Skip to main content

Full text of "La question agraire en Italie, le latifundium romain"

See other formats


co 


»       .1^ 


'#■ 


f      ^ 


•^ï^' 


^"H^SS^':.      '^ 


5^* 


[^j'JiMÉiw' 


^'  ' 

i 

*;^ 

V 

$1'  î** 

fit,     . 

1 

!ILL 
G  H 


-HC1 


Postai:  \ 

Fri       Jai 

From:|       | 

PEB.QQL 

TO.       W 

ROBARTS 

Sub  iect s 

NOTRE    D 

PRETS  ENTRE  BIBLIG 
CITE  UNIVERSITAIRE 

COULD  YOU  GIVE  US 

POUR  HERMON,  ELLA 
3AINT-P0L-R0UX 


•IN. 


-? 


LA  GUESTION  AGRAÏR 
PARIS,  ALCAN^  1910 

VERï  UTLAS 

OBgHI-  R871Q  ROBA  1 


%.«'^, 


mm 


LA 


QUESTION  AGRAIRE 

EN    ITALIE 

LE    LATIFUNDIUM    ROMAIN 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witli  funding  from 

Univers ity  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/laquestionagrairOOsain 


R'ai 


% 


LA 


QUESTION  AGRAIRE 


EN   ITALIE 


LE   LATIFUNDIUM   ROMAIN 


PAR 


PAUL    ROUX 


PARIS 
FÉLIX    ALCAN,    ÉDITEUR 

LIBRAIRIES    FÉLIX    ALCAN    ET    GUILLAUMIN    RÉUNIES 

108,     IlOULEVARD     SAINT- GERMA  IN,      1  0  S 

1910 

Tous  droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés. 


LA 

QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 


LE  LATIFUNDIUM  ROMAIN 


AVANT-PROPOS 


La  question  agraire  se  pose  de  nos  jours  dans 
bien  des  pays.  Il  semblait  qu'au  xx*  siècle  l'ère 
des  jacqueries  fût  close  et  voici  que  chaque  jour, 
ici  ou  là,  les  masses  rurales  s'agitent  et  menacent 
l'ordre  établi.  Tantôt  c'est  en  Russie,  tantôt  en 
Roumanie  ;  d'autres  fois  en  Hongrie  ou  en  Po- 
logne. Toujours  c'est  l'Irlande  qui  souffre,  qui 
gémit  et  qui  se  dépeuple  au  profit  du  Nouveau- 
Monde.  En  France  même  les  vignerons  se  sou- 
lèvent et  le  sang  coule  dans  le  Midi.  Mais  surtout 
c'est  en  Italie  où,  depuis  dix  ans,  les  grèves  agri- 
coles se  succèdent  en  se  faisant  remarquer  par 
leur  durée  et  l'énergie  avec  laquelle  elles  sont 
conduites  qui  n'a  d'égale  que  la  vigueur  de  la 
défense  de  la  part  des  propriétaires.  Du  Nord  au 
Midi  les  populations  rurales  crient  la  misère  et 
Roux.  4 


2  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

s'ébranlent  pour  faire  cesser  leurs  souffrances  et 
améliorer  leur  sort.  La  crise  agraire  devient  de 
l'autre  côté  des  Alpes  la  préoccupation  dominante 
des  hommes  d'Etat  et  du  public.  Ses  répercus- 
sions dépassent  même  les  frontières  du  royaume 
puisque  c'est  à  elle  qu'est  due  l'émigration  qui 
peuple  d'ouvriers  italiens  les  chantiers  de  France, 
de  Suisse,  d'Allemagne  et  des  Etats-Unis,  et  qui 
fonde  dans  la  République  Argentine  comme  une 
autre  nation  italienne. 

La  question  agraire  a  sans  doute,  suivant  les 
pays,  des  causes  immédiates  bien  différentes,  et 
bien  diverses  sont  aussi  les  solutions  apparentes 
qui  peuvent  y  être  apportées  ;  cependant  on  est 
en  droit  de  soupçonner,  sous  ces  aspects  multiples, 
une  cause  générale  et  profonde. 

Tout  d'abord,  on  cherche,  dans  tous  les  pays,  le 
remède  à  la  crise  agraire  dans  une  modification 
du  régime  foncier  ;  on  accuse  la  forme  de  pro- 
priété en  vigueur  de  ne  pas  être  adaptée  aux 
conditions  économiques  et  sociales  du  lieu  et  de 
l'époque.  La  crise  agraire  résulterait  donc  d'un 
défaut  d'adaplation  :  retenons  cela. 

Remarquons  en  outre  que  les  peuples  qui 
souffrent  le  plus  profondément  et  le  plus  fréquem- 
ment de  troubles  agraires  sont  des  peuples  appar- 
tenant à  des  degrés  divers,  à  la  même  formation 
sociale  :  la  formation  comnmnautaire . 

Au  lieu  de  chercher  à  résoudre  le  problème  de 
l'existence  par  l'énergie  individuelle  et  l'initiative 
privée,  ces  populations  s'appuient  de  préférence 
sur  la  collectivité,  sur  la  communauté  soit  du  tra- 
vail, soit  de  la  propriété,  soit  de  la  famille,  soit 


AYANT-PROPOS  3 

du  clan,  de  la  cité  ou  de  lÉtat'.  L'individu  est 
comme  noyé  dans  le  groupe,  dans  la  ..commu- 
nauté: il  doit  se  plier  à  sa  discipline,  toute  pas- 
sive d'ailleurs,  mais  il  attend  d'elle  protection, 
secours  et  assistance  dans  toutes  les  circonstances 
de  la  vie.  Le  communautaire  est  donc  doué  de 
résignation  et  de  passivité,  mais  il  manque  d'éner- 
gie et  d'initiative.  Il  redoute  l'effort  intense  et 
prolongé  et  ne  se  plie  à  un  travail  pénible  que 
sous  l'empire  d'une  contrainte  extérieure.  Il  est 
égalitaire  et  exclusif  :  tous  les  membres  de  la 
communauté  ont  les  mêmes  droits,  mais  hors  de 
la  communauté  point  de  salut.  Le  trait  dominant 
de  son  caractère  est  peut-être  le  manque  de  pré- 
voyance :  il  n'a  pas  cette  énergie  morale  qui  fait 
donner  un  long  effort  en  vue  d'un  résultat  loin- 
tain; la  communauté  ne  doit-elle  pas  subvenir  à 
tous  ses  besoins  ?  Il  s'en  suit  que  son  agriculture 
est  arriérée  et  superficielle,  ses  méthodes  de  tra- 
vail simplistes  et  routinières.  Insouciant  du  len- 
demain, il  ignore  l'épargne  persévérante  et  par 
suite  n'arrive  pas  à  constituer  la  richesse  ;  dé- 
pourvu d'initiative  et  d'énergie,  il  est  la  victime 
désignée  des  exploiteurs  si  l'appui  de  sa  com-mu- 
nauté  vient  à  lui  manquer.  Habituellement  com- 
primé dans  son  groupe,  il  peut  devenir  un  révolté 
si  la  contrainte  extérieure  se  relâche  :  c'est  pour- 
quoi les  peuples  communautaires  sont  souvent  si 
difficiles  à  gouverner  et  sont  parfois  des  pépinières 

l.  Cf.  Edmond  Demolins,  Comment  la  route  crée  le  type  social, 
Firmin-Didot.  On  trouvera  dans  cet  ouvrage  la  description  des 
principaux  types  sociaux  et  l'explication  de  leurs  caractères  dis- 
tinctifs. 


4  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

d'anarchistes  ;  mais  il  ignore  la  discipline  volon- 
taire et  n'a  ni  l'esprit  d'organisation,  ni  le  sens 
de  la  responsabilité.  Il  ne  sait  pas  résoudre  par 
l'initiative  personnelle  et  l'association  libre  les 
difficultés  de  la  vie  ;  par  indolence  ou  incapacité 
il  recourt  sans  cesse  à  la  communauté  et  sollicite 
l'intervention  de  l'Etat  pour  régler  par  voie  d'au- 
torité même  les  affaires  privées.  Or  ces  interven- 
tions sont  inefficaces  et  nuisibles,  nous  aurons 
occasion  de  le  constater. 

L'observation  des  sociétés  et  l'étude  des  lois 
sociales  démontrent,  en  effet,  que  chaque  organe 
social  a  sa  fonction  propre  et  que,  non  seulement 
il  ne  peut  pas  suppléer  l'organe  voisin,  mais 
encore  qu'il  n'en  saurait  sans  dommage  usurper 
la  fonction.  Les  pouvoirs  publics  ne  font  pas  ex- 
ception à  cette  règle  :  ils  ont  à  remplir  certaines 
fonctions  bien  déterminées  correspondant  à  cer- 
tains besoins  de  la  vie  collective.  Ces  besoins 
varient  évidemment  suivant  les  temps  et  les  lieux, 
aussi  le  rôle  des  pouvoirs  publics  peut-il  varier 
dans  certaines  limites.  Mais  que  la  commune,  la 
province  ou  l'jitat  franchissent  ces  limites  ou 
manquent  à  leur  fonction  propre,  il  y  a  malaise. 

Ainsi,  par  exemple,  c'est  bien  aux  pouvoirs  pu- 
blics à  constater  le  droit  de  propriété  et  à  le  pro- 
téger en  vue  de  maintenir  l'ordre,  mais  ils  ne 
sauraient  en  aucune  façon  régler  arbitrairement 
la  forme  et  le  régime  de  la  propriété  qui  sont 
conditionnés  par  le  mode  de  travail.  Nous  en  trou- 
verons un  exemple  bien  net  dans  la  province  de 
Home  où  la  propriété  privée  existe  en  droit  et 
n'existe  pas  en  fait  parce  que  le  sol  est  soumis  au 


AVANT-PROPOS  S 

pâturage,  travail  de  simple  récolte,  et  à  une 
culture  rudimentaire  qui  n'exigent  pas  une  appro- 
priation permanente  du  sol.  Des  méthodes  de  tra- 
vail dans  lesquelles  l'action  de  l'homme  est  peu 
de  chose  comparée  à  l'influence  de  la  nature  s'ac- 
commodent lort  bien  de  la  propriété  collective  : 
c'est  d'ailleurs  ce  qui  favorise  l'existen-je  et  la 
conservation  des  communautés.  La  propriété  s'or- 
ganise donc  en  vue  du  travail  ;  mais  cette  adap- 
tation n'est  pas  toujours  parfaite  ni  instantanée 
surtout  à  notre  époque  d'évolution  et  de  transfor- 
mations rapides  :  les  formes  juridiques  et  les 
rapports  sociaux  peuvent  être  en  retard  sur  les 
méthodes  techniques.  C'est  de  là  que  provient  la 
crise  agraire  qui  se  manifeste  d'autant  plus  in- 
tense que  l'adaptation  est  plus  lente  ou  plus  diffi- 
cile. 

Or,  les  communautaires  ne  songent  pas  ou  du 
moins  ne  réussissent  pas  à  réaliser  cette  adapta- 
tion par  l'initiative  privée  ;  ils  recourent  à  la  com- 
munauté d'Etat  dont  les  interventions  sont 
forcément  lentes  et  rigides.  Il  n'est  donc  pas 
surprenant  que,  chez  les  peuples  appartenant  à 
un  type  social  aussi  peu  souple,  l'adaptation  soit 
malaisée  et  la  crise  agraire  presque  permanente. 

C'est  précisément  pourquoi  l'Italie  offre  à  l'ob- 
servateur un  merveilleux  champ  d'étude  puisque 
la  crise  y  est  endémique  et  y  revêt  des  formes 
multiples.  En  Italie  même,  le  territoire  romain 
présente  un  intérêt  particulier  car  la  question 
agraire  y  apparaît  à  l'aube  môme  de  l'histoire. 

La  première  loi  agraire  qui  ait  été  promulguée 
à  Rome  date  de  l'an  486  avant  Jésus-Christ  ;  la 


6  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

dernière  est  de  1908.  Entre  le  consulat  de  Spu- 
rius  Cassius  et  le  ministère  de  M.  Giolitti,  les  lois 
agraires  se  sont  succédé  presque  sans  interrup- 
tion aussi  bien  sous  la  République  que  sous 
l'Empire,  sous  le  régime  pontifical  que  sous 
le  gouvernement  actuel.  Cette  fécondité  législa- 
tive à  propos  de  la  propriété  foncière  est  l'indice 
d'un  malaise  évident,  puisque  l'intervention  des 
pouvoirs  publics  a  été  jugée  fréquemment  néces- 
saire pour  régler  l'usage  du  sol,  et  le  grand 
nombre  des  lois  prouve  surabondamment  qu'au- 
cune d'elles  n'a  jusqu'ici  mis  un  terme  à  ce  ma- 
laise. Actuellement  une  commission  travaille  à 
en  élaborer  une  nouvelle,  qui  sera  la  sixième  ou 
la  septième  promulguée  depuis  vingt-cinq  ans. 

La  crise  agraire  existe  donc  dans  les  environs 
de  Rome  depuis  près  de  2  oOO  ans.  Elle  ne  se 
manifeste  pas  seulement  par  l'élaboration  des 
lois.  Les  anciens  Romains  ont  vu  l'émeute  gron- 
der sur  le  Forum  et  la  guerre  civile  éclater  entre 
les  partis  :  les  Gracques  en  furent  victimes.  De 
nos  jours,  on  lit  fréquemment  dans  les  journaux 
que  les  paysans  d'un  village  ont  envahi  la  pro- 
priété voisine  et  s'en  sont  partagé  les  terres  pour 
les  ensemencer  ;  si  le  propriétaire  résiste  et  si  la 
force  publique  intervient,  le  conflit  devient  facile- 
ment meurtrier. 

Il  y  a  donc  encore  actuellement  dans  la  pro- 
vince de  Rome  une  crise  agraire.  Quelles  en  sont 
les  causes?  Quel  en  pourrait  être  le  remède? 
Telles  sont  les  questions  qui  se  posent  tout  natu- 
rellement et  auxquelles  nous  voudrions  essayer 
de  répondre. 


AVANT-PROPOS  7 

La  crise  agraire  se  manifeste  ici  par  la  lutte 
pour  la  terre  ;  il  s'agit  de  savoir  pourquoi  la 
terre  de  ce  pays  ne  nourrit  pas  les  hommes  qui 
le  peuplent.  C'est  seulement  par  une  analyse 
aussi  exacte  que  possible  de  l'organisation  de  la 
propriété  que  nous  pourrons  espérer  découvrir  les 
causes  du  malaise,  en  examinant  attentivement 
si  cette  organisation  est  en  harmonie  avec  les  con- 
ditions du  travail,  l'état  social  de  la  population  et 
les  besoins  de  la  société  moderne. 

Lorsque  nous  aurons  déterminé  les  causes  de 
la  crise  agraire,  nous  verrons  quels  remèdes  y  ont 
été  proposés  ;  nous  constaterons  que  l'interven- 
tion des  pouvoirs  publics  est  actuellement  néces- 
saire, mais  que  cette  intervention  a  des  limites 
bien  précises  et  qu'elle  est  par  elle-même  ineffi- 
cace si  elle  n'est  pas  secondée  par  l'action  éner- 
gique et  persévérante  des  initiatives  privées. 

Nous  serons  amenés  à  conclure  par  cette  affir- 
mation devenue  banale  que  la  valeur  propre  de 
l'homme,  résultat  de  la  formation  sociale  et  de 
l'éducation  familiale,  est  le  facteur  dominant  dans 
les  problèmes  qui  se  posent  devant  l'observateur 
des  sociétés  humaines.  La  prospérité,  la  supério- 
rité sociales  appartiennent  aux  individus  et  aux 
peuples  qui  savent  le  mieux  s'adapter  aux  condi- 
tions du  lieu  et  du  temps  pour  maîtriser  les 
forces  naturelles  et  en  tirer  les  moyens  d'exis- 
tence les  plus  abondants  pour  favoriser  l'essor  de 
la  race. 

Une  étude  monographique  comme  celle  qu'on 
va  lire  n'a  d'autre  but  que  de  déterminer,  par  une 
observation  limitée  mais  .minutieuse,  et  par  une 


8  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

analyse  détaillée  et  méthodique,  les  conditions 
de  la  prospérité  sociale  dans  une  région  donnée  et 
les  causes  qui  y  font  obstacle,  afin  de  permettre  à 
l'homme  de  la  réaliser  par  les  moyens  que  l'ex- 
péri;mce  reconnaît  efficaces. 

La  science  sociale  n'a  de  raison  d'être  que  si 
elle  permet,  par  la  connaissance  des  lois  sociales, 
d'augmenter  le  bien-être  des  sociétés,  d'atténuer 
leurs  souffrances  et  de  les  rendre  prospères. 


CHAPITRE  PREMIER 

LA  QUESTION  AGRAIRE  ET  LE  LATIFUNDIUM 


Etat  de  la  propriété  dans  la  province  de  Rome. 
—  Les  paysans  de  la  province  de  Rome  récla- 
ment des  terres  à  travailler  et,  si  on  ne  leur  en 
donne  pas,  ils  envahissent  et  labourent  celles  des 
grands  propriétaires.  C'est  là  un  premier  fait  que 
nous  constatons  par  la  lecture  des  journaux  ;  il 
en  est  un  second  que  nous  pouvons  observer  de  la 
portière  d'un  wagon  :  c'est  que  la  campagne 
est  fort  peu  et  fort  mal  cultivée,  que  les  villages 
y  sont  clairsemés,  et  même  dans  les  environs  de 
Rome,  dans  la  Campagne  romaine  proprement 
dite,  on  n'aperçoit  plus  ni  cultures,  ni  villages. 
Ces  deux  observations  rapides  et  superticielles 
nous  amènent  à  faire  l'hypothèse  que  la  petite 
propriété  doit  être  relativement  peu  développée 
dans  la  région  et  que  le  paysan  non  seulement 
ne  peut  pas  aisément  devenir  propriétaire,  mais 
trouve  difficilement  à  employer  ses  bras.  C'est 
bien,  en  effet,  ce  que  va  nous  confirmer  l'étude 
de  l'organisation  de  la  propriété"  dans  la  province 
de  Rome. 

Consultons  les  statistiques  de  l'Enquête  agraire  ; 


10  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

elles  ont  été  publiées  vers  1883,  mais,  de  l'aveu 
des  personnes  compétentes,  elles  sont  encore 
exactes  en  ce  qui  concerne  l'objet  de  notre  étude. 
La  province  de  Rome  a  une  superficie  de  1  200000 
hectares,  soit  l'étendue  de  deux  de  nos  départe- 
ments français.  La  propriété  foncière  y  présente 
les  caractéristiques  suivantes  : 

NOMBRE 

VALEUR       des  propriétés,    des  propriétaires. 

Ensemble    de    la 

propriété.    .     .      226  millions  111678  172  941 

Grande  propriété 

(supérieure      à 

1 000  hectares).        105       —  188  249 

Ces  chiffres  font  ressortir  l'importance  et  la 
concentration  de  la  grande  propriété  qui  repré- 
sente près  de  la  moitié  de  la  valeur  totale  de  la 
propriété  rurale  et  est  aux  mains  d'un  très  petit 
nombre  de  personnes.  Dans  l'arrondissement  de 
Rome,  la  concentration  est  encore  plus  accentuée 
puisque  Ha  propriétés  supérieures  à  1  000  hec- 
tares valent  plus  de  83  millions,  tandis  que 
47  427  propriétés  inférieures  à  1  000  hectares  ne 
valent  que  57  millions.  A  Civitavccchia,  14  pro- 
priétés valent  6  millions,  les  1  432  autres  attei- 
gnent seulement  la  valeur  de  3  millions  et  demi. 
Si,  avec  l'auteur  de  l'enquête  agraire,  nous  réser- 
vons le  nom  de  latifundia  aux  propriétés  de  plus 
de  5  000  hectares,  nous  constatons  qu'ils  valent 
62  700  000  francs,  c'est-à-dire  qu'ils  représentent, 
en  valeur,  plus  de  la  moitié  de  la  grande  pro- 
priété et  36  pour  100  de  l'ensemble  de  la  pro- 
priété rurale  dans  la  province  de  Rome.  Il  faut 


LA  QUESTION  AGRAIRE  ET  LE  LATIFUNDIUM  il 

remarquer  en  outre  que  si  la  statistique,  au  lieu 
d'indiquer  la  valeur  des  diverses  catégories  de 
proprie'tés,  indiquait  leur  étendue  globale,  les 
chiflPres  relatifs  à  la  grande  propriété  seraient 
beaucoup  plus  élevés,  caries  vignes,  par  exemple, 
qui  sont  très  morcelées  et  comptent  dans  la  petite 
propriété,  ont  une  valeur  bien  plus  grande  que  les 
pâturages  et  les  bois. 

On  voit  par  les  chiffres  cités  plus  haut  que  la 
petite  propriété  occupe  cependant  une  place 
honorable  dans  la  province  de  Rome'.  Mais  il 
faut  remarquer  que  la  petite  propriété  est  loca- 
lisée dans  les  montagnes  et  dans  les  régions  viti- 
colcs  comme  les  monts  Albains  et  les  faubourgs 
de  Rome.  Dans  ces  régions-là,  la  question  agraire 
ne  se  pose  pas  puisque  le  sol  est  soumis  à  une 
culture  aussi  intensive  que  le  permettent  les 
conditions  du  lieu,  et  que  les  paysans  y  sont 
propriétaires.  Elle  se  pose  au  contraire  dans  la 
partie  nord  de  la  province  où  des  paysans  prolé- 
taires se  trouvent   en  face  d'immenses  domaines 


1.  Nombre  des  propriétaires  fonciers: 

Au-dessus  de  1000  hectares 249 

De  1  000  à  500  hectares 228 

—  .500  à  251       —       422 

—  2.50  à  101       —       850 

—  100  à    ol       —       1329 

—  50  à    26       —       2  42.=» 

—  25  à     11       —       5544 

—  10  à      1       —       61 297 

—  100  ares  à  51  ares 31  084 

—  50    —    à  26    — 28031 

Au-dessous  de  25  ares 41482 

On  voit  combien  est  développée  la  très  petite  propriété  puis- 
que, dans  un  pays  où  les  enfants  sont  très  nombreux,  sur 
1  142000  habitants  on  compte  172  941  propriétaires. 


12  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

soumis  à  une  exploitation  extensive.  Elle  se  pose 
dans  la  Campagne  romaine  dont  les  solitudes 
semblent  vouloir  isoler  la  Ville  éternelle  du 
reste  du  monde,  et  oii  des  milliers  d'hectares  ne 
sont  peuplf^s  que  de  quelques  bergers.  Là,  c'est 
bien  le  lalifundmm  qui  domine  et  qui  caracté- 
rise le  régime  foncier.  Par  latifundium  nous  de- 
vons entendre  la  gran  le  propriété  soumise  à  une 
exploitation  extensive^  quel  qu'en  soit  d'ailleurs 
le  possesseur  :  communes,  œuvres  pies  ou  parti- 
culiers. 

Les  biens  communaux  dans  la  province  de 
Rome  atteignent  une  valeur  cadastrale  de  13 
millions  de  francs.  Les  communes  de  Nettuno, 
Terracine,  Sermoneta,Garpineto,  Segni  et  Fileltino 
possèdent  chacune  plus  de  5  000  hectares  ;  trente 
antres  communes  ont  un  patrimoine  de  1  000  à 
5  000  hectares. 

Les  œuvres  pies  (hôpitaux,  paroisses,  confra- 
ternités) ont  un  revenu  foncier  d'environ  1  200  000 
francs.  L'hôpital  San  Spirito  de  Rome  est  un  des 
grands  propriétaires  de  l'Agro  romano.  Jadis  les 
biens  ecclésiastiques  étaient  beaucoup  plus  éten- 
dus qu'aujourd'hui,  car  une  grande  partie  en  a 
été  vendue  depuis  une  quarantaine  d'années. 

Parmi  les  particuliers,  les  propriétaires  les  plus 
importants  sont  les  princes  romains,  les  Chigi, 
les  Ruspoli,  les  Rospigliosi,  les  Borghèse  qui  ont 
IT)  000  hectares  dans  la  Campagne  romaine,  les 
Caëtani  qui  en  possèdent  plus  de  30  000  dans  les 
Marais  Pontins.  D'autres  propriétaires  moins 
illustres  et  parfois  d'origine  récente  ont  aussi  de 
vastes  possessions. 


LA  QUESTION  AGRAIRE  ET  LE  LATIFUNDIUM  13 

Origine  du  latifundium.  —  Cela  n'est  pas  un 
fait  récent  que  la  prédominance  de  la  grande  pro- 
piiété  à  culture  exlensive  dans  les  environs  de 
Rome.  Les  lois  agraires  Je  la  République  romaine 
avaient  précisément  pour  but  de  fixer  une  limite 
raaxiiiia  aux  possessions  des  familles  patriciennes 
et  aux  troupeaux  qu'elles  envoyaient  sur  les  pâ- 
turages publics.  Dès  les  premiers  siècles  de  Rome, 
c'était  une  tendance  des  citoyens  riches  d'accapa- 
rer à  leur  profit  le  territoire  de  ÏAger  pubiicus  et 
les  terres  conquises  sur  l'ennemi.  Si  la  question 
agraire  est  presque  aussi  vieille  que  Rome,  le 
latifundium  Test  autant  qu'elle.  Cependant  c'est 
vers  la  fin  de  la  République  que  les  latifundia 
prirent  une  extension  considérable,  lorsque  Rome, 
devenue  puissante,  eut  abandonné  l'agriculture 
pour  l'art  militaire,  lorsque  les  tributs  des  peu- 
ples vaincus  vinrent  entretenir  l'oisiveté  des  maî- 
ties  du  monde,  et  lorsque  le  blé  de  Sicile  et 
d'Egypte  assura  la  nourriture  des  citoyens- men- 
diants qui  formaient  alors  le  peuple-roi. 

La  plèbe  s'entasse  alors  à  Rome,  mais  la  cam- 
pagne n'est  pas  déserte  ;  elle  est  seulement  peu- 
plée d'esclaves.  Les  champs  sont  transformés  en 
jardins  et  les  fermes  font  place  aux  villas.  Le  Ro- 
main ne  va  plus  à  la  campagne  pour  y  travailler, 
mais  pour  s'y  reposer;  il  n'y  produit  plus  rien, 
mais  il  y  dépense  beaucoup.  C'est  alors,  et  non 
sans  raison,  que  Pline  reproche  aux  latifundia  de 
causer  la  perte  de  l'Italie  :  Latifundia  peraidere 
Italiam. 

Mais  le  latifundium  a  survécu  à  la  ruine  de 
l'Italie.  Les  tributs  des  nations    conquises  et  le 


14  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

blé  d'Egypte  prirent  un  jour  la  roule  de  Byzance 
bientôt  suivis  des  principales  familles  de  l'aristo- 
cratie, mais  les  latifundia  ne  furent  pas  morcelés. 
Les  Barbares  vinrent  qui  ravagèrent  le  pays,  in- 
cendièrent les  villas,  détruisirent  les  aqueducs  ; 
après  leur  passage,  le  latifundium  régnait  comme 
jadis  sans  partage  sur  la  Campagne  romaine. 

Et  pourtant  ce  fut  une  époque  critique  pour 
Rome  qui,  privée  des  contributions  des  provinces 
de  l'empire,  ne  recevait  pas  encore  les  offrandes 
et  les  aumônes  qui  bientôt  allaient  affluer  vers 
la  capitale  de  la  chrétienté  et  permettre  à  ses 
habitants  de  reprendre  leurs  habitudes  de  vie  oi- 
sive et  insouciante  comme  au  temps  des  Césars. 

Il  y  eut  là  quelques  siècles  assez  durs  à  passer, 
si  durs  même  qu'on  fut  parfois  contraint  de  pren- 
dre la  charrue  et  la  pioche.  Du  vi*  au  vm*^  siècle, 
on  signale  quelques  essais  de  culture.  Les  papes 
Zacharie  et  Hadrien,  qui  vivaient  vers  750,  fon- 
dèrent même  dans  la  campagne  trois  ou  quatre 
villages  de  cultivateurs  appelés  domuscultuœ.  Ces" 
villages  disparurent  bien  vite  et,  aujourd'hui, 
c'est  à  peine  si  on  en  peut  indiquer  l'emplace- 
ment. 

Au  cours  des  siècles,  les  papes  multiplièrent 
les  tentatives  pour  favoriser  le  peuplement  de  la 
Campagne  romaine  et  y  développer  l'agriculture. 
Ce  fut  toujours  en  vain  et,  actuellement,  cette 
région  est  certainement  moins  peuplée  et  moins 
cultivée  qu'il  y  a  deux  mille  ans. 

Les  circonstances  politiques  ont  bien  pu,  en 
effet,  amener  la  formation  des  latifundia,  mais 
grâce   seulement   aux    conditions   favorables  du 


LA  QUESTION  AGRAIRE  ET  LE  LATIFUNDIUM  15 

lieu.  Par  sa  constitution  géologique,  la  partie  de 
la  province  de  Rome,  qui  s'étend  du  lac  de  Bol- 
sena  jusqu'à  Terracine,  est  très  riche  en  eaux 
souterraines  peu  profondes  qui  entretiennent 
dans  le  sol  une  humidité  favorahle  à  la  croissance 
de  l'herbe  et  qui  donnent  naissance  à  un  grand 
nombre  de  petites  sources.  Au  printemps,  il  tombe 
des  pluies  abondantes  qui  prolongent  la  végéta- 
tion assez  avant  dans  l'été,  et,  en  octobre,  de 
nouvelles  pluies  font  reverdir  les  prairies  qui,  en 
raison  de  la  douceur  du  climat,  n'ont  pas  à  redou- 
ter la  gelée.  Ce  pays  est  donc  très  favorable  au 
pâturage  et  en  particulier  au  pâturage  d'hiver,  ce 
qui  supprime  la  difficulté  de  l'hivernage.  Ici,  la 
nécessité  de  nourrir  les  animaux  à  l'étable  pen- 
dant la  mauvaise  saison  ne  vient  pas  contraindre 
le  pasteur  à  faire  de  la  culture,  ni  même  à  récol- 
ter et  à  emmagasiner  des  fourrages.  Quant  à  la 
sécheresse  de  Tété,  il  y  échappe  par  la  transhu- 
mance dans  les  Apennins. 

C'est  un  fait  bien  connu  que,  chez  les  Romains, 
le  bétail  avait  une  grande  importance.  Les  au- 
teurs latins  qui  ont  écrit  sur  l'agriculture  indi- 
quent toujours  le  bétail  comme  une  des  branches 
de  l'économie  rurale  qui  donne  le  plus  de  profits. 
Les  patriciens  possédaient  d'immenses  troupeaux; 
il  n'est  pas  étonnant  qu'ils  se  soient  enrichis  cha- 
que jour  davantage,  et  qu'ils  aient  pu  constituer 
peu  à  peu   les  grands   domaines  latifundistes'. 


1.  De  nos  jours,  l'art  pastoral  est  une  source  d'enrichissement 
et  un  moyen  d'ascension.  La  plupart  des  fortunes  de  la  bour- 
geoisie romaine  actuelle  ont  une  origine  pastorale. 


16  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

Pline  décrivant  la  route  qui  conduit  de  Rome  à 
sa  villa  de  Laurentium,  dit  qu'elle  traverse  de 
vastes  pâturages  oij  paissent  de  nombreux  trou- 
peaux de  moutons,  de  chevaux  et  de  bœufs. 

Od  conçoit  bien  comment  l'art  pastoral  favo- 
rise le  latifundium  à  exploitation  extensive  ;  il 
faut,  en  effet,  de  grands  espaces  pour  le  parcours 
des  animaux  dont  la  garde  par  ailleurs  n'occupe 
qu'un  petit  nombre  de  personnes.  C'est  ce  qui 
explique  que  la  culture  ait  été  abandonnée  peu  à 
peu,  et  que  la  campagne  se  soit  dépeuplée. 

La  situation  ne  s'est  pas  sensiblement  modifiée 
au  cours  des  siècles,  malgré  les  changements 
nombreux  et  profonds  qui  ont  affecté  la  vie  poli- 
tique et  économique  de  Rome.  C'est  que  la  ma- 
laria, en  rendant  la  campagne  inhabitable  au 
moins  pendant  l'été,  a  contribué  à  conserver  le 
pâturage  extensif  et  le  latifundium.  Nous  avons 
vu  que  le  sol  de  la  province  de  Rome  est  riche 
en  eaux.  Ces  eaux  sourdent  à  la  surface  et  for- 
ment des  marécages  si  leur  écoulement  n'est  pas 
assuré.  Or  la  main  de  l'homme  s'est  retirée  de  la 
Campagne  romaine  le  jour  où  l'art  pastoral  y  eut 
établi  son  empire  exclusif.  Rien  d'étonnant  donc 
si  on  rencontre  à  chaque  pas  des  eaux  stagnantes 
et  de  petites  mares  provenant  des  dernières 
pluies.  C'est  dans  ces  mares  que  se  développent 
les  larves  des  moustiques  qui,  par  leur  piqûre, 
propagent  le  germe  de  la  malaria.  Cette  maladie 
qui  se  manifeste  par  des  fièvres  périodiques,  est 
due  à  un  parasite  qui  vit  dans  le  sang.  Les  mala- 
riques  sont  anémiés,  incapables  d'un  travail  éner- 
gique, et  atteignent  rarement  à  la  vieillesse  ;  sou- 


LA  QUESTION  AGRAIRE  ET  LE  LATIFUNDIUM  17 

vent  d'ailleurs  ils  meurent  d'un  accès  de  fièvre. 

On  conçoit  que  là  où  règne  une  pareille  maladie 
la  culture  soit  à  peu  près  impossible,  et  l'on  voit 
d'ici  les  conséquences  que  cela  peut  avoir  sur 
l'état  social  ;  des  auteurs  anglais  ont  été  jusqu'à 
attribuer  à  la  malaria  la  décadence  de  la  Grèce  et 
de  Rome.  Sans  nous  attarder  plus  longtemps  sur 
cette  question  que  nous  étudierons  plus  tard  en 
détail  a  propos  de  la  colonisation  de  la  Campagne 
romaine,  remarquons  que,  si  le  latifundium,  en 
supprimant  la  culture,  a  favorisé  le  développe- 
ment de  la  malaria,  la  malaria  à  son  tour,  en 
rendant  la  culture  impossible,  a  contribué  à 
maintiMiir  le  latifundium.  Malaria  et  latifundium 
sont  deux  alliés.  Jusqu'ici  leur  alliance  les  a 
rendu  invincibles.  Nous  verrons  au  cours  de  cette 
étude  que  l'une  est  déjà  vaincue  et  que  l'autre 
est  fortement  menacé. 

En  résumé,  si  l'expansion  militaire  de  Rome 
a  été  la  cause  occasionnelle  du  développement  du 
latifundium,  celui-ci  a  été  favorisé  et  conservé 
•par  les  conditions  naturelles  du  lieu,  par  le  pâtu- 
rage et  la  malaria. 

Voici  donc  deux  faits  :  la  question  agraire  et  le 
latifundium  dont  nous  constatons  la  coexistence 
dans  la  mf"^me  région  depuis  des  siècles.  Som- 
mes-nous en  droit  de  dire  que  celui-ci  est  cause 
de  celle-là?  Pas  encore.  Pour  pouvoir  formuler 
légitimement  une  pareille  conclusion,  nous  de- 
vons analyser  minutieusement  les  caractères  du 
latifundium  et  déterminer  aussi  rigoureusement 
que  possible  les  conséquences  qu'il  peut  avoir  sur 
toute  l'organisation  sociale  du  pays. 

Roux.  2 


18  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

Dans  la  province  de  Rome,  le  latifundium  se 
présente  sous  des  aspects  différents,  suivant  qu'on 
le  considère  dans  la  Campagne  romaine  où  n'existe 
pas  de  population  stable,  ou  dans  la  partie  sep- 
tentrionale de  la  province  où  se  trouvent  des  vil- 
lages clairsemés  mais  souvent  importants.  Il  sem- 
ble à  première  vue  que  les  mêmes  problèmes  ne 
se  posent  pas  dans  les  deux  régions  :  dans  l'Agro 
romano  l'attention  des  particuliers  et  des  pou- 
voirs publics  se  porte  surtout  sur  l'assainisse- 
ment et  la  mise  en  culture,  sur  ce  qu'on  appelle 
la  bonification  ;  dans  le  Vitcrbois  on  se  préoccupe 
surtout  des  usages  publics  et  des  conflits  entre 
propriétaires  et  paysans.  En  réalité,  nous  verrons 
qu'en  dépit  des  apparences,  le  problème  est  bien 
le  môme  partout  :  Comment  augmenter  la  prO' 
ducticité  du  sol  pour  nourrir  des  bouches  chaque 
année  plus  nombreuses.  La  question  agraire  est  ici 
avant  tout  et  surtout  une  question  de  patronage 
rural,  de  direction  du  travail  agricole. 

Cependant,  comme  la  présence  ou  l'absence  de 
population  stable  est  un  tait  qui  n'est  pas  indiffé- 
rent et  qui  donne  aux  deux  régions  une  physio- 
nomie bien  distincte  ;  comme,  d'autre  part,  il 
importe  d'éviter  toute  confusion,  nous  étudierons 
successivement  le  latifundium  dans  la  Campagne 
romaine  et  le  latifundium  dans  la  région  de  Vi- 
terbe. 


CHAPITRE  II 
LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO 


Le  lieu.  —  Les  auteurs  ne  sont  pas  tous  d'ac- 
cord sur  la  délimitation  delà  Campagne  romaine; 
on  doit  entendre  par  là  les  environs  de  Rome,  la 
banlieue.  Pratiquement  on  emploie  aujourd'iiui 
indifféremment  les  expressions  Campagne  de 
Rome  et  Agro  romano  pour  désigner  le  territoire 
de  la  commune  de  Rome,  qui  s'étend  sur  200  000 
hectares.  On  oppose  aussi  la  Campagne  ou  l'Agro 
au  Suburhio  qui  est  la  zone  cultivée,  située  aux 
portes  mêmes  de  la  ville,  oii  se  trouvent  des  vi- 
gnes et  des  oliviers  et  oii  la  propriété  est  très  mor- 
celée. 

L'Agro  romano  s'étend  au  Nord  presque  jus- 
qu'au lac  de  Bracciano,  au  Sud  au  delà  d'Anzio, 
à  l'Ouest  jusqu'à  la  mer  et  à  l'Est  jusqu'aux  envi- 


1.  Cf.  Werner  Sombart,  La  Campagna  romana,  traduction  ita- 
lienne par  Jacobi,  Turin,  Lœscher,  1891  ;  Ghino  Valenti,  La 
Campagna  romana  e  il  suo  avvenire  economico  e  sociale  (Giornale 
degli  Economisti,  1893,  vol.  VI).  —  Il  est  peu  de  pays  sur  les- 
quels on  ait  autant  écrit  que  sur  la  Campagne  romaine.  Cf.  De 
Cupis,  Saggio  bibliografico  degli  scritti  e  dclle  leggi  suU'Agro  ro- 
mano, Rome,  1903. 


ÎO  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALffi 

rons  de  Mentana  et  de  Tivoli  ;  les  monts  Albains 
avec  Frascati  et  Albano  n'en  font  pas  partie. 

La  Campagne  de  Rome  n'est  pas  une  plaine; 
quoique  son  aspect  varie  un  peu  suivant  les  ré- 
gions, elle  présente  dans  l'ensemble  un  grand 
nombre  de  petites  collines  de  40  à  130  mètres 
d'altitude,  disposées  sans  ordre  et  séparées  par 
des  ravins,  de  petites  vallées  aux  pentes  rapides. 
On  estime  qu'un  cinquième  seulement  de  l'Agro 
romano  est  en  plaine  :  vallées  du  Tibre  et  del'A- 
nio  et  littoral  de  la  mer.  Tout  ce  pays  est  de  for- 
mation géologique  récente  :  le  sous-sol  est  consti- 
tué par  des  sédiments  pliocènes  qui  affleurent  çà 
et  là.  notamment  au  Monte  Mario  et  au  Vatican, 
mais  qui  presque  partout  onl  été  recouverts  par 
les  éruptions  volcaniques  des  monts  Sabatini,  et 
plus  tard  par  celles  des  monts  Albains.  Les  pro- 
duits volcaniques  qui  constituent  le  sol  actuel  de 
l'Agro  romano  portent  le  nom  générique  de  tufs 
et  se  composent  de  scories,  de  cendres  et  de  con- 
glomérats sableux  irrégulièrement  disposés  et 
présentant  une  structure  très  variable.  Quoique 
la  composition  de  ces  terrains  varie  d'un  point  à 
un  autre,  ils  sont  en  général  assez  bien  pourvus 
d'acide  phosphorique  et  d'azote,  mais  ce  qui  nuit 
à  leur  fertilité  dans  bien  des  cas,  c'est  leur  faible 
profondeur.  Dans  les  vallées  et  les  dépressions  le 
sol  arable  atteint  jusqu'à  un  mètre,  mais  sur  le 
sommet  des  collines  l'érosion  a  réduit  souvent 
son  épaisseur  à  quelques  centimètres;  parfois 
même  la  roche  est  mise  à  nu  par  les  pluies,  lors- 
que les  labours  ont  ameubli  le  sol  pendant  plu- 
sieurs années.  Aussi  une  étendue  considérable  de 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  21 

la  Campagne  romaine  doit-elle  rationnellement 
rester  en  pâturage  gazonné  sous  peine  d'iêtre  ré- 
duite à  l'état  de  roche  ïitérilc.  Le  gazon  ne  suffit 
même  pas  à  retenir  la  terre  sur  les  pentes  trop 
rapides  des  collines  et  des  ravins  ;  le  sol  désagrégé 
par  le  pied  des  animaux  est  entraîné  à  la  pre- 
mière pluie  ;  dans  ces  cas-là  on  préconise  le  reboi- 
sement. 

La  connaissance  de  la  nature  des  terrains  nous 
permet  déjà  de  supposer  que  la  Campagne  ro- 
maine est  favorable  au  ;)dmy«^^  ;  le  régime  des 
eaux  et  le  climat  viennent  encore  renforcer  cette 
aptitude  à  la  production  de  l'herbe.  Il  n'y  a  qu'un 
seul  grand  fleuve,  le  Tibre  et  son  affluent  l'Anio, 
l'un  et  l'autre  sujets  à  des  crues  fortes  et  rapides. 
Ce  sont  les  limons  déposés  par  eux  qui  rendent 
leurs  vallées  si  fertiles;  ce  sont  aussi  les  détritus 
charriés  par  eux  et  déposés  par  le  Tibre  à  son  em- 
bouchure qui  ont  provoqué  la  formation  des 
étangs  littoraux  de  Maccarese  et  d'Ostie.  Mais  il 
y  a  dans  l'Agro  romano  un  nombre  infini  de  petits 
cours  d'eau  qui  s'enflent  démesurément  à  l'époque 
des  pluies  et  qui  ont  cette  particularité  de  n'être 
jamais  à  sec.  Enfin,  partout  on  trouve  des  sources, 
des  puits,  des  suintements  d'eau.  Le  terrain  très 
poreux  de  sa  nature  forme  éponge  et  absorbe  une 
grande  quantité  d'eau  pendant  la  saison  plu- 
vieuse. On  attribue  d'ailleurs  la  richesse  en  eaux 
de  la  Campagne  romaine  à  des  inliltrations  pro- 
venant des  lacs  de  Braccianoet  d'Albano  qui  sont 
situés  à  une  altitude  assez  élevée.  Cette  humidité 
est  aussi  entretenue  par  des  pluies  abondantes  et 
fréquentes  en  automne,  en  hiver  et  au  printemps; 


22  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

malgré  la  chaleur  de  l'été,  la  sécheresse  ne  se  fait 
pas  sentir  avant  le  mois  de  juillet  et  dès  la  tin 
de  septembre  l'herbe  commence  à  reverdir. 
Comme,  d'autre  part,  la  température  est  très 
douce  et  que  les  fortes  gelées  sont  rares,  la  végé- 
tation, quoique  ralentie,  n'est  pas  arrêtée  pendant 
l'hiver.  Ce  sont  là  des  conditions  très  favorables 
au  pâturage. 

Malheureusement  l'abondance  des  eaux  est 
aussi  une  cause  d'insalubrité,  car  elles  s'accumu- 
lent et  séjournent  dans  les  fonds  et  les  dépres- 
sions d'oii  elles  ne  peuvent  pas  s'écouler  naturelle- 
ment, faute  d'une  pente  générale  dans  le  relief  du 
sol.  Elles  forment  donc  des  flaques  et  des  mares 
qui,  en  été  et  en  automne  surtout,  sont  des 
foyers  de  malaria.  Cette  insalubrité  est  un  obsta- 
cle au  peuplement  et  par  suite  à  la  culture. 

Bien  qu'il  existe  des  forêts  très  étendues  sur  le 
littoral  et  que  les  plantes  les  plus  variées,  depuis 
les  céréales  jusqu'à  la  vigne  et  l'olivier,  puissent 
réussir  dans  la  Campagne  romaine,  celle-ci,  dans 
son  état  actuel,  peut  être  considérée  comme 
une  steppe,  steppe  longtemps  intransformable  à 
cause  de  la  malaria,  mais  qui  aujourd'hui,  grâce 
au  progrès  de  la  médecine,  peut  être  transformée. 

L'intransformabilité  du  lieu  a  été  la  cause  pre- 
m,ière  de  la.  crise  agraire  dans  la  Campagne  de  Home  : 
une  grande  ville  se  trouve  entourée  d'une  ban- 
lieue incapable  de  subvenir  à  ses  besoins;  un 
vaste  territoire  reste  impropre  à  la  culture  et  au 
peuplement  au  pied  de  montagnes  surpeuplées 
dont  les  habitants  n'ont  chez  eux  que  des  moyens 
d'existence  insuffisants  et  doivent  passer  les  mers 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  23 

pour  gagner  leur  vie.  Mais  la  crise  est  devenue 
plus  aiguë,  le  malaise  plus  grand  et  l^s  protes- 
tations se  sont  fait  entendre  plus  vives  et  plus 
amères  du  jour  oii  la  transformation  est  devenue 
possible  et  ne  s'est  pas  faite.  Pourquoi  ne  s'est- 
elle  pas  faite  encore  ?  Quels  sont  les  maux  contre 
lesquels  on  proteste?  C'est  ce  que  l'étude  des  do- 
maines de  l'Agro  romano  va  nous  apprendre. 

Le  «  MERCANTE  Di  CAMPAGNA  » .  —  Nous  avous  in- 
diqué comment  le  pâturage  et  la  malaria  étaient 
les  véritables  causes  de  l'existence  du  latifundium. 
Kn  fait,  les  200  000  hectares  de  la  Campagne  de 
Rome  appartiennent  à  quatre  cents  propriétaires  ; 
mais  parmi  ceux-ci  il  en  est  un  certain  nombre 
dont  les  domaines  s'étendent  sur  plusieurs  mil- 
liers d'hectares. 

D'après  Sombart\  huit  latifundistes  se  parta- 
gent à  eux  seuls  la  moitié  du  pays,  soit  plus  de 
100000  hectares.  «  De  ces  huit  propriétaires, 
quatre  possèdent  plus  de  10  000  hectares  chacun 
et  occupent  une  superficie  de  72  000  hectares.  11 
y  a  en  outre  treize  propriétés  de  2  000  à  5  000 
hectares  qui  couvrent  une  superficie  de  40  416 
hectares.  »  Ainsi  donc  vingt  et  un  propriétaires 
se  partagent  les  trois  quarts  de  l'Agro  romano.  A 
cet  égard  la  situation  n'a  pas  changé  depuis  le 
milieu  du  xvn*  siècle,  ainsi  qu'en  fait  foi  le  plus 
ancien  cadastre  qui  ait  été  dressé  pour  la  Campa- 
gne romaine,  en  1660.   Cette  stabilité  s'explique 


i.  Op.  cit.,  p.  69. 


24  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

par  la  qualité  des  propriétaires  :  en  1873,  la  pro- 
priété foncière  se  répartissait  ainsi  : 

•   Biens  de  l'Église 22  pour  100 

Œuvres  pies 8        — 

Majorais 30        — 

Propriétés  libres 40        — 

Depuis  l'aliénation  des  biens  ecclésiastiques,  la 
mainmorte  est  réduite  aux  biens  des  œuvres  pies, 
et  depuis  l'abolition  des  fidéicommis  la  propriété 
privée  est  complètement  libre.  Cependant  ce  sont 
encore  les  princes  romains  qui  sont  les  princi- 
paux propriétaires  de  l'Agro  romano.  Ils  sont  peu 
nombreux  et  tous  apparentés  entre  eux;  si  une 
famille  s'éteint,  c'est  un  parent  qui  hérite  de  ses 
biens  et  en  relève  le  nom.  En  réalité,  ces  familles 
princières,  presque  toutes  d'origine  népotique, 
forment  une  sorte  de  communauté  dans  laquelle 
restent  les  propriétés.  A  Rome  on  attache  d'ail- 
leurs un  grand  prix  aux  immenses  possessions 
terriennes  qui,  outre  les  satisfactions  de  la  vanité, 
procurent  des  revenus  élevés  et  sûrs.  Aussi  les 
ventes  de  domaines  sont-elles  extrêmement  rares 
et  la  valeur  de  la  terre  est-elle  presque  impossi- 
ble à  déterminer. 

On  suppose  bien  que  ces  propriélaires  sont  ah- 
senléistes.  Pendant  cinq  mois  de  l'année,  la  fièvre 
rend  la  campagne  inhabitable  pour  tous  ceux  que 
la  nécessité  de  gagner  leur  pain  quotidien  n'oblige 
pas  à  affronter  la  malaria.  Aussi  le  propriétaire 
romain  ne  séjourne-t-il  jamais  sur  ses  terres, 
même  en  villégiature  ;  ses  villas  sont  aux  portes 
de  Rome  ou  dans  les  monts  Albains.  C'est  d'ail- 
leurs un  urbain  qui  n'entend  rien  à  l'agriculture, 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  2o 

n'a  aucun  goût  pour  la  vie  rurale  et  visite  rare- 
ment ses  propriétés.  Il  est  même  étrange  'de  voir 
cette  indifférence  pour  les  choses  de  la  campagne 
s'allier  à  l'amour  des  vastes  possessions  terriennes. 
Jadis,  au  xviii*  siècle,  les  grands  propriétaires 
faisaient  valoir  leurs  biens  par  l'intermédiaire 
d'un  administrateur;  plus  tard,  lorsqu'au  com- 
mencement du  XIX*  siècle  la  culture  du  blé,  de- 
venue très  rémunératrice,  se  développa  davantage, 
le  fermage  devint  la  règle  générale. 

«  Les  ancêtres  des  «  mercanti  di  campagna  » 
actuels  étaient  de  simples  pasteurs  qui  descen- 
daient des  montagnes  avec  leurs  troupeaux  pour 
hiverner  dans  la  Campagne  romaine,  suppor- 
tant toutes  les  fatigues  et  toutes  les  peines  de  la 
vie  nomade.  Certains  richards  qui  aujourd'hui 
parcourent  le  Corso  et  font  stationner  leurs 
voitures  devant  les  portes  de  Montecitorio  ne 
pourraient  suspendre  aux  murs  de  leurs  salons 
trois  ou  quatre  portraits  d'ancêtres  sans  retrouver 
le  pasteur,  sans  évoquer  le  souvenir  de  la  vie  bu- 
colique de  l'aïeul  guidant  un  troupeau  entre  les 
Abruzzes  et  la  Campagne  romaine... 

«  Le  riche  fermier  d'aujourd'hui  veut  paraître 
civilisé  à  tout  prix;  il  a  voyagé,  autant  du  moins 
que  cela  est  nécessaire  pour  dire  qu'il  a  vu  le 
monde  ;  il  parle  péniblement  une  ou  deux  langues 
étrangères  et  introduit  dans  le  dialogue  des  mots 
français  ;  il  orne  sa  demeure  avec  un  luxe  pom- 
peux et  voyant,  sans  réussir  à  y  créer  le  confort 
et  sans  arriver  à  la  rendre  commodément  habi- 
table. 11  a  des  chevaux  de  course  et  promène  dans 
les  rues  de  Home  les  plus  beaux  équipages  ;  il 


26  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

donne  de  temps  en  temps  de  grandes  fêtes,  passe 
Tété  dans  une  ville  d'eaux  à  la  mode  (jamais  sur 
sa  ferme),  s'occupe  ou  prétend  s'occuper  de  poli- 
tique, se  fait  élire  au  Parlement  ou  au  conseil 
municipal  ;  en  un  mot,  il  mène  la  vie  du  «  signore  » 
italien  ^  » 

On  voit  que  ce  fermier  semble  s'occuper  fort 
peu  d'agriculture.  En  effet  ce  n'est  pas  un  fer- 
mier-cultivateur, c'est  un  raercante  di  campagna, 
un  marchand  de  campagne,  un  fermier  général, 
un  commerçant  beaucoup  plus  qu'un  cultivateur. 
Souvent  d'ailleurs  il  afferme  plusieurs  domaines 
et,  à  cet  égard,  on  a  pu  noter,  au  cours  du  xix'' 
siècle,  une  concentration  très  marquée  du  fer- 
mage. Sombart  estime  que,  vers  1890,  une  di- 
zaine de  fermiers  se  partageaient  la  moitié  de 
l'Agro  romano  et  que  leur  nombre  total  ne  dé- 
passait pas  une  centaine.  Souvent  même  le  fer- 
mage des  immeubles  ruraux  n'est  qu'une  partie 
de  leurs  affaires  ;  certains  ont  des  entreprises  de 
toute  nature  et  s'occupent  d'opérations  de  Bourse. 
Les  aptitudes  commerciales  leur  sont  beaucoup 
plus  nécessaires  que  les  capacités  techniques. 

Voici,  en  effet,  de  quelle  façon  le  fermier  mène 
son  exploitation.  S'il  y  a  des  bois  sur  le  domaine, 
il  vend  les  coupes  sur  pied  à  un  fabricant  de 
charbon  ou  à  un  marchand  de  bois  ;  il  afferme  à 
tant  par  tête  à  des  bergers  venus  de  la  montagne 
le  pâturage  sous  les  arbres.  Il  vend  de  même 
le  foin  sur  pied  à  des  marchands  de  fourrages  qui 
se  chargent  de  clore  le  terrain  qui  leur  est  réservé 

1.  W.  Sombart,  LaCampagna  romana,  p.  85. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  27 

et  de  faire  récolter  l'herbe  avant  la  Saint-Jean  ;  à 
partir  de  cette  date,  le  terrain  doit  êlîe  rendu 
au  libre  parcours  des  pasteurs.  Ceux-ci  afferment 
le  pâturage  pour  une  année,  sur  une  étendue  dé- 
terminée, au  mercante  di  campagna,  qui  n'a  qu'à 
encaisser  le  prix  convenu.  Le  fermier  ne  s'occupe 
pas  non  plus  directement  de  la  culture  ;  il  traite 
avec  un  sous-entrepreneur  qui  doit  lui  fournir  la 
main-d'œuvre  constituée  par  des  journaliers  em- 
ployés et  payés  à  la  journée  et  par  des  colons  qui 
reçoivent  une  certaine  étendue  de  terres  à  semer 
en  céréales  contre  redevance  du  tiers  ou  de  la 
moitié  du  produit.  Les  travaux  de  culture  s'exé- 
cutent sous  la  direction  d'un  préposé  du  patron, 
\q  fattore^,  tandis  que  le  capoccia  est  chargé  des 
bœufs  de  labour.  Lorsqu'il  y  a  des  animaux  d'éle- 
vage, ceux-ei  sont  confiés  à  un  employé  spécial 
relevant,  comme  les  autres,  directement  du  pa- 
tron ou  de  son  représentant.  On  voit  que  la  di- 
rection technique  est  ici  réduite  à  son  minimum  : 
les  méthodes  sont  traditionnelles  et  primitives, 
et  chaque  branche  de  l'exploitation  est  autonome. 
Il  importe  beaucoup  plus  au  fermier  de  bien  se 
faire  payer  ses  sous-locations  et  de  bien  vendre 
ses  produits  que  d'augmenter  et  d'améliorer  sa 
production  :  le  nom  de  mercante  di  campagna  est 
donc  bien  trouvé. 

Il   faut  d'ailletirs  noter  que  ce  type  de  grand 
fermier  général  a  aujourd'hui  à  peu  près  disparu 


i.  Ce  fattore  n'est  {^uère  qu'un  contremaître,  à  la  différence  du 
fattore  toscan  qui  est  un  vrai  régisseur  dont  l'autorité  s'étend 
sur  toute  l'exploitation  du  domaine. 


28  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

par  suite  de  l'extension  du  pâturage  transhumant 
aux  dépens  de  la  culture  et  de  l'élevage  des  bo- 
vidés, et  par  suite  de  la  concentration  des  trou- 
peaux. Le  propriétaire  loue  ses  terres  directement 
aux  pasteurs  transhumants. 


1.  —  L'ART  PASTORAL 
Le    PATURAGE    ET    LES    BERGERS    TRANSHUMANTS.     

Jadis,  on  élevait  sur  chaque  domaine  des  bœufs 
et  des  chevaux  qui  paissaient  toute  Tannée  dans  la 
Campagne  de  Rome.  Mais  aujourd'hui  les  infati- 
gables petits  chevaux  romains  et  les  bœufs  à 
grandes  cornes  ont  disparu  devant  les  brebis  des- 
cendues des  Apennins.  Tandis  qu'en  beaucoup  de 
pays,  le  nombre  des  moutons  est  en  décroissance 
et  que  les  bêtes  à  laine  cèdent  souvent  la  place 
au  gros  bétail,  le  contraire  se  produit  ici.  11  ne 
faudrait  pas  en  conclure  à  une  régression  de 
l'agriculture.  Bœufs  et  chevaux  vivent  à  l'état 
libre,  uniquement  du  pâturage  comme  les  brebis: 
c'est  de  l'élevage  extensif  dans  l'un  et  l'autre  cas. 
Il  est  assez  naturel  que  ce  soit  l'animal  qui  s'ac- 
commode le  mieux  de  cette  méthode  d'exploita- 
tion qui  élimine  les  autres  ;  c'est  précisément  le 
cas  de  la  brebis  qui  est  élevée  ici,  non  en  vue  de 
la  boucherie,  mais  pour  la  production  du  lait.  La 
brebis  a  d'ailleurs  sur  le  bœuf  l'avantage  de  pou- 
voir fuir,  par  la  transbumance,  la  brûlante  séche- 
resse de  l'été  qui  cause  parfois  une  grande  mor- 
talité parmi  les  animaux  qui  restent  dans  l'Agro 
romano  où  la  nourriture  peut  venir  à  manquer 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  29 

complètement.  De  tout  temps  la  transhumance  a 
existé  entre  la  province  de  Rome  et  les  montagnes 
de  l'Apennin,  mais  c'est  seulement  à  la  fin  du  xix* 
siècle  qu'elle  a  pris  son  développement  actuel. 
On  se  rappelle  encore  le  temps  oii  les  bergers 
de  rOmbrie  et  des  Marches  n'osaient  pas  dépas- 
ser le  pied  du  Soracte,  d'oii  ils  contemplaient 
avec  effroi  la  Maremme,  pays  de  la  fièvre  et  de  la 
mort.  Un  jour  vint  cependant  oii  il  leur  fallut 
affronter  ce  pays  redoutable  lorsque  les  progrès 
de  la  culture  dans  les  Marches  et  en  Ombrie  eu- 
rent fait  disparaître  dans  ces  provinces  les  jachères 
et  les  pâturages  d'hiver.  Ce  furent  les  bergers  de 
Visso,  dans  l'Apennin  ombrien,  qui,  sous  l'empire 
de  la  nécessité,  envahirent  les  premiers  la  rive 
droite  du  Tibre  en  offrant  pour  le  pâturage  des 
prix  de  location  si  avantageux  que  les  fermiers 
réduisirent,  puis  supprimèrent  le  gros  bétail.  Les 
Abruzziens  firent  de  même  sur  la  rive  gauche  et 
la  brebis  prit  ainsi  possession  de  toute  la  Cam- 
pagne romaine  jusqu'au  littoral  de  la  mer. 

Pourquoi  les  pasteurs  peuvent-ils  offrir  des 
prix  de  ferme  qu'on  n'aurait  pas  osé  espérer  jadis? 
Ici  nous  relevons  une  répercussion  assez  inatten- 
due (Je  l'émigration  sur  l'art  pastoral.  Nous  sa- 
vons que  la  brebis  est  exploitée  pour  son  lait  qui 
sert  à  fabriquer  un  fromage  dénommé  pecorino 
(de  ppcora,  brebis)  de  saveur  très  piquante,  qui 
est  très  apprécié  des  Italiens.  C'est  un  fromage 
qui  se  conserve  bien;  aussi  peut-il  supporter  les 
longs  voyages,  et  c'est  pourquoi  il  est  1res  demandé 
en  Amérique  oii,  comme  on  sait,  il  y  a  de  nom- 
breux émigrants  italiens.  Ces  émigrants  sont  pré- 


30  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

cisément  originaires  des  montagnes  de  l'Italie 
centrale  d'où  descendent  les  pasteurs  ;  ils  passent 
les  mers  parce  que  leur  pays  est  trop  pauvre  pour 
les  nourrir.  On  peut  donc  dire  sans  paradoxe  que 
la  prospérité  actuelle  de  l'art  pastoral  transhumant 
est  due  à  la  pauvreté  du  lieu  où  il  s'exerce  pen- 
dant l'été.  La  misère  d'aujourd'hui  peut  être  une 
cause  de  richesse  pour  demain  ;  nous  avons  pu 
constater,  en  effet,  que  l'émigration  en  Amérique 
a  pour  résultat  non  seulement  la  prospérité  ma- 
térielle, mais  le  relèvement  social  de  certaines 
populations.  La  livre  de  pecorino  a  passé  en  dix 
ans  de  1  fr.  50  à  3  francs  ;  ceci  nous  explique  que 
les  fermages  aient  doublé,  que  le  pâturage  appa- 
raisse comme  le  meilleur  mode  d'exploitation  de 
l'Agro  romano  et  que  les  propriétaires  qui  voient 
augmenter  leurs  revenus  sans  se  donner  de  peine, 
nient  la  nécessité  et  l'opportunité  de  modifier  leur 
système  et  de  faire  des  améliorations  coûteuses 
et  aléatoires.  Ce  raisonnement  ne  manque  pas  de 
justesse  et  on  ne  saurait  l'écarter  sans  examen. 

On  comprend  que,  devant  les  profits  que  donne 
le  pâturage  à  brebis,  les  cultures  se  soient  beau- 
coup réduites  ;  on  constate  môme  que  certains 
domaines  sont  aujourd'hui  exclusivement  en  pâ- 
turage. Dans  ces  conditions,  le  mercante  di  cam- 
pagna  devenait  un  rouage  inutile  ;  aussi  a-t-il 
disparu,  comme  tous  les  organes  inutiles,  bien 
que  nous  soyons  ici  dans  un  milieu  très  tradition- 
nel, peut-être  même  routinier,  ce  qui  est  une 
preuve  plus  forte  de  la  rigueur  des  lois  sociales. 
Il  est,  en  effet,  très  simple  et  plus  avantageux 
pour  le  propriétaire  de  traiter  directement   avec 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  31 

un  pasteur  qui  lui  loue  toute  sa  ferme  pour  plu- 
sieurs années.  L'opération  est  encore  simplifiée 
par  la   concentration    des    troupeaux.    Autrefois 
beaucoup  de  montagnards  posséilaient  cent,  deux 
cents  brebis  ;  ils  s'associaient  pour  louer  un  pâ- 
turage,   mais  ne    pouvaient  cependant  afferuier 
qu'une  étendue  restreinte  ;  en  outre,  ils  n'étaient 
pas  toujours  très  solvables  ;  le  fermier  général 
jouait  donc  le  rôle  d'intermédiaire  utile  en  répar- 
tissant  le  terrain  du  domaine  entre  les  bergers, 
en  les  choisissant  et  en  prenant  à  son  compte 
tous  les  risques  vis-à-vis  du  propriétaire.  Mais  il 
s'est  produit  de  la  sorte  une  sélection  entre  les 
petits  pasteurs  ;  beaucoup  se  sont  endettés  et  ont 
été  peu  à  peu  expropriés  par  le  mercante  di  cam- 
pagna  qui  a  réuni  en  sa  possession  tous  ces  petits 
troupeaux  et  en  a  constitué  une  ïnasseria  de  2  000 
à  5  000  tètes  qu'il  a  vendue  ou  bien  qu'il  a  exploi- 
tée en  régie  au  moyen  de  salariés  ;   il  est  alors 
devenu  pasteur,   propriétaire    de  brebis,    mais  a 
cessé  d'exister  en  tant  que  véritable  mercante  di 
campar/na.  D'autres  petits  pasteurs  n'ont  pas  été 
évincés  de  la  propriété  de  leurs  troupeaux  ;  au 
contraire,  ils  se  sont  enrichis,  ont  augmenté  leur 
branco  qui,  avec  le  temps,  est  devenu  une  7nasse- 
ria  qu'ils  exploitent  en  alYermant  des  domaines  en 
pâturage.  Eu  somme,  les  vingt  dernières  années 
ont  marqué  une  simpli/îcatio7i  dans  le  travail  et  une 
tendance  très  nette  vers  la  spérÀalisalion  dans  l'art 
pastoral  transhumant  en  vue  de  la  production  du 
fromage.  Au  point  de  vue  économique  et  finan- 
cier, il  y  a  certainement  progrès  sur  l'âge  précé- 
dent. 


32  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

Ce  phénomène  de  concentration  a  eu  les  mêmes 
conséquences  que  dans  l'industrie  :  il  a  diminué 
le  nombre  des  patrons  indépendants  et  a  augmenté 
celui  des  salariés  ;  mais  il  semble  qu'il  ait  été 
favorable  à  ces  derniers.  Les  bergers  qui,  autre- 
fois, outre  la  nourriture,  touchaient  8  francs  de 
salaire  mensuel,  en  reçoivent  aujourd'hui  24.  Le 
grand  atelier,  en  augmentant  les  bénéfices  du 
patron,  a  permis  une  amélioration  du  sort  des 
ouvriers.  De  tous  les  travailleurs  de  TAgro  ro- 
mano  les  bergers  sont  les  plus  indépendants  et  les 
mieux  traités  ;  ils  n'ont  pas  le  souci  du  lendemain, 
puisqu'ils  sont  engagés  à  Tannée  et  qu'en  fait  ils 
restent  souvent  au  service  du  même  patron  jus- 
qu'à leur  mort.  Pour  nous  rendre  compte  de  leur 
existence  il  nous  faut  les  visiter  dans  leur  princi- 
pal atelier  de  travail  qui  esl  la  Campagne  romaine, 
puis  observer  ensuite  l'organisalion  de  leur  foyer 
familial  et  de  leur  propriété  dans  le  village  de 
montagne  d'où  ils  sont  originaires. 

Un  dimanche  matin,  nous  prenons  le  train 
pour  Lunghezza,  domaine  du  duc  Grazioli,  situé 
sur  la  ligne  de  Tivoli,  à  une  quinzaine  de  kilo- 
mètres de  Rome,  dans  le  voisinage  de  l'ancienne 
Collalia.  A  la  station  débarque  une  légion  de 
chasseurs  d'alouettes  ;  la  chasse  est  une  des  pas- 
sions du  Romain,  elle  est  libre  dans  toute  la  cam- 
pagne*. Bientôt  nous  rencontrons  les  moutons. 


1 .  Pour  soustraire  ses  terres  à  la  chasse  banale,  il  faut  les  clore 
d'un  mur  ou  d'un  treillage  de  2  mètres  de  haut  :  il  n'y  a  que 
les  réserves  royales  de  Castel  Porziano  qui  soient  dans  ce  cas. 
Lors  des  dernières  élections,  en  mars  190a,  le  duc  Caëtani,  grand 
propriétaire  mais   candidat,    a  déclaré  qu'il   n'accorderait   pas 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  33 

Cet  hiver  ils  sont  en  piteux  état,  car  il  fait  froid 
depuis  plusieurs  semaines,  l'herbe  a  gelé  et  la 
saison  est  en  retard  :  bien  que  nous  soyons  à  la 
fin  de  février,  le  pâturage  ne  commence  pas  en- 
core à  reverdir.  On  distribue  bien  aux  brebis  un 
peu  de  foin,  mais  avec  parcimonie,  car  il  est  rare 
et  fort  cher  ;  aussi  constate-t-on  partout  une 
grande  mortalité  dans  les  troupeaux. 

Plus  loin  nous  apercevons  la  cabane  des  ber- 
gers :  c'est  une  grande  hutte  circulaire  de  10  à  12 
mètres  de  diamètre,  de  15  mètres  de  hauteur, 
coiffée  d'un  toit  pointu  ;  la  charpente  est  en  bois, 
les  parois  et  la  couverture  sont  de  paille  et  de  ro- 
seaux. D'un  côté  s'étend  un  parc  clos  où  se  fait  la 
traite;  il  communique  avec  la  cabane  par  une 
porte  faisant  face  à  l'entrée.  Aux  abords  de  la 
hutte  se  trouvent  les  charrettes  qui  servent  aux 
transports,  les  caisses  pour  les  fromages  et  les 
barils  pour  l'eau  ;  à  peu  de  distance  paissent  les 
chevaux  et  les  mulets.  La  cabane  est  construite 
par  les  bergers;  il  leur  faut  une  quinzaine  de 
jours  pour  installer  complètement  leur  campe- 
ment et  ils  sont  obligés  de  recommencer  tous  les 
automnes  s'ils  ne  reviennent   pas  sur  le  même 


ime  minute  de  son  attention  à  tout  projet  de  loi  qui  tendrait  ;i 
restreindre  la  liberté  de  la  chasse  dans  la  Campagne  romaine. 
Le  dimanche,  tout  Romain  qui  franchit  les  murs  a  son  fusil  en 
bandoulière.  Sur  le  littoral,  lors  du  passa.L'e  des  cailles,  lu 
chasse  est  assez  fructueuse  ;  on  trouve  aussi  des  bécasses  dans 
les  bois  et  du  gibier  d'eau  dans  les  étangs  et  les  marais.  Ce  tra- 
vail de  simple  récolte  fournit  des  moyens  d'existence  à  toute  la 
population  de  certains  villages  de  montagne,  dont  les  hommes 
passent  huit  mois  de  l'année  dans  les  plaines  basses  du  littoral 
où  ils  vivent  exclusivement  de  la  chasse.  Le  gibier  acheté  et  cen- 
tralisé par  des  courtiers  est  expédié  à  Rome  et  à  l'étranger. 
Roux.  3 


34  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

domaine.  Au  centre  de  la  cabane  un  trou  entouré 
de  pierres  constitue  le  foyer  au-dessus  duquel 
pend  une  immense  crémaillère  tournante  fixée  à 
l'arbre  central  de  l'édifice  qui  sert  à  faire  chauffer 
le  lait  dans  un  grand  chaudron  ;  la  fumée  s'échappe 
à  travers  les  roseaux  de  la  toiture.  Tout  autour 
sont  rangés  les  coffres  où  chaque  homme  serre  ses 
vêtements  et  ses  objets  personnels  ;  le  long  des 
parois  sont  installées  deux  rangées  de  couchettes, 
trente-six  en  tout  ;  c'est  là  que  dorment  les  ber- 
gers étendus  sur  la  paille  et  couverts  de  peaux  de 
moutons.  La  peau  de  mouton  leur  sert  ausbi  à  se 
confectionner  des  pelisses  et  des  cuissards  qui  leur 
protègent  les  jambes  contre  la  pluie,  quand  ils 
sont  à  cheval,  et  contre  les  épines  et  les  ronces 
lorsqu'ils  ont  à  traverser  une  haie  ou  un  fourré. 
Une  ou  deux  tables,  des  seaux  et  quelques 
chaises  sculptées  au  couteau  pendant  les  moments 
de  loisir,  complètent  l'ameublement. 

Lorsque  nous  entrons,  cinq  ou  six  hommes  très 
proprement  vêtus,  car  c'est  aujourd'hui  dimanche, 
sont  assis  sur  des  caisses,  autour  de  la  cendre 
chaude  du  foyer.  Ils  nous  accueillent  avec  aisance 
et  cordialité  et  nous  offrent  du  pain  et  de  la  ri- 
cotta,  sorte  de  fromage  blanc  cuit  qu'on  obtient 
avec  les  résidus  de  la  fabrication  du  pecorino.  Ces 
hommes  sont  les  butteri,  c'est-à-dire  ceux  qui 
sont  chargés  des  transports  et  qui  conduisent  les 
charrettes.  Il  vont  deux  fois  la  semaine  porter  le 
fromage  à  Home,  vont  chercher  le  bois  et  l'eau 
qui  sont  parfois  très  éloignés,  etc..  Il  y  a  toute 
une  hiérarchie  parmi  les  bergers  :  à  leur  lête  est 
placé  le  vergaro  qui  représente  le  propriétaire  de 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMAXO  3o 

la  masseria,  lequel  habite  Rome,  et  qui  est  res- 
ponsable du  troupeau.  En  ce  moment,  il  est  ma- 
lade et  est  allé  se  soigner  dans  son  village,  à  Gap- 
padocia  dans  les  Abruzzes  ;  il  est  suppléé  par  son 
neveu,  jeune  homme  alerte  et  intelligent,  qui 
nous  fait  les  honneurs  du  campement.  La  masse- 
ria, de  3  700  têtes,  est  divisée  en  plusieurs  bran- 
chi  de  2o0  brebis  chacun  qui  vont  séparément  au 
pâturage,  sous  la  conduite  d'un  berger;  le  soir, 
tout  le  troupeau  est  réuni  dans  un  parc  en  filets 
de  cordage  oiî  il  passe  la  nuit  sous  la  garde  des 
chiens  et  d'un  berger  qui  couche  dans  une  petite 
roulotte.  Outre  les  bergers  et  les  butleri  dont 
nous  avons  déjà  parlé,  de  jeunes  garçons  sont 
employés  aux  menus  travaux  et  servent  d'aides 
en  attendant  d'être  promus  bergers.  Trente 
hommes  vivent  ainsi  dans  la  même  cabane,  sous 
l'autorité  du  vergaro  ;  on  se  croirait  dans  une  fa- 
mille patriarcale  si  l'absence  des  femmes  ne  fai- 
.sait  de  cette  communauté  un  simple  groupement 
de  travail.  Les  bergers  sont  nourris  parle  putron, 
ils  vivent  de  laitage  et  reçoivent  du  pain,  de 
l'huile,  des  oignons,  du  vinaigre,  quelques 
herbes  et,  aux  grandes  fêtes,  du  vin  et  de  la 
viande  ;  ils  n'hésitent  pas  d'ailleurs  à  manger  les 
animaux  qui  meurent  même  de  maladie  conta- 
gieuse. Je  ne  les  connais  pas  sulfisamment  pour 
émettre  un  jugement  sur  leurs  sentiments  et  leur 
mentalité,  mais,  d'après  les  apparences,  ce  sont 
de  braves  gens,  simples,  dignes  et  hospitaliers, 
pas  riches  assurément,  mais  pas  misérables  d'as- 
pect, courtois  mais  pas  obséquieux.  Us  semblent 
être  assez  religieux,  car  ils  nous  disent  qu'ils  oc- 


36  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

cupent  leurs  soirées  à  réciter  le  chapelet  en  com- 
mun, et  ils  demandent  au  franciscain  qui  vient 
dire  la  messe  à  Lunghezza  d'en  avancer  l'heure 
pour  leur  permettre  d'y  assister  tous  avant  de 
conduire  les  brebis  au  pâturage. 

La  traite  a  lieu  le  matin  à  quatre  heures  et 
le  soir  à  cinq  heures  ;  l'opération  demande  deux 
heures  chaque  fois.  Les  bergers  sont  assis  sous  un 
petit  toit,  où  il  y  a  dix-huit  places,  avec  leur  seau 
entre  les  jambes  ;  les  brebis  sont  réunies  derrière 
eux.  Par  un  dispositif  ingénieux,  la  brebis  qui  va 
être  traite  entre  dans  un  passage  étroit  oîj  elle  est 
arrêtée  par  les  épaules  au  moyen  d'une  sorte  de 
fourche  de  bois  que  l'homme  lui  passe  sur  le  cou: 
elle  est  alors  bien  placée,  l'arrière-train  face  au 
berger  qui  n'a  qu'à  prendre  les  trayons  :  lors- 
qu'elle a  donné  son  lait,  on  enlève  le  collier  de  bois, 
elle  part  et  est  aussitôt  remplacée  par  une  autre. 
La  traite  se  fait  ainsi  très  rapidement.  On  passe 
ensuite  à  la  fabrication  du  fromage,  qui  prend 
environ  trois  heures,  matin  et  soir. 

Les  brebis  arrivent  dans  TAgro  romano,  en  oc- 
tobre, lorsque  les  premières  pluies  ont  fait  rever- 
dir Therbe;  elles  y  restent  jusqu'à  la  fin  de  juin. 
C'est  alors  qu'on  prépare  le  départ:  pour  être  sûrs 
de  ne  rien  oublier ,  les  bergers  ont  coutume  d'aller 
camper  pendant  deux  ou  trois  nuits  à  quelques 
centaines  de  mètres  de  leur  cabane  avant  de  se 
mettre  en  route.  La  longueur  du  voyage  est  très 
variable;  les  bergers  de  Lunghezza  se  rendent  dans 
les  pâturages  de  Cappadocia,  entre  Subiaco  et 
Avezzano,  à  trois  jours  de  marche,  mais  d'autres 
qui  vont    dans    l'Apennin   des   Marches  ou    de 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  37 

l'Ombrie,  oat  un  voyage  de  douze  à  quinze  jours. 
C'est  le  sort,  par  exemple,  des  bergers  de  Testa 
di  Lèpre,  propriété  du  prince  Doria  à  23  kilo- 
mètres de  Rome,  sur  la  via  Aurélia.  Le  fermier, 
qui  est  propriétaire  de  la  masseria,  possède  aussi 
des  terres  en  Ombrie;  comme  beaucoup  de  ses 
semblables,  c'est  à  l'art  pastoral  qu'il  doit  sa  for- 
tune, grâce  à  laquelle  il  a  pu  prendre  à  ferme  plu- 
sieurs domaines  dansl'Agro  romano  et  en  acheter 
dans  son  pays  d'origine  auquel  il  reste  très  atta- 
ché. C'est  donc  ilans  la  montagne  que  la  Cam- 
pagne romaine  recrute  non  seulement  ses  bergers 
et  ses  ouvriers  mais  aussi  ses  patrons  agricoles. 
Ceux-ci  font  d'assez  bonnes  affaires,  quoique  les 
fermages  aient  beaucoup  augmenté  :  ainsi,  pour 
le  domaine  en  question,  le  prix  de  ferme  était,  il 
y  a  neuf  ans,  de  56  francs  par  rubbio  (1  hectare 
84)  ;  il  est  actuellement  de  70  francs  et  le  fermier 
renonce  à  renouveler  son  bail  parce  qu'un  concur- 
rent a  offert  100  francs.  Les  bonnes  années,  on  peut 
réaliser  un  bénéfice  de  3o  à  40  francs  par  hec- 
tare; il  est  vrai  qu'il  y  a  à  Testa  di  Lèpre,  dans 
la  vallée  de  l'Arrone,  des  terres  dulluvion  d'une 
grande  fertilité  qui,  sans  fumure,  rendent,  m'a- 
t-on  dit,  jusqu'à  trente  pour  un. 

Les  villages  de  pasteurs.  —  Quoique  le  pasteur 
de  brebis  passe  huit  mois  de  l'année  dans  la  Cam- 
pagne romaine  et  qu'il  y  revienne  tous  les  ans 
pendant  toute  sa  vie,  il  n'a  aucune  attache  avec 
le  pays  ;  il  y  est  toujours  comme  un  étranger, 
comme  un  nomade;  il  ne  sait  souvent  pas  oii  il 
campera  l'hiver  prochain   puisque  beaucoup  de 


38  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

locations  se  font  pour  l'année  seulement;  il  ne 
prend  pas  racine  dans  le  sol,  il  ne  fait  qu'y  pas- 
ser comme  ses  brebis.  Son  vrai  pays,  c'est  la 
montagne,  c'est  le  petit  village  où  vit  sa  famille 
et  où  il  possède  sa  maison  et  son  champ.  Mais  il 
en  jouit  bien  peu  de  son  champ  et  de  sa  mai- 
son, et  la  vie  de  famille  n'a  jamais  pour  lui  qu'une 
durée  éphémère.  C'est  aussi  dans  la  montagne  que 
l'élevage  des  brebis  a  pris  naissance,  il  est  une 
conséquence  des  conditions  du  lieu  et  de  la  nature 
des  pâturages. 

Pour  étudier  les  villages  de  montagne  qui  en- 
voient des  émigrants  dans  la  Campagne  romaine, 
nous  allons  établir  notre  quartier  général  à  Su- 
biaco,  à  l'Est  de  Rome,  dans  la  vallée  supérieure 
de  l'Anio.  Le  Sublaquois  est  situé  sur  les  confins 
de  la  Sabine  et  de  la  Ciociaria'.  Les  femmes  y 
portaient  jadis  un  riche  costume  qui  a  disparu, 
mais  elles  affectionnent  toujours  les  couleurs  '• 
vives,  portent  encore  sur  le  corsage  des  corsets 
rouges,  bleus  ou  noirs,  ont  au  cou  des  colliers 
de  corail,  et  de  longues  boucles  d'oreilles  en  or 
leur  pendent  sur  les  épaules  même  pendant  la 
semaine.  Elles  se  mettent  sur  la  tète  un  chàle  ou 
une  étoffe  blanche  pliée  en  carré  et  tombant  sur 
la  nuque  ;  c'est  la  coiffure  classique  des  Italiennes 
représentées  par  les  peintres.  L'œil  curieux  de  pit- 
toresque reçoit  ici  pleine  satisfaction,  mais  le 
voyageur  désireux  de  confortable  n'en   éprouve 

1.  C'est  sons  ce  nom  qu'on  désigne  le  pays  dont  Frosinone  est 
le  centre  et  dont  les  habitants  portent  comme  chaussures  les 
ciocie,  sortes  de  sandales  en  cuir  souple  retenues  par  des  cour- 
roies enroulées  autour  de  la  jambe. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  39 

aucune.  Il  est  impossible  de  trouver  un  gîte  dans 
les  villages  du  pays  ;  tout  au  plus,  dans  de  misé- 
rables cabarets,  peut-on  avoir  des  œufs,  du  pain 
et  du  fromage  :  fort  heureusement  les  personnes 
à  qui  nous  étions  adressé  ont  bien  voulu  nous 
accueillir  avec  la  plus  cordiale  hospitalité.  Même  à 
Subiaco,  petite  ville  d'une  dizaine  de  raille  âmes, 
la  principale  auberge  est  des  plus  médiocres  ; 
pourtant  le  pays,  très  pittoresque,  est  visité  par 
des  touristes  attirés  parles  célèbres  couvents  fondés 
par  saint  Benoit  qui  s'était  retiré  dans  une  gorge 
sauvage  tout  proche  de  Subiaco.  La  ville  s'étage 
sur  un  rocher  escarpé  aux  flancs  duquel  s'accro- 
chent les  maisons  serrées  les  unes  contre  les  au- 
tres :  il  n'y  a  qu'une  seule  rue  oii  puissent  passer 
les  voitures,  les  autres  sont  des  escaliers  ou  des 
montées  rapides  et  glissantes  oii  circulent  à  grand'- 
peine  des  ânes  et  où  le  piéton  lui-môme  doit 
prendre  quelque  précaution  s'il  ne  veut  pas  s'al- 
longer sur  le  pavé.  Nous  sommes  ici  dans  une  ré- 
gion 011  presque  tous  les  transports  se  font  encore 
par  animaux  de  bât.  Le  chemin  de  fer  s'arrête  à 
Subiaco  et  la  route  suit  la  vallée;  en  dehors  de  \h 
il  n'y  a  que  des  sentiers  étroits  et  montueux. 

C'est  un  de  ces  sentiers  que  nous  prenons  poui' 
nous  rendre  à  Cervara.  Ce  sentier  suit  d'ailleurs 
l'itinéraire  le  plus  fantastique  ;  il  prend  plaisir  à 
gravir  les  crêtes  les  plus  escarpées  et  à  plonger 
tout  à  coup  au  fond  des  ravins  ;  tour  à  tour  on 
patauge  dans  une  boue  fangeuse  et  bientôt  après 
on  se  meurtrit  les  pieds  contre  les  pierres.  En 
quittant  la  ville,  nous  traversons  des  champs 
plantés  de  vignes  et  d'arbres  fruitiers  au  milieu 


40  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

desquels  sont  disséminées  des  métairies,  puis  nous 
cheminons  ensuite  à  travers  les  rochers  ;  çà  et  là, 
un  petit  champ  suspendu  au  flanc  de  la  montagne, 
des  broussailles  qui  ont  la  prétention  d'être  des 
bois  ;  enfin,  après  quatre  heures  de  marche, 
nous  atteignons  Cervara,  qui  est  bien  dans  la  si- 
tuation la  plus  sévèrement  pittoresque  qui  se 
puisse  imaginer. Le  village  est  dominé  parles  ruines 
d'un  vieux  château  au  pied  duquel  s'accrochent 
les  maisons  comme  un  essaim  d'abeilles  ;  elles  se 
prolongent  d'un  côté  en  se  serrant  les  unes  contre 
les  autres  comme  pour  s'abriter  du  vent  ou  se  ré- 
chauff"er  mutuellement.  Outre  le  chemin  muletier 
que  nous  venons  de  suivre,  un  sentier  descend  en 
zigzag  dans  le  fond  de  la  vallée  vers  la  station 
d'Agosta,  d'oii  trois  ou  quatre  fois  par  jour  le  sif- 
flet de  la  locomotive  monte  comme  un  rappel  de 
la  civilisation  vers  ce  village  isolé  sur  son  roc. 
C'est  un  chaos  bien  singulier  que  l'intérieur  de  ce 
village:  fouillis  de  ruelles  tortueuses  qui  se  cou- 
pent et  s'entre-croisent,  descendent  et  remontent 
en  escaliers  contournés,  passent  sous  des  arcs  qui 
contre-butent  deux  maisons  voisines,  s'engagent 
sous  des  voûtes  qui  se  prolongent  en  tunnels  et 
ménagent  au  promeneur  toute  une  série  de  déni- 
vellations. Pour  croiser  un  passant  il  faut  s'écra- 
ser contre  les  murs,  et  si  l'on  rencontre  un  âne, 
il  n'y  d'autre  ressource  que  d'entrer  dans  une  mai- 
son tellement  les  rues  sont  étroites.  Enfin,  après 
de  longs  détours,  après  des  escalades  essoufflantes 
et  des  descentes  glissantes,  nous  arrivons  chez  le 
médecin  à  qui  nous  sommes  adressé. 

Chaque  commune  a  son  médecin  comme  elle  a 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  41 

son  maire  et  son  curé.  C'est  une  sorte  de  fonc- 
tionnaire, payé  plus  ou  moins  grassement  sur  les 
fonds  communaux,  qui  doit  gratuitement  ses  soins 
aux  liabitants  qui  ne  paient  pas  d'impôts,  en  réa- 
lité à  tout  le  monde.  Les  malades  doivent  payer 
les  médicaments,  mais,  en  fait,  il  faut  bien  les  don- 
ner aux  indigents  sous  peine  de  rendre  l'assistance- 
médicale  inefficace.  11  ne  semble  pas  que  ce  soit 
une  existence  bien  enviable  que  d'être  médecin 
à  Cervara  ;  les  ressources  locales,  intellectuelles 
ou  matérielles,  sont  nulles,  et  on  est  à  quatre 
heures  de  marche  deSubiaco  par  un  sentier  mule- 
tier. On  doit  mener  là  une  vie  tranqudle  et  somno- 
lente de  marmotte  hivernante.  Le  service  n'est 
heureusement  pas  trop  pénible,  car  tous  les  habi- 
tants sont  groupés  au  village  ;  il  n'y  a  que  quel- 
ques rares  maisons  isolées.  Le  médecin  a  un  mois 
de  congé  pendant  lequel  il  est  remplacé  aux  frais 
delà  commune;  il  peut  naturellement  se  faire 
payer  ses  soius  par  les  personnes  aisées,  mais  dans 
les  pays  de  montagne  c'est  là  une  ressource  illu- 
soire et  il  faut  se  contenter  des  2  000  francs  alloués 
par  la  commune. 

C'est  de  Cervara  qu'est  originaire  le  propriétaire 
de  la  maaseria  que  nous  avons  vue  à  Lunghezza, 
c'est  là  aussi  qu'il  recrute  une  partie  de  ses  ber- 
gers, les  autres  sont  de  Cappadocia,  sur  le  versant 
oriental  de  la  montagne.  Cervara  compte  308  fa- 
milles formant  un  total  de  1  631  habitants  ;  il  y  a 
une  cinquantaine  de  naissances  pour  2o  à  30  décès» 
cependant  la  population  n'augmente  plus  sensi- 
blement, car  dans  ces  dernières  années  beaucoup 
déjeunes  hommes  se  sont  fixés  à  Rome  ou  dans 


42  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

les  Castelli  (Tivoli,  Frascati,  Albano,  etc..)  où 
ils  sont  employés  dans  les  vacheries.  C'est  là  un 
effet  du  développement  de  la  production  laitière 
dans  les  environs  de  Rome  dû  à  l'accroissement 
de  la  population  de  la  capitale  et  à  l'intensification 
de  l'agriculture  en  quelques  endroits  :  l'émigra- 
tion devient  définitive  et  fournit  une  population 
stable.  Mais  c'est  encore  Témigration  périodique 
qui  domine  de  beaucoup  ;  les  trois  quarts  des 
hommes  sont  bergers,  les  autres  descendent  aussi 
dans  l'Agro  romano  pour  la  tonte  des  brebis,  pour 
les  foins  et  la  moisson,  de  sorte  qu'^n  mai  et  juin 
il  ne  reste  au  village  que  les  artisans,  d'ailleurs 
assez  nombreux  :  on  compte  quinze  cordonniers 
et  une  dizaine  de  tailleurs.  Je  veux  bien  qu'on  use 
beaucoup  de  chaussures  dans  les  rochers  du  pays, 
mais  comme  on  marche  souvent  pieds  nus  et  qu'on 
porte  volontiers  des  vêtements  rapiécés,  j'imagine 
qu'être  tailleur  ou  cordonnier,  c'est  un  peu  une 
façon  de  vivre  de  ses  rentes  sans  passer  pour  un 
bourgeois.  Il  y  a  aussi  des  menuisiers  et  des  ma- 
çons qui  vont  chercher  du  travail  au  dehors. 

Cette  émigration  prouve  surabondamment  que 
les  moyens  d'existence  font  défaut  à  la  popula- 
tion. Cela  tient,  d'une  part,  à  la  nature  du  sol  où 
les  rochers  tiennent  une  large  place,  et  au  climat 
qui  ne  permet  pas  aux  cultures  arborescentes  de 
prendre  une  grande  extension'.  Dans  le  fond  de 
la  vallée  on  voit  des  vignes  et  des  oliviers  en  cul- 
ture mixte  avec  les  céréales  ■  ;  sur  le  plateau  au- 

i.  Cervara  est  à  plus  de  1000  mètres  d'altitude. 

2.  La  culture  mixte  (coltura  promiscua)  est  d'un  usage  général 


;LE  latifundium  dans  L'AGRO  ROMANO  4:5 

dessus  du  village  se  trouvent  les  champs  à  blé  et 
les  pâturages'.  Les  pâturages  et  les  bois  commu- 
naux couvrent  environ  2  000  hectares',  mais  la 
commune  a  droit  de  pâturage  sur  les  terres  en 
jachère  qui  sont  ainsi  soumises  à  la  vaine  pâture. 
De  ce  fait  le  droit  de  propriété  subit  une  restric- 
tion, car  on  ne  peut  ensemencer  les  terres  qu'une 
année  sur  deux;  cependant  la  population  s'étant 
beaucoup  accrue,  la  commune  a  autorisé  les  pro- 
priétaires à  semer  sur  leurs  propres  terres  des 
lentilles,  des  haricots  ou  des  pommes  de  terre 
pendant  l'année  jadis  consacrée  à  la  jachère.  Il 
en  est  résulté  une  diminution  de  la  surface  laissée 
libre  pour  le  pâturage,  une  diminution  correspon- 
dante du  nombre  des  brebis  qui  viennent  estiver 
et  une  augmentation  de  la  taxe  de  pâturage  pré- 
levée par  la  commune  :  cetle  redevance,  jadis  de 
20  centimes  par  tête,  a  été  portée  à  1  franc  pour 
les  brebis  étrangères,  et  à  60  centimes  pour  les 
brebis  des  habitants.  Autrefois  il  est  venu  jusqu'à 
18000  brebis  à  Cervara;  actuellement  il  n'en  vient 
plus  que  7  000,  qui  séjournent  do  la  mi-juin  jus- 
qu'en octobre-novembre. 

Nous  enregistrons  ici  une  répercussion  très  nette 
du  mode  de  travail  sur  le  régime  de  la  propriété. 
L'art  pastoral  domine   et  le   droit   de    propriété 

dans  toute  l'Italie  centrale.  Elle  consiste  à  associer  dans  le 
même  champ  une  plante  annuelle  (céréale  ou  fourrage)  avec  une 
plante  vivace  (vigne,  olivier,  mûrier).  Le  même  sol  porte  ainsi 
deux  récoltes  simultanées. 

1.  En  1908,  on  a  récolté  à  Cervara  3  600  hectolitres  de  froment 
sur  600  hectares,  1  200  hectolitres  de  vin  sur  200  hectares  en 
culture  mixte  ;  en  1907,  300  hectolitres  de  maïs  sur  100  hectares  ; 
en  1908-1909,  200  hectolitres  d'huilf. 


44  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

s'adapte  à  ses  exigences  :  en  fait,  le  droit  de  pro- 
priété privée  ne  s'exerce  que  pendant  le  temps  né- 
cessaire à  la  culture.  La  culture  elle-même  était 
jadis  limitée  pour  laisser  le  champ  libre  à  l'art 
pastoral  et  elle  ne  s'est  étendue  que  sous  l'empire 
de  la  contrainte  exercée  par  la  surabondance  du 
la  population  ;  avec  elle  s'est  prolongée  l'appro- 
priation privée  du  sol  qui  est  d'ailleurs  absolue 
pour  les  champs  de  la  vallée  plantés  de  vignes  et 
d'oliviers.  Nous  trouvons  donc  bien  ici  la  confir- 
mation de  cette  loi  sociale  que  V appropriation  du 
sol  a  lieu  dans  la  mesure  imposée  par  la  nature 
du  travail,  et  qu'elle  est  d'autant  plus  accentuée 
que  le  travail  doit  être  plus  productif. 

k.  Cervara  les  femmes  sont  reines  ;  c'est  à  elles 
qu'incombent  tous  les  travaux,  mais  elles  régnent 
dans  la  maison  et  dirigent  l'éducation  des  enfants. 
C'est  tout  au  plus  si,  pendant  l'hiver,  les  hommes 
reviennent  passer  trois  ou  quatre  semaines  chez 
eux  pour  faire  certains  travaux  pénibles  ;  en  éh', 
si  le  troupeau  n'est  pas  trop  loin,  ils  rentrent  le 
soir  coucher  à  la  maison. 

La  pjropriété  est  très  morcelée,  car,  à  la  mort  du 
père,  les  enfants  se  partagent  les  biens  également. 
En  général,  chaque  famille  possède  un  âne  et 
parfois  quelques  bétes  à  cornes,  mais  les  petits 
troupeaux  de  brebis  sont  devenus  rares.  Malgré 
l'exiguïté  de  leurs  domaines  les  pasteurs  de  Cer- 
vara sont  prospères  si  on  les  compare  à  leurs  voi- 
sins, les  émigranls  agricoles,  car  ils  peuvent 
épargner  à  peu  près  tout  leur  salaire  ;  le  territoire 
fournit  assez  de  blé  et  les  impôts  communaux  sont 
peu  élevés,  grâce  aux  revenus  des  bois  et  des  pâ- 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMAND  4o 

turages.  La  nourriture  se  compose  de  pain  de  fro- 
ment remplacé  parfois  par  la  polenta  dé  maïs,  de 
viande  de  porc,  de  légumes,  de  haricots,  d'huile, 
etc..  On  hoit  habituellement  du  petit  vin.  Nous 
verrons  plus  loin  comment  se  nourrissent  les  ou- 
vriers de  l'Agro  romano. 

Dans  cet  intéressant  pays  de  Subiaco  il  n'y  a 
pas  deux  villages  qui  se  ressemblent.  Tous  en- 
voient des  émigrants  dans  la  Campagne  romaine, 
mais  chacun  a  sa  spécialité  :  Saracinesco  dont  le 
nom  révèle  l'origine  sarrasine,  fournit  de  modèles 
les  ateliers  de  Rome  ;  Camerata  Nuova  peuple  de 
ses  chasseurs  les  forêts  du  littoral  ;  Canterano,  où 
nous  irons  tout  à  l'heure,  envoie  des  journaliers, 
et  Rocca  Canterano  des  familles  de  colons,  sur 
les  fermes  de  l'Agro  romano.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'aux villages  de  pasteurs  qui  n'aient  chacun 
leur  physionomie  propre  :  ainsi  Jenne  diffère  net- 
tement de  Cervara. 

Au  sortir  de  Subiaco  nous  passons  au  pied  de 
la  falaise  où  sont  incrustés  les  trois  couvents  do 
Sainte-Scolaslique  et  nous  suivons,  au  fond  de  la 
gorge  sauvage  où  mugit  l'Anio  torrentueux,  un 
sentier  de  mulet  qui  conduit  à  Filettino,  autre 
village  de  pasteurs  situé  à  l'extrémité  de  la  vallée. 
Mais  nous  n'irons  pas  jusque-là  et,  au  bout  de 
deux  heures  de  marche,  après  avoir  croisé  de 
nombreux  groupes  de  paysans  qui  se  rendent  à 
Subiaco  pour  la  fête  de  saint  Benoit,  nous  arri- 
vons à  un  sentier  en  lacets  qui,  sur  la  gauche, 
escalade  la  montagne.  Encore  une  heure  d'ascen- 
sion sous  un  soleil  de  mars  déjà  ardent  et  nous 
arrivons  sur  la  grande  place  de  Jenne  où  s'élève 


46  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

l'église,  banal  monument  du  xvii*^  siècle.  L'an- 
cienne église  à  demi-ruinée  dresse  son  campanile 
à  l'autre  extrémité  du  village,  à  pic  sur  la  vallée  \ 

On  ne  voit  partout  que  des  rochers  au  milieu 
desquels  quelques  moutons  cherchent  leur  vie, 
mais,  sur  le  plateau,  on  trouve  les  champs  et  les 
pâturages  qui  appartiennent  soit  aux  particuliers 
soit  à  la  commune.  Les  propriétés  privées  sont 
soumises  à  la  vaine  pâture,  ce  qui  oblige  à  un  asso- 
lement invariable  :  on  cultive  le  maïs,  puis  le  fro- 
ment et  on  laisse  le  sol  en  jachère  pendant  deux 
ans.  Pour  que  la  vaine  pâture  ne  soit  pas  un  droit 
illusoire,  il  faut  que  l'ordre  de  succession  des 
cultures  soit  le  même  pour  tous  les  champs  d'un 
même  quartier.  On  voit  Lien  encore  ici  les  restric- 
tions que  l'art  pastoral  apporte  au  droit  de  pro- 
priété. 

Il  y  a,  à  Jenne,  des  propriétaires  libres  et  des 
emphytéotes  à  trois  générations  relevant  du  cou- 
vent de  Sainte-Scolastique  qui  possédait  jadis 
presque  tout  le  Sublaquois.  La  mense  paroissiale 
possède  aussi  23  hectares  cédés  en  emphytéose. 
Cette  forme  de  tenure  subit  une  crise,  car  la  loi 
ne  permet  plus  la  constitution  d'emphytéose  pour 
trois  générations  :  toute  emphytéose  est  aujour- 
d'hui rachetable  ;  il  s'ensuit  que  beaucoup  de 
propriétaires  se  refusent  à  en  constituer  dans  la 
crainte  de  voir  une  parcelle  située  au  milieu  de 


1.  C'est  un  caractère  des  Apennins  d'avoir  un  profil  très  ac- 
centué et  des  pentes  très  abruptes  ;  cela  tient  à  l'âge  géologique 
récent  de  ces  montagnes  qui,  datant  de  l'époque  tertiaire,  sou- 
vent même  du  pliocène,  n'ont  pas  encore  subi  une  longue  éro- 
sion. 


LE  LATIFUiNDlUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  47 

leurs  biens  s'affranchir  et  former  une  enclave  in- 
dépendante. 11  semble  bien  que  la  réforme  intio- 
duite  par  le  code  civil  soit  discutable  si  on  consi- 
dère l'intérêt  du  paysan  qui,  par  Femphyléose, 
est  assuré  de  profiter  de  son  travail  et  des  amélio- 
rations qu'il  fait,  et  jouit  pratiquement  de  tous 
les  droits  du  propriétaire  sans  avoir  à  débourser 
de  capital  d'achat.  On  trouve  à  Jenne  quelques 
habitants  aisés  qui  se  sont  enrichis  dans  le  com- 
merce du  bétail,  des  peaux  ou  des  laines.  La  com- 
mune possède  des  biens  estimés  800  000  francs  ; 
ce  sont  des  bois  très  étendus  et  des  terrains  à 
pâturag^e  qui  sont  cultivés  une  année  sur  deux, 
moyennant  une  redevance  égale  au  quart  du  pro- 
duit ;  c'est  un  fermier  général  qui  touche  ces  re- 
devances et  paie  une  somme  fixe  à  la  commune. 

La  culture  des  terrains  à  pâturage  est  évidem 
ment  due  à  l'accroissement  de  la  population  qui. 
en  1871,  comptait  1  o67  habitants  répartis  en  323 
feux  et  qui,  en  1908,  en  comptait  2  147  en  460  fa- 
milles. Il  en  résulte  un  morcellement  croissant  de 
la  propriété,  car  le  partage  égal  est  ici  la  règle. 
Les  filles  sont  ordinairement  réduites  à  leur  dot 
s'il  y  a  un  contrat  de  mariage  en  ce  sens,  sinon 
elles  viennent  aussi  à  succession.  Le  testament 
est  d'un  usage  courant;  les  époux  se  donnent  ré- 
ciproquement l'usufruit  de  leurs  biens;  le  partage 
n'a  donc  lieu  qu'à  la  mort  du  survivant  et  le  fils 
qui  a  pris  soin  des  vieux  parents  reçoit  générale- 
ment un  avantage.  11  y  a  quelques  exemples  d'in- 
division entre  frères  parmi  les  pasteurs. 

L'émigration  est  une  nécessité  pour  les  habi- 
tants de  Jenne  qui  ne  trouveraient  pas   sur  le 


48  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

territoire  de  leur  commune  des  moyens  d'existence 
suflBsants.  On  estime  que  les  émigrants  forment 
la  moitié  de  la  population.  Les  quatre  cinquièmes 
d'entre  eux  sont  des  propriétaires  de  juments  et 
de  vaches  qui  vont  hiverner  avec  toute  leur  fa- 
mille dans  les  environs  de  Nettuno  sur  le  littoral. 
Ces  «  carapagnoli  »,  comme  on  les  appelle,  possè- 
dent de  30  à  40  hêtes.  Lorsque  ces  familles  sont 
dans  la  Campagne  romaine,  certains  de  leurs 
membres  gardent  les  animaux,  les  autres  cher- 
chent du  travail  dans  le  voisinage  ;  pendant  ce 
temps,  leurs  maisons  de  Jeune  sont  fermées  et 
les  champs  sont  cultivés  par  des  parents  ou  des 
voisins,  avec  lesquels  intervient  un  arrangement. 
Certains  campagnoli  sont  possesseurs  de  300  à  500 
brebis  ;  ils  s'associent  entre  eux  pour  louer  dans 
l'Agro  romano  une  «  réserve  »,  c'est-à-dire  une 
certaine  étendue  de  pâturage  dans  un  domaine. 

On  voit  la  différence  qui  existe  entre  les  pas- 
teurs de  Jeune  et  ceux  de  Cervara  ;  les  premiers 
représentent  encore  l'ancien  type  du  petit  proprié- 
taire de  bétail,  patron  indépendant  qui  s'enrichit 
quelquefois  par  l'élevage  et  le  commerce  :  les  se- 
conds, par  suite  de  la  concentration  des  trou- 
peaux, sont  devenus  de  simples  salariés.  Dans  le 
premier  cas  le  foyer  suit  l'atelier  de  travail,  mais 
la  famille  reste  groupée  ;  dans  le  second  cas  il  y 
a  séparation  très  nette  et  permanente  entre  le 
foyer  familial  et  l'atelier  de  travail  des  hommes  : 
la  famille  est  divisée.  Cette  différence  de  l'état  so- 
cial à  Jcnne  et  Cervara  tient  sans  doute  à  la  diffé- 
rence du  genre  de  bétail  élevé  :  à  Jeune  ce  sont 
des  chevaux  et  des  vaches,  dont  l'élevage  n'a  pas 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  49 

subi  la  même  concentration  que  celui  de  la  brebis. 
Nous  avons  lieu  de  croire  que  la  situation  était 
jadis  à  Cervara  ce  qu'elle  est  aujourd'hui  à  Jenne 
et  que  Jenne  finira  par  ressembler  à  Cervara  par 
suite  de  la  sélection  qui  s'opère  entre  les  petits 
propriétaires  de  bétail,  à  moins  que  d'ici  là  les 
conditions  agricoles  de  l'Agro  romano  ne  soient 
modifiées.  Déjà  à  Jenne,  le  nombre  des  bergers 
salariés  tend  à  décroître,  car  beaucoup  de  ceux-ci 
cherchent  à  se  fixer  à  Rome  ou  aux  environs  comme 
gardes,  vachers  et  même  employés. 

L'émigration  pastorale  n'est  pas  la  seule  que 
nous  constations  à  Jenne  ;  un  certain  nombre 
d'hommes  vont  travailler  aux  vignes  à  Frascati  où 
ils  prennent  des  habitudes  différentes  de  celles  de 
leur  pays  dorigine.  En  mai,  partent  aussi  de 
Jenne  des  tondeurs  de  brebis  et  des  femmes  qui 
vont  épamprer  les  vignes  dans  les  Castelli  ro- 
mani. 

On  voit,  par  ce  que  nous  venons  de  dire,  que  la 
crise  agraire  ne  se  fait  pas  sentir  sur  les  pasteurs 
transhumants  qui  s'accommodent  fort  bien  du  pâ- 
turage extensif  et  du  latifundium.  Tout  au  con- 
traire, c'est  parce  que  l'exploitation  des  brebis  a 
pris  une  grande  extension  et  est  très  avantageuse 
qu'ils  trouvent  facilement  des  moyens  d'existence 
et  que  leurs  salaires  ont  triplé  en  dix  ou  quinze 
ans.  Ces  salaires,  qu'ils  peuvent  épargner  en  tota- 
lité, augmentent  les  ressources  que  la  famille  tire 
de  son  petit  domaine  de  la  montagne  et  lui  per- 
mettent parfois  de  s'élever.  Parmi  les  salariés 
agricoles  de  l'Italie,  le  berger  de  l'Agro  romano 
occupe  certainement  une  situation  enviable.  Si, 
Roux.  4 


50  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

parmi  les  pasteurs  transhumants,  le  nombre  des 
petits  patrons  indépendants  a  diminué,  le  latifun- 
dium n'y  est  pour  rien  :  c'est  un  résultat  de  la 
sélection  naturelle  qui  est  plus  rapide  et  plus  ac- 
centuée à  notre  époque,  par  suite  du  développe- 
ment des  transports  et  du  commerce. 

Cependant  rien  n'est  immuable  et  pour  les  pas- 
teurs eux-mêmes  on  peut  voir  se  dessiner  la  crise. 
Leur  population  s'accroît  et  le  nombre  des  places 
de  bergers  est  limité,  comme  aussi  le  nombre 
des  brebis  que  peuvent  nourrir  les  pâturages 
extensifs  de  l'Agro  romano.  Les  moyens  d'exis- 
tence menacent  d'être  un  jour  insulfisants.  Mais 
la  crise  se  trouve  être  .conjurée  avant  même  d'avoir 
éclaté  par  le  développement  de  l'industrie  laitière 
aux  environs  de  Rome  :  un  certain  nombre  d'émi- 
grants  trouvent  actuellement  dans  les  vacheries 
des  emplois  permanents  qui  leur  assurent  des 
moyens  d'existence  stables.  Nous  avons  là  en 
raccourci  toute  la  question  agraire  dans  la  Cam- 
pagne romaine  et  sa  solution  naturelle  par  la 
transformation  des  méthodes  de  travail  et  l'exploi- 
tation intensive  du  sol. 


II.  -  LA  CULTURE 

L'émigration  temporaire.  —  Si  la  situation  des 
bergers  transhumants  est  à  peu  près  satisfaisante, 
on  n'en  saurait  dire  autant  des  émigranls  culti- 
vateurs. 

Il  y  a  vers  la  province  de  Rome  un  courant  mi- 
gratoire très  intense  qui  se  présente  sous  plusieurs 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  SI 

aspects'.  On  peut  distinguer  une  émigration  d'hi- 
ver de  longue  durée  et  deux  émigrations  d'été  et 
d'automne  courtes,  mais  abondantes.  Ces  diverses 
catégories  d'émigrants  ne  se  recrutent  pas  dans 
les  mf^mes  pays.  En  octobre,  novembre  surtout, 
arrivent  des  journaliers,  embrigadés  pour  la  plu- 
part par  des  entrepreneurs  de  main-d'œuvre  appe- 
lés caporaux,  et  originaires  des  Marches  et  de 
rOmbrie.  Les  Abruzzes,  la  Ciociaria,  la  Sabine 
fournissent  aussi  un  grand  nombre  d'ouvriers  de 
cette  sorte,  mais  il  y  a  parmi  eux  une  plus  forte 
proportion  de  travailleurs  indépendants  et  de 
femmes.  Les  émigrants  des  régions  les  plus  rap- 
prochées :  Ombrie,  Sabine  et  Ciociaria,  vont  et 
viennent  plusieurs  fois,  durant  l'hiver,  entre  leur 
pays  et  la  Campagne  romaine.  On  estime  à  plus 
de  30  000  les  émigrants  qui  passent  ainsi  Ihiver 
dans  la  province  de  Rome;  parmi  eux,  20  000  sé- 
journent dans  l'Agro  romano  et  se  divisent  en 
ouvriers  agricoles  (13  000),  pasteurs  (4  000),  bû- 
cherons (1  oOO)  ;  les  autres  trouvent  du  travail 
dans  les  vignes  des  Gastelli  romani,  de  Tivoli  et 
de  Monterotondo. 

En  mai,  les  habitants  des  Marches,  des  Abruzzes 
et  de  la  Campanie  commencent  à  retourner  chez 
eux  et  sont  remplacés  par  des  gens  de  TOmbrie, 
de  la  Sabine,  de  la  Ciociaria  et  du  Yiterbois.  La 
zone  de  l'émigration  se  restreint  et  se  rapproche; 
mais,  dans  cette  zone,  l'intensité  du  mouvement 
migratoire  s'accentue;  on  estime,  en  effet,  que  les 


1.  Cf.  Le  correnti  periodiche  di  migrazione  inlerna  in  lialia  du- 
rante il  1905.  Roma,  1907,  publié  par  l'OflBce  du  travail. 


o2  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

montagnes  de  la  province  de  Rome  fournissent 
08  pour  100  des  émigrants  d'été,  TOmbrie  29  pour 
100  et  les  autres  régions  13  pour  100  seulement. 
Gela  s'explique  par  la  nature  des  travaux  qui  sont 
de  faible  durée,  mais  exigent  une  main-d'œuvre 
abondante  :  d'abord  le  sarclage  des  vignes  qui  oc- 
cupe beaucoup  de  femmes,  puis  la  fauchaison  et 
la  moisson.  Les  statistiques  évaluent  à  3o  000  le 
nombre  des  émigrants  qui,  en  mai,  juin  et  juillet, 
s'ajoutent  aux  26000  ouvriers  présents  au  30  avril, 
mais  il  faut  tenir  compte  de  nombreux  départs  : 
en  mai  et  juin,  les  pasteurs,  bûcherons  et  char- 
bonniers regagnent  tous  leurs  montagnes  et  sont 
remplacés  par  les  faucheurs  qui  seraient  13  000, 
soit  22  pour  100  des  émigrants,  les  moissonneurs 
qui  seraient  au  nombre  de  30  000,  soit  49  pour  100. 
Il  y  aurait  en  outre  6  000  personnes  occupées  dans 
les  vignes  et  11000  employées  à  des  travaux  di- 
vers. Quant  aux  femmes,  elles  représenteraient 
18,9  pour  100  du  total  des  émigrants,  mais  pour 
les  travaux  des  vignes  cette  proportion  s'élèverait 
à  37  pour  100  et,  si  on  tient  compte  seulement 
des  émigrants  originaires  des  montagnes  de  la 
province,  elles  constitueraient  plus  de  la  moitié 
du  contingent  de  l'émigration,  oi  pour  100.  Il 
faut  remarquer  que,  pendant  l'été,  les  travailleurs 
engagés  par  les  caporaux  sont  deux  fois  plus  nom- 
breux que  les  travailleurs  libres;  pour  la  moisson, 
les  ouvriers  embrigadés  représentent  même  les 
six  septièmes  du  total.  Ceci  encore  s'explique  par 
la  nature  des  travaux. 

Dès  que  la  moisson  est  faite  et  les  battages  ter- 
minés, tout  le  monde  fuit  la  malaria  et  regagne 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  33 

la  montagne,  mais  en  octobre,  outre  les  émigrants 
d'hiver,  descendent  de  la  Sabine  et  de  la  Giocia- 
ria  des  vendangeurs  et  des  cueilleurs  d'olives  qui, 
après  un  court  séjour  dans  les  pays  viticoles,  re- 
tournent chez  eux.  Il  y  a,  en  somme,  un  inces- 
sant va-et-vient  entre  les  montagnes  de  la  pro- 
vince de  Rome,  d'une  part,  l'Agro  romano  et  les 
régions  à  cultures  arborescentes,  d'autre  part. 

Le  fait  de  l'émigration  a  une  importance  capi- 
tale pour  l'étude  de  la  question  agraire  dans  la 
Campagne  romaine.  Il  prouve  que  l'Agro  romano. 
bien  que  soumis  à  une  exploitation  des  plus  ex- 
tensives,  a  besoin  d'une  main-d'œuvre  assez  con- 
sidérable, et  ce  besoin  augmenterait  beaucoup  si 
la  culture  devenait  intensive;  il  prouve  aussi 
qu'il  y  a  en  Italie  une  foule  de  pays  dont  la  po- 
pulation surabondante,  ou  égard  aux  ressources 
locales,  doit  chercher  ailleurs  des  moyens  d'exis- 
tence*. Par  suite  des  conditions  de  la  propriété 
ces  émigrants  ne  peuvent  pas  se  fixer  dans  la 
Campagne  romaine  ;  leur  existence  reste  précaire 
et  incertaine.  C'est  là  proprement  ce  qui  constitue 
ici  la  crise  agraire. 

Pour  étudier  comme  il  le  mérite,  le  phénomène 
de  l'émigration,  il  faudrait  observer  chacun  des 
pays  qui  envoient  es  démigrants  dans  la  Campa- 
gne de  Rome,  en  analyser  les  conditions  sociales, 
voir  quels  problèmes  se  posent  devant  les  popu- 
lations, comment  et  dans  quelle  mesure  l'émigra- 

1.  C'est  ce  qu'établit  fort  bien  la  publication  de  l'Office  du  tra- 
vail citée  plus  haut.  Les  courants  migratoires  ne  se  limitent  pas 
à  la  province  de  Rome,  mais  s'étendent,  suivant  la  saison,  à  la 
Capitanate,  à  la  Lombardie,  à  la  Basilicate,  à  la  Sicile,  etc. 


34  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

tion  y  apporte  une  solution,  et  quelles  répercus- 
sions elle  a  sur  les  conditions  locales.  Un  tel 
travail  nous  entraînerait  trop  loin  ;  d'ailleurs 
nous  n'avions  pas  la  possibilité  matérielle  d'éten- 
dre nos  observations  depuis  Rimini  jusqu'à  Ca- 
serte  ;  il  fallait  nous  limiter  et  nous  nous  sommes 
borné  à  faire  porter  notre  enquête  sur  une  des 
régions  montagneuses  qui,  avoisinant  la  Campa- 
gne romaine,  ont  avec  elle  des  rapports  inces- 
sants et  étroits. 

A  Cervara  et  à  Jenne,  outre  les  pasteurs,  nous 
avons  déjà  trouvé  des  éraigrants  qui  prennent 
part  aux  travaux  de  culture,  soit  dans  TAgro  pour 
les  moissons,  soit  dans  le  Castelli  pour  les  vi- 
gnes. A  Canterano  nous  allons  trouver  des  émi- 
grants  d'hiver.  Ce  village  se  dresse  sur  une  hau- 
teur à  quelques  kilomètres  à  l'Ouest  de  Subiaco. 
On  y  accède  par  une  route  carrossable,  construite 
aux  frais  de  treize  communes  réunies  en  syndicat. 
Cependant  les  voitures  ne  peuvent  pas  entrer 
dans  le  village  dont  les  ruelles  sont  trop  étroites 
et  trop  montueuses.  C'est  ici  le  même  chaos  de 
maisons  qu'à  Cervara.  Sur  une  place  de  quelques 
mètres  de  large  nous  trouvons  à  côté  de  l'église 
la  maison  de  l'instituteur  à  qui  nous  sommes 
adressé.  C'est  un  indigène  du  pays  qui  compte  un 
cardinal  dans  sa  famille;  il  a  un  frère  prolesseur 
à  Rome,  un  autre  médecin  dans  le  voisinage,  un 
troisième  est  maire  de  Canterano.  C'est  un  nota- 
ble :  son  habitation  est  vaste,  il  possède  des  terres 
et  un  moulin  à  olives,  il  fait  aussi  le  commerce 
des  noix.  C'est  dans  sa  propre  maison  qu'il  a 
installé  la  salle  d'école  oii  il  instruit  une  quaran- 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  55 

laine  de  garçons  :  les  petites  filles  sont  confiées  à 
une  institutrice.  Il  me  dit  qu'il  s'inquiète  peu  des 
programmes  et  des  horaires  officiels,  mais  qu'il 
cherche  à  adapter  son  enseignement  à  la  vie  et 
aux  besoins  des  paysans  :  lorsqu'il  pleut,  il  pro- 
longe les  heures  de  classes;  si  le  temps  est  beau, 
il  les  abrège  ;  en  été,  il  fait  l'école  de  6  heures  à 
8  heures  du  matin,  car  les  parents  ont  besoin  des 
enfants  pour  garder  les  porcs  et  les  chèvres,  et 
dans  un  pays  où  l'assiduité  scolaire  n'est  qu'un 
mot  inscrit  dans  la  loi,  il  faut  s'ingénier  pour 
instruire  les  enfants.  L'instituteur  de  Canterano 
qui  me  semble  avoir  une  culture  supérieure  à 
celle  de  ses  semblables,  joue  bien  ici  le  rôle  d'au- 
torité sociale.  Sa  situation  de  famille  renforce  sa 
qualité  d'instituteur  et  il  exerce  une  certaine  in- 
fluence sur  les  paysans  auxquels  il  est  dévoué:  il 
a  organisé  pour  eux  des  prêts  de  livres  et  un  dé- 
pôt de  journaux. 

Ce  qui  distingue  Canterano  de  Cervara  et  de 
Jenne,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  pâturages  et 
que  les  cultures  arborescentes  y  sont  au  contraire 
assez  développées.  Dans  le  fond  de  la  vallée,  on 
cultive  le  maïs  chaque  année  sur  le  même  sol  et 
les  champs  sont  complantés  de  vignes.  Un  peu 
plus  haut,  on  trouve  des  oliviers  entre  lesquels 
on  sème  du  maïs,  puis  du  froment  et  ensuite  des 
légumineuses.  Tous  les  travaux  se  font  à  la  main  ; 
on  travaille  la  terre  au  moyen  d'une  lourde  pio- 
che {zappone)\  la  bêche  ne  s'emploie  que  dans 
les  terrains  fertiles.  Quant  à  la  charrue,  elle  est 
pour  ainsi  dire  inconnue.  En  fait  d'animaux  on 
ne  trouve  que  quelques  vaches,  des  moutons  et 


56  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

des  chèvres.  La  plupart  des  paysans  vendent  leui' 
vendange  aux  cabaretiers  qui  sont  naieux  outillés 
qu'eux  pour  la  fabrication  et  la  conservation  du 
vin  ;  les  noix  assez  abondantes  sont  achetées  par 
des  courtiers;  il  en  est  de  même  de  Fhuile. 

La  propriété  est  extrêmement  morcelée  sur- 
tout aux  abords  du  village.  Les  oliviers  sont  entre 
les  mains  des  principaux  propriétaires  qui  les 
exploitent  directement,  car  ces  arbres  représen- 
tent un  capital  important  dont  il  faut  prendre 
soin,  mais  qui  rapporte  beaucoup  tout  en  exi- 
geant peu  de  travail.  Le  sol  arable  est  souvent 
donné  à  moitié  à  un  colon  qui  y  cultive  des  cé- 
réales. Quant  aux  terrains  en  culture  mixte  avec 
la  vigne,  ils  sont  presque  toujours  possédés  par 
les  paysans  en  emphytéose  avec  redevance  égale 
au  quart  ou  au  cinquième  du  produit  et  paiement 
proportionnel  des  impôts.  Faute  d'argent,  les 
paysans  n'affranchissent  pas  ces  emphytéoses  ;  ils 
n'ont  d'ailleurs  aucun  intérêt  à  le  faire  puisqu'ils 
jouissent  pratiquement  de  tous  les  avantages  de 
la  propriété. 

La  communauté  familiale  se  maintient  pendant 
toute  la  vie  des  parents  :  les  filles  reçoivent  une 
dot  en  terre;  les  garçons  restent  dans  la  famille  et 
travaillent  pour  elle  ;  s'il  survient  quelque  désac- 
cord, ils  s'établissent  à  part,  cultivent  la  dot  de 
leur  femme  et  cherchent  du  travail  au  dehors. 
A  la  mort  des  parents  il  y  a  partage  égal  et  en 
nature  :  les  maisons  elles-mêmes  sont  partagées 
et  il  arrive  que  certaines  chambres  sont  grevées 
d'un  droit  de  passage  au  profit  d'un  voisin.  Nous 
sommes  loin  du  home  anglo-saxon  ;  cet  état  de 


LE  LATIFUxNDlUM  DANS  L'AGRO  ROMAXO  57 

choses  fait  naturellement  le  bonheur  et  la  fortune 
des  hommes  de  loi. 

Cent  soixante  familles  se  pressent  dans  les  mai- 
sons de  l'étroit  village  dont  le  territoire  ne  suffit 
pas  à  nourrir  la  population  qui  compte  aujour- 
d'hui un  millier  d'âmes.  L'émigration  est  donc 
une  nécessité,  mais  comme  le  paysan  est  retenu 
au  pays  par  ses  instincts  communautaires  et  par 
son  petit  lopin  de  terre,  fruit  du  morcellement  et 
du  partage  égal,  il  n'émigre  ni  définitivement  ni 
très  loin.  Il  va  seulement  jusque  dans  la  Campa- 
gne romaine  passer  quelques  mois  d'hiver  et 
gagner  de  quoi  compléter  les  ressources  que  la 
famille  tire  de  son  domaine.  A  Canterano,  il  n'y 
a  même  que  les  jeunes  gens  et  les  jeunes  filles 
qui  émigrent,  mais  cela  n'en  représente  pas 
moins  près  de  la  moitié  de  la  population.  Cette 
année,  il  y  en  a  près  de  300  sur  une  ferme  en 
voie  d'amélioration  située  un  peu  au  Nord  de 
Rome  où  ils  vont  volontiers,  car  ils  y  trouvent 
des  logements  convenables.  Très  rares  sont  les 
ménages  qui  émigrent  avec  leurs  enfants.  C'est 
au  contraire  la  règle  dans  le  village  voisin  de 
Rocca  Canterano  où  la  population  est  beaucoup 
plus  nombreuse  (2  400  hab.)  et  plus  pauvre.  Des 
familles  entières  vont  s'établir  pendant  dix  mois 
de  l'année  dans  les  cabanes  de  l'Agro  romano 
où  elles  cultivent  le  maïs  et  le  froment  en  colo- 
nage.  Les  salaires  des  émigrants,  ou  du  moins 
ce  qui  en  reste  à  leur  retour  est  versé  dans  la 
caisse  de  la  communauté  et  sert  aux  besoins  de 
la  famille  et  au  paiement  des  impôts.  On  est 
frappé,  quand  on  cause  avec  un  paysan  italien, 


58  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

de  l'importance  qu'a  pour  lui  la  question  des  im- 
pôts :  c'est  une  sorte  de  cauchemar  obsédant.  Les 
taxes  sont  en  effet  1res  élevées,  eu  égard  à  la  ri- 
chesse de  la  population  rurale  ;  de  plus,  il  faut 
les  payer  en  argent,  or  si  le  paysan  arrive  à  vivre, 
assez  mal  d'ailleurs,  en  se  nourrissant  chiche- 
ment des  produits  de  son  domaine,  il  lui  est  beau- 
coup plus  difficile  de  se  procurer  du  numéraire, 
d'abord  parce  que  ces  produits  sont  souvent  in- 
suffisants pour  Tentretien  de  sa  famille,  ensuite 
parce  que,  dès  qu'il  s'agit  de  vendre,  il  est  en 
général  exploité  par  les  courtiers:  son  incapacité 
éclate  ici  au  grand  jour  et  toute  sa  finesse,  sa  mé- 
fiance et  sa  ruse  n'arrivent  pas  à  en  atténuer  les 
conséquences.  C'est  aussi  à  son  incapacité  et  à 
son  imprévoyance  qu'est  due  cette  institution  dé- 
plorable qui  s'appelle  le  caporalat  et  dont  nous 
verrons  bientôt  le  fonctionnement  et  les  abus. 

Avant  de  descendre  avec  nos  émigrants  dans  la 
Campagne  romaine  et  de  les  observer  dans  leur 
•  atelier  de  travail  temporaire,  faisons  une  dernière 
excursion  dans  la  montagne  de  Frosinone,  aux 
confins  de  la  province  de  Rome  et  de  celle  de  Ca- 
serte.  Nous  pourrons  observer  à  3]onte  San  Gio- 
vanni la  crise  de  l'émigration  périodique  due  à  la 
réduction  des  cultures  au  profit  du  pâturage  dans 
l'Agro  romano  et  le  développement  corrélatif  de 
l'émigration  temporaire  en  Amérique. 

Monte  San  Giovanni  est  situé  sur  les  derniers 
contreforts  des  monts  Erniques,  à  4o0  mètres 
d'altitude,  dans  la  zone  des  cultures  arborescentes; 
ce  n'est  pas  un  village  de  montagne,  quoique  les 
pentes    soient    assez    rapides  et   le    sol    parfois 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  39 

rocheux.  Toute  la  région  de  Frosinone  est  large- 
ment pourvue  de  bonnes  routes,  ce  qui  n'est  pas 
le  cas  général  dans  la  province  de  Rome.  Les 
métairies  sont  disséminées  dans  la  campagne  où 
on  aperçoit  partout  la  vigne  et  Tolivier  ;  dans  de 
petits  hameaux  on  remarque  souvent  des  mai- 
sons neuves,  conséquence  de  l'émigration  en 
Amérique. 

La  culture  mixte  règne  ici  sans  partage  :  le 
maïs,  le  froment,  les  fèves  sont  cultivées  au 
milieu  des  vignes  et  des  oliviers.  11  existe  des 
paysans  propriétaires,  mais  la  plupart  sont  colons 
a  miglioria.  Ce  contrat,  qui  a  des  analogies  avec 
le  domaine  congéable  de  la  Bretagne,  est  carac- 
térisé par  les  clauses  suivantes  :  le  propriétaire 
donne  sa  terre  à  un  colon  qui  lui  doit  la  moitié 
des  produits  et  qui  s'engage  à  faire  des  planta- 
tions et  des  améliorations  (d'où  le  nom  donné 
au  contrat).  Chacun  des  contractants  a  le  droit 
de  rompre  le  contrat  chaque  année  ;  le  proprié- 
taire doit  alors  rembourser  au  colon  la  moitié 
de  la  valeur  à  dire  d'expert  des  améliorations 
faites  par  lui.  Si  le  terrain  est  peu  fertile,  la  rede- 
vance est  seulement  du  tiers  de  la  récolte  et  l'in- 
demnité éventuelle  ne  s'élève  alors  qu'au  tiers 
de  la  valeur  des  améliorations.  En  fait,  la  durée 
du  contrat  est  indéfinie'.  Les  produits  du  bétail 
sont  partagés  par  moitié  si  le  bétail  est  à  cheptel, 
sinon  on  partage  les  fourrages,  car  lorsque  le 
colon  cultive  les  terres  de  plusieurs  propriétaires, 


1.  Dans  certaines  communes,  sa   durée    est  fixée  à  une  géné- 
ration. 


«0  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

il  est  presque  impossible  que  le  bétail  soit  à 
cheptel  \  Il  arrive,  en  effet,  que  les  colonats  sont 
partagés  entre  les  enfants  à  la  mort  du  père  et  se 
réduisent  ainsi  à  1  ou  2  hectares,  ce  qui  est  insuf- 
fisant pour  l'entretien  d'une  famille  puisqu'on 
estime  qu'il  faut  1  hectare  par  personne  en  âge 
de  travailler  ;  le  colon  cherche  alors  d'autres 
terres  et  cultive  ainsi  des  parcelles  appartenant  à 
des  propriétaires  différents. 

Ici,  comme  à  Cervara,  nous  constatons  que 
l'accroissement  de  la  population  fait  reculer  l'art 
pastoral.  La  commune  de  Monte  San  Giovanni 
possède  des  terrains  qui  étaientjadis  en  pâturage; 
elle  les  a  progressivement  concédés  a  miglioria 
et  une  sorte  de  propriété  privée,  du  moins  quant 
à  l'usage,  a  ainsi  pris  la  place  de  la  propriété  col- 
lective, tant  il  est  vrai  que  celle-ci  n'est  guère 
compatible  avec  la  culture  intensive,  même  chez 
les  peuples  les  plus  communautaires.  Il  reste 
cependant  des  pâturages  communaux,  dont  les 
habitants  jouissent  moyennant  redevance  et  qui 
ne  peuvent  pas  être  mis  en  culture,  car  ils  sont 
grevés  d'un  droit  d'usage  au  profit  d'une  com- 
mune voisine.  C'est  là  un  de  ces  dédoublements 
et  de  ces  enchevêtrements  des  droits  de  propriété 
que  nous  étudierons  plus  longuement  à  propos 
des  «  usi  civici  ». 


1.  11  y  aurait  bien  des  observations  à  faire  au  sujet  du  contrat 
a  miglioria  qui  est  certainement  favorable  à  la  mise  en  valeur  du 
sol  et  à  la  stabilité  de  la  famille  paysanne,  mais  qui  tient  li" 
propriétaire  à  l'écart  de  la  direction  des  améliorations  et  qui 
semble  moins  avantageux  pour  le  colon  que  le  métayage  ou  l'em- 
phytéose. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  Gi 

La  mise  en  culture  des  terrains  communaux  a 
été  une  solution  partielle  et  provisoire  dé  la  ques- 
tion agraire  à  Monte  San  Giovanni,  mais  la  popu- 
lation, qui  a  continué  à  s'accroître,  ne  trouve 
plus  sur  le  territoire  de  la  commune  des  moyens 
d'existence  suftisants  ;  il  n'y  a,  en  effet,  que  7  000 
hectares  pour  8  000  habitants.  C'est  à  l'émigra- 
tion que  les  paysans  de  Monte  San  Giovanni  ont 
recours  pour  s'assurer  des  ressources  :  il  existe 
une  centaine  de  familles  de  prolétaires  qui  n'ont 
pour  toul  bien  que  leurs  bras,  et  parmi  les 
familles  de  colons,  beaucoup  sont  à  l'étroit  et 
dans  la  i!;ène  et  doivent  envoyer  quelques-uns 
de  leurs  membres  chercher  du  travail  au  dehors. 
Jusqu'à  ce  jour  ils  en  trouvaient  dans  l'xVgro 
romano  et  dans  les  Marais  Pontins  ;  c'est  vers 
l'Amérique  qu'ils  se  dirigent  aujourd'hui.  INous 
savons,  en  elïet,  que  dans  la  Campagne  romaine 
le  pâturage  s'étend  de  plus  en  plus  au  dépens  des 
cultures  ;  il  en  résulte  que,  la  demande  de  main- 
d'œuvre  diminuant  progressivement  chaque 
année,  les  salaires  s'y  maintiennent  à  un  niveau 
assez  bas  et  les  montagnards  y  trouvent  plus  diffi- 
cilement du  travail.  Ils  ont  dû  en  chercher  plus 
loin  et  vont  en  Amérique  depuis  une  dizaine 
d'années.  Cotte  émigration  s'est  ralentie  en  1907 
par  suite  de  la  crise  qui  a  sévi  aux  Etats-Unis, 
mais  elle  a  repris  de  nouveau.  Celte  année,  il  y  a 
400  départs,  co  qui  portera  à  un  millier  le  nombre 
des  indigènes  de  Monte  San  Giovanni  actuelle- 
ment en  Amérique  oii  ils  travaillent  surtout  à  la 
construction  des  chemins  de  fer.  Ils  s'attirent 
mutuellement  entre  parents   et  amis,  mais   très 


62  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

souvent  aussi,  c'est  un  caporal  qui  les  enrôle, 
leur  procure  une  adresse  de  travail  et  remplit 
pour  eux  les  formalités  du  départ.  Les  hommes 
seulement  émigrcnt  outremer  et  restent  absents 
parfois  cinq  ou  six  ans. 

Au  point  de  vue  des  résultats  matéiiels  et 
moraux,  il  y  a  une  grosse  différence  entre  l'émi- 
gration dans  la  campagne  romaine  et  l'émigra- 
tion en  Amérique.  Les  émigrants  de  l'Agro 
romano  ne  sont  occupés  qu'une  partie  de  l'an- 
née et  gagnent  des  salaires  faibles  :  ils  ne  peuvent 
faire  aucune  économie  et  n'ont  aucun  moyen  de 
s'élever.  Ils  n'acquièrent  d'ailleurs  aucune  initia- 
tive, car  ils  restent  encadrés  dans  leur  groupement 
originaire  et  sont  dominés  par  les  caporaux  ;  ils 
ne  prennent  donc  presque  aucun  contact  avec  le 
monde  extérieur  et  n'en  subissent  pas  les  influen- 
ces. Les  «  Américains  »  travaillent  au  contraire 
toute  l'année  et  gagnent  de  gros  salaires;  ils 
envoient  de  l'argent  à  leur  famille  et,  à  leur 
retour,  ils  réparent  leur  maison  ou  en  construi- 
sent une  neuve  et  achètent  de  la  terre  à  des 
prix  fabuleux,  si  bien  que  les  propriétaires  ont 
actuellement  intérêt  à  vendre.  Ces  émigrants  s'élè- 
vent non  seulement  matériellement,  mais  aussi 
socialement  ;  ils  subissent  très  hcureusemeni 
l'influence  de  la  race  américaine.  A  son  contact, 
ils  acquièrent  de  l'iniliative  et  comprennent 
l'importance  de  l'instruction,  de  la  propreté  et  de 
la  bonne  tenue  de  la  maison.  «  Envoyez  les 
enfants  à  l'école  et  apprenez-leur  à  être  propres»  : 
tels  sont,  paraît-il,  les  conseils  que  répèlent  les 
émisfranls  dans  leurs  lettres. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  6.1 

Il  semble  donc  qu'ici  rémigration  en  Amérique 
ait  d'heureux  effets.  Elle  engendre  une  certaine 
prospérilé  matérielle  et  favorise  le  développement 
moral  et  l'ascension  sociale  de  la  population  par 
rintluence  d'une  race  étrangère  actuellement  supé- 
rieure dans  son  ensemble. 

La  main-d'œuvre  et  la  culture.  —  Le  moment 
est  venu  d'étudier  l'organisation  de  la  culture  et 
de  la  main-d'œuvre  agricole  dans  la  Campagne 
romaine.  Quoique  l'étendue  des  champs  cultivés 
se  réduise  d'année  en  année,  il  y  a  encore  plu- 
sieurs milliers  d'hectares  consacrés  au  froment  et 
il  y  en  avait  bien  davantage  autrefois.  D'autre 
part,  la  culture  intensive  qui  fait  des  progrès  sur 
certains  points  réclame  une  main-d'œuvre  abon- 
dante. L'agriculture  romaine  se  trouve  actuelle- 
ment dans  une  période  de  transition  où  des 
influences  contraires  luttent  et  tendent  à  se  faire 
équilibre  ;  il  en  résulte  des  oscillations  telles 
que  ce  qui  est  vrai  une  année  ne  l'est  plus 
l'année  suivante.  C'est  une  des  raisons  pour 
lesquelles  il  est  impossible  d'indiquer  par  un 
chiffre  même  approximatif  l'étendue  des  cultures 
et  le  nombre  des  ouvriers  qui  y  sont  employés. 

Parmi  ceux  ci  nous  devons  distinguer  les  sim- 
ples journaliers  ou  guiiii  qui  sont  des  isolés, 
môme  s'ils  sont  embrigadés  par  un  caporal,  et  les 
co/o;/.s  qui  viennent  en  famille  et  cultivent,  moyen- 
nant redevance,  une  portion  de  terrain  pour  leur 
propre  compte.  Les  premiers  sont  de  purs  sala- 
riés, les  seconds  semblent  être  à  un  degré  plus 
haut  dans  la  hiérarchie   sociale,  mais  il  ne   faut 


64  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

pas  se  laisser  prendre  aux  apparences  et  opposer 
un  individu  à  une  famille,  mais  bien  famille  à 
famille.  Or,  il  arrive  souvent  que  les  giiitti  sont 
des  jeunes  ^ens,  ou  quelques  membres  d'une  fa- 
mille de  petits  paysans  propriétaires  de  la  monta- 
gne ;  ils  sont  venus  chercher  dans  l'Agro  romano 
seulement  un  supplément  de  ressources.  Les  fa- 
milles de  colons  au  contraire  ont  émigré  au  com- 
plet parce  qu'elles  ne  possèdent  rien  dans  leur 
pays;  elles  viennent  chercher  dans  la  Campagne 
romaine  tous  leurs  moijens  cV existence .  Nous  avons 
vu  que  Canterano  fournit  surtout  des  émigrants 
du  premier  type,  parce  qu'il  y  a  une  certaine  ai- 
sance dans  la  commune,  tandis  que  Rocca  Cante- 
rano, dont  les  habitants  sont  plus  pauvres,  en- 
voie surtout  des  émigrants  du  second  type.  A 
Monte  San  Giovanni  les  familles  de  journaliers 
prolétaires  viennent  cultiver  en  colonage  les  ter- 
rains de  l'Agro  ou  des  Marais  Ponlins,  tandis  que 
les  familles  de  colons  envoient  seulement  quel- 
ques-uns de  leurs  membres. 

Au  point  de  vue  des  résultats,  il  y  a  une  grande 
différence  entre  l'émigration  d'ouvriers  isolés  et 
l'émigration  de  familles  entières  Les  familles  qui 
envoient  des  émigrants  se  maintiennent,  prospè- 
rent même  et  peuvent  quelquefois  s'élever;  les 
familles  qui  émigrent  tout  entières  restent  mi- 
sérables et  si  elles  ne  déchoient  pas,  c'est  que 
toute  déchéance  leur  est  impossible.  Les  émi- 
grants isolés  ont,  en  effet,  un  but  bien  précis: 
compléter  les  lessourcesde  la  famille,  lui  permet- 
tre d'acquitter  ses  impôts,  d'éteindre  une  dette, 
de  réparer  la  maison  ou  d'acheter  un  champ  ;  ils 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  65 

ne  vivent  pas  dans  le  vide;  ils  sont  incités  à  l'é- 
pargne. Les  familles  émigrantes,  au  contraire, 
n'ont  pas  d'abord  le  stimulant  de  la  propi  iété  :  si 
elles  émigrent,  ce  n'est  pas  pour  améliorer  leur 
situation,  c'est  uniquement  pour  ne  pas  mourir  de 
faim;  pour  elles,  la  question  du  pain  quotidien 
est  tellement  pressante  qu'elles  ne  voient  pas  au 
delà  :  «  Lavoramo  e  mangiamo  e  basta.  Nous  tra- 
vaillons et  nous  mangeons,  et  cela  suffit,  »  me 
disait  une  femme.  Tout  ce  qui  dépasse  la  sa- 
tisfaction, au  moins  partielle,  des  besoins  élémen- 
taires de  l'homme  paraît  à  ces  gens  tellement 
inaccessible  qu'ils  n'y  songent  pas.  Ce  sont  des 
sages,  dira-t-on  ;  mais  des  sages  misérables  et 
déprimés,  des  sages  par  force,  dont  la  sagesse 
tout  extérieure  n'est  d'aucun  profit  ni  pour  eux- 
mêmes  ni  pour  l'humanité.  Ils  auraient  besoin 
d'un  patronage  énergique  et  bienveillant;  nous 
verrons  comment  ils  sont  patronnés. 

Il  ne  faudrait  pas  cependant  établir  entre 
colons  et  journaliers  une  distinction  trop  tran- 
chée. Il  y  a  des  familles  d'ouvriers  dont  tous  les 
membres  travaillent  à  la  journée,  et  les  colons 
s'emploient  souvent  comme  journaliers.  En  réa- 
lité, voici  comment  les  choses  se  passent  sur  un 
grand  domaine. 

Jusqu'à  présent,  on  a  fait  dans  l'Agro  romano 
de  la  culture  nomade  :  on  cultive  les  céréales  sur 
certaines  parties  du  domaine  pendant  deux,  trois, 
quatre  ans  au  plus,  suivant  la  fertilité  du  sol, 
puis  on  défriche  une  autre  partie  des  pâturages,  et 
ainsi  de  suite.  Il  n'y  a  pas  d'assolement  ;  la  cul- 
ture ne  revient  sur  le  môme  terrain  que  de  loin 
Roux.  5 


66  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

en  loin  au  bout  d'un  temps  variable  ;  on  la  conti- 
nue pendant  plusieurs  années  sur  les  terres  d'al- 
luvion  fertiles  dans  les  fonds  de  vallée,  tandis 
qu'on  l'abandonne  au  bout  d'un  an  ou  deux  sur 
les  collines  ;  certains  propriétaires  Tinterdisent 
même  sur  les  mamelons  et  les  pentes  oii  elle  est 
nuisible,  car,  en  ameublissant  le  sol,  elle  favorise 
l'érosion,  le  rocher  reste  à  nu  et  le  pâturage  ne 
peut  se  rétablir;  or,  le  pâturage  est  la  vraie  ri- 
chesse. C'est  pour  éviter  l'appauvrissement  du  sol 
par  une  culture  trop  prolongée  et  trop  étendue 
que  les  baux  obligent  les  fermiers  à  laisser  en  pâ- 
turage toutes  les  terres  pendant  les  deux  derniè- 
res années  de  jouissance.  Cette  mesure  apporte  le 
plus  grande  trouble  dans  l'organisation  de  la 
main-d'œuvre.  J'ai  vu  plusieurs  domaines  sur  les- 
quels, les  années  précédentes,  vivaient  et  travail- 
laient jusqu'à  400  personnes  et  qui,  lors  de  ma 
visite,  n'occupaient  plus  aucun  ouvrier  de  culture. 
Toute  rotation  rationnelle  est  naturellement  in- 
connue :  sur  le  défrichement  on  sème  du  maïs, 
puis  vient  du  blé  ou  de  l'avoine  pendant  un  an  ou 
deux.  Le  fumier  de  ferme  n'est  pas  plus  employé 
que  les  engrais  chirpiques  ;  c'est  bien  à  propre- 
ment parler  une  culture  vampire  que  celle  de 
l'Agro  romano.  Les  méthodes  y  sont  aussi  des 
plus  primitives  :  la  charrue  qui  ne  s'est  pasmodi- 
tiée  depuis  les  Etrusques  laboure  peu  profondé- 
ment et  sans  retourner  le  sol  ;  dans  les  meilleurs 
terrains,  c'est  encore  la  bêche  et  la  pioche  qui  ont 
la  préférence. 

La  culture  se  fait  en  régie  sous  la  direction  du 
fattore,  employé  du  fermier  spécialement  chargé 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  67 

de  ce  service.  Mais  après  les  labours  et  les  se- 
mailles, il  y  a  un  arrêt  dans  les  travaux;  les  ou- 
vriers n'ont  aucune  raison  de  rester  sur  le  domaine 
et  au  printemps  il  faudra  s'inquiéter  d'en  trouver 
d'autres  ;  si  d'ailleurs  on  a  pendant  Ihiver  quel- 
ques travaux  imprévus  à  faire  exécuter,  on  man- 
quera totalement  de  main-d'œuvre,  car  il  ne  faut 
pas  oublier  que  la  Campagne  romaine  ne  possède 
pas  de  population  stable.  On  a  paré  très  heu- 
reusement à  ces  inconvénients  par  le  colonag-e:  on 
donne  à  chaque  ouvrier  qui  le  demande  une  cer- 
taine étendue  de  terrain  qu'il  défriche  et  qu'il 
sème  en  maïs,  puis  en  blé.  Il  a  généralement  la 
jouissance  du  même  lot  pendant  trois  ans.  Cela  lui 
permet  de  faire  venir  sa  famille,  qui  fait  ces  cul- 
tures pendant  que  lui-même  est  employé  par  le 
fattore.  Après  les  semailles  du  blé,  pendant  l'hi- 
ver, il  s'occupe  à  défricher  le  sol  pour  le  maïs 
qu'on  sème  en  avril.  Sur  le  domaine  dePantano, 
par  exemple,  nous  trouvons  103  hectares  de  blé 
et  47  hectares  d'avoine  cultivés  en  régie,  tandis 
que  53  hectares  de  blé  et  208  hectares  d'avoine 
sont  donnés  en  colonage  pour  le  tiers  du  produit 
et  107  hectares  de  blé  et  62  hectares  de  maïs  pour 
la  moitié  de  la  récolte.  La  différence  des  taux  de 
redevance  est  due  à  la  différence  de  fertilité  des 
terrains.  Il  y  a  là  54  familles  formant  un  village 
de  près  de  500  personnes  qui  cultivent  les  cé- 
réales en  colonage  et  qui  fournissent  aussi  des 
journaliers  au  fermier.  A  la  Cervelletta  toute  la 
culture  du  froment  est  faite  à  moitié  fruit  par 
cinq  familles  de  colons  qui  travaillent  chacune 
10   hectares.    Le   fermier  trouve    à  ce    système 


08  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

l'avantage  de  stabiliser  la  main-d'œuvre  qu'il 
garde  ainsi  à  sa  disposition  en  cas  de  besoin  ;  il 
touche  la  moitié  ou  le  tiers  du  produit  sans  courir 
aucun  risque,  ni  faire  d'autre  avance  que  celle  de 
la  semence  qu'on  lui  rend  largement  à  la  récolte'. 
L'ouvrier  de  son   côté,   se  procure   sur   place  la 


l.  Voici  le  texte  d'un  contrat  de  colonage  publié  par  l'/n- 
chiesla  afjraria  : 

«  Pour  satisfaire  un  vif  désir  de  beaucoup  de  journaliers  de- 
mandant de  la  terre  à  moitié  pour  la  semer  en  mais  et  en  blé, 
toujours  travaillant  à  la  bêche,  l'administration  de  M...  donnera 
la  terre  bonne  pour  cet  usage  aux  conditions  suivantes  : 

«  l"  On  ne  donnera  le  terrain  qu'à  une  société  représentée  par 
un  individu  qui  devra  signer  le  présent  contrat  en  se  portant 
garant  pour  ladite  société,  laquelle,  pour  avoir  une  étendue  de 
terre  raisonnable,  devra  être  composée  d'au  moins  seize  per- 
sonnes ; 

«  2"  Le  bêcbage  doit  commencer  le  10  décembre  et  être  ter- 
miné le  10  mars.  On  ne  doit  pas  travailler  par  temps  de  pluie  ou 
de  gelée  ; 

«  3'  Le  maïs  sera  partagé  à  moitié.  La  semence  fournie  par  l'ad- 
ministration àrnesure  rase  sera  rendue  à  mesure  comble(Cette  aug- 
mentation peut  se  justifier  par  le  fait  que  le  grain  de  semence 
nettoyé  et  trié  a  une  valeur  marchande  plus  considérable  que  le 
grain  ordinaire); 

«  4°  La  société  doit  battre  le  maïs  sur  une  aire  faite  par  elle  à 
l'endroit  désigné,  mais  qui  sera  à  proximité  des  champs; 

«  .j»  Si,  pour  la  préparation  du  sol  et  pour  les  travaux  de  se- 
mailles du  blé,  la  société  ne  fait  pas  les  opérations  voulues,  elles 
seront  exécutées  à  ses  frais  par  l'administration  ; 

«  G»  Le  transport  du  blé  est  à  la  charge  de  l'administration  ; 

«  7"  Le  personnel  de  la  batteuse,  sauf  le  chaufTcur  et  l'engrai- 
neur,  est  fourni  par  la  société  qui  paie  en  nature,  sur  sa  part, 
4  pour  KX»  du  produit  total  pour  l'usage  de  la  batteuse  ; 

«  8"  Le  blé  est  partagé  à  moitié.  La  semence  est  rendue  à  l'ad- 
ministration avec  l'augmentation  usuelle  ; 

«  y»  L'administration  peut  faire  semer  un  grain  spécial,  à  son 
choix,  en  échangeant  à  la  société  sa  part  [)our  du  grain  ordi- 
naire ; 

«  10»  Ce  contrat  est  valable  pour  les  deux  récoltes  successives, 
maïs  et  blé.  » 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  69 

nourriture  de  sa  famille  et  trouve  à  s'occuper  lui  et 
les  siens  pendant  qu'il  n'est  pas  employé  ailleurs; 
il  y  a  pour  lui  plus  de  sécurité  dans  l'existence. 

Le  caporal.  —  Comment  se  fait  le  recrutement 
de  ces  giiitti  et  de  ces  colons  qui  viennent  de  loin 
et  que  le  fermier  ne  connaît  pas,  qu'il  ne  connaî- 
tra même  jamais'*  Ici  nous  touchons  à  une  des 
plaies  de  l'Agro  romano,  à  un  des  vices  graves  de 
l'organisation  du  travail  sur  les  latifundia  ;  mais 
si  le  latifundium  lui  permet  de  se  manifester  dans 
toute  sa  hideur,  il  a  son  origine  dans  l'incapacité 
et  l'imprévoyance  des  populations  qui  envoient 
des  émigrants  dans  la  Campagne  romaine.  Je  veux 
parler  du  caporalat  (caporalatd).  Le  patron  qui  a 
besoin  d'ouvriers  s'adresse  à  un  caporal  entrepre- 
neur de  main-d'œuvre  qui  s'engage  à  lui  fournir 
un  certain  nombre  d'hommes  à  un  prix  déterminé. 
Le  caporal  reçoit  une  rémunération  fixe  par  tète 
d'ouvrier  fourni  par  lui,  soit  cinq  ou  dix  centimes 
par  jour;  il  prélève  une  somme  équivalenle  sur 
le  salaire  des  ouvriers  et  si  le  patron  a  l'impru- 
dence de  verser  ce  salaire  entre  ses  mains,  il  y 
opère  parfois  des  retenues  énormes.  Un  Piémon- 
tais,  fermier  dans  les  Marais  Pontins,  me  disait 
qu'en  causant  avec  ses  ouvriers  (ce  que  ne  font 
pas  les  «  mercanti  di  campagna  »,  qui  vivent  à 
Rome),  il  s'était  aperçu  que  ceux-ci  ne  recevaient 
que  2  francs  sur  les  2  fr.  50  qu'il  versait  au  capo- 
ral comme  salaire  convenu.  Le  caporal  touche 
aussi  un  salaire  personnel  car  il  doit  surveiller 
les  ouvriers  et  c'est  un  spectacle  assez  choquant 
de  voir  des  escouades  d'iiommes,  de   fruimes   et 


70  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

d'enfants  courbés  sur  le  sol  et  suivis  du  caporal 
qui,  appuyé  sur  un  bâton,  dont  je  ne  jurerais  pas 
qu  il  ne  fasse  jamais  usage,  surveille  le  travail, 
presse  et  gourmande  les  ouvriers.  Cependant  cette 
surveillance  est  ici  indispensable  et  ceux  mêmes 
qui  ont  réussi  à  supprimer  le  caporal  sur  leurs 
fermes  sont  obligés  de  mettre  leurs  équipes  sous 
les  ordres  d'un  contremaître;  or,  il  est  certain 
que  le  caporal  jouit  d'une  autorité  beaucoup  plus 
considérable  parce  qu'il  détient  absolument  les 
moyens  d'existence  de  ses  ouvriers.  L'Italie  est  le 
pays  rêvé  des  courtiers,  des  accapareurs  de  toutes 
sortes  parce  que  rares  sont  ceux  qui  ont  l'initia- 
tive entreprenante  et  l'aptitude  aux  affaires;  le 
même  phénomène  constaté  sur  le  marcbé  commer- 
cial s'observe  aussi  sur  le  marché  du  travail, 
parce  que  les  travailleurs  en  général  manquent 
d'initiative,  sont  apathiques  et  imprévoyants  et 
que  les  patrons  n'ont  aucune  idée  de  leurs  devoirs. 
Aussi  beaucoup  de  gens,  tout  en  blâmant  certains 
procédés  des  caporaux,  reconnaissent-ils  qu'ils 
sont  des  intermédiaires  utiles  et  indispensables; 
d'autres  affirment  qu'ils  rendent  service  aux  ou- 
vriers en  leur  procurant  du  travail  et,  en  etfet, 
ceux-ci  semblent  prendre  leur  parti  de  l'exploita- 
tion dont  ils  sont  parfois  victimes  et  restent  en 
général  fidèles  au  caporal. 

Celui-ci  a  d'ailleurs  des  moyens  très  efficaces 
de  s'assurer  la  fidélité  des  ouvriers  qu'il  engage: 
il  leur  fait  des  avances  pendant  leur  séjour  dans 
la  montagne  ;  il  en  fait  aussi  à  la  famille  pendant 
le  séjour  des  hommes  dans  l'Agro  romano,  de 
sorte  qu'à  la  fin  de  la  campagne  le   malheureux 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROM  A  NO  71 

ouvrier  est  souvent  débiteur  du  caporal  ce  qui 
l'oblige  à  s'engager  pour  la  saison  suivante*.  I! 
faut  donc  quelque  argent  pour  être  caporal  ;  il  en 
résulte  que  ces  entrepreneurs  sont  le  produit  d'une 
sélection;  parfois  ils  sont  fils  de  caporaux;  sou- 
vent ce  sont  d'anciens  journaliers  intelligents  qui 
ont  réussi  cà  mettre  un  petit  capital  de  côté  et  à 
acquérir  la  confiance  de  quelque  fermier  qui  les 
charge  de  recruter  des  ouvriers  dans  leur  pays 
natal.  Le  fermier  leur  fait  aussi  des  avances  de 
fonds,  s'il  est  nécessaire;  à  cet  égard  il  y  a  partie 
liée  entre  eux. 

J'ai  vu  à  Monte  San  Giovanni  un  caporal,  qui 
sait  tout  juste  lire,  signer  et  compter.  Resté  orphe- 
lin à  trois  ans,  il  a  d'abord  travaillé  comme  ou- 
vrier, puis  est  devenu  entrepreneur  de  main- 
d'œuvre.  Chaque  année  il  fournissait  à  une  grande 
ferme  de  Conca,  près  d'Anzio,  le  personnel  néces- 
saire pour  la  culture  et  la  moisson  ;  c'était  une 
entreprise  importante  puisqu'il  devait  engager 
jusqu'à  1  600  ouvriers  à  l'époque  de  la  récolte. 
Aussi  certaine  année,  a  t-il  perdu  plus  de  30  000 
francs  en  quinze  jours;  il  avait  avec  le  fermier 
un  contrat  fixant  le  salaire  journalier,  mais  par 
suite  de  la  concurrence  d'un  autre  caporal,  d'une 
direction  dilférente  prise  par  l'émigration,  etc., 
il  a  dû  payer  ses  ouvriers  40  francs  au  lieu  de  25 
francs,  prix  prévu;  bienenlendu,  la  différence  est 
restée  à  sa  charge.  11  a  perdu  aussi  plus  de  20  000 
francs  d'avances  qu'il  avait  faites  à  des  gens  in- 
solvables qui  sont  morts  ou  qui  ont  quitté  le  pays. 

1.  Cf.  W.  Sombarl,  Ln  Campagna  romana,  p.  93, 


72  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

Pour  qu'un  caporal  puisse  supporter  de  pareilles 
pertes,  il  faut  qu'il  fasse  en  temps  normal  des 
gains  considérables  ;  aussi  notre  homme,  après 
avoir  travaillé  pendant  trente-six  ans,  est-il  devenu 
un  des  propriétaires  les  plus  importants  de  son 
village.  Il  a  maintenant  cinquante-quatre  ans  ; 
retiré  des  affaires  depuis  quelques  anné(^s,  il  a 
acheté  des  terres  qu'il  améliore  et  qu'il  plante  en 
oliviers.  Il  y  a  en  lui  l'étoffe  d'un  petit  patron.  Il 
jouit  de  la  considération  générale  et  est  conseiller 
municipal. 

Bien  entendu,  un  caporal  qui  engage  1  600  ou- 
vriers, l'effectif  d'un  régiment,  a  besoin  d'aides  et 
de  sous-ordres  ;  ce  sont  les  caporaletti  ou  fatto- 
retti  qui,  sur  ses  indications,  pour  son  compte  et 
avec  son  appui  financier,  engagent  des  hommes 
dans  les  villages  voisins,  les  mettent  en  route, 
les  installent  sur  l'atelier  de  travail,  les  dirigent 
et  les  surveillent.  Ils  sont  rémunérés  par  le  capo- 
ral, mais  ne  se  font  pas  faute,  s'ils  le  peuvent,  de 
prélever  une  dîme  sur  les  ouvriers. 

Non  seulement  il  y  a  de  gros  et  de  petits  caporaux, 
mais  il  faut  aussi  faire  la  différence  entre  les  capo- 
raux qui  fouinissent  des  journaliers  et  ceux  qui 
fournissent  des  colons.  Les  premiers  sont  astreints^ 
à  la  résidence  dans  l'Agro  pendant  tout  le  temps 
(les  travaux;  ils  doivent  toujours  être  présents 
pour  recevoir  les  ordres  du  fattore,  guider  et 
surveiller  leur  bande;  les  seconds  vont  installer 
les  familles  des  colons  sur  le  tènement  qui  leur 
est  affecté,  répartissent  le  terrain  entre  elles,  leur 
distribuent  les  semences  et  les  avances  en  grain 
nécessaires  pour  leur  nourriture,  puis  ils  retour- 


LE  LATlFUXDimi  DANS  L'AGRO  ROMANO  73^ 

nent  chez  eux  et,  sauf  de  courtes  apparitions,  ne 
reviennent  qu'au  moment  de  la  récolte  pour  pré- 
lever la  part  du  fermier,  les  avances  qu'ils  ont 
faites,  les  redevances  qui  leur  sont  dues  et  celles 
qu'ils  s'adjugent  ;  ordinairement,  ils  font  cultiver 
gratuitement  par  les  colons  un  lot  de  terrain  dont 
ils  se  réservent  tout  le  produit. 

Pour  être  impartial,  je  dois  dire  que,  d'après 
les  renseignements  que  j'ai  recueillis,  tous  les 
caporaux  ne  se  ressemblent  pas  ;  il  y  en  a  qui 
sont  de  véritables  forbans,  de  vrais  marchands 
d'esclaves  pour  qui  la  traite  des  blancs  est  une 
source  de  profits  scandaleux  ;  d'autres  sont  hon- 
nêtes et  humains  et  n'exploitent  les  ouvriers  que 
dans  les  limites  admises  par  l'usage.  11  faut  re- 
marquer aussi  que  les  personnes  qui  s'élèvent 
avec  le  plus  d'indignation  contre  les  caporaux 
sont  les  étrangers,  en  particulier  les  fermiers  de 
la  Haute-Italie  installés  récemment  dans  l'Agro 
romano,  et  les  urbains  ignorants  des  questions 
rurales  ;  les  notables  des  villages  de  montagnes 
d'où  sont  originaires  émigrants  et  caporaux,  tout 
en  blâmant  certains  excès,  sont  plus  modérés 
dans  leur  indignation  et  plus  réservés  dans  leurs 
jugements.  Quant  aux  ouvriers,  ils  subissent  sans 
doute  le  joug  du  caporal  sans  enthousiasme, 
mais,  n'étant  pas  capables  de  s'y  soustraire, 
ils  l'acceptent  sans  révolte,  se  résignent  et 
môme  considèrent  un  peu  le  caporal  comme  le 
bon  Dieu  qui  leur  procure  leur  pain  quotidien  et 
à  qui  ils  doivent  un  peu  de  reconnaissance. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  peut  nier  que  le  capo- 
ral, par  ses  prélèvemej[ils  légitimes  ou  illégitimes,. 


74  LA  QUESTION  AGIIAIRE  EN  ITALIE 

ne  diminue  le  salaire  déjà  faible  que  reçoivent 
les  ouvriers  de  l'Agro  romano  '  ;  il  fait  en  outre 
souvent  des  bénéfices  scandaleux  sur  la  nourri- 
ture qu'il  leur  fournit  ou  qu'il  leur  vend.  En 
somme,  le  caporal  vit  et  prospère  aux  dépens  de 
l'émijçrant  qui  est,  vis  à-vis  de  lui,  dans  une  dé- 
pendance voisine  de  l'esclavage.  Aussi  beaucoup 
de  gens  soubaitenl-ils  la  disparition  des  caporaux.  1 
Mais  si  ces  derniers  existent,  c'est  qu'ils  rendent 
certains  services  ;  la  question  est  donc  de  savoir  si 
on  peut  se  passer  de  ces  services  ou  si  ces  services 
peuvent  être  rendus  par  d'autres  organismes 
moins  parasitaires  et  moins  nuisibles. 

Pour  répondre  à  cette  question,  nous  avons 
recherché  s'il  y  avait,  dans  la  Campagne  romaine, 
<les  agriculteurs  qui  ne  fissent  pas  appel  aux  ca- 
poraux. Nous  en  avons  trouvé.  Nous  avons  alors 

1.  D'après  la  publication  précitée'de  l'Office  du  travail  sur  les 
migrations  internes,  les  salaires  seraient  (1905)  : 

Ouvriers  adventices.    Ouvriers  fixes.        Femmes. 

Janvier.    .     .  1,50  1,83  » 

Février.     .     .  2    »  1,83  .  1,20 

Mars.    .     .     .  2,20  1,90  1,15 

Avril.  .     .     .  2,2:>  2   »  1,25 

Mai.      ...  2,00  2,35  1,25  —  !,.•«> 

.Juin.    ...  .3    »  2,40  1,75 

Juillet.     .     .  4    »  2,50  2,50 

Septembre.   .  1,.')0  —  2,.''J0  2    »  1,50 

Octobre..     .  1,20-1,75  1,90  1,10  —  1,25 

Novembre.    .  1,20  —  1,75  1,90  1,10 

Décembre.    .           Id.  Id.  M. 

La  statisliifuc  n'indique  pas  ce  qu'elle  entend  exactement  par 
ouvriers  fixes  et  ouvriers  adventices.  Ces  sal.iircs  sont  plus  éle- 
vés que  ceux  des  |)ays  d'émigration,  mais  j'ai  lieu  de  croire  que 
les  salaires  réellement  touchés  par  les  ouvriers  sont  souvent  in- 
férieurs aux  chiiïics  cités  |)lus  haut. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  7fi 

observé  les  moyens  qu'ils  emploient  pour  se  pas- 
ser de  leur  concours.  Voici  le  résultat,  de  cette 
<Miquôte. 

Les  Romains,  ceux  mêmes  qui  déplorent  le  plus 
les  abus  du  caporalat,  ne  croient  pas  qu'on  puisse 
supprimer  cette  institution.  Les  «  mercunli  di 
<*;impagna  »  tiennent  les  caporaux  pour  indispen- 
sables et,  à  leur  point  de  vue  personnel,  ils  ont 
parfaitement  raison  :  il  est  bien  plus  commode 
de  s'adresser  à  un  caporal  et  de  lui  commander 
pour  telle  date,  tant  d'hommes  à  tel  prix,  pour 
tant  de  temps,  que  de  traiter  individuellement 
avec  cinquante,  cent,  trois  cents  ouvriers,  qu'il 
faudrait  aller  enrôler  chez  eux,  payer  un  à  un, 
surveiller  de  très  près,  etc..  Il  est  clair  qu'un 
^rand  fermier  a  autre  chose  à  faire,  mais  on  peut 
parfaitement  concevoir  une  coopérative  ou  un 
syndicat  d'ouvriers  agricoles,  faisant  avec  un  pa- 
Iron  un  contrat  collectif  de  travail  au  lieu  et  place 
<lu  caporal.  Ces  syndicats  seraient  d'autant  plus 
faciles  à  organiser  que  les  émigrants  viennent 
presque  toujours  groupés  par  village  d'origine. 
Ces  syndicats  de  village  pourraient  se  fédérer  et 
se  prêter  mutuellement  des  ouvriers  quand  l'un 
d'eux  aurait  à  en  fournir  un  nombre  dépassant 
celui  de  ses  membres.  Certaines  personnes  ont 
déjà  songé  à  fonder  des  coopératives  de  ce  genre  ; 
mais  la  grosse  dithculté  à  surmonter  vient  de 
l'inaptitude  des  émigrants  à  s'associer  et  surtout 
à  s'organiser  '.  Nous  savons  que  le  communau- 


1.  Un  prêtre  belge,  professeur  dans  un  séminaire  romain,  avait 
voulu  syndiquer  les  ouvrières  d'un  village  qui,  travaillant  à   do- 


76  LA  QUESTION  AGRAIRE  EX  ITALIE 

taire  ne  possède  ni  Tesprit  de  discipline,  ni  l'es- 
prit d'organisation.  Il  subit  Tautorité,  parfois  à  un 
degré  déconcertant,  mais  il  est  incapable  de  la 
constituer.  Des  syndicats  ou  des  coopératives 
d'émigrants  auraient  besoin  de  chefs  capables, 
prévoyants,  actifs  et  doués  d'initiative  ;  or,  si  de 
tels  hommes  se  rencontraient  dans  les  villages, 
en  dehors  des  courtiers  actuels,  il  est  possible 
qu'en  raison  de  la  passivité  de  leurs  camarades, 
ils  fassent  du  syndicat  leur  chose  et  que  quel- 
ques-uns des  abus  qu'on  reproche  aux  caporaux 
se  reproduisent.  J'imagine  d'ailleurs  que  les  ca- 
poraux sauraient  se  mettre  à  la  tète  des  syndicats 
et  en  prendre  la  direction  à  leur  profit'. 

L'Otïice  du  travail  estime  que  «  la  lutte  contre 
les  intermédiaires  exploiteurs  ne  peut  s'engtiger 
sur  le  terrain  de  la  suppression,  car  ils  représen- 
tent un  progrès  par  rapport  aux  mouvements 
chaotiques,  et  ils  remplissent  une  fonction  éco- 
nomique importante.  Leur  élimination  doit  pro- 
venir d'un  système  meilleur  et  plus  économique 
de  médiation  qui,  par  la  force  de  la  concurrence, 
se  substitue  à  eux  par  un  processus  que  l'expé- 
rience de  l'étranger  montre  lent  et  difficile,  mais 
sûr-  )).  Dans  ce  but,  le  ministre  de  l'Agriculture, 


micile,  gasmaient  des  salaires  dérisoires.  11  croyait  avoir  réussi 
lorsque  ces  femmes  s'imaginèrent  que,  si  elles  obtenaient  une 
augmentation  de  salaires,  elles  verraient  aussi  leurs  impôts  aug- 
menter. 11  n'y  eut  plus  rien  à  faire. 

1.  Dans  une  caisse  mutuelle  d'épargne  et  de  prêts  de  Rome, 
on  découvrit  un  jour  qu'un  des  membres  empruntait  de  l'argent 
pour  le  prêter  ensuite  à  un  taux  usuraire  à  ses  camarades  qui 
n'avaient  pas  idée  de  s'adresser  directement  à  leur  caisse. 

2.  Cf.  htiliizionc  di  Uffici  interreyionuli  di  coliocaniento  nei  la- 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  77 

de  l'Industrie  et  du  Commerce  a  déposé,  le  28  no- 
vembre 1907,  un  projet  de  loi  instituant  des  offices 
de  placement  interrégionaux  pour  les  travaux 
agricoles  et  les  travaux  publics.  D'après  le  projet 
qui  n'est  pas  encore  voté,  ces  offices  auraient  pour 
buts  principaux  de  fournir  des  informations  rela- 
tives au  marché  du  travail,  et  à  établir  des  con- 
trats de  travail  entre  employeurs  et  émigrants. 
L'Etat  prend  ici  une  initiative  qui  reviendrait  nor- 
malement à  des  organisations  ouvrières  si  celles- 
ci  existaient  et  fonctionnaient  d'une  façon  active 
et  efficace. 

Toutefois  il  n'est  pas  nécessaire  d'attendre  la 
constitution  de  syndicats  d'émigrants  et  la  fonda- 
tion des  offices  de  placement  pour  supprimer  les 
caporaux  dans  la  province  de  Rome.  L'exemple 
de  certains  agriculteurs  le  prouve. 

Les  Lombards  qui  ont  pris  la  ferme  de  la  Cer- 
velletta  ont  eu  recours  aux  caporaux  pendant  les 
premières  années,  puis  ils  ont  supprimé  ces  in- 
termédiaires. Le  domaine  étant  actuellement  sou- 
mis à  la  culture  intensive  occupe  en  permanence 
un  personnel  assez  nombreux,  ce  qui  diminue  les 
besoins  de  main-d'œuvre  étrangère  et  temporaire. 
La  culture  du  blé  est  coniiée  à  cinq  familles  de 
colons  qui  viennent  tous  les  ans  et  ne  s'en  retour- 
nent qu'en  août  et  septembre  après  les  battages  ; 
le  fermier  songe  à  les  fixer  définitivement  en  les 
occu[)ant  pendant  ces  deux  mois  à  divers  travaux, 
comme  il  le  fait  pendant  le  reste  de  Tannée  lors- 


oori  arjricoU  e  nei  Invori  pubblici,  Rome,  1907,  p.  14  (Supplément 
au  Bulletin  de  l'Office  du  travail). 


78  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

que  la  culture  du  blé  ne  les  absorbe  pas.  Si  on  a 
besoin,  à  certains  moments,  d'ouvriers  supplé- 
mentaires on  traite  directement  avec  eux.  On  voil. 
par  cet  exemple,  que  la  culture  intensive  a  pour 
effet  de  supprimer  les  entrepreneurs  de  main- 
d'œuvre  en  fixant  au  sol  une  population  stable 
qui  suffit  à  peu  près  à  tous  les  travaux.  Mais  il 
faut  remarquer  qu'ici  le  fermier,  le  patron,  réside 
sur  le  domaine,  qu'il  en  dirige  personnellement 
l'exploitation  et  qu'il  est  en  contact  direct  avec 
tous  ses  employés  et  ouvriers  :  en  un  mot,  il 
remplit  son  rôle  de  patron. 

Cela  ne  suffît  pas  toujours.  Bien  que  plusieurs 
autres  agriculteurs  lombards  ou  piémontais  aient 
réussi  à  se  passer  de  l'intermédiaire  des  caporaux, 
certains  n'y  sont  pas  encore  parvenus.  C'est  le  cas 
des  fermiers  de  Panfano.  Il  y  a  sur  ce  domaine 
cinquante-quatre  familles  qui  cultivent  le  blé  en 
colonage  et  qui  fournissent  des  journaliers.  Au 
début,  les  fermiers,  qui  sont  Lombards,  ont  voulu 
supprimer  les  intermédiaires,  mais  ils  n'ont  plus 
trouvé  d'ouvriers.  Ceux-ci  qui  étaient,  probable- 
ment à  cause  de  dettes  antérieures  ou  par  crainte 
de  se  trouver  un  jour  sans  travail,  sous  la  dépen- 
dance des  caporaux,  les  ont  suivis  ailleurs  et  ne 
sont  pas  revenus  sur  le  domaine.  Les  fermiers 
ont  dû  de  nouveau  s'adresser  à  des  caporaux.  On 
ne  peut  pas  imputer  cet  échec  aux  patrons  qui 
ont  la  même  formation  sociale  que  ceux  que  j'ai 
cités  plus  haut,  qui  ont  les  mêmes  idées,  poursui- 
vent le  même  but  et  emploient  les  mêmes  mé- 
thodes. Il  en  faut  rechercher  la  cause  dans  ce  fait 
que  la  mise  en  valeur  do  Pantano  est  moins  avan- 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  79- 

cée  que  celle  de  la  Cervelletta,  que  par  conséquent 
le  mode  de  culture  se  rapproche  davantage  du 
système  ancien  et  qu'ainsi  les  besoins  de  main- 
d'œuvre  y  sont  irréguliers  et  momentanés.  En 
outre,  le  domaine  est  beaucoup  plus  étendu*,  ce 
qui  exige  un  personnel  plus  nombreux  ;  il  est 
donc  plus  diflicile  au  fermier  d'avoir  des  rapports 
étroits  avec  ses  gens,  de  les  connaître  et  de  les  di- 
riger personnellement  ;  il  lui  est  aussi  plus  diffi- 
cile de  trouver  cinquante  familles  capables  de  se 
conduire  elles-mêmes  et  de  secouer  le  joug  des 
caporaux  que  d'en  trouver  cinq.  On  voit  que  le 
très  grand  atelier  soulèvejdes  difficultés  qui  n'exis- 
tent pas  dans  un  atelier  restreint  et  qu'il  exige 
des  capacités  plus  grandes  non  seulement  de  la 
part  du  patron,  mais  aussi  de  la  part  du  personnel 
ouvrier. 

C'est  bien,  croyons-nous,  l'étendue  exagérée  de 
l'exploitation  plus  encore  que  la  culture  extensive 
qui  est  favorable  à  l'institution  du  caporalat,  car 
nous  avons  pu  constater  sa  disparition  sur  un 
domaine  de  350  hectares,  situé  dans  les  Marais 
Pontins,  près  de  Terracine,  affermé  en  1907  par 
un  Piémontais.  Plus  encore  qu'à  Pantano,  les 
transformations  sont  ici  à  leurs  débuts.  Cepen- 
dant, dès  la  première  année,  le  fermier  a  congédié 
ses  caporaux  parce  qu'en  causant  avec  ses  ouvriers 
il  a  constaté  que  ceux-ci  étaient  frustrés  de  20 
pour  100  sur  leurs  salaires  en  dehors  des  retenues 
consenties.  Les  ouvriers  se  trouvant  en  présence 
d'un  homme  qui  les  connaissait  personnellement 

1.  Plus  de  1  200  hectares  au  lieu  de  3io. 


80  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

^t  pouvait  leur  assurer  des  moyens  d'existence 
ont  lâché  le  caporal,  c'est-à-dire  le  patron  artifi-, 
<;iel,  pour  le  vrai  patron.  Tel  est  le  résultat  avan- 
tageux pour  les  deux  parties  du  patronage  intelli- 
gemment compris  et  loyalement  pratiqué.  Il 
semble  que  la  suppression  des  caporaux  eût  dû 
être  difficile  pour  les  Abruzziens  qui  viennent 
faire  les  travaux  d'assainissement  :  cependant  le 
fermier  a  eu  le  même  succès,  il  a  fait  la  connais- 
sance personnelle  de  tous  ses  terrassiers,  s'e>t  in- 
téressé à  eux  et  les  a  protégés  contre  les  exploita- 
tions ;  lorsqu'il  a  besoin  d'eux,  il  leur  écrit  et  les 
engage  sans  intermédiaire. 

J'ai  cité  les  exemples  que  j'ai  pu  observer  per- 
sonnellement, mais  on  en  pourrait  citer  d'autres. 
Que  conclure?  sinon  que  les  caporaux  n'ont  pas 
d'adversaires  plus  redoutables  que  les  fermiers  de 
la  Haute-Italie  qui  viennent  coloniser  la  Gara  pagne 
romaine  en  y  introduisant  la  culture  intensive 
qui  stabilise  la  population.  Ces  fermiers  sont  des 
capitalistes  et  des  chefs  d'atelier  exigeant  certai- 
nement plus  de  travail  et  de  discipline  que  les 
«  mercanti  di  campagna  »,  et  pourtant  leur  pré- 
sence et  leur  action  se  manifestent  non  seulement 
par  une  augmentation  de  la  productivité  du  sol, 
par  un  accroissement  de  la  richesse  publique, 
mais  aussi  par  une  amélioration  du  sort  matériel 
et  moral  de  la  population  ouvrière,  et  celle-ci  s'en 
rend  compte.  En  définitive,  la  question  de  l'émi- 
gration temporaire  et  du  caporalat  sera  résolue 
tout  naturellement  dans  un  sens  favorable  aux 
travailleurs  par  la  mise  en  culture  intensive  de 
l'Agro  romano. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRÛ  r.O.MAXO  81 

Le  mode  d'existence  des  émigrams  dans  la  cam- 
pagne ROMAINE.  —  Du  même  coup  seraient  modi- 
fiées aussi  les  conditions  d'existence  des  ouvriers 
agricoles  qui  sont  actuellement  déplorables.  Le 
professeur  Celli,  député  et  directeur  de  l'Inslitut 
d'hygiène  de  Rome,  a  décritd'une  façon  émouvante 
la  vie  de  ces  malheureux  émigrants^ 

C'est  le  maïs  préparé  en  polenta  qui  fait  le  fond 
de  la  nourriture  du  paysan.  Mais  les  familles  qui 
cultivent  des  terres  en  colonage  ne  mangent  pres- 
que jamais  leur  propre  maïs,  mais  celui  que  le 
caporal  leur  a  avancé,  qui  est  souvent  de  qualité 
inférieure  et  qu'il  se  fait  rendre  avec  usure  en  re- 
prenant parfois  23  à  50  pour  100  de  plus  qu'il  n'a 
donné.  Aux  grandes  fêtes,  il  distribue  aussi  du 
lard,  du  fromage  et  du  vin,  qu'il  yo  fait  rembour- 
ser largement.  Pendant  la  période  des  foins  et 
des  moissons,  les  ouvriers  reçoivent  :  i''5',360  de 
pain,  2  litres  de  vin.  85  grammes  de  fromage  ou 
de  lard,  du  vinaigre,  de  l'huile  et  des  oignons. 
En  fait,  que  le  salaire  soit  payé  en  totalité  en  ar- 
gent ou  en  partie  en  nourriture,  c'est  presque  tou- 
jours le  caporal  qui  fournit  les  aliments  à  l'ou- 
vrier. C'est  une  source  d'abus  criants  :  l'ouvrier 
est  trompé  sur  le  poids,  le  prix  et  la  qualité,  le 
plus  souvent  détestable.  11  lui  est  impossible 
d'échapper  à  cette  exploitation  parce  qu'il  se 
brouillerait  avec  le  caporal  qui  ne  l'emploierait 
plus,  et  parce  qu'il  lui  est  pratiquement  impossible 
de  se  fournir  ailleurs.  La  Campagne  romaine  est 


l.  Cf.  Aiipelo  Celli,  Corne  vive  il  Campagnolu  tleWAgro  romano, 
Rome,  Società  éditrice  nazionale,  190(). 

PiOLX.  6 


8i  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

une  sorte  de  désert  où  quelques  latifundistes  ont 
le  monopole  de  la  possession  du  sol  ;  il  en  résulte 
qu'aucune  auberge,  aucune  boutique  ne  peut  s'éta- 
blir sans  l'autorisation  du  propriétaire  ;  il  n'y  a 
donc  pas  de  concurrence  possible.  Sur  chaque  do- 
maine existe  une  cantine  appelée  dispensa,  où  Ton 
vend  du  vin  et  des  aliments.  Le  tenancier  de  la 
dispensa  verse  une  redevance  assez  élevée  au  pro- 
priétaire ou  au  fermier  :  on  m'en  a  cité  un  qui 
paie  oOO  francs  par  mois.  On  remarque  que  les 
dispensieri  font  fortune  assez  rapidement  et  on  les 
accuse,  non  sans  apparence  de  raison,  de  voler 
honteusement  les  ouvriers  et  de  leur  fournir  des 
vivres  de  mauvaise  qualité.  Les  fermiers  qui  au- 
torisent de  pareils  agissements  et  en  profitent 
directement  sont  les  premiers  coupables.  Les  pro- 
priétaires qui  les  tolèrent  et  en  profitent  indirec- 
tement ne  le  sont  pas  moins  ;  ils  pourraient  atté- 
nuer les  abus  en  facilitant  l'établissement  de 
boutiques  concurrentes,  en  ne  leur  demandant 
qu'un  loyer  normal  et  en  organisant,  s'il  le  faut, 
un  contrôle  sérieux  sur  la  qualité  des  aliments. 
Ils  le  peuvent  puisqu'ils  sont  maîtres  chez  eux, 
mais  ils  ne  savent  que  déplorer  l'exploitation  dont 
sont  victimes  les  travailleurs  de  la  terre,  et  leur 
sympathie  pour  eux  ne  va  pas  jusqu'à  aviser  aux 
moyens  pratiques  de  la  faire  cesser.  Il  y  a  dans 
leur  cas  un  peu  d'égoïsme  et  surtout  beaucoup 
d'insouciance.  C'est  à  cette  insouciance  caracté- 
ristique de  la  race  que  sont  dus  ces  abus  dont  pro- 
filent les  plus  intelligents  et  les  plus  avisés,  sinon  ^ 
les  plus  honnêtes  ;  le  paysan  accepte  sans  proies-  t| 
tories  aliments  avariés  qu'on  lui  donne,  les  paie 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  83 

le  prix  qu'on  en  exige  et  se  laisse  voler  sur  le 
poids.  Il  se  rend  compte  de  tout  cela  et  eh  souffre, 
mais  ne  fait  pas  effort  pour  y  remédier.  Toute 
organisation  de  coopérative  est  d'ailleurs  ditficilc 
entre  ouvriers  presque  nomades  qui  ne  sont  pas 
assurés  de  revenir  deux  années  de  suite  sur  le 
même  domaine.  L'anarchie  semble  être  l'état  nor- 
mal actuel  de  FAgro  romano. 

Je  connais  un  fermier  lombard  qui  a  voulu  sup- 
primer les  abus  de  la  dispensa;  il  l'administre  en 
régie  et  n'en  tire  que  le  bénéfice  normal  des  com- 
merçants de  détail.  Il  a  établi  et  afïiché  un  tarif 
et  il  distribue  aux  ouvriers  des  carnets  de  bons 
qui  servent  aux  achats,  afin  d'empêcher  le  plus 
possible  les  tripotages  d'argent  ;  les  aliments  sont 
de  bonne  qualité.  Malgré  cela,  les  ouvriers,  tout 
en  reconnaissant  les  bonnes  intentions  du  patron, 
se  plaignent  vivement  de  la  dispensa  et  surtout 
du  préposé  qui  fait  fortune,  disent-ils.  Il  est  pos- 
sible qu'il  y  ait  un  peu  de  parti  pris  chez  eux, 
car  une  longue  expérience  leurfait  considérer  tout 
dispensipre  comme  un  voleur,  mais  il  est  possible 
aussi  que  le  préposé,  ne  pouvant  tromper  ni  sur  les 
prix,  ni  sur  la  qualité,  se  rattrape  sur  le  poids, 
fasse  passer  une  qualité  pour  une  autre  et  opère 
des  détournements,  etc.  Les  ouvriers  se  mon- 
trant incapables  de  se  défendre  eux-mêmes,  il  fau- 
drait de  la  part  du  patron  une  surveillance  de  tous 
les  instants,  autant  dire  qu'il  devrait  faire  lui- 
même  le  service  du  comptoir.  Il  est  des  cas  oî>  le 
patronage  ne  saurait  pratiquement  suppléer  à 
l'incapacité  de  l'ouvrier. 

En  somme,  la  nourriture  de  l'émigrant  dans 


84  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

la  Campagne  romaine  est  plus  que  médiocre,  sou- 
vent insuffisante,  toujours  très  chère  et  parfois 
malsaine  :  la  faim  pousse  souvent  le  paysan  à 
manger  les  animaux  morts  de  maladie. 

L'habitation  laisse  à  désirer  autant  que  la  nour- 
riture. En  1881,  on  comptait  dans  TAgro  romano 
556  maisons  ;  en  1900,  ce  nombre  avait  plutôt 
diminué,  tandis  que  la  population  fixe  et  tempo- 
raire avait  certainement  augmenté.  Lorsqu'on 
parcourt  la  Campagne  romaine,  on  rencontre  des 
villages  de  huttes  construites  en  paille,  en  roseaux 
et  en  herbes  sèches.  C'est  là  qu'habitent  les  émi- 
grants  depuis  octobre  jusqu'en  juillet.  S'ils  re- 
viennent l'année  suivante  sur  le  même  domaine, 
ils  retrouvent  leur  cabane,  sinon  ils  la  démolis- 
sent pour  aller  la  reconstruire  ailleurs,  car  chaque 
famille  est  propriétaire  de  sa  cabane,  souvent 
même  elle  paie  un  loyer  pour  le  sol  occupé  par 
elle  et  le  jardinet  attenant. 

Le  village  de  Lunghezza  est  bien  réduit  cette 
année,  car  la  culture  des  céréales  ayant  cessé  à 
cause  du  prochain  départ  du  fermier,  sur  qua- 
rante familles  il  n'en  est  resté  que  neuf  employées 
à  des  travaux  spéciaux:  fossés,  clôtures,  etc.. 
Par  une  porte  basse  nous  entrons  dans  une  des 
cabanes  qui  mesure  4  mètres  de  long  sur  3  de 
large  ;  au  milieu,  quelques  pierres  marquent  l'em- 
placement du  foyer,  dont  la  fumée  s'échappe  parles 
interstices  des  roseaux  ;  au  fond  se  trouvent  deux 
lits  montés  sur  des  planches,  et  deux  bancs  com- 
plètent l'ameublement.  Au  toit  sont  suspendus  des 
jambons  ;  je  félicite  la  mère  de  famille  sur  cette 
abondance,  mais  elle  m'explique  qiie  ces  jambons 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  8.j 

appartiennent  au  fatlore  qui  les  a  mis  là  pour  les 
faire  fumer;  elle  espère  qu'il  lui  en  laissera  un. 
Cette  femme  est  en  habits  de  dimanche  très  propres 
avec  un  collier  de  corail  au  cou  ;  elle  vit  dans 
cette  cabane  avec  son  mari  et  ses  enfants  pendant 
dix  mois  de  l'année  et  ne  semble  pas  aigrie  contre 
le  sort.  «  Nous  travaillons  et  nous  mangeons,  » 
me  dit-elle  en  riant.  En  face  de  la  porte  un  mi- 
nuscule jardin  est  défendu  par  des  fag'ots  d'épines 
€ontre  les  poules  qui  errent  à  l'enlour.  Au  bas  de 
la  pente  se  trouvent  la  fontaine  et  l'abreuvoir.  A 
€ent  mètres  de  ce  village  de  huttes,  on  voit  une 
maison  vaste  dont  les  murs  sont  en  bon  état,  qui 
pourrait  loger  une  quinzaine  de  familles  si  on 
n'en  avait  pas  enlevé  le  toit  pour  employer  la 
charpente  et  les  tuiles  à  couvrir  un  fenil. 

Du  côté  d'Oslie  on  trouve,  paraît-il,  d'immen- 
ses cabanes  où  vivent  en  commun  plusieurs  fa- 
milles et  où  s'abritent  jusqu'à  ioO  personnes  ;  on 
y  voit  plusieurs  rangs  de  couchettes  et,  au  milieu, 
une  longue  file  de  foyers.  J'ai  vu  ailleurs  une 
sorte  de  grange  où  étaient  installées  cinq  ou  six 
familles  séparées  par  des  cloisons  de  roseaux 
ot  de  paille,  mais,  comme  il  n'y  avait  qu'une 
porte,  il  existait  forcément  des  servittules  de  pas- 
sage et  l'unique  fenêtre  dépourvue  de  carreaux 
laissait  pénétrer  librement  le  vent  et  la  pluie.  En 
certains  endroits  les  émigrants  s'installent  dans 
les  ruines  ou  dans  les  grottes  creusées  dans  le  tuf 
pour  l'extraction  de  la  pouzzolane.  Partout  c'est 
l'entassement  et  la  piomiscuité.  En  été,  les  raois- 
fîOnneurs  dorment  en  plein  champ,  à  peine  abrités 
par  une  couverture  tendue  sur  des  piquets. 


86  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

Etant  donné  la  façon  dont  sont  nourris  et  logés 
les  ouvriers  de  la  Campagne  romaine,  il  n  est  pas 
étonnant  que  les  maladies  fassent  parmi  eux  de 
nombreuses  victimes.  En  été,  c'est  la  malaria,  mais 
nous  verrons  quelle  est  actuellement  victorieuse- 
ment combattue;  en  hiver,  c'est  la  pneumonie^ 
car  les  cabanes  abritent  mal  de  la  pluie  et  du  vent, 
et  la  garde-robe  est  souvent  insuffisante  pour  lutter 
efficacement  contre  le  froid   et  la  tramontane. 

A  Rome,  on  compare  volontiers  les  villages 
d'émigiants  à  des  campements  de  nègres  africains 
et  on  n'est  pas  très  fier  de  ces  huttes  aux  portes 
de  la  capitale.  L'Agro  romano  n'en  a  cependant 
pas  le  monopole  en  Europe  :  j'en  ai  trouvé  de 
toutes  semblables  dans  les  tourbières  de  l'Alle- 
magne et  dans  la  région  sablonneuse  de  la  Frise. 
Mais  dans  la  Plaine  saxonne  la  hutte  est  le  pre- 
mier abri  du  paysan  qui  se  fixe  au  sol  et  qui  y 
plonge  de  fortes  et  vivantes  racines,  tandis  que 
dansl'Agro  romano,  c'est  le  gîte  toujours  provisoire 
d'un  ouvrier  nomade  condamné  à  une  vie  toujours 
errante.  En  Allemagne  et  en  Hollande,  une  maison 
solide  et  confortable  remplace  au  bout  de  quel- 
ques années  la  hutte  misérable;  dans  la  Cam- 
pagne romaine,  la  hutte  succède  à  la  hutte.  C'est  à 
peine  si  aujourd'hui,  sur  quelques  domaines  trans- 
formés, on  arrive  à  abriter  les  ouvriers  tempo- 
raires; mais  sur  ces  domaines  la  population  stable 
du  moins  est  logée  convenablement  et  peut  se 
nourrir  de  façon  satisfaisante. 

Le  mode  d'existence  des  émigrants  temporaires 
de  l'Agro  romano  nous  révèle  combien  sont  insuf- 
fisants la  capacité  de  l'ouvrier  et  le  patronage  du 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  87 

propriétaire  et  du  fermier;  ce  patronage  est  même 
le  plus  souvent  inexistant.  La  famille  ouvrière  vit 
donc  au  jour  le  jour,  sans  épargne,  et  ne  peut 
compter  sur  aucun  appui;  aus^i  est-elle  complè- 
tement abattue  par  les  accidents,  les  maladies  et 
les  calamités  de  tous  genres  qui  peuvent  fondre 
sur  elle.  Elle  n'a  pas  alors  d'autre  ressource  que  la 
charité  publique  et  elle  est  même  souvent  inca- 
pable de  faire  valoir  ses  droits.  On  me  cite  le  cas 
d'un  ouvrier  victime  d\m  accident:  le  caporal  se 
fait  verser  pour  lui  par  le  patron  une  somme  de 
500  francs,  mais  il  ne  la  lui  remet  pasetJa  garde 
pour  soi.  Où  l'ouvrier  aurait-il  appris  qu'il  avait 
droit  à  une  indemnité?  D'où  lui  viendrait  l'éner- 
gie suffisante  pour  obtenir  justice?  Qui  lui  don- 
nerait un  concours  efficace  pour  cela,  si  ce  n'est 
peut-être  l'homme  de  loi  dont  l'intervention  absor- 
berait le  plus  clair  de  l'indemnité? 

Yis-à-vis  de  l'assistance  publique  même,  ces 
émigrants  de  l'Agro  romano  sont  dans  une  situa- 
tion très  défavorable.  N'étant  pas  domiciliés  dans 
la  commune  de  Rome,  ils  n'ont  droit  à  aucun  se- 
cours; en  fait,  on  ne  les  leur  refuse  pas,  mais,  s'ils 
sont  admis  dans  les  hôpitaux  de  Rome,  ceux-ci 
s'adressent  à  leur  commune  d'origine  qui  doit 
payer  les  frais  d'hospitalisation  ;  cette  commune 
de  montagne  qui  n'est  pas  riche,  exerce  son  re- 
cours «tonlre  la  famille  si  celle-ci  possède  quebjue 
bien,  et  parfois  ce  bien  est  vendu.  Quand  on  dit 
que  les  ouvriers  de  l'Agro  romano  vivent  comme 
des  bêtes  et  sont  traités  en  esclaves,  on  exagère 
à.  peine. 

Nous  venons  d'examiner  les  répercussions  d'une 


88  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

certaine  organisation  de  la  propriété,  du  latifun- 
dium, sur  les  faits  de  la  vie  privée.  Si  le  latifun- 
dium est  favorisé  par  la  nature  du  sol  très  propre 
au  pàturag-e,  il  est  aussi  à  son  tour  très  favorable 
au  maintien  de  l'art  pastoral,  mode  de  travail  qui 
exige  le  minimum  de  transformation  du  sol  et  le 
minimum  de  capitaux  fonciers,  dont  l'outillage 
est  très  rudimentaire,  dont  les  opérations  simples, 
peu  pénibles,  ne  demandent  qu'une  capacité  et  une 
prévoyance  limitées  et  peuvent  être  exécutées  par 
un  personnel  peu  nombreux;  en  définitive,  tra- 
vail de  simple  récolte  qui  a  pour  corollaire  une 
occupation  du  sol  assez  faible,  quoique  le  droit 
légal  de  propriété  soit  absolu  et  que  l'absence  de 
population  stable  permette  au  propriétaire  de  le 
maintenir  tel  sans  contestation. 

L'étendue  des  latifundia  ne  permet  pas  aux  pro- 
priétaires de  conserver  la  direction  effective  de 
l'atelier  agricole;  d'autres  causes  d'ailleurs  les  en 
détournent  ;  aussi  le  fermage  est-il  la  règle,  mais 
il  faut  remarquer  qu'il  est  très  favorisé  par  le  mode 
de  travail  qui  exige  peu  ou  pas  de  capitaux  in- 
corporés au  sol. 

Le  latifundium  à  culture  extensive,  en  s'oppo- 
sant  à  l'établissement  d'une  population  stable  dans 
l'Agro  romano,  tend  à  avilir  les  salaires  :  1°  parce 
qu'il  met  en  concurrence  des  ouvriers  venus 
d'un  grand  nombre  de  régions  pauvres  où  font 
défaut  les  moyens  d'existence;  2"  parce  qu'il 
oblige  le  fermier  à  recourir  à  des  entrepreneurs 
de  main-d'œuvre  qui  prélèvent  une  part  très 
large  sur  les  salaires  ;  3°  parce  qu'il  oblige  les 
ouvriers  à  accepter  en  fait  un  salaire  en  nature 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  89 

sur  lequel  ils  sont  frustrés  ;  4°  parce  qu'il  rend 
très  difficile  l'organisation  ouvrière.  De  telle 
sorte  que,  dans  un  pays  où  la  maia-d'œuvn! 
semble  manquer  totalement,  les  salaires  sont  très 
bas.  Il  en  résulte  que  l'épargne  est  presque 
impossible  et  qu'ainsi  tout  moyen  d'ascension  fait 
défaut  à  la  population  ouvrière. 

Quant  à  la  famille,  elle  liuhit  des  influencer 
désorganisatrices  :  l"  parce  qu'une  partie  de  ses 
membre-,  souvent  même  son  chef,  sont  éloignés 
d'elle  chaque  année,  pendant  de  longs  mois  ; 
2°  parce  que,  si  elle  reste  groupée,  elle  vit  loin 
de  son  propre  foyer  oii  elle  ne  séjourne  que  deux 
ou  trois  mois,  et  qui  se  trouve  tout  à  fait  séparé 
et  éloigné  de  son  atelier  de  travail.  Il  s'ensuit 
qu'elle  perd  l'appui  de  la  communauté  sans 
apprendre  à  développer  son  énergie  et  son  initia- 
tive puisqu'elle  émigré  temporairement,  en  terri- 
toire non  peuplé,  et  en  compagnie  d'autres 
familles  de  même  formation  sociale  et  subissant 
les  mêmes  influences.  Cette  famille  déprimée  se 
résigne  à  un  mode  d'existence  déplorable,  sans 
dignité,  sans  respectabilité,  sans  confort  et  sans 
hygiène  ;  elle  subit  aussi  sans  résistance  toutes  les 
calamités  qui  viennent  à  l'assaillir. 

Elle  aurait  besoin  d'un  patron  attentif,  bien- 
veillant et  énergique  ;  mais  le  propriétaire  lati- 
fundiste  est  trop  loin,  trop  insouciant,  et  trop 
nombreux  sont  les  ouvriers  qui  travaillent  sur 
ses  terres.  Le  fermier  ne  s'intéresse  pas  à  des 
ouvriers  temporaires  et  nomades.  Ceux-ci  n'ont 
qu'un  patron  etfectif,  c'est  le  caporal  ;  or,  nous 
avons  vu  les  défectuosités  de  ce  patronage. 


90  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

II  nous  reste  maintenant  à  étudier  les  effets 
que  peut  avoir  le  latifundium  sur  l'organisation  de 
la  vie  publique. 


III.  —  LA  VIE  COLLECTIVE 

Rappelons  que  nous  sommes  ici  dans  un  pay& 
où  la  population  stable  est  pour  ainsi  dire   nulle. 

D'après  le  recensement  de  1881,  il  n'y  avait 
que  764  personnes  domiciliées  dans  les  fermes  de 
la  Campagne  romaine,  réparties  comme  suit  : 

Fattori  et  agents 151 

Paysans,  bouviers,  ouvriers  fixes.     .     .     .      613 

soit  0,264  habitant  par  kilomètre  carré.  Telle 
exploitation  de  15  000  bectares  est  conduite  avec 
un  personnel  de  quinze  à  vingt  hommes'.  Ces 
chiffres  ont  certainement  augmenté  par  suite  de 
la  mise  en  culture  de  certaines  propriétés,  mais 
sur  les  domaines  non  transformés,  qui  sont  l'im- 
mense majorité,  le  nombre  des  employés  fixes  a 
plutôt  décru  à  cause  de  la  diminution  des  cultu- 
res. Quant  à  la  population  émigrante,  elle  ne 
s'élève,  en  somme,  qu'à  quelques  milliers  d'indi- 
vidus campés  temporairement  sur  le  sol.  Ce  sol 
est  entièrement  concentré  en  quelques  mains;  il 
en  résulte  un  monopole  foncier  bien  accentué  en 
faveur  des  latifundistes. 

Voisinage  ET  ASSOCIATIONS.  — Comme  dans  tous 

1.  Cf.  W.  Sombart,  op.  cit.,  p.  111-121. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  9f 

les  pays  à  population  clairsemée,  le  voisinage 
s'étend  fort  loin.  A  Testa  di  Lèpre,  j'ai  vu  distri- 
buer le  pain  aux  bergers  ;  ce  pain  venait  de  Brac- 
ciano,  distant  de  40  kilomètres  ;  Rome  est  plus 
rapprochée,  mais  on  trouve  le  pain  de  Bracciana 
meilleur.  Comme  les  habitants  sont  peu  nom- 
breux.  ils  se  connaissent  facilement  presque  tous: 
il  suffit  de  causer  quelques  instants  avec  un 
campagnol  pour  s'en  convaincre.  Leurs  faits  et 
gestes  sont  toujours  signalés  et  connus:  il  y  a  peu 
de  passants  sur  les  routes,  les  auberges  y  sont 
rares  :  ceux  qui  se  déplacent,  ont  les  plus  grandes 
chances  de  se  rencontrer  et  ils  sont  sûrs  d'être 
vus  et  reconnus.  Ainsi  s'explique  la  rapidité  avec 
laquelle  se  répandent  les  nouvelles  dans  la  Cam- 
pagne. Les  moyens  de  communication  étant 
rares,  pour  ne  pas  dire  nuls,  on  ne  voyage  qu'en 
voiture  ou  à  cheval,  et  cela  vous  met  en  contact 
avec  les  auberges  et  les  passants  beaucoup  plus 
que  le  tramway  et  le  chemin  de  fer.  Les  laitiers 
qui,  chaque  jour,  vont  chercher  le  lait  jusqu'à 
20  et  25  kilomètres  de  Rome,  jouent  un  rôle 
important  dans  les  relations  entre  la  ville  et  la 
campagne  :  ils  répandent  les  nouvelles,  font  les 
commissions,  transportent  les  gens  qui  ont  à  se 
rendre  quelque  part  sur  leur  route.  On  voit  qu'en 
dépit  des  apparences,  l'habitant  de  la  Campagne 
romaine  est  moins  isolé  que  l'habitant  de  Rome  : 
il  a  un  cercle  de  relations  beaucoup  plus  étendu. 
11  n'eu  est  pas  de  même  des  émigrants,  et  il  est 
intéressant  d'observer  que  ceux-ci  transportent 
dans  l'Agro  romano  leurs  habitudes  de  voisinage 
telles  qu'elles  existent  dans   leur  pays  de  mon- 


92  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

tagne.  Ils  viennent  en  bandes  originaires  du 
même  village  et  conservent  ce  mode  de  groupe- 
ment, qu'il  s'agisse  des  colons  ou  des  giiitti  ;  par 
ailleurs,  ils  n'ont  presque  aucun  contact  avec  la 
population  stable.  Ils  restent  bien  des  exilés  quoi- 
qu'ils soient  la  majorité. 

Lesémigrants  temporaires  doivent  à  lenr  for- 
mation communautaire  une  inaptitude  presque 
absolue  à  constituer  des  associations  libres.  S'il 
est  un  pays  où  elles  sciaient  nécessaires,  c'est 
bien  l'Agro  romano,  oii  les  ouvriers  auraient  ;"i 
s'affranchir  de  l'oppression  des  caporaux  et  de 
l'exploitation  des  cantines;  cependant,  je  n'ai 
pas  eu  l'occasion  de  rencontrer  de  coopératives. 

Ce  sont  les  pasteurs  qui  s'associent  le  plus 
volontiers  pour  mettre  en  commun  leurs  trou- 
peaux et  louer  ensemble  un  domaine  ou  une  por- 
tion de  domaine.  Il  existe  aussi  des  associations 
temporaires  entre  paysans  en  vue  de  la  culture 
d'un  champ  pendant  un  an  ou  deux  ;  nous  avons 
reproduit  un  contrat  où  l'une  des  parties  est  une 
société  de  seize  paysans  ^  C'est  bien  là  une  sorte 
de  fermage  collectif  ;  cependant  ce  mode  de  loca- 
tion est  rare  dans  l'Agro  romano  et  il  n'est  pas 
organisé  comme  en  Lombardie,  en  Sicile  ou  dans 
les  Romagnes^  A  ma  connaissance,  il  n'existe 
qu'une  coopérative  agricole  de  production,  c'est 
celle  d'Uslie.  Les  travaux  d'assainissement  du 
marais  d'Ostie  ont  été  exécutés  par  une  associa- 


i.  V.  supra,  p.  68. 
2.  Cf.  Le  affilanze  coUeUive  in  Italia,  Piaccu/,;i,  1906.  (Enquête 
de  la  Fédération  des  Syndicats  agricoles). 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  93 

tion  d'ouvriers  romagnoles  qui  se  sont  fixés  dans 
le  pays  assaini  en  obtenant  de  l'Etat  des  conces- 
sions de  lerres  ;  ils  étaient  une  centaine  formant 
trente  familles.  Les  travaux  d'aménagement  et  de 
défrichement  du  sol  sont  exécutés  par  la  société, 
ainsi  que  le  battage.  Tous  les  trois  ans,  il  y  a  une 
répartition  du  sol  entre  les  familles  ;  les  bœufs  de 
travail  appartiennent  à  la  société.  Cette  coopéra- 
tive ne  bat  que  d'une  aile,  car  la  région  ne 
semble  pas  encore  susceptible  de  culture  pay- 
sanne ;  elle  serait  môme  dissoute  si  le  roi  Hum- 
bert  ne  lui  avait  fourni  des  subsides. 

Nous  verrons  plus  loin  qu'il  existe  des  domai- 
nes collectifs  sur  le  pourtour  de  l'Agro  romano, 
mais  ce  sont  des  exemples  de  culture  et  de  pro- 
priété communautaires  qui  se  distinguent  nette- 
ment des  associations  librement  constituées  dans 
un  but  spécial  et  déterminé.  Les  syndicats  hydrau- 
liques obligatoires  entre  propriétaires  pour  l'amé- 
nagement des  eaux  et  l'entretien  des  fossés  et  des 
canaux  sont  une  institution  administrative  sou- 
mise à  un  contrôle  étroit  des  pouvoirs  publics  et 
qui  ne  peut  pas  être  considérée  comme  une  mani- 
festation de  solidarité  privée. 

Les  services  communaux.  —  Au  point  de  vue  ad- 
ministratif, l'Agro  romano  fait  partie  de  la  com- 
mune de  Home  qui,  avec  ses  208  000  hectares,  est 
plus  étendue  que  certaines  provinces.  Cette  situa- 
lion  n'est  pas  sans  inconvénient,  car  une  grande 
ville  comme  Rome  a  des  besoins  très  spéciaux  et 
très  différents  de  ceux  de  la  campagne  qui  l'en- 
toure. 11  en  résulte  que  celle-ci  est  un  peu  sacri- 


"94  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

liée,  d'autant  plus  que  sa  qualilé  de  capitale  impose 
à  Rome  des  charges  qui  ne  sont  pfis  en  rapport 
avec  ses  ressources  ni  avec  ses  bi soins  réels  :  le 
con  ortable  y  est  quelquefois  sacrifié  au  luxe,  le 
nécessaire  au  superflu. 

En  1900,  les  recettes  de  la  commune  s'élevaient 
à  28  millions  de  francs  et  les  dépenses  à  27  mil- 
lions ;  en  1 909,  les  recettes  atteignent  40  millions, 
mais  les  dépenses  sont  montées  à  49  millions*. 
L'Agro  romano  figure  pour  930  000  francs  dans 
les  recettes  et  pour  720  000  francs  dans  les  dépen- 
ses ;  on  réalise  donc  près  de  210  000  francs  d'éco- 
nomies sur  la  campagne,  qui  pourtant  a  de  grands 
besoins  ^  Si   elle  n'est   pas  sacrifiée  davantage, 


1.  Messagero  du  I"  mars  1909. 

2.  Voici  le  budget  sommaire  de  l'Agro  romano  : 

Recettes. 

Impôt  foncier 603073  francs. 

Ta.xe  sur  le  bétail  (486246  têtes) 273000      — 

Remboursements  pour  le  transport  des  malades 

non  indigents 1000      — 

Remboursements   par   les   propriétaires  de   la 

quinine  distribuée  gratuitement 49000      — 

Total 720  513  francs. 

Dépenses. 

Voirie 200000  francs. 

Service  sanitaire 293  300  — 

Police 36  440  — 

Instruction  publique 147  420  — 

Prix  aux  agriculteurs 20000  — 

Bonification  (assainissement,  etc.) 23333  — 

Total 930  U73  francs. 

Économies  :  930  078  —  720  313  =  209  360  francs. 
En  1883,  les  recettes  de  l'Agro  étaient  de  900000  francs    et  les 
dépenses  de  234  000   francs:    bénéfice   au   profit  de   la  ville  = 


LE  LATlFUNDimi  DANS  L'AGRO  ROMANO  95 

elle  le  doit  à  la  bienveillance  du  conseil  commu- 
nal, car,  presque  déserte  ou  peuplée  d,'étrangers 
non  électeurs,  comment  pourrait-elle  faire  enten- 
dre sa  voix?  Il  est  d'ailleurs  question  de  réunir 
toute  l'administration  de  l'Agro  romano  dans  les 
mains  d'un  adjoint  spécial,  et  de  lui  accorder  une 
certaine  autonomie. 

Nous  ne  dirons  rien  de  la  police  qui  fonctionne 
de  façon  satisfaisante.  En  dépit  des  anciennes 
légendes,  la  Campagne  romaine  est  aujourd'hui 
aussi  sûre  que  tout  autre  pays.  Mais  il  nous  faut 
nous  arrêter  un  instant  sur  la  voirie,  l'instruction 
publique  et  le  service  sanitaire. 

L'Agro  romano  est  extraordinairement  pauvre 
en  voies  de  communication^  11  existe  un  certain 
nombre  de  grandes  routes  qui  partent  de  Rome, 
ce  sont  les  anciennes  voies  romaines  :  mais  elles 
ne  sont  pas  reliées  entre  elles,  de  sorte  qu'il  est 
impossible  de  faire  le  tour  de  la  ville  à  une  cer- 


^66  000  francs  ;  en  190i,  les  recettes  s'élevaient  à  793000  francs  : 
€t  les  dépenses  à369  000  francs  :  bénéfice  de  la  ville  =: 426  000  francs. 
On  voit  que  la  situation  de  la  Campagne  s'est  améliorée  puis- 
qu'elle n'est  plus  frustrée  que  de  209  360  francs. 

4.  En  1901,  on  répartissait  ainsi    les   voies   de  communication 
■dans  l'Agro  romano  . 

Routes  provinciales 180  kilomètres. 

—  syndicales 7        — 

—  communales 221        — 

—  vicinales 144        — 

Total 332  kilomètres. 

soit,  pour  une  superficie  de  2  080  kilomètres  carrés,  une  propor- 
tion de  267  mètres  par  kilomètre  carré.  Dans  la  province  de  Cré- 
mone, il  existe  1  289  mètres  de  routes  par  kilomètre  carré  (Cf. 
'Cadolini,  //  bonificamento  dell'  Agro  romano.  Rome  1901). 


96  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

taine  distance  des  murs  ;  les  rares  chemins  trans- 
versaux qui  existent  sont  de  vraies  fondrières. 
Aussi  la  construction  de  routes  s'impose-t-elle 
d'une  façon  urgente,  si  on  veut  faciliter  la  mise 
en  culture  de  l'Agro  romano.  Actuellement,  les 
denrées  agricoles  de  certains  domaines  arrivent  à 
Rome  grevées  de  frais  de  transports  considérables 
à  cause  du  mauvais  état  des  chemins.  La  muni- 
cipalité semble  avoir  maintenant  compris  ses  de- 
voirs à  cet  égard,  puisque  200  000  francs  sont 
prévus  au  budget  de  cette  année  pour  la  construc- 
tion de  routes. 

La  rareté  des  voies  de  communication  dans  la 
Campagne  romaine  est  une  conséquence  du  lati- 
fundium et  de  son  mode  d'exploitation  ;  cela  se 
comprend  aisément.  On  prétend  aussi  que  les 
propriétaires  ne  désirent  pas  toujours  faciliter 
l'accès  de  leurs  terres  au  public  et  ne  voient  pas 
avec  plaisir  leurs  domaines  coupés  par  des  routes. 
Certains  d'entre  eux  tout  au  moins  ne  mettent 
aucune  bonne  volonté  à  favoriser  l'organisation 
des  services  publics.  Ainsi  ils  demandent  parfois 
des  prix  de  loyer  excessifs  pour  le  logement  des 
médecins  qui,  faute  de  centres  habités,  doivent 
forcément  s'installer  dans  les  fermes.  On  me  cite 
le  cas  d'un  propriétaire  qui  deraatide  1  400  francs 
de  loyer  pour  une  ancienne  auberge  composée 
d'un  rez-de-chaussée,  de  trois  pièces  au  premier, 
d'une  écurie  et  d'un  petit  jardin  ;  le  prix  normal 
serait  de  500  à  600  francs  ;  il  réclame  en  outre  le 
remboursement  des  réparations  indispensables 
pour  l'installation  du  médecin.  Un  des  quatre  vé- 
térinaires   de   l'x^gro   romano  n'a   pas  encore  pu 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  97 

être  installé,  dans  l'impossibilité  où  on  est  de  lui 
trouver  un  logement.  Les  propriétaires  se  refusent 
énergiquement  à  vendre  la  moindre  parcelle  de 
leurs  terres;  aussi  est-on  souvent  obligé  de  recou- 
rir à  l'expropriation,  de  payer  le  terrain  50  centi- 
mes le  mètre  et  de  construire  une  maison  pour  le 
médecin  et  Técole. 

Car  le  Latifundium  opjiose  à  l'organisatioîi  de 
l'instruction  publique  les  mêmes  obstacles  qu'à 
l'organisation  sanitaire.  Les  écoles  sont  rares  et  le 
plus  souvent  installées  fort  mal,  faute  de  locaux 
convenables,  dans  une  salle  de  ferme  louée  fort 
cher.  Il  y  a  actuellement  dans  TAgro  romano 
27  écoles  mixtes  donnant  l'instruction  à  1  250  en- 
fants ;  210  élèves  fréquentent  les  écoles  du  soir  et 
225  les  écoles  du  dimanche.  Tous  ces  chiffres  in- 
diquent un  progrès  sensible  sur  les  années  précé- 
dentes. Il  faut  remarquer  d'ailleurs  que  les  paysans 
semblent  peu  à  peu  comprendre  l'utilité  de  l'in- 
struction ;  c'est  surtout  vrai  de  ceux  qui  ont  des 
parents  ou  des  amis  émigrés  en  Amérique.  Ces 
derniers  leur  prêchent  la  nécessité  de  la  propreté 
et  de  l'instruction  pour  les  enfants.  Les  institu- 
teurs débutent  avec  un  traitement  de  1  800  francs 
et  peuvent  arriver  à  3 100  francs  au  bout  de  trente 
ans  de  service  ;  ils  ont  droit  à  une  retraite  et  sont 
mis  sur  le  même  pied  que  les  instituteurs  de 
Rome.  Le  budget  de  l'instruction  publique  qui 
s'élève  à  150  000  francs  environ,  est  appelé  à 
s'augmenter,  car  on  projette  la  construction  d'éco- 
les avec  jardins  et  logements  pour  l'instituteur 
et  le  médecin. 

11  y  a  toute  une  population  qui  échappe  à  l'in- 
Roux.  7 


98  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 


struclion,  ce  sont  les  émigrants  qui  sont  souvent 
campés  fort  loin  des  écoles  ;  d'ailleurs,  faute  de 
locaux,  l'obligation  scolaire  reste  lettre  morte.  La 
municipalité  songe  à  créer  quatre  écoles  ambu- 
lantes qui,  munies  d'un  matériel  facilement  trans- 
porlable,  pourront  se  déplacer  chaque  année  de 
façon  à  s'installer  dans  les  endroits  où  la  popula- 
tion nomade  attirée  par  les  cultures  sera  la  plus 
nombreuse.  En  attendant  que  la  commune  ait 
institué  ses  écoles  ambulantes,  l'initiative  privée 
a  déjà  pris  les  devants.  En  4904,  la  section  ro- 
maine de  Y  Union  féminine  nationale  ouvrait  à 
Lunghezza,  dans  le  local  de  l'école  communale, la 
première  école  du  dimanche*.  En  1907-1908,  sept 
écoles  fonctionnèrent  au  profit  de  340  élèves  des 
deux  sexes  :  on  a  aussi  organisé  quelques  cours 
du  soir.  Les  maîtres  sont  presque  tous  des  insti- 
tuteurs des  écoles  de  Rome  qui  font  preuve  d'un 
grand  dévouement  en  sacrifiant  leur  dimanche 
pour  aller  fort  loin  et  par  des  chemins  souvent  peu 
praticables  instruire  les  enfants  abandonnés  des 
familles  de  guitti  ;  la  rétribution  qu'on  leur  alloue 
couvre  à  peine  les  frais  de  voyage  et  de  nourri- 
ture. Ces  écoles  libres,  dont  la  dépense  annuelle 
s'élève  pour  chacune  à  900  francs  environ,  reçoi- 
vent des  subventions  de  l'Etat,  et  des  communes 
et  des  dons  particuliers  '.  Elles  se  heurtent  par- 


i.  Le  comité  directeur  est  composé  de  MM.  le  Prof.  Angelo  Celli, 
Giovanni  Cena  et  de  M'"«  Anna  Geili  et  Sibilla  Aleramo.  II  est  ^ 
à  noter  qu'aucune  de  ces  quatre  personnes  n'est  romaine  d'ori- 
gine. 

2.  Cf.  Le  scuole  festive  dell'Agro  romano.  Rome,    1908.    Unione, 
cooperativa  éditrice. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  99 

fois  au  mauvais  vouloir  des  propriétaires  ou  des 
fermiers  qui  leur  refusent  le  local  nécessaire.;  les 
paysans  doivent  alors  construire  une  cabane  de 
roseaux  qui  sert  de  classe;  mais,  même  dans  ce 
cas,  le  propriétaire  qui  est  maître  chez  lui  peut 
interdire  la  tenue  de  Fécole  :  cela  s'est  vu  et  ne 
devrait  soulever  aucune  protestation  si  le  latifun- 
dium ne  constituait  pas  un  monopole  foncier  qui 
ainsi  entrave  la  liberté  dautrui. 

Les  maîtres  se  plaignent  aussi  parfois  d'être  en 
butte  à  l'hostilité  du  clergé,  et  j'ai  pu  constater, 
en  effet,  que  celui-ci  a  peu  de  sympathie  pour  ces 
écoles.  Il  serait  téméraire  de  ma  part  de  juger  si 
ces  plaintes  sont  fondées  et  si  cette  défiance  est 
justifiée,  mais  il  est  assez  surprenant  que  jus- 
qu'ici le  clergé  n'ait  presque  rien  fait  pour  lins- 
truction  dans  l'x^gro  romano.  A  Rome,  vingt 
raille  enfants  fréquentent  les  écoles  congréganis- 
tes;  il  n'y  a,  dans  toute  la  Campagne  romaine, 
qu'une  seule  école  de  ce  genre  tenue  par  des  reli- 
gieuses, à  Pratica  di  Mare^  Cependant  il  est  cer- 
tain que  beaucoup  des  grands  latifundistes  ro- 
mains auraient  plus  de  sympathie  pour  les  écoles 
organisées  par  le  clergé  que  pour  d'autres. 

Le  culte.  —  L'insouciance  du  clergé  romain  à 
l'égard  des  écoles  apparaîtra  toute  naturelle  quand 
on  saura  de  quelle  façon  est  organisé  le  service 
du  culte  dans   la  Campagne  romaine.  On  recon- 

1.  On  peut  mentionner  aussi  l'école  dcsTrois-Fontaines,  fondée 
et  entretenue  par  les  Trappistes,  mais  dont  les  maîtresses  sont 
laïques.  Il  y  a  aussi  sept  curés  qui,  faute  de  locaux,  sont  char- 
gés par  la  commune  de  tenir  l'école  publique. 


100  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

naîtra  là  aussi  les  fâcheux  effets  du  latifundium 
et  de  la  malaria. 

Faute  de  population  permanente  etdense,  il  n'y  a 
pas  de  clergé  stable  dans  TAgro  romane.  On  y 
compte  à  peine  quelques  paroisses  dont  la  juridic- 
tion ne  dépasse  pas  les  limites  du  domaine  sur  le- 
quel elles  se  trouvent'.  Presque  tout  le  reste  du  ter- 
ritoire est  re'parti,  au  point  de  vue  ecclésiastique, 
entre  certaines  paroisses  de  Rome  ou  des  diocè- 
ses environnants:  Tivoli,  Frascati,  Albano,  etc.. 
La  juridiction  du  curé  de  Saint-Laurent-hors-les- 
Murs,  par  exemple,  s'étend  jusque  près  de  Bagni, 
à  vingt  kilomètres  de  son  église  ;  ce  cas  n'est  pas 
isolé.  Il  en  résulte  qu'au  point  de  vue  religieux, 
TAgro  romano  est  dans  l'abandon.  Pour  y  remé- 
dier, Pie  IX  avait  chargé  un  hospice  de  vieux 
prêtres  d'organiser  le  service  du  culte  aux  envi- 
rons de  Rome;  mais  c'est  seulement  en  1897  que 
quelques  prêtres  zélés  aidés  de  laïcs  dévoués  ont 
organisé  le  service  religieux  dans  "la  Campagne 
romaine  d'une  façon  effective.  Chaque  dimanche 
43  prêtres  vont  dire  la  messe  dans  les  chapelles 
qui  existent  sur  beaucoup  de  domaines  :  Tune 
d'elles  est  à  53  kilomètres  de  Rome.  Comme  les 
chemins  de  fer  ne  mènent  pas  partout,  la  plupart 
des  prêtres  vont  en  voiture  ou  à  cheval  ;  le  direc- 
teur de  l'œuvre  que  j'ai  accompagné  un  jour  fait 
23    kilomètres  en  cabriolet  avant  d'arriver  à  la 


1.  Castel  di  Guido,  par  exemple,  est  une  des  douze  paroisses 
de  l'évêché  suburbicaire  de  Porto.  Le  territoire  de  cette  paroisse 
se  confond  avec  celui  du  domaine  qui  appartient  à  l'hôpital  du 
Saint-Esprit  ;  sa  population  stable  ne  s'élève  peut-être  pas  à 
vingt  personnes. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMAND  101 

chapelle  qu'il  dessert.  Le  manque  de  logement 
ne  permet  pas  d'avoir  des  prêtres  à  demeure  : 
c'est  une  conséquence  du  latifundium.  11  est 
assez  piquant  de  trouver  un  vrai  pays  de  missions 
aux  portes  de  Rome,  capitale  de  la  chrétienté, 
où  surabondent  moines  et  prêtres. 

\^ Opéra  per  l'assistenza  religiosa  e  civile  deW 
Agro  romano  tire  ses  ressources  des  contributions 
des  propriétaires,  des  subventions  de  l'Hospice 
des  Cent  Prêtres  et  de  sermons  et  concerts  de 
charité.  C'est  une  œuvre  privée  qui  ne  reçoit  au- 
cun subside  de  l'autorité  ecclésiastique.  Elle  ne 
borne  pas  son  activité  à  la  célébration  du  culte 
et  à  l'enseignement  du  catéchisme  ;  elle  vient 
aussi  en  aide  matériellement  aux  paysans  en  leur 
distribuant  des  vêtements,  des  couvertures,  en 
leur  prêtant  assistance  pour  les  formalités  qu'ils 
peuvent  avoir  à  remplir,  en  les  faisant  admettre 
à  l'hôpital,  etc.  On  voudrait  aussi  organiser  des 
caisses  d'épargne,  créer  des  associations  pour 
supprimer  les  caporaux  et  s'opposer  à  l'exploita- 
tion des  ouvriers.  Ce  sont  encore  là  des  projets. 
Le  dernier  est  très  louable,  mais  semble  voué  à 
un  échec  certain,  car  l'Œuvre  tire  ses  principales 
ressources  des  propriétaires  et  des  fermiers  ;  or, 
vouloir  organiser  les  ouvriers  c'est  probablement 
s'aliéner  les  patrons,  du  moins  les  patrons  de 
l'Agro  romano.  On  a  aussi  essayé  d'ouvrir  une 
ou  deux  écoles  dominicales,  mais  ces  tentatives 
à  peine  ébauchées  n'ont  pas  eu  de  suite  :  on  pro- 
fite seulement  du  catéchisme  pour  apprendre  à 
lire  aux  enfants.  C'est  peu,  et  il  faut  bien  recon- 
naître que  rien  de  sérieux  n'a  élé  fait  jusqu'à  ce 


i02  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

jour  par  la  société  pour  rinstruction.  Grâce  à 
cette  organisation,  les  habitants  temporaires  de 
l'Agro  romano  ne  sont  pas  privés  de  tout  secours 
religieux;  les  chefs  de  gare,  les  régisseurs,  les 
médecins  sont  chargés  par  la  société  de  lui  télé- 
graphier toutes  les  fois  que  la  présence  d'un  prê- 
tre est  nécessaire. 

Mais  il  y  a  mieux  à  faire  ;  c'est  de  fonder  des 
paroisses  dans  la  Campagne  romaine.  Cette  ini- 
tiative a  été  prise  par  un  prêtre  belge,  M"""  le  cha- 
noine Bodau,  à  qui  ses  relations  avec  les  direc- 
teurs de  la  société  belge  du  tramway  de  Rome  à 
Tivoli  et  de  l'établissement  thermal  de  Bagni, 
ont  donné  l'idée  de  construire  une  église  dans 
cette  dernière  localité.  En  dehors  de  la  station  et 
de  l'établissement  il  n'y  avait  là  que  quelques 
masures,  mais  Bagni  s'est  développé  et  peut  de- 
venir un  jour  un  centre  important.  La  nouvelle 
paroisse  compte  près  de  1  500  habitants,  répartis 
pour  la  plupart  dans  ces  misérables  hameaux  de 
cabanes  que  nous  avons  appris  à  connaître.  L'é- 
glise est  aujourd'hui  suffisamment  avancée  pour 
servir  au  culte.  C'est  grâce  aux  subsides  de  ses 
amis  de  Belgique  et  de  France  que  M^'  Bodau  a 
pu  réaliser  son  œuvre*;  Au  début,  tout  au  moins, 
les  Romains  étaient  assez  sceptiques  sur  l'issue 
de  son  entreprise,  mais  le  succès  lui  a  donné  rai- 
son et  il  projette  d'ajouter  à  son  église  une  école 
et  un  hôpitaP.  En  attendant  la  pleine  réalisation 


1.  Ce  sont  des  dames  françaises  qui  viennent  de  Rome  tous  les 
dimanches  faire  le  catéchisme  aux  enfants  de  la  paroisse. 

2.  II  y  a  à  Bagni  une  petite   colonie   de    cultivateurs  d'asper- 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  L'AGRO  ROMANO  103 

de  son  plan,  son  initiative  a  porté  ses  fruits,  puis- 
qu'elle a  démontré  qu'il  était  non  seulement  pos- 
sible mais  nécessaire  et  urgent  d'organiser  des 
paroisses  dans  l'Agro  romano.  Son  exemple  a  en- 
traîné l'autorité  ecclésiastique,  qui  a  décidé  la 
création  de  sept  paroisses  rurales  :  l'une  d'elles 
est  à  la  veille  de  fonctionner.  Mais  là  encore  se 
révèlent  les  inconvénients  du  latifundium  :  les 
propriétaires  se  font  tirer  l'oreille  pour  vendre  leur 
terrain  ;  ils  permettraient  bien  de  construire  les 
églises,  mais  ils  ne  voudraient  pas  se  dessaisir  du 
sol.  Avec  juste  raison  l'administration  diocésaine 
veut  être  maîtresse  chez  elle  ;  de  là  des  négocia- 
tions difficiles  et  de  longs  retards.  Ces  mêmes 
difficultés,  l'œuvre  d'assistance  religieuse  les  ren- 
contre pour  faire  entretenir,  restaurer  ou  agran- 
dir les  chapelles  appartenant  aux  propriétaires. 

On  voit,  par  les  exem.ples  que  nous  venons  de 
citer,  quels  obstacles  apporte  le  latifundium  à  la 
bonne  organisation  des  services  publics.  Ces  ob- 
stacles ne  sont  pas  insurmontables  car  il  reste  aux 
pouvoirs  publics  la  ressource  de  l'expropriation, 
mais  cette  procédure  est  une  source  de  complica- 
tions, de  dépenses  et  une  cause  de  retards;  d'au- 
tre part,  l'initiative  des  particuliers  est  souvent 
paralysée,  car  ils  ne  peuvent  trouver  un  endroit 
011  poser  le  pied  librement.  A  vrai  dire,  toute  la 
vie  sociale  dépend  du  bon  plaisir  des  latifundis- 
tes  ;  ils  pourraient  faire  le  vide  dans  la  Campagne 

ges  auxquelles  les  eaux  chaudes  sulfureuses  sont  très  favorables. 
Le  cnré  belge  de  Bagni  s'intéresse  très  vivement  à  cette  culture  : 
sous  sa  conduite  les  maraîchers  ont  planté  une  aspergerie  dans 
les  jardins  du  Vatican. 


104  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

romaine  et  alors  à  quoi  bon  des  routes,  des  éco- 
les, des  églises,  des  médecins.  Ceci  n'est  pas  une  • 
pure  hypothèse  puisque  nous  savons  que  le  pâtu- 
rage tend  à  devenir  exclusif  et  que  nous  avons 
pu  constater  sur  certains  domaines  une  dépopu- 
lation presque  totale  par  suite  de  l'abandon  de  la 
culture.  Jusqu'ici  on  s'est  peu  occupé  des  émi- 
grants  temporaires,  de  ces  étrangers  qui  ne  sont 
pas  de  la  commune,  qui  changent  de  résidence 
presque  chaque  année,  et  on  les  a  laissés  dépour- 
vus de  tout- ce  que  la  civilisation  met  aujourd'hui 
à  la  portée  des  hommes.  11  faut  bien  reconnaître 
que  les  latifundistes  ont  ici  gravement  manqué  à 
leurs  devoirs  de  patrons,  et  c'est  ce  qui  les  fait 
considérer  par  certains,  comme  des  obstacles  ab- 
solus au  progrès  et  au  bon  ordre  social,  obstacles 
qu'il  faut  supprimer  de  gré  ou  de  force. 

Par  lui-même  le  latifundium  n'engendre  pas 
l'anarchie.  On  le  rencontre  dans  l'Allemagne 
orientale  et  les  services  publics  fonctionnent  nor- 
malement, mais  là  le  patron  ne  se  dérobe  pas  à 
ses  charges  :  il  existe  des  biens  qui  constituent 
à  eux  seuls  des  communes  fermées  dont  les  pro- 
priétaires possédant  tout  le  sol  sont  revêtus  de 
l'autorité  publique  communale,  mais  doivent 
subvenir  à  tous  les  services  publics  communaux  : 
voirie,  enseignement,  culte,  etc..  C'est  l'ancien 
système  féodal,  c'est  le  fonctionnement  normal 
du  régime  latifundiste,  qui  est  le  régime  du  grand 
patron  patriarcal.  Les  latifundistes  romains  ne 
conçoivent  pas  leur  rôle  de  la  même  façon;  ils 
n'ont  aucune  idée  de  leurs  devoirs  de  grands  pro- 
priétaires ruraux,  et  du  fait  qu'ils  ne  remplissent 


LE  LATIFUxNDlCM  DANS  L'AGRO  ROMANO  103^ 

pas  leur  fonction,  tous  les  autres  rouages  de  l'or- 
ganisation sociale  se  trouvent  faussés.  Leur  uti- 
lité apparaît  nulle  et  ceci  est  un  grave  danger 
pour  eux,  car  tous  les  organes  inutiles  disparais- 
sent par  atrophie  ou  par  suppression  violente. 

Pour  caractériser  en  deux  mots  les  conséquen- 
ces du  latifundium  dans  l'Agro  roraano,  il  semble 
que  nous  puissions  dire  qu'il  aboutit  au  régime 
de  l'anarchie.  Le  propriétaire  ne  remplit  pas  son 
rôle  de  patron,  un  peu  par  sa  faute,  un  peu  par 
la  faute  du  latifundium  ;  la  famille  ouvrière  exi- 
lée de  son  foyer  pendant  dix  mois  de  l'année 
mène  une  existence  misérable,  précaire  et  pres- 
que nomade,  elle  subit  des  influences  désorgani- 
satrices  et  est  la  victime  d'une  foule  d'intermé- 
diaires qui,  dans  une  société  saine,  contribueraient 
au  contraire  à  lui  faciliter  l'existence  ;  enfin  les- 
organismes  de  la  vie  collective  sont  inexistants  ou 
insuffisants. 

C'est  de  cet  état  d'anarchie  que  dérive  la  ques- 
tion agraire.  Par  suite  d'une  direction  patronale 
insuffisante  ou  inintelligente,  d'immenses  espaces 
restent  dépeuplés,  n'offrant  que  des  moyens 
d'existence  insuffisants  et  précaires  aux  popula- 
tions surabondantes  des  confins  qui  ne  font  qu'er- 
rer dans  la  Campagne  romaine  sans  pouvoir  s'y 
fixer.  Le  latifundium  n'est  pas  seul  responsable 
de  la  situation  de  l'Agro  romano,  mais  il  est  ac- 
tuellement un  obstacle  aux  transformations  né- 
cessaires. 


CHAPITRE  m 

LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS 


Le  lieu.  —  Nous  venons  d'étudier  le  latifun- 
dium dans  une  région  où  les  conditions  du  lieu 
n'ont  pas  permis  jusqu'ici  le  développement  d'une 
population  stable.  Mais  le  latifundium  n'est  pas 
un  produit  exclusif  de  la  Campagne  romaine  ;  on 
le  retrouve  dans  d'autres  parties  de  la  province 
de  Rome.  Il  est  donc  intéressant  de  l'étudier 
maintenant  dans  une  région  où  existe  une  popu- 
lation fixe  groupée  en  villages.  Pour  cela  nous 
ferons  porter  notre  enquête  sur  le  Yiterbois,  c'est- 
à-dire  sur  la  partie  septentrionale  de  la  province 
qui,  à  l'exclusion  du  littoral,  s'étend  des  confins 
de  la  Toscane  jusqu'à  20  kilomètres  au  Nord  de 
Rome.  Au  centre  du  pays  se  trouve  Viterbe  à  peu 
près  à  égale  distance  entre  les  deux  grands  lacs 
de  Bracciano  et  de  Bolsena. 

L'altitude  de  cette  région  varie  de  150  à  500 
mètres  ;  une  ligne  de  hauteurs  allant  du  lac  de 
Bracciano  au  lac  de  Bolsena,  en  passant  par  les 
monts  Cimini  dont  un  sommet  s'élève  jusqu'à 
905  mètres,  sépare  le  versant  du  Tibre  du  versant 
tyrrhénien.  Tandis  que  l'Agro  romano  est  une. 


J 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  107 

sorte  de  plaine  basse  coupée  de  ravins  et  bosselée 
de  mamelons,  où  l'eau  peut  facilement  stagner, 
le  Vilerbois  est  une  région  élevée  présentant  des 
pentes  générales  suffisantes  pour  permettre  l'écou- 
lement facile  des  eaux  et  l'assainissement  naturel 
du  pays.  La  malaria  existe  bien  dans  nombre  de 
villages,  surtout  par  l'incurie  des  habitants  qui 
laissent  s'établir  des  mares  et  des  flaques  d'eau, 
mais  en  raison  de  l'altitude  et  de  l'absence  de  ma- 
récages elle  n'a  jamais  été  un  obstacle  absolu  au 
peuplement  du  pays. 

C'est  là  la  grande  diff'érence  qui  existe  entre  le 
latifundium  du  Viterbois  et  le  latifundium  de 
l'Agro  romano  :  ia  présence  d'une  population  stable 
groupée  en  villages.  C'est  l'action  de  ce  facteur 
nouveau  sur  l'organisation  du  travail  et  de  la  pro- 
priété qu'il  s'agit  d'étudier,  Nous  n'aurons  rien 
de  particulier  à  signaler  au  sujet  des  services  pu- 
blics, puisque  ces  villages  forment  des  communes 
régulièrement  constituées,  ce  qui  prouve  bien  que 
la  crise  des  services  publics  dans  l'Agro  romano 
n'a  pas  pour  cause  exclusive  le  latifundium  en 
soi. 

Dans  le  "Viterbois,  comme  dans  la  Campagne 
romaine,  le  pâturage  est  de  beaucoup  le  mode 
d'exploitation  dominant;  on  constate  que,  depuis 
quelques  années,  il  gagne  chaque  jour  du  terrain 
aux  dépens  de  la  culture.  Mais  celle-ci  résiste 
mieux  que  dans  l'Agro  romano,  à  cause  de  la  pré- 
sence de  la  population  qui  a  besoin  de  céréales  pour 
se  nourrir  :  c'est  même  là  la  principale  cause  du 
conflit  entre  propriétaires  et  paysans,  c'est  le  nœud 
de  la  question  agraire.  Cette  culture  est  d'ailleurs 


108  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

extensive  comme  l'est  le  pâturage  lui-même.  Il 
en  résulte  qu'en  dépit  des  apparences  l'appro- 
priation du  sol  est  incomplète,  le  droit  de  pro- 
priété incertain  ou  limité  par  des  usages  publics, 
et  que  des  contestations  et  des  conflits  au  sujet 
de  la  terre  surgissent  entre  latifundistes  et  villa- 
geois. 


I.  —  LES  USAGES  PUBLICS 

La  culture  extensive  et  les  «  USI  CIVICI  ».  ' — 
Nous  sortons  de  Rome  par  la  Porte  du  Peuple  et 
nous  nous  engageons  sur  la  via  Cassia  que  nous 
quittons  à  la  hauteur  d'Isola  Farnese,  bâti  sur 
l'emplacement  de  l'antique  Veies,  pour  nous  di- 
riger à  droite  sur  Formello.  Ce  village,  qui  se 
trouve  à  23  kilomètres  de  Rome,  est  situé  sur 
les  dernières  pentes  de  la  région,  d'où  la  vue 
s'étend  sur  toute  la  Campagne  jusqu'à  la  mer 
qu'on  voit  briller  au  loin.  Il  occupe  une  sorte  de 
promontoire  sur  lequel  s'allonge  l'unique  rue  en 
cul-de-sac,  trop  étroite  pour  le  passage  des  voi- 
tures et  bordée  de  maisons  serrées  les  unes  contre 
les  autres  ;  il  n'y  a  qu'une  entrée  située  sous  le 
palais  Chigi.  Les  habitants  se  tiennent  sur  le  pas 
de  leurs  portes  et  bavardent.  Les  hommes  flânent 
assis  sur  les  parapets  et  les  marches  ;  nous  de- 
mandons si  c'est  un  jour  de  fête  et  on  nous  ré- 
pond que,  comme  il  a  plu  la  veille,  on  ne  peut 
pas  travailler.  Cette  réponse  indiquerait  que  les 
paysans  manquent  de  travail  ou  qu'ils  sont  peu  la- 
borieux. Cette  seconde  explication  paraît  la  bonne, 
car  à  la  campagne,  ne  trouve-t-on   pas  toujours 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  109 

quelque  chose  à  faire  quand  on  a  le  désir  de  s'oc- 
cuper? J'apprends  d'ailleurs  que  la  main-d'œuvre 
salariée  est  ici  fournie  par  des  étrangers  venus 
des  Marches  et  des  Abruzzes  ;  ce  sont  aussi  les 
seuls  qui  prospèrent  et  qui  habitent  des  maisons 
convenables.  Les  indigènes  croiraient  déroger, 
me  dit-on,  en  travaillant  à  la  journée  ;  il  sont  peu 
désireux  d'améliorer  leur  mode  d'existence,  car 
des  maisons  remises  à  neuf  restent  sans  loca- 
taires, sous  prétexte  qu'elles  sont  à  200  mètres  du 
village.  On  a  bien  l'impression  d'être  là  en  pré- 
sence de  communautaires  déprimés. 

J'emprunte  à  un  mémoire  judiciaire  l'état  de  la 
propriété  sur  le  territoire  de  Formello  : 

«  Le  territoire  et  le  castrum  de  Formello  étaient 
un  fief  des  Orsini  et  faisaient  partie  du  duché  de 
Bracciano.  Mais  la  maison  Orsini  subit  de  grands 
désastres  financiers  et,  en  1661,  fut  contrainte 
de  vendre  presque  tous  ses  biens.  Formello  fit 
partie  d'une  vente  qui  comprit  aussi  le  territoire 
de  Campagnano,  de  Gesano  et  de  Scrofano  et  fut 
acquis  par  la  famille  Chigi. 

«  Le  territoire  de  Formello,  dont  le  village  oc- 
cupe le  centre,  a  une  superficie  de  2  2o0  hectares 
environ.  528  hectares  sont  biens  patrimoniaux  de 
la  commune;  1600  hectares  appartiennent  au 
prince  Chigi,  la  plus  grande  partie  en  pleine  pro- 
priété et  une  petite  partie  en  emphytéose.  Le 
reste  appartient  à  des  particuliers  ou  à  des  per- 
sonnes morales. 

«  Des  terrains,  quelques-uns  sont  clos  (ris- 
tretti)  et  en  culture  intensive  ;  ils  appartiennent 
soit  au  prince,  soit  à  des  particuliers,  mais  près- 


110  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

que  tous  sont  emphytéotiques  ou  paient  des  rede- 
vances au  prince. 

«  Les  autres  terrains  sont  des  bois  appartenant 
en  majeure  partie  à  la  commune,  et  puis  des  ter- 
rains à  pâturage  et  à  céréales  non  clos  {quarti 
aperti).  » 

Voyons  de  quelle  façon  le  propriétaire  jouit  de 
son  domaine.  Celui-ci  se  divise  en  ristreiti  (ter- 
rains clos)  et  en  quartz  aperti  (terrains  non  clos). 
Dans  les  ristretti  le  droit  de  propriété  est  absolu  ; 
ce  sont  des  terrains  plantés  en  oliviers  qui  sont 
exploités  en  régie  directe  au  moyen  d'ouvriers  ve- 
nus des  Abruzzes,  caries  gens  de  Formello  ne  tra- 
vaillent guère  comme  journaliers.  Le  pâturage 
d'hiver  sous  les  oliviers  est  loué  à  des  pasteurs 
des  Abruzzes.  A  partir  du  15  mars,  on  laisse  pous- 
ser l'herbe  qui  est  convertie  en  foin  pour  les  be- 
soins de  la  maison  du  prince. 

Les  quarti  aperti,  les  terrains  non  clos,  sont 
soumis  à  une  rotation  quadriennale.  A  partir  du 
IS  février,  on  prépare  les  terres  pour  du  maïs  qui 
est  semé  en  avril  et  suivi,  en  octobre,  d'un  blé 
qui  occupe  le  sol  jusqu'au  mois  de  juillet  suivant  ; 
puis  le  terrain  est  laissé  en  pâturage  pendant  trois 
hivers  et  deux  étés.  Le  pâturage  s'étend  donc  sur 
les  trois  quarts  des  quarti  aperti  pendant  l'hiver 
et  sur  la  moitié  pendant  l'été.  Le  pâturage  d'hiver 
appartient  au  propriétaire  qui  l'aflerme  à  des  pas- 
teurs transhumants,  tandis  que  le  pâturage  d'été, 
du  8  mai  au  30  septembre,  appartient  aux  habi- 
tants de  Formello.  Je  crois  d'ailleurs  que  ce  rè- 
glement est  le  résultat  d'un  accord  intervenu  entre 
les  parties  pour  délimiter  leurs  droits  réciproques. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  111 

Ce  qu'il  importe  de  retenir  c'est  l'usage  du  pâtu- 
rage existant  sur  les  terres  du  propriétaire  au  profit 
des  habitants.  Cette  servitude  ne  s'explique  que 
par  l'exploitation  très  extensive  du  sol,  et  elle  a 
d'ailleurs  pour  conséquence  d'interdire  tout  pro- 
grès agricole,  car  le  propriétaire  ne  pourrait  pas 
changer  son  mode  de  culture  rudimentaire  sans 
restreindre  le  droit  de  pâturage  des  habitants.  Re- 
marquons d'ailleurs  que,  dans  ces  conditions,  le 
pâturage  de  jachère  est  assez  maigre. 

Comment  se  fait  donc  la  culture  des  céréales  ? 
Jadis  le  propriétaire  ou  son  fermier  distribuait  les 
terres  à  cultiver  entre  tous  les  habitants  qui  en 
faisaient  la  demande  ;  pour  éviter  les  discussions, 
on  procédait  souvent  au  tirage  au  sort  pour  assi- 
gner à  chacun  sa  part.  Les  colons  payaient  une 
redevance  de  un  rubbio  et  demi  (32.j  kilogrammes) 
par  rubbio  de  terraia  (l''%8i)  pour  le  maggesf 
(culture  sur  jachère),  et  un  rubbio  (217  kilogram- 
mes) seulement  pour  le  coUo  (culture  de  deuxième 
année).  En  somme,  jusqu'en  1905,  la  culture  se 
faisait  par  contrats  individuels  écrits  ou  tacites. 
En  1903,  sous  l'influence  des  socialistes,  les 
paysans  prétendirent  avoir  le  droit  de  cultiver  les 
terres  sans  contrat  et  en  ne  payant  plus  qu'un 
rubbio  ;  ils  basent  leur  prétention  sur  l'usage  im- 
mémorial, mais  on  leur  répond  que  l'usage  est 
aussi  de  payer  un  rubbio  et  demi  pour  le  mag- 
gese.  Depuis  lors,  chaque  année,  ils  envahissent 
les  terres  et  se  les  partagent  pour  la  culture  ; 
chaque  année  un  notaire  dresse  un  procès-verbal 
de  l'invasion  et  rédige  une  protestation.  En  1909, 
la  commission  d'arbitrage  pour  les  usages  publics, 


112  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

4ont  nous  verrons  plus  loin  les  attributions,  saisie 
de  la  question,  s'est  tirée  d'affaire  en  décidant  que 
le  propriétaire  ne  pouvait  pas  refuser  des  terres 
aux  habitants  de  Formello,  mais  que  ceux-ci  de- 
vaient en  faire  la  demande  individuellement  et  que 
la  redevance  serait  de  un  rubbio  un  quart.  C'est 
tin  jug-ementde  Salomon,  qui  n'est  que  provisoire, 
mais  qui  aura  du  moins  pour  résultat  d  atténuer 
momentanément  le  conflit,  en  attendant  la  fin  du 
procès  pendant  devant  la  cour  d'Ancône.  Car  le 
propriétaire  est  en  litig-e  avec  les  habitants  de  For- 
mello depuis  le  28  janvier  1883  à  propos  des  ser- 
vitudes dont  il  veut  affranchir  ses  terres.  Il  a 
d'abord  fallu  fixer  les  indemnités  à  payer  pour  les 
droits  de  pâturage  et  d'affouage  qui  ne  sont  pas 
contestés  ;  puis  la  question  du  droit  d'ensemence- 
ment qui  est  contesté  a  amené  les  parties  devant 
la  cour  de  cassation  qui  a  cassé  un  arrêt  de  la  cour 
de  Rome  admettant  le  droit  des  Formellois  et  a 
renvoyé  l'affaire  devant  la  cour  d'Ancône. 

Il  existe  aussi  à  Formello  des  bois  appartenant 
aux  Chigi  et  qui  sont  grevés  d'un  droit  d'usage  au 
profit  des  habitants.  Ceux-ci  l'exercent  d'une  façon 
si  anarchique  que  ces  bois  sont  réduits  à  l'état  de 
misérable  brousse. 

De  la  description  que  nous  venons  de  donner  de 
Formello  il  faut  retenir  que  le  latifundium  est  le 
mode  de  propriété  dominant  puisque,  sur  2  250 
hectares,  422  environ  seulement  appartiennent  à 
•de  petits  propriétaires  ;  qu'une  très  faible  partie 
du  sol  est  soumise  à  une  culture  intensive,  tout 
le  reste  étant  exploité  d'une  façon  très  exlensive 
par  le   pâturage  transhumant  et  par  la  culture 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  113 

des  céréales  avec  jachère  prolongée  ;  que  l'action 
patronale  du  propriétaire  se  réduit  à  un  minimum 
puisque,  en  dehors  de  l'exploitation  des  olivettes, 
il  se  contente  de  toucher  les  redevances  féodales 
existant  encore  sur  certains  terrains,  les  redevances 
des  colons  partiaires  et  les  fermages  pour  le  pâ- 
turage d'hiver.  En  un  mot,  l'homme  ne  tire  pas 
du  sol  les  produits  qu'il  en  pourrait  obtenir.  Cette 
culture  sommaire  a  pour  conséquence  un  droit  de 
propriété  incertain  et  contesté:  ces  incertitudes 
dans  l'appropriation  du  sol  se  manifestent  par  les 
usages  publics  de  pâturage,  d'afiouage  et  de  se- 
mailles; les  contestations  aboutissent  à  des  procès 
et  à  l'invasion   des  terres   par  les  paysans.  Les 
usages  publics  n'existent  ici  que  par  suite  de  la 
présence  d'une  population  stable  ;  ils  donnent  à 
la  question  agraire  dans  cette  région  son  caractère 
propre  ;  il  nous  faut  donc  les  étudier  en  détail. 

On  désignait  jadis  ces  usages  publics  sous  le 
nom  de  servitudes  ;  actuellement  ils  sont  qualifiés 
officiellement  «  usi-civici  »  et  certains  auteurs, 
les  socialistes  notamment,  emploient  l'expression 
droits  publics  (diritti  civici)  pour  affirmer  que  ce 
sont  bien  des  droits  de  copropriété.  Ce  sont  là 
questions  de  mots  qui  n'affectent  pas  le  fond  des 
choses.  Il  faut  prendre  les  usages  publics  pour  ce 
qu'ils  sont  en  réalité,  des  droits  d'user  de  certaines 
teiTes  en  vue  du  pâturage,  des  semailles  et  de 
i  affouage  dans  des  conditions  déterminées  par  des 
titres  ou  par  la  coutume  ;  l'existence  de  ces  droits 
modifie  naturellement  le  caractère  du  droit  de  pro- 
priété et  apporte  à  son  exercice  des  entraves  et 
une  limitation. 
Roux. 


8 


114  LA  QUESTION  AGRAIflE  EN  ITALIE 

J'ai  dit  que  les  usages  publics  avaient  pour  cause 
première  une  exploitation  peu  intelligente  et  peu 
intensive  du  sol.  Cela  est  si  vrai  que  les  contesta- 
tions à  leur  sujet  ont  éclaté  précisément  à  la  fin 
du  xix"  siècle  lorsque  les  propriétaires  ou  les  fer- 
miers ont  cherché  à  tirer  meilleur  parti  de  leurs 
terres,  soit  par  la  culture,  soit  par  la  location  du 
pâturage  à  des  pasteurs  transhumants.  Nous  en 
verrons  un  exemple  bien  net  à  Mentana  oii  le  dé- 
frichement opéré  par  un  fermier  a  provoqué  un 
conflit  avec  la  population  en  restreignant  l'étendue 
des  pâturages.  La  culture  rationnelle  et  intensive 
implique,  en  effet,  la  disposition  exclusive  du  sol  ; 
mais,  par  contre,  une  population  qui  s'accroît  et  qui 
n'est  pas  habituée  à  augmenter  ses  moyens  d'exis- 
tence par  un  travail  plus  intense  et  plus  productif 
ou  par  la  fabrication,  revendique  plus  âprement 
des  droits  d'usage  qui  sont  sa  seule  ressource,  et 
cherche  à  leur  donner  la  plus  grande  extension 
possible.  Tout  concourt  donc  aujourd'hui  à  rendre 
le  conflit  inévitable  et  souvent  violent. 

Origiise  et  historique  des  usages  publics'.  —  Il 
ne  faut  pas  oublier  que  nous  sommes  ici  dans  un 
pays  où  l'évolution  de  la  propriété  collective  vers 
la  propriété  particulière  ne  s'est  pas  faite  complè-i 
tementni  définitivement.  Les  deux  formes  de  pro- 
priété sont  ici  en  présence  et  parfois  en  lutte, 
l'une  ou  l'autre  prenant  le  dessus  suivant  les  temps 
et  les  circonstances. 


1.  Cf.  Carlo  Calisse,  GU  iisi  crvici  nella  provincia  di  Roma. 
Prato,  GiaclieUi,  1906.  — Ettore  Ciolfi,  /  Demani  popotari  e  le 
leggi  agrarie.  Roina,  Unione  cooperativa  éditrice,  1906. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  113 

A  l'époque  romaine,  il  y  avait  plusieurs  caté- 
gories de  terres  publiques.  Les  unes  étaient  afîec- 
tées  à  un  service  public:  bois  pour  les  édifices, 
pâturage  pour  les  milices,  etc..  ;  elles  étaient 
inaliénables  et  ne  pouvaient  être  détournées  de 
leur  affectation.  D'autres  étaient  utilisées  directe- 
ment par  les  habitants,  c'étaient  des  pâturages  et 
des  bois  ;  elles  n'étaient  pas  inaliénables  et  pou- 
vaient être  affermées.  Enfin  il  y  avait  des  terres 
qui  appartenaient  à  un  groupe  de  citoyens  ;  les 
agrimensores  les  qualifient  aussi  de  publiques. 

Aux  derniers  temps  de  TEmpire  et  lors  des  in- 
vasions des  Barbares,  la  culture  subit  un  recul, 
et  par  une  conséquence  naturelle  le  pâturage  et 
l'usage  commun  du  sol  prirent  la  prépondérance. 
Les  troupeaux  deviennent  alors  la  grande  richesse 
pour  tout  le  monde.  Pour  les  nourrir  on  a  :  1°  les 
terres  publiques  appartenant  au  fisc,  au  roi,  aux 
ducs  et  aux  comtes.  Ce  sont  les  anciennes  terres 
impériales,  des  terres  conquises  ou  confisquées, 
elles  sont  très  étendues  ;  on  y  acquiert  le  droit  de 
pâturage  moyennant  le  paiement  d'une  taxe  ;  le 
prince  accordait  parfois  ce  droit  gratuitement,  par 
faveur  ;  2"  les  terres  communes  appartenant  aux 
habitants  du  lieu  qui  ont  sur  elles  un  droit  ab- 
solu, quoique  l'exercice  de  ce  droit  soit  ordinaire- 
ment soumis  au  paiement  d'une  taxe  de  la  part  des 
individus  au  profit  de  la  collectivité. 

Les  historiens  font  remarquer  que  les  Barbares 
n'ont  pas  dépossédé  les  habitants,  et  que  les  Lom- 
bards n'ont  pas  fait  d'établissement  durable  dans 
la  province  de  Rome  où  la  propriété  est  restée 
romaine.  Les  familles  patriciennes  n'avaient  pas 


116  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

toutes  perdu  leur  patrimoine  ;  ce  sont  elles  qui 
constituèrent  la  féodalité  militaire  lorsque  les 
troubles  de  la  fm  du  vm*  siècle  et  les  incursions 
des  Sarrasins  obligèrent  les  habitants  à  organiser 
la  défense.  Le  seigneur  féodal  n'est  pas  ici  un 
conquérant  étranger  comme  dans  le  royaume  de 
Naples.  Les  défenseurs  des  droits  de  la  propriété 
privée  insistent  sur  ce  point.  Le  féodal  romain 
est  un  grand  propriétaire  revêtu  d'une  autorité 
publique  sur  un  certain  territoire  ;  sauf  titre  ou 
usage  contraire,  ses  terres  privées  sont  donc 
libres  ;  le  féodal  napolitain  est  au  contraire  un 
conquérant  qui  s'est  attribué  toutes  les  terres^ 
mais  qui,  par  là  même,  doit  tolérer  sur  lesdites 
terres  Texercice  des  usages  publics  de  la  part  de 
la  population  expropriée  qui  sans  cela  mourrait 
de  faim  ;  de  là  le  dicton  :  ove  feudi,  ivi  usi  civici^ 
pas  de  fief  sans  usages  publics. 

Les  jurisconsultes  napolitains,  considérant  donc 
que    les   usages   publics   sont    une    conséquence  ; 
naturelle    du    droit  à   la   vie,  enseignent    qu'ils  , 
sont  une   dette  de  celui   qui    détient  le   pouvoir 
envers  les  personnes  sujettes.  Basant  Icsiisicivici  j 
sur  le    droit  naturel,    ils  concluent  logiquement 
qu'ils   sont  imprescriptibles  et   inaliénables.    Ce 
serait   très  juste  si    l'humanité  était  figée    dan&j 
l'immobilité  et  si,   au  xx"  siècle,  il  n'y   avait  pas' 
d'autres  moyens  d'existence  qu'au  x^  siècle.  D'ail- 
leurs,   dès    l'époque    romaine,     on    trouve    des 
usages  publics  en    faveur   de   tous  les  habitants 
riches  et  pauvres,  et  les  riches  en  profitent  plus 
que  les  pauvres,  puisqu'ils  ont  plus  de  bétail;  en 
outre,  les  usagers  pouvaient  affermer  leurs  terres, 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  il7 

îes  donner  en  emphytéose  et  même  les  vendre. 
La  théorie  ne  cadre  donc  pas  ici  avec  les  faits. 
Si  le  droit  de  vivre  est  absolu,  les  moyens  de 
vivre  sont  variés  à  l'infini,  suivant  les  lieux  et  les 
temps  ;  vouloir  les  maintenir  immuables,  c'est 
condamner  l'humanité  à  ne  faire  aucun  progrès, 
c'est  nier  l'évolution  des  sociétés. 

La  question  des  itsi  civici  a  été  étudiée  surtout 
par  des  légistes  qui  se  placent  au  point  de  vue 
uniquement  juridique  et  cherchent  à  édifier  des 
théories  et  à  formuler  des  principes.  C'est  de  là 
que  vient  tout  le  mal  ;  on  aboutit  alors  à  une 
intransigeance  inacceptable.  Prétendre  que  les 
usages  publics  sont  imprescriptibles  et  inalié- 
nables, c'est  croire  un  peu  trop  à  la  vertu  des 
mots.  La  prescription  semble  au  contraire  être 
une  des  grandes  lois  de  l'humanité;  elle  est  à  la 
fois  une  conséquence  et  une  condition  de  l'évolu- 
tion sociale;  et  une  chose  ne  reste  inaliénable  que 
tant  que  son  propriétaire  est  assez  puissant  pour 
la  conserver.  Prétendre  ne  reconnaître  que  les 
usages  publics  basés  sur  un  titre  ou  sur  une 
jouissance  incontestée,  immémoriale  et  toujours 
identique  à  elle-même  dans  son  étendue  et  ses 
caractères,  c'est  oublier  que  la  terre  doit  nourrir 
tous  les  hommes,  que  le  degré  d'appropriation  du 
sol  dépend  de  la  nature  et  de  l'intensité  de  la  cul- 
ture et  que  l'exercice  des  usages  publics,  comme 
du  droit  de  propriété  lui-même,  est  parfois  sou- 
mis à  des  influences  passagères  qui  peuvent, 
momentanément,  le  dénaturer  ou  le  supprimer. 

Il  est  hors  de  doute  que  les  usages  publics  dans 
la   province  de  Rome    ont  subi  de  nombreuses 


118  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

vicissitudes  et  que,  dans  bien  des  cas,  il  est 
impossible  de  produire  un  titre  légal.  A  certaines 
époques  ils  ont  pris  une  grande  extension  et, 
d'autres  fois,  ils  ont  été  réduits  ou  mutilés  par 
les  usurpations  des  seigneurs  féodaux  qui  se  sont 
arrogé  sur  les  terres  communes  des  droits  qu'ils 
n'avaient  pas,  ce  qui  a  pu  les  conduire  dans  cer- 
tains cas.  à  s'en  déclarer  propriétaires.  Il  faut 
noter  aussi  que  la  jouissance  des  usages  publics  a 
subi  une  déformation  due  au"'  développement  des 
communes  qui  ont  remplacé  peu  à  peu  les 
anciennes  communautés.  La  commune  s'est  attri- 
bué le  droit  de  réglementer  et  souvent  de  res- 
treindre les  usages  publics,  soit  pour  assurer  la 
conservation  des  pâturages  et  des  bois,  soit  pour 
favoriser  la  culture  par  la  propriété  privée.  Elle 
en  est  arrivée  à  considérer  les  biens  communs 
comme  propriété  particulière  delà  commune  :  elle' 
a  établi  des  taxes  pour  leur  usage,  les  a  affermés 
même  à  des  étrangers  et  parfois  les  a  cédés 
moyennant  redevance  fixe  à  des  associations  pri- 
vées. Ces  taxes  et  ces  redevances  allègent  le  bud- 
get communal  alimenté  par  les  contributions  des 
fiabitants  aisés  qui  détiennent  l'administration 
municipale,  mais  elles  restreignent  le  droit 
d'usage  direct  des  terres  communes,  d'cîi  opposi- 
tion d'intérêts  entre  la  masse  de  la  population  et 
la  municipalité.  Au  début  du  xix"  siècle,  l'Etat 
ordonna  aux  communes  obérées  de  vendre  leurs 
biens.  Mais,  comme  les  usages  publics  s'exer- 
çaient sur  ces  biens,  les  habitants  réclamèrent, 
et  Pie  VII,  par  son  motu  proprio  du  7  novembre 
1820,  ordonna  que,  dans  les   ventes,    les  droits 


t 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  H9 

d'usage  des  habitants  fussent  réservés.  Les  terres 
vendues  étaient  donc  grevées  d'une  servitude 
dont  les  acquéreurs  désiraient  s'affranchir  ;  ce  fut 
une  source  de  difficultés.  11  advint  aussi  que  des 
communes,  pour  payer  leurs  dettes,  vendirent 
leurs  î(si  civici  à  des  personnes  autres  que  celles 
qui  possédaient  ou  acquéraient  les  terres  sur  les- 
quelles ils  s'exerçaient  :  nouvelles  difficultés  et 
complications  inextricables. 

On  voit  qu'il  est  presque  impossible  de  démê- 
ler exactement  les  droits  réciproques  originaires 
des  usagers  et  des  propriétaires.  Le  législateur 
qui  voudra  résoudre  la  question  des  usages 
publics  devra  abandonner  le  terrain  des  principes 
pour  s'en  tenir  aux  solutions  pratiques  dérivant 
des  situations  de  fait  et  variables  suivant  les  cas: 
c'est  ce  qui  fait  la  difficulté  de  son  œuvre.  La 
question  des  usi  civici  n'est  pas  simplement  une 
question  juridique  qu'il  soit  possible  de  résoudre 
avec  un  texte  législatif  ;  elle  est  dominée  par  les 
réalités  économiques  :  c'est  une  question  vitale 
pour  les  populations  de  la  province  de  Rome  et 
qui  trouve  son  explication  dans  leur  état  social. 
Ici  la  formation  communautaire  originaire  a  été 
maintenue  et  favorisée  par  le  mode  de  travail 
adapté  aux  conditions  da  lieu,  c'est-à-dire  par  le 
pâturage  et  la  culture  extensive.  Il  en  est  résulté 
une  appropriation  imparfaite  du  sol,  une  incerti- 
tude dans  le  droit  de  propriété  et  un  enchevêtre- 
ment des  divers  droits  en  présence.  Les  usages 
publics  soîit  une  forme  atténuée  de  la  propriété 
collective. 


i20  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 


II.  —  LA  LUTTE  POUR  LA  TERRE 

Le  conflit  entre  propriétaires  et  paysans.  — 
L'état  incertain  du  droit  de  propriété  a  forcément 
amené  de  tout  temps  des  contestations  entre  les 
latifundistes  et  les  usagers.  Ces  contestations 
se  réglaient  alors  par  la  force  ou  par  des  transac- 
tions ;  mais,  en  déiinitive,  chacun  s'accommodait 
d'un  état  de  choses  qui  était  en  somme  compa- 
tible avec  le  mode  d'exploitation  des  terres.  Le 
propriétaire  jouissait  du  pâturage  conjointement 
avec  les  usagers  et  plus  largement  qu'eux,  car  il 
possédait  plus  de  bétail  ;  il  trouvait  encore  assez 
de  bois  pour  son  usage  après  que  les  paysans  en 
avaient  pris  pour  le  leur  ;  les  redevances  qu'on 
lui  payait  pour  la  culture  des  céréales  étaient  pour 
lui  un  revenu  fixe  et  assuré.  Le  droit  d'ensemen- 
cement qui  est  actuellement  très  discuté,  est  très 
rarement  mentionné  dans  les  anciens  actes  ;  cela 
s'explique  bien,  car  les  paysans  n'avaient  pas 
besoin  de  réclamer  ce  droit  et,  par  suite,  le  pro- 
priétaire ne  songeait  pas  à  le  contester  :  le  pro- 
priétaire, en  effet,  pour  la  culture  de  ses  terres 
devait  faire  appel  à  la  main-d'œuvre  locale*  et  on 
comprend  très  bien  que,pour  simplifier  son  admi- 
nistration, il  ait  adopté  le  colonal  partiaire  ou  le 
fermage  en  nature  ;   que,  n'ayant   aucune  raison 

I.  En  172.3,  le  prince  Gliigi  intenta  une  action  aux  habitants 
de  Formel lo  pour  les  obliger  à  cultiver  ses  terres  moyennant  la 
redevance  d'usage  :  il  fut  débouté  de  sa  demande.  Aujourd'hui, 
ce  sont  les  habitants  qui  réclament  le  droit  de  cultiver  les  terres. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  121 

défavoriser  les  uns  aux  dépens  des  autres,  il  ait 
donné  des  terres  à  tous  ceux  qui  lui  en  deman- 
daient, et  qu'il  ait  employé  souvent  le  tirage  au 
sort  pour  effectuer  la  répartition.  La  situation  de 
fait  donnant  satisfaction  aux  deux  parties,  aucune 
des  deux  ne  songeait  à  discuter  la  question  de 
droit.  Aussi  est-il  très  difficile  aujourd'hui  de  dis- 
tinguer exactement  les  terres  sur  lesquelles  existe 
réellement  le  droit  de  semailles.  Il  n'en  est  pas 
de  même  pour  les  droits  de  pâturage  et  d'affouage 
qui,  n'impliquant  aucune  prestation  de  la  part  de 
l'usager,  s'affirment  bien  plus  nettement  comme 
droits  et,  par  suite,  sont  souvent  reconnus  expli- 
citement par  des  titres.  Les  contestations  ne 
surgissent  guère  qu'au  sujet  de  leur  étendue. 

Nous  touchons  la  à  une  des  raisons  qui  ont,  de 
nos  jours,  rendu  aigu  le  conflit  latent  entre  lati- 
fundistes  et  paysans.  Les  usages  publics  sont  sou- 
vent mal  définis,  toujours  indéterminés  et  très 
élastiques.  Si  la  population  est  peu  nombreuse  et 
le  bétail  rare,  les  droits  d'affouage  et  de  pâturage 
grèvent  légèrement  les  terres  du  propriétaire  ;  si, 
au  contraire,  les  habitants  sont  nombreux  et  pos- 
sèdent beaucoup  d'animaux,  le  bois  est  ravagé  et 
il  n'y  a  plus  place  au  pâturage  pour  le  bétail  du 
propiiétaire  ^  On  comprend  donc  comment  les 
usages  publics  sont  devenus  pour  le  latifundiste 
une  servitude  plus  lourde  à  notre  époque  oij  la 
population  s'est  accrue  beaucoup-. 

1.  On  me  cite  un  bois  de  200  hectares,  vendu   3  000    francs,   à 
cause  des  usages  publics  dont  il  est  grevé. 

2.  Si  on  admet  la  théorie  de  la  copropriété   entre  usagers   et 
propriétaire  nominal,  la  situation  de  fait  est  la  même;  ce  dernier 


i22  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

Ils  sont  aussi  devenus  une  servitude  plus  g-ênantc 
à  une  époque  où  les  progrès  de  la  technique  agri- 
cole et  le  développement  des  transports  permettent 
une  meilleure  utilisation  du  sol.  L'usage  d'ense- 
mencement s'oppose  à  l'extension  du  pâturage. 
dont  le  revenu  actuel  est  élevé  ;  les  propriétaires 
reprochent  aussi  aux  paysans  de  faire  une  culture 
vampire  et  désordonnée  qui  ruine  la  terre  et  ne 
donne  que  de  faibles  rendements.  Les  iisagespii- 
blics  soîit  do7ic  lui  obstacle  à  l'intensification  de  la 
culture.  Nous  en  avons  une  démonstration  à  For- 
raello  oii  seuls  les  terrains  affranchis  sont  livrés  à 
la  culture  arborescente  des  oliviers  ;  l'herbe  elle- 
même  y  est  utilisée  de  façon  plus  intensive,  puis- 
qu'on en  fait  du  foin.  Dans  les  quarti  aperti,  au 
contraire,  on  ne  peut  pas  changer  le  mode  de 
culture  sans  léser  les  droits  des  usagers.  C'est  là 
une  excuse  que  ne  manquent  pas  d'alléguer  les 
propriétaires  à  qui  on  reproche  la  mauvaise  ex- 
ploitation de  leurs  domaines.  On  tourne  ainsi  dans 
un  cercle  vicieux  :  la  culture  extensive  a  rendu 
l'appropriation  du  sol  imparfaite  et  l'appropriation 
imparfaite  du  sol  rend  impossible  la  culture  in- 
tensive. Il  semble  donc  que  la  question  soit  jugée 
et  qu'on  doive  affranchir  les  terres  de  toute  servi- 
tude, de  tout  usage  public. 

Mais  alors  les  paysans  prennent  la  parole  et  font 
remarquer  que  tout  le  sol  de  leur  village  étant 
monopolisé  par  un  ou  deux  propriétaires,  il  leur 
est  impossible  de  vivre  s'ils  n'ont  pas  le  droit  de 

se  trouve  réduit  à  la  portion  congrue.  C'est  d'ailleurs  ce  carac- 
tère d'élasticité  des  usages  publics  qui  en  rend  l'affranchisse- 
ment si  difficile. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  123 

profiter  au  moins  partiellement  de  ce  sol  par  pâ- 
lurage  ou  par  culture.  Cet  argument  ne  peut  man- 
([uer  de  paraître  juste.  Ainsi,  à  Ischia  di  Castro, 
il  y  a  3000  habitants  et  tout  le  territoire  de  la 
commune  appartient  à  des  latifundistes  qui  trou- 
vent plus  avantageux  et  plus  commode  de  louer 
le  pâturage  que  de  faire  de  la  culture.  Ils  aban- 
donnent quelques  centaines  d'hectares  aux  paysans 
pour  semer  des  céréales,  mais  l'étendue  de  ces 
terres  diminue  chaque  année  à  cause  de  l'exten- 
sion du  pâturage  et  la  population  affamée,  ralliée 
autour  du  drapeau  rouge,  prend  possession  des 
terres  par  la  force.  . 

Nous  voyons  donc  aujourd'hui  le  conflit  s'affir- 
mer nettement  entre  propriétaires  et  paysans  :  les 
premiers  assurent  que  les  usages  publics  leur  ren- 
dent tout  progrès  agricole  impossible  ;  les  seconds 
protestent  qu'ils  n'ont  pas  d'autres  moyens  d'exis- 
tence que  les  iisicivici.  Ce  sont  là  des  faits  qui  ne 
sont  pas  niables  et  dont  il  faut  bien  tenir  compte  ; 
nous  verrons  plus  loin  s'il  n'y  a  pas  un  moyen  de 
résoudre  cet  antagonisme. 

Le  conflit  est  aggravé  par  des  facteurs  d'ordre 
psychologique.  Les  propriétaires  ont  aujourd'hui 
une  conception  plus  absolue  et  plus  intransigeante 
du  droit  de  propriété  privée  ;  ils  la  doivent  à  l'in- 
fluence des  pays  du  Nord  et  surtout  aux  doctrines 
du  libéralisme  économique  qui,  à  la  fin  du  xvui® 
siècle  et  au  commencement  du  xix®,  ont  fait  beau- 
coup de  mal  en  Italie,  parce  qu'elles  y  ont  trouvé 
des  gouvernements  «  éclairés  »  qui  les  ont  appli- 
quées avec  zèle  et  enthousiasme,  mais  sans  se  de- 
mander si  elles  étaient  bien  en  rapport  avec  l'état 


124  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

social  du  pays.  Une  fois  de  plus  l'homme  est  ici 
dupe  d'un  moi  ;  on  se  demande  quel  étrang-e  droit 
de  propriété  est  celui  qui  est  limité  par  des  droits 
de  pâturage,  d'affouage  et  de  semailles,  mais  on 
ne  s'est  jamais  demandé  si  le  droit  de  propriété 
devait  être  nécessairement  le  même  dans  la  pro- 
vince de  Rome  qu'en  Allemagne,  en  UoUande,  en 
France  et  en  Angleterre,  s'il  n'y  avait  pas  entre 
les  méthodes  de  culture  dans  ces  divers  pays, 
entre  les  populations  elles-mêmes,  des  différences 
expliquant  et  justifiant  une  différence  dans  la  con- 
ception du  droit  de  propriété. 

Tandis  que  les  propriétaires  tendaient  à  réaliser 
intégralement  leur  droit  de  propriété,  les  paysans, 
de  leur  côté,  devenaient  plus  conscients  de  leurs 
droits  et  plus  intransigeants  sous  l'influence  des 
socialistes.  Le  spectacle  des  terres  incultes  qui 
entourent  les  villages  où  ils  souffrent  de  la  faim 
est  bien  fait  pour  les  révolter.  Ils  voient  les  brebis 
errer  dans  des  champs  qu'ils  pourraient  travailler 
et  se  nourrir  sur  des  terres  qui,  par  la  volonté  des 
propriétaires,  ne  portent  plus  les  moissons  qui 
feraient  vivre  les  hommes.  Condamnés  à  l'oisiveté 
et  à  l'inaction,  ils  sentent  plus  vivement  leurs 
souff"rances  et  sont  bien  préparés  à  écouter  et  à 
applaudir  ceux  qui  viennent  leur  dire  qu'ils  ont 
droit  à  la  vie  par  le  travail  et  que  la  terre  doit 
appartenir  au  paysan  capable  do  la  féconder  par 
son  labeur  et  non  au  riche  latifundiste  qui,  insou- 
ciant du  sort  des  populations,  ne  demande  à  la 
terre  que  d'entretenir  son  luxe  et  son  oisiveté. 

Les  ligues  de  paysans  et  le  parti  socialiste.  — 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  125 

C'est  le  parti  socialiste  qui  a  pris  la  défense  des 
paysans  en  conflit  avec  leurs  patrons  naturels.  Ce 
sont  les  légistes  socialistes  qui  ont  étudié  les  usa- 
ges publics  avec  d'autant  plus  d'enthousiasme 
qu'ils  croient  y  trouver  un  vestige  du  collectivisme 
primitif  et  qu'ils  y  voient  le  germe  du  collecti- 
visme futur  ;  ce  sont  eux  qui  ont  exhumé  les 
vieilles  chartes,  dénoncé  les  usurpations  et  pro- 
curé aux  paysans  des  armes  pour  défendre  leurs 
droits  et  les  faire  triompher  ;  ce  sont  les  orateurs 
socialistes  qui  ont  parcouru  les  campagnes,  agi- 
tant les  populations  en  leur  parlant  du  droit  à 
l'existence,  en  leur  montrant  des  terres  incultes 
qui  n'attendent  que  la  bêche  pour  donner  de  belles 
récoltes,  en  leur  démontrant  qu'elles  ont  le  droit 
de  cultiver  ces  terres  et  en  les  exhortant  à  les  en- 
vahir et  à  les  défricher  si  on  leur  dénie  ce  droit. 
Ces  exhortations  n'ont  pas  tardé  à  porter  leurs 
fruits  et  à  convaincre  les  paysans  misérables  et 
affamés  ;  c'est  sous  leur  influence  que  le  conflit  est 
devenu  aigu  depuis  une  dizaine  d'années  et  que 
des  troubles  se  renouvellent  périodiquement  par- 
fois accompagnés  de  meurtres. 

Voici  ce  qu'on  peut  lire  dans  le  Messaggero  du 
23  mars  19U9  :  «  Avec  le  plus  grand  calme,  ac- 
compagnés ou  mieux  gardés  par  deux  carabiniers, 
environ  cinq  cents  paysans  de  Bassano  di  Sutri 
(au  Nord  du  lac  de  Bracciano)  se  sont  rendus 
avant-hier  en  masse  compacte  dans  le  terroir  dé- 
nommé Ponticciano  appartenant  au  prince  Odes- 
calchi,  se  sont  pacifiquement  partagé  les  terres  et 
ont  commencé  immédiatement  à  les  travailler 
pour  y  semer  du  maïs. 


126  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

«  Le  fait  en  lui-même  ne  représente  qu'une 
invasion  à  ajouter  à  tant  d'autres  qui  ont  eu  lieu, 
ou  qui  auront  lieu,  pour  la  revendication  des  droits 
des  pauvres  paysans  de  la  province  de  Rome.  Mais 
à  Bassano  il  y  a  plus  que  Texercice  d'un  droit. 
C'est  l'amour-propre  offensé  des  paysans  qui  les  a, 
en  un  instant,  unis  et  convaincus  que  désormais, 
pour  obtenir  ce  qui  est  juste,  il  faut  recourir  aux 
invasions. 

«  L'invasion  devait  avoir  lieu  en  janvier  der- 
nier, mais  ces  pauvres  paysans  en  furent  dissuadés 
et  on  leur  promit  que  le  prince  Odescalchi  leur 
donnerait  de  la  terre  pour  le  mais.  En  effet,  la 
terre  a  été  concédée  et  régulièrement  divisée  ; 
mais  quelle  terre  !  la  plus  mauvaise,  la  plus  stérile, 
celle  en  un  mot  qui  produit  de  tout  sauf  du  maïs  ! 

«  Ajoutez  à  cela  que,  pendant  que  ces  pauvres 
paysans  allaient  prendre  possession  de  celte  mau- 
vaise terre,  dans  le  terroir  voisin  de  Ponticciano. 
quelques  habitants  de  Capranica  se  partageaient 
des  terres  très  fertiles,  concédées  à  eux  par  le  fer- 
mier, et  chansonnaient  même  les  habitants  do 
Bassano  parce  que  Ponticciano  fait  partie  du  ter- 
ritoire de  Bassano. 

«  Alors  la  patience  des  pauvres  paysans  do 
Bassano  est  venue  à  bout  et,  en  une  seule  soirée, 
ils  se  sont  mis  d'accord  environ  cinq  cents  qui. 
au  son  retentissant  d'une  bêche,  se  sont  trouvés 
prêts  pour  l'invasion. 

«  Maintenant  que  l'invasion  a  eu  lieu,  que  le 
prince  Odescalchi  reconnaisse  donc  le  fait  accom- 
pli et  ne  se  laisse  pas  entraîner  à  intenter  un 
procès!  En    fin   de  compte,  les  paysans  veulent 


1 


r 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  i27 

payer  les  redevances  comme  leurs  compagnons 
étrangers  et  même  mieux  qu'eux  ;  donc  qu'il  les 
laisse  travailler,  et  il  aura  bien  mérité  de  cette  la- 
borieuse population  ! 

«  Si,  au  contraire,  il  veut  les  contraindre  à  sortir 
des  terres  envahies  pour  faire  travailler  celles-ci 
par  des  habitants  de  Capranica,  il  pourra  arriver  de 
grands  malheurs,  parce  que  les  gens  de  Bassano 
sont  bien  décidés  à  ne  pas  permettre  que  le  sol  de 
leur  territoire  soit  travaillé  par  d'autres.  » 

Le  lenderaam,  le  même  journal  donnait  la  nou- 
velle suivante  :  «  Il  faut  ajouter  qu'un  autre  mo- 
tif de  l'invasion  a  été  le  fait  que,  dans  la  réparti- 
tion faite  par  l'administration  Odescalchi  par 
tirage  au  sort,  n'étaient  pas  comprises  toutes  les 
familles  dépendant  de  la  maison  Odescalchi  :  les 
gardes,  les  jardiniers,  le  chapelain  et  jusqu'au 
curé  reçurent  un  lot  de  terres  meilleur  et  plus 
étendu  que  celui  concédé  à  chaque  paysan. 

«  On  dit  que  le  prince  reconnaîtra  le  fait  ac- 
compli et  qu'il  donne-ra  la  permission  de  semer  le 
maïs,  moyennant  une  juste  redevance.  » 

J'ai  reproduit  ce  récit  parce  qu'il  est  typique  : 
la  force  armée  spectatrice  et  d'ailleurs  impuis- 
sante ;  occupation  et  répartition  des  terres  par  des 
paysans  pacifiques  s'ils  ne  trouvent  pas  d'opposi- 
tion, mais  résolus  à  tout  s'ils  rencontrent  un  obs- 
tacle ;  des  terres  de  qualité  médiocre  assignées  aux 
paysans  usagers  ou  prétendus  tels  ;  hostilité  et 
exclusivisme  à  l'égard  des  étrangers  même  voisins, 
ce  qui  est  une  marque  d'esprit  communautaire 
non  moins  que  la  passion  de  l'égalité  et  la  jalousie  à 
l'égard  des  frères  du  village;  enfin  le  propriétaire 


128  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

cédant  à  la  force  et  reconnaissant  ce  qu'il  ne  peut 
empêcher.  Cela  est  peut-être  pacifique,  mais  res- 
semble terriblement  à  l'anarchie  :  abdication  du  pa- 
tron qui  ne  dirige  plus  l'exploitation  du  sol  ;  abdi- 
cation des  pouvoirs  publics  qui,  par  les  tribunaux, 
doivent  dire  le  droit,  et,  par  la  force  armée,  doivent 
le  faire  respecter.  Il  est  vrai  qu'à  l'heure  actuelle 
on  ne  sait  guère  où  est  le  droit  et,  en  dépit  des 
principes  dimprescriptibilité  ou  d'inaliénabilité, 
il  est  en  train  de  se  constituer  par  la  force. 

On  loue  le  ministère  actuel  de  faire  intervenir 
moins  fréquemment  les  soldats  en  faveur  des 
propriétaires.  Cette  modération  qui  est  due  à  l'in- 
décision oià  on  se  trouve  le  plus  souvent  à  l'égard 
du  droit,  a  pour  résultat  de  diminuer  le  nombre 
des  conflits  sanglants,  mais  cependant  les  rixes 
et  les  meurtres  ayant  pour  cause  les  usages  pu- 
blics ne  sont  pas  rares. 

A  Altigliano,  par  exemple,  une  lutte  sauvage 
s'engage  entre  un  fermier  et  des  paysans  qui  veu- 
lent faire  du  bois  ;  il  y  a  deux  blessés  et  deux 
morts  :  le  président  et  le  secrétaire  de  la  Ligue 
des  paysans  restent  sur  le  carreau,  le  fermier  a 
une  main  coupée  et  le  crâne  fendu. 

«  Depuis  quatre  ans,  Attigliano,  précédant  tous 
les  autres  pays  de  la  région,  a  commencé  la  lutte 
pour  ses  revendications;  l'ignorance  du  législa- 
teur, la  faiblesse  de  l'autorité  ont  permis  à  cette 
lutte  de  se  prolonger  en  devenant  chaque  jour  plus 
acharnée,  et  de  se  répandre  comme  une  épidémie 
dans  tous  les  pays  voisins...  Cette  agitation,  sacro- 
sainte  dans  son  origine,  aboutit  maintenant  à 
l'anarchie,  semant  partout  la  haine. 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  129 

«  Pourquoi  vivre  Irislement  dans  l'oisiveté  et 
la  misère  quand  d'immenses  étendues  de  terres, 
patrimoine  d'une  seule  famille  inconnue  des 
paysans,  sollicitent  au  travail  et  quand  le  peuple 
a  sur  ces  terres  des  droits  indiscutables  ?  Pourquoi 
rester  transis  de  froid  quand  il  y  a  à  proximité 
des  bois  sur  lesquels  la  coutume  et  la  loi  font  pe- 
ser des  servitudes  publiques  irréfutables  ?,.. 

«  Je  dois  observer  que  la  résurrection  écono- 
mique et  morale  de  certains  pays  qui  jouissent 
des  bénéfices  de  l'invasion  a  été  admirable.  Les 
habitants  commencent  à  jouir  d'un  peu  de  bien- 
être,  ils  trouvent  le  nécessaire  pour  vivre,  la  vie 
apparaît  plus  gaie,  l'émigration  cesse.  Mais,  d'un 
autre  côté,  c'est  au  dépens  de  l'agriculture  :  le 
propriétaire  ne  se  soucie  plus  de  ses  terres,  dé- 
soruiais  à  la  merci  de  tous  ;  de  magnifiques  ten- 
tatives  d'amélioration  courent   de  graves  périls. 

«  En  attendant,  des  avocats  de  métier  cher- 
chent à  tirer  profit  du  conflit  actuel  ;  ils  sont  prêts  à 
raviver  les  contestations;  fermiers  et  administra- 
teurs font  obstacle  de  toute  manière  à  une  conci- 
liation entre  les  parties, car  ce  serait  leur  ruine'.» 

Je  pourrais  multiplier  les  exemples  de  ce 
genre  :  à  Formello,  une  certaine  année,  la  com- 
mune s'est  arrogé  le  droit  de  vendre  les  coupes 
dans  les  bois  du  prince  Chigi  sur  lesquels  existe 
une  servitude  d'affouage  au  profit  des  habitants. 

Les  troubles  agraires  se  sont  aujourd'hui  géné- 
ralisés, grâce  à  la  propagande  du  parti  socialiste 
et  à  l'organisation  des  Ligues  de  paysans  qui  est 

l.  Giomale  d'Iialia,  31  janvier  1909. 

Roux.  9 


130  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

son  œuvre.  Il  existe  actuellement,  dans  la  pro- 
vince de  Rome,  36  ligues  comptant  20  000  adhé- 
rents affiliés  à  la  Chambre  du  travail  {Caméra  ciel 
Lavoro),  et  à  la  Confédération  du  travail.  C'est 
seulement  à  partir  de  1900  que  les  Ligues  de 
paysans  ont  été  organisées  et  généralisées,  car 
jusqu'au  ministère  Zanardelli-Giolilti  la  liberté 
d'association  et  de  grève  inscrite  dans  la  loi 
n'existait  guère  en  fait'.  11  y  aussi  une  quinzaine 
de  ligues  qui  ne  sont  pas  adhérentes  à  la  Chambre 
du  travail.  Dans  la  province  de  Rome,  les  ligues 
ont  surtout  pour  but  la  revendication  des  usages 
publics,  la  constitution  des  «  universités  agraires  » 
et  des  domaines  collectifs  ;  ce  sont  des  ligues  de 
paysans  proprement  dits,  car  les  ouvriers  agri- 
coles sont  rares,  du  moins  dans  la  région  peuplée, 
et  jusqu'à  prés€?iit  l'organisation  socialiste  a  laissé 
complètement  de  côté  les  ouvriers  temporaires 
de  la  Campagne  romaine  '. 


1.  De  1892  à  1900,  la  Chambre  du  travail  de  Rome  a  été  dis- 
soute quatre  fois  sous  divers  prétextes. 

2.  Voici,  d'après  les  statuts-types  des  Ligues  de  paysans,  les 
buts  qu'elles  poursuivent: 

1°  Amélioration  matérielle  et  morale  du  sort  des  travailleurs 
par  l'action  collective  et  l'afDrmation  de  leurs  droits  ; 

2"  Élévation  des  salaires  et  respect  des  tarifs  ; 

3»  Revendication  des  uù  civici  et  constitution  des  universitù 
agrarie  ; 

4»  Fermage  collectif  et  coopératives  de  production  et  de  con- 
sommation ; 

o»  Diffusion  des  sociétés  de  secours  mutuels. 

Devoirs  des  membres  des  Ligues  : 

1»  S'employer  pour  le  bien  de  la  Ligue  et  des  adhérents  ; 

2"  Être  cou/tois  pour  tous,  éviter  l'ivresse  et  ne  pas  abuser  du 
hien  d'autrui  ; 

3»  Respecter  les  statuts,  les  ordres  du  Conseil  et  du  Président- 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  131 

Ainsi  se  trouve  vérifiée,  dans  la  provirtce  de 
Rome,  cette  observation  que,  lorsque  le  patron 
naturel  fait  défaut  ou  ne  remplit  pas  sa  fonction, 
il  est  remplacé  par  un  patron  artificiel  ;  mais  g-é- 
néralement  celui-ci  ne  patronne  qu'en  vue  d'un 
but  étranger  au  patronage  lui-même,  par  prosély- 
tisme religieux,  ou  bien  en  raison  d'un  intérêt 
politique  ou  d'un  idéal  social.  Ceci  nous  explique 
pourquoi  le  patronage  artificiel  du  parti  socialiste 
s'est  développé  jusqu'ici  exclusivement  dans  la 
région  peuplée.  La  population  stable  prête  à  l'or- 
ganisation d'un  parti  politique  et  l'existence  des 
usages  publics  permet  de  tendre  à  la  réalisation 
de  l'idéal  collectiviste.  Rien  de  semblable  n'est 
possible  actuellement  dans  l'Agro  romano  où  l'in- 
stabilité de  la  population  émigrante  est  un  obstacle 
sérieux  à  toute  tentative  d'organisation.  Aussi  les 
socialistes  portent-ils  tous  leurs  efforts  dans  les 
communes  oii  existe  un  conflit  entre  les  paysans 
et  les  latifundistes,  et  là  le  terrain  leur  est  très 
favorable.  J'ai  pu  m'en  convaincre  en  accompa- 
gnant un  candidat  socialiste  pendant  la  période 
électorale,  en  mars  1909  ;  les  orateurs  ne  tou- 
chaient pas  d'autres  questions  que  la  question 
agraire  et  aux  acclamations  enthousiastes  qui  les 
saluaient,  on  sentait  bien  que  c'est  là  pour  le 
peuple  des  campagnes  une  question  vitale  et  que 
loute  sa  sympathie  est  acquise  à  ceux  qui  la  ré- 
soudront en  sa  faveur.  Si  le  parti  socialiste  n'ob- 
lient  pas  plus  de  succès  aux  élections  législatives 
dans  la  province  de  Rome,  cela  tient  à  l'analpha- 
bétisme :  pour  être  électeur,  il  faut,  en  efTet,  sa- 
voir lire  et  écrire  ;  or,  bien  rares  sont  encore  les 


132  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

paysans  qui  en  sont  capables.  C'est  pourquoi  les 
socialistes  réclament  le  suffrage  universel  inté- 
gral :  «  On  vous  trouve  bons  pour  être  soldats  et 
pour  payer  les  impôts,  disent-ils  aux  paysans,  on 
doit  vous  trouver  bons  pour  être  électeurs.  » 

On  reproche  souvent  aux  Ligues  de  paysans 
d'être  un  instrument  de  désordre  et  une  cause  de 
troubles,  d'avoir  des  tendances  et  des  procédés 
révolutionnaires.  On  leur  reproche  aussi  de  servir 
quelquefois  les  intérêts  et  les  rancunes  de  leurs 
chefs.  Tout  ceci  est  en  partie  vrai,  mais  tout 
mouvement  amène  des  agitations  et  cause  quel- 
que trouble,  et  les  Ligues  ont  fait  cesser  bien  des 
abus.  Dans  certains  villages,  le  tarif  des  salaires 
a  été  relevé  ;  ailleurs  les  habitants  ont  obtenu  la 
reconnaissance  de  leurs  droits  ou  ont  pu  tout 
au  moins  formuler  leurs  revendications.  Parmi 
celles-ci  il  y  en  a  d'exagérées  et  d'injustifiées,  mais 
d'autres  sont  légitimes  et  triompheront  par  l'orga- 
nisation des  paysans  ;  l'éducation  sociale  de  ces  der- 
niers n'est  pas  encore  faite  ;  il  n'est  donc  pas  sur- 
prenant qu'ils  se  laissent  aller  quelquefois  à  des 
excès  et  à  des  violences  mais  l'expérience  et  le 
temps  les  assagiront.  En  tout  cas,  le  résultat  le 
plus  évident  de  la  constitution  des  Ligues  et  de 
leur  action,  surtout  peut-être  dans  ce  qu'elle  a 
d'excessif,  de  révolutionnaire,  c'est  d'attirer  l'at- 
tention de  l'opinion  et  des  pouvoirs  publics  sur 
la  question  agraire  et  de  montrer  qu'il  est  urgent 
dans  l'intérêt  de  tous,  paysans  et  propriétaires,  d'y 
apporter  une  solution. 

iNous  disions  que  l'Agro  romano  était  sous  le 
régime  de  Tanarchie  ;  on  en  peut  dire  autant  du 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERDOIS  133 

Yiterbois.  L'anarchie  y  est  même  plus  manifeste. 
Les  troubles  agraires  y  ont  pour  cause  les  incer- 
titudes du  droit  de  propriété,  conséquence  du  mode 
de  travail,  de  l'exploitation  rndimentairc  etexten- 
sive  du  sol,  qui  ainsi  ne  suffit  pas  à  nourrir  la 
population.  La  crise  provient,  en  effet,  d'un  man- 
que d'équilibre  entre  les  besoins  des  habitants 
qui  deviennent  chaque  jour  plus  nombreux  et 
la  productivité  du  soi  qui  reste  faible,  par  suite 
d'un  travail  peu  intelligent  et  mal  adapté  aux  né- 
cessités actuelles.  Les  patrons  insouciants  ne  son- 
gent pas  à  donner  au  travail  agricole  une  meil- 
leure direction  et  les  paysans  mal  patronnés  et 
incapables,  par  leur  formation  communautaiie,  de 
se  patronner  eux-mêmes  cherchent  un  remède  à 
leurs  souffrances,  non  dans  une  meilleure  organi- 
sation de  leur  travail,  mais  dans  des  revendications 
agraires  aboutissant  à  des  désordres  et  à  des  jac- 
queries. De  notre  excursion  dans  le  Viterbois  nous 
pouvons  tirer  deux  enseignements:  le  premier, 
c'est  que  le  droit  de  propriété  fermement  établi  a  sa 
base  dans  le  travail  intelligent  et  productif;  le 
second,  c'est  que  le  privilège  du  propriétaire  fon- 
cier ne  se  justifie  que  par  la  direction  opportune 
et  efficace  qu'il  donne  au  travail  agricole  dans  le 
but  de  faire  participer  les  populations  rurales  aux 
avantages  de  la  propriété. 

On  voit  qu'en  définitive,  si  la  crise  agraire  est 
plus  aiguiï  et  plus  apparente  dans  le  Viterbois, 
elle  provient  des  mêmes  causes  que  dans  la  Cam- 
pagne romaine.  Dans  le  premier  cas,  en  face  du 
latifundiuu)    inculte  ou  soumis  à  une  faible  cul- 


i34  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

ture  extensivo  réduite  chaque  année  par  le  déve- 
loppement croissant  du  pâturage,  se  dresse  une 
population  chaque  année  plus  nombreuse,  mais 
toujours  misérable,  à  laquelle  font  défaut  et  la 
propriété  du  sol  et  les  occasions  de  travail;  pour 
vivre,  elle  réclame  ces  terres  qui  restent  in- 
culles.  Dans  le  second  cas,  autour  du  latifundium 
à  pâturage  extensif,  se  presse  la  population  mon- 
tagnarde des  confins  qui  déborde  de  ses  misérables 
villages  dont  le  territoire  trop  restreint  et  trop 
pauvre  est  incapable  de  la  nourrir  ;  si  elle  n'en- 
vaJiit  pas  les  terres  du  latifundium,  c'est  qu'il  est 
trop  loin  de  son  village,  de  sa  communauté  pri- 
mitive Et  qu'elle  n'a  pas  le  sentiment  d'avoir  des 
droits  sur  ces  terres,  mais  elle  en  a  certainement 
besoin  pour  vivre.  Dans  Tune  et  l'autre  région  de 
la  province  de  Rome,  le  problème  se  pose  dans 
les  mêmes  termes  :  af<surer  des  moyens  d'existence 
abondants  à  une  population  nombreuse  sur  tin  soi 
jusqu'ici  peu  productif.  1 

Il  me  semble  que  l'étude  que  nous  venons  de  faire 
de  l'organisation  actuelle  du  travail  et  de  la  pro- 
priété dans  la  province  de  Rome  nous  permet  de 
conclure  que  c'est  bien  le  latifundium  qui  y  est 
la  cause  principale  de  la  crise  agraire,  j'entends 
le  latifundium  à  exploitation  extensive  tel  que 
nous  l'avons  décrit.  Si,  dans  ce  pays,  la  terre  ne 
nourrit  pas  ses  habitants,  c'est  parce  qu'on  n'y 
applique  pas  un  travail  énergique  sous  une  direc- 
tion intelligente  et  prévoyante  ;  c'est  parce  que 
ceux  qui  ont  le  monopole  du  sol  se  dérobent  à 
leurs  devoirs  de  patrons  et  n'en  remplissent  pas 
la  fonction.  La  population  ouvrière,  composée  de 


LE  LATIFUNDIUM  DANS  LE  VITERBOIS  133 

communautaires  désorganisés,  ou  du  moins  forte- 
ment ébranlés,  est  incapable  de  se  patronner  elle- 
même  ;  elle  a  besoin  d'un  patronage  d'autant  plus 
efficace,  et  ce  patronage  lui  fait  défaut  ;  elle  a  be- 
soin d'une  forte  éducation  professionnelle  par 
l'exemple  de  cultivateurs  habiles,  et  cet  exemple 
lui  fait  défaut;  incapable  de  s'organiser  avec 
force  et  avec  ordre,  elle  aurait  besoin,  pour 
ne  pas  tomber  dans  l'anarchie,  d'une  direction 
énergique  et  clairvoyante,  et  cette  direction  lui 
fait  défaut.  En  un  mot,  la  question  agraire  dans 
la  province  de  Rome  est  ime  questiori  de  patronage 
rural. 

En  soi,  le  latifundium  n'est  pas  un  obstacle  au 
patronage,  Texempie  d'autres  pays  en  fait  foi. 
Mais,  à  Rome,  il  monopolise  le  sol  et  soppose 
ainsi  à  l'ascension  des  paysans  et  à  la  sélection  pro- 
gressive de  patrons  capables.  Or,  les  latifundistes 
actuels  sont  des  patrons  ruraux  foncièrement  in- 
capables ;  ils  doivent  cette  incapacité  à  leur  ori- 
gine, à  leur  éducation  et  à  leurs  habitudes  de  vie 
urbaine.  Ce  n'est  donc  pas  d'eux  qu'on  peut 
attendre  des  initiatives  hardies  et  des  transfor- 
mations fécondes.  Le  latifundium,  en  immobili- 
sant tout  le  sol  entre  leurs  mains,  ne  permet  pas 
non  plus  à  ces  transformations  de  se  réaliser  par 
des  initiatives  étrangères.  C'est  le  danger  de  tous 
les  monopoles  de  supprimer  la  concurrence  et 
d'amener  l'immobilité  et  la  léthargie.  Un  jour 
vient  cependant  où  le  désaccord  apparaît  trop  cho- 
quant entre  les  procédés  du  monopole  et  les  né- 
cessités sociales  :  le  monopole  est  alors  balayé. 
Nous  sommes  à  la  veille  de  ce  jour  pour  le   lati- 


136  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

fundium  romain.  Pour  lui,  se  pose  désormais   ce 
dilemme  :  se  transformer  ou  disparaître. 

C'est  une  évolution  de  la  propriété  foncière 
qui  se  prépare  dans  la  province  de  Rome.  Il  nous 
reste  à  examiner  dans  quel  sens  s'orientera  cette 
évolution,  vers  le  collectivisme  ou  vers  la  propriété 
privée,  et  quels  remèdes  elle  peut  apporter  à  lo 
crise  agraire. 


CHAPITRE   IV 

LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS 


Il  y  a  longtemps  qu'à  Rome  la  plèbe  réclame- 
des  terres  et  que  l'aristocratie  réussit  à  maintenir 
son  monopole  foncier.  Cette  situation  de  la  pro- 
priété a  été  une  cause  d'agitations  et  de  troubles 
dès  le  temps  de  la  République  romaine;  il  n'est 
donc  pas  étonnant  que  l'État  ait  songé  à  interve- 
nir par  voie  législative  pour  remédier  à  la  crise. 
Ceci  nous  explique  le  grand  nombre  de  lois  agrai- 
res qui  ont  été  promulguées  à  Rome.  Cette  fécon- 
dité législative  ne  s'est  pas  atténuée  à  notre  épo- 
que, car  les  conditions  géographiques  et  sociales 
du  pays  ont  frappé  d'inefiûcacité  toutes  les  lois 
sorties  du  cerveau  du  législateur.  L'échec  de  ce 
dernier  tient  essentiellement  à  ceci  qu'il  n'a  vu 
que  le  côté  extérieur  de  la  question  agraire  et 
qu'il  n'en  a  pas  pénétré  la  raison  profonde.  Du 
moins,  c'est  seulement  dans  ces  dernières  années 
qu'il  semble  l'avoir  soupçonnée  et  qu'il  en  a  tenu 
compte  en  modifiant  ses  procédés  d'interventiork 
à  propos  de  la  mise  en  valeur  de  l'Agro  romano. 

Nous  savons  que,  dans  le  Viterbois,  la  cris(' 
agraire  se  manifeste  surtout  par  les  troubles  eau- 


138  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

ses  par  l'exercice  des  usages  publics  :  c'est  une 
affaire  de  police  et  une  question  juridique  rele- 
vant directement  des  pouvoirs  publics  qui  ont 
promulgué  des  lois  agraires  ayant  pour  but  de 
mettre  un  terme  au  conflit  entre  latifundistes  et 
paysans.  Le  législateur  s'est  proposé  de  faire  ces- 
ser les  incertitudes  relatives  au  droit  de  propriété, 
pensant  que  c'était  là  la  cause  de  la  crise  agraire, 
alors  qu'en  réalité  cela  n'en  est  qu'une  manifes- 
tation. 

Deux  tendances  se  sont  succédé  dans  la  légis- 
lation relative  aux  usi  civici;  deux  conceptions 
répondant  l'une  aux  principes  individualistes  de 
l'économie  politique  orthodoxe,  l'autre  à  l'idéal 
collectiviste  de  l'école  socialiste,  ont  inspiré  suc- 
cessivement les  réformateurs.  Ils  ont  d'abord 
cherché  à  affranchir  complètement  les  terres  des 
servitudes  publiques,  au  profit  des  propriétaires 
nominaux,  moyennant  le  paiement  d'une  indem- 
nité aux  usagers;  plus  tard,  ils  ont  cherché  à  fa- 
voriser la  constitution  de  domaines  collectifs  en 
groupant  les  usagers  en  universités  agraires. 


L  —  L'AFFRANCHISSEMENT  DES  PROPRIÉTÉS 

La  Législation.  —  La  notification  pontificale  dUj 
^9  décembre  1849  marqua  le  premier  pas   vers 
l'affranchissement  des  propriétés  privées.  A  vraij 
dire,  elle  ne  décrète  ni  l'abolition  des  usages  pu-i 
blics   ni   le   partage  des  domaines  communaux, 
mais  elle  sanctionne  le  droit  des  propriétaires  de 
libérer  leurs  terres  des  servitudes  en  observant. 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        139 

certaines  règles  d'ailleurs  assez  dispendieuses  et 
assez  difficiles  à  mettre  en  pratique,  si  bien  que 
la  situation  ne  fut  guère  modifiée  à  la  suite  de 
cette  loi,  et  que  la  nouvelle  administration  ita- 
lienne trouva  le  problème  des  usages  publics  en- 
core entier. 

C'est  la  loi  du  24  juin  1888,  complétée  par  celle 
du  2  juillet  4891,  avec  laquelle  elle  a  été  réunie 
en  un  texte  unique  par  le  décret  du  3  août  1891, 
qui  règle  actuellement  la  matière'. 

L'article  premier  déclare  abolies  «  dans  l'ex- 
tension et  la  mesure  de  la  dernière  possession  de 
fait  »,  toutes  les  servitudes  exercées  sous  une 
forme  quelconque,  avec  ou  sans  redevance,  par 
les  habitants  eux-mêmes  ou  par  les  communes, 
tant  sur  les  terres  communales  que  sur  les  terres 
des  personnes  morales  et  des  particuliers. 

L'article  2  impose  aux  propriétaires  des  terres 
alfranchies  l'obligation  de  donner  aux  usagers 
une  indemnité  consistant  soit  en  terrains  soit  en 
une  redevance  annuelle,  correspondant  à  la  va- 
leur de  la  servitude  ou  du  droit  existant  sur  le 
fonds  affranchi. 

D'après  l'article  3,  l'indemnité  doit  consister 
en  une  cession  de  terrains  si  les  usages  publics 
sont  exercés  en  nature  par  les  habitants  d'un  vil- 
lage ou  par  les  membres  d'une  université  ou 
dune  association ^ 


i.  Cependant  l'exécution  de  ceUe  loi  est  suspendue  dans  ses 
parties  les  plus  importantes  par  la  loi  du  8  mars  1908. 

2.  Nous  verrons  plus  loin  ce  que  sont  ces  universités  et  ces  as- 
sociations d'agricuUeurs. 


140  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

L'indemnité  consiste  au  contraire  en  une  rede- 
vance annuelle  calculée  sur  la  moyenne  des  dix 
dernières  années  et  toujours  rachetable  :  1°  quand 
les  usages  publics  ne  consistent  pas  dans  la  jouis- 
sance en  nature,  mais  dans  la  perception  de  reve- 
nus provenant  de  la  vente  de  l'herbe,  du  fermage 
du  pâturage  ou  de  taxes  de  pâturage;  2°  quand 
la  partie  du  fonds  à  attribuer  aux  usagers  ne  sur- 
passe pas  4  hectares  dans  les  régions  de  monta- 
gne et  10  hectares  dans  les  autres  (art.  5). 

L'article  9  autorise  l'affranchissement  en  faveur 
des  usagers  moyennant  redevance  annuelle  à 
payer  au  propriétaire  lorsque  l'exercice  des  usa- 
ges publics  est  reconnu  indispensable  à  la  vie  de 
la  population  et  que  le  terrain  à  assigner  aux 
usagers  en  vertu  de  l'article  3  est  jugé  insuffisant 
pour  les  besoins  de  la  population. 

Les  biens  revenant  aux  usagers  sont  attribués 
aux  associations  et  aux  communautés  qui  jouis- 
saient des  usages  publics;  dans  certains  cas,  ce 
peut  être  la  commune  (art.  46). 

L'application  de  la  loi  est  confiée  à  une  com- 
mission d'arbitrage  composée  d'un  juge-président 
désigné  par  le  président  de  la  cour  d'appel,  et  de 
deux  arbitres  nommés  pour  deux  ans,  l'un  par 
le  président  du  tribunal,  l'autre  par  le  préfet 
(art.  8). 

La  commission  d'arbitrage  {giunla  d'arbiti^î) 
est  chargée  :  1°  de  reconnaître  et  d'identifier  les 
terrains  soumis  aux  servitudes  ;  2"  de  fixer  et 
d'attribuer  les  indemnités  dues  aux  ayants  droit; 
3"  de  résoudre  toutes  les  difficultés  relatives  aux 
servitudes  (art.  9).  Ses  décisions  sont  sans  appel. 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        141 

sauf  en  cas  de  contestation  sur  l'existence,  l'éten- 
due et  la  nature  des  servitudes  ;  les  intéressés 
peuvent  alors  se  pourvoir  devant  la  cour  d'appel 
(art.  11),  ce  qui  entrave  complètement  le  travail 
de  la  commission. 

A  première  vue,  cette  loi  semble  devoir  attein- 
dre son  but  tout  en  respectant  les  divers  intérêts 
en  présence.  Elle  a  certainement  eu  quelques 
bons  effets  en  précisant  certains  droits  et  en  met- 
tant fin  à  d'anciens  litiges.  Cependant,  dans  l'en- 
semble, les  résultats  espérés  n'ont  pas  été  obte- 
nus :  de  nombreux  procès  ont  surgi  ;  de  vieilles 
quei-elles  ont  été  envenimées  et  le  bien-être  des 
populations  n'en  a  pas  été  accru.  Le  malaise  est 
même  devenu  tel  que  le  gouvernement  a  dû  sus- 
pendre l'exécution  de  la  loi  et  faire  étudier  les  mo- 
difications qu'il  serait  nécessaire  de  lui  apporter. 
On  se  trouve  donc  actuellement  dans  une  période 
de   transition,    sous  une  législation  provisoire. 

Quels  sont  donc  les  reproches  qu'on  adresse  à 
la  loi  de  1888? 

Les  uns  sont  dus  à  sa  rédaction.  Par  exemple, 
elle  n'a  pas  défini  ce  qu'il  fallait  entendre  par 
«  dernière  possession  de  fait  »,  et  cela  a  donné 
lieu  à  des  discussions  interminables  entre  parti- 
sans et  adversaires  de  l'imprescriptibilité  des 
usages  publics.  Elle  ne  fait  non  plus  aucune  dis- 
tinction entre  les  divers  ?m  civici.  On  peut  aussi 
critiquer  la  façon  dont  sont  composées  les  com- 
missions d'arbitrage  et  souhaiter  d'y  voir  figurer 
des  représentants  des  parties  intéressées.  Enfin, 
la  loi  détruit  ce  qu'elle  a  édifié  en  déclarant  les 
décisions  arbitrales   définitives,    sauf  en  cas  de 


142  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

contestation  sur  l'existence,  l'étendue  ou  la  na- 
ture des  usages  publics,  ce  qui  est  précisément 
l'essentiel  de  la  qi^estion. 

On  peut  aussi  reprocher  à  la  loi  de  ne  pas  tenir 
compte  de  l'état  social.  Nous  sommes  ici  en  pré- 
sence de  paysans  communautaires  qui  ignorent  la 
culture  intensive  et  sont  habitués  à  vivre  des 
usages  publics.  L'affranchissement  limite  leurs 
droits  ou  tout  au  moins  restreint  l'espace  sur  le- 
quel ils  s'exercent.  Souvent  même,  les  usages  pu- 
blics sont  complètement  supprimés  et  remplacés 
par  une  indemnité  en  argent  :  il  est  loisible,  en 
etTet.  aux  propriétaires  d'affranchir  leurs  terres 
tèncment  par  tènement  de  façon  que  ta  part  à  as- 
signer aux  usagers  soit  inférieure  à  40  ou  à  4  hec- 
tares (art.  o).  Ajoutons  que  l'affranchissement  en 
faveur  des  usagers  est  présenté  par  la  loi  comme 
une  exception  et,  en  fait,  sur  1977  affranchisse- 
ments qui  ont  eu  lieu  dans  la  province  de  Rome 
de  1889  à  1904,  il  n'y  a  eu  que  37  attributions  de 
terrains  aux  usagers'.  II  en  résulte  que  ceux-ci 
se  trouvent  souvent  dépouillés  très  légalement  de 
leurs  moyens  d'existence,  car  les  sommes  qui 
tombent  dans  la  caisse  de  leurs  associations  ou 
de  la  commune  ne  leur  sont  d'aucun  secours  pour 
vivre.  Les  paysans  ont  donc  le  sentiment  très  net 
et  très  vif  d'être  spoliés,  et  ceci  suflit  à  expliquer 
les  agitations  et    les  troubles  agraires  qui,   bien 


l.  Cf.  Belazione  sttU'andamento  dei  dominii  coUettivi  présentée 
au  Parlement  par  le  ministre  Luii.'i  Rava.  Roma,  1906.  —  On  y 
voit  des  afïrancliissements  donnant  lieu  à  une  redevance  de  un 
centime  !  On  se  rend  compte  par  là  combien  le  travail  de  la  com- 
mission est  minutieux  et  ingrat. 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        143^^ 

loin  de  décroître,  n'ont  fait  que  se  multiplier  de- 
puis l'application  de  la  loi  de  1888. 

En  outre,  les  usages  publics  sont  maintenant 
définis,  déterminés  et  limités  à  certains  terrains, 
et  ceci  est  une  grave  modification,  car  ils  étaient 
jadis  essentiellement  vagues  et  leur  étendue  va- 
riait avec  le  nombre  des  habitants;  c'étaient  des 
moyens  d'existence  très  élastiques.  Les  indemni- 
tés en  argent  ou  en  terrains  sont  calculées  d'après 
l'étendue  de  l'usage  tel  qu'il  s'exerce  au  moment 
de  l'atlranchissement,  en  fonction,  par  consé- 
quent, de  la  population.  En  supposant  que  les 
terres  attribuées  aux  usagers  soient  aujourd'hui 
suffisantes,  elles  peuvent  ne  plus  l'être  demain 
quand  la  population  aura  augmenté  :  c'est  ce  dont 
se  rendent  très  bien  compte  les  paysans.  De  là 
des  réclamations  qui  seront  encore  plus  nom- 
breuses et  plus  âpres  dans  l'avenir  puisque  «  la 
loi  a  sacrifié  l'intérêt  des  générations  futures  ». 
En  réalité,  la  loi  a  surtout  oublié  que  l'exploita- 
tion extensive  du  sol  exige  bien  moins  une  ap- 
propriation parfaite  qu'une  superficie  considéra- 
ble, et  qu'à  vouloir  réduire  cette  superficie,  on 
risque  de  condamner  les  gens  à  mourir  de  faim. 
Le  législateur  a  oublié  que  la  propriété  se  consti- 
tue en  vue  du  travail  et  que  vouloir  modifier  le 
droit  de  propriété  sans  que  le  mode  de  travail 
se  soit  transformé,  c'est  faire  œuvre  vaine. 

Les  défauts  de  la  loi  ont  été  encore  aggravés 
par  l'application  qui  en  a  été  très  défectueuse, 
de  l'avis   du  ministre   lui-même'.  Les  autorités^ 

1.  Ibid. 


144  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

communales  ont  souvent  péché  par  ignorance  ou 
passion  ;  les  autorités  supérieures  n'ont  souvent 
«xercé  qu'un  contrôle  indolent  et  insouciant.  Les 
commissions  d'arbitrage  ont  pu  parfois  donner  à 
la  loi  une  interprétation  fausse  ou  inexacte.  Quel- 
quefois, pour  se  tirer  d'une  difficulté,  elles  adop- 
tent une  solution  mixte  qui  ne  satisfait  ni  le  droit 
ni  les  plaideurs  ;  elles  sont  d'ailleurs  souvent 
suspectes  aux  deux  parties.  On  constate  aussi  que 
les  propriétaires  privés  sont  plus  aptes  à  se  dé- 
fendre qu'une  collectivité  d'usagers  ;  ceci  n'est 
pas  pour  nous  surprendre,  c'est  une  supériorité 
<le  la  propriété  particulière.  Les  usagers  sont  par- 
fois représentés  par  les  administrateurs  de  la 
commune  dont  les  intérêts  sont  différents  des 
leurs.  Enfin,  on  se  plaint  de  la  longueur  des  pro- 
cédures et  de  l'incertitude  de  la  jurisprudence.  A 
vrai  dire,  le  concept  juridique  des  iisi  civici  n'a 
été  ni  clair  ni  constant  :  les  uns  y  ont  vu  de  sim- 
ples servitudes,  d'autres  un  droit  de  propriété, 
et  ces  opinions  diverses  ont  triomphé  tour  à  tour. 
Les  tribunaux  n'ont  rien  fait  pour  éclairer  les 
obscurités  de  la  loi  et  ils  ont  émis  des  jugements 
pleins  de  déviations  et  de  contradictions.  La  Cour 
de  cassation  elle-même  ne  semble  pas  encore 
avoir  fixé  sa  jurisprudence,  et  il  y  a  vingt  ans 
que  la  loi  est  votée  et  s'applique. 

Les  résultats.  —  Beaucoup  de  propriétés  ont 
été  affranchies  des  usages  publics  à  la  suite  de 
la  loi  de  1888.  Le  rapport  du  ministre  de  l'Agri- 
culture sur  les  domaines  collectifs,  publié  en  1906, 
indique,  pour  la  province  de  Rome,  106  900  hec- 


I 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        143 

tares  affranchis,  dont  16  000  ont  été  attribués  en 
indemnité  aux  usagers  auxquels  ont  été  aussi  as- 
signés 170  800  francs  de  redevances,  tandis  que 
41  900  francs  sont  à  payer  annuellement  aux  pro- 
priétaires pour  les  cas  où  l'affranchissement  a  eu 
lieu  en  faveur  des  usagers.  Il  resterait  encore 
plus  de  60  000  hectares  à  affranchir*. 

Il  semblerait  donc  que  le  but  de  la  loi  d'affran- 
chissement soit  en  passe  d'être  atteint,  mais  le 
ministre  reconnaît  lui-même  que  son  application 
a  multiplié  les  troubles  agraires  :  «  La  loi  pour 
l'affranchissement  des  servitudes  publiques  ren- 
contre maintenant  un  milieu  de  lutte  et  de  dé- 
fiance réciproque,  et  son  application,  au  lieu  de 
s'effectuer  avec  cet  esprit  d'ordre  et  de  respect 
pour  les  droits  d'autrui  nécessaire  pour  assurer 
les  fins  d'une  loi  quelconque,  et  spécialement  de 
celles  qui  ont  un  caractère  social,  a  servi  au  con- 
traire à  préparer  le  champ  de  bataille  et,  dans 
beaucoup  de  cas.  à  fournir  des  aimes  pour 
d'âpres  conflits  qui  ont  souvent  dégénéré  en  dé- 
sordres et  en  actes  de  violence.  »  Il  n'en  pouvait 
être  autrement,  car  le  principe  môme  de  la  loi  est 
une  cause  de  trouble  et  de  gêne  pour  les  popula- 


l.  On  remarquera  que  l'étendue  relative  des  terrains  attribués 
aux  usagers  est  proportionnellement  plus  élevée  (16800  hectares 
sur  106  900)  que  le  nombre  des  attributions  (37  sur  1977.  V.  su- 
pra, p.  142j.  Cette  différence  s'explique  par  ce  fait  que  quelques 
attributions  ont  eu  pour  objet  des  étendues  considérables  :  Far- 
nèse,  2  327  hectares  ;  Corneto  Tarquinia,  3  4o7  hectares  ;  Morlupo, 
1080  hectares  ;  Manziana,  1230  hectares.  Ces  grosses  attributions 
ont  porté  presque  exclusivement  sur  des  pàtura^'cs  ou  des  bois 
dont  le  propriétaire  nominal  était  une  personne  morale  ou  un 
latifundiste. 

Houx.  40 


146  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

lions  dont  la  manière  de  vivre  a  été  bouleversée. 
Les  indemnités  en  argent  ou  en  terrain  ne  sau- 
raient compenser  les  avantages  de  la  jouissance 
directe,  à  cause  de  l'élasticité  de  cette  jouissance, 
de  ses  abus  mêmes  et  des  produits  secondaires  que 
pouvait  fournir  le  sol  aux  usagers.  «  La  somme 
des  utilités  que  les  usagers  retiraient  de  l'exer- 
cice des  droits  de  servitude  était  en  fait  plus 
grande  que  celle  qu'ils  pouvaient  démontrer  d'en 
retirer  et  qui  devait  servir  de  base  à  l'atTranchis- 
sement.  »  Le  droit  des  usagers  est  donc  restreint 
dans  son  étendue  matérielle,  et  il  ne  gagne  pas 
en  intensité  puisque  les  terrains  donnés  en  in- 
demnité sont  attribués  soit  à  la  commune,  soit  à 
une  association  qui  joue  alors  vis-à-vis  dos  paysans 
le  rôle  que  jouait  auparavant  le  propriétaire.  En 
définitive,  le  droit  des  usagers  en  tant  qu'individus 
ne  s'est  pas  modifié,  il  s'exerce  seulement  sur 
une  surface  moindre.  Les  paysans  ne  peuvent 
donc  pas  compenser  par  une  culture  plus  inten- 
sive la  diminution  du  territoire  d'oii  ils  tiraient 
leurs  moyens  d'existence.  C'est  là  le  vice  du  sys- 
tème dû  à  la  méconnaissance  de  cette  loi  sociale 
que  la  propriété  s'organise  en  vue  du  travail  et 
que,  si  l'on  veut  modifier  la  forme  de  la  propriété, 
il  faut  d'abord  changer  le  mode  de  travail  ;  or,  la 
population  n'y  semble  pas  disposée  et  la  loi  est 
inefficace  en  pareille  malicre. 

On  peut  donc  affirmer  que  l'affranchissement 
des  terres  par  C abolition  des  usages  publics  n'est 
pas  une  solution  de  la  question  agraire.  Le  légis- 
lateur s'en  est  bien  rendu  compte,  puisque  la  loi 
du  8  mars  1908  a  suspendu  l'application  de  la  loi 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        147 

de  1888.  Actuellement  les  commissions,  d'arbi- 
trage ne  peuvent  prendre  aucune  décision  relative 
à  raffranchissement  des  servitudes  ;  elles  doivent 
se  borner,  à  la  requête  des  intéressés  :  1"  à  recon- 
naître l'existence,  la  nature  et  les  limites  des 
usages  publics  ;  2°  à  statuer  provisoirement  sur 
les  difficultés  surgissant  de  l'exercice  de  fait  des 
usages  publics. 

On  a  donc  renoncé  pour  le  moment  à  modifier 
par  voie  d'autorité  l'organisation  de  la  propriété  ; 
on  se  contente  de  prendre  les  mesures  propres  à 
sauvegarder  l'ordre  public  par  voie  d'arbitrage. 


II.  —  LES  DOMAINES  COLLECTIFS 

Puisque  l'abolition  des  usages  publics  et  le  can- 
tonnement des  usagers  sur  une  étendue  de  terres 
restreinte  est  une  cause  de  trouble,  de  gêne  et  de 
souffrance  pour  la  population,  on  a  entrevu  la  so- 
lution de  la  question  agraire  dans  l'affranchisse- 
ment des  usages  publics  au  profit  des  usagers, 
c'est-à-dire  dans  l'expropriation  avec  indemnité 
des  propriétaires  nominaux  et  la  constitution  de 
domaines  collectifs.  Le  législateur,  n'ayant  pas 
réussi  dans  sa  tentative  en  faveur  de  la  propriété 
privée  libre  et  absolue,  a  pensé  être  plus  heureux 
en  essayant  de  constituer  légalement  la  propriété 
collective.  Cette  solution  n'a  pas  seulement  la  fa- 
veur des  socialistes,  mais  bon  nombre  de  conser- 
vateurs en  sont  aussi  partisans.  Il  est  cependant 
peu  probable  quelle  soit  adoptée  intégralement 
dans  la   nouvelle  loi  actuellement  à  l'étude  ;  il 


148  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

nous  paraît  également  doulcux  que  la  crise  agraire 
y  trouve  un  remède  radical.  Toutefois,  le  domaine 
collectif  n'est  ni  une  utopie  ni  une  hypothèse  : 
il  existe,  et  pour  savoir  s'il  peut  apporter  à  la 
question  agraire  une  solution,  il  faut  l'étudier 
dans  sa  constitution,  dans  son  fonctionnement  cl 
dans  ses  résultats. 

Les  «  UNIVERSITÉS  agraires  ».  —  L'article  16  delà 
loi  de  1891  ordonne  de  remettre  les  biens  attribués 
aux  usagers  à  la  suite  de  ralîranchissement  des 
servitudes  aux  associations  et  aux  communautés 
qui  jouissaient  des  usages  publics.  Certaines  do 
ces  associations  avaient  une  existence  juridique 
remontant  même  à  un  temps  très  ancien,  mais  le 
plus  souvent  la  communauté  n'avait  qu'une  exis- 
tence de  fait,  et  c'est  alors  la  commune  qui  se 
présentait  pour  recevoir  les  terrains  ou  toucher 
les  indemnités.  Cela  n'était  pas  sans  inconvénient 
en  raison  de  l'oiganisalion  municipale.  Iteaucoup 
de  communes  sont  fort  étendues  et  fort  peuplées  ; 
leur  chef-lieu  est  souvent  une  sorte  de  petite  ville 
où  sont  nombreux  les  artisans,  les  petits  rentiers 
qui  y  forment  une  aristocratie.  En  raison  de  la 
loi  électorale  et  des  conditions  politiques  du  pays, 
c'est  cette  oligarchie  qui  détient  l'administration 
communale  ;  comme  c'est  elle  aussi  qui  paie  la 
plus  grande  part  des  impôts,  elle  a  intérêt  à  ce 
que  le  patrimoine  de  la  commune  soit  le  plus 
riche  possible  pour  augmenter  les  revenus  du 
budget.  Les  paysans,  au  contraire,  ont  intérêt  à 
jouir  directement  des  biens  colh^ctifs,  ce  qui  est 
absolument  indill'érent   aux    habitants  du  bourg 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        149 

qui  ne  possèdent  pas  de  bétail  ou  ne  sont  pas 
a2:riculteurs.  II  en  résulte  un  conllil  d'intérêts 
1res  net  et  parfois  très  aigu  entre  la  classe  des 
usagers  qui  sont  agriculteurs  et  la  municipalité 
composée  d'urbains;  ce  conllit  d'intérêts  se  traduit 
généralement  par  l'oppression  des  paysans  pau- 
vres et  ignorants,  oppression  qui  a  pour  consé- 
«{uence  des  agitations  et  des  troubles. 

C'est  pour  mettre  (in  à  ces  contîits  que  la  loi 
«lu  4  août  1894  a  constitué  les  usagers  en  asso- 
i'iations  ayant  la  personnalité  juridique  et  a  insti- 
tué les  domaines  collectifs  formés  avec  les  biens 
<le  ces  associations  et  ceux  qui  pourraient  leur 
échoir  à  la  suite  d'alTranchissements'.  Les  uni- 
versités agraires  peuvent  se  constituer  même 
quand  l'indemnité  consiste  en  une  redevance 
annuelle,  et  cela  afin  que  celle-ci  profite  aux  vérita- 
bles usagers  et  non  à  la  commune.  Elles  élaborent 
leur  règlement  qui  doit  être  approuvé  par  l'auto- 
rité provinciale.  Lorsqu'il  n'existe  pas  d'associa- 
tion, c'est  le  maire  (|ui  doit  réunir  les  usagers  en 
vue  de  la  constitution  d'une  université  agraire. 
Heaucoup  de  maires  affectent  la  plus  grande 
négligence  à  cet  égard  :  certains  d'entre  eux  s'op- 
posent même  à  la  formation  des  associations  -. 

Il  existait  en  1906,  dans  les  dix  provinces  aux- 
quelles s'applique  la  loi  de  1894%  ol3  domaines 

1.  La  loi  a  spécifié  que  l'affrancliissement  aurait  lieu  de  plein 
<lroit  en  faveur  des  usaijers  lorsque  la  propriété  des  biens  à  af- 
franchir appartient  à  des  personnes  morales:  communes,  hôpi- 
taux, églises,  etc.. 

2.  Cf.  Relazione  suU'andamenlo  dei  dominii  colleltivi,  p.  30. 

3.  Ancône,  Ascoli  Piceno,  Bolojine,  Ferrare,  Macerata,  Modène, 
Parme,  Pérouse,  Pesaro  Urbino,  Rome. 


150  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

collectifs  dont  333  antérieurs  à  la  loi  d'affran- 
chissement de  1888.  La  loi  de  1894  n'a  donc  fait 
que  confirmer  un  état  de  choses  déjà  ancien  et 
rendre  obligatoire  l'organisation  juridique  de  ces 
propriétés  collectives.  Dans  la  province  de  Rome, 
il  existait  à  la  même  date  23  anciens  domaines 
collectifs  et  46  nouveaux  constitués  légalement  à 
la  suite  de  la  loi  de  1888.  Ces  69  domaines  s'éten- 
dent sur  une  superficie  de  33199  hectares:  ils 
ont  une  valeur  de  10  millions  700  000  francs  et 
sont  possédés  par  19  218  participants  chefs  de 
famille  '. 

Les  anciens  domaines,  tout  en  se  conformant 
à  la  loi  de  1894,  conservent  presque  toujours  leur 
ancienne  organisation  :  la  jouissance  du  patri- 
moine collectif  est  limitée  aux  familles  origi- 
naires de  la  commune  ou  de  la  section  qui  en 
jouissent  de  temps  immémorial,  ou  encore  à  une 
classe  déterminée  d'agriculteurs,  les  boattieri 
(possesseurs  de  bétail)  par  exemple.  Pour  les 
domaines  nouvellement  constitués,  la  jouissance 
est  ordinairement  étendue  à  tous  les  habitants;  il 
arrive  cependant  qu'elle  soit  restreinte  aux  seules 
familles  pauvres,  ou,  au  contraire,  aux  familles 
possédant  une  maison  ;  parfois  les  étrangers  sont 
admis  dans  l'association  après  un  certain  nombre 
d'années  de  résidence  et  leur  admission  peut  être 
subordonnée  au  paiement  d'une  taxe. 

Les  terrains  constituant  les  domaines  colleclifs 
sont  surtout  des  bois  et  des  pâturages  (24  r»32 
hectares  dans  la  province  de  Rome)  ;  mais  il  y   a 

1.  Cf.  Relazione  sull'andamento  dei  dominii  colletUvi. 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        131 

aussi  des  terres  arables  (8  666  hectares).  L'impor- 
tance des  domaines  collectifs  est  très  variable  ; 
ainsi  l'université  agraire  d'AUumiere,  près  de 
Civitavecchia,  qui  comprend  82  familles,  possède 
plusde  4  000  hectares,  valant  un  million  de  francs; 
celle  de  Filacciano  ne  possède  au  contraire  que 
M  hectares  de  broussailles. 

Ces  domaines  sont  administrés  par  l'assemblée 
générale  des  usagers  et  par  un  conseil  d'adminis- 
tration. Il  arrive  souvent  qu'un  ou  deux  mem- 
bres du  conseil  sont  désignés  par  la  municipa- 
lité ;  il  existe  même  encore  des  domaines  collectifs 
administrés  par  la  commune  dont  le  budget  pro- 
file ainsi  des  revenus  de  ces  propriétés. 

Quant  au  mode  de  jouissance  des  usagers,  il 
est  déterminé  par  le  règlement  de  chaque  univer- 
sité. Quelquefois  la  répartition  est  faite  pour  une 
longue  période,  afin  de  favoriser  l'amélioration  du 
sol  et  la  mise  en  culture  intensive  ;  d'autres  fois, 
elle  est  faite  seulement  pour  un  an  ou  deux,  pour 
la  culture  des  céréales.  Le  pâturage  et  l'affouage 
sont  exercés  suivant  les  anciennes  coutumes.  Le 
meilleur  moyen  de  nous  rendre  compte  de  l'or- 
ganisation des  domaines  collectifs  est  d'observer 
le  fonctionnement  d'une  ou  deux  universités 
agraires.  Nous  étudierons  celles  de  Frascati  et  de 
Mentana. 

Frascati,  petite  ville  de  12  000  habitants,  est 
située  aune  vingtaine  de  kilomètres  de  Rome,  au 
pied  des  monts  Albains.  Son  territoire  est  couvert 
de  vignes  généralement  cultivées  en  faire-valoir 
par  les  propriétaires  :  les  principaux  d'entre  eux 
possèdent  seuls  des  olivettes,  car  ici  l'olivier  est 


I j2  la  question  agraire  en  ITALIE 

ime  culture  moins  intensive  que  la  vigne,  et  les 
propriétés  sont  en  général  peu  étendues. 

Il  existe  à  Frascati  une  Università  delV  arte 
agraria,  qui  est  très  ancienne  et  semble  s'être 
constituée  légalement  à  la  fin  du  xvi*  siècle  ou  au 
début  du  xvu%  à  la  suite  de  la  concession  faite 
aux  agriculteurs  de  Frascati  par  la  Chambre 
apostolique  des  terrains  qu'elle  possédait  dans  le 
voisinage*.  La  dernière  rédaction  des  anciens 
statuts  de  la  société  remonte  au  26  novembre 
1730  -.  On  y  voit  que  peuvent  être  admis  au 
nombre  des  associés  tous  ceux  qui  ont  leur  domi- 
cile à  Frascati  depuis  dix  ans  et  qui  y  ont  acheté 
des  biens  et  y  ont  fixé  leur  résidence,  ou  y  ont  pris 
femme  et  y  ont  acheté  des  bœufs  ;  sont  exclus 
ceux  qui  exercent  les  métiers  déclarés  infâmes  (?) 
par  la  loi  ou  des  arts  mécaniques  déclarés  peu 
honorables  (?)  par  la  loi.  Il  est  interdit  de  tenir 
plus  de  30  bœufs  sur  les  terrains  de  l'Université, 
plus  d'une  jeune  bête  par  charrue  de  quatre 
bœufs  et  plus  de  cinq  chevaux,  mulets  ou  ânes. 
L'Université  est  donc  une  société  exclusivement 
agricole  et  légèrement  aristocratique. 

Les  statuts  actuels,  rédigés  en  conformité  de  la 
loi  de  1894,  datent  du  15  août  4893.  Peuvent 
être  associés  tous  les  citoyens  de  Frascati  siii 
juris,  hommes  ou  femmes,  possesseurs  d'au 
moins  un  bœuf,  ayant  leur  domicile  légal  depuis 


1.  La  Chambre  apostolique  était  le  fisc  pontifical. 

2.  «  Statut!  délia  nobil'  Arte  dell'  Agricoltura  dell'  Università 
dei  buattieri  délia  città  di  Frascati.  »  Les  buattieri  ou  bovat- 
tieri  ou  bontlieri  sont  les  possesseurs  de  gros  bétail  et  plus  spé- 
cialement de  bœufs  de  travail. 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        io3 

dix  ans  et  leur  résidence  habituelle  la  plus 
grande  partie  de  l'année  dans  la  commune.  Une 
cinquantaine  de  familles  font  partie  de  la  société; 
la  liste  en  est  revisée  tous  les  ans  au  mois  de 
septembre.  L'Université  est  administrée  par  l'as- 
semblée générale  et  par  un  conseil  composé  d'un 
président  nommé  pour  trois  ans  par  le  préfet  sur 
une  liste  de  trois  personnes  désignées  par  l'as- 
semblée générale,  et  de  quatre  membres  élus  par 
moitié  pour  deux  ans  ;  deux  d'entre  eux  sont 
nommés  par  le  conseil  municipal.  Latutelle  admi- 
nistrative s'exerce  donc  sur  ces  sociétés  ;  certains 
de  leurs  actes  doivent  être  approuvés  et  le  con- 
seil d'administration  peut  être,  dans  certains  cas, 
dissous  par  l'autorité  supérieure.  Il  en  résulte 
souvent  des  conflits  (je  ne  parle  pas  ici  de  Fras- 
cati)  et  comme  le  pouvoir  central  ne  peut  pas 
complètement  se  substituer  à  l'assemblée  géné- 
rale, il  s'ensuit  un  arrêt  dans  le  fonctionnement 
de  la  machine.  C'est  ce  qui  explique  en  partie 
que,  en  1906,  douze  ans  après  la  promulgation 
de  la  loi  sur  les  domaines  collectifs,  beaucoup  de 
ceux  ci  ne  fussent  pas  encore  constitués,  pai' suite 
soit  de  l'indolence  des  intéressés,  soit  des  entraves 
apportées  par  les  communes,  soit  de  désaccords 
au  sujet  des  statuts  entre  les  usagers  et  l'autorité 
publique,  v  Donner  et  retenir  ne  vaut,  »  dit  un 
adage  juridique  :  on  ne  peut  pas  à  la  fois  créer 
une  association  autonome  et  la  maintenir  sous 
l'autorité  du  pouvoir  central. 

En  189o,  la  propriété  de  l'Université  agraire  de 
Frascati  se  composait  de  266  hectares  de  terres 
arables  et  de  pâturages  et  d'un  certain  nombre  de 


k 


lo4  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

redevances  en  argent.  Jadis  la  société  devait  à  un 
propriétaire  une  rente  qu'elle  a  rachetée  au  prix 
de  180  000  francs.  Les  associés  jouissent  directe- 
ment du  pâturage  et  de  Therbe  moyennant  une 
taxe  fixée  par  le  conseil  ;  ils  jouissent  du  même 
lot  de  terres  arables  deux  ans  de  suite  pour  y  cul- 
tiver le  maïs  et  le  froment,  et  ils  donnent  le  cin- 
quième de  la  récolte  à  la  société.  Il  est  interdit 
aux  associés  d'entretenir  plus  de  six  bœufs  sur 
les  terres  de  l'Université.  Celle-ci  achète  chaque 
année  six  veaux  qu'elle  donne  en  cheptel  à  trois 
habitants  sans  bétail  et  à  trois  associés  ne  possé- 
dant qu'un  bœuf. 

Il  existe  à  Frascati  une  autre  association  ;  le  cas 
est  assez  rare.  C'est  la  Consociazione  agraria  com- 
prenant tons  les  citoyens,  hommes  et  femmes, 
ayant  capacité  juridique  et  ayant  leur  domicile 
légal  depuis  quinze  ans  et  leur  résidence  habi- 
tuelle à  Frascati.  Cette  association  comprend 
436  familles  ;  elle  s'est  constituée  à  la  suite  de  la 
loi  de  1888  sur  l'affranchissement  des  usi  civicit 
car  l'ensemble  de  la  population  de  F'rascati  possé^ 
dait  des  droits  d'usage  sur  les  biens  de  l'Univer- 
sité agraire.  La  Consociazione  s'est  formée  poui 
revendiquer  ces  droits  et  en  régler  l'exercice  La 
commission  d'arbitrage  a  décidé  que  l'Université 
concéderait  chaque  année  à  la  Consociazione  une 
superficie  de  douze  rubbia  et  demi  (23  hectares) 
pour  la  culture  des  céréales  moyennant  une  rede- 
vance de  40  francs  par  rubbio*.  Cette  superficie 
est  répartie  par  parcelles  de  1/2  hectare.  Mais  ac- 

1.  Le  rubbio  =  1  hectare  84. 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        11^ 

tuellement  ce  droit  de  la  Consociazione  ne  peut 
plus  s'exercer  faute  de  terres,  car  le  domaine  de 
l'Université  a  fondu  petit  à  petit  et  se  trouve  ré- 
duit maintenant  à  une  cinquantaine  d'hectares  de 
pâturage.  Le  reste  a  été  cédé  en  emphytéose  à  des 
habitants  de  Frascati  qui  y  ont  planté  de  la  vigne 
et  paient  des  redevances.  Ceci  est  absolument 
contraire  à  la  loi,  mais  l'autorité  supérieure  a  dû 
accepter  le  fait  accompli,  car  ce  sont  les  habitants 
eux-mêmes  qui  ont  demandé  à  l'Université  ces 
concessions.  On  voit  qu  ici  sunm  terrain  favoratde 
à  la  culture  intensive,  le  domaine  collectif  évolue 
vers  la  propriété  particulière  et  ne  se  maintient 
que  pour  les  pâturages.  Cette  évolution  n'est  pas 
un  phénomène  récent,  car,  d'après  les  anciens 
documents,  l'Université  de  Frascati  possédait  au 
xvn*  siècle  près  de  1  000  hectares  qui  ont  élé  peu 
à  peu  concédés  en  emphytéose.  Depuis  cette  épo- 
que le  nombre  des  boattieri  a  augmenté  ;  mais 
leur  richesse  respective  en  bétail  a  diminué,  puis- 
que le  maximum  de  bœufs  qu'ils  sont  autorisés  à 
entretenir  a  passé  de  cinquante  à  six;  nouvelle 
preuve  de  l'évolution  qu'a  subie  le  mode  de  tra- 
vail et  avec  lui  la  constitution  de  la  propriété. 

Actuellement,  à  part  les  terrains  en  pacages,  la 
fortune  de  lUniversité  agraire  de  Frascati  est  ex- 
clusivement constituée  par  des  redevances  em- 
phytéotiques. Quel  emploi  est-il  fait  des  fonds 
provenant  de  ces  redevances  ?  ?sous  avons  vu 
qu'une  certaine  somme  est  consacrée  à  des  achats 
de  jeunes  bètes  confiées  à  cheptel  à  des  paysans 
peu  fortunés  ;  mais  la  plus  grande  partie  des  res- 
sources sert  à  aflermer  des  terrains  qui  sont  en- 


156  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

suite  répartis  entre  les  associés  au  prorata  du 
nombre  de  leurs  bœufs,  moyennant  redevance  du 
cinquième  de  la  récolte.  Comme  la  dernière  loca- 
tion a  laissé  un  déficit  important  par  suite  d'in- 
tempéries et  de  mauvaise  gestion,  elle  n'a  pas  été 
renouvelée,  et,  depuis  quatre  ans,  TUniversité  em- 
ploie ses  revenus  à  payer  ses  dettes.  L'année  pro- 
chaine, tout  passif  aura  disparu  et  la  société 
affermera  un  nouveau  domaine  ;  c'est  sur  ces 
terres  louées  qu'elle  donne  les  23  hectares  aux- 
quels a  droit  la  Consociazione. 

Le  cas  de  Frascati  est  intéressant,  car  il  nous 
offre  l'exemple  d'une  très  ancienne  association  à 
recrutement  limité  (par  la  possession  du  bétail), 
à  côté  d'une  association  récente  représentant  la 
communauté  des  habitants,  cette  dernière  possé- 
dant des  droits  d'usage  sur  les  terrains  de  la  pre- 
mière, qui,  de  son  côté,  en  possédait  sur  les  terres 
d'un  particulier.  On  voit  ici  l'entremèlement  des 
droits  de  propriété  ;  on  en  voit  aussi  la  variété, 
puisque  nous  trouvons  une  propriété  communau- 
taire illimitée  :  celle  de  la  Consociazione  ;  une 
propriété  communautaire  restreinte  :  celle  de 
l'Université;  et  enfin  la  propriété  particulière  em- 
phytéotique ou  absolue.  Le  mode  de  jouissance  de 
ces  diverses  propriétés  varie  avec  la  nature  du 
travail  qui  s'applique  au  sol  :  les  pâturages  restent 
soumis  à  l'usage  commun  ;  les  terres  à  céréales 
sont  appropriées  individuellement,  mais  pour  un 
court  terme,  le  temps  de  lever  deux  récoltes  suc- 
cessives ;  les  terres  à  vigne  au  contraire  sont  com- 
plètement appropriées,  car  l'empliytéose  équivaut 
pratiquement  à  la  propriété.  La  culture  intensive 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        137 

ne  s'accommode  pas  en  effet  dune  propriété  in- 
certaine etprécaiie,  aussi  avons-nous  constaté  que 
les  lois  e'conomiques  ont  eu  ici  raison  des  lois  ci- 
viles. Enfin  il  faut  observer  que  la  constitution  de 
la  petite  propriété  par  concession  emphytéotique, 
bien  loin  de  nuire  aux  générations  actuelles  et 
futures,  leur  est  favorable  puisque  la  productivité 
du  sol  est  augmentée  par  la  culture  intensive  et 
que  les  redevances  payées  par  les  emphytéotes 
permettent  à  l'Université  agraire  d'affermer  des 
terres  qui  sont  ensuite  concédées  à  des  conditions 
modérées  aux  associés  et  aux  habitants. 

LX'niversité  disposant  ainsi  de  quelques  capi- 
taux peut  jouer  efficacement  le  rôle  de  caution  à 
l'égard  de  ses  membres  et  de  fermier  général  vis- 
à-vis  du  propriétaire  qui,  sachant  ses  fermages 
assurés  et  payés  en  bloc,  peut  consentir  un  bail 
plus  avantageux  que  s'il  affermait  séparément 
chaque  parcelle.  Elle  joue  aussi  le  rôle  d'assureur 
vis-à-vis  des  associés  en  cas  de  mauvaise  récolte  ; 
ceux-ci  savent  qu'ils  ne  seront  ni  expulsés  ni  sai- 
sis puisqu'ils  paient  une  redevance  en  nature  pro- 
portionnelle au  produit.  A  l'égard  de  ses  membres, 
l'Université  agraire  patronne  le  travail  puisqu'elle 
leur  fournit  du  travail  et  qu'elle  exerce  une  cer- 
taine direction  ;  elle  les  fait  aussi  jouir  de  la  pro- 
priété et  facilite  ainsi  leur  ascension  sociale.  Elle 
est  assez  semblable  à  un  syndicat  ou  à  une  coopé- 
rative ;  son  eliicacité  et  son  action  patronnante 
dépendent  beaucoup  de  ses  dirigeants,  et  elle  n'est 
pas  à  l'abri  d'une  mauvaise  gestion  de  leur  part. 

A  Mentana,  nous  assistons  à  la  naissance  d'une 
Université    agraire.     Ce    village,    célèbre     dans 


158  LA  QUESTION  AGRAIRE  EX  ITALIE 

l'histoire,  est  peuplé  actuellement  de  2  000  habi- 
tants répartis  entre  30U  familles.  Le  territoire,  qui 
s'étend  sur  2  300  hectares,  était  jadis  un  fief  des 
Orsini,  il  passa  ensuite  aux  Borghèse,  et  est  main- 
tenant propriété  de  la  Banque  de  Naples.  La 
famille  Borg-hèse  n'a  conservé  que  le  palais  et  ses 
droits  sur  les  terrains  concédés  en  emphytéose.Il 
est  à  noter  que  les  maisons  du  village  elles-mêmes 
lui  appartiennent  ou  lui  appartenaientily  a  encore 
peu  d'années  ;  le  paysan  était  donc  ici  dans  une 
situation  précaire  ;  il  est  vrai  que  cette  situation 
durait  depuis  des  siècles.  Il  existe  sur  le  domaine 
des  droits  de  pâturage,  d'affouage  et  d'ensemence- 
ment au  profit  de  la  population  qui  jadis  possé- 
dait un  nombreux  bétail.  Un  vieillard  médit  que 
son  père  entretenait  plus  de  cent  vaches  sans 
compter  les  chevaux  et  les  brebis.  Ce  bétail  allait 
pacager  sur  les  terres  du  domaine  qui  étaient  pour 
ainsi  dire  incultes,  souvent  même  envahies  par 
les  broussailles. 

Vers  4830,  le  domaine  fut  alTermé  aux  Ferri, 
célèbres  mercanti  di  campagna  qui  entreprirent 
d'améliorer  l'exploitation  et  d'augmenler  les  cul- 
tures. Le  parcours  se  trouva  réduit  et  le  bétail  di- 
minua; la  population  supporta  cette  pci'te,  car  elle 
trouva  une  compensation  dans  le  travail  que  lui 
offrait  la  culture  des  céréales.  La  main-d'œuvre 
locale  fut  bientôt  insuffisante  (Mentana  ne  comp- 
tait à  cette  époque  que  400  habitants)  ;  il  vint  alors 
des  émigrants  temporaires  qui  prirent  à  colonage 
la  culture  des  céréales  moyennant  redevance  de 
la  moitié  ou  du  tiers  du  produit,  suivant  la  ferti- 
lité du  sol  ;  en  même  temps,  les  fermiers  transfor- 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        1j9 

nièrent  la  redevance  proportionnelle  des  habitants 
<le  Mentana  (un  quart  du  produit)  en  une  rede- 
vance fixe.  C'est  aussi  à  la  même  e'poque  que  les 
vignes  prirent  de  l'extension  sur  des  terrains  cé- 
dés en  emphytéose  ;  elles  occupent  aujourd'hui 
180  hectares,  et  certains  vignerons  ont  affranchi 
leurs  parcelles  et  sont  devenus  propriétaires  ab- 
solus. 

Il  semble  donc  que  par  la  culture  de  la  vigne 
en  emphytéose,  par  la  culture  plus  étendue  et 
plus  intensive  des  céréales  avec  redevance  fixe,  les 
habitants  de  Mentana  se  trouvaient  dans  de  bonnes 
conditions  pour  prospérer  et  s'élever.  Mais  l'exis- 
tence des  usi  civici  sur  le  territoire  du  village 
avait  attiré  à  Mentana  une  centaine  de  familles 
étrangères  qui  s'y  étaient  établies  à  demeure  ;  la 
population  s'accrut  de  la  sorte  plus  vite  que  les 
moyens  d'existence,  et  les  habitants  commencèrent 
à  se  plaindre  que  leur  droit  de  pâturage  fût  ré- 
duit par  l'extension  des  cultures,  que  leur  droit  de 
semailles  eût  été  diminué  ou  au  moins  moflifié 
par  l'établissement  d'une  redevance  fixe.  En  1902, 
une  agitation  commença  pour  ol)tenir  le  rétablis- 
sement complet  des  usages  publics  dans  leur  état 
ancien  et  l'expulsion  des  émigrants  temporaires 
qui  venaient  travailler  sur  les  terres  du  domaine. 
On  retrouve  ici  l'esprit  d'exclusivisme  et  les  ten- 
dances monopolistes  d'une  population  communau- 
taire qui  cherche  les  remèdes  à  une  crise,  non 
dans  un  travail  plus  intense  ou  plus  intelligent, 
mais  dans  la  suppression  de  la  concurrence  exté- 
rieure. 

En  1907,  on  constitua  l'Université  agraire  qui 


160  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

englobe  tous  les  habitants,  car  ils  sont  tous  agri- 
culteurs. Le  budget  est  alimenté  par  une  taxe  de 
pâturage  et  par  des  redevances  dues  par  les  usa- 
gers pour  la  culture  des  terres.  Les  dépenses  s'élè- 
vent à  12  500  francs;  ce  sont  surtout  des  dépenses 
d'administration  et  des  frais  de  justice,  car  la  so- 
ciété est  en  procès  avec  la  Banque  de  Naples  à 
propos  des  usages  publics.  L'Université  agraire 
voudrait  racheter  au  propriétaire  tout  le  territoire 
du  village  qui,  en  tenant  compte  des  impôts,  des 
dépenses  d'administration,  des  charges  provenant 
surtout  des  usages  publics,  ne  vaudrait,  dit-on, 
guère  plus  de  80  000  francs.  Mais  la  Banque  do 
xNaples  n'accepte  pas  ce  chiffre  en  raison  même  de 
l'incertitude  des  droits  contestés. 

En  fait,  l'Université  agraire  exerce  les  usages 
publics  et  en  règle  l'exercice  entre  ses  membres. 
Les  terres  arables  sont  cultivées  pendant  deux  ans 
en  céréales  et  restent  deux  ans  en  jachère  pâtu- 
rée en  commun.  Les  lots  sont  tirés  au  sort  et  res- 
tent affectés  aux  mêmes  usagers  pendant  deux 
ans  ;  lors  de  la  première  répartition,  on  a  attribué 
un  lot  à  chaque  personne  majeure  ;  la  seconde 
fois,  en  1908,  on  a  divisé  le  terrain  par  familles 
en  donnant  aux  lots  une  étendue  proportionnée 
au  nombre  des  enfants,  ce  qui  est  plus  pratique 
et  plus  juste.  Le  mesurage  et  la  répartition  des 
terres  sont  une  cause  de  dépenses  qui  se  renou- 
vellent chaque  année.  Il  va  falloir  aussi  faire  des 
travaux  d'intérêt  général  tel  que  des  fossés  pour 
l'écoulement  des  eaux  et  cela  aux  frais  de  la  so- 
ciété, car  on  ne  peut  compter  sur  des  usagers  d'un 
ou  deux  ans  pour  les  exécuter.  On  pourrait  pro- 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        161 

céder  par  corvées,  mais  ce  serait  une  source  de 
difficultés,  les  travailleurs  non  payés  étant  d'une 
docilité  et  d'une  application  discutables.  Ces  in- 
convénients n'échappent  pas  aux  administrateurs 
de  l'Université  agraire  qui  se  rendent  compte  aussi 
qu'une  répartitioa  bisannuelle  des  terres  n'est  pas 
favorable  à  une  bonne  culture  ;  aussi  entrevoient- 
ils  la  possibilité  de  donner  les  terres  en  location 
pour  trente,  soixante  et  même  quatre-vingt-dix 
ans.  Ils  écartent  l'emphytéose,  car  elle  est  rache- 
table  et  peut  alors  aboutir  à  la  pleine  propriété, 
mais  un  bail  de  soixante  ou  quatre-vingt-dix  ans. 
et  même  de  trente  ans,  n'équivaut-il  pas  pratique- 
ment à  la  propriété,  surtout  si  le  fermier  a  droit  à 
une  indemnité  ou  à  un  renouvellement  de  ferme 
pour  les  améliorations  permanentes  réalisées  par 
lui,  ce  qu'on  ne  manquerait  pas  de  stipuler  pour 
favoriser  la  culture  intensive.  On  songe  aussi  à 
régler  l'exercice  du  droit  de  pâturage  et  du  droit 
d'affouage  pour  éviter  les  déprédations.  Pour 
échapper  à  l'afflux  des  étrangers,  on  a  également 
l'intention  d'exiger,  pour  l'admission  dans  l'Uni- 
versité, une  résidence  de  trente  ans.  Mais  il  est 
impossible  de  faire  un  règlement  définitif  avant 
que  le  procès  pendant  ne  soit  terminé  et,  en  vertu 
de  la  loi  de  1908,  il  ne  peut  pas  l'être  tant  que  la 
nouvelle  loi  en  préparation  sur  les  usages  publics 
ne  sera  pas  promulguée. 

J'ai  demandé  si  les  bons  travailleurs  ne  récla- 
maient pas  le  partage  définitif  des  terres.  On  m'a 
répondu  que  c'était,  au  contraire,  les  paresseux 
qui  demandaient  ce  partage  afin  de  pouvoir  vendre 
leur  lot.  L'idéal  des  habitants  semble  être  le  main- 
Roux.  11 


162  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

lien  de  la  propriété  collective  pour  que  toute  la 
population  actuelle  et  future  ait  toujours  de  quoi 
manger  ;  ils  sont  hantés  par  la  crainte  de  voir  la 
grande  propriété  se  reconstituer.  Cependant  leur 
situation  ne  paraît  pas  s'être  beaucoup  modifiée  : 
ils  exercent  les  droits  de  pâturage  et  d'affouage, 
comme  autrefois,  et  sèment  le  blé  à  peu  près  dans 
les  mêmes  conditions.  Pour  eux,  la  propriété  n'est 
ni  plus  ni  moins  collective  qu'auparavant  et  la 
manière  dont  ils  en  usent  est  la  même  ;  l'ancien 
propriétaire  unique,  auquel  ils  avaient  affaire,  est 
remplacé  par  l'Université  agraire.  Mais  ce  chan- 
gement de  patron  n'est  pas  négligeable  :  les  paysans 
y  ont  gagné  la  paix  et  la  sécurité.  Plus  de  conflits 
incessants  entre  les  usagers  et  le  propriétaire  ou 
ses  représentants  ;  plus  de  crainte  de  voir  tout  à 
coup  les  moyens  d'existence  manquer  par  un  ca- 
price du  fermier  qui  veut  interdire  le  pacage  ou 
employer  d'autres  ouvriers.  N'auraienl-ils  gagné 
que  cela  à  la  constitution  des  Universités  agraires 
que  les  paysans  auraient  gagné  beaucoup.  Mais  les 
résultats  obtenus  sont  plutôt  le  fait  de  l'organisa- 
tion, de  l'association,  de  la  coopération  que  d'un 
changement  dans  la  forme  de  la  propriété;  d'ail- 
leurs, à  Mentana,  cette  forme  n'a  pas  encore 
changé.  Si,  jadis,  la  situation  des  paysans  était 
mauvaise,  il  en  faut  rechercher  la  cause  moins 
dans  la  grande  propriété  privée  que  dans  l'indiffé- 
rence et  l'insouciance  du  propriétaire  qui,  même 
animé  de  bonnes  intentions,  méconnaissait  ses  de- 
voirs de  patron  ou  ne  savait  pas  les  remplir,  en 
organisant  le  travail  de  façon  à  assurer  des  moyens 
d'existence  à  tous  ceux  qui  vivaient  sur  ses  terres. 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        163 

Les  domaines  collectifs  et  la  petite  propriété. 
—  11  est  à  remarquer  qu'en  Italie  les  pouvoirs 
publics  organisent  les  domaines  coUeclifs,  déjà 
existant  en  fait  d'ailleurs,  à  l'époque  où,  dans 
d'autres  pays,  disparaissent  les  derniers  restes  de 
la  propriété  communautaire.  En  Hollande  et  en 
Allemagne,  la  mark  a  commencé  à  être  partagée 
dès  les  premières  années  du  xix*  siècle,  et  actuel- 
lement c'est  à  peiue  si  on  en  peut  signaler  çà  et  là 
quelques  lambeaux  :  la  propriété  privée  paysanne 
s'est  développée  à  ses  dépens  avec  l'approbation 
de  tous  et  pour  le  grand  profit  de  la  collectivité 
puisque  des  territoires  autrefois  incultes  sont  au- 
jourd'hui en  plein  rapport.  Evidemment,  l'idéal 
poursuivi  n'est  pas  le  même.  Remaïquons  d'ail- 
leurs que,  dans  la  plaine  saxonne,  les  droits  d'usago 
de  la  mark  étaient  attachés  à  la  possession  d'un 
domaine,  tandis  qu'en  Italie  les  usi  civici  sont  des 
droits  attachés  à  la  résidence.  Comment  en  serait-il 
autrement?  Le  paysan  de  la  province  de  Rome 
n'est  généralement  pas  propriétaire  ;  il  ne  possède 
souvent  même  pas  sa  maison,  tandis  que  le  paysan 
saxon  confond  sa  famille  avec  son  foyer  et  son 
domaine  ^  Plus  le  domaine  sera  productif  et  ri- 
che, plus  nombreuse  et  plus  prospère  pourra  être 
la  famille,  plus  forte  et  meilleure  pourra  être 
l'éducation  donnée  aux  enfants,  plus  efficace  l'as- 

i.  On  objectera  peufr-êti*e  que,  sous  le  régime  féodal,  le  paysan 
saxon  n'avait  pas  la  pleine  propriété  de  son  domaine.  C'est  vrai, 
mais  il  avait  sur  sa  tenure  des  droits  réels  dont  il  ne  pouvait 
pas  être  privé  arbitrairement.  A  défaut  de  la  pleine  propriété 
juridique  il  avait  le  domaine  utile,  et  au  point  de  vue  social, 
c'est  l'essentiel.  Le  paysan  romain,  au  contraire,  n'est  pas  fixé 
au  sol,  il  est  seulement  attaclié  au  groupe. 


16i  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

sistance  matérielle  qui  leur  permettra  de  tenter 
leur  établissement  au  dehors,  car  ils  ne  resteront 
pas  tous  sur  le  domaine*.  A  Rome,  au  contraire, 
personne  ne  veut  quitter  le  village  natal,  la  mi- 
sère seule  pousse  à  émigrer  pendant  quelques 
mois,  au  plus  pendant  quelques  années  ;  si  on  a 
passé  l'Océan  et  travaillé  en  Amérique,  on  ne  dé- 
sire qu'une  chose,  revenir  au  pays.  Mais  comment 
vivre  au  pays  puisque  la  famille  n'y  possède  rien? 
On  ne  peut  pas  compter  sur  elle  ;  on  ne  peut 
compter  que  sur  les  droits  que  possède  chaque 
habitant  comme  membre  de  la  communauté. 
Aussi  considère-t-on  les  usages  publics  comme  le 
moyen  d'existence  primordial;  la  vie  ne  serait  pas 
possible  sans  eux,  c'est  pourquoi  on  veut  en  ré- 
server le  bénéfice  à  ses  enfants.  Or,  si  le  domaine 
collectif,  qui  en  dérive,  était  partagé,  le  droit  sur 
la  terre  n'existerait  plus  au  profit  de  tout  homme 
qui  naît,  mais  il  en  faudrait  hériter  de  son  père, 
et  cet  héritage  pourrait  faire  défaut  si  le  père 
avait  aliéné  son  domaine.  La  propriété  collective  jj 
est  donc  une  assurance  en  faveur  des  générations 
futures  contre  l'imprévoyance  et  la  mauvaise  ges- 
tion de  la  génération  présente.  Reste  à  savoir  si 
la  prime  à  payer  n'est  pas  trop  élevée. 

Il  est  difficile  de  prévoir  ce  que  donneront  les 
domaines  collectifs  ;  leur  institution  est  encore 
trop  récente.  Il  est  bien  vrai  que  la  plupart  d'entre 
eux  en  Italie  remontent  à  une  époque  fort  an- 
cienne,   mais   ils  consistaient   ordinairement  en 


1.  Cf.  Paul  Roux,  Le  Bauer  de  la  Lande  du  Lunebourg  {Science 
sociale,  23«  fasc,  1906). 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        163 

pâturages  et  en  bois,  et  les  terres  arables  ne'  sont 
uiière  cultivées  qu'une  année  sur  deux  :  le  pâtu- 
rage reste  en  somme  le  mode  de  travail  dominant. 
Ur,  nous  savons  qu'on  re})roche  précisément,  el 
avec  raison,  aux  latifundistes  de  tout  sacrifier  av» 
pâturage  et  de  ne  pas  faire  de  cultures  nourri- 
cières ;  c'est  pour  favoriser  la  culture  intensive 
que  les  partisans  des  domaines  collectifs  en  ont 
préconisé  l'organisation  et  les  voudraient  voir 
constitués  avec  l'étendue  totale  des  latifundia  sur 
lesquels  existent  des  usages  publics.  «  Il  n'y  a  pas 
d'économiste,  écrit  Ciolfi  \  qui  ne  comprenne  que 
la  propriété  collective  des  latifundia  dans  les  mains 
des  agriculteurs  soit  la  seule  qui  favoi  ise  une  agri- 
culture intensive  complète  et  florissante,  et  la  ré- 
surrection morale,  hygiénique  et  économique  des 
plèbes  rurales.  »  Si  la  culture  dans  la  province  de 
Rome  doit  rester  dans  Tétat  où  elle  est,  il  est  inu- 
tile d'affranchir  les  terres  aussi  bien  au  profit  des 
usagers  que  des  propriétaires  nominaux  ;  une  mo- 
dification de  l'organisation  actuelle  de  la  propriété 
ne  se  peut  justifier  que  par  un  progrès  dans  lu 
technique  agricole  et  par  une  augmentation  des 
rendements.  Nous  ne  pouvons  pas,  à  cet  égard, 
apprécier  les  résultats  que  donneront  les  domaines 
collectifs  qui  ne  sont  pas  sortis  de  la  période  d'or- 
ganisation et  qui  sont  souvent  encore  engagés 
dans  des  procès  longs,  coûteux  et  incertains.  Il 
faut  leur  faire  crédit  de  quelques  années,  mais 
nous  pouvons  du  moins  enregistrer  ici  quelques 
observations    auxquelles    ont    donné    lieu    leur 

1.  Cf.  I  demani  popolari.  Rome,  1906,  p.  53. 


166  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

constitution  et  leur  fonctionnement  depuis  1894. 

Le  but  de  la  loi  du  4  août  1894  était  «  de  con- 
server en  vie,  en  leur  donnant  des  raisons  de 
vivre,  les  universités  et  communautés  agraires 
préexistantes,  d'infuser  de  la  vie  à  la  masse  inor- 
ganique de  ceux  qui,  avant  la  loi  de  1888,  exer- 
çaient les  droits  d'usage  sur  les  terres  et,  après  In 
loi,  en  échange  de  ces  droits,  eurent  la  propriét»' 
d'une  partie  ou  de  la  totalité  des  terres...  »  ;  «  d<' 
conserver  les  collectivités  en  les  adaptant  au  pro- 
grès des  temps,  à  l'orientation  nouvelle  ^e  l'agri- 
culture, à  de  nouvelles  formes  juridiques,  à  dr 
nouveaux  buts  sociaux  ».  De  telles  collectivités 
«  auraient  dû  greffer  le  principe  moderne  de  la 
coopération  sur  le  tronc  vieilli  des  communautés 
écloses  au  moyen  âge*  ».  Or  il  semble  que  la  pen- 
sée du  législateur  n'ait  pas  été  bien  comprise,  ou 
du  moins  que  ses  intentions  n'aient  pas  été  res- 
pectées par  la  population  car  on  peut  noter  des 
indices  très  nets  d'individualisme  dans  le  fonc- 
tionnement des  domaines  collectifs. 

Jadis  les  usagers  trouvaient  en  face  d'eux,  dans 
l'exercice  de  leurs  droits,  le  propriétaire  qui 
s'opposait  à  l'exploitation  abusive  du  fonds  ;  cet 
obstacle  a  disparu  lorsque  le  propriétaire  privé  a 
été  remplacé  par  une  association  collective  «  el 
la  cupidité  des  particuliers  s'est  manifestée  sous 
toutes  les  formes,  toujours  aux  dépens  de  l'asso- 
ciation à  laquelle  personne  ne  se  sent  appartenir, 
et  de  la  chose  commune  que  chacun  considère 
comme  la  sienne  propre  et  prétend  exploiter  à 

.  Relazione  suW  andamento  dei  domhùi  colleUivi,p.  21. 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        167 

son  propre  avantage  en  excluant  autrui  '  ».  Les 
professeurs  d'agriculture  se  plaignent  du  mauvais 
état  dans  lequel  se  trouvent  les  biens  communs 
par  suite  d'une  exploitation  abusive  etanarchique. 
et  la  plupart  de  ceux  que  j'ai  vus  considèrent  les 
domaines  collectifs  comme  un  obstacle  au  pro- 
grès agricole  et  au  développement  de  la  richesse 
publique. 

11  arrive  souvent  que  les  universités  agraires 
n'observent  pas  leurs  règlements  et  que  leurs 
membres  se  partagent  amiablement  les  biens  de 
l'association.  Certains  règlements  admettent  d'ail- 
leurs la  concession  emphytéotique,  le  partage  et 
la  vente  des  terres  -,  et  parfois  ces  règlements 
ont  été  approuvés  par  les  commissions  provin- 
ciales, en  violation  formelle  de  la  loi,  ce  qui  dé- 
note une  complète  ignorance  ou  une  singulière 
insouciance  tant  de  la  part  des  administrateurs 
des  universités  que  de  la  part  de  l'autorité  chargée 
de  les  contrôler,  à  moins  que  cela  ne  soit  la  consé- 
quence de  nécessités  économiques  plus  fortes  que 
les  prescriptions  législatives,  ou  l'indice  d'aspira- 
tions à  la  petite  propriété  de  la  part  des  paysans. 

Nous  avons  déjà  signalé  la  mauvaise  volonté 
apportée  par  les  syndics  à  l'exécution  de  la  loi 
et  l'opposition  qu'y  font  les  municipalités.  L'in- 
tervention des  administrateurs  communaux  n';i 
pas  peu  contribué  à  faire  dévier  les  dispositions 
législatives  parce  que,  «  au  lieu  de  s'employei' 
dans  l'intérêt  exclusif  des  usagers  qu'ils  doivent 


1.  Ibid.,  p. -21. 

2.  Frascati,  Toirealûna,  Montelibretti. 


168  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

représenter,  ils  sont  amenés  soit  par  ignorance, 
soit  par  d'autres  motifs  moins  excusables,  à  adr 
dans  l'intérêt   de  la  commune   qui,    en  bien  des 
cas,  se  confond  avec  celui  de  ses  administrateurs 
et  aussi  parfois  avec  l'intérêt  des  propriétaires  des 
terrains  soumis  aux  servitudes,  entravant,  faus- 
sant et  dénaturant  l'application  et  le  but  de  la  loi 
elle-même  ».   On  s'explique  ainsi   que  les  habi- 
tants réclament  souvent  contre  les  sentences  d'af- 
franchissement et  se  prétendent  lésés  :  «  En  plu- 
sieurs   communes,    les    désordres    de    caractère 
agraire  sont  précisément  causés  par  la  résistance 
qu'opposent  les  syndics    aux   légitimes  requêtes 
des  usagers  qui  réclament  la  cession  des  terres 
qui  leur  ont  été  assignées  par  la  commission  d'ar-    ' 
bitrage  et  qui  demandent  à  être  convoqués  pour 
constituer  l'association  colleclive'.  «L'admission 
par  les    règlements  de    représentants  des  com-    i 
munes    dans    les    conseils    d'administration   des     j 
universités  agraires  est  aussi  une  cause  de  trou- 
bles dans  le  fonctionnement  de  ces  associations. 
Les  plus  grandes  ditTérences  existent  dans  les 
résultats  que  donnent  les  universités  agraires.  Les 
unes  se  contentent  de  répartir  leurs  terres  entre 
leurs  membres,  qui  continuent  la  culture  et  l'ex- 
ploitation d'après  l'ancienne  routine.  D'autres,  au 
contraire,  instituent    des    caisses  de  subvention 
pour  acheter  du  bétail,  des  semences,  des  engrais  ; 
elles  introduisent  la  culture  intensive  et  organi- 
sent   des  encouragements   pour  les  cultivateurs, 
elles  sont  malheureusement  encore  l'exception. 

i.  Cf.  Relazionc  sull'audutnenlo  dei  dominii colletthi,  p.  30. 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        160 

Ce  qui  est  souvent  un  obstacle  à  la  prospérité 
des  universités  agraires,  c'est  TinsutÉsance  de 
leur  patrimoine  et  le  manque  de  capitaux  et  de 
chefs  capables  de  diriger  lassocialion  avec  fer- 
meté et  intelligence.  Il  est  des  cas  où  le  domaine 
collectif  est  ridiculement  exigu.  On  me  cite  le  cas 
d'une  université  qui  avait  o3  hectares  à  répartir 
entre  800  ou  900  familles.  Le  professeur  d'agri- 
culture a  fait  accepter  par  le  ministère  l'exclu- 
sion de  tous  les  usagers  qui  ne  sont  pas  cultiva- 
teurs manuels  et  il  a  fait  approuver  un  règlement 
cultural  sévère  qui  permet  l'exclusion  de  tous 
ceux  qui  ne  cultivent  pas  bien.  Il  a  pris  ces  me- 
sures pour  réduire  le  nombre  des  usagers  et  opé- 
rer une  sélection,  mais  il  fait  remarquer  que  ces 
mesures  ne  sont  pas  légales. 

Ces  patrimoines,  déjà  pauvres  et  restreints, 
sont  souvent  chargés  de  dettes  provenant  des  pro- 
cès, des  sentences  d'affranchissement  ou  de  rede- 
vances à  payer  pour  les  terrains  attribués  à  l'as- 
sociation. Ces  dettes  sont  parfois  si  élevées  que 
les  intéressés  refusent  de  se  constituer  légalement 
en  université.  Le  passif  qui  grève  beaucoup  de 
domaines  collectifs  est  un  obstacle  à  l'organisation 
du  crédit  qui  leur  serait  si  nécessaire  pour  réaliser 
les  améliorations  indispensables  et  intensifier  la 
culture  ;  aussi  propose-t-on  de  leur  faire  accorder 
par  l'Etat  de  grandes  facilités  de  crédit  et  un  in- 
térêt de  faveur. 

Quant  aux  chefs,  ils  sont  non  moins  nécessaires  ; 
on  comprend  qu'ils  soient  rares  dans  un  pays  qui 
souffre  précisément  du  manque  de  patrons.  Pla- 
cés à  la  tète  d'une  association  poursuivant  un  but 


170  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

économique  et  moral,  il  leur  faudrait  toutes  le? 
qualités  du  patron  et  quelques  autres  encore.  On 
peut  craindre  que  les  questions  personnelles  et 
politiques  n'interviennent  dans  l'élection  des  ad- 
ministrateurs ;  mais  on  peut  espérer  que  ceux-ci 
recevront  leur  leçon  des  faits  eux-mêmes  et 
qu'avec  le  temps  ils  acquerront  l'expérience  et 
l'autorité  qui  leur  fait  défaut  au  début.  Les  prési- 
dents d'universités  agraires  que  j'ai  vus  m'ont 
paru  être  des  hommes  intelligents,  prudents,  sen- 
sés et  avisés,  se  rendant  compte  des  difficultés  à 
résoudre  et  se  faisant  sur  les  domaines  collectifs 
le  minimum  d'illusions.  C'est  une  élite  assuré- 
ment, mais  qui  peut  devenir  plus  nombreuse 
avec  le  temps. 

Tels  sont  les  principaux  reproches  qu'on  adresse 
aux  domaines  collectifs  ;  tels  sont  les  principaux 
défauts  qu'on  leur  reconnaît.  Il  semble  que  le  plus 
o-rave  soit  de  n'être  pas  complètement  en  rapport 
avec  l'état  social  et  la  mentalité  de  la  population. 
«  Ni  partage,  ni  emphytéose,  ni  location  à  long 
terme  et  pas  même  répartition  périodique,  toutes 
formes  que  l'expérience  a  condamnées  comme 
sanctionnant  la  frustration  des  générations  fu-j 
tures,  et  qui,  avec  la  sotte  illusion  de  généraliser 
la  petite  propriété  individuelle,  inocule  dans  les 
générations  présentes  le  germe  d'un  nouveau 
chancre  social  :  le  chancre  des  propriétaires  pau- 
vres condamnés  dès  leur  naissance  aux  persécu- 
tions du  fisc  et  à  la  charité  spoliatrice  des  riches 
si  l'année  est  mauvaise  ou  stérile  ;  formes,  a 
cause  de  cela,  capables  seulement  de  reconcentrerj 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        171 

dans  les  mains  d'un  petit  nombre  les  propriétés 
rurales  et  de  reconstituer  un  nouveau  latifundium 
plus  funeste  que  le  latifundium  actuel  parce  qu'il 
serait  couvert  du  manteau  de  la  légitimité.  Ni 
partages  donc,  ni  emphytéoses,  ni  locations,  ni 
répartitions  ;  mais  communautés  constituées  par 
communes  ou  groupes  de  communes  d'après  le 
nombre  des  associés  et  d'après  l'étendue  des 
terres,  et  disciplinées  avec  la  forme  de  la  coopé- 
ration ;  communautés  autonomes' »  Tel  est 

l'idéal  des  promoteurs  des  domaines  collectifs. 
Qu'est-ce  que  répondent  les  faits  ? 

Ils  répondent  qu'en  plusieurs  cas  les  intéressés 
ont  préféré  le  partage  définitif  à  la  communauté  ; 
que,  d'autres  fois,  ils  ont  réclamé  la  concession 
emphytéotique  des  terres  ;  que  toujours  ils  pro- 
cèdent à  une  répartition  annuelle  et  que  parfois 
ils  songent,  en  vue  de  l'amélioration  des  terres 
et  du  progrès  de  l'agriculture  intensive,  à  affer- 
mer les  terrains  pour  un  long  terme  ;  que  presque 
toujours  ils  ont  accepté  l'intervention  de  la  com- 
mune dans  leur  conseil  d'administration  ;  qu»' 
rares  sont  les  universités  qui  se  sont  inspirées  de 
l'idée  coopérative  pour  patronner,  soutenir  et  en- 
courager leurs  membres  dans  la  voie  du  progrès 
agricole.  On  a  l'impression  que  le  paysan  aspire 
inconsciemment  à  la  petite  propriété  ;  s'il  vante  la 
propriété  collective,  c'est  que  c'est  la  seule  dont  il 
ait  joui  jusqu'à  présent  et  qu'elle  est  en  opposi- 
tion avec  le  latifundium  dont  il  a  horreur,  nous 
.savons  pourquoi.  A  ses  yeux,  le  domaine  collectif 

1.  Cf.  Avv.  Ettore  Giolfi,  /  dcmani  popolari.  Rome,  190(),  p.  54. 


172  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

est  le  meilleur  remède  contre  les  abus  du  régime 
latifundiste  ;  mais  il  ne  faudrait  pas  s'étonner  que 
ce  fût  une  étape  vers  la  petite  propriété.  Cet  état 
d'esprit  et  ces  tendances  du  paysan  de  la  province 
de  Rome  nous  renseignent  sur  sa  formation  so- 
ciale et  sont  expliqués  par  elle.  C'est  un  commu- 
nautaire, mais  un  communautaire  fortement 
ébranlé  pour  ne  pas  dire  désorganisé.  Cet  ébran- 
lement ne  serait-il  pas  dû  au  régime  même  de  la 
propriété  dont  la  concentration  entre  quelques 
mains,  en  réduisant  le  paysan  à  la  condition  de 
prolétaire,  a  enlevé  à  la  communauté  patriarcale 
toute  raison  d'être'? La  constitution  des  domaines 
collectifs  peut-elle  renforcer  et  restaurer  la  for- 
mation communautaire  originaire  de  la  race?  .le 
ne  le  pense  pas,  car  ces  domaines  collectifs  ne 
s'adaptent  pas  à  un  cadre  familial,  mais  à  un 
cadre  de  voisinage  :  le  village  ;  or,  entre  ces  voi- 
sins, il  y  a  déjà  bien  des  intérêts  divergents  pour 
ne  pas  dire  opposés.  Il  est  bien  peu  probable  que 
l'action  législative  arrive  à  comprimer  la  poussée 
individualiste  qui,  de  nos  jours,  sous  l'influence 
de  causes  diverses,  se  manifeste  irrésistiblement 
partout  où  les  communautés  sont  en  voie  de  dé- 
sorganisation. 

A  l'heure  présente,  le  principal  avantage  des 
domaines  collectifs  est  d'assurer  l'indépendance  du 
paysan  en  le  libérant  de  la  servitude  du  latifun- 


1.  Nous  avons  observé  qu'en  Toscane  la  communauté  se  main- 
tient mieux  chez  les  métayers  qui  cultivent  un  domaine  indivi- 
sible que  chez  les  paysans  propriétaires  qui  pratiquent  le  par- 
tage égal.  Cf.  Les  populations  rurales  de  la  Toscane  (^Science  sociale, 
uo»  fasc,  1909). 


LES  LOIS  AGRAIRES  ET  LES  USAGES  PUBLICS        173 

<lium  et  de  favoriser  son  éducation  sociale  en  re- 
mettanl  le  sol  entre  ses  mains  et  en  l'obligeant  à 
s'organiser  pour  gérer  ses  propres  affaires.  Ses 
aptitudes  et  sa  capacité  ne  peuvent  que  s'accroître 
et,  après  une  inévitable  période  d'inertie  et  de  tâ- 
tonnements pendant  laquelle,  faute  de  patrons,  il 
attend  l'impulsion  et  subit  la  tutelle  du  pouvoir 
central,  sauf  à  lui  résister  parfois,  il  apprendra 
sans  doute  à  administrer  librement  ses  associa- 
tions et  à  les  rendre  autonomes.  C'est  lui  alors 
qui  décidera  souverainement  entre  la  propriété 
collective  et  la  petite  propriété  privée. 


CHAPITRE  V 

LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE 


Nous  venons  de  voir  comment  la  loi  a  essayé 
(Je  résoudre  le  problème  agraire  dans  la  province 
Je  Rome.  Trompé  par  les  apparences  delà  «  lutte 
pour  la  terre  »,  le  législateur  a  cru  pouvoir  remé- 
dier au  mal  en  modifiant  la  forme  de  la  propriété 
légale,  en  assurant  l'indépendance  absolue  de  la 
propriété  privée  et  en  consacrant  et  en  renforçant 
à  côté  d'elle  la  propriété  collective.  Ces  réformes 
n'ont  pas  donné  les  résultats  qu'on  en  attendait 
parce  qu'elles  n'atteignent  pas  le  mal  dans  sa 
racine.  Nous  savons  que  la  forme  de  la  propriété 
s'adapte  au  mode  de  travail  :  modifier  lune  sans 
transformer  l'autre,  c'est  faire  œuvre  vaine  ou 
tout  au  moins  imparfaite.  C'est  ce  que  les  faits 
ont  démontré.  La  suppression  des  usages  publics 
sur  les  latifundia  n'a  pas  par  elle-même  amené 
la  culture  intensive  et  les  paysans  ne  semblent  pas, 
actuellement  et  sauf  exception,  exploiter  les  do- 
maines collectifs  autrement  qu'ils  n'exploitaient 
les  terres  soumises  aux  servitudes  publiques. 

Or,  puisque  la  crise  agraire  provient  d'un  man- 
([ue  d'équilibre  entre  le  nombre  des   hommes    à 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  LNTENSR'E       17a 

nourrir  et  la  production  agricole  nécessaire  pour 
les  nourrir,  c'est  à  augmenter  la  production  brute 
par  la  culture  intensive  que  l'on  doit  viser.  Cette 
culture  nourricière  intensive  devra  non  seulement 
donner   des   produits   abondants,   mais  absorber 
beaucoup  de  main-d'œuvre  puisque  celle-ci  est  en 
excès  et  qu'il  y  a  un  intérêt  national   à   retenir 
dans  le  pays  le   plus  grand  nombre   d'habitants. 
Les  décrets  des  pouvoirs  publics  ne  suffisent  pas  à 
introduire  la  culture   intensive,  nous    en  aurons 
la  preuve  tout  à  l'heure  ;  il  faut  pour  cela  des  pa- 
trons capables  et  compétents  ;   or,    nous  savons 
que  les  latifundistes  romains  ne  sont  pas   ces  pa- 
trons-là. 11  faut  aussi   que   ces   patrons   puissent 
disposer  de  capitaux  abondants  et  qu'ils  ne  soient 
pas  entravés  dans  leurs  réformes  techniques  par 
des  désordres  civils  ou   de   mauvaises   conditions 
hygiéniques.  Il  en  résulte  que  l'initiative  privée 
a  bien  le  rôle  prépondérant  dans  la   solution    de 
la  question  agraire,  mais  que  les  pouvoirs  publics 
ont  aussi  à  intervenir  pour  lui  préparer  le  terrain, 
ou  du  moins  pour  lever  les  obstacles  qui  pourrait 
la  paralyser. 


1.  —  LES  INTERVENTIONS  DES  POUVOIRS  PUBLICS 

Les   papes  et  l'agriculture'.   —   Tandis  que, 
dans  les  régions  peuplées  de  la  province  de  Rome, 


1.  Cf.  Cesare  de  Cupis,  Per  gli  usi  civici  dell'Agro  romano. 
Homa,  1906  ;  Prof.  L.  A.  Fraccliia,  Le  leggi  agrarie  suU'Agro  romano 
(2«  partie,  Elà  dei  Papï).  Rome,  Pistolesi,  1907. 


176  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

le  législateur  est  intervenu  presque  uniquement 
•<lans  le  but  de  mettre  un  terme  aux  troubles 
agraires  et  aux  conflits  entre  paysans  et  latifun- 
distes,  dans  la  Campagne  romaine,  il  a  cherché 
depuis  fort  longtemps  à  développer  la  culture  et 
à  favoriser  l'établissement  d'une  population  fixe. 
A  cet  égard,  le  gouvernement  italien  n'a  fait  que 
■«continuer  le  gouvernement  pontifical. 

J'ai  déjà  signalé  la  fondation  des  dommcul- 
fuae,  au  vni*  siècle,  par  les  papes  Zacharie  et 
Hadrien  ;  des  fondations  semblables  se  continuè- 
rent dans  les  siècles  suivants'.  Remarquons  en 
passant  que  la  domination  temporelle  des  papes 
s'étendit  sur  la  campagne  bien  avant  d'être  accep- 
tée parla  ville,  car  elle  a  pour  origine  la  propriété 
foncière  de  l'Eglise  constituée  à  partir  de  Con- 
stantin. C'est  aux  xii*  et  xui*  siècles,  pendant  les 
luttes  des  barons,  et  au  xiv*  siècle,  pendant  l'exil 
d'Avignon,  que  l'Agro  romane  se  dépeupla  défi- 
nitivement au  profit  de  Rome  et  des  villages  for- 
tifiés des  hauteurs  environnantes  :  la  culture 
fut  alors  complètement  abandonnée  et  remplacée 
par  le  pâturage  ^  Il  résulte  d'un  rescrit  de  Boni- 
face  IX,  daté  de  1402,  que  la  transhumance  était 
déjà  organisée  régulièrement  entre  les  Abruzze? 
et  la  province  de  Rome.  C'est  donc  à  partir  du 
XIV*  siècle  que  la  Campagne  romaine  a  été  ré- 
duite en  l'état  où  elle  se  trouve  actuellement  ; 
depuis  lors,  la  situation  ne  s'est  guère  modifiée. 

1.  La  nécessité  de  pareilles  fondations  est  une  preuve  de  l'état 
peu  florissant  de  l'agriculture. 

2.  Cf.  Tomassetti,  /  ceH//«  rt6<7a(t  àella  Campagna  romnnn  nrl 
Medioevo. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       177 

Les  premiers  actes  pontificaux  attestés  par  des 
documents  se  rapportent  à  la   Nobilis  Universitas 
Bobactpnonim    Urbis.    La  première   mention  de 
\Ars  Bobacteriorum   remonte   à  d088:   c'était  la 
corporation  des   agriculteurs   de    Rome,    laquelle 
venait  en  tête  de   toutes  les  autres  corporations. 
Les  plus  anciens  statuts  dont  on  ait  connaissance 
datent  de    1407;   ils  n'étaient  d'ailleurs    qu'une 
r.-vision  de  statuts  antérieurs.  Dans  un  des    cha- 
pitres il  est  dit  que  chacun  a  le  droit  de  travailler 
dans  tous  les  domaines  de  l'Agro  et  d'y  faire  paî- 
tre ses  bœufs  de  travail,  plus  loin  il  est  dit  qu'on 
no  doit  pas  cultiver  les  domaines  d'autrui  avant 
d  en  avoir  obtenu  la  permission  du  propriétaire 
On  voit  par  là  que  les   usages  publics  existaient 
alors  dans  la  banlieue  de  Rome. 

Les  Statuta  nobids  artis  Bobacteriorum  Urbù 
furent  réédités  plusieurs  fois  aux  xvi%  xvn"  et 
xviii«  siècles  sans  changements  notables,  ce  qui 
s.-mble  bien  indiquer  que  l'agriculture  romaine  est 
nst.-e  stationnaire  du  xii"  au  xviii*  siècle,  car  ces 
statuts  sont  non  seulement  un  règlement  de  cor- 
poration, mais  une  sorte  de  manuel  pratique  de 
1  agriculteur  et  un  code  rural. 

Au  xiv«  et  au  xv<^  siècle,  il  y  eut  à  Rome  de 
fréquentes  disettes.  Pour  y  porter  remède, 
bixte  IV,  par  sa  bulle  du  l''^  mars  147fi,  tente  do 
restaurer  la  culture.  11  décide  qu'à  l'avenir  et 
perpétuellement  il  sera  permis  à  quiconque  vou- 
dra cultiver  les  campagnes  du  territoire  de  Rome 
du  patrimoine  de  Saint-Pierre  en  Tuscie  et  à^l 
provmces  de  Marittima  et  Campagna,  de  rompre 
labourer  et  cultiver  aux  époques  voulues  et  iiabi- 
Roux.  12 


178  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

tuelles  le  tiers  du  domaine  qu'il  aura  choisi  dans 
ce  but,  que  ce  domaine  appartienne  à  un  monas- 
tère, à  un  chapitre,  à  une  église,  à  une  œuvre 
nie  ou  à  un  particulier  de  quelque  état  et  condi- 
tion qu'il  soit.  Si  le  propriétaire  ne  donne  pas  la 
permission  de  cultiver  ses  terres,  on  peut  passer 
outre  avec  l'autorisation  de  juges   spécialement 

institués.  .         ,        . . 

Mais  les  barons,  qui  trouvaient  le  pâturage 
plus  avantageux,  obligeaient  les  cultivateurs  a 
leur  céder  à  vil  prix  le  grain  récolte  qu  ils  reven- 
daient ensuite  très  cher  en  temps  de  disette  et 
comme  les  routes  n'existaient  pas,  ils  s  opposaient 
au  passage  des  chariots  sur  leurs  terres.  Plusieurs 
fois  Rome  dut  recourir  au  blé  de  Sic.le.  Pour  re- 
médier à  cet  état  de  choses,  Jules  II  par  uno 
constitution  du  1"  mars  1508,  interdit  a  tout  pro- 
priétaire, dans  un  rayon  de  50  milles  autour  d. 
Rome,  d'acheter  du  grain  au  delà  des  besoins  dr 
sa  consommation,  et  de  mettre  obstacle  au  trans- 
port des  blés,  le  tout  sous  peine  d'excommunica- 
tion  d'interdit  et  même  de  coniiscaiion  du  he  . 

Sous  Léon  X,  des  lettres  patentes  renouvellent  : 
la  bulle  de  Sixte  IV  et  fixent  la  redevance  a  payer  , 
au  propriétaire  entre  le  cinquième  et  le   dixième  | 
de  la  récolte  suivant  la  difficulté    des   transports 
etléloisjnementdeRome.   ^^^'ément  \ll,   des  la 
;  emière  année  de  son  pontificat  0^24-153  )  re-j 
produit  les  ordonnances  de  Sixte  IVet  de  Jules  II.  : 
11  constate  que  les  propriétaires  ont  P\us  d  avan-^ 
lage  à  maintenir  le  pâturage  et  surtout  1  élevage, 
des  vaches  rouges,  mais  il  proclame  que  la  teri. 
doit  nourrir  l'homme  plutôt  que  les  animaux,  a 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       179 

x-qX  effet,  il  interdit  d'entretenir  plus  de  125  va- 
ches rouges  par  propriétaire  ;  il  réserve  aussi 
l'exercice  de  l'agriculture  aux  seuls  Romains  à 
l'exclusion  des  étrangers.  Les  propriétaires  qui 
veulent  cultiver  eux-mêmes  leurs  terres  doivent 
commencer  les  travaux  en  février  et  transporter 
àRorne  tout  le  grain  obtenu,  sauf  ce  qui  est  né- 
cessaire à  leur  consommation.  Si  le  propriétaire 
ne  cultive  pas,  les  redevances  à  payer  par  celui 
qui  exerce  le  droit  de  semailles  sont  d'un  cin- 
quième ou  d'un  septième  du  produit,  suivant 
l'éloignement  de  la  ville.  Il  est  défendu  à  qui  que 
ce  soit,  laïque  ou  ecclésiastique,  de  molester  les 
travailleurs  et  d'accaparer  le  grain.  Ces  décrets 
pontificaux  mécontentèrent  naturellement  les 
propriétaires  qui  trouvèrent  un  porte-parole  dans 
Casali.  Celui-ci  soutint  que  de  telles  lois  étaient 
despotiques  et  imposées  par  les  gens  qui  voulaient 
s'enrichir  en  envahissant  les  terres  de  l'Église  et 
des  œuvres  pies,  à  l'instar  de  ce  qui  se  passait 
alors  dans  les  pays  où  prévalait  la  Réforme. 

En  1.566,  Pie  V  renouvelle  les  édits  de  ses  pré- 
décesseurs, accorde  des  exemptions  de  péage  et 
prend  diverses  mesures  pour  favoriser  l'approvi- 
sionnement de  Rome.  En  1388,  Sixte-Quint 
affecte  une  somme  de  200  000  écus  à  des  prêts  aux 
agriculteurs  pauvres  qui  voudraient  cultiver  l'A- 
gro  romano  ;  cette  somme  fut  portée  à  300  000  écus 
par  Grégoire  XIV  en  1391. 

Clément  VIII,  en  1397  et  en  1600,  rappelle  tous 
les  édits  précédents,  interdit  puis  autorise  succes- 
sivement l'exportation  des  céréales,  confirme  que 
tout  citoyen  a  le  droit  de  semailles  sur  les  terres 


180  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

de  l'Agro,  ordonne  d'élever  le  quart  des  veaux  et 
fait  défense  aux  bouchers  d'abattre  les  bœufs  dv 
travail  ;  enfin  il  prescrit  à  chaque  propriétaire  de 
planter  un  mûrier  par  rubbio  de  terre.  Paul  Y. 
par  sa  constitution  du  19  octobre  1611,  remémore 
les  prescription  de  Clément  YIII  et  ordonne  en 
outre  au  Mont- de-Piété  de  donner  aux  agricul- 
teurs des  subventions  à  2  pour  100  d'intérêt  jus- 
qu'à concurrence  de  mille  écus. 

Aux  xvn*^  et  xvni*^  siècles,  un  grand  nombre  de 
règlements  de  détail  reproduisent  tous  les  édits 
antérieurs,  mais  ont  surtout  pour  but  d'assurer 
Tapprovisionnement  de  Rome.  Signalons  cepen- 
dant les  édits  de  1631,  1659  et  1777  qui  réglemen- 
tent l'industrie  des  caporaux  et  cherchent  à  en 
combattre  les  abus. 

Pie  VI,  pdiT  înotii  proprio  du  25  janvier  1783. 
examine  les  mesures  ordonnées  par  ses  prédéces- 
seurs et  prescrit  au  préfet  de  l'Annone  d'établir 
pour  chaque  domaine  un  cadastre  avec  plan  dt 
culture  obligatoire  pour  le  propriétaire  :  «  Ordon- 
nons que,  le  fermier  ou  le  colon  manquant  à  la- 
dite obligation  en  tout  ou  en  partie,  il  soit  permis 
à  toute  autre  personne  de  quelque  qualité,  rang 
ou  condition  que  ce  soit,  même  étrangère  et  n'ha- 
bitant pas  notre  Etat,  de  labourer  et  semer  ce 
quart  ou  cette  portion  de  quart  qui,  devant  être 
cultivé  d'après  le  plan  du  cadastre,  serait  laissé 
en  abandon,  et  cela  sans  payer  aucune  redevance 
ni  en  grain  ni  en  argent,  et  que  le  propriétaire, 
fermier  ou  colon  du  domaine  soit  obligé  de  lui 
fournir  gratis  des  greniers,  des  bâtiments  et  le 
pâturage  nécessaire  pour  la  culture  du  terrain,  et 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       181 

que,  partout  où  aura  été  fait  le  maggese,  et  à  la 
même  personne  qui  l'aura  fait,  il  soit  permis, 
l'année  suivante,  de  faire  le  colto  sans  payer  au- 
cune redevance'.  » 

L'œuvre  la  plus  durable  du  pontificat  de  Pie  VI 
fut  le  cadastre  de  1783,  d'après  lequel  le  terri- 
toire de  l'Agro  romano  comprenait  204  43o  hec- 
tares répartis  entre  362  latifundia  dont  234 
(127  320  hectares)  possédés  par  113  particulier? 
et  128  (77  107  hectares)  par  64  œuvres  pies.  Trois 
propriétaires  possédaient  plus  du  quart  de  la 
Campagne  romaine,  à  savoir: 

Le  prince  Borghèse 22  149  hectares. 

Le  chapitre  de  Saint-Pierre 20162        — 

L'hôpital  du  Saint-Esprit 13310        — 

D'après  l'avis  des  experts,  l'étendue  à  ense- 
mencer chaque  année  aurait  été  de  42  577  hec- 
tares ^ 

Pie  YII,  par  motii  proprioào.  4  novembre  1801, 
établit  des  amendes  sur  des  terres  arables  laissées 
incultes  et  des  primes  pour  les  terrains  cultivés. 
Dans  le  but  de  favoriser  le  peuplement  par  la 
culture  intensive  il  frappe,  le  l-o  septembre  1802, 
les  terrains  incultes  d'une  surtaxe  qui  cessera 
d'être  appliquée  seulement  quand  les  terrains 
seront  subdivisés  par  vente,  emphytéose  ou  colo- 
nage,  ou  quand  les  propriétaires  se  détermineront 
à  y  introduire  la  culture  des  céréales  ou  des 
plantes  arborescentes.  Le  produit  de  cette  «  taxe 


1.  Maggese  :  culture  sur  jaclière  ;    colto  :    culture    sur   terrain 
déjà  cultivé  l'année  précédente. 

2.  Fracchia,  op.  cit.,  p.  76. 


182  LA  QUESTION  AGRAIRE  EX  ITALIE 

il'amélioration  «  doit  être  consacré  à  encourager 
les  propriétaires  qui  amélioreraient  leurs  terres. 
Le  même  motu  proprio  prévoit  des  mesures  à 
prendre  pour  assainir  l'Agro  romano,  favoriser  la 
construction  de  maisons  pour  les  paysans  et  en 
courag-er  les  plantations. 

Sous  la  domination  française,  de  1809  à  1814, 
un  fait  des  essais  de  culture  de  coton,  on  décrète 
pour  les  propriétaires  l'obligation  de  planter  des 
arbres  le  long  des  chemins  et  de  construire  (dans 
le  délai  d'un  an  !)  des  maisons  pour  les  cultiva- 
teurs, et  on  nomme  une  conimission  pour  recher- 
cher les  movens  d'assainir  et  de  mettre  en  culture 
la  Campagne  romaine. 

En  181S,  Pie  YII  restauré  institua  une  congré- 
uation  économique  dont  le  secrétaire  futlN'icolaï, 
qui  a  publié  plusieurs  mémoires  intéressants  sur 
la  question  de  l'Agro  romano.  Dans  son  rapport 
de  1818,  il  retient  que  les  causes  du  mal  sont:  1' 
le  latifundium  ;  2°  le  tempérament  indolent  des 
Romains  ;  3°  le  manque  de  capitaux  ;  4°  Tinterdic- 
lion  abusive  et  capricieuse  du  commerce  des 
céréales;  5°  Tinsalubrilé  de  l'air  ;  6°  l'avantage 
évident  des  propriétaires  à  conserver  leurs  do- 
maines en  pâturage. 

Sous  les  papes  suivants,  il  n'y  a  à  signaler  que 
([uelques  règlements  à  propos  des  forêts  et  des 
plantations  d'arbres  fruitiers,  et  lanolilicalion  du 
29  décembre  1849  relative  à  l'affranchissement 
des  servitudes  publiques. 

Toutes  ces  mesures  gouvernementales,  souvent 
très  minutieuses,  ont  ceci  de  commun  qu'elles 
tendent  à  opérer  par  contrainte,  privilège  ou  par 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       183 

prescriptions  impératives,  qu'elles  visent  surtout 
à  assurer  l'approvisionnement  de  Rome,,  enfin 
qu'elles  n'ont  généralement  pas  été  appliquées  et 
surtout  que  le  but  poursuivi,  la  mise  en  culture 
de  l'A^ro  romano,  n'a  pas  été  atteint.  Les  innom- 
brables lois  pontificales  relatives  à  l'agriculture 
dans  la  Campagne  romaine  prouvent  sans  doute 
la  sollicitude  des  papes  pour  la  subsistance  et  le 
bien-être  de  leurs  sujets,  mais  elles  sont  aussi  une 
preuve  éclatante  de  rinefticacité  des  interventions 
législatives  pour  résoudre  les  problèmes  écono- 
miques. 

La  législation  pontificale  que  nous  venons  de 
parcourir  appelle  une  observation  au  sujet  du 
droit  accordé  à  tout  citoyen  de  cultiver  le  tiers 
de  tout  domaine  laissé  inculte.  On  argue  des 
décrets  de  Sixte  IV  et  de  ses  successeurs,  pour 
affirmer  que  les  usages  publics  de  pâturage  et  de 
semailles  grèvent  toutes  les  terres  de  l'Agro 
romano.  Il  semble  bien,  d'après  les  statuts  de 
VArs  bobacteriorimi,  que  les  iisi  civici  ont  dû 
exister  au  moyen  âge,  mais  remarquons  qu'à  cette 
époque  la  Campagne  romaine  n'était  pas  com- 
plètement dépeuplée  comme  elle  l'a  été  après  le 
XIV*  siècle.  C'est  évidemment  en  souvenir  des 
anciennes  coutumes  et  sous  l'influence  des  idées 
communautaires  que  Sixte  IV  a  proclamé  le  droit 
de  cultiver  les  terres  d'autrui,  mais  ce  droit  n'est 
pas  un  droit  absolu  comme  le  serait  un  droit 
d'usage  public,  il  est  subordonné  à  ce  fait  que  le 
propriétaire  laisse  ses  terres  incultes.  Cette  dépos- 
session temporaire  est  décrétée  contre  lui  dans 
l'intérêt  public,  pour  assurer   la  nourriture  des 


i84  LA  QUESTION  AGRAIRE  EX  ITALIE 

habitants  de  Rome.  L'État  ne  fait  ici  que  sanc- 
1  tonner  une  loi  sociale  :  à.  savoir  que  l' appropria- 
tion  du  sol  est  en  rapport  avec  l'intensité  du  tra- 
vail, et  qu'elle  n'a  de  raison  d'être  que  la  mise  en 
production  du  sol.  La  société  ne  reconnaît  et  ne 
consacre  la  propriété  privée,  absolue  et  perpé- 
tuelle, (jue  parce  qu'elle  y  a  intérêt  pour  favoriser 
l'exploilation  intensive  des  richesses  naturelles. 
.Mais  l'observation  démontre  que  les  populations 
à  formation  communautaire  urbaine  ont  peu 
d'aptitude  et  de  goût  pouj-  la  culture,  aussi  ne 
sommes-nous  pas  étonnés  de  voir  que  le  droit, 
reconnu  d'abord  aux  habitants  de  Rome,  a  dû 
être  étendu  plus  tard  à  tous  les  sujets  de  l'Etat 
pontifical  et  même  aux  étrangers  (ce  qui  est  tout 
à  fait  contraire  aux  coutumes  qui  régissent  les 
usages  publics),  sans  d'ailleurs  qu'il  ait  été  exerc- 
d'une  façon  générale,  du  moins  dans  les  derniers 
siècles.  Actnellement,  le  droit  de  semailles  est 
tombé  depuis  longtemps  en  désuétude,  ce  qui 
prouve  qu'il  est  devenu  inutile,  et  vouloir  le  res- 
taurer en  vertu  d'une  conception  spéciale  du  droit 
de  propriété  serait  méconnaître  l'évolution  écono- 
mique, faire  œuvre  d'idéologue  et  entraver  gran- 
dement les  progrès  agricoles  et  la  mise  en  valeur 
de  l'Agro  romano. 

Les  lois  de  bonification  du  gouvernement  italien'. 
—  En  1873  fut  décrétée   la    sécularisation    et  la 

1.  Nous  traduisons par6o)u'^ca<ion  lessynonymes  italiens 6on»/i- 
ca,  bonificazione,  fcont/icamcHio  qui  si^'nifient  assainissement, dessé- 
•'lienient,  améiiorationmais  aussi  l'ensembledes  moyens  employés 
pour  la  mise  en  culture  d'un  territoire  inculte  ou  marécageux. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE        18-^ 

vente  de  îa  plus  grande  partie  des  biens  ecclésias- 
tiques de  la  province  de  Rome.  Voici  comment  le 
député  Celli  apprécie  les  résultats  de  cette  me- 
sure :  «  La  loi  de  1873  sur  la  sécularisation  des 
biens  ecclésiastiques,  votée  avec  un  enthousiasme 
si  bruyant  et  si  plein  de  promesses,  avait  deux 
articles  qui  pouvaient  avoir  de  bons  effets  :  Tun 
établissait  la  vente  des  latifundia  en  petits  lots; 
l'autre  permettait  Temphytéose  de  quelques  biens 
avec  un  contrat  d'améliorations  agricoles.  Mais 
les  domaines  vendus  en  petits  lots  furent,  grâce 
à  d'habiles  intrigues,  achetés  à  prix  avantageux 
par  des  mercanti  di  campagna  et  par  des  proprié- 
taires pour  agrandir  encore  leurs  trop  vastes  pos- 
sessions. Les  fermiers  emphytéotiques  n'exécu- 
tèrent qu'en  partie  ou  pas  du  loul  les  travaux  qui 
leur  étaient  étrangement  imposés;  et  ainsi,  inutato 
nomine,  les  latifundia  subsistèrent  et  furent  même 
agrandis.  Le  revenu  de  la  terre,  que  le  proprié- 
taire ecclésiastique  employait  en  partie  en 
aumônes  et  en  œuvres  de  bienfaisance,  servit  à 
accroître  le  luxe  de  quelques  familles,  et  le  pay- 
san a  passé  de  la  domination  d'un  patron  débon- 
naire et  collectif  sous  celle  d'un  spéculateur  \  » 
La  suppression  de  la  mainmorte  ecclésiastique 
n'a  donc  amené  aucun  changement  ni  dans  la 
forme  de  la  propriété,  ni  dans  le  mode  d'ex- 
ploitation des  terres,  ni  par  suite  dans  la  condi- 
tion des  ouvriers  agricoles  et  des  populations 
rurales. 

Cependant  la  question  de  l'Agro  romano  avait 

I.  Coirie  vive  il  Campagnolo  deU'Afjrn  romano.  Roma,  1900. 


186  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

préoccupé  le  gouvernement  italien  dès  son  instal- 
lation à  Rome,  puisqu'un  décret  du  20  octobre 
1870  nommait  une  commission  chargée  d'étudier 
les  moyens  d'assainir  la  Campagne  romaine.  Le 
nouveau  gouvernement  mettait  une  sorte  de  point 
d'honneur  à  transformer  le  désert  qui  entourait 
la  nouvelle  capitale,  et  à  réussir  dans  une  œuvre 
où  avait  échoué  le  gouvernement  pontifical.  Mais 
après  trente-neuf  ans  d'efforts  et  de  tentatives,  la 
situation  s'est  à  peine  modifiée,  et  au  xx*  siècle 
le  spectacle  de  la  Campagne  de  Rome  rappelle  en- 
core les  descriptions  qu'en  ont  laissées  les  anciens 
voyageurs. 

Les  travaux  de  la  commission  aboutirent  à  la  loi 
du  11  décembre  1878  qui  ordonne  : 

1°  le  dessèchement  des  marais  et  notamment 
des  étangs  d'Ostie  et  de  ^laccarese  aux  frais  de 
l'État  ; 

2"  la  captation  des  sources  et  l'aménagement 
des  eaux  aux  frais  des  propriétaires  intéressés  ; 

3"  la  mise  en  cullui-e  dune  zone  de  10  kilomè-; 
très  de  rayon  à  partir  du  milliaire  d'or  du  Forum, j 
aux  frais  de  l'État,  avec  contribution  des  proprié-] 
taires  égale  à  la  plus-value  acquise. 

En  conséquence,  il  était  institué  des  syndicat"- 
hydrauliques  obligatoires  entre  les  propriétaire- 
intéressés  pour  les  travaux  d'assainissement,  et  il 
était  nommé  une  commission  chargée  d'étudier  les 
moyens  à  adopter  pour  la  mise  en  valeur  de  la  zone 
des  10  kilomètres. 

Cette  commission  tint  seize  séances  du  5  avril 
au  .'5  juillet  1880  ;  elle  proposa  la  création  de  vil- 
lages pouvant  loger  au  début  un  millier  d'habi- 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       187 

lants  dont  on  assurerait  l'existence  en  obligeant 
les  propriétaires  voisins  à  leur  ce'der,  moyennant 
i-edevance,  600  heclares  ;  l'Etat  exproprierait  le 
lerrain  destiné  à  l'emplacement  des  villages  et 
lerait  des  avances  pour  la  construction  des  mai- 
sons et  le  défrichement  du  sol.  L'Etat  devrait  aussi 
imposer  aux  propriétaires  de  construire  des  loge- 
ments pour  leurs  ouvriers,  interdire  le  pâturage  et 
faire  disparaître  les  bois  et  les  roseaux  dans  les 
vallées  humides. 

Ces  propositions  ne  furent  pas  adoptées  ou  du 
moins  ne  furent  jamais  appliquées  ;  constatons 
cependant  la  tendance  de  faire  encore  agir  l'Etat 
par  voie  d'autorité  et  de  contrainte.  Les  proprié- 
taires ne  changèrent  rien  à  leur  mode  d'exploita- 
lion,  et  comme  la  loi  n'avait  pas  prévu  de  sanc- 
tion, elle  resta  lettre  morte  et  on  dut  la  réformer. 
D'après  la  loi  du  8  juillet  1883,  si  un  propriétaire 
n'exécute  pas  le  plan  d'amélioration  qui  lui  est 
imposé,  l'Etat  a  le  droit  de  l'exproprier  et  de  ven- 
dre les  biens  expropriés  ou  de  les  donner  en  em- 
phytéose  sous  condition,  pour  les  acquéreurs, 
d'exécuter  la  bonification. 

On  a  entrepris  le  dessèchement  des  grands 
étangs  littoraux  dans  un  but  sanitaire,  croyant 
qu'ils  constituaient  des  foyers  d'infection  mala- 
rique.  A  celte  époque  régnait  la  théorie  du  palu- 
disme ;  des  études  ultérieures  ont  démontré  que 
ces  grandes  masses  d'eau  agitées  parle  vent  avaient 
peu  d'inconvénient  au  point  de  vue  hygiénique. 
Mn  a  dépensé  à  Ostie  et  à  Maccarese  plusieurs 
millions  et  le  but  qu'on  se  proposait  n'a  pas  été 
atteint  :  il  paraît  que  la  malaria  y  règne  plus  in- 


Î88  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

tense  qu'autrefois  et  la  mise  en  culture  des  terrains 
desséchés  offre  de  grandes  difficultés,  tandis  que  . 
l'élevage  des  buffles  qui  était  d'un  bon  rapport  a 
dû  disparaître  presque  complètement  par  suite  de 
la  suppression  des  pâturages  inondés.  La  première 
partie  de  l'œuvre  d'assainissement  visée  par  la  loi 
de  1878  a  donc  abouti  à  un  échec,  mais  on  ne  sau- 
rait en  rendre  responsable  l'État,  qui  s'est  laissé 
guider  par  les  théories  médicales  d'alors  et  par 
l'exemple  des  polders  hollandais. 

Pour  assurer  l'assainissement  intérieur,  on  a 
constitué  entre  les  propriétaires  intéressés  89  syn- 
dicats hydrauliques  groupés  en  cinq  arrondisse- 
ments correspondant  à  des  bassins  de  cours  d'eau. 
Quelques  travaux  ont  été  exécutés  ;  les  autres  sont 
encore  en  projet  et  leur  utilité  est  contestée  :  on 
reproche  au  Génie  civil  de  manquer  d'unité  de 
vues  et  d'imposer  aux  syndicats  des  travaux  dis- 
pendieux qui  ne  correspondent  pas  aux  nécessités 
locales.  On  estime  aussi  que  ces  syndicats  sont, 
trop  nombreux,  ce  qui  augmente  beaucoup  les  dé- 
penses d'administration  *  ;  aussi  les  propriétaires 
mettent-ils  des  entraves  à  l'exécution  des  travaux 
et  au  fonctionnement  des  syndicats.  On  fait  re- 
marquer que,  dans  l'ensemble,  l'Agio  romano  n'est 
pas  marécageux  et  que  les  travaux  hydrauliques 
à  exécuter  sont  peu  nombreux,  mais  que  le  pays 
est  malsain  parce  qu'il  est  inculte  :  l'eau  des  sour- 


1.  De  1883  ;ï  1899,  quarante  syndicats  ont  dépensé  en  travaux 
876  449  francs,  et  en  frais  d'administration  393250  francs.  Les 
dépenses  annuelles  d'entretien  de  19  syndicats  SÈ  répartissent 
ainsi  :  11370  francs  pour  les  travaux  et  8080  francs  pour  l'admi- 
nistration. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  GCLTURE  INTENSUT:       18» 

ces  et  des  pluies  séjourne  dans  les  fonds,  forme 
des  mares  et  des  flaques  qu'on  ne  songe  pas  à 
faire  disparaître  puisqu'il  n'y  a  aucune  culture  à 
laquelle  puisse  être  préjudiciable  cet  excès  d'eau. 
L'entretien  des  cours  d'eau  et  des  fossés  existants 
et  les  travaux  ordinaires  de  culture  suffiraient,  le 
plus  généralement,  à  assainir  la  Campagne  ro- 
maine. La  bonification  hydraulique  se  ramène 
donc  en  dernière  analyse  à  la  bonification  agri- 
cole. 

A  ce  point  de  vue  là  encore  les  lois  de  1878  et 
1883  ont  abouti  à  un  échec.  Cette  dernière  loi  éta- 
blissait comme  sanction  l'expropriation  des  do- 
maines dont  les  propriétaires  n'exécuteraient  pas 
les  plans  de  bonification.  Or,  il  n'y  a  eu  jusquici 
que  trois  expropriations,  deux  en  1891  et  une  en 
1898.  La  première  fut  celle  du  domaine  de  Bocca 
di  Leone,  situé  à  quelques  kilomètres  de  Rome 
dans  la  basse  vallée  de  l'Anio  ;  129  hectares  furent 
divisés  en  deux  lots  de  61  et  68  hectares.  Achetée 
248  000  francs,  cette  propriété  fut  revendue  271 376 
francs  ;  nous  verrons  plus  loin  ce  qu'elle  est  de- 
venue entre  les  mains  des  acquéreurs.  La  seconde 
fut  celle  du  domaine  de  S.  Alessio  et  Yigna  Mu- 
rata,  situé  sur  la  via  Ardeatina.  Des  261  hectares 
qu'il  comprenait,  80  furent  affectés  au  champ  d'ex- 
périences et  le  reste  fut  divisé  en  14  lots  de  7  à 
52  hectares.  Payée  269  012  francs  et  revendue 
318  873  francs,  cette  propriété  est  aujourd'hui  en 
pleine  culture.  La  troisième  expropriation  fut  celle 
de  Grotta  di  Gregna  (près  de  Boccaleone),  achetée 
224  700  francs  et  revendue  226843  francs:  216 
hectares  fuient  divisés  en  cinq  lots  de  33  à  60  hec- 


190  LA  QUESTION  AGRAIRE  EX  ITALIE 

tares.  En  définitive,  G07  hectares  seulement  ont 
été  expropriés  et  revendus  avec  bénéfice.  Les  ac- 
quéreurs ont  engagé,  en  cheptel  et  améliorations, 
des  capitaux  évalués  en  moyenne  à  500  francs  par 
hectare.  Le  revenu  brut  des  deux  premiers  do- 
maines était  de  27  000  francs;  au  bout  de  huit  ans, 
il  dépassait  94  000  francs  et  le  revenu  net  était  de 
beaucoup  supérieur  à  l'ancien  revenu  brut.  Ce- 
pendant les  résultats  obtenus  sont  très  différent- 
suivant  les  lots  ;  ils  dépendent  des  capitaux  qui  y 
ont  pu  être  engagés  et  des  qualités  personnelles 
des  acquéreurs.  Plusieurs  de  ceux-ci  ont  dû  re- 
vendre ;  d'autres  (7  sur  14  à  S.  Alessio)  n'avaieni 
encore  fait  aucune  amélioration  au  bout  de  neu! 
ans\ 

Toutefois,  dans  leur  ensemble,  ces  trois  domai- 
nes ont  été  mis  en  valeur  et  la  loi  paraît  ici  avoir 
atteint  son  but.  Mais  pourquoi  son  application 
a-t-elle  été  si  restreinte  alors  que  presque  tout  le 
reste  de  la  zone  restait  inculte  ?  Cela  tient  en  par- 
tie au  manque  de  fonds.  On  fait  remarquer,  il  est 
vrai,  que  les  domaines  expropriés  ont  été  reven- 
dus avec  bénéfice,  mais  c'est  parce  qu'ils  étaient 
peu  étendus,  à  proximité  du  Sitburbio,  dans  un»' 
situation  exceptionnelle  permettant  un  lotissemeni 
facile  et  tentant  les  acquéreurs.  Les  hauts  prix 
obtenus  sont  dus  au  désir  très  vif  de  quelques  per- 
sonnes de  devenir  propriétaires,  mais  il  n'en  se- 
rait plus  de  même  si  on  appliquait  l'expropriation 


1.  Cf.  G.  Cadolini,  //  honificamento  deU'Agro  romano.  Rome, 
1901  (Rapport  à  la  commission  d'enquête  de  la  Société  des  Agri- 
griculteurs  italiens). 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       191 

à  tous  les  domaines  restés  tians  le  statu  quo,  c'est- 
à-dire  à  toute  la  zone.  Il  faudrait  des  sommes 
considérables  pour  cette  opération,  et  la  vente  aux 
enchères  publiques  de  28  000  hectares  ne  man- 
querait pas  d'amener  un  effondrement  des  prix 
qui  causerait  de  grosses  pertes  à  l'Etat  et  favori- 
serait sans  doute  les  manœuvres  de  quelques  spé- 
culateurs. L'expropriation  est  donc  une  vaine 
menace  qui  n'a  pas  troublé  les  propriétaires,  et 
si  l'Etat  n'en  a  fait  qu'un  usage  si  restreint,  c'est 
qu'il  en  a  reconnu  Tinefficacité.  D'autre  part,  il  y 
a  une  arrière-pensée  politique  dans  l'inaction  du 
gouvernement.  La  plupart  des  biens  de  l'Agro 
romano  appartenant  à  Taristocratie  noire  restée 
fidèle  au  Vatican,  le  gouvernement  italien  qui 
prétend  achever  l'unité  nationale  dans  les  esprits 
et  y  rallier  tous  les  Italiens,  ne  veut  pas  paraître 
traiter  les  propriétaires  romains  en  ennemis  en 
usant  de  rigueur  env'ers  eux.  Or,  une  loi  sur  l'Agro 
romano  a  facilement  l'apparence  d'une  loi  per- 
sonnelle en  raison  de  la  monopolisation  du  sol  par 
quelques  latifundistes. 

On  peut  conclure  sans  exagération  que  les  lois 
de  1878  et  de  1883  n'ont  atteint,  au  point  de  vue 
hydraulique  et  sanitaire,  que  des  résultats  partiels 
et  qu'elles  ont  abouti,  au  point  de  vue  économique 
et  agricole,  à  un  échec  presque  complet.  Nous 
savons  pourquoi  la  contrainte  de  l'État  était  con- 
damnée à  être  inefficace,  mais  nous  pouvons  en- 
core nous  demander  pourquoi  les  propriétaires 
n'ont  pas  répondu  à  l'invitation  du  gouvernement 
et  à  la  pression  de  l'opinion  publique. 

La  première  raison  est  d'ordre  financier.  Les 


192  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

propriétaires  prétendent  qu'ils  n'ont  aucun  avan- 
tage pécuniaire  à  réaliser  des  améliorations,  et 
ils  citent  l'exemple  de  quelques  acquéreurs  de 
biens  expropriés  qui  ont  fait  faillite.  Le  ministre  a 
lui-même  reconnu  que  l'intérêt  direct  et  immédiat 
des  propriétaires  était  opposé  à  la  bonification  et 
il  en  a  conclu  à  une  organisation  du  crédit  agricole 
à  intérêt  réduit'. 

Ce  sont,  en  effet,  de  grandes  dépenses  qui  in- 
combent aux  propriétaires  et  le  bénéfice  en  est 
souvent  douteux,  car  il  faut  transformer  tout  le 
système  actuel  de  culture  et  on  marche  ainsi  vers 
l'inconnu.  Yoici,  par  exemple,  les  améliorations 
imposées  au  domaine  de  Grotta  Perfetta,  qui 
compte  240  hectares  : 

1°  Assurer  l'écoulement  des  eaux;  creuser 6300 
mètres  de  fossés  de  niveau  {(jirapoggï)  avec  puits 
de  retenue  tous  les  100  mètres  ;  recueillir  les  eaux 
de  source  ; 

2°  Aménager  60  hectares  de  prairies  naturelles 
ou  artificielles  et  60  hectares  de  cultures  en  ro- 
tation divisés  en  champs  de  4  hectares  par  des 
fossés  boidés  d'arbres  et  d'une  longueur  totale  de 
17  500  mètres  ; 

3"  Faculté  d'introduire  quelques  cultures  irri- 
guées après  avoir  assuré  l'écoulement  ; 

4°  Clore  le  domaine  et  les  divers  tènements  ; 

5°  Réparer  le  bâtiment  existant,  y  aménager  des 
logements  et  installer  au  rez-de-chaussée  une  éta- 
ble  pour  26  bêtes  bovines  au  moins  ; 

6°  Construire  une  route  principale  de  2  kilomè- 

1.  Cf.  Gadolini,  op.  cii. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSU'E       193 

très  avec  empierrement,  fossés  et  arbres,  et  des 
chemins  de  desserte  de  3  mètres  de  large  et  bordés 
de  fossés  ; 

1°  Planter  des  peupliers  ou  des  saules  le  long 
des  cours  d'eau,  des  vignes  et  des  arbres  fruitiers 
le  long  des  fossés  ;  reboiser  les  pentes  en  essen- 
ces forestières  ou  en  oliviers,  suivant  l'exposi- 
tion. 

Ces  travaux,  évalués  à  46  000  francs,  devaient 
A'Are  exécutés  en  cinq  ans  ;  mais  le  propriétaire 
adresse  une  réclamation  au  ministre  qui  par  dé- 
cision du  6  avril  i885:  a)  réduit  l'étendue  des 
cultures  de  60  à  40  hectares  ;  A)  dispense  le  pro- 
priétaire de  construire  les  chemins  de  desserte,  à 
condition  que  la  viabilité  soit  assurée  ;  c)  limite 
retable  au  nombre  de  bètes  nécessaires  à  la  bonne 
culture  des  terres.  Douze  ans  après,  en  1897,  pas 
une  de  ces  prescriptions  n'était  exécutée  '. 

Voyant  que  le  système  de  la  contrainte  ccliouait 
si  piteusement  devant  la  résistance  des  intérêts 
privés,  l'Etat,  par  la  loi  du  13  décembre  1903, 
voulut  diminuer  les  sacrihces  immédiats  qu'il 
exigeait  des  propriétaires  dans  un  but  hygiénique 
et  social  à  échéance  lointaine  et  essaya  même  de 
lendre  l'intérêt  privé  solidaire  de  l'intérêt  public. 
11  voulut,  par  son  intervention,  créer  une  situa- 
tion telle  que  les  propriétaires  eussent  avantage 
à  mettre  leurs  terres  en  culture.  A  cet  effet  il 
édicla  des  exemptions  d'impôt  en  faveur  des  do- 
maines améliorés,  mit  dos  capitaux  à  la  disposi- 
tion des  propriétaires  moyennant  2  1/2  pour  100 

1.  Cf.  Cadolini,  op.  cil. 

Houx.  \'èt 


194  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

d'intérêt,  et  rendit  Fexpropriation  plus  facile  et 
moins  onéreuse  pour  le  Trésor'.  C'est  bien  tou- 
jours le  régime  de  contrainte,  mais  atténué  par 
les  avantages  olTerls  par  l'Etat. 

D'autre  part,  les  pouvoirs  publics  abordent  une 
tâche  qui  est  proprement  la  leur  en  construisant 


l.  Voici  le  résumé  de  la  loi  du  13  décembre  1903: 

Article  premier.  —  Exemption  d'impôt  foncier  pendant  dix 
ans  pour  les  terrains  situés  dans  la  zone  des  10  kilomètres,  sur 
lesquels  ont  été  exécutés  les  travaux  d'amélioration  prescrits  par 
la  loi  de  1883.  Idem  pour  les  nouveaux  bâtiments  ruraux. 

Art.  3.  —  Exemption  pendant  dix  ans  de  la  taxe  communale 
^ur  le  bétail  pour  les  vaches  laitières,  animaux  d'élevage,  d'en- 
grais et  de  travail  entretenus  dans  les  nouvelles  étables  con- 
struites dans  tout  l'Agro  romano. 

Art.  4.  —  Prêts  de  faveur  à  2  12  pour  lÛO  remboursables  eu 
quarante-cinq  annuités  pour  les  travaux  de  bonification  jusqn'u 
concurrence  de  deux  millions  par  an. 

Art.  6.  —  Les  travaux  de  bonification  doivent  être  exécutés 
dans  un  délai  de  cinq  ans. 

Art.  7.  —  Pour  les  expropriations  éventuelles,  le  prix  sera  fixé 
par  trois  experts  nommés  par  le  premier  président  de  la  Cour  de 
Cassation.  On  ne  doit  pas  tenir  compte  de  la  valeur  des  terrains 
à  bâtir,  ni  de  l'existence  de  tuf,  pouzzolane  et  matériaux  de 
construction  si  la  carrière  n'est  pas  ouverte  depuis  un  an  au 
moins. 

Art.  11.  —  Les  acquéreurs  de  biens  expropriés  ont  cinquante 
Hus  pour  se  libérer  par  annuités. 

Art.  15.  —  L'aménagement  des  eaux  et  des  sources  par  les 
syndicats  ou  les  particuliers  donne  droit  à  des  subventions  de 
l'État,  de  la  province  et  de  la  commune  égales  aux  trois  dixiè- 
mes des  dépenses  approuvées. 

Art.  Iti.  —  Institution  d'une  commission  de  vigilance  pour 
assurer  l'exécution  de  la  loi. 

Art.  19.  —  Construction  de  routes  à  frais  communs  par  l'État 
et  la  commune,  cette  dernière  restant  seule  chargée  de  l'entre- 
tien. 

Art.  22.  —  La  commune  doit  installer  16  nouvelles  station- 
sanitaires. 

Art.  23.  —  La  commune  doit  organiser  des  écoles  dans  tous 
les  lieux  où  il  y  a  au  moins  ai)  enfants. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       19o 

des  routes  et  des  écoles  et  en  assurant  l'hygiène 
générale  :  c'est  dans  le  développement  des  ser- 
vices publics  et  dans  leur  adaptation  aux  condi- 
tions spéciales  du  milieu  qu'ils  doivent  déployer 
toute  leur  activité.  Or,  il  faut  bien  reconnaître 
qu'ils  ont  jusqu'ici  négligé  cette  partie  de  leurs 
attributions  pour  se  cantonner  dans  l'élaboration 
de  lois  et  de  règlements,  par  eux-mêmes  ineffi- 
caces. 

C'est  donc  un  progrès  sensible  qu'a  marqué  la 
loi  de  1903.  Elle  a,  en  outre,  étendu  au  bassin  de 
l'Anio  la  zone  à  bonifier  qui  se  trouve  portée  à 
51259  hectares,  réduits  à  43  803  si  on  en  retran- 
che le  Suburbio,  les  routes,  chemins  de  fer,  etc. 
Il  y  avait  là,  en  1908,  202  domaines,  presque  tous 
affermés,  appartenant  à  133  propriétaires  et  ren- 
fermant 4  000  tètes  de  gros  bétail  en  pâturage 
libre,  300  000  brebis  et  2  000  vaches  laitières  en 
stabulation. 

Voici  quels  étaient  les  résultats  atteints  au 
31  décembre  1908  :  la  commission  de  vigilance 
avait  approuvé  les  plans  de  bonification  pour 
135  fermes  de  l'Agro  couvrant  35  687  hectares  et 
pour  14  fermes  du  Suburbio,  comprenant  317  hec- 
tares. 

Pour  18  domaines  s'étendant  sur  1 551  hec- 
lares,  les  plans  ont  été  acceptés  par  les  proprié- 
taires sans  observation. 

Pour  32  domaines  (28  294  hectares),  on  est 
arrivé  à  un  accord  par  l'intermédiaire  du  bureau 
di'  conciliation'. 

I.   Il  existe  une  conimission  de  vigilance  pour  assurer  l'exécii- 


196  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

Pour  12  fermes  (2  325  hectares),  appel  a  été 
interjeté  devant  le  Conseil  supérieur  de  l'Agricul- 
ture qui  a  confirmé  dans  leur  ensemble  les  plans 
de  bonification. 

Pour  9  fermes  (2  167  hectares),  les  négociations 
sont  en  cours  ;  et  le  reste  delà  zone  est  à  l'étude. 

Par  ses  prescriptions  la  commission  de  vigi- 
lance cherche  à  obtenir  : 

1°  La  division  des  latifundia  en  unités  culUi- 
rales  ne  dépassant  pas  300  hectares  ; 

2°  La  construction  de  logements  sains  et 
convenables  pour  les  ouvriers  permanents  et  tem- 
poraires ; 

3"  La  construction  d'étables  bien  aménagées 
pour  le  bétail  ; 

4"  Le  respect  du  règlement,  tout  en  laissant 
aux  propriétaires  et  fermiers  liberté  complète 
pour  le  choix  des  cultures. 

D'après  les  plans  établis  par  la  commission,  il 
y  aurait  dans  les  domaines  déjà  étudiés  : 

Eu  culture  régulière 20937  hectares. 

En  reboisement 3000        — 

Eu  pâturage  provisoire  mais  entretenu. .     .     .        9834        — 

Dans  les  maisons  dont  la  construction  est  pré- 
vue, il  y  aura  logement  pour  1  160  familles 
stables  et  500  ouvriers  temporaires  ;  dans  les 
étables  pourront  trouver  place  9  600  têtes  de  gros 
bétail. 

Les  dépenses  actuellement  prévues  s'élèvent  à 


tion  des  lois  de  bonification  et  un  bureau  de  conciliation  pour 
examiner  les  réclamations  des  propriétaires  et  résoudre  à  l'a- 
miable les  difficultés  qui  s'élèvent  entre  eux  et  la  commission. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  GULTLUE  INTI^NSIVE       197 

8  millions.  Sur  les  4  millions  immt'dialemçnt  né- 
cessaires pour  réaliser  les  plans  de  bonification  la 
commission  avait,  au  31  décembre  1908,  accordé 
des  prêts  de  2  1/2  pour  100  s'élevant  à  la  somme 
de  2  766  37.0  francs  pour  21  domaines.  Les  tra- 
vaux sont  déjà  entrepris  presque  partout  et  même 
çà  et  là  terminés. 

En  ce  qui  concerne  les  routes  publiques,  16  ki- 
lomètres et  demi  sont  en  construction,  19  sont  en 
projet  et  12  à  l'étude.  La  commission  a.  en  outre, 
ordonné  la  construction  de  17.j  kilomètres  de 
chemins  ruraux  privés. 

Enfin,  pour  stimuler  les  propriétaires,  les  em- 
phytéotes  et  lès  cultivateurs,  228  200  francs  sont 
affectés  à  des  prix  pour  divers  concours.  Des 
bourses  de  séjour  de  deux  ans  accordées  à  des  in- 
génieurs agricoles  qui  doivent  demeurer  sur  un 
domaine  en  voie  de  transformation,  ont  pour  but 
de  former  un  personnel  de  direction  instruit  qui 
connaisse  pratiquement  TAgro  romano. 

Ce  qui  caractérise  la  loi  de  1903  et  ce  qui 
explique  son  efficacité  relative,  c'est  qu'elle  est 
plus  souple  que  les  précédentes  ;  elle  laisse  plus 
de  part  à  l'initiative  des  propriétaires  et  elle  tend 
à  établir  une  collaboration  intime  entre  eux  et  les 
fonctionnaires  delà  bonification.  C'est  à  ces  der- 
niers surtout  et  à  la  façon  dont  ils  appliquent  la 
loi  qu'il  faut  reporter  le  mérite  des  progrès  réali- 
sés. Après  une  expérience  de  vingt-cinq  années, 
ils  ont  compris  que  la  manière  forte  n'aboutissait 
qu'à  des  échecs  et  ils  ont  entrepris  d'agir  par  per- 
suasion, de  tenir  compte  des  objections  et  des 
desiderata  des  propriétaires  et  d'établir  les  plans 


198  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

de  bonification  de  concert  avec  eux.  Ils  ont  cessi'' 
de  commander  pour  conseiller  et  pour  patronner  ; 
c'était  la  voie  à  suivre  en  matière  agricole,  mais  la 
nécessité  de  ce  patronage  des  fonctionnaires  prouve  ^ 
combien  sont  insuffisants  les  patrons  naturels. 

Un  des  reproches  qu'on  fait  le  plus  générale- 
ment à  la  loi  de  1903,  c'est  d'avoir  laissé 
l'évaluation  des  indemnités  d'expropriation  à 
l'estimation  des  experts.  On  prétend,  à  tort  ou  à 
raison,  que  ceux-ci  ont  tendance  à  évaluer  trop 
haut  et  qu'ainsi  les  expropriations  seraient  rui- 
neuses pour  l'Etat  et  avantageuses  pour  les  pro- 
priétaires, de  sorte  que  cette  sanction  reste,  au- 
jourd'hui comme  hier,  vaine  et  inefficace.  On 
propose  de  fixer  le  prix  des  domaines  expropriés 
d'une  façon  malhémalique  en  se  basant  sur  le  re- 
venu cadastral,  mais  il  est  probable  que  ce  pro- 
cédé aboutirait  dans  la  pratique  à  des  injustices 
criantes  qui  discréditeraient  la  loi  et  légitimeraient 
l'opposition  que  lui  font  certaines  personnes. 

11  ne  faudrait  pas  croire,  en  effet,  d'après  cequt' 
nous  venons  de  dire  des  résultats  de  la  loi  de  1903, 
que  la  zone  de  bonification  soit  aujourd'hui  trans- 
formée et  mise  en  culture  :  ce  serait  là  uno  erreur 
grossière.  Quelques  rares  domaines  sont  déjà  bo- 
nifiés, mais  si  presque  parfont  des  travaux  sont 
entrepris,  il  s'en  faut  qu'ils  soient  achevés  ou 
môme  poussés  activement.  C'est  une  tactique  de 
certains  propriétaires  d'accepter  les  plans  après 
des  discussions  plus  ou  moins  longues  et  de  com- 
mencer les  travaux  pour  avoir  la  paix,  mais  avec 
l'arrière-pensée  de  les  faire  traîner  en  longueur 
et  de  les  suspendre  ensuite.  C'est  ce  qui  explique 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       19{» 

que  21  propriétaires  seulement  aient  eu  recours 
au  crédit  de  bonification  ;  ios  autres  ne  ^e  sou- 
<'ient  pas  d'augmenter  le  contrôle  de  l'Etat  sur 
leurs  domaines. 

Enfin,  si  les  propriétaires  semblent  aujourd'hui 
accepter  plus  volontiers  l'application  de  la  loi  de 
bonification,  c'est  qu'ils  ont  sous  les  yeux  des 
■exemples  de  domaines  transformés  par  l'initiative 
privée  et  qui  ont  donné  de  bons  résultats  écono- 
miqut^s.  Ils  ne  redoutent  donc  plus  autant  la 
marche  vers  l'inconnu. 

Inefficacité  dp:s  interventions  de  l'Etat.  — 
-Nous  avons  dit  que  la  loi  de  1903  paraissait  devoir 
ouvrir  une  ère  nouvelle  pour  la  bonification  de  la 
Campagne  romaine,  et  nous  avons  enregistré  les 
résultats  déjà  acquis.  Nous  avons  attribué  les 
succès  obtenus  à  ce  fait  que  l'Etat,  tout  en  main- 
tenant le  principe  de  la  contrainte  atlministrative, 
a,  dans  l'application,  adopté  les  pratiques  du  pa- 
tronage, en  donnant  aux  cultivateurs  et  aux  pro- 
priétaires la  direction  de  ses  fonctionnaires  tech- 
niques et  en  leur  offrant  l'appui  de  ses  finances. 
L'avenir  seul  dira  si  la  loi  de  1903  appliquée  avec 
■cette  méthode  aura  plus  d'efficacité  que  les  pré- 
cédentes. Il  faut  bien  reconnaître,  en  effet,  que 
les  tentatives  antérieures  du  gouvernement  pon- 
tifical pendant  les  quatre  derniers  siôcles,  et  du 
gouvernement  italien  pendant  les  trente  premières 
années  de  son  fonctionnement  à  Rome,  n'ont 
■donné  aucun  résultat  et  ont  été  incapables  de  sti- 
«nuler  l'initiative  privée. 

Si    les    interventions    gouvernementales     ont 


200  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

échoué  et  n'ont  pas  réussi  à  transformer  la  Cam- 
pagne romaine,  c'est  que  les  pouvoirs  public-^ 
n'ont  pas  compris  quel  était  leur  rôle  en  pareille 
matière  et  qu'ils  ont  cherché  à  engager  les  pro- 
priétaires dans  une  entreprise  contraire  aux  con- 
ditions économiques  du  lieu  et  de  l'époque. 
L'Agro  romano  n'a  pas  encore  été  mis  en  culture 
intensive  parce  que  les  propriétaires  n'avaienl 
aucun  intérêt  à  cette  transformation  '. 

La  plupart  des  propriétaires  sont  de  riches  la- 
tifundistes  auxquels  leurs  immenses  possessions 
fournissent  des  revenus  suffisants  pour  subvenir 
aux  besoins  de  leur  vie  élégante  et  mondaine.  Ils 
ne  sentent  pas  le  besoin  d'augmenter  leurs  reve- 
nus. Leur  existence  urbaine  les  rend  étrangers  à 
l'agriculture.  Ni  la  nécessité  ni  leur  goût  ne  les 
poussent  donc  à  entreprendre  des  améliorations 
agricoles.  Quant  à  ceux  qui,  moins  riches  ou  obé- 
rés, souhaiteraient  augmenter  leurs  revenus  en 
transformant  leurs  domaines,  ils  sont  arrêtés  par 
le  manque  de  capitaux  et  l'impossibilité  de  s'en 
procurer. 

Il  ne  faut  pas  oublier  en  etTet,  que  la  bonifica- 
tion est  une  opération  coûteuse.  11  s'agit  de  con- 
struire des  bâtiments  et  des  chemins,  de  creu- 
ser des  fossés  et  d'aménager  les  eaux,  d'établir 
des  clôtures,  de  constituer  un  cheptel,  d'exécuter 
des  défoncements  et  des  travaux  d'irrigation,  di' 
faire  des  plantations,  sans  compter  les  dépenses- 
ordinaires   d'une  culture   rationnelle.  Or,   Rome 


1.  Cf.  Ghino  Valenti,  La  Campagna  romana  e  il  suo    avvenire 
economico  e  soc/o/e  (Giornale  degli  Econoniisti,  vol.  VI,  1893). 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       20f 

n'est  pas,  et,  depuis  l'époque  romaine,  n'a, jamais 
été  une  ville  de  commerce  ;  les  capitaux  y  sont  donc 
rares  et  chers.  Les  plus  riches  latifundistes  n'ont 
souvent  aucune  fortune  mobilière  ;  s'ils  veulent 
faire  des  améliorations  sur  leurs  terres,  il  leur  faut 
les  hypothéquer  à  un  taux  élevé  et  sans  être  sûrs 
de  refrouver  l'intérêt  de  leur  argent.  C'est  pourquoi 
l'Etat  a  dû  organiser  un  crédit  agricole  à  condi- 
tions très  douces  pour  favoriser  la  bonification. 

Le  système  du  fermage  n'est  pas  non  plus  fa- 
vorable à  la  transformation  de  l'Agro  romano. 
Les  mercanti  di  campagna  font  de  beaux  béné- 
fices tout  en  engageant  des  capitaux  peu  impor- 
tants. Ils  ne  sont  donc  pas  partisans  des  amélio- 
rations et,  en  tous  cas,  ils  ne  peuvent  pas  en  faire 
sans  la  coopération  du  propriétaire.  L'interven- 
tion financière  de  celui-ci  se  traduit  naturelle- 
ment par  une  augmentation  du  prix  de  ferme  et 
parfois  le  fermier  aime  mieux  abandonner  le  do- 
maine que  de  subir  cette  augmentation  :  nouvel 
ennui  pour  le  propriétaire. 

L'exploitation  extensive  du  sol  a  l'avantage 
d'immobiliser  peu  de  capitaux  tant  de  la  part  du 
propriétaire  que  de  la  part  du  fermier,  d'être  par 
conséquent  très  souple,  car  on  passe  aisément, 
suivant  les  fluctuations  économiques,  de  la  cul- 
ture au  pâturage,  et  vice  versa.  Les  propriétaires, 
voyant  actuellement  leurs  revenus  augmenter  à 
chaque  renouvellement  de  bail,  ne  sentent  pas  la 
nécessité  de  modifier  leur  système  d'exploitation. 
Pour  mettre  un  latifundium  en  culture  intensive, 
il  faut  le  subdiviser  en  plusieurs  fermes,  ce  qui 
entraîne  des  dépenses  de  construction,  complique 


i202  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

l'administration,  en  augmente  les  frais  g^énéraux 
et  n'assure  pas  forcément  un  revenu  net  supé- 
rieur. En  outre,  l'organisation  de  Fatelier  et  du 
personnel  sur  le  latifundium  donne  le  minimum 
de  soucis  au  fermier  qui,  au  contraire,  éprouve 
■de  grandes  difficultés  à  recruter  un  personnel  ca- 
pable pour  la  culture  soignée  car  Touvrier  agri-i 
cole  de  la  province  de  Rome  a  encore  à  faire  toutei 
son  éducation  professionnelle. 

Enfin  il  faut  tenir  compte  des  conditions  du  liei 
qui  sont  très  favorables  au  pâturage  ;  or,  il  semble 
qu'il  n'y  ait  aucune  raison  d'abandonner  le  pàtu-j 
rage  qui  paie  bien.  Il  convient  d'ailleurs  de  remar- 
quer que,  si  les  progrès  de  la  culture  faisaient  dis-' 
paraître  le  pâturage  transhumant,  les  populations 
montagnardes  de  l'Apennin  seraient  atteintes  dans 
leur  principal  moyen  d'existence  '.  Par-dessus  tout 
il  y  a  la  malaria  qui  contribue  à  maintenir  le  lati- 
fundium et  un  mode  d'exploitation  permettant 
au  travailleur  d'abandonner  la  Campagne  ro- 
maine à  l'époque  des  fièvres.  C'est  bien  là  l'obs- 
tacle invincible  qui  dominait  tous  les  autres  et 
contre  lequel  se  sont  heurtées  toutes  les  tenta- 
tives et  toutes  les  contraintes  gouvernementales. 
On  voulait  peupler  la  Campagne  romaine,  mais 
la  malaria  ne  permettait  de  la  peupler  que  de  ca- 

i.  Cependant  il  faut  ici  distinguer  les  régions  où  l'altitude  ou 
le  dirait  maintiennent  le  pâturage  naturel  à  l'exclusion  de  la 
culture,  des  régions  où  le  pacage  a  lieu  sur  jachère  comme  dans 
les  montagnes  du  Subiaquois  ;  dans  ce  dernier  cas,  la  population 
peut  trouver  des  ressources  dans  une  culture  plus  intensive. 
D'autre  part,  le  peuplement  de  l'Agro  romano  aurait  pour  résul- 
tat de  décongestionner  les  régions  montagneuses  en  oflFrant  un  dé- 
J)ouché  à  l'émigration  définitive. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       203 

vlavres.  C'est  là  qu'il  faut  chercher  la  raison  der- 
nière de  l'état  inculte  dans  lequel  est  resté  l'Agro 
romano.  C'est  aussi  à  la  malaria  qu'il  faut  attri- 
buer le  manque  de  voies  de  communication  et 
l'insuffisance  des  services  publics  qui  rendent 
plus  compliquée  et  plus  onéreuse  la  mise  en  va- 
leur de  cette  région. 

Nous  venons  de  constater  que  l'intérêt  écono- 
mique du  propriétaire  semble  être  ici  en  opposi- 
lion  avec  l'intérêt  social  de  la  nation.  Le  premier 
paraît  exig-er  le  maintien  de  l'exploitation  exten- 
sive  et  du  pâturage  transhumant,  le  second  exige 
impérieusement  la  culture  intensive  à  production 
brute  abondante  et  le  peuplement  de  ce  pays  dé- 
sert. Jusqu'ici  la  malaria  a  permis  à  l'intérêt  privé 
de  l'emporter  sur  l'intérêt  social  ;  mais  au  fond 
l'opposition  entre  eux  n'est  qu'apparente.  Nous 
le  démontrerons  par  des  exemples,  mais  nous 
fl'^vons  faire  remarquer  aussi  que  la  situation 
économique  s'est  modifiée.  Une  contrainte  qui  a 
échoué  jadis  peut  donc  être  efficace  aujourd'hui, 
mais  elle  devient  presque  inutile  du  moment 
qu'elle  agit  dans  le  sens  des  forces  économiques. 

Ce  sont  bien  les  forces  économiques  qui  actuel- 
lement favorisent  la  transformation  de  la  zone  de 
bonification.  L'accroissement  de  la  population  de 
Rome  et  le  voisinage  de  la  ville  offrent  de  larges 
débouchés  aux  produits  de  laiterie  et  de  jardinage. 
Les  familles  ouvrières  trouvent  aussi  des  facilités 
plus  grandes  dans  la  banlieue  pour  y  fonder  un 
établissement  durable  :  il  y  a  à  proximité  des  res- 
sources de  toutes  sortes,  tant  morales  que  maté- 
rielles. En  somme,  dans  la  zone  visée  par  la  loi 


20i  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

de  1878,  la  Lonification  rencontre  des  conditions 
spécialement  favorables  au  succès.  On  comprend 
aussi  que  le  Suburbio  se  soit,  depuis  déjà  long- 
temps, étendu  progressivement  aux  dépens  des 
terrains  incultes  voisins  et  qu'il  se  soit  ainsi  pro- 
duit spontanément  sur  les  confins  de  l'Agro  et  du 
Suburbio  une  transformation  agricole  insensible 
et  peu  apparente,  mais  cependant  réelle  et  dont  ^ 
les  progrès  ont  été  en  rapport  avec  le  développe-  | 
ment  économique  et  démographique  de  Rome. 

C'est  donc  aux  conditions  économiques  locales 
que  l'on  doit  attribuer  l'immobilité  du  système 
agricole  de  l'Agro  romano,  malgré  les  efforts  des 
gouvernements  pour  le  modifier.  Le  latifundium 
ne  peut  être  rendu  responsable  de  la  crise  agraire 
que  dans  la  mesure  où  il  favorise  le  maintien  de 
ces  conditions  défavorables  et  est  un  obstacle  à 
leur  modification.  La  transformation  agricole  a 
bien  été  plus  aisée  et  plus  prompte  dans  la  zone 
de  bonification  parce  que  les  domaines  y  sont 
d'étendue  plus  restreinte,  mais  il  ne  faut  pas  ou- 
blier que,  malgré  l'absence  des  latifundia,  cette 
zone  est  restée  inculte  tant  qu'un  changement 
dans  les  conditions  hygiéniques  et  économiques 
du  lieu  n'a  pas  favorisé  son  défrichement  '. 

1.  Nombre  et  étendue  des  propriétés  dans  la  zone  de  bonifica- 
tion déterminée  par  la  loi  de  1878  : 


i»  Dans  le  Suburbio  : 

2»  Dans  l'Agro  romano  : 

Inférieures  à  1  hectare.  . 

83 

Inférieures  à  50  hectares. 

35 

De  1  à  5                 —      .  . 

.{21 

De  50  à  100               —     . 

27 

De  5  à  20                — 

30λ 

De  100  à  200             —     . 

2î) 

De  20  à  oO             —      .  . 

."iri 

De  200  à  400             -      . 

28 

.Supérieures  à  50.    .     .     . 

y 

Supérieures  à  400.  .     .     . 

8 

Total.  .     . 

ië:; 

Total.  .     . 

127 

LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  LNTENSIVE       20o 

Jusqu'à  nos  jours,  Jes  gouvernements  n'ont 
songé  qu'à  agir  par  voie  d'autorité  sans  se  préoc- 
cuper de  remplir  leur  fonction  propre  qui  est 
d'assurer  le  fonctionnement  des  services  publics 
de  façon  à  provoquer  et  à  aider  les  initiatives 
particulières.  C'est  là  encore  une  des  causes  du 
marasme  dans  lequel  est  resté  plongé  l'Agro  ro- 
mano.  Pendant  longtemps  la  sécurité  y  a  fait  dé- 
faut ;  les  moyens  de  communication  y  sont  encore 
presque  inexistants;  l'outillage  public,  économique 
ou  social,  n'existe  pas.  Enfin,  la  malariaest  un  fléau 
qui,  par  sa  nature,  son  ampleur,  ses  répercussions 
sur  l'ensemble  de  la  nation,  les  moyens  à  mettre 
en  œuvre  pour  le  combattre,  légitime,  appelle 
même  l'intervention  des  pouvoirs  publics.  Or,  il 
ne  semble  pas  que,  jusqu'en  ces  dernières  années, 
ceux-ci  aient  rien  entrepris  de  sérieux  contre  la 
malaria,  mais  ils  ont  pour  excuse  valable  l'igno- 
rance dans  laquelle  on  se  trouvait  sur  les  moyens 
de  la  combattre  et  de  la  prévenir. 

Actuellement  le  problème  de  la  bonification 
nous  paraît  se  poser  de  la  manière  suivante  :  pour 
l'Etat,  organiser  les  services  publics  et  améliorer 
les  conditions  hygiéniques  alin  de  permettre  le 
peuplement  ;  pour  les  particuliers,  trouver  des 
capitaux  et  des  patrons  capables  d'organiser  la  cul- 
ture intensive.  Il  va  de  soi  que  l'Etat  et  les  parti- 
culiers ne  doivent  pas  s'ignorer,  encore  moins  se 
combattre,  mais  se  prêter  au  contraire  un  mutuel 
appui  et  marcher  la  main  dans  la  main. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  sur  l'organisation 
encore  embryonnaire  des  services  publics,  mais 
avant  de  décrire  les  moyens  employés  et  les  ré- 


206  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

siiltals  obtenus  dans  l'œuvre  de  la  bonification 
par  riniliative  privée,  il  nous  faut  étudier  la  ques- 
tion de  la  malaria,  question  préalable  dont  dépen- 
dent toutes  les  autres. 


II.  —  LA  MALARIA  » 

Les  fièvres  malariques.  —  La  malaria  est  due 
à  de  petits  parasites  animaux  vivant  dans  le  sang 
et  provoquant  la  fièvre  tous  les  jours  (fièvre  quo- 
tidienne), tous  les  deux  jours  (lierce),  tous  les  trois 
jours  (quarte).  Si  on  ne  traite  pas  le  malade  parla 
quinine,  les  parasites  restent  dans  le  corps  pen- 
dant plusieurs  années,  occasionnant  de  fréquents 
accès  de  fièvre,  de  l'anémie  et  un  développe- 
ment exagéré  de  la  rate  qui  peut  occuper  pres- 
que tout  le  ventre  et  atteindre  le  poids  de  2  kilo- 
grammes et  demi,  alors  que  son  poids  normal  est 
de  200  grammes.  Ces  parasites  sont  transportés 
d'homme  à  homme  par  une  classe  de  moustiques, 
les  anophidea  dont  les  larves  vivent  dans  les  eaux 
stagnantes.  Si  un  malade  infecté  de  parasites  ar- 
rive dans  une  localité  oii  abondent  les  mares  el 
les  anophèles,  ces  insectes  s'infectent  en  piquant 
le  malade  et  transportent  les  microbes  qu'ils  ont 


1.  Cf.  Joncs.  Ross.  Ellett,  La  Malaria,  un  fattore  trascuratu 
délia  storia  di  Grecia  e  di  Borna  (traduction  du  D'  Francesco  Ge- 
novese).  Naples,  Detkeii  et  Hocholl,  1908.  —  Prof.  A.Celli,  Anda- 
mento  periodico  délie  fehbri  malariche  negli  Ospedali  di  Roma  dni 
1850  ad  oggi  (Extrait  des  Alti  délia  Socielà  per  ijli  studi délia  ma- 
laria, \ol.  IX,  Homo,  1908);  L'opéra  délia  Socielà  per  gli  sludi 
dellamalaria  (1898-1008)  (Extrait  de  Malaria,  vol.  I,  fasc.  I,  Leip- 
sig  Bartli.,  1908). 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       207 

sucés  dans  le  sang  des  autres  personnes  qu'ils 
piquent.  La  malaria  peut  ainsi  se  répandre  ino- 
pinément et  rapidement,  grâce  à  un  seul  malade 
et  se  transmettre  de  génération  en  génération. 
En  1866,  l'île  Maurice  fut  brusquement,  et  sans 
qu'on  sut  comment,  envahie  par  la  malaria  qui  y 
était  jusqu'alors  inconnue.  L'hypothèse  de  la 
transmission  de  la  malaria  parles  moustiques  est 
déjà  ancienne,  mais  elle  a  été  vérifiée  et  confir- 
mée scientifiquement  en  1897  et  1898  par  Ross,, 
médecin  de  l'armée  anglaise  ;  nous  verrons  toute 
l'importance  de  cette  découverte  pour  la  lutte 
contre  la  malaria.  Cependant,  d'après  les  obser- 
vations récentes,  les  anophèles  qui  hivernent  gué- 
riraient ;  il  n'est  donc  pas  absolument  certain  que 
ces  moustiques  transmettent  l'épidémie  d'une 
année  à  l'autre  et  s'infectent  de  mère  à  fille  par 
hérédité.  Il  n'y  a  pas  non  plus  relation  directe 
entre  l'intensité  de  l'épidémie  malarique  et  le 
nombre  des  anophèles  ;  on  n'a  pas  jusqu'ici,  en 
Italie  et  en  Algérie,  trouvé  plus  de  4  pour  100 
d'anophèles  infectés,  même  dans  les  mois  et  dans 
les  endroits  où  la  malaria  sévit  avec  le  plus  d'in- 
tensité. «  Il  se  rencontre  aussi  dans  le  Nord  de 
l'Europe,  comme  dans  l'Italie  septentrionale  et 
centrale,  de  nombreuses  localités  renfermant  des 
marais  où  abondent  les  anophèles,  sans  que, 
pour  cela,  la  malaria  s'y  développe,  même  s'il  ar- 
rive du  dehors  des  raalariques  ou  s'il  s'y  manifeste 
quelque  cas  autochtone  et  sporadique  de  fièvre. 
Les  causes  de  ce  phénomène  si  intéressant  qui, 
pour  notre  bonheur,  peut  aussi  se  vérifier  en 
pleine  Italie  méridionale,  ne  sont  pas  encore  con- 


208  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

nues.  Quelles  qu'elles  soient,  il  est  certain  que 
paludisme  et  anopliélisme  peuvent  exister  sans 
malaria  et  peuvent  persister  quand  la  malaria 
s'atténue  ou  disparait.  Cependant,  Tanophélisme 
sans  malaria  peut  »":'tre  compromis  toutes  les  fois 
qu'un  ou  plusieurs  des  facteurs  directs  de  la  ma- 
laria, comme  le  paludisme  accentué,  ou  des  fac- 
teurs indirects  comme  l'agglomération,  la  misère, 
les  désordres  de  vie,  etc.,  s'élèvent  en  puissance, 
tandis  que,  dans  d'autres  cas,  il  faut  des  facteurs 
étiologiques  plus  complexes  et  plus  obscurs  pour 
déterminer  la  réinfection  du  site  '.  » 

Les  larves  d'anophèles  peuvent  hiverner  sous 
la  glace.  De  petites  ilaques  d'eau  ont  souvent  plus 
d'importance  pour  le  développement  des  mousti- 
ques que  de  grands  marais.  Les  anophèles  évitent 
en  général  les  eaux  putrides,  salées  et  sulfu- 
reuses ^  Les  rizières,  non  plus  que  les  autres  cul- 
tures irriguées,  ne  sont  pas  en  elles-mêmes  une 
cause  de  malaria  ;  les  forêts  en  plaine  marécageuse 
lui  sont  au  contraire  très  favorables.  Les  mouve- 
ments de  terre  dans  les  chantiers  de  terrassement 
ne  sont  pas  par  eux-mêmes  générateurs  de  malaria. 
Le  nomadisme  des  ouvriers  est  un  important  fac- 


1.  Cf.  A.  Gelli,  L'opéra  délia  Sorielà  jut  (jli  studi  délia  malaria, 
p.  14. 

2.  Ce  qui  explique  que  la  malaria  n'existe  pas  à  Bagni,  qu'elle 
était  moins  développée  à  Ostie  et  à  Maccarese  avant  le  dessèche- 
ment des  étangs  littoraux,  et  enfin  que  le  rouissage  des  plantes 
textiles  n'est  pas  une  cause  de  malaria,  tout  au  contraire.  Go- 
pendant  les  frères  Sergent  ont  observé  récemment  en  Algérie  que 
certaines  variétés  de  moustiques  malarifèros  [louvent  vivre  aussi 
dans  les  eaux  salées  et  dans  les  eaux  sulfureuses.  Cf.  A.  Gelli, 
La  malaria  in  Ilalia  durante  il  190S   Roma,  1909. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       209 

teur  de  dissémination,  mais  le  vent  ne  semble  pas 
pouvoir  transporter  à  plus  de  deux  kilomètres  les 
anophèles  qui  par  eux-mêmes  ne  volent  pas  à  plus 
de  3o0  mètres. 

L'influence  du  climat  est  encore  mal  détermi- 
née ;  la  chaleur  précoce  ne  fait  pas  éclater  plus 
tôt  l'épidémie  qui,  à  Rome,  se  manifeste  régu- 
lièrement après  la  première  décade  de  juillet,  mais 
les  chaleurs  tardives  de  l'automne  la  prolongent. 

«  Les  causes  multiples  qui  vraiment  et  propre- 
ment prédisposent  aux  épidémies  sont  encore 
obscures.  L'équation  malarique  peut  donc  s'écrire 
ainsi  : 

«  Homme  malarique  -~  anophèles  -+-  x,  y,  2=:  épidémie  de  malaria.  » 

X,  y  y  z  désignant  les  facteurs  favorables  ou  défa- 
vorables d'ordre  biologique  (oc),  ou  physique  (y), 
ou  social  (;),  dont,  jusqu'à  présent  du  moins,  le 
mode  d'action  est  inconnu,  mais  qui,  sans  doute 
possible,  influent  puissamment  sur  l'homme  ou 
sur  l'anophèle  pour  activer  ou  ralentir  l'épidé- 
mie \  » 

La  fièvre  malarique  est  caractérisée  par  une 
certaine  périodicité  et  parl'hyperlrophie  de  la  rate 
(splénomégalie).  «  Un  cycle  fébrile  de  périodicité 
tierce  ou  quarte  est  certainement  malarique  ; 
aucune  autre  infection  ne  présente  ce  type  de  pé- 
riodicité. Vous  pouvez  être  sûr  que,  si  un  malade 
souflro  de  fièvres  revenant  toutes  les  48  ou 
72  heures,  de  quelque  façon  quo  cela  arrive,  il 


1.  Cf.  A.  Gelli,  L'opciii  délia  Socictô  per  yli  sludi  delta  malarin, 
p.  18. 


2i0  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

s'agit  certainement  d'infection  malarique'.  »  Ce- 
pendant, par  suite  de  double  infection  (parasite 
tierce  et  parasite  quarte),  la  périodicité  peut  être 
différente,  quotidienne,  par  exemple. 

Un  accès  de  malaria  passe  par  trois  stades  : 
froid,  chaleur,  sueur. 

4"  stade.  L'accès  commence  par  un  sentiment 
de  fatigue,  des  douleurs  de  tète,  des  nausées  et 
des  vomissements.  Le  malade  a  des  frissons  et 
présente  un  abaissement  de  la  température  cuta- 
née, souvent  combiné  avec  fièvre  interne.  Le  pouls 
est  fréquent  et  dur  ;  l'urine  est  augmentée. 

2®  stade.  Le  deuxième  stade  est  marqué  par  la 
chaleur  et  la  rougeur  de  la  peau.  Pouls  plein  et 
fort,  soif  intense  et  souvent  délire. 

3*  stade.  Sueur  plus  ou  moins  abondante,  à  la- 
quelle succède  la  chute  de  la  lièvre  tierce  et  par- 
fois le  sommeil. 

Il  y  a  quatre  espèces  de  parasites  malariques  : 
ceux  de  la  fièvre  quarte,  de  la  fièvre  bénigne,  de 
la  fièvre  tierce  grave  ou  maligne  et  de  la  lièvre 
quotidienne. 

Quarte  :  fièvre  qui  dure  en  moyenne  9  beures 
tous  les  3  jours. 

Tierce  bénigne  :  dure  11  heures  tous  les  2  jours. 

Tierce  grave  :  dure  40  heures  ;  monte  lente- 
ment, oscille  pendant  quelques  heures,  décline  un 
peu  et  de  nouveau  remonte  plus  haut  et  à  la  fin 
décline.  Revient  tous  les  deux  jours. 

Quotidienne  :  fièvre   de   6  à  12  heures  chaque! 
jour.  Elle  peut  être  produite  :  1"  par  trois  généra- 

1.  Patrick  Manson,  Lettres  sur  les  maladies  tropicales,  p.  153. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       211 

tions  de  parasites  quartes  ;  2"  par  deux  généra- 
tions de  parasites  tierces;  3"  par  une  génération 
de  parasites  quotidiens. 

La  semi-tierce  ou  pernicieuse  est  probablement 
une  tierce  grave  double  :  fièvre  continue  avec  exa- 
cerbations  tierces.  C'est  la  forme  la  plus  dange- 
reuse, ordinairement  mortelle. 

La  malaria  n'a  pas  partout  la  même  gravité. 
Dans  la  Haute-Italie  et  sur  le  versant  adriatiqne  de 
l'Italie  moyenne,  c'est  la  fièvre  tierce  bénigne  qui 
domine  ;  dans  l'Italie  méridionale,  ce  sont,  au  con- 
traire, les  parasites  des  fièvres  graves  qui  sont  domi- 
nants, et  dans  quelques  localités  de  la  province  de 
Rome  existe  la  malaria  la  plus  grave  qu'on  con- 
naisse. Dans  le  Midi,  les  fièvres  ont  leur  minimum 
en  juin  pour  atteindre  leur  maximum  en  août  et 
décroître  lentement  ou  rapidement,  suivant  les 
conditions  climatériques.  Dans  l'Italie  du  Nord,  au 
contraire,  l'épidémie  qui  a  son  minimum  en  février, 
se  développe  lentement  au  printemps,  atteint  son 
maximum  en  septembre  et  décroit  brusquement. 

Parmi  les  causes  occasionnelles  qui  provoquent 
ou  favorisent  des  récidives,  il  faut  citer:  alimen- 
tation insuffisante  ou  indigeste,  troubles  gastro- 
intestinaux, alcoolisme,  travail  pénible  ou  trop 
prolongé,  fatigues  nerveuses,  refroidissements 
brusques,  changements  de  climat  et  de  pays, 
voyages  de  mer,  opérations  chirurgicales,  gros- 
sesses, accouchements,  saignées,  infections  mixtes 
(pulmonites,  entérites,  etc.).  On  voit  que  les 
ouvriers  agricoles  de  l'Agro  romano  sont  particu- 
lièrement exposés  aux  fièvres  malariques  par  suite 
de  leurs  mauvaises  conditions  d'existence. 


212  LA  QUESTION  AGRAIRE  EX  ITALIE 

L'épidémie  n'a  pas  tous  les  ans  la  même  gra- 
vité. D'après  les  statistiques  des  hôpitaux  civils  et 
militaires  de  Rome,  on  peut  noter  depuis  48o0, 
un  cycle  épidémique  périodique  avec  des  oscilla- 
tions régulières  tous  les  cinq  ou  six  ans  ;  on  a 
aussi  pu  enregistrer  une  recrudescence  de  la  ma- 
laria de  1872  à  1881  ;  le  maximum  a  été  atteint 
en  1879  avec  23  000  malariques  soignés  dans  les 
hôpitaux  de  Rome  au  lieu  de  7  000  en  1871  et 
7  300  en  1882'. 

Il  semble  hien  que  la  malaria  existait  dans  l'an- 
tiquité. D'après  ce  que  disent  certains  auteurs 
grecs,  Hippocrate  en  particulier,  on  peut  inférer 
qu'il  existait  alors  des  fièvres  tierces  et  quartes 
avec  hypertrophie  de  la  rate-. 

De  bonne  heure  on  a  connu  à  Rome  le  culte  do 
la  déesse  de  la  Fièvre  à  laquelle  le  mois  de  fé- 
vrier fut  consacré.  Cependant,  aux  premiers  temps 
de  Rome,  la  campagne  était  probablement  plus 
peuplée  qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui,  à  en  juger  par 
les  vestiges  des  villes  étrusques  et  latines  (Fi- 
dènes,  Ardea).  On  trouve  à  Rome  même  et  dans 
la  Campagne  et  jusque  dans  les  Marais  Pontinsdes 
canaux  souterrains  servant  à  l'assainissement  (cu- 
nicoli)  ;  les  archéologues  estiment  que  ces  travaux 
sont  antérieurs  à  l'époque  romaine.  Les  plus  an- 


1.  Les  premiAres  statistiques  relatives  à  la  malaria  dans  lesliô- 
jiitaux  (le  Rome  ont  été  recueillies  par  deux  médecins  militaires 
français  du  corps  d'occupation,  le  D''  Balley,  Endémo-épidémie  et 
météorologie  de  Rome  (Paris,  1867),  et  le  D"  Léon  Colin,  Traité 
des  (iî'vres  intermittentes  (Paris,  1870). 

2.  Eu  IDO.'i,  en  Grèce,  on  estime  que,  sur  deux  millions  et  demi 
d'habitants,  il  y  en  eut  un  million  atteint  de  malaria,  et  que  six 
mille  moururent. 


LA  BONIFICATiON  ET  LA  CULTURE  LNTENSIYE       213 

i<îiens  centres  habités  du  Latium  se  trouvaient 
!,<lans  des  lieux  aujourd'hui  très  malsains  ;  on  en 
jconclut  qu'à  celte  époque,  il  ne  devait  pas  y  avoir 
kde  malaria  forte.  Mais  elle  sévit  d'une  façon  in- 
;tense  dans  la  seconde  période  de  la  République: 
€icéron  fait  mention  de  lièvre  tierce  et  quarte  ; 
€aton  parle  de  bile  noire  et  de  rate  gonflée '.Tou- 
tefois, il  n'y  a  pas  de  preuves  péremptoires  qu'elle 
■existât  à  Rome  au  m^  siècle  avant  Jésus-Christ. 
Jones  émet  l'opinion  qu'elle  a  dû  être  apportée 
•en  Italie  par  les  soldats  d'Annibal  ■.  A  l'époque 
■d'Horace,  la  fièvre  sévissait  fortement  dans  la 
ville,  d'où  elle  a  disparu  depuis  ;  il  est  vrai  que 
i'impluvium  de  la  maison  romaine  et  les  inonda- 
lions  du  Tibro  étaient  alors  très  favorables  au  dé- 
veloppement des  moustiques.  Au  début  de  l'ère 
•chrétienne,  d'après  les  auteurs,  les  environs  de 
Rome  étaient  malariques  et  cependant  Pline  pas- 
sait avec  délices  l'été  à  sa  villa  de  Laurentium  ^  ; 
or,  Paterno  est  aujourd'hui  un  endroit  des  plus 
malsains.  Il  y  avait  aussi,  sous  l'Empire,  de  nom- 
breuses villas  sur  le  littoral  d'Ostie  et  jusque  dans 
les  Marais  Pontins  oii  la  malaria  sévit  aujourd'hui 
<ivec  intensité. 

Devant  ces  témoignages,  un  peu  contradictoires 
^•n  apparence,  on  peut  admettre  comme  vraisem- 
blable l'opinion  du  Prof.  Celli  qui  estime  que  la 
malaria  a  dû  exister  de  tout  temps  dans  la  Cam- 
pagne romaine.  D'après  les  statistiques  actuelles, 

1.  «  Et  si  atrabilis  est  et   si   lienes  turgent  »    (De    re   rustica, 

■'•II.   CLVIl). 

i.  Cf.  Jones,  op.  cit. 

3.  «  Ha.'r  jucunJitas  ejiis  hiemc,  major  estate.  » 


214  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

elle  est  soumise  à  des  alternatives  d'intensité  ;  il 
est  donc  possible  qu'autrefois  elle  ait  subi  des  at- 
ténuations de  longue  durée,  suivies  de  reprises 
graves  et  longues,  et  que  des  lieux  jadis  très  ma- 
lariques  se  soient  assainis  tandis  que  d'autres, 
d'abord  sains,  sont  devenus  des  foyers  d'infection. 

On  voit  qu'il  y  a  encore  beaucoup  d'inconnues 
dans  le  problème  de  la  malaria.  C'est  seulement 
depuis  quelques  années  que  le  processus  de  l'in- 
fection est  suffisamment  établi  pour  qu'on  ait  pu 
songer  à  combattre  le  mal  méthodiquement  de 
façon  à  le  faire  reculer  et  peut-être  même  dispa- 
raître, au  lieu  de  se  contenter  de  soigner  simple- 
ment les  fiévreux  par  la  quinine. 

La  lutte  méthodique  contre  la  malaria  implique 
deux  choses  :  un  traitement  curatif  des  malades 
atteints,  un  traitement  préventif  des  personnes 
vivant  dans  une  zone  malarique  pour  leur  per- 
mettre de  résister  à  l'infection.  On  comprend  bien 
que  la  lutte  contre  une  maladie  infectieuse  et  épi- 
démique  ne  peut  donner  tous  ses  résultats  que  si 
elle  est  engagée  sur  un  territoire  assez  étendu  et 
avec  des  moyens  d'action  suffisants  pour  être 
efficaces.  Pour  faire  disparaître  les  causes  d'infec- 
tion, on  ne  peut  pas  s'en  remettre  uniquement  aux 
particuliers  :  la  négligence  dun  seul  suffit  à  com- 
promettre l'œuvre  commune.  L'intervention  des- 
pouvoirs publics  est  ici  nécessaire  et  on  doit  re- 
connaître que  l'Ktat  italien  a,  en  cette  matière, 
fait  tout  son  devoir  ;  aussi  le  succès  a-t-il  couronné 
ses  efforts  :  il  est  d'ailleurs  efficacement  secondé 
dans  l'Agro  romano  par  l'initiative  privée  repré- 
sentée par  la  Croix-Rouge. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       SI."; 

La  lutte  contre  la  malaria.  —  L'intervention 
des  pouvoirs  publics  se  manifeste  d'abord  par 
l'organisation  du  service  sanitaire  communal  qui 
n'est  pas  spécial  aux  zones  malariques,  mais  qui 
y  prend  une  importance  plus  grande.  Nous  savons 
que  chaque  commune  entretient  au  moins  un 
médecin  ;  pour  la  (^ampagne  de  Rome,  il  y  avait 
en  1907  un  inspecteur  et  dix-huit  médecins; 
lorsque  la  réorganisation  du  service  sanitaire  sera 
achevée,  il  y  aura  vingt-cinq  médecins  avec  des 
suppléants  et  le  budget  de  l'assistance  sanitaire 
aura  passé  de  122000  francs  à  273  000  francs*. 

Les  lois  sur  la  bonification  et  les  travaux  hy- 
drauliques doivent  exercer  aussi  une  influence  in- 
directe sur  les  conditions  hygiéniques  du  pays  en 
faisant  flisparaître  les  eaux  stagnantes  où  pullulent 
les  moustiques.  La  culture  intensive,  en  améliorant 
la  situation  matérielle  des  ouvriers  agricoles,  leur 
permettra  aussi  de  mieux  résister  à  la  maladie. 

C'est  seulement  depuis  une  dizaine  d'années 
que  1  Etat  a  pris  des  mesures  directes  contre  la 
malaria.  Il  y  a  été  poussé  par  des  hygiénistes  en 
tête  desquels  il  faut  citer  le  Prof.  A.  Celli,  député 
au  Parlement  et  directeur  de  l'Institut  d'hygiène 
de  Rome.  C'est  à  la  Société  pour  les  études  de  la 
malaria,  dont  il  est  un  des  fondateurs,  qu'on  doit, 
outre  fies  travaux 'scientifiques  de  haute  valeur, 
l'initiative  de  la  campagne  antimalarique  et  l'in- 
tervention législative. 

1.  Les  médecins  sont  logés  et  tonclient  un  traitement  de 
4300  francs.  Les  stations  sanitaires  sont  reliées  à  Rome  par  télé- 
phone et  deux  automobiles  sont  affectées  au  transport  des  ma- 
lades. 


216  L.\  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

La  quinine  a  toujours  été  le  grand  remède  con- 
tre les  fièvres  périodiques  :  avant  1903,  la  con- 
sommation moyenne  de  lltalie  était  d'environ 
15  000  kilogrammes  par  an.  Pour  beaucoup  de 
pharmaciens,  la  vente  de  la  quinine  était  une 
source  de  fortune,  mais  le  prix  assez  élevé  du 
médicament  n'en  permettait  pas  Tusage  à  ceux 
qui  en  avaient  le  plus  besoin,  les  ouvriers  et  les 
paysans.  Ceux-ci  avaient  d'ailleurs  souvent  con- 
tre la  quinine  une  prévention  accrue  par  la 
crainte  de  la  dépense.  Il  fallait  donc  arriver  à 
mettre  la  quinine  à  la  portée  de  tous.  Pour  cela, 
M.  Celli  et  ses  amis  tirent  voter  la  loi  du  13  dé- 
cembre 1900,  qui  autorise  l'Etat  à  faire  préparer 
et  à  vendre  au  public,  par  l'intermédiaire  des 
pharmaciens  et  des  débitants  de  tabac,  la  quinine 
à  un  prix  très  réduit'.  Les  bénéfice  de  la  vente 


1.  La  quinine  est  préparée  par  la  pharmacie  militaire  cen- 
trale de  Turin.  11  est  alloue  aux  pharmaciens  io  pour  100  sur 
le  prix  de  vente,  mais  les  énormes  bénéfices  qu'ils  réalisaient 
autrefois  ainsi  que  les  fabricants  ont  disparu  ;  aussi  les  attaques 
contre  la  loi  de  1900  et  ses  auteurs  ne  cessent-elles  pas.  Pour 
déjouer  les  oppositions  intéressées,  les  promoteurs  de  la  loi  la 
préparèrent  en  secret  de  concert  avec  le  ministre,  la  présentè- 
rent à  la  Chambre  sans  avoir  l'air  d'y  attacher  d'importance  et 
la  firent  voter  sans  bruit  au  milieu  de  l'indifférence  générale. 
Les  pliarmaeiens  et  les  industriels  ne  connurent  la  loi  que  lors- 
qu'elle était  déjà  votée  par  la  Chambre.  Us  clierchèrent  aussitôt 
à  en  empêcher  le  vote  par  le  Sénat,  mais  celui-ci  n'étant  pas  élec- 
tif est  moins  accessible  aux  influences  particulières  et  la  loi  fut 
approuvée  et  promulguée.  Remarquons  d'ailleurs  que  cette  loi 
n'établit  aucun  monopole  et  que  la  préparation  et  la  vente  de  la 
quinine  restent  libres  comme  auparavant.  On  ne  peut  même  pas 
dire  que  la  concurrence  de  l'État  soit  munopolisatrice  puisque 
la  vente  de  2t3.")i  kilogrammes  de  quinine  en  1908  à  laissé  au 
Trésor  un  bénéfice  net  de  700  000  francs.  L'industrie  privée  n'a 
donc  pas  été  tuée,  et,  en  fait,  elle  produit  à  peu  près  autant  de 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       217 

sont  destinés  exclusivement  à  combattre  la  ma- 
laria. 

La  loi  du  2  novembre  1901  vint  compléter 
l'œuvre  de  la  précédente  en  ordonnant  la  fourni- 
ture gratuite  à  tous  les  ouvriers  de  la  quinine  par 
les  soins  de  la  commune,  mais  aux  fiais  des  pa- 
trons (propriétaires,  entrepi-eneurs,  etc...)*.  Les 
fenêtres  des  maisons  de  douaniers,  cantonniers, 
employés  de  chemins  de  fer  et  de  travaux  pu- 
blics doivent  être  munies  de  réseaux  métalliques 
pour  empêcher  la  pénétration  des  moustiques,  et 
il  est  alloué  des  primos  aux  propriétaires  qui 
prendront  les  mêmes  mesures.  Les  propriétaires 
doivent  assurer  l'écoulement  des  eaux  et  les  en- 
trepreneurs de  travaux  publics  doivent  éviter  de 
creuser  des  chambres  d'emprunt  en  contre-bas. 

La  loi  da  22  juin  1902,  modifiée  par  celle  du 
19  mai  1904,  ordonne  la  vente  à  prix  réduit  de 
la  quinine  de  l'Etat  aux  communes,  aux  œuvres 
pies  et  à  quiconque  doit  ou  veut  la  distribuer 
î^ratuitement  aux  ouvriers.  L'article  3  de  la  loi 
du  2o  février  1903  range  la  quinine  parmi  les 
médicaments  à  fournir  gratuitement  aux  pauvres 
par  les  communes  ou  les  u'uvres  pies. 

La  loi  du  19  mai  1904  a  établi  le  droit  pour  les 
ouvriers   d'avoir   la  quinine   gratuitement  même 

quinine  qu'auparavant,  mais  le  prix  de  vente  en  est  plus  modéré. 
L'État  vend  40  centimes  les  dix  cachets  de  20  centigrammes  d'ijy- 
droctilorate  et  de  Liciilorhydrate,  et  32  centimes  ceux  de  sulfate 
et  de  bisulfate. 

1.  La  dépense  de  la  quinine  distribuée  aux  ouvriers  a^'ricoles 
est  répartie  entre  les  propriétaires  au  prorata  de  l'étendue  de 
leurs  terres  ;  la  somme  due  par  cliacun  d'eux  est  recouvrée  avec 
les  impôts. 


Î18  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

pour  le  traitement  préventif.  Ceci  est  une  inno- 
vation importante  qui  correspond  à  un  progrès 
de  la  science. 

Pour  éviter  l'infection  des  personnes  saines,  on 
a  d'abord  songé  à  détruire  les  moustiques  en  ré- 
pandant du  pétrole  ou  de  l'huile  de  sctiiste  sur 
les  eaux  stagnantes.  Théoriquement  le  procédé 
est  excellent,  mais  il  n'est  pas  pratiquement  ap- 
plicable dans  un  pays  oii  les  marécages  et  les 
flaques  d'eau  sont  innombrables.  Les  substances 
odorantes  destinées  à  éloigner  les  anophèles 
n'ont  donné  aucun  résultat  appréciable.  On  a 
alors  cherché  à  se  protéger  contre  la  piqûre  des 
moustiques  au  moyen  de  gants  et  de  masques 
complétant  le  vêlement.  Ce  procédé  ne  peut  pas 
être  employé  par  les  ouvriers  agricoles  qui,  par 
la  grande  chaleur,  ont  besoin  de  vêtements  lar- 
gement ouverts  et  ne  gênant  pas  le  travail.  Mais 
on  peut  du  moins  interdire  l'accès  des  maisons 
aux  insectes  par  des  toiles  métalliques  placées 
aux  fenêtres  et  aux  portes.  Appliqué  aux  bâti- 
ments des  chemins  de  fer,  ce  système  a  donné 
d'excellents  résultats,  car  c'est  surtout  après  le 
coucher  du  soleil  et  la  nuit  que  les  moustiques 
entrent  en  mouvement  et  piquent,  mais  il  est 
assez  coûteux  et  exige  une  certaine  éducation  hy- 
giénique de  la  part  de  l'habitant*.  On  peut  le  con- 
sidérer comme  inetficace  ou  insuffisant  pour  des 
maisons  de  paysans. 

l.  J'ai  lu  quelque  part  que  certains  agents  laissaient  ouvertes 
pendant  la  nuit  les  portes  métalliques  dans  la  crainte  de  voir 
disparaître  la  malaria  et,  avec  elle,  l'indemnité  spéciale  allouée 
aux  employés  dans  les  régions  malariques. 


LA  BONiFiGATiON  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       219= 

Après  de  longues  études  et  de  minutieuses  ex- 
périences, on  est  venu  à  cette  conclusion  que  le 
meilleur  moyen  pour  éviter  la  fièvre  malarique 
est  le  traitement  préventif  par  la  quinine  absor- 
bée tous  les  jours  pendant  la  saison  des  fièvres  à 
la  dose  de  40  centigrammes  pour  les  adultes  et 
de  20  centigrammes  pour  les  enfants  ;  pour  en  fa- 
ciliter l'absorption,  on  la  donne  sous  forme  de 
dragées  ou  de  pastilles  de  chocolat.  Les  résultats 
sont  probants,  puisque  parmi  les  personnes  trai- 
tées 4  pour  100  seulement  sont  atteintes  de  fiè- 
vres, au  lieu  de  oO  pour  100  parmi  les  personnes 
non  traitées.  Dans  l'armée,  en  1901,  la  proportion 
des  soldats  atteints  de  malaria  était  de  49,94  pour 
1  000  :  en  1902,  elle  fut  seulement  de  36.52  pour 
1  000.  En  1903,  on  commence  à  appliquer  le  trai- 
tement préventif  :  le  nombre  des  malariques 
tombe  à  24,14  pour  1000,  il  décroît  régulière- 
ment et  n'est  plus  que  de  8,04  pour  1  000  en 
1908. 

En  1901,  il  n'y  eut  que  1  176  personnes  qui  se 
soumirent  au  traitement  préventif  dans  l'Agro 
romano;  en  1906,  il  y  en  eut  42  726.  ce  qui  prouve 
que  les  paysans  en  ont  reconnu  les  bons  ell'ets. 

On  a  reproché  à  la  quinine  de  provoquer  des 
troubles  dans  l'orgaLiisine  ;  depuis  huit  ans  que  le 
traitement  est  en  usage  en  Italie  sur  des  milliers 
de  personnes,  la  preuve  est  faite  que  ces  repro- 
ches sont  mal  fondés,  sauf  cas  exceptionnel^:•. 
L'absorption  des  doses  prophylactiques  ne  rend 
pas  non  plus  insensible  aux  doses  thérapeutiques, 
si  elles  deviennent  nécessaires.  Enfin  l'objection 
tirée  du  coût  du   traitement  disparaît  devant  le 


*220  LA  QUESTION  AGRAIRE  EX  ITALIE 

prix  de  la  quinine  de  l'Etat  ;  c'est  une  dépense  de 
3  à  4  francs  par  saison,  soft  la  valeur  d'une  ou 
deux  journées  de  travail  qui  ne  sauraient  entrer 
en  balance  avec  les  journées  de  chômage  et  de 
maladie  auxquelles  s'exposent  les  personnes  non 
traitées.  Le  traitement  préventif  de  la  malaria 
<'st  donc  une  bonne  opération  économique. 

L'intervention  législative  a  eu  précisément  pour 
eïïet  de  permettre  le  large  emploi  curatif  et  pré- 
ventif de  la  quinine  et  de  faire  multiplier  par 
ordre  ou  par  encouragement  les  moyens  de  dé- 
fense mécaniques  contre  les  insectes.  Les  résul- 
tats obtenus  donnent  toute  satisfaction  à  ceux  qui 
ont  pris  l'initiative  de  ces  interventions  gouver- 
nementales. 

Sur  les  chemins  de  fer  du  réseau  de  l'Adriati- 
<|ue,  le  nombre  des  cas  de  malaria  a  passé  de 
69  pour  100  avant  1902  à  15,79  pour  100  en  1908: 
sur  les  chemins  de  fer  sardes  il  a  passé  de  40  pour 
100  en  1897  à  7  pour  100  en  1907.  Parmi  les  doua- 
niers, au  lieu  de  Go  malariques  sur  100  en  1902, 
il  n'y  en  a  plus  que  4,30  pour  100  en  1907.  Dans 
une  ferme,  près  de  Vérone,  le  nombre  des  mala- 
riques passe  de  oo  pour  100  en  1902  à  2  pour  100 
en  1907.  Dans  la  colonie  pénale  agricole  de  Cas- 
tiadas,  en  Sardaigne,  les  cas  de  malaria  tombent 
de  92  pour  100  en  190i  à  13  pour  100  en  1908. 

En  permettant  aux  hommes  de  vivre  dans  un 
milieu  infesté  de  malaria,  les  mesures  propbylac- 
tiques  et  curatives  rendent  possible  l'exécution 
des  travaux  d'assainissement  et  l'organisation  de 
la  culture  intensive,  tandis  qu'auparavant  l'honnin' 
ne  pouvait  vivre  sur  la  terre  parce  qu'elle  était 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       22t 

malarique  et  celle-ci  ne  pouvait  être  assainie  parce 
que  rhomme  n'y  pouvait  pas  vivre.  C'est  une 
aube  de  résurrection  qui  se  lève  aujourd'hui  pour 
bien  des  régions  désolées. 

Enfin  la  santé  publique  a  été  améliorée  et  la 
mortalité  par  la  malaria  qui,  en  1900,  était  de 
15  863  personnes  par  an,  est  maintenant,  en  1908, 
de  3  463  personnes.  Dans  l'Agro  romano  le  nom- 
bre des  malariques  soignés  par  la  Croix-Rouge 
est  tombé  de  3  731  en  1900  à  437  en  1908  ;  celui 
des  malariques  soignés  dans  les  hôpitaux  de  Rome 
a  passé  dans  la  même  période  de  6186  à  2  748. 
Les  statistiques  accusent  donc  très  nettement  les 
effets  bienfaisants  de  la  quinine  de  Tintât  dont  la 
consommation  s'est  élevée  de  2  242  kilogrammes 
en  1903  à  24  331  kilogrammes  en  1908,  donnant 
un  bénéfice  net  de  700  000  francs,  qui  est  em- 
ployé à  continuer  et  à  activer  la  lutte  contre  la 
malaria'. 

Certains  propriétaires  se  plaignent,  paraît-il, 
d'avoir  à  payer  la  quinine  qui  est  distribuée  gra- 
tuitement aux  ouvriers  agricoles.  Qu'il  y  ait  par- 
fois du  gaspillage,  c'est  fort  possible,  mais  la  dé- 
pense est  assez  faible  pour  que  les  propriétaires 
la  soldent  sans  murmurer  :  la  commune  de  Romea 
distribué  en  1908  pour  38  310  francs  de  quinine, 


l.  En  1908,  la  Grèce  a  adopté  le  système  italien  pour  la  lutte 
contre  la  malaria.  Elle  a  acheté  plus  de  10000  kilogrammes  de 
quinine  à  l'État  italien.  Il  est  question,  paraît-il,  de  prendre 
des  mesures  analogues  pour  l'Algérie.  —  On  doit  regretter  que 
l'État  italien  n'ait  pas  encore  entrepris  la  fabrication  de  bonbons 
de  chocolat  au  tîinnate  do  quinine  pour  les  jeunes  enfants  dont 
la  mortalité  reste  élevée  parce  qu'ils  ne  peuvent  pas  absorber  les 
autres  sels  de  quinine  trop  amers. 


^22  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

ce  qui,  pour  les  200000  hectares  de  l'Agro  romano, 
représente  un  peu  plus  de  19  centimes  par  hectare. 
C'est  un  devoir  du  pHtron  d'assurer  à  ses  ouvriers 
une  bonne  hygiène  du  travail;  en  toute  justice, 
c'est  donc  aux  propriétaires  de  supporter  les  frais 
de  quininisation,  d'autant  plus  qu'ils  profitent  in- 
directement de  l'amélioration  de  l'état  sanitaire 
du  pays.  Les  mesures  prises  par  l'état  sont  évi- 
demment empreintes  de  paternalisme  autoritaire, 
mais  son  intervention  est  ici  nécessitée,  d'une 
part,  par  l'inaptitude  de  la  population  rurale  à 
prendre  d'elle-même  les  soins  hygiéniques  qu'im- 
posent les  circonstances,  d'autre  part,  par  l'insou- 
ciance et  la  négligence  des  patrons  :  focuon  des 
pouvoirs  publics  se  développe  en  7'aison  du  défaut 
d'organisation  privée  et  de  l  incapacité  générale  de 
la  race. 

L'initiative  privée  et  la  Croix-Rouge.  —  Les  ré- 
sultats obtenus  n'eussent  pas  été  si  brillants  si 
les  particuliers  n'avaii-nt  pas  apporté  à  l'œuvre 
antimalarique  un  concours  précieux.  L'Etat  peut 
bien  vendre  de  la  quinine»  à  bon  marché  et  en  faire 
distribuer  gratuitement  aux  travailleurs,  mais  il 
faut  des  savants  persévérants  pour  rechercher  con- 
tinuellement de  nouveaux  moyens  de  lutte  plus 
sûrs  et  plus  efficaces,  il  faut  des  médecins  dévoués 
pour  soigner  les  malades  et  appliquer  le  traitement  i 
préventif. 

C'est  à  la  Cervelletta,  une  ferme  où  nous  revien- 
drons tout  à  l'heure,  que  la  Société  pour  l'étude  de 
la  malaria  installa  en  1899  sa  première  station  ex- 
périmentale ;  c'est  là  que  le  Prof.  Celli  expérimenta 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       223 

tout  d'abord  la  protection  mécanique  coiitre  les 
moustiques  et  le  traitement  préventif  par  la  qui- 
nine. C'est  de  cette  ferme  devenue  un  modèle  de 
bonification  et  d'hygiène  que  la  campagne  anti- 
malarique  s'étendit  peu  à  peu  à  tout  l'Agro  ro- 
mano.  A  celte  campagne  donnent  leur  concours 
le  plus  dévoué  non  seulement  les  médecins  com- 
munaux, mais  aussi  des  médecins  volontaires  et 
des  étudiants  qui  viennent  passer  leurs  vacances 
dans  les  stations  sanitaires. 

Ces  efforts  individuels  ont  été  coordonnés  par 
une  puissante  société  privée,  la  Croix-Rouge  ita- 
lienne, qui,  de  concert  avec  l'Etat  et  la  commune 
de  Rome,  a  assumé  l'organisation  de  la  campagne 
antimalarique  dans  l'Agro  romano  et  dans  les 
Marais  Pontins.  En  1V*06,  les  dépenses  se  sont  éle- 
vées à  49481  francs;  elles  ont  été  couvertes  par 
des  subventions  de  l'Etat,  de  la  commune  (27  000 
francs),  des  œuvres  pies  et  par  des  souscriptions 
particulières  assez  rares  d'ailleurs  '.  Dans  l'Agro 
romano,  sept  ambulances  on  t  fonctionné  du  13  juin 
au  15  novembre  avec  des  médf^cins.  des  infirmiers 
et  des  voitures  de  transport.  Le  service  est  assez 
dur  pour  le  médecin  qui  visite  chaque  jour,  ou  au 
moins  un  jour  sur  deux,  tous  les  campements  de 
sa  circonscription  pour  soigner  les  malades  et  as- 
surer la  prophylaxie  par  la  quinine.  Le  traitement 
préventif  a  été  appliqué  par  la  Ooix-Rouge,  en 
1906,  à  16  820  personnes:  il  y  a  eu  376  cas  de 

1.  A  première  vue  on  est  étonné  de  voir  peu  de  propriétaires 
figurer  sur  les  listes  de  souscription,  mais  n'oublions  pas  qu'ils 
remboursent  à  la  commune  la  quinine  distribuée  aux  ouvriers 
qui  travaillent  sur  leurs  terres. 


224  LA  QUESTION  AGRAIRE  EX  ITALIE 

fièvre  dont  129  cas  primitifs  et  447  récidives,  soit 
en  tout  3,4  pour  100  d'atteints  ;  les  autres  cas  de 
maladies  diverses  se  sont  élevés  à  733.  La  mala- 
ria est  donc  aujourd'hui  extrêmement  atténuée 
grâce  aux  mesures  prises'.  Cette  même  année,  on 
installa  dans  les  Marais  Pontins,  mais  seulement 
à  partir  du  26  juillet  jusqu'au  30  novembre,  trois 
ambulances  qui  traitèrent  préventivement  11465 
personnes  ;  il  y  eut  1  294  cas  de  fièvre,  soit  10,6 
pour  100  et  686  cas  de  maladies  diverses;  en  1907, 
la  proportion  des  malariques  est  tombée  à  6,8  pour 
100  et,  en  1908,  à  1,2  pour  100. 

Tels  sont  les  moyens  employés  pour  lutter  con- 
tre la  malaria,  et  tels  sont  les  résultats  obtenus. 
Ils  sont  entièrement  satisfaisants,  et  l'Italie  peut 
être  fiera  de  son  œuvre  ;  elle  a  remporté  une  belle 
victoire  sur  le  mal  qui  depuis  tant  de  siècles  dé- 
cimait ses  enfants  et  condamnait  tant  de  régions 
à  une  misère  dont  on  ne  prévoyait  pas  la  tin.  Il 
s'est  trouvé  des  hommes  de  science  et  de  cœur 
pour  étudier  le  mal  avec  la  ferme  volonté  de  le 
détruire.  Si  leur  but  n'est  pas  encore  pleinement 
atteint,  il  est  en  voie  de  l'être  grâce  à  l'appui  des 

1.  Voici  les  résnU;Us  obtenus  d'année  en  année  : 

Années.  Cas  de  malaria. 

Avant  la  campajrnn     1900 31     pour  100 

Depuis  la  campagne    1901 26  — 

—  1902 20  — 

—  1903 11  — 

—  1904 10  — 

Extension  de  la  prophylaxie     190.*> o,l  — 

—  1906 3,4  — 

—  1907 3,2  — 

—  1908 2  — 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       22.j 

pouvoirs  publics  qui,  en  cette  matière,  ont  parfai- 
tement compris  leur  rôle  et  rempli  leur  devoir, 
et  grâce  à  la  coopération  dévouée  du  corps  mé- 
dical, des  associations  charitables  et  de  certains 
patrons  intelligents  et  consciencieux.  Une  petite 
élite  a  ainsi  mis  en  mouvement  les  organisations 
privées  et  publiques  et  a  obtenu  l'intervention  du 
législateur,  parce  que  le  but  qu'elle  poursuit  ré- 
pond à  une  nécessité  vivement  ressentie  et  que 
les  moyens  qu'elle  préconise  sont  bien  adaptés  au 
but  à  atteindre  et  à  l'état  social  du  pays. 

Le  principal  obstacle  qui  s'opposait  à  la  mise 
en  culture  de  la  Campagne  romaine  est  aujour- 
d'hui levé.  Le  lieu  est  devenu  transformable.  Sera- 
t-il  transformé?  Par  qui  et  comment?  Autrement 
dit,  la  question  agraire  sera-t-elle  résolue  dans 
TAgro  romano?  C'est  ce  qu'il  nous  faut  examiner 
maintenant. 


III.  —  LES  PATRONS  RURAUX 

Nous  avons  vu  que  l'intervention  des  pouvoirs 
publics  est  nécessaire  pour  la  mise  en  culture  de 
la  Campagne  romaine  ;  nous  avons  vu  aussi  que 
cette  intervention,  après  avoir  jadis  opéré  par 
voie  de  contrainte  irapérative,  a  transformé  son 
mode  d'action,  qu'elle  tend  aujourd'hui  à  se  bor- 
ner à  assurer  les  services  publics  dans  la  mesure 
nécessaire  au  développement  du  pays,  à  lever  les 
obstacles  qui  s'opposent  à  l'initiative  des  particu- 
liers et  enfin  à  patronner  ceux-ci  par  des  conseils 
et  des  encouragements.  C'est  du  moins  dans  cet 
Roux.  \^'> 


226  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

esprit  que  sont  appliquées  les  dernières  lois.  L'Etat 
se  cantonne  ainsi  à  peu  près  dans  son  rôle  normal, 
l'expérience  du  passé  lui  ayant  démontré  qu'il  est 
inutile  qu'il  en  sorte.  Encore  devons-nous  remar- 
quer que  ce  patronage  des  pouvoirs  publics  n'est 
justifié  que  par  l'incapacité  des  patrons  naturels 
qui  ne  remplissent  pas  leur  fonction  ;  il  devient 
tout  à  fait  inutile  vis-à-vis  de  propriétaires  ou  de 
fermiers  capables,  et  nous  verrons  plus  loin  que, 
dans  ce  cas,  il  ne  trouve  plus  à  s'exercer. 

Améliorer  les  coHdilions  hygiéniques  du  pays, 
assurer  la  police,  aménager  les  eaux,  construire 
des  routes  et  des  écoles  sont  des  façons  indirectes 
de  transformer  l'Agro  romano  ;  mais  la  transfor- 
mation même,  la  culture  intensive  du  sol  ne  peut 
être  que  l'œuvre  des  propriétaires.  L'opposition 
d'intérêt  entre  les  particuliers  et  la  société  n'est 
plus  aujourd'hui  qu'apparente;  c'est  un  vieux  pré- 
jugé qui  subsiste  encore  dans  certains  esprits,  mais 
qui  ne  répond  pas  à  la  réalité.  L'exemple  de  quel- 
ques domaines  aujourd'hui  «  bonifiés  »  le  prouve. 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  plupart  des  pro- 
priétaires n'ont  pas  les  capitaux  nécessaires  pour 
améliorer  leurs  terres.  L'Etat  y  a  pourvu  en  ac- 
cordant des  prêts  de  faveur  à  2  1/2  pour  100  d'in- 
térêt. Ce  crédit,  suffisant  aujourd'hui  où  la  boni- 
fication encore  à  ses  débuts  marche  lentement, 
ne  le  sera  plus  demain  si  elle  s'étend  à  tout  l'Agro 
romano  et  se  développe  rapidement.  Il  faut  donc 
trouver  des  capitaux.  Mais  il  faut  surtout  trouver 
des  hommes  pour  les  mettre  en  œuvre,  c'est-à-dire 
des  patrons.  Or,  capitaux  et  patrons  sont  rares  à 
Home.  La  vie  urbaine  et  le  luxe  extérieur  absor- 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       227 

bent  tous  les  revenus  de  Ja  terre  et  toute  Tactivité 
des  propriétaires.  Les  mercanti  di  campagna  sont 
devenus  riches  et  veulent  jouir  en  ville  de  leur 
fortune.  Le  latifundium  à  culture  extensive  ne 
permet  pas  la  constitution  d'une  classe  de  paysans 
prospères  dont  l'élite  pourrait  périodiquement 
rajeunir  les  cadres  des  classes  dirigeantes.  Au- 
dessus  d'une  tourbe  de  prolétaires  misérables  et 
désorganisés,  quelques  rares  propriétaires  riches 
mais  absentéistes  et  insouciants  :  ce  sont  là  do 
mauvaises  conditions  pour  le  progrès  agricole  et 
la  transformation  de  la  Campagne  romaine. 

Cependant  des  domaines  ont  été  transformés  et 
mis  en  pleine  valeur,  mais  grâce  à  des  capitaux 
vei^""  '^n  grande  partie  de  la  Haute-Italie  et  par 
riniticitive  d'agriculteurs  lombards  ou  piémontais. 
Les  propriétaires  romains  ont  consenti  à  hasarder 
l'entreprise  et  à  y  risquer  des  capitaux  :  étant 
donné  le  milieu  où  ils  vivent  et  les  idées  régnantes 
au  sujet  des  transformations  agricoles  dans  l'Agro 
romano,  celte  hardiesse  de  leur  part  est  tout  à 
fait  méritoire,  digne  de  louanges  et  d'un  excellent 
exemple,  mais  il  faut  reconnaître  cependant  que 
la  plupart  d'entre  eux  n'ont  fait  que  subir  et  ac- 
cepter une  impulsion  venue  du  dehors  et  se  prê- 
ter à  une  expérience  dont  ils  n'ont  pris  ni  l'initia- 
tive ni  la  direction. 

Les  domaines  transformés.  —  C'est  en  visitant 
des  domaines  transformés  et  choisis  dans  des  si- 
tuations et  dans  des  conditions  diverses  que  nous 
pourrons  nous  rendre  compte  de  la  façon  dont  peut 
être  résolu  le  problème  de  l'Agro  romano. 


228  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

Nous  commencerons  notre  enquête  par  un  des 
domaines  les  plus  anciennement  mis  en  valeur. 
Uabbaye  des  Trois-Fo7itaines  est  bien  connue  :  si- 
tuée dans  un  petit  vallon  au  Sud  de  Rome,  à  trois 
kilomètres  au  delà  de  Saint-Paul-hors-les-Murs, 
elle  est  signalée  par  les  plantations  d'eucalyptus 
qui  l'entourent  et  qui  l'ont  rendue  célèbre.  On  at- 
tribuait jadis  à  cet  arbre  des  vertus  merveilleuses 
contre  le  paludisme  ;  on  prétendait  que  ses  éma- 
nations a-sainissaient  l'air.  En  réalité,  l'eucalyptus 
n'a  aucune  action  contre  la  malaria  ;  il  favorise 
même,  comme  tous  les  arbres,  la  multiplication 
des  moustiques,  mais  cependant  par  sa  végétation, 
son  feuillage  permanent  et  sa  croissance  extraor- 
dinairement  rapide,  il  évapore  beaucoup  d'eau  et 
peut  de  cette  façon  assainir  le  sol.  Quoi  qu'il  en 
soit,  la  légende  de  l'eucalyptus  a  vécu  et  personne 
n'en  plante  plus,  si  ce  n'est  comme  arbre  d'orne- 
ment, car  son  bois  filandreux  et  tordu  est  détesta- 
ble et  très  difficile  à  fendre. 

Les  Trappistes  français  sont  venus  s'établir  aux 
Trois-Fontaines  en  1866;  ils  ne  possédaient  alors 
autour  du  couvent  que  le  vol  du  chapon.  Les 
terres  voisines  qui  appartenaient  à  des  religieuses 
du  Saint-Sacrement  furent  confisquées  par  l'Etat 
italien  vers  1873.  Les  Trappistes  les  prirent  en 
emphytéose  et  au  bout  de  trois  ou  quatre  ans  ra- 
chetèrent leur  redevance  et  devinrent  proprié- 
taires définitifs.  Ils  n'ont  jamais  accepté  aucun 
plan  de  bonification  élaboré  par  les  commissions 
gouvernementales  mais  leur  domaine  n'en  est  pas 
moins  en  pleine  valeu)'.  Vers  1882,  on  fit  aux 
Trois-Fontaines  l'essai  de  la  main-d'œuvre  pénale 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       229 

pour  la  culture;  on  dépensa  150  000  francs  pour 
la  construction  d'un  bagne  qui  sert  aujourd'hui 
de  magasin,  car  la  malaria  qui  décimait  forçats 
et  gardiens,  comme  elle  décimait  les  moines, 
obligea  à  renoncer  à  ce  système.  Aujourd'hui, 
avec  les  progrès  de  la  culture,  la  malaria  a  dis- 
paru :  seuls  quelques  ouvriers  adventices  sont 
parfois  atteints,  mais  peu  gravement  ^ 

Le  domaine  compte  475  hectares  dont  la  moi- 
tié est  en  culture  intensive  ;  le  reste  est  boisé  ou 
en  pâturage  loué.  Il  y  a  20  hectares  de  vignes  et 
30  hectares  de  tabac  l  Après  la  récolle  du  tabac 
on  loue  pour  300  francs  l'hectare,  de  septembre  à 
ma.  'a  terrain  à  des  jardiniers  qui  y  cultivent 
des  navets.  Cette  culture  ne  peut  se  faire  natu- 
rellement que  dans  les  fonds  fertiles  et  bien  fu- 
més. On  loue  de  même  des  terrains  pour  la  cul- 
ture des  artichauts,  des  melons  et  d'autres 
légumes.  On  fait  beaucoup  de  luzerne,  car  la 
vacherie  compte  130  vaches  suisses^  dont  le  lait 
(1  000  litres  par  jour)  est  vendu  aux  communau- 
tés religieuses  de  Rome.  Peut-être  la  cnlture 
pourrait-elle  être  étendue  davantage,  mais  elle  est 
aussi  intensive  que  possible  :  elle  est  caractérisée 
par  les  productions  maraîchère  et  laitière,  ce  qui 


1.  En  1785,  Mer  Cacherano  avait  déjà  proposé  d'installer  dans 
la  Campagne  romaine  des  condamnés  «  non  pour  crimes  infa- 
mants, vols  et  autres  délits  atroces,  mais  pour  blessures,  meur- 
tres en  ri.xe,  ou  pour  cause  de  passion  ou  d'honneur,  contre- 
bande, viol,  séduction,  etc..  ceux  qui  ont  fui  leurs   créanciers  ». 

2.  On  estime  que  la  culture  du  tabac  rajiporte  net  COO  francs 
l'iiectare. 

3.  Rendues  aux  Trois-Fontaines,  elles  reviennent  en  moyenne  à 
900  francs  l'une. 


230  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

s'explique  facilement  par  le  voisinage  de  Rome. 

La  main-d'œuvre  comprend,  outre  les  moines 
et  les  frères,  40  familles  d'ouvriers  permanents. 
qui  sont  réparties  entre  quatre  ou  cinq  maisons 
disséminées  sur  la  propriété,  et  reçoivent  gratui- 
tement le  logement,  le  bois  et  les  médicaments. 
En  été,  on  emploie  une  centaine  d'ouvriers  tem- 
poraires qui  sont  engagés  à  la  semaine  directe- 
ment par  le  premier  commis  sur  la  place  Monta- 
nara  à  Rome.  Ils  sont  logés  dans  un  grand  bâti- 
ment fermé  où  on  installe  un  couchage  de  paille. 
A  l'entrée  de  l'abbaye  se  trouve  une  école  entrete- 
nue par  les  Trappistes  et  dirigée  par  deux  institu- 
trices laïques  qui  font  aussi  office  d'infirmières. 

Si  l'exploitation  des  Trois-Fontaines  est  un 
exemple  intéressant  au  point  de  vue  technique, 
c'est  un  exemple  qui  ne  prouve  rien  au  point  de 
vue  économique  à  cause  du  caractère  spécial  des 
propriétaires.  Cependant  les  Trappistes  ont  été 
des  initiateurs  ;  ils  ont  réussi  à  une  époque  où 
personne  n'avait  tenté  de  cultiver  l'Agro  romano. 
La  malaria  a  fait  parmi  eux  de  nombreuses  vic- 
times ;  mais  au  prix  de  ces  sacrifices  ils  ont  dé- 
montré que  la  Campagne  romaine  pouvait  être 
mise  en  valeur  et  assainie  par  la  culture.  C'est 
ce  qui  donne  à  leur  œuvre  de  précurseurs  une 
haute  portée  sociale  et  lui  a  imprimé  le  caractère 
d'une  entreprise  d'intérêt  général.  Fort  heureu- 
sement les  conditions  sanitaires  sont  maintenant 
changées  et,  si  les  Trappistes  ont  été  les  premiers 
colonisateurs,  ils  ne  sont  plus  les  seuls. 

Le  do?7iaine  de  Bocca  di  Leone ,  situé  dans  un 
fond  fertile  à  quelques  kilomètres  de  Rome  dans 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       231 

la  direction  de  Tivoli,  appartenait  jadis  au' cardi- 
nal del  Drago.  Il  fut  exproprié  en  1891  en  vertu 
de  la  loi  de  1883,  et  revendu  ensuite  aux  enchères. 
Sa  superficie  était  de  61  hectares,  la  mise  à  prix 
calculée  d'après  le  prix  d'achat  fut  fixée  à 
107  320  francs,  soit  1  7o0  francs  l'hectare,  ce  qui 
indique  bien  de  quelle  qualité  sont  les  terres  ;  le 
prix  d'adjudication  monta  à  130  000  francs.  Les 
obligations  imposées  à  l'acquéreur  n'étant  pas 
remplies,  le  domaine  retourna  à  l'Etat  qui, 
en  1896,  le  revendit  133  376  francs,  soit  2  300 
francs  l'hectare.  Le  paiement  est  échelonné  sur 
28  aL  '  ;  pendant  les  quatre  premières,  l'ac- 
quéreur paie  seulement  un  intérêt  de  4  pour  100, 
puis  ensuite  des  annuités  de  6,4  pour  100.  Les 
terrains  sont  fertiles  et  il  y  a  des  eaux  souter- 
raines pouvant  servir  à  l'irrigation. 

Le  plan  de  la  commission  de  bonification  im- 
pose les  obligations  suivantes  : 

1"  Écoulement  des  eaux  ;  aménagement  des 
sources  ;  creusement  de  fossés  divisant  le  terrain 
en  tènements  de  2  hectares  au  plus  ; 

2"  Culture  de  20  hectares  en  prairies  artifi- 
cielles et  de  20  hectares  en  céréales  et  plantes 
sarclées  ; 

3°  Réparation  des  chemins  suivant  des  pres- 
criptions minutieuses  ; 

4"  Restauration  des  bâtiments  et  aménagement 
d'étables,  magasins  et  logements  ; 

0°  Entretien  de  20  bêtes  bovines  ;  construction 
de  fumières  et  de  fosses  à  purin  ; 

6°  Adduction  d'eau  potable  ; 

7°  Plantation  d'arbres  forestiers  et  fruitiers. 


2:î'2  la  question  AGRAIRE  EN  ITALIE 

La  propriété  avait  été  achetée  par  une  société 
dirigée  par  un  Milanais  ;  à  sa  mort,  en  1900,  il  y 
eut  une  liquidation  et  partage  du  domaine  dont 
33  hectares  furent  attribués  à  M.  Gaetano  Pre- 
sutti,  originaire  des  environs  dWquila  dans  les 
Abruzzes. 

L'eau  est  bien  une  des  richesses  de  cette  ferme, 
mais  elle  donne  beaucoup  de  soucis  au  proprié- 
taire. Par  suite  de  la  constitution  géologique  de 
l'Agro  romano,  il  y  a  des  sources  qui  jaillissent 
verticalement  et  qu'il  faut  drainer  une  à  une  à 
leur  point  de  sortie  :  des  fossés  ou  un  drainage 
général  ne  suffisent  pas.  C'est  donc  là  un  travail 
difficile,  long  et  coûteux  et  qui  cause  beaucoup 
de  déboires.  Tous  les  travaux  de  terrassement^ 
d'aménagement  des  eaux  sont  faits  par  des  ou- 
vriers venus  de  la  province  d'Aquila. 

Sur  des  terres  irrigables  à  proximité  d'une 
grande  ville  la  production  de  fourrages  en  vue 
de  la  vente  du  lait  est  tout  indiquée  ;  aussi  est-ce 
la  spécialisation  adoptée  par  le  propriétaire  qui 
exploite  lui-même  avec  l'aide  d'un  régisseur  ;  il 
habite  Rome,  mais  vient  chaque  jour  sur  sa 
ferme.  Grâce  à  la  fertilité  du  sol  et  aux  fumures 
abondantes,  on  obtient  à  l'hectare  les  rendements 
suivants  :  froment  de  1  oOO  à  2  oOO  kilogrammes  ; 
avoine  :  2  800  à  3  000  kilogrammes  ;  maïs  : 
Ij  000  kilogrammes  ;  betteraves  à  sucre  :  30  000 
kilogrammes  en  colline  et  60  000  kilogrammes 
dans  les  fonds  ;  betteraves  fourragères:  120  000 
kilogrammes.  On  vise  naturellement  à  obtenir  des 
produits  pouvant  être  consommés  par  les  vaches 
laitières  :   outre   les  plantes  sarclées,   il  y  a  des 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       233 

inarcite  (prairies  irriguées  en  hiver  d'après  le 
système  lombard)  qui  donnent  dix  coupes  de 
12  000  kilogrammes  de  fourrage  vert  chacune  ; 
des  luzernières  donnant  six  coupes  à  loOOO  ki- 
logrammes et  des  trèfles  fournissant  aussi  six 
coupes  à  14  000  kilogrammes  de  fourrage  vert. 
En  mai  et  juin,  on  fait  du  foin  qui  est  conservé 
en  silos.  En  hiver  on  obtient  des  fourrages  avec 
de  l'avoine,  de  Torge,  des  fèves,  des  raves,  du 
trèfle  incarnat. 

Les  premières  vaches  suisses  furent  atteintes- 
d'hématurie  à  cause  de  la  nature  marécag-euse  des 
pâturages.  M.  Presutti  les  vendit  toutes  et  en  ra- 
cheta d'autres  en  Suisse  et  en  Lombardie  ;  il  fait 
aussi  de  l'élevage.  En  1902,  son  élable  comptait 
o8  bêtes  dont  49  vaches  ;  elle  renferme  maintenant 
60  laitières,  une  vingtaine  de  génisses  et  des 
bœufs  de  travail.  Avec  un  mélange  de  foin  et  de 
fourrage  vert  il  obtient  en  moyenne  2  900  litres 
de  lait  par  tète  et  par  an  ;  étant  donné  le  climat» 
c'est  un  résultat  des  plus  satisfaisants. 

A  Bocca  di  Leone  on  trouve  la  culture  maraî- 
chère conduite  d'après  le  même  système  qu'aux 
Trois-Fontaines.  Le  propriétaire  prépare  le  terrain 
et  le  donne  à  des  ouvriers  qui  font  une  culture  et 
paient  un  prix  de  ferme  déterminé.  La  nature  du 
travail  et  du  produit  explique  parfaitement  ce 
mode  d'exploitation  :  la  culture  des  légumes  exige 
beaucoup  de  main-d'œuvre  et  beaucoup  de  soins  ; 
il  est  bon  que  l'ouvrier  y  soit  directement  inté- 
ressé ;  d'autre  part,  la  vente  se  fait  au  jour  le 
jour  et  au  détail  ;  il  est  difficile  au  chef  d'une 
grande  exploitation  qui  n'est  pas  spécialisé  dans 


234  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

cette  production  de  s'en  occuper  et  de  contrôler 
ses  vendeurs  ;  le  fermage  est  alors  la  solution  la 
plus  simple.  Le  contrat  ne  dure  que  le  temps 
d'une  culture,  car  on  ne  pratique  pas  ici  l'horti- 
culture intensive  sur  espace  restreint  comme 
dans  les  environs  de  Paris  ou  dans  certains  dis- 
tricts de  la  Hollande.  Le  jardinier  a  l'avantage  de 
recevoir  chaque  fois  un  terrain  frais,  relativement 
reposé,  et  le  propriétaire  y  trouve  celui  de  faire 
donner  à  sa  terre  des  façons  multiples  qui  net- 
toient et  ameublissent  le  sol.  On  voit  aussi  à  Boc- 
caleone  un  enclos  planté  en  vigne  à  la  mode  du 
Subarbio. 

Jadis,  un  seul  gardien  demeurait  sur  le  do- 
maine ;  aujourd'hui,  vingt  chefs  de  famille  y  sont 
occupés  toute  l'année  et  y  vivent  avec  leurs  femmes 
et  leurs  enfants  ;  ceux-ci  et  celles-là  ne  sont  pas 
sans  apporter  quelque  trouble  dans  la  ferme  et 
sans  causer  parfois  des  embarras  au  propriétaire. 
Mais  ce  dernier  peut  choisir  ses  ouvriers,  car  le 
domaine  est  très  recherché  à  cause  de  sa  salu- 
brité, du  voisinage  de  Rome  et  des  commodités 
qu'il  offre  pour  l'école  et  l'alimentation. 

Il  faut  noter  que  le  propriétaire  qui  travaille 
activement  et  constamment  à  l'amélioration  de 
son  domaine  n'a  pas  suivi  le  plan  qui  lui  était 
imposé,  car,  à  l'usage,  il  a  reconnu  que  l'applica- 
tion en  était  impossible,  et  l'exécution  seule 
apprend  quelles  modifications  sont  nécessaires. 
C'est  là  le  reproche  le  plus  sérieux  qu'on  puisse 
adresser  à  ces  plans  administratifs  dressés  à 
l'avance  par  des  fonctionnaires  qui  connaissent 
peut-être  bien  les  conditions  générales  de  l'Agro 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       23ë 

romano,  mais  ne  possèdent  pas  Texpérience  et  la 
pratique  de  chaque  domaine  en  particulier.  Qui 
la  possède  d'ailleurs?  Assurément  pas  les  proprié- 
taires, et  pas  davantage  lesmercanti  dicampagna. 

11  faut  rendre  cette  justice  à  la  commission  de 
vigilance,  qu'elle  est  assez  libérale  dans  l'exécu- 
tion et  qu'elle  ne  tracasse  pas  les  propriétaires 
qui  bonifient  réellement  et  intelligemment.  En 
pareille  matière,  la  fm  justifie  les  moyens. 

A  quelque  distance  de  Boccaleone  se  trouve  le 
domaine  de  la  Cervelletta.  Ici,  nous  rencontrons 
non  pas  la  contrainte  et  l'intervention  des  pou- 
voirs publics,  mais  une  initiative  lombarde  com- 
prise, encouragée  et  soutenue  par  un  propriétaire 
romain.  Un  agriculteur  de  Melegnano,  M.  Monti, 
trouvant  qu'en  Lombardie  les  prix  de  ferme 
étaient  trop  élevés  et  entendant  parler  de  la  boni- 
fication de  l'Agro  romano,  fît  un  jour  le  voyage 
de  Rome,  visita  la  campagne  et  en  particulier  le 
domaine  de  la  Cervelletta  qui  était  à  louer.  Il 
pensa  qu'il  y  avait  là  quelque  chose  à  faire  et  pro- 
posa au  propriétaire,  le  duc  Salviati,  de  le  lui 
affermer  à  condition  d'y  faire,  à  frais  communs, 

12  hectares  de  bonifîcation.  Le  résultat  ayant  été 
satisfaisant,  le  propriétaire  accepta  d'étendre  les 
améliorations  à  toute  la  superficie  transformable, 
c'est-à-dire  à  environ  la  moitié  du  domaine  qui 
compte  315  hectares.  Les  travaux  de  bonification 
proprement  dite  ont  été  terminés  en  1908.  A 
l'époque  oii  les  fermiers  se  sont  installés  il  n'a- 
vait pas  encore  été  établi  de  plan  de  bonification 
pour  la  Cervelletta  ;  aussi  n'ont-ils  eu  à  subir 
aucune  influence   administrative  :   leur  exploita- 


236  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

tion  a,  au  contraire,  servi  de  modèle.  Elle  est 
actuellement  dirigée  par  les  deux  associés,  M. 
Monti  fils,  qui  a  fait  ses  études  d'agriculture  et 
d'art  vétérinaire  à  Milan  et  qui  s'occupe  plus 
spécialement  du  bétail,  et  M.  Bonfichi  qui  dirige 
les  cultures.  Us  paient  33  000  francs  de  ferme  et 
n'estiment  pas  avoir  fait  une  mauvaise  affaire, 
quoique  le  bail  de  dix-huit  ans  soit  trop  court 
pour  leur  permettre  de  retirer  pleinement  le  fruit 
de  leur  travail  et  des  capitaux  qu'ils  ont  engagés. 
La  partie  du  domaine  non  transformée  est  sous- 
louée   à  un    pasteur    d'Aquila  qui    y  entretient 

I  oOO  brebis.  Le  reste  est  organisé  en  vue  de  la 
production  du  lait.  La  Cervelletta  a  été  la  pre- 
mière vacherie  de  l'Agro  romano.  Il  y  a  10  hec- 
tares de  marcite  irriguées  avec  de  l'eau  de  source 
à  12°,  ce  qui  favorise  la  végétation  d'hiver  et  per- 
met de  couper  du  fourrage  vert  même  en  janvier. 

II  y  a  aussi  des  prairies  ordinaires  naturelles  et 
artificielles  et  des  cultures  sarclées  :  betteraves, 
raves,  pommes  de  terre.  Le  propriétaire  a  exigé 
la  plantation  de  2  hectares  de  vigne,  mais,  comme 
les  fermiers  n'y  entendent  rien,  ils  en  abandon- 
nent l'exploitation  à  des  colons.  C'est  aussi  à  cinq 
familles  de  colons  qu'est  confiée  la  culture  du 
blé  moyennant  redevance  de  la  moitié  du  pro- 
duit. Quatre  hectares  environ  sont  consacrés  à  la 
culture  maraîchère  faite  par  des  colons  qui  sont 
aussi  chargés  de  vendre  les  légumes  ;  les  fermiers 
contrôlent  sommairement,  ils  ne  se  laissent  pas 
détourner  par  ces  détails  de  leur  spéculation  prin- 
cipale qui  est  la  production  du  lait. 

Il  y  avait  jadis  à  la  Cervelletta  30  tôles  de  gros 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  LNTENSIVE       237 

bétail  ;  il  y  en  a  aujourd'hui  200,  dont  150  vaches 
laitières  produisant  par  jour,  suivant  la  saison,  de 
600  à  1  200  litres  de  lait  livré  à  un  marchand  en 
gros.  En  1899,  sur  oO  vaches,  25  périrent  de  la 
malaria  ;  sur  les  conseils  du  Prof.  Celli,  on 
tint  les  animaux  enfermés  à  l'étahle  à  l'abri  des 
moustiques  et  le  reste  du  troupeau  fut  sauvé.  On 
récolte  à  la  Cervelletta  un  excédent  de  fourrages 
qui  est  actuellement  vendu,  mais  qui,  avec  les 
produits  de  la  culture  plus  abondants  chaque 
année  grâce  aux  engrais  chimiques,  permettrait 
de  nourrir  jusqu'à  300  vaches  laitières  ;  aussi  va- 
t-on  construire  deux  nouvelles  étables. 

Le  personnel  fixe  est  composé  de  7  vachers,  6 
bouviers,  6  charretiers,  2  campieri  \  2  faucheurs 
ot  10  ouvriers  pour  les  besoins  divers.  Il  y  a  peu 
d'ouvriers  temporaires  et  ils  sont  en  rapport  di- 
rect avec  les  patrons  qui  ont  supprimé  l'intermé- 
diaire des  caporaux.  En  s'installant  à  la  Cervel- 
letta, les  fermiers  ont  amené  avec  eux  25  familles 
lombardes  aujourd'hui  réduites  à  une  dizaine.  A 
la  tête  des  différents  services  sont  des  Lombards; 
pour  les  déterminer  à  venir  ici  il  a  fallu  leur 
offrir  des  salaires  assez  élevés,  mais  ce  sont  des 
gens  sûrs  et  travailleurs.  Quelques-uns  ont  épousé 
des  jeunes  filles  du  pays  et  on  remarque  qu'ils 
dressent  leurs  femmes  à  l'ordre  et  à  la  propreté. 
Les  salariés  fixes  sont  payés  au  mois,  logés  dans 
des  bâtiments  neufs  et  ont  la  jouissance  d'un 
petit  jardin  qu'ils  cultivent  bien.  L'habitation  est 
confortable,  propre  et  bien  tenue  :  c'est  un  étrange 

1.  Ouvriers  chargés  de  régler  les  irrigations. 


â38  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

contraste  avec  les  huttes  du  voisinage  dans  les- 
quelles logent  les  familles  de  colons.  En  même 
temps  qu'un  personnel  lombard,  les  fermiers  ont 
aussi  importé  des  méthodes  de  culture  et  des  ins- 
truments en  usage  en  Lombardie. 

Les  domaines  que  nous  venons  de  visiter  ont 
ceci  de  particulier  qu'ils  se  trouvent  dans  le  voi- 
sinage immédiat  de  Rome,  dans  la  zone  de  boni- 
fication, et  qu'ils  sont  d'une  étendue  relativement 
restreinte.  Il  nous  faut  aller  plus  loin  pour  obser- 
ver le  cas  de  la  mise  en  valeur  d'un  latifundium 
typique  de  l'xVgro  romano. 

Le  domaine  de  Pantano  qui  occupe  l'emplace- 
ment de  l'ancien  lac  Régille,  fameux  dans  l'his- 
toire par  la  victoire  des  Romains  sur  les  Latins, 
est  situé  dans  la  commune  de  Monte  Compatri', 
à  20  kilomètres  de  Rome,  sur  la  via  Casilina.  Un 
matin  de  mars,  nous  partons  des  environs  de 
Sainte-Marie-Majeure  sur  la  voiture  du  laitier. 
C'est  un  mode  de  transport  peu  confortable,  mais 
assez  pittoresque.  Le  laitier  est  le  grand  commis- 
sionnaire sur  les  routes  delà  Campagne  romaine  ; 
aussi  nous  arrclons-nous  à  chaque  porte  tant  que 
nous  n'avons  pas  dépassé  le  Suburbio  ;  au  delà 
nous  ne  rencontrons  qu'une  osteria  et  le  casale  de 
Torre  Nnova'.  La  pluie  qui  se  met  à  tomber  nous 
fait  déployer  le  grand  parapluie  dont  est  pourvue 
chaque  voiture  à  Rome  et,  après  avoir  été  caho- 
tés pendant  trois   heures,  au  petit   trot  de  trois 

1.  Au  point  de  vue  administratif,  et  au  sens  étroit  du  mot, 
Pantano  ne  se  trouve  donc  pas  dans  l'Agro  romano  qui  corres- 
pond au  territoire  de  la  commune  de  Rome. 

2.  Osteria  :  auberge,  cabaret  ;  casale  :  maison  de  ferme. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       239 

mulets,  sur  les  pavés  de  la  via  Casilina,  nous 
arrivons  à  Pantano. 

Le  domaine  dont  le  nom  caractéristique  signi- 
fie marais  compte  2  000  hectares  et  appartient  au 
prince  Scipion  Borghèse,  le  député  et  le  sports- 
man  bien  connu.  Celui-ci,  voulant  transformer 
sa  propriété,  chercha  un  fermier  en  Lombardie, 
il  trouva  les  frères  Gibelli  qui  constituèrent  pour 
l'exploitation  du  domaine  la  Société  agricole  loiii- 
hardo-laliale  en  commandite  simple  au  capital  de 
600  000  francs.  C'est  un  cas  assez  fréquent  dans 
la  mise  en  valeur  des  latifundia  que  l'entrée  en 
scène  d'une  société  de  capitalistes.  Ainsi  la  Société 
latiale  agricole  a  été  fondée  en  juin  1906  au  capi- 
tal de  1  200000  francs  par  des  Milanais  et  des  Ro- 
mains en  vue  de  l'exploitation  des  domaines  de 
Zambra  et  de  Campo  di  Mare  situés  près  de  Palo 
sur  la  ligne  de  Civifavecchia  et  comptant  ensemble 
un  millier  d'hectares  :  il  y  a  à  exécuter  de  grands 
travaux  hydrauliques,  h  Istititto  di  Fondi  rustici, 
société  anonyme  au  capital  de  2o  millions,  pos- 
sède dans  la  Maremme  toscane  et  dans  les  pro- 
vinces méridionales  d'immenses  domaines  qu'il 
met  en  culture. 

Bien  que  Pantano  soit  en  dehors  de  la  zone  de 
bonification,  le  propriétaire  avait  fait  établir  un 
plan  d'améliorations  d'après  lequel  les  terrains 
étaient  divisés  en  quatre  catégories.  Sur  les  ter- 
rains irrigables  on  devait  faire  des  marcite  ;  sur 
les  terres  profondes  mais  non  irrigables,  des  cul- 
tures et  des  prairies  artificielles  ;  sur  les  collines 
à  sol  profond  on  devait  faire  des  cultures  arbo- 
rescentes et  les  collines  à  sol    maigre   devaient 


■240  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

rester  en  pâturage.  Les  dépenses  prévues  s'éle- 
vaient à  433  905  francs  '.  Ici,  comme  ailleurs,  si 
on  a  suivi  les  grandes  lignes  du  plan,  imposées 
du  reste  par  le  bons  sens  et  les  conditions  du 
lieu,  on  en  a  complètement  négligé  les  détails.  Il 
est  permis  de  se  demander  alors  de  quelle  utilité 
■sont  les  plans  de  bonitication  ;  la  marche  à  suivre 
est  indiquée  par  le  but  à  atteindre,  et  un  fermier 
intelligent  et  instruit  saura  aussi  bien  qu'un  fonc- 
tionnaire dans  quel  sens  il  doit  orienter  son 
■exploitation  ;  quant  aux  prescriptions  de  détail, 
«lies  sont  souvent  inapplicables  par  suite  de  diffi- 
cultés imprévues  que  révèlent  les  travaux,  et  le 
cultivateur,  aidé  des  conseils  des  techniciens,  est 
le  meilleur  juge  des  moyens  à  employer  pour  y 
parer.  Si,  d'autre  part,  propriétaire  et  fermier 
veulent  maintenir  le  statu  quo,  l'exjiérience  a  dé- 
montré que  ce  n'était  pas  l'existence  d'un  plan 
•de  bonification  qui  pouvait  triompher  de  leur 
inertie. 

Le  bail  de  Pantano  a  une  durée  de  vingt  ans. 
Les  fermiers  s'engagent  à  cultiver  rationnellement, 
à  fumer  les  terres  et  à  entretenir  200  bêtes  à  cor- 
nes la  première  année,  300  la  troisième  et  600  la 
sixième.  Le  prix  de  ferme  est  fixé  àl  It)  000  francs. 
Les  améliorations  sont  faites  avec  l'autorisation 
du  propriétaire  et  à  ses  frais,  mais  d'après  des 
prévisions  générales  acceptées  par  les  deux  par- 


1.   Assainissement  et  irrigations 76  700  francs. 

Aménagement  des  bùtimcnts  existants.     .  2;{680      — 

Nouvelles  constructions 2:27  .^â.^i      — 

Constructions  pour  les  vignes 61 100      — 

Routes  et  clôtures 44900      — 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       241 

ties.  Le  propriétaire  donne  la  première  année 
58  000  francs  pour  constructions  et  aménagements 
de  bâtiments  et,  chaque  année  suivante,  il  met 
18  000  francs  à  la  disposition  des  fermiers  pour 
les  améliorations  et  les  constructions  nécessaires. 
Si,  à  la  fin  du  bail,  les  fermiers  ont  dépensé  en 
améliorations  plus  de  382  000  francs  le  surplus 
ne  leur  sera  remboursé  que  jusqu'à  concurrence 
de  20  000  francs.  Ils  doivent  faire  pour  60  000  francs 
de  plantations  d'arbres  fruitiers  dont  on  ne  leur 
remboursera  que  la  moitié.  Ils  doivent  aussi 
planter  chaque  année  4  000  arbres  ou  têtards  le 
long  des  chemins  et  des  fossés,  et  cela  sans  com- 
pensation. Pour  les  chemins,  le  propriétaire  verse 
une  contribution  forfaitaire  par  mètre  courant. 
Les  fermiers  s'obligent  à  planter  30  hectares  de 
vignes  et  peuvent  aller  jusqu'à  80  hectares,  mais 
n'ont  droit  à  aucune  indemnité.  D'après  l'article 
31,  ils  «  doivent  traiter  avec  humanité  et  justice 
leurs  subordonnés  et  tendre  à  leur  amélioration 
morale  et  matérielle.  Les  dimanches  et  jours  de 
fête,  ils  devront  faire  dire  la  messe  à  leurs  frais 
dans  l'église  du  domaine  ». 

Le  bail  lui-même  subit  dans  son  application 
quelques  modifications  ;  il  ne  peut  en  être  autre- 
ment quand  il  s'agit  d'une  entreprise  toute  nou- 
velle dont  les  gens  les  plus  expérimentés  ne  sau- 
raient prévoir  à  l'avance  tous  les  détails  et  toutes 
les  difficultés.  Si  les  fermiers  doivent  faire  tous 
leurs  efforts  pour  résoudre  ces  difficultés,  les  pro- 
priétaires doivent,  de  leur  côté,  en  tenir  compte 
afin  de  ne  pas  décourager  les  bonnes  volontés 
hardies  et  les  initiatives  fécondes.  Le  fermage, 
Roux.  16 


242  LA  QUESTION  AGRAIRE  EX  ITALIE 

dans  les  conditions  actuelles  de  l'Agro  roraano, 
présente  donc  des  caractères  un  peu  particuliers. 
Quelle  que  soit  la  nature  juridique  du  contrat,  la 
force  des  choses  impose  une  sorte  de  collabora- 
tion entre  les  propriétaires  et  les  fermiers.  Le 
contrat  de  fermage  en  lui-même  n'est  pas  adapté 
à  une  transformation  du  sol  aussi  radicale  que 
celle  qui  doit  s'opérer  dans  la  Campagne  romaine. 
C'est  l'incompétence  seule  des  propriétaires  qui 
les  oblige  à  y  avoir  recours,  mais  les  règles  habi- 
tuelles du  fermage,  bien  adaptées  aux  pays  d'agri- 
culture ancienne  et  perfectionnée,  ne  trouvent 
plus  ici  leur  application  stricte  et  doivent  se 
modifier  suivant  les  conditions  locales. 

Les  frères  Gibelli  sont  arrivés  à   Pantano  en 
1903.  Dès  le  début,  ils   ont   entrepris   l'assainis- 
sement du  domaine  au  moyen  de  fossés  et  de  drai- 
nages. Le  lac  de  Gabiesqui  comprend  80  hectares 
a  été  mis  en  culture  en  deux  ans  :  les  fossés  sont 
bordés  de  saules  taillés  en   têtards  qui  poussent 
avec  une  remarquable  vigueur.  Jusqu'à  présent, 
la  rotation  adoptée  est  la  suivante:  maïs, froment, 
avoine,  puis   prairie  artificielle.  Il  y   a   environ] 
230  hectares  de  blé,  autant  d'avoine  et  une  soixan-J 
taine  d'hectares  de  maïs.  Les  céréales  sont    cul- 
tivées partie  en  régie,  partie  en  colonage  au  tiers'j 
ou  à  la  moitié,  suivant  la  fertilité  du  sol.  Le  lacj 
Régille  est  déjà  partiellement  drainé  :  ici,  comme 
à  Bocca  di  Leone,  on  rencontre  des  sources  verti-1 
cales  qui  compliquent  l'opération,  mais  le  terrain] 
est  frais  et  l'abondance  des  eaux  permettra  d'or- 
ganiser l'irrigation  sur  une  partie  du  domaine. 

Le  bétail  est  donc  appelé  à  jouer  un  rôle  impor-j 


L\  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSUVE       243 

tant  dans  l'exploitation.  Actuellement,  il  y  a  150 
vaches  suisses  et  hollandaises  et  une  cinquan- 
taine de  jeunes  bctes,  logées  dans  une  vacherie 
neuve,  très  aérée,  dont  la  construction  légère  est 
bien  en  rapport  avec  le  climat  du  pays.  La  paille 
très  abondante  permet  de  fumer  copieusement  les 
terres  à  céréales.  Outre  les  chevaux  de  service  et 
les  bœufs  de  travail,  il  y  a  encore  120  vaches  de 
race  romaine  qui  vivent  au  pâturage  nuit  et  jour 
en  toute  saison.  Les  vaches  suisses  et  hollandaises 
ne  sortent  que  pendant  le  jour  et  sont  nour- 
ries fortement  à  l'étable.  Au  moment  de  ma  visite 
80  vaches  en  lactation  fournissaient  750  litres  de 
lait  vendu  à  un  laitier  en  gros  de  Rome  qui  le  fait 
prendre  à  la  ferme  deux  fois  par  jour.  Rappelons 
que  Pantanoest  à  20  kilomètres  de  la  ville  et  qu'il 
n'y  a  ni  chemin  de  fer,  ni  tramway;  deux  hommes 
et  douze  chevaux  sont  employés  au  transport  du 
lait.  Le  fermier  n'a  donc  pas  à  se  déranger,  mais 
il  est  un  peu  à  la  merci  du  laitier,  et  il  est  impos- 
sible à  un  client  de  Rome  de  se  fournir  directe- 
ment au  producteur.  On  songe  bien,  paraît-il,  à 
organiser  une  coopérative  de  vente,  mais  certaines 
personnes  bien  informées  doutent  qu'on  réussisse. 
Le  lait  des  vaches  en  stabulation  est  payé,  pris 
sur  place,  19  centimes  en  été  et  23  centimes  en 
hiver;  celui  des  vaches  romaines,  moins  abondant 
mais  plus  riche  en  matières  grasses,  est  payé  de 
22  à  33  centimes  ;  le  laitier  fait  des  coupages.  Ces 
prix  sont  très  avantageux;  ils  indiquent  bien  dans 
quel  sens  il  faut  présentement  orienter  l'exploita- 
tion du  bétail  dans  la  Campagne  do  Rome. 
Les  fermiers  de  Pantano  n'ont  pas  amené  d'où- 


244  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

vriers  lombards.  Ils  estiment  que  les  gens  du  pays 
travaillent  suffisamment  bien  et  sont  peut-êtro 
plus  souples  et  plus  respectueux.  Une  soixan- 
taine de  salariés  permanents  sont  logés  dans 
des  maisons  et  reçoivent  un  jardin  s'ils  le  dési- 
rent. Ils  le  désirent  rarement  et  faiblement:  les 
jardins  que  je  vois  sont  ^incultes  et  mal  tenus: 
insouciance  de  la  race.  A  proximité  de  la  ferme 
on  trouve  im  village  de  54  cabanes  oiî  vivent  en- 
viron SOO  personnes.  Ce  sont  des  émigrants  qui 
descendent  de  la  montagne  en  octobre  et  y  remon- 
tent après  la  moisson.  Ils  cultivent  des  céréales 
en  colonage  et  travaillent  aussi  comme  journa- 
liers. Il  sont  embrigadés  par  des  caporaux.  Les 
Gibelli  ont  voulu  supprimer  ceux-ci.  mais  ont  dû 
y  revenir,  car  il  ne  trouvaient  plus  d'ouvriers.  Une 
ferme  de  l'importance  de  Pantano,  isolée  moins 
encore  par  les  distances  que  par  l'absence  ou  le 
mauvais  état  des  chemins,  doit  se  suffire  à  elle- 
même:  aussi  y  trouvons-nous  un  forgeron,  un 
charron,  un  sellier,  etc.  La  population  du  domaine 
se  procure  des  denrées  alimentaires  à  la  dispensa 
qui  est  exploitée  en  régie  par  les  fermiers  pour 
éviter  les  abus  ;  mais,  au  dire  des  ouvriers,  on 
ne  serait  pas  encore  parvenu  à  les  extirper  com- 
plètement. 

Lorsque  les  Gibelli  sont  venus  s'installer  avec 
leur  famille  sur  la  ferme  de  Pantano,  ils  ont 
passé  pour  fous  aux  yeux  des  gens  du  voisinage. 
On  leur  prédisait  l'ennui  certain  et  la  mort  pro- 
bable à  brève  échance.  Or,  depuis  six  ans  qu'ils 
sont  là,  ils  n'ont  jamais  été  malades  de  la  fiè- 
vre. Il   est  vrai  que  Pantano,  jadis  un  des  en- 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       24o 

droits  les  plus  malariques  du  pays,  ne  l'est  plus 
guère  grâce  à  l'assainissement  et  au  traitement 
préventif  par  la  quinine'.  Parfois  quelques  ouvriers 
sont  atteints,  ordinairement  après  des  libations 
excessives.  Quant  à  Tennui,  les  hommes  ont  trop 
à  faire  pour  l'éprouver,  et  les  femmes  habituées  à 
vivre  à  la  campagne  savent  se  suffire  à  elles-mêmes. 
Une  jeune  fille  consacre  plusieurs  heures  chaque 
jour  à  faire  la  classe  aux  enfants  ;  aussi  la  tâche  des 
instituteurs  qui  viennent  le  dimanche  à  Pantano 
est-elle  très  facilitée-.  On  a  aussi  organisé  une 
école  du  soir,  dotée  d'une  bibliothèque  par  un 
généreux  donateur  qui,  par  malheur,  ne  semble 
pas  en  avoir  choisi  très  judicieusement  les  vo- 
lumes :  la  Divine  Comédie,  la  Jérusalem  délivrée, 
des  ouvrages  de  Tolstoï  et  de  philosophes  alle- 
mands !  ^ 

Ce  qui  fait  la  supériorité  et  le  succès  des  Lom- 
bards apparaît  ici  clairement  :  c'est  l'aptitude  à 
la  vie  rurale  et  à  l^ isolement  sur  une  ferme.  Cela 
leur  permet  d'utiliser  pleinement  leur  intelli- 
gence et  leurs  connaissances  techniques  ;  ils  ne 
craignent  pas  de  se  lancer  dans  une  entreprise 
nouvelle,  car  ils  la  dirigent  eux-mêmes,  en  sui- 
vent tous  les  détails  et  en  restent  maîtres.  Tandis 


1.  Dans  le  contrat  intervenu  entre  la  commune  de  Monte  Com- 
^latri  et  ?on  médecin  Pantano  est  exclu  du  service  de  ce  dernier 
parce  que  c'est  un  endroit  éloigné  et  malarique  !  A  force  d'in- 
stances, le  médecin  consent  cependant  à  venir,  mais  il  faut  lui 
envoyer  un  cheval  la  veille  et  le  reconduire.  En  été,  on  a  heu- 
reusement à  Torre  Nuova  une  station  de  la  Croix-Rouge  dont  le 
médecin  vient  tous  les  deux  jours. 

2.  Pour  l'école  du  dimanche,  les  fermiers  ont  construit  une 
grande  hutte  à  proximité  du  village  de  cabanes. 


246  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

que  le  fermier  romain  cherche  le  mode  d'exploi- 
tation qui  exige  le  moins  de  surveillance  de  sa 
part,  ils  recherchent,  au  contraire,  le  mode  d'ex- 
ploitation qui  donne  le  plus  de  bénéfices  ;  peu 
importe  si  l'œil  du  maître  est  nécessaire  :  ils  sont 
là  pour  veiller  à  tout. 

Il  est  quelquefois  impossible  au  fermier  de  ré- 
sider sur  sa  ferme  faute  de  maison.  C'est  le  cas 
du  domaine  de  la  Sega,  situé  dans  les  Marais 
Pontins,  à  13  kilomètres  au  Nord  de  Terracine. 
C'est  une  propriété  de  350  hectares  appartenant 
à  la  commune.  Ln  Piémontais,  M.  Carlo  Rossi, 
ayant  fréquenté  l'école  d'agriculture  de  Pérouse. 
entreprit  un  voyage  d'études  dans  la  région  ro- 
maine et  eut  l'idée  d'y  prendre  une  ferme.  L'oc- 
casion qui  s'offrait  ici  lui  parut  bonne  ou  du 
moins  susceptible  de  le  devenir  :  il  signa  un  bail 
de  douze  ans.  Les  dépenses  d'amélioration  doi- 
vent être  approuvées  par  la  commune,  ce  qui  né- 
cessite des  négociations  et  une  certaine  diploma- 
tie, mais  elles  seront  remboursées  en  fin  de  bail. 
Lorsque  M.  Rossi  entra  en  jouissance,  en  novem- 
bre 1907,  il  trouva  pour  tout  bâtiment  une  mau- 
vaise hutte  de  branchages  ;  force  lui  fut  donc  de 
se  loger  à  ïerracine,  mais  cela  encore  est  un 
problème  assez  compliqué,  car  les  appartements 
sont  rares  et  peu  confortables  :  en  mars  1909,  il 
était  encore  campé  mais  non  installé'.  Il  va  tous 


1.  Le  médecin  cominunal,  piémontais  lui  aussi,  est  depuis  six 
ans  logé  provisoirement  à  l'Iiôtel  avec  sa  famille  :  il  a  dû  aména- 
ger à  ses  frais  une  cuisine  et  des  water-closets.  On  voit  les  diflB- 
cultés  tout  à  fait  inattendues  qu'on  rencontre  dans  ces  pays  do 
vie  ralentie.  Sur  la  place  de  Terracine  se  dresse  une  grande  mai- 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       247 

les  jours  sur  sa  ferme  où  il  a  construit  une  con- 
fortable cabane  en  planches  qui  lui  sert  de  bu- 
reau et  où  couche  son  régisseur;  à  Fentour  il  a 
planté  des  arbustes  et  dessiné  un  petit  jardin 
d'agrément.  On  reconnaît  là  le  vrai  rural  :  jamais 
un  mercante  di  campagna  n'aurait  eu  cette  pen- 
sée. 11  a  aussi  construit  une  maison  renfermant 
trois  logements  pour  ses  ouvriers,  et  des  cabanes 
pour  les  animaux.  Dans  l'immense  plaine  des 
Marais  Pontins  on  a  bien  plus  encore  que  dans 
l'Agro  romano  la  sensation  de  la  solitude.  La 
Sega  en  est  encore  à  la  période  du  défrichement  ; 
tous  les  champs  labourés  ont  été  semés  en  céréa- 
les. La  rotation  sera  quadriennale  :  froment, 
avoine,  et  prairie  artificielle  pour  fourrage  puis 
pour  graine.  Lorsqu'on  aura  des  fourrages,  on 
entretiendra  du  bétail  d'élevage  et  d'engrais, 
mais,  pour  le  moment,  il  n'y  a  que  des  bœufs  de 
travail.  Les  terrains  non  défrichés  sont  sous-loués 
à  un  pasteur  de  Filettino  qui  possède  des  che- 
vaux et  des  brebis.  M.  Rossi  a  un  ouvrier  lom- 
bard et  un  régisseur  ombrien  ;  les  autres  salariés 
sont  venus  des  environs.  Les  journaliers  sont  re- 
crutés àïerracine  directement  par  le  patron  qui, 
après  deux  mois  d'expérience,  a  remercié  son 
caporal  qui  exploitait  les  ouvriers. 

Tandis  que  les  ouvriers  piémontais  et  lombards 
cherchent  du  travail  à  l'étranger,  et  émigrent 
temporairement  en  France,  en  Suisse  et  en  Aile- 


son  inachevée  depuis  vingt-cinq  ans,  et  il  y  a  pénurie  de  loge- 
ments !  Terracine  pourrait  être  une  station  hivernale  charmante 
s'il  y  avait  un  hôtel  confortable. 


248  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

magne,  où  ils  trouvent  des  capitalistes  et  des  in- 
dustriels qui  ont  besoin  de  bras  et  qui  les  font 
travailler,  leurs  compatriotes  des  classes  aisées 
cherchent  un  emploi  productif  à  leurs  capitaux 
dans  les  entreprises  agricoles  de  la  province  de 
Rome  et  fournissent  des  chefs  à  la  colonisation 
de  cette  région.  L'expansion  de  la  race  lombarde 
se  fait  donc  dans  des  directions  ditïérentes,  sui- 
vant qu'elle  cherche  des  débouchés  à  sa  main- 
d'œuvre,  ou  à  ses  capitaux  et  à  ses  aptitudes  pa- 
tronales. 

C'est  ainsi  que  peu  à  peu,  grâce  aux  capitaux 
fournis  par  les  régions  industrielles  et  commer- 
çantes du  Nord  et  grâce  à  l'initiative  des  Italiens 
de  la  plaine  du  Pô,  la  Campagne  romaine  sera 
mise  en  valeur.  Ce  qui  paraissait  un  rêve  irréali- 
sable aux  Romains  devient  une  réalité  par  l'œuvre 
des  fermiers  de  la  Haute-Italie.  Grâce  à  leur  for- 
mation agricole,  à  leur  aptitude  à  la  vie  rurale, 
à  l'esprit  d'entreprise  qu'ils  doivent  à  leur  milieu 
d'origine,  ils  n'hésitent  pas  à  venir  coloniser  les 
solitudes  de  l'Agro  romano  et,  en  prenant  leur 
large  part  des  risques  financiers,  ils  réussissent  à 
entraîner  les  propriétaires  romains  ou  au  moins 
certains  d'entre  eux  qui  consentent  à  contribuer 
à  la  transformation  de  leurs  domaines. 

Nous  avons  vu  que  les  nouvelles  fermes  sem- 
blent avoir  tendance  à  se  spécialiser  dans  la  pro- 
duction maraîchère  et  la  production  laitière.  Cette 
orientation  de  l'exploitation  ne  soufl're  pas  dis- 
cussion actuellement,  étant  donné  le  petit  nom- 
bre des  domaines  en  culture  intensive.  Mais  on 
peut  se   demander  si  la   transformation  de  tout 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       249 

l'Agro  romano  peut  se  faire  sur  cette  base.  La 
question  parait  oiseuse  ;  car,  avant  que  la  Cam- 
pagne romaine  soit  mise  en  valeur,  bien  des  fac- 
teurs inconnus  peuvent  modifier  la  situation 
économique  et  obliger  les  cultivateurs  à  chercher 
une  autre  voie.  Les  prévisions  d'aujourd'hui  ont 
donc  les  plus  grandes  chances  de  se  trouver  faus- 
ses dans  dix  ans  '. 

On  objecte  que  la  culture  maraîchère  ne  peut 
pas  prendre  un  plus  grand  développement  à 
Rome  à  cause  de  la  concurrence  des  jardiniers 
napolitains  favorisés  par  un  climat  plus  chaud. 
C'est  possible,  mais  il  n'est  pas  dit  que  les  jar- 
dins de  Naples  suffisent  toujours  à  alimenter  Na- 
ples  et  Rome;  certains  légumes  peuvent  être 
obtenus  plus  avantageusement  à  Naples  ;  d'autres, 
au  contraire,  le  seront  à  Rome. 

La  production  du  lait  peut  aussi  un  jour  dé- 
passer les  besoins  de  la  consommation.  Mais  rien 
ne  s'oppose  à  ce  qu'on  fasse  du  beurre,  du  fro- 
mage ou  qu'on  se  livre  à  l'élevage  ou  à  l'engrais- 
sement. D'ailleurs,  lorsque  toute  la  Campagne 
romaine  sera  en  culture  intensive,  elle  sera  si 
différente  de  ce  qu'elle  est  actuellement  qu'il  est 
difficile  de  prévoir  de  quelle  façon  devra  s'orga- 
niser l'agriculture.  Une  chose  est  certaine,  c'est 
qu'elle  sera  habitée  par  une  population  plus  nom- 

1.  En  1883,  C.  Desideri,  directeur  de  l'Ecole  pratique  d'agri- 
culture de  la  province  de  Rome,  pronostiquait  que  l'entretien 
des  brebis  et  la  fabrication  du  fromage  étaient  destinés  à  ne  plus 
être  d'un  l)on  rapport  (Bonificamento  açfrario  délia  Cavtpagna  ro- 
inana,  p.  70),  mais  il  ne  prévoyait  pas  la  reprise  des  cours  sur 
les  laines,  ni  l'émigration  italienne  en  Argentine  qui  devait  faire 
monter  le  prix  du  pecorino. 


230  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

breuse  et  plus  riche  et  que,  par  conséquent,  la 
consommation  locale  sera  plus  considérable. 

Les  effets  de  la  colonisation.  —  Nous  venons 
lie  voir  par  qui  et  comment  s'opère  la  transfor- 
mation de  l'Agro  romano.  Il  nous  faut  mainte- 
nant passer  en  revue  les  effets  sociaux  de  la  co- 
lonisation. 

Tout  d'abord,  le  lieu  est  radicalement  trans- 
formé :  les  eaux  sont  disciplinées  et  la  steppe  fait 
place  aux  cultures  variées.  La  conséquence  im- 
médiate" de  cette  transformation  est  un  change- 
ment dans  les  conditions  hygiéniques  du  pays  : 
la  malaria  tend  à  disparaître. 

Les  modiiications  apportées  au  travail  sont  pro- 
fondes et  durables  :  l'art  pastoral  est  remplacé 
par  la  culture  intensive.  Celle-ci,  il  est  vrai,  a 
pour  but  principal  l'entretien  du  bétail,  mais  ce 
bétail  n'est  pas  le  même  :  la  vache  remplace  la 
brebis  et  les  moyens  mis  en  œuvre  pour  son  ex- 
ploitation diffèrent  totalement  de  ceux  qui  sont  en 
usage  chez  les  pasteurs  transhumants.  Non  seu- 
lement le  mode  de  travail  est  changé  et  son  objet 
modifié,  mais  Voutillage  est  devenu  plus  compli- 
qué et  plus  coûteux  et  son  emploi  exige  des  apti- 
tudes que  les  anciens  guitti  ne  possèdent  pas 
toujours ^  Quant  à  V atelier,  il  n'a  pas  subi  de 
modification  quoiqu'on  puisse  entrevoir  une  ten- 
dance à  en  réduire  l'étendue.  En  fait,  comme  une 

1.  Un  propriétaire  me  racontait  qu'il  avait  acheté  une  charrue 
Sack,  mais  que  ses  ouvriers  étaient  incapables  de  s'en  servir  et 
qu'il  n'avait  pas  pu  le  leur  apprendre;  ils  s'obstinent  à  employer 
cette  charrue  perfectionnée  comme  leur  ancien   araire  virgilien. 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       251 

partie  du  sol  ne  peut  être  mise  en  culture  et  reste 
en  pâturage  loué  à  des  pasteurs,  les  exploitations 
sont  moins  grandes  que  les  domaines.  L'incon- 
vénient d'une  étendue  trop  considérable  est  de 
rendre  plus  difficiles  la  direction  et  la  surveillance 
du  patron,  qui  sont  d'autant  plus  nécessaires  que 
le  personnel  est  moins  bien  dressé.  Les  ouvriers 
actuels  se  recrutent,  comme  jadis,  parmi  les 
montagnards  habitués  à  une  culture  routinière  et 
peu  soignée.  Leurs  capacités  professionnelles  sont 
donc  nulles  ;  ce  sont  de  simples  manœuvres  qui 
ne  peuvent  satisfaire  aux  exigences  de  la  culture 
intensive  qu'à  la  condition  d'être  encadrés  ;  c'est 
pourquoi  certains  fermiers  jugent  bon  d'importer 
du  dehors  des  chefs  de  service  afin  d'assurer  la 
bonne  exécution  des  opérations  qui  deviennent 
plus  compliquées  et  plus  variées.  En  somme,  le 
travail  se  fait  toujours  en  grand  atelier,  mais  il 
est  plus  intense,  plus  difficile,  exige  une  main- 
d'œuvre  plus  nombreuse  et  une  direction  plus 
habile. 

La  /^ro/j/'z'é-VÉf  n'est  jusqu'ici  modifiée  en  rien  par 
l'introduction  de  la  culture  intensive  qui  est  par- 
faitement compatible  avec  la  grande  propriété  '. 
On  peut  cependant  constater  une  légère  modifica- 
tion dans  le  mode  de  possession  du  sol  :  le  fermage 
actuel  implique  au  profit  du  fermier  une  appro- 
priation temporaire  plus  complète  et  des  baux 
de    plus    longue   durée.   C'est  une    conséquance 


1.  11  ne  faut  pas  confondre  grande  propriété  et  latifundium. 
Nous  avons  défini  le  latifundium  :  très  grande  propriété  à  exploi- 
tation extensive. 


232  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

nécessaire  du  travail  intensif.  Dans  la  composi- 
tions des  biens  les  bâtiments  et  les  plantations  ont 
une  importance  relative  plus  grande.  Cependant 
il  ne  faut  pas  oublier  que  nous  sommes  encore  au 
début  de  la  mise  en  culture  de  TAgro  romano  et 
que,  en  s'étendant  et  s'intensifiant,  cette  trans- 
formation peut  exercer  sur  la  constitution  de  la 
propriété  des  effets  variables- suivant  les  régions 
€t  qu'il  n'est  pas  possible  de  prévoir  exactement. 

La  culture  intensive  a  sur  le  5«/aire  une  influence 
heureuse  en  ce  sens  que,  le  personnel  permanent 
des  exploitations  étant  plus  nombreux,  le  salaire 
devient  plus  stable.  Si  sa  valeur  nominale  n'est  pas 
accrue,  son  pouvoir  effectif  est  augmenté,  car  il 
n'est  plus,  en  général,  réduit  par  les  retenues  des 
caporaux.  Les  moyens  d'existence  de  la  popula- 
tion ouvrière  sont  donc  plus  nombreux  et  plus 
réguliers. 

La  condition  de  la  famille  ouvrière  est  aussi 
notablement  améliorée.  En  permettant  le  peuple- 
ment définitif  de  l'Agro  romano,  la  culture  inten- 
sive réduit  et  tend  à  supprimer  cette  émigration 
temporaire  de  longue  durée  qui  sépare  les  enfants 
encore  jeunes  de  leurs  parents,  et  retient  le  père 
lui-même  loin  de  sa  famille  pendant  des  mois 
entiers.  Les  facteurs  de  désorganisation  de  la  fa- 
mille que  nous  avons  signalés  sont  donc  ici  sup- 
primés ou  atténués.  La  famille  peut  rester  unie, 
car  elle  trouve  son  travail  sur  place  et  l'éducation 
des  enfants  en  bénéficie,  d'autant  plus  que  la  ré- 
sidence stable  permet  la  fréqiientation  des  écoles. 

Il  est  évident  que  le  mode  d'existence  se  ressent 
très  directement  de  la  culture  intensive.  Les  res- 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       253 

sources  régulières  permettent  une  alimentation 
meilleure  et  plus  abondante,  surtout  si  on  cultive 
un  jardin.  L'habitation  fournie  par  le  fermier 
est  très  supérieure  non  seulement  aux  huttes  de 
branchages,  mais  aussi  aux  sordides  maisons  de 
la  montagne.  Grâce  à  l'action  combinée  des  pou- 
voirs publics  et  des  patrons,  l'hygiène  s'améliore 
et  est  en  voie  de  devenir  satisfaisante. 

La  sécurité  des  moyens  d'existence  permet  de 
traverser  plus  facilement  les  phases  de  l'existence. 
Certaines  perturbations,  normales  autrefois,  telles 
que  maladies  et  chômages,  tendent  à  devenir  ex- 
ceptionnelles. 

La  situation  de  la  population  ouvrière  est  donc 
sensiblement  améliorée.  Il  ne  faut  pas  hésiter  à 
attribuer  cette  amélioration  au  patronage  des  fer- 
miers-agriculteurs. Par  une  direction  prévoyante 
du  travail,  ils  assurent  à  leurs  ouvriers  des 
moyens  d'existence  suffisants  et  stables  et  ainsi 
les  font  jouir  indirectement  des  avantages  de  la 
propriété  et  leur  permettent  de  surmonter  les 
crises  de  l'existence.  Ces  fermiers  sont  certaine- 
ment moins  chnritables  en  apparence  que  bien 
des  propriétaires  romains,  mais  leur  action  sociale 
a  une  efficacité  autrement  grande  pour  l'amélio- 
ration du  sort  de  leurs  semblables.  Ils  jouent  bien 
ici  le  rôle  de  grands  patrons  que  leur  abandon- 
nent les  propriétaires  :  à  l'anarchie  qui  caracté- 
rise l'Agro  romano  ils  font  succéder  l'ordre  et 
l'organisation.  Leur  intelligence  directrice  coor- 
donne les  forces  éparses  ou  antagonistes,  et  l'ou- 
tillage fourni  par  leurs  capitaux  donne  à  ces 
forces   le  maximum   d'effet  utile.  Au  gaspillage 


234  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

des  richesses  naturelles  succède  une  utilisation 
rationnelle  et  complète  du  sol.  Une  société  orga- 
nique, productrice  et  prospère  tend  à  succéder  à 
une  société  anarchique,  où  le  travail  avait  un 
rendement  faible  et  où  la  misère  était  l'état  nor- 
mal. L'Italie  du  Nord  a  fourni  à  la  province  de 
Rome  les  chefs  qui  lui  manquaient. 

Les  patrons  ruraux  n'ont  pas  actuellement  d'in- 
fluence directe  sur  la  marche  des  services  publics. 
Cependant  on  peut  constater  qu'ils  favorisent  le 
développement  de  l'instruction  et  le  fonctionne- 
ment des  écoles  et  du  service  sanitaire.  Leur  ac- 
tion est  surtout  indirecte  :  en  augmentant  la  ri- 
chesse publique,  ils  accroissent  les  ressources 
budgétaires  de  l'Etat  et  de  la  Commune  ;  en  pro- 
voquant le  peuplement  de  la  Campagne  romaine, 
ils  rendent  le  besoin  des  services  publics  plus  sen- 
sible. 

Enfin,  par-dessus  tout,  ils  exercent  une  influence 
éducatrice  qui  peut  avoir  pour  l'avenir  des  répercus- 
sions lointaines.  Aux  classes  dirigeantes  romaines 
ils  donnent  l'exemple  du  travail  et  de  l'esprit  d'en- 
treprise ;  à  la  population  ouvrière  ils  off"rent 
l'exemple  d'un  type  de  patron  inconnu  ici  jus- 
qu'alors, énergique,  travailleur,  qui  s'intéresse 
efficacement  à  ses  ouvriers,  respecte  leur  dignité 
d'hommes  et  cherche  à  favoriser  leur  perfection- 
nement professionnel  et  moral.  Nul  doute  que 
les  aptitudes  et  la  capacité  des  paysans  de  l'Agro 
romano  n'augmentent  progressivement  sous  l'in- 
fluence de  leurs  nouveaux  patrons. 

La  colonisation  et  les  usages  publics.  —  C'est 


LA  BONIFICATION  ET  LA  CULTURE  INTENSIVE       2o.^ 

donc  aux  débuts  d'une  véritable  colonisation  qu'on 
assiste  actuellement  dans  la  Campagne  romaine. 
C'est  une  colonisation  en  territoire  vacant  par  deux 
races  différentes  et  subordonnées  l'une  à  l'autre. 
La  classe  supérieure  et  dirigeante  est  fournie,  en 
général,  par  l'Italie  du  Nord  ;  la  population  ou- 
vrière et  dirigée  provient  des  montagnes  de  la 
Sabine  et  des  Abruzzes.  La  première  est  plus  dé- 
gagée que  la  seconde  de  la  formation  communau- 
taire ;  elle  a  subi  rinfluence  du  commerce  et  de 
l'industrie  et  a  été  en  contact  avec  l'étranger.  Elle 
possède  l'esprit  d'entreprise  et  l'aptitude  aux 
affaires.  Elle  peut  donc  fournir  aux  montagnards 
du  midi,  sobres,  travailleurs  et  dociles,  les  chefs 
qui  leur  manquent. 

Quand  je  parle  de  territoire  vacant,  c'est  plus 
exactement  territoire  Jion  peuplé  qu'il  faudrait 
dire,  car  l'Agro  romano  est  très  nettement  et 
complètement  approprié,  et  cette  appropriation 
n'est,  en  fait,  contestée  par  personne.  Ceci  même 
est  un  avantage  pour  le  colonisateur  qui  ne  trouve 
devant  lui  que  le  propriétaire  ayant  sur  le  sol 
des  droits  bien  affirmés  et  bien  définis  ;  lorsqu'il 
est  d'accord  avec  lui,  il  peut  ensuite  organiser 
son  exploitation  à  sa  guise  en  toute  liberté  sans 
être  gêné  par  le  voisinage  ni  par  les  usages  locaux. 
Il  taille  en  plein  drap.  Il  règle  la  quantité 
de  main-d'œuvre  d'après  ses  besoins  et  choisit 
librement  ses  ouvriers.  Toute  une  série  de  diffi- 
cultés ayjinl  ordinairement  pour  cause  la  présence 
de  la  population  locale  se  trouvent  écartées, 

11  n'en  est  pas  ainsi  dans  toute  la  province  de 
Rome.   Nous  savons  que,    dans  le  Viterbois,  le 


2o6  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

pays  est  parsemé  de  villages  peuplés.  Nous  sa- 
vons aussi  que  les  habitants  y  vivent  en  grande 
partie  des  usages  publics  grevant  les  terres  des 
grands  domaines.  L'incertitude  et  le  démembre- 
ment du  droit  de  propriété  qui  en  sont  une  consé- 
quence paraissent  poser  un  obstacle  très  sérieux, 
sinon  insurmontable,  à  la  colonisation  par  des 
agriculteurs  étrangers.  Comme  je  demandais  à 
un  fermier  lombard  de  la  Campagne  romaine  s'il 
existait  des  usi  civici  sur  son  domaine  :  «  Heureu- 
sement non,  me  répondit-il  ;  s'il  y  en  avait  eu, 
je  ne  l'aurais  pas  affermé,  car  avec  les  usi  civici 
on  n'est  pas  maître  chez  soi  et  il  n'y  a  pas  de  cul- 
ture possible.  »  On  comprend  très  bien  que  des 
étrangers  n'aillent  pas  au-devant  de  difficultés 
épineuses,  souvent  imprévues,  qu'ils  comprennent 
mal,  car  elles  dérivent  d'un  état  social  qui  n'est 
pas  le  leur,  et  qu'ils  ne  veuillent  pas  entamer 
avec  la  population  des  luttes  qui  ménagent 
d'étranges  surprises  et  qui  tourneraient  souvent 
à  leur  détriment  à  cause  de  leur  inexpérience  du 
pays,  ce  qui  compromettrait  irrémédiablement 
leur  entreprise  agricole. 

La  région  peuplée  de  la  province  de  Rome, 
qui  semble  de  prime  abord  se  trouver  dans  des 
conditions  pins  favorables  que  l'Agro  romano,  est 
donc  en  réalité  dans  une  situation  désavanta- 
geuse, puisque  la  présence  d'une  population  stable 
soulève  un  problème  que  ne  se  soucie  pas  d'abor- 
der l'élément  colonisateur  de  la  Campagne  ro- 
maine. 

La  question  agraire  restera-t-elle  donc  inso- 
luble pour  le  Viterbois  ?  Il  est  bien  probable  que, 


LA  BONIFICATION  Et  LA  CULTURE  INTENSIVE       -257 

dans  celte  région,  la  solution  sera  plus  lente  à 
venir  que  dans  l'Agro  romano,  mais  on  peut  en 
entrevoir  plusieurs.  D'abord,  sur  les  ruines  du 
latifundium  peut  se  constituer  le  domaine  collec- 
tif, qui  restera  tel  ou  évoluera  vers  la  petite  pro- 
priété, mais  qui,  de  toute  manière,  amènera  une 
augmentation  de  la  production.  L'affranchisse- 
ment peut  aussi  libérer  le  latifundium  en  tout  ou 
en  partie  des  usages  publics.  Lorsque  la  question 
du  droit  de  propriété  sera  bien  éclaircie  et  défini- 
tivement tranchée,  la  cause  qui  tient  éloigné 
l'agriculteur  lombard  n'existant  plus,  il  pourra 
venir  transformer  cette  région  et  la  mettre  en 
culture  intensive  par  les  mêmes  procédés  qu'il 
emploie  actuellement  dans  l'Agro  romano.  Cette 
transformation  résoudrait  la  question  agraire  en 
offrant  à  la  population  des  occasions  de  travail  et 
on  lui  procurant  des  moyens  d'existence  suffisants 
par  l'accroissement  de  la  production  agricole. 
Les  paysans  n'auraient  donc  aucun  prétexte  pour 
renouveler  des  revendications  agraires  préalable- 
ment jugées  d'ailleurs.  Propriétaires  et  fermiers 
seraient  alors  autorisés  à  invoquer  la  force  pour 
protéger  un  droit  de  propriété  nécessaire  à  l'exer- 
cice de  la  culture  intensive  :  leur  intérêt  privé 
serait  désormais  d'accord  avec  l'intérêt  social. 
Enfin  il  n'est  même  pas  besoin  de  supposer  l'im- 
migration lombarde  pour  opérer  la  mise  en  va- 
leur du  Viterbois.  On  peut  espérer  que  l'exemple 
des  Italiens  du  Nord  portera  ses  fruits  et  que  les 
futures  générations  romaines  effectueront  leur 
retour  à  la  terre.  Les  latifimdistes  peuvent  par- 
faitement, dans  un  avenir  plus  ou  moins  proche, 
Roux.  17 


2o8  LA  QUESTION  AGRAIRE  EX  ITALIE 

entreprendre  directement  ou  indirectement  la 
transformation  de  leurs  terres  et  faire,  avec  des 
moyens  appropriés  aux  conditions  locales,  ce  que 
font  aujourd'hui  les  agriculteurs  étrangers  dans 
la  Campagne  romaine. 

Toutefois,  dans  les  circonstances  présentes, 
étant  donné  les  difiBcultés  spéciales  que  présente 
l'établissement  en  territoire  peuplé  des  fermiers 
cisalpins  dans  la  province  de  Rome,  on  peut  con- 
sidérer que  le  territoire  colonisable  se  réduit  à 
l'Agro  romano  et  aux  Marais  Pontins. 

En  résumé,  la  bonification  qui  se  heurtait  jadis 
à  un  préjugé,  à  de  mauvaises  conditions  hygiéni- 
ques, au  manque  de  capitaux  et  de  patrons  paraît 
aujourd'hui  en  bonne  voie.  Grâce  à  l'intervention 
des  pouvoirs  publics  et  au  concours  des  initiatives 
privées,  la  malaria  est  victorieusement  combattue 
et  lorsque  des  patrons  capables  surviennent,  des 
capitaux  suffisants  se  trouvent  soit  avec  l'aide  de 
l'Etat,  soit  à  Rome  même,  soit  dans  l'Italie  sep- 
tentrionale et,  du  même  coup,  le  préjugé  que 
l'intérêt  économique  des  propriétaires  exige  le 
maintien  de  l'ancien  système  d'exploitation  dis- 
parait devant  le  succès  des  agriculteurs  lombards. 
Ce  qui  manquait  surtout  à  l'agriculture  de  la  pro- 
vince de  Rome,  c'étaient  des  chefs  ;  ces  chefs  se 
sont  trouvés,  mais  ils  viennent  d'un  autre  pays  et 
appartiennent  à  une  formation  sociale  différente. 


CHAPITRE  M 


LA  SOLUTION  DE  LA  QUESTION  AGRAIRE 


Après  avoir  constat»'  que  la  question  agraire  se 
pose  dans  la  province  de  Rome  depuis  près  de 
2o00  ans.  nous  avons  recherché  les  causes  de  la 
crise  actuelle.  Cette  crisf  est  due  à  un  manque 
d'équilibre  entre  les  besoins  de  la  population  et 
les  moyens  d'existence  qui  lui  sont  offerts  par 
l'agriculture,  à  une  insuffisance  de  la  production 
agricole  provenant  de  mauvaises  méthodes  de 
travail.  Nous  avons  pu  considérer  le  latifundium 
à  exploitation  extensive  comme  la  cause  appa- 
rente et  immédiate  de  cette  crise  parce  qu'il  est 
un  obstacle  aux  transformations  indispensables 
pour  mettre  l'organisation  du  travail  et  de  la  pro- 
priété en  harmonie  avec  les  nécessités  actuelles. 
Cette  crise  se  trouve  aggravée  par  l'état  social  qui 
se  présente  à  l'observateur  dans  une  période  de 
transition  et  par  la  formation  sociale  originaire  de 
la  race  qui  lui  rend  difficile  l'adaptation  à  la  vie 
moderne. 

Nous  assistons,  en  effet,  dans  les  environs  de 
Rome  à  la  lutte  entre  la  propriété  collective  basée 
sur  le  travail  extensif  des  âges  passés  et  la  pro- 


â60  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

priétc  privée  rendue  nécessaire  par  le  travail  in- 
tensif qui  s'impose  pour  l'avenir.  Des  conflits 
surgissent  entre  propriétaires  et  paysans  parce  que 
les  uns  et  les  autres  ne  suivent  pas  l'évolution 
sociale  du  même  pas  et  ne  s'y  adaptent  qu'impar- 
faitement. Les  premiers  subissent  plus  aisément 
et  plus  rapidement  les  influences  étrangères  el 
tendent  à  adopter  l'organisation  privée  de  la  pro- 
priété mais  dans  ses  apparences  plutôt  que  dans 
ses  réalités.  Ils  oublient  que  la  propriété  privée 
est  conditionnée  par  l'exploitation  intensive  du 
sol,  qui  seule  en  justifie  l'appropriation  exclusive. 
Ils  se  réclament  d'un  droit,  mais  sans  assumer 
complètement  les  devoirs  qui  en  sont  corrélatifs. 
Ils  trouvent  d'ailleurs  un  obstacle  à  la  culture  in- 
tensive dans  l'attitude  des  paysans  qui,  plus  fer- 
més aux  influences  du  dehors,  plus  traditionnels 
et  peut-être  plus  routiniers,  entendent  maintenir 
les  anciennes  méthodes  de  travail  et,  par  réaction 
contre  les  prétentions  des  propriétaires,  tendent  à 
accentuer  la  forme  de  propriété  collective.  Ils  s'y 
cramponnent  désespérément  parce  que,  de  même 
que  les  latifundistes  se  montrent  incapables  de 
prendre  énergiquement  et  efficacement  l'initiative 
'et  la  direction  des  transformations  agricoles,  ils 
sont,  eux,  incapables  d'abandonner  leurs  vieilles 
habitudes  et  de  se  plier  à  un  mode  de  travail  in- 
tense et  progressiste.  Celle  inaptitude  à  l'adaptation 
est  la  conséquence  de  la  formation  communau- 
taire qui  étouffe  les  énergies  individuelles  et  in- 
cline à  la  médiocrité  insouciante  ;  elle  a  pour  ré- 
sultat un  malaise  qui  se  manifeste  par  des  troubles 
et  des  désordres. 


LA  SOLUTION  DE  LA  QUESTION  AGRAIRE      '      261 

Cependant  force  est  bien  de  sortir  de  la  situation- 
actuelle  qui  amène  des  souffrances  et  qui,  en  se 
prolongeant,  ne  fait  que  s'aggraver.  Il  faut  que 
les  méthodes  de  travail  s'intensifient  et  que  l'or- 
ganisation de  la  propriété  subisse  les  modifica- 
tions correspondantes.  Pour  cela,  il  faut  que  le 
type  social  se  transforme.  Cette  transformation 
inéluctable  ne  saurait  commencer  par  la  masse 
qui,  en  raison  même  de  ses  origines  communau-^ 
taires,  est  apathique  et  dépourvue  d'initiative. 
Elle  doit  commencer  par  l'élite,  plus  accessible 
aux  influences  extérieures,  plus  facile  à  mettre  en 
mouvement,  et  qui  seule  peut  entreprendre  et 
faire  aboutir  l'œuvre  de  réforme.  Les  patrons  ru- 
raux ont  l'intelligence  et  la  science  qui  permettent 
de  découvrir  les  causes  du  malaise  actuel  et  de 
discerner  les  remèdes  à  appliquer  et  la  voie  à  suivre 
pour  opérer  l'évolution  nécessaire.  C'est  à  eux 
qu'appartient  la  direction  du  travail  qui  leur 
donne  le  pouvoir  de  réaliser  les  transformations 
agricoles  et  ils  disposent  des  capitaux  qui  les  ren- 
dent possibles.  Détenant  en  fait  les  moyens  d'exis- 
tence de  la  population  ils  possèdent  le  vrai  pou- 
voir social  et  sont  maîtres  de  l'avenir.  Leurs  actes 
ont  des  répercussions  lointaines  dans  le  temps  et 
dans  l'espace  ;  leur  responsabilité  est  immense 
comme  leur  influence,  mais  leur  action  n'est  du- 
rable et  bienfaisante  que  si  elle  s'adapte  aux  né- 
cessités sociales.  Or  l'élite  seule  des  patrons  ru- 
raux a  conscience  du  présent  et  est  capable  de 
préparer  l'avenir. 

C'est  pourquoi  on  peut  prévoir  l'élimination  du 
type  actuel  du  propriétaire  romain  qui   devra  se 


2(12  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

transformer  ou  disparaître.  Si  les  propriétaires  ne 
savent  pas  prendre  l'initiative  de  révolution,  ils 
seront  rendus  responsables  de  la  crise  et  suppri- 
més. Leur  suppression  pourra  être  légale  par  voie 
d'expropriation  au  profit  des  domaines  collectifs, 
ou  révolutionnaire  par  le  soulèvement  des  prolé- 
taires ruraux.  Elle  pourra  résulter  aussi  du  simple 
jeu  des  lois  économiques  par  suite  de  la  concur- 
rence de  patrons  plus  capables  qui,  mieux  adaptés 
aux  conditions  actuelles,  évinceront  progressive- 
ment les  anciens  propriétaires.  La  question  agraire 
trouverait  ainsi  sa  solution  dans  l'initiative  privée, 
tandis  que,  jusqu'à  ce  jour,  les  mesures  violentes 
et  les  interventions  des  pouvoirs  publics  se  sont 
montrées  inefficaces. 

Aussi  croyons-nous  que  c'est  dans  ce  sens  que 
s'orientera  l'évolution  sociale  dans  la  province  de 
Rome.  Nous  avons  déjà  pu  en  noter  les  débuts 
sur  les  domaines  colonisés  par  les  agriculteurs 
lombards.  Ceux-ci,  se  substituant  à  des  patrons 
incapables  ou  insouciants,  transforment  les  mé- 
thodes du  travail,  le  rendent  plus  intensif  et  plus 
productif,  assurent  ainsi  l'existence  matérielle 
d'une  population  toujours  plus  nombreuse  en 
même  temps  qu'ils  font  indirectement  son  éduca- 
tion professionnelle  et  qu'ils  modifient  progressi- 
vement sa  formation  sociale. 

La  question  agraire  se  ramène  ainsi  aune  ques- 
tion de  patronage.  Le  malaise  actuel  est  précisé- 
ment dû  à  ce  que  la  race  locale  n'a  pas  pu  produire 
de  patrons  capables.  Aussi  les  pouvoirs  publics 
ont-ils  cru  devoir  intervenir,  car  leur  intervention 
est   toujours  d'autant  plus  envahissante  que  les 


LA  SOLUTION  DE  LA  QUESTION  AGRAIRE  263 

particuliers  se  montrent  moins  capables,  mais  elle 
ne  saurait  suppléer  à  l'incapacité  de  la  population 
ouvrière  et  le  patronage  de  l'Etat  ne  peut  pas 
remplacer  le  patronage  des  particuliers.  La  preuve 
en  est  que.  dans  aucun  des  domaines  transformés 
que  nous  avons  visités,  les  plans  de  bonification 
n'ont  été  suivis  et  exécutés  intégralement.  Si 
l'agriculteur  est  capable,  le  plan  est  inutile  et  le 
patronage  de  l'Etat  superflu  ;  s'il  est  incapable  et 
insouciant,  les  améliorations  prescrites  ne  sont 
pas  réalisées  et  le  patronage  de  l'Etat  apparaît 
insuffisant  et  inefficace. 

Pai'  contre,  l'action  des  pouvoirs  publics  porte 
tous  ses  effets  lorsqu'elle  s'exerce  dans  le  domaine 
des  services  publics  :  dans  un  pays  assaini,  pourvu 
de  moyens  de  communication,  protégé  contre  les 
épidémies,  les  efforts  des  particuliers  peuvent  se 
développer  avec  le  maximum  d'intensité  et  d'effi- 
cacité. C'est  dans  cette  voie  que  s'est  engagé  au- 
jourd'hui l'Etat  italien  et  les  résultats  déjà  obte- 
nus ne  peuvent  que  l'encourager  à  y  persévérer. 
Chacun  des  organes  du  corps  social  a  sa  fonction 
propre  à  remplir  et  ils  ne  peuvent  pas  se  suppléer 
XxxnWnivQ:  ad  libitum.  Notons  que  l'intervention 
de  l'Etat  s'est  faite  plus  discrète  précisément  de- 
puis l'apparition  de  patrons  étrangers  de  formation 
sociale  supérieure  attirés  dans  la  Campagne  de 
Rome  par  les  bénéfices  plus  considérables  qu'offre 
toujours  l'exploitation  d'un  pays  neuf. 

Sous  la  direction  de  ces  patrons  d'un  type  nou- 
veau la  population  ouvrière  paraît  bien  capable 
de  s'adapter  peu  à  peu  à  la  culture  intensive,  du 
moins  dans  l'Agro  romano,  car  la  preuve  n'en  esf 


S64  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

pas  encore  faite  pour  les  régions  déjà  peuplées  où 
régnent  le  latifundium  et  les  usages  publics,  et 
nous  savons  que  la  colonisation  y  rencontre  des 
difficultés  spéciales.  La  population  rurale  est-elle 
également  capable  de  passer  d'elle-même  à  l'ex- 
ploitation intensive  du  sol?  Il  semble  bien  que 
oui  dans  les  régions  à  cultures  arborescentes 
puisque  la  petite  propriété  y  domine.  Mais  nous 
n'avons  pas  encore  d'exemple  assez  net  de  ce 
passage,  de  cette  adaptation  au  travail  intensif, 
dans  les  autres  régions,  pour  pouvoir  nous  pro- 
noncer. Nous  pensons  toutefois  qu'en  dehors  de 
la  direction  d'un  patron  capable,  cette  évolution 
sera  lente  et  qu'elle  ne  se  fera  qu'appuyée  sur  la 
petite  propriété  privée.  Notre  opinion  est  basée 
sur  les  tendances  qui  se  manifestent  inconsciem- 
ment, mais  assez  nettement  dans  les  universités 
agraires  et  les  domaines  collectifs. 

Nous  voyons  donc  la  solution  de  la  question 
agraire  à  Rome  dans  l'intensification  du  travail, 
dans  l'adaptation  de  la  forme  de  la  propriété  au 
nouveau  mode  de  travail  et  dans  l'évolution  de 
l'état  social,  sous  l'influence  d'une  immigration 
de  patrons  appartenant  à  une  race  supérieure. 

L'étude  du  problème  agraire  dans  la  province 
de  Rome  apporte-t-elle  quelques  enseignements 
d'ordre  général  dont  on  puisse  tirer  profit  dans 
d'autres  pays? 

Il  semble  bien  que  oui.  Ainsi  nous  avons  pu 
constater  nettement  que  la  crise  provient  d'un 
défaut  d'adaptation  aux  conditions  économiques 
etsociales  du  lieu  et  du  temps.  (Vest  parce  que 
les  métbodes  de  travail  ne  sont  plus  en   rapport 


LA  SOLUTION  DE  LA  QUESTION  AGRAIRE  26o 

avec  les  progrès  techniques  de  notre  .époque  et 
avec  la  nécessité  d'une  production  nourricière 
abondante  dansiin  pays  surpeuplé  qu'il  y  a  malaise 
et  souffrances.  C'est  parce  que  le  régime  de  la 
propriété  n'est  pas  adapté  aux  exigences  de  la  cul- 
ture intensive  qu'éclatent  contlits  et  troubles. 
C'est  parce  que  la  formation  sociale  de  la  race  la 
rend  peu  capable  d'adaptation  et  rétive  aux  trans- 
formations rapides  de  l'évolution  moderne  qu'ap- 
paraissent la  désorganisation  et  l'anarchie.  Or  on 
peut  constater  les  mêmes  phénomènes  en  bien  des 
pays  autres  que  l'Italie. 

C'est  donc,  en  dernière  analyse,  l'éducation  so- 
ciale du  peuple  entier  qui  est  à  faire.  Mais  une 
semblable  entreprise  n'est  réalisable  que  si  la 
classe  patronale  est  résolue  à  la  mener  à  bonne 
fin  et  à  remplir  les.  devoirs  que  lui  impose  la  pos- 
session du  sol. 

Le  premier  de  ces  devoirs  c'est  de  donner  au 
travail  agricole  une  direction  énergique  et  intelli- 
gente afin  de  le  rendre  plus  productif  et  d'ac- 
croître par  là  les  moyens  d'existence  de  la  popu- 
lation. Nous  avons  constaté  que  cette  direction 
ne  peut  venir  que  des  patrons  naturels  :  proprié- 
taires et  fermiers.  Les  tentatives  répétées  par 
riîltat,  sous  des  formes  multiples,  pendant  des 
siècles,  n'ont  abouti  qu'à  des  échecs  car  le  respect 
des  lois  sociales  et  économiques  est  la  condition 
sine  qua  non  du  succès  pour  les  entreprises  des 
pouvoirs  publics  comme  pour  celles  des  particu- 
liers. 11  importe  donc  d'étudier  ces  lois  et  de  les 
connaître  pour  pouvoir  apporter  un  remède  effi- 
cace aux  crises  agirai  res. 


266  LA  QUESTION  AGRAIRE  EN  ITALIE 

Une  de  ces  lois  qui  nous  est  apparue  avec  le 
plus  de  netteté  et  qui  domine  tout  le  problème  en 
question  est  celle  de  l'interdépendance  du  travail 
et  de  la  propriété.  S'il  est  vrai  que  certaines 
formes  de  propriété  favorisent  certaines  formes  de 
travail  il  est  non  moins  vrai  que  certaines  formes 
de  travail  exigent  et  entraînent  certaines  formes 
de  propriété.  Comme  le  travail  a  pour  but  de 
procurer  à  l'homme  des  moyens  d'existence,  né- 
cessité pressante,  et  qu'il  est  souvent  dans  la  dé- 
pendance étroite  des  conditions  du  lieu,  c'est  donc 
en  définitive  la  propriété  qui  doit  s'organiser  en 
fonction  du  travail.  Il  s'ensuit  que  le  mode  et  le 
degré  d'appropriation  du  sol  présenteront  des 
différences  parfois  considérables  suivant  les  pays 
et  les  époques  :  ici  encore  apparaît  la  loi  d'adap- 
tation. 

C'est  pour  avoir  méconnu  cette  loi  que  le  lé- 
gislateur a  si  souvent  fait  œuvre  inutile  pour  ne 
pas  dire  néfaste.  Il  en  sera  ainsi  toujours  et  par- 
tout lorsque  les  lois  civiles  ne  tiendront  pas  compte 
des  lois  sociales  constatées  par  l'observation.  Il 
en  sera  ainsi  toutes  les  fois  surtout  que  les  pou- 
voirs publics  violeront  cette  autre  loi  d'après  la- 
quelle, dans  les  sociétés,  chaque  organe  a  sa  fonc- 
tion propre.  Or  la  leur  est  essentiellement,  à 
l'intérieur,  le  maintien  de  la  paix  publique  par  la 
législation,  la  police  et  la  justice.  En  dehors  de 
là,  les  interventions  de  l'Etat  ne  se  justifient  que 
par  l'incapacité  des  particuliers  à  satisfaire  aux 
besoins  collectifs  par  l'initiative  privée  et  l'asso- 
ciation  libre.  C'est  un  fait  d'observation  que, 
toutes  choses  égales  d'ailleurs,  les  attributions  des 


LA  SOLUTION  DE  LA  QUESTION  AGRAIRE  267 

pouvoirs  publics  sont  d'autant  moins'  étendues 
que  la  valeur  sociale  des  citoyens  est  plus  grande. 
Mais  dès  qu'il  s'agit  de  la  vie  privée,  et  les  faits 
de  travail  et  de  propriété  sont  d'ordre  privé,  l'ac- 
tion de  l'Etat,  quelle  que  soit  d'ailleurs,  l'incapa- 
cité des  individus,  se  montre  inefficace  ou  mal- 
faisante. Son  rôle  doit  se  borner  à  lever  les 
obstacles  qui  pourraient  entraver  les  énergies  par- 
ticulières, à  susciter  et  à  encourager  les  initiatives 
privées.  C'est  dire  qu'il  n'est  pas  toujours  au  pou- 
voir de  l'Etat  de  résoudre  la  question  agraire  et 
qu'il  est  aussi  injuste  de  lui  reprocher  les  crises 
qui  en  dérivent,  qu'il  est  inutile  de  solliciter  son 
intervention  pour  y  mettre  fin. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Ayant-propos 1 

Chapitre  1".  —  La  question  agraire  et  le  latifundium..     .  9 

État  de  la  propriété  dans  la  province  de  Rome.  —  Ori- 
gine du  latifundium. 

Chapitre  II.  —  Le  latifundium  dans  l'Agro  romand..     .     .        19 
Le  lieu.  —  Le  «  mercante  di  campagna  ».  —  1"  L'art 
pastoral.  —  Le  pâturage  et  les  bergers  transhumants. 

—  Les  villages  de  pasteurs.  —  2»  La  culture.  —  L'émi- 
gration temporaire.  —  La  main-d'œuvre  et  la  culture. 

—  Le  caporal.  —  Le  mode  d'existence  des  émigrants 
dans  la  Campagne  romaine.  —  3»  La  vie  collective.  — 
Voisinage  et  associations.  —  Les  services  commu- 
naux. —  Le  culte. 

Chapitre  III.  —  Le  latifundium  dans  le  Viterbois.     .     .     .      106 
Le  lieu.  —  1"  Les  v.sages  publics.  —  La  culture  exteu- 
sivc  et  les  «  usi  civici  ».  —  Origine  et  historique  des 
usages  publics.  —  2»  La  lutte  pour  la  terre.  —  Le  con-  * 
Ait  entre  propriétaires  et  paysans.  —  Les  Ligues  de 
paysans  et  le  parti  socialiste. 

Chapitre  IV.  —  Les  lois  agraires  et  les  usages  publics.    .       IM 
i°  L'affranchissement  des  propriétés.  —  La  législation. 

—  Les  résultats.  —  2»  Les  domaines  collectifs.  —  Les 
universités  agraires.  —  Les  domaines  collectifs  et  la 
petite  propriété. 

Chapitre    V.  —  La  bonification  et  la  culture  intensive.  .       171 
1"  Les  interventions  des  pouvoirs  publics.  —  Les  papes  et 
l'agriculture.  —  Les  lois  de  bonification  du  gouverne- 
ment italien.   —   Inellicacité    des    interventions    de 
l'État.  —  2°  La  malaria.  —  Les  fièvres   malariques. 

—  La  lutte  contre  la  malaria.  —  L'initiative  privée  et 
la  Croi.x-Rouge.  —  3°  Les  patrons  ruraux.  —  Les  do- 
maines transformés. —  Les  elfe ts  de  la  colonisation. 

—  La  colonisation  et  les  usages  ])ublics. 

Chapitre  VI.  —  La  solution  de  la  question  agkaire.      .     .      259 


CHARTRES.    —    IMPRlMEI'.li:    lU  UAND.    RUE    FULBERT. 


V^^ 

P 

J^^H 

1^^ 

1 

<pi 

9       « 

> 

•c 

1— i 

) 

s 

3 

t> 

V^ 

CO 

•rt 

rt 

H^"- 

* 

SH    r-i 

• 

^pi 

^  w 
^  1"* 

•i} 

Il  j  "^ 

■f» 

« 

«1 

«> 
$^ 

t 

(« 
o 

r\ 

•r« 

a 

A« 

« 

►     o* 

S 

d 

o 

t^ 

a: 

îw 

0 

J3 

y 

^ 

H 

^  i*^Â'  ;     •   \  :^ 


DNIVERSITY  OF  TORONTO 
LIBRARÏ 


Acme   LIbrary   Card    Pocket 

Under  Pat.  "  Réf.  Index  Kile." 
Made  by  LIBEAKY  BUREAU 


"î^^^Çî- 


y**' 


W^ 


^i-m 


*  ■  V 


'4C  i 


-Hje"<v