de la culture
intensive qu'à la condition d'être encadrés ; c'est
pourquoi certains fermiers jugent bon d'importer
du dehors des chefs de service afin d'assurer la
bonne exécution des opérations qui deviennent
plus compliquées et plus variées. En somme, le
travail se fait toujours en grand atelier, mais il
est plus intense, plus difficile, exige une main-
d'œuvre plus nombreuse et une direction plus
habile.
La /^ro/j/'z'é-VÉf n'est jusqu'ici modifiée en rien par
l'introduction de la culture intensive qui est par-
faitement compatible avec la grande propriété '.
On peut cependant constater une légère modifica-
tion dans le mode de possession du sol : le fermage
actuel implique au profit du fermier une appro-
priation temporaire plus complète et des baux
de plus longue durée. C'est une conséquance
1. 11 ne faut pas confondre grande propriété et latifundium.
Nous avons défini le latifundium : très grande propriété à exploi-
tation extensive.
232 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
nécessaire du travail intensif. Dans la composi-
tions des biens les bâtiments et les plantations ont
une importance relative plus grande. Cependant
il ne faut pas oublier que nous sommes encore au
début de la mise en culture de TAgro romano et
que, en s'étendant et s'intensifiant, cette trans-
formation peut exercer sur la constitution de la
propriété des effets variables- suivant les régions
€t qu'il n'est pas possible de prévoir exactement.
La culture intensive a sur le 5«/aire une influence
heureuse en ce sens que, le personnel permanent
des exploitations étant plus nombreux, le salaire
devient plus stable. Si sa valeur nominale n'est pas
accrue, son pouvoir effectif est augmenté, car il
n'est plus, en général, réduit par les retenues des
caporaux. Les moyens d'existence de la popula-
tion ouvrière sont donc plus nombreux et plus
réguliers.
La condition de la famille ouvrière est aussi
notablement améliorée. En permettant le peuple-
ment définitif de l'Agro romano, la culture inten-
sive réduit et tend à supprimer cette émigration
temporaire de longue durée qui sépare les enfants
encore jeunes de leurs parents, et retient le père
lui-même loin de sa famille pendant des mois
entiers. Les facteurs de désorganisation de la fa-
mille que nous avons signalés sont donc ici sup-
primés ou atténués. La famille peut rester unie,
car elle trouve son travail sur place et l'éducation
des enfants en bénéficie, d'autant plus que la ré-
sidence stable permet la fréqiientation des écoles.
Il est évident que le mode d'existence se ressent
très directement de la culture intensive. Les res-
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 253
sources régulières permettent une alimentation
meilleure et plus abondante, surtout si on cultive
un jardin. L'habitation fournie par le fermier
est très supérieure non seulement aux huttes de
branchages, mais aussi aux sordides maisons de
la montagne. Grâce à l'action combinée des pou-
voirs publics et des patrons, l'hygiène s'améliore
et est en voie de devenir satisfaisante.
La sécurité des moyens d'existence permet de
traverser plus facilement les phases de l'existence.
Certaines perturbations, normales autrefois, telles
que maladies et chômages, tendent à devenir ex-
ceptionnelles.
La situation de la population ouvrière est donc
sensiblement améliorée. Il ne faut pas hésiter à
attribuer cette amélioration au patronage des fer-
miers-agriculteurs. Par une direction prévoyante
du travail, ils assurent à leurs ouvriers des
moyens d'existence suffisants et stables et ainsi
les font jouir indirectement des avantages de la
propriété et leur permettent de surmonter les
crises de l'existence. Ces fermiers sont certaine-
ment moins chnritables en apparence que bien
des propriétaires romains, mais leur action sociale
a une efficacité autrement grande pour l'amélio-
ration du sort de leurs semblables. Ils jouent bien
ici le rôle de grands patrons que leur abandon-
nent les propriétaires : à l'anarchie qui caracté-
rise l'Agro romano ils font succéder l'ordre et
l'organisation. Leur intelligence directrice coor-
donne les forces éparses ou antagonistes, et l'ou-
tillage fourni par leurs capitaux donne à ces
forces le maximum d'effet utile. Au gaspillage
234 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
des richesses naturelles succède une utilisation
rationnelle et complète du sol. Une société orga-
nique, productrice et prospère tend à succéder à
une société anarchique, où le travail avait un
rendement faible et où la misère était l'état nor-
mal. L'Italie du Nord a fourni à la province de
Rome les chefs qui lui manquaient.
Les patrons ruraux n'ont pas actuellement d'in-
fluence directe sur la marche des services publics.
Cependant on peut constater qu'ils favorisent le
développement de l'instruction et le fonctionne-
ment des écoles et du service sanitaire. Leur ac-
tion est surtout indirecte : en augmentant la ri-
chesse publique, ils accroissent les ressources
budgétaires de l'Etat et de la Commune ; en pro-
voquant le peuplement de la Campagne romaine,
ils rendent le besoin des services publics plus sen-
sible.
Enfin, par-dessus tout, ils exercent une influence
éducatrice qui peut avoir pour l'avenir des répercus-
sions lointaines. Aux classes dirigeantes romaines
ils donnent l'exemple du travail et de l'esprit d'en-
treprise ; à la population ouvrière ils off"rent
l'exemple d'un type de patron inconnu ici jus-
qu'alors, énergique, travailleur, qui s'intéresse
efficacement à ses ouvriers, respecte leur dignité
d'hommes et cherche à favoriser leur perfection-
nement professionnel et moral. Nul doute que
les aptitudes et la capacité des paysans de l'Agro
romano n'augmentent progressivement sous l'in-
fluence de leurs nouveaux patrons.
La colonisation et les usages publics. — C'est
LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE 2o.^
donc aux débuts d'une véritable colonisation qu'on
assiste actuellement dans la Campagne romaine.
C'est une colonisation en territoire vacant par deux
races différentes et subordonnées l'une à l'autre.
La classe supérieure et dirigeante est fournie, en
général, par l'Italie du Nord ; la population ou-
vrière et dirigée provient des montagnes de la
Sabine et des Abruzzes. La première est plus dé-
gagée que la seconde de la formation communau-
taire ; elle a subi rinfluence du commerce et de
l'industrie et a été en contact avec l'étranger. Elle
possède l'esprit d'entreprise et l'aptitude aux
affaires. Elle peut donc fournir aux montagnards
du midi, sobres, travailleurs et dociles, les chefs
qui leur manquent.
Quand je parle de territoire vacant, c'est plus
exactement territoire Jion peuplé qu'il faudrait
dire, car l'Agro romano est très nettement et
complètement approprié, et cette appropriation
n'est, en fait, contestée par personne. Ceci même
est un avantage pour le colonisateur qui ne trouve
devant lui que le propriétaire ayant sur le sol
des droits bien affirmés et bien définis ; lorsqu'il
est d'accord avec lui, il peut ensuite organiser
son exploitation à sa guise en toute liberté sans
être gêné par le voisinage ni par les usages locaux.
Il taille en plein drap. Il règle la quantité
de main-d'œuvre d'après ses besoins et choisit
librement ses ouvriers. Toute une série de diffi-
cultés ayjinl ordinairement pour cause la présence
de la population locale se trouvent écartées,
11 n'en est pas ainsi dans toute la province de
Rome. Nous savons que, dans le Viterbois, le
2o6 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
pays est parsemé de villages peuplés. Nous sa-
vons aussi que les habitants y vivent en grande
partie des usages publics grevant les terres des
grands domaines. L'incertitude et le démembre-
ment du droit de propriété qui en sont une consé-
quence paraissent poser un obstacle très sérieux,
sinon insurmontable, à la colonisation par des
agriculteurs étrangers. Comme je demandais à
un fermier lombard de la Campagne romaine s'il
existait des usi civici sur son domaine : « Heureu-
sement non, me répondit-il ; s'il y en avait eu,
je ne l'aurais pas affermé, car avec les usi civici
on n'est pas maître chez soi et il n'y a pas de cul-
ture possible. » On comprend très bien que des
étrangers n'aillent pas au-devant de difficultés
épineuses, souvent imprévues, qu'ils comprennent
mal, car elles dérivent d'un état social qui n'est
pas le leur, et qu'ils ne veuillent pas entamer
avec la population des luttes qui ménagent
d'étranges surprises et qui tourneraient souvent
à leur détriment à cause de leur inexpérience du
pays, ce qui compromettrait irrémédiablement
leur entreprise agricole.
La région peuplée de la province de Rome,
qui semble de prime abord se trouver dans des
conditions pins favorables que l'Agro romano, est
donc en réalité dans une situation désavanta-
geuse, puisque la présence d'une population stable
soulève un problème que ne se soucie pas d'abor-
der l'élément colonisateur de la Campagne ro-
maine.
La question agraire restera-t-elle donc inso-
luble pour le Viterbois ? Il est bien probable que,
LA BONIFICATION Et LA CULTURE INTENSIVE -257
dans celte région, la solution sera plus lente à
venir que dans l'Agro romano, mais on peut en
entrevoir plusieurs. D'abord, sur les ruines du
latifundium peut se constituer le domaine collec-
tif, qui restera tel ou évoluera vers la petite pro-
priété, mais qui, de toute manière, amènera une
augmentation de la production. L'affranchisse-
ment peut aussi libérer le latifundium en tout ou
en partie des usages publics. Lorsque la question
du droit de propriété sera bien éclaircie et défini-
tivement tranchée, la cause qui tient éloigné
l'agriculteur lombard n'existant plus, il pourra
venir transformer cette région et la mettre en
culture intensive par les mêmes procédés qu'il
emploie actuellement dans l'Agro romano. Cette
transformation résoudrait la question agraire en
offrant à la population des occasions de travail et
on lui procurant des moyens d'existence suffisants
par l'accroissement de la production agricole.
Les paysans n'auraient donc aucun prétexte pour
renouveler des revendications agraires préalable-
ment jugées d'ailleurs. Propriétaires et fermiers
seraient alors autorisés à invoquer la force pour
protéger un droit de propriété nécessaire à l'exer-
cice de la culture intensive : leur intérêt privé
serait désormais d'accord avec l'intérêt social.
Enfin il n'est même pas besoin de supposer l'im-
migration lombarde pour opérer la mise en va-
leur du Viterbois. On peut espérer que l'exemple
des Italiens du Nord portera ses fruits et que les
futures générations romaines effectueront leur
retour à la terre. Les latifimdistes peuvent par-
faitement, dans un avenir plus ou moins proche,
Roux. 17
2o8 LA QUESTION AGRAIRE EX ITALIE
entreprendre directement ou indirectement la
transformation de leurs terres et faire, avec des
moyens appropriés aux conditions locales, ce que
font aujourd'hui les agriculteurs étrangers dans
la Campagne romaine.
Toutefois, dans les circonstances présentes,
étant donné les difiBcultés spéciales que présente
l'établissement en territoire peuplé des fermiers
cisalpins dans la province de Rome, on peut con-
sidérer que le territoire colonisable se réduit à
l'Agro romano et aux Marais Pontins.
En résumé, la bonification qui se heurtait jadis
à un préjugé, à de mauvaises conditions hygiéni-
ques, au manque de capitaux et de patrons paraît
aujourd'hui en bonne voie. Grâce à l'intervention
des pouvoirs publics et au concours des initiatives
privées, la malaria est victorieusement combattue
et lorsque des patrons capables surviennent, des
capitaux suffisants se trouvent soit avec l'aide de
l'Etat, soit à Rome même, soit dans l'Italie sep-
tentrionale et, du même coup, le préjugé que
l'intérêt économique des propriétaires exige le
maintien de l'ancien système d'exploitation dis-
parait devant le succès des agriculteurs lombards.
Ce qui manquait surtout à l'agriculture de la pro-
vince de Rome, c'étaient des chefs ; ces chefs se
sont trouvés, mais ils viennent d'un autre pays et
appartiennent à une formation sociale différente.
CHAPITRE M
LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE
Après avoir constat»' que la question agraire se
pose dans la province de Rome depuis près de
2o00 ans. nous avons recherché les causes de la
crise actuelle. Cette crisf est due à un manque
d'équilibre entre les besoins de la population et
les moyens d'existence qui lui sont offerts par
l'agriculture, à une insuffisance de la production
agricole provenant de mauvaises méthodes de
travail. Nous avons pu considérer le latifundium
à exploitation extensive comme la cause appa-
rente et immédiate de cette crise parce qu'il est
un obstacle aux transformations indispensables
pour mettre l'organisation du travail et de la pro-
priété en harmonie avec les nécessités actuelles.
Cette crise se trouve aggravée par l'état social qui
se présente à l'observateur dans une période de
transition et par la formation sociale originaire de
la race qui lui rend difficile l'adaptation à la vie
moderne.
Nous assistons, en effet, dans les environs de
Rome à la lutte entre la propriété collective basée
sur le travail extensif des âges passés et la pro-
â60 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
priétc privée rendue nécessaire par le travail in-
tensif qui s'impose pour l'avenir. Des conflits
surgissent entre propriétaires et paysans parce que
les uns et les autres ne suivent pas l'évolution
sociale du même pas et ne s'y adaptent qu'impar-
faitement. Les premiers subissent plus aisément
et plus rapidement les influences étrangères el
tendent à adopter l'organisation privée de la pro-
priété mais dans ses apparences plutôt que dans
ses réalités. Ils oublient que la propriété privée
est conditionnée par l'exploitation intensive du
sol, qui seule en justifie l'appropriation exclusive.
Ils se réclament d'un droit, mais sans assumer
complètement les devoirs qui en sont corrélatifs.
Ils trouvent d'ailleurs un obstacle à la culture in-
tensive dans l'attitude des paysans qui, plus fer-
més aux influences du dehors, plus traditionnels
et peut-être plus routiniers, entendent maintenir
les anciennes méthodes de travail et, par réaction
contre les prétentions des propriétaires, tendent à
accentuer la forme de propriété collective. Ils s'y
cramponnent désespérément parce que, de même
que les latifundistes se montrent incapables de
prendre énergiquement et efficacement l'initiative
'et la direction des transformations agricoles, ils
sont, eux, incapables d'abandonner leurs vieilles
habitudes et de se plier à un mode de travail in-
tense et progressiste. Celle inaptitude à l'adaptation
est la conséquence de la formation communau-
taire qui étouffe les énergies individuelles et in-
cline à la médiocrité insouciante ; elle a pour ré-
sultat un malaise qui se manifeste par des troubles
et des désordres.
LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE ' 261
Cependant force est bien de sortir de la situation-
actuelle qui amène des souffrances et qui, en se
prolongeant, ne fait que s'aggraver. Il faut que
les méthodes de travail s'intensifient et que l'or-
ganisation de la propriété subisse les modifica-
tions correspondantes. Pour cela, il faut que le
type social se transforme. Cette transformation
inéluctable ne saurait commencer par la masse
qui, en raison même de ses origines communau-^
taires, est apathique et dépourvue d'initiative.
Elle doit commencer par l'élite, plus accessible
aux influences extérieures, plus facile à mettre en
mouvement, et qui seule peut entreprendre et
faire aboutir l'œuvre de réforme. Les patrons ru-
raux ont l'intelligence et la science qui permettent
de découvrir les causes du malaise actuel et de
discerner les remèdes à appliquer et la voie à suivre
pour opérer l'évolution nécessaire. C'est à eux
qu'appartient la direction du travail qui leur
donne le pouvoir de réaliser les transformations
agricoles et ils disposent des capitaux qui les ren-
dent possibles. Détenant en fait les moyens d'exis-
tence de la population ils possèdent le vrai pou-
voir social et sont maîtres de l'avenir. Leurs actes
ont des répercussions lointaines dans le temps et
dans l'espace ; leur responsabilité est immense
comme leur influence, mais leur action n'est du-
rable et bienfaisante que si elle s'adapte aux né-
cessités sociales. Or l'élite seule des patrons ru-
raux a conscience du présent et est capable de
préparer l'avenir.
C'est pourquoi on peut prévoir l'élimination du
type actuel du propriétaire romain qui devra se
2(12 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
transformer ou disparaître. Si les propriétaires ne
savent pas prendre l'initiative de révolution, ils
seront rendus responsables de la crise et suppri-
més. Leur suppression pourra être légale par voie
d'expropriation au profit des domaines collectifs,
ou révolutionnaire par le soulèvement des prolé-
taires ruraux. Elle pourra résulter aussi du simple
jeu des lois économiques par suite de la concur-
rence de patrons plus capables qui, mieux adaptés
aux conditions actuelles, évinceront progressive-
ment les anciens propriétaires. La question agraire
trouverait ainsi sa solution dans l'initiative privée,
tandis que, jusqu'à ce jour, les mesures violentes
et les interventions des pouvoirs publics se sont
montrées inefficaces.
Aussi croyons-nous que c'est dans ce sens que
s'orientera l'évolution sociale dans la province de
Rome. Nous avons déjà pu en noter les débuts
sur les domaines colonisés par les agriculteurs
lombards. Ceux-ci, se substituant à des patrons
incapables ou insouciants, transforment les mé-
thodes du travail, le rendent plus intensif et plus
productif, assurent ainsi l'existence matérielle
d'une population toujours plus nombreuse en
même temps qu'ils font indirectement son éduca-
tion professionnelle et qu'ils modifient progressi-
vement sa formation sociale.
La question agraire se ramène ainsi aune ques-
tion de patronage. Le malaise actuel est précisé-
ment dû à ce que la race locale n'a pas pu produire
de patrons capables. Aussi les pouvoirs publics
ont-ils cru devoir intervenir, car leur intervention
est toujours d'autant plus envahissante que les
LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE 263
particuliers se montrent moins capables, mais elle
ne saurait suppléer à l'incapacité de la population
ouvrière et le patronage de l'Etat ne peut pas
remplacer le patronage des particuliers. La preuve
en est que. dans aucun des domaines transformés
que nous avons visités, les plans de bonification
n'ont été suivis et exécutés intégralement. Si
l'agriculteur est capable, le plan est inutile et le
patronage de l'Etat superflu ; s'il est incapable et
insouciant, les améliorations prescrites ne sont
pas réalisées et le patronage de l'Etat apparaît
insuffisant et inefficace.
Pai' contre, l'action des pouvoirs publics porte
tous ses effets lorsqu'elle s'exerce dans le domaine
des services publics : dans un pays assaini, pourvu
de moyens de communication, protégé contre les
épidémies, les efforts des particuliers peuvent se
développer avec le maximum d'intensité et d'effi-
cacité. C'est dans cette voie que s'est engagé au-
jourd'hui l'Etat italien et les résultats déjà obte-
nus ne peuvent que l'encourager à y persévérer.
Chacun des organes du corps social a sa fonction
propre à remplir et ils ne peuvent pas se suppléer
XxxnWnivQ: ad libitum. Notons que l'intervention
de l'Etat s'est faite plus discrète précisément de-
puis l'apparition de patrons étrangers de formation
sociale supérieure attirés dans la Campagne de
Rome par les bénéfices plus considérables qu'offre
toujours l'exploitation d'un pays neuf.
Sous la direction de ces patrons d'un type nou-
veau la population ouvrière paraît bien capable
de s'adapter peu à peu à la culture intensive, du
moins dans l'Agro romano, car la preuve n'en esf
S64 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
pas encore faite pour les régions déjà peuplées où
régnent le latifundium et les usages publics, et
nous savons que la colonisation y rencontre des
difficultés spéciales. La population rurale est-elle
également capable de passer d'elle-même à l'ex-
ploitation intensive du sol? Il semble bien que
oui dans les régions à cultures arborescentes
puisque la petite propriété y domine. Mais nous
n'avons pas encore d'exemple assez net de ce
passage, de cette adaptation au travail intensif,
dans les autres régions, pour pouvoir nous pro-
noncer. Nous pensons toutefois qu'en dehors de
la direction d'un patron capable, cette évolution
sera lente et qu'elle ne se fera qu'appuyée sur la
petite propriété privée. Notre opinion est basée
sur les tendances qui se manifestent inconsciem-
ment, mais assez nettement dans les universités
agraires et les domaines collectifs.
Nous voyons donc la solution de la question
agraire à Rome dans l'intensification du travail,
dans l'adaptation de la forme de la propriété au
nouveau mode de travail et dans l'évolution de
l'état social, sous l'influence d'une immigration
de patrons appartenant à une race supérieure.
L'étude du problème agraire dans la province
de Rome apporte-t-elle quelques enseignements
d'ordre général dont on puisse tirer profit dans
d'autres pays?
Il semble bien que oui. Ainsi nous avons pu
constater nettement que la crise provient d'un
défaut d'adaptation aux conditions économiques
etsociales du lieu et du temps. (Vest parce que
les métbodes de travail ne sont plus en rapport
LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE 26o
avec les progrès techniques de notre .époque et
avec la nécessité d'une production nourricière
abondante dansiin pays surpeuplé qu'il y a malaise
et souffrances. C'est parce que le régime de la
propriété n'est pas adapté aux exigences de la cul-
ture intensive qu'éclatent contlits et troubles.
C'est parce que la formation sociale de la race la
rend peu capable d'adaptation et rétive aux trans-
formations rapides de l'évolution moderne qu'ap-
paraissent la désorganisation et l'anarchie. Or on
peut constater les mêmes phénomènes en bien des
pays autres que l'Italie.
C'est donc, en dernière analyse, l'éducation so-
ciale du peuple entier qui est à faire. Mais une
semblable entreprise n'est réalisable que si la
classe patronale est résolue à la mener à bonne
fin et à remplir les. devoirs que lui impose la pos-
session du sol.
Le premier de ces devoirs c'est de donner au
travail agricole une direction énergique et intelli-
gente afin de le rendre plus productif et d'ac-
croître par là les moyens d'existence de la popu-
lation. Nous avons constaté que cette direction
ne peut venir que des patrons naturels : proprié-
taires et fermiers. Les tentatives répétées par
riîltat, sous des formes multiples, pendant des
siècles, n'ont abouti qu'à des échecs car le respect
des lois sociales et économiques est la condition
sine qua non du succès pour les entreprises des
pouvoirs publics comme pour celles des particu-
liers. 11 importe donc d'étudier ces lois et de les
connaître pour pouvoir apporter un remède effi-
cace aux crises agirai res.
266 LA QUESTION AGRAIRE EN ITALIE
Une de ces lois qui nous est apparue avec le
plus de netteté et qui domine tout le problème en
question est celle de l'interdépendance du travail
et de la propriété. S'il est vrai que certaines
formes de propriété favorisent certaines formes de
travail il est non moins vrai que certaines formes
de travail exigent et entraînent certaines formes
de propriété. Comme le travail a pour but de
procurer à l'homme des moyens d'existence, né-
cessité pressante, et qu'il est souvent dans la dé-
pendance étroite des conditions du lieu, c'est donc
en définitive la propriété qui doit s'organiser en
fonction du travail. Il s'ensuit que le mode et le
degré d'appropriation du sol présenteront des
différences parfois considérables suivant les pays
et les époques : ici encore apparaît la loi d'adap-
tation.
C'est pour avoir méconnu cette loi que le lé-
gislateur a si souvent fait œuvre inutile pour ne
pas dire néfaste. Il en sera ainsi toujours et par-
tout lorsque les lois civiles ne tiendront pas compte
des lois sociales constatées par l'observation. Il
en sera ainsi toutes les fois surtout que les pou-
voirs publics violeront cette autre loi d'après la-
quelle, dans les sociétés, chaque organe a sa fonc-
tion propre. Or la leur est essentiellement, à
l'intérieur, le maintien de la paix publique par la
législation, la police et la justice. En dehors de
là, les interventions de l'Etat ne se justifient que
par l'incapacité des particuliers à satisfaire aux
besoins collectifs par l'initiative privée et l'asso-
ciation libre. C'est un fait d'observation que,
toutes choses égales d'ailleurs, les attributions des
LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE 267
pouvoirs publics sont d'autant moins' étendues
que la valeur sociale des citoyens est plus grande.
Mais dès qu'il s'agit de la vie privée, et les faits
de travail et de propriété sont d'ordre privé, l'ac-
tion de l'Etat, quelle que soit d'ailleurs, l'incapa-
cité des individus, se montre inefficace ou mal-
faisante. Son rôle doit se borner à lever les
obstacles qui pourraient entraver les énergies par-
ticulières, à susciter et à encourager les initiatives
privées. C'est dire qu'il n'est pas toujours au pou-
voir de l'Etat de résoudre la question agraire et
qu'il est aussi injuste de lui reprocher les crises
qui en dérivent, qu'il est inutile de solliciter son
intervention pour y mettre fin.
TABLE DES MATIÈRES
Ayant-propos 1
Chapitre 1". — La question agraire et le latifundium.. . 9
État de la propriété dans la province de Rome. — Ori-
gine du latifundium.
Chapitre II. — Le latifundium dans l'Agro romand.. . . 19
Le lieu. — Le « mercante di campagna ». — 1" L'art
pastoral. — Le pâturage et les bergers transhumants.
— Les villages de pasteurs. — 2» La culture. — L'émi-
gration temporaire. — La main-d'œuvre et la culture.
— Le caporal. — Le mode d'existence des émigrants
dans la Campagne romaine. — 3» La vie collective. —
Voisinage et associations. — Les services commu-
naux. — Le culte.
Chapitre III. — Le latifundium dans le Viterbois. . . . 106
Le lieu. — 1" Les v.sages publics. — La culture exteu-
sivc et les « usi civici ». — Origine et historique des
usages publics. — 2» La lutte pour la terre. — Le con- *
Ait entre propriétaires et paysans. — Les Ligues de
paysans et le parti socialiste.
Chapitre IV. — Les lois agraires et les usages publics. . IM
i° L'affranchissement des propriétés. — La législation.
— Les résultats. — 2» Les domaines collectifs. — Les
universités agraires. — Les domaines collectifs et la
petite propriété.
Chapitre V. — La bonification et la culture intensive. . 171
1" Les interventions des pouvoirs publics. — Les papes et
l'agriculture. — Les lois de bonification du gouverne-
ment italien. — Inellicacité des interventions de
l'État. — 2° La malaria. — Les fièvres malariques.
— La lutte contre la malaria. — L'initiative privée et
la Croi.x-Rouge. — 3° Les patrons ruraux. — Les do-
maines transformés. — Les elfe ts de la colonisation.
— La colonisation et les usages ])ublics.
Chapitre VI. — La solution de la question agkaire. . . 259
CHARTRES. — IMPRlMEI'.li: lU UAND. RUE FULBERT.
V^^
P
J^^H
1^^
1
<pi
9 «
>
•c
1— i
)
s
3
t>
V^
CO
•rt
rt
H^"-
*
SH r-i
•
^pi
^ w
^ 1"*
•i}
Il j "^
■f»
«
«1
«>
$^
t
(«
o
r\
•r«
a
A«
«
► o*
S
d
o
t^
a:
îw
0
J3
y
^
H
^ i*^Â' ; • \ :^
DNIVERSITY OF TORONTO
LIBRARÏ
Acme LIbrary Card Pocket
Under Pat. " Réf. Index Kile."
Made by LIBEAKY BUREAU
"î^^^Çî-
y**'
W^
^i-m
* ■ V
'4C i
-Hje"<v