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Full text of "La question persane et la guerre; la rivalité anglo-russe en Perse.- L'effort allemand. La politique persane.- L'influence française"

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From  the  Library  of 

Henry   Tresawna    Qerrans 

Fellow  of  Worcester  Collège^  Oxford 
1882-1921 

Given  AlmVeYSlî^..o£^ 

<By  Vis  Wife  Cp 


OUVRAGES   DU   MÊME   AUTEUR 


Les   réformes  financières  en  Indochine  de  1897    à  1900.  Paris, 

Rousseau,  1900. 
Les  colonies  françaises.  Encyclopédie  Petit.  Paris.  Larousse,  1900. 

L'administration  indo-chinoise. 
Les  finances  indo-chinoises.  Cours  à  l'École  coloniale,  1904-1905.  Paris. 
Le  système  fiscal  et  l'état  social  en  Indochine.  Cours  à  l'Union 

coloniale.  Paris,  1898-1900. 
Le  progrès  mutualiste.  Les  unions  et  les  fédérations.  Auxerre. 

imprimerie  du  «  Bourguignon  ».  1909. 
Les  troupes  coloniales.  Répertoire   du  droit  administratif,  Béquet, 

Laferrière,  Dislère.  Paris,  Dupont.  1909. 
La  Commission  européenne  du  Danube.  Larousse  mensuel  illustré. 

Paris,  mai  1910. 
Les  enfants  assistés  et  la  mutualité.  Bulletin  des  Sociétés  de  secours 

mutuels.  Paris,  mai  1906. 
La  question  sanitaire  en  Roumanie  iLe  service  sanitaire  à  Sulina). 

Galatz.  Schenk  et  Burbea,  1909. 
La  question  du  Danube.  Cours  libre  à  la  Faculté  de  droit  de  Paris, 

1911. 
La  question  du  Danube.  Préface  de  M.  L.  Renault,  membre  de  l'Ins- 
titut Paris.  Larose  et  Tenin.  1911-1916. 
Les  réformes  et  l'enseignement   administratif  en   Perse,   avec 

cartes  et  textes  persan  et  français.  Téhéran,  1913.  Imprimerie  Pharos. 
Les  tribus  du  Fars  et   du  Sud  de  la  Perse.  «  Revue  du  Monde 

musulman  ».  vol.  XXII  et  XXIII.  mars  et  juin  1913.  —  Texte  persan, 

Imprimerie  Impériale.  Téhéran  et  imprimerie  Pharos,  Téhéran,  1913. 

Essai  sur  l'Administration  de  la  Perse.  Leçons  faites  à  la  Classe 

périale  et  à  l'Ecole  des  Sciences  politiques  de  Téhéran.  1912-1913. 

Paris.    Ernest  Leroux,  1913.  —  Text*1  persan,  imprimerie  Impériale. 

Téhéran,  1913. 
Les  Institutions  de  la  Police  en  Perse.  Leçons  faites  à  l'Institut 

polytechnique  de    Téhéran.   1913-1914.  Paris,   Leroux,  1914.  —  Texte 

persan.  Téhéran,  Imprimerie  Impériale,  1914. 
Les  Institutions  financières  en  Perse.  Paris,  Leroux.  1915.  —  Texte 

persan.  Imprimerie  nationale,  Téhéran,   1914. 
Les  Méthodes  tureo-aliemandes  en  Perse.  Revue  de  Paris.  Ie*  mars 

1915. 
La  Question  persane  et  la  guerre.  Revue  politique  et  parlementaire. 

LO  juillet  1915. 
Danube  et  Balkans.  Revue  politique  et  parlementaire,  10  novembre 

1915. 
La  Perse  en  1916.  Larousse  mensuel  illustré.  Paris,  novembre  1915. 


BAR-LE-DUC    —    IMPRIMERIE    «ONT ANT-I.AGUERRÉ. 


J>25k 


% 


G.   DEMORGNY 


Ancien  secrétaire  général  de  la  Commission  européenne  du  Danube 

Jurisconsulte  du  Gouvernement  Persan 

Professeur  à  l'Ecole  des  Sciences  politiques  de  Téhéran 


LA 


QUESTION  PERSANE 

ET   LA    GUERRE 


La  Rivalité  Anglo-Russe  eu  Perse.  —  L'Effort  alternant1 
La  Politique  persane.  —  L'Influence  française 


Préface  de  M.  Lucien  Hubert,  Sénateur 


LIBRAIRIE 

DE  LA  SOCIÉTÉ  DU 

RECUEIL      SIRET 

Anne   M$on    LAROSE   ET    FORCEL 

LÉON    TEMIN,    Directeur 

23,    rue    Sauf  flot,   PARIS,    5« 

1916 

Droits  de  traduction  réserves. 


315 

04 


PRÉFACE 


Ceci  est  une  comédie,  parfois  un  drame  diplo- 
matique. —  Personnages  :  deux  anciennes  rivales 
réconciliées,  l'Angleterre  et  la  Russie  ;  une  char- 
mante personne,  insouciante  et  désintéressée,  la 
France  ;  d'astucieux  et  souples  Persans  qui  mécon- 
naissent trop  souvent  les  sages  et  honnêtes  pres- 
criptions de  leur  Khalife  Ali  ;  une  lourde  figure 
de  profiteuse,  la  Turquie  allemande. 

En  18  tableaux,  nous  voyons  se  dérouler  de 
subtiles  et  déconcertantes  intrigues  :  la  ruse 
persane,  le  cynisme  allemand,  les  intermittentes 
énergies  russes  et  les  prudentes  résistances  de 
l'Angleterre.  —  La  France  fait  de  la  conciliation 
pour  le  plus  grand  profit  de  tous,  sans  aucune 
réciprocité  pour  elle. 

L'action  est  simple  :  les  peuples  et  les  gouverne- 
ments d'Orient  ont  toujours  joué  de  la  division  des 


VI  PREFACE. 

grandes  Puissances.  Ce  principe  régit  particuliè- 
rement les  affaires  et  la  politique  persane  qui 
peuvent  se  résumer  ainsi  : 

En  Perse,  on  se  croit  prémuni  contre  toutes  les 
mauvaises  chances  parles  sympathies  de  la  Russie 
et  de  l'Angleterre  agissant  les  unes  dans  un  sens, 
les  autres  dans  un  autre;  de  telle  sorte  qu'elles 
doivent  se  faire  contre-poids  dans  les  pires  éven- 
tualités. Trop  longtemps,  les  Russes  et  les  Anglais 
ont  facilité  ce  jeu  par  un  attachement  irréfléchi  au 
compromis  caduc  de  1907. 

L'Allemagne,  de  tout  temps  et  particulièrement 
depuis  l'entrevue  de  Potsdam  de  novembre  1910, 
a  pensé  et  pense  encore  que  «  les  conflits  d'inté- 
rêts qui  existent  entre  l'Angleterre  et  la  Russie 
en  Asie,  offrent  certainement  la  possibilité  de 
gêner  ou  même  de  contrecarrer  les  actions  com- 
munes de  ses  adversaires  ». 

Pour  la  diplomatie  française,  la  Perse  est  un 
ermitage.  11  est  entendu  qu'on  s'en  désintéressera. 
Et  cependant,  par  l'Iran,  passe  le  point  de  conver- 
gence et  de  concentration  des  lignes  transcauca- 
sienne, transcaspienne  et  transpersane  qui  met- 
tront en  communication  par  une  ligne  ininter- 
rompue l'Europe  et  l'Asie. 


PRÉFACE.  TII 

Pour  les  Allemands  au  contraire,  la  Perse  est 
un  champ  de  bataille  et  en  effet,  nous  voyons  à 
l'heure  actuelle  la  guerre  déborder  le  continent 
asiatique  au  delà  des  frontières  de  l'empire 
ottoman.  Par  la  fatalité  des  choses  «  la  pénombre 
de  la  grande  lutte  européenne  couvre  lentement 
l'empire  immobile  des  Chahs  ». 

Et  pendant  ce  temps,  les  sympathies  françaises 
en  Perse  s'étonnent  de  l'abandon  où  nous  les 
laissons,  quand  elles  subissent  l'assaut  répété  et 
tenace  des  influences  germaniques. 

C'est  entendu,  la  Perse  est  chasse  réservée  aux 
influences  russe  et  anglaise.  Quel  sera  le  sort  de 
l'Iran  après  la  guerre?  Une  note  du  1er  novembre 
1915  du  Gouvernement  russe  a  fait  prévoir  au 
Gouvernement  de  Téhéran  que  «  si  les  bruits 
d'un  accord  spécial  entre  la  Perse,  l'Allemagne 
et  la  Turquie  recevaient  confirmation,  la  conven- 
tion anglo-russe  de  1907,  basée  sur  le  principe  de 
la  conservation  de  l'intégralité  et  de  l'indépen- 
dance de  la  Perse,  n'aurait  incessamment  plus 
aucun  effet  ». 

Il  semble  que  le  Gouvernement  du  Chah  se  le 
soit  tenu  pour  dit.  Mais  les  tribus  et  la  force  armée 
organisée  par  des  officiers  suédois,  désavoués  du 


VIII  PRÉFACE. 

reste  par  le  Gouvernement  de  Stockholm,  sont  en 
pleine  révolte  et  ont  joint  leurs  efforts  à  ceux  des 
officiers  allemands  et  turcs  qui  veulent  une  rupture 
des  négociations  entre  la  Perse,  la  Russie  et  l'An- 
gleterre et  l'ouverture  définitive  d'un  nouveau 
théâtre  de  la  guerre. 

Quadviendra-t-il  des  destinées  de  l'Iran?  Quoi 
qu'il  en  soit,  les  puissances  de  la  Quadruple 
Entente  ne  doivent  pas  oublier  un  seul  instant 
qu'elles  poursuivent  une  guerre  de  libération  et 
d'affranchissement  et  que  le  drapeau  des  alliés 
doit  porter  vraiment  dans  ses  plis  la  liberté  du 
monde. 

L'Allemagne  a  bien  su  profiter,  tout  récemment 
encore,  des  conflits  d'intérêts  qui  se  sont  mani- 
festés à  propos  d'une  solution,  inconsidérément 
avouée,  de  la  question  des  détroits  et  de  Stam- 
boul. Elle  guette  l'occasion  d'exploiter  encore 
ces  mêmes  rivalités  dans  le  golfe  Persique  où 
elle  espère  toujours  créer  une  source  de  compli- 
cations et  de  conflits  entre  les  deux  empires  alliés. 
—  N'y  a-t-il  pas  une  riposte  à  lui  opposer  ?  «  Quoi 
de  plus  grandiose  que  la  pensée  de  relier  par  un 
chemin  de  fer  international  le  Bosphore  au  golfe 
Persique,  de  ressusciter  par  la  vie  économique  la 


PREFACE.  IX 

fécondité  de  ces  plaines,  de  ces  vallées  et  de  ces 
plateaux  où  ont  fleuri  les  civilisations  les  plus 
colossales  et  les  plus  charmantes  à  la  fois  du 
monde  ancien?  » 

Aujourd'hui,  la  guerre  a  simplifié  les  combi- 
naisons diplomatiques,  l'essentiel  est  de  maintenir 
l'entreprise  du  chemin  de  fer  indo-européen  à 
l'abri  des  tentatives  turco-germaniques  contre  tout 
essai  de  monopolisation  et  d'exploitation  du  pan- 
germanisme sur  les  grandes  routes  de  l'activité 
humaine.  —  11  faut  assurer  la  sauvegarde  interna- 
tionale des  deux  grandes  voies  du  monde  :  Berlin 
Salonique;  Berlin  golfe  Persique. 

Telle  est  la  pensée  directrice  et  libérale  de  ce 
livre.  A  ce  seul  titre,  il  se  recommande  à  l'opinion, 
qui,  désormais  en  France,  ne  peut,  ne  doit  plus,  sous 
peine  de  déchéance  se  désintéresser  des  questions 
qui  jusqu'ici  lui  ont  paru  trop  longtemps  lointaines. 

Qu'on  le  sache  bien  en  France  :  Danube, 
Stamboul,  les  détroits  bloc  ou  équilibre  balka- 
nique, chemins  de  fer  de  Bagdad  et  transiranien 
sont  questions  connexes  et  interdépendantes.  C'est 
pour  avoir  méconnu  ces  principes  élémentaires 
que  notre  politique  extérieure  s'est  révélée  fragile 
et  précaire. 


X  PRÉFACE. 

La  question  persane  est  actuelle  ;  demain  à 
l'heure  du  règlement  de  comptes,  elle  retiendra 
toute  l'attention  de  la  diplomatie.  Aujourd'hui 
toute  l'action  turco-allemande  dans  l'Empire  des 
chahs  repose  sur  la  communication  du  Bagdad  qui 
relie  Stamboul  à  Ispahan  et  le  grand  effort  que 
va  diriger  Von  der  Goltz  en  Mésopotamie  sera 
dirigé  vers  la  Perse. 

Ce  livre  se  recommande  encore  par  le  patrio- 
tisme ardent  de  son  auteur.  M.  Demorgny  est  un 
Français  profondément  averti  des  contingences 
nécessaires  qui  s'imposent  à  la  direction  de  notre 
action  diplomatique,  mais  il  veut  que  demain  dans 
le  monde  renouvelé,  la  France  joue  un  rôle  digne 
d'elle.  Il  revendique  dans  les  ententes  futures 
toute  notre  personnalité  et  toute  notre  liberté.  Et 
c'est  là  un  programme  que  les  circonstances  ren- 
dent digne  d'unir  tous  les  Français. 

Paris,  1916. 

Lucien  Hubert, 
Sénateur  des  Ar dermes. 


LA 

QUESTION    PERSANE 


La  question  persane. 

La  série  des  faits  et  événements  auxquels  la 
rivalité  anglo-russe  en  Perse,  la  politique  indi- 
gène et  les  menées  turco-allemandes  ont  donné 
lieu,  depuis  la  révolution  persane  et  la  convention 
anglo-russe  de  1907  jusqu'à  ce  jour,  constitue 
une  page  intéressante  de  l'histoire  diplomatique 
contemporaine  et  de  la  politique  musulmane. 

Dans  son  excellent  livre  :  La  rivalité  anglo- 
russe  au  xixc  siècle  en  Asie,  le  docteur  Rouire  a 
consciencieusement  étudié  les  origines,  l'histoire 
et  le  développement  de  cette  rivalité  ;  il  a  donné 
un  tableau  exact  de  la  situation  respective  de 
l'Angleterre  et  de  la  Russie  dans  les  pays  limi- 
trophes du  Turkestan  russe  et  de  l'Inde  anglaise, 
—  il  a  exposé  les  considérations  qui  ont  amené 

Demorgny.  1 


Z  LA    QUESTION    PERSANE. 

les  deux  puissances  rivales  à  l'entente  provisoire 
du  30  août  1907. 

Mais,  il  ne  paraît  pas,  d'après  les  résultats  obte- 
nus à  ce  jour,  qu'il  y  ait  lieu  de  se  montrer  aussi 
optimiste  que  le  Dr  Rouire,  tant  au  point  de  vue 
des  intérêts  spéciaux  en  cause,  qu'au  point  de  vue 
de  l'avenir.  Bien  loin  de  penser  et  de  croire  que 
la  convention  du  30  août  1907,  en  ce  qui  concerne 
la  Perse,  ait  réglé  la  situation  respective  de  l'An- 
gleterre et  de  la  Russie,  nous  estimons  qu'elle  n'a 
été  qu'un  armistice  temporaire  que  la  diplomatie 
a  été  obligée  d'insérer  en  son  temps  pour  ménager 
les  transitions,  pour  éviter  une  solution  radicale  et 
pour  fixer  les  positions  réciproques. 

On  verra  par  la  suite  que  la  lutte  entre  les  deux 
puissances  s'est  poursuivie  depuis,  souvent  avec 
âpreté  et  que  les  points  de  conflits  se  sont  multi- 
pliés entre  les  deux  gouvernements  avec  les  causes 
de  tensions,  de  difficultés  et  de  dépenses,  et  avec 
les  antagonismes  nés  aussi  de  la  politique  indigène, 
ou  provoqués  par  les  menées  allemandes1. 

La  convention  russo-anglaise  de  1907  n'a  été 
qu'un  compromis,  une  formule  équivoque  et  tran- 
sitoire, et  le  Gouvernement  britannique  se  plaint 

1  V.  Revue  de  Paris,  1er  mars  1915.  Mon  article  sur  les 
méthodes  turco-allemandes  en  Perse. 


LA    QUESTION    PERSANE.  3 

que  la  Russie  en  ait  profité  pour  se  tailler  en 
Perse  la  part  du  lion1. 

De  son  côté,  le  Gouvernementftranien,  suivant 
ses  anciens  errements,  se  figure  qu'une  situation 
aussi  tendue  peut  et  doit  s'éterniser.  Il  continue 
entre  les  Russes,  les  Anglais  et  les  Allemands, 
cette  politique,  nous  ne  dirons  pas  d'équilibre, 
mais  de  faux  poids  et  de  fausse  mesure,  que  Victor 
Bérard  a  décrite  avec  tant  de  sévère  exactitude 
dans  son  livre  Des  révolutions  de  la  Perse2.  On 
ne  peut  d'ailleur  s^as  trop  reprocher  aux  Persans 
cette  politique,  puisqu'elle  leur  parait  être  leur 
seule  défense. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  affaires  de  Perse  sont  loin 

1  V.  Livre  Bleu  publié  par  le  Gouvernement  anglais,  1913, 
n°  1,  pièce  n°  335,  25  septembre  1912.  Sir  Ed.  Grey  à  Sir 
Buchanan  :  «  I  had  some  conversation  with  M.  Sazonof  to 
day  on  the  subject  of  Persia  and  pointed  out  on  the  map 
how  large  the  Russian  sphère  was  as  compared  with  the 
British.  I  said  that  what  people  hère  felt  was  that  the 
changes  since  the  Anglo-Russian  convention  had  been  to  our 
desadvantage...  ».  —  V.  aussi  Livre  Bleu  publié  par  le  Gou- 
vernement anglais,  1913,  n°  1,  pièce  464,  11  décembre  1912, 
Mémorandum  by  Mr  Shipley,  on  the  Events  at  Tabriz...  With 
référence  to  the  Pamphlet  compiled  by  Prof  essor  E.  G.  Browne. 

3  La  mise  au  point  de  cette  politique  indigène  nous  paraît 
avoir  été  donnée  par  Louis  Bertrand  dans  le  Mirage  oriental 
et  M.  Le  Ghatelier  en  a  formulé  une  théorie  dans  son  exposé 
de  la  Politique  générale  musulmane,  Paris,  1910.  Publica- 
tions de  la  Revue  du  monde  musulman. 


4  LA    QUESTION   PERSANE. 

d'être  réglées.  Elles  ne  le  sont  pas  en  ce  qui  con- 
cerne la  Perse  elle-même,  lamentablement  entre- 
tenue dans  un  état  de  décomposition  morale  et 
matérielle  sous  un  régime  mal  défini,  qui  ne  peut 
lui  donner  ni  routes,  ni  voies  ferrées,  ni  écoles, 
ni  travaux  d'irrigation,  ni  administration  régu- 
lière, ni  ordre,  ni  sécurité,  ni  aucune  ressource 
d'une  vie  nationale  ou  autre.  Elles  ne  sont  pas 
non  plus  réglées  au  point  de  vue  de  la  situation 
et  des  intérêts  respectifs  de  la  Russie  et  de  l'An- 
gleterre1; enfin,  elles  ont  permis  aux  Turcs  et 
aux  Allemands  d'employer  tous  les  moyens  pour 
tenter  d'entraîner  les  Persans  dans  leur  aventure. 

La  Perse,  qui  sépare  la  Russie  asiatique  de 
l'Inde  anglaise,  fournit  aux  rivalités  des  deux 
Puissances  un  terrain  toujours  plus  accidenté  et 
toujours  plus  dangereux.  —  Les  faits  et  les  évé- 
nements de  la  guerre  actuelle  auront  demain  de 
graves  conséquences  pour  l'Iran,  dont  le  sort  va  se 
décider  ;  ses  destinées  sont  à  la  veille  d'occuper  un 

1  L'optimisme  de  M.  E.  Driault  (La  France  et  la  guerre, 
Paris,  Cerf,  1915),  ne  me  persuade  pas  plus  que  celui  de 
M.  le  Dr  Rouire.  Je  n'ai  pas  vu  en  Perse  que  les  Conventions 
anglo-russes  de  1907  aient  «  assuré  le  règlement  amiable  de 
tous  les  malentendus  ».  —  M.  Isvolsky,  l'auteur  desdits 
traités,  reconnaît  lui-même  qu'ils  ont  été  mal  appliqués  en 
Perse. 


LA    QUESTION    PERSANE.  O 

rang  important  dans  les  préoccupations  de  la 
politique  européenne. 

Petit  à  petit,  la  guerre  étend  sa  tache  d'huile 
monstrueuse  et  sanglante.  Elle  déborde  mainte- 
nant le  continent  asiatique  au  delà  des  frontières 
de  l'empire  ottoman.  Les  Turcs  ont  envahi  la  pro- 
vince persane  de  l'Azerbeïdjan  et  de  Kermanhah 
au  cours  de  l'hiver,  et  même  durant  quelques 
jours,  ils  ont  occupé  Tahriz,  sa  capitale,  grande 
ville  de  200.000  habitants.  Chassés  par  les  troupes 
russes,  ils  ont  étendu  le  réseau  de  leurs  intrigues 
avec  l'aide  d'agents  germaniques  jusqu'au  cœur 
de  la  Perse,  dont  le  gouvernement,  dépourvu 
d'armée,  est  impuissant.  Une  agitation  musul- 
mane a  grandi,  elle  aurait  pu  devenir  mena- 
çante. 

Aussi  les  Russes  ont-ils  été  mis  dans  l'obliga- 
tion d'élargir  en  ces  régions  leur  théâtre  d'action. 
Ils  se  sont  d'abord  emparés  de  Van,  situé  sur  la 
rive  orientale  du  lac  du  même  nom;  puis,  descen- 
dant vers  le  sud  de  l'Azerbeïdjan,  ils  ont  atteint 
et  dépassé  le  vaste  lac  d'Ourmiah.  ils  sont 
entrés  à  Miandouab,  à  150  kilomètres  de  Tabriz. 
En  même  temps,  au  nord,  des  troupes  avec  de 
l'artillerie  ont  été  débarquées  à  Enzeli,  port  de 
la  Caspienne,  et  marchent  sur  Kasvin,  route  de 
Téhéran. 


O  LA    QUESTION    PERSANE. 

D'autre  part,  les  Anglais,  installés  à  Bassorah 
et  au  Chat-el-Arab,  sont  engagés  dans  une  série 
d'opérations  contre  les  Turcs  qui  habitent  les 
vallées  persanes  duKarounet  duKerkha,  affluents 
du  Tigre. 

Ainsi,  par  la  fatalité  des  choses,  la  pénombre 
de  la  grande  lutte  européenne  couvre  lentement 
l'empire  immobile  des  chahs  '. 

L'attention  de  la  diplomatie  va  se  trouver  portée 
à  l'heure  du  règlement  des  comptes  de  la  guerre 
sur  les  questions  soulevées  par  l'exécution  d'une 
importante  partie  de  la  convention  anglo-russe 
de  1907,  car,  au  contact  brutal  des  réalités  et  des 
faits,  cette  fiction  diplomatique  semble  avoir  fait 
son  temps  en  Perse. 


La  rivalité  anglo-russe  en  Perse. 

La  convention  anglo- russe  du  30  août  1907 
n'est  pas  spéciale  à  la  Perse  ;  elle  concerne  aussi 
la  situation  respective  de  l'Angleterre  et  de  la 
Russie  au  Thibet  et  en  Afghanistan.  Avant  le 
traité,  des  deux  puissances  en  lutte,  c'était  l'An- 

1  V.  l'article  du  commandant  de  Civrieux,  Le  Matin, 
mai  1905. 


LA    RIVALITE    ANGLO-RUSSE    EN    PERSE.  7 

gleterre  et  non  la  Russie  qui,  depuis  un  siècle, 
avait  déployé  le  plus  d'efïorts  pour  s'assurer  l'hé- 
gémonie et  pour  accaparer  le  plus  de  peuples  et 
de  royaumes  en  Asie. 

Au  Thibet,  l'Angleterre  avait  partie  gagnée; 
elle  s'était  fait  sa  part  dans  le  commerce  local  et 
avait  exclu  de  ce  commerce  toute  autre  puissance. 
En  Afghanistan,  l'influence  anglaise  était  prépon- 
dérante, exclusive,  et  cette  situation  privilégiée 
était  reconnue  et  acceptée  en  fait  et  en  droit  à  la 
fois  par  les  souverains  afghans  et  par  la  Russie. 

De  son  côté,  en  Perse,  la  Russie,  descendue  du 
Caucase,  s'était  incorporé  la  Géorgie,  avait  soumis 
les  Tcherkesses  et  autres  peuplades mahométanes; 
elle  avait  conquis  l'Arménie  persane,  pris  Kars  et 
Batoum.  En  1797,  Agha  Mohammed  devait  céder 
à  la  Russie  la  partie  du  Daghestan  au  nord  du 
Kour.  En  1813,  parle  traité  duGulistan,  Fath  AH 
Chah  perdait  le  reste  du  Daghestan  et  le  Chirvan. 
En  1828,  par  le  traité  de  Tourkmantchaï,  l'Erivan 
et  le  Nakhitchevan  étaient  également  enlevés  à  la 
Perse;  le  même  traité  stipulait  pour  les  bateaux  de 
guerre  russes  le  monopole  de  la  Caspienne. 

Après  chaque  guerre,  le  Chah  se  trouvait  de 
moins  en  moins  maître  d'orienter  sa  politique  dans 
un  sens  défavorable  aux  intérêts  russes  qui  se 
trouvèrent  imposés  jusqu'à  l'Ararat  et   l'Araxe. 


8 


LA    QUESTION    PERSANE. 


La  Russie  s'était  ainsi  créé  une  province  de  Trans- 
caucasie,  mais  elle  avait  dû  s'arrêter  de  ce  côté, 
à  plus  de  1.000  kilomètres  de  la  frontière  de 
l'Inde.  De  l'autre  côté  de  la  Caspienne,  les  progrès 
des  Russes  avaient  été  plus  marqués.  Par  bonds 
successifs,  ils  s'étaient  portés,  au  cours  du 
xix°  siècle,  de  l'Oural  à  la  frontière  de  Chine, 
occupant  ainsi  tout  le  bassin  du  Syr  Daria,  la  rive 
droite  de  l'Amou  Daria  et  la  rive  gauche  de  ce 
fleuve  jusqu'au  cours  de  l'Attrek. 

La  majeure  partie  de  cette  Transcaspie,  de  ce 
Turkestan  russe,  n'est  d'ailleurs  que  steppes  et 
déserts,  sauf  les  hautes  vallées  de  Ferganah  et  de 
Samarcande  et  quelques  oasis  comme  celles  de 
Khiva  et  de  Merv. 

Cependant  l'Angleterre,  non  contente  d'avoir 
transformé  le  Belouchistan,  l'Afghanistan  et  le 
Thibeten  autant  de  glacis  de  la  frontière  de  l'Inde, 
avait  fait  du  golfe  Persique  un  lac  anglais  :  sur 
la  côte  arabique,  elle  avait  fait  accepter  son  pro- 
tectorat à  la  petite  république  de  Koweit  ;  occupé 
plus  au  sud  les  îles  Bahrein.  Elle  tenait  sous  sa 
dépendance  l'État  d'Oman  dont  elle  pensionnait 
le  sultan.  A  l'embouchure  du  Chat-el-Arab,  l'An- 
gleterre avait  imposé  sa  tutelle  au  Cheikh  de 
Mohammerah.  Sur  la  rive  persane,  elle  s'était 
installée  à  Gualior,  elle  avait  mis  une  garnison  de 


LA    RIVALITE    ANGLO-RUSSE    EN    PERSE.  V 

cipayes  de  llnde  à  Djask,  à  l'entrée  du  détroit 
d'Ormuz.  Pour  surveiller  le  commerce,  et  pour 
assurer  la  domination  de  l'Angleterre,  cinq  rési- 
dents politiques  étaient  fixés  à  Mascate,  Koweït, 
Bender  Abbas,  Bahrein,  Bouchire.  Le  plus  élevé 
d'entre  eux,  celui  de  Bouchire,  vrai  maître  de  ces 
parages,  est  appelé  le  roi  du  golfe  Persique  par  les 
riverains. 

En  novembre  1814,  les  Anglais  signaient  enfin 
à  Téhéran  avec  le  gouvernement  de  la  Perse 
une  alliance  défensive  qui  promettait  les  secours 
et  les  subsides  de  Londres  en  cas  d'invasion 
russe,  pourvu  que  le  Chah  ne  fût  pas  l'agres- 
seur1. 

Mais  les  entreprises  de  Napoléon  avaient  fait 
comprendre  à  l'Angleterre  le  danger  que  pouvait 
faire  courir  à  l'Empire  des  Indes  une  attaque  par 
voie  terrestre  à  travers  les  régions  qui  s'étendent 
de  l'Euphrate  à  l'Indus2.  Débarrassée  de  ce  souci 
du  côté  de  la  France  après  la  chute  du  premier 
Empire,  l'Angleterre  se  trouva  en  présence  d'un 
rival  plus  redoutable  encore,  la  Bussie,  qui,  par 
son  voisinage  et  par  les  forces  et  les  ressources 

1  Ce  traité  de  Téhéran  est  resté  jusqu'à  la  guerre  de  1857 
le  code  des  relations  anglo-persanes. 

8  L'entreprise  allemande  du  Bagdad  a  fait  renaître  ce 
danger.  V.  plus  loin,  p.  48  et  suiv. 


/ 


10  LA    QUESTION    PERSANE. 

dont  elle  dispose,  peut  exercer  une  action  éner- 
gique sur  la  Perse. 

Les  luttes  entre  la  Russie  et  la  Perse  étaient 
fréquentes  et  celle-ci  devait  payer  chaque  fois, 
comme  on  vient  de  le  voir,  les  frais  de  la  guerre 
par  des  pertes  de  territoire  et  des  contributions 
d'argent.  Il  était  donc  à  craindre  que  la  Perse  ne 
tombât  complètement  sous  l'influence  ou  la  domi- 
nation russe,  que  ne  retenaient  plus  les  victoires 
de  la  France  révolutionnaire  et  napoléonienne, 
quand  l'Angleterre  réussit  à  conclure  en  1834 
avec  la  Russie  un  accord  par  lequel  les  deux 
puissances  contractantes  s'engageaient  à  maintenir 
la  Perse  comme  Etat  indépendant. 

C'est  à  partir  de  ce  moment  que  le  Gouverne- 
ment britannique,  tranquillisé  et  rassuré  pour  un 
temps,  se  mit  à  entreprendre  l'organisation  écono- 
mique du  pays,  en  faisant  porter  ses  efforts  surtout 
sur  les  régions  de  la  Perse  qui  étaient  le  plus 
accessibles  à  son  action  et  dont  la  possession  impor- 
tait le  plus  à  la  défense  de  l'Inde,  c'est-à-dire  sur 
la  Perse  méridionale  qui  touche  au  golfe  Persique 
et  à  la  mer  d'Oman. 

De  1834  à  1855  l'Angleterre  monopolisa  rapi- 
dement les  opérations  financières,  les  moyens 
de  communications  maritimes  et  terrestres,  les 
mines  et  les  routes,  le  commerce  et  la  navigation. 


LA    RIVALITÉ    ANGLO-RUSSE    EN    PERSE.  11 

On  pouvait  même  croire  à  une  prochaine  absorp- 
tion économique  de  l'empire  des  Chahs  par  la 
Grande-Bretagne  qui  aurait  pu,  au  lendemain  de 
la  guerre  de  Crimée,  profiter  de  l'affaiblissement 
delà  Russie,  pour  porteries  dépendances  de  l'Inde 
de  la  rivière  Dacht  à  l'Euphrate,  du  Belouchistan 
à  la  Mésopotamie  et  clore  ainsi  à  son  profit  la 
question  du  golfe  Persique. 

Mais  l'occasion,  qui  ne  devait  plus  se  retrouver 
depuis,  fut  perdue,  parce  que  l'école  de  Man- 
chester, hostile  à  toute  extension  coloniale,  consi- 
dérée comme  pouvant  causer  plus  d'ennuis  que 
rapporter  de  profits,  faisait  à  cette  époque  autorité 
au  Foreign  Office. 

Modifiant  alors  sa  tactique,  la  Russie  mit  pour 
un  temps  la  manière  forte  de  côté  et  lui  subs- 
titua la  méthode  de  pénétration  pacifique  qui 
avait  si  bien  réussi  à  sa  rivale.  Le  Gouvernement 
russe  allait  étreindre  le  Gouvernement  persan 
d'une  telle  sollicitude  que  celui-ci  ne  pourrait 
bientôt  plus  rien  lui  refuser. 

L'Angleterre  s'efforça  aussitôt  de  parer  le  coup, 
et  c'est  à  cette  époque  que  l'histoire  peut  commen- 
cer à  enregistrer  les  nombreux  et  curieux  épisodes 
de  cette  lutte  d'influences  qui  se  disputent  le  pla- 
teau de  l'Iran. 


12  LA    QUESTION    PERSANE. 

Les  associés  rivaux  étaient  définitivement  intro- 
duits en  Perse.  De  1872  à  1915,  à  ce  jour,  on  peut 
diviser  l'histoire  de  la  Perse  en  quatre  périodes  : 
1°  la  période  anglo-kadjiare  (1872-1898);  —  2°  la 
période  russo-kadjiare  de  1898  à  1907;  —  3°  la 
période  qui  s'étend  entre  les  accords  anglo-russes 
de  1907  et  les  extraordinaires  et  bien  inattendus 
accords  russo-allemands  de  1910  à  Potsdam.  — 
Enfin  la  période  1910-1915  qui  comprend  les  évé- 
nements de  1911  et  pendant  laquelle  les  intrigues 
lurco-germaniques  se  donnent  libre  carrière  en 
Perse.  On  peut  regretter  à  l'heure  actuelle  que  les 
Gouvernants  de  l'Iran  ne  comprennent  pas  assez 
que  les  intérêts  du  pays  s'identifient  avec  ceux  de 
l'Angleterre  et  de  la  Russie1.  Une  simple  déclara- 
tion de  neutralité,  sans  grande  conviction  peut- 
être,  n'est  pas  suffisante.  Le  Gouvernement  du 
Chah  a  tout  intérêt  à  soutenir  ces  deux  puis- 
sances dans  leur  tâche  et  à  les  aider  à  arrêter  les 
intrigues  turco-germaniques. 

«Jusqu'en  1860,  le  Turc  kadjiar  qui  règne  sur 

1  C'est  ainsi  que  le  10  juin  1915  le  Gouvernement  persan 
a  cru  devoir  démentir  l'existence  d'une  convention  russo- 
persane  du  17  novembre  1913  en  vertu  de  laquelle  le  Nord  du 
Royaume  serait  occupé  par  les  troupes  russes  pour  protéger 
le  pays  contre  les  incursions  chroniques  des  soldats  otto- 
mans. 


LA    RIVALITÉ    ANGLO-RUSSE    EN    PERSE.  13 

l'Iran  depuis  1796,  fut  un  chah  fortuné1.  Mal- 
gré ses  prodigalités,  malgré  le  gâchage  de  sa  Cour, 
malgré  sa  traditionnelle  manie  de  donner  des  vil- 
lages, des  bourgs,  des  districts  entiers  à  tel  ou  tel 
de  ses  flatteurs,  le  Kadjiar  fut  riche,  tant  qu'il 
mena  dans  son  empire  la  vie  semi-nomade,  allant 
de  résidence  en  résidence  manger  sur  place  les 
revenus  de  ses  domaines  et  se  faire  entretenir  par 
ses  fermiers  de  dîmes  et  par  ses  peuples.  Toutes 
ses  dépenses  journalières  étaient  couvertes  par  les 
pichkechs  (cadeaux).  Les  impôts  liquides  lui  pro- 
curaient son  argent  de  poche  et  comme  il  s'était 
déchargé  de  tous  les  frais  du  gouvernement,  il  lui 
restait  au  bout  de  l'an  un  assez  joli  bénéfice. 

»  Il  commença  de  sentir  le  besoin,  quand  sa  vie 
de  déplacements  abandonnée,  il  s'installa  à  l'eu- 
ropéenne dans  sa  capitale  de  Téhéran  ou  dans  ses 
palais  de  la  proche  banlieue.  Il  lui  fallut  alors  un 
supplément  de  revenus  ». 

Le  besoin  devint  de  la  gêne  quand  le  roi,  quit- 
tant son  empire,  se  mit  à  fréquenter  l'Europe.  Les 
voyages  successifs  des  Chahs  mangèrent  d'avance 
les  revenus  de  plusieurs  années  et  peu  à  peu  rui- 
nèrent le  crédit  du  roi.  A  partir  de  cette  époque, 
le  Chah  allait  se  débattre  dans  les  embarras  finan- 

1  V.  Les  révolutions  de  la  Perse,  op.  cit.,  Victor  Bérard. 


14  LA    QUESTION    PERSANE. 

ciers,  cherchant  à  Londres  et  à  Saint-Pétersbourg 
un  prêteur  complaisant1. 

La  période  anglo-kadjiare  1872-1898,  fut  mar- 
quée d'abord  en  1873  par  «  le  plus  extraordinaire 
et  complet  abandon  de  toutes  les  ressources  indus- 
trielles d'un  État  entre  les  mains  de  l'étranger  »2. 
Le  projet  de  contrat  anglo-persan  comprenait  : 
le  monopole  absolu  des  lignes  ferrées,  tramways  à 
construire  pendant  soixante-dix  ans;  la  conces- 
sion de  toutes  les  mines  ;  le  monopole  des  forêts 
domaniales  et  de  toutes  les  terres  en  friche  ;  le 
privilège  de  tous  les  travaux  d'irrigation  ;  le 
droit  de  préférence  pour  toutes  installations  de 
banque  d'État,  de  routes  et  de  télégraphes  ;  la  ferme 
des  douanes  pour  vingt-cinq  ans,  etc.  Ce  projet  trop 
vaste,  qui  nécessitait  un  apport  initial  de  150  mil- 
lions, ne  put  être  réalisé.  D'ailleurs,  la  diplomatie 
russe  sut  exciter  contre  le  concessionnaire,  baron 
de  Reuter,  les  défiances  de  la  Cour  :  Nasr-ed-Dine 
retira  brusquement  ses  promesses.  En  1889,  nou- 
veau projet  d'association  anglaise  :  le  chah  concéda 
aux  Anglais  le   monopole    du   tabac  moyennant 

1  V.  B.  Payne,  L'Angleterre,  la  Russie  et  la  Perse,  esquisse 
historique,  politique  et  prophétique  formant  le  résumé  de 
trois  lettres  adressées  au  Globe,  journal  quotidien  de 
Londres.  Imprimé,  pour  circulation  privée,  en  français  et 
en  anglais,  1872. 

2  G.  Gurzon,  Persia,  p.  180. 


LA    RIVALITÉ    ANGLO-RUSSE    EN    PERSE.  15 

pickech1  initial  et  redevance  annuelle.  De  nou- 
veaux troubles  furent  suscités  par  la  diplomatie 
russe  contre  cette  concession.  Dès  lors,  il  fut  facile 
de  prévoir2  quelle  conséquence  fatale  à  la  royauté 
absolue  auraient  ces  contrats  entre  le  roi  et  les 
étrangers.  La  Perse  allait  être  rapidement  con- 
duite à  la  révolution.  En  1892  Nasr-ed-Dine 
dut  retirer  au  concessionnaire  le  monopole  des 
tabacs  et  donner  aux  Anglais  une  indemnité  de 
12  millions  de  francs.  Ce  fut  une  brouille  dans 
l'association  anglo-kadjiare  et  l'affaire  des  tabacs 
manquée  marque  un  déclin  de  l'influence 
anglaise. 

AvecMozaffer-ed-Dine  et  son  grand  vizir  Amir- 
es-Soltan,  1898-1903,  commence  le  régime  de 
l'association  russo-kadjiare.  Le  chah  ayant 
toujours  besoin  d'argent,  la  Russie  se  montre  de 
composition  plus  facile  que  l'Angleterre.  La 
banque  russe  d'escompte  demande  moins  de 
garanties  que  la  banque  impériale  anglaise.  A 
cette  tentative  de  mainmise  sur  les  finances,  le 
gouvernement  russe  ajoute  la  mainmise  sur  l'ar- 
mée. Il  s'occupe  d'assurer  à  la  dynastie  régnante 
la  sécurité  nécessaire  au  moyen  d'une  brigade  de 

1  Cadeau. 

2  Dr.  Feuvrier,  Trois  années  en  Perse. 


16  LA    QUESTION    PERSANE. 

gardes  cosaques  instruite  par  des  officiers  russes1. 
Des  routes,  concédées  à  des  ingénieurs  et  à  des 
péagers  russes,  assurent  au  roi  la  prompte  arrivée 
des  troupes  moscovites  de  secours  dans  les  trois 
capitales,  religieuse,  royale  et  princière  du  Nord  : 
Meched,  Téhéran  et  Tauris. 

A  ce  moment,  profitant  des  embarras  anglais 
de  la  guerre  sud-africaine,  l'éternelle  poussée 
des  Russes  vers  la  mer  libre,  avait  percé  la  Mand- 
chourie  et  atteint  Port-Arthur  (1896-1898).  Péters- 
bourg,  croyant  en  avoir  fini  avec  l'extrême  Orient, 
voulut  pousser  ses  forces  vers  le  golfe  Persique  et 
les  mers  chaudes,  vers  Bouchir  et  Bender  Abbas. 
Un  service  régulier  de  navires  fut  créé  entre 
Odessa  et  Bouchir;  des  agents  consulaires  furent 
établis  dans  les  ports  persans  du  Sud  et  notam- 
ment un  consul  général  fut  installé  à  Bouchir,  à 
côté  du  roi  anglais  du  golfe  Persique. 

Déjà,  depuis  1891,  un  traité  russo-persan  de 
commerce,  très  avantageux  pour  les  affaires  russes, 
avait  relégué  au  second  plan  le  commerce  anglais 
qui  se  trouva  menacé  jusque  dans  la  région  du  Sud. 

La  guerre   russo-japonaise    arrêta    cette    poli- 

1  En  juillet  1915,  l'Allemagne,  la  Turquie  et  l' Autriche- 
Hongrie  ont  opposé  à  cette  brigade  la  création  de  gardes 
turques,  kurdes,  etc.,  pour  l'ambassade  ottomane  et  pour  les 
légations  germaniques. 


LES  CAUSES  DE  LA  RÉVOLUTION  DE  LA  PERSE.    17 

tique  envahissante,  en  ramenant  la  force  russe  en 
Extrême-Orient.  Profitant  à  son  tour  de  l'état  de 
choses  nouveau  à  la  veille  d'être  créé  par  le  traité 
de  Portsmouth,  l'Angleterre  conclut  en  hâte  avec 
le  Japon,  le  12  août  1905,  un  traité  offensif  et 
défensif,  aux  termes  duquel  toute  l'armée  japo- 
naise peut  être  appelée,  le  cas  échéant,  à  coopérer 
avec  les  troupes  anglaises,  pour  Ja  protection  de 
la  frontière  nord-ouest  des  Indes,  y  compris  la 
Perse  l. 


Les  causes  de  la  révolution  de  la  Perse. 

Nous  avons  vu  que  l'abandon  des  ressources 
nationales,    négocié  par    le  Chah   au    profit   des 

1  Ce  traité  d'alliance  ne  limite  pas  les  obligations  des 
signataires  à  l'Asie  et  à  l'Extrême-Orient.  Le  sens  général 
de  leur  engagement  implique  que  si  l'une  des  parties  contrac- 
tantes se  trouve  en  état  de  guerre  pour  la  défense  de  ses 
intérêts,  l'autre  partie  se  portera  au  secours  de  son  alliée 
au  titre  de  belligérante  et  ne  signera  la  paix  que  d'accord 
avec  celle-ci.  —  C'est  en  vertu  de  cette  interprétation  que, 
après  avoir  concerté  son  action  avec  Londres  et  d'accord 
avec  Paris  et  Pétrograd,  le  Mikado  a  adressé  le  14  août  1914 
un  ultimatum  à  l'Allemagne  et  qu'il  s'est  rangé  aux  côtés 
delà  Triple-Entente.  Cette  collaboration  paraît  du  reste  entrer 
dans  une  phase  nouvelle  d'activité.  —  V.  YOsaka  Asahi,  grand 
journal  du  Japon.  —  La  Russie  elle-même  songe  à  faire  étendre 
le  traité  d'alliance  et  à  s'adjoindre  le  Japon  sur  le  front  orien* 
tal.  —  Juillet  1915. 

Demobqny.  2 


18 


LA    QUESTION    PERSANE. 


étrangers,  devait  avoir  des  conséquences  fatales 
pour  la  royauté  absolue  et  que  la  Perse  allait  être 
rapidement  conduite  à  la  révolution. 

La  révolution  persane  n'a  pas  été  un  assaut  des 
soldats  contre  la  théocratie  comme  en  Turquie; 
elle  n'a  pas  été  non  plus  une  révolte  des  idées 
modernes  contre  la  tradition.  Elle  a  eu,  dit  Victor 
Bérard,  pour  cause  principale  une  querelle  sur- 
venue entre  le  roi  et  le  parasitisme  persan,  quand 
le  roi,  ne  trouvant  plus  sa  part  suffisante,  a  voulu 
l'agrandir  aux  dépens  de  ses  anciens  associés,  en 
substituant  au  vieux  système  iranien  une  fiscalité 
européenne,  afin  de  subvenir  à  ses  dépenses  per- 
sonnelles. 

Victor  Bérard  considère  même  cette  cause  comme 
unique.  Eugène  Aubin1  reconnaît,  avec  l'éminent 
auteur  des  Révolutions  de  la  Pw,  que  les  voyages 
royaux,  et  les  besoins  d'emprunter  qui  en  furent 
les  conséquences,  ont  contribué  au  mouvement 
révolutionnaire.  Mais  Eugène  Aubin  trouve  dans 
l'évolution  même  de  la  religion  chiite,  dans  la 
pénétration  des  idées  européennes  en  Perse,  dans 
la  fermentation  des  idées  nouvelles  parmi  les  grou- 
pements persans  de  la  Russie,  de  l'Egypte  et  de 
l'Inde,  ainsi  que  dans  la  guerre  russo-japonaise, 

1  E.  Aubin,  La  Perse  d'aujourd'hui.  — E.  Aubin,  sous  son 
nom  véritable  A.  Descos,  ancien  ministre  de  France  à  Téhéran. 


LES  CAUSES  DE  LA  RÉVOLUTION  DE  LA  PERSE.    19 

dans  la  révolution  russe  et  dans  les  rivalités  anglo- 
russes  elles-mêmes  les  causes  déterminantes  de  la 
révolution  persane. 

De  l'avis  d'Eugène  Aubin,  c'est  l'évolution 
même  du  chiïsme  qui  a  donné  l'impulsion 
initiale. 

Sans  vouloir  donner  à  cette  évolution  l'esprit 
philosophique  appliqué  pour  le  bonheur  de  l'hu- 
manité à  la  science  politique,  qui  a  caractérise 
le  mouvement  intellectuel  de  l'Occident  au 
xvme  siècle,  on  ne  peut  nier  en  effet  le  caractère 
nettement  démocratique  de  la  communauté  musul- 
mane, ni  la  souplesse,  ni  l'aptitude  au  progrès  des 
confréries  et  écoles  chiites  de  philosophie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  en  supposant  que  le  besoin 
d'emprunter  et  la  nécessité  de  fournir  une  garantie 
aux  prêteurs  aient  obligé  le  gouvernement  persan 
à  essayer  d'introduire  de  la  régularité  dans 
quelques-unes  de  ses  administrations,  c'était  déjà 
un  résultat. 

Mais  les  voyages  de  Nasr-ed-Dine  et  de  Mozaffer- 
ed-Dine  eurent  d'autres  conséquences  pour  la 
pénétration  des  idées  européennes.  Chaque  dépla- 
cement du  chah  fut  accompagné  de  suites  nom- 
breuses, si  bien,  que  «  la  domesticité  royale  put 
entrer  en  contact  avec  une  société  nouvelle,  qui 
lui  révéla  des  habitudes  inconnues  d'indépendance 


20  LA    QUESTION    PERSANE. 

et  de  liberté.  Il  semble  que  le  séjour  de  Paris  fit 
sur  eux  l'impression  la  plus  vive;  les  espoirs  de 
régénération  de  la  Perse  s'échauffèrent  au  souvenir 
de  notre  Révolution  ». 

Au  surplus,  Nasr-ed-Dine  Chah  envoya  s'édu- 
quer  en  France  deux  groupes  d'étudiants,  qui  se 
dispersèrent  dans  les  diverses  écoles.  L'intention 
du  roi  était  d'utiliser  pour  la  Perse  les  connais- 
sances acquises  par  ces  jeunes  gens  et  d'éviter 
ainsi  la  dépense  de  conseillers  européens.  Cette 
intention  ne  fut  pas  réalisée. 

Sous  le  règne  de  Mozaffer-ed-Dine,  la  jeunesse 
persane  prit  librement  son  essor  vers  l'Europe, 
ceux  de  l'Azerbaïdjan  allèrent  de  préférence  en 
Russie,  ceux  du  Sud  aux  Indes.  «  Quelques  grands 
seigneurs  de  Téhéran  envoyèrent  leurs  enfants 
dans  la  réactionnaire  Allemagne.  Ceux  qui  aspi- 
raient aux  honneurs  partagèrent  prudemment  leur 
progéniture  entre  l'Angleterre  et  la  Russie.  De 
beaucoup  le  plus  grand  nombre  gagna  les  contrées 
de  langue  française  ». 

D'autre  part,  la  fermentation  des  idées  nouvelles 
parmi  les  groupements  persans  de  la  Russie,  de 
l'Egypte  et  de  l'Inde,  provoqua  l'apparition  simul- 
tanée de  journaux,  qui  secrètement  pénétrèrent  en 
Perse,  y  critiquèrent  l'état  de  choses  établi  et  pré- 
conisèrent les  avantages  de  la  liberté.  UHabl-oul- 


LES  CAUSES  DE  LA  RÉVOLUTION  DE  LA  PERSE.   21 

Matin  (l'aide  puissante)  fut  le  journal  le  plus 
influent  de  l'époque  ;  il  eut  pour  fondateur  un  Seyed 
(descendant  du  prophète)  de  Kachan,  exilé  à  Cal- 
cutta. Il  faut  citer  en  outre  le  Mouayyad,  journal 
d'Egypte,  et  quelques  organes  du  parti  jeune-turc. 

Enfin  la  guerre  russo-japonaise,  1903-1905,  et  la 
poussée  révolutionnaire  russe  franchissant  le  Cau- 
case, déterminèrent  le  mouvement  révolutionnaire 
persan,  qu'avait  initié  l'évolution  du  chiïsme  et 
que  le  contact  de  l'Europe  avait  amené  à  maturité. 
Les  fedais,  ou  révolutionnaires  russes,  Arméniens, 
Géorgiens  du  Caucase,  installés  à  Tauris,  déci- 
dèrent la  ville  à  se  révolter. 

La  révolution  persane  n'a  donc  pas  été  seule- 
ment une  manœuvre  des  parasites  persans  contre 
le  chah  qui  les  avait  privés  de  certains  bénéfices. 
L'insouciance  des  Persans  et  l'apathie  asiatique 
permettent  difficilement  d'admettre  qu'une  simple 
crise  financière  ait  pu  provoquer  une  action  déci- 
sive. Il  n'est  pas  exact  non  plus  d'attribuer  exclu- 
sivement le  mouvement  révolutionnaire  aux  impé- 
rialistes anglais  de  l'Inde.  Tout  au  plus  le  libéra- 
lisme persan  profita-t-il  des  convenances  de 
l'Angleterre  qui,  accommodant  ses  traditions  au 
mieux  de  ses  intérêts  pour  la  défense  de  l'Inde, 
soutint  les  aspirations  de  la  jeune  Perse.  D'ailleurs, 
la  politique  impériale  britannique  a  trop  souvent 


22  LA    QUESTION    PERSANE. 

paru  oublier  qu'elle  dut  jadis  sa  sécurité  à  l'esprit 
libéral  de  ses  rapports  avec  les  indigènes1. 

Si  la  Perse  a  dû  subir  dans  sa  propre  histoire 
l'anarchie  des  tribus  et  des  villes  pour  arriver 
au  xix°  siècle  à  l'opprobre  des  Mignons  et  à 
l'écroulement  de  la  monarchie  pourrie,  il  ne  faut 
pas  oublier  que  ce  pays  a  mis  dans  l'histoire  de 
l'Islam  un  beau  rayonnement  d'art  et  d'intellec- 
tualité  et  qu'il  a  été  un  des  plus  riches  et  des 
plus  délicats  domaines  de  la  civilisation  humaine. 

La  connaissance  du  mouvement  philosophique 
et  religieux  est  indispensable  pour  la  compréhen- 
sion de  l'évolution  des  idées  qui  a  fait  passer 
depuis  quelques  années  le  régime  gouverne- 
mental absolu  des  chahs  à  la  Constitution,  par 
l'intermédiaire  de  la  révolution.  Il  faut  supposer 
en  effet  que  la  Perse  a  gardé,  malgré  le  despo- 
tisme, le  germe  délicat  de  sa  pensée  ancienne, 
entre  les  nobles  prédications  du  cheikhisme,  du 
pirisme,  du  zikrisme,  du  babisme,  du  chiïsme 
intégral  et  de  ses  schismes  ;  entre  les  exalta- 
tions commémoratives  en  l'honneur  des  saints 
martyrs  et  le  culte  de  la  liberté  enseigné  par  la 


1  C'est  ainsi  que  le  Gouvernement  britannique  dédaigne  de 
se  servir  de  l'instruction  publique  comme  moyen  de  péné- 
tration et  d'influence  en  Perse. 


LES  CAUSES  DE  LA  RÉVOLUTION  DE  LA  PERSE.   23 

Révolution  française.  Et  c'est  là  qu'il  faut  trouver 
la  genèse  de  la  révolution  persane,  au  milieu 
des  proclamations  des  andjumans,  des  prédica- 
tions des  mollahs  et  des  exemples  des  fedais. 
Malheureusement  cette  révolution,  qui  aurait 
dû  être  l'élan  de  renaissance  du  chiïsme,  se  trans- 
formant pour  revivre,  fut  moins  nationale  qu'hos- 
tile aux  étrangers,  moins  libertaire  qu'hostile  à  la 
tyrannie.  Elle  ne  sut  pas  sortir  de  l'anarchie  et  ce 
fut  l'esprit  de  chimères  et  d'illusions  qui  la  perdit. 

Il  faut  juger  des  choses  persanes  à  la  mode 
persane,  ou  plutôt  à  la  mode  musulmane.  Tout 
d'abord  on  ne  conçoit  pas  chez  les  musulmans  les 
idées  de  patriotisme  et  de  nationalisme  comme 
en  Occident;  ensuite,  le  musulman  se  croit  en 
général  très  au-dessus  de  toute  autre  variété  de 
l'espèce  humaine;  enfin,  une  fois  les  rites  de 
prières  et  de  louanges  au  prophète  accomplis, 
le  musulman  a  une  préoccupation  générale  et 
dominante  :  celle  du  profit. 

En  premier  lieu,  les  concepts  d'États,  de  na- 
tions, d'empires  sont  autres  pour  la  civilisation 
musulmane  que  pour  la  civilisation  occidentale. 
Tout  musulman  est  chez  lui  en  chaque  point  de 
la  terre  d'Islam  et  le  lien  religieux  islamique 
subsiste  partout  et  toujours.  L'esprit  national  se 


24  LA    QUESTION    PERSANE. 

confond  avec  l'esprit  musulman  et  le  pays 
musulman  ne  s'isole  pas  comme  le  pays  euro- 
péen *.  Dans  l'ensemble  de  l'humanité,  le  monde 
musulman  représente  une  civilisation,  dispersée 
géographiquement,  mais  relativement  et  sociale- 
ment unie  sur  toute  la  surface  du  globe,  malgré 
les  divergences  doctrinaires  du  chiïsme  et  du 
sunnisme,  les  haines  de  schismes  et  les  sépara- 
tions d'écoles  '.  Cette  conception  est  d'ordre 
numériquement  et  géographiquement  supérieur 
à  la  notion  de  pays,  d'État,  de  nation  et  d'empire. 
C'est  une  solidarité  plus  étendue  que  la  classifi- 
cation nationale  et  la  loi  musulmane  prescrit  la 
défense  collective  du  territoire  musulman,  qui 
n'appartient  pas  en  particulier  au  pays  ou  à  la 
nation  qui  le  détient,  mais  à  toute  la  commu- 
nauté par  une  forme  supérieure  du  droit  de  pos- 
session 2.  On  conçoit  donc  les  difficultés  que  doit 

1  Le  Chatelier,  La  politique  musulmane  (Revue  du  monde  mu- 
sulman), septembre  1910,  essaie  de  démontrer  comment  cette 
solidarité  religieuse  se  transforme  actuellement  et  peu  à  peu 
en  solidarité  économique.  —  Dans  une  brochure  récente,  Pour 
ou  contre  l'Islam,  mon  excellent  condisciple  et  ami,  le  séna- 
teur Lucien  Hubert  a  repris  cette  idée. 

2  Le  mot  patrie  pour  un  Osmanli  ne  signifie  pas  la  contrée 
où  l'on  est  né,  mais  le  pays  musulman  que  l'on  habite,  qui 
vous  nourrit  et  qui  satisfait  à  tous  les  besoins  matériels 
et  moraux  (Ali  Suavi,  A  propos  de  l'Herzégovine,  Paris,  1875, 
Maisonneuve  et  Gie). 


LES  CAUSES  DE  LA  RÉVOLUTION  DE  LA  PERSE.   25 

éprouver  le  mouvement  de  réformes  à  l'euro- 
péenne en  pays  musulman,  puisque  ce  mouve- 
ment tend  à  le  diviser  politiquement,  à  séparer  ses 
régions  géographiques,  à  les  rendre  étrangères 
Tune  à  l'autre  dans  l'ordre  gouvernemental  et 
administratif. 

Ce  n'est  pas  tout;  non  seulement,  la  commu- 
nauté musulmane  n'est  pas  enfermée  rigoureuse- 
ment dans  le  cadre  de  la  race,  du  peuple,  des 
frontières,  de  l'État,  mais  le  type  social  de  l'État 
musulman  est  beaucoup  plus  celui  d'un  noyau 
organique,  autour  duquel  s'étend  un  développe- 
ment de  plus  en  plus  diffus,  que  celui  d'une 
structure  générale  et  complète. 

En  Perse,  par  exemple,  il  existe  en  principe 
une  autorité  centrale,  mais  cette  autorité  ne 
s'exerce,  ne  se  transmet  qu'inégalement.  Hors  d'une 
certaine  zone,  elle  devient  vague  et  incertaine. 

«  La  Perse  n'est  ni  un  État,  ni  une  nation. 
C'est  l'étrange  combinaison  d'une  anarchie  féodale 
et  d'une  fiscalité  centralisée.  C'est  une  mêlée  de 
peuples,  Bakhtyaris,  Chaldéens,  Loures,  Kurdes, 
Arméniens,  Turcs,  Géorgiens,  Turcomans^  Arabes, 
Tadjiks,  Taliches,  Chasevens,  Karapapaks,  etc. 
C'est  l'instable  mélange  de  tribus  nomades  et  de 
cultivateurs  à  peine  fixés  au  sol.  C'est  une  fédéra- 
tion monarchique,  un  agrégat  de  peuples  ambu- 


26  LA    QUESTION    PERSANE. 

lants,  d'où  émergent  quelques  îles  de  sédentaires, 
ici  des  bourgs  et  des  villages  déshabités  la  moitié 
de  l'année,  de  loin  en  loin  quelque  ville,  qui, 
dense  fourmilière  aujourd'hui,  ne  sera  demain  que 
ruines  abandonnées  »*. 

«  Il  semblerait  que  l'on  ne  pût  réunir  collection 
plus  nombreuse  et  plus  bigarrée  de  peuples  et  de 
tribus  de  langues  et  de  patois  et  d'humanités  plus 
discordantes.  Pourtant  cette  diversité  recouvre 
une  certaine  ressemblance  de  vie  quotidienne, 
d'habitudes  sociales  et  politiques  :  métissés  ou 
presque  purs,  sémitisés,  mongolisés,  turquifiés  ou 
passés  au  noir,  à  toutes  ces  populations  de  l'Iran, 
il  reste  en  commun  avec  la  vie  religieuse,  la  vie 
semi-nomade  du  pasteur. 

»  L'histoire  sociale  du  pays  n'est  que  l'éternelle 
transhumance  des  hommes  et  des  troupeaux.  Il 
en  résulte  une  perpétuelle  alternative  de  paix  et 
de  batailles  civiles,  de  pactes  et  de  brigandages, 
la  guerre  permanente  entre  sédentaires  et  nomades 
et  la  révolte  endémique  des  uns  et  des  autres 
contre  le  chef  de  la  tribu  qui  s'érige  en  maître 
de  J'empire  et  qui  s'intitule  :  Roi  des  Rois,  Chah 
in  Chah  »2. 


1  V.  Victor  Bérard,  op.  cit. 

2  Voir  Revue  du  monde  musulman,  vol.  22  et  23,  mars  et 


LES  CAUSES  DE  LA  RÉVOLUTION  DE  LA  PERSE.   27 

Nous  avons  dit  que  le  musulman  se  croit  en 
général  très  au-dessus  de  toute  autre  variété  de 
l'espèce  humaine.  Les  musulmans  se  font  en  effet 
illusion  sur  leur  sort;  ils  ne  pensent  qu'à  leurs 
gloires  passées,  ils  ne  savent  que  s'admirer  dans 
ce  qu'ils  ont  fait  jadis,  et  ne  comprennent  pas  que 
la  situation  n'est  plus  la  même.  En  outre,  il  ne 
faut  pas  croire  que  dans  le  monde  musulman,  la 
masse  populaire  soit  éblouie  par  les  beautés  de  la 
civilisation  européenne1.  En  réalité,  tous  ces  gens, 
que  ni  leurs  traditions,  ni  leurs  mœurs,  ni  leurs 
climats  ne  prédisposent  à  vivre  selon  notre  idéal 
social,  répugnent  à  subir  la  contrainte  de  n'im- 
porte quel  gouvernement  régulier,  si  juste  et  si 
honnête  soit-il.  En  face  de  la  plus  anarchique  et 
de  la  plus  vexatoire  des  tyrannies,  ils  ont  toujours 
quelque  espérance  d'échapper  aux  gendarmes.  Au 
contraire,  ce  qui  leur  est  le  plus  insupportable, 
c'est  l'ordre  qui  règle  la  vie  de  l'Occidental.  Ces 
races  ne  conçoivent  point  ce  que  nous  entendons 


juin  1913,  mon  article  sur  les  tribus  du  Fars  et  du  sud  de  la 
Perse.  —  Voir  aussi  nia  brochure  :  Essai  de  réformes  et 
d'enseignement  administratifs  en  Perse,  1911-1914.  Paris, 
Leroux,  1915. 

1  La  guerre  actuelle,  produit  de  la  kultur  germanique, 
semble  démontrer  qu'il  n'y  a  vraiment  pas  de  quoi  être 
ébloui. 


28  LA    QUESTION  PERSANE. 

par  exactitude  et  l'idée  d'un  règlement  quelconque 
n'entre  point  dans  leur  esprit1. 

L'idée  du  panislamisme  a  été  surtout  développée 
de  notre  temps  par  un  Persan.  Ce  Persan,  Seyed 
Djemal-ed-Dine,  Assad-Abadi  auteur  de  la  Réfu- 
tation des  matérialistes2  et  de  discussions  célèbres 
avec  Renan  au  sujet  de  V Islam  et  la  Science,  a 
provoqué  dans  tous  les  pays  d'Orient  où  il  a  passé 
un  important  mouvement  de  réformes3.  Il  a  jeté 
dans  l'esprit  des  penseurs  les  germes  d'une  révo- 
lution intellectuelle. 

La  théorie  dupanislamismepeutse  résumer  ainsi: 
«  Les  gouvernements  chrétiens  donnent  comme 
prétexte  aux  attaques  et  aux  humiliations  qu'ils 
infligent  aux  États  musulmans  leur  état  arriéré  et 
barbare .  D'autre  part,  ils  étouffent  par  des  milliers  de 
moyens  et  même  par  la  guerre  tous  les  mouvements 


1  V.  Louis  Bertrand,  Le  mirage  oriental,  op.  cit. 

2  La  réfutation  des  matérialistes,  en  langue  persane  : 
Radd  Neit  cherry é;  et  en  arabe  :  Ar-Raddo  'ala'  d-dahriyyin. 

3  Les  Anglais,  par  des  moyens  multiples,  ont  poursuivi 
son  œuvre  et  fait  suspendre  ses  publications  à  Londres.  V. 
G.  Browne,  The  Persian  Révolution.  —  Il  ne  faut  pas  con- 
fondre ce  Djemal-ed-Dine  Assad  Abadi  avec  Djemal-ed-Dine 
Vahez  qui  fut  également  un  grand  orateur  libéral  et  qui  fut 
assassiné  près  de  Hamadan  par  les  réactionnaires,  pendant 
la  révolution,  sous  le  règne  de  Mohamed  Ali  Chah. 


LES  CAUSES  DE  LA  REVOLUTION  DE  LA  PERSE. 


29 


de  réveil  et  de  réforme  tentés  dans  les  pays  musul- 
mans. De  là,  la  nécessité  d'une  alliance  défensive 
entre  les  musulmans  du  monde  entier  pour  sauve- 
garder leur  indépendance,  acquérir  les  éléments 
du  progrès  et  les  moyens  de  la  force  européenne  »*. 

Un  groupe  de  «  jeunes-persans  »  travaillait  à 
Constantinople  sous  les  ordres  de  Seyed  Djemal- 
ed-Dine  et  envoyait  des  notes  et  des  observa- 
tions à  Nedjeff  et  à  Téhéran,  en  vue  de  faire  de 
la  propagande  parmi  les  ulémas  chiites  et  les 
personnages  influents  de  la  Perse.  Mirza  Reza  Ker- 
mani,  le  meurtrier  de  Nasr-ed-Dine  Chah,  certains 
princes  et  quelques  ministres  persans  en  disgrâce 
faisaient  partie  de  ce  groupe. 

Avant  Djemal-ed-Dine,  Nadir  Chah,  le  grand 
roi  conquérant  de  la  Perse,  précurseur  de  ces 
idées  panislamistes,  voulait  une  confédération  dans 
laquelle  tous  les  États  musulmans,  mettant  leurs 
forces  en  commun  et  songeant  à  créer  des  idées  et 
un  sentiment  de  solidarité  solide  entre  musulmans, 
aurait  mis  fin  aux  querelles  religieuses  des  sun- 


1  C'est  cette  théorie  que  la  Turquie  avec  l'Allemagne  a  essayé 
et  essaie  de  mettre  en  application  en  de  persévérantes  tenta- 
tives pour  agiter  l'Islam.  Elle  a  même  lancé  en  1915  par  ses 
organes  officieux  la  fausse  nouvelle  de  l'alliance  des  trois 
seuls  Etats  musulmans  encore  indépendants  :  l'Empire 
ottoman,  l'Afghanistan  et  la  Perse. 


30  LA    QUESTION    PERSANE. 

nites  et  des  chiites,  si  aiguës  depuis  Suleiman  et 
les  rois  Séfévis. 

C'est  ainsi  que  les  premiers  pas  vers  la  civilisa- 
tion occidentale  furent  faits  sous  la  poussée  d'une 
réaction  aveugle  et  brutale,  tant  il  est  vrai  que  bon 
nombre  d'idées  lancées  dans  la  circulation  ont, 
sous  l'influence  des  événements,  donné  des  résul- 
tats totalement  contraires  à  ceux  qu'attendaient 
les  promoteurs  du  moment1. 

D'autre  part,  si  une  certaine  minorité  éclairée 
de  musulmans  peut  jusqu'à  un  certain  point  être 
considérée  comme  exempte  de  fanatisme,  il  y  a 
encore  à  ce  point  de  vue  un  abîme,  surtout  en 
Perse,  entre  cette  minorité  et  la  masse  ignorante 
qui  n'a  en  rien  diminué  son  zèle  religieux.  Ce 
zèle  religieux  empêche  les  musulmans  d'accueillir 
la  science  et  les  philosophies  étrangères,  et  le 
peuple  est  d'accord  avec  le  clergé  pour  résister  à 
l'envahissement  des  idées  européennes.  D'ail- 
leurs, depuis  des  siècles,  les  musulmans  sont  habi- 
tués à  considérer  le  savoir  comme  une  vertu  ser- 
vile.  «  Bon  pour  des  chrétiens  et  des  juifs  de 
s'exténuer  sur  des  livres!  Ces  êtres  rampants  ne 
sauraient  se  pousser  à  la  fortune  et  aux  emplois 

1  Panislamisme  et  panturquisme,  Revue  du  monde  musul- 
man, mars  1913. 


LES  CAUSES  DE  LA  RÉVOLUTION  DE  LA  PERSE.   31 

par  un  autre  moyen!  Mais  eux,  qu'ont-ils  besoin 
de  cela?  Ne  sont-ils  pas  les  maîtres  souverains?  » 
Une  paresse  aussi  fortement  enracinée  peut  bien 
être  secouée  par  les  arguments  des  novateurs,  elle 
en  est  à  peine  ébranlée  et  elle  reste  un  gros  obs- 
tacle aux  progrès  de  la  culture  moderne. 

Reste  encore  la  patience,  l'extraordinaire  et 
invraisemblable  patience  musulmane,  qui  n'est 
qu'une  forme  du  fatalisme  et  du  déterminisme, 
une  sorte  de  résignation  confiante  en  la  volonté  de 
Dieu.  C'est  cette  patience  qui  permet  aux  musul- 
mans de  supporter  sans  révolte  toutes  les  exac- 
tions et  toutes  les  tyrannies;  qui  leur  a  permis 
jusqu'ici  de  résister  aux  guerres  et  aux  famines 
les  plus  meurtrières.  Avec  une  pareille  force  de 
résistance,  on  vient  à  bout  de  toutes  les  épreuves, 
on  défie  les  hommes  et  la  durée.  On  arrive  à  se 
rendre,  non  seulement  tolérable,  mais  bonne  tout 
de  même,  la  vie  la  plus  dure,  la  plus  ingrate  ou 
la  plus  fastidieuse1. 

1  Tous  les  musulmans  croient  d'ailleurs  que  les  moindres 
circonstances  de  la  vie  de  chaque  homme  sont  écrites  de 
toute  éternité  dans  un  livre  déposé  au  ciel,  où  suivant  le 
texte  même  d'El  Bedaoui,  célèbre  commentateur,  elles  sont 
décrétées  et  écrites  sur  une  table  conservée  avant  son  exis- 
tence. 


32  LA    QUESTION    PERSANE. 

Nous  avons  dit  enfin  qu'après  son  zèle  reli- 
gieux, le  musulman  a  une  préoccupation  générale 
et  dominante  :  celle  du  profit. 

Jusqu'à  la  révolution  de  1905,  l'organisation 
politique  de  l'Iran  se  résume  en  quelques  mots  : 
en  haut,  le  roi  et  sa  Cour;  en  bas,  les  paysans; 
dans  l'intervalle,  trois  degrés  de  parasites  :  le 
marchand,  le  clerc,  l'aristocrate;  à  côté,  le  nomade. 
Les  paysans  se  désintéressent  à  peu  près  complète- 
ment des  luttes  de  partis.  Au  contraire,  les  trois 
degrés  de  parasites  donnent  le  mouvement  à  la  vie 
politique  du  pays.  Parmi  eux,  les  principaux  fonc- 
tionnaires sont  d'anciens  serviteurs  du  gouverne- 
ment absolu;  c'est-à-dire  qu'ils  présentent  souvent 
peu  de  garanties  de  capacité  et  d'intégrité1.  En 
outre,  les  questions  d'intérêt  jouent  un  grand  rôle 
dans  la  formation  des  partis  et  les  hommes  poli- 
tiques étant  rarement  désintéressés,  il  en  résulte 
que,  tandis  que  les  fonctionnaires  en  charge  sont 
pour  le  gouvernement  et  travaillent  pour  lui, 
tous  ceux  qui  ont  été  privés  de  leurs  emplois  se 
joignent  à  l'opposition,  et,  moyennant  la  promesse 
d'être  rappelés  à  l'activité,  font  tous  leurs  efforts 

i  V.  mon  essai  sur  l'Administration  de  la  Perse,  Paris, 
Leroux,  1913.  —  V.  aussi  mon  étude  sur  les  institutions  de 
la  police  en  Perse.  Collection  de  la  Revue  du  monde  musul- 
man, Paris,  Leroux,  1914. 


ESSAI    D'UNE    CONSTITUTION    PERSANE.  33 

pour  hâter  ia  chute  des  hommes  au  pouvoir.  Dis- 
posant de  tout  leur  temps,  ils  peuvent  agir  effica- 
cement en  faveur  de  leurs  protecteurs. 

Par  voie  de  conséquence,  il  y  a  lieu  de  regretter 
que  le  régime  constitutionnel  en  Perse  se  fasse 
surtout  remarquer  par  un  favoritisme  sans  limites 
des  dirigeants  politiques,  qui  oublient  les  principes 
pour  ne  s'occuper  que  de  leurs  intérêts.  L'indiffé- 
rence du  peuple,  qui  se  désintéresse  complète- 
ment des  affaires  publiques  et  qui  ignore  même  le 
gouvernement,  donne  beau  jeu  à  celui-ci.  Ce  n'est 
pas  avec  la  promesse  de  réaliser  telle  réforme  ou 
de  suivre  tel  programme,  mais  avec  celle  d'accorder 
des  gratifications,  des  titres,  de  l'avancement  et  des 
emplois,  que  les  partis  et  les  hommes  politiques 
arrivent  au  pouvoir. 


Essai  d'une  Constitution  persane. 

La  première  démonstration  révolutionnaire  a 
éclaté  en  Perse  en  décembre  1905  et  les  constitu- 
tionnels avaient  espéré  que  l'appui  de  l'Angleterre 
ne  leur  manquerait  pas.  A  Téhéran,  comme  dans 
les  provinces,  c'est  sur  le  territoire  anglais  des 
résidences   diplomatiques   et  consulaires  ou  des 

Demorgny.  3 


34  LA    QUESTION    PERSANE. 

bureaux  de  télégraphe  que  les  premières  manifes- 
tations à  la  mode  persane  purent  se  produire.  Le 
ministre  et  les  consuls  de  Sa  Majesté  britannique 
avaient  d'ailleurs  accueilli  sinon  fomenté  ces  mani- 
festations :  refuge  des  manifestants  (bast),  en  des 
asiles  inviolables,  dans  l'enceinte  des  mosquées, 
autour  des  saints  sépulcres  et  autres  lieux  saints, 
dans  les  jardins  des  légations,  des  bureaux  des 
télégraphes  et  des  consulats  étrangers  ;  fermeture 
des  boutiques,  grèves  des  bazars  et  des  muj- 
teheds1,  etc. 

La  période  révolutionnaire  a  duré  quarante  mois 
environ  jusqu'à  la  victoire  des  constitutionnels 
sur  le  roi  (décembre  1905  à  juillet  1909). 

Il  est  facile  de  dire  ce  que  devait  faire  le  pre- 
mier parlement  persan  ;  il  est  plus  difficile  de  se 
rendre  compte  de  ce  qu'il  pouvait  faire. 

En  réalité,  toute  la  population  des  campagnes, 
c'est-à-dire  l'immense  majorité  du  pays,  échappe 
aux  idées  nouvelles  ;  le  désir  des  réformes  a  seule- 
ment pénétré  dans  les  grandes  villes  :  Téhéran, 
Tauris,  Recht,  Ghiraz,  Ispahan,  Kermanchah  et 
Hamadan.  On  peut  dire  que  la  révolution  persane 
n'a  pas  eu  de  caractère  général  :  elle  s'est  décom- 
posée en  une  succession  de  mouvements  locaux. 

1  Grands  prêtres. 


ESSAI    D'UNE    CONSTITUTION    PERSANE.  35 

Peu  songeaient  à  une  chambre  des  députés  de 
la  nation  entière,  et  le  Sardar  Assad,  lui-même,  le 
héros  de  la  révolution  à  Téhéran,  voulait  de  la 
méthode  et  ne  rêvait  qu'une  installation  progres- 
sive du  régime  constitutionnel  en  Perse.  Quel  vote 
conférer  en  effet  à  des  nomades  et  à  des  villageois 
à  peine  civilisés? 

Les  mollahs  (prêtres)  de  Téhéran  réclamèrent 
d'abord  des  réformes  administratives  et  la  création 
d'un  conseil,  pour  contrôler  les  dépenses  du  palais 
et  du  gouvernement.  Mozafïer-ed-Dine  admit  le 
principe  d'un  conseil  national,  librement  élu,  et 
le  chargea  par  décret,  non  seulement  du  contrôle 
du  gouvernement,  mais  encore  de  la  préparation 
des  lois.  C'était  là  une  charte  considérable. 

Le  18  août  1906,  dans  les  «  quatre  piliers  de  la 
constitution  persane  »,  le  roi,  «  pour  la  paix  et  la 
tranquillité  des  peuples  de  l'Iran,  le  renforcement 
et  la  consolidation  des  bases  de  l'État  et  les 
réformes  devenues  nécessaires  en  plusieurs  points 
de  l'empire  »,  convoque,  sur  le  modèle  de  nos 
anciens  États  généraux,  une  assemblée  de  trois 
cents  membres,  choisis  parmi  les  princes,  les  doc- 
teurs de  la  loi,  les  kadjiars,  les  propriétaires  et 
les  marchands.  Cette  assemblée  élabora  une  loi 
électorale,  qui  fut  publiée  au  mois  de  septembre. 

Les  règles  du  vote,  le  nombre  et  le  partage  des 


36  LA    QUESTION    PERSANE. 

délégués  entre  les  différentes  classes  sociales  et  les 
différentes  villes  et  provinces,  les  conditions  d'élec- 
torat  et  d'éligibilité  furent  minutieusement  réglés. 

Le  8  octobre  1906,  le  parlement  persan  fut 
inauguré  dans  l'orangerie  du  palais.  Malgré  la 
gravité  de  son  état,  Mozaffer-ed-Dine  tint  à  lire 
lui-même  le  discours  du  trône.  Deux  cents  députés 
devaient  être  nommés  pour  tout  le  pays,  il  ne  se 
présenta  que  les  élus  de  la  capitale  :  le  parlement 
n'était  encore  qu'un  conseil  municipal  de  Téhéran. 
Les  provinces  attendaient  les  événements. 

Peu  à  peu,  au  fur  et  à  mesure  de  l'extension  du 
mouvement  constitutionnel  contre  la  réaction  des 
princes,  on  vit  arriver  à  Téhéran  par  petits  paquets, 
un  jour,  les  délégués  de  Tauris,  quelques  semaines 
après,  ceux  de  Hamadan,  etc.  Les  chefs  de  tribus 
s'abstinrent  encore,  craignant  pour  leursdomaines. 

Le  8  janvier  1907  marqua  l'apogée  de  la  nou- 
velle institution  :  Mohamed  Ali  Chah,  qui  succédait 
à  Mozaffer-ed-Dine,  signa  le  décret  complétant  les 
lois  constitutionnelles,  et  fixant  le  règlement  et  les 
prérogatives  de  l'assemblée.  Le  medjliss  en  profita 
pour  vouloir  être  à  la  fois  une  assemblée  consti- 
tuante, législative,  un  conseil  d'État  et  une  haute 
Cour.  Deux  partis  se  formèrent  :  les  modérés, 
dirigés  par  le  président  lui-même,  Sani-ed-Dowley; 
les  radicaux,  ayant  comme  chef  Saad-ed-Dowley, 


ESSAI    D'UNE    CONSTITUTION    PERSANE.  37 

qui  avait  été  envoyé  en  exil  à  Yezd  à  cause  de 
ses  idées  libérales1. 

Le  parlement  avait  à  accomplir  une  triple  beso- 
gne :  assurer  dans  tout  le  pays  l'expansion  du  sys- 
tème constitutionnel;  aborder  les  réformes  organi- 
ques; accentuer  la  personnalité  des  élus  du  peuple 
au  regard  de  la  couronne.  Il  se  trouva  tout  de  suite 
aux  prises  avec  l'anarchie  qu'avait  fomentée  depuis 
des  générations  le  despotisme  corrompu  des  chahs 
et  de  leurs  mignons.  Il  ne  put  en  quelques  mois 
abolir  les  traces,  les  effets  de  cette  décomposition 
et  de  cette  anarchie,  et  dut  encore  faire  face  aux 
ingérences  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre,  qui 
craignaient  pour  leurs  intérêts  économiques. 

Mohammed  Ali  Chah,  qui  avait  voulu  d'abord  se 
faire  passer  pour  un  monarque  libéral,  acquis  à  la 
pratique  du  système  constitutionnel,  ne  tarda  pas 
à  s'apercevoir  qu'il  était  atteint  dans  ses  pouvoirs. 
Les  intrigues  de  la  Cour  et  des  princes,  encouragées 
par  les  conseillers  du  nouveau  chah,  lui-même 
réactionnaire  impénitent;  l'intervention  d'Abdul 
Hamid  sur  les  frontières  turco-persanes  de  l'Azer- 
baïdjan,  entravèrent  bientôt  tout  essai  de  réforme. 

1  Ce  personnage  est  devenu  depuis  un  anticonstitutionnel 
ardent,  nous  le  retrouverons  par  la  suite.  V.  p.  165.  — 
Quant  à  Sani-ed-Dowley  il  a  été  assassiné  pendant  la  période 
révolutionnaire. 


38  LA    QUESTION    PERSANE. 

Les  tentatives  d'intimidation  se  multiplièrent 
contre  le  parlement.  En  réponse  et  dès  le  mois 
d'octobre  1907,  l'assemblée  imposa  au  roi  un 
«  supplément  aux  lois  fondamentales  »  ;  c'était  en 
réalité  une  véritable  constitution,  substituée  à  la 
charte  de  Mozaffer-ed-Dine.  Toute  transaction 
était  supprimée  entre  la  couronne  et  la  représen- 
tation populaire.  L'assemblée  n'acceptait  plus  du 
roi  la  délégation  de  quelques  pouvoirs,  elle  se 
reconnaissait  souveraine  et  ne  consentait  plus  qu'à 
associer  le  monarque  à  sa  souveraineté. 

De  même,  aucune  transition  n'était  ménagée 
entre  les  traditions  héritées  du  passé  et  l'esprit 
nouveau.  Le  supplément  aux  lois  fondamentales 
du  mois  d'octobre  1907  est  une  véritable  philoso- 
phie et  une  réorganisation  systématique  de  tout  le 
gouvernement.  Les  plus  beaux  principes  y  sont 
proclamés  :  la  garantie  de  la  liberté  individuelle, 
l'inviolabilité  du  domicile,  la  liberté  de  l'ensei- 
gnement, de  la  presse,  etc.,  la  séparation  des 
pouvoirs,  la  responsabilité  ministérielle,  l'admi- 
nistration et  la  représentation  provinciales. 

Un  cabinet  parlementaire  fut  formé  le  28  oc- 
tobre 1907,  présidé  par  Nasr-el-Molk  qui  fut  plus 
tard  Régent  de  l'Empire1.  Le  premier  budget  de 

1  La  régence  de  l'Empire  a  pris  fin  le  21  juillet  1914  avec 
le  couronnement  de  S.  M.,  le  Chah  actuel  de  la  Perse,  Ahmad. 


ESSAI    D'UNE    CONSTITUTION    PERSANE.  39 

la  Perse  fut  établi,  sans  nouvelles  taxes;  et  les 
recettes  purent  équilibrer  les  dépenses,  grâce  à 
des  économies,  des  suppressions  de  faveurs,  de 
pensions  et  de  sinécures  et  par  une  équitable 
unification  des  cotes1. 

Dès  le  mois  de  décembre  1907,  Mohammed  Ali 
Chah  congédia  ce  ministère  libéral,  préparant 
ainsi  son  premier  coup  d'État  contre  le  Medjliss. 
Il  ne  réussit  pas  et  dut  prêter  un  nouveau  serment 
à  la  Constitution. 

Quelques  mois  après,  en  février  1908,  un  attentat 
fut  dirigé  contre  le  Chah;  au  mois  de  mai,  celui-ci 
riposta  en  bombardant  le  Medjliss,  qui  fut  aussitôt 
dissous. 

Réapparurent  alors  les  révolutionnaires  du 
Caucase  qui,  installés  à  Tauris,  organisèrent  une 
nouvelle  révolution  (juillet  1908-juillet  1909). 
Entre  temps,  le  Chah  proposait  la  création  d'un 
Conseil  d'Etat  à  la  mode  napoléonienne,  ou  un 
conseil  d'empire  à  la  russe,  dont  il  aurait 
nommé  la  plupart  des  membres  et  dont  le  rôle 
eût  été  purement  consultatif2.  Recht  suivit  alors 

i  Voir  mon  étude  sur  les  institutions  financières  de  la 
Perse,  collection  de  la  Revue  du  monde  musulman.  Paris, 
Leroux,  1915. 

s  Les  deux  projets  ont  été  repris  en  mai  et  en  juin  1914, 
mais  à  la  mode  française,  par  une  commission  de  législation. 


40  LA    QUESTION    PERSANE. 

l'exemple  de  Tauris  avec  Tspahan  et  les  Baklityaris; 
et  les  grands  Moujteheds  (grands  prêtres)  de 
Nedjef  et  de  Kerbela  publièrent  leur  adhésion  au 
programme  constitutionnel.  Mohammed  Ali  Mirza 
fut  détrôné  et  fut  remplacé  par  son  fils  Ahmad 
Chah,  âgé  de  douze  ou  treize  ans,  sous  la  tutelle 
du  régent  Azadel  Molk. 

Ce  régent  mourut  en  1910  et  fut  remplacé  par 
Nasr-el-Molk  qui  avait  présidé  le  premier  cabinet 
libéral  de  Mohammed  Ali  Mirza. Nasr-el-Molk  prit 
le  titre  de  Naibos-Saltaneh,  qu'il  a  gardé  jusqu'au 
couronnement  dujeune  souverain  le  21  juillet  1914. 

Tels  furent  les  difficiles  débuts  du  parlement 
persan  de  1905  à  1909.  Il  est  facile  d'affirmer, 
dans  les  conditions  si  défavorables  où  il  s'est 
trouvé,  que  le  conseil  national  s'est  montré  plus 
apte  aux  vagues  discussions  de  la  politique  qu'à  la 
précision  des  réformes  administratives.  La  jeune 
Perse  a  manqué  évidemment  d'expérience,  elle 
n'a  su  ménager  ni  les  transactions,  ni  les  tran- 
sitions; mais  elle  a  été,  il  faut  le  reconnaître, 
peu  favorisée  par  les  circonstances  et  la  pratique 
des  compensations  européennes  ne  lui  a  permis 
de  trouver  entre  les  compétiteurs  russes,  turcs, 
allemands  et  anglais,  ni  ami,  ni  conseiller  sin- 
cère. 

L'organisation  sociale  et  le  manque  de  prépa- 


ESSAI    D'UNE    CONSTITUTION    PERSANE.  41 

ration  d'un  peuple,  dont  la  quasi-totalité  est 
étrangère  à  l'idée  de  la  liberté,  furent  aussi  des 
éléments  d'insuccès.  Le  despotisme  en  effet  était 
devenu  le  principe  suprême  de  l'État  :  principe 
de  vie,  car  il  avait  fait  subsister  la  nation;  prin- 
cipe de  mort,  car  une  fois  qu'il  a  été  ébranlé,  tout 
a  croulé  avec  lui.  Enfin,  du  fait  que  les  négocia- 
tions anglaises  de  1907  avec  les  Russes  dépen- 
daient de  la  rapidité  de  la  révolution  persane, 
celle-ci  perdit  beaucoup  au  développement  trop 
brusque  que  lui  imposèrent  la  politique  et  les 
convenances  britanniques. 

Il  est  résulté  de  tout  cela  que  le  parlement 
persan  n'a  pu  faire  cesser  ni  les  troubles  et  les 
souffrances  des  provinces,  ni  l'insécurité  des 
routes  et  des  villes  et  que  l'on  a  pu  dire  que  rien 
n'a  été  changé  en  Perse  par  les  mots  creux  de  la 
Constitution1. 

1  Certains  Persans  sincèrement  convertis  aux  idées 
démocratiques  et  libérales  paraissent  aujourd'hui  revenus 
de  leurs  illusions  sur  le  régime  constitutionnel  et  sur  ses 
forces  réformatrices.  D'après  eux,  suivant  la  pittoresque 
formule  de  Talleyrand,  «  la  Révolution  a  désossé  la  Perse  ». 
Ils  souhaitent  le  retour  du  «  bon  tyran  »  qui  mettrait  son 
prestige  dynastique  et  son  pouvoir  absolu  au  service  de  la 
cause  du  progrès. 


42  LA    QUESTION    PERSANE. 


Les  diverses  méthodes 

d'expansion  coloniale  en  Angleterre 

et  en  Russie. 

A  la  fin  du  mois  de  septembre  1907,  les  cons- 
titutionnels de  la  Perse  apprirent  la  conclusion 
de  la  nouvelle  convention  anglo-russe  que  les 
politiques  annonçaient  d'ailleurs  depuis  deux 
années  déjà. 

Quelles  considérations  ont  motivé  cet  accord? 

Ces  considérations  doivent  être  d'abord  appré- 
ciées avec  les  idées  et  les  théories  qui  ont  eu 
cours  à  lépoque  en  Angleterre  et  en  Russie,  en 
matière  d'expansion  coloniale  et  de  politique 
impérialiste. 

A  ce  premier  point  de  vue,  en  Angleterre,  il 
faut  distinguer  l'école  de  Manchester  et  la 
politique  traditionnelle  de  la  défense  de  l'Inde. 

L'école  de  Manchester,  ou  des  libéraux,  dont 
Gladstone  fut  un  des  principaux  représentants, 
cherche  avant  tout  à  favoriser  le  développe- 
ment économique  et  commercial  de  la  métro- 
pole. Elle  ne  prise  une  colonie  qu'en  raison 
des    bénéfices     que    sa     possession     assure    au 


EXPANSION  COLONIALE  EN  ANGLETERRE  ET  EN  RUSSIE.        43 

commerce.  Elle  ne  veut  pas  entendre  parler  d'an- 
nexions coloniales  coûteuses  en  hommes  et  en 
argent.  L'école  de  Manchester  se  demande  avant 
tout  quelle  source  d'ennuis  peut  résulter  pour  le 
gouvernement  de  l'annexion  de  territoires  nou 
veaux.  Dans  quelles  complications  se  trouvera- 
t-on  entraîné?  Nesera-t-on  pas  obligé  d'intervenir 
dans  les  querelles  des  populations  de  l'intérieur, 
de  pénétrer  toujours  plus  avant,  d'être  engagé 
dans  des  guerres  sans  fin?  Ne  sera-t-on  pas 
amené  par  la  force  des  choses  à  abandonner  les 
procédés  tout  pacifiques  qui  doivent  présider  à  la 
direction  des  affaires  coloniales,  à  leur  substituer 
une  politique  de  violences,  d'agressions  et  de 
conquêtes?  Il  faut  éviter  à  tout  prix  tout  surcroît 
d'obligations  militaires  pour  la  métropole,  toutes 
dépenses  pour  les  finances  de  l'État. 

Exercer  sur  les  peuples  à  coloniser  une  sorte 
de  suzeraineté  morale,  recueillir  les  bénéfices 
de  relations  historiques  et  amicales,  se  réserver 
la  suprématie  commerciale,  employer  tous  les 
moyens  nécessaires  à  la  poursuite  d'une  œuvre  de 
pénétration  pacifique,  telle  est  la  devise  de  l'école 
de    Manchester  '.    En    un   mot,    cette   méthode 


1   V.  Dr  Rouire,  La  rivalité  anglo-russe  en  Asie,  op.  cit. 
V.  Bérard,  L'Angleterre  et  l'impérialisme. 


44  LA    QUESTION    PERSANE. 

consiste  à  ménager  souverains  et  peuples  indi- 
gènes; à  s'efforcer  de  gagner  les  bonnes  grâces 
des  premiers  par  des  subsides  et  à  s'assurer  l'atta- 
chement des  autres  par  des  mesures  d'ordre  et  de 
pacification;  à  obtenir  tous  les  résultats  de  l'an- 
nexion sans  les  inconvénients  et  les  charges  de  la 
conquête  ;  à  réaliser  enfin  un  maximum  de  profits 
avec  un  minimum  de  dépenses  de  domination. 

La  meilleure  condition  de  stabilité  d'un  empire 
colonial  doit,  d'après  cette  école,  reposer,  non  sur 
l'extension  du  protectorat  britannique,  mais  sur  la 
reconnaissance  et  l'affection  que  les  indigènes 
donnent  en  récompense  des  services  rendus.  Les 
possessions  territoriales  importent  peu,  pourvu 
qu'elles  aient  la  porte  ouverte  et  qu'elles  offrent 
un  minimum  de  sécurité  pour  les  choses  et  pour 
les  personnes. 

Sans  doute  les  doctrines  de  l'école  de  Manchester 
sont  bonnes  et  l'on  n'a  rien  trouvé  de  mieux  en 
matière  de  politique  coloniale.  Encore  faut-il  ne 
point  se  dérober  aux  responsabilités  qu'entraîne 
l'application  de  ces  principes,  sinon  on  risque 
d'aller  à  l'encontre  du  but  visé  et  de  faire  naître  les 
difficultés  que  l'on  avait  précisément  voulu  éviter. 

Nous  avons  déjà  vu  au  lendemain  de  la  guerre 
de  Crimée  une  application  malheureuse  de  ces 
théories  idéales,  faire  perdre  à  la  Grande-Bretagne 


EXPANSION  COLONIALE  EN  ANGLETERRE  ET  EN  RUSSIE.    45 

une  belle  occasion  de  clore  à  son  profit  la  question 
du  golfe  Persique. 

A  l'opposé  et  contrairement  aux  doctrines  de 
l'école  de  Manchester,  le  système  de  l'école  impé- 
rialiste, qui  est  appliqué  par  la  politique  tradition- 
nelle de  la  défense  de  l'Inde  et  qui  compte  Lord 
Curzon  et  de  nombreux  conservateurs  parmi  ses 
principaux  représentants,  consiste,  pour  dominer 
un  pays,  à  appuyer  une  diplomatie  brutale  sur  une 
politique  de  force  et  de  coercition  ;  c'est  la  politique 
d'aventures  et  de  conquêtes.  L'impérialisme  préco- 
nise l'emploi  de  la  force  comme  le  meilleur  moyen 
de  consolidation  de  l'empire  ;  l'évolution  pacifique 
est  remplacée  par  l'expansion  agressive. 

L'impérialisme  n'est  pas  pratiqué  exclusivement 
par  le  gouvernement  de  l'Inde,  c'est  un  système 
cher  à  la  Russie1,  et  qui  a  été  amplement  formulé 
dans  le  testament  de  Pierre  le  Grand.  Le  gouver- 
nement de  Saint-Pétersbourg  l'a  employé  en  Perse 
jusqu'en  1897;  il  l'a  repris  en  1911.  Dans  l'inter- 
valle et  depuis,  la  Russie  a  utilisé  tour  à  tour, 
avec  un  heureux  opportunisme,  la  manière  forte 
et  la  méthode  pacifique  pour  mieux  combattre  l'in- 
fluence anglaise. 

1  Ce  système  est  encore  bien  plus  cher  à  l'Allemagne. 


46  LA    QUESTION    PERSANE. 

L'Impérialisme  est  la  méthode  énergiquement 
survie  par  les  consuls  russes,  soutenus  par  le  parti 
militaire,  par  la  section  de  l'Orient  au  ministère 
des  Affaires  étrangères  et  par  l'école  de  Boukhara. 

Les  diplomates  et  les  légations  des  deux  puis- 
sances sont  plus  pacifiques  et  plus  modérés  que  les 
consuls,  malgré  des  préoccupations  surannées  de 
prestige  et  d'influence1.  Aussi  y  a-t-il  souvent  luttes 
et  conflits  entre  les  consulats  et  les  légations  :  il 
y  a  lieu  de  remarquer  d'ailleurs  que  les  circons- 
tances critiques  par  lesquelles  sont  passées  les 
relations  anglo-russes  en  Asie  centrale,  ont  presque 
toujours  été  provoquées  par  des  consuls  subal- 
ternes, atteints  de  cette  fur  or  cotisularis  qu'on 
retrouve  chez  bon  nombre  de  fonctionnaires  dans 


i  V.  p.  66  et  67.  —  «  Pétrification  datant  des  époques  depuis 
longtemps  disparues,  cette  diplomatie,  anachronisme,  fait 
dans  notre  époque  la  même  figure  que  le  guérisseur  d'une 
tribu  indienne  ferait  dans  un  de  nos  hôpitaux....  Depuis  des 
siècles  déjà,  l'abbé  de  Saint-Pierre  dans  son  Essai  sur  la  paix 
perpétuelle,  Rousseau  et  Kant  et  d'innombrables  sociologues 
ont  recherché  une  organisation  des  Etats  modernes  qui 
rende  superflue  l'activité  de  la  diplomatie  telle  qu'on  l'a 
comprise  jusqu'à  présent....  —  Alors,  on  pourra  mettre  au 
rancart  la  vieille  diplomatie  et  en  instituer  une  nouvelle  qui 
réponde  aux  idées  actuelles,  qui  n'ait  besoin  ni  d'artifices 
secrets,  ni  d'intrigues  de  palais  et  de  couloirs  pour  remplir 
son  utile  mission  ».  —  V.  J'accuse,  Paris,  Payot  et  Gie,  1915. 
Ouvrage  attribué  à  un  avocat  berlinois  :  Richard  Drelling. 


EXPANSION  COLONIALE  EN  ANGLETERRE  ET  EN  RUSSIE.   47 

les  terres  lointaines.  Cette  fur  or  consularis  se 
ressent  infailliblement  en  Perse  de  la  mentalité 
spéciale  que  développent  la  pression  des  circons- 
tances locales  et  la  conscience  de  figurer  aux  avant- 
postes  d'une  rivalité  militante1. 

Dès  les  premiers  essais  du  régime  constitutionnel 
en  Perse,  le  parti  de  l'impérialisme  russe  provoqua 
la  création  d'une  commission  spéciale,  chargée  de 
suivre  attentivement  les  affaires  de  Perse.  Cette 
commission  fut  composée  de  la  manière  suivante2  : 
le  président  du  Conseil  des  ministres,  les  ministres 
des  Affaires  étrangères,  des  Finances,  de  la  Guerre, 
de  la  Marine;  le  chef  d'état-major  de  la  Guerre, 
le  chef  d'état-major  de  la  Marine  ;  le  sous-secré- 


1  V.  E.  Aubin,  La  Perse  d'aujourd'hui,  op.  cit.  M.  Isvolsky, 
un  des  principaux  auteurs  des  accords  russo-anglais  de  1907, 
faisait  récemment  remarquer  que  ces  accords  avaient  du  bon, 
mais  qu'ils  avaient  été  déplorablement  appliqués  par  des 
agents  trop  zélés,  ou  plus  ou  moins  bien  intentionnés.  Pour 
ces  motifs  il  a  dû  rappeler  un  certain  nombre  de  ministres 
et  consuls  de  Pétrograd  en  Perse.  Tout  dernièrement,  en 
avril  1915,  MM.  Korostovetz  et  Townley  ont  été  remplacés 
par  M.  d'Etter  et  Sir  Marling. 

8  Livre  orange,  publié  en  6  fascicules  par  le  ministère 
russe  des  Affaires  étrangères  sur  les  affaires  de  Perse,  1906- 
1909,  Saint-Pétersbourg,  1911.  1er  fascicule,  1906-1908.  — 
Résumé  historique,  p.  7  :  «  Considérant  que  la  situation 
politique  de  la  Perse  met  en  cause  les  intérêts  essentiels  et 
les  principes  mômes  de  la  politique  russe  dans  ce  pays...  ». 


48  LA    QUESTION    PERSANE. 

taire  d'Etat  au  ministère  des  Affaires  étrangères  et 
le  directeur  de  la  section  de  l'Orient  au  ministère 
des  Affaires  étrangères.  En  outre,  le  vice-roi  du 
Caucase,  les  ambassadeurs  à  Londres  et  à  Constan- 
tinople,  le  ministre  de  Russie  à  Téhéran  et  le 
consul  général  de  Sa  Majesté  Impériale  à  Tauris 
sont  appelés  à  assister  aux  séances  de  la  commis- 
sion, quand  ils  sont  présents  à  Saint-Pétersbourg. 
C'est  au  sein  de  cette  commission  que  furent  pré- 
parées les  principales  stipulations  russes  de  la  con- 
vention de  1907. 

Les  doctrines  des  impérialismes  russe  et  indien 
et  les  théories  de  l'école  pacifique  de  Manchester 
doivent  être  ensuite  envisagées  dans  leur  applica- 
tion en  Perse,  en  tenant  compte  des  nécessités  de 
la  politique  étrangère  générale  du  moment.  En 
1907,  au  moment  de  la  conclusion  de  la  conven- 
tion anglo-russe,  quelles  étaient  ces  nécessités  en 
Europe,  en  Asie  et  plus  particulièrement  en 
Perse? 


Les  efforts  allemands  en  Orient1. 

En  1900-1901,   The  fortnightly  fieview  insinua 

1  Voir  Revue  politique  et  parlementaire,  10  juillet  1915, 
mon  étude  sur  la  question  persane  et  la  guerre. 


LES    EFFORTS    ALLEMANDS    EN    ORIENT.  49 

pour  la  première  fois  la  possibilité  d'un  accord 
de  l'Angleterre  avec  la  Russie.  Après  la  guerre 
russo-japonaise,  le  Tsar  indiqua  qu'il  désirait 
établir  des  relations  amicales  avec  l'Angleterre; 
Sir  Ch.  Hardinge  reçut  à  Petrograd  un  accueil 
particulièrement  flatteur.  Le  24  mai  1906,  Sir 
Ed.  Grey  exprima  de  son  côté  le  désir  de  discuter  à 
l'amiable  toutes  les  questions  litigieuses  avec  la 
Russie.  En  mars  1907,  l'escadre  russe  fut  reçue 
solennellement  dans  les  ports  anglais  et  le  mois 
d'août  suivant  vit  commencer  la  discussion  des 
accords  relatifs  à  la  Perse,  à  l'Afghanistan  et  au 
Thibet. 

Mais  dès  l'année  1898,  le  Kaiser  élaborait  son 
plan  du  chemin  de  fer  de  Bagdad  et  de  mainmise 
sur  le  monde  musulman.  11  commença  par  une 
intervention  en  faveur  des  pèlerins  chrétiens 
de  Jérusalem  pour  lesquels  il  obtint  certaines 
concessions  du  Sultan.  En  même  temps,  il  engagea 
avec  ce  dernier  quelques  conversations  au  sujet 
du  chemin  de  fer  projeté  et  arracha  même  une 
promesse  à  Abdul  Hamid  :  un  massacre  d'Armé- 
niens et  de  Macédoniens  suivit  d'ailleurs  et  l'Eu- 
rope protesta,  sans  résultats,  bien  entendu1.  C'est 

1  L'Allemagne  est    largement   responsable  des  atrocités 
turques  et  des  massacres  des  Arméniens  pendant  la  guerre 
actuelle.  C'est  le  comble  de  la  barbarie  de  la  Kultur. 
Demorgny.  4 


50  LA    QUESTION    PERSANE. 

à  partir  de  cette  époque,  que  Guillaume  H,  re 
prenant  la  politique  de  Frédéric  le  Grand,  se 
déclara  l'ami  et  le  protecteur  de  la  Turquie.  On 
peut  dire  que,  dès  l'année  1897,  Stamboul  et 
Berlin,  suivant  une  politique  solidaire,  les  puis- 
sances européennes  devinrent  impuissantes  à  ré- 
primer les  atrocités  d'Abdul  Hamid.  Pour  prix 
de  sa  trahison,  «Hadji  Mohamed  Gitillioun»1  reçut 
la  concession  du  Bagdad  et  en  1902  le  Sultan 
rouge  autorisa  l'entreprise  par  un  firman  spécial. 
En  1902,  le  Kaiser  songea  à  intéresser  la 
Grande-Bretagne  à  son  plan.  C'est  le  Spectator  qui 
l'annonça  en  premier.  M.  Balfour  s'en  défendit. 
Mais  en  1903,  le  général  Von  der  Goltz  fit  à  la 
Société  de  géographie  de  Rœnigsberg  une  com- 
munication, au  cours  de  laquelle  il  déclara  que 
le  syndicat  du  Bagdad  avait  obtenu  une  extension 
de  la  concession  jusqu'à  Koweit  sur  le  golfe  Per- 
sique,  grâce  à  d'heureuses  négociations  avec 
l'Angleterre.  Von  der  Goltz  pacha  annonça  en 
même  temps  que  désormais  le  courrier  anglais 
pour  l'Inde  prendrait  la  \oie  :  Vienne,  Constanti- 
nople,  Bagdad  et  Koweit.  Il  devenait  évident  que 
le  commerce  anglais  dans  le  golfe  Persique,  notam- 

1  Guillaume  II,  le  Pèlerin  de  la  Mecque  (Hadji),  se  fait 
appeler  ainsi  en  Turquie.  Ce  pèlerin  musulman  est  devenu 
depuis  le  «  Messie  »  des  juifs  de  Pologne  (juillet  1915). 


LES    EFFORTS    ALLEMANDS    EN    ORIENT.  51 

ment  à  Bassorah,  serait  largement  détourné  vers 
cette  voie,  surtout  si,  comme  on  l'envisageait  déjà, 
elle  devait  êlre  reliée  aux  lignes  européennes  par 
un  tunnel  sous  le  Bosphore.  On  voyait  même 
déjà  les  communications  assurées  entre  Ostende 
et  Anvers  jusqu'au  golfe  Persique  avec  des  consé- 
quences fort  graves  pour  les  intérêts  maritimes 
anglais1. 

Le  docteur   Rohrbach2,  dans  un  organe  :  La 

1  II  n'est  rien  de  plus  triste,  de  plus  humiliant  pour  le 
monde  moderne  que  de  constater  comment  l'admirable  entre- 
prise des  chemins  de  fer  d'Asie  est  paralysée,  faussée  par 
la  mesquinerie  des  antagonismes  nationaux.  Il  n'y  a  rien  de 
plus  grandiose  que  la  pensée  de  relier  le  Bosphore  au  golfe 
Persique,  de  ressusciter  par  la  vie  économique,  la  fécondité 
de  ces  plaines,  de  ces  vallées  et  de  ces  plateaux  où  ont 
fleuri  les  civilisations  les  plus  colossales  et  les  plus  char- 
mantes à  la  fois  du  monde  ancien  et  il  semble  que  tous  les 
peuples  civilisés  devraient  s'entendre  pour  mener  à  bien  cette 
œuvre.  Mais  ils  se  jalousent,  se  suspectent,  chacun  cher- 
chant à  tirer  au  profit  de  ses  groupes  de  finance  ou  de  ses 
influences  politiques  exclusives  tout  le  bénéfice  de  l'opéra- 
tion. L'ensemble  de  l'affaire  est  ainsi  retardé,  compliqué  et 
faussé.  —  V.  Jaurès,  Discussion  du  budget  des  Affaires 
étrangères,  exercice  1911.  Compte  rendu  des  débats  à  la 
Chambre.  Séance  du  13  janvier  1911.  Journ.  off.  du  14  janvier 
1911,  p.  33  et  suiv.  —  V.  plus  loin  la  lettre  du  colonel  Yate 
sur  le  Transiranien. 

2  Le  docteur  Rohrbach  avait  entrepris  en  Mésopotamie  un 
voyage  d'études  théologiques  ;  il  est  curieux  de  noter  que  ces 
études  se  transformèrent  en  études  militaires  et  stratégiques 


52  LA    QUESTION    PERSANE. 

Bagdadbahn,  publia  en  1902  les  conséquences 
militaires  et  politiques  du  projet.  11  ne  valait  pas 
la  peine,  à  son  avis,  de  dépenser  un  pfennig  pour 
une  Turquie  faible;  mais  pour  une  Turquie  forte, 
on  devait  sans  hésiter  et  sans  compter  dépenser 
des  millions  de  marks.  C'est  le  Bagdad  qui 
seul  pouvait  faire  la  Turquie  rêvée.  Rohrbach 
démontra  que  le  chemin  de  fer  projeté  permet- 
trait le  transport  rapide  vers  le  Bosphore  des 
troupes  d'Anatolie,  alors  qu'on  avait  vu  en  1877, 
pendant  la  guerre  russo-turque,  les  troupes  de 
Mésopotamie  mettre  sept  mois  pour  arriver  au 
front.  La  nouvelle  ligne  doublerait  donc  la  force 
militaire  de  l'Empire  ottoman.  En  outre,  la 
prospérité  de  la  Mésopotamie  et  de  l'Asie  Mineure 
en  renaîtrait,  grâce  à  l'immigration  bien  comprise 
de  bon  nombre  de  colons  germains.  Ainsi,  au 
double  point  de  vue  financier  et  militaire,  la 
Turquie  deviendrait  capable  de  résister  à  sa  redou- 
table ennemie,  la  Russie.  Le  docteur  Rohrbach 
affirmait  que  l'accord  était  fait  sur  ce  point  avec 
la  France  et  la  Grande-Bretagne. 

En  réalité,  l'Angleterre  pensa  un  moment,  et 
Sir  William  Welcoks  put  considérer  que  le 
chemin  de  fer  de  Bagdad  pourrait  faciliter  la  solu- 
tion de  la  question  de  l'irrigation  en  Mésopotamie. 
Mais  l'attitude    inamicale   du    Gouvernement  de 


LES    EFFORTS    ALLEMANDS    EN    ORIENT. 


53 


Berlin  fut  telle  que  la  Grande-Bretagne  se  mit  à 
étudier  avec  la  plus  discrète  attention  le  projet 
allemand.  D'une  part,  l'ambassadeur  d'Allemagne 
à  Constantinople,  baron  Marshall  de  Bilberstein, 
était  ouvertement  hostile  à  la  Grande-Bretagne. 
D'autre  part,  si  l'Angleterre  avait  aidé  à  la  réali- 
sation du  projet  du  Bagdad,  elle  aurait  été  repré- 
sentée comme  l'ennemie  de  la  Russie.  Enfin, 
l'opposition  anglaise  au  projet  était  attribuée  à 
l'influence  russe  par  un  article  d'un  rédacteur 
allemand  dans  le  Nineteenth  Century  and  after  de 
1909.  Le  mieux  était  donc  de  laisser  l'Alle- 
magne chercher  toute  seule  les  capitaux  néces- 
saires et  de  ne  pas  se  mêler  aux  intrigues  et  aux 
complications  germaniques.  En  ce  qui  concerne 
la  prolongation  du  chemin  de  fer  jusqu'au 
golfe  Persique,  le  projet  devait  rencontrer  l'oppo- 
sition très  nette  de  la  Grande-Bretagne,  car  il 
s'agissait  d'empêcher  que  les  Turcs  et  les  Alle- 
mands pussent  envoyer  rapidement  des  troupes 
sur  la  frontière  de  Perse,  vers  l'Inde  anglaise. 

De  1908  à  1910,  l'Allemagne  et  l'Autriche-Hon- 
grie  affirment  leur  contrôle  politique  sur  les  Bal- 
kans et  sur  l'Asie  Mineure  :  c'est  en  1908  que  l'Au- 
triche annexe  la  Bosnie.  A  ce  moment,  le  mou- 
vement jeune  Turc  se  fait  contre  l'influence 
allemande  ;  mais  les  intrigues  du  baron  Marshall 


54  LA    QUESTION    PERSANE. 

lui  donnent  une  nouvelle  vigueur  et  c'est  vraiment 
depuis  le  mois  d'avril  1909  que  les  jeunes  Turcs 
se  sont  faits  les  créatures  et  les  âmes  damnées  de 
Berlin. 

A  cette  époque  aussi  le  Gouvernement  de 
Londres  comprend  que  le  projet  du  Badgad 
menace  sérieusement  le  commerce  britannique 
dans  le  golfe  Persique  et  l'opposition  devient 
sérieuse  contre  le  projet  de  pénétration  germa- 
nique. 

Koweit,  le  point  terminus  du  Badgad  sur  le 
golfe,  était  alors  la  capitale  d'un  Cheikh  indépen- 
dant, que  l'Angleterre  soutint  énergiquement 
contre  Abdul  Hamid.  En  1911,  Sir  Ed.  Grey 
demanda  que  le  Bagdad,  s'il  devait  être  prolongé 
jusqu'au  golfe  Persique,  n'eût  qu'un  caractère 
purement  commercial,  suivant  ainsi  la  politique 
de  Lord  Landsdowne  qui  ne  pouvait  admettre 
aucune  puissance  prenant  une  position  navale 
dans  le  golfe  Persique,  sur  le  flanc  de  la  frontière 
des  Indes. 

Au  surplus,  les  précautions  de  l'Angleterre 
étaient  justifiées  par  le  récent  accord  de  l'Alle- 
magne et  de  la  Russie.  En  1910,  en  effet,  l'entrevue 
du  Kaiser  et  du  Tsar  à  Potsdam  avait  causé  quelque 
surprise,  surtout  que  les  relations  avaient  été 
plutôt  tendues  entre  les  deux  empereurs  pendant 


LES    EFFORTS    ALLEMANDS    EN    ORIENT.  55 

l'hiver  1908-1909  en  raison  de  l'affaire  de  Bosnie  '. 
On  pensa  à  Londres  que  le  Tsar  s'était  bien  faci- 
lement résigné  à  son  échec  et  qu'il  se  rappro- 
chait un  peu  rapidement  des  Allemands2.  A  vrai 


1  V.  mon  étude  snr  La  question  du  Danube,  Paris,  Larose, 
1911. 

2  On  trouvera  d'intéressantes  réponses  à  cette  question 
dans  l'important  travail  d'Alexinsky,  La  Russie  et  la 
Guerre,  et  dans  la  Revue  des  questions  diplomatiques  et 
coloniales  des  1er  février  1911  et  16  avril  1912  :  Le  malaise 
de  la  Triple  Entente  (de  Thomasson).  L'opinion  française  et 
la  politique  russe  (de  Thomasson).  Paris,  Colin,  1915. 

«  Le  baron  de  Rosen,  ancien  collaborateur  de  M.  Witte, 
a  publié  en  1913,  sur  l'accord  russo-allemand  un  mémoire 
confidentiel  dont  les  exemplaires  furent  retirés  de  la  circu- 
lation par  ordre  du  Gouvernement.  Ce  mémoire  contient  un 
germanisme  atavique  ».  —  M.  Alexinsky  rappelle  aussi 
«  la  peur  de  la  victoire  »,  parmi  les  socialistes  et  révolution- 
naires russes,  peur  qui  se  confondait  avec  celle  du  triomphe 
de  l'autocratie.  —  L'auteur  considère  enfin  que  l'explication 
la  plus  plausible  de  la  faiblesse  relative  que  fit  paraître 
l'état-major  du  généralissime,  grand-duc  Nicolas,  se  trouve 
probablement  dans  les  intrigues  du  parti  allemand  de  Pétro- 
grad.  Il  n'y  a  rien  d'impossible  à  ce  que  le  grand  état-major 
allemand  ait  été  secrètement  informé  du  fort  et  du  faible  des 
positions  de  nos  alliés,  de  la  répartition  de  ses  effectifs  et 
de  ses  projets.  —  C'est  évidemment  à  ces  faits  de  haute 
trahison  que  le  chancelier  allemand  de  Bethmann-Hollweg  a 
fait  allusion  dans  son  discours  d'ouverture  à  la  séance  du 
19  août  1915  du  Reichstag,  quand  il  a  parlé  des  «  succès 
fabuleux  »  des  armées  allemandes  en  Russie.  —  Ces  faits  se 
trouvent,  d'ailleurs,  confirmés  par  les  récentes  exécutions  de 


56  LA    QUESTION    PERSANE. 

dire,  l'entrevue  de  Potsdam  causa  un  réel  émoi 
à  Londres  et  à  Paris.  On  crut  un  moment  à 
la  rupture  de  la  Triple  Entente  et  la  mort 
d'Edouard  VII  vint  encore  aggraver  la  situa- 
tion. 

Le  Gouvernement  de  Berlin  publia  le  compte 
rendu  suivant  :  «  La  Russie  accepte  de  ne  pas 
faire  d'opposition  au  projet  du  Bagdad;  elle 
s'engage  même  à  relier  la  ligne  aux  lignes  russo- 
persanes  et  reconnaît  à  l'Allemagne  des  droits 
égaux  en  Perse  en  matière  commerciale.  De 
son  côté,  l'Allemagne  reconnaît  les  intérêts  spé- 
ciaux de  la  Russie  dans  le  nord  de  la  Perse  pour 

Miassaiedoff,  colonel  de  gendarmerie,  attaché  au  quartier 
général  du  grand-duc  Nicolas  et  de  Freiberg  médecin  de  la 
compagnie  de  navigation  de  Libau,  son  complice,  deux  ger- 
manisés de  la  haute  administration  russe,  corrompus  par  le 
service  d'espionnage  deBerlin.  Miassaiedoff  trahissait,  depuis 
dix  ans,  la  confiance  du  Gouvernement  russe  au  profit  du 
grand  état-major  allemand.  La  guerre  n'avait  pas  arrêté  sa 
trahison  et  il  trouvait  moyen  de  faire  parvenir  aux  généraux 
allemands  des  indications  sur  les  mouvements  des  armées 
russes.  —  V.  le  Rietch  de  Petrograd,  12  septembre  1915. 
Quoi  qu'il  en  soit,  à  l'heure  actuelle,  la  Russie  meurtrie  et 
frappée  se  détache  définitivement  de  son  séculaire  cousinage 
politique  et  conservateur  avec  l'Allemagne.  —  Le  mouve- 
ment réformateur  devient  avant  tout  un  mouvement  contre 
l'envahisseur  et  comme  l'a  dit  M.  Rodzianzko,  le  président 
de  la  Douma  :  «  Le  peuple  russe  est  fermement  résolu  à 
briser  à  jamais  les  odieuses  chaînes  allemandes  ». 


LES    EFFORTS    ALLEMANDS    EN    ORIENT.  57 

la  construction  des  chemins  de  fer,  des  routes  et 
des  télégraphes  ». 

Ainsi  donc  le  Kaiser  disait  au  Tsar  :  «  Aide-moi 
à  prolonger  le  chemin  de  fer  de  Bagdad  et  je  te 
laisserai  les  mains  libres  dans  le  nord  de  la  Perse  ». 
Il  y  avait  plus  encore  :  les  gouvernements  de 
Berlin  et  de  Saint-Pétersbourg  se  donnaient  de 
mutuelles  assurances  de  n'entrer  dans  aucune 
combinaison  qui  pourrait  être  hostile  à  l'un  ou  à 
l'autre.  L'entrevue  de  Potsdam  a  donc  été  un 
triomphe  pour  la  diplomatie  allemande;  elle  a 
conjuré  le  danger  russe  après  la  crise  de  Bosnie  et 
elle  a  permis  la  réalisation  du  Bagdad  au  point  de 
devenir  une  véritable  menace  germanique  contre 
le  Caucase  russe.  La  diplomatie  de  Berlin  ne  s'en 
est  pas  tenue  là;  cyniquement  elle  a  dit  au  diplo- 
mate russe  :  «  Maintenant  que  je  vous  ai  vaincu, 
je  vous  propose  de  traiter  avec  moi.  Partageons 
la  Perse  entre  nous  et  excluons  l'Angleterre  et, 
pendant  que  nous  y  sommes,  faisons  un  traité 
d'alliance  générale.  Laissez-moi  tranquille  et  je 
ne  vous  gênerai  nulle  part  ». 

Cela  se  passait  en  1910,  mais  c'est  toujours  la 
politique  du  bluff  cynique  germain  depuis  Bis- 
marck. Elle  a  eu  pour  conséquence  immédiate 
l'attitude  véhémente  du  parti  militaire  allemand 
au    moment    de     l'affaire     d'Agadir.     Ce     parti 


58  LA    QUESTION    PERSANE. 

escomptait,  en  effet,  la  concession  arrachée  à  la 
Turquie  au  sujet  du  port  d' Alexandre tte  pour  en 
faire  un  port  allemand  et  la  concession  également 
obtenue  de  Stamboul  d'une  importante  ligne  de 
chemin  de  fer  vers  Damas  passant  à  l'Est  de  la 
mer  Morte  et  de  la  presqu'île  de  Sinaï  vers  la 
Mecque,  pour  menacer  l'Egypte  en  supprimant 
le  canal  de  Suez.  Ces  conséquences  doivent  faire 
réfléchir  ceux  qui,  en  France,  se  refusent  à  envi- 
sager la  nécessité  du  développement  de  notre 
influence  et  de  notre  action  politique  en  Syrie1. 
Au  surplus,  le  Dr  Rohrbach,  dans  la  dernière 
édition  de  son  étude  en  1911,  a  formulé  nettement 
les  intentions  germaniques  contre  l'Egypte,  c'est- 
à-dire  contre  l'Angleterre  et  contre  le  monde 
entier  :  «  La  perte  de  l'Egypte  serait  pour  la 
Grande-Bretagne  non  seulement  la  fin  de  sa  domi- 
nation sur  le  canal  de  Suez  et  de  ses  communi- 
cations avec  l'Inde  et  l'Orient,  mais  encore  elle 

1  V.  en  ce  sens  :  Victor  Bérard,  passim,  et  Keirallah,  Autour 
de  la  question  sociale  et  scolaire  en  Syrie,  Alexandrie,  1906.  — 
V.  en  sens  contraire  :  Flandin,  Groupe  sénatorial  pour  la 
défense  des  intérêts  français  à  l'étranger,  Rapport  sur  la 
Syrie  et  la  Palestine,  Paris,  1915.  —  Comte  Cressaty,  Les 
intérêts  de  la  France  en  Syrie,  Paris,  1913.  —  V.  aussi  dans 
les  procès-verbaux  des  séances  de  la  Commission  des  affaires 
extérieures  à  la  Chambre  des  députés  de  Paris,  la  défense  des 
intérêts  français  en  Syrie  par  Georges  Leygues. 


LES    EFFORTS    ALLEMANDS    EN    ORIENT.  59 

entraînerait  pour  elle  la  perte  de  ses  possessions 
dans  le  Centre  et  à  l'Est  de  l'Afrique.  La  conquête  de 
l'Egypte  par  une  puissance  musulmane  comme  la 
Turquie  mettrait  en  péril  l'empire  de  la  Grande- 
Bretagne  sur  ses  60  millions  de  sujets  mahométans 
de  l'Inde  :  elle  l'abaisserait  aux  yeux  des  Afghans 
et  des  Persans. 

»  Mais  la  Turquie  ne  peut  songer  à  reprendre 
l'Egypte  tant  qu'elle  ne  sera  pas  maîtresse  d'un 
système  de  chemins  de  fer  développé  en  Syrie1  et 
en  Asie  Mineure  et  tant  qu'elle  ne  sera  pas  en 
état  de  repousser  une  attaque  de  l'Angleterre 
en  Mésopotamie  au  moyen  d'un  chemin  de  fer 
d'Anatolie  s'étendant  jusqu'à  Bagdad.  C'est  pour 
acquérir  l'Egypte  que  la  Turquie  se  rangera  du 
côté  de  l'Allemagne  dans  une  guerre  contre 
la  Grande-Bretagne,  et  la  politique  de  l'Alle- 
magne en  faveur  de  la  Turquie  n'a  pas  d'autre 
but  que  de  s'assurer  une  garantie,  une  assurance 
contre  une  guerre  avec  l'Angleterre  »  2. 

1  Voilà  un  nouvel  argument  qui  se  passe  de  commentaires 
en  faveur  de  notre  activité  en  Syrie. 

2  Cette  politique  décrite  par  le  Dr  Rohrbach  est  rigoureu- 
sement suivie  dans  la  guerre  actuelle.  Il  y  revient  d'ailleurs 
dans  la  revue  La  plus  grande  Allemagne  fondée  depuis 
le  début  de  la  guerre  :  «  Si  les  Français,  les  Anglais  et  les 
Russes  réassissent  au  Bosphore  et  aux  Dardanelles  à  nous 
couper  de  l'Orient,  ce  sera  la  fin  de  notre  politique  mondiale. 


GO  LA    QUESTION    PERSANE. 

Ainsi  donc1,  le  projet  du  chemin  de  fer  de 
Bagdad  à  la  Mecque  a  pour  but  de  faire  renaître 
et  revivre  la  puissance  musulmane.  L'or  et 
les  instructeurs  militaires  germains  devaient  as- 
surer un  rôle  important  à  la  Turquie  dans  un 
conflit  entre  l'Allemagne  et  l'Angleterre  et  la 
Russie.  Les  événements  actuels  de  la  guerre,  les 
manœuvres  du  Gœôen  et  du  Breslau  et  la  manière 
forte  allemande  à  Stamboul  ne  sont  que  la  suite 
logique  de  la  politique  allemande  en  Orient. 
Si  le  Kaiser  et  ses  ministres  ont  combattu  les  ré- 
formes en  Turquie,  c'est  qu'ils  soutenaient  ainsi 
le  Sultan  et  les  jeunes  Turcs  dont  ils  se  faisaient 
des  alliés  contre  le  Tsar;  c'est  qu'ils  voulaient 
porter  un  coup  mortel  à  l'Angleterre  dans  les 
parties  vitales  et  essentielles  de  son  Empire. 

Holland  Rose,  l'historien  anglais,  qui  a  longue- 
ment exposé,  développé  et  expliqué  dans  son 
livre  récent  sur  les  origines  de  la  guerre  actuelle 
les  intrigues  allemandes  en  Orient,  conclut  en 
ces  termes  :  «  Le  Kaiser  et  le  Sultan  veulent 
attaquer  l'Egypte  et  se  figurent  qu'ils  établiront 
par  là  leurs  communications  entre  Berlin  et 
la   presqu'île    du    Sinaï.    Il    est    évident   que    si 

Nous  serons  retranchés  du  monde  des  Grands  Peuples  ». 
Septembre  1915. 

1  V.  Holland  Rose,  The  origins  ofthe  War,  Cambridge,  1915. 


LES    EFFORTS    ALLEMANDS    EN    ORIENT.  61 

l'affaire  des  Balkans  avait  bien  tourné  pour  les 
Allemands,  l'Autriche  se  réservait  le  contrôle  du 
Bagdad  jusqu'à  Stamboul  pour  envoyer  des  troupes 
en  Syrie  et  menacer  le  canal  de  Suez.  Mais 
l'affaire  des  Balkans  est  manquée1  et  il  y  a  lieu  de 
supposer  qu'à  la  fin,  les  Balkaniques  ne  conser- 
veront pas  la  neutralité  passive  que  l'Allemagne 
prétend  leur  imposer.  Ils  ont  déjà  affaibli  la 
Turquie  et  ont  empêché  le  projet  de  chemin  de 
fer  d'aboutir  en  Syrie.  Par  là  ont  échoué  les  plans 
du  moderne  Alexandre  le  Grand  ». 

On  sait  comment  ces  plans  ont  été  repris  : 
«  Puissance  mondiale  ou  décadence,  tel  est  le  mot 
d'ordre  qui  nous  est  imposé  par  notre  évolution 
historique.  11  n'y  a  pas  de  milieu  »,  dit  F.  von 
Bernhardi,  l'élève  de  Treischke,  qui  a  exprimé  la 
pensée  du  maître  dans  sa  retentissante  brochure 
intitulée  Notre  Avenir-.  —  Et  plus  loin,  il  ajoute, 


1  La  question  est  rouverte  à  l'heure  actuelle  par  la  trahison 
de  la  Bulgarie  au  profit  des  Empires  de  proie  et  par  l'attitude 
hésitante  de  la  Grèce  et  de  la  Roumanie.  Le  débarquement 
des  troupes  alliées  à  Salonique  le  5  octobre  1915  est  un 
commencement  de  solution.  Le  succès  militaire  compensera 
sans  doute  l'échec  diplomatique  de  la  Quadruple  Entente. 

8  V.  F.  von  Bernhardi,  Notre  Avenir,  Les  ambitions  alle- 
mandes et  la  guerre,  traduction  Simonet,  Berlin,  1912, 
Paris,  1915.  —  V.  aussi  de  Bulow,  La  politique  allemande, 
traduction  Herbette,  Paris,  1914.  —  V.  également  The  origins 


62  LA    QUESTION    PERSANE. 

résumant  les  ambitions  allemandes  dans  la  guerre 
actuelle  :  «  A  ce  groupe  de  puissances  (la  Triple 
Entente)1,  qui,  malgré  l'antagonisme  de  leurs 
nombreux  intérêts,  surtout  dans  les  Balkans  et 
en  Asie  sont  unies  seulement  par  leur  hostilité 
contre  l'Allemagne,  s'oppose  tout  d'abord  notre 
pays  joint  à  l'Autriche....  De  plus,  les  conflits 
d'intérêts  qui  existent  entre  les  Puissances  de  la 
Triple  Entente,  offrent  certainement  la  possi- 
bilité de  gêner  ou  même  de  contrecarrer  les 
actions  communes  de  nos  adversaires  ». 


L'arrangement  anglo-russe. 

C'est  dans  ces  conditions,  qu'au  moment  où  fut 
signé  le  traité  anglo-japonais  du  30  août  1905, 
auquel  nous  avons  déjà  fait  allusion,  Lord  Lands- 
downe  adressait  à  Sir  Charles  Hardinge  une  lettre 
imprimée  et  rendue  publique  en  même  temps  que 
le  traité.  Dans  sa  lettre,  Lord  Landsdowne  s'atta- 
chait à  dissiper  les  inquiétudes  de  ceux  qui,  parmi 

of  the  War,  by  Holland  Rose,  litt.  D.  Cambridge  University 
Press,  Fetter  Lane,  E.  C,  op.  cit. 

1  La  Quadruple  Entente  depuis  l'intervention  de  l'Italie  en 
mai  1915. 


L  ARRANGEMENT    ANGLO-RUSSE. 


63 


les  Russes,  voyaient  dans  cette  alliance  une  menace 
et  qui  déclaraient  que  c'en  était  fait  de  l'entente 
escomptée  entre  l'Angleterre  et  la  Russie.  Cette 
invitation  fut  comprise  à  Saint-Pétersbourg. 
Quelque  temps  après,  àAlgésiras,  dans  l'intervalle 
des  séances  de  la  conférence,  une  conversation,  que 
favorisaient  discrètement  nos  plénipotentiaires, 
s'engageait  entre  les  représentants  de  l'Angleterre 
et  de  la  Russie  :  Sir  Arthur  Nicholson,  Sir  Donald 
Mackenzie  Wallace  et  le  comte  Cassini.  Conti- 
nuées à  Saint-Pétersbourg  et  à  Londres,  ces  négo- 
ciations ont,  après  une  durée  d'un  an,  abouti  à 
la  convention  du  30  août  1907,  qui  a  voulu  régler 
les  futures  relations  anglo-russes  dans  tous  les  pays 
limitrophes  de  l'Inde  et  des  possessions  russes  en 
Asie.  La  convention  vise  la  Perse,  l'Afghanistan 
et  le  Thibet  et  une  lettre  annexée  de  Sir  Ed.  Grey 
à  Sir  Arthur  Nicholson,  ambassadeur  de  Londres 
à  Saint-Pétersbourg,  est  relative  au  golfe  Per- 
sique. 

En  Asie,  c'est-à-dire  dans  les  contrées  qui 
séparent  la  Russie  asiatique  de  l'Inde  anglaise, 
LordCurzona,  le  30  mars  1904,  défini  la  politique 
du  Gouvernement  britannique:  «  L'Inde  est  comme 
une  forteresse,  avec  l'océan  comme  fossé  des  deux 
côtés  et  des  montagnes  de  l'autre.  Au  delà  de  cette 
muraille,  on  trouve  un  glacis  d'étendue  variable. 


64  LA    QUESTION    PERSANE. 

Nous  ne  demandons  pas  à  l'occuper,  mais  nous  ne 
pouvons  le  voir  occuper  par  un  rival.  Nous 
sommes  très  contents  de  le  voir  rester  aux  mains 
d'alliés  et  d'amis  ;  mais  si  des  influences  non 
amicales  s'insinuent  et  pénètrent  sous  nos  murs, 
nous  serons  contraints  d'intervenir;  c'est  là  tout 
le  secret  de  toute  la  situation  en  Arabie,  en  Perse, 
en  Afghanistan,   au  Siam,  au   Thibet  ». 

Longtemps  concentrée  sur  le  terrain  diploma- 
tique et  politique,  la  rivalité  anglo-russe,  née  de  cette 
formule,  s'est  portée  en  ces  derniers  temps  sur  le 
terrain  des  intérêts  commerciaux.  Sur  ce  terrain, 
l'ardeur  du  Gouvernement  des  Indes  n'a  eu  d'égale 
que  l'activité  prodigieuse  déployée  de  son  côté  par 
la  Russie.  Nous  avons  vu  cependant  que  l'Angle- 
terre a  eu  partie  gagnée  en  Arabie,  au  Thibet  et  en 
Afghanistan. 

En  Perse,  l'influence  russe  dominait  dans  le 
Nord,  le  commerce  anglais  dans  le  Sud.  Sur  la 
terre  ferme,  comme  dans  les  eaux  du  golfe  Per- 
sique,  les  politiques  anglais  suivaient  avec  une 
croissante  préoccupation  l'ombre  grandissante 
projetée  par  les  combinaisons  des  hommes  d'ac- 
tion de  Saint-Pétersbourg.  Il  était  du  plus  haut 
intérêt  pour  eux  de  ne  pas  laisser  attacher  aux 
flancs  de  leur  empire  anglo-indien  un  formidable 
avant-poste   russe   et  la    question   capitale   pour 


l'arrangement  anglo-russe.  65 

l'Angleterre  est  toujours  de  conserver  la  haute 
main  sur  les  communications  terrestres  de  l'Inde 
avec  l'Europe  par  le  plateau  de  l'Iran,  tout  autant 
que  de  rester  maîtresse  de  l'océan  Indien.  Les 
récents  progrès  de  la  pénétration  russe  en  Perse 
avaient  éveillé  les  inquiétudes  et  les  appréhen- 
sions britanniques  sur  le  sort  des  futures  voies 
de  communications  transpersanes.  On  se  deman- 
dait à  Londres  si  la  bataille  engagée  par  la  Russie 
sur  le  terrain  économique  ne  serait  pas  le  pré- 
lude d'une  annexion  ou  d'un  protectorat  officiel. 
La  question  se  posait  de  savoir  qui  dominerait  en 
Perse  et  dans  le  golfe  Persique,  de  l'Angleterre 
ou  de  la  Russie. 

L'impérialisme  anglo- indien  refusait  toute 
concession,  tout  condominium,  tout  arrangement 
de  nature  à  limiter  la  suprématie  anglaise  dans 
le  voisinage  de  l'empire  des  Indes. 

Au  contraire,  l'école  de  Manchester  jugeait  avec 
raison  qu'une  tentative  d'absorption  totale  de  la 
Perse  ne  ferait  qu'augmenter  l'antagonisme  avec 
la  Russie  et  que  celle-ci  notamment  s'accommo- 
derait fort  mal  de  voir  l'influence  anglaise 
dominer  exclusivement  à  la  Cour  de  Téhéran. 
L'école  de  Manchester  rappela  à  ce  propos  les 
arrangements  internationaux  de  1834  et  de  1889 
aux  termes  desquels   l'Angleterre    et    la  Russie 

Demorgny.  5 


66  LA    QUESTION    PERSANE. 

s'étaient  engagées  à  respecter  l'indépendance 
de  la  Perse  et  la  liberté  de  commerce  dans  ce 
pays. 

«  Il  faut,  disait  Lord  Cranborne,  dans  une 
séance  du  parlement,  qu'on  se  rende  compte  que 
nous  n'avons  pas  le  monopole  du  prestige  en  Asie 
et  qu'au  fur  et  à  mesure  que  d'autres  pays  doués 
de  ressources  importantes,  d'une  grande  énergie 
et  de  grandes  facultés  administratives  continuent 
à  développer  leurs  intérêts  en  Asie,  la  situation 
de  la  Grande-Bretagne  vis-à-vis  de  ces  pays  doit 
fatalement  subir  des  modifications.  Il  n'y  a  pas 
de  honte  à  l'avouer  ». 

La  méthode  pacifique  l'emporta  donc  une  fois 
de  plus  en  Angleterre.  D'ailleurs,  était-il  bien 
opportun  en  1907  pour  la  Russie  et  pour  l'Angle- 
terre de  paralyser  leur  action  diplomatique  en 
Europe,  en  s'obligeant  à  entretenir  de  gros  effec- 
tifs dans  leurs  territoires  d'Asie?  Des  événements 
pouvaient  se  produire,  des  éventualités  étaient  à 
craindre.  Il  fallait  une  entente  et  une  coopéra- 
tion amicales  des  deux  puissances  intéressées  à 
ce  que  l'équilibre  européen  ne  fût  pas  troublé  à 
leur  détriment.  La  Russie  se  rappelait  qu'elle 
avait  dû,  pendant  la  guerre  russo-japonaise, 
retenir  en  Transcaucasie  et  dans  la  Transcas- 
pie  des   armées  qui    lui  auraient  été  plus  utiles 


l'arrangement  anglo-russe.  67 

en  Mandchourie.  De  son  côté,  le  Gouvernement 
britannique  se  voyait  déjà  et  non  sans  inquié- 
tude obligé  d'élaborer  un  nouveau  plan  d'or- 
ganisation et  d'entraînement  de  l'armée  des 
Indes. 

C'est  dans  ces  conditions  que  naquit  l'idée  de 
procéder  à  une  délimitation  des  sphères  d'in- 
fluence économique  et  politique  dans  la  Perse. 
L'Angleterre  garda  son  droit  de  priorité  au  Sud 
et  la  Russie  conserva  son  droit  de  priorité  dans 
le  Nord.  Tel  fut  le  principe  fondamental  du  traité 
de  1907.  L'application  a  manqué  le  but;  c'est 
ainsi  que  tout  dernièrement  le  5  avril  4915,  on 
nous  écrivait  de  Téhéran  :  «  Nous  attendons  avec 
impatience  l'arrivée  des  nouveaux  ministres  de 
Russie  et  d'Angleterre1,  avec  l'espoir  qu'ils  s'en- 
tendront mieux  que  les  ministres  actuels,  dont 
les  différends  sont  très  nuisibles  au  prestige  des 
alliés.  —  Si  les  nouveaux  ministres  ne  peuvent 
neutraliser  les  efforts  turco-allemands,  il  est  à 
prévoir  que  dans  trois  mois,  la  Perse  sera  plongée 
dans  une  anarchie  complète  très  dangereuse  pour 
tout  le  monde  ». 

1  V.  plus  haut,  p.  46  et  47. 


68  LA    QUESTION    PERSANE. 


Les  principes  de  la  convention  de  1907 
et  la  constitution  persane. 

L'accord  anglo- russe,  en  ce  qui  concerne  la 
Perse,  débute  par  une  promesse  solennelle  :  «  Les 
gouvernements  de  la  Grande-Bretagne  et  de  la 
Russie  s'engagent  mutuellement  à  respecter  l'in- 
tégrité et  l'indépendance  de  la  Perse  et  désirent 
sincèrement  l'établissement  de  l'ordre  dans  toute 
l'étendue  de  ce  pays  et  son  développement  paci- 
fique, aussi  bien  que  l'établissement  permanent 
d'avantages  égaux  pour  le  commerce  et  pour  l'in- 
dustrie des  autres  nations  ». 

Puis,  considérant  que  les  deux  puissances  con- 
tractantes ont  chacune,  pour  des  raisons  géogra- 
phiques et  économiques,  un  intérêt  spécial  au 
maintien  de  la  paix  dans  certaines  provinces  per- 
sanes, voisines  de  la  frontière  russe  d'une  part, 
de  la  frontière  de  l'Afghanistan  et  du  Bélouchistan 
de  l'autre,  il  est  dit  que  :  «  les  deux  parties  déci- 
dent, pour  ce  qui  est  de  la  Grande-Bretagne,  qu'elle 
n'appuiera  pas  pour  elle-même  et  n'appuiera 
pas,  au  profit  de  sujets  britanniques  ou  de  sujets 
d'une  tierce  puissance,  des  demandes  de  conces- 


LES    PRINCIPES    DE    LA    CONVENTION    DE    1907.        69 

sions  politiques  ou  commerciales  (chemins  de  fer, 
banques,  télégraphes,  routes,  transports,  assu- 
rances), au  Nord  d'une  ligne  reliant  Kasri- 
Chirin,  Ispahan,  Yezd,  Ralkh,  et  aboutissant  à  la 
jonction  des  frontières  de  la  Perse,  de  la  Russie  et 
de  l'Afghanistan1  et  qu'elle  ne  s'opposera  pas  aux 
demandes  de  concessions  faites  dans  cette  région 
avec  l'appui  du  Gouvernement  russe. 

La  Russie  fournit  un  engagement  correspondant, 
en  ce  qui  concerne  la  région  au  Sud  d'une  ligne 
s'étendant  de  la  frontière  afghane  à  Ghazik, 
Birdjan,  Kerman  et  Bender  Abbas.  Entre  ces  deux 
régions  ainsi  réservées  à  l'influence  anglaise  et  à 
l'influence  russe,  une  troisième  zone  reste  neutre, 
où  la  Russie  et  la  Grande-Bretagne  s'engagent  à 
ne  pas  s'opposer  sans  entente  préalable,  à  l'octroi 
de  concessions  à  leurs  sujets. 

Des  articles  spéciaux  sont  réservés  à  l'affectation 
du  revenu  des  douanes  du  Nord  et  du  Sud,  au  ser- 
vice des  emprunts  et  à  l'organisation  d'un  contrôle 
des  garanties  financières  affectées  aux  emprunts, 
si  le  besoin  s'en  fait  sentir.  Ces  mesures  doivent 
être  prises  d'un  commun  accord. 

1  V.  la  carte  très  claire  :  Persia,  Afghanistan  and  Balu- 
chistan,  Philips'  New  Séries  of  Impérial  Maps  for  tourists  and 
travellers.  The  London  Geographical  Institute.  V.  la  carte  à 
la  fin  du  volume. 


70  LA    QUESTION    PERSANE. 

Enfin,  pour  le  golfe  Persique,  il  est  spécifié  dans 
la  lettre  de  Sir  Ed.  Grey  à  Sir  Arthur  Nicholson, 
annexée  à  la  convention  de  1907,  «  que  le  Gouver- 
nement russe,  au  cours  des  négociations  qui  ont 
préparé  et  amené  la  conclusion  de  cet  arrange- 
ment, a  déclaré  explicitement  qu'il  ne  niait  pas 
les  intérêts  spéciaux  de  la  Grande-Bretagne  dans 
le  golfe  Persique  ».  Le  Gouvernement  britannique 
a  formellement  pris  note  de  cette  déclaration,  esti- 
mant «  qu'il  est  désirable  de  confirmer  à  nouveau 
d'une  façon  générale,  les  déclarations  antérieures 
relatives  aux  intérêts  britanniques  dans  le  golfe 
Persique  et  d'affirmer  une  fois  de  plus  l'impor- 
tance qu'il  y  a  à  maintenir  ces  intérêts,  qui  sont  le 
résultat  de  l'action  britannique  dans  ces  eaux 
depuis  plus  de  cent  ans  ». 

Les  principes  qui  se  dégagent  de  ce  texte  sont  : 
1°  le  maintien  de  l'intégrité  et  de  l'indépendance 
de  la  Perse;  2°  le  principe  de  la  porte  ouverte; 
3°  la  création  d'une  zone  neutre  entre  les  deux 
zones  d'influences  anglaise  et  russe. 

Quid  de  ces  principes,  dans  leur  application 
par  les  deux  puissances  contractantes  au  regard  de 
leurs  intérêts  respectifs  et  au  regard  des  autres 
nations?  Quid  de  ces  mêmes  principes  pour  l'avenir 
de  l'Iran? 

Un  premier  point  retient  l'attention  :  la  Perse 


LES    PRINCIPES    DE    LA    CONVENTION  DE    1907.        71 

pouvait-elle  se  trouver  engagée  par  des  décisions 
prises  sans  sa  participation?  Un  gouvernement, 
encore  regardé  comme  indépendant,  devait-il  con- 
sidérer ces  décisions  comme  obligatoires  pour 
lui1?  On  peut  soutenir  la  négative;  mais  enfin 
dans  l'espèce,  les  principes  consacrés  en  1907 
étaient  plutôt  favorables  à  la  Perse.  C'est  pourquoi, 
d'ailleurs,  les  constitutionnels  persans  se  crurent 
autorisés  à  l'époque  à  continuer  leur  œuvre  de 
réformes  et  de  progrès,  d'autant  plus  qu'un  nouveau 
protocole  russo-anglais  du  25  août  1909,  réglant 
la  situation  de  l'ex-chah  Mohammed  Ali  Mirza, 
déposé  le  16  juillet  1909  (27  Djamadi-a-Akher 
1327),  établissait  formellement  le  principe  de  la 


1  La  même  question  s'est  posée  pour  la  Roumanie,  au 
moment  de  la  conférence  de  Londres  de  1883  et  le  professeur 
allemand  Geffken  a  conclu  que  l'acte  de  Londres  était  resté 
lettre  morte  pour  la  Roumanie,  qui  ne  pouvait  se  trouver  en- 
gagée par  des  décisions  prises  sans  sa  participation.  V.  mon 
étude  sur  La  question  du  Danube,  Paris,  Larose  et  Tenin, 
1911  et  1915.  En  Perse,  la  question  n'a  été  résolue  qu'en 
1912,  parce  que  l'Allemagne  s'étant  efforcée  de  détourner 
le  Gouvernement  Iranien  d'une  adhésion  raisonnable  aux 
dispositions  des  traités  de  1907,  les  deux  puissances  russe  et 
anglaise  se  trouvèrent  dans  l'obligation  de  se  faire  donner 
une  adhésion  formelle  du  Gouvernement  de  Téhéran.  V.  plus 
loin  la  même  question  pour  l'application  du  protocole  de 
1909  à  l'ex-chah  de  Perse  Mohammed  Ali,  la  théorie  anglaise 
et  l'adhésion  de  la  Perse  aux  accords  de  1907. 


72  LA    QUESTION    PERSANE. 

non-intervention  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre 
dans  les  affaires  de  la  Perse.  Ces  mêmes  cons- 
titutionnels étaient  aussi  encouragés  par  l'An- 
gleterre, qui,  mécontente  au  fond  de  l'arran- 
gement asiatique  de  1907,  essayait  de  lutter 
encore  contre  l'influence  toujours  grandissante 
de  la  Russie,  en  s'appuyant  sur  le  parti  des 
réformes. 

L'Angleterre  a  d'ailleurs  des  raisons  de  n'être 
pas  satisfaite,  en  ce  qui  concerne  la  Perse,  des 
stipulations  contenues  dans  cette  convention.  Nous 
avons  vu  que  la  délimitation  des  sphères  d'in- 
fluence russe  est  en  effet  de  beaucoup  la  plus 
étendue  ;  elle  comprend  à  peu  près  toute  la  Perse 
septentrionale  et  elle  contient  les  parties  les  plus 
riches  du  pays  :  l'Azerbaïdjan  et  le  Khoraçan, 
Téhéran,  le  siège  du  gouvernement  et  les  villes 
les  plus  importantes  :  Tauris,  Ispahan,  Yezd, 
Recht,  Meched. 

La  zone  d'influence  anglaise  ne  comprend  au 
contraire  que  l'angle  Sud-Est  du  territoire  persan, 
d'une  étendue  deux  fois  moins  considérable  que 
celle  de  la  zone  d'influence  russe.  En  outre,  cette 
faible  étendue  de  pays,  réservée  à  l'Angleterre, 
comprend  en  majeure  partie  le  désert  de  Lout1. 

1  V.  Livre  Bleu,  1913,  op.  cit.,  pièce  n°  335  déjà  citée. 


LES    PRINCIPES    DE    LA    CONVENTION    DE    1907.       73 

D'autre  part,  la  Russie  est  toute-puissante  à  la  Cour 
de  Téhéran;  de  plus  elle  possédait  presque,  à  un 
moment  donné,  un  monopole  financier  qu'elle 
cherchait  à  faire  régir  par  les  agents  de  la  mission 
belge1.  Elle  avait  su  imposer  un  tarif  douanier  très 
favorable  à  son  commerce.  Enfin,  la  méthode 
impérialiste  a  été  jusqu'en  ces  derniers  temps 
et  pendant  la  guerre  actuelle,  d'autant  plus  en 
honneur  à  la  section  de  l'Orient  du  ministère  des 
Affaires  étrangères  à  Pétrograd  que  le  Gouverne- 
ment russe  a  dû  poursuivre,  par  suite  des  menées 
turco-allemandes  dans  l'Azerbaïdjan  et  dans  le 
Khoraçan,  une  politique  active  de  pénétration. 

1  Les  difficultés  de  la  mission  belge  chargée  d'organiser 
les  finances  persanes  sont  toutes  venues  des  tentatives 
russes  pour  établir  un  protectorat  financier  sur  la  Perse. 
Avant  l'installation  des  Belges  à  la  Trésorerie  générale  de 
Téhéran,  la  mission  américaine  Shuster  avait  éprouvé  les 
mêmes  difficultés,  mais  en  sens  contraire,  parce  qu'elle 
paraissait  préparer  un  protectorat  financier  anglais  sur  le 
pays.  Les  Belges  à  leur  tour  bénéficièrent  un  moment  de 
la  faveur  britannique,  puis  ils  se  heurtèrent  à  la  fois  aux 
deux  légations  russe  et  anglaise.  Enfin  les  intrigues  turco- 
allemandes  achevèrent  la  mission  financière  belge  qui 
n'existe  pour  ainsi  dire  plus  à  l'heure  actuelle.  La  trésorerie 
générale  de  la  Perse,  ravalée  au  rang  de  bureau  du  ministre 
des  Finances,  recueillie,  au  refus  de  tous  les  Belges  démission- 
naires par  un  outcast  belge  à  l'index  de  ses  compatriotes 
et  en  rébellion  avec  sa  légation,  est  aujourd'hui  complète- 
ment dépendante  des  caprices  d'un  Emir  Nézam  quelconque. 


74  LA    QUESTION    PERSANE. 

En  ce  qui  concerne  la  création  d'une  zone  neutre 
entre  Ja  zone  d'influence  russe  et  la  zone  d'in- 
fluence anglaise,  elle  a  donné  lieu  à  des  négocia- 
tions spéciales  qui  n'ont  pas  été  communiquées  au 
public.  Mais  il  semble  résulter  de  la  façon  dont 
cette  neutralité  est  interprétée  par  la  Grande- 
Bretagne  à  l'heure  actuelle,  qu'elle  a  trouvé  dans 
la  zone  en  question  une  certaine  compensation  des 
avantages  obtenus  par  la  Russie  dans  le  Nord. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  zone  neutre  vient  ren- 
forcer la  zone  d'influence  anglaise  et  former  une 
sorte  de  tampon  en  avant  de  la  frontière  ouest  de 
l'Inde.  L'Angleterre  exerce  dans  cette  zone  neutre 
une  action  politique  et  économique  très  éner- 
gique, qui  a  eu  pour  résultats  une  importante 
concession  de  pétroles  récemment  consentie  par 
le  Gouvernement  persan. 

Ainsi  donc  l'arrangement  de  1907,  quant  à  la 
Perse,  n'a  satisfait  personne  :  ni  la  Russie,  qui 
supporte  avec  peine  de  voir  sa  politique  d'expan- 
sion limitée  vis-à-vis  de  sa  petite  voisine  asiatique; 
ni  l'Angleterre,  qui  s'est  crue  lésée  dans  ses  droits 
et  ses  intérêts  et  qui  sait  bien  que  la  Russie  ne 
renoncera  pas  à  l'accès  vers  la  mer  libre  et  les 
eaux  chaudes1;  ni  la  Perse,  qui  comptait  sur  son 

1  II  est  de  plus  en  plus  démontré  par  la  guerre  actuelle 


LES    PRINCIPES    DE    LA    CONVENTION    DE    1907.        75 

intégrité,  et  qui  espérait,  sous  la  garantie  bienveil- 
lante des  deux  puissances  amies,  travailler,  dans 

que  la  question  de  la  mer  libre  est  une  question  de  vie  ou 
de  mort  pour  la  Russie.  V.  La  Guerre  sociale  du  24  sep- 
tembre 1915  :  XXX,  «  Vers  la  liquidation  turque  ».  «  En 
deçà  du  Taurus  »,  interview  d'un  ambassadeur  russe  à 
Constantinople  en  1912....  «  Il  déplorait  l'impossibilité  d'une 
entente  avec  les  Turcs,  à  tant  d'égards  sympathiques;  la 
question  des  détroits,  disait-il,  creusait  entre  eux  et  les 
Russes  un  abime. 

»  —  Mais,  lui  dis-je,  certains  bons  esprits  parmi  les  Turcs 
sont  très  enclins  à  accepter  une  solution  analogue  à  celle 
qui  a  été  excellemment  réglée,  la  question  du  canal  de  Suez; 
et  cette  idée  a  fait  du  chemin  à  Stamboul. 

»  —  Oh!  dit  M.  B...,  en  souriant,  nous  ne  nous  con- 
tenterons jamais  d'une  ouverture  des  détroits,  sur  le 
papier. 

»  —  Et  qu'appelez-vous  une  ouverture  des  détroits  sur  le 
papier? 

»  —  Toute  manière  d'ouverture  qui  n'en  mettrait  pas  la 
clef  dans  notre  poche  ». 

Ce  qui  était,  en  1912,  l'aspiration  idéale,  l'objectif  théo- 
rique de  quelques  panslavistes  exaltés  est  devenu,  en  1915, 
l'objectif  concret,  précis,  passionnément  attirant  de  tout  le 
peuple  russe.  Le  bonheur  ne  se  conçoit  que  sous  la  forme 
du  possible.  Il  y  a  quelque  douze  mois,  la  possession  des 
détroits  se  présentait,  à  Petrograd  et  à  Moscou,  comme  une 
de  ces  félicités  dont  on  imagine  la  douceur  sans  que  la 
privation  en  trouble,  tellement  on  la  sent  lointaine  et  inac- 
cessible. La  folie  d'Enver  et  de  ses  camarades,  en  précipi- 
tant la  Turquie  dans  la  mêlée  européenne  aux  côtés  des 
Allemands,  contre  la  Russie  et  ses  alliés  de  Belgique,  d'An- 
gleterre et  de  France  a  soudain  donné  au  rêve  pur  le  carac- 


76  LA    QUESTION    PERSANE. 

l'ordre  et  dans  la  paix,  au  développement  de  ses 
ressources  et  de  ses  richesses  économiques. 

Dans   ce   conflit  d'intérêts   formidables,  l'Iran 
pouvait-il  conserver  l'équilibre?  Peut-on  d'autre 


tère  d'une  possibilité  prochaine,  et  dès  lors  le  désir  en  a 
surgi  impérieux,  brûlant,  exacerbé,  d'ailleurs,  par  la 
cruelle  souffrance  et  le  danger  extrême  que  provoqua,  dans 
la  Russie  en  guerre,  la  fermeture  des  Dardanelles.  Les 
Russes,  aujourd'hui,  expliquent  leurs  sentiments  par  une 
comparaison  frappante;  ils  disent  :  «  Les  détroits,  c'est  notre 
Alsace-Lorraine!  »  Les  correspondants  de  guerre  anglais 
ont  signalé  à  plus  d'une  reprise  l'existence  de  cette  idée- 
force  chez  les  plus  humbles  moujiks  transformés  en  soldats. 
Ils  se  battent  pour  mettre  dans  la  poche  de  la  Russie  la  clef 
des  détroits,  comme  nos  soldats  se  battent  pour  faire  flotter 
le  drapeau  tricolore  au-dessus  de  Metz  et  de  Strasbourg. 
C'est  un  fait  psychologique  très  considérable,  capital,  et  que 
rien  ne  permet  plus  d'écarter  des  considérations  diverses 
que  peut  suggérer  la  question  turque  :  il  en  est  devenu  le 
pivot.  Le  régime  de  Constantinople,  celui  des  détroits,  les 
blocs  et  l'équilibre  balkaniques  sont  questions  connexes  et 
à  l'ordre  du  jour.  Les  empires  austro-allemands  courent  à 
la  curée  et  au  pillage  par  deux  voies  à  travers  le  monde  : 
de  Berlin  à  Salonique,  de  Berlin  au  golfe  Persique.  Il  est 
intéressant  d'envisager  dès  à  présent  les  moyens  de  pré- 
venir après  la  guerre  le  rétablissement  du  pangermanisme 
sur  les  grandes  routes  de  l'activité  humaine.  Il  ne  faut  pas 
que  le  chemin  de  fer  du  Bagdad  reste  entreprise  allemande. 
Il  faut  aussi  envisager  une  entente  latino-slave  à  opposer 
au  boulevard  germano-austro-bulgaro-turc  de  Berlin  à 
Salonique.  V.  La  Roumanie  contemporaine,  Constantin  Ma- 
crodin,  préface  de  Lacour-Gayet,  Paris,  Pion,  1916. 


LES    PRINCIPES    DE    LA    CONVENTION    DE    1907.         77 

part  concevoir  la  souveraineté  d'un  empire,  dans 
lequel  les  voisins  s'attribuent,  pour  des  raisons 
d'ordre  géographique  et  économique,  un  intérêt 
spécial  au  maintien  de  l'ordre  et  de  la  paix  dans  la 
plupart  des  provinces?  11  était  facile  de  prévoir 
que  le  gouvernement  persan,  tiraillé  entre  les 
partisans  de  l'autocratie,  soutenus  par  l'impéria- 
lisme russe,  et  les  constitutionnels  appuyés  par 
l'Angleterre,  serait  mis  dans  l'impossibilité  de  rem- 
plir consciencieusement  ses  obligations  politiques, 
de  faire  régner  l'ordre  et  de  mettre  en  valeur 
les  vastes  territoires  du  pays.  Il  ne  pouvait  d'ail- 
leurs, ce  gouvernement,  dompter  aussi  vite  qu'on 
paraissait  le  vouloir  l'anarchie  qu'avait  fomentée 
depuis  des  générations  le  despotisme  corrompu 
des  chahs.  Et  parce  qu'il  ne  put  en  quelques  mois 
abolir  les  traces,  les  effets  de  cette  décomposition 
et  de  cette  anarchie,  l'Angleterre  et  la  Russie  en 
prirent  texte  pour  intervenir  dans  les  affaires  du 
pays  et  pour  y  exercer  leurs  grandes  influences 
dirigeantes. 

Depuis,  et  comme  conséquences  des  intrigues 
turco-allemandes  dans  le  pays,  cette  intervention 
s'est  faite  de  plus  en  plus  étroite,,  de  plus  en  plus 
pressante.  La  Perse  n'est  plus  qu'un  vaste  échi- 
quier, un  terrain  vague,  où  les  intérêts  rivaux 
s'introduisent    par    tous    les    moyens  possibles, 


78  LA    QUESTION    PERSANE. 

enchevêtrant  leurs  avant-postes  et  leurs  routes  de 
pénétration. 

La  rivalité  anglo-russe  fait  peser  sur  tous  les  orga- 
nes du  Gouvernement  persan  un  système  anglais  et 
un  système  russe  égalementénergiques,  profitant  de 
la  moindre  circonstance  pour  arracher  des  conces- 
sions nouvelles  à  l'impuissance  persane,  pour  poser 
de  nouveaux  jalons  et  attaquer  la  situation  con- 
traire. D'ailleurs,  depuis  que  l'ingénieux  système 
des  compensations  appliqué  à  Potsdam  a  laissé 
les  mains  libres  à  la  Russie  en  1911,  la  Perse 
s'est  accoutumée  elle-même  à  la  lutte  des  trois 
influences.  A  commencer  par  le  Gouvernement, 
tout  ce  qui  compte  dans  le  pays  s'enrôle  dans  les 
clientèles  russe,  allemande  ou  anglaise.  Sous 
cette  triple  impulsion,  les  autorités  provinciales 
se  débattent  en  un  perpétuel  tourbillon;  une 
influence  les  chasse,  l'autre  les  ramène.  Si  le  point 
d'appui  habituel  se  révèle  insuffisant,  elles  en 
sont  quittes  pour  réapparaître,  ayant  sollicité  le 
pardon  de  l'influence  trop  négligée.  Cet  état  de 
choses  prolonge  dans  le  pays  une  anarchie  peu 
propice  au  progrès  de  la  civilisation1. 

Nous  avons  dit  que  la  Perse  avait,  dans  l'arran- 

1  Dans  ces  conditions,  en  Perse,  le  terme  de  «  neutralité  » 
est  un  mot  officiel  qui  n'a  répondu  et  qui  ne  répond,  pendant 
la  guerre  actuelle,  que  très  peu  à  la  réalité  de  la  situation. 


LES    PRINCIPES    DE    LA    CONVENTION    DE    1907.         79 

gement  de  1907,  conservé  une  zone  neutre.  La 
lettre  même  de  l'accord  nous  apprend  que  dans 
cette  zone  neutre,  la  Russie  et  l'Angleterre  s'en- 
gagent simplement  à  ne  pas  s'opposer,  sans  entente 
préalable,  à  l'octroi  de  concessions  à  leurs  sujets. 
L'Allemagne  s'est  plainte  que  le  principe  de  la 
porte  ouverte  ait  été  de  la  sorte  détruit  en  Perse 
et  que  le  pays  ne  puisse  plus  avoir  que  diffici- 
lement des  relations  politiques  et  même  commer- 
ciales avec  une  nation  autre  que  la  Russie  et 
l'Angleterre.  Tout  s'y  oppose  depuis  1907,  dit 
le  Gouvernement  de  Berlin,  qui  s'est  cependant 
engagé  en  1911  à  laisser  en  Perse  les  mains 
libres  à  la  Russie  dans  des  conditions  que  nous 
avons  exposées1.  L'interdiction  du  transita  travers 
la  Russie,  le  traité  commercial  russo-persan  de 
1901,  la  réduction  des  tarifs  de  transport,  la  con- 
cession de  primes  d'importation,  réservent  le 
monopole  des  voies  d'accès  par  le  nord  de  la  Perse 
à  l'importation  russe.  Dans  le  Sud,  le  golfe  Per- 
sique  rentre  tout  entier  dans  le  domaine  britan- 
nique. La  navigation  en  est  presque  exclusi- 
vement anglaise;  le  commerce  anglais  y  prend 
ses  voies  d'accès  vers  l'Iran  :  à  Bender  Abbas 
pour    Kerman   et  Meched;    à    Lingah   pour  le 

1  V.  p.  54  et  suiv. 


80  LA    QUESTION    PERSANE. 

Laristan;  à  Bouchir  et  à  Mohammerah  pour  les 
provinces  du  Centre  ;  à  Bassorah  par  Bagdad  pour 
celles  de  l'Ouest.  —  Les  commerçants  arméniens 
et  guèbres,  les  tribus  elles-mêmes  relèvent  la 
plupart  de  l'influence  britannique.  Le  médecin 
de  la  résidence  anglaise  a  mis  la  main  sur  tout  le 
service  sanitaire  du  golfe  et  en  dirige  les  postes. 

Au  point  de  vue  politique  comme  au  point  de 
vue  commercial,  nulle  grande  puissance  ne  peut 
désormais  s'immiscer  à  un  titre  quelconque  dans 
le  gouvernement  ou  l'administration  des  affaires 
de  la  Perse.  Nulle  grande  puissance  étrangère  ne 
peut  y  envoyer  des  agents  officiels  ou  des  per- 
sonnes privées  pour  s'y  occuper  de  la  conduite 
des  affaires1.  Nulle  puissance  étrangère,  en  fait, 
ne  peut  obtenir  l'autorisation  de  construire  des 
routes,  des  chemins  de  fer,  des  télégraphes,  etc. 

Ces  récriminations  intéressées  sont  le  résultat 
de  formules  diplomatiques  mal  définies.  On  a 
inventé,  sous  la  menace  des  interventions 
allemandes,    toute    une    catégorie    de    formules 


1  Conf.  The  Strangling  of  Persia,  de  Morgan  Schuster,  Ex- 
Treasurer  General  of  Persia.  New  York,  1912.  V.  aussi  Une 
mission  française  en  Perse  :  Essai  d'enseignement  et  de 
réformes  administratifs,  rapport  de  M.Lacour-Gayet,  membre 
de  l'Institut,  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
24  avril  1915,  Paris. 


LES    PRINCIPES    DE    LA    CONVENTION    DE    1907.        81 

destinées  à  dissimuler  la  subordination  des 
grandes  Puissances  de  l'Europe  aux  exigences 
germaniques1.  C'était  en  face  d'un  adversaire  sans 
foi  ni  loi  comme  l'Allemagne  s'exposer  à  toutes 
sortes  de  revendications.  Et  ces  revendications 
n'ont  pas  manqué  de  se  produire  hardies  et  sans 
scrupules  contre  des  systèmes  vagues  et  équi- 
voques de  Protectorats  financiers,  de  zones  d'in- 
fluence, de  politiques  de  mains  libres  sous  réserve 
de  portes  ouvertes,  etc.  Les  difficultés  que  la 
Perse  a  éprouvées  proviennent  beaucoup  plus  de 
ces  formules  et  des  intrigues  allemandes  qu'elles 
ont  provoquées,  que  de  la  rivalité  anglo-russe 
elle-même.  Elles  font  ressortir  les  graves  inconvé- 
nients de  ces  attitudes  sans  prestige  qui  encoura- 
gent toutes  les  concurrences  les  plus  déloyales2. 

1  V.  dans  La  question  du  Danube,  op.  cit.,  le  Patriotisme 
européen  de  la  Russie.  C'est  en  vertu  de  ces  formules  équi- 
voques, que  la  France  en  Roumanie  comme  en  Perse  se  borne 
à  faire  œuvre  de  conciliation  entre  les  Puissances  qui  tirent 
de  cette  œuvre  le  plus  grand  profit  sans  aucune  réciprocité 
pour  nous. 

2  L'Angleterre,  uniquement  préoccupée  des  approches  de 
l'Inde,  a  surtout  usé  de  ces  formules  indéfinies.  C'est  elle 
qui  a  organisé  toute  cette  série  de  «  terres  interdites,  de 
protectorats  négatifs,  de  zones  réservées  qui  depuis  le  plus 
haut  Yantzè  jusqu'aux  rives  de  la  mer  d'Ouran,  enceint  et 
couvre  de  loin  son  Empire  indien  ». 

Demorgny.  6 


82  LA    QUESTION    PERSANE. 

Nous  ne  devrons  pas  oublier  cet  exemple,  au 
moment  du  règlement  des  comptes  de  la  guerre 
actuelle.  S'il  s'agit  de  nous  rendre  à  l'appel  des 
Syriens  par  exemple,  et  d'établir  dans  leur  pays 
le  régime  de  progrès  qu'ils  sollicitent,  il  ne  faut 
pas  que  ce  régime  soit  une  zone  d'influence; 
cette  zone  nous  la  possédons  déjà  en  fait.  Il  ne 
faut  pas  que  les  Syriens  comme  les  Persans  soient 
tiraillés  et  déprimés  entre  des  intérêts  rivaux. 
Il  ne  faut  pas  que  des  impulsions  contraires 
entravent  dans  ce  pays  l'œuvre  de  la  civilisation 
et  de  la  culture  française1. 


Nouvelle    forme    de   la  rivalité  anglo-russe 

en  Perse.  L'intérêt  dynastique 

et  la  Constitution. 

La  Constitution  persane,  que  nous  avons  laissée, 
au  moment  où  Nasr-el-Molk  prenait  la  régence 
de  l'empire  en  1910,  devait  être  désormais  régie 
par  les  «  quatre  piliers  »  et  par  les  lois  fonda- 
mentales des  29  Chaban  et  14  Zighadeh  1325  de 
l'Hégire ,  combinés  avec   les   dispositions   de  la 

1  On  peut  encore  discuter  à  ce  point  de  vue  la  formule  de 
n  otre  occupation  au  Maroc. 


l'intérêt  dynastique  et  la  constitution.      83 

convention  anglo-russe  de  1907  et  avec  celles  du 
protocole  de  1909.  C'est  cette  étrange  macédoine 
de  nouveautés  occidentales  que  l'Angleterre  allait 
tenter  d'opposer  désormais  aux  empiétements  de 
sa  rivale.  De  son  côté,  la  Russie  allait  être  amenée 
à  seconder  contre  le  régime  constitutionnel,  c'est- 
à-dire  contre  la  Grande-Bretagne,  toutes  les  ten- 
tatives de  restauration  de  l'ancien  régime.  Quant 
à  l'Allemagne,  nous  la  verrons  utiliser  tour  à 
tour  au  mieux  de  ses  intérêts  les  partisans  de  la 
Constitution  et  ceux  de  la  Restauration1.  Elle  les 
opposera  les  uns  aux  autres,  répandant  à  la  Cour 
de  Téhéran  le  bruit  que  la  dynastie  n'a  pas  d'en- 
nemi plus  terrible  que  la  Constitution,  alors  que 
cette  Constitution  devrait  être  à  l'heure  actuelle 
le  bouclier  de  la  souveraineté  et  de  l'indépendance 
de  la  Perse. 

Du  côté  de  l'Angleterre,  l'administration  directe 
de  la  zone  d'influence  qui  lui  a  été  attribuée  en 
1907,  augmentée  des  territoires  et  des  populations 
de  la  zone  neutre  qu'il  lui  faudrait  également 
annexer,  demanderait  un  déploiement  de  forces 

1  Le  prince  de  Reuss,  ministre  d'Allemagne  à  Téhéran,  a 
cyniquement  prétendu  que  le  gouvernement  de  Berlin  n'était 
jamais  intervenu  et  qu'il  n'interviendrait  pas  dans  les 
affaires  intérieures  du  pays.  V.  La  Nouvelle  Époque  de  Téhé- 
ran, n06  31  du  26  avril  et  du  7  septembre  1915. 


84  LA    QUESTION    PERSANE. 

considérables  et  le  maintien  d'une  véritable  armée 
pour  faire  régner  l'ordre  dans  les  tribus1. 

Dans  toute  cette  partie  de  la  Perse,  en  effet, 
l'organisation  d'un  pouvoir  centralisateur  n'existe 
pas;  il  n'y  a  ni  unité,  ni  permanence.  Des  cen- 
taines de  tribus  s'y  partagent  le  sol,  et  leurs  chefs 
entendent  vivre  chacun  à  sa  guise  ;  ils  sont  prêts, 
en  temps  de  guerre,  à  passer,  sans  scrupules,  d'un 
service  à  un  autre.  Ces  tribus  sont,  de  plus,  belli- 
queuses, indisciplinées,  rapaces  et  pillardes;  elles 
interceptent  les  sentiers  des  montagnes,  infestent 
les  passes  et  rançonnent  les  caravanes.  Elles 
sont,  en  outre,  en  état  d'hostilité  perpétuelle  les 
unes  contre  les  autres.  L'entretien  d'une  armée 
anglaise  dans  ces  régions  exigerait  donc  des 
dépenses  annuelles  énormes,  ne  fût-ce  que  pour 
assurer  les  ravitaillements  à  des  distances  loin- 
taines, au  milieu  des  innombrables  difficultés  pro- 
voquées par  les  indigènes.  Le  gouvernement 
anglo-indien  serait,  en  outre,  amené,  par  l'admi- 
nistration directe,  à  une  immixtion  incessante 
dans  les  affaires  intérieures  des  tribus;  il  devrait 
assurer  la  tâche  ingrate  et  difficile  de  discipliner 
ces  races  incultes  et  indépendantes. 

1  V.  la  Revue  du  monde  musulman,  n08  22  et  23,  mars 
et  juin  1913,  mon  étude  sur  la  Réforme  administrative  des 
provinces  et  des  tribus  du  Sud  de  la  Perse. 


l'intérêt  dynastique  et  la  constitution.      85 

Aussi  à  l'Angleterre,  —  qui  possède  une 
longue  habitude  des  arrangements  asiatiques,  — 
parut-il  plus  avantageux  de  laisser  le  pouvoir 
nominal  à  certaines  administrations  dûment 
éprouvées  tout  en  gardant  pour  elle  l'autorité 
réelle1.  De  cette  façon,  le  Gouvernement  anglais 
espérait  recueillir,  avec  la  moindre  responsa- 
bilité, les  avantages  de  la  situation. 

En  1 91 1 ,  ce  fut  d'abord  le  trésorier  général  amé- 
ricain Shuster,  à  qui  le  Gouvernement  britannique 
avait  voulu  confier  ses  intérêts  en  Perse.  Shuster 
aurait  eu,  pour  remplir  sa  mission,  l'appui  sans 
réserve  de  la  Banque  impériale  britannique  de 
Téhéran,  qui  lui  fournit  d'ailleurs  les  subsides 
nécessaires  pour  organiser  le  parti  démocrate  cons- 
titutionnel dans  la  capitale  et  une  gendarmerie  du 
trésor  dans  les  provinces.  Malheureusement  cet 
homme  d'affaires  fut  un  piètre  diplomate2;  il  ne 

1  La  mission  suédoise  qui  put  passer  au  début  pour  être 
au  service  des  intérêts  anglais,  et  qui  fut  accusée  ensuite  de 
servir  les  intérêts  allemands  n'est  qu'une  mission  de  gen- 
darmerie et  de  police  municipales  et  rurales  sur  les  routes 
de  commerce  étranger.  Elle  n'a  que  l'obligation  de  réprimer 
le  brigandage  sur  les  routes.  —  V.  mon  article  dans  la 
Revue  de  Paris,  sur  les  Méthodes  turco-allemandcs  en  Perse, 
1er  mars  1915.  —  La  gendarmerie  suédoise,  non  payée,  est 
actuellement  en  pleine  désorganisation.  Il  en  est  de  même 
de  la  police  qui  reste  des  mois  sans  être  payée. 

2  Conf.  Livre  bleu  sur  les  affaires  de  Perse  publié  par  le 


80  LA    QUESTION    PERSANE. 

comprit  rien  à  la  situation,  rêva  d'être  chah  de 
Perse  et  obtint  les  honneurs  d'un  ultimatum  russe. 
Il  dut  quitter  Téhéran  le  11  janvier  1912,  laissant 
le  parti  démocrate  en  piteuse  posture,  un  embryon 
de  gendarmerie  du  trésor  et  un  livre  amer  contre 
la  Perse,  la  Russie,  l'Angleterre  et  l'Allemagne, 
qu'il  rendait  ensemble  et  à  la  fois  responsables 
de  tous  ses  malheurs1,  sans  oublier  la  France, 
qu'il  appelle  assez  ironiquement  la  «  Grande 
République  ».  De  l'embryon  de  gendarmerie  du 
trésor  est  sortie  la  mission  suédoise,  chargée 
d'organiser  la  gendarmerie  gouvernementale  de 
l'empire. 

Depuis,  et  jusqu'à  ces  derniers  temps,  la  gendar- 
merie suédoise,  la  Banque  impériale,  les  services 
financiers  de  l'Inde,  l'ancien  Régent,  quelques 
ministres,  certains  gouverneurs  généraux  à  Chiraz 2, 

Gouvernement  britannique,  1912,  n°3,  pièce  239,  11  juillet 

1911.  Le  ministre  anglais  à  Téhéran  à  Sir  Ed.  Grey  :  «  One 
must  admire  the  pluck  and  energy  with  wich  he  has  at  one 
thrown  himself  into  the  struggïe  for  reform,  but  at  the  same 
time  one  cannot  hâve  but  some  misgivings  as  to  the  results 
of  his  headlong  progress  and  of  lus  go  ahead  method  » . 

1  V.  The  strangling  of  Persia,  by  Morgand  Shuster,  New- 
York,  1912. 

8  Conf.  Livre  bleu,  sur  les  affaires  de  Perse,  publié  par  le 
Gouvernement  britannique,  1913,  n°  1,  pièce  416,  29  octobre 

1912.  Le  ministre  anglais  à  Téhéran  à  Sir  Ed.  Grey  :  «  It  will 
be  seen  that  Mukhber-es-Saltaneh  (le  gouverneur  de  Chiraz) 


l'intérêt  dynastique  et  la  constitution.      87 

ont  été  chargés  de  conserver  la  fiction  de  Constitu- 
tion, à  laquelle  le  Gouvernement  britannique1 
s'est  attaché  avec  beaucoup  de  ténacité. 

Grâce  à  ce  modus  operandi,  l'Angleterre  a  fait 
de  1 907  à  1 91 1  de  grands  progrès  en  Perse  et  malgré 
de  sérieux  efforts,  la  Russie  n'a  pu  maintenir, 
ni  ramener  à  Téhéran  le  kadjiar  Mohammed  Ali 
Chah,  dont  elle  aurait  voulu  faire  un  vice-roi  pour 
le  compte  de  Saint-Pétersbourg.  L'Angleterre 
avait  échoué,  il  est  vrai,  de  son  côté  dans  ses  tenta- 
tives pour  élever  le  prince  Zill-es-Soltan2  au  trône 

has  a  difficult  task  and  that  our  strong  support  would  appear 
to  be  his  only  chance  of  success.  Financial  assistance  seems 
to  be  clearly  indicated  as  expected  if  not  anticipated...  Idis- 
cussed  the  question  with  the  treasurer  gênerai  in  order  to 
ascertain  how  this  could  best  be  done  without  wounding  the 
very  sensitive  susceptibilités  of  the  Persian  Government  » .  La 
question  s'est  posée  alors  de  savoir  comment  le  Gouver- 
nement russe  pouvait  accepter  cette  interprétation  anglaise 
de  la  convention  de  1907  dans  la  zone  neutre. 

1  Conf.  Livre  bleu  anglais,  sur  les  affaires  de  Perse,  1913, 
n°  1,  pièce  527.  Sir  Ed.  Grey  à  Sir  W.  Townley,  ministre  de 
la  Grande-Bretagne  à  Téhéran,  11  janvier  1913  :  «  I  do  not 
think  there  is  sufficient  ground  at  présent  for  giving  up  hope 
of  maintiining  the  indépendance  of  Persia.  It  would,  I  think, 
be  more  in  accordance  both  with  our  interests  as  well  as 
with  the  undertakings  which  hâve  been  given,  to  direct  ail 
our  efforts  towards  establishing  a  strong  government  in 
Persia  an^  assistingthe  gendarmerie  to  perforai  its  dutiesin 
a  really  efficient  manner  ». 

2  Zill-es-Soltan  est  le  grand-oncle  du  Chah  actuel. 


88  LA    QUESTION    PERSANE. 

des  Chahs;  mais  la  nomination  de  Nasr-el-Molk 
comme  régent  de  l'Empire  persan  fut  considérée 
généralement  comme  un  nouveau  et  grand  succès 
pour  la  politique  anglaise.  Nasr-el-Molk,  né  à 
Hamadanen  1858,  ancien  élève  de  Balliol- Collège, 
à  Oxford,  condisciple  de  Sir  Ed.  Grey,  ami  de 
Lord  Curzon,  se  trouvait  en  effet  également 
réclamé,  comme  régent,  par  les  patriotes  persans, 
par  les  villes,  et  par  les  partisans  à  Téhéran  d'un 
régime  parlementaire  sur  le  modèle  anglais.  Le 
régent  n'accepta  d'ailleurs  les  charges  du  pouvoir 
qu'après  de  nombreuses  et  longues  hésitations1, 
parce  qu'il  connaissait  bien  les  défauts  de  ses 
compatriotes  et  parce  qu'il  prévoyait  toutes  les 
défaillances  du  régime  constitutionnel  en  Perse, 
au  milieu  des  complications  étrangères  et  des  diffi- 
cultés intérieures. 

En  effet,  la  Russie  ne  ménageait  pas  ses  ripostes. 
La  situation  générale  du  pays  était  déplorable  : 
au  Nord,  le  gouvernement  constitutionnel  sou- 
tenait contre  les  tentatives  de  l'ancien  Chah 
Mohammed  Ali,  dont  les  Russes  avaient  facilité  la 


1  V.  les  télégrammes  publiés  et  adressés  de  Londres  par 
le  régent  de  la  Perse  à  la  Chambre  et  au  Conseil  des  ministres 
les  12  octobre  et  16  décembre  1910.  V.  aussi  son  discours 
de  prestation  de  serment  le  4  mars  1911. 


l'intérêt  dynastique  et  la  constitution.      89 

rentrée  en  Perse,  la  dure  campagne  du  Mazcn- 
déran.  Dans  le  Guilan,  à  Recht,  les  gouverneurs 
envoyés  de  Téhéran  étaient  successivement 
chassés  et  désarmés  par  les  Chahs-Seven  et  les 
Taléchis,  amis  de  l'ancien  chah.  Le  consul  russe 
Nékrasoff  entretenait  soigneusement  l'agitation 
contre  les  gouverneurs  du  Guilan1. 

Dans  la  région  d'Astrabad  et  à  l'Est  dans  le 
Khoraçan,  les  Turkomans  recevaient  avec  enthou- 
siasme Mohammed  Ali,  débarqué  le  17  juillet 
1911  à  Gumech  Tappé,  accompagné  de  son  frère 
Choa-es-Saltaneh,  de  Amir  Bahadour,  et  de  son 
grand  vizir  Saad-ed-Dowley. 

Quelques  tribus  et  de  grosses  bandes  armées, 
sous  la  conduite  de  brigands  fameux  comme 
Nayeb  Hossein,  sans  compter  les  agents  de 
l'ex-chah  comme  Rachidos  Soltan  et  consorts, 
organisaient  le  pillage  et  des  troubles  dans  toute 
la  région.  Les  habitants,  las  de  souffrir,  se  fai- 
saient sujets  russes  en  grand  nombre;  le  gouver- 
nement de  Saint-Pétersbourg  installait  ses  cosa- 
ques à  Gaudan  et  à  Koutchan,  pendant  que 
l'ex-chah  multipliait  ses  proclamations  dans  toute 
la  région  du  Khoraçan,  promettant  l'amnistie  aux 

1  Les  conflits  de  ce  consul  avec  le  ministre  de  Russie  à 
Téhéran  Poklewski  Koziell  sont  restés  célèbres  en  Perse. 


90  LA    QUESTION    PERSANE. 

uns,  menaçant  les  autres.  Les  autorités  religieuses 
de  Méched  elles-mêmes  protestaient  contre  les 
réclamations  des  constitutionnels  anglais.  Bref, 
l'insurrection  était  générale  dans  le  Nord  et  dans 
l'Est  et  toute  en  faveur  de  l'ex  Chah  Mohammed  Ali. 

Le  Khoraçan1  était  d'ailleurs  considéré  comme 
une  dépendance  commerciale  et  économique  de 
l'Empire  russe.  Il  est,  en  effet,  limitrophe  de  la 
province  transcaspienne,  dont  la  capitale  Askabad, 
sur  le  Transcaspian  railway,  est  à  170  milles 
seulement  de  Méched.  La  «  pénétration  pacifique  » 
de  la  Russie  dans  la  région  a  contenté,  paraît-il, 
nomades  et  sédentaires  et  il  n'est  personne  au  Kho- 
raçan qui  n'ait  eu  à  se  louer  de  la  fréquentation 
russe.  Même  les  intérêts  religieux  et  les  gens  de 
religion  ont  été  servis  par  les  succès  de  l'infidèle. 

A  l'Ouest,  dans  l' Azerbaïdjan,  à  Tauris,  la  tribu 
des  Chahs-Seven,  avec  Rahim  Khan,  menait  la 
même  campagne  en  faveur  de  la  restauration  de 
F  ex-chah.  Rahim  Khan  se  faisait  assister  d'offi- 
ciers russes  et  se  faisait  photographier  en  leur 
compagnie.  Le  prince  Salar-ed-Dowley,  frère  de 
Mohammed  Ali  Mirza,  assisté  de  Modjallalos 
Soltan,  excitait  les  Kurdes  de  Souldouz,  leur 
promettant  l'appui  des  Turcs.  Les  routes  étaient 

1  V.  V.  Bérard,  Les  révolutions  de  la  Perse,  op.  cit. 


l'intérêt  dynastique  et  la  constitution.      91 

coupées  entre  Mianeh  et  Ardébil;  partout,  des 
meurtres  et  des  pillages,  jusqu'aux  portes  mêmes 
de  Tauris.  Le  gouvernement  constitutionnel  ne 
pouvait  réprimer  les  troubles,  et  la  Russie  en  profi- 
tait pour  renforcer  ses  troupes  dansTAzerbaïdjan. 

A  Hamadan,  dans  le  Kermanchahan,  la  tribu 
des  Kalors  ayant  pour  ilkhani  (chef)  Davoud  Khan; 
et  les  Sinjabis,  ayant  à  leur  tête  Samsam-ol-Ma- 
malek  étaient  opposées  les  unes  aux  autres. 
Deux  partis  politiques,  l'un  réactionnaire,  ayant 
à  sa  tête  Moïnol  Raya,  l'autre  constitutionnel  sous 
les  ordres  de  Hadji  Rostam  Bey,  puis  du  démocrate 
Yar  Mohammed  Khan,  se  disputaient  l'influence 
dans  la  région. 

Au  Sud,  les  agissements  russes  étaient  moins 
vigoureux,  mais  les  tribus  du  Fars,  connaissant 
l'impuissance  du  gouvernement  constitutionnel, 
s'en  donnaient  à  cœur  joie.  Les  tribus  Bakhtyaris, 
Ghasghaïs,  Khamseh,  Kuhgeluis  Lors-Potche- 
kouhis,  etc.,  manifestaient  leurs  rivalités  aux  dépens 
du  commerce  indo-anglais.  Une  anarchie  com- 
plète désolait  la  région,  les  brigands  fermaient  les 
routes,  pillaient  les  caravanes,  rançonnaient  et 
maltraitaient  les  voyageurs1. 


1  V.  Revue  du  monde  musulman,  nrs  22  et  23,  La  ques- 
tion des  tribus  du  Sud  de  la  Perse,  op.  cit. 


92  LA    QUESTION    PERSANE. 

On  le  voit,  les  essais  de  restauration  du  gou- 
vernement de  Saint-Pétersbourg:  répondaient 
vigoureusement  et  non  sans  succès,  aux  efforts 
constitutionnels  anglais.  Cela  n'empêchait  du 
reste  pas  Sir  Bucbanan,  ambassadeur  de  Lon- 
dres en  Russie,  d'adresser  à  Sir  Ed.  Grey,  le  11  fé- 
vrier 1911,  à  l'occasion  de  l'arrivée  du  régent 
de  la  Perse  à  Téhéran  le  télégramme  suivant  : 

«  M.  Poklewsky,  ministre  de  Russie  à  Téhéran, 
a  reçu  des  instructions  pour  aviser  le  régent, 
qu'à  l'occasion  de  sa  réception  officielle,  les 
troupes  russes  seront  retirées  de  Kasvin.  Le 
ministre  doit  exprimer  en  même  temps  à  Nasr-el- 
Molk  le  désir  que  cette  manifestation  de  sympathie 
soit  considérée  comme  une  preuve  des  bonnes 
dispositions  du  Gouvernement  du  tsar  et  l'espoir 
qu'à  l'avenir  la  Perse  observera  dans  ses  relations 
avec  la  Russie  une  altitude  plus  conciliante  et 
plus  amicale  »*. 

Et  en  attendant,  la  Cour  de  Téhéran,  tous  les 
grands  propriétaires  et  les  riches  personnages,  me- 
nacés par  les  réformes  dans  leurs  biens  et  dans  leurs 
privilèges,  et  assistés  par  la  Banque  d'escompte 
russe  se  chargeaient  de  la  sauvegarde  des  intérêts 
russes  en  Perse2. 

1  Livre  bleu,  1912,  pièce  23. 

2  La  mission  belge,  chargée  des  réformes  financières  en 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  93 


Les  événements  de  1911. 

C'est  en  1911  et  à  l'occasion  des  événements  de 
cette  époque,  que  la  rivalité  anglo-russe  en  Perse 
se  manifeste  de  la  façon  la  plus  vive.  Voici  quel- 
ques exemples  : 

Les  tentatives  de  restauration  de  Mohammed 
Ali.  —  L'ex-chah  Mohammed  Ali,  déposé  le 
16  juillet  1909  (vendredi  27  de  Djamadi-al- 
Akher  1327)  et  exilé  le  8  septembre  suivant, 
revint  en  Perse  à  Goumech-Tappé,  le  19  juillet 

Perse  après  la  mission  américaine  Shuster,  a  été  longtemps 
considérée  comme  un  ferme  soutien  des  intérêts  russes.  En 
réalité  elle  n'a  été  qu'une  mission  de  collecteurs  d'impôts 
pour  le  service  des  emprunts  persans  à  Londres  et  à  Pétrograd. 
Le  système  européen  des  compensations  et  l'interven- 
tion énergique  de  l'Allemagne  dans  toutes  les  questions 
mondiales,  ont  rendu  les  impérialismes  beaucoup  moins 
intransigeants.  Le  contrôle  des  finances  de  l'État  pour 
lequel  on  veut  agir  est  devenu  une  nouvelle  formule  de 
protectorat  déguisé,  très  à  la  mode  à  l'heure  actuelle.  V.  Les 
contrôles  financiers  internationaux  et  la  souveraineté  de 
l'État,  Deville,  Paris,  1912.  C'est  cette  formule  que  la  Russie 
voulait  charger  la  mission  belge  d'appliquer  en  Perse.  V.  le 
Livre  orange  russe  sur  les  affaires  de  Perse,  p.  193  et  suiv.; 
le  télégramme  du  ministre  de  Russie  à  Téhéran  au  ministre 
des  Affaires  étrangères  à  Saint-Pétersbourg. 


94  LA    QUESTION    PERSANE. 

1911.  Gomment  revint-il?  Sur  ce  point,  le  Gou- 
vernement persan,  la  légation  de  Russie  et  la 
légation  d'Angleterre  à  Téhéran,  ne  sont  pas 
d'accord. 

Le  Gouvernement  persan  dit  que,  conformé- 
ment aux  articles  9,  10  et  11  du  protocole  du 
25  août  1909,  réglant  la  situation  de  Mohammed 
Ali,  il  avait  avisé  à  temps  les  deux  Gouverne- 
ments russe  et  britannique  des  projets  de  l'ex-chah 
contre  la  Constitution  et  de  ses  préparatifs  de 
retour  sur  le  territoire  persan. 

L'article  11  du  protocole  anglo-russe-persan  du 
25  août  1909  est  ainsi  conçu  : 

«  Les  Gouvernements  russe  et  anglais  doivent 
donner  des  ordres  sévères  à  l'ex-chah  pour  qu'il 
s'abstienne  par-dessus  tout  de  toute  menée  poli- 
tique contre  la  Perse.  Des  mesures  effectives 
doivent  être  prises  pour  empêcher  Mohammed  Ali 
Mirza  de  provoquer  la  moindre  agitation  ». 

La  pension  annuelle  de  Mohammed  Ali  avait 
été  fixée  à  500.000  francs,  mais  il  demeurait 
entendu  qu'à  la  première  preuve  d'intrigues 
entre  lui  et  le  parti  réactionnaire,  cette  pension 
pourrait  être  supprimée. 

Aux  Anglais,  les  Persans  dirent  : 

«  Vous  n'avez  pas  observé  les  dispositions  de  ce 
protocole,  car  vous  ne  nous  avez   donné  aucun 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  95 

appui  moral  auprès  du  Gouvernement  russe  pour 
arrêter  les  menées  et  les  tentatives  de  Mohammed 
Ali  Mirza  ». 

Aux  Russes,  les  Persans  dirent  : 

«  Vous  avez  violé  les  dispositions  du  protocole 
de  1909,  car  vous  avez  encouragé  et  favorisé 
contre  le  Gouvernement  constitutionnel  une  ten- 
tative de  restauration  de  l'ancien  chah  ». 

Telle  était  la  position  de  la  question. 

Les  réponses,  qui  sont  exposées  tout  au  long 
dans  le  Livre  bleu  publié  en  1912  par  le  Gouver- 
nement de  la  Grande-Bretagne,  dénotent  de  la 
part  de  chacune  des  deux  grandes  puissances  une 
diplomatie  subtile,  abondante  en  nuances  décon- 
certantes. 

Tout  d'abord,  l'Angleterre  essaya  de  rappeler 
à  la  Russie  qu'effectivement  elles  avaient  signé 
toutes  deux  le  protocole  de  1909  :  elle  insinua 
que  sa  responsabilité  et  la  dignité  de  sa  conscience 
étaient  engagées;  que  la  Russie  dans  cette  ques- 
tion de  morale  internationale  était  solidaire  avec 
elle  des  engagements  pris  en  1909  par  Sir  Barclay 
pour  l'Angleterre  et  par  M.  Sabline  pour  la  Russie. 

«  Il  faut  agir,  concluait  Sir  Grey,  il  faut  suppri- 
mer la  pension  de  l'ex-chah,  il  faut  l'empêcher 
d'avancer  plus  loin  sur  le  territoire  de  la  Perse  ». 

La  Russie  répondit  : 


96  LA    QUESTION    PERSANE. 

«  Nous  ne  savons  pas  ce  que  tout  cela  veut  dire, 
Mohammed  Ali  Mirza  était  à  Odessa,  il  a  quitté 
cette  ville  pour  Marienbad,  pour  Paris,  pour 
Vienne  ;  puis  nous  l'avons  perdu  de  vue  et,  un 
beau  jour,  nous  avons  appris  avec  la  plus  grande 
surprise  que  l'ex-chah  avait  pu,  avec  un  faux 
passeport,  sous  un  déguisement,  traverser  le  terri- 
toire russe  et  s'embarquer  incognito  avec  armes 
et  bagages  et  toute  sa  suite  à  Bacou,  port  russe, 
sur  un  navire  russe.  A  diverses  reprises,  d'ailleurs, 
avisés  en  effet  des  projets  de  Mohammed  Ali, 
nous  lui  avons  adressé  de  sévères  avertissements. 
Notre  responsabilité  est  donc  dégagée  et  nous 
sommes  obligés  comme  vous  Anglais  de  nous 
incliner  devant  le  fait  acquis;  l'ex-chah  Moham- 
med Ali  est  actuellement  en  Perse,  en  dépit  des 
stipulations  du  protocole  de  1909. 

»  Quant  à  intervenir  maintenant  dans  la  lutte 
ouverte  entre  le  Gouvernement  constitutionnel  et 
l'ex-chah,  nous  ne  pouvons  le  faire,  parce  que 

ca  serait  nous  mettre   en  contradiction   avec   le 

* 

principe  de  la  non-intervention,  tel  qu'il  a  été 
établi  par  l'accord  anglo-russe  de  1907.  Nous  ne 
pouvons  que  nous  borner  à  reconnaître  avec  vous 
que  Mohammed  Ali  s'est  mis  dans  le  cas  de  perdre 
tout  droit  à  une  pension  ». 

Le   Gouvernement    persan   s'adressa   alors   de 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  97 

nouveau  à  l'Angleterre  et  la  pria  d'intervenir 
directement  auprès  de  Mohammed  Ali  et  de 
Salar-ed-Dowley,  son  frère,  pour  les  rappeler  au 
respect  des  prescriptions  contenues  dans  le  proto- 
cole de  1909.  11  insistait  beaucoup  sur  l'effet  moral 
et  sur  la  portée  possible  de  cette  intervention. 

Le  Gouvernement  anglais  répondit  que 
Mohammed  Ali  n'avait  jamais  donné  sa  libre 
adhésion  audit  protocole  et  que,  dans  ces  condi- 
tions, le  Gouvernement  constitutionnel  persan 
ne  devait  pas  s'exagérer  l'utilité  d'une  démarche 
de  ce  genre1.  Le  ministre  de  la  Grande-Bre- 
tagne ne  manqua  pas,  d'ailleurs,  d'invoquer  le 
principe  de  non-intervention  qui  venait  de  lui  être 
rappelé  par  la  Russie  avec  un  à-propos  si  impi- 
toyable. Il  exprima  au  Gouvernement  persan  ses 
plus  sincères  condoléances  au  sujet  de  la  guerre 
civile,  allumée  dans  le  pays,  et  son  profond  regret 
de  voir  le  régent  arrêté  dans  son  œuvre  de 
réformes  pacifiques. 

Cependant,  les  deux  légations  russe  et  anglaise 
à  Téhéran  continuaient  leurs  échanges  de  vues, 
suivant  les  instructions  de  leurs  gouvernements. 
L'Angleterre  faisait  observer  à  la  Russie,  qu'en 
somme,  celle-ci  avait  contribué  à  établir  le  régime 

1  V.  p.  71  la  note. 

Df.mgrgnv.  7 


98  LA    QUESTION    PERSANE. 

constitutionnel,  en  n'empêchant  pas  la  déposition 
de  Mohammed  Ali  et  qu'elle  avait,  en  conséquence, 
contracté  une  sorte  d'obligation  morale  vis-à-vis 
du  gouvernement  actuel  et  du  régent  de  la  Perse. 
Sur  ce  point,  M.  Nératoff  répondit  à  Sir  Ed.  Grey, 
qu'effectivement,  le  Gouvernement  russe  ne  s'était 
pas   montré  hostile    à    l'organisation  du   régime 
constitutionnel  dans   le  pays,  et  cela  pour  bien 
faire  voir  son  empressement  à  suivre  la  politique 
d'entente  avec  l'Angleterre  inaugurée  par  l'accord 
de  1907.  Mais  M.  Nératoff  ajoutait  que  son  gou- 
vernement avait  encouru,  de  ce  chef,  les  critiques 
de  l'opinion  publique  en  Russie,  qui  lui  repro- 
chait d'avoir  subordonné  en    Perse   les  intérêts 
russes   aux    intérêts   britanniques.    Au    surplus, 
concluait  M.  Nératoff,  de  même  qu'en  reconnais- 
sant et  soutenant  Mohammed  Ali  Chah  pendant 
son  règne,  la  Russie  n'avait  pris,  vis-à-vis  de  lui, 
aucun  engagement    de    le    maintenir  au  trône  ; 
de    même    en    reconnaissant    le    gouvernement 
constitutionnel,  elle  ne  s'était  nullement  engagée 
pour  l'avenir  vis-à-vis  de  lui1. 

En  présence  de  ces  interprétations  savantes  du 
protocole  de  1909  et  de  la  convention  de  1907, 
interprétations  qui  déroutaient  sa  subtilité  natu- 

1  Livre  bleu  1912,  pièce  218,  24  juillet  1911. 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  99 

relie  pourtant  proverbiale,  le  Gouvernement 
persan  essaya  de  décliner  toute  responsabilité  dans 
les  événements  qui  allaient  se  produire.  Une  note 
du  23  juillet  1911,  émanée  du  ministère  des 
Affaires  étrangères,  résuma  la  question  et  les  griefs 
portés  contre  les  Gouvernements  russe  et  anglais. 
Elle  annonçait,  en  même  temps,  l'intention  for- 
melle de  prendre  toutes  les  mesures  énergiques 
nécessaires  contre  Mohammed  Ali  et  ses  par- 
tisans, mais  en  même  temps  elle  dégageait  le 
Gouvernement  persan  de  toute  responsabilité 
concernant  les  dommages  que  la  guerre  civile 
allait  certainement  causer. 

Aussitôt  les  deux  légations  ripostèrent  en  rap- 
pelant au  Gouvernement  persan  que  le  principe  de 
la  non-intervention,  consacré  par  l'accord  russo- 
anglais  de  1907,  comportait  une  exception  capi- 
tale, dès  que  les  intérêts  russes  ou  anglais  se  trou- 
vaient menacés  dans  leur  zone  d'influence  res- 
pective. 

Le  Gouvernement  russe  se  montra  même  plus 
tranchant  et  le  3  août  1911,  le  Gouvernement 
persan  reçut  la  note  comminatoire  suivante  : 

«  Le  Gouvernement  impérial  ne  saurait  s'abs- 
tenir d'observer  que  pendant  les  deux  ans  qui  se 
sont  passés  depuis  le  départ  de  Mohammed  Ali, 
il  n'a  été  presque  rien  fait  par  le  Gouvernement 


100  LA    QUESTION    PERSANE. 

persan  pour  le  rétablissement  de  la  paix  et  de 
l'ordre  dans  le  pays.  De  constantes  crises  minis- 
térielles ,  une  déplorable  lutte  des  partis  et  le 
travail  généralement  improductif  du  medjliss, 
qui  caractérisent  cette  période  de  deux  ans,  ont 
incontestablement  contribué  à  préparer  le  ter- 
rain pour  les  intrigues  de  l'ex-chah  et  pour  son 
retour. 

»  Dans  ces  conditions,  le  Gouvernement  impé- 
rial ne  trouve  pas  possible  de  décharger  le  Gou- 
vernement persan  des  responsabilités  pour  les 
dommages  qui  peuvent  être  causés  aux  sujets 
russes  par  suite  de  l'apparition  de  Mohammed  Ali 
Chah  et  continuera  à  le  tenir  pour  responsable 
pour  tout  dommage  que  les  désordres  intérieurs 
de  la  Perse  auront  causés  aux  intérêts  russes, 
tant  publics  que  privés  ». 

Cette  note  était  peu  indulgente  et  peu  com- 
patissante pour  les  infortunes  du  régime  consti- 
tutionnel en  Perse.  Elle  marquait  la  reprise  de  la 
manière  forte  contre  le  parti  constitutionnel. 

A  ce  moment,  la  Perse  effrayée  se  tourna 
désespérément  vers  les  Anglais  et  ce  geste  faillit 
troubler  l'entente  russo-anglaise.  De  son  côté 
l'Américain  financier  Shuster  s'était  déjà  chargé 
de  compromettre  gravement  la  cause  constitu- 
tionnelle anglo-persane. 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  101 

Les  incidents  Shuster.  —  La  loi  de  Josas.  — 
Nous  avons  vu  que  le  Gouvernement  britannique 
aurait  voulu  confier  à  l'Américain  Shuster  le  soin 
et  la  garde  de  ses  intérêts  en  Perse.  Non  seule- 
ment le  trésorier  pouvait  compter  sur  l'aide  de  la 
Banque  impériale,  mais  encore  un  discret  appui 
auprès  du  Parlement  persan  lui  permit  d'obtenir 
de  cette  assemblée  les  pouvoirs  les  plus  absolus, 
les  plus  extraordinaires  et  les  plus  exorbitants. 
Une  première  loi  du  30  mai  1911  donna  à  Shus- 
ter le  contrôle  général  des  opérations  de  l'em- 
prunt de  1.250.000  £  contracté  par  la  Perse  à 
la  Banque  anglaise  suivant  les  dispositions  de 
la  loi  du  5  avril.  La  même  loi  lui  donna  le 
contrôle  et  la  surveillance  de  toutes  les  dépenses 
engagées  et   à  engager  sur  ce  fonds  d'emprunt. 

D'ailleurs,  le  Parlement  persan  affichait  le 
plus  grand  enthousiasme  pour  le  nouveau  tréso- 
rier. Shuster,  en  effet,  était  arrivé  au  moment 
psychologique  :  le  premier  ministre  Cépadhar 
menaçait  de  se  retirer  et  d'abandonner  son 
cabinet,  le  régent  refusait  les  pouvoirs  dictato- 
riaux qui  lui  étaient  offerts  et  qu'il  jugeait  incons- 
titutionnels et  assez  dangereux.  Enfin  le  Medjliss 
(Parlement)  était  lui-même  aux  abois. 

Une  seconde  loi  du  13  juin  1911  fut  aussitôt 
votée,  en  douze  articles,  préparée  par  le  trésorier 


102  LA    QUESTION    PERSANE. 

général  lui-même1  et  portant  fixation  de  ses 
attributions.  Voici  le  texte  de  cette  loi  qui  a  été 
abrogée  le  11  mars  1915  : 

Préambule.  —  Le  but  de  cette  loi  est  facile  à  voir;  il 
suffit  d'un  court  examen  pour  comprendre  son  objet  : 
à  l'heure  actuelle  la  situation  financière  du  gouverne- 
ment est  absolument  déplorable  et,  si  nous  voulons 
nous  tirer  de  ce  péril,  nous  devons  prendre  des  mesures 
radicales  et  courageuses.  Le  medjliss  a  déjà,  par  la  loi 
du  2  sefer  1329  (2  février  1911),  décidé  l'engagement 
d'un  trésorier  général  pour  l'Empire,  et  le  gouverne- 
ment, se  conformant  aux  vues  du  parlement,  a  engagé 
un  citoyen  américain  pour  lui  confier  la  surveillance 
et  le  contrôle  généraux  des  recettes  et  des  dépenses  de 
l'Etat.  Il  est  évident  que  la  personnalité  à  laquelle 
nous  confions  une  telle  entreprise  doit  avoir  les  pou- 
voirs utiles  pour  la  mener  à  bonne  fin.  Qu'il  s'agisse 
d'affaires  publiques  ou  privées,  quiconque  endosse 
une  lourde  responsabilité,  sans  se  faire  donner  les 
moyens  et  l'autorité  nécessaires,  est  un  fou  ou  un 
malhonnête  homme. 

Depuis  longtemps,  les  finances  de  la  Perse  ont  été 
conduites  sans  méthode  par  toutes  sortes  de  fonction- 
naires. Chacun  d'eux  s'est  vu  confier  pendant  quel- 
ques mois  d'importants  services,  qui,  d'après  les  prin- 
cipes fondamentaux,  nouvellement  reconnus  et  adoptés 

1  Le  chargé  d'affaires  de  la  légation  anglaise  suivit 
avec  la  plus  grande  attention  la  préparation  de  cette  loi  au 
ministère  persan  des  Finances.  V.  Livre  bleu  sur  les  affaires 
de  Perse,  1912,  pièce  n°  153. 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  103 

dans  le  pays,  intéressent  le  peuple  persan  tout  entier. 

Sans  vouloir  critiquer  l'œuvre  de  ces  fonctionnaires, 
ni  rappeler  les  divergences  de  vue  et  les  conflits  qui 
les  ont  malheureusement  mis  aux  prises,  il  est  bien 
certain  que  les  pénibles  conséquences  de  cet  état  de 
choses  ont  profondément  atteint  le  gouvernement  et  la 
nation1. 

Le  désordre  dans  les  administrations,  l'absence  de 
tout  contrôle  dans  les  finances  du  pays,  l'impossibilité 
de  procéder  à  aucune  réforme  sérieuse,  la  difficulté  de 
déterminer  les  responsabilités  réelles  mènent  fatale- 
ment et  irréparablement  le  pays  à  sa  ruine.  Si  nous 
voulons  nous  tirer  de  celte  périlleuse  situation,  nous 
devons  entrer  dans  la  voie  des  réformes  et  prendre  les 
mesures  que  les  circonstances  imposent.  «  Ce  n'est  pas 
avec  un  canif  qu'on  peut  débroussailler  une  forêt  ». 
Les  finances  de  l'État  ont  ce  caractère  particulier  qu'on 
ne  peut  les  traiter,  provisoirement,  par  des  considéra- 
tions de  personnes  ou  d'intérêts  politiques. 

En  conséquence,  et  dans  le  but  d'introduire  dans  les 
affaires  financières  et  économiques  de  la  Perse  une 
réforme  définitive,  la  loi  suivante,  dont  les  disposi- 
tions ont  été  l'objet  d'une  étude  sérieuse  et  attentive, 
a  été  votée  d'urgence  par  le  medjliss  : 

Article  premier.  —  Le  trésorier  général  de  l'empire 

1  II  est  intéressant  de  rapprocher  ce  préambule  de  la  loi 
portant  organisation  du  régime  financier  de  la  Perse,  de  la 
réponse  de  l'ancien  Régent  au  Cepadhar  et  de  son  adresse 
au  Parlement  au  moment  de  son  départ  de  Téhéran.  — 
V.  plus  loin  :  Le  Régent  et  le  Cepadhar.  —  V.  aussi  mon 
étude   sur  les  institutions  financières  de  la  Perse,  op.  cit. 


104  LA    QUESTION    PERSANE. 

de  Perse  est  chargé  du  contrôle  direct  et  effectif  de 
toutes  les  opérations  financières  et  fiscales  du  gouver- 
nement impérial,  en  y  comprenant  la  perception  de 
tous  les  revenus  à  quelque  catégorie  qu'ils  appartien- 
nent, ainsi  que  le  contrôle  et  la  comptabilité  de  toutes 
les  dépenses. 

Art.  2.  —  Le  trésorier  général  organisera  le  minis- 
tère des  Finances  de  la  manière  suivante.  Il  y  aura  : 

1°  Un  service  pour  la  perception  de  l'impôt  direct 
(foncier),  des  taxes  et  de  tous  les  revenus  de  l'empire 
actuellement  existant  ou  à  créer  ; 

2°  Un  service  d'inspection  et  de  contrôle  de  toutes  les 
recettes,  de  toutes  les  dépenses  et  de  la  comptabilité  ; 

3°  Un  service  pour  les  opérations  de  trésorerie.  — 
Seront  effectuées  par  ce  service  :  toutes  les  affaires  du 
gouvernement  persan  avec  les  banques,  toutes  les 
questions  de  monnaie  et  les  opérations  de  charge  et 
d'emprunts  :  intérêts,  amortissements,  conversions, 
concessions  et  accords  financiers  productifs  de  revenus 
ou  d'obligations  pour  l'État. 

Art.  3.  —  Les  trois  services  ci-dessus  désignés 
seront  divisés  en  autant  de  sections  et  de  sous-sec- 
tions que  le  trésorier  général  le  jugera  nécessaire. 

Art.  4.  —  Quand  l'organisation  centrale  du  minis- 
tère des  finances  sera  faite,  le  trésorier  général  procé- 
dera, au  moment  opportun,  à  l'établissement  des 
services  qu'il  jugera  essentiels  pour  l'organisation 
financière  des  diverses  provinces  de  l'empire. 

Art.  5.  —  Le  trésorier  général  aura  la  garde  du 
Trésor  public  et  aucun  paiement  ou  dépense  du  Gou- 
vernement impérial  ne  sera  fait  ou  autorisé  autrement 
que  par  sa  signature  ou  son  approbation  expresse. 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  105 

Art.  6.  —  Le  trésorier  général  préparera  tous  les 
règlements  qu'il  jugera  nécessaires  pour  l'exécution 
des  réformes  sus-indiquées.  Ces  règlements  auront 
force  de  lois  après  avoir  été  visés  et  publiés. 

Art.  7.  —  Un  crédit  de  60.000  tomans  (300.000 
francs  environ)  sera  accordé  au  trésorier  général  pour 
la  création  d'un  corps  spécial  d'inspection.  Dans  le  cas 
où  de  nouveaux  fonctionnaires  devraient  être  engagés 
à  cet  effet,  leurs  contrats  devront  être,  comme  les 
précédents,  soumis  à  l'approbation  du  gouvernement. 

Art.  8.  —  Le  trésorier  général  préparera  le  budget 
du  Gouvernement  impérial  pour  qu'il  soit  soumis  au 
parlement.  Il  est  enjoint  à  tous  les  ministres  et  à  tous 
les  fonctionnaires  du  gouvernement  de  lui  prêter  leur 
concours  et  de  lui  fournir  sans  aucun  délai  tous  les 
renseignements  qu'il  leur  demandera. 

Art.  9.  —  Le  trésorier  général  fera  toutes  les  éco- 
nomies possibles  dans  les  dépenses  du  gouvernement 
et  prendra  pour  cela  toutes  les  mesures  convenables. 
C'est  d'ailleurs  là  une  de  ses  attributions  essen- 
tielles. 

Art.  10.  —  Tous  les  trois  mois,  la  trésorerie  générale 
soumettra  au  gouvernement  un  rapport  détaillé  sur  la 
situation  financière  de  l'État. 

Art.  11 .  —  Le  trésorier  général  fera  les  études  néces- 
saires pour  améliorer  les  lois  financières  existantes  et 
pour  créer  de  nouvelles  sources  de  revenus  qui  devront 
au  moment  voulu  être  proposées  par  le  gouvernement 
au  parlement. 

Art.  12.  —  Le  trésorier  général  aura  l'autorité  sur 
tout  le  personnel  des  services  placés  sous  son  contrôle 
par  la  présente  loi. 


106  LA    QUESTION    PERSANE. 

Ainsi  des  pouvoirs  véritablement  absolus  ve- 
naient d'être  pris  par  M.  Shuster  et  l'Angleterre 
espérait  bien  les  exploiter  à  son  profit;  mais  le  tré- 
sorier ne  devait  pas  les  garder  bien  longtemps1. 
Sur  ces  entrefaites,  le  premier  ministre  Cépadhar, 
sous  la  pression  de  l'opinion  qui  lui  reprochait 
ses  attaches  russes  et  qui  l'accusait  d'apporter  la 
plus  grande  inertie  dans  les  préparatifs  de  résis- 
tance contre  les  tentatives  de  restauration  de 
l'ancien  chah,  dut  donner  sa  démission.  Le  pre- 
mier ministre  se  retira  àZerguendeh  aux  environs 
de  Téhéran  près  de  la  légation  de  Russie2.  La  poli- 
tique anglaise  continuait  ses  progrès  à  Téhéran  :  Le 
Cabinet  du  Cépadhar  fut  remplacé  par  le  Cabinet 
Bakhtyari  présidé  par  l'ancien  Ilkhani  lui-même, 
Samsam-es-Saltaneh,  et  comprenant  les  membres, 
influents  à  l'époque,  du  parti  démocrate  :  Vous- 
sough-ed-Dowley,  au  ministère  des  Affaires  étran- 

1  V.  Livre  orange  russe  sur  les  affaires  de  Perse,  t.  VI, 
p.  159.  Dépêche  du  ministre  de  Saint  -  Pétersbourg 
à  Téhéran  au  ministre  des  Affaires  étrangères  :  «  De 
cette  façon,  le  chef  des  fonctionnaires  américains  jouira 
de  droits  non  seulement  supérieurs  à  ceux  du  minis- 
tre des  Finances,  mais  encore  à  ceux  du  Cabinet  tout 
entier  ». 

2  Zerguendeh  est  concession  russe  —  de  même  que  le 
village  de  Gulaheck  où  est  établie  la  résidence  d'été  de  la 
légation  britannique,  est  concession  anglaise. 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  107 

gères;  son  frère  Ghavam-es-Saltaneh,  à  l'Inté- 
rieur; Hakim-ol-Molk,  aux  Finances;  Mouehir-ed- 
Dowley,  à  la  Justice;  Dabir-ol-Molk,  puis Moazed- 
es-Saltaneh ,  au  ministère  des  Postes  ;  Ala-es- 
Saltaneh  à  l'Instruction  publique. 

Incidents  Mornard  et  Shuster.  —  Tout  de  suite 
la  guerre  éclata,  violente  et  sans  merci,  entre 
l'Américain  Shuster,  trésorier  absolu  de  la  Perse 
que  les  Russes  craignaient  de  voir  incliner  de 
plus  en  plus  \ers  la  politique  anglaise  et  M.  Mor- 
nard, chef  de  la  mission  belge,  administrateur 
général  des  douanes  persanes  que  les  Russes 
semblaient  vouloir  accaparer1.  Un  incident,  sans 
grande  importance,  prit  rapidement  les  plus 
grandes  proportions  :  S'appuyant  sur  les  disposi- 
tions de  la  loi  du  13  juin  1911,  article  5  :  «  Aucune 
dépense  ne  peut  être  engagée  sans  l'assentiment 
et  la  signature  du  trésorier  général  »,  Shuster 
voulut  retirer  à  l'administrateur  général  des 
douanes,  qui  l'avait  eue  jusqu'ici,  la  signature  des 
pièces  de  dépenses  en  général,  et  en  particulier 
des  pièces  de  dépenses  concernant  le  service  des 

i  Livre  orange  russe,  op.  cit.,  p.  178  :  «  Les  Américains 
ont  énergiquement  commencé  à  user  des  droits  que  leur  a 
conférés  le  medjliss.  Ils  tentent  de  mettre  la  main  sur  l'admi- 
nistration des  douanes  ». 


108  LA    QUESTION    PERSANE. 

douanes.  Il  donna  en  outre  des  instructions  à  la 
Banque  anglaise  et  à  la  Banque  russe  de  Téhéran 
pour  que  les  recettes  des  douanes  du  Nord  et  du 
Sud  fussent  versées  à  son  crédit  dans  les  caisses 
de  ces  deux  banques. 

Naturellement  M.  Mornard  protesta  de  toutes  ses 
forces  et  refusa  d'être  placé  sous  les  ordres  de 
Shuster.  La  légation  de  Belgique  intervint,  elle 
rappela  au  Gouvernement  persan  que  le  Gouver- 
nement royal  de  la  Belgique  n'avait  consenti  à 
céder  des  fonctionnaires  qu'au  Gouvernement 
persan,  c'est-à-dire  au  grand  vizir  et  au  ministre 
des  Finances  et  que  le  contrat  Mornard  n'autori- 
sait ni  la  subordination  de  l'administrateur  général 
des  douanes  au  trésorier  général,  ni  le  contrôle 
des  fonctionnaires  belges  par  des  fonctionnaires 
étrangers.  Le  chargé  d'affaires  de  Belgique  mena- 
çait même  de  faire  rappeler  tous  les  fonctionnaires 
belges,  si  satisfaction  n'était  pas  donnée  à  M.  Mor- 
nard. 

Pendant  quelque  temps,  les  légations  russe  et 
anglaise  observèrent  le  conflit,  cependant  que  le 
Régent  essayait  de  trouver  un  modus  vivendi  entre 
MM.  Mornard  et  Shuster. 

Conformément  aux  instructions  du  Gouverne- 
ment britannique,  Sir  Barclay,  ministre  de  Londres 
à  Téhéran,  conseillait  à  son  collègue  de  Russie, 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  109 

Poklewsky-Koziell,  d'attendre  les  événements.  Mais 
très  catégoriquement,  la  Russie,  oubliant  toute 
comitas  gentiwn,  lui  répondit  qu'il  interviendrait 
quand  il  le  jugerait  à  propos  et  dès  que  les  intérêts 
de  son  gouvernement  lui  sembleraient  menacés. 

Sur  les  instances  du  Gouvernement  persan,  une 
entrevue  eut  lieu  entre  MM.  Mornard  et  Shuster; 
on  ne  sait  trop  quel  en  fut  le  résultat  :  cependant,  si 
l'on  n'obtint  pas  la  réconciliation  des  deux  adver- 
saires, le  statu  quo,  réclamé  par  la  Russie,  paraît 
avoir  été  maintenu  *.  La  légation  anglaise,  pressen- 
tant que  l'impétueux  Shuster  allait  accumuler  les 
fautes  lourdes,  prépara  tout  doucement  son  lâchage2. 

Le  trésorier  américain  réservait  d'ailleurs 
d'autres  manifestations  de  «  his  go-aheadMethods  ». 


1  Livre  orange  russe  sur  les  affaires  de  Perse,  1912,  t.  VI, 
p.  193  et  suiv.  Dépêche  de  M.  Poklewsky-Koziell,  ministre 
de  Russie  à  Téhéran,  au  ministre  des  Affaires  étrangères  à 
Saint-Pétersbourg  :  «  Sir  Barclay  (ministre  de  Londres  à 
Téhéran)  préfère  rester  neutre  dans  le  conflit  Mornard- 
Shuster,pour  éviter  d'être  accusé  d'avoir  pris  parti  contre  les 
Américains  ;  mais  ces  Américains  peuvent  bientôt  partir  {sic), 
et,  me  basant  sur  nos  relations  traditionnelles  avec  les 
Belges,  j'ai  chaudement  défendu  M.  Mornard  auprès  du 
Gouvernement  persan,  à  qui  j'ai  donné  à  entendre  qu'en 
cas  de  départ  des  Belges,  je  solliciterais  de  mon  gouver- 
nement, leur  remplacement  par  des  fonctionnaires  russes  ». 

2  Livre  bleu  anglais  sur  les  affaires  de  Perse,  1912,  pièce  239 
déjà  citée. 


110  LA    QUESTION    PERSANE. 

V affaire  Stokes.  —  M.  Shuster  eut  l'idée  d'avoir 
à  sa  disposition  une  gendarmerie  du  trésor  pour 
assurer,  dans  les  provinces  et  dans  les  villes,  la 
perception  de  l'impôt  et  le  recouvrement  des 
taxes  et  perceptions  diverses  du  Gouvernement 
persan  et  il  choisit,  en  qualité  de  commandant  de 
cette  gendarmerie,  un  major  anglais  de  l'armée 
des  Indes,  attaché  à  la  légation  britannique  à 
Téhéran,  M.  Stokes. 

Dès  qu'il  fut  connu  qu'une  gendarmerie  com- 
mandée par  un  officier  anglais  et,  qui  plus  est, 
de  l'armée  des  Indes,  allait  s'occuper  de  mettre 
de  l'ordre  dans  les  finances  et  dans  la  politique 
du  Nord  et  du  Sud  de  la  Perse,  une  émotion 
considérable  secoua,  à  Saint-Pétersbourg,  les  par- 
tisans de  l'impérialisme  russe. 

La  furor  comularis  ne  connut  plus  de  bornes, 
la  section  de  l'Orient  au  ministère  des  Affaires 
étrangères  russe  se  dressa  tout  entière  derrière 
son  chef,  M.  Klem.  Le  parti  militaire  et  l'école 
anglophobe  de  Boukhara  firent  chorus  avec  les 
Nuvoié-Vrétnia  et  toute  la  presse  nationaliste  de 
Saint-Pétersbourg.  Les  intrigues  anglaises  furent 
violemment  dénoncées;  l'accord  de  1907  fut  mis 
en  cause.  Une  correspondance  aigre-douce  s'é- 
changea entre  les  chancelleries  de  Londres  et 
de    Saint-Pétersbourg    :    «    Dites    à    Nératof    », 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  111 

écrivait,  le  16  août  1911,  Sir  Ed.  Grey  à  son  ambas- 
sadeur, Sir  Buchanan,  à  Londres,  «  que  je  n'ai 
pas  fait  tant  d'histoires  au  sujet  de  l'envoi  dans 
le  Sud  de  la  Perse  de  cosaques  persans,  instruits 
à  la  russe  par  des  officiers  russes  à  Téhéran,  et  que 
je  me  suis  employé  de  mon  mieux,  ces  dernières 
années,  à  calmer  l'opinion  publique  anglaise, 
excitée  par  la  présence  continuelle  des  troupes 
russes  dans  le  Nord  de  la  Perse  et  par  les  agisse- 
ments du  colonel  Liakhoff  »  (Livre  bleu,  1912, 
pièce  286). 

Les  légations  de  Russie  et  d'Angleterre,  à 
Téhéran,  s'efforçaient  de  faire  comprendre  la 
situation  à  Shuster,  à  Stokes  et  au  Gouvernement 
persan.  Un  grand  dîner  eut  lieu,  le  12  août,  à  la 
légation  d'Angleterre  où  le  trésorier  général  fut 
invité  et  savamment  cuisiné  par  les  deux  ministres. 
Malheureusement,  Shuster  avait  mauvais  estomac 
et  persista  dans  son  entêtement  à  placer  Stokes  à 
la  tête  de  la  gendarmerie  financière. 

De  son  côté,  le  Gouvernement  persan  invoquait 
le  principe  de  l'indépendance  de  la  Perse,  inscrit 
au  préambule  de  l'accord  de  1907,  et  la  nécessité 
d'assurer  l'ordre  sur  le  territoire.  On  lui  fit  alors 
des  propositions  qu'il  ne  pouvait  accepter  :  le 
major  Stokes  commanderait  la  gendarmerie  finan- 
cière dans  le  Sud,  et  des  officiers  russes  comman- 


112  LA    QUESTION    PERSANE. 

deraient  cette  même  gendarmerie  dans  le  Nord; 
on  le  menaça,  si  Stokes  marchait  contre  Mohammed 
Ali  Chah,  d'opérer  des  mouvements  de  troupes 
russes  contre  lui. 

Émus  par  toutes  ces  clameurs,  la  légation  et  le 
Gouvernement  anglais  s'efforçaient  de  se  dis- 
culper :  «  Ce  n'est  pas  ma  faute,  disait  Sir  Barclay, 
si  Stokes  a  donné  sa  démission  de  l'armée  des 
Indes  et  s'il  a  accepté  un  poste  au  service  du  Gou- 
vernement persan  ». 

«  Vraiment!  ripostaient  aigrement  les  Novoié- 
Vrémia,  ne  pouvez-vous  refuser  la  démission  d'un 
officier  de  l'armée  britannique  sans  avoir  peur  de 
froisser  les  susceptibilités  de  quelques  Molk,  Ma- 
maleck  et  Saltaneh  de  la  Perse  ?  Nous  en  avons 
usé  bien  autrement,  nous,  dans  des  circons- 
tances semblables,  quand  nous  avons  arrêté  et 
emprisonné,  comme  déserteur,  le  prince  Sharukh 
Darab-Mirza,  qui  avait  abandonné  sa  sotnia  de  co- 
saques pour  marcher  à  la  tête  d'un  parti  politique  » . 

Cependant,  la  légation  britannique,  impres- 
sionnée, affectait  de  peser  de  toutes  ses  forces  sur 
le  Gouvernement  persan  pour  lui  faire  aban- 
donner le  projet  d'engager  le  major  Stokes. 
Celui-ci  finit  par  se  retirer  et  un  autre  projet 
d'engagement  d'officiers  d'une  petite  puissance 
neutre  mit  d'accord  les  deux  ministres  d'Angle- 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  113 

terre  et  de  Russie,  qui  décidèrent  en  même  temps 
d'appliquer  rigoureusement  les  dispositions  de  la 
convention  de  1907,  excluant  désormais  de  toutes 
les  fonctions  importantes  en  Perse  les  citoyens 
d'une  grande  puissance1. 

Affaire  Choa-es-Saltaneh.  Premier  ultimatum 
de  la  Russie  à  la  Perse.  —  Un  autre  incident 
allait  bientôt  surgir;  le  4  octobre  1911,  le  Conseil 
des  ministres,  à  Téhéran,  donna  au  trésorier 
général  Shuster  l'ordre  de  confisquer  et  de  saisir 
au  profit  du  Trésor  persan  les  biens  et  les  pro- 
priétés des  princes  Choa-es-Saltaneh  et  Salar-ed- 
Dowley,  frères  de  Mohammed  Ali  Chah,  en  rébel- 
lion ouverte  contre  le  gouvernement  constitution- 
nel2. Shuster  et  Taghi  Zadeh,  leaders  du  parti 
démocrate,  prétendent  que  l'ordre  de  saisie  et  de 
confiscation  fut  notifié  aux  légations  russe  et 
anglaise,  avec  avis  que  les  droits  des  sujets 
étrangers  seraient  sauvegardés  au  cas  échéant. 
Les  deux  ministres  n'auraient  formulé  aucune 
objection,  c'est  l'ex-trésorier  général  qui  l'affirme 

1  Cette  décision  explique  les  difficultés  que  l'organisation 
en  Perse  de  la  mission  française  de  jurisconsultes  a  sou- 
levées. V.  plus  loin  l'influence  française  en  Perse. 

3  V.  The  Strangling  of  Persia,  op.  cit.,  par  Morgan  Shuster, 
p.  136  et  suiv.  V.  aussi  Le  Siècle,  du  23  novembre  1911. 
Dbmorgny.  8 


114  LA    QUESTION    PERSANE. 

encore.  Mais,  d'après  Taghi  Zadeh,  le  ministre  de 
Russie  aurait  seulement  fait  observer  qu'on  devait 
tenir  compte  aussi  des  créances  hypothécaires  de 
la  Banque  russe. 

Bref,  deux  jours  plus  tard,  un  employé  de  la 
trésorerie,  avec  cinq  gendarmes,  se  rendit  dans 
la  propriété  de  l'un  des  princes.  11  commença 
l'inventaire;  mais  deux  fonctionnaires  russes, 
MM.  Pétroff  et  Trépoff,  survinrent  avec  dix  cosa- 
ques russes  et  arrêtèrent  l'opération.  Aux  protes- 
tations de  l'employé,  ils  répondirent  en  faisant 
charger  les  fusils  de  leurs  hommes. 

De  nouvelles  communications  furent  échangées 
entre  la  trésorerie  et  la  légation  de  Russie,  et 
l'accord  sembla  se  faire.  En  effet,  l'inventaire  eut 
lieu  dans  la  propriété  où  on  l'avait  d'abord 
empêché.  Mais  le  lendemain,  quand  les  gendarmes 
de  la  trésorerie  vinrent  dans  deux  autres  domaines, 
ils  furent  désarmés,  arrêtés  et  maltraités  par 
seize  cosaques  russes,  commandés  par  MM.  Pétroff1 
et  Trépoff. 

«  A  la  suite  de  ces  faits,  le  Gouvernement  persan 
demanda  le  rappel  des  deux  fonctionnaires  russes. 

1  Le  Livre  orange,  publié  par  le  Gouvernement  russe  sur 
les  affaires  de  Perse,  remplace  le  nom  de  Pétroff  par  celui 
de  Guildebrand.  V.  ce  Livre  orange,  op.  cit.,  t.  VII,  p.  183 
et  suiv. 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  115 

La  Russie,  de  son  côté,  réclama  des  excuses.  Le 
Cabinet  persan  ayant  démissionné,  la  légation 
russe  affirma  qu'elle  attendrait  la  formation  d'un 
nouveau  ministère.  Puis,  avant  que  ce  ministère 
ait  été  formé,  elle  annonça  tout  à  coup  la  rupture 
des  relations  diplomatiques  et  l'envoi  de  troupes. 
C'est  dans  ces  conditions  que  la  Perse  sollicita  les 
bons  offices  de  l'Angleterre  et  qu'elle  se  déclara 
prête  à  se  rendre  devant  la  Cour  de  La  Haye. 

La  commission  spéciale  chargée  à  Saint-Péters- 
bourg de  suivre  attentivement  les  affaires  de 
Perse1,  la  section  centre-orientale  au  ministère 
russe  des  Affaires  étrangères,  la  fur  or  consularis 
du  consul  général  Pakitonof  et  les  Novoié-Vrémia 
s'émurent  aussitôt.  La  conduite  de  Shuster  et  du 
Gouvernement  persan  fut  qualifiée  «  d'exigence 
la  plus  inqualifiable  et  d'opiniâtre  témérité  »2. 
Des  ordres  sévères  furent  donnés  de  Saint- 
Pétersbourg  au  ministre  Poklewsky-Koziell  qui 
essayait  mais  en  vain  de  calmer  le  consul  général 
Pakitonof.  Des  menaces  de  rupture  furent  si- 
gnifiées au  Gouvernement  persan.  Celui-ci,  tout 
comme  la  légation  anglaise,  prépara  le  «  lâchage  » 
de   Shuster.    Voussough-ed-Dowley  déclara   tout 

1  V.  plus  haut,  p.  47. 

2  Livre  orange,  télégramme  du  chef  de  la  section  de  l'Orient 
au  ministre  russe  à  Téhéran,  8  octobre  1911. 


116  LA    QUESTION    PERSANE. 

net  à  Poklewsky-KozieJl  que  le  Cabinet  persan 
n'approuvait  nullement  son  trésorier  général 
américain  et  qu'il  désirait  bien  profiter  de  la  pre- 
mière bonne  occasion  pour  «  lui  mettre  une 
bride  »*. 

Voussough-ed-Dowley  ajoutait  que  le  Gouver- 
nement impérial  russe  devait  comprendre  la  situa- 
tion et  qu'il  ne  fallait  pas  trop  hâter  la  réponse 
à  ses  réclamations  pour  ne  pas  accroître  en  faveur 
de  Shuster  une  popularité  que  des  politiciens 
malfaisants  et  déséquilibrés  (sic)  avaient  déjà 
créée.  La  section  de  l'Orient  à  Saint-Pétersbourg 
ne  se  contentant  pas  de  ce  semblant  de  soumis- 
sion, le  Gouvernement  persan  refusa  toutes 
excuses  avant  d'avoir  ouvert  une  enquête  appro- 
fondie et  complète  sur  l'incident  Choa-es-Sal- 
taneh.  Le  ministre  de  Saint-Pétersbourg  à 
Téhéran  reçut  alors  l'ordre  de  rompre  toute  rela- 
tion avec  le  Gouvernement  persan  et  le  vice-roi 
du  Caucase  dut  porter  à  4.000  hommes  l'effectif 
des  troupes  russes  à  Kasvin.  La  section  de  l'Orient 
rédigea  à  cet  effet  un  communiqué  officiel  très 
détaillé,  30  octobre  1911  \ 

Le  18  novembre   1911,   dans  l'après-midi,   le 

1  Livre  orange  russe  sur  les  affaires  de  Perse ,   t.  VII, 
p.  205. 

2  Livre  orange,  t.  VII,  p.  224  et  suiv. 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911  .  117 

drogman  de  la  légation  de  Russie  se  rendit  au 
ministère  persan  des  Affaires  étrangères  et  informa 
le  chef  de  la  section  des  affaires  russes  à  ce  minis- 
tère que  les  rapports  diplomatiques  étaient  rompus 
entre  la  légation  de  Russie  et  le  ministère  persan 
des  Affaires  étrangères.  Il  ajouta  que  des  troupes 
russes  avaient  reçu  l'ordre  de  pénétrer  sur  le  ter- 
ritoire de  la  Perse. 

Aussitôt  Voussough-ed-Dowley  avisa  Sir  G.  Bar- 
clay, ministre  de  Londres  à  Téhéran,  et  le  supplia 
de  faire  appel  à  la  médiation  du  Gouvernement 
britannique.  11  demandait  notamment  une  suspen- 
sion des  opérations  militaires  russes  jusqu'à  la  for- 
mation d'un  cabinet.  Les  ministres  persans  avaient, 
en  effet,  cru  bon  de  démissionner  pour  retarder  la 
réponse  à  l'ultimatum  russe.  Le  message  néces- 
saire fut  envoyé  à  Londres  par  les  soins  de  Sir 
Barclay  pendant  que  les  troupes  russes  s'avançaient 
sur  la  route  de  Kasvin. 

A  partir  de  ce  moment,  les  événements  allaient 
se  précipiter. 

Le  pamphlet  de  Shuster  et  le  deuxième  ultima- 
tum, —  Toute  satisfaction  fut  donnée  cependant  à 
ce  premier  ultimatum  russe  :  le  major  Stokes 
renonça  à  prendre  le  commandement  de  la  gendar- 
merie du  trésor  et  le  ministre  persan  des  Affaires 


118  LA    QUESTION   PERSANE. 

étrangères  Voussougb-ed-Dowley,  en  grand  uni- 
forme, exprima  au  ministre  de  Russie  à  Téhéran 
les  excuses  de  son  gouvernement  au  sujet  de  l'inci- 
dent Choa-es-Saltaneh1.  Il  semblait  que  l'entente 
russo-anglaise  allait  reprendre  plus  paisiblement 
le  cours  de  ses  destinées,  quand  un  nouveau  fléau 
fondit  sur  la  Perse. 

Shuster  fit  traduire  en  persan  et  distribuer  à 
Téhéran  une  longue  lettre  ouverte  qu'il  avait 
adressée  au  Times  le  21  octobre  1911  sur  l'oppo- 
sition de  la  Russie  aux  réformes  de  la  Perse  et  sur 
la  coopération  de  l'Angleterre  à  cette  opposition. 
Bien  que  le  Gouvernement  anglais  fût  dans  cette 
lettre  ouverte  tout  aussi  durement  critiqué  que  la 
Russie,  la  section  de  l'Orient  à  Saint-Pétersbourg 
se  considéra  comme  personnellement  et  particu- 
lièrement offensée  par  ce  manifeste  qu'elle  inter- 
préta comme  un  pamphlet  contre  le  Gouvernement 
russe. 

A  la  suite  de  ce  pamphlet,  et  sous  ce  prétexte,  la 
Russie  adressa  le  29  novembre  1911  un  nouvel 
ultimatum  à  la  Perse.  Cet  ultimatum  portait  sur 
quatre  points  :  1°  le  trésorier  Shuster  devait  être 
immédiatement   congédié;    2°   le    Gouvernement 

1  C'est  le  procédé  diplomatique  courant.  11  a  été  renouvelé 
en  mai  1915  à  l'occasion  de  l'assassinat  du  vice-consul 
russe,  directeur  de  la  Banque  d'escompte  à  Ispahan. 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  119 

persan  devait  désormais  prendre  conseil  du  Gou- 
vernement russe  pour  le  choix  de  ses  conseillers 
étrangers;  3°  les  frais  d'occupation  des  villes  per- 
sanes par  les  troupes  russes  devaient  être  payés 
par  le  Gouvernement  persan;  4°  le  Gouvernement 
persan  devait  s'engager  à  comprendre  et  à  res- 
pecter les  intérêts  spéciaux  de  la  Russie  et  de  l'An- 
gleterre. 

Ce  dernier  point  de  l'ultimatum  préparait  l'adhé- 
sion officielle  de  la  Perse  à  l'accord  anglo-russe 
de  1907. 

Sir  Ed.  Grey,  questionné  sur  ce  nouvel  ulti- 
matum de  la  Russie  à  la  Perse,  répondit  à  la 
Chambre  des  communes  dans  les  termes  sui- 
vants : 

«  Il  n'y  a  eu  aucun  arrangement  définitif  entre 
la  Russie  et  nous.  Le  Gouvernement  persan  ayant 
attendu  pour  répondre  aux  sommations  que  les 
troupes  russes  fussent  arrivées  en  territoire  persan 
et  M.  Shuster  ayant,  dans  l'intervalle,  mis  en  cir- 
culation en  Perse  un  pamphlet  attaquant  la  Russie, 
le  Gouvernement  russe  a  déclaré  qu'il  était  obligé 
de  formuler  certaines  nouvelles  demandes  et  qu'il 
ne  retirera  pas  ses  troupes  avant  que  satisfaction 
lui  ait  été  donnée. 

»  Le  Gouvernement  russe  nous  informe  que  ces 
mesures  militaires  sont  d'un  caractère  purement 


120  LA    QUESTION    PERSANE. 

provisoire  et  qu'il  n'a  pas  l'intention  de  faire  quoi 
que  ce  soit  de  contraire  aux  principes  régissant  la 
convention  anglo-russe  de  1907  ». 

En  réalité  la  partie  constitutionnelle  était  déjà 
très  compromise.  Les  incidents  Shuster,  Mornard, 
Stokes,  Choa-es-Saltaneh,  le  pamphlet,  etc.,  ne 
furent  que  des  prétextes  pour  l'impérialisme  russe. 
Mais  d'autre  part,  la  loi  de  Josas,  en  donnant  les 
pouvoirs  dictatoriaux  au  trésorier  Shuster,  lui 
avait  laissé  la  lihre  disposition  des  concessions  à 
accorder,  elle  lui  permettait  de  contracter  les 
emprunts  persans  où  hon  lui  semblait.  L'Améri- 
cain en  avait  profité  pour  tenter  un  emprunt  de 
200  millions  à  la  banque  Seligman  et  Cie,  de 
Londres,  et  pour  donner  à  la  Banque  impériale 
anglaise,  de  Téhéran,  le  monopole  de  l'importa- 
tion des  lingots  d'or  et  d'argent  en  Perse  pour  une 
durée  de  six  années. 

L'émotion  ressentie  par  la  Banque  d'escompte 
russe  fut  grande  et  les  intérêts  commerciaux  de 
la  Russie  furent  considérés  comme  sérieusement 
atteints.  D'un  autre  côté,  l'essai  de  mainmise  sur 
l'administration  des  douanes  et  la  tentative  de 
dénonciation  par  Shuster  du  contrat  intervenu 
entre  la  Banque  russe  et  le  Gouvernement  persan; 
les  atteintes  au  prestige  de  la  protection  russe  vis- 
à-vis  des  Persans  qui  y  avaient  recours;  l'envoi  de 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  121 

fonctionnaires  anglais  dans  la  zone  d'influence 
russe  malgré  les  dispositions  de  l'accord  de  1907 
avaient  secoué  l'opinion  à  Saint-Pétersbourg. 

Le  Livre  orange  russe  sur  les  affaires  de  Perse 
(t.  VII,  p.  243  et  suiv.)  exprime  tous  les 
griefs,  toutes  les  rancœurs  et  toutes  les  désillu- 
sions de  la  section  de  l'Orient  et  du  parti  impéria- 
liste :  «Alors  même  que  le  Gouvernement  persan 
nous  donnerait  satisfaction  sur  tous  les  points  des 
deux  ultimatums,  nous  devons  profiter  de  la  marche 
en  avant  de  nos  troupes  pour  garantir  nos  intérêts 
d'avenir  dans  nos  relations  futures  avec  la  Perse. 
Le  medjliss  et  le  régime  actuel,  par  leur  opposi- 
tion au  projet  d'emprunt  en  Russie,  déjà  réglé 
diplomatiquement;  parleur  mauvais  vouloir;  par 
leurs  refus  de  régler  les  affaires  pendantes  entre 
les  deux  gouvernements,  ne  nous  laissent  aucun 
espoir.  D'ailleurs  le  mouvement  de  nos  troupes 
remplit  de  joie  tous  les  ennemis  de  ce  régime  dis- 
crédité et  le  renvoi  du  sieur  Shuster  doit  être 
accompagné  d'un  changement  de  gouvernement. 
Il  nous  faut  après  cela  un  gouvernement  ami 
et  disposé  à  régler  favorablement  pour  nos  inté- 
rêts tous  les  litiges  en  cours  »  (Télégramme  de 
M.  Poklewsky-Koziell,  ministre  de  Russie  à  Téhé- 
ran, au  ministre  des  Affaires  étrangères  à  Saint- 
Pétersbourg.  Extrait). 


122  LA    QUESTION    PERSANE. 

A  la  même  date,  le  directeur  de  la  section  de 
l'Orient  au  ministère  russe  des  Affaires  étrangères 
adressait  à  l'ambassadeur  de  Londres  à  Saint- 
Pétersbourg  un  long  mémorandum  [Livre  orange, 
t.  Vil,  cité)  dont  voici  le  sens  général  et  les 
principaux  extraits  :  «  Le  conflit  actuel  entre  la 
Russie  et  la  Perse  doit  être  considéré  comme  la 
conséquence  de  toute  une  série  d'événements  qui 
ont  violemment  mécontenté  la  Russie  et  qui  tous 
proviennent  de  la  mauvaise  volonté  du  parti 
démocrate  constitutionnel  persan  et  des  actes 
arbitraires  de  ce  parti  et  de  M.  Shuster.... 

»  Au  surplus,  le  Gouvernement  russe  en  agissant 
comme  il  agit,  n'a  en  vue  que  la  sauvegarde  de 
ses  intérêts  en  Perse  et  notamment  dans  la  zone 
d'influence  que  lui  a  assignée  l'accord  de  1907. 
Son  action  n'est  nullement  contraire  aux  stipula- 
tions de  cette  convention,  puisqu'elle  ne  poursuit 
aucune  tentative  contre  l'intégrité  et  l'indépen- 
dance de  la  Perse.  Les  mesures  militaires  prises 
n'ont  qu'un  caractère  provisoire,  elles  n'atteignent 
en  rien  les  conventions  russo-anglaises  relatives 
à  ce  pavs  ». 

A  partir  de  ce  moment,  la  politique  anglaise, 
purement  défensive,  ne  chercha  plus  à  sauver  le 
régime  constitutionnel  qui  semblait  perdu  en  Perse. 
Tous  ses  efforts  se  bornèrent  à  obtenir  la  soumis- 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  123 

sion  provisoire  du  Gouvernement  persan  aux  exi- 
gences russes  :  l'adhésion  officielle  h  l'accord  de 
1907,  le  retrait  le  plus  rapide  possible  du  plus 
grand  nombre  possible  de  troupes  russes  et  le 
départ  définitif  et  sans  esprit  de  retour  de  l'ex-chah 
Mohammed  Ali.  Renonçant  pour  l'instant  à  la 
Constitution  en  Perse,  le  Gouvernement  britan- 
nique employa  tour  à  tour  prières  et  menaces  pour 
que  la  Russie  renonçât  de  son  côté  à  tout  projet  de 
restauration  de  Mohammed  Ali  Chah  dans  le  pays. 

Le  Livre  bleu  et  le  Livre  blanc  anglais  sur  les 
affaires  de  Perse,  du  mois  d'octobre  1911  au  mois 
de  mars  1912,  résument  tous  les  efforts  cette 
diplomatie. 

Dans  le  Livre  bleu,  on  voit  que  depuis  le  10  oc- 
tobre 1911,  date  à  laquelle  la  Russie  commença  à 
exprimer  son  intention  de  prendre  des  mesures 
sévères  contre  la  Perse,  l'Angleterre  n'a  cessé  de 
faire  ressortir  auxyeux  du  Gouvernement  de  Saint- 
Pétersbourg  le  dangereux  effet  d'une  occupation 
militaire  du  pays  sur  l'opinion  anglaise.  Elle  a 
invité  M.  Nératof  à  faire  connaître  ses  véritables 
intentions.  A  Sir  Ed.  Grey  qui  déclarait  ne  pas 
comprendre  le  motif  d'une  intervention  armée 
en  Perse,  Nératof  répondit  qu'il  ne  compre- 
nait pas  davantage  la  mainmise  de  Shuster 
sur  le  Gouvernement  du  pays.  L'ambassadeur  de 


124  LA    QUESTION    PERSANE. 

Londres  à  Saint-Pétersbourg  eut  enfin  recours 
aux  sentiments  de  générosité  du  ministre  russe 
des  Affaires  étrangères  :  «  la  Perse  ne  peut  raison- 
nablement répondre  en  quarante-huit  heures  aux 
ultimata  qui  lui  sont  adressés  :  il  lui  faut  au 
moins  un  délai  de  grâce  d'une  semaine  ».  Après 
une  vive  résistance,  la  Russie  consentit  une  pro- 
longation de  quarante-huit  heures,  mais  elle  aug- 
menta ses  prétentions  et  ses  revendications1. 

Le  16  novembre  1911,  Sir  Ed.  Grey  rappela  à 
Sir  Buchanan  à  Saint-Pétersbourg  que  l'occupa- 
tion de  Téhéran  par  les  troupes  russes,  aurait  une 
grande  répercussion  dans  l'Inde  anglaise  si  les 
sujets  mahométans  s'imaginaient  que  le  Gouver- 
nement britannique  ne  s'était  pas  opposé  à  cette 
occupation2.  Sir  Buchanan  insista  sur  ce  point 
auprès  du  Gouvernement  russe. 

Le  Livre  orange  russe  est  plus  détaillé  :  un 
télégramme  de  Saint-Pétersbourg  du  ministre  des 
Affaires  étrangères  à  l'ambassadeur  russe  à  Londres 
développe  le  point  de  vue  indo-anglais3  :  «  L'am- 
bassadeur britannique  m'a  fait  connaître  aujour- 

1  Livre  bleu,  n°  4,  1912,  pièce  112, 19novembre  1911, télé- 
gramme de  Saint-Pétersbourg  de  M.  0.  Beirne  à  Sir  Ed. 
Grey. 

3  V.  plus  loin  les  incidents  de  Meched. 

3  Livre  orange,  t.  VU,  p.  239  et  suiv. 


LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1911.  125 

d'hui  (5  novembre)  les  vues  de  Sir  Ed.  Grey  sur 
le  conflit  russo-persan.  Il  reconnaît  le  bien-fondé 
de  nos  réclamations,  mais  il  craint  tout  pour  les 
bonnes  relations  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie  de 
l'envoi  de  troupes  russes  à  Téhéran.  Sir  Ed.  Grey 
attache  le  plus  grand  prix  à  la  conservation  des 
bonnes  relations  entre  son  gouvernement  et  le 
Gouvernement  russe  et  il  a  toujours  fait  tous  ses 
efforts  pour  cela  en  Perse  et  en  Angleterre.  Les 
deux  gouvernements  marchent  la  main  dans  la 
main  pour  assurer  la  paix  générale;  il  ne  faudrait 
pas  que  la  question  persane  devînt  une  cause 
d'inimitié  entre  les  deux  puissances1.  11  faut  tenir 
compte  de  la  susceptibilité  de  l'opinion  en  Angle- 
terre. L'envoi  des  troupes  russes  en  Perse  la  surex- 
citera d'autant  plus  que  le  conflit  russo-persan 
coïncide  avec  le  voyage  du  roi  Georges  en  Inde.  Il 
faut  craindre  que  l'élément  musulman  hindou  ne 
profite  de  la  circonstance  pour  manifester  son  mé- 
contentement contre  le  Gouvernement  anglais2,  qui 
se  trouverait  ainsi  placé  dans  une  situation  difficile. 

1  V.  plus  haut  p.  62.  Von  Bernhardi  escomptait  bien 
cette  inimitié.  V.  aussi  p.  59.  La  question  Persane  a  peut- 
être  été  une  des  causes  déterminantes  des  accords  russo- 
allemands  de  Potsdam. 

8  Cette  crainte  s'est  d'ailleurs  réalisée.  On  se  rappelle 
l'attentat  commis  pendant  ce  voyage. 


126  LA    QUESTION    PERSANE. 

Sir  Buchanan  a  demandé  de  préciser  nos  in- 
tentions en  envoyant  des  troupes  en  Perse  :  il  a 
déclaré  que  le  retour  de  Mohammed  Ali  Chah  au 
trône,  rencontrerait  une  désapprobation  générale 
en  Angleterre  et  que  le  Gouvernement  britannique 
ne  le  reconnaîtrait  pas  ». 

M.  Nératof  ajoutait,  d'après  un  télégramme  de 
Sir  Buchanan  à  Sir  Ed.  Grey1,  que  «  la  Constitu- 
tion persane  allait  tout  de  travers  (sic),  que  le  medj- 
liss  s'était  emparé  du  pouvoir  exécutif,  qu'il  fallait 
le  ramener  à  son  véritable  rôle  et  que  pour  cela 
il  était  indispensable  de  placer  un  sénat  auprès 
de  lui  ».  Or,  d'après  la  loi  constitutionnelle  du 
14  Zighadeh  1325,  trente  sénateurs  devaient  être 
nommés  par  le  roi;  c'était  donc  la  moitié  de  la 
haute  assemblée  acquise  d'avance  à  la  politique 
russe2.  D'habiles  élections  auraient  fait  le  reste; 
c'était  aussi  le  medjliss  mis  dans  l'impossibilité  de 
servir  l'influence  anglaise. 

L'Angleterre  se  borna  à  répondre  qu'elle  étu- 
dierait avec  la  Russie  un  nouveau  modus  vivendi 
plus  favorable  aux  intérêts  russes  en  Perse  ;  puis 
elle  insista  de  nouveau  pour  le  retrait  des  troupes 
de  Recht  et  de  Kasvin.  Sir  Buchanan,  au  nom  de 


1  Livre  bleu,  n°  4,  1912,  pièce  152,  21  novembre  1911 

2  V.  plus  haut  p.  39. 


l'adhésion  de  la  perse  aux  accords  de  1907.     127 

Sir  Ed.  Grey,  exprima  à  M.  Nératof  l'espoir  que 
le  Gouvernement  russe  ne  voudrait  pas  augmenter 
les  embarras  du  Gouvernement  anglais  devant  la 
Chambre  des  communes  au  moment  des  interpel- 
lations sur  la  politique  extérieure1. 


L'adhésion  de  la  Perse  aux  accords 
de  1907. 

Le  ministre  russe  des  Affaires  étrangères  fit 
alors  connaître  l'avis  du  Conseil  des  ministres  à 
Saint-Pétersbourg  :  «  le  moment  était  venu  d'ob- 
tenir l'adhésion  officielle  de  la  Perse  à  la  conven- 
tion de  1907  ».  Sir  Buchanan  formula  sur  ce  point 
des  réserves  que  le  Gouvernement  russe  trancha 
brusquement  et  nettement,  en  disant  qu'il  était 
prêt  à  réclamer  seul  cette  adhésion  et  sous  sa 
propre   responsabilité 2.    L'Angleterre   fit  remar- 

1  Livre  bleu,  1912,  n°  4,  pièce  166,  24  novembre  1911. 

2  V.  l'article  de  P.  Baudin,  dans  Le  Siècle,  du  13  mars  1912  : 
La  Perse  et  l'entente  anglo-russe.  Comme  le  Dr  Rouire, 
op.  cit.,  M.  P.  Baudin  s'est  montré  optimiste  sur  les  consé- 
quences politiques  de  l'adhésion  de  la  Perse, l'accord  anglo- 
russe  de  1907.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  je  crois,  c'est 
qu'ayant  adhéré  à  ces  accords,  la  Perse  aurait  dû  pendant 
la  guerre  actuelle  préférer  à  une  attitude  de  neutralité  sans 
grande  conviction,  une  attitude  plus  conforme  aux  obliga- 
tions politiques  que  lui  imposait  cette  adhésion. 


128  LA    QUESTION    PERSANE. 

quer  que  la  Perse  ne  considérerait  jamais  son  adhé- 
sion comme  libre  et  valable,  pour  avoir  été  donnée 
sous  la  menace  d'un  ultimatum.  Ici  la  théorie 
anglaise  se  rapproche  de  la  thèse  allemande 
que  j'ai  exposée  plus  haut1.  Les  événements  de  la 
guerre  actuelle  semblent  avoir  malheureusement 
donné  raison  à  la  théorie  anglaise  et  à  la  thèse 
allemande.  La  diplomatie  persane  a  eu  beau  jeu. 

L'insistance  anglaise  et  la  résistance  russe  prirent 
bientôt  un  ton  plus  vif  (pièce  180,  Livre  oleuy 
op.  cit.).  Sir  Ed.  Grey  dit  à  l'ambassadeur  de 
Saint-Pétersbourg,  qu'après  tout,  le  conflit  russo- 
persan  ne  le  regardait  pas,  mais  que  les  consé- 
quences de  l'action  russe  ne  manqueraient  pas 
d'être  très  graves  à  Londres.  Ce  à  quoi  l'ambas- 
sadeur répondit  que  l'opinion  russe  était  très 
surexcitée  et  quun  nouvel  arrangement  s'imposait 
en  Perse2.  M.  Klem  et  la  section  de  l'Orient  au 
ministère  russe  des  Affaires  étrangères  commen- 
çaient, d'ailleurs,  à  s'impatienter  et  à  trouver  toutes 
ces  discussions  diplomatiques  bien  longues  et  bien 
oiseuses.  Ils  pressaient  le  Gouvernement  de  Saint- 
Pétersbourg  d'agir  vite  et  d'une  manière  définitive. 

Dès  les  premiers  jours  de  décembre,  on  com- 
mença à  parler  de  la  dissolution  du  medjliss  et  de 

1  V.  p.  69  et  suiv. 

2  On  dit  que  cet  arrangement  nouveau  est  déjà  pris. 


l'adhésion  de  la  perse  aux  accords  de  1907.     129 

l'occupation  de  Téhéran  :  «  La  vérité,  écrivait  Sir 
Buchanan  à  Sir  Ed.  Grey',  c'est  que  les  Russes 
voudraient,  à  leur  arrivée  à  Téhéran,  ne  plus 
trouver  de  gouvernement  régulier,  pour  y  installer 
l'ex-chah  Mohammed  Ali  Mirza  ». 

Le  2  décembre  (pièce  208),  Sir  Ed.  Grey  faisait 
demander  à  M.  Nératoff,  une  «  assurance  catégo- 
rique »,  que  le  Gouvernement  russe  ne  se  pro- 
posait pas  de  violer  l'indépendance  ni  l'intégrité 
de  la  Perse,  que  les  mesures  militaires  n'auraient 
qu'un  caractère  provisoire  et  qu'il  n'avait  pas 
l'intention  de  porter  atteinte  aux  principes  de  la 
convention  anglo-russe  de  1907,  relatifs  à  la  Perse. 

M.  Nératoff  se  borna  à  répondre  par  la  note  sui- 
vante :  «  Dans  le  cas  où  le  Gouvernement  russe 
jugerait  nécessaire  de  formuler  d'autres  revendi- 
cations et  réclamations  contre  le  Gouvernement 
persan,  elles  ne  pourraient  porter  que  sur  des 
questions  d'intérêt  russe,  exclusivement  et  dans 
sa  zone  d'influence.  Elles  ne  concerneraient  pas 
les  questions  de  politique  et  d'intérêts  géné- 
raux ». 

Pendant  que  ces  négociations  diplomatiques  se 
poursuivaient,  les  troupes  russes  faisaient  la 
navette  entre  Recht  et  Kasvin,  avançant  et  recu- 

1  Livre  bleu,  n°  4,  1912,  pièce  198,  1er  décembre  1911. 

Demorgny.  9 


130  LA    QUESTION    PERSANE. 

lant,  menaçant  toujours  Téhéran,  où  le  ministre 
de  Russie  agissait  énergiquement  sur  les  ministres 
persans,  pour  obtenir  satisfaction  sur  les  quatre 
points  du  second  ultimatum  inspiré  par  la  section 
de  l'Orient.  Le  Gouvernement  persan,  sérieuse- 
ment effrayé,  se  décida  à  céder,  le  22  décembre 
1911. 

La  mission  des  financiers  américains  fut  con- 
gédiée ;  une  série  de  notes  savamment  rédigées 
permit  à  la  Perse  d'accepter  l'obligation  de  ne  plus 
engager  désormais  de  fonctionnaires  étrangers 
sans  consulter  l'Angleterre  et  la  Russie1  ;  la  ques- 
tion de  l'indemnité  de  guerre  fut  classée  et  le  Gou- 
vernement persan  se  prépara  à  adhérer  officielle- 
ment aux  stipulations  de  la  convention  anglo- 
russe  de  1907. 

Quant  au  retrait  des  troupes  russes,  l'Angle- 
terre n'obtint  qu'une  promesse  subordonnée  au 
rétablissement  général  de  l'ordre  dans  le  pays  et 
plus  spécialement  dans  le  Nord  de  la  Perse. 

La  dissolution  du  Medjllss.  —  Cependant  le  par- 
lement persan  avait  longuement  résisté  aux  ulti- 
matums russes.  De  son  côté,    l'Angleterre  avait 


1  V.  plus  loin  l'engagement  de  jurisconsultes-professeurs 
français. 


l'adhésion  de  la  perse  aux  accords  de  1907.     131 

déclaré   qu'elle    s'opposerait  à  toute  tentative  de 
restauration  de  Mohammed  Ali  Mirza. 

Les  députés  persans,  dont  le  mandat  était 
expiré  depuis  le  15  novembre  1911,  émirent  la 
prétention  de  prolonger  un  «  long  parlement  » 
jusqu'à  l'arrivée  à  Téhéran  de  la  moitié  des  députés 
issus  des  nouvelles  élections.  Les  assemblées  pro- 
vinciales furent  consultées,  à  ce  sujet,  par  télé- 
grammes. On  chercha  dans  leurs  réponses  favo- 
rables une  prolongation  possible  des  pouvoirs  des 
députés  de  la  législature  expirée.  On  voulut  modi- 
fier, à  cet  effet,  les  articles  4,  5,  6  et  49  de  la 
Constitution  de  décembre  1906.  On  invoqua  les 
dangers  de  l'heure  présente  et  la  nécessité  impé- 
rieuse de  surveiller  le  gouvernement  dans  des 
conjonctures  aussi  angoissantes.  Un  vote  eut  lieu 
qui  assura  une  majorité  de  46  voix  aux  partisans  de 
la  prolongation.  Une  loi  fut  votée  séance  tenante, 
décidant  cette  prolongation.  Ce  fut  en  vain.  Le 
gouvernement  constitutionnel  Bakhtyari  dut  pro- 
poser, le  24  décembre  1911,  au  régent,  de  prendre 
un  décret  pour  dissoudre  le  second  parlement 
persan.  Le  rapport  du  conseil  des  ministres, 
reproduit  in  extenso  au  Livre  blanc  anglais  sur 
les  affaires  de  Perse,  pièce  92,  est  particulièrement 
intéressant.  Il  contient  le  procès  en  règle  du 
medjliss   et  du  parti  démocrate.   Par  contre,   le 


132  LA    QUESTION    PERSANE. 

Gouvernement  persan  y  donne  de  longues  expli- 
cations sur  sa  politique  pendant  les  événements 
de  1911  et  à  l'occasion  de  ces  événements.  Le 
rapport  est  signé  par  tous  les  membres  du  cabinet  : 
Nedjef  Kuli  Bakhtyari  Samsam-es-Saltaneb,  pre- 
mier ministre  ;  Voussough-ed-Dovvley,  ministre  des 
Affaires  étrangères;  Ghavam-es-Saltaneh,  ministre 
de  l'Intérieur;  Gholam  Hussein  Bakhtyari  Sardar 
Muhtashem ,  ministre  de  la  Guerre  ;  Hakim-ol- 
Molk ,  ministre  des  Finances  ;  Zoka-ol-Molk, 
ministre  de  la  Justice;  Moazed-es-Saltaneh,  mi- 
nistre des  Postes  et  Télégraphes. 

Voici  quelques-uns  des  principaux  passages  de 
ce  rapport  au  régent  :  «  Le  cabinet  comprenant 
les  divergences  de  vues  de  la  chambre  et  les  empié- 
tements du  pouvoir  législatif,  a  suivi  les  directions 
de  Votre  Altesse  sur  la  nécessité  d'une  action  com- 
mune des  pouvoirs  législatif  et  exécutif  pour  la 
bonne  marche  des  affaires  publiques. 

»  Si  le  parlement  avait  écouté  le  cabinet  au 
moment  du  premier  ultimatum  russe,  le  deuxième 
ultimatum  n'aurait  pas  été  lancé,  et  les  événements 
de  Tauris  ne  se  seraient  pas  produits1.  Malheureu- 
sement, la  Chambre  ne  s'est  pas  contentée  de 
laisser  le  gouvernement  dans  un  état  de  délaisse- 

1  V.  plus  loin. 


l'adhésion  de  la  perse  aux  accords  de  1907.     133 

ment  sans  pareil1,  un  certain  nombre  de  députés 
et  notamment  tout  le  parti  démocrate  se  sont  appli- 
qués à  affoler  la  population  provinciale  par  des 
communications  tendancieuses.  Ils  l'ont  soulevée 
contre  le  gouvernement,  exaspérant  ses  sentiments 
de  xénophobie  et  de  russophobie,  rendant  ainsi 
impossible  la  tâche  du  gouvernement. 

»  Le  cabinet  a  eu  beau  proposer  toutes  les  solu- 
tions possibles  du  conflit  russo-persan,  toutes  ses 
propositions  ont  échoué  devant  l'opposition  absurde 
et  intéressée  du  parlement. 

»  Pendant  ce  temps,  les  événements  précipitaient 
leur  course;  déjà  les  bataillons  russes  étaient  à 
Recht,  à  Tauris,  à  Kasvin  et  au  Khoraçan  ;  les 
députés  sortirent  alors  de  leur  torpeur  coupable  et 
se  décidèrent  à  accepter  la  note  russe.  Il  était  trop 
tard  pour  éviter  les  nouvelles  exigences  de  la  puis- 
sance voisine. 

»  De  tout  ce  qui  précède  il  résulte  que  tous  les 
événements  et  les  ultimatums  de  1911  doivent  être 
imputés  à  la  faute  du  parlement  et  aux  meneurs 
d'une  opposition  sans  scrupule,  qui  ont  fait  perdre 
au  gouvernement  tout  le  prestige  et  toute  l'activité 
dont  il  avait  besoin. 

»  C'est  la  Chambre  qui  doit  être  rendue  respon- 

1  Traduction  littérale  du  texte  persan. 


134  LA    QUESTION    PERSANE. 

sable  de  la  paralysie  qui  a  frappé  le  gouvernement 
et  de  l'anarchie  qui  désole  le  pays.  Et  c'est  en 
raison  de  cette  opposition  qui  menace  de  continuer 
et  des  dangers  qu'elle  accumule  sur  le  pays,  que 
le  Conseil  des  ministres  propose  à  Votre  Altesse  de 
dissoudre  la  Chambre.  Il  est  bien  certain  que, 
d'après  le  texte  de  la  Constitution  persane,  le  droit 
de  dissolution  n'appartient  pas  au  gouvernement. 
Mais  il  est  tout  aussi  illégal  de  consacrer  la  prolon- 
gation d'un  parlement  qui,  au  mépris  de  la  Consti- 
tution elle-même,  s'entête  à  rester  en  fonctions 
après  l'expiration  de  ses  pouvoirs  ». 

Au  bas  de  ce  rapport,  Abul  Kassem,  Nasr-el- 
Molk,  Naïb-es-Saltaneh,  le  régent  de  l'empire 
écrivit  la  formule  exécutoire  suivante  :  «  La  pro- 
position du  Conseil  des  ministres  est  approuvée. 
Le  projet  de  décret  relatif  aux  nouvelles  élections 
devra  être  préparé  et  publié  sans  délai  »  *. 

La  retraite  de  Mohammed  Ali  Chah.  —  L'An- 
gleterre voulut  prendre  sa  revanche  et  parer 
aux  dangers  d'une  restauration  de  Mohammed 
Ali  Chah.  Les  négociations  ne  durèrent  pas  moins 
de  trois  mois.  Elles  s'engagèrent  sur  les  néces- 


1  Le  troisième  parlement  de    la   Perse  n'a    rouvert   ses 
portes  que  le  1er  novembre  1914. 


l'adhésion  de  la  perse  aux  accords  de  1907.     135 

sites  :  1°  de  donner  à  la  crise  persane  une  solution 
conforme  aux  principes  de  l'accord  de  1907; 
2°  de  trouver  pour  la  Perse  un  gouvernement 
également  favorable  aux  intérêts  respectifs  des 
deux  puissances.  Les  propositions  anglaises 
écartaient  toute  solution  qui  comporterait  le 
retour  de  l'ancien  chah.  Toute  proposition  russe 
en  faveur  de  Mohammed  Ali  Mirza  était  consi- 
dérée d'avance  comme  contraire  à  la  dignité  de 
l'Angleterre.  Il  s'agissait  en  outre  de  donner  un 
successeur  au  trésorier  américain,  et  de  mettre  le 
gouvernement  persan  (celui  qui  serait  reconnu) 
en  demeure  de  rétablir  l'ordre  dans  le  pays.  A  ce 
dernier  point  de  vue,  l'Angleterre  estimait  qu'il 
fallait  décharger  ledit  gouvernement  de  toute  con- 
tribution de  guerre  et  qu'il  convenait  même  de  lui 
consentir  un  gros  emprunt.  En  outre,  le  Gouver- 
nement anglais  insistait  toujours  pour  le  retrait 
des  troupes  russes  du  territoire  persan. 

M.  Nératof  répondit  que  tout  citoyen  d'une 
grande  puissance  devait  être  exclu  de  la  succession 
du  trésorier  américain  et  que  le  successeur  de 
M.  Shuster  ne  devait  plus  être  investi  de  pouvoirs 
dictatoriaux.  Quant  à  la  contribution  de  guerre, 
des  réserves  furent  faites,  laissant  cependant 
quelque  espérance  de  conciliation  possible.  Le 
retrait  des  troupes  russes  devait  être  fait  dans  des 


136  LA    QUESTION    PERSANE. 

conditions  telles  que  la  Perse  ne  pût  l'interpréter 
comme  un  acte  de  faiblesse. 

En  ce  qui  concerne  l'ancien  chah,  le  Gouverne- 
ment de  Saint-Pétersbourg  formula  de  prudentes 
insinuations  :  «  Tant  que  les  troupes  russes  seraient 
sur  le  territoire  persan,  il  pouvait  garantir  que 
Mohammed  Ali  Chah  ne  recommencerait  pas  ses 
tentatives  de  restauration.  Mais,  si  dans  quelques 
années,  un  mouvement  populaire  se  décidait  en  sa 
faveur,  il  faudrait  bien  le  reconnaître.  D'ailleurs, 
ajoutait  M.  Nératof,  non  sans  ironie,  n'avait-on  pas 
remarqué  au  cours  des  événements  actuels,  les 
Bakhtyaris  eux-mêmes,  au  pouvoir  et  chers  à  l'An- 
gleterre, manifester  contre  le  trésorier  américain 
en  faveur  de  Mohammed  Ali  Mirza1?  N'y  avait-il 
pas  là  de  quoi  faire  réfléchir  le  Gouvernement 
anglais  sur  les  inconvénients  d'une  politique  trop 
absolue  à  l'égard  de  l'ex-chah? 

Ces  réticences  furent  mal  accueillies  par  l'opi- 
nion à  Londres2.  Par  bonheur,  M.  Sazonof  fit  à 
ce  moment  un  voyage  en  France.  Les  bons  offices 
ne  manquèrent  pas  et  le  ministre  russe  des  Affaires 


1  Allusion  aux  manifestations  équivoques  à  Hamadan  de 
certains  chefs  bakhtyaris  comme  Amir  Mufakham,  Sardar 
Yang,  Moinol  Humayum,  etc. 

2  Voir  The  persian  crisis  of  december  1911 .  By  Ed.  Browne, 
University  Press,  Cambridge,  New- York,  1912. 


l'adhésion  de  la  perse  aux  accords  de  1907.     137 

étrangères  put  affirmer  à  Sir  F.  Bertie,  ambassa- 
deur de  Londres  à  Paris,  «  qu'il  ne  youlait  pas  que 
Ja  question  persane  pût  avoir  un  contre-coup  sur 
les  bonnes  relations  des  deux  puissances.  11  ne 
fallait  pas  se  montrer  nerveux  et  la  Russie  ne 
nourrissait  aucun  mauvais  dessein  ni  contre  l'indé- 
pendance ni  contre  l'intégrité  de  la  Perse  ». 

Il  ne  restait  plus  qu'à  régler  la  question  du  départ 
de  Mohammed  Ali.  Sa  pension,  sa  résidence, 
la  forme  de  l'engagement  qu'on  lui  imposa  de  ne 
plus  revenir  en  Perse  firent  l'objet  d'interminables 
discussions.  Et  tout  cet  édifice  diplomatique 
faillit-il  s'écrouler  encore  sous  la  poussée  des  con- 
suls à  Recht  et  à  Tauris. 

Recht  et  Tauris  étaient  en  effet  les  centres  cons- 
titutionnels et  populaires  les  plus  importants  et  les 
consuls  russes  savaient  bien  que  c'était  là  qu'il 
fallait  frapper  les  grands  coups.  A  la  suite  de 
rixes  entre  soldats  persans,  fedais  et  cosaques 
russes,  de  violents  désordres  éclatèrent  dans  le 
Guilan,  leMazendéran  et  l' Azerbaïdjan.  De  sévères 
répressions  furent  exercées.  Tout  allait  être  remis 
en  cause,  quand  l'Angleterre  imagina  de  disjoindre 
les  questions  de  Recht  et  de  Tauris  de  la  question 
la  plus  urgente,  le  départ  de  l'ex-chah.  Les  consuls 
russes  furent  invités  à  mettre  une  sourdine  à  leur 
«  furor  ».  Us  procédèrent  alors  à  une  installation 


138  LA    QUESTION    PERSANE. 

plus  discrète  mais  plus  complète  à  Tauris,  Enzeli, 
Recht,  Kasvin  et  Méched,  où  ils  s'emparèrent  du 
gouvernement  et  de  l'administration  sous  le  pré- 
texte d'y  rétablir  l'ordre.  Les  pourparlers  reprirent 
pour  assurer  le  départ  de  Mohammed  Ali  Mirza, 
ils  se  terminèrent  le  12  mars  1912  et  l'ex-chah 
partit  enfin  pour  Bakou,  non  sans  avoir  formulé  de 
sérieuses  réserves  et  confié  ses  intérêts  et  les 
intérêts  du  parti  dynastique  aux  bons  soins  de 
sa  famille  et  de  ses  amis  représentés  par  Chuja- 
ed-Dowley,  Salar-ed-Dowley  et  le  prince  Farman 
Farma,  dans  F  Azerbaïdjan,  à  Kermanchah  et  à 
Hamadan. 

Le  24  décembre  1911  marque  donc  la  fin  de  la 
seconde  période  du  régime  constitutionnel  en 
Perse  et  le  12  mars  1912  fut  supposé  marquer  la 
fin  des  tentatives  de  restauration  de  Mohammed  Ali 
Mirza. 

V accord  russo- anglo-persan  de  1942.  —  A  ce 
nouvel  état  de  choses  devait  correspondre  un 
nouvel  arrangement.  Il  fut  élaboré  dans  des 
conférences  à  Londres,  qui  eurent  pour  but  de 
régler  le  sort  de  la  Perse  et  ses  relations  avec  les 
deux  puissances  voisines  :  comme  la  Roumanie 
en  18831,  la  Perse  de  1912  demanda  à  prendre  part 

1  V.  p.  70  et  suiv. 


l'adhésion  de  la  perse  aux  accords  de  1907.     139 

aux  travaux  de  ces  conférences,  où  son  existence 
même  devait  être  discutée. 

Il  lui  fut  répondu  qu'une  des  conditions  essen- 
tielles du  départ  de  l'ex-chah  avait  été  l'engage- 
ment de  principe  pris  par  le  Gouvernement  persan 
de  se  conformer  aux  stipulations  de  l'accord 
anglo-russe  de  1907.  Moyennant  quoi  les  deux 
puissances  envisageaient  la  possibilité  de  lui 
venir  en  aide  par  des  avances  sur  un  gros  em- 
prunt en  perspective. 

Le  18  février  1912,  les  légations  russe  et 
anglaise  à  Téhéran  adressèrent  au  Gouvernement 
persan  une  note  collective  ainsi  conçue  : 

«  L'Angleterre  et  la  Russie  avanceront  à  la 
Perse  une  somme  de  £  200.000  à  7  0/0  l'an, 
garantie  par  les  excédents  des  recettes  douanières 
du  Nord  et  du  Sud  et  devant  être  remboursée  sur 
le  premier  emprunt  que  conclura  le  Gouverne- 
ment persan. 

»  Cette  somme  devra  être  employée,  sous  le 
contrôle  du  trésorier  général,  d'accord  avec  le 
Conseil  des  ministres  et  avec  l'approbation  des 
deux  légations. 

»  Elle  devra  servir  avant  tout  à  organiser 
la  gendarmerie  gouvernementale  avec  le  con- 
cours des  officiers  suédois  déjà  engagés  par  la 
Perse. 


140  LA   QUESTION    PERSANE. 

»  En  retour,  la  Perse  se  soumettra  aux  condi- 
tions suivantes  : 

»  1°  Elle  prendra  pour  base  de  sa  politique 
r entente  anglo-russe  de  1901  ; 

»  2°  Aussitôt  après  le  départ  de  l'ex-chah 
Mohammed  Ali  et  de  son  frère  Salar-ed-Dowley, 
elle  licenciera  les  troupes  irrégulières  qui  combat- 
tent actuellement  pour  le  Gouvernement  persan; 

»  3°  La  Perse  entrera  en  pourparlers  avec  les 
représentants  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie  pour 
l'organisation  d'une  armée  persane  peu  nom- 
breuse ; 

»  4°  Elle  accordera  l'amnistie  aux  partisans  de 
l'ex-chah  ». 

L'adhésion  à  la  convention  de  1907  et  l'accep- 
tation des  termes  de  la  note  du  18  février  1912 
furent  signées  par  tous  les  ministres  et  approu- 
vées par  le  régent  à  la  date  du  20  mars  1912.  Voici 
le  texte  de  ce  document  : 

M.  le  Ministre  de  S.  M.  britannique, 
à  Téhéran. 

En  réponse  à  la  note  collective  de  S.  E.  le  ministre 
de  Russie,  en  date  du  29  Safar,  18  février  dernier,  j'ai 
l'honneur  de  porter  à  votre  connaissance  que  le  Gou- 
vernement de  Sa  Majesté  impériale  le  Chah,  très 
touché  des  bonnes  intentions  des  deux  puissances 
voisines,  accueille  avec  plaisir  le  vif  désir  des  deux 


l'adhésion  de  la  perse  aux  accords  de  1907.     141 

gouvernements,  exprimé  dans  la  note  précitée,  de  res- 
serrer les  liens  de  confiante  amitié  entre  la  Perse,  la 
Grande-Bretagne  et  la  Russie. 

A.  Avance  de  £  200.000.  —  1°  Sur  la  question  du 
crédit  de  £  200.000  que  les  banques  impériale  et 
d'escompte  ouvriront  au  profit  du  Gouvernement 
persan,  à  titre  d'avance,  sur  l'emprunt  dont  les  deux 
puissances  ont  promis  la  conclusion,  mon  gouverne- 
ment consent  à  ce  que  cette  somme  soit  remboursée 
par  le  premier  produit  dudit  emprunt.  Jusqu'alors  les 
intérêts  seront  calculés  à  raison  de  7  0/0  par  an,  et 
les  excédents  des  recettes  douanières  du  Nord  et  du 
Sud  seront  affectés  au  paiement  de  l'amortissement 
et  des  intérêts  jusqu'à  concurrence  de  la  somme  équi- 
valente au  service  de  ladite  avance. 

2°  Pour  assurer  l'emploi  intégral  de  cette  avance 
aux  dépenses  déjà  fixées  par  le  Gouvernement  persan 
et  connues  des  deux  légations,  le  gérant  de  la  trésorerie 
générale  sera  chargé  par  le  gouvernement  de  contrôler 
les  dépenses  engagées  sur  ce  crédit.  Il  est  entendu 
qu'une  partie  considérable  de  l'avance  sera  affectée  à 
l'organisation  de  la  Gendarmerie  confiée  aux  officiers 
suédois. 

B.  Conditions.  —  En  ce  qui  concerne  les  quatre 
points  de  la  partie  in  fine  de  la  note  collec- 
tive : 

1°  Préambule  et  principes  de  la  convention  de 
1907.  —  En  vue  de  déterminer  son  vif  désir  d'établir 
sur  une  base  solide  d'amitié  et  de  confiance  les  rela- 
tions entre  la  Perse,  la  Grande-Bretagne  et  la  Russie, 


142  LA    QUESTION    PERSANE. 

le  gouvernement  impérial  sera  soucieux  de  conformer 
sa  politique  aux  principes  de  la  convention  de  1907,  et 
il  prend  acte  officiellement  des  assurances  contenues 
dans  le  préambule  de  ladite  convention. 

2°  Licenciement  des  fedais.  —  Conformément  à  ce 
qui  a  été  arrêté  dans  le  programme  de  mon  gouverne- 
ment, après  que  Mohammed  Al  i  Mirza  et  Salar-ed-Dowley 
auront  quitté  la  Perse,  les  mudjahids  seront  licenciés 
et  les  autres  forces  irrégulières  disciplinées  et  incorpo- 
rées dans  le  cadre  des  forces  régulières,  au  fur  et 
à  mesure  du  développement  de  l'organisation  militaire, 
de  sorte  que  les  forces  existantes  seront  progressive- 
ment remplacées  par  des  troupes  organisées. 

3°  Organisation  militaire.  —  En  vue  du  maintien 
de  l'ordre  et  de  la  sécurité  dans  le  pays,  l'organisation 
d'une  armée  constitue  un  des  points  fondamentaux  du 
programme  ministériel.  Il  est  évident  que  l'effectif  de 
cette  armée  sera  proportionné  aux  besoins  du  pays  et 
à  ses  ressources  financières. 

Le  gouvernement  portera  à  la  connaissance  des 
deux  légations  le  programme  d'organisation  de  cette 
armée,  afin  qu'un  échange  de  vue  ait  lieu  sur  les  points 
nécessaires. 

Le  Gouvernement  persan  entrera  en  pourparlers  avec 
les  deux  légations  pour  l'engagement  des  officiers  de 
l'armée  régulière.  Ces  officiers  seront  demandés  à  des 
puissances  de  second  ordre. 

En  ce  qui  concerne  l'achat  des  armes  et  approvi- 
sionnements le  Gouvernement  persan  espère  que  les 
deux  gouvernements  voisins  voudront  bien  lui  accorder 
d'urgence  les  facilités  nécessaires. 

4°  Départ  de  Mohammed  Ali  Mirza  et  amnistie 


l'adhésion  de  la  perse  aux  accords  de  1907.     143 

générale  de  ses  partisans.  —  En  ce  qui  concerne  le 
départ  de  Mohammed  Ali  Mirz  a  et  l'octroi  d'une  pension 
en  sa  faveur  :  par  déférence  pour  les  propositions  des 
Gouvernements  de  la  Grande-Bretagne  et  de  Russie, 
conformément  à  l'accord  déjà  intervenu  à  ce  sujet  et 
qui  fait  l'objet  d'une  note  à  part,  le  gouvernement 
impérial  fera  tout  ce  qui  est  en  son  pouvoir  pour 
obtenir  une  solution  favorable. 

Pour  enlever  tout  obstacle  à  l'apaisement  du  pays 
et  au  rétablissement  de  l'ordre,  et  pour  assurer  l'effi- 
cacité des  mesures  prises  par  l'État  pour  le  maintien 
de  la  sécurité  publique,  le  Gouvernement  persan  a  le 
ferme  espoir  que  les  deux  puissances  voisines  ne  man- 
queront pas  de  lui  prêter  tout  leur  concours,  de  façon 
à  écarter  tout  danger  d'une  nouvelle  tentative  de  ren- 
trée en  Perse  par  l'ex-chah. 

Désirant  donner  suite  à  la  proposition  formulée  par 
les  deux  Gouvernements  de  la  Grande-Bretagne  et  de 
Russie,  le  gouvernement  impérial  accordera  une 
amnistie  générale  aux  partisans  de  Mohammed  Ali 
Mirza. 

Cette  mesure  de  clémence  ne  concernera  bien  entendu 
que  les  faits  et  agissements  antérieurs  et  ne  pourra 
être  étendue  aux  faits  postérieurs  à  la  date  de  la  pro- 
clamation de  l'amnistie. 

G.    Desiderata    du    Gouvernement    persan.    —   Afin 

que  les  bonnes  intentions  et  les  visées  amicales 
des  deux  puissances  puissent  être  réalisées,  et  pour 
mettre  la  Perse  à  même  d'exécuter  l'ensemble  des 
engagements  pris  dans  cette  note,  mon  gouvernement 
considère  qu'il  est  indispensable  que  le  concours  effi- 


144  LA    QUESTION    PERSANE. 

cace  des  deux  puissances  amies  lui  soit  accordé  sur  les 
deux  points  suivants  : 

1°  L'emprunt.  —  Pour  la  conclusion  urgente  de 
l'emprunt  promis  et  nécessaire  à  la  réalisation  des 
réformes  et  pour  la  fixation  des  conditions  concernant 
exclusivement  le  taux  d'intérêt,  l'amortissement  et  la 
garantie. 

2°  Évacuation  du  territoire  par*  les  troupes  étran- 
gères. —  Pour  l'établissement  d'un  accord  favorable 
aux  désirs  du  Gouvernement  persan,  en  ce  qui  con- 
cerne l'évacuation  de  son  territoire  par  les  troupes 
étrangères. 

S.  S.  le  khalife  Ali,  Amirol  Momenine,  chef 
de  la  religion  chiite,  cousin  et  gendre  de  Maho- 
met, révéré  des  Persans,  a  laissé  un  remarqua- 
ble traité  de  morale  politique1  et  administra- 
tive. Sur  le  respect  dû  aux  traités  internationaux, 
le  khalife  a  multiplié  les  meilleurs  conseils  : 
«  Quand  tu  as  passé  un  traité  avec  l'ennemi,  sois 
toujours  fidèle  à  tes  engagements,  n'essaie  jamais 
de  le  tromper.  La  bonne  foi  dans  les  traités  est  un 
coin  d'asile  où  le  Seigneur  a  voulu  placer  le  faible 
auprès  du  fort.  Ne  te  livre  jamais  à  des  interpré- 

1  V.  mon  Essai  sur  V administration  persane,  Paris, 
Leroux,  1914.  V.  aussi  mon  Étude  sur  les  institutions  de  la 
police  et  les  institutions  financières,  Paris,  1915.  Vraiment 
la  Perse  a  eu  les  meilleurs  conseillers.  Elle  n'avait  qu'à 
choisir  parmi  ses  prophètes,  ses  philosophes  et  ses  poètes. 


l'adhésion  de  la  perse  aux  accords  de  1907.     145 

tations  tendancieuses  ou  à  des  commentaires  fan- 
taisistes des  engagements  que  tu  as  signés.  N'use 
pas  de  phrases  et  de  mots  à  double  entente.  Une 
interprétation  aussi  déloyale  déplaît  à  Dieu.  Exé- 
cute tes  engagemenis  tels  qu'ils  sont  et  souffre 
patiemment  les  conséquences  douloureuses  ou 
fâcheuses  qui  peuvent  en  résulter.  Le  respect  de 
tes  engagements  et  de  ta  signature  te  concilieront 
et  t'attireront  les  cœurs  les  plus  durs  ». 

Les  Persans  connaissent  tous  ces  admirables 
maximes,  mais  ils  les  appliquent  peu.  C'est  ainsi 
qu'on  peut  se  montrer  surpris  de  la  facilité  avec 
laquelle  certains  gouvernants  de  la  Perse  se  sont 
laissé  séduire  et  duper  par  le  bluff  germanique. 
On  peut  se  demander  également  si,  à  l'occasion 
de  l'ouverture  du  troisième  Parlement  persan,  le 
1er  novembre  1914,  le  Gouvernement  de  Téhéran 
a  été  bien  inspiré  politiquement  en  proclamant 
la  neutralité  du  royaume,  sans  posséder  les  moyens 
suffisants  pour  la  faire  respecter. 

Le  sardar  Assad,  le  héros  bakhtyari  de  la  révo- 
lution persane,  aimait  à  raconter  comment  ses 
compatriotes  avaient  interprété  les  clauses  du 
traité  de  Turkmantchaï  :  «  En  ce  temps-là  les  Russes 
ayant  remporté  la  victoire  et  exigé  une  forte  contri- 
bution de  guerre  avec  la  concession  du  monopole 

Demorgny.  10 


146  LA    QUESTION    PERSANE. 

de  la  navigation  sur  la  mer  Caspienne,  le  grand 
vizir  Hadji  Mirza  Aghaci  voulut  défendre  le  pres- 
tige de  son  roi  Fath  Ali  Chah  devant  le  peuple.  A 
l'occasion  d'un  grand  Salaam  royal  il  fit  donc 
ouvrir  toutes  grandes  les  portes  du  Darhar  (palais) 
et  le  peuple  se  répandit  dans  les  jardins.  On  le 
rassembla  devant  les  fenêtres  du  roi  et  là,  en  pré- 
sence du  prince  héritier  et  du  grand  prêtre,  le 
grand  vizir  s'exprima  en  ces  termes  : 


«  S.  M.  vous  fait  savoir  que  le  peuple  persan  a  rem- 
porté une  grande  victoire  sur  les  Russes  :  en  ce  moment 
leurs  troupes  fuient  en  désordre  vers  leur  pays.  Leur 
fuite  était  si  lamentable  que  S.  A.  R.  le  prince  héritier, 
qui  assistait  aux  dernières  victoires  de  S.  M.,  eut  grand 
pitié  des  pauvres  Russes  et  qu'il  décida,  pour  soulager 
leur  infortune,  de  leur  accorder  un  secours  en  argent. 
Il  leur  concéda  même  le  libre  passage  sur  la  mer  Cas- 
pienne pour  s'en  retourner  chez  eux.  Aujourd'hui, 
moi,  grand  vizir  de  l'empire,  je  viens  supplier  Sa  Très 
Haute  Majesté  d'approuver  la  grande  générosité  du 
cœur  de  S.  A.  et  d'autoriser  le  trésor  à  payer  le  secours 
promis  aux  pauvres  Russes  ».  Alors  le  Chah  in  Chah, 
se  levant,  simula  une  grande  colère  et  dit  :  «  J'apprécie 
comme  il  convient  la  générosité  du  cœur  du  prince 
héritier,  mais  je  ne  puis  approuver  qu'il  ait  disposé  de 
l'argent  de  mon  peuple  bien  aimé  pour  distribuer  des 
secours  aux  ennemis  de  notre  pays,  écrasés  par  nos 
glorieuses  armées.  Je  crains  d'ailleurs  qu'une  généro- 


LA    QUESTION    DE    l'aZERBAIDJAxN.  147 

site  semblable  ne  soit  pas  approuvée  par  les  docteurs 
de  notre  sainte  religion  ». 

A  ces  mots,  le  grand  prêtre  se  leva  et  joignit 
ses  supplications  à  celles  du  prince  héritier 
et  du  grand  vizir;  des  voix  s'élevèrent  dans  la 
foule  pour  invoquer  la  clémence  du  roi.  S.  M.  fît 
semblant  de  céder  devant  tant  d'objurgations.  Et 
voilà  comment  fut  payée  l'indemnité  de  la  guerre 
de  1828  et  comment  : 

«  L'eau  salée  de  la  mer  Caspienne  fut  concédée  aux 
pauvres  Russes  ». 


La  question  de  PAzerbaïdjan. 

L'Azerbaïdjan  est  une  haute  plaine  close  située 
au  Nord-Ouest  de  la  Perse.  Elle  est  bornée  au 
Nord  par  le  Caucase  russe,  à  l'Ouest  par  l'Arménie 
et  la  frontière  turque,  à  l'Est  par  le  Guilan,  au  Sud 
par  le  Kurdistan.  Les  trois  quarts  de  la  plaine  de 
l'Azerbaïdjan  sont  occupés  par  les  eaux  salées  ou 
les  boues  salines  du  lac  d'Ourmiah.  Tauris,  le 
chef-lieu  de  la  province,  a  été  à  la  fois,  chose 
curieuse,  la  résidence  du  prince  héritier  de   la 


148  LA    QUESTION    PERSANE. 

Perse  et  le  centre  constitutionnel  et  populaire  le 
plus  important.  La  population  de  la  ville  est 
évaluée  de  3  à  500.000  habitants. 

La  frontière  russe,  depuis  1828,  par  le  traité  de 
Tourkmantchai,  a  rattaché  à  Tiflis  une  partie  de 
l'Azerbaïdjan,  et  du  pays  au  delà  de  l'Araxe.  De 
même  la  frontière  turque  a  retranché  de  la  pro- 
vince par  une  série  de  traités  de  1639  à  1869  une 
partie  du  Kurdistan  de  l'Ouest.  Les  habitants, 
montagnards  du  Nord,  se  divisent  en  Taliches 
sédentaires  et  Taliches  nomades.  Le  Sud  de  l'Azer- 
baïdjan est  occupé  parles  puissantes  tribus  kurdes. 

C'est  dans  l'Azerbaïdjan,  vaste  et  riche,  que 
les  consuls  développèrent,  après  les  événements 
de  1911  et  l'accord  anglo-russo-persan  de  1912,  la 
pénétration  russe. 

La  méthode,  suivant  la  règle  et  le  principe  que 
j'ai  déjà  indiqués1,  a  consisté  à  opposer  dans  la 
région  les  intérêts  dynastiques  à  la  cause  consti- 
tutionnelle. 

En  quittant  la  Perse,  le  12  mars  1912,  Mohammed 
Ali  Chah  avait  formulé  les  plus  expresses  réserves; 
il  avait  confié  ses  intérêts  aux  bons  soins  de  Chuja- 
ed-Dowley  et  Mujallal-es-Saltaneh2  dans  l'Azer- 

1  V.  p.  78  et  sniv. 

2  II  y  a  lieu  de  remarquer  que  chaque  fois  que  le  gouverne- 
ment persan  a  voulu  agir  contre  ces  rebelles,  en  demandant 


LA    QUESTION    DE    l'aZERBAIDJAN.  149 

baïdjan  et  aux  bons  soins  de  Salar-ed-Dowley 
et  de  Farman  Farma  dans  le  Kurdistan  et  dans  les 
régions  de  Kermanchah  et  Hamadan. 

Chuja-ed-Dowley  et  Zia-ed-Douiley.  —  Pendant 
les  événements  de  1911,  Chuja-ed-Dowley,  ancien 
chef  des  écuries  de  Mohammed  Ali  Chah,  s'était 
employé  de  son  mieux,  aux  environs  de  Tauris, 
contre  le  parti  constitutionnel,  abandonné  sans 
secours  par  le  gouvernement  de  Téhéran.  11  avait 
investi  et  affamé  la  ville,  ne  laissant  passer  les 
approvisionnements  et  les  marchands  que  pour 
les  piller  ensuite.  On  connaît  les  événements  qui, 
à  cette  époque,  ensanglantèrent  Tauris.  Des  con- 
flits se  produisirent  entre  les  fedais,  la  police 
locale  et  les  soldats  russes.  Sous  un  prétexte 
futile  mais  prémédité  :  la  réparation  d'un  poste 
téléphonique  par  quelques  cosaques  sur  le  toit 
d'un  bureau  de  la  police  persane,  —  une  mêlée 
générale  mit  aux  prises  les  agents  de  police,  les 
fedais  et  les  patrouilles  russes.  Cinq  cent  cin- 
quante cosaques,  qui  étaient  déjà  venus  d'Ardebil 


à  la  Russie  soit  leur  extradition,  soit  leur  éloignement,  l'An- 
gleterre lui  a  toujours  conseillé  de  n'en  rien  faire.  Voir  Livre 
bleu,  pièce  227  du  9  juillet  1912  et  pièce  372  d'octobre 
1912  :  «  ...  I  considérée!  their  inclusion  in  such  apaper  very 
bad  diplomacy  ». 


150  LA    QUESTION    PERSANE. 

pour  la  protection  des  étrangers,  bombardèrent  la 
citadelle  de  Tauris,  où  s'étaient  réfugiés  200  fedais. 

L'opinion  publique  fut  alors  soigneusement 
excitée  à  Saint-Pétersbourg  par  les  Novoié-  Vrémia 
et  par  une  grande  partie  de  la  presse  russe,  contre 
une  population,  qui,  cependant,  était  demeurée 
neutre  et  calme  pendant  les  événements1.  C'était 
précisément  le  moment  où  le  Gouvernement 
persan  venait  de  donner  satisfaction  aux  deux 
ultimatums  russes  et  où  l'Angleterre  négociait 
avec  tant  de  peine  le  retrait  des  troupes  étrangères 
du  territoire  persan.  Le  Gouvernement  britan- 
nique réussit  dans  une  certaine  mesure  à  obtenir 
la  disjonction  des  deux  questions  :  le  retrait  des 
troupes  et  les  événements  de  Tauris. 

Cependant  le  parti  constitutionnel  perdait  visi- 
blement pied  dans  la  région;  les  révolutionnaires, 
abandonnés  par  la  population,  étaient  traqués  de 
tous  côtés;  le  gouverneur  général  de  la  pro- 
vince de  Tauris,  Zia-ed-Dowley,  se  réfugiait  au 
consulat  anglais2.  Cinq  ou  six  mille  hommes  de 
troupes  russes  avec  dix-huit  canons  occupaient 
la  ville,  où  Chuja-ed-Dowley  fit  bientôt  son  entrée 

1  V.  Livre  blanc  anglais  sur  les  affaires  de  Perse,  n°  5, 
1912,  pièce  n°  2,  25  décembre  1911. 

2  V.  Livre  orange  russe  sur  les  affaires  de  Perse,  n°  7, 
4911,  p.  421  et  suiv. 


LA    QUESTION    DE    ^AZERBAÏDJAN.  151 

et  où  il  fut  reconnu  comme  gouverneur  de  fait 
par  le  consul  de  Russie.  Le  succès  obtenu,  ce 
dernier  se  défendit  de  vouloir  administrer  lui- 
même  la  région;  il  dit  que  Chuja-ed-Dowley  était 
entré,  appelé  par  une  population  lasse  du  désordre 
et  des  troubles  et  qu'il  lui  appartenait  désormais 
de  rétablir  Tordre  et  la  sécurité. 

L'opinion  générale  fut  que  Chuja-ed-Dowley 
venait  annoncer  le  prochain  retour  de  Mohammed 
Ali  Chah.  Mais  le  Gouvernement  britannique, 
tout  en  reconnaissant  qu'il  était  bien  obligé  d'ac- 
cepter provisoirement  le  fait  acquis  et  Chuja-ed- 
Dowley  comme  gouverneur  de  Tauris,  ne  cessa 
pas  de  le  considérer  comme  rebelle  au  Gouver- 
nement constitutionnel  de  Téhéran.  Il  exprima 
l'espoir  que  le  Gouvernement  de  Saint-Péters- 
bourg ne  permettrait  pas  à  Chuja-ed-Dowley  de 
proclamer  à  Tauris  le  prochain  retour  de  Mo- 
hammed Ali  Chah. 

Par  contre,  le  Gouvernement  constitutionnel 
de  Téhéran,  sous  le  prétexte  d'éviter  de  nouveaux 
troubles,  engagea  de  son  côté  la  population  à 
entrer  en  composition  avec  son  nouveau  gouver- 
neur et  à  faire  l'union  de  tous  les  Persans  pour  le 
salut  de  la  patrie  et  de  la  religion. 

La  Russie  n'eut  pas  le  triomphe  généreux  : 
Zia-ed-Dowley,   l'ancien  gouverneur  de  Tauris, 


152  LA    QUESTION    PERSANE. 

avait  été  l'âme  de  la  résistance.  Il  s'était  réfugié 
au  consulat  anglais.  Celui-ci  avait  demandé  un 
sauf-conduit  pour  son  protégé  jusqu'à  Téhéran. 
Il  lui  fut  répondu  sur  un  ton  si  peu  aimable1  par 
le  Gouvernement  russe,  qu'il  ne  songea  plus  qu'à 
se  dégager  de  toute  responsabilité  concernant  la 
vie  et  la  liberté  de  Zia-ed-Dowley.  Le  malheu- 
reux, se  sentant  abandonné  et  perdu,  se  suicida 
au  consulat  anglais  le  6  février  19122. 

1  V.  Livre  blanc,  n°  5,  1912,  pièce  104,  18  janvier  1912. 
Sir  Barclay,  ministre  d'Angleterre  à  Téhéran,  à  Sir  F.  Grey  : 
«  The  tone  of  the  reply  of  the  Russian  Government  shows 
some  annoyance  with  me,  and  they  threaten  to  cancel  the 
safe  conduct  already  accorded  to  the  Basti  if  I  persist  in 
my  attitude  ». 

2  V.  le  Livre  orange  russe,  VU,  1912,  p.  398,  425,  428  et 
436.  Le  ministre  de  Russie  à  Téhéran  s'est  montré  assez 
conciliant  et  humain  dans  la  circonstance,  mais  le  consul 
russe  de  Tauris,  Miller,  fut  plus  impitoyable  et  sut  faire 
partager  sa  manière  de  voir  à  la  section  de  l'Orient  du 
ministère  des  Affaires  étrangères  à  Saint-Pétersbourg. 
M.  Poklewski  Koziell  ne  demandait  qu'une  suspension  de 
fonctions  pour  Zia-ed-Dowley,  il  favorisait  même  son  départ 
pour  l'Europe.  Le  consul  Miller  et  la  section  de  l'Orient  exi- 
gèrent un  châtiment  beaucoup  plus  sévère  : 

«  La  prétention  du  Gouvernement  du  Chah  de  maintenir 
à  Tauris  Zia-ed-Dowlev,  chef  des  fedais  et  dont  l'audace  est 
allée  jusqu'à  calomnier  la  noble  armée  russe,  est  de  nature 
à  aggraver  les  pires  complications  »  (télégramme  du  consul 
Miller  à  Saint-Pétersbourg).  «  Nous  jugeons  que  Zia-ed-Dowley 
doit  subir  un  châtiment  plus  sévère  que  celui  que  vous 


LA    QUESTION    DE    L  AZERBAÏDJAN. 


153 


Ce  fut  une  faute  du  Gouvernement  britan- 
nique, car  il  ne  lui  resta  désormais  plus  rien  de 
sérieux  à  opposer  à  Chuja-ed-Dowley  à  Tauris. 
Cependant  il  essaya  de  se  servir  du  Cépadhar. 

Chuja-ed-Dowley  et  le  Cépadhar.  —  Le  Cépa- 
dhar, ancien  généralissime  de  l'antichambre  de 
Mohammed  Ali  Mirza,  marchait  encore  en  1908  à  la 
tête  des  troup  es  royales  contre  la  révolution.  Les  Re- 
chtis  l'inventèrent  comme  constitutionnel  en  1910. 

Exploitant  son  mécontentement,  le  Gouverne- 
ment de  Londres  voulut  en  faire  son  agent 
à  Tauris,  ou  du  moins  s'en  servir  pour  trou- 
bler la  paisible  jouissance  de  Chuja-ed-Dowley. 
Naturellement  le  Gouvernement  russe  résista  : 
il  fit  ressortir  que  le  Cépadhar,  violent  et  capri- 
cieux, serait,  escorté  de  ses  fedais  et  de  ses 
Arméniens,  un  élément  de  trouble  et  de  désordre 
dans  la  région,  que  sa  personnalité  était  en- 
combrante, remuante  et  agitée,  que  Chuja-ed- 
Dowley,  au  contraire,  était  sérieux,  qu'il  avait 
de  l'autorité  sur  les  tribus,  qu'il  était  ami  de 
l'ordre  et  qu'avec  lui  on  pouvait  «  répondre  des 
directions  de  la  politique  russe  à  Tauris  ». 
D'ailleurs,  disaient  les  Russes,    le   Cépadhar   ne 

proposez  vous-même  »    (télégramme   de   Saint-Pétersbourg 
au  ministre  de  Russie  à  Téhéran). 


154  LA    QUESTION    PERSANE. 

pourrait  administrer  la  province  qu'avec  l'aide  et 
l'appui  de  Chuja-ed-Dowley,  qui  disposait  d'une 
véritable  influence  dans  la  région.  Le  Gouverne- 
ment persan  suivit  alors  la  politique  de  l'Angle- 
terre et  soutint  le  Gépadhar;  il  protesta  contre  le 
maintien  de  Chuja-ed-Dowley  comme  gouverneur 
généra]  de  Tauris.  Il  l'accusa,  très  justement  du 
reste,  de  soulever  les  populations  en  faveur  de  l'ex- 
chah  avec  l'aide  de  ses  lieutenants  Rachid-el-Molk 
et  Rafî-ed-Dowley,  qui,  par  leurs  rapines,  étaient 
«  la  malédiction  et  le  désespoir  des  Azerbaïdjanis». 

En  attendant,  Chuja-ed-Dowley  organisait  la 
province  à  sa  guise  et  à  son  profit  ;  il  nommait  le 
khan  de  Maku,  réactionnaire  fanatique,  gouver- 
neur de  Khoi,  Ourmiah  et  Salmaz. 

Une  proposition  transactionnelle  fut  faite  :  le 
Cépadhar  serait  nommé  gouverneur  général  de 
l'Azerbaïdjan,  mais  Chuja-ed-Dowley  demeure- 
rait gouverneur  de  Maragha1,  à  la  condition  de 
ne  plus  faire  aucune  propagande  en  faveur  de 
Mohammed  Ali  Mirza.  Au  mois  d'avril  1912,  le  Cé- 
padhar annonça  son  départ  de  Téhéran  pour  Tauris. 

On  peut  assister,  à  partir  de  ce  moment,  à  une 
très   curieuse  incidence  à   Téhéran   des  fluctua- 

1  V.  Livre  orange  sur  les  affaires  de  Perse,  VII,  p.  396  et 
suiv.  Maragha  est  une  des  importantes  subdivisions  admi- 
nistratives de  l'Azerbaïdjan. 


LA    QUESTION    DE    ^AZERBAÏDJAN.  155 

tions  de  la  politique  de  Londres  et  de  Saint-Pé- 
tersbourg. Suivant  les  succès  et  les  revers  des  in- 
fluences anglaises  auprès  du  Gouvernement  russe, 
suivant  les  succès  et  les  revers  de  la  fur  or  cousu- 
laris  à  la  section  de  l'Orient,  suivant  les  progrès 
et  les  reculs  de  la  manière  forte  au  ministère 
russe  des  Affaires  étrangères,  le  Cépadhar  quittait 
la  capitale  et  s'avançait  de  quelques  verstes  dans 
la  direction  de  Tauris;  ou  bien  rétrogradait  et 
rentrait  même  à  Téhéran. 

Cependant,  le  Gouvernement  anglais  insistait 
pour  obtenir  le  départ  de  Chuja-ed-Dowley  qu'il 
accusait  de  favoriser  le  mouvement  séparatiste  de 
r Azerbaïdjan.  M.  Sazonof  répondit  évasivement 
que  le  Gouvernement  russe  ne  prendrait  en  mains 
l'administration  de  la  province  que  si  les  événe- 
ments l'y  obligeaient,  qu'il  était  probable  que  la 
présence  de  Chuja  à  Tauris  permettrait  d'éviter 
cette  extrémité  et  que,  dans  ce  sens,  le  Gouverne- 
ment anglais  ferait  bien  d'accorder  son  appui  au- 
dit Chuja-ed-Dowley. 

De  son  côté,  le  Cépadhar,  qui  commençait  à 
s'ennuyer  fort  du  rôle  qu'on  lui  faisait  jouer  et 
qui,  le  3  avril  1912,  venait,  dans  une  lettre  ouverte 
au    régent    de    l'empire1,    de    publier    les    plus 

1  V.  plus  loin  le  Cépadhar  et  le  Régent. 


156  LA    QUESTION    PERSANE. 

amères  critiques  contre  le  régime  constitutionnel, 
ne  pouvait  plus  résister  à  ses  désirs  d'intrigues. 
Il  conspirait  ouvertement  à  Téhéran  contre  le 
gouvernement,  qui  le  choisit  alors  pour  rem- 
placer Chuja-ed-Dowley.  L'Angleterre  jouait  de 
malheur;  il  ne  s'agissait  désormais  plus  pour  elle, 
en  pressant  l'envoi  du  Cépadhar  à  Tauris,  de 
s'assurer  un  partisan  dans  l'Azerbaïdjan,  mais  de 
débarrasser  le  gouvernement  constitutionnel  à 
Téhéran  d'un  agitateur  dangereux,  autour  de 
qui  commençaient  à  se  grouper  les  partisans  les 
plus  actifs  de  l'ex-chah.  Le  Gouvernement 
russe,  voyant  cela,  accentua  son  opposition  et 
c'est  alors  que  l'Angleterre  exhala  sa  plainte 
et  qu'elle  reprocha  à  la  Russie  de  ne  lui  avoir 
fait  signer  en  1907  qu'un  compromis  équivoque 
pour  se  tailler  en  Perse  la  part  du  lion  *. 

Pendant  ce  temps,  les  troupes  russes  procédaient, 
dans  l'Azerbaïdjan,  à  la  destruction  et  à  l'anéan- 
tissement de  la  tribu  des  Chah  Sevens;  ils  occu- 
paient la  citadelle  d'Ardebil  et  emprisonnaient 
l'agent  persan  du  ministère  des  Affaires  étrangères, 
qui  avait  offert  ses  bons  offices  entre  les  Chah 
Sevens  et  le  consul  de  Tauris. 

Le  2  juillet  1912,  le  Cépadhar  partit  cependant 

1  V.  plus  haut,  p.  3,  la  note. 


LA    QUESTION    DE    l'aZERBAIDJAN.  157 

pour  Tauris.  Les  Russes  consentirent  à  le  recevoir, 
mais  ils  demandèrent,  comme  compensation  au 
Gouvernement  persan,  la  création  d'une  nouvelle 
brigade  de  cosaques  dans  l'Azerbaïdjan  commandée 
par  des  officiers  russes.  Cette  brigade  devait  servir 
à  assurer  la  perception  des  impôts  dans  la  pro- 
vince et  sa  création  ne  devait,  en  aucune  façon, 
empêcher  l'augmentation  de  l'effectif  déjà  prévue 
pour  la  brigade  de  cosaques  de  Téhéran1. 

La  situation  devenait  particulièrement  grave 
pour  la  Perse  et  pour  l'Angleterre. 

Il  ne  faut  pas  oublier,  en  effet,  que  d'après  la 
convention  anglo-russe  de  4907,  la  zone  d'influence 
russe  comprend  non  seulement  l'Azerbaïdjan, 
mais  encore  le  Kurdistan,  toutes  les  régions  de 
Kermanchah,  d'Hamadan,  de  Nehavend  et  de 
Bouroudjird  qui  composent  actuellement  l'Avalât 
de  Gharb  (ouest),  le  pays  de  Zendjan  et  même 
une  partie  du  Luristan,  l'autre  partie  étant  indé- 
pendante sous  l'autorité  du  vali  de  Pust-Kuh. 
Non  seulement  la  Russie  avait  installé  Chuja-ed- 
Dowley  dans  l'Azerbaïdjan,  ce  qui  équivalait  à 
une  occupation  effective  de  cette  province,  mais 
elle  avait  exigé  du  Gouvernement  de   Téhéran, 


1  V.  Livre  bleu  anglais  sur  les  affaires  de  Perse,  n°  1,  1913, 
pièce  178,  1er  juillet  1912. 


158  LA    QUESTION    PERSANE. 

pour  y  préparer  la  pénétration  russe,  la  réunion 
des  territoires  de  Hamadan,  de  Kermanchah, 
Tucer  Khan,  Nehavend  et  Dowlet  Abad  sous  l'au- 
torité du  prince  Farman  Farma,  Abdol  Hossein 
Mirza,  gendre  de  Mozaffer-ed-Dine,  petit-fils  de 
Fath  AH  Chah,  beau-frère  de  Salar-ed-Dowley  et 
dont  la  fidélité  à  la  Constitution  pouvait  être 
discutée1.  La  Russie  avait  encore  installé  àZendjan 
Sardar  Moayyed,  frère  de  Chuja-ed-Dowley.  C'était 
une  savante  et  vaste  organisation,  dont  le  but 
certain  était  de  préparer  le  retour  de  Mohammed 
Ali  Chah.  Le  Gouvernement  de  Saint-Pétersbourg 
espérait,  en  outre,  que  le  Guilan,  le  Mazendéran 
et  le  Khoraçan  suivraient  le  mouvement.  De  cette 
façon,  c'était  toute  la  zone  d'influence  russe,  c'est- 
à-dire  plus  d'un  bon  tiers  de  la  Perse  tout  prêt  à 
former  un  État  à  part  sous  le  sceptre  de  Mohammed 
Ali  Chah  rappelé,  ou,  à  défaut,  sous  l'autorité  de 
son  frère  Salar-ed-Dowley  en  disponibilité  dans  le 
Kurdistan  et  éventuellement  reconnu  par  la  fac- 
tion kadjiar2. 


1  Ce  Farman  Farma,  assisté  de  ses  fils  et  notamment  du 
jeune  Firouz  Mirza,  s'est  fait  particulièrement  remarquer 
pendant  la  guerre  actuelle  par  ses  menées  et  ses  intrigues 
contre  les  Puissances  de  la  Quadruple  Entente. 

2  L'Angleterre  aurait  reçu  l'autorisation  de  restaurer  l'au- 
torité de  Zill-es-Soltan  sur  la  région  d'Ispahan. 


LA    QUESTION    DE    L  AZERBAÏDJAN.  159 

En  vain,  le  Gouvernement  de  Londres  invoquait 
les  dispositions  du  protocole  de  1909  4,  et  le  prin- 
cipe de  la  non-intervention  dans  les  affaires  inté- 
rieures de  la  Perse  reconnu  par  l'accord  de  1907. 
La  pénétration  et  l'occupation  russes  avançaient 
rapidement  d'étape  en  étape,  si  bien  que  l'Angle- 
terre dut  bientôt  se  borner  à  demander  des 
garanties  «  pour  le  reste  de  la  Perse  »  et  notam- 
ment pour  son  commerce  dans  la  zone  neutre  à. 

1  V.  plus  haut,  p.  93  et  suiv. 

2  V.  Livre  bleu  anglais  sur  les  affaires  de  Perse,  n°  1,  1913, 
pièce  335,  25  septembre  1912.  Sir  Grey  à  Sir  Buchanan  : 
«  1  had  some  conversation  with  M.  Sazonof  to  day  on  the 
subject  of  Persia,  and  pointed  out  on  the  map  how  large 
the  Russian  sphère  was  as  compared  with  the  British. 

»  I  said  that  people  hère  felt  was  that  the  changes  since 
the  Anglo-Russian  Convention  had  been  to  our  disadvantage. 
Russia  was  now  in  military  occupation  of  some  portions  of 
northern  Persia;  her  shadow  was  thereby  thrown  right 
across  the  north,  that  inevitably  made  her  influence  prédo- 
minant at  Tehran,  and  ours  correspondingly  less;  and  ail 
this  made  it  more  than  ever  essential  that  we  should  be 
quite  sure  as  regards  the  rest  of  Persia,  and  especially  with 
regard  to  our  commercial  interests  in  the  neutral  zone  ;  that 
Persian  gobernors  should  be  supported  by  the  Central 
Government  in  protecting  thèse  interests;  and  that  the 
Russian  Minister  at  Tehran  should  never  work  against  them. 
As  long  as  M.  Poklewsky  was  there  we  were  sure  this  would 
be  safe. 

»  M.  Sazonof  said  that  whatever  Russian  Minister  was 
there,  his  instructions  would  always  be  the  same,  to  act  as 
M.  Poklewsky  had  done  in  this  respect  ». 


160  LA    QUESTION    PERSANE. 

Cependant,  les  intrigues  continuaient  de  plus 
belle  dans  l'Azerbaïdjan  entre  Chuja-ed-Dowley 
et  le  Cépadhar.  Le  28  juillet,  sous  le  prétexte  de 
réglementer  l'exportation  des  tapis  teints  à  l'ani- 
line1, Chuja-ed-Dowley  réunit  les  marchands  et 
les  prêtres  de  Tauris.  Tous  déclarèrent  solennelle- 
ment qu'ils  entendaient  conserver  Chuja  à  la  tête 
de  l'administration  et  du  gouvernement  général 
de  l'Azerbaïdjan.  Un  télégramme  fut  rédigé  séance 
tenante,  invitant  le  Gouvernement  de  Téhéran  à 
maintenir  Chuja-ed-Dowley  à  Tauris  et  à  ne  pas 
laisser  le  Cépadhar  rejoindre  son  poste.  Les  prê- 
tres firent  retentir  les  mosquées  de  discours  vio- 
lents contre  les  constitutionnels  et  contre  tous 
ceux  qu'ils  accusaient  de  la  nomination  du  Cépa- 
dhar. De  nombreux  meetings  s'organisèrent  en 
faveur  du  retour  de  Mohammed  Ali  Mirza,  les 
bazars  furent  fermés  ;  on  put  craindre  même  de 
plus  violentes  manifestations. 

Le  Gouvernement  de  Téhéran  s'émut,  le  Cépa- 


1  Cette  question  de  l'aniline  employée  pour  la  confection 
des  tapis  a  été  mise  à  l'ordre  du  jour,  par  l'ancien  trésorier 
général  de  la  Perse,  au  double  point  de  vue  de  la  protection 
de  l'industrie  des  tapis  en  Perse  et  des  recettes  du  budget. 
V.  plus  loin  aux  méthodes  turco-allemandes  le  désastre 
causé  à  cette  industrie  par  l'introduction  dans  le  pays  des 
camelotes  chimiques  allemandes. 


LA    QUESTION    DE    L 'AZERBAÏDJAN.  1G1 

dhar  annonçait  qu'il  allait  se  retirer  dans  ses  pro- 
priétés du  Mazendéran  et  Chuja-ed-Dowley,  main- 
tenu, par  ce  fait  même,  à  la  tête  du  gouvernement 
général  de  F  Azerbaïdjan  menaçait  de  se  rendre 
indépendant  et  de  séparer  la  province  du  reste  de 
l'empire1.  Le  ministère,  qui  avait  déjà  accepté  la 
création  d'une  brigade  russe  de  cosaques  à  Tauris 
pour  obtenir  la  nomination  du  Gépadhar,  déclara 
ne  pouvoir  rester  si  ce  dernier  ne  rejoignait  son 
poste  sans  délai. 

Bien  que  toutes  ces  manifestations  aient  eu  pour 
principal  auteur  Chuja-ed-Dowley,  agissant  pour 
le  compte  de  la  Russie,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  l'esprit  réactionnaire  avait  déjà  fait  de  grands 
progrès  à  Tauris.  La  population,  composée  en 
majeure  partie  de  marchands,  avait  en  effet  beau- 
coup souffert  des  désordres  qui  avaient  discrédité 
les  premiers  essais  de  régime  constitutionnel.  Le 
reste,  fonctionnaires,  gens  à  professions  libérales, 
quartiers  riches,  etc.,  comprenait  bien  quelques 
théoriciens  de  la  Constitution,  mais  pas  un  n'au- 
rait osé  exposer  ses  théories  devant  l'ombre  de  l'ex- 
Chah.  Aucun  n'était  capable  de  faire  un  chef.  Tous 
les  anciens  leaders  du  parti  étaient  morts  ou  en 

1  II  n'y  a  pas  eu  que  ce  mouvement  séparatiste  ;  le  Khora- 
çan,  l' Azerbaïdjan,  le  Mazendéran  et  le  Guilan  ont  manifesté 
à  la  même  époque  l'intention  de  suivre  ce  mouvement. 
Dkmokqny.  il 


162  LA   QUESTION    PERSANE. 

fuite,  les  militants  se  cachaient.  Chuja-ed-Dowley 
était  bien  maître  de  la  place.  Aussi  les  marchands, 
qui  avaient  conservé  de  Mohammed  Ali  Mirza  le 
souvenir  d'un  seigneur  rude,  mais  capable  de  main- 
tenir l'ordre,  estimaient-ils  avec  opportunité  que 
l'établissement  de  la  Constitution  en  Perse  avait 
été  prématuré.  Ils  plaçaient  du  reste  dans  une  res- 
tauration de  l'ancien  régime  l'espoir  de  retrouver 
la  paix,  le  calme  et  de  recouvrer  leurs  biens 
perdus. 

Au  mois  d'octobre  1912,  le  professeur  E.  G. 
Browne  publia  à  Londres  un  assez  violent 
pamphlet  contre  la  Russie  au  sujet  de  son  attitude 
dans  l'Azerbaïdjan.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
remarquer  que  l'ancien  consul  britannique  à 
Tauris,  M.  Shipley,  crut  devoir  y  répondre  pour 
démontrer  que  la  plus  parfaite  neutralité  avait  été 
observée  par  le  gouvernement  de  Saint-Péters- 
bourg dans  les  désordres  de  1911.  Le  Livre  bleu 
publia  cette  réponse1,  où  les  responsabilités  du 
Gouvernement  persan  furent  sévèrement  établies. 
L'opinion  à  Londres  paraît  d'ailleurs  avoir  été 
médiocrement  persuadée.  11  est  bien  certain  cepen- 
dant que  l'inertie  du  Gouvernement  de  Téhéran 
et  surtout  son  impuissance  ont  eu  à  Tauris  les 

1  Pièce  464,  11  décembre  1912,  Livre  bleu,  n°  1,  1913. 


LA    QUESTION    DE    l'aZERBAIDJAN.  163 

plus  déplorables  résultats.  Mais  cette  impuissance 
et  cette  inertie  n'étaient-elles  pas  escomptées 
d'avance? 

En  décembre  1911,  quand  Chuja-ed-Dowley  fit 
sa  première  apparition  sous  les  murs  de  Tauris,  le 
consul  russe  garda,  paraît-il,  une  attitude  assez 
neutre,  se  bornant  à  conserver  la  responsabilité  de 
Tordre  dans  la  ville.  Grâce  à  cette  neutralité,  écrit 
Sir  Shipley,  Tauris  put  résister  quatre  mois  à 
Cbuja-ed-Dowley  et  à  ses  partisans.  Mais  aucun 
secours,  aucune  intervention  ne  vinrent  de  Té- 
héran pour  soutenir  la  cause  constitutionnelle 
contre  le  parti  de  l'ex-chah. 

Le  conflit  survenu  au  début  de  1912  entre  les 
troupes  russes  et  les  fedais  et  la  police  locale  à 
Tauris  est  attribué  par  le  consul  Shipley  en 
grande  partie  à  la  faiblesse  et  à  la  nullité  de  l'ad- 
ministration persane.  L'ancien  gouverneur  Zia-ed- 
Dowley  n'aurait  été  qu'un  pantin,  entre  les  mains 
des  fedais  et  des  révolutionnaires  partisans  de 
Sattar  Khan  et  de  Baghar  Khan1,  qui  s'étaient 
emparés  de  la  police  de  la  ville  et  qui  ne  laissaient 
s'organiser  aucune  administration,  ni  aucun  gou- 
vernement réguliers. 

1  Sattar  Khan  et  Baghar  Khan  ont  été  depuis  ramenés  à 
Téhéran  où  ils  sont  actuellement  placés  sous  la  surveillance 
russe  et  pensionnés  par  le  gouvernement  persan. 


164  LA    QUESTION    PERSANE. 

«  Les  pratiques  odieuses  de  l'ancien  régime  con- 
tinuaient; la  population  était  terrorisée;  des  pro- 
vocations étaient  lancées  chaque  jour  contre  les 
autorités  et  les  troupes  russes  par  des  révolution- 
naires venus  du  Caucase  pour  se  joindre  aux  fedais. 
Ceux-ci  étaient  loin  d'être  considérés  par  la  popu- 
lation locale  comme  des  libérateurs  de  l'oppression 
étrangère.  Bien  au  contraire,  et  après  leur  défaite, 
elle  aida  avec  joie  à  leur  désarmement,  tandis  que 
le  gouvernement  de  Téhéran  n'avait  rien  fait  pour 
la  délivrer  de  la  tyrannie  de  ces  terroristes  et  que 
Zia-ed-Dowley,  avouant  son  incapacité  et  son  im- 
puissance, s'était  réfugié  au  consulat  anglais  ». 

Dans  ces  conditions,  conclut  le  consul  Shipley, 
l'intervention  russe  et  le  succès  de  Chuja-ed-Dowley 
étaient  dans  la  suite  logique  des  choses. 

Mais  ce  qui  devait  être  aussi  dans  la  suite  natu- 
relle des  choses  et  ce  que  la  légation  anglaise  de 
Téhéran  aurait  bien  dû  prévoir,  c'est  que  le 
Cépadhar,  qui  était  arrivé  à  Tauris  le  2  septembre 
1912,  ne  tarda  pas  à  faire  cause  commune  avec 
Chuja-ed-Dowley.  Ce  sont  choses  de  la  politique 
persane.  Dès  qu'il  eut  rejoint  son  poste,  le  nou- 
veau gouverneur  général  entreprit  une  violente 
campagne  entre  le  cabinet  bakhtyari  au  pouvoir, 
en  faveur  d'un  certain  personnage,  très  à  l'or- 
dre du  jour  à  l'heure  actuelle  encore,  Saad-ed- 


LA    QUESTION    DE    ^AZERBAÏDJAN.  165 

Dowley1,  que  la  Russie  cherchait  à  imposer  à 
l'Angleterre  comme  premier  ministre  et  même 
comme  régent  de  l'Empire  de  Perse.  Chuja-ed- 
Dowley,  le  Cépadhar  et  Saad-ed-Dowley  organisè- 
rent de  nombreux  meetings  contre  les  Bakhtyaris, 
contre  le  cabinet  au  pouvoir,  contre  le  régent  Nasr- 
el-Molk,  et  l'on  put  croire  un  moment  au  triomphe 
définitif  de  la  politique  russe  à  Téhéran  et  à  l'avè- 
nement de  Saad-ed-Dowley. 

Mais  le  Gouvernement  de  Londres,  bien  qu'un 
peu  tard,  se  ressaisit  et  repoussa  la  candidature  de 
Saad-ed-Dowley.  Il  n'était  plus  temps  de  sauver  le 
gouvernementbakhtyari,  mais  Sir  E.  Grey  intervint 
énergiquement  auprès  de  M.  Sazonof  et  lui  signala 
une  fois  de  plus  la  gravité  de  la  situation  en  Perse. 
Il  insista  sur  la  nécessité  absolue  d'une  coopération 
loyale  des  deux  Gouvernements  russe  et  anglais 
pour  le  maintien  de  l'intégrité  et  de  l'indépen- 
dance de  la  Perse.  Sazonof  se  montra  très  pessi- 
miste :  «  Il  n'y  avait  pas  à  proprement  parler  de 
gouvernement  à  Téhéran;  la  question  des  chemins 
de  fer  n'avançait  pas;  les  représentants  des  syndi- 

1  Saad-ed-Dowley  fut,  autrefois,  un  libéral  et  un  constitu- 
tionnel notoire  et  réputé.  11  mérita,  paraît-il,  le  surnom  de 
«  père  de  la  nation  ».  On  dit  qu'il  devint  réactionnaire  après 
avoir  été  obligé  de  quitter  la  présidence  du  premier  medjliss. 
V.  p.  36. 


166 


LA    QUESTION    PERSANE. 


cats  ne  savaient  à  qui  s'adresser.  Les  affaires  du 
pays  devaient  être  soumises  à  un  contrôle  sévère; 
le  retrait  des  troupes  russes  du  territoire  persan 
ne  pouvait  être  envisagé  pour  l'instant,  l'anarchie 
générale  ne  le  permettait  pas  ». 

Cependant,  à  la  suite  de  l'intervention  de  Sir 
E.  Grey,  le  Cépadhar,  Chuja-ed-Dowley  et  Saad- 
ed-Dowley  reçurent  des  instructions  pour  cesser 
leurs  intrigues.  Aussi  bien,  les  trois  personnages, 
unis  dans  un  commun  sentiment  de  profonde 
xénophobie,  commençaient  à  diriger  de  sérieuses 
attaques  contre  la  mission  belge.  A  l'époque,  cette 
campagne  n'était  pas  au  goût  russe.  Saad-ed-Dowley 
cessa  pour  un  temps  de  faire  parler  de  lui,  le  Cépa- 
dhar obtint  un  congé  pour  se  rendre  en  Europe  et 
Chuja-ed-Dowley  conserva  l'intérim  du  gouver- 
nement général  de  l 'Azerbaïdjan. 

Telle  était  la  situation  au  moment  où  l'Angle- 
terre, poursuivant  l'idée  d'un  gouvernement 
«  fort  »  à  Téhéran,  c'est-à-dire  d'un  gouverne- 
ment anglophile,  parut  réussir  à  constituer  le 
19  janvier  1913  «  le  grand  ministère  national  de 
la  Perse  »,  quelque  chose  comme  le  grand  Cabinet 
français  de  janvier  1912. 

Le  grand  ministère  national  persan  de  1913  ne 
dura  guère  plus  que  le  grand  Cabinet  français  de 
1912.  Il  était  composé  comme  suit  :  Ala-os-Sal- 


LA    QUESTION    DE    ^AZERBAÏDJAN.  167 

taneh,  président  du  Conseil,  sans  portefeuille; 
prince  Ein-ed-Dowley,  ministre  de  l'Intérieur; 
Vossough-ed-Dowley,  ministre  des  Affaires  étran- 
gères; Ghavamos-Saltaneh,  ministre  des  Finances; 
Montaz-ed-Dowley,  ministre  de  la  Justice;  Mos- 
tachar-ed-Dowley,  ministre  des  Travaux  publics, 
des  Postes  et  Télégraphes;  Moetamen-el-Moik, 
ministre  du  Commerce;  Mouchir-ed-Dowley,  mi- 
nistre de  l'Instruction  publique;  Moustofi-el-Ma- 
malek,  ministre  de  la  Guerre. 

Le  personnage  principal  était  Moetamen-el- 
Molk,  ancien  président  du  second  medjliss,  intel- 
lectuel et  «  jeune  Persan  »  de  bonne  réputation.  Ce 
personnage,  fort  distingué  d'ailleurs,  semble,  toutes 
proportions  gardées,  jouer  à  Téhéran  lerôle  de  Léon 
Bourgeois  à  Paris.  Le  programme  du  nouveau  Ca- 
binet comprenait  d'abord  les  mesures  nécessaires 
pour  calmer  l'effervescence  dans  l'Azerbaïdjan. 
Constitutionnellement,  Moetamen-el-Molk  voulait 
subordonner  la  concession  du  chemin  de  fer 
Djulfa-Ourmiah-Tauris-Téhéran  demandée  par 
les  Russes  à  l'assentiment  du  futur  medjliss.  Tout 
au  moins  voulait-il  que  le  gros  emprunt  de  150 
ou  200  millions  de  francs,  à  l'étude  depuis  1911 
et  déjà  promis  en  échange  de  l'adhésion  en  1912 
de  la  Perse  à  l'accord  anglo-russe  de  1907,  fût 
l'objet  d'engagements  fermes  de  la  part  des  deux 


168  LA    QUESTION    PERSANE. 

Gouvernements  russe  et  anglais.  Il  n'entendait 
accorder  à  une  nouvelle  avance  de  12  à  15  mil- 
lions que  les  garanties  provenant  des  augmen- 
tations de  recettes  prévues  et  annoncées  par  le 
trésorier  général  belge  dans  sa  note  du  31  août 
1912  sur  la  situation  financière  de  la  Perse  pen- 
dant l'année  Sitchghan-il1.  Ce  programme,  très 
sage,  était  en  outre  conforme  au  principe  de  la 
porte  ouverte  proclamé  dans  la  convention  anglo- 
russe  de  1907.  Quant  aux  scrupules  consti- 
tutionnels de  Moetamen-el-Molk,  la  Russie  n'y 
attacha  pas  autrement  d'importance.  Toutefois, 
elle  intrigua  de  telles  façons,  que  celui-ci  dut  se 
retirer  du  grand  ministère.  La  concession  du 
chemin  de  fer  Djulfa-Tauris-Ourmiah-Téhéran 
fut  accordée  le  24  janvier-6  février  1913  (29  Safar 
1331),  à  la  banque  d'escompte  russe  à  Téhéran, 
moyennant  une  maigre  avance  de  un  million  de 
tomans  qui  ne  fut  payée,  avec  beaucoup  de  rete- 
nues, que  le  lendemain  de  la  signature  du 
contrat. 

1  V.  Livre  bleu  anglais  sur  les  affaires  de  Perse,  n°l, 1913, 
pièce  327,  enclosure,  31  août  1912.  V.  aussi  mon  cours  à 
l'institut  polytechnique  de  Téhéran,  2e  semestre,  1913-1914, 
Les  institutions  financières  de  la  Perse. 


LE    CÉPADHAR    ET    LE    RÉGENT.  169 


Le  cépadhar  et  le  régent. 

L'accord  nouveau  de  1912  ne  laissa  subsister 
en  Perse  que  le  pouvoir  religieux  et  une  oligar- 
chie d'une  demi-douzaine  de  ministres  sans  con- 
trôle et  sans  responsabilité. 

Les  ultimatums  de  la  Russie  avaient  amené  le 
Medjliss  persan  à  décider,  dans  une  séance  secrète, 
d'adresser  à  tous  les  parlements  européens,  à  la 
Douma,  à  la  presse  mondiale  une  protestation 
contre  les  agissements  du  Gouvernement  de  Saint- 
Pétersbourg1.  De  plus,  le  clergé  de  Téhéran  avait 
de  son  côté  avisé  les  ulémas  et  grands  mujteheds 
de  Nedjef  et  de  Kerbela  à  Bagdad  et  dans  les  prin- 
cipaux collèges  musulmans. 

M.  Nératof  avait  immédiatement  riposté  en  fai- 
sant notifier  au  Gouvernement  de  la  Sublime 
Porte  qu'il  devait  empêcher  sur  le  territoire  turc 
toute  agitation  contre  la  Russie,  et  surveiller  tout 
particulièrement  les  agissements  du  caïmacan  de 
Nedjef. 

1  L'Europe  financière  est  d'ailleurs  restée  complètement 
indifférente  devant  le  conflit  russo-persan. 


170  LA    QUESTION    PERSANE. 

En  même  temps,  le  consul  général  russe  à 
Bagdad  recevait  de  sévères  instructions  pour  faire 
comprendre  aux  mujteheds  qu'ils  ne  devaient  pas 
exciter  le  peuple  contre  la  Russie1.  Tout  acte  ina- 
mical aurait  des  conséquences  déplorables  pour  la 
Perse.  11  était  spécifié  d'ailleurs  que  l'envoi  de 
troupes  russes  sur  le  territoire  persan  n'avait  qu'un 
caractère  provisoire  et  qu'il  n'avait  pour  but  que 
de  mettre  un  terme  aux  agissements  de  l'agitateur 
étranger  Shuster  qui,  systématiquement,  avait 
détruit  les  bonnes  relations  du  Gouvernement 
de  Téhéran  avec  Saint-Pétersbourg2.  Le  consul 
général  de  Bagdad  devait  protester  contre  toute 
intention  prêtée  à  son  gouvernement  d'occuper  la 
Perse;  il  devait  faire  connaître  hautement  que  la 
Russie  n'avait  pour  objectif  que  de  rétablir  avec 
la  Perse  ses  bonnes  relations  amicales  et  tradi- 
tionnelles. Ce  résultat  atteint,  les  troupes  russes 
quitteraient  aussitôt  le  territoire  persan. 

Malheureusement  ni  le  Gouvernement  ottoman, 
ni  le  caïmacan  de  Nedjef  ne  se  montrèrent  per- 
suadés de  ces  bonnes  intentions.  Le  vali  de  Bagdad 
témoigna  de  sa  bonne  volonté  et  de  son  vif  désir 

1  Livre  orange,  t.  VII,  p.  274,  télégramme  do  20  novembre 
1911  de  Nératof  à  son  ambassadeur  à  Constantinople. 

2  Livre  orange,  t.  VII,  p.  275,  télégramme  de  la  section  de 
l'Orient  au  consul  général  de  Bagdad. 


LE    CEPADHAR    ET    LE    REGENT. 


171 


de  calmer  l'effervescence  du  caïmacan  de  Nedjef, 
mais  il  se  déclara  impuissant  à  le  faire.  Le  caï- 
macan multiplia  ses  «  fetvas  »  et  ses  manifestes 
contre  les  Russes  et  le  Gouvernement  de  la  Sublime 
Porte  se  borna  à  répondre  à  Saint-Pétersbourg 
qu'il  ne  fallait  pas  attacher  trop  d'importance  à 
ces  manifestations  isolées  et  que  toute  mesure 
répressive  contre  le  caïmacan  de  Nedjef  provo- 
querait des  troubles  dans  tout  le  valayat  de 
Bagdad1. 

Des  troubles  se  produisirent  à  Meched  où  quel- 
ques réactionnaires  partisans  de  l'ex-chah,  qui 
s'étaient  réfugiés  dans  le  sanctuaire  de  Meched, 
durent  en  être  expulsés  par  la  force2. 

Cependant  dans  les  hautes  sphères  gouverne- 
mentales  à  Téhéran,  le    cépadhar  et  le   régent 

1  Livre  orange,  t.  VII,  p.  282,  télégramme  de  l'ambassade 
de  Russie  à  Constantinople  à  Nératof. 

9  Meched,  dont  le  nom  signifie  «  la  Tombe  d'un  Martyr  », 
est  ainsi  appelé  parce  qu'il  renferme  le  tombeau  du  huitième 
imam,  Aly,  fils  de  Mouça,  et  surnommé  Réza  «  le  favori  de 
Dieu  ».  L'imam  Réza,  qui  mourut  à  Senabad  de  Thous, 
empoisonné  par  ordre  du  khalife  Mamoum  Abbaci,  à  qui  il 
causait  de  vives  inquiétudes  en  l'an  203  de  l'hégire,  est  le 
plus  célèbre  des  douze  imams,  et  les  Persans  et  les  chiites 
ont  pour  lui  une  vénération  toute  particulière.  Aussi  ce  saint 
sépulcre  est-il  après  la  Mecque  le  sanctuaire  le  plus  visité  de 
l'Asie  et  le  nombre  des  pèlerins  qu'il  attire  chaque  année 
dans  ses  murs  peut  être  évalué  en  moyenne  à  150.000. 


172  LA    QUESTION    PERSANE. 

engagèrent  au  sujet  des  événements  de  1911  une 
polémique  assez  vive  sous  forme  de  lettres  ou- 
vertes destinées  évidemment  à  l'histoire. 

La  plainte  du  Cépadhar.  —  Le  cépadhar1, 
«  gardien  de  l'armée  »,  Mohammed  Vali  Khan, 
ancien  Nasr-ol-Saltaneh,  c'est-à-dire  l'auxiliaire 
du  royaume,  natif  de  Toune  Kaboun,  est  un 
grand  propriétaire  d'immenses  domaines  dans 
les  riches  provinces  du  Guilan  et  du  Mazendé- 
ran.  Ancien  généralissime  de  l'antichambre  de 
Mohammed  Ali  Mirza,  le  cépadhar,  qui  s'était 
enrichi  dans  les  fermes  d'impôts,  les  gouverne- 
ments de  provinces,  la  fabrication  des  mon- 
naies, la  direction  des  douanes,  etc.,  etc.,  avait 
continué  de  1906  à  1908  le  service  royal  et 
sa  propre  fortune  dans  les  concessions  pétroli- 
fères,  le  gouvernement  du  Guilan  et  les  fourni- 
tures de  l'armée.  En  avril  1908,  il  marchait 
encore  à  la  tête  des  troupes  royales  contre  la 
révolution.  Mais  en  février  1910,  les  Rechtis,  qui 
venaient  de  tuer  leur  gouverneur,  en  firent  un 
sauveur  de  la  patrie,  le  collègue  du  sardar 
Assad  dans  les  conseils  du  nouveau  régime  cons- 
titutionnel2. 

1  V.  plus  haut,  p.  1H3  et  suiv. 

2  V.  Victor  Bérard,  op.  cit.,  Les  révolutions  de  la  Perse. 


LA    PLAINTE    DU    CÉPADHAR.  173 

C'est  ce  personnage  qui  écrivit  le  3  avril  1912 
la  lettre  suivante  au  régent  de  la  Perse  : 

Je  porte  plainte  contre  Votre  Altesse,  car  je  compte 
partir  pour  l'Azerbaïdjan  dans  quelques  jours  et  je  n'es- 
père pas  vivre  assez  pour  avoir  l'honneur  de  vous  revoir. 

Il  y  a  trois  ans,  nous  sommes  entrés  victorieux  à 
Téhéran;  nous  avons,  avec  six  divisions  armées,  vaincu 
et  détrôné  un  roi;  nous  en  avons  couronné  un  autre; 
nous  avons  nommé  un  régent  et  établi  un  medjliss. 

Nous  avons  pu  exécuter  la  loi  constitutionnelle  et 
faire  respecter  les  lois  de  liberté  sans  avoir  recours  à 
un  emprunt  étranger. 

Pendant  dix  mois,  nous  avons  assuré  la  sécurité 
sur  toutes  les  routes;  nous  avons  envoyé  plusieurs 
corps  d'armée  dans  le  Khorassan,  dans  le  Louristan,  à 
Asterabad,  dans  l'Azerbaïdjan;  partout  la  victoire  a 
souri  à  nos  efforts. 

Les  administrations  du  gouvernement,  bien  que 
mal  organisées,  ont  fonctionné  partout;  des  impôts 
indirects  ont  été  perçus  dans  toutes  les  provinces  et 
la  force  du  gouvernement  était  telle  que  l'impôt  du 
sel,  illégal  et  impopulaire,  a  cependant  pu  durer  pen- 
dant quelques  mois.  Les  autres  impôts  dans  toutes 
les  provinces  rentraient  régulièrement;  une  armée 
considérable  existait  dans  la  capitale  et  dans  ses  envi- 
rons. Dix  mois  après,  vous  étiez  présent  à  Téhéran. 
On  m'a  renvoyé  et  l'on  a  formé  le  cabinet  dit  éner- 
gique. Puis  Votre  Altesse  est  partie  pour  l'Europe  et 
l'ancien  régent  s'en  est  allé  reposer  sous  la  bénédiction 
sainte  de  la  p:iix  divine. 


174  LA    QUESTION    PERSANE. 

Votre  Altesse  fut  alors  appelée  à  occuper  le  haut 
poste  de  régent.  Et  voilà  maintenant  dix-neuf  mois 
que  vous  occupez  ces  fonctions  et  toute  la  nation 
s'inclinait  devant  vous  et  avait  placé  en  vous  toutes 
ses  espérances. 

Malheureusement,  depuis  votre  régence  nous  ne  fai- 
sons que  subir  et  pâtir. 

Au  Sud,  quelle  effusion  de  sang  !  Chiraz,  l'Ara- 
bistan,  le  Kousistan,  Ispahan  n'appartiennent  plus  au 
gouvernement.  Les  chefs  bakhtyaris  se  sont  emparés 
du  pouvoir  et  se  sont  rendus  indépendants. 

A  l'Ouest,  toutes  les  tribus  du  Louristan,  de  Ker- 
manchah,  de  Bouroudjird,  tout  le  Kurdistan  et  l'Irak 
Adjemi  sont  livrés  au  pillage,  au  meurtre  et  au  viol  ; 
partout  les  paysans  sont  en  révolte  et  les  propriétaires 
ont  disparu. 

Au  Nord  depuis  l'Araxe  jusqu'à  Sarakhs,  jusqu'au 
Seïstan,  partout  c'est  l'occupation  russe,  c'est  la  ré- 
volte, c'est  le  pillage. 

Les  choses  en  sont  arrivées  à  ce  point  que  le  sanc- 
tuaire de  Méched,  objet  de  l'adoration  de  tous  les 
Persans,  a  été  démoli,  rasé  par  les  canons  (qui  démo- 
lissent les  montagnes).  Et  nous,  Persans,  nous  n'enten- 
dons plus  que  les  lamentations  dans  les  familles,  nous 
ne  voyons  plus  que  les  pleurs  des  orphelins. 

La  faiblesse  de  l'autorité  de  Votre  Altesse  est  de- 
venue notoire  ;  le  peuple  n'a  plus  l'ombre  d'un  espoir 
en  votre  personne. 

Vous  savez  vous-même  et  vous  l'avouez  que  vous 
êtes  faible  et  que  vous  ne  pouvez  rien  pour  réparer  la 
ruine  du  pays. 

Le    roi    n'a    pas   l'âge    légal ,    il    est    mineur  ;    le 


LA    PLAINTE    DU    CÉPADHAH.  175 

Medjliss  a  été  dissous  et  fermé;  l'argent  emprunté  et 
les  armes  achetées  à  l'étranger  ainsi  que  les  revenus 
du  pays  ont  été  jetés  au  vent.  Les  dépenses  auxquelles 
le  nouvel  emprunt  est  consacré  sont  encore  inconnues 
de  tout  le  monde.  Ni  le  peuple  ni  le  gouvernement 
n'en  savent  rien.  Je  vais  plus  loin;  le  désespoir  du 
peuple  ne  lui  permet  pas  d'entrevoir  un  état  meilleur 
et  il  est  convaincu  que  si  tout  l'argent,  et  «  tout  ce  qui 
se  trouve  de  frais  ou  de  sec  en  Perse  »,  si  tout  cela 
tombe  entre  les  mains  des  membres  actuels  du  gouver- 
nement, ce  sera  pour  être  dépensé  pour  leur  unique 
profit. 

Le  gouvernement  envoie  des  troupes  n'importe  où  à 
tort  et  à  travers  sans  utilité  et  sans  résultat.  Évidem- 
ment tout  le  monde  sait  bien  qu'une  armée  composée 
de  la  lie  de  la  populace  et  des  hommes  des  tribus  n'est 
bonne  que  pour  le  pillage  et  le  viol  :  on  l'a  vu  et  nous 
l'avons  vu  et  je  pense  qu'on  en  a  bien  assez. 

Maintenant,  vous  dites  que  vous  allez  faire  un  voyage 
en  Europe.  Un  grand  nombre  de  prêtres,  de  négociants 
et  des  gens  des  autres  classes  sont  venus  chez  moi. 
Ils  voulaient  demander  à  Votre  Altesse  ce  que  vous 
avez  fait  pour  le  peuple  pendant  les  dix-neuf  mois  de 
votre  régence;  ils  voulaient  vous  demander  aussi  ce 
que  vous  faites  h  présent  pour  le  pays  et  à  qui  vous  le 
confierez. 

Je  vous  ai  décrit  la  situation  pendant  votre  pré- 
sence. Et  maintenant  que  les  troubles  et  les  révoltes 
sont  partout,  que  la  famine  et  la  disette  désolent  le 
pays,  vous  voulez  vous  en  aller.  Avec  quelle  cons- 
cience le  ferez-vous  et  quels  seront  vos  adieux?  J'ai 
promis  à  tous  ces  gens  de  vous  faire  connaître  leurs 


176  LA    QUESTION    PERSANE. 

désirs  et  je  les  ai  invités  au  calme;  puis  j'ai  préféré 
vous  écrire. 

Si  vous  me  donnez  une  réponse  raisonnable,  je  la 
leur  communiquerai.  Et  après,  advienne  que  pourra. 

En  ce  qui  me  concerne,  je  ne  puis  que  donner  mon 
triste  témoignage  que  pendant  toute  cette  période  les 
crimes  les  plus  extraordinaires  ont  été  commis. 

Le  pays  s'en  va,  la  prospérité  s'en  va,  l'intégrité  et 
l'indépendance  s'en  vont,  les  armes  ont  disparu,  l'ar- 
gent est  parti,  les  habitations  sont  en  ruines  et  le  sang 
des  musulmans  est  partout  versé.  Plus  que  cela  encore, 
un  tel  attentat  vient  d'être  perpétré  contre  l'Islam  que 
notre  religion  elle-même  s'en  est  allée. 

Je  n'en  dis  pas  plus  sur  les  plaintes  de  l'opinion, 
sur  les  calamités  morales  et  matérielles  tant  à  l'inté- 
térieur  qu'à  l'extérieur. 

La  réponse  du  Régent.  — A  cette  lettre,  le  lieu- 
tenant et  régent  de  l'empire  Naïb-es-Saltaneh 
répondit  dans  les  termes  suivants  : 

Téhéran,  5  avril  1912. 

Le  régent  de  V Empire  de  Perse 
à  S.  E.  te  Cépadhar. 

Excellence, 

J'ai  bien  reçu  votre  lettre  du  3  courant,  certainement 
inspirée  des  meilleures  intentions.  Je  voudrais  seule- 
ment y  relever  certaines  erreurs  qu'il  importe  de  faire 
disparaître. 

Vous  dites  que  vous  et  le  sardar  x\ssad,  vous  êtes 


LA  RÉPONSE  DU  RÉGENT.  177 

entrés  par  la  force  à  Téhéran  ;  que  vous  avez  rétabli  la 
Constitution  et  que  vous  avez  pris  en  mains  les  rênes 
du  gouvernement.  Personne  ne  peut  le  nier,  en  effet,  et 
j'ai  été  le  premier  à  le  reconnaître.  J'ai  fait  même  plus; 
spontanément  je  vous  ai  offert  le  concours  le  plus  sin- 
cère et  vous  avez  partagé  ma  manière  de  voir.  Vous 
avez  été  en  parfait  accord  avec  moi  sur  les  prévisions 
de  l'avenir. 

Vous  dites  que  vous  avez  détrôné  un  roi  et  que  vous 
avez  donné  la  couronne  à  un  autre,  que  vous  avez 
rétabli  la  Constitution  et  que  vous  avez  exécuté  la  loi 
organique.  Je  suis  persuadé  que  vous  avez  agi  en  con- 
naissance de  cause  et  que  vous  connaissiez  bien  la 
signification  de  la  Constitution,  c'est-à-dire  la  suppres- 
sion du  pouvoir  personnel  absolu  et  la  trahsmision  du 
pouvoir  à  l'assemblée  nationale  et  à  un  Cabinet  respon- 
sable devant  cette  assemblée.  Certainement  vous  n'avez 
pas  voulu  remplacer  un  autocrate  par  un  autre. 

Vous  parlez  de  la  force  du  Cabinet  que  vous  avez 
présidé  et  vous  faites  allusion,  pendant  la  durée  de  ce 
Cabinet,  aux  administrations  mal  composées,  mal- 
faisantes et  malavisées  qui  ont  fonctionné;  vous  faites 
aussi  allusion  à  certains  impôts  indirects  qui  ont  été 
établis  à  cette  époque. 

«  La  force  du  Gouvernement  » ,  —  dites-vous  —  «  était 
telle  que  l'impôt  sur  le  sel,  bien  qu'illégal  et  impopu- 
laire, a  pu  être  établi.  Et  cela  jusqu'au  moment  où  mon 
Cabinet  a  été  remplacé  par  le  Cabinet  démocrate  appelé 
Cabinet  énergique  ».  Ici,  je  vous  pose  une  question  et 
votre  réponse  sera  certainement  aussi  la  réponse  déci- 
sive auxobservations  que  vous  m'avez  présentées  :  Vous 
aviez  légalement  en  mains  les  pouvoirs  du  gouver- 
Demorgny.  12 


178 


LA    QUESTION    PERSANE. 


nement;  vous  étiez  l'associé  du  sardar  Assad  qui  faisait 
partie  de  votre  Cabinet  ;  or,  vous  avouez  que  les  admi- 
nistrations étaient  mal  faites  et  que  l'impôt  du  sel  était 
illégal.  J'avais  prévu  d'ailleurs  moi-même  que  cet 
état  de  choses  serait  impopulaire  et  qu'il  aurait  de 
mauvais  résultats.  Quelle  force  irrésistible  vous  pous- 
sait donc,  en  dépit  de  votre  autorité,  à  prendre  contre 
votre  conviction  des  mesures  que  vous  estimiez  con- 
traires aux  intérêts  du  pays? 

Mais  laissons  cela. 

Après  tous  les  services  que  vous  aviez  rendus  et 
malgré  le  pouvoir  que  vous  aviez  entre  les  mains, 
quelle  force  irrésistible  a  donc  entraîné  votre  lamen- 
table chute  et  vous  a  obligé  à  prendre  votre  retraite  ? 
Quelle  force  vous  a  donc  empêché  de  réprimer  l'agita- 
tion qui  a  causé  votre  chute  et  qui  a  mis  en  cause  la 
sécurité  même  de  votre  vie  ? 

A  cette  époque,  n'avez-vous  pas  voulu  suspendre  la 
publication  d'un  journal?  Quelle  force  vous  a  donc 
obligé,  devant  l'agitation  provoquée  par  votre  décision, 
à  revenir  sur  cette  décision  ? 

Je  passe  au  deuxième  cabinet  que  vous  avez  présidé. 

A  cette  époque,  vous  avez  pu  compter  sur  tout  mon 
concours  et  sur  l'appui  de  la  majorité  du  Medjliss. 
Quelle  force  vous  a  donc  empêché  de  mettre  fin  au  ter- 
rorisme qui  désolait  le  pays  ? 

Pourtant,  dès  le  premier  jour,  j'étais  d'accord  avec 
vous  sur  la  nécessité  d'organiser  une  force  armée. 
Quelle  force  vous  a  donc  empêché  de  mettre  ce  projet 
à  exécution  ? 

Enfin,  quelle  force  a  pu  contraindre  un  personnage 
de  votre  importance,  alors  que  vous  étiez  président  du 


LA    REPONSE    DU    REGENT. 


179 


Conseil,  à  se  condamner  lui-même  à  l'exil  et  à  quitter 
brusquement  la  capitale  pour  s'en  aller  à  Recht?  Et 
quand  vous  êtes  revenu  de  Recht  et  que  vous  avez 
repris  la  direction  des  affaires,  pourquoi  donc  n'avez- 
vous  pu  la  garder  que  quelques  jours  ? 

Vous  n'ignorez  pas  les  dispositions  de  la  loi  orga- 
nique. De  plus,  vous  avez  été  deux  fois  premier 
ministre.  Vous  savez  donc  très  bien  que  le  régent  ne 
gouverne  pas  et  qu'il  n'intervient  pas  directement  dans 
les  actes  du  gouvernement.  C'est  vous  qui  aviez  ce 
pouvoir  et  qui  en  étiez  responsable.  Vous  saviez  très 
bien  que  vous  n'agissiez  pas  sous  les  ordres  du  régent. 
Je  veux  bien  que  vous  ayez  ressenti  les  effets  de  cette 
force  d'obstruction  à  laquelle  je  faisais  allusion  tout  à 
l'heure.  Mais  vous  n'ignorez  pas,  je  le  répète,  que  la  loi 
organique  ne  me  permet  pas  de  m'immiscer  en  quoi 
que  ce  soit  dans  les  affaires  du  gouvernement.  Alors 
en  vertu  de  quel  droit  m'interpellez-vous  ? 

Est-ce  qu'avant  de  venir  à  Téhéran,  je  n'ai  pas 
envoyé  des  télégrammes  détaillés  où  je  faisais  ressortir 
tout  le  dommage  que  l'animosité  de  partis  dirigée 
contre  la  régence  devait  causer  dans  les  affaires  du 
pays?  Depuis  mon  retour,  n'ai-je  pas  insisté  à  maintes 
reprises  sur  le  même  sujet?  N'avez-vous  pas  été  celui 
qui,  avant  même  que  j'aie  pu  obtenir  de  réponse  à  met 
observations,  m'a  poussé  à  aller  prêter  serment  devant 
le  Medjliss? 

Et  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  répéter  ce  que  j'ai  dit 
à  ce  sujet  dans  mon  discours  du  4  mars  1911  à  l'occa- 
sion de  ma  prestation  de  serment,  où  j'ai  défini  nette- 
ment les  attributions  de  la  régence  en  insistant  sur  les 
dangers  que  lui  feraient  courir  des  attaques  intéressées 


180  LA    QUESTION    PERSANE. 

et  malveillantes.  Eh  bien  !  non  seulement  je  n'ai  pu 
prendre  aucune  part  au  gouvernement,  mais  encore  les 
conseils  que  j'ai  donnés  ont  été  ignorés  et  même  déna- 
turés. 

Youlez-vous  un  exemple?  Rappelez-vous  à  Recht, 
vous  aviez  exigé  comme  condition  de  votre  retour  que 
le  pouvoir  absolu  fût  donné  au  régent.  Or,  moi,  j'étais 
partisan  d'un  gouvernement  fort  et  respecté;  mais  je 
voulais  et  j'ai  insisté  pour  que  le  pouvoir  absolu  que 
vous  désiriez  fût  donné  au  Cabinet  et  non  pas  à  la 
régence  irresponsable. 

Malgré  cela,  de  mauvais  esprits  ont  dénaturé  votre 
proposition  et,  ce  qui  est  pis  encore,  ma  décision  qui 
était  tout  à  fait  légale. 

On  dit  que  d'accord  avec  moi  vous  vouliez  supprimer 
la  Constitution  et  renvoyer  Shuster  pour  avoir  les 
fonds  de  l'État  entre  les  mains. 

Vous  dites  que  tout  le  monde  s'incline  devant  mes 
ordres,  mais  je  ne  suis  pas  un  autocrate  et  le  gouver- 
nement n'est  pas  entre  mes  mains  pour  qu'on  s'incline 
devant  moi.  Je  veux  bien  admettre  que  la  majorité  du 
peuple  a  beaucoup  d'affection  pour  moi,  je  le  reconnais 
même;  mais  j'ai  le  regret  de  dire  que  la  force  d'obs- 
truction qui  a  empêché  tout  gouvernement  jusqu'ici  a 
eu  le  dessus  et  que  l'on  ne  s'est  occupé  que  de  provoquer 
des  agitations,  des  calomnies  et  des  attaques. 

Vous  parlez  du  mauvais  état  de  la  région  du  Sud, 
mais  vous  savez  très  bien  que  les  causes  sont  anté- 
rieures à  mon  arrivée  à  Téhéran  et  que  dès  cette  époque 
les  troubles  étaient  tels  qu'ils  ont  failli  provoquer  une 
intervention  étrangère.  11  faut  savoir  à  qui  revient  la 
faute. 


LA    REPONSE    DU    REGENT. 


181 


Vous  dites  que  les  chefs  bakhtyaris,  partout  où  ils 
sont,  se  montrent  indépendants  du  gouvernement 
central.  Mais  ces  chefs  sont  avec  vous  les  fondateurs 
de  la  Constitution.  Veuillez  ne  pas  oublier  qu'après 
mon  arrivée  à  la  régence,  Samsam-es-Saltaneh  a  pris 
après  vous  la  présidence  du  Conseil.  Je  n'ai  donc 
rappelé  au  pouvoir  que  les  fondateurs  de  la  Consti- 
tution. 

Vous  dites  que  les  forces  irrégulières  du  gouverne- 
ment sont  composées  avec  la  lie  de  la  population  et  des 
tribus  et  qu'elles  ne  sont  bonnes  que  pour  le  pillage  et 
le  viol,  mais  il  faudrait  savoir  qui  a  empêché  la  réor- 
ganisation d'une  armée  disciplinée  et  quelle  force,  sous 
prétexte  de  réformes,  a  réalisé  l'anéantissement  de 
l'armée  ancienne. 

Vous  parlez  des  événements  qui  se  sont  déroulés  à 
Kermanshah  et  au  Kurdistan.  Chacun  sait  que  ces 
événements  étaient  les  précurseurs  des  événements 
d'Asterabad.Mais  lespremiers  symptômes  s'étaient  déjà 
manifestés  lors  de  la  formation  de  votre  Cabinet.  C'est 
deux  mois  après  la  constitution  de  ce  cabinet  que 
Salar-ed-Dowley  a  fait  son  apparition.  Quelle  force  a 
empêché  vous  et  votre  cabinet  de  faire  le  nécessaire 
pour  conjurer  les  événements? 

Vous  parlez  des  événements  de  l' Azerbaïdjan.  Or, 
l'esprit  d'insubordination  et  d'agitation  qui  règne 
dans  la  région  s'est  manifesté  aussitôt  après  le  rétablis- 
sement de  la  Constitution  sous  l'inspiration  du  soi- 
disant  et  fameux  directoire.  C'est  d'ailleurs  ce  même 
esprit  d'insubordination  qui  a  entraîné  le  désastre 
final. 

Vous  me  parlez   du  gaspillage  des  fonds  gouver- 


182  LA    QUESTION    PERSANE. 

nementaux,  mais  à  qui  la  faute?  Chacun  sait  bien  que 
le  troisième  jour  de  mon  arrivée  à  Téhéran,  le  4  mars 
1911,  j'ai  adressé  au  parlement  un  message  dans  lequel 
je  n'ai  fait  que  demander  instamment  la  réorganisation 
des  finances  du  pays.  Ce  devait  être  à  mon  avis  la 
raison  d'être  même  du  gouvernement  et  la  seule  con- 
dition du  progrès. 

J'ai  dit  qu'il  fallait  élaborer  un  budget  des  recettes 
et  des  dépenses,  en  assurer  autant  que  possible  l'équi- 
libre et  en  réaliser  l'exécution  sous  un  contrôle  rigou- 
reux. J'ai  fait  remarquer  qu'un  pays  ne  peut  éternel- 
lement avoir  recours  à  l'emprunt;  mes  conseils  ont  été 
vains. 

Évidemment  l'état  actuel  des  choses  ne  s'est  pas  pro- 
duit spontanément,  c'est  la  conséquence  logique  et 
naturelle  d'une  série  de  fautes  qui  sévissent  depuis 
longtemps. 

Je  regrette  que  ces  conséquences  se  soient  produites 
précisément  pendant  ma  régence,  mais  je  n'y  puis  rien, 
pas  plus  que  je  n'ai  pu  empêcher  la  peste  de  faire  son 
apparition  à  Bouchir. 

J'ai  la  conscience  d'avoir  fait  humainement  tout  ce 
qu'il  m'était  possible  de  faire  pour  que  les  choses 
n'en  arrivent  pas  là.  Mais  tous  mes  efforts  ont  été 
vains. 

Tous  ceux  qui  voulaient  le  bien  du  pays  prévoyaient 
depuis  longtemps  que  la  négligence  du  gouvernement, 
incapable  d'assurer  la  tranquillité  publique,  de  réorga- 
niser la  finance  et  la  justice  et  qui  laissait  le  peuple 
opprimé  sous  des  mesures  fiscales  maladroites,  dans  la 
plus  complète  insécurité,  entraînerait  la  désaffection 
et  le  désordre  généraux.  Ne  nous  étonnons  donc  pas  de 


LA  RÉPONSE  DU  RÉGENT.  183 

subir  aujourd'hui  les  conséquences  des  fautes  passées. 

Relisez  mon  message  au  parlement  en  date  du 
12  août  1911  et  vous  y  verrez  combien  j'ai  insisté  sur 
la  nécessité  de  pourvoir  à  la  sécurité  du  pays,  de 
ramener  la  tranquillité  dans  les  esprits  et  de  soulager 
la  population.  J'ai  insisté  sur  l'adoption  d'une  ligne  de 
conduite  sage  et  conforme  aux  intérêts  du  pays  au 
double  point  de  vue  de  la  politique  intérieure  et  de  la 
politique  extérieure.  Ne  vous  ai-je  pas  prédit  que  si 
l'on  ne  se  hâtait  pas  de  changer  de  méthode,  on  s'en 
repentirait  plus  tard?  Au  lieu  d'accueillir  ces  bons  con- 
seils, de  mauvais  esprits  les  ont  dénaturés,  et  je  n'en 
veux  pour  preuve  que  la  publication  d'une  petite  bro- 
chure hectographiée,  intitulée  «  Bonnes  relations  » 
et  dans  laquelle  on  transformait  ma  pensée  pour  por- 
ter contre  moi  les  calomnies  les  plus  basses  et  les  plus 
viles;  on  dénaturait  naturellement  surtout  ce  que 
j'avais  dit  de  la  nécessité  de  conserver  nos  bonnes 
relations  avec  les  puissances  qui  entretiennent  des 
rapports  avec  nous.  Et  je  ne  parle  pas  ici  de  tant 
d'autres  publications  et  bruits  tendancieux  répandus  à 
profusion. 

Vous  me  reprochez  la  faiblesse  de  mon  autorité, 
faiblesse  que  vous  déclarez  notoire,  mais  de  quelle 
autorité  parlez-vous?  Faut-il  vous  répéter  encore  que 
la  domination  et  l'autorité  d'un  seul  n'ont  pas  de  place 
dans  la  Constitution?  Je  reconnais  que  le  gouvernement 
est  faible,  mais  qu'est-ce  donc  que  le  gouvernement? 
C'est  le  pouvoir  exécutif  dont  le  cabinet  est  investi, 
et  si  vous  voulez  connaître  la  cause  de  sa  faiblesse, 
elle  est  tout  entière  dans  la  division,  dans  les  dissen- 
sions et  dans  l'animosité  qui  existent  entre  les  soi- 


184  LA    QUESTION    PERSANE. 

disant  partisans  de  la  Constitution.  C'est  précisément 
contre  cet  état  de  choses  que  je  me  suis  toujours  élevé. 
Louis  XIV  disait  bien  autrefois  :  «  L'État,  c'est  moi  » , 
mais  de  telles  formules  ont  disparu  avec  le  régime 
du  pouvoir  personnel  absolu.  Je  ne  suis  pas  le 
gouvernement  et  sa  faiblesse  ne  peut  m'être  im- 
putée. 

D'ailleurs,  quelle  que  soit  la  forme  du  gouvernement, 
il  est  bien  cerlain  que  l'autorité  est  indispensable  au 
pouvoir  exécutif.  Sous  un  régime  constitutionnel,  cette 
autorité  et  ce  pouvoir  sont  confiés,  non  pas  au  roi, 
mais  au  Cabinet  des  ministres.  C'est  ce  que  j'ai  dit  au 
Medjliss,  et  j'avais  obtenu,  pour  vous,  pour  votre  Cabi- 
net et  pour  le  Cabinet  de  Samsam-es-Saltaneh,  les  pou- 
voirs les  plus  étendus  ;  qui  vous  a  empêchés  d'en  faire 
profiter  le  pays? 

Vous  me  dites  que  tout  l'espoir  qu'on  avait  en  moi 
a  disparu;  mais  ainsi  que  je  l'ai  dit  dans  mon  discours 
de  prestation  de  serment  et,  que  je  vous  le  répète  en- 
core, ce  n'est  pas  de  moi  seul  que  vous  deviez  attendre 
la  transformation  du  pays;  c'est  sur  le  Medjliss  et  sur 
le  Cabinet  que  repose  la  responsabilité  du  pouvoir,  et 
c'est  sur  eux  que  vous  deviez  surtout  fonder  vos  espé- 
rances. 

Vous  me  parlez  de  mon  projet  de  voyage  :  A  cela 
je  vous  répondrai  qu'il  ne  s'agit  que  d'un  congé  de 
courte  durée  pour  ma  santé  et  que  le  médecin  a  jugé 
ce  congé  nécessaire.  J'ajoute  même  que  cette  absence 
sera  favorable  au  pays,  en  amenant  une  trêve  dans 
les  attaques  passionnées  qui  sont  dirigées  contre  moi 
et  qui  sont  autant  de  causes  de  trouble.  Ce  ne  sont 
d'ailleurs  pas  là  choses  nouvelles  et  l'on  se  rappelle 


LA    REPONSE    DU    REGENT. 


185 


fort  bien  que,  fatigué  de  ces  attaques  et  de  ces  agita- 
tions mauvaises  si  nuisibles  au  pays  et  si  préjudi- 
ciables à  ma  santé,  j'ai  adressé  ma  démission  dans 
un  message  au  Medjliss  :  ce  n'est  qu'après  de  nom- 
breux pourparlers  et  devant  l'insistance  générale  que 
j'ai  consenti  à  me  contenter  d'un  simple  congé. 

Vous  prétendez  être  l'interprète  du  plus  grand 
nombre  et  de  l'opinion,  pour  me  demander  ce  que  j'ai 
fait  depuis  que  je  suis  ici,  et  à  qui  je  vais  confier  le 
pays  pendant  mon  absence. 

Ce  que  j'ai  fait,  c'est  clair  :  j'ai  agi  suivant  la  loi  et 
je  me  suis  acquitté  des  devoirs  que  la  loi  m'impose. 
Quant  au  reste,  c'est  au  gouvernement,  c'est-à-dire  au 
pouvoir  exécutif,  que  la  loi  confie  les  affaires  du  pays, 
et  il  en  est  de  même  que  je  sois  absent  ou  présent. 

Vous  me  dites  :  «  Partez-vous  avec  la  conscience 
légère  et  quels  seront  vos  adieux  au  pays?  »  Oui, 
certes,  je  pars  avec  la  conscience  légère,  car  j'ai  pour 
moi  l'opinion  des  gens  sensés  et  des  bons  esprits  qui 
se  rendent  compte  des  efforts  surhumains  que  je  n'ai 
pas  cessé  de  faire.  Et  puis,  si  l'on  affecte  de  l'ignorer 
ici,  tous  les  hommes  politiques  du  monde  entier  appré- 
cieront que  je  n'ai  fait  qu'agir  d'après  la  loi;  ils 
reconnaîtront  que  j'ai  épuisé  tous  les  efforts  possibles, 
et  que  si  le  résultat  n'est  pas  conforme  à  mes  vœux, 
je  n'encours  ni  blâme  ni  reproche.  Quant  à  mes 
adieux,  ils  consisteront  simplement  à  prier  le  Tout- 
Puissant  de  faire  disparaître  les  rivalités  et  les  luttes 
fratricides  qui  ruinent  le  pays  et  de  me  donner  la  force 
nécessaire,  partout  où  je  serai,  pour  servir  l'intérêt  de 
la  patrie. 

Je  sais  bien  que  je  n'avais  pas  à  vous  donner  tous 


186  LA    QUESTION    PERSANE. 

ces  détails  et  que  légalement  vous  auriez  dû  adresser 
votre  interpellation  aux  ministres. 

Je  la  leur  ai  d'ailleurs  transmise,  et  je  n'ai  pas 
manqué  de  leur  conseiller  de  se  mettre  en  rapports 
avec  vous  et  de  vous  associer  à  leurs  conseils  et  à 
leurs  discussions  dans  le  but  de  trouver  une  améliora- 
tion de  l'état  de  choses  actuel.  Si  c'est  au  nom  de  l'opi- 
nion publique  que  vous  m'interpellez,  il  appartient 
à  cette  opinion  de  s'en  prendre  au  gouvernement,  au 
pouvoir  exécutif,  aux  ministres.  Mais  j'ai  pris  la  peine 
de  vous  donner  ces  explications,  parce  que  vous  avez 
établi,  ou  voulu  établir,  un  rapport  de  causalité  entre 
les  événements  actuels  et  ma  régence.  Je  crois  vous 
avoir  suffisamment  démontré  que,  légalement,  je  ne 
suis  pour  rien  dans  tout  cela,  mais  enfin  si  vraiment 
vous  croyez  qu'un  changement  dans  la  régence  peut 
être  utile  au  pays,  je  m'associerai  très  volontairement 
et  de  bon  cœur  à  cette  manière  de  voir. 

Vous  évoquez  les  agitations  et  les  troubles  que  ces 
interpellations  vont  provoquer  dans  l'opinion,  mais 
que  vous  cherchiez  par  là  à  réaliser  des  améliorations 
dans  l'état  du  pays  ou  à  provoquer  un  changement 
dans  la  régence,  je  ne  vois  pas  la  nécessité  d'aggraver 
encore  les  calamités  publiques  en  augmentant  le 
trouble  et  l'agitation. 

Enfin  et  pour  conclure,  si  l'on  veut  que  je  prenne 
en  mains  les  rênes  du  gouvernement  comme  dictateur 
ou  autocrate,  je  considère  cela  comme  contraire  à  la 
Constitution  et  comme  une  violation  de  mon  serment  : 
c'est  donc  radicalement  impossible.  C'est  au  nom  de  la 
loi  organique  que  j'ai  été  élu;  si  je  la  mets  de  côté,  de 
quel  droit  occuperai-je  mon  poste?  Et  comment,  vous 


LE  DÉPART  DU  RÉGENT.  LE  MESSAGE.    187 

le  fondateur  de  la  Constitution,  pouvez-vous  me  pro- 
poser pareille  chose  ? 

J'espère  et  je  souhaite  donc,  que  vous  preniez  part 
aux  discussions  et  aux  Conseils  des  ministres  dans  le 
but  d'améliorer  l'état  du  pays;  j'espère  aussi  que  vous 
et  les  autres  qui  passez  pour  les  fondateurs  de  la  Cons- 
titution, et  qui  êtes  tous  en  bonne  santé  et  présents, 
vous  n'aurez  pas  de  difficultés  pour  résoudre  les  ques- 
tions actuelles. 


Le  départ  du  régent.  —  Le  message. 

A  la  suite  de  cet  échange  de  correspondance, 
et  malgré  l'insistance  polie  des  ministres  de  Russie 
et  de  Grande-Bretagne,  le  régent  fixa  son  départ 
de  Téhéran  au  mois  de  mai  1912 1 .  Avant  ce 
départ,  il  envoya  de  Chai  Arz,  sa  résidence  d'été, 
une  adresse  au  président  du  Conseil  et  au  Conseil 
des  ministres.  Voici  les  principaux  extraits  de  cet 
intéressant  document  : 

Au  moment  de  quitter  la  Perse  pour  me  rendre  en 
Europe,  je  crois  de  mon  devoir  de  vous  laisser  quelques 
instructions  concernant  l'expédition  des  affaires  pen- 
dant mon  absence,  et  de  vous  renouveler  les  conseils 
que  je  n'ai  jamais  cessé  de  donner  au  pays  et  aux 

1  II  ne  quitta  la  Perse  que  le  15  juin. 


188  LA    QUESTION    PERSANE. 

gouvernements  régulièrement  et  constitutionnellement 
investis  du  pouvoir  et  des  responsabilités. 

Bien  que  ces  conseils  ne  soient  en  quelque  sorte 
qu'une  répétition  de  choses  déjà  maintes  fois  dites, 
je  crois  utile  de  vous  les  donner  encore  et  de  vous 
rappeler  qu'ils  sont  formulés  dans  le  but  unique 
d'assurer  dans  le  pays,  le  seul  fonctionnement  possible 
et  normal  du  régime  constitutionnel. 

L'opinion  semble  attendre  beaucoup  de  résultats 
pour  le  pays  de  mon  voyage  en  Europe.  Certainement 
ces  résultats  seront  possibles,  mais  il  faut  alors  envi- 
sager la  réalisation  de  trois  conditions  essentielles  : 
1°  le  rétablissement  de  l'ordre  à  l'intérieur  du  pays,  par 
les  soins  du  gouvernement  responsable;  2°  l'établisse- 
ment d'un  programme  de  gouvernement,  il  faut  en 
effet  que  les  puissances  étrangères  sachent  la  ligne  de 
conduite  que  le  Gouvernement  persan  entend  suivre; 
3°  pour  toute  démarche  officielle  que  je  serai  chargé 
de  faire  auprès  d'un  gouvernement  étranger,  je  dois, 
constitutionnellement,  être  assisté  d'un  ministre  res- 
ponsable, délégué  par  le  gouvernement. 

C'est  dans  ces  conditions  et  dans  ces  conditions-là 
seulement  que  je  pourrai  travailler  utilement  au  cas 
échéant  pour  la  Perse  auprès  de  l'étranger. 

J'en  arrive  maintenant  aux  conseils  que  je  crois 
devoir  vous  renouveler  ici.  Je  serai  bref.  J'examinerai 
à  la  fois  les  raisons  qui  ont  empêché  la  Constitution  de 
réussir  en  Perse,  et  ce  qu'il  faudrait  faire  pour  lui 
assurer  un  fonctionnement  normal. 

Les  programmes  de  gouvernement  élaborés  jus- 
qu'ici n'ont  jamais  présenté  un  caractère  sérieux  de 


LE  DÉPART  DU  RÉGENT.  LE  MESSAGE.    189 

réalisation  pratique.  L'utopie,  la  confusion  des  attri- 
butions, les  rivalités  et  les  dissensions  s'y  mêlent  et  s'y 
heurtent  à  chaque  ligne. 

Tout  au  contraire,  un  programme,  pour  être  pra- 
tique, doit  :  1°  comporter  la  solution  des  questions 
immédiates  et  à  l'ordre  du  jour  du  pays;  2°  pré- 
parer l'avenir. 

La  confusion  des  pouvoirs  caractérise  les  gouverne- 
ments autocratiques.  Au  contraire,  le  régime  constitu- 
tionnel comporte  essentiellement  l'effort  individuel  de 
tous  les  citoyens  et  les  sujets  qui  composent  la  nation, 
unis  entre  eux  et  représentés  par  un  gouvernement 
dont  les  divers  organes  ont  des  fonctions  nettement 
déterminées,  mais  solidaires  les  unes  des  autres.  Le 
principe  constitutionnel  de  la  «  séparation  des  pou- 
voirs »  ne  peut  se  concevoir  et  s'appliquer  sans 
son  corollaire;  solidarité  complète  entre  elles  des 
diverses  parties  de  la  machine  gouvernementale  : 
parlement,  ministres,  régence  et  couronne.  C'est  l'an- 
tagonisme, c'est  l'opposition  entre  ces  organes  de  la 
nation  qui  a  paralysé  d'avance  tout  le  système  cons- 
titutionnel. 

La  Constitution  consacre  l'irresponsabilité  du  chef 
de  l'État  et  cette  irresponsabilité  le  met  à  l'abri  de 
toute  atteinte.  Cette  règle  a  été  méconnue. 

Tout  en  s'abstenant  de  s'immiscer  et  de  s'ingérer 
dans  les  attributions  du  pouvoir  exécutif,  le  pouvoir 
législatif,  le  parlement,  devait  donnerai!  gouvernement 
tout  son  appui  moral  et  la  plus  large  assistance  pos- 
sible. Il  a  préféré  l'abaisser  et  l'annihiler  sous  un 
contrôle  mal  compris,  inspiré  de  méfiance  et  de 
malveillance.  Ce  n'était  pas  le  moyen  de  donner  au 


190  LA    QUESTION    PERSANE. 

pouvoir  exécutif  le  sentiment  et  le  courage  de  sa 
responsabilité.  Or,  le  gouvernement  est  tout  près  de  la 
nation;  il  en  est  la  vie  même;  c'est  lui  qui  est  chargé 
de  donner  satisfaction  aux  nécessités  et  aux  besoins  de 
la  vie  nationale  quotidienne.  Ce  rôle  a  été  méconnu. 

Quant  au  pouvoir  judiciaire,  je  n'entre  pas  dans  la 
question  théorique  de  savoir  s'il  constitue  un  troisième 
pouvoir  spécial  dans  l'État;  il  me  paraît  certain,  et  cela 
est  démontré  par  l'institution  même  du  parquet,  que 
la  justice  n'est  qu'une  attribution  du  pouvoir  exécutif. 
Mais  ce  qui  est  hors  de  doute  c'est  que  la  raison  d'être 
même,  la  justification  du  pouvoir  judiciaire  résident 
tout  entières  dans  sa  compétence  et  dans  sa  probité. 
Cette  compétence  et  cette  probité  seules  doivent  assurer 
à  la  justice  l'indépendance  qui  lui  est  nécessaire  et  la 
haute  dignité  que  comporte  sa  mission.  Or,  dans  un 
pays  où  il  n'y  a  pas  de  code,  où  il  n'y  a  pas  de  juges 
instruits  ni  expérimentés;  où  les  jugements  ne  s'ins- 
pirent d'aucun  principe  d'équité;  où  ils  ne  consti- 
tuent, en  quelque  sorte,  que  l'opinion  personnelle  d'un 
juge  sans  contrôle;  donner  à  ces  jugements  une  force 
quelconque,  ce  n'est  pas  consacrer  l'existence  du  pou- 
voir judiciaire,  c'est  instituer  une  tyrannie  intolé- 
rable. 


Ce  sont  là  des  notions  élémentaires  qu'il  ne  m'est 
pas  possible  de  supposer  ignorées  par  les  membres  du 
gouvernement.  Malheureusement,  les  rivalités  et  les 
dissensions  qui  les  ont  divisés  ne  leur  ont  pas  permis 
d'appliquer  ces  principes  fondamentaux  du  régime 
constitutionnel.  Si,  maintenant,  les  ministres  veulent 


LE  DÉPART  DU  RÉGENT.  LE  MESSAGE.    191 

bien  y  réfléchir,  et  s'ils  sont  résolument  décidés  à 
mettre  un  terme  à  ces  errements  et  à  ces  abus,  ce  sera 
le  premier  pas  fait  vers  un  état  de  choses  meilleur. 
Mais  il  faut  que  les  ministres  prennent  cette  résolution 
et  surtout  qu'ils  la  réalisent,  s'ils  veulent  arracher  le 
pays  à  l'exploitation  indigne  d'une  poignée  de  meneurs 
et  à  l'anarchie  qui  le  désole. 


Pour  arriver  au  but  désiré,  pour  sauver  le  pays  et 
la  Constitution,  il  est  à  mon  avis  un  certain  nombre  de 
points  de  direction  sur  lesquels  j'appelle  tout  particu- 
lièrement l'attention  du  Conseil  des  ministres  et  des 
ministres  eux-mêmes  : 

1°  Rendre  aux  principes  de  notre  sainte  religion,  à 
nos  traditions  et  à  nos  lois,  le  respect  qui  leur  est  dû. 

2°  Mettre  un  terme  aux  dissensions  intestines  et 
aux  rivalités  fratricides  qui  mènent  le  pays  à  sa  perte 
et  qui  sont  la  cause  première  de  toutes  les  calamités 
qui  l'ont  si  cruellement  atteint.  Il  faut,  par  tous  les 
moyens,  créer  la  solidarité  et  l'union  en  Perse  et  dans 
le  gouvernement  persan. 

3°  Préparer  les  élections  et  assurer  la  liberté  des 
opérations  électorales,  de  façon  à  ce  que  la  prochaine 
chambre  réalise  vraiment  les  vœux  du  pays  et  qu'elle 
réponde  bien  à  ses  aspirations.  Éviter  à  tout  prix  que 
les  élections  ne  soient  que  l'œuvre  d'une  clique  de  fac- 
tieux. 

4°  En  ce  qui  concerne  l'ordre  et  la  sécurité,  c'est  le 
premier  devoir  du  gouvernement  de  les  assurer  par 
tous  les  moyens  dont  il  dispose  et  dont  il  disposera.  Le 
commerce  local  et  général  du  pays,  ses  relations  d'af- 


192  LA    QUESTION    PERSANE. 

faires  avec  les  puissances  voisines  et  avec  toutes  les 
autres  puissances,  doivent  faire  l'objet  de  la  sollici- 
tude particulièrement  vigilante  des  pouvoirs  publics. 

La  Perse  ne  doit  plus  connaître  les  périodes  de 
disette  et  de  famine  qu'elle  vient  de  traverser1.  C'est  au 
gouvernement  qu'il  appartient  d'empêcher  le  retour 
de  semblables  calamités  en  assurant  l'approvisionne- 
ment régulier  des  grandes  agglomérations  et  en  pre- 
nant des  mesures  énergiques  contre  tous  les  affameurs 
du  pays.  Par  ces  moyens,  vous  rendrez  aux  Persans  la 
tranquillité  morale  et  si  vous  leur  donnez  une  impres- 
sion de  stabilité  et  de  solidarité,  vous  leur  inspirerez 
confiance.  Vous  ramènerez  dans  les  esprits  le  calme  si 
nécessaire  à  la  vie  de  la  nation.  Les  citoyens  se  senti- 
ront protégés  dans  leur  personne,  dans  leurs  biens,  et 
leur  reconnaissance  et  leur  appui  vous  récompenseront 
de  la  sollicitude  que  vous  leur  aurez  ainsi  manifestée 
au  mieux  des  intérêts  généraux  et  des  intérêts  parti- 
culiers de  la  nation. 

5°  Pas  un  seul  instant  depuis  la  Constitution  vous 
n'avez  songé  à  l'organisation  rationnelle  des  finances 
du  pays.  Nul  n'a  connu  encore  en  Perse  un  budget 
régulier  de  recettes,  ni  un  budget  de  dépenses2.  Il  n'y 
a  à  proprement  parler  ni  comptabilité,  ni  contrôle  des 
finances  publiques;  on  a  vécu  au  hasard  des  recettes 
éventuelles  plus  ou  moins  réalisées,  d'expédients  et  l'on 
a  dépensé  à  tort  et  à  travers. 

1  Voir  mon  Étude  sur  les  institutions  financières  de  la  Perse, 
Paris,  Leroux,  1915. 

2  Voir  mon  Étude  sur  les  institutions  de  la  police  en  Perse, 
Paris,  Leroux,  1914. 


LE  DÉPART  DU  RÉGENT.  LE  MESSAGE.    193 

Le  gouvernement  doit  donc  commencer  la  réorgani- 
sation financière  du  pays  en  préparant  le  budget  des 
recettes  de  l'État;  il  faut  que  la  Perse  sache  de  quelles 
ressources  elle  dispose.  Le  premier  budget  dès  dépenses 
nationales  devra  être  établi  sur  les  bases  du  budget  des 
recettes  et  dans  les  limites  des  ressources  dispo- 
nibles. 

Le  gouvernement  doit  considérer  comme  un  prin- 
cipe essentiel  qu'un  pays  ne  doit  recourir  à  l'emprunt 
qu'en  cas  de  nécessité  absolue,  et  que  s'il  doit  en 
arriver  là,  il  faut  que  le  gouvernement  crée,  assoie 
et  affirme  le  crédit  national. 

Il  a  également  pour  devoir  de  réaliser  la  perception 
équitable  de  l'impôt  et  de  faciliter  la  centralisation  des 
recettes  par  la  Trésorerie  générale.  La  comptabilité  et 
le  contrôle  des  finances  de  l'État  doivent  être  rigou- 
reusement assurés.  En  fin  de  gestion,  tous  les  comp- 
tables des  deniers  publics  doivent  être  astreints  à  une 
reddition  des  comptes.  Les  contribuables  doivent  être 
pourvus  d'un  recours  possible  pour  la  sauvegarde  de 
leurs  droits. 

6°  La  principale  garantie  des  droits  individuels 
est  entre  les  mains  du  pouvoir  judiciaire.  Le  régime 
constitutionnel  qui  est  basé  essentiellement  sur  la 
déclaration  et  sur  la  garantie  de  ces  droits,  ne  peut 
donc  fonctionner  en  Perse  sans  une  réorganisation 
complète  du  service  de  la  justice.  Or,  il  n'y  a  pas  de 
justice  en  Perse  et  le  peuple  s'en  plaint  amèrement. 
Préparez  cette  réforme  fondamentale  avec  un  esprit 
de  profonde  et  sincère  équité. 

7°  Aidez,  de  tous  vos  efforts,  les  officiers  suédois 
dans  l'œuvre  qu'ils  ont  entreprise  pour  la  réorganisa- 

Demorgny.  13 


194  LA   QUESTION   PERSANE. 

tion  des  forces  de  la  gendarmerie  gouvernementale, 
par  cela  même,  vous  réaliserez  l'ordre  et  la  sécurité 
dans  le  pays. 

Dans  le  même  ordre  d'idées,  préparez  la  réorgani- 
sation de  l'armée;  qu'elle  soit  bien  équipée  et  bien  disci- 
plinée; qu'elle  soit  commandée  par  des  officiers  fidèles. 
Enfin  qu'elle  soit  nationale  et  non  à  la  solde  d'un 
parti  ou  d'une  faction.  Rappelez-vous  qu'un  gouver- 
nement sans  force  n'existe  pas. 

8°  Constituez,  sans  tarder,  le  conseil  supérieur  admi- 
nistratif et  financier  qui  vous  est  indispensable  pour 
mener  à  bien  l'œuvre  de  réformes  générales  que  je 
viens  de  vous  tracer.  Composez  ce  conseil  de  citoyens 
Persans  intègres  et  compétents,  bien  au  courant  des 
aspirations  et  des  traditions  iraniennes.  Joignez  à  ces 
personnalités  les  conseillers  étrangers  dont  le  Gouver- 
nement persan  s'est  entouré.  Ce  haut  conseil  prépa- 
rera l'œuvre  législative  qui  sera  soumise  au  prochain 
medjliss.  N'oubliez  pas  en  effet  que  le  régime  consti- 
tutionnel est  basé  sur  la  loi,  et  que  c'est  ce  qui  le 
différencie  de  l'autocratie.  C'est  par  la  loi  que  sont 
consacrés  les  droits  individuels  et  que  sont  définis  les 
rapports  entre  les  citoyens  et  l'État. 

9°  Le  gouvernement  ne  peut  faire  sentir  et  ne  peut 
exercer  son  autorité  dans  un  pays  étendu  comme  la 
Perse  et  qui  ne  dispose  pas  de  moyens  suffisants  de 
communication,  si  l'administration  n'est  pas  forte- 
ment organisée  au  centre  et  dans  les  provinces.  Non 
seulement,  l'administration  doit  être  réorganisée,  mais 
encore  et  surtout,  elle  doit  être  disciplinée,  de  façon  à 
ne  pas  être  ravalée  au  rang  d'un  simple  organe  de 
parti  ou  de  coterie  politique.  C'est  au  sein  du  conseil 


LE  DÉPART  DU  RÉGENT.  LE  MESSAGE.    195 

supérieur  administratif  que  vous  pourrez  établir  les 
règlements  administratifs  nécessaires  '. 


Je  me  résume.  Suppression  des  abus  et  de  la 
licence;  solidarité  au  sein  du  gouvernement;  union, 
ordre  et  sécurité  dans  le  pays  ;  élections,  organi- 
sation des  finances  et  de  la  force  publique,  réformes 
de  la  justice  et  de  l'administration,  pour  la  sauve- 
garde des  libertés  individuelles  et  pour  le  dévelop- 
pement de  la  conscience  publique;  telles  sont  les 
grandes  lignes  du  programme  gouvernemental  que  je 
vous  laisse. 

Les  abus  que  nous  avons  à  déplorer  à  l'heure 
actuelle  sont  le  résultat  de  vos  fautes  et  vous  en 
êtes  pleinement  responsables.  Vous  avez  méconnu 
les  principes  essentiels  de  la  solidarité  gouverne- 
mentale et  vous  êtes  les  auteurs  de  votre  propre  fai- 
blesse. En  laissant  la  régence  exposée  aux  attaques 
des  partis,  en  vous  désintéressant  de  ces  attaques, 
en  ne  sachant  pas  réprimer  les  factions,  vous  avez 
révélé  au  pays  que  vous  n'aviez  pas  le  courage  de 
votre  responsabilité. 

Pour  remédier  à  l'état  de  choses  que  vous  avez 
ainsi  créé,  il  est  urgent  que  vous  adoptiez  la  ligne 
de  conduite  que  je  vous  trace.  Au  surplus,  ce  pro- 
gramme est  à  la  portée  de  toutes  les  formes  de  gou- 

1  V.  le  Livre  vert  des  réformes  administratives  eu  Perse  et 
le  compte  rendu  de  M.  Bouvat,  Revue  du  monde  musulman, 
n°  22,  1913.  V.  aussi  mon  Essai  sur  l'administration  en 
Perse.  Paris,  Leroux,  1913. 


196  LA    QUESTION    PERSANE. 

vernements,  quels  qu'ils  soient.  Il  indique  les  condi- 
tions essentielles  d'une  œuvre  de  réforme  et  de 
progrès.  Tous  les  partis  sans  distinction,  s'ils  ont  en 
vue  le  bien  du  pays,  peuvent  y  trouver  un  terrain 
d'entente  et  de  travail  en  commun  pour  l'avenir  de 
la  Perse.  Ce  sont  en  effet  des  vérités  élémentaires 
que  celles  qui  établissent  ou  qui  ont  pour  but  d'établir 
dans  un  pays  le  règne  de  la  loi  par  l'ordre  et  la 
sécurité,  par  un  gouvernement  fort,  par  une  admi- 
nistration compétente,  instruite,  fidèle  et  disciplinée. 


o 


Le  couronnement  de  S.  M.  Ahmad  Chah 
et  la  réouverture  du  Parlement. 

De  1912-1914,  la  rivalité  anglo-russe  se  poursuit 
en  Perse  toujours  sous  les  mêmes  formes  :  Le 
jeune  chah  serait-il  couronné?  — C'était  la  ques- 
tion dynastique  et  russe.  —  Le  Parlement  rouvri- 
rait-il ses  portes?  C'était  la  question  constitution- 
nelle anglaise. 

Le  Régent  revint  à  Téhéran  dans  le  courant  de 
l'année  1913;  la  régence  allait  prendre  fin.  Nasr- 
el-Molk  tint  à  couronner  son  souverain,  mais  il 
voulut  aussi  laisser  une  dernière  preuve  de  son 
loyalisme  constitutionnel.  La  procédure  des  élec- 
tions fut  engagée;  de  nombreuses  commissions 
en  furent  chargées.  Une  commission  de  législation 


LE  COURONNEMENT. 


197 


dont  firent  partie  les  jurisconsultes  français  étudia 
la  création  et  l'organisation  d'un  Conseil  d'État. 
Elle  étudia  aussi  la  procédure  des  élections  au 
Sénat  persan. 

De  leur  côté,  les  grands  prêtres  et  la  Cour  cher- 
chèrent dans  les  lois  de  l'Islam  à  découvrir  la  véri- 
table date  de  la  majorité  royale.  La  date  religieuse 
correspondait-elle  à  la  date  constitutionnelle? 
Grave  question  :  pendant  de  longs  mois,  les  doc- 
teurs de  la  loi  s'épuisèrent  en  controverses.  Enfin 
le  jour  du  couronnement  fut  fixé  au  21  juillet 
1914.  Le  Parlement  eut  moins  de  chance  ;  il  ne  rou- 
vrit ses  portes  qu'au  mois  de  novembre  suivant. 

Ahmad  Chah  Kadj iar ,  Roi  des  Rois,  a  été  couronné 
le  21  juillet  1914  à  Téhéran.  On  sait  qu'il  occu- 
pait déjà  le  trône  depuis  1909.  Fils  de  Mohammed 
Ali  Chah,  il  succédait  alors  à  son  père  qui  venait 
d'abdiquer;  mais  il  était  trop  jeune  pour  prendre  le 
pouvoir  et  le  gouvernement  fut  exercé  en  son  nom 
par  Abou'l  Kassem  Khan,  Nassir-el-Mulk,  ancien 
élève  de  notre  École  des  sciences  politiques. 

Ahmad  Chah  est  né  à  Tabriz  le  21  juillet  1898; 
il  a  été  couronné  le  jour  de  sa  majorité,  que  les 
lois  persanes  fixèrent  à  l'âge  de  seize  ans.  Le  pro- 
gramme des  cérémonies  a  été  réglé  de  la  manière 
suivante  : 


198  LA    QUESTION    PERSANE. 

A  9  heures  1/2  du  matin,  Sa  Majesté  a  quitté 
le  palais  en  tenue  de  gala  pour  se  rendre  à  la 
Chambre  dans  un  carrosse  de  glaces  traîné  par 
huit  chevaux.  Elle  était  escortée  par  des  détache- 
ments de  police,  des  bakhtiaris,  des  gendarmes  et 
des  cosaques.  Un  rideau  fut  tiré,  et  Ahmad  Chah 
pénétra  dans  la  salle  où  l'attendaient  les  parlemen- 
taires, les  ministres  et  le  régent.  Celui-ci  déclara 
la  séance  ouverte  et  l'empereur  lut  la  formule  du 
serment  constitutionnel  : 

«  Sur  Dieu,  sur  le  Coran,  sur  tout  ce  qui  est  le  plus 
respecté  par  Dieu,  je  jure  de  maintenir  l'indépendance 
et  l'intégrité  du  territoire  persan,  de  sauvegarder  les 
droits  des  citoyens,  les  limites  de  l'Empire,  en  obser- 
vant la  Constitution,  en  promulguant  les  lois  votées 
par  le  Parlement  et  en  propageant  la  religion  et  la 
secte  chiïte.  Pour  arriver  à  la  prospérité  et  au  progrès 
du  peuple  persan,  seuls  buts  de  toutes  mes  actions,  je 
prie  le  Seigneur  et  le  prophète  de  me  prêter  une  large 
assistance  et  m'aider  dans  la  lourde  tâche  qui  m'in- 
combe ». 

Cette  première  cérémonie  accomplie,  Sa  Majesté 
s'est  rendue  à  la  mosquée  du  Cépah-Salar,  voisine 
du  Medjliss,  pour  faire  ses  dévotions;  de  là  elle 
est  allée  au  palais  du  Gulistan,  où  le  couronne- 
ment proprement  dit  a  eu  lieu  dans  la  salle  du 
Musée,  vers  cinq  heures  de  l'après-midi,  en  pré- 


LE    COURONNEMENT.  199 

sence  de  la  famille  impériale,  des  princes,  du 
clergé,  des  ministres,  des  hauts  dignitaires  de 
l'État,  du  corps  diplomatique  et  des  principaux 
représentants  des  diverses  classes  de  la  société 
persane. 

Sa  Majesté  a  pris  place  sur  le  trône  préparé  à 
cet  effet.  Des  mains  de  S.  A.  le  régent,  Elle  a  reçu 
la  tiare.  Un  grand  prêtre  lui  a  remis  le  sabre  et 
S.  A.  le  ministre  de  la  cour  l'a  revêtue  du  man- 
teau impérial.  Les  muhjteheds  et  les  mollahs  réci- 
tèrent les  prières  que  le  Chah  écouta  assis  sur  son 
trône.  Enfin,  S.  A.  le  régent  lui  enleva  la  tiare  et 
la  remplaça  par  le  kola  plus  léger  à  grande 
aigrette  de  diamant. 

Sa  Majesté  quitta  alors  la  salle  du  Musée  pour 
se  rendre  dans  la  salle  des  Miroirs,  où  Elle  reçut 
les  félicitations  du  corps  diplomatique. 

Le  régent  fit  ses  adieux  aux  représentants  des 
puissances  étrangères,  et  le  Chah  annonça  son 
couronnement  aux  souverains  amis  par  télé- 
grammes officiels. 

Le  22  juillet,  un  grand  «  Salam  »  populaire 
a  été  tenu  par  le  nouveau  souverain  dans  la  cour 
du  Gulistan,  dite  Cour  du  trône  de  marbre.  Le 
soir,  la  capitale,  Téhéran,  a  été  brillamment 
pavoisée  et  illuminée,  et  de  grandes  réjouissances 
publiques  ont  eu  lieu.  Enfin  le  23,  un  dîner  de  plus 


200  LA    QUESTION    PERSANE. 

de  cent  couverts,  suivi  de  soirée  et  de  souper,  a 
été  offert  à  toutes  les  notabilités  persanes  et  euro- 
péennes présentes,  dans  le  magnifique  palais  de 
Sultanatabad,  admirablement  décoré  et  pavoisé. 
Un  grand  feu  d'artifice  a  été  tiré  dans  le  parc,  et 
les  innombrables  bassins  du  palais  ont  été  illu- 
minés. 


L'influence  française  en  Perse. 

«  Sachons  ce  que  nous  voulons1...,  que  vou- 
lons-nous? En  bonne  foi,  pour  l'étranger  impar- 
tial, l'examen  de  nos  paroles  et  de  nos  actes  sem- 
ble démontrer  que  nous  voulons  à  peu  près  tout 
et  même  des  choses  contradictoires.  A  notre  insu 
cela  va  sans  dire  !  nous  ne  savions  pas  être  si  gour- 
mands! mais  c'est  fort  naturel,  on  commence 
toujours  par  demander  tout.  —  Pourquoi  pas? 
Ce  n'est  qu'après  qu'on  se  réduit.  La  vie  nous 
limite  à  ce  qui  est  raisonnable,  c'est-à-dire  à  la 
mesure  de  nos  forces.  L'enfant  tend  la  main  vers 
le  soleil,  réclame  la  lune.  La  vie  le  rend  plus 
sage,  le  Français  ne  paraît  pas  encore  très  sage  et 
il  nous  arrive  souvent  de  réclamer  la  lune. 

(1)  V.  Marcel  Sembat,  Faites  un  roi,  sinon  faites  la  paix, 
p.  132  et  suiv. 


l'influence  française  en  perse.  201 

»  Nos  droits  !  certainement  !  nous  avons  des  droits 
partout!  Car  nous  sommes  une  vieille  nation.... 
C'est  fort  honorable  et  c'est  fort  périlleux.  Il  est  flat- 
teur d'avoir  derrière  soi  un  long  passé....  Mais  c'est 
dangereux.  Appliquons-nous  donc  à  ne  pas  gaspiller 
nos  forces  en  les  éparpillant.  Des  droits?  A  quoi 
nous  servira  d'avoir  des  droits  partout,  quand 
nous  n'aurons  plus  de  forces  nulle  part?  —  Donc 
limiter  ses  désirs  et  choisir  ». 

«  Nous  sommes  en  outre  restés  au  fond  tels  que 
nous  étions  au  xvin6  siècle,  le  plus  courtois,  le 
plus  souriant,  le  plus  aimable  des  peuples....  Le 
Français  n'a  pas  cessé  d'être  aimable,  car  il  n'a  pas 
cessé  de  vouloir  être  aimé.  —  Etre  aimé  ?  Mais  nous 
en  rions  nous-mêmes  parfois  avec  une  parfaite 
bonne  grâce  de  notre  manie  de  nous  croire  aimés 
par  toute  la  terre  !  Et  en  revanche,  nous  sommes 
si  prêts  à  aimer  les  autres,  à  nous  engouer  d'eux  !  »  ' . 

Mais  s'il  ne  convient  plus  de  nous  gargariser 
avec  nos  droits  séculaires,  s'il  convient  de  retenir 
nos  effusions,  il  ne  faut  pas  tomber  dans  l'excès 
contraire2. 

La  France  vientde  donner  une  trop  grande  preuve 

(1)  Surtout  quand  il  s'agit  d'exotisme. 

(2)  V.  Jaurès,  Discussion  du  budget  des  Affaires  étran- 
gères, exercice  1911.  Débats  à  la  Chambre,  séance  du  13  jan- 
vier 1911,  Journ.  off.  du  14  janvier  1911. 


202  LA    QUESTION    PERSANE. 

de  sa  force  et  de  sa  vitalité  pour  accepter  désormais 
une  situation  subalterne. 

Il  ne  faut  plus  que  la  France  ait  une  diploma- 
tie à  la  suite  ;  elle  doit  affirmer  sa  volonté,  sa  per- 
sonnalité et  sa  juste  fierté  :  elle  a  le  droit  d'être 
traitée  comme  une  grande  personne.  Nous  ne 
sommes  plus,  nous  ne  serons  plus  les  vaincus  d'il 
y  a  quarante  ans  et  d'ailleurs  il  n'y  a  de  vaincus 
que  les  peuples  qui  renoncent  à  leurs  idées. 
Déjà  beaucoup  trop  en  1911  dans  les  négociations 
relatives  à  la  Perse  a  éclaté  la  dépendance  de 
notre  pays. 

Si  nous  voulons  demain  dans  le  monde  renou- 
velé jouer  un  rôle  digne  de  nous,  il  faut  d'abord 
revendiquer  dans  les  ententes  futures  notre  per- 
sonnalité et  notre  liberté.  —  Il  est  une  autre  con- 
dition enfin,  c'est  que  plus  jamais  notre  politique 
étrangère  ne  soit  à  la  merci  d'influences  finan- 
cières occultes. 

Nos  droits  séculaires  en  Perse.  —  Nos  droits 
séculaires  en  Perse  ont  été  retracés  par  un  Persan 
animé  de  bonnes  intentions,  qui  a  signé  sur  ce 
sujet  dans  la  Revue,  un  article  intéressant  :  c'est 
le  Prince  Nasser  Eddin  Kadjiar. 

De  tout  temps,  l'influence  de  la  France  et  des 
idées  françaises  a  été  prépondérante  en  Perse,  et 
des  relations  amicales  ont  toujours  existé  entre 


l'influence  française  en  perse.  203 

ces  deux  pays.  Sous  le  règne  de  Louis  XIV,  des 
traités  de  commerce  furent  conclus.  Jusqu'au  pre- 
mier empire,  nos  relaîions  ne  furent  que  de 
simples  rapports  de  commerce  et  d'amitié.  Mais, 
sous  l'Empire,  nos  relations  devinrent  diploma- 
tiques. Napoléon  1er,  voulant  réaliser  sa  gigan- 
tesque conception  d'une  politique  orientale  pré- 
pondérante pour  la  France,  désirait  avoir  aussi 
des  alliés  en  Asie.  11  fallait  menacer  les  Anglais 
dans  leurs  possessions  des  Indes  et  contenir  la 
Russie.  Il  comprit  de  suite  l'importance  de  la 
situation  géographique  de  la  Perse.  Le  prince 
régnant  de  Géorgie,  Héraclius,  s'était  mis  sous  la 
protection  russe  en  1783.  Dès  sa  mort,  les  cosa- 
ques occupèrent  le  Caucase.  Le  Chah  protesta  et 
refusa  de  reconnaître  ce  nouvel  agrandissement 
de  la  Russie;  il  prévoyait,  avec  beaucoup  de  rai- 
son, le  danger  qui  menaçait  son  empire,  ayant  cru 
cependant,  jusqu'alors,  que  le  Caucase  était  une 
barrière  infranchissable  pour  ses  ambitieux  voisins. 
Et  fatalement,  la  lutte  fut  ouverte  entre  la  Russie 
et  la  Perse.  La  Géorgie  fut  envahie  par  Mohammed 
Khan  ';  Héraclius  fut  vaincu;  la  mort  de  Cathe- 
rine II,  en  1796,  empêcha  les  Russes  de  le  venger. 
En  1803,  le  tsar  Alexandre  1er  résolut  d'occuper 

1  Le  fondateur  de  la  famille  régnante  des  Kadjiarsen  1796. 


204  LA    QUESTION    PERSANE. 

solidement  la  Géorgie,  mais  la  troisième  coalition 
le  rappela  contre  Napoléon. 

L'infériorité  de  l'armée  persane  ne  permit  point 
au  nouveau  Chah  Feth-Ali1  de  profiter  des  circons- 
tances. Feth-Ali  adressa  donc  un  appel  à  l'Empe- 
reur des  Français  dont  les  victoires  étaient  con- 
nues de  l'univers  entier.  En  décembre  1804,  il  lui 
écrivait  : 

Le  Tsar  de  Russie  n'a  pas  réfléchi  qu'un  moineau  ne 
saurait  établir  sa  demeure  dans  le  nid  d'un  faucon, 
et  que  la  tanière  du  lion  ne  peut  pas  être  une  retraite 
paisible  pour  une  gazelle?  De  grandes  batailles, 
ajoutait-il,  ont  été  engagées;  nos  braves  troupes  pour 
lesquelles  la  victoire  est  une  habitude,  sont  tombées 
sur  l'ennemi  avec  le  sabre,  l'épée,  le  poignard  et  la 
lance. 

Mais  Napoléon  attendait  de  la  Perse  des  ser- 
vices plus  grands  et  plus  durables.  Le  Chah  se 
trouvait  dans  un  extrême  embarras  :  il  avait  besoin 
de  Napoléon,  et  il  avait  fondé  des  espérances  sur 
l'amitié  du  grand  conquérant  :  Feth-Ali  comptait, 
avec  l'aide  de  Napoléon,  reprendre  la  Géorgie  aux 
Russes.  Avant  de  répondre  nettement  aux  avances 
du  Chah,  l'empereur  envoya  en  Perse  des  missions 
successives.   Amédée  Jaubert  et  l'adjudant  com- 

1  Feth-Ali  était  le  neveu  de  Mohammed  Khan. 


l'influence  française  en  perse.  205 

mandant  Romieu  partirent  dès  1805.  Jaubert  ap- 
portait avec  lui  une  lettre  de  l'empereur  pour 
Feth-Ali  Chah  : 

J'ai  partout  des  agents  qui  m'informent  de  tout  ce 
qu'il  m'importe  de  connaître.  Par  eux,  je  sais  en  quels 
lieux  et  dans  quel  temps  je  puis  envoyer  aux  princes, 
aux  peuples  que  j'affectionne,  les  conseils  de  mon 
amitié  et  les  secours  de  ma  puissance. 

La  renommée,  qui  publie  tout,  t'a  fait  savoir  qui  je 
suis,  ce  que  j'ai  fait,  comment  j'ai  élevé  la  France  au- 
dessus  de  tous  les  peuples  de  l'Occident,  par  quelles 
marques  éclatantes  j'ai  montré  aux  rois  de  l'Orient 
l'intérêt  que  je  leur  porte,  et  quels  motifs  m'ont 
détourné  de  poursuivre,  il  y  a  cinq  ans,  le  cours  des 
projets  que  j'avais  conçus  pour  leur  gloire  et  la  félicité 
de  leurs  peuples. 

Je  désire  apprendre  de  toi-même  ce  que  tu  as  fait, 
et  ce  que  tu  te  proposes  de  faire  pour  assurer  la 
grandeur  et  la  durée  de  ton  empire.  La  Perse  est  une 
noble  contrée  que  le  ciel  a  comblée  de  ses  dons  ;  elle 
est  habitée  par  des  hommes  spirituels  et  intrépides 
qui  méritent  d'être  bien  gouvernés,  et  il  faut  que, 
depuis  un  siècle,  le  plus  grand  nombre  de  tes  prédé- 
cesseurs n'aient  pas  été  dignes  de  commander  à  ce 
peuple,  puisqu'ils  l'ont  laissé  se  tourmenter  et  se 
détruire  dans  les  fureurs  des  dissensions  civiles. 

Nadir  Chah  fut  un  grand  guerrier;  il  sut  conquérir 
un  grand  pouvoir;  il  se  rendit  terrible  aux  séditieux  et 
redoutable  à  ses  voisins,  il  triompha  de  ses  ennemis  et 
régna  avec  gloire;  mais  il  n'eut  pas  cette  sagesse  qui 


206  LA    QUESTION   PERSANE. 

pense  à  la  fois  au  présent  et  à  l'avenir  ;  sa  postérité  ne 
lui  a  pas  succédé.  Le  seul  Mohammed  Chah,  ton  oncle, 
me  paraît  avoir  vécu  en  prince,  et  a  réuni  sous  sa 
domination,  la  plus  grande  partie  de  la  Perse,  et 
ensuite,  il  t'a  transmis  sa  souveraine  autorité  qu'il 
avait  acquise  par  ses  victoires. 

Tu  imiteras,  tu  surpasseras  les  exemples  qu'il  t'a 
laissés;  comme  lui,  tu  te  défieras  des  conseils  d'une 
nation  de  marchands  qui,  dans  l'Inde,  trafique  de  la  vie 
et  des  couronnes  des  souverains,  et  tu  opposeras  la 
valeur  de  ton  peuple  aux  incursions  que  la  Russie 
tente  et  renouvelle  souvent  sur  la  partie  de  ton  empire 
qui  est  voisine  de  son  territoire. 

Je  t'envoie  un  de  mes  serviteurs  qui  remplit  auprès 
de  moi  une  place  importante  et  de  toute  confiance.  Je  le 
charge  de  t'exprimer  mes  sentiments  et  de  me  rapporter 
ce  que  tu  lui  diras.  Je  lui  ordonne  de  passer  à  Gons- 
tantinople,  où  je  sais  qu'un  de  tes  sujets,  Joseph  Was- 
silovitch,  est  arrivé,  se  disant  envoyé  par  toi  pour  me 
porter  en  ton  nom  des  propositions  d'amitié.  Mon  ser- 
viteur Jaubert  vérifiera  la  mission  de  ce  Persan  ;  de  là, 
il  ira  à  Bagdad,  où  Rousseau,  un  de  mes  fidèles  agents 
lui  donnera  les  directions  et  les  recommandations 
nécessaires  pour  parvenir  à  la  Cour.  La  marche  de  ces 
communications  une  fois  tracée,  rien  n'empêche  qu'elle 
soit  établie  d'une  manière  durable. 

Tous  les  peuples  ont  besoin  les  uns  des  autres;  les 
hommes  de  l'Orient  ont  du  courage  et  du  génie;  mais 
l'ignorance  de  certains  arts  et  la  négligence  d'une  cer- 
taine discipline  qui  multiplie  la  force  et  l'activité  des 
armées,  leur  donnent  un  grand  désavantage  dans  la 
guerre  contre  les  hommes  du  Nord  et  de  l'Occident.  Le 


l'influence  française  en  perse.  207 

puissant  empire  de  la  Chine  a  été  conquis  trois  fois  et 
est  aujourd'hui  gouverné  par  un  peuple  septentrional, 
et  tu  vois,  sous  tes  yeux,  comme  l'Angleterre,  une 
nation  d'Occident,  qui  parmi  nous  est  au  nombre  de 
celles  dont  la  population  est  la  moins  nombreuse  et  le 
territoire  le  moins  étendu,  fait  cependant  trembler 
toutes  les  puissances  de  l'Inde. 

Tu  me  feras  connaître  ce  que  tu  désires,  et  nous 
renouvellerons  les  rapports  d'amitié  et  de  commerce 
qui,  autrefois,  ont  existé  entre  ton  empire  et  le  mien. 

Nous  travaillerons  de  concert  à  rendre  nos  peuples 
plus  puissants,  plus  riches  et  plus  heureux! 

Je  te  prie  de  bien  veiller  sur  le  serviteur  fidèle  que 
je  t'envoie,  et  je  te  souhaite  les  bénédictions  du  Ciel,  un 
règne  long  et  glorieux  et  une  fin  heureuse. 

Écrit  en  mon  palais  des  Tuileries  à  Paris,  le  27  plu- 
viôse an  XIII  (16  févr.  1805)  et  de  mon  règne  le  Ier. 

Napoléon. 

Le  ministre  des  relations  extérieures}        Le  secrétaire  d'État, 
Talleyrand.  Hugues  Maret. 


Jaubert  tomba  malade  et  Feth-Ali  le  renvoya 
en  France. 

Il  rapporta  à  l'empereur  les  témoignages  d'amitié 
du  Chah  à  son  égard  et  pour  la  France. 

Tout  ce  qui  touche  aux  intérêts  du  grand  Bona- 
parte est  dès  ce  moment  le  premier  intérêt  de  Feth-Ali 


208  LA.    QUESTION    PERSANE. 

Chah.  L'héritier  du  trône  de  Khosroès,  son  peuple  et 
son  armée  ont  les  yeux  fixés  sur  lui,  comme  l'Arabe 
des  déserts  sur  l'étoile  qui  annonce  l'arrivée  du  jour. 

Le  Chah  envoya  bientôt  son  ambassadeur  extra- 
ordinaire, Mirza-Reza  Khan  en  Pologne,  lî  trouva 
l'empereur  disposé  à  une  alliance  formelle  avec 
la  Perse.  Napoléon  accueillit  chaleureusement 
l'ambassadeur  persan,  et  un  traité  fut  signé  à 
Finkenstein,  le  4  mai  1807.  En  voici  les  articles 
principaux  : 

Napoléon  garantit  l'intégrité  du  territoire  actuel 
de  la  Perse,  reconnaît  la  Géorgie  comme  lui  appar- 
tenant, s'engage  à  faire  tous  ses  efforts  pour  obliger  la 
Russie  à  l'évacuation  de  cette  province,  et  pour  l'ob- 
tenir dans  le  traité  de  paix  à  intervenir.  La  France 
fournira  autant  de  canons  de  campagne,  de  fusils  avec 
baïonnettes,  enverra  autant  d'officiers  d'artillerie,  du 
génie  et  d'infanterie  que  l'empereur  de  Perse  en  de- 
mandera pour  fortifier  ces  places  et  organiser  l'ar- 
tillerie et  l'infanterie  persanes  selon  les  principes  de 
l'art  militaire  en  Europe.  L'empereur  de  Perse  inter- 
rompra toutes  communications  politiques  et  com- 
merciales avec  les  Anglais,  leur  déclarera  la  guerre, 
saisira  leurs  marchandises  dans  ses  ports,  entrera, 
lui  aussi,  dans  le  système  du  blocus  continental.  Il 
emploiera  toute  son  influence  pour  déterminer  les 
Afghans  et  les  autres  peuples  du  Candahar  à  s'armer 
contre  l'Angleterre,  et  passant  sur  leur  territoire,  il 
fera  marcher  une  armée  sur  les  possessions  anglaises 


l'influence  française  en  perse.  209 

de  l'Inde.  Si  une  escadre  française  aborde  dans  les 
ports  du  golfe  Persique,  elle  y  trouvera  toutes  les 
facilités  et  tous  les  secours  dont  elle  aura  besoin.  Si 
l'empereur  Napoléon  envoie  une  armée  contre  l'Inde 
par  terre,  elle  aura  passage  en  Perse,  et  une  conven- 
tion spéciale  indiquera  les  routes  à  suivre,  les  subsis- 
tances et  les  moyens  de  transport  à  fournir  et  les 
troupes  auxiliaires  que  l'empereur  de  Perse  y  joindra. 
Un  traité  de  commerce  sera  négocié  à  Téhéran.  Les 
ratifications  du  présent  traité  seront  échangées  à 
Téhéran  dans  le  délai  de  quatre  mois1. 

L'empereur  pensait  plutôt  à  menacer  les  An- 
glais dans  les  Indes  qu'à  arrêter  les  progrès  des 
Russes  au  Caucase.  Mais  Feth-Ali  voulait  s'assurer 
la  Géorgie  et  marcher  ensuite  contre  les  Anglais. 
Ce  fut  le  principe  d'un  malentendu  qui  se  mani- 
festa bientôt. 

Le  5  mai,  Napoléon  écrivait  à  Feth-Ali  Chah 
pour  lui  annoncer  l'heureuse  conclusion  de  ce 
traité. 

Le  Chah  répondit  à  l'empereur  : 

On  dirait  que  chaque  caractère  écrit  sur  ces  nobles 
feuilles  est  une  goutte  d'ambre  sur  du  camphre  pur, 
ou  des  cheveux  bouclés  et  odorants  sur  les  joues  roses 
d'une  amante  au  sein  de  lys.  L'odeur  ambrée  de  cet 
écrit  aimable  a  embaumé  l'alcôve  de  notre  âme  sen- 

1  Driault,  La  politique  orientale  de  Napoléon,  1904. 
Dkmorgny.  14 


210  LA    QUESTION    PERSANE. 

sible  à  l'amitié  et  parfumé  de  musc  le  cabinet  de  notre 
cœur  plein  de  constance  et  de  droiture. 

Et  il  continuait  à  exprimer  son  admiration  pour 
l'empereur. 

Merveille  de  nos  jours,  souverain  sur  qui  veille 
l'étoile  de  Saturne,  dont  Jupiter  est  l'arc,  Mars  le  champ 
de  bataille,  dont  le  Soleil  est  l'œil,  Vénus  est  la  voix  et 
Mercure  le  génie,  à  qui  la  lune  sert  de  couronne,  Prince 
qui  a  arboré  l'étendard  de  la  grandeur  et  qui  s'est  assis 
sur  le  trône  de  la  puissance  suprême,  lion  des  forêts  de 
la  valeur  et  de  l'héroïsme,  baleine  de  l'océan  de  la 
science  et  de  la  sagesse,  cloche  de  dignité  qui  répand  à 
grand  bruit  sa  haute  renommée  ou,  le  plus  grand  des 
empereurs,  chef  absolu  des  Etats  de  la  sublime  France, 
roi  d'Italie,  etc. 

L'empereur  résolut  d'envoyer  une  ambassade 
à  la  cour  du  Chah.  11  mit  à  la  tête  de  l'ambassade 
le  général  Gardane.  Le  départ  fut  retardé  par  la 
négociation  du  traité  de  Finkenstein.  Les  instruc- 
tions nécessaires  pour  sa  mission  furent  remises 
au  général  Gardane  le  10  mai.  Il  devait  presser 
l'offensive  des  Persans  contre  la  Russie,  obtenir 
la  promesse  de  ne  faire  aucune  paix  séparée  avec 
les  Russes. 

Aussi,  —  écrivait-il,  —  le  général  Gardane  ne  doit  pas 
perdre  de  vue  que  notre  objectif  est  d'établir  une  triple 
alliance  entre  la  France,  la  Porte  et  la  Perse  et  de  nous 
frayer  un  chemin  jusqu'aux  Indes. 


l'influence  française  en  perse.  211 

Le  4  décembre,  l'ambassade  fit  son  entrée  dans 
la  capitale. 

L'ambassade  fut  chaleureusement  accueillie; 
le  général  Gardane  fut  reçu  en  audience  solen- 
nelle par  Feth-Ali  Chah.  Le  15  août  fut  célébrée 
en  grande  pompe  la  fête  de  l'empereur  Napoléon. 
Il  y  eut  de  brillantes  manœuvres  des  troupes 
nouvellement  organisées;  il  y  eut  des  salves  d'ar- 
tillerie : 

Grâce  au  Dieu  sublime  et  très  saint,  écrivait  le  Chah 
à  Napoléon,  toutes  les  affaires  de  la  Perse  coulent  au 
gré  des  souhaits  de  notre  cœur  affectueux,  et  la  coupe 
des  intentions  de  l'amitié  contient  à  pleins  bords  le 
nectar  du  succès. 

Cette  ambassade  était  composée  d'officiers  de 
valeur  qui  restèrent  en  Perse  et  organisèrent 
l'armée  persane  à  la  française.  En  très  peu  de 
temps,  ils  obtinrent  des  résultats  remarquables  et 
firent  même  construire  à  Ispahan  des  fonderies  de 
canons. 

Un  Français,  M.  Toucoigne,  qui,  grâce  à  l'acti- 
vité de  ses  compatriotes,  put  voir  réaliser  cette 
œuvre  qu'il  croyait  devoir  servir  un  jour  à  l'indé- 
pendance de  la  Perse,  disait  en  voyant  le  camp  du 
prince  héritier  :  «  On  pourrait  se  croire  trans- 
porté dans  un  camp  français  ».  Et  il  ajoutait  : 
«  C'est   grâce   aux    idées   généreuses   du   prince 


212  LA    QUESTION    PERSANE. 

Abbas-Mirza  et  au  zèle  de  M.  Yerdier,  que  la 
Perse  aura  bientôt  une  infanterie  qui  mettra  les 
armées  persanes  à  même  de  lutter  avec  avantage 
contre  ses  ennemis,  et  c'est  à  M.  Lamy,  qui  vient 
de  fonder  une  sorte  d'école  polytechnique,  que 
l'on  devra  l'éducation  des  officiers  du  génie  ». 
L'alliance  franco- persane  ne  devait  donner  aucun 
résultat;  elle  n'écarta  même  pas  de  la  Perse  les 
tentatives  de  la  Russie,  dont  l'empereur  se  rap- 
procha après  le  traité  de  Tilsitt.  Il  était  absorbé 
par  les  affaires  d'Espagne  et  surveillait  l'Autriche. 
Les  problèmes  européens  qui  se  compliquaient 
de  plus  en  plus,  enlevèrent  tout  espoir  à  l'empe- 
reur de  pouvoir  marcher  vers  l'Inde  et  de  suivre 
ainsi  les  traces  d'Alexandre  le  Grand. 

L'Angleterre  promit  de  l'or  à  l'entourage  du 
Chah  et  fit  des  intrigues  pour  chasser  le  général 
Gardane  et  sa  suite  de  la  cour  de  Perse.  Elle  vou- 
lait effacer  ces  souvenirs  de  l'alliance  française. 

Le  général  Gardane  ne  reçut  plus  d'instruc- 
tions de  son  gouvernement;  il  apprit  que  sir 
Jones  Harford  allait  débarquer  sur  la  côte  du 
golfe  Persique  sous  prétexte  d'apporter  «  500.000 
tonnes  de  présents  pour  le  Chah  ».  Gardane  se 
résigna  donc  à  quitter  la  cour  du  Chah  dès  l'arrivée 
de  l'ambassade  anglaise.  Feith-Ali,  toujours  fidèle 
aux  promesses  de  l'empereur  Napoléon,  chargea 


l'influence  française  en  perse.  213 

le  gouverneur  de  Chiraz,  lsmaïl  Bey,  d'empêcher 
sir  Harford  de  débarquer. 

Celui-ci  fut  repoussé  de  Bender  Bouchir.  La 
présence  de  Gardane  à  la  cour  de  Perse  put  em- 
pêcher les  premières  tentatives  des  Anglais,  mais 
non  l'attaque  des  Russes.  La  mission  française 
devait  fatalement  échouer  ;  Gardane  quitta  la 
Perse  le  13  janvier,  en  laissant  pour  quelque 
temps  MM.  Gavanin  et  de  Nerciat. 

Feth-Ali,  tourmenté,  écrivit  le  14  une  lettre 
des  plus  éloquentes  à  l'empereur  : 

Dès  les  premiers  jours  du  printemps  où  naquit  notre 
alliance,  notre  cœur  avait  fait  son  plus  doux  plaisir  de 
cultiver  les  bouquets  et  les  vergers  de  l'amitié,  d'en- 
tretenir dans  la  plus  grande  fraîcheur  le  rosier  de 
l'union  en  l'arrosant  des  ondes  qui,  découlant  de  la 
plaine,  serpentent  dans  les  canaux  de  la  correspon- 
dance; le  cœur  enfin  avait  formé  sa  volupté  la  plus 
grande  de  voir  les  envoyés  des  deux  cours,  semblables 
à  des  rossignols,  moduler  d'harmonieux  accents  de 
fidélité  et  de  bonne  intelligence. 

Et  le  Chah  continuait  fièrement  sa  lettre  en 
racontant  ses  dernières  victoires  remportées  sur 
les  Russes  : 

Car  les  roses  du  jardin  de  notre  empire  n'ont  jamais 
à  redouter  les  ouragans  de  l'automne.  Ainsi  la  hache 


214  LA    QUESTION    PERSANE. 

dévastatrice  a  tranché  jusqu'aux  racines  l'arbre  de  la 
perfidie  que  la  Russie  nourrissait  dans  son  cœur,  et  les 
champs  de  son  âme  ambitieuse,  dans  lesquels  cette 
puissance  avait  semé  des  graines  de  trahison,  ne  lui 
ont  offert  pour  moisson  que  l'ivraie  de  l'opprobre  et 
du  désespoir. 

L'empereur,  indigné  de  la  conduite  du  général 
Gardane,  écrivit,  le  20  août  1809,  à  Champigny  : 

Faites  connaître  à  M.  de  Gardane  que  sa  lettre  du 
17  août  a  été  mise  sous  mes  yeux  et  que  je  l'ai  trouvée 
pleine  de  fautes  et  d'ignorance  de  ses  devoirs.  De 
même  qu'un  ambassadeur  ne  peut  partir  sans  ordre, 
de  même  il  ne  peut  revenir  sans  ordre,  surtout  quand 
cet  ambassadeur  quitte  une  ambassade  qui  coûte 
annuellement  plus  d'un  million  et  compromet  des 
relations  si  précieuses  sous  tous  les  points  de  vue. 
Ainsi,  dans  tous  les  cas,  son  retour  en  France,  sans  un 
ordre  positif  de  moi,  serait  un  crime;  mais  puisque 
notre  lettre  du  17  juillet  qu'il  cite,  contenait  l'ordre  de 
rester  à  son  poste  aussi  longtemps  que  possible,  c'était 
lui  dire  qu'il  devait  rester  jusqu'à  ce  que  le  Chah 
de  Perse  le  chassât;  eh  bien,  au  contraire  de  l'avoir 
chassé,  la  cour  a  été  désespérée  de  son  départ  et  a  fait 
son  possible  pour  le  retenir.  Je  ne  saurais  voir  dans 
cette  conduite  que  peu  de  zèle  pour  mon  service  et  une 
infraction  manifeste  de  ses  devoirs.  Au  reste,  il  y  a 
tant  de  décousu  dans  toutes  ses  dépêches,  qu'il  me 
paraît  qu'il  y  a  quelque  chose  de  dérangé  dans  sa  tête. 

Faites-moi  un  rapport  qui  me  fasse  connaître  les 
Français  qui  restent  actuellement  en  Perse  et  ceux  qui 


l'influence  française  en  perse.  215 

y  sont  allés  avec  M.  de  Gardane.  Je  vous  renvoie  la 
lettre  de  l'empereur  de  Perse.  Faites  une  réponse  que 
vous  enverrez  par  la  courte  voie.  Vous  lui  direz  que 
j'ai  blâmé  et  disgracié  le  général  Gardane  pour  avoir 
quitté  sa  cour;  que  je  donne  des  ordres  à  mon  chargé 
d'affaires  dans  sa  capitale  et  que  je  lui  enverrai  inces- 
samment un  autre  ambassadeur,  que  je  vois  par  sa 
lettre  qu'il  a  bien  compris  la  situation  où  je  me  trouve 
comme  j'ai  bien  compris  les  raisons  qui  l'ont  obligé  à 
reprendre  des  relations  momentanées  et  apparentes 
avec  les  Anglais. 

Quoi  qu'il  pût  dire  ou  faire,  la  route  de  l'Orient 
était  désormais  complètement  fermée  à  l'em- 
pereur ! 


Notre  patrimoine  moral  et  notre  influence  intel- 
lectuelle. —  Nous  arrivons  ainsi  à  la  seconde 
période  des  relations  franco-persanes  et  à  la  nou- 
velle forme  prise  par  l'influence  française  dans  le 
pays.  Nous  abandonnons  l'action  politique,  mais 
nous  y  conservons  un  patrimoine  moral,  et  nous 
continuons  à  y  exercer  une  grande  influence  scien- 
tifique et  intellectuelle. 

Sous  Charles  X  et  Mohammed  Mirza,  le  colonel 
français  Colambari  réorganise  l'armée  persane. 
Son  œuvre  dure  quinze  années. 

A  partir  de  1842,  des  médecins  français  sont 
attachés  à  la  cour  de  Perse. 


216  LA    QUESTION    PERSANE. 

En  1848  sous  le  règne  de  Nasser-ed-Dine,  l'ac- 
tion politique  de  la  France  reprend  une  nouvelle 
vigueur.  Le  Chah  remarqua  à  cette  époque  les 
services  pacifiques  et  militaires  que  la  Turquie  du 
Tanzimat  tirait  de  la  collaboration  française.  11 
entendit  les  échos  de  la  canonnade  napoléonienne 
en  Crimée  et  chercha  en  France  contre  l'ennemi 
russe  et  contre  l'ami  anglais  un  troisième  intermé- 
diaire. Nasser-ed-Dine  fit  du  français  la  langue 
officielle  de  l'enseignement  laïque  en  Perse.  Il 
créa  l'École  polytechnique  de  Téhéran  et  il  en  fit 
une  pépinière  de  candidats  à  toutes  les  charges.  Les 
docteurs  Cloquet,  Tholozan,  Feuvier,  Schneider 
et  Coppin  se  succédèrent  auprès  de  Sa  Majesté. 
Nasser-ed-Dine  envoya  également  en  France  un 
grand  nombre  de  jeunes  gens  des  meilleures 
familles  à  l'École  de  Saint-Cyr,  à  l'École  polytech- 
nique, dans  les  Facultés  de  droit  et  de  médecine, 
à  l'École  des  Beaux- Arts.  Il  fit  construire,  par 
des  ingénieurs  français,  des  ponts  et  des  routes 
modernes. 

Son  fils  Mouzaffer-ed-Dine  qui  lui  succéda  rendit 
plus  étroites  encore  les  relations  de  la  France  avec 
la  Perse.  Il  séjourna  à  plusieurs  reprises  dans 
notre  pays  et  conserva  auprès  de  lui  le  docteur 
Schneider  qui  créa  le  conseil  de  santé  en  Perse. 
Plusieurs  essais  d'établissement  de  manufactures 


l'influence  française  en  perse.  217 

furent  tentés,  toujours  avec  le  concours  d'ingé- 
nieurs français. 

En  1901,  sur  les  conseils  du  docteur  Schneider, 
Mouzafter-ed-Dine  consentit  à  tenter  une  réorga- 
nisation de  l'instruction  publique.  Les  écoles  indi- 
gènes donnèrent  à  la  fois  leur  enseignement  en 
persan  et  en  français. 

En  province  également,  le  mouvement  se  ré- 
pandit. A  Tauris,  l'école  Loghmanieh  fut  ouverte 
grâce  à  Loghman-el-Momalek,  docteur  particulier 
du  prince  héritier.  Comme  langue  étrangère,  on 
n'enseignait  que  le  français. 

De  leur  côté,  des  lazaristes  français  créèrent  des 
établissements  particuliers  à  Téhéran  et  dans  les 
grandes  villes  de  la  Perse.  En  peu  de  temps,  l'ins- 
truction publique  fit  des  progrès  sensibles'. 

Le  vice-consul  anglais  de  Recht  écrivait  en  1903  : 

On  croit  volontiers  en  Europe  que  l'instruction  popu- 
laire est  entièrement  négligée  en  Perse.  Rien  n'est  plus 
faux.  Ici,  il  n'est  presque  pas  de  petite  fille  ni  de  petit 
garçon  qui  n'aille  à  l'école  apprendre  à  lire  et  à  écrire 
ou  à  réciter  au  moins  quelques  versets  du  Coran. 
L'intelligence  naturelle  de  ces  enfants  est  telle  que 
tout  jeunes  encore,  ils  savent  tenir  leur  place  parmi 
les  adultes,  de  façon  à  faire  l'étonnement  des  Euro- 

1  Les  écoles  de  l'Alliance  française  se  sont  installées  à  la 
suite. 


218  LA    QUESTION    PERSANE. 

péens.  Recht  a  d'ailleurs  des  écoles  élémentaires  qui 
sont  très  fréquentées  et  une  école  secondaire  où  sont 
enseignés  le  persan,  l'arabe,  le  français,  le  russe,  et 
tout  le  programme  des  écoles  européennes.  On  y  passe 
des  examens  auxquels  j'ai  assisté;  j'ai  été  frappé  de 
l'extraordinaire  facilité  de  ces  jeunes  enfants  qui  écri- 
vaient en  bon  français  après  une  période  incroyable- 
ment courte  d'enseignement1. 


A  partir  de  1907,  nous  nous  retirons  de  plus  en 
plus  de  la  Perse,  et  en  1910-1911  à  Potsdam,  les 
Allemands  tentent  de  nous  en  éliminer  tout  à  fait. 
—  Il  est  spécifié  dans  les  accords  russo-anglo- 
germano-persans  de  1907, 1911  et  1912,  que  l'Alle- 
magne s'abstenant  en  Perse,  tout  citoyen  d'une 
grande  puissance  ne  pourra  plus  être  investi 
de  pouvoirs  quelconques  en  Perse  et  que  le  Gou- 
vernement de  Téhéran  ne  devra  plus  engager  de 
fonctionnaires  et  de  conseillers  étrangers  sans 
consulter  l'Angleterre  et  la  Russie.  A  la  première 
séance  de  la  Chambre  des  députés  le  14  juin  1912, 

1  Je  suis  loin  de  partager  l'optimisme  du  vice-consul  anglais 
de  Recht.  En  réalité,  l'instruction  primaire  en  Perse  con- 
siste pour  les  enfants  à  ânonner  pendant  des  heures  et  sans 
les  comprendre  les  versets  du  Coran.  L'enseignement  secon- 
daire n'existe  pas.  Il  y  a  là  deux  œuvres  d'organisation 
extrêmement  belles  à  tenter  en  Perse.  11  appartient  à  la 
France  de  prendre  en  mains  cette  organisation. 


l'influence  française  en  perse.  219 

M.  P.  Bluysen,  député  de  l'Inde,  à  la  tribune 
exprima  ses  regrets  du  passé  dans  les  termes  sui- 
vants1 : 

...  Il  s'agit  de  notre  situation  en  Perse,  qui  est  bien 
la  route  de  l'Inde.  Il  y  a  dix  ans  à  peine,  les  liens  de  la 
Perse  et  de  la  France  paraissaient  cordiaux  et  solides  ; 
ils  avaient  un  caractère  en  quelque  sorte  sentimental 
et  pratique.  Ils  procédaient  de  tout  un  passé  de  glo- 
rieuses ambassades  échangées,  de  sympathies  histo- 
riques, littéraires,  artistiques  même.  D'autre  part,  ils 
nous  assuraient  une  légitime  influence  dans  l'équilibre 
d'intérêts  qui  peuvent  résulter  de  la  situation  de  ce 
pays,  chemin  des  invasions  et  des  grands  trafics  inter- 
nationaux. —  Ils  tenaient  à  l'écart,  sans  heurt,  la 
prédominance  allemande  qui  cherchait  tous  motifs  de 
nous  supplanter.  —  Brusquement,  vers  1908  (au  len- 
demain des  accords  anglo-russes  de  1907)  cette  poli- 
tique traditionnelle  et  opportune  fut  abandonnée.  En 
1911 2,  sur  le  terrain  diplomatique,  l'Allemagne  rem- 
porta sa  grande  victoire  par  le  traité  de  Potsdam  et 
obtint  de  peser  de  tout  son  poids  sur  les  destinées  du 
pays.  —  De  leur  côté,  l'Angleterre  et  la  Russie  négo- 
ciaient sans  qu'il  apparût  que  la  France  comptât  encore 
pour  quelque  chose  dans  ces  accords  passés  ou  pré- 
parés. Ne  pourrions-nous  donc  reprendre  pied?  Ce 
serait,  semble-t-il,  possible.  —  En  Perse,  les  regards 

i  V.  Journ.  off.  du  15  juin  1912,  Débats  à  la  Chambre, 
p.  1473  et  suiv. 

2  V.  Journ.  off.  du  15  juin  1912,  Débats  à  la  Chambre, 
lre  séance  du  14  juin  1912,  p.  1475  et  suiv. 


220  LA    QUESTION    PERSANE. 

d'une  partie  de  la  population  instruite  n'ont  cessé  de 
se  tourner  vers  nous l.  —  Le  ministre  de  Perse  à  Paris 
S.  E.  Samad  Khan,  Montaz-os-Saltaneh  comprend  qu'une 
certaine  association  des  intérêts  des  deux  nations  leur 
serait  profitable  autant  qu'à  l'harmonie  européenne. 
Il  agit  autant  qu'il  peut  pour  ramener  à  Téhéran  et 
dans  d'autres  grandes  villes  des  éléments  pondérateurs 
et  civilisateurs  français.  —  La  prudence  de  notre 
action  diplomatique  est  à  cet  égard  au  moins  surpre- 
nante. Alors  que  nous  pourrions  comme  précédemment 
poursuivre  notre  œuvre  de  coopération  à  l'ordre  et  à 
la  prospérité  en  Perse,  nous  demeurons  indifférents 
en  apparence  ou  même  nous  cédons  à  des  craintes 
chimériques  :  —  Au  conseiller  financier  français  fut 
substitué  un  trésorier  américain.  Notre  médecin  offi- 
ciel auprès  du  Chah  reçut  congé.  De  même  en  partie 
nos  professeurs.  Nos  commerçants  se  découragèrent 
et  quittèrent  presque  tous  la  Perse.  L'an  dernier  (1911) 
le  Gouvernement  persan  avait  fait  entrevoir  que  l'expé- 
rience des  services  du  trésorier  américain  et  de  ses 
agents  lui  ayant  suffi,  il  serait  satisfait  de  recourir  de 
nouveau  aux  services  des  Français.  On  ouvrit  des  pour- 
parlers. Notre  département  des  Affaires  étrangères 
consentit  d'abord  à  choisir  des  conseillers  qui  travail- 
leraient à  la  reconstitution  de  l'enseignement  supé- 
rieur du  droit,  de  l'Administration,  etc.  Ils  furent 
désignés,  mais  au  moment  où  ils  gagnaient  leur  poste, 
ils  furent  avisés  d'une  modification  de  leur  titre 
effectuée  au  quai  d'Orsay.  Ils  n'étaient  plus  officielle- 

1  M.  Bluysen  est  un  bon  Français.  —  Il  nous  croit  aimés 
en  Perse. 


l'influence  française  en  perse.  221 

ment  des  conseillers  :  ils  devenaient  des  professeurs 
consultants.  Cette  nuance  subtile  révélait  les  craintes 
qui  s'étaient  fait  jour.  On  ne  voulait  pas  mécontenter 
nos  rivaux  allemands  qui,  eux,  avaient  créé  librement 
une  école  de  leur  nationalité  où  ils  étaient  obligés 
d'enseigner  le  français,  mais  qui  portait  l'étiquette 
germanique.  Nous  n'étions  admis  à  Téhéran  qu'à  titre 
consultatif;  les  autres  avaient  leur  plein  droit. 

En  effet,  la  mission  française1  de  jurisconsultes 
à  Téhéran  a  été  annoncée  par  le  communiqué 
officiel  suivant  du  quai  d'Orsay  le  13  juillet  1911  : 
«  Le  Gouvernement  persan,  par  l'intermédiaire 
de  son  ministre  à  Paris  S.  E.  Samad  Khan,  vient 
d'engager  deux  professeurs  de  droit  pour  l'Ecole 
des  sciences  politiques  de  Téhéran.  L'un  de  ces 
professeurs  enseignera  les  matières  du  droit  admi- 
nistratif. L'autre  traitera  de  l'organisation  judi- 
ciaire. Ces  deux  professeurs  pourront  donner  aux 
administrations  et  au  Gouvernement  persan  des 
consultations  sur  les  matières  de  leur  compé- 
tence technique  ». 

Les  contrats  ont  été  passés  entre  le  ministre  de 


1  C'est  à  M.  S.  Pichon  que  revient  le  mérite  de  la  création 
de  cette  mission.  L'initiative  en  revient  à  S.  E.  Samad  Khan, 
ministre  de  Perse  à  Paris.  Elle  a  été  bien  soutenue  par 
M.  Goût,  sous-directeur  d'Asie  au  ministère  des  Affaires 
étrangères. 


222  LA    QUESTION    PERSANE. 

Perse  à  Paris  et  les  intéressés.  Leurs  dispositions 
ont  été  arrêtées  au  ministère  des  Affaires  étran- 
gères (S.  Direction  d'Asie).  Les  pourparlers  avec 
le  Gouvernement  persan  ont  duré  onze  mois.  Les 
bonnes  volontés  de  nos  amis  et  alliés  les  Russes  et 
les  Anglais,  aussitôt  arrêtées  que  manifestées,  fail- 
lirent plusieurs  fois  les  rompre,  par  crainte  d'une 
intervention  allemande.  L'Allemagne  ne  voyait  pas 
en  effet  sans  jalousie  ni  sans  inquiétude  l'œuvre 
nouvelle  d'une  mission  française  en  Perse.  Il  venait 
d'ailleurs  d'être  convenu  entre  Berlin  et  Pétrograd 
que  nulle  autre  puissance  que  la  Russie  ne  serait 
admise  dans  les  affaires  du  pays.  Le  42  avril  1911, 
les  conseillers  juridique  et  administratif  proposés 
furent  même  invités  à  renoncer  à  leur  candidature. 
Ils  le  firent  sans  hésitation  et  très  patriotique- 
ment. 

Les  pourparlers  reprirent  quelque  temps  après 
et  les  deux  Gouvernements  français  et  persan  se 
mirent  enfin  d'accord  sur  Je  titre  de  professeur 
jurisconsulte  qui  fut  donné  aux  fonctionnaires 
recommandés  par  le  Gouvernement  de  la  Répu- 
blique auprès  des  ministres  persans  de  l'Intérieur 
et  de  la  Justice. 

La  mission  dura  trois  années  1911-1914.  Elle 
se  renferma  dans  les  domaines  purement  admi- 
nistratif et  judiciaire  et  n'affecta  jamais  un  carac- 


l'influence  française  en  perse.  223 

tère  politique  '.  Devant  l'évidence  des  résultats 
obtenus  par  les  deux  jurisconsultes  pour  la  cause 
de  l'ordre,  de  la  régularité  judiciaire  et  de  la 
probité  administrative  dans  le  pays,  le  Gouver- 
nement persan  n'osa  pas  ne  pas  renouveler  leurs 
contrats.  Cependant  la  question  se  heurta  aux 
influences  allemandes  et  aux  agitations  intérieures 
qui  menaçaient  le  Gouvernement  du  Chah. 

Peut-on  dire  que  nos  jurisconsultes  furent  très 
aidés,  très  soutenus  par  nos  amis  et  alliés  et  par 
la  légation  de  France  à  Téhéran? 

Nous  voudrions,  —  écrit  M.  Le  Chatelier2  —  d'abord 
et  avant  tout  que  la  mission  scientifique  française 
évitât  par  une  méthode  plus  sûre,  de  donner  le  spec- 
tacle de  trop  de  désaccords  intimes.  Nous  souhaiterions 
aussi  qu'à  l'exemple  de  celle  d'Egypte,  elle  conçût 
d'autres  perspectives  de  grandeur  que  la  fouille  du 
pays,  et  qu'elle  ne  s'interdît  pas  la  curiosité  du  présent 
afin  que  notre  nation  ait,  par  sa  mission  de  Perse,  tout 
ce  qu'elle  peut  en  avoir  :  et  d'abord  une  situation  intel- 
lectuelle et  morale  prépondérante. 

Nous  voudrions,  avec  la  même  préoccupation,  qu'un 
souci  vigilant  des  intérêts  du  personnel  enseignant, 

1  V.  Compte  rendu  des  séances  et  travaux  de  l'Académie, 
juin  1915,  Rapport  de  M.  Lacour-Gayet,  membre  de  l'Ins- 
titut. 

2  Revue  du  Monde  musulman,  XII,  9  septembre  1910. 


224  LA    QUESTION    PERSANE. 

qui  représente  la  mission  éducatrice  de  la  France, 
permît  d'en  accroître  le  nombre  et  d'en  sélectionner  le 
recrutement,  afin  d'éviter  les  discordes  et  tout  ce  qui 
nuit.  Mais  ici,  par  condition  d'éloignement,  de  disper- 
sion, l'œuvre  de  gouvernement  à  accomplir  ne  peut 
être  que  celle  d'un  ministre  de  France  disposé  par  ses 
habitudes  de  travail,  par  son  instruction,  et  par  ses 
habitudes  de  carrière,  à  marquer  son  passage  en  Perse 
autrement  que  par  son  départ  ou  que  par  un  scepti- 
cisme aigri.  Au  représentant  de  la  France,  un  ministre 
des  Affaires  étrangères  pourrait  confier  la  plus  belle 
des  missions  en  lui  disant  : 

«  Notre  politique  générale  étant  liée  à  celle  de 
l'Angleterre  et  de  la  Russie,  votre  rôle  politique  vous 
laissera  des  loisirs.  Profitez-en  pour  établir  votre 
autorité  incontestée  sur  toutes  les  œuvres  qui  person- 
nifient la  France  en  Perse. 

»  Adressez- vous  d'abord,  dans  ce  but,  aux  repré- 
sentants de  notre  corps  consulaire.  Encouragez-les 
par  des  témoignages  d'intérêt  non  douteux,  à  faire  de 
leurs  consulats  des  centres  d'activité  intellectuelle. 
Marquez-leur  que  le  département  leur  saura  gré  de 
réunir  autour  d'eux  les  plus  qualifiés  des  lettrés  ou 
des  artistes  persans,  afin  de  les  faire  mieux  connaître 
en  France.  Prouvez-leur  que  la  Légation,  au  nom  du 
gouvernement,  attache  un  prix  particulier  aux  travaux 
personnels  de  ses  agents.  Que  la  Légation,  en  un  mot, 
et  les  consulats  donnent  l'exemple  d'une  renaissance 
française  en  Perse1. 

1  II  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  pour  sauvegarder  le 
monopole  des  administrations  centrales  et  autres  en  France, 


l'influence  française  en  perse.  225 

»  Dans  d'autres  régions,  plus  proches  de  la  métro- 
pole, nous  nous  sommes  entendus  avec  le  ministère  de 
l'Instruction  publique,  pour  que  son  action,  plus 
directe,  sur  ses  agents  les  incite  à  plus  d'activité.  Ici, 
réciproquement,  l'instruction  publique  confie  tout  ce 
qui  dépend  d'elle  aux  Affaires  étrangères.  Vous  exer- 
cerez donc,  vous-même,  une  autorité  pleine  et  entière, 
avec  une  responsabilité  effective  sur  la  mission  de 
Perse,  qui  relèvera  de  vous  et  de  vous  seul.  Usez  de 
votre  suprématie  au  mieux  de  l'intérêt  national  qui  se 
confond  avec  celui  de  la  science  large  et  productive. 

»  Tous  les  professeurs,  tous  les  maîtres  qui  sont 
envoyés  en  Perse  deviennent,  pour  ainsi  dire,  à  ce 
titre  des  fonctionnaires  de  votre  légation.  Ils  relèvent 

toute  mission  d'un  Français  à  l'étranger  ou  dans  nos  colonies 
est  quelque  peu  considérée  comme  un  bon  moyen  d'éloigner 
un  fâcheux.  Quelques  avantages  fort  contestables  d'ailleurs 
et  toujours  précaires  servent  de  piège  pour  éloigner  l'impru- 
dent qui  se  laisse  séduire.  Très  difficilement,  il  retrouvera 
sa  place  en  France.  Que  l'on  compare  cet  ostracisme  rigou- 
reusement exécuté  par  notre  bureaucratie  avec  la  conception 
des  Allemands  en  vertu  de  laquelle  le  dernier  commis- 
voyageur  a  derrière  lui  toute  l'Allemagne  pour  le  soutenir; 
on  comprendra  alors  pourquoi  la  qualité  de  nos  agents  des 
services  extérieurs  est  si  faible.  La  difficulté  du  recrutement 
est  d'ailleurs  de  plus  en  plus  grande.  S'en  ressentent  vive- 
ment bien  entendu  la  propagande,  l'action  et  le  progrès  de 
la  France  à  l'étranger,  car  avec  de  pareilles  conceptions, 
nous  n'aurons  bientôt  plus  le  moyen  d'envoyer  à  l'étranger 
et  dans  nos  colonies  des  Français  pour  porter  au  loin  le 
génie  et  l'activité  de  la  France.  V.  Le  Temps,  du  12  sep- 
tembre 1915. 

Drmorgny.  15 


226  LA    QUESTION    PERSANE. 

de  vous.  Que  votre  autorité  sur  eux  soit  libéralement 
bienveillante.  Donnez  aux  besoins  de  dévouement,  aux 
nécessités  d'effort,  qui  sont  en  eux,  toute  satisfaction, 
par  vos  conseils,  vos  directions,  et  par  l'attention 
constante  que  vous  aurez  de  les  associer  à  votre  œuvre. 
»  Nous  n'avons  rien  à  ajouter.  Vous  avez  compris 
que  dans  cette  Perse  dont  la  civilisation  va  rayonner 
sur  une  partie  de  l'Asie,  du  Caucase  à  la  Chine  et  aux 
Indes,  la  politique  de  la  France  doit  être  de  se  faire 
aimer,  respecter,  écouter  :  politique  de  conseils  ami- 
caux, d'enseignement  et  de  sollicitude  ». 

Quand  la  guerre  actuelle  éclata,  les  professeurs, 
jurisconsultes,  médecins,  etc.,  détachés  au  service 
de  la  Perse,  furent  rappelés  en  France  par  la  mobi- 
lisation, des  négociations  furent  poursuivies  sur 
la  demande  du  ministère  des  Affaires  étrangères 
(cabinet  et  S.  Direction  d'Asie)  par  le  ministre 
de  la  République  à  Téhéran  pour  obtenir  du  Gou- 
vernement persan  une  décision  réglant  la  situation 
de  nos  professeurs,  jurisconsultes  et  médecins, 
pendant  et  après  la  guerre.  Cette  décision  fut 
prise  le  12  avril  1915.  Elle  a  disposé  que  les  con- 
trats ne  seront  pas  suspendus  pendant  la  guerre  et 
que  les  jurisconsultes  et  professeurs  auront  seule- 
ment la  faculté  à  la  fin  des  hostilités,  si  leurs  con- 
trats n'ont  pas  expiré,  de  rentrer  en  Perse  pour 
les  y  terminer.  Il  est  évident  que  les  intrigues 
allemandes  ont  cette  fois  obtenu  plein  succès  à 


L  INFLUENCE    FRANÇAISE    EN    PERSE. 


227 


Téhéran.  Au  surplus,  le  ministre  de  la  République 
à  Téhéran,  M.  R.  Lecomte,  estimait  lui-même  le 
15  juillet  1915  que  «  moins  encore  que  la  Répu- 
blique de  1793,  la  Perse  n'a  besoin  de  savants  ». 

Les  Turco-Germains  ne  se  sont  pas  contentés 
de  compromettre  l'existence  de  nos  missions  fran- 
çaises d'enseignement  du  droit1  et  de  la  médecine 
à  Téhéran.  Ils  ont  mené  une  campagne  acharnée 
pour  faire  retirer  de  la  France,  de  l'Angleterre  et 
de  la  Belgique  les  étudiants  et  les  élèves  persans. 
A  cette  campagne  néfaste  autant  à  la  France 
qu'à  la  Perse,  rien  n'a  été  opposé. 

Pourtant  cette  œuvre  des  étudiants  persans  en 
France,  due  tout  entière  à  l'initiative  du  ministre 
de  Perse  à  Paris,  était  digne  du  plus  sérieux 
intérêt. 

Avant  la  guerre  actuelle,  le  nombre  des  jeunes 
Persans  envoyés  en  France  a  dépassé  300. 

1  Au  début  de  l'année  1914,  au  moment  du  renouvellement 
du  contrat  du  jurisconsulte  français  du  ministère  Persan  de 
la  justice,  la  Légation  allemande  déploya  la  plus  grande 
activité  pour  le  faire  remplacer  par  un  conseiller  allemand. 
Une  violente  campagne  de  presse  fut  dirigée  contre  notre 
compatriote.  —  En  octobre  1915  —  les  mêmes  tentatives 
furent  dirigées  contre  le  secrétaire  français  du  bureau  de 
l'organisation  de  la  gendarmerie  gouvernementale.  Il  s'agis- 
sait de  le  remplacer  par  un  officier  allemand,  le  nommé 
Haase. 


228  LA    QUESTION    PERSANE. 

Une  année  avant  Jes  hostilités  et  pour  la  pre- 
mière fois  dans  l'histoire  intellectuelle  de  l'Iran, 
une  importante  promotion  de  plusieurs  dizaines 
de  jeunes  gens  diplômés  de  nos  écoles  supérieures 
militaires  et  civiles  a  pu  retourner  en  Perse.  Ils  y 
ont  déjà  formé  une  élite  de  dirigeants  pour  la 
cause  de  la  démocratie  dans  le  pays.  D'autres  ont 
vu  fléchir  devant  eux  les  règlements  sévères  qui 
veillent  aux  portes  de  nos  grandes  administrations  : 
quelques-uns  ont  été  admis  au  stage  du  minis- 
tère des  Finances.  Quarante  boursiers,  la  plupart 
agréés   par  le    Medjliss  avaient  été    envoyés    en 
France.  Ils  ont  tous  été  rappelés  de  France   en 
Perse  en    octobre    1915.  Nous  sommes  heureux 
de    reconnaître    d'ailleurs    que    certains    jeunes 
Persans,  sortis  de  nos  établissements  supérieurs, 
n'ont  pas  oublié  leur  seconde  patrie,  puisqu'ils  se 
sont  volontairement  battus  pour  elle.   Quelques- 
uns,  cités  à  l'ordre  du  jour,  décorés  de  la  Légion 
d'honneur,  forment  déjà  une  élite  de  héros.  Parmi 
ces  derniers,  il  faut  citer  le  fils  du  ministre  actuel 
des  Affaires  étrangères,  Mohtashem-ed-Saltaneh 
qui  se  trouve  actuellement  dans  un  camp  de  pri- 
sonniers en  Allemagne. 

Il  faut  regretter,  par  contre,  avec  M.  le  député 
Bluysen,  que  l'opposition  de  la  légation  de  France 
à  Téhéran  n'ait  pas  permis  de  répondre  à  l'invita- 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.       229 

tion  qui  nous  avait  été  faite  en  1912  de  créer  à  Téhé- 
ran une  grande  Université  qui,  selon  le  vœu  de  la 
majeure  partie  des  Persans  éclairés,  aurait  eu  un 
statut  français.  M.  Bienvenu-Martin  et  la  mission 
laïque  n'ont  pu  triompher  de  cette  incompréhen- 
sible opposition1. 

On  verra  plus  loin  comment  notre  situation  éco- 
nomique en  Perse  a  été  diminuée  et  que  nous  ne 
devons  pas  nous  désintéresser  de  l'entreprise  du 
Transiranien. 


0 

C-    8 

Les  méthodes  turco-germaniques  en  Perse. 

L'Allemagne  n'a  pas  manqué  d'exploiter  à  son 
profit  le  caractère  transitoire  du  compromis  anglo- 

1  V.  à  ce  sujet  l'intervention  de  M.  le  sénateur  Debierre, 
Sénat,  2e  séance  jdu  26  mai  1913.  Cependant,  à  l'heure  ac- 
tuelle, l'Allemagne  obtient  en  Turquie  la  suppression  du 
poste  de  premier  conseiller  légiste  à  la  Porte  qui  était  occupé 
jusqu'ici  par  un  Français,  le  Comte  Ostrorog.  Friedrich 
Hoffmann,  professeur  d'économie  politique  à  l'Université  de 
Kiel,  est  nommé  professeur  d'économie  politique  à  Constan- 
tinople  et  conseiller  privé  du  sultan.  Quatorze  professeurs 
ont  été  engagés  pour  enseigner  la  psychologie,  la  botanique, 
la  géologie  et  la  chimie.  L'enseignement  de  la  langue  alle- 
mande est  organisé  en  Pologne,  en  Turquie,  dans  les  Bal- 
kans; la  propagande  germanique  est  effrénée  partout.  Une 


230  LA    QUESTION    PERSANE. 

russe,  les  difficultés  intérieures  de  la  Perse  et  les 
dangereuses  convulsions  au  milieu  desquelles  elle 
a  fait  son  essai  de  régime  constitutionnel.  L'ac- 
cord russo-allemand  de  1911,  comme  les  autres 
traités  signés  par  l'Allemagne,  n'a  jamais  été 
qu'un  «  chiffon  de  papier  »  pour  les  Bethmann- 
Hollweg  et  pour  les  Jagow,  et  les  menées  austro- 
turco-allemandes  se  sont  manifestées  en  Perse 
sous  les  formes  les  plus  variées  :  essais  de  propa- 
gande intellectuelle  tentatives  de  mainmise  écono- 
mique, essai  de  domination  politique,  et  par  les 
moyens  les  plus  actifs  :  combinaisons  ingénieuses 
du  pangermanisme  et  du  panturquisme,  violation 
de  neutralité,  guerre  sainte,  réaction  et  révolu- 
tion. 

La  poussée  allemande  en  Perse  est  bien  anté- 
rieure à  la  déclaration  de  guerre  de  la  Turquie 
aux  alliés.  Elle  date  du  moment  où  l'Angleterre 
et  la  Russie,  pressentant  des  dangers  nouveaux, 
voulurent  mettre  un  terme  à  une  rivalité  séculaire 
et,  par  la  convention  du  30  août  1907,  réglèrent 
leurs  relations  dans  les  pays  limitrophes  à  la  fois 
de  l'Inde,  de  la  Caucasie  et  du  Turkestan. 

La  presse  germanique  entreprit  de  démontrer 


nouvelle  société  pour  la  propagande  allemande  à  l'étranger 
«'est  constituée  le  13  septembre  1915. 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        231 

le  caractère  agressif  de  ces  accords.  Elle  s'efforça 
d'y  voir  un  effort  pour  isoler  l'Allemagne,  parce 
que  ces  ententes  avaient  été  conclues  en  dehors 
d'elle  : 

L'Allemagne  —  disait  la  Deutsche  Tageszeitung  — 
n'a  nul  lieu  d'être  satisfaite  de  voir  aplanir,  entre  deux 
autres  nations,  certaines  difficultés  qui,  dans  des  cir- 
constances données,  auraient  pu  lui  être  utiles. 

Le  Gouvernement  allemand  insinua  au  Gouver- 
nement de  Téhéran  que  ces  accords  ne  pouvaient 
l'engager. 

Le  18  octobre  1910,  las  d'adresser  à  Téhéran 
d'inefficaces  protestations  sur  la  situation  de  jour 
en  jour  plus  mauvaise  des  provinces  méridio- 
nales de  la  Perse,  le  Foreign  Office  fit  remettre 
au  Gouvernement  persan  une  note  lui  donnant 
un  délai  de  trois  mois  pour  y  rétablir  l'ordre. 
Cette  décision,  que  justifiait  l'état  anarchique 
des  provinces  du  Fars,  du  Kerman  et  du  Me- 
kran  et  qui  fut  prise  d'un  commun  accord  avec 
la  Russie,  suscita  une  émotion  disproportionnée  à 
Berlin,  à  Vienne  et,  par  delà  les  Balkans,  à  Cons- 
tantinople.  La  Gazette  de  Voss,  la  Gazette  de  la 
Croix,  la  Nouvelle  Presse  libre,  la  Gazette  de 
l'Allemagne  du  Nord  et  la  Gazette  de  Cologne 
menèrent   une  violente  campagne,  au   nom  de 


232  LA    QUESTION    PERSANE. 

l'indépendance  et  de  l'intégrité  des  pays  protégés 
par  des  nations  étrangères  et  au  nom  du  principe 
de  la  porte  ouverte  et  de  la  libre  concurrence. 
L'Allemagne  et  l'Autriche  s'adjoignirent  la  Tur- 
quie et  se  posèrent  en  défenseurs  de  l'indépen- 
dance de  tous  les  pays  musulmans. 

La  Porte  répondit  avec  empressement  aux 
invites  austro- allemandes;  elle  prétexta,  pour 
intervenir,  la  question  des  frontières  turco-per- 
sanes.  Ce  litige  est  pendant  entre  l'empire  otto- 
man et  l'Iran  depuis  1843  ;  une  conférence  de 
Constantinople  avait  bien  abouti  à  un  certain 
arrangement  provisoire  en  1869,  mais  depuis 
quarante-quatre  ans  l'affaire  en  était  restée  là.  A 
la  fin  du  mois  de  septembre  1910,  Hakki  Pacha 
adressa  à  Mahmoud  Chefket  Pacha  la  note  sui- 
vante : 

Les  événements  de  Perse  entraîneront  probable- 
ment des  complications  avec  la  Russie  et  l'Angleterre 
—  complications  que  nous  devons  suivre  pas  à  pas, 
afin  d'être  prêts  en  cas  de  besoin  à  défendre  nos  droits 
en  comptant  sur  notre  force  armée.  Comme  le  succès 
de  notre  diplomatie  dépend  surtout  de  la  force  de  nos 
troupes  sur  la  frontière  persane,  je  vous  prie  de  prendre 
sur-le-champ  les  mesures  propres  à  augmenter  nos 
contingents  le  plus  possible.  Je  vous  communique  ceci 
après  une  conversation  avec  l'ambassadeur  d'une 
puissance  étrangère. 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        233 

Cet  ambassadeur  ne  pouvait  être  que  le  repré- 
sentant de  l'Allemagne. 

Sous  prétexte  de  protéger  ses  nationaux  et  de 
renforcer  la  garde  de  ses  consulats,  la  Turquie 
envoya  donc  à  la  frontière  turco-persane  de  forts 
détachements  du  6e  corps.  Le  Gouvernement 
persan  formula  de  vives  protestations;  par  contre, 
certaine  presse  nationaliste  du  pays  appela  de  tous 
ses  vœux  des  relations  étroites  entre  la  Turquie  et 
l'Allemagne.  Mais  c'était  à  la  veille  de  l'entrevue 
de  Potsdam  entre  Guillaume  II  et  Nicolas  II  ;  la 
diplomatie  prussienne  courtise  volontiers  l'isla- 
misme, cependant  elle  ne  veut  pas  que  ce  jeu 
devienne  dangereux.  Les  bruyantes  manifestations 
musulmanes  de  novembre  1910  inquiétèrent 
MM.  de  Kiderlen-Waechter  et  de  Bethmann- 
Hollweg  qui  ne  désiraient  alors  que  conserver  en 
Perse  une  porte  ouverte  à  leur  influence  et  à  leurs 
intérêts  :  les  dirigeants  de  la  Wilhelmstrasse 
allaient  justement  s'en  assurer  le  maintien  à 
Potsdam.  Les  Turcs  et  les  Persans  feront  bien  de 
méditer  cette  leçon  :  l'honnête  courtier  allemand 
est  toujours  fertile  en  combinaisons  dont  ses 
clients  risquent  de  faire  les  frais. 

Le  combat  gigantesque  qui  se  livre  en  ce 
moment  pour  le  droit  et  la  civilisation  s'étend  de 
la  mer  du  Nord  jusqu'aux  confins  de  la    Perse. 


234  LA    QUESTION    PERSANE. 

Aucun  des  fronts  de  bataille  n'est  indifférent  pour 
le  succès  final  ;  chaque  victoire,  si  éloignée  qu'elle 
soit  de  nos  frontières,  constitue  une  étape  sur  la 
route  de  la  paix  complète  et  réparatrice.  C'est 
pourquoi  il  est  intéressant  d'exposer  à  grands  traits 
comment  l'Allemagne  cherche  à  étendre  à  la 
Perse  la  domination  dont  elle  menace  tous  les 
peuples;  comment,  après  avoir  essayé  de  placer 
l'Iran  sous  son  entière  dépendance  économique, 
elle  s'efforce  de  réaliser  son  asservissement  poli- 
tique avec  la  complicité  du  Gouvernement  de 
Constantinople. 


L'Allemagne  a  essayé  d'introduire  en  Perse  sa 
fameuse  «  Kultur  ».  Il  y  a  quelques  années,  elle 
a  ouvert  un  collège  à  Téhéran,  qui  compte  de 
250  à  400  élèves  de  huit  à  douze  ans.  Cette  école 
fonctionne  avec  plein  succès  et  nous  avons  en- 
tendu des  ministres  persans  de  l'instruction  pu- 
blique en  faire  un  pompeux  éloge.  L'un  d'eux 
a  exprimé  le  désir  que  les  instituteurs  primaires 
fussent  uniquement  recrutés  dans  cette  institution. 
Les  professeurs  attachés  à  cette  école  ne  sont  pas 
de  simples  instituteurs;  ce  sont  de  véritables 
Professoren,  chargés,  sous  le  prétexte  de  pousser 
les  élèves  jusqu'aux  grades  secondaires  de  la  cul- 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.         235 

ture  allemande,  de  répandre  la  doctrine  politique 
du  pangermanisme.  Le  directeur,  Rich  Draeger, 
docteur  en  philosophie,  ayant  protesté  de  ses  hon- 
nêtes intentions  d'éducateur,  s'est  récemment 
attiré  une  ironique  réponse  de  la  presse  lo- 
cale. 


M.  Draeger  et  ses  collaborateurs  ne  seraient  venus 
en  Perse  que  pour  faire  de  l'enseignement  et  S.  M. 
l'Empereur  d'Allemagne  ne  paierait  la  forte  somme  que 
pour  le  plaisir  de  nous  instruire!  Nous  n'accusons 
certes  pas  l'aimable  directeur  de  l'école  allemande  d'être 
venu  faire  ici  de  la  politique  militante,  mais  ne  pense- 
t-il  pas  que  la  propagation  de  la  langue  allemande  est 
le  moyen  le  plus  efficace  et  le  plus  sûr  pour  créer  et 
développer  les  liens  économiques  entre  l'Allemagne  et 
les  pays  où  sa  langue  est  propagée?  N'est-ce  pas  là 
faire  de  la  politique?  N'est-ce  pas  là  même  la  meilleure 
politique  ? 

Certes,  nous  profitons  de  la  politique  intelligente 
de  S.  M.  l'Empereur  d'Allemagne,  puisque  sa  grosse 
subvention  (50  à  80.000  francs)  permet  à  quelques 
jeunes  gens  persans  de  s'instruire  (en  payant  d'ailleurs 
une  mensualité  comme  dans  toutes  les  autres  écoles). 
Mais  nous  serions  infiniment  heureux  que  les  autres 
gouvernements  qui  ont  ici  des  écoles,  comme  le 
Gouvernement  français  par  exemple,  se  montrassent 
aussi  politiques  que  le  Gouvernement  allemand.  Nous 
en  profiterions  et  l'influence  française  aussi,  sans 
doute. 


236  LA    QUESTION    PERSANE. 

Les  tentatives  de  germanisation  de  la  Perse  ont 
été  plus  haut  :  c'est  ainsi  que  pendant  la  minorité 
de  S.  M.  Ahmad  Chah,  la  cour  et  la  classe  impé- 
riales1 furent  encombrées  de  chambellans  et  d'ins- 
tructeurs chargés  d'inspirer  au  futur  souverain  un 
respect  enthousiaste  de  la  puissance  allemande. 

La  France  a  bien  organisé  en  1911,  sur  la 
demande  du  Gouvernement  persan  et  d'accord 
avec  la  Russie  et  l'Angleterre,  une  mission  de 
jurisconsultes  professeurs,  chargés  de  l'enseigne- 
ment du  droit  à  Téhéran  et  des  réformes  judi- 
ciaires et  administratives;  mais,  pour  éviter  l'envoi 
en  Perse  d'instructeurs  militaires  allemands,  les 
pouvoirs  et  les  attributions  de  nos  jurisconsultes 


1  V.  mon  étude  sur  V Administration  de  la  Perse,  Paris, 
Leroux,  1913,  p.  7  et  suiv.  —  Ahmad,  Chah  de  Perse,  né  le 
27  chaban  1314  (1896),  successeur  de  son  père  Mohammed 
Ali  Mirza  depuis  le  16  juillet  1909,  couronné  le  21  juillet 
1914  à  Téhéran.  En  1909,  pour  son  instruction,  fut  créée 
la  classe  impériale.  L'école  fut  ouverte  au  jeune  souverain 
lui-même,  au  Valiadh  (prince  héritier),  au  frère  consanguin 
d' Ahmad  Chah,  à  son  oncle,  et  à  une  dizaine  de  jeunes 
gens,  tous  fils  de  personnages  importants  des  différentes 
classes  de  la  société  persane.  J'ai  été  désigné,  sur  la  propo- 
sition de  Son  Altesse  le  Régent,  pour  enseigner  au  jeune 
Chah  l'instruction  civique  et  des  éléments  de  droit  admi- 
nistratif et  j'ai  lutté  de  mon  mieux  contre  les  intrigues  des 
Chambellans  germanophiles  soutenus  par  tout  le  personnel 
de  l'Enderoun  (Harem). 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.         237 

ont  été  réduits  à  l'extrême.  Cette  mission  a  cepen- 
dant obtenu  de  véritables  résultats  en  ce  qui  con- 
cerne l'enseignementdudroitadministratif  adapté1. 
L'Allemagne  a  institué  encore  à  Téhéran  un 
Hôpital  impérial  qui  sert  de  réclame  aux  produits 
pharmaceutiques  allemands  ;  les  soins  y  sont  don- 
nés par  deux  médecins  militaires.  Cet  hôpital, 
bien  construit  et  administré,  est  très  fré- 
quenté et  jouit  d'une  grande  popularité.  Il  est 
très  soutenu  par  le  Gouvernement  persan  ;  de  son 
côté  le  Gouvernement  allemand  lui  donne  tout 
l'appui  matériel  et  toute  l'assistance  morale  néces- 
saire. Les  cours  de  médecine  organisés  par  le 
Gouvernement  français  à  Téhéran  ne  jouissent  pas 
d'un  traitement  aussi  favorable;  l'hôpital  russe 
est  peu  populaire.  Quant  à  l'Angleterre,  elle  a 
peut-être  le  tort  de  ne  s'occuper  en  Perse  ni 
d'enseignement,  ni  d'assistance. 


Pour  mettre  l'Iran  en  coupe  réglée,  suivant  ses 
méthodes  ordinaires  d'exploitation  et  de  domina- 

1  V.  Comptes  rendus  des  séances  de  l'Académie.  Juin  1915. 
Rapport  de  M.  Lacour-Gayet,  membre  de  l'Institut.  En  pré- 
sence de  ces  résultats,  le  Gouvernement  persan  a  envisagé 
la  création  éventuelle  d'une  Ecole  de  droit  à  Téhéran.  — 
Espérons  qu'elle  sera  française. 


238  LA    QUESTION    PERSANE. 

tion,  l'Allemagne  a  fait  étudier  la  Perse  par  ses 
géographes,  par  ses  prospecteurs  et  par  ses  finan- 
ciers. 

En  1910,  la  Perse  était  déjà  devenue,  du  fait  de 
l'Allemagne,  le  théâtre  d'une  nouvelle  question 
internationale.  A  cette  époque,  les  affaires  de  Perse 
se  trouvaient  dominées  par  des  difficultés  finan- 
cières qui  empêchaient  d'établir  l'ordre  dans  ce 
pays  troublé  et  de  créer  les  services  publics  dont 
il  a  besoin1. 

A  ces  difficultés,  il  était  proposé  de  faire  face 
en  attendant  une  réorganisation  des  impôts,  par 
un  emprunt  de  10  millions  de  livres,  contracté 
auprès  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie.  A  vrai  dire 
le  Medjliss  (Parlement),  très  hostile  envers  l'étran- 
ger, comme  le  sont  tous  les  corps  politiques  de 
l'Orient,  restait  défiant.  Et  le  9  avril  1910,  le 
gouvernement  avisait  les  légations  d'Angleterre  et 
Russie  qu'il  ne  pouvait  accepter  cet  emprunt, 
étant  donné  les  conditions  que  voulaient  imposer 
les  deux  puissances.  Ces  conditions,  qui  compre- 
naient un  droit  d'option  sur  les  futurs  chemins  de 
fer,  avaient  pour  but  d'empêcher  de  dépenser  sans 
utilité  les  fonds  de  l'emprunt. 


1  V.  mon  étude  sur  les  Institutions  financières  de  la  Perse, 
Paris,  Leroux,  1915,  et  Revue  du  Monde  musulman. 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.       239 

Lorsque  le  refus  du  prêt  anglo-russe  fut  an- 
noncé, on  connaissait  déjà  et  l'on  commentait  fort 
le  voyage  fait  en  Perse  par  un  représentant  de  Ja 
Deutsche  Bank.  Le  30  mars  en  effet,  la  Gazette 
de  Voss  publiait  un  télégramme,  daté  de  Téhéran 
et  disant  : 

La  présence  ici  d'un  représentant  de  la  Deutsche 
Bank  de  Berlin  et  ses  études,  comme  ses  négociations 
avec  les  autorités  persanes,  ont  fait  naître  de  grandes 
espérances,  d'après  lesquelles  le  monde  financier  alle- 
mand ne  serait  pas  éloigné  de  l'idée  de  venir  en  aide 
à  l'État  persan  dans  le  besoin  où  il  se  trouve,  si  des 
garanties  adéquates  étaient  accordées. 

Le  délégué  de  la  Deutsche  Bank  était  M.  Seyed 
Ruette,  fils  d'un  Allemand  et  d'une  femme  de 
grande  famille  zanzibarite.  Plusieurs  de  ces  agents 
allemands  dans  les  pays  islamiques  ont  des  ori- 
gines analogues. 

Le  voyage  de  M.  Seyed  Ruette  avait  d'autant 
plus  attiré  l'attention,  que  personne  n'ignorait  les 
liens  qui  unissent  la  Deutsche  Bank  à  la  Compagnie 
du  Bagdad  Bahn.  Dès  l'année  1908,  d'ailleurs,  la 
Deutsche  Bank  avait  obtenu  le  droit  d'ouvrir  une 
succursale  à  Téhéran,  et  si  elle  n'avait  pas  jugé 
alors  expédient  d'en  user  immédiatement,  elle  en 
avait  du  moins  parlé  de  manière  à  planter  un  jalon 
pour  l'avenir.  M.  Seyed  Ruette  avait  en  outre  reçu 


240  LA    QUESTION    PERSANE. 

mission  de  reconnaître  la  ligne  Téhéran-Kanikin- 
Kermanchah-Bagdad  pour  y  établir  un  rameau 
persan  du  Bagdad  Bahn. 

Ainsi  s'affirmait  le  droit  pour  les  Allemands 
d'exploiter  le  champ  d'activité  que  réserve  la  Perse. 
La  Gazette  de  Voss,  dans  une  comparaison  sugges- 
tive, a  rappelé  à  cette  époque  la  politique  de 
l'Allemagne  au  Maroc. 

De  quel  droit,  a-t-elle  écrit,  l'Angleterre  et  la  Russie 
pourraient-elles  empêcher  un  emprunt  allemand  en 
Perse,  s'il  était  réellement  projeté?  Le  fait  que  la  Russie 
et  la  Grande-Bretagne  ont  convenu  de  considérer  le 
Nord  et  le  Sud  de  la  Perse,  comme  leurs  sphères  respec- 
tives d'intérêt,  ne  saurait  le  moins  du  monde  imposer 
aux  tierces  puissances  l'obligation  de  s'abstenir  de 
toute  opération  commerciale  dans  ces  régions.  Et  même, 
si  on  laissait  passer  cette  monstrueuse  prétention,  la 
partie  centrale  de  la  Perse  reste  libre,  même  d'après 
l'accord  anglo-russe. 

La  National  Zeitung  a  montré,  de  son  côté,  la 
nécessité,  pour  empêcher  «  l'Allemagne  de  reculer 
de  cinq  siècles  dans  l'esprit  des  populations  turques 
et  persanes  »,  de  ne  pas  permettre  à  l'Angleterre 
de  s'affirmer  comme  la  puissance  économique 
prépondérante  dans  le  golfe  Persique.  Elle  ajou- 
tait, après  avoir  présenté  l'Allemagne  comme  la 
protectrice  de  l'indépendance  de  la  Perse  menacée 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMA  NIQUES    EN    PERSE.       241 

par  la  Russie,  que  cette  puissance  et  l'Angleterre 
«  n'ont  pas  le  moindre  droit  de  considérer  les 
concessions  de  chemins  de  fer  faites  à  d'autres 
puissances  comme  un  empiétement  sur  leurs 
propres  intérêts  ».  C'est  tout  à  fait  le  langage  que 
nous  avons  entendu  nous-mêmes  au  Maroc. 

Dès  le  29  mars  1909,  la  définition  donnée  par 
M.  de  Bûlow  des  intérêts  germaniques  en  Perse 
avait  autorisé  et  encouragé  cette  indépendance  de 
l'initiative  privée  allemande  : 

Notre  situation  en  Perse  ne  s'est  en  rien  modifiée. 
Nous  ne  poursuivons  dans  ce  pays  aucune  visée  poli- 
tique; nous  nous  y  consacrons  seulement  aux  tâches 
économiques  fixées  par  le  traité  de  commerce  que  nous 
avons  conclu  avec  la  Perse *  et  qui  reste  en  dehors  des 
accords  de  tierces  puissances  auxquels  nous  n'avons  pas 
participé. 

Ni  en  Angleterre  ni  en  Russie,  on  ne  s'est  mon- 
tré satisfait  de  l'entreprise  de  la  Deutsche  Bank.  Le 
Novoie  Vremia  a  donné  même  un  avertissement 
général  à  la  politique  allemande  en  disant  : 

La  diplomatie  allemande  met  sans  cesse  en  relief 
sa  loyauté,  son  amour  pour  la  paix  et  le  respect  qu'elle 

1  Traité  du  11  juin  1873.  V.  le  Recueil  des  Traités  de 
l'Empire  fersan  avec  les  pays  étrangers,  Téhéran,  1908,  par 
Motamem-el-Molk.  V.  également  le  Recueil  des  archives  diplo- 
m  atiques  de  L.  Renault. 

Demor«ny.  16 


242  LA    QUESTION    PERSANE. 

a  pour  le  droit  de  ses  voisins.  Nous  pouvons  donc 
espérer  qu'elle  s'opposera  aux  menées  de  ses  capita- 
listes, cherchant  à  aviver  les  discordes  politiques 
régnant  en  Perse  et  dont  souffrent  les  intérêts  russes. 

L'énergique  résistance  anglo-russe  fit  ajourner 
l'entreprise  dessinée  en  Perse  par  la  Deutsche 
Bank,  entreprise  à  laquelle  il  serait  bien  naïf  de 
croire  que  la  Chancellerie  impériale  soit  restée 
étrangère.  L'Allemagne  est  d'ailleurs  toujours 
prête  à  maintenir  ou  à  retirer  discrètement  sa 
mise,  selon  l'aspect  de  la  partie.  Puis  elle  sait  bien 
qu'une  puissance  très  forte,  lorsqu'elle  se  rend 
encombrante  quelque  part,  acquiert  des  objets 
d'échange  et  se  fait  payer  son  désistement. 

En  Perse  comme  ailleurs,  les  échecs  ne  rebutent 
pas  le  Germain.  Il  a  installé  dans  toutes  les  prin- 
cipales villes  de  la  Perse  des  succursales  nom- 
breuses '  de  la  Persische  Teppische  Geselischaft  de 
Téhéran,  s'efforeant  de  détruire  par  l'introduction 
de  la  camelote  une  des  plus  belles  industries  natio- 
nales de  l'Iran,  celle  des  tapis.  Un  commis-voya- 
geur allemand,  le  docteur  Pujin2,  répand  à  pro- 

1  Le  1er  février  dernier,  par  ordre  de  l'autorité  militaire, 
les  troupes  russes  ont  occupé  à  Tauris  la  manufacture  de 
tapis  allemands;  les  entrepôts  de  cette  manufacture  ont  été 
mis  sous  séquestre. 

2  On  attribue  aux  intrigues  de  ce  commis-voyageur  promu, 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.       243 

fusion  dans  le  pays  les  couleurs  d'aniline,  les 
alizarines,  les  érythrines,  les  hématoxylines,  et 
substitue  de  lourdes  falsifications  aux  délicats 
dessins  et  aux  admirables  tons  des  tapis  persans1. 
Un  autre  commis-voyageur,  Schlutter,  de  la 
maison  de  commission  Undeutsch,  de  Brème, 
inonde  la  Perse  comme  l'Amérique  du  Sud  de 
tous  les  produits  de  la  Germanie.  Les  magnifiques 
jardins  et  les  somptueux  bassins  du  Gulistan 
impérial  sont  déshonorés  par  une  quantité  de  petits 
bonshommes  de  bois  aux  couleurs  criardes,  por- 
tant des  flambeaux  ou  des  lanternes,  disséminés 
dans  les  bosquets  et  jusque  sous  les  jets  d'eau. 

D'admirables  et  riches  forêts  occupent  en  Perse 
les  rivages  de  la  mer  Caspienne,  dans  les  provinces 
et  régions  de  Toune-Kaboun,  de  Koudjour,  de 
Mazanderan  et  d'Astrabad.  Il  s'agit  d'immenses 
territoires  boisés  des  plus  belles  essences,  dont 
l'exploitation  intéresse  à  la  fois  l'avenir  écono- 
mique et  l'avenir  politique  de  la  zone  d'influence 
russe.  Il  est  bien  certain,  d'ailleurs,  que  la  guerre 

paraît-il,  consul  général  d'Allemagne,  le  mouvement  anti- 
anglais qui  a  entraîné  le  bombardement  de  Bouchir  et  les 
manifestations  xénophobes  du  Tinguestan. 

1  V.  sur  l'accaparement  allemand  de  l'industrie  des 
produits  chimiques,  l'intéressant  article  de  M.  A.  Stœling, 
Bulletin  n°  3  du  Comité  Michelet,  Paris,  9  décembre  1914. 


244  LA    QUESTION    PERSANE. 

actuelle  a  déjà  fait  naître  et  fera  naître  encore  sur 
le  marché  des  besoins  nouveaux  que  les  réserves 
de  bois  de  la  Russie  ne  pourront  satisfaire. 

Les  Austro-Hongrois  n'ont  pas  attendu  les  évé- 
nements de  l'heure  présente  pour  se  rendre  compte 
de  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  s'emparer  des  forets 
persanes.  Du  reste,  chez  eux  aussi,  les  réserves 
de  la  Croatie -Slavonie  s'épuisent.  Par  divers 
contrats,  des  hommes  d'affaires  et  des  spécialistes 
de  Vienne,  soutenus  par  de  hauts  personnages  de 
la  cour  dûment  intéressés,  ont  essayé  d'arracher 
aux  propriétaires  indigènes  les  grands  terrains 
boisés  des  rives  persanes  de  la  Caspienne.  Mais 
aucune  exploitation  n'a  encore  suivi,  —  les  contrats 
ont  réservé  des  options  et  des  préférences,  qui  ne 
se  sont  pas  réalisées  et  qui  ont  été  reprises  par  un 
protégé  allemand,  M.  Stump1.  Mais,  M.  Stump  ne 
disposait  pas  des  moyens  nécessaires  pour  com- 
mencer l'exploitation. 

Le  7  mai  1914,  un  sujet  autrichien,  M.  Reichardt, 

1  M.  Stump  avait  la  représentation  du  Saint-Synode  pour 
l'achat  des  cires  vierges  destinées  au  cuite  russe.  Un 
groupe  étranger  aurait  obtenu  la  fourniture  de  ces  cires. 
Naturellement,  les  maisons  françaises  ont  été  exclues  et 
cependant  Madagascar  et  la  Tunisie  en  produisent  d'excel- 
lentes et  en  grande  quantité.  Les  cires  des  colonies  alle- 
mandes d'Afrique  sont  de  qualité  inférieure  et  ne  répondent 
pas  aux  besoins  du  Saint-Synode. 


LES    MÉTHODES    TURGO-GERMANIQUES    EN    PERSE.       245 

a  obtenu  l'assentiment  de  la  Banque  d'escompte 
russe  pour  se  faire  céder  par  le  prince  Mohammed 
Vali  Khan  Cépadhar  Azam,  le  plus  grand  pro- 
priétaire foncier  de  la  Perse,  possesseur  des  forêts 
de  la  Caspienne,  la  totalité  du  bois  de  chêne 
(plus  d'un  million  d'arbres)  susceptible  d'être 
exploité  pendant  cinquante  ans  sur  ses  pro- 
priétés. Le  contrat  prévoit  en  outre,  en  faveur  de 
M.  Reichardt,  le  droit  de  conclure  avec  le  Cépadhar 
d'autres  contrats  pour  l'achat  de  toutes  espèces 
sur  les  mêmes  terrains. 

La  Banque  d'escompte  russe  à  Téhéran  s'est 
bien  fait  rétrocéder  par  un  acte  du  25  mai  1 914 
les  droits  du  concessionnaire,  mais  sous  réserve  et 
à  la  condition  de  conserver  le  sujet  autrichien  à  la 
tête  et  comme  directeur  de  la  future  société  d'étude 
et  d'exploitation.  M.  Reichardt  en  a  profité  pour 
écarter  énergiquement  le  concours  des  capitaux 
français.  Or  M.  Bark,  ministre  des  Finances  russe, 
a  déclaré,  le  6  février  dernier,  que  le  marché  russe 
demeurera  désormais  fermé  aux  Austro-Allemands, 
que  la  bataille  économique  sera  contre  eux  sans 
merci  et  que  sur  ce  terrain  comme  sur  le  champ  de 
bataille,  l'union  et  la  solidarité  des  alliés  seront 
toujours  plus  étroites1. 

1  J'ai  saisi  de  ces  deux  intéressantes  questions  la  commis- 


246  LA    QUESTION    PERSANE. 

Les  importations  allemandes  (armes,  automo- 
biles, etc.)  augmentent  chaque  année1.  Les  Alle- 
mands ont  même  envoyé  des  ingénieurs,  chargés  de 
préparer  l'accaparement  des  moyens  de  transport 
pour  les  voyageurs,  les  céréales  et  les  colis  postaux. 

Le  tableau  général  du  commerce  de  la  Perse 
avec  les  pays  étrangers  pendant  l'année  Sitch- 
kan-il  (21  mars  1912-20  mars  1913)  permet  de 
préciser  l'étendue  de  ces  progrès.  Les  comptes 
spéciaux  par  pays  de  provenance  et  de  destination 
révèlent  que  les  principaux  clients  et  fournisseurs 
de  la  Perse  peuvent  être  classés  dans  l'ordre  sui- 
vant :  la  Russie,  l'Angleterre,  la  Turquie,  l'Alle- 
magne, la  France  et  l'Italie.  Viennent  ensuite  l'Au- 
triche-Hongrie,  l'Oman,  la  Belgique,  les  États- 
Unis,  l'Afghanistan,  la  Chine,  les  Pays-Bas,  l'Egypte 
et  la  Suisse. 

1°  Le  trafic  russo-persan.  —  Le  commerce 
général   russo-persan    en    Sitchkan-il    a    atteint 

sion  Méline,  Barbier,  etc.,  des  relations  commerciales  franco- 
russes.  J'en  ai  saisi  également  l'adjoint  de  M.  Raffalovitch, 
correspondant  de  l'Institut  :  M.  Apostol.  V.  Giraud,  Le  com- 
merce extérieur  de  la  Russie,  Paris,  1915. 

1  V.  mon  étude  sur  les  Institutions  financières  de  la  Perse. 
—  Les  détails  qui  suivent  sont  tirés  du  tableau  général  du 
commerce  de  l'empire  avec  les  pays  étrangers  (1912-1913) 
publié  par  l'administration  belge  des  douanes  persanes. 
Bruxelles,  Etablissements  généraux  d'imprimerie,  1913. 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        247 

628.857.900  krans1  avec  une  augmentation  de 
14  0/0  sur  Tannée  Tangouz-il.  Ces  chiffres  mon- 
trent que  la  Russie  est  le  meilleur  client  de  la 
Perse  et  en  même  temps  son  plus  important  four- 
nisseur. La  valeur  des  marchandises  vendues  par 
la  Perse  et  la  Russie  représente  en  effet  69  0/0  du 
total  des  exportations  persanes,  tandis  que  les  im- 
portations russes  en  Perse  atteignent  près  de 
58  0/0  de  la  valeur  de  tout  le  commerce  d'im- 
portation. Quant  au  trafic  russo-persan,  impor- 
tations et  exportations  réunies,  il  représente 
62,7  0/0  du  commerce  général  extérieur  de  la 
Perse. 

Ces  chiffres  ne  donnent  pas  toutefois  une  idée 
exacte  de  l'importance  des  transactions  russo-per- 
sanes. Il  est  certain  qu'une  bonne  partie  des  mar- 
chandises voyageant  sous  l'étiquette  russe  sont  de 
provenance  germanique.  Il  est  non  moins  avéré 
qu'une  notable  proportion  des  articles  déclarés  à 
destination  de  la  Russie,  sont  en  réalité  destinés 
à  d'autres  pays  plus  éloignés;  c'est  le  cas  notam- 
ment pour  les  fruits  secs  (les  raisins  de  la  région 
d'Ourmiah)  et  pour  les  tapis.  Même  réduite  ainsi, 
l'énorme  prépondérance  du  commerce  russe  reste 
encore  incontestable.  Elle  s'explique  par  la  proxi- 

1  La  valeur  moyenne  du  kran  est  évaluée  à  0  fr.  4545. 


248  LA    QUESTION    PERSANE. 

mité  des  deux  pays,  les  provinces  les  plus  riches 
de  la  Perse  étant  précisément  celles  qui  sont  voi- 
sines de  la  Russie.  Elle  s'explique  aussi  par 
diverses  mesures  prises  par  le  Gouvernement 
russe,  comme  la  suppression  du  libre  transit  de 
marchandises  par  le  territoire  russe  (sauf  en  ce 
qui  concerne  les  colis  postaux  et  le  thé  expédiés 
par  la  voie  Batoum-Bakou)  et  comme  l'octroi  de 
ristournes  importantes  à  l'exportation  de  nom- 
breuses marchandises. 

2°  Le  trafic  anglo-persan.  —  Le  trafic  anglo- 
persan  présente  un  caractère  différent.  En  effet, 
tandis  que  la  valeur  des  importations  de  Russie 
en  Perse  est  généralement  égale  à  celle  des  expor- 
tations de  Perse  en  Russie,  pour  le  trafic  anglo- 
persan  la  balance  est  nettement  défavorable  à  la 
Perse.  Les  importations  anglaises  sont  générale- 
ment de  deux  ou  trois  fois  supérieures  aux  expor- 
tations persanes  à  destination  de  l'Empire  britan- 
nique. 

Cette  situation  s'explique  par  le  fait  que  les  pro- 
vinces du  Sud,  celles  qui  sont  en  relations  com- 
merciales avec  l'Angleterre  et  les  Indes,  sont  les 
plus  pauvres  et  les  moins  peuplées  de  la  Perse.  Si 
Ton  ajoute  aux  céréales  et  aux  dattes  de  l'Ara- 
bistan  les  tapis  de  Kerman  qui  s'exportent  par 
Bender-Abbas,  quelques  gommes,  les  perles  fines 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        249 

de  la  côte  de  Lingah,  l'opium  et  le  tabac  de  Yezd 
et  de  Kennan1,  on  a  tout  ce  qui  peut  faire  l'objet 
d'un  trafic  entre  les  provinces  méridionales  de  la 
Perse  et  l'Empire  britannique.  On  trouve,  il  est 
vrai,  dans  le  Sud,  du  plomb,  du  porphyre,  du 
cuivre,  du  nickel,  de  la  houille,  du  bitume,  du 
fer,  etc.  ;  mais  ces  richesses  minières  ne  sont  pas 
encore  exploitées. 

Les  importations  de  l'Empire  britannique  en 
Perse,  représentent  en  Sitchkan-il  25  0/0  du  total 
des  importations  persanes,  tandis  que  les  expor- 
tations de  la  Perse  vers  l'Empire  britannique  ne 
représentent  que  13  0/0  du  total  des  exportations 
persanes. 

Par  rapport  à  l'année  précédente,  les  importa- 
tions britanniques  ont  diminué  de  4  0/0. 

3°  Trafic  turco-pp.rsan.  —  Si  l'on  s'en  tient  aux 
chiffres  donnés  par  les  déclarations  en  douane,  la 
Turquie,  en  1912-1913,  occupe  le  troisième  rang 
pour  l'importance  des  transactions  commerciales 
de  la  Perse  avec  les  pays  étrangers,  en  augmenta- 
tion sur  l'année  précédente  (1911-1912)  de  9  0/0 
pour  les  entrées,  et  de  0,11  0/0  pour  les  sorties. 

1  Les  statistiques  de  l'administration  des  douanes  ne  par- 
lent pas  du  tabac  de  Chiraz,  qui  cependant  donne  lieu  à  un 
important  mouvement  d'exportation.  Il  faut  aussi  men- 
tionner les  citrons  et  le  jus  de  citron. 


250  LA    QUESTION    PERSANE. 

Toutefois,  les  réserves  formulées  sur  l'impor- 
tance réelle  du  trafic  russo-persan  sont  plus 
nécessaires  encore  en  ce  qui  concerne  le  trafic 
turco-persan.  En  effet,  Constantinople  sert  de  lieu 
de  transit  pour  de  nombreuses  marchandises  de 
provenance  européenne  à  destination  de  la  Perse, 
et  comme,  avant  d'être  réexpédiées  par  la  voie  de 
Trébizonde-Erzéroum,  ces  marchandises  subis- 
sent un  changement  d'emballage  et  qu'elles  sont 
accompagnées  de  factures  délivrées  par  les  com- 
missionnaires de  Constantinople,  la  douane  per- 
sane est  forcée  de  les  considérer  comme  marchan- 
dises de  provenance  turque.  C'est  ainsi  que  les 
tissus  de  coton,  les  teintures,  les  merceries  enre- 
gistrées comme  provenant  de  Turquie  sont  en 
réalité,  pour  la  majeure  partie,  originaires  d'Alle- 
magne et  d'Autriche-Hongrie,  tandis  qu'à  l'ex- 
portation, une  partie  considérable  des  tapis  décla- 
rés pour  la  Turquie  sont  en  réalité  simplement 
déposés  à  Constantinople  pour  être,  de  là,  réexpé- 
diés dans  tous  les  pa^s  du  monde,  notamment  en 
Angleterre  et  aux  États-Unis. 

Si  au  lieu  d'être  une  statistique  d'échanges  inter- 
nationaux, la  statistique  persane  était  une  statisti- 
que de  production  et  de  consommation,  la  Turquie 
n'occuperait  pas  le  troisième  rang,  elle  viendrait 
après  l'Allemagne,  peut-être  même  après  la  France. 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        251 

4°  Trafic  g ermano -persan.  —  L'Allemagne  occupe 
le  quatrième  rang  dans  la  liste  des  pays  qui  entre- 
tiennent avec  la  Perse  des  relations  commerciales 
suivies. 

Son  trafic  a  atteint,  l'année  dernière,  24.316.252 
krans,  dont  2.928.421  krans  seulement  pour  les 
exportations. 

Les  importations  ont  sur  l'année  précédente 
augmenté  de  4.761.437  krans.  D'ailleurs,  ainsi 
qu'il  a  été  dit  à  propos  des  relations  commerciales 
turco-persanes,  le  total  des  importations  allemandes 
doit  être  sensiblement  augmenté  à  raison  du  fait 
que  de  notables  quantités  de  tissus  de  coton,  de 
tissus  de  laine  pure,  de  tissus  de  laine  mélangés 
de  coton,  de  teintures  et  de  merceries,  déclarés  à 
l'entrée  en  Perse  comme  originaires  de  Turquie, 
proviennent  d'Allemagne. 

Aux  exportations,  il  y  a  eu  progression  cons- 
tante jusqu'en  Tangouz-il,  mais  comme  les 
céréales  de  l'Arabistan  formaient  la  part  la  plus 
importante  de  ce  trafic,  les  chifïres  devaient  inévi- 
tablement être  sujets  à  de  grandes  variations 
suivant  l'état  des  récoltes.  Celles-ci  ayant  été  défi- 
citaires en  Sitchkan-il,  les  exportations  vers  l'Al- 
lemagne ont  marqué  une  considérable  dimi- 
nution. Les  chiffres  de  Sitchkan-il  marquent 
en  effet,   par  rapport  à   ceux    de  l'année  précé- 


252  LA    QUESTION    PERSANE. 

dente,  une  diminution  de  1 .996.936  krans  ou 
68  0/0. 

5°  Trafic  franco-persan.  —  La  France,  après 
avoir  longtemps  occupé  en  Perse  le  quatrième 
rang  parmi  les  pays  importateurs  et  exportateurs, 
a  été  depuis  quelques  années  dépassée  par  l'Al- 
lemagne, en  ce  qui  concerne  les  importations,  et 
par  l'Italie,  les  États-Unis  d'Amérique  et  la  côte 
d'Oman,  en  ce  qui  concerne  les  exportations. 

Pour  l'importation,  cette  régression  est  due  en 
très  grande  partie  à  la  diminution  des  ventes  du 
sucre  en  pains.  En  effet,  après  avoir  atteint 
4.825.090  batmans1  pour  une  valeur  de  17.770.597 
krans  en  Yount-il  (1906-1907),  les  importations 
de  ces  marchandises  sont  tombées  en  Tangouz-il 
à  1.449.076  batmans,  pour  une  valeur  de  4.688  494 
krans.  De  même  pour  les  tissus  de  soie  pure,  dont 
les  importations  sont  tombées  de  18.375  batmans  et 
2.649  866  krans  en  Bars-il(1902-1903)  et  à  294  bat- 
mans et  97.766  krans  en  Tangouz-il,  à  305  bat- 
mans et  106.083  krans  en  Sitchkan-il. 

Au  total,  les  importations  ont  atteint  en  Sitch- 
kan-il 11.031.452  krans  contre  11.489.145  krans 
en  Tangouz-il,  présentant  ainsi  une  diminution 
de  près  de  4  0/0. 

*  Le  batman  vaut  en  moyenne  3  kilogrammes. 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        253 

Quant  au  commerce  d'exportation  de  la  Perse 
vers  la  France,  il  a  subi  au  cours  des  dernières 
années,  une  diminution  relativement  bien  plus 
considérable,  de  12.244.022  krans  de  marchan- 
dises en  It-il  (1910-1911)  à  2.590.590  en  Tan- 
gouz-il  et  à  4.828.744  en  Sitchkan-il. 

Les  causes  de  cette  situation  sont  faciles 
à  expliquer,  car  la  diminution  ne  porte  que 
sur  un  seul  article,  les  cocons,  et  tout  ce 
qui  a  été  perdu  par  la  France  a  été  gagné  par 
l'Italie. 

6°  Trafic  italo  -persan.  —  En  Tangouz-il, 
les  importations  d'Italie  en  Perse  atteignaient 
2.152.291  krans.  En  Sitchkan-il,  elles  se  sont 
élevées  à  2.737.923  krans,  accusant  ainsi  une 
augmentation  de  27  0/0. 

Aux  exportations,  on  constate,  au  contraire,  une 
diminution  de  près  de  23  0/0,  10.382.742  à 
8.003.720  krans. 

Cette  situation  est  due  uniquement  à  la  dimi- 
nution de  la  production  des  cocons.  Il  y  a  lieu  de 
remarquer  à  ce  sujet  que  l'Italie  est  devenue  le 
principal  acheteur  des  cocons  persans.  Par  une 
série  d'habiles  mesures  prises  par  le  gouverne- 
ment, les  municipalités  et  les  industriels  italiens, 
Milan  est  devenu  au  détriment  de  Marseille  le 
principal  marché  des  cocons. 


254  LA    QUESTION    PERSANE. 

De  cet  exposé  rapide  du  commerce  de  la  Perse 
avec  les  pays  étrangers,  il  faut  retenir  ici  qu'en 
falsifiant  les  statistiques,  les  étiquettes  et  les  indi- 
cations de  provenance,  Turcs  et  Allemands  s'ef- 
forcent de  s'emparer  du  marché  iranien. 

Ainsi  on  peut  dire  que  tous  les  chiffres  qui  con- 
cernent les  provenances  russe,  anglaise  et  turque, 
sont  sujets  à  caution  et  que,  parmi  les  marchan- 
dises cataloguées  sous  une  de  ces  trois  étiquettes, 
il  s'en  trouve  une  grande  quantité  qui  proviennent 
en  réalité  d'Allemagne  et  d'Autriche.  Sont  ainsi 
attribués  à  la  Russie  et  à  l'Angleterre  non  seule- 
ment des  produits  allemands  simplement  transi- 
taires, mais  ces  mêmes  produits,  made  in  Ger- 
many,  admis  sur  leur  territoire  et  revendus  par 
des  négociants  à  la  Perse  ainsi  que  d'autres  pro- 
duits encore,  qui,  fabriqués  en  Russie  et  en  Angle- 
terre, l'ont  été  avec  des  matières  premières  venant 
d'Allemagne  et  d'Autriche. 


9 


Le  chemin  de  fer  transpersan.  — Toutes  ces  ten- 
tatives d'exploitation  et  de  domination  économiques 
ne  sont  que  secondaires  à  côté  de  la  «  kolossalle  » 
entreprise  du  chemin  de  fer  de  Bagdad  et  de  ses 


LES    MÉTHODES    TURGO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        255 

annexes  en  Perse,  combinée  avec  la  création,  depuis 
1906,  d'une  ligne  de  navigation  desservie  par  la 
H  amour 'g -America  dans  le  golfe  Persique,  pour 
préparer  la  pénétration  allemande  à  la  fois  au 
Nord-Ouest  par  Hanekin  et  au  Sud  par  Bassorah  et 
Koweït. 

Les  derniers  événements  de  la  guerre  nous 
invitent  à  chercher  une  solution  acceptable  de  la 
question  du  chemin  de  fer  de  Bagdad.  Cette  œuvre 
doit  s'accomplir  et  s'accomplir  avec  notre  con- 
cours. La  tractation  russo-allemande  de  Potsdam 
est  désormais  caduque  et  la  Russie  et  l'Angleterre 
doivent  désirer  notre  collaboration.  Notre  gou- 
vernement n'aura  plus  de  raison  de  refuser  des 
autorisations  nécessaires  aux  financiers  attachés  à 
obtenir  l'émission  sur  le  marché  français  d'em- 
prunts pour  cette  entreprise.  C'est  un  fait  dont  il 
convient  de  tenir  compte  en  présence  des  influen- 
ces qui  ne  manqueront  pas  d'exercer  leur  pres- 
sion sur  nos  pouvoirs  publics.  Pour  ne  rien  aban- 
donner au  moment  voulu  de  la  défense  de  nos 
intérêts;  pour  mieux  les  sauvegarder  même  à  l'ins- 
tant décisif,  il  est  donc  nécessaire  que  prenant  la 
situation  telle  qu'elle  sera,  notre  pays  arrête  une 
politique  en  ce  qui  concerne  le  Bagdad  et  l'en- 
semble des  chemins  de  fer  de  l'ex-Empire  ottoman. 

Déjà  nous  avons  à  obtenir  la  restauration  du 


256  LA    QUESTION    PERSANE. 

réseau  français  amputé  du  Nord  de  la  Syrie.  Mais 
ce  n'est  pas  assez;  il  faudra  que  les  Français  soient 
appelés  à  la  place  à  laquelle  ils  ont  droit  sur  le 
«  réajustement  »  des  projets  de  chemins  de  fer  de 
Turquie.  Aux  Allemands  de  restituer  ce  qu'ils  ont 
enlevé  aux  Français;  nos  amis  et  alliés  doivent 
agir  sur  ce  point  en  accord  complet  avec  nous.  Il 
importe  que  dans  cette  question  notre  gouverne- 
ment s'inspire  des  intérêts  permanents  et  tradi- 
tionnels du  pays  et  non  pas  de  telle  ou  telle  com- 
binaison occulte  qui  donnerait  lieu  à  un  bénéfice 
immédiat  et  temporaire  de  pure  finance.  11  faudra 
se  garder  d'autre  part  d'une  politique  de  subordi- 
nation autant  que  d'une  politique  de  surenchère. 
L'Allemagne  ne  manquera  pas  en  effet  d'essayer 
à  ce  moment-là  de  disloquer  le  bloc  russo-franco- 
anglais  qui  s'est  déjà  constitué  autrefois  en  face 
de  l'entreprise  du  Bagdad.  Nos  alliés  ne  devront 
pas  oublier  la  loyauté  que  nous  avons  gardée 
pour  la  sauvegarde  de  leurs  intérêts1. 

Les  négociations  qui  s'engageront  au  sujet  du 
chemin  de  fer  de  Bagdad  et  de  l'Asie  Mineure 
toucheront  à  tout  l'ensemble  des  rapports  inter- 
nationaux et  elles  auront  les  plus  vastes  et  les 


1  V.  Questions  diplomatiques  et  coloniales,  1er  mars  1911. 
La  question  du  Bagdad  après  Potsdam,  Robert  de  Caix. 


LES    MÉTHODES    TURCOGERMANIQUES    EN    PERSE.        257 

plus  sérieuses  répercussions  sur  la  question  de  la 
Perse. 

La  question  des  chemins  de  fer  persans  est 
en  effet  intimement  liée  à  celle  du  chemin  de  fer 
de  Bagdad.  C'est  en  1872  qu'il  fut  pour  la  pre- 
mière fois  question  d'établir  une  voie  ferrée  entre 
l'Europe  et  les  Indes.  Ce  fut  le  plan  d'un  finan- 
cier anglais,  le  baron  Jules  de  Reuter,  fondateur 
de  la  grande  agence  d'informations  télégraphi- 
ques. La  voie  qu'il  voulait  construire  devait  relier 
tout  d'abord  le  littoral  de  la  Caspienne  à  la  capi- 
tale Téhéran.  Elle  devait  être  ensuite  poussée 
jusqu'au  golfe  Persique,  suivant  un  tracé  à  déter- 
miner sur  place  par  les  ingénieurs.  Ce  projet 
fit  l'objet  d'une  concession  accordée  le  25  juillet 
1872  par  S.  M.  Nasr-ed-Dine  Chah  au  baron  de 
Reuter.  Le  projet  n'aboutit  pas,  Nasr-ed-Dine 
Chah  ayant  révoqué  sa  concession. 

C'est  après  cet  échec  que  l'Angleterre  se  préoc- 
cupa de  relier  les  Indes  avec  l'Europe  par  une 
ligne  de  chemin  de  fer  allant  du  golfe  Persique  au 
littoral  méditerranéen.  On  retrouve  la  trace  de 
cette  préoccupation  dans  certaines  observations 
présentées  à  la  Chambre  des  communes  posté- 
rieurement à  1872.  Le  plan  ne  fut  malheureuse- 
ment pas  poursuivi  avec  ténacité.  Le  Gouverne- 
ment britannique  avait  pourtant  la  partie  belle; 

Dbmorgny.  17 


258  LA    QUESTION    PERSANE. 

il  manqua  de  prévision  et  de  continuité  dans  ses 
visées.  Ses  fautes  ont  laissé  le  champ  libre  à 
l'Allemagne  qui  cherche  à  récolter  aujourd'hui 
les  fruits  de  l'entreprise. 

De  son  côté,  la  Russie,  dès  1874,  obtint  de  Nasr- 
ed-Dine  Chah  la  concession  d'un  chemin  de  fer 
de  Djulfa  sur  l'Araxe  à  Tauris.  En  4878,  la 
banque  Alléon  reçut  à  son  tour  un  firman,  l'au- 
torisant à  construire  et  à  exploiter  une  voie  ferrée 
de  Recht  à  Téhéran.  Ces  concessions  n'eurent  pas 
de  suite  non  plus. 

En  1880,  la  Russie  ferma  le  Caucase  au  transit 
des  marchandises  européennes  et  s'assura  en  fait 
le  monopole  des  voies  ferrées  partant  de  la 
Caspienne  ou  des  frontières  de  l'Azerbaïdjan  vers 
le  centre  de  la  Perse.  De  1889  à  1910,  la  Perse, 
pour  contracter  des  emprunts  en  Russie,  s'engagea 
à  n'accorder  aucune  concession  de  voie  ferrée 
dans  le  Nord  sans  l'assentiment  du  Gouvernement 
russe. 

A  partir  de  cette  époque,  la  question  des  che- 
mins de  fer  persans  se  présente  sous  trois  aspects  : 
1°  les  chemins  de  fer  de  la  zone  russe;  ,2°  les 
chemins  de  fer  de  la  zone  anglaise;  3°  les  projets 
de  transiranien.  Sous  ces  trois  aspects,  elle  a  pro- 
voqué les  convoitises  allemandes. 

En  1912,  conformément  aux  termes  de  l'adhé- 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES  EN    PERSE.        259 

sion  de  la  Perse  à  la  convention  anglo-russe  de 
1907,  un  gros  emprunt  de  150  millions  de  francs 
fut  demandé  par  le  Gouvernement  de  Téhéran  à 
l'Angleterre  et  à  la  Russie.  Les  prêteurs  se  mon- 
trèrent récalcitrants.  Les  garanties  indiquées  par 
le  trésorier  général  de  la  Perse  furent  soumises  à 
une  critique  sévère.  On  discuta  avec  le  régent  la 
question  de  la  réforme  judiciaire,  la  possibilité  et 
le  droit  pour  les  étrangers  d'acquérir  des  immeu- 
bles et  des  droits  immobiliers  en  Perse;  l'acquisi- 
tion de  ces  droits  aurait  pu  être  acceptée  comme 
garantie  de  l'emprunt  projeté.  Le  régent  fit 
observer  que  la  réforme  de  la  justice,  afin  d'amé- 
liorer la  procédure  et  d'assurer  l'exécution  des 
jugements,  était  doublement  désirable  et  possible 
et  qu'il  ne  manquerait  pas  d'appeler  toute  la  solli- 
citude du  Gouvernement  persan  sur  la  question. 
Quant  aux  droits  de  propriété  immobilière  à 
concéder  aux  étrangers,  le  régent  fit  remarquer 
qu'un  Européen,  devenant  propriétaire  en  Perse, 
serait  soustrait  en  sa  qualité  d'Européen  au  pouvoir 
et  à  la  juridiction  du  Gouvernement  persan,  non 
seulement  quant  aux  biens  acquis,  mais  encore 
quant  au  personnel  employé  sur  la  propriété 
concédée.  La  question  fut  donc  réservée  et  le  Gou- 
vernement persan,  ainsi  que  le  trésorier  général 
multiplièrent  leurs  démonstrations  sur  le  crédit 


260  LA    QUESTION    PERSANE. 

réel  et  sur  le  crédit  personnel  du  pays.  Le  31  août 
1912  et  pour  l'année  1912-1913,  un  nouvel  état 
de  prévisions  de  recettes  comprenant  un  maxi- 
mum et  un  minimum  fut  établi  par  l'administra- 
tion du  Trésor  : 

Il  résultait  de  ces  prévisions  qu'après  l'emprunt 
et  le  remboursement  de  toutes  les  dettes  flottantes, 
le  gouvernement  devait  disposer  encore  d'un 
excédent  minimum  de  125  millions  de  krans,  ce 
qui  était  largement  suffisant  pour  assurer  les 
réformes  urgentes  pendant  deux  ans. 

Les  prêteurs  persistèrent  à  trouver  insuffisantes 
les  garanties  offertes  par  le  trésorier  général.  Ils 
firent  observer  que  là  où  il  n'y  a  ni  budget,  ni 
statistique,  ni  comptes,  il  est  très  difficile  de  se 
faire  une  opinion  sur  la  situation  financière  de 
l'État. 

Le  Gouvernement  de  Téhéran  ajourna  donc  son 
projet  de  gros  emprunt  et  en  septembre  1912,  il 
adressa  aux  deux  légations  de  Russie  et  d'Angle- 
terre un  mémorandum  tendant  à  obtenir  une 
petite  avance  de  200.000  livres,  dont  la  moitié 
était  demandée  au  Gouvernement  britannique  et 
l'autre  moitié  au  Gouvernement  impérial  de 
Russie.  A  la  suite  de  ce  mémorandum,  le  Gouver- 
nement de  Petrograd  fit  connaître  qu'il  subor- 
donnait toute  avance  nouvelle  à  la  concession  de 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        261 

la  ligne  de  chemin  de  fer  Djulfa-Tauris-Ourmiah. 
De  son  côté,  le  Gouvernement  anglais  fit  étudier 
par  un  syndicat  la  construction  des  chemins  de 
fer  : 

à)  De  Mohammerah  ou  Khor  Moussa  à  Khorre- 
mabadou  Bouroudjird; 

b)  De  Bender-Abbas  à  Kerman; 

c)  De  Bender-Abbas  à  Ghiraz; 

d)  De  Bender-Abbas  à  Mohammerah. 

Les  pourparlers  furent  longs  et  difficiles;  la 
question  était  en  effet  complexe,  elle  intéressait  à 
la  fois  la  politique  persane  et  la  politique  interna- 
tionale. Les  Persans  ne  voulaient  pas  que  les 
concessions  de  chemins  de  fer  fussent  demandées 
comme  conditions  de  l'avance  de  un  million  de 
tomans  qu'ils  sollicitaient.  Ils  voulaient  traiter  la 
question  à  part.  D'autre  part,  au  point  de  vue  du 
droit  international,  depuis  1912,  l'accord  russo- 
anglo-persan  a  consacré,  comme  on  l'a  vu,  l'éta- 
blissement de  zones  d'influence  et  l'adhésion  de  la 
Perse  à  l'accord  anglo-russe  de  1907.  Or,  les  lignes 
de  chemins  de  fer  du  projet  anglais  s'étendaient 
jusqu'à  Bouroudjird  qui  est  situé  dans  la  zone 
économique  russe  et  pénétraient  dans  la  zone 
neutre  de  Bender-Abbas  à  Chiraz  et  de  Bender- 
Abbas  à  Mohammerah.  De  là,  de  graves  difficultés 
possibles. 


262  LA    QUESTION    PERSANE. 

En  troisième  lieu,  il  était  aussi  fortement  ques- 
tion d'un  grand  chemin  de  fer  transpersan.  Ce 
sont  les  articles  1  et  2  de  l'arrangement  de  1907 
concernant  la  Perse  qui  ont  ouvert  la  porte  aux 
projets  de  voie  ferrée.  —  Sur  ce  terrain,  la  rivalité 
anglo-russe  savamment  entretenue  par  le  Gou- 
vernement persan  a  été  exploitée  avec  habileté 
par  l'Allemagne.  —  Sur  ce  terrain  aussi,  les  inté- 
rêts de  la  France  ont  été  subordonnés  jusqu'ici 
aux  combinaisons  occultes  de  quelques  groupes 
financiers.  —  En  1910,  au  mois  de  novembre,  un 
groupe  de  financiers,  d'hommes  politiques  russes  et 
de  représentants  des  principales  industries  engagea 
des  pourparlers  à  Londres  et  à  Berlin  pour  consti- 
tuer une  société  internationale  en  vue  de  la  cons- 
truction d'un  chemin  de  fer  du  Caucase  au  Belou- 
chistan.  —  La  compagnie  devait  être  internationale 
et  la  ligne  devait  suivre  la  route  la  plus  directe  de 
Calais  à  Calcutta.  On  accueillerait  avec  plaisir  la 
participation  de  groupes  français,  allemands  et 
autres  1.  —  Interrogé  à  Londres  en  décembre 
1910  par  un  représentant  de  l'agence  Reuter, 
M.  Timiriazef,  un  des  membres  du  groupe  russe,  a 
fait  les  déclarations  suivantes  : 

1  Un  consortium  de  nos  grandes  banques  a  été  constitué 
pour  étudier  le  Transpersan  sous  la  présidence  de  M.  Rain- 
dre,  ancien  ambassadeur. 


LES    MÉTHODES  TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        263 

La  sympathie  avec  laquelle  l'idée  d'un  transpersan  a 
été  accueillie  en  Angleterre  et  en  Russie  est  grande- 
ment satisfaisante.  Cette  démonstration  de  sympathie 
est  en  elle-même  importante,  mais  je  crois  que  ce  pro- 
jet est  un  de  ceux  pour  lesquels  la  hâte  n'est  pas  néces- 
saire —  je  dirai  même  nuisible.  Le  temps  n'est  pas  venu 
d'en  discuter  les  détails.  Il  faut  attendre.  Il  semble  peu 
probcble  que  les  ministres  anglais  puissent  s'occuper 
de  cette  question  avant  février  prochain  au  plus  tôt. 
Si  le  projet  est  approuvé  dans  ses  grandes  lignes  par 
l'opinion  publique  et  si  éventuellement  on  reçoit  des 
assurances  précises  des  gouvernements  intéressés,  la 
première  chose  à  faire  sera  de  constituer  un  comité 
chargé  d'étudier  la  question  en  détail.  Le  projet  en  vue 
est  conparable  aux  canaux  de  Panama  et  de  Suez,  ou 
au  Transsibérien,  mais  comme  il  a  été  imaginé  après 
de  patents  et  honnêtes  efforts,  je  ne  pense  pas  que 
l'argen;  nécessaire  fasse  défaut.  Mais  il  est  prématuré 
de  parer  finances.  Il  ne  serait  pas  suffisant  d'avoir  un 
groupement  purement  anglo-russe  et  je  ne  vois  pas 
pourqioi  la  France,  l'Allemagne  et  d'autres  puissances 
ne  seraient  pas  intéressées.  C'est  seulement  après  la 
formaion  d'un  comité  et  un  examen  détaillé  des  ques- 
tions oie  l'on  pourrait  dire  si  le  moment  est  venu  de 
forme]  nécessairement  une  grande  compagnie  interna- 
tionale 

Des  renseignements,  forcément  approximatifs, 
ont  éé  publiés  sur  la  longueur  et  le  coût  de  ce 
nouveiu  transiranien.  Du  Caucase  à  la  vallée  de 
l'Indu,  il  y  a  environ  1.600  milles;  les  dépenses 


264  LA    QUESTION    PERSANE. 

ont  été  évaluées  à  21  millions  de  livres  sterling  et 
le  temps  nécessaire  à  la  construction  a  été  estimé 
à  quatre  ans.  La  durée  du  trajet  de  Londres  à 
Bombay  ne  sera  plus  que  de  sept  jours  —  la  dis- 
tance entre  ces  deux  villes  est  de  5.700  milles  — 
et  le  prix  du  billet  de  1.000  francs,  2  0/0  moins 
cher  que  par  Brindisi.  Les  sections  construites 
dans  la  zone  d'influence  anglaise  et  russe  seront 
sous  le  contrôle  exclusif  de  chacun  de  ces  pays; 
le  tronçon  persan  serait  établi  et  surveillé  par 
une  compagnie  internationale.  Tant  qu'au  tracé, 
le  colonel  A.  C.  Yate,  qui  a  servi  pendant  long- 
temps à  la  frontière  nord-ouest  de  l'Inde  et  qui 
connaît  par  conséquent  la  partie  du  pays  où  le 
transpersan  doit  se  joindre  au  réseau  indien,  en 
a  donné  un  projet  détaillé  à  une  récente  réunion 
de  la  Central  Asian  Society  de  Londres.  La  nou- 
velle ligne  partirait  de  Bakou,  longerait  les  lords 
de  la  Caspienne  jusqu'à  Recht,  suivrait  la  vallée 
du  Sefid-Roud,  traverserait  les  monts  Elbmrz, 
passerait  à  Kazvin,  gagnerait  de  là  lspahanj  soit 
par  Hamadan,  soit  par  Téhéran,  pour  se  eonti- 
nuer  par  Yezd  et  Kirman  jusqu'aux  chemus  de 
fer  nord-ouest  de  l'Inde. 

Dans  une  lettre  ouverte  à  l'éditeur  de  la  levue 
anglaise  «  Le  Spectator  »  le  colonel  Yate  indiquait  le 
développement  auquel  était  appelé  le  transpersan. 


LES    MÉTHODES    TURCO  -GERMANIQUES    EN    PERSE.        265 

Un  aussi  grand  chemin  de  fer,  écrivait-il,  doit  évi- 
demment avoir  des  embranchements.  Le  plus  impor- 
tant —  et  celui  qu'en  échange  d'autres  concessions,  la 
Russie  aurait  promis  à  l'Allemagne  à  Potsdam  —  est 
Téhéran,  Hamadan,  Kermanchah,  Khanikin,  destiné 
à  rejoindre  un  jour  venu  le  Bagdad  allemand.  Puis  un 
autre  irait  de  Téhéran  à  Meched  par  Askabad,  d'où  par 
le  Transcaspien,  il  aboutirait  à  Krasnovodsk,  encer- 
clant ainsi  tous  les  bords  sud  de  la  Caspienne. 

Les  Anglais  enfin  ne  devront  pas  oublier  — 
selon  le  colonel1  —  qu'étant  maîtres  de  l'Inde,  ils 
doivent  y  conserver  des  forces  suffisantes  et  des 
communications  avec  les  principaux  ports  du 
golfe  Persique,  Pasni  et  Chahbar  entre  autres. 
Le  colonel  Yate  terminait  ainsi  sa  lettre2  : 

Depuis  soixante-dix  ans,  les  cerveaux  européens  ont 
médité  sur  cette  entreprise  de  chemin  de  fer  indo- 
européen. La  politique  et  l'argent,  la  rivalité  et  la 
jalousie  internationales  ont  toujours  été  de  plus 
grands  obstacles  que  la  montagne,  le  désert  et  les 
fleuves.  Je  me  hasarde  à  penser  que  toutes  ces  diffi- 
cultés sont  sur  le  point  d'être  surmontées  et  que  dans 
dix  ou  onze  ans  d'ici,  le  Caucase  et  la  vallée  de  l'Indus, 

1  V.  Questions  diplomatiques  et  coloniales,  16  avril  1911. 
M.  Sauvé,  Le  Transiranien. 

2  Rapprocher  ce  passage  de  la  lettre  du  colonel  Yate  des 
réflexions  de  Jaurès  sur  l'entreprise  des  chemins  de  fer 
d'Asie. 


266  LA    QUESTION    PERSANE. 

la  Méditerranée  et  le  golfe  Persique  seront  unis  par 
des  voies  de  fer;  si  le  contrôle  de  ces  lignes  est  juste- 
ment départagé  entre  Bretons.  Slaves  et  Teutons,  les 
intérêts  de  tous,  y  compris  ceux  de  la  Turquie  et  de  la 
Perse,  seront  assurés  sans  que  soit  troublée  la  paix  de 
l'Europe  ou  de  l'Asie. 

Dans  une  autre  lettre  au  Times,  le  même 
colonel  Yate  écrivait  sur  les  projets  élaborés  pen- 
dant ces  soixante  dernières  années  pour  la  commu- 
nication directe  par  chemin  de  fer  entre  l'Europe 
et  les  Indes  : 

Quand  nous  jetons  un  regard  sur  ces  projets  qui  se 
sont  traduits  en  lignes  fantaisistes  du  canal  de  Suez  et 
du  golfe  Persique  au  sud,  à  la  Caspienne  et  à  l'Hin- 
doukoush  au  nord,  on  ne  peut  que  regarder  avec  le 
plus  vif  intérêt  le  développement  du  dernier  né.  Il  pro- 
met d'être  un  rival  sérieux  à  la  ligne  allemande  Scutari- 
Bagdad. 


-o' 


Tel  n'a  pas  été  l'avis  cependant  de  certains 
industriels  russes  qui,  dans  une  réunion  tenue  le 
23  novembre  1910  à  Moscou,  ont  prétendu  que  le 
transpersan  favoriserait  la  concurrence  anglaise 
et  que,  avec  la  promesse  de  raccordement  avec  le 
Bagdad,  la  marchandise  allemande  amenée  par 
les  rails  russes,  tuerait  non  seulement  les  béné- 
fices russes,  mais  supplanterait  complètement  les 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMAMQUES    EN    PERSE.        267 

produits  de  l'industrie  moscovite.  En  réalité,  les 
industriels  russes  devront  surtout  lutter  avec  l'ha- 
bileté si  grande  du  commis-voyageur  allemand, 
qui  étudie  les  marchés  coloniaux  avec  son  infati- 
gable énergie,  toujours  prête  à  se  mouler  aux 
exigences  de  l'acheteur,  pour  lui  insinuer  triom- 
phalement la  vogue  du  Mode  in  Germany. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  Times,  au  lendemain  de 
l'annonce  du  projet  russe  du  tiansiranien  écri- 
vait : 

La  coopération  des  capitaux  anglais  et  russes,  sous 
les  communs  auspices  des  gouvernements  réciproques, 
constitue  en  même  temps  qu'une  preuve  tangible  de 
bon  vouloir  envers  la  Perse,  une  garantie  nouvelle  pour 
la  sécurité  et  la  prospérité  de  l'empire  des  Chahs.  Tôt 
ou  tard  également,  la  ligne  devra  être  rattachée  à  tra- 
vers la  Perse  occidentale  au  chemin  de  fer  de  Bagdad, 
et  là  encore  pourront  être  trouvées  l'occasion  et  la  base 
d'un  arrangement  amical  avec  l'Allemagne. 

Venant  après  l'entrevue  de  Potsdam,  cette  phrase 
du  grand  journal  anglais  valait  d'être  citée.  De 
son  côté,  le  Novoie  Vremia  trouvait  un  autre  argu- 
ment en  faveur  de  la  construction  d'un  trans- 
persan, à  savoir  que  ce  chemin  de  fer  aurait  pour 
effet  d'améliorer  les  relations  entre  la  Russie  et 
l'Allemagne. 


268  LA    QUESTION   PERSANE. 

Tant  que  nous  tiendrons  entre  nos  mains,  disait-il, 
une  section  de  l'artère  qui  transportera  une  partie  des 
produits  allemands,  nous  ne  nous  heurterons  pas  à  une 
opposition  décidée  de  l'Allemagne  en  Extrême-Orient, 
ni  dans  une  partie  quelconque  de  l'Orient.  Il  deviendra 
impossible  de  s'avancer  contre  nous,  revêtu  d'une 
armure  éclatante,  car  ce  serait  la  dislocation  immédiate 
de  toute  l'industrie  allemande. 


Enfin  si  la  Russie,  l'Angleterre  et  les  autres 
puissances  européennes  doivent  tirer  du  trans- 
persan des  bénéfices  matériels  et  réciproques,  la 
Perse  elle-même  y  trouvera  de  grands  avantages. 

Il  n'est  personne  en  ce  pays,  déclarait  le  ministre  de 
Perse  à  Paris,  S.  E.  Samad-Khan-Momtazos-Saltaneh, 
à  un  représentant  du  New-York  Herald,  qui  ne  com- 
prenne la  valeur  économique,  nationale,  et  si  je  puis 
dire,  éducatrice  de  ces  instruments  si  indispensables  à 
tout  peuple  qui  aspire  au  progrès.  L'absence  de  moyens 
adéquats  de  communication  dans  toute  la  Perse  est  un 
des  plus  sérieux  obstacles  au  maintien  de  l'ordre  et  à 
l'établissement  d'un  système  convenable  de  gouverne- 
ment. La  Perse  ne  sera  ni  stable,  ni  prospère  jusqu'au 
jour  où  l'influence  civilisatrice  des  chemins  de  fer  y 
aura  été  introduite. 

L'Empire  iranien,  dont  l'isolement  au  point  de 
vue  des  communications  internationales  est  presque 
complet,  doit  sortir  de  cet  isolement.  La  France 


LES    MÉTHODES  TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        269 

doit  être  intéressée  au  même  titre  que  les  autres 
puissances  de  liberté  à  l'ouverture  du  transiranien 
qui  fera  du  plateau  de  l'Iran  le  lieu  de  passage 
préféré  des  hommes  d'Europe  se  rendant  aux 
Indes.  Par  la  Perse  en  effet,  passe  le  chemin  le 
plus  direct  qui  va  de  Londres,  de  Vienne,  de 
Paris,  de  Berlin  et  de  Petrograd  au  golfe  Persique 
et  dans  le  bassin  de  l'Indus  et  du  Gange.  C'est 
sur  le  territoire  persan  que  se  trouve  le  point  de 
convergence  et  de  concentration  des  lignes  trans- 
caucasienne, transcaspienne  et  transpersane  qui 
mettront  en  communication  par  une  ligne  inin- 
terrompue l'Europe  et  l'Asie. 


Sur  le  terrain  politique,  exploiter  la  rivalité 
anglo-russe  contre  la  Perse  elle-même,  destinée 
à  servir  un  jour  ou  l'autre  de  victime  pour  faciliter 
les  règlements  futurs,  est  le  jeu  tout  indiqué  de  la 
duplicité  germanique. 

L'Allemagne,  tout  en  déclarant  s'abstenir  de 
toute  ingérence  politique  dans  les  affaires  inté- 
rieures de  la  Perse,  a  tenté  de  prendre  tour  à  tour 
à  son  service  et  d'exciter  contre  la  Russie  les  partis 
constitutionnel  et  dynastique  qui  se  disputent  le 
gouvernement  du  pays. 


270  LA    QUESTION    PERSANE. 

Au  mois  d'août  1910,  en  pleine  révolution  per- 
sane, la  presse  russe,  notamment  le  Novoie  Vremia, 
a  eu  l'occasion  de  critiquer  vivement  le  rôle  du 
ministre  d'Allemagne  à  Téhéran,  le  comte  de 
Quadt,  qui,  «  par  hasard  »,  avait  été  conduit  à 
prendre  le  parti  de  la  révolution  et  des  chefs 
rebelles,  notamment  du  fameux  Sattar  Khan, 
contre  le  gouvernement  absolu  de  Mohammed  Ali 
Chah. 

Depuis  et  tout  récemment  encore,  de  nombreuses 
interventions  allemandes  se  sont  manifestées  dans 
la  politique  intérieure  de  la  Perse.  C'est  la  fur  or 
consularis  du  consul  général  allemand  de  Bouchir 
qui  prend  à  tâche  de  compromettre  les  gouver- 
neurs généraux  qui  se  succèdent  dans  la  province 
du  Fars.  C'est  la  création  d'un  consulat  général 
allemand  à  Tauris,  dont  le  titulaire,  un  certain 
Litten,  s'est  efforcé,  à  peine  installé,  d'intervenir 
de  la  manière  la  plus  agressive,  au  moment  où 
la  Russie  a  obtenu  la  concession  du  chemin  de 
fer  Djulfa-Tauris,  sous  le  prétexte  que  cette 
concession  apportait  des  entraves  aux  ingé- 
nieurs allemands  des  mines  dans  leurs  travaux 
de  prospection  de  la  région.  Ce  sont  les  agisse- 
ments du  commis -voyageur  «  Doctor  »  Pujin1  à 

i  Le  9  février  1914,  le  Gouvernement  du  Chah  a  refusé 


LES    METHODES    TURCO-GERMANIQUES   EN    PERSE. 


271 


Ispahan  :  il  avait  pris  à  ferme  les  propriétés  de 
quelques  persans  d'Ispahan;  de  son  côté,  le  prince 
Zil-os-Soltan,  grand-oncle  du  Chah  actuel,  avait 
donné  ses  terres  à  ferme  au  représentant  de  la 
Banque  russe  clans  la  même  ville.  De  vifs  incidents 
furent  provoqués  entre  les  paysans  des  deux  con- 
cessions :  le  commis-voyageur  Pujin  en  fut  l'insti- 
gateur, soutenu  par  la  légation  d'Allemagne,  qui 
eut  le  cynisme  d'intervenir,  pour  réclamer  ensuite 
une  enquête  par  la  légation  de  Russie. 

Dans  le  Sud,  des  attachés  militaires  allemands 
suivent  et  accompagnent  les  officiers  de  la  mission 
de  gendarmerie  suédoise  chargés  d'organiser  la 
police  des  routes,  multipliant  les  obstacles  et  les 
intrigues  sur  leur  passage.  Ils  s'efforcent  de 
détruire  l'œuvre  de  la  gendarmerie  en  provoquant 
le  désordre,  pour  rendre  les  Suédois  suspects  à  la 
fois  au  Gouvernement  persan  qui  les  emploie  ainsi 
qu'aux  Russes  et  aux  Anglais1. 

Le  plus  regrettable,  c'est  que  dans  ces  régions, 


Yexequatur  à  ce  commis-voyageur  que  Stamboul  et  Berlin 
avaient  choisi  comme  consul  à  Ispahan. 

*  Le  25  janvier  dernier,  le  correspondant  du  Temps  à 
Petrograd  a  annoncé  que  les  instructeurs  suédois  avaient 
reçu  l'ordre  de  rentrer  en  Suède.  Il  s'agit  en  réalité  du  rappel 
des  officiers  de  l'armée  active  :  la  mission  militaire  suédoise 
continue  sous  la  direction  d'officiers  de  réserve. 


272  LA    QUESTION    PERSANE. 

comme  à  Téhéran  même,  la  louche  politique  de 
l'Allemagne  a  réussi  à  rallier  des  partisans  impor- 
tants. 

La  stratégie  de  la  diplomatie  allemande  pour- 
suit en  Perse  ses  manœuvres  traditionnelles  : 
inquiéter,  désunir  et  affaiblir  en  fomentant  des 
troubles  et  des  menées  séparatistes.  Au  mois  d'oc- 
tobre 1914,  Salar-ed-Dowley  et  Choa-es-Saltaneh, 
frères  du  souverain  déchu,  en  rébellion  ouverte 
contre  le  Gouvernement  constitutionnel  persan, 
bénéficient  officiellement  de  la  protection  du  Gou- 
vernement de  Berlin.  Ils  deviennent  les  plus  uti- 
les instruments  des  intrigues  et  des  ambitions 
germaniques.  Choa-es-Saltaneh,  venant  de  Petro- 
grad  à  Londres,  est  transporté  de  la  frontière 
russo-allemande  à  Bruxelles  dans  des  automobiles 
de  luxe  de  l'armée  du  Kaiser,  qui  lui  promet  en 
outre  les  mêmes  faveurs  pour  son  retour  triomphal 
à  Téhéran  et  qui  l'accompagne  de  ses  recomman- 
dations particulières. 

Mais  la  restauration  de  l'autocratie  en  Perse  pré- 
sente peu  de  chances  de  succès. Le  lernovembre,1 91 4, 
le  troisième  parlement  de  la  Perse  a  rouvert  ses  por- 
tes et  S.  M.  Ahmad-Chah  a  saisi  cette  occasion  pour 
proclamer  la  neutralité  de  son  royaume.  Aussitôt  la 
légation  d'Allemagne  et  l'ambassade  de  Turquie  à 
Téhéran  annoncent  bruyamment  que  ce  succès  du 


LES    MÉTHODES    TURCOGERMAMQUES    EN    PERSE.        273 

régime  constitutionnel  leur  est  dû  exclusivement. 
Le  23  décembre  une  dépêche  de  Constantinople 
répandue  par  le  bureau  de  la  presse  de  Vienne, 
fait  connaître  qu'une  mission  dirigée  par  le  prince 
Vassilitchikoffa  été  envoyée  de  Petrograd  à  Odessa 
dans  le  but  d'informer  l'ex-Chah  Mohammed- Al  i- 
Mirza  que  s'il  veut  rentrer  en  Perse,  pour  tra- 
vailler à  la  création  d'un  mouvement  d'opinion 
contre  le  régime  actuel,  la  Russie  l'aidera  à 
remonter  sur  le  trône. 

Le  24  décembre,  une  bombe  destinée  à  détruire 
les  ministres  russe,  français,  belge  et  anglais  fait 
explosion  à  Téhéran,  mais  le  coup  rate  et  la 
bombe  tue  l'un  des  associés  du  complot  organisé 
par  une  bande  germano-turque.  La  Légation  alle- 
mande ne  se  décourage  pas,  elle  enrôle  un  millier 
de  bandits  à  raison  de  90  francs  par  mois  et  leur 
distribue  des  armes.  Ceux-ci  s'empressent  de 
vendre  fusils  et  cartouches  et  de  s'enfuir. 

Au  surplus,  l'Allemagne  se  livre  à  l'heure 
actuelle  à  une  propagande  effrénée  dans  toute  la 
Perse.  Les  Légations  austro-allemandes  et  l'ambas- 
sade ottomane  sont  transformées  en  salles  de  con- 
férences et  agences  de  fausses  nouvelles.  Le  recul 
des  Russes  est  savamment  exploité  par  le  groupe 
germanophile.   Ces  partisans  de  la  barbarie  font 

DïMORGNY.  18 


274  LA    QUESTION    PERSANE. 

entrevoir  aux  autres  Persans  un  avenir  de  grande 
puissance  pour  leur  pays.  Des  volontaires  sont 
engagés  et  armés;  toute  une  garde  consulaire  com- 
posée de  Turcs  et  de  Kurdes  initiés  au  «  pas  de 
Foie  »  par  des  instructeurs  ottomans  et  germains 
est  affectée  au  service  des  deux  Légations  allemande 
et  autrichienne  et  de  l'ambassade  turque. 

Il  s'agit  de  parodier  la  brigade  des  cosaques  per- 
sans instruits  à  la  russe  et  la  garde  des  cipayes  pré- 
posés au  service  de  la  Légation  britannique  à 
Téhéran.  En  même  temps,  les  intrigues  turco-ger- 
maniques  redoublent  d'activité;  les  postes  consu- 
laires allemands  sont  multipliés  dans  toute  la 
Perse;  le  nombre  des  agents  diplomatiques  de 
Berlin  est  considérablement  augmenté  dans  tous 
les  centres  de  Tlran.  Certaine  presse  du  pays 
retentit  des  interviews  sensationnelles  du  prince 
de  Reuss,  ministre  d'Allemagne,  et  du  comte 
Logothetti,  ministre  de  Vienne  à  Téhéran.  Elle  est 
encombrée  des  avis  et  des  proclamations  de  l'am- 
bassade ottomane. 

Voici  un  extrait  de  ces  interviews  publié  en 
langue  persane  dans  la  Nouvelle  Époque  de 
Téhéran,  n°  31  du  26  avril  49151  : 


1  Ces  interviews  ont  été  renouvelées  le  7  septembre  1915 
dans  le  même  journal. 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        275 


I.  —  Interview  du  ministre  d'Allemagne. 

S.  A.  S.  Prince  Henri  XXXI  de  Reuss,  ministre  de 
l'empire  d'Allemagne  à  Téhéran,  a  déjà  fait  un  séjour 
d'une  année  et  demie  dans  notre  capitale.  Le  prince, 
après  avoir  représenté  S.  M.  l'empereur  d'Allemagne  au 
couronnement  de  S.  M.  le  Chah  le  21  juillet  dernier,  a 
pris  un  congé  de  quelques  mois.  Son  Altesse  est  récem- 
ment revenue  en  Perse  par  la  voie  de  Bagdad. 

Le  prince  est  connu  dans  le  milieu  diplomatique 
comme  un  homme  aimable  et  de  bon  sens.  Il  a  bien 
voulu  recevoir  notre  directeur  à  la  Légation  d'Alle- 
magne à  Téhéran  et  lui  faire  le  meilleur  accueil. 


Tout  d'abord  Son  Altesse  a  exprimé  toute  sa  grati- 
tude pour  la  manière  dont  il  a  été  reçu  depuis  la  fron- 
tière persane,  jusqu'à  Téhéran.  Pendant  son  séjour  en 
Europe,  le  prince  n'est  pas  resté  inactif;  il  a  exposé 
comment  il  a  collaboré  aux  œuvres  de  la  Croix-Rouge, 
au  milieu  même  des  troupes,  en  Belgique  et  dans  le 
nord  de  la  France.  Son  Altesse  a  pu  séjourner  dans  les 
pays  conquis  et  se  rendre  personnellement  compte  que 
les  habitants  de  ces  pays  sont  très  contents  de  leur 
situation  actuelle.  Ils  ne  considèrent  pas  les  Allemands 
comme  des  étrangers,  mais  bien  au  contraire,  ils  ne 
laissent  passer  aucune  occasion  de  manifester  leurs 
bons  sentiments  à  l'égard  des  blessés  allemands  dans 
les  hôpitaux. 


276  LA    QUESTION    PERSANE. 

S.  M.  l'empereur  d'Allemagne  a  donné  audience  au 
prince  de  Reuss  en  France  à  Hirson.  L'empereur  était 
en  automobile,  et  Sa  Majesté  a  parlé  avec  beaucoup  de 
bienveillance  au  prince  de  Reuss  de  la  situation  de  la 
Perse.  Le  prince  a  été  heureux  de  voir  que  Sa  Majesté 
n'avait  pas  oublié  notre  pays,  au  milieu  des  événements 
tragiques  qui  l'absorbent  pourtant.  D'ailleurs  l'em- 
pereur a  manifesté  au  prince  un  intérêt  sincère  et  une 
grande  sollicitude  à  l'égard  de  notre  Souverain  et  du 
peuple  persan. 

On  a  raconté,  —  ajouta  Son  Altesse,  —  que  les 
vivres  sont  devenus  rares  en  Allemagne;  ces  bruits 
sont  tout  à  fait  fantaisistes.  Cette  question  n'est  même 
pas  envisagée  à  Berlin. 

11  est  vrai  que  le  Gouvernement  allemand  a  pris  à 
sa  charge  la  distribution  du  blé  et  de  certaines  autres 
denrées.  Mais  cette  mesure  a  pour  but  d'empêcher  l'ac- 
caparement et  d'éviter  la  cherté  des  vivres.  Le  prince  a 
pu  constater  lui-même  que  l'Allemagne  est  si  bien 
approvisionnée  que  si  la  guerre  devait  durer  plusieurs 
années,  le  peuple  n'aurait  aucunement  à  souffrir  pour 
son  ravitaillement. 

C'est  comme  pour  l'argent  et  le  numéraire.  S.  A.  le 
prince  de  Reuss  a  été  frappée  de  l'abondance  qui  règne 
dans  son  pays.  Il  se  l'explique  par  la  raison  bien 
simple  que  le  commerce  étant  arrêté  de  tous  côtés, 
l'argent  reste  dans  le  pays  et  s'emploie  pour  les  besoins 
intérieurs.  Les  ressources  en  numéraire  ont  été  telles, 
a  dit  le  prince,  que  les  banques  ont  elles-mêmes  solli- 
cité l'honneur  de  faire  des  avances  au  Gouvernement  de 
Berlin.  Au  surplus,  —  a-t-il  ajouté,  —  vous  savez  avec 
quelle  facilité  l'emprunt  allemand  a  été  couvert. 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.         277 

Notre  directeur  a  demandé  à  Son  Altesse  son 
opinion  sur  la  neutralité  de  la  Perse. 

Le  prince  Henri  XXXI  de  Reuss  a  répondu  que  les 
États  belligérants  avaient  le  devoir  de  respecter  cette 
neutralité  et  qu'ils  ne  devaient  pas  profiter  de  la  fai- 
blesse de  la  Perse  pour  l'exploiter  à  leur  profit.  Or,  a 
fait  remarquer  Son  Altesse,  l'arrestation  du  consul 
d'Allemagne  à  Bouchir  et  les  tentatives  faites  pour 
arrêter  celui  de  Tebriz  sont  autant  d'atteintes  à  la  neu- 
tralité de  la  Perse;  d'autant  plus  que,  comme  chacun  le 
sait,  M.  Litten,  le  consul  d'Allemagne  à  Tauris  a  dû 
demander  asile  à  la  colonie  américaine,  tandis  que 
M.  Leistmann,  consul  de  Bouchir,  a  été  purement  et 
simplement  arrêté  par  les  Anglais,  sans  autre  forme  de 
procès,  sous  le  prétexte  d'intrigues  contre  les  alliés.  Si 
les  Anglais,  ajouta  le  prince,  se  croient  autorisés  à  agir 
de  la  sorte  dans  un  pays  neutre,  pourquoi  n'empêchent- 
ils  pas  de  leur  côté  leurs  consuls  de  se  livrer  sur  tous 
les  points  de  la  Perse  à  une  campagne  ouverte  d'exci- 
tation contre  l'Allemagne,  l'Autriche  et  la  Turquie?  — 
Nul  n'ignore  en  effet  les  intrigues  du  consul  de  la 
Grande-Bretagne  à  Kermanchah,  ses  démarches  auprès 
des  tribus  et  l'argent  qu'il  leur  prodigue1. 

1  Des  représailles  n'ont  pas  tardé  à  être  exercées  de  part 
et  d'autre  :  le  27  août  1915,  le  vice-consul  d'Allemagne, 
Schœnemann  à  la  tête  d'une  bande  armée  a  attaqué  au  point 
du  jour  à  Kengavar  les  consuls  de  Russie  et  d'Angleterre, 
dont  les  escortes  ont  engagé  une  fusillade  avec  la  bande.  — 
Les  consuls  ont  dû  se  replier  à  Hamadan.  Le  2  septembre, 
le  consul  général  de  Grande-Bretagne  à  Ispahan,  M.  Gra- 


278  LA    QUESTION    PERSANE. 

Son  Altesse  a  exprimé  encore  la  douloureuse  sur- 
prise qu'il  a  éprouvée  à  Téhéran  en  présence  des 
menées  russo-anglaises  pour  provoquer  un  coup  d'État 
à  Téhéran.  Le  prince  a  été  d'autant  plus  étonné  qu'une 
bonne  partie  de  ces  tentatives  provenaient  des  agisse- 
ments d'un  représentant  de  la  libérale  Angleterre,  qui, 
en  Perse,  est  intervenue  pour  l'établissement  et  pour  le 
maintien  du  régime  constitutionnel. 

Ce  qu'il  y  a  de  particulièrement  remarquable,  ajouta 
Son  Altesse,  c'est  qu'il  a  été  question  pour  les  Russes 

hame,  a  été  attaqué  au  moment  où  il  revenait  de  sa  prome- 
nade quotidienne;  il  a  été  blessé  légèrement.  Un  soldat 
indien  de  son  escorte  a  été  tué. 

On  attribue  le  meurtre  récent  de  M.  de  Kaver,  vice-consul 
de  Russie  à  Ispahan,  ainsi  que  les  récentes  attaques  faites 
contre  Bouchir  par  des  tribus  à  l'instigation  de  l'Allemagne, 
au  fait  que  le  Gouvernement  persan  n'a  pas  su  remplir  son 
devoir  de  neutre. 

Le  consul  allemand  à  Kermanchah  exerce  l'autorité  mili- 
taire dans  cette  province.  Le  prince  de  Reuss  a  déclaré  en 
effet  qu'il  avait  besoin  de  Kermanchah  comme  de  la  seule 
voie  par  laquelle  il  pouvait  communiquer  avec  la  Turquie 
et  Berlin. 

De  leur  côté,  les  Russes  ont  envoyé  au  Caucase  le  consul 
turc  de  Recht  convaincu  d'espionnage  et  d'agitation  dans  la 
région. 

Cependant  les  intrigues  turco-allemandes  devenant  de 
plus  en  plus  audacieuses  dans  la  région  d'Ispahan  et  cer- 
taine presse  locale  redoublant  d'insolence  à  l'égard  des 
alliés,  la  colonie  européenne  a  dû  se  réfugier  à  Téhéran  le 
24  septembre  1915.  On  dit  que  cet  exode  a  vivement  impres- 
sionné les  Persans  qui  redoutent,  et  non  sans  raison,  les 
conséquences  de  ce  lamentable  état  de  choses  (octobre  1915). 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        279 

et  pour  les  Anglais  de  suspendre  le  Parlement,  de  sup- 
primer la  liberté  de  la  Presse,  etc. 

De  l'avis  du  prince  de  Reuss,  le  cabinet  qui  en  Perse, 
veut  gouverner,  doit  posséder  la  confiance  de  S.  M.  le 
Chah  et  celle  de  la  Nation.  C'est  pourquoi  le  gouverne- 
ment actuel  dirigé  par  le  prince  Eined  Dowley  lui 
paraît  être  le  gouvernement  fort  qui  convient  à  la 
Perse. 

Un  grand  nombre  de  personnes  ont  demandé  au 
prince  de  Reuss  ce  que  doivent  être  l'attitude  et  la  con- 
duite de  la  Perse  à  l'avenir.  On  connaît  déjà  la  réponse 
de  Son  Altesse  :  le  Gouvernement  de  Berlin  n'a  jamais 
poursuivi  la  réalisation  d'agrandissements  territoriaux 
dans  le  pays,  et  tous  ses  efforts  ont  tendu  au  dévelop- 
pement des  relations  économiques  entre  la  Perse  et 
l'Allemagne.  Il  s'est  appliqué  à  éviter  toute  interven- 
tion directe  ou  indirecte  dans  les  affaires  du  pays. 

Le  prince  a  ajouté  que  tous  en  Perse  doivent  savoir 
que  les  sentiments  allemands  à  l'égard  de  la  noble 
nation  persane  et  de  son  Souverain  ont  toujours  été 
sincèrement  désintéressés.  L'Allemagne,  a  conclu  Son 
Altesse,  est  bien  résolue  à  conserver  ces  mêmes  senti- 
ments. Elle  fait  les  vœux  les  plus  ardents  pour  que  le 
Gouvernement  impérial  de  Téhéran  puisse  réussir  à 
faire  respecter  sa  neutralité  et  pour  que  la  Perse,  main- 
tenue dans  sa  dignité  de  nation  existante,  puisse 
retrouver  au  milieu  des  puissances  d'aujourd'hui  son 
ancien  rang  et  tout  le  prestige  de  son  glorieux  passé. 


280  LA    QUESTION    PERSANE. 

II.  —  Interview  du  ministre 
cTA  utriche-Hongrie. 

«  La  Nouvelle  Époque  »  de  Téhéran  continue  par 
l'interview  du  ministre  d'Autriche-Hongrie. 

Le  ministre  d'Autriche-Hongrie,  S.  E.  comte  Logo- 
thetti,  a  fait  un  séjour  de  deux  années  à  Téhéran.  II 
vient  de  rentrer  de  congé.  Le  comte  parle  le  persan, 
l'arabe  et  le  turc.  Il  connaît  les  trois  capitales  musul- 
manes :  Gonstantinople,  Le  Caire  et  Téhéran.  Ses  sym- 
pathies pour  l'Islam  sont  connues  et  Son  Excellence  n'a 
jamais  laissé  passer  l'occasion  d'encourager  les  divers 
éléments  musulmans  à  sceller  leur  union. 

Le  comte  Logothetti  a  bien  voulu  recevoir  notre 
directeur.  Avec  la  grande  amabilité  qui  la  caractérise, 
S.  E.  a  d'abord  exprimé  la  joie  de  son  retour  dans  notre 
pays  au  milieu  de  ses  amis  persans. 

Faisant  allusion  au  calme  qui  règne  en  Perse,  alors 
que  l'Europe  est  en  feu,  le  comte  a  souhaité  que  ce 
calme  continuât.  C'est  facile  à  son  avis.  Le  Gouverne- 
ment de  Téhéran  ayant  proclamé  la  neutralité  du  pays, 
n'a  qu'à  faire  respecter  et  durer  cette  neutralité. 

Au  surplus  S.  E.  estime  que  les  incursions  turques  à 
Kermanchah  n'ont  que  l'importance  d'un  incident  de 
frontière  et  que  le  Gouvernement  persan  saura  bien 
arrêter  ces  incursions  et  obliger  les  troupes  turques  à 
rentrer  chez  elles. 

Au  contraire,  les  questions  relatives  à  T Azerbaïdjan 
et  à  l'Arabistan  lui  apparaissent  sous  un  autre  aspect. 
Le  ministre  se  rallie  sur  ces  points  à  la  récente  déclara- 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMAMQUES    EN    PERSE.        281 

tion  du  Gouvernement  de  Stamboul,  d'après  laquelle 
les  troupes  turques  n'ont  eu  pour  but,  en  pénétrant 
dans  ces  régions,  que  d'occuper  des  points  stratégiques 
contre  les  incursions  des  armées  russes.  L'arrivée  des 
Turcs  ne  cache  aucun  mauvais  dessein  contre  la  Perse 
et  les  Iraniens,  confiants  dans  les  bonnes  intentions  de 
leurs  frères  musulmans,  ne  doivent  pas  craindre  les 
visées  ottomanes  sur  le  territoire  persan. 

Le  comte  Logothetti  préconise  l'union  de  l'Islam 
comme  le  seul  moyen  de  préserver  les  pays  musulmans 
pendant  la  crise  mondiale  actuelle.  Il  cite  comme 
exemple  l'union  actuelle  des  divers  éléments  ethniques 
qui  composent  l'Autriche-Hongrie.  Ces  éléments  parais- 
saient irréductibles  avant  la  guerre.  Ils  ont  cependant 
oublié  tous  leurs  différends  depuis.  Persans  et  Musul 
mans  doivent  en  faire  autant. 

La  devise  de  l'empire  austro-hongrois  est  contenue 
dans  ces  mots  latins  :  Viribus  Unitis.  Elle  signifie  : 
Soyons  unis.  Pendant  la  paix  elle  fut  difficile  à  réa- 
liser, mais  la  guerre  a  fait  l'Union  Sacrée.  S.  E.  a 
cité  encore  cette  parole  du  poète  persan  :  «  L'ennemi 
peut  devenir  une  cause  de  bonheur,  si  Dieu  le  veut  ». 
Elle  a  ajouté  que  ce  sont  les  ennemis  qui  ont  fait 
l'union  entre  les  Austro-Hongrois  :  c'est  ainsi  que  les 
Hongrois  arborent  le  drapeau  autrichien  noir  et  jaune; 
qu'ils  chantent  en  allemand  leur  hymne  national  et 
qu'ils  ont  déchiré  leur  ancienne  marche  hongroise 
Kossuth,  au  son  de  laquelle  ils  réclamaient  la  sépara- 
tion de  l'Autriche  et  de  la  Hongrie.  De  même,  mainte- 
nant, les  Allemands  entonnent  leurs  chants  guerriers 
en  langue  slave  et  les  Slaves  chantent  en  allemand. 
Voilà  les  services  que  nous  ont  rendus  les  ennemis!  — 


282 


LA    QUESTION    PERSANE. 


s'est  écrié  le  comte  Logothetti.  Et  S.  E.  a  terminé  en 
conseillant  aux  Persans  de  faire  l'union  entre  eux  et 
avec  les  autres  Musulmans;  de  maintenir  dans  leur 
pays  une  neutralité  réelle  et  non  fictive.  A  ces  deux 
seules  conditions,  la  Perse  pourra  revivre  son  glorieux 
passé  et  faire  bonne  figure  dans  le  concert  des  États 
d'aujourd'hui. 


III.  —  Déclaration  de  V Ambassade  de  Turquie 
à  Téhéran  (extrait). 

Certains  hommes  dont  on  connaît  l'état  d'âme  et  qui 
ont  reçu  des  encouragements  directs  ou  indirects,  ont 
exploité  à  leur  profit  les  récents  événements  qui  vien- 
nent de  se  produire  à  Kermanchah. 

La  déclaration  faite  par  l'Ambassade  ottomane  le 
15  avril  1915  et  publiée  dans  toute  la  presse  de  Téhéran 
a  réduit  ces  mauvais  calculs  à  néant. 

D'après  cette  déclaration,  nos  frères  persans  doivent 
bien  comprendre  que  les  Turcs  n'ont  d'autres  soucis 
que  de  sauvegarder  la  paix,  le  prestige,  la  puissance  et 
l'indépendance  de  la  Perse.  Les  frontières  turco-per- 
sanes  sont  celles  qui  ont  été  fixées  d'un  commun  accord 
par  les  commissions  compétentes  nommées  par  les  deux 
États  voisins.  Le  Gouvernement  turc  n'a  pas  l'intention 
de  s'approprier  la  moindre  parcelle  (pas  même  la 
largeur  de  la  main)  du  territoire  persan. 

Des  assurances  formelles  ont  été  données  en  ce  sens 
par  le  Gouvernement  de  Stamboul  dès  le  commence- 
ment de  la  guerre  au  Gouvernement  de  Téhéran. 

Les  gouvernements  et  les  ambassadeurs  turcs  qui  se 


LES    MÉTHODES    TURCO-GERMANIQUES    EN    PERSE.        283 

sont  succédé  depuis,  n'ont  pas  manqué  de  renouveler 
ces  assurances  de  la  façon  la  plus  officielle. 

Que  la  noble  Nation  persane  le  sache  bien,  ce  sont 
ceux  qui  cherchent  à  lui  faire  croire  le  contraire,  qui 
sont  ses  véritables  ennemis. 

Toute  cette  propagande  prend  d'autant  mieux 
auprès  de  certains  groupes,  que  les  agences  di- 
plomatiques allemandes  ajoutent  à  la  cynique 
complainte  du  prince  de  Reuss  les  insinuations 
les  plus  perfides  et  les  plus  viles  contre  les  alliés. 

De  notre  côté  nous  ne  ripostons  guère,  le 
ministre  de  la  République  est  seul  et  désire  être 
seul  à  Téhéran.  Tout  le  personnel  de  la  Légation 
a  été  mobilisé.  Il  en  est  de  même  des  profes- 
seurs, des  jurisconsultes  et  médecins  français  qui 
ont  été  envoyés  en  mission  dans  le  pays  et  qui  ont 
été  mis  au  service  du  Gouvernement  persan. 
Alors  que  partout  on  s'efforce  d'assurer  l'envoi 
de  missions  de  propagande  et  d'action  dans  tous 
les  pays  où  nous  avons  des  intérêts  matériels  et 
moraux  à  conserver  et  à  développer,  ces  missions 
sont  laissées  à  l'abandon  en  Perse.  Et  cepen- 
dant n'aurait-il  pas  mieux  valu  utiliser  davan- 
tage dans  ce  pays  si  bien  préparé  «  nos  muni- 
tions morales  »?  Les  sympathies  françaises  en 
Perse  s'étonnent  de  l'abandon  où  nous  les  lais- 
sons   quand    elles    subissent    l'assaut   répété    et 


284  LA    QUESTION    PERSANE. 

tenace  des  influences  germaniques.  Il  eût  été 
préférable  d'en\oyer  dans  le  pays  pendant  la 
guerre  beaucoup  de  Français  éminents  par  les 
sciences,  par  les  lettres  et  par  les  arts.  Ils  auraient 
fait  passer  un  peu  de  l'âme  vibrante  de  la  France 
dans  les  cœurs  irrésolus  des  Persans1. 


La  Perse  et  la  guerre. 

La  Turquie  devait  évidemment  suivre  l'exemple 
de  l'Allemagne. 

Au  mois  d'octobre  dernier,  le  Gouvernement  de 
Stamboul  exerça  les  provocations  que  l'on  sait  à 
l'égard  des  puissances  de  la  Triple  Entente  :  deux 
contre-torpilleurs  et  le  croiseur  turc  Hamidieh, 
commandés  par  des  officiers  allemands,  se  livrè- 
rent dans  la  nuit  du  28  au  29  à  diverses  attaques 
contre  les  ports  russes  de  la  mer  Noire  et  contre 
un  paquebot  français. 

Aussitôt  après  et  dès  le  4  novembre,  les  menées 
turco-allemandes  se  firent  plus  vivement  sentir  en 
Perse.  Allemands  et  Turcs  entreprirent  une  vigou- 


1  V.  Séance  de  la  Chambre  des  députés.  Paris,  3  novembre 
1915.  —  Interpellation  Bokanowski. 


LA    PERSE    ET    LA    GUERRE.  285 

reuse  campagne  russophobe.  Les  muftis  essayèrent 
de  décider  le  clergé  persan  à  proclamer  la  guerre 
sainte l  contre  nos  alliés  russes  et  anglais.  Des  tribus 

1  La  guerre  sainte  «  made  in  germany  »  suivant  l'expres- 
sion du  grand  orientaliste  hollandais,  M.  Snouck  Hurgronje, 
se  ressent  des  méthodes  allemandes  qui  consistent  à  mettre 
sur  le  front,  en  avant  des  troupes,  des  otages  et  d'innocentes 
victimes.  —  Seulement  ici,  les  otages  sont  remplacés  par 
des  emblèmes  religieux. 

La  Gazette  de  Voss  a  publié  en  effet  le  7  octobre  1915 
l'information  suivante  : 

«  Le  sultan  a  fait  don,  paraît-il,  au  corps  d'invasion  turc 
sur  la  frontière  persane  de  Fépée  d'Hassan  et  de  l'étendard 
d'Abbas.  Ces  deux  imans  étant  révérés  par  les  Persans 
chiites,  ceux-ci  ne  peuvent  tirer  sur  leurs  emblèmes  sacrés, 
ni  prolonger  une  résistance  désormais  sacrilège  ». 

L'iman  Hossein,  dont  la  Gazette  de  Voss  écrit  impropre- 
ment le  nom  et  qu'elle  appelle  Hassan,  est  le  fils  de  l'iman 
Ali  et  le  petit-fils  du  prophète.  Ali  est  le  grand  saint  révéré 
des  Persans  et  Hossein,  son  fils,  a  été  assassiné  par  les  sun- 
nites turcs,  qui  l'ont  dépossédé  de  son  khalifat  au  profit 
d'Abou-Bekr,  l'usurpateur.  C'est  l'origine  des  guerres  reli- 
gieuses entre  sunnites  et  chiïtes,  entre  Turcs  et  Persans.  Au 
début  de  la  guerre  actuelle,  le  sanctuaire  d'Hossein,  en  terre 
ottomane,  a  été  profané  par  les  Turcs.  Ces  brigands  sacri- 
lèges sont,  de  plus,  des  ignorants;  il  n'y  a  plus,  en  effet, 
d'épée  d'Hossein.  Le  glaive  à  deux  pointes  dont  il  s'agit  est 
l'arme  de  l'iman-khalife  Ali  lui-même.  Ce  glaive  est  transmis 
de  père  en  fils  jusqu'au  douzième  iman  et  sera  ceint  par  ce 
douzième  iman  quand  il  viendra  juger  les  hommes  après 
«  la  Grande  Absence  ». 

Quant  à  l'iman  Abbas,  il  n'a  jamais  existé  :  un  fils  cadet 
du  khalife  Ali  a  bien  porté  ce  nom,  mais  il  s'est  contenté 


286  LA    QUESTION    PERSANE. 

kurdes  entamèrent  des  hostilités  contre  les  troupes 
russes;  des  fedais  répandirent  des  proclamations 
invitant  la  population  à  se  soulever.  Au  surplus, 
la  Turquie  a  peut-être  vu  là  un  moyen  de  régler  à 

d'être  le  porte-étendard  de  son  frère  Hossein.  Cet  étendard 
ne  constitue  pas  un  emblème  religieux. 

Mais  ce  que  les  Turcs  possèdent  vraiment,  c'est  le  poi- 
gnard de  «  Chimr  »,  le  sanglant  et  abominable  tyran,  qui  de 
douze  coups  de  son  arme  assassina  l'iman  Hossein,  dont  la 
haute  intelligence  et  la  grande  morale  étaient  universelle- 
ment réputées  et  renommées  au  delà  même  des  frontières  de 
l'islamisme.  —  L'arme  du  crime  est  digne  des  musées  tra- 
giques de  Stamboul  où  elle  a  été  soigneusement  conservée. 

Quel  singulier  retour  de  l'histoire  des  khalifes  usurpateurs 
redonne  aujourd'hui  cette  lueur  sinistre  au  poignard  de 
Chimr  qui  frappa  l'iman  Hossein  chéri  des  Persans  !  —  Par 
quelle  aberration  les  Turcs  obstrués  de  «  Kultur  »  ont-ils  été 
amenés  à  penser  que  les  Persans  chiïtes  ont  oublié  leur  his- 
toire? Comment  peuvent-ils  se  figurer  que  des  emblèmes  de 
camelote  allemande  les  empêcheront  de  défendre  leurs  terres 
et  leurs  croyances  contre  les  hordes  turco-allemandes  ? 

Que  les  sunnites  se  souviennent  :  —  L'iman  Ali  lui-même 
a  déjà  déjoué  ces  cyniques  manœuvres.  Lors  de  la  guerre 
sainte  de  Mahravan  (Arabie  Heureuse],  les  Turcs  Ommeyades, 
ennemis  acharnés  et  mortels  du  grand  saint  iranien,  ayant 
flairé  la  défaite,  eurent  la  pensée  d'attacher  des  exemplaires 
du  Coran  à  la  hampe  de  leurs  lances.  «  Si  le  khalife  Ali  nous 
attaque  quand  même,  disaient-ils,  nous  l'accuserons  de 
sacrilège  devant  le  peuple  ».  Ali  n'hésita  pas.  Il  était  le  vrai 
khalife;  il  était  lui-même  le  «  Coran  vivant  ».  La  ruse  gros- 
sière des  sunnites  ne  pouvait  l'empêcher  d'accomplir  la 
mission  qu'il  avait  reçue  du  ciel.  La  défaite  des  Turcs  est 
restée  célèbre. 


LA    PERSE    ET    LA    GUERRE.  287 

son  profit  la  question  de  la  frontière  turco-persane. 
J'ai  dit  en  effet  que  cette  question  était  restée  en 
litige  depuis  1869.  Ce  n'est  qu'à  la  fin  de  1913  que 
des  notes  anglo-russes,  adressées  aux  Gouverne- 
ments turc  et  persan  les  8  août  et  27  octobre,  abou- 
tirent à  l'accord  du  17  novembre.  Aux  termes  de 
cet  accord,  la  nouvelle  frontière  turco-persane  vers 
le  nord  est  très  favorable  à  la  Perse1.  Celle-ci  con- 
serve tous  les  territoires  contestés  de  Bariga,  Tor- 
guever,  Decht,  Morguever,  Vahuu  et  Zerivan.  Il 
est  entendu  que  le  Gouvernement  persan  aura 
recours  aux  bons  offices  de  l'Angleterre  et  de  la 
Russie  pour  arriver  à  un  arrangement  satisfaisant 
en  ce  qui  concerne  les  tribus  migratrices  sur  la 
frontière  turco-persane  du  district  du  Zohrab2. 

Vers  le  Sud,  aux  termes  du  même  traité,  la  navi- 
gation est  internationale  sur  les  eaux  du  Cbatt  El- 
Arab;  Mohammerah  reste  sous  la  juridiction  de  la 
Perse  et  le  Cheikb  de  cette  région  conserve  la  pos- 
session de  ses  biens  fonciers  sur  le  territoire  turc. 


1  «  Grâce  à  cette  délimitation  »  —  a  dit  M.  Goremykine, 
président  du  Conseil  des  ministres,  à  la  réouverture  de  la 
Douma,  le  9  février  dernier,  —  «  nous  avons  conservé  à  la 
Perse  un  territoire  litigieux  de  près  de  20.000  verstes  carrées 
qu'un  parti  turc  avait  envahi  ». 

2  II  ne  faudra  oublier  cette  intervention  au  moment  du 
règlement  des  comptes. 


288  LA    QUESTION    PERSANE. 

Une  commission  composée  de  délégués  turcs,  per- 
sans, russes  et  anglais  devait  se  réunir  le  15  dé- 
cembre 1913  à  Mohammerah  pour  délimiter  de 
façon  précise  la  ligne  de  démarcation  de  la  nou- 
velle frontière  et  pour  assurer  l'exécution  de  l'ac- 
cord turco-persan  du  17  novembre1. 

11  s'agissait  donc  de  faire  comprendre  à  la  Perse 
que  «  pour  un  chiffon  de  papier  »  Enver  Pacha 
n'allait  pas  contrarier  les  mesures  stratégiques  de 
l'Allemagne.  Dès  le  8  novembre,  les  Turcs  lancèrent 
une  partie  des  forces  confiées  à  Liman  Von  San- 
ders  et  à  Chukri  Pacha  dans  l'Azerbaïdjan  persan, 
vers  le  lac  d'Ourmiah.  En  même  temps,  les  troupes 
de  Djemal  Pacha  attaquèrent  sur  les  rives  du 
Chatt  El-Arab  les  troupes  anglo-indiennes  qui  se 
trouvaient  à  la  tête  du  golfe  Persique,  pour  y  assurer 
la  sauvegarde  des  intérêts  anglais.  Le  15  novembre, 
une  dépêche  de  Constantinople  annonça  «  qu'une 
longue  délibération  avait  lieu  à  Stamboul  entre  le 
grand  vizir  et  l'ambassadeur  de  Perse  et  qu'Enver 
Pacha  avait  assisté  à  la  conversation  ». 

Le  grand  vizir,  s'e (forçant  de  convaincre  l'am- 
bassadeur de  la  nécessité  d'une  collaboration  mili- 
taire étroite  entre  la  Perse  et  la  Turquie,  dit  que 


1  Les  délégués  russes  et  anglais  auront  là  une  mission 
bien  intéressante  après  la  guerre. 


LA.    PERSE    ET   LA    GUERRE.  289 

«  le  Gouvernement  de  Téhéran  ne  devait  pas  hésiter 
un  seul  instant  ».  Enver  Pacha  prenant  ensuite  la 
parole,  s'écria  : 

Aujourd'hui  ou  jamais!  C'est  le  moment  unique  et 
particulièrement  favorable  pour  la  Perse  de  se  libérer 
de  la  protection  russe  et  anglaise,  si  périlleuse  pour 
l'indépendance  de  l'Iran  1  ! 

Les  24  et  25  novembre  1914,  on  a  signalé  de  nou- 
velles incursions  turques  dans  la  province  persane 
de  l'Azerbaïdjan  et  du  côté  du  golfe  Persique  sur  le 
territoire  du  Cheikh  de  Mohammerah.  De  son  côté, 
le  Gouvernement  persan  ne  restait  pas  inactif;  le 
5  novembre,  la  Légation  de  Perse  à  Petrograd  déclara 
qu'il  n'existait  aucune  alliance  entre  Téhéran  et 
Constantinople.  Le  21  du  même  mois,  S.  M.  le 
Chah  fit  notifier  au  Gouvernement  de  la  Répu- 
blique française  sa  ferme  résolution  de  rester 
neutre  dans  le  conflit  actuel.  Le  22  décembre, 
Téhéran  renouvela  à  Petrograd  l'assurance  de 
son  entière  et  absolue  neutralité  ;  le  Gouvernement 
persan  affirma  de  nouveau  qu'il  n'existait  aucune 
alliance  entre  la  Turquie  et  la  Perse. 

Le  3  janvier  1915,  de  nouvelles  déprédations 
ayant  été  commises  par  les  bandes  turques  au  sud 

1  Le  même  appel  a  été  adressé  par  la  Turquie  à  la  Perse 
après  les  traités  turco-buigare  et  germano-bulgare  de  1915. 
DsMOsaNY.  19 


290  LA    QUESTION    PERSANE. 

du  lacd'Ourmiah,le  Gouvernement  du  Chah  remit 
à  l'ambassadeur  de  Turquie  une  note  le  prévenant 
que  si  les  désordres  continuaient  dans  la  région, 
la  Perse  renoncerait  à  sa  neutralité  et  qu'elle 
ferait  marcher  ses  tribus  armées  contre  les  Turcs. 
La  question  de  la  neutralité  de  la  Perse  est  déli- 
cate. Il  était  facile  de  prévoir,  en  effet,  que  les 
Allemands  et  les  Turcs  s'efforceraient  de  mettre  le 
Gouvernement  persan,  qui  ne  dispose  pas  de  forces 
suffisantes1,  non  seulement  dans  l'impossibilité  de 
remplir  consciencieusement  ses  obligations  poli- 
tiques vis-à-vis  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie,  mais 
encore  dans  l'impossibilité  de  garder  la  stricte 
neutralité  proclamée  le  l9r  novembre  1914  par  le 
Gouvernement  du  Chah  : 

Dieu  est   souverain.    Nous,    Sultan    Ahmed   Chah, 
Empereur  et  fils  d'Empereur  de  Perse  : 
En  considération    des  hostilités    malheureusement 

1  Les  chiffres  «  officiels  »  des  effectifs  de  l'armée  persane 
donnés  par  le  correspondant  du  Temps  le  19  janvier  1915, 
ne  figurent  que  sur  le  papier.  L'armée  persane  ne  comprend 
que  la  brigade  de  cosaques  organisée  et  instruite  par  des 
officiers  russes  et  les  troupes  de  gendarmerie  gouvernemen- 
tale, instruites  et  dirigées  par  les  officiers  de  la  mission  sué- 
doise. Quant  aux  tribus  armées,  elles  sont  le  plus  souvent 
indépendantes  du  Gouvernement  de  Téhéran  ou  en  guerre 
avec  lui  (V.  sur  les  tribus  de  la  Perse,  mon  étude  dans  les 
n08  22  et  23  de  mars  et  juin  1913  de  la  Revue  du  Monde 
musulman). 


LA    PERSE    ET    LA    GUERRE.  291 

commencées  en  ce  moment  en  Europe  ;  envisageant  le 
voisinage  de  nos  frontières  du  théâtre  de  la  guerre; 
vu  les  rapports  d'amitié  existant  heureusement  entre 
nous  et  les  puissances  belligérantes  ;  —  pour  faire  con- 
naître à  notre  peuple  nos  intentions  sacrées  de  sauve- 
garder ces  bons  rapports  avec  les  États  en  guerre, 
ordonnons  à  S.  À.  Mustofi-El-Mamalek,  notre  illustre 
président  du  conseil  et  ministre  de  l'Intérieur1,  de 
porter  ce  décret  impérial  à  la  connaissance  de  tous  les 
gouverneurs  généraux,  généraux  et  fonctionnaires  de 
notre  Empire  et  de  les  informer  que  notre  gouverne- 
ment, dans  les  circonstances  actuelles,  a  adopte  la 
plus  stricte  neutralité.  Il  sera  publié  en  outre  que  nous 
avons  décidé  de  maintenir,  comme  par  le  passé,  nos 
relations  amicales  avec  les  pays  belligérants.  Par  con- 
séquent, il  est  rappelé  aux  fonctionnaires  de  notre 
gouvernement  qu'il  est  de  leur  devoir  de  ne  faire  quoi 
que  ce  soit  sur  terre  et  sur  mer  ni  pour  ni  contre  les 
États  belligérants.  Il  leur  est  enjoint  de  ne  leur  fournir 
ni  armes  ni  munitions.  Ils  devront  éviter  de  prendre 
parti  pour  les  uns  ou  pour  les  autres  des  pays  en  guerre 
et  seront  tenus  de  faire  respecter  la  plus  stricte  neutra- 
lité de  la  Perse.  Nous  nous  réservons  d'ordonner  l'exé- 
cution d'autres  mesures  que  notre  gouvernement  juge- 
rait nécessaire  de  nous  proposer  encore  et  qui  seraient 
de  nature  à  assurer  le  maintien  de  notre  neutralité  et 
de  nos  bons  rapports  avec  tous  les  pays. 

i  Mustofi-El-Mamalek  présidait  le  nouveau  cabinet  persan 
de  septembre  1915,  dont  les  membres  subirent  l'ascendant 
des  influences  religieuses  et  teutonnes  contre  les  puissances 
de  la  quadruple  Entente. 


292  LA    QUESTION    PERSANE. 

Cependant  des  troupes  russes  occupaientcertaines 
villes  de  l'Azerbaïdjan1  pour  y  maintenir  l'ordre 
et  la  sécurité.  L'ambassadeur  de  Turquie  à  Téhéran 
promit  que  son  gouvernement  reconnaîtrait  et  res- 
pecterait la  neutralité  de  la  Perse  si  les  Persans  ne 
donnaient  pas  passage  aux  troupes  russes.  Les  Per- 
sans sont  gens  de  ressource.  Aux  Russes,  ils  dirent  : 
«  Comment  voulez-vous  que  les  Turcs  et  les  Alle- 
mands croient  à  notre  neutralité,  puisque  vos  trou- 
pes sont  dans  notre  province  de  l'Azerbaïdjan  sur 
la  frontière  turque?  »  Aux  Turcs,  ils  répondirent 
que  leurs  incursions  continuelles  sur  le  territoire 
persan  était  la  véritable  cause  de  l'occupation  russe. 

Le  dilemme  devenait  embarrassant.  En  atten- 
dant de  le  résoudre,  les  hostilités  prirent  de  part 
et  d'autre  le  caractère  d'une  guerre  de  partisans. 
Les  tribus  migratrices  kurdes  qui  parcourent  les 
régions  de  la  frontière  turco-persane  sont  en 
grande  partie  sunnites.  Les  Turcs  y  recrutèrent 
de  nombreux  adhérents  à  leur  cause.  Chuja  ed 
Dowley,  ancien  gouverneur  général  de  la  province 
de  l'Azerbaïdjan,  qui  disposait  d'une  certaine  auto- 
rité et  d'une  réelle  influence  sur  les  tribus, 
marcha  contre  les  Turcs  avec  ses  partisans.  Le 
16  janvier  1915,  Chuja-ed-Dowley,  qui  avait  placé 

1  V.  p.  147  et  suiv. 


LA    PERSE    ET    LA    GUERRE.  293 

1.500  hommes  dans  le  fort  de  Miandoab,  et 
1.200  hommes  dans  un  autre  fort,  engagea  lui- 
même  le  combat  contre  les  Turcs  avec  400  cavaliers 
d'élite,  mais,  blessé,  il  s'enfuit  à  Tauris  et  à  Djulfa 
et  de  là  se  réfugia  à  Tiflis.  Cela  permit  aux  Turcs  et 
à  l'agence  Wolf  de  publier  de  fausses  nouvelles  sur 
de  prétendues  défaites  russes  dans  l'Azerbaïdjan. 

A  Tiflis,  Chuja-ed-Dowley1  a  affirmé  avoir  en 
sa  possession  les  preuves  que  l'or  allemand  avait 
servi  à  acheter  le  clergé  et  les  fonctionnaires  pro- 
vinciaux, ce  qui  avait  permis  aux  Turcs  d'entrer 
assez  facilement  dans  l'Azerbaïdjan  par  Miandoab 
et  Maraga  et  d'y  commettre  quelques  atrocités.  Les 
gouverneurs  de  Saouj-Boulak  et  de  Maraga  furent 
en  effet  fusillés;  un  Arménien  et  deux  sujets  russes 
furent  brûlés  vifs. 

La  possibilité  d'une  entrée  des  Turcs  dans  l'Azer- 
baïdjan en  cas  de  guerre  avec  la  Russie  avait  été 
depuis  longtemps  prévue  à  Petrograd.  Mais  l'état- 
major  général  de  l'armée  russe  du  Caucase,  dési- 
rant de  son  côté  prouver  qu'il  voulait  respecter  la 
neutralité  de  la  Perse,  fit  retirer  ses  troupes  de 
Tauris  vers  le  Nord,del'Ararat  à  Djulfa  surl'Araxe. 

Surpris  par  cette  décision,  le  Gouvernement 
turc,  mis  en  demeure  d'évacuer  l'Azerbaïdjan  et 

1  Ce  Chuja-ed-Dowley  est  mort  récemment  en  juillet  1915. 


294  LA    QUESTION    PERSANE. 

son  chef-lieu  Tauris,  atermoya  et  posa  des  condi- 
tions. Il  demanda,  entre  autres  choses,  que  le  Gou- 
vernement persan  fît  envoyer  dans  cette  province 
les  troupes  dont  il  disposait  (?)  afin  d'y  maintenir 
l'ordre.  Il  demanda  une  garantie  que  les  Russes 
ne  l'occuperaient  pas  après  le  départ  des  troupes 
turques.  En  outre,  une  tradition  constante  veut 
que  l'héritier  du  trône  des  Chahs  réside  à  Tauris 
(Tehriz)  et  qu'il  gouverne  la  province  d'Azer- 
baïdjan. 11  y  a  plus  d'un  an  déjà,  au  moment  où 
les  grands  prêtres  et  le  Gouvernement  de  Téhéran 
fixaient  la  date  du  couronnement  de  S.  M.  Ahmad 
Chah  au  21  juillet  1914,  il  avait  été  décidé  que 
S.  A.  I.  le  Valiadh  (prince  héritier),  Mohammed- 
Hassan-Mirza,  prendrait  à  la  même  date  posses- 
sion effective  de  son  apanage.  Les  Turcs  exigèrent 
l'exécution  de  cette  décision. 

Le  31  janvier  1915,  le  général  Tchernozoubof 
rentra  à  Tauris  après  les  brillantes  victoires  russes 
de  Savalan.  Les  généraux  turcs  s'enfuirent  dans 
la  direction  de  Maragha,  suivis  par  le  consul  d'Al- 
lemagne Litten  et  par  Rahib  Bey,  consul  de 
Turquie.  Avant  de  quitter  Tauris,  le  dit  Litten  fit 
habiller  des  soldats  turcs  avec  des  uniformes 
russes  et  ces  bons  musulmans,  pour  ameuter  les 
populations  contre  nos  alliés,  incendièrent  et 
détruisirent  plusieurs  mosquées  et  sanctuaires. 


LA    PERSE    ET    LA    GUERRE.  295 

Depuis,  les  intrigues  suscitées  par  les  Alle- 
mands et  les  Turcs  ont  réveillé  les  éléments  anar- 
chiques  dans  le  pays.  On  connaît  les  incidents  de 
Kermanchah  :  Reouf  Bey  commandant  des  forces 
turques,  fait  fusiller  trois  chefs  de  la  tribu  persane 
des  Kerendj  sur  la  frontière  ottomane,  qui  avaient 
refusé  de  favoriser  l'invasion  turque  en  Perse. 
Les  Kerenj  se  soulèvent,  d'autres  tribus  voisines 
se  joignent  à  eux,  le  mouvement  s'étend  jusqu'à 
la  ville  de  Kermanchah,  dont  la  population  se 
révolte  contre  les  Turcs  (août  1915). 

2.000  Russes  sont  à  Kasvin.  Il  y  en  a  plu- 
sieurs centaines  à  Recht  et  à  Enzeli.  On  signale 
également  beaucoup  de  troupes  russes  sur  la  fron- 
tière du  Turkestan  et  dans  le  Khoraçan.  Par 
contre,  les  officiers  allemands  et  les  soldats  autri- 
chiens sont  nombreux,  on  en  compte  plus  de  400  à 
Ispahan,  où  des  terroristes  menacent  de  mort  les 
fonctionnaires  des  banques  et  des  consulats  russe 
et  anglais  d'Ispahan  Le  12  septembre  1915,  des 
Russes,  des  Français  et  quelques  Anglais,  for- 
mant une  caravane  de  200  personnes,  sont  partis 
pour  Téhéran,  avec  une  escorte  de  24  hommes1. 

Le  gérant  du  consulat  russe  et  le  directeur  de 
la  Banque  russe  ont  traversé  la  ville  avec  le  chef 

1  V.  page  278,  la  note. 


296  LA    QUESTION    PERSANE. 

de  la  gendarmerie,  le  major  Chilander,  dans  sa 
calèche.  La  route  était  gardée  par  de  fortes  pa- 
trouilles et  les  terrasses  des  maisons  étaient  occu- 
pées par  des  gendarmes  pour  prévenir  les  attentats. 

Le  télégraphe  anglais  a  annoncé  qu'il  cessait  de 
recevoir  les  télégrammes  privés. 

A  Chiraz,  le  vice-consul  d'Angleterre  qui  avait  été 
l'objet  d'un  attentat  a  succombé  à  ses  blessures1. 

Il  n'y  a  plus  de  zones  d'influences,  Russes  et 
Anglais  passent  maintenant  les  uns  chez  les  autres 
pour  donner  la  chasse  aux  Allemands.  300  cosaques 
viennent  de  quitter  Meched  à  la  poursuite  de 
4  officiers  allemands  et  de  83  Bakhtyaris  partis 
dernièrement  de  cette  ville  se  dirigeant  vers 
l'Afghanistan  qu'ils  veulent  soulever.  Le  5  sep- 
tembre 1915,  10.000  Mohmanas  ont  pris  part 
au  combat  qui  a  eu  lieu,  le  5  septembre,  près  de 
Hafiz-Kor,  frontière  d'Afghanistan. 

L'ennemi,  qui  a  montré  une  grande  audace, 
a  été  repoussé  sur  tous  les  points  avec  de  grandes 
pertes  ;  du  côté  des  troupes  anglaises,  on  compte 
12  tués,  56  blessés  et  2  manquants;  pour  les  troupes 
indiennes,  les  pertes  ont  été  de  4  tués  et  31  blessés. 

Une  note  communiquée  à  la  presse  anglaise 
indique  qu'il  n'y  a  pas  un  mot  de  vrai  dans  le 

1  10  septembre  1915. 


LA    PERSE    ET    LA    GUERRE.  297 

rapport  allemand  envoyé  par  radiotélégramme, 
d'après  lequel  les  Anglais  auraient  perdu  plus  de 
2.000  hommes,  en  essayant  de  s'emparer  de  Bouchir. 
Comme  suite  au  meurtre  de  deux  officiers 
anglais  le  12  juillet,  près  de  Bouchir,  par  des 
tribus,  parmi  lesquelles  se  trouvaient  des  Alle- 
mands, les  Anglais  ont  occupé  Bouchir  le  8  août, 
sans  opposition. 


Cependant,  en  novembre  1915,  le  bruit  s'est 
répandu  qu'un  accord  spécial  était  intervenu 
entre  la  Perse,  l'Allemagne  et  la  Turquie.  Le 
ministre  de  Russie  à  Téhéran  fit  aussitôt  connaître 
au  Gouvernement  du  Chah  que  si  ce  bruit  rece- 
vait confirmation,  les  conventions  anglo-russo- 
persanes  de  1907  et  de  1912,  basées  sur  le  prin- 
cipe de  la  conservation  de  l'intégralité  et  de  l'in- 
dépendance de  la  Perse,  n'auraient  incessamment 
plus  aucun  effet1. 

Le  ministre  russe  ajouta  que  cette  déclaration 
s'adressait  non  seulement  au  cabinet  actuel,  mais 
à  tout  Gouvernement  persan,  qui  s'aviserait  de  lier 
le  sort  du  pays  avec  celui  des  ennemis  de  la  Russie 
et  de  l'Angleterre. 

1  V.  p.  128,  la  note  2. 


298 


LA    QUESTION    PERSANE. 


Cet  acte  d'énergie  fut  survi  d'effets  :  au  Medjliss, 
Ja  plupart  des  députés  exprimèrent  le  vœu  qu'un 
règlement  amiable  intervînt  pour  les  relations 
russo-persanes.  Entre  temps,  les  troupes  russes 
s'avancèrent  à  65  verstes  de  Téhéran  et  les  léga- 
tions d'Allemagne  et  d'Autriche-Hongrie  firent 
transporter  leurs  archives  à  la  légation  des  États- 
Unis.  Les  partisans  indigènes  des  Turco-Germains 
accompagnés  de  leurs  leaders  :  Souleiman-Mirza 
et  Suleiman-Khan  se  retirèrent  par  petits  groupes 
discrets. 

Le  Chah  et  son  gouvernement  se  préparèrent  à 
gagner  Ispahan,  dans  le  cas,  où  la  Russie  ne  juge- 
rait pas  satisfaisantes  les  propositions  de  la  Perse. 

Le  Gouvernement  russe  insista  secondé  par  le 
Gouvernement  anglais.  Les  ministres  de  Russie 
et  d'Angleterre  déclarèrent  au  Gouvernement 
persan  qu'ils  considéraient  toutes  les  négociations 
comme  inutiles  sans  des  mesures  énergiques 
contre  la  propagande  turco-germanique. 

En  même  temps,  la  légation  de  Russie  publia 
un  manifeste  au  peuple  persan  disant  que,  vu 
l'inutilité  des  mesures  prises  contre  l'or  séducteur 
allemand  et  contre  les  agents  provocateurs  turco- 
germaniques,  la  Russie  avait  pris  la  résolution 
de  mettre  fin  à  ces  agissements  pour  le  bien  des 
rapports   cordiaux  existant  entre  les  deux  pays. 


LA    PERSE    ET    LA    GUERRE.  299 

L'appel  priait  les  Persans  de  croire  que  les  troupes 
russes  n'agiraient  pas  contre  eux,  leurs  familles 
ou  leurs  biens,  mais  qu'elles  seraient  uniquement 
chargées  de  la  défense  de  la  population  paisible 
et  qu'elles  paieraient  tout  ce  qu'elles  prendraient. 
Une  note  du  16  novembre  1915  précisa  les 
intentions  du  Gouvernement  russe  : 


En  réalité,  le  cabinet  persan  n'a  aucune  autre 
réponse  à  nous  donner  que  des  actes.  Nous  avons  de- 
mandé aux  dirigeants  de  mettre  un  terme  à  l'anarchie 
qui  règne  dans  l'Iran  du  fait  des  menées  turco-alle- 
mandes  et  qui  ne  sont  pas  sans  menacer  nos  intérêts. 
Nous  avons  expressément  ajouté  que  si  le  Gouverne- 
ment persan  n'était  pas  en  état  de  le  faire,  nous  nous 
en  chargerions  nous-mêmes  sans  qu'il  fût  dans  nos 
intentions,  bien  entendu,  de  porter  atteinte  à  la  souve- 
raineté du  Chah.  Nous  attendrons  donc  que  le  Gouver- 
nement persan  prenne  les  décisions  qu'il  doit  prendre 
sans  tarder.  S'il  fait  montre  de  bonne  volonté  et  par- 
vient à  rétablir  l'ordre  dans  le  pays,  nous  sommes  tout 
prêts  à  causer  avec  lui  de  la  façon  la  plus  bienveil- 
lante. Dans  le  cas  contraire,  nous  prendrons,  et  sans 
faiblesse,  toutes  les  mesures  que  nous  dictent  nos  inté- 
rêts et  le  prestige  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre. 

Cette  note  plus  énergique  encore  parut  rappeler 
à  plus  de  réserve  les  agitateurs  turco-allemands. 
On  pouvait  attendre  ainsi  du  Gouvernement  persan 


300  LA    QUESTION    PERSANE. 

qu'il  procédât  à  l'internement  des  provocateurs 
notoires,  au  désarmement  des  fedais  comme  à 
l'interdiction  aux  Mollahs  de  prêcher  l'agitation 
contre  la  Russie  et  l'Angleterre. 

Après  en  avoir  délibéré  avec  le  Conseil  des 
ministres,  le  Chah  reçut  les  ministres  de  Russie  et 
d'Angleterre,  et  se  borna  à  leur  faire  connaître 
qu'il  renonçait  à  quitter  Téhéran.  Suivant  la  tra- 
dition, il  affirma  ouvertement  son  amitié  pour  les 
deux  puissances  voisines  et  ne  leur  dissimula  pas 
que  les  Allemands  avaient  fait  de  grands  efforts  pour 
pousser  la  Perse  dans  une  guerre  contre  la  Russie. 

Le  Gouvernement  persan  promit  en  outre  qu'il 
satisferait  autant  que  possible  à  toutes  les  exi- 
gences russes  tendant  au  rétablissement  du  calme 
en  Perse  et  à  la  cessation  des  menées  turco-alle- 
mandes.  Le  prince  Ein  ed  Dowley  et  Farman- 
Farma  *  furent  appelés  à  faire  partie  du  nouveau 
cabinet.  Les  légations  de  Perse  démentirent  la 
nouvelle  d'après  laquelle  le  Gouvernement  de 
Téhéran  aurait  congédié  ses  fonctionnaires  belges 
des  douanes  et  des  postes  et  les  aurait  remplacés 
par  des  Allemands. 

Le  17  novembre,  l'ambassadeur  de  Turquie  et 

1  V.  p.  158.  Ce  Farman-Farma  est  le  même  qui  s'était  fait 
remarquer  jusqu'ici  par  ses  menées  et  ses  intrigues  contre  la 
France,  l'Angleterre  et  la  Russie.  —  Ce  sontlà  choses  persanes. 


LA    PERSE    ET    LA    GUERRE.  301 

les  ministres  d'Allemagne  et  d'Autriche-Hongrie 
quittèrent  la  capitale  persane  et  le  mouvement 
vers  Téhéran  des  troupes  russes  cantonnées  à 
Kasvin  eut  pour  résultat  de  faire  prendre  la  fuite  à 
un  grand  nombre  d'Allemands,  de  Turcs  et  d'Au- 
trichiens qui  avaient  été  armés  par  leurs  légations. 

On  eut  bientôt  l'assurance  d'ailleurs  que  les 
troupes  russes  n'entreraient  pas  à  Téhéran  et  le 
sous-secrétaire  d'État  anglais  aux  Affaires  étran- 
gères put  répondre  à  la  Chambre  des  Communes 
que  «  des  assurances  formelles  avaient  été  données 
au  Gouvernement  persan  des  intentions  pacifiques 
des  troupes  russes,  qui  avaient  pour  seule  tâche 
d'assurer  la  protection  des  colonies  étrangères  en 
cas  de  besoin  ». 

Le  20  novembre,  le  Gouvernement  de  Téhéran 
lança  dans  toutes  les  provinces  une  circulaire  télé- 
graphique annonçant  à  la  population  et  au  clergé 
la  décision  du  Chah  de  ne  pas  quitter  la  capitale  à 
la  suite  du  rétablissement  des  relations  sincères  et 
amicales  avec  la  Russie.  Le  ministre  d'Allemagne 
partit  pour  Ispahan. 

On  pouvait  donc  espérer  au  mois  de  novembre 
1915  que  l'énergique  intervention  de  la  Russie 
(tempérée  et  modérée  par  l'Angleterre)  produirait 
à  Téhéran  l'effet  que  l'on  peut  toujours  attendre 
en  Orient  des  manifestations  de  la  force. 


302  LA    QUESTION    PERSANE. 

Malheureusement,  le  28  novembre  1915,  la 
pénurie  du  Trésor  persan  fournit  aux  Allemands 
une  occasion  qu'ils  ont  su  saisir  avec  leur  promp- 
titude habituelle  de  décision.  La  gendarmerie  per- 
sane, organisée  par  des  officiers  suédois,  ne  tou- 
chait pas  sa  solde.  —  Le  Prince  de  Reuss,  ministre 
de  Guillaume  II  qui  avait  installé  à  Koum  son 
«  Comité  de  la  lutte  pour  l'Islam  »  s'est  empressé 
d'engager  à  son  service  la  seule  force  à  peu  près 
régulière  dont  disposait  l'Empire.  Des.  officiers 
suédois,  désavoués  d'ailleurs  par  le  gouvernement 
de  Stockholm,  ont  accompagné  leurs  hommes  et  ont 
abandonné  le  Chah.  Ils  ont  attaqué  Hamadan  où 
ils  sont  entrés  sans  difficultés  et  Chiraz  où  ils  se 
sont  emparés  du  consul  britannique,  du  directeur 
des  télégraphes  européens  et  du  personnel  de  la 
banque  anglaise.  —  L'encaisse  de  cette  banque  a 
servi  à  rémunérer  leurs  exploits. 

Le  Chah  et  ses  ministres  se  trouvèrent  débordés 
et  Je  gouvernement  de  Téhéran  fut  désemparé. 

D'autre  part,  à  Berlin,  le  ministre  de  Perse  se 
livra  à  des  écarts  de  langage.  Hassan  Gouli  Khan 
s'exprima  de  telle  sorte  qu'il  laissa  entendre  que  si 
les  Allemands  arrivaient  à  constituer  un  bloc  avec 
l'Orient,  la  Perse  serait  naturellement  toute  dis- 
posée à  s'y  joindre. 

Aussitôt  les  Russes  estimèrent  qu'il  était  temps 


LA    PERSE    ET    LA    0 LIERRE. 


303 


d'opposer  la  force  à  la  violence  contre  les  plans 
germano-turcs.  L'Angleterre  exprima  l'avis,  au 
contraire,  que  les  exploits  de  la  gendarmerie  se 
réduisaient  à  des  actes  de  brigandage. 

L'Allemagne  va-t-elle  encore  profiter  de  ces 
conflits  d'intérêts?  En  attendant,  elle  étend  l'anar- 
chie sur  tout  le  territoire  de  l'Iran  dans  le  but 
d'inquiéter  les  Russes  du  côté  du  Caucase  et  les 
Anglais  dans  la  région  du  Tigre  et  du  golfe  Per- 
sique. 

Les  troubles  de  Perse  font  partie  du  programme 
oriental  des  empires  germaniques.  Dans  cette 
guerre,  dont  le  théâtre  s'agrandit  sans  cesse,  tandis 
que  les  Allemands  cherchent  à  assurer  leurs  com- 
munications avec  Constantinople  par  une  de  leurs 
plus  dures  campagnes  d'hiver,  l'armée  anglaise, 
marchant  du  golfe  Persique  sur  Bagdad,  s'efforce 
d'anéantir  le  noyau  d'une  future  Allemagne  en 
Mésopotamie,  une  des  grandes  pensées  du  règne 
de  Guillaume  II.  Une  bataille  chaudement  dis- 
putée est  engagée  entre  Turcs  et  Anglais  dans  les 
environs  d'Amara  et  de  Bagdad.  La  campagne 
prendra  certainement  à  un  moment  donné  une 
importance  considérable;  elle  aura  un  très  grand 
retentissement. 

Du  côté  russe,  le  1 0  décembre  1 915,  à  mi-chemin 
de  Téhéran  et  Hamadan,  les  troupes  du  Tzar  ont 


304  LA    QUESTION    PERSANE. 

battu  un  détachement  tureo-allemand,  composé 
de  quelques  milliers  de  gendarmes  persans  révoltés 
et  de  bandes  armées  d'artillerie  et  de  mitrailleuses. 
—  Les  consuls  d'Allemagne  et  de  Turquie  se  sont 
enfuis  d'Hamadan. 

Malgré  cela,  les  Allemands,  bien  loin  de  se 
décourager,  poursuivent  leurs  audacieuses  menées. 
Il  y  a  lieu  de  remarquer  que  le  comité  de  défense 
nationale  qu'ils  ont  créé  est  déjà  assez  puissant 
pour  mobiliser  des  effectifs  capables  de  se  mesurer 
avec  les  troupes  régulières  russes. 

Mais  l'Angleterre  ne  désespère  pas  des  Persans; 
au  cours  de  la  séance  du  7  décembre  1915  de  la 
Chambre  des  Lords,  Lord  Crewe  a  déclaré  :  «  Si 
les  troupes  russes  ont  approché  de  Téhéran  et 
l'ont  menacé,  ça  été  pour  aider  le  Gouvernement 
persan,  qui  voit  que  la  présence  des  troupes  russes 
et  anglaises  en  Perse  et  le  concours  financier  russo- 
britannique  lui  sont  plus  utiles  que  l'appui  de 
l'Allemagne  et  de  la  Turquie. 

»  Nous  devons  être  prêts  à  continuer  notre  con- 
cours financier  à  la  Perse  pour  l'aider  à  se  défendre 
au  moyen  de  troupes  plus  sûres  que  la  gendar- 
merie, si  accessible  aux  intrigues  étrangères. 

»  Il  n'y  a  pas  lieu  de  désespérer  de  l'avenir  de 
la  Perse,  dont  le  souverain  est  appelé  à  régner  à 
l'avenir  sur  un  Etat  oriental  bien  gouverné  ». 


ANNEXES 


I.  —  LA  MISSION  FRANÇAISE  DE  REFORMES 
ET  D'ENSEIGNEMENT  ADMINISTRATIFS  EN 
PERSE. 

II.  —  RÉSUMÉ  DO  COMPTE  GÉNÉRAL  DES  FINAN- 
CES PERSANES  1911-1912. 


Demorgny.  20 


ANNEXE  I 

I.  —  La  Mission  française  de  réformes 
et   d'enseignement  administratifs  en   Perse. 


L'expression  «  Administration  »  englobe  toutes  les 
fonctions  du  pouvoir  exécutif,  sauf  la  fonction  judi- 
ciaire. Tous  les  services  qui  concourent  à  l'exécution 
des  lois,  les  services  de  justice  exceptés,  sont  des 
services  administratifs.  L'Administration  est  l'en- 
semble des  services  publics,  envisagés  dans  leur  or- 
ganisation, dans  leurs  attributions  et  dans  leur 
fonctionnement.  Les  fonctions  du  gouvernement  et 
les  attributions  des  administrations  publiques  sont 
diverses  et  variées.  Elles  embrassent  les  intérêts 
généraux,  régionaux,  locaux  et  individuels  du  pays. 
Leurs  organes  sont  ceux  de  la  vie  publique  tout 
entière. 

Le  droit  administratif  analyse  le  mécanisme  de  la 
machine  gouvernementale,  il  étudie  comment  elle 
travaille,  comment  fonctionne  chacune  de  ses  pièces. 
Son  domaine  est  d'autant  plus  vaste  que  le  Gouverne- 


À  LA    QUESTION    PERSANE. 

ment  et  l'Administration  ne  se  distinguent  pas  tou- 
jours avec  une  netteté  absolue,  et,  qu'en  fait,  ils 
forment  un  ensemble  indivisible. 

Le  droit  administratif  français  s'est  constitué 
presque  intégralement  depuis  la  Révolution;  adapté 
à  la  forme  moderne  de  la  société,  il  est  moderne  dans 
presque  toutes  ses  parties. 

Le  fondement  de  l'autorité  administrative  se  trouve 
dans  la  Constitution;  l'idée  d'autorité  est  inhérente  à 
la  notion  d'État  et  l'État,  c'est  la  nation  organisée,  en 
pleine  possession  de  sa  souveraineté. 

Le  jurisconsulte  arriva  à  Téhéran  le  13  août  1911; 
les  vacances  scolaires  firent  d'abord  ajourner  l'ouver- 
ture du  cours  d'administration  à  l'école  des  sciences 
politiques. 

Dès  cette  époque,  les  incidents  de  la  mission  du  tré- 
sorier américain  Shuster,  qui  allaient  précipiter  le  con- 
flit russo-persan,  ainsi  que  les  tentatives  de  restau- 
ration de  l'ex-Chah  Mohammed  Ali  Mirza,  ne  permirent 
guère  au  Gouvernement  persan  de  s'occuper  de  l'œuvre 
des  réformes  et  de  l'enseignement  administratifs. 

Les  événements  s'aggravèrent  d'ailleurs  bientôt, 
malgré  les  efforts  de  l'Angleterre,  et  les  rapports  diplo- 
matiques se  tendirent  de  plus  en  plus  entre  la  Légation 
de  Russie  et  le  ministère  persan  des  Affaires  étrangères. 
Le  Gouvernement  de  la  République  française,  par  l'in- 
termédiaire de  son  ministre  à  Téhéran,  recommanda 
au  jurisconsulte  de  maintenir  son  caractère  de  profes- 
seur consultant  et  d'éviter  celui  d'un  fonctionnaire  du 
pouvoir  exécutif.  Il  l'invita  à  observer  la  plus  grande 
réserve  dans  ses  rapports  avec  le  Gouvernement  persan 


LA    MISSION    FRANÇAISE    DE    REFORMES    EN    PERSE.       ô 

avant  l'ouverture  des  cours.  Ce  gouvernement,  en  effet, 
profitant  de  ce  que  la  terminologie  persane,  ne  fait  pas 
de  distinction  entre  les  expressions  :  jurisconsulte, 
conseiller,  consultant;  et,  revenant  à  ses  premières 
intentions,  affectait  de  donner  au  professeur  juriscon- 
sulte qui  lui  avait  été  accordé,  le  titre  et  les  moyens 
d'action  d'un  véritable  fonctionnaire-conseiller.  A  l'ex- 
piration des  vacances  scolaires,  au  mois  de  novembre 
4911,  le  jurisconsulte  adressa  en  conséquence  au 
ministre  persan  de  l'Intérieur  la  lettre  suivante  : 

«Conformément  aux  dispositions  contenues  dans  mon 
contrat,  j'ai  l'honneur  de  vous  faire  connaître  que  je 
suis  à  votre  disposition  pour  commencer  le  cours  de 
droit  administratif  dont  je  suis  chargé  à  l'École  des 
sciences  politiques  de  Théhéran  ». 

A  la  suite  des  deux  ultimatum  russes  du  mois  de 
novembre,  et,  entre  autres  manifestations  populaires, 
les  écoles  ayant  été  fermées,  un  arrêté  du  24  décembre 
ouvrit  le  cours,  mais  sous  forme  de  conférences  pra- 
tiques d'administration  au  ministère  de  l'Intérieur, 
pour  les  fonctionnaires  et  employés  de  ce  ministère  et 
des  administrations  dépendantes,  connaissant  la  langue 
française. 

Ces  conférences  servirent  d'ailleurs  de  préparation 
au  cours  qui  devait  s'ouvrir  quelques  mois  plus  tard  à 
l'École  des  sciences  politiques,  quand  l'accord  russo- 
anglo-persan  du  20  mars  1912  eut  terminé  le  conflit 
russo-persan. 

Jusqu'à  la  dissolution  du  Medjliss,  le  14  décembre 
4911  et  en  exécution  du  Firman  impérial  qui  suivit,  por- 
tant instructions  pour  de  nouvelles  élections,  les  prin- 


4  LA    QUESTION    PERSANE. 

cipes  constitutionnels  du  droit  administratif  purent 
être  enseignés. 

Les  fonctionnaires,  employés  et  agents  du  ministère 
de  l'Intérieur  parurent  accueillir  suffisamment  bien  les 
conférences  qui  leur  furent  faites  sur  la  probité  profes- 
sionnelle, sur  les  obligations  de  la  hiérarchie  et  sur  les 
devoirs  de  la  discipline.  Ces  conférences  furent  données 
sous  la  forme  contradictoire;  les  auditeurs  y  prirent 
part  et  une  certaine  émulation  ne  tarda  pas  à  s'établir 
entre  eux.  De  nombreux  travaux  en  résultèrent  :  c'est 
ainsi  que  purent  être  faites  des  traductions  et  adapta- 
tions des  conseils  et  avis  d'Ardechyr,  de  Chosrœs, 
de  NassireddineTouci,etc;  des  instructions  du  khalife 
Ali  et  du  Chah  Abbas  ;  des  règlements  de  Nassereddine 
Chah;  —  des  lois  et  décrets  constitutionnels  et  adminis- 
tratifs des  deux  premiers  Medjliss  et  du  régent;  — des 
projets  de  réformes  déjà  établis  par  quelques  grands 
vizirs  comme  Emined  Dowley,  Sanie-ed-Dowley,  etc. 
De  précieuses  indications  bibliographiques,  des  notes 
personnelles  et  inédites  sur  l'organisation  de  la  Perse, 
sur  ses  coutumes  locales,  sur  ses  traditions  fondamen- 
tales purent  être  recueillies  pendant  ces  conférences. 
Ces  travaux  constituèrent  la  base  du  cours  qui  se  pré- 
parait ainsi  pour  l'École  des  sciences  politiques.  Au  sur- 
plus, les  futurs  élèves  de  ce  cours  ne  manquèrent 
pas  d'assister  et  de  collaborer  aux  conférences  du 
ministère  de  l'Intérieur. 

Ainsi  le  professeur,  les  fonctionnaires  et  les  étudiants 
apprirent  à  se  connaître;  ainsi  le  professeur  fut  mis  à 
même  d'orienter  son  enseignement  en  connaissance  de 
cause,  d'adapter  les  principes  aux  circonstances,  de 
les    mettre  à  la  portée    de  ses  auditeurs  et  d'éviter 


LA    MISSION    FRANÇAISE    DE    RÉFORMES    EN    PERSE.       5 

autant  que  possible  les  incompatibilités  d'idées,  de  race 
et  d'époque.  Intelligents  et  doués  de  réelles  facultés 
d'assimilation,  les  jeunes  Persans  s'instruisent  vite  et 
facilement.  En  ménageant  leur  amour-propre  et  certains 
préjugés  locaux  et  religieux,  on  peut  les  intéresser  et 
retenir  leur  attention.  Ils  sont  d'ailleurs  curieux  et  dési- 
rent s'instruire. 

Les  élèves  de  l'École  des  sciences  politiques,  qui 
assistaient  aux  conférences,  parurent  comprendre  par- 
ticulièrement la  nécessité  de  rechercher  dans  les  doc- 
trines mêmes  de  l'Islamisme  et  dans  les  grands  auteurs 
persans  les  principes  oubliés  ou  méconnus  d'une  bonne 
administration,  —  ainsi  que  les  éléments  de  transition 
et  d'évolution  nécessaires  entre  l'idée  ancienne  de  la 
souveraineté  sans  bornes,  née  en  Perse  du  droit  de 
conquête,  et  les  idées  modernes  de  la  souveraineté 
légale,  du  droit  individuel  et  de  la  Constitution.  Les 
conférences  du  ministère  de  l'Intérieur  semblèrent 
avoir  acquis  la  sympathie  du  public,  grâce  aux  choix 
d'idées  et  de  principes  progressifs,  tirés  du  domaine  de 
l'Islamisme  et  de  l'histoir  i  et  dont  il  fut  fait  la  meil- 
leure application  possible  au  profit  du  nouvel  enseigne- 
ment. 

Les  événements  qui  marquèrent  la  fin  du  conflit 
russo-persan  et  qui  suivirent  l'accord  du  20  mars  1912, 
eurent  naturellement  leur  répercussion  sur  l'essai  d'en- 
seignement administratif.  En  effet,  après  la  dissolution 
du  Medjliss;  les  tentatives  de  l'ex-Chah  Mohammed  Ali 
Mirza  et  de  son  frère  Salar-ed-Dowley  ;  l'occupation  de 
Tauris,  Recht  et  Kazvin;  —  à  la  suite  des  rivalités 
et  des  luttes  des  Ghasghais,  des  Bakhtyaris  et  des 


D  LA    QUESTION    PERSANE. 

Khamseh  dans  le  Sud;  et  après  le  départ  du  régent,  le 
désordre  et  l'anarchie  sévirent  dans  toute  la  Perse.  Une 
seule  loi  subsista,  vestige  assez  curieux  du  régime 
constitutionnel,  c'est  la  loi  de  Josas,  13  juin  4911  •*. 
Cette  loi  donnait  un  pouvoir  discrétionnaire  et  absolu 
au  trésorier  général  de  la  Perse  sur  toutes  les  adminis- 
trations de  l'État. 

La  question  se  posa  de  savoir  ce  qu'il  convenait  d'en- 
seigner alors  :  le  droit  administratif  russe,  le  droit 
administratif  anglais,  la  théorie  des  zones  d'influence, 
le  droit  divin,  la  monarchie  absolue,  le  droit  de  la  loi 
de  Josas,  le  régime  des  protectorats  financiers,  ou  le 
droit  administratif  constitutionnel? 

Cependant,  les  écoles  ayant  rouvert  leurs  portes,  un 
arrêté  du  3  avril,  signé  par  les  trois  ministres  :  de  l'In- 
térieur, des  Affaires  étrangères  et  de  l'Instruction 
publique,  transféra  les  conférences  et  les  cours  d'admi- 
nistration pratique,  du  ministère  de  l'Intérieur  à  l'Ecole 
des  sciences  politiques  de  Téhéran.  La  nouvelle  classe 
d'enseignement  administratif  fut  solennellement  inau- 
gurée le  4  avril  1912  (15  hamal  1330),  par  le  ministre 
des  Affaires  étrangères,  Vossough-ed-Dowley,  par  le 
ministre  de  l'Instruction  publique,  Hakimol  Molk  et 
par  Mouchir-ed-Dowley,  président  du  conseil  d'admi- 
nistration de  l'école,  en  présence  d'une  nombreuse 
assistance,  composée  des  plus  hautes  personnalités  de 
la  Perse.  Le  procès-verbal  d'inauguration  fut  transmis 
au  ministre  de  France  à  Téhéran. 


i  Cette  loi  a  été  abrogée  en  mars  1915. 


ESSAI    D  ENSEIGNEMENT    ADMINISTRATIF.  / 

Entre  temps,  le  régent  Nars-el-Molk  et  le  ministre 
des  Affaires  étrangères,  Vossough-ed-Dowley,  prièrent 
le  professeur  d'administration  à  l'Ecole  des  sciences 
politiques  de  se  charger  de  l'instruction  civique  de 
S.  M.  Ahmad  Chah  à  la  classe  impériale.  Les  Légations 
de  Russie,  d'Angleterre  et  de  France,  consultées  par  ce 
professeur,  ne  firent  pas  d'objection  et  le  cours  d'ins- 
truction civique  fut  créé  par  arrêtés  de  janvier  et  de 
mars,  dans  des  conditions  déterminées  par  le  conseil 
supérieur  des  études  impériales,  réuni  sous  la  prési- 
dence du  régent  les  14  et  16  mars  1912. 


I.  —  Essai  d'enseignement  administratif 
(1911-1913). 

L'objet  du  contrat  du  27  juin  1911  a  été  défini  plus 
haut.  La  question  se  posait  donc  de  savoir  comment,  en 
ce  qui  concerne  l'enseignement  administratif,  cet  objet 
pourrait  être  rempli  dans  les  circonstances  et  dans  les 
conditions  qui  viennent  d'être  exposées.  En  d'autres 
termes,  il  s'agissait  d'établir  pour  l'enseignement  du 
droit  administratif  à  l'Ecole  des  sciences  politiques  et 
pour  l'instruction  civique  du  jeune  Chah  à  la  classe 
impériale,  un  programme  d'études,  compatible  d'une 
part  avec  les  intérêts  spéciaux  de  la  Russie  et  de  l'An- 
gleterre et,  d'autre  part,  avec  les  nécessités  de  l'in- 
fluence et  du  prestige  français.  Il  fallait,  en  outre,  que 
ce  programme  fût  adapté  à  la  mentalité  persane  et  ap- 
proprié aux  circonstances;  —  il  ne  devait  pas  trop 


8  LA    QUESTION    PERSANE. 

«  désorientaliser  »  les  jeunes  Persans,  ni  en  faire  de 
mauvais  Européens.  Pour  cela,  il  fallait  les  aider  à  évo- 
luer dans  leur  milieu,  sans  essayer  de  leur  imposer  pré- 
maturément nos  errements  administratifs.  Il  y  a  lieu 
de  rappeler  enfin  que,  si  l'instruction  primaire  et  l'ins- 
truction primaire  supérieure  sont  données  à  Téhéran 
par  l'école  de  l'Alliance  française  et  par  l'école  de  la 
mission  des  Lazaristes,  l'enseignement  secondaire  n'y 
est  pas  encore  organisé.  Il  en  résulte  que  les  Persans 
sont  insuffisamment  préparés  à  recevoir  l'enseigne- 
ment supérieur. 

A  titre  d'indication,  voici,  en  tenant  compte  des 
considérations  qui  précèdent,  un  aperçu  du  cours  d'ad- 
ministration pratique  et  comparée,  qui  fut  adopté  à 
l'Ecole  des  sciences  politiques  de  Téhéran  : 


Les  principes. 

Les  instructions  du  khalife  Ali 1  contiennent  les  prin- 
cipes les  plus  sains,  les  plus  libéraux,  les  plus  démo- 
cratiques et  les  plus  modernes.  Que  recommande  Ali 
en  effet?  La  justice,  l'impartialité  et  le  respect  de  l'opi- 
nion publique,  «  ce  reflet  de  l'esprit  de  justice  »;  la 
défense  du  pauvre  contre  le  riche,  l'amour  du  peuple, 
«  ce  piédestal  de  la  religion,  cet  élément  essentiel  du 
pouvoir  »,  l'amour  du  peuple,  qui  est  reconnaissant  et 

1  S.  S.  le  khalife  Ali  Amirol  Momenin,  chef  de  la  religion 
chiite,  cousin  et  gendre  de  Mahomet,  le  plus  grand  saint 
révéré  des  Persans.  Il  a  laissé  entre  autres  œuvres,  un  remar- 
quable Traité  de  morale  pratique  et  administrative. 


ESSAI    D  ENSEIGNEMENT    ADMINISTRATIF.  Il 

dévoué  et  que  l'on  est  sûr  d'avoir  pour  soi,  si  on  lui 
assure  le  bonheur  et  la  tranquillité  parla  justice. 


Les  principales  sources  du  droit  administratif  national 
en  Perse. 

Pour  l'ancien  régime,  les  instructions  déjà  citées  du 
khalife  Ali  à  Malek,  gouverneur  d'Egypte,  excellent 
traité  de  morale  et  de  pratique  administratives. 

LesDastourol  Amal  de  Chah  Abbas  le  Grand,  qui 
contiennent,  avec  des  avis  détaillés  sur  la  manière 
dont  les  gouverneurs  doivent  se  comporter  selon  le 
milieu  où  ils  vivent  et  suivant  les  populations  aux- 
quelles ils  ont  affaire,  une  description  très  complète 
des  anciennes  provinces.  Plus  près  de  nous,  les  règle- 
ments de  Nasreddine  Chah,  et  ceux  notamment  relatifs 
auxChourayé  Tanzimat,  sorte  de  conseils  provinciaux. 
Le  Fars  Nameh  de  Hadji  Mirza  Fasa,  recueil  très 
complet  sur  la  Perse  du  Sud  et  ses  tribus,  etc.  Pour  le 
régime  constitutionnel  :  le  livre  du  sardar  Assad  sur 
les  Bachtyaris;  la  loi  du  4  zighadeh  1325  sur  l'admi- 
nistration provinciale;  la  loi  de  Rabios  Sani  sur  les 
conseils  provinciaux;  les  travaux  de  la  Commission  de 
la  carte  administrative  et  du  budget  provincial  créée 
au  ministère  de  l'Intérieur  par  le  décret  du  10  septembre 
1911  (14ramazan  1329). 


Les  Ministres. 

Comme  dans  les  autres  États  constitutionnels,  les 
ministres  sont  nommés  par  le  gouvernement,  en 
tenant  compte  de  l'opinion  de  la  majorité  de  la  Cham- 


10 


LA    QUESTION    PERSANE. 


bre,  dont  le  président  est  consulté  au  préalable.  Leur 
nombre  est  fixé  par  une  loi,  et,  en  tenant  compte  des 
circonstances.  11  est  bon  de  rappeler,  à  ce  propos,  que 
dès  1896,  la  création  d'un  ministère  spécial  ou  d'un 
conseil  supérieur  des  tribus,  présidé  par  une  haute 
personnalité  gouvernementale,  avait  été  envisagée  ;  les 
raisons  qui  avaient  fait  proposer  cette  mesure  par  le 
grand  vizir  d'alors,  Emîn-ed-Dowley,  et  le  juriscon- 
sulte Hâkim  Elâhi,  ont  conservé  aujourd'hui,  toute  la 
valeur. 

Théorie  de  la  fonction  publique. 

La  théorie  de  la  fonction  publique  a  été  très  nette- 
ment comprise  par  le  khalife  Ali.  L'intelligence  et  le 
travail,  dit-il  en  propres  termes,  doivent  être  les  prin- 
cipales qualités  et  les  seules  recommandations.  Les 
gouverneurs  doivent  être  des  hommes  intègres,  payés 
de  manière  à  ne  pas  être  tentés  de  commettre  des  exac- 
tions; ne  tenant  compte  que  de  la  légalité  et  de  la  jus- 
tice, lorsqu'ils  ont  à  faire  acte  d'autorité;  que  des 
intérêts  généraux  de  l'État,  s'il  s'agit  d'un  acte  de 
gestion. 

Le  Conseil  d'État. 

Histoire.  —  Le  Conseil  exécutif  et  consultatif  dans 
la  Perse  ancienne.  Le  Conseil  des  grands  de  l'Empire 
sous  les  Achéménides;  le  Conseil  féodal  des  Arsacides; 
le  Conseil  deBou  Zardjomehr  sous  le  règne  de  Khosroes 
le  Juste;  le  Conseil  militaire  de  Sephy  I,  le  Conseil  du 
Kechik  Khane;  le  Conseil  privé  de  l'Endéroun.  Le  livre 
du  Conseil  d'Etat  ou  des  révolutions  futures  (Gareh 
Djamah)  de  Schah  Sephy.  Le  Conseil  du  Tchehel 
Sotoun  à  Ispahan.  Le  Conseil  de  Nadir  et  le  Conseil  de 


ESSAI    D'ENSEIGNEMENT    ADMINISTRATIF.  11 

la  cour  de  Nasseddine  Chah  ou  Chourayé  Dabar  et  les 
Chourayé  ïanzimat.  Le  projet  de  la  restauration  après 
la  première  dissolution  du  Medjliss;  le  projet  de  S.  A. 
le  Régent. 

Période  actuelle.  —  De  l'utilité  d'un  Conseil  d'État 
en  Perse.  Le  Gouvernement  persan  disposerait,  après 
la  création  de  ce  conseil,  d'un  organe  qui  lui  rendrait 
les  plus  grands  services,  en  régularisant  la  procédure 
administrative  dans  un  pays  où,  actuellement,  les 
ministres,  absorbés  par  les  menus  détails  de  leurs 
charges,  ne  peuvent  prendre  les  initiatives  nécessaires; 
en  coordonnant  les  efforts  des  fonctionnaires  euro- 
péens qui,  faute  d'une  entente  préalable,  ne  peuvent 
aboutir;  et  en  fixant  les  attributions  et  les  devoirs  de 
chaque  fonctionnaire;  ce  Conseil  interviendrait  de  la 
façon  la  plus  heureuse  lors  des  crises  ministérielles, 
si  fréquentes  et  si  longues.  Sans  lui,  il  ne  peut 
y  avoir  de  garanties  des  libertés  individuelles  consa- 
crées par  la  Constitution,  puisqu'il  n'existe  pas  d'autre 
voie  de  recours  contre  les  excès  de  pouvoir.  Sans  lui 
enfin  la  situation  reste  la  même,  pour  les  citoyens,  que 
sous  l'ancien  régime,  où  les  personnes  lésées  n'avaient 
d'autre  ressource  que  de  s'adresser  au  souverain  ou  au 
grand  vizir,  ou  de  se  réfugier  dans  quelque  sanctuaire. 
Bref,  la  création  de  ce  Conseil  est  la  condition  sine  qua 
non  de  la  réorganisation  financière,  administrative  et 
militaire  de  la  Perse. 

Attributions  du  Conseil.  —  Le  projet  de  S.  A.  le 
Régent,  les  cinq  attributions;  l'assimilation  et  l'ap- 
propriation dans  les  réformes  administratives,  la 
tradition  et  les  lois  nouvelles.  Le  projet  d'Hakim  Elahi 
et  d'Emîn-ed-Dowley  sur   un  Conseil  des  tribus.  Le 


12  LA    QUESTION    PERSANE. 

Comité  de  législation  du  cabinet  Cepadhar.  Le  décret 
de  1303  de  Nassereddine  Chah  créant  une  section  de 
l'instruction  publique.  La  section  des  Affaires  étran- 
gères prévue  par  le  même  décret.  Les  articles  135  et  436 
de  la  loi  du  4  zighadeh  1325  *  sur  l'administration 
provinciale  et  le  Comité  consultatif  du  contentieux  au 
ministère  de  l'Intérieur.  La  commission  supérieure 
d'études   des   réformes  au    ministère    de  l'Intérieur. 

Le  Conseil  d'État  est  un  conseiller. 

Le  Conseil  d'État  et  le  Parlement. 

Sa  composition.  La  nomination  des  conseillers2. 

Les  intérêts  généraux,  régionaux  et  locaux. 

L'administration  nationale  et  l'administration  pro- 
vinciale. 

L'Ayalat,  le  Valayat,  le  Bolouk. 

Le  Garieh  et  le  Ketkhoda,  le  régime  de  la  grande 
propriété. 

Les  grandes  (Chahr)  et  les  petites  (Ghassabeh) 
villes. 

Le  statut,  les  privilèges  et  l'indépendance  des 
grandes  villes. 

Les  Houmehs  ou  banlieues.  L'administration  des 
tribus. 

1  1325  de  l'Hégire,  soit  en  1908  de  l'ère  chrétienne. 

2  Une  importante  commission  a  élaboré  en  juin  1914  un 
projet  de  Conseil  d'Etat.  Ce  projet  ne  répond  en  rien  aux 
principes  enseignés.  C'est  un  travail  de  simple  traduction 
des  lois  et  décrets  qui  organisent  le  Conseil  d'État  en 
France.  Il  ne  prévoit  même  pas  l'administration  des  tribus. 


ESSAI    D'ENSEIGNEMENT    ADMINISTRATIF.  13 


Les  principes  de  l'administration  provinciale. 

La  tutelle  administrative.  La  centralisation,  la 
décentralisation.  La  concentration  et  la  déconcen- 
tration; pourquoi  la  loi  de  Rabios  Sani  1325  sur  les 
conseils  élus  de  Valayats  et  Ayalats  n'a  pas  donné  de 
bons  résultats  en  Perse.  L'esprit  de  particularisme 
local  et  le  régime  des  influences  personnelles  sont  la 
négation  même  d'un  principe  national  et  de  toute 
règle  administrative. 

Les  subdivisions  administratives. 

Comment  naît  et  se  fait  une  carte  administrative. 
Le  territoire  de  chasse  et  de  pêche,  la  commune  et  le 
groupement  des  communes.  Apparition  de  l'organisme 
politique.  Les  anciennes  divisions  de  la  Perse.  La 
Perse  divisée  en  pays  d'État  et  de  domaine  sous 
Sephy  I.  La  carte  des  migrations  des  tribus.  La  carte 
des  Tiyouls  (fiefs)  et  des  confiscations.  La  carte  des 
influences  personnelles.  Étude  critique  de  la  loi  du 
4  zighadeh  1325,  sur  l'administration  provinciale  et 
notamment  des  art.  1,  2,  3,  du  chapitre  iv  et  art.  195 
du  chapitre  xm,  sur  la  création  temporaire  d'Ayalats 
exceptionnels.  Étude  critique  de  la  loi  de  Rabios  Sani 
1395,  art.  115.  Examen  des  travaux  de  la  Commission 
de  la  carte  administrative  sur  la  province  de  Fars.  La 
hiérarchie  territoriale  basée  sur  l'importance  politique, 
ethnographique  et  statistique  des  différents  Valayats, 
Bolouks,  etc.  La  hiérarchie  correspondante  des  gou- 
verneurs et  admini  strateurs. 


14  LA    QUESTION    PERSANE. 


Les  attributions  des  gouverneurs  et  administrateurs. 
Les  attributions  militaires  et  de  police. 

Les  gouverneurs  des  pays  d'État  et  les  intendants 
des  pays  de  domaine.  Les  critiques  d'Hakim  Elahi  sur 
l'administration  provinciale.  Distinction  de  ces  attri- 
butions concernant  l'armée,  la  police  et  la  gendar- 
merie. Le  règlement  des  Karasourans.  Les  décrets  de 
Nassereddine  Chah.  La  loi  du  13  zighadeh  1325.  Le 
règlement  de  la  gendarmerie  gouvernementale.  Les 
projets  des  instructeurs  suédois  sur  l'organisation  de 
la  police. 

Les  attributions  concernant  l'administration   générale. 

Le  caractère  démocratique  et  libéral  des  instructions 
de  S.  S.  le  khalife  Ali.  Le  décret  de  Nassereddine  Chah. 
Les  gouverneurs  et  les  Chourayé  Tanzimât.  La  loi  du 
4  zighadeh  4325,  articles  10,  13,  104,  etc.  La  question 
des  approvisionenments  :  instructions  de  S.  S.  le  khalife 
Ali  et  sévérité  des  anciens  Chahs  de  la  Perse  contre  les 
accapareurs.  La  loi  de  zighadeh,  articles  1,  6  et  41-46. 
Difficultés  d'application  en  Perse.  Opinion  du  trésorier 
général  Shuster.  opinion  du  trésorier  général  Mornard. 
Les  manifestes  des  partis.  Le  projet  du  cabinet  Sam- 
samos-Saltaneh.  La  vie  chère. 

Les  pouvoirs  à  l'égard  des  fonctionnaires 
et  des  agents  du  Gouvernement. 

Instructions  de  S.  S.  le  khalife  Ali  sur  le  choix  des 
fonctionnaires.  Leurs  traitements.  Les  examens.  Contre 
l'absolutisme  et  la  corruption.  Décret  de  Nassereddine 


ESSAI    D'ENSEIGNEMENT    ADMINISTRATIF.  15 

Chah.  Le  contrôle  des  gouverneurs  par  les  Chourayé 
Tanzimât.  Les  conseils  élus  de  la  loi  de  Rabios  Sani. 
La  loi  de  zighadeh  1326.  Distinction  des  services  géné- 
raux et  des  services  locaux.  Réformes  proposées.  Le 
décret  du  Régent  du  26  septembre  1911,  les  arrêtés  des 
24  décembre  1911,  la  circulaire  du  2  mars,  les  arrêtés 
des  3  avril  1912  et  23  avril  1913,  des  ministres  de  l'In- 
térieur, des  Affaires  étrangères  et  de  l'Instruction 
publique.  Recrutement  des  fonctionnaires,  employés 
et  agents  dans  les  services  dirigés  par  des  Européens. 
Le  rapport  de  Motardjem-el-Molk  et  le  projet  de  statut 
du  personnel  du  ministère  de  l'Intérieur  au  livre  vert 
des  réformes. 

Les  pouvoirs  relatifs  à  l'administration  des  finances, 

Les  conseils  d'Ardéchyr  et  de  Chosroes  :  «  Pas  d'ar- 
gent sans  agriculture,  pas  d'agriculture  sans  justice. 
La  vie  même  de  l'Etat  se  résume  dans  sa  situation 
financière  ».  Les  conseils  de  Nassereddine  Touci  àHou- 
lagou.  L'organisation  sociale  et  politique  de  la  Perse 
rend  difficile  l'application  des  conseils  d'Ardéchyr,  de 
Chosroes,  d'Ali  et  de  Nassereddine  Touci.  De  l'emploi 
des  caractères  Siagh  dans  la  comptabilité  publique. 
Les  comptabilités  occultes  et  l'absence  d'archives 
paralysent  tout  essai  de  contrôle.  Le  décret  de  Nasse- 
reddine Chah  sur  l'organisation  financière  provinciale. 
La  loi  du  4  zighadeh  1325,  articles  51  à  60.  Les  conseils 
et  les  agents  financiers.  La  loi  de  Rabios  Sani  1325. 
Les  prescriptions  du  Coran  et  d'Ali.  Les  conseils 
-d'Bbn-el-Arabi  et  d'Hakim  Elahi.  La  devise  constitu- 
tionnelle. Les  principes  occidentaux  de  l'administra- 
tion des  finances  et  la  loi  de  Josas.  Les  ministres  et  les 

Demorgny.  21 


16  LA    QUESTION    PERSANE. 

gouverneurs  ordonnateurs.  Le  trésorier  et  les  agents 
financiers  comptables. 

Les  mêmes  sujets,  mis  à  la  portée  de  l'âge  des  élèves 
furent  enseignés  à  la  classe  impériale  d'instruction 
civique,  suivant  une  méthode  comportant  la  suppres- 
sion des  détails  et  des  faits  de  chronique  inutiles. 

Conformément  à  l'article  4  de  l'arrêté  du  24  décembre 
1911,  qui  créa  les  conférences  pratiques  d'adminis- 
tration au  ministère  de  l'Intérieur  et  à  l'article  6  de 
l'arrêté  du  3  avril  1912,  qui  ouvrit  le  cours  d'admi- 
nistration pratique  et  comparée  à  l'école  des  Sciences 
politiques  de  Téhéran,  des  traductions  en  langue 
persane  de  ces  conférences  et  de  ces  cours  furent 
mises  à  la  disposition  du  personnel  administratif,  des 
auditeurs,  des  étudiants  et  du  public.  Une  publication 
en  français  a  été  également  ordonnée  par  le  Gouver- 
nement persan  (livre  gris  :  Essai  sur  V administra- 
tion persane,  Paris,  Leroux,  1913;  livre  rouge,  texte 
persan,  imprimerie  impériale,  Téhéran). 

Les  premiers  examens  qui  sanctionnèrent  le  cours 
d'administration  pratique  et  comparée  à  l'école  des 
Sciences  politiques  eurent  lieu  le  7  juin  1913.  Le  procès- 
verbal  spécial  suivant  donne  la  physionomie  et  le 
caractère  de  ces  examens  : 

Procès-verbal  des  examens  de  1913.  —  Les  exa- 
mens du  cours  d'administration  pratique  et  comparée 
ont  eu  lieu  à  l'école  Siassi  conformément  aux  instruc- 
tions du  directeur  de  l'école  le  7  courant,  à  huit  heures 
du  matin. 


ESSAI    D'ENSEIGNEMENT    ADMINISTRATIF.  17 

Les  six  questions  suivantes  ont  été  extraites  du  pro- 
gramme du   cours  : 

4°  Sources  du  droit  administratif  en  Perse; 

2°  Étude  d'un  dossier;  expédition  d'une  affaire; 

3°  Les  instructions  de  S.  S  le  khalife  Ali  concernant 
les  conditions  dans  lesquelles  les  gouverneurs  doivent 
accomplir  les  actes  de  gestion  de  leur  compétence; 

4°  La  tradition  et  les  réformes  en  Perse  ; 

5°  Comparer  le  Conseil  d'État  et  le  Parlement  ; 

6°  De  l'utilité  des  conseils  de  délibération  en  matière 
administrative  ;  la  devise  constitutionnelle. 

Sur  ces  six  questions,  M.  le  Dr  Waliollah  Khan, 
directeur  de  l'école  et  des  examens,  a  choisi  les  deux 
dernières.  L'examen  n'a  comporté  que  des  épreuves 
écrites  et  vingt-trois  candidats  ont  pris  part  à  l'examen. 
La  correction  des  épreuves  a  été  faite  par  MM.  Seyed 
Mohammed  Khan,  ancien  chef  de  section  au  ministère 
de  l'Intérieur,  ancien  secrétaire  et  traducteur  du  cours  ; 
Mirza  Abbas  Gholi  Khan,  interprète  de  première  classe 
au  ministère  persan  des  Affaires  étrangères  et  profes- 
seur de  langue  française  à  l'école  des  Sciences  politi- 
ques et  par  le  professeur  du  cours,  jurisconsulte  du 
ministère  de  l'Intérieur. 

Les  compositions  ont  été  rédigées  en  langue  persane. 
Deux  candidats  ont  en  outre  fourni  des  traductions  en 
langue  française. 

L'ensemble  de  l'examen  fut  satifaisant  et  donna  de 
grands  encouragements  pour  l'avenir. 


A  la  classe  impériale,  les  examens  ont  eu  lieu  le 
2  juin  1913.  Un  procès-verbal  a  été  également  établi 


18  LA    QUESTION    PERSANE. 

pour  l'ensemble  des  études  de  Sa  Majesté.  L'extrait  ci- 
dessous  est  relatif  aux  cours  d'instruction  civique  et  de 
langue  française. 

Procès-verbal.  —  A  la  date  du  26  Djamadiol  Sani 
1331  (2  juin  1913),  l'examen  de  la  classe  impériale  a 
commencé  à  9  heures  du  matin  en  présence  des 
Ministres  et  des  grands  personnages. 

Instruction  civique  et  droit  administratif  élé- 
mentaire. —  Le  jurisconsulte  professeur  a  demandé 
à  Sa  Majesté  Impériale  la  devise  constitutionnelle,  les 
extraits  des  Dastoure  Hokoumat  de  S.  S.  le  khalife  Ali 
sur  la  nécessité  de  délibérer  avant  d'agir  ;  les  citations 
d'Ebn-el-Arabi  sur  le  même  sujet. 

A  Son  Altesse  le  prince  héritier,  il  a  posé  des  ques- 
tions sur  l'administration  financière  d'une  province. 

A  S.  A.  Etezados  Saltaneh  (frère  consanguin  de  Sa 
Majesté),  il  a  demandé  les  conseils  de  Khadjeh  Nasse- 
reddine  Touci  à  Houlagou  sur  la  classification  des 
contribuables  et  sur  le  régime  de  l'impôt  foncier  en 
Perse. 

A  l'élève  Gholam  Ali  Khan,  il  a  demandé  les 
réformes  à  apporter  dans  l'organisation  des  tribus. 

A  S.  A.  Nosrat-os-Saltaneh  (oncle  de  Sa  Majesté), 
il  a  demandé  les  devoirs  des  souverains  entre  eux. 

Il  a  interrogé  les  autres  élèves  sur  les  attributions 
respectives  des  autorités  judiciaires  et  administratives  ; 
sur  la  nécessité  et  le  rôle  d'un  Parlement  en  Perse;  sur 
l'organisation  judiciaire. 

Les  réponses  ont  été  généralement  bonnes. 

Langue  française.  —  Sa  Majesté  Impériale,  Son 
Altesse  le  prince  héritier  et  les  autres  élèves  ont  été 
interrogés  sur  la  langue  française  pendant  une  demi- 


CONSULTATIONS    SUR    LES   RÉFORMES.  19 

heure  et  tous  ont  bien  répondu.  Particulièrement  Sa 
Majesté  Impériale  et  Son  Altesse  le  prince  héritier  ont 
obtenu  un  grand  succès  dans  l'épreuve  de  la  dictée 
qu'ils  ont  écrite  sans  faute,  ainsi  que  dans  les  exercices 
de  traduction  et  de  prononciation  qui  ont  été  dirigés 
par  le  jurisconsulte  professeur. 


II.  —  Consultations 
sur  les  réformes  administratives. 

Les  mêmes  considérations,  concernant  l'objet  du 
contrat  du  27  juin  1911,  les  événements  du  conflit 
russo-persan,  et  les  conséquences  de  l'accord  russo- 
anglo-persan  du  20  mars  4912,  qui  ont  été  exposés 
dans  le  présent  ouvrage  et  à  propos  de  l'essai  d'ensei- 
gnement administratif  à  Téhéran,  se  retrouvent  au 
sujet  des  consultations  sur  les  projets  de  réformes 
administratives.  Ces  consultations,  de  par  leur  objet, 
doivent  en  effet  porter  sur  la  vie  publique  tout  entière 
de  la  Perse,  qui  persiste,  en  dépit  de  toute  évidence, 
à  se  considérer  comme  en  pleine  possession  de  sa 
souveraineté. 

Le  contrat  du  27  juin  1911  prévoit  même  pour  le 
jurisconsulte  des  attributions  plus  larges  en  matière 
de  réformes  qu'en  matière  d'enseignement.  C'est  ainsi 
qu'il  doit,  aux  termes  de  l'article  2,  non  seulement 
collaborer  aux  projets  de  réformes  du  ministère  de 
l'Intérieur,  mais  encore  fournir  des  consultations  de 
sa  compétence  aux  diverses  «  institutions  publiques 


20  LA    QUESTION    PERSANE. 

qui  lui  seront  indiquées  par  le  gouvernement  impé- 
rial ». 

Or,  pendant  les  événements  de  4911  et  depuis 
l'adhésion  en  1912,  de  la  Perse  à  l'accord  de  1907,  la 
rivalité  anglo-russe  a  fait  peser  sur  tous  les  organes 
du  Gouvernement  persan  un  système  anglais  et  un 
système  russe  également  énergiques. 

Les  réformes  administratives  européennes  en  Perse, 
affecteraient  également  le  Caucase  et  l'Inde,  qui  ris- 
queraient de  subir  l'excitation  d'un  aussi  dangereux 
exemple.  Aussi  ne  doivent-elles  être  proposées  qu'avec 
la  plus  grande  circonspection  et  les  deux  Gouverne- 
ments russe  et  anglais  ont-ils  pris  soin  d'exclure 
désormais  les  citoyens  d'une  grande  puissance  de 
toutes  les  fonctions  importantes  en  Perse.  On  a  vu 
plus  haut,  à  propos  de  l'interprétation  du  contrat  du 
27  juin  1911,  les  difficultés  auxquelles  a  donné  lieu 
l'attribution  d'un  titre  convenable  au  fonctionnaire 
français  envoyé  en  mission  dans  ce  pays  réservé,  où 
il  devait  être  quelque  peu  suspect,  de  porter  sinon 
atteinte,  du  moins  ombrage  aux  intérêts  spéciaux  en 
cause. 

Toutes  ces  considérations  sont  un  peu  trop  négligées 
par  les  Européens  au  service  de  la  Perse.  Il  règne  parmi 
ces  Européens  une  conception  trop  générale  malheu- 
reusement et  très  dangereuse  pour  les  résultats  de  leurs 
efforts.  Du  fait  que  l'anarchie  qui  règne  dans  tout  le 
pays  donne  l'impression  que  les  Persans  n'ont  plus  ni 
foi  ni  loi,  il  résulte  qu'on  ne  croit  plus  à  la  civilisation 
iranienne;  on  n'étudie  pas  la  législation  indigène; 
on  n'étudie  pas  non  plus  les  traités  internationaux 
qui  règlent  le   statut  extérieur  du  pays.   Le    comp- 


CONSULTATIONS    SUR    LES    RÉFORMES.  21 

table,  le  douanier,  le  gendarme  européen,  employés 
par  le  Gouvernement  persan,  se  laissent  séduire  et 
duper  par  une  apparence  de  pleine  liberté  et  par  nne 
illusion  de  pleins  pouvoirs,  qui  figurent  dans  quelques 
lois  inapplicables  comme  la  loi  financière  du  23  djo- 
sas. 

Ces  apparences  et  ces  illusions  sont  d'ailleurs  savam- 
ment entretenues  par  le  Persan,  habile  à  exploiter  ces 
sentiments  de  mégalomanie  et  de  rivalités  occidentales. 
Dès  que  cette  mégalomanie  atteint  du  reste  un  certain 
degré,  «  les  intérêts  spéciaux  »  se  plaignent  d'être 
menacés.  Ceux  qui  en  ont  la  garde  se  croient  obligés 
de  réduire  ou  de  supprimer  l'Administration  ou  le  ser- 
vice trop  audacieux.  Ils  suppriment  du  même  coup  les 
quelques  timides  réformes  qui  pourraient  enrayer  ou 
retarder  la  course  de  la  Perse  vers  l'inconnu. 

L'œuvre  des  consultations  sur  les  projets  de  réformes 
administratives  n'est  tolérée  à  Téhéran  qu'à  la  condi- 
tion d'être  théorique  et  inoffensive  pour  les  intérêts 
spéciaux  en  cause. 

La  question  se  posa  donc  dès  le  début  de  concilier 
les  larges  dispositions  de  l'article  2  du  contrat  du 
27juin  1911,  relatives  aux  consultations  sur  les  projets 
de  réformes  administratives,  avec  les  recommanda- 
tions du  gouvernement  de  la  République  au  juriscon- 
sulte en  mission,  sur  la  réserve  à  garder  vis-à-vis  du 
Gouvernement  persan. 

Les  consultations  devaient  être  données,  comme 
l'enseignement,  avec  le  même  souci  :  de  contribuer  au 
bon  renom  de  l'influence  française  et  de  relever  la 
dignité  de  la  fonction,  tout  en  ne  portant  pas  aUeinte 
aux  intérêts  spéciaux  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre  ; 


22  LA    QUESTION    PERSANE. 

avec  le  même  souci  d'approprier  les  consultations  aux 
circonstances  et  au  milieu. 

La  bonne  foi  interprétative  du  contrat  du  27  juin 
commandait  aussi  de  ne  pas  négliger  l'intérêt  des  Per- 
sans qui,  somme  toute,  payent  pour  être  servis. 

Le  plan  et  la  méthode  des  consultations  devaient 
être  conçus  de  manière  à  faire  appela  leur  intelligence, 
à  provoquer  chez  eux  le  désir  du  progrès,  à  remonter 
enfin  leur  fatalisme  déçu  et  découragé.  Il  fallait  les 
intéresser  à  l'œuvre   des  réformes,  en  les  appelant  à 
collaborer  eux-mêmes  à  cette  œuvre;  il  convenait  de 
leur  redonner  des  illusions,  en  leur  attribuant  tout  le 
mérite  et  tout  le  succès  de  l'entreprise.  Ce  plan  et  cette 
méthode  furent  réalisés  par  l'institution  de  commis- 
sions d'examens  techniques  et  professionnels  pour  les 
fonctionnaires  employés  et  agents  de  l'ordre  adminis- 
tratif; par  l'organisation  d'un  conseil  d'administration 
au  ministère  de  l'Intérieur  et  parla  création  d'une  com- 
mission de  la  carte  administrative  et  du  budget  provin- 
cial. Ces  commissions  et  comités  d'études  furent  com- 
posés des  plus  hauts  fonctionnaires  du  ministère  de 
l'Intérieur,  auxquels  s'adjoignirent  un  certain  nombre 
de  personnalités  compétentes,  ainsi  que  le  juriscon- 
sulte, professeur  de  droit  administratif;  ce  dernier  avec 
voix  purement  consultative.  Les  séances    eurent  lieu 
très  régulièrement  et  permirent  l'établissement  et  la 
publication  pendant  l'année  1913  d'un  Livre  vert  et 
d'un  Livre  blanc  des  réformes  du  ministère  de  l'Inté- 
rieur et  de  l'administration  provinciale.  Les  travaux 
furent  dirigés  avec  la  plus  grande  prudence  et  les  mem- 
bres persans  apprirent  au  sein  de  ces  commissions 
qu'ils  ne  devaient  pas  s'en  tenir  à  la  souveraineté  his- 


CONSULTATIONS    SUR    LES    RÉFORMES.  23 

torique  et  que,  tout  en  observant  le  respect  du  passé, 
ils  devaient  faire  appel  à  la  raison,  c'est-à-dire  au  pro- 
grès réfléchi  et  scientifique.  Ils  apprirent  aussi  à 
renoncer  aux  utopies  et  à  se  tenir  sur  le  terrain  des 
réalisations  pratiques  pour  les  progrès  à  tenter  dans 
l'Administration. 

Les  concours  et  examens  professionnels.  —  La 
base  et  le  fondement  des  réformes  sont  l'instruction 
générale  et  l'enseignement.  En  vertu  de  ce  principe 
déjà  consacré  parles  rédacteurs  de  la  loi  du  4zighadeh 
1325  sur  l'administration  provinciale,  un  décret  du 
Régent  en  date  du  26  septembre  4911  disposa  dans 
son  article  5  que  «  nul  ne  peut  être  admis  dans  le  per- 
sonnel du  ministère  de  l'Intérieur,  s'il  n'a  satisfait  aux 
conditions  des  examens  et  concours  réglementaires  ». 
En  conséquence,  les  arrêtés  des  24  décembre  et  8  avril 
1912  firent  de  la  présence  et  de  l'assiduité  aux  confé- 
rences et  cours  d'administration,  des  obligations  pro- 
fessionnelles pour  les  fonctionnaires,  employés  et  agents 
des  ministères  de  l'Intérieur  et  des  Affaires  étrangères. 
Un  arrêté  du  31  juillet  1912  institua  au  ministère  de 
l'Intérieur  une  commission  d'examens,  composée  du 
président  de  la  Cour  de  cassation,  d'anciens  gouver- 
neurs, de  Musjteheds,  du  directeur  de  l'École  des 
Sciences  politiques  et  des  directeurs  généraux  de  l'ad- 
ministration générale  et  de  l'administration  provin- 
ciale. Le  jurisconsulte  du  Gouvernement  persan  au 
ministère  de  l'Intérieur  assistait  aux  séances  de  la  com- 
mission, qui  fut  chargée  d'examiner  les  fonctionnaires, 
employés  et  agents  de  l'Administration  proposés 
pour  l'avancement  et  les  candidats  aux  emplois  admi- 
nistratifs. 


24 


LA    QUESTION    PERSANE. 


Une  série  d'examens  eut  lieu  du  13  août  au  8  sep- 
tembre 1912.  Un  arrêté  du  17  septembre  nomma  et 
avança  six  candidats  admis  par  la  Commission,  sur 
dix-neuf  qui  s'étaient  présentés  devant  elle. 

Les  questions  posées  par  les  examinateurs  furent 
très  simples  et  d'ordre  essentiellement  pratique.  Ni  les 
titulaires  d'un  emploi  public,  ni  les  candidats  à  ces 
emplois  n'avaient  le  droit  d'ignorer  ces  questions,  qui 
furent  toutes  relatives  à  la  Perse,  à  ses  intérêts  pré- 
sents et  à  venir.  Voici  à  titre  d'exemples  et  d'indica- 
tions quelques-unes  de  ces  questions  : 

La  création  d'un  ayalat1  exceptionnel  comme  celui 
de  l'Ouest  composé  de  Kermanchah,  Hamadan,  Malayer, 
Toucer  Khan,  Nehavend  est-elle  constitutionnelle  et 
légale?  A  quelles  nécessités  politiques  répond  cette  créa- 
tion? (affaire  Salar-ed-Dowley).  Avantages  et  inconvé- 
nients de  cette  création  aux  points  de  vue  ethnogra- 
phique et  administratif. 

La  situation  politique  et  l'état  des  routes  dans  le 
Seistan. 

Les  principales  routes  du  sud  et  la  situation  poli- 
tique des  régions  qu'elles  desservent. 

Dates  et  principales  dispositions  des  traités  du 
Gulistan  et  de  Turkmantchai. 

La  question  d'Ourmiah  et  de  la  frontière  turco-per- 
sane. 

Rôle  et  situation  politiques  du  cheikh  de  Moham- 
merah. 

Vues  politiques  de  Kerim  Kan  le  Zend,  dit  le  «  Député 
du  Peuple  »  en  1757. 

1  Grande  région. 


CONSULTATIONS    SUR    LES    RÉFORMES.  25 

Rapports  du  Char-iat  et  de  l'orph. 
Les  conseils  d'administration  de  NassereddineChah. 
Sa  proclamation  en  1888  sur  la  liberté  individuelle  et 
sur  le  droit  de  propriété. 

Comparer  au  double  point  de  vue  de  l'origine  et  des 
effets,  le  droit  d'asile  prévu  par  le  Char-iat  et  les  prin- 
cipes de  la  liberté  individuelle  et  de  l'inviolabilité  du 
domicile,  sanctionnés  par  les  articles  9  et  13  de  la  loi 
constitutionnelle  du  29  Chaban  1325. 

Quels  sont  les  moyens  à  la  disposition  d'un  gouver- 
nement pour  faire  valoir  ses  droits  auprès  des  gou- 
vernements étrangers  :  la  force  armée,  l'opinion 
publique. 

La  loi,  la  tradition  et  la  coutume  en  Perse. 
Avantages  politiques  et  économiques  du  chemin  de 
fer  transpersan. 

Principales  divisions  de  la  tribu  des  Ghasghaïs  dans 
le  Sud,  etc. 

Quatre  catégories  de  candidats  se  présentèrent  à 
cette  série  d'examens  :  six  rédacteurs  de  deuxième 
classe;  deux  expéditionnaires  de  deuxième  classe  pro- 
posés pour  la  première  classe;  six  employés  divers 
dont  la  situation  devait  être  régularisée;  et  cinq  can- 
didats nouveaux.  La  commission  des  examens  décida 
que  les  fonctionnaires  déjà  en  service  et  dont  la  situa- 
tion devait  être  régularisée,  étant  d'un  grade  relative- 
ment élevé  et  pouvant  justifier  d'une  instruction  supé- 
rieure, devaient  être  soumis  à  des  épreuves  particuliè- 
rement sévères  sur  les  matières  de  leur  compétence 
professionnelle.  Les  conclusions  de  la  commission 
reproduites  dans  ses  notes  et  dans  les  vœux  qu'elle  a 
émis  [Livre  vert,  p.  95  et  suiv.),    ne  sont   ni    opti- 


26  LA    QUESTION    PERSANE. 

mistes,  ni  pessimistes.  Elle  ne  s'est  pas  dissimulé  que 
les  fonctionnaires  ont  beaucoup  à  apprendre  et  beau- 
coup à  travailler. 

Le  conseil  d'administration  du  ministère  de  V In- 
térieur. —  Le  conseil  d'administration  institué  au 
ministère  de  l'Intérieur  par  arrêtésdes  17  et  30  septembre 
1912,  a  été  chargé  de  l'étude  des  questions  relatives  à 
l'organisation  et  au  fonctionnement  de  ce  ministère.  Il 
a  tenu  ses  séances  régulièrement  le  lundi  matin  de 
chaque  semaine,  le  jurisconsulte  étant  présent. 

Le  décret  du  26  septembre,  les  arrêtés  des  27  et 
30  du  même  mois,  l'arrêté  du  2  janvier  1912  portant 
organisation  au  ministère  de  l'Intérieur  du  cabinet  du 
ministre,  du  service  de  l'Inspection,  de  la  Direction 
générale  de  l'administration  centrale,  de  la  Direction 
générale  de  l'administration  provinciale  divisée  en  sec- 
tions géographiques  et  ethnographiques,  de  la  commis- 
sion de  revision  des  grades,  du  conseil  de  discipline, 
des  conseils  d'enquête  et  de  la  commission  du  budget, 
sont  dus  à  l'initiative  du  conseil  d'administration.  C'est 
lui  qui  a  établi  le  premier  budget  régulier  du  ministère 
de  l'Intérieur  (administration  centrale)  (V.  Livre  vert, 
p.  18  et  suiv.). 

Le  même  conseil  d'administration  a  proposé  un 
projet  de  statut  du  personnel  administratif  au  ministère 
et  dans  les  provinces,  réglant  les  conditions  d'admissi- 
bilité, définissant  les  attributions,  la  hiérarchie  et  la 
discipline  de  ce  personnel,  réglementant  les  conditions 
de  son  avancement.  Le  conseil  d'administration  a 
admis  le  principe  de  l'assimilation  et  du  roulement 
entre  les  fonctionnaires  de  l'administration  centrale  et 
les  agents  extérieurs.  Il  a  admis  également  le  principe 


CONSULTATIONS    SUR    LES    RÉFORMES.  27 

d'une  centralisation  sévère  et  d'un  cabinet  fortement 
constitué,  pour  assurer  au  ministre  une  autorité  indis- 
cutée. 

La  commission  de  la  carte  administrative  et  du 
budget  provincial.  — La  commission  de  la  carte  admi- 
nistrative et  du  budget  provincial,  instituée  au  minis- 
tère de  l'Intérieur  par  décret  du  Régent  en  date  du 
10  septembre  1911,  présente  cette  particularité  intéres- 
sante que  sa  composition  varie  suivant  les  régions 
qu'elle  est  chargée  d'étudier.  Cette  organisation  lui 
permet  de  s'assurer  la  collaboration  des  personnalités  les 
plus  compétentes  et  les  plus  autorisées  par  leur  origine 
ou  par  leurs  connaissances  spéciales,  pour  mener  à 
bien  l'œuvre  des  réformes  administratives.  C'est  ainsi 
que  sa  composition  a  été  successivement  modifiée  par 
l'arrêté  du  27  février  1912  pour  l'étude  des  régions  de 
l'Est  et  du  Nord,  —  et  par  l'arrêté  du  16  dalv  1330  pour 
l'étude  de  la  région  du  Sud. 

La  Commission  de  la  carte  administrative,  comme 
le  conseil  d'administration,  a  tenu  régulièrement  ses 
séances.  Elles  ont  eu  lieu  deux  fois  par  semaine,  en 
présence  du  jurisconsulte  assistant  avec  voix  consulta- 
tive. 

Elle  a  formulé  d'intéressantes  propositions  touchant 
les  changements  à  introduire  dans  le  gouvernement 
des  provinces. 

La  division  du  pays  en  grandes  régions,  ou  ayalat, 
ayant  à  leur  tête  des  gouverneurs  généraux,  farmân- 
farmâ,  choisis  non  point  d'après  leurs  aptitudes  ou 
leur  expérience  des  choses  de  l'Administration,  mais 
d'après  leur  rang  et  leur  influence  personnelle,  a  des 
inconvénients  qui  sautent  aux  yeux  ;  de  pareilles  divi- 


28 


LA    QUESTION    PERSANE. 


sions  entretiennent  l'esprit  de  particularisme;  elles 
n'ont  aucune  fixité,  et  ne  confèrent  pas  l'autorité  à 
ceux  qui  sauraient  le  mieux  l'exercer.  Toutefois,  la 
situation  du  pays  oblige  à  conserver,  pour  un  temps, 
cette  organisation.  Mais  l'État  devra  régulariser  la  situa- 
tion des  gouverneurs  généraux,  leur  faisant  prendre 
rang  après  le  ministre  et  créant  entre  eux  une  hiérar- 
chie; deux  d'entre  eux,  ceux  de  l'Azerbaïdjan  et  du 
Fars,  seront  de  première  classe;  les  autres,  c'est-à-dire 
ceux  du  Khorassan  et  du  Kerman,  de  deuxième  classe. 
Au  lieu  des  indemnités  qui  leur  étaient  allouées  autre- 
fois d'une  façon  plus  ou  moins  arbitraire,  ils  recevront 
désormais  une  somme  fixe,  seront  tenus  de  justifier 
leurs  dépenses,  et  le  pouvoir  central  nommera  leurs 
agents,  que  jusqu'ici,  ils  choisissaient  à  leur  gré.  Les 
sous-gouverneurs,  mo'âven,  sorte  de  secrétaires  géné- 
raux pouvant  remplacer  éventuellement  leurs  chefs, 
seront  considérés  comme  des  gouverneurs  de  deuxième 
ou  de  troisième  classe. 

Deux  services,  l'un  politique,  et  dirigé  par  le  chef 
du  cabinet,  fonctionnaire  assimilé  aux  chefs  de  bureau 
de  première  classe,  l'autre  économique,  chargé  de 
dresser  l'état  des  ressources  de  la  région  et  de  recher- 
cher les  moyens  de  l'améliorer,  doivent  être  institués 
dans  chaque  gouvernement  général. 

Au-dessous  de  l'ayâlat  existe  une  division  administra- 
tive de  moindre  importance,  le  vilayet  (ou  valayat), 
dont  le  Guilan,  vilayet  de  première  classe,  indépendant, 
c'est-à-dire  n'étant  rattaché  à  aucun  ayâlat,  présente 
le  type.  Son  organisation  montre  qu'il  est  difficile  de 
préciser  la  situation  administrative  de  la  Perse  séden- 
taire, même  en  combinant  les  lois  récentes  avec  la  tra- 


CONSULTATIONS  SUR  LES  RÉFORMES.        29 

dition.  Il  n'y  a  pas,  dans  cette  organisation,  de  hiérar- 
chie uniforme.  Toutefois,  on  peut  dire  qu'en  règle 
générale,  le  vilayet  se  divise  en  bolouk  ;  les  bolouk  en 
karia  (gros  bourgs)  et  en  deh  (villages);  mais  le  deh, 
subdivision  inférieure  à  la  karia,  n'en  est  pas  la  frac- 
tion. On  appelle  enfin,  khassabé(ou  kasba),  les  centres 
importants  dépopulation.  Chaque  vilayet  a  un  gouver- 
neur, hâkem,  assisté  d'un  conseil  local,  Andjouman,  et 
secondé  par  des  services  administratifs  locaux,  distincts 
des  fonctionnaires  dépendant  de  l'administration  cen- 
trale, qui  agissent  parallèlement,  mais  d'une  manière 
indépendante.  Cette  organisation  donne  d'assez  bons 
résultats,  et  le  gouvernement  peut  la  conserver,  tout  en 
la  régularisant.  Il  y  aurait  quatre  classes  de  vilayats 
administrées  par  des  vali,  hokmrân,  hâkem  de  pre- 
mière et  de  deuxième  classe,  selon  leur  importance; 
deux  classes  de  bolouk,  ayant  à  leur  tête  des  nâyeb- 
olhokoumé. 

La  commission  a  tracé  dans  le  Livre  vert  (p.  32  et 
suiv.),  le  plan  de  réorganisation  administrative  de 
l'ayâlat  de  Kerman  et  des  valayats  du  Guilan,  de  Mazen- 
deran  et  d'Ispahan.  Cette  réorganisation  est  basée  sur 
les  principes  énoncés  ci-dessus,  elle  est  appuyée  de 
cartes  et  de  projets  de  budgets  réguliers. 

Le  régime  des  tribus.  —  La  commission  de  la  carte 
administrative  et  du  budget  provincial  a  entrepris  au 
mois  de  janvier  4913  l'étude  détaillée  de  la  situation 
politique  et  administrative  du  Fars  dans  le  but  de 
rechercher  les  moyens  d'apporter  dans  cette  région,  si 
importante  au  point  de  vue  du  commerce  général  de 
la  Perse,  les  réformes  administratives  nécessaires. 

Ces  réformes  doivent  avoir  pour  but  : 


30  LA    QUESTION    PERSANE. 

1°  D'augmenter  progressivement  le  nombre  des 
tribus  qui  ont  déjà  adopté  dans  la  région  la  vie  et  le 
régime  sédentaires; 

2°  De  seconder  l'effort  de  la  mission  suédoise  et  de  la 
gendarmerie  gouvernementale,  pour  assurer  sur  les 
routes  la  sécurité  du  commerce  et  de  la  circulation  ; 

3°  De  placer  les  tribus,  encore  nomades,  sous  un 
régime  politique  et  administratif  tel,  que  leurs  mouve- 
ments de  migrations  puissent  s'effectuer  sans  qu'il  en 
résulte  de  dommages  pour  les  centres  administratifs 
sédentaires  qui  se  trouvent  sur  leur  passage. 

Un  conseil  des  différentes  tribus  de  la  région  du 
Fars  où  les  Ilkanis  ou  leurs  représentants  seraient 
appelés  à  siéger  en  compagnie  et  à  côté  des  représen- 
tants des  grandes  familles  et  des  personnages  influents 
de  la  région,  est  un  organisme  administratif  qui,  de 
l'avis  de  tous  les  membres  de  la  commission,  doit  être 
créé  à  Chiraz.  L'histoire  des  relations  des  tribus  entre 
elles  pendant  les  trois  dernières  années  démontre  que 
les  divers  gouverneurs  généraux  qui  se  sont  succédé 
dans  le  Fars,  ont  presque  toujours  réussi,  quand  ils 
l'ont  bien  voulu,  à  composer  des  ententes  et  des 
alliances  pour  appuyer  leur  autorité.  Le  but  poursuivi 
n'était  malheureusement  pas  toujours  l'intérêt  général, 
mais  il  suffirait  de  reprendre  le  procédé  et  le  moyen  en 
les  perfectionnant,  pour  en  faire  un  instrument,  sinon 
parfait,  du  moins  très  précieux  pour  la  pacification  et 
la  réorganisation  administratives  du  Fars. 

Les  tribus  étudiées  sont  les  Ghasgaïs,  les  Khamseh, 
les  tribus  du  Kouh  Guilouyeh,  celles  du  Mamassani,  et 
les  Arabes  du  sud.  L'étude  a  été  faite  aux  points  de  vue 
des  origines,  de  la  vie  nomade,  du  régime  des  migrations, 


CONSULTATIONS  SUR  LES  RÉFORMES.        31 

de  l'organisation  générale  des  tribus,  du  régime  finan- 
cier et  des  subdivisions  des  tribus  en  sections  et  en 
sous-sections. 

Un  résumé  des  trois  dernières  années  fait  connaître 
la  situation  politique  générale  du  Fars  et  les  errements 
suivis  jusqu'à  ce  jour  pour  l'administration  des  tribus. 
Sur  ces  données  géographiques,  ethnographiques, 
politiques,  historiques  et  administratives,  la  commis- 
sion de  la  carte  a  formulé  ses  propositions  de  réformes 
à  accomplir  dans  la  région.  Elle  a  conclu  qu'il  conve- 
nait de  diviser  le  Fars  en  trois  valayats  de  tribus  : 
Kouh-Guilouyeh  et  Mamassani  ;  —  Ghasgaïs:  — 
Khamseh;  en  laissant  à  ces  tribus  dans  leurs  nouvelles 
divisions,  un  territoire  suffisant  pour  leurs  migrations 
d'hiver  et  d'été  ;  en  ménageant  entre  elles  de  petits 
états-tampons,  pour  éviter  autant  que  possible  les 
points  de  contact,  de  frictions  et  de  heurts. 

Ces  petits  états-tampons,  dans  le  projet  de  la  com- 
mission sont  des  valayats  politiques,  dont  les  gouver- 
neurs doivent  être  des  représentants  directs  et  affirmés 
du  gouvernement  central  de  Téhéran.  L'un  de  ces  va- 
layats politiques,  organisé  au  milieu  même  des  tribus, 
constituera  une  sorte  de  coin,  un  poste  avancé  d'obser- 
vation et  d'action  politique  du  Gouvernement  persan. 
Cinq  autres  valayats,  disposés  autour  des  régions  de 
migrations  des  tribus,  dessinent  les  deux  branches 
d'une  pince  qui  se  refermeront  sur  elles,  pour  les  main- 
tenir, sans  les  opprimer  ni  les  comprimer,  dans  les 
limites  de  leurs  migrations. 

Ce  plan  de  réorganisation  administrative  de  la  zone 
neutre  en  Perse  a  été  présenté  dans  le  Livre  blanc.  Il 
est  accompagné  de  deux  cartes,   représentant,  l'une 
Demoruny.  22 


32  LA    QUESTION    PERSANE. 

les  mouvements  de  migrations  des  tribus;  l'autre,  le 
schéma  des  réformes  proposées.  Un  budget  très  détaillé 
allant  jusqu'aux  Bolouks  (arrondissements)  de  la  ré- 
gion, complète  cette  publication1. 

Tels  ont  été  les  essais  de  réformes  et  d'enseignement 
administratifs  en  Perse  de  septembre  1914  à  juin 
1913. 


III.  —  Essai  d'enseignement  administratif 
(1913-1914). 

Le  12  octobre  1913  pour  la  nouvelle  année  sco- 
laire 1913-1914,  les  professeurs  de  Sa  Majesté  Impé- 
riale se  sont  réunis  à  Ghasré  Abyaz  sur  la  convocation 
et  sous  la  présidence  de  Son  Altesse  le  Régent  de 
l'Empire. 

En  ce  qui  concerne  l'instruction  civique  et  le  droit 
élémentaire  administratif,  S.  A.  Naïbos  Saltaneh  a 
exprimé  le  désir  que  ce  cours  fût  «  coordonné  »  avec 
les  cours  de  philosophie,  d'histoire,  de  géographie  et 
de  littérature  persane  également  professés  à  la  classe 
impériale. 

Il  a  été  d'avis  que  le  jurisconsulte,  chargé  du  cours 
de  droit  élémentaire,  devait  également  donner  à  Sa 
Majesté  quelques  principes  sur  les  origines  et  sur  l'évo- 
lution des  sociétés,  sur  l'idée  de  l'État;  sur  la  notion 
du  gouvernement  et  de  ses  différentes  formes;  sur  les 

1  V.  Revue  du  Monde  musulman,  vol.  22  et  23,  mars  et 
juin  1913. 


ENSEIGNEMENT    ADMINISTRATIF    1913-1914.  33 

droits  et  les  devoirs  des  États  et  des  souverains  entre 
eux,  etc. 

Le  Régent  a  l'intention  de  préparer  ainsi  Sa  Majesté 
à  comprendre  la  situation  actuelle  de  la  Perse  et  les 
obligations  qui  découlent  de  cette  situation.  Il  veut 
que  Sa  Majesté  puisse  assister  déjà  aux  séances  du 
conseil  des  Ministres  et  suivre  utilement  ses  délibéra- 
tions sur  les  affaires  de  l'Etat  et  sur  la  politique 
générale  du  pays,  en  vue  de  son  prochain  couronne- 
ment. 

S.  A.  Naïbos  Saltaneh  a  fait  connaître  à  l'assemblée 
des  professeurs  qu'il  avait  l'intention  d'assister  lui- 
même  de  temps  en  temps  aux  leçons  de  Sa  Majesté. 

Le  lendemain  de  cette  réunion,  le  sous-secrétaire 
d'État  au  ministère  des  Affaires  étrangères  a  adressé 
la  lettre  suivante  au  jurisconsulte  : 

J'ai  l'honneur  de  vous  faire  connaître  que  la  classe  impé- 
riale reprendra  ses  cours  à  partir  du  14  courant. 

Vous  êtes  appelé  à  continuer  vos  leçons  d'instruction 
civique  et  d'administration  pratique  auprès  de  Sa  Majesté 
le  mercredi  matin  de  chaque  semaine,  indépendamment 
des  répétitions  et  des  exercices  pratiques  de  langue  fran- 
çaise que  vous  assurerez  comme  l'année  précédente. 

Le  cours  d'administration  pratique  et  comparée  qui 
prend  de  plus  en  plus  d'importance,  a  été  transféré  à 
l'École  du  Darol  Funun  (Institut  polytechnique  de 
Téhéran)  par  arrêtés  du  18  octobre  1913  du  ministre 
de  l'Intérieur  et  des  sous-secrétaires  d'État,  aux  mi- 
nistères des  Affaires  étrangères  et  de  l'Instruction 
publique. 


34 


LA    QUESTION    PERSANE. 


Le  cours  a  été  divisé  en  deux  parties.  Pendant  le 
premier  semestre,  les  leçons  ont  été  faites  sur  les  insti- 
tutions de  la  police.  Les  études  du  deuxième  semestre 
ont  porté  sur  les  institutions  financières. 

PREMIÈRE  PARTIE 
Les  institutions  de  la  police  de  la  Perse. 

Première  et  deuxième  leçons.  —  Les  institutions  de 
la  police.  Le  droit  de  l'Etat  et  le  droit  individuel;  leurs 
limites  respectives  ;  égalité  civile  et  liberté  individuelle; 
leur  définition.  Libertés  matérielles  et  morales,  droits 
politiques.  La  déclaration  des  Droits  de  l'homme  et  les 
constitutions  modernes;  introductions  en  Perse  du  nou- 
veau régime. 

Troisième  leçon.  —  La  Police.  Son  but,  ses  moyens, 
limites  de  ses  droits  en  théorie  et  en  pratique. 
Droit  écrit  et  coutume.  Maintien  de  l'ordre  et  abus  de 
pouvoir. 

Quatrième  et  cinquième  leçons.  —  La  loi  et  le 
règlement  :  la  loi  est  nécessaire  pour  déterminer  les 
principes,  les  règlements  assurent  son  application. 
C'est  le  chef  de  l'État  qui  a  le  pouvoir  de  réglementer, 
en  vertu  de  la  constitution.  La  délégation  des  pouvoirs  ; 
rôles  des  gouverneurs  et  de  leurs  subordonnés. 

Sixième  leçon.  —  Ce  que  sont  les  institutions  de  la 
police  en  Perse.  La  Karié  et  le  Ketkhoda.  Ancien  et 
nouveau  régime.  Objet  du  droit  de  police;  son  exercice; 
ses  sources. 

Septième  leçon  —  Ouvrages  musulmans  sur  la 
matière.  Il  y  a  loin  de  la  théorie  à  la  pratique  ;  utilité 


ENSEIGNEMENT    ADMINISTRATIF    1913-1914.  35 

du  rôle  des  chefs  de  police,  peu  considérés  cependant, 
d'ordinaire,  dans  les  divers  pays  d'Islam. 

Huitième  leçon.  —  La  police  des  marchands  aux 
différentes  époques;  mesures  prises  pour  assurer  la 
régularité  des  affaires  commerciales  Hisba  et  Mohtasib, 
inspection  des  marchés  et  des  boutiques. 

Neuvième  leçon.  —  La  police  des  routes  dans  le 
Sud  ;  son  organisation  actuelle.  Routes  du  commerce 
international  en  Perse.  Organisation  de  la  police  en 
pays  bakhtyari. 

Dixième  leçon.  —  Valeur  et  portée  de  l'acte  du 
24  Redjeb  1330.  Pouvoirs  étendus  des  Ilkhanis  en 
matière  de  nominations,  de  réglementations,  de  police 
et  des  finances.  Ce  pouvoir  est  irrégulier   et  abusif. 

Onzième  leçon.  —  Organisation  de  la  police  dans 
les  régions  de  Fars.  Les  tribus  contenues  par  la  gen- 
darmerie gouvernementale.  Les  rahdaris  ou  péages; 
les  allafis  ou  droits  de  pâturage;  leurs  inconvénients. 
Mise  aux  enchères  des  routes. 

Douzième  leçon.  —  Mesures  prises  par  le  gouver- 
neur général  Mokhber  os  Saltaneh  pour  rétablir  l'ordre 
dans  le  Fars.  Subsides  financiers  qui  lui  sont  accordés; 
grâce  à  eux,  il  peut  donner  suite  à  ses  projets,  en  vue 
du  rétablissement  de  l'ordre.  Organisation  de  la  gendar- 
merie; rivalité  avec  les  Suédois.  Suppression  despéages. 

Treizième  leçon.  —  Le  plan  d'organisation  de  la 
gendarmerie  gouvernementale  dans  le  Fars.  Excellents 
résultats  de  cette  création.  Textes  réglementant  la  police 
urbaine,  et  celle  de  Téhéran  en  particulier.  Les  forces 
de  la  police,  son  administration.  Lacune  dans  l'orga- 
nisation actuelle  de  la  police  et  de  la  gendarmerie,  et 
conflits  qui  en  résultent. 


36  LA    QUESTION    PERSANE. 

DEUXIÈME   PARTIE 
Les  institutions  financières  de  la  Perse. 

Principes  généraux  sur  les  impôts,  le  budget  et  la 
comptabilité  publique  en  Perse. 

Notion  de  l'impôt  en  Europe  et  en  Perse. 
Note  historique  sur  l'impôt. 
L'impôt  et  l'Etat  social    en  Perse  et  en  Eu- 
rope. 
Définitions  de  l'impôt  et  du  budget. 
Impôts  directs  et  impôts  indirects. 
L'impôt  direct  ne  peut   être   perfectionné   en 

Perse  avec  l'organisation  sociale  actuelle. 
L'impôt  indirect  donnera-t-il  de  meilleurs  résul- 
tats? 
Impôts  indirects  et  douanes. 
Monopoles  et  concessions. 
Les  dépenses  et  les  emprunts. 
Situation  et  régime  économiques  de  la  Perse. 
Les  projets  de  réforme  de  Motamem-el-Molk. 
Le    projet    d'emprunt    de  33   millions   de  tomans 
(150.000.000  fr.). 

Le  droit  de  propriété  immobilière  pour 
les  étrangers  en  Perse. 
Les    garan-  ]  Les  prévisions  de  recettes  pour  Sitchkan- 
ties      de-  <       il  1912. 
mandées.    \  Projet  de  contrôle  européen. 

Comparaison  des  tableaux  de  mars  et 
d'avril  1912. 


ANNÉE    SCOLAIRE    1913-1914.  37 

Le  crédit  réel  et  le  crédit  personnel  de  la  Perse. 
Le  mémorandum  du  Gouvernement  persan  de  sep- 
tembre 1912. 

Les  chemins  de  fer. 

La  note  du  9  octobre  1912  et  la  concession  du 
29safar  1331. 
Premiers  essais  de  budget  en  Perse. 

L'adresse  du  Régent  au  Gouvernement  persan, 

mai  1912. 
Le  budget  de  Nasr-el-Molk  1907. 
Le  budget  de  Sanied-Dowley  1910. 
Un  peu  d'histoire. 
Fondement  du  droit  budgétaire. 
Le  droit  budgétaire  et  le  régime  despotique. 
Les  difficultés  de  la  comptabilité  en  Perse. 
L'œuvre  révolutionnaire  et  les  résultats  finan- 
ciers en  Perse. 
Les  principes  et  les  règles  budgétaires  dans  le 
budget  de  Sanied-Dowley. 
La  crise  de  1914. 

Le   budget  des    recettes   de   Sanied-Dowley,    1910 
(1328). 

Le  système  fiscal  et  le  mécanisme  gouvernemental 
en  Perse. 

Le  Ketabche  et  ses  quatre  chapitres. 
Les  recettes. 
Les  domaines. 
Les  douanes. 

Tableau  du  commerce  général  de  la  Perse  en  Sitch- 
kan-il. 

Comptes    spéciaux  par  pays  de  provenance  et  de 
destination. 


38  LA    QUESTION    PERSANE. 

Trafic  Russo   -   Persan. 

—  Anglo-  — 

—  Turco-  — 

—  Germano-     — 

—  Franco-        — 

—  Italo-  — 

Le  tarif  et  le  règlement  légal  des  douanes  en  Perse. 

Le  décret  de  Mozaffer-ed-Dine  Chah. 
Les  impôts  indirects  dansle  budget  de  Sanied-Dowley. 
L'exposé  des  motifs. 
Opinions  du  Cepadhar  et  du  Régent. 
Le  régime  financier  de  la  Perse. 
La  loi  du  9  djoza  1329. 
Origines  de  la  loi  du  23  djoza. 
Exposé  des  motifs. 
Le  texte. 
La  loi  de  djoza  et  le  principe  de  l'autorité  absolue 

en  Perse. 
La  loi  de  djoza  et  le  trésorier  général. 
Les  comptes  de  la  Trésorerie  générale. 
Examens.  —  Le  couronnement   de  S.  M.   Ahmad 
Chah  de  Perse  ayant  eu  lieu  le  21  juillet  1914,  il  n'y  a 
pas  eu  d'examens  à  la  classe  impériale.  Cette  classe  est 
supprimée  à  l'heure  actuelle. 

A  l'Ecole  des  sciences  politiques,  les  examens  du 
cours  d'administration  pratique  et  comparée  ont  eu 
lieu  conformément  aux  instructions  du  directeur  de 
l'école,  le  20  juin  1914  (24  radjab,  30  djoza  1332)  à 
neuf  heures  du  matin  : 

Sur  le  programme  du  cours  du  jurisconsulte  profes- 
seur, et  parmi  les  six  questions  suivantes  : 
1°  Les  droits  de  l'État  et  les  droits  individuels  ; 


ANNÉE    SCOLAIRE    1913-1914.  39 

2°  La  loi  et  le  règlement; 

3°  Les  attributions  de  la  police,  d'après  le  verset 
n°  100  de  la  sourate  n°  3  du  Coran; 

4°  Le  rôle  des  conseillers  étrangers  en  Perse  dans 
l'ancien  droit  et  à  l'époque  actuelle; 

5°  Les  garanties  demandées  pour  le  projet  d'emprunt 
persan  de  150.000.000  de  francs  en  1912; 

6°  La  loi  de  djoza  1329  sur  le  régime  financier  de  la 
Perse  et  l'acte  deradjab  1330  dans  le  pays  Bakhtyari, 
M.  le  Dr  Valiollah  Khan,  directeur  de  l'école  et  des 
examens  a  choisi  les  deux  premières  questions  (1  et  2). 

L'examen  n'a  comporté  que  des  épreuves  écrites. 
Trois  heures  ont  été  accordées  aux  candidats  pour  faire 
des  compositions.  Ces  compositions  ont  été  remises 
sans  signature,  avec  un  numéro  d'ordre,  permettant 
de  retrouver  l'auteur  après  les  corrections. 

Dix-neuf  candidats  ont  pris  part  à  l'examen.  Ce  sont 
ceux  dont  les  noms  figurent  à  l'article  2,  §  3  de  l'ar- 
rêté du  18  octobre  1913  (17  zighadeh  1331),  portant 
transfert  au  Darol-Fonoun  (École  polytechnique  de 
Téhéran)  du  cours  d'administration  pratique  et  com- 
parée, précédemment  professé  par  le  jurisconsulte, 
professeur  à  l'Ecole  des  sciences  politiques.  A  ces  can- 
didats, le  directeur  en  a  ajouté  neuf  autres. 

La  correction  des  épreuves,  faite  avec  le  plus  grand 
soin  par  : 

Mirza  Abbas  Gholi  Kan,  interprète  de  première 
classe  au  ministère  des  Affaires  étrangères,  professeur 
de  français  à  l'École  Siassi; 

Mirza  Seyed-Dine,  ancien  élève  diplômé  de  l'École 
des  sciences  politiques ,  attaché  au  tribunal  des 
Affaires  étrangères  à  Téhéran  ; 

22* 


40  LA    QUESTION    PERSANE. 

Le  jurisconsulte,  professeur  à  la  classe  impériale  à 
l'Ecole  des  sciences  politiques  et  à  l'École  polytechnique 
de  Téhéran, 
a  été  terminée  le 23  juin  1914  (28  radjah  2  saratan  1332) . 

La  commission  s'est  adjoint  comme  secrétaires  :  — 
MirzaSaïde  Khan,  rédacteur  au  ministère  de  l'Intérieur, 
qui  a  été  l'un  des  traducteurs  du  cours  ; 

Mirza  Ali  Khan,  rédacteur  au  ministère  de  l'Inté- 
rieur, qui  a  été  chargé  de  diriger  la  publication  du 
cours  en  langue  persane. 

L'ensemble  de  l'examen  a  été  faible,  il  n'a  été  remis 
aucune  composition  en  langue  française.  D'une  manière 
générale,  la  première  question  a  été  mieux  traitée  que  la 
seconde.  La  seule  composition  qui,  à  la  rigueur,  aurait 
pu  être  retenue,  fut  celle  dun°  17.  Ce  candidat, M.  Moha- 
med Hossein  Khan,  a  présenté  quelques  idées  origina- 
les et  il  a  fait  une  comparaison  assez  heureuse  des  an- 
ciens errements  administratifs  avec  le  nouveau  régime. 

Première  question.  —  Les  droits  individuels  et  les 
droits  de  l'État. 

Très  peu  de  candidats  ont  parlé  des  termes  équivo- 
ques employés  par  la  loi  constitutionnelle  du  29  chaban 
au  sujet  de  la  liberté  du  travail. 

Les  systèmes  de  réglementation  des  droits  individuels 
qui  ont  le  caractère  d'une  fonction  sociale,  comme  le 
droit  d'enseigner  et  comme  la  liberté  de  la  presse,  par 
exemple,  n'ont  pas  été  compris. 

Par  contre,  beaucoup  ont  fait  ressortir  avec  assez  de 
clarté  la  différence  qui  sépare  l'égalité  légale  des  iné- 
galités sociales. 

Quelques-uns  ont  bien  défini  l'égalité  et  la  propor- 
tionnalité de  l'impôt. 


CONSULTATIONS  SUR  LES  RÉFORMES.        41 

Deuxième  question.  —  La  loi  et  le  règlement. 

Aucun  candidat  n'a  donné  de  définition  ni  de  la  loi 
ni  du  règlement.  Quelques-uns  seulement  ont  indiqué 
les  conditions  nécessaires  pour  qu'un  règlement  soit 
valable.  Beaucoup  n'ont  pas  su  faire  la  différence  entre 
le  décret  du  chef  de  l'État  et  les  arrêtés  que  peuvent 
prendre  les  différentes  autorités  administratives  : 
ministres,  gouverneurs,  Kedkhoda,  etc. 

Enfin  les  idées  ne  sont  pas  nettes  sur  le  caractère  de 
l'autorité  administrative,  ni  sur  la  nature  du  pouvoir 
réglementaire. 

En  somme,  la  promotion  de  4913-1914  (1331-1332), 
de  l'École  des  sciences  politiques  de  Téhéran  pour  le 
cours  d'administration  pratique  et  comparée,  a  beau- 
coup à  faire  pour  atteindre  le  niveau  et  la  valeur  de  la 
promotion  1912-1913  (1330-1331),  en  ce  qui  concerne 
les  matières  de  cet  enseignement. 
Téhéran,  le  23  juin  1914. 

Le  Président  de  la  commission 
des  examens, 

ABBAS    GhOLI    KHAtf. 

IV.  —  Consultations  sur  les  réformes 
administratives. 

Le  conseil  d'administration  du  ministère  de  l'Inté- 
rieur a  également  repris  ses  travaux  pour  l'année  1913- 
1914.  Il  a  étudié  les  relations  des  services  de  l'adminis- 
tration centrale,  provinciale  et  municipale,  avec  la  gen- 
darmerie et  la  police. 

La  commission  de  la  carte  administrative,  dont  la 


42  LA    QUESTION    PERSANE. 

composition  a  été  remaniée  par  arrêté  du  11  octobre  der- 
nier, a  étudié  l'organisation  administrative  des  régions 
de  l'Ouest  et  du  Sud-Ouest,  Kurdistan  et  Louristan. 

C'est  dans  les  conditions  qui  viennent  d'être  expo- 
sées, que  le  contrat  du  27  juin  1911  a  pu  être  inter- 
prété et  exécuté.  Il  ne  prévoit  rien,  concernant  l'exé- 
cution des  projets  de  réformes,  qui  reste  dans  les  attri- 
butions exclusives  du  Gouvernement  persan.  Le  juris- 
consulte du  ministère  de  l'Intérieur  en  effet  n'a  qu'un 
rôle  purement  consultatif;  il  ne  doit,  sous  aucun  pré- 
texte, conformément  aux  recommandations  expresses 
du  gouvernement  de  la  République,  revêtir  le  carac- 
tère d'un  fonctionnaire  de  l'ordre  exécutif. 

Les  deux  parties  du  cours  de  l'année  scolaire  1913- 
4914  ont  été  publiées  en  langue  persane  par  l'Impri- 
merie impériale  à  Téhéran  1914.  Elles  ont  été  publiées 
en  langue  française  dans  la  collection  de  la  Revue  du 
Monde  musulman,  décembre  1914  et  mars  1915. 


ANNEXE  II 


RÉSUMÉ 


du  Compte  général  des  finances 
de  l'année  Tangouz-il 

(1911-1912) 


(Compte  définitif) 


RÉSUMÉ    DU    COMPTE    GENERAL    DES    FINANCES. 

RECETTES 


NATURE    DES    RECETTES 


1.  Recouvrements  eitectués 
sur  les  produits  de  l'année  précédente 

(encaisse  existant  au  commencement  de  l'exercice 
et  arriérés  perças  en  Tangouz-il)  : 

»,  i^  arects^at))  sr^"::::: 

&)  Droits  d'accise 

c)  Taxes  d'abatage 

d)  Navaguel  (taxes  sur  les  véhicules) 

e)  Droits  de  douane  (encaisse) 

/)  Amendes  douanières.  Fonds  spécial  (encaisse) 

g)  Recettes  postales  (encaisse) 

h)  Recettes  télégraphiques  (encaisse) 


2.  Recouvrements  eiîectués  sur  les  produits 
de  l'année  courante  Tangouz-il)  : 

\  Impôts  directs  (maliat)(  P™*™»  de  Téhéran  <recette 

a){       et  produits    des    doJ  nrovinrpa  '  '  Vwrttè 

maines     (Khalesseh)/      ^eTte)  P™  .  (recette 

&)  Accise  (recette  brute) 

c)  Taxes  d'abatage  boyaux  (recette  brute) 

d)  Taxes  sur  le  com  merce  des  peaux  d'agneaux  (recette  brute). 

e)  Navaguel  (taxes  sur  les  véhicules)  recette  brute 

/)  Droits  et  taxes  douanières  (recette  brute) 

g)  Monnaie.  Produits  de  la  frappe  (recette  brute) 

h)  Taxes  postales  (recette  brute) 

i)  Taxes  télégraphiques  (recette  brute) 

j)  Passeports .  Taxes  pour  la  délivrance  et  le  visa  (recette 

partielle) 

k)  Revenus  divers 


3.  Fonds  d'emprunts,  encaissés  en  Tangouz-il  : 

a)  Produit  de  la  négociation  de  l'emprunt  1911  de 
£  1.250.000  émisa  87  1/2  0/0, soit  £  1.093.750 

&)  Produits  d'avances  à  court  terme  négociées  en  banques 
(comptes-courants) 

c)  Sommes  prélevées  sur  les  revenus  de  l'année  suivante 
Sltchghan-il) 


SOMMES 


Kr. 


835.747 

95.411  95 

281.853  45 

194  55 

24.155  10 

4.613.927  15 

106.881  35 

114.803  60 

720.574  80 


3.903.991  50 

4.259.590  75 

3.936.371  70 

236.314  75 

674.007  95 

659.298  50 

42-970.548  20 

3.793.830  40 

3.422.243  55 

4.610.191  35 

1.398.428  10 
2.862.780  55 


►9. 062. 500     » 

4.681.319  45 

50.000     » 


Total  générai  des  recettes. 


143.315.066  41 


RÉSUMÉ    DU    COMPTE    GÉNÉRAL    DES    FINANCES. 

DÉPENSES 


NATURE  DES  DEPENSES 


1.  Dépenses  gouvernementales 
proprement  dites  (1)  : 


Dépenses  de  la  Cour  impériale 

—  de  la  Régence 

—  du  Parlement 

—  du  Conseil  des  ministres 

—  du  ministère  de  la  Guerre 

—  de  la  brigade  des  Cosaques 

du  ministère  de  l'Intérieur 

—  de  la  gendarmerie  gouvernementale 

—  du  ministère  de  la  Justice 

—  de  l'Instruction  publique 

—  partielles  du  ministère  des  Affaires  étrangères  . . 

—  de  l'administration  des  postes 

—  de  l'administration  des  télégraphes 

—  du  ministère  des  Finances 

—  de  l'administration  de  la  monnaie 

—  de  l'administration  des  douanes 

—  affectées  à  des  constructions  douanières 

—  du  service  de  la  marine  (douane) 

Redevances  pour  les  ports  de  Méchedlsser  et  Astara 

Dépenses  de  la  trésorerie  : 

Dépenses  de  l'administration  centrale 

—  de  la  gendarmerie  de  la  trésorerie 

—  du  service  des  impôts  )  provinces  de  Téhéran. . . 

directs  et  domaines  j  autres  provinces  subsides. 

—  du  service  des  accises  (y  compris  les  frais  d'achat 

et  de  transport  d'opium  brûlé) 

—  du  service  des  boyaux  (abatage) 

—  —        du  Nevaguel 

—        des  timbres 

Frais  de  transfert  de  fonds , 


Dépenses  extraordinaires  d'Etat 

|Rentes  et  pensions 

i.  Sommes  affectées  à  l'amortissement  de  la  dette  : 

Annuités  des  emprunts  (dette  consolidée) 

Remboursement  du  capital  de  la  dette  7  0/0  à  la  Ranque 

Impériale  de  Perse 

Apurement  de  dettes  diverses  (dette  flottante) 


SOMMES 


Kr. 


2.206.578  80 

819.244  60 

891.173  30 

38.911   40 

2.125.524  85 
160.805  75 
148.720  40 
44.915  » 
117.702  50 


20.385.171  40 


32.251.877  20 
9.764.176  95 


Total  général  des  dépenses 

Excédent  de  recettes  :  encaisse  au  lerHamal  Sltchghan-il  (détail  au  verso). 


TOTAL 


Kr. 


3.334 

1.219 

1.161 

142 

21.482 
3.941 
8.317 
1.209 
1.037 
1  526 
3.146 
3.750 
3.790 
1.962 

618 
4.915 

251 


245 


.013  15 
.900  » 
.806  50 
.405  » 
.221  55 
.275  » 
.398  70 
.217  15 
.868  75 
.423  35 
.674  90 
.787  20 
.353  80 
.990  05 
.077  80 
.985  95 
.136  9", 
.839  45 
.000  » 


6.553.576 


1.407.532  05 
2.840.360  50 


73.518.004  40 

(1) 

62.401.225  55 


135.919.229  95 

7.395.836.45 


143.315.066  40 


(1)  Dépenses  afférentes  à  l'année  précédente  (It-il) 1.674. 055     » 

—  —  —  courante  (Tangouz-il). .     71.843.949  40 

73.518.004  40 


DETAIL    DE    L  ENCAISSE. 


Détail  de  l'encaisse  de  7.395.836  kr.  45 
existant  au  1er  Hamal  Sitchghan-il,  21  mars  1912. 


1.  Encaisse  des  comptables  de  l'administration 

des  douanes 

2.  Encaisse  de  l'administration  des  postes 

3.  —         de  l'administration  des  télégraphes. 

4.  —         de  la  Trésorerie  générale  : 

u)  Caisse  du  Trésor 

b)  Disponibilités  en  banques  : 

A  la  banque  impériale  (compte  recettes  des  douanes). 
A  la  banque  d'escompte  (compte  alteff) 

-  -  (    -        1173) 

-  -  (    -        H31) 

Chez  Arbab  Djemchid,  à  Téhéran 

Chez  Djéhanian,  frères        —         

c)  Avances  de  caisse  à  récupérer  ou  h  régulariser  en 

sitchghan-il  : 
Avance  à  Mr.  C.  David  (achat  de  céréales) 

—  à  Mr.   Hadjian  (  —  ) 

—  à  Guive  Chapoar  (achat  d'armes) 

Débit  de  S.  E.  Seyed  Sadegh,  ex-directeur  de  la  muni- 
cipalité  

Avance  au  général  Schindler  (compte  peusions) 

—  à  Mr.  Varnet  (compte  automobiles) 

—  au  ministère  des  Finances  à  Bruxelles  (frais  de 
voyage) 


5.  Déficit  de  caisse 

Total. 


SOMMES 


Kr. 


96.739  » 

79.222  30 

49.879  20 

8.449  65 

45 . 000  » 

361.911  45 

101.977  65 


153.625  » 
10.000  » 
26.000  » 

71.561  50 

20.000     jd 

7.879  90 

53.463  90 


TOTAL 


Kr.  c. 

(1) 

5.614.495  15 

244.201  70 

444.641  05 


1.085.709  55 


7.389.047  45 
6.789     » 


7.395.836  45 


(1)  La  presque  totalité  de  ces  fonds  est  en  dépôt  à  la  banque  d'escompte  de  Perse 
et  dans  ses  succursales. 

OBSERVATIONS 

L'année  financière  Tangouz-il  a  commencé  le  vingtième  jour  de  rabiol  awal,  année 
1329  de  l'hégire  (21  mars  1911)  et  fini  le  trentième  jour  de  rabiol  awal,  année  1330 
(20  mars  1912). 

Jusqu'au  vingt-troisième  jour  du  troisième  mois  de  Tangouz-il,  l'adminislration  des 
finances  est  restée  sous  la  direction  du  ministre  des  Finances.  A  cette  dernière  date, 
le  Parlement  vola  la  loi  dite  du  23  djoza  (13  juin  1911),  en  vertu  de  laquelle  l'organi- 
sation et  la  haute  direction  des  services  financiers  étaient  confiées  au  trésorier  géné- 
ral, chargé  en  même  temps  du  contrôle  des  finances.  M.  Shuster,  occupa  les  fonctions 
de  trésorier  général  jusqu  au  7  janvier  1912.  A  partir  de  cette  dernière  date,  le  poste 
de  trésorier  général  fut  géré  par  M.  Mornard. 

Le  présent  compte  ne  comprend  pas  les  recettes  encaissées  par  le  ministère  des 
Finances  antérieurement  au  vote  de  la  loi  du  23  djoza,  soit  du  21  mars  au  13  juin. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


1.  —  La  question  persane 1 

II.  —  La  rivalité  anglo-russe  en  Perse 6 

III.  —  Les  causes  de  la  Révolution  en  Perse. ...  17 

IV.  —  Essai  d'une  constitution  persane 33 

V.  —  Les  diverses  méthodes  d'expansion  colo- 
niale en  Angleterre  et  en  Russie 42 

VI.  —  Les    efforts     allemands     en    Orient.     — 

Potsdam 48 

VII.  —  L'arrangement  anglo-russe 62 

VIII.  —  Les  principes  de  la  convention  de  1907  et 

la  constitution  persane 68 

IX.  —  L'intérêt  dynastique  et  la  Constitution.  — 

Nouvelle  forme  de  la  rivalité  anglo-russe.  82 

X.   —  Les  événements  de  1911 93 

XI.  —  L'adhésion  en  1912  de  la  Perse  aux  accords 

russo-anglais  de  1907 127 

XII.  —  La  question  de  l'Azerbaidjan.  —  L'Ayalat 

de  l'Ouest 147 

XIII.  —  Le  Cepadhar  et  le  Régent  de  la  Perse 169 

XIV.  —  Le  départ  du  Régent.  —  Le  message 187 


TABLE    DES    MATIERES. 

XV.  —  Le  couronnement  du  Chah  et  la  réouver- 
ture du  Parlement.  —  Juillet  et  novem- 
bre 1914 196 

XVI.  —  L'influence  française  en  Perse 200 

XVII.  —  Les  méthodes  turco-germaniques 229 

XVIII.  —  La  Perse  et  la  guerre 284 

Carte  de  la  Perse. 

Amnexes. 

La  mission  française  de  réformes  et  d'enseignement 
administratifs  en  Perse 1-42 

Résumé  du  compte  général  des  finances  persanes 
1911  1912 1-3 


BAR-LE-DUC.    —  IMPRIMERIE  CONTANT-LAGUERRE. 


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LA  PERSE  EN  1915 

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Echelle  Kilométrique  :    o      icô     200     ioo    ^oo  Km, 

Ff.BOLZC,    CAfiTOGR/IPH£. 


OMAN 


ÛS       Demorgny,  Gustave 

315         La  question  persane  et 

D4       la  guerre 


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