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From the Library of
Henry Tresawna Qerrans
Fellow of Worcester Collège^ Oxford
1882-1921
Given AlmVeYSlî^..o£^
<By Vis Wife Cp
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Les réformes financières en Indochine de 1897 à 1900. Paris,
Rousseau, 1900.
Les colonies françaises. Encyclopédie Petit. Paris. Larousse, 1900.
L'administration indo-chinoise.
Les finances indo-chinoises. Cours à l'École coloniale, 1904-1905. Paris.
Le système fiscal et l'état social en Indochine. Cours à l'Union
coloniale. Paris, 1898-1900.
Le progrès mutualiste. Les unions et les fédérations. Auxerre.
imprimerie du « Bourguignon ». 1909.
Les troupes coloniales. Répertoire du droit administratif, Béquet,
Laferrière, Dislère. Paris, Dupont. 1909.
La Commission européenne du Danube. Larousse mensuel illustré.
Paris, mai 1910.
Les enfants assistés et la mutualité. Bulletin des Sociétés de secours
mutuels. Paris, mai 1906.
La question sanitaire en Roumanie iLe service sanitaire à Sulina).
Galatz. Schenk et Burbea, 1909.
La question du Danube. Cours libre à la Faculté de droit de Paris,
1911.
La question du Danube. Préface de M. L. Renault, membre de l'Ins-
titut Paris. Larose et Tenin. 1911-1916.
Les réformes et l'enseignement administratif en Perse, avec
cartes et textes persan et français. Téhéran, 1913. Imprimerie Pharos.
Les tribus du Fars et du Sud de la Perse. « Revue du Monde
musulman ». vol. XXII et XXIII. mars et juin 1913. — Texte persan,
Imprimerie Impériale. Téhéran et imprimerie Pharos, Téhéran, 1913.
Essai sur l'Administration de la Perse. Leçons faites à la Classe
périale et à l'Ecole des Sciences politiques de Téhéran. 1912-1913.
Paris. Ernest Leroux, 1913. — Text*1 persan, imprimerie Impériale.
Téhéran, 1913.
Les Institutions de la Police en Perse. Leçons faites à l'Institut
polytechnique de Téhéran. 1913-1914. Paris, Leroux, 1914. — Texte
persan. Téhéran, Imprimerie Impériale, 1914.
Les Institutions financières en Perse. Paris, Leroux. 1915. — Texte
persan. Imprimerie nationale, Téhéran, 1914.
Les Méthodes tureo-aliemandes en Perse. Revue de Paris. Ie* mars
1915.
La Question persane et la guerre. Revue politique et parlementaire.
LO juillet 1915.
Danube et Balkans. Revue politique et parlementaire, 10 novembre
1915.
La Perse en 1916. Larousse mensuel illustré. Paris, novembre 1915.
BAR-LE-DUC — IMPRIMERIE «ONT ANT-I.AGUERRÉ.
J>25k
%
G. DEMORGNY
Ancien secrétaire général de la Commission européenne du Danube
Jurisconsulte du Gouvernement Persan
Professeur à l'Ecole des Sciences politiques de Téhéran
LA
QUESTION PERSANE
ET LA GUERRE
La Rivalité Anglo-Russe eu Perse. — L'Effort alternant1
La Politique persane. — L'Influence française
Préface de M. Lucien Hubert, Sénateur
LIBRAIRIE
DE LA SOCIÉTÉ DU
RECUEIL SIRET
Anne M$on LAROSE ET FORCEL
LÉON TEMIN, Directeur
23, rue Sauf flot, PARIS, 5«
1916
Droits de traduction réserves.
315
04
PRÉFACE
Ceci est une comédie, parfois un drame diplo-
matique. — Personnages : deux anciennes rivales
réconciliées, l'Angleterre et la Russie ; une char-
mante personne, insouciante et désintéressée, la
France ; d'astucieux et souples Persans qui mécon-
naissent trop souvent les sages et honnêtes pres-
criptions de leur Khalife Ali ; une lourde figure
de profiteuse, la Turquie allemande.
En 18 tableaux, nous voyons se dérouler de
subtiles et déconcertantes intrigues : la ruse
persane, le cynisme allemand, les intermittentes
énergies russes et les prudentes résistances de
l'Angleterre. — La France fait de la conciliation
pour le plus grand profit de tous, sans aucune
réciprocité pour elle.
L'action est simple : les peuples et les gouverne-
ments d'Orient ont toujours joué de la division des
VI PREFACE.
grandes Puissances. Ce principe régit particuliè-
rement les affaires et la politique persane qui
peuvent se résumer ainsi :
En Perse, on se croit prémuni contre toutes les
mauvaises chances parles sympathies de la Russie
et de l'Angleterre agissant les unes dans un sens,
les autres dans un autre; de telle sorte qu'elles
doivent se faire contre-poids dans les pires éven-
tualités. Trop longtemps, les Russes et les Anglais
ont facilité ce jeu par un attachement irréfléchi au
compromis caduc de 1907.
L'Allemagne, de tout temps et particulièrement
depuis l'entrevue de Potsdam de novembre 1910,
a pensé et pense encore que « les conflits d'inté-
rêts qui existent entre l'Angleterre et la Russie
en Asie, offrent certainement la possibilité de
gêner ou même de contrecarrer les actions com-
munes de ses adversaires ».
Pour la diplomatie française, la Perse est un
ermitage. 11 est entendu qu'on s'en désintéressera.
Et cependant, par l'Iran, passe le point de conver-
gence et de concentration des lignes transcauca-
sienne, transcaspienne et transpersane qui met-
tront en communication par une ligne ininter-
rompue l'Europe et l'Asie.
PRÉFACE. TII
Pour les Allemands au contraire, la Perse est
un champ de bataille et en effet, nous voyons à
l'heure actuelle la guerre déborder le continent
asiatique au delà des frontières de l'empire
ottoman. Par la fatalité des choses « la pénombre
de la grande lutte européenne couvre lentement
l'empire immobile des Chahs ».
Et pendant ce temps, les sympathies françaises
en Perse s'étonnent de l'abandon où nous les
laissons, quand elles subissent l'assaut répété et
tenace des influences germaniques.
C'est entendu, la Perse est chasse réservée aux
influences russe et anglaise. Quel sera le sort de
l'Iran après la guerre? Une note du 1er novembre
1915 du Gouvernement russe a fait prévoir au
Gouvernement de Téhéran que « si les bruits
d'un accord spécial entre la Perse, l'Allemagne
et la Turquie recevaient confirmation, la conven-
tion anglo-russe de 1907, basée sur le principe de
la conservation de l'intégralité et de l'indépen-
dance de la Perse, n'aurait incessamment plus
aucun effet ».
Il semble que le Gouvernement du Chah se le
soit tenu pour dit. Mais les tribus et la force armée
organisée par des officiers suédois, désavoués du
VIII PRÉFACE.
reste par le Gouvernement de Stockholm, sont en
pleine révolte et ont joint leurs efforts à ceux des
officiers allemands et turcs qui veulent une rupture
des négociations entre la Perse, la Russie et l'An-
gleterre et l'ouverture définitive d'un nouveau
théâtre de la guerre.
Quadviendra-t-il des destinées de l'Iran? Quoi
qu'il en soit, les puissances de la Quadruple
Entente ne doivent pas oublier un seul instant
qu'elles poursuivent une guerre de libération et
d'affranchissement et que le drapeau des alliés
doit porter vraiment dans ses plis la liberté du
monde.
L'Allemagne a bien su profiter, tout récemment
encore, des conflits d'intérêts qui se sont mani-
festés à propos d'une solution, inconsidérément
avouée, de la question des détroits et de Stam-
boul. Elle guette l'occasion d'exploiter encore
ces mêmes rivalités dans le golfe Persique où
elle espère toujours créer une source de compli-
cations et de conflits entre les deux empires alliés.
— N'y a-t-il pas une riposte à lui opposer ? « Quoi
de plus grandiose que la pensée de relier par un
chemin de fer international le Bosphore au golfe
Persique, de ressusciter par la vie économique la
PREFACE. IX
fécondité de ces plaines, de ces vallées et de ces
plateaux où ont fleuri les civilisations les plus
colossales et les plus charmantes à la fois du
monde ancien? »
Aujourd'hui, la guerre a simplifié les combi-
naisons diplomatiques, l'essentiel est de maintenir
l'entreprise du chemin de fer indo-européen à
l'abri des tentatives turco-germaniques contre tout
essai de monopolisation et d'exploitation du pan-
germanisme sur les grandes routes de l'activité
humaine. — 11 faut assurer la sauvegarde interna-
tionale des deux grandes voies du monde : Berlin
Salonique; Berlin golfe Persique.
Telle est la pensée directrice et libérale de ce
livre. A ce seul titre, il se recommande à l'opinion,
qui, désormais en France, ne peut, ne doit plus, sous
peine de déchéance se désintéresser des questions
qui jusqu'ici lui ont paru trop longtemps lointaines.
Qu'on le sache bien en France : Danube,
Stamboul, les détroits bloc ou équilibre balka-
nique, chemins de fer de Bagdad et transiranien
sont questions connexes et interdépendantes. C'est
pour avoir méconnu ces principes élémentaires
que notre politique extérieure s'est révélée fragile
et précaire.
X PRÉFACE.
La question persane est actuelle ; demain à
l'heure du règlement de comptes, elle retiendra
toute l'attention de la diplomatie. Aujourd'hui
toute l'action turco-allemande dans l'Empire des
chahs repose sur la communication du Bagdad qui
relie Stamboul à Ispahan et le grand effort que
va diriger Von der Goltz en Mésopotamie sera
dirigé vers la Perse.
Ce livre se recommande encore par le patrio-
tisme ardent de son auteur. M. Demorgny est un
Français profondément averti des contingences
nécessaires qui s'imposent à la direction de notre
action diplomatique, mais il veut que demain dans
le monde renouvelé, la France joue un rôle digne
d'elle. Il revendique dans les ententes futures
toute notre personnalité et toute notre liberté. Et
c'est là un programme que les circonstances ren-
dent digne d'unir tous les Français.
Paris, 1916.
Lucien Hubert,
Sénateur des Ar dermes.
LA
QUESTION PERSANE
La question persane.
La série des faits et événements auxquels la
rivalité anglo-russe en Perse, la politique indi-
gène et les menées turco-allemandes ont donné
lieu, depuis la révolution persane et la convention
anglo-russe de 1907 jusqu'à ce jour, constitue
une page intéressante de l'histoire diplomatique
contemporaine et de la politique musulmane.
Dans son excellent livre : La rivalité anglo-
russe au xixc siècle en Asie, le docteur Rouire a
consciencieusement étudié les origines, l'histoire
et le développement de cette rivalité ; il a donné
un tableau exact de la situation respective de
l'Angleterre et de la Russie dans les pays limi-
trophes du Turkestan russe et de l'Inde anglaise,
— il a exposé les considérations qui ont amené
Demorgny. 1
Z LA QUESTION PERSANE.
les deux puissances rivales à l'entente provisoire
du 30 août 1907.
Mais, il ne paraît pas, d'après les résultats obte-
nus à ce jour, qu'il y ait lieu de se montrer aussi
optimiste que le Dr Rouire, tant au point de vue
des intérêts spéciaux en cause, qu'au point de vue
de l'avenir. Bien loin de penser et de croire que
la convention du 30 août 1907, en ce qui concerne
la Perse, ait réglé la situation respective de l'An-
gleterre et de la Russie, nous estimons qu'elle n'a
été qu'un armistice temporaire que la diplomatie
a été obligée d'insérer en son temps pour ménager
les transitions, pour éviter une solution radicale et
pour fixer les positions réciproques.
On verra par la suite que la lutte entre les deux
puissances s'est poursuivie depuis, souvent avec
âpreté et que les points de conflits se sont multi-
pliés entre les deux gouvernements avec les causes
de tensions, de difficultés et de dépenses, et avec
les antagonismes nés aussi de la politique indigène,
ou provoqués par les menées allemandes1.
La convention russo-anglaise de 1907 n'a été
qu'un compromis, une formule équivoque et tran-
sitoire, et le Gouvernement britannique se plaint
1 V. Revue de Paris, 1er mars 1915. Mon article sur les
méthodes turco-allemandes en Perse.
LA QUESTION PERSANE. 3
que la Russie en ait profité pour se tailler en
Perse la part du lion1.
De son côté, le Gouvernementftranien, suivant
ses anciens errements, se figure qu'une situation
aussi tendue peut et doit s'éterniser. Il continue
entre les Russes, les Anglais et les Allemands,
cette politique, nous ne dirons pas d'équilibre,
mais de faux poids et de fausse mesure, que Victor
Bérard a décrite avec tant de sévère exactitude
dans son livre Des révolutions de la Perse2. On
ne peut d'ailleur s^as trop reprocher aux Persans
cette politique, puisqu'elle leur parait être leur
seule défense.
Quoi qu'il en soit, les affaires de Perse sont loin
1 V. Livre Bleu publié par le Gouvernement anglais, 1913,
n° 1, pièce n° 335, 25 septembre 1912. Sir Ed. Grey à Sir
Buchanan : « I had some conversation with M. Sazonof to
day on the subject of Persia and pointed out on the map
how large the Russian sphère was as compared with the
British. I said that what people hère felt was that the
changes since the Anglo-Russian convention had been to our
desadvantage... ». — V. aussi Livre Bleu publié par le Gou-
vernement anglais, 1913, n° 1, pièce 464, 11 décembre 1912,
Mémorandum by Mr Shipley, on the Events at Tabriz... With
référence to the Pamphlet compiled by Prof essor E. G. Browne.
3 La mise au point de cette politique indigène nous paraît
avoir été donnée par Louis Bertrand dans le Mirage oriental
et M. Le Ghatelier en a formulé une théorie dans son exposé
de la Politique générale musulmane, Paris, 1910. Publica-
tions de la Revue du monde musulman.
4 LA QUESTION PERSANE.
d'être réglées. Elles ne le sont pas en ce qui con-
cerne la Perse elle-même, lamentablement entre-
tenue dans un état de décomposition morale et
matérielle sous un régime mal défini, qui ne peut
lui donner ni routes, ni voies ferrées, ni écoles,
ni travaux d'irrigation, ni administration régu-
lière, ni ordre, ni sécurité, ni aucune ressource
d'une vie nationale ou autre. Elles ne sont pas
non plus réglées au point de vue de la situation
et des intérêts respectifs de la Russie et de l'An-
gleterre1; enfin, elles ont permis aux Turcs et
aux Allemands d'employer tous les moyens pour
tenter d'entraîner les Persans dans leur aventure.
La Perse, qui sépare la Russie asiatique de
l'Inde anglaise, fournit aux rivalités des deux
Puissances un terrain toujours plus accidenté et
toujours plus dangereux. — Les faits et les évé-
nements de la guerre actuelle auront demain de
graves conséquences pour l'Iran, dont le sort va se
décider ; ses destinées sont à la veille d'occuper un
1 L'optimisme de M. E. Driault (La France et la guerre,
Paris, Cerf, 1915), ne me persuade pas plus que celui de
M. le Dr Rouire. Je n'ai pas vu en Perse que les Conventions
anglo-russes de 1907 aient « assuré le règlement amiable de
tous les malentendus ». — M. Isvolsky, l'auteur desdits
traités, reconnaît lui-même qu'ils ont été mal appliqués en
Perse.
LA QUESTION PERSANE. O
rang important dans les préoccupations de la
politique européenne.
Petit à petit, la guerre étend sa tache d'huile
monstrueuse et sanglante. Elle déborde mainte-
nant le continent asiatique au delà des frontières
de l'empire ottoman. Les Turcs ont envahi la pro-
vince persane de l'Azerbeïdjan et de Kermanhah
au cours de l'hiver, et même durant quelques
jours, ils ont occupé Tahriz, sa capitale, grande
ville de 200.000 habitants. Chassés par les troupes
russes, ils ont étendu le réseau de leurs intrigues
avec l'aide d'agents germaniques jusqu'au cœur
de la Perse, dont le gouvernement, dépourvu
d'armée, est impuissant. Une agitation musul-
mane a grandi, elle aurait pu devenir mena-
çante.
Aussi les Russes ont-ils été mis dans l'obliga-
tion d'élargir en ces régions leur théâtre d'action.
Ils se sont d'abord emparés de Van, situé sur la
rive orientale du lac du même nom; puis, descen-
dant vers le sud de l'Azerbeïdjan, ils ont atteint
et dépassé le vaste lac d'Ourmiah. ils sont
entrés à Miandouab, à 150 kilomètres de Tabriz.
En même temps, au nord, des troupes avec de
l'artillerie ont été débarquées à Enzeli, port de
la Caspienne, et marchent sur Kasvin, route de
Téhéran.
O LA QUESTION PERSANE.
D'autre part, les Anglais, installés à Bassorah
et au Chat-el-Arab, sont engagés dans une série
d'opérations contre les Turcs qui habitent les
vallées persanes duKarounet duKerkha, affluents
du Tigre.
Ainsi, par la fatalité des choses, la pénombre
de la grande lutte européenne couvre lentement
l'empire immobile des chahs '.
L'attention de la diplomatie va se trouver portée
à l'heure du règlement des comptes de la guerre
sur les questions soulevées par l'exécution d'une
importante partie de la convention anglo-russe
de 1907, car, au contact brutal des réalités et des
faits, cette fiction diplomatique semble avoir fait
son temps en Perse.
La rivalité anglo-russe en Perse.
La convention anglo- russe du 30 août 1907
n'est pas spéciale à la Perse ; elle concerne aussi
la situation respective de l'Angleterre et de la
Russie au Thibet et en Afghanistan. Avant le
traité, des deux puissances en lutte, c'était l'An-
1 V. l'article du commandant de Civrieux, Le Matin,
mai 1905.
LA RIVALITE ANGLO-RUSSE EN PERSE. 7
gleterre et non la Russie qui, depuis un siècle,
avait déployé le plus d'efïorts pour s'assurer l'hé-
gémonie et pour accaparer le plus de peuples et
de royaumes en Asie.
Au Thibet, l'Angleterre avait partie gagnée;
elle s'était fait sa part dans le commerce local et
avait exclu de ce commerce toute autre puissance.
En Afghanistan, l'influence anglaise était prépon-
dérante, exclusive, et cette situation privilégiée
était reconnue et acceptée en fait et en droit à la
fois par les souverains afghans et par la Russie.
De son côté, en Perse, la Russie, descendue du
Caucase, s'était incorporé la Géorgie, avait soumis
les Tcherkesses et autres peuplades mahométanes;
elle avait conquis l'Arménie persane, pris Kars et
Batoum. En 1797, Agha Mohammed devait céder
à la Russie la partie du Daghestan au nord du
Kour. En 1813, parle traité duGulistan, Fath AH
Chah perdait le reste du Daghestan et le Chirvan.
En 1828, par le traité de Tourkmantchaï, l'Erivan
et le Nakhitchevan étaient également enlevés à la
Perse; le même traité stipulait pour les bateaux de
guerre russes le monopole de la Caspienne.
Après chaque guerre, le Chah se trouvait de
moins en moins maître d'orienter sa politique dans
un sens défavorable aux intérêts russes qui se
trouvèrent imposés jusqu'à l'Ararat et l'Araxe.
8
LA QUESTION PERSANE.
La Russie s'était ainsi créé une province de Trans-
caucasie, mais elle avait dû s'arrêter de ce côté,
à plus de 1.000 kilomètres de la frontière de
l'Inde. De l'autre côté de la Caspienne, les progrès
des Russes avaient été plus marqués. Par bonds
successifs, ils s'étaient portés, au cours du
xix° siècle, de l'Oural à la frontière de Chine,
occupant ainsi tout le bassin du Syr Daria, la rive
droite de l'Amou Daria et la rive gauche de ce
fleuve jusqu'au cours de l'Attrek.
La majeure partie de cette Transcaspie, de ce
Turkestan russe, n'est d'ailleurs que steppes et
déserts, sauf les hautes vallées de Ferganah et de
Samarcande et quelques oasis comme celles de
Khiva et de Merv.
Cependant l'Angleterre, non contente d'avoir
transformé le Belouchistan, l'Afghanistan et le
Thibeten autant de glacis de la frontière de l'Inde,
avait fait du golfe Persique un lac anglais : sur
la côte arabique, elle avait fait accepter son pro-
tectorat à la petite république de Koweit ; occupé
plus au sud les îles Bahrein. Elle tenait sous sa
dépendance l'État d'Oman dont elle pensionnait
le sultan. A l'embouchure du Chat-el-Arab, l'An-
gleterre avait imposé sa tutelle au Cheikh de
Mohammerah. Sur la rive persane, elle s'était
installée à Gualior, elle avait mis une garnison de
LA RIVALITE ANGLO-RUSSE EN PERSE. V
cipayes de llnde à Djask, à l'entrée du détroit
d'Ormuz. Pour surveiller le commerce, et pour
assurer la domination de l'Angleterre, cinq rési-
dents politiques étaient fixés à Mascate, Koweït,
Bender Abbas, Bahrein, Bouchire. Le plus élevé
d'entre eux, celui de Bouchire, vrai maître de ces
parages, est appelé le roi du golfe Persique par les
riverains.
En novembre 1814, les Anglais signaient enfin
à Téhéran avec le gouvernement de la Perse
une alliance défensive qui promettait les secours
et les subsides de Londres en cas d'invasion
russe, pourvu que le Chah ne fût pas l'agres-
seur1.
Mais les entreprises de Napoléon avaient fait
comprendre à l'Angleterre le danger que pouvait
faire courir à l'Empire des Indes une attaque par
voie terrestre à travers les régions qui s'étendent
de l'Euphrate à l'Indus2. Débarrassée de ce souci
du côté de la France après la chute du premier
Empire, l'Angleterre se trouva en présence d'un
rival plus redoutable encore, la Bussie, qui, par
son voisinage et par les forces et les ressources
1 Ce traité de Téhéran est resté jusqu'à la guerre de 1857
le code des relations anglo-persanes.
8 L'entreprise allemande du Bagdad a fait renaître ce
danger. V. plus loin, p. 48 et suiv.
/
10 LA QUESTION PERSANE.
dont elle dispose, peut exercer une action éner-
gique sur la Perse.
Les luttes entre la Russie et la Perse étaient
fréquentes et celle-ci devait payer chaque fois,
comme on vient de le voir, les frais de la guerre
par des pertes de territoire et des contributions
d'argent. Il était donc à craindre que la Perse ne
tombât complètement sous l'influence ou la domi-
nation russe, que ne retenaient plus les victoires
de la France révolutionnaire et napoléonienne,
quand l'Angleterre réussit à conclure en 1834
avec la Russie un accord par lequel les deux
puissances contractantes s'engageaient à maintenir
la Perse comme Etat indépendant.
C'est à partir de ce moment que le Gouverne-
ment britannique, tranquillisé et rassuré pour un
temps, se mit à entreprendre l'organisation écono-
mique du pays, en faisant porter ses efforts surtout
sur les régions de la Perse qui étaient le plus
accessibles à son action et dont la possession impor-
tait le plus à la défense de l'Inde, c'est-à-dire sur
la Perse méridionale qui touche au golfe Persique
et à la mer d'Oman.
De 1834 à 1855 l'Angleterre monopolisa rapi-
dement les opérations financières, les moyens
de communications maritimes et terrestres, les
mines et les routes, le commerce et la navigation.
LA RIVALITÉ ANGLO-RUSSE EN PERSE. 11
On pouvait même croire à une prochaine absorp-
tion économique de l'empire des Chahs par la
Grande-Bretagne qui aurait pu, au lendemain de
la guerre de Crimée, profiter de l'affaiblissement
delà Russie, pour porteries dépendances de l'Inde
de la rivière Dacht à l'Euphrate, du Belouchistan
à la Mésopotamie et clore ainsi à son profit la
question du golfe Persique.
Mais l'occasion, qui ne devait plus se retrouver
depuis, fut perdue, parce que l'école de Man-
chester, hostile à toute extension coloniale, consi-
dérée comme pouvant causer plus d'ennuis que
rapporter de profits, faisait à cette époque autorité
au Foreign Office.
Modifiant alors sa tactique, la Russie mit pour
un temps la manière forte de côté et lui subs-
titua la méthode de pénétration pacifique qui
avait si bien réussi à sa rivale. Le Gouvernement
russe allait étreindre le Gouvernement persan
d'une telle sollicitude que celui-ci ne pourrait
bientôt plus rien lui refuser.
L'Angleterre s'efforça aussitôt de parer le coup,
et c'est à cette époque que l'histoire peut commen-
cer à enregistrer les nombreux et curieux épisodes
de cette lutte d'influences qui se disputent le pla-
teau de l'Iran.
12 LA QUESTION PERSANE.
Les associés rivaux étaient définitivement intro-
duits en Perse. De 1872 à 1915, à ce jour, on peut
diviser l'histoire de la Perse en quatre périodes :
1° la période anglo-kadjiare (1872-1898); — 2° la
période russo-kadjiare de 1898 à 1907; — 3° la
période qui s'étend entre les accords anglo-russes
de 1907 et les extraordinaires et bien inattendus
accords russo-allemands de 1910 à Potsdam. —
Enfin la période 1910-1915 qui comprend les évé-
nements de 1911 et pendant laquelle les intrigues
lurco-germaniques se donnent libre carrière en
Perse. On peut regretter à l'heure actuelle que les
Gouvernants de l'Iran ne comprennent pas assez
que les intérêts du pays s'identifient avec ceux de
l'Angleterre et de la Russie1. Une simple déclara-
tion de neutralité, sans grande conviction peut-
être, n'est pas suffisante. Le Gouvernement du
Chah a tout intérêt à soutenir ces deux puis-
sances dans leur tâche et à les aider à arrêter les
intrigues turco-germaniques.
«Jusqu'en 1860, le Turc kadjiar qui règne sur
1 C'est ainsi que le 10 juin 1915 le Gouvernement persan
a cru devoir démentir l'existence d'une convention russo-
persane du 17 novembre 1913 en vertu de laquelle le Nord du
Royaume serait occupé par les troupes russes pour protéger
le pays contre les incursions chroniques des soldats otto-
mans.
LA RIVALITÉ ANGLO-RUSSE EN PERSE. 13
l'Iran depuis 1796, fut un chah fortuné1. Mal-
gré ses prodigalités, malgré le gâchage de sa Cour,
malgré sa traditionnelle manie de donner des vil-
lages, des bourgs, des districts entiers à tel ou tel
de ses flatteurs, le Kadjiar fut riche, tant qu'il
mena dans son empire la vie semi-nomade, allant
de résidence en résidence manger sur place les
revenus de ses domaines et se faire entretenir par
ses fermiers de dîmes et par ses peuples. Toutes
ses dépenses journalières étaient couvertes par les
pichkechs (cadeaux). Les impôts liquides lui pro-
curaient son argent de poche et comme il s'était
déchargé de tous les frais du gouvernement, il lui
restait au bout de l'an un assez joli bénéfice.
» Il commença de sentir le besoin, quand sa vie
de déplacements abandonnée, il s'installa à l'eu-
ropéenne dans sa capitale de Téhéran ou dans ses
palais de la proche banlieue. Il lui fallut alors un
supplément de revenus ».
Le besoin devint de la gêne quand le roi, quit-
tant son empire, se mit à fréquenter l'Europe. Les
voyages successifs des Chahs mangèrent d'avance
les revenus de plusieurs années et peu à peu rui-
nèrent le crédit du roi. A partir de cette époque,
le Chah allait se débattre dans les embarras finan-
1 V. Les révolutions de la Perse, op. cit., Victor Bérard.
14 LA QUESTION PERSANE.
ciers, cherchant à Londres et à Saint-Pétersbourg
un prêteur complaisant1.
La période anglo-kadjiare 1872-1898, fut mar-
quée d'abord en 1873 par « le plus extraordinaire
et complet abandon de toutes les ressources indus-
trielles d'un État entre les mains de l'étranger »2.
Le projet de contrat anglo-persan comprenait :
le monopole absolu des lignes ferrées, tramways à
construire pendant soixante-dix ans; la conces-
sion de toutes les mines ; le monopole des forêts
domaniales et de toutes les terres en friche ; le
privilège de tous les travaux d'irrigation ; le
droit de préférence pour toutes installations de
banque d'État, de routes et de télégraphes ; la ferme
des douanes pour vingt-cinq ans, etc. Ce projet trop
vaste, qui nécessitait un apport initial de 150 mil-
lions, ne put être réalisé. D'ailleurs, la diplomatie
russe sut exciter contre le concessionnaire, baron
de Reuter, les défiances de la Cour : Nasr-ed-Dine
retira brusquement ses promesses. En 1889, nou-
veau projet d'association anglaise : le chah concéda
aux Anglais le monopole du tabac moyennant
1 V. B. Payne, L'Angleterre, la Russie et la Perse, esquisse
historique, politique et prophétique formant le résumé de
trois lettres adressées au Globe, journal quotidien de
Londres. Imprimé, pour circulation privée, en français et
en anglais, 1872.
2 G. Gurzon, Persia, p. 180.
LA RIVALITÉ ANGLO-RUSSE EN PERSE. 15
pickech1 initial et redevance annuelle. De nou-
veaux troubles furent suscités par la diplomatie
russe contre cette concession. Dès lors, il fut facile
de prévoir2 quelle conséquence fatale à la royauté
absolue auraient ces contrats entre le roi et les
étrangers. La Perse allait être rapidement con-
duite à la révolution. En 1892 Nasr-ed-Dine
dut retirer au concessionnaire le monopole des
tabacs et donner aux Anglais une indemnité de
12 millions de francs. Ce fut une brouille dans
l'association anglo-kadjiare et l'affaire des tabacs
manquée marque un déclin de l'influence
anglaise.
AvecMozaffer-ed-Dine et son grand vizir Amir-
es-Soltan, 1898-1903, commence le régime de
l'association russo-kadjiare. Le chah ayant
toujours besoin d'argent, la Russie se montre de
composition plus facile que l'Angleterre. La
banque russe d'escompte demande moins de
garanties que la banque impériale anglaise. A
cette tentative de mainmise sur les finances, le
gouvernement russe ajoute la mainmise sur l'ar-
mée. Il s'occupe d'assurer à la dynastie régnante
la sécurité nécessaire au moyen d'une brigade de
1 Cadeau.
2 Dr. Feuvrier, Trois années en Perse.
16 LA QUESTION PERSANE.
gardes cosaques instruite par des officiers russes1.
Des routes, concédées à des ingénieurs et à des
péagers russes, assurent au roi la prompte arrivée
des troupes moscovites de secours dans les trois
capitales, religieuse, royale et princière du Nord :
Meched, Téhéran et Tauris.
A ce moment, profitant des embarras anglais
de la guerre sud-africaine, l'éternelle poussée
des Russes vers la mer libre, avait percé la Mand-
chourie et atteint Port-Arthur (1896-1898). Péters-
bourg, croyant en avoir fini avec l'extrême Orient,
voulut pousser ses forces vers le golfe Persique et
les mers chaudes, vers Bouchir et Bender Abbas.
Un service régulier de navires fut créé entre
Odessa et Bouchir; des agents consulaires furent
établis dans les ports persans du Sud et notam-
ment un consul général fut installé à Bouchir, à
côté du roi anglais du golfe Persique.
Déjà, depuis 1891, un traité russo-persan de
commerce, très avantageux pour les affaires russes,
avait relégué au second plan le commerce anglais
qui se trouva menacé jusque dans la région du Sud.
La guerre russo-japonaise arrêta cette poli-
1 En juillet 1915, l'Allemagne, la Turquie et l' Autriche-
Hongrie ont opposé à cette brigade la création de gardes
turques, kurdes, etc., pour l'ambassade ottomane et pour les
légations germaniques.
LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 17
tique envahissante, en ramenant la force russe en
Extrême-Orient. Profitant à son tour de l'état de
choses nouveau à la veille d'être créé par le traité
de Portsmouth, l'Angleterre conclut en hâte avec
le Japon, le 12 août 1905, un traité offensif et
défensif, aux termes duquel toute l'armée japo-
naise peut être appelée, le cas échéant, à coopérer
avec les troupes anglaises, pour Ja protection de
la frontière nord-ouest des Indes, y compris la
Perse l.
Les causes de la révolution de la Perse.
Nous avons vu que l'abandon des ressources
nationales, négocié par le Chah au profit des
1 Ce traité d'alliance ne limite pas les obligations des
signataires à l'Asie et à l'Extrême-Orient. Le sens général
de leur engagement implique que si l'une des parties contrac-
tantes se trouve en état de guerre pour la défense de ses
intérêts, l'autre partie se portera au secours de son alliée
au titre de belligérante et ne signera la paix que d'accord
avec celle-ci. — C'est en vertu de cette interprétation que,
après avoir concerté son action avec Londres et d'accord
avec Paris et Pétrograd, le Mikado a adressé le 14 août 1914
un ultimatum à l'Allemagne et qu'il s'est rangé aux côtés
delà Triple-Entente. Cette collaboration paraît du reste entrer
dans une phase nouvelle d'activité. — V. YOsaka Asahi, grand
journal du Japon. — La Russie elle-même songe à faire étendre
le traité d'alliance et à s'adjoindre le Japon sur le front orien*
tal. — Juillet 1915.
Demobqny. 2
18
LA QUESTION PERSANE.
étrangers, devait avoir des conséquences fatales
pour la royauté absolue et que la Perse allait être
rapidement conduite à la révolution.
La révolution persane n'a pas été un assaut des
soldats contre la théocratie comme en Turquie;
elle n'a pas été non plus une révolte des idées
modernes contre la tradition. Elle a eu, dit Victor
Bérard, pour cause principale une querelle sur-
venue entre le roi et le parasitisme persan, quand
le roi, ne trouvant plus sa part suffisante, a voulu
l'agrandir aux dépens de ses anciens associés, en
substituant au vieux système iranien une fiscalité
européenne, afin de subvenir à ses dépenses per-
sonnelles.
Victor Bérard considère même cette cause comme
unique. Eugène Aubin1 reconnaît, avec l'éminent
auteur des Révolutions de la Pw, que les voyages
royaux, et les besoins d'emprunter qui en furent
les conséquences, ont contribué au mouvement
révolutionnaire. Mais Eugène Aubin trouve dans
l'évolution même de la religion chiite, dans la
pénétration des idées européennes en Perse, dans
la fermentation des idées nouvelles parmi les grou-
pements persans de la Russie, de l'Egypte et de
l'Inde, ainsi que dans la guerre russo-japonaise,
1 E. Aubin, La Perse d'aujourd'hui. — E. Aubin, sous son
nom véritable A. Descos, ancien ministre de France à Téhéran.
LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 19
dans la révolution russe et dans les rivalités anglo-
russes elles-mêmes les causes déterminantes de la
révolution persane.
De l'avis d'Eugène Aubin, c'est l'évolution
même du chiïsme qui a donné l'impulsion
initiale.
Sans vouloir donner à cette évolution l'esprit
philosophique appliqué pour le bonheur de l'hu-
manité à la science politique, qui a caractérise
le mouvement intellectuel de l'Occident au
xvme siècle, on ne peut nier en effet le caractère
nettement démocratique de la communauté musul-
mane, ni la souplesse, ni l'aptitude au progrès des
confréries et écoles chiites de philosophie.
Quoi qu'il en soit, et en supposant que le besoin
d'emprunter et la nécessité de fournir une garantie
aux prêteurs aient obligé le gouvernement persan
à essayer d'introduire de la régularité dans
quelques-unes de ses administrations, c'était déjà
un résultat.
Mais les voyages de Nasr-ed-Dine et de Mozaffer-
ed-Dine eurent d'autres conséquences pour la
pénétration des idées européennes. Chaque dépla-
cement du chah fut accompagné de suites nom-
breuses, si bien, que « la domesticité royale put
entrer en contact avec une société nouvelle, qui
lui révéla des habitudes inconnues d'indépendance
20 LA QUESTION PERSANE.
et de liberté. Il semble que le séjour de Paris fit
sur eux l'impression la plus vive; les espoirs de
régénération de la Perse s'échauffèrent au souvenir
de notre Révolution ».
Au surplus, Nasr-ed-Dine Chah envoya s'édu-
quer en France deux groupes d'étudiants, qui se
dispersèrent dans les diverses écoles. L'intention
du roi était d'utiliser pour la Perse les connais-
sances acquises par ces jeunes gens et d'éviter
ainsi la dépense de conseillers européens. Cette
intention ne fut pas réalisée.
Sous le règne de Mozaffer-ed-Dine, la jeunesse
persane prit librement son essor vers l'Europe,
ceux de l'Azerbaïdjan allèrent de préférence en
Russie, ceux du Sud aux Indes. « Quelques grands
seigneurs de Téhéran envoyèrent leurs enfants
dans la réactionnaire Allemagne. Ceux qui aspi-
raient aux honneurs partagèrent prudemment leur
progéniture entre l'Angleterre et la Russie. De
beaucoup le plus grand nombre gagna les contrées
de langue française ».
D'autre part, la fermentation des idées nouvelles
parmi les groupements persans de la Russie, de
l'Egypte et de l'Inde, provoqua l'apparition simul-
tanée de journaux, qui secrètement pénétrèrent en
Perse, y critiquèrent l'état de choses établi et pré-
conisèrent les avantages de la liberté. UHabl-oul-
LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 21
Matin (l'aide puissante) fut le journal le plus
influent de l'époque ; il eut pour fondateur un Seyed
(descendant du prophète) de Kachan, exilé à Cal-
cutta. Il faut citer en outre le Mouayyad, journal
d'Egypte, et quelques organes du parti jeune-turc.
Enfin la guerre russo-japonaise, 1903-1905, et la
poussée révolutionnaire russe franchissant le Cau-
case, déterminèrent le mouvement révolutionnaire
persan, qu'avait initié l'évolution du chiïsme et
que le contact de l'Europe avait amené à maturité.
Les fedais, ou révolutionnaires russes, Arméniens,
Géorgiens du Caucase, installés à Tauris, déci-
dèrent la ville à se révolter.
La révolution persane n'a donc pas été seule-
ment une manœuvre des parasites persans contre
le chah qui les avait privés de certains bénéfices.
L'insouciance des Persans et l'apathie asiatique
permettent difficilement d'admettre qu'une simple
crise financière ait pu provoquer une action déci-
sive. Il n'est pas exact non plus d'attribuer exclu-
sivement le mouvement révolutionnaire aux impé-
rialistes anglais de l'Inde. Tout au plus le libéra-
lisme persan profita-t-il des convenances de
l'Angleterre qui, accommodant ses traditions au
mieux de ses intérêts pour la défense de l'Inde,
soutint les aspirations de la jeune Perse. D'ailleurs,
la politique impériale britannique a trop souvent
22 LA QUESTION PERSANE.
paru oublier qu'elle dut jadis sa sécurité à l'esprit
libéral de ses rapports avec les indigènes1.
Si la Perse a dû subir dans sa propre histoire
l'anarchie des tribus et des villes pour arriver
au xix° siècle à l'opprobre des Mignons et à
l'écroulement de la monarchie pourrie, il ne faut
pas oublier que ce pays a mis dans l'histoire de
l'Islam un beau rayonnement d'art et d'intellec-
tualité et qu'il a été un des plus riches et des
plus délicats domaines de la civilisation humaine.
La connaissance du mouvement philosophique
et religieux est indispensable pour la compréhen-
sion de l'évolution des idées qui a fait passer
depuis quelques années le régime gouverne-
mental absolu des chahs à la Constitution, par
l'intermédiaire de la révolution. Il faut supposer
en effet que la Perse a gardé, malgré le despo-
tisme, le germe délicat de sa pensée ancienne,
entre les nobles prédications du cheikhisme, du
pirisme, du zikrisme, du babisme, du chiïsme
intégral et de ses schismes ; entre les exalta-
tions commémoratives en l'honneur des saints
martyrs et le culte de la liberté enseigné par la
1 C'est ainsi que le Gouvernement britannique dédaigne de
se servir de l'instruction publique comme moyen de péné-
tration et d'influence en Perse.
LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 23
Révolution française. Et c'est là qu'il faut trouver
la genèse de la révolution persane, au milieu
des proclamations des andjumans, des prédica-
tions des mollahs et des exemples des fedais.
Malheureusement cette révolution, qui aurait
dû être l'élan de renaissance du chiïsme, se trans-
formant pour revivre, fut moins nationale qu'hos-
tile aux étrangers, moins libertaire qu'hostile à la
tyrannie. Elle ne sut pas sortir de l'anarchie et ce
fut l'esprit de chimères et d'illusions qui la perdit.
Il faut juger des choses persanes à la mode
persane, ou plutôt à la mode musulmane. Tout
d'abord on ne conçoit pas chez les musulmans les
idées de patriotisme et de nationalisme comme
en Occident; ensuite, le musulman se croit en
général très au-dessus de toute autre variété de
l'espèce humaine; enfin, une fois les rites de
prières et de louanges au prophète accomplis,
le musulman a une préoccupation générale et
dominante : celle du profit.
En premier lieu, les concepts d'États, de na-
tions, d'empires sont autres pour la civilisation
musulmane que pour la civilisation occidentale.
Tout musulman est chez lui en chaque point de
la terre d'Islam et le lien religieux islamique
subsiste partout et toujours. L'esprit national se
24 LA QUESTION PERSANE.
confond avec l'esprit musulman et le pays
musulman ne s'isole pas comme le pays euro-
péen *. Dans l'ensemble de l'humanité, le monde
musulman représente une civilisation, dispersée
géographiquement, mais relativement et sociale-
ment unie sur toute la surface du globe, malgré
les divergences doctrinaires du chiïsme et du
sunnisme, les haines de schismes et les sépara-
tions d'écoles '. Cette conception est d'ordre
numériquement et géographiquement supérieur
à la notion de pays, d'État, de nation et d'empire.
C'est une solidarité plus étendue que la classifi-
cation nationale et la loi musulmane prescrit la
défense collective du territoire musulman, qui
n'appartient pas en particulier au pays ou à la
nation qui le détient, mais à toute la commu-
nauté par une forme supérieure du droit de pos-
session 2. On conçoit donc les difficultés que doit
1 Le Chatelier, La politique musulmane (Revue du monde mu-
sulman), septembre 1910, essaie de démontrer comment cette
solidarité religieuse se transforme actuellement et peu à peu
en solidarité économique. — Dans une brochure récente, Pour
ou contre l'Islam, mon excellent condisciple et ami, le séna-
teur Lucien Hubert a repris cette idée.
2 Le mot patrie pour un Osmanli ne signifie pas la contrée
où l'on est né, mais le pays musulman que l'on habite, qui
vous nourrit et qui satisfait à tous les besoins matériels
et moraux (Ali Suavi, A propos de l'Herzégovine, Paris, 1875,
Maisonneuve et Gie).
LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 25
éprouver le mouvement de réformes à l'euro-
péenne en pays musulman, puisque ce mouve-
ment tend à le diviser politiquement, à séparer ses
régions géographiques, à les rendre étrangères
Tune à l'autre dans l'ordre gouvernemental et
administratif.
Ce n'est pas tout; non seulement, la commu-
nauté musulmane n'est pas enfermée rigoureuse-
ment dans le cadre de la race, du peuple, des
frontières, de l'État, mais le type social de l'État
musulman est beaucoup plus celui d'un noyau
organique, autour duquel s'étend un développe-
ment de plus en plus diffus, que celui d'une
structure générale et complète.
En Perse, par exemple, il existe en principe
une autorité centrale, mais cette autorité ne
s'exerce, ne se transmet qu'inégalement. Hors d'une
certaine zone, elle devient vague et incertaine.
« La Perse n'est ni un État, ni une nation.
C'est l'étrange combinaison d'une anarchie féodale
et d'une fiscalité centralisée. C'est une mêlée de
peuples, Bakhtyaris, Chaldéens, Loures, Kurdes,
Arméniens, Turcs, Géorgiens, Turcomans^ Arabes,
Tadjiks, Taliches, Chasevens, Karapapaks, etc.
C'est l'instable mélange de tribus nomades et de
cultivateurs à peine fixés au sol. C'est une fédéra-
tion monarchique, un agrégat de peuples ambu-
26 LA QUESTION PERSANE.
lants, d'où émergent quelques îles de sédentaires,
ici des bourgs et des villages déshabités la moitié
de l'année, de loin en loin quelque ville, qui,
dense fourmilière aujourd'hui, ne sera demain que
ruines abandonnées »*.
« Il semblerait que l'on ne pût réunir collection
plus nombreuse et plus bigarrée de peuples et de
tribus de langues et de patois et d'humanités plus
discordantes. Pourtant cette diversité recouvre
une certaine ressemblance de vie quotidienne,
d'habitudes sociales et politiques : métissés ou
presque purs, sémitisés, mongolisés, turquifiés ou
passés au noir, à toutes ces populations de l'Iran,
il reste en commun avec la vie religieuse, la vie
semi-nomade du pasteur.
» L'histoire sociale du pays n'est que l'éternelle
transhumance des hommes et des troupeaux. Il
en résulte une perpétuelle alternative de paix et
de batailles civiles, de pactes et de brigandages,
la guerre permanente entre sédentaires et nomades
et la révolte endémique des uns et des autres
contre le chef de la tribu qui s'érige en maître
de J'empire et qui s'intitule : Roi des Rois, Chah
in Chah »2.
1 V. Victor Bérard, op. cit.
2 Voir Revue du monde musulman, vol. 22 et 23, mars et
LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 27
Nous avons dit que le musulman se croit en
général très au-dessus de toute autre variété de
l'espèce humaine. Les musulmans se font en effet
illusion sur leur sort; ils ne pensent qu'à leurs
gloires passées, ils ne savent que s'admirer dans
ce qu'ils ont fait jadis, et ne comprennent pas que
la situation n'est plus la même. En outre, il ne
faut pas croire que dans le monde musulman, la
masse populaire soit éblouie par les beautés de la
civilisation européenne1. En réalité, tous ces gens,
que ni leurs traditions, ni leurs mœurs, ni leurs
climats ne prédisposent à vivre selon notre idéal
social, répugnent à subir la contrainte de n'im-
porte quel gouvernement régulier, si juste et si
honnête soit-il. En face de la plus anarchique et
de la plus vexatoire des tyrannies, ils ont toujours
quelque espérance d'échapper aux gendarmes. Au
contraire, ce qui leur est le plus insupportable,
c'est l'ordre qui règle la vie de l'Occidental. Ces
races ne conçoivent point ce que nous entendons
juin 1913, mon article sur les tribus du Fars et du sud de la
Perse. — Voir aussi nia brochure : Essai de réformes et
d'enseignement administratifs en Perse, 1911-1914. Paris,
Leroux, 1915.
1 La guerre actuelle, produit de la kultur germanique,
semble démontrer qu'il n'y a vraiment pas de quoi être
ébloui.
28 LA QUESTION PERSANE.
par exactitude et l'idée d'un règlement quelconque
n'entre point dans leur esprit1.
L'idée du panislamisme a été surtout développée
de notre temps par un Persan. Ce Persan, Seyed
Djemal-ed-Dine, Assad-Abadi auteur de la Réfu-
tation des matérialistes2 et de discussions célèbres
avec Renan au sujet de V Islam et la Science, a
provoqué dans tous les pays d'Orient où il a passé
un important mouvement de réformes3. Il a jeté
dans l'esprit des penseurs les germes d'une révo-
lution intellectuelle.
La théorie dupanislamismepeutse résumer ainsi:
« Les gouvernements chrétiens donnent comme
prétexte aux attaques et aux humiliations qu'ils
infligent aux États musulmans leur état arriéré et
barbare . D'autre part, ils étouffent par des milliers de
moyens et même par la guerre tous les mouvements
1 V. Louis Bertrand, Le mirage oriental, op. cit.
2 La réfutation des matérialistes, en langue persane :
Radd Neit cherry é; et en arabe : Ar-Raddo 'ala' d-dahriyyin.
3 Les Anglais, par des moyens multiples, ont poursuivi
son œuvre et fait suspendre ses publications à Londres. V.
G. Browne, The Persian Révolution. — Il ne faut pas con-
fondre ce Djemal-ed-Dine Assad Abadi avec Djemal-ed-Dine
Vahez qui fut également un grand orateur libéral et qui fut
assassiné près de Hamadan par les réactionnaires, pendant
la révolution, sous le règne de Mohamed Ali Chah.
LES CAUSES DE LA REVOLUTION DE LA PERSE.
29
de réveil et de réforme tentés dans les pays musul-
mans. De là, la nécessité d'une alliance défensive
entre les musulmans du monde entier pour sauve-
garder leur indépendance, acquérir les éléments
du progrès et les moyens de la force européenne »*.
Un groupe de « jeunes-persans » travaillait à
Constantinople sous les ordres de Seyed Djemal-
ed-Dine et envoyait des notes et des observa-
tions à Nedjeff et à Téhéran, en vue de faire de
la propagande parmi les ulémas chiites et les
personnages influents de la Perse. Mirza Reza Ker-
mani, le meurtrier de Nasr-ed-Dine Chah, certains
princes et quelques ministres persans en disgrâce
faisaient partie de ce groupe.
Avant Djemal-ed-Dine, Nadir Chah, le grand
roi conquérant de la Perse, précurseur de ces
idées panislamistes, voulait une confédération dans
laquelle tous les États musulmans, mettant leurs
forces en commun et songeant à créer des idées et
un sentiment de solidarité solide entre musulmans,
aurait mis fin aux querelles religieuses des sun-
1 C'est cette théorie que la Turquie avec l'Allemagne a essayé
et essaie de mettre en application en de persévérantes tenta-
tives pour agiter l'Islam. Elle a même lancé en 1915 par ses
organes officieux la fausse nouvelle de l'alliance des trois
seuls Etats musulmans encore indépendants : l'Empire
ottoman, l'Afghanistan et la Perse.
30 LA QUESTION PERSANE.
nites et des chiites, si aiguës depuis Suleiman et
les rois Séfévis.
C'est ainsi que les premiers pas vers la civilisa-
tion occidentale furent faits sous la poussée d'une
réaction aveugle et brutale, tant il est vrai que bon
nombre d'idées lancées dans la circulation ont,
sous l'influence des événements, donné des résul-
tats totalement contraires à ceux qu'attendaient
les promoteurs du moment1.
D'autre part, si une certaine minorité éclairée
de musulmans peut jusqu'à un certain point être
considérée comme exempte de fanatisme, il y a
encore à ce point de vue un abîme, surtout en
Perse, entre cette minorité et la masse ignorante
qui n'a en rien diminué son zèle religieux. Ce
zèle religieux empêche les musulmans d'accueillir
la science et les philosophies étrangères, et le
peuple est d'accord avec le clergé pour résister à
l'envahissement des idées européennes. D'ail-
leurs, depuis des siècles, les musulmans sont habi-
tués à considérer le savoir comme une vertu ser-
vile. « Bon pour des chrétiens et des juifs de
s'exténuer sur des livres! Ces êtres rampants ne
sauraient se pousser à la fortune et aux emplois
1 Panislamisme et panturquisme, Revue du monde musul-
man, mars 1913.
LES CAUSES DE LA RÉVOLUTION DE LA PERSE. 31
par un autre moyen! Mais eux, qu'ont-ils besoin
de cela? Ne sont-ils pas les maîtres souverains? »
Une paresse aussi fortement enracinée peut bien
être secouée par les arguments des novateurs, elle
en est à peine ébranlée et elle reste un gros obs-
tacle aux progrès de la culture moderne.
Reste encore la patience, l'extraordinaire et
invraisemblable patience musulmane, qui n'est
qu'une forme du fatalisme et du déterminisme,
une sorte de résignation confiante en la volonté de
Dieu. C'est cette patience qui permet aux musul-
mans de supporter sans révolte toutes les exac-
tions et toutes les tyrannies; qui leur a permis
jusqu'ici de résister aux guerres et aux famines
les plus meurtrières. Avec une pareille force de
résistance, on vient à bout de toutes les épreuves,
on défie les hommes et la durée. On arrive à se
rendre, non seulement tolérable, mais bonne tout
de même, la vie la plus dure, la plus ingrate ou
la plus fastidieuse1.
1 Tous les musulmans croient d'ailleurs que les moindres
circonstances de la vie de chaque homme sont écrites de
toute éternité dans un livre déposé au ciel, où suivant le
texte même d'El Bedaoui, célèbre commentateur, elles sont
décrétées et écrites sur une table conservée avant son exis-
tence.
32 LA QUESTION PERSANE.
Nous avons dit enfin qu'après son zèle reli-
gieux, le musulman a une préoccupation générale
et dominante : celle du profit.
Jusqu'à la révolution de 1905, l'organisation
politique de l'Iran se résume en quelques mots :
en haut, le roi et sa Cour; en bas, les paysans;
dans l'intervalle, trois degrés de parasites : le
marchand, le clerc, l'aristocrate; à côté, le nomade.
Les paysans se désintéressent à peu près complète-
ment des luttes de partis. Au contraire, les trois
degrés de parasites donnent le mouvement à la vie
politique du pays. Parmi eux, les principaux fonc-
tionnaires sont d'anciens serviteurs du gouverne-
ment absolu; c'est-à-dire qu'ils présentent souvent
peu de garanties de capacité et d'intégrité1. En
outre, les questions d'intérêt jouent un grand rôle
dans la formation des partis et les hommes poli-
tiques étant rarement désintéressés, il en résulte
que, tandis que les fonctionnaires en charge sont
pour le gouvernement et travaillent pour lui,
tous ceux qui ont été privés de leurs emplois se
joignent à l'opposition, et, moyennant la promesse
d'être rappelés à l'activité, font tous leurs efforts
i V. mon essai sur l'Administration de la Perse, Paris,
Leroux, 1913. — V. aussi mon étude sur les institutions de
la police en Perse. Collection de la Revue du monde musul-
man, Paris, Leroux, 1914.
ESSAI D'UNE CONSTITUTION PERSANE. 33
pour hâter ia chute des hommes au pouvoir. Dis-
posant de tout leur temps, ils peuvent agir effica-
cement en faveur de leurs protecteurs.
Par voie de conséquence, il y a lieu de regretter
que le régime constitutionnel en Perse se fasse
surtout remarquer par un favoritisme sans limites
des dirigeants politiques, qui oublient les principes
pour ne s'occuper que de leurs intérêts. L'indiffé-
rence du peuple, qui se désintéresse complète-
ment des affaires publiques et qui ignore même le
gouvernement, donne beau jeu à celui-ci. Ce n'est
pas avec la promesse de réaliser telle réforme ou
de suivre tel programme, mais avec celle d'accorder
des gratifications, des titres, de l'avancement et des
emplois, que les partis et les hommes politiques
arrivent au pouvoir.
Essai d'une Constitution persane.
La première démonstration révolutionnaire a
éclaté en Perse en décembre 1905 et les constitu-
tionnels avaient espéré que l'appui de l'Angleterre
ne leur manquerait pas. A Téhéran, comme dans
les provinces, c'est sur le territoire anglais des
résidences diplomatiques et consulaires ou des
Demorgny. 3
34 LA QUESTION PERSANE.
bureaux de télégraphe que les premières manifes-
tations à la mode persane purent se produire. Le
ministre et les consuls de Sa Majesté britannique
avaient d'ailleurs accueilli sinon fomenté ces mani-
festations : refuge des manifestants (bast), en des
asiles inviolables, dans l'enceinte des mosquées,
autour des saints sépulcres et autres lieux saints,
dans les jardins des légations, des bureaux des
télégraphes et des consulats étrangers ; fermeture
des boutiques, grèves des bazars et des muj-
teheds1, etc.
La période révolutionnaire a duré quarante mois
environ jusqu'à la victoire des constitutionnels
sur le roi (décembre 1905 à juillet 1909).
Il est facile de dire ce que devait faire le pre-
mier parlement persan ; il est plus difficile de se
rendre compte de ce qu'il pouvait faire.
En réalité, toute la population des campagnes,
c'est-à-dire l'immense majorité du pays, échappe
aux idées nouvelles ; le désir des réformes a seule-
ment pénétré dans les grandes villes : Téhéran,
Tauris, Recht, Ghiraz, Ispahan, Kermanchah et
Hamadan. On peut dire que la révolution persane
n'a pas eu de caractère général : elle s'est décom-
posée en une succession de mouvements locaux.
1 Grands prêtres.
ESSAI D'UNE CONSTITUTION PERSANE. 35
Peu songeaient à une chambre des députés de
la nation entière, et le Sardar Assad, lui-même, le
héros de la révolution à Téhéran, voulait de la
méthode et ne rêvait qu'une installation progres-
sive du régime constitutionnel en Perse. Quel vote
conférer en effet à des nomades et à des villageois
à peine civilisés?
Les mollahs (prêtres) de Téhéran réclamèrent
d'abord des réformes administratives et la création
d'un conseil, pour contrôler les dépenses du palais
et du gouvernement. Mozafïer-ed-Dine admit le
principe d'un conseil national, librement élu, et
le chargea par décret, non seulement du contrôle
du gouvernement, mais encore de la préparation
des lois. C'était là une charte considérable.
Le 18 août 1906, dans les « quatre piliers de la
constitution persane », le roi, « pour la paix et la
tranquillité des peuples de l'Iran, le renforcement
et la consolidation des bases de l'État et les
réformes devenues nécessaires en plusieurs points
de l'empire », convoque, sur le modèle de nos
anciens États généraux, une assemblée de trois
cents membres, choisis parmi les princes, les doc-
teurs de la loi, les kadjiars, les propriétaires et
les marchands. Cette assemblée élabora une loi
électorale, qui fut publiée au mois de septembre.
Les règles du vote, le nombre et le partage des
36 LA QUESTION PERSANE.
délégués entre les différentes classes sociales et les
différentes villes et provinces, les conditions d'élec-
torat et d'éligibilité furent minutieusement réglés.
Le 8 octobre 1906, le parlement persan fut
inauguré dans l'orangerie du palais. Malgré la
gravité de son état, Mozaffer-ed-Dine tint à lire
lui-même le discours du trône. Deux cents députés
devaient être nommés pour tout le pays, il ne se
présenta que les élus de la capitale : le parlement
n'était encore qu'un conseil municipal de Téhéran.
Les provinces attendaient les événements.
Peu à peu, au fur et à mesure de l'extension du
mouvement constitutionnel contre la réaction des
princes, on vit arriver à Téhéran par petits paquets,
un jour, les délégués de Tauris, quelques semaines
après, ceux de Hamadan, etc. Les chefs de tribus
s'abstinrent encore, craignant pour leursdomaines.
Le 8 janvier 1907 marqua l'apogée de la nou-
velle institution : Mohamed Ali Chah, qui succédait
à Mozaffer-ed-Dine, signa le décret complétant les
lois constitutionnelles, et fixant le règlement et les
prérogatives de l'assemblée. Le medjliss en profita
pour vouloir être à la fois une assemblée consti-
tuante, législative, un conseil d'État et une haute
Cour. Deux partis se formèrent : les modérés,
dirigés par le président lui-même, Sani-ed-Dowley;
les radicaux, ayant comme chef Saad-ed-Dowley,
ESSAI D'UNE CONSTITUTION PERSANE. 37
qui avait été envoyé en exil à Yezd à cause de
ses idées libérales1.
Le parlement avait à accomplir une triple beso-
gne : assurer dans tout le pays l'expansion du sys-
tème constitutionnel; aborder les réformes organi-
ques; accentuer la personnalité des élus du peuple
au regard de la couronne. Il se trouva tout de suite
aux prises avec l'anarchie qu'avait fomentée depuis
des générations le despotisme corrompu des chahs
et de leurs mignons. Il ne put en quelques mois
abolir les traces, les effets de cette décomposition
et de cette anarchie, et dut encore faire face aux
ingérences de la Russie et de l'Angleterre, qui
craignaient pour leurs intérêts économiques.
Mohammed Ali Chah, qui avait voulu d'abord se
faire passer pour un monarque libéral, acquis à la
pratique du système constitutionnel, ne tarda pas
à s'apercevoir qu'il était atteint dans ses pouvoirs.
Les intrigues de la Cour et des princes, encouragées
par les conseillers du nouveau chah, lui-même
réactionnaire impénitent; l'intervention d'Abdul
Hamid sur les frontières turco-persanes de l'Azer-
baïdjan, entravèrent bientôt tout essai de réforme.
1 Ce personnage est devenu depuis un anticonstitutionnel
ardent, nous le retrouverons par la suite. V. p. 165. —
Quant à Sani-ed-Dowley il a été assassiné pendant la période
révolutionnaire.
38 LA QUESTION PERSANE.
Les tentatives d'intimidation se multiplièrent
contre le parlement. En réponse et dès le mois
d'octobre 1907, l'assemblée imposa au roi un
« supplément aux lois fondamentales » ; c'était en
réalité une véritable constitution, substituée à la
charte de Mozaffer-ed-Dine. Toute transaction
était supprimée entre la couronne et la représen-
tation populaire. L'assemblée n'acceptait plus du
roi la délégation de quelques pouvoirs, elle se
reconnaissait souveraine et ne consentait plus qu'à
associer le monarque à sa souveraineté.
De même, aucune transition n'était ménagée
entre les traditions héritées du passé et l'esprit
nouveau. Le supplément aux lois fondamentales
du mois d'octobre 1907 est une véritable philoso-
phie et une réorganisation systématique de tout le
gouvernement. Les plus beaux principes y sont
proclamés : la garantie de la liberté individuelle,
l'inviolabilité du domicile, la liberté de l'ensei-
gnement, de la presse, etc., la séparation des
pouvoirs, la responsabilité ministérielle, l'admi-
nistration et la représentation provinciales.
Un cabinet parlementaire fut formé le 28 oc-
tobre 1907, présidé par Nasr-el-Molk qui fut plus
tard Régent de l'Empire1. Le premier budget de
1 La régence de l'Empire a pris fin le 21 juillet 1914 avec
le couronnement de S. M., le Chah actuel de la Perse, Ahmad.
ESSAI D'UNE CONSTITUTION PERSANE. 39
la Perse fut établi, sans nouvelles taxes; et les
recettes purent équilibrer les dépenses, grâce à
des économies, des suppressions de faveurs, de
pensions et de sinécures et par une équitable
unification des cotes1.
Dès le mois de décembre 1907, Mohammed Ali
Chah congédia ce ministère libéral, préparant
ainsi son premier coup d'État contre le Medjliss.
Il ne réussit pas et dut prêter un nouveau serment
à la Constitution.
Quelques mois après, en février 1908, un attentat
fut dirigé contre le Chah; au mois de mai, celui-ci
riposta en bombardant le Medjliss, qui fut aussitôt
dissous.
Réapparurent alors les révolutionnaires du
Caucase qui, installés à Tauris, organisèrent une
nouvelle révolution (juillet 1908-juillet 1909).
Entre temps, le Chah proposait la création d'un
Conseil d'Etat à la mode napoléonienne, ou un
conseil d'empire à la russe, dont il aurait
nommé la plupart des membres et dont le rôle
eût été purement consultatif2. Recht suivit alors
i Voir mon étude sur les institutions financières de la
Perse, collection de la Revue du monde musulman. Paris,
Leroux, 1915.
s Les deux projets ont été repris en mai et en juin 1914,
mais à la mode française, par une commission de législation.
40 LA QUESTION PERSANE.
l'exemple de Tauris avec Tspahan et les Baklityaris;
et les grands Moujteheds (grands prêtres) de
Nedjef et de Kerbela publièrent leur adhésion au
programme constitutionnel. Mohammed Ali Mirza
fut détrôné et fut remplacé par son fils Ahmad
Chah, âgé de douze ou treize ans, sous la tutelle
du régent Azadel Molk.
Ce régent mourut en 1910 et fut remplacé par
Nasr-el-Molk qui avait présidé le premier cabinet
libéral de Mohammed Ali Mirza. Nasr-el-Molk prit
le titre de Naibos-Saltaneh, qu'il a gardé jusqu'au
couronnement dujeune souverain le 21 juillet 1914.
Tels furent les difficiles débuts du parlement
persan de 1905 à 1909. Il est facile d'affirmer,
dans les conditions si défavorables où il s'est
trouvé, que le conseil national s'est montré plus
apte aux vagues discussions de la politique qu'à la
précision des réformes administratives. La jeune
Perse a manqué évidemment d'expérience, elle
n'a su ménager ni les transactions, ni les tran-
sitions; mais elle a été, il faut le reconnaître,
peu favorisée par les circonstances et la pratique
des compensations européennes ne lui a permis
de trouver entre les compétiteurs russes, turcs,
allemands et anglais, ni ami, ni conseiller sin-
cère.
L'organisation sociale et le manque de prépa-
ESSAI D'UNE CONSTITUTION PERSANE. 41
ration d'un peuple, dont la quasi-totalité est
étrangère à l'idée de la liberté, furent aussi des
éléments d'insuccès. Le despotisme en effet était
devenu le principe suprême de l'État : principe
de vie, car il avait fait subsister la nation; prin-
cipe de mort, car une fois qu'il a été ébranlé, tout
a croulé avec lui. Enfin, du fait que les négocia-
tions anglaises de 1907 avec les Russes dépen-
daient de la rapidité de la révolution persane,
celle-ci perdit beaucoup au développement trop
brusque que lui imposèrent la politique et les
convenances britanniques.
Il est résulté de tout cela que le parlement
persan n'a pu faire cesser ni les troubles et les
souffrances des provinces, ni l'insécurité des
routes et des villes et que l'on a pu dire que rien
n'a été changé en Perse par les mots creux de la
Constitution1.
1 Certains Persans sincèrement convertis aux idées
démocratiques et libérales paraissent aujourd'hui revenus
de leurs illusions sur le régime constitutionnel et sur ses
forces réformatrices. D'après eux, suivant la pittoresque
formule de Talleyrand, « la Révolution a désossé la Perse ».
Ils souhaitent le retour du « bon tyran » qui mettrait son
prestige dynastique et son pouvoir absolu au service de la
cause du progrès.
42 LA QUESTION PERSANE.
Les diverses méthodes
d'expansion coloniale en Angleterre
et en Russie.
A la fin du mois de septembre 1907, les cons-
titutionnels de la Perse apprirent la conclusion
de la nouvelle convention anglo-russe que les
politiques annonçaient d'ailleurs depuis deux
années déjà.
Quelles considérations ont motivé cet accord?
Ces considérations doivent être d'abord appré-
ciées avec les idées et les théories qui ont eu
cours à lépoque en Angleterre et en Russie, en
matière d'expansion coloniale et de politique
impérialiste.
A ce premier point de vue, en Angleterre, il
faut distinguer l'école de Manchester et la
politique traditionnelle de la défense de l'Inde.
L'école de Manchester, ou des libéraux, dont
Gladstone fut un des principaux représentants,
cherche avant tout à favoriser le développe-
ment économique et commercial de la métro-
pole. Elle ne prise une colonie qu'en raison
des bénéfices que sa possession assure au
EXPANSION COLONIALE EN ANGLETERRE ET EN RUSSIE. 43
commerce. Elle ne veut pas entendre parler d'an-
nexions coloniales coûteuses en hommes et en
argent. L'école de Manchester se demande avant
tout quelle source d'ennuis peut résulter pour le
gouvernement de l'annexion de territoires nou
veaux. Dans quelles complications se trouvera-
t-on entraîné? Nesera-t-on pas obligé d'intervenir
dans les querelles des populations de l'intérieur,
de pénétrer toujours plus avant, d'être engagé
dans des guerres sans fin? Ne sera-t-on pas
amené par la force des choses à abandonner les
procédés tout pacifiques qui doivent présider à la
direction des affaires coloniales, à leur substituer
une politique de violences, d'agressions et de
conquêtes? Il faut éviter à tout prix tout surcroît
d'obligations militaires pour la métropole, toutes
dépenses pour les finances de l'État.
Exercer sur les peuples à coloniser une sorte
de suzeraineté morale, recueillir les bénéfices
de relations historiques et amicales, se réserver
la suprématie commerciale, employer tous les
moyens nécessaires à la poursuite d'une œuvre de
pénétration pacifique, telle est la devise de l'école
de Manchester '. En un mot, cette méthode
1 V. Dr Rouire, La rivalité anglo-russe en Asie, op. cit.
V. Bérard, L'Angleterre et l'impérialisme.
44 LA QUESTION PERSANE.
consiste à ménager souverains et peuples indi-
gènes; à s'efforcer de gagner les bonnes grâces
des premiers par des subsides et à s'assurer l'atta-
chement des autres par des mesures d'ordre et de
pacification; à obtenir tous les résultats de l'an-
nexion sans les inconvénients et les charges de la
conquête ; à réaliser enfin un maximum de profits
avec un minimum de dépenses de domination.
La meilleure condition de stabilité d'un empire
colonial doit, d'après cette école, reposer, non sur
l'extension du protectorat britannique, mais sur la
reconnaissance et l'affection que les indigènes
donnent en récompense des services rendus. Les
possessions territoriales importent peu, pourvu
qu'elles aient la porte ouverte et qu'elles offrent
un minimum de sécurité pour les choses et pour
les personnes.
Sans doute les doctrines de l'école de Manchester
sont bonnes et l'on n'a rien trouvé de mieux en
matière de politique coloniale. Encore faut-il ne
point se dérober aux responsabilités qu'entraîne
l'application de ces principes, sinon on risque
d'aller à l'encontre du but visé et de faire naître les
difficultés que l'on avait précisément voulu éviter.
Nous avons déjà vu au lendemain de la guerre
de Crimée une application malheureuse de ces
théories idéales, faire perdre à la Grande-Bretagne
EXPANSION COLONIALE EN ANGLETERRE ET EN RUSSIE. 45
une belle occasion de clore à son profit la question
du golfe Persique.
A l'opposé et contrairement aux doctrines de
l'école de Manchester, le système de l'école impé-
rialiste, qui est appliqué par la politique tradition-
nelle de la défense de l'Inde et qui compte Lord
Curzon et de nombreux conservateurs parmi ses
principaux représentants, consiste, pour dominer
un pays, à appuyer une diplomatie brutale sur une
politique de force et de coercition ; c'est la politique
d'aventures et de conquêtes. L'impérialisme préco-
nise l'emploi de la force comme le meilleur moyen
de consolidation de l'empire ; l'évolution pacifique
est remplacée par l'expansion agressive.
L'impérialisme n'est pas pratiqué exclusivement
par le gouvernement de l'Inde, c'est un système
cher à la Russie1, et qui a été amplement formulé
dans le testament de Pierre le Grand. Le gouver-
nement de Saint-Pétersbourg l'a employé en Perse
jusqu'en 1897; il l'a repris en 1911. Dans l'inter-
valle et depuis, la Russie a utilisé tour à tour,
avec un heureux opportunisme, la manière forte
et la méthode pacifique pour mieux combattre l'in-
fluence anglaise.
1 Ce système est encore bien plus cher à l'Allemagne.
46 LA QUESTION PERSANE.
L'Impérialisme est la méthode énergiquement
survie par les consuls russes, soutenus par le parti
militaire, par la section de l'Orient au ministère
des Affaires étrangères et par l'école de Boukhara.
Les diplomates et les légations des deux puis-
sances sont plus pacifiques et plus modérés que les
consuls, malgré des préoccupations surannées de
prestige et d'influence1. Aussi y a-t-il souvent luttes
et conflits entre les consulats et les légations : il
y a lieu de remarquer d'ailleurs que les circons-
tances critiques par lesquelles sont passées les
relations anglo-russes en Asie centrale, ont presque
toujours été provoquées par des consuls subal-
ternes, atteints de cette fur or cotisularis qu'on
retrouve chez bon nombre de fonctionnaires dans
i V. p. 66 et 67. — « Pétrification datant des époques depuis
longtemps disparues, cette diplomatie, anachronisme, fait
dans notre époque la même figure que le guérisseur d'une
tribu indienne ferait dans un de nos hôpitaux.... Depuis des
siècles déjà, l'abbé de Saint-Pierre dans son Essai sur la paix
perpétuelle, Rousseau et Kant et d'innombrables sociologues
ont recherché une organisation des Etats modernes qui
rende superflue l'activité de la diplomatie telle qu'on l'a
comprise jusqu'à présent.... — Alors, on pourra mettre au
rancart la vieille diplomatie et en instituer une nouvelle qui
réponde aux idées actuelles, qui n'ait besoin ni d'artifices
secrets, ni d'intrigues de palais et de couloirs pour remplir
son utile mission ». — V. J'accuse, Paris, Payot et Gie, 1915.
Ouvrage attribué à un avocat berlinois : Richard Drelling.
EXPANSION COLONIALE EN ANGLETERRE ET EN RUSSIE. 47
les terres lointaines. Cette fur or consularis se
ressent infailliblement en Perse de la mentalité
spéciale que développent la pression des circons-
tances locales et la conscience de figurer aux avant-
postes d'une rivalité militante1.
Dès les premiers essais du régime constitutionnel
en Perse, le parti de l'impérialisme russe provoqua
la création d'une commission spéciale, chargée de
suivre attentivement les affaires de Perse. Cette
commission fut composée de la manière suivante2 :
le président du Conseil des ministres, les ministres
des Affaires étrangères, des Finances, de la Guerre,
de la Marine; le chef d'état-major de la Guerre,
le chef d'état-major de la Marine ; le sous-secré-
1 V. E. Aubin, La Perse d'aujourd'hui, op. cit. M. Isvolsky,
un des principaux auteurs des accords russo-anglais de 1907,
faisait récemment remarquer que ces accords avaient du bon,
mais qu'ils avaient été déplorablement appliqués par des
agents trop zélés, ou plus ou moins bien intentionnés. Pour
ces motifs il a dû rappeler un certain nombre de ministres
et consuls de Pétrograd en Perse. Tout dernièrement, en
avril 1915, MM. Korostovetz et Townley ont été remplacés
par M. d'Etter et Sir Marling.
8 Livre orange, publié en 6 fascicules par le ministère
russe des Affaires étrangères sur les affaires de Perse, 1906-
1909, Saint-Pétersbourg, 1911. 1er fascicule, 1906-1908. —
Résumé historique, p. 7 : « Considérant que la situation
politique de la Perse met en cause les intérêts essentiels et
les principes mômes de la politique russe dans ce pays... ».
48 LA QUESTION PERSANE.
taire d'Etat au ministère des Affaires étrangères et
le directeur de la section de l'Orient au ministère
des Affaires étrangères. En outre, le vice-roi du
Caucase, les ambassadeurs à Londres et à Constan-
tinople, le ministre de Russie à Téhéran et le
consul général de Sa Majesté Impériale à Tauris
sont appelés à assister aux séances de la commis-
sion, quand ils sont présents à Saint-Pétersbourg.
C'est au sein de cette commission que furent pré-
parées les principales stipulations russes de la con-
vention de 1907.
Les doctrines des impérialismes russe et indien
et les théories de l'école pacifique de Manchester
doivent être ensuite envisagées dans leur applica-
tion en Perse, en tenant compte des nécessités de
la politique étrangère générale du moment. En
1907, au moment de la conclusion de la conven-
tion anglo-russe, quelles étaient ces nécessités en
Europe, en Asie et plus particulièrement en
Perse?
Les efforts allemands en Orient1.
En 1900-1901, The fortnightly fieview insinua
1 Voir Revue politique et parlementaire, 10 juillet 1915,
mon étude sur la question persane et la guerre.
LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 49
pour la première fois la possibilité d'un accord
de l'Angleterre avec la Russie. Après la guerre
russo-japonaise, le Tsar indiqua qu'il désirait
établir des relations amicales avec l'Angleterre;
Sir Ch. Hardinge reçut à Petrograd un accueil
particulièrement flatteur. Le 24 mai 1906, Sir
Ed. Grey exprima de son côté le désir de discuter à
l'amiable toutes les questions litigieuses avec la
Russie. En mars 1907, l'escadre russe fut reçue
solennellement dans les ports anglais et le mois
d'août suivant vit commencer la discussion des
accords relatifs à la Perse, à l'Afghanistan et au
Thibet.
Mais dès l'année 1898, le Kaiser élaborait son
plan du chemin de fer de Bagdad et de mainmise
sur le monde musulman. 11 commença par une
intervention en faveur des pèlerins chrétiens
de Jérusalem pour lesquels il obtint certaines
concessions du Sultan. En même temps, il engagea
avec ce dernier quelques conversations au sujet
du chemin de fer projeté et arracha même une
promesse à Abdul Hamid : un massacre d'Armé-
niens et de Macédoniens suivit d'ailleurs et l'Eu-
rope protesta, sans résultats, bien entendu1. C'est
1 L'Allemagne est largement responsable des atrocités
turques et des massacres des Arméniens pendant la guerre
actuelle. C'est le comble de la barbarie de la Kultur.
Demorgny. 4
50 LA QUESTION PERSANE.
à partir de cette époque, que Guillaume H, re
prenant la politique de Frédéric le Grand, se
déclara l'ami et le protecteur de la Turquie. On
peut dire que, dès l'année 1897, Stamboul et
Berlin, suivant une politique solidaire, les puis-
sances européennes devinrent impuissantes à ré-
primer les atrocités d'Abdul Hamid. Pour prix
de sa trahison, «Hadji Mohamed Gitillioun»1 reçut
la concession du Bagdad et en 1902 le Sultan
rouge autorisa l'entreprise par un firman spécial.
En 1902, le Kaiser songea à intéresser la
Grande-Bretagne à son plan. C'est le Spectator qui
l'annonça en premier. M. Balfour s'en défendit.
Mais en 1903, le général Von der Goltz fit à la
Société de géographie de Rœnigsberg une com-
munication, au cours de laquelle il déclara que
le syndicat du Bagdad avait obtenu une extension
de la concession jusqu'à Koweit sur le golfe Per-
sique, grâce à d'heureuses négociations avec
l'Angleterre. Von der Goltz pacha annonça en
même temps que désormais le courrier anglais
pour l'Inde prendrait la \oie : Vienne, Constanti-
nople, Bagdad et Koweit. Il devenait évident que
le commerce anglais dans le golfe Persique, notam-
1 Guillaume II, le Pèlerin de la Mecque (Hadji), se fait
appeler ainsi en Turquie. Ce pèlerin musulman est devenu
depuis le « Messie » des juifs de Pologne (juillet 1915).
LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 51
ment à Bassorah, serait largement détourné vers
cette voie, surtout si, comme on l'envisageait déjà,
elle devait êlre reliée aux lignes européennes par
un tunnel sous le Bosphore. On voyait même
déjà les communications assurées entre Ostende
et Anvers jusqu'au golfe Persique avec des consé-
quences fort graves pour les intérêts maritimes
anglais1.
Le docteur Rohrbach2, dans un organe : La
1 II n'est rien de plus triste, de plus humiliant pour le
monde moderne que de constater comment l'admirable entre-
prise des chemins de fer d'Asie est paralysée, faussée par
la mesquinerie des antagonismes nationaux. Il n'y a rien de
plus grandiose que la pensée de relier le Bosphore au golfe
Persique, de ressusciter par la vie économique, la fécondité
de ces plaines, de ces vallées et de ces plateaux où ont
fleuri les civilisations les plus colossales et les plus char-
mantes à la fois du monde ancien et il semble que tous les
peuples civilisés devraient s'entendre pour mener à bien cette
œuvre. Mais ils se jalousent, se suspectent, chacun cher-
chant à tirer au profit de ses groupes de finance ou de ses
influences politiques exclusives tout le bénéfice de l'opéra-
tion. L'ensemble de l'affaire est ainsi retardé, compliqué et
faussé. — V. Jaurès, Discussion du budget des Affaires
étrangères, exercice 1911. Compte rendu des débats à la
Chambre. Séance du 13 janvier 1911. Journ. off. du 14 janvier
1911, p. 33 et suiv. — V. plus loin la lettre du colonel Yate
sur le Transiranien.
2 Le docteur Rohrbach avait entrepris en Mésopotamie un
voyage d'études théologiques ; il est curieux de noter que ces
études se transformèrent en études militaires et stratégiques
52 LA QUESTION PERSANE.
Bagdadbahn, publia en 1902 les conséquences
militaires et politiques du projet. 11 ne valait pas
la peine, à son avis, de dépenser un pfennig pour
une Turquie faible; mais pour une Turquie forte,
on devait sans hésiter et sans compter dépenser
des millions de marks. C'est le Bagdad qui
seul pouvait faire la Turquie rêvée. Rohrbach
démontra que le chemin de fer projeté permet-
trait le transport rapide vers le Bosphore des
troupes d'Anatolie, alors qu'on avait vu en 1877,
pendant la guerre russo-turque, les troupes de
Mésopotamie mettre sept mois pour arriver au
front. La nouvelle ligne doublerait donc la force
militaire de l'Empire ottoman. En outre, la
prospérité de la Mésopotamie et de l'Asie Mineure
en renaîtrait, grâce à l'immigration bien comprise
de bon nombre de colons germains. Ainsi, au
double point de vue financier et militaire, la
Turquie deviendrait capable de résister à sa redou-
table ennemie, la Russie. Le docteur Rohrbach
affirmait que l'accord était fait sur ce point avec
la France et la Grande-Bretagne.
En réalité, l'Angleterre pensa un moment, et
Sir William Welcoks put considérer que le
chemin de fer de Bagdad pourrait faciliter la solu-
tion de la question de l'irrigation en Mésopotamie.
Mais l'attitude inamicale du Gouvernement de
LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT.
53
Berlin fut telle que la Grande-Bretagne se mit à
étudier avec la plus discrète attention le projet
allemand. D'une part, l'ambassadeur d'Allemagne
à Constantinople, baron Marshall de Bilberstein,
était ouvertement hostile à la Grande-Bretagne.
D'autre part, si l'Angleterre avait aidé à la réali-
sation du projet du Bagdad, elle aurait été repré-
sentée comme l'ennemie de la Russie. Enfin,
l'opposition anglaise au projet était attribuée à
l'influence russe par un article d'un rédacteur
allemand dans le Nineteenth Century and after de
1909. Le mieux était donc de laisser l'Alle-
magne chercher toute seule les capitaux néces-
saires et de ne pas se mêler aux intrigues et aux
complications germaniques. En ce qui concerne
la prolongation du chemin de fer jusqu'au
golfe Persique, le projet devait rencontrer l'oppo-
sition très nette de la Grande-Bretagne, car il
s'agissait d'empêcher que les Turcs et les Alle-
mands pussent envoyer rapidement des troupes
sur la frontière de Perse, vers l'Inde anglaise.
De 1908 à 1910, l'Allemagne et l'Autriche-Hon-
grie affirment leur contrôle politique sur les Bal-
kans et sur l'Asie Mineure : c'est en 1908 que l'Au-
triche annexe la Bosnie. A ce moment, le mou-
vement jeune Turc se fait contre l'influence
allemande ; mais les intrigues du baron Marshall
54 LA QUESTION PERSANE.
lui donnent une nouvelle vigueur et c'est vraiment
depuis le mois d'avril 1909 que les jeunes Turcs
se sont faits les créatures et les âmes damnées de
Berlin.
A cette époque aussi le Gouvernement de
Londres comprend que le projet du Badgad
menace sérieusement le commerce britannique
dans le golfe Persique et l'opposition devient
sérieuse contre le projet de pénétration germa-
nique.
Koweit, le point terminus du Badgad sur le
golfe, était alors la capitale d'un Cheikh indépen-
dant, que l'Angleterre soutint énergiquement
contre Abdul Hamid. En 1911, Sir Ed. Grey
demanda que le Bagdad, s'il devait être prolongé
jusqu'au golfe Persique, n'eût qu'un caractère
purement commercial, suivant ainsi la politique
de Lord Landsdowne qui ne pouvait admettre
aucune puissance prenant une position navale
dans le golfe Persique, sur le flanc de la frontière
des Indes.
Au surplus, les précautions de l'Angleterre
étaient justifiées par le récent accord de l'Alle-
magne et de la Russie. En 1910, en effet, l'entrevue
du Kaiser et du Tsar à Potsdam avait causé quelque
surprise, surtout que les relations avaient été
plutôt tendues entre les deux empereurs pendant
LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 55
l'hiver 1908-1909 en raison de l'affaire de Bosnie '.
On pensa à Londres que le Tsar s'était bien faci-
lement résigné à son échec et qu'il se rappro-
chait un peu rapidement des Allemands2. A vrai
1 V. mon étude snr La question du Danube, Paris, Larose,
1911.
2 On trouvera d'intéressantes réponses à cette question
dans l'important travail d'Alexinsky, La Russie et la
Guerre, et dans la Revue des questions diplomatiques et
coloniales des 1er février 1911 et 16 avril 1912 : Le malaise
de la Triple Entente (de Thomasson). L'opinion française et
la politique russe (de Thomasson). Paris, Colin, 1915.
« Le baron de Rosen, ancien collaborateur de M. Witte,
a publié en 1913, sur l'accord russo-allemand un mémoire
confidentiel dont les exemplaires furent retirés de la circu-
lation par ordre du Gouvernement. Ce mémoire contient un
germanisme atavique ». — M. Alexinsky rappelle aussi
« la peur de la victoire », parmi les socialistes et révolution-
naires russes, peur qui se confondait avec celle du triomphe
de l'autocratie. — L'auteur considère enfin que l'explication
la plus plausible de la faiblesse relative que fit paraître
l'état-major du généralissime, grand-duc Nicolas, se trouve
probablement dans les intrigues du parti allemand de Pétro-
grad. Il n'y a rien d'impossible à ce que le grand état-major
allemand ait été secrètement informé du fort et du faible des
positions de nos alliés, de la répartition de ses effectifs et
de ses projets. — C'est évidemment à ces faits de haute
trahison que le chancelier allemand de Bethmann-Hollweg a
fait allusion dans son discours d'ouverture à la séance du
19 août 1915 du Reichstag, quand il a parlé des « succès
fabuleux » des armées allemandes en Russie. — Ces faits se
trouvent, d'ailleurs, confirmés par les récentes exécutions de
56 LA QUESTION PERSANE.
dire, l'entrevue de Potsdam causa un réel émoi
à Londres et à Paris. On crut un moment à
la rupture de la Triple Entente et la mort
d'Edouard VII vint encore aggraver la situa-
tion.
Le Gouvernement de Berlin publia le compte
rendu suivant : « La Russie accepte de ne pas
faire d'opposition au projet du Bagdad; elle
s'engage même à relier la ligne aux lignes russo-
persanes et reconnaît à l'Allemagne des droits
égaux en Perse en matière commerciale. De
son côté, l'Allemagne reconnaît les intérêts spé-
ciaux de la Russie dans le nord de la Perse pour
Miassaiedoff, colonel de gendarmerie, attaché au quartier
général du grand-duc Nicolas et de Freiberg médecin de la
compagnie de navigation de Libau, son complice, deux ger-
manisés de la haute administration russe, corrompus par le
service d'espionnage deBerlin. Miassaiedoff trahissait, depuis
dix ans, la confiance du Gouvernement russe au profit du
grand état-major allemand. La guerre n'avait pas arrêté sa
trahison et il trouvait moyen de faire parvenir aux généraux
allemands des indications sur les mouvements des armées
russes. — V. le Rietch de Petrograd, 12 septembre 1915.
Quoi qu'il en soit, à l'heure actuelle, la Russie meurtrie et
frappée se détache définitivement de son séculaire cousinage
politique et conservateur avec l'Allemagne. — Le mouve-
ment réformateur devient avant tout un mouvement contre
l'envahisseur et comme l'a dit M. Rodzianzko, le président
de la Douma : « Le peuple russe est fermement résolu à
briser à jamais les odieuses chaînes allemandes ».
LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 57
la construction des chemins de fer, des routes et
des télégraphes ».
Ainsi donc le Kaiser disait au Tsar : « Aide-moi
à prolonger le chemin de fer de Bagdad et je te
laisserai les mains libres dans le nord de la Perse ».
Il y avait plus encore : les gouvernements de
Berlin et de Saint-Pétersbourg se donnaient de
mutuelles assurances de n'entrer dans aucune
combinaison qui pourrait être hostile à l'un ou à
l'autre. L'entrevue de Potsdam a donc été un
triomphe pour la diplomatie allemande; elle a
conjuré le danger russe après la crise de Bosnie et
elle a permis la réalisation du Bagdad au point de
devenir une véritable menace germanique contre
le Caucase russe. La diplomatie de Berlin ne s'en
est pas tenue là; cyniquement elle a dit au diplo-
mate russe : « Maintenant que je vous ai vaincu,
je vous propose de traiter avec moi. Partageons
la Perse entre nous et excluons l'Angleterre et,
pendant que nous y sommes, faisons un traité
d'alliance générale. Laissez-moi tranquille et je
ne vous gênerai nulle part ».
Cela se passait en 1910, mais c'est toujours la
politique du bluff cynique germain depuis Bis-
marck. Elle a eu pour conséquence immédiate
l'attitude véhémente du parti militaire allemand
au moment de l'affaire d'Agadir. Ce parti
58 LA QUESTION PERSANE.
escomptait, en effet, la concession arrachée à la
Turquie au sujet du port d' Alexandre tte pour en
faire un port allemand et la concession également
obtenue de Stamboul d'une importante ligne de
chemin de fer vers Damas passant à l'Est de la
mer Morte et de la presqu'île de Sinaï vers la
Mecque, pour menacer l'Egypte en supprimant
le canal de Suez. Ces conséquences doivent faire
réfléchir ceux qui, en France, se refusent à envi-
sager la nécessité du développement de notre
influence et de notre action politique en Syrie1.
Au surplus, le Dr Rohrbach, dans la dernière
édition de son étude en 1911, a formulé nettement
les intentions germaniques contre l'Egypte, c'est-
à-dire contre l'Angleterre et contre le monde
entier : « La perte de l'Egypte serait pour la
Grande-Bretagne non seulement la fin de sa domi-
nation sur le canal de Suez et de ses communi-
cations avec l'Inde et l'Orient, mais encore elle
1 V. en ce sens : Victor Bérard, passim, et Keirallah, Autour
de la question sociale et scolaire en Syrie, Alexandrie, 1906. —
V. en sens contraire : Flandin, Groupe sénatorial pour la
défense des intérêts français à l'étranger, Rapport sur la
Syrie et la Palestine, Paris, 1915. — Comte Cressaty, Les
intérêts de la France en Syrie, Paris, 1913. — V. aussi dans
les procès-verbaux des séances de la Commission des affaires
extérieures à la Chambre des députés de Paris, la défense des
intérêts français en Syrie par Georges Leygues.
LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 59
entraînerait pour elle la perte de ses possessions
dans le Centre et à l'Est de l'Afrique. La conquête de
l'Egypte par une puissance musulmane comme la
Turquie mettrait en péril l'empire de la Grande-
Bretagne sur ses 60 millions de sujets mahométans
de l'Inde : elle l'abaisserait aux yeux des Afghans
et des Persans.
» Mais la Turquie ne peut songer à reprendre
l'Egypte tant qu'elle ne sera pas maîtresse d'un
système de chemins de fer développé en Syrie1 et
en Asie Mineure et tant qu'elle ne sera pas en
état de repousser une attaque de l'Angleterre
en Mésopotamie au moyen d'un chemin de fer
d'Anatolie s'étendant jusqu'à Bagdad. C'est pour
acquérir l'Egypte que la Turquie se rangera du
côté de l'Allemagne dans une guerre contre
la Grande-Bretagne, et la politique de l'Alle-
magne en faveur de la Turquie n'a pas d'autre
but que de s'assurer une garantie, une assurance
contre une guerre avec l'Angleterre » 2.
1 Voilà un nouvel argument qui se passe de commentaires
en faveur de notre activité en Syrie.
2 Cette politique décrite par le Dr Rohrbach est rigoureu-
sement suivie dans la guerre actuelle. Il y revient d'ailleurs
dans la revue La plus grande Allemagne fondée depuis
le début de la guerre : « Si les Français, les Anglais et les
Russes réassissent au Bosphore et aux Dardanelles à nous
couper de l'Orient, ce sera la fin de notre politique mondiale.
GO LA QUESTION PERSANE.
Ainsi donc1, le projet du chemin de fer de
Bagdad à la Mecque a pour but de faire renaître
et revivre la puissance musulmane. L'or et
les instructeurs militaires germains devaient as-
surer un rôle important à la Turquie dans un
conflit entre l'Allemagne et l'Angleterre et la
Russie. Les événements actuels de la guerre, les
manœuvres du Gœôen et du Breslau et la manière
forte allemande à Stamboul ne sont que la suite
logique de la politique allemande en Orient.
Si le Kaiser et ses ministres ont combattu les ré-
formes en Turquie, c'est qu'ils soutenaient ainsi
le Sultan et les jeunes Turcs dont ils se faisaient
des alliés contre le Tsar; c'est qu'ils voulaient
porter un coup mortel à l'Angleterre dans les
parties vitales et essentielles de son Empire.
Holland Rose, l'historien anglais, qui a longue-
ment exposé, développé et expliqué dans son
livre récent sur les origines de la guerre actuelle
les intrigues allemandes en Orient, conclut en
ces termes : « Le Kaiser et le Sultan veulent
attaquer l'Egypte et se figurent qu'ils établiront
par là leurs communications entre Berlin et
la presqu'île du Sinaï. Il est évident que si
Nous serons retranchés du monde des Grands Peuples ».
Septembre 1915.
1 V. Holland Rose, The origins ofthe War, Cambridge, 1915.
LES EFFORTS ALLEMANDS EN ORIENT. 61
l'affaire des Balkans avait bien tourné pour les
Allemands, l'Autriche se réservait le contrôle du
Bagdad jusqu'à Stamboul pour envoyer des troupes
en Syrie et menacer le canal de Suez. Mais
l'affaire des Balkans est manquée1 et il y a lieu de
supposer qu'à la fin, les Balkaniques ne conser-
veront pas la neutralité passive que l'Allemagne
prétend leur imposer. Ils ont déjà affaibli la
Turquie et ont empêché le projet de chemin de
fer d'aboutir en Syrie. Par là ont échoué les plans
du moderne Alexandre le Grand ».
On sait comment ces plans ont été repris :
« Puissance mondiale ou décadence, tel est le mot
d'ordre qui nous est imposé par notre évolution
historique. 11 n'y a pas de milieu », dit F. von
Bernhardi, l'élève de Treischke, qui a exprimé la
pensée du maître dans sa retentissante brochure
intitulée Notre Avenir-. — Et plus loin, il ajoute,
1 La question est rouverte à l'heure actuelle par la trahison
de la Bulgarie au profit des Empires de proie et par l'attitude
hésitante de la Grèce et de la Roumanie. Le débarquement
des troupes alliées à Salonique le 5 octobre 1915 est un
commencement de solution. Le succès militaire compensera
sans doute l'échec diplomatique de la Quadruple Entente.
8 V. F. von Bernhardi, Notre Avenir, Les ambitions alle-
mandes et la guerre, traduction Simonet, Berlin, 1912,
Paris, 1915. — V. aussi de Bulow, La politique allemande,
traduction Herbette, Paris, 1914. — V. également The origins
62 LA QUESTION PERSANE.
résumant les ambitions allemandes dans la guerre
actuelle : « A ce groupe de puissances (la Triple
Entente)1, qui, malgré l'antagonisme de leurs
nombreux intérêts, surtout dans les Balkans et
en Asie sont unies seulement par leur hostilité
contre l'Allemagne, s'oppose tout d'abord notre
pays joint à l'Autriche.... De plus, les conflits
d'intérêts qui existent entre les Puissances de la
Triple Entente, offrent certainement la possi-
bilité de gêner ou même de contrecarrer les
actions communes de nos adversaires ».
L'arrangement anglo-russe.
C'est dans ces conditions, qu'au moment où fut
signé le traité anglo-japonais du 30 août 1905,
auquel nous avons déjà fait allusion, Lord Lands-
downe adressait à Sir Charles Hardinge une lettre
imprimée et rendue publique en même temps que
le traité. Dans sa lettre, Lord Landsdowne s'atta-
chait à dissiper les inquiétudes de ceux qui, parmi
of the War, by Holland Rose, litt. D. Cambridge University
Press, Fetter Lane, E. C, op. cit.
1 La Quadruple Entente depuis l'intervention de l'Italie en
mai 1915.
L ARRANGEMENT ANGLO-RUSSE.
63
les Russes, voyaient dans cette alliance une menace
et qui déclaraient que c'en était fait de l'entente
escomptée entre l'Angleterre et la Russie. Cette
invitation fut comprise à Saint-Pétersbourg.
Quelque temps après, àAlgésiras, dans l'intervalle
des séances de la conférence, une conversation, que
favorisaient discrètement nos plénipotentiaires,
s'engageait entre les représentants de l'Angleterre
et de la Russie : Sir Arthur Nicholson, Sir Donald
Mackenzie Wallace et le comte Cassini. Conti-
nuées à Saint-Pétersbourg et à Londres, ces négo-
ciations ont, après une durée d'un an, abouti à
la convention du 30 août 1907, qui a voulu régler
les futures relations anglo-russes dans tous les pays
limitrophes de l'Inde et des possessions russes en
Asie. La convention vise la Perse, l'Afghanistan
et le Thibet et une lettre annexée de Sir Ed. Grey
à Sir Arthur Nicholson, ambassadeur de Londres
à Saint-Pétersbourg, est relative au golfe Per-
sique.
En Asie, c'est-à-dire dans les contrées qui
séparent la Russie asiatique de l'Inde anglaise,
LordCurzona, le 30 mars 1904, défini la politique
du Gouvernement britannique: « L'Inde est comme
une forteresse, avec l'océan comme fossé des deux
côtés et des montagnes de l'autre. Au delà de cette
muraille, on trouve un glacis d'étendue variable.
64 LA QUESTION PERSANE.
Nous ne demandons pas à l'occuper, mais nous ne
pouvons le voir occuper par un rival. Nous
sommes très contents de le voir rester aux mains
d'alliés et d'amis ; mais si des influences non
amicales s'insinuent et pénètrent sous nos murs,
nous serons contraints d'intervenir; c'est là tout
le secret de toute la situation en Arabie, en Perse,
en Afghanistan, au Siam, au Thibet ».
Longtemps concentrée sur le terrain diploma-
tique et politique, la rivalité anglo-russe, née de cette
formule, s'est portée en ces derniers temps sur le
terrain des intérêts commerciaux. Sur ce terrain,
l'ardeur du Gouvernement des Indes n'a eu d'égale
que l'activité prodigieuse déployée de son côté par
la Russie. Nous avons vu cependant que l'Angle-
terre a eu partie gagnée en Arabie, au Thibet et en
Afghanistan.
En Perse, l'influence russe dominait dans le
Nord, le commerce anglais dans le Sud. Sur la
terre ferme, comme dans les eaux du golfe Per-
sique, les politiques anglais suivaient avec une
croissante préoccupation l'ombre grandissante
projetée par les combinaisons des hommes d'ac-
tion de Saint-Pétersbourg. Il était du plus haut
intérêt pour eux de ne pas laisser attacher aux
flancs de leur empire anglo-indien un formidable
avant-poste russe et la question capitale pour
l'arrangement anglo-russe. 65
l'Angleterre est toujours de conserver la haute
main sur les communications terrestres de l'Inde
avec l'Europe par le plateau de l'Iran, tout autant
que de rester maîtresse de l'océan Indien. Les
récents progrès de la pénétration russe en Perse
avaient éveillé les inquiétudes et les appréhen-
sions britanniques sur le sort des futures voies
de communications transpersanes. On se deman-
dait à Londres si la bataille engagée par la Russie
sur le terrain économique ne serait pas le pré-
lude d'une annexion ou d'un protectorat officiel.
La question se posait de savoir qui dominerait en
Perse et dans le golfe Persique, de l'Angleterre
ou de la Russie.
L'impérialisme anglo- indien refusait toute
concession, tout condominium, tout arrangement
de nature à limiter la suprématie anglaise dans
le voisinage de l'empire des Indes.
Au contraire, l'école de Manchester jugeait avec
raison qu'une tentative d'absorption totale de la
Perse ne ferait qu'augmenter l'antagonisme avec
la Russie et que celle-ci notamment s'accommo-
derait fort mal de voir l'influence anglaise
dominer exclusivement à la Cour de Téhéran.
L'école de Manchester rappela à ce propos les
arrangements internationaux de 1834 et de 1889
aux termes desquels l'Angleterre et la Russie
Demorgny. 5
66 LA QUESTION PERSANE.
s'étaient engagées à respecter l'indépendance
de la Perse et la liberté de commerce dans ce
pays.
« Il faut, disait Lord Cranborne, dans une
séance du parlement, qu'on se rende compte que
nous n'avons pas le monopole du prestige en Asie
et qu'au fur et à mesure que d'autres pays doués
de ressources importantes, d'une grande énergie
et de grandes facultés administratives continuent
à développer leurs intérêts en Asie, la situation
de la Grande-Bretagne vis-à-vis de ces pays doit
fatalement subir des modifications. Il n'y a pas
de honte à l'avouer ».
La méthode pacifique l'emporta donc une fois
de plus en Angleterre. D'ailleurs, était-il bien
opportun en 1907 pour la Russie et pour l'Angle-
terre de paralyser leur action diplomatique en
Europe, en s'obligeant à entretenir de gros effec-
tifs dans leurs territoires d'Asie? Des événements
pouvaient se produire, des éventualités étaient à
craindre. Il fallait une entente et une coopéra-
tion amicales des deux puissances intéressées à
ce que l'équilibre européen ne fût pas troublé à
leur détriment. La Russie se rappelait qu'elle
avait dû, pendant la guerre russo-japonaise,
retenir en Transcaucasie et dans la Transcas-
pie des armées qui lui auraient été plus utiles
l'arrangement anglo-russe. 67
en Mandchourie. De son côté, le Gouvernement
britannique se voyait déjà et non sans inquié-
tude obligé d'élaborer un nouveau plan d'or-
ganisation et d'entraînement de l'armée des
Indes.
C'est dans ces conditions que naquit l'idée de
procéder à une délimitation des sphères d'in-
fluence économique et politique dans la Perse.
L'Angleterre garda son droit de priorité au Sud
et la Russie conserva son droit de priorité dans
le Nord. Tel fut le principe fondamental du traité
de 1907. L'application a manqué le but; c'est
ainsi que tout dernièrement le 5 avril 4915, on
nous écrivait de Téhéran : « Nous attendons avec
impatience l'arrivée des nouveaux ministres de
Russie et d'Angleterre1, avec l'espoir qu'ils s'en-
tendront mieux que les ministres actuels, dont
les différends sont très nuisibles au prestige des
alliés. — Si les nouveaux ministres ne peuvent
neutraliser les efforts turco-allemands, il est à
prévoir que dans trois mois, la Perse sera plongée
dans une anarchie complète très dangereuse pour
tout le monde ».
1 V. plus haut, p. 46 et 47.
68 LA QUESTION PERSANE.
Les principes de la convention de 1907
et la constitution persane.
L'accord anglo- russe, en ce qui concerne la
Perse, débute par une promesse solennelle : « Les
gouvernements de la Grande-Bretagne et de la
Russie s'engagent mutuellement à respecter l'in-
tégrité et l'indépendance de la Perse et désirent
sincèrement l'établissement de l'ordre dans toute
l'étendue de ce pays et son développement paci-
fique, aussi bien que l'établissement permanent
d'avantages égaux pour le commerce et pour l'in-
dustrie des autres nations ».
Puis, considérant que les deux puissances con-
tractantes ont chacune, pour des raisons géogra-
phiques et économiques, un intérêt spécial au
maintien de la paix dans certaines provinces per-
sanes, voisines de la frontière russe d'une part,
de la frontière de l'Afghanistan et du Bélouchistan
de l'autre, il est dit que : « les deux parties déci-
dent, pour ce qui est de la Grande-Bretagne, qu'elle
n'appuiera pas pour elle-même et n'appuiera
pas, au profit de sujets britanniques ou de sujets
d'une tierce puissance, des demandes de conces-
LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 69
sions politiques ou commerciales (chemins de fer,
banques, télégraphes, routes, transports, assu-
rances), au Nord d'une ligne reliant Kasri-
Chirin, Ispahan, Yezd, Ralkh, et aboutissant à la
jonction des frontières de la Perse, de la Russie et
de l'Afghanistan1 et qu'elle ne s'opposera pas aux
demandes de concessions faites dans cette région
avec l'appui du Gouvernement russe.
La Russie fournit un engagement correspondant,
en ce qui concerne la région au Sud d'une ligne
s'étendant de la frontière afghane à Ghazik,
Birdjan, Kerman et Bender Abbas. Entre ces deux
régions ainsi réservées à l'influence anglaise et à
l'influence russe, une troisième zone reste neutre,
où la Russie et la Grande-Bretagne s'engagent à
ne pas s'opposer sans entente préalable, à l'octroi
de concessions à leurs sujets.
Des articles spéciaux sont réservés à l'affectation
du revenu des douanes du Nord et du Sud, au ser-
vice des emprunts et à l'organisation d'un contrôle
des garanties financières affectées aux emprunts,
si le besoin s'en fait sentir. Ces mesures doivent
être prises d'un commun accord.
1 V. la carte très claire : Persia, Afghanistan and Balu-
chistan, Philips' New Séries of Impérial Maps for tourists and
travellers. The London Geographical Institute. V. la carte à
la fin du volume.
70 LA QUESTION PERSANE.
Enfin, pour le golfe Persique, il est spécifié dans
la lettre de Sir Ed. Grey à Sir Arthur Nicholson,
annexée à la convention de 1907, « que le Gouver-
nement russe, au cours des négociations qui ont
préparé et amené la conclusion de cet arrange-
ment, a déclaré explicitement qu'il ne niait pas
les intérêts spéciaux de la Grande-Bretagne dans
le golfe Persique ». Le Gouvernement britannique
a formellement pris note de cette déclaration, esti-
mant « qu'il est désirable de confirmer à nouveau
d'une façon générale, les déclarations antérieures
relatives aux intérêts britanniques dans le golfe
Persique et d'affirmer une fois de plus l'impor-
tance qu'il y a à maintenir ces intérêts, qui sont le
résultat de l'action britannique dans ces eaux
depuis plus de cent ans ».
Les principes qui se dégagent de ce texte sont :
1° le maintien de l'intégrité et de l'indépendance
de la Perse; 2° le principe de la porte ouverte;
3° la création d'une zone neutre entre les deux
zones d'influences anglaise et russe.
Quid de ces principes, dans leur application
par les deux puissances contractantes au regard de
leurs intérêts respectifs et au regard des autres
nations? Quid de ces mêmes principes pour l'avenir
de l'Iran?
Un premier point retient l'attention : la Perse
LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 71
pouvait-elle se trouver engagée par des décisions
prises sans sa participation? Un gouvernement,
encore regardé comme indépendant, devait-il con-
sidérer ces décisions comme obligatoires pour
lui1? On peut soutenir la négative; mais enfin
dans l'espèce, les principes consacrés en 1907
étaient plutôt favorables à la Perse. C'est pourquoi,
d'ailleurs, les constitutionnels persans se crurent
autorisés à l'époque à continuer leur œuvre de
réformes et de progrès, d'autant plus qu'un nouveau
protocole russo-anglais du 25 août 1909, réglant
la situation de l'ex-chah Mohammed Ali Mirza,
déposé le 16 juillet 1909 (27 Djamadi-a-Akher
1327), établissait formellement le principe de la
1 La même question s'est posée pour la Roumanie, au
moment de la conférence de Londres de 1883 et le professeur
allemand Geffken a conclu que l'acte de Londres était resté
lettre morte pour la Roumanie, qui ne pouvait se trouver en-
gagée par des décisions prises sans sa participation. V. mon
étude sur La question du Danube, Paris, Larose et Tenin,
1911 et 1915. En Perse, la question n'a été résolue qu'en
1912, parce que l'Allemagne s'étant efforcée de détourner
le Gouvernement Iranien d'une adhésion raisonnable aux
dispositions des traités de 1907, les deux puissances russe et
anglaise se trouvèrent dans l'obligation de se faire donner
une adhésion formelle du Gouvernement de Téhéran. V. plus
loin la même question pour l'application du protocole de
1909 à l'ex-chah de Perse Mohammed Ali, la théorie anglaise
et l'adhésion de la Perse aux accords de 1907.
72 LA QUESTION PERSANE.
non-intervention de la Russie et de l'Angleterre
dans les affaires de la Perse. Ces mêmes cons-
titutionnels étaient aussi encouragés par l'An-
gleterre, qui, mécontente au fond de l'arran-
gement asiatique de 1907, essayait de lutter
encore contre l'influence toujours grandissante
de la Russie, en s'appuyant sur le parti des
réformes.
L'Angleterre a d'ailleurs des raisons de n'être
pas satisfaite, en ce qui concerne la Perse, des
stipulations contenues dans cette convention. Nous
avons vu que la délimitation des sphères d'in-
fluence russe est en effet de beaucoup la plus
étendue ; elle comprend à peu près toute la Perse
septentrionale et elle contient les parties les plus
riches du pays : l'Azerbaïdjan et le Khoraçan,
Téhéran, le siège du gouvernement et les villes
les plus importantes : Tauris, Ispahan, Yezd,
Recht, Meched.
La zone d'influence anglaise ne comprend au
contraire que l'angle Sud-Est du territoire persan,
d'une étendue deux fois moins considérable que
celle de la zone d'influence russe. En outre, cette
faible étendue de pays, réservée à l'Angleterre,
comprend en majeure partie le désert de Lout1.
1 V. Livre Bleu, 1913, op. cit., pièce n° 335 déjà citée.
LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 73
D'autre part, la Russie est toute-puissante à la Cour
de Téhéran; de plus elle possédait presque, à un
moment donné, un monopole financier qu'elle
cherchait à faire régir par les agents de la mission
belge1. Elle avait su imposer un tarif douanier très
favorable à son commerce. Enfin, la méthode
impérialiste a été jusqu'en ces derniers temps
et pendant la guerre actuelle, d'autant plus en
honneur à la section de l'Orient du ministère des
Affaires étrangères à Pétrograd que le Gouverne-
ment russe a dû poursuivre, par suite des menées
turco-allemandes dans l'Azerbaïdjan et dans le
Khoraçan, une politique active de pénétration.
1 Les difficultés de la mission belge chargée d'organiser
les finances persanes sont toutes venues des tentatives
russes pour établir un protectorat financier sur la Perse.
Avant l'installation des Belges à la Trésorerie générale de
Téhéran, la mission américaine Shuster avait éprouvé les
mêmes difficultés, mais en sens contraire, parce qu'elle
paraissait préparer un protectorat financier anglais sur le
pays. Les Belges à leur tour bénéficièrent un moment de
la faveur britannique, puis ils se heurtèrent à la fois aux
deux légations russe et anglaise. Enfin les intrigues turco-
allemandes achevèrent la mission financière belge qui
n'existe pour ainsi dire plus à l'heure actuelle. La trésorerie
générale de la Perse, ravalée au rang de bureau du ministre
des Finances, recueillie, au refus de tous les Belges démission-
naires par un outcast belge à l'index de ses compatriotes
et en rébellion avec sa légation, est aujourd'hui complète-
ment dépendante des caprices d'un Emir Nézam quelconque.
74 LA QUESTION PERSANE.
En ce qui concerne la création d'une zone neutre
entre Ja zone d'influence russe et la zone d'in-
fluence anglaise, elle a donné lieu à des négocia-
tions spéciales qui n'ont pas été communiquées au
public. Mais il semble résulter de la façon dont
cette neutralité est interprétée par la Grande-
Bretagne à l'heure actuelle, qu'elle a trouvé dans
la zone en question une certaine compensation des
avantages obtenus par la Russie dans le Nord.
Quoi qu'il en soit, cette zone neutre vient ren-
forcer la zone d'influence anglaise et former une
sorte de tampon en avant de la frontière ouest de
l'Inde. L'Angleterre exerce dans cette zone neutre
une action politique et économique très éner-
gique, qui a eu pour résultats une importante
concession de pétroles récemment consentie par
le Gouvernement persan.
Ainsi donc l'arrangement de 1907, quant à la
Perse, n'a satisfait personne : ni la Russie, qui
supporte avec peine de voir sa politique d'expan-
sion limitée vis-à-vis de sa petite voisine asiatique;
ni l'Angleterre, qui s'est crue lésée dans ses droits
et ses intérêts et qui sait bien que la Russie ne
renoncera pas à l'accès vers la mer libre et les
eaux chaudes1; ni la Perse, qui comptait sur son
1 II est de plus en plus démontré par la guerre actuelle
LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 75
intégrité, et qui espérait, sous la garantie bienveil-
lante des deux puissances amies, travailler, dans
que la question de la mer libre est une question de vie ou
de mort pour la Russie. V. La Guerre sociale du 24 sep-
tembre 1915 : XXX, « Vers la liquidation turque ». « En
deçà du Taurus », interview d'un ambassadeur russe à
Constantinople en 1912.... « Il déplorait l'impossibilité d'une
entente avec les Turcs, à tant d'égards sympathiques; la
question des détroits, disait-il, creusait entre eux et les
Russes un abime.
» — Mais, lui dis-je, certains bons esprits parmi les Turcs
sont très enclins à accepter une solution analogue à celle
qui a été excellemment réglée, la question du canal de Suez;
et cette idée a fait du chemin à Stamboul.
» — Oh! dit M. B..., en souriant, nous ne nous con-
tenterons jamais d'une ouverture des détroits, sur le
papier.
» — Et qu'appelez-vous une ouverture des détroits sur le
papier?
» — Toute manière d'ouverture qui n'en mettrait pas la
clef dans notre poche ».
Ce qui était, en 1912, l'aspiration idéale, l'objectif théo-
rique de quelques panslavistes exaltés est devenu, en 1915,
l'objectif concret, précis, passionnément attirant de tout le
peuple russe. Le bonheur ne se conçoit que sous la forme
du possible. Il y a quelque douze mois, la possession des
détroits se présentait, à Petrograd et à Moscou, comme une
de ces félicités dont on imagine la douceur sans que la
privation en trouble, tellement on la sent lointaine et inac-
cessible. La folie d'Enver et de ses camarades, en précipi-
tant la Turquie dans la mêlée européenne aux côtés des
Allemands, contre la Russie et ses alliés de Belgique, d'An-
gleterre et de France a soudain donné au rêve pur le carac-
76 LA QUESTION PERSANE.
l'ordre et dans la paix, au développement de ses
ressources et de ses richesses économiques.
Dans ce conflit d'intérêts formidables, l'Iran
pouvait-il conserver l'équilibre? Peut-on d'autre
tère d'une possibilité prochaine, et dès lors le désir en a
surgi impérieux, brûlant, exacerbé, d'ailleurs, par la
cruelle souffrance et le danger extrême que provoqua, dans
la Russie en guerre, la fermeture des Dardanelles. Les
Russes, aujourd'hui, expliquent leurs sentiments par une
comparaison frappante; ils disent : « Les détroits, c'est notre
Alsace-Lorraine! » Les correspondants de guerre anglais
ont signalé à plus d'une reprise l'existence de cette idée-
force chez les plus humbles moujiks transformés en soldats.
Ils se battent pour mettre dans la poche de la Russie la clef
des détroits, comme nos soldats se battent pour faire flotter
le drapeau tricolore au-dessus de Metz et de Strasbourg.
C'est un fait psychologique très considérable, capital, et que
rien ne permet plus d'écarter des considérations diverses
que peut suggérer la question turque : il en est devenu le
pivot. Le régime de Constantinople, celui des détroits, les
blocs et l'équilibre balkaniques sont questions connexes et
à l'ordre du jour. Les empires austro-allemands courent à
la curée et au pillage par deux voies à travers le monde :
de Berlin à Salonique, de Berlin au golfe Persique. Il est
intéressant d'envisager dès à présent les moyens de pré-
venir après la guerre le rétablissement du pangermanisme
sur les grandes routes de l'activité humaine. Il ne faut pas
que le chemin de fer du Bagdad reste entreprise allemande.
Il faut aussi envisager une entente latino-slave à opposer
au boulevard germano-austro-bulgaro-turc de Berlin à
Salonique. V. La Roumanie contemporaine, Constantin Ma-
crodin, préface de Lacour-Gayet, Paris, Pion, 1916.
LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 77
part concevoir la souveraineté d'un empire, dans
lequel les voisins s'attribuent, pour des raisons
d'ordre géographique et économique, un intérêt
spécial au maintien de l'ordre et de la paix dans la
plupart des provinces? 11 était facile de prévoir
que le gouvernement persan, tiraillé entre les
partisans de l'autocratie, soutenus par l'impéria-
lisme russe, et les constitutionnels appuyés par
l'Angleterre, serait mis dans l'impossibilité de rem-
plir consciencieusement ses obligations politiques,
de faire régner l'ordre et de mettre en valeur
les vastes territoires du pays. Il ne pouvait d'ail-
leurs, ce gouvernement, dompter aussi vite qu'on
paraissait le vouloir l'anarchie qu'avait fomentée
depuis des générations le despotisme corrompu
des chahs. Et parce qu'il ne put en quelques mois
abolir les traces, les effets de cette décomposition
et de cette anarchie, l'Angleterre et la Russie en
prirent texte pour intervenir dans les affaires du
pays et pour y exercer leurs grandes influences
dirigeantes.
Depuis, et comme conséquences des intrigues
turco-allemandes dans le pays, cette intervention
s'est faite de plus en plus étroite,, de plus en plus
pressante. La Perse n'est plus qu'un vaste échi-
quier, un terrain vague, où les intérêts rivaux
s'introduisent par tous les moyens possibles,
78 LA QUESTION PERSANE.
enchevêtrant leurs avant-postes et leurs routes de
pénétration.
La rivalité anglo-russe fait peser sur tous les orga-
nes du Gouvernement persan un système anglais et
un système russe égalementénergiques, profitant de
la moindre circonstance pour arracher des conces-
sions nouvelles à l'impuissance persane, pour poser
de nouveaux jalons et attaquer la situation con-
traire. D'ailleurs, depuis que l'ingénieux système
des compensations appliqué à Potsdam a laissé
les mains libres à la Russie en 1911, la Perse
s'est accoutumée elle-même à la lutte des trois
influences. A commencer par le Gouvernement,
tout ce qui compte dans le pays s'enrôle dans les
clientèles russe, allemande ou anglaise. Sous
cette triple impulsion, les autorités provinciales
se débattent en un perpétuel tourbillon; une
influence les chasse, l'autre les ramène. Si le point
d'appui habituel se révèle insuffisant, elles en
sont quittes pour réapparaître, ayant sollicité le
pardon de l'influence trop négligée. Cet état de
choses prolonge dans le pays une anarchie peu
propice au progrès de la civilisation1.
Nous avons dit que la Perse avait, dans l'arran-
1 Dans ces conditions, en Perse, le terme de « neutralité »
est un mot officiel qui n'a répondu et qui ne répond, pendant
la guerre actuelle, que très peu à la réalité de la situation.
LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 79
gement de 1907, conservé une zone neutre. La
lettre même de l'accord nous apprend que dans
cette zone neutre, la Russie et l'Angleterre s'en-
gagent simplement à ne pas s'opposer, sans entente
préalable, à l'octroi de concessions à leurs sujets.
L'Allemagne s'est plainte que le principe de la
porte ouverte ait été de la sorte détruit en Perse
et que le pays ne puisse plus avoir que diffici-
lement des relations politiques et même commer-
ciales avec une nation autre que la Russie et
l'Angleterre. Tout s'y oppose depuis 1907, dit
le Gouvernement de Berlin, qui s'est cependant
engagé en 1911 à laisser en Perse les mains
libres à la Russie dans des conditions que nous
avons exposées1. L'interdiction du transita travers
la Russie, le traité commercial russo-persan de
1901, la réduction des tarifs de transport, la con-
cession de primes d'importation, réservent le
monopole des voies d'accès par le nord de la Perse
à l'importation russe. Dans le Sud, le golfe Per-
sique rentre tout entier dans le domaine britan-
nique. La navigation en est presque exclusi-
vement anglaise; le commerce anglais y prend
ses voies d'accès vers l'Iran : à Bender Abbas
pour Kerman et Meched; à Lingah pour le
1 V. p. 54 et suiv.
80 LA QUESTION PERSANE.
Laristan; à Bouchir et à Mohammerah pour les
provinces du Centre ; à Bassorah par Bagdad pour
celles de l'Ouest. — Les commerçants arméniens
et guèbres, les tribus elles-mêmes relèvent la
plupart de l'influence britannique. Le médecin
de la résidence anglaise a mis la main sur tout le
service sanitaire du golfe et en dirige les postes.
Au point de vue politique comme au point de
vue commercial, nulle grande puissance ne peut
désormais s'immiscer à un titre quelconque dans
le gouvernement ou l'administration des affaires
de la Perse. Nulle grande puissance étrangère ne
peut y envoyer des agents officiels ou des per-
sonnes privées pour s'y occuper de la conduite
des affaires1. Nulle puissance étrangère, en fait,
ne peut obtenir l'autorisation de construire des
routes, des chemins de fer, des télégraphes, etc.
Ces récriminations intéressées sont le résultat
de formules diplomatiques mal définies. On a
inventé, sous la menace des interventions
allemandes, toute une catégorie de formules
1 Conf. The Strangling of Persia, de Morgan Schuster, Ex-
Treasurer General of Persia. New York, 1912. V. aussi Une
mission française en Perse : Essai d'enseignement et de
réformes administratifs, rapport de M.Lacour-Gayet, membre
de l'Institut, à l'Académie des sciences morales et politiques,
24 avril 1915, Paris.
LES PRINCIPES DE LA CONVENTION DE 1907. 81
destinées à dissimuler la subordination des
grandes Puissances de l'Europe aux exigences
germaniques1. C'était en face d'un adversaire sans
foi ni loi comme l'Allemagne s'exposer à toutes
sortes de revendications. Et ces revendications
n'ont pas manqué de se produire hardies et sans
scrupules contre des systèmes vagues et équi-
voques de Protectorats financiers, de zones d'in-
fluence, de politiques de mains libres sous réserve
de portes ouvertes, etc. Les difficultés que la
Perse a éprouvées proviennent beaucoup plus de
ces formules et des intrigues allemandes qu'elles
ont provoquées, que de la rivalité anglo-russe
elle-même. Elles font ressortir les graves inconvé-
nients de ces attitudes sans prestige qui encoura-
gent toutes les concurrences les plus déloyales2.
1 V. dans La question du Danube, op. cit., le Patriotisme
européen de la Russie. C'est en vertu de ces formules équi-
voques, que la France en Roumanie comme en Perse se borne
à faire œuvre de conciliation entre les Puissances qui tirent
de cette œuvre le plus grand profit sans aucune réciprocité
pour nous.
2 L'Angleterre, uniquement préoccupée des approches de
l'Inde, a surtout usé de ces formules indéfinies. C'est elle
qui a organisé toute cette série de « terres interdites, de
protectorats négatifs, de zones réservées qui depuis le plus
haut Yantzè jusqu'aux rives de la mer d'Ouran, enceint et
couvre de loin son Empire indien ».
Demorgny. 6
82 LA QUESTION PERSANE.
Nous ne devrons pas oublier cet exemple, au
moment du règlement des comptes de la guerre
actuelle. S'il s'agit de nous rendre à l'appel des
Syriens par exemple, et d'établir dans leur pays
le régime de progrès qu'ils sollicitent, il ne faut
pas que ce régime soit une zone d'influence;
cette zone nous la possédons déjà en fait. Il ne
faut pas que les Syriens comme les Persans soient
tiraillés et déprimés entre des intérêts rivaux.
Il ne faut pas que des impulsions contraires
entravent dans ce pays l'œuvre de la civilisation
et de la culture française1.
Nouvelle forme de la rivalité anglo-russe
en Perse. L'intérêt dynastique
et la Constitution.
La Constitution persane, que nous avons laissée,
au moment où Nasr-el-Molk prenait la régence
de l'empire en 1910, devait être désormais régie
par les « quatre piliers » et par les lois fonda-
mentales des 29 Chaban et 14 Zighadeh 1325 de
l'Hégire , combinés avec les dispositions de la
1 On peut encore discuter à ce point de vue la formule de
n otre occupation au Maroc.
l'intérêt dynastique et la constitution. 83
convention anglo-russe de 1907 et avec celles du
protocole de 1909. C'est cette étrange macédoine
de nouveautés occidentales que l'Angleterre allait
tenter d'opposer désormais aux empiétements de
sa rivale. De son côté, la Russie allait être amenée
à seconder contre le régime constitutionnel, c'est-
à-dire contre la Grande-Bretagne, toutes les ten-
tatives de restauration de l'ancien régime. Quant
à l'Allemagne, nous la verrons utiliser tour à
tour au mieux de ses intérêts les partisans de la
Constitution et ceux de la Restauration1. Elle les
opposera les uns aux autres, répandant à la Cour
de Téhéran le bruit que la dynastie n'a pas d'en-
nemi plus terrible que la Constitution, alors que
cette Constitution devrait être à l'heure actuelle
le bouclier de la souveraineté et de l'indépendance
de la Perse.
Du côté de l'Angleterre, l'administration directe
de la zone d'influence qui lui a été attribuée en
1907, augmentée des territoires et des populations
de la zone neutre qu'il lui faudrait également
annexer, demanderait un déploiement de forces
1 Le prince de Reuss, ministre d'Allemagne à Téhéran, a
cyniquement prétendu que le gouvernement de Berlin n'était
jamais intervenu et qu'il n'interviendrait pas dans les
affaires intérieures du pays. V. La Nouvelle Époque de Téhé-
ran, n06 31 du 26 avril et du 7 septembre 1915.
84 LA QUESTION PERSANE.
considérables et le maintien d'une véritable armée
pour faire régner l'ordre dans les tribus1.
Dans toute cette partie de la Perse, en effet,
l'organisation d'un pouvoir centralisateur n'existe
pas; il n'y a ni unité, ni permanence. Des cen-
taines de tribus s'y partagent le sol, et leurs chefs
entendent vivre chacun à sa guise ; ils sont prêts,
en temps de guerre, à passer, sans scrupules, d'un
service à un autre. Ces tribus sont, de plus, belli-
queuses, indisciplinées, rapaces et pillardes; elles
interceptent les sentiers des montagnes, infestent
les passes et rançonnent les caravanes. Elles
sont, en outre, en état d'hostilité perpétuelle les
unes contre les autres. L'entretien d'une armée
anglaise dans ces régions exigerait donc des
dépenses annuelles énormes, ne fût-ce que pour
assurer les ravitaillements à des distances loin-
taines, au milieu des innombrables difficultés pro-
voquées par les indigènes. Le gouvernement
anglo-indien serait, en outre, amené, par l'admi-
nistration directe, à une immixtion incessante
dans les affaires intérieures des tribus; il devrait
assurer la tâche ingrate et difficile de discipliner
ces races incultes et indépendantes.
1 V. la Revue du monde musulman, n08 22 et 23, mars
et juin 1913, mon étude sur la Réforme administrative des
provinces et des tribus du Sud de la Perse.
l'intérêt dynastique et la constitution. 85
Aussi à l'Angleterre, — qui possède une
longue habitude des arrangements asiatiques, —
parut-il plus avantageux de laisser le pouvoir
nominal à certaines administrations dûment
éprouvées tout en gardant pour elle l'autorité
réelle1. De cette façon, le Gouvernement anglais
espérait recueillir, avec la moindre responsa-
bilité, les avantages de la situation.
En 1 91 1 , ce fut d'abord le trésorier général amé-
ricain Shuster, à qui le Gouvernement britannique
avait voulu confier ses intérêts en Perse. Shuster
aurait eu, pour remplir sa mission, l'appui sans
réserve de la Banque impériale britannique de
Téhéran, qui lui fournit d'ailleurs les subsides
nécessaires pour organiser le parti démocrate cons-
titutionnel dans la capitale et une gendarmerie du
trésor dans les provinces. Malheureusement cet
homme d'affaires fut un piètre diplomate2; il ne
1 La mission suédoise qui put passer au début pour être
au service des intérêts anglais, et qui fut accusée ensuite de
servir les intérêts allemands n'est qu'une mission de gen-
darmerie et de police municipales et rurales sur les routes
de commerce étranger. Elle n'a que l'obligation de réprimer
le brigandage sur les routes. — V. mon article dans la
Revue de Paris, sur les Méthodes turco-allemandcs en Perse,
1er mars 1915. — La gendarmerie suédoise, non payée, est
actuellement en pleine désorganisation. Il en est de même
de la police qui reste des mois sans être payée.
2 Conf. Livre bleu sur les affaires de Perse publié par le
80 LA QUESTION PERSANE.
comprit rien à la situation, rêva d'être chah de
Perse et obtint les honneurs d'un ultimatum russe.
Il dut quitter Téhéran le 11 janvier 1912, laissant
le parti démocrate en piteuse posture, un embryon
de gendarmerie du trésor et un livre amer contre
la Perse, la Russie, l'Angleterre et l'Allemagne,
qu'il rendait ensemble et à la fois responsables
de tous ses malheurs1, sans oublier la France,
qu'il appelle assez ironiquement la « Grande
République ». De l'embryon de gendarmerie du
trésor est sortie la mission suédoise, chargée
d'organiser la gendarmerie gouvernementale de
l'empire.
Depuis, et jusqu'à ces derniers temps, la gendar-
merie suédoise, la Banque impériale, les services
financiers de l'Inde, l'ancien Régent, quelques
ministres, certains gouverneurs généraux à Chiraz 2,
Gouvernement britannique, 1912, n°3, pièce 239, 11 juillet
1911. Le ministre anglais à Téhéran à Sir Ed. Grey : « One
must admire the pluck and energy with wich he has at one
thrown himself into the struggïe for reform, but at the same
time one cannot hâve but some misgivings as to the results
of his headlong progress and of lus go ahead method » .
1 V. The strangling of Persia, by Morgand Shuster, New-
York, 1912.
8 Conf. Livre bleu, sur les affaires de Perse, publié par le
Gouvernement britannique, 1913, n° 1, pièce 416, 29 octobre
1912. Le ministre anglais à Téhéran à Sir Ed. Grey : « It will
be seen that Mukhber-es-Saltaneh (le gouverneur de Chiraz)
l'intérêt dynastique et la constitution. 87
ont été chargés de conserver la fiction de Constitu-
tion, à laquelle le Gouvernement britannique1
s'est attaché avec beaucoup de ténacité.
Grâce à ce modus operandi, l'Angleterre a fait
de 1 907 à 1 91 1 de grands progrès en Perse et malgré
de sérieux efforts, la Russie n'a pu maintenir,
ni ramener à Téhéran le kadjiar Mohammed Ali
Chah, dont elle aurait voulu faire un vice-roi pour
le compte de Saint-Pétersbourg. L'Angleterre
avait échoué, il est vrai, de son côté dans ses tenta-
tives pour élever le prince Zill-es-Soltan2 au trône
has a difficult task and that our strong support would appear
to be his only chance of success. Financial assistance seems
to be clearly indicated as expected if not anticipated... Idis-
cussed the question with the treasurer gênerai in order to
ascertain how this could best be done without wounding the
very sensitive susceptibilités of the Persian Government » . La
question s'est posée alors de savoir comment le Gouver-
nement russe pouvait accepter cette interprétation anglaise
de la convention de 1907 dans la zone neutre.
1 Conf. Livre bleu anglais, sur les affaires de Perse, 1913,
n° 1, pièce 527. Sir Ed. Grey à Sir W. Townley, ministre de
la Grande-Bretagne à Téhéran, 11 janvier 1913 : « I do not
think there is sufficient ground at présent for giving up hope
of maintiining the indépendance of Persia. It would, I think,
be more in accordance both with our interests as well as
with the undertakings which hâve been given, to direct ail
our efforts towards establishing a strong government in
Persia an^ assistingthe gendarmerie to perforai its dutiesin
a really efficient manner ».
2 Zill-es-Soltan est le grand-oncle du Chah actuel.
88 LA QUESTION PERSANE.
des Chahs; mais la nomination de Nasr-el-Molk
comme régent de l'Empire persan fut considérée
généralement comme un nouveau et grand succès
pour la politique anglaise. Nasr-el-Molk, né à
Hamadanen 1858, ancien élève de Balliol- Collège,
à Oxford, condisciple de Sir Ed. Grey, ami de
Lord Curzon, se trouvait en effet également
réclamé, comme régent, par les patriotes persans,
par les villes, et par les partisans à Téhéran d'un
régime parlementaire sur le modèle anglais. Le
régent n'accepta d'ailleurs les charges du pouvoir
qu'après de nombreuses et longues hésitations1,
parce qu'il connaissait bien les défauts de ses
compatriotes et parce qu'il prévoyait toutes les
défaillances du régime constitutionnel en Perse,
au milieu des complications étrangères et des diffi-
cultés intérieures.
En effet, la Russie ne ménageait pas ses ripostes.
La situation générale du pays était déplorable :
au Nord, le gouvernement constitutionnel sou-
tenait contre les tentatives de l'ancien Chah
Mohammed Ali, dont les Russes avaient facilité la
1 V. les télégrammes publiés et adressés de Londres par
le régent de la Perse à la Chambre et au Conseil des ministres
les 12 octobre et 16 décembre 1910. V. aussi son discours
de prestation de serment le 4 mars 1911.
l'intérêt dynastique et la constitution. 89
rentrée en Perse, la dure campagne du Mazcn-
déran. Dans le Guilan, à Recht, les gouverneurs
envoyés de Téhéran étaient successivement
chassés et désarmés par les Chahs-Seven et les
Taléchis, amis de l'ancien chah. Le consul russe
Nékrasoff entretenait soigneusement l'agitation
contre les gouverneurs du Guilan1.
Dans la région d'Astrabad et à l'Est dans le
Khoraçan, les Turkomans recevaient avec enthou-
siasme Mohammed Ali, débarqué le 17 juillet
1911 à Gumech Tappé, accompagné de son frère
Choa-es-Saltaneh, de Amir Bahadour, et de son
grand vizir Saad-ed-Dowley.
Quelques tribus et de grosses bandes armées,
sous la conduite de brigands fameux comme
Nayeb Hossein, sans compter les agents de
l'ex-chah comme Rachidos Soltan et consorts,
organisaient le pillage et des troubles dans toute
la région. Les habitants, las de souffrir, se fai-
saient sujets russes en grand nombre; le gouver-
nement de Saint-Pétersbourg installait ses cosa-
ques à Gaudan et à Koutchan, pendant que
l'ex-chah multipliait ses proclamations dans toute
la région du Khoraçan, promettant l'amnistie aux
1 Les conflits de ce consul avec le ministre de Russie à
Téhéran Poklewski Koziell sont restés célèbres en Perse.
90 LA QUESTION PERSANE.
uns, menaçant les autres. Les autorités religieuses
de Méched elles-mêmes protestaient contre les
réclamations des constitutionnels anglais. Bref,
l'insurrection était générale dans le Nord et dans
l'Est et toute en faveur de l'ex Chah Mohammed Ali.
Le Khoraçan1 était d'ailleurs considéré comme
une dépendance commerciale et économique de
l'Empire russe. Il est, en effet, limitrophe de la
province transcaspienne, dont la capitale Askabad,
sur le Transcaspian railway, est à 170 milles
seulement de Méched. La « pénétration pacifique »
de la Russie dans la région a contenté, paraît-il,
nomades et sédentaires et il n'est personne au Kho-
raçan qui n'ait eu à se louer de la fréquentation
russe. Même les intérêts religieux et les gens de
religion ont été servis par les succès de l'infidèle.
A l'Ouest, dans l' Azerbaïdjan, à Tauris, la tribu
des Chahs-Seven, avec Rahim Khan, menait la
même campagne en faveur de la restauration de
F ex-chah. Rahim Khan se faisait assister d'offi-
ciers russes et se faisait photographier en leur
compagnie. Le prince Salar-ed-Dowley, frère de
Mohammed Ali Mirza, assisté de Modjallalos
Soltan, excitait les Kurdes de Souldouz, leur
promettant l'appui des Turcs. Les routes étaient
1 V. V. Bérard, Les révolutions de la Perse, op. cit.
l'intérêt dynastique et la constitution. 91
coupées entre Mianeh et Ardébil; partout, des
meurtres et des pillages, jusqu'aux portes mêmes
de Tauris. Le gouvernement constitutionnel ne
pouvait réprimer les troubles, et la Russie en profi-
tait pour renforcer ses troupes dansTAzerbaïdjan.
A Hamadan, dans le Kermanchahan, la tribu
des Kalors ayant pour ilkhani (chef) Davoud Khan;
et les Sinjabis, ayant à leur tête Samsam-ol-Ma-
malek étaient opposées les unes aux autres.
Deux partis politiques, l'un réactionnaire, ayant
à sa tête Moïnol Raya, l'autre constitutionnel sous
les ordres de Hadji Rostam Bey, puis du démocrate
Yar Mohammed Khan, se disputaient l'influence
dans la région.
Au Sud, les agissements russes étaient moins
vigoureux, mais les tribus du Fars, connaissant
l'impuissance du gouvernement constitutionnel,
s'en donnaient à cœur joie. Les tribus Bakhtyaris,
Ghasghaïs, Khamseh, Kuhgeluis Lors-Potche-
kouhis, etc., manifestaient leurs rivalités aux dépens
du commerce indo-anglais. Une anarchie com-
plète désolait la région, les brigands fermaient les
routes, pillaient les caravanes, rançonnaient et
maltraitaient les voyageurs1.
1 V. Revue du monde musulman, nrs 22 et 23, La ques-
tion des tribus du Sud de la Perse, op. cit.
92 LA QUESTION PERSANE.
On le voit, les essais de restauration du gou-
vernement de Saint-Pétersbourg: répondaient
vigoureusement et non sans succès, aux efforts
constitutionnels anglais. Cela n'empêchait du
reste pas Sir Bucbanan, ambassadeur de Lon-
dres en Russie, d'adresser à Sir Ed. Grey, le 11 fé-
vrier 1911, à l'occasion de l'arrivée du régent
de la Perse à Téhéran le télégramme suivant :
« M. Poklewsky, ministre de Russie à Téhéran,
a reçu des instructions pour aviser le régent,
qu'à l'occasion de sa réception officielle, les
troupes russes seront retirées de Kasvin. Le
ministre doit exprimer en même temps à Nasr-el-
Molk le désir que cette manifestation de sympathie
soit considérée comme une preuve des bonnes
dispositions du Gouvernement du tsar et l'espoir
qu'à l'avenir la Perse observera dans ses relations
avec la Russie une altitude plus conciliante et
plus amicale »*.
Et en attendant, la Cour de Téhéran, tous les
grands propriétaires et les riches personnages, me-
nacés par les réformes dans leurs biens et dans leurs
privilèges, et assistés par la Banque d'escompte
russe se chargeaient de la sauvegarde des intérêts
russes en Perse2.
1 Livre bleu, 1912, pièce 23.
2 La mission belge, chargée des réformes financières en
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 93
Les événements de 1911.
C'est en 1911 et à l'occasion des événements de
cette époque, que la rivalité anglo-russe en Perse
se manifeste de la façon la plus vive. Voici quel-
ques exemples :
Les tentatives de restauration de Mohammed
Ali. — L'ex-chah Mohammed Ali, déposé le
16 juillet 1909 (vendredi 27 de Djamadi-al-
Akher 1327) et exilé le 8 septembre suivant,
revint en Perse à Goumech-Tappé, le 19 juillet
Perse après la mission américaine Shuster, a été longtemps
considérée comme un ferme soutien des intérêts russes. En
réalité elle n'a été qu'une mission de collecteurs d'impôts
pour le service des emprunts persans à Londres et à Pétrograd.
Le système européen des compensations et l'interven-
tion énergique de l'Allemagne dans toutes les questions
mondiales, ont rendu les impérialismes beaucoup moins
intransigeants. Le contrôle des finances de l'État pour
lequel on veut agir est devenu une nouvelle formule de
protectorat déguisé, très à la mode à l'heure actuelle. V. Les
contrôles financiers internationaux et la souveraineté de
l'État, Deville, Paris, 1912. C'est cette formule que la Russie
voulait charger la mission belge d'appliquer en Perse. V. le
Livre orange russe sur les affaires de Perse, p. 193 et suiv.;
le télégramme du ministre de Russie à Téhéran au ministre
des Affaires étrangères à Saint-Pétersbourg.
94 LA QUESTION PERSANE.
1911. Gomment revint-il? Sur ce point, le Gou-
vernement persan, la légation de Russie et la
légation d'Angleterre à Téhéran, ne sont pas
d'accord.
Le Gouvernement persan dit que, conformé-
ment aux articles 9, 10 et 11 du protocole du
25 août 1909, réglant la situation de Mohammed
Ali, il avait avisé à temps les deux Gouverne-
ments russe et britannique des projets de l'ex-chah
contre la Constitution et de ses préparatifs de
retour sur le territoire persan.
L'article 11 du protocole anglo-russe-persan du
25 août 1909 est ainsi conçu :
« Les Gouvernements russe et anglais doivent
donner des ordres sévères à l'ex-chah pour qu'il
s'abstienne par-dessus tout de toute menée poli-
tique contre la Perse. Des mesures effectives
doivent être prises pour empêcher Mohammed Ali
Mirza de provoquer la moindre agitation ».
La pension annuelle de Mohammed Ali avait
été fixée à 500.000 francs, mais il demeurait
entendu qu'à la première preuve d'intrigues
entre lui et le parti réactionnaire, cette pension
pourrait être supprimée.
Aux Anglais, les Persans dirent :
« Vous n'avez pas observé les dispositions de ce
protocole, car vous ne nous avez donné aucun
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 95
appui moral auprès du Gouvernement russe pour
arrêter les menées et les tentatives de Mohammed
Ali Mirza ».
Aux Russes, les Persans dirent :
« Vous avez violé les dispositions du protocole
de 1909, car vous avez encouragé et favorisé
contre le Gouvernement constitutionnel une ten-
tative de restauration de l'ancien chah ».
Telle était la position de la question.
Les réponses, qui sont exposées tout au long
dans le Livre bleu publié en 1912 par le Gouver-
nement de la Grande-Bretagne, dénotent de la
part de chacune des deux grandes puissances une
diplomatie subtile, abondante en nuances décon-
certantes.
Tout d'abord, l'Angleterre essaya de rappeler
à la Russie qu'effectivement elles avaient signé
toutes deux le protocole de 1909 : elle insinua
que sa responsabilité et la dignité de sa conscience
étaient engagées; que la Russie dans cette ques-
tion de morale internationale était solidaire avec
elle des engagements pris en 1909 par Sir Barclay
pour l'Angleterre et par M. Sabline pour la Russie.
« Il faut agir, concluait Sir Grey, il faut suppri-
mer la pension de l'ex-chah, il faut l'empêcher
d'avancer plus loin sur le territoire de la Perse ».
La Russie répondit :
96 LA QUESTION PERSANE.
« Nous ne savons pas ce que tout cela veut dire,
Mohammed Ali Mirza était à Odessa, il a quitté
cette ville pour Marienbad, pour Paris, pour
Vienne ; puis nous l'avons perdu de vue et, un
beau jour, nous avons appris avec la plus grande
surprise que l'ex-chah avait pu, avec un faux
passeport, sous un déguisement, traverser le terri-
toire russe et s'embarquer incognito avec armes
et bagages et toute sa suite à Bacou, port russe,
sur un navire russe. A diverses reprises, d'ailleurs,
avisés en effet des projets de Mohammed Ali,
nous lui avons adressé de sévères avertissements.
Notre responsabilité est donc dégagée et nous
sommes obligés comme vous Anglais de nous
incliner devant le fait acquis; l'ex-chah Moham-
med Ali est actuellement en Perse, en dépit des
stipulations du protocole de 1909.
» Quant à intervenir maintenant dans la lutte
ouverte entre le Gouvernement constitutionnel et
l'ex-chah, nous ne pouvons le faire, parce que
ca serait nous mettre en contradiction avec le
*
principe de la non-intervention, tel qu'il a été
établi par l'accord anglo-russe de 1907. Nous ne
pouvons que nous borner à reconnaître avec vous
que Mohammed Ali s'est mis dans le cas de perdre
tout droit à une pension ».
Le Gouvernement persan s'adressa alors de
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 97
nouveau à l'Angleterre et la pria d'intervenir
directement auprès de Mohammed Ali et de
Salar-ed-Dowley, son frère, pour les rappeler au
respect des prescriptions contenues dans le proto-
cole de 1909. 11 insistait beaucoup sur l'effet moral
et sur la portée possible de cette intervention.
Le Gouvernement anglais répondit que
Mohammed Ali n'avait jamais donné sa libre
adhésion audit protocole et que, dans ces condi-
tions, le Gouvernement constitutionnel persan
ne devait pas s'exagérer l'utilité d'une démarche
de ce genre1. Le ministre de la Grande-Bre-
tagne ne manqua pas, d'ailleurs, d'invoquer le
principe de non-intervention qui venait de lui être
rappelé par la Russie avec un à-propos si impi-
toyable. Il exprima au Gouvernement persan ses
plus sincères condoléances au sujet de la guerre
civile, allumée dans le pays, et son profond regret
de voir le régent arrêté dans son œuvre de
réformes pacifiques.
Cependant, les deux légations russe et anglaise
à Téhéran continuaient leurs échanges de vues,
suivant les instructions de leurs gouvernements.
L'Angleterre faisait observer à la Russie, qu'en
somme, celle-ci avait contribué à établir le régime
1 V. p. 71 la note.
Df.mgrgnv. 7
98 LA QUESTION PERSANE.
constitutionnel, en n'empêchant pas la déposition
de Mohammed Ali et qu'elle avait, en conséquence,
contracté une sorte d'obligation morale vis-à-vis
du gouvernement actuel et du régent de la Perse.
Sur ce point, M. Nératoff répondit à Sir Ed. Grey,
qu'effectivement, le Gouvernement russe ne s'était
pas montré hostile à l'organisation du régime
constitutionnel dans le pays, et cela pour bien
faire voir son empressement à suivre la politique
d'entente avec l'Angleterre inaugurée par l'accord
de 1907. Mais M. Nératoff ajoutait que son gou-
vernement avait encouru, de ce chef, les critiques
de l'opinion publique en Russie, qui lui repro-
chait d'avoir subordonné en Perse les intérêts
russes aux intérêts britanniques. Au surplus,
concluait M. Nératoff, de même qu'en reconnais-
sant et soutenant Mohammed Ali Chah pendant
son règne, la Russie n'avait pris, vis-à-vis de lui,
aucun engagement de le maintenir au trône ;
de même en reconnaissant le gouvernement
constitutionnel, elle ne s'était nullement engagée
pour l'avenir vis-à-vis de lui1.
En présence de ces interprétations savantes du
protocole de 1909 et de la convention de 1907,
interprétations qui déroutaient sa subtilité natu-
1 Livre bleu 1912, pièce 218, 24 juillet 1911.
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 99
relie pourtant proverbiale, le Gouvernement
persan essaya de décliner toute responsabilité dans
les événements qui allaient se produire. Une note
du 23 juillet 1911, émanée du ministère des
Affaires étrangères, résuma la question et les griefs
portés contre les Gouvernements russe et anglais.
Elle annonçait, en même temps, l'intention for-
melle de prendre toutes les mesures énergiques
nécessaires contre Mohammed Ali et ses par-
tisans, mais en même temps elle dégageait le
Gouvernement persan de toute responsabilité
concernant les dommages que la guerre civile
allait certainement causer.
Aussitôt les deux légations ripostèrent en rap-
pelant au Gouvernement persan que le principe de
la non-intervention, consacré par l'accord russo-
anglais de 1907, comportait une exception capi-
tale, dès que les intérêts russes ou anglais se trou-
vaient menacés dans leur zone d'influence res-
pective.
Le Gouvernement russe se montra même plus
tranchant et le 3 août 1911, le Gouvernement
persan reçut la note comminatoire suivante :
« Le Gouvernement impérial ne saurait s'abs-
tenir d'observer que pendant les deux ans qui se
sont passés depuis le départ de Mohammed Ali,
il n'a été presque rien fait par le Gouvernement
100 LA QUESTION PERSANE.
persan pour le rétablissement de la paix et de
l'ordre dans le pays. De constantes crises minis-
térielles , une déplorable lutte des partis et le
travail généralement improductif du medjliss,
qui caractérisent cette période de deux ans, ont
incontestablement contribué à préparer le ter-
rain pour les intrigues de l'ex-chah et pour son
retour.
» Dans ces conditions, le Gouvernement impé-
rial ne trouve pas possible de décharger le Gou-
vernement persan des responsabilités pour les
dommages qui peuvent être causés aux sujets
russes par suite de l'apparition de Mohammed Ali
Chah et continuera à le tenir pour responsable
pour tout dommage que les désordres intérieurs
de la Perse auront causés aux intérêts russes,
tant publics que privés ».
Cette note était peu indulgente et peu com-
patissante pour les infortunes du régime consti-
tutionnel en Perse. Elle marquait la reprise de la
manière forte contre le parti constitutionnel.
A ce moment, la Perse effrayée se tourna
désespérément vers les Anglais et ce geste faillit
troubler l'entente russo-anglaise. De son côté
l'Américain financier Shuster s'était déjà chargé
de compromettre gravement la cause constitu-
tionnelle anglo-persane.
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 101
Les incidents Shuster. — La loi de Josas. —
Nous avons vu que le Gouvernement britannique
aurait voulu confier à l'Américain Shuster le soin
et la garde de ses intérêts en Perse. Non seule-
ment le trésorier pouvait compter sur l'aide de la
Banque impériale, mais encore un discret appui
auprès du Parlement persan lui permit d'obtenir
de cette assemblée les pouvoirs les plus absolus,
les plus extraordinaires et les plus exorbitants.
Une première loi du 30 mai 1911 donna à Shus-
ter le contrôle général des opérations de l'em-
prunt de 1.250.000 £ contracté par la Perse à
la Banque anglaise suivant les dispositions de
la loi du 5 avril. La même loi lui donna le
contrôle et la surveillance de toutes les dépenses
engagées et à engager sur ce fonds d'emprunt.
D'ailleurs, le Parlement persan affichait le
plus grand enthousiasme pour le nouveau tréso-
rier. Shuster, en effet, était arrivé au moment
psychologique : le premier ministre Cépadhar
menaçait de se retirer et d'abandonner son
cabinet, le régent refusait les pouvoirs dictato-
riaux qui lui étaient offerts et qu'il jugeait incons-
titutionnels et assez dangereux. Enfin le Medjliss
(Parlement) était lui-même aux abois.
Une seconde loi du 13 juin 1911 fut aussitôt
votée, en douze articles, préparée par le trésorier
102 LA QUESTION PERSANE.
général lui-même1 et portant fixation de ses
attributions. Voici le texte de cette loi qui a été
abrogée le 11 mars 1915 :
Préambule. — Le but de cette loi est facile à voir; il
suffit d'un court examen pour comprendre son objet :
à l'heure actuelle la situation financière du gouverne-
ment est absolument déplorable et, si nous voulons
nous tirer de ce péril, nous devons prendre des mesures
radicales et courageuses. Le medjliss a déjà, par la loi
du 2 sefer 1329 (2 février 1911), décidé l'engagement
d'un trésorier général pour l'Empire, et le gouverne-
ment, se conformant aux vues du parlement, a engagé
un citoyen américain pour lui confier la surveillance
et le contrôle généraux des recettes et des dépenses de
l'Etat. Il est évident que la personnalité à laquelle
nous confions une telle entreprise doit avoir les pou-
voirs utiles pour la mener à bonne fin. Qu'il s'agisse
d'affaires publiques ou privées, quiconque endosse
une lourde responsabilité, sans se faire donner les
moyens et l'autorité nécessaires, est un fou ou un
malhonnête homme.
Depuis longtemps, les finances de la Perse ont été
conduites sans méthode par toutes sortes de fonction-
naires. Chacun d'eux s'est vu confier pendant quel-
ques mois d'importants services, qui, d'après les prin-
cipes fondamentaux, nouvellement reconnus et adoptés
1 Le chargé d'affaires de la légation anglaise suivit
avec la plus grande attention la préparation de cette loi au
ministère persan des Finances. V. Livre bleu sur les affaires
de Perse, 1912, pièce n° 153.
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 103
dans le pays, intéressent le peuple persan tout entier.
Sans vouloir critiquer l'œuvre de ces fonctionnaires,
ni rappeler les divergences de vue et les conflits qui
les ont malheureusement mis aux prises, il est bien
certain que les pénibles conséquences de cet état de
choses ont profondément atteint le gouvernement et la
nation1.
Le désordre dans les administrations, l'absence de
tout contrôle dans les finances du pays, l'impossibilité
de procéder à aucune réforme sérieuse, la difficulté de
déterminer les responsabilités réelles mènent fatale-
ment et irréparablement le pays à sa ruine. Si nous
voulons nous tirer de celte périlleuse situation, nous
devons entrer dans la voie des réformes et prendre les
mesures que les circonstances imposent. « Ce n'est pas
avec un canif qu'on peut débroussailler une forêt ».
Les finances de l'État ont ce caractère particulier qu'on
ne peut les traiter, provisoirement, par des considéra-
tions de personnes ou d'intérêts politiques.
En conséquence, et dans le but d'introduire dans les
affaires financières et économiques de la Perse une
réforme définitive, la loi suivante, dont les disposi-
tions ont été l'objet d'une étude sérieuse et attentive,
a été votée d'urgence par le medjliss :
Article premier. — Le trésorier général de l'empire
1 II est intéressant de rapprocher ce préambule de la loi
portant organisation du régime financier de la Perse, de la
réponse de l'ancien Régent au Cepadhar et de son adresse
au Parlement au moment de son départ de Téhéran. —
V. plus loin : Le Régent et le Cepadhar. — V. aussi mon
étude sur les institutions financières de la Perse, op. cit.
104 LA QUESTION PERSANE.
de Perse est chargé du contrôle direct et effectif de
toutes les opérations financières et fiscales du gouver-
nement impérial, en y comprenant la perception de
tous les revenus à quelque catégorie qu'ils appartien-
nent, ainsi que le contrôle et la comptabilité de toutes
les dépenses.
Art. 2. — Le trésorier général organisera le minis-
tère des Finances de la manière suivante. Il y aura :
1° Un service pour la perception de l'impôt direct
(foncier), des taxes et de tous les revenus de l'empire
actuellement existant ou à créer ;
2° Un service d'inspection et de contrôle de toutes les
recettes, de toutes les dépenses et de la comptabilité ;
3° Un service pour les opérations de trésorerie. —
Seront effectuées par ce service : toutes les affaires du
gouvernement persan avec les banques, toutes les
questions de monnaie et les opérations de charge et
d'emprunts : intérêts, amortissements, conversions,
concessions et accords financiers productifs de revenus
ou d'obligations pour l'État.
Art. 3. — Les trois services ci-dessus désignés
seront divisés en autant de sections et de sous-sec-
tions que le trésorier général le jugera nécessaire.
Art. 4. — Quand l'organisation centrale du minis-
tère des finances sera faite, le trésorier général procé-
dera, au moment opportun, à l'établissement des
services qu'il jugera essentiels pour l'organisation
financière des diverses provinces de l'empire.
Art. 5. — Le trésorier général aura la garde du
Trésor public et aucun paiement ou dépense du Gou-
vernement impérial ne sera fait ou autorisé autrement
que par sa signature ou son approbation expresse.
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 105
Art. 6. — Le trésorier général préparera tous les
règlements qu'il jugera nécessaires pour l'exécution
des réformes sus-indiquées. Ces règlements auront
force de lois après avoir été visés et publiés.
Art. 7. — Un crédit de 60.000 tomans (300.000
francs environ) sera accordé au trésorier général pour
la création d'un corps spécial d'inspection. Dans le cas
où de nouveaux fonctionnaires devraient être engagés
à cet effet, leurs contrats devront être, comme les
précédents, soumis à l'approbation du gouvernement.
Art. 8. — Le trésorier général préparera le budget
du Gouvernement impérial pour qu'il soit soumis au
parlement. Il est enjoint à tous les ministres et à tous
les fonctionnaires du gouvernement de lui prêter leur
concours et de lui fournir sans aucun délai tous les
renseignements qu'il leur demandera.
Art. 9. — Le trésorier général fera toutes les éco-
nomies possibles dans les dépenses du gouvernement
et prendra pour cela toutes les mesures convenables.
C'est d'ailleurs là une de ses attributions essen-
tielles.
Art. 10. — Tous les trois mois, la trésorerie générale
soumettra au gouvernement un rapport détaillé sur la
situation financière de l'État.
Art. 11 . — Le trésorier général fera les études néces-
saires pour améliorer les lois financières existantes et
pour créer de nouvelles sources de revenus qui devront
au moment voulu être proposées par le gouvernement
au parlement.
Art. 12. — Le trésorier général aura l'autorité sur
tout le personnel des services placés sous son contrôle
par la présente loi.
106 LA QUESTION PERSANE.
Ainsi des pouvoirs véritablement absolus ve-
naient d'être pris par M. Shuster et l'Angleterre
espérait bien les exploiter à son profit; mais le tré-
sorier ne devait pas les garder bien longtemps1.
Sur ces entrefaites, le premier ministre Cépadhar,
sous la pression de l'opinion qui lui reprochait
ses attaches russes et qui l'accusait d'apporter la
plus grande inertie dans les préparatifs de résis-
tance contre les tentatives de restauration de
l'ancien chah, dut donner sa démission. Le pre-
mier ministre se retira àZerguendeh aux environs
de Téhéran près de la légation de Russie2. La poli-
tique anglaise continuait ses progrès à Téhéran : Le
Cabinet du Cépadhar fut remplacé par le Cabinet
Bakhtyari présidé par l'ancien Ilkhani lui-même,
Samsam-es-Saltaneh, et comprenant les membres,
influents à l'époque, du parti démocrate : Vous-
sough-ed-Dowley, au ministère des Affaires étran-
1 V. Livre orange russe sur les affaires de Perse, t. VI,
p. 159. Dépêche du ministre de Saint - Pétersbourg
à Téhéran au ministre des Affaires étrangères : « De
cette façon, le chef des fonctionnaires américains jouira
de droits non seulement supérieurs à ceux du minis-
tre des Finances, mais encore à ceux du Cabinet tout
entier ».
2 Zerguendeh est concession russe — de même que le
village de Gulaheck où est établie la résidence d'été de la
légation britannique, est concession anglaise.
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 107
gères; son frère Ghavam-es-Saltaneh, à l'Inté-
rieur; Hakim-ol-Molk, aux Finances; Mouehir-ed-
Dowley, à la Justice; Dabir-ol-Molk, puis Moazed-
es-Saltaneh , au ministère des Postes ; Ala-es-
Saltaneh à l'Instruction publique.
Incidents Mornard et Shuster. — Tout de suite
la guerre éclata, violente et sans merci, entre
l'Américain Shuster, trésorier absolu de la Perse
que les Russes craignaient de voir incliner de
plus en plus \ers la politique anglaise et M. Mor-
nard, chef de la mission belge, administrateur
général des douanes persanes que les Russes
semblaient vouloir accaparer1. Un incident, sans
grande importance, prit rapidement les plus
grandes proportions : S'appuyant sur les disposi-
tions de la loi du 13 juin 1911, article 5 : « Aucune
dépense ne peut être engagée sans l'assentiment
et la signature du trésorier général », Shuster
voulut retirer à l'administrateur général des
douanes, qui l'avait eue jusqu'ici, la signature des
pièces de dépenses en général, et en particulier
des pièces de dépenses concernant le service des
i Livre orange russe, op. cit., p. 178 : « Les Américains
ont énergiquement commencé à user des droits que leur a
conférés le medjliss. Ils tentent de mettre la main sur l'admi-
nistration des douanes ».
108 LA QUESTION PERSANE.
douanes. Il donna en outre des instructions à la
Banque anglaise et à la Banque russe de Téhéran
pour que les recettes des douanes du Nord et du
Sud fussent versées à son crédit dans les caisses
de ces deux banques.
Naturellement M. Mornard protesta de toutes ses
forces et refusa d'être placé sous les ordres de
Shuster. La légation de Belgique intervint, elle
rappela au Gouvernement persan que le Gouver-
nement royal de la Belgique n'avait consenti à
céder des fonctionnaires qu'au Gouvernement
persan, c'est-à-dire au grand vizir et au ministre
des Finances et que le contrat Mornard n'autori-
sait ni la subordination de l'administrateur général
des douanes au trésorier général, ni le contrôle
des fonctionnaires belges par des fonctionnaires
étrangers. Le chargé d'affaires de Belgique mena-
çait même de faire rappeler tous les fonctionnaires
belges, si satisfaction n'était pas donnée à M. Mor-
nard.
Pendant quelque temps, les légations russe et
anglaise observèrent le conflit, cependant que le
Régent essayait de trouver un modus vivendi entre
MM. Mornard et Shuster.
Conformément aux instructions du Gouverne-
ment britannique, Sir Barclay, ministre de Londres
à Téhéran, conseillait à son collègue de Russie,
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 109
Poklewsky-Koziell, d'attendre les événements. Mais
très catégoriquement, la Russie, oubliant toute
comitas gentiwn, lui répondit qu'il interviendrait
quand il le jugerait à propos et dès que les intérêts
de son gouvernement lui sembleraient menacés.
Sur les instances du Gouvernement persan, une
entrevue eut lieu entre MM. Mornard et Shuster;
on ne sait trop quel en fut le résultat : cependant, si
l'on n'obtint pas la réconciliation des deux adver-
saires, le statu quo, réclamé par la Russie, paraît
avoir été maintenu *. La légation anglaise, pressen-
tant que l'impétueux Shuster allait accumuler les
fautes lourdes, prépara tout doucement son lâchage2.
Le trésorier américain réservait d'ailleurs
d'autres manifestations de « his go-aheadMethods ».
1 Livre orange russe sur les affaires de Perse, 1912, t. VI,
p. 193 et suiv. Dépêche de M. Poklewsky-Koziell, ministre
de Russie à Téhéran, au ministre des Affaires étrangères à
Saint-Pétersbourg : « Sir Barclay (ministre de Londres à
Téhéran) préfère rester neutre dans le conflit Mornard-
Shuster,pour éviter d'être accusé d'avoir pris parti contre les
Américains ; mais ces Américains peuvent bientôt partir {sic),
et, me basant sur nos relations traditionnelles avec les
Belges, j'ai chaudement défendu M. Mornard auprès du
Gouvernement persan, à qui j'ai donné à entendre qu'en
cas de départ des Belges, je solliciterais de mon gouver-
nement, leur remplacement par des fonctionnaires russes ».
2 Livre bleu anglais sur les affaires de Perse, 1912, pièce 239
déjà citée.
110 LA QUESTION PERSANE.
V affaire Stokes. — M. Shuster eut l'idée d'avoir
à sa disposition une gendarmerie du trésor pour
assurer, dans les provinces et dans les villes, la
perception de l'impôt et le recouvrement des
taxes et perceptions diverses du Gouvernement
persan et il choisit, en qualité de commandant de
cette gendarmerie, un major anglais de l'armée
des Indes, attaché à la légation britannique à
Téhéran, M. Stokes.
Dès qu'il fut connu qu'une gendarmerie com-
mandée par un officier anglais et, qui plus est,
de l'armée des Indes, allait s'occuper de mettre
de l'ordre dans les finances et dans la politique
du Nord et du Sud de la Perse, une émotion
considérable secoua, à Saint-Pétersbourg, les par-
tisans de l'impérialisme russe.
La furor comularis ne connut plus de bornes,
la section de l'Orient au ministère des Affaires
étrangères russe se dressa tout entière derrière
son chef, M. Klem. Le parti militaire et l'école
anglophobe de Boukhara firent chorus avec les
Nuvoié-Vrétnia et toute la presse nationaliste de
Saint-Pétersbourg. Les intrigues anglaises furent
violemment dénoncées; l'accord de 1907 fut mis
en cause. Une correspondance aigre-douce s'é-
changea entre les chancelleries de Londres et
de Saint-Pétersbourg : « Dites à Nératof »,
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 111
écrivait, le 16 août 1911, Sir Ed. Grey à son ambas-
sadeur, Sir Buchanan, à Londres, « que je n'ai
pas fait tant d'histoires au sujet de l'envoi dans
le Sud de la Perse de cosaques persans, instruits
à la russe par des officiers russes à Téhéran, et que
je me suis employé de mon mieux, ces dernières
années, à calmer l'opinion publique anglaise,
excitée par la présence continuelle des troupes
russes dans le Nord de la Perse et par les agisse-
ments du colonel Liakhoff » (Livre bleu, 1912,
pièce 286).
Les légations de Russie et d'Angleterre, à
Téhéran, s'efforçaient de faire comprendre la
situation à Shuster, à Stokes et au Gouvernement
persan. Un grand dîner eut lieu, le 12 août, à la
légation d'Angleterre où le trésorier général fut
invité et savamment cuisiné par les deux ministres.
Malheureusement, Shuster avait mauvais estomac
et persista dans son entêtement à placer Stokes à
la tête de la gendarmerie financière.
De son côté, le Gouvernement persan invoquait
le principe de l'indépendance de la Perse, inscrit
au préambule de l'accord de 1907, et la nécessité
d'assurer l'ordre sur le territoire. On lui fit alors
des propositions qu'il ne pouvait accepter : le
major Stokes commanderait la gendarmerie finan-
cière dans le Sud, et des officiers russes comman-
112 LA QUESTION PERSANE.
deraient cette même gendarmerie dans le Nord;
on le menaça, si Stokes marchait contre Mohammed
Ali Chah, d'opérer des mouvements de troupes
russes contre lui.
Émus par toutes ces clameurs, la légation et le
Gouvernement anglais s'efforçaient de se dis-
culper : « Ce n'est pas ma faute, disait Sir Barclay,
si Stokes a donné sa démission de l'armée des
Indes et s'il a accepté un poste au service du Gou-
vernement persan ».
« Vraiment! ripostaient aigrement les Novoié-
Vrémia, ne pouvez-vous refuser la démission d'un
officier de l'armée britannique sans avoir peur de
froisser les susceptibilités de quelques Molk, Ma-
maleck et Saltaneh de la Perse ? Nous en avons
usé bien autrement, nous, dans des circons-
tances semblables, quand nous avons arrêté et
emprisonné, comme déserteur, le prince Sharukh
Darab-Mirza, qui avait abandonné sa sotnia de co-
saques pour marcher à la tête d'un parti politique » .
Cependant, la légation britannique, impres-
sionnée, affectait de peser de toutes ses forces sur
le Gouvernement persan pour lui faire aban-
donner le projet d'engager le major Stokes.
Celui-ci finit par se retirer et un autre projet
d'engagement d'officiers d'une petite puissance
neutre mit d'accord les deux ministres d'Angle-
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 113
terre et de Russie, qui décidèrent en même temps
d'appliquer rigoureusement les dispositions de la
convention de 1907, excluant désormais de toutes
les fonctions importantes en Perse les citoyens
d'une grande puissance1.
Affaire Choa-es-Saltaneh. Premier ultimatum
de la Russie à la Perse. — Un autre incident
allait bientôt surgir; le 4 octobre 1911, le Conseil
des ministres, à Téhéran, donna au trésorier
général Shuster l'ordre de confisquer et de saisir
au profit du Trésor persan les biens et les pro-
priétés des princes Choa-es-Saltaneh et Salar-ed-
Dowley, frères de Mohammed Ali Chah, en rébel-
lion ouverte contre le gouvernement constitution-
nel2. Shuster et Taghi Zadeh, leaders du parti
démocrate, prétendent que l'ordre de saisie et de
confiscation fut notifié aux légations russe et
anglaise, avec avis que les droits des sujets
étrangers seraient sauvegardés au cas échéant.
Les deux ministres n'auraient formulé aucune
objection, c'est l'ex-trésorier général qui l'affirme
1 Cette décision explique les difficultés que l'organisation
en Perse de la mission française de jurisconsultes a sou-
levées. V. plus loin l'influence française en Perse.
3 V. The Strangling of Persia, op. cit., par Morgan Shuster,
p. 136 et suiv. V. aussi Le Siècle, du 23 novembre 1911.
Dbmorgny. 8
114 LA QUESTION PERSANE.
encore. Mais, d'après Taghi Zadeh, le ministre de
Russie aurait seulement fait observer qu'on devait
tenir compte aussi des créances hypothécaires de
la Banque russe.
Bref, deux jours plus tard, un employé de la
trésorerie, avec cinq gendarmes, se rendit dans
la propriété de l'un des princes. 11 commença
l'inventaire; mais deux fonctionnaires russes,
MM. Pétroff et Trépoff, survinrent avec dix cosa-
ques russes et arrêtèrent l'opération. Aux protes-
tations de l'employé, ils répondirent en faisant
charger les fusils de leurs hommes.
De nouvelles communications furent échangées
entre la trésorerie et la légation de Russie, et
l'accord sembla se faire. En effet, l'inventaire eut
lieu dans la propriété où on l'avait d'abord
empêché. Mais le lendemain, quand les gendarmes
de la trésorerie vinrent dans deux autres domaines,
ils furent désarmés, arrêtés et maltraités par
seize cosaques russes, commandés par MM. Pétroff1
et Trépoff.
« A la suite de ces faits, le Gouvernement persan
demanda le rappel des deux fonctionnaires russes.
1 Le Livre orange, publié par le Gouvernement russe sur
les affaires de Perse, remplace le nom de Pétroff par celui
de Guildebrand. V. ce Livre orange, op. cit., t. VII, p. 183
et suiv.
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 115
La Russie, de son côté, réclama des excuses. Le
Cabinet persan ayant démissionné, la légation
russe affirma qu'elle attendrait la formation d'un
nouveau ministère. Puis, avant que ce ministère
ait été formé, elle annonça tout à coup la rupture
des relations diplomatiques et l'envoi de troupes.
C'est dans ces conditions que la Perse sollicita les
bons offices de l'Angleterre et qu'elle se déclara
prête à se rendre devant la Cour de La Haye.
La commission spéciale chargée à Saint-Péters-
bourg de suivre attentivement les affaires de
Perse1, la section centre-orientale au ministère
russe des Affaires étrangères, la fur or consularis
du consul général Pakitonof et les Novoié-Vrémia
s'émurent aussitôt. La conduite de Shuster et du
Gouvernement persan fut qualifiée « d'exigence
la plus inqualifiable et d'opiniâtre témérité »2.
Des ordres sévères furent donnés de Saint-
Pétersbourg au ministre Poklewsky-Koziell qui
essayait mais en vain de calmer le consul général
Pakitonof. Des menaces de rupture furent si-
gnifiées au Gouvernement persan. Celui-ci, tout
comme la légation anglaise, prépara le « lâchage »
de Shuster. Voussough-ed-Dowley déclara tout
1 V. plus haut, p. 47.
2 Livre orange, télégramme du chef de la section de l'Orient
au ministre russe à Téhéran, 8 octobre 1911.
116 LA QUESTION PERSANE.
net à Poklewsky-KozieJl que le Cabinet persan
n'approuvait nullement son trésorier général
américain et qu'il désirait bien profiter de la pre-
mière bonne occasion pour « lui mettre une
bride »*.
Voussough-ed-Dowley ajoutait que le Gouver-
nement impérial russe devait comprendre la situa-
tion et qu'il ne fallait pas trop hâter la réponse
à ses réclamations pour ne pas accroître en faveur
de Shuster une popularité que des politiciens
malfaisants et déséquilibrés (sic) avaient déjà
créée. La section de l'Orient à Saint-Pétersbourg
ne se contentant pas de ce semblant de soumis-
sion, le Gouvernement persan refusa toutes
excuses avant d'avoir ouvert une enquête appro-
fondie et complète sur l'incident Choa-es-Sal-
taneh. Le ministre de Saint-Pétersbourg à
Téhéran reçut alors l'ordre de rompre toute rela-
tion avec le Gouvernement persan et le vice-roi
du Caucase dut porter à 4.000 hommes l'effectif
des troupes russes à Kasvin. La section de l'Orient
rédigea à cet effet un communiqué officiel très
détaillé, 30 octobre 1911 \
Le 18 novembre 1911, dans l'après-midi, le
1 Livre orange russe sur les affaires de Perse , t. VII,
p. 205.
2 Livre orange, t. VII, p. 224 et suiv.
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911 . 117
drogman de la légation de Russie se rendit au
ministère persan des Affaires étrangères et informa
le chef de la section des affaires russes à ce minis-
tère que les rapports diplomatiques étaient rompus
entre la légation de Russie et le ministère persan
des Affaires étrangères. Il ajouta que des troupes
russes avaient reçu l'ordre de pénétrer sur le ter-
ritoire de la Perse.
Aussitôt Voussough-ed-Dowley avisa Sir G. Bar-
clay, ministre de Londres à Téhéran, et le supplia
de faire appel à la médiation du Gouvernement
britannique. 11 demandait notamment une suspen-
sion des opérations militaires russes jusqu'à la for-
mation d'un cabinet. Les ministres persans avaient,
en effet, cru bon de démissionner pour retarder la
réponse à l'ultimatum russe. Le message néces-
saire fut envoyé à Londres par les soins de Sir
Barclay pendant que les troupes russes s'avançaient
sur la route de Kasvin.
A partir de ce moment, les événements allaient
se précipiter.
Le pamphlet de Shuster et le deuxième ultima-
tum, — Toute satisfaction fut donnée cependant à
ce premier ultimatum russe : le major Stokes
renonça à prendre le commandement de la gendar-
merie du trésor et le ministre persan des Affaires
118 LA QUESTION PERSANE.
étrangères Voussougb-ed-Dowley, en grand uni-
forme, exprima au ministre de Russie à Téhéran
les excuses de son gouvernement au sujet de l'inci-
dent Choa-es-Saltaneh1. Il semblait que l'entente
russo-anglaise allait reprendre plus paisiblement
le cours de ses destinées, quand un nouveau fléau
fondit sur la Perse.
Shuster fit traduire en persan et distribuer à
Téhéran une longue lettre ouverte qu'il avait
adressée au Times le 21 octobre 1911 sur l'oppo-
sition de la Russie aux réformes de la Perse et sur
la coopération de l'Angleterre à cette opposition.
Bien que le Gouvernement anglais fût dans cette
lettre ouverte tout aussi durement critiqué que la
Russie, la section de l'Orient à Saint-Pétersbourg
se considéra comme personnellement et particu-
lièrement offensée par ce manifeste qu'elle inter-
préta comme un pamphlet contre le Gouvernement
russe.
A la suite de ce pamphlet, et sous ce prétexte, la
Russie adressa le 29 novembre 1911 un nouvel
ultimatum à la Perse. Cet ultimatum portait sur
quatre points : 1° le trésorier Shuster devait être
immédiatement congédié; 2° le Gouvernement
1 C'est le procédé diplomatique courant. 11 a été renouvelé
en mai 1915 à l'occasion de l'assassinat du vice-consul
russe, directeur de la Banque d'escompte à Ispahan.
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 119
persan devait désormais prendre conseil du Gou-
vernement russe pour le choix de ses conseillers
étrangers; 3° les frais d'occupation des villes per-
sanes par les troupes russes devaient être payés
par le Gouvernement persan; 4° le Gouvernement
persan devait s'engager à comprendre et à res-
pecter les intérêts spéciaux de la Russie et de l'An-
gleterre.
Ce dernier point de l'ultimatum préparait l'adhé-
sion officielle de la Perse à l'accord anglo-russe
de 1907.
Sir Ed. Grey, questionné sur ce nouvel ulti-
matum de la Russie à la Perse, répondit à la
Chambre des communes dans les termes sui-
vants :
« Il n'y a eu aucun arrangement définitif entre
la Russie et nous. Le Gouvernement persan ayant
attendu pour répondre aux sommations que les
troupes russes fussent arrivées en territoire persan
et M. Shuster ayant, dans l'intervalle, mis en cir-
culation en Perse un pamphlet attaquant la Russie,
le Gouvernement russe a déclaré qu'il était obligé
de formuler certaines nouvelles demandes et qu'il
ne retirera pas ses troupes avant que satisfaction
lui ait été donnée.
» Le Gouvernement russe nous informe que ces
mesures militaires sont d'un caractère purement
120 LA QUESTION PERSANE.
provisoire et qu'il n'a pas l'intention de faire quoi
que ce soit de contraire aux principes régissant la
convention anglo-russe de 1907 ».
En réalité la partie constitutionnelle était déjà
très compromise. Les incidents Shuster, Mornard,
Stokes, Choa-es-Saltaneh, le pamphlet, etc., ne
furent que des prétextes pour l'impérialisme russe.
Mais d'autre part, la loi de Josas, en donnant les
pouvoirs dictatoriaux au trésorier Shuster, lui
avait laissé la lihre disposition des concessions à
accorder, elle lui permettait de contracter les
emprunts persans où hon lui semblait. L'Améri-
cain en avait profité pour tenter un emprunt de
200 millions à la banque Seligman et Cie, de
Londres, et pour donner à la Banque impériale
anglaise, de Téhéran, le monopole de l'importa-
tion des lingots d'or et d'argent en Perse pour une
durée de six années.
L'émotion ressentie par la Banque d'escompte
russe fut grande et les intérêts commerciaux de
la Russie furent considérés comme sérieusement
atteints. D'un autre côté, l'essai de mainmise sur
l'administration des douanes et la tentative de
dénonciation par Shuster du contrat intervenu
entre la Banque russe et le Gouvernement persan;
les atteintes au prestige de la protection russe vis-
à-vis des Persans qui y avaient recours; l'envoi de
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 121
fonctionnaires anglais dans la zone d'influence
russe malgré les dispositions de l'accord de 1907
avaient secoué l'opinion à Saint-Pétersbourg.
Le Livre orange russe sur les affaires de Perse
(t. VII, p. 243 et suiv.) exprime tous les
griefs, toutes les rancœurs et toutes les désillu-
sions de la section de l'Orient et du parti impéria-
liste : «Alors même que le Gouvernement persan
nous donnerait satisfaction sur tous les points des
deux ultimatums, nous devons profiter de la marche
en avant de nos troupes pour garantir nos intérêts
d'avenir dans nos relations futures avec la Perse.
Le medjliss et le régime actuel, par leur opposi-
tion au projet d'emprunt en Russie, déjà réglé
diplomatiquement; parleur mauvais vouloir; par
leurs refus de régler les affaires pendantes entre
les deux gouvernements, ne nous laissent aucun
espoir. D'ailleurs le mouvement de nos troupes
remplit de joie tous les ennemis de ce régime dis-
crédité et le renvoi du sieur Shuster doit être
accompagné d'un changement de gouvernement.
Il nous faut après cela un gouvernement ami
et disposé à régler favorablement pour nos inté-
rêts tous les litiges en cours » (Télégramme de
M. Poklewsky-Koziell, ministre de Russie à Téhé-
ran, au ministre des Affaires étrangères à Saint-
Pétersbourg. Extrait).
122 LA QUESTION PERSANE.
A la même date, le directeur de la section de
l'Orient au ministère russe des Affaires étrangères
adressait à l'ambassadeur de Londres à Saint-
Pétersbourg un long mémorandum [Livre orange,
t. Vil, cité) dont voici le sens général et les
principaux extraits : « Le conflit actuel entre la
Russie et la Perse doit être considéré comme la
conséquence de toute une série d'événements qui
ont violemment mécontenté la Russie et qui tous
proviennent de la mauvaise volonté du parti
démocrate constitutionnel persan et des actes
arbitraires de ce parti et de M. Shuster....
» Au surplus, le Gouvernement russe en agissant
comme il agit, n'a en vue que la sauvegarde de
ses intérêts en Perse et notamment dans la zone
d'influence que lui a assignée l'accord de 1907.
Son action n'est nullement contraire aux stipula-
tions de cette convention, puisqu'elle ne poursuit
aucune tentative contre l'intégrité et l'indépen-
dance de la Perse. Les mesures militaires prises
n'ont qu'un caractère provisoire, elles n'atteignent
en rien les conventions russo-anglaises relatives
à ce pavs ».
A partir de ce moment, la politique anglaise,
purement défensive, ne chercha plus à sauver le
régime constitutionnel qui semblait perdu en Perse.
Tous ses efforts se bornèrent à obtenir la soumis-
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 123
sion provisoire du Gouvernement persan aux exi-
gences russes : l'adhésion officielle h l'accord de
1907, le retrait le plus rapide possible du plus
grand nombre possible de troupes russes et le
départ définitif et sans esprit de retour de l'ex-chah
Mohammed Ali. Renonçant pour l'instant à la
Constitution en Perse, le Gouvernement britan-
nique employa tour à tour prières et menaces pour
que la Russie renonçât de son côté à tout projet de
restauration de Mohammed Ali Chah dans le pays.
Le Livre bleu et le Livre blanc anglais sur les
affaires de Perse, du mois d'octobre 1911 au mois
de mars 1912, résument tous les efforts cette
diplomatie.
Dans le Livre bleu, on voit que depuis le 10 oc-
tobre 1911, date à laquelle la Russie commença à
exprimer son intention de prendre des mesures
sévères contre la Perse, l'Angleterre n'a cessé de
faire ressortir auxyeux du Gouvernement de Saint-
Pétersbourg le dangereux effet d'une occupation
militaire du pays sur l'opinion anglaise. Elle a
invité M. Nératof à faire connaître ses véritables
intentions. A Sir Ed. Grey qui déclarait ne pas
comprendre le motif d'une intervention armée
en Perse, Nératof répondit qu'il ne compre-
nait pas davantage la mainmise de Shuster
sur le Gouvernement du pays. L'ambassadeur de
124 LA QUESTION PERSANE.
Londres à Saint-Pétersbourg eut enfin recours
aux sentiments de générosité du ministre russe
des Affaires étrangères : « la Perse ne peut raison-
nablement répondre en quarante-huit heures aux
ultimata qui lui sont adressés : il lui faut au
moins un délai de grâce d'une semaine ». Après
une vive résistance, la Russie consentit une pro-
longation de quarante-huit heures, mais elle aug-
menta ses prétentions et ses revendications1.
Le 16 novembre 1911, Sir Ed. Grey rappela à
Sir Buchanan à Saint-Pétersbourg que l'occupa-
tion de Téhéran par les troupes russes, aurait une
grande répercussion dans l'Inde anglaise si les
sujets mahométans s'imaginaient que le Gouver-
nement britannique ne s'était pas opposé à cette
occupation2. Sir Buchanan insista sur ce point
auprès du Gouvernement russe.
Le Livre orange russe est plus détaillé : un
télégramme de Saint-Pétersbourg du ministre des
Affaires étrangères à l'ambassadeur russe à Londres
développe le point de vue indo-anglais3 : « L'am-
bassadeur britannique m'a fait connaître aujour-
1 Livre bleu, n° 4, 1912, pièce 112, 19novembre 1911, télé-
gramme de Saint-Pétersbourg de M. 0. Beirne à Sir Ed.
Grey.
3 V. plus loin les incidents de Meched.
3 Livre orange, t. VU, p. 239 et suiv.
LES ÉVÉNEMENTS DE 1911. 125
d'hui (5 novembre) les vues de Sir Ed. Grey sur
le conflit russo-persan. Il reconnaît le bien-fondé
de nos réclamations, mais il craint tout pour les
bonnes relations de l'Angleterre et de la Russie de
l'envoi de troupes russes à Téhéran. Sir Ed. Grey
attache le plus grand prix à la conservation des
bonnes relations entre son gouvernement et le
Gouvernement russe et il a toujours fait tous ses
efforts pour cela en Perse et en Angleterre. Les
deux gouvernements marchent la main dans la
main pour assurer la paix générale; il ne faudrait
pas que la question persane devînt une cause
d'inimitié entre les deux puissances1. 11 faut tenir
compte de la susceptibilité de l'opinion en Angle-
terre. L'envoi des troupes russes en Perse la surex-
citera d'autant plus que le conflit russo-persan
coïncide avec le voyage du roi Georges en Inde. Il
faut craindre que l'élément musulman hindou ne
profite de la circonstance pour manifester son mé-
contentement contre le Gouvernement anglais2, qui
se trouverait ainsi placé dans une situation difficile.
1 V. plus haut p. 62. Von Bernhardi escomptait bien
cette inimitié. V. aussi p. 59. La question Persane a peut-
être été une des causes déterminantes des accords russo-
allemands de Potsdam.
8 Cette crainte s'est d'ailleurs réalisée. On se rappelle
l'attentat commis pendant ce voyage.
126 LA QUESTION PERSANE.
Sir Buchanan a demandé de préciser nos in-
tentions en envoyant des troupes en Perse : il a
déclaré que le retour de Mohammed Ali Chah au
trône, rencontrerait une désapprobation générale
en Angleterre et que le Gouvernement britannique
ne le reconnaîtrait pas ».
M. Nératof ajoutait, d'après un télégramme de
Sir Buchanan à Sir Ed. Grey1, que « la Constitu-
tion persane allait tout de travers (sic), que le medj-
liss s'était emparé du pouvoir exécutif, qu'il fallait
le ramener à son véritable rôle et que pour cela
il était indispensable de placer un sénat auprès
de lui ». Or, d'après la loi constitutionnelle du
14 Zighadeh 1325, trente sénateurs devaient être
nommés par le roi; c'était donc la moitié de la
haute assemblée acquise d'avance à la politique
russe2. D'habiles élections auraient fait le reste;
c'était aussi le medjliss mis dans l'impossibilité de
servir l'influence anglaise.
L'Angleterre se borna à répondre qu'elle étu-
dierait avec la Russie un nouveau modus vivendi
plus favorable aux intérêts russes en Perse ; puis
elle insista de nouveau pour le retrait des troupes
de Recht et de Kasvin. Sir Buchanan, au nom de
1 Livre bleu, n° 4, 1912, pièce 152, 21 novembre 1911
2 V. plus haut p. 39.
l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 127
Sir Ed. Grey, exprima à M. Nératof l'espoir que
le Gouvernement russe ne voudrait pas augmenter
les embarras du Gouvernement anglais devant la
Chambre des communes au moment des interpel-
lations sur la politique extérieure1.
L'adhésion de la Perse aux accords
de 1907.
Le ministre russe des Affaires étrangères fit
alors connaître l'avis du Conseil des ministres à
Saint-Pétersbourg : « le moment était venu d'ob-
tenir l'adhésion officielle de la Perse à la conven-
tion de 1907 ». Sir Buchanan formula sur ce point
des réserves que le Gouvernement russe trancha
brusquement et nettement, en disant qu'il était
prêt à réclamer seul cette adhésion et sous sa
propre responsabilité 2. L'Angleterre fit remar-
1 Livre bleu, 1912, n° 4, pièce 166, 24 novembre 1911.
2 V. l'article de P. Baudin, dans Le Siècle, du 13 mars 1912 :
La Perse et l'entente anglo-russe. Comme le Dr Rouire,
op. cit., M. P. Baudin s'est montré optimiste sur les consé-
quences politiques de l'adhésion de la Perse, l'accord anglo-
russe de 1907. Tout ce qu'on peut dire, je crois, c'est
qu'ayant adhéré à ces accords, la Perse aurait dû pendant
la guerre actuelle préférer à une attitude de neutralité sans
grande conviction, une attitude plus conforme aux obliga-
tions politiques que lui imposait cette adhésion.
128 LA QUESTION PERSANE.
quer que la Perse ne considérerait jamais son adhé-
sion comme libre et valable, pour avoir été donnée
sous la menace d'un ultimatum. Ici la théorie
anglaise se rapproche de la thèse allemande
que j'ai exposée plus haut1. Les événements de la
guerre actuelle semblent avoir malheureusement
donné raison à la théorie anglaise et à la thèse
allemande. La diplomatie persane a eu beau jeu.
L'insistance anglaise et la résistance russe prirent
bientôt un ton plus vif (pièce 180, Livre oleuy
op. cit.). Sir Ed. Grey dit à l'ambassadeur de
Saint-Pétersbourg, qu'après tout, le conflit russo-
persan ne le regardait pas, mais que les consé-
quences de l'action russe ne manqueraient pas
d'être très graves à Londres. Ce à quoi l'ambas-
sadeur répondit que l'opinion russe était très
surexcitée et quun nouvel arrangement s'imposait
en Perse2. M. Klem et la section de l'Orient au
ministère russe des Affaires étrangères commen-
çaient, d'ailleurs, à s'impatienter et à trouver toutes
ces discussions diplomatiques bien longues et bien
oiseuses. Ils pressaient le Gouvernement de Saint-
Pétersbourg d'agir vite et d'une manière définitive.
Dès les premiers jours de décembre, on com-
mença à parler de la dissolution du medjliss et de
1 V. p. 69 et suiv.
2 On dit que cet arrangement nouveau est déjà pris.
l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 129
l'occupation de Téhéran : « La vérité, écrivait Sir
Buchanan à Sir Ed. Grey', c'est que les Russes
voudraient, à leur arrivée à Téhéran, ne plus
trouver de gouvernement régulier, pour y installer
l'ex-chah Mohammed Ali Mirza ».
Le 2 décembre (pièce 208), Sir Ed. Grey faisait
demander à M. Nératoff, une « assurance catégo-
rique », que le Gouvernement russe ne se pro-
posait pas de violer l'indépendance ni l'intégrité
de la Perse, que les mesures militaires n'auraient
qu'un caractère provisoire et qu'il n'avait pas
l'intention de porter atteinte aux principes de la
convention anglo-russe de 1907, relatifs à la Perse.
M. Nératoff se borna à répondre par la note sui-
vante : « Dans le cas où le Gouvernement russe
jugerait nécessaire de formuler d'autres revendi-
cations et réclamations contre le Gouvernement
persan, elles ne pourraient porter que sur des
questions d'intérêt russe, exclusivement et dans
sa zone d'influence. Elles ne concerneraient pas
les questions de politique et d'intérêts géné-
raux ».
Pendant que ces négociations diplomatiques se
poursuivaient, les troupes russes faisaient la
navette entre Recht et Kasvin, avançant et recu-
1 Livre bleu, n° 4, 1912, pièce 198, 1er décembre 1911.
Demorgny. 9
130 LA QUESTION PERSANE.
lant, menaçant toujours Téhéran, où le ministre
de Russie agissait énergiquement sur les ministres
persans, pour obtenir satisfaction sur les quatre
points du second ultimatum inspiré par la section
de l'Orient. Le Gouvernement persan, sérieuse-
ment effrayé, se décida à céder, le 22 décembre
1911.
La mission des financiers américains fut con-
gédiée ; une série de notes savamment rédigées
permit à la Perse d'accepter l'obligation de ne plus
engager désormais de fonctionnaires étrangers
sans consulter l'Angleterre et la Russie1 ; la ques-
tion de l'indemnité de guerre fut classée et le Gou-
vernement persan se prépara à adhérer officielle-
ment aux stipulations de la convention anglo-
russe de 1907.
Quant au retrait des troupes russes, l'Angle-
terre n'obtint qu'une promesse subordonnée au
rétablissement général de l'ordre dans le pays et
plus spécialement dans le Nord de la Perse.
La dissolution du Medjllss. — Cependant le par-
lement persan avait longuement résisté aux ulti-
matums russes. De son côté, l'Angleterre avait
1 V. plus loin l'engagement de jurisconsultes-professeurs
français.
l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 131
déclaré qu'elle s'opposerait à toute tentative de
restauration de Mohammed Ali Mirza.
Les députés persans, dont le mandat était
expiré depuis le 15 novembre 1911, émirent la
prétention de prolonger un « long parlement »
jusqu'à l'arrivée à Téhéran de la moitié des députés
issus des nouvelles élections. Les assemblées pro-
vinciales furent consultées, à ce sujet, par télé-
grammes. On chercha dans leurs réponses favo-
rables une prolongation possible des pouvoirs des
députés de la législature expirée. On voulut modi-
fier, à cet effet, les articles 4, 5, 6 et 49 de la
Constitution de décembre 1906. On invoqua les
dangers de l'heure présente et la nécessité impé-
rieuse de surveiller le gouvernement dans des
conjonctures aussi angoissantes. Un vote eut lieu
qui assura une majorité de 46 voix aux partisans de
la prolongation. Une loi fut votée séance tenante,
décidant cette prolongation. Ce fut en vain. Le
gouvernement constitutionnel Bakhtyari dut pro-
poser, le 24 décembre 1911, au régent, de prendre
un décret pour dissoudre le second parlement
persan. Le rapport du conseil des ministres,
reproduit in extenso au Livre blanc anglais sur
les affaires de Perse, pièce 92, est particulièrement
intéressant. Il contient le procès en règle du
medjliss et du parti démocrate. Par contre, le
132 LA QUESTION PERSANE.
Gouvernement persan y donne de longues expli-
cations sur sa politique pendant les événements
de 1911 et à l'occasion de ces événements. Le
rapport est signé par tous les membres du cabinet :
Nedjef Kuli Bakhtyari Samsam-es-Saltaneb, pre-
mier ministre ; Voussough-ed-Dovvley, ministre des
Affaires étrangères; Ghavam-es-Saltaneh, ministre
de l'Intérieur; Gholam Hussein Bakhtyari Sardar
Muhtashem , ministre de la Guerre ; Hakim-ol-
Molk , ministre des Finances ; Zoka-ol-Molk,
ministre de la Justice; Moazed-es-Saltaneh, mi-
nistre des Postes et Télégraphes.
Voici quelques-uns des principaux passages de
ce rapport au régent : « Le cabinet comprenant
les divergences de vues de la chambre et les empié-
tements du pouvoir législatif, a suivi les directions
de Votre Altesse sur la nécessité d'une action com-
mune des pouvoirs législatif et exécutif pour la
bonne marche des affaires publiques.
» Si le parlement avait écouté le cabinet au
moment du premier ultimatum russe, le deuxième
ultimatum n'aurait pas été lancé, et les événements
de Tauris ne se seraient pas produits1. Malheureu-
sement, la Chambre ne s'est pas contentée de
laisser le gouvernement dans un état de délaisse-
1 V. plus loin.
l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 133
ment sans pareil1, un certain nombre de députés
et notamment tout le parti démocrate se sont appli-
qués à affoler la population provinciale par des
communications tendancieuses. Ils l'ont soulevée
contre le gouvernement, exaspérant ses sentiments
de xénophobie et de russophobie, rendant ainsi
impossible la tâche du gouvernement.
» Le cabinet a eu beau proposer toutes les solu-
tions possibles du conflit russo-persan, toutes ses
propositions ont échoué devant l'opposition absurde
et intéressée du parlement.
» Pendant ce temps, les événements précipitaient
leur course; déjà les bataillons russes étaient à
Recht, à Tauris, à Kasvin et au Khoraçan ; les
députés sortirent alors de leur torpeur coupable et
se décidèrent à accepter la note russe. Il était trop
tard pour éviter les nouvelles exigences de la puis-
sance voisine.
» De tout ce qui précède il résulte que tous les
événements et les ultimatums de 1911 doivent être
imputés à la faute du parlement et aux meneurs
d'une opposition sans scrupule, qui ont fait perdre
au gouvernement tout le prestige et toute l'activité
dont il avait besoin.
» C'est la Chambre qui doit être rendue respon-
1 Traduction littérale du texte persan.
134 LA QUESTION PERSANE.
sable de la paralysie qui a frappé le gouvernement
et de l'anarchie qui désole le pays. Et c'est en
raison de cette opposition qui menace de continuer
et des dangers qu'elle accumule sur le pays, que
le Conseil des ministres propose à Votre Altesse de
dissoudre la Chambre. Il est bien certain que,
d'après le texte de la Constitution persane, le droit
de dissolution n'appartient pas au gouvernement.
Mais il est tout aussi illégal de consacrer la prolon-
gation d'un parlement qui, au mépris de la Consti-
tution elle-même, s'entête à rester en fonctions
après l'expiration de ses pouvoirs ».
Au bas de ce rapport, Abul Kassem, Nasr-el-
Molk, Naïb-es-Saltaneh, le régent de l'empire
écrivit la formule exécutoire suivante : « La pro-
position du Conseil des ministres est approuvée.
Le projet de décret relatif aux nouvelles élections
devra être préparé et publié sans délai » *.
La retraite de Mohammed Ali Chah. — L'An-
gleterre voulut prendre sa revanche et parer
aux dangers d'une restauration de Mohammed
Ali Chah. Les négociations ne durèrent pas moins
de trois mois. Elles s'engagèrent sur les néces-
1 Le troisième parlement de la Perse n'a rouvert ses
portes que le 1er novembre 1914.
l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 135
sites : 1° de donner à la crise persane une solution
conforme aux principes de l'accord de 1907;
2° de trouver pour la Perse un gouvernement
également favorable aux intérêts respectifs des
deux puissances. Les propositions anglaises
écartaient toute solution qui comporterait le
retour de l'ancien chah. Toute proposition russe
en faveur de Mohammed Ali Mirza était consi-
dérée d'avance comme contraire à la dignité de
l'Angleterre. Il s'agissait en outre de donner un
successeur au trésorier américain, et de mettre le
gouvernement persan (celui qui serait reconnu)
en demeure de rétablir l'ordre dans le pays. A ce
dernier point de vue, l'Angleterre estimait qu'il
fallait décharger ledit gouvernement de toute con-
tribution de guerre et qu'il convenait même de lui
consentir un gros emprunt. En outre, le Gouver-
nement anglais insistait toujours pour le retrait
des troupes russes du territoire persan.
M. Nératof répondit que tout citoyen d'une
grande puissance devait être exclu de la succession
du trésorier américain et que le successeur de
M. Shuster ne devait plus être investi de pouvoirs
dictatoriaux. Quant à la contribution de guerre,
des réserves furent faites, laissant cependant
quelque espérance de conciliation possible. Le
retrait des troupes russes devait être fait dans des
136 LA QUESTION PERSANE.
conditions telles que la Perse ne pût l'interpréter
comme un acte de faiblesse.
En ce qui concerne l'ancien chah, le Gouverne-
ment de Saint-Pétersbourg formula de prudentes
insinuations : « Tant que les troupes russes seraient
sur le territoire persan, il pouvait garantir que
Mohammed Ali Chah ne recommencerait pas ses
tentatives de restauration. Mais, si dans quelques
années, un mouvement populaire se décidait en sa
faveur, il faudrait bien le reconnaître. D'ailleurs,
ajoutait M. Nératof, non sans ironie, n'avait-on pas
remarqué au cours des événements actuels, les
Bakhtyaris eux-mêmes, au pouvoir et chers à l'An-
gleterre, manifester contre le trésorier américain
en faveur de Mohammed Ali Mirza1? N'y avait-il
pas là de quoi faire réfléchir le Gouvernement
anglais sur les inconvénients d'une politique trop
absolue à l'égard de l'ex-chah?
Ces réticences furent mal accueillies par l'opi-
nion à Londres2. Par bonheur, M. Sazonof fit à
ce moment un voyage en France. Les bons offices
ne manquèrent pas et le ministre russe des Affaires
1 Allusion aux manifestations équivoques à Hamadan de
certains chefs bakhtyaris comme Amir Mufakham, Sardar
Yang, Moinol Humayum, etc.
2 Voir The persian crisis of december 1911 . By Ed. Browne,
University Press, Cambridge, New- York, 1912.
l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 137
étrangères put affirmer à Sir F. Bertie, ambassa-
deur de Londres à Paris, « qu'il ne youlait pas que
Ja question persane pût avoir un contre-coup sur
les bonnes relations des deux puissances. 11 ne
fallait pas se montrer nerveux et la Russie ne
nourrissait aucun mauvais dessein ni contre l'indé-
pendance ni contre l'intégrité de la Perse ».
Il ne restait plus qu'à régler la question du départ
de Mohammed Ali. Sa pension, sa résidence,
la forme de l'engagement qu'on lui imposa de ne
plus revenir en Perse firent l'objet d'interminables
discussions. Et tout cet édifice diplomatique
faillit-il s'écrouler encore sous la poussée des con-
suls à Recht et à Tauris.
Recht et Tauris étaient en effet les centres cons-
titutionnels et populaires les plus importants et les
consuls russes savaient bien que c'était là qu'il
fallait frapper les grands coups. A la suite de
rixes entre soldats persans, fedais et cosaques
russes, de violents désordres éclatèrent dans le
Guilan, leMazendéran et l' Azerbaïdjan. De sévères
répressions furent exercées. Tout allait être remis
en cause, quand l'Angleterre imagina de disjoindre
les questions de Recht et de Tauris de la question
la plus urgente, le départ de l'ex-chah. Les consuls
russes furent invités à mettre une sourdine à leur
« furor ». Us procédèrent alors à une installation
138 LA QUESTION PERSANE.
plus discrète mais plus complète à Tauris, Enzeli,
Recht, Kasvin et Méched, où ils s'emparèrent du
gouvernement et de l'administration sous le pré-
texte d'y rétablir l'ordre. Les pourparlers reprirent
pour assurer le départ de Mohammed Ali Mirza,
ils se terminèrent le 12 mars 1912 et l'ex-chah
partit enfin pour Bakou, non sans avoir formulé de
sérieuses réserves et confié ses intérêts et les
intérêts du parti dynastique aux bons soins de
sa famille et de ses amis représentés par Chuja-
ed-Dowley, Salar-ed-Dowley et le prince Farman
Farma, dans F Azerbaïdjan, à Kermanchah et à
Hamadan.
Le 24 décembre 1911 marque donc la fin de la
seconde période du régime constitutionnel en
Perse et le 12 mars 1912 fut supposé marquer la
fin des tentatives de restauration de Mohammed Ali
Mirza.
V accord russo- anglo-persan de 1942. — A ce
nouvel état de choses devait correspondre un
nouvel arrangement. Il fut élaboré dans des
conférences à Londres, qui eurent pour but de
régler le sort de la Perse et ses relations avec les
deux puissances voisines : comme la Roumanie
en 18831, la Perse de 1912 demanda à prendre part
1 V. p. 70 et suiv.
l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 139
aux travaux de ces conférences, où son existence
même devait être discutée.
Il lui fut répondu qu'une des conditions essen-
tielles du départ de l'ex-chah avait été l'engage-
ment de principe pris par le Gouvernement persan
de se conformer aux stipulations de l'accord
anglo-russe de 1907. Moyennant quoi les deux
puissances envisageaient la possibilité de lui
venir en aide par des avances sur un gros em-
prunt en perspective.
Le 18 février 1912, les légations russe et
anglaise à Téhéran adressèrent au Gouvernement
persan une note collective ainsi conçue :
« L'Angleterre et la Russie avanceront à la
Perse une somme de £ 200.000 à 7 0/0 l'an,
garantie par les excédents des recettes douanières
du Nord et du Sud et devant être remboursée sur
le premier emprunt que conclura le Gouverne-
ment persan.
» Cette somme devra être employée, sous le
contrôle du trésorier général, d'accord avec le
Conseil des ministres et avec l'approbation des
deux légations.
» Elle devra servir avant tout à organiser
la gendarmerie gouvernementale avec le con-
cours des officiers suédois déjà engagés par la
Perse.
140 LA QUESTION PERSANE.
» En retour, la Perse se soumettra aux condi-
tions suivantes :
» 1° Elle prendra pour base de sa politique
r entente anglo-russe de 1901 ;
» 2° Aussitôt après le départ de l'ex-chah
Mohammed Ali et de son frère Salar-ed-Dowley,
elle licenciera les troupes irrégulières qui combat-
tent actuellement pour le Gouvernement persan;
» 3° La Perse entrera en pourparlers avec les
représentants de l'Angleterre et de la Russie pour
l'organisation d'une armée persane peu nom-
breuse ;
» 4° Elle accordera l'amnistie aux partisans de
l'ex-chah ».
L'adhésion à la convention de 1907 et l'accep-
tation des termes de la note du 18 février 1912
furent signées par tous les ministres et approu-
vées par le régent à la date du 20 mars 1912. Voici
le texte de ce document :
M. le Ministre de S. M. britannique,
à Téhéran.
En réponse à la note collective de S. E. le ministre
de Russie, en date du 29 Safar, 18 février dernier, j'ai
l'honneur de porter à votre connaissance que le Gou-
vernement de Sa Majesté impériale le Chah, très
touché des bonnes intentions des deux puissances
voisines, accueille avec plaisir le vif désir des deux
l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 141
gouvernements, exprimé dans la note précitée, de res-
serrer les liens de confiante amitié entre la Perse, la
Grande-Bretagne et la Russie.
A. Avance de £ 200.000. — 1° Sur la question du
crédit de £ 200.000 que les banques impériale et
d'escompte ouvriront au profit du Gouvernement
persan, à titre d'avance, sur l'emprunt dont les deux
puissances ont promis la conclusion, mon gouverne-
ment consent à ce que cette somme soit remboursée
par le premier produit dudit emprunt. Jusqu'alors les
intérêts seront calculés à raison de 7 0/0 par an, et
les excédents des recettes douanières du Nord et du
Sud seront affectés au paiement de l'amortissement
et des intérêts jusqu'à concurrence de la somme équi-
valente au service de ladite avance.
2° Pour assurer l'emploi intégral de cette avance
aux dépenses déjà fixées par le Gouvernement persan
et connues des deux légations, le gérant de la trésorerie
générale sera chargé par le gouvernement de contrôler
les dépenses engagées sur ce crédit. Il est entendu
qu'une partie considérable de l'avance sera affectée à
l'organisation de la Gendarmerie confiée aux officiers
suédois.
B. Conditions. — En ce qui concerne les quatre
points de la partie in fine de la note collec-
tive :
1° Préambule et principes de la convention de
1907. — En vue de déterminer son vif désir d'établir
sur une base solide d'amitié et de confiance les rela-
tions entre la Perse, la Grande-Bretagne et la Russie,
142 LA QUESTION PERSANE.
le gouvernement impérial sera soucieux de conformer
sa politique aux principes de la convention de 1907, et
il prend acte officiellement des assurances contenues
dans le préambule de ladite convention.
2° Licenciement des fedais. — Conformément à ce
qui a été arrêté dans le programme de mon gouverne-
ment, après que Mohammed Al i Mirza et Salar-ed-Dowley
auront quitté la Perse, les mudjahids seront licenciés
et les autres forces irrégulières disciplinées et incorpo-
rées dans le cadre des forces régulières, au fur et
à mesure du développement de l'organisation militaire,
de sorte que les forces existantes seront progressive-
ment remplacées par des troupes organisées.
3° Organisation militaire. — En vue du maintien
de l'ordre et de la sécurité dans le pays, l'organisation
d'une armée constitue un des points fondamentaux du
programme ministériel. Il est évident que l'effectif de
cette armée sera proportionné aux besoins du pays et
à ses ressources financières.
Le gouvernement portera à la connaissance des
deux légations le programme d'organisation de cette
armée, afin qu'un échange de vue ait lieu sur les points
nécessaires.
Le Gouvernement persan entrera en pourparlers avec
les deux légations pour l'engagement des officiers de
l'armée régulière. Ces officiers seront demandés à des
puissances de second ordre.
En ce qui concerne l'achat des armes et approvi-
sionnements le Gouvernement persan espère que les
deux gouvernements voisins voudront bien lui accorder
d'urgence les facilités nécessaires.
4° Départ de Mohammed Ali Mirza et amnistie
l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 143
générale de ses partisans. — En ce qui concerne le
départ de Mohammed Ali Mirz a et l'octroi d'une pension
en sa faveur : par déférence pour les propositions des
Gouvernements de la Grande-Bretagne et de Russie,
conformément à l'accord déjà intervenu à ce sujet et
qui fait l'objet d'une note à part, le gouvernement
impérial fera tout ce qui est en son pouvoir pour
obtenir une solution favorable.
Pour enlever tout obstacle à l'apaisement du pays
et au rétablissement de l'ordre, et pour assurer l'effi-
cacité des mesures prises par l'État pour le maintien
de la sécurité publique, le Gouvernement persan a le
ferme espoir que les deux puissances voisines ne man-
queront pas de lui prêter tout leur concours, de façon
à écarter tout danger d'une nouvelle tentative de ren-
trée en Perse par l'ex-chah.
Désirant donner suite à la proposition formulée par
les deux Gouvernements de la Grande-Bretagne et de
Russie, le gouvernement impérial accordera une
amnistie générale aux partisans de Mohammed Ali
Mirza.
Cette mesure de clémence ne concernera bien entendu
que les faits et agissements antérieurs et ne pourra
être étendue aux faits postérieurs à la date de la pro-
clamation de l'amnistie.
G. Desiderata du Gouvernement persan. — Afin
que les bonnes intentions et les visées amicales
des deux puissances puissent être réalisées, et pour
mettre la Perse à même d'exécuter l'ensemble des
engagements pris dans cette note, mon gouvernement
considère qu'il est indispensable que le concours effi-
144 LA QUESTION PERSANE.
cace des deux puissances amies lui soit accordé sur les
deux points suivants :
1° L'emprunt. — Pour la conclusion urgente de
l'emprunt promis et nécessaire à la réalisation des
réformes et pour la fixation des conditions concernant
exclusivement le taux d'intérêt, l'amortissement et la
garantie.
2° Évacuation du territoire par* les troupes étran-
gères. — Pour l'établissement d'un accord favorable
aux désirs du Gouvernement persan, en ce qui con-
cerne l'évacuation de son territoire par les troupes
étrangères.
S. S. le khalife Ali, Amirol Momenine, chef
de la religion chiite, cousin et gendre de Maho-
met, révéré des Persans, a laissé un remarqua-
ble traité de morale politique1 et administra-
tive. Sur le respect dû aux traités internationaux,
le khalife a multiplié les meilleurs conseils :
« Quand tu as passé un traité avec l'ennemi, sois
toujours fidèle à tes engagements, n'essaie jamais
de le tromper. La bonne foi dans les traités est un
coin d'asile où le Seigneur a voulu placer le faible
auprès du fort. Ne te livre jamais à des interpré-
1 V. mon Essai sur V administration persane, Paris,
Leroux, 1914. V. aussi mon Étude sur les institutions de la
police et les institutions financières, Paris, 1915. Vraiment
la Perse a eu les meilleurs conseillers. Elle n'avait qu'à
choisir parmi ses prophètes, ses philosophes et ses poètes.
l'adhésion de la perse aux accords de 1907. 145
tations tendancieuses ou à des commentaires fan-
taisistes des engagements que tu as signés. N'use
pas de phrases et de mots à double entente. Une
interprétation aussi déloyale déplaît à Dieu. Exé-
cute tes engagemenis tels qu'ils sont et souffre
patiemment les conséquences douloureuses ou
fâcheuses qui peuvent en résulter. Le respect de
tes engagements et de ta signature te concilieront
et t'attireront les cœurs les plus durs ».
Les Persans connaissent tous ces admirables
maximes, mais ils les appliquent peu. C'est ainsi
qu'on peut se montrer surpris de la facilité avec
laquelle certains gouvernants de la Perse se sont
laissé séduire et duper par le bluff germanique.
On peut se demander également si, à l'occasion
de l'ouverture du troisième Parlement persan, le
1er novembre 1914, le Gouvernement de Téhéran
a été bien inspiré politiquement en proclamant
la neutralité du royaume, sans posséder les moyens
suffisants pour la faire respecter.
Le sardar Assad, le héros bakhtyari de la révo-
lution persane, aimait à raconter comment ses
compatriotes avaient interprété les clauses du
traité de Turkmantchaï : « En ce temps-là les Russes
ayant remporté la victoire et exigé une forte contri-
bution de guerre avec la concession du monopole
Demorgny. 10
146 LA QUESTION PERSANE.
de la navigation sur la mer Caspienne, le grand
vizir Hadji Mirza Aghaci voulut défendre le pres-
tige de son roi Fath Ali Chah devant le peuple. A
l'occasion d'un grand Salaam royal il fit donc
ouvrir toutes grandes les portes du Darhar (palais)
et le peuple se répandit dans les jardins. On le
rassembla devant les fenêtres du roi et là, en pré-
sence du prince héritier et du grand prêtre, le
grand vizir s'exprima en ces termes :
« S. M. vous fait savoir que le peuple persan a rem-
porté une grande victoire sur les Russes : en ce moment
leurs troupes fuient en désordre vers leur pays. Leur
fuite était si lamentable que S. A. R. le prince héritier,
qui assistait aux dernières victoires de S. M., eut grand
pitié des pauvres Russes et qu'il décida, pour soulager
leur infortune, de leur accorder un secours en argent.
Il leur concéda même le libre passage sur la mer Cas-
pienne pour s'en retourner chez eux. Aujourd'hui,
moi, grand vizir de l'empire, je viens supplier Sa Très
Haute Majesté d'approuver la grande générosité du
cœur de S. A. et d'autoriser le trésor à payer le secours
promis aux pauvres Russes ». Alors le Chah in Chah,
se levant, simula une grande colère et dit : « J'apprécie
comme il convient la générosité du cœur du prince
héritier, mais je ne puis approuver qu'il ait disposé de
l'argent de mon peuple bien aimé pour distribuer des
secours aux ennemis de notre pays, écrasés par nos
glorieuses armées. Je crains d'ailleurs qu'une généro-
LA QUESTION DE l'aZERBAIDJAxN. 147
site semblable ne soit pas approuvée par les docteurs
de notre sainte religion ».
A ces mots, le grand prêtre se leva et joignit
ses supplications à celles du prince héritier
et du grand vizir; des voix s'élevèrent dans la
foule pour invoquer la clémence du roi. S. M. fît
semblant de céder devant tant d'objurgations. Et
voilà comment fut payée l'indemnité de la guerre
de 1828 et comment :
« L'eau salée de la mer Caspienne fut concédée aux
pauvres Russes ».
La question de PAzerbaïdjan.
L'Azerbaïdjan est une haute plaine close située
au Nord-Ouest de la Perse. Elle est bornée au
Nord par le Caucase russe, à l'Ouest par l'Arménie
et la frontière turque, à l'Est par le Guilan, au Sud
par le Kurdistan. Les trois quarts de la plaine de
l'Azerbaïdjan sont occupés par les eaux salées ou
les boues salines du lac d'Ourmiah. Tauris, le
chef-lieu de la province, a été à la fois, chose
curieuse, la résidence du prince héritier de la
148 LA QUESTION PERSANE.
Perse et le centre constitutionnel et populaire le
plus important. La population de la ville est
évaluée de 3 à 500.000 habitants.
La frontière russe, depuis 1828, par le traité de
Tourkmantchai, a rattaché à Tiflis une partie de
l'Azerbaïdjan, et du pays au delà de l'Araxe. De
même la frontière turque a retranché de la pro-
vince par une série de traités de 1639 à 1869 une
partie du Kurdistan de l'Ouest. Les habitants,
montagnards du Nord, se divisent en Taliches
sédentaires et Taliches nomades. Le Sud de l'Azer-
baïdjan est occupé parles puissantes tribus kurdes.
C'est dans l'Azerbaïdjan, vaste et riche, que
les consuls développèrent, après les événements
de 1911 et l'accord anglo-russo-persan de 1912, la
pénétration russe.
La méthode, suivant la règle et le principe que
j'ai déjà indiqués1, a consisté à opposer dans la
région les intérêts dynastiques à la cause consti-
tutionnelle.
En quittant la Perse, le 12 mars 1912, Mohammed
Ali Chah avait formulé les plus expresses réserves;
il avait confié ses intérêts aux bons soins de Chuja-
ed-Dowley et Mujallal-es-Saltaneh2 dans l'Azer-
1 V. p. 78 et sniv.
2 II y a lieu de remarquer que chaque fois que le gouverne-
ment persan a voulu agir contre ces rebelles, en demandant
LA QUESTION DE l'aZERBAIDJAN. 149
baïdjan et aux bons soins de Salar-ed-Dowley
et de Farman Farma dans le Kurdistan et dans les
régions de Kermanchah et Hamadan.
Chuja-ed-Dowley et Zia-ed-Douiley. — Pendant
les événements de 1911, Chuja-ed-Dowley, ancien
chef des écuries de Mohammed Ali Chah, s'était
employé de son mieux, aux environs de Tauris,
contre le parti constitutionnel, abandonné sans
secours par le gouvernement de Téhéran. 11 avait
investi et affamé la ville, ne laissant passer les
approvisionnements et les marchands que pour
les piller ensuite. On connaît les événements qui,
à cette époque, ensanglantèrent Tauris. Des con-
flits se produisirent entre les fedais, la police
locale et les soldats russes. Sous un prétexte
futile mais prémédité : la réparation d'un poste
téléphonique par quelques cosaques sur le toit
d'un bureau de la police persane, — une mêlée
générale mit aux prises les agents de police, les
fedais et les patrouilles russes. Cinq cent cin-
quante cosaques, qui étaient déjà venus d'Ardebil
à la Russie soit leur extradition, soit leur éloignement, l'An-
gleterre lui a toujours conseillé de n'en rien faire. Voir Livre
bleu, pièce 227 du 9 juillet 1912 et pièce 372 d'octobre
1912 : « ... I considérée! their inclusion in such apaper very
bad diplomacy ».
150 LA QUESTION PERSANE.
pour la protection des étrangers, bombardèrent la
citadelle de Tauris, où s'étaient réfugiés 200 fedais.
L'opinion publique fut alors soigneusement
excitée à Saint-Pétersbourg par les Novoié- Vrémia
et par une grande partie de la presse russe, contre
une population, qui, cependant, était demeurée
neutre et calme pendant les événements1. C'était
précisément le moment où le Gouvernement
persan venait de donner satisfaction aux deux
ultimatums russes et où l'Angleterre négociait
avec tant de peine le retrait des troupes étrangères
du territoire persan. Le Gouvernement britan-
nique réussit dans une certaine mesure à obtenir
la disjonction des deux questions : le retrait des
troupes et les événements de Tauris.
Cependant le parti constitutionnel perdait visi-
blement pied dans la région; les révolutionnaires,
abandonnés par la population, étaient traqués de
tous côtés; le gouverneur général de la pro-
vince de Tauris, Zia-ed-Dowley, se réfugiait au
consulat anglais2. Cinq ou six mille hommes de
troupes russes avec dix-huit canons occupaient
la ville, où Chuja-ed-Dowley fit bientôt son entrée
1 V. Livre blanc anglais sur les affaires de Perse, n° 5,
1912, pièce n° 2, 25 décembre 1911.
2 V. Livre orange russe sur les affaires de Perse, n° 7,
4911, p. 421 et suiv.
LA QUESTION DE ^AZERBAÏDJAN. 151
et où il fut reconnu comme gouverneur de fait
par le consul de Russie. Le succès obtenu, ce
dernier se défendit de vouloir administrer lui-
même la région; il dit que Chuja-ed-Dowley était
entré, appelé par une population lasse du désordre
et des troubles et qu'il lui appartenait désormais
de rétablir Tordre et la sécurité.
L'opinion générale fut que Chuja-ed-Dowley
venait annoncer le prochain retour de Mohammed
Ali Chah. Mais le Gouvernement britannique,
tout en reconnaissant qu'il était bien obligé d'ac-
cepter provisoirement le fait acquis et Chuja-ed-
Dowley comme gouverneur de Tauris, ne cessa
pas de le considérer comme rebelle au Gouver-
nement constitutionnel de Téhéran. Il exprima
l'espoir que le Gouvernement de Saint-Péters-
bourg ne permettrait pas à Chuja-ed-Dowley de
proclamer à Tauris le prochain retour de Mo-
hammed Ali Chah.
Par contre, le Gouvernement constitutionnel
de Téhéran, sous le prétexte d'éviter de nouveaux
troubles, engagea de son côté la population à
entrer en composition avec son nouveau gouver-
neur et à faire l'union de tous les Persans pour le
salut de la patrie et de la religion.
La Russie n'eut pas le triomphe généreux :
Zia-ed-Dowley, l'ancien gouverneur de Tauris,
152 LA QUESTION PERSANE.
avait été l'âme de la résistance. Il s'était réfugié
au consulat anglais. Celui-ci avait demandé un
sauf-conduit pour son protégé jusqu'à Téhéran.
Il lui fut répondu sur un ton si peu aimable1 par
le Gouvernement russe, qu'il ne songea plus qu'à
se dégager de toute responsabilité concernant la
vie et la liberté de Zia-ed-Dowley. Le malheu-
reux, se sentant abandonné et perdu, se suicida
au consulat anglais le 6 février 19122.
1 V. Livre blanc, n° 5, 1912, pièce 104, 18 janvier 1912.
Sir Barclay, ministre d'Angleterre à Téhéran, à Sir F. Grey :
« The tone of the reply of the Russian Government shows
some annoyance with me, and they threaten to cancel the
safe conduct already accorded to the Basti if I persist in
my attitude ».
2 V. le Livre orange russe, VU, 1912, p. 398, 425, 428 et
436. Le ministre de Russie à Téhéran s'est montré assez
conciliant et humain dans la circonstance, mais le consul
russe de Tauris, Miller, fut plus impitoyable et sut faire
partager sa manière de voir à la section de l'Orient du
ministère des Affaires étrangères à Saint-Pétersbourg.
M. Poklewski Koziell ne demandait qu'une suspension de
fonctions pour Zia-ed-Dowley, il favorisait même son départ
pour l'Europe. Le consul Miller et la section de l'Orient exi-
gèrent un châtiment beaucoup plus sévère :
« La prétention du Gouvernement du Chah de maintenir
à Tauris Zia-ed-Dowlev, chef des fedais et dont l'audace est
allée jusqu'à calomnier la noble armée russe, est de nature
à aggraver les pires complications » (télégramme du consul
Miller à Saint-Pétersbourg). « Nous jugeons que Zia-ed-Dowley
doit subir un châtiment plus sévère que celui que vous
LA QUESTION DE L AZERBAÏDJAN.
153
Ce fut une faute du Gouvernement britan-
nique, car il ne lui resta désormais plus rien de
sérieux à opposer à Chuja-ed-Dowley à Tauris.
Cependant il essaya de se servir du Cépadhar.
Chuja-ed-Dowley et le Cépadhar. — Le Cépa-
dhar, ancien généralissime de l'antichambre de
Mohammed Ali Mirza, marchait encore en 1908 à la
tête des troup es royales contre la révolution. Les Re-
chtis l'inventèrent comme constitutionnel en 1910.
Exploitant son mécontentement, le Gouverne-
ment de Londres voulut en faire son agent
à Tauris, ou du moins s'en servir pour trou-
bler la paisible jouissance de Chuja-ed-Dowley.
Naturellement le Gouvernement russe résista :
il fit ressortir que le Cépadhar, violent et capri-
cieux, serait, escorté de ses fedais et de ses
Arméniens, un élément de trouble et de désordre
dans la région, que sa personnalité était en-
combrante, remuante et agitée, que Chuja-ed-
Dowley, au contraire, était sérieux, qu'il avait
de l'autorité sur les tribus, qu'il était ami de
l'ordre et qu'avec lui on pouvait « répondre des
directions de la politique russe à Tauris ».
D'ailleurs, disaient les Russes, le Cépadhar ne
proposez vous-même » (télégramme de Saint-Pétersbourg
au ministre de Russie à Téhéran).
154 LA QUESTION PERSANE.
pourrait administrer la province qu'avec l'aide et
l'appui de Chuja-ed-Dowley, qui disposait d'une
véritable influence dans la région. Le Gouverne-
ment persan suivit alors la politique de l'Angle-
terre et soutint le Gépadhar; il protesta contre le
maintien de Chuja-ed-Dowley comme gouverneur
généra] de Tauris. Il l'accusa, très justement du
reste, de soulever les populations en faveur de l'ex-
chah avec l'aide de ses lieutenants Rachid-el-Molk
et Rafî-ed-Dowley, qui, par leurs rapines, étaient
« la malédiction et le désespoir des Azerbaïdjanis».
En attendant, Chuja-ed-Dowley organisait la
province à sa guise et à son profit ; il nommait le
khan de Maku, réactionnaire fanatique, gouver-
neur de Khoi, Ourmiah et Salmaz.
Une proposition transactionnelle fut faite : le
Cépadhar serait nommé gouverneur général de
l'Azerbaïdjan, mais Chuja-ed-Dowley demeure-
rait gouverneur de Maragha1, à la condition de
ne plus faire aucune propagande en faveur de
Mohammed Ali Mirza. Au mois d'avril 1912, le Cé-
padhar annonça son départ de Téhéran pour Tauris.
On peut assister, à partir de ce moment, à une
très curieuse incidence à Téhéran des fluctua-
1 V. Livre orange sur les affaires de Perse, VII, p. 396 et
suiv. Maragha est une des importantes subdivisions admi-
nistratives de l'Azerbaïdjan.
LA QUESTION DE ^AZERBAÏDJAN. 155
tions de la politique de Londres et de Saint-Pé-
tersbourg. Suivant les succès et les revers des in-
fluences anglaises auprès du Gouvernement russe,
suivant les succès et les revers de la fur or cousu-
laris à la section de l'Orient, suivant les progrès
et les reculs de la manière forte au ministère
russe des Affaires étrangères, le Cépadhar quittait
la capitale et s'avançait de quelques verstes dans
la direction de Tauris; ou bien rétrogradait et
rentrait même à Téhéran.
Cependant, le Gouvernement anglais insistait
pour obtenir le départ de Chuja-ed-Dowley qu'il
accusait de favoriser le mouvement séparatiste de
r Azerbaïdjan. M. Sazonof répondit évasivement
que le Gouvernement russe ne prendrait en mains
l'administration de la province que si les événe-
ments l'y obligeaient, qu'il était probable que la
présence de Chuja à Tauris permettrait d'éviter
cette extrémité et que, dans ce sens, le Gouverne-
ment anglais ferait bien d'accorder son appui au-
dit Chuja-ed-Dowley.
De son côté, le Cépadhar, qui commençait à
s'ennuyer fort du rôle qu'on lui faisait jouer et
qui, le 3 avril 1912, venait, dans une lettre ouverte
au régent de l'empire1, de publier les plus
1 V. plus loin le Cépadhar et le Régent.
156 LA QUESTION PERSANE.
amères critiques contre le régime constitutionnel,
ne pouvait plus résister à ses désirs d'intrigues.
Il conspirait ouvertement à Téhéran contre le
gouvernement, qui le choisit alors pour rem-
placer Chuja-ed-Dowley. L'Angleterre jouait de
malheur; il ne s'agissait désormais plus pour elle,
en pressant l'envoi du Cépadhar à Tauris, de
s'assurer un partisan dans l'Azerbaïdjan, mais de
débarrasser le gouvernement constitutionnel à
Téhéran d'un agitateur dangereux, autour de
qui commençaient à se grouper les partisans les
plus actifs de l'ex-chah. Le Gouvernement
russe, voyant cela, accentua son opposition et
c'est alors que l'Angleterre exhala sa plainte
et qu'elle reprocha à la Russie de ne lui avoir
fait signer en 1907 qu'un compromis équivoque
pour se tailler en Perse la part du lion *.
Pendant ce temps, les troupes russes procédaient,
dans l'Azerbaïdjan, à la destruction et à l'anéan-
tissement de la tribu des Chah Sevens; ils occu-
paient la citadelle d'Ardebil et emprisonnaient
l'agent persan du ministère des Affaires étrangères,
qui avait offert ses bons offices entre les Chah
Sevens et le consul de Tauris.
Le 2 juillet 1912, le Cépadhar partit cependant
1 V. plus haut, p. 3, la note.
LA QUESTION DE l'aZERBAIDJAN. 157
pour Tauris. Les Russes consentirent à le recevoir,
mais ils demandèrent, comme compensation au
Gouvernement persan, la création d'une nouvelle
brigade de cosaques dans l'Azerbaïdjan commandée
par des officiers russes. Cette brigade devait servir
à assurer la perception des impôts dans la pro-
vince et sa création ne devait, en aucune façon,
empêcher l'augmentation de l'effectif déjà prévue
pour la brigade de cosaques de Téhéran1.
La situation devenait particulièrement grave
pour la Perse et pour l'Angleterre.
Il ne faut pas oublier, en effet, que d'après la
convention anglo-russe de 4907, la zone d'influence
russe comprend non seulement l'Azerbaïdjan,
mais encore le Kurdistan, toutes les régions de
Kermanchah, d'Hamadan, de Nehavend et de
Bouroudjird qui composent actuellement l'Avalât
de Gharb (ouest), le pays de Zendjan et même
une partie du Luristan, l'autre partie étant indé-
pendante sous l'autorité du vali de Pust-Kuh.
Non seulement la Russie avait installé Chuja-ed-
Dowley dans l'Azerbaïdjan, ce qui équivalait à
une occupation effective de cette province, mais
elle avait exigé du Gouvernement de Téhéran,
1 V. Livre bleu anglais sur les affaires de Perse, n° 1, 1913,
pièce 178, 1er juillet 1912.
158 LA QUESTION PERSANE.
pour y préparer la pénétration russe, la réunion
des territoires de Hamadan, de Kermanchah,
Tucer Khan, Nehavend et Dowlet Abad sous l'au-
torité du prince Farman Farma, Abdol Hossein
Mirza, gendre de Mozaffer-ed-Dine, petit-fils de
Fath AH Chah, beau-frère de Salar-ed-Dowley et
dont la fidélité à la Constitution pouvait être
discutée1. La Russie avait encore installé àZendjan
Sardar Moayyed, frère de Chuja-ed-Dowley. C'était
une savante et vaste organisation, dont le but
certain était de préparer le retour de Mohammed
Ali Chah. Le Gouvernement de Saint-Pétersbourg
espérait, en outre, que le Guilan, le Mazendéran
et le Khoraçan suivraient le mouvement. De cette
façon, c'était toute la zone d'influence russe, c'est-
à-dire plus d'un bon tiers de la Perse tout prêt à
former un État à part sous le sceptre de Mohammed
Ali Chah rappelé, ou, à défaut, sous l'autorité de
son frère Salar-ed-Dowley en disponibilité dans le
Kurdistan et éventuellement reconnu par la fac-
tion kadjiar2.
1 Ce Farman Farma, assisté de ses fils et notamment du
jeune Firouz Mirza, s'est fait particulièrement remarquer
pendant la guerre actuelle par ses menées et ses intrigues
contre les Puissances de la Quadruple Entente.
2 L'Angleterre aurait reçu l'autorisation de restaurer l'au-
torité de Zill-es-Soltan sur la région d'Ispahan.
LA QUESTION DE L AZERBAÏDJAN. 159
En vain, le Gouvernement de Londres invoquait
les dispositions du protocole de 1909 4, et le prin-
cipe de la non-intervention dans les affaires inté-
rieures de la Perse reconnu par l'accord de 1907.
La pénétration et l'occupation russes avançaient
rapidement d'étape en étape, si bien que l'Angle-
terre dut bientôt se borner à demander des
garanties « pour le reste de la Perse » et notam-
ment pour son commerce dans la zone neutre à.
1 V. plus haut, p. 93 et suiv.
2 V. Livre bleu anglais sur les affaires de Perse, n° 1, 1913,
pièce 335, 25 septembre 1912. Sir Grey à Sir Buchanan :
« 1 had some conversation with M. Sazonof to day on the
subject of Persia, and pointed out on the map how large
the Russian sphère was as compared with the British.
» I said that people hère felt was that the changes since
the Anglo-Russian Convention had been to our disadvantage.
Russia was now in military occupation of some portions of
northern Persia; her shadow was thereby thrown right
across the north, that inevitably made her influence prédo-
minant at Tehran, and ours correspondingly less; and ail
this made it more than ever essential that we should be
quite sure as regards the rest of Persia, and especially with
regard to our commercial interests in the neutral zone ; that
Persian gobernors should be supported by the Central
Government in protecting thèse interests; and that the
Russian Minister at Tehran should never work against them.
As long as M. Poklewsky was there we were sure this would
be safe.
» M. Sazonof said that whatever Russian Minister was
there, his instructions would always be the same, to act as
M. Poklewsky had done in this respect ».
160 LA QUESTION PERSANE.
Cependant, les intrigues continuaient de plus
belle dans l'Azerbaïdjan entre Chuja-ed-Dowley
et le Cépadhar. Le 28 juillet, sous le prétexte de
réglementer l'exportation des tapis teints à l'ani-
line1, Chuja-ed-Dowley réunit les marchands et
les prêtres de Tauris. Tous déclarèrent solennelle-
ment qu'ils entendaient conserver Chuja à la tête
de l'administration et du gouvernement général
de l'Azerbaïdjan. Un télégramme fut rédigé séance
tenante, invitant le Gouvernement de Téhéran à
maintenir Chuja-ed-Dowley à Tauris et à ne pas
laisser le Cépadhar rejoindre son poste. Les prê-
tres firent retentir les mosquées de discours vio-
lents contre les constitutionnels et contre tous
ceux qu'ils accusaient de la nomination du Cépa-
dhar. De nombreux meetings s'organisèrent en
faveur du retour de Mohammed Ali Mirza, les
bazars furent fermés ; on put craindre même de
plus violentes manifestations.
Le Gouvernement de Téhéran s'émut, le Cépa-
1 Cette question de l'aniline employée pour la confection
des tapis a été mise à l'ordre du jour, par l'ancien trésorier
général de la Perse, au double point de vue de la protection
de l'industrie des tapis en Perse et des recettes du budget.
V. plus loin aux méthodes turco-allemandes le désastre
causé à cette industrie par l'introduction dans le pays des
camelotes chimiques allemandes.
LA QUESTION DE L 'AZERBAÏDJAN. 1G1
dhar annonçait qu'il allait se retirer dans ses pro-
priétés du Mazendéran et Chuja-ed-Dowley, main-
tenu, par ce fait même, à la tête du gouvernement
général de F Azerbaïdjan menaçait de se rendre
indépendant et de séparer la province du reste de
l'empire1. Le ministère, qui avait déjà accepté la
création d'une brigade russe de cosaques à Tauris
pour obtenir la nomination du Gépadhar, déclara
ne pouvoir rester si ce dernier ne rejoignait son
poste sans délai.
Bien que toutes ces manifestations aient eu pour
principal auteur Chuja-ed-Dowley, agissant pour
le compte de la Russie, il n'en est pas moins vrai
que l'esprit réactionnaire avait déjà fait de grands
progrès à Tauris. La population, composée en
majeure partie de marchands, avait en effet beau-
coup souffert des désordres qui avaient discrédité
les premiers essais de régime constitutionnel. Le
reste, fonctionnaires, gens à professions libérales,
quartiers riches, etc., comprenait bien quelques
théoriciens de la Constitution, mais pas un n'au-
rait osé exposer ses théories devant l'ombre de l'ex-
Chah. Aucun n'était capable de faire un chef. Tous
les anciens leaders du parti étaient morts ou en
1 II n'y a pas eu que ce mouvement séparatiste ; le Khora-
çan, l' Azerbaïdjan, le Mazendéran et le Guilan ont manifesté
à la même époque l'intention de suivre ce mouvement.
Dkmokqny. il
162 LA QUESTION PERSANE.
fuite, les militants se cachaient. Chuja-ed-Dowley
était bien maître de la place. Aussi les marchands,
qui avaient conservé de Mohammed Ali Mirza le
souvenir d'un seigneur rude, mais capable de main-
tenir l'ordre, estimaient-ils avec opportunité que
l'établissement de la Constitution en Perse avait
été prématuré. Ils plaçaient du reste dans une res-
tauration de l'ancien régime l'espoir de retrouver
la paix, le calme et de recouvrer leurs biens
perdus.
Au mois d'octobre 1912, le professeur E. G.
Browne publia à Londres un assez violent
pamphlet contre la Russie au sujet de son attitude
dans l'Azerbaïdjan. Il n'est pas sans intérêt de
remarquer que l'ancien consul britannique à
Tauris, M. Shipley, crut devoir y répondre pour
démontrer que la plus parfaite neutralité avait été
observée par le gouvernement de Saint-Péters-
bourg dans les désordres de 1911. Le Livre bleu
publia cette réponse1, où les responsabilités du
Gouvernement persan furent sévèrement établies.
L'opinion à Londres paraît d'ailleurs avoir été
médiocrement persuadée. 11 est bien certain cepen-
dant que l'inertie du Gouvernement de Téhéran
et surtout son impuissance ont eu à Tauris les
1 Pièce 464, 11 décembre 1912, Livre bleu, n° 1, 1913.
LA QUESTION DE l'aZERBAIDJAN. 163
plus déplorables résultats. Mais cette impuissance
et cette inertie n'étaient-elles pas escomptées
d'avance?
En décembre 1911, quand Chuja-ed-Dowley fit
sa première apparition sous les murs de Tauris, le
consul russe garda, paraît-il, une attitude assez
neutre, se bornant à conserver la responsabilité de
Tordre dans la ville. Grâce à cette neutralité, écrit
Sir Shipley, Tauris put résister quatre mois à
Cbuja-ed-Dowley et à ses partisans. Mais aucun
secours, aucune intervention ne vinrent de Té-
héran pour soutenir la cause constitutionnelle
contre le parti de l'ex-chah.
Le conflit survenu au début de 1912 entre les
troupes russes et les fedais et la police locale à
Tauris est attribué par le consul Shipley en
grande partie à la faiblesse et à la nullité de l'ad-
ministration persane. L'ancien gouverneur Zia-ed-
Dowley n'aurait été qu'un pantin, entre les mains
des fedais et des révolutionnaires partisans de
Sattar Khan et de Baghar Khan1, qui s'étaient
emparés de la police de la ville et qui ne laissaient
s'organiser aucune administration, ni aucun gou-
vernement réguliers.
1 Sattar Khan et Baghar Khan ont été depuis ramenés à
Téhéran où ils sont actuellement placés sous la surveillance
russe et pensionnés par le gouvernement persan.
164 LA QUESTION PERSANE.
« Les pratiques odieuses de l'ancien régime con-
tinuaient; la population était terrorisée; des pro-
vocations étaient lancées chaque jour contre les
autorités et les troupes russes par des révolution-
naires venus du Caucase pour se joindre aux fedais.
Ceux-ci étaient loin d'être considérés par la popu-
lation locale comme des libérateurs de l'oppression
étrangère. Bien au contraire, et après leur défaite,
elle aida avec joie à leur désarmement, tandis que
le gouvernement de Téhéran n'avait rien fait pour
la délivrer de la tyrannie de ces terroristes et que
Zia-ed-Dowley, avouant son incapacité et son im-
puissance, s'était réfugié au consulat anglais ».
Dans ces conditions, conclut le consul Shipley,
l'intervention russe et le succès de Chuja-ed-Dowley
étaient dans la suite logique des choses.
Mais ce qui devait être aussi dans la suite natu-
relle des choses et ce que la légation anglaise de
Téhéran aurait bien dû prévoir, c'est que le
Cépadhar, qui était arrivé à Tauris le 2 septembre
1912, ne tarda pas à faire cause commune avec
Chuja-ed-Dowley. Ce sont choses de la politique
persane. Dès qu'il eut rejoint son poste, le nou-
veau gouverneur général entreprit une violente
campagne entre le cabinet bakhtyari au pouvoir,
en faveur d'un certain personnage, très à l'or-
dre du jour à l'heure actuelle encore, Saad-ed-
LA QUESTION DE ^AZERBAÏDJAN. 165
Dowley1, que la Russie cherchait à imposer à
l'Angleterre comme premier ministre et même
comme régent de l'Empire de Perse. Chuja-ed-
Dowley, le Cépadhar et Saad-ed-Dowley organisè-
rent de nombreux meetings contre les Bakhtyaris,
contre le cabinet au pouvoir, contre le régent Nasr-
el-Molk, et l'on put croire un moment au triomphe
définitif de la politique russe à Téhéran et à l'avè-
nement de Saad-ed-Dowley.
Mais le Gouvernement de Londres, bien qu'un
peu tard, se ressaisit et repoussa la candidature de
Saad-ed-Dowley. Il n'était plus temps de sauver le
gouvernementbakhtyari, mais Sir E. Grey intervint
énergiquement auprès de M. Sazonof et lui signala
une fois de plus la gravité de la situation en Perse.
Il insista sur la nécessité absolue d'une coopération
loyale des deux Gouvernements russe et anglais
pour le maintien de l'intégrité et de l'indépen-
dance de la Perse. Sazonof se montra très pessi-
miste : « Il n'y avait pas à proprement parler de
gouvernement à Téhéran; la question des chemins
de fer n'avançait pas; les représentants des syndi-
1 Saad-ed-Dowley fut, autrefois, un libéral et un constitu-
tionnel notoire et réputé. 11 mérita, paraît-il, le surnom de
« père de la nation ». On dit qu'il devint réactionnaire après
avoir été obligé de quitter la présidence du premier medjliss.
V. p. 36.
166
LA QUESTION PERSANE.
cats ne savaient à qui s'adresser. Les affaires du
pays devaient être soumises à un contrôle sévère;
le retrait des troupes russes du territoire persan
ne pouvait être envisagé pour l'instant, l'anarchie
générale ne le permettait pas ».
Cependant, à la suite de l'intervention de Sir
E. Grey, le Cépadhar, Chuja-ed-Dowley et Saad-
ed-Dowley reçurent des instructions pour cesser
leurs intrigues. Aussi bien, les trois personnages,
unis dans un commun sentiment de profonde
xénophobie, commençaient à diriger de sérieuses
attaques contre la mission belge. A l'époque, cette
campagne n'était pas au goût russe. Saad-ed-Dowley
cessa pour un temps de faire parler de lui, le Cépa-
dhar obtint un congé pour se rendre en Europe et
Chuja-ed-Dowley conserva l'intérim du gouver-
nement général de l 'Azerbaïdjan.
Telle était la situation au moment où l'Angle-
terre, poursuivant l'idée d'un gouvernement
« fort » à Téhéran, c'est-à-dire d'un gouverne-
ment anglophile, parut réussir à constituer le
19 janvier 1913 « le grand ministère national de
la Perse », quelque chose comme le grand Cabinet
français de janvier 1912.
Le grand ministère national persan de 1913 ne
dura guère plus que le grand Cabinet français de
1912. Il était composé comme suit : Ala-os-Sal-
LA QUESTION DE ^AZERBAÏDJAN. 167
taneh, président du Conseil, sans portefeuille;
prince Ein-ed-Dowley, ministre de l'Intérieur;
Vossough-ed-Dowley, ministre des Affaires étran-
gères; Ghavamos-Saltaneh, ministre des Finances;
Montaz-ed-Dowley, ministre de la Justice; Mos-
tachar-ed-Dowley, ministre des Travaux publics,
des Postes et Télégraphes; Moetamen-el-Moik,
ministre du Commerce; Mouchir-ed-Dowley, mi-
nistre de l'Instruction publique; Moustofi-el-Ma-
malek, ministre de la Guerre.
Le personnage principal était Moetamen-el-
Molk, ancien président du second medjliss, intel-
lectuel et « jeune Persan » de bonne réputation. Ce
personnage, fort distingué d'ailleurs, semble, toutes
proportions gardées, jouer à Téhéran lerôle de Léon
Bourgeois à Paris. Le programme du nouveau Ca-
binet comprenait d'abord les mesures nécessaires
pour calmer l'effervescence dans l'Azerbaïdjan.
Constitutionnellement, Moetamen-el-Molk voulait
subordonner la concession du chemin de fer
Djulfa-Ourmiah-Tauris-Téhéran demandée par
les Russes à l'assentiment du futur medjliss. Tout
au moins voulait-il que le gros emprunt de 150
ou 200 millions de francs, à l'étude depuis 1911
et déjà promis en échange de l'adhésion en 1912
de la Perse à l'accord anglo-russe de 1907, fût
l'objet d'engagements fermes de la part des deux
168 LA QUESTION PERSANE.
Gouvernements russe et anglais. Il n'entendait
accorder à une nouvelle avance de 12 à 15 mil-
lions que les garanties provenant des augmen-
tations de recettes prévues et annoncées par le
trésorier général belge dans sa note du 31 août
1912 sur la situation financière de la Perse pen-
dant l'année Sitchghan-il1. Ce programme, très
sage, était en outre conforme au principe de la
porte ouverte proclamé dans la convention anglo-
russe de 1907. Quant aux scrupules consti-
tutionnels de Moetamen-el-Molk, la Russie n'y
attacha pas autrement d'importance. Toutefois,
elle intrigua de telles façons, que celui-ci dut se
retirer du grand ministère. La concession du
chemin de fer Djulfa-Tauris-Ourmiah-Téhéran
fut accordée le 24 janvier-6 février 1913 (29 Safar
1331), à la banque d'escompte russe à Téhéran,
moyennant une maigre avance de un million de
tomans qui ne fut payée, avec beaucoup de rete-
nues, que le lendemain de la signature du
contrat.
1 V. Livre bleu anglais sur les affaires de Perse, n°l, 1913,
pièce 327, enclosure, 31 août 1912. V. aussi mon cours à
l'institut polytechnique de Téhéran, 2e semestre, 1913-1914,
Les institutions financières de la Perse.
LE CÉPADHAR ET LE RÉGENT. 169
Le cépadhar et le régent.
L'accord nouveau de 1912 ne laissa subsister
en Perse que le pouvoir religieux et une oligar-
chie d'une demi-douzaine de ministres sans con-
trôle et sans responsabilité.
Les ultimatums de la Russie avaient amené le
Medjliss persan à décider, dans une séance secrète,
d'adresser à tous les parlements européens, à la
Douma, à la presse mondiale une protestation
contre les agissements du Gouvernement de Saint-
Pétersbourg1. De plus, le clergé de Téhéran avait
de son côté avisé les ulémas et grands mujteheds
de Nedjef et de Kerbela à Bagdad et dans les prin-
cipaux collèges musulmans.
M. Nératof avait immédiatement riposté en fai-
sant notifier au Gouvernement de la Sublime
Porte qu'il devait empêcher sur le territoire turc
toute agitation contre la Russie, et surveiller tout
particulièrement les agissements du caïmacan de
Nedjef.
1 L'Europe financière est d'ailleurs restée complètement
indifférente devant le conflit russo-persan.
170 LA QUESTION PERSANE.
En même temps, le consul général russe à
Bagdad recevait de sévères instructions pour faire
comprendre aux mujteheds qu'ils ne devaient pas
exciter le peuple contre la Russie1. Tout acte ina-
mical aurait des conséquences déplorables pour la
Perse. 11 était spécifié d'ailleurs que l'envoi de
troupes russes sur le territoire persan n'avait qu'un
caractère provisoire et qu'il n'avait pour but que
de mettre un terme aux agissements de l'agitateur
étranger Shuster qui, systématiquement, avait
détruit les bonnes relations du Gouvernement
de Téhéran avec Saint-Pétersbourg2. Le consul
général de Bagdad devait protester contre toute
intention prêtée à son gouvernement d'occuper la
Perse; il devait faire connaître hautement que la
Russie n'avait pour objectif que de rétablir avec
la Perse ses bonnes relations amicales et tradi-
tionnelles. Ce résultat atteint, les troupes russes
quitteraient aussitôt le territoire persan.
Malheureusement ni le Gouvernement ottoman,
ni le caïmacan de Nedjef ne se montrèrent per-
suadés de ces bonnes intentions. Le vali de Bagdad
témoigna de sa bonne volonté et de son vif désir
1 Livre orange, t. VII, p. 274, télégramme do 20 novembre
1911 de Nératof à son ambassadeur à Constantinople.
2 Livre orange, t. VII, p. 275, télégramme de la section de
l'Orient au consul général de Bagdad.
LE CEPADHAR ET LE REGENT.
171
de calmer l'effervescence du caïmacan de Nedjef,
mais il se déclara impuissant à le faire. Le caï-
macan multiplia ses « fetvas » et ses manifestes
contre les Russes et le Gouvernement de la Sublime
Porte se borna à répondre à Saint-Pétersbourg
qu'il ne fallait pas attacher trop d'importance à
ces manifestations isolées et que toute mesure
répressive contre le caïmacan de Nedjef provo-
querait des troubles dans tout le valayat de
Bagdad1.
Des troubles se produisirent à Meched où quel-
ques réactionnaires partisans de l'ex-chah, qui
s'étaient réfugiés dans le sanctuaire de Meched,
durent en être expulsés par la force2.
Cependant dans les hautes sphères gouverne-
mentales à Téhéran, le cépadhar et le régent
1 Livre orange, t. VII, p. 282, télégramme de l'ambassade
de Russie à Constantinople à Nératof.
9 Meched, dont le nom signifie « la Tombe d'un Martyr »,
est ainsi appelé parce qu'il renferme le tombeau du huitième
imam, Aly, fils de Mouça, et surnommé Réza « le favori de
Dieu ». L'imam Réza, qui mourut à Senabad de Thous,
empoisonné par ordre du khalife Mamoum Abbaci, à qui il
causait de vives inquiétudes en l'an 203 de l'hégire, est le
plus célèbre des douze imams, et les Persans et les chiites
ont pour lui une vénération toute particulière. Aussi ce saint
sépulcre est-il après la Mecque le sanctuaire le plus visité de
l'Asie et le nombre des pèlerins qu'il attire chaque année
dans ses murs peut être évalué en moyenne à 150.000.
172 LA QUESTION PERSANE.
engagèrent au sujet des événements de 1911 une
polémique assez vive sous forme de lettres ou-
vertes destinées évidemment à l'histoire.
La plainte du Cépadhar. — Le cépadhar1,
« gardien de l'armée », Mohammed Vali Khan,
ancien Nasr-ol-Saltaneh, c'est-à-dire l'auxiliaire
du royaume, natif de Toune Kaboun, est un
grand propriétaire d'immenses domaines dans
les riches provinces du Guilan et du Mazendé-
ran. Ancien généralissime de l'antichambre de
Mohammed Ali Mirza, le cépadhar, qui s'était
enrichi dans les fermes d'impôts, les gouverne-
ments de provinces, la fabrication des mon-
naies, la direction des douanes, etc., etc., avait
continué de 1906 à 1908 le service royal et
sa propre fortune dans les concessions pétroli-
fères, le gouvernement du Guilan et les fourni-
tures de l'armée. En avril 1908, il marchait
encore à la tête des troupes royales contre la
révolution. Mais en février 1910, les Rechtis, qui
venaient de tuer leur gouverneur, en firent un
sauveur de la patrie, le collègue du sardar
Assad dans les conseils du nouveau régime cons-
titutionnel2.
1 V. plus haut, p. 1H3 et suiv.
2 V. Victor Bérard, op. cit., Les révolutions de la Perse.
LA PLAINTE DU CÉPADHAR. 173
C'est ce personnage qui écrivit le 3 avril 1912
la lettre suivante au régent de la Perse :
Je porte plainte contre Votre Altesse, car je compte
partir pour l'Azerbaïdjan dans quelques jours et je n'es-
père pas vivre assez pour avoir l'honneur de vous revoir.
Il y a trois ans, nous sommes entrés victorieux à
Téhéran; nous avons, avec six divisions armées, vaincu
et détrôné un roi; nous en avons couronné un autre;
nous avons nommé un régent et établi un medjliss.
Nous avons pu exécuter la loi constitutionnelle et
faire respecter les lois de liberté sans avoir recours à
un emprunt étranger.
Pendant dix mois, nous avons assuré la sécurité
sur toutes les routes; nous avons envoyé plusieurs
corps d'armée dans le Khorassan, dans le Louristan, à
Asterabad, dans l'Azerbaïdjan; partout la victoire a
souri à nos efforts.
Les administrations du gouvernement, bien que
mal organisées, ont fonctionné partout; des impôts
indirects ont été perçus dans toutes les provinces et
la force du gouvernement était telle que l'impôt du
sel, illégal et impopulaire, a cependant pu durer pen-
dant quelques mois. Les autres impôts dans toutes
les provinces rentraient régulièrement; une armée
considérable existait dans la capitale et dans ses envi-
rons. Dix mois après, vous étiez présent à Téhéran.
On m'a renvoyé et l'on a formé le cabinet dit éner-
gique. Puis Votre Altesse est partie pour l'Europe et
l'ancien régent s'en est allé reposer sous la bénédiction
sainte de la p:iix divine.
174 LA QUESTION PERSANE.
Votre Altesse fut alors appelée à occuper le haut
poste de régent. Et voilà maintenant dix-neuf mois
que vous occupez ces fonctions et toute la nation
s'inclinait devant vous et avait placé en vous toutes
ses espérances.
Malheureusement, depuis votre régence nous ne fai-
sons que subir et pâtir.
Au Sud, quelle effusion de sang ! Chiraz, l'Ara-
bistan, le Kousistan, Ispahan n'appartiennent plus au
gouvernement. Les chefs bakhtyaris se sont emparés
du pouvoir et se sont rendus indépendants.
A l'Ouest, toutes les tribus du Louristan, de Ker-
manchah, de Bouroudjird, tout le Kurdistan et l'Irak
Adjemi sont livrés au pillage, au meurtre et au viol ;
partout les paysans sont en révolte et les propriétaires
ont disparu.
Au Nord depuis l'Araxe jusqu'à Sarakhs, jusqu'au
Seïstan, partout c'est l'occupation russe, c'est la ré-
volte, c'est le pillage.
Les choses en sont arrivées à ce point que le sanc-
tuaire de Méched, objet de l'adoration de tous les
Persans, a été démoli, rasé par les canons (qui démo-
lissent les montagnes). Et nous, Persans, nous n'enten-
dons plus que les lamentations dans les familles, nous
ne voyons plus que les pleurs des orphelins.
La faiblesse de l'autorité de Votre Altesse est de-
venue notoire ; le peuple n'a plus l'ombre d'un espoir
en votre personne.
Vous savez vous-même et vous l'avouez que vous
êtes faible et que vous ne pouvez rien pour réparer la
ruine du pays.
Le roi n'a pas l'âge légal , il est mineur ; le
LA PLAINTE DU CÉPADHAH. 175
Medjliss a été dissous et fermé; l'argent emprunté et
les armes achetées à l'étranger ainsi que les revenus
du pays ont été jetés au vent. Les dépenses auxquelles
le nouvel emprunt est consacré sont encore inconnues
de tout le monde. Ni le peuple ni le gouvernement
n'en savent rien. Je vais plus loin; le désespoir du
peuple ne lui permet pas d'entrevoir un état meilleur
et il est convaincu que si tout l'argent, et « tout ce qui
se trouve de frais ou de sec en Perse », si tout cela
tombe entre les mains des membres actuels du gouver-
nement, ce sera pour être dépensé pour leur unique
profit.
Le gouvernement envoie des troupes n'importe où à
tort et à travers sans utilité et sans résultat. Évidem-
ment tout le monde sait bien qu'une armée composée
de la lie de la populace et des hommes des tribus n'est
bonne que pour le pillage et le viol : on l'a vu et nous
l'avons vu et je pense qu'on en a bien assez.
Maintenant, vous dites que vous allez faire un voyage
en Europe. Un grand nombre de prêtres, de négociants
et des gens des autres classes sont venus chez moi.
Ils voulaient demander à Votre Altesse ce que vous
avez fait pour le peuple pendant les dix-neuf mois de
votre régence; ils voulaient vous demander aussi ce
que vous faites h présent pour le pays et à qui vous le
confierez.
Je vous ai décrit la situation pendant votre pré-
sence. Et maintenant que les troubles et les révoltes
sont partout, que la famine et la disette désolent le
pays, vous voulez vous en aller. Avec quelle cons-
cience le ferez-vous et quels seront vos adieux? J'ai
promis à tous ces gens de vous faire connaître leurs
176 LA QUESTION PERSANE.
désirs et je les ai invités au calme; puis j'ai préféré
vous écrire.
Si vous me donnez une réponse raisonnable, je la
leur communiquerai. Et après, advienne que pourra.
En ce qui me concerne, je ne puis que donner mon
triste témoignage que pendant toute cette période les
crimes les plus extraordinaires ont été commis.
Le pays s'en va, la prospérité s'en va, l'intégrité et
l'indépendance s'en vont, les armes ont disparu, l'ar-
gent est parti, les habitations sont en ruines et le sang
des musulmans est partout versé. Plus que cela encore,
un tel attentat vient d'être perpétré contre l'Islam que
notre religion elle-même s'en est allée.
Je n'en dis pas plus sur les plaintes de l'opinion,
sur les calamités morales et matérielles tant à l'inté-
térieur qu'à l'extérieur.
La réponse du Régent. — A cette lettre, le lieu-
tenant et régent de l'empire Naïb-es-Saltaneh
répondit dans les termes suivants :
Téhéran, 5 avril 1912.
Le régent de V Empire de Perse
à S. E. te Cépadhar.
Excellence,
J'ai bien reçu votre lettre du 3 courant, certainement
inspirée des meilleures intentions. Je voudrais seule-
ment y relever certaines erreurs qu'il importe de faire
disparaître.
Vous dites que vous et le sardar x\ssad, vous êtes
LA RÉPONSE DU RÉGENT. 177
entrés par la force à Téhéran ; que vous avez rétabli la
Constitution et que vous avez pris en mains les rênes
du gouvernement. Personne ne peut le nier, en effet, et
j'ai été le premier à le reconnaître. J'ai fait même plus;
spontanément je vous ai offert le concours le plus sin-
cère et vous avez partagé ma manière de voir. Vous
avez été en parfait accord avec moi sur les prévisions
de l'avenir.
Vous dites que vous avez détrôné un roi et que vous
avez donné la couronne à un autre, que vous avez
rétabli la Constitution et que vous avez exécuté la loi
organique. Je suis persuadé que vous avez agi en con-
naissance de cause et que vous connaissiez bien la
signification de la Constitution, c'est-à-dire la suppres-
sion du pouvoir personnel absolu et la trahsmision du
pouvoir à l'assemblée nationale et à un Cabinet respon-
sable devant cette assemblée. Certainement vous n'avez
pas voulu remplacer un autocrate par un autre.
Vous parlez de la force du Cabinet que vous avez
présidé et vous faites allusion, pendant la durée de ce
Cabinet, aux administrations mal composées, mal-
faisantes et malavisées qui ont fonctionné; vous faites
aussi allusion à certains impôts indirects qui ont été
établis à cette époque.
« La force du Gouvernement » , — dites-vous — « était
telle que l'impôt sur le sel, bien qu'illégal et impopu-
laire, a pu être établi. Et cela jusqu'au moment où mon
Cabinet a été remplacé par le Cabinet démocrate appelé
Cabinet énergique ». Ici, je vous pose une question et
votre réponse sera certainement aussi la réponse déci-
sive auxobservations que vous m'avez présentées : Vous
aviez légalement en mains les pouvoirs du gouver-
Demorgny. 12
178
LA QUESTION PERSANE.
nement; vous étiez l'associé du sardar Assad qui faisait
partie de votre Cabinet ; or, vous avouez que les admi-
nistrations étaient mal faites et que l'impôt du sel était
illégal. J'avais prévu d'ailleurs moi-même que cet
état de choses serait impopulaire et qu'il aurait de
mauvais résultats. Quelle force irrésistible vous pous-
sait donc, en dépit de votre autorité, à prendre contre
votre conviction des mesures que vous estimiez con-
traires aux intérêts du pays?
Mais laissons cela.
Après tous les services que vous aviez rendus et
malgré le pouvoir que vous aviez entre les mains,
quelle force irrésistible a donc entraîné votre lamen-
table chute et vous a obligé à prendre votre retraite ?
Quelle force vous a donc empêché de réprimer l'agita-
tion qui a causé votre chute et qui a mis en cause la
sécurité même de votre vie ?
A cette époque, n'avez-vous pas voulu suspendre la
publication d'un journal? Quelle force vous a donc
obligé, devant l'agitation provoquée par votre décision,
à revenir sur cette décision ?
Je passe au deuxième cabinet que vous avez présidé.
A cette époque, vous avez pu compter sur tout mon
concours et sur l'appui de la majorité du Medjliss.
Quelle force vous a donc empêché de mettre fin au ter-
rorisme qui désolait le pays ?
Pourtant, dès le premier jour, j'étais d'accord avec
vous sur la nécessité d'organiser une force armée.
Quelle force vous a donc empêché de mettre ce projet
à exécution ?
Enfin, quelle force a pu contraindre un personnage
de votre importance, alors que vous étiez président du
LA REPONSE DU REGENT.
179
Conseil, à se condamner lui-même à l'exil et à quitter
brusquement la capitale pour s'en aller à Recht? Et
quand vous êtes revenu de Recht et que vous avez
repris la direction des affaires, pourquoi donc n'avez-
vous pu la garder que quelques jours ?
Vous n'ignorez pas les dispositions de la loi orga-
nique. De plus, vous avez été deux fois premier
ministre. Vous savez donc très bien que le régent ne
gouverne pas et qu'il n'intervient pas directement dans
les actes du gouvernement. C'est vous qui aviez ce
pouvoir et qui en étiez responsable. Vous saviez très
bien que vous n'agissiez pas sous les ordres du régent.
Je veux bien que vous ayez ressenti les effets de cette
force d'obstruction à laquelle je faisais allusion tout à
l'heure. Mais vous n'ignorez pas, je le répète, que la loi
organique ne me permet pas de m'immiscer en quoi
que ce soit dans les affaires du gouvernement. Alors
en vertu de quel droit m'interpellez-vous ?
Est-ce qu'avant de venir à Téhéran, je n'ai pas
envoyé des télégrammes détaillés où je faisais ressortir
tout le dommage que l'animosité de partis dirigée
contre la régence devait causer dans les affaires du
pays? Depuis mon retour, n'ai-je pas insisté à maintes
reprises sur le même sujet? N'avez-vous pas été celui
qui, avant même que j'aie pu obtenir de réponse à met
observations, m'a poussé à aller prêter serment devant
le Medjliss?
Et je n'ai pas besoin de vous répéter ce que j'ai dit
à ce sujet dans mon discours du 4 mars 1911 à l'occa-
sion de ma prestation de serment, où j'ai défini nette-
ment les attributions de la régence en insistant sur les
dangers que lui feraient courir des attaques intéressées
180 LA QUESTION PERSANE.
et malveillantes. Eh bien ! non seulement je n'ai pu
prendre aucune part au gouvernement, mais encore les
conseils que j'ai donnés ont été ignorés et même déna-
turés.
Youlez-vous un exemple? Rappelez-vous à Recht,
vous aviez exigé comme condition de votre retour que
le pouvoir absolu fût donné au régent. Or, moi, j'étais
partisan d'un gouvernement fort et respecté; mais je
voulais et j'ai insisté pour que le pouvoir absolu que
vous désiriez fût donné au Cabinet et non pas à la
régence irresponsable.
Malgré cela, de mauvais esprits ont dénaturé votre
proposition et, ce qui est pis encore, ma décision qui
était tout à fait légale.
On dit que d'accord avec moi vous vouliez supprimer
la Constitution et renvoyer Shuster pour avoir les
fonds de l'État entre les mains.
Vous dites que tout le monde s'incline devant mes
ordres, mais je ne suis pas un autocrate et le gouver-
nement n'est pas entre mes mains pour qu'on s'incline
devant moi. Je veux bien admettre que la majorité du
peuple a beaucoup d'affection pour moi, je le reconnais
même; mais j'ai le regret de dire que la force d'obs-
truction qui a empêché tout gouvernement jusqu'ici a
eu le dessus et que l'on ne s'est occupé que de provoquer
des agitations, des calomnies et des attaques.
Vous parlez du mauvais état de la région du Sud,
mais vous savez très bien que les causes sont anté-
rieures à mon arrivée à Téhéran et que dès cette époque
les troubles étaient tels qu'ils ont failli provoquer une
intervention étrangère. 11 faut savoir à qui revient la
faute.
LA REPONSE DU REGENT.
181
Vous dites que les chefs bakhtyaris, partout où ils
sont, se montrent indépendants du gouvernement
central. Mais ces chefs sont avec vous les fondateurs
de la Constitution. Veuillez ne pas oublier qu'après
mon arrivée à la régence, Samsam-es-Saltaneh a pris
après vous la présidence du Conseil. Je n'ai donc
rappelé au pouvoir que les fondateurs de la Consti-
tution.
Vous dites que les forces irrégulières du gouverne-
ment sont composées avec la lie de la population et des
tribus et qu'elles ne sont bonnes que pour le pillage et
le viol, mais il faudrait savoir qui a empêché la réor-
ganisation d'une armée disciplinée et quelle force, sous
prétexte de réformes, a réalisé l'anéantissement de
l'armée ancienne.
Vous parlez des événements qui se sont déroulés à
Kermanshah et au Kurdistan. Chacun sait que ces
événements étaient les précurseurs des événements
d'Asterabad.Mais lespremiers symptômes s'étaient déjà
manifestés lors de la formation de votre Cabinet. C'est
deux mois après la constitution de ce cabinet que
Salar-ed-Dowley a fait son apparition. Quelle force a
empêché vous et votre cabinet de faire le nécessaire
pour conjurer les événements?
Vous parlez des événements de l' Azerbaïdjan. Or,
l'esprit d'insubordination et d'agitation qui règne
dans la région s'est manifesté aussitôt après le rétablis-
sement de la Constitution sous l'inspiration du soi-
disant et fameux directoire. C'est d'ailleurs ce même
esprit d'insubordination qui a entraîné le désastre
final.
Vous me parlez du gaspillage des fonds gouver-
182 LA QUESTION PERSANE.
nementaux, mais à qui la faute? Chacun sait bien que
le troisième jour de mon arrivée à Téhéran, le 4 mars
1911, j'ai adressé au parlement un message dans lequel
je n'ai fait que demander instamment la réorganisation
des finances du pays. Ce devait être à mon avis la
raison d'être même du gouvernement et la seule con-
dition du progrès.
J'ai dit qu'il fallait élaborer un budget des recettes
et des dépenses, en assurer autant que possible l'équi-
libre et en réaliser l'exécution sous un contrôle rigou-
reux. J'ai fait remarquer qu'un pays ne peut éternel-
lement avoir recours à l'emprunt; mes conseils ont été
vains.
Évidemment l'état actuel des choses ne s'est pas pro-
duit spontanément, c'est la conséquence logique et
naturelle d'une série de fautes qui sévissent depuis
longtemps.
Je regrette que ces conséquences se soient produites
précisément pendant ma régence, mais je n'y puis rien,
pas plus que je n'ai pu empêcher la peste de faire son
apparition à Bouchir.
J'ai la conscience d'avoir fait humainement tout ce
qu'il m'était possible de faire pour que les choses
n'en arrivent pas là. Mais tous mes efforts ont été
vains.
Tous ceux qui voulaient le bien du pays prévoyaient
depuis longtemps que la négligence du gouvernement,
incapable d'assurer la tranquillité publique, de réorga-
niser la finance et la justice et qui laissait le peuple
opprimé sous des mesures fiscales maladroites, dans la
plus complète insécurité, entraînerait la désaffection
et le désordre généraux. Ne nous étonnons donc pas de
LA RÉPONSE DU RÉGENT. 183
subir aujourd'hui les conséquences des fautes passées.
Relisez mon message au parlement en date du
12 août 1911 et vous y verrez combien j'ai insisté sur
la nécessité de pourvoir à la sécurité du pays, de
ramener la tranquillité dans les esprits et de soulager
la population. J'ai insisté sur l'adoption d'une ligne de
conduite sage et conforme aux intérêts du pays au
double point de vue de la politique intérieure et de la
politique extérieure. Ne vous ai-je pas prédit que si
l'on ne se hâtait pas de changer de méthode, on s'en
repentirait plus tard? Au lieu d'accueillir ces bons con-
seils, de mauvais esprits les ont dénaturés, et je n'en
veux pour preuve que la publication d'une petite bro-
chure hectographiée, intitulée « Bonnes relations »
et dans laquelle on transformait ma pensée pour por-
ter contre moi les calomnies les plus basses et les plus
viles; on dénaturait naturellement surtout ce que
j'avais dit de la nécessité de conserver nos bonnes
relations avec les puissances qui entretiennent des
rapports avec nous. Et je ne parle pas ici de tant
d'autres publications et bruits tendancieux répandus à
profusion.
Vous me reprochez la faiblesse de mon autorité,
faiblesse que vous déclarez notoire, mais de quelle
autorité parlez-vous? Faut-il vous répéter encore que
la domination et l'autorité d'un seul n'ont pas de place
dans la Constitution? Je reconnais que le gouvernement
est faible, mais qu'est-ce donc que le gouvernement?
C'est le pouvoir exécutif dont le cabinet est investi,
et si vous voulez connaître la cause de sa faiblesse,
elle est tout entière dans la division, dans les dissen-
sions et dans l'animosité qui existent entre les soi-
184 LA QUESTION PERSANE.
disant partisans de la Constitution. C'est précisément
contre cet état de choses que je me suis toujours élevé.
Louis XIV disait bien autrefois : « L'État, c'est moi » ,
mais de telles formules ont disparu avec le régime
du pouvoir personnel absolu. Je ne suis pas le
gouvernement et sa faiblesse ne peut m'être im-
putée.
D'ailleurs, quelle que soit la forme du gouvernement,
il est bien cerlain que l'autorité est indispensable au
pouvoir exécutif. Sous un régime constitutionnel, cette
autorité et ce pouvoir sont confiés, non pas au roi,
mais au Cabinet des ministres. C'est ce que j'ai dit au
Medjliss, et j'avais obtenu, pour vous, pour votre Cabi-
net et pour le Cabinet de Samsam-es-Saltaneh, les pou-
voirs les plus étendus ; qui vous a empêchés d'en faire
profiter le pays?
Vous me dites que tout l'espoir qu'on avait en moi
a disparu; mais ainsi que je l'ai dit dans mon discours
de prestation de serment et, que je vous le répète en-
core, ce n'est pas de moi seul que vous deviez attendre
la transformation du pays; c'est sur le Medjliss et sur
le Cabinet que repose la responsabilité du pouvoir, et
c'est sur eux que vous deviez surtout fonder vos espé-
rances.
Vous me parlez de mon projet de voyage : A cela
je vous répondrai qu'il ne s'agit que d'un congé de
courte durée pour ma santé et que le médecin a jugé
ce congé nécessaire. J'ajoute même que cette absence
sera favorable au pays, en amenant une trêve dans
les attaques passionnées qui sont dirigées contre moi
et qui sont autant de causes de trouble. Ce ne sont
d'ailleurs pas là choses nouvelles et l'on se rappelle
LA REPONSE DU REGENT.
185
fort bien que, fatigué de ces attaques et de ces agita-
tions mauvaises si nuisibles au pays et si préjudi-
ciables à ma santé, j'ai adressé ma démission dans
un message au Medjliss : ce n'est qu'après de nom-
breux pourparlers et devant l'insistance générale que
j'ai consenti à me contenter d'un simple congé.
Vous prétendez être l'interprète du plus grand
nombre et de l'opinion, pour me demander ce que j'ai
fait depuis que je suis ici, et à qui je vais confier le
pays pendant mon absence.
Ce que j'ai fait, c'est clair : j'ai agi suivant la loi et
je me suis acquitté des devoirs que la loi m'impose.
Quant au reste, c'est au gouvernement, c'est-à-dire au
pouvoir exécutif, que la loi confie les affaires du pays,
et il en est de même que je sois absent ou présent.
Vous me dites : « Partez-vous avec la conscience
légère et quels seront vos adieux au pays? » Oui,
certes, je pars avec la conscience légère, car j'ai pour
moi l'opinion des gens sensés et des bons esprits qui
se rendent compte des efforts surhumains que je n'ai
pas cessé de faire. Et puis, si l'on affecte de l'ignorer
ici, tous les hommes politiques du monde entier appré-
cieront que je n'ai fait qu'agir d'après la loi; ils
reconnaîtront que j'ai épuisé tous les efforts possibles,
et que si le résultat n'est pas conforme à mes vœux,
je n'encours ni blâme ni reproche. Quant à mes
adieux, ils consisteront simplement à prier le Tout-
Puissant de faire disparaître les rivalités et les luttes
fratricides qui ruinent le pays et de me donner la force
nécessaire, partout où je serai, pour servir l'intérêt de
la patrie.
Je sais bien que je n'avais pas à vous donner tous
186 LA QUESTION PERSANE.
ces détails et que légalement vous auriez dû adresser
votre interpellation aux ministres.
Je la leur ai d'ailleurs transmise, et je n'ai pas
manqué de leur conseiller de se mettre en rapports
avec vous et de vous associer à leurs conseils et à
leurs discussions dans le but de trouver une améliora-
tion de l'état de choses actuel. Si c'est au nom de l'opi-
nion publique que vous m'interpellez, il appartient
à cette opinion de s'en prendre au gouvernement, au
pouvoir exécutif, aux ministres. Mais j'ai pris la peine
de vous donner ces explications, parce que vous avez
établi, ou voulu établir, un rapport de causalité entre
les événements actuels et ma régence. Je crois vous
avoir suffisamment démontré que, légalement, je ne
suis pour rien dans tout cela, mais enfin si vraiment
vous croyez qu'un changement dans la régence peut
être utile au pays, je m'associerai très volontairement
et de bon cœur à cette manière de voir.
Vous évoquez les agitations et les troubles que ces
interpellations vont provoquer dans l'opinion, mais
que vous cherchiez par là à réaliser des améliorations
dans l'état du pays ou à provoquer un changement
dans la régence, je ne vois pas la nécessité d'aggraver
encore les calamités publiques en augmentant le
trouble et l'agitation.
Enfin et pour conclure, si l'on veut que je prenne
en mains les rênes du gouvernement comme dictateur
ou autocrate, je considère cela comme contraire à la
Constitution et comme une violation de mon serment :
c'est donc radicalement impossible. C'est au nom de la
loi organique que j'ai été élu; si je la mets de côté, de
quel droit occuperai-je mon poste? Et comment, vous
LE DÉPART DU RÉGENT. LE MESSAGE. 187
le fondateur de la Constitution, pouvez-vous me pro-
poser pareille chose ?
J'espère et je souhaite donc, que vous preniez part
aux discussions et aux Conseils des ministres dans le
but d'améliorer l'état du pays; j'espère aussi que vous
et les autres qui passez pour les fondateurs de la Cons-
titution, et qui êtes tous en bonne santé et présents,
vous n'aurez pas de difficultés pour résoudre les ques-
tions actuelles.
Le départ du régent. — Le message.
A la suite de cet échange de correspondance,
et malgré l'insistance polie des ministres de Russie
et de Grande-Bretagne, le régent fixa son départ
de Téhéran au mois de mai 1912 1 . Avant ce
départ, il envoya de Chai Arz, sa résidence d'été,
une adresse au président du Conseil et au Conseil
des ministres. Voici les principaux extraits de cet
intéressant document :
Au moment de quitter la Perse pour me rendre en
Europe, je crois de mon devoir de vous laisser quelques
instructions concernant l'expédition des affaires pen-
dant mon absence, et de vous renouveler les conseils
que je n'ai jamais cessé de donner au pays et aux
1 II ne quitta la Perse que le 15 juin.
188 LA QUESTION PERSANE.
gouvernements régulièrement et constitutionnellement
investis du pouvoir et des responsabilités.
Bien que ces conseils ne soient en quelque sorte
qu'une répétition de choses déjà maintes fois dites,
je crois utile de vous les donner encore et de vous
rappeler qu'ils sont formulés dans le but unique
d'assurer dans le pays, le seul fonctionnement possible
et normal du régime constitutionnel.
L'opinion semble attendre beaucoup de résultats
pour le pays de mon voyage en Europe. Certainement
ces résultats seront possibles, mais il faut alors envi-
sager la réalisation de trois conditions essentielles :
1° le rétablissement de l'ordre à l'intérieur du pays, par
les soins du gouvernement responsable; 2° l'établisse-
ment d'un programme de gouvernement, il faut en
effet que les puissances étrangères sachent la ligne de
conduite que le Gouvernement persan entend suivre;
3° pour toute démarche officielle que je serai chargé
de faire auprès d'un gouvernement étranger, je dois,
constitutionnellement, être assisté d'un ministre res-
ponsable, délégué par le gouvernement.
C'est dans ces conditions et dans ces conditions-là
seulement que je pourrai travailler utilement au cas
échéant pour la Perse auprès de l'étranger.
J'en arrive maintenant aux conseils que je crois
devoir vous renouveler ici. Je serai bref. J'examinerai
à la fois les raisons qui ont empêché la Constitution de
réussir en Perse, et ce qu'il faudrait faire pour lui
assurer un fonctionnement normal.
Les programmes de gouvernement élaborés jus-
qu'ici n'ont jamais présenté un caractère sérieux de
LE DÉPART DU RÉGENT. LE MESSAGE. 189
réalisation pratique. L'utopie, la confusion des attri-
butions, les rivalités et les dissensions s'y mêlent et s'y
heurtent à chaque ligne.
Tout au contraire, un programme, pour être pra-
tique, doit : 1° comporter la solution des questions
immédiates et à l'ordre du jour du pays; 2° pré-
parer l'avenir.
La confusion des pouvoirs caractérise les gouverne-
ments autocratiques. Au contraire, le régime constitu-
tionnel comporte essentiellement l'effort individuel de
tous les citoyens et les sujets qui composent la nation,
unis entre eux et représentés par un gouvernement
dont les divers organes ont des fonctions nettement
déterminées, mais solidaires les unes des autres. Le
principe constitutionnel de la « séparation des pou-
voirs » ne peut se concevoir et s'appliquer sans
son corollaire; solidarité complète entre elles des
diverses parties de la machine gouvernementale :
parlement, ministres, régence et couronne. C'est l'an-
tagonisme, c'est l'opposition entre ces organes de la
nation qui a paralysé d'avance tout le système cons-
titutionnel.
La Constitution consacre l'irresponsabilité du chef
de l'État et cette irresponsabilité le met à l'abri de
toute atteinte. Cette règle a été méconnue.
Tout en s'abstenant de s'immiscer et de s'ingérer
dans les attributions du pouvoir exécutif, le pouvoir
législatif, le parlement, devait donnerai! gouvernement
tout son appui moral et la plus large assistance pos-
sible. Il a préféré l'abaisser et l'annihiler sous un
contrôle mal compris, inspiré de méfiance et de
malveillance. Ce n'était pas le moyen de donner au
190 LA QUESTION PERSANE.
pouvoir exécutif le sentiment et le courage de sa
responsabilité. Or, le gouvernement est tout près de la
nation; il en est la vie même; c'est lui qui est chargé
de donner satisfaction aux nécessités et aux besoins de
la vie nationale quotidienne. Ce rôle a été méconnu.
Quant au pouvoir judiciaire, je n'entre pas dans la
question théorique de savoir s'il constitue un troisième
pouvoir spécial dans l'État; il me paraît certain, et cela
est démontré par l'institution même du parquet, que
la justice n'est qu'une attribution du pouvoir exécutif.
Mais ce qui est hors de doute c'est que la raison d'être
même, la justification du pouvoir judiciaire résident
tout entières dans sa compétence et dans sa probité.
Cette compétence et cette probité seules doivent assurer
à la justice l'indépendance qui lui est nécessaire et la
haute dignité que comporte sa mission. Or, dans un
pays où il n'y a pas de code, où il n'y a pas de juges
instruits ni expérimentés; où les jugements ne s'ins-
pirent d'aucun principe d'équité; où ils ne consti-
tuent, en quelque sorte, que l'opinion personnelle d'un
juge sans contrôle; donner à ces jugements une force
quelconque, ce n'est pas consacrer l'existence du pou-
voir judiciaire, c'est instituer une tyrannie intolé-
rable.
Ce sont là des notions élémentaires qu'il ne m'est
pas possible de supposer ignorées par les membres du
gouvernement. Malheureusement, les rivalités et les
dissensions qui les ont divisés ne leur ont pas permis
d'appliquer ces principes fondamentaux du régime
constitutionnel. Si, maintenant, les ministres veulent
LE DÉPART DU RÉGENT. LE MESSAGE. 191
bien y réfléchir, et s'ils sont résolument décidés à
mettre un terme à ces errements et à ces abus, ce sera
le premier pas fait vers un état de choses meilleur.
Mais il faut que les ministres prennent cette résolution
et surtout qu'ils la réalisent, s'ils veulent arracher le
pays à l'exploitation indigne d'une poignée de meneurs
et à l'anarchie qui le désole.
Pour arriver au but désiré, pour sauver le pays et
la Constitution, il est à mon avis un certain nombre de
points de direction sur lesquels j'appelle tout particu-
lièrement l'attention du Conseil des ministres et des
ministres eux-mêmes :
1° Rendre aux principes de notre sainte religion, à
nos traditions et à nos lois, le respect qui leur est dû.
2° Mettre un terme aux dissensions intestines et
aux rivalités fratricides qui mènent le pays à sa perte
et qui sont la cause première de toutes les calamités
qui l'ont si cruellement atteint. Il faut, par tous les
moyens, créer la solidarité et l'union en Perse et dans
le gouvernement persan.
3° Préparer les élections et assurer la liberté des
opérations électorales, de façon à ce que la prochaine
chambre réalise vraiment les vœux du pays et qu'elle
réponde bien à ses aspirations. Éviter à tout prix que
les élections ne soient que l'œuvre d'une clique de fac-
tieux.
4° En ce qui concerne l'ordre et la sécurité, c'est le
premier devoir du gouvernement de les assurer par
tous les moyens dont il dispose et dont il disposera. Le
commerce local et général du pays, ses relations d'af-
192 LA QUESTION PERSANE.
faires avec les puissances voisines et avec toutes les
autres puissances, doivent faire l'objet de la sollici-
tude particulièrement vigilante des pouvoirs publics.
La Perse ne doit plus connaître les périodes de
disette et de famine qu'elle vient de traverser1. C'est au
gouvernement qu'il appartient d'empêcher le retour
de semblables calamités en assurant l'approvisionne-
ment régulier des grandes agglomérations et en pre-
nant des mesures énergiques contre tous les affameurs
du pays. Par ces moyens, vous rendrez aux Persans la
tranquillité morale et si vous leur donnez une impres-
sion de stabilité et de solidarité, vous leur inspirerez
confiance. Vous ramènerez dans les esprits le calme si
nécessaire à la vie de la nation. Les citoyens se senti-
ront protégés dans leur personne, dans leurs biens, et
leur reconnaissance et leur appui vous récompenseront
de la sollicitude que vous leur aurez ainsi manifestée
au mieux des intérêts généraux et des intérêts parti-
culiers de la nation.
5° Pas un seul instant depuis la Constitution vous
n'avez songé à l'organisation rationnelle des finances
du pays. Nul n'a connu encore en Perse un budget
régulier de recettes, ni un budget de dépenses2. Il n'y
a à proprement parler ni comptabilité, ni contrôle des
finances publiques; on a vécu au hasard des recettes
éventuelles plus ou moins réalisées, d'expédients et l'on
a dépensé à tort et à travers.
1 Voir mon Étude sur les institutions financières de la Perse,
Paris, Leroux, 1915.
2 Voir mon Étude sur les institutions de la police en Perse,
Paris, Leroux, 1914.
LE DÉPART DU RÉGENT. LE MESSAGE. 193
Le gouvernement doit donc commencer la réorgani-
sation financière du pays en préparant le budget des
recettes de l'État; il faut que la Perse sache de quelles
ressources elle dispose. Le premier budget dès dépenses
nationales devra être établi sur les bases du budget des
recettes et dans les limites des ressources dispo-
nibles.
Le gouvernement doit considérer comme un prin-
cipe essentiel qu'un pays ne doit recourir à l'emprunt
qu'en cas de nécessité absolue, et que s'il doit en
arriver là, il faut que le gouvernement crée, assoie
et affirme le crédit national.
Il a également pour devoir de réaliser la perception
équitable de l'impôt et de faciliter la centralisation des
recettes par la Trésorerie générale. La comptabilité et
le contrôle des finances de l'État doivent être rigou-
reusement assurés. En fin de gestion, tous les comp-
tables des deniers publics doivent être astreints à une
reddition des comptes. Les contribuables doivent être
pourvus d'un recours possible pour la sauvegarde de
leurs droits.
6° La principale garantie des droits individuels
est entre les mains du pouvoir judiciaire. Le régime
constitutionnel qui est basé essentiellement sur la
déclaration et sur la garantie de ces droits, ne peut
donc fonctionner en Perse sans une réorganisation
complète du service de la justice. Or, il n'y a pas de
justice en Perse et le peuple s'en plaint amèrement.
Préparez cette réforme fondamentale avec un esprit
de profonde et sincère équité.
7° Aidez, de tous vos efforts, les officiers suédois
dans l'œuvre qu'ils ont entreprise pour la réorganisa-
Demorgny. 13
194 LA QUESTION PERSANE.
tion des forces de la gendarmerie gouvernementale,
par cela même, vous réaliserez l'ordre et la sécurité
dans le pays.
Dans le même ordre d'idées, préparez la réorgani-
sation de l'armée; qu'elle soit bien équipée et bien disci-
plinée; qu'elle soit commandée par des officiers fidèles.
Enfin qu'elle soit nationale et non à la solde d'un
parti ou d'une faction. Rappelez-vous qu'un gouver-
nement sans force n'existe pas.
8° Constituez, sans tarder, le conseil supérieur admi-
nistratif et financier qui vous est indispensable pour
mener à bien l'œuvre de réformes générales que je
viens de vous tracer. Composez ce conseil de citoyens
Persans intègres et compétents, bien au courant des
aspirations et des traditions iraniennes. Joignez à ces
personnalités les conseillers étrangers dont le Gouver-
nement persan s'est entouré. Ce haut conseil prépa-
rera l'œuvre législative qui sera soumise au prochain
medjliss. N'oubliez pas en effet que le régime consti-
tutionnel est basé sur la loi, et que c'est ce qui le
différencie de l'autocratie. C'est par la loi que sont
consacrés les droits individuels et que sont définis les
rapports entre les citoyens et l'État.
9° Le gouvernement ne peut faire sentir et ne peut
exercer son autorité dans un pays étendu comme la
Perse et qui ne dispose pas de moyens suffisants de
communication, si l'administration n'est pas forte-
ment organisée au centre et dans les provinces. Non
seulement, l'administration doit être réorganisée, mais
encore et surtout, elle doit être disciplinée, de façon à
ne pas être ravalée au rang d'un simple organe de
parti ou de coterie politique. C'est au sein du conseil
LE DÉPART DU RÉGENT. LE MESSAGE. 195
supérieur administratif que vous pourrez établir les
règlements administratifs nécessaires '.
Je me résume. Suppression des abus et de la
licence; solidarité au sein du gouvernement; union,
ordre et sécurité dans le pays ; élections, organi-
sation des finances et de la force publique, réformes
de la justice et de l'administration, pour la sauve-
garde des libertés individuelles et pour le dévelop-
pement de la conscience publique; telles sont les
grandes lignes du programme gouvernemental que je
vous laisse.
Les abus que nous avons à déplorer à l'heure
actuelle sont le résultat de vos fautes et vous en
êtes pleinement responsables. Vous avez méconnu
les principes essentiels de la solidarité gouverne-
mentale et vous êtes les auteurs de votre propre fai-
blesse. En laissant la régence exposée aux attaques
des partis, en vous désintéressant de ces attaques,
en ne sachant pas réprimer les factions, vous avez
révélé au pays que vous n'aviez pas le courage de
votre responsabilité.
Pour remédier à l'état de choses que vous avez
ainsi créé, il est urgent que vous adoptiez la ligne
de conduite que je vous trace. Au surplus, ce pro-
gramme est à la portée de toutes les formes de gou-
1 V. le Livre vert des réformes administratives eu Perse et
le compte rendu de M. Bouvat, Revue du monde musulman,
n° 22, 1913. V. aussi mon Essai sur l'administration en
Perse. Paris, Leroux, 1913.
196 LA QUESTION PERSANE.
vernements, quels qu'ils soient. Il indique les condi-
tions essentielles d'une œuvre de réforme et de
progrès. Tous les partis sans distinction, s'ils ont en
vue le bien du pays, peuvent y trouver un terrain
d'entente et de travail en commun pour l'avenir de
la Perse. Ce sont en effet des vérités élémentaires
que celles qui établissent ou qui ont pour but d'établir
dans un pays le règne de la loi par l'ordre et la
sécurité, par un gouvernement fort, par une admi-
nistration compétente, instruite, fidèle et disciplinée.
o
Le couronnement de S. M. Ahmad Chah
et la réouverture du Parlement.
De 1912-1914, la rivalité anglo-russe se poursuit
en Perse toujours sous les mêmes formes : Le
jeune chah serait-il couronné? — C'était la ques-
tion dynastique et russe. — Le Parlement rouvri-
rait-il ses portes? C'était la question constitution-
nelle anglaise.
Le Régent revint à Téhéran dans le courant de
l'année 1913; la régence allait prendre fin. Nasr-
el-Molk tint à couronner son souverain, mais il
voulut aussi laisser une dernière preuve de son
loyalisme constitutionnel. La procédure des élec-
tions fut engagée; de nombreuses commissions
en furent chargées. Une commission de législation
LE COURONNEMENT.
197
dont firent partie les jurisconsultes français étudia
la création et l'organisation d'un Conseil d'État.
Elle étudia aussi la procédure des élections au
Sénat persan.
De leur côté, les grands prêtres et la Cour cher-
chèrent dans les lois de l'Islam à découvrir la véri-
table date de la majorité royale. La date religieuse
correspondait-elle à la date constitutionnelle?
Grave question : pendant de longs mois, les doc-
teurs de la loi s'épuisèrent en controverses. Enfin
le jour du couronnement fut fixé au 21 juillet
1914. Le Parlement eut moins de chance ; il ne rou-
vrit ses portes qu'au mois de novembre suivant.
Ahmad Chah Kadj iar , Roi des Rois, a été couronné
le 21 juillet 1914 à Téhéran. On sait qu'il occu-
pait déjà le trône depuis 1909. Fils de Mohammed
Ali Chah, il succédait alors à son père qui venait
d'abdiquer; mais il était trop jeune pour prendre le
pouvoir et le gouvernement fut exercé en son nom
par Abou'l Kassem Khan, Nassir-el-Mulk, ancien
élève de notre École des sciences politiques.
Ahmad Chah est né à Tabriz le 21 juillet 1898;
il a été couronné le jour de sa majorité, que les
lois persanes fixèrent à l'âge de seize ans. Le pro-
gramme des cérémonies a été réglé de la manière
suivante :
198 LA QUESTION PERSANE.
A 9 heures 1/2 du matin, Sa Majesté a quitté
le palais en tenue de gala pour se rendre à la
Chambre dans un carrosse de glaces traîné par
huit chevaux. Elle était escortée par des détache-
ments de police, des bakhtiaris, des gendarmes et
des cosaques. Un rideau fut tiré, et Ahmad Chah
pénétra dans la salle où l'attendaient les parlemen-
taires, les ministres et le régent. Celui-ci déclara
la séance ouverte et l'empereur lut la formule du
serment constitutionnel :
« Sur Dieu, sur le Coran, sur tout ce qui est le plus
respecté par Dieu, je jure de maintenir l'indépendance
et l'intégrité du territoire persan, de sauvegarder les
droits des citoyens, les limites de l'Empire, en obser-
vant la Constitution, en promulguant les lois votées
par le Parlement et en propageant la religion et la
secte chiïte. Pour arriver à la prospérité et au progrès
du peuple persan, seuls buts de toutes mes actions, je
prie le Seigneur et le prophète de me prêter une large
assistance et m'aider dans la lourde tâche qui m'in-
combe ».
Cette première cérémonie accomplie, Sa Majesté
s'est rendue à la mosquée du Cépah-Salar, voisine
du Medjliss, pour faire ses dévotions; de là elle
est allée au palais du Gulistan, où le couronne-
ment proprement dit a eu lieu dans la salle du
Musée, vers cinq heures de l'après-midi, en pré-
LE COURONNEMENT. 199
sence de la famille impériale, des princes, du
clergé, des ministres, des hauts dignitaires de
l'État, du corps diplomatique et des principaux
représentants des diverses classes de la société
persane.
Sa Majesté a pris place sur le trône préparé à
cet effet. Des mains de S. A. le régent, Elle a reçu
la tiare. Un grand prêtre lui a remis le sabre et
S. A. le ministre de la cour l'a revêtue du man-
teau impérial. Les muhjteheds et les mollahs réci-
tèrent les prières que le Chah écouta assis sur son
trône. Enfin, S. A. le régent lui enleva la tiare et
la remplaça par le kola plus léger à grande
aigrette de diamant.
Sa Majesté quitta alors la salle du Musée pour
se rendre dans la salle des Miroirs, où Elle reçut
les félicitations du corps diplomatique.
Le régent fit ses adieux aux représentants des
puissances étrangères, et le Chah annonça son
couronnement aux souverains amis par télé-
grammes officiels.
Le 22 juillet, un grand « Salam » populaire
a été tenu par le nouveau souverain dans la cour
du Gulistan, dite Cour du trône de marbre. Le
soir, la capitale, Téhéran, a été brillamment
pavoisée et illuminée, et de grandes réjouissances
publiques ont eu lieu. Enfin le 23, un dîner de plus
200 LA QUESTION PERSANE.
de cent couverts, suivi de soirée et de souper, a
été offert à toutes les notabilités persanes et euro-
péennes présentes, dans le magnifique palais de
Sultanatabad, admirablement décoré et pavoisé.
Un grand feu d'artifice a été tiré dans le parc, et
les innombrables bassins du palais ont été illu-
minés.
L'influence française en Perse.
« Sachons ce que nous voulons1..., que vou-
lons-nous? En bonne foi, pour l'étranger impar-
tial, l'examen de nos paroles et de nos actes sem-
ble démontrer que nous voulons à peu près tout
et même des choses contradictoires. A notre insu
cela va sans dire ! nous ne savions pas être si gour-
mands! mais c'est fort naturel, on commence
toujours par demander tout. — Pourquoi pas?
Ce n'est qu'après qu'on se réduit. La vie nous
limite à ce qui est raisonnable, c'est-à-dire à la
mesure de nos forces. L'enfant tend la main vers
le soleil, réclame la lune. La vie le rend plus
sage, le Français ne paraît pas encore très sage et
il nous arrive souvent de réclamer la lune.
(1) V. Marcel Sembat, Faites un roi, sinon faites la paix,
p. 132 et suiv.
l'influence française en perse. 201
» Nos droits ! certainement ! nous avons des droits
partout! Car nous sommes une vieille nation....
C'est fort honorable et c'est fort périlleux. Il est flat-
teur d'avoir derrière soi un long passé.... Mais c'est
dangereux. Appliquons-nous donc à ne pas gaspiller
nos forces en les éparpillant. Des droits? A quoi
nous servira d'avoir des droits partout, quand
nous n'aurons plus de forces nulle part? — Donc
limiter ses désirs et choisir ».
« Nous sommes en outre restés au fond tels que
nous étions au xvin6 siècle, le plus courtois, le
plus souriant, le plus aimable des peuples.... Le
Français n'a pas cessé d'être aimable, car il n'a pas
cessé de vouloir être aimé. — Etre aimé ? Mais nous
en rions nous-mêmes parfois avec une parfaite
bonne grâce de notre manie de nous croire aimés
par toute la terre ! Et en revanche, nous sommes
si prêts à aimer les autres, à nous engouer d'eux ! » ' .
Mais s'il ne convient plus de nous gargariser
avec nos droits séculaires, s'il convient de retenir
nos effusions, il ne faut pas tomber dans l'excès
contraire2.
La France vientde donner une trop grande preuve
(1) Surtout quand il s'agit d'exotisme.
(2) V. Jaurès, Discussion du budget des Affaires étran-
gères, exercice 1911. Débats à la Chambre, séance du 13 jan-
vier 1911, Journ. off. du 14 janvier 1911.
202 LA QUESTION PERSANE.
de sa force et de sa vitalité pour accepter désormais
une situation subalterne.
Il ne faut plus que la France ait une diploma-
tie à la suite ; elle doit affirmer sa volonté, sa per-
sonnalité et sa juste fierté : elle a le droit d'être
traitée comme une grande personne. Nous ne
sommes plus, nous ne serons plus les vaincus d'il
y a quarante ans et d'ailleurs il n'y a de vaincus
que les peuples qui renoncent à leurs idées.
Déjà beaucoup trop en 1911 dans les négociations
relatives à la Perse a éclaté la dépendance de
notre pays.
Si nous voulons demain dans le monde renou-
velé jouer un rôle digne de nous, il faut d'abord
revendiquer dans les ententes futures notre per-
sonnalité et notre liberté. — Il est une autre con-
dition enfin, c'est que plus jamais notre politique
étrangère ne soit à la merci d'influences finan-
cières occultes.
Nos droits séculaires en Perse. — Nos droits
séculaires en Perse ont été retracés par un Persan
animé de bonnes intentions, qui a signé sur ce
sujet dans la Revue, un article intéressant : c'est
le Prince Nasser Eddin Kadjiar.
De tout temps, l'influence de la France et des
idées françaises a été prépondérante en Perse, et
des relations amicales ont toujours existé entre
l'influence française en perse. 203
ces deux pays. Sous le règne de Louis XIV, des
traités de commerce furent conclus. Jusqu'au pre-
mier empire, nos relaîions ne furent que de
simples rapports de commerce et d'amitié. Mais,
sous l'Empire, nos relations devinrent diploma-
tiques. Napoléon 1er, voulant réaliser sa gigan-
tesque conception d'une politique orientale pré-
pondérante pour la France, désirait avoir aussi
des alliés en Asie. 11 fallait menacer les Anglais
dans leurs possessions des Indes et contenir la
Russie. Il comprit de suite l'importance de la
situation géographique de la Perse. Le prince
régnant de Géorgie, Héraclius, s'était mis sous la
protection russe en 1783. Dès sa mort, les cosa-
ques occupèrent le Caucase. Le Chah protesta et
refusa de reconnaître ce nouvel agrandissement
de la Russie; il prévoyait, avec beaucoup de rai-
son, le danger qui menaçait son empire, ayant cru
cependant, jusqu'alors, que le Caucase était une
barrière infranchissable pour ses ambitieux voisins.
Et fatalement, la lutte fut ouverte entre la Russie
et la Perse. La Géorgie fut envahie par Mohammed
Khan '; Héraclius fut vaincu; la mort de Cathe-
rine II, en 1796, empêcha les Russes de le venger.
En 1803, le tsar Alexandre 1er résolut d'occuper
1 Le fondateur de la famille régnante des Kadjiarsen 1796.
204 LA QUESTION PERSANE.
solidement la Géorgie, mais la troisième coalition
le rappela contre Napoléon.
L'infériorité de l'armée persane ne permit point
au nouveau Chah Feth-Ali1 de profiter des circons-
tances. Feth-Ali adressa donc un appel à l'Empe-
reur des Français dont les victoires étaient con-
nues de l'univers entier. En décembre 1804, il lui
écrivait :
Le Tsar de Russie n'a pas réfléchi qu'un moineau ne
saurait établir sa demeure dans le nid d'un faucon,
et que la tanière du lion ne peut pas être une retraite
paisible pour une gazelle? De grandes batailles,
ajoutait-il, ont été engagées; nos braves troupes pour
lesquelles la victoire est une habitude, sont tombées
sur l'ennemi avec le sabre, l'épée, le poignard et la
lance.
Mais Napoléon attendait de la Perse des ser-
vices plus grands et plus durables. Le Chah se
trouvait dans un extrême embarras : il avait besoin
de Napoléon, et il avait fondé des espérances sur
l'amitié du grand conquérant : Feth-Ali comptait,
avec l'aide de Napoléon, reprendre la Géorgie aux
Russes. Avant de répondre nettement aux avances
du Chah, l'empereur envoya en Perse des missions
successives. Amédée Jaubert et l'adjudant com-
1 Feth-Ali était le neveu de Mohammed Khan.
l'influence française en perse. 205
mandant Romieu partirent dès 1805. Jaubert ap-
portait avec lui une lettre de l'empereur pour
Feth-Ali Chah :
J'ai partout des agents qui m'informent de tout ce
qu'il m'importe de connaître. Par eux, je sais en quels
lieux et dans quel temps je puis envoyer aux princes,
aux peuples que j'affectionne, les conseils de mon
amitié et les secours de ma puissance.
La renommée, qui publie tout, t'a fait savoir qui je
suis, ce que j'ai fait, comment j'ai élevé la France au-
dessus de tous les peuples de l'Occident, par quelles
marques éclatantes j'ai montré aux rois de l'Orient
l'intérêt que je leur porte, et quels motifs m'ont
détourné de poursuivre, il y a cinq ans, le cours des
projets que j'avais conçus pour leur gloire et la félicité
de leurs peuples.
Je désire apprendre de toi-même ce que tu as fait,
et ce que tu te proposes de faire pour assurer la
grandeur et la durée de ton empire. La Perse est une
noble contrée que le ciel a comblée de ses dons ; elle
est habitée par des hommes spirituels et intrépides
qui méritent d'être bien gouvernés, et il faut que,
depuis un siècle, le plus grand nombre de tes prédé-
cesseurs n'aient pas été dignes de commander à ce
peuple, puisqu'ils l'ont laissé se tourmenter et se
détruire dans les fureurs des dissensions civiles.
Nadir Chah fut un grand guerrier; il sut conquérir
un grand pouvoir; il se rendit terrible aux séditieux et
redoutable à ses voisins, il triompha de ses ennemis et
régna avec gloire; mais il n'eut pas cette sagesse qui
206 LA QUESTION PERSANE.
pense à la fois au présent et à l'avenir ; sa postérité ne
lui a pas succédé. Le seul Mohammed Chah, ton oncle,
me paraît avoir vécu en prince, et a réuni sous sa
domination, la plus grande partie de la Perse, et
ensuite, il t'a transmis sa souveraine autorité qu'il
avait acquise par ses victoires.
Tu imiteras, tu surpasseras les exemples qu'il t'a
laissés; comme lui, tu te défieras des conseils d'une
nation de marchands qui, dans l'Inde, trafique de la vie
et des couronnes des souverains, et tu opposeras la
valeur de ton peuple aux incursions que la Russie
tente et renouvelle souvent sur la partie de ton empire
qui est voisine de son territoire.
Je t'envoie un de mes serviteurs qui remplit auprès
de moi une place importante et de toute confiance. Je le
charge de t'exprimer mes sentiments et de me rapporter
ce que tu lui diras. Je lui ordonne de passer à Gons-
tantinople, où je sais qu'un de tes sujets, Joseph Was-
silovitch, est arrivé, se disant envoyé par toi pour me
porter en ton nom des propositions d'amitié. Mon ser-
viteur Jaubert vérifiera la mission de ce Persan ; de là,
il ira à Bagdad, où Rousseau, un de mes fidèles agents
lui donnera les directions et les recommandations
nécessaires pour parvenir à la Cour. La marche de ces
communications une fois tracée, rien n'empêche qu'elle
soit établie d'une manière durable.
Tous les peuples ont besoin les uns des autres; les
hommes de l'Orient ont du courage et du génie; mais
l'ignorance de certains arts et la négligence d'une cer-
taine discipline qui multiplie la force et l'activité des
armées, leur donnent un grand désavantage dans la
guerre contre les hommes du Nord et de l'Occident. Le
l'influence française en perse. 207
puissant empire de la Chine a été conquis trois fois et
est aujourd'hui gouverné par un peuple septentrional,
et tu vois, sous tes yeux, comme l'Angleterre, une
nation d'Occident, qui parmi nous est au nombre de
celles dont la population est la moins nombreuse et le
territoire le moins étendu, fait cependant trembler
toutes les puissances de l'Inde.
Tu me feras connaître ce que tu désires, et nous
renouvellerons les rapports d'amitié et de commerce
qui, autrefois, ont existé entre ton empire et le mien.
Nous travaillerons de concert à rendre nos peuples
plus puissants, plus riches et plus heureux!
Je te prie de bien veiller sur le serviteur fidèle que
je t'envoie, et je te souhaite les bénédictions du Ciel, un
règne long et glorieux et une fin heureuse.
Écrit en mon palais des Tuileries à Paris, le 27 plu-
viôse an XIII (16 févr. 1805) et de mon règne le Ier.
Napoléon.
Le ministre des relations extérieures} Le secrétaire d'État,
Talleyrand. Hugues Maret.
Jaubert tomba malade et Feth-Ali le renvoya
en France.
Il rapporta à l'empereur les témoignages d'amitié
du Chah à son égard et pour la France.
Tout ce qui touche aux intérêts du grand Bona-
parte est dès ce moment le premier intérêt de Feth-Ali
208 LA. QUESTION PERSANE.
Chah. L'héritier du trône de Khosroès, son peuple et
son armée ont les yeux fixés sur lui, comme l'Arabe
des déserts sur l'étoile qui annonce l'arrivée du jour.
Le Chah envoya bientôt son ambassadeur extra-
ordinaire, Mirza-Reza Khan en Pologne, lî trouva
l'empereur disposé à une alliance formelle avec
la Perse. Napoléon accueillit chaleureusement
l'ambassadeur persan, et un traité fut signé à
Finkenstein, le 4 mai 1807. En voici les articles
principaux :
Napoléon garantit l'intégrité du territoire actuel
de la Perse, reconnaît la Géorgie comme lui appar-
tenant, s'engage à faire tous ses efforts pour obliger la
Russie à l'évacuation de cette province, et pour l'ob-
tenir dans le traité de paix à intervenir. La France
fournira autant de canons de campagne, de fusils avec
baïonnettes, enverra autant d'officiers d'artillerie, du
génie et d'infanterie que l'empereur de Perse en de-
mandera pour fortifier ces places et organiser l'ar-
tillerie et l'infanterie persanes selon les principes de
l'art militaire en Europe. L'empereur de Perse inter-
rompra toutes communications politiques et com-
merciales avec les Anglais, leur déclarera la guerre,
saisira leurs marchandises dans ses ports, entrera,
lui aussi, dans le système du blocus continental. Il
emploiera toute son influence pour déterminer les
Afghans et les autres peuples du Candahar à s'armer
contre l'Angleterre, et passant sur leur territoire, il
fera marcher une armée sur les possessions anglaises
l'influence française en perse. 209
de l'Inde. Si une escadre française aborde dans les
ports du golfe Persique, elle y trouvera toutes les
facilités et tous les secours dont elle aura besoin. Si
l'empereur Napoléon envoie une armée contre l'Inde
par terre, elle aura passage en Perse, et une conven-
tion spéciale indiquera les routes à suivre, les subsis-
tances et les moyens de transport à fournir et les
troupes auxiliaires que l'empereur de Perse y joindra.
Un traité de commerce sera négocié à Téhéran. Les
ratifications du présent traité seront échangées à
Téhéran dans le délai de quatre mois1.
L'empereur pensait plutôt à menacer les An-
glais dans les Indes qu'à arrêter les progrès des
Russes au Caucase. Mais Feth-Ali voulait s'assurer
la Géorgie et marcher ensuite contre les Anglais.
Ce fut le principe d'un malentendu qui se mani-
festa bientôt.
Le 5 mai, Napoléon écrivait à Feth-Ali Chah
pour lui annoncer l'heureuse conclusion de ce
traité.
Le Chah répondit à l'empereur :
On dirait que chaque caractère écrit sur ces nobles
feuilles est une goutte d'ambre sur du camphre pur,
ou des cheveux bouclés et odorants sur les joues roses
d'une amante au sein de lys. L'odeur ambrée de cet
écrit aimable a embaumé l'alcôve de notre âme sen-
1 Driault, La politique orientale de Napoléon, 1904.
Dkmorgny. 14
210 LA QUESTION PERSANE.
sible à l'amitié et parfumé de musc le cabinet de notre
cœur plein de constance et de droiture.
Et il continuait à exprimer son admiration pour
l'empereur.
Merveille de nos jours, souverain sur qui veille
l'étoile de Saturne, dont Jupiter est l'arc, Mars le champ
de bataille, dont le Soleil est l'œil, Vénus est la voix et
Mercure le génie, à qui la lune sert de couronne, Prince
qui a arboré l'étendard de la grandeur et qui s'est assis
sur le trône de la puissance suprême, lion des forêts de
la valeur et de l'héroïsme, baleine de l'océan de la
science et de la sagesse, cloche de dignité qui répand à
grand bruit sa haute renommée ou, le plus grand des
empereurs, chef absolu des Etats de la sublime France,
roi d'Italie, etc.
L'empereur résolut d'envoyer une ambassade
à la cour du Chah. 11 mit à la tête de l'ambassade
le général Gardane. Le départ fut retardé par la
négociation du traité de Finkenstein. Les instruc-
tions nécessaires pour sa mission furent remises
au général Gardane le 10 mai. Il devait presser
l'offensive des Persans contre la Russie, obtenir
la promesse de ne faire aucune paix séparée avec
les Russes.
Aussi, — écrivait-il, — le général Gardane ne doit pas
perdre de vue que notre objectif est d'établir une triple
alliance entre la France, la Porte et la Perse et de nous
frayer un chemin jusqu'aux Indes.
l'influence française en perse. 211
Le 4 décembre, l'ambassade fit son entrée dans
la capitale.
L'ambassade fut chaleureusement accueillie;
le général Gardane fut reçu en audience solen-
nelle par Feth-Ali Chah. Le 15 août fut célébrée
en grande pompe la fête de l'empereur Napoléon.
Il y eut de brillantes manœuvres des troupes
nouvellement organisées; il y eut des salves d'ar-
tillerie :
Grâce au Dieu sublime et très saint, écrivait le Chah
à Napoléon, toutes les affaires de la Perse coulent au
gré des souhaits de notre cœur affectueux, et la coupe
des intentions de l'amitié contient à pleins bords le
nectar du succès.
Cette ambassade était composée d'officiers de
valeur qui restèrent en Perse et organisèrent
l'armée persane à la française. En très peu de
temps, ils obtinrent des résultats remarquables et
firent même construire à Ispahan des fonderies de
canons.
Un Français, M. Toucoigne, qui, grâce à l'acti-
vité de ses compatriotes, put voir réaliser cette
œuvre qu'il croyait devoir servir un jour à l'indé-
pendance de la Perse, disait en voyant le camp du
prince héritier : « On pourrait se croire trans-
porté dans un camp français ». Et il ajoutait :
« C'est grâce aux idées généreuses du prince
212 LA QUESTION PERSANE.
Abbas-Mirza et au zèle de M. Yerdier, que la
Perse aura bientôt une infanterie qui mettra les
armées persanes à même de lutter avec avantage
contre ses ennemis, et c'est à M. Lamy, qui vient
de fonder une sorte d'école polytechnique, que
l'on devra l'éducation des officiers du génie ».
L'alliance franco- persane ne devait donner aucun
résultat; elle n'écarta même pas de la Perse les
tentatives de la Russie, dont l'empereur se rap-
procha après le traité de Tilsitt. Il était absorbé
par les affaires d'Espagne et surveillait l'Autriche.
Les problèmes européens qui se compliquaient
de plus en plus, enlevèrent tout espoir à l'empe-
reur de pouvoir marcher vers l'Inde et de suivre
ainsi les traces d'Alexandre le Grand.
L'Angleterre promit de l'or à l'entourage du
Chah et fit des intrigues pour chasser le général
Gardane et sa suite de la cour de Perse. Elle vou-
lait effacer ces souvenirs de l'alliance française.
Le général Gardane ne reçut plus d'instruc-
tions de son gouvernement; il apprit que sir
Jones Harford allait débarquer sur la côte du
golfe Persique sous prétexte d'apporter « 500.000
tonnes de présents pour le Chah ». Gardane se
résigna donc à quitter la cour du Chah dès l'arrivée
de l'ambassade anglaise. Feith-Ali, toujours fidèle
aux promesses de l'empereur Napoléon, chargea
l'influence française en perse. 213
le gouverneur de Chiraz, lsmaïl Bey, d'empêcher
sir Harford de débarquer.
Celui-ci fut repoussé de Bender Bouchir. La
présence de Gardane à la cour de Perse put em-
pêcher les premières tentatives des Anglais, mais
non l'attaque des Russes. La mission française
devait fatalement échouer ; Gardane quitta la
Perse le 13 janvier, en laissant pour quelque
temps MM. Gavanin et de Nerciat.
Feth-Ali, tourmenté, écrivit le 14 une lettre
des plus éloquentes à l'empereur :
Dès les premiers jours du printemps où naquit notre
alliance, notre cœur avait fait son plus doux plaisir de
cultiver les bouquets et les vergers de l'amitié, d'en-
tretenir dans la plus grande fraîcheur le rosier de
l'union en l'arrosant des ondes qui, découlant de la
plaine, serpentent dans les canaux de la correspon-
dance; le cœur enfin avait formé sa volupté la plus
grande de voir les envoyés des deux cours, semblables
à des rossignols, moduler d'harmonieux accents de
fidélité et de bonne intelligence.
Et le Chah continuait fièrement sa lettre en
racontant ses dernières victoires remportées sur
les Russes :
Car les roses du jardin de notre empire n'ont jamais
à redouter les ouragans de l'automne. Ainsi la hache
214 LA QUESTION PERSANE.
dévastatrice a tranché jusqu'aux racines l'arbre de la
perfidie que la Russie nourrissait dans son cœur, et les
champs de son âme ambitieuse, dans lesquels cette
puissance avait semé des graines de trahison, ne lui
ont offert pour moisson que l'ivraie de l'opprobre et
du désespoir.
L'empereur, indigné de la conduite du général
Gardane, écrivit, le 20 août 1809, à Champigny :
Faites connaître à M. de Gardane que sa lettre du
17 août a été mise sous mes yeux et que je l'ai trouvée
pleine de fautes et d'ignorance de ses devoirs. De
même qu'un ambassadeur ne peut partir sans ordre,
de même il ne peut revenir sans ordre, surtout quand
cet ambassadeur quitte une ambassade qui coûte
annuellement plus d'un million et compromet des
relations si précieuses sous tous les points de vue.
Ainsi, dans tous les cas, son retour en France, sans un
ordre positif de moi, serait un crime; mais puisque
notre lettre du 17 juillet qu'il cite, contenait l'ordre de
rester à son poste aussi longtemps que possible, c'était
lui dire qu'il devait rester jusqu'à ce que le Chah
de Perse le chassât; eh bien, au contraire de l'avoir
chassé, la cour a été désespérée de son départ et a fait
son possible pour le retenir. Je ne saurais voir dans
cette conduite que peu de zèle pour mon service et une
infraction manifeste de ses devoirs. Au reste, il y a
tant de décousu dans toutes ses dépêches, qu'il me
paraît qu'il y a quelque chose de dérangé dans sa tête.
Faites-moi un rapport qui me fasse connaître les
Français qui restent actuellement en Perse et ceux qui
l'influence française en perse. 215
y sont allés avec M. de Gardane. Je vous renvoie la
lettre de l'empereur de Perse. Faites une réponse que
vous enverrez par la courte voie. Vous lui direz que
j'ai blâmé et disgracié le général Gardane pour avoir
quitté sa cour; que je donne des ordres à mon chargé
d'affaires dans sa capitale et que je lui enverrai inces-
samment un autre ambassadeur, que je vois par sa
lettre qu'il a bien compris la situation où je me trouve
comme j'ai bien compris les raisons qui l'ont obligé à
reprendre des relations momentanées et apparentes
avec les Anglais.
Quoi qu'il pût dire ou faire, la route de l'Orient
était désormais complètement fermée à l'em-
pereur !
Notre patrimoine moral et notre influence intel-
lectuelle. — Nous arrivons ainsi à la seconde
période des relations franco-persanes et à la nou-
velle forme prise par l'influence française dans le
pays. Nous abandonnons l'action politique, mais
nous y conservons un patrimoine moral, et nous
continuons à y exercer une grande influence scien-
tifique et intellectuelle.
Sous Charles X et Mohammed Mirza, le colonel
français Colambari réorganise l'armée persane.
Son œuvre dure quinze années.
A partir de 1842, des médecins français sont
attachés à la cour de Perse.
216 LA QUESTION PERSANE.
En 1848 sous le règne de Nasser-ed-Dine, l'ac-
tion politique de la France reprend une nouvelle
vigueur. Le Chah remarqua à cette époque les
services pacifiques et militaires que la Turquie du
Tanzimat tirait de la collaboration française. 11
entendit les échos de la canonnade napoléonienne
en Crimée et chercha en France contre l'ennemi
russe et contre l'ami anglais un troisième intermé-
diaire. Nasser-ed-Dine fit du français la langue
officielle de l'enseignement laïque en Perse. Il
créa l'École polytechnique de Téhéran et il en fit
une pépinière de candidats à toutes les charges. Les
docteurs Cloquet, Tholozan, Feuvier, Schneider
et Coppin se succédèrent auprès de Sa Majesté.
Nasser-ed-Dine envoya également en France un
grand nombre de jeunes gens des meilleures
familles à l'École de Saint-Cyr, à l'École polytech-
nique, dans les Facultés de droit et de médecine,
à l'École des Beaux- Arts. Il fit construire, par
des ingénieurs français, des ponts et des routes
modernes.
Son fils Mouzaffer-ed-Dine qui lui succéda rendit
plus étroites encore les relations de la France avec
la Perse. Il séjourna à plusieurs reprises dans
notre pays et conserva auprès de lui le docteur
Schneider qui créa le conseil de santé en Perse.
Plusieurs essais d'établissement de manufactures
l'influence française en perse. 217
furent tentés, toujours avec le concours d'ingé-
nieurs français.
En 1901, sur les conseils du docteur Schneider,
Mouzafter-ed-Dine consentit à tenter une réorga-
nisation de l'instruction publique. Les écoles indi-
gènes donnèrent à la fois leur enseignement en
persan et en français.
En province également, le mouvement se ré-
pandit. A Tauris, l'école Loghmanieh fut ouverte
grâce à Loghman-el-Momalek, docteur particulier
du prince héritier. Comme langue étrangère, on
n'enseignait que le français.
De leur côté, des lazaristes français créèrent des
établissements particuliers à Téhéran et dans les
grandes villes de la Perse. En peu de temps, l'ins-
truction publique fit des progrès sensibles'.
Le vice-consul anglais de Recht écrivait en 1903 :
On croit volontiers en Europe que l'instruction popu-
laire est entièrement négligée en Perse. Rien n'est plus
faux. Ici, il n'est presque pas de petite fille ni de petit
garçon qui n'aille à l'école apprendre à lire et à écrire
ou à réciter au moins quelques versets du Coran.
L'intelligence naturelle de ces enfants est telle que
tout jeunes encore, ils savent tenir leur place parmi
les adultes, de façon à faire l'étonnement des Euro-
1 Les écoles de l'Alliance française se sont installées à la
suite.
218 LA QUESTION PERSANE.
péens. Recht a d'ailleurs des écoles élémentaires qui
sont très fréquentées et une école secondaire où sont
enseignés le persan, l'arabe, le français, le russe, et
tout le programme des écoles européennes. On y passe
des examens auxquels j'ai assisté; j'ai été frappé de
l'extraordinaire facilité de ces jeunes enfants qui écri-
vaient en bon français après une période incroyable-
ment courte d'enseignement1.
A partir de 1907, nous nous retirons de plus en
plus de la Perse, et en 1910-1911 à Potsdam, les
Allemands tentent de nous en éliminer tout à fait.
— Il est spécifié dans les accords russo-anglo-
germano-persans de 1907, 1911 et 1912, que l'Alle-
magne s'abstenant en Perse, tout citoyen d'une
grande puissance ne pourra plus être investi
de pouvoirs quelconques en Perse et que le Gou-
vernement de Téhéran ne devra plus engager de
fonctionnaires et de conseillers étrangers sans
consulter l'Angleterre et la Russie. A la première
séance de la Chambre des députés le 14 juin 1912,
1 Je suis loin de partager l'optimisme du vice-consul anglais
de Recht. En réalité, l'instruction primaire en Perse con-
siste pour les enfants à ânonner pendant des heures et sans
les comprendre les versets du Coran. L'enseignement secon-
daire n'existe pas. Il y a là deux œuvres d'organisation
extrêmement belles à tenter en Perse. 11 appartient à la
France de prendre en mains cette organisation.
l'influence française en perse. 219
M. P. Bluysen, député de l'Inde, à la tribune
exprima ses regrets du passé dans les termes sui-
vants1 :
... Il s'agit de notre situation en Perse, qui est bien
la route de l'Inde. Il y a dix ans à peine, les liens de la
Perse et de la France paraissaient cordiaux et solides ;
ils avaient un caractère en quelque sorte sentimental
et pratique. Ils procédaient de tout un passé de glo-
rieuses ambassades échangées, de sympathies histo-
riques, littéraires, artistiques même. D'autre part, ils
nous assuraient une légitime influence dans l'équilibre
d'intérêts qui peuvent résulter de la situation de ce
pays, chemin des invasions et des grands trafics inter-
nationaux. — Ils tenaient à l'écart, sans heurt, la
prédominance allemande qui cherchait tous motifs de
nous supplanter. — Brusquement, vers 1908 (au len-
demain des accords anglo-russes de 1907) cette poli-
tique traditionnelle et opportune fut abandonnée. En
1911 2, sur le terrain diplomatique, l'Allemagne rem-
porta sa grande victoire par le traité de Potsdam et
obtint de peser de tout son poids sur les destinées du
pays. — De leur côté, l'Angleterre et la Russie négo-
ciaient sans qu'il apparût que la France comptât encore
pour quelque chose dans ces accords passés ou pré-
parés. Ne pourrions-nous donc reprendre pied? Ce
serait, semble-t-il, possible. — En Perse, les regards
i V. Journ. off. du 15 juin 1912, Débats à la Chambre,
p. 1473 et suiv.
2 V. Journ. off. du 15 juin 1912, Débats à la Chambre,
lre séance du 14 juin 1912, p. 1475 et suiv.
220 LA QUESTION PERSANE.
d'une partie de la population instruite n'ont cessé de
se tourner vers nous l. — Le ministre de Perse à Paris
S. E. Samad Khan, Montaz-os-Saltaneh comprend qu'une
certaine association des intérêts des deux nations leur
serait profitable autant qu'à l'harmonie européenne.
Il agit autant qu'il peut pour ramener à Téhéran et
dans d'autres grandes villes des éléments pondérateurs
et civilisateurs français. — La prudence de notre
action diplomatique est à cet égard au moins surpre-
nante. Alors que nous pourrions comme précédemment
poursuivre notre œuvre de coopération à l'ordre et à
la prospérité en Perse, nous demeurons indifférents
en apparence ou même nous cédons à des craintes
chimériques : — Au conseiller financier français fut
substitué un trésorier américain. Notre médecin offi-
ciel auprès du Chah reçut congé. De même en partie
nos professeurs. Nos commerçants se découragèrent
et quittèrent presque tous la Perse. L'an dernier (1911)
le Gouvernement persan avait fait entrevoir que l'expé-
rience des services du trésorier américain et de ses
agents lui ayant suffi, il serait satisfait de recourir de
nouveau aux services des Français. On ouvrit des pour-
parlers. Notre département des Affaires étrangères
consentit d'abord à choisir des conseillers qui travail-
leraient à la reconstitution de l'enseignement supé-
rieur du droit, de l'Administration, etc. Ils furent
désignés, mais au moment où ils gagnaient leur poste,
ils furent avisés d'une modification de leur titre
effectuée au quai d'Orsay. Ils n'étaient plus officielle-
1 M. Bluysen est un bon Français. — Il nous croit aimés
en Perse.
l'influence française en perse. 221
ment des conseillers : ils devenaient des professeurs
consultants. Cette nuance subtile révélait les craintes
qui s'étaient fait jour. On ne voulait pas mécontenter
nos rivaux allemands qui, eux, avaient créé librement
une école de leur nationalité où ils étaient obligés
d'enseigner le français, mais qui portait l'étiquette
germanique. Nous n'étions admis à Téhéran qu'à titre
consultatif; les autres avaient leur plein droit.
En effet, la mission française1 de jurisconsultes
à Téhéran a été annoncée par le communiqué
officiel suivant du quai d'Orsay le 13 juillet 1911 :
« Le Gouvernement persan, par l'intermédiaire
de son ministre à Paris S. E. Samad Khan, vient
d'engager deux professeurs de droit pour l'Ecole
des sciences politiques de Téhéran. L'un de ces
professeurs enseignera les matières du droit admi-
nistratif. L'autre traitera de l'organisation judi-
ciaire. Ces deux professeurs pourront donner aux
administrations et au Gouvernement persan des
consultations sur les matières de leur compé-
tence technique ».
Les contrats ont été passés entre le ministre de
1 C'est à M. S. Pichon que revient le mérite de la création
de cette mission. L'initiative en revient à S. E. Samad Khan,
ministre de Perse à Paris. Elle a été bien soutenue par
M. Goût, sous-directeur d'Asie au ministère des Affaires
étrangères.
222 LA QUESTION PERSANE.
Perse à Paris et les intéressés. Leurs dispositions
ont été arrêtées au ministère des Affaires étran-
gères (S. Direction d'Asie). Les pourparlers avec
le Gouvernement persan ont duré onze mois. Les
bonnes volontés de nos amis et alliés les Russes et
les Anglais, aussitôt arrêtées que manifestées, fail-
lirent plusieurs fois les rompre, par crainte d'une
intervention allemande. L'Allemagne ne voyait pas
en effet sans jalousie ni sans inquiétude l'œuvre
nouvelle d'une mission française en Perse. Il venait
d'ailleurs d'être convenu entre Berlin et Pétrograd
que nulle autre puissance que la Russie ne serait
admise dans les affaires du pays. Le 42 avril 1911,
les conseillers juridique et administratif proposés
furent même invités à renoncer à leur candidature.
Ils le firent sans hésitation et très patriotique-
ment.
Les pourparlers reprirent quelque temps après
et les deux Gouvernements français et persan se
mirent enfin d'accord sur Je titre de professeur
jurisconsulte qui fut donné aux fonctionnaires
recommandés par le Gouvernement de la Répu-
blique auprès des ministres persans de l'Intérieur
et de la Justice.
La mission dura trois années 1911-1914. Elle
se renferma dans les domaines purement admi-
nistratif et judiciaire et n'affecta jamais un carac-
l'influence française en perse. 223
tère politique '. Devant l'évidence des résultats
obtenus par les deux jurisconsultes pour la cause
de l'ordre, de la régularité judiciaire et de la
probité administrative dans le pays, le Gouver-
nement persan n'osa pas ne pas renouveler leurs
contrats. Cependant la question se heurta aux
influences allemandes et aux agitations intérieures
qui menaçaient le Gouvernement du Chah.
Peut-on dire que nos jurisconsultes furent très
aidés, très soutenus par nos amis et alliés et par
la légation de France à Téhéran?
Nous voudrions, — écrit M. Le Chatelier2 — d'abord
et avant tout que la mission scientifique française
évitât par une méthode plus sûre, de donner le spec-
tacle de trop de désaccords intimes. Nous souhaiterions
aussi qu'à l'exemple de celle d'Egypte, elle conçût
d'autres perspectives de grandeur que la fouille du
pays, et qu'elle ne s'interdît pas la curiosité du présent
afin que notre nation ait, par sa mission de Perse, tout
ce qu'elle peut en avoir : et d'abord une situation intel-
lectuelle et morale prépondérante.
Nous voudrions, avec la même préoccupation, qu'un
souci vigilant des intérêts du personnel enseignant,
1 V. Compte rendu des séances et travaux de l'Académie,
juin 1915, Rapport de M. Lacour-Gayet, membre de l'Ins-
titut.
2 Revue du Monde musulman, XII, 9 septembre 1910.
224 LA QUESTION PERSANE.
qui représente la mission éducatrice de la France,
permît d'en accroître le nombre et d'en sélectionner le
recrutement, afin d'éviter les discordes et tout ce qui
nuit. Mais ici, par condition d'éloignement, de disper-
sion, l'œuvre de gouvernement à accomplir ne peut
être que celle d'un ministre de France disposé par ses
habitudes de travail, par son instruction, et par ses
habitudes de carrière, à marquer son passage en Perse
autrement que par son départ ou que par un scepti-
cisme aigri. Au représentant de la France, un ministre
des Affaires étrangères pourrait confier la plus belle
des missions en lui disant :
« Notre politique générale étant liée à celle de
l'Angleterre et de la Russie, votre rôle politique vous
laissera des loisirs. Profitez-en pour établir votre
autorité incontestée sur toutes les œuvres qui person-
nifient la France en Perse.
» Adressez- vous d'abord, dans ce but, aux repré-
sentants de notre corps consulaire. Encouragez-les
par des témoignages d'intérêt non douteux, à faire de
leurs consulats des centres d'activité intellectuelle.
Marquez-leur que le département leur saura gré de
réunir autour d'eux les plus qualifiés des lettrés ou
des artistes persans, afin de les faire mieux connaître
en France. Prouvez-leur que la Légation, au nom du
gouvernement, attache un prix particulier aux travaux
personnels de ses agents. Que la Légation, en un mot,
et les consulats donnent l'exemple d'une renaissance
française en Perse1.
1 II ne faut pas oublier non plus que pour sauvegarder le
monopole des administrations centrales et autres en France,
l'influence française en perse. 225
» Dans d'autres régions, plus proches de la métro-
pole, nous nous sommes entendus avec le ministère de
l'Instruction publique, pour que son action, plus
directe, sur ses agents les incite à plus d'activité. Ici,
réciproquement, l'instruction publique confie tout ce
qui dépend d'elle aux Affaires étrangères. Vous exer-
cerez donc, vous-même, une autorité pleine et entière,
avec une responsabilité effective sur la mission de
Perse, qui relèvera de vous et de vous seul. Usez de
votre suprématie au mieux de l'intérêt national qui se
confond avec celui de la science large et productive.
» Tous les professeurs, tous les maîtres qui sont
envoyés en Perse deviennent, pour ainsi dire, à ce
titre des fonctionnaires de votre légation. Ils relèvent
toute mission d'un Français à l'étranger ou dans nos colonies
est quelque peu considérée comme un bon moyen d'éloigner
un fâcheux. Quelques avantages fort contestables d'ailleurs
et toujours précaires servent de piège pour éloigner l'impru-
dent qui se laisse séduire. Très difficilement, il retrouvera
sa place en France. Que l'on compare cet ostracisme rigou-
reusement exécuté par notre bureaucratie avec la conception
des Allemands en vertu de laquelle le dernier commis-
voyageur a derrière lui toute l'Allemagne pour le soutenir;
on comprendra alors pourquoi la qualité de nos agents des
services extérieurs est si faible. La difficulté du recrutement
est d'ailleurs de plus en plus grande. S'en ressentent vive-
ment bien entendu la propagande, l'action et le progrès de
la France à l'étranger, car avec de pareilles conceptions,
nous n'aurons bientôt plus le moyen d'envoyer à l'étranger
et dans nos colonies des Français pour porter au loin le
génie et l'activité de la France. V. Le Temps, du 12 sep-
tembre 1915.
Drmorgny. 15
226 LA QUESTION PERSANE.
de vous. Que votre autorité sur eux soit libéralement
bienveillante. Donnez aux besoins de dévouement, aux
nécessités d'effort, qui sont en eux, toute satisfaction,
par vos conseils, vos directions, et par l'attention
constante que vous aurez de les associer à votre œuvre.
» Nous n'avons rien à ajouter. Vous avez compris
que dans cette Perse dont la civilisation va rayonner
sur une partie de l'Asie, du Caucase à la Chine et aux
Indes, la politique de la France doit être de se faire
aimer, respecter, écouter : politique de conseils ami-
caux, d'enseignement et de sollicitude ».
Quand la guerre actuelle éclata, les professeurs,
jurisconsultes, médecins, etc., détachés au service
de la Perse, furent rappelés en France par la mobi-
lisation, des négociations furent poursuivies sur
la demande du ministère des Affaires étrangères
(cabinet et S. Direction d'Asie) par le ministre
de la République à Téhéran pour obtenir du Gou-
vernement persan une décision réglant la situation
de nos professeurs, jurisconsultes et médecins,
pendant et après la guerre. Cette décision fut
prise le 12 avril 1915. Elle a disposé que les con-
trats ne seront pas suspendus pendant la guerre et
que les jurisconsultes et professeurs auront seule-
ment la faculté à la fin des hostilités, si leurs con-
trats n'ont pas expiré, de rentrer en Perse pour
les y terminer. Il est évident que les intrigues
allemandes ont cette fois obtenu plein succès à
L INFLUENCE FRANÇAISE EN PERSE.
227
Téhéran. Au surplus, le ministre de la République
à Téhéran, M. R. Lecomte, estimait lui-même le
15 juillet 1915 que « moins encore que la Répu-
blique de 1793, la Perse n'a besoin de savants ».
Les Turco-Germains ne se sont pas contentés
de compromettre l'existence de nos missions fran-
çaises d'enseignement du droit1 et de la médecine
à Téhéran. Ils ont mené une campagne acharnée
pour faire retirer de la France, de l'Angleterre et
de la Belgique les étudiants et les élèves persans.
A cette campagne néfaste autant à la France
qu'à la Perse, rien n'a été opposé.
Pourtant cette œuvre des étudiants persans en
France, due tout entière à l'initiative du ministre
de Perse à Paris, était digne du plus sérieux
intérêt.
Avant la guerre actuelle, le nombre des jeunes
Persans envoyés en France a dépassé 300.
1 Au début de l'année 1914, au moment du renouvellement
du contrat du jurisconsulte français du ministère Persan de
la justice, la Légation allemande déploya la plus grande
activité pour le faire remplacer par un conseiller allemand.
Une violente campagne de presse fut dirigée contre notre
compatriote. — En octobre 1915 — les mêmes tentatives
furent dirigées contre le secrétaire français du bureau de
l'organisation de la gendarmerie gouvernementale. Il s'agis-
sait de le remplacer par un officier allemand, le nommé
Haase.
228 LA QUESTION PERSANE.
Une année avant Jes hostilités et pour la pre-
mière fois dans l'histoire intellectuelle de l'Iran,
une importante promotion de plusieurs dizaines
de jeunes gens diplômés de nos écoles supérieures
militaires et civiles a pu retourner en Perse. Ils y
ont déjà formé une élite de dirigeants pour la
cause de la démocratie dans le pays. D'autres ont
vu fléchir devant eux les règlements sévères qui
veillent aux portes de nos grandes administrations :
quelques-uns ont été admis au stage du minis-
tère des Finances. Quarante boursiers, la plupart
agréés par le Medjliss avaient été envoyés en
France. Ils ont tous été rappelés de France en
Perse en octobre 1915. Nous sommes heureux
de reconnaître d'ailleurs que certains jeunes
Persans, sortis de nos établissements supérieurs,
n'ont pas oublié leur seconde patrie, puisqu'ils se
sont volontairement battus pour elle. Quelques-
uns, cités à l'ordre du jour, décorés de la Légion
d'honneur, forment déjà une élite de héros. Parmi
ces derniers, il faut citer le fils du ministre actuel
des Affaires étrangères, Mohtashem-ed-Saltaneh
qui se trouve actuellement dans un camp de pri-
sonniers en Allemagne.
Il faut regretter, par contre, avec M. le député
Bluysen, que l'opposition de la légation de France
à Téhéran n'ait pas permis de répondre à l'invita-
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 229
tion qui nous avait été faite en 1912 de créer à Téhé-
ran une grande Université qui, selon le vœu de la
majeure partie des Persans éclairés, aurait eu un
statut français. M. Bienvenu-Martin et la mission
laïque n'ont pu triompher de cette incompréhen-
sible opposition1.
On verra plus loin comment notre situation éco-
nomique en Perse a été diminuée et que nous ne
devons pas nous désintéresser de l'entreprise du
Transiranien.
0
C- 8
Les méthodes turco-germaniques en Perse.
L'Allemagne n'a pas manqué d'exploiter à son
profit le caractère transitoire du compromis anglo-
1 V. à ce sujet l'intervention de M. le sénateur Debierre,
Sénat, 2e séance jdu 26 mai 1913. Cependant, à l'heure ac-
tuelle, l'Allemagne obtient en Turquie la suppression du
poste de premier conseiller légiste à la Porte qui était occupé
jusqu'ici par un Français, le Comte Ostrorog. Friedrich
Hoffmann, professeur d'économie politique à l'Université de
Kiel, est nommé professeur d'économie politique à Constan-
tinople et conseiller privé du sultan. Quatorze professeurs
ont été engagés pour enseigner la psychologie, la botanique,
la géologie et la chimie. L'enseignement de la langue alle-
mande est organisé en Pologne, en Turquie, dans les Bal-
kans; la propagande germanique est effrénée partout. Une
230 LA QUESTION PERSANE.
russe, les difficultés intérieures de la Perse et les
dangereuses convulsions au milieu desquelles elle
a fait son essai de régime constitutionnel. L'ac-
cord russo-allemand de 1911, comme les autres
traités signés par l'Allemagne, n'a jamais été
qu'un « chiffon de papier » pour les Bethmann-
Hollweg et pour les Jagow, et les menées austro-
turco-allemandes se sont manifestées en Perse
sous les formes les plus variées : essais de propa-
gande intellectuelle tentatives de mainmise écono-
mique, essai de domination politique, et par les
moyens les plus actifs : combinaisons ingénieuses
du pangermanisme et du panturquisme, violation
de neutralité, guerre sainte, réaction et révolu-
tion.
La poussée allemande en Perse est bien anté-
rieure à la déclaration de guerre de la Turquie
aux alliés. Elle date du moment où l'Angleterre
et la Russie, pressentant des dangers nouveaux,
voulurent mettre un terme à une rivalité séculaire
et, par la convention du 30 août 1907, réglèrent
leurs relations dans les pays limitrophes à la fois
de l'Inde, de la Caucasie et du Turkestan.
La presse germanique entreprit de démontrer
nouvelle société pour la propagande allemande à l'étranger
«'est constituée le 13 septembre 1915.
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 231
le caractère agressif de ces accords. Elle s'efforça
d'y voir un effort pour isoler l'Allemagne, parce
que ces ententes avaient été conclues en dehors
d'elle :
L'Allemagne — disait la Deutsche Tageszeitung —
n'a nul lieu d'être satisfaite de voir aplanir, entre deux
autres nations, certaines difficultés qui, dans des cir-
constances données, auraient pu lui être utiles.
Le Gouvernement allemand insinua au Gouver-
nement de Téhéran que ces accords ne pouvaient
l'engager.
Le 18 octobre 1910, las d'adresser à Téhéran
d'inefficaces protestations sur la situation de jour
en jour plus mauvaise des provinces méridio-
nales de la Perse, le Foreign Office fit remettre
au Gouvernement persan une note lui donnant
un délai de trois mois pour y rétablir l'ordre.
Cette décision, que justifiait l'état anarchique
des provinces du Fars, du Kerman et du Me-
kran et qui fut prise d'un commun accord avec
la Russie, suscita une émotion disproportionnée à
Berlin, à Vienne et, par delà les Balkans, à Cons-
tantinople. La Gazette de Voss, la Gazette de la
Croix, la Nouvelle Presse libre, la Gazette de
l'Allemagne du Nord et la Gazette de Cologne
menèrent une violente campagne, au nom de
232 LA QUESTION PERSANE.
l'indépendance et de l'intégrité des pays protégés
par des nations étrangères et au nom du principe
de la porte ouverte et de la libre concurrence.
L'Allemagne et l'Autriche s'adjoignirent la Tur-
quie et se posèrent en défenseurs de l'indépen-
dance de tous les pays musulmans.
La Porte répondit avec empressement aux
invites austro- allemandes; elle prétexta, pour
intervenir, la question des frontières turco-per-
sanes. Ce litige est pendant entre l'empire otto-
man et l'Iran depuis 1843 ; une conférence de
Constantinople avait bien abouti à un certain
arrangement provisoire en 1869, mais depuis
quarante-quatre ans l'affaire en était restée là. A
la fin du mois de septembre 1910, Hakki Pacha
adressa à Mahmoud Chefket Pacha la note sui-
vante :
Les événements de Perse entraîneront probable-
ment des complications avec la Russie et l'Angleterre
— complications que nous devons suivre pas à pas,
afin d'être prêts en cas de besoin à défendre nos droits
en comptant sur notre force armée. Comme le succès
de notre diplomatie dépend surtout de la force de nos
troupes sur la frontière persane, je vous prie de prendre
sur-le-champ les mesures propres à augmenter nos
contingents le plus possible. Je vous communique ceci
après une conversation avec l'ambassadeur d'une
puissance étrangère.
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 233
Cet ambassadeur ne pouvait être que le repré-
sentant de l'Allemagne.
Sous prétexte de protéger ses nationaux et de
renforcer la garde de ses consulats, la Turquie
envoya donc à la frontière turco-persane de forts
détachements du 6e corps. Le Gouvernement
persan formula de vives protestations; par contre,
certaine presse nationaliste du pays appela de tous
ses vœux des relations étroites entre la Turquie et
l'Allemagne. Mais c'était à la veille de l'entrevue
de Potsdam entre Guillaume II et Nicolas II ; la
diplomatie prussienne courtise volontiers l'isla-
misme, cependant elle ne veut pas que ce jeu
devienne dangereux. Les bruyantes manifestations
musulmanes de novembre 1910 inquiétèrent
MM. de Kiderlen-Waechter et de Bethmann-
Hollweg qui ne désiraient alors que conserver en
Perse une porte ouverte à leur influence et à leurs
intérêts : les dirigeants de la Wilhelmstrasse
allaient justement s'en assurer le maintien à
Potsdam. Les Turcs et les Persans feront bien de
méditer cette leçon : l'honnête courtier allemand
est toujours fertile en combinaisons dont ses
clients risquent de faire les frais.
Le combat gigantesque qui se livre en ce
moment pour le droit et la civilisation s'étend de
la mer du Nord jusqu'aux confins de la Perse.
234 LA QUESTION PERSANE.
Aucun des fronts de bataille n'est indifférent pour
le succès final ; chaque victoire, si éloignée qu'elle
soit de nos frontières, constitue une étape sur la
route de la paix complète et réparatrice. C'est
pourquoi il est intéressant d'exposer à grands traits
comment l'Allemagne cherche à étendre à la
Perse la domination dont elle menace tous les
peuples; comment, après avoir essayé de placer
l'Iran sous son entière dépendance économique,
elle s'efforce de réaliser son asservissement poli-
tique avec la complicité du Gouvernement de
Constantinople.
L'Allemagne a essayé d'introduire en Perse sa
fameuse « Kultur ». Il y a quelques années, elle
a ouvert un collège à Téhéran, qui compte de
250 à 400 élèves de huit à douze ans. Cette école
fonctionne avec plein succès et nous avons en-
tendu des ministres persans de l'instruction pu-
blique en faire un pompeux éloge. L'un d'eux
a exprimé le désir que les instituteurs primaires
fussent uniquement recrutés dans cette institution.
Les professeurs attachés à cette école ne sont pas
de simples instituteurs; ce sont de véritables
Professoren, chargés, sous le prétexte de pousser
les élèves jusqu'aux grades secondaires de la cul-
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 235
ture allemande, de répandre la doctrine politique
du pangermanisme. Le directeur, Rich Draeger,
docteur en philosophie, ayant protesté de ses hon-
nêtes intentions d'éducateur, s'est récemment
attiré une ironique réponse de la presse lo-
cale.
M. Draeger et ses collaborateurs ne seraient venus
en Perse que pour faire de l'enseignement et S. M.
l'Empereur d'Allemagne ne paierait la forte somme que
pour le plaisir de nous instruire! Nous n'accusons
certes pas l'aimable directeur de l'école allemande d'être
venu faire ici de la politique militante, mais ne pense-
t-il pas que la propagation de la langue allemande est
le moyen le plus efficace et le plus sûr pour créer et
développer les liens économiques entre l'Allemagne et
les pays où sa langue est propagée? N'est-ce pas là
faire de la politique? N'est-ce pas là même la meilleure
politique ?
Certes, nous profitons de la politique intelligente
de S. M. l'Empereur d'Allemagne, puisque sa grosse
subvention (50 à 80.000 francs) permet à quelques
jeunes gens persans de s'instruire (en payant d'ailleurs
une mensualité comme dans toutes les autres écoles).
Mais nous serions infiniment heureux que les autres
gouvernements qui ont ici des écoles, comme le
Gouvernement français par exemple, se montrassent
aussi politiques que le Gouvernement allemand. Nous
en profiterions et l'influence française aussi, sans
doute.
236 LA QUESTION PERSANE.
Les tentatives de germanisation de la Perse ont
été plus haut : c'est ainsi que pendant la minorité
de S. M. Ahmad Chah, la cour et la classe impé-
riales1 furent encombrées de chambellans et d'ins-
tructeurs chargés d'inspirer au futur souverain un
respect enthousiaste de la puissance allemande.
La France a bien organisé en 1911, sur la
demande du Gouvernement persan et d'accord
avec la Russie et l'Angleterre, une mission de
jurisconsultes professeurs, chargés de l'enseigne-
ment du droit à Téhéran et des réformes judi-
ciaires et administratives; mais, pour éviter l'envoi
en Perse d'instructeurs militaires allemands, les
pouvoirs et les attributions de nos jurisconsultes
1 V. mon étude sur V Administration de la Perse, Paris,
Leroux, 1913, p. 7 et suiv. — Ahmad, Chah de Perse, né le
27 chaban 1314 (1896), successeur de son père Mohammed
Ali Mirza depuis le 16 juillet 1909, couronné le 21 juillet
1914 à Téhéran. En 1909, pour son instruction, fut créée
la classe impériale. L'école fut ouverte au jeune souverain
lui-même, au Valiadh (prince héritier), au frère consanguin
d' Ahmad Chah, à son oncle, et à une dizaine de jeunes
gens, tous fils de personnages importants des différentes
classes de la société persane. J'ai été désigné, sur la propo-
sition de Son Altesse le Régent, pour enseigner au jeune
Chah l'instruction civique et des éléments de droit admi-
nistratif et j'ai lutté de mon mieux contre les intrigues des
Chambellans germanophiles soutenus par tout le personnel
de l'Enderoun (Harem).
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 237
ont été réduits à l'extrême. Cette mission a cepen-
dant obtenu de véritables résultats en ce qui con-
cerne l'enseignementdudroitadministratif adapté1.
L'Allemagne a institué encore à Téhéran un
Hôpital impérial qui sert de réclame aux produits
pharmaceutiques allemands ; les soins y sont don-
nés par deux médecins militaires. Cet hôpital,
bien construit et administré, est très fré-
quenté et jouit d'une grande popularité. Il est
très soutenu par le Gouvernement persan ; de son
côté le Gouvernement allemand lui donne tout
l'appui matériel et toute l'assistance morale néces-
saire. Les cours de médecine organisés par le
Gouvernement français à Téhéran ne jouissent pas
d'un traitement aussi favorable; l'hôpital russe
est peu populaire. Quant à l'Angleterre, elle a
peut-être le tort de ne s'occuper en Perse ni
d'enseignement, ni d'assistance.
Pour mettre l'Iran en coupe réglée, suivant ses
méthodes ordinaires d'exploitation et de domina-
1 V. Comptes rendus des séances de l'Académie. Juin 1915.
Rapport de M. Lacour-Gayet, membre de l'Institut. En pré-
sence de ces résultats, le Gouvernement persan a envisagé
la création éventuelle d'une Ecole de droit à Téhéran. —
Espérons qu'elle sera française.
238 LA QUESTION PERSANE.
tion, l'Allemagne a fait étudier la Perse par ses
géographes, par ses prospecteurs et par ses finan-
ciers.
En 1910, la Perse était déjà devenue, du fait de
l'Allemagne, le théâtre d'une nouvelle question
internationale. A cette époque, les affaires de Perse
se trouvaient dominées par des difficultés finan-
cières qui empêchaient d'établir l'ordre dans ce
pays troublé et de créer les services publics dont
il a besoin1.
A ces difficultés, il était proposé de faire face
en attendant une réorganisation des impôts, par
un emprunt de 10 millions de livres, contracté
auprès de l'Angleterre et de la Russie. A vrai dire
le Medjliss (Parlement), très hostile envers l'étran-
ger, comme le sont tous les corps politiques de
l'Orient, restait défiant. Et le 9 avril 1910, le
gouvernement avisait les légations d'Angleterre et
Russie qu'il ne pouvait accepter cet emprunt,
étant donné les conditions que voulaient imposer
les deux puissances. Ces conditions, qui compre-
naient un droit d'option sur les futurs chemins de
fer, avaient pour but d'empêcher de dépenser sans
utilité les fonds de l'emprunt.
1 V. mon étude sur les Institutions financières de la Perse,
Paris, Leroux, 1915, et Revue du Monde musulman.
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 239
Lorsque le refus du prêt anglo-russe fut an-
noncé, on connaissait déjà et l'on commentait fort
le voyage fait en Perse par un représentant de Ja
Deutsche Bank. Le 30 mars en effet, la Gazette
de Voss publiait un télégramme, daté de Téhéran
et disant :
La présence ici d'un représentant de la Deutsche
Bank de Berlin et ses études, comme ses négociations
avec les autorités persanes, ont fait naître de grandes
espérances, d'après lesquelles le monde financier alle-
mand ne serait pas éloigné de l'idée de venir en aide
à l'État persan dans le besoin où il se trouve, si des
garanties adéquates étaient accordées.
Le délégué de la Deutsche Bank était M. Seyed
Ruette, fils d'un Allemand et d'une femme de
grande famille zanzibarite. Plusieurs de ces agents
allemands dans les pays islamiques ont des ori-
gines analogues.
Le voyage de M. Seyed Ruette avait d'autant
plus attiré l'attention, que personne n'ignorait les
liens qui unissent la Deutsche Bank à la Compagnie
du Bagdad Bahn. Dès l'année 1908, d'ailleurs, la
Deutsche Bank avait obtenu le droit d'ouvrir une
succursale à Téhéran, et si elle n'avait pas jugé
alors expédient d'en user immédiatement, elle en
avait du moins parlé de manière à planter un jalon
pour l'avenir. M. Seyed Ruette avait en outre reçu
240 LA QUESTION PERSANE.
mission de reconnaître la ligne Téhéran-Kanikin-
Kermanchah-Bagdad pour y établir un rameau
persan du Bagdad Bahn.
Ainsi s'affirmait le droit pour les Allemands
d'exploiter le champ d'activité que réserve la Perse.
La Gazette de Voss, dans une comparaison sugges-
tive, a rappelé à cette époque la politique de
l'Allemagne au Maroc.
De quel droit, a-t-elle écrit, l'Angleterre et la Russie
pourraient-elles empêcher un emprunt allemand en
Perse, s'il était réellement projeté? Le fait que la Russie
et la Grande-Bretagne ont convenu de considérer le
Nord et le Sud de la Perse, comme leurs sphères respec-
tives d'intérêt, ne saurait le moins du monde imposer
aux tierces puissances l'obligation de s'abstenir de
toute opération commerciale dans ces régions. Et même,
si on laissait passer cette monstrueuse prétention, la
partie centrale de la Perse reste libre, même d'après
l'accord anglo-russe.
La National Zeitung a montré, de son côté, la
nécessité, pour empêcher « l'Allemagne de reculer
de cinq siècles dans l'esprit des populations turques
et persanes », de ne pas permettre à l'Angleterre
de s'affirmer comme la puissance économique
prépondérante dans le golfe Persique. Elle ajou-
tait, après avoir présenté l'Allemagne comme la
protectrice de l'indépendance de la Perse menacée
LES MÉTHODES TURCO-GERMA NIQUES EN PERSE. 241
par la Russie, que cette puissance et l'Angleterre
« n'ont pas le moindre droit de considérer les
concessions de chemins de fer faites à d'autres
puissances comme un empiétement sur leurs
propres intérêts ». C'est tout à fait le langage que
nous avons entendu nous-mêmes au Maroc.
Dès le 29 mars 1909, la définition donnée par
M. de Bûlow des intérêts germaniques en Perse
avait autorisé et encouragé cette indépendance de
l'initiative privée allemande :
Notre situation en Perse ne s'est en rien modifiée.
Nous ne poursuivons dans ce pays aucune visée poli-
tique; nous nous y consacrons seulement aux tâches
économiques fixées par le traité de commerce que nous
avons conclu avec la Perse * et qui reste en dehors des
accords de tierces puissances auxquels nous n'avons pas
participé.
Ni en Angleterre ni en Russie, on ne s'est mon-
tré satisfait de l'entreprise de la Deutsche Bank. Le
Novoie Vremia a donné même un avertissement
général à la politique allemande en disant :
La diplomatie allemande met sans cesse en relief
sa loyauté, son amour pour la paix et le respect qu'elle
1 Traité du 11 juin 1873. V. le Recueil des Traités de
l'Empire fersan avec les pays étrangers, Téhéran, 1908, par
Motamem-el-Molk. V. également le Recueil des archives diplo-
m atiques de L. Renault.
Demor«ny. 16
242 LA QUESTION PERSANE.
a pour le droit de ses voisins. Nous pouvons donc
espérer qu'elle s'opposera aux menées de ses capita-
listes, cherchant à aviver les discordes politiques
régnant en Perse et dont souffrent les intérêts russes.
L'énergique résistance anglo-russe fit ajourner
l'entreprise dessinée en Perse par la Deutsche
Bank, entreprise à laquelle il serait bien naïf de
croire que la Chancellerie impériale soit restée
étrangère. L'Allemagne est d'ailleurs toujours
prête à maintenir ou à retirer discrètement sa
mise, selon l'aspect de la partie. Puis elle sait bien
qu'une puissance très forte, lorsqu'elle se rend
encombrante quelque part, acquiert des objets
d'échange et se fait payer son désistement.
En Perse comme ailleurs, les échecs ne rebutent
pas le Germain. Il a installé dans toutes les prin-
cipales villes de la Perse des succursales nom-
breuses ' de la Persische Teppische Geselischaft de
Téhéran, s'efforeant de détruire par l'introduction
de la camelote une des plus belles industries natio-
nales de l'Iran, celle des tapis. Un commis-voya-
geur allemand, le docteur Pujin2, répand à pro-
1 Le 1er février dernier, par ordre de l'autorité militaire,
les troupes russes ont occupé à Tauris la manufacture de
tapis allemands; les entrepôts de cette manufacture ont été
mis sous séquestre.
2 On attribue aux intrigues de ce commis-voyageur promu,
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 243
fusion dans le pays les couleurs d'aniline, les
alizarines, les érythrines, les hématoxylines, et
substitue de lourdes falsifications aux délicats
dessins et aux admirables tons des tapis persans1.
Un autre commis-voyageur, Schlutter, de la
maison de commission Undeutsch, de Brème,
inonde la Perse comme l'Amérique du Sud de
tous les produits de la Germanie. Les magnifiques
jardins et les somptueux bassins du Gulistan
impérial sont déshonorés par une quantité de petits
bonshommes de bois aux couleurs criardes, por-
tant des flambeaux ou des lanternes, disséminés
dans les bosquets et jusque sous les jets d'eau.
D'admirables et riches forêts occupent en Perse
les rivages de la mer Caspienne, dans les provinces
et régions de Toune-Kaboun, de Koudjour, de
Mazanderan et d'Astrabad. Il s'agit d'immenses
territoires boisés des plus belles essences, dont
l'exploitation intéresse à la fois l'avenir écono-
mique et l'avenir politique de la zone d'influence
russe. Il est bien certain, d'ailleurs, que la guerre
paraît-il, consul général d'Allemagne, le mouvement anti-
anglais qui a entraîné le bombardement de Bouchir et les
manifestations xénophobes du Tinguestan.
1 V. sur l'accaparement allemand de l'industrie des
produits chimiques, l'intéressant article de M. A. Stœling,
Bulletin n° 3 du Comité Michelet, Paris, 9 décembre 1914.
244 LA QUESTION PERSANE.
actuelle a déjà fait naître et fera naître encore sur
le marché des besoins nouveaux que les réserves
de bois de la Russie ne pourront satisfaire.
Les Austro-Hongrois n'ont pas attendu les évé-
nements de l'heure présente pour se rendre compte
de l'intérêt qu'il y aurait à s'emparer des forets
persanes. Du reste, chez eux aussi, les réserves
de la Croatie -Slavonie s'épuisent. Par divers
contrats, des hommes d'affaires et des spécialistes
de Vienne, soutenus par de hauts personnages de
la cour dûment intéressés, ont essayé d'arracher
aux propriétaires indigènes les grands terrains
boisés des rives persanes de la Caspienne. Mais
aucune exploitation n'a encore suivi, — les contrats
ont réservé des options et des préférences, qui ne
se sont pas réalisées et qui ont été reprises par un
protégé allemand, M. Stump1. Mais, M. Stump ne
disposait pas des moyens nécessaires pour com-
mencer l'exploitation.
Le 7 mai 1914, un sujet autrichien, M. Reichardt,
1 M. Stump avait la représentation du Saint-Synode pour
l'achat des cires vierges destinées au cuite russe. Un
groupe étranger aurait obtenu la fourniture de ces cires.
Naturellement, les maisons françaises ont été exclues et
cependant Madagascar et la Tunisie en produisent d'excel-
lentes et en grande quantité. Les cires des colonies alle-
mandes d'Afrique sont de qualité inférieure et ne répondent
pas aux besoins du Saint-Synode.
LES MÉTHODES TURGO-GERMANIQUES EN PERSE. 245
a obtenu l'assentiment de la Banque d'escompte
russe pour se faire céder par le prince Mohammed
Vali Khan Cépadhar Azam, le plus grand pro-
priétaire foncier de la Perse, possesseur des forêts
de la Caspienne, la totalité du bois de chêne
(plus d'un million d'arbres) susceptible d'être
exploité pendant cinquante ans sur ses pro-
priétés. Le contrat prévoit en outre, en faveur de
M. Reichardt, le droit de conclure avec le Cépadhar
d'autres contrats pour l'achat de toutes espèces
sur les mêmes terrains.
La Banque d'escompte russe à Téhéran s'est
bien fait rétrocéder par un acte du 25 mai 1 914
les droits du concessionnaire, mais sous réserve et
à la condition de conserver le sujet autrichien à la
tête et comme directeur de la future société d'étude
et d'exploitation. M. Reichardt en a profité pour
écarter énergiquement le concours des capitaux
français. Or M. Bark, ministre des Finances russe,
a déclaré, le 6 février dernier, que le marché russe
demeurera désormais fermé aux Austro-Allemands,
que la bataille économique sera contre eux sans
merci et que sur ce terrain comme sur le champ de
bataille, l'union et la solidarité des alliés seront
toujours plus étroites1.
1 J'ai saisi de ces deux intéressantes questions la commis-
246 LA QUESTION PERSANE.
Les importations allemandes (armes, automo-
biles, etc.) augmentent chaque année1. Les Alle-
mands ont même envoyé des ingénieurs, chargés de
préparer l'accaparement des moyens de transport
pour les voyageurs, les céréales et les colis postaux.
Le tableau général du commerce de la Perse
avec les pays étrangers pendant l'année Sitch-
kan-il (21 mars 1912-20 mars 1913) permet de
préciser l'étendue de ces progrès. Les comptes
spéciaux par pays de provenance et de destination
révèlent que les principaux clients et fournisseurs
de la Perse peuvent être classés dans l'ordre sui-
vant : la Russie, l'Angleterre, la Turquie, l'Alle-
magne, la France et l'Italie. Viennent ensuite l'Au-
triche-Hongrie, l'Oman, la Belgique, les États-
Unis, l'Afghanistan, la Chine, les Pays-Bas, l'Egypte
et la Suisse.
1° Le trafic russo-persan. — Le commerce
général russo-persan en Sitchkan-il a atteint
sion Méline, Barbier, etc., des relations commerciales franco-
russes. J'en ai saisi également l'adjoint de M. Raffalovitch,
correspondant de l'Institut : M. Apostol. V. Giraud, Le com-
merce extérieur de la Russie, Paris, 1915.
1 V. mon étude sur les Institutions financières de la Perse.
— Les détails qui suivent sont tirés du tableau général du
commerce de l'empire avec les pays étrangers (1912-1913)
publié par l'administration belge des douanes persanes.
Bruxelles, Etablissements généraux d'imprimerie, 1913.
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 247
628.857.900 krans1 avec une augmentation de
14 0/0 sur Tannée Tangouz-il. Ces chiffres mon-
trent que la Russie est le meilleur client de la
Perse et en même temps son plus important four-
nisseur. La valeur des marchandises vendues par
la Perse et la Russie représente en effet 69 0/0 du
total des exportations persanes, tandis que les im-
portations russes en Perse atteignent près de
58 0/0 de la valeur de tout le commerce d'im-
portation. Quant au trafic russo-persan, impor-
tations et exportations réunies, il représente
62,7 0/0 du commerce général extérieur de la
Perse.
Ces chiffres ne donnent pas toutefois une idée
exacte de l'importance des transactions russo-per-
sanes. Il est certain qu'une bonne partie des mar-
chandises voyageant sous l'étiquette russe sont de
provenance germanique. Il est non moins avéré
qu'une notable proportion des articles déclarés à
destination de la Russie, sont en réalité destinés
à d'autres pays plus éloignés; c'est le cas notam-
ment pour les fruits secs (les raisins de la région
d'Ourmiah) et pour les tapis. Même réduite ainsi,
l'énorme prépondérance du commerce russe reste
encore incontestable. Elle s'explique par la proxi-
1 La valeur moyenne du kran est évaluée à 0 fr. 4545.
248 LA QUESTION PERSANE.
mité des deux pays, les provinces les plus riches
de la Perse étant précisément celles qui sont voi-
sines de la Russie. Elle s'explique aussi par
diverses mesures prises par le Gouvernement
russe, comme la suppression du libre transit de
marchandises par le territoire russe (sauf en ce
qui concerne les colis postaux et le thé expédiés
par la voie Batoum-Bakou) et comme l'octroi de
ristournes importantes à l'exportation de nom-
breuses marchandises.
2° Le trafic anglo-persan. — Le trafic anglo-
persan présente un caractère différent. En effet,
tandis que la valeur des importations de Russie
en Perse est généralement égale à celle des expor-
tations de Perse en Russie, pour le trafic anglo-
persan la balance est nettement défavorable à la
Perse. Les importations anglaises sont générale-
ment de deux ou trois fois supérieures aux expor-
tations persanes à destination de l'Empire britan-
nique.
Cette situation s'explique par le fait que les pro-
vinces du Sud, celles qui sont en relations com-
merciales avec l'Angleterre et les Indes, sont les
plus pauvres et les moins peuplées de la Perse. Si
Ton ajoute aux céréales et aux dattes de l'Ara-
bistan les tapis de Kerman qui s'exportent par
Bender-Abbas, quelques gommes, les perles fines
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 249
de la côte de Lingah, l'opium et le tabac de Yezd
et de Kennan1, on a tout ce qui peut faire l'objet
d'un trafic entre les provinces méridionales de la
Perse et l'Empire britannique. On trouve, il est
vrai, dans le Sud, du plomb, du porphyre, du
cuivre, du nickel, de la houille, du bitume, du
fer, etc. ; mais ces richesses minières ne sont pas
encore exploitées.
Les importations de l'Empire britannique en
Perse, représentent en Sitchkan-il 25 0/0 du total
des importations persanes, tandis que les expor-
tations de la Perse vers l'Empire britannique ne
représentent que 13 0/0 du total des exportations
persanes.
Par rapport à l'année précédente, les importa-
tions britanniques ont diminué de 4 0/0.
3° Trafic turco-pp.rsan. — Si l'on s'en tient aux
chiffres donnés par les déclarations en douane, la
Turquie, en 1912-1913, occupe le troisième rang
pour l'importance des transactions commerciales
de la Perse avec les pays étrangers, en augmenta-
tion sur l'année précédente (1911-1912) de 9 0/0
pour les entrées, et de 0,11 0/0 pour les sorties.
1 Les statistiques de l'administration des douanes ne par-
lent pas du tabac de Chiraz, qui cependant donne lieu à un
important mouvement d'exportation. Il faut aussi men-
tionner les citrons et le jus de citron.
250 LA QUESTION PERSANE.
Toutefois, les réserves formulées sur l'impor-
tance réelle du trafic russo-persan sont plus
nécessaires encore en ce qui concerne le trafic
turco-persan. En effet, Constantinople sert de lieu
de transit pour de nombreuses marchandises de
provenance européenne à destination de la Perse,
et comme, avant d'être réexpédiées par la voie de
Trébizonde-Erzéroum, ces marchandises subis-
sent un changement d'emballage et qu'elles sont
accompagnées de factures délivrées par les com-
missionnaires de Constantinople, la douane per-
sane est forcée de les considérer comme marchan-
dises de provenance turque. C'est ainsi que les
tissus de coton, les teintures, les merceries enre-
gistrées comme provenant de Turquie sont en
réalité, pour la majeure partie, originaires d'Alle-
magne et d'Autriche-Hongrie, tandis qu'à l'ex-
portation, une partie considérable des tapis décla-
rés pour la Turquie sont en réalité simplement
déposés à Constantinople pour être, de là, réexpé-
diés dans tous les pa^s du monde, notamment en
Angleterre et aux États-Unis.
Si au lieu d'être une statistique d'échanges inter-
nationaux, la statistique persane était une statisti-
que de production et de consommation, la Turquie
n'occuperait pas le troisième rang, elle viendrait
après l'Allemagne, peut-être même après la France.
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 251
4° Trafic g ermano -persan. — L'Allemagne occupe
le quatrième rang dans la liste des pays qui entre-
tiennent avec la Perse des relations commerciales
suivies.
Son trafic a atteint, l'année dernière, 24.316.252
krans, dont 2.928.421 krans seulement pour les
exportations.
Les importations ont sur l'année précédente
augmenté de 4.761.437 krans. D'ailleurs, ainsi
qu'il a été dit à propos des relations commerciales
turco-persanes, le total des importations allemandes
doit être sensiblement augmenté à raison du fait
que de notables quantités de tissus de coton, de
tissus de laine pure, de tissus de laine mélangés
de coton, de teintures et de merceries, déclarés à
l'entrée en Perse comme originaires de Turquie,
proviennent d'Allemagne.
Aux exportations, il y a eu progression cons-
tante jusqu'en Tangouz-il, mais comme les
céréales de l'Arabistan formaient la part la plus
importante de ce trafic, les chifïres devaient inévi-
tablement être sujets à de grandes variations
suivant l'état des récoltes. Celles-ci ayant été défi-
citaires en Sitchkan-il, les exportations vers l'Al-
lemagne ont marqué une considérable dimi-
nution. Les chiffres de Sitchkan-il marquent
en effet, par rapport à ceux de l'année précé-
252 LA QUESTION PERSANE.
dente, une diminution de 1 .996.936 krans ou
68 0/0.
5° Trafic franco-persan. — La France, après
avoir longtemps occupé en Perse le quatrième
rang parmi les pays importateurs et exportateurs,
a été depuis quelques années dépassée par l'Al-
lemagne, en ce qui concerne les importations, et
par l'Italie, les États-Unis d'Amérique et la côte
d'Oman, en ce qui concerne les exportations.
Pour l'importation, cette régression est due en
très grande partie à la diminution des ventes du
sucre en pains. En effet, après avoir atteint
4.825.090 batmans1 pour une valeur de 17.770.597
krans en Yount-il (1906-1907), les importations
de ces marchandises sont tombées en Tangouz-il
à 1.449.076 batmans, pour une valeur de 4.688 494
krans. De même pour les tissus de soie pure, dont
les importations sont tombées de 18.375 batmans et
2.649 866 krans en Bars-il(1902-1903) et à 294 bat-
mans et 97.766 krans en Tangouz-il, à 305 bat-
mans et 106.083 krans en Sitchkan-il.
Au total, les importations ont atteint en Sitch-
kan-il 11.031.452 krans contre 11.489.145 krans
en Tangouz-il, présentant ainsi une diminution
de près de 4 0/0.
* Le batman vaut en moyenne 3 kilogrammes.
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 253
Quant au commerce d'exportation de la Perse
vers la France, il a subi au cours des dernières
années, une diminution relativement bien plus
considérable, de 12.244.022 krans de marchan-
dises en It-il (1910-1911) à 2.590.590 en Tan-
gouz-il et à 4.828.744 en Sitchkan-il.
Les causes de cette situation sont faciles
à expliquer, car la diminution ne porte que
sur un seul article, les cocons, et tout ce
qui a été perdu par la France a été gagné par
l'Italie.
6° Trafic italo -persan. — En Tangouz-il,
les importations d'Italie en Perse atteignaient
2.152.291 krans. En Sitchkan-il, elles se sont
élevées à 2.737.923 krans, accusant ainsi une
augmentation de 27 0/0.
Aux exportations, on constate, au contraire, une
diminution de près de 23 0/0, 10.382.742 à
8.003.720 krans.
Cette situation est due uniquement à la dimi-
nution de la production des cocons. Il y a lieu de
remarquer à ce sujet que l'Italie est devenue le
principal acheteur des cocons persans. Par une
série d'habiles mesures prises par le gouverne-
ment, les municipalités et les industriels italiens,
Milan est devenu au détriment de Marseille le
principal marché des cocons.
254 LA QUESTION PERSANE.
De cet exposé rapide du commerce de la Perse
avec les pays étrangers, il faut retenir ici qu'en
falsifiant les statistiques, les étiquettes et les indi-
cations de provenance, Turcs et Allemands s'ef-
forcent de s'emparer du marché iranien.
Ainsi on peut dire que tous les chiffres qui con-
cernent les provenances russe, anglaise et turque,
sont sujets à caution et que, parmi les marchan-
dises cataloguées sous une de ces trois étiquettes,
il s'en trouve une grande quantité qui proviennent
en réalité d'Allemagne et d'Autriche. Sont ainsi
attribués à la Russie et à l'Angleterre non seule-
ment des produits allemands simplement transi-
taires, mais ces mêmes produits, made in Ger-
many, admis sur leur territoire et revendus par
des négociants à la Perse ainsi que d'autres pro-
duits encore, qui, fabriqués en Russie et en Angle-
terre, l'ont été avec des matières premières venant
d'Allemagne et d'Autriche.
9
Le chemin de fer transpersan. — Toutes ces ten-
tatives d'exploitation et de domination économiques
ne sont que secondaires à côté de la « kolossalle »
entreprise du chemin de fer de Bagdad et de ses
LES MÉTHODES TURGO-GERMANIQUES EN PERSE. 255
annexes en Perse, combinée avec la création, depuis
1906, d'une ligne de navigation desservie par la
H amour 'g -America dans le golfe Persique, pour
préparer la pénétration allemande à la fois au
Nord-Ouest par Hanekin et au Sud par Bassorah et
Koweït.
Les derniers événements de la guerre nous
invitent à chercher une solution acceptable de la
question du chemin de fer de Bagdad. Cette œuvre
doit s'accomplir et s'accomplir avec notre con-
cours. La tractation russo-allemande de Potsdam
est désormais caduque et la Russie et l'Angleterre
doivent désirer notre collaboration. Notre gou-
vernement n'aura plus de raison de refuser des
autorisations nécessaires aux financiers attachés à
obtenir l'émission sur le marché français d'em-
prunts pour cette entreprise. C'est un fait dont il
convient de tenir compte en présence des influen-
ces qui ne manqueront pas d'exercer leur pres-
sion sur nos pouvoirs publics. Pour ne rien aban-
donner au moment voulu de la défense de nos
intérêts; pour mieux les sauvegarder même à l'ins-
tant décisif, il est donc nécessaire que prenant la
situation telle qu'elle sera, notre pays arrête une
politique en ce qui concerne le Bagdad et l'en-
semble des chemins de fer de l'ex-Empire ottoman.
Déjà nous avons à obtenir la restauration du
256 LA QUESTION PERSANE.
réseau français amputé du Nord de la Syrie. Mais
ce n'est pas assez; il faudra que les Français soient
appelés à la place à laquelle ils ont droit sur le
« réajustement » des projets de chemins de fer de
Turquie. Aux Allemands de restituer ce qu'ils ont
enlevé aux Français; nos amis et alliés doivent
agir sur ce point en accord complet avec nous. Il
importe que dans cette question notre gouverne-
ment s'inspire des intérêts permanents et tradi-
tionnels du pays et non pas de telle ou telle com-
binaison occulte qui donnerait lieu à un bénéfice
immédiat et temporaire de pure finance. 11 faudra
se garder d'autre part d'une politique de subordi-
nation autant que d'une politique de surenchère.
L'Allemagne ne manquera pas en effet d'essayer
à ce moment-là de disloquer le bloc russo-franco-
anglais qui s'est déjà constitué autrefois en face
de l'entreprise du Bagdad. Nos alliés ne devront
pas oublier la loyauté que nous avons gardée
pour la sauvegarde de leurs intérêts1.
Les négociations qui s'engageront au sujet du
chemin de fer de Bagdad et de l'Asie Mineure
toucheront à tout l'ensemble des rapports inter-
nationaux et elles auront les plus vastes et les
1 V. Questions diplomatiques et coloniales, 1er mars 1911.
La question du Bagdad après Potsdam, Robert de Caix.
LES MÉTHODES TURCOGERMANIQUES EN PERSE. 257
plus sérieuses répercussions sur la question de la
Perse.
La question des chemins de fer persans est
en effet intimement liée à celle du chemin de fer
de Bagdad. C'est en 1872 qu'il fut pour la pre-
mière fois question d'établir une voie ferrée entre
l'Europe et les Indes. Ce fut le plan d'un finan-
cier anglais, le baron Jules de Reuter, fondateur
de la grande agence d'informations télégraphi-
ques. La voie qu'il voulait construire devait relier
tout d'abord le littoral de la Caspienne à la capi-
tale Téhéran. Elle devait être ensuite poussée
jusqu'au golfe Persique, suivant un tracé à déter-
miner sur place par les ingénieurs. Ce projet
fit l'objet d'une concession accordée le 25 juillet
1872 par S. M. Nasr-ed-Dine Chah au baron de
Reuter. Le projet n'aboutit pas, Nasr-ed-Dine
Chah ayant révoqué sa concession.
C'est après cet échec que l'Angleterre se préoc-
cupa de relier les Indes avec l'Europe par une
ligne de chemin de fer allant du golfe Persique au
littoral méditerranéen. On retrouve la trace de
cette préoccupation dans certaines observations
présentées à la Chambre des communes posté-
rieurement à 1872. Le plan ne fut malheureuse-
ment pas poursuivi avec ténacité. Le Gouverne-
ment britannique avait pourtant la partie belle;
Dbmorgny. 17
258 LA QUESTION PERSANE.
il manqua de prévision et de continuité dans ses
visées. Ses fautes ont laissé le champ libre à
l'Allemagne qui cherche à récolter aujourd'hui
les fruits de l'entreprise.
De son côté, la Russie, dès 1874, obtint de Nasr-
ed-Dine Chah la concession d'un chemin de fer
de Djulfa sur l'Araxe à Tauris. En 4878, la
banque Alléon reçut à son tour un firman, l'au-
torisant à construire et à exploiter une voie ferrée
de Recht à Téhéran. Ces concessions n'eurent pas
de suite non plus.
En 1880, la Russie ferma le Caucase au transit
des marchandises européennes et s'assura en fait
le monopole des voies ferrées partant de la
Caspienne ou des frontières de l'Azerbaïdjan vers
le centre de la Perse. De 1889 à 1910, la Perse,
pour contracter des emprunts en Russie, s'engagea
à n'accorder aucune concession de voie ferrée
dans le Nord sans l'assentiment du Gouvernement
russe.
A partir de cette époque, la question des che-
mins de fer persans se présente sous trois aspects :
1° les chemins de fer de la zone russe; ,2° les
chemins de fer de la zone anglaise; 3° les projets
de transiranien. Sous ces trois aspects, elle a pro-
voqué les convoitises allemandes.
En 1912, conformément aux termes de l'adhé-
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 259
sion de la Perse à la convention anglo-russe de
1907, un gros emprunt de 150 millions de francs
fut demandé par le Gouvernement de Téhéran à
l'Angleterre et à la Russie. Les prêteurs se mon-
trèrent récalcitrants. Les garanties indiquées par
le trésorier général de la Perse furent soumises à
une critique sévère. On discuta avec le régent la
question de la réforme judiciaire, la possibilité et
le droit pour les étrangers d'acquérir des immeu-
bles et des droits immobiliers en Perse; l'acquisi-
tion de ces droits aurait pu être acceptée comme
garantie de l'emprunt projeté. Le régent fit
observer que la réforme de la justice, afin d'amé-
liorer la procédure et d'assurer l'exécution des
jugements, était doublement désirable et possible
et qu'il ne manquerait pas d'appeler toute la solli-
citude du Gouvernement persan sur la question.
Quant aux droits de propriété immobilière à
concéder aux étrangers, le régent fit remarquer
qu'un Européen, devenant propriétaire en Perse,
serait soustrait en sa qualité d'Européen au pouvoir
et à la juridiction du Gouvernement persan, non
seulement quant aux biens acquis, mais encore
quant au personnel employé sur la propriété
concédée. La question fut donc réservée et le Gou-
vernement persan, ainsi que le trésorier général
multiplièrent leurs démonstrations sur le crédit
260 LA QUESTION PERSANE.
réel et sur le crédit personnel du pays. Le 31 août
1912 et pour l'année 1912-1913, un nouvel état
de prévisions de recettes comprenant un maxi-
mum et un minimum fut établi par l'administra-
tion du Trésor :
Il résultait de ces prévisions qu'après l'emprunt
et le remboursement de toutes les dettes flottantes,
le gouvernement devait disposer encore d'un
excédent minimum de 125 millions de krans, ce
qui était largement suffisant pour assurer les
réformes urgentes pendant deux ans.
Les prêteurs persistèrent à trouver insuffisantes
les garanties offertes par le trésorier général. Ils
firent observer que là où il n'y a ni budget, ni
statistique, ni comptes, il est très difficile de se
faire une opinion sur la situation financière de
l'État.
Le Gouvernement de Téhéran ajourna donc son
projet de gros emprunt et en septembre 1912, il
adressa aux deux légations de Russie et d'Angle-
terre un mémorandum tendant à obtenir une
petite avance de 200.000 livres, dont la moitié
était demandée au Gouvernement britannique et
l'autre moitié au Gouvernement impérial de
Russie. A la suite de ce mémorandum, le Gouver-
nement de Petrograd fit connaître qu'il subor-
donnait toute avance nouvelle à la concession de
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 261
la ligne de chemin de fer Djulfa-Tauris-Ourmiah.
De son côté, le Gouvernement anglais fit étudier
par un syndicat la construction des chemins de
fer :
à) De Mohammerah ou Khor Moussa à Khorre-
mabadou Bouroudjird;
b) De Bender-Abbas à Kerman;
c) De Bender-Abbas à Ghiraz;
d) De Bender-Abbas à Mohammerah.
Les pourparlers furent longs et difficiles; la
question était en effet complexe, elle intéressait à
la fois la politique persane et la politique interna-
tionale. Les Persans ne voulaient pas que les
concessions de chemins de fer fussent demandées
comme conditions de l'avance de un million de
tomans qu'ils sollicitaient. Ils voulaient traiter la
question à part. D'autre part, au point de vue du
droit international, depuis 1912, l'accord russo-
anglo-persan a consacré, comme on l'a vu, l'éta-
blissement de zones d'influence et l'adhésion de la
Perse à l'accord anglo-russe de 1907. Or, les lignes
de chemins de fer du projet anglais s'étendaient
jusqu'à Bouroudjird qui est situé dans la zone
économique russe et pénétraient dans la zone
neutre de Bender-Abbas à Chiraz et de Bender-
Abbas à Mohammerah. De là, de graves difficultés
possibles.
262 LA QUESTION PERSANE.
En troisième lieu, il était aussi fortement ques-
tion d'un grand chemin de fer transpersan. Ce
sont les articles 1 et 2 de l'arrangement de 1907
concernant la Perse qui ont ouvert la porte aux
projets de voie ferrée. — Sur ce terrain, la rivalité
anglo-russe savamment entretenue par le Gou-
vernement persan a été exploitée avec habileté
par l'Allemagne. — Sur ce terrain aussi, les inté-
rêts de la France ont été subordonnés jusqu'ici
aux combinaisons occultes de quelques groupes
financiers. — En 1910, au mois de novembre, un
groupe de financiers, d'hommes politiques russes et
de représentants des principales industries engagea
des pourparlers à Londres et à Berlin pour consti-
tuer une société internationale en vue de la cons-
truction d'un chemin de fer du Caucase au Belou-
chistan. — La compagnie devait être internationale
et la ligne devait suivre la route la plus directe de
Calais à Calcutta. On accueillerait avec plaisir la
participation de groupes français, allemands et
autres 1. — Interrogé à Londres en décembre
1910 par un représentant de l'agence Reuter,
M. Timiriazef, un des membres du groupe russe, a
fait les déclarations suivantes :
1 Un consortium de nos grandes banques a été constitué
pour étudier le Transpersan sous la présidence de M. Rain-
dre, ancien ambassadeur.
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 263
La sympathie avec laquelle l'idée d'un transpersan a
été accueillie en Angleterre et en Russie est grande-
ment satisfaisante. Cette démonstration de sympathie
est en elle-même importante, mais je crois que ce pro-
jet est un de ceux pour lesquels la hâte n'est pas néces-
saire — je dirai même nuisible. Le temps n'est pas venu
d'en discuter les détails. Il faut attendre. Il semble peu
probcble que les ministres anglais puissent s'occuper
de cette question avant février prochain au plus tôt.
Si le projet est approuvé dans ses grandes lignes par
l'opinion publique et si éventuellement on reçoit des
assurances précises des gouvernements intéressés, la
première chose à faire sera de constituer un comité
chargé d'étudier la question en détail. Le projet en vue
est conparable aux canaux de Panama et de Suez, ou
au Transsibérien, mais comme il a été imaginé après
de patents et honnêtes efforts, je ne pense pas que
l'argen; nécessaire fasse défaut. Mais il est prématuré
de parer finances. Il ne serait pas suffisant d'avoir un
groupement purement anglo-russe et je ne vois pas
pourqioi la France, l'Allemagne et d'autres puissances
ne seraient pas intéressées. C'est seulement après la
formaion d'un comité et un examen détaillé des ques-
tions oie l'on pourrait dire si le moment est venu de
forme] nécessairement une grande compagnie interna-
tionale
Des renseignements, forcément approximatifs,
ont éé publiés sur la longueur et le coût de ce
nouveiu transiranien. Du Caucase à la vallée de
l'Indu, il y a environ 1.600 milles; les dépenses
264 LA QUESTION PERSANE.
ont été évaluées à 21 millions de livres sterling et
le temps nécessaire à la construction a été estimé
à quatre ans. La durée du trajet de Londres à
Bombay ne sera plus que de sept jours — la dis-
tance entre ces deux villes est de 5.700 milles —
et le prix du billet de 1.000 francs, 2 0/0 moins
cher que par Brindisi. Les sections construites
dans la zone d'influence anglaise et russe seront
sous le contrôle exclusif de chacun de ces pays;
le tronçon persan serait établi et surveillé par
une compagnie internationale. Tant qu'au tracé,
le colonel A. C. Yate, qui a servi pendant long-
temps à la frontière nord-ouest de l'Inde et qui
connaît par conséquent la partie du pays où le
transpersan doit se joindre au réseau indien, en
a donné un projet détaillé à une récente réunion
de la Central Asian Society de Londres. La nou-
velle ligne partirait de Bakou, longerait les lords
de la Caspienne jusqu'à Recht, suivrait la vallée
du Sefid-Roud, traverserait les monts Elbmrz,
passerait à Kazvin, gagnerait de là lspahanj soit
par Hamadan, soit par Téhéran, pour se eonti-
nuer par Yezd et Kirman jusqu'aux chemus de
fer nord-ouest de l'Inde.
Dans une lettre ouverte à l'éditeur de la levue
anglaise « Le Spectator » le colonel Yate indiquait le
développement auquel était appelé le transpersan.
LES MÉTHODES TURCO -GERMANIQUES EN PERSE. 265
Un aussi grand chemin de fer, écrivait-il, doit évi-
demment avoir des embranchements. Le plus impor-
tant — et celui qu'en échange d'autres concessions, la
Russie aurait promis à l'Allemagne à Potsdam — est
Téhéran, Hamadan, Kermanchah, Khanikin, destiné
à rejoindre un jour venu le Bagdad allemand. Puis un
autre irait de Téhéran à Meched par Askabad, d'où par
le Transcaspien, il aboutirait à Krasnovodsk, encer-
clant ainsi tous les bords sud de la Caspienne.
Les Anglais enfin ne devront pas oublier —
selon le colonel1 — qu'étant maîtres de l'Inde, ils
doivent y conserver des forces suffisantes et des
communications avec les principaux ports du
golfe Persique, Pasni et Chahbar entre autres.
Le colonel Yate terminait ainsi sa lettre2 :
Depuis soixante-dix ans, les cerveaux européens ont
médité sur cette entreprise de chemin de fer indo-
européen. La politique et l'argent, la rivalité et la
jalousie internationales ont toujours été de plus
grands obstacles que la montagne, le désert et les
fleuves. Je me hasarde à penser que toutes ces diffi-
cultés sont sur le point d'être surmontées et que dans
dix ou onze ans d'ici, le Caucase et la vallée de l'Indus,
1 V. Questions diplomatiques et coloniales, 16 avril 1911.
M. Sauvé, Le Transiranien.
2 Rapprocher ce passage de la lettre du colonel Yate des
réflexions de Jaurès sur l'entreprise des chemins de fer
d'Asie.
266 LA QUESTION PERSANE.
la Méditerranée et le golfe Persique seront unis par
des voies de fer; si le contrôle de ces lignes est juste-
ment départagé entre Bretons. Slaves et Teutons, les
intérêts de tous, y compris ceux de la Turquie et de la
Perse, seront assurés sans que soit troublée la paix de
l'Europe ou de l'Asie.
Dans une autre lettre au Times, le même
colonel Yate écrivait sur les projets élaborés pen-
dant ces soixante dernières années pour la commu-
nication directe par chemin de fer entre l'Europe
et les Indes :
Quand nous jetons un regard sur ces projets qui se
sont traduits en lignes fantaisistes du canal de Suez et
du golfe Persique au sud, à la Caspienne et à l'Hin-
doukoush au nord, on ne peut que regarder avec le
plus vif intérêt le développement du dernier né. Il pro-
met d'être un rival sérieux à la ligne allemande Scutari-
Bagdad.
-o'
Tel n'a pas été l'avis cependant de certains
industriels russes qui, dans une réunion tenue le
23 novembre 1910 à Moscou, ont prétendu que le
transpersan favoriserait la concurrence anglaise
et que, avec la promesse de raccordement avec le
Bagdad, la marchandise allemande amenée par
les rails russes, tuerait non seulement les béné-
fices russes, mais supplanterait complètement les
LES MÉTHODES TURCO-GERMAMQUES EN PERSE. 267
produits de l'industrie moscovite. En réalité, les
industriels russes devront surtout lutter avec l'ha-
bileté si grande du commis-voyageur allemand,
qui étudie les marchés coloniaux avec son infati-
gable énergie, toujours prête à se mouler aux
exigences de l'acheteur, pour lui insinuer triom-
phalement la vogue du Mode in Germany.
Quoi qu'il en soit, le Times, au lendemain de
l'annonce du projet russe du tiansiranien écri-
vait :
La coopération des capitaux anglais et russes, sous
les communs auspices des gouvernements réciproques,
constitue en même temps qu'une preuve tangible de
bon vouloir envers la Perse, une garantie nouvelle pour
la sécurité et la prospérité de l'empire des Chahs. Tôt
ou tard également, la ligne devra être rattachée à tra-
vers la Perse occidentale au chemin de fer de Bagdad,
et là encore pourront être trouvées l'occasion et la base
d'un arrangement amical avec l'Allemagne.
Venant après l'entrevue de Potsdam, cette phrase
du grand journal anglais valait d'être citée. De
son côté, le Novoie Vremia trouvait un autre argu-
ment en faveur de la construction d'un trans-
persan, à savoir que ce chemin de fer aurait pour
effet d'améliorer les relations entre la Russie et
l'Allemagne.
268 LA QUESTION PERSANE.
Tant que nous tiendrons entre nos mains, disait-il,
une section de l'artère qui transportera une partie des
produits allemands, nous ne nous heurterons pas à une
opposition décidée de l'Allemagne en Extrême-Orient,
ni dans une partie quelconque de l'Orient. Il deviendra
impossible de s'avancer contre nous, revêtu d'une
armure éclatante, car ce serait la dislocation immédiate
de toute l'industrie allemande.
Enfin si la Russie, l'Angleterre et les autres
puissances européennes doivent tirer du trans-
persan des bénéfices matériels et réciproques, la
Perse elle-même y trouvera de grands avantages.
Il n'est personne en ce pays, déclarait le ministre de
Perse à Paris, S. E. Samad-Khan-Momtazos-Saltaneh,
à un représentant du New-York Herald, qui ne com-
prenne la valeur économique, nationale, et si je puis
dire, éducatrice de ces instruments si indispensables à
tout peuple qui aspire au progrès. L'absence de moyens
adéquats de communication dans toute la Perse est un
des plus sérieux obstacles au maintien de l'ordre et à
l'établissement d'un système convenable de gouverne-
ment. La Perse ne sera ni stable, ni prospère jusqu'au
jour où l'influence civilisatrice des chemins de fer y
aura été introduite.
L'Empire iranien, dont l'isolement au point de
vue des communications internationales est presque
complet, doit sortir de cet isolement. La France
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 269
doit être intéressée au même titre que les autres
puissances de liberté à l'ouverture du transiranien
qui fera du plateau de l'Iran le lieu de passage
préféré des hommes d'Europe se rendant aux
Indes. Par la Perse en effet, passe le chemin le
plus direct qui va de Londres, de Vienne, de
Paris, de Berlin et de Petrograd au golfe Persique
et dans le bassin de l'Indus et du Gange. C'est
sur le territoire persan que se trouve le point de
convergence et de concentration des lignes trans-
caucasienne, transcaspienne et transpersane qui
mettront en communication par une ligne inin-
terrompue l'Europe et l'Asie.
Sur le terrain politique, exploiter la rivalité
anglo-russe contre la Perse elle-même, destinée
à servir un jour ou l'autre de victime pour faciliter
les règlements futurs, est le jeu tout indiqué de la
duplicité germanique.
L'Allemagne, tout en déclarant s'abstenir de
toute ingérence politique dans les affaires inté-
rieures de la Perse, a tenté de prendre tour à tour
à son service et d'exciter contre la Russie les partis
constitutionnel et dynastique qui se disputent le
gouvernement du pays.
270 LA QUESTION PERSANE.
Au mois d'août 1910, en pleine révolution per-
sane, la presse russe, notamment le Novoie Vremia,
a eu l'occasion de critiquer vivement le rôle du
ministre d'Allemagne à Téhéran, le comte de
Quadt, qui, « par hasard », avait été conduit à
prendre le parti de la révolution et des chefs
rebelles, notamment du fameux Sattar Khan,
contre le gouvernement absolu de Mohammed Ali
Chah.
Depuis et tout récemment encore, de nombreuses
interventions allemandes se sont manifestées dans
la politique intérieure de la Perse. C'est la fur or
consularis du consul général allemand de Bouchir
qui prend à tâche de compromettre les gouver-
neurs généraux qui se succèdent dans la province
du Fars. C'est la création d'un consulat général
allemand à Tauris, dont le titulaire, un certain
Litten, s'est efforcé, à peine installé, d'intervenir
de la manière la plus agressive, au moment où
la Russie a obtenu la concession du chemin de
fer Djulfa-Tauris, sous le prétexte que cette
concession apportait des entraves aux ingé-
nieurs allemands des mines dans leurs travaux
de prospection de la région. Ce sont les agisse-
ments du commis -voyageur « Doctor » Pujin1 à
i Le 9 février 1914, le Gouvernement du Chah a refusé
LES METHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE.
271
Ispahan : il avait pris à ferme les propriétés de
quelques persans d'Ispahan; de son côté, le prince
Zil-os-Soltan, grand-oncle du Chah actuel, avait
donné ses terres à ferme au représentant de la
Banque russe clans la même ville. De vifs incidents
furent provoqués entre les paysans des deux con-
cessions : le commis-voyageur Pujin en fut l'insti-
gateur, soutenu par la légation d'Allemagne, qui
eut le cynisme d'intervenir, pour réclamer ensuite
une enquête par la légation de Russie.
Dans le Sud, des attachés militaires allemands
suivent et accompagnent les officiers de la mission
de gendarmerie suédoise chargés d'organiser la
police des routes, multipliant les obstacles et les
intrigues sur leur passage. Ils s'efforcent de
détruire l'œuvre de la gendarmerie en provoquant
le désordre, pour rendre les Suédois suspects à la
fois au Gouvernement persan qui les emploie ainsi
qu'aux Russes et aux Anglais1.
Le plus regrettable, c'est que dans ces régions,
Yexequatur à ce commis-voyageur que Stamboul et Berlin
avaient choisi comme consul à Ispahan.
* Le 25 janvier dernier, le correspondant du Temps à
Petrograd a annoncé que les instructeurs suédois avaient
reçu l'ordre de rentrer en Suède. Il s'agit en réalité du rappel
des officiers de l'armée active : la mission militaire suédoise
continue sous la direction d'officiers de réserve.
272 LA QUESTION PERSANE.
comme à Téhéran même, la louche politique de
l'Allemagne a réussi à rallier des partisans impor-
tants.
La stratégie de la diplomatie allemande pour-
suit en Perse ses manœuvres traditionnelles :
inquiéter, désunir et affaiblir en fomentant des
troubles et des menées séparatistes. Au mois d'oc-
tobre 1914, Salar-ed-Dowley et Choa-es-Saltaneh,
frères du souverain déchu, en rébellion ouverte
contre le Gouvernement constitutionnel persan,
bénéficient officiellement de la protection du Gou-
vernement de Berlin. Ils deviennent les plus uti-
les instruments des intrigues et des ambitions
germaniques. Choa-es-Saltaneh, venant de Petro-
grad à Londres, est transporté de la frontière
russo-allemande à Bruxelles dans des automobiles
de luxe de l'armée du Kaiser, qui lui promet en
outre les mêmes faveurs pour son retour triomphal
à Téhéran et qui l'accompagne de ses recomman-
dations particulières.
Mais la restauration de l'autocratie en Perse pré-
sente peu de chances de succès. Le lernovembre,1 91 4,
le troisième parlement de la Perse a rouvert ses por-
tes et S. M. Ahmad-Chah a saisi cette occasion pour
proclamer la neutralité de son royaume. Aussitôt la
légation d'Allemagne et l'ambassade de Turquie à
Téhéran annoncent bruyamment que ce succès du
LES MÉTHODES TURCOGERMAMQUES EN PERSE. 273
régime constitutionnel leur est dû exclusivement.
Le 23 décembre une dépêche de Constantinople
répandue par le bureau de la presse de Vienne,
fait connaître qu'une mission dirigée par le prince
Vassilitchikoffa été envoyée de Petrograd à Odessa
dans le but d'informer l'ex-Chah Mohammed- Al i-
Mirza que s'il veut rentrer en Perse, pour tra-
vailler à la création d'un mouvement d'opinion
contre le régime actuel, la Russie l'aidera à
remonter sur le trône.
Le 24 décembre, une bombe destinée à détruire
les ministres russe, français, belge et anglais fait
explosion à Téhéran, mais le coup rate et la
bombe tue l'un des associés du complot organisé
par une bande germano-turque. La Légation alle-
mande ne se décourage pas, elle enrôle un millier
de bandits à raison de 90 francs par mois et leur
distribue des armes. Ceux-ci s'empressent de
vendre fusils et cartouches et de s'enfuir.
Au surplus, l'Allemagne se livre à l'heure
actuelle à une propagande effrénée dans toute la
Perse. Les Légations austro-allemandes et l'ambas-
sade ottomane sont transformées en salles de con-
férences et agences de fausses nouvelles. Le recul
des Russes est savamment exploité par le groupe
germanophile. Ces partisans de la barbarie font
DïMORGNY. 18
274 LA QUESTION PERSANE.
entrevoir aux autres Persans un avenir de grande
puissance pour leur pays. Des volontaires sont
engagés et armés; toute une garde consulaire com-
posée de Turcs et de Kurdes initiés au « pas de
Foie » par des instructeurs ottomans et germains
est affectée au service des deux Légations allemande
et autrichienne et de l'ambassade turque.
Il s'agit de parodier la brigade des cosaques per-
sans instruits à la russe et la garde des cipayes pré-
posés au service de la Légation britannique à
Téhéran. En même temps, les intrigues turco-ger-
maniques redoublent d'activité; les postes consu-
laires allemands sont multipliés dans toute la
Perse; le nombre des agents diplomatiques de
Berlin est considérablement augmenté dans tous
les centres de Tlran. Certaine presse du pays
retentit des interviews sensationnelles du prince
de Reuss, ministre d'Allemagne, et du comte
Logothetti, ministre de Vienne à Téhéran. Elle est
encombrée des avis et des proclamations de l'am-
bassade ottomane.
Voici un extrait de ces interviews publié en
langue persane dans la Nouvelle Époque de
Téhéran, n° 31 du 26 avril 49151 :
1 Ces interviews ont été renouvelées le 7 septembre 1915
dans le même journal.
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 275
I. — Interview du ministre d'Allemagne.
S. A. S. Prince Henri XXXI de Reuss, ministre de
l'empire d'Allemagne à Téhéran, a déjà fait un séjour
d'une année et demie dans notre capitale. Le prince,
après avoir représenté S. M. l'empereur d'Allemagne au
couronnement de S. M. le Chah le 21 juillet dernier, a
pris un congé de quelques mois. Son Altesse est récem-
ment revenue en Perse par la voie de Bagdad.
Le prince est connu dans le milieu diplomatique
comme un homme aimable et de bon sens. Il a bien
voulu recevoir notre directeur à la Légation d'Alle-
magne à Téhéran et lui faire le meilleur accueil.
Tout d'abord Son Altesse a exprimé toute sa grati-
tude pour la manière dont il a été reçu depuis la fron-
tière persane, jusqu'à Téhéran. Pendant son séjour en
Europe, le prince n'est pas resté inactif; il a exposé
comment il a collaboré aux œuvres de la Croix-Rouge,
au milieu même des troupes, en Belgique et dans le
nord de la France. Son Altesse a pu séjourner dans les
pays conquis et se rendre personnellement compte que
les habitants de ces pays sont très contents de leur
situation actuelle. Ils ne considèrent pas les Allemands
comme des étrangers, mais bien au contraire, ils ne
laissent passer aucune occasion de manifester leurs
bons sentiments à l'égard des blessés allemands dans
les hôpitaux.
276 LA QUESTION PERSANE.
S. M. l'empereur d'Allemagne a donné audience au
prince de Reuss en France à Hirson. L'empereur était
en automobile, et Sa Majesté a parlé avec beaucoup de
bienveillance au prince de Reuss de la situation de la
Perse. Le prince a été heureux de voir que Sa Majesté
n'avait pas oublié notre pays, au milieu des événements
tragiques qui l'absorbent pourtant. D'ailleurs l'em-
pereur a manifesté au prince un intérêt sincère et une
grande sollicitude à l'égard de notre Souverain et du
peuple persan.
On a raconté, — ajouta Son Altesse, — que les
vivres sont devenus rares en Allemagne; ces bruits
sont tout à fait fantaisistes. Cette question n'est même
pas envisagée à Berlin.
11 est vrai que le Gouvernement allemand a pris à
sa charge la distribution du blé et de certaines autres
denrées. Mais cette mesure a pour but d'empêcher l'ac-
caparement et d'éviter la cherté des vivres. Le prince a
pu constater lui-même que l'Allemagne est si bien
approvisionnée que si la guerre devait durer plusieurs
années, le peuple n'aurait aucunement à souffrir pour
son ravitaillement.
C'est comme pour l'argent et le numéraire. S. A. le
prince de Reuss a été frappée de l'abondance qui règne
dans son pays. Il se l'explique par la raison bien
simple que le commerce étant arrêté de tous côtés,
l'argent reste dans le pays et s'emploie pour les besoins
intérieurs. Les ressources en numéraire ont été telles,
a dit le prince, que les banques ont elles-mêmes solli-
cité l'honneur de faire des avances au Gouvernement de
Berlin. Au surplus, — a-t-il ajouté, — vous savez avec
quelle facilité l'emprunt allemand a été couvert.
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 277
Notre directeur a demandé à Son Altesse son
opinion sur la neutralité de la Perse.
Le prince Henri XXXI de Reuss a répondu que les
États belligérants avaient le devoir de respecter cette
neutralité et qu'ils ne devaient pas profiter de la fai-
blesse de la Perse pour l'exploiter à leur profit. Or, a
fait remarquer Son Altesse, l'arrestation du consul
d'Allemagne à Bouchir et les tentatives faites pour
arrêter celui de Tebriz sont autant d'atteintes à la neu-
tralité de la Perse; d'autant plus que, comme chacun le
sait, M. Litten, le consul d'Allemagne à Tauris a dû
demander asile à la colonie américaine, tandis que
M. Leistmann, consul de Bouchir, a été purement et
simplement arrêté par les Anglais, sans autre forme de
procès, sous le prétexte d'intrigues contre les alliés. Si
les Anglais, ajouta le prince, se croient autorisés à agir
de la sorte dans un pays neutre, pourquoi n'empêchent-
ils pas de leur côté leurs consuls de se livrer sur tous
les points de la Perse à une campagne ouverte d'exci-
tation contre l'Allemagne, l'Autriche et la Turquie? —
Nul n'ignore en effet les intrigues du consul de la
Grande-Bretagne à Kermanchah, ses démarches auprès
des tribus et l'argent qu'il leur prodigue1.
1 Des représailles n'ont pas tardé à être exercées de part
et d'autre : le 27 août 1915, le vice-consul d'Allemagne,
Schœnemann à la tête d'une bande armée a attaqué au point
du jour à Kengavar les consuls de Russie et d'Angleterre,
dont les escortes ont engagé une fusillade avec la bande. —
Les consuls ont dû se replier à Hamadan. Le 2 septembre,
le consul général de Grande-Bretagne à Ispahan, M. Gra-
278 LA QUESTION PERSANE.
Son Altesse a exprimé encore la douloureuse sur-
prise qu'il a éprouvée à Téhéran en présence des
menées russo-anglaises pour provoquer un coup d'État
à Téhéran. Le prince a été d'autant plus étonné qu'une
bonne partie de ces tentatives provenaient des agisse-
ments d'un représentant de la libérale Angleterre, qui,
en Perse, est intervenue pour l'établissement et pour le
maintien du régime constitutionnel.
Ce qu'il y a de particulièrement remarquable, ajouta
Son Altesse, c'est qu'il a été question pour les Russes
hame, a été attaqué au moment où il revenait de sa prome-
nade quotidienne; il a été blessé légèrement. Un soldat
indien de son escorte a été tué.
On attribue le meurtre récent de M. de Kaver, vice-consul
de Russie à Ispahan, ainsi que les récentes attaques faites
contre Bouchir par des tribus à l'instigation de l'Allemagne,
au fait que le Gouvernement persan n'a pas su remplir son
devoir de neutre.
Le consul allemand à Kermanchah exerce l'autorité mili-
taire dans cette province. Le prince de Reuss a déclaré en
effet qu'il avait besoin de Kermanchah comme de la seule
voie par laquelle il pouvait communiquer avec la Turquie
et Berlin.
De leur côté, les Russes ont envoyé au Caucase le consul
turc de Recht convaincu d'espionnage et d'agitation dans la
région.
Cependant les intrigues turco-allemandes devenant de
plus en plus audacieuses dans la région d'Ispahan et cer-
taine presse locale redoublant d'insolence à l'égard des
alliés, la colonie européenne a dû se réfugier à Téhéran le
24 septembre 1915. On dit que cet exode a vivement impres-
sionné les Persans qui redoutent, et non sans raison, les
conséquences de ce lamentable état de choses (octobre 1915).
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 279
et pour les Anglais de suspendre le Parlement, de sup-
primer la liberté de la Presse, etc.
De l'avis du prince de Reuss, le cabinet qui en Perse,
veut gouverner, doit posséder la confiance de S. M. le
Chah et celle de la Nation. C'est pourquoi le gouverne-
ment actuel dirigé par le prince Eined Dowley lui
paraît être le gouvernement fort qui convient à la
Perse.
Un grand nombre de personnes ont demandé au
prince de Reuss ce que doivent être l'attitude et la con-
duite de la Perse à l'avenir. On connaît déjà la réponse
de Son Altesse : le Gouvernement de Berlin n'a jamais
poursuivi la réalisation d'agrandissements territoriaux
dans le pays, et tous ses efforts ont tendu au dévelop-
pement des relations économiques entre la Perse et
l'Allemagne. Il s'est appliqué à éviter toute interven-
tion directe ou indirecte dans les affaires du pays.
Le prince a ajouté que tous en Perse doivent savoir
que les sentiments allemands à l'égard de la noble
nation persane et de son Souverain ont toujours été
sincèrement désintéressés. L'Allemagne, a conclu Son
Altesse, est bien résolue à conserver ces mêmes senti-
ments. Elle fait les vœux les plus ardents pour que le
Gouvernement impérial de Téhéran puisse réussir à
faire respecter sa neutralité et pour que la Perse, main-
tenue dans sa dignité de nation existante, puisse
retrouver au milieu des puissances d'aujourd'hui son
ancien rang et tout le prestige de son glorieux passé.
280 LA QUESTION PERSANE.
II. — Interview du ministre
cTA utriche-Hongrie.
« La Nouvelle Époque » de Téhéran continue par
l'interview du ministre d'Autriche-Hongrie.
Le ministre d'Autriche-Hongrie, S. E. comte Logo-
thetti, a fait un séjour de deux années à Téhéran. II
vient de rentrer de congé. Le comte parle le persan,
l'arabe et le turc. Il connaît les trois capitales musul-
manes : Gonstantinople, Le Caire et Téhéran. Ses sym-
pathies pour l'Islam sont connues et Son Excellence n'a
jamais laissé passer l'occasion d'encourager les divers
éléments musulmans à sceller leur union.
Le comte Logothetti a bien voulu recevoir notre
directeur. Avec la grande amabilité qui la caractérise,
S. E. a d'abord exprimé la joie de son retour dans notre
pays au milieu de ses amis persans.
Faisant allusion au calme qui règne en Perse, alors
que l'Europe est en feu, le comte a souhaité que ce
calme continuât. C'est facile à son avis. Le Gouverne-
ment de Téhéran ayant proclamé la neutralité du pays,
n'a qu'à faire respecter et durer cette neutralité.
Au surplus S. E. estime que les incursions turques à
Kermanchah n'ont que l'importance d'un incident de
frontière et que le Gouvernement persan saura bien
arrêter ces incursions et obliger les troupes turques à
rentrer chez elles.
Au contraire, les questions relatives à T Azerbaïdjan
et à l'Arabistan lui apparaissent sous un autre aspect.
Le ministre se rallie sur ces points à la récente déclara-
LES MÉTHODES TURCO-GERMAMQUES EN PERSE. 281
tion du Gouvernement de Stamboul, d'après laquelle
les troupes turques n'ont eu pour but, en pénétrant
dans ces régions, que d'occuper des points stratégiques
contre les incursions des armées russes. L'arrivée des
Turcs ne cache aucun mauvais dessein contre la Perse
et les Iraniens, confiants dans les bonnes intentions de
leurs frères musulmans, ne doivent pas craindre les
visées ottomanes sur le territoire persan.
Le comte Logothetti préconise l'union de l'Islam
comme le seul moyen de préserver les pays musulmans
pendant la crise mondiale actuelle. Il cite comme
exemple l'union actuelle des divers éléments ethniques
qui composent l'Autriche-Hongrie. Ces éléments parais-
saient irréductibles avant la guerre. Ils ont cependant
oublié tous leurs différends depuis. Persans et Musul
mans doivent en faire autant.
La devise de l'empire austro-hongrois est contenue
dans ces mots latins : Viribus Unitis. Elle signifie :
Soyons unis. Pendant la paix elle fut difficile à réa-
liser, mais la guerre a fait l'Union Sacrée. S. E. a
cité encore cette parole du poète persan : « L'ennemi
peut devenir une cause de bonheur, si Dieu le veut ».
Elle a ajouté que ce sont les ennemis qui ont fait
l'union entre les Austro-Hongrois : c'est ainsi que les
Hongrois arborent le drapeau autrichien noir et jaune;
qu'ils chantent en allemand leur hymne national et
qu'ils ont déchiré leur ancienne marche hongroise
Kossuth, au son de laquelle ils réclamaient la sépara-
tion de l'Autriche et de la Hongrie. De même, mainte-
nant, les Allemands entonnent leurs chants guerriers
en langue slave et les Slaves chantent en allemand.
Voilà les services que nous ont rendus les ennemis! —
282
LA QUESTION PERSANE.
s'est écrié le comte Logothetti. Et S. E. a terminé en
conseillant aux Persans de faire l'union entre eux et
avec les autres Musulmans; de maintenir dans leur
pays une neutralité réelle et non fictive. A ces deux
seules conditions, la Perse pourra revivre son glorieux
passé et faire bonne figure dans le concert des États
d'aujourd'hui.
III. — Déclaration de V Ambassade de Turquie
à Téhéran (extrait).
Certains hommes dont on connaît l'état d'âme et qui
ont reçu des encouragements directs ou indirects, ont
exploité à leur profit les récents événements qui vien-
nent de se produire à Kermanchah.
La déclaration faite par l'Ambassade ottomane le
15 avril 1915 et publiée dans toute la presse de Téhéran
a réduit ces mauvais calculs à néant.
D'après cette déclaration, nos frères persans doivent
bien comprendre que les Turcs n'ont d'autres soucis
que de sauvegarder la paix, le prestige, la puissance et
l'indépendance de la Perse. Les frontières turco-per-
sanes sont celles qui ont été fixées d'un commun accord
par les commissions compétentes nommées par les deux
États voisins. Le Gouvernement turc n'a pas l'intention
de s'approprier la moindre parcelle (pas même la
largeur de la main) du territoire persan.
Des assurances formelles ont été données en ce sens
par le Gouvernement de Stamboul dès le commence-
ment de la guerre au Gouvernement de Téhéran.
Les gouvernements et les ambassadeurs turcs qui se
LES MÉTHODES TURCO-GERMANIQUES EN PERSE. 283
sont succédé depuis, n'ont pas manqué de renouveler
ces assurances de la façon la plus officielle.
Que la noble Nation persane le sache bien, ce sont
ceux qui cherchent à lui faire croire le contraire, qui
sont ses véritables ennemis.
Toute cette propagande prend d'autant mieux
auprès de certains groupes, que les agences di-
plomatiques allemandes ajoutent à la cynique
complainte du prince de Reuss les insinuations
les plus perfides et les plus viles contre les alliés.
De notre côté nous ne ripostons guère, le
ministre de la République est seul et désire être
seul à Téhéran. Tout le personnel de la Légation
a été mobilisé. Il en est de même des profes-
seurs, des jurisconsultes et médecins français qui
ont été envoyés en mission dans le pays et qui ont
été mis au service du Gouvernement persan.
Alors que partout on s'efforce d'assurer l'envoi
de missions de propagande et d'action dans tous
les pays où nous avons des intérêts matériels et
moraux à conserver et à développer, ces missions
sont laissées à l'abandon en Perse. Et cepen-
dant n'aurait-il pas mieux valu utiliser davan-
tage dans ce pays si bien préparé « nos muni-
tions morales »? Les sympathies françaises en
Perse s'étonnent de l'abandon où nous les lais-
sons quand elles subissent l'assaut répété et
284 LA QUESTION PERSANE.
tenace des influences germaniques. Il eût été
préférable d'en\oyer dans le pays pendant la
guerre beaucoup de Français éminents par les
sciences, par les lettres et par les arts. Ils auraient
fait passer un peu de l'âme vibrante de la France
dans les cœurs irrésolus des Persans1.
La Perse et la guerre.
La Turquie devait évidemment suivre l'exemple
de l'Allemagne.
Au mois d'octobre dernier, le Gouvernement de
Stamboul exerça les provocations que l'on sait à
l'égard des puissances de la Triple Entente : deux
contre-torpilleurs et le croiseur turc Hamidieh,
commandés par des officiers allemands, se livrè-
rent dans la nuit du 28 au 29 à diverses attaques
contre les ports russes de la mer Noire et contre
un paquebot français.
Aussitôt après et dès le 4 novembre, les menées
turco-allemandes se firent plus vivement sentir en
Perse. Allemands et Turcs entreprirent une vigou-
1 V. Séance de la Chambre des députés. Paris, 3 novembre
1915. — Interpellation Bokanowski.
LA PERSE ET LA GUERRE. 285
reuse campagne russophobe. Les muftis essayèrent
de décider le clergé persan à proclamer la guerre
sainte l contre nos alliés russes et anglais. Des tribus
1 La guerre sainte « made in germany » suivant l'expres-
sion du grand orientaliste hollandais, M. Snouck Hurgronje,
se ressent des méthodes allemandes qui consistent à mettre
sur le front, en avant des troupes, des otages et d'innocentes
victimes. — Seulement ici, les otages sont remplacés par
des emblèmes religieux.
La Gazette de Voss a publié en effet le 7 octobre 1915
l'information suivante :
« Le sultan a fait don, paraît-il, au corps d'invasion turc
sur la frontière persane de Fépée d'Hassan et de l'étendard
d'Abbas. Ces deux imans étant révérés par les Persans
chiites, ceux-ci ne peuvent tirer sur leurs emblèmes sacrés,
ni prolonger une résistance désormais sacrilège ».
L'iman Hossein, dont la Gazette de Voss écrit impropre-
ment le nom et qu'elle appelle Hassan, est le fils de l'iman
Ali et le petit-fils du prophète. Ali est le grand saint révéré
des Persans et Hossein, son fils, a été assassiné par les sun-
nites turcs, qui l'ont dépossédé de son khalifat au profit
d'Abou-Bekr, l'usurpateur. C'est l'origine des guerres reli-
gieuses entre sunnites et chiïtes, entre Turcs et Persans. Au
début de la guerre actuelle, le sanctuaire d'Hossein, en terre
ottomane, a été profané par les Turcs. Ces brigands sacri-
lèges sont, de plus, des ignorants; il n'y a plus, en effet,
d'épée d'Hossein. Le glaive à deux pointes dont il s'agit est
l'arme de l'iman-khalife Ali lui-même. Ce glaive est transmis
de père en fils jusqu'au douzième iman et sera ceint par ce
douzième iman quand il viendra juger les hommes après
« la Grande Absence ».
Quant à l'iman Abbas, il n'a jamais existé : un fils cadet
du khalife Ali a bien porté ce nom, mais il s'est contenté
286 LA QUESTION PERSANE.
kurdes entamèrent des hostilités contre les troupes
russes; des fedais répandirent des proclamations
invitant la population à se soulever. Au surplus,
la Turquie a peut-être vu là un moyen de régler à
d'être le porte-étendard de son frère Hossein. Cet étendard
ne constitue pas un emblème religieux.
Mais ce que les Turcs possèdent vraiment, c'est le poi-
gnard de « Chimr », le sanglant et abominable tyran, qui de
douze coups de son arme assassina l'iman Hossein, dont la
haute intelligence et la grande morale étaient universelle-
ment réputées et renommées au delà même des frontières de
l'islamisme. — L'arme du crime est digne des musées tra-
giques de Stamboul où elle a été soigneusement conservée.
Quel singulier retour de l'histoire des khalifes usurpateurs
redonne aujourd'hui cette lueur sinistre au poignard de
Chimr qui frappa l'iman Hossein chéri des Persans ! — Par
quelle aberration les Turcs obstrués de « Kultur » ont-ils été
amenés à penser que les Persans chiïtes ont oublié leur his-
toire? Comment peuvent-ils se figurer que des emblèmes de
camelote allemande les empêcheront de défendre leurs terres
et leurs croyances contre les hordes turco-allemandes ?
Que les sunnites se souviennent : — L'iman Ali lui-même
a déjà déjoué ces cyniques manœuvres. Lors de la guerre
sainte de Mahravan (Arabie Heureuse], les Turcs Ommeyades,
ennemis acharnés et mortels du grand saint iranien, ayant
flairé la défaite, eurent la pensée d'attacher des exemplaires
du Coran à la hampe de leurs lances. « Si le khalife Ali nous
attaque quand même, disaient-ils, nous l'accuserons de
sacrilège devant le peuple ». Ali n'hésita pas. Il était le vrai
khalife; il était lui-même le « Coran vivant ». La ruse gros-
sière des sunnites ne pouvait l'empêcher d'accomplir la
mission qu'il avait reçue du ciel. La défaite des Turcs est
restée célèbre.
LA PERSE ET LA GUERRE. 287
son profit la question de la frontière turco-persane.
J'ai dit en effet que cette question était restée en
litige depuis 1869. Ce n'est qu'à la fin de 1913 que
des notes anglo-russes, adressées aux Gouverne-
ments turc et persan les 8 août et 27 octobre, abou-
tirent à l'accord du 17 novembre. Aux termes de
cet accord, la nouvelle frontière turco-persane vers
le nord est très favorable à la Perse1. Celle-ci con-
serve tous les territoires contestés de Bariga, Tor-
guever, Decht, Morguever, Vahuu et Zerivan. Il
est entendu que le Gouvernement persan aura
recours aux bons offices de l'Angleterre et de la
Russie pour arriver à un arrangement satisfaisant
en ce qui concerne les tribus migratrices sur la
frontière turco-persane du district du Zohrab2.
Vers le Sud, aux termes du même traité, la navi-
gation est internationale sur les eaux du Cbatt El-
Arab; Mohammerah reste sous la juridiction de la
Perse et le Cheikb de cette région conserve la pos-
session de ses biens fonciers sur le territoire turc.
1 « Grâce à cette délimitation » — a dit M. Goremykine,
président du Conseil des ministres, à la réouverture de la
Douma, le 9 février dernier, — « nous avons conservé à la
Perse un territoire litigieux de près de 20.000 verstes carrées
qu'un parti turc avait envahi ».
2 II ne faudra oublier cette intervention au moment du
règlement des comptes.
288 LA QUESTION PERSANE.
Une commission composée de délégués turcs, per-
sans, russes et anglais devait se réunir le 15 dé-
cembre 1913 à Mohammerah pour délimiter de
façon précise la ligne de démarcation de la nou-
velle frontière et pour assurer l'exécution de l'ac-
cord turco-persan du 17 novembre1.
11 s'agissait donc de faire comprendre à la Perse
que « pour un chiffon de papier » Enver Pacha
n'allait pas contrarier les mesures stratégiques de
l'Allemagne. Dès le 8 novembre, les Turcs lancèrent
une partie des forces confiées à Liman Von San-
ders et à Chukri Pacha dans l'Azerbaïdjan persan,
vers le lac d'Ourmiah. En même temps, les troupes
de Djemal Pacha attaquèrent sur les rives du
Chatt El-Arab les troupes anglo-indiennes qui se
trouvaient à la tête du golfe Persique, pour y assurer
la sauvegarde des intérêts anglais. Le 15 novembre,
une dépêche de Constantinople annonça « qu'une
longue délibération avait lieu à Stamboul entre le
grand vizir et l'ambassadeur de Perse et qu'Enver
Pacha avait assisté à la conversation ».
Le grand vizir, s'e (forçant de convaincre l'am-
bassadeur de la nécessité d'une collaboration mili-
taire étroite entre la Perse et la Turquie, dit que
1 Les délégués russes et anglais auront là une mission
bien intéressante après la guerre.
LA. PERSE ET LA GUERRE. 289
« le Gouvernement de Téhéran ne devait pas hésiter
un seul instant ». Enver Pacha prenant ensuite la
parole, s'écria :
Aujourd'hui ou jamais! C'est le moment unique et
particulièrement favorable pour la Perse de se libérer
de la protection russe et anglaise, si périlleuse pour
l'indépendance de l'Iran 1 !
Les 24 et 25 novembre 1914, on a signalé de nou-
velles incursions turques dans la province persane
de l'Azerbaïdjan et du côté du golfe Persique sur le
territoire du Cheikh de Mohammerah. De son côté,
le Gouvernement persan ne restait pas inactif; le
5 novembre, la Légation de Perse à Petrograd déclara
qu'il n'existait aucune alliance entre Téhéran et
Constantinople. Le 21 du même mois, S. M. le
Chah fit notifier au Gouvernement de la Répu-
blique française sa ferme résolution de rester
neutre dans le conflit actuel. Le 22 décembre,
Téhéran renouvela à Petrograd l'assurance de
son entière et absolue neutralité ; le Gouvernement
persan affirma de nouveau qu'il n'existait aucune
alliance entre la Turquie et la Perse.
Le 3 janvier 1915, de nouvelles déprédations
ayant été commises par les bandes turques au sud
1 Le même appel a été adressé par la Turquie à la Perse
après les traités turco-buigare et germano-bulgare de 1915.
DsMOsaNY. 19
290 LA QUESTION PERSANE.
du lacd'Ourmiah,le Gouvernement du Chah remit
à l'ambassadeur de Turquie une note le prévenant
que si les désordres continuaient dans la région,
la Perse renoncerait à sa neutralité et qu'elle
ferait marcher ses tribus armées contre les Turcs.
La question de la neutralité de la Perse est déli-
cate. Il était facile de prévoir, en effet, que les
Allemands et les Turcs s'efforceraient de mettre le
Gouvernement persan, qui ne dispose pas de forces
suffisantes1, non seulement dans l'impossibilité de
remplir consciencieusement ses obligations poli-
tiques vis-à-vis de l'Angleterre et de la Russie, mais
encore dans l'impossibilité de garder la stricte
neutralité proclamée le l9r novembre 1914 par le
Gouvernement du Chah :
Dieu est souverain. Nous, Sultan Ahmed Chah,
Empereur et fils d'Empereur de Perse :
En considération des hostilités malheureusement
1 Les chiffres « officiels » des effectifs de l'armée persane
donnés par le correspondant du Temps le 19 janvier 1915,
ne figurent que sur le papier. L'armée persane ne comprend
que la brigade de cosaques organisée et instruite par des
officiers russes et les troupes de gendarmerie gouvernemen-
tale, instruites et dirigées par les officiers de la mission sué-
doise. Quant aux tribus armées, elles sont le plus souvent
indépendantes du Gouvernement de Téhéran ou en guerre
avec lui (V. sur les tribus de la Perse, mon étude dans les
n08 22 et 23 de mars et juin 1913 de la Revue du Monde
musulman).
LA PERSE ET LA GUERRE. 291
commencées en ce moment en Europe ; envisageant le
voisinage de nos frontières du théâtre de la guerre;
vu les rapports d'amitié existant heureusement entre
nous et les puissances belligérantes ; — pour faire con-
naître à notre peuple nos intentions sacrées de sauve-
garder ces bons rapports avec les États en guerre,
ordonnons à S. À. Mustofi-El-Mamalek, notre illustre
président du conseil et ministre de l'Intérieur1, de
porter ce décret impérial à la connaissance de tous les
gouverneurs généraux, généraux et fonctionnaires de
notre Empire et de les informer que notre gouverne-
ment, dans les circonstances actuelles, a adopte la
plus stricte neutralité. Il sera publié en outre que nous
avons décidé de maintenir, comme par le passé, nos
relations amicales avec les pays belligérants. Par con-
séquent, il est rappelé aux fonctionnaires de notre
gouvernement qu'il est de leur devoir de ne faire quoi
que ce soit sur terre et sur mer ni pour ni contre les
États belligérants. Il leur est enjoint de ne leur fournir
ni armes ni munitions. Ils devront éviter de prendre
parti pour les uns ou pour les autres des pays en guerre
et seront tenus de faire respecter la plus stricte neutra-
lité de la Perse. Nous nous réservons d'ordonner l'exé-
cution d'autres mesures que notre gouvernement juge-
rait nécessaire de nous proposer encore et qui seraient
de nature à assurer le maintien de notre neutralité et
de nos bons rapports avec tous les pays.
i Mustofi-El-Mamalek présidait le nouveau cabinet persan
de septembre 1915, dont les membres subirent l'ascendant
des influences religieuses et teutonnes contre les puissances
de la quadruple Entente.
292 LA QUESTION PERSANE.
Cependant des troupes russes occupaientcertaines
villes de l'Azerbaïdjan1 pour y maintenir l'ordre
et la sécurité. L'ambassadeur de Turquie à Téhéran
promit que son gouvernement reconnaîtrait et res-
pecterait la neutralité de la Perse si les Persans ne
donnaient pas passage aux troupes russes. Les Per-
sans sont gens de ressource. Aux Russes, ils dirent :
« Comment voulez-vous que les Turcs et les Alle-
mands croient à notre neutralité, puisque vos trou-
pes sont dans notre province de l'Azerbaïdjan sur
la frontière turque? » Aux Turcs, ils répondirent
que leurs incursions continuelles sur le territoire
persan était la véritable cause de l'occupation russe.
Le dilemme devenait embarrassant. En atten-
dant de le résoudre, les hostilités prirent de part
et d'autre le caractère d'une guerre de partisans.
Les tribus migratrices kurdes qui parcourent les
régions de la frontière turco-persane sont en
grande partie sunnites. Les Turcs y recrutèrent
de nombreux adhérents à leur cause. Chuja ed
Dowley, ancien gouverneur général de la province
de l'Azerbaïdjan, qui disposait d'une certaine auto-
rité et d'une réelle influence sur les tribus,
marcha contre les Turcs avec ses partisans. Le
16 janvier 1915, Chuja-ed-Dowley, qui avait placé
1 V. p. 147 et suiv.
LA PERSE ET LA GUERRE. 293
1.500 hommes dans le fort de Miandoab, et
1.200 hommes dans un autre fort, engagea lui-
même le combat contre les Turcs avec 400 cavaliers
d'élite, mais, blessé, il s'enfuit à Tauris et à Djulfa
et de là se réfugia à Tiflis. Cela permit aux Turcs et
à l'agence Wolf de publier de fausses nouvelles sur
de prétendues défaites russes dans l'Azerbaïdjan.
A Tiflis, Chuja-ed-Dowley1 a affirmé avoir en
sa possession les preuves que l'or allemand avait
servi à acheter le clergé et les fonctionnaires pro-
vinciaux, ce qui avait permis aux Turcs d'entrer
assez facilement dans l'Azerbaïdjan par Miandoab
et Maraga et d'y commettre quelques atrocités. Les
gouverneurs de Saouj-Boulak et de Maraga furent
en effet fusillés; un Arménien et deux sujets russes
furent brûlés vifs.
La possibilité d'une entrée des Turcs dans l'Azer-
baïdjan en cas de guerre avec la Russie avait été
depuis longtemps prévue à Petrograd. Mais l'état-
major général de l'armée russe du Caucase, dési-
rant de son côté prouver qu'il voulait respecter la
neutralité de la Perse, fit retirer ses troupes de
Tauris vers le Nord,del'Ararat à Djulfa surl'Araxe.
Surpris par cette décision, le Gouvernement
turc, mis en demeure d'évacuer l'Azerbaïdjan et
1 Ce Chuja-ed-Dowley est mort récemment en juillet 1915.
294 LA QUESTION PERSANE.
son chef-lieu Tauris, atermoya et posa des condi-
tions. Il demanda, entre autres choses, que le Gou-
vernement persan fît envoyer dans cette province
les troupes dont il disposait (?) afin d'y maintenir
l'ordre. Il demanda une garantie que les Russes
ne l'occuperaient pas après le départ des troupes
turques. En outre, une tradition constante veut
que l'héritier du trône des Chahs réside à Tauris
(Tehriz) et qu'il gouverne la province d'Azer-
baïdjan. 11 y a plus d'un an déjà, au moment où
les grands prêtres et le Gouvernement de Téhéran
fixaient la date du couronnement de S. M. Ahmad
Chah au 21 juillet 1914, il avait été décidé que
S. A. I. le Valiadh (prince héritier), Mohammed-
Hassan-Mirza, prendrait à la même date posses-
sion effective de son apanage. Les Turcs exigèrent
l'exécution de cette décision.
Le 31 janvier 1915, le général Tchernozoubof
rentra à Tauris après les brillantes victoires russes
de Savalan. Les généraux turcs s'enfuirent dans
la direction de Maragha, suivis par le consul d'Al-
lemagne Litten et par Rahib Bey, consul de
Turquie. Avant de quitter Tauris, le dit Litten fit
habiller des soldats turcs avec des uniformes
russes et ces bons musulmans, pour ameuter les
populations contre nos alliés, incendièrent et
détruisirent plusieurs mosquées et sanctuaires.
LA PERSE ET LA GUERRE. 295
Depuis, les intrigues suscitées par les Alle-
mands et les Turcs ont réveillé les éléments anar-
chiques dans le pays. On connaît les incidents de
Kermanchah : Reouf Bey commandant des forces
turques, fait fusiller trois chefs de la tribu persane
des Kerendj sur la frontière ottomane, qui avaient
refusé de favoriser l'invasion turque en Perse.
Les Kerenj se soulèvent, d'autres tribus voisines
se joignent à eux, le mouvement s'étend jusqu'à
la ville de Kermanchah, dont la population se
révolte contre les Turcs (août 1915).
2.000 Russes sont à Kasvin. Il y en a plu-
sieurs centaines à Recht et à Enzeli. On signale
également beaucoup de troupes russes sur la fron-
tière du Turkestan et dans le Khoraçan. Par
contre, les officiers allemands et les soldats autri-
chiens sont nombreux, on en compte plus de 400 à
Ispahan, où des terroristes menacent de mort les
fonctionnaires des banques et des consulats russe
et anglais d'Ispahan Le 12 septembre 1915, des
Russes, des Français et quelques Anglais, for-
mant une caravane de 200 personnes, sont partis
pour Téhéran, avec une escorte de 24 hommes1.
Le gérant du consulat russe et le directeur de
la Banque russe ont traversé la ville avec le chef
1 V. page 278, la note.
296 LA QUESTION PERSANE.
de la gendarmerie, le major Chilander, dans sa
calèche. La route était gardée par de fortes pa-
trouilles et les terrasses des maisons étaient occu-
pées par des gendarmes pour prévenir les attentats.
Le télégraphe anglais a annoncé qu'il cessait de
recevoir les télégrammes privés.
A Chiraz, le vice-consul d'Angleterre qui avait été
l'objet d'un attentat a succombé à ses blessures1.
Il n'y a plus de zones d'influences, Russes et
Anglais passent maintenant les uns chez les autres
pour donner la chasse aux Allemands. 300 cosaques
viennent de quitter Meched à la poursuite de
4 officiers allemands et de 83 Bakhtyaris partis
dernièrement de cette ville se dirigeant vers
l'Afghanistan qu'ils veulent soulever. Le 5 sep-
tembre 1915, 10.000 Mohmanas ont pris part
au combat qui a eu lieu, le 5 septembre, près de
Hafiz-Kor, frontière d'Afghanistan.
L'ennemi, qui a montré une grande audace,
a été repoussé sur tous les points avec de grandes
pertes ; du côté des troupes anglaises, on compte
12 tués, 56 blessés et 2 manquants; pour les troupes
indiennes, les pertes ont été de 4 tués et 31 blessés.
Une note communiquée à la presse anglaise
indique qu'il n'y a pas un mot de vrai dans le
1 10 septembre 1915.
LA PERSE ET LA GUERRE. 297
rapport allemand envoyé par radiotélégramme,
d'après lequel les Anglais auraient perdu plus de
2.000 hommes, en essayant de s'emparer de Bouchir.
Comme suite au meurtre de deux officiers
anglais le 12 juillet, près de Bouchir, par des
tribus, parmi lesquelles se trouvaient des Alle-
mands, les Anglais ont occupé Bouchir le 8 août,
sans opposition.
Cependant, en novembre 1915, le bruit s'est
répandu qu'un accord spécial était intervenu
entre la Perse, l'Allemagne et la Turquie. Le
ministre de Russie à Téhéran fit aussitôt connaître
au Gouvernement du Chah que si ce bruit rece-
vait confirmation, les conventions anglo-russo-
persanes de 1907 et de 1912, basées sur le prin-
cipe de la conservation de l'intégralité et de l'in-
dépendance de la Perse, n'auraient incessamment
plus aucun effet1.
Le ministre russe ajouta que cette déclaration
s'adressait non seulement au cabinet actuel, mais
à tout Gouvernement persan, qui s'aviserait de lier
le sort du pays avec celui des ennemis de la Russie
et de l'Angleterre.
1 V. p. 128, la note 2.
298
LA QUESTION PERSANE.
Cet acte d'énergie fut survi d'effets : au Medjliss,
Ja plupart des députés exprimèrent le vœu qu'un
règlement amiable intervînt pour les relations
russo-persanes. Entre temps, les troupes russes
s'avancèrent à 65 verstes de Téhéran et les léga-
tions d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie firent
transporter leurs archives à la légation des États-
Unis. Les partisans indigènes des Turco-Germains
accompagnés de leurs leaders : Souleiman-Mirza
et Suleiman-Khan se retirèrent par petits groupes
discrets.
Le Chah et son gouvernement se préparèrent à
gagner Ispahan, dans le cas, où la Russie ne juge-
rait pas satisfaisantes les propositions de la Perse.
Le Gouvernement russe insista secondé par le
Gouvernement anglais. Les ministres de Russie
et d'Angleterre déclarèrent au Gouvernement
persan qu'ils considéraient toutes les négociations
comme inutiles sans des mesures énergiques
contre la propagande turco-germanique.
En même temps, la légation de Russie publia
un manifeste au peuple persan disant que, vu
l'inutilité des mesures prises contre l'or séducteur
allemand et contre les agents provocateurs turco-
germaniques, la Russie avait pris la résolution
de mettre fin à ces agissements pour le bien des
rapports cordiaux existant entre les deux pays.
LA PERSE ET LA GUERRE. 299
L'appel priait les Persans de croire que les troupes
russes n'agiraient pas contre eux, leurs familles
ou leurs biens, mais qu'elles seraient uniquement
chargées de la défense de la population paisible
et qu'elles paieraient tout ce qu'elles prendraient.
Une note du 16 novembre 1915 précisa les
intentions du Gouvernement russe :
En réalité, le cabinet persan n'a aucune autre
réponse à nous donner que des actes. Nous avons de-
mandé aux dirigeants de mettre un terme à l'anarchie
qui règne dans l'Iran du fait des menées turco-alle-
mandes et qui ne sont pas sans menacer nos intérêts.
Nous avons expressément ajouté que si le Gouverne-
ment persan n'était pas en état de le faire, nous nous
en chargerions nous-mêmes sans qu'il fût dans nos
intentions, bien entendu, de porter atteinte à la souve-
raineté du Chah. Nous attendrons donc que le Gouver-
nement persan prenne les décisions qu'il doit prendre
sans tarder. S'il fait montre de bonne volonté et par-
vient à rétablir l'ordre dans le pays, nous sommes tout
prêts à causer avec lui de la façon la plus bienveil-
lante. Dans le cas contraire, nous prendrons, et sans
faiblesse, toutes les mesures que nous dictent nos inté-
rêts et le prestige de la Russie et de l'Angleterre.
Cette note plus énergique encore parut rappeler
à plus de réserve les agitateurs turco-allemands.
On pouvait attendre ainsi du Gouvernement persan
300 LA QUESTION PERSANE.
qu'il procédât à l'internement des provocateurs
notoires, au désarmement des fedais comme à
l'interdiction aux Mollahs de prêcher l'agitation
contre la Russie et l'Angleterre.
Après en avoir délibéré avec le Conseil des
ministres, le Chah reçut les ministres de Russie et
d'Angleterre, et se borna à leur faire connaître
qu'il renonçait à quitter Téhéran. Suivant la tra-
dition, il affirma ouvertement son amitié pour les
deux puissances voisines et ne leur dissimula pas
que les Allemands avaient fait de grands efforts pour
pousser la Perse dans une guerre contre la Russie.
Le Gouvernement persan promit en outre qu'il
satisferait autant que possible à toutes les exi-
gences russes tendant au rétablissement du calme
en Perse et à la cessation des menées turco-alle-
mandes. Le prince Ein ed Dowley et Farman-
Farma * furent appelés à faire partie du nouveau
cabinet. Les légations de Perse démentirent la
nouvelle d'après laquelle le Gouvernement de
Téhéran aurait congédié ses fonctionnaires belges
des douanes et des postes et les aurait remplacés
par des Allemands.
Le 17 novembre, l'ambassadeur de Turquie et
1 V. p. 158. Ce Farman-Farma est le même qui s'était fait
remarquer jusqu'ici par ses menées et ses intrigues contre la
France, l'Angleterre et la Russie. — Ce sontlà choses persanes.
LA PERSE ET LA GUERRE. 301
les ministres d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie
quittèrent la capitale persane et le mouvement
vers Téhéran des troupes russes cantonnées à
Kasvin eut pour résultat de faire prendre la fuite à
un grand nombre d'Allemands, de Turcs et d'Au-
trichiens qui avaient été armés par leurs légations.
On eut bientôt l'assurance d'ailleurs que les
troupes russes n'entreraient pas à Téhéran et le
sous-secrétaire d'État anglais aux Affaires étran-
gères put répondre à la Chambre des Communes
que « des assurances formelles avaient été données
au Gouvernement persan des intentions pacifiques
des troupes russes, qui avaient pour seule tâche
d'assurer la protection des colonies étrangères en
cas de besoin ».
Le 20 novembre, le Gouvernement de Téhéran
lança dans toutes les provinces une circulaire télé-
graphique annonçant à la population et au clergé
la décision du Chah de ne pas quitter la capitale à
la suite du rétablissement des relations sincères et
amicales avec la Russie. Le ministre d'Allemagne
partit pour Ispahan.
On pouvait donc espérer au mois de novembre
1915 que l'énergique intervention de la Russie
(tempérée et modérée par l'Angleterre) produirait
à Téhéran l'effet que l'on peut toujours attendre
en Orient des manifestations de la force.
302 LA QUESTION PERSANE.
Malheureusement, le 28 novembre 1915, la
pénurie du Trésor persan fournit aux Allemands
une occasion qu'ils ont su saisir avec leur promp-
titude habituelle de décision. La gendarmerie per-
sane, organisée par des officiers suédois, ne tou-
chait pas sa solde. — Le Prince de Reuss, ministre
de Guillaume II qui avait installé à Koum son
« Comité de la lutte pour l'Islam » s'est empressé
d'engager à son service la seule force à peu près
régulière dont disposait l'Empire. Des. officiers
suédois, désavoués d'ailleurs par le gouvernement
de Stockholm, ont accompagné leurs hommes et ont
abandonné le Chah. Ils ont attaqué Hamadan où
ils sont entrés sans difficultés et Chiraz où ils se
sont emparés du consul britannique, du directeur
des télégraphes européens et du personnel de la
banque anglaise. — L'encaisse de cette banque a
servi à rémunérer leurs exploits.
Le Chah et ses ministres se trouvèrent débordés
et Je gouvernement de Téhéran fut désemparé.
D'autre part, à Berlin, le ministre de Perse se
livra à des écarts de langage. Hassan Gouli Khan
s'exprima de telle sorte qu'il laissa entendre que si
les Allemands arrivaient à constituer un bloc avec
l'Orient, la Perse serait naturellement toute dis-
posée à s'y joindre.
Aussitôt les Russes estimèrent qu'il était temps
LA PERSE ET LA 0 LIERRE.
303
d'opposer la force à la violence contre les plans
germano-turcs. L'Angleterre exprima l'avis, au
contraire, que les exploits de la gendarmerie se
réduisaient à des actes de brigandage.
L'Allemagne va-t-elle encore profiter de ces
conflits d'intérêts? En attendant, elle étend l'anar-
chie sur tout le territoire de l'Iran dans le but
d'inquiéter les Russes du côté du Caucase et les
Anglais dans la région du Tigre et du golfe Per-
sique.
Les troubles de Perse font partie du programme
oriental des empires germaniques. Dans cette
guerre, dont le théâtre s'agrandit sans cesse, tandis
que les Allemands cherchent à assurer leurs com-
munications avec Constantinople par une de leurs
plus dures campagnes d'hiver, l'armée anglaise,
marchant du golfe Persique sur Bagdad, s'efforce
d'anéantir le noyau d'une future Allemagne en
Mésopotamie, une des grandes pensées du règne
de Guillaume II. Une bataille chaudement dis-
putée est engagée entre Turcs et Anglais dans les
environs d'Amara et de Bagdad. La campagne
prendra certainement à un moment donné une
importance considérable; elle aura un très grand
retentissement.
Du côté russe, le 1 0 décembre 1 915, à mi-chemin
de Téhéran et Hamadan, les troupes du Tzar ont
304 LA QUESTION PERSANE.
battu un détachement tureo-allemand, composé
de quelques milliers de gendarmes persans révoltés
et de bandes armées d'artillerie et de mitrailleuses.
— Les consuls d'Allemagne et de Turquie se sont
enfuis d'Hamadan.
Malgré cela, les Allemands, bien loin de se
décourager, poursuivent leurs audacieuses menées.
Il y a lieu de remarquer que le comité de défense
nationale qu'ils ont créé est déjà assez puissant
pour mobiliser des effectifs capables de se mesurer
avec les troupes régulières russes.
Mais l'Angleterre ne désespère pas des Persans;
au cours de la séance du 7 décembre 1915 de la
Chambre des Lords, Lord Crewe a déclaré : « Si
les troupes russes ont approché de Téhéran et
l'ont menacé, ça été pour aider le Gouvernement
persan, qui voit que la présence des troupes russes
et anglaises en Perse et le concours financier russo-
britannique lui sont plus utiles que l'appui de
l'Allemagne et de la Turquie.
» Nous devons être prêts à continuer notre con-
cours financier à la Perse pour l'aider à se défendre
au moyen de troupes plus sûres que la gendar-
merie, si accessible aux intrigues étrangères.
» Il n'y a pas lieu de désespérer de l'avenir de
la Perse, dont le souverain est appelé à régner à
l'avenir sur un Etat oriental bien gouverné ».
ANNEXES
I. — LA MISSION FRANÇAISE DE REFORMES
ET D'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIFS EN
PERSE.
II. — RÉSUMÉ DO COMPTE GÉNÉRAL DES FINAN-
CES PERSANES 1911-1912.
Demorgny. 20
ANNEXE I
I. — La Mission française de réformes
et d'enseignement administratifs en Perse.
L'expression « Administration » englobe toutes les
fonctions du pouvoir exécutif, sauf la fonction judi-
ciaire. Tous les services qui concourent à l'exécution
des lois, les services de justice exceptés, sont des
services administratifs. L'Administration est l'en-
semble des services publics, envisagés dans leur or-
ganisation, dans leurs attributions et dans leur
fonctionnement. Les fonctions du gouvernement et
les attributions des administrations publiques sont
diverses et variées. Elles embrassent les intérêts
généraux, régionaux, locaux et individuels du pays.
Leurs organes sont ceux de la vie publique tout
entière.
Le droit administratif analyse le mécanisme de la
machine gouvernementale, il étudie comment elle
travaille, comment fonctionne chacune de ses pièces.
Son domaine est d'autant plus vaste que le Gouverne-
À LA QUESTION PERSANE.
ment et l'Administration ne se distinguent pas tou-
jours avec une netteté absolue, et, qu'en fait, ils
forment un ensemble indivisible.
Le droit administratif français s'est constitué
presque intégralement depuis la Révolution; adapté
à la forme moderne de la société, il est moderne dans
presque toutes ses parties.
Le fondement de l'autorité administrative se trouve
dans la Constitution; l'idée d'autorité est inhérente à
la notion d'État et l'État, c'est la nation organisée, en
pleine possession de sa souveraineté.
Le jurisconsulte arriva à Téhéran le 13 août 1911;
les vacances scolaires firent d'abord ajourner l'ouver-
ture du cours d'administration à l'école des sciences
politiques.
Dès cette époque, les incidents de la mission du tré-
sorier américain Shuster, qui allaient précipiter le con-
flit russo-persan, ainsi que les tentatives de restau-
ration de l'ex-Chah Mohammed Ali Mirza, ne permirent
guère au Gouvernement persan de s'occuper de l'œuvre
des réformes et de l'enseignement administratifs.
Les événements s'aggravèrent d'ailleurs bientôt,
malgré les efforts de l'Angleterre, et les rapports diplo-
matiques se tendirent de plus en plus entre la Légation
de Russie et le ministère persan des Affaires étrangères.
Le Gouvernement de la République française, par l'in-
termédiaire de son ministre à Téhéran, recommanda
au jurisconsulte de maintenir son caractère de profes-
seur consultant et d'éviter celui d'un fonctionnaire du
pouvoir exécutif. Il l'invita à observer la plus grande
réserve dans ses rapports avec le Gouvernement persan
LA MISSION FRANÇAISE DE REFORMES EN PERSE. ô
avant l'ouverture des cours. Ce gouvernement, en effet,
profitant de ce que la terminologie persane, ne fait pas
de distinction entre les expressions : jurisconsulte,
conseiller, consultant; et, revenant à ses premières
intentions, affectait de donner au professeur juriscon-
sulte qui lui avait été accordé, le titre et les moyens
d'action d'un véritable fonctionnaire-conseiller. A l'ex-
piration des vacances scolaires, au mois de novembre
4911, le jurisconsulte adressa en conséquence au
ministre persan de l'Intérieur la lettre suivante :
«Conformément aux dispositions contenues dans mon
contrat, j'ai l'honneur de vous faire connaître que je
suis à votre disposition pour commencer le cours de
droit administratif dont je suis chargé à l'École des
sciences politiques de Théhéran ».
A la suite des deux ultimatum russes du mois de
novembre, et, entre autres manifestations populaires,
les écoles ayant été fermées, un arrêté du 24 décembre
ouvrit le cours, mais sous forme de conférences pra-
tiques d'administration au ministère de l'Intérieur,
pour les fonctionnaires et employés de ce ministère et
des administrations dépendantes, connaissant la langue
française.
Ces conférences servirent d'ailleurs de préparation
au cours qui devait s'ouvrir quelques mois plus tard à
l'École des sciences politiques, quand l'accord russo-
anglo-persan du 20 mars 1912 eut terminé le conflit
russo-persan.
Jusqu'à la dissolution du Medjliss, le 14 décembre
4911 et en exécution du Firman impérial qui suivit, por-
tant instructions pour de nouvelles élections, les prin-
4 LA QUESTION PERSANE.
cipes constitutionnels du droit administratif purent
être enseignés.
Les fonctionnaires, employés et agents du ministère
de l'Intérieur parurent accueillir suffisamment bien les
conférences qui leur furent faites sur la probité profes-
sionnelle, sur les obligations de la hiérarchie et sur les
devoirs de la discipline. Ces conférences furent données
sous la forme contradictoire; les auditeurs y prirent
part et une certaine émulation ne tarda pas à s'établir
entre eux. De nombreux travaux en résultèrent : c'est
ainsi que purent être faites des traductions et adapta-
tions des conseils et avis d'Ardechyr, de Chosrœs,
de NassireddineTouci,etc; des instructions du khalife
Ali et du Chah Abbas ; des règlements de Nassereddine
Chah; — des lois et décrets constitutionnels et adminis-
tratifs des deux premiers Medjliss et du régent; — des
projets de réformes déjà établis par quelques grands
vizirs comme Emined Dowley, Sanie-ed-Dowley, etc.
De précieuses indications bibliographiques, des notes
personnelles et inédites sur l'organisation de la Perse,
sur ses coutumes locales, sur ses traditions fondamen-
tales purent être recueillies pendant ces conférences.
Ces travaux constituèrent la base du cours qui se pré-
parait ainsi pour l'École des sciences politiques. Au sur-
plus, les futurs élèves de ce cours ne manquèrent
pas d'assister et de collaborer aux conférences du
ministère de l'Intérieur.
Ainsi le professeur, les fonctionnaires et les étudiants
apprirent à se connaître; ainsi le professeur fut mis à
même d'orienter son enseignement en connaissance de
cause, d'adapter les principes aux circonstances, de
les mettre à la portée de ses auditeurs et d'éviter
LA MISSION FRANÇAISE DE RÉFORMES EN PERSE. 5
autant que possible les incompatibilités d'idées, de race
et d'époque. Intelligents et doués de réelles facultés
d'assimilation, les jeunes Persans s'instruisent vite et
facilement. En ménageant leur amour-propre et certains
préjugés locaux et religieux, on peut les intéresser et
retenir leur attention. Ils sont d'ailleurs curieux et dési-
rent s'instruire.
Les élèves de l'École des sciences politiques, qui
assistaient aux conférences, parurent comprendre par-
ticulièrement la nécessité de rechercher dans les doc-
trines mêmes de l'Islamisme et dans les grands auteurs
persans les principes oubliés ou méconnus d'une bonne
administration, — ainsi que les éléments de transition
et d'évolution nécessaires entre l'idée ancienne de la
souveraineté sans bornes, née en Perse du droit de
conquête, et les idées modernes de la souveraineté
légale, du droit individuel et de la Constitution. Les
conférences du ministère de l'Intérieur semblèrent
avoir acquis la sympathie du public, grâce aux choix
d'idées et de principes progressifs, tirés du domaine de
l'Islamisme et de l'histoir i et dont il fut fait la meil-
leure application possible au profit du nouvel enseigne-
ment.
Les événements qui marquèrent la fin du conflit
russo-persan et qui suivirent l'accord du 20 mars 1912,
eurent naturellement leur répercussion sur l'essai d'en-
seignement administratif. En effet, après la dissolution
du Medjliss; les tentatives de l'ex-Chah Mohammed Ali
Mirza et de son frère Salar-ed-Dowley ; l'occupation de
Tauris, Recht et Kazvin; — à la suite des rivalités
et des luttes des Ghasghais, des Bakhtyaris et des
D LA QUESTION PERSANE.
Khamseh dans le Sud; et après le départ du régent, le
désordre et l'anarchie sévirent dans toute la Perse. Une
seule loi subsista, vestige assez curieux du régime
constitutionnel, c'est la loi de Josas, 13 juin 4911 •*.
Cette loi donnait un pouvoir discrétionnaire et absolu
au trésorier général de la Perse sur toutes les adminis-
trations de l'État.
La question se posa de savoir ce qu'il convenait d'en-
seigner alors : le droit administratif russe, le droit
administratif anglais, la théorie des zones d'influence,
le droit divin, la monarchie absolue, le droit de la loi
de Josas, le régime des protectorats financiers, ou le
droit administratif constitutionnel?
Cependant, les écoles ayant rouvert leurs portes, un
arrêté du 3 avril, signé par les trois ministres : de l'In-
térieur, des Affaires étrangères et de l'Instruction
publique, transféra les conférences et les cours d'admi-
nistration pratique, du ministère de l'Intérieur à l'Ecole
des sciences politiques de Téhéran. La nouvelle classe
d'enseignement administratif fut solennellement inau-
gurée le 4 avril 1912 (15 hamal 1330), par le ministre
des Affaires étrangères, Vossough-ed-Dowley, par le
ministre de l'Instruction publique, Hakimol Molk et
par Mouchir-ed-Dowley, président du conseil d'admi-
nistration de l'école, en présence d'une nombreuse
assistance, composée des plus hautes personnalités de
la Perse. Le procès-verbal d'inauguration fut transmis
au ministre de France à Téhéran.
i Cette loi a été abrogée en mars 1915.
ESSAI D ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. /
Entre temps, le régent Nars-el-Molk et le ministre
des Affaires étrangères, Vossough-ed-Dowley, prièrent
le professeur d'administration à l'Ecole des sciences
politiques de se charger de l'instruction civique de
S. M. Ahmad Chah à la classe impériale. Les Légations
de Russie, d'Angleterre et de France, consultées par ce
professeur, ne firent pas d'objection et le cours d'ins-
truction civique fut créé par arrêtés de janvier et de
mars, dans des conditions déterminées par le conseil
supérieur des études impériales, réuni sous la prési-
dence du régent les 14 et 16 mars 1912.
I. — Essai d'enseignement administratif
(1911-1913).
L'objet du contrat du 27 juin 1911 a été défini plus
haut. La question se posait donc de savoir comment, en
ce qui concerne l'enseignement administratif, cet objet
pourrait être rempli dans les circonstances et dans les
conditions qui viennent d'être exposées. En d'autres
termes, il s'agissait d'établir pour l'enseignement du
droit administratif à l'Ecole des sciences politiques et
pour l'instruction civique du jeune Chah à la classe
impériale, un programme d'études, compatible d'une
part avec les intérêts spéciaux de la Russie et de l'An-
gleterre et, d'autre part, avec les nécessités de l'in-
fluence et du prestige français. Il fallait, en outre, que
ce programme fût adapté à la mentalité persane et ap-
proprié aux circonstances; — il ne devait pas trop
8 LA QUESTION PERSANE.
« désorientaliser » les jeunes Persans, ni en faire de
mauvais Européens. Pour cela, il fallait les aider à évo-
luer dans leur milieu, sans essayer de leur imposer pré-
maturément nos errements administratifs. Il y a lieu
de rappeler enfin que, si l'instruction primaire et l'ins-
truction primaire supérieure sont données à Téhéran
par l'école de l'Alliance française et par l'école de la
mission des Lazaristes, l'enseignement secondaire n'y
est pas encore organisé. Il en résulte que les Persans
sont insuffisamment préparés à recevoir l'enseigne-
ment supérieur.
A titre d'indication, voici, en tenant compte des
considérations qui précèdent, un aperçu du cours d'ad-
ministration pratique et comparée, qui fut adopté à
l'Ecole des sciences politiques de Téhéran :
Les principes.
Les instructions du khalife Ali 1 contiennent les prin-
cipes les plus sains, les plus libéraux, les plus démo-
cratiques et les plus modernes. Que recommande Ali
en effet? La justice, l'impartialité et le respect de l'opi-
nion publique, « ce reflet de l'esprit de justice »; la
défense du pauvre contre le riche, l'amour du peuple,
« ce piédestal de la religion, cet élément essentiel du
pouvoir », l'amour du peuple, qui est reconnaissant et
1 S. S. le khalife Ali Amirol Momenin, chef de la religion
chiite, cousin et gendre de Mahomet, le plus grand saint
révéré des Persans. Il a laissé entre autres œuvres, un remar-
quable Traité de morale pratique et administrative.
ESSAI D ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. Il
dévoué et que l'on est sûr d'avoir pour soi, si on lui
assure le bonheur et la tranquillité parla justice.
Les principales sources du droit administratif national
en Perse.
Pour l'ancien régime, les instructions déjà citées du
khalife Ali à Malek, gouverneur d'Egypte, excellent
traité de morale et de pratique administratives.
LesDastourol Amal de Chah Abbas le Grand, qui
contiennent, avec des avis détaillés sur la manière
dont les gouverneurs doivent se comporter selon le
milieu où ils vivent et suivant les populations aux-
quelles ils ont affaire, une description très complète
des anciennes provinces. Plus près de nous, les règle-
ments de Nasreddine Chah, et ceux notamment relatifs
auxChourayé Tanzimat, sorte de conseils provinciaux.
Le Fars Nameh de Hadji Mirza Fasa, recueil très
complet sur la Perse du Sud et ses tribus, etc. Pour le
régime constitutionnel : le livre du sardar Assad sur
les Bachtyaris; la loi du 4 zighadeh 1325 sur l'admi-
nistration provinciale; la loi de Rabios Sani sur les
conseils provinciaux; les travaux de la Commission de
la carte administrative et du budget provincial créée
au ministère de l'Intérieur par le décret du 10 septembre
1911 (14ramazan 1329).
Les Ministres.
Comme dans les autres États constitutionnels, les
ministres sont nommés par le gouvernement, en
tenant compte de l'opinion de la majorité de la Cham-
10
LA QUESTION PERSANE.
bre, dont le président est consulté au préalable. Leur
nombre est fixé par une loi, et, en tenant compte des
circonstances. 11 est bon de rappeler, à ce propos, que
dès 1896, la création d'un ministère spécial ou d'un
conseil supérieur des tribus, présidé par une haute
personnalité gouvernementale, avait été envisagée ; les
raisons qui avaient fait proposer cette mesure par le
grand vizir d'alors, Emîn-ed-Dowley, et le juriscon-
sulte Hâkim Elâhi, ont conservé aujourd'hui, toute la
valeur.
Théorie de la fonction publique.
La théorie de la fonction publique a été très nette-
ment comprise par le khalife Ali. L'intelligence et le
travail, dit-il en propres termes, doivent être les prin-
cipales qualités et les seules recommandations. Les
gouverneurs doivent être des hommes intègres, payés
de manière à ne pas être tentés de commettre des exac-
tions; ne tenant compte que de la légalité et de la jus-
tice, lorsqu'ils ont à faire acte d'autorité; que des
intérêts généraux de l'État, s'il s'agit d'un acte de
gestion.
Le Conseil d'État.
Histoire. — Le Conseil exécutif et consultatif dans
la Perse ancienne. Le Conseil des grands de l'Empire
sous les Achéménides; le Conseil féodal des Arsacides;
le Conseil deBou Zardjomehr sous le règne de Khosroes
le Juste; le Conseil militaire de Sephy I, le Conseil du
Kechik Khane; le Conseil privé de l'Endéroun. Le livre
du Conseil d'Etat ou des révolutions futures (Gareh
Djamah) de Schah Sephy. Le Conseil du Tchehel
Sotoun à Ispahan. Le Conseil de Nadir et le Conseil de
ESSAI D'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 11
la cour de Nasseddine Chah ou Chourayé Dabar et les
Chourayé ïanzimat. Le projet de la restauration après
la première dissolution du Medjliss; le projet de S. A.
le Régent.
Période actuelle. — De l'utilité d'un Conseil d'État
en Perse. Le Gouvernement persan disposerait, après
la création de ce conseil, d'un organe qui lui rendrait
les plus grands services, en régularisant la procédure
administrative dans un pays où, actuellement, les
ministres, absorbés par les menus détails de leurs
charges, ne peuvent prendre les initiatives nécessaires;
en coordonnant les efforts des fonctionnaires euro-
péens qui, faute d'une entente préalable, ne peuvent
aboutir; et en fixant les attributions et les devoirs de
chaque fonctionnaire; ce Conseil interviendrait de la
façon la plus heureuse lors des crises ministérielles,
si fréquentes et si longues. Sans lui, il ne peut
y avoir de garanties des libertés individuelles consa-
crées par la Constitution, puisqu'il n'existe pas d'autre
voie de recours contre les excès de pouvoir. Sans lui
enfin la situation reste la même, pour les citoyens, que
sous l'ancien régime, où les personnes lésées n'avaient
d'autre ressource que de s'adresser au souverain ou au
grand vizir, ou de se réfugier dans quelque sanctuaire.
Bref, la création de ce Conseil est la condition sine qua
non de la réorganisation financière, administrative et
militaire de la Perse.
Attributions du Conseil. — Le projet de S. A. le
Régent, les cinq attributions; l'assimilation et l'ap-
propriation dans les réformes administratives, la
tradition et les lois nouvelles. Le projet d'Hakim Elahi
et d'Emîn-ed-Dowley sur un Conseil des tribus. Le
12 LA QUESTION PERSANE.
Comité de législation du cabinet Cepadhar. Le décret
de 1303 de Nassereddine Chah créant une section de
l'instruction publique. La section des Affaires étran-
gères prévue par le même décret. Les articles 135 et 436
de la loi du 4 zighadeh 1325 * sur l'administration
provinciale et le Comité consultatif du contentieux au
ministère de l'Intérieur. La commission supérieure
d'études des réformes au ministère de l'Intérieur.
Le Conseil d'État est un conseiller.
Le Conseil d'État et le Parlement.
Sa composition. La nomination des conseillers2.
Les intérêts généraux, régionaux et locaux.
L'administration nationale et l'administration pro-
vinciale.
L'Ayalat, le Valayat, le Bolouk.
Le Garieh et le Ketkhoda, le régime de la grande
propriété.
Les grandes (Chahr) et les petites (Ghassabeh)
villes.
Le statut, les privilèges et l'indépendance des
grandes villes.
Les Houmehs ou banlieues. L'administration des
tribus.
1 1325 de l'Hégire, soit en 1908 de l'ère chrétienne.
2 Une importante commission a élaboré en juin 1914 un
projet de Conseil d'Etat. Ce projet ne répond en rien aux
principes enseignés. C'est un travail de simple traduction
des lois et décrets qui organisent le Conseil d'État en
France. Il ne prévoit même pas l'administration des tribus.
ESSAI D'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 13
Les principes de l'administration provinciale.
La tutelle administrative. La centralisation, la
décentralisation. La concentration et la déconcen-
tration; pourquoi la loi de Rabios Sani 1325 sur les
conseils élus de Valayats et Ayalats n'a pas donné de
bons résultats en Perse. L'esprit de particularisme
local et le régime des influences personnelles sont la
négation même d'un principe national et de toute
règle administrative.
Les subdivisions administratives.
Comment naît et se fait une carte administrative.
Le territoire de chasse et de pêche, la commune et le
groupement des communes. Apparition de l'organisme
politique. Les anciennes divisions de la Perse. La
Perse divisée en pays d'État et de domaine sous
Sephy I. La carte des migrations des tribus. La carte
des Tiyouls (fiefs) et des confiscations. La carte des
influences personnelles. Étude critique de la loi du
4 zighadeh 1325, sur l'administration provinciale et
notamment des art. 1, 2, 3, du chapitre iv et art. 195
du chapitre xm, sur la création temporaire d'Ayalats
exceptionnels. Étude critique de la loi de Rabios Sani
1395, art. 115. Examen des travaux de la Commission
de la carte administrative sur la province de Fars. La
hiérarchie territoriale basée sur l'importance politique,
ethnographique et statistique des différents Valayats,
Bolouks, etc. La hiérarchie correspondante des gou-
verneurs et admini strateurs.
14 LA QUESTION PERSANE.
Les attributions des gouverneurs et administrateurs.
Les attributions militaires et de police.
Les gouverneurs des pays d'État et les intendants
des pays de domaine. Les critiques d'Hakim Elahi sur
l'administration provinciale. Distinction de ces attri-
butions concernant l'armée, la police et la gendar-
merie. Le règlement des Karasourans. Les décrets de
Nassereddine Chah. La loi du 13 zighadeh 1325. Le
règlement de la gendarmerie gouvernementale. Les
projets des instructeurs suédois sur l'organisation de
la police.
Les attributions concernant l'administration générale.
Le caractère démocratique et libéral des instructions
de S. S. le khalife Ali. Le décret de Nassereddine Chah.
Les gouverneurs et les Chourayé Tanzimât. La loi du
4 zighadeh 4325, articles 10, 13, 104, etc. La question
des approvisionenments : instructions de S. S. le khalife
Ali et sévérité des anciens Chahs de la Perse contre les
accapareurs. La loi de zighadeh, articles 1, 6 et 41-46.
Difficultés d'application en Perse. Opinion du trésorier
général Shuster. opinion du trésorier général Mornard.
Les manifestes des partis. Le projet du cabinet Sam-
samos-Saltaneh. La vie chère.
Les pouvoirs à l'égard des fonctionnaires
et des agents du Gouvernement.
Instructions de S. S. le khalife Ali sur le choix des
fonctionnaires. Leurs traitements. Les examens. Contre
l'absolutisme et la corruption. Décret de Nassereddine
ESSAI D'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 15
Chah. Le contrôle des gouverneurs par les Chourayé
Tanzimât. Les conseils élus de la loi de Rabios Sani.
La loi de zighadeh 1326. Distinction des services géné-
raux et des services locaux. Réformes proposées. Le
décret du Régent du 26 septembre 1911, les arrêtés des
24 décembre 1911, la circulaire du 2 mars, les arrêtés
des 3 avril 1912 et 23 avril 1913, des ministres de l'In-
térieur, des Affaires étrangères et de l'Instruction
publique. Recrutement des fonctionnaires, employés
et agents dans les services dirigés par des Européens.
Le rapport de Motardjem-el-Molk et le projet de statut
du personnel du ministère de l'Intérieur au livre vert
des réformes.
Les pouvoirs relatifs à l'administration des finances,
Les conseils d'Ardéchyr et de Chosroes : « Pas d'ar-
gent sans agriculture, pas d'agriculture sans justice.
La vie même de l'Etat se résume dans sa situation
financière ». Les conseils de Nassereddine Touci àHou-
lagou. L'organisation sociale et politique de la Perse
rend difficile l'application des conseils d'Ardéchyr, de
Chosroes, d'Ali et de Nassereddine Touci. De l'emploi
des caractères Siagh dans la comptabilité publique.
Les comptabilités occultes et l'absence d'archives
paralysent tout essai de contrôle. Le décret de Nasse-
reddine Chah sur l'organisation financière provinciale.
La loi du 4 zighadeh 1325, articles 51 à 60. Les conseils
et les agents financiers. La loi de Rabios Sani 1325.
Les prescriptions du Coran et d'Ali. Les conseils
-d'Bbn-el-Arabi et d'Hakim Elahi. La devise constitu-
tionnelle. Les principes occidentaux de l'administra-
tion des finances et la loi de Josas. Les ministres et les
Demorgny. 21
16 LA QUESTION PERSANE.
gouverneurs ordonnateurs. Le trésorier et les agents
financiers comptables.
Les mêmes sujets, mis à la portée de l'âge des élèves
furent enseignés à la classe impériale d'instruction
civique, suivant une méthode comportant la suppres-
sion des détails et des faits de chronique inutiles.
Conformément à l'article 4 de l'arrêté du 24 décembre
1911, qui créa les conférences pratiques d'adminis-
tration au ministère de l'Intérieur et à l'article 6 de
l'arrêté du 3 avril 1912, qui ouvrit le cours d'admi-
nistration pratique et comparée à l'école des Sciences
politiques de Téhéran, des traductions en langue
persane de ces conférences et de ces cours furent
mises à la disposition du personnel administratif, des
auditeurs, des étudiants et du public. Une publication
en français a été également ordonnée par le Gouver-
nement persan (livre gris : Essai sur V administra-
tion persane, Paris, Leroux, 1913; livre rouge, texte
persan, imprimerie impériale, Téhéran).
Les premiers examens qui sanctionnèrent le cours
d'administration pratique et comparée à l'école des
Sciences politiques eurent lieu le 7 juin 1913. Le procès-
verbal spécial suivant donne la physionomie et le
caractère de ces examens :
Procès-verbal des examens de 1913. — Les exa-
mens du cours d'administration pratique et comparée
ont eu lieu à l'école Siassi conformément aux instruc-
tions du directeur de l'école le 7 courant, à huit heures
du matin.
ESSAI D'ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF. 17
Les six questions suivantes ont été extraites du pro-
gramme du cours :
4° Sources du droit administratif en Perse;
2° Étude d'un dossier; expédition d'une affaire;
3° Les instructions de S. S le khalife Ali concernant
les conditions dans lesquelles les gouverneurs doivent
accomplir les actes de gestion de leur compétence;
4° La tradition et les réformes en Perse ;
5° Comparer le Conseil d'État et le Parlement ;
6° De l'utilité des conseils de délibération en matière
administrative ; la devise constitutionnelle.
Sur ces six questions, M. le Dr Waliollah Khan,
directeur de l'école et des examens, a choisi les deux
dernières. L'examen n'a comporté que des épreuves
écrites et vingt-trois candidats ont pris part à l'examen.
La correction des épreuves a été faite par MM. Seyed
Mohammed Khan, ancien chef de section au ministère
de l'Intérieur, ancien secrétaire et traducteur du cours ;
Mirza Abbas Gholi Khan, interprète de première classe
au ministère persan des Affaires étrangères et profes-
seur de langue française à l'école des Sciences politi-
ques et par le professeur du cours, jurisconsulte du
ministère de l'Intérieur.
Les compositions ont été rédigées en langue persane.
Deux candidats ont en outre fourni des traductions en
langue française.
L'ensemble de l'examen fut satifaisant et donna de
grands encouragements pour l'avenir.
A la classe impériale, les examens ont eu lieu le
2 juin 1913. Un procès-verbal a été également établi
18 LA QUESTION PERSANE.
pour l'ensemble des études de Sa Majesté. L'extrait ci-
dessous est relatif aux cours d'instruction civique et de
langue française.
Procès-verbal. — A la date du 26 Djamadiol Sani
1331 (2 juin 1913), l'examen de la classe impériale a
commencé à 9 heures du matin en présence des
Ministres et des grands personnages.
Instruction civique et droit administratif élé-
mentaire. — Le jurisconsulte professeur a demandé
à Sa Majesté Impériale la devise constitutionnelle, les
extraits des Dastoure Hokoumat de S. S. le khalife Ali
sur la nécessité de délibérer avant d'agir ; les citations
d'Ebn-el-Arabi sur le même sujet.
A Son Altesse le prince héritier, il a posé des ques-
tions sur l'administration financière d'une province.
A S. A. Etezados Saltaneh (frère consanguin de Sa
Majesté), il a demandé les conseils de Khadjeh Nasse-
reddine Touci à Houlagou sur la classification des
contribuables et sur le régime de l'impôt foncier en
Perse.
A l'élève Gholam Ali Khan, il a demandé les
réformes à apporter dans l'organisation des tribus.
A S. A. Nosrat-os-Saltaneh (oncle de Sa Majesté),
il a demandé les devoirs des souverains entre eux.
Il a interrogé les autres élèves sur les attributions
respectives des autorités judiciaires et administratives ;
sur la nécessité et le rôle d'un Parlement en Perse; sur
l'organisation judiciaire.
Les réponses ont été généralement bonnes.
Langue française. — Sa Majesté Impériale, Son
Altesse le prince héritier et les autres élèves ont été
interrogés sur la langue française pendant une demi-
CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 19
heure et tous ont bien répondu. Particulièrement Sa
Majesté Impériale et Son Altesse le prince héritier ont
obtenu un grand succès dans l'épreuve de la dictée
qu'ils ont écrite sans faute, ainsi que dans les exercices
de traduction et de prononciation qui ont été dirigés
par le jurisconsulte professeur.
II. — Consultations
sur les réformes administratives.
Les mêmes considérations, concernant l'objet du
contrat du 27 juin 1911, les événements du conflit
russo-persan, et les conséquences de l'accord russo-
anglo-persan du 20 mars 4912, qui ont été exposés
dans le présent ouvrage et à propos de l'essai d'ensei-
gnement administratif à Téhéran, se retrouvent au
sujet des consultations sur les projets de réformes
administratives. Ces consultations, de par leur objet,
doivent en effet porter sur la vie publique tout entière
de la Perse, qui persiste, en dépit de toute évidence,
à se considérer comme en pleine possession de sa
souveraineté.
Le contrat du 27 juin 1911 prévoit même pour le
jurisconsulte des attributions plus larges en matière
de réformes qu'en matière d'enseignement. C'est ainsi
qu'il doit, aux termes de l'article 2, non seulement
collaborer aux projets de réformes du ministère de
l'Intérieur, mais encore fournir des consultations de
sa compétence aux diverses « institutions publiques
20 LA QUESTION PERSANE.
qui lui seront indiquées par le gouvernement impé-
rial ».
Or, pendant les événements de 4911 et depuis
l'adhésion en 1912, de la Perse à l'accord de 1907, la
rivalité anglo-russe a fait peser sur tous les organes
du Gouvernement persan un système anglais et un
système russe également énergiques.
Les réformes administratives européennes en Perse,
affecteraient également le Caucase et l'Inde, qui ris-
queraient de subir l'excitation d'un aussi dangereux
exemple. Aussi ne doivent-elles être proposées qu'avec
la plus grande circonspection et les deux Gouverne-
ments russe et anglais ont-ils pris soin d'exclure
désormais les citoyens d'une grande puissance de
toutes les fonctions importantes en Perse. On a vu
plus haut, à propos de l'interprétation du contrat du
27 juin 1911, les difficultés auxquelles a donné lieu
l'attribution d'un titre convenable au fonctionnaire
français envoyé en mission dans ce pays réservé, où
il devait être quelque peu suspect, de porter sinon
atteinte, du moins ombrage aux intérêts spéciaux en
cause.
Toutes ces considérations sont un peu trop négligées
par les Européens au service de la Perse. Il règne parmi
ces Européens une conception trop générale malheu-
reusement et très dangereuse pour les résultats de leurs
efforts. Du fait que l'anarchie qui règne dans tout le
pays donne l'impression que les Persans n'ont plus ni
foi ni loi, il résulte qu'on ne croit plus à la civilisation
iranienne; on n'étudie pas la législation indigène;
on n'étudie pas non plus les traités internationaux
qui règlent le statut extérieur du pays. Le comp-
CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 21
table, le douanier, le gendarme européen, employés
par le Gouvernement persan, se laissent séduire et
duper par une apparence de pleine liberté et par nne
illusion de pleins pouvoirs, qui figurent dans quelques
lois inapplicables comme la loi financière du 23 djo-
sas.
Ces apparences et ces illusions sont d'ailleurs savam-
ment entretenues par le Persan, habile à exploiter ces
sentiments de mégalomanie et de rivalités occidentales.
Dès que cette mégalomanie atteint du reste un certain
degré, « les intérêts spéciaux » se plaignent d'être
menacés. Ceux qui en ont la garde se croient obligés
de réduire ou de supprimer l'Administration ou le ser-
vice trop audacieux. Ils suppriment du même coup les
quelques timides réformes qui pourraient enrayer ou
retarder la course de la Perse vers l'inconnu.
L'œuvre des consultations sur les projets de réformes
administratives n'est tolérée à Téhéran qu'à la condi-
tion d'être théorique et inoffensive pour les intérêts
spéciaux en cause.
La question se posa donc dès le début de concilier
les larges dispositions de l'article 2 du contrat du
27juin 1911, relatives aux consultations sur les projets
de réformes administratives, avec les recommanda-
tions du gouvernement de la République au juriscon-
sulte en mission, sur la réserve à garder vis-à-vis du
Gouvernement persan.
Les consultations devaient être données, comme
l'enseignement, avec le même souci : de contribuer au
bon renom de l'influence française et de relever la
dignité de la fonction, tout en ne portant pas aUeinte
aux intérêts spéciaux de la Russie et de l'Angleterre ;
22 LA QUESTION PERSANE.
avec le même souci d'approprier les consultations aux
circonstances et au milieu.
La bonne foi interprétative du contrat du 27 juin
commandait aussi de ne pas négliger l'intérêt des Per-
sans qui, somme toute, payent pour être servis.
Le plan et la méthode des consultations devaient
être conçus de manière à faire appela leur intelligence,
à provoquer chez eux le désir du progrès, à remonter
enfin leur fatalisme déçu et découragé. Il fallait les
intéresser à l'œuvre des réformes, en les appelant à
collaborer eux-mêmes à cette œuvre; il convenait de
leur redonner des illusions, en leur attribuant tout le
mérite et tout le succès de l'entreprise. Ce plan et cette
méthode furent réalisés par l'institution de commis-
sions d'examens techniques et professionnels pour les
fonctionnaires employés et agents de l'ordre adminis-
tratif; par l'organisation d'un conseil d'administration
au ministère de l'Intérieur et parla création d'une com-
mission de la carte administrative et du budget provin-
cial. Ces commissions et comités d'études furent com-
posés des plus hauts fonctionnaires du ministère de
l'Intérieur, auxquels s'adjoignirent un certain nombre
de personnalités compétentes, ainsi que le juriscon-
sulte, professeur de droit administratif; ce dernier avec
voix purement consultative. Les séances eurent lieu
très régulièrement et permirent l'établissement et la
publication pendant l'année 1913 d'un Livre vert et
d'un Livre blanc des réformes du ministère de l'Inté-
rieur et de l'administration provinciale. Les travaux
furent dirigés avec la plus grande prudence et les mem-
bres persans apprirent au sein de ces commissions
qu'ils ne devaient pas s'en tenir à la souveraineté his-
CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 23
torique et que, tout en observant le respect du passé,
ils devaient faire appel à la raison, c'est-à-dire au pro-
grès réfléchi et scientifique. Ils apprirent aussi à
renoncer aux utopies et à se tenir sur le terrain des
réalisations pratiques pour les progrès à tenter dans
l'Administration.
Les concours et examens professionnels. — La
base et le fondement des réformes sont l'instruction
générale et l'enseignement. En vertu de ce principe
déjà consacré parles rédacteurs de la loi du 4zighadeh
1325 sur l'administration provinciale, un décret du
Régent en date du 26 septembre 4911 disposa dans
son article 5 que « nul ne peut être admis dans le per-
sonnel du ministère de l'Intérieur, s'il n'a satisfait aux
conditions des examens et concours réglementaires ».
En conséquence, les arrêtés des 24 décembre et 8 avril
1912 firent de la présence et de l'assiduité aux confé-
rences et cours d'administration, des obligations pro-
fessionnelles pour les fonctionnaires, employés et agents
des ministères de l'Intérieur et des Affaires étrangères.
Un arrêté du 31 juillet 1912 institua au ministère de
l'Intérieur une commission d'examens, composée du
président de la Cour de cassation, d'anciens gouver-
neurs, de Musjteheds, du directeur de l'École des
Sciences politiques et des directeurs généraux de l'ad-
ministration générale et de l'administration provin-
ciale. Le jurisconsulte du Gouvernement persan au
ministère de l'Intérieur assistait aux séances de la com-
mission, qui fut chargée d'examiner les fonctionnaires,
employés et agents de l'Administration proposés
pour l'avancement et les candidats aux emplois admi-
nistratifs.
24
LA QUESTION PERSANE.
Une série d'examens eut lieu du 13 août au 8 sep-
tembre 1912. Un arrêté du 17 septembre nomma et
avança six candidats admis par la Commission, sur
dix-neuf qui s'étaient présentés devant elle.
Les questions posées par les examinateurs furent
très simples et d'ordre essentiellement pratique. Ni les
titulaires d'un emploi public, ni les candidats à ces
emplois n'avaient le droit d'ignorer ces questions, qui
furent toutes relatives à la Perse, à ses intérêts pré-
sents et à venir. Voici à titre d'exemples et d'indica-
tions quelques-unes de ces questions :
La création d'un ayalat1 exceptionnel comme celui
de l'Ouest composé de Kermanchah, Hamadan, Malayer,
Toucer Khan, Nehavend est-elle constitutionnelle et
légale? A quelles nécessités politiques répond cette créa-
tion? (affaire Salar-ed-Dowley). Avantages et inconvé-
nients de cette création aux points de vue ethnogra-
phique et administratif.
La situation politique et l'état des routes dans le
Seistan.
Les principales routes du sud et la situation poli-
tique des régions qu'elles desservent.
Dates et principales dispositions des traités du
Gulistan et de Turkmantchai.
La question d'Ourmiah et de la frontière turco-per-
sane.
Rôle et situation politiques du cheikh de Moham-
merah.
Vues politiques de Kerim Kan le Zend, dit le « Député
du Peuple » en 1757.
1 Grande région.
CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 25
Rapports du Char-iat et de l'orph.
Les conseils d'administration de NassereddineChah.
Sa proclamation en 1888 sur la liberté individuelle et
sur le droit de propriété.
Comparer au double point de vue de l'origine et des
effets, le droit d'asile prévu par le Char-iat et les prin-
cipes de la liberté individuelle et de l'inviolabilité du
domicile, sanctionnés par les articles 9 et 13 de la loi
constitutionnelle du 29 Chaban 1325.
Quels sont les moyens à la disposition d'un gouver-
nement pour faire valoir ses droits auprès des gou-
vernements étrangers : la force armée, l'opinion
publique.
La loi, la tradition et la coutume en Perse.
Avantages politiques et économiques du chemin de
fer transpersan.
Principales divisions de la tribu des Ghasghaïs dans
le Sud, etc.
Quatre catégories de candidats se présentèrent à
cette série d'examens : six rédacteurs de deuxième
classe; deux expéditionnaires de deuxième classe pro-
posés pour la première classe; six employés divers
dont la situation devait être régularisée; et cinq can-
didats nouveaux. La commission des examens décida
que les fonctionnaires déjà en service et dont la situa-
tion devait être régularisée, étant d'un grade relative-
ment élevé et pouvant justifier d'une instruction supé-
rieure, devaient être soumis à des épreuves particuliè-
rement sévères sur les matières de leur compétence
professionnelle. Les conclusions de la commission
reproduites dans ses notes et dans les vœux qu'elle a
émis [Livre vert, p. 95 et suiv.), ne sont ni opti-
26 LA QUESTION PERSANE.
mistes, ni pessimistes. Elle ne s'est pas dissimulé que
les fonctionnaires ont beaucoup à apprendre et beau-
coup à travailler.
Le conseil d'administration du ministère de V In-
térieur. — Le conseil d'administration institué au
ministère de l'Intérieur par arrêtésdes 17 et 30 septembre
1912, a été chargé de l'étude des questions relatives à
l'organisation et au fonctionnement de ce ministère. Il
a tenu ses séances régulièrement le lundi matin de
chaque semaine, le jurisconsulte étant présent.
Le décret du 26 septembre, les arrêtés des 27 et
30 du même mois, l'arrêté du 2 janvier 1912 portant
organisation au ministère de l'Intérieur du cabinet du
ministre, du service de l'Inspection, de la Direction
générale de l'administration centrale, de la Direction
générale de l'administration provinciale divisée en sec-
tions géographiques et ethnographiques, de la commis-
sion de revision des grades, du conseil de discipline,
des conseils d'enquête et de la commission du budget,
sont dus à l'initiative du conseil d'administration. C'est
lui qui a établi le premier budget régulier du ministère
de l'Intérieur (administration centrale) (V. Livre vert,
p. 18 et suiv.).
Le même conseil d'administration a proposé un
projet de statut du personnel administratif au ministère
et dans les provinces, réglant les conditions d'admissi-
bilité, définissant les attributions, la hiérarchie et la
discipline de ce personnel, réglementant les conditions
de son avancement. Le conseil d'administration a
admis le principe de l'assimilation et du roulement
entre les fonctionnaires de l'administration centrale et
les agents extérieurs. Il a admis également le principe
CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 27
d'une centralisation sévère et d'un cabinet fortement
constitué, pour assurer au ministre une autorité indis-
cutée.
La commission de la carte administrative et du
budget provincial. — La commission de la carte admi-
nistrative et du budget provincial, instituée au minis-
tère de l'Intérieur par décret du Régent en date du
10 septembre 1911, présente cette particularité intéres-
sante que sa composition varie suivant les régions
qu'elle est chargée d'étudier. Cette organisation lui
permet de s'assurer la collaboration des personnalités les
plus compétentes et les plus autorisées par leur origine
ou par leurs connaissances spéciales, pour mener à
bien l'œuvre des réformes administratives. C'est ainsi
que sa composition a été successivement modifiée par
l'arrêté du 27 février 1912 pour l'étude des régions de
l'Est et du Nord, — et par l'arrêté du 16 dalv 1330 pour
l'étude de la région du Sud.
La Commission de la carte administrative, comme
le conseil d'administration, a tenu régulièrement ses
séances. Elles ont eu lieu deux fois par semaine, en
présence du jurisconsulte assistant avec voix consulta-
tive.
Elle a formulé d'intéressantes propositions touchant
les changements à introduire dans le gouvernement
des provinces.
La division du pays en grandes régions, ou ayalat,
ayant à leur tête des gouverneurs généraux, farmân-
farmâ, choisis non point d'après leurs aptitudes ou
leur expérience des choses de l'Administration, mais
d'après leur rang et leur influence personnelle, a des
inconvénients qui sautent aux yeux ; de pareilles divi-
28
LA QUESTION PERSANE.
sions entretiennent l'esprit de particularisme; elles
n'ont aucune fixité, et ne confèrent pas l'autorité à
ceux qui sauraient le mieux l'exercer. Toutefois, la
situation du pays oblige à conserver, pour un temps,
cette organisation. Mais l'État devra régulariser la situa-
tion des gouverneurs généraux, leur faisant prendre
rang après le ministre et créant entre eux une hiérar-
chie; deux d'entre eux, ceux de l'Azerbaïdjan et du
Fars, seront de première classe; les autres, c'est-à-dire
ceux du Khorassan et du Kerman, de deuxième classe.
Au lieu des indemnités qui leur étaient allouées autre-
fois d'une façon plus ou moins arbitraire, ils recevront
désormais une somme fixe, seront tenus de justifier
leurs dépenses, et le pouvoir central nommera leurs
agents, que jusqu'ici, ils choisissaient à leur gré. Les
sous-gouverneurs, mo'âven, sorte de secrétaires géné-
raux pouvant remplacer éventuellement leurs chefs,
seront considérés comme des gouverneurs de deuxième
ou de troisième classe.
Deux services, l'un politique, et dirigé par le chef
du cabinet, fonctionnaire assimilé aux chefs de bureau
de première classe, l'autre économique, chargé de
dresser l'état des ressources de la région et de recher-
cher les moyens de l'améliorer, doivent être institués
dans chaque gouvernement général.
Au-dessous de l'ayâlat existe une division administra-
tive de moindre importance, le vilayet (ou valayat),
dont le Guilan, vilayet de première classe, indépendant,
c'est-à-dire n'étant rattaché à aucun ayâlat, présente
le type. Son organisation montre qu'il est difficile de
préciser la situation administrative de la Perse séden-
taire, même en combinant les lois récentes avec la tra-
CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 29
dition. Il n'y a pas, dans cette organisation, de hiérar-
chie uniforme. Toutefois, on peut dire qu'en règle
générale, le vilayet se divise en bolouk ; les bolouk en
karia (gros bourgs) et en deh (villages); mais le deh,
subdivision inférieure à la karia, n'en est pas la frac-
tion. On appelle enfin, khassabé(ou kasba), les centres
importants dépopulation. Chaque vilayet a un gouver-
neur, hâkem, assisté d'un conseil local, Andjouman, et
secondé par des services administratifs locaux, distincts
des fonctionnaires dépendant de l'administration cen-
trale, qui agissent parallèlement, mais d'une manière
indépendante. Cette organisation donne d'assez bons
résultats, et le gouvernement peut la conserver, tout en
la régularisant. Il y aurait quatre classes de vilayats
administrées par des vali, hokmrân, hâkem de pre-
mière et de deuxième classe, selon leur importance;
deux classes de bolouk, ayant à leur tête des nâyeb-
olhokoumé.
La commission a tracé dans le Livre vert (p. 32 et
suiv.), le plan de réorganisation administrative de
l'ayâlat de Kerman et des valayats du Guilan, de Mazen-
deran et d'Ispahan. Cette réorganisation est basée sur
les principes énoncés ci-dessus, elle est appuyée de
cartes et de projets de budgets réguliers.
Le régime des tribus. — La commission de la carte
administrative et du budget provincial a entrepris au
mois de janvier 4913 l'étude détaillée de la situation
politique et administrative du Fars dans le but de
rechercher les moyens d'apporter dans cette région, si
importante au point de vue du commerce général de
la Perse, les réformes administratives nécessaires.
Ces réformes doivent avoir pour but :
30 LA QUESTION PERSANE.
1° D'augmenter progressivement le nombre des
tribus qui ont déjà adopté dans la région la vie et le
régime sédentaires;
2° De seconder l'effort de la mission suédoise et de la
gendarmerie gouvernementale, pour assurer sur les
routes la sécurité du commerce et de la circulation ;
3° De placer les tribus, encore nomades, sous un
régime politique et administratif tel, que leurs mouve-
ments de migrations puissent s'effectuer sans qu'il en
résulte de dommages pour les centres administratifs
sédentaires qui se trouvent sur leur passage.
Un conseil des différentes tribus de la région du
Fars où les Ilkanis ou leurs représentants seraient
appelés à siéger en compagnie et à côté des représen-
tants des grandes familles et des personnages influents
de la région, est un organisme administratif qui, de
l'avis de tous les membres de la commission, doit être
créé à Chiraz. L'histoire des relations des tribus entre
elles pendant les trois dernières années démontre que
les divers gouverneurs généraux qui se sont succédé
dans le Fars, ont presque toujours réussi, quand ils
l'ont bien voulu, à composer des ententes et des
alliances pour appuyer leur autorité. Le but poursuivi
n'était malheureusement pas toujours l'intérêt général,
mais il suffirait de reprendre le procédé et le moyen en
les perfectionnant, pour en faire un instrument, sinon
parfait, du moins très précieux pour la pacification et
la réorganisation administratives du Fars.
Les tribus étudiées sont les Ghasgaïs, les Khamseh,
les tribus du Kouh Guilouyeh, celles du Mamassani, et
les Arabes du sud. L'étude a été faite aux points de vue
des origines, de la vie nomade, du régime des migrations,
CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 31
de l'organisation générale des tribus, du régime finan-
cier et des subdivisions des tribus en sections et en
sous-sections.
Un résumé des trois dernières années fait connaître
la situation politique générale du Fars et les errements
suivis jusqu'à ce jour pour l'administration des tribus.
Sur ces données géographiques, ethnographiques,
politiques, historiques et administratives, la commis-
sion de la carte a formulé ses propositions de réformes
à accomplir dans la région. Elle a conclu qu'il conve-
nait de diviser le Fars en trois valayats de tribus :
Kouh-Guilouyeh et Mamassani ; — Ghasgaïs: —
Khamseh; en laissant à ces tribus dans leurs nouvelles
divisions, un territoire suffisant pour leurs migrations
d'hiver et d'été ; en ménageant entre elles de petits
états-tampons, pour éviter autant que possible les
points de contact, de frictions et de heurts.
Ces petits états-tampons, dans le projet de la com-
mission sont des valayats politiques, dont les gouver-
neurs doivent être des représentants directs et affirmés
du gouvernement central de Téhéran. L'un de ces va-
layats politiques, organisé au milieu même des tribus,
constituera une sorte de coin, un poste avancé d'obser-
vation et d'action politique du Gouvernement persan.
Cinq autres valayats, disposés autour des régions de
migrations des tribus, dessinent les deux branches
d'une pince qui se refermeront sur elles, pour les main-
tenir, sans les opprimer ni les comprimer, dans les
limites de leurs migrations.
Ce plan de réorganisation administrative de la zone
neutre en Perse a été présenté dans le Livre blanc. Il
est accompagné de deux cartes, représentant, l'une
Demoruny. 22
32 LA QUESTION PERSANE.
les mouvements de migrations des tribus; l'autre, le
schéma des réformes proposées. Un budget très détaillé
allant jusqu'aux Bolouks (arrondissements) de la ré-
gion, complète cette publication1.
Tels ont été les essais de réformes et d'enseignement
administratifs en Perse de septembre 1914 à juin
1913.
III. — Essai d'enseignement administratif
(1913-1914).
Le 12 octobre 1913 pour la nouvelle année sco-
laire 1913-1914, les professeurs de Sa Majesté Impé-
riale se sont réunis à Ghasré Abyaz sur la convocation
et sous la présidence de Son Altesse le Régent de
l'Empire.
En ce qui concerne l'instruction civique et le droit
élémentaire administratif, S. A. Naïbos Saltaneh a
exprimé le désir que ce cours fût « coordonné » avec
les cours de philosophie, d'histoire, de géographie et
de littérature persane également professés à la classe
impériale.
Il a été d'avis que le jurisconsulte, chargé du cours
de droit élémentaire, devait également donner à Sa
Majesté quelques principes sur les origines et sur l'évo-
lution des sociétés, sur l'idée de l'État; sur la notion
du gouvernement et de ses différentes formes; sur les
1 V. Revue du Monde musulman, vol. 22 et 23, mars et
juin 1913.
ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF 1913-1914. 33
droits et les devoirs des États et des souverains entre
eux, etc.
Le Régent a l'intention de préparer ainsi Sa Majesté
à comprendre la situation actuelle de la Perse et les
obligations qui découlent de cette situation. Il veut
que Sa Majesté puisse assister déjà aux séances du
conseil des Ministres et suivre utilement ses délibéra-
tions sur les affaires de l'Etat et sur la politique
générale du pays, en vue de son prochain couronne-
ment.
S. A. Naïbos Saltaneh a fait connaître à l'assemblée
des professeurs qu'il avait l'intention d'assister lui-
même de temps en temps aux leçons de Sa Majesté.
Le lendemain de cette réunion, le sous-secrétaire
d'État au ministère des Affaires étrangères a adressé
la lettre suivante au jurisconsulte :
J'ai l'honneur de vous faire connaître que la classe impé-
riale reprendra ses cours à partir du 14 courant.
Vous êtes appelé à continuer vos leçons d'instruction
civique et d'administration pratique auprès de Sa Majesté
le mercredi matin de chaque semaine, indépendamment
des répétitions et des exercices pratiques de langue fran-
çaise que vous assurerez comme l'année précédente.
Le cours d'administration pratique et comparée qui
prend de plus en plus d'importance, a été transféré à
l'École du Darol Funun (Institut polytechnique de
Téhéran) par arrêtés du 18 octobre 1913 du ministre
de l'Intérieur et des sous-secrétaires d'État, aux mi-
nistères des Affaires étrangères et de l'Instruction
publique.
34
LA QUESTION PERSANE.
Le cours a été divisé en deux parties. Pendant le
premier semestre, les leçons ont été faites sur les insti-
tutions de la police. Les études du deuxième semestre
ont porté sur les institutions financières.
PREMIÈRE PARTIE
Les institutions de la police de la Perse.
Première et deuxième leçons. — Les institutions de
la police. Le droit de l'Etat et le droit individuel; leurs
limites respectives ; égalité civile et liberté individuelle;
leur définition. Libertés matérielles et morales, droits
politiques. La déclaration des Droits de l'homme et les
constitutions modernes; introductions en Perse du nou-
veau régime.
Troisième leçon. — La Police. Son but, ses moyens,
limites de ses droits en théorie et en pratique.
Droit écrit et coutume. Maintien de l'ordre et abus de
pouvoir.
Quatrième et cinquième leçons. — La loi et le
règlement : la loi est nécessaire pour déterminer les
principes, les règlements assurent son application.
C'est le chef de l'État qui a le pouvoir de réglementer,
en vertu de la constitution. La délégation des pouvoirs ;
rôles des gouverneurs et de leurs subordonnés.
Sixième leçon. — Ce que sont les institutions de la
police en Perse. La Karié et le Ketkhoda. Ancien et
nouveau régime. Objet du droit de police; son exercice;
ses sources.
Septième leçon — Ouvrages musulmans sur la
matière. Il y a loin de la théorie à la pratique ; utilité
ENSEIGNEMENT ADMINISTRATIF 1913-1914. 35
du rôle des chefs de police, peu considérés cependant,
d'ordinaire, dans les divers pays d'Islam.
Huitième leçon. — La police des marchands aux
différentes époques; mesures prises pour assurer la
régularité des affaires commerciales Hisba et Mohtasib,
inspection des marchés et des boutiques.
Neuvième leçon. — La police des routes dans le
Sud ; son organisation actuelle. Routes du commerce
international en Perse. Organisation de la police en
pays bakhtyari.
Dixième leçon. — Valeur et portée de l'acte du
24 Redjeb 1330. Pouvoirs étendus des Ilkhanis en
matière de nominations, de réglementations, de police
et des finances. Ce pouvoir est irrégulier et abusif.
Onzième leçon. — Organisation de la police dans
les régions de Fars. Les tribus contenues par la gen-
darmerie gouvernementale. Les rahdaris ou péages;
les allafis ou droits de pâturage; leurs inconvénients.
Mise aux enchères des routes.
Douzième leçon. — Mesures prises par le gouver-
neur général Mokhber os Saltaneh pour rétablir l'ordre
dans le Fars. Subsides financiers qui lui sont accordés;
grâce à eux, il peut donner suite à ses projets, en vue
du rétablissement de l'ordre. Organisation de la gendar-
merie; rivalité avec les Suédois. Suppression despéages.
Treizième leçon. — Le plan d'organisation de la
gendarmerie gouvernementale dans le Fars. Excellents
résultats de cette création. Textes réglementant la police
urbaine, et celle de Téhéran en particulier. Les forces
de la police, son administration. Lacune dans l'orga-
nisation actuelle de la police et de la gendarmerie, et
conflits qui en résultent.
36 LA QUESTION PERSANE.
DEUXIÈME PARTIE
Les institutions financières de la Perse.
Principes généraux sur les impôts, le budget et la
comptabilité publique en Perse.
Notion de l'impôt en Europe et en Perse.
Note historique sur l'impôt.
L'impôt et l'Etat social en Perse et en Eu-
rope.
Définitions de l'impôt et du budget.
Impôts directs et impôts indirects.
L'impôt direct ne peut être perfectionné en
Perse avec l'organisation sociale actuelle.
L'impôt indirect donnera-t-il de meilleurs résul-
tats?
Impôts indirects et douanes.
Monopoles et concessions.
Les dépenses et les emprunts.
Situation et régime économiques de la Perse.
Les projets de réforme de Motamem-el-Molk.
Le projet d'emprunt de 33 millions de tomans
(150.000.000 fr.).
Le droit de propriété immobilière pour
les étrangers en Perse.
Les garan- ] Les prévisions de recettes pour Sitchkan-
ties de- < il 1912.
mandées. \ Projet de contrôle européen.
Comparaison des tableaux de mars et
d'avril 1912.
ANNÉE SCOLAIRE 1913-1914. 37
Le crédit réel et le crédit personnel de la Perse.
Le mémorandum du Gouvernement persan de sep-
tembre 1912.
Les chemins de fer.
La note du 9 octobre 1912 et la concession du
29safar 1331.
Premiers essais de budget en Perse.
L'adresse du Régent au Gouvernement persan,
mai 1912.
Le budget de Nasr-el-Molk 1907.
Le budget de Sanied-Dowley 1910.
Un peu d'histoire.
Fondement du droit budgétaire.
Le droit budgétaire et le régime despotique.
Les difficultés de la comptabilité en Perse.
L'œuvre révolutionnaire et les résultats finan-
ciers en Perse.
Les principes et les règles budgétaires dans le
budget de Sanied-Dowley.
La crise de 1914.
Le budget des recettes de Sanied-Dowley, 1910
(1328).
Le système fiscal et le mécanisme gouvernemental
en Perse.
Le Ketabche et ses quatre chapitres.
Les recettes.
Les domaines.
Les douanes.
Tableau du commerce général de la Perse en Sitch-
kan-il.
Comptes spéciaux par pays de provenance et de
destination.
38 LA QUESTION PERSANE.
Trafic Russo - Persan.
— Anglo- —
— Turco- —
— Germano- —
— Franco- —
— Italo- —
Le tarif et le règlement légal des douanes en Perse.
Le décret de Mozaffer-ed-Dine Chah.
Les impôts indirects dansle budget de Sanied-Dowley.
L'exposé des motifs.
Opinions du Cepadhar et du Régent.
Le régime financier de la Perse.
La loi du 9 djoza 1329.
Origines de la loi du 23 djoza.
Exposé des motifs.
Le texte.
La loi de djoza et le principe de l'autorité absolue
en Perse.
La loi de djoza et le trésorier général.
Les comptes de la Trésorerie générale.
Examens. — Le couronnement de S. M. Ahmad
Chah de Perse ayant eu lieu le 21 juillet 1914, il n'y a
pas eu d'examens à la classe impériale. Cette classe est
supprimée à l'heure actuelle.
A l'Ecole des sciences politiques, les examens du
cours d'administration pratique et comparée ont eu
lieu conformément aux instructions du directeur de
l'école, le 20 juin 1914 (24 radjab, 30 djoza 1332) à
neuf heures du matin :
Sur le programme du cours du jurisconsulte profes-
seur, et parmi les six questions suivantes :
1° Les droits de l'État et les droits individuels ;
ANNÉE SCOLAIRE 1913-1914. 39
2° La loi et le règlement;
3° Les attributions de la police, d'après le verset
n° 100 de la sourate n° 3 du Coran;
4° Le rôle des conseillers étrangers en Perse dans
l'ancien droit et à l'époque actuelle;
5° Les garanties demandées pour le projet d'emprunt
persan de 150.000.000 de francs en 1912;
6° La loi de djoza 1329 sur le régime financier de la
Perse et l'acte deradjab 1330 dans le pays Bakhtyari,
M. le Dr Valiollah Khan, directeur de l'école et des
examens a choisi les deux premières questions (1 et 2).
L'examen n'a comporté que des épreuves écrites.
Trois heures ont été accordées aux candidats pour faire
des compositions. Ces compositions ont été remises
sans signature, avec un numéro d'ordre, permettant
de retrouver l'auteur après les corrections.
Dix-neuf candidats ont pris part à l'examen. Ce sont
ceux dont les noms figurent à l'article 2, § 3 de l'ar-
rêté du 18 octobre 1913 (17 zighadeh 1331), portant
transfert au Darol-Fonoun (École polytechnique de
Téhéran) du cours d'administration pratique et com-
parée, précédemment professé par le jurisconsulte,
professeur à l'Ecole des sciences politiques. A ces can-
didats, le directeur en a ajouté neuf autres.
La correction des épreuves, faite avec le plus grand
soin par :
Mirza Abbas Gholi Kan, interprète de première
classe au ministère des Affaires étrangères, professeur
de français à l'École Siassi;
Mirza Seyed-Dine, ancien élève diplômé de l'École
des sciences politiques , attaché au tribunal des
Affaires étrangères à Téhéran ;
22*
40 LA QUESTION PERSANE.
Le jurisconsulte, professeur à la classe impériale à
l'Ecole des sciences politiques et à l'École polytechnique
de Téhéran,
a été terminée le 23 juin 1914 (28 radjah 2 saratan 1332) .
La commission s'est adjoint comme secrétaires : —
MirzaSaïde Khan, rédacteur au ministère de l'Intérieur,
qui a été l'un des traducteurs du cours ;
Mirza Ali Khan, rédacteur au ministère de l'Inté-
rieur, qui a été chargé de diriger la publication du
cours en langue persane.
L'ensemble de l'examen a été faible, il n'a été remis
aucune composition en langue française. D'une manière
générale, la première question a été mieux traitée que la
seconde. La seule composition qui, à la rigueur, aurait
pu être retenue, fut celle dun° 17. Ce candidat, M. Moha-
med Hossein Khan, a présenté quelques idées origina-
les et il a fait une comparaison assez heureuse des an-
ciens errements administratifs avec le nouveau régime.
Première question. — Les droits individuels et les
droits de l'État.
Très peu de candidats ont parlé des termes équivo-
ques employés par la loi constitutionnelle du 29 chaban
au sujet de la liberté du travail.
Les systèmes de réglementation des droits individuels
qui ont le caractère d'une fonction sociale, comme le
droit d'enseigner et comme la liberté de la presse, par
exemple, n'ont pas été compris.
Par contre, beaucoup ont fait ressortir avec assez de
clarté la différence qui sépare l'égalité légale des iné-
galités sociales.
Quelques-uns ont bien défini l'égalité et la propor-
tionnalité de l'impôt.
CONSULTATIONS SUR LES RÉFORMES. 41
Deuxième question. — La loi et le règlement.
Aucun candidat n'a donné de définition ni de la loi
ni du règlement. Quelques-uns seulement ont indiqué
les conditions nécessaires pour qu'un règlement soit
valable. Beaucoup n'ont pas su faire la différence entre
le décret du chef de l'État et les arrêtés que peuvent
prendre les différentes autorités administratives :
ministres, gouverneurs, Kedkhoda, etc.
Enfin les idées ne sont pas nettes sur le caractère de
l'autorité administrative, ni sur la nature du pouvoir
réglementaire.
En somme, la promotion de 4913-1914 (1331-1332),
de l'École des sciences politiques de Téhéran pour le
cours d'administration pratique et comparée, a beau-
coup à faire pour atteindre le niveau et la valeur de la
promotion 1912-1913 (1330-1331), en ce qui concerne
les matières de cet enseignement.
Téhéran, le 23 juin 1914.
Le Président de la commission
des examens,
ABBAS GhOLI KHAtf.
IV. — Consultations sur les réformes
administratives.
Le conseil d'administration du ministère de l'Inté-
rieur a également repris ses travaux pour l'année 1913-
1914. Il a étudié les relations des services de l'adminis-
tration centrale, provinciale et municipale, avec la gen-
darmerie et la police.
La commission de la carte administrative, dont la
42 LA QUESTION PERSANE.
composition a été remaniée par arrêté du 11 octobre der-
nier, a étudié l'organisation administrative des régions
de l'Ouest et du Sud-Ouest, Kurdistan et Louristan.
C'est dans les conditions qui viennent d'être expo-
sées, que le contrat du 27 juin 1911 a pu être inter-
prété et exécuté. Il ne prévoit rien, concernant l'exé-
cution des projets de réformes, qui reste dans les attri-
butions exclusives du Gouvernement persan. Le juris-
consulte du ministère de l'Intérieur en effet n'a qu'un
rôle purement consultatif; il ne doit, sous aucun pré-
texte, conformément aux recommandations expresses
du gouvernement de la République, revêtir le carac-
tère d'un fonctionnaire de l'ordre exécutif.
Les deux parties du cours de l'année scolaire 1913-
4914 ont été publiées en langue persane par l'Impri-
merie impériale à Téhéran 1914. Elles ont été publiées
en langue française dans la collection de la Revue du
Monde musulman, décembre 1914 et mars 1915.
ANNEXE II
RÉSUMÉ
du Compte général des finances
de l'année Tangouz-il
(1911-1912)
(Compte définitif)
RÉSUMÉ DU COMPTE GENERAL DES FINANCES.
RECETTES
NATURE DES RECETTES
1. Recouvrements eitectués
sur les produits de l'année précédente
(encaisse existant au commencement de l'exercice
et arriérés perças en Tangouz-il) :
», i^ arects^at)) sr^":::::
&) Droits d'accise
c) Taxes d'abatage
d) Navaguel (taxes sur les véhicules)
e) Droits de douane (encaisse)
/) Amendes douanières. Fonds spécial (encaisse)
g) Recettes postales (encaisse)
h) Recettes télégraphiques (encaisse)
2. Recouvrements eiîectués sur les produits
de l'année courante Tangouz-il) :
\ Impôts directs (maliat)( P™*™» de Téhéran <recette
a){ et produits des doJ nrovinrpa ' ' Vwrttè
maines (Khalesseh)/ ^eTte) P™ . (recette
&) Accise (recette brute)
c) Taxes d'abatage boyaux (recette brute)
d) Taxes sur le com merce des peaux d'agneaux (recette brute).
e) Navaguel (taxes sur les véhicules) recette brute
/) Droits et taxes douanières (recette brute)
g) Monnaie. Produits de la frappe (recette brute)
h) Taxes postales (recette brute)
i) Taxes télégraphiques (recette brute)
j) Passeports . Taxes pour la délivrance et le visa (recette
partielle)
k) Revenus divers
3. Fonds d'emprunts, encaissés en Tangouz-il :
a) Produit de la négociation de l'emprunt 1911 de
£ 1.250.000 émisa 87 1/2 0/0, soit £ 1.093.750
&) Produits d'avances à court terme négociées en banques
(comptes-courants)
c) Sommes prélevées sur les revenus de l'année suivante
Sltchghan-il)
SOMMES
Kr.
835.747
95.411 95
281.853 45
194 55
24.155 10
4.613.927 15
106.881 35
114.803 60
720.574 80
3.903.991 50
4.259.590 75
3.936.371 70
236.314 75
674.007 95
659.298 50
42-970.548 20
3.793.830 40
3.422.243 55
4.610.191 35
1.398.428 10
2.862.780 55
►9. 062. 500 »
4.681.319 45
50.000 »
Total générai des recettes.
143.315.066 41
RÉSUMÉ DU COMPTE GÉNÉRAL DES FINANCES.
DÉPENSES
NATURE DES DEPENSES
1. Dépenses gouvernementales
proprement dites (1) :
Dépenses de la Cour impériale
— de la Régence
— du Parlement
— du Conseil des ministres
— du ministère de la Guerre
— de la brigade des Cosaques
du ministère de l'Intérieur
— de la gendarmerie gouvernementale
— du ministère de la Justice
— de l'Instruction publique
— partielles du ministère des Affaires étrangères . .
— de l'administration des postes
— de l'administration des télégraphes
— du ministère des Finances
— de l'administration de la monnaie
— de l'administration des douanes
— affectées à des constructions douanières
— du service de la marine (douane)
Redevances pour les ports de Méchedlsser et Astara
Dépenses de la trésorerie :
Dépenses de l'administration centrale
— de la gendarmerie de la trésorerie
— du service des impôts ) provinces de Téhéran. . .
directs et domaines j autres provinces subsides.
— du service des accises (y compris les frais d'achat
et de transport d'opium brûlé)
— du service des boyaux (abatage)
— — du Nevaguel
— des timbres
Frais de transfert de fonds ,
Dépenses extraordinaires d'Etat
|Rentes et pensions
i. Sommes affectées à l'amortissement de la dette :
Annuités des emprunts (dette consolidée)
Remboursement du capital de la dette 7 0/0 à la Ranque
Impériale de Perse
Apurement de dettes diverses (dette flottante)
SOMMES
Kr.
2.206.578 80
819.244 60
891.173 30
38.911 40
2.125.524 85
160.805 75
148.720 40
44.915 »
117.702 50
20.385.171 40
32.251.877 20
9.764.176 95
Total général des dépenses
Excédent de recettes : encaisse au lerHamal Sltchghan-il (détail au verso).
TOTAL
Kr.
3.334
1.219
1.161
142
21.482
3.941
8.317
1.209
1.037
1 526
3.146
3.750
3.790
1.962
618
4.915
251
245
.013 15
.900 »
.806 50
.405 »
.221 55
.275 »
.398 70
.217 15
.868 75
.423 35
.674 90
.787 20
.353 80
.990 05
.077 80
.985 95
.136 9",
.839 45
.000 »
6.553.576
1.407.532 05
2.840.360 50
73.518.004 40
(1)
62.401.225 55
135.919.229 95
7.395.836.45
143.315.066 40
(1) Dépenses afférentes à l'année précédente (It-il) 1.674. 055 »
— — — courante (Tangouz-il). . 71.843.949 40
73.518.004 40
DETAIL DE L ENCAISSE.
Détail de l'encaisse de 7.395.836 kr. 45
existant au 1er Hamal Sitchghan-il, 21 mars 1912.
1. Encaisse des comptables de l'administration
des douanes
2. Encaisse de l'administration des postes
3. — de l'administration des télégraphes.
4. — de la Trésorerie générale :
u) Caisse du Trésor
b) Disponibilités en banques :
A la banque impériale (compte recettes des douanes).
A la banque d'escompte (compte alteff)
- - ( - 1173)
- - ( - H31)
Chez Arbab Djemchid, à Téhéran
Chez Djéhanian, frères —
c) Avances de caisse à récupérer ou h régulariser en
sitchghan-il :
Avance à Mr. C. David (achat de céréales)
— à Mr. Hadjian ( — )
— à Guive Chapoar (achat d'armes)
Débit de S. E. Seyed Sadegh, ex-directeur de la muni-
cipalité
Avance au général Schindler (compte peusions)
— à Mr. Varnet (compte automobiles)
— au ministère des Finances à Bruxelles (frais de
voyage)
5. Déficit de caisse
Total.
SOMMES
Kr.
96.739 »
79.222 30
49.879 20
8.449 65
45 . 000 »
361.911 45
101.977 65
153.625 »
10.000 »
26.000 »
71.561 50
20.000 jd
7.879 90
53.463 90
TOTAL
Kr. c.
(1)
5.614.495 15
244.201 70
444.641 05
1.085.709 55
7.389.047 45
6.789 »
7.395.836 45
(1) La presque totalité de ces fonds est en dépôt à la banque d'escompte de Perse
et dans ses succursales.
OBSERVATIONS
L'année financière Tangouz-il a commencé le vingtième jour de rabiol awal, année
1329 de l'hégire (21 mars 1911) et fini le trentième jour de rabiol awal, année 1330
(20 mars 1912).
Jusqu'au vingt-troisième jour du troisième mois de Tangouz-il, l'adminislration des
finances est restée sous la direction du ministre des Finances. A cette dernière date,
le Parlement vola la loi dite du 23 djoza (13 juin 1911), en vertu de laquelle l'organi-
sation et la haute direction des services financiers étaient confiées au trésorier géné-
ral, chargé en même temps du contrôle des finances. M. Shuster, occupa les fonctions
de trésorier général jusqu au 7 janvier 1912. A partir de cette dernière date, le poste
de trésorier général fut géré par M. Mornard.
Le présent compte ne comprend pas les recettes encaissées par le ministère des
Finances antérieurement au vote de la loi du 23 djoza, soit du 21 mars au 13 juin.
TABLE DES MATIÈRES
1. — La question persane 1
II. — La rivalité anglo-russe en Perse 6
III. — Les causes de la Révolution en Perse. ... 17
IV. — Essai d'une constitution persane 33
V. — Les diverses méthodes d'expansion colo-
niale en Angleterre et en Russie 42
VI. — Les efforts allemands en Orient. —
Potsdam 48
VII. — L'arrangement anglo-russe 62
VIII. — Les principes de la convention de 1907 et
la constitution persane 68
IX. — L'intérêt dynastique et la Constitution. —
Nouvelle forme de la rivalité anglo-russe. 82
X. — Les événements de 1911 93
XI. — L'adhésion en 1912 de la Perse aux accords
russo-anglais de 1907 127
XII. — La question de l'Azerbaidjan. — L'Ayalat
de l'Ouest 147
XIII. — Le Cepadhar et le Régent de la Perse 169
XIV. — Le départ du Régent. — Le message 187
TABLE DES MATIERES.
XV. — Le couronnement du Chah et la réouver-
ture du Parlement. — Juillet et novem-
bre 1914 196
XVI. — L'influence française en Perse 200
XVII. — Les méthodes turco-germaniques 229
XVIII. — La Perse et la guerre 284
Carte de la Perse.
Amnexes.
La mission française de réformes et d'enseignement
administratifs en Perse 1-42
Résumé du compte général des finances persanes
1911 1912 1-3
BAR-LE-DUC. — IMPRIMERIE CONTANT-LAGUERRE.
y'VladikankaX
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315 La question persane et
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