Skip to main content

Full text of "La reine Margot"

See other formats


IV     fl-'^î   a.*^   •--,,. 


^^ 


,  i.  * 


•%  4' 


% 


iP^. 


^ 


^^ 


m. 


^-€^ 


■rr,* 


Pi^^ 


'.*',■ 


^.:^^^  '"  . 


rr^. 


'fi^ 


'.:mM-^ 


■É% 


#  ' 


■M 


.^- 


'^^ 


/ 


T*-» 


#* 


L'      A  »-COt.XjLA 


i.      AAT-Vl   ' 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lareinemargotOOduma 


pBM-'8;i55 


ir^/a^ûi  I  ^  ■  s'û 


pa    ■ 
nxf- 

l'èicO 
SMftS    Vol.  !-■<' 


7 
lA  \ 


REINE    MARGOT 


PnEMIÈRE      PARTIE 


PARIS.    —    IMPRIMÉ    PAR    Br,T    AINE,    BODLEVAÏIT    MONTPAPN ISSE  .    81. 


LA 


REINE  MARGOT 


ALEXANDRE    DUMAS 

ÉDITION    ILLUSTRÉE    PAR    E,    LAMPSONIUS    ET    LANCELQT 


l>  il  l:  W  I  K  R  E     P  A  R  T I  K 


'£-/. 


PARIS 

LÉGRIVAIN    ET    TOUBON,    LIBRAIRES 

5.     nOB     DC     PONT-DR-IODT  .     5 


1860 


LA  REINE  MARGOT 


PAr. 


ALEXANDRE    DUMAS 


— <^g'r^<^< — 


LE  LATIN  DE  M.  DE  GLUSE. 


e  lundi,  dix-huitième  jour 
du  mois  d'août  de  l'année 
1572,  il  y  avait  grande  fête 
au  Louvre. 

Les  fenêtres  de  la  vieille 
demeure   royale,  ordinaire- 
ment SI  sombres,  étaient  ar- 
demment éclairées;  les  pla- 
ces et  les  rues  attenantes,  habituellement  si  soli- 


taires dès  que  neuf  heures  sonnaient  à  Saint- 
Germain -l'Auxerrois,  étaient,  quoiqu'il  fût  mi- 
nuit, encombrées  de  populaire. 

Tout  ce  concours  menaçant,  pressé,  bruyant,  res- 
semblait, dans  l'obscurité,  à  une  mer  sombre  et  hou- 
leuse, dont  chaque  flot  faisait  une  vague  grondante  : 
celte  mer,  épanduesurlequai,  où  elle  se  dégorgeait 
par  la  rue  des  Fossés-Saint-Germain  et  par  la  rue  de 
l'.\struco,  venait  battre  de  son  flux  le  pied  des  murs 


rtriK  =.  Icip.  âv  OHY  atnti  boulovari  Hontparnaue,  Mi 


LA  REINE  HlÀRGOT. 


du  Louvre ,  et  de  son  reflux  la  base  de  l'hôtel  de 
Bourbon,  qui  s'élevait  en  face. 

Il  y  avait,  malgré  la  fête  royale,  et  même  peut- 
être  à  cause  de  la  fête  royale,  quelque  chose  de  me- 
naçant dans  ce  peuple;  car  il  ne  se  doutait  pas  que 
cette  solennité,  à  laquelle  il  assistait  comme  spec- 
tateur, n'était  que  le  prélude  d'une  autre ,  remise 
à  huitaine,  et  à  laquelle  il  serait  convié  et  s'ébattrait 
de  tout  son  cœur. 

La  cour  célébrait  les  noces  de  madame  Marguerite 
de  Valois,  fille  du  roi  Henri  II  et  sœur  du  roi 
Charles  IX,  avec  Henri  de  Bourbon,  roi  de  Navarre. 
En  elfet,  le  malin  même,  le  cardinal  de  Bourbon 
avait  uni  les  deux  époux,  avec  le  cérémonial  usité 
pour  les  noces  des  filles  de  France,  sur  un  théâtre 
dressé  à  la  porte  de  Notre-Dame. 

Ce  mariage  avait  étonné  tout  le  monde,  et  avait 
fort  donné  à  songer  à  quelques-uns  qui  voj'aient 
plus  clair  que  les  autres  :  on  comprenait  peu  le  rap- 
prochement de  deux  partis  aussi  haineux  que  l'é- 
taient ,  à  cette  heure ,  le  parti  protestant  et  le  parti 
catholique;  on  se  demandait  comment  le  jeune 
prince  de  Condé  pardonnerait  au  duc  d'Anjou,  frère 
du  roi ,  la  mort  de  son  père  assassiné  à  Jarnac  par 
Montesquieu.  On  se  demandait  comment  le  jeune 
duc  de  Guise  pardonnerait  à  l'amiral  de  Coligny  la 
mort  du  sien,  assassiné  à  Orléans  par  Poltrot  de 
Méré.  Il  y  avait  plus:  Jeanne  de  Navarre,  la  coura- 
geuse épouse  du  faible  Antoine  de  Bourbon,  qui 
avait  amené  son  fils  Henri  aux  royales  fiançailles 
qui  l'attendaient,  était  morte  il  y  avait  doux  mois  à 
peine,  et  de  singuliers  bruits  s'étaient  répandus  sur 
cette  mort  subite.  Partout  on  disait  tout  bas,  et  en 
quelqueslieux  tout  baiil,  qu'un  secret  terrible  avait 
été  surpris  par  elle,  et  que  Catlicrine  de  Médicis, 
craignant  la  révélation  de  ce  secret,  l'avait  empoi- 
sonnée avec  des  gants  de  senteur,  qui  avaient  été 
confectionnés  par  un  nommé  René,  Florentin  fort 
habile  dans  ces  sortes  de  matières.  Ce  bruit  s'était 
d'autant  plus  répandu  et  confirmé,  qu'après  la  mort 
de  cette  grande  reine,  sur  la  demande  de  son  fils, 
deux  médecins,  desquels  était  le  fameux  Ambroisc 
Paré,  avaient  été  autorisés  à  ouvrir  et  étudier  le 
corps,  mais  non  le  cerveau.  Or,  comme  c'était  par 
l'odorat  qu'avait  été  empoisonnée  Jeanne  de  Na- 
varre, c'était  le  cerveau,  seule  partie  du  corps  exclue 
de  l'autopsie ,  (|iii  devait  offrir  des  traces  du  crime. 
Nous  disons  crime,  car  personne  ne  doutait  qu'un 
crime  n'efitété  commis. 

Ce  n'était  pas  le  tout;  le  roi  Charles  particulière- 
ment avait  mis  à  ce  mariage,  qui  non-sciiteinent  ré- 
tablissait la  paix  dans  son  royaume,  mais  encore 
attirait  à  Paris  les  principaux  huguenots  <lc  France, 
une  persistance  qui  re!^s/mll)lait  à  de  rcnlètcment. 
CommHes  deux  liaiici'.<^pphrtenaicnt,  l'un  à  la  re- 
ligion rallidlique.  l'autre  fi  la  religion  réforiiii'e,  on 
avait  éi(;  obligii  do  s'arlrcsser,  pour  la  disp('nso,  à 
Grégoire  XIII,  qui  tenait  alors  le  si(*go  de  Rome.  Ln 


dispense  tardait,  et  ce  retard  inquiétait  fort  la  feue 
reine  de  Navarre;  elle  avait  un  jour  exprimé  à 
Charles  IX  ses  craintes  que  cette  dispense  n'arrivât 
point,  ce  à  quoi  le  roi  avait  répondu  : 

«N'ayez souci,  ma  bonnetante,  jevoushonoreplus 
que  le  pape,  et  aime  plus  ma  sœur  que  je  ne  le 
crains.  Je  ne  suis  pas  huguenot,  mais  je  ne  suis  pas 
sot  non  plus,  et,  si  monsieur  le  pape  fait  trop  la  bête, 
je  prendrai  moi-même  Margot  par  la  main  et  je  la 
mènerai  épouser  votre  fils  en  plein  prêche.  » 

Ces  paroles  s'étaient  répandues  du  Louvre  dans  la 
ville,  et,  tout  en  réjouissant  fort  les  huguenots, 
avaient  considérablement  donné  à  penser  aux  ca- 
tholiques, qui  se  demandaient  tout  bas  si  le  roi  les 
trahissait  réellement,  ou  bien  ne  jouait  pas  quelque 
comédie,  qui  aurait  un  beau  matin  ou  un  beau  soir 
son  dénoûment  inattendu. 

C'était  vis-à-vis  de  l'amiral  Coligny  surtout,  qui, 
depuis  cinq  ou  six  ans,  faisait  une  guerre  acharnée 
au  roi,  que  la  conduite  de  Charles  IX  paraissait 
inexplicable;  après  avoir  mis  sa  tête  à  prix  à  cent 
cinquante  mille  écus  d'or,  le  roi  ne  jurait  plus  que 
par  lui ,  l'appelant  son  père  et  déclarant  tout  haut 
qu'il  allait  confier  désormais  à  lui  seul  la  conduite 
de  la  guerre  ;  c'était  au  point  que  Catherine  de 
Médicis  elle-même,  qui  jusqu'alors  avait  réglé  les 
actions,  les  volontés  et  jusqu'aux  désirs  du  jeune 
prince,  paraissait  commencer  à  s'inquiéter  tout  de 
bon,  et  ce  n'était  pas  sans  sujet,  car,  dans  un  mo- 
ment d'épanchcment,  Charles  IX  avait  dit  à  l'ami- 
ral, à  propos  de  la  guerre  de  Flandre  : 

«  Mon  père,  il  y  a  encore  une  chose  en  ceci  à  la- 
quelle il  faut  bien  prendre  garde  :  c'est  que  la  reine 
ma  mère,  qui  veut  mettre  le  nez  partout,  comme 
vous  savez,  ne  connaisse  rien  de  celle  entreprise, 
que  nous  la  tenions  si  secrète  qu'cUen'y  voiegoutte, 
car,  brouillonne  comme  je  la  connais,  elle  nous  gâ- 
terait tout.  )) 

Or,  tout  sage  et  expérimente  qu'il  était,  Coligny 
n'avait  pu  tenir  secrète  une  si  entière  confiance;  et, 
quoiqu'il  fùtarrivéà  Paris  avec  de  grands  soupçons, 
quoiqu'à  son  départ  de  Chàlillon  une  paysanne  se 
fût  jetée  à  ses  pieds,  en  criant  :  Oh  !  Monsieur,  mon- 
sieur notre  bon  maître,  n'allez  [las  à  Paris, car,  si 
vous  y  allez  vous  mourrez, _vous  et  tous  ceux  qui 
iront  avec  vous;  —  ces  soupçons  s'étaient  peu  à  peu 
éteints  dans  son  ccpur,  et  dans  celui  de  Téligny,  son 
gendre,  auquel  le  roi,desoncôt('.  faisait  de  grandes 
amitiés,  l'appelant  son  frère  comme  il  apjielait  l'a- 
miral son  père,  et  le  tutoyant,  ainsi  qu'il  fai.sait 
pour  ses  meilleurs  amis. 

Le.s  liiiguenols.  à  part  quelques  esprits  chagrins 
et  défiants,  étaient  donc  enlièremcnt  rassurés  :  la 
mort  de  la  reine  do  Navarre  passait  pour  avoir  été 
rausi'o  par  une  pleurésie,  et  les  vastes  salles  du 
Louvre  s'étaifiil  rm|ilii"s  de  tous  ces  braves  proles- 
tnnts  auxquels  le  mariage  do  b'ur  jeune  chef  Henri 
promettait  un  retour  do  forluno  bien  inespéré.  L'a- 


LA  REINE  5IARG0T. 


mirai  Coligny,  la  Rochefoucauld,  le  prince  de 
Condé  fils,  Téligny,  enfin  tous  les  principaux  du 
parti  triomphaient  de  voir  tout-puissants  au  Louvre 
et  si  bien  venus  à  Paris  ceux-là  mêmes  que,  trois 
mois  auparavant,  le  roi  Charles  et  la  reine  Cathe- 
rine voulaient  faire  pendre  à  des  potences  plus 
hautes  que  celles  des  assassins.  11  n"y  avait  que  le 
maréchal  de  Montmorency  que  l'on  cherchait  vai- 
nement parmi  tous  ses  frères ,  car  aucune  promesse 
n'avait  pu  le  séduire,  aucun  semblant  n'avait  pu  le 
tromper,  et  il  restait  retiré  en  son  château  de  l'Ue- 
Adam,  donnant  pour  excuse  de  sa  retraite  la  dou- 
leur qujB  lui  causait  encore  la  mort  de  son  père .  le 
grand  connétable  Anne  de  Montmorency,  tué  d'un 
coup  de  pistolet  par  Robert  Stuart ,  à  la  bataille  de 
Saint-Denis. Mais,  comme  cet  événement  était  arrivé 
depuis  plus  de  deux  ans,  et  que  la  sensibilité  était 
une  vertu  assez  peu  à  la  mode  à  cette  époque,  on 
n'avait  cru  de  ce  deuil  prolongé  outre  mesure  que 
ce  qu'on  avait  bien  voulu  en  croire. 

Au  reste,  tout  donnait  tort  au  maréchal  de  Mont- 
morency; le  roi ,  la  reine,  le  duc  d'Anjou  et  le  duc 
d'Âlençon  faisaient  à  merveille  les  honneurs  de  la 
royale  fête. 

Le  duc  d'Anjou  recevait  des  huguenots  eux- 
mêmes  des  compliments  bien  mérités  sur  les  deux 
batailles  de  Jarnac  et  de  Moncontour,  qu'il  avait  ga- 
gnées avant  d'avoir  atteint  l'âge  de  dix-huit  ans, 
plus  précoce  en  cela  que  n'avaient  été  César  et 
Alexandre,  auxquels  on  le  comparait,  en  donnant, 
bien  entendu,  l'infériorité  aux  vainqueurs  d'Issus  et 
de  Pharsale.  Le  duc  d'Alençon  regardait  tout  cela 
de  son  œil  caressant  et  faux  :  la  reine  Catherine 
rayonnait  de  joie,  et,  toute  confite  en  gracieusetés, 
complimentaitleprincellenrideCondésurson  récent 
mariage  avec  Marie  de  Clèves;  enfin  MM.  de  Guise 
eux-mêmes  souriaient  aux  formidables  ennemis  de 
leur  maison,  et  le  duc  de  Mayenne  discourait  avec 
M.  de  Tavanne  et  l'amiral  sur  la  prochaine  guerre 
qu'il  était  plus  que  jamais  question  de  déclarer  à 
Philippe  II. 

Au  milieu  de'  ces  groupes  allait  et  venait,  la  tête 
légèrement  inclinée  et  l'oreille  ouverte  à  toiis  les 
propos,  un  jeune  homme  de  dix-neuf  ans,  à  Toeil 
fin,  aux  cheveux  noirs  coupés  très-courts,  aux  sour- 
cils épais,  au  nez  recourbé  comme  un  bec  d'aigle, 
au  sourire  narquois  et  à  la  moustache  et  à  la  barbe 
naissantes.  Ce  jeune  homme ,  qui  ne  s'était  fait  re- 
marquer encore  qu'au  combat  d'Arnay-le-Duc,  où 
il  avait  bravement  payé  de  sa  personne,  et  qui  re- 
cevait compliments  sur  compliments,  était  l'élève 
bien-aimé  de  Coligny  et  le  héros  du  jour;  trois  mois 
auparavant,  c'est-â-dire  à  l'époque  où  sa  mère  vivait 
encore,  on  l'avait  appelé  le  prince  de  Béarn;  on 
l'appelait  maintenantle roi  de.Navarre.en  attendant 
qu'on  l'appelât  Henri  IV. 

De  temps  en  temps ,  un  nuage  sombre  et  rapide 
passait  sur  son  front;  sans  doute  il  se  rappelait  qu'il 


y  avait  deux  mois  à  peine  sa  mère  était  morte,  et, 
moins  que  personne,  il  doutait  qu'elle  ne  fût  morte 
empoisonnée.  Mais  le  nuage  était  passager  et  dispa- 
raissait comme  une  ombre  flottante;  car  ceux  qui 
lui  parlaient,  ceux  qui  le  félicitaient,  ceux  qui  le 
coudoyaient,  étaient  ceux-là  mêmes  qui  avaient  as- 
sassiné la  courageuse  Jeanne  d'Albret. 

A  quelques  pas  du  roi  de  Navarre ,  presque  aussi 
pensif,  presque  aussi  soucieux  que  le  premier  affec- 
tait d'être  joyeux  et  ouvert,  le  jeune  duc  de  Guise 
causait  avec  Téligny.  Plus  heureux  que  le  Béarnais, 
à  vingt-deux  ans  sa  renommée  avait  presque  atteint 
celle  de  son  père,  le  grand  François  de  Guise.  C'é- 
tait un  élégant  seigneur,  de  haute  taille,  au  regard 
fier  et  orgueilleux,  et  doué  de  cette  majesté  naturelle 
qui  faisait  dire ,  quand  il  passait,  que  près  de  lui  les 
autres  princes  paraissaient  peuple.  Tout  jeune  qu'il 
était,  les  catholiques  voyaient  en  lui  le  chef  de  leur 
parti,  comme  les  huguenots  voyaient  le  chef  du  leur 
dans  ce  jeune  Henri  de  Navarre  dont  nous  venons 
de  tracer  le  portrait.  Il  avait  d'abord  porté  le  titre 
de  prince  de  Joinville,  et  avait  fait,  au  siège  d'Or- 
léans, SCS  premières  armes  sous  son  père,  qui  était 
mort  dans  ses  bras,  en  lui  désignant  l'amiral  Coli- 
gny pour  son  assassin.  Alors  le  jeune  duc,  comme 
Annibal,  avait  fait  un  serment  solennel  :  c'était  de 
venger  la  mort  de  son  père  sur  l'amiral  et  sur  sa  fa- 
mille, et  de  poursuivre  ceux  de  la  religion,  sans 
trêve  ni  relâche,  ayant  promis  à  Dieu  d'être  son  ange 
exterminateur  sur  la  terre  jusqu'au  jour  où  le  der- 
nier hérétique  serait  exterminé.  Ce  n'était  donc  pas 
sans  un  profond  ctonnement  qu'on  voyait  ce  prince, 
ordinairement  si  fidèle  à  sa  parole,  tendre  sa  main 
à  ceux  qu'il  avait  juré  de  tenir  pour  ses  éternels  en- 
nemis, et  causer  familièrement  avec  le  gendre  de 
celui  dont  il  avait  promis  la  mort  à  son  père  mou- 
rant. 

Mais,  nous  l'avons  dit,  cette  soirée  était  celle  des 
étonnements. 

En  effet,  avec  cette  connaissance  de  l'avenir  qui 
manque  heureusement  aux  hommes,  avec  cette  fa- 
culté de  lire  dans  les  cœurs  qui  n'appartient  mal- 
heureusement qu'à  Dieu,  l'observateur  privilégié 
auquel  il  eût  été  donné  d'assister  à  cette  fête  eût 
joui  certainement  du  plus  curieux  spectacle  que 
fournissent  les  annales  de  la  triste  comédie  hu- 
maine. 

Mais  cet  observateur  qui  manquait  aux  galeries 
intérieures  du  Louvre  continuait  dans  la  rue  à  re- 
garder de  ses  yeux  flamboyants  et  à  gronder  de  sa 
voix  menaçante;  cet  observateur,  c'était  le  peuple, 
qui,  avec  son  instinct  merveilleusement  aiguisé  par 
la  haine,  suivait  de  loin  les  ombres  de  ses  ennemis 
implacables,  et  traduisait  leurs  impressions  aussi 
nettement  que  peut  faire  le  curieux  devant  les  fenê- 
tres d'une  salle  de  baHierméliquement  fermée.  La 
musique  enivre  et  règle  le  danseur,  tandis  que  le  cu- 
rieuxvoit  le  mouvement  seul,  et  rit  de  ce  pantin  qui 


LA  REINE  MARGOT. 


s'agite  sans  raison  ;  car  le  curieux,  lui,  n'entend  pas 
la  musique. 

La  musique  qui  enivrait  les  huguenots,  c'était  la 
voix  de  leur  orgueil. 

Ces  lueurs  qui  passaient  aux  yeux  des  Parisiens 
au  milieu  de  la  nuit,  c'étaient  les  éclairs  de  leur 
haine  qui  illuminaient  l'avenir. 

Et  cependant  tout  continuait  d'être  riant  à  l'inté- 
rieur, et  même  un  murmure  plus  doux  et  plus  flat- 
teur que  jamais  courait  en  ce  moment  par  tout  le 
Louvre  :  c'est  que  la  jeune  liancée,  après  avoir  été 
déposer  sa  toilette  d'apparat,  son  manteau  traînant 
et  son  long  voile,  venait  de  rentrer  dans  la  salle  de 
bal,  accompagnée  de  la  belle  duchesse  de  Nevers, 
sa  meilleure  amie,  et  menée  par  son  frère  Char- 
les IX,  qui  la  présentait  aux  principaux  de  ses  hôtes. 

Cette  fiancée,  c'était  la  fille  de  Henri  U,  c'était  la 
perle  de  la  couronne  de  France,  c'était  Marguerite 
de  Valois,  que,  dans  sa  familière  tendresse  pour  elle, 
le  roi  Charles  IX  n'appelait  jamais  que  ma  sœtir 
Margot. 

Certes  jamais  accueil,  si  flatteur  qu'il  fût,  n'avait 
été  mieux  mérité  que  celui  qu'on  faisait  en  ce  mo- 
ment à  la  nouvelle  reine  de  Navarre.  Marguerite,  à 
cette  époque,  avait  vingt  ans  à  peine,  et  déjà  elle 
était  l'objet  des  louanges  de  tous  les  poètes,  qui  la 
comparaient,  les  uns  à  l'Aurore,  les  autres  à  Cythé- 
rée;  c'était  en  effet  la  beauté  sans  rivale  de  cette 
cour  où  Catherine  de  Médicis  avait  réuni,  pour  en 
faire  ses  sirènes,  les  plus  belles  femmes  qu'elle  avait 
pu  trouver.  Elle  avait  les  cheveux  noirs,  le  teint 
brillant,  l'œil  voluptueux  et  voilé  par  de  longs  cils, 
la  bouche  vermeille  et  fine,  le  cou  élégant,  la  taille 
riche  et  souple,  et,  perdu  dans  une  mule  de  satin, 
un  pied  d'enfant.  Les  Français,  qui  la  possédaient, 
étaient  fiers  de  voir  éclore  sur  leur  sol  une  si  ma- 
gnifique fleur,  et  les  étrangers  qui  passaient  par  la 
France  s'en  retournaient  éblouis  de  sa  beauté  s'ils 
l'avaient  vue  seulement,  étourdis  de  sa  science  s'ils 
avaient  causé  avec  elle.  C'est  que  Marguerite  était 
non-seulement  la  plus  belle,  mais  encore  la  plus  let- 
trée des  femmes  de  son  temps,  et  l'on  citait  le  mot 
d'un  savant  italien  qui  lui  avait  été  présenté,  et  qui, 
après  avoir  causé  avec  elle  une  heure  en  italien,  en 
espagnol,  en  latin  et  en  grec,  l'avait  quittée  en  di- 
sant dans  son  enthousiasme  :  «  Voir  la  cour  sans 
voir  Marguerite  de  Valois,  c'eslne  voir  ni  la  France 
ni  la  cour.  >■ 

Aussi  les  harangues  ne  manquaient  pas  au  roi 
Charles  IX  et  à  la  reino  do  Navarre  ;  on  sait  com- 
bien les  huguenots  étaient  harangueurs.  Force  allu- 
sions au  [iass('.,  force  demandes  pour  l'avenir  furent 
adroitement  glissées  au  roi  au  milieu  de  ces  haran- 
gues; mais  à  toutes  ces  allusions  il  répondait  avec 
SCS  lèvres  p.'iles  cl  son  sourire  rusé  : 

K  En  donnant  ma  .sirur  Margot  à  Henri  de  Na- 
varre, je  donne  ma  sœur  k  Ujus  les  prolcslanls  du 
royaume.  >< 


Mot  qui  rassurait  les  uns  et  faisait  sourire  les  au- 
tres, car  il  avait  réellement  deux  sens  :  l'un  pater- 
nel et  dont,  en  bonne  conscience,  Charles  IX  ne  vou- 
lait pas  surcharger  sa  pensée;  l'autre  injurieux 
pour  l'épousée,  pour  son  mari  et  pour  celui-là  même 
qui  le  disait,  car  il  rappelait  quelques  sourds  scan- 
dales dont  la  chronique  de  la  cour  avait  déjà  trouvé 
moyen  de  souiller  la  robe  nuptiale  de  Marguerite  de 
Valois. 

CependantM.  de  Guise  causait,  comme  nous  l'avons 
dit,  avec  Téligny;  mais  il  ne  donnait  pas  à  l'entretien 
une  attention  si  soutenue  qu'il  ne  se  détournât  par- 
fois pour  lancer  un  regard  sur  le  groupe  de  dames 
au  centre  duquel  resplendissait  la  reine  de  Navarre. 
Si  le  regard  de  la  princesse  rencontrait  alors  celui 
du  jeune  duc,  un  nuage  semblait  obscurcir  ce  front 
charmant,  autour  duquel  des  étoiles  de  diamants 
formaient  une  tremblante  auréole,  et  quelque  va- 
gue dessein  perçait  dans  son  attitude  impatiente  et 
agitée. 

La  princesse  Claude,  sœur  aînée  de  Marguerite, 
qui  depuis  quelques  années  déjà  avait  épousé  le  duc 
de  Lorraine ,  avait  remarqué  cette  inquiétude ,  et 
elle  s'approchait  d'elle  pour  lui  en  demander  la 
cause  lorsque,  chacun  s'écartant  devant  la  reine 
mère,  qui  s'avançait  appuyée  au  bras  du  jeune 
prince  de  Condé,  la  princesse  se  trouva  refoulée  loin 
de  sa  sœur.  Il  y  eut  alors  un  mouvement  général 
dont  le  duc  de  Guise  profita  pour  se  rapprocher  de 
madame  de  Nevers,  sa  belle-sœur,  et  par  conséquent 
de  Marguerite.  Madame  de  Lorraine,  qui  n'avait  pas 
perdu  la  jeune  reine  des  yeux,  vit  alors,  au  lieu  de 
ce  nuage  qu'elle  avait  remarqué  sur  son  front  une 
flamme  ardente  passer  sur  ses  joues.  Cependant  le 
duc  s'approchait  toujours,  et,  quand  il  ne  fut  plus 
qu'à  deux  pas  de  Marguerite,  celle-ci,  qui  semblait 
plutôt  le  sentir  que  le  voir,  se  retourna  en  faisant 
un  effort  violent  pour  donner  à  son  visage  le  calme 
et  l'insouciance;  alors  le  duc  salua  respectueuse- 
ment, et,  tout  en  s'inclinant  devant  elle,  murmura 
à  demi-voix  : 

—  Ipse  altidi. 

Ce  qui  voulait  dire  : 

—  Je  l'ai  apporté,  ou  apporté  moi-même. 
Marguerite  rendit  sa  révérence  au  jeune  duc,  et. 

en  se  relevant,  laissa  tomber  cette  réponse  : 

—  NoctH  pro  more. 
Ce  qui  signifiait  : 

—  Cette  nuit  comme  d'habitude. 

Ces  douces  paroles,  absorbées  par  l'énorme  colh'\ 
goudronné  de  la  princesse,  coniiiio  par  l'i-nrouh'- 
ment  d'un  porte-voix,  ne  furent  entendues  que  de 
la  personneà  laquelle  on  le,s  adressait;  mais,  si  court 
c|u'efit  «'lé  le  dialogue,  sans  doute  il  embras.sait  tout 
(•e  <|uc  les  deux  jeunes  gens  avaient  à  .M'  dire,  car 
après  cet  «Tliango  de  deux  mots  contre  trois  ils  se 
.M'parèrenl.  Marguerite  le  front  plus  rêveur  et  le  duc 
le  front  plus  ra<lipux  qu'avant  qii'ils.se  fussent  rappro- 


LA  REINE  MARGOT. 


chés.  Cette  petite  scène  avait  eu  lieu  sans  que 
l'homme  le  plus  intéressé  à  la  remarquer  eût  paru 
y  faire  la  moindre  attention,  car,  de  son  côté,  le  roi 
de  Navarre  n'avait  d'yeux  que  pour  une  seule  per- 
sonne qui  rassemblait  autour  d'elle  une  cour  pres- 
que aussi  nombreuse  que  Marguerite  de  'i^alois  ; 
cette  personne  était  la  belle  madame  de  Sauve. 

Charlotte  de  Beaune-Semblançay,  petite-fille  du 
malheureux  Semblançay  et  femme  de  Simon  de  Fi- 
zes,  baron  de  Sauve,  était  une  des  dames  d'atour  de 
Catherine  de  Médicis,  et  l'une  des  plus  redoutables 
auxiliaires  de  cette  reine,  qui  versait  à  ses  ennemis 
le  philtre  de  l'amour  quand  elle  n'osait  leur  verser 
le  poison  florentin  ;  petite,  blonde,  tour  à  tour  pé- 
tillante de  vivacité  ou  languissante  de  mélancolie, 
toujours  prête  à  l'amour  et  à  l'intrigue,  les  deux 
grandes  affaires  qui,  depuis  cinquante  ans,  occu- 
paient la  cour  des  trois  rois  qui  s'étaient  succédé  ; 
femme  dans  toute  l'acception  du  mot  et  dans  tout  le 
charme  de  la  chose,  depuis  l'œil  bleu  languissant 
ou  brillant  de  flammes  jusqu'aux  petits  pieds  mu- 
tins et  cambrés  dans  leurs  mules  de  velours,  ma- 
dame de  Sauve  s'était,  depuis  quelques  mois  déjà, 
emparée  de  toutes  les  facultés  du  roi  de  Navarre, 
qui  débutait  alors  dans  la  carrière  amoureuse 
comme  dans  la  carrière  politique,  si  bien  que  Mar- 
guerite de  Navarre,  beauté  magnifique  et  royale, 
n'avait  plus  même  trouve  l'admiration  au  fond  du 
cœur  de  son  époux;  et,  chose  étrange  et  qui  étonnait 
tout  le  monde,  même  de  la  part  de  cette  âme  pleine 
de  ténèbres  et  de  mystères,  c'est  que  Catherine  de 
Médicis,  tout  en  poursuivant  son  projet  d'union  en- 
tre sa  fille  et  le  roi  de  Navarre,  n'avait  pas  disconti- 
nué de  favoriser  presque  ouvertement  les  amours  de 
celui-ci  avec  madame  de  Sauve.  Mais,  malgré  cette 
aide  puissante,  et  en  dépit  des  mœurs  faciles  de  l'é- 
poque, la  belle  Charlotte  avait  résisté  jusque-là,  et 
de  cette  résistance  inconnue,  incroyable,  inouïe, 
plus  encore  que  de  la  beauté  et  de  l'esprit  de  celle 
qui  résistait,  était  née  dans  le  cœur  du  Béarnais  une 
passion,  qui,  ne  pouvant  se  satisfaire,  s'était  repliée 
sur  elle-même  et  .avait  dévoré  dans  le  cœur  du 
jeune  roi  la  timidité,  l'orgueil,  et  jusqu'à  cette  in- 
souciance, moitié  philosophique,  moitié  paresseuse, 
qui  faisait  le  fond  de  son  caractère. 

Madame  de  Sauve  venait  d'entrer  depuis  quelques 
minutes  seulement  dans  la  salle  de  bal  ;  soit  dépit, 
soit  douleur,  elle  avait  résolu  d'abord  de  ne  point 
assister  au  triomphe  de  sa  rivale,  et,  sous  le  pré- 
texte d'une  indisposition,  elle  avait  laissé  son  mari, 
secrétaire  d'État  depuis  cinq  ans,  veuir  seul  au  Lou- 
vre; mais,  en  apercevant  le  baron  de  Sauve  sans  sa 
femme,  Catherine  de  Médicis  s'était  informée  des 
causes  qui  tehaient  sa  bien-aimée  Charlotte  éloi- 
gnée; et,  apprenant  que  ce  n'était  qu'une  légère  in- 
disposition, elle  lui  avait  écrit  quelques  mots  d'ap- 
pel, auxquels  la  jeune  femme  s'était  empressée  d'o- 
béir. Henri,  tout  attristé  qu'il  avait  été  d'abord  de 


son  absence,  avait  cependant  respiré  plus  librement 
lorsqu'il  avait  vu  M.  de  Sauve  entrer  seul  ;  mais,  au 
moment  où,  ne  s' attendant  aucunement  à  cette  appa- 
rition, il  allait  en  soupirant  se  rapprocher  de  l'aima- 
ble créature  qu'il  était  condamné,  sinon  à  aimer, 
du  moins  à  traiter  en  épouse,  il  avait  vu  au  bout 
de  la  galerie  surgir  madame  de  Sauve  ;  alors  il  était 
demeuré  cloué  à  sa  place,  les  yeux  fixés  sur  cette 
Circé  qui  l'enchaînait  à  elle  comme  par  un  lien  ma- 
gique, et,  au  lieu  de  continuer  sa  marche  vers  sa 
femme,  par  un  mouvement  d'hésitation  qui  tenait 
bien  plus  à  l'étonnement  qu'à  la  crainte,  il  s'avança 
vers  madame  de  Sauve. 

De  leur  côté,  les  courtisans,  voyant  que  le  roi  de 
Navarre,  dont  on  connaissait  déjà  le  cœur  infiam- 
mable,  se  rapprochait  de  la  belle  Charlotte,  n'eu- 
rent point  le  courage  de  s'opposer  à  leur  réunion , 
ils  s'éloignèrent  complaisamment ,  de  sorte  qu'au 
même  instant  où  Marguerite  de  Valois  et  M.  de  Guise 
échangeaient  les  quelques  mots  latins  que  nous 
avons  rapportés,  Henri,  arrivé  près  de  madame  de 
Sauve,  entamait  avec  elle  en  français  fort  intelli- 
gible, quoique  saupoudré  d'accent  gascon,  une  con- 
versation beaucoup  moins  mystérieuse. 

—  Ah!  ma  mie!  lui  dit-il,  vous  voilà  donc  re- 
venue au  moment  où  l'on  m'avait  dit  que  vous 
étiez  malade,  et  où  j'avais  perdu  l'espérance  de  vous 
voir? 

—  Votre  Majesté,  répondit  madame  de  Sauve,  au- 
rait-elle la  prétention  de  me  faire  croire  que  cette 
espérance  lui  avait  beaucoup  coûté  à  perdre? 

—  Sang-diou,  je  le  crois  bien  !  reprit  le  Béar- 
nais ;  ne  savez-vous  point  que  vous  êtes  mon  soleil 
pendant  le  jour  et  mon  étoile  pendant  la  nuit?  En 
vérité,  je  me  croyais  dans  l'obscurité  la  plus  pro- 
fonde, lorsque  vous  avez  paru  tout  à  l'heure  et  avez 
soudain  tout  éclairé. 

—  C'est  un  mauvais  tour  que  je  vous  joue  alors, 
monseigneur. 

—  Que  voulez-vous  dire,  ma  mie?  demanda 
Henri. 

—  Je  veux  dire  que,  lorsqu'on  est  maître  de  la 
plus  belle  femme  de  France,  la  seule  chose  qu'on 
doive  désirer,  c'est  que  la  lumière  disparaisse  pour 
faire  place  à  l'obscurité,  car  c'est  dans  l'obscurité 
que  nous  attend  le  bonheur. 

—  Ce  bonheur,  mauvaise,  vous  savez  bien  qu'il 
est  aux  mains  d'une  seule  personne,  et  que  cette  per- 
sonne se  rit  et  se  joue  du  pauvre  Henri. 

— Oh!  reprit  la  baronne,  j'aurais  cru  au  contraire, 
moi,  que  c'était  cette  personne  qui  était  le  jouet  et 
la  risée  du  roi  de  Navarre. 

Henri  fut  effrayé  de  cette  attitude  hostile  ;  et  ce- 
pendant il  réfléchit  qu'elle  trahissait  le  dépit,  et  que 
le  dépit  n'est  que  le  masque  de  l'amour. 

—  En  vérité,  dit-il,  chère  Charlotte,  vous  me  fai- 
tes là  un  injuste  reproche,  et  je  ne  comprends  pas 
qu'une  si  jolie  bouche  soit  en  même  temps  si  cruel  le . 


6 


LA  REINE  MARGOT. 


Croyez-vous  donc  que  ce  soit  moi  qui  me  marie?  Eh  ! 
non,  ventre-saint-gris  !  ce  n'est  pas  moi  ! 

—  C'est  moi,  peut-être  !  reprit  aigrement  la  ba- 
ronne, si  jamais  peut  paraître  aigre  la  voix  de  la 
femme  qui  nous  aime  et  qui  nous  reproche  de  ne  pas 
l'aimer. 

—  Avec  vos  beaux  yeux  n'avez-vous  pas  vu  plus 
loin,  baronne'?  Non,  non,  ce  n'est  pas  Henri  de  Na- 
varre qui  épouse  Marguerite  de  Valois. 

—  Et  qu'est-ce  donc  alors? 

—  Eh  1  sang-diou  !  c'est  la  religion  réformée  qui 
épouse  le  pape,  voilà  tout. 

—  Nenni,  nenni,  monseigneur,  et  je  ne  me  laisse 
pas  prendre  à  vos  jeux  d'esprit,  moi  :  Votre  iMajesté 
aime  madame  Marguerite,  et  je  ne  vous  en  fais  pas 
un  reproche,  Dieu  m'en  garde  !  elle  est  assez  belle 
pour  être  aimée. 

Henri  rétléchit  un  instant,  et,  tandis  qu'il  réflé- 
chissait, un  fin  sourire  retroussa  le  coin  de  ses  lè- 
vres. 

—  Baronne,  dit-il,  vous  me  cherchez  querelle,  ce 
me  semble,  et  cependant  vous  n'en  avez  pas  le  droit; 
qu'avez-vous  fait,  voyons ,  pour  m'empêcher  d'épou- 
ser madame  Marguerite?  Rien;  au  contraire,  vous 
m'avez  toujours  désespéré. 

—  Et  bien  m'en  a  pris,  monseigneur  !  répondit 
madame  de  Sauve. 

—  Comment  cela? 

—  Sans  doute,  puisque  aujourd'hui  vous  en  épou- 
sez une  autre. 

—  Ah  !  je  l'épouse  parce  que  vous  ne  m'aimez 
pas. 

—  Si  je  vous  eusse  aimé,  sire,  il  me  faudrait  donc 
mourir  dans  une  heure? 

—  Dans  une  heure!  Que  voulez-vous  dire,  et  de 
quelle  mort  seriez-vous  morte? 

—  De  jalousie...  Car,  dans  une  lieure,  la  reine  de 
Navarre  renverra  ses  femmes  et  Votre  Majesté  ses 
gentilshommes. 

—  Est-ce  là  véritablement  la  pensée  qui  vous 
préoccupe,  ma  mie? 

—  Je  ne  dis  pas  cela.  —  Je  dis  que,  si  je  vous  ai- 
mais, elle  me  préoccuperait  horriblement. 

—  Eh  bien  !  s'écria  Henri  au  comble  de  la  joie 
d'entendre  cet  aveu,  le  premier  (ju'il  eflt  reçu,  si  le 
roi  de  Navarre  ne  renvoyait  pas  ses  pentilshomnics 
ce  soir? 

—  Sire,  dit  madame  de  Sauve  regardant  le  roi 
avec  un  éloiinemenl  i]ui  celte  fois  n'était  pas  jnu(', 
vous  dites  là  des  choses  impossibles  cl  surtout  in- 
croyables. 

—  Pour  (|ue  vous  les  croyiez,  que  faut-il  ilone 
faire? 

—  Il  faudrait  m'en  donner  la  preuve,  cl  celle 
preuve,  vous  ne  pouvez  me  la  donner. 

—  Si  f.-iil,  baronne,  si  fait.  l'nr  saint  Henri!  jo 
vous  la  donnerai,  au  ronlraire,  .s'i'cria  le  roi  en  dé- 


vorant la  jeune  femme  d'un  regard  embrasé  d'a- 
mour. 

—  0  Votre  Majesté!  murmura  la  belle  Charlotte 
en  baissant  la  voix  et  les  yeux.  —  Je  ne  comprends 
pas.  ■ —  Non,  non  !  il  est  impossible  que  vous  échap- 
piez au  bonheur  qui  vous  attend. 

—  H  y  a  quatre  Henri  dans  cette  salle,  mon  ado- 
rée !  reprit  le  roi  ;  Henri  de  France,  Henri  de  Condé, 
Henri  de  Guise;  mais  il  n'y  a  qu'un  Henri  de  Na- 
varre. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  si  vous  avez  ce  Henri  de  Navarre  près 
de  vous  toute  cette  nuit? 

■ —  Toute  cette  nuit? 

—  Oui  ;  serez-vous  certaine  qu'il  ne  sera  pas  près 
d'une  autre? 

—  Ah  !  si  vous  faites  cela,  sire  !  s'écria  à  son  tour 
la  dame  de  Sauve. 

—  Foi  de  gentilhomme,  je  le  ferai. 

Madame  de  Sauve  leva  ses  grands  yeux  humides 
de  voluptueuses  promesses  et  sourit  au  roi,  dont  le 
cœur  s'emplit  d'une  joie  enivrante. 

— Voyons,  reprit  Henri,  en  ce  cas,  que  direz-vous? 

—  Oh  !  en  ce  cas,  répondit  Charlotte,  en  ce  cas,  je 
dirai  que  je  suis  véritablement  aimée  de  Votre  Ma- 
jesté. 

—  Ventre-saint-gris  !  vous  le  direz  donc  ;  car  cela 
est,  baronne. 

—  Mais  comment  faire?  murmura  madame  de 
Sauve. 

—  Oh  !  par  Dieu  !  baronne,  il  n'est  point  que  vous 
n'ayez  autour  de  vous  quelque  camériére,  quelque 
suivante,  quelque  fille  dont  vous  soyez  sûre? 

—  Oh!  j'ai  Dariole,  qui  m'est  si  dévouée  qu'elle 
se  ferait  couper  en  morceaux  pour  moi;  un  vérita- 
ble trésor. 

—  Sang-diou,  baronne!  dites  à  cette  fille  que  je 
ferai  sa  fortune  quand  je  serai  roi  de  France,  comme 
me  le  prédisent  les  astrologues. 

Charlotte  sourit;  car,  dès  celle  époque,  la  réputa- 
tion gasconne  du  Béarnais  était  déjà  établie  à  l'en- 
droit de  ses  promesses. 

—  Eii  bien  !  dit-elle,  que  désirez-vous  de  Dariole? 

—  Bien  peu  de  chose  pour  elle,  tout  pour  moi. 

—  Enfin? 

—  Votre  appartement  est  au-dessus  du  mien. 

—  Oui. 

—  Quelle  attende  derrière  la  porte.  Je  frapperai 
dourenicnl  trois  coups;  elle  ouvrira,  ol  vous  aurez 
la  preinc  que  je  vous  ai  offerte. 

Madame  de  Sauve  garda  le  silence  pendant  quel- 
<liiessoconiles,  puis,  comme  si  elle  eût  regardé  au- 
tour d'idle  pour  n'être  pas  entendue,  elle  lixa  un 
instant  la  vue  sur  le  groupe  où  se  tenait  la  reine 
mère;  mais, si  court  que  friteelinsliiiil,  il  suflit  pnuf 
que  Catherine  ol  sa  dame  d'alour  échangeassent 
ciiacune  un  regard. 

—  Oh!  si  jo  voulais,  dit  madame  de  SauVe  avec 


LA  REINE  MRGOT; 


UB  accent  de  sirène  qui  eût  fait  fondre  la  cire  dans 
les  oreilles  d'Lll3'sse,  si  je  voulais  prendre  Votre  Ma- 
jesté en  mensonge... 

—  Essayez,  ma  mie,  essayez... 

—  Ah  !  ma  foi!  j'avoue  que  j'en  combats  l'envie. 

—  Laissez- vous  vaincre;  les  femmes  ne  sont  ja- 
mais si  fortes  qu'après  leur  défaite. 

—  Sire,  je  reliens  votre  promesse  pour  Dariole  le 
jour  oii  vous  serez  roi  de  France. 

Henri  jeta  un  en  de  joie. 

C'était  juste  au  moment  où  ce  cri  s'échappait  de  la 
bouche  du  Béarnais  que  la  reine  de  Navarre  répon- 
dait au  duc  de  Guise  : 

—  Noctu  pro  more,  cette  nuit  comme  d'habitude. 
Alors  Henri  s'éloigna  de  madame  de  Sauve  aussi 


heureux  que  l'était  le  duc  de  Guise  en  s'éloignant 
lui-même  de  Marguerite  de  Valois. 

Une  heure  après  la  double  scène  que  nous  venons 
de  raconter,  le  roi  Charles  et  la  reine  mère  se  reti- 
rèrent dans  leurs  appartements;  presque  aussitôt 
les  salles  commencèrent  à  se  dépeupler,  les  galeries 
laissèrent  voir  la  base  de  leurs  colonnes  de  marbre. 
L'amiral  et  le  prince  de  Condé  furent  reconduits  par 
quatre  cents  gentilshommes  huguenots  au  milieu 
de  la  foule  qui  grondait  sur  leur  passage.  Puis 
Henri  de  Guise,  avec  les  seigneurs  lorrains  et  les  ca- 
tholiques, sortirent  à  leur  tour,  escortés  des  cris  de 
joie  et  des  applaudissements  du  peuple. 

Quant  à  Marguerite  de-Valois,  à  Henri  de  Navarre 
et  à  madame  de  Sauve,  on  sait  qu'ils  demeuraient  au 
Louvre  même. 


— ^<<|^o-»— 


II 


LA  CHAMBRE  DE  LA  REINE  DE  NAVARRE. 


e  duc  de  Guise  reconduisit 
sa  belle-sœur,  la  duchesse 
de  Nevers,  en  son  hôtel, 
qui  était  situé  rue  du  Chau- 
me, en  face  la  rue  de  Brac, 
et,  après  l'avoir  remise  à 
ses  femmes,  passa  dans  son 
appartement  pour  changer 
de  costume,  prendre  un  manteau  de  nuit  et  s'armer 
d'un  de  ces  poignards  courts  et  aigus  qu'on  appe- 
lait une  foi  de  gentilhomme,  lesquels  se  portaient 
sans  l'épée;  mais,  au  moment  où  il  le  prenait  sur 
la  table  où  il  était  déposé,  il  aperçut  un  petit  billet 
serré  entre  la  lame  et  le  fourreau. 
Il  l'ouvrit  et  lut  ce  qui  suit  : 

«  J'espère  bien  que  M.  de  Guise  ne  retournera  pas 
cette  nuit  au  Louvre,  ou,  s'il  y  retourne,  qu'il  pren- 
dra au  moins  la  précaution  de  s'armer  d'une  bonne 
cotte  de  mailles  et  d'une  bonne  épée.  » 

Ah!  ah!*  dit  le  duc  en  se  retournant  vers  son 

valet  de  chambre,  voici  un  singulier  avertissement, 
maître  Robin.  Maintenant  faites-moi  le  plaisir  de 
me  dire  quelles  sont  les  personnes  qui  ont  pénétré 
ici  pendant  mon  absence? 

—  Une  seule,  monseigneur. 

—  Laquelle? 

—  M.  du  Gast. 


—  Ah  !  ah  !  En  effet  il  me  semblait  bien  reconnaî- 
tre l'écriture.  Et  tu  es  sûr  que  du  Gast  est  venu,  tu 
l'as  vu? 

—  J'ai  fait  plus,  monseigneur,  je  lui  ai  parlé. 

—  Bon;  alors  je  suivrai  le  conseil.  Ma  jaquette  et 
mon  épée. 

Le  valet  de  chambre,  habitué  à  ces  mutations  de 
costumes,  apporta  l'une  et  l'autre.  Le  duc  alors 
revêtit  sa  jaquette,  qui  était  en  chaînons  de  mailles 
SI  souples,  que  la  trame  d'acier  n'était  guère  plus 
épaisse  que  du  velours:  puis  il  passa  par-dessus  son 
Jacques  des  chausses  et  un  pourpoint  gris  et  argent, 
qui  étaient  ses  couleurs  favorites,  tira  de  longues 
bottes  qui  montaient  jusqu'au  milieu  de  ses  cuisses, 
se  coiffa  d'un  toquet  de  velours  noir  sans  plume  ni 
pierreries,  s'enveloppa  d'un  manteau  de  couleur 
sombre,  passa  un  poignard  à  sa  ceinture,  et,  mettant 
son  épée  aux  mains  d'un  page,  seule  escorte  dont  il 
voulût  se  faire  accompagner,  il  prit  le  chemin  du 
Louvre. 

Comme  il  posait  le  pied  sur  le  seuil  de  l'hôtel,  le 
veilleur  de  Saint-Germain-l'Auxerrois  venait  d'an- 
noncer une  heure  du  matin. 

Si  avancée  que  fûfla  nuit  et  si  peu  sûres  que  fus- 
sent les  rues  à  cette  époque,  aucun  accident  n'arriva 
à  l'aventureux  prince  par  le  chemin,  et  il  arriva 
sain  et  sauf  devant  la  masse  colossale  du  vieux  Lou- 
vre, dont  toutes  les  lumières  s'étaient  successivement 


8 


LA  REINE  MARGOT. 


éteintes,  et  qui  se  dressait  à  cette  heure  formidable 
de  silence  et  d'obscurité. 

En  avant  du  château  royal  s'étendait  un  fossé  pro- 
fond, sur  lequel  donnaient  la  plupart  des  chambres 
des  princes  logés  au  palais.  L'appartement  de  Mar- 
guerite était  situé  au  premier  étage. 

Mais  ce  premier  étage,  accessible  s'il  n'y  eût  point 
eu  de  fossé,  se  trouvait,"  grâce  au  retranchement, 
élevé  de  près  de  trente  pieds,  et,  par  conséquent, 
hors  de  l'atteinte  des  amants  et  des  voleurs,  ce  qui 
n'empêcha  point  M.  le  duc  de  Guise  de  descendre 
résolument  dans  le  fossé. 

Au  même  instant,  on  entendit  le  bruit  d'une  fenê- 
tre du  rez-de-chaussée  qui  s'ouvrait.  Cette  fenêtre 
était  grillée;  mais  une  main  parut,  souleva  un  des 
barreaux  descellé  d'avance,  et  laissa  pendre,  par 
cette  ouverture,  un  lacet  de  soie. 

—  Est-ce  vous,  Gillonne?  demanda  le  duc  ù  voix 
basse. 

—  Oui,  monseigneur,  répondit  une  voix  de 
femme,  d'un  accent  plus  bas  encore. 

—  Et  Marguerite? 

—  Elle  vous  attend. 

—  Bien. 

A  ces  mots  le  duc  fit  signe  à  son  page,  qui.  ou- 
vrant son  manteau,  déroula  une  petite  échelle  de 
corde.  Le  prince  attacha  l'une  des  extrémités  de  l'é- 
chelle au  lacet  qui  pendait.  Gillonne  tira  l'échelle  à 
elle,  l'assujettit  solidement;  et  le  prince,  après 
avoir  bouclé  son  épée  à  son  ceinturon,  commença 
l'escalade,  qu'il  acheva  sans  accident.  Derrière  lui, 
le  barreau  reprit  sa  place,  la  fenêtre  se  referma,  et 
le  page,  après  avoir  vu  entrer  paisiblement  son  sei- 
gneur dans  le  Ivouvre,  aux  fenêtres  duquel  il  l'avait 
accompagné  vingt  fois  de  la  même  façon,  s'alla  cou- 
cher, enveloppé  dans  son  manteau,  sur  l'herbe  du 
fossé  et  à  l'ombre  de  la  muraille. 

11  faisait  une  nuit  sombre,  et  quelques  gouttes 
d'eau  tombaient  tièdeset  larges  des  nuages  chargés 
de  soufre  et  d'électricité. 

Le  duc  de  Guise  suivit  sa  conductrice,  qui  n'était 
rien  moins  que  la  fille  de  .lacques  de  Matignon,  ma- 
réchal de  France;  c'était  la  confidente  toute  parti- 
culière de  Marguerite,  qui  n'avait  aucun  secret  pour 
elle,  et  l'on  prétendait  qu'au  nombre  des  mystères 
qu'enfermait  son  incorruptible  fidélité  il  y  en  avait 
de  si  terribles,  que  c'étaient  ceux-là  qui  la  forçaient 
de  garder  les  autres. 

Aucune  lumière  n'était  demcunio  ni  dans  les 
chambres  basses  ni  dans  les  corridors;  de  temps  en 
temps  seulement  un  f'clair  livide  iiluniin.iit  les  ap- 
partements sombres  d'un  rcOel  bleuâtre  qui  dispa- 
rnis.sait  aussitôt. 

Leduc,  toujours  guidé  par  sîi  conductrice,  (|iii  le 
tenait  par  la  main,aiti>ignitonlin  un  escalier  en  spi- 
rale [iratiqué  dans  l'i-paisseiir  d'nti  unir  cl  qui  s'ou- 
vrait par  une  porte  secrète  et  invisible  dans  l'anti- 
chambre de  l'appartement  de  Marguerite. 


L'antichambre,  comme  les  autres  salles  du  bas, 
était  dans  la  plus  profonde  obscurité. 
Arrivée  dans  cette  antichambre,  Gillonne  s'arrêta. 

—  Avez.-vous  apporté  ce  que  désire  la  reine?  de- 
manda-t-elle  à  voix  basse. 

—  Oui,  répondit  le  duc  de  Guise;  mais  je  ne  le 
remettrai  qu'à  Sa  Majesté  elle-même. 

—  Venez  donc  et  sans  perdre  un  instant",  dit 
alors  au  milieu  de  l'obscurité  une  voix  qui  fit  tres- 
saillir le  duc,  car  il  la  reconnut  pour  celle  de  Mar- 
guerite. 

Et  en  même  temps  une  portière  de  velours  vio- 
let fleurdelisé  d'or  se  soulevant,  le  duc  distingua 
dans  l'ombre  la  reine  elle-même,  qui,  impatiente, 
était  venue  au-devant  de  lui. 

—  Me  voici,  madame,  dit  alors  le  duc. 

Et  il  passa  rapidement  de  l'autre  côté  de  la.  por- 
tière, qui  retomba  derrière  lui. 

Alors  ce  fut  à  son  tour,  à  Marguerite  de  Valois,  de 
servir  de  guide  au  prince  dans  cet  appartement, 
d'ailleurs  bien  connu  de  lui,  tandis  que  Gillonne. 
restée  à  la  porte,  avait,  en  portant  le  doigt  à  sa  bou- 
che, rassuré  sa  royale  maîtresse. 

Comme  si  elle  eût  compris  les  jalouses  inquiétu- 
des du  duc,  Marguerite  le  conduisit  jusque  dans  sa 
chambre  à  coucher  :  là  elle  s'arrêta. 

—  Eh  bien  !  lui  dit-elle,  êtes  vous  content,  duc? 
■ —  Content,  madame...  demanda  celui-ci,  et  de 

quoi'?  je  vous  prie. 

—  De  celte  preuve  que  je  vous  donne,  reprit 
Marguerite  avec  un  léger  accent  de  dépit,  que  j'ap- 
partiens à  un  homme  qui,  le  soir  de  son  mariage, 
la  nuit  même  de  ses  noces,  fait  assez  peu  de  cas  de 
moi  pour  n'être  pas  même  venu  me  remercier  de 
l'honneur  que  je  lui  ai  fait,  non  pas  en  le  choisis- 
sant, mais  en  l'acceptant  pour  époux. 

—  Oh  !  madame,  dit  tristement  le  duc,  rassurez- 
vous,  il  viendra,  surtout  si  vous  le  désirez. 

—  Et  c'est  vous  qui  dites  cela,  Henri!  s'écria 
Marguerite,  vous  qui,  entre  tous,  savez  le  contraire 
de  ce  que  vous  dites  !  Si  j'avais  le  désir  que  vous 
me  supposez,  vous  eussé-je  donc  prié  de  venir  au 
Louvre  '! 

—  Vous  m'avez  prié  de  venir  au  Louvre,  Mar- 
guerite, parce  que  vous  avez  le  désir  d'éteindre 
tout  vestige  de  notre  passé,  et  que  ce  pas.sé  vivait 
non-seulement  dans  mon  cœur,  mais  dans  ce  cof- 
fre d'argent  que  je  vous  rapporte. 

—  Henri ,  voulez-vous  que  je  vous  dise  une 
chose?  reprit  Marguerite  en  regardant  fixement  le 
duc,  c'est  que  vous  ne  me  faites  pins  l'effet  d'un 
duc,  mais  d'un  écolier  !  Moi,  nier  que  je  vous  ai 
aimé!  moi,  vouloir  éteindre  une  flamme  qui  mourra 
peut-être,  mais  dont  le  reflet  ne  mourra  pas!  Car 
les  amours  des  personnes  de  mon  rang  illuminent 
cl  souvent  dévorent  toute  ri'|)oque  qui  leiire.^tcon- 
tL'inpiir.Tine.  Non'  non  !  mon  dur.  Vous  pouvez  gar- 
der les  lettres  do  votre  Marguerite  et  lo  coffre  qucllo 


LA  REINE  MAllGOT. 


jETiC' 


^'^^/^^^i  -^^o^^. 


•  Et  quelle  lellre  clicicliez-vous  7  madame. 


VOUS  a  donné.  De  ces  lettres  que  contient  le  coffre, 
elle  ne  vous  en  demande  qu'une  seule,  et  encore 
parce  que  cette  lettre  est  aussi  dangereuse  pour 
vous  que  pour  elle.  .. 

—  Tout  est  à  vous,  dit  le  duc  ;  choisissez  donc  là- 
dedans  celle  que  vous  voudrez  anéantir. 

Marguerite  fouilla  rapidement  dans  le  coffre  ou- 
vert, et  d'une  main  frémissante  prit  l'une  après 
l'autre  une  douzaine  de  lettres  dont  elle  se  con- 
tenta de  regarder  les  adresses,  comme  si,  à  l'in- 
spection de  ces  seules  adresses,  sa  mémoire  lui  rap- 
pelait ce  que  contenaient  ces  lettres;  mais,  arrivée 


au  bout  de  l'examen,  elle  regarda  le  duc,  et  toute 
pâlissante  : 

—  Monsieur,  dit-elle,  celle  que  je  cherche  n'est 
pas  là.  L'auriez-vous  perdue  par  hasard  ?  car,  quant 
à  l'avoir  livrée... 

—  Et  quelle  lettre  cherchez-vous?  madame. 

—  Celle  dans  laquelle  je  vous  disais  de  vous  ma- 
rier sans  retard. 

—  Pour  excuser  votre  infidélité? 
Marguerite  haussa  les  épaules. 

—  Non  ;  mais  pour  vous  sauver  la  vie.  Celle  où 
je  vous  disais  que  le  roi,  voyant  notre  amour  et  les 


par;».  —  lu  {>.  lie  \i\\\  ..lue,  tjOiiU-Yan  .\ljliliuri.ri»3>:,  St. 


10 


LA  REINE  MARGOT. 


efforts  que  je  faisais  pour  rompre  votre  future  union 
avec  l'infante  de  Portugal,  avait  fait  venir  son  frère 
le  bâtard  d'Ângoulême,  et  lui  avait  dit  en  lui  mon- 
trant deux  épées  :  «  De  celle-ci  tue  Henri  de  Guise 
'ce soir,  ou  de  celle-là  je  te  tuerai  demain.  »  Cette 
lettre,  où  est-elle? 

—  La  voici,  dit  le  due  de  Guise  en  la  tirant  de  sa 
poitrine. 

Marguerite  la  lui  arracha  presque  des  mains, 
l'ouvrit  avidement,  s'assura  que  c'était  bien  celle 
qu'elle  réclamait,  poussa  une  exclamation  de  joie 
et  l'approcha  de  la  bougie.  La  flamme  se  commu- 
niqua aussitôt  de  la  mèche  au  papier,  qui  en  un  in- 
stant fut  consumé  ;  puis,  comme  si  Marguerite  eût 
craint  qu'on  pût  aller  chercher  l'imprudent  avis 
jusque  dans  les  cendres,  elle  les  écrasa  sous  son 
pied. 

Le  duc  de  Guise,  pendant  toute  cette  fiévreuse 
action,  avait  suivi  des  yeux  sa  maîtresse. 

—  Eh  bien!  Marguerite,  dit-il  quand  elle  eut 
fini,  êtes-vous  contente  maintenant? 

—  Oui,  car,  maintenant  que  vous  avez  épousé  la 
princesse  de  Porcian,  mon  frère  me  pardonnera 
votre  amour,  tandis  qu'il  ne  m'eût  pas  pardonné 
la  révélation  d'un  secret  comme  celui  que,  dans 
ma  faiblesse  pour  vous,  je  n'ai  pas  eu  la  puissance 
de  vous  cacher. 

—  C'est  vrai,  dit  le  duc  de  Guise,  dans  ce  temps- 
là  vous  m'aimiez. 

—  Et  je  vous  aime  encore,  Henri,  autant  et  plus 
que  jamais. 

—  Vous  ? 

—  Oui,  moi;  car  jamais  plus  qu'aujourd'hui  je 
n'eus  besoin  d'un  ami  sincère  et  dévoué.  Reine,  je 
n'ai  pas  de  trône  ;  femme,  je  n'ai  pas  de  mari. 

Le  jeune  prince  secoua  tristement  la  tête. 

—  Mais  quand  je  vous  dis,  quand  je  vous  répète, 
Henri,  que  mon  mari,  non-seulement  ne  m'aime 
pas,  mais  qu'il  me  hait,  mais  qu'il  me  méprise; 
d'ailleurs,  il  me  semble  que  votre  présence  dans 
la  chambre  où  il  devrait  être  fait  l)i{!n  preuve  de 
cette  haine  et  de  ce  mépris. 

—  Il  n'est  pas  encore  tard,  madame,  et  il  a  fallu 
au  roi  de  Navarre  le  temps  de  congédier  ses  gentils- 
liommes,  et,  s'il  n'estpas  venu,  il  ne  tardera  pas  à 
venir. 

—  Et  moi  je  vous  dis,  s'écria  Marguerite  avec  un 
dépit  croissant,  moi,  je  vous  dis  qu'il  ne  vicmlra 
pas. 

—  Madame,  s'écria  Gillonne  en  ouvrant  la  porto 
et  en  soulevant  la  portière  ;  madame,  le  roi  de  Na- 
varre .sort  d(!  Sun  .ipp.irlcment. 

—  Oh  !  je  le  savais  bien,  moi.  cju'il  viendrait! 
s'ccrin  le  duc  dcGnise. 

—  Henri,  dit  Marguerite  d'une  voix  brève  et  en 
saisissant  l.'i  niaiu  du  duc,  llciin,  vous  allez  voir  si 
io  suis  une  feiiiîui' de  parole  et  si  l'on  |teui  cnuipliT 


sur  ce  que  j'ai  promis  une  fois.  Henri,  entrez  dans 
ce  cabinet. 

—  Madame,  laissez-moi  partir  s'il  en  est  temps 
encore,  car  songez  qu'à  la  première  marque  d'a- 
amour  qu'il  vous  donne,  je  sors  de  ce  cabinet,  et 
alors,  malheur  à  lui! 

—  Vous  êtes  fou,  entrez,  entrez,  vous  dis-je,  je 
réponds  de  tout. 

Et  elle  poussa  le  duc  dans  le  cabinet. 

Il  était  temps.  La  porte  était  à  peine  fermée  der- 
rière le  prince,  que  le  roi  de  Navarre,  escorté  de 
deux  pages  qui  portaient  huit  flambeaux  de  cire 
rose  sur  deux  candélabres,  apparut  souriant  sur  le 
seuil  de  la  chambre. 

Marguerite  cacha  son  trouble  en  faisant  une  pro- 
fonde révérence. 

—  Vous  n'êtes  pas  encore  au  lit?  madame,  de- 
manda le  Béarnais  avec  sa  physionomie  ouverte  et 
joyeuse;  m'attendiez-vous,  par  hasard? 

—  Non,  monsieur,  répondit  Marguerite,  car  hier 
encore  vous  m'avez  dit  que  vous  savez  bien  que  no- 
tre mariage  était  une  alliance  politique,  et  que 
vous  ne  me  contraindriez  jamais. 

—  A  la  bonne  heure;  mais  ceci  n'est  point  une 
raison  pour  ne  pas  causer  quelque  peu  ensemble. 
—  Gillonne,  fermez  la  porte  et  laissez-nous. 

Marguerite,  qui  était  assise,  se  leva,  et  étendit  la 
main  comme  pour  ordonner  aux  pages  de  rester. 

—  Faut-il  que  j'appelle  vos  femmes?  demanda 
le  roi.  Je  le  ferai  si  tel  est  votre  désir,  quoique  je 
vous  avoue  que,  pour  les  choses  que  j'ai  à  vous 
dire,  j'aimerais  mieux  que  nous  fussions  en  tête  à 
tête . 

Et  le  roi  de  Navarre  s'avança  vers  le  cabinet. 

—  Non  !  s'écria  Marguerite  en  s'élançant  au-de- 
vant de  lui  avec  impétuosité;  non,  c'est  inutile,  et 
je  suis  prête  à  vous  entendre. 

Le  Bi-amais  savait  ce  «[u'il  voulait  savoir;  il  jeta 
un  regard  rapide  et  profond  vers  le  cabinet,  comme 
s'il  (M'it  voulu,  maigri"  la  [lortière  ijui  le  voilait,  pé- 
nétrer dans  ses  plus  sombres  profondeurs;  puis  ra- 
menant ses  regards  sur  sa  belle  épousée  pâle  de 
terreur  : 

—  En  ce  cas,  madame,  dit-il  d'une  voix  parfai- 
tement calme,  causons  donc  un  instant. 

—  Comme  il  plaira  à  Votre  Majesté,  dit  la  jeune 
femme  en  retombant  plutôt  qu'elle  ne  s'assit  sur 
le  siège  que  lui  indiquait  son  mari. 

Lr  Béarnais  se  plaça  i)rès4|^lo. 

—  Madame,  conlinua-t-il,  quoi  qu'en  aient  dit 
bien  des  gens,  notre  mariage  est,  je  le  pense,  un 
bon  mariage.  .)e  suis  bien  à  vous  et  vous  êtes  bien 
à  moi. 

—  Mais...  dit  Mnrguerile  effrayée. 

—  Nous  devons  en  ronsiMiuence,  continua  le  roi 
de  Navarre  .-ians  iiaraître  remarquer  l'iM'siijiiion  do 
Marjjucrilc,  a);ir  l'un  envers  l'autre  comme  do  bons 


LA  REINE  ftURGOT. 


11 


alliés,  puisque  nous  nous  sommes  aujourd'hui  juré 
alliance  devant  Dieu.  N'est-ce  pas  votre  avisî 

—  Sans  doute,  monsieur. 

—  Je  sais,  madame,  combien  votre  pénétration 
est  grande,  je  sais  combien  le  terrain  de  la  cour  est 
semé  de  dangereux  abîmes  ;  or,  je  suis  jeune,  et, 
quoique  je  n'aie  jamais  fait  de  mal  à  personne,  j'ai 
bon  nombre  d'ennemis.  Dans  quel  camp,  madame, 
dois-je  ranger  celle  qui  porte  mon  nom  et  qui  m"a 
juré  affection  au  pied  de  l'autel? 

—  Oh  !  monsieur,  pourriez-vous  penser?... 

—  Je  ne  pense  rien,  madame,  j'espère,  et  je  veux 
m'assurer  que  mon  espérance  est  fondée.  11  est  cer- 
tain que  notre  mariage  n'est  qu'un  prétexte  ou 
qu'un  piège. 

Marguerite  tressaillit,  car  peut-être  aussi  cette 
pensée  s'était-elle  présentée  à  son  esprit. 

— •  Maintenant,  lequel  des  deux?  continua  Ilenri 
de  Navarre.  Le  roi  me  hait,  le  duc  d'Anjou  me  hait, 
le  duc  d'Alençon  me  hait,  Catherine  de  Médicis 
haïssait  trop  ma  mère  pour  ne  point  me  haïr. 

—  Oh  !  monsieur,  que  dites-vous? 

—  La  vérité,  madame,  reprit  le  roi,  et  je  vou- 
drais, afin  qu'on  ne  crût  pas  que  je  suis  dupe  de 
l'assassinat  de  M.  de  Mouy  et  de  l'empoisonnement 
de  ma  mère,  je  voudrais  qu'il  y  eût  ici  quelqu'un 
qui  pût  m'entendre. 

—  Oh  !  monsieur,  dit  vivement  Marguerite,  —  et 
de  l'air  le  plus  calme  et  le  plus  souriant  qu'elle  put 
prendre,  —  vous  savez  bien  qu'il  n'y  a  ici  que  vous 
et  moi. 

—  Et  voilà  justement  ce  qui  fait  que  je  m'aban- 
donne, voilà  ce  qui  fait  que  j'ose  vous  dire  que  je 
ne  suis  dupe  ni  des  caresses  que  me  fait  la  maison 
de  France  ni  de  celles  que  me  fait  la  maison  de 
Lorraine. 

—  Sire!  sire!  s'écria  Marguerite. 

—  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il,  ma  mie?  demanda  Henri 
souriant  à  son  tour. 

—  Il  y  a,  monsieur,  que  de  pareils  discours  sont 
bien  dangereux. 

—  Non  pas  quand  on  est  en  tête  à  tête,  reprit 
le  roi.  Je  vous  disais  donc... 

Marguerite  était  visiblement  au  supplice,  elle 
eût  voulu  arrêter  chaque  parole  sur  les  lèvres  du 
Béarnais;  mais  Henri  continua  avec  son  apparente 
bonhomie. 

—  Je  vous  disais  donc  que  j'étais  menacé  de 
tous  les  côtés  :  menacé  par  le  roi,  menacé  par  le  duc 
d'Alençon,  menacé  par  le  duc  d'Anjou,  menacé  par 
la  reine  mère,  menacé  par  le  duc  de  Guise,  par  le 
duc  de  Mayenne,  par  le  cardinal  de  Lorraine,  me- 
nacé par  tout  le  monde,  enfin.  On  sent  cela  in- 
stinctivement; vous  le  savez,  madame.  Eh  bien  ! 
contre  toutes  ces  menaces  qui  ne  peuvent  tarder  de 
devenir  des  attaques,  je  puis  me  défendre  avec  vo- 
tre secours,  car  vous  êtes  aimée,  vous,  de  toutes  les 
personnes  qui  me  détestent. 


—  Moi!  dit  Marguerite. 

—  Oui,  vous,  reprit  Henri  de  Navarre  avec  uûe 
bonhomie  parfaite;  oui,  vous  êtes  aimée  du  roi 
Charles,  vous  êtes  aimée  (il  appuya  sur  le  mot)  du 
duc  d'Alençon;  vous  êtes  aimée  de  la  reine  Cathe- 
rine; enfin,  vous  êtes  aimée  du  duc  de  Guise. 

—  Monsieur!  murmura  Marguerite. 

—  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il  donc  d'étonnant  que  tout 
le  monde  vous  aime?  ceux  que  je  viens  de  vous 
nommer  sont  vos  frères  ou  vos  parents.  Aimer  ses 
parents  et  ses  frères,  c'est  vivre  selon  le  cœur  de 
Dieu. 

—  Mais  enfin,  reprit  Marguerite  oppressée,  où  en 
voulez-vous  venir,  monsieur? 

—  J'en  veux  venir  à  ce  que  je  vous  ai  dit  :  c'est 
que  si  vous  vous  faites,  je  ne  dirai  pas  mon  amie, 
mais  mon  alliée,  je  puis  tout  braver;  tandis  qu'au 
contraire,  si  vous  vous  faites  mon  ennemie,  je  suis 
perdu. 

—  Oh!  votre  ennemie,  jamais,  monsieur!  s'écria 
Marguerite. 

—  Mais  mou  amie,  jamais  non  plus?... 

—  Peut-être. 

—  Et  mon  alliée? 

—  Certainement. 

Et  Marguerite  se  retourna  et  tendit  la  main  au 
roi. 

Henri  la  prit,  la  baisa  galamment,  et  la  gardaut 
dans  les  siennes  bien  plus  dans  un  désir  d'investi- 
gation que  par  un  sentiment  de  tendresse  : 

■ — Eh  bien!  je  vous  crois,  madame,  dit-il,  et  vous 
accepte  pour  alliée.  Ainsi  donc  on  nous  a  mariés 
sans  que  nous  nous  connussions,  sans  que  nous  nous 
aimassions;  on  nous  a  mariés  sans  nous  consulter, 
nous  qu'on  mariait.  Nous  ne  nous  devons  donc 
rien  comme  mari  et  femme.  Vous  voyez,  madame, 
que  je  vais  au-devant  de  vos  vœux  et  que  je  vous 
confirme  ce  soir  ce  que  je  vous  disais  hier.  Mais 
nous,  nous  nous  allions  librement,  sans  que  per- 
sonne nous  y  force;  nous,  nous  nous  allions  comme 
deux  cœurs  loyaux  qui  se  doivent  protection  mu- 
tuelle et  s'allient;  c'est  bien  comme  cela  que  vous 
l'entendez? 

—  Oui,  monsieur,  dit  Marguerite  en  essayant  de 
retirer  sa  main. 

—  Eh  bien  !  continua  le  Béarnais  les  yeux  tou- 
jours fixés  sur  la  porte  du  cabinet,  comme  la  pre- 
mière preuve  d'une  alliance  franche  est  la  con- 
fiance la  plus  absolue,  je  vais,  madame,  vous  ra- 
conter dans  ses  détails  les  plus  secrets  le  plan  que 
j'ai  formé  à  l'effet  de  combattre  victorieusement 
toutes  ces  inimitiés. 

—  Monsieur...  murmura  Marguerite  en  tournant 
à  son  tour  et  malgré  elle  les  yeux  vers  le  cabinet, 
tandis  que  le  Béarnais,  voyant  sa  ruse  réussir,  sou- 
riait dans  sa  barbe. 

—  Voici  donc  ce  que  je  vais  faire,  continua-t-ii 


i2 


LA  REINE  MARGOT. 


i-ans  paraître  remarquer  le  trouble  de  la  jeune 
femme;  je  vais... 

—  Monsieur,  s'écria  Marguerite  en  se  levant  vi- 
vement et  en  saisissant  le  roi  par  le  bras,  permet- 
tez que  je  respire;  rémotion....  la  chaleur...  j'é- 
touffe. 

En  effet,  Marguerite  était  pâle  et  tremblante 
comme  si  elle  allait  se  laisser  choir  sur  le  tapis. 

Henri  marcha  droit  à  une  fenêtre  située  à  bonne 
distance  et  l'ouvrit.  Cette  fenêtre  donnait  sur  la.ri- 
vière. 

Marguerite  le  suivit. 

—  Silence!  silence!  sire!  par  pitié  pour  vous! 
murmura-t-elle. 

Eh  !  madame,  fit  le  Béarnais  en  souriant  à  sa 

manière,  ne  m'avez-vous  pas  dit  que  nous  étions 
seuls? 

—  Oui,  monsieur;  mais  n'avez-vous  pas  entendu 
dire  qu'à  l'aide  d'une  sarbacane,  introduite  à  tra- 
vers un  plafond  ou  à  travers  un  mur,  on  peut  tout 
entendre? 

—  Bien,  madame,  bien,  dit  vivement  et  tout  bas 
le  Béarnais.  Vous  ne  m'aimez  pas,  c'est  vrai;  mais 
vous  êtes  une  honnête  femme. 

—  Que  voulez-vous  dire,  monsieur? 

—  Je  veux  dire  que,  si  vous  étiez  capable  de  me 
trahir,  vous  m'eussiez  laissé  continuer,  puisque  je 
me  trahissais  tout  seul.  Vous  m'avez  arrêté.  Je  sais 
maintenant  que  quelqu'un  est  caché  ici  ;  que  vous 
êtes  une  épouse  infidèle,  mais  une  fidèle  alliée,  et 
dans  ce  moment-ci,  ajouta  le  Béarnais  en  souriant, 
j'ai  plus  besoin,  je  l'avoue,  de  iidélité  en  politique 
qu'en  amour. 

—  Sire...  murmura  Marguerite  confuse. 

—  Bon,  bon,  nous  parlerons  de  tout  cela  plus 
tard,  dit  Henri ,  quand  nous  nous  connaîtrons  mieux. 

Puis,  haussant  la  voix  : 

—  Eh  bien!  continua-t-il,  respirez-vous  plus  li- 
brement à  celte  heure,  madame? 

—  Oui,  sire,  oui,  murmura  Marguerite. 

—  En  ce  cas,  reprit  le  Béarnais,  je  ne  veux  pas 
vous  importuner  plus  longtemps.  Je  vous  devais 
mes  respects  cl  quelques  avances  de  bonne  amitié; 
veuillez  les  accepter  comme  je  vous  les  offre,  de 
tout  mon  cœur.  Reposez-vous  donc  et  bonne  nuit. 

Marguerite  leva  sur  son  mari  un  œil  brillant  de 
reconnaissance  et  à  son  tour  lui  tendit  la  main. 

—  C'est  convenu,  dit-elle. 

—  Alliance  politique,  franciie  et  loyale?  demanda 
Henri. 

—  Franche  cl  loyale,  répondit  la  reine. 

Alors  11)  Béarnais  marcha  vers  la  porle,  attirant 
du  reganl  Marguerite  comme  fascinée.  Puis,  lorsque 
la  portière  fui  relombéc  entre  eux  et  la  chambre  à 
coucher  : 

—  Merci,  Marguerite,  dit  vivement  Henri  à  vnix 
basse,  merci!  Vous  êtes  une  vraie  fille  ih  France. 
Je  pars  tranquilli'.  A  di'faut  di'  votre  nnioiir.  votre 


amitié  ne  me  fera  pas  défaut.  Je  compte  sur  vous, 
comme  de  votre  côté  vous  pouvez  compter  sur  moi. 
Adieu,  madame. 

Et  Henri  baisa  la  main  de  sa  femme  en  la  pres- 
sant doucement;  puis,  d'un  pas  agile,  il  retourna 
chez  lui  en  se  disant  tout  bas  dans  le  corridor  : 

—  Qui  diable  est  chez  elle?  Est-ce  le  roi,  est-ce 
le  duc  d'Anjou,  est-ce  le  duc  d'Alençon,  est-ce  le 
duc  de  Guise,  est-ce  un  frère,  est-ce  un  amant, 
est-ce  l'un  et  l'autre?  En  vérité,  je  suis  presque  fâ- 
ché d'avoir  demandé  maintenant  ce  rendez-vous  à 
la  baronne;  mais,  puisque  je  lui  ai  engagé  ma  pa- 
role et  que  Bariole  m'attend....  n'importe;  elle 
perdra  un  peu,  j'en  ai  peur,  à  ce  que  j'aie  passé 
par  la  chambre  à  coucher  de  ma  femme  pour  aller 
chez  elle,  car,  ventre-saint-gris!  cette  Margot,  comme 
l'appelle  mon  beau-frère  Charles  IX,  est  une  ado- 
rable créature. 

Et.  d'un  pas  dans  lequel  se  trahissait  une  légère 
hésitation,  Henri  de  Navarre  monta  l'escalier  qui 
conduisait  à  l'appartement  de  madame  de  Sauve. 

Marguerite  l'avait  suivi  des  yeux  jusqu'à  ce  qu'il 
eût  disparu,  et  alors  elle  était  rentrée  dans  sa 
chambre.  Elle  trouva  le  duc  à  la  porte  du  cabinet  : 
cette  vue  lui  inspira  presque  un  remords. 

De  son  côté  le  duc  était  grave,  et  son  sourcil 
froncé  dénonçait  une  amère  préoccupation. 

—  Marguerite  est  neutre  aujourd'hui,  dit-il, 
Marguerite  sera  hostile  dans  huit  jours. 

—  Ah!  vous  avez  écouté?  dit  Marguerite. 

—  Que  vouliez-vous  que  je  fisse  dans  ce  cabinet? 

—  Et  vous  trouvez  que  je  me  suis  conduite  au- 
trement que  devait  se  conduire  la  reine  de  Navarre? 

—  Non,  mais  autrement  que  devait  se  conduire 
la  maîtresse  du  duc  de  Guise. 

■ —  Monsieur,  répondit  la  reine,  je  puis  ne  pas 
aimer  mon  mari;  mais  personne  n'a  lo  droit  d'exi- 
ger de  moi  que  je  le  trahisse.  De  bonne  foi,  trahi- 
riez-vous  les  secrets  de  la  princesse  de  Porcian,  vo- 
tre femme? 

—  Allons,  allons,  madame,  dit  le  duc  en  se- 
couant la  tête,  c'est  bien.  Je  vois  que  vous  ne  m'ai- 
mez plus  comme  aux  jours  où  vous  me  racontiez 
ce  que  tramait  le  roi  contre  moi  et  les  miens. 

—  Le  roi  était  le  fort  et  vous  étiez  les  faibles. 
Henri  est  le  faible  et  vous  êtes  les  forts.  Jo  joue 
toujours  le  môme  rôle,  vous  le  voyez  bien. 

—  Seulement,  vous  passez  d'un  camp  à  l'autre. 

—  (l'est  un  droit  que  j'ai  acquis,  monsieur,  en 
vous  sauvant  la  vie. 

—  Bien,  madame;  et,  comme  quand  on  se  sé- 
pare fin  se  rend  cutro  amants  tout  ce  qu'on  .s'est 
donne-,  je  vous  sauverai  la  vie  à  mon  lour.  si  l'oc- 
casion s'en  pri'sente,  cl  nous  serons  (juilles. 

El  sur  ce  le  duc  s'inclina  et  sortit  sans  que  Mar- 
gueriu;  fil  un  geste  |>our  le  retenir. 

Daii'^  ranlichambri'  il  relrouva  ("lilloime.  ijui  le 
conduisit  jusqu'à  In  feuèlro  du  rez-de-chaussée,  ol 


LA  REINE  MARGOT. 


i5 


dans  les  fossés  son  page,  avec  lequel  il  retourna  à 
l'hôtel  de  Guise. 

Pendant  ce  temps,  Marguerite,  rêveuse,  alla  se 
placer  à  sa  fenêtre. 

—  Quelle  nuit  de  noces!  murmura-t-elle.  l'c- 
poux  me  fuit  et  l'amant  me  quitte! 

En  ce  moment  passa  de  l'autre  côte  du  fossé,  ve- 
nant de  la  Tour  de  Bois  et  remontant  vers  le  mou- 
lin de  la  Monnaie,  un  ccolicr  le  poing  sur  la  han- 
che et  chantant  : 

Pourquoi  doncqiies  quand  je  veux 
Ou  mordre  tes  beau»  cheveux, 
Ou  baiser  ta  bouche  aimée, 
Ou  toucher  à  ton  beau  sein, 
Contrefais-tu  la  nonnain 
Dedans  un  cloUre  enfermée? 

Pourqui  gardes-tu  tes-yeui 

Et  ton  sein  délicieux, 

Ton  front,  la  lèvre  jumelle? 


En  vcux-tu  baiser  l'iulon, 
Là-bas  après  que  Caron 
T'aura  mise  en  sa  nacelle? 

Après  ton  dernier  trépas, 
Belle,  tu  n'auras  là-bas 
Qu'une  boucUette  blêmie  ; 
Et  quand,  mort,  je  te  verrai, 
Aux  ombres  je  n'avoùrai 
Oue  jadis  tu  fus  ma  mie  I 

Doncques  tandis  que  lu  vis. 
Change,  maîtresse,  d'avis, 
Et  ne  ni'épar<;ne  ta  bouche. 
Car  au  jour  où  tu  mourras 
Lors  tu  te  repentiras 
De  m'avoir  été  farouche. 

Marguerite  écouta  cette  chanson  en  souriant  avec 
mélancolie;  puis,  lorsque  la  voix  de  l'écolier  se  fut 
perdue  dans  le  lointain,  elle  referma  la  fenêtre  et 
appela  Gillonne  pour  l'aider  à  se  mettre  au  lit. 


•«^i3it^MsS^ 


m 


UN  nOl  POKTE. 


e  lendemain  et  les  jours 
qui  suivirent  se  passèrent 
en  fêtes,  ballets  et  tournois. 
La  même  fusion  conti- 
nuait de  s'opérer  entre  les 
deux  partis.  C'étaient  des 
caresses  et  des  attendrisse- 
ments à  faire  perdre  la  tête 
aux  plus  enragés  iiuguenots.  On  avait  vu  le  père 
Cotton  dîner  et  faire  débauche  avec  le  baron  de 
Courtaumer;  le  duc  de  Guise  remonter  la  Seine  en 
bateau  de  symphonie  avec  le  prince  de  Condé. 

Le  roi  Charles  paraissait  avoir  fait  divorce  avec 
sa  mélancolie  habituelle,  et  ne  pouvait  plus  se  pas- 
ser de  son  beau-frère  Henri.  Enfin  la  reine  mère 
était  si  joyeuse  et  si  occupge  de  broderies,  de  joyaux 
et  de  panaches,  qu'elle  en  perdait  le  sommeil. 

Les  huguenots,  quelque  peu  amollis  par  cette 
Capoue  nouvelle,  commençaient  à  revêtir  les  pour- 
points de  soie,  à  arborer  les  devises  et  à  parader 
devant  certains  balcons  comme  s'ils  eussent  été  ca- 
tholiques. De  tous  côtés  c'était  une  réaction  en  fa- 
veur de  la  religion  réformée,  à  croire  que  toute  la 
cour  allait  se  faire  protestante.  L'amiral  lui-même, 


malgré  son  expérience,  s'y  était  laissé  prendre  comme 
les  autres,  et  il  en  avait  la  tète  tellement  montée, 
qu'un  soir  il  avait  oublié,  pendant  deux  heures, 
de  mâcher  son  cure-dent,  occupation  à  laquelle  il 
se  livrait  d'ordinaire,  depuis  deux  heures  de  l'a- 
près-midi, moment  où  son  dîner  finissait,  jusqu'à 
huit  heures  du  soir,  moment  auquel  il  se  remettait 
à  table  pour  souper. 

Le  soir  où  l'amiral  s'était  laissé  aller  à  cet  in- 
croyable oubli  de  ses  habitudes,  le  roi  Charles  IX 
avait  invité  à  goûter  avec  lui,  en  petit  comité,  Henri 
de  Navarre  et  le  duc  de  Guise,  puis,  la  collation 
terminée,  il  avait  passé  avec  eux  dans  sa  chambre, 
et  là  il  leur  expliquait  l'ingénieux  mécanisme  d'un 
piège  à  loup  qu'il  avait  inventé  lui-même,  lorsque, 
s'interrompant  tout  à  coup  : 

—  Monsieur  l'amiral  ne  vient-il  donc  pas  ce 
soir?  demanda-t-il;  qui  l'a  aperçu  aujourd'hui,  et 
"^ui  peut  me  donner  de  ses  nouvelles? 

—  Moi,  dit  le  roi  de  Navarre;  et,  au  cas  où  Vo- 
tre Majesté  serait  inquiète  de  sa  santé,  je  pourrais 
la  rassurer,  car  je  l'ai  vu  ce  matin  à  six  heures  et 
ce  soir  à  sept. 

—  Ah!  ah!  fit  le  roi,  dont  les  yeux  un  instant 


14 


LA  REINE  MAUGOT. 


distraits  se  reposèrent  avec  une  curiosité  perçante 
sur  son  beau-frère,  vous  êtes  bien  matineux,  Hen- 
riot,  pour  un  jeune  marié  ! 

—  Oui,  sire,  répondit  le  roi  de  Béarn,  je  vou- 
lais savoir  de  l'amiral,  qui  sait  tout,  si  quelques 
gentilshommes  que  j'attends  encore  ne  sont  point 
en  route  pour  venir. 

—  Des  gentilshommes  encore!  vous  en  aviez  huit 
cents  le  jour  de  vos  noces,  et  tous  les  jours  il  en  ar- 
rive de  nouveaux,  voulez-vous  donc  nous  envahir? 
dit  Charles  IX  en  riant. 

Le  duc  de  Guise  fronça  le  sourcil. 

—  Sire,  répliqua  le  Béarnais,  on  parle  d'une  en- 
treprise sur  les  Flandres,  et  je  réunis  autour  de 
moi  tous  ceux  de  mon  pays  et  des  environs  que  je 
crois  pouvoir  être  utiles  à  Votre  Majesté. 

Le  duc,  se  rappelant  le  projet  dont  le  Béarnais 
avait  parlé  à  Marguerite  le  jour  de  ses  noces,  écouta 
plus  attentivement. 

—  Bon!  bon!  répondit  le  roi  avec  son  sourire 
fauve,  plus  il  y  en  aura,  plus  nous  serons  contents  ; 
amenez,  amenez,  Henri.  Mais  qui  sont  ces  gentils- 
hommes; des  vaillants,  j'espère? 

—  J'ignore,  sire,  si  mes  gentilshommes  vaudront 
jamais  ceux  de  Votre  Majesté,  ceux  de  M.  le  duc 
d'Anjou  ou  ceux  de  M.  de  Guise,  mais  je  les  connais 
et  sais  qu'ils  feront  de  leur  mieux. 

—  En  attendez-vous  beaucoup  ? 

—  Dix  ou  douze  encore. 

—  Vous  les  appelez  ? 

—  Sire,  leurs  noms  m'échappent,  et,  à  l'excep- 
tion de  l'un  d'eux,  qui  m'est  recommandé  par  Té- 
ligny  comme  un  gentilhomme  accompli,  et  qui  s'ap- 
pelle de  la  Mole,  je  ne  saurais  dire... 

—  De  la  Mole?  n'est-ce  point  un  Lerac  de  la 
Mole?  reprit  le  roi  fort  versé  dans  ta  science  généa- 
logique; un  Provençal? 

—  Précisément,  sire;  comme  vous  voyez,  je  re- 
crute jusqu'en  Provence. 

—  Et  moi,  dit  le  duc  de  Guise  avec  un  sourire 
moqueur,  je  vais  plus  loin  encore  que  Sa  Majesté  le 
roi  de  Navarre,  car  je  vais  chercher  jusqu'en  Pié- 
mont tous  les  catholiques  sûrs  que  j'y  puis  trouver. 

—  Calholi(iuesou  huguenots,  iiUcrroiupit  le  roi, 
peu  m'importe,  pourvu  qu'ils  .soient  vaill:ints. 

Le  roi,  pour  dire  ces  paroles,  ([ui  iiièiaiciil  dans 
son  esprit  huguenots  et  catholiques,  avait  pris  une 
mine  si  indifférente,  que  le  duc  do  Guise  en  fut 
étonné  lui-même. 

—  Votre  Majesté  s'occupe  de  nos  Flamands?  dit 
l'amiral,  à  qui  le  roi,  (hqiiiis  (luidqiics  jours,  avait 
accordé  la  faveur  d'entrer  dicz  lui  sans  être  an- 
noncé, et  qui  venait  d'cnlendro  les  dernières  para- 
les  de  Sa  Majesté, 

—  Ail  1  voici  mon  père  l'amiral,  .s'écria  Char- 
les IX  en  ouvrant  les  bras;  on  parle  de  guerre,  do 
gentilshommes,  do  vaillants;  et  il  arrive;  coque 
c'est  que  l'aimant,  le  for  s'y  tourne;  mon  heau- 


frère  de  Navarre  et  mon  cousin  de  Guise  attendent 
des  renforts  pour  votre  armée.  Voilà  ce  dont  il  était 
question. 

—  Et  ces  renforts  arrivent,  dit  l'amiral. 

—  Avez- vous  eu  des  nouvelles,  monsieur?  de- 
manda le  Béarnais. 

—  Oui,  mon  fils,  et  particulièrement  de  M.  de 
la  Mole;  il  était  hier  à  Orléans,  et  sera  demain  ou 
après-demain  à  Paris. 

■ — Peste!  M.  l'amiral  est  donc  nécroman,  pour 
savoir  ainsi  ce  qui  se  fait  à  trente  ou  quarante 
lieues  de  distance?  Quant  à  moi,  je  voudrais  bien 
savoir  avec  pareille  certitude  ce  qui  se  passera  ou 
ce  qui  s'est  passé  devant  Orléans  ! 

Goligny  resta  impassible  à  ce  trait  sanglant  du 
duc  de  Guise,  lequel  faisait  évidemment  allusion  à 
la  mort  de  François  de  Guise,  son  père,  tué  devant 
Orléans  par  Poltrot  de  Méré,  non  sans  soupçon  que 
l'amiral  eût  conseillé  le  crime. 

—  Monsieur,  répliqua-t-il  froidement  et  avec  di- 
gnité, je  suis  nécroman  toutes  les  fois  que  je  veux 
savoir  bien  positivement  ce  qui  importe  à  mes  af- 
faires ou  à  celles  du  roi.  Mon  courrier  est  arrivé 
d'Orléans,  il  y  a  une  heure,  et,  grâce  à  la  poste,  a 
fait  trente-deux  lieues  dans  la  journée.  M.  de  la 
Mole,  qui  voyage  sur  son  cheval,  n'en  fait  que  dix 
par  jour,  lui,  et  arrivera  seulement  le  24.  Voilà 
toute  la  magie. 

—  Bravo!  mon  père,  bien  répondu,  dit  Char- 
les LX.  Montrez  à  ces  jeunes  gens  que  c'est  la  sa- 
gesse en  même  temps  que  l'âge  qui  ont  fait  blan- 
chir votre  barbe  et  vos  cheveux;  aussi  allons-nous 
les  envoyer  parler  de  leurs  tournois  et  de  leurs 
amours,  et  rester  ensemble  à  parler  de  nos  guerres. 
Ce  sont  les  bons  conseillers  qui  font  les  bons  rois, 
mon  père.  Allez,  messieurs,  j'ai  à  causer  avec  l'a- 
miral. 

Les  deux  jeunes  gens  sortirent,  le  roi  de  Navarre 
d'abord,  le  duc  de  Guise  ensuite;  mais,  hors  la 
porte,  chacun  tourna  de  son  côté  après  une  froide 
révérence. 

Coligny  les  avait  suivis  des  yeux  avec  une  cer- 
taine inquiétude,  car  il  ne  voyait  jamais  rappro- 
cher ces  deux  haines  bien  enracinées  sans  crain- 
dre (|u'il  n'en  jaillît  quelque  nouvel  éclair.  Char- 
les IX  comprit  ce  (jui  se  passait  dans  son  esprit, 
vint  à  lui,  et  ap[Hiyant  son  bras  au  sien. 

—  Soyez  tran(iuillo,  pion  père,  je  suis  là  pour 
niaint(Miir  chacun  ilans  l'obéissance  et  le  respect, 
.le  suis  vérilahlcmcnt  roi  depuis?  que  ma  mère  n'est 
plus  reine,  et  elle  n'est  plus  reine  depuis  que  Coli- 
gny est  mon  père. 

—  Oh!  sire,  dit  l'amiral,  la  reine  Catherine... 

—  Est  une  brouillonne.  Avec  elle  il  n'y  a  pas  do 
paix  possible.  Ces  ralholiqiies  italiens  sont  enra- 
gés et  n'entendent  à  rien  qu'à  exterminer.  Moi, 
tout  au  contraire,  non-.seulemenl  je  veux  pacifier, 
mais  encore  je  veux  donner  de  la  puissance  à  ceux  de 


LA  REINE  MARGOT 


15 


la  religion. Lesautressonttropdissolus,  mon  père,  et 
ils  me  scandalisent  par  leurs  amoursetpar  leurs  dé- 
règlements. Tiens,  veux-tu  que  je  te  parle  franche- 
ment? continua  Charles  IX  en  redoublant  d'épan- 
chement,  je  me  défie  de  tout  ce  qui  m'entoure,  ex- 
cepté de  mes  nouveaux  amis  !  L'ambition  de  Tavan- 
nes  m'est  suspecte.  Vieilleville  n'aime  que  le  bon 
vin,  et  il  serait  capable  de  trahir  son  roi  pour  une 
tonne  de  malvoisie.  Montmorency  ne  se  soucie  que 
de  la  chasse,  et  passe  son  temps  entre  ses  chiens  et 
ses  faucons.  Le  comte  de  Retz  est  Espagnol,  les  Guise 
sont  Lorrains.  Il  n'y  a  de  vrais  Français  en  France, 
je  crois.  Dieu  me  pardonne  !  que  moi,  mon  beau- 
frère  de  Navarre  et  toi.  Mais,  moi,  je  suis  enchaîné 
au  trône  et  ne  puis  commander  les  armées.  C'est 
tout  au  plus  si  on  me  laisse  chasser  à  mon  aise  à 
Saint-Germain  et  à  Rambouillet.  Mon  beau-frère 
de  Navarre  est  trop  jeune  et  trop  peu  expérimenté. 
D'ailleurs  il  me  semble  en  tout  point  tenir  de  son 
père  Antoine,  que  les  femmes  ont  toujours  perdu. 
Il  n'y  a  que  toi,  mon  père,  qui  sois  à  la  fois  brave 
comme  Julius  César  et  sage  comme  Plato.  Aussi  je 
ne  sais  ce  que  je  dois  faire,  en  vérité  ;  te  garder 
comme  conseiller  ici,  ou  t'envoyer  là-bas  comme 
général.  Si  tu  me  conseilles,  qui  commandera?  si 
tu  commandes,  qui  me  conseillera? 

—  Sire,  dit  Coligny,  il  faut  vaincre  d'abord, 
puis  le  conseil  viendra  après  la  victoire. 

—  C'est  ton  avis,  mon  père;  eh  bien!  soit.  11 
sera  fait  selon  ton  avis.  Lundi  tu  partiras  pour  les 
Flandres,  et  moi  pour  Amboise. 

—  Votre  Majesté  quitte  Paris? 

—  Oui,  je  suis  fatigué  de  tout  ce  bruit  et  de  tou- 
tes ces  fêtes.  Je  ne  suis  pas  un  homme  d'action, 
moi,  je  suis  un  rêveur.  Je  n'étais  pas  né  pour  être 
roi;  j'étais  né  pour  être  poëte.  Tu  feras  une  espèce 
de  conseil  qui  gouvernera  tant  que  tu  seras  à  la 
guerre;  et,  pourvu  que  ma  mère  n'en  soit  pas, 
tout  ira  bien.  Moi,  j'ai  déjà  prévenu  Ronsard  de 
venir  me  rejoindre;  et  là,  tous  les  deux,  loin  du 
bruit,  loin  du  monde,  loin  des  méchants,  sous  nos 
grands  bois,  aux  bords  de  la  rivière,  au  murmure 
des  ruisseaux,  nous  parlerons  des  choses  de  Dieu, 
seule  compensation  qu'il  y  ait  en  ce  monde  aux  cho- 
ses des  hommes.  Tiens,  écoute  ces  vers  par  lesquels 
je  l'invite  à  venir  me  rejoindre  ;  je  les  ai  faits  ce 
matin. 

Coligny  sourit,Charles  IX  passa  sa  main  sur  son 
front  jaune  et  poli  comme  de  l'ivoire,  et  dit  avec 
une  espèce  de  chant  cadencé  les  vers  suivants  : 

Ronsard,  je  conniiis  bien  que  si  tu  ne  me  vois, 
Tu  oublies  soudain  de  ton  iirand  roi  la  voix, 
Mois,  pour  ton  souvenir,  pense  que  je  n'oublie 
Continuer  toujours  d'apprendre  en  poésie, 
Et  pour  ce  j'ai  vouhi  t'envoyer  cet  écrit, 
Pour  enthousiasmer  ton  phantastique  esprit. 

Donc  ne  t'amuse  plus  aux  soins  de  ton  ménage, 


Maintenant  n'est  plus  temps  Je  faire  jardinage; 
Il  faut  suivre  ton  roi,  qui  t'aime  par  sus  tous, 
Pour  les  vers  qui  de  toi  coulent  braves  et  douï. 
Et  crois,  si  tu  ne  viens  me  trouver  à  Amboise, 
Qu'entre  nous  adviendra  une  bien  grande  noise. 

—  Bravo!  sire,  bravo!  dit  Coligny  :  je  me  con- 
nais mieux  en  choses  de  guerre  qu'en  choses  de 
poésie  ;  mais  il  me  semble  que  ces  vers  valent  les 
plus  beaux  que  fassent  Ronsard,  Dorât,  et  même 
M.  Michel  de  l'Hospital,  chancelier  de  France. 

—  Ah  !  mon  père,  s'écria  Charles  IX,  que  ne  dis- 
tu  vrai?  car  le  titre  de  poëte,  vois-tu,  est  celui  que 
j'ambitionne  avant  toutes  choses  ;  et,  comme  je  le 
disais  il  y  a  quelques  jours  à  mon  maître  en  poésie  : 

L'art  de  faire  des  vers,  dût-on  s'en  indigner, 
Doit  être  à  plus  haut  prix  que  celui  de  régner; 
Tous  deux  également  nous  portons  des  couronnes; 
Mais  roi,  je  les  reçus,  poëte,  tu  les  donnes. 
Ton  esprit,  enflammé  d'une  céleste  ardeur, 
Eclate  par  soi-même  et  moi  par  ma  grandeur. 
Si  du  côté  des  dieux  je  cherche  l'avantage, 
Ronsard  est  leur  mignon  et  je  suis  leur  image. 
Ta  lyre,  qui  ravit  par  de  si  doux  accords. 
Te  soumet  les  esprits  dont  je  n'ai  que  les  corps; 
Elle  t'en  rend  le  maître  et  te  fait  introduire 
Où  le  plus  fier  tyran  n'a  jamais  eu  d'empire. 

—  Sire,  dit  Coligny,  je  savais  bien  que  Votre  Ma- 
jesté s'entretenait  avec  les  Muses;  mais  j'ignorais 
qu'elle  en  eût  fait  son  principal  conseil. 

—  Après  toi,  mon  père,  après  toi  ;  et  c'est  pour 
ne  pas  être  troublé  dans  mes  relations  avec  elles 
que  je  veux  te  mettre  à  la  tête  de  toutes  choses. 
Ecoute  donc;  il  faut  en  ce  moment  que  je  réponde 
à  un  nouveau  madrigal  que  mon  grand  et  cher 
poëte  m'a  envoyé...  je  ne  puis  donc  te  donner  à 
cette  heure  tous  les  papiers  qui  sont  nécessaires 
pour  te  mettre  au  courant  de  la  grande  question 
qui  nous  divise,  Philippe  II  et  moi.  Il  y  a,  en  ou- 
tre, une  espèce  de  plan  de  campagne  qui  avait  été 
fait  par  mes  ministres.  Je  te  chercherai  tout  cela  et 
te  le  remettrai  demain  matin. 

—  A  quelle  heure,  sire? 

—  A  dix  heures;  et  si  par  hasard  j'étais  occupé 
de  vers,  si  j'étais  enfermé  dans  mon  cabinet  de  tra- 
vail... eh  bien!  tu  entrerais  tout  de  même,  et  tu 
prendrais  tous  les  papiers  que  tu  trouverais  sur 
cette  table,  enfermés  dans  ce  portefeuille  rouge  ;  la 
couleur  est  éclatante,  et  tu  ne  t'y  tromperas  pas  ; 
moi,  je  vais  écrire  à  Ronsard. 

—  Adieu,  sire. 

—  Adieu,  mon  père. 

—  Votre  main? 

—  Que  dis-tu?  ma  main  ;  dans  mes  bras,  sur  mon 
cœur,  c'est  là  ta  place.  Viens,  mon  vieux  guerrier, 
viens. 

Et  Charles  IX,  attirant  à  lui  Coligny  qui  s'incli- 
nait, posa  ses  lèvres  sur  ses  cheveux  blancs. 


te 


U  aiilNE  MARGOT. 


;i[''[ii:(l|iiili':':i;;,';:;':iiî;i[;fri'!i!ii 


El  Charles  IX,  attirant  à  lui  Coligny  qui  s'inclinait,  posa  ses  lèvres  sur  sos  cheveux  blancs.  —  PaOK  15. 


L'amiral  sortil  en  essuyant  tine  larme. 

Charles  iX  le  suivit  des  yeux  tant  (ju'il  put  le 
voir,  tendit  l'oreille  tant  qu'il  put  l'entendre;  puis, 
lorsqu'il  no  vit  et  n'entendit  plus  rien,  il  laissa, 
comme  c'i'tail  son  luiiiiludo,  rrioiiilier  sa  U'ie  paie 
.sur  son  ('paule,  et  passa  lenli-ment  de  la  clianibro 
où  il  se  trouvait  dans  son  cabinet  d"armes. 

Ce  cabinet  était  la  demeure  favorite  du  roi  ;  c'é- 
tait là  qu'il  prenait  ses  lerons  d'escrime  avec  Pom- 
pée, et  ses  leçons  île  poé'sie  avec  Umisard.  Il  y  avait 
réuni  une  «rande  collection  d  armes  offensives  ou 
défensives  des  plus  belles  qu'il   avait  (ni  trouver. 


Aussi  toutes  les  murailles  l'-taient  tapissées  de  haches, 
de  boucliers,  de  piques,  de  hallebardes,  de  jiistolets 
fit  de  mousquetons,  et  le  jour  même  un  célèbre  ar- 
murier lui  avait  apporté  une  maj^nifique  arquebuse 
sur  le  canon  de  laquelle  étaient  incrustés  en  argent 
ces  quatre  vers  que  lo  poëte  royal  avait  romposé  lui- 
môme. 


Pour  mninlcnir  lii  foy, 
Jfl  suis  hfllo  ot  fidèle  ; 
Aux  rniii>mi<  'In  roy, 
Je  suis  lirllo  el  cruelle. 


LA  REI^'E  aiARGOT. 


n 


PKEPHOdME. 


—  C'est  bien  vous,  dit  le  roi,  que  l'on  nomme  François  de  Louviers-Maurcvcl  ?  —  Page  18. 


Charles  IX  entra  donc,  comme  nous  Favons  dit. 
dans  ce  cabinet,  et,  après  avoir  fermé  la  porte  prin- 
cipale par  laquelle  il  était  entré,  il  alla  soulever  une 
tapisserie  qui  masquait  un  passage  donnant  sur  une 
chambre  où  une  femme  agenouillée  devant  un  prie- 
Dieu  disait  ses  prières. 

Comme  ce  mouvement  s'était  fait  avec  lenteur,  et 
que  les  pas  du  roi,  assourdis  par  le  tapis,  n'avaient 
pas  eu  plus  de  retentissement  que  ceux  d'un  fan- 
tôme, la  femme  agenouillée,  n'ayant  rien  entendu, 
ne  se  retourna  point  et  continua  de  prier.  Charles 
demeura  un  instant  debout,  pensif  et  la  regardant. 


C'était  une  femme  de  trente-quatre  à  trente-cinq 
ans,  dont  la  beauté  vigoureuse  était  relevée  par  le 
costume  des  paysannes  des  environs  de  Caux.  Elle 
portait  le  haut  bonnet  qui  avait  été  si  fort  à  la  mode 
à  la  cour  de  France  pendant  le  règne  d'Isabeau  de 
Bavière,  et  son  corsage  rouge  était  tout  "brodé  d'or, 
comme  le  sont  aujourd'hui  les  corsages  des  contadi- 
nes  de  Netluno  et  de  Sera.  L'appartement  qu'elle  oc- 
cupait depuis  tantôt  vingt  ans  était  contigu  à  la 
chambre  à  coucher  du  roi,  et  offrait  un  singulier 
mélange  d'élégance  et  de  rusticité.  C'est  qu'en  pro- 
portion à  peu  prés  égale,  le  palais  avait  déteint  sur 

3 


fart.  —  ln;p.  dp  rilY  :tlnè,  tioulevart  Montparoasie, 8(. 


18 


LA  REINE  MARGOT. 


la  chaumière,  et  la  chaumière  sur  le  palais.  De  sorte 
que  cette  chambre  tenait  un  milieu  entre  la  simpli- 
cité de  la  villageoise  et  le  luxe  de  la  grande  dame.  En 
effet,  le  prie-Dieu  sur  lequel  elle  était  agenouillée 
était  de  bois  de  chêne  merveilleusement  sculpté, 
recouvert  de  velours  à  crépines  d'or;  tandis  que  la 
Bible,  car  cette  femme  était  de  la  religion  reformée, 
tandis  que  la  Bible  dans  laquelle  elle  lisait  ses 
prières  était  un  de  ces  vieux  livres  à  moitié  déchi- 
rés, comme  on  en  trouve  dans  les  plus  pauvres  mai- 
sons. 

Or,  tout  était  à  l'avenant  de  ce  prie-Dieu  et  de 
cette  Bible. 

—  Eh  !  Madelon  !  dit  le  roi. 

La  femme  agenouillée  releva  la  tète  en  souriant 
à  cette  voix  familière;  puis  se  levant  : 

—  Ah  !  c'est  toi,  mon  fils  !  dit-elle. 

—  Oui,  nourrice,  viens  ici. 

Charles  IX  laissa  retomber  la  portière  et  alla 
s'asseoir  sur  le  bras  d'un  fauteuil.  La  nourrice 
parut. 

—  Que  me  veux-tu,  Chariot?  dit-elle. 

—  Viens  ici  et  réponds  tout  bas. 

La  nourrice  s'approcha  avec  une  familiarité  qui 
pouvait  venir  de  cette  tendresse  maternelle  que  la 
femme  conçoit  pour  l'enfant  qu'elle  a  allaité,  mais 
à  laquelle  les  pamphlets  du  temps  donnent  une 
source  infiniment  moins  pure. 

—  Me  voilà,  dit-elle,  parle. 

—  L'homme  que  j'ai  fait  demander  est-il  là? 

—  Depuis  une  demi-heure. 

Charles  se  leva,  s'approcha  de  la  fenêtre,  regarda 
si  personne  n'était  aux  aguets,  s'approcha  de  la 
porte,  tendit  l'oreille  pour  s'assurer  que  personne 
n'était  aux  écoutes,  secoua  la  poussière  de  ses  tro- 
phées d'armes,  caressa  un  grand  li'vrier  qui  le  sui- 
vait pas  à  pas,  s'arrêtant  quand  son  maître  s'arrê- 
tait, reprenant  sa  marche  quand  son  maître  se  re- 
mettait en  mouvement;  puis,  revenant  à  sa  nour- 
rice : 

—  C'est  bon,  nourrice,  fais-le  entrer. 

La  bonne  femme  sortit  par  le  même  passage  qui 
lui  avait  donne  entrée,  tandis  que  le  roi  allait  s'ap- 
puyer à  une  table  sur  laquelle  étaient  posées  des 
armes  de  toute  espèce. 

Il  y  était  à  peine,  que  la  portière  se  souleva  de 
nouveau,  et  donna  passage  à  celui  qu'il  attendait. 

C'i'tait  un  homme  de  quarante  ans  à  peu  près,  à 
l'ipil  gris  cl  faux,  au  nez  rccfiurbé  en  bec  de  rliat- 
liuanl,  au  faciès  élargi  par  des  pommoltcs  saillan- 
tes; son  vidage  essaya  d'exprimer  le  respect  et  ne 
put  fournir  qu'un  sourire  hypocrite  sur  ses  lèvres 
blèmics  [lar  la  pour. 

Charles  allongea  douremonl  derrière  lui  une 
main  qui  se  porta  sur  un  pommeau  de  pislolet  de 
nouvelle  invention ,  et  qui  parlait  à  l'aide  d'une 
pierre  mise,  on  rnnlnol  avoc  une  roue  (raoier,  au 
lieu  do  partir  à  l'aide  d'une  inèclie,  et  regarda  de 


son  œil  terne  le  nouveau  personnage  que  nous  ve- 
nons de  mettre  en  scène;  pendant  cet  examen  il 
sifflait  avec  une  justesse  et  même  avec  une  mélodie 
remarquable  un  de  ses  airs  de  chasse  favoris. 

Après  quelques  secondes  pendant  lesquelles  le 
visage  de  l'étranger  se  décomposa  de  plus  en  plus  : 

• —  C'est  bien  vous,  dit  le  roi,  que  l'on  nomme 
François  de  Louviers-Maurevel  ? 

—  Oui ,  sire. 

—  Commandant  de  pétardiersî 

—  Oui,  sire. 

—  J'ai  voulu  vous  voir. 
Maurevel  s'inclina. 

—  Vous  savez,  continua  Charles  en  appuyant  sur 
chaque  mot,  que  j'aime  également  tous  mes  su- 
jets. 

—  Je  sais,  balbutia  Maurevel,  que  Votre  Majesté 
est  le  père  de  son  peuple. 

—  Et  que  huguenots  et  catholiques  sont  égale- 
ment mes  enfants? 

Maurevel  resta  muet  ;  seulement,  le  tremblement 
qui  agitait  son  corps  devint  visible  au  regard  per- 
çant du  roi,  quoique  celui  auquel  il  adressait  la  pa- 
role fût  presque  caché  dans  l'ombre. 

—  Cela  vous  contrarie,  continua  le  roi,  vous  qui 
avez  fait  une  si  rude  guerre  aux  huguenots? 

Maurevel  tomba  à  genoux. 

—  Sire,  balbutia-t-il,  croyez  bien... 

—  Je  crois,  continua  Charles  IX  en  arrêtant  de 
plus  en  plus  sur  Maurevel  un  regard  qui,  de  vi- 
treux qu'il  était  d'abord,  devenait  presque  llam- 
boyant  ;  je  crois  que  vous  aviez  bien  envie  de  tuer 
à  Moncontour  M.  l'amiral  qui  sort  d'ici;  je  crois 
que  vous  avez  manque  votre  coup,  et  qu'alors  vous 
êtes  passé  dans  l'armée  du  duc  d'Anjou ,  notre 
frère;  enfin,  je  crois  qu'alors  vous  êtes  passé  une 
seconde  fois  chez  les  princes,  et  que  vous  y  avez 
pris  du  service  dans  la  compagnie  de  M.  de  Mouy 
de  Sainl-Phale... 

—  Oh  !  sire  ! 

—  Un  brave  gentilhomme  picard? 

■ —  Sire,  sire,  s'écria  Maurevel,  ne  m'accablez 
pas! 

—  C'était  un  digne  officier,  continua  Charles  IX, 
et,  au  fur  et  à  mesure  qu'il  parlait,  une  expression 
de  cruauté  presque  féroce  se  peignait  sur  son  vi- 
sage, lequel  vous  accueillit  comme  un  fils,  vous  lo- 
gea, vous  habilla,  vous  nourrit. 

Maurevel  laissa  échapper  un  soupir  de  désespoir. 

—  Vous  rappoliez  votre  père,  je  crois,  continua 
impitoyablLMiient  le  roi,  et  un(!  leiidre  amilié  vous 
liait  au  jeune  do  Mouy  son  fils? 

Maurevel.  toujours  à  genoux,  se  courbait  de  plus 
on  plus  écrasé  sous  la  parole  do  Charles  IX  debout, 
impassible  et  pareil  à  une  statue  dont  les  lèvres 
seules  eussent  été  doui'os  île  vio. 

—  A  propos,  continua  le  roi,  n'ctait-co  pas  dix 


LA  REINE  MARGOT. 


i9 


mille  écus  que  vous  deviez  toucher  de  M.  de  Guise 
au  cas  où  vous  tueriez  l'amiral  ? 

L'assassin,  consterné,  frappait  le  parquet  de  son 
front. 

—  Quant  au  sieur  de  Mouy,  votre  bon  père,  un 
Jour  vous  l'escortiez  dans  une  reconnaissance  qu'il 
poussait  vers  Chevreux.  Il  laissa  tomber  son  fouet 
et  mit  pied  à  terre  pour  le  ramasser.  Vous  étiez 
seul  avec  lui,  alors  vous  prîtes  un  pistolet  dans  vos 
fontes,  et,  tandis  qu'il  se  penchait,  vous  lui  brisâ- 
tes les  reins;  puis,  le  voyant  mort,  car  vous  le  tuâ- 
tes du  coup,  vous  prîtes  la  fuite  sur  le  cheval  qu'il 
vous  avait  donné.  Voilà  l'histoire,  je  crois? 

Et,  comme  Maurevel  demeurait  muet  sous  cette 
accusation,  dont  chaque  détail  était  vrai,  Charles  IX 
se  remit  à  siffler  avec  la  même  justesse  et  la  même 
mélodie  le  même  air  de  chasse. 

—  Or  çà  !  maître  assassin,  dit-il  au  bout  d'un  in- 
stant, savez-vous  que  j'ai  grande  envie  de  vous  faire 
pendre? 

—  0  Majesté!  s'écria  Maurevel. 

—  Le  jeune  de  Mouy  m'en  suppliait  encore  hier, 
et  en  vérité  je  ne  savais  que  lui  répondre,  car  sa 
demande  est  fort  juste. 

Maurevel  joignit  les  mams. 

—  D'autant  plus  juste,  que,  comme  vous  le  di- 
siez, je  suis  le  père  de  mon  peuple,  et  que,  comme 
je  vous  répondais,  maintenant  que  me  voilà  raccom- 
modé avec  les  huguenots,  ils  sont  tout  aussi  bien 
mes  enfants  que  les  catholiques. 

—  Sire,  dit  Maurevel  complètement  découragé, 
ma  vie  est  entre  vos  mains,  faites-en  ce  que  vous 
voudrez. 

—  Vous  avez  raison,  et  je  n'en  donnerais  pas  une 
obole. 

—  Mais,  sire,  demanda  l'assassin,  n'y  a-t-il  donc 
pas  un  moyen  de  racheter  mon  crime? 

—  Je  n'en  connais  guère.  Toutefois,  si  j'étais  à 
votre  place,  ce  qui  n'est  pas,  Dieu  merci  !.. 

—  Eh  bien  !  sire,  si  vous  étiez  à  ma  place,  mur- 
mura Maurevel,  ]e  regard  suspendu  aux  lèvres  de 
Charles... 

—  Je  crois  que  je  me  tirerais  d'affaire,  continua 
le  roi. 

Maurevel  se  releva  sur  un  genou  et  sur  une  main 
en  fixant  ses  yeux  sur  Charles  pour  s'assurer  qu'il 
ne  raillait  pas. 

—  J'aime  beaucoup  le  jeune  de  Mouy  sans  doute, 
continua  le  roi ,  mais  j'aime  beaucoup  aussi  mon 
cousin  de  Guise;  et,  si  lui  me  demandait  la  vie  d'un 
homme  dont  l'autre  me  demanderait  la  mort,  j'a- 
voue que  je  serais  fort  embarrassé.  Cependant,  en 
bonne  politique  comme  en  bonne  religion,  je  devrais 
faire  ce  que  me  demanderait  mon  cousin  de  Guise, 
car  de  Mouy,  tout  vaillant  capitaine  qu'il  est,  est 
bien  petit  compagnon,  comparé  à  un  prince  de  Lor- 
raine. 

Pendant  ces  paroles,  Maurevel  se  redressait  len- 


tement et  comme  un  homme  qui  revient  à  la  vie. 

—  Or,  l'important  pour  vous  serait  donc,  dans 
la  situation  extrême  où  vous  êtes,  de  gagner  la  fa- 
veur de  mon  cousin  de  Guise  ;  et,  à  ce  propos,  je 
me  rappelle  une  chose  qu'il  me  contait  hier. 

Maurevel  se  rapprocha  d'un  pas. 

—  Figurez-vous,  sire,  me  disait-il,  que  tous  les 
matins,  à  dix  heures,  passe  dans  la  rue  Saint-Ger- 
main-r.\uxerrois,  revenant  du  Louvre,  mon  en- 
nemi mortel;  je  le  vois  d'une  fenêtre  grillée  du 
rez-de-chaussée  ;  c'est  la  fenêtre  du  logis  de  mon 
ancien  précepteur,  le  chanoine  Pierre  Piles.  Je  vois 
donc  passer  tous  les  jours  mon  ennemi,  et  tous  les 
jours  je  prie  le  diable  de  l'abîmer  dans  les  entrail- 
les de  la  terre.  Dites  donc,  maître  Maurevel,  conti- 
nua Charles,  si  vous  étiez  le  diable,  ou  si  du  moins 
pour  un  instant  vous  preniez  sa  place,  cela  ferait 
peut-être  plaisir  à  mon  cousin  de  Guise? 

Maurevel  retrouva  son  infernal  sourire,  et  ses  lè- 
vres, pâles  encore  d'effroi,  laissèrent  tomber  ces 
mots  : 

—  Mais,  sire,  je  n'ai  pas  le  pouvoir  d'ouvrir  la 
terre,  moi. 

—  Vous  l'avez  ouverte,  cependant,  s'il  m'en  sou- 
vient bien,  au  brave  de  Mouy.  Après  cela,  vous  me 
direz  que  c'est  avec  un  pistolet...  Ne  l'avez-vous 
plus,  ce  pistolet?... 

—  Pardonnez,  sire,  reprit  le  brigand  à  peu  prés 
rassuré,  mais  je  tire  mieux  encore  l'arquebuse  que 
le  pistolet. 

—  Oh  !  fit  Charles  IX,  pistolet  ou  arquebuse,  peu 
importe,  et  mon  cousin  de  Guise,  j'en  suis  sûr,  ne 
chicanera  pas  sur  le  choix  du  moyen  ! 

—  Mais,  dit  Maurevel,  il  me  faudrait  une  arme 
sur  la  justesse  de  laquelle  je  pusse  compter,  car 
peut-être  me  faudra-t-il  tirer  de  loin. 

—  J'ai  dix  arquebuses  dans  cette  chambre,  reprit 
Charles  IX,  avec  lesquelles  je  touche  un  écu  d'or  à 
cent  cinquante  pas;  voulez-vous  en  essayer  une? 

—  Oh!  sire!  avec  la  plus  grande  joie,  s'écria 
Maurevel  en  s' avançant  vers  celle  qui  était  déposée 
dans  un  coin,  et  qu'on  avait  apportée  le  jour  même 
à  Charles  IX. 

—  Non,  pas  celle-là,  dit  le  roi,  pas  celle-là,  je 
la  réserve  pour  moi-même.  J'aurai  un  de  ces  jours 
une  grande  chasse,  où  j'espère  qu'elle  me  servira. 
Mais  toute  autre  à  votre  choix. 

Maurevel  détacha  une  arquebuse  d'un  trophée. 

—  Maintenant,  cet  ennemi,  sire,  quel  est-il?  de- 
manda l'assassin. 

—  Est-ce  que  je  sais  cela,  moi?  répondit  Char- 
les IX  en  écrasant  le  misérable  de  son  regard  dé- 
daigneux. 

—  Je  le  demanderai  donc  à  M.  de  Guise,  balbu- 
tia Maurevel. 

Le  roi 'haussa  les  épaules. 

—  Ne  demandez  rien,  dit-il,  M.  de  Guise  ne  ré- 
pondrait pas.  Est-ce  qu'on  répond  à  ces  choses-là? 


20 


LA  REINE  MARGOT-. 


C'est  à  ceux  qui  ne  veulent  pas  être  pendus  à  de- 
viner. 

—  Mais  enfin  à  quoi  le  roconnaîtrai-jc'î 

—  Je  vous  ai  dit  que  tous  les  matins  à  dix  heu- 
res il  passait  devant  la  fenêtre  du  chanoine. 

—  Mais  beaucoup  passent  devant  cette  fenêtre. 
Que  Votre  Majesté  daigne  seulement  m'indiquer  un 
signe  quelconque. 

—  Oh  '.  c'est  bien  facile.  Demain,  par  exemple, 
il  tiendra  sous  son  bras  un  portefeuille  de  maroquin 
rouge. 

—  Sire,  il  suffit. 

—  Vous  avez  toujours  ce  cheval  que  vous  a  donné 
M.  de  Uoay,  et  qui  court  si  bien? 

—  Sire,  j'ai  un  barbe  des  plus  vites. 

—  Oh!  je  ne  suis  pas  efl  peine  de  vous!  seule- 


ment il  est  bon  que  vous  sachiez  que  le  cloître  a 
une  porte  de  derrière. 

—  Merci,  sire.  —  Maintenant  priez  Dieu  pour 
moi. 

—  Eh  !  mille  démons  I  priez  le  diable  bien  plutôt; 
car  ce  n'est  que  par  sa  protection  que  vous  pouvez 
éviter  la  corde. 

—  Adieu,  sire. 

—  Adieu.  —  Ah  !  à  propos,  monsieur  de  Maure- 
vel,  vous  savez  que  si  d'une  façon  quelconque  on 
entend  parler  de  vous  demain  avant  dix  heures  du 
matin,  ou  si  l'on  n'en  entend  pas  parler  après,  il  y 
a  une  oubliette  au  Louvre. 

Et  Charles  IX  se  remit  à  siffier  tranquillement  et 
[dus  juste  que  jamais  son  air  favori. 


IV 


LA  SI-lllU;ii  Di:  -ii  AdI  ï   lô' 


C^^i^^!^^ 


^i^ 


,  otre  lecteur  n'a  pas  oublié 
jo  que  dans  le  chapitre  précé- 
*  ,  (lent  il  a  été  question  d'un 
-,  çcntilbonime nommé  delà 
Mole,  allondu  avec  quelque 
impatience  parlIenrideNa- 
•^  varre.  Ce  jeune  gentilhom- 
me, comme  l'avait  annonce 
lamiral, entrait;'!  Pans  par  la  porte  Saint-Marcrl  vers 
la  fin  de  la  journée  du  2i  août  1572,  et,  jetant  un  re- 
gard assez  dédaigneux  sur  les  nombreuses  hôtelleries 
qui  étalaient  à  sa  droite  et  à  sa  gauche  leurs  pittores- 
f[ues  enseignes,  laissa  pénétrer  son  cheval  tout  fumant 
jusqu'au  cœur  de  la  ville,  où,  apré.s  avoir  traversé  la 
place  Maubert,  le  Petit-Pont,  le  pont  Notre-Dame, 
et  longé  les  quais,  il  s'arrêta  au  bout  de  la  rue  de 
Bresec,  dont  nous  avons  fait  depuis  la  rue  de  l'Ar- 
bre-Sec,  et  ;i  laiinclle,  pour  la  ]p1us  grande  facilité 
de  nos  lecteurs,  nous  conserverons  son  iioni  ino- 
dcrnc. 

Le  nom  lui  plut  sans  iloiitc,  car  il  y  entra,  et 
comme  à  sa  gaurlie  une  magnifique  pla(pio  d<^  tôle 
grinçant  sur  sa  Inng^e,  avec  acccmipngnoiiient  de 
sonnettes,  appelait  son  attention,  il  fil  une  ,s('condo 
halle  pour  lire  ces  mois  :  A  In  IklIc-ICloilc,  ('rrits 
en  b'genile  .sous  une  peintun'  qui  représentait  le  si- 
mulacre le  plus  fiatleur  pour  un  voyageur  affamé  : 


c'était  une  volaille  rôtissant  au  milieu  d'un  ciel 
noir,  tandis  qu'un  homme  à  manteau  rouge  tendait 
vers  cet  astre  d'une  nouvelle  espèce  ses  bras,  sa 
bourse  et  ses  vœux. 

—  Voilà,  se  dit  le  gentilhomme,  une  auberge  qui 
s'annonce  bien,  et  l'hôte  qui  la  tient  doit  être,  sur 
mon  âme,  un  ingénieux  compère.  J'ai  toujours  en- 
tendu dire  que  la  rue  de  l'Arbre-Sec  était  dans  le 
quartier  (lu  Louvre;  et,  pour  peu  que  l'établissement 
réponde  à  l'enseigne,  je  serai  à  merveille  ici. 

Pendant  que  le  nouveau  venu  se  débitait  à  lui- 
mCmc  ce  monologue,  un  autre  cavalier,  entre  par 
l'autre  bout  de  la  rue,  c'est-à-dire  par  la  rue  Saint- 
Ilonon',  s'arrê'tait  et  demeurait  aussi  en  exla.se  de- 
vant l'enseigne  de  la  Bcllc-lùollc. 

Celui  des  deux  ([ue  nous  connaissons,  de  nom 
du  moins,  montait  un  cheval  blanc  do  race  espa- 
gnole, et  ('tail  vêtu  d'un  pourpoint  noir  garni  de 
jais.  Son  manteau  élail  do  velours  violet  fonce  :  il 
portail  des  boites  de  cuir  noir,  une  cpée  à  poignée 
de  fer  ciselé,  et  un  poignard  pareil.  Mainicnant,  si 
nous  passons  de  S(Ui  costume  à  son  visage,  nous  di- 
r(ms  que  c'('tail  nn  liomnie  de  vingt-quatre  à  vingl- 
cin(|  ans,  au  teint  ba.sane,  aux  yeux  bleus,  à  la  fine 
moustache,  aux  dents  ('clalanles,  qui  semblaient 
l'claircr  sa  figure  lorsque  .s'ouvrait,  pour  .souriro 
d'un  sourire  doux  cl  mélanr(di(jue,  une  bouche 


LA  REINE  MARGOT. 


24 


d'une  forme  exquise  et  de  la  plus  parfaite  distinc- 
tion. 

Quant  au  second  voyageur,  il  formait  avec  le 
premier  venu  un  contraste  complet.  Sous  son  cha- 
peau à  bords  retroussés  apparaissaient,  riches  et 
crépus,  des  cheveux  plutôt  roux  que  blonds.  Sous 
ses  cheveux,  un  œil  gris  brillait  à  la  moindre  con- 
trariété d'un  feu  si  resplendissant,  qu'on  eût  dit 
alors  un  œil  noir.  Le  reste  du  visage  se  composait 
d'un  teint  rosé,  d'une  lèvre  mince,  surmontée  d'une 
moustache  fauve,  et  de  dents  admirables.  C'était  en 
somme,  avec  sa  peau  blanche,  sa  haute  taille  et  ses 
larges  épaules,  un  fort  beau  cavalier  dans  l'accep- 
tion ordinaire  du  mot,  et,  depuis  une  heure  qu'il 
levait  le  nez  vers  toutes  les  fenêtres,  sous  le  pré- 
texte d'y  chercher  des  enseignes,  les  femmes  l'a- 
vaient fort  regardé  ;  quant  aux  hommes,  qui  avaient 
peut-être  éprouvé  quelque  envie  de  rire  en  voyant 
son  manteau  étriqué,  ses  chausses  collantes  et  ses 
bottes  d'une  forme  antique,  ils  avaient  achevé  ce 
rire  commencé  par  un  Dieu  vous,  (jardc!  des  plus 
gracieux,  à'  l'examen  de  cette  physionomie  qui  pre- 
nait en  une  minute  dix  expressions  différentes,  sauf 
toutefois  l'expression  bienveillante  qui  caractérise 
toujours  la  figure  du  provincial  embarrassé. 

Ce  fut  lui  qui  s-'adressa  le  premier  à  l'autre  gen- 
tilhomme, qui,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  regardait 
riiôtellerie  de  la  Belle-Étoile. 

—  Mordi,  monsieur,  dit-il  avec  cet  horrible  ac- 
cent de  la  montagne  qui  ferait  au  premier  mot  re- 
connaître un  Piémontais  entre  cent  étrangers,  ne 
sommes-nous  pas  ici  près  du  Louvre?  En  tout  cas, 
je  crois  que  vous  avez  eu  même  goût  que  moi  :  c'est 
flatteur  pour  ma  seigneurie. 

—  Monsieur,  répondit  l'autre  avec  un  accent  pro- 
vençal qui  ne  le  cédait  en  rien  à  l'accent  piémon- 
tais de  son  compagnon,  je  crois  en  effet  que  cette 
hôtellerie  est  près  du  Louvre.  Cependant,  je  me 
demande  encore  si  j'aurai  l'honneur  d'avoir  été  de 
votre  avis.  Je  me  consulte. 

—  Vous  n'êtes  pas  décidé,  monsieur?  la  maison 
est  flatteuse,  pourtant.  Après  cela,  peut-être  me 
suis-je  laissé  tenter  par  votre  présence.  Avouez  néan- 
moins que  voilà  une  jolie  peinture? 

—  Oh!  sans  doute;  mais  c'est  justement  ce  qui 
me  fait  douter  de  la  réalité  :  Paris  est  plein  de  pi- 
peurs,  m'a-t-on  dit,  et  l'on  pipe  avec  une  enseigne 
aussi  bien  qu'avec  autre  chose. 

—  Mordi,  monsieur,  reprit  le  Piémontais,  je  ne 
m'inquiète  pas  de  la  piperie,  moi,  et,  si  l'hôte  me 
fournit  une  volaille  moins  bien  rôtie  que  celle  de 
son  enseigne,  je  le  mets  à  la  broche  lui-même  et  je 
ne  le  quitte  pas  qu'il  ne  soit  convenablement  ris- 
solé. Entrons,  monsieur. 

—  Vous  achevez  de  me  décider,  dit  le  Provençal 
en  riant,  montrez-moi  donc  le  chemin,  monsieur, 
je  vous  prie. 

—  Oh!  monsieur,  sur  mon  âme,' je  n'en  ferai 


rien,  car  je  ne  suis  que  votre  humble  serviteur,  le 
comte  Annibal  de  Coconas. 

—  Et  moi,  monsieur,  je  ne  suis  que  le  comte  Jo- 
seph-Hyacinthe-Boniface  de  Lerac  de  la  Mole,  tout 
à  votre  service. 

—  En  ce  cas,  monsieur,  prenons-nous  par  le  bras 
et  entrons  ensemble. 

Le  résultat  de  cette  proposition  conciliatrice  fut 
que  les  deux  jeunes  gens,  qui  descendirent  de  leurs 
chevaux,  en  jetèrent  la  bride  aux  mains  d'un  pale- 
frenier, se  prirent  par  le  bras  et,  ajustant  leurs 
épées,  se  dirigèrent  vers  la  porte  de  l'hôtellerie,  sur 
le  seuil  de  laquelle  se  tenait  l'hôte.  Mais,  contre 
l'habitude  de  ces  sortes  de  gens,  le  digne  proprié- 
taire n'avait  paru  faire  aucune  attention  à  eux,  oc- 
cupé qu'il  était  de  conférer  très-attentivement  avec 
un  grand  gaillard  sec  et  jaune  enfoui  dans  un  man- 
teau couleur  d'amadou,  comme  un  hibou  sous  ses 
plumes. 

.Les  deux  gentilshommes  étaient  arrivés  si  près 
de  l'hôte  et  de  l'homme  au  manteau  amadou  avec 
lequel  il  causait,  que  Coconas,  impatienté  de  ce  peu 
d'importance  qu'on  accordait  à  lui  et  à  son  compa- 
gnon, tira  la  manche  de  l'hôte.  Celui-ci  parut  alors 
se  réveiller  en  sursaut,  et  congédia  son  interlocu- 
teur par  un  —  au  revoir.  —  Venez  tantôt,  et  sur- 
tout tenez-moi  au  courant  de  l'heure. 

■ —  Eh!  monsieur  le  drôle!  dit  Coconas,  ne  voyez- 
vous  pas  que  l'on  a  affaire  ti  vous? 

—  Ah!  pardon,  messieurs,  dit  l'hôte,  je  ne  vous 
voyais  pas. 

—  Eh!  mordi,  il  fallait  nous  voir;  et,  maintenant 
que  vous  nous  avez  vus,  au  lieu  de  dire  monsieur 
tout  court,  dites  monsieur  le  comte,  s'il  vous  plaît. 

La  Mole  se  tenait  derrière,  laissant  parler  Coco- 
nas, qui  paraissait  avoir  pris  l'affaire  à  son  compte. 
Cependant  fl  était  facile  de  voir  à  ses  sourcils  fron- 
cés qu'il  était  prêt  à  lui  venir  en  aide  quand  le 
moment  d'agir  serait  arrivé. 

—  Eh  bien!  que  désirez-vous,  monsieur  le  comté: 
demanda  l'hôte  du  ton  le  plus  calme. 

—  Bien...  c'est  déjà  mieux,  n'est-ce  pas?  dit  Co- 
conas en  se  retournant  vers  la  Mole,  qui  fit  de  la 
tête  un  signe  affirmatif.  Nous  désirons,  M.  le 
comte  et  moi,  attirés  que  nous  sommes  par  votre 
enseigne,  trouver  à  souper  et  à  coucher  dans  votre 
hôtellerie. 

—  Messieurs,  dit  l'hôte,  je  suis  au  désespoir, 
mais  il  n'y  a  qu'une  chambre,  et  je  crains  que  cela 
ne  puisse  vous  convenir. 

—  Eh  bien!  ma  foi,  tant  mieux!  dit  la  Mole,  nous 
irons  loger  ailleurs. 

—  Ah!- mais  non,  mais  non,  dit  Coconas.  Je  de- 
meure, moi,  mon  cheval  est  harassé.  Je  prends  donc 
la  chambre,  puisque  vous  n'en  voulez  pas. 

—  Ah  !  ceci  est  autre  chose,  répondit  l'hôte,  con- 
servant toujours  le  même  flegme  impertinent.  Si 


22 


LA  REINE  MARGOT. 


voiis  n'êtes  qu'un,  je  ne  puis  pas  vous  loger  du 
tout. 

—  Mordi!  s'écria  Coconas,  voici,  sur  ma  foi,  un 
plaisant  animal  ;  tout  à  l'heure  nous  étions  trop  de 
deux,  maintenant  nous  ne  sommes  pas  assez  d'un  ! 
Tu  ne  veux  donc  pas  nous  loger,  drôle? 

—  Ma  foi,  messieurs,  puisque  vous  le  prenez  sur 
ce  ton,  je  vous  répondrai  avec  franchise. 

■ —  Réponds  alors,  mais  réponds  vite. 

—  Eh  bien  !  j'aime  mieux  ne  pas  avoir  l'honneur 
de  vous  loger. 

—  Parce  que?  demanda  Coconas,  blêmissant  de 
colère. 

—  Parce  que  vous  n'avez  pas  do  laquais,  et  que, 
pour  une  chambre  de  maître  pleine,  cela  me  ferait 
deux  chambres  de  laquais  vides.  Or,  si  je  vous 
donne  la  chambre  de  maître,  je  risque  fort  de  ne  pas 
louer  les  autres. 

—  Monsieur  de  la  Mole,  dit  Coconas  en  se  re- 
tournant, ne  vous  semble-t-il  pas,  comme  à  moi, 
que  nous  allons  massacrer  ce  gaillard-là? 

—  Mais  c'est  faisable,  dit  la  Mole  en  se  préparant, 
comme  son  compagnon,  à  rouer  l'iiôtelier  de  coups 
de  fouet. 

Mais,  malgré  cette  double  démonstration,  qui 
n'avait  rien  de  bien  rassurant  de  la  part  de  deux 
gentilshommes  qui  paraissaient  si  déterminés,  Thô- 
telier  ne  s'étonna  point,  et  se  contentant  de  reculer 
d'un  pas,  afin  d'être  chez  lui  : 

—  On  voit,  dit-il  en  goguenardant,  que  ces  mes- 
sieurs arrivent  de  province.  A  Paris,  la  mode  est 
passée  de  massacrer  les  aubergistes  qui  refusent  de 
louer  leurs  chambres.  Ce  sont  les  grands  seigneurs 
qu'on  massacre  et  non  les  bourgeois  ;  et,  si  vous 
criez  trop  fort,  je  vais  appeler  mes  voisins,  de  sorte 
que  ce  sera  vous  qui  serez  roués  de  coups,  traite- 
ment tout  à  fait  indigne  de  deux  gentilshommes. 

—  Mais  il  se  moque  de  nous,  s'écria  Coconas 
exaspéré  ;  mordi  ! 

—  Grégoire,  mon  arquebuse,  dit  l'Iiôte  en  s'a- 
dressant  à  son  valet,  du  môme  ton  qu'il  eût  dit  :  Un 
siège  à  ces  messieurs. 

—  Trippe  del  papa  1  hurla  Coconas  en  tirant 
son  épéc;  mais  échauffez-vous  donc,  monsieur  de  la 
Mole. 

—  Non  pas,  s'il  vous  plaît,  non  pas,  car,  tandis 
que  nous  nous  échaufferons,  le  souper  refroidira, 
lui. 

—  Comment,  vous  trouvez?...  s'écria  Coconas. 

—  .le  trouve  que  M.  de  la  ni^lie-I'ltoiic  a  rai- 
son, seulement  il  sait  mal  prendre  ses  voyageurs, 
surtout  (|unn(l  ces  voyageurs  .sont  dos  gcnliisliom- 
mes.  Au  lieu  de  nous  dire  bnilaliMiioiU:  Jili'^si(\iirs. 
jo  no  veux  pus  de  vous,  il  aurait  mieux  fait  do 
nous  dire  avec  politcs^so  .  Entrez,  messieurs,  quitte 
à  mettre  sur  .son  inr'moire  ;  climnbrr.  <lr  mnitrr, 
tant;  citainbrcdc la(itiah,  tant;  altciidu  (|uc',  si  nous 
n'avons  pas  do  laquais,  nous  comptons  en  prendre. 


Et,  ce  disant,  la  Mole  écarta  doucement  l'hôtelier, 
qui  étendait  déjà  la  main  vers  son  arquebuse,  fit 
passer  Coconas  et  entra  derrière  lui  dans  la  mai- 
son. 

—  N'importe,  dit  Coconas,  j'ai  bien  de  la  peine 
à  remettre  mon  épée  dans  le  fourreau  avant  de  m'ê- 
tre  assuré  qu'elle  pique  aussi  bien  que  les  lardoi- 
res  de  ce  gaillard-là. 

—  Patience  !  mon  cher  compagnon,  dit  la  Mole, 
patience  !  Toutes  les  auberges  sont  pleines  de  gen- 
tilshommes attirés  à  Paris  pour  les  fêtes  du  mariage 
ou  pour  la  guerre  prochaine  de  Flandre,  nous  ne 
trouverions  plus  d'autre  logis  ;  et  puis,  c'est  peut- 
être  la  coutume  à  Pans  de  recevoir  ainsi  les  étran- 
gers qui  y  arrivent. 

^  Mordi  !  comme  vous  êtes  patient  !  murmura  Co- 
conas en  tortillant  de  rage  sa  moustache  rouge  et  en 
foudroyant  l'hôte  de  ses  regards.  Mais  que  le  coquin 
prenne  garde  à  lui,  si  sa  cuisine  est  mauvaise,  si 
son  lit  est  dur,  si  son  vin  n'a  pas  trois  ans  de  bou- 
teille, si  son  valet  n'est  pas  souple  comme  un  jonc... 

—  Là,  là,  là,  mon  gentilhomme,  fit  l'hôte  en  ai- 
guisant sur  un  repassoir  le  couteau  de  sa  ceinture; 
là,  tranquillisez-vous,  vous  êtes  en  pays  de  Co- 
cagne. 

Puis  tout  bas  et  en  secouant  la  tête  : 

—  C'est  quelque  huguenot,  murmura-t-il  ;  les 
traîtres  sont  si  insolents  depuis  le  mariage  de  leur 
Béarnais  avec  mademoiselle  Margot!  Puis,  avec  un 
sourire  qui  eût  fait  frissonner  ses  hôtes  s'ils  l'avaient 
vu,  il  ajouta  : 

—  Eh!  eh!  ce  cerait  drôle  qu'il  me  fût  juste- 
ment tombé  des  huguenots  ici...  et  que... 

—  Çà  !  souperons-nous?  demanda  aigrement  Co- 
conas interrompant  les  aparté  de  son  hôte. 

—  Mais,  comme  il  vous  plaira,  monsieur,  répon- 
dit celui-ci,  radouci  sans  doute  par  la  dernière 
pensée  qui  lui  était  venue. 

—  Eh  bien  !  il  nous  plaît,  et  promptement,  ré- 
pondit Coconas. 

Puis  se  retournant  vers  la  Mole  : 

—  Çà,  monsieur  le  comte,  dit-il,  tandis  que  l'on 
nous  prépare  notre  chambre,  dites-moi  :  est-ce  que 
par  hasard  vous  avez  trouvé  Paris  une  ville  gaie, 
vous? 

—  Ma  foi  non,  dit  la  Mole;  il  me  semble  n'y 
avoir  vu  encore  que  des  visages  effarouchés  ou  ré- 
barbatifs. Peut-être  aus^si  les  Parisiens  ont-ils  peur 
do  l'orage.  Voyez  connue  le  ciel  est  noir  et  comme 
l'air  est  lourd. 

—  Dites-mot,  comte,  vous  (  IhtcIm'/.  le  Iiiuvri', 
n'est-ce  pas? 

—  Et  vous  aussi,  je  crois,  monsieur  de  Corunas? 

—  Lh  bien  !  si  vous  voulez,  nous  lo  rlierclieron.1 
ensemble. 

—  Hein  !  lit  la  Mole,  n'esl-il  pas  un  peu  tord 
pour  sortir?    . 

—Tard  ou  non,  il  faut  que  je  sorte.  —  Mes  ordre» 


LA  REINE  MARGOT. 


25 


sont  précis.  —  Arriver  au  plus  vite  à  Paris,  et, 
aussitôt  arrivé,  communiquer  avec  le  duc  de  Guise. 
A  ce  nom  du  duc  de  Guise,  l'iiùte  s'approcha 
fort  attentif. 

—  Il  me  semble  que  ce  maraud  nous  écoute,  dit 
Coconas,  qui,  en  sa  qualité  de  Piémontais,  était  fort 
rancunier,  et  qui  ne  pouvait  passer  au  maître  de  la 
Belle-Étoile  la  façon  peu  civile  dont  il  recevait  ses 
voyageurs. 

—  Oui,  messieurs,  je  vous  écoute,  dit  celui-ci 
en  mettant  la  main  à  son  bonnet,  mais  pour  vous 
servir.  J'entends  parler  du  grand  duc  de  Guise,  et 
j'accours.  A  quoi  puis-je  vous  être  bon,  mes  gen- 
tilshommes? 

—  Ah  !  ah  !  ce  nom  est  magique,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, car  d'insolent  te  voilà  devenu  obséquieux. 
Mordi,  maître,  maître...  comment  t'appelles-tu? 

—  Maître  la  Hurière,  répondit  l'hôte  en  s'incli- 
nant. 

—  Eh  bien  !  maître  la  Hurière,  crois-tu  que 
mon  bras  soit  moins  lourd  que  celui  de  M.  le  duc 
de  Guise,  qui  a  le  privilège  de  te  rendre  si  poli? 

— ^  Non,  monsieur  le  comte,  mais  il  est  moins 
long,  répliqua  la  Hurière.  D'ailleurs,  ajouta-t-il,  il 
faut  vous  dire  que  ce  grand  Henri  est  notre  idole, 
à  nous  autres  Parisiens. 

—  Quel  Henri?  demanda  la  Mole. 

—  Il  me  semble  qu'il  n'y  en  a  qu'un,  dit  l'au- 
bergiste. 

—  Pardon,  mon  ami,  il  en  a  encore  un  autre 
dont  je  vous  invite  à  ne  pas  dire  de  mal  ;  c'est 
Henri  de  Navarre,  sans  compter  Honri  de  Condé, 
qui  a  bien  aussi  son  mérite. 

—  Ceux-là,  je  ne  les  connais  pas,  répondit  l'hôte. 

—  Oui,  mais,  moi,  je  les  connais,  dit  la  Mole,  et, 
comme  je  suis  adressé  au  roi  Henri  de  Navarre,  je 
vous  invite  à  n'en  pas  médire  devant  moi. 

.  L'hôte,  sans  répondre  à  M.  de  la  Mole,  se  con- 
tenta de  toucher  légèrement  à  son  bonnet,  et,  con- 
tinuant de  faire  les  doux  yeux  à  Coconas  : 

—  Ainsi,  monsieur  va  parler  au  grand  duc  de 
Guise?  monsieur  est  un  gentilhomme  bien  heu- 
reux; et  sans  doute  qu'il  vient  pour?... 

—  Pour  quoi?  demanda  Coconas. 

—  Pour  la  fête,  répondit  l'hôte  avec  un  singulier 
sourire. 

—  Vous  devriez  dire  pour  les  fêtes  ;  car  Paris  en 
regorge,  de  fêtes,  à  ce  que  j'ai  entendu  dire  :  du 
moins  on  ne  parle  que  de  bak,  de  festins,  de  car- 
rousels. Ne  s'amuse-t-on  pas  beaucoup  à  Paris, 
hein? 

—  Mais  modérément,  monsieur  jusqu'à  présent, 
du  moins,  répondit  l'hôte  ;  mais  on  va  s'amuser,  je 
l'espère. 

—  Les  noces  de  Sa  Majesté  le  roi  de  Navarre  at- 
tirent cependant  beaucoup  de  monde  en  cette  ville, 
dit  la  Mole. 

—  Beaucoup  de  huguenots,  oui,  monsieur,  ré- 


pondit brusquement  la  Hurière  ;  puis,  se  reprenant  : 
Ah!  pardon,  dit-il,  ces  messieurs  sont  peut-être  de 
la  religion? 

—  Moi,  de  la  religion!  s'écria  Coconas,  allons 
donc  !  je  suis  catholique  comme  notre  Saint-Père  le 
pape. 

La  Hurière  se  retourna  vers  la  Mole  comme  pour 
l'interroger;  mais  ou  la  Mole  ne  comprit  pas  son 
regard,  ou  il  ne  jugea  point  à  propos  d'y  répondre 
autrement  que  par  une  autre  question. 

—  Si  vous  ne  connaissez  point  Sa  Majesté  le  roi 
de  Navarre,  maître  la  Hurière,  dit-il,,  peut-être 
connaissez-vous  M.  l'amiral.  J'ai  entendu  dire  que 
M.  l'amiral  jouissait  de  quelque  faveur  à  la  cour  ; 
et,  comme  je  lui  étais  recommandé,  je  désirerais, 
si  son  adresse  ne  vous  écorche  pas  la  bouche,  savoir 
où  il  loge. 

—  //  logeait  rue  de  Béthisy,  monsieur,  ici  à 
droite,  répondit  l'hôte  avec  une  satisfaction  inté- 
rieure qui  ne  put  s'empêcher  de  devenir  extérieure. 

—  Comment,  il  logeait?  demanda  la  Mole  ;  est- 
il  donc  déménagé  ? 

—  Oui,  de  ce  monde  peut-être. 

—  Qu'est-ce  à  dire'^  s'écrièrent  ensemble  les  deux 
gentilshommes,  l'amiral  déménagé  de  ce  monde  ! 

—  Quoi!  monsieur  de  Coconas,  poursuivit  l'hôte 
avec  un  malin  sourire,  vous  êtes  de  ceux  de  Guise, 
et  vous  ignorez  cela  ! 

—  Quoi,  cela? 

—  Qu'avant  hier,  en  passant  sur  la  place  Saint- 
Germain-l'Auxerrois,  devant  la  maism  du  chanoine 
Pierre  Piles,  l'amiral  a  reçu  un  coup  d'arquebuse. 

—  Et  il  est  tué?  s'écria  la  Mole. 

—  Non,  le  coup  lui  a  seulement  cassé  le  bras  et 
coupé  deux  doigts,  mais  on  espère  que  les  balles 
étaient  empoisonnées. 

—  Comment  !  misérable,  s'écria  la  Mole',  on  es- 
père!... 

—  Je  veux  dire  qu'on  croit,  reprit  l'hôte.  Ne 
nous  fâchons  pas  pour  un  mot  :  la  langue  m'a 
fourché. 

Et  maître  la  Hurière ,  tournant  le  dos  à  la  Mole, 
tira  la  langue  à  Coconas  de  la  façon  la  plus  go- 
guenarde, accompagnant  ce  geste  d'un  coup  d'œil 
d'intelligence, 

—  En  vérité!  dit  Coconas  rayonnant. 

—  En  vérité!  murmura  la  Mole  avec  une  stupé- 
faction douloureuse. 

—  C'est  comme  j'ai  l'honneur  de  vous  le  dire, 
messieurs,  répondit  l'hôte. 

—  En  ce  cas,  dit  la  Mole,  je  vais  au  Louvre  sans 
perdre  un  moment.  Y  trouverai-je  le  roi  Henri? 

—  C'est  possible,  puisqu'il  y  loge. 

—  Et  moi  aussi  je  vais  au  Louvre,  dit  Coconas. 
Y  trouverai-je  le  duc  de  Guise? 

—  C'est  probable,  car  je  viens  de  le  voir  passer 
il  n'y  a  qu'un  instant  avec  deux  cents  gentilshom- 
mes. 


24 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Alors  venez,  monsieur  deCoeonas,  dit  la  Mole. 

—  Je  vous  suis,  monsieur,  dit  Coconas. 

—  Mais  votre  souper,   mes  gentilshommes,  de- 
manda maître  la  liurière. 

—  Ah  !  dit  la  Mole,  je  souperai  peut-être  chez  le 
roi  de  Navarre. 


—  Et  moi  chez  le  duc  de  Guise,  dit  Coconas. 

—  Et  moi,  dit  rhôte,  après  avoir  suivi  des  yeux 
les  deux  gentilshommes  qui  prenaient  le  chemin 
du  Louvre,  moi,  je  vais  fourbir  ma  salade,  emmé- 
cher  mon  arquebuse  et  affiler  ma  pertuisane.  On 
ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver. 


nu  LOUVRF,  KN  PARTICI'LIEU  ET  DE  LA  VERTU  EN  GENERAL. 


es  deux  gentilshommes , 
renseignes  par  la  première 
personne  qu'ils  rencontrè- 
rent, prirent  la  rue  d'Ave- 
ron,  la  rue  Sainl-Germain- 
l'Auxerrois,  et  se  trouvè- 
rent bientôt  devant  le  Lou- 
vre, dont  les  tours  com- 
mençaient à  se  confondre  dans  les  premières  ombres 

du  soir. 

—  Qu'avez-vous  donc'.'  demanda  Coconas  à  la 
Mole,  qui,  arrête  à  la  vue  du  vieux  château,  regar- 
dait avec  un  certain  respect  ces  ponts-levis,  ces  fe- 
nêtres étroites  et  ces  clochetons  aigus  qui  se  pri'- 
sentaient  tout  à  coup  à  ses  yeux. 

—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien,  dit  la  Mole,  le  cœur 
me  bat.  Je  ne  suis  cependant  pas  timide  outre  me- 
sure; mais  je  ne  sais  pourquoi  ce  palais  me  paraît 
sombre,  et.  dirai-je,  terrible. 

—  Eh  bien!  moi,  dit  Coconas,  je  ne  sais  ce  qui 
m'arrive,  mais  je  suis  d'une  allégresse  rare.  La  te- 
nue est  pourtant  (luelque  peu  négligée,  conlinua-t-il 
en  parcourant  des  yeux  son  costume  de  voyage. 
Mais,  bah!  l'on  a  l'air  cavalier.  Puis  mes  ordres  me 
recommandaient  la  promptitude.  Je  serai  donc  le 
bienvenu,  puisque  j'aurai  ponetu('ll(îment  ohi'i. 

Et  les  deux  jeunes  gens  continuèrent  leur  che- 
min, agités  chacun  des  sentiments  qu'ils  avaient  ex- 

jiriinés. 

Il  v  avait  bonne  garde  au  Louvre;  tous  les  postes 
semblaient  doubb's.  Nos  deux  voyageurs  furent 
donc  d'abord  assez  embarrassés.  Mais  Coconas,  qui 
avait  remarqué  que  le  nom  du  duc  de  Guise  était 
une  espèce  de  talisman  près  des  j'arisiens,  s'appro- 
cha d'une  sentinelle,  et,  se  réclamant  de  r(^  nom 
tout-puis.sanl,  demanda  si,  grftcc  à  lui,  il  ne  pour- 
rait point  pénétrer  dans  le  I,nuvrc. 

Ce  nom  paraissait  faire  sur  le  soldai  son  effet  or- 


dinaire; cependant  il  demanda  à  Coconas  s'il  n'a- 
vait point  le  mot  d'ordre. 

Coconas  fut  force  d'avouer  qu'il  ne  l'avait  point. 

—  Alors,  au  large,  mon  gentilhomme!  dit  le 
soldat. 

En  ce  moment,  un  homme  qui  causait  avec  l'of- 
ficier du  poste,  et  qui  tout  en  causant  avait  entendu 
Coconas  réclamer  son  admission  au  Louvre,  inter- 
rompit son  entretien,  et  venant  à  lui  : 

—  Goi  fouloir,  fous,  à  monsir  di  G  mise?  dit-il. 

—  Moi  vouloir  lui  parler,  répondit  Coconas  en 
souriant. 

—  Imbossible!  le  dugue  il  être  chez  le  roi. 

—  Cependant  j'ai  une  lettre  d'avis  pour  me  ren- 
dre à  Paris. 

—  Ah  !  fou  afre  eine  lettre  d'afis? 

—  Oui,  et  j'arrive  de  fort  loin. 

—  Ah!  fous  arrife  de  fort  loin? 

—  J'arrive  du  Piémont. 

—  Pien  !  pien  !  C'est  autre  chose.  Et  fous  fous 
abbellez? 

—  Le  comte  Annibal  de  Coconas. 

—  Pon!  pon!  Tonnez  la  lettre,  monsir  Annipal, 
tonnez. 

—  Voici,  sur  ma  parole,  un  bien  galant  homme, 
dit  de  la  Mole  siî  parlant  à  lui-même;  ne  pourrai-jo 
point  trouver  le  pareil  pour  me  conduire  chez  le 
roi  de  Navarref 

—  Mais  tonnez  donc  la  lettre,  continua  le  gen- 
tilhomme allemand  en  étendant  la  main  vers  Coco- 
nas qui  liésitait. 

—  Mordi!  rejirit  le  Piëniontais  défiant  comme  un 
demi-Italien,  je  ne  .sais  si  je  dois...  Jo  n'ai  pas 
riioniioiir  de  vous  connaître,  moi,  mnn.sieur. 

—  Je  SUIS  Pcsmc,  j'abbarliens  à  M.  le  duc  de 
Gouise. 

—  Pesme.  murmura  Coconas;  je  ne  connais  pas 
ce  nom-là. 


I.A  SEiNE  MARGOT, 


25 


'Âi 


mm- 

M 

iï!>'iit-iT";;ï^,V.-'|. 


—  Mais  tonnez  donc  la  leUrc.  continua  le  gentilhomme  allemand  en  étendant  la  niam  vers  Coconas  qui 

hésitait.  —  Page  24. 


—  C'est  monsieur  de  Besme,  mon  gentilhomme, 
dit  la  sentinelle.  La  prononciation  vous  trompe, 
voilà  tout.  Donnez  votre  lettre  à  monsieur,  allez, 
j'en  réponds. 

—  Ah  !  monsieur  de  Besme,  s'écria  Coconas,  je 
le  crois  bien,  si  je  vous  connais!.,  comment  donc! 
avec  le  plus  grand  plaisir.  Voici  ma  lettre.  Excusez 
mon  hésitation.  Mais  on  doit  hésiter  quand  on  veut 
être  fidèle. 

—  Pien,  pien,  dit  de  Besme,  il  n'y  avre  bas  pe- 
soin  d'exgusc. 

—  Ma  foi,  monsieur,  di^la  Mole  en  s'approchant 


à  Sun  tour,  puisque  vous  êtes  si  obligeant,  voudriez- 
vous  vous  charger  de  ma  lettre  comme  vous  venez 
de  faire  de  celle  de  mon  compagnon? 
• —  Gomment  vous  abbellez-vous? 

—  Le  comte  Lerac  de  la  Mole. 

—  Le  gonte  Lerag  de  la  Mole? 

—  Oui. 

—  Che  ne  gonnais  bas. 

—  Il  est  tout  simple  que  je  n'aie  pas  l'honneur 
d'être  connu  de  vous,  monsieur,  je  suis  étranger, 
et,  comme  le  comte  de  Coconas,  j'arrive  ce  soir  de 
bien  loin. 


FarU.  —  Imc,  de  BRY  aîné,  toulevarl  Uuuiparnaise,  U. 


26 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Et  t'où  arrifez-fous? 

—  De  Provence. 

—  Avec  eine  lettre? 

—  Oui,  avec  une  lettre. 

—  Pour  monsir  de  Gouize'! 

—  Non,  pour  Sa  Majesté  le  roi  de  Navarre. 

—  Che  ne  souis  bas  au  roi  Je  Navarre,  monsir, 
répondit  de  Besme  avec  un  froid  subit,  che  ne  puis 
donc  pas  me  charger  de  votre  lettre. 

Et  Besme,  tournant  les  talons  à  la  Mole,  entra 
dans  le  Louvre  en  faisant  signe  à  Coconas  de  le 
suivre. 

La  Mole  demeura  seul. 

Au  même  moment,  par  la  porte  du  Louvre  pa- 
rallèle à  celle  qui  avait  donné  passage  à  Besme  et 
à  Coconas  sortit  une  troupe  de  cavaliers  d'une  cen- 
taine d'hommes. 

—  Ah  !  ah  !  dit  la  sentinelle  à  son  camarade , 
c'est  de  Mouy  et  ses  huguenots;  ils  sont  rayon- 
nants. Le  roi  leur  aura  promis  la  mort  de  l'assas- 
sin de  l'amiral  ;  et,  comme  c'est  déjà  lui  qui  a  tué 
le  père  de  Mouy,  le  fils  fera  d'une  pierre  deux 
coups. 

—  Pardon,  fit  la  Mole  s'adressent  au  soldat,  mais 
n'avez-vous  pas  dit,  mon  brave,  que  cet  officier 
était  M.  de  Mouy? 

—  Oui-da,  mon  gentilhomme. 

—  Et  que  ceux  qui  l'accompagnaient  étaient... 

—  Étaient  des  parpaillots.  Je  l'ai  dit. 

—  Merci,  dit  la  Mole,  sans  paraître  remarquer 
le  terme  de  mépris  employé  par  la  sentinelle.  Voilà 
tout  ce  que  je  voulais  savoir. 

Et  se  dirigeant  aussitôt  vers  le  chef  des  cava- 
liers : 

— Monsieur,  dit-il  en  l'abordant,  j'apprends  que 
vous  êtes  M.  de  Mouy. 

—  Oui,  monsieur,  répondit  l'officier  avec  poli- 
tesse. 

—  Votre  nom,  bien  connu  parmi  ceux  de  la  re- 
ligion, m'enhardit  à  m'adresser  à  vous,  monsieur, 
pour  vous  demander  un  service. 

—  Lequel,  monsieur?  Mais,  d'abord,  à  qui  ai-je 
l'honneur  de  parler? 

—  Au  comte  I^erac  de  la  Mole. 
Les  deux  jeunes  gens  se  .saluèrent. 

—  Je  vous  écoute,  monsieur,  dit  de  Mouy. 

—  Monsieur,  j'arrive,  d'Aix,  porteur  d'une  lettre 
de  monsieur  d'Auriac,  gouverneur  de  la  Provence. 
Cette  lettre  est  adressée  au  roi  de  Navarre  et  con- 
tient dos  nouvelles  importantes  et  pressées.  Com- 
ment puis-je  lui  roinetlro  cette  lettre?  Comment 
puis-je  entrer  au  Louvre? 

—  nien  di'  plus  facile  que  d'entrer  au  Louvre, 
monsieur,  n'pliijun  de  Mouy;  sciilruKint,  je  crains 
que  le  roi  de  Navarre  ne  soil  trop  orcu(ic>  à  celte 
heure  pour  vous  recevoir.  Mais  n'importe,  si  vous 
voulez  me  .suivre,  je  vous  conduirai  ju.sfiu'à  son  ap- 
partement. Le  reste  vous  regarde. 


—  Mille  fois  merci  1 

—  Venez,  monsieur,  dit  de  Mouy. 

De  Mouy  descendit  de  cheval,  jeta  la  bride  aux 
mains  de  son  laquais,  s'achemina  vers  le  guichet, 
se  fit  reconnaître  de  la  sentinelle,  introduisit  la 
Mole  dans  le  château,  et,  ouvrant  la  porte  de  l'ap- 
partement du  roi  : 

—  Entrez,  monsieur,  dit-il,  et  informez-vous. 
Et,  saluant  la  Mole,  il  se  retira. 

La  Mole,  demeuré  seul,  regarda  autour  de  lui. 
L'antichambre  était  vide,  une  des  portes  intérieu- 
res était  ouverte.  11  fit  quelques  pas,  et  se  trouva 
dans  un  couloir. 

Il  frappa  et  appela  sans  que  personne  répondît. 
Le  plus  profond  silence  régnait  dans  cette  partie  du 
Louvre. 

—  Qui  donc  me  parlait,  penaa-t-il,  de  cette  éti- 
quette si  sévère  ?  On  va  et  on  vient  dans  ce  palais 
comme  sur  une  place  publique. 

Et  il  appela  encore,  mais  sans  obtenir  un  meil- 
leur résultat  que  la  première  fois. 

—  Allons,  marchons  devant  nous,  pensa-t-il  ;  il 
faudra  bien  que  je  finisse  par  rencontrer  quel- 
qu'un. 

Et  il  s'engagea  dans  le  couloir,  qui  allait  tou- 
jours s'assomhrissant. 

Tout  à  coup  la  porte  opposée  à  celle  par  laquelle 
il  était  entré  s'ouvrit,  et  deux  pages  parurent,  por- 
tant des  flambeaux  et  éclairant  une  femme  d'une 
taille  imposante,  d'un  maintien  majestueux,  et  sur- 
tout d'une  admirable  beauté. 

La  lumière  porta  en  plein  sur  la  Mole,  qui  de- 
meura immobile.* 

La  femme  s'arrêta,  de  son  côté,  comme  la  Mole 
s'était  arrêté  du  sien. 

—  Que  voulez-vous,  monsieur?  demanda-t-ellc 
au  jeune  homme  d'une  voix  qui  bruit  à  ses  oreilles 
comme  une  musique  délicieuse. 

—  Oh  !  madame,  dit  la  Mole  en  baissant  les 
yeux,  excusez-moi ,  je  vous  prie.  Je  quitte  M.  de 
Mouy  qui  a  eu  l'obligeance  de  me  conduire  jus- 
qu'ici, et  je  chcrciiais  le  roi  de  Navarre. 

—  Sa  Majesté  n'est  point  ici,  monsieur;  elle  est, 
je  crois,  chez  son  beau-frère.  Mais,  en  son  absence, 
ne  ponrriez-vous  dire  à  la  reine?... 

—  Oui,  sans  doute,  madame,  reprit  la  Mole,  si 
quoiqu'un  daignait  me  conduire  devant  elle. 

—  Vous  y  êtes,  monsieur. 

—  Comment!  s"('cria  la  Mole. 

—  Je  suis  la  reine  de  Navarre,  dit  Marguerite. 
La  Mole  fit  un  mouvement  tellement  briisi]ue  de 

stupeur  et  d'offioi,  que  la  reine  sourit. 

—  Parlez  vite,  monsieur,  dit-elle,  car  on  m'at- 
tend chez  la  rcinc  mère. 

—  Oh  !  madame,  si  vous  êtes  si  instamment  al- 
lendiie ,  permettez-moi  de  m'élnigner.  car  il  me 
serait  impossible  de  vnu^  parler  en  ro  moment.  Je 


LA  REINE  MARGOT. 


27 


suis  incapable  de  rassembler  deux  idées  ;  votre  vue 
m'a  ébloui.  Je  ne  pense  plus,  j'admire. 

Marguerite  s'avança  pleine  de  grâce  et  de  beauté 
vers  ce  jeune  homme,  qui,  sans  le  savoir,  venait 
d'agir  en  courtisan  raffiné. 

—  Remettez-vous,  monsieur,  dit-elle.  J'atten- 
drai et  l'on  m'attendra. 

—  Oh  !  pardonnez-moi,  madame,  si  je  n'ai  point 
salué  d'abord  Votre  Majesté  avec  tout  le  respect 
qu'elle  a  le  droit  d'attendre  d'un  de  ses  plus  hum- 
bles serviteurs,  mais... 

—  Mais,  continua  Marguerite,  vous  m'avez  prise 
pour  une  de  mes  femmes. 

—  Non,  madame,  mais  pour  l'ombre  de  la  belle 
Diane  de  Poitiers.  On  m'a  dit  qu'elle  revenait  au 
Louvre. 

—  Allons,  monsieur,  dit  Marguerite,  je  ne  m'in- 
quiète plus  de  vous,  et  vous  ferez  fortune  à  la  cour. 
Vous  aviez  une  lettre  pour  le  roi,  dites-vous?  C'é- 
tait fort  inutile.  Mais  n'importe,  où  est-elle?  Je  la 
lui  remettrai.  Seulement,  hâtez-vous,  je  vous  prie. 

En  un  clin  d'oeil  la  Mole  écarta  les  aiguillettes 
de  son  pourpoint,  et  tira  de  sa  poitrine  une  lettre 
enfermée  dans  une  enveloppe  de  soie. 

Marguerite  prit  la  lettre  et  regarda  l'écriture. 

—  N'êtes-vous  pas  M.  de  la  Mole?  dit-elle. 

—  Oui,  madame.  —  Oh,  mon  Dieu!  aurais-je  le 
bonheur  que  mon  nom  fût  connu  de  Votre  Majesté? 

—  Je  l'ai  entendu  prononcer  par  le  roi  mon 
mari,  et  par  mon  frère  le  duc  d'Alençon. —  le  sais 
que  vous  êtes  attendu. 

Et  elle  glissa  dans  son  corsage  tout  roide  de  bro- 
deries et  de  diamants  cette  lettre  qui  sortait  du 
pourpoint  du  jeune  homme,  et  qui  était  encore 
tiède  de  la  chaleur  de  sa  poitrine. 

La  Mole  suivait  avidement  des  yeux  chaque  mou- 
vement de  Marguerite. 

—  Maintenant,  monsieur,  dit-elle,  descendez 
dans  la  galerie  au-dessous  et  attendez  jusqu'à  ce 
qu'il  vienne  quelqu'un  de  la  part  du  roi  de  Na- 
varre ou  du  duc  d'Alençon.  Un  de  mes  pages  va 
vous  conduire. 

A  ces  mots,  Marguerite  continua  son  chemin.  La 
Mole  se  rangea  contre  la  muraille.  —  Mais  le  pas- 
sage était  si  étroit,  et  le  vertugadin  de  la  reine  de 
Navarre  si  large,  que  sa  robe  de  soie  effleura  l'ha- 
bit du  jeune  homme,  tandis  qu'un  parfum  péné- 
trant s'épandait  là  oii  elle  avait  passé. 

La  Mole  frissonna  par  tout  son  corps,  et,  sentant 
qu'il  allait  tomber,  chercha  un  appui  contre  le  mur. 

Marguerite  disparut  comme  une  vision. 

—  Venez-vous,  monsieur?  dit  le  page  chargé  de 
conduire  la  Mole  dans  la  galerie  inférieure. 

—  Oh  !  oui ,  oui ,  s'écria  la  Mole  enivré ,  car, 
comme  le  jeune  homme  lui  indiquait  le  chemin  par 
lequel  venait  de  s'éloigner  Marguerite,  il  espérait, 
en  se  hâtant,  la  revoir  encore. 

En  effet,  en  arrivant  au  haut  de  l'escalier,  il  l'a- 


perçut à  l'étage  inférieur;  et,  soit  hasard,  soit  que 
le  bruit  de  ses  pas  fût  arrivé  jusqu'à  elle,  Margue- 
rite ayant  relevé  la  tète,  il  put  la  voir  encore  une  fois. 

—  Oh  !  dit-il  en  suivant  le  page,  ce  n'est  pas  une 
mortelle,  c'est  une  déesse;  et,  comme  dit  Virgilius 
Maro... 

Et  vera  inccssu  patuit  dea. 

—  Eh  bien?  demanda  le  jeune  page. 

' —  Me  voici,  dit  la  Mole;  pardon,  me  voici. 

Le  page  précéda  la  Mole,  descendit  un  étage,  ou- 
vrit une  première  porte,  puis  une  seconde,  et  s'ar- 
rêtant  sur  le  seuil  : 

—  Voici  l'endroit  où  vous  devez  attendre,  dit-il. 
La  Mole  entra  dans  la  galerie,  dont  la  porte  se 

referma  derrière  lui. 

La  galerie  était  vide,  à  l'exception  d'un  gentil- 
homme qui  se  promenait,  et  qui,  de  son  côté,  pa- 
raissait attendre. 

—  Déjà  le  soir  commençait  à  faire  tomber  de 
larges  ombres  du  haut  des  voûtes„et,  quoique  les 
deux  hommes  fussent  à  peine  à  vingt  pas  l'un  de 
l'autre,  ils  ne  pouvaient  distinguer  leurs  visages. 
La  Mole  s'approcha. 

—  Dieu  me  pardonne  1  murmura-t-il  quand  il 
ne  fut  plus  qu'à  quelques  pas  du  second  gentil- 
homme, c'est  M.  le  comte  de  Goconas  que  je  re- 
trouve ici. 

Au  bruit  de  ses  pas,  le  Piémontais  s'était  déjà 
retourné,  et  le  regardait  avec  le  même  étonnement 
qu'il  en  était  regardé. 

—  Mordi!  s'écria-t-il  ;  c'est  M.  de  la  Mole,  ou  le 
diable  m'emporte!  Ouf!  que  fais-je  donc  là!  je  jure 
chez  le  roi;  mais,  bah!  il  paraît  que  le  roi  jure 
bien  autrement  encore  que  moi,  et  jusque  dans  les 
églises.  Eh  !  mais,  nous  voici  donc  au  Louvre?... 

—  Comme  vous  voyez.  M.  de  Besme  vous  a  in- 
troduit? 9 

—  Oui.  C'est  un  charmant  Allemand  que  ce 
M.  de  Besme...  Et  vous,  qui  vous  a  servi  de  guide? 

—  M.  de  Mouy...  Je  vous  disais  bien  que  les  hu- 
guenots n'étaient  pas  trop  mal  en  cour  non  plus... 
Et  avez-vous  rencontré  51.  de  Guise? 

— ■  Non,  pas  encore...  Et  vous,  avez-vous  obtenu 
votre  audience  du  roi  de  Navarre? 

—  Non  ;  mais  cela  ne  peut  tarder.  On  m'a  con- 
duit ici,  et  l'on  m'a  dit  d'attendre. 

—  Vous  verrez  qu'il  s'agit  de  quelque  grand  sou- 
per, et  que  nous  serons  côte  à  côte  au  festin.  Quel 
singulier  hasard,  en  vérité!  Depuis  deux  heures  le 
sort  nous  marie...  Mais  qu'avez-vous?  vous  semblez 
préoccupé.... 

—  Moi  !  dit  vivement  la  Mole  en  tressaillant,  car, 
en  effet,  il  demeurait  toujours  comme  ébloui  par 
la  vision  qui  lui  était  apparue  ;  non,  mais  le  lieu 
où  nous  nous  trouvons  fait  naître  dans  mon  esprit 
une  foule  de  réflexions. 


28 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Philosophiques,  n'est-ce  pas?  c'est  comme  à 
moi.  Quand  vous  êtes  entré,  justement,  toutes  les 
recommandations  de  mon  précepteur  me  revenaient 
à  l'esprit.  Monsieur  le  comte,  connaissez-vous  Plu - 
tarque? 

—  Comment  donc  !  dit  la  Mole  en  souriant,  c'est 
un  de  mes  auteurs  favoris. 

—  Eh  bien!  continua  Coconas  gravement,  ce 
grand  homme  ne  me  paraît  pas  s'être  abusé  quand 
il  compare  les  dons  de  la  nature  à  des  fleurs  bril- 
lantes, mais  éphémères,  tandis  qu'il  regarde  la 
vertu  comme  une  plante  balsamique  d'un  impéris- 
sable parfum  et  d'une  efficacité  souveraine  pour  la 
guérison  des  blessures. 

—  Est-ce  que  vous  savez  le  grec,  monsieur  de 
Coconas?  dit  la  Mole  en  regardant  fixement  son  in- 
terlocuteur. 

—  Non  pas,  mais  mon  précepteur  le  savait,  et  il 
m'a  fort  recommandé,  lorsque  je  serais  à  la  cour, 
de  discourir  sur  la  vertu.  Cela,  dit-il,  a  fort  bon 
air.  Aussi,  je  suis  cuirassé  sur  ce  sujet.  Je  vous  en 
avertis.  A  propos,  avez-vous  faim? 

—  Non. 

—  Il  me  semble  cependant  que  vous  teniez  à  Ja 
volaille  embrochée  de  la  Belle-Etoile?  moi,  je  meurs 
d'inanition. 

—  Eh  bien  !  monsieur  de  Coconas,  voici  une 
belle  occasion  d'utiliser  vos  arguments  sur  la  vertu, 
et  de  prouver  votre  admiration  pour  Plutarque, 
car  ce  grand  écrivain  dit  quelque  part  :  «  Il  est  bon 
d'exercer  l'âme  à  la  douleur  et  l'estomac  à  la  faim. 
—  Prepon  esti  tên  men  psuchên  odunê  ton  dé  gas- 
téra  semo  askeïn.  » 

—  Ah  çà  !  vous  le  savez  donc,  le  grec?  s'écria  Co- 
conas stupéfait. 

—  Ma  foi  oui  !  répondit  la  Mole,  mon  précepteur 
me  l'a  appris,  à  moi. 

—  Mordi  !  comte,  votre  fortune  est  assurée  en  ce 
cas  ;  vous  ferez  des  vers  avec  le  roi  Charles  IX,  et 
vous  parlerez  grec  avec  la  reine  Marguerite. 

—  Sans  compter,  ajouta  la  Mole  en  riant,  que  je 
pourrai  encore  parler  gascon  avec  le  roi  do  Navarre. 

En  ce  moment  l'issue  do  la  galerie,  qui  aboutis- 
sait chez  le  roi,  s'ouvrit;  un  pas  retentit,  on  vit 
dans  l'obscurité  une  ombre  s'approcher.  Cette  om- 
bre devint  un  corps.  Ce  eorps  était  celui  de  M.  de 
Besmo. 

11  regarda  les  deux  jeunes  gens  sous  le  nez  alin 
de  reconnaître  le  sien,  et  fit  signe  à  Coconas  de  lo 
suivre. 

Coconas  salua  de  la  main  la  Mole. 

De  Besme  conduisit  Coconas  à  l'cxlrémité  do  la 
galerie,  ouvrit  uik;  porte  et  se  trouva  avec  lui  sur 
la  première  marche  de  l'escalier. 

Arriv()  là,  il  s'arn'l.i.  cl,  regardant  tout  .nilour 
ilo  lui,  puis  en  haut,  [mis  l'n  lias  : 

—  Monsir  do  Gogonas,  dit-il,  où  temeurcz-fous? 


—  A  l'auberge  de  la  Belle-Etoile,  rue  de  l'Ar- 
bre-sec. 

—  Pon  !  pon  !  être  à  teux  bas  t'izi. . .  —  Rentez- 
fous  vite  à  votre  hôdel,  et  ste  nuit... 

Il  regarda  de  nouveau  tout  autour  de  lui. 

—  Eh  bien  !  cette  nuit?  demanda  Coconas. 

—  Eh  pien!  ste  nuit,  refenez  izi  afec  un  groix 
planche  à  fotre  jabeau.  Li  mot  di  basse,  il  sera 
Gouise.  Chut!  pouche  glose. 

—  Mais  à  quelle  heure  dois-je  venir? 
-^  Gand  fous  ententrez  le  doguesin. 

—  Comment,  le  doguesin?  demanda  Coconas. 

—  Foui,  le  doguesin  :  pum!  pum! 

—  Ah?  le  tocsin? 

—  Oui,  c'être  cela  que  che  lisais. 

—  C'est  bieni  on  y  sera,  dit  Coconas. 

Et,  saluant  de  Besme,  il  s'éloigna  en  se  deman- 
dant tout  bas  : 

—  Que  diable  veut-il  donc  dire,  et  à  propos  de 
quoi  sonnera-t-on  le  tocsin?  N'importe  !  je  persiste 
dans  mon  opinion  :  c'est  un  charmant  Tédesco  que 
M.  de  Besme.  Si  j'attendais  le  comte  de  la  Mole?... 
Ah  !  ma  foi  non  ;  il  est  probable  qu'il  soupera  avec 
le  roi  de  Navarre. 

Et  Coconas  se  dirigea  vers  la  rue  de  l'Arbre-Sec, 
oii  l'attirait  comme  un  aimant  l'enseigne  de  la 
Belle-Etoile. 

Pendant  ce  temps,  une  porte  de  la  galerie,  cor- 
respondante aux  appartements -du  roi  de  Navarre, 
s'ouvrit,  et  un  page  s'avança  vers  M.  de  la  Mole. 

—  C'est  bien  vous  qui  êtes  le  comte  de  la  Mole? 
dit-il. 

—  C'est  moi-même. 

—  Où  demeurez-vous? 

—  Rue  de  l'Arbre-see,  à  la  Belle-Etoile. 

—  Bon!  c'est  à  la  porte  du  Louvre.  Ecoutez 

Sa  Majesté  vous  fait  dire  qu'elle  ne  peut  vous  rece- 
voir en  ce  moment;  mais  peut-être  cette  nuit  vous 
cnverra-t-ellc  chercher.  En  tous  cas,  si  demain 
matin  vous  n'aviez  pas  reçu  de  ses  nouvelles,  ve- 
nez au  Louvre. 

—  Mais  si  la  sentinelle  me  refuse  la  porte? 

—  Ah!  c'est  juste...  le  mot  de  passe  est  Na- 
varre; dites  ce  mot,  et  toutes  les  portes  s'ouvriront 
devant  vous. 

—  Merci. 

—  Attendez,  mon  gentilhomme;  j'ai  ordre  de 
vous  reconduire  jus(]u'au  guichet,  de  crainte  que 
vous  ne  vous  perdiez  dans  le  Louvre. 

—  A  propos,  et  Coconas,  se  dit  la  Mole  à  lui- 
même  quand  il  se  trouva  hors  du  palais.  Oh  !  il  sera 
resl(''  à  s)ii|)cr  avec  le  duc  de  fiuisc. 

Mais,  en  rentrant  chez  maitn^  la  lluriêre,  la  pre- 
mière figure  qu'aperçut  noire  gentilhomme  fut  celle 
de  Coconas,  atlahlc  (levant  une  gigantesque  ome- 
lelte  au  lard. 

'  Oh  !  oh  !  s'écria  Coconas  eu  riant  aux  éclats, 


LA  REINE  MARGOT. 


29 


il  paraît  que  vous  n'avez  pas  plus  dîné  chez  le  roi 
de  Navarre  que  je  n"ai  soupe  chez  M.  de  Guise. 

—  Ma  foi  non. 

—  Et  la  faim  vous  est-elle  venue? 

—  Je  crois  que  oui. 

—  Malgré  Plutarque? 

—  Monsieur  le  comte,  dit  en  riant  la  Mole,  Plu- 
tarque dit  dans  un  autre  endroit  :  «  Qu'il  faut  que 
celui  qui  a  partage  avec  celui  qui  n'a  pas.  »  Vou- 
lez-vous, pour  l'amour  de  Plutarque,  partager  vo- 
tre omelette  avec  moi,  nous  causerons  de  la  vertu 
en  mangeant? 

—  Oh!  ma  foi  non,  diliCoconas,  c'est  bon  quand 


on  est  au  Louvre,  qu'on  craint  d'être  écouté  et 
qu'on  a  l'estomac  vide.  Mettez-vous  là  et  soupons.- 

—  Allons,  je  vois  que  décidément  le  sort  nous 
fait  inséparables.  Couchez-vous  ici? 

—  Je  n'en  sais  rien. 
^  Ni  moi  non  plus. 

—  En  tous  cas,  je  sais  bien  où  je  passerai  la 
nuit,  moi. 

—  Où  cela? 

—  Où  vous  la  passerez  vous-même,  c'est  imman- 
quable. 

Et  tous  deux  se  mirent  à  rire,  en  faisant  de  leur 
mieux  honneur  à  l'omelette  de  maître  la  Hurière. 


VI 


LA  DETTE   PAYEE. 


aintenant,  si  le  lecteur  est 
curieux  de  savoir  pour- 
quoi M.  de  la  Mole  n'avait 
pas  été  reçu  par  le  roi  de 
Navarre,  pourquoi  M.  de 
Coconas  n'avait  pu  voir 
M.  de  Guise,  et  enfin  pour- 
quoi tous  deux,  au  lieu  de 
souper  au  Louvre  avec  des  faisans,  des  perdrix  et 
du  chevreuil,  soupaient  à  l'hôtel  de  la  Belle-Étoile 
avec  une  omelette  au  lard,  il  faut  qu'il  ait  la  com- 
plaisance de  rentrer  avec  nous  au  vieux  palais  des 
rois,  et  de  suivre  la  reine  Marguerite  de  Navarre, 
que  la  Mole  avait  perdue  de  vue  à  l'entrée  de  la 
grande  galerie. 

Tandis  que  Marguerite  descendait  cet  escalier,  le 
duc  Henri  de  Guise,  qu'elle  n'avait  pas  revu  depuis 
la  nuit  de  ses  noces,  était  dans  le  cabinet  du  roi. 
A  cet  escalier  que  descendait  Marguerite,  il  y  avait 
une  issue.  A  ce  cabinet  où  était  M.  de  Guise,  il  y 
avait  une  porte.  Or,  celte  porte  et  cette  issue  con- 
duisaient toutes  deux  à  un  corridor,  lequel  corri- 
dor conduisait  lui-même  aux  appartements  de  la 
reine  mère  Catherine  de  Médicis. 

Catherine  de  Médicis  était  seule,  assise  prés  d'une 
table,  le  coude  appuyé  sur  un  livre  d'heures  en- 
tr' ouvert,  et  la  tête  posée  sur  sa  main  encore  re- 
marquablement belle,  grâce  au  cosmétique  que  lui 
fournissait  le  Florentin  René,  qui  réunissait  la  dou- 
ble charge  de  parfumeur  et  d'empoisonneur  de  la 
reine  mère. 


La  veuve  de  Henri  II  était  vêtue  de  ce  deuil  qu'elle 
n'avait  point  quitté  depuis  la  mort  de  son  mari. — 
C'était,  à  cette  époque,  une  femme  de  cinquante- 
deux  à  cinquante-trois  ans  à  peu  près,  qui  conser- 
vait, grâce  à  son  embonpoint  \Àem  de  fraîcheur, 
des  traits  de  sa  première  beauté.  Son  appartement, 
comme  son  costume,  était  celui  d'une  veuve.  — 
Tout  y  était  d'un  caractère  sombre  :  étoffes,  mu- 
railles, meubles.  Seulement,  au-dessus  d'une  espèce 
de  dais  couvrant  un  fauteuil  royal,  où  pour  le  mo- 
ment dormait  couchée  la  petite  levrette  favorite  de 
la  reine  mère,  laquelle  lui  avait  été  donnée  par  son 
gendre  Henri  de  Navarre  et  avait  reçu  le  nom  my- 
thologique de  Phébé,  on  voyait  peint  au  naturel 
un  arc-en-ciel  entouré  de  cette  devise  grecque  que  le 
roi  François  I"'  lui  avait  donnée  :  Phôs  pherei  ê 
de  kai  aïthsein,  et  qui  peut  se  traduire  par  ce  vers 
français  : 

Il  porte  la  lumière  et  la  sérénité. 

Tout  à  coup,  et  au  moment  où  la  reine  mère  pa- 
raissait plongée  au  plus  profond  d'une  pensée  qui 
faisait  éclore  sur  ses  lèvres  peintes  avec  du  carmin 
un  sourire  lent  et  plein  d'hésitation,  —  un  homme 
ouvrit  la  porte,  souleva  la  tapisserie  et  montra  son 
visage  pâle  en  disant  : 

—  Tout  va  mal  ! 

Catherine  leva  la  tête  et  reconnut  le  duc  de  Guise. 

—  Comment,  tout  va  mal  !  répondit-elle.  Quo 
voulez-vous  dire,  Henri  ? 


30 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Je  veux  dire  que  le  roi  est  plus  que  jamais 
■coiffé  de  ses  huguenots  maudits  et  que,  si  nous  at- 
tendons son  congé  pour  exécuter  la  grande  entre- 
prise, nous  attendrons  encore  longtemps,  et  peut- 
être  toujours. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé?  demanda  Catherine  en 
conservant  ce  visage  calme  qui  lui  était  habituel, 
et  auquel  elle  savait  cependant  si  bien,  selon  loc- 
casion,  donner  les  expressions  les  plus  opposées. 

—  Il  y  a  que,  tout  à  l'heure,  pour  la  vingtième 
fois,  ]'ai  entamé  avec  Sa  Majesté  cette  question  de 
savoir  si  l'on  continuerait  de  supporter  les  brava- 
des que  se  permettent,  depuis  la  blessure  de  leur 
amiral,  messieurs  de  la  religion. 

■ — Et  que  vous  a  répondu  mon  fils?  demanda 
Catherine. 

—  Il  m'a  répondu  :  —  Monsieur  le  duc,  vous  de- 
vez être  soupçonné  du  peuple  comme  auteur  de  l'as- 
sassinat commis  sur  mon  second  père,  monsieur  l'a- 
miral, défendez-vous  comme  il  vous  plaira.  Quant 
à  moi,  je  me  défendrai  bien  moi-même  si  l'on 
m'insulte...  Et  sur  ce  il  m'a  tourné  le  dos  pour  al- 
ler donner  à  souper  à  ses  chiens. 

—  Et  vous  n'avez  point  tenté  de  le  retenir? 

—  Si  fait.  Mais  il  m'a  répondu  avec  cette  voix 
que  vous  lui  connaissez,  et  en  me  regardant  de  ce 
regard  qui  n'est  qu'à  lui  : 

—  Monsieur  le  duc,  mes  chiens  ont  faim,  — et  ce 
ne  sont  pas  des  hommes  pour  que  je  les  fasse  at- 
tendre... 

—  Sur  quoi,  je  suis  venu  vous  prévenir. 

—  Et  vous  avez  tien  fait,  dit  la  reine  mère. 

—  Mais  que  résoudre? 

—  Tenter  un  dernier  effort. 

—  Et  qui  l'essayera  ? 

—  Moi.  Le  roi  est-il  seul? 

—  Non.  —  Il  est  avec  M.  de  Tavannes. 

—  Attendez-moi  ici.  —  Ou  plutôt  suivez-moi  de 
loin. 

Catherine  se  leva  aussitôt  et  prit  le  chemin  de  la 
chambre  où  se  tenaient,  sur  des  tapis  de  Turquie 
et  des  coussins  de  velours,  les  lévriers  favoris  du  roi. 
Sur  des  perchoirs  scellés  dans  la  muraille  étaient 
deux  ou  trois  faucons  de  choix  et  une  [ictilc  pie- 
grièdie  avec  laquelle  Charles  IX  .s'amusait  à  voler 
les  petits  oiseaux  dans  le  jardin  du  Louvre  et  dans 
ceux  des  Tuileries,  qu'on  commençait  de  bfitir. 

Pendant  le  chemin,  la  reine  mère  s'était  arrangi; 
un  visage  pMe  et  plein  d'angoisse,  sur  lequel  rou- 
lait une  dernière  —  ou  plutùi  une  preuiière  larme. 

Elle  s'approcha  sans  bruit  de  Charles  IX,  qui  don- 
nait à  SCS  cliiens  des  fragments  de  gâteau  coupés  en 
portions  [lareilles. 

—  Mon  (ils,  dit  Catherine  avec  un  treinhlemcnt 
de  voix  si  bien  joué  (|u'il  lit  tressaillir  le  roi. 

—  Qu'avez-vous,  madame?  dit  Cli.lrles  (m  .se  re- 
tournant vivement. 

—  J'ai,  mon  lils,  répondit  Catherine,  que  je  vous 


demande  la  permission  de  me  retirer  dans  un  de 

vos  châteaux  !  peu  m'importe  lequel,  pourvu  qu'il 
soit  bien  éloigné  de  Paris. 

—  Et  pourquoi  cela,  madame?  demanda  Char- 
les IX  en  fixant  sur  sa  mère  son  œil  vitreux,  qui, 
dans  certaines  occasions ,  devenait  si  pénétrant. 

• —  Parce  que  chaque  jour  je  reçois  de  nouveaux 
outrages  de  ceux  de  la  religion;  parce  qu'aujour- 
d'hui je  vous  ai  entendu  menacer  par  les  protes- 
tants jusque  dans  votre  Louvre,  et  que  je  ne  veux 
plus  assister  à  de  pareils  spectacles. 

—  Mais  enfin,  ma  mère,  dit  Charles  IX  avec  une 
expression  pleine  de  co^'iction,  on  leur  a  voulu 
tuer  leur  amiral.  Un  infâme  meurtrier  leur  avait 
déjà  assassiné  le  brave  M.  de  Mouy,  à  ces  pauvres 
gens.  Mort  de  ma  vie,  ma  mère  !  il  faut  pourtant 
une  justice  dans  un  royaume. 

• — Oh  !  soyez  tranquille,  mon  fils,  dit  Catherine, 
la  justice  no  leur  manquera  point,  car,  si  vous  la 
leur  refusez,  ils  se  la  feront  à  leur  manière  :  sur 
M.  de  Guise  aujourd'hui,  sur  moi  demain,  sur  vous 
plus  tard. 

—  Oh!  madame,  dit  Charles  IX  bissant  percer 
dans  sa  voix  un  premier  accent  de  doute  ;  vous 
croyez? 

—  Eh  !  mon  fils,  reprit  Catherine,  s'abandonnant 
tout  entière  à  la  violence  de  ses  pensées,  ne  voyez- 
vous  pas  qu'il  ne  s'agit  plus  de  la  mort  de  M.  Fran- 
çois de  Guise  ou  de  celle  de  M.  1  amiral,  de  la  reli- 
gion protestante  ou  de  la  religion  catholique,  mais 
tout  simplement  de  la  substitution  du  fils  d'Antoine 
de  Bourbon  au  fils  de  Henri  II? 

—  Alloué,  allons,  ma  mère,  voici  que  vous  re- 
tombez encore  dans  vos  exagérations  habituelles! 
dit  le  roi. 

—  Quel  est  donc  votre  avis,  mon  fils? 

—  D'attendre,  ma  mère!  d'attendre.  Toute  la 
sagesse  humaine  est  dans  C6  seul  mot.  Le  plus 
grand,  le  plus  fort,  et  le  plus  adroit  surtout,  est 
celui  qui  sait  attendre. 

—  Attendez  done,  mais,  moi,  je  n'attendrai  pas. 
Et,  sur  ce,  Catherine  fit  une  révérence,  et,  se 

rapprochant  de  la  porte,  s'apprêta  à  reprendre  le 
chemin  de  son  n]q)artenient. 
Cli.irles  IX  l'arrèla. 

—  Enfin,  que  faut-il  donc  faire,  ma  mère  î  dit- 
il,  car  je  suis  juste  avant  toute  chose,  et  je  vou- 
drais que  chacun  fût  content  de  moi. 

C.aliif'rine  se  rapprocha. 

—  Venez,  inonsicmr  le  comte,  dit-elle  ù  Tavan- 
nes, qui  caressait  la  pie-grièclie  du  roi,  et  dites  au 
roi  ce  qn'.'t  voire  avis  il  faut  faire. 

—  Votre  Majesté  me  perm<'t-elle?  demanda  le 
comte. 

—  Dis,  Tavannes,  dis. 

—  Que  fait  Votre  Majesté  A  la  chasse  quand  le 
sanglier  l)les.s('  revient  sur  elle? 

—  M  jrdieu,  monsieur  !  je  l'attends  de  pied  fenne, 


LA  REINE  MARGOT. 


31 


dit  Charles  IX,  et  je  lui  perce  la  gorge  avec  mon 
épieu. 

—  Uniquement  pour  l'empêcher  de  vous  nuire, 
ajouta  Catherine. 

—  Et  pour  m'amuser,  dit  le  roi  avec  un  sourire 
qui  indiquait  le  courage  poussé  jusqu'à  la  férocité  ; 
mais  je  ne  m'amuserais  pas  à  tuer  mes  sujets,  car, 
enfin,  les  huguenots  sont  mes  sujets  aussi  bien  que 
les  catholiques. 

—  Alors,  sire,  dit  Catherine,  vos  sujets  les  hu- 
guenots feront  comme  le  sanglier  à  qui  on  ne  met 
pas  un  épieu  dans  la  gorge  :  ils  découdront  le 
trône. 

—  Bah  !  vous  croyez,  madame,  dit  le  roi  d'un 
air  qui  indiquait  qu'il  n'ajoutait  pas  grande  foi  aux 
prédictions  de  sa  mère. 

—  Mais  n'avez-vous  pas  vu  aujourd'hui  M.  de 
Mouy  et  les  siens? 

—  Oui,  je  les  ai  vus,  puisque  je  les  quitte,  mais 
que  m'a-t-il  demandé  qui  ne  soit  pas  juste?  il  m'a 
demandé  la  mort  du  me'urtrier  de  son  père  et  de 
l'assassin  de  l'amiral  !  Est-ce  que  nous  n'avons  pas 
puni  M.  de  Montgommery  de  la  mort  de  mon  père 
et  de  votre  époux,  quoique  cette  mort  fût  un  sim- 
ple accident? 

—  C'est  bien,  sire,  dit  Catherine  piquée,  n'en 
parlons  plus.  Votre  Majesté  est  sous  la  protection 
du  Dieu  qui  lui  donna  la  force,  la  sagesse  et  la  con- 
fiance ;  mais  moi,  pauvre  femme,  que  Dieu  aban- 
donne sans  doute  à  cause  de  mes  péchés,  je  crains 
et  je  cède. 

Et,  sur  ce,  Catherine  salua  une  seconde  fois,  et 
sortit,  faisant  signe  au  duc  de  Guise,  qui,  sur  ces 
entrefaites,  était  entré,  de  demeurer  à  sa  place  pour 
tenter  encore  un  dernier  effort. 

Charles  IX  suivit  des  yeux  sa  mère,  mais  sans  la 
rappeler  cette  fois;  puis  il  se  mit  à  caresser  ses 
chiens  en  sifflant  un  air  de  chasse. 

Tout  à  coup  il  s'interrompit. 

—  Ma  mère  est  bien  un  esprit  royal,  dit-il  ;  en 
vérité,  elle  ne  doUte  de  rien.  Allez  donc,  d'un  pro- 
pos délibéré,  tuer  quelques  douzaines  de  hugue- 
nots, parce  qu'ils  sont  venus  demander  justice  ! 
N'est-ce  pas  leur  droit,"  après  tout? 

—  Quelques  douzaines  !  murmura  le  duc  de 
Guise. 

—  Ah  !  vous  êtes  là,  monsieur  !  dit  le  roi  faisant 
semblant  de  l'apercevoir  pour  la  première  fois  :  oui, 
quelques  douzaines  ;  le  beau  déchet  !  Ah  I  si  quel- 
qu'un venait  me  dire  :  Sire,  vous  serez  débarrassé 
de  tous  vos  ennemis  à  la  fois,  et  demain  il  n'en 
restera  pas  un  pour  vous  reprocher  la  mort  des  au- 
tres, ah  !  alors,  je  ne  dis  pas  ! 

—  Eh  bien  !  sire  ? 

—  Tavannes,  interrompit  le  roi,  vous  fatiguez 
Margot,  remettez-la  au  perchoir.  Ce  n'est  pas  une 
raison,  parce  qu'elle  porte  le  nom  de  ma  sœur,  la 


reine  de  Navarre,  pour  que  tout  le  monde  la  ca- 
resse. 

Tavannes  remit  la  pie  sur  son  bâton,  et  s'amusa 
à  rouler  et  à  dérouler  les  oreilles  d'un  lévrier. 

—  Mais,  sire,  reprit  le  duc  de  Guise,  si  l'on  di- 
sait à  Votre  Majesté  :  Sire,  Votre  Majesté  sera  déli- 
vrée demain  de  tous  ses  ennemis? 

—  Et  par  l'intercession  de  quel  saint  ferait-on 
ce  miracle'' 

—  Sire,  nous  sommes  aujourd'hui  le  24  août,  ce 
gérait  donc  par  l'intercession  de  saint  Barthélémy. 

—  Un  beau  saint,  dit  le  roi,  qui  s'est  laissé  écor- 
cher  tout  vif  ! 

—  Tant  mieux I  plus  il  a  souffert,  plus  il  doit 
avoir  gardé  rancune  à  ses  bourreaux. 

—  Et  c'est  vous,  mon  cousin,  dit  le  roi,  c'est 
vous  qui,  avec  votre  jolie  petite  épée  à  poignée  d'or, 
tuerez  d'ici  à  demain  dix  mille  huguenots  !  Ah  ! 
ah  I  ah  !  mort  de  ma  vie  !  que  vous  êtes  plaisant, 
monsieur  de  Guise  !  * 

Et  le  roi  éclata  de  rire,  mais  d'un  rire  si  faux, 
que  l'écho  de  la  chambre  le  répéta  d'un  ton  lu- 
gubre. 

—  Sire,  un  mot,  un  seul,  poursuivit  le  duc  tout 
en  frissonnant  malgré  lui  au  bruit  de  ce  rire  qui 
n'avait  rien  d'humain.  Un  signe,  et  tout  est  prêt. 
J'ai  les  Suisses,  j'ai  onze  cents  gentilshommes,  j'ai 
les.chevau-légers,  j'ai  les  bourgeois  ;  de  son.  côté. 
Votre  Majesté  a  ses  gardes,  ses  amis,  sa  noblesse 
catholique...  Nous  sommes  vingt  contre  un. 

— -  Eh  bien  !  puisque  vous  êtes  si  fort,  mon  cou- 
sin, pourquoi  diable  venez-vous  me  rebattre  les 
oreilles  de  tout  cela  !...  Faites  sans  moi,  faites!... 

Et  le  roi  se  retourna  vers  ses  chiens. 

Alors  la  portière  se  souleva  et  Catherine  reparut.. 

—  Tout  va  bien,  dit-elle  au  duc,  insistez,  il  cé- 
dera. 

Et  la  portière  retomba  sur  Catherine,  sans  que 
Charles  IX  la  vît,  ou  du  moins  fit  semblant  de  la 
voir. 

—  JWais  encore,  dit  le  duc  de  Guise,  faut-il  que 
je  sache  si  en  agissant  comme  je  le  désire  je  serai 
agréable  à  Votre  Majesté. 

—  En  vérité,  mon  cousin  Henri,  vous  me  plan- 
tez le  couteau  sur  la  gorge  ;'  mais  je  résisterai,  mor- 
dieu  !  ne  suis-je  donc  pas  le  roi  ? 

—  Non,  pas  encore,  sire  ;  mais,  si  vous  le  voulez, 
vous  le  serez  demain. 

—  Ah  çà  !  continua  Charles  IX,  on  tuerait  donc 
aussi  le  roi  de  Navarre,  le  prince  de  Coudé...  dans 
mon  Louvre...  Ah! 

Puis,  il  ajouta  d'une  voix  à  peine  intelligible  : 

—  Dehors,  je  ne  dis  pas. 

—  Sire,  s'écria  le  duc,  ils  sortent  ce  soir  pour 
faire  débauche  avec  le  duc  d'Alençon  votre  frère. 

—  Tavannes,  dit  le  roi  avec  une  impatience  ad- 
mirablement bien  jouée,  ne  voyez-vous  pas  que 
vous  taquinez  mon  chien  !  Viens,  Actéon,  viens.  ^ 


?2 


LA  REINE  MARGOT, 


BRII&Ndt 


Et  Charles  IX  sortit  sans  en  vouloir  vcoulcr  davantage. 


Et  Charles  IX  sortit  sans  en  vouloir  écouter  da- 
vantage, et  rentra  chez  lui  laissant  Tavannos  et  lo 
duc  de  Guise  pr('S([Ufi  aussi  incorlains  «[iraupara- 
vant. 

Cependant  une  scrnc  d'un  autre  genre  se  passait 
chez  Catherine,  qui,  après  avoir  donne  au  duc  de 
Guise  le  ronsoil  de  tenir  Imn.  était  rentrée  dans 
son  appartcmi-nt,  où  elle  avait  trduvé  n'unies  les 
personnes  qui  d'ordinaire  assislaii'nl  à  son  cou- 
cher. 

A  son  retour,  Catherino  avait  la  figure  aussi 
riante  qu'elle  était  décomposée  à  son  départ.  Peu  à 


peu,  elle  congédia  de  son  air  le  plus  agréable  ses 
femmes  et  ses  courtisans  ;  il  ne  resta  bientôt  près 
d'elle  que  madame  Marguerite,  (]ui,  assise  sur  un 
coffr(>  jirès  de  la  fenêtre  ouverte,  regardait  le  ciel 
absorbi'C  dans  ses  pensées. 

Deux  ou  trois  fois,  en  se  retrouvant  seule  avec  sa 
fille,  la  reine  mère  ouvrit  la  bouche  pour  parler, 
mais  cliaiiue  fois  une  sombre  pen.sée  refoula  au  fond 
de  .sa  poitrine  les  mots  prêts  h  s'échapper  de  ses  lè- 
vres. 

Sur  ces  entrefaites,  la  portière  se  souleva,  et 
Henri  de  Navarre  parut. 


LA  REINE  MARGOT. 


33 


—  Madame,  dit-elle,  c'est  René,  le  pariumeur.  —  Page  34. 


La  petite  levrette,  qui  dormait  sur  le  trôn?,  bon- 
dit et  courut  à  lui. 

—  Vous  ICI,  mon  fils!  dit  Catherine  en  tressail- 
lant, est-ce  que  vous  soupez  au  Louvre? 

—  Non,  madame,  répondit  Henri,  nous  battons 
la  ville  ce  soir  avec  MM.  d'Alençon  et  de  Coudé.  Je 
croyais  presque  les  trouver  ici  occupés  à  vous  faire 
leur  cour. 

Catherine  sourit. 

—  Allez,  messieurs,  dit-elle,  allez...  Les  hom- 
mes sont  bien  heureux  de  pouvoir  courir  ainsi... 
N'est-ce  pas,  ma  fille  î 


—  C'est  vrai,  répondit  Marguerite,  c'est  une  si 
belle  et  une  si  douce  chose  que  la  liberté! 

—  Cela  veut-il  dire  que  j'enchaîne  la  vôtre,  ma- 
dame? dit  Henri  en  s'inclinant  devant  sa  femme. 

—  Non,  monsieur;  aussi  n'est-ce  pas  moi  que  je 
plains,  mais  la  condition  des  femmes  en  général. 

—  Vous  allez  peut-être  voir  M.  l'amiral,  mon 
fils?  dit  Catherine. 

—  Oui,  peut-être. 

—  Allez-y;  ce  sera  d'un  bon  exemple,  et  demain 
vous  me  donnerez  de  ses  nouvelles. 

& 


Parll.  —  Imp.  de  CRT  alnf,  bonleiart  Honiparnasie,  St. 


z^ 


LA  REINE  MARGOT. 


—  J'irai  donc,  madame,  puisque  vous  approu- 
vez cette  démarche. 

—  Moi,  dit  Catherine,  je  n'approuve  rien...  Mais 
qui  va  là?...  Renvoyez,  renvoyez. 

Henri  fit  un  pas  vers  la  porte  pour  exécuter  l'or- 
dre de  Catherine;  mais,  au  même  instant,  la  tapis- 
sière se  souleva,  et  madame  de  Sauve  montra  sa 
tête  blonde. 

—  Madame,  dit-elle,  c'est  René,  le  parfumeur, 
que  Votre  Majesté  a  fait  demander. 

Catherine  lança  un  regard  aussi  prompt  que  l'é- 
clair sur  Henri  de  Navarre.  Le  jeune  prince  rougit 
légèrement,  puis  presque  aussitôt  pâlit  d'une  ma- 
nière effrayante.  En  effet,  ou  venait  de  prononcer 
le  nom  de  l'assassin  de  sa  mère.  11  sentit  que  son  vi- 
sage trahissait  son  émotion,  et  alla  s'appuyer  sur  la 
barre  de  la  fenêtre. 

La  petite  levrette  poussa  un  gémissement. 

Au  même  instant  deux  personnes  entraient,  l'une 
annoncée,  et  l'autre  qui  n'avait  pas  besoin  de  l'être. 

La  première  était  René,  le  parfumeur,  qui  s'ap- 
procha de  Catherine  avec  toutes  les  obséquieuses 
civilités  des  serviteurs  llorentins;  il  tenait  une 
boîte,  qu'il  ouvrit,  et  dont  on  vil  tous 'les  compar- 
timents remplis  de  poudres  et  de  llacons. 

La  seconde  était  madame  de  Lorraine,  sœur  aînée 
de  Marguerite.  Elle  entra  par  une  petite  porte  dé- 
robée qui  donnait  dans  le  cabinet  du  roi,  et  toute 
pâle  et  toute  tremblante,  espérant  n'être  point  aper- 
çue de  Catherine,  qui  examinait  avec  madame  de 
Sauve  le  contenu  de  la  boîte  apporté?  par  René,  elle 
alla  s'asseoir  à  côté  de  Marguerite,  près  de  laquelle 
le  roi  de  Navarre  se  tenait  debout,  la  main  sur  le 
front,  comme  un  homme  qui  cherche  à  se  remettre 
d'un  cblouissenient. 

En  ce  moment  Catherine  se  retourna. 

—  Ma  fille,  dit-elle  à  Marguerite,  vous  pouvez 
vous  retirer  chez  vous.  Mon  fils,  dit-elle,  vous  pou- 
vez aller  vous  amuser  par  la  ville. 

Marguerite  se  leva,  et  Henri  se  retourna  à  moitié. 
Madame  de  Lorraine  saisit  la  main  de  Margue- 
rite. 

—  Ma  sœur,  lui  dit-elle  tout  bas  et  avec  volubi- 
lité, au  nom  de  M.  de  Guise,  qui  vous  sauve  coniino 
vous  l'avez  sauvé,  ne  sortez  pas  d'ici,  n'allez  pas 
chez  vous! 

—  Hein!  que  dites-vous,  Claude?  demanda  Ca- 
therine en  se  retournant. 

—  Rien,  ma  mère. 

—  Vous  avez  parlé  tout  bas  à  Marguonlc. 

—  Pour  lui  souhailorle  bonsoir  seulement,  ma- 
dame, et  pour  lui  dire  mille  choses  de  la  part  de  la 
duchesse  de  Nnvcrs. 

—  Et  où  est-elle,  celte  belle  duchesse? 

—  Près  de  son  beau-frère,  M.  de  Guiso. 
Calhcrine  regarda  les  deux  femmes  de  son  œil 

soupçonneux,  et  froneanllo  sourcil  : 

—  Venez  çà,  Claude  1  dit  la  reine  môre. 


Claude  obéit.  Catherine  lui  saisit  la  main. 

—  Que  lui  avez-vous  dit?  indiscrète  que  vous 
êtes  !  murmura-t-elle  en  serrant  le  poignet  de  sa 
fille  à  la  faire  crier. 

—  Madame,  dit  à  sa  femme  Henri,  qui,  sans  en- 
tendre, n'avait  ribn  perdu  de  la  pantomime  de  la 
reine,  de  Claude  et  de  Marguerite;  madame,  me  fe- 
rez-vous  l'honneur  de  me  donner  votre  main  à 
baiser? 

Marguerite  lui  tendit  une  main  tremblante. 

—  Que  vous  a-t-elle  dit?  murmura  Henri  en  se 
baissant  pour  rapprocher  ses  lèvres  de  cette  main. 

—  De  ne  pas  sortir.  Au  nom  du  ciel,  ne  sortez 
pas  non  plus! 

Ce  ne  fut  qu'un  éclair;  mais  à  la  lueur  de  (^et  éclair, 
si  rapide  qu'elle  fût,  Henri  devina  tout  un  complot. 

—  Ce  n'est  pas  le  tout,  dit  Marguerite  ;  voici  une 
lettre  qu'un  gentilhomme  provençal  a  apportée. 

—  M.  de  la  Mole? 

—  Oui. 

—  Merci,  dit-il  en  prenant  la  lettre  et  en  la  ser- 
rant dans  son  pourpoint.  Et,  passant  devant  sa 
femme  éperdue,  il  alla  appuyer  sa  main  sur  l'épaule 
du  Florentin. 

—  Eh  bien  !  maître  René,  dit-il,  comment  vont 
les  affaires  commerciales? 

—  Mais  assez  bien,  monseigneur,  assez  bien,  ré- 
pondit l'empoisonneur  avec  son  perfide  sourire. 

—  Je  le  crois  bien,  dit  Henri,  quand  on  est 
comme  vous  le  fournisseur  de  toutes  les  têtes  couron- 
nées de  France  et  de  l'étranger. 

—  Excepté  de  celle  du  roi  de  Navarre,  répondit 
effrontément  le  Florentin. 

—  Ventre-saint-gris,  maître  René!  dit  Henri, 
vous  avez  raison  ;  et  cependant  ma  pauvre  mère, 
qui  achetait  aussi  chez  vous,  vous  a  recommandé  à 
moi,  en  mourant,  maître  René.  Venez  me  voir  de- 
main ou  après-demain  en  mon  appartement,  et  ap- 
porlpz-moi  vos  meilleures  parfumeries. 

—  Ce  ne  sera  point  mal  vu,  dit  en  souriant  Ca- 
therine, car  on  dit... 

—  Que  j'ai  le  gousset  fin,  reprit  Henri  en  riant; 
qui  vous  a  dit  cela,  ma  mère?  est-ce  Margot? 

—  Non,  mon  fils,  ditCalhcrine,  c'est  madame  de 
Sauve. 

En  ce  moment,  madame  la  duchesse  de  Lorraine, 
qui,  malgré  les  efforts  qu'elle  faisait,  ne  pouvait  .se 
contenir,  ('clala  en  sanglots. 

Henri  ne  se  retourna  même  pas. 

—  Ma  sœur,  s'écria  Marguerite  en  s'élançant  vers 
Claude,  qu'avcz-vous? 

—  Rien,  dit  Calhcrine  en  passant  entre  les  deux 
ieun(s  femmes,  rien  :  elle  a  celte  fii'vre  nerveu.so 
(pie  Mazille  lui  recommande  de  irailer  aver  de»;  .irn- 
mates 

El  elle  serra  do  nouveau  ol  avec  plus  de  vi^n(>ur 
encore  que  la  première  fois  le  bras  de  sa  lille  aînée  ; 
puis  se  retournant  vers  la  cadette  : 


LA  REINE  MARGOT. 


35 


—  Çà,  Margot,  dit-elle,  n'avez-vous  pas  entendu 
déjà  que  je  vous  ai  invitée  à  vous  retirer  chez  vous? 
Si  cela  ne  suffit  pas  je  vous  l'ordonne. 

—  Pardonnez-moi,  madame,  dit  Marguerite  trem- 
blante et  pâle,  je  souhaite  une  bonne  nuit  à  Votre 
Majesté. 

—  Et  j'espère  que  votre  souhait  sera  exaucé. 
Bonsoir,  bonsoir. 

Marguerite  se  retira  toute  chancelante  en  cher- 
chant vainement  à  rencontre^  un  regard  de  son 
mari,  qui  ne  se  retourna  pas  même  de  son  côté. 

Il  se  fit  un  instant  de  silence  pendant  lequel  Ca- 
therine demeura  les  yeux  fixés  sur  la  duchesse  de 
Lorraine,  qui,  de  son  côté,  sans  parler,  regardait  sa 
mère  les  mains  jointes. 

Henri  tournait  le  dos,  mais  voyait  la  scène  dans 
une  glace  tout  en  ayant  l'air  de  friser  sa  moustache 
avec  une  pommade  que  venait  de  lui  donner  René. 

—  Et  vous,  Henri,  dit  Catherine,  sortez-vous  tou- 
jours? 

—  Ah!  oui,  c'est  vrai,  s'écria  le  roi  de  Navarre. 
Ah  !  par  ma  foi  !  j'oubliais  que  le  duc  d'Alençon  et  le 
prince  de  Condé  m'attendent  !  Ce  sont  ces  admira- 


bles parfums  qui  m'enivrent,  et,  je  crois,  me  font 
perdre  la  mémoire.  Au  revoir,  madame. 

—  Au  revoir  !  Demain,  vous  m'apprendrez  des 
nouvelles  de  l'amiral,  n'est-ce  pas? 

—  Je  n'aurai  garde  d'y  manquer.  Eh  bien  !  Pliébé, 
qu'y  a-t-il? 

—  Phébé?  dit  la  reine  mère  avec  impatience. 

—  Piappelez-la,  madame,  dit  le  Béarnais,  car  elle 
ne  veut  pas  me  laisser  sortir. 

La  reine  mère  se  leva,  prit  la  petite  chienne  par 
son  collier  et  la  retint,  tandis  que  Henri  s'éloignait 
le  visage  aussi  calme  et  aussi  riant  que  s'il  n'eût  pas 
senti  au  fond  de  son  cœur  qu'il  courait  danger  de 
mort. 

Derrière  lui,  la  petite  chienne  lâchée  par  Cathe- 
rine de  Médicis  s'élança  pour  le  rejoindre;  mais  la 
porte  était  refermée,  et  elle  ne  put  que  glisser  son 
museau  allongé  sous  la  tapisserie  en  poussant  un 
hurlement  lugubre  et  prolongé. 

—  Maintenant,  Charlotte,  ditCatherine  à  madame 
de  Sauve,  va  chercher  M.  deGuiscetTavannes,  qui 
sont  dans  mon  oratoire,  et  reviens  avec  eux  pour  te- 
nir Compagnie  à  la  duchesse  de  Lorraine  qui  a  ses 
vapeurs. 


<>0-©€ 


Vil 


LA  NUIT  DU  24  AOUT  1572. 


orsquo  la  Mole  et  Coconas 
eurent  achevé  leur  maigre 
souper,  car  les  volailles  de 
riiôtellerie  de  la  Belle- 
Étoile  ne  flambaient  que 
sur  l'enseigne,  Coconas  fit 
pivoter  sa  cliaise  sur  un  de 
ses  quatre  pieds,  étendit 
les  jambes,  ajipuya  son  coude  sur  la  table,  et  dégus- 
tant un  dernier  verre  de  vin  : 

—  Est-ce  que  vous  allez  vous  coucher  inconti- 
nent, monsieur  de  la  Mole?  demanda-t-il. 

—  Ma  foi,  j'en  aurais  grande  envie,  monsieur, 
car  il  est  possible  qu'on  vienne  me  réveiller  dans 
la  nuit. 

—  Et  moi  aussi,  dit  Coconas;  mais  il  me  semble, 
en  ce  cas,  qu'au  lieu  de  nous  coucher  et  de  faire  at- 
tendre ceux  qui  doivent  nous  envoyer  chercher, 
nous  ferions  mieux  de  demander  des  cartes  et  de 


jouer.  Cela  fait  que  l'on  nous  trouverait  tout  pré- 
parés. 

—  J'accepterais  volontiers  la  proposition,  mon- 
sieur; mais,  pour  jouer,  je  possède  bien  peu  d'ar- 
gent; à  peine  si  j'ai  centécus  d'or  dans  ma  valise; 
et  encore,  c'est  tout  mon  trésor.  Maintenant,  c'est  à 
moi  de  faire  fortune  avec  cela. 

—  Cent  écus  d'or  !  s'écria  Coconas,  et  vous  vous 
plaignez!  Mordi!  mais  moi,  monsieur,  je  n'en  ai 
que  SIX. 

—  Allons  donc  !  reprit  la  Mole,  je  vous  ai  vu  ti- 
rer de  votre  poche  une  bourse  qui  m'a  paru  non- 
seulement  fort  ronde,  mais  on  pourrait  même  dire 
quelque  peu  boursoufiée. 

—  Ah!  ceci,  dit  Coconas,  c'est  pour  éteindre  une 
ancienne  dette  que  je  suis  obligé  de  payer  à  un  vieil 
ami  de  inon  père  que  je  soupçonne  d'être  comme 
vous  tant  soit  peu  huguenot.  Oui,  il  y  a  là  cent  no- 
bles à  la  rose,  continua  Coconas  en  frappant  sur  sa 


3Ô 


LA  REINE  MARGOT. 


poche,  mais  ces  cent  nobles  à  la  rose  appartiennent 
à  maître  Mercandon  ;  quant  à  mon  patrimoine  per- 
sonnel, il  se  borne,  comme  je  vous  l'ai  dit,  à  six 
écus. 

—  Comment  jouer,  alors? 

—  Et  c'est  justement  à  cause  de  cela  que  je  vou- 
lais jouer.  D'ailleurs,  il  m'était  venu  une  idée. 

—  Laquelle? 

—  Nous  venons  tous  deux  à  Paris  dans  un  même 
but? 

—  Oui. 

—  Nous  avons  chacun  un  protecteur  puissant  ! 

—  Oui. 

—  Vous  comptez  sur  le  vôtre  comme  je  compte 
sur  le  mien? 

—  Oui. 

—  Eh  bien!  il  m'était  venu  dans  la  pensée  de 
jouer  d'abord  notre  argent,  puis  la  première  faveur 
qui  nous  arrivera,  soit  de  la  cour,  soit  de  notre  maî- 
tresse... 

—  En  effet,  c'est  fort  ingénieux  !  dit  la  Mole  en 
souriant;  mais  j'avoue  que  je  ne  suis  pas  assez 
joueur  pour  risquer  ma  vie  tout  entière  sur  un  coup 
de  cartes  ou  un  coup  de  dés,  car  de  la  première  fa- 
veur qui  vous  arrivera  à  vous  et  à  moi  découlera 
probablement  notre  vie  tout  entière. 

—  Eh  bien  !  laissons  donc  là  la  première  faveur 
de  la  cour,  et  jouons  la  première  faveur  de  notre 
maîtresse. 

—  Je  n'y  vois  qu'un  inconvénient,  dit  la  Mole? 

—  Lequel? 

—  C'est  que  je  n'ai  point  de  maîtresse,  moi. 

—  Ni  moi  non  plus;  mais  je  compte  bien  ne  pas 
tarder  à  en  avoir  une  !  Dieu  meixi  !  on  n'est  point 
taillé  de  façon  à  manquer  de  femmes. 

—  Aussi,  comme  vous  dites,  n'en  manquerez- 
vous  point,  monsieur  de  Coconas;  mais,  comme  je 
n'ai  point  la  môme  conCance  dans  mon  étoile  amoi^ 
reuse,  je  crois  que  ce  serait  vous  voler  que  de  met- 
tre mon  enjeu  contre  le  vôtre.  Jouons  donc  jusqu'à 
concurrence  de  vos  six  écus,  et  si  vous  les  perdiez 
par  malheur,  et  que  vous  voulussiez  continuer  le 
jeu,  eh  bien  !  vous  êtes  gentilhomme,  et  votre  parole 
vaut  de  l'or. 

—  A  la  bonne  heure!  s'écria  Coconas,  et  voilà 
qui  est  parlé;  vous  avez  raison,  monsieur,  la  parole 
d'un  gentilhomme  vaut  do  l'or,  surtout  quand  ce 
gentilhomme  a  du  (n'ciit  à  la  cour.  Aussi,  croyez 
que  je  ne  iiic  hasarderais  pas  trop  en  jouant  contre 
vous  la  première  faveur  que  je  devrais  recevoir. 

—  Oui,  sans  doute,  vous  pouvez  la  perdre,  mais 
moi  je  ne  pourrais  pas  la  gagner;  car,  étant  au  roi 
de  Navarre,  je  nn  puis  rien  tenir  de  M.  le  duc  de 
Guise. 

—  Ah!  parpaillot!  murmura  l'hôte  tout  en  four- 
bissant son  vieux  ca.squo,  je  t'avais  donc  bien  flairé. 

El  il  .s'intnrroni|iit  piMir  faire  le  signe  de  la  croix. 

—  Ah  ç;'i!  di'ridi'ineril,  reprit  Coconas  en  ballant 


les  cartes  que  venait  de  lui  apporter  le  garçon,  vous 
en  êtes  donc?... 

—  De  quoi  ? 

—  De  la  religion. 

—  Moi  ? 

—  Oui,  vous. 

—  Eh  bien  !  mettez  que  j'en  sois  !  dit  la  Mole  en 
souriant.  Avez-vous  quelque  chose  contre  nous? 

—  Oh!  Dieu  merci,  non.  Cela  m'est  bien  égal.  Je 
hais  profondément  la  huguenoterie,  mais  je  ne  dé- 
teste pas  les  huguenots,  et  puis  c'est  la  mode. 

—  Oui,  répliqua  la  Mole  en  riant,  témoin  l'ar- 
quebusade  de  M.  l'amiral  !  Jouerons-nous  aussi  des 
arquebusades? 

—  Comme  vous  voudrez,  dit  Coconas  ;  pourvu  que 
je  joue,  peu  m'importe  quoi. 

—  Jouons  donc,  dit  la  Mole  en  ramassant  ses  car- 
tes et  en  les  rangeant  dans  sa  main. 

—  Oui,  jouez,  et  jouez  de  confiance;  car  dussé-je 
perdre  cent  écus  d'or  comme  les  vôtres,  j'aurai  de- 
main matin  de  quoi  les  payer. 

—  La  fortune  vous  viendra  donc  en  dormant? 

—  Non,  c'est  moi  qui  irai  la  trouver. 

—  Où  cela?  dites-moi;  j'irai  avec  vous  ! 

—  Au  Louvre. 

—  Vous  y  retournez  cette  nuit? 

—  Oui,  j'ai  cette  nuit  une  audience  particulière 
du  grand  duc  de  Guise. 

Depuis  que  Coconas  avait  parlé  d'aller  clicrchcr 
fortune  au  Louvre,  la  Huriére  s'était  interrompu  do 
fourbir  sa  salade  et  s'était  venu  placer  derrière  la 
chaise  de  la  Mole,  de  manière  que  Coconas  seul  le 
pût  voir,  et  de  là  il  lui  fais^i^t  des  signes  que  le  Pié- 
montais  tout  à  son  jeu  et  à  sa  conversation  ne  re- 
marquait pas. 

—  Eh  bien!  voilà  qui  est  miraculeux!  dit  la 
Mole,  et  vous  aviez  raison  de  dire  que  nous  étions 
nés  sous  une  même  étoile.  Moi  aussi  j'ai  rendez- 
vous  au  Louvre  cette  nuit,  mais  ce  n'est  pas  avec  le 
duc  de  Guise,  moi,  c'est  avec  le  roi  de  Navarre. 

—  Avez-vous  un  mot  d'ordre,  vous? 

—  Oui. 

—  Un  signe  de  ralliement? 

—  Non. 

—  Eh  bien!  j'en  ai  un,  moi,  mon  mol  d'ordre 
est... 

A  ces  paroles  du  Piémontais,  la  Hurière  fit  un 
geste  si  expressif,  juste  au  moment  où  l'indiscret 
geniilhomme  relevait  la  tête,  que  Coconas  s'arrêta 
péirilié  bien  plus  de  ce  geste  encore  que  du  coup 
par  lequel  il  venait  de  perdre  trois  écus.  En  voyant 
ri'lonnement  (]ui  se  i)eignail  sur  le  visage  do  son 
partenaire,  la  Mole  se  retourna  ;  mais  il  ne  vit  pas 
autre  chose  <]ue  son  hôte  derrière  lui ,  les  bras 
croisi's  et  coiffé  do  la  .salade  qu'il  lui  avait  vu  four- 
bir l'instant  d'auparavant. 

—  Un'avez-vous  donc?  dit  la  Mole  à  Coconas. 
Coconas  regardait  rbôlc  et  son  ronipagnon  sans 


LA  REINE  MAUGOT. 


57 


Coconas s'anèta  pétrilié.  —  PageSG. 


répondre,  car  il  ne  comprenait  rien  aux  gestes  re- 
doublés de  maître  la  Hurière. 

La  Hurière  vit  qu'il  devait  venir  à  son  secours. 

—  C'est  que,  dit-il  rapidement,  j'aime  beaucoup 
le  jeu  aussi,  moi;  et,  comme  je  m'étais  approche 
pour  voir  le  coup  sur  lequel  vous  venez  de  gagner, 
monsieur  m'aura  vu  coiffé  en  guerre  et  cela  l'aura 
surpris  de  la  part  d'un  pauvre  bourgeois. 

—  Bonne  figure,  en  effet  !  s'écria  la  Mole  en  écla- 
tant de  rire. 

—  Eh  !  monsieur,  répliqua  la  Uuriére  avec  une 
bonhomie  admirablement  jouée  et  un  mouvement 


d'épaules  plein  du  sentmient  de  son  infériorité, 
nous  ne  sommes  pas  des  vaillants,  nous  autres,  et 
nous  n'avons  pas  la  tournure  raffinée.  C'est  bon 
pour  de  braves  gentilshommes  comme  vous  de  faire 
reluire  les  casques  dorés  et  les  fines  rapières,  et 
pourvu  que  nous  montions  exactement  notre  garde. . . 

—  Ah  !  ah  !  dit  la  Mole  en  battant  les  cartes  à  son 
tour,  vous  montez  votre  garde? 

—  Eh  !  mon  Dieu  oui,  monsieur  le  comte,  je  suis 
sergent  d'une  compagnie  de  milice  bourgeoise. 

Et,  cela  dit,  tandis  que  la  Mole  était  occupé  à  don- 
ner les  cartes,  la  Hurière  se  retira  en  posant  un 


38 


LA  REINE  MRGOT. 


doigt  sur  ses  lèvres  pour  recommander  la  discrétion 
à  Coconas  plus  interdit  que  jamais. 

Cette  précaution  fut  cause  sans  doute  qu'il  perdit 
le  second  coup  presque  aussi  rapidement  qu'il  venait 
de  perdre  le  premier. 

—  Eh  bien!  dit  la  Mole,  voilà  qui  fait  juste  vos 
six  écus  !  Voulez-vous  votre  revanche  sur  votre  for- 
tune future? 

—  Volontiers,  dit  Coconas,  volontiers. 

—  Mais,  avant  de  vous  engager  plus  avant,  ne  me 
disiez-vous  pas  que  vous  aviez  rendez-vous  avec 
M.  de  Guise? 

Coconas  tourna  ses  regards  vers  la  cuisine  et  vit 
les  gros  yeux  de  la  Ilurière  qui  répétaient  le  même 
avertissement. 

—  Oui,  dit-il;  mais  il  n'est  pas  encore  l'heure. 
D'ailleurs,  parlons  un  peu  de  vous,  monsieur  de  la 
Mole. 

—  Nous  ferions  mieux,  je  crois,  de  parler  du  jeu, 
mon  cher  monsieur  de  Coconas;  car,  ou  je  me 
trompe  fort,  ou  me  voilà  encore  en  train  de  vous 
gagner  six  écus? 

—  Mordi  !  c'est  la  vérité...  on  me  l'avait  toujours 
dit,  que  les  huguenots  avaient  du  bonheur  au  jeu. 
J'ai  envie  de  me  faire  huguenot,  le  diable  m'em- 
porte ! 

Les  yeux  de  la  Ilurière  étincelèrent  comme  deux 
charbons  ;  mais  Coconas,  tout  à  son  jeu,  ne  les  aper- 
çut pas. 

—  Faites,  comte,  faites,  dit  la  Mole;  et,  quoique 
la  façon  dont  la  vocation  vous  est  venue  soit  singu- 
lière, vous  serez  le  bien  reçu  parmi  nous. 

Coconas  se  gratta  l'oreille. 

—  Si  j'étais  sûr  que  votre  bonheur  vient  de  là, 
dit-il,  je  vous  réponds  bien...  car,  enlin,  je  ne  tiens 
pas  énormément  à  la  messe,  moi,  et  dès  que  le  roi 
n'y  tient  pas  non  plus... 

—  Et  puis,  c'est  une  si  belle  religion,  dit  la 
Mole,  si  simple,  si  pure  1 

—  Et  puis  elle  est  à  la  mode,  dit  Coconas  ;  et 
puis  elle  porte  bonheur  au  jeu,  car,  le  diable  m'em- 
porte! il  n'y  a  d'as  que  pour  vous,  et  cependant  je 
■vous  examine  depuis  que  nous  avons  les  cartes  aux 

mains.  Vous  jouez  franc  jeu,  vous  ne  trichez  pas.  Il 
faut  que  ce  soit  la  religion... 

—  Vous  me  devez  six  écus  de  plus,  dit  tranquil- 
lement la  Mole. 

—  Ah  !  comme  vous  me  tentez!  dit  Coconas,  cl  si 
cette  nuit  je  ne  suis  pas  content  de  M.  de  Guise... 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  demain  je  vous  demande  de  me  pré- 
senter au  nii  do  Navarre  ;  et,  soyez  iriimpiilli',  si 
une  fois  je  mu  fais  huguenot,  je  serai  plus  huguenot 
que  Eutiier,  que  Calvin,  cpie  Mélancliton  ut  que  tous 
les  riTormisles  de  la  icrro. 

—  Cliull  dit  la  Moli',  vous  allez  vous  brouiller 
avec  notre  hôte. 

—  Oh!  c'est  vrai!  dit  Coconas  on  tmirnant  les 


yeux  vers  la  cuisine.  Mais  non,  il  ne  nous  écoute 
pas,  il  est  trop  occupé  en  ce  moment. 

—  Que  fait-il  donc?  demanda  la  Mole,  qui  de  sa 
place  ne  pouvait  l'apercevoir. 

—  11  cause  avec...  Le  diable  m'emporte!  c'est 
lui! 

—  Qui,  lui? 

—  Cette  espèce  d'oiseau  de  nuit  avec  lequel  il 
causait  déjà  quand  nous  sommes  arrivés,  l'homme 
au  pourpoint  jaune  et  au  manteau  amadou.  Mordi  ! 
quel  feu  il  y  met!  Eh!  dites  donc,  maître  la  Ilu- 
rière !  est-ce  que  vous  faites  de  la  politique,  par  ha- 
sard? 

Mais  cette  fois  la  réponse  de  maître  la  Hurière  fut 
un  geste  si  énergique  et  si  impérieux,  que,  malgré 
son  amour  pour  le  carton  peint,  Coconas  se  leva  et 
alla  à  lui. 

—  Qu'avez-vous  donc?  demanda  la  Mole. 

—  Vous  demandez  du  vin,  mon  gentilhomme,  dit 
la  Ilurière  saisissant  vivement  la  main  de  Coco- 
nas, on  va  vous  en  donner.  Grégoire,  du  vin  à  ces 
messieurs! 

Puis  à  l'oreille  : 

—  Silence,  lui  glissa-t-il,  silence,  sur  votre  vie! 
et  congédiez  votre  compagnon. 

La  Ilurière  était  si  pâle,  l'homme  jaune  si  lugu- 
bre, que  Coconas  ressentit  comme  un  frisson,  et  se 
retournant  vers  la  Mole  : 

—  Mon  cher  monsieur  de  la  Mole,  lui  dit-il,  je 
vous  prie  de  m'excuser.  Voilà  cinquante  écus  que  je 
perds  en  un  tour  de  main.  Je  suis  en  malheur  ce 
soir,  et  je  craindrais  de  m'embarrasser. 

—  Fort  bien,  monsieur,  fort  bien,  dit  la  Mole;  à 
votre  aise.  D'ailleurs,  je  ne  suis  point  fâché  de  me 
jeter  un  instant  sur  mon  lit.  Maître  la  Hurière?... 

—  Monsieur  le  comte? 

—  Si  l'on  venait  me  chercher  de  la  part  du  roi 
de  Navarre,  vous  me  réveilleriez.  Je  serai  tout  ha- 
billé, et  par  conséquent  vite  prêt. 

—  C'est  comme  moi,  dit  Coconas;  pour  ne  pas 
faire  attendre  Scm  Altesse  un  seul  instant,  je  vais 
préparer  le  signe.  Maître  la  Ilurière,  donnez-moi  des 
ciseaux  et  du  papier  blanc. 

.  — Grégoire,  cria  la  Ilurière,  du  papier  blanc 
pour  écrire  une  lettre,  des  ciseaux  pour  en  tailler 
l'enveloppe. 

—  Ali  çà!  décidément,  se  dit  à  lui-même  le  Pié- 
monlais,  il  se  passe  ici  ([uelque  chose  d'extraordi- 
naire. 

—  Bonsoir,  monsieur  de  Coconas!  dit  la  Mole.  El 
vous,  mon  hùie,  faites-moi  l'amitié  do  me  montrer 
le  chemin  de  ma  chambre.  Donne  chance,  noire 
ami  ! . 

El  la  Mole  disparut  dans  l'p^alier  tournant  suivi 
de  la  Ilurière. 

Alors  riiommo  mystérieux  saisitfi  son  {our  le  bras 
de  Coconas;  et,  l'attirant  à  lui,  il  lui  dit  nvôc  volu- 
bilité : 


LA  REINE  JUUGOT, 


m 


■  —  Monsieur,  vous  avez  failli  révéler  cent  fois  un 
secret  duquel  dépend  le  sort  du  royaume.  Dieu  a 
voulu  que  votre  bouche  fût  fermée  à  temps.  Un  mot 
de  plus,  et  j'allais  vous  abattre  d'un  coup  d'arque- 
buse. Maintenant  nous  sommes  seuls  heureusement, 
écoutez. 

—  Mais  qui  êtes-vous,  pour  me  parler  avec  ce  ton 
de  commandement?  demanda  Coconas. 

—  Avez-vous,  par  hasard,  entendu  parler  du  sire 
deMaurevel? 

—  Le  meurtrier  de  l'amiral? 

—  Et  du  capitaine  de  Mouy. 

—  Oui,  sans  doute. 

—  Eh  bien  !  le  sire  de  Maurevel,  c'est  moi. 

—  Oh!  oh!  Ct Coconas. 

—  Écoutez-moi  donc. 

—  Mordi!  je  le  crois  bien,  que  je  vous  écoute. 

—  Chut!  Ct  le  sire  de  Maurevel  en  portant  son 
doigt  à  sa  bouche. 

Coconas  demeura  l'oreille  tendue. 

On  entendit  en  ce  moment  l'hôte  refermer  la 
porte  d'une  chambre,  puis  la  porte  du  corridor,  y 
mettre  les  verrous,  et  revenir  précipitamment  du 
côté  des  deux  interlocuteurs.  U'offrit  alors  un  siège 
à  Coconas,  un  siège  à  Maureyel,  et  en  prenant  un 
troisième  pour  lui  : 

—  Tout  est  bien  clos,  dit-il,  monsieur  de  Maure- 
vel, vous  pouvez  parler. 

Onze  heures  sonnaient  à  Saint-Germain  l'Auxer- 
rois.  Maurevel  compta  l'un  après  l'autre  chaque 
battement  de  marteau  qui  retentissait  vibrant  et  lu- 
gubre dans  la  nuit,  et  quand  le  dernier  se  fut 
éteint  dans  l'espace  : 

—  Monsieur,  dit-il  en  se  retournant  vers  Coco- 
nas tout  hérissé  à  l'aspect  des  précautions  que  pre- 
naient les  deux  hommes,  monsieur,  êtes-vous  bon 
catholique? 

—  Mais  je  le  crois,  répondit  Coconas. 

—  Monsieur,  continua  Maurevel,  êtes-vous  dé- 
voué au  roi  ? 

—  De  cœur  et  d'âme.  Je  crois  môme  que  vous 
m'offensez,  monsieur,  en  m' adressant  une  pareille 
question.  * 

—  Nous  n'aurons  pas  de  querelle  là-dessus  ;  seu- 
lement, vous  allez  nous  suivre. 

—  Où  cela? 

—  Peu  vous  importe.  Laissez-vous  conduire.  Il 
y  va  de  votre  fortune  et  peut-être  de  votre  vie. 

—  Je  vous  préviens,  monsieur,  qu'à  minuit,  j'ai 
affaire  au  Louvre. 

—  C'est  justement  là  que  nous  allons. 

—  M.  de  Guise  m'y  attend. 

—  Nous  aussi. 

—  Mais  j'ai  un  mot  de  passe  particulier,  conti- 
nua Coconas  un  peu  mortifié  de  partager  l'honneur 
de  son  audience  avec  le  sire  de  Maurevel  et  maître 
la  Uurière. 

—  Nous  aussi. 


—  Mais  j'ai  un  signe  de  reconnaissonce. 
Maurevel  sourit,  tira  de  dessous  son  pourpoint 

une  poignée  de  croix  en  étoffe  blanche,  en  donna 
une  à  la  Hurière,  une  à  Coconas,  et  en  prit  une 
pour  lui.  La  Hurière  attacha  la  sienne  à  son  cas- 
que, Maurevel  en  fit  autant  de  la  sienne  à  son  cha- 
peau. 

—  Oh  çà!  dit  Coconas  stupéfait,  le  rendez-vous, 
le  mot  d'ordre,  le  signe  de  ralliement,  c'était  donc 
pour  tout  le  monde? 

—  Oui,  monsieur;  c'est-à-dire  pour  tous  les  bons 
catholiques. 

—  11  y  a  fête  au  Louvre  alors,  banquet  royal , 
n'est-ce  pas?  s'écria  Coconas,  et  l'on  en  veut  exclure 
ces  chiens  de  huguenots...  Bon  !  bien  !  à  merveille! 
Il  y  a  assez  longtemps  qu'ils  y  paradent. 

—  Oui,  il  y  a  fête  au  Louvre,  dit  Maurevel,  il  y 
a  banquet  royal,  et  les  huguenots  y  seront  con- 
viés... Il  y  a  plus,  ils  seront  les  héros  de  la  fête,  ils 
payeront  le  banquet,  et,  si  vous  voulez  bien  être 
des  nôtres,  nous  allons  commencer  par  aller  inviter 
leur  principal  champion,  leur  Gédéon,  comme  ils 
disent. 

—  M.  l'amiral?  s'écria  Coconas. 

—  Oui,  le  vieux  Gaspard,  que  j'ai  manqué  comme 
un  imbécile,  quoique  j'aie  tiré  sur  lui  avec  l'arque- 
buse même  du  roi. 

—  Et  voilà  pourquoi,  mon  gentilhomme,  je  four- 
bissais ma  salade,  j'affilais  mon  épée  et  repassais 
mes  couteaux,  dit  d'une  voix  stridente  maître  la 
Hurière  travesti  en  guerrier. 

A  ces  mots,  Coconas  frissonna  et  devint  fort  pâle, 
car  il  commençait  à  comprendre. 

—  Quoi,  vraiment!  s'écria-t-il,  cette  fête,  ce  ban- 
quet... c'est...  on  va... 

—  Vous  avez  été  bien  long  à  deviner,  monsieur, 
dit  Maurevel,  et  l'on  voit  bien  que  vous  n'êtes  pas 
fatigué  comme  nous  des  insolences  de  ces  héréti- 
ques. 

—  Et  vous  prenez  sur  vous,  dit-il,  d'aller  chez 
l'amiral,  et  de...? 

Maurevel  sourit,  et  attirant  Coconas  contre  la  fe- 
nêtre : 

—  Regardez,  dit-il;  vcycz-vous  sur  la  petite 
place,  au  bout  de  la  rue,  derrière  l'église,  cette 
troupe  qui  se  range  silencieusement  dans  l'ombre? 

—  Oui. 

—  Les  hommes  qui  composent  cette  troupe  ont, 
comme  maître  la  Hurière,  vous  et  moi,  une  croix 
au  chapeau. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  ces  hommes,  c'est  une  compagnie 
des  Suisses  des  petits  cantons  commandés  par  To- 
quenot;  vous  savez  que  messieurs  des  petits  cantons 
sont  les  compères  du  roi. 

—  Oh!  oh!  Dt  Coconas. 

—  Maintenant,  voyez  cette  troupe  de  cavaliers 
qui  passe  sur  le  quai  ;  reconnaissez-vous  son  chef? 


40 


LA  REINE  MARGOT. 


^.^jCMA^cyfQyK  - 


Mnurevci. 


—  ComrtiPTit  voulez-vous  que  je  le  reconnaisse, 
dit  Coconas  tout  frémissant,  je  suis  à  Paris  de  co 
soir  seulement! 

—  Eh  bien  !  c'est  celui  avec  qui  vous  avez  ren- 
dez-vous à  minuit  au  Louvre.  Voyez,  il  va  vous  y  at- 
tendre. 

—  Leduc  de  Guise? 

—  Lui-m(lmo.  Ceux  qui  l'escortent  sont  Marcel, 
cT-pr^'vôt  des  marchands,  et  .1.  Choron,  prévôt  ac- 
tuel. Les  deux  derniers  vont  nu'llrc  sur  |iied  leurs 
compagnies  de  bourgnois;  et  tenez,  voici  le  capitaine 
du  quartier  qui  entre  dans  la  rue  :  roKardoz  hien  ce 
qu'il  va  faire. 


—  Il  heurte  à  chaque  porte.  Mais  qu'y  a-t-il  donc 
sur  les  portes  au::quellcs  il  heurte? 

—  Une  croix  blanche,  jeune  homme  ;  une  croix 
pareille  à  celle  que  nous  avons  à  nos  chapeaux.  Au- 
trefois on  laissait  à  Dieu  le  soin  de  distinguer  les 
siens.  Aujourd'imi  nous  sommes  plus  civilisés,  et 
nous  lui  épargnons  cette  besogne. 

—  Mais  chaque  maison  ft  laquelle  il  frappe  s'ou- 
vre, et  de  chaque  maison  sortent  des  bourgeois  ar- 
ni('S. 

—  Il  frappera  .1  la  niMro  comme  aux  autres,  et 
nous  sortirons  à  notre  tour. 

—  Mais,  ditCoconas,  tout  ce  monde  sur  pied  pour 


LA  REINE  MARGOT. 


41 


<si-5»-*c^^.- 


z-/; 


—  Jeune  homme,  dit  Maurcvel,  si  les  Tieux  vous  répugnent,  vous  pourrez  en  choisir  de  jeunet. 


aller  tuer  un  vieux  huguenot!  Mordi!  c'est  hon- 
teux! c'est  une  affaire  d'égorgeurs  et  non  de  soldats. 

—  Jeune  homme,  dit  Maurevel,  si  les  vieux  vous 
répugnent,  vous  pourrez  en  choisir  de  jeunes.  11  y 
en  aura  pour  tous  les  goûts.  Si  vous  méprisez  les 
poignards,  vous  pourrez  vous  servir  de  Tépée  ;  car 
les  huguenots  ne  sont  pas  gens  à  se  laisser  égorger 
sans  se  défendre,  et,  vous  le  savez,  les  huguenots 
jeunes  ou  vieux  ont  la  vie  dure. 

—  Maison  les  tuera  donc  tous,  alors?  s'écria  Co- 
conas. 

—  Tous. 


—  Par  ordre  du  roi? 

—  Par  ordre  du  roi  et  de  M.  de  Guise. 

—  Et  quand  cela? 

—  Quand  vous  entendrez  sonner  la  cloche  de 
Saint-Germain  l'Auxerrois. 

—  Ah  !  c'est  donc  pour  cela  que  cet  aimable  Al- 
lemand, qui  est  à  M.  de  Guise,  comment  l'appelez- 
vous  donc? 

—  M.  de  Besme. 

—  Justement.  C'est  donc  pour  cela  que  M.  de 
Besme  me  disait  d'accourir  au  premier  coup  de  toc- 
sin? 


fu%,  —  Imp.  de  BKY  aloi,  Coulevwi  lloniparuuwi  ni. 


43 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Vous  avez  donc  vu  M.  de  Besme? 

—  Je  l'ai  vu  et  je  lui  ai  parlé. 

—  Où  cela  ? 

—  Au  Louvre.  C'est  lui  qui  m'a  fait  entrer,  qui 
m'a  donné  le  mot  d'ordre,  qui  m'a... 

—  Regardez. 

—  Mordi  !  c'est  lui-même. 

—  Voulez-vous  lui  parler? 

—  Sur  mon  âme!  je  n'en  serais  pas  fâché? 
Maurevel  ouvrit  doucement  la  fenêtre.  Besme,  en 

effet,  passait  avec  une  vingtaine  d'hommes. 

—  Guise  et  Lorraine,  dit  Maurevel. 

Besme  se  retourna,  et,  comprenant  que  c'était  à 
lui  qu'on  avait  affaire,  il  s'approcha. 

—  Ah  !  ah  !  c'être  fous,  sire  de  Maurefel. 

—  Oui,  c'est  moi;  que  cherchez- vous? 

—  J'y  cherche  l'auperge  de  la  Pelle-Étoile,  pour 
brévenir  un  certain  monsir  Gogonas. 

—  Me  voici,  monsieur  de  Besme  !  dit  le  jeune 
homme. 

—  Ah  !  pon,  ah  !  pien...  Fous  êtes  brêt? 

—  Oui.  Que  faut-il  faire? 

—  Ce  que  fous  tira  monsir  de  Maurefel.  C'être  un 
bon  gatholique. 

—  Vous  l'entendez?  dit  Maurevel. 

—  Oui,  répondit  Coconas.  Jlais  vous,  monsieur 
de  Besme,  où  allez-vous? 

—  Moi  !  dit  de  Besme  en  riant... 

—  Oui,  vous? 

—  Moi,  che  fa  tire  un  betit  mot  à  l'amiral. 

—  Dites-lui-en  deux,  s'il  le  faut,  dit  Maurevel, 
et  que  cette  fois,  s'il  se  relève  du  premier,  il  ne  se 
relève  pas  du  second. 

—  Soyez  dranguille,  monsir  de  Maurefel,  soyez 
dranguille,  et  tressez-moi  bien  ce  cheune  homme-là. 

—  Oui,  oui,  n'ayez  pas  de  crainte,  les  Coconas 
sont  de  fins  limiers,  et  bons  chiens  chassent  de 
race. 

—  Atieu  ! 

—  Allez. 

—  Et  fous? 

—  Commencez  toujours  la  chasse,  nous  arrive- 
rons pour  la  curée. 

De  Bcsmo  s'éloigna,  et  Maurevel  forma  la  fenêtre. 

—  Vous  rentcndez,  jeune  homme!  dit  Maurevel; 
si  vous  avez  quelque  ennemi  particulier,  quand  il 
ne  serait  pas  tout  à  fait  huguenot,  meltcz-le  sur  la 
liste,  et  il  passera  avec  les  autres. 

Coconas,  plus  ('lourdi  que  jamais  do  tout  ce  qu'il 
voyait  et  de  tout  ce  ((u'il  entendait,  regardait  tour 
à  tour  l'hôte,  qui  prenait  des  poses  formidables,  et 
Maurevel,  qui  tirait  tranquillement  un  papier  do  sa 
poche. 

—  Quant  à  moi,  voilà  ma  liste,  dil-il.  —  Trois 
cents. — Que  chaque  bon  catholique  fa.'^se,  rello 
nuit,  la  dixième  partie  dn  In  besogne  (pic  je  ferai, 
et  il  n'y  aura  plus  demain  un  .seul  héréli(|uc  dans 
le  royaume. 


—  Chut  !  dit  la  Hurière. 

—  Quoi?  répétèrent  ensemble  Coconas  et  Mau- 
revel. 

On  entendit  vibrer  le  premier  coup  de  beffroi  à 
Saint-Germain  l'Auxerrois. 

—  Le  signal!  s'écria  Maurevel.  L'heure  est  donc 
avancée?  Ce  n'était  que  pour  minuit,  m'avail-on 
dit...  Tant  mieux'  Quand  il  s'agit  de  la  gloire  de 
Dieu  et  du  roi,  mieux  vaut  les  horloges  qui  avan- 
cent que  les  horloges  qui  retardent. 

En  effet,  op  entendait  tinter  lugubrement  la  clo- 
che de  l'église.  Bientôt  un  premier  coup  de  feu  re- 
tentit, et  presque  aussitôt  la  lueur  de  plusieurs  flam- 
beaux illumina  comme  un  éclair  la  rue  de  l'Arbre- 
Sec. 

Coconas  passa  sur  son  frout  sa  main  humide  de 
sueur. 

—  C'est  commencé,  s'écria  Maurevel,  en  route! 

—  Un  moment,  un  moment'  dit  l'hôte;  avant  de 
nous  mettre  en  campagne,  assurons-nous  du  logis, 
comme  on  dit  à  la  guerre.  Je  ne  veux  pas  qu'on 
égorge  ma  femme  et  mes  enfants  pendant  que  je  se- 
rai dehors.  Il  y  a  un  huguenot  ici.  ' 

—  M.  de  la  Mole?  s'écria  Coconas  avec  un  sou- 
bresaut. 

—  Oui!  le  parpaillot  s'est  jeté  dans  la  gueule  du 
loup. 

—  Comment  !  dit  Coconas,  vous  vous  attaqueriez 
à  votre  hôte? 

—  C'est  à  son  intention  surtout  que  j'ai  repassé 
ma  rapière.. 

—  Oh  I  oh  !  fit  le  Piémontais  en  fronçant  le  sour- 
cil. 

■ —  Je  n'ai  jamais  tué  personne  que  mes  lapins, 
mes  canards  et  mes  poulets,  répliqua  le  digne  au- 
bergiste ;  je  ne  sais  donc  trop  comment  m'y  pren- 
dre pour  tuer  un  homme.  Eh  bien  !  je  vais  m'exer- 
cersur  celui-là.  Si  je  fais  quelque  gaucherie,  au 
moins  personne  ne  sera  là  pour  se  moquer  de  moi. 

—  Mordi,  c'est  dur!  objecta  Coconas;  M.  delà 
Mole  est  mon  compagnon,  M.  de  la  Mole  a  soupe 
avec  moi,  M.  de  la  Mole  a  joué  avec  moi... 

—  Oui,  mais  M.  de  la  Mole  est  un  hérétique,  dit 
Maurevel,  M.  dn  la  Mole  est  condamné;  et,  si  nous  no 
le  tuons  pas,  d'autres  le  tueront. 

—  Sans  compter,  dit  l'hôte,  qu'il  vous  a  gagne 
rin(|uanlo  écus. 

—  C'est  vrai,  dit  Coconas,  mais  loyalement,  j'en 
suis  sûr. 

—  Loyalement  ou  non,  il  vous  faudra  toujours  le 
payer;  tandis  que,  si  je  le  tue,  vous  êtes  quitte. 

—  Allons,  allons!  dépêchons,  messieurs,  cria 
Maurevel  :  une  arquohusado,  un  rou|i  de  rapière,  un 
coup  de  marteau,  un  coup  de  clionel,  un  coup  do 
tout  ce  que  vous  voudrez;  mjis  linis-sons-cn,  si 
nous  voulons  arriver  à  lemjis,  comme  nous  l'avons 
promis,  pour  aider  M.  de  Guise  chez  l'amiral, 

Coconus  .soupira. 


LA  REINE  MARGOT. 


43 


—  J'y  cours!  s'écria  la  Hurière,  attendez-moi. 

—  Mordi!  s'écria  Coconas,  il  va  faire  souffrir  ce 
pauvre  garçon,  et  le  voler  peut-être.  Je  veux  être 
là  pour.rachever,  s'il  est  besoin,  et  empêcher  qu'on 
ne  touche  à  son  argent. 

Et,  mû  par  cette  heureuse  idée,  Coconas  monta 
l'escalier  derrière  maître  la  Hurière,  qu'il  eut  bien- 
tôt rejoint;  car,  à  mesure  qu'il  montait,  par  un  ef- 
fet de  la  réQexion  sans  doute,  la  Hurière  ralentis- 
sait le  pas. 

Au  moment  où  il  arrivait  à  la  porte,  toujours 
suivi  de  Coconas,  plusieurs  coups  de  feu  retentirent 
dans  la  rue.  Aussitôt  on  entendit  la  Mole  sauter  de 
son  lit  et  le  plancher  crier  sous  ses  pas. 

—  Diable  !  murmura  la  Hurière  un  peu  troublé, 
il  est  réveillé,  je  crois  ! 

—  Ça  m'en  a  l'air,  dit  Coconas. 

—  Et  il  va  se  défendre? 

—  n  en  est  capable.  Dites  donc,  maître  la  Hu- 
rière, s'il  allait  vous  tuer,  ça  serait  drôle. 

—  Hum!  hum!  fit  l'hôte. 

Mais,  se  sentant  armé  d'une  bonne  arquebuse,  il 
se  rassura  et  enfonça  la  porte  d'un  vigoureux  coup 
de  pied. 

On  vit  alors  la  Mole,  sans  chapeau,  mais  tout 
vêtu,  retranché  derrière  son  lit,  son  épée  entre  ses 
dents  et  ses  pistolets  à  la  main. 

—  Oh!  oh!  dit  Coconas  en  ouvrant  les  narines 
en  véritable  bête  fauve  qui  flaire  le  sang,  voilà  qui 
devient  intéressant,  maître  la  Hurière.  Allons,  al- 
lons !  en  avant  ! 

—  Ah  !  l'on  veut  m'assassiner,  à  ce  qu'il  paraît! 
cria  la  Mole ,  dont  les  yeux  flamboyaient,  et  c'est 
toi,  misérable! 

Maître  la  Hurière  ne  répondit  à  cette  apostrophe 
qu'en  abaissant  son  arquebuse  et  qu'en  mettant  le 
jeune  homme  en  joue.  Mais  la  Mole  avait  vu  la  dé- 
monstration, et,  au  moment  où  le  coup  partit,  il  se 
jeta  à  genoux,  et  la  balle  passa  par-dessus  sa  tête. 

—  A  moi,  cria  la  Mole,  à  moi,  monsieur  de  Co- 
conas! 

---A  moi!  monsieur  de  Maurevel,  à  moi  !  cria  la 
Hurière. 

—  Ma  foi,  monsieur  de  la  Mole  !  dit  Coconas,  tout 
ce  que  je  puis  faire  dans  cette  affaire  est  de  ne  point 
me  mettre  contre  vous.  Il  paraît  qu'on  tue  cette 
nuit  les  huguenots  au  nom  du  roi.  Tirez-vous  de  là 
comme  vous  pourrez. 

—  Ah!  traîtres!  ah!  assassins!  c'est  comme  cela, 
eh  bien  !  attendez 

Et  la  Mole,  visant  à  son  tour,  lâcha  la  délente  d'un 
de  ses  pistolets.  La  Hurière,  qui  ne  le  perdait  pas 
de  vue,  eut  le  temps  de  se  jeter  de  côté  ;  mais  Co- 
conas, qui  ne  s'attendait  pas  à  cette  riposte,  resta  à 
la  place  où  il  était,  et  la  balle  lui  effleura  l'épaule. 

—  Mordi!  cria-t-il  en  grinçant  des  dents,  j'en 
tiens;  à  nous  deux  donc!  puisque  tu  le  veux. 

Et,  tirant  sa  rapière,  il  s'élança  vers  la  Mole. 


Sans  doute,  s'il  eût  été  seul,  la  Mole  l'eût  attendu; 
mais  Coconas  avait  derrière  lui  maître  la  Hurière", 
qui  rechargeait  son  arquebuse,  sans  compter Jlau- 
revel,  qui,  pour  se  rendre  à  l'invitation  de  l'auber- 
giste, montait  les  escaliers  quatre  à  quatre.  La  Mole 
se  jeta  donc  dans  un  cabinet,  et  verrouilla  la  porte 
derrière  lui. 

—  Ah  !  schelme  I  s'écriait  Coconas  furieux,  heur- 
tant la  porte  du  pommeau  de  sa  rapière,  attends, 
attends.  Je  veux  te  trouer  le  corps  d'autant  de  coups 
d'épée  que  tu  m'as  gagné  d'écus  ce  soir!  Ah!  je 
viens  pour  t'empècher  de  souffrir!  ah!  je  viens 
pour  qu'on  ne  te  vole  pas  !  et  tu  me  récompenses 
en  m'envoyant  une  balle  dans  l'épaule!  attends, 
birbone!  attends! 

Sur  ces  entrefaites,  maître  la  Hurière  s'approcha, 
et  d'un  coup  de  la  crosse  de  son  arquebuse  fit  voler 
la  porte  en  éclats. 

Coconas  s'élança  dans  le  cabinet,  mais  il  alla  don- 
ner du  nez  contre  la  muraille  :  le  cabinet  était  vide 
et  la  fenêtre  ouverte. 

—  Il  se  sera  précipité,  dit  l'hôte  ;  et,  comme  nous 
sommes  au  quatrième,  il  est  mort. 

—  Ou  il  se  sera  sauvé  par  le  toit  de  la  maison 
voisine,  dit  Coconas  en  enjambant  la  barre  de  la 
fenêtre  et  en  s'apprêtant  à  le  suivre  sur  ce  terrain 
glissant  et  escarpé. 

Mais  Maurevel  et  la  Hurière  se  précipitèrent  sur 
lui,  et  le  ramenant  dans  la  chambre  : 

—  Êtes-vous  fou?  s'écrièrent-ils  tous  deux  à  la 
fois.  Vous  allez  vous  tuer. 

—  Bah!  dit  Coconas,  je  suis  montagnard,  moi, 
et  habitué  à  courir  dans  les  glaciers.  D'ailleurs, 
quand  un  homme  m'a  insulté  une  fois,  je  monte- 
rais avec  lui  jusqu'au  ciel,  ou  je  descendrais  avec 
lui  jusqu'en  enfer,  quelque  chemin  qu'il  prît  pour 
y  arriver.  Laissez-moi  faire. 

—  Allons  donc!  dit  Maurevel,  ou  il  est  mort,  ou 
il  est  loin  maintenant.  Venez  avec  nous;  et,  si  celui- 
là  vous  échappe,  vous  en  trouverez  mille  autres  à 
sa  place. 

—  Vous  avez  raison,  hurla  Coconas.  Mort  aux 
huguenots  !  J'ai  besoin  de  me  venger,  et  le  plus  tôt 
sera  le  mieux. 

Et  tous  trois  descendirent  l'escalier  comme  une 
avalanche. 

—  Chez  l'amiral!  cria  Maurevel. 

—  Chez  l'amiral  !  répéta  la  Hurière. 

—  Chez  l'amiral,  doue,  puisque  vous  le  voulez! 
dit  à  son  tour  Coconas. 

Et  tous  trois  s'élancèrent  de  l'hôtel  de  la  Belle- 
Étoile,  laissé  en  garde  à  Grégoire  et  aux  autres 
garçons,  se  dirigeant  vers  l'hôtel  de  l'amiral,  situé 
rue  de  Béthisy;  une  flamme  brillante  et  le  bruit 
des  arquebusades  les  guidaient  de  ce  côté. 

—  Eh  !  qu:  vient  là?  s'écria  Coconas.  Un  homme 
sans  pourpoint  et  sans  écharpe. 

—  C'en  est  un  qui  se  sauve,  dit  Maurevel. 


44 


LA  REINE  MARGOT. 


—  A  vous,  à  vous,  à  vous,  qui  avez  des  arque- 
buses !  s'écria  Coconas 

—  Ma  foi  non,  dit  Maurevel  ;  je  garde  ma  pou- 
dre pour  meilleur  gibier. 

—  A  vous,  la  Huriérel 

—  Attendez,  attendez!  dit  l'aubergiste  en  ajus- 
tant. 

—  Ah  !  OUI,  attendez,  s'écria  Coconas  ;  et  en  at- 
tendant il  va  se  sauver. 

Et  il  s'élança  à  la  poursuite  du  malheureux  qu'il 
eut  bientôt  rejoint,  car  il  était  déjà  blessé.  Mais  au 
moment  où,  pour  ne  pas  le  frapper  par  derrière,  il 
lui  criait  :  «  Tourne,  mais  tourne  donc!  »  un  coup 
d'arquebuse  retentit,  une  balle  siffla  aux  oreilles  de 
Coconas,  et  le  fugitif  roula  comme  un  lièvre  atteint 
dans  sa  course  la  plus  rapide  par  le  plomb  du  chas- 
seur. 

Un  cri  de  triomphe  se  fit  entendre  derrière  Co- 
conas; le  Piémontais  se  retourna,  et  vit  la  Hurière 
agitant  son  arme. 

—  Ah!  cette  fois,  s'écria-l-il,  j'ai  étrenné  au 
moins. 

—  Oui,  mais  vous  avez  manqué  me  percer  d'ou- 
tre en  outre,  moi. 


—  Prenez  garde,  mon  gentilhomme,  prenez 
garde,  cria  la  Hurière. 

Coconas  fit  un  bond  en  arrière.  Le  blessé  s'était 
relevé  sur  un  genou  ;  et,  tout  entier  à  la  veageance, 
il  allait  percer  Coconas  de  son  poignard  au  moment 
même  où  l'avertissement  de  son  hôte  avait  prévenu 
le  Piémontais. 

—  Ah  !  vipère,  s'écria  Coconas. 

Et,  se  jetant  sur  le  blessé,  il  lui  enfonça  trois  fois 
son  épée  jusqu'à  la  garde  dans  la  poitrine. 

—  Et  maintenant,  s'écria  Coconas,  laissant  le 
huguenot  se  débattre  dans  les  convulsions  de  l'a- 
gonie :  chez  l'amiral  !  chez  l'amiral  ! 

—  Ah!  ah!  mon  gentilhomme,  dit  Maurevel,  il 
paraît  que  vous  y  mordez. 

—  Ma  foi  oui,  dit  Coconas.  Je  ne  sais  pas  si  c'est 
l'udeur  de  la  poudre  qui  me  grise  ou  la  vue  du  sang 
qui  m'excite,  mais,  mordi  !  je  prends  goût  à  la  tue- 
rie. C'est  comme  qui  dirait  une  battue  à  l'homme. 
Je  n'ai  encore  fait  que  des  battues  à  l'ours  ou  au 
loup,  et,  sur  mon  honneur,  la  battue  à  l'homme 
me  paraît  plus  divertissante. 

Et  tous  trois  reprirent  leur  course. 


LA  REINE  MARGOT. 


43 


£C 


Oii  vil  alors  la  Mole,  son  épée  entre  ses  dents  et  ses  pistolets  à  la  main.  —  Page  43. 


VIII 

LES  MASSACIŒS. 


et  par  deux 


'hôtel  qu'habitait  l'amiral 
était,  comme  nous  l'avons 
dit,  situé  rue  de  Béthisy. 
C'était  une  grande  maison 
s'élevant  au  fond  d'une 
cour  avec  deux  ailes  eu  re- 
tour sur  la  rue.  Un  mur  ou- 
vert par  une  grande  porte 
petites  grilles  donnait  entrée  dans  cette 


cour.  Lorsque  nos  trois  guisards  atteignirent  l'extré- 
mité de  la  rue  Béthisy  qui  fait  suite  à  la  rue  des 
Fossés-Saint-Germain-l'Auxerrois,  ils  virent  l'hôtel 
entouré  de  Suisses,  de  soldats  et  de  bourgeois  en 
armes  ;  tous  tenaient  à  la  main  droite  ou  des  épées, 
ou  des  piques,  ou  des  arquebuses,  et  quelques-uns, 
à  la  main  gauche,  des  flambeaux,  qui  répandaient 
sur  cette  scène  un  jour  funèbre  et  vacillant,  lequel, 
suivant  le  mouvement  imprimé,  s'épandait  sur  le 


46 


LA  REINE  aiARGOT. 


pavé,  montait  le  long  des  murailles  ou  flamboj'ait 
sur  cette  mer  vivante  où  chaque  arme  jetait  son 
éclair.  Tout  autour  de  l'iiôtel  et  dans  les  rues  Tire- 
chape,  Etienne  et  Bertin-Poirée.  l'œuvre  terrible 
s'accomplissait.  De  longs  cris  se  faisaient  entendre, 
la  mousqueterie  pétillait,  et  de  temps  en  temps 
quelque  malheureux,  à  moitié  nu,  pâle,  ensan- 
glanté, passait,  bondissant  comme  un  daim  pour- 
suivi, dans  un  cercle  de  lumière  funèbre  où  sem- 
blait s'agiter  un  monde  de  démons. 

En  un  instant,  Coconas,  Maurevel  et  la  Hurière, 
signalés  de  loin  par  leurs  croix  blanches  et  accueil- 
lis par  les  cris  de  bienvenue,  furent  au  plus  épais 
de  cette  foule  haletante  et  pressée  comme  une  meute. 
Sans  doute  ils  n'eussent  pas  pu  passer  ;  mais  qnel- 
ques-uns  reconnurent  Maurevel  et  lui  firent  faire 
place.  Coconas  et  la  Hurière  se  glissèrent  à  sa  suite; 
tous  trois  parvinrent  donc  à  se  glisser  dans  la  cour. 
Au  centre  de  cette  cour,  dont  les  trois  portes 
étaient  enfoncées,  un  homme  autour  duquel  les  as- 
sassins lai^ipent  un  vide  respectueux  se  tenait  de- 
bout, appuyé  sur  une  rapière  nue,  et  les  j'eux  fixés 
sur  un  balcon  élevé  de  quinze  pieds  à  peu  près  et 
s'étendant  devant  la  fenêtre  principale  de  l'hôtel. 
Cet  homme  frappait  du  pied  avec  impatience,  et  de 
temps  en  temps  se  retournait  pour  interroger  ceux 
qui  se  trouvaient  les  plus  proches  de  lui. 

—  Rien  encore,  murmura-t-il.  Personne...  Il 
aura  été  prévenu,  il  aura  fui.  Qu'en  pensez-vous, 
du  Gast? 

—  Impossible,  monseigneur. 

—  Pourquoi  pas?  Ne  m'avez-vous  pas  dit  qu'un 
instant  avant  que  nous  n'arrivassions  un  homme 
sans  chapeau ,  l'épée  nue  à  la  main ,  et  courant 
comme  s'il  était  poursuivi,  était  venu  frapper  à  la 
porte  et  qu'on  lui  avait  ouvert? 

—  Oui ,  monseigneur  ;  mais  presque  aussitôt 
M.  de  Besme  est  arrivé,  les  portes  ont  été  enfoncées, 
l'hôtol  cerné.  L'homme  est  bien  entré,  mais  à  coup 
sûr  il  n'a  pu  sortir. 

—  Eh  !  mais,  dit  Coconas  à  la  Hurière,  est-ce 
que  je  me  trompe,  ou  n'est-ce  pas  M.  de  Guise  que 
je  vois  là  ? 

—  Lui-même,  mon  gentilhomme.  Oui,  c'est  le 
grand  llpnri  de  Guiso  en  personne,  qui  attend  sans 
d()Ul(!  cpio  rainiral  sorte  pour  lui  en  faire  autant 
que  i'aiiiirai  im  a  fait  fi  son  père.  Chacun  ron  tour, 
mon  gentilhomme,  et,  Dieu  merci!  c'est  aujour- 
d'hui le  nôtre. 

—  Holà!  Besme!  holà!  cria  le  duc  do  sa  voix 
puissante,  n'est-ce  doni;  point  encore  (ini? 

Et  de  la  pointe  de  son  cpée.  impatiente  comme 
lui,  il  faisait  jaillir  des  étincollos  du  pavé. 

En  ce  niouicnt  on  entendit  cotnine  des  cris  dans 
riiôinl,  puis  des  coups  do  fi'U,  puis  un  grand  mou- 
voineiit  de  pieds  et  un  hniit  d'armes  heurtées,  au- 
quel sucii'da  un  nouvc;tu  silence. 


Le  duc  fit  un  mouvement  pour  se  précipiter  dans 
la  maison. 

—  Monseigneur,  monseigneur,  lui  dit  du  Gast 
en  se  rapprochant  de  lui  et  en  l'arrêtant,  votre  di- 
gnité vous  commande  de  demeurer  et  d'attendre. 

—  Tu  as  raison,  du  Gast;  merci!  j'attendrai. 
Mais,  en  vérité,  je  meurs  d'impatience  et  d'inquié- 
tude. Ah!  s'il  m'échappait! 

Tout  à  coup  le  bruit  des  pas  se  rapprocha...  les 
vitres  du  premier  étage  s'illuminèrent  de  reflets 
pareils  à  ceux  d'un  incendie.  La  fenêtre  sur  la- 
quelle le  duc  avait  tant  de  fois  levé  les  yeux  s'ou- 
vrit, ou  plutôt  vola  en  éclats  ;  et  un  homme  au  vi- 
sage pâle  et  au  col  blanc  tout  souillé  de  sang  ap- 
parut sur  le  balcon. 

—  Besme  !  cria  le  duc.  Enfin,  c'est  toi!  Eh  bien? 
eh  bien? 

—  Foilà!  foilà!  répondit  froidement  l'Allemand, 
qui,  se  baissant,  se  releva  presque  aussitôt  en  parais- 
sant soulever  un  poids  considérable. 

—  Mais  les  autres ,  demanda  impatiemment  le 
duc,  les  autres,  où  sont-ils? 

—  Les  autres,  ils  achèfent  les  autres. 

—  Et  toi,  toi!  qu'as-tu  fait? 

—  Moi,  fous  allez  foir,  regulez-vous  un  beu. 
Le  duc  fit  un  pas  en  arrière. 

En  ce  moment  on  put  distinguer  l'objet  que 
Besme  attirait  à  lui  d'un  si  puissant  effort.  C'était 
le  cadavre  d'un  vieillard.  11  le  souleva  au-dessus  du 
balcon,  le  balança  un  instant  dans  le  vide,  et  le 
jeta  aux  pieds  de  son  maître. 

Le  bruit  sourd  de  la  chute,  les  flots  de  sang  qui 
jaillirent  du  corps  et  diaprèrent  au  loin  le  pavé, 
frappèrent  d'épouvante  jusqu'au  duc  lui-même; 
mais  ce  sentiment  dura  peu,  et  la  curiosité  fit  que 
chacun  s'avança  do  quelques  pas,  et  que  la  lueur 
d'un  flambeau  vint  trembler  sur  la  victime. 

On  distingua  alors  une  barbe  blanche,  un  visage 
véni'rahle,  et  des  mains  roidies  par  la  mort. 

—  L'amiral!  s'écrièrent  ensemble  vingt  voix  qui 
ensemble  se  turent  aussitôt. 

— •  Oui,  l'amiral.  C'est  bien  lui,  dit  le  dug  en  se 
rapprochant  du  cadavre  pour  le  contempler  avec 
une  joie  silencieuse. 

—  L'amiral  !  l'amiral  !  répétèrent  à  demi-voix 
tous  les  témoins  de  celte  horrible  scène,  se  .serrant 
les  uns  contre  les  autres,  et  se  rajiiirochant  timide- 
ment de  ce  grand  vieillard  abattu. 

—  Ah!  te  voilà  donc,  Gaspard!  dit  lo  duc  de 
Guise  triomphant;  tu  as  fait  assassiner  mon  père,  je 
le  venge! 

l'^t  il  posa  le  pied  sur  la  poitrine  du  Iutos  pro- 
testant. Mais  aussitôt  le,"»  yeux  du  mourant  s'ouvri- 
rent avec  effort,  .sa  main  sanglant»  ol  mutilée  se 
crispa  une  dornièro  fois,  et  l'amiral,  sans  sortir  do 
son  immobilité,  dit  nu  sacrilège  d'une  voix  sépul- 
crale ; 

—  Henri  do  Guise,  un  jour  aussi  tu  sentiras  sur 


LA  REINE  IIARGOT. 


47 


ta  poitrine  le  pied  d'un  assassin.  Je  n'ai  pas  tué  ton 
père.  Sois  maudit  ! 

Le  duc,  pâle  et  tremblant  malgré  lui,  sentit  un 
frisson  de  glace  courir  par  tout  son  corps,  il  passa 
la  main  sur  son  front  comme  pour  en  chasser  la  vi- 
sion lugubre;  puis,  quand  il  la  laissa  retomber, 
quand  il  osa  reporter  la  vue  sur  l'amiral,  ses  j^eux 
s'étaient  refermés,  sa  main  était  redevenue  inerte, 
et  un  sang  noir  épanché  de  sa  bouche  sur  sa  barbe 
blanche  avait  succédé  aux  terribles  paroles  que  cette 
bouche  venait  de  prononcer. 

Le  duc  releva  son  épée  avec  un  geste  de  résolu- 
tion désespérée. 

—  Eh  pien  !  montsir,  lui  dit  Besrae,  êtes-fous 
gontant? 

—  Oui,  mon  brave,  oui,  répliqua  Henri,  car  tu 
as  vengé... 

—  Le  dugue  François,  n'est-ce  bas? 

—  La  religion,  reprit  Henri  d'une  voix  sourde. 
Et  maintenant,  continua-t-il  en  se  retournant  vers 
les  Suisses,  les  soldats  et  les  bourgeois  qui  encom- 
braient la  cour  et  la  rue,  à  l'œuvre  !  mes  amis,  à 
l'œuvre  ! 

—  Eh!  bonjour,  monsieur  de  Besme!  dit  alors 
Coconas  s'approchant  avec  une  sorte  d'admiration 
de  l'Allemand,  qui,  toujours  sur  le  balcon,  essuyait 
tranquillement  son  épée. 

—  C'est  donc  vous  qui  l'avez  expédié?  cna  la  Hu- 
rière  en  extase  ;  comment  avez-vous  fait  cela,  mon 
digne  gentilhomme? 

—  Oh!  pien  zimblement,  pien  zimblement.  Il 
avre  entendu  tu  pruit,  il  avre  oufert  son  borte,  et 
moi  ly  avre  passé  mon  rapir  tans  le  corps  à  lui .  Mais 
ce  n'est  bas  le  dout,  che  grois  que  le  Teligny  en 
dient,  che  l'endents  grier. 

En  ce  moment,  en  effet,  quelques  cris  de  dé- 
tresse qui  semblaient  poussés  par  une  voix  de  femme 
se  firent  entendre  ;  des  reflets  rougeâtres  illuminè- 
rent une  des  deux  ailes  formant  galerie:  On  aper- 
çut deux  hommes  qui  fuyaient  poursuivis  par  une 
longue  file  de  massacreurs.  Une  arquebusade  tua 
l'un  ;  l'autre  trouva  sur  son  chemin  une  fenêtre 
ouverte,  et,  sans  mesurer  la  hauteur,  sans  s'inquié- 
ter des  ennemis  qui  l'attendaient  en  bas,  il  sauta 
intrépidement  dans  la  cour. 

—  Tuez,  tuez!  crièrent  les  assassins  en  voyant 
leur  victime  prête  à  leur  échapper. 

L'homme  se  releva  en  ramassant  son  épée,  qui 
dans  sa  chute  lui  était  échappée  des  mains,  prit  sa 
course  tête  baissée  à  travers  les  assistants,  en  cul- 
buta trois  ou  quatre,  en  perça  un  de  son  épée,  et,  au 
milieu  du  feu  des  pistolades,  au  milieu  des  impré- 
cations des  soldats  furieux  de  l'avoir  manqué,  il 
passa  comme  l'éclair  devant  Coconas,  qui  l'atten- 
dait à  la  porte  le  poignard  à  la  main. 

—  Touché,  cria  le  Piémontais  en  lui  traversant 
le  br.as  de  la  lame  fine  et  aiguë. 


—  Lâche!  répondit  le  fugitif  en  fouettant  le  vi- 
sage de  son  ennemi  avec  la  lame  de  son  épée  faute 
d'espace  pour  lui  donner  un  coup  de  pointe. 

—  Oh  !  mille  démons  !  s'écria  Coconas,  c'est  M.  de 
la  Mole! 

—  M.  de  la  Mole!  répétèrent  la  Hurière  et  Mau- 
revel. 

■ —  C'est  celui  qui  a  prévenu  l'amiral,  crièrent 
plusieurs  soldats. 

—  Tue,  tue  ! . . .  hurla-t-on  de  tous  côtés . 
Coconas,  la  Hurière  et  dix  soldats  s'élancèrent  à 

la  poursuite  de  la  Mole,  qui,  couvert  de  sang  et  ar- 
rivé à  ce  degré  d'exaltation  qui  est  la  dernière  ré- 
serve de  la  vigueur  humaine,  bondissait  par  les 
rues,  sans  autre  guide  que  l'instinct.  —  Derrière 
lui,  les  pas  et  les  cris  de  ses  ennemis  l'ép^ronnaient 
et  semblaient  lui  donner  des  ailes.  Parfois  une  balle 
sifflait  à  son  oreille  et  imprimait  tout  à  coup  à  sa 
course,  près  de  se  ralentir,  une  nouvelle  rapidité. 
Ce  n'était  plus  une  respiration,  ce  n'était  plus  une 
haleine  qui  sortait  de  sa  poitrine,  mais  un  râle 
sourd,  mais  un  rauque  hurlement.  La  sueur  et  le 
sang  dégouttaient  de  ses  cheveux  et  coulaient  con- 
fondus sur  son  visage. 

Bientôt  son  pourpoint  devint  trop  serré  pour  les 
battements  de  son  cœur,  et  il  l'arracha.  Bientôt  son 
épée  devint  trop  lourde  pour  sa  main,  et  il  la  jeta 
loin  de  lui.  Parfois  il  lui  semblait  que  les  pas  s'é- 
loignaient et  qu'il  était  près  d'échapper  à  ses  bour- 
reaux; mais,  aux  cris  de  ceux-ci,  d'autres  massa- 
creurs, qui  se  trouvaient  sur  son  chemin  et  plus 
rapprochés,  quittaient  leur  besogne  sanglante  et 
accouraient.  Tout  à  coup  il  aperçut  la  rivière  cou- 
lant silencieusement  à  sa  gauche;  il  lui  sembla 
qu'il  éprouverait,  comme  le  cerf  aux  abois,  un  in- 
dicible plaisir  à  s'y  précipiter,  et  la  force  suprême 
de  la  raison  put  seule  le  retenir.  A  sa  droite  était 
le  Louvre,  sombre,  immob'ile,  mais  plein  de  bruits 
sourds  et  sinistres.  Sur  le  pont-levis  entraient  et 
sortaient  des  casques,  des  cuirasses  qui  renvoyaient 
en  froids  éclairs  les  rayons  de  la  lune.  La  Mole  son- 
gea au  roi  de  Navarre,  comme  il  avait  songé  à  Co- 
ligny.. C'étaient  ses  deux  seuls  protecteurs.  Il  réu- 
nit toutes  ses  forces,  regarda  le  ciel  en  faisant  tout 
bas  le  vœu  d'abjurer  s'il  échappait  au  massacre,  fit 
perdre,  par  un  détour,  une  trentaine  de  pas  à  la 
meute  qui  le  poursuivait,  piqua  droit  vers  le  Lou- 
vre, s'élança  sur  le  pont  pêle-mêle  avec  les  soldats, 
reçut  un  nouveau  coup  de  poignard,  qui  glissa  le 
long  des  côtes,  et,  malgré  les  cris  de  :  Tue!  tuet 
qui  retentissaient  derrière  lui  et  autour  de  lui ,  — 
malgré  l'attitude  offensive  que  prenaient  les  senti- 
nelles, il  se  précipita  comme  une  flèche  dans  la 
cour,  bondit  jusqu'au  vestibule,  franchit  l'escalier, 
monta  deux  étages,  reconnut  une  porte  et  s'y  ap- 
puya en  frappant  des  pieds  et  des  mains. 

—  Qui  est  là?  murmura  une  voix  de  femme. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  murmura  la  Mole, 


48 


LA  REINE  MARGOT. 


k  leur  tête  était  Coconas.  —  Page  40. 


ils  viennent...  jo,  les  cnlends...  les  voilà '....-je  les 
vois...  C'est  moi!  moi'.... 

— ■  Qui  vous?  reprit  la  voix. 

La  Mole  se  rappela  le  mol  d'onlrc. 

—  Navarre!  Navarre!  cria-t-il. 

Aussitnt  la  porte  s'ouvrit  :  la  Mole,  sans  voir,  sans 
remercier  (lillonne,  fit  irruption  dans  un  vestibule, 
traversa  un  nirridor,  deux  nu  trois  appartements, 
et  parvint  enfin  dans  une  rhandire  éolain'e  par  une 
lampe  suspendue  a<i  plafond. 

Sous  des  rideaux  do  velours  fleurdelisc'  d'nr,  dans 
un  lit  do  chfino  sculpte,  une  femme  à  moitié  nue, 


appuyée  sur  snn  hra<.  ouvrait  des  yeux  fixes  d'é- 
pnuvantiv 

La  Mole  se  pricipila  vers  elle. 

—  Madame!  s'i'eria-t-il.  on  tue,  on  dgorge  mes 
frères;  on  veut  nie  tuer,  on  veut  m'égorger  aussi. 
Ali  !  vous  êtes  la  reine...  sauvez-moi  ! 

Kt  il  se  précipita  à  ses  pieds,  laissant  .sur  le  tapis 
une  large  trace  de  sang. 

V.n  voyant  cet  liomnie  pâle,  défait,  agenouillé  de- 
vant elle,  la  reine  de  Navarre  se  dressa  ('pouvantée, 
cachant  son  visage  entre  ses  nlains  et  criant  au  se- 
cours. 


LA  i{\:}M  :i]AniiOT. 


49 


'rje:^/fj<  <yyoyK 


Il  se  précipita  vers  elle  et  l'enveloppa  dans  ses  bras,  —  Page  50. 


—  Madame,  dit  la  Mole  en  faisant  un  effort  pour 
se  relever,  au  nom  du  ciel,  n'appelez  pas,  car,  si  l'on 
vous  entend,  je  suis  perdu  !  Des  assassins  me  pour- 
suivent, ils  montaient  les  degrés  derrière  moi.  Je 
les  entends...  les  voilà  !  les  voilà  !... 

—  Au  secours!  répéta  la  reine  de  Navarre  hors 
d'elle  ;  au  secours  ! . . . 

—  Ah  !  c'est  vous  qui  m'avez  tué  !  dit  la  Mule  au 
désespoir.  Mourir  par  une  si  douce  voix,  mourir 
par  une  si  belle  main.  Ah!  j'aurais  cru  cela  im- 
possible ! 

Au  même  instant  la  porte  s'ouvrit,  et  une  meute 


d'Iiuiiimes  haletants,  furieux,  le  visage  taché  de 
sang  et  de  poudre,  arquebuses,  hallebardes  et  épées 
en  arrêt,  se  précipita  dans  la  chambre. 

A  leur  tète  était  Coconas,  ses  cheveux  roux  héris- 
sés, son  œil  bleu  pâle  démesurément  dilaté,  la  joue 
toute  meurtrie  par  l'épée  de  la  Mole,  qui  avait  tracé 
sur  les  chairs  son  sillon  sanglant  :  ainsi  défiguré,  le 
Piémontais  était  terrible  à  voir. 

—  Mordi!  cria-t-il,  le  voilà,  le  voilà!  Ah!  cette 
fois,  nous  le  tenons,  enfin! 

De  la  Mole  chercha  autour  de  lui  une  arme  et 
n'en  trouva  point.  Il  jeta  les  yeux  sur  la  reine  et 


P3r;B.  —  luip.  de  CBY  aîné,   ticulêViTI  Uùm^auajst-,  8». 


50 


LA  REINE  MARGOT. 


vil  la  plus  profonde  pitié  peinte  sur  son  visage. 
Alors  il  comprit  qu'elle  seule  pouvait  le  sauver,  se 
précipita  vers  elle  et  l'enveloppa  dans  ses  bras. 

Coconas  fit  trois  pas  en  avant,  et  de  la  pointe  de 
sa  longue  rapière  troua  encore  une  fois  l'épaule  de 
son  ennemi,  et  quel([ues  gouttes  de  sang  tiède  et 
vermeil  diaprèrentcomme  une  roséeles draps  blancs 
et  parfumés  de  Marguerite. 

Marguerite  vit  couler  le  sang  Marguerite  sentit 
frissonner  ce  corps  enlacé  au  sien,  elle  se  jeta  avec 
lui  dans  la  ruelle,  il  était  temps.  De  la  Mole,  au 
bout  de  sa  force,  était  incapable  de  faire  un  mou- 
vement ni  pour  fuir,  ni  pour  se  défendre.  Il  appuya 
sa  tète  livide  sur  l'épaule  de  la  jeune  femme,  et  ses 
doigts  crispés  se  cramponnèrent,  en  la  déchirant,  à 
la  fine  batiste  brodée  qui  couvrait  d'un  flot  de  gaze 
le  corps  de  Marguerite. 

—  Ah  !  madame  !  murmura-t-il  d'une  voix  mou- 
rante, sauvez-moi!  Ce  fut  tout  ce  qu'il  put  dire. 
Son  œil,  voilé  par  un  nuage  pareil  à  la  nuit  de  la 
mort,  s'obscurcit;  sa  tète  alourdie  retomba  en  ar- 
rière, ses  bras  se  détendirent,  ses  reins  plièrent,  et 
il  glissa  sur  le  plancher  dans  son  propre  sang,  en- 
traînant la  reine  avec  lui. 

En  ce  moment,  Coconas,  exalté  par  les  cris,  eni- 
vré par  l'odeur  du  sang,  exaspéré  par  la  course  ar- 
dente qu'il  venait  de  faire,  allongea  le  bras  vers 
l'alcôve  royale.  Un  instant  encore,  et  son  épée  per- 
çait le  cœur  de  la  Mole,  et  peut-être  en  même  temps 
celui  de  Marguerite. 

A  l'aspect  de  ce  fer  nu,  et  peut-être  plutôt  encore 
à  la  vue  de  cette  insolence  brutale,  la  fille  des  rois 
se  releva  de  toute  sa  taille  et  poussa  un  cri  telle- 
ment empreint  d'épouvante,  d'indignation  et  de 
rage,  que  le  Piéraontais  demeura  pétrifié  par  un 
sentiment  inconnu  :  il  est  vrai  que,  si  cette  scène  se 
fût  prolongée,  renfermée  entre  les  mêmes  acteurs; 
ce  sentiment  allait  se  fondre  comme  une  neige  mati- 
nale au  soleil  d'avril. 

Mais  tout  à  coup,  par  une  porte  cachée  dans  la 
muraille,  s'élança  un  jeune  homme  de  seize  à  dix- 
sept  ans,  vèlu'de  noir,  pâle  et  les  cheveux  en  dés- 
ordre. 

—  Attends,  ma  sœur,  attends,  cria-l-il,  me  voilà! 
me  voilà! 

—  François!  François!  à  mon  secours!  dit  Mar- 
guerite. 

—  Leduc  d'Alençon!  murmura  la  lluiièrc  en 
baissant  son  ar(piebu.s('. 

—  Mordi!  un  fils  do  Franco!  grommela  Coconas 
en  reculant  d'un  pas. 

Le  duc  d'Al('n:;nn  jeta  un  regard  autour  de  lui. 
Il  vil  Margucrilc!  ('chevclée,  plus  liellc.  <|ue  jamais, 
appuyi'e  à  In  muraille,  entoun'c  d'honiUKN  lu  fureur 
dans  les  ycux,  la  sueur  au  front,  cl  l'écume  ù  la 
bouche. 

—  Misérables!  s'écriii-lil. 


—  Sauvez-moi,  mon  frère!  dit  Marguerite  épui- 
sée. Ils  veulent  m'assassiner. 

Une  flamme  passa  sur  le  visage  pâle  du  duc. 

Quoiqu'il  fûtsans  armes,  soutenu  sans  doute  par  la 
conscience  de  son  nom,  il  s'avança,  les  poings  cris- 
pés, contre  Coconas  et  ses  compagnons,  qui  reculè- 
rent épouvantés  devant  les  éclairs  qui  jaillissaient 
de  ses  yeux. 

—  Assassinerez-vous  aussi  un  fils  de  France? 
voyons!  dit-il. 

Puis,  comme  ils  continuaient  de  reculer  devant 
lui  : 

—  Çà,  mon  capitaine  des  gardes,  venez  ici,  et 
qu'on  me  pende  tous  ces  brigands  ! 

Plus  effrayé  à  la  vue  de  ce  jeune  homme  sans  ar- 
mes qu'il  ne  l'eât  été  à  l'aspect  d'une  compagnie  de 
retires  ou  de  lansquenets,  Coconas  avait  dt'jà  gagné 
la  porte.  La  llurière  redescendait  les  degrés  avec 
des  jambes  de  cerf,  les  soldats  s'entrechoquaient  et 
se  culbutaient  dans  le  vestibule  pour  fuir  au  plus 
tôt,  trouvant  la  porte  trop  étroite  comparée  au  grand 
désir  qu'ils  avaient  d'être  dehors. 

Pendant  ee  temps,  Marguerite  avait  instinctive- 
ment jeté  sur  le  jeune  homme  évanoui  sa  couver- 
ture de  damas,  et  .s'était  éloignée  de  lui. 

Uiiand  le  dernier  meurtrier  eut  disparu,  le  duc 
d'Alençon  se  retourna. 

—  Ma  sœur,  s'écria-t-il  en  voyant  Marguerite 
toute  marbrée  de  sang,  serais-tu  blessée'! 

Et  il  s'c'lança  vers  sa  sœur  avec  une  inquiétude 
qui  eût  fait  honneur  à  sa  tendresse,  si  cette  ten- 
dresse n'eût  pas  été  accusée  d'être  plus  grande  qu'il 
ne  convenait  à  un  frère 

—  Non,  dit-elle,  je  ne  le  crois  pas,  ou,  si  je  le 
suis,  c'est  légèrement. 

—  Mais  ce  sang,  ilit  le  duc  en  parcourant  de  ses 
mains  tremblantes  tout  le  corps  de  Marguerite;  ce 
sang,  d'où  vient-il? 

—  Je  ne  sais,  dit  la  jeune  femme.  Un  de  ces  mi- 
sérables a  porté  la  main  sur  moi,  peul-êlrc  était-il 
blessé. 

—  Porté  la  main  sur  ma  sieur!  s'écria  le  duc. 
Oh  !  si  lu  me  l'avais  seulement  montré  du  doigt,  si 
lu  m'avais  dil  k'ijucl,  si  je  savais  où  le  retrouver!... 

—  Chut!  dit  Marguerile. 

-  lit  poiir(]uoi  cela  .'  dit  François. 

—  Parce  que  si  l'on  vous  voyait  à  celte  heure 
dans  ma  chambre... 

—  Un  frère  no  peul-il  pas  visiter  sa  suMir,  Mar- 
guerite? 

La  n>ine  arrêta  sur  lo  duc  d'Alençon  un  leg.ird 
si  fixe  et  cependant  si  nienaçanl,  que  le  jciino 
liomuie  recula. 

—  Oui,  (Uii,  Marguerite,  dil-il,  tu  as  rais(ui,  — 
nui,  je  ri'iilre  chiz  moi.  Mais  lu  ne  peux  resli^r 
seule  pendant  cclli'  nuit  Icrrilile.  \eu\-lM  que  j'ap- 
pelle (iilhiniieï 


LA  REINE  MARGOT. 


51 


—  Non,  non,  personne;  va-t'en,  François,  va-t'en 
par  où  tu  es  venu. 

Le  jeune  prince  obéit  ;  et  à  peine  eut-il  disparu, 
que  Marguerite,  entendant  un  soupir  qui  venait  de 
derrière  son  lit,  s'élança  vers  la  porte  du  passage 
secret,  la  ferma  au  verrou,  puis  courut  à  l'autre 
porte,  qu'elle  ferma  de  même,  juste  au  moment  où 
un  gros  d'archers  et  de  soldats  qui  poursuivaient 
d'autres  huguenots  logés  dans  le  Louvre  passaient 
comme  un  ouragan  à  l'extrémité  du  corridor. 

Alors,  après  avoir  regardé  avec  attention  autour 
d'elle  pour  voir  si  elle  était  bien  seule,  elle  revint 
vers  la  ruelle  de  son  lit,  souleva  la  couverture  de 
damas  qui  avait  dérobé  le  corps  de  la  Mole  aux  re- 
gards du  duc  d'Âlençon,  tira  avec  effort  la  masse 
inerte  dans  la  chambre,  et,  voyant  que  le  malheu- 
reux respirait  encore,  elle  s'assit,  appuya  sa  tète 
sur  ses  genoux,  et  lui  jeta  de  l'eau  au  visage  pour 
le  faire  revenir. 

Ce  fut  alors  seulement  que,  l'eau  écartant  le  voile 
de  poussière,  de  poudre  et  de  sang  qui  couvrait  la 
figure  du  blessé,  Marguerite  reconnut  en  lui  ce  beau 
gentilhomme  qui,  plein  d'existence  et  d'espoir, 
était  trois  ou  quatre  heures  auparavant  venu  lui 
demander  sa  protection  près  du  roi  de  Navarre,  et 
l'avait,  en  la  laissant  rêveuse  elle-même,  quittée 
ébloui  de  sa  beauté. 

Marguerite  jeta  un  cri  d'effroi,  car,  maintenant, 
ce  qu'elle  ressentait  pour  le  blessé,  c'était  plus  que 
de  la  pitié,  c'était  de  l'intérêt  ;  en  effet,  le  hlessé  pour 
elle  n'était  plus  un  simple  étranger,  c'était  presque 
une  connaissance.  Sous  sa  main  le  beau  visage  de 
la  Mole  reparut  bientôt  tout  entier,  mais  pMe,  alan- 
gui  par  la  douleur;  elle  mit  avec  un  frisson  mor- 
tel et  presque  aussi  pâle  que  lui  la  main  sur  son 
cœur,  son  cœur  battait  encore.  Alors  elle  étendit 
cette  main  vers  un  tlacou  de  sels  qui  se  trouvait 
.sur  une  table  voisine  et  le  lui  fit  respirer. 

La  Mole  ouvrit  les  yeux. 

—  0  mon  Dieu!  murraura-t-il,  où  suis-je? 

—  Sauvé!  Rassurez-vous.  Sauvé!  dit  .Marguerite. 
La  Mole  tourna  avec  effort  son  regard  vers  la 

reine,  la  dévora  un  instant  des  yeux  et  balbutia  : 

—  Oh  !  que  vous  êtes  belle  ! 

Et,  comme  ébloui,  il  referma  aussitôt  la  paupière 
en  poussant  un  soupir. 

Marguerite  jeta  un  léger  cri.  Le  jeune  homme 
avait  pâli  encore,  si  c'était  possible,  et  elle  crut  un 
instant  que  ce  soupir  était  le  dernier. 

—  0  mon  Dieu,  mon  Dieu!  dit-elle,  ayez  pitié 
de  lui  ! 

En  ce  moment  on  heurta  violemment  à  la  porte 
du  corridor. 

Marguerite  se  leva  à  moitié,  soutenant  la  Mole 
par-dessous  l'épaule. 


•  Qui  va  là  ?  cria-t-elle. 

•  Madame,  madame,  c'est  moi, 


moi  !  cria  une 


voix  de  femme.  —  Moi,  la  duchesse  de  Nevcrs. 

—  Henriette  !  s'écria  Marguerite.  —  Oh  !  il  n'y  a 
pas  de  danger,  c'est  une  amie,  entendez-vous,  mon- 
sieur? 

La  Mole  fit  un  effort  et  se  souleva  sur  un  genou. 

—  Tâchez  de  vous  soutenir  tandis  que  je  vais  ou- 
vrir la  porte,  dit  la  reine. 

La  Mole  appuya  sa  main  à  terre,  et  parvint  à  gar- 
der l'équilibre. 

Marguerite  fit  un  pas  vers  la  porte  ;  mais  elle 
s'arrêta  tout  à  coup,  frémissant  d'effroi. 

—  Ah!  tu  n'es  pas  seule?  s'écria-t-elle  en  en- 
tendant un  bruit  d'armes. 

—  Non,  je  suis  accompagnée  de  douze  gardes  que 
m'a  laissés  mon  beau -frère  M.  de  Guise. 

—  M.  de  Guise!  murmura  la  Mole.  Ohl  l'assas- 
sin! l'assassin! 

—  Silence!  dit  Marguerite,  pas  un  mot. 

Et  elle  regarda  tout  autour  d'elle  pour  voir  où 
elle  pourrait  cacher  le  blessé. 

—  Une  épée,  un  poignard?  murmurait  la  Mole. 

—  Pour  vous  défendre?  inutile;  n'avez-vous  pas 
entendu  ?  ils  sont  douze  et  vous  êtes  seul. 

—  Non  pas  pour  me  défendre,  mais  pour  ne  pas 
tomber  vivant  entre  leurs  mains. 

■ —  Non,  non,  dit  Marguerite,  non,  je  vous  sau- 
verai. —  Ah  !  ce  cabinet!  venez,  venez. 

La  Mole  fit  un  effort,  et,  soutenu  par  Marguerite, 
il  se  traîna  jusqu'au  cabinet.  Marguerite  referma 
ia  porte  derrière  lui,  et  serrant  la  clef  dans  son  au- 
monière  : 

—  Pas  un  cri,  pas  une  plainte,  pas  un  soupir, 
lui  glissa-t-elle  à  travers  le  lambris,  et  vous  êtes 
sauvé. 

Puis,  jetant  un  manteau  de  nuit  sur  ses  épaules, 
elle  alla  ouvrir  à  son  amie,  qui  se  précipita  dans 
ses  bras. 

—  Ah  !  dit-elle,  il  ne  vous  est  rien  arrivé,  n'est- 
pas,  madame? 

—  Non,  rien,  dit  Marguerite,  croisant  son  man- 
teau pour  qu'on  ne  vit  point  les  taches  de  sang  qui 
maculaient  son  peignoir. 

—  Tant  mieux;  mais  en  tout  cas,  comme  M.  le 
duc  de  Guise  m'a  donné  douze  gardes  pour  me  re- 
conduire à  son  hôtel,  et  que  je  n'ai  pas  besoin  d'un 
si  grand  cortège,  j'en  laisse  six  à  Votre  Majesté.  Six 
gardes  du  duc  de  Guise  valent  mieux  cette  nuit 
qu'un  régiment  entier  des  gardes  du  roi. 

Marguerite  n'osa  refuser;  elle  installa  ses  six 
gardes  dans  le  corridor,  et  embrassa  la  duclsesse, 
qui,  avec  les  six  autres,  regagna,  l'hôtel  du  duc  de 
Guise,  qu'elle  habitait  en  l'absence  de  son  mari. 


% 


-o— ^j3»eo(=^f<^— o- 


52 


LA  REIiNE  MARGOT. 


IX 


LES  MASSACRKm'^, 


oennas  n'avait  pas  fui.  il 
avait  fait  rptraite.  La  Hu- 
rièren"avait  pas  fui.  il  s'é- 
tait précipité.  L'un  avait 
disparu  à  la  manière  du 
11»!'!',  l'autre  à  celle  flu 
_  Inup. 

2^-i  &.^£-^  jj  PU  résulta  que  la  Hu- 
riére  se  trouvait  déjà  sur  la  place  Saint-Germain- 
l'Auxerrois,  que  Coconas  ne  faisait  encore  que  sor- 
tir du  Louvre. 

La  Ilurière,  se  voyant  seul  avec  son  arquebuse 
au  milieu  des  passants  qui  couraient,  des  balles  qui 
sifllaient  et  des  cadavres  qui  tombaient  des  fenêtres, 
les  uns  entiers,  les  autres  par  morceaux,  commença 
à  avoir  peur  et  à  chercher  prudemment  à  rega- 
gner son  hôtellerie;  mais,  comme  il  débouchait  dans 
la  rue  de  TArbre-Sec  par  la  rue  d'Averon,  il  tomba 
dans  une  troupe  de  Suisses  et  de  cbcvau-légers  :  c'é- 
tait celle  ([ue  commandait  Maur('vel. 

^-  Eh  bien!  s'écria  celui  qui  s'ét.iit  baptisé  lui- 
même  du  nom  de  Tueur  de  roi.  vous  avez  déjà  fini? 
Vous  rentrez,  mon  hûte'î  et  ([lie  diable  avez-vous 
fait  de  notre  gentilhomme  piémunlais?  il  ne  lui  est 
pas  arrivé  malheur?  Ce  serait  dommage,  car  il  al- 
lait bien. 

—  Non  pas,  que  je  pense,  reprit  la  Ihirière,  et 
j'espère  qu'il  va  nous  rejoindre. 

—  D'où  venez-vous? 

—  Du  Louvre,  où  je  dois  dire  qu'on  nous  a  reçus 
assez  rudement. 

—  Et  qui  cela? 

—  M.  le  duc  d'Alençon.  Est-ce  qu'il  n'en  est  pas, 
lui? 

—  Monseigneur  le  duc  d'Alençon  n'est  de  rien 
que  de  ce  qui  le  louche  personnellement;  propo- 
sez-lui do  traiter  ses  deux  frères  aims  en  hugue- 
nots, et  il  en  sera  :  pourvu  toutefois  que  la  besogne 
se  fasse  sans  le  compromettre.  —  Mais  n'aliez-vnus 
point  avec  ces  braves  gens,  maître  la  Ilurière? 

■  Et  où  vont-ils? 

—  Oh  !  mon  Dieu!  rue  Monlorgueil,  il  y  a  là  un 
ministre  huguenot  de  ma  connaissance;  il  a  une 
feiiimc  et  six  enfants.  Ces  liér(''tiques  engendrent 
énormément.  Ce  sera  curieux. 


—  Et  vous,  où  aliez-voiis? 

—  Ob  !  moi!  je  vais  à  une  affaire  particulière. 

—  Dites  donc,  n'y  allez  pas  sans  moi,  dit  une 
voix  qui  lit  tressaillir  Maurevel,  vo'us  connaissez  les 
bons  endroits  et  je  veux  en  être. 

—  Ab  !  c'est  notre  Piémontais!  dit  Maurevel. 

—  C'est  M.  de  Coconas,  dit  la  Ilurière.  ,Ie  erovais 
que  vous  me  suiviez. 

—  Peste!  vous  détalez  trop  vite  pourcela  ;  et  puis, 
je  me  suis  un  peu  détourné  de  la  ligue  droite  pour 
aller  jeter  à  la  rivière  un  affreux  enfant  qui  criait  : 
—  A  bas  les  papistes!  vive  l'amiral  !  Malheureuse- 
ment, je  crois  que  le  drôle  savait  nager.  Ces  misé- 
rables parpaillots,  si  on  veut  les  noyer,  il  faudrait 
les  jeter  à  l'eau  comme  les  chats.  a\anl  qu'ils  ne 
voient  clair. 

—  Ah  çà  !  vous  dites  que  vous  venez  du  Louvre. 
Votre  huguenot  s'y  était  donc  ré'fugié'?  demanda 
Maurevel. 

—  Ob  !  mon  Dieu,  oui! 

—  Je  lui  ai  envoyé  un  coup  de  pistolet  au  mo- 
ment où  il  ramassait  son  épée  dans  la  cour  de  l'a- 
miral; mais  je  ne  sais  comuient  cela  s'est  fait,  je 
l'ai  manqué. 

—  (ili  !  moi.  dit  Coconas,  je  ne  l'ai  pas  man- 
qué :  je  lui  ai  donné  de  mon  épée  dans  le  dos,  que 
la  lame  en  ('tait  humide  à  cinq  pouces  de  la  pointe. 
D'ailleurs,  je  l'ai  vu  tomber  dans  les  bras  de  ma- 
dame .Marguerite;  jolie  femme,  mordi  !  Cependant, 
je  ne  serais  pas  fâché  d'être  tout  à  fait  sur  qu'il  est 
mort  •  ce  gaillard-là  m'avait  l'air  d'être  d'un  carac- 
tère fort  rancunier,  et  il  serait  capable  de  m'en 
vouloir  toute  sa  vie.  Mais  ne  disiez-vous  pas  que 
vous  alliez  quelque  part? 

—  Vous  tenez  donc  à  venir  avec  moi  ? 

—  ,1e  liens  à  ne  pas  rester  en  jdaciv  mordi  !  .le 
n'en  ai  encore  lué((ue  trois  ou  quatre,  et.  quand  je 
me  refroidis,  mon  cpaub"  uh' fait  mal.  l!ii  rouie! 
en  route! 

—  Capitaine,  dit  Maurevel  au  i  hef  de  la  troupe, 
donnez-moi  trois  hommes,  et  allez  expédier  voiri' 
ministre  avec  le  reste. 

Trois  Suisses  se  détachèrent  ei  vinrent  se  joindre 
à  Maiiri'vel.  Les  deux  Iroiipc';  ce|ieudanl  marchèrent 
rôle  à  côte  jusiju'à  la  hauteur  de  la  rue  Tirechappe; 


LA  r.lilNE  JIABGOT. 


iiiiimi 


m 


—  Mais  où  itiable  nous  conduirez  vous?  Jil  Cnconas.  — 


là  les  chevau-légers  et  les  Suisses  prirent  la  rue  rie 
la  Tonnellerie,  tandis  que  Maurevel,  Cnconas,  la 
Hurière  et  ses  trois  hommes  suivaient  la  rue  de  la 
Ferronnerie,  prenaient  la  rue  Trousse-Vaeiie  et  ga- 
gnaient la  rue  Sainte-Avoie. 

—  Mais  où  diable  nous  conduisez-vous?  dit  Co- 
conas,  que  cette  longue  marche  sans  résultat  com- 
mençait à  ennuyer. 

—  Je  vous  conduis  à  une  expédition  brillante  et 
utile  à  la  fois.  Après  l'amiral,  après  Téligny,  après 
les  princes  huguenots,  je  ne  pouvais  rien  vous  of- 
frir de  mieux.  Prenez  donc  patience.  C'est  rue  du 


Chaume  où  nous  avons  affaire,  et  dans  un  instant 
nous  allons  y  être. 

—  Dites- moi,  demanda  Coconas,  la  rue  du 
Chaume  n'est-elle  pas  proche  du  Temple  .' 

—  Oui,  pourquoi? 

—  Ah  1  c'est  qu'il  y  a  là  un  vieux  créancier  de 
notre  famille,  un  certain  Lambert  Mercandon,  au- 
quel mon  père  m'a  recommandé  de  rendre  cent  no- 
bles à  la  rose  que  j'ai  là  à  cet  effet  dans  ma  poche. 

—  Eh  bien  !  dit  Maurevel,  voilà  une  belle  occa- 
sion de  vous  acquitter  envers  lui. 

—  Comment  cela? 


54 


LA  REI>'E  MP.GOT. 


—  C'est  aujourd'hui  le  jour  où  l'on  règle  ses 
vieux  comptes.  Votre  Mercandon  est-il  huguenot? 

—  Oli  !  oh  !  fit  Coconas ,  je  comprends,  il  doit 
l'être. 

—  Chut  !  nous  sommes  arrivés. 

—  Quel  est  ce  grand  hôtel  avec  son  pavillon  sur 
la  rue? 

—  L'hôtel  de  Guise. 

■ —  En  vérité,  dit  Coconas,  je  ne  pouvais  pas  man- 
quer de  venir  ici,  puisque  j'arrive  à  Paris  sous  le 
patronage  du  grand  Henri.  Mais,  mordi  !  tout  est 
bien  tranquille  dans  ce  quartier-ci.  mon  ciier.  c'est 
tout  au  plus  si  on  y  entend  le  bruit  des  arquebusa- 
des,  on  se  croirait  en  province;  tout  le  monde  dort, 
ou  que  le  diable  m'emportel 

En  effet,  l'hôtel  de  Guise  lui-même  semblait  aussi 
tranquille  que  dans  les  temps  ordinaires.  Toutes  les 
fenêtres  en  étaient  fermées,  et  une  seule  lumière 
brillait  derrièie  la  jalousie  de  la  fenêtre  principale 
du  pavillon  qui  avait,  lorsqu'il  était  entré  dans  la 
rue,  attiré  l'attention  de  Coconas. 

Un  peu  au  delà  de  l'hôtel  de  Guise,  c'est-à-dire 
au  coin  de  la  rue  du  Petit-Chantier  et  de  celle  des 
Quatre-Fils,  Maurevel  s'arrêta. 

—  Voici  le  logis  de  celui  que  nous  cherchons, 
dit-il. 

—  De  celui  que  vous  cherchez,  c'esl-à-dire?  Ot  la 
Iluricre. 

—  Puisque  vous  m'accompagnez,  nous  le  cher- 
chons. 

—  Comment  I  cette  maison  qui  semble  dormir 
d'un  si  bon  sommeil... 

—  .lusteinenll  Vous,  la  Ilurièn;,  vous  allez  utili- 
ser l'honnête  figure  que  le  ciel  vous  a  donni-e  par 
erreur,  en  frappant  à  cette  maison.  Passez  voire  ar- 
quebuse à  M.  de  Coconas,  il  y  a  une  heure  que  je 
vois  qu'il  la  lorgne.  Si  vous  êtes  introduit,  vous  de- 
manderez à  parler  au  seigneur  de  Mouy. 

—  Ah  !  ail  !  lit  Coconas,  je  comprends  :  vous  avez 
aussi  un  créancier  dans  le  quartier  du  Temple,  à  ce 
qu'il  paraît. 

—  Justement,  continua  Maurevel.  Vous  monterez 
donc  en  jouant  le  huguenot,  vous  avertirez  de  .Mouy 
de  tout  ce  qui  se  passe;  il  est  brave,  il  descendra... 

—  Et  une  fois  descendu?  demanda  la  liurière. 

—  Une  fois  descendu,  je  le  prierai  d'aligner  son 
épée  avec  la  mienne. 

—  Sur  mon  âme,  c'est  d'un  brave  gentilhomme, 
dit  Coconas,  et  je  compte  faire  exactement  la  même 
chose  avec  Lambert  Mercandon;  et,  s'il  est  trop 
vieux  pour  acrepior,  ce  sera  avuc  quelqu'un  de  ses 
fils  ou  de  ses  neveux. 

La  liurière  alla  sans  n-pliquer  frapper  à  la  porte; 
ses  coups,  reli'iili.-isant  dans  le  silence  de  la  nuit, 
firent  ouvrir  les  portes  de  riiùlel  de  Guise,  el  sortir 
quelques  têtes  par  ses  ouvertures  :  on  vit  alors  «(ue 
riiôiel  ('lait  (■alinéa  la  manière  des  citadelles,  cest- 
i'i-dire  parce  qu'il  était  plein  de  soldats. 


Ces  tètes  rentrèrent  presque  aussitôt,  devinant 
sans  doute  de  quoi  il  était  question. 

—  11  loge  donc  là,  votre  M.  de  Mouy?  dit  Coco-' 
nas  montrant  la  maison  où  la  liurière  continuait 
de  frapper. 

—  Non  ;  c'est  le  logis  de  sa  maîtresse. 

—  Mordi I  quelle  galanterie  vous  lui  faites!  lui 
fournir  l'occasion  de  tirer  l'épée  sous  les  yeux  de 
sa  belle  !  Alors,  nous  serons  les  juges  du  camp.  Ce- 
pendant, j'aimerais  assez  à  me  battre  moi-même. 
Mon  épaule  me  brûle. 

■ —  Et  votre  figure?  demanda  Maurevel,  elle  est 
aussi  fort  endommagée. 

Coconas  poussa  une  espèce  de  rugissement.- 

—  Mordi  1  dit-il,  j'espère  qu'il  est  mort;  ou,  sans 
cela,  je  crois  que  je  retournerais  au  Louvre  pour 
l'achever. 

La  liurière  frappait  toujours. 

Bientôt  une  fenêtre  du  premier  étage  s'ouvrit,  et 
un  homme  parut  sur  le  balcon  en  bonnet  de  nuit, 
en  caleçon  et  sans  armes. 

— •  Qui  va  là?  cria  cet  homme. 

Maurevel  fit  un  signe  à  ses  Suisses,  qui  se  ran- 
gèrent sous  une  encoignure,  tandis  que  Coconas 
s'aplatissait  de  lui-même  contre  la  muraille. 

—  Ah  1  monsieur  de  Mouy,  dit  l'aubergiste  de  sa 
voix  câline,  est-ce  vous? 

—  Oui,  c'ejt  moi;  après?  - 

—  C'est  bien  lui,  murmura  Maurevel  en  frémis- 
sant de  joie. 

—  Eii  !  monsieur,  continua  la  liurière,  ne  savez- 
vous  point  ce  qui  se  passe!  On  égorge  M.  l'amiral, 
on  tue  les  religionnaires  nos  frères.  Venez  vite  à 
leur  aide,  venez. 

—  Ah  !  s'écria  de  Mouy,  je  me  doutais  bien  qu'il 
se  tramait  quelque  chose  pour  cette  nuit.  Alil  je 
n'aurais  pas  dû  quitter  mes  braves  camarades.  Me 
voici,  mon  ami,  me  voici,  attendez-moi! 

Et,  sans  refermer  la  fenêtre,  parlaipiello  sorliii-iit 
quelques  cris  de  femme  effrayie,  quelques  suppli- 
cations tendres.  M.  de  Mouy  chercha  .>ion  pourpoint, 
son  manteau  et  ses  armes. 

—  Il  descend,  il  descend!  murmura  Maurevel 
pâle  de  joie.  Attention,  vous  autres!  giissa-t-il  dans 
l'oreille  des  Suisses;  puis,  retirant  l'arquebu.se  des 
mains  de  Coconas  et  .soufflant  sur  la  mèche  |iour 
s'assurer  quelle  ('tait  toujours  bien  allumée;  Tiens, 
la  liurière.  ajoiita-l-il  à  l'aubergiste,  qui  avait  fait 
retraite  vers  le  gros  de  la  troupe,  reprends  ton  ar- 
quebu.se. 

—  Mordi  !  s'i'cria  Coconas,  voici  la  lune  (pu  sort 
d'un  nuage  pour  être  l('moin  de  cell<'  belle  rencon- 
tre. Je  donnerais  beaucoup  pour  que  Laniherl  Mer- 
candon fut  ici  el  servit  de  second  à  M.  de  Mouy. 

—  Attendez,  attendez!  dit  Maurevel.  M.  de  Mouy 
vaut  dix  hommes  à  lui  tout  seul,  et  nous  en  aurons 
peut-être  assez  à  nous  six  à  nous  débarrasser  do 
lui.  Avancez,  vous  autres,  continua  Maurevel  en 


LA  REINE  5IARG0T 


55 


faisant  signe  aux  Suisses  de  se  glisser  contre  la 
«porte,  afin  de  le  frapper  quand  il  sortira. 

—  Oli  !  oh  1  dit  Goconas  en  regardant  ces  prépa- 
ratifs, il  parait  que  cela  ne  se  passera  noint  tout  à 
fait  comme  je  m'y  attendais 

D('ià  on  entendait  le  bruit  de  la  tiarre  que  tirait 
de  Mouy.  Les  Suisses  étaient  sortis  de  leur  cachette 
pour  prendre  leur  place  prés  de  la  porte.  Maurevel 
et  la  Hurière  s'avançaient  sur  la  pointe  du  pied, 
tandis  que.  par  un  reste  de  gentilhommerie.  Goco- 
nas restait  à  sa  place,  lorsque  la  jeune  femme,  à  la- 
quelle on  ne  pensait  plus,  parut  à  son  tour  au  bal- 
con et  poussa  un  cri  terrible  en  apercevant  les 
Suisses.  Maurevel  et  la  Iluriére. 

De  Mouy,  qui  avait  déjà  enlr'ouvert  la  porte,  s'ar- 
rêta. 

—  Remonte,  remonte,  cria  la  jeune  femme;  je 
vois  reluire  des  épées,  je  vois  briller  la  mèche  d'une 
arquebuse.  C'est  un  guct-apens. 

—  Oh  1  oh  I  reprit  en  grondant  la  voix  du  jeune 
homme;  voyons  un  peu  ce  que  veut  dire  tout  ceci. 

Et  il  referma  la  porte,  remit  la  barre,  repoussa 
le  verrou  et  remonta. 

L'ordre  de  bataille  de  Maurevel  fut  changé  dès 
qu'il  vit  que  de  Mouy  ne  sortirait  point.  Les  Suis- 
ses allèrent  se  poster  de  l'autre  côté  de  la  rué,  et  la 
Hurière,  son  arquebuse  au  poing,  attendit  que  l'en- 
nemi reparût  à  la  fenêtre.  Il  n'attendit  pas  long- 
temps. De  Mouy  s'avança  précédé  de  deux  pistolets 
d'une  longueur  si  respectable,  que  la  Hurière,  qui 
le  couchait  déjà  en  joue,  rédéchit  soudain  que  les 
balles  du  huguenot  n'avaient  pas  plus  de  chemin  à 
faire  pour  arriver  dans  la  rue  que  sa  balle  à  lui 
n'en  avait  pour  arriver  au  balcon.  —  Certes,  se  dit- 
il,  je  puis  tuer  ce  gentilhomme,  mais  aussi  ce  gen- 
tilhomme peut  me  tuer  du  même  coup. 

Or.  comme,  au  bout  du  compte,  maître  la  Hu- 
rière. aubergiste  de  son  état,  n'était  soldat  que  par 
circonstance,  cette  rédexion  le  détermina  à  faire 
retraite  et  à  chercher  un  abri  à  l'angle  de  la  rue  de 
Braque,  assez  éloignée  pour  qu'il  eîit  quelque  dif- 
ficulté à  trouver  de  là  avec  une  certaine  certitude, 
surtout  la  nuit,  la  ligne  que  devait  suivre  sa  balle 
pour  arriver  jusi]u'à  de  Mouy. 

De  Mouy  jeta  un  coup  d'œil  autour  de  lui  et  s'a- 
vança en  s'effaçant  comme  un  homme  qui  se  pré- 
pare à  un  duel  ;  mais  voyant  que  rien  ne  venait  : 

—  Çà,  dit-il,  il  paraît,  monsieur  le  donneur  d'a- 
vis, que  vous  avez  oublié  votre  arquebuse  à  ma 
porte.  Me  voilà,  que  me  voulez-vous? 

—  Ah!  ah!  se  dit  Goconas,  voici  en  effet  un 
brave. 

—  Eh  bien  !  continua  de  Mouy,  amis  ou  enne- 
mis, qui  que  vous  soyez,  ne  vo)'ez-vous  pas  que 
j'attends? 

La  Hurière  garda  le  silence.  Maurevel  ne  répon- 
dit point,  et  les  trois  Suisses  demeurèrent  cois. 
Goconas  attendit  un  instant;  puis,  voyant  que 


personne  ne  soutenait  la  conversation  entamée  par 
la  Hurière  et  continuée  par  de  Mouy,  il  quitta  son 
posta,  s'avança  jusqu'au  milieu  de  la  rue,  et  met- 
tant le  chapeau  à  la  main  : 

—  Monsieur,  dit-il,  nous  ne  sommes  point  ici 
pour  un  assassinat,  comme  vous  pourriez  le  croire, 
mais  pour  un  duel...  J'accompagne  un  de  vos  en- 
nemis qui  voudrait  avoir  affaire  à  vous  pour  ter- 
miner galamment  une  vieille  discussion.  Eh  !  mordi  ! 
avancez  donc,  monsieur  de  Maurevel.  au  lieu  de 
tourner  le  dos,  monsieur  accepte. 

—  Maurevel!  s'écria  de  Mouy  Maurevel,  l'assas- 
sin de  mon  père!  Maurevel,  le  tueur  du  roi  !  Ah! 
pardieu  oui,  j'accepte! 

Et.  ajustant  Maurevel,  qui  allait  frapper  à.  l'hôtel 
de  Guise  pour  y  ciiercher  du  renfort,  il  perça  son 
chapeau  d'une  balle. 

Au  bruit  de  l'explosion,,  aux  cris  de  Maurevel, 
les  gardes  qui  avaient  ramené  la  duchesse  de  Ne- 
vers  sortirent  accompagnés  de  trois  ou  quatre  gen- 
tilshommes suivis  de  leurs  pages,  et  s'avancèrent 
vers  la  maison  de  la  maîtresse  du  jeune  de  Mouy. 

Un  second  coup  de  pistolet  tiré  au  milieu  de  la 
troupe  fit  tomber  mort  le  soldat  qui  se  trouvait  le 
plus  proche  de  Maurevel,  après  quoi  de  Mouy,  se 
trouvant  sans  armes,  ou  du  moins  avec  des  armes 
inutiles,  puisque  ses  pistolets  étaient  déchargés,  et 
que  ses  adversaires  étaient  hors  de  la  portée  de  l'é- 
pée,  s'abrita  derrière  la  galerie  du  balcon. 

Cependant,  çà  et  là  les  fenêtres  commençaient  de 
s'ouvrir  aux  environs,  et,  selon  l'humeur  pacifique 
ou  belliqueu.se  de  leurs  habitants,  se  refermaient 
ou  se  hérissaient  de  mousquets  ou  d'arquebuses. 

' — A  moi,  mon  brave  Mercandon  !  s'écria  de  Mouy 
en  faisant  signe  à  un  homme  déjà  vieux,  qui.  d'une 
fenêtre  qui  venait  de  s'ouvrir  en  face  de  l'hôte!  de 
Guise,  cherchait  à  voir  quelque  chose  dans  cette 
confusion. 

—  Vous  appelez,  sire  de  Mouy  !  cria  le  vieillard  ; 
est-ce  à  vous  qu'on  en  veut? 

—  C'est  à  moi,  c'est  à  vous,  c'est  à  tous  les  pro- 
testants; et,  tenez,  en  voilà  la  preuve. 

En  effet,  en  ce  moment,  de  Mouy  avait  vu  se  di- 
riger contre  lui  l'arquebuse  de  la  Hurière.  Le  coup 
partit;  mais  le  jeune  homme  eut  le  temps  de  se 
baisser,  et  la  balle  alla  briser  une  vitre  au-dessus 
de  sa  tête. 

—  Mercandon  !  s'écria  Goconas,  qui,  à  la  vue  de 
cette  bagarre,  tressaillait  de  plaisir  et  avait  oublié 
son  créancier,  mais  à  qui  cette  apostrophe  de  de 
Mouy  le  rappelait;  Mercandon,  rue- du  Chaume, 
c'est  bien  cela!  Ah  !  il  demeure  là.  c'est  bon;  nous 
allons  avoir  affaire  chacun  à  notre  homme. 

Et.  tandis  que  les  gens  de  l'hôtel  de  Guise  enfon- 
çaient les  portes  de  la  maison  où  était  de  Mouy; 
tandis  que  Maurevel,  un  flambeau  à  la  main,  es- 
sayait d'incendier  la  maison;  tandis  que,  les  portes 
une  fois  brisées,  un  combat  terrible  s'engageait  cod- 


56 


LA  REINE  5IÂRG0T. 


Cocoua^  essiiyaii,  ii  l'aido  cl  un  p:iu',  d'ciiloncci'  la  porte  ds  Murcciidoir 


Ire  lin  seul  homme  ijui  à  cIkuiiic  coup  de  pistolet 
ou  il  elia(|ue  coup  de  mpiére  abattait  son  onnenii, 
Cocouas  essayait,  à  l'aide  d'un  pavé,  d'enfoncer  la 
porte  de  Mcrcandon,  (jui.  sans  s'infiuii'ter  de  cet 
effort  .si)lil;iire,  anpiehiisait  de  son  mieux  à  sa  fe- 
nêtre. 

Alors  tout  ce  quartier  désert  et  obscur  se  trouva 
illiiininé  comme  en  pliiin  jfnir,  peu[d('  comme  l'in- 
lérieur  d'une  foiirmiliiTiu  car.  (\i:  l'Iiùlcl  d(^  Mont- 
morency, si,\  ou  huit  gentilshommes  huj;uenols, 
avec  leurs  serviteurs  et  leurs  amis,  vcuaicnl  de 
faire  une  charge  furieuse,  et  commençaient,  soute- 


nus p.ir  le  feu  des  fenêtres,  à  faire  reculer  le^s  gens 
de  .Maurevcl  et  ceux  de  l'hntel  de  Guise,  qu'ils  lini- 
rent  par  acculer  à  l'iiotel  d'où  ils  étaient  .sortis. 

Coi'onns.  (jui  n'avait  point  encore  achev("  d'enfon- 
cer la  porte  de  Mercandoii.  qiioiipi'il  s'escrimât  di' 
tout  son  cœur,  fut  pris  dans  ce  hru.sque  refoule- 
ment. S'adossant  alors  à  la  muraille  et  mettant  l'é- 
pi'C  à  la  main,  il  commença  non-seulement  à  .sede- 
fi'iiilre,  mais  encore  à  attaquer  avec  des  cris  si  ter- 
ribles, qu'il  dominait  toute  crtir  mêlée.  Il  ferrailla 
ainsi  de  droito  à  gauche,  frappant  amis  cl  ennemis 
jusiiu'à  ce  qu'un  larpe  vide  se  fût  opéré  autour  de 


LA  REINE  MARGOT. 


57 


/'/('/■MOAmf 


Q  apparut  enfin  dans  la  rue,  soutenant  d'un  bras  sa  maîtresse. 


lui.  A  mesure  que  sa  rapière  trouait  une  poitrine  et 
que  le  sang  tiède  éclaboussait  ses  mains  et  son  vi- 
sage, lui,  l'œil  dilaté,  les  narines  ouvertes,  les 
dents  serrées,  regagnait  le  terrain  perdu  et  se  rap- 
prochait de  la  maison  assiégée. 

De  Mouy,  après  un  combat  terrible  livré  dans 
l'escalier  et  le  vestibule,  avait  fini  par  sortir  en  vé- 
ritable héros  de  sa  maison  brûlante.  Au  milieu  de 
toute  cette  lutte,  il  n'avait  pas  cessé  de  crier  :  A  moi, 
Maurevel!  Maurevel,  où  es-tu?  l'insultant  par  les 
épithètes  les  plus  injurieuses.  Il  apparut  enfin  dans 
la  rue,  soutenant  d'un  bras  sa  maîtresse,  à  moitié 


f^rji.  —  lmp.de  BRY  aln^,  bODletart  Hontpanuase,  U. 


nue  et  presque  évanouie,  et  tenant  un  poignard  en- 
tre ses  dents.  Son  épée,  flamboyante  par  le  mouve- 
ment de  rotation  qu'il  lui  imprimait,  traçait  des 
cercles  blancs  ou  rouges  selon  que  la  lune  en  ar- 
gentait  la  lame  ou  qu'un  flambeau  en  faisait  reluire 
l'humidité  sanglante.  Maurevel  avait  fui.  La  Hu- 
rière,  repoussé  par  de  Mouy  jusqu'à  Coconas,  qui 
ne  le  reconnaissait  pas  et  le  recevait  à  la  pointe  de 
son  épée,  demandait  grâce  des  deux  côtés.  En  ce 
moment,  Mercandon  l'aperçut,  le  reconnut  à  son 
écharpe  blanche  pour  un  massacreur.  Le  coup  par- 
tit. La  Hurière  jeta  un  cri,  étendit  les  bras,  laissa 

8 


58 


LA  REINE  MARGOT. 


échapper  son  arquebuse,  et,  après  avoir  essayé  de 
gagner  la  muraille  pour  se  retenir  à  quelque  chose, 
tomba  la  face  contre  terre. 

De  Mouy  profita  de  cette  circonstance,  se  jeta  dans 
la  rue  de  Paradis  et  disparut. 

La  résistance  des  huguenots  avait  été  telle,  que 
les  gens  de  rhotel  de  Guise,  repoussés,  étaient  ren- 
trés et  avaient  fermé  les  portes  de  rhûtel  dans  la 
crainte  d'être  assiégés  et  pris  chez  eux. 

Coconas,  ivre  de  sang  et  de  bruit,  arrivé  à  cette 
exaltation  où,  pour  les  gens  du  Midi  surtout,  le 
courage  se  change  en  folie,  n'avait  rien  vu,  rien 
entendu.  Il  remarqua  seulement  que  ses  oreilles 
tintaient  moins  fort,  que  ses  mains  et  son  visage  se 
séchaient  un  peu,  et,  abaissant  la  pointe  de  son 
épée,  il  ne  vit  plus  près  de  lui  qu'un  homme  cou- 
ché, la  face  noyée  dans  un  ruisseau  rouge,  et  autour 
de  lui  que  maisons  qui  brûlaient. 

Ce  fut  une  bien  courte  trêve,  car,  au  moment  où 
il  allait  s'approcher  de  cet  homme,  qu'il  croyait  re- 
connaître pour  la  Ilurière,  la  porte  de  la  maison, 
qu'il  avait  vainement  essayé  de  briser  à  coups  de 
pavés,  s'ouvrit,  et  le  \ieux  Mercandon,  suivi  de  son 
fils  et  de  ses  deux  neveux,  fondit  sur  le  Piémonlais 
occupé  à  reprendre  haleine. 

—  Le  voilà,  le  voilà  !  s'écrièrent-ils  tout  d'une 
voix. 

Coconas  se  trouvait  au  milieu  de  la  rue,  et,  crai- 
gnant d'être  entouré  par  ces  quatre  hommes  qui 
l'attaquaient  à  la  fois,  il  fit,  avec  la  vigueur  d'un 
de  ces  chamois  qu'il  avait  si  souvent  poursuivis 
dans  les  montagnes,  un  bond  en  arrière  et  se  trouva 
adossé  à  la  muraille  de  l'hôtel  de  Guise.  Une  fois 
tranquillisé  sur  les  surprises,  il  se  remit  en  garde 
et  redevint  railleur. 

—  Ah  !  ah!  père  Mercandon  !  dit-il,  vous  ne  mo 
reconnaissez  pas? 

—  Oh  !  misérable!  s'écria  le  vieux  huguenot,  je 
te  reconnais  bien  au  contraire;  tu  m'en  veux!  à 
moi,  l'ami,  le  compagnon  de  ton  père! 

—  Et  son  créancier,  n'est-ce  pas? 

—  Oui ,  son  créancier,  puisque  c'est  toi  qui  le 
dis. 

—  Eh  bien!  justement,  répondit  Coconas,  je 
viens  régler  nos  comptes. 

—  Saisissons-le,  lions-le,  dit  le  vieillard  aux 
jeunes  gens  qui  l'accompagnaient,  cl  qui  à  sa  voix 
s'élancèrent  contre  la  muraille. 

—  Un  instant,  un  instant!  dit  en  riant  Coconas. 
Pour  arrêter  les  gens  il  vous  faut  une  prise  decorps, 
et  vous  avez  négligé  do  la  demander  au  prévôt. 

Et,  à  ces  paroles,  il  engagea  l'iqiée  avec  celui  des 
jeunes  gens  qui  se  trouvait  le  plus  proche  do  lui, 
et  au  premier  dégagement  lui  abattit  le  poignet 
avec  sa  rapière. 

Le  malheureux  se  recula  en  hurlant. 

—  Et  d'un  !  dit  Cnconas. 

Au  mCme  instant,  la  fcnôtro  sous  laquelle  Coco- 


nas avait  cherché  un  abri  s'ouvrit  en  grinçant.  Co- 
conas Ct  un  soubresaut,  craignant  une  attaque  de 
ce  côté;  mais,  au  lieu  d'un  ennemi,  ce  fut  une 
femme  qu'il  aperçut;  au  lieu  de  l'arme  meurtrière 
qu'il  s'apprêtait  à  combattre,  ce  fut  un  bouquet  qui 
tomba  à  ses  pieds. 

—  Tiens,  une  femme!  dit-il. 

Il  salua  la  dame  de  son  épée  et  se  baissa  pour  ra- 
masser L  bouquet. 

—  Prenez  garde,  brave  catholique,  prenez  garde, 
s'éeria  la  dame. 

Coconas  se  releva,  mais  pas  si  rapidement  que  le 
poignard  du  second  neveu  ne  fendit  son  manteau 
et  n'entamât  l'autre  épaule. 

La  dame  jeta  un  cri  perçant. 

Coconas  la  remercia  et  la  rassura  d'un  même 
geste,  s'élança  sur  le  second  neveu,  qui  rompit; 
mais,  au  second  appel,  son  pied  de  derrière  glissa 
dans  le  sang.  Coconas  s'élança  sur  lui  avec  la  rapi- 
dité d'un  chat-tigre,  et  lui  traversa  la  poitrine  de 
son  épée. 

— -Bien,  bien,  brave  cavalier!  cria  la  dame  de 
l'hôtel  de  Guise,  bien  !  je  vous  envoie  du  secours. 

—  Ce  n'est  point  la  peine  de  vous  déranger  pour 
cela,  madame!  dit  Coconas.  Regardez  plutôt  jus- 
qu'au bout,  si  la  chose  vous  intéresse,  et  vous  allez 
voir  comment  le  comte  Annibal  de  Coconas  accom- 
mode les  huguenots. 

En  ce  moment,  le  fils  du  vieux  Mercandon  tira 
presque  à  bout  portant  un  coup  de  pistolet  à  Coco- 
nas, qui  tomba  sur  un  genou.  La  dame  de  la  fenê- 
tre poussa  un  cri,  mais  Coconas  se  releva;  il  ne 
s'était  agenouillé  que  pour  éviter  la  balle,  qui  alla 
trouer  le  mur  à  deux  pieds  de  la  belle  spectatrice. 

Presque  en  même  temps,  do  la  fenêtre  du  logis 
de  Mercandon  partit  un  cri  de  rage ,  et  une  vieille 
femme,  qui  à  sa  croix  et  à  son  écharpe  blanche  re- 
connut Coconas  pour  un  catholique,  lui  lança  un 
pot  de  fleurs  qui  l'atteignit  au-dessus  du  genou. 

—  Bon!  dit  Coconas;  l'une  me  jette  les  fleurs, 
l'autre  les  pots.  Si  cela  continue,  on  va  démolir  les 
maisons. 

—  Merci,  ma  mère,  merci  !  cria  le  jeune  homme. 

—  Va,  femme,  va  !  dit  le  vieux  Mercandon,  mais 
prends  garde  à  nous! 

—  Attendez,  monsieur  de  Coconas,  attendez,  dit 
la  jeune  dame  do  l'hôtel  do  Guise;  jo  vais  faire  ti- 
rer aux  fenêtres. 

—  Ah  çà!  c'est  donc  un  enfer  de  femmes,  dont 
les  unes  sont  pour  moi  et  les  autres  contre  moi  I  dit 
Coconas.  Monli  !  linissons-en. 

La  scène,  en  effet,  était  Lion  changée,  ct  lirait 
évidemment  à  son  dénoùmont.  En  face  de  Coconas, 
blessé  il  est  vrai,  mais  dans  toute  la  vigueur  do  ses 
vingt-quatro  ans,  mais  hahiluo  aux  armes,  mais  ir- 
rité plutôt  qu'affaibli  par  les  trois  ou  (|uatro  egrali- 
gnurcs  qu'il  avait  reçues,  il  ne  restait  |ilus  que 
Mercandon  et  son  fiU  :  Mercandon,  vieillard  de 


LA  REINE  MARGOT. 


59 


soixante  à  soixante-dix  ans;  son  fils,  enfant  de 
seize  à  dix-huit  ans  :  ce  dernier,  pâle,  blond  et  frùle, 
avait  jeté  son  pistolet  déchargé,  et,  par  conséquent, 
devenu  inutile,  et  agitait  en  tremblant  uneépée  de 
moitié  moins  longue  que  celle  du  Piémoutais;  le 
père,  armé  seulement  d'un  poignard  et  d'une  arque- 
buse vide,  appelait  au  secours.  Une  vieille  femme, 
à  la  fenôtre  en  faœ,  la  mère  du  jeune  homme,  te- 
nait à  la  main  un  morceau  de  marbre  et  s'apprêtait 
à  le  lancer.  Enfin  Coconas,  excité  d'un  côté  par  les 
menaces,  de  l'autre  par  les  encouragements,  fier  de 
sa  double  victoire,  enivré  de  poudre  et  de  sang, 
éclairé  par  la  réverbération  d'une  maison  en  fiam- 
mes,  exalté  par  l'idée  qu'il  combattait  sous  les  yeux 
d'une  femme  dont  la  beauté  lui  avait  semblé  si  su- 
périeure que  son  rang  lui  paraissait  incontestable; 
Coconas,  comme  le  dernier  des  Iloraces,  avait  senti 
doubler  ses  forces,  et,  voyant  le  jeune  homme  hé- 
siter, il  courut  à  lui  et  croisa  sur  sa  petite  épée  sa 
terrible  et  sanglante  rapière.  Deux  coups  suffirent 
pour  la  lui  faire  sauter  des  mains.  Alors  Mercan- 
don  chercha  à  repousser  Coconas,  pour  que  les  pro- 
jectiles lancés  de  la  fenêtre  l'atteignissent  plus  sû- 
rement. Mais  Coconas,  au  contraire,  pour  paralyser 
la  double  attaque  du  vieux  Mercandon,  qui  essayait 
de  le  percer  de  son  poignard,  et  de  la  mère  du  jeune 
homme,  qui  tentait  de  lui  briser  la  tête  avec  la  pierre 
qu'elle  s'apprêtait  à  lui  lancer,  saisit  son  adversaire 
à  bras-le-corps,  le  présentant  à  tous  les  coups 
comme  un  bouclier,  et  l'étouffant  dans  son  étreinte 
herculéenne. 

—  A  moi  !  à  moi  !  s'écria  le  jeune  homme,  il  me 
brise  la  poitrine  !  à  moi,  à  moi  ! 

Et  sa  voix  commença  de  se  perdre  dans  un  râle 
sourd  et  étranglé. 
Alors  Mercandon  cessa  de  menacer,  il  supplia. 

—  Grâce,  grâce,  dit-il,  monsieur  de  Coconas! 
grâce  '.  c'est  mon  unique  enfant  ! 

—  C'est  mon  fils,  c'est  mon  fils,  cria  la  mère, 
l'espoir  de  notre  vieillesse  !  ne  le  tuez  pas,  mon- 
sieur !  ne  le  tuez  pas  ! 

—  Ah!  vraiment!  cria  Coconas  en  éclatant  de 
rire,  que  je  ne  le  tue  pas  !  et  que  voulait-il  donc 
me  faire  avec  son  épée  et  son  pistolet' 

—  Monsieur ,  continua  Mercandon  en  joignant 
les  mains,  j'ai  chez  moi  l'obligation  souscrite  par 
votre  père,  je  vous  la  rendrai;  j'ai  dix  mille  écus 
d'or,  je  vous  les  donnerai  ;  j'ai  les  pierreries  de  no- 
tre famille,  et  elles  seront  à  vous  ;  mais  ne  le  tuez 
pas,  ne  le  tuez  pas  ! 

—  Et  moi,  j'ai  mon  amour,  dit  à  demi-voix  la 
femme  de  rhôtel  de  Guise,  et  je  vous  le  promets. 

Coconas  réfléchit  une  seconde,  et  soudain  : 

—  Ètes-vous  huguenot?  demanda-t-il  au  jeune 
homme. 

—  Je  le  suis,  murmura  l'enfant. 

—  En  ce  cas,  il  faut  mourir  !  répondit  Coconas 
en  fronçant  les  sourcils  et  en  approchant  de  la  poi- 


trine de  son  adversaire  la  miséricorde  acérée  et 
tranchante. 

—  Mourir  !  s'écria  le  vieillard,  mon  pauvre  en- 
fant! mourir! 

Et  un  cri  de  mère  retentit  si  douloureux  et  si 
profond,  qu'il  ébranla  pour  un  moment  la  sauvage 
résolution  du  Piémontais. 

—  Oh  !  madame  la  duchesse!  s'écria  le  père  se 
tournant  vers  la  femme  de  l'hôtel  de  Guise,  inter- 
cédez pour  nous,  et  tous  les  matins  et  tous  les  soirs 
votre  nom  sera  dans  nos  prières. 

■ — Alors,  qu'il  se  convertisse!  dit  la  dame  de 
l'hôtel  de  Cuise. 

—  Je  suis  protestant,  dit  l'enfant. 

—  Meurs  donc,  dit  Coconas  en  levant' sa  dague, 
meurs  donc,  puisque  tu  ne  veux  pas  de  la  vie  que 
cette  belle  bouche  t'offrait. 

Mercandon  et  sa  femme  virent  la  lame  terrible 
luire  comme  un  éclair  au-dessus  de  la  tête  de  leur 
fils. 

—  Mon  fils,  mon  Olivier,  hurla  la  mère,  abjure... 
abjure. 

—  Abjure,  cher  enfant,  cria  Mercandon  se  rou- 
lant aux  pieds  de  Coconas,  ne  nous  laisse  pas  seuls 
sur  la  terre. 

—  Abjurez  tous  ensemble,  cria  Coconas  ;  pour  un 
Credo,  trois  âmes  et  une  vie! 

—  Je  le  veux  bien,  dit  le  jeune  homme. 

—  Nous  le  voulons  bien,  crièrent  Mercandon  et 
sa  femme. 

—  A  genoux,  alors!  dit  Coconas,  et  que  ton  fils 
récite  mot  à  mot  la  prière  que  je  vais  te  dire. 

Le  père  obéit  le  premier. 

—  Je  suis  prêt,  dit  l'enfant;  et  il  s'agenouilla  à 
son  tour. 

Coconas  commença  alors  à  lui  dicter  en  latin  les 
paroles  du  Credo.  Mais,  soit  hasard,  soit  calcul,  le 
jeune  Olivier  s'était  agenouillé  près  de  l'endroit  où 
avait  volé  son  épée.  A  peine  vit-il  cette  arme  à  la 
portée  de  sa  main,  que,  sans  cesser  de  répéter  les 
paroles  de  Coconas,  il  étendit  le  bras  pour  la  sai- 
sir. Coconas  aperçut  le  mouvement  tout  en  faisant 
semblant  de  ne  pas  le  voir.  Mais,  au  moment  où  le 
jeune  homme  touchait  du  bout  de  ses  doigts  cris- 
pés la  poignée  de  l'arme,  il  s'élança  sur  lui,  et  le 
renversant  : 
•    —  Ah!  traître!  dit-il. 

Et  il  lui  plongea  sa  dague  dans  la  gorge. 
.    Le  jeune  homme  jeta  un  cri,  se  releva  convulsi- 
vement sur  un  genou  et  retomba  mort. 

—  Ah  !  bourreau ,  hurla  Mercandon ,  tu  nous 
égorges  pour  nous  voler  les  cent  nobles  à  la  rose 
que  tu  nous  dois... 

—  Ma  foi  non,  dit  Coconas,  et  la  preuve... 

En  disant  ces  mots,  Coconas  jeta  aux  pieds  du 
vieillard  la  bourse  qu'avant  son  départ  son  père  lui 
avait  remise  pour  acquittersa  dette  envers  son  créan- 
cier. 


60 


LA  REINE  MARGOT. 


■ —  Et  la  preuve,  continua- t-il.  c'est  que  voilà  vo- 
tre argent. 

—  Et  toi,  voici  ta  mort  !  cria  la  mère  de  la  fe- 
nêtre. 

—  Prenez  garde,  monsieur  de  Coconas,  prenez 
garde,  dit  la  dame  de  l'hôtel  de  Guise. 

Mais,  avant  que  Coconas  eût  pu  tourner  la  tète 
pour  se  rendre  à  ce  dernier  avis  ou  pour  se  sous- 
traire à  la  première  menace,  une  masse  pesante 
fendit  l'air  en  sifflant,  s'abattit  à  plat  sur  le  cha- 
peau du  Piémonlais.  lui  brisa  son  épée  dans  la  main 
et  le  coucha  sur  le  pave  surpris,  étourdi,  assommé, 
sans  qu'il  eût  pu  entendre  le  double  cri  de  joie  et 
de  détresse  qui  se  répondit  de  droite  à  gauche. 


Mercandon  s'élança  aussitôt,  le  poignard  à  la 
main,  sur  Coconas  évanoui;  mais  en  ce  moment  la 
porte  de  l'hôtel  de  Guise  s'ouvrit,  et  le  vieillard, 
voyant  luire  les  pertuisanes  et  les  épées,  s'enfuit, 
tandis  que  celle  qu'il  avait  appelée  madame  la  du- 
chesse, belle  d'une  beauté  terrible  à  la  lueur  de 
l'incendie,  éblouissante  de  pierreries  et  de  dia- 
mants, se  penchait  à  moitié  hors  de  la  fenêtre  pour 
crier  aux  nouveaux  venus,  le  bras  tendu  vers  Co- 
conas : 

—  Là  !  là  !  en  face  de  moi  ;  un  gentilhomme  vêtu 
d'un  pourpoint  rouge.  Celui-là,  oui,  oui,  celui- 
là!... 


-<««-<®>**s~ 


xuivr.  MKssi;  on  bastim.I';. 


ari,'uerile.  conime  nous  l'a- 
vons dit,  avait  refermé  sa 
porte  et  étaitrentrée  dans  sa 
chambre.  Mais,  comme  elle 
y  entrai.!  toute  palpitante, 
elle  aperçut  Gillonne,  qui, 
penchée  avec  terreur  vers 
la  porte  du  cabinet,  con- 
templait des  traces  de  san;;  éparses  sur  le  lit,  sur 
les  meubles  et  sur  le  tapis. 

—  .\ll^ madame,  s'écria-t-eile  en  api^rc(n;int  la 
reine.  Oh  1  madame,  est-il  donc  mort? 

—  Silence!  Gillonne,  dit  Marguerite  do  ce  ion  de 
voix  qui  indique  l'importance  suprême  de  la  re- 
commandation. 

Gillonne  se  tut. 

Marguerite  tira  alors  de  son  aumônière  une  pe- 
tite clef  dorée,  ouvrit  la  porte  du  cabinet,  et  mon- 
tra du  doigt  le  jeune  homme  à  sa  suivante. 

La  Mole  avait  réussi  à  se  soulever  et  à  s'appr<f- 
cher  de  la  fenêtre.  Un  petit  poignard,  de  ceux  que 
les  femmes  portaient  à  ctto  ('poquo,  s'était  rencon- 
tré .sous  sa  main,  et  le  joiinc  gentilhommi'  l'avait 
saisi  en  entendant  ouvrir  la  porte. 

—  Ne  craignez  rien,  monsieur,  dit  Marguerite, 
car,  sur  mon  àmel  vous  êtes  en  sûreté. 

La  Mole  se  laissa  nMoniber  sur  ses  genoux. 

—  Oh  !  madame.  s'iTria-t-il,  vous  èies  juiur  moi 
plus  qu'une  reine,  vous  êtes  une  divinité. 

—  Ne  vous  agitez  pus  ainsi,  monsieur,  s'i'rna 


Marguerite,  votre  sang  coule  encore. ..  Oh  !  regarde. 
Gillonne,  comme  il  est  pâle...  Voyons,  où  êtes-vous 
blessé? 

—  Madame,  dit  la  Mole  en  essayant  de  fixer  sur 
dos  points  principaux  la  douleur  errante  par  tout 
.son  corps,  je  crois  avoir  reçu  un  premier  coup  de 
dague  à  l'épaule  et  un  second  dans  la  poitrine,  les 
autres  blessures  ne  valent  point  la  peine  qu'on  s'en 
occupe. 

—  Nous  allons  voir  cela,  dit  Marguerite;  Gil- 
lonne, apporte  ma  cassette  de  baumes. 

Gillonne  obéit,  et  rentra  tenant  d'une  ui.iin  la 
casseltc  et  de  l'autre  une  aiguière  de  vermeil  et  du 
linge  de  fine  toile  de  Hollande. 

—  Aide-moi  à  le  soulever,  Gillonne,  dit  la  reine 
Marguerite,  car,  en  se  .soulevant  Uii-mênie.  le  mal- 
heureux a  achevé  do  perdre  ses  forces. 

—  Mais,  madame,  dit  la  Mole,  je  suis  tout  con- 
fus ;  je  ne  puis  souffrir  en  vérité... 

—  Mais,  monsieur,  vous  allez  vous  laisser  faire, 
que  je  pense,  dit  Marguerite;  quand  nous  pouvons 
vous  sauver,  ce  serait  un  rriiiie  de  vous  lai.sser 
mourir. 

—  Oh!  s'écria  la  Mole,  j'aime  mieux  mourir  que 
de  vous  voir,  vous,  la  reine,  souiller  vos  mains 
d'un  sang  indigne  comme  le  mien...  Oh  !  jamais! 
jamais! 

El  il  se  recula  respcctueuscincnl. 

—  Vdire  sang,  mon  genlilliommp,  reprit  en  sou- 


LA  REINE  MARGOT. 


6i 


,1111  .  ■,..  .1111;,  j.-, .;  iji 


iil  I!  lilii  iiiiiii' '^  :^^ 


1 1» 

1 

'■'W^ 

il 

r. 

■    1    '-^-'"'^ 

/> 

c'...    .,~ 

^ 

il 


<% 


M 

(MU 

Pi 


i^i    h!i. 


—  Ml!  madame,  s'écria-t-il,  vous  êtes  pour  moi  plus  qu  une  reine,  vous  êtes  une  divinité.  —  Page  60. 


riant  Gillonne,  ch  !  vous  en  avez  déjà  souillé  tout 
à  votre  aise  le  lit  et  la  chambre  de  Sa  Majesté. 

Marguerite  croisa  son  manteau  sur  son  peignoir 
de  batiste  tout  éclaboussé  de  petites  taches  vermeil- 
les. Ce  geste,  plein  de  pudeur  féminine,  rappela  à 
la  Mole  qu'il  avait  tenu  dans  ses  bras  et  serré  contre 
sa  poitrine  cette  reine  si  enviée,  si  belle,  si  aimée, 
et,  à  ce  souvenir,  une  rougeur  fugitive  passa  sur 
ses  jouas  blêmies. 

—  Madame,  balbutia-t-il,  ne  pouvez-vous  m'a- 
bandonner  aux  soins  d'un  chirurgien? 

—  D'un  chirurgien  catholique,  n'est-ce  pas'?  de- 


manda la  reine  avec  une  expression  que  comprit  la 
Mole,  et  qui  le  fit  tressaillir. 

—  Ignorez- vous  donc,  continua  la  reine  avec  une 
voix  et  un  sourire  d'une  douceur  inouïe,  que,  nous 
autres  filles  de  France,  nous  sommes  élevées  à  con- 
naître la  valeur  des  plantes  et  à  composer  des  bau- 
mes; car  notre  devoir,  comme  femmes  et  comme 
reines,  a  été  de  tout  temps  d'adoucir  les  douleurs  ! 
Aussi  valons-nous  les  meilleurs  chirurgiens  du 
monde,  à  ce  que  disent  nos  flatteurs  du  moins.  Ma 
réputation,  sous  ce  rapport,  n'est-elle  pas  venue  à 
votre  oreille?  Allons,  Gillonne,  à  l'ouvrage  ! 


62 


LA  REINE  JIARGOT. 


La  Mole  voulait  essayer  de  résister  encore;  il  ré- 
péta de  nouveau  qu'il  aimait  mieux  mourir  que 
d'occasionner  à  la  reine  ce  labeur,  qui  pouvait  com- 
mencer par  la  pitié  et  finir  par  le  dégoût.  Cette 
lutte  ne  servit  qu'à  épuiser  complètement  ses  forces. 
Il  chancela,  ferma  les  yeux,  et  laissa  retomber  sa 
tête  en  arrière,  évanoui  pour  la  seconde  fois. 

Alors  Marguerite,  saisissant  le  poignard  qu'il 
avait  laissé  échapper,  coupa  rapidement  le  lacet  qui 
fermait  son  pourpoint,  tandis  que  Gillonne,  avec 
une  autre  lame,  décousait  ou  plutôt  tranchait  les 
manches  de  la  Mole. 

Gillonne,  avec  un  linge  imbibé  d'eau  fraîche, 
étancha  le  sang  qui  s'échappait  de  l'épaule  et  de  la 
poitrine  du  jeune  homme,  tandis  que  Marguerite, 
d'une  aiguille  d'or  à  la  pointe  arrondie,  sondait  les 
plaies  avec  toute  la  délicatesse  et  l'habileté  que  maî- 
tre Ambroise  Paré  eiit  pu  déployer  en  pareille  cir- 
constance. 

Celle  de  l'épaule  était  profonde,  celle  de  la  poi- 
trine avait  glissé  sur  les  côtes  et  traversait  seule- 
ment les  chairs  ;  aucune  des  deux  ne  pénétrait  dans 
les  cavités  de  cette  forteresse  naturelle  qui  protège 
le  cœur  et  les  poumons. 

—  Plaie  douloureuse  et  non  mortelle,  acerrimtim 
humcri  vulints ,  non  uulcm  Iclhalc ,  murmura  la 
belle  et  savante  chirurgienne  ;  passe-moi  du  baume 
et  prépare  de  la  charpie,  Gillonne. 

Cependant  Gillonne,  ft  qui  la  reine  venait  de  don- 
ner ce  nouvel  ordre,  avait  déjà  essuyé  et  parfumé 
Ja  poitrine  du  jeune  homme  et  en  avait  fait  autant 
de  ses  bras  modelés  sur  un  dessin  antique,  de  ses 
épaules  gracieusement  rejotées  en  arrière,  de  son 
cou  ombragé  de  boucles  «[laisses  et  qui  appartenait 
bien  plutôt  à  une  statue  de  marbre  de  Paros  qu'au 
corps  mutilé  d'un  homme  expirant. 

—  Pauvre  jeune  homme  !  murmura  Gillonne  en 
regardant  non  pas  tant  son  ouvrage  que  celui  qui 
venait  d'en  être  l'objet. 

—  N'est-ce  pas  qu'il  est  beau?  dit  Marguerite 
avec  une  franchise  toute  royale. 

—  Oui,  madame.  Mais  il  me  semble  qu'au  lieu  de 
le  laisser  ainsi  couclié  à  terre  nous  devrions  le  sou- 
lever et  l'étendre  sur  ce  lit  de  repos  contre  lequel 
il  est  seulement  appuyé. 

—  Oui,  dit  Marguerite,  tu  as  raison. 

loties  deux  fciimies,  s'inclinanlct  réunissant  leurs 
forces,  soulevèrent  la  Mole  et  le  déposèrent  sur  une 
espèce  de  grand  sofa  à  dossier  sculpté  qui  s'étendait 
devant  la  fonèiro,  qu'elles  cnlr'ouvrirent  pour  lui 
donner  de  l'air. 

Le  mouvement  réveilla  la  Mole,  qui  pou.ssa  un 
soupir,  et,  rouvrant  les  yrux,  commença  d'éprou- 
ver cet  incroyable  bien-fitro  qui  accompagne  toutes 
les  sensations  du  blesse,  alors  qu'à  son  ri'lourà  la 
vie  il  relrouvo  la  fraiclioiir  au  lieu  des  flaiinncs  dd- 
voranles,  et  les  parfums  du  Imumeau  lieu  do  In  tiède 
et  nauséabonde  odeur  du  sang. 


Il  murmura  quelques  mots  sans  suite,  auxquels 
Marguerite  répondit  par  un  sourire  en  posant  le 
doigt  sur  sa  bouche. 

En  ce  moment,  le  bruit  de  plusieurs  coups  frap- 
pés à  une  porte  retentit. 

—  On  heurte  au  passage  secret,  dit  Marguerite. 

—  Qui  donc  peut  venir,  madame?  demanda  Gil- 
lonne effrayée. 

—  Je  vais  voir,  dit  Marguerite.  Toi,  reste  auprès 
de  lui  et  ne  le  quitte  pas  d'un  seul  instant. 

Marguerite  rentra  dans  sa  chambre,  et,  fermant 
la  porte  du  cabinet,  alla  ouvrir  celle  du  passage 
qui  donnait  chez  le  roi  et  chez  la  reine  mère. 

—  Madame  de  Sauvel  s"écria-t-elle  en  reculant 
vivement  et  avec  une  expression  qui  ressemblait, 
sinon  à  la  terreur,  du  moins  à  la  haine,  tant  il  est 
vrai  qu'une  femme  ne  pardonne  jamais  à  une  autre 
femme  de  lui  enlever  même  un  homme  qu'elle 
n'aime  pas.  Madame  de  Sauve  ! 

—  Oui,  Votre  Majesté  !  dit  celle-ci  en  joignant 
les  mains. 

—  Ici  !  vous,  madame  !  continua  Marguerite  de 
plus  en  plus  étonnée,  mais  aussi  d'une  voix  plus  im- 
péralive. 

Charlotte  tomba  à  genoux. 

—  Madame,  dit-elle,  pardonnez-moi,  je  reconnais 
à  quel  point  je  suis  coupable  envers  vous;  mais,  si 
vous  saviez  I  la  faute  n'est  pas  tout  entière  à  moi,  et 
un  ordre  exprés  de  la  reine  mère... 

—  Relevez-vous,  dit  Marguerite,  et,  comme  je  ne 
pense  pas  que  vous  soyez  venue  dans  l'espérance  de 
vous  justifier  vis-à-vis  de  moi,  dites-moi  pourquoi 
vous  êtes  venue 

—  Je  suis  venue,  madame,  dit  Charlotte  toujours 
à  genoux  et  avec  un  regard  presque  égaré,  je  suis 
venue  pour  vous  demander  s'il  n'était  pas  ici. 

—  Ici,  qui?  de  qui  parlez-vous,  madame?...  car, 
en  vérité,  je  ne  comprends  pas? 

—  Du  roil 

—  Du  roi  !  Vous  le  poursuivez  jusque  chez  moi  : 
Vous  savez  bien  qu'il  n'y  vient  pas,  cependant! 

—  Ah  !  madame,  continua  la  baronne  de  Sauve 
sans  répondre  à  toutes  ces  attaques  et  sans  même 
paraître  les  sentir,  ah  I  plût  à  Dieu  qu'il  y  fûll 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Eh  !  mon  Dieu  !  madame,  parce  qu'on  égorge 
les  huguenots,  et  que  le  roi  de  Navarre  est  le  chef 
des  huguenots. 

—  Oh  !  s'écria  Marguerite  en  saisissant  madame 
do  Sauve  par  la  main  et  en  la  forçant  tic  se  relever, 
ohl  jo  l'avais  oublié!  D'ailleurs,  je  n'avais  pas  cru 
qu'un  roi  pût  courir  les  mâincs  dangers  que  les  au- 
tres hommes. 

—  Plus,  madame,  mille  fois  plus!  s'écria  Char- 
lotte. 

—  En  effet,  madame  do  Lorraine  m'avait  prove- 
nue. Je  lui  avais  dit  do  no  pas  sortir.  Scrail-il 
sorti? 


LA  REIKE  MARGOT. 


63 


—  Non,  non,  il  est  dans  le  Louvre.  Il  ne  se  re- 
trouve pas.  Et  s'il  nest  pas  ici... 

—  11  n'y  est  pas. 

—  Oh!  s'écria  madame  de  Sauve  avec  une  explo- 
sion de  douleur;  c'en  est  fait  de  lui,  car  la  reine 
mère  a  juré  sa  mort. 

—  Sa  mort!  Ah!  dit  Marguerite,  vous  m'épou- 
vantez. Impossible! 

—  Madame,  reprit  madame  de  Sauve  avec  cette 
énergie  que  donne  seule  la  passion,  je  vous  dis 
qu'on  ne  sait  pas  où  est  le  roi  de  Navarre. 

—  Et  la  reine  mère,  où  est-elle? 

—  La  reine  mère  m'a  envoyée  chercher  M.  de 
Guise  et  M.  de  Tavannes,  qui  étaient  dans  son  ora- 
toire, puis  elle  m'a  congédiée.  Alors,  pardonnez- 
moi,  madame  !  je  suis  remontée  chez  moi,  et,  comme 
d'habitude,  j'ai  attendu. 

—  Mon  mari,  n'est-ce  pas?  dit  Marguerite. 

—  11  n'est  pas  venu,  madame.  Alors,  je  l'ai  cher- 
ché de  tous  côtés  ;  je  l'ai  demandé  à  tout  le  monde. 
Un  seul  soldat  m'a  répondu  qu'il  croyait  l'avoir 
aperçu  au  milieu  de  gardes  qui  l'accompagnaient 
l'cpée  nue  quelque  temps  avant  que  le  massacre 
commençât,  et  le  massacre  est  commencé  depuis 
une  heure. 

—  Merci,  madame!  dit  Marguerite,  et  quoique 
peut-être  le  sentiment  qui  vous  fait  agir  soit  une 
nouvelle  offense  pour  moi,  merci  ! 

—  Oh  !  alors,  pardonnez-moi,  madame  !  dit-elle, 
et  je  rentrerai  chez  moi  plus  forte  de  votre  pardon  ; 
car  je  n'ose  vous  suivre,  même  de  loin. 

Marguerite  lui  lendit  la  main. 

—  Je  vais  trouver  la  reine  Catherine,  dit-elle  ; 
rentrez  chez  vous.  Le  roi  de  Navarre  est  sous  ma 
sauvegarde,  je  lui  ai  promis  alliance,  et  je  serai 
fidèle  à  ma  promesse. 

—  Mais  si  vous  ne  pouvez  pénétrer  jusqu'à  la 
reine  mère?  madame. 

—  Alors  je  me  tournerai  du  côté  de  mon  frère, 
et  il  faudra  bien  que  je  lui  parle. 

—  Allez,  allez,  madame,  dit  Charlotte  en  lais- 
sant le  passage  libre  à  Marguerite,  et  que  Dieu  con- 
duise Votre  Majesté  ! 

Marguerite  s'élança  par  le  couloir.  Mais,  arrivée 
à  l'extrémité,  elle  se  retourna  pour  s'assurer  que 
madame  de  Sauve  ne  demeurait  pas  en  arrière. 
Madame  de  Sauve  la  suivait. 

La  reine  de  Navarre  lui  vit  prendre  l'escalier 
qui  conduisait  à  son  appartement,  et  poursuivit  son 
chemin  vers  la  chambre  de  la  reine. 

Tout  était  changé  ;  au  lieu  de  cette  foule  de  cour- 
tisans empressés,  qui  d'ordinaire  ouvrait  ses  rangs 
devant  la  reine  en  la  saluant  respectueusement, 
Marguerite  ne  rencontrait  que  des  gardes  avec  des 
pertuisanes  rougies  et  des  vêtements  souillés  de 
sang,  ou  des  gentilshommes  aux  manteaux  déchi- 
rés, à  la  figure  noircie  par  la  poudre,  porteurs 
d'ordres  et  de  dépêches,  les  uns  entrant  et  les  au- 


tres sortant  :  toutes  ces  allées  et  venues  faisaient  un 
fourmillement  terrible  et  immense  dans  les  gale- 
ries. 

Marguerite  n'en  continua  pas  moins  d'aller  en 
avant,  et  parvint  jusqu'à  l'antichambre  de  la  reine 
mère.  Mais  cette  antichambre  était  gardée  par  deux 
haies  de  soldats,  qui  ne  laissaient  pénétrer  que 
ceux  qui  étaient  porteurs  d'un  certain  mot  d'or- 
dre. Marguerite  essaya  vainement  de  franchir  celte 
barrière  vivante.  Elle  vit  plusieurs  fois  s'ouvrir  et 
se  fermer  la  porte,  et,  à  chaque  fois,  par  l'entre- 
bâillement, elle  aperçut  Caliierine  rajeunie  par 
l'action,  active  comme  si  elle  n'avait  que  vingt  ans, 
écrivant,  recevant  des  lettres,  les  décachetant,  don- 
nant des  ordres,  adressant  à  ceux-ci  un  mot,  a 
ceux-là  un  sourire,  et  ceux  auxquels  elle  souriait 
le  plus  amicalement  étaient  ceux  qui  étaient  plus 
couverts  de  poussière  et  de  sang. 

Au  milieu  de  ce  grand  tumulte  qui  bruissait 
dans  le  Louvre,  rju'il  emplissait  d'effrayantes  ru- 
meurs, on  entendait  éclater  les  arquebusades  de  la 
rue  de  plus  en  plus  répétées. 

—  Jamais  je  n'arriverai  jusqu'à  elle,  se  dit  Mar- 
guerite après  avoir  fait  prés  des  hal'.-ibardiers  trois 
tentatives  inutiles.  Plutôt  que  de  perdre  mon  temps 
ici,  allons  donc  trouver  mon  frère. 

En  ce  moment  passa  M.  de  Guise;  il  venait  d'an- 
noncer à  la  reine  la  mort  de  l'amiral,  et  retournait 
à  la  boucherie. 

—  Oh  !  Henri  !  s'écria  Marguerite,  où  est  le  roi 
de  Navarre? 

Le  duc  la  regarda  avec  un  sourire  étonné,  s'in- 
clina, et,  sans  répondre,  sortit  avec  ses  gardes. 

Marguerite  courut  à  un  capitaine  qui  allait  sor- 
tir du  Louvre,  et  qui,  avant  de  partir,  faisait  char- 
ger les  arquebuses  de  ses  soldats. 

—  Le  roi  de  Navarre,  demanda-t-elle,  monsieur, 
où  est  le  roi  de  Navarre? 

—  Je  ne  sais,  madame,  répondit  celui-ci,  je  ne 
suis  point  des  gardes  de  Sa  Majesté. 

—  Ah!  mon  cher  René!  s'écria  Marguerite  en 

reconnaissant  le  parfumeur  de  Catherine c'est 

vous...  vous  sortez  de  chez  ma  mère...  Savez-vous 
ce  qu'est  devenu  mon  mari? 

—  Sa  Majesté  le  roi  de  Navarre  n'est  point  mon 
ami,  madame...  vous  devez  vous  en  souvenir.  On 
dit  même,  ajouta-t-il  avec  une  contraction  qui  res- 
semblait plus  à  un  grincement  qu'à  un  sourire,  on 
dit  même  qu'il  ose  m'accuser  d'avoir,  de  compli- 
cité avec  madame  Catherine,  empoisonné  sa  mère. 

—  Non  !  non  !  s'écria  Marguerite,  ne  croyez  pas 
cela,  mon  bon  René  ! 

—  Oh!  peu  m'importe,  madame,  dit  le  parfu- 
meur, ni  le  roi  de  Navarre  ni  les  siens  ne  sont  plus 
guère  à  craindre  en  ce  moment. 

Et  il  tourna  le  dos  à  Marguerite. 

—  Oh  !  monsieur  de  Tavannes  !  monsieur  de  Ta- 


04 


LA  REINE  MARGOT. 


■  On  n'enlie  point  chez  le  roi!  dit  l'officier. 


vannes!  s'écria  Marguerite,  un  mot,  un  seul,  je  vous 
prie! 

Tavannes  qui  passait  s'arn^ta. 

—  Où  est  Henri  do  Navarre?  demanda  Margue- 
rite. 

—  Ma  foi  !  dit-il  tout  liant,  je  crois  qu'il  court 
la  ville  avec  MM.  d'Alcnçon  et  de  Condc. 

Puis,  si  l)as(|ii(î  Marguerite  seule  [uit  l'cnlondre  : 

—  Belle  Maji'slr,  dit-il,  si  vous  vtmli'z  voir  ci'liii 
pour  rire  à  la  jilacii  diniui'l  je  donnerais  uia  vie, 
allez  frapper  au  cabinet  dos  armes  du  roi. 

—  Oh  !  merci,  Tavannes,  dit  Marguerite,  qui,  de 


tout  ce  que  lui  avait  dit  Tavannes,  n'avait  entendu 
que  l'indication  principale  ;  merci  !  j'y  vais. 
Et  elle  reprit  sa  course  tout  on  niurniurant  : 

—  Oh!  aprôs  ce  que  je  lui  ai  promis,  apr^s  la 
farnn  dont  il  s'est  conduit  envers  moi  quand  cet 
ingrat  Henri  était  caché  dans  le  cabinet,  je  ne  puis 
le  laisser  périr  ! 

Etoile  vint  heurter  à  la  porto  des  appartements 
du  roi  ;  mais  ils  (<taient  ceints  intérioureiuenl  par 
deux  l'onqiagnies  des  gardes. 

—  On  n'entre  point  chez  le  roi  1  dit  l'oflicier  en 
s'avançaiit  vivement. 


LA  Rl^l.NC  MARGOT. 


—  Cette  nuit,  monsieur,  dit  Chailes  IX,  on  me  débarrasse  de  tous  les  liusueuols.  —  Page  ti6. 


—  Mais  moi'?  dit  Marguerite 

—  L'ordre  est  général. 

• —  Moi,  la  reine  de  Navarre;  moi,  sa  sœuri 

—  Ma  consigne  n'admet  point  d'exception,  ma- 
dame ;  recevez  donc  mes  excuses . 

Et  l'officier  referma  la  porte. 

—  Oh  !  il  est  perdu  !  s'écria  Marguerite  alarmée 
par  la  vue  de  toutes  ces  figures  sinistres,  qui,  lors- 
qu'elles ne  respiraient  pas  la  vengeance,  expri- 
maient l'inflexibilité. —  Oui,  oui,  je  comprends 
tout...  on  s'est  servi  de  moi  comme  d'un  appât... 
je  suis  le  piège  où  l'on  prend  et  égorge  les  hugue- 
nots... Oh  !  j'entrerai,  dussé-je  me  faire  tuer. 


Et  Marguerite  courait  comme  une  folle  par  les 
corridors  et  par  les  galeries  lorsque  tout  à  coup, 
en  passant  devant  une  petite  porte,  elle  entendit  un 
chant  doux,  presque  lugubre,  tant  il  était  mono- 
tone. C'était  un  psaume  calviniste  que  chantait  une 
voix  tremblante  dans  la  chambre  voisine. 

■ —  La  nourrice  du  roi  mon  frère,  la  bonne  Ma- 
delon...  elle  est  là  !  s'écria  Marguerite  en  se  frap- 
pant le  front,  éclairée  par  une  pensée  subite  ;  elle 
est  là  !...  Dieu  des  chrétiens,  aide-moi  ! 

Et  Marguerite,  pleine  d'espérance,  heurta  douce- 
ment à  la  petite  porte. 

En  effet,  après  l'avis  qui  lui  avait  été  donné  par 


Paru.  —  iD^r.  <ie  BRY  aîné,  boulevart  llojitparDu«e,9\ 


66 


LA  REINE  MARGOT. 


Marguerite,  après  son  entretien  avec  René,  après  sa 
sortie  de  chez  la  reine  mère,  à  laquelle,  comme 
un  bon  génie,  avait  voulu  s'opposer  la  pauvre  petite 
Tliisbé,  Henri  de  Navarre  avait  rencontré  quelques 
gentilshommes  catholiques  qui,  sous  prétexte  de 
lui  faire  honneur,  Tavaient  reconduit  chez  lui  où 
l'attendaient  une  vingtaine  de  huguenots,  lesquels 
s'étaient  réunis  chez  le  jeune  prince,  et,  une  fois 
réunis,  ne  voulaient  plus  le  quitter,  tant,  depuis 
quelques  heures,  le  pressentiment  de  cette  nuit  fa- 
tale avait  plané  sur  le  Louvre.  Ils  étaient  donc  res- 
tés ainsi  sans  qu'on  eût  tenté  de  les  troubler.  En- 
fin, au  premier  coup  de  la  cloche  de  Saint-Germain 
l'Auxerrois,  qui  retentit  dans  tous  ces  cœurs  comme 
un  glas  funèbre,  Tavannes  entra,  et,  au  milieu 
d'un  silence  de  mort,  annonça  à  Henri  que  le  roi 
Charles  IX  voulait  lui  parler. 

Il  n'y  avait  point  de  résistance  à  tenter,  personne 
n'en  eût  eu  même  la  pensée.  On  entendait  les  pla- 
fonds, les  galeries  et  les  corridors  du  Louvre  craquer 
sous  les  pieds  des  soldats  réunis,  tant  dans  les  cours 
que  dans  les  appartements,  au  nombre  de  près  de 
deux  mille.  Henri,  après  avoir  pris  congé  de  ses 
amis,  qu'il  ne  devait  plus  revoir,  suivit  donc  Ta- 
vannes, qui  le  conduisit  dans  une  petite  galerie 
contiguë  au  logis  du  roi,  où  il  le  laissa  seul,  sans 
armes  et  le  cœur  gonllé  de  toutes  les  défiances. 

Le  roi  de  Navarre  compta  ainsi,  minute  par  mi- 
nute, deux  mortelles  heures,  écoutant  avec  une 
terreur  croissante  le  bruit  du  tocsin  et  le  retentis- 
sement des  arquebusades  ;  voyant  par  un  guichet 
vitré  passer,  à  la  lueur  de  l'incendie,  au  flamboie- 
ment des  torches,  les  fuyards  et  les  assassins ,  ne 
comprenant  rien  à  ces  clameurs  de  meurtre  et  h 
ces  cris  de  détresse;  ne  pouvant  soupçonner  enfin, 
malgré  la  connaissance  qu'il  avait  de  Charles  IX, 
de  la  reine  mère  et  du  duc  de  Guise,  l'horrible 
drame  qui  s'accomplissait  en  ce  moment. 

Henri  n'avait  pasque  lecourage physique;  il  avait 
mieux  que  cela,  il  avait  la  puissance  morale  :  crai- 
gnant le  danger,  il  l'affrontait  en  souriant  :  mais 
le  danger  du  champ  de  bataille,  le  danger  en  plein 
air  et  en  plein  jour,  le  danger  aux  yeux  do  tous, 
qu'accompagnent  la  stridente  harmonie  des  trom- 
pettes et  la  voix  sourde  et  vilirante  des  tambour.^;... 
Mais  là,  il  était  sans  armes,  seul,  enfermé,  perdu 
dans  une  dciiii-obscurité,  suffisante  à  peine  pour 
voir  rcnncuii  (pii  pouvait  se  glisser  jusqu'à  lui  et 
le  fer  qui  le  voulait  percer.  Ces  deux  heures  fu- 
rent donc  pour  lui  les  deux  heures  peut-.Mre  les 
plus  cruclb^s  de  sa  vie. 

Au  plus  fort  du  tumulte,  et  comme  Henri  com- 
mençait à  comprendre  que,  selon  toute  probabilité, 
il  s'agissait  d'nn  massacre  organisé,  un  capitaine 
vint  cberrlier  le  prince  et  le  conduisit  |)ar  un  cor- 
ridor à  rap|iarlcmi'nl  du  roi.  .\  leur  approche  la 
porte  s'ouvrit,  derrière  eux  la  porte  se  referma  — 
letoutcommu  par  enciianicment.  -    iMiis  hi  capi- 


taine introduisit  Henri  près  de  Charles  IX,  alors 
dans 'on  cabinet  des  Armes. 

Lorsqu'ils  entrèrent,  le  roi  était  assis  dans  un 
grand  fauteuil,  ses  deux  mains  posées  sur  les  deux 
bras  de  son  siégb  et  sa  tête  retombant  sur  sa  poi- 
trine. Au  bruit  que  firent  les  nouveaux  venus, 
Charles  IX  releva  son  front,  sur  lequel  Henri  vit 
couler  la  sueur  par  grosses  gouttes. 

—  Bonsoir,  Ilenriot  !  dit  brutalement  le  jeune 
roi;  vous,  la  Ghastre,  laissez-nous. 

Le  capitaine  obéit. 

Il  se  fit  un  moment  de  sombre  silence. 

Pendant  ce  moment,  Henri  regarda  autour  de 
lui  avec  inquiétude  et  vit  qu'il  était  seul  avec  le 
roi. 

Charles  IX  se  leva  tout  à  coup. 

— -Parla  mordieu  !  dit-il  en  retroussant  d'un 
geste  rapide  ses  cheveux  blonds  et  en  essuyant  son 
front  en  même  temps,  vous  êtes  content  de  vous 
voir  près  de  moi,  n'est-ce  pas,  Ilenriot? 

—  Mais  sans  doute,  sire,  répondit  le  roi  de  Na- 
varre, et  c'est  toujours  avec  bonheur  que  je  me  re- 
trouve près  de  Votre  Majesté. 

—  Plus  content  que  d'être  là-bas,  hein?  reprit 
Charles  IX  continuant  à  suivre  sa  propre  pensée 
plutôt  qu'il  ne  répondait  au  compliment  de  Henri. 

—  Sire,  je  ne  comprends  pas,  dit  Henri. 

—  Regardez  et  vous  comprendrez. 

D'un  mouvement  rapide,  Charles  IX  marcha  ou 
plutôt  bondit  vers  la  fenêtre.  Et,  attirant  à  lui  son 
beau-frère  de  plus  en  plus  épouvanté,  il  lui  mon- 
tra l'horrible  silhouette  des  assassins,  qui,  sur  le 
plancher  d'un  bateau,  égorgeaient  ou  noyaient  les 
victimes  qu'on  leur  amenait  à  chaque  instant. 

—  Mais,  au  nom  du  ciel,  s'écria  Henri  tout  pâle, 
que  se  passe-t-il  donc  cette  nuit  ? 

—  Cette  nuit,  monsieur,  dit  Charles  IX,  on  me 
débarrasse  de  tous  les  huguenots.  Voyez-vous  là- 
bas,  au-dessus  de  l'hùtel  de  Bourbon,  celte  fumée 
et  celte  flamme;  c'est  la  fumée  et  la  fiamnie  de  la 
maison  de  l'amiral,  qui  brûle.  Voyez-vous  ce  corps 
que  de  bons  catholiques  traînent  sur  une  paillasse 
déchirée,  c'est  le  corps  du  gendre  de  l'amiral,  le 
cadavre  de  votre  ami  Téliguy. 

—  Oh  !  que  veut  dire  cela?  s'écria  le  roi  de  Na- 
varre en  cherchant  inutilement  à  son  côté  la  poi- 
gu('e  de  sa  dague  et  tremblant  à  la  fois  de  honte  et 
de  colère,  car  il  sentait  que,  tout  à  la  fois,  on  le 
raillait  et  on  le  menaçait. 

—  Cela  veut  dire,  s'écria  Charles  IX  furieux,  sans 
transition  et  blêmissant  d'une  manière  effrayante, 
cela  veut  dire  que  je  no  veux  plus  de  huguenots 
autour  de  moi,  entendez-vous,  Henri?  suis-je  le 
roi?snis-je  le  maître? 

Mais,  Votre  Majesté... 
-  Ma  Majesté  tue  oi  massacre  à  cette  heure  tout 
ce  qui  n'c^l  pas  c^alholiquo.  c'est  son  plaisir.  Etes- 
vous  catholique?  s'i'cria  Charles,  dont  la  colùre 


LA  REINE  MRGOT. 


67 


montait  incessamment  comme  une  marée  terrible. 

—  Sire,  dit  Henri,  rappelez-vous  vos  paroles  : 
Qu'importe  la  religion  de  quiconque  me  sert  bien  ! 

—  Ah  !  ah  !  ah  !  s'écria  Charles  en  éclatant  d'un 
rire  sinistre;  que  je  me  rappelle  mes  paroles,  dis- 
tu,  Henri!  Verba  volant,  comme  dit  ma  sœur  Mar- 
got. Et  tous  ceux-là,  regarde,  ajouta-t-il  en  mon- 
trant du  doigt  la  ville,  ceux-là  ne  m'avaient-ils  pas 
bien  servi  aussi  ?  n'étaient-ils  pas  braves  au  combat, 
sages  au  conseil,  dévoués  toujours?  Tous  étaient 
des  sujets  utiles;  mais  ils  étaient  huguenots,  et  je 
ne  veux  que  des  catholiques. 

Henri  resta  muet. 

—  Çà,  comprenez-moi  donc,  Henriot!  s'écria 
Charles  IX. 

—  J'ai  compris,  sire. 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien  !  sire,  je  ne  vois  pas  pourquoi  le  roi 
de  Navarre  ferait  ce  que  tant  de  genlilshonimes  ou 
de  pauvres  gens  n'ont  pas  fait.  Car  enfin ,  s'ils 
meurent  tous,  ces  malheureux,  c'est  aussi  parce 
qu'on  leur  a  propose  ce  que  Votre  Majesté  me  pro- 
pose, et  qu'ils  ont  refusé  comme  je  refuse. 

Charles  saisit  le  bras  du  jeune  prince,  et,  fixant 
sur  lui  un  regard  dont  l'atonie  se  changeait  peu  à 
peu  en  un  fauve  ra)'onnement. 

—  Ah!  tu  crois,  dit-il,  que  j'ai  pris  la  peine 
d'offrir  la  messe  à  ceux  qu'on  égorge  là-bas! 

—  Sire,  dit  Henri  en  dégageant  son  bras,  ne 
mourrez-vous  point  dans  la  religion  de  vos  pères? 

—  Oui,  par  la  mordieu  !  et  toi  ? 

—  Eh  bien!  moi  aussi,  sire!  répondit  Henri. 
Charles  poussa  un  rugissement  de  rage,  et  saisit 

d'une  main  tremblante  son  arquebuse  placée  sur 
une  table.  Henri,  collé  contre  la  ta()isserie,  la 
sueur  de  l'angoisse  au  front,  mais,  grâce  à  cette 
puissance  qu'il  conservait  sur  lui-même,  calm.e  en 
apparence,  suivait  tous  les  mouvements  du  terrible 
monarque  avec  l'avide  stupeur  de  l'oiseau  fasciné 
par  le  serpent. 

Charles  arma  son  arquebuse,  et  frappant  du  pied 
avec  une  fureur  aveugle  : 

■ —  Veux-tu  la  messe?  s'écria-t-il  en  éblouissant 
Henri  du  miroitement  de  l'arme  fatale. 

Henri  resta  muet. 

Charles  IX  ébranla  les  voûtes  du  Louvre  du  plus 
terrible  juron  qui  soit  jamais  sorti  des  lèvres  d'un 
homme,  et,  de  pâle  qu'il  était,  il  devint  livide. 

—  Mort,  messe  ou  Bastille  !  s'écria-t-il  en  mettant 
le  roi  de  Navarre  en  joue. 

—  0  sire!  s'écria  Henri,  me  tuerez-vous,  moi 
votre  beau-frère? 

Henri  venait  d'éluder,  avec  cet  esprit  incompara- 
ble qui  était  une  des  plus  puissantes  facultés  de  son 
organisation,  la  réponse  que  lui  demandait  Char- 
les IX;  car,  sans  aucun  daute,  si  celte  réponse  eût 
été  négative,  Henri  était  mort. 

Aussi,  comme  après  les  derniers  paroxysmes  delà 


rage,  se  trouve  immédiatement  le  commencement 
de  la  réaction,  Charles  IX  ne  réitéra  pas  la  question 
qu'il  venait  d'adresser  au  prince  de  Navarre,  et, 
après  un  moment  d'hésitation,  pendant  lequel  il  fit 
entendre  un  rugissement  sourd,  il  se  retourna  vers 
la  fenêtre  ouverte,  et  coucha  en  joue  un  homme  qui 
courait  sur  le  quai  opposé. 

—  Il  faut  cependant  bien  que  je  tue  quelqu'un! 
s'écria  Charles  IX,  livide  comme  un  cadavre,  et 
dont  les  yeux  s'injectaient  de  sang;  et,  lâchant  le 
coup,  il  abattit  l'homme  qui  courait. 

Henri  poussa  un  gémissement. 

Alors,  animé  par  une  effrayante  ardeur,  Charles 
chargea  et  tira  sans  relâche  son  arquebuse,  pous- 
sant des  cris  de  joie  chaque  fois  que  le  coup  avait 
porté. 

—  C'est  fait  de  moi,  se  dit  le  roi  de  Navarre; 
quand  il  ne  trouvera  plus  personne  à  tuer,  il  me 
tuera. 

—  Eh  bien  !  dit  tout  à  coup  une  voix  derrière  les 
princes,  est-ce  fait? 

C'était  Catherine  de  Médicis,  qui,  pendant  la  der- 
nière détonation  de  l'arme,  venait  d'entrer  sans 
être  entendue. 

—  Non,  mille  tonnerres  d'enfer!  hurla  Charles 
en  jetant  son  arquebuse  par  la  chambre...  Non, 
l'entiHé...  Il  ne  veut  pas!... 

Catherine  ne  répondit  point.  Elle  tourna  lente- 
ment son  regard  vers  la  partie  de  la  chambre  où  se 
tenait  Henri,  aussi  immobile  qu'une  des  figures  de 
la  tapisserie  contre  laquelle  il  était  appuyé.  Alors 
elle  ramena  sur  Charles  un  œil  qui  voulait  dire  : 

—  Alors,  pourquoi  vit-il? 

—  Il  vit...  il  vit...  murmura  Charles  IX,  qui 
comprenait  parfaitement  ce  regard  et  qui  y  répon- 
dait, comme  on  le  voit,  sans  hésitation  ;  il  vit,  parce 
qu'il...  est  mon  parent. 

Catherine  sourit. 

Henri  vit  ce  sourire  et  reconnut  que  c'était  Ca- 
therine surtout  qu'il  lui  fallait  combattre. 

—  Madame,  lui  dit-il,  tout  vient  de  vous,  je  le 
vois  bien,  et  rien  de  mon  beau-frère  Charles  ;  c'est 
vous  qui  avez  eu  l'idée  de  m'attirer  dans  un  piège; 
c'est  vous  qui  avez  pensé  à  faire  de  votre  fille  l'ap- 
pât qui  devait  nous  perdre  tous;  c'est  vous  qui 
m'avez  séparé  de  ma  femme,  pour  qu'elle  n'eût  pas 
l'ennui  de  me  voir  tuer  sous  ses  yeux. 

—  Oui,  mais  cela  ne  sera  pas  !  s'écria  une  autre 
voix  haletaule  et  passionnée  que  Henri  reconnut  à 
l'instant  et  qui  fit  tressaillir  Charles  IX  de  surprise 
et  Catherine  de  fureur. 

—  Marguerite  !  s'écria  Henri. 

—  Margot  !  dit  Charles  IX. 

—  Ma  fille!  murmura  Catherine. 

—  Monsieur,  dit  Marguerite  à  Henri,  vos  derniè- 
res paroles  m'accusaient,  et  vous  aviez  à  la  fois  tort 
et  raison.  Raison,  car,  en  effet,  je  suis  bien  l'instru- 
ment dont  on  s'est  servi  pour  vous  perdre  tous; 


68 


LA  REINE  MARGOT. 


tort,  car  j'i.^norais  que  vous  marchiez  à  votre  perte. 
Moi-même,  monsieur,  telle  que  vous  me  voyez, 
je  dois  la  vie  au  hasard,  à  l'oubli  de  ma  mère, 
peut-être;  mais,  sitôt  que  j"ai  appris  votre  danger, 
je  me  suis  souvenue  de  mon  devoir.  Or.  le  devoir 
d'une  femme  est  de  partager  la  fortune  de  son  mari. 
Vous  exile-t-on,  monsieur,  je  vous  suis  dans  l'exil  ; 
vous  emprisonne-t-on,  je  me  fais  captive  ;  vous  tue- 
t-on,  je  meurs. 

Et  elle  tendit  à  son  mari  une  main  que  Henri 
saisit,  sinon  avec  amour,  du  moins  avec  reconnais- 
sance. 

—  Ah!  ma  pauvre  Margot,  dit  Charles  IX,  tu 
ferais  bien  mieux  de  lui  dire  de  se  faire  catho- 
lique! 

—  Sire,  répondit  Marguerite  avec  cette  haute  di- 
gnité qui  lui  était  si  naturelle,  sire,  croyez-moi,  pour 


vous-même,  ne  demandez  pas  une  lâcheté  à  un 
prince  de  votre  maison. 

Catherine  lança  un  regard  significatif  à  Charles. 

—  Mon  frère,  s'écria  Marguerite,  qui,  aussi  bien 
que  Charles  IX,  comprenait  la  terrible  pantomime 
de  Catherine,  mon  frère,  songez-y,  vous  avez  fait  de 
lui  mon  époux. 

Charles  IX,  pris  entre  le  regard  impératif  de  Ca- 
therine et  le  regard  suppliant  de  Marguerite,  comme 
entre  deux  principes  opposés,  resta  un  instant  indé- 
cis; enfin,  Oromase  l'emporta. 

—  Au  fait,  madame,  dit-il  en  se  penchant  à  l'o- 
reille de  Catherine,  Margot  a  raison,  et  Henriot  est 
mon  beau-frère. 

—  Oui,  répondit  Catherine  en  s'approcha  ni  à  son 
tour  de  l'oreille  de  son  fils,  oui...  mais  s'il  ne  l'é- 
tait pas  ! 


— «eaggag^ — 


XI 


L'AUBÉPINE  DU  CIMETIÈRE  DES  INNOGENTS. 


entruc  riiez  elle,  Margue- 
rite chercha  vainement  à 
(li'vincr  le  mot  que  Cathe- 
rine de  Médicis  avait  dit 
tout  bas  à  Charles  IX .  et 
qui  avait  arrêté  court  le 
iirrible  conseil  de  vie  etde 
lort  qui  se  tenait  en  ce 
ihuiiient. 

Une  partie  de  la  inatuiée  fut  employée  par  elle  à 
soigner  la  Mole,  l'autre  à  cly;rcher  l't'nigme  que  son 
esprit  se  refusait  à  comprendre. 

Le  roi  de  Navarre  ('lait  resté  prisonnier  au  Lou- 
vre. Les  huguenots  élaieiil  [ilus  (pie  jamais  poursui- 
vis. A  la  nuit  terrible  avait  .succédé  un  jour  de  mas- 
sacre plus  hideux  encore.  Ce  n'('lait  plus  le  tocsin  que 
les  cloches  sonnaient,  c'étaient  <l('s  Te  Dnnii  ;  et  les 
accents  de  ce  broii/.e  joyeux,  retentissant  ,iu  milieu 
du  meurtre  et  des  incendies,  ('laieiit  iieul-êtrc  plus 
tristes  à  la  lumière  du  soleil  que  ne  l'avait  ét(' pendant 
l'obscurité  le  glas  de  la  nuit  pnrédcnte.  Ce  n'était 
pas  le  tout  ;  une  chose  étrange  l'iait  arriv('c;  une 
aubépine,  ipii  avait  fleuri  au  printemps,  et  qui. 
comme  d'habitude,  avait  perdu  .son  odorante  parure 
au  mois  de  juin,  venait  de  refleurir  pendant  lanuil, 
ri  les  cntlioliqiif;,  (pii  vovnieni  d.ins  cr'i  (■vcneiiienl 
un  miracle,  cl  qui,  par  la  popularisation  <ie  ce  mi 


racle,  faisaient  Dieu  leur  complice,  allai'^nt  en  pro- 
cession, croix  et  bannière  en  tête,  au  cimetière  des 
Innocents,  où  cette  aubépine  fleurissait.  Cette  espécc 
d'assentiment  donné  par  le  ciel  au  massacre  qui 
s'exécutait  avait  redoublé  l'ardeur  des  assassins.  Ft. 
tandis  (juc  la  ville  continuait  à  offrir  dans  chaque 
rue,  dans  chaque  carrefour,  sur  chaque  place,  une 
scène  de  désolation,  le  Louvre  avait  servi  de  tom- 
beau commun  à  tous  les  protestants  qui  s'y  étaient 
truuv('S  enfermés  au  moment  du  signal.  Le  roi  de 
Navarre,  le  prince  de  Condé  et  la  Mole  y  étaient 
seuls  demeurés  vivants. 

Rr.ssuri'e  sur  la  Mole,  dont  les  plaies,  comme  elle 
l'avait  dit  la  veille,  l'iaient  dangereuses,  mais  non 
mortelles,  Marguerite  n'était  donc  plus  préoccu- 
pée que  d'une  chose  :  sauver  la  vie  de  son  mari,  qui 
cnniinuait  d'être  menacée.  Sans  doute  le  premier 
sentiment  qui  s'i'tait  einparii  de  l'épou.^e  était  un 
senlinicnt  de  loyale  pitici  pour  un  homme  auquel 
elle  venait,  comme  l'avait  dit  lui-même  le  liéarnais. 
de  jurer,  sinon  amour,  du  moins  alliance.  Mais,  à 
la  suite  de  ce  sentiment,  un  aiiln'  moins  pur  avait 
péni'lré  dans  le  rn'iir  de  la  reine. 

Marguerite  était  ambitieuse.  Marguerite  a\ail  vu 
presque  une  certitude  de  royauté  dans  .son  mariage 
avei- Henri  de  Itiinrlmn.  La  Na\;irie.  tiraillée  d'un 
i-ùle  par  les  rois  de  l'rauce,  de  l'autre  pur  les  rois 


LA  REINE  MARGOT. 


69 


d'Espagne,  qui,  lambeau  à  lambeau,  avaient  fini 
par  emporter  la  moitié  de  sou  territoire,  pouvait,  si 
Henri  de  Bourbon  réalisait  les  espérances  de  cou- 
Tage  qu'il  avait  données  dans  les  rares  occasions 
qu'il  avait  eues  de  tirer  l'épée,  devenir  un  royaume 
réel,  ave«  les  huguenots  de  France  pour  sujets. 
Grâce  à  son  esprit  si  fin  et  si  élevé,  Marguerite  avait 
entrevu  et  calculé  tout  cela.  En  perdant  Henri,  ce 
n'était  donc  pas  seulement  un  mari  qu'elle  perdait, 
c'était  un  trône. 

Elle  en  était  au  plus  intime  de  ses  réflexions, 
lorsqu'elle  entendit  frapper  à  la  porte  du  corridor 
secret;  elle  tressaillit,  car  trois  personnes  seule- 
ment venaient  par  cette  porte  :  le  roi,  la  reine  mère 
et  le  duc  d'Alençon.  Elle  entr'ouvrit  la  porte  du  ca- 
binet, recommanda  du  doigt  le  silence  à  Gillonne  et 
à  la  Mole,  et  alla  ouvrir  au  visiteur. 
Ce  visiteur  était  le  duc  d'Alençon. 
Le  jeune  homme  avait  disparu  depuis  la  veille. 
Un  instant  Marguerite  avait  eu  l'idée  de  réclamer 
son  intercession  en  faveur  du  roi  de  Navarre,  mais 
une  idée  terrible  l'avait  arrêtée.  Le  mariage  s'était 
fait  contre  son  gré,  François  détestait  Henri  et  n'a- 
vait conservé  la  neutralité  en  faveur  du  Béarnais 
que  parce  qu'il  était  convaincu  que  Henri  et  sa 
femme  étaient  restés  étrangers  l'un  à  l'autre.  Une 
marque  d'intérêt  donnée  par  Marguerite  à  son 
époux  pouvait  en  conséquence,  au  lieu  de  l'écarter, 
rapprocher  de  sa  poitrine  un  des  trois  poignards 
qui  le  menaçaient. 

Marguerite  frissonna  donc  en  apercevant  le  jeune 
prince  plus  qu'elle  n'eût  frissonné  en  apercevant  le 
roi  Charles  IX  ou  la  reine  mère  elle-même.  On 
n'eût  point  dit  d'ailleurs,  en  le  voyant,  qu'il  se  pas- 
sât quelque  chose  d'insolite  par  la  ville,  ni  au  Lou- 
vre :  il  était  vêtu  avec  son  élégance  ordinaire.  Ses 
habits  et  son  linge  exhalaient  ces  parfums  que  mé- 
prisait Charles  IX,  mais  dont  le  duc  d'Anjou  et  lui 
faisaient  un  si  continuel  usage.  Seulement  un  œil 
exercé  comme  l'était  celui  de  Marguerite  pouvait  re- 
marquer que,  malgré  sa  pâleur  plus  grande  que 
d'habitude,  et  malgré  le  léger  tremblement  qui  agi- 
tait l'extrémité  de  ses  mains  aussi  belles  et  aussi 
soignées  que  des  mains  de  femme,  il  renfermait  au 
fond  de  son  cœur  quelque  sentiment  joyeux. 

Son  entrée  fut  ce  qu  elle  avait  l'habitude  d'être. 
Il  s'approcha  de  sa  sœur  pour  l'embrasser.  Mais,  au 
lieu  de  lui  tendre  ses  joues,  comme  elle  eût  fait  au 
roi  Charles  ou  au  duc  d'Anjou,  Marguerite  s'inclina, 
et  lui  offrit  le  front. 

Le  duc  d'Alençon  poussa  un  soupir,  et  posa  ses 
lèvres  blêmissantes  sur  ce  front  que  lui  présentait 
Marguerite. 

Alors,  s'asseyant,  il  se  mit  à  raconter  à  sa  soeur 
les  nouvelles  sanglantes  de  la  nuit  :  la  mort  lente 
et  terrible  de  l'amiral  :  la  mort  instantanée  de  Té- 
ligny,  qui,  percé  d'une  balle,  rendit  à  l'instant 
même  le  dernier  soupir.  Il  s'arrêta,  s'appesantit,  se 


complut  sur  les  détails  sanglants  de  cette  nuit  aven 
cet  amour  du  sang  particulier  à  lui  et  à  ses  deux 
frères.  Marguerite  le  laissa  dire. 
Enfin,  ayant  tout  dit,  il  se  tut. 

—  Ce  n'est  pas  pour  me  faire  ce  récit  seulement 
que  vous  êtes  venu  me  rendre  visite,  n'est-ce  pas, 
mon  frère?  demanda  Marguerite. 

Le  duc  d'Alençon  sourit. 

— Vous  avez  encore  autre  chose  à  me  dire  ? 

—  Non,  répondit  le  duc,  j'attends. 

—  Qu'attendez-vous  ? 

—  Ne  m'avez-vous  pas  dit ,  chère  Marguerite 
bien-aimée,  reprit  le  duc  en  rapprochant  son  fau- 
teuil de  celui  de  sa  sœur,  que  ce  mariage  avec  le 
roi  de  Navarre  se  faisait  contre  votre  gré'.' 

—  Oui,  sans  doute.  Je  ne  connaissais  point  le 
prince  de  Béarn  lorsqu'on  me  l'a  proposé  pour 
époux. 

—  Et,  depuis  que  vous  le  connaissez,  ne  m'ave«- 
vous  pas  affirmé  que  vous  n'éprouviez  aucun  amour 
pour  lui? 

—  Je  vous  l'ai  dit,  il  est  vrai. 

—  Votre  opinion  n'était-elle  pas  que  ce  mariage 
devait  faire  votre  malheur? 

—  Mon  cher  François,  dit  Marguerite,  i]uan(l  un 
mariage  n'est  pas  la  suprême  félicité,  c'est  presque 
toujours  la  suprême  douleur. 

—  Eh  bien!  ma  chère  Marguerite,  comme  je 
vous  le  disais,  j'attends. 

—  Mais  qu'attendez-vous?  dites. 

—  Que  vous  témoigniez  votre  joie. 

—  De  quoi  donc  ai-je  a  me  réjouir? 

—  Mais  de  cette  occasion  inattendue  qui  se  pré- 
sente de  reprendre  votre  liberté. 

—  Ma  liberté  !  reprit  Marguerite,  qui  voulait  for  - 
cer  le  prince  à  aller  jusqu'au  bout  de  sa  pensée. 

—  Sans  doute,  votre  liberté  !  vous  allez  être  sé- 
parée du  roi  de  Navarre. 

—  Séparée!  dit  Marguerite  en  fixant  ses  veux 
sur  le  jeune  prince. 

Le  duc  d'Alençon  essaya  de  soutenir  le  regard  de 
sa  sœur  ;  mais  bientôt  ses  yeux  s'écartèrent  d'elle 
avec  embarras. 

—  Séparée  !  répéta  Marguerite  ;  voyons  cela,  mon 
frère!  car  je  suis  bien  aise  que  vous  me  mettiez  à 
même  d'approfondir  la  question  ;  et  comment 
compte-t-on  nous  séparer? 

—  Mais,  murmura  le  duc,  Henri  est  huguenot. 

—  Sans  doute;  mais  il  n'avait  pas  fait  mystère 
de  sa  religion,  et  l'on  savait  cela  quand  on  nous  a 
mariés. 

—  Oui,  mais  depuis  votre  mariage,  ma  sœur,  dit 
le  duc  laissant  malgré  lui  un  rayon  de  joie  illumi- 
ner son  visage,  qu'a  fait  Henri? 

—  Mais  vous  le  savez  mieux  que  personne,  Fran- 
çois! puisqu'il  a  passé  ses  journées  presque  tou- 
jours en  votre  compagnie,  tantôt  à  la  chasse,  tantôt 
au  mail,  tantôt  à  la  paume. 


70 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Oui,  ses  journées,  sans  cloute,  reprit  le  duc  ; 
ses  journées,  mais  ses  nuits'.' 

îlarguerite  se  lut,  et  ce  fut  à  son  tour  de  baisser 
les  yeux. 

—  Ses  nuits,  continua  le  duc  d'Alençon,  ses 
nuits? 

—  Eh  bien?  demanda  Marguerite  sentant  qu'il 
fallait  bien  répondre  quelque  chose. 

—  Eh  bien  !  il  les  a  passées  chez  madame  de 
Sauve  ! 

—  Comment  le  savez-vous?  s'écria  Marguerite. 

—  Je  le  sais  parce  que  j'avais  intérêt  à  le  savoir, 
répondit  le  jeune  prince  en  pâlissant  et  en  déchi- 
quetant la  broderie  de  ses  manches. 

Marguerite  commençait  à  comprendre  ce  que  Ca- 
therine avait  dit  tout  bas  à  Charles  IX;  mais  elle 
fit  semblant  de  demeurer  dans  son  ignorance. 

—  Pourquoi  me  dites-vous  cela,  mon  frère?  ré- 
pondit-elle avec  un  air  de  mélancolie  parfaitement 
joué;  est-ce  pour  me  rappeler  que  personne  ici  ne 
m'aime  et  ne  lient  à  moi  ;  pas  plus  ceux  que  la  na- 
ture m'a  donnés  pour  protecteurs,  que  celui  que 
l'Église  m'a  donné  pour  époux? 

—  Vous  êtes  injuste,  dit  vivement  le  duc  d'Alen- 
çon  en  rapprochant  encore  son  fauteuil  de  celui  de 
sa  sœur,  je  vous  aime  et  je  vous  protège,  moi  ! 

—  Mon  frère,  dit  Marguerite  en  le  regardant 
fixement,  vous  avez  quelque  chose  à  me  dire  de  la 
part  de  la  reine  mère. 

—  Moi  I  vous  vous  trompez,  ma  sœur,  je  vous 
jure!  qui  peut  vous  faire  croire  cela? 

—  Ce  qui  peut  me  le  faire  croire,  c'est  que  vous 
rompez  l'amitié  qui  vous  attachait  à  mon  mari  ;  c'est 
que  vous  ahandonnez  la  cause  du  roi  de  iNavarre. 

—  La  cause  du  roi  de  Navarre  !  reprit  le  duc  d'A- 
lençon  tout  interdit. 

—  Oui,  sans  doute.  Tenez,  François!  parlons 
franc.  Vous  on  êtes  convenu  vingt  fois,  vous  ne 
pouvez  vous  élever  et  même  vous  soutenir  que  l'un 
par  l'autre...  Celte  alliance... 

—  Est  devenue  impossible,  ma  sœur,  interrom- 
pit le  duc  d'Alençon. 

—  El  pour(|uoi  cela? 

—  Parce  que  le  roi  a  des  desseins  sur  votre  mari. 
Pardon  !  en  disant  voire  mari;  je  me  Iroinpe  :  c'est 
sur  Henri  de  Navarre  que  je  devais  dire.  iWiire 
mère  a  deviné  tout.  Je  m'alliais  aux  huguenots 
parce  que  je  criyais  les  huguenots  en  faveur.  Mais 
voilà  qu'on  tue  les  huguenots,  et  que  dans  huit 
jours  il  n'en  restera  pas  cinquante  dans  loul  le 
royaume.  Je  tendais  l.i  main  au  roi  de  Navarre, 
parce  qu'il  riait...  votre  mari.  Mais  voilà  qu'il  n'est 
plus  votre  mari.  Qu'avez-vous  à  dire  à  cela,  vous 
qui  êtes  non-seiilomenl  la  [iliis  belle  fcinmi-  de 
France,  mais  encore  la  plus  furie  tète  du  royaume? 

—  J'ai  à  dire.  re|)ril  Marguerite,  que  je  rnnnais 
notre  frère  C.liarhîs.  Je  l'ai  vu  hier  dans  un  de  ces 
accès  de  frcm'sie  dont  chacun  abré($e  su  vie  de  dix 


ans;  j'ai  à  dire  que  ces  accès  se  renouvellent,  par 
malheur,  bien  souvent  maintenant,  ce  qui  fait  que, 
selon  toute  probabilité,  notre  frère  Charles  n'a  pas 
longtemps  à  vivre:  j'ai  à  dire  enfin  que  le  roi  de 
Pologne  vient  de  mourir,  et  qu'il  est  fort  question 
d'élireen  sa  place  un  prince  de  la  maison  de  France  ; 
j'ai  à  dire  enfin  que,  lorsque  les  circonstances  se 
présentent  ainsi,  ce  n'est  point  le  moment  d'aban- 
donner des  alliés  qui,  au  moment  du  combat,  peu- 
vent nous  soutenir  avec  le  concours  d'un  peuple  et 
l'appui  d'un  royaume. 

—  Et  vous,  s'écria  le  duc,  ne  me  faites-vous  pas 
une  trahison  bien  plus  grande  de  préférer  un  étran- 
ger à  votre  frère? 

■ — Expliquez-vous,  François!  en  quoi  et  com- 
ment vous  ai-je  trahi? 

—  Vous  avez  demandé  hier  au  roi  la  vie  du  roi 
de  Navarre. 

—  Eh  bien?  demanda  Marguerite  avec  une  feinte 
na'iveté. 

Le  duc  se  leva  précipitamment,  fit  deux  ou  trois 
fois  le  tour  de  la  chambre  d'un  air  égaré,  puis  re- 
vint prendre  la  main  de  Marguerite. 

Celte  main  était  roide  et  glacée. 

—  Adieu,  ma  sœur  !  dit-il  ;  vous  n'avez  pas  voulu 
me  comprendre,  ne  vous  en  prenez  donc  qu'à  vous 
des  malheurs  qui  pourront  vous  arriver. 

Marguerite  pâlit,  mais  demeura  immobile  à  sa 
place.  Elle  vil  sortir  le  duc  d'Alençon  sans  faire  un 
signe  pour  le  rappeler;  mais  à  peine  l'avait-elle 
perdu  de  vue  dans  le  corridor  qu'il  revint  sur  ses 
pas. 

■ —  Écoulez,  Marguerite,  dit-il.  j'ai  oublié  de  vous 
dire  une  chose;  c'est  que  demain,  à  pareille  heure, 
le  roi  de  Navarre  sera  mort. 

Marguerite  poussa  un  cri ,  car  cette  idée  qu'elle 
était  rinslrumcnt  d'un  assassinai  lui  causait  une 
épouvante  qu'elle  ne  pouvait  surmonter. 

—  El  vous  n'empêcherez  pas  celte  mort?  dit-elle; 
vous  ne  sauverez  pas  votre  meilleur  et  votre  plus 
fidèle  allié? 

—  Depuis  hier,  mon  allié  n'est  plus  le  roi  de  Na- 
varre. 

—  Et  qui  est-ce  donc,  alors? 

—  C'est  M.  de  Guise.  En  dc'truisant  les  hugue- 
nots, on  a  fait  M.  de  Cuise  roi  des  calhnliquos. 

—  El  c'est  le  lils  de  Henri  11  qui  reconnaît  pour 
son  roi  un  duc  de  Lorraine!... 

—  Vous  êles  dans  un  mauvais  jour,  Margucritfl, 
et  vous  ne  comprenez  rien. 

—  J'avoue  que  je  cherche  en  vain  à  lire  dans 
voire  pensée. 

—  Ma  siBur,  vous  Aies  d'aussi  bonne  maison  que 
madame  la  princesse  de  Porcian.  et  Guise  n'e^t  pas 
plus  immortel  que  le  roi  de  Navarre  ;  eh  bien  !  Mar- 
guerite, supposozmainlcnantlroischosas.  toutes  IToi.s 
possibles  :  In  première,  c'est  que  Mon^ieur  soil  élu 
roi  d«  Pologne  ;  la  seconde,  c.'esl  que  vous  m'ai- 


LA  REINE  BIAllGOT. 


71 


miez  comme  je  vous  aime  ;  eh  bien  !  je  suis  roi  de 
France,  et  vous...  et  vous...  reine  des  catholiques. 
Marguerite  caclia  sa  tète  dans  ses  mains,  éblouie 
de  la  profondeur  des  vues  de  cet  adolescent,  que 
personne  à  la  cour  n'osait  appeler  une  intelligence. 

—  Mais,  demanda-t-cUe  après  un  moment  de  si- 
lence, vous  n'êtes  donc  pas  jaloux  de  M.  le  duc  de 
Guise  comme  vous  l'êtes  du  roi  de  Navarre? 

—  Ce  qui  est  fait  est  fait,  dit  le  duc  d'Alençon 
d'un  voix  sourde  ;  et,  si  j'ai  eu  à  être  jaloux  du  duc 
de  Guise,  eh  bien',  je  l'ai  été. 

—  Il  n'y  a  qu'une  seule  chose  qui  puisse  empê- 
cher ce  beau  plan  de  réussir,  mon  frère  !  dit  Mar- 
guerite en  se  levant. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  je  n'aime  plus  le  duc  de  Guise. 

—  Et  qui  donc  aimez-vous,  alors? 

—  Personne. 

Le  duc  d'Alençon  regarda  Marguerite  avec  Téton- 
nement  d'un  homme  qui,  à  son  tour,  ne  comprend 
plus,  et  sortit  de  l'appartement  en  poussant  un  sou- 
pir et  en  pressant  de  sa  main  glacée  son  front  prêt 
à  se  fendre. 

Marguerite  demeura  seule  et  pensive.  La  situa- 
tion commençait  à  se  dessiner  claire  et  précise  à  ses 
yeux;  le  roi  avait  laissé  faire  la  Saint-Barthélémy, 
la  reine  Catherine  et  le  duc  de  Guise  l'avaient  faite. 
Le  duc  de  Guise  et  le  duc  d'Alençon  allaient  se  ré- 
unir pour  en  tirer  le  meilleur  parti  possible.  La 
mort  du  roi  de  Navarre  était  une  conséquence  na- 
turelle de  cette  grande  catastrophe.  Le  roi  de  Na- 
varre mort,  on  s'emparerait  de  son  royaume.  Mar- 
guerite restait  donc  veuve,  sans  trône,  sans  puis- 
sance, et  n'ayant  d'autre  perspective  qu'un  cloître, 
où  elle  n'aurait  pas  même  la  triste  douleur  de  pleu- 
rer un  époux  qui  n'avait  jamais  été  son  mari. 

Elle  en  était  là  lorsque  la  reine  Catherine  lui  fit 
demander  si  elle  ne  voulait  pas  venir  faire  avec 
toute  la  cour  un  pèlerinage  à  l'aubépine  du  cime- 
tière des  Innocents. 

Le  premier  mouvement  de  Marguerite  fut  de  re- 
fuser de  faire  partie  de  cette  cavalcade.  Mais  la 
pensée  que  cette  sortie  lui  fou-rnirait  peut-être  l'oc- 
casion d'apprendre  quelque  chose  de  nouveau  sur 
le  sort  du  roi  de  Navarre  la  décida.  Elle  fit  donc 
réponse  que,  si  on  voulait  lui  tenir  un  cheval  prêt, 
elle  accompagnerait  très-volontiers  Leurs  Majestés. 

Cinq  minutes  après,  un  pa^e  vint  lui  annoncer 
que,  si  elle  voulait  descendre,  le  cortège  allait  se 
mettre  en  marche.  Marguerite  fit  de  la  main  à  Gil- 
lonne  un  signe  pour  lui  recommander  le  blessé,  et 
descendit. 

Le  roi,  la  reine  mère,  Tavannes  et  les  principaux 
catholiques  étaient  déjà  à  cheval  ;  Marguerite  jeta 
un  coup  d'œil  rapide  sur  ce  groupe,  qui  se  compo- 
sait d'une  vingtaine  de  personnes  à  peu  près  :  le 
roi  de  Navarre  n'y  était  point. 

Mais  madame  de  Sauve  y  était;  elle  échangea 


un  regard  avec  elle,  et  Marguerite  comprit  que  la 
maîtresse  de  son  mari  avait  quelque  chose  à  lui 
dire. 

On  se  mit  en  route  en  gagnant  la  rue  Saint-IIo- 
noré  par  la  rue  de  Lastruce.  A  la  vue  du  roi,  de  la 
reine  Catherine  et  des  principaux  catholiques,  le 
peuple  s'était  amassé,  suivant  le  cortège  conme  un 
flot  qui  monte,  criant:  Vive  le  roi!  vive  la  messe! 
mort  aux  huguenots  ! 

Ces  cris  étaient  accompagnés  de  brandissements 
d'épées  rougies  et  d'arquebuses  fumantes,  qui  indi 
quaient  la  part  que  chacun  avait  prise  au  sinistre 
événement  qui  venait  de  s'accomplir. 

En  arrivant  à  la  hauteur  de  la  rue  des  Prouvel- 
les,  on  rencontra  des  hommes  qui  traînaient  un  ca- 
davre sans  tête.  C'était  celui  de  l'amiral.  Ces  hom- 
mes allaient  le  pendre  par  les  pieds  à  Montfaucon. 

On  entra  dans  le  cimetière  des  Saints-Innocents 
par  la  porte  qui  s'ouvrait  en  face  de  la  rue  des 
Cliaps,  aujourd'hui  celle  des  Déchargeurs.  Le  clergé, 
prévenu  de  la  visite  du  roi  et  de  celle  de  la  reine 
mère,  attendaient  Leurs  Majestés  pour  les  haran- 
guer. 

Madame  de  Sauve  profita  du  moment  où  Cathe- 
rine écoutait  le  discours  qu'on  lui  faisait  pour  s'ap- 
procher de  la  reine  de  Navarre,  et  lui  demander  la 
permission  de  baiser  sa  main.  Marguerite  étendit  le 
bras  vers  elle,  madame  do  Sauve  approcha  ses  lè- 
vres de  la  main  de  la  reine,  et,  en  la  baisant,  lui 
glissa  un  petit  papier  roulé  dans  la  manche. 

Si  rapide  et  si  dissimulée  qu'eût  été  la  retraite 
de  madame  de  Sauve,  Catherine  s'en  était  aperçue, 
elle  se  retourna  au  moment  où  sa  dame  d'honneur 
baisait  la  main  de  la  reine. 

Les  deux  femmes  virent  ce  regard  qui  pénétrait 
jusqu'à  elles  comme  un  éclair,  mais  toutes  deux 
restèrent  impassihies.  Seulement  madame  de  Sauve 
s'éloigna  de  Marguerite,  et  alla  reprendre  sa  place 
près  de  Catherine. 

Lorsqu'elle  eut  répondu  au  discours  qui  venait 
de  lui  être  adressé.  Catherine  fit  du  doigt  et  an 
souriant  signe  à  la  reine  de  Navarre  de  s'approcher 
d'elle. 

Marguerite  obéit. 

—  Eh  !  ma  fille,  dit  la  reine  mère  dans  son  pa- 
tois Italien,  vous  avez  donc  de  grandes  amitiés  avec 
madame  de  Sauve? 

Marguerite  sourit,  en  donnant  à  son  beau  visage 
l'expression  la  plus  amére  qu'elle  put  trouver. 

—  Oui,  ma  mère,  répondit-elle,  le  serpent  est 
venu  me  mordre  à  la  main. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Catherine  en  souriant,  vous  êtes 
jalouse,  je  crois! 

—  Vous  vous  trompez,  madame  !  répondit  Mar- 
guerite. Je  ne  suis  pas  plus  jalouse  du  roi  de  Na- 
varre que  le  roi  de  Navarre  n'est  amoureux  de  moi. 
Seulement  je  sais  distinguer  mes  amis  de  mes  en- 


72 


LA  REINE  3IARG0T. 


neniis.  J'aime  qui  m'aime  et  déteste  qui  me  hait. 
Sans  cela,  madame,  serais-je  votre  fille  "( 

Catherine  sourit  de  manière  à  faire  comprendre 
à  Marguerite  que,  si  elle  avait  eu  quelque  soupçon, 
ce  soupçon  était  évanoui. 

D'ailleurs,  en  ce  moment,  de  nouveaux  pèlerins 
attirèrent  l'attention  de  l'auguste  assemblée.  Le  duc 
de  Guise  arrivait  escorté  d'une  troupe  de  gentils- 
hommes tout  échauffés  encore  d'un  carnage  récent. 
Ils  escortaient  une  litière  richement  tapissée,  qui 
s'arrêta  en  face  du  roi. 

—  La  duchesse  de  Nevers  !  s'écria  Charles  IX.  Çà, 
voyons  !  qu'elle  vienne  recevoir  nos  compliments, 
cette  belle  et  rude  catholique.  Que  m'a-t-on  dit, 
ma  cousine  I  Que,  de  votre  fenêtre,  vous  avez  gi- 
boyé  aux  huguenots  ?  et  que  vous  en  avez  tué  un 
d'un  coup  de  pierre? 

La  duchesse  de  Nevers  rougit  extrêmement. 

—  Sire,  dit-elle  à  voix  basse  en  venant  s'age- 
nouiller devant  le  roi,  c'est,  au  contraire,  un  catho- 
lique blessé  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  recueillir. 

—  Bien,  bien,  ma  cousine,  il  y  a  deux  façons  de 
me  servir  :  l'une  en  exterminant  mes  ennemis, 
l'autre  en  secourant  mes  amis.  On  fait  ce  qu'on 
peut,  et  je  suis  sûr  que.  si  vous  eussiez  pu  davan- 
tage, vous  l'eussiez  fait. 

Pendant  ce  temps,  le  peuple,  qui  voyait  la  bonne 
harmonie  qui  régnait  entre  la  maison  de  Lorraine 
et  Charles  IX,  criait  à  lue-tête  :  Vive  le  roi  !  Vive 
le  duc  de  Guise  !  Vive  la  messe  ! 

—  Revenez-vous  au  Louvre  avec  nous.  Henriette .' 
dit  la  reine  mère  à  la  belle  duchesse. 

Marguerite  toucha  du  coude  son  amie,  qui  com- 
prit aussitôt  ce  signe,  et  qui  répondit  : 

—  Non  pas,  madame,  à  moins  que  Votre  Majesté 
ne  me  l'ordonne,  car  j'ai  affairé  en  ville  avec  Sa 
Majesté  la  reine  de  Navarre. 

—  Et  qu'allez-vous  faire  ensemble?  demanda  Ca- 
tiierine. 

—  Voir  des  livres  grecs  très-rares  et  très-curieux 
qu'on  a  trouvés  chez  un  vieux  pasteur  protestant, 
et  qu'on  a  transportés  à  la  tour  Saint-.lacques-la- 
Boucherie,  répondit  Marguerite. 

—  Vous  feriez  bien  mieux  d'allez  voir  jeter  les 
derniers  huguenots  du  haut  du  Pont-aux-Meunicrs 
dans  la  Seine,  dit  Charles  IX.  C'est  la  place  des 
bons  Français. 

—  Nous  irons,  .s'il  plaît  à  Votre  Majesté,  répon- 
dit la  duchesse  do  Nevers. 

Catherine  jeta  un  regard  do  défiance  sur  les  deux 
jeunes  femmes.  Marguerite,  aux  aguets,  l'inter- 
cepta. Pi,  se  tournant  et  se  retournant  aussitôt  d'un 
air  fort  préoccupé,  elle  regarda  avec  inquit'lude  au- 
tour d'elle. 

Celle  inquiétude  feinle  ou  réelle  n'échappa  point 
à  Catherine. 

—  Que  cliercliez-vous? 


—  Je  cherche...  Je  ne  vois  plus,  dit-elle. 

—  Qui  cherchez-vous,  qui  ne  voyez- vous  plus? 

—  La  Sauve,  dit  Marguerite.  Serait-elle  retour- 
née au  Louvre? 

—  Quand  je  te  disais  que  tu  étais  jalouse  ?  dit 
Catherine  à  l'oreille  de  sa  fille.  0  bestia  !...  Allons, 
allons,  Henriette  !  continua-t-elle  en  haussant  les 
épaules,  emmenez  la  reine  de  Navarre. 

Marguerite  feignit  encore  de  regarder  autour 
d'elle,  puis,  se  penchant  à  son  tour  à  l'oreille  de 
son  amie  : 

—  Emmène-moi  vite,  lui  dit-elle.  J'ai  des  choses 
de  la  plus  haute  importance  à  te  dire. 

La  duchesse  fit  une  révérence  à  Charles  IX  et  à 
Catherine,  puis,  s'inclinant  devant  la  reine  de  Na- 
varre : 

—  Votre  Majesté  daignera-t-elle  monter  dans  ma 
litière?  dit-elle. 

—  Volontiers.  Seulement  vous  serez  obligée  de 
me  faire  reconduire  au  Louvre. 

—  Ma  litière,  comme  mes  gens,  comme  moi- 
même,  répondit  la  duchesse,  sont  aux  ordres  de  Vo- 
tre Majesté. 

La  reine  Marguerite  monta  dans  la  litière,  et,  sur 
un  signe  qu'elle  lui  fit,  la  duchesse  de  Nevers 
monta  à  son  tour,  et  prit  respectueusement  placi' 
sur  le  devant. 

Catherine  et  ses  gentilshommes  retournèrent  au 
Louvre  en  suivant  le  même  chemin  qu'ils  avaient 
pris  pour  venir.  Seulement,  pendant  toute  la  roule 
on  vit  la  reine  mère  parler  sans  relâche  à  l'oreille 
du  roi,  en  lui  désignant  plusieurs  fois  madame  de 
Sauve. 

Et,  à  chaque  fois,  le  roi  riait,  romme  naît  Char- 
les IX  ;  c'est-à-dire  d'un  rire  plus  sinistre  qu'une 
menace. 

Quant  à  Marguerite,  une  fois  qu'elle  eut  senti  la 
litière  se  mettre  en  mouvement,  et  qu'elle  n'eut 
plus  à  craindre  la  perçante  investigation  de  Cathe- 
rine, elle  lira  vivement  de  sa  manche  le  billet  de 
madame  de  Sauve,  et  lut  les  mots  suivants  : 

((  J'ai  reçu  l'ordre  de  faire  remettre  ce  soir  au  roi 
de  Navarre  deux  clefs  :  l'une  est  celle  de  la  chambre 
dans  laquelle  il  est  enfermé  ;  l'autre  est  celle  de  la 
mienne.  Une  fois  qu'il  sera  entré  chez  moi,  il  m'est 
enjoint  de  l'y  garder  jusqu'à  six  heures  du  matin. 

«  Que  Votre  Majesté  n-lléciiisse,  que  Voire  Ma- 
jesté décide,  que  Votre  Majesté  ne  compte  ma  vie 
pour  rien.  » 

—  Il  n'y  a  plus  de  doute,  murmura  Marguerite, 
et  la  pauvre  femme  est  l'inslrunienl  dont  on  veut  .se 
servir  pour  nous  perdre  tous.  Mais  nous  verrous  si 
de  la  reine  Margot,  comme  dit  mon  frère  Charles, 
on  fait  si  facilement  une  religieuse. 

—  De  qui  donc  est  cette  lettre?  demanda  la  du- 


LA  REINE  MAllGOT. 


75 


On  rencontra  dis  liornnies  nni  Iraiu.ilenl  nn  c.nlivr.^  ?.iii«  Irlo.  r.'.'ini  ,  .lui  di,  rnmir.il.  —  Pace  71. 


ohesse  de  Nnvers  en  montrant  le  papier  que  Mar- 
puerite  venait  de  lire  et  île  relire  avec  une  ?i  pronrle 
attentiun. 


—  Ali  I  duchesse!  j'ai  bien  dos  choses  à  te  dire, 
ri'iinndit  Marguerite  en  déchirant  le  billet  en  mille 
et  mille  morceaux. 


10 


Hr.i.  —  1h.|'.  "le  tnv  aîné,   LouWvjrl  M-iniparasise,  31. 


74 


LA  REINE  MRGOT. 


XII 


LES  CONFIDENCES. 


t.  il'abonl,  où  allons-nous? 
(iemamla  Marguerite.  Ce 
n'est  pas  au  pont  des  Meu- 
niers, j'imagine?..  J'ai  vu 
assez  (le  tueries  comme 
cela  depuis  liier,  ma  pau- 
vre Henriette  ! 

—  J'ai  pris  la  liberté  de 
conduire  Votre  Majesté.. 

—  D'abord,  et  avant  toute  cbose,  Ma  Majesté 

te  prie  d'oublier  Sa  Majesté Tu  me  conduisais 

donc... 

—  A  l'hôtel  de  Guise,  à  moins  que  vous  n'en  dé- 
cidiez autrement. 

—  Non  pas,  non  pas,  Henriette  !  allons  chez  toi  ; 
le  duc  de  Guise  n'y  est  pas;  ton  mari  n'y  est  pas? 

—  Oh  non  !  s'écria  la  duchesse  avec  une  joie  qui 
fit  étinceler  ses  beaux  yeux  couleur  d'émcraude; 
non  !  ni  mon  beau-frère,  ni  mon  mari,  ni  per- 
sonne! Je  suis  libre,  libre  comme  l'air,  comme  Foi- 
seau,  comme  le  nuojge...  Libre,  ma  reine,  enten- 
dez-vous? Comprenez-vous  ce  qu'il  y  a  de  bonheur 
dans  ce  mot  ;  Libre?...  Je  vais,  je  viens,  je  com- 
mando !  Ah  !  pauvre  reine  !  vous  n'ûtes  pas  libre, 
vous  !  aussi  vous  soupirez... 

—  Tu  vas,  tu  viens,  tu  commandes  !  Est-co  donc 
tout?  Et  ta  liberté,  ne  te  sert-elle  (ju'à  cela  !  Voyons, 
tu  es  bien  joyeuse  pour  n'être  que  libre? 

—  Votre  Majesté  m'a  promis  d'entamer  les  confi- 
dences. 

—  Encore  Ma  Majesté  ;  voyons,  nous  nous  fâche- 
rons, Henriette  ;  as-tu  donc  oublié  nos  conventions? 

—  Non,  votre  respectueuse  servante  devant  le 
monde,  ta  folle  confidente  dans  le  lûte-à-tôtc.  N'est- 
ce  pas  cela,  inadaine.'  n'est-ce  pas  cela,  Marguerite? 

—  Oui,  oui,  dit  la  reine  en  sonnant. 

—  Ni  rivalités  de  maisons,  ni  [lerfidies  d'amour; 
tout  bien,  tout  bon,  tout  franc  ;  une  alliance  enfin 
offensive  et  défensive,  dans  le  seul  but  de  ren- 
contrer et  de  saisir  an  vol.  si  nous  le  rencontrons, 
cet  épliémére  qu'on  nomme  le  bonheur. 

—  Bien  !  ma  duchesse,  c'est  cola  ;  et,  pour  re- 
nouveler le  pacte,  embrasse-moi. 

Et  les  deux  ebaniiantes  tètes,  l'une  p.'ile  et  voilée 
de  UK'lancfdie.  l'autre,  rosi'e,  blomlo  et  rieuse,  so 
rnpprociièreiil  gracieusement  et  unirent  leurs  lè- 
vres comme  clins  avaient  uni  leurs  pcnséea 


—  Donc  il  y  a  du  nouveau  ?  demanda  la  duchesse 
en  fixant  sur  Marguerite  un  regard  avide  et  cu- 
rieux. 

• —  Tout  n'est-il  pas  nouveau  depuis  deux  jours? 

—  Oh  !  je  parle  d'amour  et  non  de  politique, 
moi.  Quand  nous  aurons  l'âge  de  dame  Catherine 
ta  mère,  nous  en  ferons,  de  la  politique.  Mais  nous 
avons  vingt  ans,  ma  belle  reine,  parlons  d'autre 
chose.  Voyons,  serais-tu  mariée  pour  tout  de  bon  ? 

—  A  qui  ?  dit  Marguerite  en  riant. 

—  Ah  !  tu  me  rassures,  en  vérité. 

—  Eh  bien  !  Henriette,  ce  qui  te  rassure  m'épou- 
vante. Duchesse,  il  faut  que  je  sois  mariée. 

—  Quand  cela? 

—  Demain. 

—  Ah  bah  !  vraiment  !  Pauvre  amie!  Et  c'est  né- 
cessaire? 

—  Absolument. 

—  Mordi  !  comme  dit  quelqu'un  de  ma  connais- 
sance, voilà  qui  est  fort  triste. 

—  Tu  connais  quelqu'un  qui  dit:  Mordi?  de- 
manda en  riant  Marguerite. 

—  Oui. 

—  El  quel  est  ce  quoiqu'un? 

—  Tu  m'interroges  toujours  quand  c'est  à  toi  de 
parler.  Achève,  et  je  commencerai. 

—  En  lieux  mots,  voici  :  le  roi  de  Navarre  e.st 
amoureux  et  no  veut  pas  de  moi.  Je  ne  suis  pas 
amoureuse;  mais  je  neveux  pas  de  lui.  Cependant 
il  faudrait  (pie  nous  changeassions  d'idée  l'un  et 
l'autre  ou  que  nous  eussions  l'air  d'en  changer  d'ici 
à  demain. 

—  Eh  bien  !  change,  toi  !  et  tu  peux  être  sûre 
qu'il  changera,  lui. 

—  Justement,  voilà  l'impossible;  car  jesuismoins 
disposée  à  changer  que  jamais. 

—  A  l'égard  de  ton  mari  seulement,  j'espère? 

—  Henriette,  j'ai  tin  scrupule. 

—  En  scrupule  de  quoi? 

—  |1e  religion.  Kais-tu  une  différence  între  les 
huguenots  et  les  eatholiciues? 

—  En  politique? 

—  Oui. 

—  Sans  doute. 

—  Mais  en  amour? 

■ —  Ma  chère  amie,  nous  autres  femmes,  nous 
sommes  tellomcnt  poionncs,  que,  en  fait  de  socles, 


LA  REINE  MARGOT. 


75 


nous  les  admettons  toutes;  que,  en  fait  de  dieux, 
nous  en  reconnaissons  plusieurs. 

—  En  un  seul,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  dit  la  duchesse  avec  un  regard  étincelant 
de  paganisme  ;  dui,  celui  qui  s'appelle  Éros  —  Cu- 
pide —  Amor  ;  oui,  celui  qui  a  un  carquois,  un 
bandeau  et  des  ailes.  —  Mordi  !  vive  la  dévotion  ! 

—  Cependant,  tu  as  une  manière  de  prier  qui 
est  exclusive  ;  tu  jettes  des  pierres  sur  la  tête  des 
huguenots. 

—  Faisons  bi^n  et  laissons  dire...  —  Ah  !  Mar- 
gueritR  !  tiomme  les  meilleures  idées,  comme  les 
j<lus  belles  actions  se  travestissent  en  passant  par  la 
bouche  du  vulgaire.  , 

—  Le  vulgaire...  Mais  c'est  nion  frère  Charles 
qui  te  félicitait,  ce  me  semble? 

—  Ton  frère  Charles,  Marguerite,  est  un  grand 
chasseur  qui  sonne  du  cor  toute  la  journée,  ce  qui 
le  rend  fort  maigre...  Je  récuse  donc  jusqu'à  ses 
compliments.  D'ailleurs,  je  lui  ai  répondu,  h  ton 
frère  Charles...  N'?s-tu  pas  entendu  ma  réponse? 

—  Non,  tu  parlais  si  bas! 

—  Tant  mieux,  j'aurai  plus  de  nouveau  à  t'ap- 
prendre.  Çà  !  la  Cn  de  ta  confidence,  Marguerite  '( 

—  C'est  que...  c'est  que... 

—  Eh  bien  ? 

—  C'est  que,  dit  la  reine  en  riant,  si  la  pierre 
dont  parlait  mon  frère  Charles  était  historique,  je 
m'abstiendrais. 

—  Bon  !  s'écria  Henriette,  tu  as  choisi  un  hugue- 
not. Eh  bien  !  sois  tranquille  !  pour  rassurer  ta  con- 
science, je  te  promets  d'en  choisir  un  à  la  première 
occasion. 

—  Ah  !  il  paraît  que  cette  fois  tu  as  pris  un  ca- 
tholique? 

—  Mordi  !  reprit  la  duchesse. 

—  Bien,  bien  !  je  comprends. 

—  Et  comment  est-il,  notre  huguenot? 

—  Je  ne  l'ai  pas  choisi  ;  ce  jeune  homme  ne 
m'est  rien,  et  ne  me  sera  probablement  jamais  rien. 

—  Mais  enfin,  .comment  est-il?  cela  ne  t'empê- 
che pas  de  me  le  dire,  tu  sais  combien  je  suis  cu- 
rieuse. 

—  Un  pauvre  jeune  homme  beau  comme  le  Ni- 
sus  de  Benvenuto  Cellini...  et  qui  s'est  venu  réfu- 
gier dans  mon  appartement. 

—  Oh  !  oh  !  et  tu  ne  l'avais  pas  un  peu  convoqué? 

—  Pauvre  garçon  !  Ne  ris  donc  pas  ainsi,  Hen- 
riette, car  en  ce  moment  il  est  encore  entre  la  vie 
et  la  mort. 

—  Il  est  donc  malade? 

—  Il  est  grièvement  blessé. 

—  Mais  c'est  très-gênant,  un  huguenot  blessé  ! 
surtout  dans  des  jours  comme  ceux  où  nous  nous 
trouvons;  et  qu'en  fais-tu,  de  ce  huguenot  blessé 
qui  ne  t'est  rien  et  ne  te  sera  jamais  rien  ? 

—  11  est  dans  mon  cabinet;  je  le  cache,  je  veux 
le  sauver. 


—  n  est  beau,  il  est  jeune,  il  est  blessé.  Tu  le 
caches  dans  ton  cabinet,  tu  veux  le  sauver  ;  ce  hu- 
guenot-là sera  bien  ingrat  s'il  n'est  pas  trop  recon- 
naissant! 

—  Il  l'est  déjà,  j'en  ai  bien  peur...  plus  que  je 
ne  le  désirerais. 

—  Et  il  t'intéresse...  ce  pàdvre  jeuns  homme? 

—  Par  humanité...  seulement. 

—  Ah!'  l'humanité,  ma  pauvre  reine  !  c'est  tou- 
jours cette  vertu-là  qui  nous  perd ,  nous  autres 
femmes  ! 

—  Oui,  et  tu  comprends  :  comme  d'un  moment 
à  l'autre,  le  roi,  la  duc  d'Alençon,  ma  mère,  mon 
mari  même...  peuvent  entrer  dans  mon  appaite- 
ment... 

.  —  Tu  veux  me  prier  de  te  garder  ton  petit  hu  • 
guenot,  n'est-ce  pas,  tant  qu'il  sera  malade,  à  la 
condition  de  te  le  rendre  quand  il  sera  guéri  ? 

—  Rieuse!  dit  Marguerite.  Non,  je  te  jure  que  je 
ne  prépare  pas  les  choses  de  si  loin.  Seulement,  si 
tu  pouvais  trouver  un  moyen  de  cacher  le  pauvre 
garçon  ;  si  tu  pouvais  lui  conserver  la  vie  que  je  lui 
ai  sauvée  ;  eh  bien  !  je  t'avoue  que  je  t'en  serais  véri- 
tablement reconnaissante!  Tu  es  libre  à  l'hôtel  de 
Guise,  tu  n'as  ni  beau-frère,  ni  mari  qui  t'e'spionne 
ou  qui  te  contraigne,  et,  de  plus,  derrière  ta  cham- 
bre, où  personne,  dière  Henriette,  n'a  heureuse- 
ment pour  toi  le  droit  d'entrer,  un  grand  cabinet 
pareil  au  mien.  Eh  bien  !  prête-moi  ce  cabinet  pour 
mon  huguenot  ;  quand  il  sera  guéri  tu  lui  ouvriras 
la  cage,  et  l'oiseau  s'envolera. 

—  Il  n'y  a  qu'une  difficulté,  chère  reine,  c'est 
que  la  cage  est  occupée. 

—  Comment!  tu  as  donc  aussi  sauvé  quelqu'un, 
toi? 

—  C'est  justement  ce  que  j'ai  répondu  à  ton 
frère. 

—  Ah  !  je  comprends;  voilà  pourquoi  tu  parlais 
si  bas  que  je  ne  t'ai  pas  entendue. 

—  Écoute,  Marguerite,  c'est  une  histoire  admi- 
rable, non  moins  belle,  non  moins  poétique  que  la 
tienne.  Après  l'avoir  laissé  six  de  mes  gardes,  j'étais 
montée  avec  les  six  autres  à  l'hôtel  de  Guise,  et  je 
regardais  piller  et  brûler  une  maison  qui  n'est  sé- 
parée de  l'hôtel  de  mon  frère  que  par  la  rue  des 
Quatre-Fils,  quand  tout  à  coup  j'entends  crier  des 
femmes  et  jurer  des  hommes.  Je  m'avance  sur  le 
balcon  et  je  vois  d'abord  une  épée  dont  le  feu  sem- 
blait éclairer  toute  la  scène  à  elle  seule.  J'admire 
cette  lame  furieuse  :  j'aime  les  belles  choses,  moi!... 
puis  je  cherche  naturellement  à  distinguer  le  bras 
qui  la  faisait  mouvoir  et  le  corps  auquel  ce  bras 
appartenait.  Au  milieu  des  coups,  des  cris,  je  dis- 
tingue enfin  l'homme,  et  je  vois...  un  héros,  un 
Ajax  Télamon.  J'entends  une  voix,  une  voix  ue 
Stentor.  Je  m'enthousiasme,  je  demeure  toute  pal- 
pitante, tressaillant  à  chaque  coup  dont  il  était 
menacé,  à  chaque  hiHîe  qu'il  portait;  ça  été  une 


70 


LA  REINE  51ARG0T. 


émotion  d'un  quart  d'heure,  vois-tu.  ma  reine,  i 
comme  je  n'en  avais  jamais  éprouvé,  comme  j'avais 
cru  qu'il  n'en  existait  pas.   Aussi  j'étais   là,    ha- 
letante, suspendue,  muette,  quand  tout  à  coup  mon 
héros  a  disparu. 

—  Comment  cela? 

—  Sous  une  pierre  que  lui  a  jetée  une  vieille 
femme;  alors,  comme  Cyrus,  j'ai  retrouvé  la  voix, 
j'ai  crié  :  A  l'aide,  au  secours  !  Nos  gardes  sont  ve- 
nus, l'ont  pris,  l'ont  relevé,  et  enfin  l'ont  transporté 
dans  la  chambre  que  tu  me  demandes  pour  ton 
protégé. 

—  Helas!  je  comprends  d'autant  mieux  celte  his- 
toire, chère  Henriette,  dit  Marguerite,  que  cette 
histoire  est  presque  la  mienne. 

—  Avec  cette  différence,  ma  reine,  que,  servant 
mon  roi  et  ma  religion,  je  n'ai  point  besoin  de  ren- 
voyer M.  Annibal  de  Coconas. 

—  Il  s'appelle  Annibal  de  Coconas  1  reprit  Mar- 
guerite en  éclatant  de  rire. 

—  C'est  un  terrible  nom,  n'est-ce  pas'?  dit  Hen- 
riette. Eh  bien!  celui  qui  le  porte  en  est  digne. 
Quel  champion,  mordi  !  et  que  de  sang  il  a  fait 
couler  1  Mets  ton  masque,  nia  reine  1  nous  voici  à 
l'hôtek 

—  Pourquoi  donc  mellre  mon  masque? 

—  Parce  que  je  veux  te  montrer  mon  héros. 

—  11  est  beau? 

—  H  m'a  semblé  magnifique  jiendant  ses  batail- 
les. 11  est  \r;ii  qug  c'était  la  nuit  à  la  lueur  des 
llammes.  Ce  matin,  à  la  lumière  du  jour,  il  m'a 
paru  perdre  un  peu,  je  l'avoue.  Cependant  je  crois 
que  tu  en  seras  contente. 

—  Alors,  mon  protégé  est  refusé  à  l'hùtel  de 
Guise;  j'en  suis  fâchée,  car  c'est  le  dernier  endroit 
où  l'on  viendrait  chercher  un  huguenot. 

—  Pas  le  moins  du  monde  :  je  le  ferai  apporter 
ici  ce  soir;  l'un  couchera  dans  le  coin  à  droite. 
l'autre  dans  le  coin  à  gauche. 

—  Mais,  s'ils  se  reconnaissent,  run»pour  protes- 
tant, l'autre  pour  catholique,  ils  vont  se  dévorer. 

—  Oh  1  il  n'y  a  pas  de  danger,  M.  de  Coconas  a 
rei;u  dans  la  figure  un  coup  ijui  fait  qu'il  n'y  voit 
presque  pas  clair,  ton  huguenot  a  reçu  dans  la  poi- 
trine un  coup  qui  fait  qu'il  no  peut  presque  pas  re- 
muer, et  puis,  d'ailleurs,  tu  lui  recoiniiiand'eras 
de  garder  le  silence  à  l'endroit  de  la  religion,  et 
liiul  ira  à  merveille. 

—  Allons,  soit! 

—  Entrons,  c'est  conclu. 

-  Merci,  dit  Marguerite  en  seir;iiil  la  main  (h' 
son  umie. 

—  Ici,  niadaine,  vous  redevenez  Majesté,  dit  la 
durhcssc  de  Ncvers  :  perniellrz-moi  donc  de  vous 
fiiiri-  les  honneurs  île  riiôtel  de  (lui.-^e  coinine  ils 
dr>i\enl  être  faits  à  la  reine  de  Navarre. 

i:t  1.1  durhcssc,  di'scendanl  de  sa  litière,  mil  pres- 
que un  genou  en  terre  pour  aider  Marguerite  à  des- 


cendre  à  son  tour;  puis,  lui  montrant  de  la  main  la 
porte  de  l'hùtel  gardée  par  deux  sentinelles,  arque- 
buse à  la  main,  elle  suivit  à  quelques  pas  la  reine, 
qui  marcha  majestueusement  précédant  la  du- 
chesse, qui  garda  son  humble  attitude  tant  qu'elle 
put  être  vue.  Arrivée  à  sa  chambre,  la  duchesse 
ferma  sa  porte  ;  et,  appelant  sa  camérière,  Sici- 
lienne des  plus  alertes  : 

—  Mica,  lui  dit-elle  en  italien,  comment  va  M.  le 
comte? 

—  Mais  de  mieux  en  mieux,  répondit  celle-ci. 

—  Et  que  fait-il? 

—  En  ce  moment,  je  crois,  madïime,  qu'il  prend 
quelque  chose. 

—  Bien!  dit  Marguerite,  si  l'appétit  revient, 
c'est  bon  signe. 

—  Ah  !  c'est  vrai  !  j  oubliais  que  tu  es  une  élève 
d'Ambroise  Paré.  Allez,  Mica. 

—  Tu  la  renvoies? 

—  Oui,  pour  qu'elle  veille  sur  nous. 
Mica  sortit. 

—  Maintenant,  dit  la  duchesse,  veux-tu  entrer 
chez  lui,  veux-tu  que  je  le  fasse  venir? 

—  Ni  l'un,  ni  l'autre;  je  voudrais  le  voir  >ans 
être  vue. 

—  Que  t'importe,  puisque  tu  as  ton  masque? 

—  Il  peut  me  reconnaître  à  mes  cheveux,  à  mes 
mains,  à  un  bijou. 

—  Oh  !  comme  elle  est  prudente  depuis  (|u'elle 
est  mariée,  ma  belle  reine  1 

Marguerite  sourit. 

—  Eh  bien  !  mais  je  ne  vois  qu'un  moyen,  con- 
tinua la  duchesse. 

—  Lequel? 

—  C'est  de  le  regarder  par  le  trou  de  la  ser- 
rure. 

—  Soit!  conduis-moi. 

I.a  ducli(>sse  prit  MargiKMile  par  la  main,  la  con- 
duisit à  une  porte  sur  laquelle  retombait  une  tapis- 
serie, s'inclina  sur  un  genou,  et  approcha  son  oeil 
de  l'ouverture  que  laissait  la  clef  absente. 

—  .lustement,  dit-elle,  il  esta  la  table  et  a  le  vi- 
.•;age  tourné  de  notre  cùté.  Viens. 

La  reine  Marguerite  prit  la  place  de  son  amie  et 
approcha  à  sim  tour  son  œil  du  trou  de  la  serrure. 
(^ofiMias,  rniiime  l'avait  dit  la  duchesse,  était  assis 
à  une  table  admirableiuenl  servie,  et  à  laquelle  ses 
blessures  ne  l'empêchaient  pas  de  faire  honneur. 

—  .Ml  !  mon  IMcii  !  s'érria  Marguerite  en  se  recu- 
lant. 

—  (Juoi  donc?  (b'inaiida  la  du(lii>se  l'ionnéi". 

—  Impossible!  Non!  Si!  Oh!  sur  mon  àine!  c'est 
Ini-mêine! 

—  Qui,  lui-même? 

—  Chut',  dit  Marguerite  eu  se  relevant  et  en  sni- 
Ni,-<,sinl  la  main  de  la  duchesse,  celui  qui  voulait 
tuer  iiiiui  huguenot,  qui  la  poursuivi  jusque  dans 
ma  chambre,  qui  l'a  frappé  jusipie  dans  mes  bras! 


LA  HEINE  MARGOT. 


77 


Oli  !  Henriello.  quel  bonheur  qu'il   ne  m";iit  pas 
;i  perçue! 

—  Eh  bien!  alors,  puisque  tu  l'as  vu  à  lu  u\re, 
n'est-ce  pas  qu'il  était  beau'! 

—  Je  ne  sais,  dit  Marguerite,  car  je  regardais  ce- 
lui qu'il  poursuivait. 

—  Et  celui  qu'il  poursuivait  s'appelle'.' 

■ —  Tu  ne  prononceras  pas  son  nom  devant  lui  '. 

—  Non,  je  te  le  promets. 

—  Lerac  de  la  Mole. 

■ —  Etconimenl  le  trouves-tu  maintenant.' 

—  M.  de  la  Mole 'î 

—  Non,  M.  de  Coconas'.' 

—  Ma  foi,  dit  Marguerite,  j'avoue  que  je  lui 
trouve... 

Elle  s'arrêta. 

—  Allons,  allons,  dit  la  duchesse,  je  vois  que  tu 
lui  en  veux  de  la  blessure  qu'il  a  faite  à  ton  hu- 
guenot. 

—  Mais  il  me  semble,  reprit  Marguerite  en  riant, 


que  mon  huguenot  ne  lui  doit  rien,  et  que  la  b.ila- 
fre  avec  laquelle  il  lui  a  souligné  Tteil... 

—  Ils  sont  quittes  alors,  et  nous  pouvons  les  rac- 
commoder. Envoie-moi  ton  blessé. 

—  Non,  pas  encore;  plus  tard. 

—  Ouand  cela'.' 

—  Quand  tu  auras  prêté  au  tien  une  autre  chani- 
J)re. 

—  Laquelle  Jonc'.' 

Marguerite  regarda  son  amie,  qui,  après  un  mo- 
ment de  silence,  la  regarda  aussi  et  se  mit  à  rire. 

—  Eh  bien  !  soit,  dit  la  duchesse.  Ainsi  donc,  al- 
liance plus  que  jamais  ! 

—  Amitié  sincère  toujours,  répondit  la  reine. 

—  Et  le  mot  d'ordre,  le  signe  de  reconnaissance, 
si  nous  avons  besoin  l'une  de  l'autre'? 

—  Le  triple  nom  de  ton  triple  dieu  :  Eros-Cu- 
pido-Amor. 

Et  les  deux  femmes  so  quittèrent  après  s'être  em- 
brassées pour  la  seconde  fois  et  s'être  serré  lu  main 
pour  la  vingtième  fois. 


— »^>4sK6=eî.^<— 


XIII 


COMMV:  IL  Y  A  HliS  CLEFS  OUI  OUVRLNT  LES  TOUTES  Ar.\Ql'i;i,Li:S  KM. ES  .NE  SO.N'T  PAS  DESTINÉES. 


a  reine  de  Navarre,  en  ren- 
trant au  Louvre,  trouva 
Gillonne  dans  une  grande 
émotion.  Madame  de  Sauve 
était  venue  en  son  absence. 
Elle  avait  apporté  une  clef 
que  lui  avait  fait  passer  la 
reine  mère.  Cette  clef  était 
celle  de  la  chambre  ou  était  renfermé  Henri.  Il  était 
évident  que  la  reine  mère  avait  besoin,  pour  un 
dessein  quelconque,  que  le  Béarnais  passât  celte 
nuit  chez  madame  de  Sauve. 

Marguerite  prit  la  clef,  la  tourna  et  la  retourna 
entre  ses  mains.  Elle  se  fit  rendre  ranipte  des  moin- 
dres paroles  de  madame  de  Sauve,  les  pesa  lettre  par 
lettre  dans  son  esprit,  et  crut  avoir  compris  le  pro- 
jet de  Catherine. 

Elle  prit  une  plume,  de  l'encre,  et  écrivit  sur  un 
papier  : 

(■  Au  lieu  d'aller  ce  soir  chez  madame  de  Sauve, 
0  venez  chez  la  reine  de  Navarre. 

«  Marguerite,  v 


Puis  elle  roula  le  papier,  l'introduisit  dans  le 
trou  de  la  clef,  et  ordonna  à  Gillonne,  dès  que  la 
nuit  serait  venue,  d'aller  glisser  cette  clef  sous  la 
[loite  du  prisonnier. 

Ce  premier  soin  accompli,  Marguerite  pensa  au 
pauvre  blessé  ;  elle  ferma  toutes  les  portes,  entra 
dans  le  cabinet,  et,  à  son  grand  étonnement,  elle 
trouva  la  Mole  revêtu  de  ses  habits  encore  tout  dé- 
chirés et  tout  tachés  de  sang. 

En  la  voyant,  il  essaya  de  se  lever;  mais,  chance- 
lant encore,  il  ne  put  se  tenir  debout  et  retomba 
sur  le  canapé  dont  on  avait  fait  un  lit. 

—  Mais  qu'arrive-t-il  donc,  monsieur,  demanda 
Marguerite,  et  pourquoi  suivez-vous  si  mal  les  or- 
donnances de  votre  médecin'!  Je  vous  avais  recom- 
mandé le  repos,  et  voilà  qu'au  lieu  de  m'obéir  vous 
faites  tout  le  contraire  de  ce  que  j'ai  ordonné  ! 

—  Oh  !  madame,  dit  Gillonne,  ce  n'est  point  ma 
faute.  J'ai  prié,  supplié  M.  le  comte  de  ne  point 
faire  cette  folie;  mais  il  m'a  déclaré  que  rien  ne  le 
retiendrait  plus  longtemps  au  Louvre. 

—  Quitter  le  Louvre!  dit  Marguerite  en  regar- 
dant avec  étonnement  le  jeune  homme,  qui  hais- 


78 


LA  REINE  MARGOT. 


sait  les  yeux  ;  mais  c'est  impossible  !  Vous  ue  pouvez 
pas  marcher;  vous  êtes  pâle  et  sans  force,  on  voit 
trembler  vos  genoux.  Ce  matin  votre  blessure  de 
l'épaule  a  saigné  encore. 

—  Madame,  répondit  le  jeune  homme,  autant  j'ai 
rendu  grâce  à  Votre  Majesté  de  ra'avoir  donné  asile 
hier  soir,  autant  je  la  supplie  de  vouloir  bien  me 
permettre  de  partir  aujourd'hui. 

—  Mais,  dit  Marguerite  étonnée,  je  ne  saiâ  com- 
ment qualifier  une  si  folle  résolution  ;  c'est  pire 
que  de  l'ingratitude! 

—  Oh  !  madame!  s'écria  la  Mole  en  joignant  les 
mains,  croyez  que,  loin  d'être  ingrat,  il  y  a  dans 
mon  cœur  un  sentimeat  de  reconnaissance  qui  du- 
rera toute  ma  vie. 

—  Il  ne  durera  pas  longtemps,  alors!  dit  Margue- 
rite émue  à  cet  accent,  qui  ne  laissait  pas  de  doute 
sur  la  sincérité  des  paroles;  car,  ou  vos  blessures  se 
rouvriront,  et  vous  mourrez  de  la  perte  du  sang,  ou 
l'on  vous  reconnaîtra  comme  huguenot,  et  vous  ne 
ferez  pas  cent  pas  dans  la  rue  sans  qu'on  vous 
achève. 

—  Il  faut  pourtant  que  je  quitte  le  Louvre,  mur- 
mura la  Mole. 

—  Il  faut'  dit  Marguerite  en  le  regardant  de  son 
regard  limpide  et  profond  ;  puis,  pâlissant  légère- 
ment: —  Oh  !  oui,  je  comprends!  dit-elle,  pardon, 
monsieur!  Il  y  a  sans  doute,  hors  du  Louvre,  une 
personne  à  qui  votre  absence  donne  de  cruelles  in- 
quiétudes. C'est  juste,  monsieur  de  la  Mole,  c'est 
naturel,  et  je  comprends  cela.  Que  ne  l'avez-vous 
dit  tout  de  suite,  ou,  plutôt,  comment  n'y  ai-je  pas 
songé  moi-même  !  C'est  un  devoir,  quand  on  exerce 
l'hospitalité,  de  protéger  les  affections  de  son  hôte 
comme  on  panse  ses  blessures,  et  de  soigner  l'âme 
comme  on  soigne  le  corps. 

—  Hélas!  madame,  n-pondit  la  Mole,  vous  vous 
trompez  étrangement.  Je  suis  presque  seul  au 
monde  et  tout  à  fait  seul  à  Paris,  où  personne  ne 
me  connaît.  Mon  assassin  est  le  premier  homme  à 
qui  j'aie  parlé  dans  cette  ville,  et  Votre  Majesté  est 
la  première  femme  qui  m'y  ait  adre,ss(i  la  parole. 

—  Alors,  dit  Marguerite  surpri.se,  pourquoi  vou- 
lez-vous donc  vous  en  aller' 

—  Parce  que,  dit  la  Mole,  la  nuit  passée  Votre 
Majesté  n'a  pris  aucun  repos,  et  que  cette  nuit... 

Marguerite  rougit. 

—  Gillonne,  dit-elle,  voici  la  nuit  venue,  je  crois 
qu'il  est  tem[)s  que  lu  ailles  porter  la  clef. 

Gillonne  sourit  ot  se  relira. 

—  Mais,  continua  Marguerite,  si  vous  êtes  seul  à 
Paris,  sans  amis,  comment  fercz-voiis? 

—  Madame,  j'en  aurai  bientôt;  car,  tandis  que 
j'étais  poursuivi,  j'ai  pcn.sé  à  ma  mère,  ijui  l'iail 
ralluiliiiiie;  il  m'a  semhlé  que  je  la  voyais  glisser 
devant  moi  .«ur  le  chemin  du  Louvre,  une  croix  à 
la  ni.nin,  et  j'ai  fait  vii-ii.  si  Dieu  me  cunservait  la 
vie,  d'emhrasscr  la  religion  do  ma  mère.  Hii'u  a  fait 


plus  que  de  me  conserver  la  vie,  madame;  il  m'a 
envoyé  un  de  ses  anges  pour  me  la  faire  aimer. 

—  Mais  vous  ne  pourrez  marcher  ;  avant  d'avoir 
fait  cent  pas  vous  tomberez  évanoui. 

—  Madame,  je  me  suis  essayé  aujourd'hui  dans 
le  cabinet;  je  marche  lentement  et  avec  souffrance, 
c'est  vrai;  mais  que  j'aille  seulement  jusqu'à  la 
place  du  Louvre;  une  fois  dehors,  il  arrivera  ce 
qu'il  pourra. 

Marguerite  appuya  sa  tète  sur  sa  main  et  réfléchit 
profondément. 

—  Et  le  roi  de  Navarre,  dit-elle  avec  intention, 
vous  ne  m'en  parlez  plus.  En  changeant  de  religion, 
avez-vous  donc  perdu  le  désir  d'entrer  à  son  ser- 
vice? 

—  Madame,  répondit  la  Mole  en  pâlissant,  vous 
venez  de  toucher  à  la  véritable  cause  de  mon  dé- 
part... Je  sais  que  le  roi  de  Navarre  court  les  plus 
grands  dangers,  et  que  tout  le  crédit  de  Votre  Ma- 
jesté comme  fille  de  France  suffira  à  peine  à  sauver 
sa  tête. 

—  Comment,  monsieur!  demanda  Marguerite; 
que  voulez-vous  dire,  et  de  quels  dangers  me  par- 
lez-vous? 

—  Madame,  répondit  la  Mole  en  hésitant,  on  en- 
tend tout  du  cabinet  où  je  suis  placé. 

■ —  C'est  vrai,   murmura  Marguerite  pour  elle 
seule,  M.  de  Guise  me  l'avait  déjà  dit. 
Puis  tout  haut: 

—  Eh  bien  !  ajouta-t-elle,  qu'avez-vous  donc  en- 
tendu? 

—  Mais  d'abord  la  conversation  que  Votre  Ma- 
jesté a  eue  ce  matin  avec  son  frère. 

—  Avec  François  ?  s'écria  Marguerite  en  rougis- 
sant. 

—  Avec  le  duc  d'Alençon,  oui,  madame,  puis  en- 
suite, après  votre  départ,  celle  de  mademoiselle 
Gillonne  avec  madame  de  Sauve. 

—  El  ce  sont  ros  deux  conversations?... 

—  Oui,  madame.  Mariée  depuis  huit  jours  à 
peine,  vous  aimez  votre  époux.  Votre  époux  viendra 
à  son  imir  comme  sont  venus  M.  le  dur  d'Alençon  et 
madame  de  Sauve.  Il  vous  enlrcliendra  de  .«es  .se- 
crets. Eh  bien  !  je  ne  dois  pas  les  entendre;  je  serais 
indiscret...  et  je  ne  puis  pas...  je  ne  dois  pas...  sur- 
tout je  ne  veux  pas  l'être  ! 

Au  ton  que  la  Mole  mit  à  prononcer  ces  derniers 
mots,  au  trouble  de  sa  voix,  à  l'embarras  do  sa  con- 
tenance, Marguerite  fut  illuminée  d'une  révélation 
subite. 

—  Ail  !  dit-elle,  vous  avez  entendu  de  ce  cabinet 
tout  ce  qui  a  été  dit  dans  cette  chambre  jusqu'A 
pri'MMil. 

Oui,  madame. 
Ces  mots  furent  soupires  à  peine. 

—  Et  vous  voulez  parlir  relli'  niiil.  ce  .soir,  pour 
n'en  pas  enlondie  davunlaun? 


LA  REINE  mRGOT. 


79 


—  A  l'instant  même,  madame  !  s'il  plaît  à  Votre 
Majesté  de  me  le  permettre. 

—  Pauvre  enfant!  dit  Marguerite  avec  un  singu- 
lier accent  de  douce  pitié. 

Étonné  d'une  réponse  si  douce  lorsqu'il  s'atten- 
dait à  quelque  brusque  riposte,  la  Mole  leva  timide- 
ment la  tète  ;  son  regard  rencontra  celui  de  Mar- 
guerite et  demeura  rivé  comme  par  une  puissance 
magnétique  sur  le  limpide  et  profond  regard  de  la 
reine. 

—  Vous  vous  sentez  donc  incapable  ds  garder  un 
secret,  monsieur  de  la  Mole?  dit  doucement  Mar- 
guerite, qui,  penchée  sur  le  dossier  de  son  siège,  à 
moitié  cachée  par  l'ombre  d'une  tapisserie  épaisse, 
jouissait  du  bonheur  de  lire  couramment  dans  cette 
âme  en  restant  impénétrable  elle-même. 

—  Madame,  dit  la  Mole,  je  suis  d'une  misérable 
nature,  je  me  défie  de  moi-même,  et  le  bonheur 
d'autrui  me  fait  mal. 

—  Le  bonheur  de  qui?  dit  Marguerite  en  sou- 
riant; ah  !  oui,  le  bonheur  du  roi  de  Navarre!  Pau- 
vre Henri  ! 

—  Vous  voyez  bien  qu'il  est  heureux,  madame! 
s'écria  vivement  la  Mole. 

—  Heureux?... 

—  Oui,  puisque  Votre  Majesté  le  plaint. 
Marguerite  chiffonnait  la  soie  de  son  aumônière 

et  en  effilait  les  torsades  d'or. 

—  Ainsi,  vous  refusez  de  voir  le  roi  de  Navarre, 
dit-elle,  c'est  arrêté,  c'est  décidé  dans  votre  esprit? 

—  Je  crains  d'importuner  Sa  Majesté  en  ce  mo- 
ment. 

—  Mais  le  duc  d'Alençon,  mon  frère'' 

—  Oh!  madame!  s'écria  la  Mole,  M.  le  duc  d'A- 
lençon, non,  non,  moins  encore  M.  le  duc  d'Alen- 
çon que  le  roi  de  Navarre. 

—  Parce  que?...  demanda  Marguerite  émue  au 
point  de  trembler  en  parlant. 

—  Parce  que,  quoique  déjà  trop  mauvais  hugue- 
not pour  être  serviteur  bien  dévoué  de  Sa  Majesté 
le  roi  de  Navarre,  je- ne  suis  pas  encore  assez  bon 
catholique  pour  être  des  amis  de  M.  d'Alençon  et 
de  M.  de  Guise. 

Cette  fois  ce  fut  Marguerite  qui  baissa  Ifes  yeux 
et  qui  sentit  le  coup  vibrer  au  plus  profond  de  son 
cœur,  elle  n'eût  pas  su  dire  si  le  mot  de  la  Mole 
était  pour  elle  caressant  ou  douloureux. 

En  ce  moment  Gillonne  rentra,  Marguerite  l'in- 
terrogea d'un  coup  d'oeil.  La  réponse  de  Gillonne, 
renfermée  aussi  dans  un  regard,  fut  affirniative. 
Elle  était  parvenue  à  faire  passer  la  clef  au  roi  de 
Navarre. 

Marguerite  ramena  ses  yeux  sur  la  Mole,  qui  de- 
meurait devant  elle  indécis,  la  tête  penchée  sur  sa 
poitrine,  et  pâle  comme  l'est  un  homme  qui  souffre 
à  la  fois  du  corps  et  de  l'âme 

—  Monsieur  de  la  Mole  est  fier,  dit-elle,  et  j'hé- 


site à  lui  faire  une  proposition  qu'il  refusera  sans 
doute. 

La  Mole  se  leva ,  fit  un  pas  vers  Marguerite  et 
voulut  s'incliner  devant  elle  en  signe  qu'il  était  à 
ses  ordres  ;  mais  une  douleur  profonde,  aiguë,  brû- 
lante, vint  tirer  des  larmes  de  ses  yeux,  et,  sentant 
qu'il  allait  Jomber,  il  saisit  une  tapisserie,  à  la- 
quelle il  se  soutint. 

—  Voyez-vous,  s'écria  Marguerite  en  courant  à 
lui  et  en  le  retenant  dans  ses  bras,  voyez-vous,  mon- 
sieur, que  vous  avez  encore  besoin  de  moi  ! 

Un  mouvetnent  à  peine  sensible  agita  les  lèvres 
de  la  Mole. 

—  Oh!  oui!  murmura-t-il,  comme  de  l'air  que 
je  respire,  comme  du  jour  que  je  vois  ! 

En  ce  moment  trois  coups  retentirent,  frappés  à 
la  porte  de  Marguerite. 

—  Entendez-vous,  madame?  dit  Gillonne  ef- 
frayée. 

— 'Déjà,  murmura  Marguerite. 

—  Faut-il  ouvrir? 

—  Attends.  C'est  le  roi  de  Navarre  peut-être. 

—  Oh!  madame!  s'écria  la  Mole  rendu  fort  par 
ces  quelques  mots,  que  la  reine  avait  cependant 
prononcés  à  voix  si  basse  qu'elle  espérait  que  Gil- 
lonne seule  les  aurait  entendus;  madame,  je  vous 
en  supplie  à  genoux,  faites-moi  sortir,  —  oui,  — 
mort  ou  vif,  madame!  —  Ayez  pitié  de  moi  !  —  Oh  ! 
vous  ne  me  répondez  pas.  Eh  bien!  je  vais  parler! 
et,  quand  j'aurai  parlé,  vous  me  chasserez,  je  l'es- 
père. 

—  Taisez-vous,  malheureux  !  dit  Marguerite,  qui 
ressentait  un  charme  infini  à  écouter  les  reproches 
du  jeune  homme;  taisez-vous  donc! 

—  Madame,  reprit  la  Mole,  qui  ne  trouvait  pas 
sans  doute  dans  l'accent  de  Marguerite  cette  rigueur 
à  laquelle  il  s'attendait;  madame,  je  vous  le  répète, 
on  entend  tout  de  ce  cabinet.  Oh  !  ne  me  faites  pas 
mourir  d'une  mort  que  les  bourreaux  les  plus  cruels 
n'oseraient  inventer. 

—  Silence  !  silence  !  dit  Marguerite. 

—  Oh!  madame,  vous  êtes  sans  pitié;  vous  ne 
voulez  rien  écouter,  vous  ne  voulez  rien  entendre. 
Mais  comprenez  donc  que  je  vous  aime... 

—  Silence  donc,  puisque  je  vous  le  dis!  inter- 
rompit Marguerite  en  appuyant  sa  main  tiède  et 
parfumée  sur  la  bouche  du  jeune  homme,  qui  la 
saisit  entre  ses  deux  mains  et  l'appuya  contre  ses 
lèvres. 

—  Mais...  murmura  la  Mole. 

—  Mais  taisez-vous  donc,  enfant!  Qu'est-ce  donc 
que  ce  rebelle  qui  ne  veut  pas  obéir  à  sa  reine?     * 

Puis,  s'élançant  hors  du  cabinet,  elle  referma  la 
porte,  et,  s'adcssantà  la  muraille  en  comprimant 
avec  sa  main  tremblante  les  battements  de  son 
cœur  ; 

—  Ouvre,  Gillonne!  dit-elle. 


80 


LA  REINE  3IARG0T. 


'•^-%|'^'!!IH'! 


Gillonna. 


Gillonne  sortit  île  la  clinnibrfi,  et,  un  instant 
après,  la  tôln  fino,  spiritiiollo  ot  un  peu  inquiète  du 
roi  de  Navarre  souleva  la  tapisserie. 

—  Vous  m'avez  manHè,  madame?  dit  If  mi  de 
Navarre  à  MarRiierite. 

0    —  Oiii,  monsieur.  Votre  Majesté  a  reeu  nin  let- 
tre? 

—  Et  non  sans  i|uclquc  (•tonnenienl.  je  l'avoue! 
dit  Henri  en  ref.',irdant  autour  de  lui  avee  une  dè- 
tianre  bientôt  ('vanniiie. 

—  Et  non  sans  quel(|iie  inqiiii'tiidi',  n'est-ee  pas. 
monsieur'!  ajouta  Marguerite. 


—  .le  vous  ravnner;ii,  madame.  Cepend.int.  tout 
entouré  que  je  suis  d'ennemis  acharnés  et  d'amis 
plus  dangereux  eneore,  peut-être,  que  mes  enne- 
mis, je  me  suis  rappeh-  qu'un  soir  j'av.iis  vu  rayon- 
ner dans  vos  yeu\  le  sentiment  de  la  };c'néro<ilé. 
'•''■tait  le  soir  de  nos  noces;  qu'un  autre  jour  j'y 
avais  vu  briller  l'i-toite  du  courape.  et.  cet  autre 
jour,  c'i'tail  hier,  jour  fixé  pour  ma  mort. 

-  F;Ii  bien!  monsieur?  dit  Mar^zueiite  en  .sou- 
ri.inl.  tandis  que  Henri  semblait  vouloir  lire  jus- 
qu'au fond  de  son  co^ir. 

—  Eh  bien  !  madame  en  songeant  à  tout  cela,  je 


LA  REINE  MARGOT. 


8i 


•  Mais,  cependant,  madame,  dit  Henri,  c'est  vous  qui  m'avez  fait  tenir  cette  clef. 


me  suis  dit  à  l'instant  même  en  lisant  votre  billet 
qui  me  disait  de  venir  :  —  Sans  amis,  comme  il  est, 
prisonnier,  désarmé,  le  roi  de  Navarre  n'a  qu'un 
moyen  de  mourir  avec  éclat,  d'une  mort  qu'enre- 
gistre l'histoire,  c'est  de  mourir  trahi  par  sa 
femme,  et  je  suis  venu. 

—  Sire,  répondit  Marguerite,  vous  changerez  de 
langage  quand  vous  saurez  que  tout  ce  qui  se  fait 
en  ce  moment  est  l'ouvrage  d'une  personne  qui 
vous  aime...  et  que  vous  aimez. 

Henri  recula  presque  à  ces  paroles,  et  son  œil  gris 
et  perçant  interrogea  sous  son  sourcil  noir  la  reine 
avec  curiosité. 


—  Oh  !  rassurez-vous,  sire,  dit  la  reine  en  sou- 
riant ;  cette  personne,  je  n'si  pas  la  prétention  de 
croire  que  ce  soit  moi  ! 

—  Mais,  cependant,  madnme,  dit  Henri,  c'est 
vous  qui  m'avez  fait  tenir  cetla  clef;  cette  écriture, 
c'est  la  vôtre. 

—  Cette  écriture  est  la  mienne,  je  l'avoue;  ce 
billet  vient  de  moi,  je  ne  le  nie  pas.  Quant  à  cette 
clef,  c'est  autre  chose.  Qu'il  vous  suffise  de  savoir 
qu'elle  a  passé  entre  les  mains  de  quatre  femmes 
avant  d'arriver  jusqu'à  vous. 

—  De  quatre  femmes!  s'écria  Henri  avec  étonnc- 
ment. 


l'arie.  —  lm|i.  de  BRY  aini,  loulevit!  MorUparnuis,  Ut 


11 


82 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Oui,  entre  les  mains  de  quatre  femmes,  dit 
Marguerite  :  entre  les  mains  de  la  reine  mère,  en- 
tre les  mains  de  madame  de  Sauve,  entre  les  mains 
de  Gillonne,  et  entre  les  miennes. 

Henri  se  mit  à  méditer  cette  énigme. 

—  Parlons  raison,    maintenant,   monsieur,   dit 
Marguerite,  et,  surtout,  parlons  franc.  Est-il  vrai, 
comme  c'est  aujcmrd'hui  le  bruit  public,  que  Votre" 
Majesté  consente  à  abjurer? 

—  Ce  bruit  public  se  trompe,  madame,  je  n"ai 
pas  encore  consenti. 

—  Mais  vous  êtes  décidé,  cependant? 

—  C'est-à-dire,  je  me  consulte.  Que  voulez-vous? 
quand  on  a  vingt  ans,  et  qu'on  est  à  peu  .près  roi, 
ventre-saint-gris  !  il  y  a  des  choses  qui  valent  bien 
une  messe. 

—  Et,  entre  autres  choses,  la  vie,  n'est-ce  pas? 
Henri  ne  put  réprimer  un  léger  sourire. 

—  Vous  ne  me  dites  pas  toute  votre  pensée,  sire! 
dit  Marguerite. 

—  Je  fais  des  réserves  pour  mes  alliés,  madame; 
car,  vous  le  savez,  nous  ne  sommes  encore  qu'al- 
liés :  si  vous  étiez  à  la  fois  et  mon  alliée...  et... 

—  Et  votre  femme,  n'est-ce  pas,  sire? 

—  Ma  foi  oui...  et  ma  femme. 

—  Alors? 

—  Alors,  peut-être  serait-ce  différent;  et  peut- 
être  tiendrais-je  à  rester  roi  des  huguenots,  comme 
ils  disent...  Maintenant...  il  faut  que  je  me  contente 
de  vivre. 

Marguerite  regarda  Henri  d'un  air  si  étrange,  qu'il 
eût  éveillé  les  soupçons  d'un  esprit  moins  délié  que 
ne  l'était  celui  du  roi  de  Navarre. 

—  Et  ètes-vous  sûr,  au  moins,  d'arriver  à  ce  ré- 
sultat? dit-elle. 

—  Mais  à  peu  près,  dit  Henri  ;  vous  savez  qu'en 
ce  monde,  madame,  on  n'est  jamais  sûr  de  rien. 

— 1\  est  vrai,  reprit  Marguerite,  que  Votre  Ma- 
jesté annonce  tant  de  modération  et  professe  tant  de 
désintéressement,  qu'après  avoir  renoncé  à  sa  cou- 
ronne, après  avoir  renoncé  à  sa  religion,  elle  re- 
noncera probablement,  on  en  a  l'espoir  du  moins, 
à  son  alliance  avec  une  fiilc  de  France. 

Ces  mots  portaient  avec  eux  une  si  profonde  si- 
gnification, quelienricn  frissonna  malgré  lui.  Mais, 
domptant  cette  émotion  avec  la  rapidité  de  l'éclair  : 

—  Daignez  vous  souvenir,  madame,  qu'en  ce 
moment  je  n'ai  point  mon  libre  arbitre,  .le  ferai 
donc  ce  que  m'ordonnera  lu  roi  do  Franco.  Quant  à 
moi.  si  l'on  me  consultait  le  moins  du  monda  dans 
relie  question  où  il  ne  va  de  rien  moins  que  do  mon 
trône,  de  mon  honneur  et  do  mn  vie.  plutôt  que 
d'asseoir  mon  avenir  sur  les  droits  <jue  nie  donne 
notre  mariage  forcé,  j'aimernis  mieux  m'ensevelir 
chasseur  dans  quchiue  chfile.ui,  pi-nitent  dans  quel- 
que cloître. 

Ce  çnlrne  résigné  à  sa  sihialion.  relie  rcnnnrin- 
tion  aux  "hoses  do  ce  mnudi'.  elfrayèrcnt  Margue- 


rite. Elle  pensa  que  peut-être  cette  rupture  de 
mariage  était  convenue  entre  Charles  IX,  Cathe- 
rine et  le  roi  de  Navarre.  Pourquoi,  elle  aussi,  ne 
la  prendrait-on  pas  pou»  dupe  ou  pour  victime? 
Parce  qu'elle  était  sœur  de  l'un  et  fille  de  l'au- 
tre? L'expérience  lui  avait  appris  que  ce  n'était 
point  là  une  raison  sur  laquelle  elle  pût  fonder  sa 
sécurité.  L'ambition  donc  mordit  au  cœur  la  jeune 
femme,  ou  plutôt  la  jeune  reine,  trop  au-dessus  des 
faiblesses  vulgaires  pour  se  laisser  entraîner  à  un 
dépit  d'amour-propre  :  chez  toute  femme,  même  mé- 
diocre, lorsqu'elle  aime,  l'amour  n'a  point  de  ces 
misères,  car  l'amour  véritable  est  aussi  une  ambi- 
tion. 

—  Votre  Majesté,  dit  Marguerite  avec  une  sorte 
de  dédain  railleur,  n'a  pas  grande  confiance,  ce  me 
semble,  dans  l'étoile  qui  rayonne  au-dessus  du 
front  de  chaque  roi? 

—  Ah  !  dit  Henri,  c'est  que  j'ai  beau  chercher  la 
mienne  en  ce  moment,  je  ne  puis  la  voir,  cachée 
qu'elle  est  dans  l'orage  qui  gronde  sur  moi  à  cette 
heure. 

—  Et,  si  le  souffie  d'|ine  femme  écartait  cet  orage 
et  faisait  cette  étoile  aussi  brillante  que  jamais? 

—  C'est  bien  difficile,  dit  Henri. 

—  Niez-vous  l'existence  de  cette  femme,  mon- 
sieur? 

—  Non,  seulement  je  nie  son  pouvoir. 

—  Vous  voulez  dire  sa  volonté? 

—  J'ai  dit  son  pouvoir,  et  je  répète  le  mot.  La 
femme  n'est  puissante  réellement  que  lorsque  l'a- 
mour et  l'intérêt  sont  réunis  chez  elle  a  un  degré 
égal  ;  si  l'un  de  ces  deux  sentiments  la  préoccupe 
seul,  comme  .\chille,  elle  est  vulnérable.  Or,  cette 
femme,  si  je  ne  m'abuse,  je  ne  puis  pas  compter  sur 
son  amour.  » 

Marguerite  se  tut. 

—  Écoutez,  continua  Henri;  au  dernier  tinte- 
ment de  la  cloche  de  Saint-Germain  l'Auxerrois 
vous  avez  dû  songer  à  reconquérir  votre  liberté, 
qu'on  avait  mise  en  gage  pour  détruire  ceux  de  mon 
parti.  Moi,  j'ai  dû  songer  à  sauver  ma  vie.  C'était 
le  plus  pressé...  Nous  y  perdons  la  Navarre,  je  le 
sais  bien.  Mais  c'est  peu  de  chose  que  la  Navarre  en 
comparaison  de  la  liberté  qui  vous  est  rendue  de 
pouvoir  parler  haut  dans  votre  chambre,  co  que 
vous  n'osiez  pas  faire  quand  vous  aviez  quelqu'un 
qui  vous  écoutait  de  ce  cabinet. 

(jnoiqu'au  plus  fort  de  sa  préoccupation,  Marguo- 
rile  iicpuls'cmpêchorde  sourire.  Quant  au  roi  de  Na- 
varre, il  s'était  déjà  levé  pour  regagner  son  appar- 
Iciuent;  car  depuis  quelque  temps  onze  heures 
(■laient  sonnées  cl  toul  donnait,  ou  du  moins  seiu- 
lilait  iloruiir  dans  le  Louvre. 

Henri  fit  trois  pas  vers  la  porlO;  puis,  s'anêlanl 
tout  î'r  coup  comme  s'il  se  rappelait  sculemcnl  à 
celle  heure  la  circonstance  qui  l'avait  aiucno  clici 
la  reine  : 


LA  REINE  MARGOT. 


'85 


—  A  propos,  madame,  dit-il,  n'avez-vous  point  à 
me  communiquer  certaines  choses  :  ou  ne  vouliez- 
vous  que  m'offrir  l'occasion  de  vous  remercier  du 
répit  que  votre  brave  présence  dans  le  cabinet  des 
armes  du  roi  m'a  donné  hier?  En  vérité,  madame, 
il  était  temps,  je  ne  puis  le  nier,  et  vous  êtes  des- 
cendue sur  le  lieu  de  la  scène  comme  la  divinité 
antique,  juste  à  point  pour  me  sauver  la  vie. 

—  Malheureux!  s'écria  Marguerite  d'une  voix 
sourde,  et  saisissant  le  bras  de  son  mari.  Comment 
donc  ne  vo3'ez-vous  pas  que  rien  n'est  sauvé  au  con- 
traire, ni  votre  liberté,  ni  votre  couronne,  ni  votre 
viel...  Aveugle!  fou!  pauvre  fou!  Vous  n'avez  pas 
vu  dans  ma  lettre  autre  chose,  n'est-ce  pas,  qu'un 
rendez-vous;  vous  avez  cru  que  Marguerite,  outrée 
de  vos  froideurs,  désirait  une  réparation? 

—  Mais,  madame,  dit  Henri  étonné,  j'avoue... 
Marguerite  haussa  les  épaules  avec  une  expres- 
sion impossible  à  rendre. 

Au  même  instant  un  bruit  étrange  comme  un 
grattement  aigu  et  pressé  retentit  à  la  petite  porte 
dérobée. 

Marguerite  entraîna  le  roi  du  côté  de  cette  petite 
porte. 

—  Écoutez,  dit-elle. 

—  La  reine  mère  sort  de  chez  elle,  murmura 
une  voix  saccadée  par  la  terreur  et  que  H^nri  re- 
connut à  l'instant  môme  pour  celle  de  madame  de 
Sauve. 

—  Et  où  va-t-elle?  demanda  Marguerite. 

—  Elle  vient  chez  Votre  Majesté. 

Et  aussitôt  le  frôlement  d'une  robe  de  soie  prouva, 
en  s'éloignant,  que  madame  de  Sauve  s'enfuyait. 

—  Oh!  oh  !  s'écria  Henri. 

—  J'en  étais  sîire,  dit  Marguerite. 

—  Et  moi  je  le  craignais,  dit  Henri,  et  la  preuve, 
voyez. 

Alors,  d'un  geste  rapide,  il  ouvrit  son  pourpoint 


de  velours  noir,  et,  sur  sa  poitrine,  fit  voir  à  Mar- 
guerite une  fine  tunique  de  mailles  d'acier  et  un 
long  poignard  de  Milan,  qui  brilla  aussitôt  à  sa 
main  comme  une  vipère  au  soleil. 

—  Il  s'agit  bien  ici  de  fer  et  de  cuirasse  !  s'écria 
Marguerite;  allons,  sire,  allons,  cachez  cette  da- 
gue :  c'est  la  reine  mère,  c'est  vrai  ;  mais  c'est  la 
reine  mère  toute  seule. 

—  Cependant... 

—  C'est  elle,  je  l'entends,  silence! 

Et,  se  penchant  à  l'oreille  de  Henri,  elle  lui  dit 
à  voix  basse  quelques  mots  que  le  jeune  roi  écouta 
avec  une  attention  mêlée  d'étonnement.  —  Aussi- 
tôt Henri  se  déroba  derrière  les  rideaux  du  lit. 

De  son  côté,  Marguerite  bondit  avec  l'agilité  d'une 
panthère  vers  le  cabinet  où  la  Mole  attendait  en 
frissonnant,  l'ouvrit,  chercha  le  jeune  homme,  et, 
lui  prônant,  lui  serrant  la  main  dans  l'obscurité  : 

—  Silence!  lui  dit-elle  en  s'approchant  si  près 
de  lui  qu'il  sentit  son  souffle  tiède  et  embaumé  cou- 
vrit son  visage  d'une  moite  vapeur,  silence  ! 

Puis,  rentrant  dans  sa  chambre  et  refermant  la 
porte,  elle  détacha  sa  coiffure,  coupa  avec  son  poi- 
gnard tous  les  lacets  de  sa  robe  et  se  jeta  dans  le 
lit. 

11  était  temps,  la  clef  tournait  dans  la  serrure. 
Catherine  avait  des  passe-partout  pour  toutes  les 
portes  du  Louvre. 

—  Qui  est  là  ?  s'écria  Marguerite  tandis  que  Ca- 
therine consignait  à  la  porte  une  garde  de  quatre 
gentilshommes  qui  l'avait  accompagnée. 

Et,  comme  si  elle  eût  été  effrayée  de  cette  brus- 
que irruption  dans  sa  chambre,  Marguerite,  sor- 
tant de  dessous  les  rideaux  en  peignoir  blanc,  sauta 
à  bas  du  lit,  et,  reconnaissant  Catherine,  vint,  avec 
une  surprise  trop  bien  imitée  pour  que  la  Floren- 
tine elle-même  n'en  fût  pas  dupe,  baiser  la  main 
de  sa  mère. 


84 


LA  lŒINE  -.MARGOT. 


XIV 


SECONDE  NUIT  DES  NOCES. 


a  reine  mère  promena  son 
regard  autour  d'elle  avec 
une  merveilleuse  rapidité. 
Des  mules  de  velours  au 
pied  du  lit,  les  habits  de 
Marguerite  épars  sur  les 
chaises,  ses  yeux  qu'elle 
frottait  pour  en  chasser  le 

sommeil,   conxiiinquirent  Catherine   qu'elle  avait 

réellement  réveillé  sa  fille. 

Alors  elle  sourit  comme  une  femme  qui  a  réussi 

dans  ses  projets,  et,  tirant  un  fauteuil  : 

—  Asseyons-nous,  Marguerite,  dit-elle,  et  cau- 
sons. 

—  Madame,  je  vous  écoute. 

—  Il  est  temps,  dit  Catherine  en  fermant  les 
yeux  avec  cette  lenteur  particulière  aux  gens  qui 
réfléchissent  ou  qui  dissimulent  profondément;  il 
est  temps,  ma  fille,  que  vous  compreniez  combien 
votre  frère  et  moi  aspirons  à  vous  rendre  heureuse. 

L'exorde  était  effrayant  pour  qui  connaissait  Ca- 
therine. 

—  Que  va-t-elle  me  dire?  pensa  Marguerite. 

—  Certes,  en  vous  mariant,  continua  la  Floren- 
tine, nous  avons  accompli  un  de  ces  actes  de  politi- 
que commandés  souvent  par  de  graves  intérêts  à 
ceux  qui  gouvernent.  Mais,  il  le  faut  avouer,  ma 
pauvre  enfant,  nous  ne  pensions  pas  que  la  répu- 
gnance du  roi  de  Navarre,  pour  vous  si  jeune,  si 
belle  et  si  séduisante,  demeurerait  opiniâtre  à  ce 
point. 

Marguerite  se  leva,  et  fit,  en  croisant  sa  robe  de 
nuit,  une  cérémonieuse  révérence  à  sa  mère. 

—  J'apprends  de  ce  soir  seulement,  dit  Cathe- 
rine, car  sans  cela  je  vous  eusse  visitée  plus  tôt, 
j'apprends  que  votre  mari  est  loin  d'avoir  pour 
vous  les  égards  qu'on  doit  non-seulement  à  une  jo- 
lie femme,  mais  encore  à  um^  lille  de  l'rance. 

Marguerite  poussa  un  soupir,  et  Catherine,  en- 
couragée par  cette  muette  adhc'sion,  continua  : 

—  En  effet,  que  le  roi  iU'  Navarre  entretienne 
publiqiieiiii'iit  une  d(!  mes  lilles,  (luil  l'adore  jus- 
(|u'au  scandale,  <iu'il  fasse  mépris  pour  col  ainoTir 
de  la  femme  qu'on  a  bien  voulu  lui  accorder,  c'est 
un  mallirur  auquel  nous  ne  pouvons  remédier, 
nous  autres  pauvres  tout-puissauts,  mais  que  |)uni- 


rait  le  moindre  gentilhomme  de  notre  royaume  eu 
appelant  son  gendre  ou  en  le  faisant  appeler  par 
son  fils. 
Marguerite  baissa  la  tète. 

—  Depuis  assez  longtemps,  continua  Catherine, 
je  vois,  ma  fille,  à  vos  yeux  rougis,  à  vos  amères 
sorties  contre  la  Sauve,  que  la  plaie  de  votre  cœur 
ne  peut,  malgré  vos  efforts,  toujours  saigner  en  de- 
dans. 

Marguerite  tressaillit  :  un  léger  mouvement  avait 
agité  les  rideaux;  mais  heureusement  Catherine 
ne  s'en  était  pas  aperçue. 

—  Cette  plaie,  dit-elle  en  redoublant  d'affec- 
tueuse douceur,  cette  plaie,  mon  enfant,  c'est  à  la 
main  d'une  mère  qu'il  appartient  de  la  guérir. 
Ceux  qui.  en  croyant  faire  votre  bonheur,  ont  dé- 
cidé votre  mariage,  et  qui,  daiic  leur  sollicitude 
pour  vous,  remarquent  que  chaque  nuit  Henri  de 
Navarre  se  trompe  d'appartement  ;  ceux  qui  ne  peu- 
vent permettre  qu'un  roitelet  comme  lui  offense  à 
tout  instant  une  femme  de  votre  beauté,  de  votre 
rang  et  de  votre  mérite,  par  le  dédain  do  votre 
personne  et  la  négligence  de  sa  postérité;  ceux  qui 
voient  enfin  qu'au  premier  vent  qu'il  croira  favo- 
rable cette  folle  et  insolente  tète  tournera  contre 
notre  famille  et  vous  expulsera  de  sa  maison  ;  ceux- 
là  n'ont-ils  pas  le  droit  d'assurer,  en  le  séparant 
du  sien,  votre  avenir  d'une  façon  à  la  fois  plus  di- 
gne de  vous  cl  de  votre  condition'? 

—  Cependant,  madame,  répondit  Marguerite, 
malgré  ces  observations  tout  empreintes  d'amour 
maternel,  et  qui  me  comblent  de  joie  et  d'honneur, 
j'aurai  la  hardiesse  de  représenter  à  Votre  Majesté 
que  le  roi  de  Navarre  est  mon  époux. 

Catherine  fit  un  mouvement  de  colère,  et,  se  rap- 
prochant de  Marguerite  : 

—  I,ui.  dit-elle,  votre  époux!  Suffit-il  donc,  pour 
être  mari  et  femme,  (]ue  l'église  vous  ait  lu-nis,  et  la 
consécration  du  mariage  est-elle  souloinenl  dans 
h's  [laroles  du  prêtre?  Lui,  votre  époux!  Kh  !  ma 
fille,  si  vous  étiez  madame  de  Sauve,  vous  pourriez 
me  faire  celle  réponse.  Mais,  tout  au  contraire  de  ce 
(|ue  nous  attendions  de  lui,  depuis  que  vous  avei 
accorde  à  Henri  do  Navarre  l'honneur  de  vous  nom- 
mer sa  femme,  c'est  à  une  autre  qu'il  en  a  donné  les 
droits,  et,  en  ce  moment  même,  dit  Catherine  eu 


LA  REINE  MARGOT. 


85 


Catherine  poussa,  non  pas  un  cri,  mais  un  rugisscmenl  sourd. 


haussant  la  voix,  venez,  venez  avec  moi,  cette  clef 
ouvre  la  porte  de  Tappartement  de  madame  de 
Sauve,  et  vous  verrez. 

—  Oh!  plus  bas,  plus  bas,  madame!  je  vous 
prie,  dit  Marguerite,  car  non-seulement  vous  vous 
trompez,  mais  encore... 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  vous  allez  réveiller  mon  mari. 

A  ces  mots,  Marguerite  se  leva  avec  une  grâce 
toute  voluptueuse,  et,  laissant  flotter  entr'ouverto 
sa  robe  de  nuit  dont  les  manches  courtes  laissaient 
à  nu  son  bras  d'un  modelé  si  pur,  et  sa  main  véri- 


tablement royale,  elle  approcha  un  flambeau  de  cire 
rosée  du  lit,  et,  relevant  le  rideau,  elle  montra,  en 
souriant,  du  doigt  à  sa  mère  le  profil  fier,  les  che- 
veux noirs  et  la  bouche  entr'ouverto  du  roi  de  Na- 
varre, qui  semblait,  sur  la  couche  en  désordre,  re- 
poser du  plus  calme  et  du  plus  profond  sommeil. 

Pâle,  les  yeux  hagards,  le  corps  cambré  en  ar- 
rière comme  si  un  abîme  se  fût  ouvert  sous  ses  pas, 
Catherine  poussa,  non  pas  un  cri,  mais  un  rugisse- 
ment sourd. 

—  Vous  voyez,  madame,  dit  Marguerite,  que 
vous  étiez  mal  informée. 


86 


LA  REINE  SIÂRGOT. 


Catherine  jeta  un  regard  sur  Marguerite,  puis  un 
autre  sur  Henri.  Elle  unit  dans  sa  pensée  active 
l'image  de  ce  front  pâle  et  moite,  de  ces  yeux  en- 
tourés d"uu  léger  cercle  de  bistre,  au  sourire  de 
Marguerite,  et  elle  mordit  ses  lèvres  minces  avec 
une  fureur  silencieuse. 

Marguerite  permit  à  sa  mère  de  contempler  un 
instant  ce  tableau  qui  faisait  sur  elle  l'effet  de  la 
tète  de  Méduse;  puis  elle  laissa  retomber  le  rideau, 
et,  marchant  sur  la  pointe  du  pied,  elle  revint  près 
de  Catherine  ;  et,  reprenant  sa  place  sur  sa  chaise  : 

—  Vous  disiez  donc,  madame? 

La  Florentine  chercha  pendant  quelques  secon- 
des à  sonder  cette  naïveté  de  la  jeune  femme  ;  puis, 
comme  si  ses  regards  acérés  se  fussent  émousscs 
sur  le  calme  de  Marguerite  : 
•    —  Rien,  dit-elle. 

Et  elle  sortit  à  grands  pas  de  l'appartement. 
■  Aussitôt  que  le  bruit  des  pas  se  fut  assourdi  dans 
la  profondeur  du  corridor,  le  rideau  du  lit  s'ou- 
vrit de  nouveau,  et  Henri,  l'œil  brillant,  la  respi- 
ration oppressée,  la  main  tremblante,  vint  s'age- 
nouiller, devant  Marguerite.  Il  était  seulement  vêtu 
de  ses  trousses  et  de  sa  cotte  de  mailles,  de  sorte 
qu'en  le  voyant  ainsi  affublé,  Marguerite,  tout  en 
lui  serrant  la  main  de  bon  cœur,  ne  put  s'empê- 
cher d'éclater  de  rire. 

—  Ah  !  madame,  ah  !  Marguerite,  s'écria-t-il, 
comment  m'acquitterai-je  jamais  envers  vous  ? 

Et  il  couvrait  sa  main  do  baisers,  qui,  de  la 
main,  montaient  insensiblement  aux  bras  de  la 
jeune  femme. 

—  Sire,  dit-elle  en  se  reculant  tout  doucement, 
oubliez-vous  qu'à  cette  heure  une  pauvre  femme, 
à  laquelle  vous  devez  la  vie,  souffre  et  gémit  pour 
vous?  Madame  de  Sauve,  ajouta-t-elle  tout  bas, 
vous  a  fait  le  sacrifice  de  sa  jalousie  en  vous  en- 
voyant près  de  moi,  et  peut-être,  après  vous  avoir 
fait  le  sacrifice  de  sa  jalousie,  vous  fait-elle  celui  de 
sa  vie,  car,  vous  la  savez  mieux  que  personne,  la 
colère  de  ma  mère  est  terrible. 

Henri  frissonna,  et,  se  relevant,  fit  un  mouve- 
ment pour  .sortir. 

—  Oh  !  mais,  dit  Marguerite  avec  une  admirable 
coquetterie,  je  réfléchis  et  me  rassure.  La  clef  vous 
a  été  donnée  sans  indication,  et  vous  serez  censé 
m'avoir  accordé  ce  soir  la  préférence. 

—  Et  je  vous  l'accorde,  Marguerite  ;  consentez 
seulement  à  oublier... 

—  Plus  bas,  sire,  plus  bas,  répli(|ua  la  reine 
parodiant  les  paroles  que  dix  minutes  auparavant 
elle  venait  d'adresser  à  sa  mère  ;  on  vous  eiilciid  du 
caliinct,  et,  comme  je  ne  suis  pas  cncon;  tout  à  fait 
libre,  siro,  je  vous  prierai  de  parler  moins  haut. 

—  Oh!  oh!  dit  Henri  moitié  riant,  iiioilié  as- 
sombri, c'est  vrai  !  j'oubliais  quo  ce  n'est  probable- 
ment [las  moi  qui  suis  destiné  à  jouer  la  fin  do 
celle  scène  intéressante!  Co  cabinet.. 


—  Entrons-y,  sire,  dit  Marguerite,  car  je  veux 
avoir  l'honneur  de  présenter  à  Votre  Majesté  un 
brave  gentilhomme  blessé  pendant  le  massacre  en 
venant  avertir  jusque  dans  le  Louvre  Votre  Majesté 
du  danger  qu'elle  courait. 

La  reine  s'avança  vers  la  porte,  Henri  suivit  sa 
femme.  La  porte  s'ouvrit,  et  Henri  demeura  stupé- 
fait en  voyant  un  homme  dans  ce  cabinet  prédestiné 
aux  surprises. 

Mais  la  Mole  fut  plus  surpris  encore  en  se  trou- 
vant inopinément  en  face  du  roi  de  Navarre.  H  en 
résulta  que  Henri  jeta  un  coup  d'oeil  ironique  à 
Marguerite,  qui  le  soutint  à  merveille. 

—  Sire,  dit  Marguerite,  j'en  suis  réduite  à  crain- 
dre qu'on  ne  tue  dans  mon  logis  môme  ce  gentil- 
homme, qui  est  dévoué  au  service  de  Votre  Majesté, 
et  que  je  mets  sous  sa  protection. 

—  Sire,  reprit  alors  le' jeune  homme,  je  suis  le 
comte  Lérac  de  la  Mole  que  Votre  Majesté  attendait 
et  qui  vous  avait  été  recommandé  par  ce-  pauvre 
M.  de  Téligny,  qui  a  été  tué  à  mes  côtés. 

—  Ah!  ah!  fit  Henri,  en  effet,  monsieur,  et  la 
reine  m'a  remis  sa  lettre;  mais  n'aviez-vous  pas 
aussi  une  lettre  de  M.  le  gouverneur  du  Langue- 
doc? 

—  Oui,  sire,  et  recommandation  de  la  remettre 
à  Votre  Majesté  aussitôt  mon  arrivée. 

—  Pourquoi  ne  l'avez-vous  pas  fait  ? 

—  Sire,  je  me  suis  rendu  au  Louvre  dans  la  soi- 
rée d'hier;  mais  Votre  Majesté  était  tellement  occo- 
pée  qu'elle  n'a  pu  me  recevoir. 

—  C'est  vrai,  dit  le  roi,  mais  vous  eussiez  pu,  ce 
me  semble,  me  faire  passer  cette  lettre? 

—  J'avais  ordre  de  la  part  de  M.  d'Auriac  de  ne 
la  remettre  qu'à  Votre  Majesté  elle-même;  car  elle 
contenait,  m'a-t-il  assuré,  un  avis  si  important, 
qu'il  n'osait  le  confiera  un  messager  ordinaire. 

—  En  effet,  dit  le  roi  en  prenant  et  en  lisant  la 
lettre,  c'était  l'avis  de  quitter  la  cour  et  de  me  reti- 
rer en  Béarn.  M.  d'Auriac  était  de  mes  bons  amis 
quoique  catholique,  et  il  est  probable  que,  comme 
gouverneur  de  province,  il  avait  vent  de  ce  qui  s'est 
passé.  Ventre-saint-gris,  monsieur!  pourquoi  ne 
m'avoir  pas  remis  cette  lettre  il  y  a  trois  jours  au 
lieu  de  ne  me  la  remettre  {]u';uijoiird'bui? 

—  Parce  que,  ainsi  que  j'ai  ou  riuuineur  de  le 
dire  à  Votre  Majesté,  quelque  diligence  que  j'oie 
faite,  je  n'ai  pu  arriver  qu'hier. 

—  C'est  fâcheux,  c'est  fâcheux!  murmura  le  roi; 
larà  cette  heure  nous  serions  en  si'lreti',  soit  à  la 
l'idchello,  soit  dans  quelque  bonne  plaine  avec  deux 
à  tniis  mille  chevaux  autour  de  nous. 

—  Sire,  ce  (|ni  est  fait  est  fait,  dit  Margiieiile  à 
demi-voix,  et  au  lieu  de  perdre  votre  temps  à  récrt- 
miner  sur  le  passé,  \\  s'agit  do  tirer  le  meilleur 
parti  possible  do  l'avenir. 

A  ma  place,  dil  Henri  avec  son  regard  inler- 


LA  REINE  MARGOT. 


87 


rogateur,  vous  auriez  donc  encore  quelque  espoir, 
madame? 

—  Oui,  certes,  et  je  regarderais  le  jeu  engagé 
comme  une  partie  en  trois  points,  dont  je  u'ai  perdu 
que  la  première  manche. 

—  Ah  !  madame,  dit  tout  bas  Henri,  si  j'étais  sûr 
que  vous  fussiez  de  moitié  dans  mon  jeu  ! 

—  Si  j"avais  voulu  passer  du  côté  de  vos  adver- 
saires, répondit  Marguerite,  il  me  semble  que  je 
n'eusse  point  attendu  si  tard. 

—  C'est  juste,  dit  Henri,  je  suis  un  ingrat,  et, 
comme  vous  dites,  tout  peut  encore  se  réparer  au- 
jourd'hui. 

—  Hélas!  sire,  répliqua  la  Mole,  je  souhaite  à 
Votre  Majesté  toutes  sortes  de  bonheurs  ;  mais  au- 
jourd'hui nous  n'avons  plus  M.  l'amiral. 

Henri  se  mit  à  sourire  de  ce  sourire  de  paysan 
matois  que  l'on  ne  comprit  à  la  cour  que  le  jour  où 
il  fut  roi  de  France. 

—  Mais,  madame,  reprit-il  en  regardant  la  Mole 
avec  attention,  ce  gentilhomme  ne  peut  demeurer 
chez  vous  sans  vous  gêner  infiniment  et  sans  être 
exposé  à  de  fâcheuses  surprises.  Qu  en  ferez-vous? 

—  Mais,  sire,  dit  Marguerite,  ne  pourrions-nous 
le  faire  sortir  du  Louvre?  Car  en  tous  points  je  suis 
de  votre  avis. 

—  Q|est  difficile. 

—  Sire,  M.  de  la  Mole  ne  peut-il  trouver  un  peu 
de  place  dans  la  maison  de  Votre  Majesté? 

—  Hélas!  madame,  vous  me  traitez  toujours 
comme  si  j'étais  encore  roi  des  huguenots,  et,  sur- 
tout, comme  si  j'avais  encore  un  peuple.  Vous  sa- 
vez bien  que  je  suis  à  moitié  converti  et  que  je  n'ai 
plus  de  peuple  du  tout. 

Une  autre  que  Marguerite  se  fût  empressée  de  ré- 
pondre sur-le-champ  :  Il  est  catholique.  Mais  la 
reine  voulait  se  faire  demander  par  Henri  ce  qu'elle 
désirait  obtenir  de  lui.  Quant  à  la  Mole,  voyant 
cette  réserve  de  sa  protectrice  et  ne  sachant  encore 
où  poser  le  pied  sur  le  terrain  glissant  d'une  cour 
aussi  dangereuse  que  .l'était  celle  de  France,  il  se 
tut  également. 

—  Mais,  reprit  Henri,  relisant  la  lettre  apportée 
par  la  Mole,  que  me  dit  donc  M.  le  gouverneur  de 
Provence,  que  votre  mère  était  catholique,  et  que 
de  là  vient  l'amitié  qu'il  vous  porte? 

. —  Et  à  moi,  dit  Marguerite,  que  me  parlicz-vous 
d'un  vœu  que  vous  avez  fait,  monsieur  le  comte, 
d'un  changement  de  religion?  Mes  idées  se  brouil- 
lent à  cet  égard  ;  aidez-moi  donc,  monsieur  de  la 
Mole?  Ne  s'agissait-il  pas  de  quelque  chose  de  sem- 
blable à  ce  que  paraît  désirer  le  roi? 

—  Hélas  !  oui.  Mais  Votre  Majesté  a  si  froidement 
accueilli  mes  explications  à  cet  égard,  reprit  la 
Mole,  que  je  n'ai  point  osé... 

—  C'est  que  tout  cela  ne  me  regardait  aucune- 
ment, monsieur.  Expliquez  au  roi,  expliquez. 


Eh  bien  !  qu'est-ce  que  ce  vœu  ?  demanda  le 


roi. 


—  Sire,  dit  la  Mole,  poursuivi  par  des  assassins, 
sans  armes,  presque  mourant  de  mes  deux  blessu- 
res, il  m'a  semblé  voir  l'ombre  de  ma  mère  me  gui- 
dant vers  le  Louvre  une  croix  à  la  main.  Alors  j'ai 
fait  vœu,  si  j'avais  la  vie  sauve,  d'adopter  la  reli- 
gion de  ma  mère,  à  qui  Dieu  avait  permis  de  sortir 
de  son  tombeau  pour  me  servir  de  guide  pendant 
cette  horrible  nuit.  Dieu  m'a  conduit  ici,  sire.  Je 
m'y  vois  sous  la  double  pititection  d'une  fille  de 
France  et  du  roi  de  Navarre.  Ma  vie  a  été  sauvée 
miraculeusement;  je  n'ai  donc  qu'à  accomplir  mon 
vœu,  sire.  Je  suis  prêt  à  me  faire  catholique. 

Henri  fronça  le  sourcil.  Le  sceptique  qu'il  était 
comprenait  bien  l'abjuration  par  intérêt,  mais  il 
doutait  fort  de  l'abjuration  par  la  foi. 

—  Le  roi  ne  veut  pas  se  charger  de  mon  protégé, 
pensa  Marguerite. 

La  Mole  cependant  demeurait  timide  et  gêné  en- 
tre les  deux  volontés  contraires.  11  sentait,  sans  bien 
se  l'expliquer,  le  ridicule  de  sa  position.  Ce  fut  en- 
core Marguerite,  qui,  avec  sa  délicatesse  de  femme, 
le  tira  de  ce  mauvais  pas. 

—  Sire,  dit-elle,  nous  oublions  que  le  pauvre 
blessé  a  besoin  de  repos.  Moi-même  je  tombe  de 
sommeil.  Eh  !  tenez,  il  pâlit. 

La  Mole  pâlissait  en  effet,  mais  c'étaient  les  der- 
nières paroles  de  Marguerite  qu'il  avait  entendues 
et  interprétées  qui  le  faisaient  pâlir. 

—  Eh  bien  !  madame,  dit  Henri,  rien  de  plus 
simple;  ne  pouvons-nous  laisser  reposer  M.  de  la 
Mole? 

Le  jeune  homme  adressa  à  Marguerite  un  regard 
suppliant,  et,  malgré  la  présence  des  deux  Majes- 
tés, se  laissa  aller  sur  un  siège,  brisé  de  douleur  et 
de  fatigue. 

Marguerite  comprit  tout  ce  qu'il  y  avait  d'amour 
dans  ce  regard  et  de  désespoir  dans  cette  faiblesse. 

—  Sire,  dit-elle,  il  convient  à  Votre  Majesté  de 
faire  à  ce  jeune  gentilhomme,  qui  a  risqué  sa  vie  pour 
son  roi,  puisqu'il  accourait  ici  pour  vous  annoncer 
la  mort  de  l'amiral  et  de  Téligny,  lorsqu'il  a  été 
blessé;  il  convient,  dis-je,  à  Votre  Majesté,  de  lui 
faire  un  honneur  dont  il  sera  reconnaissant  toute 
sa  vie. 

—  Et  lequel,  madame?  dit  Henri.  Commandez, 
je  suis  prêt. 

—  M.  de  la  Mole  couchera  cette  nuit  aux  pieds  de 
Votre  Majesté,  qui  couchera,  elle,  sur  ce  lit  de  re- 
pos. Quant  à  moi,  avec  la  permission  de  mon  au- 
guste époux,  ajouta  Marguerite  en  souriant,  je  vais 
appeler  Gillonne,  et  me  remettre  au  Ht;  car,  je 
vous  le  jure,  sire,  je  ne  suis  pas  celle  de  nous  trois 
qui  ait  le  moins  besoin  de  repos. 

Henri  avait  de  l'esprit,  peut-être  un  peu  trop 
même  :  ses  amis  et  ses  ennemis  le  lui  reprochèrent 


8!î 


LA  I\EINE  BIÂRGOT. 


TA-.MEyEfL 


—  rouisuiM  par  des  assassins.  —  Page  87. 


plus  Inrd.  Mnis  il  rompril  quo  oollo  qui  l'exilait  do 
la  coucho  cfinjiigalo  on  avait  acqtiis  lo  ilrnit  par 
l'iniliffc'roni'o  nii''nio  f|u'il  avait  manifosiro  pourollo: 
(l'aillonrs,  MarRiirrito  vrnait  ilo  se  vcni,'or  do  cotlc 
iiiiliffiironce  on  lui  sauvant  la  vio.  Il  no  mit  dune 
pas  d'amour-propre  dans  sa  ri'pnnsc. 

—  Madamo,  dit-il,  si  M.  do  la  Mnlo  ('tait  on  l'tnt 
di^  passor  dans  mon  ajiparlomonl,  jf"  lui  nffriiais 
mon  proiiro  lit. 

—  Oui,  reprit  Marpuorile;  mais  voiro  apparlo- 
.ment,  ù  cotlc  lionrc,  ne  vous  peut  protéger  ni  lim 


ni  l'autre,  et  la  prudence  veut  que  Votre  Majesté 
ilomouro  101  jusqu'à  demain. 

Ht,  sans  attendre  la  réponse  du  roi,  elle  appela 
Ciillnnno,  (il  pré|iaror  les  roussins  pour  lo  rii,  et 
;iM\  pieds  du  roi  un  lit  pour  la  Mole,  qui  semblait 
si  lieureux  et  si  satisfait  de  cet  honneur,  qu'on  eût 
juré  qu'il  no  sentait  plus  ses  hlossuros. 

Ouant  à  Marf,Miorite.  elle  tira  au  roi  une  eérd- 
iiidiiiousc  rrvoronce;  et,  rentrée  dans  sa  cliaiubro 
liioii  vcrrouillco  do  tous  côtés,  elle  s'étendit  dans 
son  lit. 


LA  I\EINE  MARGOT.' 


m 


La  Mole  causa  un  instant  politique  avec  le  roi. 


—  Maintenant,  se  dit  Marguerite  à  elle-même,  il 
faut  que  demain  M.  de  la  Mole  ait  un  protecteur  au 
Louvre,  et  tel  fait  ce  soir  la  sourde  oreille  qui  de- 
main se  repentira. 

Puis  elle  fit  signe  à  Gillonne,  qui  attendait  ses 
derniers  ordres,  de  venir  les  recevoir. 

Gillonne  s'approcha. 

— ■  Gillonne,  lui  dit-elle  tout  bas,  il  faut  que  de- 
main, sous  un  prétexte  quelconque,  mon  frère,  le 
duc  d'Alençon,  ait  envie  de  venir  ici  avant  huit 
heures  du  matin 


Deux  heures  sonnaient  au  Louvre. 

La  Mole  causa  un  instant  politique  avec  le  roi. 
qui  peu  à  peu  s'endormit,  et  bientôt  ronfla  aux 
éclats,  comme  s'il  eût  été  couché  dans  son  lit  de 
cuir  de  Béarn. 

La  Mole  eût  peut-être  dormi  comme  le  roi  ;  mai.s 
Marguerite  ne  dormait  pas,  elle  :  elle  se  tournait 
et  se  retournait  dans  son  lit,  et  ce  bruit  troublait 
les  idées  et  le  sommeil  du  jeune  homme. 

—  Il  est  bien  jeune,  murmurait  Marguerite  au 
milieu  de  son  insomnie,  il  est  bien  timid«  ;  peut- 

12 


par.f.  —  Imp.  de  LRY  atD«,   boultviri  Moutparause,  $1, 


00 


LA  REINE  JIARGOT. 


être  même,  il  faudra  voir  cela,  peut-être  même,  sera- 
l-il  riJicule;  de  beaux  yeux  cependant...  une  taille 
lien  prise,  beaucoup  de  cliarmes;  mais  s'il  allait  ne 
pas  être  brave!...  Il  fuyait...  il  abjure...  c'est  fâ- 
cheux, le  rêve  commençait  bien;  allons...  Laissons 


aller  les  choses,  et  rapportons-nous-en  au  triple 
Dieu  de  cette  folle  Henriette. 

Et,  vers  le  jour,  Marguerite  finit  enfin  par  s'en- 
dormir en  murmurant  :  Eros,  Cupido,  Amor. 


-^|ao^aej«^ — 


ÏY 


CE  QUE  FEMJIE  VEUT  DIEU  LE  \'EUT. 


arguerite  ne  s  était  pas 
trompée  :  la  colère  amas- 
sée au  fond  du  cœur  de 
Catherine  par  cette  comé- 
die, dont  elle  voyait  l'in- 
trigue sans  avoir  la  puis- 
sance de  rien  changer  au 
dénoùnient,  avait  besoin 
de  déborder  sur  tjue.qu'un.  Au  lieu  de  rentrer  chez 
elle,  la  reine  mère  monta  directement  ciiez  sa  dame 
d'atour. 

Madame  de  Sauve  s'attendait  à  deux  visites:  elle 
espérait  celle  de  Henri,  elle  craignait  celle  de  la 
reine  mère.  Au  lit,  à  moitié  vêtue,  tandis  que  Da- 
riole  veillait  dans  rantichambre,  elle  entendit  tour- 
ner une  clef  dans  la  serrure,  puis  s'approciier  des 
pas  lents  et  qui  eussent  paru  lourds  s'ils  n'eussent 
pas  clé  assourdis  par  d'épais  tapis.  Elle  ne  reconnut 
point  là  la  marche  légère  et  empressée  do  Henri, 
elle  se  douta  qu'on  empêchait  Dariole  de  la  venir 
avertir;  et,  appuyée  sur  sa  main,  l'oreille  et  l'œil 
tendus,  elle  attendit. 

La  portière  se  leva,  et  la  jeune  femme  frisson- 
nante vit  paraître  Catherine  deMédicis. 

Catherine  semblait  calme;  mais  madame  de 
Sauve,  habituée;!  l'étudier  depuis  deux  ans,  comprit 
tout  ce  que  ce  calme  apparent  cachait  de  sombres 
préoccupations  et  peut-être  de  cruelles  vengeances. 
Madame  de  Sauve,  en  apercevant  Catherine,  vou- 
lut sauter  en  bas  de  son  lit;  mais  Catherine  leva  le 
doigt  pour  lui  faire  signe  do  rester,  et  la  pauvre 
Charlotte  demeura  clouée  à  sa  place,  amassant  in- 
térieurement toutes  les  forces  de  son  àme  pour  faire 
face  à  l'orage  qui  se  préparait  silencieusement. 

—  Avcz-vous  fait  tenir  la  clef  au  roi  do  Navarre? 
demanda  Calherin(!  sans  que  l'acccnl  ik'sa  voix  in- 
diquât aucune  altération,  seulement  ces  paroliîs 
étaient  prononcées  avec  des  lèvres  de  plus  en  plus 
bl£mis&anlcs. 


—  Oui.  madame...  répondit  Charlotte  d'une  voix 
qu'elle  tentait  inutilement  de  rendre  aussi  assurée 
que  l'était  celle  de  Catherine. 

—  Et  vous  l'avez  vu? 

—  Qui  ?  demanda  madame  de  Sauve. 

—  Le  roi  de  Navarre? 

—  Non,  madame;  mais  je  l'attends,  et  j'avais 
même  cru,  en  entendant  tourner  une  clef  dans  la 
serrure,  que  c'était  lui  venait. 

A  cette  réponse  qui  annonçait  dans  madame  de 
Sauve  ou  une  parfaite  confiance,  ou  une  suprême 
dissimulation,  Catherine  no  put  retenir  un  léger 
frémissement.  Elle  crispa  sa  main  grasse  et  courte. 

—  Et  cependant  tu  savais  bien,  dit-elle  avec  son 
méchant  sourire,  tu  savais  bien,  Carlotla,  que  le  roi 
de  Navarre  ne  viendrait  point  cette  nuit. 

—  Moi ,  madame ,  je  savais  cela  !  s'écria  Char- 
lotte avec  un  accent  de  surprise  parfaitement  bien 
joué. 

—  Oui,  tu  le  savais. 

—  Pour  ne  point  venir,  reprit  la  jeune  femme, 
frissonnante  à  cette  seule  supposition,  il  faut  donc 
qu'il  soit  mort! 

Ce  qui  donnait  à  Charlotte  le  courage  de  mentir 
ainsi,  c'était  la  certitude  qu'elle  avait  d'une  terri- 
ble vengeance  dans  le  cas  où  sa  petite  trahison  se- 
rait découverte. 

—  Mais  tu  n'as  donc  pas  écrit  au  roi  de  Navarre, 
Carlotla  mia?  demanda  Catherine  avec  ce  môme 
rire  silencieux  et  cruel. 

—  Non,  madame,  répondit  Charlotte  avec  un  ad- 
mirable accent  de  naïveté.  Votre  Majesté  no  me  l'a- 
vait pas  dit,  ce  me  semble. 

H  se  lit  un  moment  de  silence,  pendant  lequel 
Catherine  regarda  madame  de  Sauve  comme  le  ser- 
pent regarde  l'oiseau  qu'il  veut  fasciner. 

—  Tu  le  crois  belle,  dit  alors  Catherine;  tu  te 
crois  adroite,  n'csl-ce  pas? 

—  Non,  madame,  répondit  Chariollc,  josaisseu- 


LA  REINE  MARGOT. 


91 


lement  que  Votre  Majesté  a  été  parfois  d'une  bien 
grande  indulgence  pour  moi  quand  il  s'agissait  de 
mon  adresse  et  de  ma  beauté. 

—  Eh  bien!  dit  Catherine  en  s'animant,  tu  te 
trompais,  si  tu  as  cru  cela,  et  moi  je  mentais  si  je 
te  l'ai  dit,  tu  n'es  qu'une  sotte  et  qu'une  laide  prés 
de  ma  fille  Margot. 

—  Oh!  ceci,  madame,  c'est  vrai!  dit  Charlotte, 
et  je  n'essayerai  pas  même  de  le  nier,  surtout  à 
vous. 

—  Aussi,  continua  Catherine,  le  roi  de  Navarre 
te  prcfére-t-il  de  beaucoup  ma  fille,  et  ce  n'était 
pas  ce  que  tu  voulais,  je  crois,  ni  ce  dont  nous 
étions  convenues. 

—  Hélas!  madame,  dit  Charlotte  éclatant  cette 
fois  en  sanglots  sans  qu'elle  eût  besoin  de  se  faire 
aucune  violence  ;  si  cela  est  ainsi,  je  suis  bien  mal- 
heureuse. 

—  Cela  est,  dit  Catherine  en  enfonçant  comme 
un  double  poignard  le  double  rayon  de  ses  yeux 
dans  le  cœur  de  madame  de  Sauve. 

—  Mais  qui  peut  vous  le  faire  croire?  demanda 
Charlotte. 

—  Descends  chez  la  reine  de  Navarre,  pazzal  et 
tu  y  trouveras  ton  amant. 

—  Oh!  fit  madame  de  Sauve. 
Catherine  haussa  les  épaules. 

—  Es-tu  jalouse,  par  hasard?  demanda  la  reine 
mère. 

—  Moi  ?  dit  madame  de  Sauve  rappelant  à  elle 
toute  sa  force  prûte  à  l'abandonner. 

—  Oui,  loi  !  je  serais  curieuse  de  voir  une  ja- 
lousie de  Française. 

—  Mais,  dit  madame  de  Sauve,  comment  Votre 
Majesté  veut-elle  que  je  sois  jalouse  autrement  que 
d'amour-propre;  je  n'aime  le  roi  de  Navarre  qu'au- 
tant qu'il  le  faut  pour  le  service  de  Votre  Majesté! 

Catherine  la  regarda  un  moment  avec  des  yeux 
rêveurs. 

—  Ce  que  tu  me  dis  là  peut,  à  tout  prendre,  être 
vrai,  murmura-t-elle. 

—  Votre  Majesté  lit  dans  mon  cœur. 

—  Et  ce  cœur  m'est  tout  dévoue? 

—  Ordonnez,  madame,  et  vous  en  jugerez. 

—  Eh  bien!  puisque  tu  te  sacrifies  à  mon  ser- 
vice, Carlotta,  il  faut,  pour  mon  service  toujours, 
que  tu  sois  très-éprise  du  roi  de  Navarre,  et  très- 
jalouse  surtout,  jalouse  comme  une  Italienne. 

—  Mais,  madame,  demanda  Charlotte,  de  quelle 
façon  une  Italienne  est-elle  jalouse? 

—  Je  te  le  dirai,  reprit  Catherine  ;  et,  après  avoir 
fait  deux  ou  trois  mouvements  de  tète  de  hfut  en 
bas,  elle  sortit  silencieusement  et  lentement  comme 
elle  était  entrée. 

Charlotte,  troublée  par  le  clair  regard  de  ces  yeux 
dilatés  comme  ceux  du  chat  et  de  la  panthère,  sans 
que  cette  dilatation  lui  fit  rien  perdre  de  sa  profon- 
deur, la  laissa  partir  sans  prononcer  un  seul  mot, 


sans  même  laisser  à  son  souffie  la  liberté  de  se  faire 
entendre,  et  elle  ne  respira  que  lorsqu'elle  eut  en- 
tendu la  porte  se  refermer  derrière  elle  et  que  Ba- 
riole fut  venue  lui  dire  que  la  terrible  apparition 
était  bien  évanouie. 

—  Dariole,  lui  dit-elle  alors,  traîne  un  fauteuil 
près  démon  lit  et  passe  la  nuit  dans  ce  fauteuil.  Je 
t'en  prie,  car  je  n'oserais  pas  rester  seule. 

Dariole  obéit;  mais,  malgré  la  compagnie  de  sa 
femme  de  chambre  qui  restait  près  d'elle,  malgré 
la  lumière  de  la  lampe  qu'elle  ordonna  de  laisser 
allumée  pour  plus  grande  tranquillité,  madame  de 
Sauve  aussi  ne  s'endormit  qu'au  jour,  tant  bruis- 
sait  à  son  oreille  le  métallique  accent  de  la  voix  de 
Catherine. 

Cependant,  quoique  endormie  au  moment  où  le 
jour  commençait  à  paraître,  Marguerite  se  réveilla 
au  premier  son  des  trompettes,  aux  premiers  aboie- 
ments des  chiens.  Elle  se  leva  aussitôt  et  commença 
de  revêtir  un  costume  si  négligé,  qu'il  en  était  pré- 
tentieux. Alors  elle  appela  ses  femmes,  fit  intro- 
duire dans  son  antichambre  les  gentilshommes  du 
service  ordinaire  du  roi  de  Navarre;  puis,  ouvrant 
la  porte  qui  enfermait  sous  la  même  clef  Henri  et 
de  la  Mole,  elle  donna  du  regard  un  bonjour  affec- 
tueux à  ce  dernier,  et,  appelant  son  mari  : 

—  Allons,  sire,  dit-elle,  ce  n'est  pas  le  tout  que 
d'avoir  fait  croire  à  madame  ma  mère  ce  qui  n'est 
pas,  il  convient  encore  que  vous  persuadiez  toute 
votre  cour  de  la  parfaite  intelligence  qui  règne  en- 
tre nous.  Mais  tranquillisez-vous,  ajoula-t-clle  en 
riant,  et  retenez  bien  mes  paroles,  que  la  circon- 
stance fait  presque  solennelles  :  Aujourd'hui  sera 
la  dernière  fois  que  je  mettrai  Votre  Majesté  à  cette 
cruelle  épreuve. 

Le  roi  de  Navarre  sourit  et  ordonna  qu'on  intro- 
duisît ses  gentilshommes. 

Au  moment  où  ils  le  saluaient,  il  fit  semblant  de 
s'apercevoir  seulement  que  son  manteau  était  resté 
sur  le  lit  de  la  reine;  il  leur  fit  ses  excuses  de  les 
recevoir  ainsi,  prit  son  manteau  des  mains  de  Mar- 
guerite rougissante,  et  l'agrafa  sur  son  épaule. 
Puis,  se  retournant  vers  eux,  il  leur  demanda  des 
nouvelles  de  la  ville  et  de  la  cour. 

Marguerite  remarquait  du  coin  de  l'œil  l'imper- 
ceptible étonnement  que  produisit  sur  le  visage  des 
gentilshommes  cette  intimité  qui  venait  de  se  révé- 
ler entre  le  roi  et  la  reine  de  Navarre,  lorsqu'un 
huissier  entra  suivi  de  trois  ou  quatre  gentilshom- 
mes, et  annonçant  le  duc  d  Alençon. 

Pour  le  faire  venir,  Gillonne  avait  eu  besoin  de 
lui  apprendre  seulement  que  le  roi  avait  passé  la 
nuit  chez  sa  femme. 

François  entra  si  rapidement,  qu'il  faillit,  en  les 
écartant,  renverser  ceux  qui  le  précédaient.  Son 
premier  coup  d'œil  fut  pour  Henri .  Marguerite  n'eut 
que  le  second. 

Henri  lui  répondit  par  un  salut  courtois.  Mar- 


92 


LA  REINE  MARGOT. 


guérite  composa  son  visage,  qui  exprima  la  plus 
parfaite  sérénité. 

D'un  autre  regard  vague,  mais  scrutateur,  le  duc 
embrassa  alors  toute  la  chambre  ;  il  vit  le  lit  aux 
tapisseries  dérangées,  le  double  oreiller  affaissé  au 
chevet,  le  chapeau  du  roi  jeté  sur  une  chaise. 

Il  pâlit;  mais,  se  remettant  sur-le-champ  : 

—  Mon  frère  Henri,  dit-il,  venez-vous  jouer  ce 
matin  à  la  paume  avec  le  roi"? 

—  Le  roi  me  fait-il  cet  honneur  de  m' avoir 
choisi,  demanda  Henri,  ou  n'est-ce  qu'une  atten- 
tion de  votre  part,  mon  beau-frére? 

—  Mais,  non.  le  roi  n'a  point  parlé  de  cela,  dit 
le  duc  un  peu  embarrassé;  mais  ^j'êtes-vous  point 
de  sa  partie  ordinaire? 

Henri  sourit;  car  il  s'était  passé  tant  et  de  si  gra- 
ves choses  depuis  la  dernière  partie  qu'il  avait  faite 
avec  le  roi,  qu'il  n'y  aurait  rien  eu  d'étonnant  à  ce 
que  Charles  IX  eût  changé  ses  joueurs  habituels. 

—  J'y  vais,  mon  frère  1  dit  Henri  en  souriant. 

—  Venez,  reprit  le  duc. 

—  Vous  vous  en  allez?  demanda  Marguerite. 

—  Oui,  ma  sœur. 

—  Vous  êtes  donc  pressé? 

—  Très-pressé. 

— ■  Si  cependant  je  réclamais  de  vous  quelques 
minutes .' 

Une  pareille  demande  était  si  rare  dans  la  bou- 
che de  Marguerite,  que  son  frère  la  regarda  en  rou- 
gissant et  en  pâlissant  tour  à  tour. 

—  Que  va-t-elle  lui  dire?  pensa  Henri  non  moins 
étonné  que  le  duc  d'Alençon. 

Marguerite,  comme  si  elle  eût  deviné  la  pensée 
de  son  époux,  se  retourna  de  son  côté. 

—  Monsieur,  dit-elle  avec  un  charmant  sourire, 
vous  pouvez  rejoindre  Sa  Majesté,  si  bon  vous  sem- 
ble, carie  secret  quej'ai  à  révéler  à  mon  frère  est  déjà 
connu  de  vous,  puisque  la  demande  que  je  vous  ai 
adressée  hier  à  propos  de  ce  secret  a  été  à  peu  près 
refusée  par  Votre  Majesté.  .le  ne  voudrais  donc  pas, 
continua  Marguerite,  fatiguer  une  seconde  fois  Votre 
Majesté  par  l'expression  émise  en  face  d'elle  d'un 
désir  qui  a  paru  lui  être  désagréable. 

—  Qu'est-ce  donc?  demanda  François  en  les  re- 
gardant tous  deux  avec  étonnement. 

—  Ah  :  ah  !  dit  Henri  en  rougissant  de  dépit,  je 
sais  ce  que  vous  voulez  dire,  madame.  En  vérité,  je 
regrette  de  ne  pas  être  plus  libre.  Mais,  si  je  ne  puis 
donner  à  M.  de  la  Mole  une  hosiiitalité  t]ui  ne  lui 
offrirait  aucune  assurance,  je  n'en  peux  pas  moins 
recommander  après  vous  à  mon  frère  d'Alenrou  la 
persônni'  à  laiiurUe  7)ons  vous  tnlrrcssrz.  Peut-être 
même,  ajouta-t-il  pour  donner  plus  de  force  en- 
core aux  mots  (|ue  nous  venons  de  souligner,  peut- 
être  même  mon  frère  trouvera-t-il  uiic^  idi't-  qui 
vous  permettra  de  garder  M.  de  la  Mole...  ici.  . 
près  de  vous...  ce  qui  serait  mieux  que  tout,  n'est- 
ce  pas,  madame'' 


—  Allons,  allons,  se  dit  Marguerite  en  elle-même, 
à  eux  deux  ils  vont  faire  ce  que  ni  l'un  ni  l'autre 
des  deux  n'eût  fait  tout  seul. 

Et  elle  ouvrit  la  porte  du  cabinet  et  en  lit  sortir 
le  jeune  blessé  après  avoir  dit  à  Henri  : 

—  C'est  à  vous,  monsieur,  d'expliquer  à  mon 
frère  à  quel  titre  nous  nous  intéressons  à  M.  de  la 
Mole. 

En  deux  mots,  Henri,  pris  au  trébuchet,  raconta 
à  M.  d'Alençon,  moitié  protestant  par  opposition, 
comme  Henri  moitié  catholique  par  prudence,  l'ar- 
rivée de  la  Mole  à  Paris,  et  comment  le  jeune  homme 
avait  été  blessé  en  venant  lui  apporter  une  lettre  de 
M.  d'Auriac. 

Quand  le  duc  se  retourna,  la  Mole,  sorti  du  cabi- 
net, se  tenait  debout  devant  lui. 

François,  en  l'apercevant  si  beau,  si  pâle,  et  par 
conséquent  doublement  séduisant  par  sa  beauté  et 
par  sa  pâleur,  sentit  naître  une  nouvelle  terreur  au 
fond  de  son  âme. 

Marguerite  le  prenait  à  la  fois  par  la  jalousie  et 
par  l'amour-propre. 

—  Mon  frère,  lui  dit-elle,  ce  jeune  gentilhomme, 
j'en  réponds,  sera  utile  à  qui  saura  l'employer.  Si  vous 
l'acceptez  pour  vôtre,  il  trouvera  en  vous  un  maître 
puissant,  et  vous,  en  lui,  un  serviteur  dévoué.  En 
ces  temps,  il  faut  bien  s'entourer,  mon  frère!  sur- 
tout, ajouta-t-elle  en  baissant  la  voix  de  manière 
que  le  duc  d'Alençon  l'entendît  seul,  quand  on  est 
ambitieux  et  que  l'on  a  le  malheur  de  n'être  que 
troisième  fils  de  France. 

Elle  mit  un  doigt  sur  sa  bouche  pour  indiquer  à 
François  que,  malgré  cette  ouverture,  elle  gardait 
encore  à  part  en  elle-même  une  portion  importante 
de  sa  pensée. 

—  Puis,  ajouta-t-elle,  peut-être  trouvercz-vous, 
tout  au  contraire  de  Henri,  qu'il  n'est  pas  séant  que 
ce  jeune  homme  demeure  si  près  de  mon  apparte- 
ment. 

—  Ma  sœur,  dit  vivement  François,  M.  de  la 
Mole,  si  cela  lui  convient  toutefois,  sera  dans  une 
demi-heure  instalh'  dans  mon  logis,  où  je  crois 
qu'il  n'a  rien  à  craindre.  Qu'il  m'aime  et  je  l'ai- 
merai. 

François  mentait,  car  au  fond  de  son  cœur  il  dé- 
testait déjà  la  Mole. 

—  Bien,  bien...  je  ne  m'étais  donc  pas  trompée! 
murmura  Marguerite,  qui  vit  les  sourcils  du  roi  de 
Navarre  se  froncer.  Ali!  pour  vous  conduire  l'un  et 
l'autre,  je  vois  iju'il  faut  vous  conduire  l'un  par 
l'autre. 

Puis,  roiiipletanl  sa  [len.'si'O  : 

Allons,  allons,  continua-t-olle,  —  bien,  Mar- 
guerite! dirait  Henriette. 

Mil  effet,  une  deini  heure  après,  la  Mole,  grave- 
ment cati'chisé  par  Marguerite,  baissait  le  bas  de  sa 
robe,  et  montait,  assez  leslement  pour  un  blessé, 
rosr^lier  qui  conduisait  chez  M.  d'Alençon. 


LA  REINE  MARGOT. 


95 


III  1 

iMl'iilli;» 


vWl? 


"£■1. 


'^'^CiA.'K^UkO^.  ' 


Et  il  montait  assez  lestement  pour  un  blessé.  —  Pace  92 


Deux  ou  trois  jours  s'écoulèrent  pendant  lesquels 
la  bonne  harmonie  parut  se  consolider  de  plus  en 
plus  entre  Henri  et  sa  femme.  Henri  avait  obtenu 
de  ne  pas  iaire  abjuration  publique,  mais  il  avait 
renoncé  entre  les  mains  du  confesseur  du  roi  et  en- 
tendait tous  les  matins  la  messe  qu'on  disait  au 
Louvre.  Le  soir  il  prenait  ostensiblement  le  chemin 
de  l'appartement  de  sa  femme,  entrait  par  la  grande 
porte,  causait  quelques  instants  avec  elle,  puis  sor- 
tait par  la  petite  porte  secrète  et  montait  chez  ma- 
dame de  Sauve,  qui  n'avait  pas  manqué  de  le  pré- 
venir de  la  visite  de  Catherine  et  du  danger  incon- 


testable qui  le  menaçait.  Henri,  renseigné  des  deux 
cotés,  redoublait  donc  de  défiance  à  l'endroit  de  la 
reine  mère ,  et  cela  avec  d'autant  plus  de  raison, 
qu'insensiblement  la  figure  de  Catherine  commen- 
çait de  se  dérider.  Henri  en  arriva  même  à  voir 
éclore  un  matin  sur  ses  lèvres  pâles  un  sourire  de 
bienveillance.  Ce  jour-là  il  eut  toutes  les  peines  du 
monde  à  se  décider  à  manger  autre  chose  que  des 
œufs  qu'il  avait  fait  cuire  lui-même,  et  à  boire  au- 
tre chose  que  de  l'eau  qu'il  avait  vu  puiser  à  la 
Seine  devant  lui. 
Les  massacres  continuaient,  mais  néanmoins  al- 


94 


LA  REINE  MARGOT. 


laiem  s'éteignant;  on  avait  fait  si  grande  tuerie  des 
huguenots,  que  le  nombre  en  était  fort  diminué. 
La  plus  grande  partie  étaient  morts;  beaucoup 
avaient  fui,  quelques-uns  étaient  restés  cachés.  De 
temps  en  temps  une  grande  clameur  s'élevait  dans 
un  quartier  ou  dans  un  autre  :  c'était  quand  on 
avait  découvert  un  de  ceux-là.  L'exécution  alors 
était  privée  ou  publique,  selon  que  le  malheureux 
était  acculé  dans  quelque  endroit  sans  issue  ou  pou- 
vait fuir.  Dans  le  dernier  cas,  c'était  une  grande 
joie  pour  le  quartier  où  l'événement  avait  eu  lieu  : 
car,  au  lieu  de  se  calmer  par  l'extinction  de  leurs 
ennemis,  les  catholiques  devenaient  de  plus  en  plus 
féroces  ;  et  moins  il  en  restait,  plus  ils  paraissaient 
acharnés  après  ces  malheureux  restes. 

Charles  IX  avait  pris  grand  plaisif  à  la  chasse 
aux  huguenots  ;  puis,  quand  il  n'avait  pas  pu  con- 
tinuer de  chasser  lui-même,  il  s'était  délecté  au 
bruit  des  chasses  des  autres. 

Un  jour,  en  revenant  de  jouer  au  mail,  qui  était 
avec  la  paume  et  la  chasse  son  plaisir  favori,  il  en- 
tra chez  sa  mère  le  visage  tout  joyeux,  suivi  de  ses 
courtisans  habituels. 

—  Ma  mère,  dit-il  en  embrassant  la  Florentine, 
qui,  remarquant  cette  joie,  avait  déjà  essayé  d'en 
deviner  la  cause;  ma  mère,  bonne  nouvelle!  Mort 
de  tous  les  diables!  savez-vous  une  chose? c'est  que 
l'illustre  carcasse  de  M.  l'amiral,  que  l'on  croyait 
perdue,  est  retrouvée! 

—  Ah  !  ah  !  dit  Catherine. 

—  Oh  !  mon  Dieu  oui  !  Vous  avez  eu  comme  moi 
l'idée,  n'est-ce  pas,  ma  mère,  que  les  chiens  en 
avaient  fait  leur  repas  de  noce?  mais  il  n'en  était 
rien.  Mon  peuple,  mon  cher  peuple,  mon  bon  peu- 
ple, a  eu  une  idée  :  il  a  pendu  l'amiral  au  croc  de 
Monlfaucon- 

Du  haut  en  bas  Gaspard  on  a  jeté. 
Et  puis  de  bas  en  haut  on  l'a  monté. 

—  Eh  bien?  dit  Catherine. 

—  Eh  bien!  ma  bonne  mère,  reprit  Charles IX, 
j'ai  toujours  eu  l'envie  de  le  revoir  depuis  que  je 
sais  qu'il  est  mort,  le  cher  homme.  11  fait  beau. 
Tout  me  semble  en  (leurs  aujourd'hui.  L'air  est 
plein  de  vie  et  de  parfums,  ]e  me  porte  comme  je 
ne  me  suis  jamais  porté.  Si  vous  voulez,  ma  mère, 
nous  monterons  à  cheval  et  nous  irons  à  Montfau- 
con. 

—  Ce  serait  bien  volontiers,  mon  fils,  dit  Cathe- 
rine, si  je  n'avais  pas  donné  un  rendez-vous  (|ucjo 
ne  veux  pas  manquer;  puis,  ù  une  visite  faite  à  un 
homme  t\(\  l'itriportance  de  M.  l'amiral,  ajouta-t-ellc, 
il  faut  convier  tiiutc  la  cour.  Co  sera  une  occasion 
pour  les  observateurs  de  faire  des  observations  cu- 
rieuses. Nous  verrons  qui  viendra  et  qui  demeu- 
rera. 

—  Vous  avez,  ma  foi!  raison,  ma  morel  à  de- 


main la  chose,  cela  vaut  mieux!  Ainsi,  faites  vos  in- 
vitations, je  ferai  les  miennes,  ou  plutôt  nous  n'in- 
viterons personne.  Nous  dirons  seulement  que  nous 
y  allons  ;  cela  fait,  tout  le  monde  sera  libre.  Adieu, 
ma  mère!  je  vais  sonner  du  cor. 

—  Vous  vous  épuiserez,  Charles  !  Ambroise  Paré 
vous  le  dit  sans  cesse,  et  il  a  raison;  c'est  un  trop 
rude  exercice  pour  vous. 

—  Bah  !  bah  !  bah  !  dit  Charles,  je  voudrais  bien 
être  sûr  de  ne  mourir  que  de  cela.  J'enterrerais 
tout  le  monde  ici  et  même  Henriot,  qui  doit  un  jour 
nous  succéder  à  tous,  à  ce  que  prétend  Nostradamus. 

Catherine  fronça  le  sourcil. 

—  Mon  fils,  dit-elle,  défiez-vous  surtout  des  cho- 
ses qui  paraissent  impossibles,  et,  en  attendant,  mé- 
uagez-vous. 

—  Deux  ou  trois  fanfares  seulement  pour  réjouir 
mes  chiens,  qui  s'ennuient  à  crever,  pauvres  bêtes! 
J'aurais  dû  les  lâcher  sur  le  huguenot,  cela  les  au- 
rait réjouis. 

Et  Charles  IX  sortit  de  la  chambre  de  sa  mère, 
entra  dans  son  cabinet  d'armes,  détacha  un  cor,  en 
sonna  avec  une  vigueur  qui  eût  fait  honneur  à  Ro- 
land lui-même.  On  ne  pouvait  pas  comprendre  com- 
ment de  ce  corps  faible  et  maladif  et  de  ces  lèvres 
pâles  pouvait  sortir  un  souffle  si  puissant. 

Catherine  attendait  en  effet  quelqu'un,  comme 
elle  l'avait  dit  à  son  fils.  Un  instant  après  qu'il  fut 
sorti,  une  de  ses  femmes  vint  lui  parler  tout  bas. 
La  reine  sourit,  se  leva,  salua  les  personnes  qui  lui 
faisaient  la  cour,  et  suivit  la  messagère. 

Le  Florentin  René,  celui  auquel  le  roi  de  Na- 
varre, le  soir  même  de  la  Saint-Barthclemy.  avait 
fait  un  accueil  si  diplomatique,  venait  d'entrer  dans 
son  oratoire. 

—  Ah  !  c'est  vous,  René  I  lui  dit  Catherine,  je 
vous  attendais  avec  impatience. 

René  s'inclina. 

—  Vous  avez  reçu  hier  le  petit  mot  que  je  vous 
ai  écrit? 

—  J'ai  eu  cet  honneur. 

—  Avez-vous  renouvelé,  comme  je  vous  le  di- 
sais, l'épreuve  do  cet  horoscope  tiré  par  Ruggieri, 
et  qui  s'accorde  si  bien  avec  cette  prophétie  de  Nos- 
tradamus qui  dit  que  mes  fils  régneront  tous  trois?... 
Depuis  (luclques  jours,  les  choses  sont  bien  modi- 
fiées, René,  et  j'ai  pensé  qu'il  était  possible  que  les 
destinées  fussent  devenues  moins  menaçantes. 

—  Madame,  répondit  René  en  secouant  la  tête, 
Votre  Majesté  sait  bien  que  les  choses  no  modifient 
pas  la  destinée;  c'est  la  destinée,  au  contraire,  qui 
gouverne  les  choses. 

—  Vous  n'en  avez  pas  moins  renouvelé  le  sacri- 
lice,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  madame,  répondit  René,  car  vous  obéir 
est  mon  pnMiiior  devoir. 

—  Eh  bien  !  le  résultat?  ^ 

—  (^t  domeurii  le  même,  miidmne. 


LA  REINE  MARGOT. 


95 


—  Quoi  !  l'agneau  noir  a  toujours  poussé  ses 
trois  cris  ?  I 

—  Toujours,  madame. 

—  Signe  de  trois  morts  cruelles  dans  ma  famille  ! 
murmura  Catherine. 

—  Hélas!  dit  René. 

—  Mais  ensuite? 

—  Ensuite,  madame,  il  y  avait  dans  ses  entrail- 
les cet  étrange  déplacement  du  foie  que  nous  avons 
déjà  remarqué  dans  les  deux  premiers,  et  qui  pen- 
chait en  sens  inverse. 

—  Changement  de  dynastie.  Toujours,  toujours, 
toujours,  grommela  Catherine;  il  faudra  cependant 
combattre  cela,  René!  continua-t-elle. 

René  secoua  la  tête. 

—  Je  l'ai  dit  à  Votre  Majesté,  reprit-il,  le  destin 
gouverne. 

—  C'est  ton  avis?  dit  Catherine. 

—  Oui,  madame. 

—  Te  souviens-tu  de  l'horoscope  de  Jeanne  d'Al- 
bret? 

—  Oui,  madame. 

—  Redis-le  un  peu,  voyons;  je  l'ai  oublié,  moi. 

—  Vives  lionorata,  dit  René,  niorieris  reformi- 
data,  reghia  awplificabere. 

—  Ce  qui  veut  dire,  je  crois,  répliqua  Catherine; 
tu  vivras  honorée,  et  elle  manquait  du  nécessaire, 
la  pauvre  femme  !  Tu  ntoiirras  redoutée,  et  nous 
nous  sommes  moqués  d'elle.  Tu  seras  plus  grande 
que  lu  n'as  élé  comme  reine,  et  voilà  qu'elle  est 
morte  et  que  sa  grandeur  repose  dans  un  tombeau 
où  nous  avons  oublié  de  mettre  même  son  nom. 

—  Madame,  Votre  Majesté  traduit  mal  le  vives 
honorata.  La  reine  de  Navarre  a  vécu  honorée,  en 
effet;  car  elle  a  joui,  tant  qu'elle  a  vécu,  de  l'amour 
de  ses  enfants  et  du  respect  de  ses  partisans,  amour 
et  respect  d'autant  plus  sincères  qu'elle  était  plus 
pauvre. 

—  Oui,  dit  Catherine,  je  vous  passe  le  tu  vivras 
honorée;  maisnioriem  rcformidata,  voyons,  com- 
ment l'expliquerez-vous? 

—  Comment  je  l'expliquerai  !  rien  de  plus  facile. 
Tu  mourras  redoutée. 

—  Eh  bien  !  est-elle  morte  redoutée? 

—  Si  bien  redoutée,  madame,  qu'elle  ne  fût  pas 
morte  si  Votre  Majesté  n'en  avait  pas  eu  peur.  En- 
fin, comme  reine  tu  grandiras,  ou  tu  seras  plus 
grande  que  tu  nas  élé  comme  reine;  ce  qui  est  en- 
core vrai,  madame;  car,  en  échange  de  la  cou- 
ronne périssable,  elle  a  peut-être  maintenant, 
comme  reine  et  martyre,  la  couronne  du  ciel,  et, 
outre  cela,  qui  sait  encore  l'avenir  réservé  à  sa  race 
sur  la  terre? 

Catherine  était  superstitieuse  à  l'excès  ;  elle  s'é- 
pouvanta plus  encore  peut-être  du  sang-froid  de  René 
que  de  cette  persistance  des  augures;  et,  comme 
pour  elle  un  mauvais  pas  était  une  occasion  de  fran- 
chir hardiment  la  situation,  elle  dit  brusquement 


à  René,  et  sans  transition  aucune  que  le  travail  muet 
de  sa  pensée  : 

—  Est-il  arrivé  des  parfums  d'Italie? 

—  Oui,  madame. 

—  Vous  m'en  enverrez  un  coffret  garni. 

—  Desquels? 

—  Des  derniers,  de  ceux... 
Catherine  s'arrêta. 

—  De  ceux  qu'aimait  particulièrement  la  reme 
de  Navarre?  reprit  René. 

—  Précisément. 

—  11  n'est  point  besoin  de  les  préparer,  n'est-ce 
pas,  madame?  car  Votre  Majesté  y  est,  à  cette  heure, 
aussi  savante  que  moi. 

—  Tu  trouves?  dit  Catherine;  le  fait  est  qu'ils 
réussissent. 

—  Votre  Majesté  n'a  plus  rien  à  me  dire?  de- 
manda le  parfumeur. 

—  Non,  non,  reprit  Catherine  pensive  ;  je  ne 
crois  pas,  du  moins.  Si  toutefois  il  y  avait  du  nou- 
veau dans  les  sacrifices,  faites-le-moi  savoir.  A 
propos,  laissons  là  les  agneaux,  et  essayons  des 
poules. 

—  Ilélas!  madame,  j'ai  bien  peur  qu'en  chan- 
geant la  victime  nous  ne  changions  rien  aux  pré- 
sages. 

—  Fais  ce  que  je  dis. 
René  salua  et  sortit. 

Catherine  resta  un  instant  assise  et  pensive;  puis 
elle  se  leva  à  son  tour  et  rentra  dans  sa  chambre  à 
coucher,  où  l'attendaient  ses  femmes ,  et  où  elle 
annonça  pour  le  lendemain  le  pèlerinage  à  Mont- 
faucon. 

La  nouvelle  de  cette  partie  de  plaisir  fut  pendant 
toute  la  soirée  le  bruit  du  palais  et  la  rumeur  de  la 
ville.  Les  dames  firent  préparer  leurs  toilettes  les 
plus  élégantes,  les  gentilshommes  leurs  armes  et 
leurs  chevaux  d'apparat.  Les  marchands  fermèrent 
boutiques  et  ateliers,  et  les  flâneurs  de  la  populace 
tuèrent  par-ci,  par-là,  quelques  huguenots  épargnés 
pour  la  bonne  occasion,  afin  d'avoir  un  accompa- 
gnement convenable  à  donner  au  cadavre  de  l'a- 
miral. 

Ce  fut  un  grand  vacarme  pendant  toute  la  soirée 
et  pendant  une  bonne  partie  de  la  nuit. 

La  Mole  avait  passé  la  plus  triste  journée  du  monde, 
et  cette  journée  avait  succédé  à  trois  ou  quatre  au- 
tres qui  n'étaient  pas  moins  tristes. 

M.  d'Alençon,  pour  obéir  aux  désirs  de  Margue- 
rite, l'avait  installé  chez  lui,  mais  ne  l'avait  point 
revu  depuis.  11  se  sentait  tout  à  coup  comme  un 
pauvre  enfant  abandonné,  privé  des  soins  tendres, 
délicats  et  charmants  de  deux  femmes  dont  le  sou- 
venir seul  de  l'une  dévorait  incessamment  sa  pen- 
sée. Il  avait  bien  eu  de  ses  nouvelles  par  le  chirur- 
gien Âmbroise  Paré,  qu'elle  lui  avait  envoyé  ;  mais 
ces  nouvelles,  transmises  par  un  homme  de  cin- 
quante ans,  qui  ignorait  ou  feignait  d'ignorer  l'in- 


96 


LA  REINE  MARGOT. 


—  A  merveille!  qu'on  lui  donne  un  de  mes  chevaux. 


iérh  que  la  Mole  portait  aux  moindres  choses  ipn 
se  rapportaient  à  Mar(,'ueriln,  (Haicnt  bien  iiieniii- 
plèles  et  bien  insnflisanti's.  11  est  vrai  (\\u'.  riilionm^ 
était  venue  une  fois,  en  son  propre  nom,  bien  en- 
tendu, pour  savoir  des  nouvelles  du  blcssfi.  Celte 
visite  avait  fait  Teffel  d'un  rayon  de  soleil  dans  un 
eaehot,  f't  la  M(d(' eu  était  resti^  coniini!  ('liloui,  at- 
tendant toujours  une  seconde  apparition,  laiiuclle, 
«luoiqu'il  se  fût  écoulé,  deux  jours  depuis  la  pre- 
micri'.  m-  venait  poini. 

Aussi,  ijuand  la  nn\nrili'  fut  ap|i(irl«'<'  .lu  ciinva- 
lescenl  de  cette  réunion  splendido  de  toute  la  cour 


pour  le  lendemain,  fit-il  demander  à  M.  d'Alençnn 
la  faveur  de  rarroni|ia;,'ner. 

l.e  (lue  ne  se  demanda  pas  même  si  la  Mole  était 
en  état  de  supporter  cette  fatigue,  il  répondit  seule- 
ment : 

—  A  merveille!  qu'on  lui  donne  un  de  mes  che- 
vaux. 

(;'('tait  tout  ce  que  d('Sirail  la  Mole.  Maitre  Ani- 
broise  Pan?  vint  comme  d'habitude  pour  le  panser; 
la  Mide  lui  exposa  la  néressit('  où  il  ('tait  de  monter 
à  cheval,  et  h^  |iria  de  iiieltre  un  double  soin  à  la 
pose  dos  appareils.  Les  deux  hle^ure*.  au  reste. 


LA  REINE  MARGOT. 


07 


mw 


Un  ^raiid  gculiiii  .'Uiiue  j  |>ail  roux  eijiniliisU  dcva^il  une  ghtce.  —  V>  1. 1*8 


-jtaieiil  rcft'rnict's.  celle  de  la  fjoitrinc  cciinnie  telle 
de  l'épiule.  et  celle  île  l'cpaule  seule  le  faisailsouf- 
frir.  Toutes  doux  clnient  vermeilles,  coiiime  il  con- 
vient à  des  liuiirsen  voie  de  giKTisnn.  Maître  Ain- 
broise  Paré  les  recouvrit  d'un  taffetas  gommé,  fort 
en  vogue  à  cette  époque  pour  ces  sortes  de  cas.  et 
promit  à  la  .Mole  que,  pourvu  qu'il  ne  se  donnât 
point  trop  de  mouvement  dans  l'excursinn  qu'il  al- 
lait faire,  les  choses  iraient  convenablement. 

La  Mole  était  au  comble  de  la  joie;  à  part  une 
certaine  faiblesse  causée  par  la  perte  de  sang  et  un 
léger  étuurdisîoment  qui  se  rattachait  à  cette  cause, 


il  se  sciiiait  aussi  bien  qu'il  puuvait  être.  D'ailleurs, 
Marguerite  serait  sans  doute  do  cette  cavalcade;  il 
reverrait  .Marguerite;  et,  lorsqu'il  songeait  au  bien 
que  lui  avait  fait  la  vue  de  Gillonne,  il  ne  mettait 
point  en  doute  l'efficacité  iiien  plus  grande  de  celle 
de  sa  maîtresse. 

La  Mole  employa  donc  une  partie  de  l'argent  qu'il 
avait  reçu  en  partant  de  sa  famille  à  acheter  le  plus 
beau  justaucorp!,  de  satin  blanc  et  la  plus  riche  bro- 
derie de  manteau  que  lui  pût  procurer  le  tailleur 
à  la  mode.  Le  môme  lui  fournit  encore  des  bottes 
de  cuir  parfumé  qu'on  portail  à  cette  époque;  le 


Par  ft    —    IiLi['    4r  Bitl   t'Ot 


m 


LA  REITΠ BIATIGOT. 


tout  lui  fut  apporte  le  mnlin,  une  dcmi-licurc  seu- 
lement après  l'Iieure  pour  lariucllc  la  Mole  Tavait 
demandé,  ce  qui  fait  qu'il  n'eut  trop  rien  à  dire.  Il 
s'habilla  rapidement,  se  regarda  dans  son  miroir, 
se  trouva  assez  convenaMemcnt  vrtu,  coilfé,  par- 
fume, |iour  être  satisfait  de  lui-même;  enfin,  il 
s'assura  par  plusieurs  tours  faits  rapidement  dans 
sa  cliamlire  que,  à  part  plusieurs  douleurs  assez  vi- 
ves, le  bonheur  moral  ferait  laire  les  incommodités 
physiques.        ' 

Un  manteau  cerise  de  son  invention,  et  taillé  un 
peu  plus  long  qu'on  ne  les  portail  alors,  lui  allait 
parliculièremenl  bien. 

Tandis  que  celle  scène  se  passait  au  Louvre,  une 
autre  du  même  genre  avait  lieu  à  rhôlel  de  Guise. 
Un  grand  genlilliomme  à  poil  roux  examinait  de- 
vant une  glace  une  raie  rougcàtre  qui  lui  traver- 
sait désagréablement  le  visage  ;  il  peignait  cl  par- 
fumait sa  mouslaclie,  et,'  tout  en  la  parfumant,  il 
étendait  sur  celte  malheureuse  raie,  qui,  malgré 
tous  les  cosmétiques  en  usage  à  celte  époque,  s'obs- 
tinail  à  reparaître,  il  étendait,  dis-je,  une  triple  cou- 
che de  blanc  et  de  rouge;  mais,  comme  l'applica- 
tion était  insuflisante,  une  idée  lui  vint  :  un  ardent 
soleil,  un  soleil  d'août,  dardait  ses  raj'ons  dans  la 
cour;  il  descendit  dans  celle  cour,  mil  son  clia[ieau 
à  la  main,  cl,  le  nez  en  l'air  et  les  yeux  fermés,  il 
se  promena  pendant  dix  minutes,  sexposant  volon- 
tairement à  cette  flamme  dévorante  qui  tombait  par 
torrents  du  ciel. 

Au  bjul  de  dix  minutes,  grâce  à  un  coup  de  so- 
leil de  premier  ordre,  le  gentilhomme  éiail  arrivé 
à  avoir  un  visage  si  cclalanl,  que  c'était  la  raie 
rouge  qui  maintenant  n'était  plus  en  harmonie  avec 
le  reste,  el  qui,  par  comparaison,  para'^sail  jaune. 
Noire  gentilhomme  ne  (larni  pas  moins  fort  satisfait 
de  celarc-en-cicl,  qu'il  rassortit  de  son  mieux  avec 
le  reste  du  visage,  grâce  à  une  couche  de  vermillon 
qu'il  étendit  dessus;  après  quoi  il  endossa  un  ma- 
gnifique habit  qu'un  tailleur  avait  mis  dans  sa 
chambre  avant  qu'il  n'eût  demandé  le  tailleur. 

Ainsi  paré,  musqué,  armé  de  pied  en  cap,  il  des- 
cendit une  seconde  fuis  dans  la  cour,  el  se  mil  à  ca- 


resser un  grand  cheval  noir  dont  la  beauté  eût  été 
sans  égale,  sans  une  petite coupureque,  à  l'instarde 
celle  de  son  mailre.  lui  avait  faite,  dans  une  des 
dernières  balailles  civiles,  un  sabre  de  relire. 

Néanmoins,  enchanté  de  son  cheval  comme  il  l'é- 
tail  de  lui-même,  ce  gentilhomme,  que  nos  lecteurs 
ont  sans  doute  reconnu  sans  peine,  fut  en  selle  un 
quart  d'heure  avant  tout  le  monde,  el  Ht  retentir  la 
cour  de  riiôtcl  de  Guise  des  hennissements  de  son 
coursier,  auxquels  répondaient,  à  mesure  qu'il  s'en 
rendait  mailre,  des  mordi  prononcés  sur  tous  les 
tons.  Au  bout  d'un  instant,  le  cheval,  complètement 
dompté,  reconnaissait,  par  sa  souplesse  el  son  obéis- 
sance, la  légitime  domination  de  son  cavalier;  mais 
la  victoire  n'avait  pas  été  remportée  sans  bruit,  et 
ce  bruit  (c'était  peut-être  là-dessus  que  comptait 
notre  gentilhomme),  cl  ce  bruit  avait  attiré  aux  vi- 
tres une  dame  que  notre  dompteur  de  chevaux  sa- 
lua profondi'ment,  et  qui  lui  sourit  de  la  façon  la 
plus  agréable. 

Cinq  minutes  après,  madame  de  Nevers  faisait 
appeler  son  intendant. 

—  Monsieur,  demandal-elle,  a-t-on  fait  conve- 
nablcmonl  déjeuner  M.  le  comte  Annibal  de  Coco- 
nas? 

—  Oui,  madame,  répondit  rmtcndanl  ;  il  a  miîme 
ce  matin  mangé  de  meilleur  appétit  encore  que 
d'habitude. 

—  Bien,  monsieur,  dit  la  duchesse. 

Puis,  se  retournant  vers  son  premier  gentil- 
homme : 

—  Monsieur  d'Arguzon,  dit  elle,  parlons  pour  le 
Louvre,  et  tenez  l'œil,  je  v(uis  prie,  sur  M.  le  comte 
Annibal  de  Coconas.  car  il  est  blessé,  et,  par  consé- 
quent, encore  faible,  et  je  ne  voudrais  pas.  pour 
tout  au  monde,  qu'il  lui  arrivât  malheur.  Cela  fe- 
rait rire  les  huguenots,  qui  lui  gardeui  rancune 
depuis  celle  bienheureuse  soirée  de  la  .^aiut-Bar- 
lliélomy. 

Va  madame  do  Nevers,  montant  à  cheval  à  son 
tour,  partit  toute  rayonnante  pour  le  Louvre,  où 
était  le  reudez-vous  général. 


LA  lŒlAE  51AHG0T. 


99 


XVI 


LE  CORI'S  LUN  EN.SElll  MOriT  SK.NT  TOUJOCRS  EO.N. 


'  I  était  deux  lieiircs  tic  l'a- 
,  rés-niidi  lorsrju'unc  (ile 
ii;cavalicisrcluisantsd"or, 
du  joyaux  eld'lialiilssplon- 
didc's,  apparut  dans  la  rue 
,Saint-llenis,  débouclianl  à 
"angle  du  cimetière  des 
innocents,  et  se  déroulant 
au  soleil  pntre  les  deux  rangées  de  maisons  som- 
bres comme  un  immense  reptile  aux  clialoyanls  an- 
neaux. 

Nulle  troupe,  si  riclie  qu  elle  soit,  ne  peut  don- 
ner une  idde  de  ce  spectacle.  Les  habits  soyeux,  ri- 
ches et  éclatants,  légués  comme  une  mode  splen- 
dide  par  François  1"  à  ses  successeurs,  ne  s'étaient 
pas  transformés  encore  dans  ces  vêtements  étriqués 
et  sombres  qui  furent  de  mise  sous  Henri  lil;  de 
sorte  que  le  costume  de  Cliarles  l.\,  moins  riche, 
mais  peut-être  plus  élégant  que  ceux  des  époques 
précédentes,  ëclaiail  dans  toute  sa  parfaite  harmo- 
nie. De  nos  jours,  il  n'y  a  plus  de  point  de  compa- 
raison possible  avec  un  semblable  cort('ge  ,  car  nous 
en  sommes  réduits,  pour  nos  magnificences  de  pa- 
rade, à  la  symétrie  et  à  luniforme. 

Pages,  ccuyers,  gentilshommes  de  bas  étage, 
cliiens  et  chevaux  marciiant  sur  les  lianes  et  on  ar- 
riére, faisaient  du  cortège  royal  une  véritable  ar- 
mée.. Derrière  cettç  armée  venait  le  peuple,  ou, 
pour  mieux  dire,  le  peuple  était  partout. 

Le  peuple  suivait,  escortait  et  précédait;  il  criail 
à  la  fois  iNoël  et  Haro  !  car  dans  le  cortège  on  dis- 
tinguait plusieurs  calvinistes  ralliés,  et  le  peuple  a 
de  la  rancune. 

C'était  le  matin,  en  face  de  Catherine  et  du  duc 
de  Cuise,  que  Charles  IX  avait,  comme  d'une  chose 
toute  naturelle,  parlé  devant  Henri  de  i\a\arre  d'al- 
ler visiter  le  gibet  de  Montfaucon,  ou  plulùt  le  corps 
mutilé  de  l'amiral,  qui  était  pendu.  Le  premier 
mouvement  de  Henri  avait  été  de  se  dispenser  de 
prendre  part  à  cette  visite.  C'était  là  où  l'attendait 
Catherine.  Aux  premiers  mots  qu'il  dit  exprimant 
sa  répugnance,  elle  échangea  un  coup  d'œil  et  un 
sourire  avec  le  duc  de  Guise.  Henri  surprit  l'un  et 
l'autre,  les  comprit,  puis,  se  reprenant  tout  à  coup  : 

—  Mais,  au  fait,  dit-il,  pourouoi  n"irais-je  pas? 


Je  suis  catholique  et  je  me  dois  à  ma  nouvelle  reli- 
gion. 

Puis,  s'adrcssaiit  à  Charles  IX  : 

—  Que  Votre  Majesté  compte  sur  moi,  lui  dit-il, 
je  serai  toujours  heureux  de  l'accompagner  partout 
où  elle  ira. 

Et  il  jeta  autour  de  lui  un  coup  d'œil  rapide 
pour  compter  les  sourcils  qui  se  fronçaient. 

Aussi,  celui  de  tout  le  cortège  que  l'on  regardait 
avec  le  plus  de  curiosité  peut-être,  était  ce  fils  sans 
mère,  ce  roi  sans  royaume,  ce  huguenot  fait  catho- 
lique. Sa  figure  longue  et  caractérisée,  sa  tournure 
un  peu  vulgaire,  sa  familiarité  avec  ses  inférieurs, 
familiarité  qu'il  portail  à  un  degré  presijue  incon- 
venant pour  un  roi,  familiarité  qui  tenait  aux  ha- 
bitudes montagnardes  de  sa  jeunesse  et  qu'il  con- 
serva jusqu'à  sa  mort,  le  signalaientauxspectateurs, 
dont  quebiues-uns  lui  criaient  ; 

—  A  la  messe,  llenriol,  à  la  messe  ! 
Ce  à  quoi  Henri  fépondail  . 

• —  J'y  ai  été  hier,  j'en  viens  aujourd'hui,  et  j'y 
retournerai  demain.  Venire-saint-gris!  il  me  sem- 
ble cependant  que  c'est  assez  comme  cela. 

Quant  à  Marguerite,  elle  était  à  cheval,  si  belle, 
SI  fraîche,  si  élégante,  que  l'admiration  faisait  au- 
tour d'elle  un  concert  dont  quelques  notes,  il  faut 
l'avouer,  s'adressaient  à  sa  compagne,  madame  la 
duchesse  de  iNevers,  qu'elle  venait  de  rejoindre,  et 
dont  le  cheval  blanc,  comme  s'il  était  fier  du  poids 
qu'il  portait,  secouait  furieusement  la  tête. 

—  lih  bien',  duciicsse,  dit  la  reine  de  Navarre, 
quoi  de  nouveau? 

—  Mais,  madame,  répondit  tout  haut  Henriette, 
rien  que  je  sache. 

Puis  tout  bas  : 

—  Et  le  huguenot,  domanda-t-elle,  qu'cst-il  de- 
venu? 

—  Je  lui  ai  trouvé  une  retraite  à  peu  près  sûre, 
répondit  Marguerite.  Et  le  grand  massacreur  de 
gens,  qu'en  as-tu  fait? 

—  Ha  voulu  être  de  la  fête;  il  monte  le  cheval 
de  bataille  de  M.  de  Nevers,  un  cheval  grand  comme 
un  éh'phant.  C'est  un  cavalier  effrayant.  Je  lui  ai 
permis  d'assister  à  la  cérémonie,  parce  que  j'ai 
censé  que  prudemment  ton  huguenot  garderait  la 


100 


LA  REINE  MARGOT. 


chambre,  et  que  de  cette  façnn  il  n'y  aurait  pas  de 
rencontre  à  craindre. 

—  Oh  !  ma  foi,  répondit  Marguerite  en  souriant, 
fiit-il  ici,  et  il  n'y  est  pas,  je  crois  qu'il  n'y  aurait 
pas  de  rencontre  pour  cela.  C'est  un  beau  garçon 
que  mon  huguenot,  mais  pas  autre  chose  :  une  co- 
lombe et  non  un  milan;  il  roucoule,  mais  ne  mord 
pas.  Après  tout,  fit  elle  avec  un  accent  intraduisible 
et  en  haussant  légèrement  les  épaules;  après  tout, 
peut-être  l'avons-nous  cru  huguenot,  tandis  qu'il 
était  brahme,  et  sa  religion  lui  défend-elle  de  n''- 
pandre  le  sang. 

—  Mais  où  est  donc  le  duc  d'Alençon?  demanda 
Henriette,  je  ne  l'aperçois  point. 

—  11  doit  rejoindre,  il  avait  mal  aux  yeux  ce  ma- 
tin et  désirait  ne  pas  venir;  mais,  comme  on  sait 
que,  pour  ne  pas  être  du  même  avis  que  son  frère 
Charles  et  son  frère  Henri,  il  penche  pour  les  hu- 
guenots, on  lui  a  fait  observer  que  le  roi  pourrait 
interpréter  à  mal  son  absence,  et  il  s'est  décidé. 
Mais,  justement,  tiens,  on  regarde,  on  crie  là-bas, 
c'est  lui  qui  sera  venu  par  la  Porie-Montmarire. 

—  En  effet,  c'est  lui-même,  je  le  reconnais,  dit 
Henriette.  En  vérité,  mais  il  a  bon  air  aujour- 
d'hui. Depuis  quoique  temps,  il  se  soigne  particu- 
lièrement :  il  faulqu'il  scit  amoureux.  Voyez  donc, 
comme  c'est  bon  d'être  prince  du  sang  :  il  galope 
sur  tout  le   monde,   et  tout  le  monde  se  range. 

—  En  effet,  dit  en  riant  Marguerite,  il  va  nous 
écraser,  Dieu  me  pardonne  !  Mais  faites  donc  ranger 
vos  gentilshommes,  duchesse!  car  en  voici  un  qui, 
h'il  ne  se  range  pas,  va  se  faire  tuer. 

—  Eh  I  c'est  mon  intrépide!  s'écria  la  dnrliessc, 
regarde  donc,  regarde! 

Coconas  avait  en  effet  quitté  son  rang  pour  se 
rapprocher  de  madame  de  Nevers;  mais,  au  mo- 
ment mc"me  où  son  cheval  traversait  l'espèce  de  bou- 
levard extérieur  qui  séparait  la  rue  du  faubourg 
Saint-Denis,  un  cavalier  de  la  suite  du  duc  d'Alen- 
çon, essayant  en  vain  de  retenir  son  cheval  emporté, 
alla  en  plein  corp-^  heurter  Coconas.  Coconas.  ('hranh', 
vacilla  sur  sa  colossale  monture,  son  chapeau  faillit 
tomber,  il  le  retint  el  se  retourna  furieux. 

—  Dieu  !  dit  Marguerite  en  se  penchant  h  l'o- 
reille de  .son  amie,  M.  do  la  Mole! 

—  Ce  beau  jeune  homme  pâle!  s'écria  la  du- 
chesse incapable  de  moitriser  sa  première  impres- 
.sion. 

—  Oui,  OUI  !  celui-là  miîmo  qui  a  failli  rein  i>rser 
ton  Piémonlais. 

—  Oh!  mais,  dit  la  duclicssi',  il  va  se  pas.scr  des 
choses  affreuses!  ils  se  regardi'Ul  ils  se  rnconnais- 
scnt! 

En  effet,  Coconas,  en  se  retournant,  avait  rc- 
roniiu  la  figure  de  la  Mole;  et,  de  surfirisc,  il  avait 
laissé  écliapptT  In  bride  do  son  cheval,  car  il  croyait 
bien  avoir  liii'>  son  ancien  compagnon,  ou  du  moins 
l'avoir  mis  pour  un  certiiin  li'm|is  juirs  de  t.'oiobat. 


De  son  côté,  la  Mole  reconnut  Coconas  et  sentit  un 
feu  qui  lui  montait  au  visage.  Pendant  quelques  se- 
condes qui  suffisaient  à  l'expression  de  tous  les  sen- 
timents que  couvaient  ces  deux  hommes,  ils  s'é- 
treignirent  d'un  regard  qui  fit  frissonner  les  deux 
femmes.  Après  quoi  la  Mole,  ayant  regardé  tout  au- 
tour de  lui,  et  ayant  compris  sans  doute  que  le  lieu 
était  mal  choisi  pour  une  explication,  piqua  son 
cheval  et  rejoignit  le  duc  d'Alençon.  Coconas  resta 
un  moment  ferme  à  la  même  place,  tordant  sa  mous- 
taciie  et  en  faisant  remonter  la  pointe  jusqu'à  se 
crever  l'œil  ;  après  quoi,  voyant  que  la  Mole  s'éloi- 
gnait sans  lui  rien  dire  de  plus,  il  se  remit  lui- 
même  en  route. 

—  Ah!  ah!  dit  avec  une  dédaigneuse  douleur 
Marguerite,  je  ne  m'étais  donc  pas  trompée...  Ohl 
pour  cette  fois,  c'est  trop  fort. 

Et  elle  se  mordit  les  lèvres  jusqu'au  sang. 

—  Il  est  bien  joli,  répondit  la  duchesse  avec  com- 
misération. 

Juste  en#ce  moment  le  duc  d'Alençon  venait  de 
reprendre  sa  place  derrière  le  roi  et  la  reine  mère, 
de  sorte  que  ses  gentilshommes,  en  le  rejoignant, 
étaient  forcés  de  passer  devant  Marguerite  et  la  du- 
chesse de  Nevers.  La  Mole,  en  passant  à  son  tour  de- 
vant les  deux  princesses,  leva  son  chapeau,  salua  la 
reine  en  s'inclinanl  jusque  sur  le  cou  de  son  che- 
val, el  demeura  tête  nue  en  attendant  qui'  Sa  Ma- 
jesté l'honorât  d'un  n'gard. 

Mais  Marguerite  détourna  fièrement  la  tête. 

I.a  Mole  lut  sans  doute  l'expression  de  d('dain 
enqireinte  sur  le  visage  de  la  reine,  et.  de  pMe  qu'il 
(■'tait,  devint  livide.  De  plus,  pour  ne  pas  choir  de 
son  cheval,  il  fut  forcé  de  se  retenir  à  la  crinière. 

—  Oh  !  oh  !  dit  Henriette  à  la  reine,  regarde  donc, 
«ruelle  que  tu  es!  Mais  il  va  se  trouver  mal... 

—  Pion!  dit  la  reine  avec  un  sourire  écrasant,  il 
ne  noiK  nian(|uerait  pins  que  cela. — As-tu  des 
sels?... 

Madame  de  Nevers  se  trompait.  La  Mole,  chanc- 
lant,  retrouva  des  forces,  el,  se  raffermissant  sur  son 
cheval,  alla  reprendre  son  rang  à  la  suite  de  M.  le 
duc  d'Alençon. 

Cependant  on  continuait  d'avancer,  un  voyait  se 
dessiner  la  silhouette  lugubre  du  gibet  dressé  et 
étrenné  par  Engiierrand  de  Marigny.  .Iamai<  il  n'a- 
vait été  si  bien  garni  qu'à  celte  heure. 

Les  huissiers  cl  les  gardes  marchèrent  imi  a\ant  et 
formèrent  un  large  cercle  nutour  de  l'enceinte.  A 
leur  a|iprochc,  les  corbeaux  perchés  sur  le  gibet 
s'envolèrent  avec  des  croassements  de  désespoir. 

le  gibet  qui  s'élevait  à  Montfaiicon  offrait  d'or- 
dinaire, ilerrière  !;es  celonnes,  un  abri  aux  chiens 
altiri's  par  une  proie  fii'(|nenle  et  aux  bandiLs  phi- 
losophes qui  venaient  mcditiT  sur  le>.  triste-  vieissi- 
liides  de  la  fortune. 

Ce  jour-là,  il  n'y  av.iit.  on  .ipparenre  du  moins, 
à  Moiilfaiieon.  ni  chiens,  ni  bandits.  I  e«  liuisuiers  el 


LA  REINE  MARGOT. 


101 


C't'lail  un  sporMcle  h  U  lois  lti;iilirp  et  hiznrre. 


les  gardes  avaient  chassé  les  premiers  en  même 
temps  que  les  corbeaux,  et  les  autres  sVtaicnt  con- 
fondus dans  la  foule  pour  y  opérer  quelques-uns  de 
ces  bons  coups  qui  sont  les  riantes  vicissitudes  du 
métier. 

Le  cortège  s'avançait;  le  roi  et  Catbenne  arri- 
vaient les  premiers,  puis  venaient  le  duc  d'.Anjou, 
le  duc  d'Alençon,  le  roi  de  Nav;irre.  M.  de  Guise  et 
leurs  gentilshommes;  puis  madame  Marguerite,  la 
duchesse  de  Nevers  et  toutes  les  femmes  composant 
ce  qu'on  appelait  l'escadron  volant  de  la  reine  ;  puis 
les  pages,  les  écuyers,  les  valets  et  le  peuple,  en 
tout  dix  mille  personnes. 


Au  gibet  principal  pendait  une  masse  informe,  un 
cadavre  noir,  souillé  de  sang  coagulé  et  de  boue 
biancliio  par  de  nouvelles  couches  de  poussière.  Au 
caiiavre,  il  manquait  une  tète.  Aussi  l'avaitiin 
pendu  par  les  pieds.  Au  reste,  la  populace,  ingé- 
nieuse comme  elle  l'est  toujours,  avait  remplacé  la 
tète  par  un  houclion  de  paille  sur  lequel  elle  avait 
mis  un  masque,  et  dans  la  houclie  de  ce  masque, 
quelque  railleur,  qui  connaissait  les  habitudes  de 
M.  l'amiral,  avait  introduit  un  curs-iJent. 

C'était  un  spectacle  à  la  fois  lugubre  et  bizarre, 
que  tous  ces  élégants  seigneurs  et  toutes  ces  belles 
dames  défilant,  comme  une  procession  peinte  par 


102 


LA  REIKE  MARGOT. 


Goya,  au  milieu  de  ces  squelettes  noircis  et  de  ces 
gibets  aux  longs  bras  decliarnus.  Plus  la  joie  des  vi- 
siteurs ('tait  bruyante,  plus  elle  faisait  contraste 
avec  le  morne  silence  et  la  froide  insensibilité  de  ces 
cadavres,  objets  de  railleries  qui  faisaient  frissonner 
ceux-là  mêmes  qui  les  faisaient. 

Beaucoup  supportaient  à  grand'peine  cet  horri- 
ble spectacle;  et,  à  sa  pâleur,  on  pouvait  distinguer 
dans  le  groupe  des  huguenjts  ralliés  Henri,  qui, 
quelle  que  fût  sa  puissance  sur  lui  même  et  si  étendu 
que  fût  le  degré  de  dissimulation  dont  le  ciel  l'avait 
doté,  n'y  put  tenir.  11  prétexta  l'odeur  infecte  que 
répamlaicnl  tous  ces  débris  humains;  et,  s'appro- 
cliant  de  Charles  i.\,  qui,  côte  à  côte  avec  Cathe- 
rine, était  arrêté  devant  les  restes  dfi  l'amiral  : 

—  Sire,  dit-il.  Votre  Majesté  ne  trouve-t-elle  pas 
que,  pour  rester  plus  longtemps  ici,  ce  pauvre  ca- 
davre sent  bien  mauvais'.' 

—  Tu  trouves,  jlenriotl  dit  Charles  IX.  dont  les 
yeux  étincelaient  d'une  joie  féroce. 

—  Oui.  sire. 

—  Eh  bien  1  je  ne  suis  pas  de  ton  avis,  moi...  lo 
corps  d'un. ennemi  sent  toujours  bon. 

—  Ma  fui,  sirel  dit  Tavannes,  puisque  Votre  Ma- 
jesté savait  que  nous  devions  venir  faire  une  petite 
visite  à  M.  l'amiral,  elle  eût  dû  inviter  Pierre  llon- 
sard.  son  maître  en  poésie  :  il  eût  fait,  séance  te- 
nante, l'épitaphe  du  vieux  Gaspard. 

—  Il  n'y  a  pas  besoin  de  lui  pour  cela,  dit  Char- 
les IX,  et  nous  le  ferons  bien  n&us-raêmc...  Par 
exemple,  écoutez,  messieurs,  dit  Charles  l.\  après 
avoir  réiléchi  un  instant  : 

Ci-i;îl.  —  mais  c'est  mal  cnlondu,  — 
Tour  lui  le  njot  est  trop  lionnète, 
Ici  i'aniirjl  est  pendu 
Par  les  jileds,  à  (uulc  de  tète. 

—  Bravo!  bravo!  s'écrièrent  les  gcntilsiiommes 
callioliques  tout  d'une  voix,  tandis  que  les  hugue- 
nots ralliés  fronçaient  les  sourcils  en  gardant  le  si- 
lence. 

Quant  à  Henri,  comme  il  causait  avec  Marguerite 
et  madame  de  iXevers,  il  lit  semblant  de  n'avoir  pas 
entendu. 

—  Allons,  a'ions,  monsieur!  dit  Catherine,  (|uc, 
malgré  les  (larfiiiiis  dont  elle  était  couverte,  cette 
odeur  commençait  ù  indisposer;  allons,  il  n'y  a  si 
bonne  coiiiiiagnie  qii'cm  ne  quitte.  Disons  adieu  ù 
M.  l'amiral,  et  revi-iions  à  i'aris. 

Lllc'lilde  la  lêle  un  ge>le  irtuiique  comme  lors- 
que l'on  prend  congé  d'un  ami,  et,  reprenant  la  tête 
de  colonne,  elle  revint  (gagner  le  chemin,  tandis 
que  le  corié'go  d.lilait  devant  h;  cadavre  de  Coligiiy. 

Le  soleil  se  couchait  à  1  hori/oii. 

ba  foule  s'écoula  sur  les  pas  de  Leurs  Majestés 
pour  jouir  jusqu'au  bout  de..  iiKi,.;;ii licences  du  cor- 
tège et  des  détails  du  i.peelaclo  ;  les  voleurs  suivi- 


rent la  foule  ;  de  sorte  que  dix  minutes  après  le  dé- 
part du  roi  il  n'y  avait  plus  personne  autour  du 
cadavre  mutilé  de  l'amiral,  que  commençaient  à  «É- 
fleurer  les  premières  brises  du  soir. 

Quand  nous  disons  personne,  nous  nous  trom- 
pons. Du  gentilhomme  monté  sur  un  cheval  noir, 
et  qui  n'avait  pu  sans  doute,  au  moment  où  il  était 
honoré  de  la  présence  des  princes,  conteniDler  à  son 
aise  ce  tronc  informe  et  noirci,  était  demeuré  le 
dernier  et  s'amusait  à  examiner  dans  tous  leurs  dé- 
tails, chaînes,  crampons,  piliers  de  pierre,  le  gibet 
enfin,  qui  lui  paraissait  sans  doute,  à  lui  arrivé  de- 
puis quelques  jours  à  Paris  et  ignorant  des  perfec- 
tionnements qu'apporte  en  toute  chose  la  capitale, 
le  parangon  de  tout  ce  que  l'homme  peut  inventer 
de  plus  terriblement  laid. 

11  n'est  pas  besoin  de  dire  à  nos  lecteurs  que  cet 
homme  était  notre  ami  Coconas.  Un  œil  exercé  de 
femme  l'avait  en  vain  cherché  dans  la  cavalcade  et 
avait  sondé  les  rangs  sans  pouvoir  le  retrouver. 

M.  de  Coconas,  comme  nous  l'avons  dit,  était  donc 
en  extase  devant  l'œuvre  d'Enguerrand  de  Marigny. 

Hais  celte  femme  n'était  pas  seule  à  chercher 
M.  de  Coconas.  L'n  autre  gcniilhomme,  remarqua- 
ble par  son  pourpoint  de  satin  blanc  et  sa  galante 
plume,  après  avoir  regardé  en  avant  et  sur  les  cô- 
tés, s'avisa  de  regarder  en  arrière  et  vit  la  haute 
taille  de  Coconas  cl  la  gigantesque  silhouette  de  son 
cheval  se  profiler  en  vigueur  sur  le  ciel  rougi  des 
derniers  itillels  du  soleil  couchant. 

Alors  le  gentilhomme  au  pourpoint  de  satin  blanc 
quitta  le  chemin  suivi  par  l'ensemble  de  la  troupe, 
prit  un  petit  sentier,  et,  décrivant  une  courbe,  re- 
tourna vers  le  gibet. 

Presque  aussitôt  la  dame  que  nous  avons  recon- 
nue pour  la  duchesse  de  Ncvcrs,  comme  nous  avions 
reconnu  le  grand  gcniilhomme  au  cheval  noir  pour 
Coconas,  s'approcha  de  Marguerite  et  lui  dit  : 

—  Nous  nous  sommes  trompées  toutes  deux, 
Marguerite,  car  le  Pièmontais  est  demeuré  en  ar- 
rière cl  M.  de  la  Mole  l'a  suivi. 

—  Mordi  !  reprit  Marguerite  en  riant,  il  va  donc 
se  passer  qiieh|ue  chose.  Ma  foi,  j'avoue  «lue  je  ne 
serais  jias  fâchée  d'avoir  à  revenir  sur  son  compte. 

Marguerite  alors  se  retourna  et  vit  s'exi-cuter  cf- 
fjctivemenlde  la  part  de  la  Mole  la  manœuvre  que 
nous  avons  dite. 

Ce  fut  alors  au  tour  des  deux  princesses  à  quitter 
la  file  ;  l'occasion  ("lait  des  plus  favorables;  on  loiir- 
iiail  devant  lin  sentier  borde  de  larges  haies  qui  re- 
montait, et  en  remouiant  passait  à  trente  pas  du  gi- 
liel.  Madame  do  Nevers  dit  uu  mol  à  l'oreille  de  son 
capitaine,  Marguerite  lit  un  signe  ù  Gilionne,  cl  les 
i|uatie  personnes  s'en  allèrent  par  ce  chemin  de 
traverse  s'embusquer  derrière  le  bui.'^son  lo  plus 
proche  du  lieu  ui'i  allait  se  passer  la  scène  dont  ils 
p.irais.<aienl  désirer  être  spectateurs.  Il  y  svnil 
treille  pa>  environ,  comme  nous  l'uvon.<i  dit.  de  cwt 


LA  RED'E  MARGOT. 


103 


endroit  à  celui  où  Coconas,  ravi  en  extase,  gesticu- 
lait devant  M.  l'amiral. 

Marguerite  mit  [lied  à  terre,  madame  de  Nevers 
et  Ciilonne  en  firent  autant;  le  capitaine  descendit 
à  son  tour,  et  réunit  dans  ses  mains  les  brides  des 
quatre  elievaux.  Un  gazon  frais  et  touffu  offrait  aux 
trois  femmes  un  sii'ge,  comme  en  demandent  sou- 
vent inutilement  les  princesses. 

Une  éclaircie  leur  permettait  de  ne  pas  perdre  le 
moindre  détail. 

La  Mole  avait  décrit  son  cercle.  Il  vint  au  passe 
placer  derrière  Coconas,  et,  allongeant  la  main,  il 
lui  frappa  sur  l'épaule. 

Le  Piémontais  se  retourna. 

—  Olil  dit-il,  ce  n'était  donc  pas  un  rêve!  et 
vous  vivez  encore  ! 

—  Oui,  monsieur,  répondit  la  Mole,  oui,  je  vis 
encore.  Ce  n'est  pas  voire  faute,  mais  enfin  je  vis. 

—  Mordi  I  je  vous  reconnais  bien,  reprit  Coconas, 
malgré  votre  mine  pâle.  Vous  étiez  plus  rouge  que 
cela  la  dernière  fois  que  nous  nous  sommes  vus. 

—  Et  moi,  dit  la  Mole,  je  vous  reconnais  aussi 
malgré  cette  ligne  jaune  qui  vous  coupe  le  visage; 
vous  étiez  plus  prile  que  ça  lorsque  je  vous  la  lis. 

Coconas  se  mordit  les  lèvres;  mais,  décidé,  à  ce 
qu'il  paraît,  à  continuer  la  conversation  sur  le  ton 
de  l'ironie,  il  continua  : 

—  C'est  curieux,  n'est-ce  pas,  monsieur  de  la 
Mole,  surtout  pour  un  huguenot,  de  pouvoir  regar- 
der M.  l'amiral  pendu  à  ce  crocliel  de  fer;  et  dire 
cependant  qu'il  y  a  des  gens  assez  exagérés  pour 
nous  accuser  d'avoir  tué  jusqu'aux  hugucnolins  à  la 
mamelle! 

—  Comte,  dit  la  Mole  en  s'inclinant,  je  ne  suis 
plus  huguenot,  j'ai  le  bonheur  d'être  catholique. 

—  Bah  !  s'écria  Coconas  en  éclatant  de  rire,  vous 
êtes  converti,  monsieur!  oh  !  que  c'est  adroiti 

—  Monsieur,  continua  la  Mole  avec  le  même  sé- 
rieux et  la  même  politesse,  j'avais  fait  vœu  de  me 
convertir  si  j'échappais  au  massacre. 

—  Comte,  reprit  le  Piémontais,  c'est  un  vœu 
très-prudent,  et  je  vous  en  félicite;  n'en  auriez-vous 
point  fait  d'autre  encore  .' 

—  Oui,  bien,  monsieur,  j'en  ai  fait  un  second, 
répondit  la  Mole  en  caressant  sa  monture  avec  une 
tranquillité  parfaite. 

—  Lequel .'  demanda  Coconas. 

—  Celui  de  vous  accrocher  là-haut,  voyez-vous! 
à  ce  petit  clou  qui  semble  vous  attendre  au-dessous 
de  M.  deColigny. 

—  Comment,  dit  Coconas.  comme  je  suis  là,  tout 
grouillant? 

—  Non,  monsieur,  après  vous  avoir  passé  mon 
épée  au  travers  du  corps. 

Coconas  devint  pourpre,  ses  yeux  verts  lancèrent 
des  flammes. 

—  Voyez-vous,  dit-il  en  goguenardant,  à  ce 
clou  ! 


—  Oui,  reprit  la  Mole,  à  ce  clou... 

—  Vous  n'êtes  pas  assez  grand  pour  cela,  mon 
petit  monsieur!  ilil  Coconas. 

—  Alors  je  monterai  sur  votre  cheval,  mon  grand 
tueur  de  gens!  répondit  la  Mole.  Ah  !  vous  croyez, 
mon  cher  monsieur  Annibal  de  Coconas,  qu'on 
peut  impunément  assassiner  les  gens  sous  le  lovai 
et  honorable  prétexte  qu'on  est  cent  contre  un; 
nenni  !  Un  jour  vient  où  l'homme  retrouve,  son 
homme,  et  je  crois  que  ce  jour  est  venu  aujourd'hui. 
J'aurais  bien  envie  île  casser  votre  vilaine  tête  d'un 
coup  de  pistolet;  mais,  bah!  j'ajusterais  mal,  car 
j'ai  la  main  encore  tremblante  des  blessures  que 
vous  m'avez  faites  en  traître. 

—  Ma  vilaine  tête!  hurla  Coconas  en  sautant  de 
son  cheval.  A  terre!  sus!  sus!  monsieur  le  comte, 
dégainons. 

ht  il  mit  l'épée  à  la  main. 

—  Je  crois  que  ion  huguenot  a  dit  vilaine  tête, 
murmura  la  duchesse  de  Nevers  à  l'oreille  de  Mar- 
guerite; est-ce  que  tu  le  trouves  laid  ? 

—  Il  est  charmant!  dit  en  riant  Marguerite,  et  je 
suis  forcée  de  dire  que  la  fureur  rend  AI.  de  la  Mole 
injuste;  mais,  chut!  regardons. 

En  effet,  la  Mule  était  descendu  de  son  cheval 
avec  autant  de  mesure  que  Coconas  avait  mis,  lui, 
de  rapidité';  il  avait  détache  son  manteau  cerise, 
l'avait  posé  à  terre,  avait  lire  son  cpéc,  et  était 
tombé  en  garde. 

—  Aïel  fit-il  en  allongeant  le  bras. 

—  Ouf!  murmura  Coconas  en  ib'ployant  le  sien; 
— car  tous  deux,  on  se  le  rappelle,  étaient  blessés  à 
l'épaule  et  soiiffraient  d'un  niouvemenl  trop  vif. 

Un  éclat  de  rire,  mal  retenu,  sortit  du  buisson. 
Les  princesses  n'avaient  pu  se  contraindre  tout  à  fait 
en  voyant  les  deux  champions  se  frotter  l'omoplate 
en  grimaçant.  Cet  éclat  de  rire  parvint  jusqu'aux 
deux  gentilshommes,  qui  ignoraient  qu'ils  eussent 
des  témoins,  et  qui,  en  se  retournant,  reconnurent 
leurs  dames. 

La  Mole  se  remit  en  garde,  ferme  comme  un  au- 
tomate, et  Coconas  engagea  le  fer  avec  un  viordi! 
des  plus  accentués. 

—  Ah  çà  !  mais  ils  y  vont  tout  de  bon  et  s'égorge- 
ront si  nous  n'y  mettons  bon  ordre.  Assez  de  plai- 
santeries. Holà!  messieurs!  holà!  cria  Margue- 
rite. 

—  Laisse!  laisse!  dit  Henriette,  qui,  ayant  vu  Co- 
conas à  l'œuvre,  es[iéraitau  fond  du  cœur  que  Co- 

I  conas  aurait  aussi   bon    marcbi'  de  la  Mole  qu'il 
avait  eu  des  deux  neveux  et  du  fils  de  Mercandon. 

j       • — Oh!   ils  sont  vraiment  très-beaux  ainsi,  dit 

1  Marguerite;  regarde,  on  dirait  qu'ils  soiifllent  du 

I  feu. 

En  effet,  le  combat,  commencé  par  des  railleries 
et  des  provocations,  était  devenu  silencieux  depub 
que  les  deux  champions  avaient  croisé  le  fer.  Tous 
deux  se  défiaient  de  leurs  forceps,  et  l'un  et  l'autre. 


uy, 


LA  UEl.NE  MARGOT. 


liiic  ttlaiidc  leur  iiunuetUiil  di:  m>  pas  perdre  lu  nioiiKlrr  il6l.iil.  — i:.PAot  10" 


il  chaque  iiiuUvoiiK'iil  Unp  vif,  litaiuiil  forces  do  rr- 
jiriinur  un  frissim  de  douleur  tirraclié  |i!ir  les  nn- 
cieniies  blessures.  Cepenihinl,  U-a  yeux  lixcs  cl  ar- 
dents, la  lioudie  eniroiivcrte.  les  dénis  serrées,  la 
Mole  avaiir.'iil  à  jK^its  |i,is  fermes  cl  sers  sur  son  ad- 
versaire, qui,  reronnnissanlen  lui  un  inailre  en  fail 
d"arines,  rouqiail  aussi  pas  à  pus,  mais  enlin  ront- 
p.iil.  Tous  diifx  ;irrivércnl  ainsi  jusqu'au  tiord  du 
U)»i'\  dc!  l'aulrc  cùlé  duquel  si;  Iroiiviiieiil  Icsspi'C- 
lalcurs.  Là,  eouinie  si  sa  reirailc  eùl  ilc  un  siuqdo 
calcul  (loiir  se  rapprocher  dosa  danio,  Coconnss'ar- 
réla.  cl,   >iir  un   dégageincnl  uu  p"U  largo  do  la 


Mtde,  fournil  avec  la   rapidii^i  de  IVclair  un  i-oup 
droit,  el  à   l'inslanl  nièuic  le  pourpoinl  dc  salin- 
Mane  dc  la  Moles'imhiha  d'une  tache  rouj^c  qui  alla 
s'élargissant. 

—  Courage!  cria  la  diiches.-e  de.  Nc\crs. 

—  Ali  !  pauvre  la  Mole!  lit  Marguerite  avec  un  ni 
de  douleur. 

La  Molu  entendit  ce  cri.  lança  à  la  ri  iiie  un  dr 
ces  rp;;ards  qui  peilrlivill  plii-^  iiliiriHidi-liienl  dans  le 
ro'ur  quo  la  pointe  d'une  l'pi  e.  et  sur  un  ceri  le 
irompcso  fcndilà  fond. 

r.clto  fois  les  deux  fcniiiies  jcteieni  deux  rn>  qoi 


LA  RELNE  MAllGOT. 


105 


;t^S^.f^^,<i 


La  pointe  de  la  rapière  de  la  Mole  a^ait  apparu  sanglaote  dernère  le  dos  de  Cocimai 


n'en  firent  qu'un.  La  pointe  de  la  rapière  de  la  Mole 
avait  apparu  sanglante  derrière  le  dos  de  Coconas. 

Cependant  ni  l'un  ni  l'autre  ne  tomba;  tous  deux 
restèrent  debout,  se  regardant  la  bouche  ouverte, 
sentant  chacun  de  son  côté  qu'au  moindre  mouve- 
ment qu'il  ferait  l'équilibre  allait  lui  manquer. 
Enfin,  le  Piémonlais,  plus  dangereusement  blessé 
que  son  adversaire,  et  sentant  que  ses  forces  allaient 
fuir  avec  son  sang,  se  laissa  tomber  sur  la  Mole,  l'é- 
treignant  d'un  bras,  tandis  que  de  l'autre  il  cher- 
chait à  dégaîuer  son  poignard.  De  son  coté,  la  Mole 
réunit  toutes  ses  forces,  leva  la  main  et  laissa  retom- 


ber le  pommeau  de  son  épée  au  milieu  du  front  de 
Coconas,  qui,  étourdi  du  coup,  tomba;  mais  en 
tombant,  il  entraîna  son  adversaire  dans  sa  chute, 
si  bien  que  tous  deux  roulèrent  dans  le  fossé. 

Aussitôt  Marguerite  et  la  duchesse  de  Nevers, 
voyant  que,  tout  mourants  qu'ils  étaient,  ils  cher- 
chaient encore  à  s'achever,  se  précipitèrent,  aidées 
du  capitaine  des  gardes.  Mais,  avant  quelles  ne  fus- 
sent arrivées  à  eux,  les  mains  se  détendirent,  les 
yeux  se  refermèrent,  et  chacun  des  combattants, 
laissant  échapper  le  fer  qu'il  tenait,  se  roidit  dans 
une  convulsion  suprême. 

14 


Farii.  —   ln;p.  Ce  BKY  aïoe,  boulevart  UuatpBrcafie,8|, 


m 


LA  REINE  aURGOT. 


Un  large  flot  de  sang  écumait  autour  d'eux. 

—  Oli  !  brave,  brave  la  Mole  !  s'écria  Marguerite, 
incapable  de  renfermer  plus  longtemps  en  elle  son 
admiration.  Ah!  pardon,  mille  fois  pardon  de  l'a- 
voir soupçonné! 

Et  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes. 

—  Ik'las!  liclas!  murmura  la  duchesse,  valeu- 
reux Annibal...  Dites,  dites,  madame,  avez-vous  ja- 
mais vu  deux  plus  intrépides  lions? 

El  elle  éclata  en  sanglots. 

—  Tudieu!  les  rudes  coups,  dit  le  capitaine  en 
cherchant  à  étancher  le  sang  qui  coulait  à  (lots... 
Delà  !  vous  qui  venez,  venez  plus  vite. 

En  effet,  un  homme,  assis  sur  le  devant  d'une  es- 
pèce de  tombereau  peint  en  rouge,  apparaissait  dans 
la  brume  du  soir,  chantant  celle  vieille  chanson  que 
lui  avait  sans  doute  rappelée  le  miracle  du  cime- 
tière des  Innocents  : 


Del  aubc.'pin  llcurissant; 

Verdissant, 
Le  Ion;  de  ce  beau  rivage, 
Tu  es  »ôlu  jusqu'au  bas, 

Des  longs  bras 
D'un  lambruscbc  sauvage. 

Le  chantre  rossignoict, 

IS'ouvcIct, 
Courtisant  sa  bien-aimée, 
Pour  tes  aitioui's  alléger, 

Vient  lot;cr 
Tous  Ici  ans  sous  ta  ram£«. 


Or,  vis,  gentil  aubespin. 

Vis  sans  fin  ; 
Vis,  sans  que  jamais  tonnerre, 
Ou  la  cognée,  ou  les  vents, 

Ou  le  temps, 
Te  puissent  ruer  par. . 


—  Jlolà  hé!  répéta  le  capitaine,  venez  donc  quand 
on  vous  appelle!  ne  voyez-vous  pas  que  ces  gentils- 
hommes ont  besoin  de  secours? 

L'homme  au  chariot,  dont  l'extérieur  repoussant 
et  le  visage  rude  formaient  un  contraste  étrange 
avec  la  douce  et  bucolique  chanson  que  nous  ve- 
nons de  citer,  arrêta  alors  son  cheval,  descenoit,  et 
se  baissant  sur  les  deux  corps  : 

—  Voilà  de  belles  plaies,  dit-il;  mais  j'en  fais  en- 
core de  metlleures. 

—  Qui  donc  êtes-vous?  demanda  Marguerite  res- 
sentant malgré  elle  une  certaine  terreur  qu'elle 
n'avait  pas  la  force  de  vaincre. 

—  Madame,  répondit  cet  homme  en  s'inclinant 
jusqu'à  terre,  je  suis  maître  Caboche,  bourreau  de 
la  prévôté  de  Paris,  et  je  venais  accrocher  a  ce  gibet 
des  compagnons  pour  M.  l'amiral. 

—  Eli  bien  !  moi,  je  suis  la  reine  de  Navarre,  ré- 
pondit Marguerite;  jetez  là  vos  cadavres,  étendez 
dans  votre  chariot  les  housses  de  nos  chevaux,  et 
ramenez  doucement  derrière  nous  ces  deux  gentils- 
hommes au  Louvre. 


LA  REINE  MARGOT. 


107 


XVII 


tE  CONFRÈRE  DE  MAITRE  AMCROISE  PARÉ. 


e  tombereau  dans  lequel  on 
avait  place  Coconas  et  la 
Mole  reprit  la  route  de  Pa- 
ris, suivant  dans  l'ombre 
le  groupe  qui  lui  servait 
de  guidé.  Il  s'arrêta  au 
Louvre;  le  conducteur  re- 
çut un  riche  salaire.  On  fit 
transporter  les  blessés  chez  .AI.  le  duc  d'Alençon,  et 
l'on  envoya  chercher  maître  Ambroise  Paré. 

Lorsqu'il  arriva,  ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  encore 
repris  connaissance. 

La  Mole  était  le  moins  maltraité  des  deux  :  le 
coup  d'épée  l'avait  frappé  au-dessous  de  l'aisselle 
droite,  mais  n'avait  offensé  aucun  organe  essentiel  ; 
quant  à  Coconas,  il  avait  le  poumon  traversé,  et  le 
souflle  qui  sortait  par  la  blessure  faisait  vaciller  la 
flamme  d'une  bougie. 

Maître  Ambroise  Paré  ne  répondait  pas  de  Coco- 
nas. 

Madame  de  Ncvers  e'tait  désespérée  ;  c'était  elle 
qui,  confiante  dans  la  force,  dans  l'adresse  et  le 
courage  du  Piémontais,  avait  empêché  Marguerite 
de  s'opposer  au  combat.  Elle  eût  bien  fait  porter 
Coconas  à  l'hôtel  de  Guise  pour  lui  renouveler  dans 
cette  seconde  occasion  les  soins  de  la  première;  mais 
d'un  moment  à  l'autre  son  mari  pouvait  arriver  de 
Rome,  et  trouver  étrange  l'installation  d'un  intrus 
dans  le  domicile  conjugal. 

Pour  cacher  la  cause  des  blessures,  Marguerite 
avait  fait  porter  les  deux,  jeunes  gens  chez  son  frère, 
où  l'un  d'eux,  d'ailleurs,  était  déjà  installé,  en  di- 
sant que  c'étaient  deiix  gentilshonimes  qui  s'étaient 
laissés  choir  de  cheval  pendant  la  promenade;  mais 
la  vérité  fut  divulguée  par  l'admiration  du  capi- 
taine témoin  du  combat,  et  l'on  sut  bientôt  à  la  cour 
que  deux  nouveaux  raffinés  venaient  de  naître  au 
grand  jour  de  la  renommée. 

Soignes  par  le  même  chirurgien  qui  partageait 
ses  soins  entre  eux,  les  deux  blessés  parcoururent 
les  différentes  phases  de  convalescence  qui  ressor- 
taient  du  plus  ou  du  moins  de  gravité  de  leurs  bles- 
sures. La  Mole,  le  moins  grièvement  atteint  des 
deux,  reprit  le  premier  connaissance.  Quant  à  Co- 
conas, une  fièvre  terrible  s'était  emparée  de  lui,  et 
son  retour  à  la  vie  fut  signalé  par  tous  les  signes 
du  plus  affreux  délire. 


Quoique  enfermé  dans  la  même  chambre  que  Co- 
conas, la  Mole,  en  reprenant  connaissance,  n'avait 
pas  vu  son  compagnon,  ou  n'avait,  par  aucun  si- 
gne, indiqué  qu'il  le  vît.  Coconas,  tout  au  con- 
traire, en  rouvrant  les  yeux,  les  fixa  sur  la  Mole, 
et  cela  avec  une  expression  qui  eût  pu  prouver  que 
le  sang  que  le  Piémontais  venait  de  perdre  n'avait 
en  rien  diminué  les  passions  de  ce  tempérament  de 
feu. 

Coconas  pensa  qu'il  rêvait,  et  que  dans  son  rêve 
il  retrouvait  l'ennemi  que  deux  fois  il  croyait  avoir 
tué;  seulement  le  rêve  se  prolongeait  outre  me- 
sure. Après  avoir  vu  la  Mole  couché  comme  lui, 
pansé  comme  lui  par  le  chirurgien,  il  vit  la  Mole 
se  soulever  sur  ce  lit,  où  lui-même  était  cloué  en- 
core par  la  fièvre,  la  faiblesse  et  la  douleur,  puis 
en  descendre,  puis  marcher  au  bras  du  chirur- 
gien, puis  marcher  avec  une  canne,  puis  enfin 
marcher  tout  seul.  Coconas,  toujours  en  délire, 
regardait  toutes  ces  différentes  périodes  de  la  con- 
valescence de  son  compagnon  d'un  regard  tantôt 
atone,  tantôt  furieux,  mais  toujours  menaçant. 

Tout  cela  offrait  5  l'esprit  brûlant  du  Piémontais 
un  mélange  effrayant  de  fantastique  et  de  réel.  Pour 
lui  la  Mole  était  mort,  bien  mort,  et  même  plutôt 
deux  fois  qu'une,  et  cependant  il  reconnaissait  l'om- 
bre de  ce  la  Mole  couchée  dans  un  lit  pareil  au  sien  ; 
puis  il  vit,  comme  nous  l'avons  dit,  l'ombre  se  le- 
ver, puis  l'ombre  marcher,  et,  chose  effrayante, 
marcher  vers  son  lit.  Celle  ombre,  que  Coconas  eût 
voulu  fuir,  fût-ce  au  fond  des  enfers,  vint  droit  à 
lui  et  s'arrêta  à  son  chevet,  debout  et  le  regardant; 
il  y  avait  même  dans  ses  traits  un  sentiment  de 
douceur  et  de  compassion  que  Coconas  prit  pour 
l'expression  d'une  dérision  infernale. 

Alors  s'alluma  dans  cet  esprit,  plus  malade  peut- 
être  que  le  corps,  une  aveugle  passion  de  vengeance. 
Coconas  n'eut  plus  qu'une  préoccupation,  celle  de 
se  procurer  une  arme  quelconque,  et,  avec  cette 
arme,  de  frapper  ce  corps  ou  celte  ombre  de  la  Mole 
qui  le  tourmentait  si  cruellement.  Ses  habits  avaient 
été  déposés  sur  une  chaise,  puis  emportés,  car,  tout 
souillés  de  sang  qu'ils  étaient,  on  avait  jugé  à  pro- 
pos de  les  éloigner  du  blessé,  mais  on  avait  laissé 
sur  la  même  chaise  son  poignard,  dont  on  ne  sup- 
posait pas  qu'avant  longtemps  il  eût  l'envie  de  se 
servir.  Coconas  vit  le  poignard  ;  pendant  trois  nuits^ 


<1 


108 


LA  HEINE  MARGOT. 


profitant  du  moment  où  ia  Mole  dormait,  il  essaya 
détendre  la  main  jusqu'à  lui  :  trois  fois  ia  force  lui 
manqua,  et  il  s'évanouit.  Enfin  la  quatrième  nuit, 
il  atteignit  l'arme,  la  saisit  du  bout  de  ses  doigts 
crispés,  et,  en  poussant  un  gémissement  arraché 
par  la  douleur,  il  ia  cacha  sous  son  oreiller. 

Le  lendemain,  il  vit  quelque  chose  d'inouï  jus- 
que-là :  l'ombre  de  la  Mole,  qui  semblait  chaque 
jour  reprendre  de  nouvelles  forces,  tandis  que  lui, 
sans  cesse  occupé  de  la  vision  terrible,  usait  les 
siennes  dans  rélernelle  trame  du  complot  qui  de- 
vait l'en  débarrasser;  l'ombre  de  la  Mole,  devenue 
de  plus  en  plus  alerte,  fit,  d'un  air  pensif,  deux  ou 
trois  tours  de  la  chambre;  puis  enfin,  après  avoir 
ajusté  son  manteau,  ceint  son  épèe,  coiffé  sa  tête 
d'un  large  feutre  à  larges  bords,  ouvrit  la  porte  et 
sortit. 

Coconas  respira  ;  il  se  crut  débarrassé  de  son  fan- 
tôme. Pendant  deux  ou  trois  heures,  son  sang  cir- 
cula dans  ses  veines  plus  calme  et  plus  rafraîchi 
qu'il  n'avait  jamais  encore  clé  depuis  le  moment  du 
duel;  un  jour  d'absence  eiit  rendu  la  connaissance 
à  Coconas,  huit  jours  l'eussent  guéri  peut-être;  mal- 
heureusement, la  Mole  rentra  au  bout  de  deux 
heures. 

Cette  rentrée  fut  pour  le  Piémontais  un  véritable 
coup  de  poignard,  et,  quoique  la  Mole  ne  rentrât 
point  seul,  Coconas  n'eut  pas  un  regard  pour  son 
compagnon. 

Son  compagnon  méritait  cependant  bien  qu'on  le 
regardât. 

C'était  un  homme  d'une  quarantaine  d'années, 
court,  trapu,  vigoureux,  avec  des  cheveux  noirs  qui 
descendaient  jusqu'aux  sourcils,  et  une  barbe  noire 
qui,  contre  la  mode  du  temps,  couvrait  tout  le  bas 
de  son  visage;  mais-  le  nouveau  venu  paraissait 
s'occuper  peu  de  mode.  Il  avait  une  espèce  de  jus- 
taucorps de  cuir  tout  maculé  de  taches  brunes.  Des 
chausses  sang-de-bœuf,  un  maillot  rouge,  de  gros 
souliers  de  cuir  montant  au-dessus  de  la  cheville, 
un  bonnet  de  la  même  couleur  que  ses  chausses,  et 
la  taille  serrée  par  une  large  ceinture  à  laquelle 
pendait  un  couteau  caché  dans  sa  gaine. 

Cet  étrange  personnage,  dont  la  présence  sem- 
blait une  anomalie  dans  le  Louvre,  jeta  sur  une 
«haise  le  manteau  brun  qui  l'enveloppait,  et  s'ap- 
procha brutalement  du  lit  de  Coconas,  dont  les 
yeux,  comme  par  une  fascination  singulière,  de- 
meuraient constamment  fixés  sur  la  Mole,  qui  se  te- 
nait à  distance.  Il  regarda  le  malade,  et  secouant  la 
tôle  : 

—  Vous  avez  attendu  bien  tard,  mon  gentil- 
homme 1  dil-il. 

—  .le  ne  pouvais  pas  sortir  plus  tôt,  dit  la  Mole. 
Kh!  par  Dieu  1  il  fallait  m'envoycr  chercher. 

—  Par  qui? 

—  Ali',  c'est  vrai  !  .l'oubliais  ou  nous  sommes.  >lc 
l'avais  dit  à  ces  damos;  mais  cUos  n'onl  point  voulu 


m'ccouter.  Si  Ton  avait  suivi  mes  ordonnances  au 
lieu  de  s'en  rapporter  à  celle  de  cet  âne  bâté  que 
l'on  nomme  Ambroise  Paré,  vous  seriez  depuis  long- 
temps en  état  ou  de  courir  les  aventures  ensemble, 
ou  de  vous  redonner  un  autre  coup  d'épée  si  c'était 
votre  bon  plaisir;  enfin  on  verra.  Enlend-il  raison, 
votre  ami? 

—  Pas  trop. 

—  Tirez  la  langue,  mon  gentilhomme. 
Coconas  tira  la  langue  à  la  Mole  en  faisant  une  si 

affreuse  grimace,  que  l'examinateur  secoua  une  se- 
conde fois  la  tête. 

—  Oh!  oh  !  murmura-t-il,  contraction  des  mus- 
cles. —  Il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre.  Ce  soir 
même  je  vous  enverrai  une  potion  toute  préparée 
qu'on  lui  fera  prendre  en  trois  fois  d'heure  en  heure  . 
une  fois  à  minuit,  une  fois  à  une  heure,  une  fois  à 
deux  heures. 

—  P)ien. 

—  Mais  qui  la  lui  fera  prendre,  cette  potion  ' 

—  Moi. 

—  Vous-même? 

—  Oui. 

—  Vous  m'en  donnez  votre  parole? 
— •  Foi  de  gentilhomme  ! 

—  Et,  SI  quelque  médecin  voulait  en  soustraire  la 
moindre  partie  pour  la  décomposer  et  voir  de  quels 
ingrédients  elle  est  formée?... 

—  Je  la  renverserais  jusqu'à  la  dernière  goutte. 

—  Foi  de  gentilhomme  aussi? 

—  .le  vous  le  jure. 

—  Par  qui  vous  enverrai-je  cette  potion? 

—  Par  qui  vous  voudrez. 

—  Mais  mon  envoyé... 

—  Eli  bien? 

—  Comment  pénétrera-t-il  jusqu'à  vous? 

—  C'est  prévu.  11  dira  qu'il  vient  de  la  part  de 
M.  René  le  parfumeur. 

—  Ce  Florentin  qui  demeure  sur  le  pont  Saint- 
Michel  ? 

—  Justement.  11  a  ses  entrées  au  Louvre  à  toute 
heure  du  jour  et  de  la  nuit. 

L'homme  sourit. 

—  En  effet,  dit-il,  c'est  bien  le  moins  que  lui 
doive  la  reine  mère.  C'est  dit,  on  viendra  do  la  part 
de  maître  René  le  parfumeur.  Je  puis  bien  prendre 
son  nom  une  fois  :  il  a  assez  souvent,  sans  être  pa- 
tenté, exercé  ma  profession. 

—  Eh  bien  !  dit  la  Mole,  je  compte  donc  sur 
vous? 

—  Comptez-y. 

—  Quant  au  payement... 

—  Oli  !  nous  r('glerons  cela  avec  Icgenlilhommo 
lui-même  quand  il  sera  sur  pied. 

—  Et  soyez  tranquille,  je  crois  qu'il  sera  en  ctat 
do  vous  récompenser  généreusement. 

—  Moi  au.ssi,  je  le  crois.  Mais,  ajouta-t-il  avec 
un  singulier  sourire,  comme  ce  n'est  pas  l'habitudo 


LA  REINE  MARGOT. 


109 


Coconas  tira  la  langue  à  la  Mole,  —  Page  108. 


des  gens  qui  ont  affaire  à  moi  d'être  reconnaissants, 
rela  ne  m'étonnerait  point  qu'une  fois  sur  ses  pieds 
il  oubliât  ou  plutôt  ne  se  souciât  point  de  se  souve- 
nir de  moi. 

—  Bon  !  bon  !  dit  la  Mole  en  souriant  à  son  tour; 
en  ce  cas  je  serai  là  pour  lui  en  rafraîchir  la  mé- 
moire. 

—  Allons,  soit  !  dans  deux  heures  vous  aurez  la 
potion. 

—  Au  revoir. 

—  Vous  dites? 

—  Au  revoir. 


L'homme  sourit. 

—  Moi,  repnt-il,  j'ai  rhabitude  de  dire  toujours 
adieu.  Adieu  donc,  monsieur  de  la  Mole;  dans  deux 
heures  vous  aurez  votre  potion.  Vous  entendez,  elle 
doit  être  prise  à  minuit, — en  trois  doses — d'heure 
en  heure. 

Sur  quoi  il  sortit,  et  la  Mole  resta  seul  avec  Co- 
conas. 

Coconas  avait  entendu  toute  cette  conversation, 
mais  n'y  avait  rien  compris  :  un  vain  bruit  de  pa- 
roles, un  vain  cliquetis  de  mots  étaient  arrivés  jus- 
qu'à lui. 


110 


LA  RED'E  MARGOT. 


De  tout  cet  entretien,  il  n'avait  retenu  que  le  mot 
—  minuit, 

11  continua  donc  de  suivre  de  son  regard  ardent 
la  Mole,  qui  continua,  lui,  de  demeurer  dans  la 
chambre  rêvant  et  se  promenant. 

Le  docteur  inconnu  tint  parole,  et,  à  l'heure  dite, 
envoya  la  potion,  que  la  Mole  mit  sur  un  petit  ré- 
chaud d'argent.  Puis,  cette  précaution  prise,  il  se 
coucha. 

Celte  action  de  la  Mole  donna  un  peu  de  repos  à 
Coconas,  il  essaya  de  fermer  les  yeux  à  son  tour; 
mais  son  assoupissement  fiévreux  n'était  qu'une 
suite  de  sa  veille  délirante.  Le  même  fantôme  qui 
le  poursuivait  le  jour  venait  le  relancer  la  nuit,  à 
travers  ses  paupières  arides,  il  continuait  de  voir  la 
Mole  toujours  railleur,  toujours  menaçant,  puis  une 
voix  répétait  à  son  oreille  :  —  Minuit!  minuit!  mi- 
nuit! 

Tout  à  coup  le  timbre  vibrant  de  l'horloge  s'é- 
veilla dans  la  nuit  et  frappa  douze  fois.  Coconas  rou- 
vrit SCS  yeux  enflammes;  le  souflle  ardent  de  sa  poi- 
trine dévorait  ses  lèvres  arides;  une  soif  inextin- 
guible consumait  son  gosier  embrasé;  la  petite 
lampe  de  nuit  brûlait  comme  d'habitude,  et,  à  sa 
terne  lueur,  faisait  danser  mille  fantômes  aux  re- 
gards vacillants  de  Coconas. 

11  vit  alors,  chose  effrayante!  la  Mole  descendre 
de  son  lit;  puis,  après  avoir  fait  un  tour  ou  deux 
dans  sa  chambre,  comme  fait  l'cpervier  devant  l'oi- 
seau qu'il  fascine,  s'avancer  jusqu'à  lui  en  lui  mon- 
trant le  poing.'  Coconas  étendit  la  main  vers  son 
poignard,  le  saisit  par  le  manche,  et  s'apprêta  à  évcn- 
trer  son  ennemi. 

La  Mole  approchait  toujours. 

Coconas  murmurait  : 

—  Ah!  c'est  toi,  toi  encore,  toi  toujours!  Viens, 
Ah!  tu  me  menaces,  tu  me  montres  le  [loing,  tu 
souris,  viens,  viens.  Ah  !  tu  continues  d'approcher 
tout  doucement,  pas  à  pas  ;  viens,  viens,  que  jn  te 
massacre. 

Et,  en  effet,  joignant  le  geste  à  cette  sourde  me- 
nace, au  moment  où  la  Mole  se  penchait  vers  lui, 
Coconas  fil  jaillir  de  dessous  ses  draps  l'éclair  d'une 
lame;  mais  l'effort  que  le  Piémontais  fil  en  se  sou- 
levant brisa  ses  forces,  le  bras  étendu  vers  la  Mole 
s'arrêta  à  moitié  chemin,  le  poignard  échappa  à 
sa  main  débile,  et  le  moribond  retomba  sur  son 
oreiller. 

—  Allons,  allons,  murriuira  la  Mole  en  soulevant 
doucement  la  lOle  et  en  approchant  une  tasse  de  ses 
lèvres,  buvez  cela,  mon  pauvre  camarade,  car  vous 
brûlez. 

Ci  tait  en  effet  une  tasso  que  la  Mole  présentait  à 
Coconas,  et  que  celui-ci  avait  prise  pour  ce  poing 
menaçant  dont  s'était  cffarouchii  lo  cerveau  vide  du 
blessé. 

Mais,  nu  rontart  velouté  de  la  liqueur  bienfai- 
sante humectant  ses  lèvres  cl  rafrairbi.'vsanl  sa  poi- 


trine, Coconas  reprit  sa  raison  ou  plutôt  son  in- 
stinct :  il  sentit  se  répandre  en  lui-même  un  bien- 
être  comme  jamais  il  n'en  avait  éprouvé;  il  ouvrit 
un  œil  intelligent  sur  la  Mole,  qui  le  tenait  entre 
ses  bras  et  lui  souriait,  et,  de  cet  œil  contracté  na- 
guère par  une  fureur  sombre,  une  petite  larme  im- 
perceptible roula  sur  sa  joue  ardente,  qui  la  but 
avidement. 

—  Mordi!  murmura  Coconas  en  se  laissant  aller 
sur  son  traversin,  si  j'en  réchappe,  monsieur  de  la 
Mole,  vous  serez  mon  ami. 

^  El  vous  en  réchapperez,  mon  camarade,  dit  la 
Mole,  si  vous  voulez  boire  trois  lasses  comme  celle 
que  je  viens  de  vous  donner,  et  ne  plus  faire  de  vi- 
lains rêves. 

Une  heure  après,  la  Mole,  constitué  en  garde- 
malade,  et  obéissant  ponctuellement  aux  ordonnan- 
ces du  docteur  inconnu,  se  leva  une  seconde  fois, 
versa  une  seconde  portion  de  la  liqueur  dans  une 
tasse,  et  porta  celle  tasse  à  Coconas.  Mais  cette  fois  le 
Piémontais,  au  lieu  de  rallcndrc  le  poignard  à  la 
main,  le  reçut  les  bras  ouverts  et  avala  son  breu- 
vage avec  délices;  puis  pour  la  première  fois  s'en- 
dormit avec  quelque  tranquillité. 

La  troisième  lasse  eut  un  effet  non  moins  mer- 
veilleux. La  poitrine  du  malade  commença  de  lais- 
ser passer  un  souflle  régulier,  quoique  haletant  en- 
core. Ses  membres  roidis  se  détendirent,  une  douce 
moiteur  s'épandil  à  la  surface  de  la  [icau  brûlante; 
et,  lorsque  le  lendemain  maître  Ambroise  Paré  vint 
visiter  le  blessé,  il  sourit  avec  satisfaction  en  di- 
sant : 

—  A  partir  de  ce  moment  je  réponds  de  M.  Co- 
conas, cl  ce  ne  sera  pas  une  des  moins  belles  cures 
que  j'aurai  faites. 

Il  résulta  de  cette  scène  moitié  dramatique,  moi- 
tié burlGS(]uc,  mais  qui  ne  manquait  pas  au  fond 
d'une  certaine  poésie  allendrissante,  eu  égard  aux 
mœurs  farouches  de  Coconas,  que  l'amitié  des  deux 
gentilshommes,  commencée  à  l'auberge  de  la  Belle- 
Eloilo,  cl  violemment  inlernimpue  par  les  événe- 
ments de  la  nuit  de  la  Sainl-Barihélemy,  reprit  dés 
lors  avec  une  nouvelle  vigueur,  et  dépassa  bientôt 
celle  d'Oreste  et  de  Pylade  de  cinq  coups  d'épée 
et  d'un  coup  de  pistolet  ré|iarlis  sur  leurs  deux 
corps. 

Quoi  qu'il  en  soit,  blessures  vieilles  et  nouvelles, 
profondes  et  légères,  se  trouvèrent  enfin  en  voie  de 
giiérison.  La  Mole,  fidèle  à  sa  mission  de  garde-ma- 
lade, no  voulut  point  quitter  la  chambre  que  ("oco- 
nas  no  fût  entièrement  guéri.  Il  lo  souleva  dans  son 
lit  tant  que  sa  faiblesse  l'y  enchaîna,  l'aida  à  mar- 
cher quand  il  commença  de  se  .souli'nir,  enfin,  eut 
pour  lui  tous  les  soins  qui  re.s.sorlaienl  de  sa  na- 
ture douce  et  aimante,  et  qui,  secondés  par  la  vi- 
gueur du  Piémontais.  amenèrent  une  convalescence 
plus  rapide  qu'on  n'avait  le  droit  de  l'espérer. 

Cependant  une  .seule  et  inênic  pensée  tourniontail 


LA  RECΠ MARGOT. 


il! 


les  deux  jeunes  gens  :  chacun  dans  le  délire  de  sa 
fièvre  avait  bien  cru  voir  s'approcher  de  lui  la 
femme  qui  remplissait  tout  son  cœur;  mais,  depuis 
que  chacun  avait  repris  connaissance,  ni  Margue- 
rite ni  madame  de  Nevers  n'étaient  certainement 
entrées  dans  la  chambre.  Au  reste,  cela  se  compre- 
nait :  l'une,  femme  du  roi  de  Navarre,  l'autre, 
belle-sœur  du  duc  de  Guise,  pouvaient-elles  don- 
ner aux  yeux  de  tous  une  marque  si  publique  d'in- 
térêt à  deux  simples  gentilshommes?  Non.  C'était 
bien  certainement  la  réponse  que  devaient  se  faire 


la  Mole  et  Coconas.  Mais  cette  absence,  qui  tenait 
peut-être  à  un  oubli  total,  n'en  était  pas  moins  dou- 
loureuse. 

Il  est  vrai  que  le  gentilhomme  qui  avait  assisté 
au  combat  était  venu  de  temps  en  temps  et  comme 
de  son  propre  mouvement  demander  des  nouvelles 
des  deux  blessés.  Il  est  vrai  que  GiUonne,  pour  son 
propre  compte,  en  avait  fait  autant.  Mais  la  Mole 
n'avait  point  osé  parler  à  l'une  de  Marguerite,  et 
Coconas  n'avait  poiilt  osé  parlera  l'autre  de  madame 
de  Nevers. 


XVIII 


LES  nEVENAKTS. 


endant  quelque  temps  les 
doux  jeunes  gens  gardè- 
rent chacun  de  §pn  côté  le 
secret  enfermé  dans  sa  poi- 
trine. Enfin,  dans  un  jour 
d'expansion,  la  pensée  qui 
les  préoccupait  seule  dé- 
borda de  leurs  lèvres,  et 
tous  deux  corroborèrent  leur  amitié  par  cette  der- 
nière preuve,  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  d'amitié, 
c'est-à-dire  par  une  confiance  entière. 

Ils  étaient  éperdument  amoureux,  l'un  d'une 
princesse,  l'autre  d'une  reine. 

Il  y  avait  pour  les  deux  pauvres  soupirants  quel- 
que chose  d'effrayant  dans  cette  distance  presque 
infranchissable  qui  -les  séparait  de  l'objet  de  leurs 
désirs.  Et  cependant  l'espérance  est  un  sentiment 
si  profondément  enraciné  au  cœur  de  l'homme,  que, 
malgré  la  folie  de  leur  espérance,  ils  espéraient. 

Tous  deux,  au  reste,  à  mesure  qu'ils  revenaient 
à  eux,  soignaient  fort  leur  visage.  Chaque  honime, 
même  le  plus  indifférent  aux  avantages  physiques, 
a,  dans  certaines  circonstances,  avec  son  miroir,  des 
conversations  muettes,  des  signes  d'intelligence, 
après  lesquels  il  s'éloigne  presque  toujours  de  son 
confident  fort  satisfait  de  l'entretien.  Or,  nos  deux 
jeunes  gens  n'étaient  point  de  ceux  à  qui  leurs  mi- 
roirs devaient  donner  de  trop  rudes  avis.  La  Mole, 
mince,  pâle  et  élégant,  avait  la  beauté  de  la  distinc- 
tion. Coconas,  vigoureux,  bien  découplé,  haut  en 
couleur,  avait  la  beauté  de  la  force.  Il  y  avait  même 
plus  :  pour  ce  dernier,  la  maladie  avait  été  un  avan- 
tage, il  avait  maigri,  il  avait  pâli  ;  enûii,  la  fameuse 


balafre  qui  lui  avait  jadis  donne  tant  de  tracas  par 
ses  rapports  prismatiques  avec  l'arc-en-ciel,  avait 
disparu,  annonçant  probablement,  comme  le  phé- 
nomène postdiluvien,  une  longue  suite  de  jours 
purs  et  de  nuits  sereines. 

Au  reste,  les  soins  les  plus  délicats  continuaient 
d'entourer  les  deux  blessés;  le  jour  où  chacun  d'eux 
avait  pu  se  lever,  il  avait  trouvé  une  robe  de  cham- 
bre sur  le  fauteuil  le  plus  proche  de  son  lit  ;  le  jour 
où  il  avait  pu  se  vêtir,  un  habillement  complet.  II 
y  a  plus,  dans  la  poche  de  chaque  pourpoint,  il  y 
avait  une  bourse  largement  fournie,  que  chacun 
des  deux  ne  garda,  bien  entendu,  que  pour  la  ren- 
dre en  temps  et  lieu  au  prolecteur  inconnu  qui  veil- 
lait sur  lui. 

Ce  protecteur  inconnu  ne  pouvait  être  le  prince 
chez  lequel  logeaient  les  deux  jeunes  gens,  car  ce 
prince  non-seulement  n'était  pas  monté  une  seule 
fois  chez  eux  pour  les  voir,  mais  encore  n'avait  pas 
fait  demander  de  leurs  nouvelles. 

Un  vague  espoir  disait  tout  bas  à  chaque  cœur 
que  ce  protecteur  inconnu  était  la  femme  qu'il  ai- 
mait. 

Aussi  les  deux  blessés  attendaient-ils  avec  une  im- 
patience sans  égale  le  moment  de  leur  sortie.  Lji 
Mole,  plus  fort  et  mieux  guéri  que  Coconas,  aurait 
pu  opérer  la  sienne  depuis  longtemps  ;  mais  une  es- 
pèce de  convention  tacite  le  liait  au  sort  de  son  ami, 
—  Il  était  convenu  que  leur  première  sortie  serait 
consacrée  à  trois  visites. 

La  première,  au  docteur  inconnu  dont  le  breu- 
vage velouté  avait  opéré  sur  la  poitrine  enflamççi^ 
de  Coconas  une  si  notable  amélioratioa. 


112 


LA  REINE  WAr.r.OT 


iri:A^/<">.'--- 


Les  deux  amis,  appuyés  au  hras  l'un  de  l'autre,  mirent  le  pied  hors  du  Louvre. 


La  seconde,  à  l'hôtel  de  défunt  maître  la  Ilunôre, 
où  chacun  d'eux  avait  l.Tissé  valise  et  clioval. 

La  troisième,  au  Florentin  Pioni',  lequel,  joignant 
à  son  titre  de  parfumeur  celui  de  magicien,  ven- 
dait non-seulement  des  cosmétiques  et  des  poisons, 
mais  encore  composait  des  piiiltres  et  rendait  des 
oracles. 

Enfin,  après  deux  mois  passes  de  convalescence  et 
de  réclusion,  en  jnur  tant  attendu  arriva. 

Nous  avons  dit  de  ri-clusion.  c'est  In  mot  qui  con- 
vient, car  plusieurs  foi';,  dans  leur  impatience,  ils 
«wieot  voulu  hâter  ce  jour;  mais  une  sentinelle 


placée  à  la  porte  leur  avait  constamment  barré  le 
[lassagc,  et  ils  avaient  ajqiris  qu'ils  ne  sortiraient 
que  sur  un  cxcat  de  maître  Aniliroi.se  Paré. 

Or.  un  jour,  l'habile  chirurgien,  ayant  reconnu 
que  les  deux  malades  étaient,  .sinon  complètement 
guéris,  du  moins  en  voie  de  complète  gut-rison , 
avait  donné  cet  r.rcnJ,  cl,  vits  lo-s  deux  heures  de 
l'iiprè.s-midi,  par  une  de  ces  belles  journées  d'au- 
tomne, comme  Paris  en  offre  parfois  à  ses  habitants 
rt  inni's.  qui  ont  déjà  fait  provision  do  résignation 
pour  l'hiver,  les  deux  amis,  appuyés  au  bras  l'un 
do  l'autre,  mirent  le  pied  hors  du  Louvre 


LA  REINE  MARGOT. 


tlô 


Un  liomme  était  exposé  et  Imiit  la  langue  aux  passants.  —  Paoe  lli 


La  Mole,  qui  avait  retrouvé,  avec  grand  plaisir, 
sur  un  fauteuil  le  fameux  manteau  cerise  qu'il  avait 
plié  avec  tant  de  soin  avant  le  combat,  s'était  con- 
stitué le  guide  de  Coconas ,  et  Coconas  se  laissait 
guider  sans  résistance  et  même  sans  réflexion.  Il 
savait  que  son  ami  le  conduisait  chez  le  docteur  in- 
connu dont  la  potion,  non  patentée,  l'avait  guéri 
en  une  seule  nuit,  quand  toutes  les  drogues  de  maî- 
tre Ambroise  Paré  le  tuaient  lentement.  Il  avait  fait 
deux  parts  de  l'argent  renfermé  dans  sa  bourse, 
c'est-à-dire  de  deux  cents  nobles  à  la  rose,  et  il  en 
avait  destiné  cent  à  récompenser  l'Esculape  ano- 


nyme auquel  il  devait  sa  convalescence  :  Coconas 
ne  craignait  pas  la  mort,  mais  Coconas  n'en  était 
pas  moins  fort  aise  de  vivre.  Aussi,  comme  on  le 
voit,  s'apprêtait-il  à  récompenser  généreusement 
son  sauveur. 

La  Mole  prit  la  rue  de  r.\struce,  la  grande  rue 
Saint-Honoré,  la  rue  des  Prouvelles,  et  se  trouva  bien- 
tôt ^ur  la  place  des  Halles.  Prèsdcranciennefontaine 
et  à  l'endroit  que  l'on  désigne  aujourd'hui  par  le 
nom  de  Carreau  des  Halles,  s'élevait  une  construc- 
tion octogone  en  maçonnerie,  surmontée  d'une  vaste 
lanterne  de  bois,  surmontée  elle-même  par  un  toit 


lâr.t.  tt    loi;  .  lie  l:BV  ii]nf,   t'6u'.ev;trt  !llunuiar:i3»ie,  M. 


l^' 


114 


LA  HEINE  MUGÛT. 


pointu,  au  sommet  durpjîsl  grinçnlt  uner  girouette. 
Cette  lanterne  de  bois  oiïrait  huit  ouvertures  que 
traversait,  comme  cette  pièce  licraldique  (ju'on  ap- 
pelle la  fasce  traverse  le  champ  du  blason,  une  es- 
pèce de  roue  en  bois,  la<iMelle  se  divisait  par  le  mi- 
lieu, afin  de  prendre,  dans  des  éehancrures  taillées 
à  cet  effet,  la  tête  et  les  mains  du  condamné  ou  des 
condamnes  que  Ton  exposait  à  Tune  ou  l'autre, 
ou  à  plusieurs  de  ces  huit  ouvertures. 

Cette  construction  étrange,  qui  n'avait  son  ana- 
logue dans  aucune  des  constructions  environnantes, 
s'appelait  le  pilori. 

Une  maison  informe,  bossue,  éraillc'e,  borgne  et 
boiteuse,  au  toit  taché  de  mousse  comme  la  peau 
d'un  lépreux,  avait,  pareille  à  un  champignon, 
poussé  au  pied  de  cette  espèce  de  tour. 

Cette  maison  était  celle  du  bourreau. 

Un  homme  était  exposé  et  tirait  la  langue  aux 
passants  :  c'était  un  des  voleurs  qui  avaient  exercé 
autour  du  gibet  de  Montfaucon,  et  qui  avait  par  ha- 
sard été  arrêté  dans  rexerciîe  de  ses  fonctions. 

Coconas  crut  que  son  ami  l'araemit  voir  ce  cu- 
rieux spectacle,  et  il  se  mêla  à  la  foule  des  ama- 
teurs qui  répondait  aux  grimaces  du  patient  par 
des  vociférations  et  des  huées.  Coconas  était  natu- 
rellement cruel,  et  ce  spectacle  l'amusa  fort;  seule- 
ment il  eût  voulu  qu'au  lieu  des  huées  et  des  voci- 
férations ce  fussent  des  pierres  que  l'on  jetât  au 
condamné  assez  insolent  [lour  tirer  la  langue  aux 
nobles  seigneurs  qui  lui  faisaient  l'honneur  de  le 
visiter. 

Aussi,  lorsque  la  lanterne  mouvant^  tourna  sur 
sa  base  pour  faire  jouir  une  autre  partie  de  la  place 
de  la  vue  du  patient,  et  que  la  foule  suivit  le  mou- 
vement de  la  lanterne,  Coconas  voulut-il  suivre  le 
mouvement  de  la  foule  :  mais  la  Mole  l'arrêta  en 
lui  disant  à  demi-voix  : 

—  Ce  n'est  point  pour  cela  que  nous  sommes  ve- 
nus ici. 

—  Et  pourquoi  donc  sommes-nous  venus  alors? 
demanda  Coconcs. 

—  Tu  vas  le  voir,  répondit  la  Mole. 

Les  deux  amis  se  tutoyaient  depuis  le  lendemain 
de  celte  fameuse  nuit  où  Coconas  avait  voulu  évcn- 
trcr  la  Mole. 

El  la  Mole  conduisit  Coconns  droit  à  la  petite  fe- 
nêtre de  celle  maison  adosséu  à  la  tour,  et  sur  l'ap- 
pui de  la()uellc  se  tenait  un  homme  acenudii. 

—  Ah  !  ah  !  c'est  vous,  nies.seigneurs  !  dit  riionime 
en  soulevant  son  bonnet  sangdcbieiif  et  on  décou- 
vrant sn  tète  aux  cheveux  noirs  et  épais  descendant 
jusqu'à  .ses  sourcils,  .soyez  les  hii'nvenus! 

—  OmuI  csl  cet  lioMiuiu .'  ilcmanda  (^.omnns  cher- 
chant à  rappeler  ses  souvenirs,  car  il  lui  sornida 
avoir  vu  relie  lête-là  pemlnnl  un  r|is  ninmenls  de 
m  (lèvre. 

—  Ton  sauveur,  num  cher  ami,  dit  la  Mole,  celui 


qui  t'a  appoçfé  au  Louvre  cette  boisson  rafraîchis- 
sante qui  t'a  fait  tant  de  bien. 

—  Oh  !  oh  !  fit  Coconas,  en  ce  cas.  mon  ami... 
Et  il  lui  tendit  la  main. 

Mais  l'homme,  au  lieu  de  correspondre  à  cette 
avance  par  un  geste  pareil,  se  redressa,  et,  en  se  re- 
dressant, s'éloigna  des  deux  amis  de  toute  la  dis- 
tance qu'occupait  la  courbe  de  son  corps. 

—  Monsieur,  dit-il  à  Coconas,  merci  de  l'hon- 
neur que  vous  voulez  bien  me  faire,  mais  il  est  pro- 
bable que  si  vous  me  connaissiez  vous  ne  me  le  fe- 
riez pas. 

—  Ma  foi,  dit  Coconas,  je  déclare  que,  quand 
vous  seriez  le  diable,  je  me  tiens  pour  votre  obligé, 
car  sans  vous  je  serais  mort  à  celle  heure. 

—  Je  ne  suis  pas  tout  à  fait  le  diable,  répondit 
l'homme  au  bonnet  roiige;  mais  souvent  beaucoup 
aimeraient  mieux  voir  le  diable  que  de  me  voir. 

—  Qui  êtes-vousdonc?  demanda  Coconas. 

—  Monsieur,  répondit  l'homme,  je  suis  maître 
Caboche,  bourreau  de  la  prévôté  de  Paris!... 

—  Ahl...  fit  Coconas  en  retirant  sn  main. 

—  Vous  voyez  bien  !  dit  maître  Caboche. 

—  Non  pas  '....je  toucherai  votre  main,  ou  le  dia- 
ble m'emporte!  Étendez-la... 

—  En  vérité? 
'—  Toute  grande. 

—  Voici  ! 

—  Plus  grande...  encore...  bien  !... 

Et  Coconas  prit  dans  sa  poche  la  poignée  d'or 
préparée  pour  son  médecin  anonyme  et  la  déposa 
dans  la  main  du  bourreau.- 

—  J'aurais  mieux  aimé  votre  main  toute  seule, 
dit  maître  Caboche  en  secouant  la  tête,  car  je  ne 
manque  pas  d'or,  mais  de  mains  qui  touchent  la 
mienne,  tout  au  contraire,  j'en  chêmie  fort.  N'im- 
porte! Dieu  vous  bénisse,  mon  gentilhomme! 

—  Ainsi  donc,  mon  ami,  dit  Coconas  regardant 
avec  curiosité  le  bourreau,  c'est  vous  qui  donnez  la 
gêne,  qui  rouez,  qui  écartelez,  qui  coupez  les  têtes, 
qui  brisez  les  os.  Ah  !  ah  !  je  suis  bien  aise  d'avoir 
fait  votre  connaissance. 

—  .Monsieur,  dit  maître  Caboche,  je  ne  fais  pas 
tout  moi-même  ;  car,  ainsi  que  vous  avez  vos  la- 
quais, vous  autres  seigneurs,  pour  faire  ce  que  vous 
no  voulez  pas  faire,  moi  j'ai  mes  aides,  qui  font 
la  grosse  besogne  et  qui  expédient  les  mananis. 
Seulement,  quand,  par  hasard,  j'ai  affaire  à  des 
gentilshommes,  comme  vous  et  voll-e  compagnon 
par  exemple,  nh  !  alors,  c'est  autre  chose,  cl  je  nie 
fais  un  honneur  de  m'acquiiiei-  moi-même  de  tous 
les  détails  de  l'cxérulion,  depuis  le  premier  jus- 
qu'au dernier,  e'esl-A-dlre  depuis  la  qucstinn  jus- 
qu'au déc(dlement. 

Coconas  sentil  maigri"  lui  loiirir  un  frisson  dans 
ses  veines,  comme  si  le  coin  brutal  pressait  sPi  jam- 
bes cl  comme  si  le  fil  do  l'acier  efllourait  son  coil. 


LA  REINE  MARGOT. 


H5 


La  Mole,  sans  se  rendre  compte  de  la  cause, 
éprouva  la  même  sensation. 

Mais  Coronas  surmonta  cette  émotion  dont  il  avait 
honte,  et  voulant  prendre  congé  de  maître  Caboche 
par  une  dernière  plaisanterie  : 

—  Eh  bien!  maître,  lui  dit-il.  je  retiens  votre 
parole  quand  ce  sera  mon  tour  de  monter  à  la  po- 
tence d'Enguerrand  de  Marigny  ou  sur  Téchafaud 
de  M.  de  Kemours,  il  n'y  aura  que  vous  qui  me 
toucherez. 

— •  Je  vous  le  promets. 

—  Cette  fois,  dit  Coconas,  voici  ma  main  en  gage 
que  j'accepte  votre  promesse. 

Et  il  étendit  vers  le  bourreau  une  main  que  le 
bourreau  toucha  timidement  de  la  sienne,  quoiqu'il 
fût  visible  qu'il  eût  eu  grande  envie  de  la  toucher 
franchement. 

A  ce  simple  attouchement,  Coconas  pâlit  légère- 
ment, mais  le  même  sourire  demeura  sur  ses  lè- 
vres, tandis  que  la  Mole,  mal  à  l'aise,  et  voyant  la 
foule  tourner  avec  la  lanterne  et  se  rapprocher 
d'eux,  le  tirait  par  son  manteau. 

Coconas,  qui,  au  fond,  avait  aussi  grande  envie 
que  la  Mole  de  mettre  fin  à  celte  scène  dans  la- 
quelle, par  la  pente  naturelle  de  son  caractère,  il 
s'était  trouvé  enfoncé  plus  qu'il  n'eût  voulu,  fit  un 
signe  de  tête  et  s'éloigna. 

—  Ma  foi!  dit  la  Mole  quand  lui  et  son  compa- 
gnon furent  arrivés  à  la  croix  du  Trahoir,  conviens 
que  l'on  respire  mieux  ici  que  sur  la  place  des 
Halles? 

—  J'en  conviens,  dit  Coconas,  mais  je  n'en  suis 
pas  moins  fort  aise  d'avoir  fait  connaissance  avec 
maître  Caboche.  11  est  bon  d'avoir  des  amis  partout. 

—  Même  à  l'enseigne  de  la  Belle-Étoile,  dit  la 
Mole  en  riant. 

— •  Oh  !  pour  le  pauvre  maître  la  lîurièro,  dit  Co- 
conas, celui-là  est  mort,  et  bien  mort.  J'ai  vu  la 
flamme  de  l'arquebuse,  j'ai  entendu  le  coup  de  la 
balle  qui  a  résonné  comme  s'il  eût  frappé  sur  le 
bourdon  de  Notre-Dame,  et  je  l'ai  laissé  étendu  dans 
le  ruisseau  avec  le  sang  qui  lui  sortait  par  le  nez 
et  par  la  bouche.  En  supposant  que  ce  soit  un  ami, 
c'est  un  ami  que  nous  avons  dans  l'autre  monde. 

Tout  en  causant  ainsi,  les  deux  jeunes  gens  en- 
trèrent dans  la  rue  de  l'Arbre-Sec,  et  s'acheminè- 
rent vers  l'enseigne  de  la  Belle-Étoile,  qui  conti- 
nuait de  grincera  la  même  place,  offrant  toujours 
eu  voyageur  son  àtre  gastronomique  et  son  appétis- 
sante légende. 

Coconas  et  la  Mole  s'attendaient  à  trouver  la  mai- 
son désespérée,  la  veuve  en  deuil,  et  les  marmitons 
un  crêpe  au  bras;  mais,  à  leur  grand  étonnement, 
ils  trouvèrent  la  maison  en  pleine  activité,  madame 
la  Iluriére  fort  resplendissante,  et  les  garçons  plus 
joyeux  que  jamais. 

—  Oh  !  l'infidèle  !  dit  la  Mole,  elle  se  sera  rema- 
riée! 


Puis  s'adressant  à  la  nouvelle  Artémise  : 

—  Madame,  lui  dit-il.  nous  sommes  deux  gen- 
tilshommes de  la  connaissance  de  ce  pauvre  M.  la 
Iluriére.  Nous  avons  laissé  ici  djux  chevaux  et  deux 
valises  que  nous  venons  réclamer. 

—  Messieurs,  répondit  la  maîtresse  d«  la  maison 
après  avoir  essaj'é  de  rappeler  ses  souvenirs,  comme 
je  n'ai  pas  l'honneur  de  vous  reconnaître,  je  vais, 
si  vous  le  voulez  bien,  appeler  mon  mari.  —  Gré- 
goire, faites  venir  votre  maître. 

Grégoire  passa  de  la  première  cuisine,  qui  était 
le  pandémonium  général,  dans  la  seconde,  qui 
était  le  laboiatoire  où  se  confectionnaient  les  plats 
que  maître  la  Hurière,  de  son  vivant,  jugeait  dignes 
d  être  préparés  par  ses  .savantes  mains. 

—  Le  diable  m'emporte,  murmura  Coconas,  si 
cela  no  me  fait  pas  de  la  peine  de  voir  cette  maison 
si  gaie  quand  elle  devrait  être  si  triste.  Pauvre  la 
Hurière,  va  ! 

—  lia  voulu  me  tuer,  dit  la  Mole,  mais  je  lui 
pardonne  de  grand  cœur. 

La  Mole  avait  à  peine  prononcé  ces  paroles,  qu'un 
homme  apparut  tenant  à  la  main  une  casserole  au 
fond  do  lni|ucllc  il  fni.siit  roussir  des  oignons  qu'il 
tournait  avec  une  cuiller  de  bois. 

La  Mole  et  Coconas  jetèrent  un  cri  de  surprise. 

A  ce  cri,  riiomme  releva  la  tête,  et,  répondant 
par  un  cri  pareil,  laissa  échapper  sa  casserole,  ne 
conservant  à  la  main  que  sa  cuiller  de  bois. 

—  Jn  noiu'mc  Pcilns,  dit  l'homme  en  agitant  sa 
cuiller  comme  il  eût  fait  d'un  goupillon,  et  Filii, 
et  Spinltts  sancli... 

—  Maître  la  Hurière!  s'écrièrent  les  deux  jeunes 
gens. 

—  Messieurs  de  Coconas  et  do  la  Mole!  dit  la  Hu- 
rière. 

—  Mais  vous  n'êtes  donc  pas  mort?  fit  Coconas. 

—  Mais  vous  êtes  donc  vivants?  demanda  l'hôte. 

—  Je  vous  ai  vtj  tomber,  cependant,  dit  Coconas  ; 
j'ai  entendu  le  bruit  de  la  balle  qui  vous  cassait 
quelque  chose,  je  ne  sais  pas  quoi.  Je  vous  ai  laissé 
couché  dans  le  ruisseau  rendant  le  sang  par  le  nez, 
par  la  bouche  et  même  par  les  \'eux. 

—  Tout  cela  est  vrai  comme  l'Évangile,  mon- 
sieur de  Coconas.  Mais,  ce  bruit  que  vous  avez  en- 
tendu, c'était  celui  de  la  balle  frappant  sur  ma  sa- 
lade, sur  laquelle,  heureusement,  elle  s'est  aplatie; 
mais  le  coup  n'en  a  pas  été  moins  rude,  et  la  preuve, 
ajouta  la  Hurière  en  levant  son  bonnet  et  montrant 
sa  tête  pelée  comme  un  genou,  c'est  que,  comme 
vous  le  voyez,  il  ne  m'en  est  pas  resté  un  cheveu. 

Les  deux  jeunes  gens  éclatèrent  de  rire  en  voyant 
cette  figure  grotesque. 

—  Ali!  ah!  vous  ri:z!  dit  la  Uurièrc  un  peu  ras- 
suré, vous  né  venez  donc  pas  avec  de  mauvaises  in- 
tentions? 

—  Et  vous,  maiire  la  Hurière,  vous  êtes  donc 
guéri  de  vos  goûts  belliaueux? 


116 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Oui,  ma  foi  oui,  messieurs;  et  maintenant... 

—  Eii  bien!  maintenant?... 

—  Maintenant,  j'ai  fait  vœu  de  ne  plus  voir  d'au- 
tre feu  que  celui  de  ma  cuisine. 

—  Bravo!  dit  Coconas,  voilà  qui  est  prudent. 
Maintenant,  ajouta  le  Piémontais,  nous  avons  laissé 
dans  vos  écuries  deux  chevaux,  et  dans  vos  cham- 
bres deux  valises. 

—  Ah  !  diable  !  fit  l'hôte  en  se  grattant  l'oreille. 

—  Eh  bien? 

—  Deux  chevaux,  vous  dites? 

—  Oui,  dans  l'écurie. 

—  Et  deux  valises? 

—  Oui,  dans  la  chambre. 

—  C'est  que,  voyez-vous...  vous  m'avitz  cru 
mort,  n'est-ce  pas? 

—  Certainement. 

—  Vous  avouez  que,  puisque  vous  vous  êtes 
trompé,  je  pouvais  bien  me  tromper  de  mon  côté. 

—  En  nous  croyant  morts  aussi!  Vous  étiez  par- 
faitement libre. 

—  Ah  !  voilà  !  c'est  que,  comme  vous  mouriez  in- 
testat... continua  maître  la  llurière... 

—  Après? 

—  J'ai  cru,  j'ai  eu  tort,  je  le  vois  bien  mainte- 
nant... 

—  Qu'avez-vous  cru  ?  voyons  ! 

—  J'ai  cru  que  je  pouvais  hériter  de  vuus. 

—  Ah  !  ah  !  tirent  les  deux  jeunes  gens. 

—  Je  n'en  suis  pas  moins  on  ne  peut  plus  satis- 
fait que  vous  soyez  vivants,  messieurs. 

—  De  sorte  que  vous  avez  vendu  nos  chevaux? 
dit  Coconas. 

—  llcias!  dit  la  llurière. 

—  Et  nos  valises?  continua  la  Mole. 

—  Oli!  les  valises!  non...  s'écria  la  llurière,  mais 
seulement  ce  qu'il  y  avait  dedans. 

—  Dis  donc,  la  Mole,  reprit  Coconas,  voilà,  ce  me 
semble,  un  hardi  coquin...  Si  nous  l'élripions? 

Cette  menace  parut  faire  un  grand  effet  sur  maî- 
tre la  llurière.  qui  hasarda  ces  paroles  : 

—  Mais,  messieurs,  on  peut  s'arranger,  ce  me 
semble. 

—  Écoute,  dit  la  Mole,  c'est  moi  qui  ai  le  plus  à 
me  plaindre  de  toi. 

—  Certainement,  monsieur  le  comte,  c^r  je  me 
rappelle  que,  dans  un  moment  de  foru;.  j'ai  ou  l'au- 
dace de  vous  menacer. 

—  Oui,  dune  balle  qui  m'est  passée  à  deux  pou- 
ces au-dessus  de  la  tète. 

—  Vous  croyez? 

—  J'en  suis  sûr. 

—  Si  vous  en  êtes  sûr,  monsieur  de  la  Mole,  dit  la 


Hurière  en  ramassant  sa  casserole  d'un  air  innocent, 
je  suis  trop  votre  serviteur  pour  vous  démentir. 

—  Eh  bien!  dit  la  Mole,  pour  ma  part,  je  ne  te 
réclame  rien. 

—  Comment,  mon  gentilhomme!...  ^ 

—  Si  ce  n'est...  \ 

—  Aïe,  aïe!  fit  la  llurière... 

—  Si  ce  n'est  un  diner  pour  moi  et  mes  amis, 
toutes  les  fois  que  je  me  trouverai  dans  ton  quar- 
tier. 

—  CominentaJonc!  s'écria  la  Hurière  ravi,  à  vos 
ordres,  mon  gentilhomme,  à  vos  ordres! 

—  Ainsi,  c'est  chose  convenue? 

—  De  grand  cœur...  Et  vous,  monsieur  de  Coco- 
nas. continua  l'hôte,  souscrivez-vous  au  marché? 

—  Oui  ;  mais,  comme  mon  ami,  j'y  mets  une  pe- 
tite condition. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  vous  rendiez  à  M.  de  la  Mole  les 
'Cinquante  écus  que  je  lui  dois  et  que  je  vous  ai  con- 
fiés. 

—  A  moi,  monsieur!  El  quand  cela? 

—  Un  quart  d'heure  avant  que  vous  ne  vendis- 
siez mon  cheval  et  ma  valise. 

La  Hurière  fit  un  signe  d'intelligence. 

—  Ah  !  je  comprends,  dit-il. 

Et  il  s'avança  vers  une  armoire,  eu  tira,  l'un 
après  l'autre,  cinquante  écus,  qu'il  apporta  à  la 
Mole. 

—  Bien,  monsieur,  dit  le  gentilhomme,  bien! 
servez-nous  une  omelette.  Les  cinquante  écus  se- 
ront pour  M.  Grégoire. 

—  Oh  !  s'écria  la  Hurière,  en  vérité,  mes  gentils- 
hommes, vous  êtes  des  cœurs  de  princes,  et  vous 
pouvez  compter  sur  moi  à  la  vie  et  à  la  mort. 

—  En  ce  cas,  dit  Coconas,  faites-nous  l'oiiieletle 
demandée,  et  n'y  épargnez  ni  le  beurre  ni  le  lard. 

Puis,  se  retournant  vers  la  pendule  : 

—  Ma  foi.  tu  as  raison,  la  Mole,  dit-il.  .Nous 
avons  encore  trois  heures  à  attendre,  autant  donc 
les  passer  ici  qu'ailleurs.  D'autant  plus  que,  si  je  ne 
me  trompe,  nous  sommes  ici  presque  à  moitié  che- 
min du  pont  Saint-Michel. 

Et  les  deux  jeunes  gens  allèrent  reprendre  à  ta- 
ble et  dans  la  petite  pièce  du  fond  la  même  place 
qu'ils  occupaient  pendant  celte  fameuse  soirée  du 
24  août  157'2,  pendant  la(]uelle  Coconas  avait  pro- 
posé à  la  Mole  de  jouer  l'un  contre  l'autre  la  pre- 
mière mailresse  qu'ils  auraient. 

A\ouons,  en  l'honneur  do  la  moralité  des  deux 
jeunes  gens,  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'eul  l'idée  de 
faire  à  son  compagnon  ce  soir-là  pareille  proposi- 
tion. 


— î^^ssS>R£^3«%5e3=T.  - 


LA  REINE  MARGOT. 


117 


-TH.tiTÇYEB-  ~ 


Ia.*  'Icux  appieulis  tleRfn-).  "  I'aue  |18. 


XIX 


LK  LOGIS  DE  MAITUE  RENÉ,  LE  PARFUMEUR  DE  LA  REIKE  MÈRE, 


l'cpoque  où  se  passe  l'his- 
toire que  nous  racontons  à 
f^;    nos  lecteurs,  il  n'existait, 


^'fvll|     pour  passer  d'une  partie 
^i'^^    de  la  ville  à  l'autre,  que 
cinq    ponts ,    les  uns   de 
pierre,  les  autres  de  bois; 
encore  ces  cinq  ponts  abou- 
tissaient-ils à  la  Cité.  C'étaient  le  pont  aux  Meu- 


niers, le  pont  au  Change,  le  pont  Notre-Dame,  le 
Petit-Pont  et  le  pont  Saint-Michel. 

Aux  autres  endroits  où  la  circulation  était  néces- 
saire, des  bacs  étaient  établis,  et  tant  bien  que  mal 
remplaçaient  les  ponis. 

Ces  cinq  ponts  étaient  garnis  de  maisons,  comme 
l'est  encore  aujourd'hui  le  Ponte-Yecchio  à  Flo- 
rence. 

Parmi  ces  cinq  ponts,  qui  chacun  ont  leur  his- 


116 


LA  REINE  MARGOT, 


toire,  nous  nous  occuperons  parliculièrement,  pour 
le  moment,  du  pont  SaintTMichel. 

Le  pont  Saint-Michel  avait  été  bâti  en  pierres  en 
1575;  maigre  son  apparente  solidité,  un  déborde^ 
ment  de  la  Seine  le  renversa  en  partie  le  51  janvier 
1408;  en  1416  il  avait  été  reconstruit  en  bois, 
mais  pendant  la  nuit  du  16  décembre  1547  il  avait 
été  emporté  de  nouveau;  vers  1550.  c'est-à-dire 
vingt-deux  ans  avant  Tépoque  qù  np!}§  sommes  ar- 
rivés, on  le  reconstruisit  en  bois,  et,  quoiqu'on  eût 
déjà  eu  besoin  de  le  réparer,  il  passait  pour  assez 
solide. 

Au  milieu  des  maisons  qui  bordaient  la  ligne  du 
pont,  faisant  face  au  patif  îloî  sur  lequel  avaient 
été  brilles  les  templiers  et  où  pose  aujourd'hui  le 
terre-plein  du  pont  Neuf,  op  remarquait  une  mai- 
son à  panneaux  de  bois  sur  laquelle  un  large  toit 
s'abaissait  comme  la  paupière  d'unœij  immense.  A 
la  seule  fenêtre  qui  s'ouvrît  au  premier  étage  au- 
dessus  d'une  fenêtre  et  d'une  porte  du  rez-de-chaus- 
sée hermétiquement  formée,  transparaissait  une 
lueur  rougeâtre  qui  attirait  les  regards  des  pas- 
sants sur  la  façade  basse,  large,  peinte  en  bleu  avec 
de  riches  moulures  dorées.  Une  espèce  de  frise,  qui 
séparait  le  rez-de-chaussée  du  premier  étage,  re- 
présentait uns  foule  de  diables  dans  des  altitudes 
plus  grotesques  les  unes  que  les  autres,  et  un  large 
ruban,  peint  en  bleu,  comme  la  façade,  s'étendait 
entre  la  frise  et  la  fenêtre  du  premier  avec  cette  in- 
scription : 

Bcné,  florentin,  parfumeur  de  Sa  Majesté 
la  reine  mère. 

La  porte  de  cette  boutique,  comme  nops  l'avons 
dit,  était  bien  verrouillée,  mais,  mieux  que  par  ses 
verrous,  elle  était  défendue  des  allnques  nocturnes 
par  la  réputation  si  effrayante  de  son  locataire,  ((uc 
les  passants  qui  traversaient  le  pont  à  cet  endroit 
le  traversaient  presque  toujours  en  décrivant  une 
courbe  qui  les  rejetait  vers  l'autre  rang  de  maisons; 
comme  s'ils  eussent  redouté  que  l'odeur  des  par- 
fums ne  suât  jusqu'à  eux  par  la  muraille. 

Il  y  avait  plus.  les  voisins  de  droite  et  de  gau- 
che, craignant  sans  doute  d'être  compromis  par  h; 
voisinage,  avaient.  d('|)uis  linslailation  de  niailre 
René  sur  le  pont  Sainl-Micbcl,  déguerpi  l'un  après 
l'autre  de  leur  logis,  de  sorte  que  les  deux  maisons 
attenantes  à  la  mai.son  de  llené  étaient  di'ineniv'cs 
désertes  et  fermi'cs.  t>["'ndant,  malgré  cette  soli- 
tude et  cet  abandon,  des  passants  attardés  avaient 
vu  jaillir,  à  travers  les  contrevents  ferm('s  de  ces 
maisons  vides,  certains  rayons  de  lumière,  et  assu- 
raient avoir  entendu  ccrlains  bruits  pareils  à  des 
plaintes,  qui  prouvaient  que  des  êlres  quelconques 
fn'(|ucntaient  ces  deux  maisons;  seulement,  on 
ignorait  si  ces  Cires  npparlenaicnl  à  ce  uiunde  ou  à 
l'autre 


11  en  résultait  que  les  locataires  des  deux  maisons 
attenantes  aux  deux  maisons  désertes  se  deman- 
daient de  temps  en  temps  s'il  ne  serait  pas  prudent 
à  eux  de  faire  à  leur  tour  comme  leurs  voisins 
avaient  fait. 

C'ciail  sans  doute  à  ce  privilège  de  terreur,  qui 
lui  était  publiquement  acquis,  que  maîtie  René 
avait  dû  de  conserver  seul  du  feu  après  l'iieure  con- 
sacrée. .Ni  ronde  ni  guet  n'eût  osé  d'ailleurs  in- 
quiéter un  homme  doublement  cher  à  Sa  .Majesté, 
en  sa  qualité  de  compatriote  et  de  parfumeur. 

Comme  nous  supposons  que  le  lecteur,  cuirassé 
par  le  philosophispie  du  dix-huitième  siècle,  ne 
croit  plus  ni  à  la  magie,  ni  aux  magiciens,  nous  l'in- 
viterons à  entrer  avec  nous  dans  cette  habitation, 
qui,  à  cette  époque  de  superstitieuses  croyances,  ré- 
pandait autour  d'elle  un  si  profond  effroi. 

La  boutique  du  rez-de-chaussée  est  sombre  et  dé- 
serte à  partir  de  huit  heures  du  soir,  nioment  au- 
quel elle  se  ferme  pour  ne  plus  se  rouvrir  qu'assez 
avant  (]uelquefois  dans  la  journée  du  lendemain; 
c'est  là  que  se  fait  la  vente  quotidienne  des  par- 
fums, des  onguents  et  des  cosmétiques  de  tout  genre 
que  débite  l'habile  chimiste.  Deux  apprentis  l'ai- 
dent dans  celte  vente  de  détail,  mais  ils  ne  cou- 
chent pas  dans  la  maison  ;  ils  couchent  rue  de  la 
Calandre.  Le  soir,  ils  sortent  un  instant  avant  que 
la  boutique  soit  fermée.  Le  matin,  ils  se  promènent 
devant  la  porte  jusqu'à  ce  que  la  boutique  soit  ou- 
verte. 

Cette  boutique  du  rez-de-ehaussée  est  donc, 
comme  nous  l'avons  dit,  sombre  et  déserte. 

Dans  celte  boutique,  assez  large  et  assez  profonde, 
il  y  a  deux  portes,  chacune  donnant  sur  un  esca- 
lier. Un  des  escaliers  rampe  dans  la  muraille  même, 
et  il  est  latéral;  l'autre  est  extérieur  et  est  visible 
du  quai  qu'on  appelle  aujourd'hui  le  quai  des  Au- 
gustins,  et  de  ja  berge  qu'on  appelle  aujourd'hui  le 
quai  des  Orfèvres. 

Tous  deux  conduisent  à  la  chambre  du  premier. 

Cette  chambre  est  de  la  même  grandeur  ijue 
celle  du  rez-de-chaussée,  seulement  une  lapi.sserio 
tendue  dans  le  sens  du  pont  la  *^pare  en  deux  com- 
partiments. Au  fond  du  premier  compartiment  s'ou- 
vre la  porte  donnant  sur  l'escalier  extérieur.  Sur  la 
face  latérale  du  seccmd  s'ouvre  la  |)orle  de  l'escalier 
secret;  seulement  cette  porte  est  invisible,  car  elle 
est  cachée  par  une  haute  armoire  sculptée,  scellée  à 
elle  par  des  crampons  de  fer.  et  (ju'elle  pousse  en 
s'ouvrant.  Catherine  seule  connaît  avec  René  le  se- 
cret de  cette  porte,  c'est  par  là  qu'elle  monlu  et 
(pi'clle  descend  ;  c'est  l'oreille  ou  l'uiil  pose  contre 
celle  armoire,  dans  laquelle  des  trous  sont  ména- 
gés, (|u'ello  ociiute  cl  qu'elle  voit  ce  qui  so  passe 
dans  la  chambre. 

Deux  autres  portes  parfaitement  oslensiblos  s'of- 
frent encore  sur  les  côtés  laliraux  de  ce  second 
comparliinenl.  L'une  s'ouvre  sur  une  petite  rham- 


LA  REINE  MARGOT. 


119 


bre  éclairée  par  le  toit  et  qui  n'a  pour  tout  meuble 
qu'un  vaste  fourneau,  des  cornues,  des  alambics, 
des  creusets  :  c'est  le  laboratoire  de  l'alchimiste. 
L'autre  s'ouvre  sur  une  cellule  plus  bizarre  (]ue  le 
reste  de  l'appartement,  car  elle  n'est  point  éclairée 
du  tout,  car  elle  n'a  ni  tapis  ni  meubles,  mais  seu- 
lement une  sorte  d'autel  de  pierre. 

Le  parquet  est  une  dalle  inclinée  du  centre  aux 
extrémités,  et,  aux  extrémités,  court  au  pied  du 
mur  une  espèce  de  rigole  aboutissant  à  un  enton- 
noir par  l'orifice  duquel  on  voit  couler  l'eau  som- 
bre de  la  Seine.  A  des  clous  enfoncés  dans  la  mu- 
raille sont  suspendus  des  instruments  de  forme  bi- 
zarre, tous  aigus  ou  tranchants  ;  la  pointe  on  est 
fine  comme  celle  d'une  aiguille,  le  fil  en  est  tran- 
chant comme  celui  d'un  rasoir;  les  uns  brillent 
comme  des  miroirs,  tes  autres,  au  contraire,  sntit 
d'un  gris  mat  ou  d'un  bleu  sombre.  Dans  un  coiu, 
deux  poules  noires  se  débattent,  attachées  l'une  à 
l'autre  par  la  patte  :  c'est  le  sanctuaire  de  l'au- 
gure. 

Revenons  à  la  ciiambre  du  milieu,  à  la  chambre 
aux  deuA  compartiments. 

C'est  là  qu'est  introduit  le  vulgaire  des  consuU 
tants;  c'est  là  que  les  ibis  égyptiens,  les  momies 
aux  bandelettes  dorées,  le  crocodile  bâillant  au  pla- 
fond, les  têtes  de  mort  aux  yeux  vides  et  aux  dents 
branlantes,  enfin  les  bouquins  poudreux  vénérable- 
ment  rongés  par  les  rats,  ofi'rent  fi  l'œil  du  visiteur 
le  pêle-mf'le  d'où  résultent  les  émotions  diverses 
qui  empêchent  la  pensée  de  suivre  son  droit  che- 
min. Derrière  le  rideau  sont  des  fioles,  des  boîtes 
particulières,  des  amphores  à  l'aspect  sinistre;  tout 
cela  est  éclairé  par  deux  petites  lampes  d'argent 
exactement  pareilles,  qui  semblent  enlevées  à  quel- 
que autel  de  Santa-Maria-Novella  ou  de  l'église 
Dei-Servi  de  Florence,  et  qui,  brûlant  une  huile 
parfumée,  jettent  leur  clarté  jaunâtre  du  haut  de  la 
voûte  sombre  où  chacune  est  suspendue  par  trois 
chaînettes  noircies. 

René,  seul  et  les  bras  croisés,  se  promène  à 
grands  pas  dans  le  second  compartiment  de  la  cham- 
bre du  milieu,  en  secouant  la  tète.  .4près  une  mé- 
ditation longue  et  douloureuse,  il  s'arrête  devant 
un  sablier. 

—  Ah!  ah!  dit-il,  j'ai  oublié  de  le  retourner,  et 
voilà  que  depuis  longtemps  peut-être  tout  le  sable 
est  passé. 

Alors,  regardant  la  lune  qui  se  dégage  à  grand'- 
peine  d'un  nuage  noir  qui  semble  peser  sur  la  pointe 
du  clocher  de  Notre-Dame  : 

—  Neuf  heures,  dit-il.  Si  elle  vient,  elle  viendra 
comme  d'habitude,  dans  une  heure  ou  une  heure  et 
demie;  il  y  aura  donc  temps  pour  tout. 

En  ce  moment,  on^ntendit  quelque  bruit  sur  le 
pont.  René  appliqua  son  oreille  à  l'orifice  d'un  long 
tuyau  dont  l'autre  extrémité  allait  s'ouvrir  sur  la 
rue,  sous  la  forme  d'une  tête  de  Guivre. 


—  Non,  dit-il,  ce  n'est  ni  clic,  ni  elles.  Ce  sont 
des  pas  d'hommes;  ils  s'arrêtent  devant  ma  porte; 
ils  viennent  ici. 

En  même  temps,  trois  coups  secs  retentirent. 

René  descendit  rapidement.  Cependant,  il  se  con- 
tenta d'appuyer  son  oreille  contre  la  porte,  sans 
ouvrir  encore. 

Les  mêmes  trois  coups  secs  se  renouvelèrent. 

—  Qui  va  là?  demanda  maître  René. 

—  Est-il  bien  nécessaire  de  dire  nos  noms?  de- 
manda une  voix. 

—  C'est  indispensable,  répond  René. 

—  En  ce  cas,  je  me  nomme  le  comte  Annibal  do 
Coconas,  dit  la  même  voix  qui  avait  déjà  parlé. 

—  Et  moi  le  comte  Lérac  de  la  Uo\e,  dit  une 
autre  voix,  qui  pour  la  première  fois  se  faisait  en- 
tendre. 

—  Attendez,  attendez,  messieurs,  je  suis  à  vous. 

Et,  en  même  temps,  Rend,  tirant  les  verrous,  en- 
levant les  barres,  ouvrit  aux  deux  jeuftes  gens  la 
porte,  qu'il  se  contenta  de  refermer  à  la  clef;  puis, 
les  conduisant  par  l'escalicr  extérieur,  il  les  intro- 
duisit dans  le  second  compartiment. 

La  Mole,  en  entrant,  fit  le  signe  de  la  croix  sous 
son  manteau;  il  était  pâle,  et  sa  main  tremblait 
sans  qu'il  pût  réprimer  celte  faiblesse. 

Coconas  regarda  chaque  chose  l'utie  après  l'au- 
tre; et,  trouvant  au  milieu  de  son  examen  la  porte 
de  la  cellule,  il  voulut  l'ouvrir. 

—  Permettez,  mott  gentilhomme,  dit  René  de  sa 
voix  grave  et  en  posant  sa  main  sur  celle  de  Coco- 
nas, les  visiteurs  qui  me  font  l'honneur  d'entrer  ici 
n'ont  la  jouissance  que  de  cette  partie  de  la  cham- 
bre. 

— =  Ah  '  c'est  différent,  repartit  Godonas,  et,  d'ail- 
leurs, je  sens  que  j'ai  besoin  de  m'asseoif. 

Et  il  se  laissa  aller  sur  une  chaise. 

Il  se  fit  un  instant  de  profond  sileùce  :  maître 
René  attendait  que  l'un  ou  l'autre  des  deux  jeunes 
gens  s'expliquât.  Pendant  ce  temps,  on  entendait  la 
respiration  sifflante  de  Coconas  encore  mal  guéri. 

— -Maître  René,  dit-il  enfin,  vous  êtes  un  habile 
homme,  dites-moi  donc  si  je  demeurerai  estropié 
de  ma  blessure,  c'esl-â-dire  si  j'aurai  toujours  cette 
courte  respiration  qui  m'empêche  de  monter  à  che- 
val, de  faire  des  armes  et  de  manger  des  omelettes 
au  lardl 

René  approcha  son  oreille  dé  la  poitrine  de  Co- 
conas, et  écouta  attentivement  le  jeu  des  poumons. 

—  Non,  monsieur  le  comte,  dit-il,  vous  gué- 
rirez. 

— -En  vérité.' 

—  Je  vous  l'affirme. 

~  Vous  me  faites  plaisir. 
Il  se  fit  un  nouveau  silence. 

—  Ne  désirez-vous  pas  savoir  encore  autre  chose, 
monsieur  le  comte? 


120 


LA  REINE  MARGOT. 


Ucné  uuvrit  aux  ileiix  jcuiies  |;on8.  —  Vâhk  HO. 


—  Si  fait,  dit  Coconas  ;  je  désire  savoir  si  je  suis 
vt'ritablement  »  mou  roux. 

—  Vous  Tùlos,  dit  Rcno. 

—  Comment  le  savcz-vous? 

—  Parce  que  vous  le  demiinde/,. 

—  Mordi  I  je  erois  (|iie  vmis  .-ivez,  raison.  Mais  do 
i|ui? 

—  De  celle  qui  dit  in.iintcnanl  ;"i  tnui  jiropos  le 
juron  que  vous  vi'iiez  de  dire. 

—  En  vérité,  ilil  ('.(leniias  slM[i(''faii,  ni.iiire  liené, 
voustîtesun  lial/ile  lioiimic.  A  ton  tour,  la  .Mule. 

La  Mole  rougit  et  demeura  cmbarra.'si*. 


Eli!  que  diable!  dit  Coconas.  parle  ilum-! 

—  Parlez,  dit  le  Florentin. 

—  Moi,  monsieur  Hené,  balbutia  la  Mole,  dunt 
la  voix  se  rassura  peu  à  peu,  je  ne  veux  pas  vous 
demander  si  je  suis  amoureux,  car  je  sais  que  je  le 
suis  et  ne  mVn  cacbe  poinl:  mais  dites-moi  si  je 
serai  aime,  car,  en  vérité,  tout  ce  qui  m'était  d'a- 
bord un  .sujet  d'espoir  Inurne  maintenant  contre 
moi .  • 

V;ius  n'avez  peul-î'lre  pas  fait  tout  re  qu'il  faut 
f.iire  pour  cela. 

■  tju'y  al  il   à  faire,  monsieur,  qu'à  proH>ir 


LA  HEINE  3IARG0T. 


121 


C^.£>fi^-î/?  y. 


—  l'ouvez-vuus  me  faire  voir  le  diable? 


par  son  respect  et  son  dévouement  à  la  dame  de  ses 
pensées  qu'elle  est  véritablement  et  profondément 
aimée? 

—  Vous  savez,  dit  René,  que  ces  démonstrations 
sont  parfois  bien  insignifiantes. 

—  Alors  il  faut  désespérer? 

—  Non,  alors  il  faut  recourir  à  la  science.  Il  y  a 
dans  la  nature  humaine  des  antipathies  qu'on  peut 
vaincre,  des  sympathies  qu'on  peut  forcer.  Lo  fer 
n'est  pas  l'aimant;  mais,  en  l'aimantant,  à  son  tour 
1  attire  le  fer. 


—  Sans  doute,  sans  doute,  murmura  la  Mole  ; 
mais  je  répugne  à  toutes  ces  conjurations. 

—  Ah  1  si  vous  répugnez,  dit  René,  alors  il  ne 
fallait  pas  venir! 

—  Allons  donc,  allons  donc,  dit  Coconas,  vas-tu 
faire  l'enfant  à  présent!  Monsieur  René,  pouvez- 
vous  me  faire  voir  le  diable? 

— ■  Non,  monsieur  le  comte. 

—  J'en  suis  fâché,  j'avais  deux  mots  à  lui  dire, 
et  cela  eût  pcut-ûtre  encouragé  la  Mole. 

—  Eh  bien  !  soit  !  dit  la  Mole,  abordons  franche- 

16 


rir.r  —    loiî    de  DIl'V   iloi,    boulvtut  U^rt'ptratuc,  M. 


122 


LA  REINE  MRGOT. 


ment  la  question.  On  m'a  parlé  de  figures  en  cire 
modeiées  à  la  ressemblance  de  l'objet  aimé.  Est-ce 
un  moyen? 

—  Infaillible. 

—  Et  rien,  dans  cette  expérience,  ne  peut  por- 
ter atteinte  à  la  vie  ni  à  la  santé  de  la  personne 
qu'on  aime? 

—  Rien. 

• —  Essayons  donc. 

—  Veux-tu  que  je  commence?  dit  Coconas. 

—  Non,  dit  la  Mole,  et,  puisque  me  voilà  engagé, 
j'irai  jusqu'au  bout. 

—  Désirez-vous  beaucoup,  ardemment,  impé- 
rieusement savoir  à  quoi  vous  en  tenir,  monsieur 
de  la  Mole?  demanda  le  Florentin. 

—  Oh!  s'écria  la  Mole,  j'en  meurs,  maître  René! 
Au  même  instant,   on  heurta  doucement  à  la 

porte  de  la  rue,  si  doucement,  que  maître  René  en- 
tendit seul  ce  bruit,  et  encore  parce  qu'il  s'y  atten- 
dait sans  doute. 

Il  approcha,  sans  affectation  et  tout  en  faisant 
quelques  questions  oiseuses  à  la  Mole,  son  oreille 
du  tuyau,  et  perçut  quelques  éclats  de  voix  qui  pa- 
rurent le  fixer. 

—  Résumez  donc  maintenant  votre  désir,  dit-il, 
et  appelez  la  personne  que  vous  aimez. 

La  Mole  s'agenouilla  comme  s'il  eût  parlé  à  une 
divinité  ;  et  René,  passant  dans  le  premier  compar- 
timent, glissa  sans  bruit  par  l'escalier  extérieur  : 
un  instant  après,  des  pas  légers  effleuraient  le  plan- 
cher de  la  boutique. 

La  Mole,  en  se  relevant,  vit  devant  lui  maitre 
René;  le  Florentin  tenait  à  la  main  une  petite  figu- 
rine de  cire  d'un  travail  assez  médiocre,  elle  por- 
tait une  couronne  et  un  manteau. 

—  Vous  voulez  toujours  être  aimé  de  votre  royale 
maîtresse?  demanda  le  parfumeur. 

—  Oui,  dût-il  m'en  coûter  la  vie,  dussé-je  y  per- 
dre mon  âme,  répondit  la  Mole. 

—  C'est  bien,  dit  le  Florentin  en  prenant  du 
bout  des  doigts  quelques  gouttes  d'eau  dans  une  ai- 
guière et  en  les  secouant  sur  la  tète  de  la  figurine 
en  prononçant  quel(]ues  mots  latins. 

La  Mole  frissonna,  il  comprit  qu'un  sacrilège  s'ac- 
complissait. 

—  Que  faites-vous  là?  dcmanda-t-il, 

—  Je  baptise  cette  petite  figure  du  nom  de  Mar- 
guerite. 

—  Mais  dans(iucl  but? 

—  l'our  établir  la  sympathie. 

La  Mole  ouvrait  la  bouche  pour  i'empôcher  d'al- 
ler plus  avant,  mais  un  regard  railleur  do  Coconas 
l'aiTùla. 

lîené,  qui  avaifvu  le  mouvement,  attendit. 

—  Il  fout  la  [ileine  et  entière  volont',  dit-il. 

—  Faiti'S,  répondit  la  Mole. 

René  traça  sur  une  petite  baiulende  de  papier 
rouge  quelque;;  caruclùrcs  cabalistiques,  les  passa 


dans  une  aiguille  d'acier,  et,  avec  cette  aiguille,  pi- 
qua la  statuette  au  cœur. 

Chose  étrange!  à  l'orifice  de  la  blessure  apparut 
une  gouttelette  de  sang,  puis  il  mit  le  feu  au  pa- 
pier. 

La  clialeur  de  l'aiguille  fit  fondre  la  cire  autour 
d'elle  et  sécha  la  gouttelette  de  sang. 

■ —  Ainsi,  dit  René,  par  la  force  de  la  sympatiiie, 
votre  amour  percera  et  brûlera  le  cœur  de  la  femme 
que  vous  aimez. 

Coconas,  en  sa  qualité  d'esprit  fort,  riait  dans  sa 
moustache  et  raillait  tout  bas;  mais  la  Mole,  aimant 
et  superstitieux,  sentait  une  sueur  glacée  perler  à 
la  racine  de  ses  cheveux. 

—  Et  maintenant,  dit  René,  appuyez  vos  lèvres 
sur  les  lèvres  de  la  statuette  en  disant  : 

—  Marguerite,  je  t'aime;  viens,  Marguerite! 
La  Mole  obéit. 

En  ce  moment,  on  entendit  ouvrir  la  porte  de  la 
seconde  chambre,  et  des  pas  légers  s'approclièrent. 
Coconas,  curieux  et  incrédule,  tira  son  poignard, 
et,  craignant,  s'il  tentait  de  soulever  la  tapisserie, 
que  René  ne  fit  la  même  observation  que  lors- 
qu'il voulut  lui  ouvrir  la  porte,  fendit  avec  son  poi- 
gnard l'épaisse  tapisserie,  et,  ayant  appliqué  son 
œil  à  l'ouverture,  poussa  un  cri  d'étonnement  au- 
quel deux  cris,  de  femmes  répondirent. 

—  Ou'y  a-t-il?  demanda  la  Mole  prêt  à  laisser 
tomber  la  figurine  de  cire,  que  René  lui  reprit  des 
mains.  ' 

—  Il  y  a,  reprit  Coconas,  que  la  duchesse  de  Ne- 
vers  et  madame  Marguerite  sont  là. 

—  Eh  bien!  incrédules,  dit  René  avec  un  sou- 
rire austère,  doutez-vous  encore  de  la  force  de  la 
sympathie? 

La  Mole  était  resté  pétrifié  en  apercevant  sa  reine, 
Coconas  avait  eu  un  moment  d'èblouissement  en 
reconnaissant  madame  de  Nevers.  L'un  se  figura 
que  les  sorcelleries  de  maître;  René  avaient  évoqué 
le  fantôme  de  Marguerite,  l'autre,  en  voyant  en- 
tr'ouverte  encore  la  porte  par  laquelle  les  charmants 
fantômes  étaient  entrés,  eut  bientôt  trouvé  rex|ili- 
cation  de  ce  prodige  dans  le  monde  vulgaire  et  ma- 
tériel. 

Pendant  que  la  Mole  se  signait  et  soupirait  à  fen- 
dre des  quartiers  de  roc,  Coconas,  qui  avait  eu  tout 
le  temps  de  se  faire  dos  questions  philosophi(]ues  et 
de  chasser  l'esprit  malin  à  l'aide  de  ce  gmipilldn 
qu'on  apiiclle  l'incrédulité,  Coconas,  voyant  |iar 
l'ouverture  du  rideau  fermé  i'ébalii.ssenient  de  ma- 
dame do  Nevers  cl  le  sourire  un  pou  causliciuc  de 
Marguerite,  jugea  que  le  moment  l'iait  décisif,  et, 
conipi'tMiant  (pie  l'on  peut  dire  pour  un  ami  ce  que 
l'on  n'ose  dire  pour  soi-même,  au  lieu  d'aller  à  ma- 
dame de  Nevers,  il  alla  droit  à  Marguerite,  et.  met- 
tant un  genou  en  terre  à  la  façon  dont  ('tait  repré- 
.seiilé,  dans  les  parades  de  la  fuire,  le  grand  Ar- 
taxerce,  il  .>>"<Mria  d'une  voix  à  laquelle  le  sifllcmcnl 


LA  REINE  MARGOT. 


123 


de  sa  blessure  donnait  un  certain  accent  qui  ne 
manquait  pas  de  puissance  : 

—  Madame,  à  l'instant  même,  sur  la  demande 
de  mon  ami  le  comte  de  la  Mole,  maître  René  évo- 
quait votre  ombre;  or,  à  mon  grand  étonnément, 
votre  ombre  est  apparue  accompagnée  d'un  corps 
qui  m'est  bien  cher  et  que  je  recommande  à  mon 
ami.  Ombre  de  Sa  Majesté  la  reine  de  Navarre,  vou- 
lez-vous bien  dire  au  corps  de  votre  compagne  de 
passer  de  l'autre  côté  du  rideau'! 

Marguerite  se  mit  à  rire  et  fit  signe  à  Henriette, 
qui  passa  de  l'autre  cô(é, 

—  La  Mole,  mon  ami  !  dit  Coconas,  sois  éloquent 
comme  Démostbènes,  comme  Cicéron,  comme  M.  le 
chancelier  de  l'Hospital;  et  songe  qu'il  y  va  de  ma 
vie  si  tu  ne  persuades  pas  au  corps  de  madame  la 
duchesse  de  Nevers  que  je  suis  son  plus  dévoué,  son 
plus  obéissant  et  son  plus  fidèle  serviteur. 

—  Mais...  balbutia  la  Mole. 

—  Fais  ce  que  je  te  dis  ;  et  vous,  maître  René, 
veillez  à  ce  que  personne  ne  nous  dérange. 

René  fit  ce  que  lui  demandait  Coconas. 

—  Mordi  !  monsieur,  dit  Marguerite,  vous  êtes 
homme  d'esprit.  Je  vous  écoute  ;  voyons,  qu'avez- 
vous  à  me  dire? 

—  J'ai  à  vous  dire,  madame,  que  l'ombre  de  mon 
ami,  —  car  c'est  une  ombre;  et,  la  preuve,  c'e^t 
qu'elle  ne  prononce  pas  le  plus  petit  mot;  — j'ai 

■  donc  à  vous  dire  que  cette  ombre  me  supplie  d'user 
de  la  faculté  qu'ont  les  corps  de  parler  intelligible- 
ment pour  vous  dire  ;  —  Belle  ombre,  le  gentil- 
homme ainsi  excorporé  a  perdu  tout  son  corps  et 
tout  son  souffle  par  la  rigueur  de  vos  yeux.  Si  vous 
étiez  vous-même,  je  demanderais  à  maître  René  de 
m'abîmer  dans  quelque  trou  sulfureux  plutôt  que 
de  tenir  un  pareil  langage  à  la  fille  du  roi  Henri  II, 
à  la  sœur  du  roi  Charles  IX,  et  à  l'épouse  du  roi  de 
Navarre.  Mais  les  ombres  sont  dégagées  de  tout  or- 
gueil terrestre,  et  elles  ne  se  fâchent  pas  quand  on 
les  aime.  Or,  priez  votre  corps,  madame,  d'aimer 
un  peu  l'âme  de  ce  pauvre  la  Mole,  âme  en  peine 
s'il  en  fut  jamais  ;  ârhe  persécutée  d'abord  par  l'a- 
mitié, qui  lui  a  à  trois  reprises  enfoncé  plusieurs  pou- 
ces de  fer  dans  le  ventre;  âme  brûlée  par  le  feu  de  vos 
yeux,  feu  mille  fois  plus  dévorant  que  tous  les  feux 
de  l'enfer.  Ayez  donc  pitié  de  cette  pauvre  âme,  ai- 
mez un  peu  ce  qui  fut  le  beau  la  Mole,  et,  si  vous 
n'avez  plus  la  parole,  usez  du  geste,  usez  du  sou- 
rire. C'est  une  âme  fort  intelligente  que  celle  de 
mon  ami,  et  elle  comprendra  tout.  Usez-en,  mordi  I 
ou  je  passe  mon  épée  au  travers  du  corps  de  René, 
pour  qu'en  vertu  du  pouvoir  qu'il  a  sur  les  ombres 
il  force  la  vôtre,  qu'il  a  déjà  évoquée  si  à  propos, 
de  faire  des  choses  peu  séantes  pour  une  ombre 
honnête  comme  vous  me  faites  l'effet  de  l'être. 

A  cette  péroraison  de  Coconas,  qui  s'était  campé 
devant  la  reine  en  Énée  descendant  aux  enfers, 
Marguerite  ne  put  retenir  un  énorme  éclat  de  rire, 


et,  tout  en  gardant  le  silence  qui  convenait  en  pa- 
reille occasion  à  une  ombre  royale,  elle  tendit  la 
main  à  Coconas. 

Celui-ci  la  reçut  délicatement  dans  la  sienne  en 
appelant  la  Mole  : 

—  Ombre  de  mon  ami,  s'écria-t-il,  venez  ici  à 
l'instant  même. 

La  Mole,  tout  stupéfait  et  tout  palpitant,  obéit. 

• —  C'est  bien,  dit  Coconas  en  le  prenant  par  der- 
rière la  tête  ;  maintenant,  approchez  la  vapeur  de 
votre  beau  visage  brun  de  la  blanche  et  vaporeuse 
main  que  voici. 

Et  Coconas,  joignant  le  geste  aux  paroles,  unit 
cette  fine  main  à  la  bouche  de  la  Mole,  et  les  retint 
un  instant  respectueusement  appuyées  l'une  sur 
l'autre,  sans  que  la  main  essayât  de  se  dégager  de 
la  douce  étreinte. 

Marguerite  n'avait  pas  cessé  de  sourire,  mais  ma- 
dame de  Nevers  ne  souriait  pas,  elle,  encore  trem- 
blante de  l'appar'tion  inattendue  des  deux  gentils- 
hommes. Elle  sentait  augmenter  son  malaise  de 
toute  la  fièvre  d'une  jalousie  naissante,  car  il  lui 
semblait  que  Coconas  n'eût  pas  dû  oublier  ainsi  ses 
affaires  pour  celles  des  autres. 

La  Mole  vit  la  contraction  de  son  sourcil,  surprit 
l'éclair  menaçant  de  ses  yeux,  et,  malgré  le  trou- 
ble enivrant  où  la  volupté  lui  conseillait  de  s'en- 
gourdir, il  comprit  le  danger  que  courait  son  ami, 
et  devina  ce  qu'il  devait  tenter  pour  l'y  soustraire.    ■.^• 

Se  levant  donc  et  laissant  la  main  de  Marguerite 
dans  celle  de  Coconas,  il  alla  saisir  celle  de  la  du- 
chesse de  Nevers,  et,  mettaut  un  genou  en  terre  : 

—  0  la  plus  belle,  ô  la  plus  adorable  des  fem- 
mes! dit-il,  je  parle  des  femmes  vivantes,  et  non 
des  ombres,  et  il  adressa  un  regard  et  un  sourire  à 
Marguerite,  permettez  à  une  âme  dégagée  de  son 
enveloppe  grossière  de  réparer  les  absences  d'un 
corps  tout  absorbé  par  une  amitié  matérielle.  M.  de 
Coconas,  que  vous  voyez,  n'est  qu'un  homme,  un 
homme  d'une  structure  ferme  et  hardie,  c'est  une 
chair  belle  à  voir  peut-être,  mais  périssable  comme 
toute  chair  ;  Oninis  caro  fcnum.  Bien  que  ce  gen- 
tilhomme m'adresse  du  matin  au  soir  les  litanies 
les  plus  suppliantes  à  votre  sujet,  bien  que  vous 
l'ayez  vu  distribuer  les  plus  rudes  coups  que  l'on 
ait  jamais  fournis  en  France,  ce  ciiampion,  si  fort 
en  éloquence  près  d'une  ombre,  n'ose  parler  à  une 
femme.  C'est  pour  cela  qu'il  s'est  adressé  à  l'om- 
bre de  la  reine,  en  me  chargeant,  moi,  de  parler  à 
votre  beau  corps,  de  vous  dire  qu'il  dépose  à  vos 
pieds  son  cœur  et  son  âme  ;  qu'il  demande  à  vos 
yeux  divins  de  le  regarder  en  pitié,  à  vos  doigts  ro- 
ses et  brûlants  de  l'appeler  d'un  signe  ;  à  votre  voix 
vibrante  et  harmonieuse  de  lui  dire  de  ces  mots 
qu'on  n'oublie  pas  ;  ou  sinon,  il  m'a  encore  prié 
d'une  chose,  c'est,  dans  le  cas  où  il  ne  pourrait  vous 
attendrir,  de  lui  passer,  pour  la  secoude  fois,  mon 
épée,  qui  est  une  lame  véritable,  les  épées  n'ont 


124 


LA  REINE  MARGOT. 


d'ombre  qu'au  soleil,  de  lui  passer,  dis-je,  pour  la 
seconde  fois,  mon  épée  au  travers  du  corps  ;  car  il 
ne  saurait  vivre  si  vous  ne  l'autorisez  à  vivre  exclu- 
sivement pour  vous. 

Autant  Coconas  avait  mis  de  verve  et  de  panta- 
lonnade dans  son  discours,  autant  la  Mole  venait 
de  déployer  de  sensibilité,  de  puissance  enivrante 
et  de  câline  humilité  dans  sa  supplique. 

Les  yeux  de  Henriette  se  détournèrent  alors  de  la 
Mole,  qu'elle  avait  écouté  tout  le  temps  qu'il  venait 
de  parler,  et  se  portèrent  sur  Coconas  pour  voir  si 
l'expression  du  visage  du  gentilhomme  était  en  har- 
monie avec  l'oraison  amoureuse  de  son  ami.  Il  pa- 
raît qu'elle  en  fut  satisfaite,  car,  rouge,  haletante, 
vaincue,  elle  dit  à  Coconas  avec  un  sourire  qui  dé- 
couvrait une  double  rangée  de  perles  enchâssées 
dans  du  corail  :  — ■  Est-ce  vrai? 

—  Mordi  !  s'écria  Coconas  fasciné  par  ce  regard, 
et  brûlant  des  feux  du  même  fluide;  c'est  vrail... 
Oh  !  oui,  madame,  c'est  vrai,  vrai  sur  votre  vie, 
vrai  sur  ma  mort  ! 

—  Alors,  venez  donci  dit  Henriette  en  lui  ten- 
dain  la  main  avec  un  abandon  que  trahissait  la  lan- 
gueur de  ses  yeux. 


Coconas  jeta  en  l'air  son  toquet  de  velours,  et, 
d'un  bond,  fut  près  de  la  jeune  femme,  tandis  que 
la  Mole,  rappelé  de  son  coté  par  un  geste  de  Mar 
guerUe,  faisait  avec  son  ami  un  chassez-croisez 
amoureux. 

En  ce  moment,  René  apparut  sur  la  porte  du 
fond. 

—  Silence!  s"écria-t-il  avec  un  accent  qui  étei- 
gnit toute  cette  flamme...  silence! 

Et  l'on  entendit  dans  l'épaisseur  de  la  muraille 
le  frôlement  du  fer  grinçant  dans  une  serrure  et  le 
en  d'une  porte  roulant  sur  ses  gonds. 

—  Mais,  dit  Marguerite  fièrement,  il  me  semble 
que  personne  n'a  le  droit  d'entrer  ici  quand  nous 
y  sommes  ! 

• —  Pas  même  la  reine  mère?  murmura  René  à 
son  oreille. 

Marguerite  sélança  aussitôt  par  l'escalier  exté- 
rieur, attirant  la  Mole  après  elle;  Henriette  et  Co- 
conas, à  demi  enlaci'S,  s'enfuirent  sur  leurs  traces. 

Tous  quatre  s'envolant  comme  s'envolent,  au 
premier  bruit  indiscret,  les  oiseaux  gracieux  qu'un 
a  vus  se  becqueter  sur  une  branche  en  fleur. 


J2LV; 


l 


LA  REINE  MARGOT. 


125 


Tous  quatre  s'cnvobnt..   —  Page  12i. 


XX 


LES  POULES  NOIRKS. 


1  était  temps  que  les  deux 
couples  disparussent.  Ca- 
therine mettait  la  clef  dans 
la  serrure  de  la  seconde 
porte  au  moment  où  Coco- 
nas  et  madame  de  Nevers 
sortaient  par  l'issue  du 
fond,  et  Catherine,  en  en- 
ontendre  le  craquement  de  l'escalier  sous 


les  pas  des  fugitifs.  Elle  jeta  autour  d'elle  un  re- 
gard inquisiteur,  et  arrêtant  enfin  son  œil  soup- 
çonneux sur  René,  qui  se  trouvait  debouVet  incliné 
devant  elle  : 

—  Qui  était  là?  demanda-t-elle.        • 

• —  Des  aniants  qui  se  sont  contentés  de  ma  parole 
quand  je  les  ai  assurés  qu'ils  s'aimaient. 

—  Laissons  cela,  dit  Catherine  en  haussant  les 
épaules;  n'y  a-t-il  plus  personne  ici? 


126 


LA  REINE  MAP.GOT. 


—  Personne  que  Votre  Majesté  et  moi. 

—  Avez-vous  fait  ce  que  je  vous  ai  dit? 

—  A  propos  des  poules  noires? 

—  Oui. 

—  Elles  sont  prêtes,  madame. 

—  Ah!  si  vous  étiez  juif!  murmura  Catherine. 

—  Moi,  juif,  madame,  pourquoi? 

—  Parce  que  vous  pourriez  lire  les  livres  pré- 
cieux qu'ont  écrit  les  Hébreux  sur  les  sacrifices.  Je 
me  suis  fait  traduire  l'un  d'eux,  et  j'ai  vu  que  ce 
n'était  ni  dans  le  cœur  ni  dans  le  foie,  comme  les 
Romains,  que  les  Hébreux  cherchaient  les  présa- 
ges :  c'était  dans  la  disposition  du  cerveau  et  dans 
la  figuration  des  lettres  qui  y  sont  tracées  par  la 
main  toute-puissante  de  la  destinée. 

—  Oui,  madame,  je  l'ai  aussi  entendu  dire  par 
un  vieux  rabbin  de  mes  amis. 

—  Il  y  a,  dit  Catherine,  des  caractères  ainsi  des- 
sinés qui  ouvrent  toute  une  voie  prophétique  ;  seu- 
lement, les  savants  chaldéens  recommandent... 

— Recommandent. . .  quoi  ?  demanda  René,  voyant 
que  la  reine  hésitait  à  continuer. 

—  Recommandent  que  l'expérience  se  fasse  sur 
des  cerveaux  humains,  comme  étant  plus  dévelop- 
pés et  plus  sympathiques  à  la  volonté  du  consul- 
tant. 

—  Hélas  !  madame,  dit  René,  Votre  Majesté  sait 
bien  que  c'est  impossible! 

' —  Difficile  du  moins,  dit  Catherine  ;  car,  si  nous 
avions  su  cela  à  la  Saint-Barthélémy...  hein,  René! 
quelle  riche  récolte!  Le  premier  condamné...  j'y 
son^jcrai.  En  attendant,  demeurons  dans  le  cercle 
du  possible.  La  chambre  des  sacrifices  est-elle  pré- 
parée? 

—  Oui,  madame. 

—  Passons-y. 

René  alluma  une  bougie  faite  d'éléments  ('iran- 
ges,  et  dont  l'odeur,  tantôt  subtile  et  pénétrante, 
tantôt  nauséabonde  et  fumeuse,  révélait  l'introduc- 
tmn  de  plusieurs  matières;  puis,  éclairant  Cathe- 
rine, il  passa  le  premier  dans  la  cellule. 

Catherine  choisit  elle-même  parmi  tous  les  in- 
struments de  sacrifice  un  couteau  d'acier  bleuissant, 
tandis  que  Wrw'  allait  chercher  une  des  deux  ]kui1i's 
qui  roulaient  dans  un  coin  leur  œil  il'or  inquiet. 

—  Comment  procéderons-nous? 

—  Nous  interrogerons  le  foie  de  l'une  et  le  cer- 
veau do  l'autre.  Si  les  deux  exp('riences  nous  don- 
nent les  mêmes  résultats,  il  faudra  bien  croin^, 
surtout  si  ces  résultats  se  combinent  avec  ceux  jiré- 
cédeminent  obtenus. 

—  i'ar  où  commencerons-nous? 

—  Par  rcxpénence  du  foie. 

—  C'est  l>icn.  dit  René;  et  il  attacha  la  poulo  sur 
lo  petit  autel  h  doux  anneaux  placés  aux  deux  cx- 
tri'uiili'.s,  (le  manière  i\uc  l'animal,  renversii  sur  le 
dos,  nu  pouvait  que  su  déballre  sans  bougiT  do 
place. 


Catherine  lui  ouvrit  la  poitrine  d'un  seul  coup 
de  couteau.  La  poule  jeta  trois  cris,  et  expira  après 
s'être  assez  longtemps  débattue. 

—  Toujours  trois  cris,  murmura  Catherine,  trois 
signes  de  mort. 

Puis  elle  ouvrit  le  corps. 

—  Et  le  foie  penchant  à  gauche,  continua-t-elle, 
toujours  à  gauche;  triple  mort  suivie  d'une  dé- 
chéance. Sais-tu,  René,  que  c'est  effrayant? 

—  Il  faut  voir,  madame,  si  les  présages  de  la  se- 
conde victime  coïncidefont  avec  ceux  de  la  pre- 
mière. 

René  détacha  le  cadavre  de  la  poule  et  le  jeta 
dans  un  coin.  Puis  il  alla  vers  l'autre,  qui,  jugeant 
de  son  sort  par  celui  de  sa  compagne,  essaya  de  s'y 
soustraire  en  courant  tout  autour  de  la  cellule,  et 
qui,  enfin,  se  voyant  prise  dans  un  coin,  s'envola 
par-dessus  la  tête  de  René,  et  s'en  alla  dans  son 
vol  éteindre  la  bougie  magique  que  tenait  à  la  main 
Catherine. 

—  Vous  le  voyez,  René,  dit  la  reine.  C'est  ainsi 
que  s'éteindra  notre  race.  La  mort  soufflera  dessus, 
et  elle  disparaîtra  de  la  surface  de  la  terre.  Trois 
fils,  cependant,  trois  fils!...  murmura-t-elle  triste- 
ment. 

René  lui  prit  des  mains  la  bougie  éteinte,  et  alla 
la  rallumer  dans  la  pièce  à  côté. 

Quand  il  revint,  il  vit  la  poule  qui  s'était  fourre 
la  tête  dans  l'entonnoir. 

—  Cette  fois,  dit  Catherine,  j'éviterai  les  cris,  car 
je  lui  trancherai  la  tête  d'un  seul  coup. 

Et,  en  effet,  lorsque  la  poule  fut  attachée,  Cathe- 
rine, comme  elle  l'avait  dit,  d'un  seul  coup  lui 
trancha  la  tête.  Mais,  dans  la  convulsion  suprême, 
te  bec  s'ouvrit  trois  fois  et  se  rejoignit  pour  ne 
plus  se  rouvrir. 

—  Vois-tu,  dit  Catherine  épouvantée.  A  défaut  do 
trois  cris,  trois  soupirs.  Trois,  toujours  trois.  Ils 
mourront  tous  trois.  Toutes  ces  âmes,  avant  de  par- 
tir, comptent  et  ap[)ellent  jusqu'à  trois.  Voyons 
maintenant  les  signes  de  la  tête. 

Alors  Catherine  abattit  la  crête  pâlie  de  l'animal, 
ouvrit  avec  précaution  le  crâne;  et,  le  séparant  de 
manière  à  laisser  à  découvert  les  lobes  du  cerveau, 
elle  essaya  de  trouver  la  forme  d'une  lettre  quei- 
con(]ue  sur  les  sinuosités  sanglantes  que  trace  la  di- 
vision de  la  pulpe  cérébrale. 

—  Toujours,  s'écria-t-ellc  en  frappant  dans  ses 
deux  mains,  toujours!  et  cette  fois  le  pronostic  est 
[ilus  clair  que  jamais.  Viens  et  regarde. 

René  s'approcha. 

—  Quelle  est  celte  lettre  .'  lui  demanda  Catherine* 
en  lui  di'sigiianl  un  signe. 

—  Un  11,  ri'pondit  René. 

—  Combien  do  fois  répété? 
RiMK'  compta. 

—  Quatre,  dit-il. 

—  Eh  bien!  oli  bicnl  est-ce  cela?  Je  lo  vois, 


LA  REINE  MARGOT. 


427 


c'est-à-dire  Henri  IV.  Oh!  gronda-t-elle  en  jetant  le 
couteau,  je  suis  maudite  dans  ma  postérité. 

C'était  une  effrayante  figure  que  celle  de  cette 
femme  pâle  comme  un  cadavre,  éclairée  par  la  lu- 
gubre lumière,  et  crispant  ses  mains  sanglantes. 

-^11  régnera,  dit-elle  avec  un  soupir  de  dés- 
espoir, il  régnera  ! 

—  Il  régnera,  répéta  René  enseveli  dans  une  rê- 
verie profonde, 

Cependant,  bientôt  cette  expression  sombre  s'ef- 
faça des  traits  de  Catherine  à  la  lumière  d'une  pen- 
sée qui  semblait  éclore  au  fond  de  son  cerveau. 

—  René,  dit-elle  en  étendant  la  main  vers  le 
Florentin,  sans  détourner  sa  tète  inclinée  sur  sa 
poitrine,  René,  n'y  a-t-il  pas  une  terrible  histoire 
d'un  médecin  de  Pérouse,  qui,  du  même  coup,  à 
l'aide  d'une  pommade,  a  empoisonné  sa  fille  et  l'a- 
mant de  sa  fille? 

—  Oui,  madame. 

—  Et  cet  amant,  c'était?...  continua  Catherine 
toujours  pensive. 

—  C'était  le  roi  Ladislas,  madame. 

—  Ah!  oui,  c'est  vrai,  murmura-t-elle.  Avez-vous 
quelques  détails  sur  cette  histoire? 

'  —  Je  possède  un  vieux  livre  qui  en  traite,  répon- 
dit René. 

—  Eh  bien  !  passons  dans  l'autre  chambre,  vous 
me  le  prêterez. 

Tous  deux  quittèrent  alors  la  cellule,  dont  René 
ferma  la  porte  derrière  lui. 

—  Votre  Majesté  me  donne-t-elle  d'autres  ordres 
pour  de  nouveaux  sacrifices?  demanda  le  Florentin. 

—  Non,  René,  non!  je  suis  pour  le  moment  suf- 
fisamment convaincue.  Nous  attendrons  que  nous 
puissions  nous  procurer  la  tête  de  quelque  con- 
damné, et,  le  jour  de  l'exécution,  tu  en  traiteras 
avec  le  bourreau. 

René  s'inclina  en  signe  d'assentiment,  puis  il 
s'approcha,  sa  bougie  à  la  main,  des  rayons  où 
étaient  rangés  les  livres,  monta  sur  une  chaise,  en 
prit  un,  et  le  donna  à  la  reine. 

Catherine  l'ouvrit. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  dit-elle. 

«  De  la  manière  d'élever  et  de  nourrir  les  tierce- 
lets, les  faucons  et  les  gerfauts,  pour  qu'ils  soient 
braves,  vaillants  et  toujours  prêts  au  vol.  » 

^-  Ah  !  pardon,  madame,  je  me  trompe.  Ceci  est 
un  traité  de  vénerie  fait  par  un  savant  Lucquois 
pour  le  fameux  Castruccio  Castracani.  Il  était  placé 
à  côté  de  l'autre,  relié  do  la  même  façon.  Je  me 
suis  trompé.  C'est  d'ailleurs  un  livre  très-précieux; 
il  n'en  existe  que  trois  exemplaires  au  monde  :  un 
qui  appartient  à  la  bibliothèque  de  Venise,  l'autre 
qui  avait  été  acheté  par  votre  aïeul  Laurent,  et  qui 
a  été  offert  par  Pierre  de  Médicis  au  roi  Charles  VIII 
lors  de  son  passage  à  Florence,  et  le  troisième  que 
voici. 

—  Je  le  vénère,  dit  Catherine,  à  cause  de  sa  ra- 


reté ;  mais,  n'en  ayant  pas  besoin,  je  vous  le  rends. 

Et  elle  tendit  la  main  droite  vers  René  pour  re- 
cevoir l'autre,  tandis  que  de  la  main  gauche  elle 
lui  rendit  celui  qu'elle  avait  reçu. 

Celte  fois  René  ne  s'était  point  trompé,  c'était 
bien  le  livre  qu'elle  désirait.  René  descendit,  le 
feuilleta  un  instant,  et  le  lui  rendit  tout  ouvert. 

Catherine  alla  s'asseoir  à  une  table,  René  posa 
près  d'elle  la  bougie  magique,  et,  à  la  lueur  de  cctlc 
llamme  bleuâtre,  elle  lut  quelques  lignes  à  demi- 
voix. 

—  Bien,  dit-elle  en  refermant  le  livre.  Voilà  tout 
ce  que  je  voulais  savoir. 

Elle  se  leva,  laissant  le  livre  sur  la  table  et  em- 
portant seulement  au  fond  de  son  esprit  la  pensée 
qui  y  avait  germé  et  qui  devait  y  mûrir. 

René  attendit  respectueusement,  la  bougie  à  la 
main,  que  la  reine,  qui  paraissait  prête  à  se  retirer, 
lui  donnât  de  nouveaux  ordres  ou  lui  adressât  de 
nouvelles  questions. 

Catherine  lit  plusieurs  pas  la  tête  inclinée,  le 
doi'gt  sur  la  bouche  et  en  gardant  le  silence. 

Puis,  s'arrêtant  tout  à  coup  devant  René  et  rele- 
vant sur  lui  son  œil  rond  et  fixe  comme  celui  d'un 
oiseau  de  proie  : 

—  Avoue-moi  que  tu  as  fait  pour  elle  quelque 
philtre,  dit-elle. 

• —  Pour  qui  ?  demanda  René  en  tressaillant. 
• —  Pour  la  Sauve. 

—  Moi,  madame,  dit  René,  jamais! 

—  Jamais? 

—  Sur  mon  âme,  je  vous  le  jure. 

—  Il  y  a  cependant  de  la  magie,  car  il  l'aime 
comme  un  fou,  lui  qui  n'est  pas  renommé  par  sa 
constance. 

—  Qui  lui,  madame? 

• —  Lui,  Henri  le  maudit.  Celui  qui  succédera  à 
nos  trois  fils,  cehii  qu'on  appellera  un  jour  Henri  IV, 
et  qui  cependant  est  le  fils  de  Jeanne  d'Albret. 

Et  Catherine  accompagna  ces  derniers  mots  d'un 
soupir  qui  fit  frissonner  René,  car  il  lui  rappelait 
les  fameux  gants  que,  par  ordre  de  Catherine,  il 
avait  préparés  pour  la  reine  de  Navarre. 

—  Il  y  va  donc  toujours?  demanda  René. 

—  Toujours,  dit  Catherine. 

—  J'avais  cru  cependant  que  le  roi  de  Navarre 
était  revenu  tout  entier  à  sa  femme. 

• —  Comédie,  René,  comédie.  Je  ne  sais  dans  quel 
but,  mais  tout  se  réunit  pour  me  tromper.  ]\Ia  fille 
elle-même,  Marguerite,  se  déclare  contre  moi;  peut- 
être,  elle  aussi,  espère-t-elle  la  mort  de  ses  frères, 
peut-être  espère-t-elle  être  reine  de  France. 

—  Oui,  peut-être  !  dit  René,  rejeté  daris  sa  rêve- 
rie et  se  faisant  l'écho  du  doute  terrible  de  Cathe- 
rine. 

—  Enfin,  dit  Catherine,  nous  verrons. 

Et  elle  s'achemina  vers  la  porte  du  fond,  jugeant 


128 


LA  REIIS'E  3IARG0T. 


«(||i||,|i|,|fl]|liiiiiir,iij     ;i,iii|ii,[|||i|| 


René  la  précéda. 


sans  doute  inutile  de  descendre  par  rescalicr  se-  :  ou  dix  heures.  Pi^ndant  In  inurncc  je  fais  mes  dé- 
cret, puisqu'clln  était  sure  drlro  seule.  ,  votions. 

René  la  précéda,  et,  f|iicli|tios  instants  aprt's.  Iiius  —  Bien,  madamo,  je  .serai   au  Louvre  à  neuf 

deux  se  trouvèrent  dans  la  l)ouli(]uo  du  parfumeur,  heures. 

—  Tu  m'avais  promis  do  nouveaux  cosmétiques  |       —  Madame  de  Sauve  a  de  bolies  mains  et  do  bei- 

pour  mes  mains  et  pour  mes  lèvres,  lîené,  dit-elle  ;  les  lèvres,  dit  d'un  ton  indifféioni  Citlicrine  ;  cl  do 

voici  riiiver,  et  tu  sais  que  j"ai  la  \icm\  fort  sensible  quelle  pMe  se  sert -elle  V 

au  froid.  —  Pour  ses  mains? 


—  Je  m'en  suis  déj;"i  occupé,  inailame,  cl  je  vou.s 
les  porterai  demain. 

—  Demain  soir  tu  n^  mu  trouveras  pas  avant  neuf 


—  Oui,  pour  ses  mains  d'iiburd. 

—  Po  p.'itej'i  riidinlnqu'. 

—  l'.t  [tour  SCS  lèvres? 


LA  REINE  MARGOT. 


129 


—  Tu  lui  as  fait  quelque  philtre,  Renéi 


—  Pour  ses  lèvres,  elle  va  se  servir  du  nouvel 
opiatiiue  j'ai  inventé,  et  dont  je  comptais  porter 
demain  une  boîte  à  Votre  Majesté  en  même  temps 
qu'à  elle. 

Catherine  resta  un  instant  pensive. 

—  Au  reste,  elle  est  belle,  cette  créature,  dit- 
elle,  répondant  toujours  à  sa  secrète  pensée,  et  il 
n'y  a  rien  d'étonnant  à  cette  passion  du  Béarnais. 

—  Et  surtout  dévouée  à  Votre  Majesté,  dit  René; 
à  ce  que  je  crois,  du  moins. 

Catherine  sourit  et  haussa  les  épaules. 

—  Lorsqu'unefemme  aime,  dit-elle,  est-ce  qu'elle 


raiis,  —  la'r-  ^^'  CHY  a'.nç,  toulevari  Mantparnasscj  ai. 


est  jamais  dévouée  à  un  autre  qu'à  son  amant!  Tu 
lui  as  fait  quelque  philtre,  René! 

—  Je  vous  jure  que  non,  madame. 

—  C'est  bien  1  n'en  parlons  plus.  Montre-moi 
donc  cet  opiat  nouveau  dont  tu  me  parlais,  et  qui 
doit  lui  faire  les  lèvres  plus  fraîches  et  plus  roses 
encore.  « 

René  s'approcha  d'un  rayon  et  montra  à  Cathe- 
rine six  petites  boîtes  d'argent  de  la  même  forme, 
c'est-à-dire  rondes,  rangées  les  unes  à  côté  des  au- 
tres. 

—  Voilà  le  seul  philtre  qu'elle  m'ait  demandé, 

17 


430 


LA  REINE  MRGOT. 


dit  René;  il  est  vrai,  comme  le  dit  Votre  Majesté, 
que  je  l'ai  composé  exprés  pour  elle,  car  elle  a  les 
lèvres  si  fines  et  si  tendres,  que  le  soleil  et  le  vent 
les  gercent  également. 

Catherine  ouvrit  une  de  ces  boîtes,  elle  contenait 
une  pâte  du  carmin  le  plus  séduisant. 

—  René,  dit-elle,  donne-moi  de  la  pâte  pour 
mes  miins  ;  j'en  manque,  j'en  emporterai  avec  moi. 

René  s'éloigna  avec  la  bougie  et  s'en  alla  cher- 
cher dans  un  compartiment  particulier  ce  que  lui 
demandait  la  reine.  Cependant  il  ne  se  retourna  pas 
si  vile  qu'il  ne  crût  voir  que  Catherine,  par  un 
brusque  mouvement,  venait  de  prendre  une  boîte 
et  de  la  cacher  sous  sa  mante.  Il  était  trop  familia- 
risé avec  ces  soustractions  de  la  reine  mère  pour 
avoir  la  maladresse  de  paraître  s'en  apercevoir. 
Aussi,  prenant  la  pâte  demandée  enfermée  dans  un 
sac  de  papier  fleurdelisé  : 


—  Voici,  madame,  dit-il. 

—  Merci,  René!  reprit  Catherine. 
Puis,  après  un  moment  de  silence  : 

—  Ne  porte  cet  opiat  à  madame  de  Sauve  que 
dans  huit  ou  dix  jours,  je  veux  être  la  première  à 
en  faire  l'essai. 

Et  elle  s'apprêta  à  sortir. 

—  Votre  Majesté  veut-elle  que  je  la  reconduise? 
dit  René. 

—  Jusqu'au  bout  du  pont  seulement,  répondit 
Catherine,  mes  gentilshommes  m'attendent  là  avec 
ma  litière. 

Tous  deux  sortirent  et  gagnèrent  le  coin  de  la  rue 
de  la  Barillerie,  oîi  quatre  gentilshommes  à  cheval 
et  une  litière  sans  armoiries  attendaient  Catherine. 

En  rentrant  chez  lui.  le  premier  soin  de  René  fut 
de  compter  ses  boîtes  d'opiat. 

il  en  manquait  une. 


LA  REINE  BURGOT. 


131 


XXI 


L'APPARTEMENT  DE  MADAME  DE  SAUVE. 


alherine  ne  s'était  pas 
trompée  dans  ses  soupçons. 
Henri  avait  repris  ses  iiabi- 
tudes,  et,  chaque  soir,  il 
se  rendait  chez  madame  de 
Sauve.  D'abord ,  il  avait 
exécuté  cette  excursion 
avec  le  plus  grand  secret, 
puis,  peu  à  peu,  il  s'était  relâché  de  sa  défiance, 
avait  négligé  les  précautions,  de  sorte  que  Catherine 
n'avait  pas  eu  de  peine  à  s'assurer  que  la  reine  de 
Navarre  continuait  d'être  de  nom  Marguerite,  de 
fait  madame  de  Sauve. 

Nous  avons  dit  deux  mots,  au  commencement  de 
cette  histoire,  de  l'appartement  de  madame  de 
Sauve;  mais  la  porte  ouverte  par  Dariole  au  roi  de 
Navarre  s'est  hermétiquement  refermée  sur  lui,  de 
sorte  que  cet  appartement,  théâtre  des  mystérieu- 
ses amours  du  Béarnais,  nous  est  complètement  in- 
connu. 

Ce  logement,  du  genre  de  ceux  que  les  prin- 
ces fournissent  à  leurs  commensaux  dans  les  pa- 
lais qu'ils  habitent,  afm  de  les  avoir  à  leur  por- 
tée, était  plus  petit  et  moins  commode  que  n'eût 
certainement  été  un  logement  situé  par  la  ville.  Il 
était,  comme  on  le  sait  déjà,  placé  au  second,  à  peu 
près  au-dessus  de  celui  de  Henri,  et  la  porte  s'en 
ouvrait  sur  un  corridor  dont  l'extrémité  était  éclai- 
rée par  une  fenêtre  ogivale  à  petits  carreaux  en- 
châssés de  plomh,  kquelle,  même  dans  les  plus 
beaux  jours  de  l'année,  ne  laissait  pénétrer  qu'une 
lumière  douteuse.  Pendant  l'hiver,  dès  trois  heures 
de  l'après-midi,  on  était  obligé  d'y  allumer  une 
lampe,  qui,  ne  contenant,  été  comme  hiver,  que  la 
même  quantité  d'huile,  s'éteignait  alors  vers  les 
dix  heures  du  soir,  et  donnait  ainsi,  depuis  que  les 
jours  d'hiver  étaient  arrivés,  une  plus  grande  sé- 
curité aux  deux  amants. 

Une  petite  antichambre  tapissée  de  damas  de  soie 
à  larges  (leurs  jaunes,  une  chambre  de  réception 
tendue  de  velours  bleu,  une  chambre  à  coucher, 
dont  le  lit  à  colonnes  torses  «t  à  rideaux  de  satin 
cerise  enchâssait  une  ruelle  ornée  d'un  miroir  garni 
d'argent  et  de  deux  tableaux  tirés  des  amours  de 
Vénus  et  d'Adonis,  tel  était  le  logement,  aujourd'hui 
l'on  dirait  le  nid,  delà  charmante  fille  d'atour  de 
la  reine  Catherine  de  Médicis. 


En  cherchant  bien,  on  eût  encore,  en  face  d'une 
toilette  garnie  de  tous  ses  accessoires,  trouvé,  dans 
un  coin  sombre  de  cette  chambre,  une  petite  porte 
ouvrant  sur  une  espèce  d'oratoire,  où,  exhaussé 
sur  deux  gradins,  s'élevait  un  prie-Dieu.  Dans  cet 
oratoire,  étaient  pendues  à  la  muraille,  et  comme 
pour  servir  de  correctif  aux  deux  tableaux  mytho- 
logiques dont  nous  avons  parlé,  trois  ou  quatre 
peintures  du  spiritualisme  le  plus  exalté.  Entre  ces 
peintures  étaient  suspendues,  à  des  clous  dorés,  des 
armes  de  femme  ;  car,  à  celte  époque  de  mystérieu- 
ses intrigues ,  les  femmes  portaient  des  armes 
comme  les  hommes,  et,  parfois,  s'en  servaient  aussi 
habilement  qu'eux. 

Ce  soir-là,  qui  était  le  lendemain  du  jour  où  s'é- 
taient passées  chez  maître  René  les  scènes  que  nous 
avons  racontées,  madame  de  Sauve,  assise  dans  sa 
chambre  à  coucher  sur  un  lit  de  repos,  racontait  à 
Henri  ses  craintes  et  son  amour,  et  lui  donnait 
comme  preuve  de  ces  craintes  et  de  cet  amour,  le 
dévouement  qu'elle  avait  montré  la  fameuse  nuit 
qui  avait  suivi  celle  de  la  Saint-Barthélémy,  nuit 
que  Henri,  on  se  le  rappelle,  avait  passée  chez  sa 
femme. 

Henri,  de  son  côté,  lui  exprimait  sa  reconnais- 
sance. Madame  de  Sauve  était  charmante  ce  soir-là 
dans  son  simple  peignoir  de  batiste,  et  Henri  était 
très-reconnaissant. 

Au  milieu  de  tout  cela,  comme  Henri  était  réelle- 
ment amoureux,  il  était  rêveur.  De  son  côté,  ma- 
dame de  Sauve,  qui  avait  fini  par  adopter  de  tout 
son  cœur  cet  amour  commandé  par  Catherine,  regar- 
dait beaucoup  Henri,  pour  voir  si  les  yeux  étaient 
d'accord  avec  les  paroles. 

—  Voyons,  Henri,  disait  madame  de  Sauve; 
so3-ez  franc  :  pendant  cette  nuit  passée  dans  le  cabi- 
net de  Sa  Majesté  la  reine  de  Navarre,  avec  M.  de 
la  Mole  à  vos  pieds,  n'avez-vous  pas  regretté  que  ce 
digne  gentilhomme  se  trouvât  entre  vous  et  la 
chambre  à  coucher  de  la  reine? 

—  Oui,  en  vérité,  ma  mie,  dit  Henri,  car  il  me 
fallait  absolument  passer  par  cette  chambre  pour 
aller  à  celle  où  je  me  trouve  si  bien,  et  où  je  suis 
si  heureux  en  ce  moment. 

Madame  de  Sauve  sourit. 

—  Et  vous  n'y  êtes  pas  rentré  depuis? 

—  Que  les  fois  que  je  vous  ai  dites. 


m- 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Vous  n'y  rentrerez  jamais  sans  me  le  dire? 

—  Jamais. 

—  Enjureriez-vous? 

—  Oui,  certainement,  si  j'étais  encore  hugue- 
not, mais... 

—  Mais,  quoi'.' 

—  Mais  la  religion  catholique,  dont  j'apprends 
les  dogmes  en  ce  moment,  m"a  appris  qu'on  ne  doit 
jamais  jurer. 

—  Gascon!  dit  madame  de  Sauve  en  secouant  la 
tête. 

—  Mais  à  votre  tour,  Charlotte,  dit  Henri,  si  je 
vous  interrogeais,  répondriez-vous  à  mes  ques- 
tions ? 

—  Sans  doute,  répondit  la  jeune  femme.  Moi  je 
n'ai  rien  à  vous  cacher. 

—  Voyons,  Charlotte,  dit  le  roi,  expliquez-moi 
une  bonne  fois  comment  il  se  fait  qu'après  cette  ré- 
sistance désespérée  qui  a  précédé  mon  mariage, 
vous  soyez  devenue  moinscruelle  pour  moi.  qui  suis 
un  gauche  Béarnais,  un  provincial  ridicule,  un 
prince  trop  pauvre,  enfin,  pour  entretenir  brillants 
les  joyaux  de  sa  couronne'.' 

—  Henri,  dit  Charlotte,  vous  me  demandez  le 
mot  de  l'énigme  que  cherchent  depuis  trois  mille 
ans  les  philosophes  de  tous  les  pays!  Henri,  ne  de- 
mandez jamais  à  une  femme  pourquoi  elle  vous 
aime  ;  contentez-vous  de  lui  demander  :  M'aimez- 
vous'.' 

—  M'aimez-vous,  Charlotte?  demanda  Henri. 

—  Je  vous  aime,  répondit  madame  de  Sauve 
avec  un  charmant  sourire  et  en  laissant  tomber  sa 
belle  main  dans  celle  de  son  amant. 

Henri  retint  cette  main. 

—  Mais,  reprit-il  poursuivant  sa  pensée,  si  je  l'a- 
vais deviné,  ce  mot,  que  les  philosopiios  cherchent 
en  vain  depuis  trois  mille  ans,  du  moins  relative- 
ment à  vous,  Charlotte  ! 

Madame  de  Sauve  rougit. 

—  Vous  m'aimez,  continua  Henri  ;  par  consé- 
quent, je  n'ai  pas  autre  chose  à  vous  demander,  cl 
me  tiens  pour  le  plus  iieurcux  homme  du  monde. 
Mais,  vous  le  savez,  au  bonheur  il  manque  tou- 
jours quelque  chose.  Adam,  au  milieu  du  paradis, 
ne  s'est  pas  trouvi;  com[(létement  heureux,  «a  il  a 
mordu  à  cette  misérable  pomme  (|ui  nous  a  donné 
à  tous  ce  besoin  de  curiosili;  ((ui  fait  que  chacun 
passe  sa  vie  à  la  recherche  il'nn  inconnu  quelcon- 
que. Dites-moi,  inu  mie,  pour  m'aidcr  à  trouver  le 
mien,  n'est-ce  point  la  reine  (lalli(M'iniM|ui  vous  a 
dit  d'abord  de  m'aiiner.' 

—  Henri,  dit  madame  de  Sauve,  parlez  bas 
quand  vous  parlez  du  la  reine  mérc. 

—  Oh!  dit  Henri  avec  un  ahaiulnn  et  une  con- 
lianco  à  laquelle  madame  do  Sauve  fut  trompée  elic- 
mÊnie,  c'était  Iran  autrefois  de  me  di-lic-r  d'elle,  celte 
bonne  mère,  quand  nous  ('lions  mal  ensemble  ; 
mais  uiaintenaiitquo  je  sui-<  le  mari  de  sa  lillc... 


—  Le  mari  de  madame  Marguerite!  dit  Charlotle 
en  rougissant  de  jalousie. 

—  Parlez  bas  à  votre  tour,  dit  Henri.  Maintenant 
que  je  suis  le  mari  de  sa  fille,  nous  sommes  les 
meilleurs  amis  du  monde.  Que  voulait-on'?  que  je 
me  fisse  catholique,  à  ce  qu'il  paraît.  Eh  bien!  la 
grâce  m'a  touché;  et,  par  l'intercession  de  saint 
Barthélémy,  je  le  suis  devenu.  Nous  vivons  mainte- 
nant en  famille  comme  de  bons  frères,  comme  de 
bons  chrétiens. 

—  Et  la  reine  Marguerite? 

—  La  reine  Marguerite,  dit  Henri,  eh  bien  !  elle 
est  le  lien  qui  nous  unit  tous. 

—  Mais  vous  m'avez  dit,  Henri,  que  la  reine  de 
Navarre,  en  récompense  de  c«  que  j'avais  été  dé- 
vouée pour  elle,  avait  été  généreuse  pour  moi .  Si 
vous  m'avez  dit  vrai,  si  cette  générosité,  pour  la- 
quelle je  lui  ai  voué  une  si  grande  reconnaissance, 
est  réelle,  elle  n'est  qu'un  lien  de  convenlion  facile 
à  briser.  Vous  ne  pouvez  donc  vous  reposer  sur  cet 
appui,  car  vous  n'en  avez  imposé  à  personne  avec 
cette  prétendue  intimité. 

—  Je  m'y  repose  cependant,  et  c'est  depuis  trois 
mois  l'oreiller  sur  lequel  je  dors. 

—  -Ailors,  Henri,  s'écria  madame  de  Sauve,  c'est 
que  vous  m'avez  trompée,  c'est  que  véritablement 
madame  Marguerite  est  votre  femme. 

Henri  sourit. 

—  Tenez,  Henri,  dit  madame  de  Sauve,  voilà  de 
ces  sourires  qui  m'exaspèrent,  et  qui  font  que,  tout 
roi  que  vous  êtes,  il  me  prend  parfois  de  cruelles 
envies  de  vous  arracher  les  yeux. 

—  Alors,  dit  Henri,  j'arrive  donc  à  en  imposer 
sur  cette  prétendue  intimité,  puisqu'il  y  a  des  mo- 
ments où,  tout  roi  que  je  suis,  vous  voulez  in'arra- 
cher  les  yeux,  parce  que  vous  croyez  qu'elle  existe! 

—  Henri,  Henri,  dit  madame  de  Sauve,  je  crois 
que  Dieu  lui-même  ne  sait  pas  ce  que  vous  pensez. 

—  Je  pense,  ma  mie,  dit  Henri,  que  Catherine 
vous  a  dit  d'abord  de  m'aimer,  (juc  votre  cœur  vous 
l'a  dit  ensuite,  et  que,  quand  ces  deux  voix  vous  par- 
lent, vous  n'entendez  que  celle  de  votre  cœur. 
Maintenant,  moi  aussi,  je  vous  aime,  et  do  toute 
mon  âme,  et  mêmec'est  pour  cela  que,  lorsque  j'au- 
rais des  secrets,  je  ne  vous  les  confierais  pas,  de 
peur  de  vous  compromellre,  bien  entendu...  car 
l'amitié  de  la  reine  est  changeante,  c'est  celle  d'une 
belle-mère. 

('e  n'était  point  là  le  compte  do  Charlotte;  il  lui 
si'iiiblait  que  ce  voile  qui  s'épaississait  entre  elle  el 
siiu  amant  toutes  les  fois  qu'elle  voulait  sonder  les 
abîmes  de  ce  co;ur  sans  fond,  prenait  la  consistance 
d'un  mur  et  lcss('parail  l'un  île  l'autre.  Elle  sentil 
iloiic  les  larmes  envahir  se,s  jeux  à  cette  réponse,  el 
comme  en  co  moment  dix  heures  sonnèrent  : 

~  Sire,  dit  Charlotte,  voici  l'heure  de  nie  ropo- 
.scr.  mon  service  m'appelle  do  très-bon  nialiu  de- 
main chez  la  reine  mère. 


LA  REL>E  MARGOT. 


iôô 


—  Vous  me  chassez  itonc  ce  soir,  ma  iiucV  dit  licnri. 


—  Vous  me  cliassez  donc  ce  soir,  iiiu  inie?  dit 
Henri. 

—  Henri,  je  suis  triste.  Étant  triste,  vous  me 
trouveriez  maussade,  et,  me  trouvant  maussade, 
vous  ne  m'aimeriez  plus.  Vous  voyez  bien  qu'il  vaut 
mieux  que  vous  vous  retiriez. 

—  Soit!  dit  Henri,  jo  me  retirerai  si  vous  l'exi- 
gez, Charlotte;  seulement,  ventre-saint-gris!  vous 
m'accorderez  bien  la  faveur  d'assister  à  votre  toi- 
lette! 

—  Mais  la  reine  Marguerite,  sire,  ne  la  ferez- 
vous  pas  attendre  en  y  assistant  ? 


—  Charlotte,  répliqua  llcnn  sérieux,  il  avait  été 
convenu  entre  nous  que  nous  ne  parlerions  jamais 
de  la  reine  de  Navarre,  et  ce  soir,  ce  me  semble, 
nous  n'avons  parlé  que  d'elle. 

Madame  de  Sauve  soupira,  et  elle  alla  s'asseoir 
devant  sa  toilette.  Henri  prit  une  chaise,  la  traîna 
jusqu'à  celle  qui  servait  do  siège  à  sa  maîtresse, 
et,  mettant  un  genou  dessus  en  s'appuyant  au  dos- 
sier : 

—  Allons,  dit-il,  ma  bonne  petite  Charlotte,  que 
je  vous  voie  vous  faire  belle,  et  belle  pour  moi,  quoi 
que  vous  en  diriez.  Mon  Dieu!  que  de  choses,  que 


134 


LA  REINE  MARGOT. 


de  pots  de  parfums,  que  de  sacs  de  poudre,  que  de 
fioles,  que  de  cassolettes  ! 

—  Cela  paraît  beaucoup,  dit  Charlotte  en  soupi- 
rant, et  cependant  c'est  trop  peu,  puisque  je  n"ai 
pas  encore  avec  tout  cela  trouvé  le  moyen  de  régner 
seule  sur  le  cœur  de  Votre  Majesté. 

—  Allons!  dit  Henri,  ne  retombons  pas  dans  la 
politique.  Qu'est-ce  que  ce  petit  pinceau  si  fin,  si 
délicat?  Ne  serait-ce  pas  pour  peindre  les  sourcils 
de  mon  Jupiter  Olympien? 

—  Oui,  sire,  répondit  madame  de  Sauve  en  sou- 
•riant,  et  vous  avez  deviné  du  premier  coup. 

—  Et  ce  joli  petit  râteau  d'ivoire? 

—  C'est  pour  tracer  la  ligne  des  cheveux. 

—  Et  cette  charmante  petite  boîte  d'argent  au 
couvercle  ciselé? 

—  Oh  !  cela,  c'est  un  envoi  de  René,  sire,  c'est  le 
fameux  opiat  qu'il  me  promet  depuis  si  longtemps 
pour  adoucir  encore  ces  lèvres  que  Votre  Majesté  a 
la  bonté  de  trouver  quelquefois  assez  douces. 

Et  Henri,  comme  pour  approuver  ce  que  venait 
de  dire  la  charmante  femme  dont  le  front  s'éclair- 
cissait  h  mesure  qu'on  la  remettait  sur  le  terrain  de 
la  coquetterie,  appuya  ses  lèvres  sur  celles  que  la 
baronne  regardait  avec  attention  dans  son  miroir. 

Charlotte  porta  la  main  à  la  boîte  qui  venait 
d'être  l'objet  de  l'explication  ci-dessus,  sans  doute 
pour  montrer  à  Henri  de  quelle  façon  s'employait 
la  pâte  vermeille,  lorsqu'un  coup  sec  frappé  à  la 
porte  de  l'antichambre  fit  tressaillir  les  deux  amants. 

—  On  frappe,  madame,  dit  Dariole  en  passant  la 
tête  par  l'ouverture  de  la  portière. 

—  Va  t'informer  qui  frappe  et  reviens,  dit  ma- 
dame de  Sauve.  Henri  et  Charlotte  se  regardè- 
rent avec  inquiétude,  et  Henri  songeait  à  se  retirer 
dans  l'oratoire,  où  déjà  plus  d'une  fois  il  avait 
trouvé  un  refuge,  lorsque  Dariole  reparut. 

—  Madame,  dit-elle,  c'est  maître  René  le  parfu- 
meur. 

A  ce  nom,  Henri  fronça  le  sourcil  et  se  pinça  in- 
volontairement les  lèvres. 

—  Voulez-vous  que  je  lui  refuse  In  porte?  dit 
Charlotte. 

—  Non  pas!  dit  Henri,  maître  Reiwi  ne  fait  rien 
sans  avoir  auparavant  song('  à  ce  qu'il  fait;  s'il 
vient  chez  vous,  c'est  qu'il  a  des  raisons  d'y  venir. 

—  Voulez-vous  vous  cacher  alors? 

—  Je  m'en  garderai  bien,  dit  Henri,  car  maître 
René  sait  tout,  et  maître  llen(i  sait  que  je  suis  ici. 

• —  Mais  V(Ure  Majesté  n'a-t-uile  pas  (pielquo  rai- 
son pour  que  sa  présence  lui  soit  douloureuse? 

—  Moi!  dit  Henri  en  faisant  un  effort  que,  mal- 
gré sa  pui-ssanco  sur  liii-niC-rne,  il  ne  put  tmil  à  fait 
dissimuler,  moi!  aucune!  nous  étions  en  froid, 
c'est  vrai  ;  mais,  depuis  le  soir  de  la  Saint-Barthd- 
lemy.  nous  nous  sommes  raccomniodi's. 

—  Faites  entrer!  dit  inadamo  do  .Sauvo  à  Da- 
riole. 


Un  instant  après,  René  parut  et  jeta  un  regard 
qui  embrassa  toute  la  chambre. 

Madame  de  Sauve  était  toujours  devant  sa  toi- 
lette. 

Henri  avait  repris  sa  place  sur  le  lit  de  repos. 

Charlotte  était  dans  la  lumière  et  Henri  dans 
l'ombre. 

— •  Madame,  dit  René  avec  une  respectueuse  fa- 
miliarité, je  viens  vous  faire  mes  excuses. 

—  Et  de  quoi  donc,  René?  demanda  madame  de 
Sauve  avec  cette  condescendance  que  les  jolies  fem- 
mes ont  toujours  pour  ce  monde  de  fournisseurs 
qui  les  entoure  et  qui  tend  à  les  rendre  plus  jolies. 

—  De  ce  que  depuis  si  longtemps  j'avais  promis 
de  travailler  pour  ces  jolies  lèvres,  et  de  ce  que... 

—  De  ce  que  vous  n'avez  tenu  votre  promesse 
qu'aujourd'hui,  n'est-ce  pas?  dit  Charlotte. 

—  Qu'aujourd'hui!  répéta  René. 

—  Oui,  c'est  aujourd'hui  seulement,  et  même  ce 
soir  que  j'ai  reçu  cette  boîte  que  vous  m'avez  en- 
voyée. 

—  Ah  !  en  effet,  dit  René  en  regardant  avec  une 
expression  étrange  la  petite  boîte  d'opiat  qui  se 
trouvait  sur  la  table  de  madame  de  Sauve,  et  qui 
était  do  tout  point  pareille  à  celles  qu'il  avait  dans 
son  magasin. 

—  J'avais  deviné  !  murmura-t-i!  :  et  vous  en 
étes-vous  servie  ? 

—  Non,  pas  encore,  et  j'allais  l'essayer  quand 
vous  êtes  entré. 

La  figure  de  René  prit  une  expression  n'nouse 
qui  n'échappa  point  à  Henri,  auquel,  d  ailleurs, 
bien  peu  de  choses  échappaient. 

—  Eh  bien  !  René,  qu'avez-vous  donc?  demanda 
le  roi. 

—  Moi!  rien,  sire,  dit  le  parfumeur,  j'attends 
humblement  que  Votre  Majesté  m'adresse  la  parole 
avant  de  prendre  congé  de  madame  la  baronne. 

—  Allons  donc,  dit  Henri  en  souriant.  Avez-voiis 
besoin  de  mes  paroles  pour  savoir  que  je  vous  vois 
avec  plaisir? 

René  regarda  autour  de  lui,  fit  le  tour  de  la  cham- 
bre comme  pour  sonder  de  l'œil  et  do  roreillc  les 
portes  et  les  tapisseries,  et  s'arrètant  de  nouveau  et 
se  plaçant  de  manière  à  embrasser  du  même  re- 
gard madame  do  Sauve  et  Henri  : 

—  Je  ne  le  sais  pas,  dit-il. 

Henri,  averti,  grâce  .î  cet  instinct  admirable  qui, 
])areil  à  un  si,\ième  sens,  le  guida  pendant  touti'  la 
preniièro  partie  de  sa  vu  au  milieu  des  dangers  qui 
l'entouraient,  qu'il  se  passait  en  ce  moment  qucl- 
((uo  chose  d'étrange  et  qui  rcssembluil  à  une  lutte 
ilans  l'esprit  du  parfiiineur,  .m-  tourna  vei-s  lui,  et 
Ionien  re>lanl  dans  l'ombre,  tandis  que  le  vi.sage 
(lu  Flnrciilin  se  trouvait  dans  la  lumière  : 

—  Vous  à  colle  lieino  ici,  Renc'?  lui  dil-il. 

—  Aurais-jo  le  niulhour  do  yènor  Votre  Majosloî 


LA  REINE  MARGOT. 


IZS 


répondit  le  panumeur  tu  faisant  un  pas  en  ar- 
rière. 

—  Non  pas.  Seulement,  je  désire  savoir  une 
chose. 

—  Laquelle,  sire? 

—  Pensiez-vous  me  trouver  ici? 

—  J'en  étais  sûr. 

—  Vous  me  cherchiez  donc? 

—  Je  suis  heureux  de  vous  rencontrer,  du  moins. 

—  Vous  avez  quelque  chose  à  me  dire,  insista 
Henri. 

—  Peut-être,  sire,  répondit  Henri. 

Charlotte  rougit,  car  elle  tremblait  que  cette  ré- 
vélation, que  semblait  vouloir  faire  le  parfumeur, 
ne  fût  relative  à  sa  conduite  passée  envers  Henri  ; 
elle  fit  donc  comme  si,  toute  aux  soins  de  sa  toilette, 
elle  n'eût  rien  entendu,  et  interrompant  la  conver- 
sation : 

—  Ah  !  en  vérité,  René,  s"écria-t-elle  en  ouvrant 
la  boîte  d'opiat,  vous  êtes  un  homme  charmant  ; 
cette  pâte  est  d'une  couleur  merveilleuse,  et,  puis- 
que vous  voilà,  je  vais,  pour  vous  faire  honneur, 
expérimenter  devant  vous  votre  nouvelle  produc- 
tion. 

Et  elle  prit  la  boîte  d'une  main,  tandis  que  de 
l'autre  elle  effleurait  du  bout  du  doigt  la  pâte  rosée 
qui  devait  passer  du  doigt  à  ses  lèvres. 

René  tressaillit. 

La  baronne  approcha  en  souriant  l'opiat  de  sa 
bouche. 

René  pilit. 

Henri,  toujours  dans  l'ombre,  mais  les  yeux  fixes 
et  ardents,  ne  perdait  ni  un  mouvement  de  l'une, 
ni  un  frisson  de  l'autre. 

La  main  de  Charlotte  n'avait  plus  que  quelques 
lignes  à  parcourir  pour  toucher  ses  lèvres  lorsque 
René  lui  saisit  le  bras,  au  moment  même  où  Henri 
se  levait  pour  en  faire  autant. 

Henri  retomba  sans  bruit  sur  son  lit  de  repos. 

—  Un  moment,  madame,  dit  René  avec  un  sou- 
rire contraint.  Mais  il  ne  faudrait  pas  employer  cet 
opiat  sans  quelques  recommandations  particulières. 

—  Et  qui  me  les  donnera,  ces  recommandations? 

—  Moi. 


—  Quand  cela? 

—  Aussitôt  que  je  vais  avoir  terminé  ce  que  j'ai 
à  dire  à  Sa  Majesté  le  roi  de  Navarre. 

Charlotte  ouvrit  de  grands  yeux,  ne  comprenant 
rien  à  cette  espèce  de  langue  mystérieuse  qui  se 
parlait  auprès  d'elle,  et  elle  resta,  tenant  le  pot  d'o- 
piat d'une  moin,  et  regardant  l'extrémité  de  son 
doigt  rougie  par  la  pâte  carminée. 

Henri  se  leva,  et,  mii  par  une  pensée,  qui,  comme 
toutes  celles  du  jeune  roi,  avait  deux  côtés,  l'un 
qui  paraissait  superficiel  et  l'autre  qui  était  pro- 
fond, il  alla  prendre  la  main  de  Charlotte,  et  fit, 
toute  rougie  qu'elle  était,  un  mouvement  pour  la 
porter  à  ses  lèvres. 

—  Un  instant,  dit  vivement  René,  un  instant! 
veuillez,  madame,  laver  vos  belles  mains  avec  ce 
savon  de  Naples  que  j'avais  oublié  de  vous  envoyer 
en  même  temps  que  l'opiat,  et  que  j'ai  eu  l'hon- 
neur de  vous  apporter  moi-même. 

Et,  tirant  de  son  enveloppe  d'argent  une  tablette 
de  savon  de  couleur  verdâtre,  il  la  mit  dans  un 
bassin  de  vermeil,  y  versa  de  l'eau,  et,  un  genou  en 
terre,  présenta  le  tout  à  madame  de  Sauve. 

—  Mais,  en  vérité,  maître  René,  je  ne  vous  re- 
connais plus,  dit  Henri  ;  vous  êtes  d'une  galanterie 
à  laisser  loin  de  vous  tous  les  muguets  de  la  cour. 

— -Oh!  quel  délicieux  arôme!  s'écria  Charlotte 
en  frottant  ses  belles  mains  avec  de  la  mousse  na- 
crée qui  se  dégageait  de  la  tablette  embaumée. 

René  accomplit  ses  fonctions  de  cavalier  servant 
jusqu'au  bout  ;  il  présenta  une  serviette  de  fine 
toile  de  Frise  à  madame  de  Sauve,  qui  essuya  ses 
mains. 

—  Et  maintenant,  dit  le  Florentin  à  Henri,  faites 
à  votre  plaisir,  monseigneur. 

Charlotte  présenta  sa  main  à  Henri,  qui  la  baisa, 
et,  tandis  que  Charlotte  se  tournait  à  demi  sur  son 
siège  pour  écouter  ce  que  René  allait  dire,  le  roi  de 
Navarre  alla  reprendre" sa  place,  plus  convaincu 
que  jamais  qu'il  se  passait  dans  l'esprit  du  parfu- 
meur quelque  chose  d'extraordinaire. 

—  Eh  bien?  demanda  Charlotte.  , 
Le  Florentin  parut  rassembler  toute  sa  résolution 

et  se  tourna  vers  Henri. 


136 


LA  REINE  MARGOT. 


F.l,  un  genou  en  tcrriî,  piésenli  lo  (oui  à  madame  de  Sauve.  —  Pa;e  135. 


XXII 

SmEl  vous  SEREZ  ROI. 


ire,  (lit  Roni'ï  à  Henri,  je 
viens  vous  jtnrlcr  d'une 
chose  dont  je  m'occupe  de- 
puis longtemps. 

—  De    parfums?    dit 
Henri  en  souriant. 

—  Eli  liion  !  oui,  sire... 
de  [Mirfums  !  répondit  Ucné 

pvecun  singulier  signe  d'iiequiescement. 


—  Parle?.,  je  vous  écoute,  c'est  un  sujet  qui  de 
tout  temps  m'a  fort  inléressi'. 

René  regarda  Henri  pour  essayer  de  lire,  malgré 
ses  paroles,  dans  cette  impénétrable  pensée  ;  mais, 
voyant  que  c'était  chose  parfaitement  inutile,  il 
continua  :  —  Un  de  mes  amis,  siii\  arriv(>  de  Flo- 
rence; cet  ami  s'occupe  beaucoup  d'astrologie. 

—  Oui,  interrompit  Henri,  je  sais  quq  c'est  une 
passion  florentine. 


IK  mim  MARCOT. 


137 


^0*'^ 


—  parlez,  je  vous  écoule.  —  Page  136. 


—  Il  a,  en  œmpagnie  des  premiers  savants  du 
monde,  tiré  les  horoscopes  des  principaux  gentils- 
hommes de  l'Europe. 

—  Ah  !  ah  !  lit  Henri. 

—  Et,  comme  la  maison  de  îîourbon  est  en  tête 
des  plus  hautes  descendant  rrimme  elle  le  fait  du 
comte  de  Clermont,  cinquiènie  fils  de  saint  Louis, 
Votre  Majesté  doit  penser  que  le  sien  n'a  pas  été  ou- 
blié. 

Henri  écouta  plus  attentivement  encore. 

—  Et  vous  vous  souvenez  de  cet  iioroscope?  dit  le 


roi  de  Navarre  avec  un  sourire  qu'il  essaya  de  ren- 
dre indifférent. 

—  Oli  !  reprit  René  en  secouant  la  tête,  votre  ho- 
roscope n'est  pas  de  ceux  qu'on  oublie. 

—  En  vérité!  dit  Henri  avec  un  geste  ironique. 

—  Oui,  sire.  Votre  Majesté,  selon  les  termes  de 
cet  horoscope,  est  appelée  aux  plus  brillantes  desti- 
nées. 

L'œil  du  jeune  prince  lança  un  éclair  involon- 
taire qui  s'éteignit  presque  aussitôt  dans  un  nuage 
d'indifférence. 


Pofi».  —  Imp,  de  DnY  alDi,  boulmrl  lUomiiirgaHs,  S{, 


138 


LA  r.EI>'E  MAUGOT. 


—  Tous  ces  oracles  italiens  sont  flalteurs,  dit 
Ilenri;  or,  qui  Jit  llalleurdit  menteur.  N'y  en  a-l-il 
pas  qui  m'ont  prédit  que  je  commanderais  des  ar- 
mées, moi  ! 

Et  il  éclata  de  rire.  Mais  un  observateur  moins 
occupé  de  lui-même  que  ne  l'était  René  eût  vu  et 
reconnu  l'effort  de  ce  rire. 

—  Sire,  dit  froidement  René,  l'horoscope  an- 
nonce mieux  que  cela. 

—  Annonco-t-il  qu'à  la  tête  d'une  de  ces  armées 
je  gaf;nerai  des  batailles? 

—  Mieux  que  cela,  sire. 

—  Allons,  dit  Henri,  vous  verrez  que  je  serai 
conquérant. 

—  Sire,  vous  serez  roi. 

—  Eli!  venlre-saint-gris!  dit  Henri  en  répri- 
mant un  violent  battement  de  cœur,  ne  le  suis-je 
point  déjà? 

—  Sire,  mon  ami  sait  ce  qu'il  promet;  non-seu- 
lement vous  serez  roi,  mais  vous  régnerez. 

—  Alors,  dit  Henri  avec  son  même  ton  railleur, 
votre  ami  a  besoin  de  dix  écus  d'or,  n'est-ce  pas, 
René?  car  une  pareille  prophétie  est  bien  ambi- 
tieuse, parle  temps  qui  court  surtout  ;  allons,  René, 
comme  je  ne  suis  pas  riche,  j'en  donnerai  à  votre 
ami  cini|  tout  de  suite,  cl  cinq  autres  quand  la  pro- 
phétie sera  réalisée. 

—  Sire,  dit  madame  de  Sauve,  n'oubliez  pas  que 
vous  êtes  déjà  engagé  avec  Dariolc,  et  ne  vous  sur- 
chargez pas  de  promesses. 

—  Madame,  dit  Henri,  ce  moment  venu,  j'espère 
que  l'on  me  traitera  en  roi,  et  que  chacun  sera 
fort  satisfait  si  je  tiens  la  moitié  de  ce  que  j'ai  pro- 
mis. 

—  Sire,  reprit  René,  je  continue... 

—  Oh!  ce  n'est  doue  pas  tout.'  dit  Henri,  soit  : 
si  je  suis  empereur,  je  donne  le  double. 

—  Sire,  mon  ami  revint  donc  de  Florence  avec 
cet  horoscope,  qu'il  renouvela  à  Paris,  et  (|ui  donna 
toujours  le  même  résultat,  et  il  me  confia  un  se- 
cret. 

—  Un  secret  qui  intéresse  Sa  Majesté?  demanda 
vivement  Charlotte. 

—  Je  le  crois,  dit  le  Florentin. 

—  Il  cherche  ses  mots,  pensa  Henri  sans  aider 
en  rien  René;  il  paraît  que  la  chose  est  difficile  à 
dire. 

—  Alors,  parlez,  reprit  la  baronne  de  Sauve,  de 
quoi  s'agil-il( 

—  H  s'agit,  dit  le  Florentin  en  pesant  une  à  une 
toutes  ses  paroles,  il  s'agit  de  tous  ces  bruits  d'eni- 
poisonnenunl  qui  ont  couru  depuis  quchiiie  Icuips 
à  la  cour. 

Un  léger  gonflement  de  narines  du  roi  de  Na- 
varre fui  le  seul  indice  do  son  alionlion  croissante 
0  ce  détour  suhil  que  faisiiii  la  conversation. 

—  El  voire  ami  le  Florentin,  di*  Henri,  snil  des 
nouvelles  de  ces  cmpoisonncr.Qcnls? 


—  Oui,  sire. 

—  Comment  me  confiez-vous  un  secret  qui  n'est 
pas  le  vùtre.  René,  surtout  quand  ce  secret  est  sL 
important?  dit  Henri  du  ton  le  plus  naturel  qu'il 
put  prendre. 

—  Cet  ami  a  un  conseil  à  demander  à  Votre  Ma- 
jesté. 

—  A  moi? 

—  Qu'y  a-t-il  d'étonnant  à  cela,  sire?  rappelez- 
vous  le  vieux  soldat  d'Actium,  qui,  ayant  un  pro- 
cès, demandait  un  conseil  à  Auguste. 

—  Auguste  était  avocat,  René,  et  je  ne  le  suis 
pas. 

—  Sire,  quand  mon  ami  me  confia  ce  secret, 
Votre  Majesté  appartenait  encore  au  parti  calviniste, 
dont  vous  étiez  le  premier  chef,  et  M.  de  Condé  le 
second. 

—  Après?  dit  Henri. 

—  Cet  ami  espérait  que  vous  useriez  de  votre  in- 
fluence toute-puissante  sur  M.  le  prince  de  Condé 
pour  le  prier  de  ne  pas  lui  ôlre  lioslile. 

—  Ex[iliquez-nioi  cela.  René,  si  vous  voulez  que 
je  le  comprenne,  dit  Henri  sans  manifester  la  moin- 
dre altération  dans  ses  traits  ni  dans  sa  voix. 

—  Sire,  Votre  Majesté  com|irendra  au  premier 
mol  :  cet  ami  sait  toutes  les  particularités  de  la  ten- 
tative d'empoisonnement  essayée  sur  monseigneur 
le  prince  de  Condé. 

—  On  a  cssayéd'empoisonner  le  prince  de  Condé? 
demanda  Henri  avec  un  étonncraenl  parfaitement 
joué;  ah  !  vraiment,  et  quand  cela? 

René  regarda  fixement  le  roi  et  répondit  ces 
seuls  mots  : 

—  Il  y  a  huit  jours,  Majesté. 

—  Quelque  ennemi?  di-manda  le  roi. 

—  Oui.  répondit  René,  un  ennemi  que  Votre  Ma- 
jesté connaît,  et  qui  connaît  Votre  Majesté. 

—  En  effet,  dit  Henri,  je  crois  avoir  entendu 
parler  de  cela  ;  mais  j'ignore  les  détails  que  votre 
ami  veut  me  révéler,  dites-vous. 

—  Eh  bien  I  une  pomme  de  senteur  fut  offerte 
au  prince  de  Condé;  mais,  par  bonheur,  son  méde- 
cin se  trouva  chez  lui  quand  on  l'apporta.  Il  la  prit 
des  mains  du  messager  et  la  fiaira  pour  en  es.saycr 
l'odeur  et  la  vertu.  Deux  jours  après,  une  enfiure 
gangreneuse  du  visage,  une  exlravasation  du  sang, 
une  plaie  vive  qui  lui  dévora  la  face,  furent  le  prix 
de  son  dévouement  ou  le  résultat  de  son  impru- 
dence. 

—  Malheureusement,  répond!!  Henri,  étant  déjà 
à  moitié'  catholique,  j'ai  perdu  loiile  iniluenro  sur 
M.  (le  Condo;  votre  ami  aurait  donc  tort  de  s'adres- 
ser !i  moi. 

—  Ce  n'était  pas  seulement  près  du  prince  de 
Condé  que  Votre  Majesté  pouvait,  parson  infiucncc, 
être  utile  à  mon  ami,  mais  encore  prés  du  prince 
de  l'oiciau,  frère  de  celui  qui  a  ele  eiiipoisonné. 

—  Ah  çà  !  dit  Ciiarlotlo,  savcz-vous,  Rend,  que 


LA  P.EIM3  IIAP.GOT. 


139 


vos  histoires  sentent  le  trembleur!  Vous  sollicitez 
mal  à  propos.  Il  est  tard,  votre  conversation  est 
mortuaire.  En  vérité,  vos  parfums  valent  mieux. 

Et  Charlotte  étendit  de  nouveau  la  main  sur  la 
boite  d'opiat. 

—  Madame,  dit  René,  avant  de  l'essayer  comme 
vous  allez  le  faire,  écoutez  ce  que  les  méchants  en 
peuvent  tirer  de  cruels  effets. 

—  Décidément,  Uené,  dit  la  baronne,  vous  êtes 
funèbre  ce  soir. 

"  Henri  fronça  le  sourcil,  mais  il  comprit  que  René 
voulait  en  venir  à  un  but  qu'il  n'entrevoyait  pas 
encore,  et  il  résjlut  de  pousser  jusqu'au  bout  celle 
conversation,  qui  éveillait  en  lui  de  si  douloureux 
souvenirs. 

—  Et,  reprit-il,  vous  connaissez  aussi  les  détails 
de  l'empoisonnement  du  prince  de  Porcian? 

—  Oui,  dit-il.  On  savait  qu'il  laissait  brûler  cha- 
que nuit  une  lampe  près  de  son  lit;  on  empoisonna 
l'huile,  et  il  fut  asphyxié  par  l'odeur. 

Henri  crispa  l'un  sur  l'autre  ses  doigts  humides 
de  sueur. 

—  Ainsi  donc,  murmura-t-il,  celui  que  vous 
nommez  votre  ami  sait  non-seulement  les  détails 
de  cet  empoisonnement,  mais  il  en  connaît  l'au- 
teur? 

—  Oui,  et  c'est  pour  cela  qu'il  eût  voulu  savoir 
de  vous  si  vous  auriez  sur  le  prince  de  Porcian  qui 
reste  cette  influence  de  lui  faire  pardonner  au 
meurtrier  la  mort  de  son  frère. 

—  Malheureusement,  répondit  Henri,  étant  en- 
core à  moitié  huguenot,  je  n'ai  aucune  influence 
sur  M.  le  prince  de  Porcian;  votre  ami  aurait  donc 
tort  de  s'adresser  à  moi. 

—  Mais  que  pensez-vous  des  dispositions  de  M.  le 
prince  de  Condé  et  de  M.  de  Porcian? 

—  Comment  connaîtrais-je  leurs  dispositions, 
René  !  Dieu,  que  je  sache,  ne  m'a  point  donné  le 
privilège  de  lire  dans  les  cœurs. 

—  Votre  Majesté  peut  s'interroger  elle-même,  dit 
le  Florentin  avec  caliue.  N'y  a-t-il  pas  dans  la  vie 
de  Votre  Majesté  quelque  événement  si  sombre  qu'il 
puisse  servir  d'épreuve  à  la  clémence,  si  douloureux 
qu'il  soit  une  pierre  de  touche  pour  la  générosité? 


Ces  mot  furent  prononcés  avec  un  accent  qui  fit 
frissonner  Charlotte  elle-même  :  c'était  une  allu- 
sion tellement  directe,  tellement  sensible,  que  la 
jeune  femme  se  détourna  pour  cacher  sa  rougeur  et 
pour  éviter  de  rencontrer  le  regard  de  Henri. 

Henri  fit  un  suprême  effort  sur  lui-même;  il  dés- 
arma son  front,  qui,  pendant  les  paroles  du  Flo- 
rentin, s'était  chargé  de  menaces,  et  changeant  la 
noble  douleur  filiale  qui  lui  étrcignait  le  cœur  en 
vague  méditation  : 

—  Dans  ma  vie,  dit-il,  un  événement  sombre... 
non,  René,  non;  je  ne  me  rappelle  de  ma  jeunesse 
que  la  folie  et  l'insouciance  mêlées  aux  nécessilci 
plus  ou  moins  cruelles  qu'imposent  à  tous  les  bo- 
soins  de  la  nature  et  les  épreuves  de  Dieu. 

René  se  contraignit  à  son  tour  en  promenant  son 
attention  de  Henri  à  Charlotte,  comme  pour  exciter 
l'un  et  retenir  l'autre;  car  Charlotte,  en  effet,  se 
remettant  à  sa  toilette  pour  cacher  la  gêne  que  lui 
inspirait  celte  conversation,  venait  de  nouveau  d'é- 
tendre la  main  vers  la  boîte  d'opiat. 

—  Mais  enfin,  sire,  si  vous  étiez  le  frère  du 
prince  de  Porcian,  ou  le  fils  du  prince  de  Condé,  et 
qu'on  eût  empoisonné  votre  frère  ou  assassiné  votre 
père... 

Charlotte  poussa  un  léger  cri  et  approcha  de  nou- 
veau l'opiat  de  ses  lèvres.  René  vit  le  mouvement; 
mais,  cette  fois,  il  ne  l'arrêta  ni  de  la  parole  ni  du 
geste,  seulement  il  s'écria  : 

—  Au  nom  du  ciel,  répondez,  sire  :  sire,  si  vous 
étiez  à  leur  place,  que  fcriez-vous? 

Henri  se  recueillit,  essuya  de  sa  main  tremblante 
son  front  où  perlaient  quelques  gouttes  de  sueur 
froide,  et,  se  levant  de  toute  sa  hauteur,  il  répon- 
dit, au  milieu  du  silence  qui  suspendait  jusqu'à  la 
respiration  de  René  et  de  Charlotte  : 

—  Si  j'étais  à  leur  place  et  que  je  fusse  sûr  d'être 
roi,  c'est-à-dire  de  représenter  Dieu  sur  la  terre,  je 
ferais  comme  Dieu,  je  pardonnerais. 

—  Madame,  s'écria  René  en  arrachant  l'opiat 
des  mains  de  madame  de  Sauve,  —  madame,  ren- 
dez-moi cette  boîte;  —  mon  garçon,  je  le  vois, 
s'est  trompé  en  vous  l'apportant  :  demain  je  vous 
en  euvcriai  une  autre. 


140 


LA  REINE  aiARGOT. 


XXIII 


i;n  NOCVF.Ai;  cn\vKHTi. 


e  lendemain,  il  devait  y 
avoir  chasse  à  courre  dans 
la  forêt  de  Saint-Germain. 
Henri     avait     ordonné 
qu'on  lui  tînt  prêt,  pour 
f'^^^f^  liuit    heures    du    matin, 
?i&«S:-.-:--  ^  .. -'.v    c'esî-ù-dire   tout   sellé  et 
ià'-î^^    tout  bridé,  un  petit  cheval 
du   Déarn,    qu'il  comptait  donner  à  madame  de 
•  Sauve,  mais  qu'auparavant  il   désirait  essayer.  A 
huit  heures  moins  un  quart,  le  cheval  était  appa- 
reillé. A  huit  heures  sonnant,  Henri  descendait. 

Le  cheval,  fier  et  ardent,  malr;ré  sa  petite  taille, 
dressait  les  crins  et  piaffait  dans  la  cour.  H  avait 
fait  froid,  et  un  léger  verglas  couvrait  la  terre. 

Henri  s'apprêta  à  traverser  la  cour  pour  gagner 
le  côté  des  écuries  où  l'attendaient  le  cheval  et  le 
palefrenier,  lorsqu'on  passant  devant  un  soldat 
^uisse,  en  sentinelle  à  la  porte,  ce  soldat  lui  pré- 
senta les  armes  en  disant  : 

—  Dieu  garde  Sa  Majesté  le  roi  de  Navarre  '. 

A  ce  souhait,  et  surtout  à  l'accent  de  la  voix  qui 
venait  de  l'émettre,  le  l'.éarnais  tressaillit. 
Il  se  retourna  et  fit  un  pas  en  arriére. 

—  De  Mouy!  murmura-t-il. 

—  Oui,  sire,  de  Mouy. 

—  Que  venez-vous  faire  iciï 

—  Je  vous  cherche. 

—  Que  me  voulez-vous? 

—  Il  faut  que  je  parle  à  Votre  Majesté. 

—  Malheureux,  dit  le  roi  en  se  rapprochant  de 
lui.  ne  sais-tu  pas  (jue  tu  risques  ta  têteï 

—  Je  le  sais. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  Lien  !  me  voilà. 

Henri  pâlit  h'gérenicnt,  car  ce  danger  que  cou- 
rail  l'ardent  jeune  homme,  il  comprit  (|u'il  le  [lar- 
lageait.  H  regarda  donc  avec  inquiétude  autniir  de 
lui.  et  se  recula  une  seconde  fois,  non  moins  vive- 
ment que  la  première. 

11  venait  d'apercevoir  le  duc  (rAluiicoii  a  une  fe- 
nêtre. 

Changeant  aussitêtt  d'allure,  Henri  prit  le  mous- 
(|uct  des  mains  de  de  Mouy,  placé,  comme  nous  l'a- 
vons dit,  en  sentinelle,  et  tout  en  ayant  l'air  de 
l'examiDer  : 


—  Le  .Mouy,  lui  dit-il,  ce  n'est  pas  certainement 
sans  un  motif  bien  puissant  que  vous  êtes  venu 
ainsi  vous  jeter  dans  la  gueule  du  loup'î 

—  Non,  sire.  Aussi  voilà  huit  que  je  vous  guette. 
Hier  seulement,  j'ai  appris  que  Votre  Majesté  devait 
essayer  ce  cheval  ce  matin,  et  j'ai  pris  poste  à  la 
porte  du  Louvre. 

—  Mais  comment  sous  ce  costume? 

—  Le  capitaine  de  la  compagnie  est  protestant  et 
de  mes  amis. 

—  Voici  votre  mousquet,  remettez-vous  à  votre 
faction.  On  nous  examine.  En  repassant,  je  tâche- 
rai de  vous  dire  un  mot;  mais,  si  je  ne  vous  parle 
point,  ne  m'arrêtez  point.  Adieu. 

De  Mouy  reprit  sa  marche  mesurée,  et  Henri  s'a- 
vança vers  le  cheval. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  joli  petit  animal? 
demanda  le  duc  d'Alençon  de  sa  fenêtre. 

—  Un  cheval  que  je  vais  essayer  ce  matin,  ré- 
pondit Henri. 

—  Mais  ce  n'est  point  un  cheval  d'homme,  cela. 

—  Aussi  était-il  destiné  à  une  belle  dame. 

—  Prenez  garde,  Henri,  vous  allez  être  indiscret, 
car  nous  allons  voir  cette  belle  dame  à  la  chasse; 
et,  si  je  ne  sais  pas  de  qui  vous  êtes  le  chevalier,  je 
saurai  au  moins  de  qui  vous  êtes  l'écuyer. 

—  Eh  !  mon  Dieu  non.  vous  ne  le  saurez  pas,  dit 
Henri  a\ecsa  feinte  lionhomie,  car  cette  belle  dame 
ne  pourra  .sortir,  étant  fort  indisposée  ce  malin. 

Et  il  se  mit  en  selle. 

—  Ah  bah  !  dit  d'Alençon  en  riant,  pauvre  ma- 
dame de  Sauve  ! 

—  François  !  François  !  c'est  vous  qui  êtes  indis- 
cret. 

—  Et  qu'a-t-elle  donc,  cette  belle  Charlotte? re- 
prit le  duc  d'Alcnçmi. 

—  Mais,  conliniia  Henri  en  lançant  son  cheval 
au  petit  galop  et  en  lui  faisant  décrire  un  cercle  de 
manège,  mais  je  ne  sais  trop,  une  grande  lourdeur 
de  tête,  à  ce  i]ue  m'a  dit  Dariole.  une  espèce  d'en- 
gourdissement par  tout  le  corps,  unt^  fa ildes-sc  gé- 
nérale, enfin. 

—  Et  cela  vous  empêcliera-i-il  d'être  des  noires? 
demanda  le  duc. 

—  Moi!  et  pourquoi  ?  reprit  Henri,  vous  savei  <juu 


LA  RELNE  MARGOT. 


441 


«lliSli, 


—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  joli  petit  aninal?  —  Page  140. 


je  suis  fou  de  la  chasse  à  courre,  et  que  rien  n'au- 
rait cette  influence  de  m'en  faire  manquer  une. 

—  Vous  manquerez  pourtant  celle-ci,  Henri,  dit 
le  duc  après  s'être  retourné  et  avoir  causé  un  in- 
stant avec  une  personne  qui  était  demeurée  invisi- 
ble aux  yeux  de  Henri,  attendu  qu'elle  causait  avec 
son  interlocuteur  du  fond  de  la  chambre,  car  voici 
Sa  Majesté  qui  me  fait  dire  que  la  chasse  ne  peut 
avoir  lieu. 

—  Bah  !  dit  Henri  de  l'air  le  plus  désappointé  du 
monde.  Pourquoi  cela? 

—  Des  lettres  fort  importantes  de  M.  de  Nevers, 


à  ce  qu'il  paraît.  Il  y  a  conseil  entre  le  roi,  la  reine 
mère  et  mon  frère  le  duc  d'Anjou. 

—  Ah!  ah!  fit  en  lui-même  Henri;  serait-il  ar- 
rivé des  nouvelles  de  Pologne? 

Puis  tout  haut  : 

—  En  ce  cas,  continua-t-il,  il  est  inutile  que  je 
me  risque  plus  longtemps  sur  ce  verglas.  Au  revoir, 
mon  frère  ! 

Et  arrêtant  le  cheval  en  face  de  de  Mouy  : 

—  Mon  ami,  dit-il,  appelle  un  de  tes  camarades 
pour  finir  ta  faction.  Aide  le  palefrenier  à  dessan- 
gler ce  cheval,  mets  la  selle  sur  ta  tête  et  porte-la 


U2 


LA  REI>'E  MARGOT. 


chez  l'orfcvre  de  la  sellerie;  il  y  a  une  broiJorie  à 
y  faire  qu'il  n'avait  pas  eu  le  temps  d'achever  pour 
aujourd'hui.  Tu  reviendras  me  rendre  réponse  chez 
moi. 

De  Mouy  se  hâta  d'obéir,  car  le  duc  d'Alençon 
avait  disparu  de  sa  fenêtre,  et  il  était  évident  qu'il 
avait  conçu  quelque  soupçon. 

En  effet,  a  peine  avait-il  tourné  le  guichet,  que 
le  duc  d'Alençon  parut.  Un  véritable  Suisse  était  à 
la  place  de  de  Mouy. 

D'Alençon  regarda  avec  une  grande  attention  le 
nouveau  factionnaire  ;  puis  se  retournant  du  côté  de 
Henri  : 

—  Ce  n'est  point  uvcc  cet  homme  que  vous  cau- 
siez tout  à  l'heure,  n'est-ce  pas,  mon  frère? 

—  L'autre  est  un  garçon  qui  est  de  ma  maison 
et  que  j'ai  fait  entrer  dans  les  Suisses  :  je  lui  ai 
do?né  une  commission,  et  il  est  allé  l'exécuter. 

—  4h  I  fit  le  duc,  comme  si  cette  réponse  lui  suf- 
fisait. Jit  Marguerite,  comment  va-t-elle? 

—  Je  vais  le  lui  demander,  mon  frère. 

—  Ne  l'avez-vous  donc  point  vue  depuis  hier? 

—  Non,  je  me  suis  présenté  chez  elle  cette  nuit, 
vers  onze  heures,  mais  Gillonne  m'a  dit  qu'elle 
était  fatiguée  et  qu'elle  dormait. 

—  Vous  ne  la  trouverez  point  dans  son  apparte- 
ment, elle  est  sortie. 

—  Oui,  dit  Henri,  c'est  possible,  elle  devait  aller 
au  couvent  de  l'Annanciade. 

H  n'y  avait  pas  moyen  de  pousser  la  conversation 
plus  loin,  Henri  paraissant  décidé  seulement  à  ré- 
pondre. 

Les  deux  beaux-frères  se  quittèrent  donc,  le  duc 
d'Alençon  pour  aller  aux  nouvelles,  disait-il,  le  roi 
de  Navarre  pour  rentrer  chez  lui. 

Henri  y  était  5  peine  depuis  cinq  minutes  lors- 
qu'il entendit  frapper. 

—  Qui  est  là'.'  demanda-t-il. 

—  Sire,  répondit  une  voix  que  Henri  reconnut 
pour  celle  de  de  Mouy,  c'est  la  réponse  de  l'orfévro 
de  la  sellerie. 

Henri,  visiblement  ému,  lit  entrer  le  jeune 
homme,  et  referma  la  porte  derrière  lui. 

—  C'est  vous,  de  Mouy!  dit-il.  J'espérais  que 
vous  réfléchiriez  ! 

—  Sire,  répondit  de  Mouy,  il  y  a  trois  mois  que 
je  réfléchis,  c'est  assez;  maintenant,  il  est  temps 
d'agir. 

Henri  fit  un  mouvement  d'inquiétude. 

—  Ne  craignez  rien,  sire.  Nous  sommes  seuls  et 
le  me  liàtc,  car  les  moments  sont  précieux.  Votre 
ïlajesté  peut  nous  rendre,  par  un  seul  mol,  tout  ce 
que  les  événements  de  l'année  ont  fait  perdre  à  la 
cause  de  la  religion.  Soyons  clairs,  soyons  brefs, 
soyons  francs. 

—  J'écoule,  mon  bravo  de  Mouyl  répondit  Henri 
voyant  qu'il  lui  était  impossible  d'éluder  l'cxplica- 
tioQ. 


—  Est-il  vrai  que  Votre  Majesté  ait  abjuré  la  re- 
ligion protestante? 

—  C'est  vrai,  dit  Henri. 

—  Oui,  mais  est-ce  des  lèvres,  est-ce  du  cœur? 

—  On  est  toujours  reconnaissant  à  Dieu  quand  il 
nous  sauve  la  vie,  répondit  Henri  tournant  la  ques- 
tion, comme  il  avait  l'habitude  de  le  faire  en  pareil 
cas,  et  Dieu  m'a  visiblement  épargné  dans  ce  cruel 
danger. 

—  Sire,  reprit  de  Mouy,  avouons  une  chose. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  votre  abjuration  n'est  point  une  af- 
faire de  conviction,  mais  de  calcul.  Vous  avez  abjuré 
pour  que  le  roi  vous  laissât  vivre,  et  non  parce  que 
Dieu  vous  avait  conservé  la  vie. 

—  Quelle  que  soit  la  cause  de  ma  conversion,  de 
Mouy,  répondit  Henri,  je  n'en  suis  pas  moins  catho- 
lique. 

—  Oui,  mais  le  resterez-vous  toujours?  à  la  pre- 
mière occasion  de  reprendre  votre  liberté  d'exis- 
tence et  de  conscience,  ne  la  reprend rez-vous  pas? 
Eh  bien  1  celte  occasion,  elle  se  présente  :  la  Ro- 
chelle est  insurgée,  le  Roussillon  et  le  Béarn  n'at- 
tendent qu'un  mot  pour  agir  :  dans  la  Guicnne,  tout 
crie  à  la  guerre.  Dites-moi  seulement  que  vous  êtes 
un  catholique  forcé,  et  je  vous  réponds  de  l'avenir. 

—  On  ne  force  pas  un  gentilhomme  de  ma  nais- 
sance, mon  cher  de  Mouy.  Ce  que  j'ai  fait,  je  l'ai 
fait  librement. 

—  Mais,  sire,  dit  le  jeune  homme,  le  cœur  op- 
pressé de  celte  résistance  à  laquelle  il  ne  s'atten- 
dait pas,  vous  ne  songez  donc  pas  qu'en  agissant 
ainsi  vous  nous  abandonnez...  vous  nous  trahis- 
sez?... 

Henri  resta  impassible. 

—  Oui,  reprit  de  Mouy,  oui,  vous  nous  trahissez, 
sire,  car  plusieurs  d'entre  nous  sont  venus,  au  pé- 
ril de  leur  vie,  pour  sauver  votre  honneur  et  votre 
liberté.  Nous  avons  tout  préparé  pour  vous  donner 
un  trône,  sire,  entendez-vous  bien?  Non-seulement 
la  liberté,  mais  la  puissance  —  un  trône  à  votre 
choix,  car  dans  deux  mois  vous  pourrez  opter  entre 
Navarre  et  France. 

—  Do  Mouy,  dit  Henri  en  voilant  son  regard,  qui, 
maigri'  lui.  j  cette  proposition,  avait  jeté  un  éclair; 
—  de  Mouy,  je  suis  sauf,  je  suis  catholique,  je  suis 
l'époux  de  Marguerite,  je  suis  frère  du  roi  Charlo.s, 
je  suis  gendre  de  ma  bonne  mère  Catliorinr;.  De 
Mouy.  en  prenant  ces  diverses  positions,  j'en  ai  cal- 
culé les  chances,  mais  aussi  les  obligations. 

—  Mais,  sire,  reprit  de  Mouy,  à  quoi  faut-il 
croire?  on  mo  dit  que  votre  iiiariago  n'est  [)oint 
consommé,  on  me  dit  que  vous  êtes  libre  au  fond 
du  cœur,  on  me  dit  (|ue  la  haine  de  ("alhcrine... 

—  Mensonge,  mensonge,  inlcrrompit  vivement 
le  Béarnais.  Oui,  l'on  vous  a  trompé  impudemment, 
mon  ami.  Celte  chère  Marguerite  est  bien  ma 
femme;  Calhcrino  est  bien  ma  mère  :  le  roi  Char- 


LA  REINE  MARGOT. 


143 


les  IX  enfin  est  bien  le  seigneur  et  le  maître  de  ma 
vie  et  de  mon  cœur. 

.DeMouy  frissonna,  un  sourire  presque  mépri- 
sant passa  sur  ses  ièvrrs. 

—  Ainsi  donc,  sire,  dit-il  en  laissant  retomber 
ses  bras  avec  découragement  et  en  essayant  de  son- 
der du  regard  cette  àme  pleine  de  ténèbres,  voilà 
la  réponse  que  je  rapporterai  à  mes  frères.  Je  leur 
dirai  que  le  roi  de  Navarre  tend  sa  main  et  donne 
son  cœur  à  ceux  qui  nous  ont  égorgés,  je  leur  dirai 
qu'il  est  devenu  le  flatteur  de  la  reine  mère  etTami 
de  Maurevel... 

—  Mon  cher  de  Mouy,  dit  llenri,  le  roi  va  sortir 
du  conseil,  et  il  faut  que  j'aille  m'informer  près  de 
lui  des  raisons  qui  ont  fait  remettre  une  cbosc  aussi 
importante  qu'une  partie  de  chasse.  Adieu,  imitez- 
moi,  mon  ami,  quittez  la  politique,  revenez  au  roi 
et  prenez  la  messe. 

Et  llenri  reconduisit  ou  plutôt  repoussa  jusqu'à 
l'anticlianibre  le  jeune  homme,  dont  la  stupéfaction 
commençait  à  faire  place  à  la  fureur. 

A  peine  eut-il  refermé  la  porte,  que,  ne  pouvant 
résister  à  l'envie  de  se  venger  sur  quelque  chose  à 
défaut  de  quelqu'un,  de  Mouy  broya  son  chapeau 
entre  ses  mains,  le  jeta  à  terre,  et  le  foulant  aux 
pieds  comme  fait  un  taureau  du  manteau  du  ma- 
tador : 

—  Par  la  mort!  s'écria-t-il,  voilà  un  misérable 
prince,  et  j'ai  bien  envie  de  me  faire  tuer  ici  pour 
le  souiller  à  jamais  de  mon  sang. 

—  Chut,  monsieur  de  Mouy!  dit  une  voix  qui  se 
glissait  par  l'ouverture  d'une  porte  entre-bàillée; 
chut!  car  un  autre  que  moi  pourrait  vous  en- 
tendre. 

De  Mouy  se  retourna  vivement  et  aperçut  le  duc 
d'Âlençon  enveloppé  d'un  manteau  et  avançant  sa 
tête  pâle  dans  le  corridor  pour  s'assurer  si  de  Mouy 
et  lui  étaient  bien  seuls. 

—  M.  le  duc  d'Alençon!  s'écria  de  Mouy,  je  suis 
perdu. 

—  Au  contraire,  murmura  le  prince,  peut-être 
môme  avez-vous  trouvé  ce  que  vous  ciiercliez,  et  la 
preuve,  c'est  que  je  ne  veux  pas  que  vous  vous  fas- 
siez tuer  ici  comme  vous  en  avez  le  dessein.  Croyez- 
moi,  votre  sang  peut  être  mieux  employé  qu'à  rou- 
gir le  seuil  du  roi  de  Navarre. 

Et,  à  ces  mots,  le  duc  ouvrit  toute  grande  la 
porte  qu'il  tenait  entre-bàillée. 

—  Celte  chambre  est  celle  de  deux  de  mes  gen- 
tilshommes, dit  le  duc,  nul  ne  viendra  nous  relan- 
cer ici  ;  nous  pourrons  donc  y  causer  en  toute  li- 
berté. Venez,  monsieur. 

—  Me  voici,  mouseigneurl  dit  le  conspirateur 
stupéfait. 

Et  il  entra  dans  la  chambre,  dont  le  duc  d'Alen- 
çon referma  la  porte  derrière  lui  non  moins  vive- 
ment que  n'avait  fait  le  roi  de  Navarre. 

De' Mouy  était  entré  furieux,  exaspéré,   mau- 


dissant; mais,  peu  à  peu,  le  regard  froid  et  fixe  du 
jeune  duc  François  fit  sur  le  capitaine  iiuguenot 
l'effet  de  cette  glace  enchantée  qui  dissipe  l'ivresse. 

—  Monseigneur,  dit-il,  si  j'ai  bien  compris.  Vo- 
tre Altesse  veut  mo  parler? 

—  Oui,  monsieur  de  .Mouy,  répondit  François. 
Malgré  votre  déguisement,  j'avais  cru  vous  recon- 
naître; et,  quand  vous  avez  présenté  les  armes  à 
mon  frère  llenri,  je  vous  ai  reconnu  tout  à  fait.  Eh 
bien  !  de  Mouy,  vous  n'êtes  donc  pas  content  du 
roi  de  Navarre? 

—  Monseigneur! 

—  Allons,  voyonsl  parlez-moi  hardiment.  Sans 
que  vous  vous  en  doutiez,  peut-être  suis-je  de  vos 
amis. 

—  Vous,  monseigneur? 

—  Oui,  moi.  Parlez  donc. 

—  Je  ne  sais  que  dire  à  Votre  Altesse,  monsei- 
gneur. Les  choses  dont  j'avais  à  entretenir  le  roi  de 
Navarre  touchent  à  des  intérêts  que  Votre  Altesse 
ne  saurait  comprendre.  D'ailleurs,  ajouta  de  Mouy 
d'un  air  qu'il  tâcha  de  rendre  indifférent,  il  s'agis- 
sait de  bagatelles. 

—  De  bagatelles?  fil  le  duc. 

—  Oui,  monseigneur. 

—  De  bagatelles  pour  lesquelles  vous  avez  cru  de- 
voir exposer  votre  vie  en  revenant  au  Louvre,  où, 
vous  le  savez,  voire  tcle  vaut  son  pesant  d'or!  Car 
on  n'ignore  point,  croyez-moi,  que  vous  êtes,  avec 
le  roi  de  Navarre  cl  le  prince  de  Condé,  un  des  prin- 
cipaux chefs  des  huguenots. 

—  Si  vous  croyez  cela,  monseigneur,  agissez  en- 
vers moi  comme  doit  le  faire  le  frère  du  roi  Charles 
et  le  fils  de  la  reine  Catherine. 

—  Pourquoi  voulez-vous  quej'agisse  ainsi  quand 
je  vous  ai  dit  que  j'étais  de  vos  amis?  Dites-moi 
donc  la  vcrilc. 

—  Monseigneur,  dit  de  Mouy  ^e  vous  jure... 

—  Ne  jurez  pas,  monsieur;  la  religion  réformée 
défend  de  faire  des  serments,  et  surtout  de  faux 
serments. 

De  Mouy  fronça  le  sourcil. 

—  Je  vous  dis  que  je  sais  tout,  reprit  le  duc. 
De  Mouy  continua  de  se  taire. 

—  Vous  en  douiez,  reprit  le  prince  avec  une  af- 
fectueuse insistance.  Eh  bien  !  mon  cher  de  Mouy, 
il  faut  vous  convaincre!  Voyons,  vous  allez  ]u"er 
si  je  me  trompe.  Avez-vous  ou  non  proposé  à  mon 
beau-frère  llenri,  là,  tout  à  l'heure  —  le  duc  éten- 
dit la  main  dans  la  direction  de  la  chambre  du 
Béarnais  —  votre  secours  et  celui  des  vôtres  pour 
le  réinstaller  dans  sa  royauté  de  Navarre? 

De  Mouy  regarda  le  duc  d'un  air  effaré. 

—  Propositions  qu'il  a  refusées  avec  terreur. 
De  Mouy  demeura  stupéfait. 

—  Avez-vous  alors  invoqué  votre  ancienne  ami- 
tié, le  souvenir  de  la  religion  commune?  Avez- 


144 


LA  REîNE  MÀUGOT. 


..;,l 


iliiil 

i'iiiiiiiiii 


lliiiiilliilîiliillijli 

r;|!l'.'Hi;iiiii!;iKiiiii 


va. 


•^"«Nîc^x-^Vi■«■ 


—  Est-ce  là  ce  que  vous  êlcs  venu  oroposcr  au  Béarnais? 


vous  iiirnir  alors  Icuffl'  le  roi  do  Navarre  d'un  espoir 
liicn  brillynl  —  si  brillant  qu'il  en  a  été  ébloui  — 
(le  l'espoir  d'allcinrlre  à  la  couronne  fie  Franro? 
Ilein  ?  dites,  suis-jc  bien  infurmé!  Esl-rc  là  ce  que 
vous  êlcs  venu  proposer  au  RiMmais? 

—  Monseif^ncur!  s'écria  de  Mouy,  c'est  si  bien 
cela,  que  je  me  demande  en  ce  moment  même  si  je 
ni'  dois  pas  dire  à  Votre  Mlesse  Roynle  (pi'elle  en  a 
menti  !  provoquer  dans  celte  chambn-  un  combat 
sans  merci,  et  assurer  ainsi  par  la  mort  de  l'un  de 
nou':  deux  l'extinctinn  de  ce  terrible  secret  ! 

•     Doucement,  mon  bra^c  de  Mouy,  doucement! 


dit  le  duc  d'Alençon  sans  changer  de  visage,  sans 
faire  le  moindre  mouvement  à  celte  terrible  me- 
nace; le  secret  s'éteindra  mieux  entre  nous,  si  nous 
vivons  tous  deux,  que  si  l'un  de  nous  meurt.  Kcou- 
lez-moi  et  cessez  de  tourmenter  ainsi  la  poipni'e  de 
Votre  épéc.  Pour  la  troisième  fois,  je  vous  dis  que 
vous  ôtos  avec  un  ami.  Répondez  donc  comme  à  un 
ami.  Voyons,  le  roi  de  Navarre  n"a-t  il  pas  refusé 
tout  ce  que  vous  avez  offert? 

—  Oui,  monseiizniïur,  et  je  l'avoue,  puisque  cet 
aveu  ne  peut  compromettre  que  moi. 

—  N'avcz-vous  pas  crié,  on  sortant  de  sa  diam- 


LA  REINE  MARGOT. 


145 


—  Qui  va  là?  s'écria  le  duc.  —  Page  147. 


bre,  et  en  feulant  aux  pieds  votre  chapeau,  qu'il 
était  un  prince  lâche  et  indigne  de  demeurer  votre 
chef? 

—  C'est  vrai,  monseigneur,  j'ai  dit  cela. 

—  Ah  !  c'est  vrai  !  Vous  l'avouez  enfin  f 

—  Oui. 

—  Et  c'est  toujours  votre  avis? 

—  Plus  que  jamais,  monseigneur  ! 

—  Eh  bien!  moi,  moi,  monsieur  de  Mouy;  moi, 
troisième  fils  de  Henri  II  ;  moi,  fils  de  France,  suis- 
je  assez  bon  gentilhomme  pour  commander  à  vos 
soldats?  voyons!  et  jugez-vous  que  je  suis  assez 

l'en».  —  Imp.  lit  BRÏ  Uni,  tooletart  Muntparnuie.H 


loyal  pour  que  vous  puissiez  compter  sur  ma  pa- 
role? 

—  Vous,  monseigneur!  vous,  le  chef  des  hugue- 
nots ! 

—  Pourquoi  pas?  C'est  l'époque  des  conversions, 
vous  le  savez.  Henri  s'est  bien  l'ait  catholique;  je 
puis  bien  me  faire  protestant,  moi. 

—  Oui,  sans  doute,  monseigneur,  aussi  j'attends 
que  vous  m'expliquiez... 

—  Rien  de  plus  simple,  et  je  vais  vous  dire  en 
deux  mots  la  politique  de  tout  le  monde.  —  Mon 
frère  Charles  tue  les  huguenots  pour  régner  plus 

19 


146 


LA  REIKE  MARGOT. 


largement.  Mon  frère  d'Anjou  les  laisse  tuer  parce 
qu'il  doit  succéder  à  mon  frère  Charles,  et  que, 
comme  vous  le  savez,  mon  frère  Charles  est  souvent 
malade.  Mais  moi...  et  c'est  tout  différent,  moi  qui 
ne  régnerai  jamais,  en  France  du  moins,  attendu  que 
]'ai  deux  aînés  devant  moi  ;  moi  que  la  haine  de  ma 
mère  et  de  mes  frères,  plus  encore  que  la  loi  de  la 
nature,  éloigne  du  trône  ;  moi  qui  ne  dois  préten- 
dre à  aucune  affection  de  famille,  à  aucune  gloire 
à  aucun  royaume;  moi  qui  cependant  port^  un 
cœur  aussi  noble  que  mes  aînés ,  eh  bien  !  de  Mouy , 
moi,  je  veux  chercher  à  me  tailler  avec  mon  épée 
un  royaume  dans  cette  France  qu'ils  couvrent  de 
sang! 

Or,  voilà  ce  que  je  veux,  moi,  de  Mouy,  écoutez/ 
Je  veux  être  roi  de  Navarre,  non  par  la  nais- 
sance, mais  par  l'élection.  Et  remarquez  bien  que 
vous  n'avez  aucune  objection  à  faire  à  cela,  car  je 
ne  suis  pas  un  usurpateur,  puisque  mou  frère  re- 
fuse vos  offres,  et,  s'envelissant  dans  sa  torpeur, 
reconnaît  hautement  que  ce  royaume  de  Navarre 
n'est  qu'une  fiction.  Avec  Henri  de  Béarn,  vous  n'a- 
vez rien;  avec  moi,  vous  avez  une  épée  et  un  nom. 
François  d'Alençon,  fils  de  France,  sauvegarde  tous 
ses  compagnons  ou  tous  ses  complices,  comme  il 
vous  plaira  de  les  appeler.  Eh  bien  1  que  dites-vous 
de  cette  offre,  monsieur  de  Mouy  ? 
— ■  Je  dis  qu'elle  m'éblouit,  monseigneur. 

—  De  Mouy,  ic  Mouy,  nous  aurons  bien  des  ob- 
stacles à  vaincre.  Ne  vous  montrez  donc  pas  dès  l'a- 
bord si  exigeant  et  si  difficile  envers  un  fils  de  roi 
et  un  frère  de  roi  qui  vient  à  vous. 

—  Monseigneur,  la  chose  serait  déjà  faite  si  j'é- 
tais seul  à  soutenir  mes  idées  ;  mais  nous  avons  un 
conseil,  et,  si  brillante  que  soit  l'offre,  peut-èlrc 
même  à  cause  de  cela,  les  chefs  de  parti  n'y  adhé- 
reront-ils pas  sans  condition. 

—  Ceci  est  autre  chose,  et  la  réponse  est  d'un 
cœur  honkîte  et  d'un  es[]rit  prudent.  A  la  façon 
dont  je  viens  d'agir,  de  Mouy,  tous  avez  dû  recon- 
naître ma  probité.  Traitez-moi  donc  de  votre  côté 
en  homme  qu'on  estime  et  non  en  printe  qu'on 
fiatte.  De  Mouy,  ai-je  des  chances? 

—  Sur  ma  parole,  monseigneur,  et  puisque  Vo- 
tre Altesse  veut  que  je  lui  donne  mon  avis.  Votre 
Altesse  les  a  toutes  depuis  (|ue  le  roi  do  Navarre  a 
refusé  l'offre  (|ue  j'étais  venu  lui  faire.  Mais,  je  vous 
le  répèle,  monseigneur,  me  concerter  avec  nos 
chefs  est  chose  indispensable. 

—  Faites  donc,  monsieur!  répondit  d'Alençon. 
Seulement,  à  (juand  la  réponse? 

De  Mouy  regarda  le  prince  en  silence.  Puis,  pa- 
raissant prendre  une  ri''si)liitii)ii  ; 

—  Monseigneur,  dit  il,  donnez-moi  votre  main, 
j'ai  besoin  que  cette  main  d'un  (ils  do  Franco  lou- 
che la  uiienno  pour  être  sûr  que  jo  ne  serai  point 
trahi. 


Le  duc  non-seulement  tendit  la  main  vers  de 
Mouy,  mais  il  saisit  la  sienne  et  la  serra. 

—  Maintenant,  monseigneur,  je  suis  tranquille, 
dit  le  jeune  huguenot.  Si  nous  étions  trahis,  je  di- 
rais que  vous  n'y  êtes  pour  rien.  Sans  quoi,  mon- 
seigneur, et  pour  si  peu  que  vous  fussiez  dans  cette 
trahison,  vous  seriez  déshonoré. 

—  Pourquoi  me  dites-vous  cela,  de  Mouy,  avant 
de  me  dire  quand  vous  me  rapporterez  la  réponse 
de  vos  chefs  ? 

—  Parce  que,  monseigneur,  en  me  demandant  à 
quand  la  réponse,  vous  me  demandez  en  même 
temps  où  sont  les  chefs,  et  que  si  je  vous  dis  :  A  ce 
soir,  vous  saurez  que  les  chefs  sont  à  Paris  et  s'y  ca- 
chent. 

Et,  en  disant  ces  mots,  par  un  geste  de  défiance, 
de  Mouy  attachait  son  œil  perçant  sur  le  regard 
faux  et  vacillant  du  jeune  homme. 

—  Allons,  allons,  reprit  le  duc,  il  vous  reste  en- 
core des  doutes,  monsieur  de  Mouy.  Mais  je  ne  puis 
du  premier  coup  exiger  de  vous  une  entière  con- 
fiance. Vous  me  connaîtrez  mieux  plus  lard.  Nous 
allons  être  liés  par  une  communauté  d'intérêts  qui 
vous  délivrera  de  tout  soupçon.  Vous  dites  donc  à 
ce  soir,  monsieur  de  Mouy? 

—  Oui,  monseigneur,  car  le  temps  presse.  A  ce 
soir.  Mais  où  cela,  s'il  vous  plaît? 

—  Au  Louvre,  ici,  dans  cette  chambre,  cela  vous 
convient-il? 

—  Cette  chambre  est  habitée?  dit  de  Mouy  en 
montrant  du  regard  les  deux  lits  qui  s'y  trouvaient 
on  face  l'un  de  l'autre. 

—  Par  deux  de  mes  gentilshommes,  oui. 

—  Monseigneur,  il  me  semble  imprudent,  à  moi, 
de  revenir  au  Louvre.  ' 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que,  si  vous  m'avez  reconnu,  d'autres 
peuvent  avoir  d'aussi  bons  yeux  que  Voire  Altesse 
et  me  reconnaître  à  leur  tour.  Je  reviendrai  cepen- 
dant au  Louvre  si  vous  m'accordez  ce  que  je  vais 
vous  demander. 

—  Quoi? 

—  Un  sauf-conduit. 

—  De  Mouy,  répondit  le  duc,  un  sauf-conduit  de 
moi  saisi  sur  vous  me  perd,  et  ne  vous  sauve  pas. 
Je  no  puis  pour  vous  quelque  chose  qu'à  la  condi- 
tion qu'à  tous  les  yeux  nous  sommes  complétomenl 
étrangers  l'un  à  l'autre.  La  moindre  relation  de 
ma  part  avec  vous,  prouvée  à  ma  nièro  ou  à  mes 
frères,  me  coulerait  la  vie.  Vous  êtes  donc  sauve- 
gardé par  mon  propre  intérêt  du  moment  où  jo  me 
serai  compromis  avec  les  autres,  comme  je  me  coin- 
promcls  avec  vous  on  ce  momenl.  Libre  dans  ma 
sphère  d'action,  fort  si  je  suis  inconnu,  tant  que  je 
reste  moi-même  impcnclrablo,  je  vous  garantis 
tous;  ne  l'oubliez  pas.  Faites  donc  un  nouvel  ap- 
pel à  votre  courage,  tentez  sur  ma  [larole  ce  que 


LA  REINE  MARGOT. 


147 


vous  tentiez  sans  la  parole  de  mon  frère.  Venez  ce 
soir  au  Louvre. 

—  Mais  comment  voulez-vous  que  j'y  vienne  !  Je 
ne  puis  risquer  ce  costume  dans  les  appartements'. 
II  était  bon  pour  les  vestibules  et  les  cours.  Le  mien 
est  encore  plus  dangereux,  puisque  tout  le  monde 
me  connaît  ici  et  qu'il  ne  me  déguise  aucunement. 

—  Aussi,  je  cherche,  attendez...  Je  crois  que... 
oui,  le  voici. 

En  effet,  le  duc  avait  jeté  les  yeux  autour  de  lui, 
et  ses  3'eux  s'étaient  arrêtés  sur  la  garde-robe  d'ap- 
parat de  la  Mole,  pour  le  moment  étendue  sur  le 
lit,  c'est-à-dire,  sur  ce  magnifique  manteau  cerise 
brodé  d'or  dont  nous  avons  déjà  parlé,  sur  un  lo- 
quet orné  d'une  plume  blanche,  entouré  d'un  cor- 
don de  marguerites  d'or  et  d'argent  entremêlées, 
enfin  sur  un  pourpoint  de  satin  gris-perle  et  or. 

— ^  Voyez-vous  ce  manteau,  cette  plume  et  ce 
pourpoint,  dit  le  duc,  ils  appartiennent  à  M.  de  la 
Mole,  un  de  mes  gentilshommes;  un  muguet  du 
meilleur  ton.  Cet  habit  a  fait  rage  à  la  cour,  et  on 
reconnaît  M.  de  la  Mole  à  cent  pas  lorsqu'il  le  porte. 
Je  vais  vous  donner  l'adresse  du  tailleur  qui  le  lui 
a  fourni  ;  en  le  lui  payant  le  double  de  ce  qu'il 
vaut,  vous  en  aurez  un  pareil  ce  soir.  Vous  retien- 
drez bien  le  nom  de  M.  de  la  Mole,  n'est-ce  pas? 

Le  duc  d'Alençon  achevait  à  peine  la  recomman- 
dation, que  l'on  entendit  un  pas  qui  s'approchait 
dans  le  corridor,  et  qu'une  clef  tourna  dans  la  ser- 
rure. 

—  Eh!  qui  va  là?  s'écria  le  duc  en  s'élançant 
vers  la  porte  et  en  poussant  le  verrou. 

—  Pardieu,  répondit  une  voix  du  dehors,  je 
trouve  la  question  singulière.  Qui  va  là  vous-même? 
Voilà  qui  est  plaisant,  quand  je  veux  rentrer  chez 
moi  on  me  demande  qui  va  là  ! 

—  Est-ce  vous,  monsieur  de  la  Mole? 

—  Eh  !  sans  doute  que  c'est  moi.  Mais  vous,  qui 
êtes-vous? 

Pendant  que  la  Mole  exprimait  son  étonnement 
de  trouver  sa  chamb;'e  habitée  et  essayait  de  décou- 
vrir quel  en  était  le  nouveau  commensal,  le  duc 
d'Alençon  se  retournait  vivement  une  main  sur  le 
le  verrou,  l'autre  sur  la  serrure. 

—  Connaissez-vous  M.  de  la  Mole?  demanda-t-il 
à  de  Mouy. 

—  Non,  monseigneur. 

—  Et  lui,  vous  connaît-il? 

—  Je  ne  le  crois  pas. 

—  Alors,  tout  va  bien  ;  d'ailleurs,  faites  sem- 
blant de  regarder  par  la  fenêtre. 

De  Mouy  obéit  sans  répondre,  car  la  Mole  com- 
mençait à  s'impatienter  et  frappait  à  tour  de  bras. 

Le  duc  d'Alençon  jeta  un  dernier  regard  vers  de 
Mouy,  et,  voyant  qu'il  avait  le  dos  tourné,  il  ouvrit. 


—  Monseigneur  le  duc  !  s'écria  la  Mole  en  recu- 
lant de  surprise.  Oh!  pardon,  pardon,  monsei- 
gneur ! 

—  Ce  n'est  rien,  monsieur.  J'ai  eu  besoin  de  vo- 
tre chambre  pour  recevoir  quelqu'un. 

—  Faites,  monseigneur!  faites.  Mais  permettez, 
je  vous  en  supplie,  que  je  prenne  mon  manteau  et 
mon  chapeau,  qui  sont  sur  le  lit;  car  j'ai  perdu 
l'un  et  l'autre  cette  nuit  sur  le  quai  de  la  Grève, 
où  j'ai  été  attaqué  de  nuit  par  des  voleurs. 

—  En  effet,  monsieur,  dit  le  prince  en  souriant 
et  en  passant  lui-même  à  la  Mole  les  objets  deman- 
dés, vous  voici  assez  mal  accommodé;  vous  avez  eu 
affaire  à  des  gaillards  fort  entêtés,  à  ce  qu'il  pa- 
raît? 

Et  le  duc  passa  lui-même  à  la  Mole  le  manteau 
et  le  toquet.  Le  jeune  homme  salua  et  sortit  pour 
changer  de  vêtement  dans  l'antichambre,  ne  s'in- 
quiétant  aucunement  de  ce  que  le  duc  faisait  dans 
sa  chambre;  car  c'était  assez  l'usage  au  Louvre  que 
les  logements  des  gentilshommes  fussent,  pour  les 
princes  auxquels  ils  étaient  attachés,  des  hôtelle- 
ries qu'ils  employaient  à  toutes  sortes  de  récep- 
tions. 

De  Mouy  se  rapprocha  alors  du  duc,  et  tous  deux 
écoutèrent  pour  savoir  le  moment  où  la  Mole  aurait 
fini  et  sortirait;  mais,  lorsqu'il  eut  changé  de  cos- 
tume, lui-môme  les  tira  d'embarras,  car,  s'appro- 
chant  de  la  porte  : 

—  Pardon,  monseigneur!  dit-il  ;  mais  Votre  Al- 
tesse n'a  pas  rencontré  en  son  chemin  le  comte  de 
Coconas? 

—  Non,  monsieur  le  comte,  et  cependant  il  était 
de  service  ce  matin. 

—  Alors,  on  me  l'aura  assassiné,  dit  la  Mole  en 
se  parlant  à  lui-même  tout  en  s'éloignant. 

Le  duc  écouta  le  bruit  des  pas  qui  allait  s'affai- 
blissant;  puis,  ouvrant  la  porte  et  tirant  de  Mouy 
après  lui  ; 

—  Regardez-le  s'éloigner,  dit-il,  et  tâchez  d'imi- 
ter cette  tournure  inimitable. 

—  Je  ferai  de  mon  mieux,  répondit  de  Mouy. 
Malheureusement  je  ne  suis  point  un  damoiseau, 
mais  un  soldat. 

—  En  tout  cas,  je  vous  attends  avant  minuit  dans 
ce  corridor.  Si  la  chambre  de  mes  gentilshommes 
est  libre,  je  vous  y  recevrai;  si  elle  ne  l'est  pas, 
nous  en  trouverons  une  autre. 

—  Oui,  monseigneur. 

■ —  Ainsi  donc,  à  ce  soir,  avant  minuit. 

—  A  ce  soir,  avant  minuit. 

—  Ah  !  à  propos,  de  Mouy,  balancez  fort  le  bras 
droit  en  marchant,  c'est  l'allure  particulière  de 
M.  de  la  Mole. 


148 


LA  REINE  MRGOT. 


XXIV 


LA  RUE  TIZO.N"  ET  L.V  UUE  CLOCHE-PERCEE. 


a  Mole  sortit  ilu  Louvre 
tout  courant,  et  se  mit  à 
fureter  dans  Paris  pour  dé- 
couvrir le  pauvre  Coconas. 
Son  premier  soin  fut  de 
se  rendre  à  la  rue  de  l'Ar- 
bre-Sec,  et  d'entrer  chez 
maître  la  Ilurière  ;  car  la 
Mole  se  rappelait  avoir  souvent  cité  au  Piémontais 
certaine  devise  latine  qui  tendait  à  prouver  que 
l'Amour,  Bacchus  et  Cérès  sont  des  dieux  de  pre- 
mière nécessité,  et  il  avait  l'espoir  que  Coconas, 
pour  suivre  Taphorismc  romain,  se  serait  installé 
à  la  Belle-Étoile  après  une  nuit  qui  devait  avoir  été 
pour  son  ami  non  moins  occupée  qu'elle  l'avait  été 
pour  lui. 

La  Mole  no  trouva  rien  chez  la  Hurière,  que  le 
souvenir  de  l'ohligation  prise  et  un  déjeuner  offert 
d'assez  bonne  grâce  que  notre  gentilhorume  accepta 
avec  grand  appétit  malgré  son  inquiétude. 

L'estomac  tranquillisé  à  défaut  de  l'esprit,  la 
Mole  se  remit  en  course,  remontant  la  Seine,  comme 
ce  mari  qui  cherchait  sa  femme  noyée.  En  arrivant 
sur  le  quai  de  la  Grève,  il  reconnut  l'emlroii  où. 
ainsi  qu'il  l'avait  dit  à  M.  d'Alençon,  il  avait  pen- 
dant sa  course  nocturne  été  arrêté  trois  ou  quatre 
heures  auparavant,  ce  qui  n'était  pas  rare  dans  un 
Paris  moins  vieux  de  cent  ans  que  celui  où  Boileau 
se  réveillait  au  bruit  d'une  balle  perçant  son  volet. 
Ln  petit  morceau  de  la  plume  de  son  chapeau  était 
resté  sur  le  champ  de  iialaille.  Le  sentiment  delà 
possession  est  inné  chez  riiomiue.  La  Mole  ;iv,iit  di\ 
plumes  plus  belles  les  unes  que  les  autres:  il  ne 
s'arrêta  pas  moins  à  ramasser  celle-là.  ou  plutôt  le 
seul  fragment  qui  en  eût  survécu,  et  le  considérait 
d'un  air  pileux  lorsque  des  pas  alourdis  retenti- 
rent, s'approchant  de  lui,  et  que  des  voix  brutaie> 
lui  ordonnèrent  do  se  ranger.  La  Mole  releva  la 
têle  et  aperçut  une  litièn!  préc('dée  d(!  deux  [lage^; 
et  acnimpagni'e  d'un  (MMiyer. 

La  Mole  crut  reronnailre  la  litière,  et  se  rangea 
vivement. 

Le  jeune  gentilhomme  ne  .s'é'iait  pas  trompé. 
—  Monsieur  de  la  Mole'.'  dit  une  voix  pleine  di' 
doueciir  qui  sortait  de  la  litière,  tandis  qu'une  main 


blaiieiie  et  douce  comme  le  satin  écartait  les  ri- 
deaux. 

—  Oui.  madame,  moi-même,  répondit  la  Mole 
en  s'inclinant. 

—  M.  de  la  Mole  une  plume  à  la  main...  conti- 
nua la  dame  à  la  litière  :  êtes-vous  donc  amoureux, 
mon  cher  monsieur,  et  retrouvez-vous  ici  des  tra- 
ces perdues? 

—  Oui,  madame,  répondit  la  Mole,  je  suis  amou- 
reux, et  très-fort;  mais,  pour  le  moment,  ce  sont 
mes  propres  traces  que  je  retrouve  —  quoique  ce 
ne  soient  pas  elles  que  je  cherche  ;  —  mais  Votre 
Majesté  me  permettra-t-elle  de  lui  demander  des 
nouvelles  de  sa  santé? 

—  Excellente,  monsieur-,  je  ne  me  suis  jamais 
mieux  portée,  ce  me  semble  ;  cela  vient  proliahlc- 
ment  de  ce  que  j'ai  passé  la  nuit  en  retraite. 

—  Ah  !  en  retraite!  dit  la  Mole  en  regardant  Mar- 
guerite d'un  façon  l'irange. 

—  Eh  bien!  oui;  qu'y  a-t-il  d'étonnant  à  cela? 

—  Peut-on,  sans  indiscrétion,  vous  demander 
dans  quel  couvent? 

—  Certainement,  monsieur,  je  n'en  fais  pas  mys- 
tère. Au  couvent  des  Annonciades.  Mais  vous,  que 
faites-vous  ici  avec  cet  air  tout  effarouché? 

—  Madame,  moi  aussi,  j'ai  passé  la  nuit  en  re- 
traite et  dans  les  environs  du  même  couvent;  ce 
malin  je  ciierche  mon  ami.  (|ui  a  disparu,  et,  en  le 
dierchant,  j'ai  retrouvé  cette  plume. 

—  Qui  vient  de  lui?  Mais,  en  vérité,  vous  m'ef- 
frayez sur  S(m  compte,  la  place  est  mauvaise. 

—  Qu(!  Votre  Majesté  se  rassure,  la  plume  vient 
de  moi;  je  l'ai  perdue  vers  cinq  heures  et  demie 
sur  cette  place,  en  me  sauvant  des  mains  de  quatre 
bandits  qui  me  voulaient;!  toute  force  assassiner,  à 
<■!•  (pie  je  puis  croire  du  moins. 

Marguerite  n-prinia  un  vif  mouvement  d'effroi. 

—  Oh  !  contez-moi  cela  !  dit-elle. 

—  Uien  de  plus  simple,  mailame.  Il  élail  donc, 
ciiuime  j'avais  riionneiir  de  le  direà  Votre  Maji'^lé, 
cinq  lu'ures  du  matin  à  peu  prés... 

—  El,  à  cin(|  heures  du  malin,  inlerroinpit  Mar- 
guerite, vous  étiez  déjà  sorti? 

Votre  Maje<t('  m'excusera,  dit  la  Mole,  je  n'é- 
tais pas  encore  rentré. 


LA  T,V.iyE  MAIIGOT. 


H9 


—  Lorsque  quatre  tire-lainc  ont  dtbouclic  de  la  rue  de  la  Mortellerie. 


—  Ah  !  monsieur  dû  la  Mole  !  rentrer  à  cinq  heu- 
res du  malin  !  dit  Marguerite  avec  un  sourire  qui 
pour  tous  était  malicieux  et  que  la  Mole  eut  la  fa- 
tuité de  trouver  adorable,  rentrer  si  tard!  vous 
aviez  mérité  cette  punition. 

—  Aussi,  je  ne  me  plains  pas,  madame,  dit  la 
Mole  en  s'inclinant  avec  respect,  et,  j'eusse  été  éven- 
tré,  que  je  m'estimerais  encore  plus  heureux  cent 
fois  que  je  ne  mérite  de  l'être.  Mais,  enfin,  je  ren- 
trais tard  ou  de  bonne  heure,  comme  Votre  Majesté 
voudra,  de  cette  bienheureuse  maison  où  j'avais 
passé  la  nuit  en  retraite,  lorsque  quatre  tire-laine 


ont  débouché  de  la  rue  de  la  Mortetlerie  et  m'ont 
poursuivi  avec  des  coupe-choux  démesurément 
longs.  C'est  grotesque,  n'est-ce  pas,  madame  I  mais, 
enfin,  c'est  comme  cela  ;  il  m'a  fallu  fuir,  car  j'a- 
vais oublié  mon  épée. 

—  Oh!  je  comprends!  dit  Marguerite  avec  un  air 
d'admirable  naïveté,  et  vous  retournez  chercher  vo- 
tre épée? 

La  Mole  regarda  Marguerite  comme  si  un  doute 
se  glissait  dans  son  esprit. 

—  Madame,  j'y  retournerais  effectivement,  et 
même  trés-volontiers,  attendu  que  mon  épée  est  une 


150 


LA  REINE  MARGOT. 


excellente  lame,  mais  je  ne  sais  pas  où  est  celte 
maison. 

—  Coniment,  monsieur  !  reprit  Marguerite,  vous 
ne  savez  pas  où  est  la  maison  où  vous  avez  passé  la 
nuit? 

—  Non,  madame,  et  que  Satan  m'extermine  si  je 
m'en  cloute! 

• —  Oh  !  voilà  qui  est  singulier  !  C'est  donc  tout 
un  roman  que  votre  histoire? 

• —  Un  véritable  roman,  vous  l'avez  dit,  madame. 

—  Contez-la-moi. 

■ —  C'est  un  peu  long. 

—  Qu'importe!  j'ai  le  temps. 

—  Et  fort  incroyable  surtout. 

—  Allez  toujours,  je  ne  suis  on  ne  peut  plus  cré- 
dule. 

—  Votre  Majesté  l'ordonne? 

—  Mais  oui,  s'il  le  faut. 

—  J'obéis.  —  Hier  soir,  après  avoir  quitté  deux 
adorables  femmes  avec  lesquelles  nous  avions  passé 
la  soirée  sur  le  pont  Saint-Michel,  nous  soupions 
chez  maître  la  Ilurière? 

—  D'abord,  demanda  Marguerite  avec  un  naturel 
parfait,  qu'est-ce  que  maître  la  Hurière? 

—  Maître  la  Hurière,  madame,  dit  la  Mole  en  re- 
gardant une  seconde  fois  Marguerite  avec  cet  air 
de  doute  qu'on  avait  déjà  pu  remarquer  une  pre- 
mière fois  chez  lui,  maître  la  Hurière  est  le  maî- 
tre d'hôtellerie  de  la  Belle-Étoile  située  rue  de  l'Ar- 
bre-Sec. 

—  Bien.  Je  vois  cela  d'ici...  Vous  soupiez  donc 
chez  maître  la  Hurière  avec  votre  ami  Coconas  .sans 
doute? 

—  Oui,  madame,  avec  mon  ami  Coconas,  quand 
un  homme  entra  et  nous  remit  à  chacun  un  billet. 

—  Pareil?  demanda  Marguerite. 

—  Exactement  pareil. 

—  Et  qui  contenait? 

—  Cette  ligne  spulenient  : 

(t  Voutètes  attendu  rue  Saint-Antoine,  en  face  de 
la  rue  de  Jouy.  » 

—  Et  pas  de  signature  au  bas  de  ce  billot?  de- 
manda Marguerite. 

—  Non;  mais  trois  mots,  trois  mots  charmants 
qui  promettaient  trois  fois  la  même  chose,  c'est-à- 
dire  un  triple  bonheur. 

—  Et  quels  étaient  ces  trois  mots? 

—  Eros,  (Aip'ulo,  Amor. 

—  En  effet,  ce  sont  trois  doux  noms;  et  ont-ils 
tenu  co  qu'ils  promettaient? 

—  Oh!  plus  madame,  cent  fois  plus!  s'écria  la 
Mole  avec  enthnusinsme. 

— ■  Continuez;  je  suis  curieuse  de  savoir  ce  qui 
vous  attendait  rue  Snint-Antoino,  en  faco  la  rue  do 
Jouy. 

■ — Deux  duègnes  avec  rhnciinc  un  mouchoir  à  la 
main.  11  s'agissait  de  nous  laisser  bander  les  yeux. 
Votre  Majcstii  devine  (|ue  nous  n'y  finies  point  de 


difficulté.  Nous  tendîmes  bravement  le  cou.  Mon 
guide  me  fit  tourner  à  gauche,  le  guide  de  mon  ami 
le  fit  tourner  à  droite,  et  nous  nous  séparâmes. 

—  Et  alors?...  continua  Marguerite,  qui  parais- 
sait décidée  à  pousser  l'investigation  jusqu'au  bout. 

—  Je  ne  sais,  reprit  la  Mole,  où  mon  guide  con- 
duisit mon  ami.  En  enfer,  peut-être.  Mais,  quant  à 
moi,  ce  que  je  sais,  c'est  que  le  mien  me  mena  en 
un  lieu  que  je  tiens  pour  le  paradis. 

—  Et  d'où  vous  fit  sans  doute  chasser  votre  trop 
grande  curiosité? 

—  Justement,  madame,  et  vous  avez  le  don  de  la 
divination.  J'attendais  le  jour  avec  impatience  pour 
voir  où  j'étais,  quand,  à  quatre  heures  et  demie,  la 
même  duègne  est  rentrée,  m'a  bandé  de  nouveau 
les  yeux,  m'a  fait  promettre  de  ne  point  chercher  à 
soulever  mon  bandeau,  m'a  conduit  dehors,  m'a 
accompagné  cent  pas,  m'a  fait  encore  jurer  de  n'û- 
ter  mon  bandeau  que  lorsque  j'aurais  compté  jus- 
qu'à cinquante.  J'ai  compté  jusqu'à  cinquante,  et 
je  me  suis  trouvé  rue  Saint-Antoine,  en  face  de  la 
rue  de  Jouy. 

—  Et  alors... 

—  Alors,  madame,  je  suis  revenu  tellement 
joyeux,  que  je  n'ai  point  fait  attention  aux  quatre 
misérables  des  mains  desquels  j'ai  eu  tant  de  mal  à 
me  tirer.  Or,  madame,  continua  la  Mole,  en  retrou- 
vant ici  un  morceau  de  ma  plume,  mon  cœur  a 
tressailli  de  joie,  et  je  l'ai  ramassé  en  me  promet- 
tant à  moi-même  de  le  garder  comme  un  souvenir 
de  cette  heureuse  nuit  Mais,  au  milieu  de  mon  bon- 
heur, une  chose  me  tourmente,  c'est  ce  que  peut 
être  devenu  mon  compagnon. 

— ■  Il  n'est  donc  pas  rentré  au  Louvre? 

—  Hélas!  non,  madame!  Je  l'ai  cherché  partout 
où  il  pouvait  être,  à  l'Etoile-d'Or,  au  jeu  de  paume, 
et  en  quantité  d'autres  lieux  iionorables;  mais 
d'Annibal  point,  et  de  Coconas  pas  davantage... 

En  disant  ces  paroles,  et  en  les  accompagnant 
d'un  geste  lamentable,  la  Mole  ouvrit  les  bras  cl 
écarta  .son  manteau,  sous  lequel  on  vit  bâiller  à  di- 
vers endroits  son  pourpoint  qui  montrait,  comme 
autant  d'élégants  crevés,  la  doublure  par  les  ac- 
crocs. 

—  Mais  vous  avez  été  criblé,  dit  Marguerite. 

—  Criblé,  c'est  le  mot!  dit  la  Mole,  qui  n'était 
pas  fàdui  de  se  faire  un  mérite  du  danger  qu'il 
avait  couru.  Voyez,  madame!  voyez! 

—  Comment  n'avcz-vous  pas  changé  de  pour- 
point au  Louvre,  puisque  vous  y  êtes  retourné?  de- 
manda la  reine. 

—  Ah!  dit  la  Mole,  c'est  qu'il  y  avait  quelqu'un 
dans  ma  chambre? 

—  Comment  1  quelqu'un  dans  votre  rhamhre! 
dit  Marguerite,  dont  les  yeux  exprimèrent  le  plus 
vif  ('toiincment  ;  et  (|ui  donc  était  dans  votre  cham- 
bn^? 

—  Son  Altesse. 


LA  REINE  MRGOT. 


151 


—  Chut!  interrompit  Marguerite. 
Le  jeune  homme  obéit. 

—  Qui  ad  leclkam  ineam  stant?  demanda-t-elle 
à  la  Mole. 

—  Duo  pucri  et  nuits  equcs. 

—  Optime,  fcar^ari.' dit-elle.  Die,  Moles,  quem 
inveneris  in  cubiculo  luo? 

—  Franciscùm  duccm 

—  Ageniem? 

—  Nescio  quid. 

—  Quo  cum? 

—  Cumignoto  (1). 

—  C'est  bizarre,  dit  Marguerite.  Ainsi,  vous  n'a- 
vez pu  retrouver  Coconas  ?  continua-t-elle  sans  son- 
ger évidemment  à  ce  qu'elle  disait. 

—  Aussi,  madame,  comme  j'avais  l'honneur  de 
le  dire  à  Votre  Majesté,  j'en  meurs  véritablement 
d'inquiétude. 

—  Eh  bien!  dit  Marguerite  en  souriant,  je  ne 
veux  pas  vous  distraire  plus  longtemps  de  sa  re- 
cherche, mais  je  ne  sais  pourquoi  j'ai  l'idée  qu'il  se 
retrouvera  tout  seul  !  N'Importe,  allez  toujours. 

Et  la  reine  appuya  un  doigt  sur  sa  bouche.  Or, 
comme  la  belle  Marguerite  n'avait  confié  aucun  se- 
cret, n'avait  fait  aucun  aveu  à  la  Mole,  le  jeune 
homme  comprit  que  ce  geste  charmant,  ne  pouvant 
avoir  pour  but  de  lui  recommander  le  silence,  de- 
vait avoir  une  autre  signification. 

Le  cortège  se  remit  en  marche,  et  la  Mole,  dans 
le  but  de  poursuivre  son  investigation,  continua  de 
remonter  le  quai  jusqu'à  la  rue  du  Long-Pont,  qui 
le  conduisit  dans  la  rue  Saint-Antoine. 

En  face  de  la  rue  de  Jouy,  il  s'arrêta. 

C'était  là  que,  la  veille,  les  deux  duègnes  leur 
avaient  bandé  les  yeux,  à  lui  et  à  Coconas.  11  avait 
tourné  à  gauche,  puis  il  avait  compté  vingt  pas;  il 
recommença  le  même  manège  et  se  trouva  en  face 
d'une  maison,  ou  plutôt  d'un  mur,  derrière  lequel 
s'élevait  une  maison  ;  au  milieu  de  ce  mur  était  une 
porte  à  auvent  garnie  de  clous  larges  et  de  meur- 
trières. 

La  maison  était  située  rue  Cloche-Percée,  petite 
rue  étroite  qui  commence  à  la  rue  Saint-Antoine  et 
qui  aboutit  à  la  rue  du  Roi  de  Sicile. 

—  Par  la  sambleu!  dit  la  Mole,  c'est  bien  là... 
j'en  jurerais...  En  étendant  la  main,  comme  je  sor- 
tais, j'ai  senti  les  clous  de  la  porte,  puis  j'ai  des- 
cendu deux  degrés.  Cet  homme  qui  courait  en 
criant  :  A  l'aide!  et  qu'on  a  tué  rue  du  Roi  de  Si- 


(1)  —  Qui  est  à  ma  portière? 

—  Deux  pages  et  un  écuycr. 

—  Bon  !  ce  sont  des  barbares.  Dites-moi,  La  Mole,  qui  avez- 
vous  trouvé  dans  votre  chambre? 

—  Le  duc  François. 

—  Faisant? 

—  Je  ne  sais  quoi. 

—  Avec. 

—  Avec  un  inconnu. 


cile,  passait  au  moment  où  je  mettais  le  pied  sur  le 
premier.  Voyons. 

La  Mole  alla  à  la  porte  et  frappa. 

La  porte  s'ouvrit,  et  une  espèce  de  concierge  à 
moustache  vint  ouvrir. 

—  Was  ist  dus?  demanda  le  conci'îrge. 

—  .\h!  ah!  fit  la  Mole,  il  me  parait  que  nous 
sommes  Suisse.  Mon  ami,  continua-t-il  en  prenant 
son  air  le  plus  charmant,  je  voudrais  avoir  mon 
épée,  que  j'ai  laissée  dans  cette  maison,  où  j"ai 
passé  la  nuit. 

—  Icli  versteke  niclit,  répondit  le  concierge. 

—  Mon  épée...  reprit  la  Mole. 

—  Icli  verstehe  niclit,  répéta  le  concierge. 

—  ...  Que  j'ai  laissée...  Mon  épéé,  que  j'ai  lais- 
sée... 

—  Icli  versteke  niclil. 

—  ...  Dans  cette  maison  où  j'ai  passé  la  nuit. 

—  Gelizum  Teufel... 

Et  il  lui  referma  la  porte  au  nez. 

—  Mordieu  !  dit  la  Mole,  si  j'avais  cette  épée  que 
je  réclame,  je  la  passerais  bien  volontiers  à  travers 
le  corps  de  ce  drôle-là...  Mais  je  ne  l'ai  point,  et 
ce  sera  pour  un  autre  jour. 

Sur  quoi,  la  Mole  continua  son  chemin  jusqu'à  la 
rue  du  Roi  de  Sicile,  prit  à  droite,  fit  cinquante 
pas  à  peu  près,  prit  à  droite  encore  et  se  trouva  rue 
Tizon,  petite  rue  parallèle  à  la  rue  Cloche-Percée, 
et  en  tous  points  semblable.  Il  y  eut  plus  :  à  peine 
eut-il  fait  trente  pas,  qu'il  retrouva  la  petite  porte 
à  clous  larges,  à  auvent  et  à  meurtrières,  les  deux 
degrés  et  le  mur.  On  eût  dit  que  la  rue  Cloche-Per- 
cée s'était  retournée  pour  le  voir  passer. 

La  Mole  réiléchit  alors  qu'il  avait  bien  pu  pren- 
dre sa  droite  pour  sa  gauche,  et  il  alla  frapper  à 
cette  porte  pour  y  faire  la  même  réclamation  qu'il 
avait  faite  à  l'autre.  Mais  cette  fois ,  il  eut  beau 
frapper,  on  n'ouvrit  même  pas. 

La  Mole  fit  et  refit  deux  ou  trois  fois  le  même  tour 
qu'il  venait  de  faire,  ce  qui  l'amena  à  s'arrêter  à 
cette  idée  toute  naturelle,  que  la  maison  avait  deux 
entrées,  l'une  sur  la  rue  Cloche-Percée  et  l'autre 
sur  la  rue  Tizon. 

Mais  ce  raisonnement,  si  logique  qu'il  fût,  ne  lui 
rendait  pas  son  épée,  et  ne  lui  apprenait  pas  où  était 
son  ami. 

Il  eut  un  instant  l'idée  d'acheter  une  autre  épée 
et  d'éventrer  le  misérable  portier  qui  s'obstinait  à 
ne  parler  qu'allemand  ;  mais  il  pensa  que  si  ce  por- 
tier était  à  Marguerite,  et  que  si  Marguerite  l'avait 
choisi  ainsi,  c'est  qu'elle  avait  ses  raisons  pour  cela, 
et  qu'il  lui  serait  peut-être  désagréable  d'en  être 
privée. 

Or,  la  Mole,  pour  rien  au  monde,  n'eût  voulu 
faire  une  chose  désagréable  à  Marguerite. 

De  peur  de  céder  à  la  tentation,  il  reprit  donc 
vers  les  deux  heures  de  l'après-midi  le  chemin  du 
Louvre. 


152 


LA  lŒINE  MRGOT. 


\)nc  femme  enveloppée  dans  un  long  manteau  sortit  par  celte  porte. 


Comme  son  appartemimt  n'était  point  ociMipi- 
cette  fois,  il  put  rentrer  chez  lui.  La  chose  était  as- 
sez urgente  rchitivciiieiit  au  pourpoint,  (pii,  comme 
le  lui  avait  fait  oiisi  ivcr  la  reine,  ('tait  considi'ra- 
blement  (li'Klriori'. 

Il  s'a\ança donc,  incoiiliiunl  vers  son  lit  pour  miIi 
stituer  le  beau  ]iourpoint  gris-perle  à  celui-là.  Mais. 
à  son  grand  ('toniieiiient.  la  ijremière  chose  qu'il 
aperçut  prés  du  p(jMrpoint  gris-perle  fut  celle  fa- 
meuse épée  ([u'il  avait  pissée  rue  Cloche-Percée. 

I,a  Mole  la  pril.  la  tourna  et  la  retourna  :  celait 
Lien  elle. 


—  Ail!  ah!  lit-il,  est-ce  qu'il  y  aurait  quelque 
magie  là-dessous?  Puis  avec  un  soupir  :  Ah!  si  le 
pauvre  Coconas  se  pouvait  retrouver  comme  mon 


ép('e  ! 


lieux  ou  trois  heures  après  que  la  Mole  avait  cessé 
sa  ronde  circulair(>  tout  autour  de  la  petite  maison 
double,  la  porte  de  la  rue  Tiznn  s'ouvrit,  il  était 
cinq  heures  du  soir  à  peu  prés,  et  par  conséquent 
nuit  fermée. 

Une  femme,  enveloppée  dans  un  long  manteau 
garni  de  fourrures,  accompagnée  d'une  suivante, 
'•orlit  par  celle  porte,  que  lui  tenait  ouverte  une 


LA  REINE  MARGOT. 


153 


lin  jeune  lionuiie,  les  yeu«  Ij.iiiciés,  sorlait  par  la  iiièiiie  porte  do  la  iiicme  polile  i 


duègne  d'une  quarantaine  d'années,  se  glissa  lapi- 
dement^usqu'à  la  rue  du  Roi  de  Sicile,  frappa  à 
une  petite  porte  de  l'hùtel  d'Argenson  qui  s"ou\rit 
devant  elle,  sortit  par  la  grande  porte  du  même  liù- 
lel,  qui  donnait  Vieille  rue  du  Temple,  alla  gagner 
une  petite  poterne  de  Thûtel  de  Guise,  l'ouvrit  avec 
UDe  clef  qu'elle  avait  dans  sa  poche,  et  disparut. 

Une  demi-heure  après,  un  jeune  homme,  les  yeux 
l-andés,  sortait  par  la  même  porte  de  la  même  pe- 
tite maison,  guidé  par  une  femme  qui  le  conduisit 
&u  coin  de  la  rue  Geoffrov-Lasnier  et  de  la  Mortel- 


rar'8.  •-  loip.  de  DRV  allié,  boulovar'.  M^iHi-aVoiSse,  81» 


lene.  La.  elle  l'invita  à  compter  jusqu'à  cinquante 
et  à  ôter  son  bandeau . 

Le  jeune  homme  accomplit  scrupuleusement  la 
recommandation,  et,  au  chiffre  convenu,  ôta  le 
mouchoir  qui  lui  couvrait  les  yeux. 

—  Mordi  !  s'écria-t-il  en  regardant  tout  autour 
de  lui,  si  je  sais  où  je  suis,  je  veux  être  pendu!  Six 
heures!  s'écria-l-il  en  entendant  sonner  l'horloge 
de  Notre-Dame.  Et  ce  pau\*e  la  Mole,  que  peut-il 
être  devenu?  Courons  au  Louvre,  peut-être  là  en 
saura-t-on  des  nouvelles. 


20 


154 


LA  REINE  MARGOT. 


Et,  ce  disant,  Coconas  descendit  tout  courant  la 
rue  de  la  Mortellerie,  et  arriva  aux  portes  du  Lou- 
vre en  moins  de  temps  qu'il  n'en  eût  fallu  à  un 
cheval  ordinaire;  il  bouscula  et  démolit  sur  son 
passage  cette  haie  mobile  des  braves  bourgeois  qui 
se  promenaient  paisiblement  autour  des  boutiques 
de  la  place  Baudoyer,  et  entra  dans  le  palais. 

Là,  il  interrogea  suisse  et  sentinelle.  Le  suisse 
croyait  bien  avoir  vu  entrer  M.  de  la  Mole  le  matin, 
mais  il  ne  l'avait  pas  vu  sortir.  La  sentinelle  n'était 
là  que  depuis  une  heure  et  demie  et  n'avait  rien 
vu. 

11  monta  tout  courant  à  la  chambre  et  en  ouvrit 
la  porte  précipitamment;  mais  il  ne  trouva  dans  la 
chambre  que  le  pourpoint  de  la  Mole  tout  lacéré,  ce 
qui  redoubla  encore  ses  inquiétudes. 

Alors  il  songea  à  la  Iluriére  et  courut  chez  le  di- 
gne hôtelier  de  la  Belle-Étoile.  La  Iluriére  avait  vu 
la  Mole  ;  la  Mole  avait  déjeuné  chez  la  Iluriére.  Co- 
conas fut  donc  entièrement  rassuré,  et,  comme  il 
avait  grand'  faim,  il  demanda  à  souper  à  son  tour. 

Coconas  était  dans  les  deux  dispositions  nécessai- 
res pour  bien  souper,  il  avait  l'esprit  rassuré  et  l'es- 
tomac vide  ;  il  soupa  donc  si  bien,  que  son  repas  le 
conduisit  jusqu'à  huit  heures.  Alors,  réconforté  par 
deux  bouteilles  d'un  petit  vin  d'Anjou  qu'il  aimait 
fort  et  qu'il  venait  de  sabler  avec  une  sensualité  qui 
se  trahissait  par  des  clignements  d'yeux  et  des  cla- 
pcments  de  langue  réitérés,  il  se  remit  à  la  recher- 
che de  la  Mole,  accompagnant  cette  nouvelle  explo- 
ration à  travers  la  foule  de  coups  de  pied  et  de 
coups  de  poing  proportionnés  à  l'accroissement  d'a- 
mitié que  lui  avait  inspiré  le  bien-être  qui  suit  tou- 
jours un  bon  repas. 

Cela  dura  une  heure;  pendant  une  heure,  Coco- 
nas parcourut  toutes  les  rues  avoisinaut  le  quai  de 
la  Grève,  le  port  au  charbon,  la  rue  Saint-Antoine 
et  les  rues  Tizon  et  Cloche-Percée,  où  il  pensait  que 
son  ami  pouvait  être  revenu.  Enfin,  il  comprit  qu'il 
y  avait  un  endroit  par  lct[ucl  il  fallait  qu'il  [inssàt, 
c'était  le  guichet  du  Louvre,  et  il  résolut  de  l'aller 
attendre  sous  ce  guichet  jusqu'à  sa  rentrée. 

11  n'était  plus  qu'à  cent  pas  du  Louvre,  et  remet- 
tait sur  ses  jambes  une  femme  dont  il  avait  déjà 
renversé  le  mari,  place  Saint-Germain-l'Auxcrrois, 
lorsqu'à  l'horizon  il  aperçut  devant  lui,  à  la  clarté 
douteuse  d'un  grand  fanal  dresse  près  du  pont-le- 
vis  du  Louvre,  le  manteau  de  velours  cerise  et  la 
plume  blanche  do  son  ami,  qui,  dt'jà  pareil  à  une 
ombre,  disparaissait  sous  le  yuichel  en  rendant  le 
salut  à  la  sentinelle. 

Le  fameux  manteau  cerise  avait  fait  tant  d'effet 
de  par  le  monde,  qu'il  n'y  avait  pas  ù  s'y  tromper. 

--Eh!  mordit  s'écria  Coconas;  c'est  bien  lui 
celle  fois  — et  le  voilà  IJ[\\  rentre.  Ehl  oli!  la  Mole, 
ch!  notre  ami.  Peste!  j'ai  p{)nrlaiit  une  bonne  voix. 
Corumcnlbe  fait-il  donc  qu'il  ne  m'ait  pas  entendu? 


Mais,  par  bonheur,  j'ai  aussi  bonnes  jambes  que 
bonne  voix,  et  je  vais  le  rejoindre. 

Dans  cette  espérance,  Coconas  s'élança  de  toute  la 
vigueur  de  ses  jarrets,  arriva  en  un  instant  au 
Louvre;  mais,  quelque  diligence  qu'il  eût  faite,  au 
moment  où  il  mettait  le  pied  dans  la  cour,  le  man- 
teau rouge,  qui  paraissait  fort  pressé  aussi,  dispa- 
raissait sous  le  vestibule. 

—  Ohé  !  la  Mole  !  s'écria  Coconas  en  reprenant 
sa  course  —  attends-moi  donc;  —  c'est  moi,  Coco- 
nas! Que  diable  as-tu  donc  à  courir  ainsi?  Est-ce 
que  tu  te  sauves,  par  hasard? 

En  effet,  le  manteau  rouge,  comme  s'il  eût  eu  des 
ailes,  escaladait  le  second  étage  plutôt  qu'il  ne  le 
montait. 

—  Ah  !  tu  ne  veux  pas  m'attendre!  cria  Coconas. 
—  Ah  !  tu  m'en  veux  !  ah  !  tu  es  fâché  !  —  Eh  bien  ! 
au  diable,  mordi!  quanta  moi,  je  n'en  puis  plus.    • 

C'était  du  bas  de  l'escalier  que  Coconas  lançait 
cette  apostrophe  au  fugitif,  qu'il  renonçait  à  suivre 
des  jambes,  mais  qu'il  continuait  à  suivre  de  l'œil 
à  travers  la  vis  de  l'escalier  et  qui  était  arrivé  à  la 
hauteur  de  l'appartement  de  Marguerite.  Tout  à 
coup  une  femme  sortit  de  cet  appartement  et  prit 
celui  que  poursuivait  Coconas  par  le  bras. 

—  Oh!  oh  !  fit  Coconas,  cela  m'a  tout  l'air  d'être 
la  reine  Marguerite.  Il  était  attendu.  Alors,  c'est 
autre  chose,  je  comprends  qu'il  ne  m'ait  pas  ré- 
pondu. 

Et  il  se  coucha  sur  la  rampe,  plongeant  son  re- 
gard par  l'ouverture  de  l'escalier. 

Alors,  après  quelques  paroles  à  voix  basse,  il  vit 
le  manteau  cerise  suivre  la  reine  chez  elle. 

—  Bon,  bon  !  dit  Coconas,  c'est  cela  !  Je  ne  me 
trompais  point.  Il  y  a  des  moments  où  la  présence 
de  notre  meilleur  ami  nous  est  importune,  et  ce 
cher  de  la  Mole  est  dans  un  de  ces  moments-là. 

Et  Coconas,  montant  doucement  les  escaliers, 
s'assit  sur  un  banc  de  velours  qui  garnissait  le  pa- 
lier même,  en  se  disant  : 

—  Soit,  au  lieu  de  le  rejoindre,  j'attendrai,  — 
oui  ;  mais,  ajouta-t-il,  j'y  pense,  il  est  chez  la  reine 
de  Navarre,  de  sorte  que  je  pourrais  bien  attendre 
longleiiips...  Il  fait  froid,  mordi!  Allons,  allons! 
j'attendrai  aussi  bien  dans  ma  chambre.  —  Il  fau- 
dra toujours  bien  qu'il  y  rentre,  quand  le  diable  y 
serait. 

Il  achevait  à  peine  ces  paroles  et  commençait  à 
mettre  à  exécution  la  résolution  qui  en  (-lait  lo  ré- 
sultat, lorsqu'un  pas  allègre  et  léger  retcntil  au- 
dessus  de  sa  tête,  accompagné  d'une  petite  chanson 
si  familière  à  son  ami,  que  (loconas  lendil  aussitôt 
lorou  vers  le  côté  d'où  venait  le  bruit  ilii  pas  et  de 
la  chanson.  C'était  la  Mole  qui  descendait  de  l'étage 
supérieur,  celui  où  élait  sitU('e  sa  chainlire.  et  qui. 
apercevant  Coronns,  se  mit  à  sauter  quatre  à  quatre 
les  escaliers  qui  lo  .<;éparaicni  encore  de  lui,  cl, 
celle  opération  terminée,  se  jeta  dans  ses  bras. 


LA  REINE  MARGOT. 


455 


—  Oh!  mordi!  c'est  toi!  dit  Coconas.  Et  par  où 
diable  es-tu  donc  sorti? 

—  Eh  !  par  la  rue  Cloche-Percée,  pardieu  ! 

—  Non,  je  ne  dis  pas  de  la  maison  là-has.. .    • 

—  Et  d"où? 

—  De  chez  la  reine. 

—  De  chez  la  reine'?... 

—  De  chez  la  reine  de  Navarre. 

—  Je  n'y  suis  pas  entré. 

—  Allons  donc! 

—  Mon  cher  Annibal.  dit  la  Mole,  tu  déraison- 
nes. Je  sors  de  ma  chambre,  où  je  t'attends  depuis 
deux  heures. 

—  Tu  sors  de  ta  chambre? 

—  Oui. 

—  Ce  n'est  pas  toi  que  j'ai  poursuivi  sur  la  place 
du  Louvre? 

—  Quand  cela? 

—  A  l'instant  même. 
• —  Non. 

—  Ce  n'est  pas  toi  qui  as  disparu  sous  le  guichet 
ily  a  dix  minutes? 

—  Non. 

—  Ce  n'est  pas  toi  qui  viens  de  monter  cet  esca- 
lier comme  si  tu  étais  poursuivi  par  toute  une  lé- 
gion de  diables? 

—  Non. 

—  Mordi  !  s'écria  Coconas,  le  vin  de  la  Belle- 
Étoile  n'est  point  assez  méchant  pour  m'avoir  tourné 
à  ce  point  la  tête.  Je  te  dis  que  je  viens  d'apercevoir 
ton  manteau  cerise  et  ta  plume  blanche  sous  le  gui- 
chet du  Louvre,   que  j'ai  poursuivi  l'uK  et  l'autre 


jusqu'au  bas  de  cet  escalier,  et  que  ton  manteau, 
ton  plumeau,  tout,  jusqu'à  ton  bras  qui  fait  le  ba- 
lancier, était  attendu  ici  par  une  dame  que  je  soup- 
çonne fort  d'être  (a  reine  de  Navarre,  laquelle  a  en- 
traîné le  tout  par  cette  porte,  qui,  si  je  ne  me 
trompe,  est  bien  celle  de  la  belle  Marguerite. 

—  Mordieu!  dit  la  Mole  en  pâlissant,  y  aurait-il 
déjà  trahison? 

—  A  la  bonne  heure!  dit  Coconas.  Jure  tant  que 
tu  voudras,  mais  ne  me  dis  plus  que  je  me  trompe. 

La  Mole  hésita  un  instant,  serrant  sa  tête  entre 
ses  mains  et  retenu  entre  son  respect  et  sa  jalousie; 
mais  sa  jalousie  l'emporta,  et  il  s'élança  vers  la 
porte,  à  laquelle  il  commença  à  heurter  de  toutes 
ses  forces,  ce  qui  produisit  un  vacarme  assez  peu 
convenable  eu  égard  à  la  majesté  du  lieu  où  l'on  se 
trouvait. 

—  Nous  allons  nous  faire  arrêter,  dit  Coconas, 
mais  n'importe,  c'est  bien  drôle.  Dis  donc,  la  Mole, 
est-ce  qu'il  y  aurait  des  revenants  au  Louvre? 

— le  n'en  sais  rien,  dit  le  jeune  homme,  aussi 
pâle  que  la  plume  qui  ombrageait  son  front;  mais 
j'ai  toujours  désiré  en  voir,  et,  comme  l'occasion 
s'en  présente,  je  ferai  de  mon  mieux  pour  me  trou- 
ver face  à  face  avec  celui-là. 

—  Je  ne  m'y  oppose  pas,  dit  Coconas,  seulement, 
frappe  un  peu  moins  fort  si  tu  ne  veux  pas  l'effa- 
roucher. 

La  Mole,  si  exaspéré  qu'il  fût,  comprit  la  justesse 
de  l'observation,  et  continua  de  frapper,  mais  plus 
doucement. 


i'jQ 


LA  REINE  MARGOT. 


XXV 


I.n  MANTEAU  CKBISE. 


oronas  ne  sV'tait  point 
trompé.  La  daipe  qui  avait 
arivté  le  eavalier  au  man- 
teau cerise  était  bien  la 
reine  de  Navarre;  quant 
au  cavalier  au  manteau  ce- 
rise, notre  lecteur  a  déjà 
deviné,  je  présume,  qu'il 
n'était  autre  que  le  bravo  de  Mouy. 

En  reconnaissant  la  reine  de  Navarre,  le  jeune 
huguenot  comprit  qu'il  y  avait  quelque  méprise, 
mais  il  n'osa  rien  dire,  dans  la  crainte  qu'un  cri  de 
Marguerite  ne  le  trahit.  Il  préféra  donc  se  laisser 
amener  jusque  dans  les  appartements,  quitte,  une 
fois  arrivé  là,  à  dire  à  sa  belle  conductrice  : 

—  Silence  pour  silence,  madame. 

En  effet,  Marguerite  avait  serré  doucement  le 
bras  de  celui  que,  -dans  la  demi-obscurité,  elle  avait 
pris  pour  la  Mole,  et,  se  penchant  à  son  oreille,  elle 
lui  avait  dit  en  latin  : 

—  Sola  snni;  hitroitc,  cnrissime  (1). 

De  Mouy,  sans  répondre,  se  laissa  guider;  mais, 
à  peine  la  porte  se  fut-elle  refermée  derrière  lui.  et 
se  trouva-t-il  dans  ranticliambro  mieux  éclairée 
que  l'escalier,  que  Marguerite  reconnut  que  ce  n'é- 
tait point  la  Mole. 

Ce  petit  cri  qu'avait  redouté  le  prudent  huguenot 
échappa  en  ce  moment  à  lïarguerite  ;  heureusement 
il  n'i'tait  l'Ius  à  craindre. 

Monsieur  de  Mouy  !  dit-elle  en  reculant  dHin 

pas. 

—  Moi-même,  madame,  et  je  supplie  Votre  Ma- 
jesté de  me  laisser  libre  de  continuer  mon  cliomin 
sans  rien  dire  à  personne  de  ma  pn'sence  an  Lou- 
vre. 

—  Oh  !  monsieur  de  Mouy!  répéta  Marguerite,  jo 
m'étais  donc  troinpi'c! 

Oui,  dit  de  Mouy,  je  comprends,  Votre  Majesté 

m'aura  pris  pour  le  roi  de  Navarre  ;  c'est  la  même 
taille,  la  même  plume  blanche,  et  beaucoup,  qui 
voulaient  me  flatter  sans  doute,  m'ont  dit  la  nv'me 
tournure. 

Marguerite  regarda  fixement  de  Mouy. 

(1)  Je  suis  «culc;  enlrci,  mon  très-cher. 


—  Savez-vou5  le  latin,  monsieur  de  Mouy?  de- 
manda-t-elle. 

—  Je  l'ai  su  autrefois,  répondit  le  jeune  homme, 
mais  je  l'ai  oublié. 

Marguerite  sourit. 

—  Monsieur  de  Mouy,  dit-elle,  vous  pouvez  être 
Sûr  de  ma  discrétion.  Cependant,  comme  je  croia 
savoir  le  nom  de  la  personne  que  vous  cherchez  au 
Louvre,  je  vous  offrirai  mes  .«ervices  pour  vous  gui- 
der siirement  vers  elle. 

—  Excusez-moi,  madame,  dit  de  Mouy,  je  crois 
que  vous  vous  trompez,  et  qu'au  contraire  vous 
ignorez  complètement... 

—  Comment!  s'écria  Marguerite,  ne  cherchez- 
vous  pas  le  roi  de  Navarre? 

—  Hélas!  madame,  dit  de  Mouy,  j'ai  le  regret  de 
vous  prier  d'avoir  surtout  à  cacher  ma  présence  au 
Louvre  à  Sa  Majesté  le  rui  votre  époux. 

—  Écoutez,  monsieur  de  Mouy,  dit  Marguerite 
surprise,  je  vous  ai  tenu  jusqu'ici  pour  un  des  plus 
fermes  chefs  du  parti  huguenot,  pour  un  des  plus 
fidèles  partisans  du  roi  mon  mari  ;  me  suis-je  donc 
trompée? 

—  Non,  madame,  car  co  matin  encore  j'étais  tout 
ce  que  vous  dites. 

—  Et  pour  quelle  cause  avez-vous  changé  depuis 
ce  matin  ? 

—  Madame,  dit  de  Mouy  en  s'indinant,  veuillez 
me  dispenser  de  répondre,  et  faites-moi  la  grâce 
d'agréer  mes  hommages. 

Et  de  Mouy,  dans  une  attitude  respectueuse, 
mais  ferme,  fil  quelques  pas  vers  la  porte  par  la- 
quelle il  était  entré. 

.Marguerite  l'arrêta. 

-  Cependant,  monsieur,  dit-elle,  si  j'osais  vous 
demander  un  mot  d'explication  ;  ma  parole  esl 
bonne,  ce  me  semble? 

—  -  Madame,  répondit  de  Mouy,  je  dois  me  taire, 
et  il  faut  que  ce  dernier  devoir  soit  bien  réel  pour 
que  je  n'aie  point  encore  répondu  à  Votre  Majesté. 

—  Cependant,  monsieur.,. 

—  Votre  Mnjeslo  peut  mo  perdre,  madame  ;  mais 
elle  ne  peut  exiger  que  je  lrahis,se  mes  nouveaux 
amis. 


LA  REINE  MARGOT. 


457 


Votre  Majesté  peut  me  perdre,  madame.  —  Page  156. 


—  Mais  les  anciens,  monsieur,  n'nnt-ils  pas  aussi 
quelques  droits  sur  vous? 

—  Ceux  qui  sont  restés  fidèles,  oui  ;  —  ceux  qui 
non-seulement  nous  ont  abandonnes,  mais  encore 
se  sont  abandonnés  eux-mêmes,  non. 

Marguerite,  pensive  et  inquiète,  allait  sans  doute 
répondre  par  une  nouvelle  interrogation  quand 
soudain  Gillonne  s"élani;a  dans  Tappartement. 

—  Le  roi  do  Navarre  '.  cria-t-elle. 

—  Par  où  vient-il  ? 

—  Par  le  corridor  secret. 

—  Faites  sortir  monsieur  par  l'autre  porte. 


—  Impossible,  madame.  —  Entendez-vous? 

—  On  frappe. 

—  Oui  —  à  la  porte  par  laquelle  vous  voulez  que 
je  fasse  sortir  monsieur. 

—  Et  qui  frappe? 

—  Je  ne  sais. 

—  Allez  voir,  et  me  le  revenez  dire. 

—  Madame,  dit  de  Mouy,  oserai-je  faire  observer 
à  Votre  Majesté  que,  si  le  roi  de  Navarre  me  voit  à 
lotte  heure  et  sous  ce  costume  au  Louvre,  je  suis 

[lêldu?  ^ 


158 


LA  REINE  MARGOT.  . 


Marguerite  saisit  de  Mouy,  et  l'cnlraînant  vers  le 
fameux  cabinet  : 

—  Entrez  ici,  monsieur,  dit-elle;  vous  y  êtes 
aussi  bien  caché  et  surtout  aussi  garanti  que  dans 
votre  maison  même,  car  vous  y  êtes  sur  la  foi  de 
ma  parole. 

De  Mouy  s'y  élança  précipitamment ,  et  à  peine 
la  porte  était-elle  refermée  derrière  lui,  que  Henri 
parut. 

Cette  fois,  Marguerite  n'avait  aucun  trouble  à  ca- 
cher; elle  n'était  que  sombre,  et  l'amour  était  à  cent 
lieues  de  sa  pensée. 

Quant  à  Henri,  il  entra  avec  cette  minutieuse  dé- 
fiance qui,  dans  les  moments  les  moins  dangereux, 
lui  faisait  remarquer  jusqu'aux  plus  petits  détails; 
à  plus  forte  raison,  Henri  était-il  profondément  ob- 
servateur dans  les  circonstances  où  il  se  trouvait. 

Aussi  vit-il  à  l'instant  même  le  nuage  qui  obscur- 
cissait le  front  de  Marguerite. 

—  Vous  étiez  occupée,  madame?  dit-il. 

—  Moi,  mais  oui,  sire,  je  rêvais. 

—  Et  vous  aviez  raison,  madame;  la  rêverie  vous 
sied. Moi  aussi,  je  rêvais;  mais,  tout  au  contraire  de 
vous,  qui  recherchez  la  solitude,  je  suis  descendu 
exprès  pour  vous  faire  part  de  mes  rêves. 

Margu^ite  fit  au  roi  un  signe  de  bienvenue,  et, 
lui  montrant  un  fauteuil,  elle  s'assit  elle-même  sur 
une  chaise  d'ébène  sculptée  fine  et  forte  comme  de 
l'acier. 

11  se  fit  entre  les  deux  époux  un  instant  de  si- 
lence :  puis,  rompant  ce  silence  le  premier  : 

—  Je  me  suis  rappelé,  madame,  dit  Henri,  que 
mes  rêves  sur  l'avenir  avaient  cela  de  commun  avec 
les  vôtres,  que,  séparés  comme  époux,  nous  dési- 
rions cependant  l'un  et  l'autre  unir  notre  fortune. 

—  C'est  vrai,  sire. 

—  Je  crois  avoir  compris  aussi  que,  dans  tous 
les  plans  que  je  pourrai  faire  d'élévation  commune, 
vous  m'avez  dit  que  je  trouverais  en  vous  non-seu- 
lement une  fidèle,  mais  encore  une  active  alliée. 

—  Oui,  sire,  et  je  no  demande  qu'une  chose, 
c'est  qu'en  vous  mettant  le  plus  vite  possible  à  l'œu- 
vre vous  me  donniez  bientôt  l'occasion  de  m'y 
mettre  aussi. 

—  Je  suis  heureux  de  vous  trouver  dans  ces  dis- 
positions, madame,  et  je  crois  que  vous  n'avez  pas 
douté  un  instant  que  je  perdisse  de  vue  le  plan  dont 
j'ai  résolu  l'exécution  le  jour  même  où,  grâce  à 
votre  courageuse  intervention,  j'ai  été  à  peu  prè.s 
RÛr  d'avoir  la  vie  .sauve. 

—  Monsieur,  je  crois  qu'en  vous  l'insouciance 
n'est  qu'un  masque,  et  j'ai  foi  non-seulement  dans 
les  prédictions  des  astrologues,  mais  encore  dans 
votre  génie. 

—  (Jue  diriez-vous  donc,  madame,  si  quelqu'un 
venait  se  jeter  à  la  traverse  de  nos  plans  et  nous 
menaçait  de  nous  réduire,  vous  et  moi,  à  un  ctnt 
médiocre? 


—  Je  dirais  que  je  suis  prête  à  lutter  avec  vous, 
soit  dans  l'ombre,  soit  ouvertement,  contre  ce  quel- 
qu'un, quel  qu'il  fût. 

—  Madame,  continua  Henri,  il  vous  est  possible 
d'entrer  à  toute  heure,  n'est-ce  pas,  chez  M.  d'A- 
lençon  votre  frère  ;  vous  avez  sa  confiance,  et  il 
vous  porte  une  vive  amitié.  Oserai-je  vous  prier  de 
vous  informer  si,  dans  ce  moment  même,  il  n'est 
pas  en  conférence  secrète  avec  quelqu'un  ; 

Marguerite  tressaillit. 

—  Avec  qui,  monsieur?  demanda-t-elle. 

—  Avec  de  Mouy. 

—  Pourquoi  cela?  demanda  Marguerite  en  répri- 
mant son  émotion. 

—  Parce  que,  s'il  en  est  ainsi,  madame,  adieu 
tous  nos  projets,  tous  les  miens  du  moins. 

—  Sire,  parlez  bas,  dit  Marguerite  en  faisant  à  la 
fois  un  signe  des  yeux  et  des  lèvres  et  en  désignant 
du  doigt  le  cabinet. 

—  Oh  !  oh  !  dit  Henri  ;  encore  quelqu'un?  En  vé- 
rité, ce  cabinet  est  si  souvent  habité,  qu'il  rend  vo- 
tre chambre  inhabitable. 

Marguerite  sourit. 

—  Au  moins,  est-ce  toujours  M.  de  la  Mole?  de- 
manda Henri. 

—  Non,  sire,  c'est  M.  de  Mouy. 

—  Lui?  s'écria  Henri  avec  une  surprise  mêlée  de 
joie  ;  il  n'est  donc  pas  chez  le  duc  d'Alençon,  alors? 
Oh  1  faites-le  venir  que  je  lui  parle... 

Marguerite  courut  au  cabinet,  l'ouvrit,  et,  pre- 
nant de  Mouy  par  la  main,  l'amena  sans  préambule 
devant  le  roi  de  Navarre. 

—  Ah  !  madame,  dit  le  jeune  huguenot  avec  un 
accent  de  reproche  plus  triste  qu'amer,  vous  me 
trahissez,  malgré  votre  promesse,  c'est  mal .  Que  di- 
riez-vous  si  je  me  vengeais  en  disant... 

—  Vous  ne  vous  vengerez  pas,  de  Mouy,  inter- 
rompit Henri  eu  serrant  la  main  du  jeune  homme, 
ou  du  moins  vous  m'écouterez  auparavant.  Madame, 
continua  Henri  en  s'adressant  à  la  reine,  veillez,  je 
vous  prie,  à  ce  que  personne  ne  nous  écoute. 

Henri  achevait  à  peine  ces  mots  que  Gillonne  ar- 
riva tout  effarée  et  dit  à  l'oreille  de  Marguerite 
quelques  mots  qui  la  firent  bondir  de  son  siège. 
Pendant  qu'elle  courait  vers  l'antirhambre  avec 
Gillonne,  Henri,  sans  .s'inquiéter  de  la  cause  qui 
l'appelait  hors  de  l'appartement,  visitait  lo  lit,  la 
ruelle,  les  tapisseries,  et  sondait  du  doigt  les  mu- 
railles. Quant  à  M.  de  Mouy,  effarouché  de  tous  ces 
préambules,  il  s'assurait  préalablement  que  son 
épée  ne  tenait  pas  au  fourreau. 

Marguerite,  en  sortant  de  .sa  chambre  à  coucher, 
s'était  élancée  dans  ranlicbaiiibre  et  s'i'lait  trouvée 
en  face  de  la  Mole,  lequel,  nialgn'  toutes  les  prières 
do  Gillonne,  voulait  à  toute  fnrro  entrer  chez  Mar- 
guerite. 

Coconas  se  tenait  derrière  lui,  prêt  à  le  pousser 
en  avant  ou  îi  soutenir  la  retraite.  ♦ 


LA  REINE  MARGOT. 


159 


—  Ahl  c'e<t  vous,  monsieur  de  la  Mole,  s'écria 
la  reine,  mais  qu'avez-N  ous  donc,  et  pourquoi  êtes- 
vous  aussi  pâle  et  tremblant? 

—  Madame,  dit  Gillonne,  M.  de  la  Mole  a  frappé 
à  la  porte  de  telle  sorte,  que,  malgré  les  ordres  de 
Votre  Majesté,  j'ai  été  forcée  de  lui  ouvrir. 

—  Oh!  oh!  qu'est-ce  donc  que  cela?  dit  sévère- 
ment la  reine;  est-ce  vrai  ce  qu'on  me  dit  là,  mon- 
sieur de  la  Mole? 

—  Madame,  c'est  que  je  voulais  prévenir  Votre 
Majesté  qu'un  étranger,  un  inconnu,  un  voleur 
peut-être,  s'était  introduit  chez  elle  avec  mon  man- 
teau et  mon  chapeau. 

—  Vous  êtes  fou,  monsieur,  dit  Marguerite,  car 
je  vois  votre  manteau  sur  vos  épaules,  et  je  crois, 
Dieu  me  pardonne,  que  je  vois  aussi  votre  chapeau 
sur  votre  tête  lorsque  vous  parlez  à  une  reine. 

—  Oh!  pardon,  madame,  pardon!  s'écria  la  Mole 
en  se  découvrant  vivement,  ce  n'est  cependant  pas. 
Dieu  m'en  est  témoin,  le  respect  qui  me  manque. 

—  Non,  c'est  la  foi,  n'est-ce  pas?  dit  la  reine. 

—  Que  voulez-vous?  s'écria  la  Mole  ;  quand  un 
homme  est  chez  Votre  Majesté,  quand  il  s'y  in- 
troduit en  prenant  mon  costume,  et  peut-être  mon 
nom,  qui  sait?... 

—  Un  homme  !  dit  Marguerite  en  serrant  douce- 
ment la  main  du  pauvre  amoureux  ;  un  homme  ! . . . 
Vous  êtes  modeste,  monsieur  de  la  Mole.  Approchez 
votre  tête  de  l'ouverture  de  la  tapisserie  et  vous  ver- 
rez deux  hommes. 

Et  Marguerite  entr'ouvrit,  en  effet,  la  portière  de 
velours  brodé  d'or,  et  la  Mole  reconnut  Henri  causant 
avec  l'homme  au  manteau  rouge  :  Coconas,  curieux 
comme  s'il  se  fût  agi  de  lui-même,  regarda  aussi, 
et  vit  et  reconnut  de  Mouy  ;  tous  deux  demeurèrent 
stupéfaits. 

—  Maintenant  que  vous  voilà  rassuré,  à  ce  que 
j'espère  du  moins,  dit  Marguerite,  placez-vous  à  la 
porte  de  mon  appartement,  et,  sur  votre  vie,  mon 
cher  la  Mole,  ne  laissez  entrer  personne.  S'il  ap- 
proche quelqu'un  du  palier  même,  avertissez. 

La  Mole,  faible  et  obéissant  comme  un  enfant, 
sortit  en  regardant  Coconas,  qui  le  regardait  aussi, 
et  tous  deux  se  trouvèrent  dehors  sans  être  bien  Wl^ 
venus  de  leur  ébahissement. 

—  De  Mouy!  s'écria  Coconas. 

—  Henri!  murmura  la  Mole. 

—  De  Mouy,  avec  ton  manteau  cerise,  ta  plume 
blanche  et  ton  bras  en  balancier. 

—  Ah  çà!  mais...  reprit  la  Mole,  du  moment 
qu'il  ne  s'agit  pas  d'amour,  il  s'agit  certainement 
de  complot. 

—  Ah!  mordi  !  nous  voilà  dans  la  politique,  dit 
Coconas  en  grommelant.  Heureusement  que  je  ne 
vois  point  dans  tout  cela  madame  de  Nevers. 

Marguerite  revint  s'asseoir  près  des  deux  interlo- 
cuteurs ;  sa  disparition  n'avait  duré  qu'une  minute, 


et  elle  avait  bien  utilisé  son  temps.  Gillonne,  en  ve- 
dette du  passage  secret,  les  deux  gentilshommes  en 
faction  à  l'entrée  principale,  lui  donnaient  toute  sé- 
curité. 

—  Madame,, dit  Henri,  croyez-vous  qu'il  soit  pos- 
sible, par  un  moyen  queleon([ue,  de  nous  écouter 
et  de  nous  entendre? 

—  Monsieur,  dit  Marguerite,  celte  chambre  est 
matelassée,  et  un  double  lambris  me  répond  de  son 
assourdissement. 

—  Je  m'en  rapporte  à  vous,  répondit  en  souriant 
Henri. 

Puis,  se  retournant  vers  de  Mouy  : 

—  Voyons,  dit  le  roi  à  voix  basse  et  comme  si, 
malgré  l'assurance  de  Marguerite,  ses  craintes  ne 
s'étaient  pas  entièrement  dissipées,  que  venez-vous 
faire  ici? 

—  Ici?  dit  de  Mouy. 

—  Oui,  ici,  dans  cette  chambre,  répéta  Henri. 

—  l\  n'y  venait  rien  faire,  dit  Marguerite;  c'est 
moi  qui  l'y  ai  attiré. 

—  Vous  saviez  donc?... 

—  J'ai  deviné  tout. 

—  Vous  voyez  bien,  de  Mouy,  qu'on  peut  devi- 
ner. 

—  Monsieur  de  Mouy,  continua  Marguerite,  cinit 
ce  matin  avec  le  duc  François  dans  la  chambre  de 
deux  de  ses  gentilshftnmes. 

—  Vous  voyez  bien,  de  Mouy,  répéta  Henri,  qu'on 
sait  tout. 

—  C'est  vrai,  dit  de  Mouy. 

—  J'en  étais  sûr,  dit  Henri,  que  M.  d'Alencon 
s'était  emparé  de  vous. 

—  C'est  votre  faute,  sire.  Pourquoi  avez-vous  re- 
fusé si  obstinément  ce  que  je  venais  vous  offrir? 

—  Vous  avez  refusé  !  s'écria  Marguerite.  Ce  refus 
que  je  pressentais  était  donc  réel  ? 

—  Madame,  dit  Henri  secouant  la  tête,  et  toi, 
mon  brave  de  Mouy,  en  vérité,  vous  me  faites  rire 
avec  vos  exclamations.  Quoi!  un  homme  entre  chez 
moi,  me  parle  de  trône,  de  révolte,  de  bouleverse- 
ment, à  moi,  à  moi  Henri,  prince  toléré  pourvu  que 
je  porte  le  front  humble,  huguenot  épargné  à  la 
condition  que  je  jouerai  le  catholique,  et  j'irais  ac- 
cepter quand  ces  propositions  me  sont  faites  dans 
une  chambre  non  matelassée  et  sans  double  lam- 
bris !  Ventre-saint-gris  !  vous  êtes  des  enfants  ou  des 
fous! 

—  Mais,  sire,  Votre  Majesté  ne  pouvait-elle  me 
laisser  quelque  espérance,  sinon  par  ses  paroles,  du 
moins  par  un  geste,  par  un  signe? 

—  Que  vous  a  dit  mon  beau-frère,  de  Mouy?  de- 
manda Henri. 

—  Oh  !  sire,  ceci  n'est  point  mon  secret. 

—  Eh  !  mon  Dieu,  reprit  Henri  avec  une  certaine 
impatience  d'avoir  affaire  à  un  homme  qui  compre- 
nait si  mal  ses  paroles,  je  ne  vous  demande  pas 
quelles  sont  les  propositions  qu'il  vous  a  faites,  je 


IGÛ 


LA  iii:im:  ^îargot. 


Henri  soiulaii,  liu  Joigl  le»  murailles. —  1'*i;e  158, 


VOUS  Hniuindii  sfiiili'iiicnt  s'il  écoulail.  s'il  a  cii- 
tcndii. 

—  Il  éooiilnit,  sire.  iH  il  a  iMili'nilu. 

Il  écoutait,  et  il  a  crilcnilu!  vous  le  dilis  vuiis- 

niriTHS  (le  Mouy.  l'ainrc  coiispiraliMir  ([ue  vous 
Ctes!  si  j'avais  dit  un  mot,  \(ius  l'ticz  [lerdu.  Car,  si 
je  ne  savais  poitit,  ji^  nie  doutais,  du  moins,  qu'il 
était  là,  et,  sinon  lui,  (iue|r|ue  autre,  le  duc  d'An- 
jou, (iliarles  IN,  la  n^ine  inèrc;  vous  no  connaissez 
pas  les  murs  du  Louvre,  de  Mnn\  ;  c'est  pour  eux 
qu'a  été  fait  le  jirovi^rbe  (|ue  les  nuirs  ont  des  oreil- 
les, cl,  connaissanl  ces  niurs-là,  j'oussc  parlé!  Al- 


lons, allons,  de  Mouy.  vous  faites  peu  d'honneur  au 
lion  sens  du  roi  di\  Navarre,  et  j(^  m'étonne  que.  no 
le  mettant  pas  jilus  haut  dans  votre  esprit,  vous 
soyez  venu  lui  offrir  une  couronne. 

—  Mais,  sire,  reiirit  encore  de  Mouy,  ne  pouvie?.- 
vous,  tout  en  refusant  celle  couronne,  me  faire  un 
signe?  .le  n'aurais  pas  cru  lonl  désespéré,  tout 
perdu, 

-  Kli  '  \enirosainl-gris'  s'écria  Henri,  s'il  éc(Ui- 
tait,  ne  |iouviiit-il  pas  aussi  luen  \oir,  i>l  n'est-on 
pas  perdu  par  un  signe  comme  jiar  une  iiarole?  Te- 
nez, do  Mouy,  coulinua  lo  roi  en  regardant  autour 


LA  mm:  iMaugot. 


K>! 


£::zj^. 


£jitei!éâ£i. 


lit,  venlre-ijiiil-ïris!  s'écrui  Henri,  s'il  éfjulait?  —  P*c.t  100. 


de  lui,  à  cettL'  heure,  si  près  de  vous  ijue  mes  pa- 
roles ne  francliissent  pas  le  cerde  de  nos  trois  chai- 
ses, je  crains  encure  d'être  entendu  quand  je  dis  : 
Do  Mouy,  répète-moi  tes  propositions. 

—  Mais,  sire,  s'écria  de  Mouy  au  désespoir,  main- 
tenant je  suis  engagé  avec  M.  d'Alencon. 

Marguerite  fi'appu  Tune  contre  l'aiUre.  et  avec 
dépit,  ses  deux  belles  mains. 

—  Alors,  il  est  donc  trop  tard?  dit-elle. 

—  Au  contraire,  murmura  Henri,  coinprcixz 
donc  qu'en  cela  même  la  protection  de  Dieu  est  vi- 
sible. Reste  engagé,  de  Mouy,  car,  ce  duc  François, 


c'est  notre  salut  à  tous.  Crois-tu  donc  (juo  le  rui  de 
Na\arre  garantirait  vus  têtes?  au  contraire,  mal- 
heureux !  Je  vous  fais  tuer  tous  jusqu'au  dernier, 
et  cela  sur  le  moindre  soupçon.  Mais  un  fils  de 
France,  c'est  autre  chose.  Aie  des  preuves,  de 
Mouy,  demande  des  garanties;  mais,  niais  que  lu 
es,  tu  le  seras  engagé  de  cœur,  et  une  parole  t'aura 
suffi.  * 

—  Oh!  sire,  s'écria  de  Mouy,  c'est  le  désespoir 
du  votre  abandon,  croyez-le  bien,  ([ui  m'a  jeté  dans 
les  bras  du  duc;  c'est  aussi  la  crainte  d'être  trahi, 
car  il  teuait  notre  secret. 


Pirii.  ■.  inip.  lie  DRÏ  iXxik,  bouisstri  Slsnifaioasse,  Si. 


21 


162 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Tiens  donc  le  sien  à  ton  tour,  de  Mouy,  cela 
dépend  de  toi.  Quedésire-t-il?  Être  roi  de  Navarre! 
Promets-lui  la  couronne.  Que  veut-il?  Quitter  la 
cour?  Fournis-lui  les  moyens  de  fuir,  travaille  pour 
lui,  de  Mouy,  comme  si  tu  travaillais  pour  moi,  di- 
rige le  bouclier  pour  qu'il  pare  tous  les  coups  qu'on 
nous  portera.  Quand  il  faudra  fuir,  nous  fuirons  à 
deux;  quand  il  faudra  combattre  et  régner,  je  ré- 
gnerai seul. 

—  Déficz-vous  du  duc,  dit  Marguerite,  c'est  un 
esprit  sombre  et  pénétrant,  sans  haine  comme  sans 
amitié,  toujours  prêt  à  traiter  ses  amis  en  ennemis. 
et  ses  ennemis  en  amis. 

—  Et,  dit  Henri,  il  vous  attend,  de  Mouy? 

—  Oui,  sire. 

—  Où  cela? 

—  Dans  la  chambre  de  ses  deux  gentilshommes. 

—  A  quelle  heure? 

—  Jusqu'à  minuit. 

—  Pas  encore  onze  heures,  dit  Henri  ;  il  n'y  a 
point  de  temps  perdu,  allez,  de  Mouy. 

—  Nous  avons  votre  parole,  monsieur,  dit  Mar- 
guerite. 

—  Allons  donc,  madame,  dit  Henri  avec  cette 
confiance  qu'il  savait  si  bien  montrer  avec  certaines 
personnes  et  dans  certaines  occasions,  avec  M.  de 
Mouy  ces  choses-là  ne  se  demandent  même  point. 

—  Vous  avez  raison,  sire,  répondit  le  jeune 
homme;  mais  moi  j'ai  besoin  de  la  vôtre,  car  il  faut 
que  je  dise  aux  chefs  que  je  l'ai  reçue.  Vous  n'èles 
point  catlioli(iue,  n'est-ce  pas? 

Henri  haussa  les  épaules. 

—  Vous  ne  renoncez  pas  à  la  royauté  de  Na- 
varre? 

— Je  ne  renonce  à  aucune  royauté,  de  Mouy; 


seulement,  je  me  réserve  de  choisir  la  meilleure, 
c'est-à-dire  celle  qui  sera  le  plus  à  ma  convenance 
et  à  la  vôtre. 

—  Et  si,  en  attendant.  Votre  Majesté  était  arrê- 
tée, Votre  Majesté  promet-elle  de  ne  rien  révéler, 
au  cas  même  où  l'on  violerait  par  la  torture  la  ma- 
jesté royale? 

—  De  Mouy,  je  le  jure  sur  Dieu. 

—  Un  mot,  sire.  Comment  vous  reverrai-je? 

—  Vous  aurez,  dès  demain,  une  clef  de  ma 
chambre  ;  vous  y  entrerez,  de  Mouy,  autant  de  fois 
qu'il  sera  nécessaire  et  aux  heures  que  vous  vou- 
drez. Ce  sera  au  duc  d'Âlençon  de  répondre  de  vo- 
tre présence  au  Louvre.  En  attendant,  remontez 
par  le  petit  escalier;  je  vous  servirai  de  guide.  Pen- 
dant ce  temps-là,  la  reine  fera  entrer  ici  le  manteau 
rouge,  pareil  au  vôtre,  qui  était  tout  à  l'heure  dans 
l'antichambre.  11  ne  faut  pas  qu'on  fasse  une  diffé- 
rence entre  les  deux  et  qu'on  sache  que  vous  êtes 
ilouble,  n'est-ce  pas,  de  Mouy,  n'est-ce  pas,  ma- 
dame? 

Henri  prononça  ces  derniers  mots  en  riant  et  en 
regardant  Marguerite. 

—  Oui,  dit-elle  sans  s'émouvoir;  car  enfin,  ce 
monsieur  de  la  Mole  est  au  duc  mon  frère. 

—  Eli  bien!  lâchez  de  nous  le  gagner,  madame, 
dit  Henri  avec  un  sérieux  parlait.  N'épargnez  ni 
l'or  ni  les  promesses.  Je  mets  tous  mes  trésors  à  sa 
disposition. 

—  Alors,  dit  Marguerite  avec  un  de  ces  sourires 
qui  n'appartiennent  qu'aux  femmes  de  lioccace; 
puisque  tel  est  votre  désir,  je  ferai  de  mon  mieux 
pour  le  seconder. 

—  Bien,  bien,  madame;  et  vous,  de  Mouy,  re- 
tournez vers  le  duc  et  enferrez-le. 


^ 


LA  REINE  BIARGOT. 


163 


XXVI 


MARGARITA. 


ondam  la  conversation  que 
nous  venons  de  rapporter, 
'Jf  la  Mole  et  Coconas  mon- 
taient leur  faction;  la  Mole 
un  peu  chagrin,  Coconas 
un  peu  inquiet. 

C'est  que  la  Mole  avait 
eu  le  temps  de  réllccliir,  et 
que  Coconas  l'y  avait  merveilleusement  aidé. 

• — Que  penses-tu  de  tout  cela,  notre  ami?  avait 
demandé  la  Mole  à  Coconas. 

—  Je  pense,  avait  répondu  le  Piémontais,  qu'il  y 
a  dans  tout  cela  quelque  intrigue  de  cour. 

—  Et,  le  cas  échéant,  es-tu  disposé  à  jouer  un 
rôle  dans  cette  intrigue? 

—  Mon  cher,  répomlit  Coconas,  écoute  hien  ce 
que  je  te  vais  dire,  et  tâche  d'en  faire  ton  profil. 
Dans  toutes  ces  nipnées  princlères,  dans  toutes  ces 
machinations  royales,  nous  ne  pouvons,  et,  surtout, 
nous  ne  devons  passer  que  comme  des  ombres  :  où 
le  roi  de  Navarre  laissera  un  morceau  de  sa  plume 
et  le  duc  d'AIençon  un  pan  de  son  manteau,  nous 
laisserons  notre  vie,  nous.  La  reine  a  un  caprice 
pour  toi  et  toi  une  fantaisie  pour  elle,  rien  de 
mieux.  Perds  la  tète  en  amour,  mon  cher,  mais  ne 
la  perds  pas  en  politique. 

C'était  un  sage  conseil.  Aussi  fut-il  écouté  par  la 
Mole  avec  la  tristesse  d'un  homme  qui  sent  que, 
placé  entre  la  raison  et  la  folie,  c'est  la  folie  qu'il 
va  suivre. 

—  Je  n'ai  point  une  fantaisie  pour  la  reine,  An- 
nibal,  je  l'aime;  et,  malheureusement  ou  heureu- 
sement, je  l'aime  de  toute  mon  àme.  C'est  de  la  fp- 
lie,  me  diras-tu.  Je  l'admets,  je  suis  fou.  Mais  toi 
qui  es  un  sage,  Coconas,  tu  ne  dois  pas  souffrir  de 
mes  sottises  et  de  mon  infortune.  Va-t'en  retrouver 
notre  maître  et  ne  te  compromets  pas. 

Coconas  réfléchit  un  instant,  puis,  relevant  la 
tête  : 

—  Mon  cher,  répondit-il,  tout  ce  que  tu  dis  là 
est  parfaitement  juste,  ta  es  amoureux,  agis  en 
amoureux.  — •  Moi,  je  suis  ambitieux,  et  je  pense 
en  cette  qualité  que  la  vie  vaut  mieux  qu'un  baiser 
de  femme.  Quand  je  risquerai  ma  vie,  je  ferai  mes 
conditions.  Toi,  de  ton  côté,  pauvre  Médor,  tâehe  de 
faire  les  tiennes. 


Et  sur  ce,  Coconas  tendit  la  main  à  la  Mole,  et 
partit  après  avoir  échangé  avec  son  compagnon  un 
dernier  regard  et  un  dernier  sourire. 

11  y  avait  dix  minutes  à  peu  prés  qu'il  avait 
quitté  son  poste,  lorsque  la  porte  s'ouvrit,  et  que 
Marguerite,  paraissant  avec  précaution,  vint  pren- 
dre la  Mole  par  la  main,  et,  sans  dire  une  seule 
parole,  l'attira  du  corridor  au  plus  profond  de  son 
appartement,  fermant  elle-même  les  portes  avec  un 
soin  qui  indiquait  l'importance  de  la  conférence 
qui  allait  avoir  lieu. 

Arrivée  dans  la  chambre,  elle  s'arrêta,  s'assit  sur 
sa  chaise  d'ébène,  et  attirant  la  Mole  à  elle  en  en- 
fermant ses  deux  mains  dans  les  siennes  : 

—  Maintenant  que  nous  sommes  seuls,  lui  dit- 
elle,  causons  sérieusement,  mon  grand  ami. 

—  Sérieusement,  madame?  dit  la  Mole. 

—  Ou  amoureusement...  voyons  !  cela  vous  va- 
t-il  mieux?  il  peut  y  avoir  des  choses  sérieuses  dans 
l'amour  et  surtout  dans  l'amour  d'une  reine. 

—  Causons  alors...  de  ces  choses  sérieuses,  mais 
à  la  condition  que  Votre  Majesté  ne  se  fâchera  pas 
des  choses  folles  que  je  vais  lui  dire. 

—  Je  ne  me  fâcherai  que  d'une,  la  Mole,  c'est  si 
vous  m'appelez  madame  ou  Majesté.  Pour  vous, 
très-cher,  je  suis  seulement  Marguerite. 

—  Oui,  Marguerite!  oui,  Margarita!  oui,  ma 
perle  !  dit  le  jeune  homme  en  dévorant  la  reine  de 
son  regard. 

—  Bien  comme  cela,  dit  Marguerite;  ainsi  vous 
êtes  jaloux,  mon  beau  gentilhomme? 

—  Oh  !  à  en  perdre  la  raison. 

—  Encore!.. 

—  A  en  devenir  fou,  Marguerite. 

—  Et  jaloux  de  qui  ?  voyons  ! 

—  De  tout  le  monde. 

—  Mais  enfin? 

—  Pu  roi  d'abord. 

—  Je  croyais  que,  après  ce  que  vous  avez  vu  et 
entendu,  vous  pouviez  être  tranquille  de  ce  côté-là. 

—  De  ce  M.  de  Mouy  que  j'ai  vu  ce  matin  pour 
la  première  fois,  et  que  je  trouve  ce  soir  si  avant 
dans  votre  intimité. 

—  De  M.  de  Mouy? 

—  Oui. 


464 


LA  REINE  MARGOT. 


-"Et  qui  vous  donne  ces  soupçons  sur  M.  do 
Mouy? 

—  Écoutez...  J8  l'ai  reconnu  à  sa  taille,  à  la 
couleur  de  ses  cheveux,  à  un  sentiment  naturel  de 
haine,  c'est  lui  qui  ce  matin  était  chez  M.  d'Aten- 
çon . 

—  Eh  bien!  quel  rapport  cela  a-t-il  avec  moi? 

—  M.  d'Alençon  est  votre  frère  ;  on  dit  que  vous 
l'aimez  beaucoup;  vous  lui  aurez  conté  une  vague 
pensée  de  votre  cœur;  et  lui,  selon  l'habitude  de  la 
cour,  il  aura  favorisé  votre  désir  en  introduisant 
près  de  vous  M.  de  Mouy.  Maintenant,  comment 
ai-je  été  assez  heureux  pour  que  le  roi  se  trouvât 
là  en  même  temps  que  lui  ;  c'est  ce  que  je  ne  puis 
savoir;  mais,  en  tout  cas,  madame,  soyez  franche 
avec  moi  ;  à  défaut  d'un  autre  sentiment,  un  amour 
comme  le  mien  a  bien  le  droit  d'exiger  la  franchise 
en  retour.  Voyez,  je  me  prosterne  à  vos  pieds.  Si  ce 
que  vous  avez  éprouvé  pour  moi  n'est  que  le  ca- 
price d'un  moment,  je  vous  rends  votre  foi,  votre 
promesse,  votre  amour,  je  rends  à  M.  d'Alençon  ses 
bonnes  grâces  et  ma  charge  de  gentilhomme,  et  je 
vais  me  faire  tuer  au  siège  de  la  Rochelle,  si  toute- 
fois l'amour  ne  m'a  pas  tué  avant  que  je  puisse  ar- 
river jusque-là. 

.Marguerite  écouta  en  souriant  ces  paroles  pleines 
de  charme,  et  suivit  des  yeux  cette  action  pleine  de 
grâces;  puis,  penchant  sa  belle  tête  rêveuse  sur  sa 
main  brûlante  : 

—  Vous  m'aimez'.'  dit-elle. 

—  Uh!  madame,  plus  que  ma  vie,  plus  que  mon 
salut,  plus  que  tout  ;  mais  vous.  vous...  vous  ne 
m'aimez  pas! 

—  Pauvre  fou!  murmura-t-elle. 

—  Eh!  oui,  madame,  .s'écria  la  Mole  toujours  â 
.ses  pieds,  je  vous  ai  dit  (jue  je  l'étais. 

—  La  première  affaire  de  votre  vie  est  donc  vo- 
tre amour,  cher  la  Mole'.' 

—  C'est  la  seule,  madame,  c'est  l'unique. 

—  Eh  bien!  soit;  je  ne  ferai  do  tout  le  reste 
qu'un  accessoire  de  cet  amour.  Vous  m'aimez  :  vous 
voulez  demeurer  près  de  moi'! 

—  Ma  seule  prière  à  Dieu  est  qu'il  ne  m'éloigne 
jamais  de  vous. 

—  Eh  bien!  vous  ne  me  (luitleroz  pas;  j'ri  be- 
soin de  vous,  la  Mole. 

—  Vous  avez  besoin  de  moi,  le  soleil  a  besdiu  ilu 
ver  luisant  ! 

—  Si  je  vous  (lis  que  je  vous  aime,  me  serez-voiis 
entièrement  di'voui'  ! 

—  Eh!  ne  le  suis-je  pfiinl  di'jà.  madami'l  d  tout 
entier? 

—  Oui  —  mais  vous  Jo'.Ucz  encore.  iHcu  me 
pardonne  I 

—  Oh  1  j'ai  tort,  je  siisi  ingi  at  —  ou  plutôt, 
comme  je  vous  l'ai  dit  cl  comme  ovus  l'avez  ri<péi(', 
je  suis  un  fou.  Mais  pourquoi  M.  de  Mouy  l'iait-il 
chez  vous  ce  soir?  pourquoi  l'ai-jo  vu  ce  malin  chez 


M.  le  duc  d'Alençon?  pourquoi  ce  manteau  cerise, 
cette  plume  blanche,  cette  affectation  d'imiter  ma 
tournure?...  Ah!  madame,  ce  n'est  pas  vous  que  je 
soupçonne,  c'est  votre  frère. 

—  Malheureux!  dit  Marguerite,  malheureux  qui 
croit  que  le  duc  François  pousse  la  complaisance 
jusqu'à  introduire  un  soupirant  chez  sa  sœur!  In- 
sensé qui  se  dit  jaloux  et  qui  n'a  pas  deviné!  Sa- 
vez-vous,  la  Mole,  que  le  duc  d'.\lençon  demain 
vous  tuerait  de  sa  propre  épée  s'il  savait  que  vous 
êtes  là,  ce  soir,  à  mes  genoux,  et  qu'au  lieu  devons 
chasser  de  cette  place  je  vous  dis  :  Restez  là,  comme 
vous  êtes,  la  Mole;  car  je  vous  aime,  mon  beau 
gentilhomme  :  entendez-vous,  je  vous  aime!  — Eh 
bien!  oui,  je  vous  le  répète,  il  vous  tuerait! 

—  Grand  Dieu  !  s'écria  la  Mole  en  se  renversant 
en  arrière  et  en  regardant  Marguerite  avec  effroi, 
serait-il  possible? 

—  Tout  est  possible,  ami,  en  notre  temps  et  dans 
cette  cour.  Maintenant,  un  seul  mot  :  ce  n'était  pas 
pour  moi  que  M.  de  Mouy,  revêtu  de  votre  man- 
teau, le  visage  cach('  sous  votre  feutre,  venait  au 
Louvre.  C'était  pour  M.  d'Alençon.  Mais,  moi,  je 
n'étais  pas  prévenue,  je  l'ai  pris  pour  vous,  je  lai 
amené  ici,  croyant  que  c'était  vous.  Il  tient  notre 
secret,  la  Mole,  il  faut  donc  le  ménager. 

—  .l'aime  mieux  le  tuer,  dit  la  Mole,  c'est  plus 
court  et  c'est  plus  sûr. 

—  Et  moi,  mon  brave  gentilhomme,  dit  la  reine, 
j'aimemieux  qu'il  vive,  etque  vous  sachiez  tout,  car 
sa  vie  nous  est  non-seulement  utile,  mais  nécessaire. 
Ecoulez  et  pesez  bien  vos  paroles  avant  de  me  ré- 
pondre :  m'aimez-vous  assez,  la  .Mole,  pour  vous  ré- 
jouir si  je  devenais  véritablement  reine,  c'est-à- 
dire  maîtresse  d'un  véritable  roj'aume?- 

—  Hélas!  madame,  je  vous  aime  assez  pour  dé- 
sirer ce  que  vous  désirez,  ce  désir  dùt-iU'aire  le 
malheur  de  toute  ma  vie! 

—  Eh  bien  !  voulez-vous  m'aider  à  réaliser  ce 
(b'sir,  qui  vous  rendra  .plus  heureux  encore? 

—  Oh!  je  vous  perdrai,  madame!  s'écria  In  Mole 
en  cachant  sa  tête  dans  ses  mains. 

-^  Non  pas,  au  comraire;  au  lieu  d'èin»  le  pre- 
mier de  mes  serviteurs,  vous  deviendrez  le  premier 
de  mes  sujets.  Voilà  tout. 

—  Oh!  pas  d'intérêt...  pasd'ambition,  madame... 
ni'  souillez  pas  vous-même  le  senlinient  ()ue  j'ai 
pour  vous...  du  dévouement,  rien  que  du  di'voue- 
uumt! 

—  Noble  nature!  dit  Marguerite.  Eh  bien!  oui, 
je  laccepie.  Ion  dévouement,  et  je  saurai  le  recon- 
naître. 

El  elle  lui  lendit  ses  deux  mains,  que  la  Molo 
couvrit  de  baisers. 

—  Kh  bien?  dit-elle. 

—  Kh  bien!  oui,  répondit  la  Mole.  Oui,  Margue- 
rite; je  commence  à  comprendre  ce  vague  projet 
ilont  on  parlait  déjà  chez  nous  autres  huguenotsnvunt 


LA  REINE  3I.AUG0T. 


135 


El  pUe  lui  tiT.ilil  ji»'!  ileiiv  nioius.  (|iif  la  Molci  couvrit  di-  l)ai<;ef;.  —  ("iOE  1G4. 


la  Sainl-Barthélemy,  ce  projet,  pour  rexécution 
duquel,  comme  tant  d'autres  plus  dignes  que  moi, 
j'avais  été  mandé  à  Paris.  Cette  royauté  réelle  de  Na- 
varre quidevait  remplacerune royauté  fictive,  vous  la 
convoitez  :  le  roi  Henri  vous  y  pousse.  De  Mouy  con- 
spire avec  vous,  n'est-ce  pas?  Mais  le  duc  d'Alençon, 
que  fait-il  dans  toute  cette  affaire?  Où  y  a-t-il  un 
trône  pour  lui  dans  tout  cela  ?  Je  n'en  vois  point.  Or, 
le  duc  d'Alençon  est-il  assez  votre...  ami  pour  vous 
aider  dans  tout  cela,  et  sans  rien  exifjer  en  échange 
du  danger  qu'il  court? 

—  Le  duc,  ami,  conspire  pour  .son  com[ile.  Lais- 


sons-le s'égarer  :  sa  vie  nous  répond  de  la  nôtre. 

—  Mais  moi,  moi  qui  suis  à  lui,  pnii-je  le  tra- 
hir? 

—  Le  trahir!  et  en  quoi  le  trahirez  vous?  Que 
vous  a-t-il  confié?  N'est-ce  pas  lui  qui  vous  a  trahi, 
en  donnant  à  de  Mouy  votre  manteau  et  votre  cha- 
peau comme  un  moyen  de  pénétrer  jusqu'à  lui? 
Vous  êtes  à  lui,  dites-vous.  N'étiez-vous  pas  à  moi. 
mon  gentilhomme,  avant  d'être  à  lui?  Vous  a-t-il 
donné  une  plus  grande  preuve  d'amitié  que  ia 
preuve  d'amour  que  vous  tenez  de  moi? 

La  Mole  se  releva  pâle  et  comme  foudroyé. 


166 


LA  REINE  JIAI\GOT. 


—  Oh!  murmura-t-il'  Coconas  me  le  disait  bien. 
L'intrigue  m'enveloppe  dans  ses  replis.  Elle  m'é- 
touffera . 

—  Eh  bien?  demanda  Marguerite. 

—  Eh  bien  1  dit  la  Mole,  voici  ma  réponse  :  On 
prétend,  et  je  l'ai  entendu  dire  à  l'autre  extrémité 
de  la  France,  où  votre  nom  si  illustre,  votre  répu- 
tation de  beauté  si  universelle,  m'étaient  venus 
comme  un  vague  désir  de  l'inconnu  effleurer  le 
cœur,  on  prétend  que  vous  avez  aimé  quelquefois, 
et  que  votre  amour  a  toujours  été  fatal  aux  objets 
de  votre  amour,  si  bien  que  la  mort,  jalouse  sans 
doute,  vous  a  presque  toujours  enlevé  vos  amants. 

—  La  Mole!... 

—  Ne  m'interrompez  pas,  ô  ma  Margarita  ché- 
rie! car  on  ajoute  aussi  que  vous  conservez  dans 
des  boîtes  d'or  les  cœurs  de  ces  fidèles  amis  (1),  et 
que  parfois  vous  donnez  à  ces  tristes  restes  un  sou- 
venir mélancolique,  un  regard  pieux.  Vous  soupi- 
rez, ma  reine,  vos  yeux  se  voilent,  c'est  vrai.  Eh 
bien!  faites  de  moi  le  plus  aimé  et  le  plus  heureux 
de  vos  favoris.  Des  autres  vous  avez  percé  le  cœur, 
et  vous  gardez  ce  cœur;  de  moi,  vous  faites  plus, 
vous  exposez  ma  tête...  Eh  bien!  Marguerite,  ju- 
rez-moi devant  l'image  de  ce  Dieu  qui  m'a  sauvé  la 
vie  ici-même;  jurez-moi  que,  si  je  meurs  pour  vous, 
comme  un  sombre  pressentiment  me  l'annonce,  ju- 
rez-moi que  vous  garderez,  pour  y  appuyer  quel- 
quefois vos  lèvres,  cette  tète  que  le  bourreau  aura 
séparée  de  mon  corps;  jurez,  Marguerite,  et  la  pro- 
messe d'une  telle  récompense,  faite  par  ma  reine, 
me  rendra  muet,  traître  et  lâche  au  besoin  ,  c'est- 
à-dire  tout  dévoué,  comme  doit  l'être  votre  amant 
et  votre  complice. 

—  0  lugubre  folie,  ma  chère  âme!  dit  Margue- 
rite; ô  fatale  pensée,  mon  doux  amour! 

—  Jurez... 

—  Que  je  jureî 

—  Oui,  sur  ce  coffret  d'argent  que  surmonte  une 
croix.  Jurez. 


(1)  Elle  portait  un  cr.ind  vertu!;.i(lin  qui  avait  dos  pochettes 
tout  autour,  eu  cliacunc  dcsnuclles  elle  mettait  une  boite  où 
était  le  cœur  d'un  de  ses  amants  trépassés,  car  elle  était  soi- 
gneuse, à  mesure  qu'ils  rT>ouraii:nt,  d'en  faire  embaumer  le 
cœur.  Ce  vertugadin  se  pendait  tous  les  soirs  à  un  crochet 
qui  t'crmail  â  cadenas  derrière  le  dossier  de  son  lit. 

Tallluant  des  Uéaux,  llialoire  de  Slarguerite  de  V'oIom. 


—  Eh  bien!  dit  Marguerite,  si,  ce  qu'à  Dieu  ne 
plaise!  tes  sombrespressentiments  se  réalisaient,  mon 
beau  gentilhomme,  sur  cette  croix,  je  te  le  jure,  tu 
seras  près  de  moi,  vivant  ou  mort,  tant  que  je  vi- 
vrai moi-même  ;  et,  si  je  ne  puis  te  sauver  dans  le 
péril  oij  tu  te  jettes  pour  moi,  pour  moi  seule,  je  le 
sais,  je  donnerai  du  moins  à  ta  pauvre  âme  la  con- 
solation que  tu  demandes  et  que  tu  auras  si  bien 
méritée. 

—  Un  mot  encore,  Marguerite.  Je  puis  mourir 
maintenant,  me  voilà  rassuré  sur  ma  mort;  mais 
aussi  je  puis  vivre,  nous  pouvons  réussir  :  le  roi  de 
Navarre  peut  être  roi,  vous  pouvez  être  reine,  alors 
le  roi  vous  emmènera  ;  ce  vœu  de  séparation  fait 
entre  vous  se  rompra  un  jour  et  amènera  la  nôtre. 
Allons,  Marguerite,  chère  Marguerite  bien-aimée, 
d'un  mot  vous  m'avez  rassuré  sur  ma  mort,  d'un 
mot  maintenant  rassurez- moi  sur  ma  vie. 

—  Oh  !  ne  crains  rien,  je  suis  à  toi  corps  et  âme, 
s'écria  Marguerite  en  étendant  de  nouveau  la  main 
sur  la  croix  du  petit  coffre  :  si  je  pars,  tu  me  sui- 
vras; et,  si  le  roi  refuse  de  t'emmener,  c'est  moi 
alors  qui  ne  partirai  pas. 

—  Mais  vous  n'oserez  résister! 

—  Mon  Hyacinthe  bien-aimé,  dit  Marguerite,  tu 
ne  connais  pas  Henri  ;  Henri  ne  songe  en  ce  mo- 
ment qu'à  une  chose,  c'est  à  être  roi  ;  et,  h  ce  désir, 
il  sacrifierait  en  ce  moment  tout  ce  qu'il  possède, 
et,  à  plus  forte  raison,  ce  qu'il  ne  possède  pas. 
Adieu. 

—  Madame,  dit  en  souriant  la  Mole,  vous  me 
renvoyez? 

—  11  est  tard,  dit  Marguerite. 

—  Sans  doute;  mais  où  voulez-vous  que  j'aille? 
M.  de  Mouy  est  dans  ma  chambre  avec  M.  le  duc 
d'Alençon. 

—  Ali  !  c'est  juste,  dit  Marguerite  avec  un  adora- 
ble sourire.  D'ailleurs,  j'ai  encore  beaucoup  de 
choses  à  vous  dire  à  propos  de  cette  conspiration. 

A  dater  de  celte  nuit,  la  Mole  ne  fut  ]ilus  un  fa- 
vori vulgaire,  cl  il  put  porter  liaul  la  tête  à  la- 
quelle, vivante  ou  morte,  élait  réserve  un  si  doux 
avenir. 

Cependant,  parfois  son  front  pesant  s'inclinait 
vers  la  terre;  sa  joue  pâlissait,  et  l'austère  uiédita- 
tion  creusait  son  sillon  entre  les  sourcils  du  jeune 
homme,  si  gai  autrefois,  si  heureux  maintenant  ! 


LA  REnS'E  MARGOT. 


167 


XXVII 


LA   MAIN   DE   DIEU 


'  enri  avait  dit  à  madame  de 
Sauve  en  la  quittant  : 

—  Mettez-vous  au  lit, 
Charlotte.  Feignez  d'être 
gravement  malade,  et  sous 
aucun  prétexte,  demain, 
de  toute  la  journée,  ne  re- 
cevez personne. 
Charlotte  obéit  sans  se  rendre  compte  du  motif 
qu'avait  le  roi  de  lui  faire  celte  recommandation. 
Mais  elle  commençait  à  s'habituer  à  ses  excentricités, 
comme  on  dirait  de  nos  jours,  et  à  ses  fantaisies, 
comme  on  disait  alors. 

D'ailleurs  elle  savait  que  Henri  renfermait  dans 
son  cœur  des  secrets  qu'il  ne  disait  à  personne; 
dans  sa  pensée  des  projets  qu'il  craignait  de  révéler, 
même  dans  ses  rêves  :  de  sorte  qu'elle  se  faisait 
obéissante  à  toutes  ses  volontés,  certaine  que  ses 
idées  les  plus  étranges  avaient  un  but. 

Le  soir  même  elle  se  plaignit  donc  à  Dariole 
d'une  grande  lourdeur  de  tête  accompagnée  d'é- 
blouissemeuts.  C'étaient  les  symptômes  que  Henri 
lui  avait  recommandé  d'accuser. 

Le  lendemain,  elle  feignit  de  se  vouloir  lever, 
mais,  à  peine  eut-elle  posé  un  pied  sur  le  parquet, 
qu'elle  se  plaignit  d'une  faiblesse  générale  et  qu'elle 
se  recoucha. 

Cette  indisposition,  que  Henri  avait  déjà  annon- 
cée au  duc  d'Alençon,  fut  la  première  nouvelle  que 
l'on  apprit  à  Catherine  lorsqu'elle  demanda,  d'un 
air  tranquille,  pourquoi  la  Sauve  ne  paraissait  pas 
comme  d'habitude  à  son  lever. 

—  Malade  !  répondit  madame  de  Lorraine  qui  se 
trouvait  là. 

—  Malade'  répéta  Catherine  sans  qu'un  muscle 
de  son  visage  dénonçât  l'intérêt  qu'elle  prenait  à  sa 
réponse.  • —  Quelque  fatigue  de  paresseuse. 

—  Non  pas,  madame,  reprit  la  princesse.  Elle  se 
plaint  d'un  violent  mal  de  tête  et  d'une  faiblesse 
qui  l'empêche  de  marcher. 

Catherine  ne  répondit  rien;  mais,  pour  cacher  sa 
joie,  sans  doute,  elle  se  retourna  vers  la  fenêtre,  et, 
voyant  Henri  qui  traversait  la  cour  à  la  suite  de  son 
entretien  avec  de  Mouy,  elle  se  leva  pour  le  mieux 
regarder,  et,  poussée  par  cette  conscience  qui  bouil- 


lonne toujours,  quoique  invisiblement,  au  fond  des 
cœurs  les  plus  endurcis  au  crime  : 

—  Ne  semblerait-il  pas,  demanda-t-elle  à  son 
capitaine  des  gardes,  que  mon  fiis  Henri  est  plus 
pâle  ce  matin  que  dliabitude? 

Il  n'en  était  rien  ;  Henri  était  fort  inquiet  d'es- 
prit, mais  fort  sain  de  corps. 

Peu  à  peu,  les  personnes  qui  assistaient  d'habi- 
tude au  lever  de  la  reine  mérc  se  retirèrent  ;  trois 
ou  quatre  restaient  plus  familières  que  les  autres, 
Catherine,  impatiente,  les  congédia  en  disant 
qu'elle  voulait  rester  seule. 

Lorsijue  le  dernier  courtisan  fut  sorti,  Catlienne 
ferma  la  porte  derrière  lui,  et,  allant  à  une  armoire 
secrète  cachée  dans  l'un  des  panneaux  de  sa  cham- 
bre, elle  en  fit  glisser  la  porte  dans  une  rainure  de 
la  boiserie  et  en  tira  un  livre  dont  les  feuillets  frois- 
sés annonçaient  les  fréquents  services. 

Elle  posa  le  livre  sur  une  table,  l'ouvrit  à  l'aide 
d'un  signet,  appuya  son  coude  sur  la  table  et  sa 
tête  sur  sa  main. 

—  C'est  bien  cela,  murmura-t-elle  tout  en  li- 
sant :  mal  de  tête,  faiblesse  générale,  douleurs 
d'yeux,  enflure  du  palais.  On  n'a  encore  parlé  que 
des  maux  de  tête  et  de  la  faiblesse...  les  autres 
symptômes  ne  se  feront  pas  attendre. 

Elle  continua  : 

Puis  l'inflammation  gagne  la  gorge,  s'étend  à 
l'estomac,  enveloppe  le  cœur  comme  d'un  cercle  de 
feu  et  fait  éclater  le  cerveau  comme  un  coup  de 
foudre. 

Elle  relut  tout  bas;  puis  elle  continua  encore, 
mais  à  demi-voix  : 

—  Pour  la  fièvre  six  heures,  pour  l'inflamma- 
tion générale  douze  heures,  pour  la  gangrène  douze 
heures,  pour  l'agonie  six  heures;  en  tout  trente-six 
heures. 

Maintenant  supposons  que  l'absorption  soit  plus 
lente  que  linglutition,  et,  au  lieu  de  trente-six 
heures,  nous  en  aurons  quarante,  quarante-huit 
même;  oui,  quarante-huit  heures  doivent  suffire. 
Mais  lui,  lui  Henri,  comment  est-il  encore  debout? 
Parce  qu'il  est  homme,  parce  qu'il  est  d'un  tempé- 
rament robuste,  parce  que  peut-être  il  aura  bu 


168 


LA  REIiNE  MARGOT. 


PtnHOH. 


V,\U:  ii:lut  lotil  liiis...    —  Vu-r.  I07 


;i|in'--  l'fivoir  l'iuhrysMC  ci  m'  sera  e.-^uyi'  li'>  hvii» 
:i|)r<''S  avoir  liu. 

(jiitlicrino  atlemlil  l'In'ino  du  ilincr  avci;  iiiipa- 
lienco.  Henri  dînait  tous  les  jours  î'i  la  table  du  roi. 
Il  vint,  .«(•  iilaif;nit  à  snn  inur  (ri'lnnccnii'nts  nu  cer- 
M'au,  ne  inani,'cn  |i(iinl,  ri  fc  rolira  aiissilnl  apn'-s  le 
refias  en  disant  que.  ay.iril  veijli'  une  parlie  de  la 
nuit  [lassL'C,  il  i'[irnuvait  un  pressant  liesnin  de  dur- 
inir. 

(iailierinc  rcoutn  s'éloigner  le  pas  clianeelaiil  de 
Henri  cl  lo  (il  suivre.  On  lui  r.i|ipurla  ([uc  le  r  i  de 


Navarre  a\ail  pri>  li'iliciniii  ilc  la  iliainluc  dr  ma- 
dame de  Sau\e. 

--  Henri,  si>  (lii-idie.  \a  ailievcr  jurs  d'elle  co 
suir  l'irinri'  d'une  mort  qu'un  hasard  malheureux 
a  ]ieul-("'tre  laissiM-  ineonqdi'li". 

I.c  roi  de  Navarre  oiail  en  effet  aile  eliez  madame 
de  .'sauve,  mais  c'étnil  pour  lui  dire  di'  eonlinuer  à 
jnuer  son  rôle. 

1,1'  lendemain,  Henri  ne  sortit  point  de  sa  cliam- 
liie  peiiilanl  toute  la  ni.itinée.  et  il  ne  parut  point 
uu  dinur  du  rui.  Madame  de  Sauve,  di^ailun,  al- 


LA  REINE  5IARG0T. 


im 


Dariole,  étendue  sur  un  grand  fauteuil,  dormait  près  du  lit  de  sa  maîtresse.  —  Page  170. 


lait  de  plus  mat  en  plus  mal,  et  le  bruit  de  la  ma- 
ladie de  Henri,  répandu  par  Catherine  elle-même, 
courait  comme  un  de  ces  pressentiments  dont  per- 
sonne n'explique  la  cause,  mais  qui  passent  dans 
l'air. 

Catherine  s'applaudissait  :  dés  la  veille  au  matin 
elle  avait  éloigné  Ambroise  Paré  pour  aller  porter 
des  secours  à  un  de  ses  valets  de  chambre  favoris 
malade,  à  Saint-Germain. 

Il  fallait  alors  que  ce  fût  un  homme  à  elle  que 
l'on  appelât  chez  madame  do  Sauve  et  chez  Henri  ; 
et  cet  homme  ne  dirait  que  ce  qu'elle  voudrait  qu'il 

ïuU,  —  imp,  de  BhY  aîné,  boultvan  Uontpacuaue,  H, 


dît.  Si  contre  toute  attente  quelque  autre  docteur 
se  trouvait  mêlé  là-dedans,  et  si  quelque  déclara- 
tion de  poison  venait  épouvanter  cette  cour  oit 
avaient  déjà  retenti  tant  de  déclarations  pareilles, 
elle  comptait  fort  sur  le  bruit  que  faisait  la  jalousie 
de  Marguerite  à  l'endroit  des  amours  de  son  mari. 
On  se  rappelle  qu'à  tout  hasard  elle  avait  fort  parlé 
de  celte  jalousie  qui  avait  éclaté  en  plusieurs  cir- 
constances, et,  entre  autres,  à  la  promenade  de 
l'aubépine,  où  elle  avait  dit  à  sa  fille  en  présence 
de  plusieurs  personnes  : 
—  Vous  êtes  donc  bien  jalouse,  Marguerite? 

22 


170 


LA  REINE  51ARG0T, 


Elle  attendait  donc  avec  un  visage  composé  le 
moment  où  la  porte  s'ouvrirait,  et  où  quelque  ser- 
viteur tout  pâle  et  tout  effaré  entrerait  en  criant  : 

—  Majesté,  le  roi  de  Navarre  se  meurt  et  ma- 
dame de  Sauve  est  morte! 

Quatre  heures  du  soir  sonnèrent.  Catherine  ache- 
vait son  goûter  dans  la  volière  où  elle  émiettait  des 
biscuits  à  quelques  oiseaux  rares  qu'elle  nourris- 
sait de  sa  propre  main.  Quoique  son  visage  comme 
toujours  fût  calme  et  même  morne,  son  cœur  bat- 
tait violemment  au  moindre  bruit. 

La  porte  s'ouvrit  tout  à  coup. 

—  Madame,  dit  le  capitaine  des  gardes,  le  roi  de 
Navarre  est... 

—  Malade?  interrompit  vivement  Catherine. 

—  Non,  madame,  Dieu  merci  !  et  Sa  Majesté 
semble  se  porter  à  merveille. 

—  Que  dites-vous  donc  alors? 

—  Que  le  roi  de  Navarre  est  là. 

—  Que  me  veut-il? 

—  Il  apporte  à  Votre  Majesté  un  petit  singe  de 
l'espèce  la  plus  rare. 

En  ce  moment,  Henri  entra  tenant  une  corbeille 
à  la  main  et  caressant  un  ouistiti  couché  dans  cette 
corbeille. 

Henri  souriait  en  entrant  et  paraissait  tout  en- 
tier au  charmant  petit  animal  qu'il  apportait;  mais, 
si  préoccupé  qu'il  parût,  il  n'en  perdit  point  ce 
premier  coup  d'œil  qui  lui  suffisait  dans  les  cir- 
constances difficiles.  Quant  à  Catherine,  elle  était 
fort  pâle,  d'une  pâleur  qui  croissait  au  fur  et  à  me- 
sure qu'elle  voyait  sur  les  joues  du  jeune  homme 
qui  s'approchait  d'elle  circuler  le  vermillon  de  la 
santé. 

La  reine  mère  fut  étourdie  à  ce  coup.  Elle  accepta 
machinalement  le  présent  de  Henri,  se  troubla,  lui 
fit  cninpliment  sur  sa  bonne  mine,  et  ajouta  : 

—  Je  suis  d'autant  plus  aise  de  vous  voir  si  bien 
portant,  mon  fils,  que  j'avais  entendu  dire  (|ue 
vous  étiez  malade,  et  que,  si  je  me  le  rappelle  bien, 
vous  vous  êtes  plaint  en  ma  présence  d'une  indis- 
position; mais  je  comprends  mainlenanl.  ajoutâ- 
t-elle en  essayant  de  sourire  ;  i^'i-tait  quelque  pré- 
texte pour  vous  rendre  libre. 

—  .l'ai  été;  fort  malade  en  effet,  madaiiic,  n'[MMi- 
dit  Henri,  mais  un  spi'cifiqu(^  usil('  dans  nos  mon- 
tagnes, et  qui  me  vient  de  ma  mrio,  a  guéri  celle 
indisposition. 

^Ah!   vous  m'a]ipn'nilre7,  la   rccciie,   n'cslcc 

pas,  Henri?  dit  Callicrii n  snuriaiil  celte  fois  vi'- 

rilablemenl,  mais  avec  une  ironie  i]u'elle  ne  put  dé- 
guiser. Quelque  contre-poison,  inurmma-l-elle;niuis 
aviserons  à  cela,  ou  ]ihUi'il,  mm.  Voyant  madame 
de  Sauve  niiibide,  il  se  sera  di'lii'.  En  vi-rilc',  c'est  à 
i;roire  (|ue  la  main  de  Dieu  csl  dendue  sur  cet 
homme. 

Callicrini'  altendil  iin|i.ilii'iiuiicnt  la  nuit.  Ma- 
riame  de  Sauve  no  parut  point.  Au  jeu,  cllo  en  de- 


manda des  nouvelles,  on  lui  répondit  qu'elle  était 
de  plus  en  plus  souffrante.  Toute  la  soirée  elle  fut 
inquiète,  et  l'on  se  demandait  avec  anxiété  quelles 
étaient  les  pensées  qui  pouvaient  agiter  ce  visage 
d'ordinaire  si  immobile. 

Tout  le  monde  se  retira.  Catherine  se  fit  coucher 
et  déshabiller  par  ses  femmes  ;  puis,  quand  tout  le 
monde  fut  couché  dans  le  Louvre,  elle  se  releva, 
passa  une  longue  robe  de  chambre  noire,  prit  une 
lampe,  choisit  parmi  toutes  ses  clefs  celle  qui  ou- 
vrait la  porte  de  madame  de  Sauve,  et  monta  chez 
sa  dame  d'honneur. 

Henri  avait-il  prévu  cette  visite,  était-il  occupi; 
chez  lui,  était-il  caché  quelque  part,  toujours  est-il 
que  la  jeune  femme  était  seule. 

Catherine  ouvrit  la  porte  avec  précaution,  tra- 
versa l'antichambre,  entra  dans  le  salon,  déposa  sa 
lampe  sur  un  meuble,  car  une  veilleuse  brûlait  près 
de  la  malade,  et,  comme  une  ombre,  elle  se  glissa 
dans  la  chambre  à  coucher. 

Dariole,  étendue  dans  un  grand  fauteuil,  dormait 
près  du  lit  de  sa  maîtresse. 

Ce  lit  était  entièrement  fermé  par  les  rideaux. 

La  respiration  de  la  jeune  femme  était  si  légère, 
qu'un  instant  Catherine  pensa  qu'elle  ne  respirait 
plus. 

Enfin,  elle  entendit  un  léger  souffle,  et,  avec  une 
joie  maligne,  elle  vint  lever  le  rideau  afin  de  con- 
stater par  elle-même  l'effet  du  terrible  poison,  tres- 
saillant d'avance  à  l'aspect  de  cette  livide  pâleur  ou 
de  cette  dévorante  pourpre  d'une  fièvre  mortelle 
qu'elle  espérait  ;  mais,  au  lieu  de  tout  cela,  calme, 
les  yeux  doucement  clos  par  leurs  blanches  paupiè- 
res, la  bouche  rose  et  entr'ouverte.  sa  joue  moite 
doucement  appuyée  sur  un  de  ses  bras  gracieuse- 
ment arrondi,  tandis  que  l'autre,  frais  et  nacré, 
s'allongeait  sur  le  damas  cramoisi  qui  lui  servait 
di>  couverture,  la  belle  jeune  femme  dormait  pres- 
(jue  rieu.se  encore.  Car  sans  doute  quelque  songe 
charmant  faisait  éclore  sur  ses  lèvres  le  sourire,  et. 
sur  sa  joue,  ce  coloris  d'un  bien-être  que  rien  ne 
trouble. 

Catherine  ne  put  s'empêcher  de  pousser  un  cri 
de  surprise,  qui  réveilla  pour  un  instant  Dariole. 

La  reine  mère  se  jeta  derrière  les  rideaux 
du  lit. 

Dariole  imvrit  les  yeux:  mais,  accablée  de  som- 
meil, sans  même  chercher  dans  son  esprit  engourdi 
la  cause  de  son  réveil,  la  jeune  (ille  laissa  retomber 
sa  lourde  iiaupière  et  se  rendurmit. 

Catherine,  alors,  sorlil  de  des,<ous  son  rideau,  el. 
tournant  son  regard  vers  les  autres  points  de  l'ap- 
partement, elle  vil  sur  une  petite  table  un  flacon  de 
vin  d'EspagiKî,  des  fruits,  des  paies  siicrc'es  el  deux 
verres.  Henri  avait  dû  venir  souper  chez  la  baronne, 
qui  visiblement  se  portait  aussi  bien  que  lui. 

Aussitôt  Callienne,  marchant  à  sa  toilelle,  y  prit 
la  petite  boite  d'argent  au  tiers  vide.  C'était  exacto- 


LA  REINE  MARGOT. 


17i 


ment  la  m^me,  ou  tout  au  moins  la  pareUli'  ili'  celle 
qu'elle  avait  fait  remettre  à  Charlotte.  Elle  en  en- 
leva une  parcelle  de  la  grosseur  d'une  perle  sur  le 
bout  d'une  aiguille  d'or,  rentra  chez  elle,  la  pré- 
senta au  petit  singe  que  lui  avait  donné  Henri  h 
soir  même.  L'animal,  all'riandé  par  l'odeur  aroma- 
tique, la  dévora  avidement,  et,  s'arrondissant  dans 
sa  corbeille,  se  rendormit.  Catherine  attendit  un 
quart  d'heure. 

—  .\vec  la  moitié  de  ce  qu'il  vient  de  manger  là, 
dit  Catherine,  mon  chien  Brunot  est  mort  enllf'  en 
unemmute.  On  m'a  jouée.  Est-ce  René  "?  René  !  C'est 
impossible.  Alors  c'est  donc  Henri  ;  û  fatalité!  c'est 


clair,  puisqu'il  doit  régner,  il  ne  peut  pas  mourir. 

Mais  peut-être  n'y  a-t-il  que  le  poison  qui  soit 
impuissant,  nous  verrons  bien  en  essayant  du  fer. 

Et  Catherine  se  coucha  en  tordant  dans  son  esprit 
une  nouvelle  pensée  qui  se  trouva  sans  doute  com- 
plète le  lendemain  ;  car,  le  lendemain,  elle  appela 
son  capitaine  des  gardes,  lui  remit  une  lettre,  lui 
ordonna  de  la  porter  à  son  adresse,  et  de  ne  la  re- 
mettre qu'aux  propres  mains  de  celui  à  qui  elle 
était  adressée. 

Elle  était  adressée  au  sire  de  Louviers  de  Maure- 
vel,  capitaine  des  pétardiers  du  roi,  rue  de  la  Ceri- 
saie, près  de  l'Arsenal. 


XXVIII 


l,A   LETTUr    DE   lîOME. 


uelques  jours  s'étaient 
écoulés  depuis  les  événe- 
ments que  nous  venons  de 
raconter,  lorsqu'un  matin 
une  litière  escortée  de  plu- 
sieurs gentilshommes  aux 
couleurs  de  M.  de  Guise 
entra  au  Louvre,  et  que 
l'on  vint  annoncer  à  la  reine  de  Navarre  que  ma- 
dame la  duchesse  de  Nevers  sollicitait  l'honneur  de 
lui  faire  sa  cour. 

Marguerite  recevait  la  visitede  madame  de  Sauve. 
C'était  la  première  fois  que  la  belle  baronne  sortait 
depuis  sa  prétendue  maladie.  Elle  avait  su  que  la 
reine  avait  manifesté  à  son  mari  une  grande  in- 
quiétude de  cette  indisposition,  qui  avait  été  pen- 
dant près  d'une  semaine  le  bruit  de  la  cour,  et  elle 
venait  la  remercier. 

Marguerite  la  félicitait  sur  sa  convalescence  et 
sur  le  bonheur  qu'elle  avait  eu  d'échapper  à  l'accès 
subit  de  ce  mal  étrange  dont,  en  sa  qualité  de  fille 
de  France,  elle  ne  pouvait  manquer  d'apprécier 
toute  la  gravité. 
—  Vous  viendrez,  j'espère,  à  cette  grande  chas.se 


déjà  remise  une  fois,  demanda  Marguerite,  et  qui 
doit  avoir  lieu  définitivement  demain.  Le  temps  est 
doux  pour  un  temps  d'hiver.  Le  soleil  a  rendu  la 
terre  plus  molle,  et  tous  nos  chasseurs  prétendent 
que  ce  sera  un  jour  des  plus  favorables. 

—  Mais,  madame,  dit  la  baronne,  je  ne  sais  si  je 
serai  assez  bien  remise. 

—  Bah  !  reprit  Marguerite,  vous  ferez  un  effort; 
puis,  comme  je  suis  une  guerrière,  moi,  j'ai  auto- 
risé le  roi  à  disposer  d'un  petit  cheval  deBéarn  que 
je  devais  monter  et  qui  vous  portera  à  merveille. 
N'en  avez-vous  point  encore  entendu  [larler.' 

—  Si  fait,  madame,  mais  j'ignorais  que  ce  petit 
cheval  eût  été  destiné  à  l'honneur  d'être  offert  à 
Votre  Majesté  :  sans  cela,  je  ne  l'eusse  point  ac- 
cept('. 

—  Par  orgueil,  baronne'.' 

• —  Non,  madame,  tout  au  contraire,  par  humi- 
lit.'. 

—  Donc,  vous  viendrez  .' 

—  Vutre  Majesté  me  comble  d'honneur.  Je  vien- 
drai, puisqu'elle  l'ordonne. 

Ce  fut  en  ce  moment  qu'on  annonça  madame  la 
duche.sse  de  Nevers.  A  ce  nom,  Marguerite  lais*« 


172 


LA  REINE  MARGOT. 


échapper  un  tel  mouvement  de  joie,  que  la  baronne 
comprit  que  les  deux  femmes  avaient  à  causer  en- 
semble, et  elle  se  leva  pour  se  retirer. 

—  A  demain  donc,  dit  Marguerite. 

—  A  demain,  madame. 

—  A  propos!  vous  savez,  baronne,  continua  Mar- 
guerite en  la  congédiant  de  la  main,  qu'en  public 
je  vous  déteste,  attendu  que  je  suis  horriblement 
jalouse. 

—  Mais  en  particulier?  demanda  madame  de 
Sauve. 

—  Oh!  en  particulier,  non-seulement  je  vous 
pardonne,  mais  encore  je  vous  remercie. 

—  Alors,  Votre  Majesté  permettra... 
Marguerite- lui  tendit  la  main:  la  baronne  la 

baisa  avec  respect,  fit  une  révérence  profonde  et 
sortit. 

Tandis  que  madame  de  Sauve  remontait  son  es- 
calier, bondissant  comme  un  chevreau  dont  on  a 
rompu  l'attache,  madame  de  Nevers  échangeait  avec 
la  reine  quelques  saluts  cérémonieux  qui  donnè- 
rent le  temps  aux  gentilshommes  qui  l'avaient  ac- 
compagnée jusque-là  de  se  retirer. 

—  Gillonne,  cria  Marguerite  lorsque  la  porte 'Be 
fut  refermée  sur  le  dernier,  Gillonne,  fais  que  per- 
sonne ne  nous  interrompe. 

—  Oui,  dit  la  duchesse,  car  nous  avons  à  parler 
d'affaires  tout  à  fait  groves. 

Et,  prenant  un  siège,  elle  s'assit  sans  façon,  cer- 
taine que  personne  ne  viendrait  déranger  cette  in- 
timité convenue  entre  elle  et  la  reine  de  Navarre, 
prenant  sa  meilleure  place  du  feu  et  du  soleil. 

—  Eh  bien  !  dit  Marguerite  avec  un  sourire,  no- 
tre fameux  massacreur,  qu'en  faisons-nous'.' 

—  Ma  chère  reine,  dit  la  duchesse,  c'est  sur  mon 
âme  un  être  mythologique.  Il  est  incomparable  en 
esprit  et  ne  tarit  jamais.  Il  a  des  saillies  qui  fe- 
raient pâmer  de  rire  un  saint  dans  sa  châsse.  Au 
demeurant,  c'est  le  plus  furieux  païen  qui  ait  ja- 
mais été  cousu  dans  la  peau  d'un  catholique,  .l'en 
raffole  ;  et  toi,  que  fais-tu  de  ton  ApoUo? 

—  Hélas!  fit  Marguerite  avec  un  soupir. 

—  Oh  !  oh  !  que  cet  hélas!  m'effraye,  cher»  reine  I 
est-il  donc  trop  respectueux  et  trop  sentimental,  ce 
gentil  la  Mole!  Co  .serait,  je  suis  forcée  de  l'avouer, 
tout  le  contraire  de  son  ami  Coconas. 

Mais  non,  il  a  ses  moments,  dit  Marguerite, 

et  cet  hélas!  ne  se  rapporte  qu'à  moi. 

—  Que  veut-il  dire  alors? 

11  veut  dire,  chère  duchesse,   que  j'ai  une 

peur  affreuse  de  l'aimer  tout  do  bon. 

—  VraiiiKMit  ! 

—  Foi  de  Marguerite  1 

Oli  !  tant  mieux  !  La  joyeuse  vie  que  nous  al- 
lons mener  alors!  s'i'cria  Henriette  :  aimer  un  peu. 
c'était  mon  rèvc;  aimer  heaucoiqi.  c'c'tait  le  tien. 
t}'esl  si  doux,  chrtre  et  docte  reine,  de  se  reposer 
l'espril  par  le  cœur,  n'est-copas?  cl  d'avoir,  après 


le  délire,  le  sourire.  Ah!  Marguerite,  j'ai  le  pres- 
sentiment que  nous  allons  passer  une  bonne  année. 

—  Crois-tu?  dit  la  reine;  moi,  tout  au  contraire, 
jene  sais  pas  comment  cela  se  fait,  je  vois  les  choses 
à  travers  un  crêpe.  Toute  cette  politique  me  préoc- 
cupe affreusement.  A  propos,  sache  donc  si  ton  An- 
nibal  est  aussi  dévoué  à  mon  frère  qu'il  paraît  l'ê- 
tre. Informe-toi  de  cela,  c'est  important. 

—  Lui,  dévoué  à  quelqu'un  ou  à  quelque  chose! 
On  voit  bien  que  tu  ne  le  connais  pas  comme  moi. 
S'il  se  dévoue  jamais  à  quelque  chose,  ce  sera  à  son 
ambition  et  voilà  tout.  Ton  frère  est-il  homme  à  lui 
faire  de  grandes  promesses,  oh!  alors,  très-bien,  il 
sera  dévoué  à  ton  frère;  mais  que  ton  frère,  tout 
fils  de  France  qu'il  est,  prenne  garde  de  manquer 
aux  promesses  qu'il  lui  aura  faites,  ou,  sans  cela, 
ma  foi,  gare  à  ton  frère  ! 

—  Vraiment? 

—  C'est  comme  je  te  le  dis.  En  vérité,  Margue- 
rite, il  y  a  des  moments  où  ce  tigre  que  j'ai  appri- 
voisé me  fait  peur  à  moi-même.  L'autre  jour,  je  lui 
disais:  Annibal,  prenez-y  garde,  ne  me  trompez 
pas,  car  si  vous  me  trompiez!...  Je  lui  disais  ce- 
pendant cela  avec  mes  yeux  d'émeraude  qui  ont 
fait  dire  à  Ronsard  : 

La  duchesse  de  Never.'î 

Aux  yeux  verls, 
Qui,  sous  leur  paupière  blonde. 
Lancent  sur  nous  plus  d'éclair» 
Oue  ne  font  vin;;t  .Tupilcrs 

Dans  les  airs 
Lorsque  la  tempête  gronde. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  je  crus  qu'il  allait  me  répondre  : 
Moi,  vous  tromper!  moi,  jamais!  etc.,  etc.  Sais-tu 
ce  qu'il  m'a  répondu? 

—  Non. 

—  Eh  bien!  juge  l'homme  :  El  vous,  a-l-il  ré- 
pondu, si  vous  me  trompiez,  prenez  garde  aussi  ; 
car,  toute  princesse  que  vous  êtes...  Et,  en  disant 
ces  mots,  il  me  menaçait,  non-seulemcnl  des  yeuï, 
mais  du  doigt,  de  son  doigt  soc  et  pointu,  muni 
d'un  ongle  taillé  en  fer  de  lance,  et  qu'il  rao  init 
presque  sous  le  nez.  En  ce  moment,  ma  pauvre 
reine,  je  te  l'avoue,  il  avait  une  physionomie  si  peu 
rassurante,  que  j'en  tre.ss:iille.  et,  tu  le  sais  cepen- 
dant, jo  no  suis  pas  trembieuso. 

—  Te  menacer,  toi,  Henrielle,  il  a  oséî 

—  Eh  mnrdi  !  je  le  menaçais  bien,  moi  !  Au  bout 
du  compte,  il  a  ou  raison.  Ainsi,  lu  vois,  dévoué 
jusqu'à  un  certain  point,  ou  plutôt  ju.<qu'à  un  point 
très-incertain. 

—  Alors,  nous  verrons,  dit  Marguerite  rêveuse, 
je  parlerai  à  la  Mole.  Tu  n'avais  pas  autre  chose  à 
nie  dire? 

—  Si  fait  :  une  chose  des  plus  intéressantes  et 


LA  REINE  MARGOT. 


173 


pour  laquelle  je  suis  venye.  Mais  que  veux-tu  !  tu 
as  été  me  parler  de  choses  plus  intéressantes  en- 
core. J'ai  reçu  des  nouvelles. 

—  Do  Rome? 

—  Oui,  un  courrier  de  mon  mari. 

—  Eh  bien  !  l'affaire  de  Pologne? 

—  Va  à  merveille,  et  tu  vas  probablement  sous 
peu  de  jours  être  débarrassée  de  ton  frère  d'Anjou. 

—  Le  pape  a  donc  ratifie  son  élection? 

—  Oui,  ma  chère. 

—  Et  tu  ne  me  disais  pas  cela  !  s'écria  Marguerite. 
Eh!  vile,  vite,  des  détails  ! 

—  Oh  !  ma  foi,  je  n'en  ai  pas  d'autres  que  ceux 
queje  te  transmets.  D'ailleurs,  attends,  je  vais  te  don- 
ner la  lettre  de  M.  de  Nevers.  Tiens,  la  voilà.  Eh  ! 
non,  non,  co  sont  des  vers  d'Annibal,  des  vers  atro- 
ces, ma  pauvre  Marguerite,  il  n'en  fait  pas  d'au- 
tres. Tiens,  cette  fois,  voici.  Non,  pas  encore  ceci  : 
c'est  un  billet  de  moi  que  j'ai  apporté  pour  que  tu 
le  lui  fasses  passer  par  la  Mole.  Ah!  enfin,  cette 
fois,  c'est  la  lettre  en  question. 

Et  madame  de  Nevers  remit  la  lettre  à  la  reine. 

Marguerite  l'ouvrit  vivement  et  la  parcourut; 
mais  effectivement  elle  ne  disait  rien  autre  chose 
que  ce  qu'elle  avait  déjà  appris  de  la  bouche  de  son 
amie. 

—  Et  comment  as-tu  reçu  cette  lettre?  continua 
la  reine. 

—  Par  un  courrier  de  mon  mari  qui  avait  ordre 
de  toucher  à  l'hôtel  de  Guise  avant  d'aller  au  Lou-. 
vre,  et  de  me  remettre  cette  lettre  avant  celle  du 
roi.  Je  savais  l'importance  que  ma  reine  attachait 
à  cette  nouvelle,  et  j'avais  écrit  à  M.  de  Nevers 
d'en  agir  ainsi.  Tu  vois,  il  a  obéi,  lui;  ce  n'est 
pas  comme  ce  monstre  de  Coconas.  Maintenant 
il  n'y  a  donc  dans  tout  Paris  que  le  roi,  toi  et 
moi  qui  sachions  cette  nouvelle;  à  moins  que 
l'homme  qui  suivait  notre  courrier... 

—  Quel  homme? 

—  Oh!  l'horrible  métier!  Imagine-toi  que  ce 
malheureux  messager  est  arrivé  las,  défait,  pou- 
dreux; il  a  couru  sept  jours,  jour  et  nuit,  sans  s'ar- 
rêter un  instant. 

—  Mais  cet  homme  dont  tu  parlais  tout  à  l'heure? 

—  Attends  donc.  Constamment  suivi  par  un 
homme  de  mine  farouciie  qui  avait  des  relais 
comme  lui,  et  courait  aussi  vite  que  lui  pendant 
ces  quatre  cents  lieues,  ce  pauvre  courrier  a  tou- 
jours attendu  quelque  balle  de  pistolet  dans  les 
reins.  Tous  deux  sont  arrivés  à  la  barrière  Saint- 
Marcel  en  même  temps,  tous  deux  ont  descendu  la 
rue  Mouffetard  au  grand  galop  ;  tous  deux  ont  tra- 
versé la  Cité.  Mais  au  bout  du  pont  Notre-Dame  no- 
tre courrier  a  pris  à  droite,  tandis  que  l'autre  tour- 
nait à  gauche  par  la  place  du  Chàtelet,  et  filait  par 
les  quais  du  côté  du  Louvre,  comme  un  trait  d'ar- 
balète. 

—  Merci,  ma  bonne  Henriette,  merci!  s'écria 


Marguerite.  Tu  avais  raison,  et  voilà  de  bien  inté- 
ressantes nouvelles.  Pour  qui  cet  autre  courrier?  Je 
le  saurai.  Mais  laisse-moi.  A  ce  soir,  rueTizon,  n'est- 
ce  pas?  et  à  demain  la  chasse,  et  surtout  prends  un 
cheval  bien  méchant  pour  qu'il  s'emporte  et  que 
nous  soyons  seules.  Je  le  dirai  ce  soir  ce  qu'il  faut 
que  tu  tâches  de  savoir  de  ton  Coconas. 

—  Tu  n'oublieras  donc  pas  ma  lettre?  dit  la  du- 
chesse de  Nevers  en  riant. 

—  Non,  non,  sois  tranquille,  il  l'aura,  età  temps. 
Madame  de  Nevers  sortit,  et  aussitôt  Marguerite 

envoya  chercher  Henri,  qui  accourut  et  auquel  elle 
remit  la  lettre  du  duc  de  Nevers. 

—  Oh!  oh!  fit-il. 

Puis  Marguerite  lui  raconta  l'histoire  du  double 
courrier. 

—  Au  fait,  dit  Henri,  je  l'ai  vu  entrer  au  Louvre. 

—  Peut-être  était-il  pour  la  reine  mère  ? 

—  Non  pas,  j'en  suis  sûr;  car,  j'ai  été  à  tout 
hasard  me  placer  dans  le  corridor  et  je  n'ai  vu  pas- 
ser personne. 

—  Alors,  dit  Marguerite  en  regardant  son  mari, 
il  faut  que  ce  soit... 

—  Pour  votre  frère  d'Alençon,  n'est-ce  pas?  dit 
Henri. 

—  Oui,  mais  comment  le  savoir? 

—  Nepourrail-on,  demanda  Henri  négligemment, 
envoyer  chercher  un  de  ces  deu^  gentilshommes,  et 
savoir  par  lui... 

—  Vous  avez  raison,  sire!  dit  Marguerite  mise  à 
son  aise  par  la  proposition  de  son  mari,  je  vais 
envoyer  chercher  M.  de  la  Mole.  —  Gillonne  !  Gil- 
lonne! 

La  jeune  fille  parut. 

—  11  faut  que  je  parle  à  l'instant  même  à  M.  de 
la  Mole,  lui  dit  la  reine.  Tâchez  de  me  le  trouver  et 
amenez-le. 

Gillonne  partit.  Henri  s'assit  devant  une  table 
sur  laquelle  était  un  livre  allemand  avec  des  gravu- 
res d'Albert  Durer,  qu'il  se  mit  à  regarder  avec  une 
si  grande  attention,  que,  lorsque  la  Mole  vint,  il  ne 
parut  pas  l'entendre  et  ne  leva  pas  môme  la  tète. 

De  son  côté,  le  jeune  homme,  voyant  le  roi  chez 
Marguerite,  demeura  debout  sur  le  seuil  de  la  cham- 
bre, muet  de  surprise  et  pâlissant  d'inquiétude. 

Jlarguerile  alla  à  lui. 

—  Monsieur  de  la  Mole,  demanda-l-elle,  pour- 
riez-vous  me  dire  qui  est  aujourd'hui  de  garde  chez 
M.  d'Alençon? 

—  Coconas,  madame...  dit  la  Mole. 

—  Tâchez  de  me  savoir  de  lui  s'il  a  introduit  chez 
son  maître  un  homme  couvert  de  boue,  et  parais- 
sant avoir  fait  une  longue  roule  à  franc  étpier. 

—  Ah!  madame!  je  crains  bien  qu'il  ne  me  le 
dise  pas  ;  depuis  quelques  jours  il  devient  très-taci- 
turne. 

—  Vraiment!  Mais  en  lui  donnant  ce  billet,  il 


174 


LA  REINE  MAliGOT. 


P8FJHW. 


Le  jeune  homme  demeura  debout  sur  le  seuil  de  la  clmiubrc.  —  Pahe  173. 


me  sembla  qu'il   vous  devra  qiiel(]U(!  choso   en 
ëcliange. 

—  De  la  duchesse!...  oli  !  avec  ci;  billet,  j'i's- 
sayerai I 

—  Ajoutez,  dit  Margucrilo  en  baissant  la  voix, 
que  en  billet  lui  .servira  de  sauf-corultiit  pour  en- 
trer ce  soir  dans  la  maison  que  vons  savez. 

—  Et  moi,  madaliic,  dit  linil  ii.i'^  l;i  Mole.  i|ili'l 
liera  le  mien? 

—  Vous  vous  nommerez,  ol  cela  suffira. 


—  Donnez,  madame,  donnez,  dit  la  Mole  tout 
palpitant  d'amour,  je  vous  réponds  de  tout. 

r.t  il  [lartil. 

—  Nous  saurons  domain  si  le  duc  d'Alençon  est 
instruit  do  l'affaire  de  Pologne,  ilit  tranquillement 
Marguerite  on  se  retournant  vers  son  mari. 

—  Ce  M.  lie  la  Mole  est  véritablement  un  gentil 
■serviteur,  dit  b^  Béarnais  avee  ce  .sourire  qui  n'ap- 
p.irlenait  qu'à  lui:  et...  i)ar  la  uu-sse!  je  ferais;) 
fortune. 


LA  lŒINE  MARGOT, 


175 


Lorsqu'il  parut,  les  chasseurs  le  saluèrent  par  leurs  vivats.  —  Tase  177. 


XXIX 


LE   DÉPAl'.T 


mouvement  dans  la  cour  du  Louvre 


orsque  le  lendemain  un 
lieau  soleil  rouge ,  mais 
sans  rayons,  comme  c'est 
l'habitude  dans  les  jours 
privilégiés  de  l'hiver,  se 
leva  derrière  les  collines 
de  Paris,  tout,  depuis 
deux  heures,  était  déjà  en 


Ln  magnif]t[ue  barbe,  nerveux  quoique  élancé, 

aux  jambes  de  cerf  sur  lesquelles  les  veines  se  croi- 
saient comme  un  réseau,  frappant  du  pied,  dres- 
sant l'oreille  et  soufflant  le  feu  par  ses  narines,  at- 
tendait Charles  IX  dans  la  cour;  mais  il  était  moins 
impatient  encore  que  son  maître,  retenu  par  Cathe- 
rine, qui  l'avait  arrêté  au  passage  pour  lui  parler, 
disait-elle,  d'une  affaire  d'importance. 
Tous  deux  étaient  dans  la  galerie  vitrée,  Cathe- 


176 


LA  REINE  MARGOT. 


rine  froide ,  pâle  et  impassible  comme  toujours , 
Charles  IX  frémissant,  rongeant  ses  ongles  et  fouet- 
tant ses  deux  chiens  favoris  revôtus  de  cuirasses  de 
mailles  pour  que  le  boutoir  du  sanglier  n'eût  pas 
de  prise  sur  eux  et  qu'ils  pussent  impunément  af- 
fronter le  terrible  animal.  Un  petit  écusson  aux 
armes  de  France  était  cousu  sur  leur  poitrine  à  peu 
près  comme  sur  la  poitrine  des  pages,  qui  plus 
d'une  fois  avaient  envié  les  privilèges  de  ces  bien- 
Iieureux  favoris. 

—  Faites-y  bien  attention,  Charles,  disait  Cathe- 
rine, nul  que  vous  et  moi  ne  sait  encore  l'arrivée 
prochaine  des  Polonais  ;  cependant  le  roi  de  Navarre 
agit,  Dieu  me  pardonne!  comme  s'il  le  savait.  Mal- 
gré son  abjuration,  dont  je  me  suis  toujours  défiée, 
il  a  des  intelligences  avec  les  huguenots.  Avez- 
vous  remarqué  comme  il  sort  souvent  depuis  quel- 
ques jours!  11  a  de  l'argent,  lui  qui  n'en  a  jamais 
eu  ;  il  achète  des  chevaux,  des  armes,  et,  les  jours 
de  pluie,  du  matin  au  soir,  il  s'exerce  à  l'escririie. 

—  Eh  !  mon  Dieu,  ma  mère!  fit  Charles  IX  impa- 
tienté, croyez-vous  point  qu'il  ait  l'intention  de  me 
tuer,  moi  ou  mon  frère  d'Anjou.  En  ce  cas,  il  lui 
faudra  encore  quelques  leçons  ;  car  hier  je  lui  ai 
compté  avec  mon  (leuret  onze  boutonnières  sur  son 
pourpoint,  qui  n'en  a  cependant  que  six.  Et,  quant 
à  mon  frère  d'Anjou,  vous  savez  qu'il  tire  encore 
mieux  que  moi  ou  tout  aussi  bien,  à  ce  qu'il  dit, 
du  moins. 

—  Écoutez  donc,  Charles,  reprit  Catherine,  et  ne 
traitez  pas  légèrement  les  choses  que  vous  dit  votre 
mère.  Les  ambassadeurs  vont  arriver,  eh  bien!  vous 
verrez!  une  fois  qu'ils  seront  à  Paris,  Henri  fera  tout 
ce  qu'il  pourra  pour  captiver  leur  attention.  Il  est 
insinuant,  il  est  sournois,  sans  compter  que  sa 
femme,  qui  le  seconde,  je  ne  sais  pourquoi,  va  ca- 
queter avec  eux,  leur  parler  latin,  grec,  hongrois, 
que  sais-je?  Oh  !  je  vous  dis,  Charles,  et  vous  savez 
que  je  ne  me  trompe  jamais,  je  vous  dis,  moi, 
qu'il  y  a  quelque  chose  sous  jeu. 

En  ce  moment  l'heure  sonna,  et  Charles  IX  cessa 
d'écouter  sa  mère  pour  licouter  l'heure. 

—  Mort  de  ma  vie!  sept  heures!  s'écria-t-il  ;  une 
heure  pour  aller,  cela  fera  huit;  une  heure  pour 
arriver  au  rendez-vous  et  lancer,  nous  ne  pour- 
rons nous  mettre  en  chasse  qu'à  neuf  heures;  en 
vérité,  ma  mère ,  vous  me  faites  perdre  bien  du 
temps  1 A  bas,  Uisque-Tout  !...  mort  de  ma  vie!  à  bas 
donc,  brigand  ! 

Et  un  vigoureux  coup  «le  fouet  sanglé  sur  hs 
reins  du  molosse  arracha  au  pauvre  animal,  tout 
étonné  de  recevoir  un  clifilinicnt  en  échange  d'une 
c;ircsse,  un  cri  de  vive  douleur. 

—  Charles,  reprit  Catherine,  écoutez-moi  donc, 
au  nom  de  \Hmi'.  et  ne  jetez  pas  ainsi  au  hasard 
votre  fortune  et  celle  de  la  France.  La  chasse,  la 
cliasso,  la  chasso,  dilcs-vous...   l.Ul   vous  aurez.  | 


tout  le  temps  de  chasser  lorsque  votre  besogne 
de  roi  sera  faite. 

— -Allons,  allons,  ma  mère!  dit  Charles  pâle 
d'impatience,  expliquons-nous  vite,  car  vous  me 
faites  bouillir  ;  en  vérité,  il  y  a  des  jours  où  je  ne 
vous  comprends  pas. 

Et  il  s'arrêta,  battant  sa  botte  du  manche  de  son 
fouet. 

Catherine  jugea  que  le  bon  moment  était  venu, 
et  qu'il  ne  fallait  pas  le  laisser  passer. 

• —  -Mon  fils,  dit-elle,  nous  avons  la  preuve  que 
de  Mouy  est  revenu  à  Paris.  M.  de  Maurevel,  que 
vous  connaissez  bien,  l'y  a  vu.  Ce  ne  peut  être  que 
pour  le  roi  de  Navarre.  Cela  nous  suffit,  je  l'espère, 
pour  qu'il  nous  soit  plus  suspect  que  jamais. 

■ — ■  Allons ,  vous  voilà  encore  après  mon  pauvre 
Heflriot!  vous  voulez  me  le  faire  tuer,  n'est-ce  pas? 

—  Oh  !  non. 

—  Exiler?  Mais  comment  ne  comprenez-vous  pas 
qu'exilé  il  devient  beaucoup  plus  à  craindre  qu'il 
ne  le  sera  jamais  ici,  sous  nos  yeux,  dans  le  Lou- 
vre, où  il  ne  peut  rien  faire  que  nous  ne  le  sachions 
à  l'instant  même. 

—  Aussi  ne  veux-je  pas  l'exiler. 

—  Mais  que  voulez-vous  donc  !  dites  vite  ! 

—  Je  veux  qu'on  le  tienne  en  sûreté,  tandis  que 
les  Polonais  seront  ici  ;  à  la  Bastille,  par  exemple. 

• —  Ah  !  ma  foi  non,  s'écria  Charles  IX.  Nous 
chassons  le  sanglier  ce  matin.  Henriot  est  un  de 
mes  meilleurs  suivants.  Sans  lui  la  chasse  est  man- 
quée.  Mordieu,  ma  mère  !  vous  ne  songez  vraiment 
qu'à  me  contrarier. 

—  Eh  !  mon  cher  fils,  je  ne  dis  pas  ce  matin... 
Les  envoyés  n'arrivent  que  demain  ou  après-de- 
maiu.  Arrêtons-le  après  la  chasse  seulement,  ce 
soir...  cette  nuit... 

—  C'est  différent,  alors.  Eh  bien  !  nous  reparle- 
rons de  cela.  Nous  verrons  après  la  chasse,  je  ne 
dis  pas.  Adieu!  Allons!  ici,  Risque-Tout!  ne  vas-tu 
pas  bouder,  à  ton  tour  ? 

—  Charles,  dit  Catherine  en  l'arrêtant  par  lo 
bras  au  risque  de  l'explosion  qui  pouvait  résul- 
ter de  ce  nouveau  retard,  je  crois  que  le  mieux  se- 
rait, tout  en  ne  l'exécutant  que  ce  soir  ou  cette 
nuit,  de  signer  l'acte  d'arrestation  tout  de  suite. 

—  Signer,  écrire  un  ordre,  aller  chercher  lo 
scel  des  parchemins,  quand  on  m'alleiid  pour  la 
chasse,  moi  i]ui  ne  me  fais  jamais  attendre!  Au 
diable,  par  exemple  ! 

—  Mais  non,  je  vous  aime  trop  pour  vous  re- 
tarder; j'ai  tout  prévu,  entrez  là,  chez  moi,  te- 
nez ! 

El  (latlicrine,  agile  cunune  si  elle  n'eût  eu  que 
vingt  ans,  poussai  une  porte  (|ui  conimiini(|uail  à 
son  cabinet,  montra  au  roi  un  encrier,  une  plume, 
un  parchemin,  le  sceau  et  une  bougie  allumée. 

1.0  roi  prit  le  parclieinin  et  le  parcourut  fapido- 
iiuiii  : 


LA  P.EINK  5IAUG0T. 


177 


«  Ordre,  etc.,  etc.,  de  faire  arrêter  et  conduire  à 
la  Bastille  nutre  frère  Henri  de  Navarre.  » 

—  Bon,  c'est  fait!  dit-il  en  signant  d'un  trait. 
Adieu,  ma  mère. 

Et  il  s'élança  hors  du  cabinet,  suivi  de  ses  chiens, 
tout  allègre  de  s'être  si  facilement  débarrassé  de 
Catherine. 

Charles  IX  était  attendu  avec  impatience,  et, 
comme  on  connaissait  son  exactitude  en  matière  de 
chasse,  chacun  s'étonnait  de  ce  retard.  Aussi,  lors- 
qu'il parut,  les  chasseurs  le  saluèrent-ils  par  leurs 
vivats,  les  piqueurs  par  leurs  fanfares,  les  chevaux 
par  leurs  hennissements,  les  chiens  par  leurs  cris. 
Tout  ce  bruit,  tout  ce  fracas,  fit  monter  une  rougeur 
à  SCS  joues  pâles,  son  cœur  se  gonfla,  Charles  fut 
jeune  et  heureux  pendant  une  seconde. 

.A  peine  le  roi  prit-il  le  temps  de  saluer  la  bril- 
lante société  réunie  dans  la  cour  ;  il  fit  un  signe  de 
tète  au  duc  d'Alençon,  un  signe  de  la  main  à  sa  sœur 
Marguerite,  passa  devant  Ilmiri  sans  faire  semblant 
de  le  voir,  et  s'élança  sur  ce  cheval  barbe  qui,  im- 
patient, bondit  sous  lui.  Mais,  après  trois  ou  quatre 
courbettes,  il  comprit  à  quel  écuyer  il  avait  affaire 
et  se  calma. 

Aussitôt  les  fanfares  retentirent  de  nouveau,  et  le 
roi  sortit  du  Louvre  suivi  du  duc  d'Alençon,  du  roi 
de  Navarre,  de  Marguerite,  de  madame  de  Nevers, 
de  madame  de  Sauve,  de  Tavannes  et  des  princi- 
paux seigneurs  de  la  cour. 

Il  va  sans  dire  que  la  Mole  et  Coconas  étaient  de 
la  partie. 

Quant  au  duc  d'Anjou,  il  était  depuis  trois  mois 
au  siège  de  La  Rochelle. 

Pendant  qu'on  attendait  le  roi,  Henri  était  venu 
saluer  sa  femme,  qui,  tout  en  répondant  à  son 
compliment,  lui  avait  glissé  à  l'oreille  : 

—  Le  courrier  venu  de  Rome  a  été  introduit  par 
M.  de  Coconas  lui-même  chez  le  duc  d'Alençon  , 
un  quart  d'heure  avant  que  l'envoyé  du  duc  de 
Nevers  ne  fût  introduit  chez  le  roi. 

—  Alors,  il  sait  tout,  dit  Henri. 

—  Il  doit  tout  savoir,  répondit  Marguerite;  d'ail- 
leurs, jetez  les  yeux  sur  lui,  et  voyez  comme,  mal- 
gré sa  dissimulation  habituelle,  son  œil  rayonne: 

—  Ventrc-saint-gris!  murmura  le  Béarnais,  je  le 
crois  bien!  il  chasse  aujourd'hui  trois  proies: 
France,  Pologne  et  Navarre  ;  sans  compter  le  san- 
glier. 

Il  salua  sa  femme,  revintà  son  rang,  et,  appelant 
un  de  ses  gens,  Béarnais  d'origine,  dont  les  aïeux 
étaient  serviteurs  des  siens  depuis  plus  d'un  siècle 
et  qu'il  employait  comme  messager  ordinaire  de  ses 
affaires  de  galanterie  : 

—  Ortlion,  lui  dit-il,  prends  cette  clef  et  va  la 
porter  chez  ce  cousin  de  madame  de  Sauve,  que  tu 
sais,  qui  demeure  chez  sa  maîtresse,  au  coin  de  la 
rue  des  Quotre-Fils  ;  tu  lui  diras  que  sa  cousine  dé- 
sire lui  parler  ce  soir;  qu'il  entre  dans  ma  ciuim- 

rar  t  —  In-i    de  tF.V  alDt,   tculeMn  M^n'prBaise,  S), 


bre,  et,  si  je  n'y  suis  pas,  qu'il  m'attende;  si  je 
tarde,  qu'il  se  jette  sur  mon  lit  en  attendant. 

—  Il  n'y  a  pas  de  réponse,  sire? 

—  Aucune,  que  de  me  dire  si  tu  Pas  trouvé.  La 
clef  est  pour  lui  seul,  tu  comprends? 

—  Attends  donc,  et  ne  me  quitte  pas  ici,  peste! 
avant  de  sortir  de  Paris,  je  t'appellerai  comme  pour    ■ 
ressangler  mon  cheval,  tu  demeureras  en  arrière,    ■ 
ainsi  tout  naturellement  tu  feras  ta  commission  et 
tu  nous  rejoindras  à  Bondy. 

Le  valet  fit  un  signe  d'obéissance  et  s'éloigna. 
^  On  se  mit  en  marche  par  la  rue  Sainl-Honoré, 
on  gagna  la  rue  Saint-Denis,  puis  le  faubourg;  ar- 
rivé à  la  rue  Saint-Laurent,  le  cheval  du  roi  de  Na- 
varre se  dessangla,  Orthon  accourut,  et  tout  se  passa 
comme  il  avait  été  convenu  entre  lui  et  son  maître, 
qui  continuait  de  suivre  avec  le  cortège  royal  la 
rue  des  Récollets,  tandis  que  son  fidèle  serviteur 
gagnait  la  rue  du  Temple. 

Lorsque  Henri  rejoignit  le  roi,  Charles  était  en- 
gagé avec  le  duc  d'Alençon  dans  une  conversation 
si  intéressante  sur  le  temps,  sur  l'âge  du  sanglier 
détourné  et  qui  était  un  solitaire,  enfin  sur  l'en-  - 
droit  où  il  avait  établi  son  bouge,  qu'il  ne  s'aperçut 
pas  ou  feignit  de  ne  pas  s'apercevoir  que  Henri  était 
resté  un  instant  en  arrière. 

Pendant  ce  temps,  Marguerite  observait  de  loin 
la  contenance  de  chacun,  et  croyait  reconnaître 
dans  les  yeux  de  son  frère  un  -certain  embarras 
toutes  les  fois  que  ses  yeux  se  reposaient  sur  Henri. 
Madame  de  Nevers  se  laissait  aller  à  une  gaieté 
folle,  car  Coconas,  éminemment  joyeux  ce  jour-là, 
faisait  autour  d'elle  cent  lazzis  pour  faire  rire  les 
dames. 

Quant  à  la  Mole,  il  avait  déjà  trouvé  deux  fois 
l'occasion  de  baiser  l'écharpe  blanche  à  franges  d'or 
de  Marguerite  sans  que  cette  action,  faite  avec  l'a- 
dresse ordinaire  aux  amants,  eût  été  vue  de  plus 
de  trois  ou  quatre  personnes. 

On  arriva  vers  huit  heures  et  un  quart  à  Bondy. 

Le  premier  soin  de  Charles  IX  fut  de  s'informer 
si  le  sanglier  avait  tenu.  Le  sanglier  était  à  sa  bauge, 
et  le  piqueur  qui  l'avait  détourné  répondait  de 
lui. 

Une  collation  était  prête.  Le  roi  but  un  verre  de 
vin  de  Hongrie.  Charles  IX  invita  les  dames  à  se 
mettre  à  table,  et,  tout  à  son  impatience,  s'en  alla, 
pour  occuper  son  temps,  visiter  les  chenils  et  les 
perchoirs,  recommandant  qu'on  ne  dcsscllfit  pas  son 
cheval,  attendu,  dit-il,  qu'il  n'en  avait  jamais  monté 
de  meilleur  et  de  plus  fort. 

Pendant  que  le  roi  faisait  sa  tournée,  le  duc  de 
Guise  arriva.  Il  était  armé  en  guerre  bien  plutôt 
qu'en  chasse,  et  vingt  ou  trente  gentilshommes, 
équipés  comme  lui,  l'accompagnaient.  Il  s'informa 
aussitôt  du  lieu  où  était  le  roi,  l'alla  rejoindre  et 
revint  on  causant  avec  lui. 

A  neuf  heures  précises,  le  roi  donna  lui-nijme  le 

•    23 


178 


LA  REINE  MARGOT. 


signal  en  sonnant  le  lancer,  et  cliacun,  montant  à 
cheval,  s'acliemina  vers  le  rendez-vous. 

Pendant  la  route,  Henri  trouva  moyen  de  se  rap- 
procher encore  une  fois  de  sa  femme. 

—  Eh  bien  !  lui  demanda-t-il,  savez-vous  quelque 
chose  de  nouveau  ? 

—  Non,   répondit  Marguerite,  si  ce  n'est  que 
mon  frère  Charles  vou 
çon. 


regarde  d'une  étrange  fa- 


—  Je  m'en  suis  aperçu,  répondit  Henri. 

—  Avez-vous  pris  vos  précautions? 

—  J'ai  sur  la  poitrine  ma  cotte  de  mailles  et  à 
mon  côté  un  excellent  couteau  de  chasse  espagnol, 
affilé  comme  un  rasoir,  pointu  comme  une  aiguille, 
et  avec  lequel  je  perce  des  doublons. 

—  Alors,  dit  Marguerite,  à  la  garde  de  Dieu  ! 

Le  piqueur  qui  dirigeait  le  cortège  fit  un  signe  : . 
on  était  arrivé  à  la  bauge. 


FI>'  DE  LA  PREMIERE  PARTIE, 


TABLE  DES   MATIÈRES 


DE  U  fREHURK  PARTIE. 


I.  —  Le  latin  de  M.  de  Guise 1 

II.  —  La  chambre  de  la  reine  de  Navarre.   ...  7 

III.  —  Un  roi  poëte 13 

IV.  —  La  soirée  du  24  août  1572 20 

V.  —  Du  Louvre  en  particulier  et  de  la  vertu  en 

général ,.,....  24 

VI.  —  La  dette  payée 29 

VU.  —  La  nuit  du  24  août  1572 35 

VIII.  —  Les  massacrés 45 

IX.  —  Les  massacreurs 52 

X.  —  Mort,  messe  ou  Bastille 60 

XI.  —  L'aubépine  du  cimetière  des  Innocents.   .   .  C8 

XII.  —  Les  confidenees 74 

XIII.  —  Comme  il  y  a  des  clefs  qui  ouvrctit  les  por- 

tes auxquelles  elles  ne  sont  p.is  destinées.  77 

XIV.  —  Seconde  nuit  des  noces 84 

XV.  —  Ce  que  femme  veut,  Dieu  le  veut 90 


Pigea 

XVI.  —  Le  corps  d'un  ennemi  mort  sent  toujours 

bon 99 

XVII.  —  Le  confrère  de  maître  Ambroi.se  Paré.   .   .  107 

XVIII.  —  Les  revenants 111 

XIX.  —  Le  logis  de  maître  René,  le  parfumeur  de 

la  reine  mère 117 

XX.  —  Les  poules  noires 125 

XXI.  —  L'appartement  de  madame  de  Sauve.  .    ,    .  131 

XXII.  —  Sire!  vous  serez   roi 13li 

XXIII.  —  Un  nouveau  converti 140 

XXIV.  —  La  rue  Tizon  et  la  rue  Cloche-Percée.   .  .  14S 

XXV.  —  Le  manteau  cerise lôU 

XXVI.  —  Margarita I(i3 

XXVU.  —  La  mnin  de  Dieu 1G7 

XXVIII.  —  La  lettre  de  Rome 171 

XXIX.  —  Le  départ 175 


LA 


REINE    MARGOT 


DEUXIÈME     PARTIE 


PARIS.    —    IMPRIMÉ    PAR    BRT    AÎNÉ,    BODLEVART    MONTPARNASSE,   81. 


LA 


REINE  MARGOT 


ALEXANDRE    DUMAS 


ÉDITION    ILLUSTRÉE   PAR   E.    LAMPSONIUS    ET   LANCELOT 


OEIJXIKIHE     PARTIB 


PARIS 

LÉGRIVAIN    ET    TOUBON,    LIBRAIRES 

5,     BUE     DU     PONT-DE-LODI,     5 

1860 


LA  REINE  MARGOT 


DEUXIEME  PARTIE. 


I 


MAURKVEI,. 


.iHiant  ([ne  toute  oettc  jeu- 
nesse joyeuse  et  insou- 
I  liante ,  en  apparence  du 
moins,  se  répandait  comme 
un  tourbillon  doré  sur  la 
route  de  Bondy,  Cathe- 
rine, roulant  le  parchemin 
précieux  sur  lequel  le  roi 
Charles  venait  d  jpposer  sa  signature,  faisait  intro- 


duire dans  son  cabinet  l'homme  à  qui  son  capitaine 
des  gardes  avait  porté,  quelques  jours  auparavant, 
une  lettre  rue  de  la  Cerisaie,  quartier  de  l'Ar- 
senal. 

Une  large  bande  de  taffetas,  pareil  à  un  sceau 
mortuaire,  cachetait  un  des  yeux  de  cet  homme, 
découvrant  seulement  l'autre  œil,  et  laissant  voir 
entre  deux  pommettes  saillantes  .la  courbure  d'uu 
nez  de  vautour,  tandis  qu'une  barbe  grisonnante 


Fml».  —  lœp.  do  DRY  atné,  boolsvirl  Uontparniitse,  8<i 


24 


LA  REINE  MARGOT. 


lui  couvrait  \c  lias  du  visage.  Il  était  vêtu  d'un  man- 
teau long  et  épais,  sous  lequel  on  devinait  tout  un 
arsenal.  En  outre,  il  portait  au  côté,  quoique  ce  ne 
fijt  point  l'habitude  des  gens  appelés  à  la  cour,  une 
épée  de  campagne  longue,  large  et  <î  double  co- 
quille. Une  de  ses  mains  était  cachée  et  ne  quittait 
point  sous  son  manteau  le  manche  d'un  long  poi- 
gnard. 

—  Ah  !  vous  voici,  monsieur,  dit  la  reine  en  s'as- 
seyant,  vous  savez  que  je  vous  ai  promis  après  la 
Saint-Barthélémy,  où  vous  nous  avez  rendu  de  si 
signalés  services,  de  ne  pas  vous  laisser  dans  Fin-  ■ 
action.  L'occasion  se  présente,  ou  plutôt,  non,  je 
l'ai  fait  naître.  Remerciez-moi  donc. 

—  Madame,  je  remercie  humblement  Votre  Ma- 
jesté, répondit  l'homme  au  bandeau  noir,  avec  une 
réserve  basse  et  insolente  à  la  fois. 

—  Une  belle  occasion,  monsieur,  comme  vous 
n'en  trouverez  pas  deux  dans  votre  vie,  profitez-en 
donc. 

—  J'attends,  madame;  seulement  je  crains,  d'a- 
près le  préambule... 

—  Que  la  commission  ne  soit  violente?  N'est-ce 
pas  de  ces  commissions-là  que  sont  friands  ceux  qui 
veulent  s'avancer  ?  Celle  dont  je  vous  parle  serait 
enviée  par  les  Tavanne  et  par  les  Guise  même. 

—  Ah!  madame,  reprit  l'homme,  croyez  bien, 
quelle  qu'elle  soit,  que  je  suis  aux  ordres  de  Votre 
Majesté. 

—  En  ce  cas,  lisez,  dit  Catherine. 
Et  elle  lui  présenta  le  parchemin. 
L'homme  le  parcourut  et  pâlit. 

—  Quoi!  s'écria-t-il,  l'ordre  d'arrêter  le  roi  de 
Navarre  I 

—  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il  d'extraordinaire  à  cela? 

—  Mais  un  roi,  madame!  En  vérité,  je  doute,  je 
crains  de  n'être  pas  assez  bon  gentilhomme. 

—  Ma  confiance  vous  fait  le  premier  gentil- 
homme de  ma  cour,  monsieur  de  Maurevel,  dit  Ca- 
tiierine. 

—  Grâces  soient  rendues  à  Votre  Majesté,  dit 
l'assassin  si  ému  qu'il  paraissait  hésiter. 

—  Vous  obéirez  donc? 

—  Si  Votre  Majesté  le»commande.  n'est-ce  pas 
mon  devoir? 

—  Oui,  je  le  commande. 
• —  Alors  j'obi'irai. 

—  Gomment  vous  y  prendrez- vous? 

—  Mais  je  ne  sais  pas  trop,  madame,  et  je  tlési- 
rernis  fort  être  guidé  par  Votre  Majesté. 

—  Vous  redoutez  le  hruit' 

—  .le  l'avoue. 

—  Prenez  douze  hommes  sfirs.  plus  s'il  le  faut. 

—  Sans  doute,  je  le  comprends.  Votre  Majosti- 
mo  |ieriuel  do  prendre  mes  avantages,  et  jo  IhI  (;n 
suis  reconnaissant;  in.iis  où  saisirai-jo  le  roi  de  Na- 
varre? 

—  Où  vous  |ilnir,iil"il  inicux  de  le  saisir? 


—  Dans  un  lieu  qui,  par  sa  majesté  même,  me 
garantit,  s'il  était  possible. 

—  Oui,  je  comprends,  dans  quelque  palais  royal  ; 
que  diriez-vous  du  Louvre,  par  exemple? 

—  Oh  !  si  Votre  Majesté  me  le  permettait,  ce  se- 
rait une  grande  faveur. 

—  Vous  l'arrêterez  donc  dans  le  Louvre. 

—  Et  dans  quelle  partie  du  Louvre? 
— •  Dans  sa  chambre  même. 
Maurevel  s'inclina. 

—  Et  quand  cela,  madame? 

—  Ce  soir,  ou  plutôt  celte  nuit. 

—  Bien,  madame.  Maintenant  que  Votre  Majesté- 
daigne  me  renseigner  sur  une  seule  chose. 

—  Sur  laquelle* 

—  Sur  les  égards  dus  à  sa  qualité. 

—  Égards  I...  qualité!...  ditCatherine.  Maisvous 
ignorez  donc,  monsieur,  que  le  roi  de  France  ne 
doit  des  égards  à  qui  que  ce  soit  dans  son  roj-auine. 
ne  reconnaissant  personne  dont  la  qualité  soit  égale 
à  la  sienne? 

Maurevel  fit  une  seconde  révérence. 

—  J'insisterai  sur  ce  point  cependant,  madame, 
dit-il,  si  toutefois  Votre  Majesté  le  permet. 

—  Je  le  permets,  monsieur. 

—  Si  le  roi  contestait  l'authenticité  de  l'ordre, 
ce  n'est  pas  probable,  mais  enfin... 

— -  Au  contraire,  monsieur,  c'est  sûr. 

—  Il  contestera? 

—  Sans  aucun  doute. 

—  Et,  par  conséquent,  il  refusera  d'y  obéir? 

—  Je  le  crains. 

—  Et  il  résistera  ! 

—  C'£St  probable. 

—  Ah  !  diable!  dit  Maurevel:  et  dans  ce  cas?... 

—  Dans  quel  cas?  dit  Catherine  avec  son  regard 
fixe. 

—  Mais  dans  le  cas  où  il  résisterait,  que  faui-il 
faire? 

—  Que  faites-vous  quand  vous  êtes  chargé  d'un 
ordre  du  roi,  c'est-à-dire  quand  vous  représentez  le 
roi,  et  qu'on  vous  résiste,  monsieur  de  Maurevel? 

—  Mais,  madame,  dit  le  shire,  quand  je  suis  ho- 
noré d'un  pareil  ordre,  et  i]u"iin  ordre  concerne  un 
simple  gentilhomme,  je  le  tue. 

—  Je  vous  ai  dit,  monsieur,  reprit  Catherine,  cl 
je  ne  croyais  pas  (]u'il  y  eût  assez  longtemps  pour 
que  vous  l'eussiez  di'jà  oublié,  qu(>  le  roi  de  France 
ne  reconnaissait  aucune  qualité  dans  son  royaume; 
c'est  vous  dire  (|ue  le  roi  de  France  seul  est  roi,  et 
(]u'auprès  de  lui  les  plus  grands  ,<iinl  do  simples 
;;ontilshommes. 

Maurevel  pâlit,  car  il  comnieniaii  à  comprendre. 

—  Ohl  oh!  dit-il,  tuer  le  roi  do  Navarre!... 

—  Mais  qui  vous  parle  donc  de  le  tuer?  où  est 
l'ordre  de  le  tuer?  Le  mi  veut  qu'on  le  mène  à  la 
llaslille,  et  l'ordre  ne  porte  (]ue  cela.  Qu'il  se  laisse 
arrêter,  irés-bion;  mais,  comme  il  ne  se  laissera  pas 


LA  RELNE  MARGOT. 


S 


arrêter,  comme  il  résistera,  comme  il  essayera  de 
vous  tuer... 
Maurevel  pâlit. 

—  Vous  vous  défendrez,  continua  Catherine.  On 
ne  peut  pas  demander  à  un  vaillant  comme  vous  de 
se  laisser  tuer  sans  se  défendre;  et,  eu  vous  défen- 
dant, que  voulez-vous?  arrive  qu'arrive.  Vous  me 
comprenez,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  madame,  mais  cependant... 

—  Allons,  vous  voulez  qu'après  ces  mots  :  Ordre 
d'arrêter,  j'écrive  de  ma  main  :  mort  ou  vif? 

—  J'avoue,  madame,  que  cela  lèverait  mes  scru- 
pules. 

—  Voyons,  il  le  faut  bien,  puisque  vous  ne  croyez 
pas  la  commission  exécutable  sans  cela. 

Et  Catherine,  en  haussant  les  épaules,  déroula  le 
parchemin  dune  ma^n,  et  de  l'autre  écrivit  :  mort 
ou  vif. 

—  Tenez,  dit-elle,  trouvez-vous  l'ordre  suffisam- 
ment en  règle,  maintenant? 

—  Oui,  madame,  répondit  Maurevel  ;  mais  je  prie 
Votre  Majesté  de  me  laisser  l'entière  disposition  de 
l'entreprise. 

—  En  quoi  ce  que  j'ai  dit  nuit-il  dune  à  son 
exécution? 

—  Votre  Majesté  m'a  dit  de  prendre  douze  hom- 
mes» • 

—  Oui  ;  pour  être  plus  sûr. . . 

—  Eh  bien  !  je  demanderai  la  permission  de 
n'en  prendre  que  six. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que,  madame,  s'il  arrivait  malheur  au 
prince,  comme  la  chose  est  probable,  on  excuserait 
facilement  six  hommes  d'avoir  eu  peur  de  manquer 
un  prisonnier,  tandis  que  personne  n'excuserait 
douze  gardes  de  n'avoir  pas  laissé  tuer  la  moitié  de 
leurs  camarades  a\ant  de  porter  la  main  sur  une 
Majesté. 

— Belle  Majesté,  ma  foi  !  qui  n'a  pas  de  royaume. 


—  Madame,  dit  Maurevel,  ce  n'est  pas  le  royaume 
qui  fait  le  roi,  c'est  la  naissance. 

—  Eh  bien!  donc,  dit  Catlierine,  faites  comme  il 
vous  plaira.  Seulement  je  dois  vous  prévenir  que  je 
désire  que  vous  ne  quittiez  point  le  Louvre. 

r—  Mais,  madame,  pour  réunir  mes  hommes?... 

—  Vous  avez  bien  une  espèce  de  sergent  que  vous 
puissiez  charger  de  ce  soin? 

—  J'ai  mon  laquais,  qui  non-seulement  est  un 
garçon  fidèle,  mais  ([ui  même  m'a  quelquefois  aidé 
dans  ces  sortes  d'entreprises. 

—  Envoyez-le  chercher  et  concertez-vous  avec 
lui.  Vous  connaissez  le  cabinet  des  armes  du  roi, 
n'est-ce  pas?  eh  bien!  on  va  vous  servir  là  à  déjeu- 
ner; là  vous  donnerez  vos  ordres.  Le  lieu  raffermira 
vos  sens  s'ils  étaient  ébranlés.  Puis,  quand  mon  (ils 
reviendra  de  la  chasse,  vous  passerez  dans  mon 
oratoire,  où  vous  attendrez  l'heure. 

—  Mais  comment  entrerons-nous  dans  la  cham- 
bre? Le  roi  a  sans  doute  quelque  soupçon,  et  il 
s'enfermera  en  dedans. 

—  J'ai  une  double  clef  de  toutes  les  portes,  dit 
Catherine,  et  on  a  enlevé  les  verrous  de  celle  de 
Henri.  Adieu,  monsieur  de  Maurevel;  à  tantôt.  Je 
vais  vous  faire  conduire  dans  le  cabinet  des  armes 
du  roi.  Ah!  à  propos!  rappelez-vous  que  ce  qu'un 
roi  ordonne  doit,  avant  toute  chose,  être  exécuté; 
qu'aucune  excuse  n'est  admise  ;  qu'une  défaite, 
même  un  insuccès,  compromettrait  l'honneur  du 
roi.  C'est  grave. 

Et  Catherine,  sans  laisser  à  Maurevel  le  temps  de 
lui  répondre,  appela  M.  de  Nancey,  capitaine  des 
gardes,  et  lui  ordonna  de  conduire  Maurevel  dans 
le  cabinet  des  armes  du  roi. 

—  Mordieu!  disait  Maurevel  en  suivant  son 
guide,  je  m'élève  dans  la  hiérarchie  de  l'assassinat  : 
d'un  simple  gentilhomme  à  un  capitaine;  —  d'un 
capitaine  à  un  amiral  ;  —  d'un  amiral  à  un  roi 
sans  couronne.  Et  qui  sait  si  je  n'arriverai  pas  un 
jour  à  un  roi  couronné!... 


LA  UE1^'E  MARGOT. 


Il 


LA  CHASSE  A  COURRK. 


c  piqiieur  qui  avait  dé- 
tourné le  sanglier  et  qui 
avait  affirmé  au  roi  que 
l'animal  n'avait  pas  quitté 
T;fc^^  ayKAwfe'fl  l'enceinte  ne  s'était  nas 
trompe.  A  peine  le  limier 
fut-il  mis  sur  la  trace, 
«^^^'y^^^^i^^ssi^  qu'il  s'enfonça  clans  le  tail- 
lis et  que  d'un  massif  d'épines  il  Ht  sortir  le  san- 
glier, qui.  ainsi  que  le  piqueur  l'avait  reconnu  à 
ses  voies,  était  un  solitaire,  c'est-à-dire  une  liète  de 
la  plus  forte  taille. 

L'animal  piqua  droit  devant  lui  et  tra\ersa  la 
route  à  cinquante  pas  du  roi,  suivi  seulement  du 
limier  qui  l'avait  délourni'.  On  découpla  aussitôt 
un  premier  relais,  et  une  vingtaine  de  chiens  s'en- 
foncèrent à  sa  poursuite. 

La  cliasse  était  la  passion  de  Charles.  A  peine 
l'animal  eut-il  traversé  la  route  qu'il  s'élança  der- 
rière lui,  sonnant  la  vue,  suivi  du  duc  d'Alcnçoii 
cl  de  Henri,  à  qui  un  signe  de  Marguerite  avait 
indiqué  ([u'il  ne  devait  point  ijuitler  Charles. 
Tous  les  autres  chasseurs  suivirent  le  roi. 
Les  forêts  royales  étaient  loin  ,  à  l'époque  où 
se  passe  l'histoire  que  nous  rai^ontons ,  d'être , 
comme  elles  le  sont  aujourd'hui,  de  grands  parcs 
roupés  par  des  allées  carro.ssables.  Alors,  l'exploi- 
talion  était  à  peu  prés  nulle.  Les  rois  n'avaient 
pas  encore  eu  l'idée  de  se  fair(^  commerçants  et 
de  diviser  leurs  bois  en  coupes,  en  taillis  et  en 
futaies.  Les  arhres,  semés,  non  point  par  de  sa- 
vants forestiers  ,  mais  par  la  main  de  Dieu ,  qui 
jetait  la  graine  au  caprice  du  vent,  n'étaient  pas 
disposés  en  quinconces,  mais  poussaient  à  leur 
loisir,  et  comme  ils  font  encore  aujouril'hui  dans 
une  forûl  vierge  do  l'Amériiiue.  llref,  une  forêt,  à 
cette  époque,  (Hait  un  repaire  où  il  y  avait  à  foi- 
son du  sanglier,  ilu  cerf,  du  loup  et  des  voleurs; 
et  une  douzaine  de  .sentiers  seuh'uienl,  parlant  d'un 
point,  éloilaicnt  celle  de  Ilondy,  qu'une  route  cir- 
culaire envelo|q)ait  comme  le  cercle  de  la  roue 
(;liv(dopiie  les  j:inU's. 

En  poussant  la  comiiaraisun  i)lus  loin,  le  moyeu 
ne  repri'SiMiterail  pas  mal  l'unique  carrefour  situé 
au  ccnlre  du  hois,  et  où  les  chasseurs  égarés  se  ral- 


liaient,  pour  s'élancer  de  là  vers  le  point  où  la 
chasse  perdue  reparaissait. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  il  arriva  ce  qui  ar- 
rivait toujours  en  pareil  cas  :  c'est  que  des  obstacles 
presque  insurmontables  s'étant  opposés  à  la  course 
des  chasseurs,  les  voix  des  clTiens  s'étaient  éteintes 
dans  le  loitain,  et  le  roi  lui-même  était  revenu  au 
carrefour,  jurant  et  sacrant,  comme  c'était  son  ha- 
bitude. 

—  Eh  bien!  d'Alençon,  eh  bien!  Henriol,  dit-il, 
vous  voilà,  mordieu,  calmes  et  tranquilles  comme 
des  religieuses  qui  suivent  leur  abbcsse.  Voyez- 
vous,  ça  ne  s'appelle  point  chasser,  cela.  Vous,  d'A- 
lençon, vous  avez  l'air  de  sortir  d'une  boite-,  et  vous 
êtes  tellemoÉit  parfumé,  que  si  vous  passez  entre  la 
bête  et  mes  chiens  vous  êtes  capable  de  leur  faire 
perdre  la  voie.  Et  vous,  llenriot,  où  est  votre  épicu, 
où  est  votre  arquebuse'?  voyons. 

—  Sire,  dit  Henri,  à  quoi  bon  une  arquebuse? 
Je  sais  que  Votre  Majesté  aime  tirer  l'animal  quand 
il  tient  aux  chiens.  Quant  à  un  épieu.  je  manie  as- 
sez maladroitement  cette  arme,  qui  n'est  point  d'u- 
sage dans  nos  montagnes,  où  nous  chassons  l'ours 
avec  le  simple  poignard. 

—  Par  là  mordieu,  Henri,  (piand  vous  serez  re- 
tourné dans  \os  Pyrénées,  il  faudra  que  vous  m'en- 
voyiez une  pleine  charretée  d'ours,  —  car  ce  doit 
être  une  belle  chasse  (jue  celle  qui  se  fait  ainsi  corps 
à  corps  avec  un  animal  qui  peut  nous  étouffer.  — 
Écoutez  donc,  je  crois  que  j'entends  les  chiens. 
Non,  je  me  trompais. 

Le  roi  prit  son  cor  et  sonna  une  fanfare.  Plusieurs 
f:infares  lui  n'pcmdirent.  Tout  à  coup  un  pi(iueur 
parut  qui  fit  entendre  un  autre  air. 

—  La  vue!  la  vue  I  cria  le  roi. 

Et  il  s'élança  au  gahqi,  sni\  i  de  tous  les  chasseurs 
ijui  s'étaient  ralliés  à  lui. 

Le  piqueur  ne  s'était  pas  tromp('.  A  mesuro  que 
le  roi  s'avançait,  on  commençait  d'eulendre  les 
aboiemenis  de  la  meute,  conqiosée  alors  de  plus  dt> 
soixante  chiens,  car  on  avait  successivement  lâché 
liuis  les  relais  placés  dans  les  endroits  que  le  san- 
glier avait  déjà  parcdiirus.  Le  roi  le  vit  passer  pour 
la  seconde  fois,  et,  prolilant  dune  haute  futaie,  il 


LA  REINE  MARGOT. 


se  jeta  sous  bois  après  lui,  donnant  du  cor  de  toutes 
ses  forces. 

Les  princes  le  suivirent  quelque  temps.  Mais  le 
roi  avait  un  cheval  si  vigoureux,  emporté  par  son 
ardeur  il  passait  par  des  chemins  tellement  escar- 
pés, par  des  taillis  si  épais,  que  d'abord  les  femmes, 
puis  le  duc  de  Guise  et  ses  gentilshommes,  puis  les 
deux  princes,  furent  forcés  de  l'abandonner.  Ta- 
vannestint  encore  quelque  temps;  mais  enfin  il  y 
renonça  à  son  tour. 

Tout  le  monde,  excepté  Charles  et  quelques  pi- 
queurs  qui,  excités  par  une  récompense  promise, 
ne  voulaient  pas  quitter  le  roi,  se  retrouva  donc 
dans  les  environs  du  carrefour. 

Les  deux  princes  étaient  l'un  prés  de  l'autre 
dans  une  longue  allée,  k  cent  pas  d'eux,  le  duc  de 
Guise  et  ses  gentilshommes  avaient  fait  halte.  Au 
carrefour  se  tenaient  les  femmes. 

—  Ne  semblerait-il  pas,  en  vérité,  dit  le  duc 
d'Alençon  à  Henri  en  lui  montrant  du  coin  de  l'œil 
le  duc  de  Guise,  que  cet  homme  avec  son  escorte 
bardée  de  ter  est  le  véritable  roi  1  Pauvres  princes 
que  nous  sommes,  il  ne  nous  honore  pas  même  d'un 
regard. 

—  Pourquoi  nous  traiterait-il  mieux  que  ne  nous 
traitent  nos  propres  parents?  répondit  Henri.  Eh! 
mon  frère  !  ne  sommes-nous  pas,  vous  et  moi,  des 
prisonniers  à  la  cour  de  France ,  des  otages  de  no- 
tre parti? 

Le  duc  François  tressaillit  à  ces  mots  et  regarda 
Henri  comme  pour  provoquer  une  plus  large  expli- 
cation; mais  Henri  s'était  plus  avancé  qu'il  n'avait 
coutume  de  le  faire,  et  il  garda  le  silence. 

—  Que  voulez-vous  dire,  Henri?  demanda  le  duc 
François,  visiblement  contrarié  que  son  beau-frére, 
en  ne  continuant  pas,  le  laissât  entamer  ces  éclair- 
cissements. 

—  Je  dis,  mon  frère,  reprit  Henri,  que  ces  hom- 
mes si  bien  armés,  qui  semblent  avoir  reçu  pour  tâ- 
che de  ne  point  nous  perdre  de  vue,  ont  tout  l'aspect 
de  gardes  qui  prétendraient  empêcher  deux  person- 
nes de  s'échapper. 

—  S'échapper,  pourquoi,  comment!  demand* 
d'Alençon  en  jouant  admirablement  la  surprise  et  la 
naïveté. 

—  Vous  avez  là  un  magnilique  genêt,  François, 
dit  Henri  poursuivant  sa  pensée  tout  en  ayant  l'air 
de  changer  de  conversation;  je  suis  sûr  qu'il  ferait 
sept  lieues  en  une  heure,  et  vingt  lieues  d'ici  à  midi. 
H  fait  beau  ;  cela  invite ,  sur  ma  parole ,  à  baisser  la 
main.  Voyez  doue  le  joli  chemin  de  traverse.  Est-ce 
qu'il  ne  vous  tente  pas,  François?  Quant  à  moi,  l'é- 
peron me  brijle. 

François  ne  répondit  rien.  Seulement  il  rougit  et 
pâlit  successivement;  puis  il  tendit  l'oreille  comme 
s'il  écoutait  la  chasse. 

—  La  nouvelledePolognefait  son  effet,  dit  Henri, 
et  mon  cher  beau-frère  a  son  plan,  il  voudrait  bien 


que  je  me  sauvasse,  mais  je  ne  me  sauverai  pas 
seul. 

11  achevait  à  peine  celte  réflexion  quand  plusieurs 
nouveaux  convertis,  revenus  à  la  cour  depuis  deux 
ou  trois  mois ,  arrivèrent  au  petit  galop  et  sa- 
luèrent les  deux  princes  avec  un  sourire  dos  plus 
engageants. 

Le  duc  d'Alençon ,  provoqué  par  les  ouvertures 
de  Henri,  n'avait  qu'un  mot  à  dire,  qu'un  geste  à 
faire,  et  il  était  évident  que  trente  ou  quarante  ca- 
valiers réunis  en  ce  moment  autour  d'eux  comme 
pour  faire  opposition  à  la  troupe  de  M.  de  Guise  fa- 
voriseraient sa  fuite;  mais  il  détourna  la  tète,  et, 
portant  son  cor  à  sa  bouche ,  il  sonna  le  rallie- 
ment. 

Cependant  les  nouveaux  venus,  comme  s'ils  eus- 
sent cru  que  l'hésitation  du  duc  d'Alençon  venait  du 
voisinage  et  de  la  présence  des  Guisards,  s'étaient 
peu  à  peu  glissés  entre  eux  et  les  deuxprinces,  ets'é- 
taient  échelonnés  avec  une  habileté  stratégique  qui 
annonçait  l'habitude  des  dispositions  militaires.  En 
effet,  pour  arriver  au  duc  d'Alençon  et  au  roi  de 
Navarre,  il  eût  fallu  leur  passer  sur  le  corps,  tandis 
qu'à  perte  de  vue  s'étendait  devant  les  deux  frères 
une  route  parfaitement  libre. 

Tout  à  coup  entre  les  arbres,  à  dix  pas  du  roi  de 
Navarre ,  apparut  un  autre  gentilhomme  que  les 
deux  princes  n'avaient  pas  encore  vu.  Henri  cher- 
chait à  deviner  qui  il  était,  quand  ce  gentilhomme, 
soulevant  son  chapeau ,  se  fit  reconnaître  à  Henri 
pour  le  vicomte  de  Turenne,  un  des  chefs  du  parti 
protestant  que  l'on  croyait  en  Poitou. 

Le  vicomte  hasarda  même  un  signe  qui  voulait 
clairement  dire  : 

—  Venez-vous  ? 

Mais  Henri ,  après  avoir  bien  consulté  le  visage 
impassible  et  l'œil  terne  du  duc  d'Alençon,  tourna 
deux  ou  trois  fois  la  tête  sur  son  épaule  comme  si 
quelque  chose  le  gênait  dans  le  col  do  son  pour- 
point. 

C'était  une  réponse  négative.  Le  vicomte  la  com- 
prit, piqua  des  deux  et  disparut  dans  le  fourré. 

Au  même  instant  on  entendit  la  meute  se  rap- 
procher, puis,  à  l'extrémité  de  l'allée  où  l'on  se 
trouvait,  on  vit  passer  le  sanglier,  puis  au  mémo 
instant  les  chiens,  puis,  pareil  au  chasseur  infernal, 
Charles  IX  sans  chapeau,  le  cor  à  la  bouche,  son- 
nant à  se  briser  les  poumons  ;  trois  ou  quatre  pi- 
queurs  le  suivaient.  Tavannes  avait  disparu. 

—  Le  roi  !  s'écria  le  duc  d'Alençon.  Et  il  s'élança 
sur  la  trace. 

Henri,  rassuré  par  la  présence  de  ses  bons  amis, 
leur  fit  signe  de  ne  pas  s'éloigner  et  s'avança  vers 
les  dames. 

—  Eh  bien  1  dit  Marguerite  en  faisant  quelques 
pas  au-devant  de  lui. 

—  Eh  bien!  madame,  dit  Henri,  nous  chassons  le 


6 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Voilà  tout? 

—  Oui,  le  vent  a  tourné  depuis  hier  matin  ; 
mais  je  crois  vous  avoir  prédit  que  cela  serait  ainsi. 

—  Ces  changements  de  vent  sont  mauvais  pour  la 
chasse  ,  n'est-ce  pas ,  monsieur?  demanda  Margue- 
rite. 

—  Oui,  dit  Henri;  cela  bouleverse  quelquefois 
toutes  les  dispositions  arrêtées,  et  c'est  uu  plan  à 
refaire. 

En  ce  moment  les  aboiements  de  la  meute  com- 
mencèrent à  se  faire  entendre,  se  rapprochant  rapi- 
dement, et  une  sorte  de  vapeur  tumultueuse  avertit 
les  chasseurs  de  se  tenir  sur  leurs  gardes.  Chacun 
leva  la  tête  et  tendit  l'oreille. 

Presque  aussitôt,  le  sanglier  déboucha,  et,  au  lieu 
de  se  rejeter  dans  le  bois,  il  suivit  la  roule  venant 
droit  sur  le  carrefour  où  se  trouvaient  les  dames, 
les  gentilshommes  qui  leur  faisaient  la  cour,  et  les 
chasseurs  qui  avaient  perdu  la  chasse. 

Derrière  lui  et  lui  soufflant  au  poil,  venaient 
trente  ou  quarante  chiens  des  plus  robustes,  puis 
derrière  les  chiens,  à  vingt  pas  à  peine,  le  roi  Char- 
les sans  toquet,  sans  manteau,  avec  ses  habits  tout 
déchirés  par  les  épines,  le  visage  et  les  mains  en 
sang. 

Un  ou  deux  piqueurs  restaient  seuls  avec  lui. 

Le  roi  ne  quittait  son  cor  que  pour  exciter  ses 
chiens,  ne  cessait  d'exciter  ses  chiens  que  pour  re- 
prendre son  cor.  Le  monde  tout  entier  avait  dis- 
paru à  ses  yeux.  Si  son  cheval  eût  manqué,  il  eût 
crié  comme  Richard  III  :  Ma  couronne  pour  un  che- 
val ! 

Mais  le  cheval  paraissait  aussi  ardent  que  le  maî- 
tre, ses  pieds  ne  touchaient  pas  la  terre  et  ses  na- 
seaux soufllaicnt  le  feu. 

Le  sanglier,  les  chiens,  le  roi,  passèrent  comme 
une  vision. 

—  Hallali,  hallali!  cria  le  roi  en  passant;  et  il' ra- 
mena son  cor  à  ses  lèvres  sanglantes. 

A  (luelques  pas  de  lui  venaient  le  duc  d'Alençon 
et  deux  piqueurs;  seulement  les  ciievaux  d6S  autres 
avaient  renonce,  ou  ils  s'étaient  perdus. 

Tout  le  monde  partit  sur  la  trace,  car  il  était  évi- 
dent que  le  sanglier  ne  tarderait  pas  à  tenir. 

En  effet,  au  bout  de  dix  minutes  à  peine,  le  san- 
glier quitta  le  sentier  qu'il  suivait  et  se  jeta  dans  le 
bois;  mais,  arrivé  à  une  clairière,  il  s'accula  à  une 
roche  et  lit  tète  aux  chiens. 

Aux  cris  de  Charles,  qui  l'avait  suivi,  tout  le 
monde  accourut. 

On  était  arrivé  au  uioment  intéressant  do  la 
chasse.  I/aninial  paraissait  résolu  à  une  défense 
désesiH'n'M'.  Les  chiens,  animés  par  une  course  de 
plus  de  trois  heures,  se  ruaient  sur  lui  avec  un 
acharnement  que  redoublaient  les  cris  et  les  jurons 
du  roi. 

Tous  les  chasseurs  se  rangèrent  en  cercle,  le  roi 
un  peu  en  avant,  ayant  derrière  lui  le  duc  d'Alen- 


çon armé  d'une  arquebuse,  et  Henri  qui  n'avait  que 
son  simple  couteau  de  chasse. 

Le  duc  d'Alençon  détacha  son  arquebuse  du  cro- 
chet et  en  alluma  la  mèche. -Henri,  fit  jouer  son  cou- 
teau de  chasse  dans  le  fourreau. 

Quant  au  duc  de  Guise,  assez  dédaigneux  de  tous 
ces  exercices  de  vénerie,  il  se  tenait  un  peu  à  l'é- 
cart avec  tous  ses  gentilshommes. 

Les  femmes  réunies  en  groupe  formaient  une  pe- 
tite troupe  qui  faisait  le  pendant  à  celle' du  duc  de 
Guise. 

Tout  ce  qui  était  chasseur  demeurait  les  yeux 
fixés  sur  l'animal,  dans  une  attente  pleine  d'anxiété. 

A  l'écart  se  tenait  un  piqueur  se  roidissant  pour 
résister  aux  deux  molosses  du  roi,  qui,  couverts  de 
leurs  jaques  de  mailles,  attendaient,  en  hurlant  et 
en  s'élançant  de  manière  à  faire  croire  à  chaque 
instant  qu'ils  allaient  briser  leurs  chaînes,  le  mo- 
ment de  coiffer  le  sanglier. 

L'animal  faisait  merveille;  attaqué  à  la  fois  par 
une  quarantaine  de  chiens  qui  l'enveloppaient 
comme  une  marée  hurlante,  qui  le  recouvraient  de 
leur  tapis  bigarré,  qui,  de  tous  côtés,  essayaient 
d'entamer  sa  peau  rugueuse  aux  poils  hérissés ,  .à 
chaque  coup  de  boutoir  il  lançait  à  dix  pieds  de 
haut  un  chien,  qui  retombait  éventré,  et  qui,  les 
entrailles  traînantes,  se  rejetait  aussitôt  dans  la 
mêlée,  tandis  que  Charles,  les  cheveux  roidis,  les 
yeux  enflammés,  les  narines  ouvertes,  courbé  sur 
le  cou  de  son  cheval  ruisselant,  sonnait  un  hallali 
furieux. 

En  moins  de  dix  minutes ,  vingt  chiens  furent 
hors  de  combat. 

—  Les  dogues!  cria  Charles,  les  dogues!... 

A  ce  cri  le  piqueur  ouvrit  les  porte -mousquetons 
des  laisses,  et  les  deux  molosses  se  ruèrent  au  mi- 
lieu du  carnage,  renversant  tout,  écartant  tout, 
se  frayant  avec  leurs  cottes  de  fer  uu  chemin  jus- 
qu'à l'animal  ,  qu'ils  saisirent  chacun  par  une 
oreille. 

Le  sanglier,  se  sentant  coiffé .  lit  claquer  ses 
dents  à  la  fois  de  rage  cl  de  douleur. 
*  —  Bravo  ,  Duredent!  bravo ,  Risquetout!  cria 
Charles.  Courage,  les  chiens!  un  épieu  !  un  épieu  ; 

—  Vous  ne  voulez  pas  mon  ari|uebii^e  !  dit  le  dur 
^'Alençon. 

—  Non.  cria  le  roi,  non.  un  ne  sent  pas  enlrer 
la  balle,  il  n'y  a  pas  de  plaisir;  taudis  qu'on  seni 
entrer  l'épicu.  Un  épieu!  un  épieu  ! 

On  présenta  au  roi  un  épieu  de  cha.ssc  duix-i  au 
feu  et  armé  d'une  pointe  de  fer. 

—  Mon  frère,  prenez  garde  !  cria  Marguerite, 

—  Sus  !  sus!  .sire  I  cria  la  duchesse  de  Nc\ers.  Ne 
le  inan(|UC7.  pas,  sire!  Un  bon  coup  à  ce  parpaillot! 

—  Soyez  tranquille,  duchesse  !  dil  Charles. 

Et,  mettant  ,<on  ('lueu  en  arrêt,  il  fondit  snrlcsan 
glier.  qui.  tenu  par  les  deux  chiens,  ne  put  éviter  le 
coup.  Copendanl,  à  la  vue  de  l'épicu  luisant,  il  lit 


LA  REÎNE  MARGOT. 


un  mouvement  de  côté,  et  l'arme,  au  lieu  de  péné- 
trer dans  la  poitrine,  glissa  sur  l'épaule  et  alla  s'é- 
mousser  sur  la  roche  contre  laquelle  l'animal  était 
acculé. 

—  Mille  nom  d'un  diable  !  cria  le  roi,  je  l'ai 
manqué...  Un  épieu!  un  épieu  ! 

Et,  se  reculant,  comme  faisaient  les  chevaliers 
lorsqu'ils  prenaient  du  champ,  il  jeta  à  dix  pas  de 
lui  son  épieu  hors  de  service. 

Un  piqueur  s'avança  pour  lui  en  offrir  un  autre. 

Mais,  au  même  instant,  comme  s'il  eût  prévu  le 
sort  qui  l'attendait,  et  qu'il  eût  voulu  s'y  soustraire, 
le  sanglier,  par  un  violent  effort,  arracha  aux  dents 
des  molosses  ses  deux  oreilles  déchirées,  et,  les 
yeux  sanglants,  hérissé,  hideux,  l'haleine  bruvante 
comme  un  soufflet  de  forge,  faisant  claquer  ses  dents 
l'une  contre  l'autre,  il  s'élança,  la  tête  basse,  vers 
le  cheval  du  roi. 

Charles  était  trop  bon  chasseur  pour  ne  pas  avoir 
prévu  cette  attaque.  Il  enleva  son  cheval,  qui  se  ca- 
bra; mais  il  avait  mal  mesuré  la  pression  :  le  che- 
val, trop  serré  par  le  mors  ou  peut-être  même  cé- 
dant à  son  épouvante,  se  renversa  en  arrière. 

Tous  les  spectateurs  jetèrent  un  cri  terrible  :  le 
cheval  était  tombé,  et  le  roi  avait  la  cuisse  engagée 
sous  lui. 

—  La  main,  sire,  rendez  la  main,  dit  Henri. 

Le  roi  lâcha  la  bride  de  son  cheval,  saisit  la  selle 
de  sa  main  gauche,  essayant  de  tirer  de  la  droite 
son  couteau  de  chasse  ;  rnais  le  couteau,  pressé  par 
le  poids  de  son  corps,  ne  voulut  pas  sortir  de  sa 
gaine. 

—  Le  sanglier,  le  sanglier!  cria  Charles.  A  moi 
d'Alençon,  à  moi  ! 

Cependant  le  cheval,  rendu  à  lui-même,  comme 
s'il  eût  compris  le  danger  que  courait  son  maître, 
tendit  ses  muscles  et  était  parvenu  déjà  à  se  relever 
sur  trois  jambes,  lorsqu'à  l'appel  de  son  frère, 
Henri  vit  le  duc  François  pâlir  affreusement  et  ap- 
procher l'arquebuse  de  son  épaule  :  mais  la  balle, 
au  lieu  d'aller  frapper  le  sanglier,  qui  n'était  plus 
qu'à  deux  pas  du  roi,  brisa  le  genou  du  cheval,  qui 
retomba  le  nez  contre  terre. 

Au  même  instant  le  sanglier  déchira  de  son  bou- 
toir la  botte  de  Charles. 

—  Oh!  murmura  d'Alençon  de  ses  lèvres  blêmis- 
santes, je  crois  que  le  duc  d'Anjou  est  roi  de  France 
et  que,  moi,  je  suis  roi  de  Pologne. 

En  effet,  le  sanglier  labourait  la  cuisse  de  Char- 
les lorsque  celui-ci  sentit  quelqu'un  qui  lui  levait 
le  bras,  puis  il  vit  briller  une  lame  aiguë  et  tran- 
chante qui  s'enfonçait  et  disparaissait  jusqu'à  la 


!  garde  au  défaut  de  l'épaule  de  l'animal,  tandis 
j  qu'une  main  gantée  de  fer  écartait  la  hure  déjà  fu- 
'  mante  sous  ses  babils. 

Charles,  qui,  dans  le  mouvement  qu'avait  fait  le 
cheval,  était  parvenu  à  dégager  sa  jambe,  se  releva 
lourdement,  et,  se  voyant  tout  ruisselant  do  sang, 
devint  pâle  comme  un  cadavre. 

—  Sire,  dit  Henri,  qui  toujours  à  genoux  main- 
'  tenait  le  sanglier  atteint  au  cœur,  sire,  ce  n'est 

rien,  j'ai  écarté  la  dent,  et  Votre  Majesté  n'est  pas 
blessée. 

Puis  il  se  releva,  lâchant  le  couteau,  et  le  sanglier 
tomba  rendant  plus  de  sang  encore  par  sa  gueule 

!  que  par  sa  plaie. 

Charles,  entouré  de  tout  un  monde  haletant,  as- 
sailli par  des  cris  de  terreur  qui  eussent  étourdi  le 

j  plus  calme  courage,  fut  un  moment  sur  le  point  de 
tomber  près  de  l'animal  agonisant.  Mais  il  se  re- 
mit ;  et,  .se  retournant  vers  le  rni  de  Navarre,  il  lui 

'  serra  la  main  avec  un  regard  où  brillait  le  premier 

;  élan  de  sensibilité  qui  eût  fait  battre  son  cœur  de- 
puis vingt-quatre  ans. 

—  Merci,  Henriot!  lui  dit-il. 

—  Mon  pauvre  frère!  s'écria  d'Alençon  en  s'ap- 
prochant  de  Charles. 

I       —  Ah  !  c'est  toi,  d'Alençon  !  dit  le  roi.  Eh  bien  ! 
]  fameux  tireur,  qu'est  donc  devenue  ta  balle? 

—  Elle  se  sera  aplatie  sur  le  sanglier,  dit  le 
duc. 

—  Eh  !  mon  Dieu  !  s'écria  Henri  avec  une  sur- 
prise admirablement  jouée,  voyez  donc,  François, 
votre  balle  a  cassé  la  jambe  du  cheval  de  Sa  Majesté. 
C'est  étrange  ! 

—  Hein  !  dit  le  roi.  Est-ce  vrai,  cela? 

—  C'est  possible,  dit  le  duc  consterné  ;  la  main 
me  tremblait  si  fort! 

—  Le  fait  est  que,  pour  un  tireur  habile,  vous  avez 
fait  là  un  singulier  coup,  François!  dit  Charles  en 
fronçant  le  sourcil.  Une  seconde  fois,  merci,  Hen- 
riot! Messieurs,  continua  le  roi,  retournons  à  Paris, 
j'en  ai  assez  comme  cela. 

Marguerite  s'approcha  pour  féliciter  Henri. 
,       — Ah!  ma  foi  oui,  Margot,  dit  Charles,  fais-lui 
'  ton  compliment,  et  bien  sincère  même,  car,  sans 
lui,  le  roi  de  France  s'appelait  Henri  IH. 

—  Hélas!  madame,  dit  le  Béarnais,  M.  le  duc 
d'Anjou,  qui  est  déjà  mon  ennemi,  va  m'en  vouloir 
bien  davantage.  Mais  que  voulez-vous,  on  fait  ce 
qu'on  peut;  demandez  à  M.  d'Alençon. 

Et,  se  baissant,  il  retira  du  corps  du  sanglier  son 
couteau  de  chasse,  qu'il  plongea  deu#ou  trois  fois 
dans  la  terre,  afin  d'en  essuyer  le  sang. 


— <-^)fa»^ceiî«^« 


LA  REINE  MARGOT. 


III 


FRATERNITÉ. 


n  snnvnnt  la  vie  de  Ctiar- 
le?,  Henri  avait  fait  pins 
que  sauver  la  vie  d'un 
homme;  il  avait  empèclK' 
trois  royaumes  de  changer 
de  souverains. 

En  effet,  Charles  IX  tué, 
_  le  duc   d'Anjou   devenait 

roi  de  France,  et  le  duc  d'Alençon,  selon  toute  pro- 
habilité, devenait  roi  de  Pologne.  Quant  à  la  Na- 
varre, comme  M.  le  duc  d'Anjou  était  l'amant  de 
madame  de  Condé,  sa  couronne  eût  probablement 
pavé  au  mari  la  complaisance  de  la  femme. 

Or,  dans  tout  ce  grand  bouleversement,  il  n'ar- 
rivait rien  de  bon  pour  Henri.  Il  changeait  de  maî- 
tre, voilà  tout;  et,  au  lieu  de  Charles  IX,  qui  le  to- 
lérait, il  voyait  monter  au  trône  de  France  le  duc 
d'Anjou,  qui,  n'ayant  avec  sa  mère  Catherine  qu'un 
cœur  et  qu'une  tète,  avait  juré  sa  mort  et  ne  man- 
querait pas  de  tenir  son  serment. 

Toutes  ces  idées  s'étaient  présentées  à  la  fois  à  son 
esprit  quand  le  sanglier  s'était  élancé  sur  Char- 
les iX,  et  nous  avons  vu  ce  qui  était  résulté  de  cette 
réllexion  rapide  comme  l'éclair,  qu'à  la  vie  de  Char- 
les IX  était  attachée  sa  propre  vie. 

Charles  IX  avait  été  sauvé  par  un  di'vouement 
dont  il  ('tait  impossible  au  roi  de  comprendre  h' 
motif. 

Mais  Marguerite  avait  tout  compris,  et  elle  avait 
admiré  ce  courage  étrange  do  Henri,  qui,  pareil  à 
l'('ciair.  ne  brillait  que  dans  l'orage. 

Malheureusement  ce  n'i'tait  pas  le  tout  (|ue  d'a- 
voir échappé  au  règne  du  duc  d'Anjou,  il  fallait  se 
faire  roi  soi-même.  Il  fallait  disputer  la  Navarre  au 
duc  d'Alcncon  et  au  prince  de  Ccmdc'  ;  il  fallait  sur- 
tout (piittcr  celte  cour  où  l'on  ne  marchait  (prenire 
deux  précipices,  l'i  la  quitter  protégé  par  un  lils  de 
France.        ^ 

Henri,  tout  en  revenant  de  Hondy,  n'-ni-chit  pro- 
fiiiidéincnt  à  la  situation.  Kn  arriv:uit  au  l,oiivre, 
son  plan  l'tait  fait. 

Sons  sedébotler,  tel  qu'il  était,  tout  poudreux  et 
tout  sanglant  encore,  il  se  rendit  chez  le  duc  d'A- 
lençon, qu'il  trouva  fort  agité  et  se  promenant  à 
grands  pas  dans  sa  chambre. 

En  l'apercevant,  le  prince  fil  un  mouvement. 


—  Oui,  lui  dit  Henri  en  lui  prenant  les  deux 
mains,  oui,  je  comprends,  mon  bon  frère,  vous 
m'en  voulez  de  ce  que  le  premier  j'ai  fait  remar- 
quer au  roi  que  votre  balle  avait  frappé  la  jambe 
de  son  cheval,  au  lieu  d'aller  frapper  le  sanglier, 
comme  c'était  votre  intention.  Mais  que  voulez- 
vous?  je  n'ai  pu  retenir  une  exclamation  de  sur- 
prise. D'ailleurs,  le  roi  s'en  fût  toujours  aperçu, 
n'est-ce  pas? 

—  Sans  doute,  sans  doute,  mucmura  d'.\leneon. 
Mais  je  ne  puis  cependant  attribuer  qu'à  mauvaise 
intention  cette  espèce  de  dénonciation  que  vous 
avez  faite,  et  qui,  vous  l'avez  vu,  n'a  pas  eu  un  ré- 
sultat moindre  que  de  faire  suspecter  à  mon  frère 
Charles  mes  intentions,  et  de  jeter  un  nuage  entre 
nous.  , 

—  Nous  reviendrons  là-dessus  tout  à  l'heure;  et, 
quant  à  la  bonne  ou  à  la  mauvaise  intention  que 
j'ai  à  votre  égard,  je  viens  exprès  auprès  do  vous 
pour  vous  en  faire  juge. 

—  BienI  dit  d'Alençon  avec  sa  réserve  ordi- 
naire; parlez,  Henri,  je  vous  écoute. 

—  Quand  j'aurai  parlé,  François,  vous  verrez 
bien  quelh's  sont  mes  intentions,  car  la  confidence 
que  je  viens  vous  faire  exclut  toute  réserve  et  toute 
prudence  ;  et,  quand  je  vous  l'aurai  faite,  d'un  mot, 
d'un  seul  mol  vous  pourrez  me  perdre! 

—  Qu'est-ce  donc?  dit  François,  qui  commençait 
à  se  troubler. 

—  Et  cependant,  continua  Henri,  j'ai  hésité  long- 
temps à  vous  parler  de  la  chose  qui  m'amène,  sur- 
tout après  la  façon  dont  vous  avez  fait  la  sourde 
oreille  aujourd'hui. 

—  En  vérité,  dit  François  on  pâlissant,  je  ne  sais 
pas  c(î  que  vous  \oulezdire,  Henri. 

—  Mon  frère,  vos  inlc-rèts  me  sont  trop  rhers 
pour  que  je  ne  vous  avertisse  pas  que  les  huguenots 
ont  fait  faire  près  de  moi  des  (h'marches. 

—  Iles  d(''marches!  demanda  d'Alençon,  et  quel- 
ii^s  déinarebes? 

L'un  d'eux,  M.  de  Mouy  de  Saint-Phal,  le  fils 
du  brave  de  Mouy  a.ssassiné  par  Maurevcl,  vous  sa- 
vez... 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  il  est  venu  me  trouver  au  risque  ilo 
sa  vie  p(uir  me  dimonlrer  (jue  j'étais  en  cjptivit(5 


LA  REINE  MARGOT. 


Ml 


iiii 


•■  tt  que  lui  <(»iri-vou>  répondu? 


—  Ah  !  vraiment!  et  que  lui  avez-vous  reponJu; 

—  Mon  frère,  vous  savez  que  j'aime  tendrement 
Charles,  qui  m'a  sauvé  la  vie,  et  que  la  reine  mère 
a  pour  moi  remplacé  ma  mère.  J'ai  donc  refusé 
tiiutes  les  offres  qu'il  venait  me  faire. 

—  Et  quelles  étaient  ces  offres? 

—  Les  huguenots  veulent  reconstituer  le  trùne 
de  Navarre,  et,  comme  eu  réalité  ce  troue  m'ap- 
partient par  héritage,  ils  me  l'offraient. 

—  Oui;  et  M.  de  Mouy,  uu  lieu  de  l'adhésion 
qui!  venait  solliciter,  a  reçu  votre  désistement'.' 


—  lormel...  par  écrit  même.  Mais  depuis,  con- 
tinua Henri... 

—  Vous  vous  êtes  repenti,  mon  frère,  interrom- 
pit d'Alençon. 

—  Non,  j'ai  cru  ui'apercevoir  seulement  f\nr 
M.  de  Mouy.  mécontent  do  moi.  rO()ortait  .'(illeur^ 
ses  visées.  m 

—  Et  où  cela?  demanda  vivement  François. 

—  Je  n'en  sais  rien.  Près  du  prince  de  Coude, 
peut-être. 

—  Oui,  c'est  probable,  dit  le  duc. 


In,:     3r  rr.T  •li;e.    '..-aimn  Hi'  iiraj!!?,  st. 


10 


LA  r,EI?<E  MARGOT. 


—  D'ailleurs,  reprit  ricnri,  j"ai  moyen  de  con- 
naître d'une  manière  infaillible  le  clicf  qu'il  s'est 
choisi. 

François  devint  livide. 

—  Mais,  continua  Henri,  les  huguenots  sont  di- 
vises entre  eux,  et  de  Mouy,  tout  hrave  et  tout  loyal 
qu'il  est.  ne  représente  qu'une  moitié  du  parti.  Or, 
cette  autre  moitié,  qui  n'est  point  a  dédaigner,  n'a 
pas  perdu  l'espoir  de  porter  au  trône  ce  Henri  de 
Navarre,  qui,  après  avoir  hésite  dans  le  premier 
moment,  peut  avoir  réfléchi  depuis. 

—  Vous  croyez? 

—  Oh  !  tous  les  jours  j'en  reçois  des  témoignages. 
Cette  troupe  qui  nous  a  rejoints  à  la  chasse,  avez- 
vous  remarque  de  quels  hommes  elle  se  composait? 

—  Oui,  de  gcnldshommcs  convertis. 

—  Le  chef  de  cette  troupe,  qui  m'a  fait  un  sigue, 
l'avez-vous  reconnu? 

—  Oui,  c'est  le  vicomte  de  Turennc. 

—  Ce  qu'ils  me  voulaient,  l'avcz-vous  compris? 

—  Oui,  ils  vous  proposaient  de  fuir. 

—  .Mors,  dit  Henri  à  François  inquiet,  il  est  donc 
évident  qu'il  y  a  un  second  parti  qui  veut  autre 
chose  que  ce  que  veut  M.  de  Mouy. 

—  Un  second  parti? 

—  Oui,  et  fort  puissant,  vous  dis-je,  de  sorte  que, 
pour  réussir,  il  faudrait  réunir  les  deux  partis  : 
Turcnne  cl  de  Mouy.  La  conspiration  marche,  les 
troupes  sont  désignées,  on  n'attend  qu'un  signal. 
Or,  dans  celte  situation  suprême  qui  demande  de 
ma  part  une  prompte  solution,  j'ai  débattu  deux 
résolutions  entre  lesquelles  je  lloltc.  Ces  deux  réso- 
lutions, je  viens  vous  les  soumettre  comme  à  un 
ami. 

—  Dites  mieux,  comme  à  un  frère. 

—  Oui.  comme  à  un  frère,  reprit  Henri. 

—  Parlez  donc,  je  vous  écoute. 

—  Et  d'abord,  je  dois  vous  exposer  l'état  de  mon 
ame,  mon  cher  François.  Nul  désir,  nulle  ambi- 
tion, nulle  capacité;  je  suis  un  bon  gentilhomme 
de  campagne,  pauvre,  sensuel  et  timide;  le  métier 
de  conspirateur  me  pré^cnte  des  disgrkes  mal  com- 
pensées par  la  perspective  même  certaine  d'une 
couronne. 

—  Ah  !  mon  frère,  dit  François,  vous  vous  faites 
tort,  et  c'est  une  situation  triste  que  celle  dun 
prince  dont  la  fortune  est  limitée  par  une  borne 
dans  le  champ  paternel  ou  par  un  homme  dans  la 
carrière  des  linnucursl  Je  ne  crois  donc  pas  à  ce 
que  vous  mo  dites. 

—  Ce  que  je  vous  dis  est  si  vrai  cependant,  mon 
frère,  reprit  Henri,  que,  si  je  croyais  avoir  un  ami 
réel,  je  me  (Ic'Micllrais  en  sa  faveur  de  la  puissance 
que  veut  me  confiTcr  le  parti  ipii  s'occupe  de  nmi  ; 
mais,  njnula-l-il  avec  un  soupir,  je  n'en  ai  point. 

—  Peut-être.  Vous  vous  trompez  sans  doute. 

—  Non,  vcntrc-saintgris!  dit  Henri.  Excepté 
vous,  mon  fri'.ie,  jo  no  vois  pursouno  qui  luo  soit 


atlaché;  aussi,  plutôt  que  de  laisser  avorter  en  des 
déchirements  affreux  une  tentative  qui  produirait  à 
la  lumière  quclf|uc  homme...  indigne...  je  préfère 
en  vérité  avertir  le  roi  mon  frère  de  ce  qui  se  passe. 
Je  ne  nommerai  personne,  je  ne  citerai  ni  pays  ni 
date;  mais  je  préviendrai  la  catastrophe. 

—  Grand  Dieu',  s'écria  d'Aleuçon  ne  pouvant  ré- 
primer sa  terreur,  que  dites-vous  là?...  Qui.  vous, 
vous  la  seule  espérance  du  parti  depuis  la  mort  de 
l'amiral  ;  vous,  un  huguenot  converti,  mal  converti, 
on  le  croyait  du  moins,  vous  lèveriez  le  couteau  sur 
vos  frères!  Henri'  Henri!  en  faisant  cela,  savez-vous 
que  vous  livrez  à  une  seconde  Saint-Barthélémy 
tous  les  calvinistes  du  royaume?  Savez-vous  que 
Catherine  n'attend  qu'une  occasion  pareille  pour 
exterminer  tout  ce  qui  a  survécu? 

Et  le  duc,  tremblant,  le  visage  marbré  de  pla- 
ques rouges  et  livides,  pressait  la  main  de  Henri 
pour  le  supplier  de  renoncer  à  cette  résolution,  qui 
le  perdait. 

—  Comment!  dit  Henri  avec  une  expression  de 
parfaite  bonhomie,  vous  croyez,  François,  qu'il  ar- 
riverait tant  de  malheurs?  Avec  la  parole  du  roi, 
cependant,  il  me  semble  que  jo  garantirais  les  im- 
prudents. 

—  La  parole  du  roi  Charles  IX,  Henri...  Eh!  l'a- 
miral ne  l'avait-il  pas?  Téligny  ne  l'avait-il  pas? 
Ne  l'aviez -vous  pas  vous-même?  Oh!  Henri!  c'est 
moi  qui  vous  le  dis  :  si  vous  faites  cela,  vous  les 
perdez  tous,  non-seulement  eux,  mais  encore  tout 
ce  qui  a  eu  des  relations  directes  ou  indirectes  avec 
eux. 

Henri  parut  réfléchir  un  instant. 

—  Si  j'eusse  été  un  prince  important  à  la  cour, 
dit-il,  j'eusse  agi  autrement.  A  votre  place,  par 
exemple,  à  votre  place  à  vous,  François,  fils  de 
France,  héritier  probable  de  la  couronne... 

François  secoua  ironiquement  la  tête. 

—  A  ma  place,  dit-il,  que  fcriez-vous? 

—  A  votre  place,  mon  frère,  répondit  Henri,  je 
me  mettrais  à  la  tète  du  mouvement  pour  le  diri- 
ger. Mon  nom  et  mon  crédit  répondraient  à  ma 
conscience  de  la  vie  des  séditieux,  et  je  tirerais  uti- 
lité pour  moi  d'abord  cl  pour  le  roi  ensuite,  peut- 
être,  d'une  entreprise,  qui,  sans  cela,  peut  faire  lo 
plus  grand  mal  à  la  France. 

U'Alençon  écouta  ces  paroles  avec  une  joio  qui 
dilata  tous  les  muscles  de  son  visage. 

—  Croyez-vous,  dit-il,  que  ce  moyen  soit  proli- 
cablo  et  qu'il  nous  épargne  tous  ces  désastres  que 
vous  prévoyez? 

— ■  .le  le  crois,  dit  Henri.  Les  huguenots  vous  ai- 
ment :  voire  extérieur  modeste,  voire  siiiialion  éle- 
vée Qt  inli'ressanle  à  la  fuis,  la  bieuM'illanco  enfin 
que  vous  avez  toujours  lonuiignée  à  ceux  de  la  reli- 
gion, les  portent  à  von.'-  servir. 

—  Mais,  dit  d'Aleiivnii,   il  y  a  schisnio  dans  le 


LA  ni:i,\E  3iAr,(;oT. 


11 


parti.  Ceux  qui  snnt  pour  vous  sornnt-ils  pour 
moi? 

—  ,1e  mo  cluirge  de  vous  les  concilier  pnr  deux 
raisons. 

-—  Lcsi|uellcs? 

—  D'abord,  par  la  confiance  que  les  clicfs  out  eu 
moi  ;  ensuite,  par  la  crainte  où  ils  seraient  que  Vo- 
tre Altesse,  connaissant  leurs  noms... 

—  Mais  ces  noms,  qui  nie  les  révélera  ? 

—  Moi,  ventre-saint-gris  ! 

—  Vous  feriez  cela? 

—  Écoutez,  François,  je  vous  l'ai  dit,  continua 
Henri,  je  n'aime  que  vous  à  la  cour  :  cela  vient 
sans  doute  de  ce  que  vous  êtes  persécuté  comme 
moi;  et  puis,  ma  femme  aussi  vous  aime  d'une  af- 
fection qui  n'a  pas  d'égale... 

François  rougit  de  plaisir. 

—  Croyez-moi,  mon  frère,  continua  Henri,  pre- 
nez cette  affaire  en  main,  régnez  en  Navarre;  et, 
pourvu  que  vous  me  conserviez  une  place  à  vo- 
tre table  et  une  belle  forêt  pour  chasser,  je  m'es- 
timerai heureux. 

—  Régner  en  Navarre,  dit  le  duc;  mais  si... 

■ —  Si  le  duc  d'Anjou  est  nommé  roi  de  Polo- 
gne, n'est-ce  pas?  j'achève  votre  pensée. 

François  regarda  Henri  avec  une  certaine  ter- 
reur. 

—  Eh  bien  !  écoutez,  François!  continua  Henri  : 
puisque  rien  ne  vous  échappe,  c'est  justement  dans 
cette  hypothèse  que  je  raisonne  :  si  le  duc  d'An- 
jou est  nommé  roi  de  Pologne  et  que  votre  frère 
Charles,  que  Dieu  conserve!  vienne  à  mourir,  il 
n'y  a  que  deux  cents  lieues  de  Pau  à  Paris,  tan- 
dis qu'il  y  a  en  quatre  cents  de  Paris  à  Craco- 
vic;  vous  serez  ilonc  ici  pour  recueillir  l'héri- 
tage juste  au  moment  où  le  roi  de  Pologne  ap- 
prendra qu'il  est  vacant.  Alors,  si  vous  êtes  content 
de  moi,  François,  vous  me  donnerez  ce  royaume 
de  Navarre,  qui  ne  sera  plus  qu'un  dos  fleurons 
de  votre  couronne;  de  cette  façon,  j'accepte.  Le 
pis  qui  puisse  vous  arriver,  c'est  de  rester  roi 
là-bas  et  de  faire  souche  de  rois  en  vivant  en  fa- 
mille avec  moi  et  ma  famille,  tandis  qu'ici ,  qu'è- 
tes-vous?  un  pauvre  prince  persécuté,  un  pauvre 
troisième  fils  de  roi,  esclave  de  doux  aînés  et  qu'un 
caprice  peut  envoyer  à  la  Bastille. 

—  Oui,  oui,  dit  François,  je  sens  bien  cela,  si 
bien  que  je  ne  comprends  pas  que  vous  renon- 
ciez à  ce  plan  que  vous  me  proposez.  Piien  ne 
bat  donc  là? 

Et  le  duc  d'Alençon  posa  la  main  sur  le  cœur 
de  son  frère. 

—  Il  y  a.  dit  Henri  en  souriant,  des  fardeaux 
trop  lourds  pour  certaines  mains,  je  n'essayerai 
pas  de  soulever  celui-là;  la  crainte  de  la  fatigue 
me  fait  passer  l'envie  de  la  possession. 

—  Ainsi,  Henri,  véritablement  vous  renoncez? 

—  Je  l'ai  dit  à  de  Mouy  et  je  vous  le  répète. 


—  Mais  en  pareille  circonstance,  cher  frère,  dit 
d'.Mençnn,  on  ne  dit  pas,  on  [irouvc. 

Henri  res[iira  comme  un  lulieur  qui  sent  plier  les 
reins  de  son  adversaire. 

—  Je  le  prouverai,  dit-il,  ce  soir  :  à  neuf  heu- 
res la  liste  des  chefs  et  le  plan  de  l'entreprise  se- 
ront chez  vous.  J'ai  même  déjà  remis  mon  acte  de 
renonciation  à  de  Mouy. 

François  prit  la  main  de  Henri  et  la  serra  avec 
effusion  entre  les  siennes. 

Au  même  instant  Catherine  entra  chez  le  duc  d'A- 
lençon, et  cela,  selon  son  habitude,  sans  se  faire  an- 
noncer. 

—  Ensemble!  dit-elle  en  souriant,  deux  bons 
frères,  en  vérité. 

■ — Je  l'espère,  madame,  dit  Henri  avec  le  plus 
grand  sang-froid,  tandis  que  le  duc  d'.Mençon  pâ- 
lissait d'angoisses. 

Puis  il  fit  quelques  pas  en  arrière  pour  laisser 
Catherine  libre  de  parler  à  son  fils. 

La  reine  mère  alors  tira  de  son  aumônière  un 
joyau  magnifique. 

-r- Celte  agrafe  vient  de  Florence,  dit-elle,  je 
vous  la  donne  pour  mettre  au  ceinturon  de  votre 
cpée. 

Puis  tout  bas  : 

—  Si,  conlinua-telle,  vous  entendez  ce  soir 
du  bruit  chez  votre  bon  frère  Henri,  ne  bougez 
pas. 

François  serra  la  main  de  sa  mère,  et  dit  : 

—  Me  permetlcz-vûus  de  lui  montrer  le  beau  pré- 
sent que  vous  venez  de  me  faire? 

—  Faites  mieux,  donnez-le-lui  en  votre  nom  et 
au  mien ,  car  j'en  avais"  ordonné  une  seconde  à  son 
intention. 

—  Vous  entendez,  Henri,  dit  François,  ma  bonne 
mère  m'apporte  ce  bijou,  et  en  double  la  valeur  en 
permettant  que  je  vous  le  donne. 

Henri  s'extasia  sur  la  beauté  de  l'agrafe,  et  se 
confondit  en  remcrcimcnts. 

Quand  SCS  transports  se  furent  calmés  : 

—  Mon  fils,  dit  Catherine,  je  me  sens  un  peu  in- 
disposée, et  je  vais  me  mettre  au  lit;  votre  frèru 
Charles  est  bien  fatigué  de  sa  chute  et  va  en  faire 
autant.  On  nesoupcra  donc  pas  en  famillecesoir,  et 
nous  serons  servis  chacun  chez  nous.  Ah  !  Henri, 
j'oubliais  de  vous  faire  mon  compliment  sur  votre 
courage  et  votre  adresse  :  vous  avez  sauvé  votre  roi 
et  votre  frère,  vous  en  serez  récompense'. 

• — Je  le  suis  déjà,  madame!  répondit  Henri  eu 
s'inclinant. 

—  Par  le  sentiment  que  vous  avez  fait  votre  de- 
voir, reprit  Catherine;  ce  n'est  point  assez,  et  croyez 
que  nous  songeons,  Charles  et  moi,  à  faire  quel- 
que chose  qui  nous  acquitte  envers  vous. 

—  Tout  ce  qui  viendra  de  vous  et  de  mon  bon 
frère  sera  bienvenu,  madame. 

Puis  il  s'inclina  et  sortit. 


12 


LA  REINE  jMARGOr. 


—  Ah  !  mon  frère  François,  pensa  Henri  en  sor- 
tïint,  je  suis  sûr  maintenant  de  no  pas  partir  seul, 
H  la  conspiration,  qui  avait  un  corps,  vient  fie  trou- 
ver une    tète   et  un  cœur.    Seulement  ,   prenons 


garde  à  nous.  Catherine  me  fait  un  caJeuu,  Cathe- 
rine me  promet  une  récompense  :  il  y  a  quelque 
diablerie  là-dessous;  j'en  veux  conférer  ce  soir  avec 
Marguerite. 


IV 


l.S   RtCONNAlSSANi.K   hf  Hùl  r.llAfil.r.s  1\. 


ûurevel  était  resté  une  par- 
tie de  la  journée  dans  le 
rabinet  des  armes  du  roi  ; 
mais ,  quand  Catherine 
'  avait  vu  approcher  le  mo- 
ment du  retour  de  la 
chasse,  elle  l'avait  fait  pas- 
ser dans  son  oratoire  avec 
les  sbires  qui  IVlaient  venus  rejoindre. 

Charles  IX.  averti  à  son  arrivée  par  sa  nourrice 
qu'un  homme  avait  passi'  une  partie  de  la  jour- 
née dans  son  cabinet,  s'était  d'abord  mis  dans  une 
"rande  colère  qu'(m  se  fût  permis  d'introduire  un 
l'tranger  chez  lui.  Mais,  se  ri'iant  fait  dépeindre,  et 
sa  nourrice  lui  ayant  dit  que  c'cHait  le  mémo  homme 
(ju'elle  avait  été  elle-même  chargée  dn  lui  amener 
un  soir,  le  roi  avait  reconnu  Maurevel.  et,  se  rappe- 
lant l'ordre  arraché  le  matin  par  sa  mère  .  il  avait 
tout  compris. 

—  Oh!  oh!  murmura  Charles,  dans  la  même 
journi'e  où  il  m"a  sauvé  la  vie  .  le  moment  est 
mal  choi'^i. 

Kn  conséqui-nce,  il  lit  queli|ues  pas  pcnir  descen- 
dre chez,  sa  mère,  mais  une  pensi'o  le  retint. 

—  Mordieu!  dit-il.  si  je  lui  parle  de  cela,  ci5.«era 
une  discussion  à  n'en  lia*  linir,  mieux  vaut  que 
nous  agissions  chacun  de  notre  côl('. 

—  Nourrice,  dit-il,  ferme  bien  toutes  les  portes  il 
proviens  la  reine  Klisalieib  i|^  qu'un  peu  souffr.inl 

(1)  Cliarli".  1\  a»»il  tpn»fv  l'iliMlirlIi  d  Aiilriclio,  fille  i\o 
Maiimilicn. 


de  la  cbiili'  que  j'ai  faite  je  dormirai  seul  celte 
nuit. 

La  nourrice  obé'it,  et,  comme  l'heure  d'exécuter 
son  projet  n'était  pas  arrivée,  Charles  se  mit  à  faire 
des  vers. 

C'i'tait  l'occupation  pendant  laquelle  le  temps 
passait  le  pins  vite  pour  le  roi.  Aussi  neuf  heures 
sonnèrent-elles  que  Charles  croyait  encore  qu'il  en 
était  à  peine  sept.  Il  compta  l'un  après  l'autre  les 
battements  de  la  cloche,  et  au  dernier  il  .«e  leva. 

—  Notn  d'un  diable!  dit-il,  il  est  temps  tout 
jnste. 

Et .  prenant  .<on  manleau  et  son  chapeau  ,  il 
sortit  par  tine  porte  secrète  qu'il  avait  fait  per- 
cer dans  la  boiserie  r\  ilnut  (.atlierinr  elle-même 
ignorait  l'existence. 

Charles  alla  droit  à  l'appartement  de  Henri. 
Henri  n'avait  fait  cpie  rentrer  chez  lui  pour  chan- 
ger de  costume  en  ([uittani  le  duc  d'Alençon,  et  il 
était  sorti  aussitôt. 

—  Il  sera  allé  souper  chez  Margot,  se  dit  le  roi  ; 
il  ('tait  an  mieux  aujoiird'luii  avi'c  elle,  à  ce  qu'il 
m'a  semblé,  du  moins. 

Va  il  s'ai'lM'ioiiia  \ers  l'apparleinent  de  Margue- 
rite. 

Marguerite  a\  ail  ramené  chez,  elle  la  duchesse  de 
Nevers,  Coconas  et  la  Mole,  et  faisait  avec  eux  une 
cidlatiim  tW  ronlitnres  et  de  pâtisseries. 

Charles  heurta  à  la  porte  d'entrée;  (lillonne  alla 
ouvrir:  mai*,  à  l'aspect  du  roi.  elle  fui  si  r'pouvan- 
li'c,  rpi'elb'  trouva  ;'i  peine  la  force  de  f;iire  la  ré- 
viTi'nce.  et  qu'au  lieu  de  courir  pour  pré\cnir  sa 


LA  HEINE  MAHGOT. 


\ô 


maîtresse  de  l'auguste  visi,te  qui  lui  arrivait,  elle 
laissa  passer  Charles  sans  donner  d'autre  signal  que 
le  cri  qu'elle  avait  poussé. 

Le  roi  traversa  l'antichambre,  et,  guidé  par  les 
éclats  de  rire,  il  s'avança  vers  la  salle  à  manger. 

<f  Pauvre  Henriot:  dit-il,  il  se  réjouit  sans  pen- 
ser à  mal.  » 

—  C'est  moi,  dit-il  en  soulevant  la  tapisserie  et 
en  montrant  un  visage  riant. 

Marguerite  poussa  un  cri  terrible;  tout  riant  qu'il 
était,  ce  visage  avait  produit  sur  elle  l'effet  de  la 
tête  de  Méduse.  Placée  en  face  de  la  portière,  elle 
venait  de  reconnaître  Charles. 

f.es  deux  hommes  tournaient  le  dos  au  roi. 

— •  Majesté!  s'écri.i-t-elle  avfc  effroi. 

Et  elle  se  leva. 

Coconas,  quand  les  trois  autres  convives  sen- 
taient en  quelque  sorte  leur  tète  vaciller  sur  leurs 
épaules,  fut  le  seul  qui  ne  perdit  pas  la  sienne.  Il 
.se  leva  aussi,  mais  avec  une  >i  habile  maladresse, 
qu'en  se  levant  il  renver.sa  la  table,  et  qu'avec  elle 
il  culbuta  cristaux,  vaisselles  et  bougies. 

En  un  instant,  il  y  eut  obscurité  complète  et  si- 
lence de  mort. 

—  Gagne  au  pied,  dit  Coconas  à  la  Moh'.  Hardi  ! 
nardil 

La  Mole  ne  se  le  lit  pas  dire  deux  fois,  il  se  jeta 
contre  le  mur.  s'orienta  di's  mains,  cherchant  la 
chambre  à  coucher  pour  se  cacher  dans  le  cabinet 
qu'il  connaissait  si  bien. 

Mais,  en  mettant  le  pied  dans  la  cbambre  à  cou- 
cher, il  se  heurta  contre  un  homme  qui  venait  d'en- 
trer par  le  passage  secret. 

—  Que  signifie  donc  tout  cela?  dit  Charles  dans 
les  ténèbres  avec  une  voix  qui  commençait  à  pren- 
dre un  formidable  accent  d'impatience;  suis-je  donc 
un  trouble-fète,  que  l'on  fasse  à  ma  vue  un  pareil 
remue-ménage?  Voyons,  Henriot  !  Henriot  !  où.  es- 
tu?  réponds-moi. 

—  Nous  sommes  sauvés!  murmura  Marguerite 
en  saisissant  une  main  qu'elle  prit  pour  celle  de  la 
Mole.  Le  roi  croit  que' mon  mari  est  un  de  nos  con- 
vives, 

—  Et  je  le  lui  laisserai  croire,  madame,  soyez 
tranquille,  dit  Henri  répondant  à  la  reine  sur  le 
même  ton. 

—  Grand  Dieu!  s'écria  Marguerite  en  lâchant  vi- 
vement la  main  qu'elle  tenait  et  qui  était  celle  du 
roi  de  Navarre. 

—  Silence!  dit  Henri. 

—  Mille  noms  du  diable!  qu'avez-vous  donc  à 
chuchoter  ainsi?  s'écria  Charles.  Henri,  répondez- 
moi,  où  êtes-vous? 

—  Me  voici,  sire,  dit  la  voix  du  roi  de  Navarre. 

—  Diable!  dit  Coconas,  qui  tenait  la  duchesse  de 
Nevers  dans  un  coin,  voilà  qui  se  complique. 

—  Alors  nous  sommes  detix  fois  perdues,  dit  Hen- 
riette. 


Coconas,  bravejusqu'à  l'imprudence,  avait  réflé- 
chi qu'il  fallait  toujours  finir  par  rallumer  les  bou- 
gies, et,  pensant  que  le  plus  tût  serait  le  mieux,  il 
(piitta  la  main  de  madame  de  Nevers,  ramassa  au 
milieu  des  débris  un  chandelier,  s'approcha  du 
chauffe-doux  (1),  et  souffla  sur  un  charbon  qui  en- 
llainma  aussitôt  la  mèche  d'une  bougie. 

La  chambre  s'éclaira. 

Charles  IX  jeta  autour  de  lui  un  regard  interro- 
gateur. 

Henri  était  près  de  sa  femme,  la  duchesse  de  Ne- 
vers était  seule  dans  un  coin;  et,  Coconas,  debout, 
au  milieu  de  la  chambre,  un  chandelier  à  la  main, 
éclairait  toute  la  scène. 

—  Excusez-nous,  mon  frère,  dit  Marguerite, 
nous  no  vous  attendions  pas. 

—  Aussi  Votre  Majesté,  comme  elle  peut  le  voir, 
nous  a  fait  une  peur  étrange!  dit  Henriette. 

—  Pour  ma  part,  dit  Henri,  qui  devina  tout,  je 
crois  que  la  peur  a  été  si  réelle,  qu'^n  me  levant  j'ai 
renversé  la  table. 

Coconas  jeta  au  roi  de  Navarre  un  regard  qui 
voulait  dire  : 

—  .\  la  bonne  heure!  voilà  un  mari  qui  entend 
à  demi-mot. 

—  Quel  affreux  remue-ménage  !  répéta  Char- 
les IX.  Voilà  ton  souper  renversé,  Henriot.  Viens 
avec  moi,  tu  l'achèveras  ailleurs;  je  te  débauche 
pour  ce  soir. 

—  Comment,  sire,  dit  Henri,  Votre  Majesté  me 
fi-rait  l'honneur!... 

—  Oui,  Ma  Majesté  te  fait  l'honneur  de  t'emme- 
ner  hors  du  Louvre.  Prête-le-moi,  Margot,  je  te  le 
ramènerai  demain  matin. 

—  Ah!  mon  frère!  dit  Marguerite,  vous  n'avez 
point  besoin  de  ma  permission  pour  cela,  et  vous 
êtes  bien  le  maître. 

—  Sire,  dit  Henri,  je  vais  prendre  chez  moi  un 
autre  manteau  et  je  reviens  à  rin.stant  même. 

—  Tu  n'en  as  pas  besoin,  Henriot,  celui  que  tu 
as  là  est  bon. 

—  Mais,  sire...  essaya  le  Béarnais. 

—  Je  te  dis  de  ne  pas  retourner  chez  toi,  mille 
noms  d'un  diable  !  n'entends-tu  pas  ce  que  je  te  dis? 
Allons,  viens  donc! 

—  Oui,  oui,  allez  !  dit  tout  à  coup  Marguerite  en 
serrant  le  bras  de  son  mari;  car  un  singulier  re- 
gard do  Charles  venait  de  lui  apprendre  qu'il  se 
passait  quelque  chose  d'étrange. 

—  Me  voilà,  sire,  dit  Henri. 

Mais  Charles  ramena  son  regard  sur  Coconas,  qui 
continuait  son  office  d'éclaireur  en  rallumant  les 
autres  bougies. 

—  Quel  est  ce  gentilhomme,  demanda-t-il  à  Henri 
en  toisant  le  Piémontais.  serait-ce  point  par  hasard 
M.  delà  Mole? 


(I)  Espaça  Oc  brasero. 


14 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Qui  lui  a  donc  pnrlé  de  la  Mole'!  se  demanda 
tout  bas  Marguerite. 

—  Non,  sire,  répondit  Henri,  M.  de  la  Mole  n'est 
point  ici,  et  je  le  regrette,  car  j'aurais  eu  l'honneur 
de  le  présenter  h  Votre  Majesté  en  même  temps  que 
M.  de  Coconas  son  ami  ;  ce  sont  deux  inséparables,  et 
tous  deux  appartiennent  à  M.  d'Aicnçon. 

—  Ab  !  ail!  à  notre  grand  tireur!  dit  Cbarles.  — 
Bon. 

Puis,  en  fronçant  le  sourcil  : 

—  Ce  M.  de  la  Mule,  ajouta-t-il,  n'est-il  pas  hu- 
guenot? 

—  Converti,  sire,  dit  Henri,  et  je  réponds  de  lui 
comme  de  moi. 

.  —  Quand  vous  répondez  de  quelqu'un.  Ilenriot, 
après  ce  que  vous  avez  fait  aujourd'hui,  je  n'ai  plus 
le  droit  de  douter  de  lui.  Mais  n'importe,  j'aurais 
voulu  le  voir  ce  M.  de  la  Mole.  Ce  sera  pour  plus 
tard. 

Et,  faisant  de  ses  gros  yeux  une  dernière  perqui- 
sition dans  la  chambre,  Charles  embrassa  Margue- 
rite et  emmena  le  roi  de  Navarre  en  le  tenant  par- 
dessous  le  bras. 

A  la  porte  du  Louvre,  Henri  voulut  s'arrêter  pour 
parler  à  quelqu'un. 

—  Allons,  allons!  sors  vite,  Henriot,  lui  dit  Char- 
les. Quand  je  te  dis  que  l'air  du  Louvre  n'est  pas 
bon  pour  toi  ce  soir;  ijue  diable  !  crois-moi  donc. 

—  Yentre-saint-gris!  murmura  Henri;  et  de 
Mouy,  que  va-t-il  devenir  tout  seul  dans  ma  cham- 
bre?... Pourvu  que  cet  air  qui  n'est  pas  bon  pour 
moi  ne  soit  pas  |)lus  mauvais  encore  pour  lui. 

—  Ail  çà!  dit  le  roi  lorsque  Henri  et  lui  eurent 
traversé  le  pont-levis,  cela  t'arrange  donc,  Henriot, 
que  les  gens  de  .M.  d'Alençon  fassent  la  cour  à  ta 
femme? 

—  Comment  cela,  sire? 

—  Oui,  ce  M.  de  Coconas  ne  fait-il  pas  les  doux 
yeux  à  Margot? 

—  Qui  vous  a  dit  cela? 

—  Dame  I  reprit  le  roi,  on  me  l'a  dit. 

—  Haillerie  pure,  sire.  M.  de  Coconas  fait  les 
doux  yeux  à  quelqu'un,  c'est  vrai,  mais  c'est  à  ma- 
dame de  Ncvers. 

—  Ah  bah  ! 

—  Je  puis  repondre  à  Votre  Majesté  de  ce  que  je 
lui  dis  là. 

Charles  se  prit  à  rire  aux  éclats. 

—  Lli  bien!  dit-il,  que  le  duc  de  Guise  vienne  en- 
core me  faire  des  propos,  et  j'allongerai  agréable- 
ment sa  moustache  en  lui  contant  les  exploits  de  sa 
bi'lle-so'ur.  Après  cela,  dit  le  roi  se  ravisant,  je  ni' 
sais  plus  si  c'est  de  M.  de  Coconas  ou  de  M.  de  In 
Mob'  (pi'il  m'a  parbj. 

—  l'as  plus  l'un  que  l'autre,  sire,  dit  Henri,  et  je 
vous  rc|innils  des  sentiments  de  ma  femme. 

—  ll(in  ,  Henriot,  bon!  dit  le  rui,  j'iiinn' mieux 
to  vuir  ainsi  qu'autrement,  et,  sur  mon  honneur. 


tu  es  si  brave  garçon,  que  je  crois  que  je  finirai  par 
ne  plus  puuvoir  me  passer  de  toi. 

En  di.<ant  ces  mots,  le  roi  se  mit  à  siffler  d'une 
façon  particulière,  et  quatre  gentilshommes,  qui 
attendaient  au  bout  de  la  rue  de  Beauvais,  le  vin- 
rent rejomdre,  et  tous  ensemble  s'enfoncèrent  dans 
l'intérieur  de  la  ville. 

Dix  heures  sonnaient. 

—  Eh  bien  !  dit  Marguerite  quand  le  roi  et  Henri 
furent  partis,  nous  remettons-nous  à  table? 

—  Non,  ma  foi!  dit  la  duchesse,  j'ai  eu  trop 
peur.  Vive  la  petite  maison  de  la  rue  Cloche-Per- 
eée!  on  n'y  peut  pas  entrer  sans  en  faire  le  siège, 
et  nos  braves  ont  le  droit  d'y  jouer  des  épées.  — 
Mais  que  cherchez-vous  sous  les  meubles  et  dans  les 
armoires,  monsieur  de  Coconas? 

—  Je  cherche  mon  ami  la  Mole,  dit  le  Piémon- 
tais. 

—  Cherchez  du  côté  de  ma  chambre,  monsieur, 
dit  Marguerite,  il  y  a  là  un  certain  cabinet... 

—  Bon,  dit  Coconas,  j'y  suis. 
Et  il  entra  dans  la  chambre. 

—  Eh  bien  !  dit  une  voix  dans  les  ténèbres,  oti 
en  sommes-nous? 

—  Eh  mordi  !  nous  en  sommes  au  dessert. 

—  Et  le  roi  de  Navarre? 

—  11  n'a  rien  vu;  c'est  un  mari  parfait,  et  j'en 
souhaite  un  pareil  à  ma  femme.  Cependant,  je 
crains  bien  qu'elle  ne  l'ait  jamais  qu'en  secondes 
noces. 

—  Et  le  roi  Charles  ? 

—  Ah!  le  roi,  c'est  différent;  il  a  emmené  le 
mari. 

—  En  vérité? 

—  C'est  comme  je  te  ie  dis.  De  plus,  il  m'a  fait 
l'honneur  de  me  regarder  de  côté  quand  il  a  appris 
que  j'étais  à  M.  d'Alençon,  et  de  travers  quand  il  a 
su  que  j'étais  ton  ami. 

—  Tu  crois  donc  qu'on  lui  aura  nral  parlé  de 
moi? 

—  J'ai  peur,  au  contraire,  qu'on  ne  lui  en  ait  dit 
trop  de  bien.  Mais  ce  n'est  point  de  tout  cela  qu'il 
s'agit  :  je  crois  que  ces  dames  ont  un  pèlerinage  i 
faire  du  côté  de  la  rue  du  Hoi-de-Sicile,  et  que  nous 
ccinduisons  les  pèlerines. 

—  Mais  impossible!...  tu  le  sais  bien. 

—  Comment,  impossible? 

—  Eh  !  oui,  nous  sommes  de  service  chez  Son 
Altesse  lioyalc. 

—  Mordi  !  c'est  ma  foi  vrai  !  J'oublie  toujoursque 
nous  sommes  en  grade,  et  que  de  gentilshommes 
(]uc  nous  étions  nous  avons  eu  l'honneur  de  passer 
valets. 

i;t  les  deux  amis  allèrent  exposer  à  la  reine  et  à 
la  duchesse  la  nécessite  où  ils  étaient  d'assister  au 
moins  au  coucher  do  M.  le  duc. 

—  C'est  bien,  dit  madame  de  Ncvors,  nous  par- 
tons do  nolro  côtii. 


LA  nLT^Π MAP.GOT. 


15 


—  Et  peut-on  savoir  où  vous  allez?  demanda  Co- 
conas. 

—  Oh  !  vous  êtes  trop  curieux,  dit  la  duchesse. 
Quœre  el  inverties. 

Les  deux  jeunes  gens  saluèrent  et  montèrent  en 
toute  hâte  chez  M.  d'Alenoon. 
Le  duc  semblait  les  attendre  dans  son  cabinet. 

—  Ah!  ah!  dit-il,  vous  voilà  bien  tard,  mes- 
sieurs. 

—  Dix  heures  à  peine,  monseigneur,  dit  Coconas. 
Le  duc  tira  sa  montre. 

—  C'est  vrai,  dit-il.  Tout  le  monde  est  couché  au 
Louvre  cependant. 

—  Oui,  monseigneur,  mais  nous  voici  à  vos  or- 
dres. Faul-il  introduire  dans  la  chambre  de  votre 
Altesse  les  gentilshommes  du  petit  coucher? 

—  Au  contraire,  passez  dans  la  petite  salle  et 
congédiez  tout  le  monde. 

Les  deux  jeunes  gens  obéirent,  exécutèrent  l'or- 


dre donné,  qui  n'étonna  personne  à  cause  du  ca- 
raetcre  bien  connu  du  duc. 

—  Monseigneur,  dit  Coconas,  Votre  Altesse  va 
sans  doute  se  mettre  au  lit,  ou  travailler? 

—  iNon,  messieurs,  vous  avez  congé  jusqu'à  de- 
main. 

—  Allons,  allons,  dit  tout  bas  Coconas  à  l'oreille 
de  la  Mole,  la  cour  découche  ce  soir,  à  ce  qu'il  pa- 
rait; la  nuit  sera  friande  en  diable,  prenons  notre 
part  de  la  nuit. 

El  les  deux  jeunes  gens  montèrentrcscalierqua- 
Ire  à  quatre,  prirent  leurs  manteaux  et  leurs  épécs 
de  nuit,  et  s'élancèrent  hors  du  Louvre  à  la  pour- 
suite des  deux  dames,  qu'ils  rejoignirent  au  coin 
de  la  rue  du  Coq-Saiul-lIonoré. 

Pendant  ce  temps,  leducd'Alençon,  l'œil  ouvert, 
l'oreille  au  guet,  attendait,  enfermé  dans  sa  cham- 
bre, les  événements  imprévus  qu'on  lui  avait  pro- 
mis. 


16 


LA  UEIiNK  MARGOT, 


. .  ^^,î.:^|i;^*i^lM|^^ïïp^^ii^g^^'.■to•|^tf 


Le  roi  et  Henri  l'ultaiciil  la  vilU. 


niMi  uisi'osic. 


lui.s  it  li'iir  j<uiiii.^uit 


oinmcravaiulil  le  tliicnux 
tlriix  jciinos  gt-ns,  lo  [iliis 
prnfdiKJ  silcnrft  n'gnail  n\\ 

l'.ii  l'ffii.  Margiicrilo  el 
iii;i(l;uiii'  (11'  N(^vprs  l'taiiMil 
|i;iilirs  iHiiir  i;i  ruo  iiz.iiii. 
Cdionascl  la  Molos'i'taicMl 
Le  roi  el  Henri  battaient  la 


ville.  1,1'iliir  clAU'Pnin  ^l•  leiiiiil  flif/.  lui  dans  l'at- 
lonto  vapnn  et  anxieuse  ries  ôvénoiMcnls  que  lui 
avait  pn-dils  la  reine  niérc.  F-nlln.  Caliierine 
s'était  mise  au  lit,  el  niaiianie  de  Sauve,  assise  à 
son  clievcl,  lui  faisait  lecture  do  certains  conttvs 
italiens  dont  riait  fort  la  lionne  reine. 

Depuis  liin;;leu)ps  (Inllu'rini'  n'avait  l'ti- desi  belle 
liunieur.  Après  avoir  fait  de  bon  appi'lil  une  rnlii' 
lion  avec  ses  fciuuic».  aprè;<  avoir  pris  con^ultatlua 


LA  REINE  31ARG0T. 


17 


On  de  ces  six  hommes  marchait  le  premier.  —  PtcB  19. 


du  médecin,  après  avoir  réglé  les  comptes  quoti- 
Jiens  de  sa  maison,  elle  avait  ordonné  une  prière 
pour  le  succès  de  certaine  entreprise  importante, 
disait-elle,  pour  le  bonheur  de  ses  enfants;  c'était 
l'habitude  de  Catherine,  habitude  au  reste  toute 
florentine,  de  faire  dire  dans  certaines  circonstan- 
ces des  prières  et  des  messes  dont  Dieu  et  elle  sa- 
vaient seuls  le  but 

Enfin,  elle  avait  revu  René,  et  avait  choisi  dans 
ses  odorants  sachets  et  dans  son  riche  assortiment 
plusieurs  nouveautés. 

—  Qu'on  sache,  dit  Catherine,  si  ma  fille  la  reine 


do  Navarre  est  chez  elle,  et,  si  elle  y  est,  qu'on  la 
prie  de  me  venir  faire  compagnie. 

I  e  page  au([uel  cet  ordre  était  adressé  sortit,  et, 
un  instant  après,  il  revint  accompagné  de  Gillonne. 

—  Eh  bien  1  dit  la  reine  mère,  j'ai  demandé  la 
maîtresse  et  non  la  suivante. 

—  Madame,  dit  Gillonne,  j'ai  cru  devoir  venir 
moi-même  dire  à  Votre  Majesté  que  la  reine  de  Na- 
varre est  sortie  avec  son  amie  la  duchesse  de  Ne- 
vers 

—  Sortie  à  cette  heure,  reprit  Catherine  en  fron 
çant  le  sourcil,  et  où  peut-elle  être  allée  ? 


lui^.  il  &KV  a\lit.  l/ijilL^ir'  ï|jQlt>3rua>3ï,  st. 


18 


LA  REI>'E  MARGOT. 


—  A  une  son n ce  J'alchiniio,  rcpondll  Cillonnc, 
laquelle  (Inil  avoir  lieu  à  l'Ijùlel  do  Guise,  dans  le 
pa\  illon  lialiilé  par  madame  de  Ncvcrs. 

—  El  quand  rcntrcra-t  elle?  demanda  la  reine 
mère. 

—  I.a  séance  fc  prolongera  fort  avant  dans  la 
nuit,  rcpondil  (jilliinne,  de  sorte  qu'il  e.--t  probalde 
que  Sa  Majesté  demeurera  jusqu'à  demain  matin 
chez  son  amie. 

—  Elle  est  lieurcuse,  la  reine  de  Navarre,  nuir- 
nuira  Callicrine,  elle  a  des  amies  et  elle  est  reine; 
elle  poric  une  couronne,  on  l'apfielle  Votre  Majesté 
cl  elle  n"a  pas  do  sujets  :  elle  c^t  bien  lieureuse. 

Ajirès  celte  boutade,  qui  fil  sourire  intérieure- 
ment les  auditeurs  : 

—  Au  reste,  murmura  Catlicnnc,  puisqu'elle  est 
sortie!  car  clic  est  sortie, ,(lile^-\■ûus■; 

—  Depuis  une  deini-beure,  madame. 

—  Tout  est  pour  le  mieux,  allez. 
Cillonne  salua  et  sortit. 

—  Continuez  votre  lecture,  Charlotte!  dit  la 
reine. 

Madame  de  Sauve  continua. 
Au  bout  de  di.v  minutes,  Catlierinc  interrompit 
la  lecture. 

—  Ali  !  à  propos,  dit-elle,  qu'on  renvoie  les  gar- 
des de  la  f;alcrie. 

C'était  lesij^nal  qn'atlemlail  Maurevcl. 

On  exécuta  l'onlro  de  la  ri'iiie  mère,  et  madame 
de  ."^auve  continua  son  histoire. 

lille  avril  lu  un  quart  d'heure  à  peu  près  sans 
inlerruption  aucune,  lorsqu'un  cri.  long,  prolongé, 
terrible,  parvint  jusque  dans  la  cbanilne  royale  cl 
fit  dresser  les  cbe\ciix  sur  la  tèie  des  as.'^isiauls. 

Un  coup  de  pistolet  le  sui\  it  imuiédiatemciit. 

—  Qu'est  cela?  tlit  Catherine,  et  pourquoi  ne 
lisez-vous  plus,  Caihiiia'.' 

—  Madame,  dit  la  jeune  femme  pâlissante,  n'a- 
vcz-voiis  point  entendu'.' 

—  Quoi  ? 

—  Ce  cri. 

—  El  ce  coup  de  pistolet'?  ajouta  le  capitaine  des 
gariles. 

—  1,'n  cri,  un  coup  de  pistolet,  ajouta  Catherine, 

je  n'ai  lien  culci.dii,  iimi U'ailleurs,  c.'^l-ce  donc 

chose  bien  extraordinaire  au  Louvre  qu'un  cri  et 
qu'un  coup  de  pi>tolet!  Lisez,  lisez,  Carlolla. 

—  Maibécoutez,  madame,  dit  celle-ci,  tandis  ipie 
M.  de  Nancey  se  tenait  debout  la  main  à  la  poignée 
de  son  épi'C  cl  n'osant  soriir  sans  le  congé  de  la 
reine,  écoulez,  on  entend  des  [las,  des  impréca- 
tions. 

—  Faut-il  que  jo  m'informe,  madame?  dit  ce 
dernier. 

—  l'oint  du  tout,  ninnsicur.  restez  là,  dit  Callic- 
rine en  se  soulevant  sur  une  main  comme  pour 
donner  plus  do  force  à  sou  ordre,  (Jui  donc  me  gar- 


derait en  cas  d'alarme?  Ce  sont  quelques  Suisses 
ivres  qu!  se  hatlent. 

Le  calme  de  la  reine,  opposé  à  la  terreurqui  pla- 
nait sur  toute  cette  assemblée,  formait  un  contraste 
tellement  remarquable,  que,  si  timide  qu'elle  fût, 
madame  de  Sauve  fixa  un  regard  interrogateur  sur 
la  reine. 

—  .Mais,  madame,  s'ccria-t-clle,  on  dirait  que 
l'on  tue  quebiu'un? 

—  Fl  i|ui  voulez-vous  qu'on  tue? 

—  Mais  le  foi  de  Navarre,  madame;  le  bruit 
vient  du  côte  de  son  appartement. 

—  La  sotte!  murmura  la  reine,  dont  les  lèvres, 
malgré  sa  puissance  sur  elle-même,  commençaient  à 
s'agiter  étrangement,  car  elle  marmottait  une 
prière;  la  sotte  voit  son  roi  de  Navarre  partout. 

■ —  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  dit  madame  de  Sauve 
en  retombant  sur  son  fauteuil. 

—  C'est  fini,  c'est  fini,  dit  Catherine.  Capitaine, 
continua-t-elle  en  s'adressant  à  M.  de  Nancey.  j'es- 
père que,  s'il  y  a  du  scandale  dans  le  palais,  vous 
ferez  demain  punir  sévèrement  les  coupables.  Re- 
prenez voire  lecture,  Carlolta. 

Et  Catherine  retomba  elle-même  sur  son  oreiller 
d.ins  une  immobilité  qui  ressemblait  beaucoup  à  de 
raffaissemenl,  car  les  assistants  rcnianiuèrent  que 
de  grosses  gouttes  de  sueur  roulaient  sur  son  vi- 
sage. 

Madame  de  Sauve  obéit  à  cet  ordre  formel  ;  mais 
ses  yeux  et  sa  voix  fonctionnaient  seuls.  Sa  pensée, 
err.'inte  sur  d'autres  objets,  lui  représentait  un  dan- 
ger terrible  suspendu  sur  une  tète  chérie.  Enfin, 
après  quelques  minutes  de  ce  combal,  elle  se  trouva 
lelleiiient  oiipressée  entre  l'émotion  cl  rétuiuette, 
<|iie  sa  voix  cessa  d'être  inielligilde;  le  livre  lui 
tomba  des  mains,  et  elle  s'évanouit. 

Sdiiihiin  un  fracas  plus  violent  se  fil  entendre; 
un  pas  huinl  et  pressé  ébranla  le  corridor;  deux 
coups  (le  feu  pariirciil  faisant  vibrer  les  vitres;  et 
Catherine,  étouuéc  de  celle  lutie  prolongée  outre 
mesure,  se  dressa  à  son  tour,  droite,  jiàle.  les  yeux 
dilatés;  Cl,  au  moment  où  le  capitaine  des  gardes 
allait  s'élancer  dehors,  elle  l'arrêta  en  disant  : 

—  Que  toul  le  monde  reste  ici,  j'irai  moi-même 
voir  là -bas  ce  qui  se  passe. 

Voilà  ce  qui  se  passait,  ou  plutùt  ce  qui  s'était 
passé. 

De  Mouy  avait  reçu  le  matin  des  mains  d'Orllion 
la  clef  de  llenii.  Dans  cette  cUT.  qui  éDit  forée,  il 
avait  remarqué  un  papier  roulé,  il  avait  tiré  le  pa- 
llier avec  une  épingle. 

C'était  le  mol  d'ordre  du  Louvre  pour  la  prochaine 
nuit. 

En  outre,  Oiihon  lui  avait  verbalement  transmis 
les  paroles  de  Henri  qui  invitaient  de  Mouy  à  venir 
trouvera  dix  heures  le  roi  au  Louvre. 

A  neuf  heures  et  demie,  de  Mouy  avait  revêtu  une 
armure  dont  il  avait  plus  d'une  fois  déjà  eu  l'ocra- 


LA  REINE  MARGOT. 


19 


sion  de  reconnaître  la  solidité;  il  avait  boulonné 
dessus  un  pourpoint  de  soie,  avait  agrafé  son  épée, 
passé  dans  le  ceinturon  ses  pistolets,  et  avait  re- 
couvert le  tout  du  fameux  manteau  cerise  do  la 
Mole. 

Nous  avons  vu  comment,  avant  de  rentrer  chez 
lui,  Henri  avait  jugé  à  propos  de  faire  une  visite  à 
Marguerite,  et  comment  il  était  arrive  par  l'escalier 
secret  juste  à  temps  pour  lieurier  la  Mole  dans  la 
chambre  à  coucher  de  llarguerite,  et  pour  prendre 
sa  place  aux  yeux  du  roi  dans  la  salle  à  manger. 
C'était  précisément  au  moment  même  que,  gr.âcc  au 
mot  d'ordre  envoyé  par  Henri  et  surtout  au  fameux 
manteau  cerise  .  de  Mouy  traversait  le  guichet  du 
Louvre. 

Le  jeune  homme  monta  droit  chez  le  roi  de  Na- 
varre, imitant  de  son  mieux,  comme  d'habituile,  la 
démarche  de  la  Mole.  11  trouva  dans  raniichambrc 
Orthon  qui  l'attendait. 

—  Sire  de  Mouy,  lui  dit  le  montagnard,  le  roi 
est  sorti,  mais  il  m'a  ordonné  do  vous  introduire 
chez  lui ,  et  de  vous  dire  de  l'altcndre.  S'il  tarde 
par  trop,  il  vous  invite,  vous  le  savez,  à  vous  jeter 
sur  son  lit. 

De  Mouy  entra  sans  demander  d'autre  explica- 
tion, car  ce  que  venait  de  lui  dire  Orllion  n'é- 
tait que  la  répétition  de  ce  qu'il  lui  avait  déjà 
dit  le  malin. 

Pour  utiliser  son  temps,  de  Mouy  prit  une  plume 
et  de  l'encre  ;  et,  s'approchant  d'une  excellente 
carte  de  France  pendue  à  la  muraille,  il  se  mit 
à  compter  et  à  régler  les  étapes  qu'il  y  avait  de 
Paris  à  Pau. 

Mais  ce  travail  fut  l'aiïaire  d'un  quart  d'heure; 
et,  ce  travail  fini,  de  Mouy  ne  sut  plus  à  quoi  s'occu- 
per. 

Il  fit  deux  ou  trots  tours  dans  la  chambre,  se 
frotta  les  yeux,  bâilla,  s'assit  et  se  leva,  se  ras- 
sit encore.  Enfin,  profitant  de  l'inviiaiion  do  Henri, 
excusé  d'ailleurs  par  les  lois  de  familiarité  qui  exis- 
taient entre  les  princes  et  leurs  genlilshommes, 
il  déposa  sur  la  table  de  nuit  ses  pistolets  et  la 
lampe,  s'étendit  sur  le  vaste  lit  à  tentures  som- 
bres qui  garnissait  le  fond  de  la  chambre,  plaça 
son  épée  nue  le  long  de  sa  cuisse ,  et ,  sûr  de 
n'être  pas  surpris  puisqu'un  domestique  se  tenait 
dans  la  pièce  précédente,  il  se  laissa  aller  à  un 
sommeil  pesant,  dont  bientôt  le  bruit  fit  retentir 
les  vastes  échos  du  baldaquin.  De  Mouy  ronflait 
en  vrai  soudard,  et,  sous  ce  rapport,  aurait  pu 
lutter  avec  le  roi  do  Navarre  lui-même. 

C'est  alors  que  six  hommes,  l'épée  à  la  main  et 
le  poignard  à  la  ceinture,  se  glissèrent  silencieuse- 
ment dans  le  corridor  qui,  par  une  petite  porte, 
communiquait  aux  appartcmcnls  de  Catherine,  et 
par  une  grande  donnait  chez  Henri. 

Un  de  ces  six  hommes  marchait  le  premier.  Ou- 
tre son  épée  nue  et  son  poignard  fort  comme  un 


couteau  de  chasse,  il  portait  encore  ses  fidèles  pis- 
tolets accrochés  à  sa  ceinture  par  des  agrafes  d'ar- . 
gent. 

Cet  homme,  c'était  Maurcvcl. 

Arrivé  à  la  porte  de  Henri,  il  s'arrêta.  ^ 

—  Vous  vous  êtes  bien  assure  que  les  sentinelles 
du  corridor  ont  disparu?  denianda-t-il  à  celui  qui 
paraissait  commander  la  petite  troupe  sous  ses  or- 
dres. 

—  Plus  une  seule  n'est  à  son  poste,  répondit  le 
lieutenant. 

—  Bien,  dit  Maurevel.  Maintenant,  il  n'y  a  plus 
qu'à  s'informer  d'une  chose,  c'est  si  celui  que  nous 
cherchons  est  chez  lui. 

—  Mais,  dit  le  lieutenant  en  arrêtant  la  main 
que  Maurevel  posait  sur  le  marteau  de  la  porte, 
mais,  capitaine,  cet  appartement  est  celui  du  roi  de 
Navarre. 

—  Qui  vous  dit  le  contraire?  répondit  Maurevel. 
Les  shircs  se  regardèrent  tout  surpris,  et  le  lieu- 
tenant fit  un  pas  en  arrière. 

—  lieu?  fit  le  lieutenant,  arrêter  quelqu'un  à 
celte  heure,  au  Louvre,  et  dans  l'appartement  du 
roi  de  Navarre. 

—  Que  répondricz-vous  donc,  dit  Maurevel,  si  je 
vous  disais  que  celui  que  vous  allez  arrêter  est  le 
roi  de  Navarre  lui-même? 

—  Je  vous  dirais,  capitaine,  que  la  chose  est 
grave,  et  que,  sans  un  ordre  signe  de  la  main  pro- 
pre du  roi  Charles  l.X... 

—  Lisez,  dit  Maurevel. 

El,  tirant  de  son  pourpoint  l'ordre  que  lui  avait 
remis  Catherine,  il  le  donna  au  lieutenant. 

—  C'est  bien,  répondit  celui-ci  après  avoir  lu;  je 
n'ai  plus  rien  à  dire. 

—  Et  êtes-vous  prêt? 

—  Je  le  suis. 

—  El  vous  ?  continua  Maurevel  en  s'adrcssant 
aux  cinq  autres  sbires. 

Ceux-ci  saluèrent  avec  respect. 

—  Ecoutez-moi  donc,  messieurs,  dit  Maurevel, 
voilà  le  plan  :  deux  de  vous  resteront  à  cette  porte, 
deux  à  la  porte  de  rantichambreà  coucher,  et  deux 
entreront  avec  moi. 

—  Ensuite?  dit  le  lieutenant. 

—  Écoulez  bien  ceci  :  il  nous  est  ordonne  d'em- 
pêcher le  prisonnier  d'appeler,  de  crier,  de  résis- 
ter ;  toute  infraction  à  cftt  ordre  doit  être  punie  do 
mort. 

—  Allons,  allons,  il  a  carte  blanche,  dit  le  lieu- 
tcnanl  à  l'homme  désigné  avec  lui  pour  suivre  Mau- 
revel chez  le  roi. 

—  Tui:t  à  fait,  dit  Maurevel. 

—  Pauvre  diable  do  roi  de  Navarre,  dit  un  des 
hommes,  il  était  cent  là-haut  qu'il  ne  devait  point 
en  réchapper 

—  El  ici-bas,  dit  Maurevel  en  reprenant  des  main» 


20 


LA  KE1>E  MARGOT. 


du  lieutenant  1  ordre  de  Catherine,  qu'il  rentra  dans 
sa  poitrine. 

Maurevel  introduisit  dans  la  serrure  la  clef  que 
lui  avait  remise  Catiierinc,  et,  laissant  deux  hom- 
mes à  la  porte  extérieure  comme  il  en  était  con- 
venu, entra  avec  les  quatre  autres  dans  ranticham- 
bre. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Maurevel  en  écoutant  la  bruyante 
respiration  du  dormeur,  dont  le  bruit  arrivait  jus- 
qu'à lui,  il  paraît  que  nous  trouverons  ici  ce  que 
nous  cherchons. 

Aussitôt  Orllion,  pensant  que  c'était  son  maître 
qui  rentrait,  alla  au-devant  de  lui  et  se  trouva  en 
face  de  cinq  hommes  armés  qui  occupaient  la  pre- 
mière chambre. 

A  la  vue  de  ce  visage  sinistre,  de  ce  Maurevel 
qu'on  appelait  le  tueur  du  roi,  le  fidèle  serviteur 
recula,  et  se  plaçant  devant  la  seconde  porte  : 

—  Qui  êtcs-vous?  dit  Ortlion,  que  voulez-vous? 

—  Au  nom  du  roi,  dit  Maurevel,  où  est  ton  maî- 
tre'.' 

—  Mon  maître? 

—  Oui,  le  roi  de  Navarre. 

—  Le  roi  de  Navarre  n'est  pas  au  logis,  dit  Or- 
ihon  en  défendant  [ilus  que  jamais  la  porte,  ainsi 
vous  ne  pouvez  pas  entrer. 

—  Prétexte,  mensonge,  dit  Maurevel.  Allons,  ar- 
rière ! 

Les  Béarnais  sont  entêtés,  celui-ci  gronda  comme 
un  chien  de  ses  montagnes,  et  sans  se  lais.ser  inti- 
mider : 

—  Vous  n'entrerez  pas,  dit-il,  le  roi  est  absent. 
Et  il  se  cranqionna  à  la  porte. 

Maurevel  fit  un  geste,  les  quatre  hommes  s'em- 
parérentdu  récalcitrant,  l'arrachant  au  chambranle 
au(]uel  il  se  tenait  cramponne,  et,  comme  il  ouvrait 
la  bouche  pour  crier,  Maurevel  lui  api>liqua  la  main 
sur  les  lèvres. 

Orthon  mordit  furieusement  l'assassin,  cjui  retira 
sa  main  avec  un  cri  sourd,  et  frappa  du  pommeau 
de  son  épée  le  serviteur  sur  la  tête.  Orthon  chan- 
cela et  tomba  en  criant;  Alarme!  alarme!  alarme  1... 

Sa  voix  expira,  il  était  évanoui. 

Los  assassins  passèrent  sur  son  corps,  puis  deux 
restèrent  à  cette  seconde  porte,  et  les  trois  autres 
entrèrent  dans  la  chambre  à  coucher,  conduits  par 
Maurevel. 

A  la  lueur  de  la  Inmpe,  brfilant  sur  la  table  de 
nuit,  ils  virent  h;  lit. 

Les  rideaux  étaient  fermés. 

—  Oh!  oh'  dit  le  lieutenant,  il  ne  ronfle  plus, 
ce  me  semble. 

—  Allons,  sus!  dit  Maurevel. 

A  cette  voix,  un  en  rauipie  qui  ressemblait  jilu- 
tot  au  rugissement  du  lion  (ju'à  des  accents  hu- 
mains partit  de  dessous  les  rideaux,  (pii  s'ouvrirent 
violtimnicnl,  et  un  Iminme  arm(;  d'um;  cuirasse  et 
le  fi'ont  couvert  d  une  de  ces  saladea  qui  euseveli!>- 


saient  la  tête  jusqu'aux  j'eux,  apparut,  assis,  deux 
pistolets  à  la  main  et  son  épée  sur  les  genoux. 

Maurevel  n'eut  pas  plutôt  aperçu  cette  figure  et 
reconnu  de  .Mou}',  qu'il  sentit  ses  cheveux  se  dresser 
sur  .sa  tête  ;  il  devint  d'une  pâleur  affreuse ,  sa 
bouche  se  remplit  d'écume;  et,  comme  s'il  se  fût 
trouvé  en  face  d'un  spectre,  il  fit  un  pas  eu  arrière. 

Soudain  la  figure  armée  se  leva  et  fit  en  avant 
un  pas  égal  à  celui  que  Maurevel  avait  fait  en  ar- 
rière, de  sorte  que  c'était  celui  qui  était  menacé  qui 
semblait  poursuivre,  et  celui  qui  menaçait  qui  sem- 
blait fuir. 

—  Ah  !  scélérat,  dit  de  Mouy  d'une  voix  sourde, 
tu  viens  pour  me  tuer  comme  tu  as  tué  mon  père. 

Deux  des  sbires,  c'est-à-dire  ceux  qui  étaient  en- 
trés avec  Maurevel  dans  la  chambre  du  roi,  enten- 
dirent seuls  ces  paroles  terribles;  mais,  en  même 
temps  qu'elles  avaient  été  dites ,  le  pistolet  s'é- 
tait abaissé  à  la  hauteur  du  front  de  Maurevel. 
Maurevel  se  jeta  à  genoux  au  moment  où  de  Mouy 
appuyait  le  doigt  sur  la  détente;  le  coup  partit, 
et  un  des  gardes  qui  se  trouvaient  derrière  lui , 
et  qu'il  avait  démasqué  par  ce  mouvement,  tomba 
frappé  au  cœur.  Au  même  instant  Maurevel  riposta, 
mais  la  balle  alla  s'aplatir  sur  la  cuirasse  de  de 
Muuy. 

Alors,  prenant  son  élan,  mesurant  la  distance, 
de  Mouy  d'un  revers  de  sa  large  épée  fendit  le  crâne 
du  deuxième  garde,  et,  se  retournant  vers  Maure- 
vel, engagea  l'épée  avec  lui. 

Le  combat  fut  terrible,  mais  court.  A  la  qua- 
trième passe  Maurevel  sentit  dans  sa  gorge  le  froid 
de  l'acier;  il  poussa  un  cri  ('Iranglé,  tomba  en  ar- 
rière, et  en  tombant  renversa  la  lampe,  qui  s'étei- 
gnit. 

Aussitôt  de  Mouy,  profitant  de  l'obscurité,  vigou- 
reux et  agile  comme  un  héros  d'Homère,  s'élança 
tète  Laissée  vers  l'antichamhre,  renversa  un  des 
gardes,  repoussa  l'autre,  passa  comme  un  éclair  en- 
tre les  sbires  qui  gardaient  la  porte  extérieure,  es- 
suya deux  coups  de  pistolet  dont  les  balles  iTaillè- 
rent  la  muraille  du  corridor,  et  dès  lors  il  fut  sauvé, 
car  un  pistolet  tout  chargé  lui  restait  encore,  outre 
celte  épée  qui  frappait  de  si  terribles  coups. 

In  instant  de  Mouy  hésita  pour  savoir  s'il  devait 
l'iiir  chez  M.  d'Alençon,  dont  il  lui  semblait  (pie  la 
porte  venait  de  s'ouvrir,  ou  s'il  devait  essayer  de 
sortir  du  Louvre.  Il  se  décida  pour  ce  dernier  parti, 
reprit  sa  course  d'abord  ralentie,  sauta  dix  degrés 
d'un  seul  coup,  parvint  au  guichet,  prononça  les 
deux  mots  de  passe  et  s'élança  en  criant  : 

— Allez  là- haut,  on  y  lue  pour  le  compte  du  roi. 

Et,  prolilanl  de  la  stupéfaction  que  ses  paroles, 
jomti's  au  hruil  des  coups  de  pistolet,  avaient  jetée 
dans  le  poste,  il  gagna  au  pied  et  disparut  dans  la 
rue  du  Coq,  sans  avoir  reçu  une  égratigniirc. 

C'était  en  ce  moment  que  Catherine  avait  arrêté 
son  capitaine  des  gardes  eu  disant  : 


LA  HEIiNE  MAIIGOT. 


21 


— Demeurez,  j'irai  voir  inoi-rrit^me  cl'  qui  se  passe 
là-bas. 

—  Mais,  madame,  répondit  le  L'apilaine,  le  dan- 
ger que  pourrait  courir  Votre  Majesté  m'ordonne  de 
la  suivre. 

—  Restez,  monsieur,  dit  Catherine  d'un  ton  plus 
impératif  encore  que  la  première  fois,  restez  11  y  a 
autour  dos  rois  une  protection  plus  puissante  que 
l'épctf  humaine. 

Le  capitaine  demeura. 

.Mors  Caiherine  prit  une  lampe,  passa  ses  pieds 
nus  dans  des  mules  de  velours,  sortit  de  sa  cliam- 
bre,  gagna  le  corridor  encore  plein  de  fumée,  et 
s'avança,  impassible  et  froide  comme  une  ombre, 
vers  rapparit-mcnl  du  roi  de  Navarre. 
Tout  était  redevenu  silencieux- 
Catherine  arriva  à  la  porte  d'entrée,  en  franchit 
le  seuil,  et  vit  d'abord  dans  l'antichambre  Orthon 
évanoui. 

—  Ah  !  ah  I  dit-elle,  voici  toujours  le  laquais  ; 
plus  loin,  sans  doute,  nous  allons  trouver  le  maître. 
Et  elle  franchit  la  seconde  porte. 

Là  son  pied  heurta  contre  un  cadavre  ;  elle  abaissa 
sa  lampe  :  c'était  celui  du  garde  qui  avait  eu  la  tèle 
fendue;  il  était  complètement  mort. 

Trois  pas  plus  loin  était  le  lieutenant,  frappé 
d'une  balle  et  râlant  le  dernier  soupir. 

Enfin,  devant  le  lit  un  homme  qui,  la  tète  pâle 
comme  celle  d'un  mort,  perdant  son  sang  par  une 
double  blessure  qui  lui  traversait  le  cou,  roidissant 
ses  mains  crispées,  essayait  de  se  relever. 

C'était  .Maurevcl. 

Un  frisson  passa  dans  les  veines  de  Catherine, 
elle  vit  le  lit  désert,  elle  regarda  tout  autour  de  la 
chambre,  et  chercha  en  vain,  parmi  ces  trois  hom- 
mes couchés  dans  leur  sang,  le  cadavre  qu'elle  es- 
pérait. 

Maurevcl  reconnut  Catherine;  ses  yeux  se  dila- 
tèrent borriblemont,  et  il  tondit  vers  elle  les  bras 
avec  un  geste  désespéré. 

—  Eh  bien!  dit-elle  à  demi-voix,  où  est-il?  (]u'est- 
il  devenu'.'  Malheureux!  l'auriez-vous  laissé  échap- 
per? 

Maurevel  essaya  d'articuler  quelques  paroles  ; 
mais  un  sifilcment  inintelligible  sortit  seul  de  sa 
blessure,  une  écume  rougeâlre  frangea  ses  lèvres, 
et  il  secoua  la  tète  en  signe  d'impuissance  et  de 
douleur. 

—  Mais  parle  donc!  s'écria  Catherine,  parle  donc! 
ne  fùl-ce  que  pour  me  dire  un  seul  mot  ! 

Maurevel  montra  sa  blessure,  et  fit  entendre  de 
nouveau  quelques  sons  inarticulés,  tenta  un  effort 
qui  n'aboutit  qu'à  un  rauque  ràlement,  et  s'éva- 
nouit. 

Catherine,  alors,  regarda  autour  d'elle  :  elle  n'é- 
tait entourée  que  de  cadavres  et  de  mourants  ;  le 
sang  coulait  à  Ilots  par  la  chambre,  et  un  silence 
de  mort  planait  sur  toute  cette  scène. 


Encore  une  fois  elle  adressa  la  parole  à  Maurevel, 
mais  sans  le  réveiller  :  cette  fois,  il  demeura  non- 
seulement  muet,  mais  immobile;  un  papier  sortait 
de  son  pourpoint,  c'était  l'ordre  d'arrestation,  signé 
du  roi.  Catherine  s'en  saisit  et  le  cacha  dans  sa 
poitrine. 

En  ce  moment,  Catherine  entendit  derrière  ells 
un  léger  froissement  de  parquet;  elle  se  retourna, 
et  vit  debout,  à  la  porte  de  la  chambre,  le  duc  d'A- 
lençon,  que  le  bruit  avait  attiré  malgré  lui.  et  qu« 
le  spectacle  qu'il  avait  sous  les  jeux  fascinait, 

—  Vous,  ici"!  dit-elle. 

—  Oui,  madame.  Que  se  passe-t-il  donc,  mon 
Dieu?  demanda  le  duc. 

—  Détournez  chez  vous,  François,  et  vous  ap 
prendrez  assez  tôt  la  nouvelle. 

D'Alençon  n'était  pas  aussi  ignorant  de  l'aven- 
ture que  Catherine  le  supposait.  Aux  premiers  pas 
retentissant  dans  le  corridor,  il  avait  écouté.  Voyant 
des  hommes  entrer  chez  le  roi  de  Navarre,  il  avait, 
en  rapprochant  ce  fait  des  paroles  de  Catherine,  de- 
viné ce  qui  allait  se  passer,  et  s'était  applaudi  de 
voir  un  ami  si  dangereux  détruit  par  une  main 
plus  forte  que  la  sienne. 

Bientôt  des  coups  de  feu,  les  pas  rapides  d'un  fu- 
gitif avaient  attiré  son  attention,  et  il  avaitvu,  dans 
l'espace  lumineux  projeté  par  l'ouverture  de  la 
porte  de  l'escalier,  disparaître  un  manteau  rouge 
qui  lui  était  trop  familier  pour  qu'il  ne  le  recon- 
nût pas 

— De  Mouy  !  s'écria-t-il,  dcMouy  chez  mon  beau- 
frère  de  Navarre!  mais  non,  c'est  im[iossible!  Se- 
rait ce  M.  de  la  Mole'?... 

Alors  l'imiuiélude  le  gagna.  11  se  rappela  que  la 
jeune  homme  lui  avait  été  recommandé  par  Mar- 
guerite elle-même,  et,  voulant  s'assurer  si  c'était 
lui  qu'il  venait  de  voir  passer,  il  monta  rapidement 
à  la  chambre  des  deux  jeunes  gens  ;  elle  était  vide. 
Mais,  dans  un  coin  de  cette  chaïubre.  il  trouva  sus- 
pendu le  fameux  manteau  cerise.  Ses  doutes  avaient 
été  fixés  :  ce  n'était  donc  pas  la  Mole,  mais  de  Mouy. 

La  pâleur  sur  le  front,  tremblant  que  le  hugue- 
not ne  fût  découvert  et  ne  trahit  les  secrets  de  la 
conspiration,  il  s'était  alors  précipité  vers  le  gui- 
chet du  Louvre.  Là  il  avait  appris  que  le  manteau 
cerise  s'était  échappé  sain  et  sauf,  en  annonçant 
qu'on  tuait  dans  le  Louvre  pour  le  compte  du  roi, 

—  Il  s'est  trompé,  murmura  d'Alençon.  C'est 
pour  le  compte  de  la  reine  mère. 

Et.  revenant  vers  le  théâtre  du  combat,  il  trouva 
Catherine  errant  comme  une  hyène  parmi  les  morts. 

A  l'ordre  que  lui  donna  sa  mère,  le  jeune  liomaje 
rentra  chez  lui,  affectant  le  calme  et  l'obéissance, 
malgré  les  idées  tumultueuses  qui  agitaient  son 
esprit. 

Catherine,  désespérée  de  voir  cette  nouvelle  ten- 
tative échouée,  appela  son  capitaine  des  gardes,  fil 
enlever  les  corps,  commanda  que  Maurevel,  qui 


22 


LA  REINE  MARGOT. 


n'c'lait  que  blesse,  fût  reporté  chez  lui,  et  ordonna 
qu'on  ne  rcveil1;it  point  le  roi. 

• —  Oli  !  niurrnura-l-cllc  en  rentrant  dans  son  ap- 
partement la  tctc  inclinée  sur  sa  poitrine,  il  a 
écliappé  cette  fois  encore.  La  main  de  Dieu  est  éten- 
due sur  cet  homme,  il  régnera!  il  régnerai 

Puis,  comme  elle  ouvrait  la  porte  de  sa  chambre, 
elle  passa  la  main  sur  son  front  et  se  composa  un 
sourire  banal. 


—  Qu'y  avait-il  donc,  madame?  demandèrent 
tous  les  assistants,  à  l'excepiion  de  madame  de 
Sauve,  trop  eiïra\ce  pour  l'aire  des  questions. 

—  llicn,  répondit  Catherine,  du  bruit  et  voilà 
tout. 

—  Oh  !  s'écria  tout  à  coup  madame  de  Sauve  en 
indiquant  du  doigt  le  passage  de  Catherine,  Votre 
Majesté  dit  qu'il  n'y  a  rien,  et  chacun  de  ses  pas 
laisse  une  trace  de  sang  sur  le  tapis! 


VI 


LÀ  NUIT  DES  nOIS. 


^pcndanl  Charles  IX  inar- 

rli.-iii  ci'iii'  à  côte  avec  Henri 

a|ipuyé  à  son   bras,  suivi 

lie  .ses  quatre  genliishom- 

J/^'^A'^'V^^/  '',^Ay\  'l'fs.  cl  précédé  de  deux 

r^'   ^  '  '  'j^ijj  porle  ((irclies. 

V'^-^*»         ■  -i^%^P^       — iJiiandjesorsduLmi- 

^fc— »^  •'ifcW  &v.;:_^    ypg^  disait  le  pauvre  roi, 

jCMinivi'  Mil  jiMisir  aii.iloguc  à  celui  qui  nie  vient 
quand  j'rnirc  dans  une   iiello  foret;  jo  respire,  je 
vis,  je  suis  lihro. 
Uenri  sount. 


—  Votre  Majesté  serait  bien  dans  mes  montagne» 
du  Réarn,  alors!  dit  Henri. 

—  Oui,  et  je  comprends  que  tu  aies  envie  d'y  re- 
tourner; mais,  si  le  désir  l'en  prend  par  trop  fort, 
Ilcnrioi,  ajouta  Charles  en  riant,  iireiids  bien  les 
précaulions.  c'est  un  conseil  que  je  le  (huine  ;  car 
ma  mère  Calherine  t'aime  si  fort,  qu'elle  no  peut 
pas  absolument  se  passer  de  loi. 

—  Que  fera  Votre  Majesté  ce  soir?  dil  Henri,  dé- 
tournant celle  conversation  dangereuse. 

—  .le  veux  te  faire  faire  une  connaissance,  Ilen- 
riot  ;  lu  mo  diras  ton  avis. 


LA  REINE  MARGOT. 


23 


—  Je  suis  aux  ordres  do  Voire  Majesté. 

—  A  droite,  à  droite!  nous  allons  rue  des  Bar- 
res. 

Les  deux  rois,  suivis  de  leur  escorte,  avaient  dé- 
passé la  rue  do  la  Savonnerie,  quand,  à  la  hauteur 
de  l'hôtel  de  Condé,  ils  virent  deux  hommes  enve- 
loppes de  grands  manteaux  sortir  par  une  fausse 
porte  que  l'un  d'eux  referma  sans  hruit. 

—  Oh  !  oh  !  dit  le  roi  à  Henri,  qui,  selon  son  ha- 
bitude, regardait  aussi,  mais  sans  rien  dire;  cela 
mérite  attention. 

—  Pourquoi  dites-vous  cela,  sire?  demanda  le 
roi  de  Navarre. 

—  Ce  n'est  pas  pour  toi,  Ilenriot.  Tu  es  siîr  de  ta 
femme,  ajouta  Charles  avec  un  sourire;  mais  ton 
cousin  de  Condé  n'est  pas  sûr  de  la  sienne,  ou,  s'il 
en  est  sûr,  il  a  tort,  le  diable  m'emporte! 

—  Mais  qui  vous  dit.  sire,  que  ce  soit  madame 
de  Condé  que  visitaient  ces  messieurs? 

—  Un  pressentiment.  L'immobilité  de  ces  deux 
hommes,  qui  se  sont  rangés  dans  la  porte  depuis 
qu'ils  nous  ont  vus,  et  qui  n'en  bougent  pas;  puis 
certaine  coupe  de  manteau  du  plus  petit  des  deux... 
Pardieu  !  ce  serait  étrange. 

—  Quoi? 

—  Uien  ;  une  idée  qui  m'arrive,  voilà  tout  :  avan- 
çons. 

Et  il  marcha  droit  aux  deux  hommes,  qui,  voyant 
que  c'était  bien  à  eux  qu'on  en  avait,  firent  quel- 
ques pas  pour  s'éloigner. 

—  Holà!  messieurs,  dit  le  roi,  arrêtez. 

—  Est-ce  à  nous  qu'on  parle?  demanda  une  voix 
qui  fit  tressaillir  Charles  et  son  compagnon. 

—  Eh  bien!  Ilenriot!  dit  Charles,  reconnais-tu 
cotte  voix-là  maintenant? 

—  Sire,  dit  Henri,  si  votre  frère  le  duc  d'.Anjou 
n'était  point  à  la  Rochelle,  je  jurerais  que  c'est  lui 
qui  vient  de  parler. 

—  Eh  bien!  dit  Charles,  c'est  qu'il  n'est  point  à 
la  Rochelle,  voilà  tout. 

—  Mais  qui  est  avec  lui? 

—  Tu  ne  reconnais  pas  le  compagnon? 

—  Non.  sire. 

—  Il  est  pourtant  de  taille  à  ne  pas  s'y  tromper. 
Attenils,  tu  vas  le  reconnaître.  —  Holà  !  hé!  vous 
dis-je,  répéta  le  roi,  n'avcz-vous  donc  pas  entendu, 
mordieu? 

—  Êtes-vous  le  guet  pour  nous  arrêter?  dit  le 
plus  grand  des  deux  hommes  développant  son  bras 
hors  des  plis  de  son  manteau. 

—  Prenez  que  nous  sommes  le  guet,  dit  le  roi,  et 
arrêtez  quand  on  vous  l'ordonne. 

Puis  se  penchant  à  l'oreille  de  Henri  : 

—  Tu  vas  voir  le  volcan  jeter  des  flammes,  lui 
dit-il. 

—  Vous  êtes  huit,  dit  le  plus  grand  des  deux 
hommes  montrant  cette  fois  non-seulement  sonbras, 


mais  encore  son  visage;  mais,  fussiez-vous  cent,  pas- 
sez au  large! 

—  Ah  !  ah  !  le  duc  de  Guise,  dit  Henri. 

—  Ml  !  notre  cousin  de  Lorraine,  dit  le  roi,  vous 
vous  faites  enfin  connaître!  c'est  heureux  ! 

—  Le  roi  !  s'écria  le  duc. 

Quant  à  l'autre  personnage,  on  le  vit  à  ces  paro- 
les s'ensevelir  dans  son  manteau,  et  demeurer  im- 
mobile après  s'être  d'abord  découvert  la  tête  par 
respect. 

—  Sire,  dit  le  duc  de  Guise,  je  venais  de  rendre 
visite  à  ma  belle-sœur,  madame  de  Condé. 

—  Oui...  et  vous  avez  amené  avec  vous  un  de 
vos  gentilshommes,  lequel? 

—  Sire,  répondit  le  duc,  Votre  Majesté  ne  le  con- 
naît pas. 

—  Nous  ferons  connaissance  alors,  dit  le  roi. 

El,  marchant  droit  à  l'autre  figure,  il  fit  signe  à 
un  des  deux  laquais  d'approcher  avec  son  Ham- 
bcau. 

—  Pardon,  mon  frère!  dit  le  duc  d'Anjou  en  dé- 
croisant son  manteau  el  en  s'inclinant  avec  un  dé- 
pit mal  déguisé. 

—  Ah!  ah!  Henri,  c'est  vous!...  Mais  non,  ce 
n'est  point  possible,  je  me  trompe...  Mon  frère 
d'Anjou  ne  serait  allé  voir  personne  avant  de 
venir  me  voir  moi-même.  Il  n'ignore  pas  que,  pour 
les  princes  du  sang  qui  rentrent  dans  la  capitale, 
il  n'y  a  qu'une  porte  à  Paris  :  c'est  le  guichet  du 
Louvre. 

—  Pardonnez,  sire,  dit  le  duc  d'Anjou;  je  prie 
Votre  Majesté  d'excuser  une  inconséquence. 

—  Oui-da  !  repondit  le  roi  d'un  ton  moqueur,  el 
que  faisiez-vous  donc,  mon  frère,  à  l'hôtel  de 
Condé? 

—  Eh!  mais,  dit  le  roi  de  Navarre  de  son  air 
narquois,  ce  que  Votre  Majesté  disait  tout  à  l'heure. 

Et,  se  pencliant  à  l'oreille  du  roi,  il  termina  sa 
phrase  par  un  grand  éclat  de  rire. 

—  Qu'est-ce  donc?  demanda  le  duc  de  Guise  avec 
hauteur,  car,  comme  tout  le  monde  à  la  cour,  il 
avait  pris  l'Iiabitudc  de  traiter  assez  rudement  le 
pauvre  roi  de  Navarre.  —  Pourquoi  n"irais-je  pas 
voir  ma  belle-sœur?  M.  le  duc  d'Alençon  ne  va-t-il 
pas  voir  la  sienne? 

Henri  rougit  légèrement. 

—  Quelle  belle-sœur?  demanda  Charles,  je  ne 
lui  en  connais  pas  d'autre  que  la  reine  Elisabeth. 

—  Pardon,  sire,  c'était  sa  sœur  que  j'aurais  dû 
dire,  madame  Marguerite,  que  nous  avons  vue  pas- 
ser en  venant  ici,  il  y  a  une  demi-heure,  dans  sa 
litière,  accompagnée  de  deux  muguets  qui  trot- 
taient chacun  à  une  portière. 

—  \rainient  !  dit  Charles.  Que  répondez-vous  à 
cela,  Henri? 

—  Que  la  reine  de  Navarre  est  bien  libre  d'aller 
où  elle  veut,  mais  je  doute  qu'elle  soit  sortie  du 
Louvre. 


24 


LA  RFINE  MARGOT. 


—  Et  moi  jon  suis  sûr.  dit  le  duc  do  Guise. 

—  Et  moi  .aussi,  fit  \e  duc  d'Anjou,  ù  telle  ensei- 
gne que  la  litière  s'est  arrêtée  rue  Cloche-Percée. 

—  Il  faut  que  votre  belle-sœur,  pas  celle-ci,  dit 
Henri  en  montrant  l'hùiel  de  Condé,  mais  celle  de 
là-bas,  et  il  tourna  son  iloigt  dans  la  direction  île 
riiûtel  de  Guise,  soit  aussi  de  la  partie,  car  nous  les 
avons  laisséesensemble,  et,  comme  vous  savez,  elles 
sont  inséparables. 

—  Je  ne  comprends  pas  ce  que  vent  dire  Votre 
Majesté,  répondit  le  duc  de  Guise. 

—  Au  contraire,  dit  le  roi,  rien  de  plus  clair,  et 
voilà  pourquoi  il  y  avait  nn  muguet  courant  à  cha- 
que portière. 

—  Eh  bien  !  dit  le  duc,  s'il  y  a  scandale  de  la 
part  de  la  reine  et  de  la  part  de  mes  belles-sœurs, 
invoquons  pour  le  faire  cesser  la  justice  du  roi. 

—  Eh  !  par  Dieu  !  dit  Flenri,  laissez  là  mesdames 
de  Condéet  de  Nevers.  Le  roi  ne  s'inquiète  pas  de 
sa  sœur....  et,  moi  j'ai  confiance  dans  ma  femme. 

—  Non  pas,  non  pas,  dit  CJjarles,  je  veux  en 
avoir  le  cceur  net  ;  mais  faisons  nos  affaires  nous- 
mêmes.  La  litière  s'est  arrêtée  rue  Cloche-Percée, 
dites-vous,  mon  cousin? 

—  Oui,  sire. 

—  Vous  reconnaîtriez  l'endroit? 

—  Oui,  sire. 

—  Eli  bien  !  allons-y  ;  et,  s'il  faut  brûler  la  mai- 
son pour  savoir  qui  est  dedans,  on  la  brillera. 

C'est  avec  ces  dispositions  assez  peu  rassurantes 
pour  la  tranquillité  de  ceux  dont  il  était  question 
que  les  quatre  principaux  seigneurs  du  mondi" 
chrétien  prirent  le  chemin  de  la  rue  Saint-An- 
toine. 

Les  quatre  princes  arrivèrent  rue  Cloche-Percée; 
Charles,  qui  voulait  faire  ses  affaires  en  famille, 
renvoya  les  gentilshommes  de  sa  suite  en  leur  di- 
sant de  disposer  du  reste  de  leur  nuit,  mais  de  se 
tenir  près  de  la  Bastille  à  six  heures  du  matin  avec 
deux  chevaux. 

Il  n'y  avait  que  trois  maisons  dans  la  rue  Cloclie- 
Percée;  la  recherche  était  d'autant  moins  difficile 
que  deux  ne  firent  aucun  refus  d'ouvrir  ;  c'étaient 
celles  qui  touchaient,  l'une  à  la  rue  Saint-Aninine. 
l'autre  à  la  rue  du  Roi  de  Sicile. 

Quant  à  la  troisième,  ce  fut  autre  chose  :  c'était 
celle  qui  était  gardée  jiar  le  concierge  allemand, 
et  le  concierge  allemand  l'tait  peu  traitahle.  Paris 
seiMldail  destiné  à  ofirir  celte  nuit  les  [dus  nK-iim- 
rablcs  exemples  de  lidcdilé  domesti(|ue. 

M.  de  Guise  eut  beau  menacer  dans  le  plus  pur 
saxim,  Henri  d'Anjou  eut  beau  offrir  uiic^  bourse 
pleine  d'or,  Charles  eut  beau  aller  jusqu'à  dire 
qu'il  ('lait  lieutenantdii  guet,  le  brave  Allemaml  ne 
tint  cipinpte  ni  de  la  déclaration,  ni  de  l'offre,  ni 
des  iiienaci!s.  Voyant  que  l'on  insistait,  et  d'une 
in.'mirri'  qui  devruail  iiiiporliine.  il  glissa  entre  les 
barres  de  fer  rextri'iiiiii'  deceriaine  .'iriiiii'linse,  dé- 


monstration dont  ne  firent  que  rire  trois  des  quatre 
visiteurs  —  Henri  de  Navarre  se  tenant  à  l'écart, 
comme  si  la  chose  eiît  été  sans  intérêt  pour  lui  — 
attendu  que  l'arme,  ne  pouvant  obliquer  dans  les 
barreaux,  ne  devait  guère  être  dangereuse  que  pour 
un  aveugle  qui  eût  été  se  placer  en  face. 

Voyant  qu'on  ne  pouvait  intimider,  corrompre  ni 
fléchir  le  portier,  le  duc  de  Guise  feignit  de  partir 
avec  ses  compagnons;  mais  la  retraite  ne  fut  pas 
longue.  Au  coin  de  la  rue  Saint-Antoine,  le  duc 
trouva  ce  qu'il  cherchait;  c'était  une  de  ces  pierres 
comme  en  remuaient,  trois  mille  ans  auparavant, 
Ajax  Télamon  et  Diomède  ;  il  la  chargea  sur  son 
épaule,  et  revint  en  faisant  signe  à  ses  compagnons 
de  le  suivre.  Juste  en  ce  moment,  le  concierge,  qui 
avait  vu  ceux  qu'il  prenait  pour  des  malfaiteurs  s'é- 
loigner, refermait  la  porte  sans  avoir  encore  eu  le 
temps  de  repousser  les  verrous.  Le  duc  de  Guise 
profita  du  moment  :  véritable  catapulte  vivante,  il 
lança  la  pierre  contre  la  porte.  La  serrure  vola  em- 
portant la  portion  de  la  muraille  dans  laquelle  elle 
était  scellée.  La  porte  s'ouvrit  renversant  l'Alle- 
mand, qui  tomba  en  donnant,  par  un  cri  terrible, 
l'éveil  à  la  garnison,  qui,  .sans  ce  cri,  courait  grand 
risque  d'être  surprise. 

Justement,  en  ce  moment-là  même,  la  Mole  tra- 
duisait, avec  Marguerite,  une  idylle  de  Théocrite. 
et  Coconas  buvait,  sous  prétexte  qu'il  était  Grec 
aussi,  force  vin  de  Syracuse  avec  Henriette.  La  con- 
versation scientifique  et  la  conversation  bachique 
furent  violemment  interrompues. 

Commencer  par  ('teindre  les  bougies,  ouvrir  les 
fenêtres,  s'élancer  sur  le  balcon,  distinguer  quatre 
hommes  dans  les  ténèbres,  leur  lancer  sur  la  tête 
tous  les  projectiles  qui  leur  tombèrent  .sous  la  main. 
faire  un  affreux  bruit  de  coups  de  plat  d'épée  qui 
n'atteignaient  que  le  mur,  tel  fut  l'exercice  auquel 
.se  livrèrent  immédiatement  la  Mole  et  Coconas. 
Charles,  le  plus  acharné  des  assaillants,  reçut  une 
aiguière  d'argent  sur  l'épaule,  le  duc  d'Anjou  un 
bassin  contenant  une  C(unpotc  d'oranges  et  do  cé- 
drats, et  le  duc  de  Guise  un  quartier  de  venaison. 

Henri  ne  reçut  rien.  H  questionnait  tout  bas  le 
portier,  que  M.  de  Guise  avait  attaché  à  la  porte  et 
qui  répondait  par  son  éternel  ; 

—  hli  icr.ilchc  niclu. 

Les  femmes  encourageaient  les  assiégés  et  leur 
passaient  des  projectiles  qui  se  succédaient  comme 
une  grêle. 

—  Par  la  mort  diable!  s'i-cria  Charles  IX  eu  re- 
cevant sur  la  tête  un  tabouret  qui  lui  lit  rentrer  son 
chapeau  jusipie  sur  le  nez.  (pi'on  m'ouvre  bien  vile, 
(III  je  ferai  loui  pendre  là-haut. 

—  Mon  frère  I  dit  Marguerite  bas  à  la  Mole. 

—  Le  roi  !  dit  celui-ci  tout  bas  à  Ilenrielte. 

—  Le  roi!  le  mi!  dit  celle-ci  à  Coconas,  qui 
liiiiiiait  un  bahut  vers  la  fenêtre  et  qui  tenait  a 
.■xterniiner  le  duc  de  (iuise.   auc|nel,   sans  le  eon- 


LA  REINE  MARGOT. 


25 


Les  remmes  cncourageakint  les  assiéeés .  —  Ptcc  24. 


naître,  il  avait  particulièrement  affaire.  —  Le  roi  ! 
je  vous  dis. 

Coconas  lâcha  le  balnit.  regarda  d'un  air  étonné. 

—  Le  roi?  dit-il. 

—  Oui,  le  roi. 

—  Alors  en  retraite. 

—  Eh  !  justement  la  Mole  et  Marguerite  sont  df'jà 
partis  :  venez. 

—  Par  où"; 

—  Venez,  vous  dis-je. 

Et,  le  prenant  par  la  main.  Henriette  entraîna 
Coconas  par  la  porte  .'lecrète  qui  donnait  dans  la 


maison  attenante;  et  tous  quatre,  après  avoir  re- 
fermé la  porte  derrière  eux,  s'enfuirent  par  l'issue 
qui  donnait  dans  la  rue  Tizon.  ' 

—  Oli  :  oh  !  dit  Charles,  je  crois  que  la  garnison 
se  rend. 

Oïl  attendit  quelques  minutes,  mais  aucun  bruit 
ne  par\  int  jusqu'aux  assiégeants. 

—  On  prépare  quelque  ruse,  dit  le  duc  de  Guise. 

—  Ou  plutôt  on  a  reconnu  la  voix  de  mon  frère 
et  l'on  détale,  dit  le  duc  d'Anjou. 

—  I!  faudra  toujours  bien  qu'on  passe  par  ici, 
dit  Charles. 

27 


par J.  »  Im^'  de  BRY  alni,  bouI«vart  Mùniparaasse,  8t> 


26 


LA  REINE  MRGOT. 


—  Oui,  reprit  le  duc  d'Anjou,  si  la  maison  n'a 
pas  deux  issues. 

—  Cousin,  dit  le  roi,  reprenez  votre  pierre,  et 
faites  de  l'autre  porte  comme  de  celle-ci. 

Le  duc  pensa  qu'il  était  inutile  de  recourir  à  de 
pareils  moyens,  et,  comme  il  avait  remarqué  que  la 
seconde  porte  était  moins  forte  que  la  première,  il 
l'enfonça  d'un  simple  coup  de  pied. 

—  Les  torches!  les  torches!  dit  le  roi. 

Les  laquais  s'approchèrent.  Elles  étaient  éteintes; 
mais  ils  avaient  sur  eux  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
les  rallumer.  On  fit  de  la  flamme.  Charles  IX  en 
prit  une  et  passa  l'autre  au  duc  d'Anjou. 

Le  duc  de  Guise  marcha  le  premier,  l'épée  à  la 
main. 

Henri  ferma  la  marche. 

On  arriva  au  premier  étage. 

Dans  la  salle  à  manger  était  servi,  ou  plutôt  des- 
servi le  souper,  car  c'était  particulièrement  le  sou- 
per qui  avait  fourni  les  projectiles.  Les  candélabres 
étaient  renversés,  les  meubles  sens  dessus  dessous, 
et  tout  ce  qui  n'était  pas  vaisselle  d'argent  en  pièces. 

On  passa  dans  le  salon.  Là,  pas  plus  de  rensei- 
gnement que  dans  1a  première  chambre  sur  l'iden- 
tité des  personnages.  Des  livres  grecs  et  latins, 
quelques  instruments  de  musique,  voilà  tout  ce 
que  l'on  trouva. 

La  chambre  à  coucher  était  plus  muette  encore. 
Une  veilleuse  brûlait  dans  un  globe  d'albâtre  sus- 
pendu au  plafond,  mais  on  ne  paraissait  pas  même 
être  entré  dans  cette  chambre. 

—  Il  y  a  une  seconde  sortie,  dit  le  roi. 

—  C'est  probable,  dit  le  duc  d'Anjou. 

—  Mais  où  est-elle?  demanda  le  duc  de  Guise. 
On  chercha  de  tous  eûtes,  on  ne  la  trouva  pas. 

—  Où  est  le  concierge?  demanda  le  roi. 

—  Je  l'ai  attaché  à  la  grille,  dit  le  duc  de  Guise. 

—  Interrogez-le,  cousin. 

—  Il  ne  voudra  pas  répondre. 

—  Bah  !  on  lui  fera  un  petit  feu  bien  sec  autour 
des  jambes,  dit  le  roi  en  riant,  et  il  faudra  bien 
qu'il  parla. 


Henri  regarda  vivement  par  la  fenêtre. 

—  Il  n'y  est  plus,  dit-il. 

—  Qui  l'a  détaché?  demanda  vivement  le  duc  de 
Guise. 

—  Mort-diable!  s'écria  le  roi,  nous  ne  saurons 
rien  encore. 

—  En  effet,  dit  Henri,  vous  voyez  bien,  sire, 
que  rien  ne  prouve  que  ma  femme  et  la  belle-sœur 
de  M.  de  Guise  aient  été  dans  cette  maison. 

—  C'est  vrai,  dit  Charles,  l'Écriture  nous  l'ap- 
prend ;  il  y  a  trois  choses  qui  ne  laissent  pas  de  tra- 
ces :  l'oiseau  dans  l'air,  le  poisson  dans  l'eau,  et  la 
femme...  non,  je  me  trompe,  l'homme  chez... 

—  Ainsi,  interrompit  Henri,  ce  que  nous  avons 
de  mieux  à  faire... 

—  Oui,  dit  Charles,  c'est  de  soigner,  moi  ma 
contusion;  vous,  d'Anjou,  d'essuyer  votre  sirop  d'o- 
ranges, et  Vous,  Guise,  de  faire  disparaître  votre 
graisse  de  sanglier. 

Et.  là-dessus,  ils  sortirent  sans  se  donner  la  peine 
de  refermer  la  porte. 

Arrivés  à  la  rue  Saint-Antoine  : 

—  Où  allez-vous,  messieurs?  dit  le  roi  au  duc 
d'Anjou  et  au  duc  de  Guise. 

—  Sire,  nous  allons  chez  Nantouillet,  qui  nous 
attend  à  souper,  mon  cousin  de  Lorraine  et  moi. 
Votre  Majesté  veut-elle  venir  avec  nous? 

—  Non,  merci,  nousallonsdu  côté  opposé.  Vou- 
lez-vous un  de  mes  porte-torches? 

—  Nous  vous  rendons  grâce,  sire,  dit  vivement  le 
duc  d'Anjou. 

—  Bon,  il  a  peur  que  je  ne  le  fasse  espionner, 
souffla  Charles  à  l'oreille  ilu  roi  de  Navarre. 

Puis,  prenant  ce  dernier  par-dessous  le  bras  : 

—  Viens,  Henriot.  dit-il,  je  te  donne  à  souper  ce 
soir. 

—  Nous  ne  rentrons  donc  pas  au  Louvre?  de- 
manda Henri. 

—  .\on,  te  dis-je,  triple  entêté  !  viens  avec  moi, 
puisque  je  te  dis  de  venir,  viens. 

Et  il  entraîna  Henri  par  la  rue  Geoffroy-Lasnier. 


LA  REINE  MARGOT. 


V 


VII 


ANAGRAMME. 


u  milieu  de  la  nie  Geoffroy- 
î.asnier  venait  nlinulir  la 
ue  Garnier-sur-rEau ,  et 
Il  bout  de  la  rue  Garnicr- 
iir-l'Eau s'étendait. à  droite 
i  à  gaudie ,  la  rue  des 
Barres. 

Là,  en  faisant  quelques 
pas  vers  la  rue  de  la  Mortelleric,  on  trouvait  à  droite 
"  une  petite  maison  isolée  au  milieu  d'un  jardin  clos 
de  hautes  murailles  et  auquel  une  porte  pleine  don- 
nait seule  entrée. 

Charles  tira  une  clef  de  sa  poche,  ouvrit  la  porte, 
qui  céda  aussitôt,  étant  fermée  seulement  au  pènc; 
puis,  ayant  fait  passer  Henri  et  le  laquais  qui  portait 
la  torche,  il  referma  la  porte  derrière  lui. 

Une  seule  petite  fenêtre  était  éclairée.  Charles  la 
montra  du  doigt  en  souriant  à  Henri. 

—  Sire,  je  ne  comprends  pas.  dit  celui-ci. 

—  Tu  vas  comprendre.  Henriot. 

Le  roi  de  Navarre  regarda  Charles  avec  étonne- 
ment  ;  sa  voix,  son  visage,  avaient  pris  une  expres- 
sion de  douceur  qui  était  si  loin  du  caractère  iiabi- 
tuel  de  sa  phjsionomie,  que  Henri  ne  le  reconnais- 
sait pas. 

—  Henriot,  lui  dit  le  roi,  je  t'ai  dit  que,  lorsque 
je  sortais  du  Louvre,  je  sortais  de  l'enfer;  quand 
j'entre  ici,  j'entre  dans  le  paradis. 

—  Sire,  dit  Henri,  je  suis  heureux  que  Votre  Ma- 
jesté m'ait  trouvé  digne  de  me  faire  faire  le  voyage 
du  ciel  avec  elle. 

—  Le  chemin  en  est  étroit,  dit  le  roi  en  s' enga- 
geant dans  un  petit  escalier,  mais  c'est  pour  que  rien 
ne  manque  à  la  comparaison. 

—  Et  quel  est  l'ange  qui  garde  l'entrée  de  votre 
Éden,  sire? 

—  Tu  vas  voir,  répondit  Charles  IX.  Et,  faisant  si- 
gne à  Henri  de  le  suivre  sans  bruit,  il  poussa  une 
première  porte,  puis  une  seconde,  et  s'arrêta  sur  le 
seuil. 

—  Regarde!  dit-il. 

Henri  s'approcha  et  demeura  l'œil  fixe  sur  un  des 
plus  charmants  tableaux  qu'il  eût  vus. 

C'était  une  femme  de  dix-huit  à  dix-neuf  ans  à 
peu  près,  dormant  la  tête  posée  sur  le  pied  du  lit 


d'un  enfant  endormi,  dont  elle  tenait  entre  ses  deux 
mains  les  petits  pieds  rapprochés  de  ses  lèvres,  tan- 
dis que  ses  longs  cheveux  blonds  ondoyaient,  épan- 
dus  comme  un  Hot  d'or. 

On  eût  dit  un  tableau  de  l'Albane  représentant  la 
Vierge  et  l'enfant  Jésus. 

—  Oh!  sire,  dit  le  roi  de  Navarre,  quelle  est  cette 
cliarmantc  créature? 

—  L'ange  de  mon  paradis,  Henriot,  le  seul  être 
qui  m'aime  pour  moi. 

Henri  sourit. 

—  Oui.  pour  moi,  dit  Charles,  car  elle  m'a  aimé 
avant  de  savoir  que  j'étais  roi. 

—  Et  depuis  qu'elle  le  sait? 

—  Eb  bien  !  depuis  qu'elle  le  sait,  dit  Charles 
avec  un  soupir  qui  prouvait  que  cette  sanglante 
royauté  lui  était  lourde  parfois,  depuis  qu'elle  le 
sait,  elle  m'aime  encore;  ainsi  juge. 

Le  roi  s'approcha  tout  doucement,  et,  sur  la  joue 
en  fleur  de  la  jeune  femme,  il  posa  un  baiser  aussi 
léger  que  celui  d'une  abeille  sur  un  lis. 

Et  cependant  la  jeune  femme  se  réveilla. 

—  Charles!  murmura-t-elle  en  ouvrant  les  yeux. 

—  Tu  vois,  dit  le  rui,  elle  m'appelle  Charles;  la 
reine  dit  sire. 

—  Oh  !  s'écria  la  jeune  femme,  vous  n'êtes  pas 
seul,  mon  roi. 

—  Non,  ma  bonne  Marie,  .l'ai  voulu  t'amener  un 
autre  roi  plus  heureux  que  moi,  car  il  n'a  pas  de 
couronne;  plus  malheureux  que  moi,  car  il  n'a  pas 
une  Marie  Touchet.  Dieu  fait  une  compensation  à 
tout. 

—  Sire,  c'est  le  roi  de  Navarre?  demanda  Marie. 

—  Lui-même,  mon  enfant.  — ■  Approche,  Hen- 
riot. 

Le  roi  de  Navarre  s'approcha,  Charles  lui  prit  la 
main  droite. 

—  Regarde  cette  main,  Marie,  dit-il,  c'est  la  main 
d'un  bon  frère  et  d'un  loyal  ami.  Sans  cette  main, 
vois-tu... 

—  Eii  bien!  sire? 

—  Eh  bien!  sans  cette  main,  aujourd'hui,  Marie, 
notre  enfant  n'avait  plus  de  père. 

Marie  jeta  un  cri,  tomba  à  genoux,  saisit  la  main 
de  Henri  et  la  baisa. 


28 


L/V  REliNt  MARGOT. 


—  Bien.  M;irit\  bien!  dit  Charles. 

• —  Et  cju"avez-vous  fait  pour  le  remereier,  sire? 

—  Je  lui  ai  rendu  la  pareille. 

Henri  regarda  Charles  avecétonnenient. 

—  Tu  sauras  un  jour  ce  que  je  veux  dire,  Hen- 
riot.  En  attendant,  viens  voir. 

Et  il  s'approcha  du  lit  où  l'enfant  dormait  tou- 
jours. 

—  Eh!  dit-il,  si  ce  gros  garçon-là  dormait  au 
Louvre  au  lieu  de  dormir  ici,  dans  cette  petite  mai- 
son de  la  rue  des  Barres,  cela  changerait  bien  des 
choses  dans  le  présent ,  et  peut-être  dans  l'ave- 
nir (i). 

—  Sire,  dit  Marie,  n'en  déplaise  à  Votre  Majesté, 
j'aime  mieux  qu'il  dorme  ici,  il  dort  mieux. 

—  Ne  troublons  donc  pas  son  sommeil,  dit  le 
roi,  c'est  si  bon  de  dormir  quand  on  ne  fait  pas  de 
rêves  ! 

—  Eh  bien  !  sire,  fit  Marie  en  étendant  la  main 
vers  une  des  portes  qui  donnaient  dans  celte  cham- 
bre. 

—  Oui,  tu  as  raison,  Marie,  dit  Charles  IX.  Sou- 
pons. 

—  Mon  bien-aimé  Charles,  dit  Marie,  vous  direz 
au  roi  votre  frère  de  m'excuser,  n'est-ce  pas? 

—  Et  de  quoi  ? 

—  De  ce  que  j'ai  renvoyé  nos  serviteurs.  Sire, 
continua  Marie  s'adressant  au  roi  de  Navarre,  vous 
saurez  que  Charles  ne  veut  être  servi  que  par 
moi. 

—  Ventre-saint-gris!  dit  Henri,  je  le  crois  bien! 

Les  deux  hommes  passèrent  dans  la  salle  à  man- 
ger, tandis  ([ue  la  mère,  inquiète  et  soigneuse,  cou- 
vrait d'une  chaude  étoffe  le  petit  Charles,  qui,  grâce 
à  son  bon  sommeil  d'enfant  que  lui  enviait  son  père, 
ne  s'était  pas  réveillé. 

Marie  vint  les  rejoindre. 

—  H  n'y  a  que  deux  couverts!  dit  le  roi. 

—  Permettez,  dit  Marie ,  que  je  serve  Vos  Ma- 
jestés. 

—  Allons,  dit  Charles,  voila  que  tu  me  portes 
malheur,  Henriot. 

—  Comment,  sire'' 

—  N'entends-tu  pas?  ' 

—  Pardon,  Charles,  |)ardon. 

—  Je  te  pardonne.  Mais  place-toi  là,  près  de  moi. 
entre  nous  deux. 

—  J'obéis,  dit  Marie. 

Elle  apporta  un  couvert,  s'assit  entre  les  deux 
rois  cl  les  servit. 

—  N'est-ce  pas,  Henriot.  que  c'est  bon,  dit  Char- 
les, d'avoir  un  endroit  an  monde  dims  lei|iiel  un 


ft)  F.ii  cticl,  (  «l  cdtiiiit  iiiituirl,  ijiii  II  Vljiit  .nilri:  (jiil--  le  lii- 
nicus  iliir  irAii|;ouli^nii:  <|ui  iiiuurut  cii  KmU,  sii|>|>niii.nl,  s'il 
eût  éli'  li^itiiiii',  Henri  III,  lli'iiri  IV,  Luuis  Mil,  Lniii»  ,\IV. 
IJuu  iiiius  ilriiiii.iit-il  il  1,1  jilaco?  L'c^iirit  so  coiifund  (.1  se  perd 
•'anii  Ivi  tûiictics  d  une  pareille  qucsliun. 


ose  boire  et  manger  sans  avoir  besoin  que  per- 
sonne fasse  avant  vous  l'essai  de  votre  vin  et  de  vos 
viandes? 

—  Sire,  dit  Henri  en  souriant  et  en  répondant 
par  le  sourire  à  l'appréhension  éternelle  de  son  es- 
prit, croyez  que  j'apprécie  votre  bonheur  plus  que 
personne. 

—  Aussi,  dis-lui  bien,  Henriot,  que,  pour  que 
nous  demeurions  ainsi  heureux ,  il  ne  faut  pas 
qu'elle  se  mêle  de  politique;  il  ne  faut  pas  qu'elle 
vienne  à  la  cour,  il  ne  faut  pas  surtout  qu'elle  fasse 
connaissance  avec  ma  mère. 

—  La  reine  Catherine  aime  en  effet  Votre  Majesté 
avec  tant  de  passion,  qu'elle  pourrait  être  jalouse 
de  tout  autre  amour,  répondit  Henri,  trouvant,  par 
un  subterfuge,  le  moyen  d'échapper  à  la  dangereuse 
confiance  du  roi. 

—  Marie,  dit  le  roi,  je  te  présente  un  des  hom- 
mes les  plus  fins  et  les  plus  spirituels  que  je  con- 
naisse. A  la  cour,  vois-tu,  et  ce  n'est  pas  peu  dire, 
il  a  mis  tout  le  monde  dedans;  moi  seul  ai  vu  clair 
peut-être,  je  ne  dis  pas  dans  son  cœur,  mais  dans 
son  esprit. 

—  Sire,  dit  Henri,  je  suis  fâché  qu'en  exagé- 
rant l'un,  comme  vous  le  faites,  vous  doutiez  de 
l'autre. 

—  Je  n'exagère  rien,  Henriot,  dit  le  roi  ;  d'ail- 
leurs on  te  connaîtra  un  jour.— Puis,  se  retournant 
vers  la  jeune  femme  :  — Il  fait  surtout  les  anagram- 
mes à  ravir.  Dis-lui  de  faire  celle  de  ton  nom,  et  je 
réponds  qu'il  la  fera.  " 

—  Oh  !  que  voulez-vous  qu'on  trouve  dans  le 
nom  d'une  pauvre  fille  comme  moi?  quelle  gra- 
cieuse pensée  peut  sortir  de  cet  assemblage  de  let- 
tres avec  lequel  le  hasard  a  écrit  Marie  Touehet? 

—  Oh!  l'anagranmie  de  ce  nom,  sire,  dil  Henri, 
est  trop  facile,  et  je  n'ai  pas  eu  grand  mérite  à  la 
lrun\er. 

—  Ah  !  ail  !  c'est  déjà  fait,  dit  Charles.  Tu  vois... 
Marie. 

Henri  tira  de  la  [loelie  de  .son  ponr[ioint  ses  ta- 
bletles,  en  déchira  une  page,  et,  en  dessous  du 
nom  : 

Marie  Tottchel, 

écrivit  : 

Je  clnirmc  loul. 

Puis  il  passa  la  feuille  a  la  jeune  lenniie. 

—  En  vérité!  s'i'cria-t-elle,  e'e.sl  impussible! 

—  Qu'a-t-il  trouvé'!  demanda  ('.harles. 

—  Sire,  je  n'ose  rép('ler.  moi. 

—  Sire,  dit  Henri,  dans  le  nom  de  Marie  Tnueliel, 
il  \  a,  lellre  pour  lettre,  en  fai.sani  de  l'I  un  i.  cumiiie 
c'est  rii.'iliiltide  ;  Je  rliiirmc  lont. 

—  Ln  olïcl,  s'écria  Charles,  lellre  pour  lettre  Jo 


LA  IlELNE  aUUiGOT. 


tJ9 


veux  que  ce  soit  ta  devise,  entends-tu,  Marie?  Ja- 
mais devise  n'a  été  mieux  méritée.  Merci,  Henriot. 
Marie,  je  te  la  donnerai  écrite  en  diamants. 

Le  souper  s'aciieva;  deux  heures  sonnèrent  à  No- 
tre-Dame. 

—  Maintenant,  dit  Charles,  en  récompense  de 
son  compliment,  Marie,  tu  vas  lui  donner  un  fau- 
teuil où  il  puisse  dormir  jusqu'au  jour;  bien  loin  de 
nous  seulement,  parce  qu'il  ronfle  à  faire  peur. 
Puis,  si  tu  t'éveilles  avant  moi,  tu  me  réveilleras, 
car  nous  devons  être  à  six  heures  du  matin  à  la  Bas- 
tille. Bonsoir,  Henriot.  Arrange-toi  comme  tu  vou- 
dras. Mais,  ajouta-t-il  en  s'approcliant  du  roi  de  Na- 
varre et  en  lui  posant  la  main  sur  l'épaule,  sur  ta 
vie,  entends-tu  bien,  Henri!  sur  ta  vie,  ne  sors  pas 
d'ici  sans  moi,  surtout  pour  retourner  au  Louvre. 

Henri  avait  soupçonné  trop  de  choses  dans  ce 
qu'il  n'avait  pas  compris  pour  manquer  à  une  telle 
recommandation. 

Charles  IX  entra  dans  sa  chambre,  et  Henri,  le 
dur  montagnard,  s'accommoda  sur  un  fauteuil ,  où 
bientôt  il  justifia  la  précaution  qu'avait  prise  son 
beau-frère  de  l'éloigner  de  lui. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  il  fut  éveillé 
par  Charles.  Comme  il  était  resté  tout  habillé,  sa 
toilette  ne  fut  pas  longue.  Le  roi  était  heureux  et 
souriant  comme  on  ne  le  voyait  jamais  au  Louvre. 
Les  heures  qu'il  passait  dans  celte  petite  maison  de 
la  rue  des  Barres  étaient  ses  heures  de  soleil. 

Tous  deux  repassèrent  par  la  chambre  à  coucher. 
La  jeune  femme  dormait  dans  son  lit;  l'enfant  dor- 
mait dans  son  berceau.  Tous  deux  souriaient  en 
dormant.  * 

Charles  les  regarda  un  instant  avec  une  tendresse 
infinie.  Puis,  se  retournant  vers  le  roi  de  Navarre  ; 

—  Henriot,  lui  dit-il ,  s'il  t'arrivait  jamais  d'ap- 
prendre quel  service  je  t'ai  rendu  cette  nuit,  et  qu'à 
moi  il  m'arrivàt  malheur,  souviens-toi  de  cet  en- 
fant qui  repose  là  dans  son  berceau. 

Puis,  les  embrassant  tous  deux  au  front,  sans  don- 
ner à  Henri  le  temps  de  l'interroger  ; 

—  Au  revoir,  mes  anges,  dit-il. 


Et  il  sortit. 

Henri  le  suivit  tout  pensif. 

Des  chevaux  tenus  en  main  par  les  gentilshom- 
mes auxquels  Charles  IX  avait  donné  rendez-vous 
les  attendaient  à  la  Bastille.  Charles  fit  signe  à  Henri 
de  monter  à  cheval,  se  mit  en  selle,  sortit  par  le 
jardin  de  l'Arbalète,  et  suivit  les  boulevards  exté- 
rieurs. 

—  Où  allons-nous?  demanda  Henri. 

—  Nous  allons,  répondit  Charles,  voir  si  le  duc 
d'Anjou  est  revenu  pour  madame  de  Condé  seule, 
et  s'il  y  a  dans  ce  cœur-là  autant  d'ambition  que 
d'amour,  ce  dont  je  doute  fort. 

Henri  ne  comprenait  rien  à  l'explication  ;  il  sui- 
vit Charles  sans  rien  dire. 

En  arrivant  au  Marais,  et  comme  à  l'abri  des  pa- 
lissades on  découvrait  tout  ce  qu'on  appelait  alors 
les  faubourgs  Saint-Laurent,  Charles  montra  àHenri, 
à  travers  la  brume  grisâtre  du  matin,  des  hommes 
enveloppés  de  grands  manteaux  et  coiffés  de  bonnets 
de  fourrures  qui  s'avançaient  à  cheval,  précédant 
un  fourgon  pesamment  chargé.  A  mesure  qu'ils 
avançaient,  ces  hommes  prenaient  une  forme  plus 
précise,  et  l'on  pouvait  voir  à  cheval  comme  eux,  et 
causant  avec  le  principal  d'entre  eux,  un  autre 
homme  vêtu  d'un  long  manteau  nrun  et  le  front 
ombragé  d'un  chapeau  à  la  française. 

—  Ah!  ah!  dit  Charles  en  souriant,  je  m'en  dou- 
tais. 

—  Eh  !  sire,  dit  Henri,  je  ne  me  trompe  pas,  ce 
cavalier  au  manteau  brun,  c'est  le  duc  d'Anjou. 

—  Lui-même,  dit  Charles  IX;  range-toi  un  peu, 
Henriot,  je  désire  qu'il  ne  nous  voie  pas. 

— •  Mais,  demanda  Henri,  les  hommes  aux  nian- 
teaux  grisâtres  et  aux  bonnets  fourrés,  quels  sont- 
ils?  Et  dans  ce  chariot,  qu'y  a-t-il? 

—  Ces  hommes,  dit  Charles,  ce  sont  les  ambas- 
sadeurs polonais,  et  dans  ce  chariot  il  y  a  une  cou- 
ronne. —  Et  maintenant,  continua-t-il  en  mettant 
son  cheval  au  galop  et  en  reprenant  le  chemin  de 
la  parte  du  Temple,  viens,  Henriot,  j'ai  vu  tout  ce 
que  je  voulais  voir. 


30 


LA  REINE  MARGOT. 


VIII 


LA  RENTUliE  AU  LOUVRE. 


ii'squeCatherine  pensa  que 
tout  était  fini  dans  la  cham- 
bre du  roi  de  Navarre,  que 
les  gardes  morts  étaient  en- 
levés, que  Maurevel  était 
transporté  chez  lui,  que  les 
tapis  étaient  lavés,  elle  con- 
gédia ses  femmes,  car' il 
était  minuit  a  peu  près  et  elle  es5a)'a  de  dormir. 
Mais  la  secousse  avait  été  trop  violente  et  la  décep- 
tion trop  forte.  Ce  Henri  détesté,  échappant  éternel- 
lement à  ses  embûches  d'ordinaire  mortelles,  sem- 
blait protégé  par  quelque  puissance  invisible,  que 
Catherine  s'obstinait  à  appeler  le  hasard,  quoiqu'au 
fond  de  son  cœur  une  voix  lui  dît  que  le  véritable 
nom  de  cette  puissance  fût  la  destinée.  Cette  idée, 
que  le  bruit  de  cette  nouvelle  tentative,  en  se  ré- 
pandant dans  le  Louvre  et  hors  du  Louvre,  nllait 
donner  à  Henri  et  aux  huguenots  une  plus  grande 
confiance  encore  dans  l'avenir,  l'exaspérait,  et  en  ce 
mcrment,  si  ce  hasard  contre  lequel  elle  luttait  si  mal- 
heureusement lui  eût  livré  son  ennemi,  certes,  avec 
le  petit  poignard  florentin  qu'elle  portait  it  sa  cein- 
ture elle  eût  déjoué  celte  fatalité  si  favorable  au  foi 
de  Navarre. 

Les  heures  de  la  nuit,  ces  heures  si  lentes  à  celui 
qui  attend  etqui  veille,  sonnèrent  donc  les  unes  après 
les  autres  sans  que  Catherine  pût  fermer  l'reil.  — 
Tout  un  monde  de  projets  nouveaux  se  déroula  pen- 
dant ces  heures  nocturnes  dans  son  esprit  plein  de 
visions.  Knfin  ,  au  point  du  jour  elle  se  leva  ,  s'ha- 
billa toute  seule,  et  s'acheiiiina  vers  Tappartenient 
de  Charles  IX. 

Les  gardes,  qui  avaient  l'habitude  de  la  voir  venir 
chez,  le  roi  à  to\ilo  heure  du  jour  et  de  la  nuit,  la 
laissèrent  passer.  I'!llc.  traversa  donc  r.intii'liambre  et 
atteignit  le  cabinet  îles  armes.  Mais  là  elle  trouva  la 
nourrice  de  Charles  qui  veillait. 

—  Mon  fils'!  dit  la  reine. 

—  Madame,  il  a  diTciidu  ijuDii  l'utr'it  ilans  sa 
chambre  avant  huit  heures,  el  il  n'est  pas  huit 
heures. 

—  Cette  défense  n'est  pas  pour  nini.  nourrire, 

—  r.llc  («st  pour  tout  lo  monde,  madame. 
Catbunnu  sourit. 


—  Oui,  je  sais  bien,  reprit  la  nourrice,  je  sais 
bien  que  nul  ici  n'a  droit  de  faire  obstacle  à  Votre 
Majesté;  je  la  supplierai  donc  d'écouter  la  prière 
d'une  pauvre  femme  et  de  ne  pas  aller  plus  avant. 

—  Nourrice,  il  faut  que  je  parle  à  mon  fils. 

—  Madame,  je  n'ouvrirai  la  porte  que  sur  un  or- 
dre formel  de  Votre  Majesté. 

—  Ouvrez,  nourrice,  dit  Catherine,  je  le  veux. 
La  nourrice,  à  cette  voix  plus  respectée  et  surtout 

plus  redoutée  au  Louvre  que  celle  de  Charles  lui- 
môme,  présenta  la  clef  à  Catherine,  mais  Catherine 
n'en  avait  pas  besoin.  Elle  tira  de  sa  poche  la  clef 
qui  ouvrait  la  porte  de  son  fils,  et  sous  sa  rapide 
pression  la  porte  céda. 

La  chambre  était  vide,  la  couche  de  Charles  était 
intacte,  et  son  lévrier  Actéon,  couché  sur  la  peau 
d'ours  étendue  à  la  descente  de  son  lit,  se  leva  et  vint 
lécher  les  mains  d'ivoire  de  Catherine. 

—  Ah  !  dit  la  rein^  en  fronçant  le  sourcil,  il  est 
sorti.  J'attendrai. 

Et  elle  alla  s'asseoir,  pensive  et  sombrement  re- 
cueillie, à  la  fenêtre  qui  donnait  sur  la  cour  du 
Louvre  et  de  laquelle  on  découvrait  le  principal 
guichet. 

Depuis  deux  heures  elle  était  là,  immobile  et  pâle 
cimme  une  statue  de  marbre,  lorsqu'elle  aperçut 
ciifin.  rentrant  au  Louvre,  une  troupe  de  cavaliers 
à  la  tète  desquels  elle  reconnut  Charles  et  Henri  de 
Navarre. 

Alors  elle  comprit  tout.  Charles,  au  lieu  de  dis- 
cuter avec  elle  sur  l'arrestation  de  son  beau-frère, 
l'avait  emmené  et  sauvé  ainsi. 

—  Aveugle,  aveugle,  aveugle  !  murmura-t-elle; 
et  elle  attendit. 

l'n  instant  après  des  pas  retentirent  dans  la 
chambre  à  cèle.  (]iii  (^tait  le  cahiuel  des  armes. 

—  Mais  sire,  disait  Henri,  itiaintenaiit  que  nous 
voilà  rentrés  au  Louvre,  dites-moi  pourquoi  vous 
m'en  avez  fait  sortir  et  quel  est  le  service  que  vous 
m'avez  rendu? 

Non  pas.  non  pas,  llenriol,  repuiidil  Charles 
l'ii  riant.  Ihi  jour  lu  le  sauras  peut-être,  mais  pour 
le  moment  c'est  un  mystère.  Sache  seulement  que, 
pour  l'heure,  tu  vas,  selon  loiile  probaliililè.  me 
valoir  une  rud(!  querelle  avec  ma  inèro. 


LA  REINE  MARGOT. 


Z\ 


En  achevant  ces  mots,  Charles  souleva  la  tapisse- 
rie et  se  trouva  face  à  face  avec  Catherine. 

Derrière  lui,  et  par-dessus  son  épaule,  apparais- 
sait la  tète  pâle  et  inquiète  du  Béarnais. 

—  Ali  '  vous  êtes  ici,  madame?  dit  Charles  IX  en 
fronçant  le  sourcil. 

—  Oui ,  mon  fils ,  dit  Catherine.  J'ai  à  vous 
parler. 

—  A  moi  ! 

—  A  vous  seul. 

• —  Allons,  allons,  dit  Charles  en  se  retournant 
vers  son  hcau-frère,  puisqu'il  n'y  avait  pas  moyen 
d'y  échapper,  le  plus  tôt  est  le  mieux. 

—  Je  vous  laisse,  sire,  dit  Henri. 

—  Oui,  oui,  laisse-nous,  répondit  Charles,  et, 
puisque  tu  es  catholique,  Ilenriol,  va  entendre  la 
messe  à  mon  intention,  moi  je  reste  au  prêche. 

Henri  salua  et  sortit. 

Charles  l.V  alla  au-devant  des  questions  que  ve- 
nait lui  adresser  sa  mère. 

—  Eh  bien  !  madame,  dit-il  en  essayant  de  tour- 
ner la  chose  au  rire  ;  —  pardieu  !  vous  m'attendez 
pour  me  gronder,  n'est-ce  pas?  J'ai  fait  manquer 
irréligieusement  votre  petit  projet.  Eh!  mort  d'un 
diable!  je  ne  pouvais  pas  cependant  laisser  arrêter 
et  conduire  à  la  Bastille  l'homme  qui  venait  de  me 
sauver  la  vie.  Je  ne  voulais  pas  non  plus  me  que- 
reller avec  vous;  je  suis  bon  fils.  Et  puis,  ajouta- 
t-il  tout  bas,  le  bon  Dieu  punit  les  enfants  qui  se 
querellent  avec  leur  mère,  témoin  mon  frère  Fran- 
çois H.  Pardonnez-moi  donc  franchement  et  avouez 
ensuite  que  la  plaisanterie  était  bonne. 

—  Sire,  dit  Catherine,  Votre  Majesté  se  trompe; 
il  ne  s'agit  pas  d'une  plaisanterie. 

—  Si  fait,  si  fait!  et  vous  finirez  par  l'envisager 
ainsi,  ou  le  diable  m'emporte! 

—  Sire,  vous  avez  par  votre  faute  fait  manquer 
tout  un  plan  qui  devait  nous  amener  à  une  grande 
découverte. 

—  Bah!  un  plan...  Est-ce  que  vous  êtes  embar- 
rassée pour  un  plan  avorté,  vous,  ma  mère!  Vous 
en  ferez  vingt  autres,  et,  dans  ceux-là,  eh  bien  !  je 
vous  promets  de  vous  seconder. 

—  Maintenant,  me  secondassiez-vous,  il  est  trop 
tard,  car  il  est  averti  et  il  se  tiendra  sur  ses  gardes. 

—  Voyons,  fil  le  roi,  venons  au  but.  Qu'avez- 
vous  contre  Henriot? 

—  J'ai  contre  lui  qu'il  conspire. 

—  Oui,  je  comprends  bien,  c'est  votre  accusation 
éternelle;  mais  tout  le  monde  ne  conspire-t-il  pas 
peu  ou  prou  dans  cette  charmante  résidence  royale 
qu'on  appelle  le  Louvre? 

—  Mais  lui  conspire  plus  que  personne ,  et  il 
est  d'autant  plus  dangereux  que  personne  ne  s'en 
doute. 

—  Voyez-vous  le  Lorenzino!  dit  Charles. 
Écoutez,  dit  Catherine  s'assombrissant  à  ce  nom 


qui  lui  rappelait  une  des  plus  sanglantes  catastro- 
plies  de  l'histoire  florentine;  écoutez,  il  y  a  un 
moyen  de  me  prouver  que  j'ai  tort. 

—  Et  lequel,  ma  mère? 

—  Demandez  à  Henri  qui  était  cette  nuit  dans  sa 
chambre. 

—  Dans  sa  chambre...  celte  nuit? 

—  Oui.  Et  s'il  vous  le  dit... 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien!  je  suis  prête  à  avouer  que  je  me 
trompais. 

—  Mais,  si  c'était  une  femme  cependant,  nous  ne 
pouvons  pas  exiger... 

—  Une  femme? 

—  Oui. 

—  Une  femme  qui  a  tué  deux  de  vos  gardes 
et  qui  a  blessé  mortellement  peut-être  M.  de  Mau- 
revel I 

—  Oh!  oh!  dit  le  roi,  cela  devient  sérieux.  11  y 
a  eu  du  sang  répandu? 

—  Trois  hommes  sont  restés  couchés  sur  le  plan- 
cher. 

—  Et  celui  qui  les  a  mis  dans  cet  état? 

—  S'est  sauvé  sain  et  sauf. 

—  Par  Gog  et  Magog!  dit  Charles,  c'était  un 
brave,  et  vous  avez  raison,  ma  mère,  je  veux  le 
connaître. 

—  Eh  bien  !  je  vous  le  dis  d'avance,  vous  ne  le 
connaîtrez  pas,  du  moins  par  Henri. 

—  Mais  par  vous,  ma  mère.  Cet  homme  n'a  pas 
fui  ainsi  sans  laisser  quelque  indice,  sans  qu'on  ait 
remarqué  quelque  partie  de  son  habiliement'.' 

—  On  n'a  remarqué  que  le  manteau  cerise  fort 
élégant  dans  lequel  il  était  enveloppé. 

—  Ah!  ah!  un  manteau  cerise!  dit  Charles;  je 
n'en  connais  qu'un  à  la  cour  assez  remarquable 
pour  qu'il  frappe  ainsi  les  yeux. 

—  Justement,  dit  Catherine. 

—  Eh  bien?  demanda  Charles. 

—  Eb  bien  !  dit  Catherine,  attendez-moi  chez 
vous,  mon  fils,  et  je  vais  voir  si  mes  ordres  ont  été 
exécutés. 

Catherine  sortit  et  Charles  demeura  seul,  se  pro- 
menant de  long  en  large  avec  distraction,  si  filant 
un  air  de  chasse,  une  main  dans  son  pourpoint  et 
laissant  pendre  l'autre  main,  que  léchait  son  lévrier 
chaque  fois  qu'il  s'arrêtait. 

Quant  à  Henri,  il  était  sorti  de  chez  son  beau- 
frère  fort  inquiet,  et,  au  lieu  de  suivre  le  corridor 
ordinaire,  il  avait  pris  le  petit  escalier  dérobé  dont 
plus  d'une  fois  déjà  il  a  été  question  et  qui  condui- 
sait au  second  étage.  Mais  à  peine  avait-il  monté 
quatre  marches  qu'au  premier  tournant  il  aperçut 
une  ombre.  Il  s'arrêta  ei  porta  la  main  à  son  poi- 
gnard. Aussitôt  il  reconnut  une  femme,  et  une 
charmante,  voix  dont  le  timbre  lui  était  familier,  lui 
dit  en  lui  saisissant  la  main  : 

—  Dieu  soit  loué,  sire,  vous  voilà  sain  et  sauf. 


LA  REINE  MARGOT. 


Lo  I,«iivrp  en  IfiTS. 


J'ai  «u  Lien  peur  p^ur  vou":     mais  «an»;  douti'  liicii 
a  ''xaurr  ina  priérf . 

—  QiiVst-il  lionr  firrivi^?  dit  llfuri. 

—  Vous  lo  sniiroz  en  rcnir.nnt  clioz.  vous.  Ne  vous 
inqiiif'lr/,  piiiiil  (rOrlIuni,  ji'  \':ù  ropiii'illi. 

Kt  la  jciinr  fi'iiiinc  (Ifsronilil  nipiilonicnl,  rroisant 
Henri  comme  si  e'ôtait  par  hasard  qnVlIn  IVftt  ren- 
rontrn  sur  IVsraliiT. 

—  Voil.'i  qui  rsl  lii/.'irrc,  se  dit  Ili'iiri  ;  que  s'i^^i- 
il  dcinc  pass(''?  —  On'csi-il  nrrivi-  ;'i  Orilinn? 

I,a<|ii<'siinn  niallifiireiisemenl  nf  poin;iit  l'iri'  cii- 


ii'iidiie  de  madame  de  Sauve,  car  madame  dr  Sauve 
l'tait  déjà  loin. 

Au  liant  de  l'ese.ilier  Henri  vit  Iniil  à  enup  appa- 
raître une  antre  ouiluc;  mais  ci'ili'-là,  e"ciail  eellc 
d'un  liiunme. 

—  Chut  1  dit  eet  homme. 

—  Ah  !  ah  !  c'est  vous,  Français! 

—  Ne  m'apprlrz  pciint  par  mon  nom. 

—  Que  s'est-il  dune  passé? 

—  Rentrez  rho;,  vous  et  vous  le  saurez  ;  puis  en- 
suite (flisso/.-vous  dan'*   le  rnrridnr,  regardez  lijcu 


LA  r.KLNE  MARGOT. 


■JO 


11  s'étail  sauvé  après  aToir  blessé  dangeieusemenl  Mauievel  el  tué  deux  gardes.  —  Pace  34. 


de  tous  côtés  si  personne  ne  vous  épie,  entrez  chez 
moi,  la  porte  sera  seulement  poussée. 

Et  il  disparut  à  son  tour  par  l'escalier,  comme 
ces  fantômes  qui  au  théâtre  s'abîment  dans  une 
trappe. 

—  Ventre-saint-gris!  murmura  le  Béarnais,  l'é- 
nigme se  continue  ;  mais,  puisque  le  mot  est  chez 
moi,  allons-y  et  nous  verrons  bien. 

Cependant  ce  ne  fut  pas  sans  émotion  que  Henri 
continua  son  chemin;  il  avait  la  sensibilité,  cette 
superstition  de  la  jeunesse.  Tout  se  reflétait  nette- 
ment sur  cette  âme  à  la  surface  unie  comme  un  mi- 


roir, et  tout  ce  qu'il  venait  d'entendre  lui  présa- 
geait un  malheur. 

Il  arriva  à  la  porte  de  son  appartement  et  écouta. 
Aucun  bruit  ne  s'y  faisait  entendre.  D'ailleurs,  puis- 
que Charlotte  lui  avait  dit  de  rentrer  chez  lui,  il 
était  évident  qu'il  n'avait  rien  à  craindre  en  y  ren- 
trant. 11  jeta  un  coup  d'oeil  rapide  autour  de  l'anti- 
chambre, elle  était  solitaire  ;  mais  rien  ne  lui  indi- 
quait encore  quelle  chose  s'était  passée. 

—  En  effet,  dit-il,  Orthon  n'est  point  là. 

Et  il  passa  dans  la  seconde  chambre. 

Là,  tout  lui  fut  expliqué. 

1% 


Ptrt».  —  Imp,  de  BhV  aîné,  touIcMri  UjQifjrnjsiCv  dï. 


di 


LA  REINE  MARGOT. 


Malgré  l'eau  qu'on  avait  jetée  à  flots,  de  larges 
taches  rougeàtres  marbraient  le  plancher;  un  meu- 
ble était  brisé,  les  tentures  du  lit  déchiquetées  à 
coups  d'épée,  un  miroir  de  Venise  était  brisé  par  le 
choc  d'une  balle,  et  une  main  sanglante  appuyée 
contre  la  muraille,  et  qui  avait  laissé  sa  terrible 
empreinte,  annonçait  que  cette  chambre  muette 
alors  avait  été  témoin  d'une  lutte  mortelle. 

Henri  recueillit  d'un  œil  hagard  tous  ces  diffé- 
rents détails,  passa  sa  main  sur  son  front  moite  de 
sueur,  et  murmura  : 

—  Ah  !  je  comprends  ce  service  que  m'a  rendu  le 
roi;  on  est  venu  pour  m'assassiner. — Et...  —  .4h! 
—  de  Mouy  !  qu'ont-ils  fait  de  de  Mouy?  Les  misé- 
rables! ils  l'auront  tué! 

Kt,  aussi  pressé  d'apprendre  des  nouvelles  que  le 
duc  d'Alençon  l'était  de  lui  en  donner,  Henri,  après 
avoir  jeté  une  dernière  fois  un  morne  regard  sur 
les  objets  qui  l'entouraient,  s'élança  hors  de  la 
chambre,  gagna  le  corridor,  s'assura  qu'il  était  bien 
solitaire,  et,  poussant  la  porte  entre-bàillée  qu'il  re- 
ferma avec  soin  derrière  lui,  il  se  précipita  chez  le 
duc  d'Alençon. 

Le  duc  l'attendait  dans  la  première  pièce.  Il  prit 
vivement  la  main  de  Henri,  l'entraîna,  en  mettant 
un  doigt  sur  sa  bouche,  dans  un  petit  cabinet  en 
tourelle,  complètement  isolé,  et  par  conséquent 
échappant  par  sa  position  à  tout  espionnage. 

—  Ah!  mon  frère,  lui  dit-il,  quelle  horrible  nuit! 

—  Que  s'est-il  donc  passé?  demanda  Henri. 

—  On  a  voulu  vous  arrêter. 

—  JUoi? 

—  Oui,  vous. 

—  Et  à  quel  propos? 

—  .le  ne  sais.  Où  étiez-vous? 

—  Le  roi  m'avait  emmené  hier  soir  avec  lui  par 
la  ville. 

—  Alors  il  le  savait,  dit  d'Alençon.  Mais,  puisque 
vous  n'étiez  pas  chez  vous,  qui  donc  y  était? 

—  Y  avait-il  donc  quelqu'un  chez  moi?  demanda 
Henri  comme  s'il  l'eût  ignoré. 

—  Oui,  un  homme.  Quand  j'ai  entendu  le  bruit, 
j'ai  couru  pour  vous  porter  secours  ;  mais  il  ('tait 
trop  tard. 

—  L'homme  était  arrûté?  demanda  Henri  avec 
anxiété. 

—  Non.  il  s'était  sauvé  après  avoir  blessé  dange- 
reusemi'nt  Miiurcvcl  et  iii('  deux  gardes. 

—  Ah!  brave  de  Mouy!  s'écria  llunri. 

—  G'fitait  donc  de  Mouy?  dit  vivement  d'Alençnn. 
Henri  vit  qu'il  avait  fait  une  faute. 

—  Du  moins,  je  le  présume,  dit-il,  car  je  lui 
avais  donmi  rendez-vous  pour  m'enlendro  avec  lui 
(le  votre  fuite,  cl  lui  dire  que  je  vous  avais  con- 
cédé tous  mes  droits  au  irAno  de  Navarre. 

—  Alors,  si  la  chose  est  .sue,  dit  d'Alençon  en  |i;'i- 
lissant.  nous  sommes  penliis. 

—  Oui,  car  Maurevcl  (larlcra. 


—  Maurevel  a  reçu  un  coup  d'épée  dans  la  gorge; 
et  je  m'en  suis  informé  au  chirurgien  qui  l'a  pansé, 
de  plus  de  huit  jours  il  ne  pourra  prononcer  une 
seule  parole. 

—  Huit  jours!  c'est  plus  qu'il  n'en  faudra  à  de 
Mouy  pour  se  mettre  en  sûreté. 

—  Après  cela,  dit  d'Alençon,  ça  peut  être  un  au- 
tre que  M.  de  Mouy. 

—  Vous  croyez?  dit  Henri. 

—  Oui,  cet  homme  a  disparu  très-vite  et  l'on  n'a 
vu  que  son  manteau  cerise. 

—  En  effet,  dit  Henri,  un  manteau  cerise  est  bon 
pour  un  dameret  et  non  pour  un  soldat.  Jamais  on 
ne  soupçonnera  de  Mouy  sous  un  manteau  cerise. 

—  Non.  Si  l'on  soupçonnait  quelqu'un,  dit  d'A- 
lençon, ce  serait  plutôt... 

Il  s'arrêta. 

—  Ce  serait  plutôt  M.  delà  Mole,  dit  Henri. 

—  Certainement,  puisque  moi-même,  qui  ai  vu 
fuir  cet  homme,  j'ai  douté  un  instant. 

—  Vous  avez  douté!  En  effet,  ce  pourrait  bien 
être  M.  de  la  Mole. 

—  Ne  sait-il  rien?  demanda  d'Alençon. 

—  Rien  absolument,  du  moins  rien  d'important. 

—  Mon  frère,  dit  le  duc,  maintenant  je  crois  vé- 
ritablement que  c'était  lui. 

—  Diable!  dit  Henri,  si  c'est  lui,  cela  va  faire 
grand'peine  à  la  reine,  qui  lui  porte  intérêt. 

—  Intérêt,  dites-vous?  demanda  d'Alençon  in- 
terdit. > 

—  Sans  doute.  Ne  vous  rappelez-vous  pas,  Fran- 
çois, que  c'est  votre  sœur  qui  vous  l'a  recommandé. 

—  Si  fait,  dit  le  duc  d'une  voix  sourde;  aussi  je 
voudrais  lui  être  agréable,  et.  la  preuve,  c'est  que, 
de  peur  que  son  manteau  rouge  ne  le  compromît, 
je  suis  monté  chez  lui  et  je  l'ai  rapporté  chez  moi. 

—  Oh!  oh!  dit  Henri,  voilà  qui  est  doublement 
prudent;  et,  maintenant,  je  ne  parierais  pas,  mais 
je  jurerais  que  c'était  lui. 

—  Même  en  justice?  demanda  François. 

—  Ma  foi  OUI,  répondit  Henri.  Il  sera  venu  ni'ap- 
porter  quelque  message  de  la  part  de  Marguerite. 

—  Si  j'étais  sûr  d'être  appuyé  par  votre  témoi- 
gnage, dit  d'Alençon,  moi  je  rarcu,sorais  presque. 

—  Si  vous  accusiez,  répondit  Henri,  vous  com- 
prenez, mon  frère,  que  je  ne  vous  démentirais  pas. 

—  Mais  la  reine?  dit  d'Alençon. 

—  Ah  !  oui,  la  reine. 

—  H  faut  savoir  ce  qu'elle  fera. 

—  ,1e  me  charge  do  la  commission. 

—  Peste!  mon  frère,  elle  aurait  ton  de  nous  d4- 
ini'iiiir,  car  voihi  une  llauihanic  ré|iulaiion  de  vail- 
lant laite  à  ce  jeune  homme,  et  (|ui  ne  lui  aura  pas 
coûté  cher,  car  il  l'aura  achetée  à  crédit.  Il  est  vrai 
qu'il  pourra  bien  rembourser  ensemble  iulérêt-s  et 
capil;il. 

—  I);inic!  que  voulrz-vous?  dit  Henri,  dans  ce 
bas  monilo  on  n'a  rien  pour  rien. 


LA  REINE  MARGOT. 


35 


Et,  saluant  d'Âlençon  de  la  main  et  du  sourire, 
il  passa  avec  précaution  sa  tète  dans  le  corridor;  et, 
s'étant  assuré  qu'il  n'y  avait  personne  aux  écoutes, 
il  se  glissa  rapidement  et  disparut  dans  l'escalier 
dérobé  qui  conduisait  chez  Marguerite. 

De  son  côté,  la  reine  de  Navarre  n'était  guère  plus 
tranquille  que  son  mari.  L'expédition  de  la  nuit  di- 
rigée contre  elle  et  la  duchesse  de  Nevers  par  le 
roi,  par  le  duc  d'Anjou,  par  le  duc  de  Guise  et  par 
Henri,  qu'elle  avait  reconnu,  l'inquiétait  fort.  Sans 
doute  il  n'y  avait  aucune  preuve  qui  \>ùi  la  compro- 
mettre, le  concierge,  détaché  de  sa  grille  par  la  Mule 
et  Coconas,  avait  affirmé  être  resté  muet.  Mais  qua- 
tre seigneurs  de  la  taille  de  ceux  à  qui  deux  sim- 
ples gentilshommes  comme  la  Mole  et  Coconas 
avaient  tenu  tète,  ne  s'étaient  pas  dérangés  de  leur 
chemin  au  hasard  et  sans  savoir  pour  qui  ils  se  dé- 
rangeaient. Marguerite  était  donc  rentrée  au  point 
du  jour,  après  avoir  passé  le  reste  de  la  nuit  chez  la 
duchesse  de  Nevers.  Elle  s'était  couchée  aussitôt, 
mais  elle  ne  pouvait  dormir,  elle  tressaillait  au 
moindre  bruit. 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  anxiétés  qu'elle  entendit 
frapper  à  la  porte  secrète,  et  qu'après  avoir  fait 
reconnaître  le  visiteur  par  Gillonne  elle  ordonna 
de  laisser  entrer. 

Henri  s'arrêta  à  la  porte;  rien  en  lui  n'annonçait 
le  mari  blessé;  son  sourire  habituel  errait  sur  ses 
lèvres  fines,  et  aucun  muscle  de  son  visage  ne  tra- 
hissait les  terribles  émotions  à  travers  lesquelles  il 
venait  de  passer. 

11  parut  interroger  de  l'œil  Marguerite  pour  sa- 
voir si  elle  lui  permettait  de  rester  en  tête  à  tête 
avec  elle.  Marguerite  comprit  le  regard  de  son  mari 
et  fit  signe  à  Gillonne  de  s'éloigner. 

—  Madame,  dit  alors  Henri,  je  sais  combien  vous 
êtes  attachée  à  vos  amis,  et  j'ai  bien  peur  de  vous 
apporter  une  fâcheuse  nouvelle. 

—  Laquelle,  monsieur?  demanda  Marguerite. 

—  Un  de  nos  plus  chers  serviteurs  se  trouve  en 
ce  moment  fort  compromis. 

—  Lequel'; 

—  Ce  cher  comte  de  la  Mole. 

—  M.  le  comte  de  la  Mole  compromis  !  et  à  pro- 
pos de  quoi? 

—  A  propos  de  l'aventure  de  cette  nuit. 
Marguerite,  malgré  sa  puissance  sur  elle-même, 

ne  put  s'empêcher  de  rougir. 
Enfin,  elle  fit  un  effort  : 

—  Quelle  aventure?  demanda-t-elle. 

—  Comment!  dit  Henri,  n'avez-vous  point  en- 
tendu tout  le  bruit  qui  s'est  fait  cette  nuit  au  Louvre? 

—  Non,  monsieur. 

—  Oh  !  je  vous  en  félicite,  madame,  dit  Henri 
avec  une  naïveté  charmante,  cela  prouve  que  vous 
avez  un  bien  excellent  sommeil. 

—  Eh  bien!  que  s'est-il  donc  passé? 

—  U  s'est  passé  que  notre  bonne  mère  avait 


donné  l'ordre  à  M.  de  Maurevel  et  à  six  de  ses  gar- 
des de  m'arrêter. 

—  Vous,  monsieur!  vous! 

—  Oui,  moi. 

—  Et  pour  quelle  raisoti? 

—  Ah  !  qui  peut  dire  les  raisons  d'un  esprit  pro- 
fond comme  l'est  celui  de  votre  mère?  Je  les  res- 
pecte, mais  je  ne  les  sais  pas. 

—  Et  vous  n'étiez  pas  chez  vous? 

—  Non;  par  hasard,  c'est  vrai.  Vous  avez  deviné 
cela,  madame,  non,  je  n'étais  pas  ciiez  moi.  Hier  au 
soir  le  roi  m'a  invité  à  l'accompagner;  mais,  si  je 
n'étais  pas  chez  moi,  un  autre  y  était. 

—  Et  quel  était  cet  autre? 

—  Il  parait  que  c'était  le  comte  de  la  Mole. 

—  Le  comte  de  la  Mole!  dit  Marguerite  étonnée. 

—  Tudieu  !  quel  gaillard  que  ce  petit  Provençal, 
continua  Henri.  Comprenez-vous  qu'il  a  blessé  Mau- 
revel et  tué  deux  gardes? 

—  Blessé  M.  de  Maurevel  et  tué  deux  gardes... 
impossible! 

—  Comment!  vous  doutez  de  son  courage,  nia- 
dame? 

—  Non  ;  mais  je  dis  que  M.  de  la  Mole  ne  pou- 
vait pas  être  chez  vous. 

—  Comment  ne  pouvait-il  pas  être  chez  moi? 

—  Mais  parce  que...  parce  que...  reprit  Margue- 
rite embarrassée,  parce  qu'il  était  ailleurs. 

—  Oh  !  s'il  peut  prouver  un  alibi,  reprit  Henri, 
c'est  autre  chose;  il  dira  où  il  était,  et  tout  sera 
fini. 

—  Où  il  était?  dit  vivement  Marguerite. 

—  Sans  doute...  La  journée  ne  se  passera  pas 
sans  qu'il  soit  arrêté  et  interrogé.  Mais  malheureu- 
sement, comme  on  a  des  preuves... 

—  Des  preuves!...  lesquelles? 

—  L'homme  qui  a  fait  cette  défense  désespérée 
avait  un  manteau  rouge. 

—  Mais  il  n'y  a  pas  que  M.  de  la  Mole  qui  ait  un 
manteau  rouge...  je  connais  un  autre  homme  en- 
core. 

—  Sans  doute,  et  moi  aussi...  Mais  voilà  ce  qui 
arrivera  :  si  ce  n'est  pas  M.  de  la  Mole  qui  était  chez 
moi,  ce  sera  cet  autre  homme  à  manteau  rouge 
comme  lui.  Or,  cet  autre  homme,  vous  savez  qui? 

—  Ciel! 

—  Voilà  recueil  ;  vous  l'avez  vu  comme  moi,  ma- 
dame, et  votre  émotion  me  le  prouve.  Causons  donc 
maintenant  comme  deux  personnes  qui  parlent  de 
la  chose  la  plus  recherchée  du  monde  —  d'un  trône 
—  du  bien  le  plus  précieux  —  delà  vie...  De  Mouy 
arrêté  nous  perd. 

—  Oui,  je  comprends  cela. 

—  Tandis  que  M.  de  la  Mole  ne  compromet  per- 
sonne, à  moins  que  vous  ne  le  croyiez  capable  d'in- 
venter quelque  histoire,  comme  de  dire,  par  ha- 
sard, qu'il  était  en  partie  avec  des  dames...  que 
sais-je...  moi? 


ÔG 


LA  REINE  MARGOT, 


—  Monsieur,  dit  Marguerite,  si  vous  ne  craignez 
que  cela,  soyez  tranquille...  il  ne  le  dira  point. 

—  Comment!  dit  Henri,  il  .<e  taira,  sa  mort  dût- 
elle  être  le  prix  de  son  silence? 

—  Use  taira,  monsieur. 

—  Vous  en  êtes  sûre? 

—  J'en  répond.';. 

—  Alors  tout  est  pour  le  mieux,  dit  Henri  en  se 
levant. 

—  Vous  vous  retirez,  monsieur?  demanda  \ive- 
nunt  Marguerite. 


—  Oh!  mon  Dieu  oui.  Voilà  tout  ce  que  j'avais  à 
vous  dire. 

—  Et  vous  allez... 

—  Tâcher  de  nous  tirer  tous  du  mauvais  pas  où 
ce  diahie  d'homme  au  manteau  rouge  nous  a  mis. 

—  Oh  1  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  pauvre  jeune 
homme!  s'écria  douloureusement  Marguerite  se  tor- 
dant les  mains. 

—  En  vérité,  dit  Henri  en  se  retirant,  c'est  un 
bien  gentil  serviteur  que  ce  cher  M.  de  la  Mole. 


'  "^^     0'^ 


LA  HEINE  MARGOT. 


Ht  qu'un  mu  lnll.iil.  mui,   nii;  CIolIic  Pcnro.  ~  l'rt  "8. 


IX 


i,A  cor.riF.i.iF.ni';  de  i.a  iîrinf,  Mi.r.f;. 


harips  élait  cntri'  linnt  et 
raillinii-  chez  lui  ;  mais, 
aprrs  une  conversation  de 
dix  minutes  avec  sa  mère, 
on  ci'it  dit  que  celle-ci  lui 
avait  cédé  sa  pâleur  et  sa 
colère,  tandis  qu'elle  avait 
repris  la  joyeuse  humeur 
de  son  iils. 
'  M.  de  la  Mole,  disait  Charles,  M.  de  la  Mole... 


11  l'nut  appeler  Henri  et  le  duc  d'Alençon.  Henri, 
parce  que  ce  jeune  homme  était  huguenot;  le  duc 
d'Alençon,  parce  qu'il  est  à  son  service.- 

—  Appelez-les  si  vous  voulez,  mon  fils,  vous  ne 
saurez  rien.  Henri  et  François,  j'en  ai  peur,  sont 
plus  liés  ens«nihle  que  ne  pourrait  le  faire  croire 
l'apparence.  Les  interroger,  c'est  leur  donner  des 
soupçons  :  mieux  vaudrait,  je  crois,  l'épreuve  lente 
et  sûre  de  quelques  jours.  Si  vous  laissez  respirer 
les  coupables,  mon  fils,  si  vous  laissez  croire  qu'ils 


38 


LA  REINE  MARGOT. 


ont  échappé  à  votre  vigilance,  enhardis,  triom- 
phants, ils  vont  vous  fournir  une  occasion  meilleure 
de  sévir;  alors  nous  saurons  tout. 

(Charles  se  promenait  indécis,  rongeant  sa  colère, 
comme  un  cheval  ronge  son  frein,  et  comprimant 
de  sa  main  crispée  son  cœur  mordu  par  le  soupçon  : 

—  Non,  non,  dit-il  enfin,  je  n'attendrai  pas. 
Vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  d'attendre,  es- 
corté comme  je  le  suis  de  fantômes  ;  d'ailleurs,  tous 
les  jours,  ces  muguets  deviennent  plus  insolents  : 
cette  nuit  même  deux  damoiseaux  n'ont-ils  pas  osé 
nous  tenir  tète  et  se  rebeller  contre  nous...  Si  M.  de 
la  Mole  est  innocent,  c'est  bien  ;  mais  je  ne  suis  pas 
fâché  de  savoir  où  était  M.  de  la  Mole  cette  nuit,  tan- 
dis qu'on  battait  mes  gardes  au  Louvre  et  qu'on  me 
battait,  moi,  rue  Cloche-Percée.  Qu'on  m'aille  donc 
chercher  le  duc  d'Alençon,  puis  Henri ,  je  veux  les 
interroger  séparément.  Quant  à  vous,  vous  pouvez 
rester,  ma  mère. 

Catherine  s'assit.  Pour  un  esprit  ferme  et  inflexi- 
ble comme  le  sien,  tout  incident  pouvait,  courbé 
par  sa  main  puissante,  la  conduire  à  son  but,  bien 
qu'il  parût  s'en  écarter.  De  tout  choc  jaillit  un  bruit 
ou  une  étincelle.  Le  bruit  guide  :  l'étincelle  éclaire. 

Le  duc  d'Alençon  entra  :  sa  conversation  avec 
Henri  l'avait  préparé  à  l'entrevue,  il  était  donc  as- 
sez calme. 

Ses  réponses  furent  des  plus  pfefclses.  Prévenu 
par  sa  mère  de  demeurer  chez  lui,  il  ignorait  com- 
plètement les  événements  de  la  nuit.  Seulement, 
comme  son  appartement  se  trouvait  donner  sur  le 
même  corridor  que  celui  du  roi  de  Navarre,  il  avait 
cru  entendre  d'abord  un  bruit  comme  celui  d'une 
porte  qu'on  enfonce,  puis  des  imprécations,  puis 
des  coups  de  feu.  Alors  seulement  il  s'était  iiasardé  à 
entre-bàillersa  porte  et  avait  vu  fuir  un  homhie  en 
manteau  rouge. 

Charles  et  sa  mère  échangèrent  un  regard. 

—  En  manteau  rouge'.'  dit  le  roi. 

—  En  manteau  rouge,  reprit  d'Alençon. 

—  Et  ce  manteau  rouge  ne  vous  a  donné  de  soup- 
çon sur  personne'.' 

D'Alençon  rappela  toute  sa  force  pour  mentir  le 
plus  naturellement  possible. 

—  Au  premier  aspect,  dit-il,  je  dois  avouer  à  Vo- 
tre .Majesté  que  j'avais  cru  recunnaître  le  manteau 
incarnat  d'un  de  mes  gentilshommes. 

—  Et  comment  nommez-vous  ce  gentilhomme'! 

—  M.  de  la  Mole. 

—  Pourquoi  M.  de  la  Mole  n'étoit-il  pas  prés  do 
vous  comme  son  devoir  l'exigeait'? 

—  .le  lui  avais  donné  congi',  dit  le  duc. 

—  C'est  bien,  allez,  dit  Charles. 

Le  duc  d'Alençon  s'avança  vers  la  porto  qui  lui 
avait  donné  passage  pour  entrer. 

—  Non  point  |)ar  celle-là,  dit  Charles,  jiar  celle- 
ci.  Et  il  lui  indiqua  cclli'  (|ui  donnait  chez  sa  nour- 
rice. 


Charles  ne  voulait  pas  que  François  et  Henri  se 
rencontrassent.  Il  ignorait  qu'ils  se  fussent  vus  un 
instant,  et  que  cet  instant  eût  suffi  pour  que  les 
deux  beaux-frères  convinssent  de  leurs  faits. 

Derrière  d'Alençon,  et  sur  un  signe  de  Charles, 
Henri  entra  à  son  tour. 

Henri  n'attendit  pas  que  Charles  l'interrogeât. 

—  Sire,  dit-il,  Votre  Majesté  a  bien  fait  de  m'en- 
voyer  chercher,  car  j'allais  descendre  pour  lui  de- 
mander justice. 

Charles  froliça  le  sourcil. 

—  Oui,  justice,  dit  Henri.  Je  commence  par  re- 
mercier Votre  Majesté  de  ce  qu'elle  m'a  pris  hier 
soir  avec  elle  ;  car,  en  me  prenant  avec  elle,  je  sais 
maintenaiit  qu'elle  m'a  sauvé  la  vie;  mais  qu'avais- 
je  fait  pour  qu'on  tentât  sur  moi  un  assassinat? 

—  Ce  n'était  point  un  assassinat,  dit  vivement 
Catherine,  c'était  une  arrestation. 

■ —  Eh  bien  !  soit,  dit  Heiiri.  Quel  crime  avais-je 
commis  pour  être  arrêté'?  Si  je  suis  coupable,  je  le 
suis  autant  ce  matin  qu'hier  soif.  Dites-moi  mon 
crime,  sire. 

Charles  regarda  sa  mère  assez  embarrassé  de  la 
réponse  qu'il  avait  à  faire. 

—  Mon  fils,  dit  Catherine,  vous  recevez  des  gens 
suspects. 

—  Bien,  dit  Henri;  et  ces  gens  suspects  me  com- 
promettent, n'est-ce  pas,  madame? 

—  Oui,  Henri. 

—  Nommez-les-moi!  nommez- les-thoi!  Quels 
sont-ils?  Confrontez-moi  avec  eux  ! 

—  En  effet,  dit  Charles,  Henriot  a  le  droit  de 
demander  une  explication. 

—  Et  je  la  demande!  reprit  Heiiri,  qui.  sentant 
la  supériorité  de  sa  position,  èfi  voulait  tirer  parti , 
—  je  la  demande  à  mon  bon  frère  Charles,  a  ma 
bonne  mère  Catherine.  Depuis  mon  mariage  avec 
Marguerite,  he  me  suis-je  pas  conduit  en  bon 
époux?  qu'on  le  demande  à  Marguerite  ;  —  en  bon 
catholique?  qu'on  le  demande  à  mon  confesseur;  — 
en  bon  parent?  qu'on  le  demande  à  tous  ceux  qui 
assistaient  à  la  chasse  d'hier. 

—  Oui,  c'est  vrai,  Henriot,  dit  le  roi  ;  mais,  que 
veux-tu?  on  prétend  que  tu  conspires. 

—  Contre  qui? 

—  (Contre  moi. 

—  Sire,  si  j'eusse  conspiré  contre  vous,  ]e  n'avais 
qu'à  laisser  faire  les  événements,  quand  votre  che- 
val ayant  la  cuisse  cassée  ne  pouvait  se  relever, 
(juand  le  .sanglier  furieux  revenait  sur  Votre  Ma- 
jesté. 

—  Eh  !  morl-diabic  '  ma  mère,  savez-vous  qu'il 
a  raison  ! 

—  Mais  enfin  qui  était  chez  vous  celte  nuit? 

—  Madauie.  dit  Henri,  dans  un  temps  où  si  pou 
osent  rc|)ondro  d'eux-mêmes,  je  ne  n-pondrai  ja- 
mais des  autres.  J'ai  quille  mon  apparicmeiil  à  scj)! 
heures  du  soir;  ft  dix  heures  mon  frère  Charles  m'a 


LA  REINE  MARGOT. 


39 


emmené  avec  lui  :  je  suis  resté  avec  lui  pendant 
toute  la  nuit.  Je  ne  pouvais  pas  à  la  fois  être  avec 
Sa  Majesté  et  savoir  ce  qui  se  passait  chez  moi. 

—  Mais,  dit  Catherine,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'un  homme  à  vous  a  tué  deux  gardes  de  Sa  Ma- 
jesté et  blessé  M.  de  Maurevel. 

—  Un  homme  à  moi,  dit  Henri.  Quel  était  cet 
homme,  madame?  nommez-le... 

—  Tout  le  monde  accuse  M.  de  la  Mole. 

—  M.  de  la  Mole  n'est  pointa  moi,  madame.  M.  de 
la  Mole  est  à  M.  d'Alençon,  à  qui  il  a  été  recom- 
mandé par  votre  fille. 

—  Mais,  enfin,  dit  Charles,  est-pe  M.  de  la  Mole 
qui  était  chez  toi,  Henriof? 

—  Comment  voulez- vous  que  je  sache  cela,  sire? 
Je  ne  dis  pas  oui,  je  ne  dis  pas  non...  M.  de  la  Mole 
est  un  fort  gentil  serviteur,  tout  dévoué  à  la  feine 
de  iS'avarre,  et  qui  m'apporte  souvent  des  messages, 
soit  de  Marguerite,  à  qui  1}  est  reconnaissant  de  l'a- 
voir recommandé  à  M.  le  duc  d'Alençon,  soit  de 
M.  le  duc  lui-même.  Je  ne  puis  pas  dire  que  ce  ne 
soit  pas  M.  de  la  Jljole... 

—  C'était  lui,  dit  Catherine;  on  a  Reconnu  §o|j 
manteau  rouge. 

—  M.  de  la  Mole  a  donc  un  manteau  fo^ige? 

—  Oui.  ■      ■■- 

—  Et  l'homme  qui  a  si  bien  arrangé  ipes  deuj 
gardes  et  M.  de  Maurevel... 

—  Avait  un  manteau  rouge?  defnapçjji  Hgnri. 

—  Justement,  dit  Charles. 

—  Je  n'ai  rien  à  dire,  reprit  le  Béarnais.  Mais 
il  me  semble,  en  ce  cas,  qu'au  lieu  de  me  faire  ve- 
nir, moi  qui  n'étais  point  chez  moi,  c'était  JJ.  4?  la 
Mole,  qui  y  était,  dites-vous,  qu'il  fallait  interroger. 
Seulement,  dit  Henri,  je  dois  faire  observer  une 
chose  à  Votre  Majesté. 

—  Laquelle? 

—  Si  c'était  moi  qui,  voyant  un  ordre  signé  de 
mon  roi,  me  fusse  défendu  au  lieu  d'obéir  à  cet  or- 
dre, je  serais  coupable  et  mériterais  toutes  sortes  de 
châtiments;  mais  ce.  n'est  point  moi.  c'est  un  in- 
connu que  cet  ordre  ne  concernait  en  rien  :  on  a 
voulu  l'arrêter  injustement,  il  s'est  défendu,  trop 
bien  défendu  même,  mais  il  était  dans  son  droit. 

—  Cependant...  murmura  Catherine. 

—  Madame,  dit  Henri,  l'ordre  portait-il  de  m'ar- 
rêter? 

—  Oui,  dit  Catherine,  et  c'est  Sa  Majesté  elle- 
même  qui  l'avait  signé. 

—  Mais  portait-il  en  outre  d'arrêter,  si  l'on  ne 
me  trouvait  pas,  celui  que  l'on  trouverait  à  ma 
place? 

—  Non,  dit  Catherine. 

—  Eh  bien!  reprit  Henri,  à  moins  qu'on  ne 
prouve  que  je  conspire  et  que  l'homme  qui  était 
dans  ma  chambre  conspire  avec  moi,  cet  homme 
est  innocent.  Puis,  se  retournant  vers  Charles  IX  : 

—  Sire,  continua  Henri,  je  ne  quitte  pas  le  Lou- 


vre. Je  suis  même  prêt  à  me  rendre,  sur  un  simple 
mot  de  Votre  Majesté,  dans  telle  prison  d'État  qu'il 
lui  plaira  de  m'indiquer.  Mais,  en  attendant  la  preuve 
du  contraire,  j'ai  le  droit  de  me  dire  et  je  me  dirai 
le  très-fidèle  serviteur,  sujet  et  frère  de  Votre  Ma- 
jesté. 

Et  avec  une  dignité  qu'on  ne  lui  avait  point  vue 
encore,  Henri  salua  Charles  et  se  retira. 

—  Bravo,  Hepript'.  dit  Charles  quand  le  roi  de 
Navarre  fut  sorti. 

—  Bravo!  parce  qu'il  nous  a  battus?  dit  Cathe- 
rine. 

—  Et  pourquoi  n'applaudirais-je  pas?  Quand  nous 
faisons  des  arjjies  ensemble  et  qu'il  me  touche,  est- 
ce  que  je  ne  dis  pa^  firavo  aussi?  Ma  mère,  vous 
avez  tort  de  ijjéprisejr  pp  garçon-là  comme  vous  le 
faites. 

—  Mon  fils,  dit  Catherine  en  serrant  la  main  de 
Charles  IX,  je  ne  le  méprise  pas,  je  le  crains. 

—  Eh  t)ien!  vous  avez  tort,  ma  mère,  Henriot 
est  mon  ami,  et,  comme  il  l'a  dit,  s'il  eût  conspiré 
contre  moi,  il  n'eût  eu  qu'à  laisser  faire  le  san- 
glier- 

—  jQlji,  dit  Catherine,  pour  que  M.  le  duc  d'An- 
jou, spn  eRpemi  personnel,  fût  roi  de  France. 

—  Ma  uxére,  n'importe  le  motif  pour  lequel  Hen- 
riot m'a  sauvé  la  vie;  mais  il  y  a  un  fait,  c'est  qu'il 
me  l'a  sauvée.  Et,  mort  de  fous  les  diables!  je  ne 
veux  pas  qu'on  lui  fasse  de  la  peine  :  quant  à  M.  de 
la  Mole,  eh  bien  !  je  vais  m'entendre  avec  mon  frère 
d'Alençon,  auquel  il  appartient. 

C'était  un  congé  que  Charles  IX  donnait  à  sa 
ipère.  Elle  se  retira  en  essayant  d'imprimer  une 
certaine  fixité  à  ses  soupçons  errants.  M.  de  la  Mole, 
par  son  peu  d'importance,  ne  répondait  pas  à  ses 
besoins. 

En  rentrant  dans  sa  chambre,  à  son  tour  Cathe- 
rine trouva  Marguerite  qui  l'attendait. 

—  Ah!  ah!  dit-elle,  c'est  vous,  ma  fille;  je  Vous 
ai  envoyé  chercher  hier  soir. 

—  Je  le  sais,  madame  ;  mais  j'étais  sortie. 

—  Et  ce  matin? 

—  Ce  matin,  madame,  je  viens  vous  trouver  pour 
dire  à  Votre  Majesté  qu'elle  va  commettre  une  grande 
injustice. 

—  Laquelle? 

—  Vous  allez  fîiire  arrêter  M-  le  comte  de  la 
Mole?  ' 

—  Vous  vous  trompez,  ma  fille,  je  ne  fais  ar^p- 
ter  personne,  c'est  le  roi  qui  fait  arrêter  et  non  pas 
moi. 

—  Ne  jouons  pas  sur  les  mots,  madame,  quand 
les  circonstances  sont  graves.  Ofl  va  arrêter  M.  de 
la  Mole,  n'est-ce  pas? 

—  C'est  probable. 

—  Comme  accusé  de  s'être  troi^yg  cette  nuit  dans 
la  chambre  du  roi  de  Navarre  et  d'avoir  tué  deux 
des  gardes  et  blessé  M.  de  Maurevel? 


>50 


LA  REINE  MARGOT. 


^H       llillll    il 


JiiijlllEL..i;..liiil!ii 

hillil 


''''iiiii!i:;i'!ii'iii;i;7.;i 
i'i^lill'llililliiliiililli., 
'"iillliliilii'l 


mm 


S.L. 


—  Oui,  cheï  moi. 


—  C'est  en  effet  le  crime  i|irnn  lin  iiiiimte. 

—  On  le  lui  impute  à  tort,  iiiiiihmn',  dit  Maigm- 
rite,  M.  de  la  Mole  n'est  pas  coupable. 

—  M.  de  la  Mole  nVsl  pas  eoupal)le!  dit  Catlio- 
rine  en  faisant  un  soubresaut  de  joie  el  eu  deviu.iul 
qu'il  allait  jaillir  quelque  lueur  de  ce  que  Margue- 
rite venait  lui  dire. 

—  Non,  reprit  Marguerite,  il  n'est  pas  loupalilr, 
il  ne  peut  pas  l'i^lro,  car  il  n'ctait  pas  riiez  le  roi. 

—  Et  où  était-il? 

—  Chez  moi,  madame. 

—  Chez  vous! 


—  Oui,  chez  moi. 

Callierino  de\iiit  un  regard  foudroyant  à  cet  aveu 
d'uni'  lille  de  France,  mais  elle  se  contenta  de  croi- 
siT  >es  mains  sur  sa  ceinture. 

—  Et...  dil-elle  après  un  moment  de  silence,  si 
l'on  anèle  M.  d(\  l;i  Mole  el  (|u'on  l'inlcrroge... 

—  Il  dira  où  il  ('tail  cl  .ivim-  (|iij  il  c'iail,  ma  mère, 
irpondil  Marguerite  qucmiuClIc  fût  sûre  du  cou- 
Iraire. 

—  Puisqu'il  en  e>t  ainsi,  vou,'<  avez  raison,  ma 
lille,  il  ne  faut  pas  qu'on  arrête  M.  de  la  Mole. 

.Marguerite  frissonna  .  il  lui  sembla  ipi'il  y  avait 


LA  REINE  MARGOT. 


41 


tmm. 


—  Mais  je  vous  laisse  ceci.  —  Page  42. 


dans  la  manière  dont  sa  mère  prononçait  ces  paro- 
les un  sens  mystérieux  et  terrible:  mais  elle  n'avait 
rien  à  dire,  car  ce  qu'elle  venait  demander  lui  i-tait 
accordé. 

—  Mais  alors,  dit  Catherine,  si  ce  n'était  point 
M.  de  la  Mole  qui  était  chez  le  roi,  c'était  un  au- 
tre! 

Marguerite  se  tut. 

—  Cet  autre,  le  connaissez-vous,  ma  fille .'  dit  Ca- 
therine. 

—  Non,  ma  mère,  dit  Marguerite  d'une  voix  mal 
assurée. 


—  Voyons,  ne  soyez  pas  confiante  à  moitié. 

—  Je  vous  répète,  madame,  que  je  ne  le  connais 
pas,  répondit  une  seconde  fois  Marguerite  en  pâlis- 
sant malgré  elle. 

—  Bien,  bien,  dit  Catherine  d'un  air  indifférent, 
on  s'informera.  Allez,  ma  fille,  trnnquillisez-vous, 
votre  mère  veille  sur  votre  honneur. 

Marguerite  sortit. 

—  Ah!  murmure  Catherine,  on  se  ligue;  Henri. 
Marguerite,  s'entendent  ;  pourvu  que  la  femme  soit 
niuelte,  le  mari  est  aveugle.  Ah!  vous  êtes  bien 
adroits,  mes  enfants,  et  vous  vous  croyez  bien  forts,- 


Pjm.  •   litp.  lit  DHY  jlD»,   t,ou;ev»ri  aontparnai»,  m, 


42 


LA  REINE  MARGOT. 


mais  votre  force  est  dans  votre  union,  et  je  vous  bri- 
serai les  uns  après  les  autres.  D'ailleurs  un  jour 
viendra  où  Maurcvel  pourra  parler  ou  écrire,  pro- 
noncer un  nom  ou  former  six  lettres,  et  ce  jour-là 
on  saura  tout. 

Oui,  mais  d'ici  à  ce  jour-là  le  coupable  sera  en 
sûreté.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux,  c'est  de  les  désunir 
tout  de  suite. 

Et,  en  vertu  de  ce  raisonnement,  Catherine  reprit 
È5  chemin  des  appartements  de  son  fils  ,  qu'elle 
<fouva  en  conférence  avec  d'Alençon. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Charles  IX  en  fronçant  le  sourcil, 
c'est  vous,  ma  mère! 

—  Pourquoi  n'avez-vous  pas  dit  encore!  Le  mot 
était  dans  votre  pensée,  Charles. 

—  Ce  qui  est  dans  ma  pensée  n'appartient  qu'à 
moi,  madame,  dit  le  roi  de  ce  ton  brutal  qu'il  pre- 
nait quelquefois,  même -pour  parler  à  Catherine; 
que  me  voulez-vous?  dites  vile. 

—  Eh  bien  !  vous  aviez  raison,  mon  fils,  dit  Ca- 
therine à  Charles,  et  vous,  d'Alençon,  vous  aviez 
tort. 

—  En  quoi ,  madame?  demandèrent  les  deux 
princes. 

—  Ce  n'est  point  M.  de  la  Mole  qui  était  chez  le 
roi  de  Navarre. 

—  Ah  !  ah  1  dit  François  en  pâlissant. 

—  Et  qui  était-ce  donc?  demanda  Charles. 

—  Nous  ne  le  savons  pas  encore,  mais  nous  le 
saurons  quand  Maurevel  pourra  parler.  Ainsi,  lais- 
sons là  cette  affaire,  qui  ne  peut  tarder  à  s'éclaircir, 
et  revenons  à  M,  de  la  Mole. 

—  Eh  bien!  M.  de  la  Mole,  que  lui  voulez-vous, 
ma  mère,  puisqu'il  n'était  pas  chez  le  roi  de  Na- 
varre? 

—  Non,  dit  Catherine,  il  n'était  pas  chez  le  roi, 
mais  il  était  chez,.,  la  reine. 

—  Chez  la  reine!  dit  Charles  on  parlant  d'un 
éclat  de  rire  nerveux. 

—  Chez  la  reine!  murmura  d'Alençon  en  deve- 
nonl  pâle  comme  un  cadavre. 

—  Mais  non!  mais  non!  dit  Charles,  Guise  m'a 
dit  avoir  renconlni  la  litière  de  Marguerite. 

—  C'est  cela ,  dit  Catherine  ;  elle  a  une  maistm 
en  ville. 

—  Rue  Cloche-Percée?  s'écria  le  roi. 

—  Oui,  je  crois,  dit  Calherini^  nie  Cloche-Per- 
cée. 

—  Oh!  oh!  c'est  trop  fort,  dit  d'Alençon  on  en- 
fonçant ses  ongles  dans  les  chairs  de  sa  poitrine.  El 
me  l'avoir  recommandé  à  moi-niôine! 

—  Ah!  mais  j'y  pense!  dit  le  roi  en  s'anèi:iiii 
tout  à  coup,  c'est  lui  alors  iiui  s'est  défendu  celle 
nuit  contre  nous  cl  qui  m'a  jeté'  une  aiguière  d'ar- 
gent sur  la  tèle,  le  misérnhle! 

—  Oh!  oui.  répéiii  Erançois.  le  iiiisi'rahle! 

—  Vous  iivoz  raison,  mes  riifanH,  dil  Calherine 


sans  avoir  l'air  de  comprendre  le  sentiment  qui  fai- 
sait parler  chacun  de  ses  deux  fils.  Vous  avez  rai- 
son, car  une  seule  indiscrétion  de  ce  gentilhomme 
peut  causer  un  scandale  horrible;  perdre  une  fille 
de  France!  il  ne  faut  qu'un  moment  d'ivresse  pour 
cela. 

—  Ou  de  vanité,  dit  François. 

—  Sans  doute,  sans  doute,  dit  Charles;  mais 
nous  ne  pouvons  cependant  déférer  la  cause  à  des 
juges,  à  moins  que  Henriot  ne  consente  à  se  porter 
plaignant. 

—  Mon  fîls,  dit  Catherine  en  posant  la  main  sur 
l'épaule  de  Charles  et  en  l'appuyant  d'une  façon  as- 
sez significative  pour  appeler  toute  l'attention  du  roi 
sur  ce  qu'elle  allait  proposer,  écoutez  bien  ce  que  je 
vous  dis.  11  y  a  crime  et  il  peut  y  avoir  scandale.  Mais 
ce  n'est  pas  avec  des  juges  et  des  bourreaux  qu'on 
punit  ces  sortes  de  délits  à  la  majesté  royale.  Si 
vous  étiez  de  simples  gentilshommes,  je  n'aurais 
rien  à  vous  apprendre,  car  vous  êtes  braves  tous 
deux;  mais  vous  êtes  princes,  vous  ne  pouvez  croi- 
ser votre  épée  contre  celle  d'un  hobereau  :  avisez  à 
vous  venger  en  princes. 

—  Mort  de  tous  les  diables!  dit  Charles,  vous 
avez  raison,  ma  mère,  et  j'y  vais  rêver. 

—  Je  vous  y  aiderai,  mon  frère!  s'écria  Fran- 
çois. 

—  Et  moi,  dit  Catherine  en  détachant  la  corde- 
lière de  soie  noire  qui  faisait  trois^fois  le  tour  de  sa 
taille  et  dont  chaque  bout,  terminé  par  un  gland, 
retombait  jusqu'aux  genoux,  je  me  retire;  mais  je 
\ous  laisse  ceci  pour  me  représenter. 

Et  elle  jeta  la  cordelière  aux  pieds  des  deux  prin- 
ces. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Charles,  je  comprends. 

—  Cette  cordelière...  fit  d'Alençon  en  la  ramas- 
sant. 

—  C'est  la  punition  et  le  silence,  dit  Catherine 
victorieuse;  seulemenl,  ajouta-t-elle.  il  n'y  aurait 
pas  de  mal  à  mettre  Henri  dans  tout  cela. 

Et  elle  sortit. 

—  Pardieu!  dit  d'Alençon,  rien  de  plus  facile,  el 
(]uand  Henri  saura  que  sa  femme  le  trahit...  Ainsi, 
ajnnla-t-il  en  se  tournant  vers  le  roi.  vous  avez 
ad(qité  l'avis  de  notre  mère? 

—  De  point  en  point,  dit  Charles  ne  se  doutant 
|)oint  qu'il  enfonçait  mille  poigiiardis  dan^  le  ('>Bur 
de  d'Alençon;  cela  contrariera  MarguoriU",  mais  cela 
réjouira  llenriol. 

Puis,  a|ipelant  un  officier  de  ses  gardes,  il  or^ 
ilonna  que  l'on  fil  descendre  Henri  ;  mais,  se  ravi- 
sant : 

—  Non,  non,  dit-il.  je  vais  le  trouver  moi-même. 
Toi,  d'Alençon,  préviens  d'Anjou  et  Cuise. 

Et,  sorlani  do  .son  apparlcinenl,  il  prit  le  petit  es- 
calier loinnanl  par  lequel  un  iimnlail  an  .second,  el 
qui  aboutissait  à  la  porte  de  Henri 


LA  REINE  MARGOT. 


45 


PROJETS  DE  VENGEANCE. 


enri  avait  profitL-  du  mo- 
ment Qe  répit  que  lui  don- 
nait Tinterrogatoire  si  bien 
soutenu  par  lui,  pour  cou- 
rir chez  madame  de  Sauve. 
Il  y  avait  trouvé  Orthon 
complètement  revenu  de 
ton  évanouissement;  mais 
Orthon  n'avait  pu  rien  lui  dire,  si  ce  n'était  que 
des  hommes  avaient  fait  irruption  chez  lui,  et  que 
le  chef  de  ces  hommes  l'avait  frappé  d'un  coup  de 
pommeau  d'épée  qui  l'avait  étourdi.  Quant  à  Or- 
thon, on  ne  s'en  était  pas  inquiété,  Catherine  l'avait 
vu  évanoui  et  l'avait  cru  mort.  Et,  comme  il  était 
revenu  à  lui  dans  l'intervalle  du  départ  de  la  reine 
mère  à  l'arrivée  du  capitaine  des  gardes  chargé  de 
déblayer  la  place,  il  s'était  réfugié  chez  madame  de 
Sauve. 

Henri  pria  Charlotte  de  garder  le  jeune  homme 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  des  nouvelles  de  de  Mouy,  qui, 
du  lieu  où  il  s'était  retiré,  ne  pouvait  manquer  de 
lui  écrire.  Alors  il  enverrait  Orthon  porter  sa  ré- 
ponse à  de  Mouy,  et,  au  lieu  d'un  homme  dévoué, 
il  pouvait  alors  compter  sur  deux. 

Ce  plan  arrêté,  il  était  revenu  chez  lui  et  philo- 
sophait en  se  promenant  de  long  en  large,  lorsque 
tout  à  coup  la  porte  s'ouvrit  et  le  roi  parut. 

—  Votre  Majesté  !  s'écria  Henri  en  s'élançant  au- 
devant  du  roi. 

—  Moi-même...  En  vérité,  Henriot,  tu  es  un  ex- 
cellent garçon,  et  je  sens  que  je  t'aime  de  plus  en 
plus. 

—  Sire,  dit  Henri,  Votre  Majesté  me  comble. 

—  Tu  n'as  qu'un  tort,  Henriot. 

—  Lequel?  celui  que  Votre  Majesté  m'a  déjà  re- 
proché plusieurs  fois,  dit  Henri,  de  préférer  la 
chasse  à  courre  à  la  chasse  au  vol  ! 

—  Non,  non,  je  ne  parle  pas  de  celui-là,  Hen- 
riot, je  parle  d'un  autre. 

—  Que  Votre  Majesté  s'explique,  dit  Henri,  qui 
vit  au  sourire  de  Charles  que  le  roi  était  de  bonne 
humeur,  et  je  tâcherai  de  me  corriger. 

—  C'est,  ayant  de  bons  yeux  comme  tu  les  as,  de 
ne  pas  voir  plus  clair  que  tu  ne  vois. 

—  Bah!  dit  Henriot,  est-ce  que,  sans  m'en  dou- 
ter, je  serais  m^  ope,  sire .' 


Pis  que  cela,  Henriot,  pis  que  cela,  tu  es  aveu- 


le. 


—  Ahl  vraiment,  dit  le  Béarnais;  mais  ne  serait- 
ce  pas  quand  je  ferme  les  yeux  que  ce  malheur-là 
m'arrive? 

—  Oui-da  !  dit  Charles,  tu  en  es  bien  capable. 
Eu  tout  cas  je  vais  te  les  ouvrir,  moi. 

—  Dieu  dit  :  Que  la  lumière  soit!  et  la  lumière 
fut.  Votre  Majesté  est  le  représentant  de  Dieu  en  ce 
monde  ;  elle  peut  donc  faire  sur  la  terre  ce  que  Dieu 
fait  au  ciel  :  j'écoute. 

—  Quand  Guise  a  dit  hier  soir  que  ta  femme  ve- 
nait de  passer  escortée  d'un  dameret,  tu  n'as  pas 
voulu  le  croire. 

—  Sire,  dit  Henri,  comment  croire  que  la  sœur 
de  Votre  Majesté  commette  une  pareille  impru- 
dence? 

—  Quand  il  t'a  dit  que  ta  femme  était  allée  rue 
Cloche-Percée,  tu  n'as  pas  voulu  le  croire  non  plus. 

—  Comment  supposer,  sire,  qu'une  fille  de  France 
risque  ainsi  publiquement  sa  réputation? 

—  Quand  nous  avons  assiégé  la  maison  de  la  rue 
Cloche-Percée,  et  que  j'ai  reçu,  moi,  une  aiguière 
d'argent  sur  l'épaule,  d'.Vnjou  une  compote  d'oran- 
ges sur  la  tèle,  et  de  Guise  un  jambon  de  sanglier 
par  la  figure,  tu  as  vu  deux  femmes  et  deux  hom- 
mes? 

—  Je  n'ai  rien  vu,  sire.  Votre  Majesté  doit  se  rap- 
peler que  j'interrogeais  le  cuncierge. 

—  Oui;  mais,  corbœuf!  j'ai  vu,  moi! 

—  Ah  !  si  Votre  Majesté  a  vu,  c'est  autre  chose. 

—  C'est-à-dire,  j'ai  vu  deux  hommes  et  deux 
femmes.  Eh  bien!  je  sais  maintenant,  à  n'en  pas 
douter,  qu'une  de  ces  deux  femmes  était  Margot,  et 
qu'un  de  ces  deux  hommes  était  M.  de  la  Mole. 

—  Eh  !  mais,  dit  Henri,  si  M.  de  la  Mole  était  rue 
Cloche-Percée,  il  n'était  pas  ici  ! 

—  Non,  dit  Charles,  non.  il  n'était  pas  ici.  Mais 
il  n'est  plus  question  de  la  personne  qui  était  ici, 
on  la  connaîtra  quand  cet  imbécile  de  Maurevel 
pourra  parler  ou  écrire.  11  est  question  que  Margot 
te  trompe. 

—  Bah!  dit. Henri,  ne  croyez  donc  pas  des  médi- 
sances. 

—  Quand  je  te  disais  que  tu  es  plus  que  myope, 
que  tu  es  aveugle,  mort-diable  !  veux-tu  me  croire 


u 


LA  REIISE  MARGOT. 


une  fois,  entèto  !  Je  te  dis  que  Margot  te  trompe,  et 
que  nous  étranglerons  ce  soir  l'objet  de  ses  affec- 
tions. 

Henri  lit  un  bond  de  surprise  et  regarda  son 
beau-frère  d'un  air  stupéfait. 

—  Tu  n'en  es  pas  fàclié,  Henri,  au  fond,  avoue  cela. 
Margot  va  bien  crier  comme  cent  mille  corneilles; 
mais,  ma  foi,  tant  pis.  Je  ne  veux  pas  qu'on  te  rende 
malheureux,  moi.  Que  Condé  soit  trompé  par  le  duc 
d'.\njou.  je  m'en  bats  l'oeil,  Condé  est  mon  ennemi  ; 
mais  toi,  tu  es  mon  frère,  tu  es  plus  que  mon  frère. 
tu  es  mon  ami. 

—  Mais,  sire... 

—  Et  je  ne  veux  pas  qu'on  te  moleste,  je  ne  veux 
pas  ([u'on  le  berne;  il  y  a  assez  longtemps  que  tu  sors 
de  quintaine  à  tous  ces  godelureaux  qui  arrivent 
de  province  pour  ramasser  nos  miettes  et  courtiser 
nos  femmes  ;  qu'ils  y  viennent,  ou  plutôt  qu'ils  y 
reviennent,  corbœuf!  On  t'a  trompé,  Henrint;  cela 
peut  arriver  à  tout  le  monde  ;  mais  tu  auras,  je  le 
jure,  une  éclatante  satisfaction,  et  l'on  dira  demain  : 
Mille  noms  d'un  diable!  il  paraît  que  le  roi  Charles 
aime  son  frère  Henriot,  car  cette  nuit  il  a  drôle- 
ment fait  tirer  la  langue  à  M.  de  la  Mole. 

—  Voyons,  sire,  dit  Henri,  est-ce  véritablement 
une  chose  bien  arrêtée'? 

—  Arrêtée,  résolue,  décidée  ;  le  muguet  n'aura 
pas  à  se  plaindre.  Nous  faisons  l'expédition  entre 
moi,  d"-\njou,  d'Alençon  et  Guise.  Un  roi,  deux  lijs 
de  France  et  un  prince  souverain  sans  te  compter. 

—  Comment,  sans  me  compter'.' 

—  Oui,  tu  en  .seras,  toi. 

—  Moi  ! 

—  Oui,  toi;  dague-moi  ce  gaillard-là  d'une  façon 
royale,  tandis  que  nous  l'étranglerons. 

—  Sire,  dit  Henri,  votre  bonté  me  confond  ;  nuiis 
comment  savez-vous... 

—  Eh  !  corne  du  diable!  il  paraît  ([ue  le  drôle 
s'en  est  vanté.  H  va  lanlôt  chez  elle  au  Lûu\re,  tan- 
tôt rue  Cloclie-Penv'c.  Ils  font  des  v(-rs  ensemble,  je 
voudrais  bien  voir  des  vers  de  ce  muguet-là  ;  des 
pastorales  :  ils  causent  de  lîion  et  de  Moschus,  ils 
font  alterner  Daphnis  et  Corydon.  Ah  çà  !  prends- 
moi  une  bonne  miséricorde  au  moins. 

—  Sire,  dit  Henri,  en  y  nMléchissant... 
'     —  Quoi  ; 

• —  Voire  Majesté  comprendra  que  je  ne  puis  me 
trouver  à  une  pareille  expédition.  Etre  là  en  per- 
sonneserait  inconM'n.'int,  ce  me  M'inble.  Je  suis  trop 
irili'ressé  à  la  clio.se  pour  ipie  mon  inlervenlion  ne 
Miit  |)as  traitée  de  férocité'.  WiiTtt  Majesté  venge 
l'honneur  de  sa  sœur  sur  un  fai  ipii  .s'est  vante  en 
r.ihiinniant  ma  feiMiiie;  rien  n'i'sl  plus  simple,  el 
MaigucM'ite,  (|iie  je  mainliens  iunncriile.  sire,  n'est 
pas  déshonorée  pour  cela  :  mais,  si  jo  suis  de  la  par- 
lic,  c'est  autre  chose;  ma  coopération  fait  <run  acie 
de  jusii.cc  un  aolc  de  veniieaui-o  Ce  n'i^sl  [dus  une 


exécution,  c'est  un  assassinat;  ma  femme  n'est  plus 
calomniée...  elle  est  coupable... 

—  Mordieu!  Henri,  tu  parles  d'or;  et  je  le  disais 
tout  à  l'heure  encore  à  ma  mère,  tu  as  de  l'esprit 
comme  un  démon. 

Bt  Charles  regarda  complaisamment  son  beau- 
frère,  qui  s'inclina  pour  répondre  au  compliment. 

—  Néanmoins,  ajouta  Charles,  tu  es  content  (|u"nn 
te  débarrasse  de  ce  muguet? 

—  Tout  ce  que  fait  Votre  Majesté  est  bien  fait,  ré- 
pondit le  roi  de  Navarre. 

—  C'est  bien,  c'est  bien  alors,  laisse-moi  donc 
faire  ta  besogne,  sois  tranquille,  elle  n'en  sera  pas 
plus  mal  faite. 

—  Je  m'en  rapporte  à  vous,  sire,  dit  Henri. 

—  Seulement,  à  quelle  heure  va-t-il  ordinaire- 
ment chez  la  femme'.' 

—  Mais  \  ers  les  neuf  heures  du  soir. 

—  Et  il  en  sort'? 

—  Avanl  que  je  n'y  arrive,  car  je  ne  l'y  trouve 
jamais. 

—  Vers'?... 

—  Vers  les  onze  heures. 

—  Bon;  descends  ce  soir  à  minuit,  la  chose  sera 
faite. 

Et  Charles,  ayant  cordialement  serré  la  main  de 
Henri,  et  lui  ayant  renouvelé  ses  promesses  d'ami- 
tié, sortit  en  sifflant  son  air  de  chasse  favori. 

—  Ventre-saint-gris!  dit  le  Béarnais  en  suivant 
Charles  des  yeux,  je  suis  bien  trompé  si  toute  cette 
diablerie  ne  sort  pas  encore  de  chez  la  reine  mère. 
En  vérité,  elle  ne  sait  qu'inventer  pour  nous  brouil- 
ler, ma  femme  et  moi  ;  un  si  joli  ménage! 

El  Henri  se  mit  à  rire  comme  il  riait  quand  per- 
sonne ne  pouvait  le  voir  ni  l'entendre. 

Vers  les  sept  heures  du  soir  de  la  même  journée 
où  tous  ces  événements  s'étaient  passés,  un  beau 
jeune  homme,  qui  venait  de  prendre  un  bain,  >'é- 
pilait  et  se  pommadait  avec  complaisance,  fredon- 
nant une  petite  chanson  devant  une  glace  dans  une 
chambre  du  Louvre. 

A  côté  de  lui  dormait  ou  plutôt  se  délirait  sur  un 
lit  un  autre  jeune  homme. 

L'un  était  notre  ami  la  Mole,  dont  on  s'était  si 
fort  occupé  dans  la  journée,  et  dont  on  s'occupait 
encore  peut-être  davantage  sans  iiu'il  le  soupçon- 
nât, et  l'autre  son  conqiagiion  Coconas. 

En  effet,  tout  ce  grand  orage  avait  passé  autour 
do  lui  sans  qu'il  eût  entendu  gronder  la  foudre,  sans 
qu'il  eût  vu  briller  les  ('clairs.  Heniré  à  trois  heures 
(In  malin,  il  ('lail  rest('  couclu'  jusipi'à  trois  heures 
du  soir,  moitii"  dormant,  moilii-  rêvant,  bàlis.sanl 
des  châteaux  sur  ce  sable  mouvant  qu'on  appelle 
l'avenir;  puis  il  .s'était  lev(',  avait  éti-  passer  une 
heure  chez  les  baigneurs  à  la  mode,  était  alb-  dîner 
(■h(>».  maître  la  lluriêre.  et,  de  retour  au  Louvre,  il 
achevait  .«a  toilette  pour  aller  faire  sa  visite  ordi- 
naire à  Marguerite. 


LA  REINE  MUGOT. 


45 


L'auberge  de  la  Belle-Éloile. 


—  Et  tu  dis  (loncque  tu  as  tline,  toi';  lui  demanda 
Coconas  en  bâillant. 

■ —  Ma  foi  oui,  et  de  grand  appétit. 

—  Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  amené  avec  toi , 
égoïste  ? 

—  Ma  foi,  tu  dormais  si  fort,  queje  n'ai  pas  voulu 
te  réveiller.  Mais,  sais-tu,  tu  souperas  au  lieu  de 
dîner.  —  Surtout,  n'oublie  pas  de  demander  à  maî- 
tre la  Hurière  de  ce  petit  vin  d'Anjou  qui  lui  est  ar- 
rivé ces  jours-ci. 

—  Il  est  bon  ? 


—  Demandes-en,  je  ne  te  dis  que  cela. 

—  Et  toi,  où  vas-tu? 

—  Moi,  dit  la  Mole,  étonné  que  son  ami  lui  fil 
même  cette  question  —  où  ^e  vais?  —  faire  ma  cour 
à  la  reine. 

—  Tiens,  au  fait,  dit  Coconas,  si  j'allais  dîner  à 
uiitre  petite  maison  de  la  rue  Clocbe-Percée  ;  —  je 
dînerais  des  reliefs  d'hier,  et  il  y  a  un  certain  vin 
d'Alicante  qui  est  restaurant. 

—  Cela  serait  imprudent,  Annibal,  luoii  ami, 
après  ce  qui  s'est  passé  cette  nuit.  D'ailleurs,  ne  nous 


m 


LA  REINI^  MARGOT. 


a-t-on  pas  fait  ijonner  notre  parole  que  nous  n'y  re- 
tournerions pas  seuls!  Passe-moi  donc  mon  man- 
teau. 

—  C'est  ma  foi  vrai,  dit  Coconas;  je  l'avais  ou- 
blié. —  Mais  où  diable  est-il  donc  ton  manteau?... 
Ah!  le  voilà. 

—  Non,  tu  me  passes  le  noir,  et  c'est  le  rouge 
que  je  te  demande.  —  La  reine  m'aime  mieux  avec 
celui-là. 

—  Ah!  ma  foi.  dit  Coconas  après  avoir  regardé 
de  tous  Cotés,  cherche-le  toi-même,  je  ne  le  trouve 
pas. 

—  Comment,  dit  la  Mole,  tu  ne  le  trouves  pas  I 
mais  où  donc  est-il? 

—  Tu  l'auras  vendu... 

—  Pourquoi  faire?  il  me  reste  encore  six  écus. 

—  Alors,  mets  le  mien. 

—  Ab  !  oui...  un  manteau  jaune  avec  un  pour- 
point vert,  j'aurais  l'air  d'un  pnpcgni. 

—  Par  ma  foi,  tu  es  trop  difficile.  Arrange-toi 
comme  tu  voudras,  alors. 

En  ce  moment,  et  comme,  après  avoir  tout  mis 
sens  dessus  dessous,  la  Mole  commençait  à  se  ri'pan- 
dre  en  invectives  contre  les  voleurs  qui  se  glissaient 
jusque  dans  le  Louvre,  un  page  du  duc  d'Alençon 
parut  avec  le  précieux  manteau  tant  demandé. 

—  Ah!  s'écria  la  Mole,  le  voilà,  enfin! 

—  Votre  manteau,  monsieur?  dit  le  page...  Oui, 
monseigneur  l'avait  fait  prendre  chez  vous  pour 
s'éclaircir  à  propos  d'un  pari  qu'il  avait  fait  sur  la 
nuance. 

—  Oh  !  dit  la  Mole,  je  ne  le  demandais  que  parce 
que  je  veux  sortir,  mais  si  Son  Altesse  désire  le  gar- 
der encore... 

—  Non,  monsieur  le  comte,  c'est  fini. 

Le  page  sortit  ;  la  Mole  agrafa  son  manteau. 

—  Eh  bien  I  continua  la  .Mole,  à  quoi  te  décides- 
tu'? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Te  retrouverai-jo  ici  ce  soir? 

—  Comment  veux-tu  que  je  te  dise  cela? 

—  Tu  ne  sais  pas  ce  que  lu  feras  dans  deux  heu- 
res? 

—  Je  sais  bien  ce  que  je  ferai,  mais  je  ne  sais  pas 
ce  qu'on  me  fera  faire. 

—  La  duchesse  de  Nevers? 

—  Non,  le  duc  d'Alençon. 

—  En  effet,  dit  In  Mole,  je  remarque  que  depuis 
quelque  temps  il  te  fait  force  amitiés. 

—  Mais  oui,  dit  Coconas. 

—  Alors,  ta  fortune  est  faite!  dit  eu  riaiil  la 
Mille. 

—  Pculi  !  fit  Coconas,  un  cidei! 

—  fHi  !  dit  la  Mol(!.  il  a  si  bimne  envie  de  deve- 
nir l'ainé,  ((ue  le  ciel  fera  pnut-iMrc  un  miracle  en 
sa  faveur.  Ainsi,  tu  ne  sais  pas  où  lu  seras  ce  soir? 

—  Non . 

—  Au  diabb'.  aliirs...  ou  plutôt,  adieu  ! 


—  Cela  Mole  est  terrible,  dit  Coconas,  pour  vou- 
loir toujours  qu'on  lui  dise  où  l'on  sera!  est-ce  qu'on 
le  sait?  D'ailleurs,  je  crois  que  j'ai  envie  de  dormir. 

Et  il  se  recoucha. 

Quant  à  la  Mole,  il  prit  son  vol  vers  les  apparte- 
ments de  la  reine. 

Arrivé  au  corridor  que  nous  connaissons,  il  ren- 
contra le  duc  d'Alençon. 

—  Ah  !  c'est  vous,  monsieur  de  la  Mole?  lui  dit 
le  prince. 

—  Oui,  monseigneur,  répondit  la  Mole  en  saluant 
avec  respect. 

—  Sortez-vous  donc  du  Louvre? 

—  Non.  Votre  Altesse;  je  vais  présenter  mes  hom- 
mages à  Sa  Majesté  la  reine  de  Navarre. 

—  Vers  quelle  heure  sortirez-vous  de  chez  elle, 
monsieur  de  la  Mole? 

—  Monseigneur  a-t-il  quelques  ordres  à  me  don- 
ner?   . 

—  Non,  pas  pour  le  moment,  mais  j'aurai  à  vous 
parler  ce  soir. 

—  Vers  quelle  heure? 

—  Mais,  de  neuf  à  dix. 

—  J'aurai  l'honneur  de  me  présenter  à  celle 
heure-là  chez  Votre  Altesse. 

■ —  Bien  !  je  compte  sur  vous. 

La  Mole  salua  et  continua  son  chemin. 

—  Ce  duc,  dit-il,  a  des  moments  où  il  esl  pâle 
comme  un  cadavre  ;  c'est  singulier. 

Et  il  frappa  à  la  porte  de  la  reine  :  Gillonne.  qui 
semblait  guetter  son  arrivée,  le  conduisit  près  de 
Marguerite. 

Celle-ci  était  occupée  d'un  travail  qui  paraissait 
la  fatiguer  beaucoup;  un  papier  chargé  de  ratures 
et  un  vfdumc  d'Isocrate  étaiefll  placés  devant  elle. 
Elle  fit  signe  à  la  Mole  de  la  laisser  achever  un  pa- 
ragraphe; puis,  ayant  terminé,  ce  qui  ne  fut  pas 
long,  elle  jeta  sa  plume  et  invita  le  jeune  homme  à 
s'asseoir  près  d'elle. 

La  Mole  rayonnait.  11  n'avait  jamais  été  si  beau, 
jamais  si  gai. 

—  It'.i  grec!  s'écria-t-il  en  jetant  les  yeux  sur  le 
livre  :  une  harangue  d'Isocrate!  Que  voulez-vous 
fain^  de  cela?  Oh  !  oh  !  sur  ce  papier  du  latin  :  Ad 

Sitntialiœ  teijuios  irginœ  Muijiariur  courio! 

Vous  allez  donc  haranguer  ces  barbares  en  latin? 

—  Il  le  faut  bien,  dit  Marguerite,  puisqu'ils  ne 
[larlent  pas  français. 

—  Mais  comment  pouvez-vous  faire  la  réponse 
avant  d'avoir  entendu  le  discours? 

l'iie  plus  coquette  que  moi  vous  ferait  croire 
à  une  iiiiprci\isalion  :  mais  pour  vous,  mon  lijacin- 
ihe,  je  n'ai  point  do  ces  sortes  de  tromperies  ;  on 
m'a  riiiiuiiimi<pjé  d'avance  le  discours  et  j'y  ré- 
ponds. 

—  Sont-ils  ilonc  près  d'arriver,  ces  ambassa- 
deurs? 

—  Mieux  que  cela,  ils  simt  .uriM's  le  malin. 


LA  RELNE  MARGOT. 


47 


—  Mais  personne  ne  le  sait? 

—  Ils  sont  arrivés  incognito.  Leur  entrée  solen- 
nelle est  remise  à  après-demain,  je  crois.  Au  reste, 
vous  verrez,  dit  Marguerite  avec  un  petit  air  satis- 
fait qui  n'était  point  exempt  de  pédantisme.  ce  que 
j'ai  fait  ce  soir  est  assez  cicéronien  ;  mais  laissons  là 
ces  futilités.  Parlons  de  ce  qui  vous  est  arrivé. 

—  A  moi  ? 

—  Oui. 

—  Que  m'est-il  donc  arrivé? 

—  Ah  !  vous  avez  beau  faire  le  brave,  je  vous 
trouve  un  peu  pâle. 

—  Alors,  c'est  d'avoir  trop  dormi  ;  je  m'en  ac- 
cuse bien  humblement. 

—  Allons,  allons,  ne  faisons  point  le  fanfaron,  je 
sais  tout. 

—  Ayez  donc  la  bonté  de  me  mettre  au  courant, 
ma  perle,  car  moi  je  ne  sais  rien. 

—  Voyons,  répondez-moi  franchement,  Que  vous 
a  demandé  la  reine  mère? 

—  La  reine  mère  à  moi  !  Avait-elle  donc  à  me 
parler? 

—  Comment!  vous  ne  l'avez  pas  vue? 

—  Non. 

—  Et  le  roi  Charles? 

—  Non. 

—  Et  le  roi  de  Navarre? 

—  Non. 

—  Mais  le  duc  d'Alençon,  vous  l'avez  vu? 

—  Oui,  tout  à  l'heure,  je  l'ai  rencontré  dans  le 
corridor. 

—  Que  vous  a-t-il  dit? 

—  Qu'il  avait  à  me  donner  quelques  ordres  entre 
neuf  et  dix  heures  du  soir. 

—  Et  pas  autre  chose? 

—  Pas  autre  chose. 

—  C'est  étrange. 

—  Mais  enfin,  que  trouvez-vous  d'étrange,  dites- 
moi? 

—  Que  vous  n'ayez  entendu  parler  de  rien. 

—  Que  s'est-il  donc  passé? 

—  11  s'est  passé  que  pendant  toute  cette  jour- 
née, malheureux,  vous  avez  été  suspendu  sur  un 
abîme. 

—  Moi? 

—  Oui,  vous. 

T—  k  quel  propos? 

—  Écoutez.  De  Mouy,  surpris  cette  nuit  dans  la 
chambre  du  roi  de  Navarre,  que  l'on  voulait  arrê- 
ter, a  tué  trois  hommes  et  s'est  sauvé  sans  que  l'on 
reconnût  de  lui  autre  chose  que  le  fameux  manteau 
rouge. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  ce  manteau  rouge  qui  m'avait  trom- 
pée une  fois  en  a  trompé  d'autres  aussi  :  vous  avez 
été  soupçonné,  accusé  même  de  ce  triple  meurtre. 
Ce  matin  on  voulait  vous  arrêter,  vous  juger,  qui 
sait?  vous  condamner,  peu'.-ptr"-  '"■r,  pour  vous 


sauver,  vous  n'eussiez  pas  voulu  dire  où  vous  éiiez, 
n'est-ce  pas? 

—  Dire  où  j'étais  !  s'écria  la  Mole,  vous  compro- 
mettre, vous,  ma  noble  reine!  vous,  ma  helio  Ma- 
jesté !  Oh  !  vous  avez  bien  raison  ;  je  fusse  mort  en 
chantant  pour  épargner  une  larme  à  vos  beaux 
yeux. 

—  Hélas  !  mon  pauvre  gentilhomme,  dit  Margue- 
rite, mes  beaux  yeux  eussent  bien  pleuré. 

—  Mais  comment  s'est  apaisé  ce  grand  orage? 

—  Devinez, 

—  Que  sais-je,  moi  ? 

—  Il  n'y  avait  qu'un  moyen  de  prouver  que  vous 
n'étiez  pas  dans  la  chambre  du  roi  de  Navarre. 

—  Lequel? 

—  C'était  de  dire  où  vous  étiez. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien!  je  l'ai  dit! 

—  Et  à  qui? 

—  A  ma  mère. 

—  Et  la  reine  Catherine... 

—  La  reine  Catherine  sait  que  vous  êtes  mon 
amant. 

—  Oh!  madame,  après  avoir  tant  fait  pour  moi, 
vous  pouvez  tout  exiger  de  votre  serviteur.  Oh! 
vraiment,  c'est  beau  et  grand,  Marguerite,  ce  que 
vous  avez  fait  là  !  Oh  !  Marguerite,  ma  vie  est  bien  à 
vous! 

—  Je  l'espère,  car  je  l'ai  arrachée  à  ceux  qui  me 
la  voulaient  prendre;  mais,  à  présent,  vous  êtes 
sauvé. 

—  Et  par  vous  !  s'écria  le  jeune  homme,  par  ma 
reine  adorée  ! 

Au  même  moment,  un  bruit  éclatant  les  fit  tres- 
saillir. La  Mole  se  rejeta  en  arrière  plein  d'un  vague 
effroi  ;  Marguerite,  poussant  un  cri,  demeura  les 
yeux  fixés  sur  la  vitre  brisée  d'une  fenêtre. 

Par  cette  vitre,  un  caillou  de  la  grosseur  d'un 
œuf  venait  d'entrer;  il  roulait  encore  sur  le  par- 
quet. 

La  Mole  vit  à  son  tour  le  carreau  cassé  et  recon- 
nut la  cause  du  bruit. 

^-  Quel  est  l'insolent?  s'écria-t-il. 

Et  il  s'élança  vers  la  fenêtre. 

—  Un  moment,  dit  Marguerite  :  à  cette  pierre 
est  attaché  quelque  chose,  ce  me  semble. 

—  En  effet,  dit  la  Mole,  on  dirait  un  papier. 
Marguerite  se  précipita  sur  l'étrange  projectile,  et 

arracha  la  mince  feuille  qui,  pliée  comme  un  étroit 
ruban,  enveloppait  le  caillou  par  le  milieu. 

Ce  papier  était  maintenu  par  une  ficelle,  laquelle 
sortait  par  l'ouverture  de  la  vitre  cassée. 

Marguerite  déplia  la  lettre  et  lut. 

—  Malheureux  !  s"écria-t-elle. 

Elle  tendit  le  papier  à  la  Mole  pâle,  debout  et  im- 
mobile comme  la  statue  de  l'Effroi. 

La  Mole,  le  cœur  serré  d'une  douleur  ore«=on|i- 
mentale,  lut  ces  mots  • 


48 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Fuyez,  la  Mole. 


«  On  attend  M.  de  la  Molu  avec  de  longues  {'[we^^. 
dans  le  ourriilnr  i]Mi  conduit  elicz  M.  d'Ali'ni'nn. 
Peiit-flrc  aiiiier;iit-il  mieux  sortir  par  celte  feiirtri' 
et  aller  rejoindre  M.  de  Mouy  à  Mantes...  » 

—  Kli  !  demanda  la  Mole  après  avoir  lu.  ces  ('pi'cs 
dont  on  parle  sont-elles  donc  pins  longues  que  la 
mienne? 

—  Non,  mais  il  y  l'ii  a  peut-Atro  dix  contre  une. 

—  Et  quel  est  raiiii  qui  nous  envoie  ce  l)illet? 
demanda  la  Mole. 

Marguerite  le  reprit  des  mains  du  jeune  homme 
et  fixa  sur  lui  un  rei;;ird  .■irdcMl. 


—  I/écrilure  du  roi  de  Navarre!  sVcria-l-elle. 
S'il  prévient,  c'est  (jue  le  danger  est  réel.  Fuvez.  la 
Mole,  fuyez,  c'est  moi  qui  vous  en  prie. 

-  Et  comnieiit  voulez-vous  que  je  fuie'?  dit  la 
Mole. 

—  Mais  cette  fen(*tre,  ne  parle-ton  pas  de  cette 
fenêtre? 

—  Ordonnez,  ma  reine,  et  je  sauterai  de  cette  fe- 
niMre  pour  vous  obi^ir,  dussc-je  vingt  fois  me  briser 
en  liimlianl. 

AlliMiile/.  donc,  atteuilc/,  donc,  dit  M:irguerile. 
Il  Mil'  senililc  qui'  I  elle  lîeelle  supporle  llll  poiils. 


LA  REINE  MARGOT. 


40 


■  Au  fond,  dans  l'obscurité,  deux  ombres  apparaissaient  debout.  —  Pasb  50. 


—  Voyons,  dit  la  Mole. 

Et  tous  deux,  attirant  a  eux  l'objet  suspendu 
après  cette  corde,  virent  avec  une  joie  indicible  ap- 
paraître l'extrémité  d'une  échelle  de  crin  et  de 
soie. 

—  Ah!  vous  êtes  sauvé  !  s'écria  Marguerite. 

—  C'est  un  miriicle  du  ciel  ! 

• —  Non,  c'est  un  bienfait  du  rui  de  Navarre. 

—  Et  si  c'était  un  piège  au  contraire,  dit  la  Mole, 
si  cette  échelle  devait  se  briser  sous  mes  pieds  !  Ma- 
dame, n'avez-vous  point  avoué  aujourd'hui  votre 
affection  cour  moi? 


Marguerite,  a  qui  la  joie  avait  renjju  ses  couleurs, 
redevint  d'une  pâleur  mortelle. 

—  Vous  avez  raison,  dit-elle,  c'est  possible. 
Et  elle  s'élança  vers  la  porte. 

—  Qu'allez-vous  faire?  s'écria  la  .Mole. 

—  M'assurcr  par  moi-même  s'il  est  vrai  qu'on 
vous  attende  dans  le  corridor. 

—  Jamais!  jamais I  pour  .que  leur  colère  tombe 
sur  vous  ! 

—  Que  voulez-vous  qu'on  fasse  à  une  lilJe  de 
France,  femme  et  princesse  du  sang?  je  suis  deux 
fois  inviolable 


Pull,  —  Imp.  àe  BKY  alD«,  bou'.evarl  Uont^iraui^  t)l. 


30 


5ù 


LA  REINE  MARGOT. 


La  reine  dit  ces  paroles  avec  une  telle  dignité, 
qu'en  effet  la  Mole  comprit  qu'elle  ne  risquait  rien, 
et  qu'il  devait  la  laisser  agir  comme  elle  l'enten- 
drait. 

Marguerite  mit  la  Mole  sous  la  garde  de  Gillonne 
en  laissant  à  sa  sagacité,  selon  ce  qui  se  passerait, 
de  fuir,  ou  d'attendre  son  retour,  et  elle  's'avança 
dans  le  corridor,  qui,  par  un  embranchement,  con- 
duisait à  la  bibliothèque  ainsi  qu'à  plusieurs  salons 
de  réception,  et  qui,  en  le  suivant  dans  toute  sa  lon- 
gueur, aboutissait  aux  appartements  du  roi,  de  la 
reine  mère,  et  à  ce  petit  escalier  dérobé  par  lequel 
on  montait  chez  le  duc  d'Alençon  et  chez  Henri. 
Quoiqu'il  fût  à  peine  neuf  heures  du  soir,  toutes  les 
lumières  étaient  éteintes,  et  le  corridor,  à  part  une 
légère  lueur  qui  venait  de  l'embranchement,  était 
dans  la  plus  parfaite  obscurité.  La  reine  de  Navarre 
s'avança  d'un  pas  ferme;  mais,  lorsqu'elle  fut  au 
tiers  du  corridor  à  peine,  elle  entendit  comme  un 
chuchotement  de  voix  basses  auxquelles  le  soin 
qu'on  prenait  de  les  éteindre  donnait  un  accent 
mystérieux  et  effrayant.  Mais  |iresque  aussitôt  le 
bruit  cessa  comme  si  un  ordre  supérieur  l'eût 
éteint,  et  tout  rentra  dans  le  silence  et  même  dans 
l'obscurité;  car  cette  lueur,  si  faible  qu'elle  fût,  pa- 
rut diminuer  encore. 

Marguerite  continua  son  chemin,  marchant  droit 
au  danger,  qui,  s'il  existait,  l'attendait  là.  Elle  était 
calme  en  apparence,  quoique  ses  mains  crispées  in- 
diquassent unovicdente  tension  nerveuse.  A  mesure 
qu'elle  approchait,  ce  silence  sinistre  redoublait,  et 
une  omlire  pareille  à  celle  d'une  main  obscurcissait 
la  tremblante  et  incertaine  lueur. 

Tout  à  coup,  arrivée  à  l'embranchement  du  cor- 
ridor, un  homme  fit  deux  pas  en  avant,  démasqua 
un  bougeoir  de  vermeil  dont  il  s'éclairait  en  s'é- 
criant  :  —  Le  voilà  1 

Marguerite  se  trouva  face  à  face  avec  son  frère 
Charles.  Derrière  lui  se  tenait  debout,  un  cordon  de 
soie  à  la  main,  h;  duc  d'Alençon.  Au  fond,  dans 
l'obscurité,  deux  ombres  apparaissaient  debout . 
l'une  à  côté  de  l'autre,  ne  relh'tant  d'autre  lumièni 
que  celle  que  renvoyait  l'épée  nue  qu'ils  tenaient  à 
la  main. 

Marguerite  embrassa  tout  le  tableau  d'un  cniip 
d'ojil.  Klle  lit  un  effort  suprême,  et  répondit  in 
souriant  à  Charles  ; 

—  Vous  voulez  dire  ;  La  voilà,  sire. 

Charles  recula  d'un  pas.  Tous  les  autres  demeu- 
rèrent immobiles. 

—  Toi,  Margot,  dit-il,  et  où  vas-tu  a  celle  heure'.' 

—  A  celle  heure!  dit  Marguerite,  esl-ii  donc  si 
lard? 

—  Je  le  demande  où  lu  vas? 

—  Chercher  un  livre  des  Discours  de  Ciccnni, 
que  je  pense  avoir  iais.sé  chez  notre  mère. 

—  Ainsi,  san.s  lumière? 

'—  Je  croyais  le  corridni  éclaire. 


—  Et  tu  viens  de  chez  toi?  • 

—  Oui. 

—  Que  fais-tu  donc  ce  soir? 

—  Je  prépare  ma  harangue  aux  envoyés  polonais. 
N'y  a-t-il  pas  conseil  demain,  et  n'est-il  pas  con- 
venu que  chacun  soumettra  êa  harangue  à  Votre 
Miijesté? 

—  Et  n'as-lu  pas  quelqu'un  qui  t'aide  dans  ce 
travail? 

Marguerite  rassembla  toutes  ses  forces. 

—  Oui,  mon  frère,  dit-elle,  M.  de  la  Mole  ;  il  est 
très-savant. 

—  Si  savant,  dit  le  duc  d'Alençon,  que  je  l'avais 
prié,  quand  il  aurait  fini  avec  vous,  ma  sœur,  de 
nie  venir  trouver  pour  me  donner  des  conseils,  à 
moi  qui  ne  suis  pas  de  votre  force. 

—  Et  vous  l'attendiez?  dit  Marguerite  du  ton  le 
plus  naturel. 

—  Oui,  dit  d'Alençon  avec  impatience. 

—  En  ce  cas,  fit  Marguerite,  je  vais  vous  l'en- 
voyer, mon  frère,  car  nous  avons  fini. 

—  Et  votre  livre?  dit  Charles. 

1- —  Je  le  ferai  prendre  par  Gillonne. 
Les  deux  frères  échangèrent  un  signe. 

—  Allez,  dit  Charles;  el  nous,  continuons  noire 
ronde. 

—  Votre  ronde!  dit  Marguerite,  que  cherchez- 
vous  donc? 

—  Le  petit  homme  rouge,  dit  Charles.  Ne  savez- 
vous  pas  qu'il  y  a  un  petit  homme  rouge  qui  revient 
au  vieux  Louvre?  Mon  frère  d'Alençon  prétend  l'a- 
voir vu,  et  nous  somtnes  en  quête  de  lui. 

—  Bonne  chasse,  dit  Marguerite. 

Et  elle  se  retira  en  jetant  un  regard  derrière  elle. 
Elle  vit  alors  sur  la  muraille  du  corridor  les  quatre 
ombres  réunies  et  qui  scmblaienl  conférer. 

En  une  seconde  elle  fui  à  la  porte  de  son  appar- 
tement. 

—  Ou\re,  Gillonne,  dit-elle,  ouvre. 
Gillonne  ohi'it. 

Marguerite  s'élança  dans  l'appartement,  et  trouva 
la  Mole  qui  l'attendait,  calme  el  résolu,  mais  l'épée 
à  la  main. 

—  Fuyez,  dit-elle,  fuyez  sans  perdre  une  se- 
conde. Ils  vous  attendent  dans  le  corridor  pour 
vous  assassiner. 

— •  Vous  l'ordonnez?  dit  la  Mole. 

—  Je  le  veux.  Il  faut  nous  quitter  pour  nous  re- 
voir. 

l'endanl  l'excursion  de  Marguerite,  la  Mole  avait 
assuré  l'échelle  à  la  barre  do  la  fenêtre,  il  l'en- 
jaiuba  ;  mais,  avant  de  poser  le  pioil  sur  le  iirciuier 
r'clieliin.  il  baisa  Icndrenieni  la  main  de  la  reine. 

—  Si  cette  ('chelle  est  un  piège  el  que  je  meure 
pour  vous,  Marguerite,  souvenez-vous  de  voire  pro- 
messe, 

—  Ce  n'est  pas  une  promesse,  la  Mole,  c'csl  un 
serment.  Ne  craignez  rien.  Adieu. 


LA  REINE  MARGOT. 


51 


El  la  Mole,  enhardi,  se  laissa  glisser  plutôt  qu'il 
ne  descendit  par  l'échelle. 
Au  même  moment  on  frappa  à  la  piirt(^ 
Marguerite  suivit  des  yeux  la  Molo  dans  sa  péril- 
leuse opération,  et  ne  se  retourna  qu'au  moment  où 
elle  se  fut  bien  assurée  que  ses  pieds  avaient  touché 
la  terre. 

—  Madame!  disait  Gillonne,  madame! 

—  Eh  bien?  demanda  Marguerite. 

—  Le  roi  frappe  à  la  porte. 

—  Ouvrez. 
Gillonne  obéit. 

Les  quatre  princes,  sans  doute  impatientés  d'at- 
tendre, étaient  debout  sur  le  seuil. 

Charles  entra. 

Marguerite  vint  au-devant  de  son  frère,  le  sou- 
rire sur  les  lèvres. 

Le  roi  jeta  un  regard  rapide  autour  de  lui. 

—  Que  cherchez-vous,  mon  frère?  demanda  .Mar- 
guerite. 


—  Mais,  dit  Charles,  je  cherche...  je  cherche... 
eh  !  corbœuf  !  je  cherche  M.  de  la  Mole. 

—  M.  de  la  Mole? 

—  Oui,  où  est-il? 

Marguerite  prit  son  frère  par  la  main  et  le  con- 
duisit à  la  fenêtre. 

En  ce  moment  même  deux  hommes  s'éloignaient 
au  grand  galop  de  leurs  chevaux,  gagnant  la  tour 
de  bois;  l'un  d'eux  détacha  son  écharpe,  et  fit  en 
signe  d'adieu  voltiger  le  blanc  satin  dans  la  nuit  : 
ces  deux  hommes  étaient  la  Mole  et  Orthon. 

Marguerite  montra  du  bout  du  doigt  les  deux 
hommes  à  Charles. 

—  Eh  bien  !  demanda  le  roi,  que  veut  dire  cela? 

—  Cela  veut  dire,  répondit  Marguerite,  que  M.  le 
duc  d'.M^nçon  peut  remettre  son  cordon  dans  sa  po- 
che et  MM.  d'Anjou  et  de  Guise  leur  épée  dans  le 
fourreau,  attendu  que  M.  de  la  Mole  ne  repassera 
pas  cette  nuit  par  le  corridor. 


52 


LA  Rl^liST  MUGOT. 


XI 


LES  ATRIHES 


Sun  retour  i\  Paris. 


^^^vi^''>^- "''"•■'  (1  Anjou  n'avait  pas 
encore  revu  librement  sa 
mère  Catherine  .  dont  , 
ciimnie  chacun  sait,  il  était 
fils  bien-aimé. 
C'était  pour  lui ,  non 
plus  la  vaine  satisfaction 
de  l'étiquette,  non  plus  un  cérémonial  pénible  à 
remplir,  mais  l'acconiplisseiuent  d'un  devoir  bien 
doux  pour  ce  fils  qui.  s'il  n'aimait  pas  sa  mère, 
était  sûr  du  moins  d'être  tendrement  aimé  par 
elle. 

En  effet,  Catherine  préféTait  réellement  ce  fils, 
soit  pour  sa  bravoure,  soit  plutôt  pour  sa  beauté, 
car  il  y  avait,  outre  la  mère,  de  la  femme  dans  Ca- 
therine, soit,  enfin,  parce  que.  suivant  quelques 
chroniques  scandaleuses,  Henri  d'.^njou  rappelait  à 
la  Florentine  certaine  heureuse  époque  de  mysté- 
rieuses amours. 

Catherine  savait  seule  le  retour  du  duc  d  Anjoii  à 
Paris,  retour  (|ue  Charles  IX  eût  ij;noré  ;.i  le  hnsni'd 
ne  l'eût  point  conduit  en  face  de  l'hùtel  de  Coudé 
au  moment  môme  où  son  frère  en  sortait.  Charles 
ne  l'attendait  que  le  lendemain,  et  Henri  d'Anjou 
espérait  lui  dérober  les  deux  d(miarches  (|ui  avaient 
avancé  son  arrivé'o  d'un  jour,  et  qui  ('laienl  sa  \isiie 
à  la  belle  Marie  de  Clèves,  princesse  de  Comh'.  et  sa 
conférence  avec  les  ambassadeurs  polonais. 

C'est  cette  dernière  dénuirche,  sur  l'intenlion  de 
laquelle  Charles  l'tait  resté  incertain,  que  le  duc 
d'Anjou  avait  à  expliquer  à  sa  mère  :  et  le  lecteur, 
qui.  comme  Henri  de  Navarre,  était  certainement 
dans  l'erreur  à  l'endroit  de  celte  démarche,  pndi- 
lera  de  reX[ilicatioii. 

Aussi,  lors(|ue  le  duc  d'Anjou,  liin;,'leuqis  attendu, 
entra  chez  sa  mère,  Catherine,  si  froide,  iji  compas- 
sée d'habitude;  Catherine  qui  n'avait,  depuis  le  dé- 
part de  son  lils  bien-ainii',  eudirassi'  avec,  effusion 
que  Ciiligny.  qui  devait  être  assassiné'  le  leiirlemain. 
ouvrit  ses  bras  à  l'enfant  de  son  amour  et  le  serra 
sur  ,sa  poitrine  avec  un  élan  d'affection  malernciie 
qu'on  «'lait  ('tonné'  de  irouVer  encore  il;ms  •«  cœur 
desséche. 


Puis  elle  s'éloignait  de  lui,  le  regardait  et  se  re- 
prenait encore  à  l'embrasser. 

—  Ah!  madame,  lui  dit-il,  puisque  le  ciel  me 
donne  cette  satisfaction  d'embrasser  sans  témoin  ma 
mère,  consolez  l'homme  le  plus  malheureux  du 
monde. 

—  Eh!  mon  Dieu!  mou  cher  enfant,  s'écria  Ca- 
therine, que  vous  est-il  donc  arrivé? 

—  Piien  que  vous  ne  .sachiez,  ma  mère.  Je  suis 
amoureux,  je  suis  aimé;  mais  c'est  cet  amour  même 
qui  fait  mon  malheur  à  moi. 

—  Expliquez-moi  cela,  mon  fils,  dit  Catherine. 

—  Eh!  ma  mère...  ces  ambassadeurs,  ce  dé- 
part... 

—  Oui,  dit  Catherine,  ces  ambassadeurs  sont  ar- 
rivés, ce  départ  presse. 

—  Il  ne  presse  pas,  ma  mère,  mais  mon  frère  le 
pressera.  Il  me  déleste,  je  lui  fais  ombrage,  il  veut 
.se  débarrasser  de  moi. 

Catherine  sourit. 

—  En  vous  donnant  un  trône,  pauvre  malheu- 
reux couronné! 

■ — Oh!  n'importe,  ma  mère,  reprit  Henri  a\ec 
angoisse,  je  ne  veux  pas  partir.  Moi,  un  fils  de 
France,  élevé  dans  le  raffinemei^t  des  mœurs  polies, 
près  de  la  meilienre  mère,  ainit-  il'une  des  plus 
charmantes  leiiimes  de  la  terre,  j'irais  là-bas  dans 
ces  neiges,  au  bout  du  monde,  mourir  lentement 
parmi  ces  gens  grossiers  qui  s'enivrent  du  matin  au 
soir  et  jugent  les  capacités  de  leur  roi  sur  celles  d'un 
tonneau,  selon  ce  qu'il  contient.  Non,  ma  mère,  je 
ne  veux  point  partir...  .l'en  mourrais! 

—  Voyons,  Henri,  dit  Catherine  en  pressant  les 
deux  mains  de  .son  fils,  voyons,  est-ce  là  la  véritable 
raison  '; 

Henri  baissa  les  yeux  comme  s'il  n'osait,  à  .sa 
mère  elle-même,  avouer  ce  qui  se  passait  dans  sou 
coHir. 

—  N'en  est-il  pas  une  autre,  demanda  Catherine, 
moins  romanesque,  plus  raisonnable...  plus  poli- 
tique? 

—  Ma  mère,  ce  n'e.sl  pas  ma  faute  si  cette  idée 
ni'esl  restée  dans  l'esprit,  el  peut-être  y  lieiil-elle 
plus  de  place  ipi'elle  n'en  devrai!  |ireTiilri'.  mais  ne 


LA  l'.EiM'   MAHCOT. 


f.3 


4r>^&p>v-^i*i7y^ 


Le  duc  (i'Aiijou. 


m'avez-vous  pas  dit  vjus-mème  que  riioruscope  tin* 
à  la  naissance  de  mon  frère  Charles  le  condamnait 
à  mourir  jenne? 

—  Oui,  dit  Catherine  ;  mais  un  horoscope  peut 
mentir,  mon  fils.  Moi-même,  j'en  suis  à  espérer  en 
ce  moment  que  tous  ces  horoscopes  ne  soient  pas 
vrais. 

—  Mais,  enfin,  son  horoscope  ne  disait-il  pas 
cela? 

—  Son  horoscope  parlait  d'un  quart  de  siècle; 
mais  il  ne  disait  pas  si  c'était  pour  sa  vie  rai  pour 
jjon  règne 


• —  Eli  bien!  ma  mère,  faites  que  je  reste.  Mon 
frère  a  près  de  vingt-quatre  ans  :  dans  un  an  la 
question  sera  résolue. 

Catherine  réfléchit  profondément. 

—  Oui,  certes,  dit-elle,  cela  serait  mieux  si  cela 
se  pouvait  ainsi. 

—  Oh!  jugez  donc,  ma  mère,  s'écria  Henri,  quel 
désespoir  pour  moi  si  j'allais  avoir  troqué  la  cou- 
ronne de  France  contre  celle  de  Pologne  !  Etre  tour- 
menté là-bas  de  celte  idée  que  je  pouvais  régner  au 
Louvre,  au  milieu  de  cette  cour  élégante  et  lettrée, 
près  de  la  meilleure  mère  du  monde,  dont  les  con- 


54 


LA  REJNE  MARGOT. 


seils  m'eussent  épargné  la  moitié  du  travail  et  des 
fatigues,  qui,  habituée  à  porter  avec  mon  père  uiif 
partie  du  fardeau  de  FÉlat,  eût  bien  voulu  le  por- 
ter encore  avec  moi.  Ah!  ma  mère,  j'eusse  été  un 
grand  roi  ! 

—  Là,  là,  cher  enfant,  dit  Catherine,  dont  cet 
avenir  avait  toujours  été  aussi  la  plus  douce  espé- 
rance; là,  ne  vous  désolez  point.  —  N'avez-vouspas 
songé,  de  votre  côté,  à  quelque  moyen  d'arranger 
la  chose? 

—  Oh!  certes,  oui,  et  c'est  surtout  pour  cela  que 
je  suis  revenu  deux  ou  trois  jours  plus  tôt  qu'on  ne 
m'attendait,  tout  en  laissant  croire  à  mon  frère 
Charles  que  c'était  pour  madame  de  Condé;  puis 
j'ai  été  aù-devant  de  Lasco,  le  plus  important  des 
envoyés,  je  me  suis  fait  connaître  de  lui,  faisant 
dans  cette  première  entrevue  tout  ce  qu'il  était  pos- 
sible pour  me  rendre  haïssable,  et  j'espère  y  être 
parvenu. 

—  Ah  !  mon  cher  enfant,  dit  Catherine,  c'est  mal. 
Il  faut  mettre  l'intérêt  de  la  France  avant  vo.s  petites 
répugnances. 

—  Ma  mère,  l'intérêt  de  la  France  veut-il,  en  cas 
de  malheur  arrivé  à  mon  frère,  que  ce  soit  le  duc 
d'Aleneon  ou  le  roi  de  Navarre  qui  règne? 

—  Oh  !  le  roi  de  Navarre,  jamais,  jamais,  mur- 
mura Catherine  en  laissant  l'inquiétude  couvrir  son 
front  de  ce  voile  soucieux  qui  s'y  étendait  i;haque 
fois  que  cette  question  se  représentait. 

—  Ma  foij  continua  Henri,  mon  frère  d'Alençon 
ne  vaut  guère  mieux  et  ne  vous  aime  pas  davan- 
tage. 

—  Enfin,  reprit  Catherine,  qu'a  dit  Lasco'? 

—  Lasco  a  hésité  lui-même  quand  je  l'ai  pressé 
de  demander  audience.  —  Oh  !  s'il  pouvait  écrire  en 
Pologne,  casser  cette  élection? 

—  Folie,  mon  fi|s,  folie...  ce  qu'une  diète  a  con- 
sacré est  sacré. 

—  Mais  enlin,  ma  mère,  ne  pourrait-on,  à  ces 
Polonais,  leur  faire  accepter  mon  frère  à  ma  place? 

—  C'est,  sinon  impossible,  du  moins  difficile,  ré- 
pondit Catherine. 

—  .N'importe!  essayez,  tentez,  parlez  au  roi,  ma 
mère;  rejetez  tout  sur  mon  amour  pour  madame  de 
Condé;  dites  que  j'en  suis  fou,  que  j'en  perds  l'es- 
prit. .Iiislemi-nt  il  m'a  vu  sortir  iln  l'Iiôtcd  du  prince 
avec  (iuise.  qui  me  rend  là  tous  les  .scMviccs  d'un 
lion  ami. 

—  Oui,  pour  faire  la  Ligue.  Vous  ne  voyez  |i;is 
cela,  vous,  mois  je  le  vois. 

—  Si  fait,  ma  mère,  si  f.iil,  mais,  en  altendaiil. 
j'use  de  lui.  Lh!  ne  somiues-nous  pas  licuirux 
quand  un  homme  nous  sert  en  se  servant? 

—  Kl  qu'a  dit  le  roi  en  vous  rencontrant? 

—  Il  a  paru  croire  à  ce  que  jr  lui  ai  afliruir, 
c'esl-i'i-diri!  c|ue  l'amour  seul  m'avait  raineiH'  à 
Pari». 


—  Mais  du  reste  de  la  nuit,  ne  vous  en  a-t-il  pas 
demandé  compte? 

—  Si  fait,  ma  mère,  mais  j'ai  été  souper  chez 
Nantouillet,  où  j'ai  fait  un  scandale  affreux,  afin 
que  le  bruit  de  ce  scandale  se  répande  et  que  le  roi 
ne  doute  point  que  j'y  étais. 

—  Alors  il  ignore  votre  visite  à  Lasco? 

—  Absolument. 

—  Bon,  tant  mieux.  J'essayerai  donc  de  lui  par- 
ler pour  vous,  cher  enfant;  mais,  vous  le  savez,  sur 
cette  rude  nature,  aucune  inlluence  n'est  réelle. 

—  Oh  !  ma  mère,  ma  mère,  quel  bonheur  si  je 
restais!  comme  je  vous  aimerais  plus  encore  que 
je  ne  vous  aime,  si  c'était  possible  ! 

—  Si  vous  restez,  on  vous  enverra  encore  à  la 
guerre. 

—  Oh!  peu  m'importe,  pourvu  que  je  ne  quitte 
pas  la  France. 

—  Vous  vous  ferez  tuer. 

—  Ma  mère,  on  ne  meurt  pas  des  coups...  on 
meurt  de  douleur,  d'ennui.  Mais  Charles  ne  me 
permettra  point  de  rester;  il  me  déteste. 

—  Il  estjalouxdevous,  mon  beau  vainqueur,  c'est 
une  chose  dite;  pourquoi  aussi  êtes-vous  si  brave  et 
si  heureux?  Pourquoi,  à  vingt  ans  à  peine,  avez- 
vous  gagné  des  batailles  comme  Alexandre  et  comme 
César?  Mais,  en  attendant,  ne  vous  découvrez  à  per- 
sonne, feignez  d'être  résigné,  faites  votre  cour  au 
roi.  Aujourd'hui  même,  on  se  réunit  en  conseil 
privé  pour  lire  et  pour  discuter  les  discours  qui  se- 
ront prononcés  à  la  cérém  mie;  faites  le  roi  de  Po- 
logne, et  laissez-moi  le  soin  du  reste.  A  propos,  et 
votre  expédition  d'hier  soir? 

• —  Elle  a  échoué,  ma  mère  ;  le  galant  était  pré- 
venu, et  il  a  pris  son  vol  par  la  fenêtre. 

—  Enfin,  dit  Catherine,  je  saurai  un  jour  (juel 
est  le  mauvais  génie  qui  contrarie  ainsi  tous  mes 
projets...  En  atl(>ndant,  je  m'en  doute,  et...  malheur 
à  lui! 

—  Ainsi,  ma  mère?...  dit  le  duc  d'Anjou. 

—  Laissez-moi  mener  cette  affaire. 

Et  elle  baisa  tendrement  Henri  sur  les  yeux  en  le 
poussant  liors  de  sou  cabinet. 

Bientôt.arrivèrent  chez  la  reine  les  princes  de  sa 
maison.  Charles  était  en  belle  humeur,  car  l'aplomb 
de  sa  sœur  Margot  l'avait  plus  réjoui  qu'affecté;  il 
n'en  voulait  pas  autn'inent  à  la  Mole,  el  il  l'avait 
aileniln  avec  quelque  ardeur  dans  le  corridor  panr 
(|iii'  c'était  une  espèce  de  chasse  à  l'affût. 

l»'Aleni;on,  tout  au  contraire,  c'tnit  Irès-préoc- 
cupé.  La  répiilsiim  (|ii'il  avait  toujours  eue  pour  la 
Mille  s'était  changée  en  haine,  du  moment  m'i  il 
a\ait  su  que  la  Mole  était  aimé  de  sa  sii'iir. 

Marguerite  avait  tout  ensemble  l'esprit  rtfvour  ol 
l'o'il  au  guet.  Elle  axait  à  la  fois  à  .se  souvenir  ni  à 
veiller. 

Les  di'pulés  polonnis  avaient  envoyé  le  texte  des 
harangues  qu'ils  devaient  pron(mcer. 


LA  REINE  MARGOT. 


55 


Marguerite,  à  qui  l'on  n'avait  pas  plus  parlé  de 
Ja  scène  de  la  veille  que  si  la  scène  n'avait  point 
existé,  lut  les  discours,  et,  hormis  Charles,  chacun 
discuta  ce  qu'il  répondrait.  Charles  laissa  Margue- 
rite répondre  comme  elle  l'entendrait.  11  se  montra 
très-difficile  sur  le  choix  des  termes  pour  d'Âlençon; 
mais,  quant  au  discours  de  Henri  d'Anjou,  il  y  ap- 
porta plus  que  du  mauvais  vouloir,  il  fut  acharné  à 
corriger  et  à  reprendre. 

Celte  séance,  sans  rien  faire  éclater  encore,  avait 
sourdement  envenimé  les  esprits. 

Henri  d".\njou,  qui  avait  son  discours  à  refaire 
presque  entièrement,  sortit  pour  se  mettre  à  cette 
tâche.  Marguerite,  qui  n'avait  pas  eu  de  nouvelles 
du  roi  de  Navarre  depuis  celles  qu'il  lui  avait  données 
au  détriment  des  vitres  de  sa  fenêtre,  retourna  chez 
elle  dans  l'espérance  de  l'y  voir  venir.  D'Alençon, 
qui  avait  lu  l'hésitation  dans  les  yeux  de  son  frère 
d'Anjou,  et  surpris  entre  lui  et  sa  mère  un  regard 
d'intelligence,  se  retira  pour  rêver  à  ce  qu'il  regar- 
dait comme  une  cabale  naissante.  Enfin,  Charles 
allait  passer  dans  sa  forge  pour  achever  un  épieu 
qu'il  se  fabriquait  lui-même  lorsque  Catherine  l'ar- 
rêta. 

Charles,  qui  se  doutait  qu'il  allait  rencontrer 
chez  sa  mère  quelque  opposition  à  sa  volonté,  s'ar- 
rêta et  la  regarda  fixement  : 

—  Eh  bien!  dit-il,  qu'avons-nous  encore'.' 

—  Un  dernier  mot  à  échanger,  sire.  Nous  avons 
oublié  ce  mot,  et  cependant  il  est  de  quelque  im- 
portance. Quel  jour  fixons-nous  pour  la  séance  pu- 
blique'.' 

—  Ah!  c'est  vrai,  dit  le  roi  en  se  rasseyant,  cau- 
sons-en, ma  mère.  Eh  bien!  à  quand  vous  plaît-il 
que  nous  fixions  le  jour'? 

—  Je  crois,  répondit  Catherine,  que,  dans  le  si- 
lence même  de  Votre  Majesté,  dans  son  oubli  appa- 
rent, il  y  avait  quelque  chose  de  profondément  cal- 
culé. 

—  Non,  dit  Charles;  pourquoi  cela,  ma  mère'? 

—  Parce  que,  ajouta  Catherine  très-doucement, 
il  ne  faudrait  pas,  ce  me  semble,  mon  fils,  que  les 
Polonais  nous  vissent  courir  avec  tant  d'âpreté  après 
cette  couronne. 

—  Au  contraire,  ma  mère,  dit  Charles,  ils  se  sont 
h.Ttés,  eux,  en  venant  à  marches  forcées  de  Varsovie 
ici...  Honneur  pour  honneur,  politesse  pour  poli- 
tesse. 

—  Votre  Majesté  peut  avoir  raison  dans  un  sens, 
comme  dans  un  autre  je  pourrais  ne  pas  avoir  tort. 
Ainsi,  son  avis  est  que  la  séance  publique  doit  être 
hâtée? 

—  Ma  foi  oui,  ma  mère,  ne  serait-ce  point  le  vô- 
tre, par  hasard  '? 

—  Vous  savez  que  je  n'ai  d'avis  que  ceux  qui  peu- 
vent le  plus  concourir  à  votre  gloire;  je  vous  dirai 
donc  qu'en  vous  pressant  ainsi  je  craindrais  qu'on 
ne  vous  accusât  de  profiter  bien  vite  do  cette  occa- 


sion qui  se  présente  de  soulager  la  maison  de  France 
des  charges  que  votre  frère  lui  impose,  mais  que, 
bien  certainement,  il  lui  rend  en  gloire  et  en  dé- 
vouement. 

— ■  Ma  mère,  dit  Charles,  à  son  départ  de  France, 
je  doterai  mon  frère  si  richement,  que  personne 
n'osera  même  penser  ce  que  Vous  craignez  que  l'on 
dise. 

—  Allons,  dit  Catherine,  je  me  rends,  puisque 
vous  avez  une  si  bonne  réponse  à  chacune  de  mes 
objections...  Mais,  pour  recevoir  ce  peuple  guerrier, 
qui  juge  de  la  puissance  des  États  par  les  signes  ex- 
térieurs, il  vous  faut  un  déploiement  considérable 
de  troupes,  et  je  ne  pense  pas  qu'il  y  en  ait  assez  de 
convoquées  dans  l'Ile-de-France. 

—  Pardonnez-moi,  ma  mère,  car  j'avais  prévu 
l'événement,  et  je  me  suis  préparé.  J'ai  rappelé  deux 
bataillons  de  la  Normandie,  un  de  la  Guyenne;  ma 
compagnie  d'archers  est  arrivée  hier  de  la  Bretagne; 
les  cbevau-légers,  répandus  dans  la  Touraine,  se- 
ront à  Paris  dans  le  courant  de  la  journée;  et,  tandis 
qu'on  croit  que  je  dispose  à  peine  de  quatre  régi- 
ments, j'ai  vingt  mille  hommes  prêts  à  paraître. 

—  Ah!  ah:  dit  Catherine  surprise;  alors  il  ne 
vous  manque  plus  qu'une  chose,  mais  on  se  la  pro- 
curera . 

—  Laquelle'? 

—  De  l'argent.  Je  crois  que  vous  n'en  êtes  pas 
fourni  outre  mesure. 

—  Au  contraire,  madame,  au  contraire,  dit  Char- 
les IX.  J'ai  quatorze  cent  mille  écus  à  la  Bastille; 
mon  épargne  particulière  m'a  remis  ces  jours  pas- 
sés huit  cent  mille  écus,  que  j'ai  enfouis  dans  mes 
caves  du  Louvre,  et,  en  cas  de  pénurie,  Nantouillet 
tient  trois  cent  mille  autres  écus  à  ma  disposition. 

Catherine  frémit;  car  elle  avait  vu  jusqu'alors 
Charles  violent  et  emporté,  mais  jamais  prévoyant. 

—  Allons,  fit-elle.  Votre  Majesté  pense  a  tout, 
c'est  admirable,  et,  pour  peu  que  les  tailleurs,  les 
brodeuses  et  les  joailliers  se  hâtent.  Votre  Majesté 
sera  en  état  de  donner  séance  avant  six  semaines. 

—  Six  semaines!  s'écria  Charles.  Ma  mère,  les 
tailleurs,  les  brodeuses  et  les  joailliers  travaillent 
depuis  le  jour  où  l'on  a  appris  la  nomination  de 
mon  frère.  A  la  rigueur,  tout  pourrait  être  prêt 
pour  aujourd'hui;  mais,  à  coup  sûr,  tout  sera  prêt 
dans  trois  ou  quatre  jours. 

—  Oh!  murmura  Catherine,  vous  êtes  plus  pressé 
encore  que  je  ne  le  croyais,  mon  fils. 

—  Honneur  pour  honneur,  je  vous  l'ai  dit. 

—  Bien.  C'est  donc  cet  honneur  fait  à  la  maison 
de  France  qui  vous  flatte,  n'est-ce  pas"? 

—  Assurément. 

—  Et  voir  un  fils  de  France  sur  le  trùne  de  Po- 
logne est  votre  plus  cher  désir? 

—  Vous  dites  vrai. 

—  Alors,  c'est  le  fait,  c'est  la  chose  et  non  l'homme 


56 


LA  REINE  MAKGOT. 


U  Uaatille 


qui  vousproocnipe,  et,  i|iip1i|iip  soit  ci'iiii  iiiii  rr^nc 
là-bas... 

—  Non  |i;is,  non  [i;is.  mi:i  nirrc,  ciirliii'iif  !  ili'nu'u- 
rons-cn  où  nous  soninicsl  Les  l'oloijais  ont  liicii 
choisi.  Ils  sont  adroits  rt  forts,  ces  gens-là!  Nation 
niilitnire,  peuple  de  soldats;  ils  prennent  un  capi- 
taine |iinir  prince,  c'est  lopiiiue.  peste I  l)"AnjOU  fait 
leur  affaire.  I,e  Intrus  de  .larnac  et  de  MimlcimlMiir 
leur  va  comme  un  jcanl...  U'i*'  voulez-vous  (|ue  je 
leur  envoie'?  d'Alençon,  un  lâche  ;  iila  leur  doiiue- 
rait  une  helle  idc'c  des  Valois!...  Il Mimu-hu,  il  fui- 
rail  y   la  premièn^  halle  i[ui  lui  siflh'rail  aux  oreil- 


les; tandis(|ue  Henri  d"Anjou.  un  balaillour.  bon  '.... 
Toujours  répée  au  poing,  toujours  marchant  en 
a\!\nl.  à  pied  ou  à  cheval  !...  Hardi!  pique,  pousse, 
assdinuKv  tue!  Ah!  cVsl  un  habile  Immme  que  mon 
frère  d'Anjou,  un  \aillani  qui  va  les  faire  battre  du 
matin  au  soir,  iUfuh  le  premier  jusiju'au  dernier 
I  jour  de  l'année.  H  boit  mal,  c'est  vrai  ;  mais  il  les 
J  fera  tuer  de  sanf,'-friiid,  voilîi  tout.  Il  sera  là  dans 
sa  sphère,  ce  cher  Henri  !  Sus!  sus!  au  champ  de 
bataille'  Bravo  les  trompettes  et  les  tambours!  Vive 
le  roi!  vive  lo  vainqueur!  \ive  legéni'ral!  On  le 
proclame  in'pernior  trois  fois  l'an!  Ce  sera  admira- 


LA  lŒlNE  IMA-:G0T. 


Ol 


.ifiililiiiii  î 

''iii  l!'îiiiiii'';?];:'ll!î!i!!iil 

Smm 

i^ii  iili 


ij*;^'l;:î:V:i'ii:SS4:ii:!â'.S:  lli 


—  On  me  lue,  ncinrrioc.  —  Pai^'F  53. 


Lie  pour  la  maison  de  Fiance  ei  riimini'ur  dw  Va- 
lois... 11  y  sera  peut-être  tué;  mais,  venire-malion  ! 
ce  sera  une  mort  superbe  I 

Catherine  frissunna,  et  un  ériair  jaillit  de  ses 
yeux. 

—  Dites,  s'éeria-t-elle,  que  vous  voulez  éloigner 
Henri  (VAnjùii,  dites  que  vous  n'aimez  pas  votre 
frère  ! 

—  Ali  '  ail  !  ail  !  fit  Charles  en  oclalnul  d'un  rire 
nerveux,  vous  avez  devine  cela,  vous,  queje  vou- 
lais l'éloigner?  Vous  avez  deviné  cela,  que  je  ne  l'ai- 
mais pas'.'  Et  (luand  cela  serait  voyons?  Aimer  mon 


frère!  Pourquoi  donc  l'aimerais-je?  Ah  1  ah!  aii  ! 
est-ce  que  vous  voulez  rire?...  Et,  à  mesure  qu'il 
parlait,  ses  joues  pâles  s'animaient  d'une  fébrile 
rougeur.  Est-ce  qu'il  m'aime,  lui?  Est-ce  que  vous 
m'aimez,  vous?  Est-ce  que,  excepté  mes  chiens,  Ma- 
rie Touchet  et  ma  nourrice,  est-ce  qu'il  y  a  quel- 
qu'un qui  m'ait  jamais  aimé?  Non,  non.  je  n'aime 
pas  mon  frère,  je  n'aime  que  moi,  entendez-vous! 
Et  je  n'empêche  pas  mon  frère  d'en  faire  autant  que 
je  fais. 

—  Sire,  dit  Catherine  s'animant  à  son  tour,  puis- 
que vous  me  découvrez  votre  cœur,  il  faut  que  je 


f*r.».  *    la-r    tie  triY  ïIl«,    lou.tYart  n<:D-;'sr4M»«t  si* 


58 


LA  REINE  MARGOT. 


vous  ouvre  le  mien.  Vous  agissez  en  roi  faible,  en 
nionar(|uemal  conseillé;  vous  renvo3'ez voire  second 
îrère,  le  soutien  naturel  du  trône,  et  qui  est  en  tous 
points  digne  de  vous  succéder  s'il  vous  advenait 
malheur,  laissant,  dans  ce  cas,  votre  couronne  à 
'«'abandon;  car,  comme  vous  le  disiez.  d'Alençon  est 
jeune,  incapable,  faible,  plus  que  faible,  l.àche!... 
Et  le  Béarnais  se  dresse  derrière,  entendez-vous? 

—  Eh!  mort  de  tous  les  diables!  s'écria  Charles, 
qu'est-ce  que  me  fait  ce  qui  arrivera  quand  je  n'y 
serai  plus!  f^e  Béarnais  se  dresse  derrière  mon  frère, 
dites-vons?  Corbœuf!  tant  mieux...  ,1e  disais  que  je 
n'aimais  personne...  je  me  trompais  :  j'aime  llen- 
riot;  oui,  je  1  aime,  ce  bon  Ilenriol;  il  a  l'air  franc, 
la  main  tiède,  tandis  que  je  ne  vois  autour  de  moi 
que  des  yeux  faux  et  ne  toucho  que  des  mains  gid- 
cées.  Il  est  incapable  de  trahison  envers  moi,  j'en 
jurerais.  D'ailleurs,  je  lui  dois  un  dédommagement, 
on  lui  a  empoisonné  sa  mère,  pauvre  garçon  !  des 
gens  de  ma  famille,  àce  que  j'ai  entendu  dire.  D'ail- 
leurs, je  me  porte  bien.  Mais,  si  je  tombais  malade, 
je  l'appellerais,  je  ne  voudrais  pas  qu'il  me  quittât, 
je  ne  prendrais  rien  que  de  sa  main,  et,  quaml  je 
mourrai,  je  le  ferai  roi  de  Franco  et  de  iSavarre... 
Et,  ventre  du  pape!  au  lieu  de  rira  à  ma  mort, 
comme  feraient  mes  frères,  il  pleurerait,  ou  du 
moins  il  ferait  semblant  de  pleurer. 

La  foudre  tomhant  aux  pieds  de  Catherine  l'eût 
moins  épouvantée  que  ces  paroles.  Elle  demeura 
atterrée,  regardant  Charles  d'un  œil  hagard  ;  puis 
enfin,  au  bout  de  quelques  secondes  : 

—  Ueori  de  Navarre  !  s'écria- t-el le,  Henri  de  Na- 
varre! roi  de  France  au  [U'éjudice  de  mes  enfants  ! 
Ah  !  sainte  madone!  nous  vornuis!  C'est  donc  pour 
cela  que  vous  voulez  éloigiu'r  mcm  lils.' 

—  Votre  fils...  01  que  suis-jo  donc,  moi,  un  fil:^ 
de  louve,  comme  Romulus!  s'écria  Charles  trem- 
blant de  colère  et  l'oeil  stintillanl  comme  s'il  se  fût 
allumé  par  places.  Votre  llls,  vous  avez  raison,  le 
roi  de  France  n'est  p.ns  votre  lils,  lui;  le  roi  de 
France  n"a  pas  de  frères,  le  roi  de  France  n'a  pas 
de  mère,  le  roi  de  France  n'a  que  ses  sujets.  Le  roi 
Je  France  n'a  pas  besoin  d'avoir  dos  sentiments,  il 
a  des  volontés.  Il  se  passera  (]u'nn  raimi\  mais  il 
veut  qu'on  lui  cbéissc. 

—  Sire,  vous  avez  mal  interprété  mes  paroles, 
j'ai  appelé  mon  fils  celui  qui  allait  me  quitter,  .le 
l'aime  uiii'tix  on  ce  niomout  parce  que  c'est  celui 
qu'en  ce  moment  je  crains  le  plus  de  perdre.  Est- 
fe  un  crime  à  une  mère  de  désirer  que  son  enfant 
ne  la  quitte  pas'; 

—  Et  ni(ii  je  vous  dis  qu'il  vous  quittera,  je  \(Uis 
di-;  qu'il  (piiiiera  la  France,  ipi'il  s'en  ira  en  l'oln- 
gno,  cl  cela  dans  deux  jours,  et,  si  vous  ajoutez  une 
parole,  ccsera  domain,  et,  si  vous  ne  baissez  pas  le 
front,  si  vous  n'éteignez  pas  In  menace  de  vos  yeux. 


je  l'étrangle  ce  soir  comme  vous  vouliez  qu'on  étran- 
glât hier  l'amant  de  votre  fille.  Seulement,  je  ne  le 
manquerai  pas,  moi,  comme  nous  avons  manqué  la 
Mole. 

Sous  cette  première  menace,  Catherine  baissa  le 
front;  mais  presque  aussitôt  elle  le  releva. 

—  Ah!  pauvre  enfant!  dit-elle,  ton  frère  veut  te 
tuer.  Eh  bien!  sois  tranquille,  ta  mère  te  défendra. 

—  Ah  !  l'on  me  brave,  s'écria  Charles.  Eli  bien  ! 
par  le  sang  du  Christ!  il  mourra,  non  pas  ce  soir, 
non  pas  tout  à  l'heure,  mais  à  l'instant  même.  Ah  ! 
une  arme!  une  dague!  un  couteau!...  Ah! 

Et  Charles,  après  avoir  porté  inutilement  les  yeux 
autour  de  lui  pour  chercher  ce  qu'il  demandait, 
aperçut  le  petit  poignard  que  sa  mère  portait  à  sa 
ceinture,  se  jeta  dessus,  l'arracha  de  sa  gaine  de 
chagrin  incrustée  d'argent,  et  bondit  hors  de  la 
chambre  pour  aller  frapper  Henri  d'Anjou  partout 
où  il  le  trouverait.  Mais,  en  arrivant  dans  le  vesti- 
bule, ses  forces,  surexcitées  au  delà  de  ta  puissance 
humaine,  l'abandonnèrent  tout  à  coup  :  il  étendit  le 
bras,  laissa  tomber  l'arme  aiguë,  qui  resta  fichée 
dans  le  parquet,  jeta  un  cri  lamentable,  s'affaissa 
sur  lui-même,  et  roula  sur  le  plancher. 

En  même  temps,  le  sang  jaillit  en  abondance  de 
ses  lèvres  et  de  son  nez. 

—  Jésus!  dit-il,  on  me  tue  ;  à  moi  !  à  moi  ! 
Catherine,  qui  l'avait  suivi,  le  vit  tomber;  elle  le 

regarda  un  instant  impassible  et  sans  bouger,  puis, 
rappelée  à  elle,  non  par  l'amour  maternel,  mais 
par  la  difficulté  de  la  situation,  elle  ouvrit  en 
criant  ; 

—  Le  roi  se  trouve  mal!  au  secours  !  au  secours! 
A  ce  cri,  un  monde  de  serviteurs,  d'officiers  et  do 

courtisans  s'empressèrent  autour  du  jeune  roi.  Mais 
avant  tout  le  monde  une  femme  s'était  élancée,  écar- 
tant les  spectateurs  et  relevant  Charle»  pâle  comme 
un  cadavre. 

—  Ou  me  lue,  nourrice,  on  me  tue,  murmura  le 
roi  baigné  de  sueur  et  de  sang. 

—  On  te  tue,  mon  Charles,  s'écria  la  bonne 
femme  en  parcourant  tous  les  visages  avec  un  regard 
(|ui  fit  reculer  jusqu'à  Catherine  elle-même;  et  qui 
diiuc  cela  (pii  le  tue? 

Charles  poussa  un  faible  soupir  et  s'évanouit,  tout 
à  fait. 

—  Ah  !  dit  le  médecin  Ambroise  Paré,  qu'on  avait 
envové  cliercher  à  l'instant  même,  ah!  voil,^  le  ro' 
bien  malade! 

—  Maintcnnnt,  de  gré  ou  de  force,  se  dit  l'inijda- 
cable  Catherine,  il  faudra  bien  qu'il  accorde  un  dé- 
lai. 

El  elle  quitta  le  roi  pour  aller  joindre  son  second 
fils,  i|ui  atlondait  avec  anxi('té  dans  l'oratoire  le  ré- 
sultat de  cet  onlnMion  s-  ininnrtant  pour  lui. 


— >>^-'  6cor|<<«— 


LA  REINE  MARGOT. 


5d 


XII 


L'noROscorE. 


n  surtiint  de  l'oratoire,  où 
elle  venait  d'aiiprendrc  h 
Henri  d'Anjou  tout  ce  qui 
s'était  passe ,  Catherine 
avait  trouvé  René  dans  sa 
chambre. 

C'était  la  première  fois 
que  la  reine  et  l'astrologue 
se  revoyaient  depuis  la  visite  que  la  reine  lui  avait 
faite  à  sa  boutique  du  pont  Saint-Michel;  seule- 
ment, la  veille,  la  reine  lui  avait  écrit,  et  c'était  la 
réponse  à  ce  billet  que  René  lui  apportait  en  per- 
sonne. 

—  Eh  bien  !  lui  demanda  la  reine,  l'avez-vous 
vu? 

—  Oui. 

—  Comment  va-t-il? 

—  Plutôt  mieux  que  plus  mal. 

—  Et  peut-il  parler! 

—  Non,  l'épée  a  traversé  le  larynx. 

—  Je  vous  avais  dit  en  ce  cas  de  le  faire  écrire'.' 

—  J'ai  essayé,  lui-même  a  réuni  toutes  ses  forces  ; 
mais  sa  main  n'a  pu  tracer  que  deux  lettres  pres- 
que illisibles,  puis  il  s'est  évanoui  :  la  veine  jugu- 
laire a  été  ouverte,  et  le  sang  qu'il  a  perdu  lui  a 
ôté  toutes  ses  forces. 

—  Avez  vous  lu  ces  lettres? 

—  Les  voici. 

René  tira  un  papier  de  sa  poche  et  le  présenta  à 
Catherine,  qui  le  déplia  vivement. 

—  Un  M  et  un  0,  dit-elle...  Serait-ce  décidément 
Ce  la  Mole,  et  toute  cette  comédie  de  Marguerite  ne 
serait-elle  qu'un  moyen  de  détourner  les  soupçons? 

—  Madame,  dit  René,  si  j'osais  émettre  mon  opi- 
nion dans  une  affaire  où  Votre  Majesté  hésite  à  for- 
mer la  sienne,  je  lui  dirais  que  je  crois  M.  de  la 
Mole  trop  amoureux  pour  s'occuper  sérieusement  de 
politique. 

—  Vous  croyez? 

—  Oui,  et  surtout  trop  amoureux  de  la  reine  de 
Navarre  pour  servir  avec  dévouement  le  roi,  car  il 
n'y  a  pas  de  véritable  amour  sans  jalousie. 

—  Et  vous  le  croyez  donc  tout  à  fait  amoureux? 

—  J'en  suis  sûr. 

—  Aurait-il  eu  recours  à  vous'/ 


—  Oui. 

—  Et  il  vous  a  demandé  quelque  breuvage,  quel- 
que philtre? 

—  Non,  nous  nous  en  sommes  tenus  à  la  figure 
de  cire? 

—  Piquée  au  cœur? 

—  Piquée  au  cœur. 

—  El  cette  figure  existe  toujours?  , 

—  Oui. 

—  Elle  est  chez  vous? 

—  Elle  est  chez  moi. 

—  11  serait  curieux,  dit  Catherine,  que  ces  pré-. 
paralions  cabalistiques  eussent  réellement  l'effet 
qu'on  leur  attribue. 

—  Votre  Majesté  est  plus  que  moi  à  même  d'en 
juger. 

—  La  reine  de  Navarre  aime-t-cUe  M.  de  la  Mole? 

—  Elle  l'aime  au  point  de  se  perdre  pour  lui. 
Hier  elle  l'a  sauvé  de  la  mort  au  risque  de  son  bon 
neur  et  de  sa  vie.  Vous  voyez,  madame,  et  cepen- 
dant vous  doutez  toujours.. 

—  De  quoi? 

—  De  la  science. 

—  C'est  qu'aussi  la  science  m'a  trahie,  dit  Cathe- 
rine en  regardant  fixement  René,  qui  supporta  ad- 
mirablement bien  ce'regard. 

—  En  quelle  occasion? 

—  Oh  !  vous  savez  ce  que  je  veux  dire  ;  à  moins 
toutefois  que  ce  soit  le  savant  et  non  la  science. 

—  Je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire,  madame, 
répondit  le  Florentin. 

—  f'.cné,  vos  parfums  ont-ils  perdu  leur  odeur? 

—  Non,  madame,  quand  ils  sont  employés  par 
moi,  mais  il  est  possible  qu'en  passant  par  la  main 
des  autres... 

Catherine  sourit  et  hocha  la  tête. 

—  Votre  opiat  a  fait  merveille,  René,  dit-elle,  et 
madame  de  Sauve  a  les  lèvres  plus  fraîches  et  plus 
vermeilles  que  jamais. 

—  Ce  n'est  pus  mon  opiat  qu'il  faut  en  féliciter, 
madame;  car  la  baronne  de  Sauve,  usant  du  droit 
qu'a  toute  jolie  femme  d'être  capricieuse,  ne  m'a 
plus  reparlé  de  cet  opiat,  et  moi,  de  mon  côté,  après 
la  reconimanJalion  que  m'avait  faite  Votre  Majesté, 
j'ai  jugé  à  propos  de  ne  lui  en  point  envoyer.  Les 


60 


LA  REINE  MARGOT. 


boîtes  sont  donc  toutes  encore  à  la  maison  t<lles  que 
vous  les  y  avez  laissées,  moins  une  qui  a  disparu 
sans  que  je  sache  quelle  personne  me  l'a  prise  ni  ce 
que  cette  personne  a  voulu  en  faire. 

—  C'est  bien,  Piené,  dit  Catherine,  peut-être 
plus  tard  reviendrons-nous  là-dessus  ;  en  attendant, 
parlons  d'tutre  chose. 

—  J'écoule,  madame. 

—  Que  faut-il  pour  apprécier  la  durée  probable 
de  la  vie  dune  personne? 

—  Savoir  d'abord  le  jour  de  sa  naissance,  làge 
qu'elle  a  et  sous  quel  signe  elle  a  vu  le  jour. 

—  Puis  ensuite? 

—  Avoir  de  son  sang  et  de  ses  cheveux. 

—  Et,  si  je  vous  porte  de  son  sang  et  de  ses  che- 
veux, si  je  vous  dis  sous  quel  signe  il  a  vu  le  jour, 
si  je  vous  dis  l'âge  qu'il  a,  le  jour  de  sa  naissance, 
vous  me  direz,  vous,  l'époque  probable  de  sa  mort? 

—  Oui.  à  quehiues  jours  prés. 

—  C'est  bien.  J'ai  de  ses  cheveux,  je  me  procure- 
rai de  son  sang. 

—  La  personne  est-elle  née  pendant  h'  jour  ou 
pendant  la  nuit? 

—  A  cinq  heures  vingt-trois  minutes  du  soir. 

—  Soyez  demain  à  cinq  heures  chez  moi,  l'expé- 
rience doit  être  faite  à  l'heure  précise  de  la  nais- 
sance. 

—  C'est  bien,  dit  Catherine,  nous  ij  serons. 
René  salua  et  sortit  sans  paraître  avoir  remarqué 

le  nous  II  serims,  qui  indiquait  cependant  que,  con- 
tre son  habitude.  Catherine  ne  viendrait  pas  seule. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour.  Catlierine  passa 
chez  son  fils.  A  minuit,  elle  avait  fait  demander  de 
ses  nouvelles,  et  on  lui  avait  répondu  que  maître 
Ambroise  Paré  était  près  de  lui  et  s'apprêtait  à  le 
saigner  si  la  même  agitation  ner\  eusc  continuait. 

Encore  tressaillant  dans  son  sommeil,  encore 
pâle  du  sang  qu'il  avait  perdu,  (.harles  dormait  sur 
l'épaule  de  sa  fidèle  nourrice,  qui.  appuyi'e  contre 
son  lit,  n'avait  point  ilopuis  trois  Injures  changé  de 
position  ih'  peur  de  iroiibler  le  repos  de  son  cher 
enfant. 

Une  légère  écume  venait  poindre  de  temps  en 
temps  sur  les  lèvres  du  malade,  et  la  nourrice  l'es- 
suyait avec  une  line  batiste  brodi'C.  Sur  le  chevet 
était  un  mouchoir  tout  maculé  de  larges  taches  de 
sang. 

Catherine  eut  un  instant  l'idro  de  s'emparer  de 
ce  mouchoir,  mais  elle  pensa  que  ce  sang,  mêle 
comme  il  l't'tait  à  la  salive  qui  l'avait  d(itrcmpé, 
n'aurait  peut-être  pas  la  même  eflicacité  ;  elle  de- 
manda à  la  nourrice  si  le  médei'in  n'axait  pas 
saigné  son  (ils  comme  il  lui  avait  f.iit  dire  qu'il  le 
devait  faire.  La  nourrice  répondit  que  si,  cl  que  la 
.saignée  avait  ('t(>  si  abondante,  cpn»  Charle.K  s'était 
évanoui  deux  fois. 

La  reine  mère,  qui  avait  rpiclquo  eonii.dssance  en 
médecine  eniinue  toutes  h's  princesses  do  celle  ("po- 


que,  demanda  à  voir  le  sang:  rien  n'était  plus  fa- 
cile, le  médecin  avait  recommandé  qu'on  le  conser- 
vât pour  en  étudier  les  phénomènes. 

Il  était  dans  une  cuvette  dans  le  cabinet  à  côté  de 
la  chambre.  Catherine  y  passa  pour  l'examiner, 
remplit  de  la  rouge  liqueur  un  petit  flacon  qu'elle 
avait  apporté  dans  cette  intention;  puis  rentra  ca- 
chant dans  ses  poches  ses  doigts,  dont  l'extrémité 
eut  dénoncé  la  profanation  qu'elle  venait  de  com- 
mettre. 

Au  moment  où  elle  reparaissait  sur  le  seuil  du 
cabinet,  Charles  rouvrit  les  yeux  et  fut  frappé  de  la 
vue  de  sa  mère.  Alors  rappelant,  comme  à  la  suite 
d'un  rêve,  toutes  ses  pensées  empreintes  de  ran- 
cune : 

—  Ahl  c'est  vous,  madame,  dit-il.  Eh  bien!  an- 
noncez à  votre  fils  bien-aimé,  à  votre  Henri  d'An- 
jou, que  ce  sera  pour  demain. 

—  Mon  cher  Charles,  dit  Catherine,  ce  sera  pour 
le  jour  que  vous  voudrez.  Tranquillisez-vous  donc  et 
dorn>ez. 

Charles,  comme  s'il  eût  cédé  à  ce  conseil,  ferma 
effectivement  les  yeux;  et  Catherine,  qui  l'avait 
donné  comme  on  fait  pour  consoler  un  malade  ou 
un  enfant,  sortit  de  sa  chambre.  Mais  derrière  elle, 
et  lorsqu'il  eut  entendu  se  refermer  la  porte.  Char- 
les se  redressa,  et.  tout  à  coup,  d'une  voix  étouffée 
par  l'accès  dont  il  souffrait  encore  : 

—  Mon  chancelier,  cria-l-il,  les  sceaux,  la  c(jur... 
qu'on  me  fasse  venir  tout  cela. 

La  nourrice,  avec  une  tendre  violence,  ramena 
la  tête  du  roi  sur  son  iqiaule,  et.  pnur  le  rendormir, 
essaya  de  le  bercer  comme  lorsqu'il  était  enfant. 

—  Non,  non.  nourrice,  je  ne  dormirai  plus.  A]»- 
pelle  mes  gens,  je  veux  travailler  ce  malin. 

Quand  ('harles  parlait  ainsi,  il  fallait  obéir;  et  la 
nourrice  elle-même,  malgré  les  privilèges  que  son 
royal  nourrisson  lui  avait  conservés,  n'osait  aller 
contre  ses  commandements.  On  fil  venir  ceux  que 
le  roi  demauilait.  et  la  séance  fut  fixée,  non  pas  au 
lendemain,  c'était  chose  impossible,  mais  à  cinq 
jours  de  là. 

Cependant,  à  l'heure  convenue,  c'est-à-«lire  à 
cinq  heures,  la  reine  merc  et  le  duc  d'Anjou  se  ren- 
daient chez  René,  lequel,  prévenu,  comme  on  le 
sait,  de  cette  visite,  avait  tout  préparé  pour  la  séance 
mystérieuse. 

Mans  la  chambre  à  droite,  c'est-à-dire  dans  la 
chambre  aux  sacrifices,  rougissait,  sur  un  nrhaud 
aident,  une  lame  d'acier  destinée  à  représenter,  par 
ses  capricieuses  arabesques,  les  événenienls  de  la 
destini'c  sur  laquelle  on  consullail  l'oracle;  sur  l'au- 
lel  {'tait  pn'paré  le  livre  des  ,sorts,  et,  pendant  la 
nuil,  qui  avait  été  fort  claire,  René  avait  pu  étudier 
la  marche  et  l'allilude  ties  con-lellalinns. 

Henri  d'Anjou  entra  le  premier;  il  avait  do  faux 
cheveux,  un  manque  (ouvrait  s,i  ligure  cl  un  grand 
inanlian  de  nuil  déguisait  sa  taille.  Sa  mère  vint 


LA  REINE  Margot. 


01 


Catlicrino  fil'  ;on  iiinsqiie. 


ensuite;  et.  si  ello  n'eût  pas  ^u  d'avance  que  c'était 
Sun  lils  qui  l'attendait  là,  elle-même  n'eût  pu  le  re- 
connaître. Catherine  ôta  son  masque  ;ie  iluc  d'An- 
jou, au  contraire,  garda  le  sien. 

—  As-tu  fait  cette  nuit  tes  observations?  demanda 
Catherine. 

—  Oui.  madame,  dit-il;  et  la  réponse  des  astres 
m'a  déjà  appris  le  passe.  Celui  pour  (\m  vous  m'in- 
terrogez a,  comme  toutes  les  personnes  nées  sous  le 
signe  de  l'écrevisse,  le  cœur  ardent  et  d'une  fierté 
«ans  exemple.  Il  est  puissant,  il  a  vécu  ['hV  d'un 


(|uart  de  siècle;  il  a  jusqu'à  présent  obtenu  Ju  c:el 
gloire  et  richesse.  Est-ce  cela,  madame'.' 

—  Peut-être,  dit  Catherine. 

—  Avez-vons'les  cheveux  et  lo  sang? 

—  Les  voici. 

Et  Catherine  remit  au  nécromancien  une  boucle 
de  cheveux  d'un  blond  fauve  et  une  petite  fiole  de 
sang. 

René  prit  la  fiole,  la  secoua  pour  bien  réi.i;;r  la 
fibrine  et  la  sérosité,  et  laissa  tomber  sur  la  lame 
rongie  une  large  goutte  de  cette  chair  coulanle,  qui 


LA  Rl^iNE  MARGOT. 


bouillonna  à  rinstnnt  môme  et  s'extravasa  bientôt 
en  dessins  fantastiques. 

—  Oh  !  madame,  s'écria  René,  je  le  vois  se  tordre 
en  d'atroces  douleurs.  Entendez-vous  comme  il  gé- 
mit, comme  il  crie  à  l'aide  !  voyez-vous  comme  tout 
devient  sang  autour  de  lui,  voyez-vous  comme  enfin 
autour  de  son  lit  de  mort  s'apprêtent  de  grands 
combats!  Tenez,  voici  les  lances;  tenez,  voici  les 
épées. 

—  Sera-ce  long?  demanda  Catherine  palpitante 
d'une  émotion  indicible  et  arrêtant  la  main  de  Henri 
d'Anjou,  qui,  dans  son  avide  curiosité,  se  penchait 
au-dessus  du  brasier. 

René  s'approcha  de  l'autel  et  répéta  une  prière 
cabalistique,  mettant  à  cette  action  un  feu  et  une 
conviction  qui  gonllaient  les  veines  de  ses  tempes  et 
lui  donnaient  ces  convulsions  prophétiques  et  ces 
tressaillements  nerveux  qui  prenaient  les  pythies 
antiques  sur  le  trépied  et  les  poursuivaient  jusque 
sur  leur  lit  de  mort. 

Enfin  il  se  releva  et  annonça  que  tout  était  prêt, 
prit  d'une  main  le  flacon  encore  aUx  trois  quarts 
plein  et  de  l'autre  la  boucle  de  cheveux  ;  puis,  com- 
mandant à  Catherine  d'ouvrir  le  livre  au  hasard  et 
de  laisser  tomber  sa  vue  sur  le  premier  endroit 
venu,  il  versa  sur  la  lame  d'acier  tout  le  sang  et  jeta 
dans  le  brasier  tous  les  cheveux  en  prononçant  une 
phrase  cabalistique  composée  do  mots  hébreux  aux- 
q  lels  il  n'entendait  rien  lui-même. 

Aussitôt,  le  duc  d'Anjou  et  Catherine  virent  s'é- 
tendre sur  cette  lame  une  ligure  blanche  comme 
celle  d'un  cadavre  enveloppé  de  son  suaire. 

Une  autre  figure,  qui  semblait  celle  d'une  femme, 
était  inclinée  sur  la  première. 

En  même  temps,  les  cheveux  s'endammèrent  en 
donnant  un  seul  jet  de  feu,  claif,  rapide,  dardé 
comnio  une  langue  rouge. 

—  Un  an!  s'écria  René,  un  an  à  peine,  et  cet 
homme  sera  mort,  et  une  femme  pleurera  seule  sur 
lui.  Mais  non,  là-bas,  là-bas,  au  bout  de;  la  lame. 
une  autre  femme  encore,  qui  tient  comme  un  en- 
fant dans  ses  bras. 

Catherine  regarda  son  fils,  et,  toute  mère  qu'elii' 
était,  sembla  lui  demander  quelles  étaient  ces  deux 
femmes. 

Mais  René  achevait  à  peine,  que  la  plaque  d'acier 
redevint  blanche;  tout  s'y  était  graduellement  of- 
faci'. 

Alors  Catherine  ouvrit  le  livre  au  hasard  et  lui, 
d'une  voiifcdont,  malgré  toute  sa  fwce,  elle  ne  |)mi- 
vail  cacher  railéralion,  le  disti(pit' suivant  : 


Aiii»  a  lari  cil  ijuc  l'on  rcduuluil, 
l'Ius  lui,  trop  lAI,  SI  prudence  nVloil. 


I  II  |iriif.)iid  silence  régna  quel(|iie  teiiip>  aulnur 
du  brasier. 


—  Et  pour  celui  que  tu  sais,  demanda  Catherine, 
quels  sont  les  signes  de  ce  mois? 

—  Florissants  comme  toujours,  madame.  A  moins 
de  vaincre  le  destin  par  une  lutte  de  dieu  à  dieu, 
l'avenir  est  bien  certainement  à  cet  homme.  Cepen- 
dant... 

—  Cependant,  quoi? 

—  Une  des  étoiles  qui  composent  sa  pléiade  est 
reslce  pendant  le  temps  de  mes  observations  cou- 
verte d'un  nuage  noir. 

—  Ah!  s'écria  Catherine,  un  nuage  noir...  Il  y 
aurait  donc  quelque  espérance? 

—  De  qui  parlez -vous,  madame?  demanda  le  duc 
d'Anjou. 

Catherine  em:i  ena  son  fils  loin  de  la  lueur  du 
brasier  et  lui  parla  à  voix  basse. 

Pendant  ce  temps,  René  s'agenouillait,  et.  à  la 
clarté  de  la  flamme,  versant  dans  sa  main  une  der- 
nière goutte  de  sang  demeurée  au  fond  de  la  fiole  : 

—  Bizarre  contradiction,  disait-il.  et  qui  prouve 
combien  peu  sont  solides  les  témoignages  de  la 
science  simple  que  pratiquent  les  hommes  vulgai- 
res! Pour  tout  autre  (]ue  moi,  pour  un  médecin, 
pour  un  savant,  pour  maître  Ambroise  Paré  lui- 
même,  voilà  un  sang  si  pur,  si  fécond,  si  plein  de 
mordant  et  de  sucs  animaux,  qu'il  promet  de  lon- 
gues années  au  corps  dont  il  est  sorti  ;  —  et  cepen- 
dant toute  cette  vigueur  doit  disparaître  bientôt, 
toute  cette  vie  doit  s'éteindre  avant. un  an! 

Catherine  et  Henri  d'Anjou  s'étaient  retournés  et 
écoutaient.  Les  yeux  du  prince  brillaient  à  travers 
son  masque. 

—  Ah  I  continua  René,  c'est  qu'aux  savants  ordi- 
naires le  présent  seul  appartient  :  tandis  qu'à  nous 
appartiennent  le  passé  et  l'avenir. 

—  Ainsi  donc,  continua  Catherine,  vous  persistez 
à  croire  qu'il  mourra  avant  une  année? 

—  Aussi  certainement  (|ue  nous  sommes  ici  trois 
personnes  vivantes  qui  un  jiuir  reposeront  à  leur 
tniir  dans  le  cercueil. 

—  Cependant  vous  disiez  que  le  sang  était  pur  et 
fécond,  vous  disiez  que  ce  sang  promettait  une  lon- 
gue vie  ? 

—  Oui.  si  les  choses  suivaient  leur  cours  natu- 
rel. Mais  n'est-il  pas  possible  qu'un  accident... 

—  Ah  !  oui.  vous  entendez,  dit  Catherine  à  Henri, 
un  accident... 

—  Hélas!  dit  celui-ci.  raison  de  plus  pour  de- 
iiiciirer. 

—  Oh  !  qmint  à  cela,  n'y  songez  plus,  c'est  chose 
impnssililc. 

Alors  se  retournant  vers  René  : 

—  Me'ri'i,  dit  le  jeune  homme  en  d(-giiisant  le 
tiiiilire  de, sa  voix,  merci,  prcnils  cette  hnurse. 

—  Venez,  roiiitt'.  dit  Catheiine  ilminant  à  des- 
sein à  sDli  lils  lin  litre  qui  de\ail  dnoiiler  les  con- 
jectures de  Relie. 

Et  il.s  partirent. 


LA  REINE  MARGOT. 


C3 


—  Oh  !  ma  mère,  vous  voyez,  dil  Henri,  un  acci- 
dent!... et,  si  cet  accident-là  arrive,  je  ne  serai  point 
là;  je  serai  à  quatre  cents  lieues  de  vous... 

—  Quatre  cents  lieues  se  font  en  huit  jours,  mon 
Qls. 

—  Oui,  mais  sait-on  si  ces  gens-là  me  laisseront 
revenir!  Que  ne  puis-je  attendre,  ma  mère!... 


—  Qui  sait  !  dit  Catherine,  cet  accident  dont  parle 
rîené  n'est-il  pas  celui  (|ui,  depuis  hier,  couche  le 
roi  sur  un  lit  de  douleurs.'  Écoutez,  rentrez  de  vo- 
tre coté,  mon  enfant;  moi,  je  vais  passer  par  la  pe- 
tite porte  du  cloitre  des  Augustines,  ma  suite  m'at- 
tend dans  ce  couvent.  Allez,  Henri,  allez,  et  gardez- 
vous  d'irriter  votre  frère,  si  vous  le  voyez. 


un 


LES  CONFIDENCES. 


a  première  chose  qu'apprit 
le  duc  d'Anjou  en  arrivant 
uu  Louvre,  c'est  que  l'en- 
trée solennelle  des  ambas- 
sadeurs était  fixée  au  cin- 
quième jour.  Les  tailleurs 
et  les  joailliers  attendaient 
le  prince  avec  de  magnifi- 
ques habits  et  de  superbes  parures  que  le  roi  avait 
commanujs  pour  lui. 

Pendant  qu'il  les  essayait  avec  une  colère  qui 
mouillait  s;s  veux  de  larmes,  Henri  de  Navarre  s'é- 
gayait  fort  d'un  magnifique  collier  d'énieraudes, 
d'une  épée  à  poignée  d'or  et  d'une  bague  précieuse 
que  Charles  lui  avait  envoyés  le  matin  même. 

D'Alençon  venait  de  recevoir  une  lettre,  et  s'é- 
tait renfermé  dans  sa  chambre  pour  la  lire  en  toute 
liberté. 


Quant  à  Coconas,  il  demandait  son  ami  à  tous  les 
éoiins  du  Louvre. 

En  effet,  comme  on  le  pense  bien,  Coconas,  assez 
peu  surpris  de  ne  pas  voir  rentrer  la  Mole  de  toute 
la  nuit,  avait  commencé  dans  la  matinée  à  conce- 
voir quelque  inquiétude  :  il  s'était  en  conséquence 
mis  à  la  recherche  de  son  ami,  commençant  son  in- 
vestigation par  l'hôtel  de  la  Belle-Étoile,  passant  de 
l'hôtel  de  la  Belle-Étoile  à  la  rue  Cloche-Percée,  de 
la  rue  Cloche-Percée  à  la  rue  Tizon,  de  la  rue  Ti- 
zon  au  pont  Saint-.Michel,  enfin  du  pont  Saint-Mi- 
chel au  Louvre. 

Cette  investigation  avait  été  faite,  vis-à-vis  de 
ceux  auxquels  elle  s'adressait,  d'une  façon  tantôt  $i 
originale,  tantôt  si  exigeante,  ce  qui  est  facile  à  con- 
cevoir quand  on  connaît  le  caractère  excentrique  de 
Coconas,  qu'elle  avait  suscité  entre  lui  et  trois  sei- 
gneurs de  la  cour  des  explications  qui  avaient  âni 


G4 


LA  l'.!;i.VE  niAr.GOT. 


I.os  liiilloiirs  l'I  Ics.i'wiilic»  :illiinlii!f;iil  le  |iriiir>'.  —  l'«ci'.  ti". 


ù  la  mode  de  rt'[H)i|iui,  c'oM-à-dirc  .-m  U-  terrain. 
Coronas  avait  mis  à  ces  rencontres  la  conseieniv; 
qu'il  iiieltail  (l'ordinaire  à  ces  sortes  di'  elioses;  il 
avait  lui'  le  jirciiiier  et  blessé  les  di'iix  autres,  en 
disant  : 

—  (]e  |)auvre  la  M<de,  il  savait  si  liien  le  latin! 
flV'tail  au  pniul  ipie  le  riernier.  (]ni  élail  le  harun 

(le  linissi'v.  lui  avait  dit  en  toiidiiinl  : 

—  Ah!  pour  l'auiinir  du  ciel,  Coconas,  varie  lui 
peu,  el  dis  au  moins  (lu'il  savait  le  grec. 

F'^nfiii,  le  liruit  de  l'aventure  du  corridor  avait 
trunsjiiri';    (.ociuias  s'on    ctait  gonUé    de  douleur. 


car  un  lusiani  il  avait  cru  i|uo  lou>  ces  rois  et  tous 
ces  princes  lui  avaient  tué  son  ami,  cl  l'avaient  jeté 
clans  (|ii(d(pie  oulilieili-,  ou  l'avaient  enterré  dans 
ipii'Upie  coin. 

Il  apprit  ipie  d'Alençon  avait  été  de  la  partie,  et, 
passant  piir-dessus  l,i  majesté  qui  entourait  le  prince 
du  san;,'.  il  l'alla  trouver  et  lui  demanda  une  ev 
plirnlion  l'omine  il  l'eût  fait  enver-  nu  simple  gcil- 
lilliiiMiine. 

I>  Alençon  eut  d'abord  bonne  envie  do  mettre  à  la 
porte  l'impertinent  qui  venait  lui  demander  compte 
de  se,-  actions;    mais  Cocona.-.  iiarl.iil  d'un  ton   dw 


LA  ?£\m  MARGOT. 


05 


D'AlCBçon  cul  d'aborJ  hoiiiic  envie  Je  iiicUie  à  h  porte  riniportiiieiit.  —  I'acb  IJ4. 


de  voix  si  bref,  ses  yeux  flambovyient  J'un  tel  éclat, 
l'aventure  des  trois  duels  en  moins  de  vingt-quatre 
heures  avait  placé  le  Piémontaissi  haut,  qu'il  réllé- 
chit,  et  qu'au  lieu  de  se  livrer  à  son  premier  mou- 
vement il  répondit  à  son  gentilhomme  avec  un 
charmant  sourire  : 

—  Mon  cher  Coconas,  il  est  vrai  que  le  roi,  fu- 
rieux d'avoir  reçu  sur  l'épaule  une  aiguière  d'ar- 
gent, le  duc  d'Anjou,  mécontent  d'avoir  été  coiffé 
avec  une  compote  d'orange,  et  le  duc  de  Guise  hu- 
milié d'avoir  été  souffleté  avec  un  quartier  de  san- 
glier, ont  fait  la  oartie  de  tuer  M.  de  la  Mole;  mais 


un  ami  de  votre  ami  a  détourné  le  coup.  La  partie 
a  donc  manqué,  je  vous  en  donne  ma  parole  de 
prince. 

—  Ah  !  fit  Coconas  respirant  sur  cette  assurance 
comme. un  soufflet  de  forge,  ah!  raordi  '  monsei- 
gneur, voilà  qui  est  bien,  et  je  voudrais  connaître 
cet  ami  pour  lui  prouver  ma  reconnaissance. 

M.  d'Alençon  ne  répondit  rien,  mais  sourit  plu3 
agréablement  encore  qu'il  ne  l'avait  fait;  ce  qui 
laissa  croire  à  Coconas  que  cet  ami  n'était  autre  que 
le  prince  lui-même. 

—  Eh  bien  !  monseigneur,  reprit-il,  puisque  vous 

32 


r^t:t.  —  îiii    et  LTY  LiLé 


iviit  UiQtrâr&u:?,  M. 


66 


LA  REINE  MARGOT. 


avez  tant  fait  que  de  me  dire  te  commencement  de 
l'histoire,  mettez  le  comble  à  vos  bontés  en  me  ra- 
contant la  fin.  On  voulait  le  tuer,  mais  on  ne  l'a 
pas  tué,  me  dites-vous  ;  voyons  !  qu'en  a-t-on  fait? 
Je  suis  courageux,  allez  !  dites,  et  je  sais  supporter 
une  mauvaise  nouvelle.  On  l'a  jeté  dans  quelque 
cul  de  basse-fosse,  n'est-ce  pas?  Tant  mieux,  cela  le 
rendra  circonspect.  Il  ne  veut  jamais  écouter  mes 
cbnseils.  D'ailleurs,  on  l'en  tirera,  mordi!  les  pier- 
res ne  sont  pas  dures  pour  tout  le  monde. 
D'Alençon  hocha  la  tête. 

—  Le  pis  de  tout  cela,  dit-il,  mon  brave  Goeonas, 
c'est  que  depuis  cette  aventure  ton  ami  a  disparu, 
sans  qu'on  sache  où  il  est  passé. 

—  Mordi  !  s'écria  le  Piémontais  en  pâlissant  de 
nouveau,  fût-il  passé  en  enfer,  je  saurai  où  il  est. 

—  Écoute,  dit  d'Aiençon,'  qui  avait,  mais  par  des 
motifs  bien  différents,  aussi  bonne  envie  que  Goeo- 
nas de  savoir  où  était  la  Mole,  je  te  donnerai  un 
conseil  d'ami. 

—  Donnez,  monseigneur,  dit  Goeonas,  donnez. 

—  Va  trouver  la  reine  Marguerite,  elle  doit  sa- 
voir ce  qu'est  devenu  celui  que  tu  pleures. 

—  S'il  faut  que  je  l'avoue  à  Votre  Altesse,  dit  Go- 
eonas, j'y  avais  déjà  pensé,  mais  je  n'avais  point 
osé;  car,  outre  que  madame  Marguerite  m'impose 
plus  que  je  ne  saurais  dire,  j'avais  peur  de  la  trou- 
ver dans  les  larmes.  Mais,  puisque  Votre  Altesse 
m'assure  que  la  Mole  n'est  pas  mort,  et  que  Sa  Ma- 
jesté doit  savoir  où  il  est,  je  vais  faire  provision  de 
courage  et  aller  la  trouver. 

—  Va,  mon  ami,  va,  dit  le  duc  François.  Et, 
quand  tu  auras  des  nouvelles,  donne-m'en  à  moi- 
même;  car  je  suis  en  vérité  aussi  inquiet  que  toi. 
Seulement,  souviens-toi  d'une  chose,  Cocjnas... 

—  Laquelle? 

—  Ne  dis  pas  que  tu  viens  de  ma  part,  car,  en 
commettant  cette  imprudence,  tu  pourrais  bien  nr 
rien  apprendre.  * 

—  Monseigneur,  dit  Goeonas,  du  moment  où  Vo- 
tre Altesse  me  recommande  le  secret  sur  ce  point, 
je  serai  muet  comme  une  tanche  ou  comme  la  reine 
mère. —  l!on  prince,  excellent  prince,  prince  magna- 
nime, murmura  Goeonas  en  se  rendant  chez  ia  reine 
de  Navarre. 

Marguerite  attendait  Coconas,  car  le  bruit  i\'-  ^'<n 
dcsespiiirc'tait  arrivé  jusqu'à  elle,  et,  en  apprenant 
par  quels  exiiliiits  ce  désespoir  s'était  signalé,  elle 
avait  |)rcsque  pardonné  à  Coconas  la  façon  quelque 
peu  brutale  dont  il  traitait  son  amie  madame' la  <lii- 
ciiesse  di'  Nevers,  à  laiiuelic  le  l'imiontais  ne  s'é- 
tait jioint  ailre.sséà  cause  d'une  gro.sse  brouille  exis- 
tant déjà  (le[iuis  deux  ou  irdis  jours  entre  eux.  Il 
fut  donc  introduit  chez  In  reine  nussilôt  qu'an- 
noncé. 

Gdcuoas  entra,  sans  pouvoir  surinont(U'  ce  certain 
embarras  dont  il  avait  parb;  à  d'Alençun,  qu'il 
éprouvait  luujourD  eu  face  de  la  reine  ut  qui  lui 


était  bien  plus  inspiré  par  la  supériorité  de  l'esprit 
que  par  celle  du  rang;  mais  Marguerite  l'accueillit 
avec  un  sourire  qui  le  rassura  tout  d'abord. 

—  Eh!  madame,  dit-il,  rendez-moi  mon  ami,  je 
vous  en  supplie,  ou  dites-moi  tout  au  moins  ce  qu'il 
est  devenu;  car  sans  lui  je  ne  puis  pas  vivre.  Sup- 
posez Euryale  sans  Nisus,  Damon  sans  Pythias,  ou 
Oreste  sans  Pylade,  et  ayez  pitié  de  mon  infortune 
en  favL'ur  d'un  des  héros  que  je  viens  de  vous  citer, 
et  dont  le  cœur,  je  vous  le  jure,  ne  l'emportait  pas 
en  tendresse  sur  le  mien. 

Marguerite  sourit,  et,  après  avoir  fait  promettre 
le  secret  à  Goeonas,  elle  lui  raconta  la  fuite  par  la 
fenêtre. 

Quant  au  lieu  de  son  séjour,  si  instantes  que 
fussent  les  prières  du  Piémontais.  elle  garda  sur  ce 
point  le  plus  profond  silence.  Cela  ne  satisfaisait 
qu'à  demi  Coconas,  aussi  s^aissa-t-il  aller  à  des 
aperçus  diplomatiques  de  la  plus  haute  sphère.  Il 
en  résulta  que  Marguerite  vit  clairement  que  le  duc 
d'Aiençon  était  de  moitié  dans  le  désir  qu'avait  son 
gentilhomme  de  connaître  ce  qu'était  devenu  la 
Mole. 

—  Eh  bien!  dit  la  reine,  si  vous  voulez  absolu- 
ment savoir  tpelqne  chose  de  positif  sur  le  compte 
de  votre  ami,  demandez  au  roi  Henri  de  Navarre, 
c'est  le  seul  qui  ait  le  droit  de  parler;  quant  à  moi, 
tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  celui  que 
vous  cherchez  est  vivant  :  croyez-en  ma  parole. 

—  J'en  crois  une  chose  plus  certaine  encore,  ma- 
dame, répondit  Coconas  :  ce  sont  vos  beaux  yeux 
qui  n'ont  point  pleuré. 

Puis,  croyant  qu'il  n'y  avait  rien  à  ajouter  à  une 
phrase  qui  avait  le  double  avantage  de  rendre  sa 
pensée  et  d'exprimer  la  haute  opinion  qu'il  avait  du 
mérite  de  la  Mole,  Goeonas  se  retira,  en  ruminant 
un  raccommodement  avec  madame  de  Nevers,  non 
pas  pour  elle  personnellement,  mais  pour  savoir 
d'elle  ct^  qu'il  n'avait  pu  savoir  de  Marguerite. 

Les  grandes  douleurs  sont  des  situations  anor- 
males dont  l'esprit  secoue  le  joug  aussi  vite  qu'il  lui 
est  possible.  L'idée  de  quitter  Marguerite  avait  d'a- 
bord brisé  lecQ'ur  de  la  Mole;  et  c'('tait  bien  plutôt 
pour  sauver  la  réputation  de  la  reine  (]ue  pour  pré- 
server sa  propre  vie  qu'il  avait  consenti  à  fuir. 

Aussi,  dès  le  lendemayi  au  soir,  était-il  revenu  à 
Paris  pour  iVvoir  Marguerite  à  son  balcon.  Margue- 
rite, de  son  côté,  connue  si  une  voix  secrète  lui  eût 
appris  le  retour  du  jeune  homme,  avait  passé  loule 
la  soirée  à  sa  fenêtre;  il  en  résulta  que  tous  deux 
.s'étaient  revus  avec  w  bonlu'ur  indicihie  qui  accouj- 
pa;;ne  les  jouissances  cléfemlues.  Il  y  a  même  plus, 
l'esprit  uK'Iancolique  et  romanes(iue  de  la  Mole  trou- 
vait un  certain  cliarmo  à  ce  contre-temps.  GepcQ- 
dniil,  i-oiiiiue  l'amant  véritabli'inent  l'pris  n'est  heu- 
reux qu'uinuoinent.  celui  |iriid,'int  lequel  il  \oilou 
|ios.srde.  et  souffre  pendant  liiul  le  tenqis  de  l'ab- 
sence, la  Mole,  ardeul  do  revoir  Marguerite,  s'oc- 


LA  RETIVE  3TAT^nnT. 


G7 


cupa  d'orgnniser  au  plus  vite  l'événement  qui  devait 
la  lui  rendre,  c'est-à-dire  la  fuite  du  roi  de  Na- 
varre. 

Quant  à  Marguerite,  elle  se  laissait,  de  son  côté, 
aller  au  bonheur  d'être  aimée  avec  un  dévouement 
si  pur.  Souvent  elle  s'en  voulait  de  ce  qu'elle  re- 
gardait comme  une  faiblesse;  elle,  cet  esprit  viril, 
méprisant  les  pauvretés  de  l'amour  vulgaire,  insen- 
sible aux  minuties  qui  en  font  pour  les  âmes  ten- 
dres le  plus  doux,  le  plus  délicat,  le  plus  désirable 
de  tous  les  bonheurs,  elle  trouvait  sa  journée,  si- 
non heureusement  remplie,  du  moins  heureusement 
terminée,  quand,  vers  neuf  heures,  paraissant  à  son 
balcon  vêtue  d'un  pei»«oir  blanc,  elle  apercevait 
sur  le  quai,  dans  l'ombre,  un  cavalier  dont  la  main 
se  posait  sur  ses  lèvres,  sur  son  cœur,  c'était  alors 
une  toux  significative  qui  rendait  à  l'amant  le  sou- 
venir de  la  voix  aimée.  C'était  quelquefois  aussi  un 
billet  vigoureusement  lancé  par  une  petite  main  et 
qui  enveloppait  quelque  bijou  précieux,  mais  bien 
plus  précieux  encore  pour  avoir  appartenu  à  celle 
qui  l'envoyait  que  pour  la  matière  qui  lui  donnait 
sa  valeur,  et  qui  allait  résonner  sur  le  pavé  à  quel- 
ques pas  du  jeune  homme,  .\lors  la  Mole,  pareil  à 
un  milan,  fondait  sur  cette  proie,  la  serrait  dans 
son  sein,  répondait  par  la  même  voie,  et  Marguerite 
ne  quittait  son  balcon  qu'après  avoir  entendu  se 
perdre  dans  la  nuit  les  pas  du  cheval  poussé  à  toute 
bride  pour  venir,  et  qui,  pour  s'éloigner,  semblait 
d'une  matière  aussi  inerte  que  le  fameux  colosse 
qui  perdit  Troie. 

Voilà  pourquoi  la  reine  n'était  pas  inquiète  du 
sort  de  la  Mole,  auquel,  du  reste,  de  peur  que  ses 
pas  ne  fussent  épiés,  elle  refusait  opiniâtrement 
tout  autre  rendez-vous  que  ces  entrevues  à  l'espa- 
gnole, qui  duraient  depuis  sa  fuite  et  se  renouve- 
laient dans  la  soirée  de  chacun  des  jours  qui  s'écou- 
laient dans  l'attente  de  la  réception  des  ambassa- 
deurs, jéception  remise  à  quelques  jours,  comme 
on  l'a  vu,  par  les  ordres  exprès  d'Ambroise  Paré. 

La  veille  de  cette  réception,  vers  neuf  heures  du 
soir,  comme  tout  le  monde  au  Louvre  était  préoc- 
cupé des  préparatifs  du  lendemain,  Marguerite  ou- 
vrit sa  fenêtre  et  s'avança  sur  le  balcon  ;  mais  à 
peine  y  fut-elle,  que,  sans  attendre  la  lettre  de  Mar- 
guerite, la  Mole,  plus  pressé  que  de  coutume,  en- 
voya la  sienne,  qui  vint,  avec  son  adresse  accoutu- 
mée, tomber  aux  pieds  de  sa  royale  maîtresse.  Mar- 
guerite comprit  que  la  missive  devait  renfermer 
quelque  chose  de  particulier,  elle  rentra  pour  la 
lire. 

Le  billet,  sur  le  recto  de  la  première  page,  ren- 
fermait ces  mots  : 

«  Madame,  il  faut  que  je  parle  au  roi  de  Navarre. 
L'affaire  est  urgente.  J'attends.  » 

Et,  sur  le  second  recto,  ces  mots,  que  l'on  pou- 
vait isoler  des  premiers  en  séparant  les  deux  feuilles  : 

«  Ma  dame  et  ma  reine,  faites  que  je  puisse  vous 


donner  un  de  ces  baisers  que  je  vous  envoie.  J'at- 
tends. » 

Marguerite  achevait  à  peine  cette  seconde  partie 
de  la  lettre,  qu'elle  entendit  la  voix  de  Henri  de  Na- 
varre, qui,  avec  sa  réserve  habituelle,  frappait  à  la 
porte  commune  et  demandait  à  Gilloniie  s  il  pou- 
vait entrer. 

La  reine  divisa  aussitôt  la  lettre,  mit  une  des  pa- 
ges dans  son  corset,  l'autre  dans  sa  poche,  courut  à 
la  fenêtre,  qu'elle  ferma,  et,  s'élançant  vers  la  fe- 
nêtre : 

—  Entrez,  sire,  dit-elle. 

Si  doucement,  si  promptement,  si  habilement 
que  Marguerite  eût  fermé  cette  fenêtre,  la  commo- 
tion en  était  arrivée  jusqu'à  Henri,  dont  les  sens 
toujours  tendus  avaient,  au  milieu  de  cette  société 
dont  il  se  défiait  si  fort,  presque  acquis  l'exquise 
délicatesse  où  ils  sont  portés  chez  l'homme  vivant 
dans  l'état  sauvage.  Mais  le  roi  de  Navarre  n'était 
pas  un  de  ces  tyrans  qui  veulent  empêcher  leurs 
femmes  de  prendre  l'air  et  de  contempler  les  étoiles. 

Henri  était  souriant  et  gracieux  comme  d'habi- 
tude. 

—  Madame,  dit-il,  tandis  que  tous  nos  gens  de 
cour  essayent  leurs  habits  de  cérémonie,  j'ai  pensé 
à  venir  échanger  avec  vous  quelques  mots  de  mes 
affaires7  que  vous  continuez  de  regarder  comme  les 
vôtres,  n'est-ce  pas? 

—  Certainement,  monsieur,  répondit  Marguerite, 
nos  intérêts  ne  sont-ils  pas  toujours  les  mêmes? 

—  Oui,  madame,  et  c'est  pour  cela  que  je  voulais 
vous  demander  ce  que  vous  pensez  de  l'affectation 
que  M.  le  duc  d'Alencon  met  depuis  quebpies  jours 
à  me  fuir,  à  ce  point  que,  depuis  avant-hier,  il  s'est 
retiré  à  Saint-Germain.  Ne  serait-ce  pas  pour  lui, 
soit  un  moyen  de  partir  seul,  car  il  est  peu  sur- 
veillé, soit  un  moyen  de  ne  point  partir  du  tout? 
Votre  avis,  s'il  vous  plaît,  madame  ;  il  sera,  je  vous 
l'avoue,  d'un  grand  poids  pour  affermir  le  mien. 

—  Votre  Majesté  a  raison  de  s'inquiéter  du  silence 
de  mon  frère.  J'y  ai  songé  aujourd'hui  toute  la 
journée,  et  mon  avis  est  que,  les  circonstances  ayant 
changé,  il  a  changé  avec  elles. 

—  C'est-à-dire,  n'est-ce  pas,  que,  voyant  le  roi 
Charles  malade,  le  duc  d'Anjou  roi  de  Pologne,  il 
ne  serait  pas  fâché  de  demeurer  à  Paris  pour  gar- 
der à  vue  la  couronne  de  France  ? 

—  Justement. 

—  Soit.  Je  ne  demande  pas  mieux,  dit  Henri  : 
qu'il  reste,  seulement,  cela  change  tout  notre  plan; 
car  il  me  faut,  pour  partir  seul,  trois  fois  les  garan- 
ties que  j'aurais  demandées  pour  partir  avec  votre 
frère,  dout  le  nom  et  la  présence  dans  l'entreprise 
me  sauvegardaient.  Ce  qui  m'étonne  seulement, 
c'est  de  ne  pas  entendre  parler  de  de  Mouy.  Ce  n'est 
point  son  habitude  de  demeurer  aiYisi  sans  bouger. 
N'en  auriez-vous  point  eu  des  nouvelles,  madema? 


(18 


LA  REINE  MAIIGOT. 


—  Moi  !  sire,  dit  Marytiprite  étonnée;  et  com- 
ment voulez-vous... 

—  Eli!  pardieu,  ma  mie,  rien  ne  serait  plus  na- 
turel ;  vous  avez  bien  voulu,  pour  me  faire  plaisir, 
sauver  la  vie  au  petit  la  Mole...  Ce  garçon  a  dû  aller 
à  Mantes...  et,  quand  on  y  va.  on  en  peut  bien  reve- 
nir... 

—  Ah!  voilà  qui  me  donne  la  clef  d'une  énigme 
dont  je  cherchais  vainement  le  mot,  répondit  Mar- 
guerite. J'avais  laissé  la  fenêtre  ouverte,  et  j'ai 
trouvé,  en  rentrant,  sur  mon  tapis,  une  espèce  de 
billet. 

—  Vovez-vous  cela  !  dit  Henri. 

'  —  Un  billet  auquel  d'abord  je  n'ai  rien  compris, 
et  auquel  je  n'ai  attaché  aucune  importance,  conti- 
nua Marguerite  ;  peut-être  avais-je  tort  e\  vient-il  de 
ce  coté-h'i. 

—  C'est  possible,  dit  Henri;  j'oserai  même  dire 
que  c'est  probable.  Peut-on  voir  ce  billet'.' 

—  Certainement,  sire,  répondit  Marguerite  en 
remettant  au  roi  celle  des  deux  feuilles  de  papier 
qu'elle  n\a'\l  introduite  dans  sa  poche. 

Le  roi  jeta  les  yeux  dessus. 

—  N'est-ce  point  l'écriture  de  M.  de  la  Mole? 

dit-il. 

—  .le  ne  sais,  répondit  Marguerite;  le  caractère 
m'en  a  paru  contrefait. 

—  N'importe,  lisons,  dit  Henri. 
Et  il  lut: 

«  Madame,  il  faut  que  je  parle  au  roi  de  Navarre. 
L'affaire  est  urgente.  J'attends.  » 

—  Ah  !  oui-da!  continua  Henri...  Voyez-vous,  il 
dit  qu'il  attend  ! 

—  Certainement,  je  le  vois,  dit  Marguerite.  Mais 
que  voulez-vous  ? 

—  Eh  !  venlre-saint-gris!  je  veux  qu'il  vienne. 

—  Qu'il  vienne!  s'écria  Marguerite  en  fixant  sur 
son  mari  ses  beaux  yeux  étonnés;  comment  pouvez- 
vous  dire  une  chose  pareille,  sire?  L'n  hdmiue  que 
le  roi  a  voulu  tuer...  qui  est  signalé,  menacé... 
tju'il  vienne,  dites-vous?  est-ce  que  c'est  possible!... 
Les  portes  sont-elles  faites  pour  ceux  qui  ont  ('té  .. 

—  Obligés  de  fuir  par  la  fenêtre...  vous  voulez 
dire? 

—  Justement,  et  vous  achevez  ma  pensée. 

—  Eh  bien!  mais,  s'ils  connaissent  le  chemin  ilc 
la  fenêtre,  qu'ils  reprennent  ce  rheiiiin,  puisqu'ils 
ne  peuvent  abs(dument pas  entrer  par  la  |iorte.  C'ot 
tout  simple,  cela. 

—  'Vous  croyez!  dit  Marguerite  rougissant  de 
plaisir  à  l'idi'e  de  se  rapprncher  de  l,i  Mule. 

—  J'en  suis  sûr. 

—  Mais  comment  monter?  demanda  la  reine. 

—  N'avez-voiis  donc  pas  conservé  rcù-helle  ile 
corde  que  je  vous  avais  envoyée?  Ah  !  je  ne  recon- 
naîtrais point  là  votre  pn'voyanie  habituelle. 

—  Si  fait,  sire,  dit  Marguerite. 

—  Alors,  c'est  parfait,  dit  Henri. 


—  Qu'ordonne  donc  Votre  Majesté? 

—  Mais  c'est  tout  simple,  dit  Henri,  attachez-la 
à  votre  balcon,  et  la  laissez  pendre.  Si  c'est  de  Mouy 
qui  attend  —  et  je  serais  tenté  de  le  croire  —  si 
c'est  de  Moiiy  qui  attend  et  qui  veuille  monter,  il 
montera,  ce  digne  ami. 

Et,  sans  perdre  de  son  flegme,  Henri  prit  la  bou- 
gie pour  éclairer  Marguerite  dans  la  recherche 
qu'elle  .s'apprêtait  à  faire  de  l'échelle;  la  recherche 
ne  fut  pas  longue,  elle  était  enfermée  dans  une  ar- 
moire du  fameux  cabinet. 

—  Là,  c'est  cela,  dit  Henri;  maintenant,  ma- 
dame, si  ce  n'est  pas  trop  exiger  de  votre  complai- 
sance, attachez,  je  vous  prie,  cette  échelle  au  bal- 
con, 

—  Pourquoi  moi  et  non  pas  vous,  sire?  dit  Mar- 
guerite, 

—  Parce  que  les  meilleurs  conspirateurs  sont  les 
plus  prudents.  La  vue  d'un  homme  effaroucherait 
peut-être  notre  ami,  vous  comprenez... 

.Marguerite  sourit  et  attacha  l'échelle, 

—  Là,  dit  Henri  en  restant  caché  dans  l'angle  de 
l'appartement;  montrez-vous  bien;  maintenant,  tii- 
tes  voir  l'échelle.  A  merveille,  je  suis  sûr  que  de 
.Mouy  va  monter. 

En  effet,  dix  minutes  après,  un  homme  ivre  de 
joie  enjamba  le  balcon,  et,  voyant  que  la  reine  ne 
venait  pas  au-devant  de  lui,  demeura  quelques  se- 
condes hésitant.  Mais,  à  défaut  de  Marguerite,  Henri 
s'avança, 

—  Tiens,  dit-il  gracieusement,  ce  n'est  point  de 
Mouy,  c'est  M,  de  la  Mole;  bonsoir,  monsieur  de  la 
Mole;  entrez  donc,  je  vous  prie. 

La  Mole  demeura  un  instant  stupéfait.  Peut-être, 
s'il  eût  été  encore  suspendu  à  .son  échelle,  au  lieu 
d'être  posé  de  pied  ferme  sur  le  balcon,  fût-il  tombé 
en  arrière. 

—  Vous  avez  désiré  parler  au  roi  de  Navarre 
pour  affaires  urgentes,  dit  Marguerite;  je  l'ai  fait 
prévenir,  et  le  voilà. 

Henri  alla  fermer  la  fenêtre. 

—  Je  t'aime,  dit  Marguerite  en  serrant  vivement 
la  main  du  jeune  hoinm(>, 

—  Eh  bien!  monsieur,  lit  Henri  en  présentant 
une  chaise  à  la  Mole,  que  disons-nous? 

—  Nous  disons,  sire,  répondit  celui-ci,  que  j'ai 
iliiill('M,  de  Mouy  à  la  barrière,  il  di'sire  savoir  si 
Maurevel  a  parlé  et  si  sa  présence  dans  la  chambre 
de  Votre  Majesté  est  connue. 

—  Pas  encore,  mais  cela  ne  peut  tarder:  il  faut 
donc  nous  hâter. 

—  Votre  opinion  est  la  sienne,  sire,  et,  si  demain, 
pendant  la  .Hiirée,  M.  d'Alcnçon  est  prêt  h  partir 
de  Mouy  se  trouvoBB  à  la  porto  Saint-Marcel  avec 
cent  einqnanle  himiines,  cinq  cents  vous  atteiiilronl 
à  l'onlaiiieblcnii  ;  alors  vous  g.'ignerez  l!loi>.  .\ngnu- 
lême  et  ilordeaux, 

—  Madame,   dit  llenii   en  -ie   |oiiriiant  \crs  sa 


LA  UL'Î^JE  JfARGOT. 


m 


Un  homme  ivre  de  joie  enjamba  le  balcon.  —  PiCE  68. 


femme,  demain,  pour  mon  compte,  je  serai  prêt,  le 
serez-vous? 

Les  yeux  de  la  Mole  se  fixèrent  sur  ceux  de  ^!ar- 
guerite  avec  une  profonde  anxiété. 

—  Vous  avez  ma  parole,  dit  la  reine  :  partout  où 
vous  irez,  je  vous  suis;  mais,  vous  le  savez,  il  faut 
que  M.  d'Alençon  parte  en  même  temps  que  nous. 
Pas  de  milieu  avec  lui,  il  nous  sert  ou  nous  trajiit; 
s'il  hésite,  ne  bougeons  pas. 

—  Sait-il  quelque  chose  de  ce  projet,  monsieur 
de  la  Mole?  demanda  Henri. 


— 11  a  dû,  il  y  a  quelques  jours,  recevoir  une 
lettre  de  M.  do  Mouv. 

—  Ah  !  ah  I  dit  Henri,  et  il  ne  m"a  parlé  de  rien  ! 

—  Défiez-vous,  monsieur,  dit  Marguerite,  défiez- 
vous. 

—  Soyez  tranquille,  je  suis  sur  mes  gardes. 
Comment  faire  tenir  une  réponse  à  de  Mouv? 

—  Ne  vous  inquiétez  do  rien.  sire.  A  droite  ou  à 
gauche  de  Votre  Majesté,  visible  ou  invisible,  de- 
main, pendant  la  réception  des  ambassadeurs,  il 
sera  là  ,  un  mot  dans  le  discuurs  de  la  reine  qui  lui 


70 


LA  REINE  MARGOT. 


fasse  comprendre  si  vous  consentez  ou  non,  s'il  doit 
fuir  ou  vous  attendre.  Si  le  duc  d'Alenron  refuse,  il 
ne  demande  que  quinze  jours  pour  tout  réorganiser 
en  votre  nom. 

—  En  vérité,  dit  Henri,  de  Mouy  est  un  homme 
précieux.  Pouvez-vous  intercaler  dans  votre  dis- 
cours la  phrase  attendue,  madame? 

—  Rien  de  plus  facile,  répondit  Marguerite. 

—  Alors,  dit  Henri,  je  verrai  demain  M.  d'Alen- 
çon  ;  que  de  Mouy  soit  à  son  poste  et  comprenne  à 
demi-mot. 

—  n  y  sera,  sire. 

—  Eh  bien!  monsieur  de  la  Mole,  dit  Henri,  allez 
lui  porter  ma  réponse.  Vous  avez  sans  doute  dans 
les  environs  un  cheval,  un  serviteur? 

—  Orthon  est  là  qui  m'attend  sur  le  quai. 

—  Allez  le  rejoindre,  monsieur  !e  comte.  Oh  I 
non  point  par  la  fenêtre;  c'est  bon  dans  les  occa- 
sions extrêmes.  Vous  pourriez  être  vu,  et,  comme  on 
ne  saurait  pas  que  c'est  pour  moi  que  vous  vous  ex- 
posez ainsi,  vous  compromettriez  la  reine. 

—  Mais  par  où,  sire? 

—  Si  vous  ne  pouvez  pas  entrer  seul  au  Louvre. 
vous  en  pouvez  sortir  avec  moi,  qui  ai  le  mot  d'or- 
dre. Vous  avez  votre  manteau,  j'ai  le  mien;  nous 


nous  envelopperons  tous  deux,  et  nous  traverserons 
le  guicliet  sans  difficulté.  B'ailleurs,  je  serai  aise 
de  donner  quelques  ordres  particuliers  à  Orthon. 
Attendez  ici,  je  vais  voir  s'il  n'y  a  personne  dans 
les  corridors.  . 

Henri,  de  l'air  du  monde  le  plus  naturel,  sortit 
pour  aller  explorer  le  chemin.  La  Mole  resta  seul 
avec  la  reine. 

—  Oh  !  quand  vous  reverrai-je?  dit  la  Mole. 

—  Demain  soir,  si  nous  fuyons  ;  un  de  ces  soirs, 
dans  la  maison  de  la  rue  Cloche-Percée,  si  nous  ne 
fuyons  pas. 

—  Monsieur  de  la  Mole,  dit  Henri  en  rentrant, 
vous  pouvez  venir,  il  n'y  a  personne. 

La  Mole  s'inclina  respectueusement  devant  la 
reine. 

—  Uonnez-lui  votre  main  à  baiser,  madame,  dit 
Henri,  M.  de  la  Mole  n'est  pas  un  serviteur  ordi- 
naire. 

Marguerite  obéit. 

—  A  propos,  dit  Henri,  serrez  l'échelle  de  corde 
avec  soin  ;  c'est  un  meuble  précieux  pour  des  con- 
spirateurs; et,  au  moment  où  Ion  s'y  attend  le 
moins,  on  peut  avoir  besoin  de  s'en  servir.  Venez, 
monsieur  de  la  Mole,  venez. 


LA  REINE  BURGOT. 


71 


XIV 


LES  AMBASSADEURS. 


e  lendemain,  toute  la  po- 
pulation de  Paris  s'était 
portée  vers  le  faubourg 
Saint-Antoine,  par  lequel 
il  avait  été  décidé  que  les 
ambassadeurs  polonais  fe- 
raient leur  entrée.  —  Une 
haie  de  Suisses  contenait 
la  foule,  et  des  détachements  de  cavaliers  proté- 
geaient la  circulation  des  seigneurs  et  des  dames  de 
la  cour  qui  se  portaient  au-devant  du  cortège. 

Bientôt  parut,  à  la  hauteur  de  l'abbaye  Saint-An- 
toine, une  troupe  de  cavaliers  vêtus  de  rouge  et  de 
jaune,  avec  des  bonnets  et  des  manteaux  fourrés,  et 
tenant  à  la  main  des  sabres  larges  et  recourbés 
comme  les  cimeterres  des  Turcs. 

Les  officiers  marchaient  sur  les  flancs  des  lignes. 

Derrière  cette  première  troupe  en  venait  une  se- 
conde équipée  avec  un  luxe  tout  à  fait  oriental.  -^ 
Elle  précédait  les  ambassadeurs,  qui,  au  nombre  de 
quatre,  représentaient  magnifiquement  le  plus  my- 
thologique des  royaumes  chevaleresques  du  seizième 
siècle. 

L'un  de  ces  ambassadeurs  était  l'évêque  de  Cra- 
covie.  Il  portait  un  costume  demi-pontifical,  demi- 
guerrier,  mais  éblouissant  d'or  et  de  pierreries.  Son 
cheval  blanc  à  longs  crins  flottants  et  au  pas  relevé 
semblait  souffler  le  feu  par  ses  naseaux  ;  personne 
n'aurait  pensé  que  depuis  un  mois  le  noble  animal 
faisait  quinze  lieues  chaque  jour  par  des  chemins 
que  le  mauvais  temps  avait  rendus  presque  impra- 
ticables. 

Près  de  l'évêque  marchait  le  palatin  Lasco,  puis- 
sant seigneur  si  rapproché  de  la  couronne,  qu'il 
avait  la  richesse  d'un  roi  comme  il  en  avait  l'or- 
gueil. 

Après  les  deux  ambassadeurs  principaux  qu'ac- 
compagnaient deux  autres  palatins  de  haute  nais- 
sance, venait  une  quantité  de  seigneurs  polonais,  dont 
les  chevaux,  harnachés  de  soie,  d'or  et  de  pierreries, 
excitèrent  la  bruyante  approbation  du  peuple.  En 
effet,  les  cavaliers  français,  malgré  la  richesse  de 
leurs  équipages,  étaient  complètement  éclipsés  pas 
ces  nouveaux  venus,  qu'ils  appelaient  dédaigneuse- 
ment des  barbares. 


Jusqu'au  dernier  moment,  Catherine  avait  espéré 

que  la  réception  serait  remise  encore,  et  que  la  dé- 
cision du  roi  céderait  ^a  faiblesse,  qui  continuait. 
Mais,  lorsque  le  jour  fut  venu,  lorsqu'elle  vit  Char- 
les, pâle  comme  un  spectre,  revêtir  le  splendide 
manteau  royal,  elle  comprit  qu'il  fallait  plier  en  ap- 
parence sous  cette  volonté  de  fer,  et  elle  commença 
de  croire  que  le  plus  sûr  parti  pour  Henri  d'Anjou 
était  l'exil  magnifique  auquel  il  était  condamné. 

Charles,  à  part  les  quelques  mots  qu'il  avait  pro- 
noncés lorsqu'il  avait  rouvert  les  yeux,  au  moment 
où  sa  mère  sortait  du  cabinet,  n'avait  point  parlé  à 
Catherine  depuisla  scène  qui  avait  ameué  la  crise  à 
laquelle  il  avait  failli  succomber.  Chacun,  dans  le 
Louvre,  savait  qu'il  y  avait  eu  une  altercation  ter- 
rible entre  eux  sans  connaître  la  cause  de  cette  al- 
tercation, et  les  plus  hardis  tremblaient  devant  cette 
froideur  et  ce  silence,  comme  tremblent  les  oiseaux 
devant  le  calme  menaçant  qui  précède  l'orage. 

Cependant  tout  s'était  préparé  au  Louvre,  non  pas 
comme  pour  une  fête,  il  est  vrai,  mais  comme  pour 
quelque  lugubre  cérémonie.  L'obéissance  de  chacun 
avait  été  morne  ou  passive.  On  savait  que  Catherine 
avait  presque  tremblé,  et  tout  le  monde  tremblait. 

La  grande  salle  de  réception  du  palais  avait  été 
préparée,  et,  comme  ces  sortes  de  séances  étaient  or- 
dinairement publiques,  les  gardes  et  les  sentinelles 
avaient  reçu  l'ordre  de  laisser  entrer,  avec  les  am- 
bassadeurs, tout  ce  que  les  appartements  et  les  cours 
pourraient  contenir  de  populaire. 

Quant  à  Paris,  son  aspect  était  toujours  celui  que 
pn'sente  la  grande  ville  en  pareille  circonstance, 
c'est-à-dire  empressement  et  curiosité.  Seulement, 
quiconque  eût  bien  considéré  ce  jour-là  la  popula- 
tion de  la  capitale  eût  reconnu  parmi  les  groupes, 
composés  de  ces  honnêtes  figures  de  bourgeois  naï- 
vement béantes,  bon  nombre  d'hommes  enveloppés 
dans  de  grands  manteaux,  se  répondant  les  uns  aux 
autres  par  des  coups  d'œil,  des  signes  de  la  main 
quand  ils  étaient  à  distance,  et  échangeant  à  voix 
basse  quelques  nfots  rapides  et  significatifs  toutes  les 
fois  qu'ils  se  rapprochaient.  Ces  hommes,  au  reste, 
paraissaient  fort  préoccupés  du  cortège,  le  suivaient 
des  premiers,  et  paraissaient  recevoir  leurs  ordres 
d'un  vénérable  vieillard,  dont  les  yeux  noirs  et  vifs 


72 


LA  REliNE  MARGOT. 


tilil!l|!^rn>, 


BROiKOi 


Les  discours  commenciircnl.  —  Pam  73. 


faisîiicnl,  nialf,'ri'  sn  l)arl)(!  hlnncho  cl  sos  sourcils 
grisonnants,  rassortir  la  vorin  aplivité.  En  offrt,  ce 
vieillard,  soit  iiar  ses  propres  moyens,  soit  qu'il  fût 
aid('  par  les  efforis  de  ses  compagnons,  parvint  à  se 
glisser  des  premiers  dans  le  Louvre,  et,  grâce  à  la 
eom[ilnisaniM'  du  clicf  des  Siii.sscs,  di^tnc  iuiguonol, 
fort  [leu  cailioliiiiM'  iiialgrc  sa  conversion,  trouva 
moyen  de  se  placer  derrière  les  ambassadeurs,  juste 
en  face  do  MarRiicriie  et  de  Henri  de  Navarre. 

Henri,  prévenu  p,ir  la  Mide  inic  de  Mouy  dovail, 
sous  un  dcj^'uisi'iiii'Ml  (piclconipic.  assistera  la  séance, 
jetait  les  jeux  de  tous  cùtts.  Lnlin  ses  regards  ren- 


contrèrent ceux  du  vieillard  ei  nele  quiliérenl  plu>  : 
un  silène  de  de  Mouy  avait  fixr  tous  les  doutes  du 
roi  de  Navarre.  Car  de  Mouy  l'tait  si  liien  di-guisé, 
que  Henri  lui-même  avait  douté  que  ce  vieillard  à 
barbe  blanche  pût  être  le  même  que  cet  intrépide 
chef  des  buguenots  (|ui  avait  fait,  cinq  ou  six  jours 
aii|iar,ivant,  une  si  rude  drfeuse. 

lin  mot  de  Henri,  prononcé  à  l'oreille  de  Margue- 
rite, fixa  les  regards  de  la  reine  sur  de  Mouy.  Puis 
alors  ses  beaux  yeux  s"('garérent  dans  les  profon- 
deurs du  la  salle  ;  elle  cbercbail  la  Mole,  mais  inu- 
liloiucnl.  La  Mole  n'y  était  pas. 


LA  REINE  MARGOT. 


73 


Charles  répondil  par  uiic  adhésion  courte  et  précise. 


Les  discours  commencèrent.  Le  premier  fut  au 
roi.  Lasco  lui  demandait,  au  nom  de  la  diète,  son 
assentiment  à  ce  que  la  couronne  de  Pologne  fût  of- 
ferte à  un  prince  de  la  maison  de  France. 

Charles  répondit  par  une  adhésion  courte  et  pré- 
cise, présentant  le  duc  d'Anjou,  son  frère,  du  cou- 
rage duquel  il  fit  un  grand  éloge  aux  envoyés  polo- 
nais. Il  parlait  en  français;  un  interprète  traduisait 
sa  réponse  après  chaque  période.  Et,  pendant  que 
l'interprète  parlait  à  son  tour,  on  pouvait  voir  le  roi 
approcher  de  sa  houche  un  mouchoir  qui,  à  chaque 
fois,  s'en  éloignait  teint  de  sang. 


Quand  la  réponse  de  Charles  fut  terminée,  Lasco 
se  tourna  vers  le  duc  d'Anjou,  s'inclina  et  commença 
un  discours  latin,  dans  lequel  il  lui  offrait  le  trône 
au  nom  de  la  nation  polonaise. 

Le  duc  répondit  dans  la  même  langue,  et  d'une 
voix  dont  il  cherchait  en  vain  à  contenir  l'émotion, 
qu'il  acceptait  avec  reconnaissance  l'honneur  qui  lui 
était  décerné.  Pendant  tout  le  temps  qu'il  parla, 
Charles  resta  debout,  les  lèvres  serrées,  l'œil  fixé 
sur  lui,  immobile  et  menaçant  comme  l'œil  d'un 
aigle. 

Quand  le  duc  d'Anjou  eut  Uni,  Lasco  prit  la  cou- 

33 


,  C^-LI.V  iilr.É.   hcuteT;>ii  tfoolparuauetSi' 


74 


LA  P.EIM:  MARGOT. 


ronne  des  Jagellons,  posée  sur  un  coussin  de  ve- 
lours rouge,  et,  tandis  que  deux  seigneurs  polonais 
revêtaient  le  duc  d'Anjou  du  manteau  royal,  il  dé- 
posa la  couronne  entre  les  mains  de  Charles. 

Charles  fit  un  signe  à  son  frère.  Le  duc  d'Anjou 
vint  s'agenouiller  devant  lui,  et,  de  ses  propres 
mains,  Charles  lui  posa  la  couronne  sur  la  tête  : 
alors  les  deux  rois  échangèrent  un  des  plus  haineux 
baisers  que  se  soient  jamais  donnés  deux  frères. 

Aussitôt  un  héraut  cria  : 

«  Alexandre-Édouard-IIenri  de  France,  duc  d'An- 
jou, vient  d'être  couronné  roi  de  Pologne.  Vivo  le 
roi  de  Pologne  !  » 

Toute  l'assemblée  répéta  d'un  seul  cri  ;  Vive  le 
roi  de  Pologne  ! 

Alors  Lasco  se  tourna  vers  Marguerite.  Le  dis- 
cours du  la  belle  reine  avait  été  gardé  pour  le  der- 
nier. Or,  comme  c'était  une  galanterie  ijui  lui  avait 
été  accordée  pour  faire  briller  son  beau  génie, 
comme  on  disait  alors,  chacun  porta  une  grande  at- 
tention 9  la  réponse,  qui  devait  être  en  latin.  Nous 
avons  vu  que  Marguerite  l'avait  composée  elle- 
même. 

Le  discours  de  Lasco  fut  plutôt  un  éloge  qu'un 
discours.  Il  avait  cédé,  tout  Sarmate  qu'il  était,  à 
l'admiration  qu'inspirait  à  tous  la  belle  reine  de 
Navarre;  et,  empruntant  la  langue  à  Ovide,  mais 
le  style  à  Ronsard,  il  dit  que,  partis  de  Varsovie  au 
milieu  de  la  plus  profonde  nuit,  ils  n'auraient  su,  lui 
et  ses  compagnons,  comment  retrouver  leur  chemin, 
si,  comme  les  rois  mages,  ils  n'avaient  eu  deux 
étoiles  pour  les  guider.  Étoiles  qui  devenaient  de 
plus  en  plus  brillantes  à  mesure  qu'ils  approchaient 
de  la  France,  et  qu'ils  reconnaissaient  maintenant 
n'être  autre  chose  que  les  deux  beaiix  yeux  de  la 
reine  de  Navarre.  Lnlin,  passant  de  l'Évangile  au 
Coran,  de  la  Syrie  n  rArabie-Pélréo,  de  Nazareth  à 
la  Mecque,  il  termina  en  disant  ciu'il  était  tout  prêt 
à  faire  ce  que  faisaient  les  sectateurs  ardents  du 
prophète,  qui,  une  fois  (pi'ils  avaient  eu  le  bonheur 
de  conloiiipicr  son  tombeau,  se  crevaient  les  yeux  ; 
jugeant  que,  après  avoir  joui  d'une  si  belle  vue,  rien 
dans  ce  monde  ne  valait  plus  la  peine  d'être  ad- 
miré. 

Ce  disciiurs  fut  rouvert  d'applaudissenu'nts  de  la 
part  de  ceux  qui  parlaient  latin,  parce  qu'ils  pnrlit- 
geaient  l'opinion  de  l'orateur;  de  la  part  de  ceux 
qui  ne  l'cnlcndaient  point,  parce  qu'il»  voulaient 
avoir  l'air  de  l'enlcndir. 

Marguerite  lit  d'almrd  une  gniriense  révérence  au 
galant  Sarmate,  puis,  tout  en  ré|iiiii(lant  à  j'nmhah- 
Mdeur,  fixant  les  yeux  Bur  de  Mnuy,  elineomnienra 
m  ces  termes  : 

'(  Qiiod  tiunc  hac  in  aula  inspcrali  adcstit  exiil- 
tàrcmii'  l'an  fi  rnninr.  nisi  iden  iiiiniitirrd  ralimii- 


tas,  sc'iUcct  non  solum  fralris  sed  cliam  amici  orbi- 
las  (1).  » 

Ces  paroles  avaient  deux  sens,  et,  tout  en  s'adres- 
sant  à  de  Mouy.  pouvaient  s'adresser  à  Henri  d'An-     « 
jou.  Aussi  ce  dernier  salua-t-il  en  signe  de  recon- 
naissance. 

Charles  ne  se  rappela  point  avoir  lu  cette  phrase 
dans  le  discours  qui  lui  avait  été  communiqué 
quelques  jours  auparavant  ;  mais  il  n'attachait  point 
grande  importance  aux  paroles  de  Marguerite,  qu'il 
savait  être  un  discours  de  simple  courtoisie.  D'ail- 
leurs, il  comprenait  fort  mal  le  latin. 

Marguerite  continua  : 

«  Adco  doicmttr  a  te  div'uli  ut  tectnn  profichci 
nidliiisscnius.  Sed  idem  falttm  qno  nunc  s'nie  tdla 
mora  Lullccia  cederc  juhcris,  hnc  in  urbe  dctinet. 
Pioftsccreerfio,fmlcr: profil  iscere,  amice;  profiàs- 
cerc  sine  nohis;  proficiscenlcin  $equiiulur  spes  et  de- 
siderïa  noslra  (2).  » 

On  devine  aisément  que  de  Mouy  écoulait  avec 
une  attention  profonde  ces  paroles,  qui,  adressées 
aux  ambassadeurs,  étaient  prononcées  pour  lui  seul. 
Henri  avait  bien  déjà  deux  ou  trois  fois  tourné  la  tête 
négativement  sur  les  épaules,  pour  faire  comprendre 
au  jeune  huguenot  que  d'Alençon  avait  refusé; 
mais  ce  geste,  qui  pouvait  être  un  effet  du  hasard, 
eût  paru  insuffisant  à  de  Mouy,  si  les  paroles  de 
Marguerite  ne  fussent  venues  le  confirmer.  Or,  tan- 
dis qu'il  regardait  Marguerite  et  l'éroutait  de  toute 
son  àme,  ses  deux  yeux  noirs,  si  brillants  sous  leurs 
sourcils  gris,  frappèrent  Catherine,  qui  tressaillit 
comme  à  une  coinmcrtion  électrique,  et  qui  ne  dé- 
tourna plus  son  regard  de  ce  côté  de  la  salle. 

—  Voilà  une  figure  étrange,  murmura-t-elletoiil 
en  continuant  de  composer  son  visage  selon  les  lois 
du  cérémonial.  Qui  donc  est  cet  homme  qui  regarde 
si  attentivement  Marguerite,  et  que.  de  leur  côte, 
Marguerite  et  Henri  regardent  si  attentivement.' 

Cependant  la  reine  de  Navarre  continuait  son  dis- 
cours, (]ui,  à  partir  de  ce  moment,  répondait  aux 
politesses  de  l'envoyé  polonais,  tandis  que  Catherine 
se  creusait  la  tête,  clierclianl  quel  pouvait  être  le 
nom  de  ce  beau  vieillard.  lors(|ue  le  maitre  des  cé- 
rémonies, s'approchant  d'elle  par  derrière,  lui  re- 
mit un  sachet  de  satin  parfumé  contenant  un  pn- 


(1]  Vnire  pr^cnco  inc<p<^rée  dans  colle  cniir  iioiin  cnnililc 
r.iil  itcjcilc,  nini  cl  man  mari,  (i  e.We  n'aiiiciiail  un  ^i.inil  iiijl 
liour,  t'csl-à-ilirc  iion-sculcmenl  la  perle  d'un  frère,  nui» 
(Micorc  rt'Ilo  d'un  ami. 

(2)  Nous  snmiiirs  (Wscspiré»  H'élre  w^iMir^»  do  tous,  ()iiiin  I 
nous  ousFiiint  iiri'li'ri!  parlir  nvcc  vous.  Miit  le  mèins  dedin 
i|iii  veul  >|ui)  vous  i|uillio>  uns  rclml  Taris,  nous  uni'liaine, 
iioui,  iluns  celle  ville,  l'nrler  ilonc,  rlicr  frùro  ;  (Mrli  j  ilonr, 
ilii'r  ami  ;  oarlci  mus  noun.  Noire  esoorinco  cl  uo9  Ainn  nm 
suivroi»* 


LA  RE^E  MARGOT. 


75 


pier  plié  en  quatre.  Elle  ouvrit  le  sachet,  tira  le  pa- 
pier et  lut  ces  mots  : 

«  Maurevel,  à  l'aide  d'un  cordial  que  je  viens  de 
lui  donner,  a  enfin  repris  quelque  force  et  est  par- 
venu à  écrire  le  nom  de  l'homme  qui  se  trouvait 
dans  la  chambre  du  roi  de  Navarre.  Cet  homme, 
c'est  .M.  de  Mouy.  » 

—  De  Mouy...  pensa  la  reine,  eh  bien!  j'en  avais 
le  pressentiment.  Maisce  vieillard...  Eh!  cospello!... 
ce  vieillard,  c'est... 

Catherine  demeura  l'œil  fixe,  la  bouche  béante. 
Puis,  se  penchant  à  l'oreille  du  capitaine  des 
gardes  qui  se  tenait  à  son  côté  : 

—  Regardez,  monsieur  de  Nancey,  lui  dit-elle, 
mais  sans  affectation  ;  regardez  le  seigneur  Lasco, 
celui  qui  parle  en  ce  moment.  Derrière  lui  —  c'est 
cela  —  Voyez-vous  un  vieillard  à  barbe  blanche,  en 
habit  de  velours  noir? 

—  Oui.  madame,  répondit  le  capitaine. 
— Bon,  ne  le  perdez  pas  de  vue. 

-^  Celui  auquel  le  roi  de  Navarre  fait  un  signe? 

—  Justement.  Placez-vous  à  la  porte  du  Louvre 
avec  dix  hommes,  et,  quand  il  sortira,  inviiez-le  de 
la  part  du  roi  à  dîner.  S'il  vous  suit,  conduisez-le 
dans  une  chambre  où  vous  le  retiendrez  prisonnier. 
S'il  vous  résiste,  emparez-vous-en  mort  ou  vif.  Al- 
lez, allez. 

Heureusement  Henri,  fort  peu  occupé  du  dis- 
cours de  Marguerite,  avait  l'œil  arrêté  sur  Catherine 
et  n'avait  point  perdu  une  seule  expression  de  son 
visage.  En  voyant  les  yeux  de  la  reine  mère  fixés 
avec  un  si  grand  acharnement  sur  de  Mouy,  il  s'in- 
quiéta; —  en  lui  voyant  donner  un  ordre  au  capi- 
taine des  gardes,  il  comprit  tout. 

Ce  fut  en  ce  moment  qu'il  fit  le  geste  qu'avait 
surpris  M.  de  Nancey,  et  qui,  dans  la  langue  des  si- 
gnes, voulait  dire  : 

—  Vous  êtes  découvert,  sauvez-vous  à  l'instant 

De  Mouy  comprit  ce  geste,  qui  couronnait  si  bien 
la  portion  du  discours'  de  Marguerite  qui  lui  était 
adressée.  Il  ne  se  le  fit  pas  dire  à  deux  fois,  il  se 
perdit  dans  la  foule  et  disparut. 

Mais  Henri  ne  fut  tranquille  que  lorsqu'il  eut  vu 
M.  de  N&ncey  rcvenif  à  Catherine,  et  qu'il  eut  com- 


pris, à  la  contraction  du  visage  de  la  reine  mère, 
que  celui-ci  lui  annonçait  qu'il  était  arrivé  trop  tard. 
L'audience  était  finie.  Marguerite  échangeait  encore 
quelques  paroles  non  officielles  avec  Lasco.  Le  roi 
se  leva  chancelant,  salua,  et  sortit  appuyé  sur  l'é- 
paule d'.\mbroise  Paré,  qui  ne  le  quittait  pas  depuis 
l'accident  qui  lui  était  arrivé. 

Catherine,  pâle  de  colère,  et  Henri,  muet  de  dou- 
leur, le  suivirent. 

Quant  au  duc  d'.41ençon,  il  s'était  complètement 
effacé  pendant  la  cérémonie.  Et  pas  une  fois  le  re- 
gard de  (Charles,  qui  ne  s'était  pas  écarté  un  instant 
du  duc  d'Anjou,  ne  s'était  fixé  sur  lui. 

Le  nouveau  roi  de  Pologne  se  sentait  perdu.  Loin 
de  sa  mère,  enlevé  par  ces  barbares  du  Nord,  il  était 
semblable  à  Antée,  ce  fils  de  la  Terre,  qui  perdait 
ses  forces  soulevé  dans  les  bras  d'Hercule.  Une  fois 
hors  de  la  frontière,  le  duc  d'Anjou  se  regardait 
comme  à  tout  jamais  exclu  du  trône  de  France. 

-Aussi,  au  lieu  de  suivre  le  roi,  ce  fut  chez  sa 
mère  qu'il  se  retira. 

Il  la  trouva  non  moins  sombre  et  non  moins  pré- 
occupée que  lui-môme,  car  elle  songeait  à  cette  tête 
fineetmoqueuse  qu'ellen'avait  point  perdue  de  vue 
pendant  la  cérémonie,  à  ce  Béarnais,  auquel  la  des- 
tinée semblait  faire  place  en  balayant  autour  de  lui 
les  rois,  princes,  assassins,  ses  ennemis  et  ses  ob- 
stacles. 

En  voyant  son  fils  bien-aimé  pâle  sous  sa  cou- 
ronne, brisé  sous  son  manteau  royal,  joignant  sans 
rien  dire,  en  signe  de  supplication,  ses  belles  mains, 
qu'il  tenait  d'elle,  Catherine  se  leva  et  alla  à  lui. 

^ —  0  ma  mère  !  s'écrio  le  roi  de  Pologne,  me 
voilà  condamné  à  mourir  dans  l'exil. 

—  Mon  fils,  lui  dit  Catherine,  oubliez-vous  si 
vite  la  prédiction  de  René  !  Soyez  tranquille,  vous 
n'y  demeurerez  pas  longtemps. 

—  Ma  mère,  je  vous  en  conjure,  dit  le  duc  d'An- 
jou, au  premier  bruit,  au  premier  soupçon  que  la 
couronne  de  France  peut  être  vacante,  prévenez- 
moi... 

—  Soyez  tranquille,  mon  fils,  dit  Catherine,  jus- 
qu'au jour  que  nous  attendons  tous  deux  il  y  aura 
incessamment  dans  mon  écurie  un  cheval  sellé,  et 
dans  mon  antichambre  un  courrier  prêt  à  partir 
pour  la  Pologne. 


e^" 


LA  REINE  MARGOT. 


XV 


ORESTE  ET  PYLADE. 


enri  (FAnjuu  parti,  on  eût 
dit  que  la  paix  et  le  bon- 
heur étaient  revenus  s'as- 
seoir dans  le  Louvre  au 
foyer  de  cette  famille  d'A- 
trides. 

Charles,  oubliant  sa  mé- 
lancolie, reprenait  sa  vi- 
goureuse santé,  chassant  avec  Henri  et  parlant  de 
chasse  avec  lui  les  jours  où  il  ne  pouvait  chasser; 
ne  lui  reprochant  qu'une  chose,  son  apathie  pour 
la  chasse  au  vol,  et  disant  qu'il  serait  un  prince  par- 
fait s'il  savait  dresser  les  faucons,  les  gerfauts  et  les 
tiercelets  comme  il  savait  dresser  braques  et  cou- 
rants. 

Catherine  était  redevenue  bonne  mère  ;  douce  à 
Charles  et  à  d'Alençon,  caressante  à  Henri  et  à  Mar- 
guerite, gracieuse  à  madame  de  Nevers  et  à  madame 
de  Sauve,  et,  sous  prétexte  que  c'était  en  accomplis- 
sant un  ordre  d'elle  qu'il  avait  été  blessé,  elle  avait 
poussé  la  bonté  d'ànie  jusqu'à  aller  voir  deux  fois 
Maurevel  convalescent  dans  sa  maison  de  la  rue  de 
la  Cerisaie. 
Marguerite  continuait  ses  amours  à  l'espagnole. 
Tous  les  soirs  elle  ouvrait  sa  fenêtre  et  corres- 
pondait avec  la  Mole  par  gestes  et  par  écrit;  et, 
dans  chacune  de  ses  lettres,  le  jeune  homme  Tappe- 
lait  à  sa  belle  reine  qu'elle  lui  avait  promis  quel- 
ques doux  instants  en  récompense  de  son  exil,  rue 
Cloche-Percée. 

Une  seule  personne  au  monde  était  seule  et  dé- 
pareillée dans  le  Louvre  redevenu  si  calme  et  si  pai- 
sible. Cette  personne,  c'était  notre  ami  le  comte  An- 
nibal  de  Coconas. 

Certes,  c'était  quelque  chose  que  de  .savoir  la 
Mole  vivant  ;  c'était  beaucoup  que  d'iMre  toujours  le 
pn'féré  de  madame  de  Nevers,  la  plus  rieuse  et  la 
plus  fantasque  de  toutes  les  femmes.  Mais  Mut  le 
bonheur  de  ce  tèle-à-t(îte  que  la  belle  duchesse  lui 
accordait,  tout  le  repos  d'esprit  donn(i  par  Margue- 
rite à  Coconas  sur  le  sort  île  leur  ami  commun,  m' 
valaient  |)oint  aux  yeux  du  l'ii'inontais  une  liennî 
passée  avec  la  Mole  chez  l'ami  la  lluriére,  devant 
un  pot  de  vin  doux,  ou  bien  une  do  ces  courses  dé- 
Yergondées  faites  dans  tous  ces  endroits  de  Paris  où 


un  honnête  gentilhomme  pouvait  attraper  des  ac- 
crocs à  sa  peau,  à  sa  bourse  ou  à  son  habit. 

Madame  de  Nevers.  il  faut  l'avouer  à  la  honte  de 
l'humanité,  supportait  impatiemment  cette  rivalité 
de  la  Mole.  Ce  n'est  point  qu'elle  détestât  leProvençal, 
au  contraire.  Entraînée  par  cet  instinct  irrésisti- 
ble qui  porte  toute  femme  à  être  coquette  malgré 
elle  avec  l'amant  d'une  autre  femme,  surtout  quand 
cette  femme  est  son  amie,  elle  n'avait  point  épargné 
à  la  Mole  les  éclairs  de  ses  yeux  d'émeraude,  et  Co- 
conas eût  pu  envier  les  franches  poignées  de  main 
et  les  frais  d'amabilité  faits  par  la  duchesse  en  fa- 
veur de  son  ami  pendant  ces  jours  de  caprice  où 
l'astre  du  Piémontais  semblait  pâlir  dans  le  ciel  de 
sa  belle  maîtresse  ;  mais  Coconas,  qui  eût  égorgé 
quinze  personnes  pour  un  seul  clin  d'œil  de  sa 
dame,  était  si  peu  jaloux  de  la  Mole,  qu'il  lui  avait 
souvent  fait  à  l'oreille,  à  la  suite  de  ces  inconsé- 
quences de  la  duchesse,  certaines  offres  qui  avaient 
fait  rougir  le  Provençal. 

Il  résulte  de  cet  état  de  choses  que  Henriette,  que 
l'absence  de  la  Mole  privait  de  tous  les  avantages 
que  lui  procurait  la  compagnie  de  Coconas.  c'est-à- 
dire  de  son  intarissable  gaieté  et  de  ses  insatiables 
caprices  de  plaisir,  vint  un  jour  trouver  Marguerite 
pour  la  supplier  de  lui  rendre  ce  tiers  obligé,  sans 
lequel  l'esprit  et  le  cœur  de  Coconas  allaient  s'éva- 
porant  de  jour  en  jour. 

Marguerite,  toujours  compatissante  et  d'ailleurs 
pressée  par  les  prières  de  la  Mole  et  les  désirs  de  son 
propre  cœur,  donna  rendez-vous  pour  le  lendemain 
à  Henriette  dans  la  maison  aux  deux  portes,  afin 
d'y  traiter  à  fond  ces  matièri's  dans  une  conversa- 
tion que  personne  ne  pourrait  interrompre. 

Coconas  reçut  d'assez  mauvaise  grâce  le  billet 
d'Henriette  qui  le  convoquait  rue  Tizon  pour  neuf 
heures  et  demi(>.  il  no  s'en  achemina  pas  moins 
vers  le  lieu  du  rendez-vous,  où  il  trouva  Henriette 
déjà  courrouci'c  d'être  arrivée  la  première. 

—  Fi  !  monsieur,  dit-elle,  que  c'est  mal  appris  de 
faire  ailc'udre  ainsi  —  je  ne  dirai  pas  une  princa<«e, 
mais  ni\c  femme  ! 

—  (Ml!  attendre,  dit  Coconas,  voilà  bien  un  mot 
à  vous,  par  exemple!  Je  parie  au  contraire  que 
nous  sommes  en  avance. 


LA  REINE  MRGOT. 


77 


—  Monsieur  de  Coconas,  vous  êtes  un  impertinent.  —  Page  78. 


—  Moi,  OUI. 

—  Bah  !  moi  aussi  ;  il  est  tout  au  plus  dix  heu- 
res, je  parie. 

—  Eh  bien  !  mon  billet  portait  neuf  heures  et  de- 
mie. 

—  Aussi  étais-je  parti  du  Louvre  à  neuf  heures, 
car  je  suis  de  service  près  de  M.  le  duc  d'Alençon, 
soit  dit  en  passant,  ce  qui  fait  que  je  serai  obligé  de 
vous  quitter  dans  une  heure. 

—  Ce  qui  vous  enchante'! 

—  Non,  ma  foi  !  attendu  que  M.  d'Alençon  est  un 
maître  fort  maussade  et  fort  quinteux  ;  et  que,  pour 


être  querellé,  j'aime  encore  mieux  l'être  par  de  jo- 
lies lèvres  comme  les  vôtres  que  par  une  bouche  de 
travers  comme  la  sienne. 

—  Allons!  dit  la  duclies.se,  voilà  qui  est  un  peu 
mieux  cependant...  Vous  disiez  donc  que  vous  étiez 
sorti  à  neuf  heures  du  Louvre? 

—  Oh  !  mon  Dieu  oui,  dans  l'intention  de  venir 
droit  ici,  quand,  au  coin  de  la  rue  de  Grenelle,  j'a- 
perçois un  homme  qui  ressemble  à  la  Mole. 

—  Bon!  encore  la  Mole. 

—  Toujours,  avec  ou  sans  votre  permission. 

—  Brutal. 


78 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Bon  !  dit  Coconas,  nous  allons  recommencer 
nos  galanteries. 

—  Non,  mais  finissez-en  avec  vos  récits. 

—  Ce  n"est  pas  moi  qui  demande  à  les  faire,  c'est 
vous  qui  me  demandez  pourquoi  je  suis  en  retard. 

—  Sans  doute,  est-ce  à  moi  d'arriver  la  pre- 
mière? 

—  Eh!  vous  n'avez  personne  à  chercher,  vuusl 

—  Vous  êtes  assommant,  mon  cher,  mais  conti- 
nuez. Enfin,  au  coin  de  la  rue  de  Grenelle,  vots 
apercevez  un  homme  qui  ressemble  à  la  Mole... 
Mais  qu'avez-vous  donc  à  votre  pourpoint,  du  san;^? 

—  Bon  !  en  voilà  encore  un  qui  m'aura  éclaboussd 
en  tombant. 

—  A^ous  vous  êtes  battu  ? 

—  Je  le  crois  bien. 

—  Pour  votre  la  Mole? 

—  Pour  qui  voulez-vous  que  je  me  batte,  pour 
une  femme? 

—  Merci. 

—  Je  le  suis  donc,  cet  homme  qui  avait  l'impu- 
dence d'emprunter  des  airs  de  mon  ami.  Je  le  re- 
joins à  la  rue  Coquillière,  je  le  devance,  je  le  re- 
garde sous  le  nez  à  la  lueur  d'une  boutique.  Ce  n'é- 
tait pas  lui. 

—  Bon  !  c'était  bien  fait. 

—  Oui,  mais  mal  lui  eu  a  pris.  «Monsieur,  lui  ài-je 
dit,  vous  êtes  un  fat  de  tous  permettre  de  ressem- 
bler de  loin  k  mon  ami  M.  de  la  Mole,  lequel  est  un 
cavalier  accompli;  tandis  que  de  près  on  voit  bien 
que  vous  n'êtes  qu'un  truand.  »  — Sur  ce,  il  a  mi» 
l'épée  à  la  main  et  moi  aussi.  A  la  troisième  passe, 
voyez  le  mai  appris  !  il  est  tombé  en  m'éclabous- 
sant. 

—  Et  lui  avez-vous  porté  secours  au  moins? 

—  J'allais  le  faire  quand  est  passé  un  cavalier. 
Ah!  cette  fois,  duchesse,  je  suis  sûr  que  c'était  la 
Mole.  Malheureusement  le  cheval  courait  au  galop. 
Je  me  suis  mis  à  courir  après  le  cheval,  et  les  gens 
qui  s'étaient  rassemblés  pour  me  voir  battre,  à  cou- 
rir derrière  moi.  Or.  comme  on  eût  pu  me  prendre 
pour  un  voleur,  suivi  que  j'étais  de  toute  cette  ca- 
naille qui  hurlait  après  mes  chausses,  j'ai  été  obligé 
de  me  retourner  pour  la  mettre  en  fuite,  ce  qui  m'a 
fait  perdre  un  certain  temps.  Pendant  ce  temps,  le 
cavalier  avait  disparu.  Je  me  suis  mis  à  sa  pour- 
suite, je  me  suis  informé,  j'ai  demandé,  donné  la 
couleur  du  cheval;  mais,  baste!  inutile,  personne 
ne  l'avait  remarqué.  Enfin,  de  guerre  lasse,  je  suis 
venu  ici. 

^  De  guerre  lasse!  dit  la  dnchesse,  cotnme  c'est 
obligeant! 

—  Écoutex,  chère  amie,  dit  Coconas  en  se  ren- 
versant nonchalamment  dans  un  fauteuil  ,  vous 
m'allez  encore  persiriiter  h  l'endroit  de  ci'  pauvre 
la  Mole;  eh  bien!  vous  aurez  tort:  car  enfin,  l'ami- 
tié, voyez-vous...  Je  voudrais  avoir  son  esprit  ou  .sa 
science,  à  ce  pauvre  ami  ;  je  trouverais  i|uel(|ue 


comparaison  qui  vous  ferait  palper  ma  pensée.  L'a- 
mitié, voyez-vous,  c'est  une  étoile,  tandis  que  l'a- 
mour... l'amour  —  eh  bien  !  je  la  tiens,  la  compa- 
raison —  l'amour  n'est  qu'une  bougie.  Vous  me  di- 
rez qu'il  y  en  a  de  plusieurs  espèces... 

—  D'amours? 

—  Non  !  de  bougies,  et  que  dans  ces  espèces  il  y 
en  a  de  préférables  :  la  rose,  par  exemple  —  va 
pour  la  rose  —  c'est  la  meilleure  :  mais,  toute  rose 
qu'elle  est,  la  bougie  s'use,  tandis  que  l'étoile  brille 
toujours.  A  cela  vous  me  répondrez  que  quand  la 
bougie  est  usée  on  en  met  une  autre  dans  le  flam- 
bea  u . 

—  Monsieur  de  Coconas,  vous  êtes  un  fat  ! 

—  Là! 

—  Monsieur  de  Coconas,  vous  êtes  un  imperti- 
nent! 

—  Là!  là! 

—  Monsieur  de  Coconas,  vous  êtes  un  drôle! 

—  Madame,  je  vous  préviens  que  vous  allez  me 
faire  regretter  trois  fois  plus  la  Mole. 

—  Vous  ne  m'aimez  plus. 

—  Au  contraire,  duchesse  —  vous  ne  vous  y  con- 
naissez pas  —  je  vous  idolâtre.  Mais  je  puis  vous 
aimer,  vous  chérir,  vous  idolâtrer,  et,  dans  mes 
moments  perdus,  faire  l'éloge  de  mon  ami. 

—  Vous  appelez  vos  moments  perdus  ceux  où 
vous  êtes  près  de  moi,  alors? 

—  Que  voulez-vous!  ce  pauvre  la  Mole,  il  est 
sans  cesse  présent  à  ma  pensée. 

—  Vous  me  le  préférez,  c'est  Indigne  !  Tenez,  An- 
nibal,  je  vous  déteste!  Osez  être  franc,  dites-moi 
que  vous  me  le  prêterez.  Annibal,  je  vous  prc'viens 
que  si  vous  me  préférez  quelque  chose  au  monde... 

—  Henriette,  la  plus  belle  des  duchesses!  pour 
votre  propre  tranquillité,  croyez-moi,  no  me  faites 
point  de  questions  indiscrètes.  Je  vous  oime  plus 
•|ue  toutes  les  femmes,  mais  j'aime  la  Mole  plus  que 
tous  les  hommes. 

—  Bien  répondu,  dit  scuidain  une  voix  étran- 
gère. 

Et  une  tapisserie  de  damas  soulevée  devant  un 
grand  panneau,  qui,  en  glissant  dans  l'épaisseur  de 
la  muraille,  ouvrait  une  communication  entre  les 
deux  appartements,  laissa  voir  la  Mole  pris  dans  le 
cadre  de  cette'  porte,  comme  un  beau  portrait  du 
Titien  dans  sa  bordure  dorée. 

—  La  Mole!  cria  Coconas  sans  faire  attention  à 
Marguerite  et  sans  se  donner  le  temps  de  la  romeN 
cicr  de  la  surpris»'  qu'elle  lui  avait  ménagée;  la 
Mole,  mon  ami  !  ninn  cher  la  Mole! 

Et  il  s'élan(;a  dans  les  bras  de  son  ami,  renver- 
sant le  fauteuil  sur  lequel  il  était  assis  et  la  table 
i|ui  se  trouvait  sur  son  chemin, 

La  Mole  lui  rendit  avec  effusion  ses  accolades; 
mais  tout  en  les  lui  rendant  : 

—  Pardonnez-moi,  madame,  dii-il  en  s'adressanl 
à  la  duchesse  de  Nrvers,  si  inim  nom  prnnimcé  en- 


LA  REINE  MARGOT. 


79 


tre  vous  a  pu  quelquefois  troubler  votre  charmant 
ménage;  certes,  ajouta-t-il  en  jetant  un  regard 
d'indicible  tendresse  à  Marguerite,  il  n"a  pas  tenu  à 
moi  que  je  vous  revisse  plus  tôt. 

—  Tu  vois,  dit  à  son  tour  Marguerite,  tu  vois, 
Denriette,  que  j"ai  tenu  parole  :  le  voici. 

^~  Est-ce  donc  aux  seules  prières  de  madame  la 
duchesse  que  je  dois  ce  bonheur?  demanda  la  Mole. 

—  A  ses  seules  prières,  répondit  Marguerite. 
Puis,  se  tournant  vers  la  Mole  ; 

—  La  Mole,  continua-t-elle,  je  vous  permets  de 
ne  pas  croire  un  mot  de  ce  que  je  dis.- 

Pendant  ce  temps,  Coconas,  qui  avait  dix  fois 
serré  son  ami  contre  son  cœur,  qui  avait  tourné 
vingt  fois  autour  de  lui,  qui  avait  approché  un  can- 
délabre de  son  visage  pour  le  regarder  tout  à  son 
aise,  alla  s'agenouiller  devant  Marguerite  et  baisa 
le  bas  de  sa  robe.  • 

—  Ah  !  c'est  heureux,  dit  la  duchesse  de  Nevers; 
vous  aile?  me  trouver  supportable,  à  présent. 

—  Mordi!  s'écria  Coconas,  je  vois  vous  trouver 
comme  toujours,  adorable,  seulement  je  vous  le  di- 
rai de  meilleur  cœur;  et  puissé-je  avoir  là  une  tren- 
taine de  Polonais,  de  Sarmates,  et  autres  barbares 
hyperboréons,  pour  leur  faire  confesser  que  vous 
êtes  la  reine  des  belles. 

—  Eh  !  doucement,  doucement,  Coconas,  dit  la 
Mole,  et  madame  Marguerite  donc... 

—  Oh  !  je  ne  m'en  dédis  pas,  s'écria  Coconas  avec 
cet  accent,  demi-sérieux,  demi-bouffon,  qui  n'ap- 
partenait qu'à  lui,  madame  Henriette  est  la  reine 
des  belles,  et  madame  Marguerite  est  la  belle  des 
reines. 

—  Mais,  quoiqu'il  pût  dire  ou  faire,  le  Piémon- 
tais,  tout  entier  au  bonheur  d'avoir  retrouvé  son 
cher  la  Mole,  n'avait  des  yeux  que  pour  lui. 

—  Allons,  allons,  ma  belle  reine,  dit  madame  de 
Nevers,  venez,  et  laissons  ces  parfaits  amis  causer 
une  heure  ensemble;  ils  ont  mille  choses  à  se  dire 
qui  viendraient  se  mett»  en  travers  de  notre  con- 
versation. C'est  dur  pour  nous,  mais  c'est  le  seul 
remède  qui  puisse,  je  vous  en  préviens,  rendre  l'en- 
tière santé  à  M.  Annibal.  Faites  donc  cela  pour  moi, 
ma  reine!  puisque  j'ai  la  sottise  d'aimer  celte  vi- 
laine tèle-là,  comme  dit  son  ami  la  Mole. 

Marguerite  glissa  quelques  mots  à  l'oreille  de  la 
Jlole,  qui,  si  désireux  qu'il  fût  de  revoir  son  ami, 
aurait  bien  voulu  que  la  tendresse  de  Coconas  fût 
moins  exigeante.  Pendant  ce  temps,  Coconas  es- 
sayait, à  force  de  protestations,  de  ramener  un 
franc  sourire  et  une  douce  parole  sur  les  lèvres 
d'Henriette;  résultat  auquel  il  arriva  facilement. 

Alors  les  deux  femmes  passèrent  dans  la  chambre 
à  côté,  où  les  attendait  le  souper. 

Les  deux  amis  demeurèrent  seulj. 

Les  premiers  détails  —  on  le  cornprend  bien  — 
que  demanda  Coconas  à  son  ami,  furent  ceuï  de  la 
fatale  soirée  qui  avait  failli  lui  coûter  la  vie.  A  me- 


sure que  la  Mole  avançait  dans  sa  narration,  le  Pié- 
montais.  qui,  sur  ce  point,  cependant,  on  le  sait, 
n'était  pas  facile  à  émouvoir,  frissonnait  de  tous  ses 
membres. 

—  Et  pourquoi,  lui  demanda-t-il .  au  lieu  de 
courir  les  champs  comme  tu  l'as  fait,  et  de  me  don- 
ner des  inquiétudes  que  tu  m'as  données,  ne  t'es-tu 
point  réfugié  près  de  notre  maître!  Le  duc,  qui  t'a- 
vait défendu,  t'aurait  caché.  J'eusse  vécu  près  de 
toi,  et  ma  tristesse,  quoique  feinte,  n'en  eût  pas 
moins  abusé  les  niais  de  la  cour. 

—  Notre  maître,  dit  la  Mole  à  voix  basse,  le  duc 
d'Alençon? 

—  Oui .  D'après  ce  qu'il  m'a  dit,  j'ai  dû  croire  que 
c'est  à  lui  que  tu  dois  la  vie. 

—  Je  dois  la  vie  au  roi  de  Navarre,  répondit  la 
Mole. 

—  Oh!  oh!  fit  Coconas,  en  es-tu  sûr? 

—  A  n'en  point  douter. 

—  Oh  !  le  bon,  l'excellent  roi  !  Mais  le  duc  d'Alen- 
çon, que  faisait-il,  lui,  dans  tout  cela? 

—  11  tenait  la  corde  pour  m'élrongler. 

—  Mordi  !  s'écria  Coconas,  os-tu  sûr  de  ce  que 
tu  dis,  la  Mole?  Comment  I  ce  prince  pâle,  ce  ro- 
quet, ce  pituiteux,  étrangler  mon  ami  !  ah  !  mordil 
dès  demain,  je  veux  lui  dire  ce  que  je  pense  de 
cette  action. 

—  Es-tu  fou? 

—  C'est  vrai,  il  recommencerait...  Mais  n'im- 
porte, cela  ne  se  passera  point  ainsi. 

—  .Allons,  allons,  Coconas,  calme-toi,  et  tâche 
de  ne  pas  oublier  qu'onze  heures  et  demie  viennent 
de  sonner  et  que  tu  es  de  service  ce  soir. 

— ■  Je  m'en  soucie  bien  de  son  service!  Ah  !  bon, 
qu'il  compte  là-dessus  !  Mon  service  !  Moi  !  servir  un 
homme  qui  a  tenu  la  corde...  Tu  plaisantes!... 
Non!...  C'est  providentiel.  11  est  dit  que  je  devais  te 
retrouver  pour  ne  plus  te  quitter.  Je  reste  ici. 

—  Mais,  malheureux,  réfléchis  donc,  tu  n'es  pas 
ivre. 

—  Heureusement  ;  car,  si  je  l'étais,  je  mettrais  le 
feu  au  Louvre. 

—  Voyons,  Annibal,  reprit  la  Mole,  sois  raison- 
nable. Retourne  là-bas.  Le  service  est  chose  sa- 
crée. 

—  Retournes-tu  avec  moi? 

—  Impossible. 

—  Penserait-on  encore  à  te  tuer? 

—  Je  ne  crois  pas.  Je  suis  trop  peu  important 
pour  qu'il  y  ait  contre  moi  un  complot  arrêté,  une 
résolution  suivie.  Dans  un  moment  de  caprice,  on 
a  voulu  me  tuer,  et  c'est  tout  ;  les  princes  étaient 
en  gaieté  ce  soir-là. 

—  Que  fais-tu  alors? 

—  Moi,  rien  :  j'erre,  je  me  promène. 

—  Eh  bien  !  je  me  promènerai  comme  toi,  j'er- 
rerai avec  toi.  C'est  un  charmant  état.  Puis,  si  l'on 
t'attaque,  nous  serons  deux,  et  nous  leur  donnerons 


80 


LA  REINE  MARGOT. 


Et  il  s  ijlaiiça  dans  les  bras  de  son  ami.  —  F»Oï  78. 


du  fil  à  retordre.  Ah  1  ijn'il  y  vienne,  ton  insecte 
de  duc!  je  le  cloue  (iiiiime  un  ji.ipillnn  à  In  mu- 
raille! 

—  Mais  demande-lui  un  congé,  au  moins! 

—  Oui,  définitif. 

—  l'ri'viens-lc  (|U(^  tu  li'  i|uiltes,  en  ce  cas. 

—  Rien  de  plus  juste.  J"y  consens,  .le  vais  lui 
écrire. 

—  Lui  écrire,  c'est  bien  leste,  (ïoconas,  à   un 
prince  du  sang! 

—  Oui,  du  sang!  du  sang  de  mon  ami.  Prends 
garde,  s'écria  Goconas  en   roulsnl  ses  gros  yeux 


tragiques,  prends  garde  que  je  m'amuse  aux  chosM 
de  l'étiquette. 

—  Au  fait,  se  dit  la  Mole,  dans  quelques  jours  il 
n'a>ira  plus  besoin  du  prince,  ni  de  per-sonne;  car, 
.s'il  veut  venir  avec  nous,  nous  l'enuiiènerons. 

Coconas  prit  donc  la  plume  sans  plus  longue  op- 
position do  sou  ami;  et,  tout  couramment,  composa 
le  morceau  d^'loquence  que  l'on  va  lire. 

(I  Monseigneur, 
«  Il  n'est  pas  (pie  Votre  Altesse,  versée  dans  Iw 
auteurs  de  l'antiquité  comme  elle  l'est,  ne  con- 


LA  REINE  MARGOT, 


81 


Il 


i^-'  --. 

1'---' .' 

1     -N-'' 

\r("\\ 

-K"".  "".--' 

K:-'"'' 

^ 

îlll, 

inllllllijjiili 

iiiiili' 

ïllllliijilll 

s'il!  iiiillj, 

Biiiiilliljji 
'""''''iiiiiii'i 


(£IU 


Maître  la  Hurière  porta  au  Louvre  la  respectueuse  missive.  —  P*ge  82. 


naisse  l'histoire  touchante  d'Oreste  et  de  Pylade, 
qui  étaient  deux  héros  fameux  par  leurs  malheurs 
et  leur  amitié.  Mon  ami  la  Mole  n'est  pas  moins 
malheureux  qu'Oreste,  et  moi  je  ne  suis  pas  moins 
tendre  que  Pylade.  Il  a,  dans  ce  moment-ci,  de 
grandes  occupations  qui  réclament  mou  aide.  11  est 
donc  impossible  que  je  me  sépare  de  lui.  Ce  qui  fait 
que,  sauf  l'approbation  de  Votre  Altesse,  je  prends 
un  petit  congé,  déterminé  que  je  suis  de  m'atlacher 
à  sa  fortune,  quelque  part  qu'elle  me  comluise  : 
c'est  dire  à  Votre  Altesse  combien  est  grande  la  vio- 
lence qui  m'arrache  de  son  service,  en  raison  de 


quoi  je  ne  désespère  pas  d'obtenir  mon  pardon,  9Î 
j'ose  continuer  de  me  dire  avec  respect, 

«  De  Votre  Altesse  royale, 
«  Monseigneur, 

«  Le  très-humble  et  très-obéissant 
((  Annibal,  comte  de  Coconas, 
«  ami  inséparable  de  M.  de  la  Mole.  » 

Ce  chef-d'œuvre  terminé,  Coconas  le  lut  à  haute 
voix  à  la  Mole,  qui  haussa  les  épaules. 

—  Eh  bien  !  qu'en  dis-tu?  demanda  Coconas,  qui 


^%t%.  ^   lirp   de  BBY  alcf,   Dour^vtri  Hoeip«r»aste,  Mi 


62 


LA  REINE  MARGOT. 


n'avait  pas  vu  le  mouvement,  ou  qui  avait  fait  sem- 
blant (le  ne  pas  le  voir. 

—  Je  dis,  répondit  la  Mole,  que  M.  d'Âlcnçon  va 
se  moquer  de  nous. 

—  De  nous  ? 

—  Conjointement. 

—  Cel.i  vaut  encore  mieux,  co  mo  semble,  que 
de  nous  étrangler  séparément. 

—  Bah  !  dit  la  Mole  en  riant,  l'un  n'cmpôcliera 
peut-être  point  raiitre. 

—  Eh  jjien!  tant  pis,  arrive  qu'arrive-,  j'envoie 
la  lettre  demain  matin.  Où  allons-nous  coucher  en 
sortant  d'ici? 

—  Chez  maître  la  Ilnriôro.  Tu  sais,  dans  celte 


petite  chambre  où  tu  voulais  me  daguer  quand  nous 
n'étions  pas  enrore  Oreste  et  Pylade! 

—  Bien,  je  ferai  porter  ma  lettre  au  Louvre  par 
notre  hôte. 

En  ce  moment  le  panneau  s'ouvrit. 

—  Eh  bien  !  demandèrent  ensemble  les  deux 
princesses,  où  en  sont  Pylade  et  Oreste? 

—  Mordi  !  madame,  répondit  Coconas,  Pylade  et 
Oreste  meurent  de  faim  et  d'amour. 

Co  fut  effectivement  maître  la  Ilurière  qui,  lo 
lendemain,  à  neuf  heures  du  matin,  porta  au  Lou- 
\Te  la  respectueuse  missive  de  maître  Ânnibal  de 
Coconas. 


im^rss9>-o- 


XVI 


onTnoN, 


enri,  même  après  le  refus 
du  duc  d'Alcnçon,  qui  re- 
mettait tout  en  question, 
jusqu'à  son  oxislcncc,  était 
devenu,  s'il  était  possible, 
encore  plus  grand  ami  du 
prince  qu'il  ne  l'était  au- 
paravant. 

Catherine  conclut  de  cette  intimité  que  les  deux 
princes,  non-seulement  s'ontcnihiienl,  mais  encore 
conspiraii'nl  ensemble.  Elle  interrogea  hi-dcssus 
Marguerite,  mais  Marguerite  était  sa  digne  (illo;  et 
la  reine  de  Navarre,  dont  le  principal  talent  était 
d'éviter  une  explication  scabreuse,  se  garda  si  iiien 
des  questions  de  sa  mère,  (ju'après  avoir  répondu  à 
toutes  elle  la  laissa  plus  embarrassco  qu'aupara- 
vant. 

La  Florentino  n'eut  donc  plus  pour  la  conduire 
que  cet  instinct  intrigant  qu'elle  avait  apporté  do  la 
Toscane,  le  plus  intrigant  des  petits  Etals  de  celle 
dpoque,  cl  ce  sentiment  do  haine  qu'elle  avait  puise 
ù  la  cour  de  France,  (pii  était  la  cour  la  plus  divi- 
sée d'intén'is  ol  d'opinions  de  ce  temps. 

Elle  comprit  rrahonl  qu'une  partie  de  la  force  <lu 
Béarnais  lui  venait  de  son  alliance  avec  le  duc  d'A- 
lcnçon, et  elle  résolut  do  l'isoler. 

Du  jour  où  elle  eut  pris  cette  résolution,  cllo  en- 
toura son  lils  aveu  la  patience  cl  lo  talent  du  pô- 


chcur,  qui,  lorsqu'il  a  laissé  tomber  les  plombs 
loin  du  poisson,  les  traîne  insensiblement  jusqu'à 
ce  que  de  tous  côtés  ils  aient  enveloppé  sa  proie. 

Le  duc  François  s'aperçut  de  ce  redoublement  de 
caresses,  et,  de  son  côté,  fit  un  pas  vers  sa  mère. 
Quant  h  Henri,  il  feignit  de  ne  rien  voir  et  sur- 
veilla son  allié  de  plus  près  qu'il  n'avait  fait  en- 
core. 

Chacun  attendait  un  événement. 

Or.  tandis  (]uc  chacun  éiait  dans  l'attente  de  cet 
événement,  certain  pour  les  uns,  probable  pour  les 
aiUres,  un  matin  que  le  soleil  s'était  levé  rose  et  dis- 
tillant cette  tiède  chaleur  et  ce  doux  parfum  qui  an- 
noncent un  beau  jour,  un  homme  pâle,  appuyé  sur 
un  bâton  et  marchant  péniblement,  sortit  d'une  pe- 
tite maison  sise  derrière  l'Arsenal,  et  s'achemina 
par  la  rue  du  IVlit-Musc. 

Vers  la  porto  Saint-Antoine,  et  «près  avoir  longé 
celle  promenade  qui  tiiurnnil  comme  une  prairie 
marécageuse  autour  des  fossés  de  la  Itasiillo,  il 
laissa  le  grand  boulevard  A  sa  goucho  et  entra  dans 
le  jardin  de  l'Arbalète,  dont  le  concierge  le  reçut 
avec  de  graniles  saliilalions. 

Il  n'y  avait  personne  dans  ce  janlin,  qui,  romm« 
l'indique  .son  nom,  appartenait  A  une  société  parii- 
rnli^ro  :  celle  des  orbaiétriers.  Mais,  y  eût-il  des 
promeneurs,  rhommo  pâle  était  digne  de  tout  leur 
intérêt,  car  sa  longue  moustache,  son  pas  qui  con- 


LA  REINE  MARGOT. 


83 


servait  une  allure  militaire,  bien  qu'il  fût  ralenti 
par  la  souffrance,  indiquaient  assez  que  c'était  quel- 
que officier  blessé  dans  une  occasion  récente  qui 
essayait  ses  forces  par  un  exercice  modéré  et  repre- 
nait la  vie  au  soleil. 

Cependant,  chose  étrange!  lorsque  le  manteau 
dont,  malgré  la  chaleur  naissante,  cet  homme  en 
apparence  inoffensif  était  enveloppé  s'ouvrait,  il 
laissait  voir  deux  longs  pistolets  pendant  aux  agra- 
fes d'argent  de  sa  ceinture,  la([uellc  serrait  en  ou- 
tre un  large  poignard  et  soutenait  une  longue  épée 
qu'il  semblait  ne  pouvoir  tirer,  tant  elle  était  colos- 
sale, et  qui,  complétant  cet  arsenal  vivant,  battait 
de  son  fourreau  deux  jambes  amaigries  et  trem- 
blantes. En  outre,  et  pour  surcroît  de  précautions, 
le  promeneur,  tout  solitaire  qu'il  était,  lançait  à 
chaque  pas  un  regard  scrutateur,  comme  pour  in- 
terroger chaque  détour  d'allée,  chaque  buisson, 
chaque  fossé. 

Ce  fut  ainsi  que  cet  homme  pénétra  dans  le  jar- 
din, gagna  pa  siblement  une  espèce  de  petite  ton- 
nelle donnant  sur  les  boulevards,  dont  il  n'était  sé- 
paré que  par  une  haie  épaisse  et  un  petit  fossé  qui 
formait  sa  double  clôture.  Là,  il  s'étendit  sur  un 
banc  de  gazon  à  portée  d'une  table  où  le  gardien  de 
l'établissement,  qui  joignait  à  son  litre  de  concierge 
l'industrie  de  gargotier,  vint  au  bout  d'un  instant 
lui  apporter  une  espèce  de  cordial. 

Le  malade  était  là  depuis  dix  minutes,  et  avait  à 
plusieurs  reprises  porté  à  sa  bouche  la  tasse  de 
faïence  dont  il  dégustait  le  contenu  à  petites  gor- 
gées, lorsque  tout  à  coup  son  visage  prit,  malgré 
l'intéressante  pâleur  qui  le  couvrait,  une  expression 
effrayante.  Il  venait  d'apercevoir,  venant  du  la 
Croix-Faubin,  par  un  sentier  qui  est  aujourd'hui  la 
rue  de  Naples,  un  cavalier  enveloppé  d'un  grand 
manteau,  lequel  s'arrêta  proche  du  bastion  et  at- 
tendit. » 

Il  y  était  depuis  cinq  minutes,  et  l'homme  au  vi- 
sage pâle,  que  le  lecteur  a  peut-être  déjà  reconnu 
pour  Maurevel,  avait  à  peine  eu  le  temps  de  se  re-. 
mettre  de  l'émotion  que  lui  avait  causée  sa  présence, 
lorsqu'un  jeune  homme  au  justaucorps  serré  comme 
celui  d'un  page  arriva  par  le  chemin  qui  fut  de- 
puis la  rue  des  Fossés-Saint-Nicolas  et  rejoignit  le 
cavalier. 

Perdu  dans  sa  tonnelle  de  feuillage,  Matirevel 
pouvait  tout  voir  et  même  tout  entendre  sans  peine, 
et,  quand  on  saura  que  le  cavalier  était  de  Mouy,  et 
le  jeune  homme  au  justaucorps  serré  Orllion,  on  ju- 
gera si  les  oreilles  et  les  j'eux  étaient  occupés. 

L'un  et  l'autre  regardèrent  autour  d'eux  avec  la 
plus  minutieuse  attention,  Maurevel  retenait  son 
souffle. 

—  Vous  pouvez  parler,  monsieur,  dit  le  premier 
Orthon,  qui,  étant  le  plus  jeune,  était  le  plus  con- 
fiant, personne  ne  nous  voit  ni  ne  nous  écoute. 

—  C'est  bien,  dit  de  Mouy,  tu  vas  aller  cli"?.  ma- 


dame de  Sauve,  tu  remettras  cq  billet  à  elle-même, 
si  tu  la  trouves  chez  elle  :  si  elle  nV  est  pas,  tu  le 
déposeras  derrière  le  miroir  où  le  roi  avait  l'habi- 
tude de  mettre  les  siens;  puis  tu  attendras  dans  le 
Louvre.  Si  l'on  te  donne  une  réponse,  tu  l'apporte- 
ras où  tu  sais  :  si  tu  n'en  as  pas,  tu  viendras  me 
chercher  ce  soir  avec  un  poitriual  à  l'endroit  que  je 
t'ai  désigne  et  d'où  je  sors-. 

—  Rien,  dit  Orthon  ;  je  sais. 

—  Moi,  je  te  quitte  ;  j'ai  fort  affaire  pendant  toute 
la  journée.  Ne  le  hâte  pas,  loi,  ce  sérail  inutile;  tu 
n'as  pas  besoin  d'arriver  au  Louvre  avant  qu'j/  y 
soit,  et  je  crois  qu'i/  prend  une  leçon  de  chasse  au 
vol  ce  matin."  Va,  et  montre-toi  hardiment.  Tu  es 
rétabli,  tu  viens  remercier  madame  de  Sauve  des 
bontés  qu'elle  a  eues  pour  toi  pendant  ta  convales- 
cence. Va,  enfant,  va. 

-Maurevel  écoutait,  les  yeux,  les  cbevcux  hérissés, 
la  sueur  sur  le  front.  Son  premipr  mouvement 
avait  été  de  détacher  un  pistolet  de  son  agrafe  et 
d'ajuster  de  Mouy,  mais  un  mcuvement  qui  avait 
cntr'ouvert  son  manteau  lui  avait  montré  sous  ce 
manteau  une  cuirasse  bien  ferme  et  bien  solide.  Il 
était  donc  probable  ({ue  la  balle  s'aplatirait  sur 
celte  cuirasse,  ou  qu'elle  frapperait  dans  quelque 
endroit  du  corps  où  la  blessure  qu'elle  ferait  ne  se- 
rait pas  mortelle.  D'ailleurs,  il  pensa  que  de  Mouy, 
vigoureux  et  bien  armé,  aurait  bon  marché  de  lui, 
blessé  comme  il  l'était,  et,  avec  un  soupir,  il  letira 
à  lui  son  pistolet,  déjà  étendu  vers  le  huguenot. 

—  Quel  malheur,  murmura-l-il,  de  ue  pouvoir 
l'abattre  ici,  sans  autre  témoin  que  ce  brigandcau. 
à  qui  mon  second  coup  irait  si  bien! 

Mais  en  ce  moment  Maurevel  réfléchit  que  ce  bil- 
let donné  à  Orthon,  et  qu'Orlhon  devait  remettre  à 
madame  de  Sauve,  était  peut-êlre  plus  important 
.que  la  vie  même  du  chef  huguenot. 

—  Ah!  dit-il,  lu  m'échappes  encore  ce  matin; 
soit.  Eloigno-loi  sain  et  sauf,  mais  j'aurai  mon  tour 
demain  :  dussé-je  te  suivre  jusque  dans  l'enfer,  dont 
tu  es  sorti  pour  me  perdre  si  je  ne  le  perds. 

En  ce  moment,  de  Mouy  croisa  son  manteau  sur 
son  visage  et  s'éloigna  rapidement  dans  la  dircclion 
des  marais  du  Temple.  Orthon  reprit  les  fossés  qui 
le  conduisaient  au  bord  de  la  rivière. 

Alors  Maurevel,  se  soulevant  avec  plus  de  vigueur 
et  d'agilité  qu'il  n'osait  l'espérer,  regagna  la  rue  de 
la  Cerisaie,  rentra  chez  lui,  fit  seller  un  cheval,  et, 
loul  faible  qu'il  était,  au  risque  de  rouvrir  ses  bles- 
sures, prit  au  galop  la  rue  Saint-Antoine,  gagna  les 
quais  et  s'enfonça  dans  le  Louvre. 

Cinq  minutes  après  qu'il  eut  disparu  sous  le  gui- 
chet, Catherine  savait  tout  ce  (|ui  venait  de  se  pas- 
ser, et  Maurevel  recevait  bs  mille  écus  d'or  qui  lui 
avaient  été  promis  pour  l'arrestalion  du  roi  de  Na- 
varre. 

—  Oh  !  dit  alors  Catherine,  ou  ie  me  trompe  bien, 


84 


LA  REINE  MARGOT. 


ou  ce  de  Mouy  sera  la  tache  noire  que  René  a  trou- 
vée dans  l'horoscope  de  ce  Béarnais  maudit. 

Un  quart  d'heure  après  Maurevel,  Orthon  entrait 
au  Louvre,  se  faisait  voir  comme  le  lui  avait  re- 
commandé de  Mouy,  et  gagnait  l'appartement  de 
madame  de  Sauve  après  avoir  parlé  à  plusieurs 
commensaux  du  palais. 

Bariole  seule  était  chez  sa  maîtresse,  Catherine 
venait  de  demander  cette  dernière  pour  transcrire 
certaines  lettres  importantes,  et,  depuis  cinq  minu- 
tes, elle  était  chez  la  reine. 

—  C'est  bien,  dit  Orthon,  j'attendrai. 

Et.  proGtant  de  sa  familiarité  dans  la  maison,  le 
jeune  homme  passa  dans  la  chambre  à  coucher  de 
la  baronne,  et,  après  s'être  bien  assuré  qu'il  était 
seul,  il  déposa  le  billet  derrière  le  miroir. 

Au  moment  même  où  il  éloignait  sa  main  de  la 
glace,  Catherine  entra.  « 

Orthon  pâlit,  car  il  semblait  que  le  regard  rapide 
et  perçant  de  la  reine  mère  s'était  tout  d'abord 
porté  sur  le  miroir. 

—  Que  fais-tu  là,  petit,  demanda  Catiierine.  ne 
cherches-tu  point  madame  de  Sauve? 

—  Oui,  madame;  il  y  avait  longtemps  que  je  ue 
l'avais  vue,  et,  en  tardant  encore  à  la  venir  remer- 
cier, je  craignais  de  passer  pour  un  ingrat. 

(     —  Tu  l'aimes  donc  bien,  cette  chère  Charlotte? 

—  Be  toute  mon  âme,  madame. 

—  Et  tu  es  fidèle,  à  ce  qu'on  dit? 

—  Votre  Majesté  comprendra  que  c'est  une  chose 
bien  naturelle  quand  elle  saura  que  madame  de 
Sauve  a  eu  de  moi  des  soins  que  je  ne  méritais  pas, 
n'étant  qu'un  simple  serviteur. 

—  Et  dans  quelle  occasion  a-t-ellc  eu  de  toi  ces 
soins?  demanda  Catherine  feignant  d'ignorer  l'évé- 
nement arrivé  au  jeune  garçon. 

—  Madame,  lorsque  je  fus  blessé. 

—  Ah!  pauvre  eafant!  dit  Catherine,  tu  as  été 
blessé  ? 

—  (iui,  madame. 

—  Et  quand  cela? 

—  Le  .soir  où  l'on  vint  pour  arrêter  le  roi  de  Na- 
varre. J'eus  si  grand'peur  en  voyant  îles  soldats,  que 
je  criai,  j'appelai  ;  l'un  d'eux  me  donna  un  coup 
sur  la  tête  et  je  tombai  évanoui. 

—  Pauvre  garçon!  et  te  voilà  bien  rrialili  main- 
tenant? 

—  Oui,  madame. 

—  De  .sorti'  que  tu  cherches  le  roi  de  Navarre 
pour  rentrer  chez  lui? 

—  Non,  madame.  Le  roi  de  Navarre  ayant  appris 
que  j'avais  osé  résister  aux  ordres  de  Vntro  Majcsti'. 
m'a  chassi!  sans  miséricorde. 

—  Vraiment!  dit  Calherinc  avec  une  ititonatiou 
pleine  d'intérêt.  Eh  bien!  je  me  charge  de  cette  af- 
faire. Mais,  .si  tu  attends  madame  de  Sauve,  tu  l'al- 
tondnis  inulilemiut  ;  elle  est  occupée  au-dessous 
d'ici,  ('liez  Miiii,  dans  mon  cabiuol. 


Et  Catherine,  pensant  qu'Orthon  n'avait  peut- 
être  pas  eu  le  temps  de  cacher  le  billet  derrière  la 
glace,  entra  dans  le  cabinet  de  madame  de  Sauve 
pour  laisser  toute  liberté  au  jeune  homme. 

Au  même  moment,  et  comme  Orthon,  inquiet  de 
cette  arrivée  inattendue  de  la  reine  mère,  se  deman- 
dait si  cette  arrivée  ne  cachait  pas  quelque  com- 
plot contre  sou  maître,  il  entendit  frapper  trois  pe- 
tits coups  au  plafond  ;  c'était  le  signal  qu'il  devait 
lui-même  donner  à  son  maître  dans  le  cas  de  dan- 
ger quand  son  maître  était  chez  madame  de  Sauve, 
et  qu'il  veillait  sur  lui. 

Ces  trois  coups  le  firent  tressaillir,  une  révéla- 
lion  mjstérieuse  l'éclaira  ;  et  il  pensa  que  cette  fois 
l'avis  était  donné  à  lui-môme;  il  courut  donc  au  mi- 
roir, et  en  retira  le  billet  qu'il  y  avait  déjà  posé. 

Catherine  suivait,  à  travers  une  ouverture  de  la 
tapisserie,  tous  les  mouvements  de  l'enfant;  elle  le 
vit  s'élancer  vers  le  miroir,  mais  elle  ne  sut  si  c'é- 
tait pour  y  cacher  le  billet  ou  pour  l'en  retirer. 

—  Eh  bien  !  murmura  l'impatiente  Florentine, 
pourquoi  tarde-t-il  donc  maintenant  à  partir? 

Et  elle  rentra  aussitôt  dans  la  chambre  le  visage 
souriant. 

—  Encore  ici,  petit  garçon?  Eh  bien!  mais  qu'at- 
tends-tu donc?  Ne  t'ai-je  pas  dit  que  je  prenais  en 
main  le  soin  de  ta  petite  fortune?  Quand  je  te  dis 
une  chose,  en  doutes-tu? 

—  0  madame,  Bieu  m'en  garde  !  répondit  Or- 
thon. 

Et  l'enfant,  s'approchant  de  la  reine,  mit  un  ge- 
nou en  terre,  baisa  le  bas  de  sa  robe,  et  sortit  rapi- 
dement. 

En  sortant,  il  vit  dans  l'antichambre  le  capitaine 
des  gardes  qui  attendait  Catherine.  Cette  vue  n'était 
point  faite  pour  éloigner  ses  soupçons,  aussi  ne  fit- 
elle  que  les  redoubler. 

Be  son  côté,  Catherine  n'eut  pas  plutôt  vu  la  ta- 
pisserie de  la  portière  retomber  derrière  Orthon, 
qu'elle  s'élança  vers  le  miroir.  Mais  ce  fut  inutile- 
mont  qu'elle  plongea  derrière  lui  sa  main  trem- 
blante d'impatience,  elle  ne  trouva  aucun  billet. 

Et,  cependant,  elle  était  sûre  d'avoir  vu  l'enfant 
s'approcbor  du  miroir.  C'i-tail  donc  pour  reprendre 
rt  non  pour  déposer.  La  fatalili'  donnait  une  force 
(igale  à  ses  adversaires.  Un  enfant  devenait  un 
homme  du  moment  où  il  luttait  contre  elle. 

Elle  remua,  regarda,  sonda,  rien!... 

—  Oh!  le  m.Tlhcun'tix  1  s'écria-t-elle.  Je  ne  lui 
voulais  cependant  pas  de  mal.  et  voilà  qu'en  roti- 
rnnl  le  billet  il  va  au-devant  de  sa  destinée.  Holà! 
M.  de  N'ancey,  holà  ! 

La  Voix  vibrante  di'  la  ri'iiic  lucic  traversa  le  sa- 
lon et  pi'ncira  jus(|ue  ilaiis  l'aniichambrc  où  se  te- 
nait, nous  l'avons  dit,  le  capitaine  des  gardes. 

M.  de  Nancey  accourut. 

—  Me  voilà,  dit-il.  madame.  Que  désire  Votre  Ma- 
jesté? 


LA  REINE  MARGOT. 


83 


—  Vous  êles  dans  l'antichambre? 

—  Oui,  madame. 

—  Vous  avez  vu  sortir  un  jeune  homme,  un  en- 
fant? 

—  A  l'instant  même. 

—  Il  ne  peut  être  loin  encore? 

—  A  moitié  de  l'escalier  à  peine. 

—  Rappelez-le. 

—  Comment  se  nomme-t-il? 

—  Orthon.  S'il  refuse  de  revenir,  ramenez-ie  de 
force.  Cependant,  ne  l'effrayez  point,  s'il  ne  fait  au- 
cune résistance.  Il  faut  que  je  lui  parle  à  l'instant 
même. 

Le  capitaine  des  gardes  s'élança. 

Comme  il  l'avait  prévu,  Orthon  était  à  peine  à 
moitié  de  l'escalier;  car  il  descendait  lentement  dans 
l'espérance  de  rencontrer  dans  l'escalier  ou  d'aper- 
cevoir dans  quelque  corridor  le  roi  de  Navarre  ou 
madame  de  Sauve. 

Il  s'entendit  rappeler  et  tressaillit. 

Son  premier  mouvement  fut  de  fuir;  mais,  avec 
une  puissance  de  réflexion  au-dessus  de  son  âge,  il 
comprit  que  s'il  fuyait  il  perdait  tout. 

11  s'arrêta  donc. 

—  Qui  m'appelle? 

—  Moi,  M.  de  Nancey,  répondit  le  capitaine  des 
gardes  en  se  précipitant  par  les  montées. 

—  Mais  je  suis  bien  pressé,  dit  Ortiion. 

—  De  la  part  de  Sa  Majesté  la  reine  mère,  reprit 
M.  de  Nancey  en  arrivant  prés  de  lui. 

L'enfant  essuya  la  sueur  qui  coulait  sur  son  front 
et  remonta. 

Le  capitaine  le  suivit  par  derrière. 

Le  premier  plan  qu'avait  formé  Catherine  était 
d'arrêter  le  jeune  homme,  de  le  faire  fouiller  et  de 
s'emparer  du  billet  dont  elle  le  savait  porteur;  en  con- 
séquence, elle  avait  songé  à  l'accuser  de  vol,  et  déjà 
avait  détaché  de  la  toilette  une  agrafe  de  diamants 
dont  elle  voulait  faire  peser  la  soustraction  sur  l'en- 
fant; mais  elle  réfléchit  que  le  moyen  était  dange- 
reux, en  ceci  qu'il  éveillait  les  soupçons  du  jeune 
homme,  lequel  prévenait  son  maître,  qui  alors  se 
défiait,  et,  dans  sa  défiance,  ne  donnait  point  prise 
sur  lui. 

Sans  doute  elle  pouvait  faire  conduire  le  jeune 
homme  dans  quelque  cachot;  mais  le  bruit  de  l'ar- 
restation, si  secrètement  qu'elle  se  fît,  se  répandait 
dans  le  Louvre,  et  un  seul  mot  de  cette  arrestation 
mettait  Henri  sur  ses  gardes. 

Il  fallait  cependant  à  Catherine  ce  billet,  car  un 
billet  de  M.  de  Mouy  au  roi  de  Navarre,  un  billet 
recommandé  avec  tant  de  soins,  devait  renfermer 
toute  une  conspiration. 

Elle  replaça  donc  l'agrafe  pu  elle  l'avait  prise. 

—  Non,  non,  dit-elle,  idée  de  sbire,  mauvaise 
idée.  Mais  pour  un  billet...  qui  peut-être  n'en  vaut 
pas  la  peine,  continua-telle  en  fronçant  les  sour- 
cils et  en  parlant  si  bas  qu'elle-même  pouvait  à 


peine  entendre  le  bruit  de  ses  paroles.  Eh  !  ma  foi, 
ce  n'est  point  ma  faute;  c'est  la  sienne.  Pourquoi  le 
petit  brigand  n'a-t-il  point  mis  le  billet  où  il  devait 
le  mettre?  Ce  billet,  il  me  le  faut. 

En  ce  moment,  Orthon  rentra . 

Sans  doute  le  visage  de  Catherine  avait  une  es- 
pression  terrible,  car  le  jeune  homme  s'arrêta  pâ- 
lissant sur  le  seuil.  Il  était  encore  trop  jeune  pour 
être  parfaitement  maître  de  lui-même. 

—  Madame,  dit-il,  vous  m'avez  fait  l'honneur  de 
me  rappeler;  en  quelle  chose  puis-je  être  bon  à  Vo- 
tre Majesté? 

Le  visage  de  Catherine  s'éclaira,  comme  si  un 
rayon  de  soleil  fût  \enu  le  mettre  en  lumière. 

—  Je  t'ai  fait  rappeler,  enfant,  dit-elle,  parce  que 
ton  visage  me  plaît,  et  que,  t'ayant  fait  une  pro- 
messe, celle  de  m'occuper  de  ta  fortune,  je  veux  te- 
nir cette  promesse  sans  retard.  On  nous  accuse, 
nous  autres  reines,  d'être  oublieuses.  Ce  n'est  pomt 
notre  creur  qui  l'est,  c'est  notre  esprit  emporté  par 
les  événements.  Or,  je  me  suis  rappelé  que  les  rois 
tiennent  dans  leurs  mains  la  fortune  des  hommes, 
et  je  t'ai  rappelé.  Viens,  mon  enfant,  suis-moi. 

M.  de  Nancey,  qui  prenait  la  scène  au  sérieux,  re- 
gardait cet  attendrissement  de  Catherine  avec  un 
grand  étonnement. 

—  Sais-tu  monter  à  cheval,  petit?  demanda  Ca- 
raanda  Catherine. 

—  Oui,  madame. 

—  En  ce  cas,  viens  dans  mon  cabinet.  Je  vais  te 
remettre  un  message  que  tu  porteras  à  Saint-Ger- 
main. 

—  Je  suis  aux  ordres  de  Votre  Majesté. 

—  Faites-lui  préparer  un  cheval,  Nancey. 
M.  de  Nancey  disparut. 

—  Allons,  enfant,  dit  Catherine. 

Et  elle  marcha  la  première.  Orthon  la  suivit. 

La  reine  mère  descendit  un  étage,  puis  elle  s'en- 
gagea dans  le  corridor  où  étaient  les  appartements  du 
roi  et  du  duc  d'Aleuçon,  gagna  l'escalier  tournant, 
descendit  encore  un  étage,  ouvrit  une  porte  qui 
aboutissait  à  une  galerie  circulaire  dont  nul,  ex- 
cepté le  roi  et  elle,  n'avait  la  clef,  fit  entrer  Or- 
thon, entra  ensuite,  et  tira  derrière  elle  la  porte. 
Cette  galerie  entourait  comme  un  rempart  certaines 
portions  des  appartements  du  roi  et  de  la  reine 
mère.  C'était  comme  la  galerie  du  château  Saint- 
Ange  à  Rome  et  celle  du  palais  Pitti  à  Florence,  une 
retraite  ménagée  en  cas  de  danger. 

La  porte  tirée,  Catherine  se  trouva  enfermée  avec 
le  jeune  homme  dans  ce  corridor  obscur.  Tous  deux 
firent  une  vingtaine  de  pas,  Catherine  marchant  de- 
vant, Orthon  suivant  Catherine. 

Tout  à  coup,  Catherine  se  retourna,  et  Orthon  re- 
trouva sur  son  visage  la  même  expression  sombre 
qu'il  y  avait  vue  dix>  minutes  auparavant.  Ses  yeux 
ronds,  comme  ceux  d'une  chatte  ou  d'une  panthère, 
semblaient  jeter  Hu  feu  dans  l'obscurité. 


80 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Arrête!  dit-elle. 

Ortlion  sentit  un  frisson  courir  dans  ses  épaules, 
un  froid  mortel,  pareil  à  un  manteau  de  glace,  tom- 
bait de  cette  voûte.  Le  parquet  semblait  morne, 
comme  le  couvercle  d'une  tombe.  Le  regard  de  Ca- 
therine était  aigu,  si  cela  peut  se  dire,  et  pénétrait 
dans  la  poitrine  du  jeune  homme. 

11  se  recula  eu  se  rangeant  tout  tremblant  contre 
la  muraille. 

—  Où  est  le  billet  que  tu  étais  chargé  de  remet- 
tre au  roi  de  Navarre? 

—  Le  billet?  balbutia  Orthon. 

—  Oui,  ou  de  déposer  en  son  absence  derrière  le 
miroir? 

—  Moi,  madame,  dit  Orthon;  je  ne  sais  ce  que 
vous  voulez  dire. 

—  Le  billet  que  de  Mouy  t'a  remis,  il  y  a  une 
heure,  derrière  le  jardin  de  l'Arbalète. 

—  Je  n'ai  pas  de  billet,  dit  Orthon,  Votre  Majesté 
se  trompe  bien  certainement. 

—  Tu  mens,  dit  Catherine,  donne  le  billet,  et  je 
tiens  la  promesse  que  je  t'ai  faite. 

—  Laquelle,  madame? 

—  Je  t'enrichis. 

—  Je  n'ai  point  de  billet,  piadame,  reprit  l'en- 
fant. 

Catherine  commença  un  grincement  de  dents  qui 
s'acheva  par  un  sourire. 

—  Veux-tu  me  le  donner,  dit-elle,  et  tu  auras 
mille  écus  d'or? 

—  Je  n'ai  pas  do  billet,  madame. 

—  Deux  mille  écus. 

—  Impossible.  Puisque  je  n'en  ai  pas,  je  ne  i)uis 
vous  le  donner. 

—  Dix  mille  écus,  Orthon. 

Orthon,  qui  voyait  la  colère  monter  comme  une 
Biarée  du  cœur  au  front  de  la  reine,  pensa  qu'il  n'a- 
vait qu'un  moyen  de  sauver  son  maitre,  c'était  d'a- 
valer le  billet.  Il  porta  la  main  à  sa  poche.  Cathe- 
rine devina  son  intention  et  arrêta  sa  main. 

—  Allons,  enfant,  dit-elle  en  riant.  Bien,  tu  es 
fidèle.  Quand  les  rois  veulent  s'attaciier  un  servi- 
teur, il  n'y  a  point  de  mal  qu'ils  s'assurent  si  c'est 
un  cœur  dévoué.  Je  sais  à  quoi  m'en  tenir  sur  toi 
ntaintenant.  Tiens,  voici  ma  bourse  comme  |)re- 
mière  récompense.  Va  jiorter  ce  billet  à  ton  maiirc, 
et  annonce-lui  qu'à  partir  d'aujourd'hui  lu  es  à 
mon  service.  Va,  tu  peux  sortir  sans  moi  par  la 
porte  qui  nous  a  donné  passage  ;  elle  s'ouvre  en  de- 
dans. 

Va,  Catherine,  déposant  la  bour.se  dans  la  main 
i!u  jeune  homme  stupi'fail,  lit  quelques  pas  en  avant 
et  posa  sa  main  sur  le  mur. 

Cep(;ndaiil  le  joune  honiiiie  demeurait  debout  et 
lié.silanl.  Il  ne  pouvait  croire  que.  le  ihmger  (|u'il 
dvail  senti  s'abattre  sur  sa  tO.lesc  fût  éloigné. 

—  Allon.s,  ne  tremble  donc  pas  ainsi,  dit  Cathe- 
rine, ne  t'ai-je  pas  dit  uuo  lu  étais  libre  de  t'en  al- 


ler, et  que,  si  tu  voulais  revenir,  ta  fortune  serait 
faite? 

—  Merci,  madame,  dit  Orthon.  Ainsi,  vous  me 
faites  grâce? 

—  Il  y  a  plus,  je  te  récompense;  tu  es  un  bon  por- 
teur de  billet  doux,  un  gentil  messager  d'amour, 
seulement,  tu  oublies  que  ton  maitre  t'attend. 

—  Ah  !  c'est  vrai,  dit  le  jeune  homme  en  s'élan- 
çant  vers  la  porte. 

Mais  à  peine  eut-il  fait  trois  pas  que  le  parquet 
manqua  sous  ses  pieds.  11  trébucha,  étendit  les  deux 
mains,  poussa  un  horrible  cri,  et  disparut  abimé 
dans  l'oubliette  du  Louvre,  dont  Catherine  venait 
de  pousser  le  ressort. 

—  Allons,  murmura  Catherine,  maintenant, 
grâce  à  la  ténacité  de  ce  drôle,  il  me  va  falloir  des- 
cendre cent  cinquante  marches. 

Catherine  rentra  chez  elle,  alluma  une  lanterne 
sourde,  revint  dans  le  corridor,  replaça  le  ressort. 
ouvrit  la  porte  d'un  escalier  à  vis  qui  semblait  s'en- 
foncer dans  les  entrailles  de  la  terre;  et,  pressée 
par  la  soif  insatiable  d'une  curiosité  qui  n'était  que 
le  ministre  de  sa  haine,  elle  parvint  à  une  porte  de 
fer  qui  s'ouvrait  en  retour  et  donnait  sur  le  fond 
de  l'oubliette. 

C'est  là  que,  sanglant,  broyé,  écrasé  par  une  chute 
de  cent  pieds,  mais  cependant  palpitant  encore,  gi- 
sait le  pauvre  Orthon.  Derrière  l'épaisseur  du  mur 
on  entendait  rouler  l'eau  de  la  Seine,  qu'une  infil- 
tration souterraine  amenait  jusqu'au  fond  de  l'esca- 
lier. 

Catherine  entra  dans  la  fosse  humide  et  nau- 
séabonde qui,  depuis  qu'elle  existait,  avait  dû  être 
témoin  de  bien  des  chutes  pareilles  à  celle  qu'elle 
venait  de  voir,  fouilla  le  corps,  saisit  la  lettre,  s'as- 
sura que  c'était  bien  celle  qu'elle  désirait  avoir,  re- 
poussa du  pied  le  cadavre,  ap|)uya  le  |)ouce  sur  un 
ressort;  le  fond  bascula,  et  le  cadavre  glissant,  em- 
porté par  son  propre  poids,  disparut  dans  la  direc- 
tion de  la  rivière. 

Puis,  refermant  la  porte,  elle  remonta,  s'enferma 
dans  son  cabinet,  et  lut  le  billet  qui  était  conçu  en 
CCS  termes  : 

«  Ce  soir,  a  dix  heures,  rue  de  l'Arbrc-Sec,  hô- 
«  tel  delà  Belle-Étoile.  Si  vous  venez,  ne  répondez 
«  rien  ;  si  vous  ne  venez  pas.  dites  «o.n  au  porteur. 

«  Dt  MOUÏ  DE  SaIM-PhaLE.    Il 

Kn  lisant  ce  billot,  il  n'y  avait  (|u'un  sourire  sur 
les  lèvres  de  Catherine;  elle  songeait  seuleuienl  à  la 
victoire  qu'elle  allait  remporter,  oubliant  coinplële- 
nient  à  i|uel  prix  elle  aciu'lait  celle  victoire. 

Mais  aussi,  qu'élàil-ce  qii'tlrlhon?  Un  civur  li- 
déle,  une  âme  dévouée,  un  enfant  jeune  ol  beau; 
voilà  tout. 

Cela,  on  le  pense  bien,  ne  pouvait  pas  faire  peu- 


LA  REINE  MARGOT. 


87 


cher  un  instant  le  plateau  de  cette  froide  balance 
où  se  pèsent  les  destinées  des  empires. 

Le  billet  lu,  Catherine  remonta  immédiatement 
chez  madame  de  Sauve  et  le  plaça  derrière  le  mi- 
roir. 

Eo  descendant,  elle  retrouva  à  l'entrée  du  corri- 
dor le  capitaine  des  gardes. 

—  Madame,  dit  M.  de  Nancey,  selon  les  ordres 
qu'a  donnés  Votre  Majesté,  le  cheval  est  prêt. 

—  Mon  cher  baron,  dit  Catherine,  le  cheval  est 
inutile,  j'ai  fait  causer  ce  garçon,  et  il  est  véritable- 
ment trop  sot  pour  le  charger  de  l'emploi  que  je  lui 
voulais  confier.  Je  le  prenais  pour  un  laquais,  et  c'é- 


tait tout  au  plus  un  palefrenier;  je  lui  ai  donné 

quelque  argent  et  l'ai  renvoyé  par  le  petit  guichet. 

—  Mais,  dit  M.  de  Nancey,  cette  commission? 

—  Cette  commission?  répéta  Catherine. 

—  Oui,  qu'il  devait  faire  à  Saint-Germain,  Votre 
Majesté  veut-elle  que  je  la  fasse,  ou  que  je  la  fasse 
faire  par  quelqu'un  de  mes  hommes? 

—  Non,  non,  dit  Catherine,  vous  et  vos  hommes 
aurez  ce  soir  autre  chose  à  faire. 

Et  Catherine  rentra  chez  elle,  espérant  bien  ce 
soir  tenir  entre  ses  mains  le  sort  de  ce  damné  roi  de 
Navarre. 


IVII 


L'HOTELLERIE  DE  ta  BELLE  -  ÉTOILE. 


.eux  heures  après  l'événe- 
ment que  nous  avons  ra- 
conté, et  dont  nulle  trace 
n'était  restée  mf  me  sur  la 
figure  de  C.itherine,  ma- 
dame de  Sauve,  ayant  fini 
son  travail  chez  la  reine, 
remonta  dans  son  apparte- 
ment; derrière  elle  Henri  rentra,  et,  ayant  su  de 
Dariole  qu'Ortlion  était  venu,  il  alla  droit  à  la 
glace  et  prit  le  billet. 

Il  était,  comme  nous  l'avons  dit,  conçu  en  ces 
termes  : 

«  Ce  soir,  à  dix  heures,  rue  de  r.\rbre-Sec,  hô- 
«  tel  de  la  Belle-Etoile;  si  vous  venez,  ne  rcpùnilez 
«  rien.  Si  vous  ne  venez  pas,  dites  ^o:^  au  porteur. 
«  De  Modt  de  Saint-Phale.  » 


De  suscription,  il  n'y  en  avait  point. 

—  Henri  ne  manquera  pas  d'aller  au  rendez-vous, 
dit  Catherine,  car,  eût-il  envie  de  n'y  point  aller,  il 
ne  trouvera  plus  maintenant  le  porteur  pour  lui 
dire  non. 

Sur  ce  point,  Catherine  ne  s'était  pas  trompée. 
Henri  s'informa  d'Orlhon,  Dariole  lui  dit  qu'il  était 
sorti  avec  la  reine  mère;  mais,  comme  il  trouva  le 
billet  à  sa  place,  et  qu'il  savait  le  pauvre  enfant  in- 
capable de  trahison,  il  ne  conçut  aucune  inquié- 
tude. 

11  dina  comme  de  coutume  à  la  table  du  roi,  qui 
railla  fort  Henri  sur  les  maladresses  qu'il  avait  fai- 
tes dans  la  matinée  à  la  chasse  au  vol.  Henri  s'ex- 
cusa sur  ce  qu'il  était  homme  de  montagne  et  non 
homme  de  la  plaine,  mais  il  promit  à  Charles  d'étU' 
dier  la  volerie. 

Catherine  fut  charmante,  et,  en  se  levant  dé  ta- 


LA  REINE  MARGOT. 


Me,  pria  Marguerite  de  lui  tenir  compagnie  toute  la 
soirée. 

A  huit  heures,  Henri  prit  deux  gentilshommes  et 
sortit  avec  eux  par  la  porte  Saint-Honoré,  fit  un 
long  détour,  rentra  par  la  tour  de  Bois,  passa  la 
Seine  au  bac  de  Nesle,  remonta  jusqu'à  la  rue  Saint- 
Jacques,  et  là  il  les  congédia,  comme  s'il  pût  été  en 
aventure  amoureuse.  Au  coin  de  la  rue  des  Mathu- 
rins,  il  trouva  un  homme  à  cheval  enveloppé  d'un 
manteau;  il  s'approcha  de  lui. 

—  Mantes,  dit  l'homme. 

—  Pau,  répondit  le  roi. 

L'homme  mit  aussitôt  pied  à  terre.  Henri  s'enve- 
loppa du  manteau  qui  était  tout  crotté,  monta  sur 
le  cheval,  qui  était  tout  fumant,  revint  par  la  rue 
de  la  Harpe,  traversa  le  pont  Saint-Michel,  enfila 
la  rue  Barthélémy,  passa  de  nouveau  la  rivière  sur 
le  Pontaux-Meuniers,  descendit  les  quais,  prit  la 
rue  de  l'Arbre-Sec,  et  s'en  vint  heurter  à  la  porte 
de  maître  la  Hurière. 

La  Mole  était  dans  la  salle  que  nous  connaissons 
et  écrivait  une  longue  lettre  d'amour  à  qui  vous  sa- 
vez. 

Coconas  était  dans  la  cuisine  avec  la  Hurière,  re- 
gardant tourner  six  perdreaux  et  discutant  avec  son 
ami  l'hûtelier  sur  le  degré  de  cuisson  auquel  il  était 
convenable  de  tirer  les  perdreaux  de  la  broche. 

Ce  fut  en  ce  moment  qu'Henri  frappa.  Grégoire 
alla  ouvrir  et  conduisit  le  cheval  à  l'écurie  tandis 
que  le  voyageur  entrait  en  faisant  résonner  ses  bot- 
tes sur  le  plancher,  comme  pour  réchauffer  ses 
pieds  engourdis. 

—  Eh  !  maître  la  Hurière,  dit  la  Mole  tout  en 
écrivant,  voici  un  gentilhomme  qui  vous  demande. 

La  Hurière  s'avança,  toisa  Henri  des  pieds  à  la 
tête,  et  comme  son  manteau  de  gros  drap  ne  lui 
inspirait  pas  une  grande  vénération  : 

—  Qui  êtesvous?  demanda-t-il  au  roi. 

—  Eh!  sang-dieu!  dit  Henri  montrant  la  Molo, 
monsieur  vient  de  vous  le  dire,  je  suis  un  gentil- 
homme de  Gascogne  qui  vient  à  Paris  pour  se  pro- 
duire à  la  cour. 

—  Que  voulez-vous? 

—  Une  chambre  et  un  souper. 

—  Hum  !  lit  la  Hurière,  avez-vous  un  laquais? 
C'était,  on  le  sait,  la  question  habituelle. 

—  Non,  répondit  Henri;  mais  j<^  compte  bii'ii  rn 
prendre  un  dès  ([ue  j'aurai  fait  fortune. 

—  .le  ne  loue  pas  de  chainlire  de  maître  sans 
chambre  de  laiiuais,  dit  la  Hurière. 

—  Mfime  si  je  vous  offre  do  vous  payer  vntre 
chambre  et  votre  souper  un  noble  à  la  rose,  quitte 
à  faire  notre  prix  demain'? 

—  Oh!  oh!  vous  rirs  bien  gi'iiéri'Mx,  iiKin  genlil- 
homme!  dit  la  Hurière  en  regardant  Henri  avec  dé- 
fiance. 

—  Non  ;  mais,  d.ius  la  iToynnre  i[ui'  je  passerais 
la  soirée  et  la  nuit  dans  votre  hriicl,  que  m'avait 


fort  recommandé  un  seigneur  de  mon  pays,  qui 
l'habite,  j'ai  invité  un  ami  à  venir  souper  avec  moi. 
Avez-vous  du  bon  vin  d'Arbois? 

—  J'en  ai.  que  le  Béarnais  n'en  boit  pas  de  meil- 
leur. 

—  Bon,  je  le  paye  à  part.  Ah  !  justement,  voici 
mon  convive. 

Effectivement,  la  porte  venait  de  s'ouvrir  et  avait 
donné  passage  à  un  second  gentilhomme  de  quel- 
ques années  plus  âgé  que  le  premier,  traînant  à  son 
côté  une  immense  rapière. 

—  Ah!  ah!  dit-il,  vous  êtes  exact,  mon  jeune 
ami.  Pour  un  homme  qui  vient  de  faire  deux  cents 
lieues,  c'est  beau  d'arriver  à  la  minute. 

—  Est-ce  votre  convive?  demanda  la  Hurière. 

—  Oui,  dit  le  premier  venu  en  allant  au  jeune 
homme  à  la  rapière  et  en  lui  serrant  la  main  ;  ser- 
vez-nous à  souper. 

—  Ici,  ou  dans  votre  chambre? 

—  Où  vous  voudrez. 

—  Maître,  fit  la  Mole  en  appelant  la  Hurière,  dé- 
barrassez-nous de  ces  figures  de  huguenots;  nous 
ne  pourrions  pas,  devant  eux,  Coconas  et  moi,  dire 
un  mot  de  nos  affaires. 

—  Dressez  le  souper  dans  la  chambre  numéro  2, 
au  troisième,  dit  la  Hurière.  Montez,  messieurs, 
montez. 

Les  deux  voyageurs  suivirent  Grégoire,  qui  mar- 
cha devant  eux  en  les  éclairant. 

La  Mole  les  suivit  des  yeux  jusqu'à  ce  qu'ils  eus- 
sent disparu  ;  et,  se  retournant  alors,  il  vit  Coconas, 
dont  la  lèle  sortait  de  la  cuisine.  Deux  gros  veux 
fixes  et  une  bouche  ouverte  donnaient  à  celte  tête 
un  air  d'étonnonient  remarquable. 

La  Mole  s'approcha  de  lui. 

—  Mordi  !  lui  dit  Coconas.  as-tu  vu? 

—  Quoi? 

—  Ces  deux  gentilshommes. 

—  Eh  bien? 

—  Je  jurerais  que  c'est... 

—  Qui? 

—  Mais...  le  roi  de  Navarre  et  l'homme  au  man- 
teau rouge. 

—  Jure  si  tu  veux,  mais  pas  trop  haut. 

—  Tu  as  donc  reconnu  aussi  ? 

—  Certainement. 

—  Que  viennent-ils  faire  ici? 

—  Tune  devines  pas?  Quelque  affaire  d'amou- 
rettes. 

—  Tu  crois? 

—  J'en  suis  sûr. 

—  La  Mole,  j'aime  mieux  des  coups  d'épée  que 
ces  amourettes-là.  Jc>  voulais  jurer  tout  à  l'heure,  je 
[larie  m;iinlenanl. 

—  Que  paries-lu? 

—  Qu'il  s'agit  de  quelque  conspiration. 

—  Bah!  lu  es  fou. 

—  El  moi,  je  te  dis... 


LA  REINE  MARGOT. 


89 


iTZ. 


Il  vit  Cocon.is,  ilonl  la  lèle  sorinit  lie  l:i  tuisiin'.  — P*cf:  S8 


—  Je  te  dis  que  s'ils  conspirent  cela  les  regarde. 

—  Ah  !  c"est  vrai.  Au  fait,  dit  Coconas,  je  ne  suis 
plus  à  M.  d'Alençon;  qu'ils  s'arrangent  comme  bon 
leur  semblera. 

Et,  comme  les  perdreaux  paraissaient  arrives  au 
degré  de  cuisson  où  les  aimait  Coconas,  le  Piéraon- 
tais,  qui  comptait  en  faire  la  meilleure  portion  de 
son  dîner,  appela  maitre  la  Hurière  pour  qu'il  les 
tirât  de  la  broche. 

Pendant  ce  temps,  Henri  et  de  Mouy  s'installaient 
dans  leur  chambre. 

—  Eh  bien  !  sire,  dit  de  Mouy  quand  Grégoire 
eut  dressé  la  table,  vous  avez  vu  Orthon? 

P*ri8.  -   Iwy.  d«  IsHY  ..ID-     loultviri  Monlparnass-?,  81. 


—  Non  ;  mais  j'ai  eu  le  billet  qu'il  a  déposé  au 
miroir.  L'enfant  aura  pris  peur,  à  ce  que  je  pré- 
sume; car  la  reine  Catherine  est  venue  tandis  qu'il 
était  là,  si  bien  qu'il  s'en  est  allé  sans  m'attendre. 
J'ai  eu  un  instant  quelque  inquiétude,  car  Darinje 
m'a  dit  que  la  reine  mère  l'a  fait  longuement  cau- 
ser. 

—  Oh!  il  n'y  a  pas  de  danger,  le  drùle  est  adroit; 
et,  quoique  la  reine  mère  sache  son  métier,  il  lui 
donnera  du  fil  à  retordre,  j'en  suis  sûr. 

—  Et  vous,  de  Mouy,  l'avez-vous  revu?  demanda 
Henri. 

—  Non,  mais  je  le  reverrai  ce  soir  :  à  minuit  il 


90 


LA  REI.XE  MARGOT. 


doit  me  revenir  prendre  ici  avec  un  bon  poitrinal  ; 
il  nie  contera  cela  en  nous  en  allant. 

—  Et  riiomme  qui  était  au  coin  île  la  rue  des 
iJIalhurins? 

—  Quel  homme? 

—  L'homme  dont  j'ai  le  cheval  et  le  manteau,  en 
Clos-vous  sûr? 

—  C'est  un  de  nos  plus  dévoues.  D'ailleurs,  il  no 
connaît  pas  Votre  Majesté,  et  il  icrnore  à  qui  il  a  eu 
affaire. 

—  Nous  pouvons  alors  causer  de  iios  affaires  en 
toute  tranquillité. 

—  Sans  aucun  doute.  D'ailleurs  la  Mole  fait  le 
guet. 

—  A  merveille. 

—  Eh  bien!  sire,  que  dit  .M.  d'Alençon? 

—  M.  d'Alençon  ne  veut  plus  partir,  de  Mouy,  il 
s'est  expli(|ué  nellenicnt  à  ce  sujet,  ii'éleclion  du 
duc  d'Anjou  au  trône  de  Pologtie  et  l'indisposition 
du  roi  ont  cbanRé  tous  ses  desseins. 

—  Ainsi,  c'est  lui  qui  a  fait  raaiiqUer  tout  notre 
plan'.' 

—  Oui. 

—  Il  holis  trahit,  alors? 

—  l'as  encore;  mais  il  nous  trahira  à  la  pre- 
mière occasion  qu'il  trouvera. 

—  Cœur  lâche,  esprit  perfide^  povrquoi  n'a-t-il 
pas  répondu  aux  lettres  que  je  lui  ai  écrites? 

—  Pouf  avoir  des  preuves  et  n'en  pas  donner. 
En  attendant,  tout  est  perdu,  n'est-ce  pas,  de 
Mouy? 

—  Au  contraire,  sire,  toiii  êS't  gagné.  Voiis  savez 
liicn  que  le  parti  tout  cntiei^,  hioins  la  fraclioh  du 
prince  de  Condé.  était  pour  vous,  et  ne  se  servait  du 
duc  avec  lequel  il  avait  eu  l'air  de  se  mettre  eh  re- 
lation, que  comme  d'une  sauvegarde.  Eh  bien!  de- 
puis le  jour  de  la  cérérllttlilé,  j'ai  tout  ielié;  tout 
rattaché  n  voiis.  Cent  hnninies  vous  suffishieni  pour 
fuir  avec  le  duc  d'AÎençon,  j'en  ai  levéquiiizi-  cents: 
dans  huit  jours  ils  seront  prêts,  échelonnés  sur  la 
route  de  Pau.  Ce  ne  sera  plus  une  fuite,  ce  sera  une 
retraite.  Quinze  cents  hommes  vous  suffiront  ils, 
sire,  et  vous  croirez-vous  en  sûreté  avec  une  ar- 
mée? 

Henri  sourit,  et  lui  fra|qiant  sur  l'c'jiaule  : 

—  Tu  sai.s.  de  Mnuy,  lui  dit-il.  et  tu  es  seul  à  \i\ 
savoir,  que  le  roi  de  Navarre  n'est  pas  de  son  natu- 
rel aussi  effrayé  ipioii  le  croit. 

—  Eh!  mon  Dieu!  je  le  sais,  sire,  et  j'cspére 
qu'avant  qu'il  soit  longtemps  la  France  tout  pnliire 
Je  saura  romnic  moi.  Mais,  quand  on  conspire,  il  faut 
réussir.  I>a  première  (•onilition  de  la  r('us>ile  csl  la 
di'risioh;  et,  pour  que  la  décision  soil  rapide,  fran- 
che, incisivt^  il  l'aiil  être  convaincu  qlion  réussira. 
Eh  bien  I  sirn,  quels  sont  les  jours  où  il  y  a  chasse  ; 

—  Tous  les  iinii  mi  dix  jour»,  soil  i\  courre,  soil 
au  Vfd. 

—  Quand  a-i-on  (diassé? 


—  Aujourd'hui  même. 

—  D'aujourd'hui  en  huit  ou  dix  jours,  on  chas- 
sera donc  encore? 

—  -  Pans  aucun  doute,  peut-être  même  avant. 

—  Écoutez  ;  tout  me  semble  parfaitement  calme  : 
le  duc  d'Anjou  est  parti;  on  ne  pense  plus  à  lui.  I.e 
roi  se  remet  de  jour  en  jour  de  son  indisposition. 
Les  persécutions  contre  nous  ont  à  peu  près  cessé. 
Faites  les  doux  yeux  à  la  reine  mère,  faites  les  doux 
yeux  à  M.  d'Alençon;  dites-lui  toujours  que  vous  ne 
pouvez  partir  sans  lui  :  tâchez  qu'il  le  croie,  ce  qui 
est  plus  difficile. 

—  Sois  tranquille,  il  le  croira. 

—  Croyez-vous  qu'il  ait  si  graflde  confiance  en 
vous? 

—  Non  pas.  Dieu  m'en  garde!  mais  il  croit  tout 
ce  que  lui  dit  la  reine. 

—  Et  la  reine  nous  sert  francheinent,  elle? 

—  Oli  :  j'en  ai  la  preuve.  D'ailleurs,  elle  est  am- 
bitieuse, et  celte  couronne  de  NàVarré  absente  lui 
brûle  le  front. 

—  Eh  bien  !  trois  jours  avant  cette  chasse,  faites- 
moi  dire  où  elle  aura  lieu.  Si  c'est  â  Bondy.  à 
Saint-Germain  ou  à  Piarnbouillei,  9J6utez  que  vous 
êtes  prêt,  et,  quand  vous  verrez  M.  de  la  Mole  picpier 
devant  vous,  suivez  le,  et  piquez  fernle.  l'ne  fois 
hors  de  la  forêt,  si  la  reine  mère  \'eiii  Vous  avoir, 
il  faudra  qu'elle  coure  après  vous;  of,  ses  chevaux 
normands  ne  verront  pas  même,  je  t'espère,  les  fers 
de  nos  chevaux  barbes  et  dé  nos  gehets  li'Espagne. 

—  C'est  dit,  de  Mouy. 

—  Avez-vous  de  l'argent,  sire? 

Henri  fit  la  grimace  que  toute  sa  vif*  il  (It  à  cotte 
question. 
• —  Pas  trop,  dit-il  ;  mais  je  crois  que  Margot  en  a. 

—  Eh  bien!  soit  à  vous,  soit  à  elle,  emportez-en 
le  plus  que  vous  pourrez. 

—  Et  toi,  en  attendant,  que  vas-tu  faire? 

—  Après  m'èlre  oceupé  des  affaires  de  Votre  .Ma- 
jesté, assez  activement  comme  elle  le  voit,  Voire  Ma- 
jesté me  pcrmetira-t-elle  de  m'occuper  un  peu  des 
miennes'' 

—  Fais,  de  Mouy,  fais;  mais  quelles  sont  tes  af- 
faires? 

—  Écoulez,  sire.  Orthon  m'a  dt  (c'est  un  garçon 
fort  intelligent  que  je  rceonimande  à  Votre  Majesti')  ; 
Orthon  m'a  dit  iiier  avoir  rencontré  près  de  l'Arse- 
nal ce  brigand  de  Maurevel,  qui  esi  n'iabli  prfice 
aux  soins  de  Picné,  et  qui  se  réchauffe  au  soleil 
comme  un  serpent  qu'il  est. 

—  Ah!  oui.  je  comprends,  dit  Henri. 

—  Ah  !  vous  comprenez,  bon...  Vous  serez  roi  un 
jiulr,  vous,  siro,  et,  si  vous  avez  qiiehiue  vengeance 
du  genrt^  de  la  mienne  à  accomplir,  vous  l'aecompli- 
reJ!  en  roi.  Je  suis  un  soldai .  ei  je  dois  me  Venger 
en  >'ddat.  Doni;,  quand  toutes  nos  petites  affaires 
seront  ainingée.-",  ce  (|ui  donnera  à  ce  hrigand-là 
cinq  ou  six  jour»  encore  pour  se  remettre,  j'irai  moi 


LA  REIXE  MARGOT. 


91 


aussi  faire  un  tour  du  cûté  de  l'Arsenal,  et  je  le 
clouerai  au  gazon  de  quatre  bons  ooups  de  rapière, 
après  quoi  je  quitterai  Paris  le  cœur  moins  gros. 

—  Fais  tes  affaires,  mon  ami,  fais  tes  affaires, 
dit  le  Déarnais.  A  propos,  tu  es  content  de  la  Mole. 
n'est-ce  pas? 

—  Ali!  charmant  garçon  qui  vous  est  dévoue 
corpset  âme,  sire,  et  sur  lequel  vous  pouvez  compter 
comme  sur  moi...  brave... 

—  Et  surtout  discret;  aussi  nous  suivra-t-il  en 
Navarre,  de  Mouy  :  une  fois  arrivés  là,  nous  cber- 
cherons  ce  que  nous  devons  faire  pour  le  récom- 
penser. 

Comme  Henri  acbevait  ces  mots  avec  son  sourire 
narquois,  la  porte  s'ouvrit  ou  plutôt  s'enfonça,  et 
celui  dont  on  faisait  l'éloge  au  moment  même  parut, 
pâle  et  agite. 

—  Alerte,  sire,  cria-t-il,  alerte  !  la  maison  est 
cernée. 

—  Cernée!  s'écria  Henri  en  se  levant;  par  qui  ? 

—  Par  les  gardes  du  roi. 

—  Oh!  ob!  dit  de  Mouy  en  tirant  ses  pistolets  de 
sa  ceinture,  bataille,  à  ce  qu'il  paraît. 

—  Alil  oui,  dit  la  Mole,  il  s'agit  bien  de  pistolets 
et  de  bataille,  que  voulez-vous  faire  contre  cin- 
quante hommes? 

—  Il  a  raison,  dit  le  roi,  et  s'il  y  avait  quelque 
moyen  de  retraite... 

—  Il  y  en  a  un  qui  m"a  déjà  servi  à  moi,  et  si 
Votre  Majesté  veut  me  suivre... 

—  Et  de  Mouy? 

—  M.  de  Mouy  peut  nous  suivre  aussi,  s'il  veut; 
mais  il  faut  que  vous  vous  pressiez  tous  deux. 

On  entendit  des  pas  dans  l'escalier. 

—  Il  est  trop  tard!  dit  Henri. 

• — Ah  !  si  l'on  pouvait  seulement  les  occuper  pen- 
dant cinq  minutes,  s'écria  la  Mole,  je  répondrais  du 
roi. 

—  Alors,  répondez-en,  monsieur,  dit  de  Mouy, 
je  me  charge  de  les  occuper,  moi.  Allez,  sire,  allez. 

—  Mais  que  feras-tu? 

—  Ke  vous  inquiétez  pas,  sire;  allez  toujours. 

Et  de  Mouy  commença  par  faire  disparaître  l'as- 
siette, la  serviette  et  le  verre  du  roi,  de  façon  qu'on 
pût  croire  qu'il  était  seul  à  table. 

—  Venez,  sire,  venez,  s'écria  la  Mole  en  prenant 
le  roi  par  le  bras  et  l'entraînant  dans  l'escalier. 

—  De  Mouy!  mon  brave  de  Mouy!  s'écria  Henri 
en  tendant  la  main  au  jeune  homme. 

De  Mouy  baisa  cette  main,  poussa  Henri  hors  de 
la  chambre,  et  en  referma  derrière  lui  la  porte  au 
verrou. 

—  Oui,  oui,  je  comprends,  dit  Henri  :  il  va  se 
faire  prendre,  lui,  tandis  que  nous  nous  sauverons, 
nous;  mais  qui  diable  peut  nous  avoir  trahis.' 

—  Venez,  sire,  venez;  ils  montent,  ils  montent. 
En  effet,  la  lueur  des  tlambcaux  coniniençait  à 

ramper  le  long  de  l'étroit  escalier,  tandis  qu'on  en- 


tendait au    bas  comme  une  espèce  de  cliquetis 
d'épée. 

—  Alerte,  sire!  alerte!  dit  la  Mole. 

Et.  guidant  le  roi  dans  robscurit(',  il  lui  fit  mon- 
ter deux  étages,  poussa  la  porte  d'une  chambre, 
qu'il  referma  au  verrou,  et.  allant  ouvrir  la  feni'lre 
d'un  cabinet  : 

—  Sire,  dit-il.  Votre  Majesté  craint-elle  beaucoup 
les  excursions  sur  les  toits? 

—  Moi,  dit  Henri;  allons  donc,  un  cbasseuF  d'i- 
sards! 

—  Eh  bien  !  que  Votre  Majesté  me  suive  ;  je  can- 
nais le  chemin  et  vais  lui  servir  de  guide. 

—  Allez,  allez,  dit  Henri,  je  vous  suis. 

Et  la  Mole  enjamba  le  premier,  suivit  un  large 
rebord  faisant  gouttière,  au  bout  duquel  il  trouva 
une  vallée  formée  par  deux  toits;  sur  celte  vallée 
s'ouvrait  une  mansarde  sans  fenêtre  et  donnant  dans 
un  grenier  inhabité. 

—  Sire,  dit  la  Mole,  vous  voici  au  port. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Henri,  tant  mieux. 

Et  il  essuya  son  front  pâle  où  perlait  la  sueur. 

—  Maintenant,  dit  la  .Mole,  les  choses  vont  aller 
toutes  seules;  le  grenier  donne  sur  l'escalier,  l'es- 
calier aboutit  à  une  allée,  et  cette  allée  conduit  à  la 
rue.  J"ai  fait  le  même  chemin,  sire,  par  une  nuit 
bien  autrement  terrible  que  cdleci. 

—  Allons,  allons,  dit  Henri,  en  avant!... 

La  Mole  se  glissa  le  premier  par  la  fenêtre  béante, 
gagna  la  porte  mal  fermée,  l'ouvrit,  se  trouva  en 
haut  d'un  escalier  tournant,  et  mettant  dans  la  main 
du  roi  la  corde  qui  servait  de  rampe  : 

—  Venez,  sire,  dit  il. 

Au  milieu  de  l'escalier,  Henri  s'arrêta  ;  il  était 
arrivé  devant  une  fenêtre  ;  cette  fenêtre  donnait  sur 
la  cour  de  l'hùtellerie  de  la  Cclle-î-lloile.  On  voyait 
dans  l'escalier  en  face  courir  des  soldats,  les  uns 
portant  à  la  main  des  épécs  et  les  autres  des  llara- 
Lcaux. 

Tout  à  coup,  au  milieu  d'un  groupe,  le  roi  de  Na- 
v:irre  aperçut  de  Mouy.  Il  avait  rendu  son  épée  et 
descendait  tranquillement. 

—  Pauvre  garçon,  dit  Henri  ;  cœur  brave  et  dé- 
voué! 

—  Ma  foi,  sire,  dit  la  Mole,  Votre  Majesté  remar- 
quera qu'il  a  l'air  fort  calme;  et,  tenez,  même  il 
rit!  H  faut  qu'il  médite  quelque  bon  tour,  car,  vous 
le  savez,  il  rit  rarement. 

—  Et  ce  jeune  homme  qui  était  avec  vous? 

—  M.  de  Coconas?  demanda  la  Mole. 

—  Oui,  M.  de  Coconas,  qu'est-il  devenu? 

—  Oh  !  sire,  je  ne  suis  point  inquiet  de  lui.  En 
apercevant  les  soldats,  il  ne  m'a  dit  qu'un  mot  : 

—  Risquons-nous  quelque  chose? 

—  La  tête,  lui  ai-je  rcponilu. 

—  Et  te  sauveras-tu,  toi? 

—  Je  l'espère. 

—  Lh  bien!  moi  aussi,  a-t-il  répondu.  Eijevous 


nc> 


LA  REI>'E  MARGOT. 


jure  qu'il  se  sauvera,  sire.  Quand  on  prendra  Co- 
conas,  je  vous  en  réponds,  c'est  qu'il  lui  conviendra 
de  se  laisser  prendre. 

—  Alors,  dit  Henri,  tout  va  bien  ;  tâchons  de  re- 
gagner le  Louvre. 

—  Ah  !  mon  Dieu,  lit  la  Mole,  rien  de  plus  facile, 
sire;  enveloppons-nous  de  nos  manteaux  et  sortons. 
La  rue  est  pleine  de  gens  accourus  au  bruit,  on 
nous  prendra  pour  des  curieux. 

En  effet,  Henri  et  la  Mole  trouvèrent  la  porte  ou- 
verte, et  n'éprouvèrent  d'autre  difficulté  pour  sortir 
que  le  Ilot  populaire  qui  encombrait  la  rue. 

Cependant  tous  deux  parvinrent  à  se  glisser  par 
la  rue  d'.\verou  ;  mais,  arrivant  rue  des  Poulies,  ils 
virent  traversant  la  place  Suinl-Germain-l'Auxer- 
rois,  de  Mouy  et  son  escorte  conduits  par  le  capi- 
taine des  gardes,  M.  de  Nancey. 


—  Ah!  ah  !  dit  Henri,  on  le  conduit  au  Louvre, 
à  ce  qu'il  parait.  Diable!  les  guichets  vont  être  fer- 
més... On  prendra  les  noms  de  tous  ceux  qui  ren- 
treront ;  et,  si  l'on  me  voit  rentrer  après  lui,  ce  sera 
une  probabilité  que  j'étais  avec  lui. 

—  Eh  bien!  mais,  sire,  dit  la  Mole,  rentrez  au 
Louvre  autrement  que  par  le  guichet. 

—  Comment,  diable!  veux-tu  que  j'y  rentre? 

—  Votre  Majesté  n'a-t-elle  point  la  fenêtre  de  la 
reine  de  Navarre  ? 

—  Venlre-saint-gris  !  monsieur  de  la  Mole ,  dit 
Henri ,  vous  avez  raison.  Et  moi  qui  n'y  pensais 
pas!...  Mais,  comment  prévenir  la  reine? 

—  Oh!  dit  la  Mole  en  sindinant  avec  une  res- 
pectueuse reconnaissance,  Votre  Majesté  lance  si 


bien 


les  pierres!. 


LA  r.l-LN'E  MARGOT. 


03 


XVIII 


DE   MOU  Y   HE   SAINT -PHALE. 


eue  fois,  Catherine  avait  si 
bien  pris  ses  précautions, 
qu'elle  croyait  être  sûre  de 
son  fait. 

En  conséquence ,  vers 
dix  heures,  elle  avait  ren- 
voyé Marguerite,  bien  eon- 
Viiincue — c'était  d'ailleurs 
la  vérité  —  que  la  reine  de  Navarre  ignorait  ce  qui 
66  tramait  contre  sou  mari,  et  elle  était  passée  chez 
le  roi,  le  priant  de  retarder  son  coucher. 

Intrigué  par  l'air  de  triomphe  qui,  malgré  sa  dis- 
simulation habituelle,  épanouissait  le  visage  de  sa 
mère,  Charles  questionna  Catherine,  qui  lui  répon- 
dit seulement  ces  mois  ; 

—  Je  ne  puis  dire  qu  une  chose  à  Votre  Majesté, 
c'est  que  ce  soir  elle  sera  délivn'C  de  ses  deux  plus 
cruels  ennemis. 

Charles  fit  ce  mouvement  de  sourcil  d'un  homme 
qui  dit  en  lui-même  :  C'est  bien,  nous  allons  voir; 
et,  sifllant  son  grand  lévrier,  qui  vint  à  lui,  se  traî- 
nant sur  le  ventre  comme  un  serpent,  et  posa  sa  tète 
fine  et  intelligente  sur  le  genou  de  son  maître,  il 
attendit. 

Au  bout  de  quehiues  minutes,  que  Catherine  pa^sa 
les  yeux  fixes  et  l'oreille  tendue,  on  entendit  un 
coup  de  pistolet  dans  la  cour  du  Louvre. 

—  Qu'est-ce  que  ce  bruit?  demanda  Charles  eu 
fronçant  le  sourcil,  tandis  que  le  lévrier  se  re- 
levait par  un  mouvement  brusque  en  redressant  ses 
oreilles. 

—  I\ien,  dit  Catherine  ;  un  signal,  voilà  tout. 

—  Et  que  signifie  ce  signalï 

—  \[  signifie  qu'à  partir  de  ce  momeut,  sire,  vo- 
tre unique,  votre  véritable  ennemi,  est  hors  de  vous 
nuire. 

—  Vient-on  de  tuer  un  homme?  demanda  Charles 
en  regardant  sa  mère  avec  cet  œil  de  maître  qui 
signifie  que  l'assassinat  et  la  grâce  sont  deux  attri- 
buts inhérents  à  la  puissance  royale. 

—  Non,  sire  ;  on  vient  seulement  d'en  arrêter 
deux. 

—  Oh  !  murmura  Charles,  toujours  des  trames 
cachées,  toujours  des  complots  dont  le  roi  n'est  pas. 
Mort-diable!  ma  mère,  je  suis  grand  garnin.  ce- 


pendant, assez  grand  garçon  pour  veiller  sur  moi- 
même,  et  n'ai  besoin  ni  de  lisières,  ni  de  bourre- 
lets. .41lez-vous-en  en  Pologne  avec  votre  fils  Henri 
si  vous  voulez  régner.  Mais  ici,  vous  avez  tort,  je 
vous  le  dis.  de  jouer  ce  jeu-là. 

—  Mon  fils,  dit  Catherine,  c'est  la  dernière  fois 
que  je  me  mêle  de  vos  affaires.  Mais  c'était  une  en- 
treprise Commencée  depuis  longtemps ,  dans  la- 
quelle vous  m'avez  toujours  donné  tort,  et  je  tenais 
à  cœur  de  prouver  à  Votre  .Majesté  que  j'avais  rai- 
son. 

En  ce  moment,  plusieurs  hommes  s'arrêtèrent 
dans  le  vestibule,  et  l'on  entendit  se  poser  sur  la 
dalle  la  crosse  des  mousquets  d'une  petite  troupe. 

Presque  aussitôt,  M.  de  Nancey  fit  demander  la 
permission  d'entrer  chez  le  roi . 

—  Qu'il  entre,  dit  vivement  Charles. 

-M.  de  Nancey  entra,  salua  le  roi,  et.  se  tournant 
vers  Catherine  : 

—  Madame,  dit-il,  les  ordres  de  Votre  Majesté 
sont  exécutés  :  il  est  pris. 

—  Comment,  il?  s'écria  Catherine  fort  troublée; 
n'en  avez -vous  pris  qu'un? 

—  11  était  seul,  madame. 

—  Et  s'est-il  défendu? 

—  Non,  il  soupait  trau(|uillement  dans  une 
chambre,  et  a  remis  son  épée  à  la  première  som- 
mation. 

—  Qui  cela?  demanda  le  roi. 

—  Vous  aile?  voir,  dit  Catherine.  Faites  entrer 
le  prisonnier,  monsieur  de  Nancey. 

Cinq  minutes  après,  de  Mouy  fut  introduit. 

—  De  Mouy  !  s'écria  le  roi  ;  et  qu'y  a-t-il  donc, 
monsieur? 

—  Eh!  sire,  dit  de  Mouy  avec  une  tranquillité 
parfaite,  si  Votre  Majesté  m'en  accorde  la  permission, 
je  lui  ferai  la  même  demande. 

—  Au  lieu  de  faire  cette  demande  au  roi,  dit  Ca- 
therine, ayez  la  bonté,  M.  de  Mouy,  d'apprendre  à 
mon  fils  quel  est  l'homme  qui  se  trouvait  dans  la 
chambre  du  roi  de  Navarre  certaine  nuit,  et  qui, 
celte  nuit-là,  en  résistant  aux  ordres  de  Sa  Majesté 
comme  un  rebelle  qu'il  est,  a  tué  deux  gardes  et 
blessé  M.  de  Maurevel? 

—  En  effet,  dit  Charles  en  fronçant  le  sourcil, 


«4 


LA  UELNE  MARGOT. 


sauripz-vnus  le  nom  de  cet  lionime.  monsieur  de 
Mouy? 

—  Oui,  sire;  Voire  Majesté  désire-t-elle  le  con- 
naître? 

—  Cela  me  ferait  plaisir,  je  l"avùue. 

—  Eh  bien  !  sire,  il  s'appelait  de  Mouy  de  Saint- 
Phale. 

—  C'était  vous? 

—  Moi-même. 

Catherine,  étonnée  de  celte  audace,  recula  d'un 
pas  devant  le  jeune  homme. 

—  Et  comment,  dit  Charles  IX,  osàtes-vous  résis- 
ter aux  ordres  du  roi  ? 

—  D'abord,  sire,  j'ignorais  qu'il  y  eût  un  ordre 
de  Votre  Majesté  ;  puis,  je  n'ai  vu  qu'une  chose,  ou 
plutôt  qu'un  homme,  M.  de  Maurevel.  l'assassin  de 
mon  père  et  de  M.  l'amiral.  Je  me  suis  rappelé  alors 
qu'il  y  avait  un  an  et  demi,  dans  cette  même  cham- 
bre où  nous  sommes,  pendant  la  soirée  du  24  août. 
Votre  Majesté  m'avait  promis,  parlant  à  moi-même. 
de  nous  faire  justice  du  meurtrier;  or,  comme  il 
s'était  depuis  ce  temps  passé  de  graves  événements, 
j'ai  pensé  que  le  roi  avait  été  malgré  lui  détourné 
de  ses  désirs.  Et,  voyant  Maurevel  à  ma  portée,  j'ai 
cru  que  c'était  le  ciel  qui  me  l'envoyait.  Votre  Ma- 
jesté sait  le  reste,  sire;  j'ai  frappé  sur  lui  comme 
sur  un  assassin  et  tiré  sur  ses  hommes  comme  sur 
des  bandits. 

Charles  ne  répondit  rien  ;  son  amitié  pourlJcnri 
lui  avait  fait  voir  depuis  quelque  temps  bien  des 
choses  sous  un  autre  point  de  vue  que  celui  où  il 
les  avait  envisagées  d'abord,  et  plus  d'une  fois  avec 
terreur. 

La  reine  mère,  <à  propos  de  la  Saint-liarlhélemy, 
avait  enregistré  dans  sa  mémoire  des  propos  sortis 
de  la  bouche  de  son  fils,  et  qui  ressemblaient  à  des 
remords. 

—  Mais,  dit  Catherine,  que  venioz-vous  faire  à 
une  pareille  heure  chez  le  roi  de  Navarre. 

—  Oh  1  lépondit  de  Mouy,  c'est  toute  une  histoire 
bien  longue  à  raconter;  mais,  si  cepiMidant  Sa  Ma- 
jesté a  la  patience  de  l'entendre... 

1    TTT-  Oui,  dit  Charles,  parlez  donc,  je  le  veux. 

—  J'obéirai,  sire,  dit  de  Mouy  on  s'indinaiil. 
Catherine  s'assit  en  fixant  sur  le  jeunes  ilief  un 

regard  in<iuiet. 

—  Nous  écoutons,  dit  (>liarles.  Ici,  Actéoii. 

Le  chien  reprit  la  place  qu'il  0(;cupait  avant  que 
lo  pris.innicr  n'eut  l'iii  introduit. 

~  Sire,  dit  de  Mouy.  j'étais  venu  chez  Sa  Majesté 
le  roi  de  Navarre  comme  député  de  nos  frères,  vos 
fidèles  sujets  de  la  religion. 

Catherine  fit  un  signe  à  Charles  IX. 

—  }<oyez  Iranquille.  ma  mère,  dit  relui-ci  je  ne 
perds  jjas  un  mol.  (continuez,  nion.sieur  de  Mouy, 
continuez  :  pourquoi  éliez-vous  venu? 

—  l'oiir  pii'vcnir  le  roi  (hi  Navarre,  ('(inliniia  do 
.Mouy,  (|ue  .son  abjuration   lui  avait  l'ait  j)('rdrr  la 


confiance  du  parti  huguenot:  mais  que,  cependant, 
en  f  :.venir  de  son  père,  Antoine  de  Boarlion,  et 
sureOutennK'moiredesa  mère,  lacourageuseJennne 
d'Alljret,  dont  le  nom  est  cher  parmi  nous,  ceux  de 
la  religion  lui  devaient  cette  marque  de  déférence 
de  le  prier  de  se  désister  de  ses  droits  à  la  couronne 
de  Navarre. 

—  Que  dit-il?  s'écria  Catherine,  ne  pouvant,  mal- 
gré sa  puissance  sur  elle-même,  recevoir  sans  crier 
un  peu  le  coup  inattendu  qui  la  frappait. 

—  Ah  !  ah  I  fit  Charles;  mais  cette  couronne  de 
Navarre,  qu'on  fait  ainsi  sans  ma  permission  volti- 
ger sur  toutes  les  têtes,  il  me  senible  cppepdçiijl 
qu'elle  niapparlient  un  peu. 

—  Les  huguenots,  sire,  reconnaissent  mieux  (jue 
personne  ce  principe  île  suzeraineté  que  le  roi  vient 
d'émeltre.  Aussi  espéraient-ils  engager  Votre  Ma- 
jesté à  la  fixer  sur  une  tête  qui  lui  est  chère. 

—  A  nioil  dit  Charles,  sur  une  tète  qui  m'est 
chère!  Mort-diable  I  de  quelle  tête  voulez-vous  donc 
parler,  monsieur.'  Je  ne  vous  comprends  pas. 

—  De  la  tête  de  M.  le  duc  d'Alençon. 
Catherine  devint  pâle  comme  la  mort,  et  dévora 

de  Mouy  d'un  regard  fiamboyanl. 

—  Et  mon  frère  d'Alençon  le  savait? 

—  Oui,  sire. 

—  Et  il  acceptait  cette  couronne? 

—  Sauf  l'agrément  de  Votre  Majesté,  à  laquelle  il 
nous  renvoyait. 

■ —  Oh!  oh  !  dit  Charles,  en  effet,  c'est  une  cou- 
ronne qui  ira  à  merveille  à  notre  frère  d'Alençon. 
Et  moi  qui  n'y  avais  pas  songé  !  Merci,  de  Moiiy, 
merci  !  (juand  vous  aurez  des  idées  semblables,  vous 
serez  le  bienvenu  au  Louvre. 

—  Sire,  vous  seriez  instruit  depuis  longlenqis  de 
tout  ce  projet,  sans  celte  malheureuse  affaire  de  Mau- 
revel, qui  m'a  fait  craindre  d'être  tombé  dans  la 
disgrâce  de  Votre  Majesté. 

—  Oui.  mais,  fit  Catherine,  que  disait  Henri  de 
ce  projet? 

—  I.e  roi  de  Navarre,  madame,  se  soumrllail 
au  désir  de  ses  frères,  et  sa  renonciation  était 
prèle. 

—  En  ce  cas.  s'écria  Catherine,  celle  rcMniicMiiun. 
\ous  devez  l'avoir? 

—  En  effet,  madame,  dit  de  Mouy.  par  ba.<>ard. 
je  l'ai  sur  moi.  signée  de  lui  et  dali'C. 

--  D'une  dale  antérieure  à  la  scène  du  Louvre? 
dit  Catherine. 

—  Oui.  de  la  veille,  je  crois. 

El  M.  de  Mouy  tira  de  sa  poche  une  reunnciuljuii 
en  faveur  du  duc  d'Alençon.  éciile,  signre  de  la 
main  di'  ili'uri.  (!t  portant  la  dale  indiquée. 

—  Ma  foi  oui,  dit  Charles,  el  loiil  e>l  bien  en 
règle. 

—  l'.t  que  demandait  Henri  en  l'cliango  de  celle 
renoncialion.' 

—  Ilieii,  luadaniu;  l'amitié  du  roi  Charles,  nuus 


LA  REINE  MARGOT. 


05 


a-t-il  (lit.  le  dcJommagerait  amplement  de  la  perte 
d'uni'  couronne. 

Callierine  mordit  ses  lèvres  de  cnlère  et  tordit  ses 
belles  mains. 

—  Tout  cela  est  parfaitement  exact,  de  .Mouy. 
ajouta  le  roi. 

—  .\lors,  reprit  là  reiiie  tiière,  si  tolit  était  arrrté 
entre  vous  et  le  roi  de  Navarre,  à  quelle  lin  l'entre- 
vue que  vous  avez  eue  ce  soir  avec  lui  ? 

—  Moi,  madame,  avec  le  roi  de  Navarre?  dit  de 
Mouy.  M.  d6  Nancey,  qui  m'a  arrtHé,  fera  foi  que 
j'étais  seul.  Votre  Majesté  peut  l'appeler. 

—  Monsieur  de  Nancey'^  dit  le  roi. 
Le  capitaine  des  gardes  reparut; 

—  Monsieur  de  Nancey,  dit  vivetnent  Catherine, 
M.  de  Mouy  était-il  tout  à  fait  seul  à  l'auLer^^e  de  la 
Belle-Étoire? 

—  Dans  la  chambre,  oui,  madame;  mais  dans 
l'auberge,  non. 

—  Ali!  dit  Catherine,  cjuet  était  snh  compa- 
gnon? 

—  Je  ne  sais  si  c'était  le  compagnon  de  M.  de 
Mouy,  madame;  mais  je  sais  tju'il  s'est  échappé  par 
une  porte  dé  derrière,  è\if^^  avtiir  colidllë  sur  le 
carreau  deux  (!e  tiies  gardés. 

—  Va  vous  aveï  reconnu  fé  pentilhoftime,  sans 
doute? 

—  Non,  pas  ttioi,  mais  tues  gardes. 

—  Et  quel  étail-iH  dchiatlda  Charles  IX. 

—  M.  le  comte  Aiinibal  de  Coconas. 

—  Annibal  de  Coconas!  répéta  le  roi  assombri  et 
rêveur,  relui  qui  a  fait  Un  si  terrible  massacre  des 
huguenots  jiendant  la  Saint-Darlliélemy? 

—  M.  de  CoGotias,  gentilhomme  de  M.  d'Aleneoli, 
dit  M.  de  Nancey; 

—  C'est  biehi  c'est  bieDj  dit  Charles  LX;  retirez- 
vous,  nioBsiëUf  dé  NàtlÉëJr,  et;  UUë  aiitre  fois;  sou- 
venez-vous tJ'tiîie  chose. -.s 

—  De  laquelle,  sire? 

—  C'est  que  voiis  êlëS  ft  Hltjli  service,  et  que  vous 
ne  devez  obéir  qu'à  moi. 

M.  de  Nancey  se  retira  à  reculons  en  saluant  res- 
pectueusement. 

De  Mouy  envoya  un  sourire  ironique  à  Cathe- 
rine. 

11  se  fit  un  silence  d'un  instant.  La  reine  tordait 
.les  ganses  de  sa  cordelière.  Charles  caressait  son 
ciiien. 

—  Mais,  quel  était  votre  but,  monsieur?  continua 
Charles.  Agissiez-vous  violemment? 

—  Contre  qui,  sire? 

—  Mais  contre  Henri,  contre  Fraççois  ou  contre 
moi. 

—  Sire,' nous  avions  la  renonciation  de  votre 
beau-frère,  l'agrément  de  votre  frère;  et,  Comme 
j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire,  nous  étions  sur  le 
point  de  solliciter  l'autorisation  de  Votre  Majesté 
iorsqu'est  arrivée  cette  fatale  affaire  du  Louvre. 


—  Eh  bien!  ma  mère,  dit  Charles,  je  ne  vois  au- 
cun mal  à  tout  cela.  Vous  étiez  dans  votre  droit, 
monsieur  de  Mouy,  en  demandant  un  roi.  Oui,  la 
.Navarre  peut  être  et  doit  être  un  royaume  séparé. 
Il  y  a  plus,  ce  royaume  semble  fait  exprès  pour  do- 
ter mon  frère  d'Alençon,  qui  a  toujours  eu  si  grande 
envie  d'une  couronne,  que,  lorsque  nous  portons  la 
nôtre,  il  ne  peut  détourner  les  yeux  de  dessus  elle. 
La  seule  chose  qui  s'opposait  à  cette  iiitronisation, 
c'était  le  droit  de  Ilenriot,  mais,  puisque  Ilenriot  y 
rraonce  volontairement... 

—  Volontairement,  sire. 

—  Il  parait  que  c'est  la  volonté  de  Dieu  !  Monsieur 
de  Mouy,  vous  êtes  libre  de  retourner  vers  vos  frè- 
res, que  j'ai  châtiés...  un  peu  rudement,  peut-être; 
mais  ceci  est  une  affaire  entre  moi  et  Dieu  :  et  dites- 
leur  que,  puisqu'ils  désirent  pour  roi  de  Navarre 
mon  frère  d'Alençon,  le  roi  de  France  se  rend  à 
leurs  désirs.  A  partir  de  ce  moment,  la  Navarre  est 
un  royaume,  et  son  souverain  s'appelle  François,  Je 
ne  demande  que  huit  jours  pour  que  mon  frère 
quitte  Paris  avec  l'éclat  et  la  pompe  qui  conviennent 
à  un  roi.  — •  .Allez,  monsieur  de  Mouy,  allez!... 
Monsieur  de  Nancey,  laissez  passer  M.  de  Mouy,  il 
est  libre. 

—  Sire,  dit  de  Mouy  en  faisant  un  pas  en  avant, 
Votre  llajesté  permet-elle? 

—  Oui,  dit  le  roi. 

Et  il  tendit  la  main  au  jeune  huguenot. 

De  Mouy  mit  un  genou  en  terre  et  baisa  la  main 
du  roi. 

^—  A  propos,  dit  Charles  en  le  retenant  au  mo- 
ment où  il  allait  se  relever,  ne  m'aviez-vous  pas  de- 
mandé justice  de  ce  brigand  de  Maurevel? 

—  Oui,  sire. 

• —  Je  ne  sais  où  il  est,  pour  vous  la  faire,  car  il 
se  cache;  mais,  si  vous  le  reticontrez,  faites-vous 
justice  vous-même,  je  vous  y  autorise,  et  de  grand 
cœur. 

—  Ah  !  sire,  s'écria  de  Mouy,  voilà  qui  me  com- 
ble véritablement  ;  que  Votre  Majesté  s'en  rapporte 
à  moi  ;  je  ne  sais  non  plus  où  il  est,  mais  je  le  trou- 
verai, soyez  tranquille. 

Et  de  Mouy,  après  avoir  respectueusement  salué 
le  roi  Cliarles  et  la  reine  Catherine,  se  retira  sans 
que  les  gardes  qui  l'avaient  amené  missent  aucun 
empêchement  à  sa  sortie.  Il  traversa  les  corridors, 
gagna  rapidement  le  guichet,  et,  une  fois  dehors, 
ne  fit  qu'un  bond  de  la  place  de  Saint-Germain 
l'Auxerrois  à  l'auberge  de  la  Belle  Étoile,  où  il  re- 
trouva son  cheval,  grâce  auquel,  trois  heures  après 
la  scène  que  nous  venons  de  raconter,  le  jeune 
homme  respirait  en  sûreté  deri  ière  les  murailles  de 
Mantes. 

Catherine,  dévorant  sa  colère,  regagna  son  ap- 
partement, d'où  elle  passa  dans  celui  de  Margue- 
rite. 


9G 


LA  REINE  MARGOT, 


Elle  V  trouva  Henri  en  robe  de  chambr». 


Elle  y  trouva  Henri  en  robe  de  cliaiiilire  et  r]ui  |       —  Satan,  murmura-t-ello.  aide  une  pauvre  reine 
paraissait  prût  à  se  mettre  au  lit.  '  pour  qui  Dieu  ne  veut  plus  rien  faire! 


LA  REINE  MARGOT. 


97 


XIX 

DEUX  TÊTES  POUR  UNE  COURONNE. 


bond  de  ch 
» 


u'on  prie  M.  d'Âlençon  de 
me  venir  voir,  avait  dit 
Charles  en  congédiant  sa 
mère. 

iM.  de  Nancey,  disposé, 
d'après  l'invitation  du  roi, 
à   n'obéir  désormais  qu'à 
lui-même,   ne  fit  qu'un 
et  Charles  chez  son  frère,  lui  transmet- 


tant sans  adoucissement  aucun  l'ordre  qu'il  venait 
de  recevoir. 

Le  duc  d'Alençon  tressaillit  :  en  tout  temps,  il 
avait  tremblé  devant  Charles,  et  à  bien  plus  forte 
raison  encore  depuis  qu'il  s'était  fait,  en  conspirant, 
des  motifs  de  le  craindre.  Il  ne  s'en  rendit  pas  moins 
près  de  son  frère  avec  un  empressement  calculé. 

Charles  était  debout  et  sifflait  entre  ses  dents  "h 
hallali  sur  pied.  ,. 


TaTls,  *  lo:].  oe  UKV  aîné,  Douie'-jri  M;ani4ruj:sc-t  ^^. 


98 


LA  REIM']  MARGOT. 


En  entrant,  le  duc  d'Alcnçon  surprit  dans  Tiril 
vitreux  de  Charles  un  de  ces  regards  envenimés  de 
haine  qu'il  connaissait  si  bien. 

—  Votre  Jlajesté  m"a  fait  demander;  nie  voici, 
sire,  dit-il.  Que  désire  de  moi  Votre  Majesté  ? 

—  Je  désire  vous  dire,  mon  bon  frère,  que,  pour 
récompenser  celte  grande  amitié  que  vous  me  por- 
tez, je  suis  décidé  à  faire  aujourd'hui  pour  vous  la 
'liosé  que  vous  désirez  le  plus. 

—  Pour  moi? 

—  Oui,  pour  vous.  Cherchez  dans  votre  esprit 
quelle  chose  vous  rêvez  depuis  quelque  temps  sans 
oser  me  la  demander;  et,  cette  chose,  je  vous  la 
donne. 

—  Sire,  dit  François,  j'en  jure  à  mon  frère,  je 
ne  désire  rien  que  la  continuation  de  la  bonne  santé 

^u  roi. 

—  Alors,  vous  devez  être  satisfait,  d'Alençon; 
rindis[osition  que  j'ai  éprouvée  à  l'époque  de  l'ar- 
rivée des  Polonais  est  passée.  J'ai  échappé,  grâce  à 
Ilenriot,  à  un  sanglier  furieux  qui  voulait  me  dé- 
coudre, et  je  me  porte  de  façon  à  n'avoir  rien  à  en- 
vier au  m.ieux  portant  de  mon  roj'aumc;  vous  pou- 
viez donc,  sans  être  mauvais  frère,  désirer  autre 
chose  que  la  continuation  de  ma  santé,  qui  est  ex- 
cellente. 

—  Je  ne  désirais  rien,  sire. 

—  Si  fait,  si  fait,  François,  reprit  Charles  s'impa- 
tientant;  vous  di'sircz  la  couronne  de  Navarre,  puis- 
que vous  vous  êtes  entendu  avec  Ilenriot  et  de  Mouy: 
avec  le  premier  pour  qu'il  y  renonçât,  avec  le  se- 
cond pour  qu'il  vous  la  fit  avoir.  Eh  bien!  Ilenriot 
y  renonce!  de  Mouy  m'a  transmis  votre  demande, 
et  cette  couronne  que  vous  ambitionnez... 

—  Eh  bien?  demanda  d'Alençon  d'une  voix 
tremblante. 

—  i'^i  bien  1  mort-diable!  elle  est  à  vous. 
D'Alençon  pâlit  affreusement;  puis,  tout  à  coup, 

le  sang  appelé  à  son  cœur,  qu'il  faillit  bri.ser,  re- 
flua vers  les  extrémités,  et  une  rougeur  ardente  lui 
brûla  les  joues  ;  la  faveur  que  lui  faisait  le  roi  le 
désespérait  en  un  pareil  moment. 

—  Mais,  sire,  rcprit-il  tout  palpitant  d'émotion, 
et  cherchant  vainement  à  se  remettre,  je  n'ai  rien 
désiré  et  surtout  rien  demandi;  de  pareil. 

—  C'est  possibh;,  dit  le  roi.  car  vous  êtes  fort  dis- 
cret, mon  frère;  mais  on  n  (h'sin-.  on  »  deniaml  ■ 
pour  vous,  mon  frère. 

—  Sire,  je  vous  jure  ipie  jamais... 
' —  Nejurez  pas  llieu. 

—  .Mais,  sire,  vous  m'exilez  donc'? 

—  Voiisnppelezcaun  exil,  François?  l'cstc!  voii> 
/■tes  difficile...  Oircspériez-vous  donc  de  mieux? 

n'Mençnn  se  mordit  les  lèvre.'»  do  désespoir. 

—  Ma  foi  '  roMliiiiia  Charles  en  alf(<ciant  la  bon- 
liiimic,  je  vous  croyais  moins  populaire,  François, 
et  surtout  prAs  des  huguenots;  mais  ils  vous  de- 
mandent, il  faut  bien  que  je  lu'avouo  à  moi-nièmo 


que  je  me  trompais.  D'ailleurs,  je  no  pouvais  rien 
désirer  de  mieux  que  d'avoir  un  homme  à  moi.  mon 
frère  qui  m'aime  et  qui  est  incapable  de  me  trahir, 
à  la  tète  d'un  parti  qui  depuis  trente  ans  nous  fait 
la  guerre.  Cela  va  tout  calmer  comme  par  enchan- 
tement, sans  compter  que  nous  serons  tous  rois 
dans  la  famille.  Il  n'y  aura  que  le  pauvre  Ilenriot 
qui  ne  sera  rien  que  mon  ami.  Mais  il  n'est  point 
ambitieux,  et  ce  titre,  que  personne  ne  réclame,  il 
le  prendra,  lui. 

—  Oh  1  sire,  vous  vous  trompez,  ce  titre,  je  le  ré- 
clame... ce  litre,  qui  donc  y  a  plus  de  droit  que 
moi?  Henri  n'est  que  votre  beau-frère  par  alliance; 
moi,  je  suis  votre  frère  par  le  sang  et  surtout  par  le 
cœur...  Sire,  je  vous  en  supplie,  gardez-moi  près 
de  vous. 

—  Non  pas,  non  pas,  François,  répondit  Char- 
les; ce  serait  faire  votre  malheur. 

—  Comment  cela? 

—  Pour  mille  raisons. 

—  Mais,  voyez  donc  un  peu,  sire,  si  vous  trouve- 
rez jamais  un  compagnon  si  fidèle  que  je  le  suis. 
Depuis  mon  enfance,  js  n'ai  jamais  quitté  Votre  Ma- 
jesté. 

—  Je  le  sais  bien,  je  le  sais  bien,  et  quelquefois 
même  je  vous  aurais  voulu  plus  loin. 

—  Que  veut  dire  le  roi? 

—  Rien,  rien...  je  m'entends..  Oh!  que  vous 
aurez  de  belles  chasses  là-bas!  François,  que  je  vous 
porte  envie!!  Savez-vous  qu'on  chasse  l'ours  dans  ces 
diables  de  montagnes  comme  on  chasse  ici  le  san- 
glier? Vous  allez  nous  entretenir  tous  de  peaux  ma- 
gnifiques. Cela  se  chasse  au  poignard,  vous  .savez  : 
on  attend  l'animal,  on  l'excite,  on  l'irrite;  il  mar- 
che au  chassenr,  et,  à  quatre  pas  de  lui,  il  se  dresse 
sur  ses  pattes  de  derrière.  C'est  à  ce  moment-lù 
qu'on  lui  enfonce  l'acier  dans  le  cœur,  comme  Henri 
a  fait  ponr  le  sanglier  à  la  dernière  chasse.  C'est 
dangereux;  mais  vous  êtes  brave,  François,  et  ce 
danger  sera  pour  vous  un  vrai  plaisir. 

—  Ah  !  Votre  Majesté  redouble  mes  chagrins,  car 
je  no  chasserai  plus  avec  elle. 

—  Corbœuf!  tant  mieux!  dit  le  roi,  cela  ne  nous 
réussit  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  de  chasser  ensemble. 

—  Que  veut  dire  Votre  Majesté? 

—  Que  chasser  avec  moi  vous  cause  un  tel  plaisir 
et  vous  donne  une  telle  émotion,  que  vous,  qui  êtes 
l'adresse  en  personne,  que  vous  qui,  avec  la  pre- 
mière ari|uebuse  venue,  abattez  une  pie  à  cent  pas. 
Vous  avez,  la  dernière  fois  ([ue  nous  avons  chassé  de 
conipagnie.  avec  votre  arme,  une  arme  qui  vous  est 
familière,  mancpié  à  vingt  pas  un  gros  sanglier  cl 
cassé  par  contre  la  jambe  de  mon  meilleur  cheval. 
Mort-diable!  François,  cela  donne  à  songer,  savez- 
vous? 

—  Oli  !  sire,  parJuniiez  à  l'émotion,  dit  d'Alen- 
çon devenu  livide. 

—  Ebloui,  reprit  Charles,  l'émotion,  je  le  .sais 


LA  REINE  MARGOT. 


99 


bien,  et  c'est  à  cause  de  cette  émotion,  que  j'ap- 
précie à  sa  juste  valeur,  que  je  vous  dis  :  —  Croyez- 
moi,  François,  mieux  vaut  chasser  loin  l'un  de  ["au- 
tre, surtout  quand  on  a  des  émotions  pareilles.  Piéilé- 
cliissez  à  cela,  mon  frère,  non  pas  en  ma  présence, 
ma  présence  vous  trouble,  je  le  vois,  mais  quand 
vous  serez  seul,  et  vous  conviendrez  que  j'ai  tout 
lieu  de  craindre  qu'à  une  nouvelle  chasse  une  autre 
émotion  vienne  à  vous  prendre,  car  alors,  il  n'y  a 
rien  qui  fasse  relever  la  main  comme  l'émotion,  car 
alors  vous  tueriez  le  cavalier  au  lieu  du  cheval,  le 
roi  au  lieu  de  la  bête.  Peste!  une  balle  placée  trop 
haut  ou  trop  bas,  cela  change  fort  la  face  d'un  gou- 
vernement, et  nous  en  avons  un  exemple  dans  no- 
tre famille.  Quand  Montgommery  a  Uu'  notre  père 
Henri  II  par  accident,  par  émotion  peut-être,  le  coup 
a  porté  notre  frère  François  11  sur  le  trône  et  notre 
père  Henri  à  Saint-Denis.  11  faut  si  peu  de  chose  à 
Dieu  pour  faire  beaucoup. 

Le  duc  sentit  la  sueur  ruisseler  sur  son  front  pen- 
dant ce  choc  aussi  redoutable  qu'imprévu.  11  était 
impossible  que  le  roi  dît  plus  clairement  à  son  frère 
?ju'il  avait  tout  deviné.  Charles,  voilant  sa  colère 
sous  une  ombre  de  plaisanterie,  était  peut-être  plus 
terrible  encore  que  s'il  eût  laissé  la  lave  haineuse 
qui  lui  dévorait  le  cœur  se  répandre  bouillante  au 
deliors;  sa  vengeance  paraissait  proportionnée  à  sa 
rancune.  A  mesure  que  l'une  s'aigrissait,  l'autre 
grandissait,  et,  pour  la  première  fois,  d'Alençon 
connut  le  remords,  ou  plutôt  le  regret  d'avoir  conçu 
un  crime  qui  n'avait  pas  réussi. 

H  avait  soutenu  la  lutte  tant  qu'il  avait  pu.  mais, 
sous  ce  dernier  coup,  il  plia  la  tête,  et  Charles  vit 
poindre  dans  ses  yeux  cette  flamme  dévorante  qui, 
chez  les  êtres  d'une  nature  tendre,  creuse  le  sillon 
par  où  jaillissent  les  larmes. 

.Mais  d'Alençon  était  de  ceux-là  qui  ne  pleurent 
que  de  rage. 

Charles  tenait  fixé  sur  lui  son  œil  de  vautour, 
aspirant  pour  ainsi  dire  chacune  des  sensations  qui 
se  succédaient  dans  le  cœur  du  jeune  homme.  Et 
toutes  ces  sensations  lui  apparaissaient  aussi  pré- 
cises, grâce  à  cette  étude  approfondie  qu'il  avait  faite 
de  sa  famille,  que  si  le  cœur  du  duc  eût  été  un  li- 
vre ouvert. 

H  le  laissa  ainsi  un  instant  écrasé,  immobile  et 
muet;  puis,  d'une  voix  tout  empreinte  de  haineuse 
fermeté  : 

—  Mon  frère,  dit-il,  nous  avons  dit  notre  résolu- 
tion, et  notre  résolution  est  immuable  :  vous  par- 
tirez. 

D'Alençon  fit  un  mouvement.  Charles  ne  parut 
pas  le  remarquer  et  continua  : 

—  Je  veux  que  la  Navarre  soit  fière  d'avoir  pour 
prince  un  frère  du  roi  de  France.  Or,  pouvoir,  hon- 
neur, vous  aurez  tout  ce  qui  convient  à  votre  nais- 
sance, comme  votre  frère  Ilen.n  l'a  eu,  et,  comme  lui, 
ajouta-t-il  en  souriant,  vous  me  bénirez  de  loin. 


Mais  n'importe,  les  bénédictions  ne  connaissent  pas 
la  distance. 

—  Sire... 

—  Acceptez,  ou  plutôt  résignez-vous.  Une  fois  roi, 
on  vous  trouvera  une  femme  digne  d'un  fils  de 
France.  Qui  sait  !  qui  vous  apportera  un  autre  trône 
peut-être. 

—  Mais,  dit  le  duc  d'Alençon,  Votre  Majesté  ou- 
blie son  bon  ami  Henri. 

—  Henri!  mais  puisque  je  vous  ai  dit  qu'il  n'en 
voulait  pas,  du  trône  de  Navarre!  Puisque  je  vous 
ai  déjà  dit  qu'il  vous  l'abandonnait!  Henri  est  un 
joyeux  garçon  et  non  pas  une  face  pâle  comme 
vous.  Il  veut  rire  et  s'amuser  à  son  aise,  et  non  sé- 
cher, comme  nous  sommes  condamnés  à  le  faire, 
nous,  sous  des  couronnes. 

D'Alençon  poussa  un  soupir. 

—  Mais,  dit-il,  Votre  Majesté  m'ordonne  donc  de 
m'occuper... 

—  Non  pas,  non  pas.  Ne  vous  inquiétez  de  rien, 
François,  je  réglerai  tout  moi-même  ;  reposez-vous 
sur  m.)i,  comme  sur  un  bon  frère.  Et  maintenant, 
que  tout  est  convenu,  allez,  dites  ou  ne  dites  pas 
notre  entretien  à  vos  amis  :  je  veux  prendre  des  me- 
sures pour  que  la  chose  devienne  bientôt  publique. 
Allez,  François. 

Il  n'y  avait  rien  à  répondre.  Le  duc  salua  et  par- 
tit la  rage  dans  le  cœur. 

Il  brûlait  de  trouver  Henri  pour  causer  avec  lui 
de  tout  ce  qui  venait  de  se  passer;  mais  il  ne  trouva 
que  Catherine:  en  effet,  Henri  fuyait  l'entretien,  et 
la  reine  mère  le  recherchait. 

Le  duc,  en  voyant  Catherine,  étouffa  aussitôt  ses 
douleurs  et  essaya  de  sourire.  Moins  heureux  que 
Henri  d'Anjou,  ce  n'était  pas  une  mère  qu'il  cher- 
chait dans  Catherine,  mais  simplement  une  alliée. 
11  commençait  donc  par  dissimuler  avec  elle,  car, 
pour  faire  de  bonnes  alliances,  il  faut  bien  se  trom- 
per un  peu  mutuellement. 

Il  aborda  donc  Catherine  avec  un  visage  où  ne 
restait  plus  qu'une  légère  trace  d'inquiétude. 

—  Eh  bieni  madame,  dit-il,  voilà  de  grandes 
nouvelles;  les savez-vous? 

—  Je  sais  qu'il  s'agit  de  faire  un  roi  de  vous, 
monsieur. 

—  C'est  une  grande  bonté  de  la  part  de  mon 
frère,  madame. 

—  N'est  ce  pas? 

—  El  je  suis  presijue  tenté  de  croire  que  je  dois 
reporter  sur  vous  une  partie  de  ma  reconnaissance; 
car  enfin,  si  c'était  vous  qui  lui  eussiez  donné  le 
conseil  de  me  faire  don  d'un  trône,  ce  trône,  c'est 
à  vous  que  je  le  devrais  :  quoique  j'avoue  au  fond 
qu'il  m'a  fait  peine  de  dépouiller  ainsi  le  roi  de  Na- 
varre . 

—  Vous  aimez  fort  llenriot,  mon  fils,  à  ce  qu'il 
paraît? 


100 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Mais  oui  ;  depuis  quelque  temps  nous  nous 
sommes  intimement  liés. 

—  Croyez-vous  qu'il  vous  aime  autant  que  vous 
l'aimez  vous-même? 

—  Je  l'espère,  madame. 

—  C'est  édifiant  une  pareille  amitié,  savez-vous, 
surtout  entre  princes.  Les  amitiés  de  cour  passent 
pour  peu  solides,  mon  cher  François. 

—  Ma  mère,  songez  que  nous  sommes  non-seu- 
lement amis,  mais  encore  presque  frères. 

Catherine  sourit  d'un  étrange  sourire. 

—  Bon!  dit-elle,  est-ce  qu'il  y  a  des  frères  entre 
rois! 

—  Oh  !  quant  à  cela,  nous  n'étions  rois  ni  l'un  ni 
l'autre,  ma  mère,  quand  nous  nous  sommes  liés 
ainsi;  nous  ne  devions  même  jamais  l'Aire;  voilà 
pourquoi  nous  nous  aimions. 

—  Oui,  mais  les  choses  sont  bien  changées  à  cette 
heure. 

—  Comment,  bien  changées? 

—  Oui,  sans  doute;  qui  vous  dit  maintenant  que 
vous  ne  serez  pas  tous  deux  rois? 

Au  tressaillement  nerveux  du  duc,  à  la  rougeur 
qui  envahit  son  front,  Catherine  vit  que  le  coup 
lancé  par  elle  avait  porté  en  plein  cœur. 

—  Lui?  dit-il,  Henriot  roi  !  et  de  quel  royaume, 
ma  mère? 

—  D'un  lies  plus  magnifiques  de  la  chn'tienlé. 
mon  fils. 

—  Ah!  ma  mère,  fit  d'Alençon  en  pâlissant,  cjue 
dites-vous  donc  là? 

—  Ce  qu'une  bonne  mère  doit  dire  à  son  fils,  ce 
à  quoi  vous  avez  plus  d'une  fois  songé,  François. 

—  Moi?  dit  le  duc.  je  n'ai  songé  à  rien,  madame, 
je  vous  jure. 

—  Je  veux  bien  vous  croire;  car  votre  ami,  car 
votre  frère  Henri,  comme  vous  l'apiieloz,  est,  sous  sa 
franchise  apparente,  un  seigneur  fort  habile  et  fort 
rusé,  qui  garde  ses  secrets  mieux  que  vous  ne  gar- 
dez les  vôtres,  François.  Par  exemple,  vous  a-t-il  ja- 
mais dit  que  de  Mouy  fût  son  homme  d'affaires? 

Et,  en  disant  ces  mots,  Catherine  plongea  son  re- 
gard comme  un  stylet  dans  l'âme  de  François. 

Mais  celui-ci  n'avait  qu'une  vertu,  ou  plutôt  qu'un 
vice  :  la  dissimulation  ;  il  supporta  donc  parfaite- 
ment ce  regard. 

—  De  Mouy!  dit-il  avec  surprise,  et  comme  si  te 
nom  était  pnmoncé  pour  la  première  fois  devant 
lui  en  pareille  rirronslance. 

—  Oui,  le  luigU(!not  de  Mouy  de  Saint-IMiale,  ce 
lui-là  même  qui  a  f.iilli  tuer  M.  de  Maurevel,  et 
qui,  clandestinement  et  en  ronr.iiit  la  Franco  et  la 
capitale  sous  des  habits  différents,  intrigue  et  lèv( 
une  année  pour  soutenir  votre  frère  Henri  ronlii' 
votre  famille! 

Catherine,  qui  ignorait  que,  sous  ce  rapport,  sim 
lils  François  en  silt  autant  et  nn'nie  pins  qu'elle,  .se 


leva  sur  ces  mots,  s'apprêtant  à  faire  une  majes- 
tueuse  sortie. 
François  la  retint. 

—  Ma  mère,  dit-il,  encore  un  mot,  s'il  vous  plaît. 
Puisque  vous  daignez  m'initier  à  votre  politique, 
dites- moi  comment,  avec  de  si  faibles  ressources  et 
si  peu  connu  qu'il  est,  Henri  parviendrait-il  à  faire 
une  guerre  assez  sérieuse  pour  inquiéter  ma  fa- 
mille? 

—  Enfant,  dit  la  reine  en  souriant,  sachez  donc 
qu'il  est  soutenu  par  plus  de  trente  mille  hommes 
peut-être,  que,  le  jour  où  il  dira  un  mot,  ces  trente 
mille  hommes  apparaîtront  tout  à  coup  comme  s'ils 
sortaient  de  terre,  et  ces  trente  mille  hommes,  ce 
sont  des  huguenots,  songez-y,  c'est-à-dire  les  plus 
braves  soldats  du  monde.  Et  puis,  et  puis,  il  a  une 
protection  que  vous  n'avez  pas  su  ou  pas  voulu  vous 
concilier,  vous. 

—  Laquelle? 

—  n  a  le  roi,  le  roi  qui  l'aime,  qui  le  pousse;  le 
roi  qui,  par  jalousie  contre  votre  frère  de  Pologne 
et  par  dépit  contre  vous,  cherche  autour  de  lui  dej 
successeurs.  Seulement,  aveugle  que  vous  êtes,  si 
vous  ne  le  voyez  pas,  il  les  cherche  autre  part  que 
dans  sa  famille! 

—  Le  roi!...  vous  croyez,  ma  mère? 

—  Ne  vous  êtes-vous  donc  pas  aperçu  qu'il  chérit 
Henriot,  son  Henriot? 

—  Si  fait,  ma  mère,  si  fait. 

—  Et  qu'il  en  est  payé  de  retour;  car  :e  même 
Henriot,  oubliant  que  son  beau-frère  le  voulait  ar- 
quebuser  le  jour  de  la  Saint-Barthélémy,  se  couche 
à  plat  ventre  comme  un  chien  qui  lèche  la  main 
dont  il  a  été  battu. 

—  Oui.  oui,  murmura  François,  je  l'ai  déjà  re- 
marqué, Henri  est  bien  humble  avec  mon  frère 
Charles. 

—  Ingénieux  à  lui  complaire  en  toute  chose. 

—  Au  point  que,  dépité  d'être  toujours  raillé  par 
le  roi  sur  son  ignorance  de  la  chasse  au  faucon,  il 
veut  se  mettre  à...  Si  bien  qu'hier  il  m'a  demandé, 
oui,  pas  jilus  tard  qu'hier,  si  je  n'avais  point  quel- 
ques bons  livres  qui  traitassent  de  cet  art, 

--Attendez  donc,  dit  Catherine,  dont  les  yeux 
élincelèrent  comme  si  une  idée  subite  lui  traversait 
l'esprit;  attendez  donc...  et  que  lui  avcz-vous  ré- 
pondu? 

—  Que  je  chercherais  dans  ma  bili!iolhè(|ue. 

—  Bien,  dit  Catherine,  bien,  il  faut  qu'il  l'ail, 
ce  livre. 

—  Mais,  j'ai  cherché,  inadanie.  et  n'ai  rien  trouve. 

—  Je  trouverai,  moi,  je  trouverai...  et  vous  lui 
iloiinerez  le  livre  comme  s'il  venait  de  vous. 

—  Et  (lu'en  résultera-l  il? 

—  Avez-voiis  confiance  en  moi,  d'Alençon? 

—  Oui,  ma  mère. 

—  Voulez-vous  m'obeir  a\eu(<lement  à  l'égard  do 


LA  REINE  MAR60T. 


101 


Marguerite  se  glissa  par  le  passade  secret.  —  Page  102. 


Henri,  que  vous  n'aimez  pas,  quoi  que  voui  ht  di- 
siez? 

D'Alençon  sourit. 

—  Et  que  je  déteste,  moi,  continua  Catherine. 

—  Oui,  j'obéirai. 

—  Après-demain,  venez  cliercher  le  livre  ici,  je 
vous  le  donnerai,  vous  le  porterez  à  Henri...  et... 

—  Et?... 

—  Laissez  Dieu,  la  Providence  ou  le  hasard,  faire 
le  reste. 

François  connaissait  assez  sa  mère  pour  savoir 
qu'elle  ne  s'en  rapportait  point  d'habitude  à  Dieu,  à 


la  Providence  ou  au  hasard,  du  soin  de  servir  se 
amitiés  ou  ses  haines;  mais  il  se  garda  d'ajouter  un 
seul  mot.  et,  saluant  en  homme  qui  accepte  la  com- 
mission dont  on  le  charge,  il  se  retira  chez  lui. 

—  Que  veut-elle  dire?  pensa  le  jeune  homme  en 
montant  l'escalier,  je  n'en  sais  rien.  Mais,  ce  qu'il  y 
a  de  clair  pour  moi  dans  tout  ceci,  c'est  qu'elle  agit 
contre  un  ennemi  commun.  Laissons-la  faire. 

Pendant  ce  temps,  Marguerite,  par  l'intermédiaire 
de  la  Mole,  recevait  une  lettre  de  de  Mouy.  Comme 
en  politique  les  deux  illustres  conjoints  n'avaient 
point  de  secret,  elle  décacheta  cette  lettre  et  la  lut. 


102 


LA  REirsE  MAIICOT. 


Sans  doute  cette  lettre  lui  parut  intéressante,  car 
à  l'instant  même  Marguerite,  profitant  de  Tobscu- 
rité  qui  commençait  à  descendre  le  long  des  murail- 
les du  Louvre,  se  glissa  dans  le  passage  secret, 
monta  l'escalier  tournant,  et,  après  avoir  regardé  de 
tous  côtés  avec  attention,  s'élança  rapide  comme 
une  ombre,  et  disparut  dans  l'antichambre  du  roi 
de  Navarre. 

Cette  antichambre  n'était  plus  gardée  par  per- 
sonne depuis  la  disparition  d'Orthon. 

Cette  disparition,  dont  nous  n'avons  point  parlé 
depuis  le  moment  où  le  lecteur  l'a  vue  s'opérer  d'une 
façon  si  tragique  pour  le  pauvre  Orihon,  avait  fort 
inquiété  Henri.  11  s'en  était  ouvert  à  madame  de 
Sauve  et  à  sa  femme,  mais  ni  l'une  ni  l'autre  n'é- 
tait plus  instruite  que  lui  ;  seulement,  madame  de 
Sauve  lui  avait  donné  quelques  renseignements  à  la 
suite  desquels  il  était  demeuré  parfaitement  clair  à 
l'esprit  de  Henri  que  le  pauvre  enfant  avait  été  vic- 
time de  quelque  machination  de  la  reine  mère,  et 
que  c'était  à  la  suite  de  celte  machination  qu'il 
avait  failli,  lui,  être  arrêté  avec  de  Mouy  dans  l'au- 
berge de  la  Belle-Étoile. 

Un  autre  que  Henri  eût  gardé  le  silence,  car  il 
n'eût  rien  osé  dire;  mais  Henri  calculait  tout  :  il 
comprit  que  son  silence  le  trahirait;  d'ordinaire, 
on  ne  perd  pas  ainsi  un  de  ses  serviteurs,  un  de  ses 
confidents,  sans  s'informer  de  lui,  sans  faire  des  re- 
cherches. Henri  s'informa  donc,  rechercha  donc,  en 
présence  du  roi  et  de  la  reine  mère  elle-même;  il 
demanda  Orihon  à  tout  le  monde,  depuis  la  senti- 
nelle qui  se  promenait  devant  le  guichet  du  Lou- 
vre jusqu'au  capitaine  des  gardes  qui  vi'illait  dans 
l'anlichambre  du  roi;  mais  toute  demande  et  toute 
démarche  furent  inutiles;  et  Henri  parut  si  uslensi- 
biemcnt  affecté  de  cet  événement,  et  si  attaché  an 
pauvre  serviteur  absent,  qu'il  déclara  qu'il  no  le 
remplacerait  que  lorsqu'il  aurait  acquis  la  certitude 
qu'il  avait  disparu  pour  toujours. 

L'antichambre,  comme  nous  l'avons  dit,  étaitdonc 
vide  lorsque  Marguerite  se  présenta  chez  Henri. 

Si  légers  que  fussent  les  pas  de  la  reine,  Henri 
les  entendit  et  se  retourna.    . 

—  Vous,  madame!  s'écria-t-il. 

—  Oui,  répondit  Marguerite.  Lisez  vite. 
Et  clic  lui  présenta  le  papier  tout  ouvert. 
H  contenait  ces  quelques  lignes  : 

«  Sire, 

n  Le  moment  est  venu  de  mettre  notre  pmjrt  de 
fuite  ;'i  exécution.  .\près-demain,  il  y  a  chassi;  au  \(il 
le  Iring  de  la  Seine,  depuis  Saint-Germ.iin  jusqu'à 
Mai.>ons,  c'est-à-dire  dans  mute  la  longueur  do  la 
forêt. 

«  Allez  à  cette  chasse,  quoique  ce  soit  une  chasse 
nu  v(d  ;  prenez  sous  votre  habil  une  bonne  ciiomise 
de  niailli's;  ceignez  votre  meilleure  l'pir;  niunlcz  le 
plus  fin  cheval  do  volro  ëcurio. 


«  Vers  midi,  c'est-à-dire  au  plus  fort  de  la  chasse, 
et  quand  le  roi  sera  lancé  à  la  suite  du  faucon,  dé- 
robez-vous seul  si  vous  venez  seul,  avec  la  reine  de 
Navarre  si  la  reine  vous  suit. 

«  Cinquante  des  nôtres  seront  cachés  au  pavillon 
de  François  1",  dont  nous  avons  la  clef;  tout  le 
monde  ignorera  qu'ils  y  sont,  car  ils  y  sont  venus  de 
nuit  et  les  jalousies  en  seront  fermées. 

((  Vous  passerez  par  l'allée  des  Violettes,  au  bout 
de  laquelle  je  veillerai;  à  droite  de  cette  allée,  dans 
une  petite  clairière,  seront  M.M.  de  la  Mole  et  Co- 
conas  avec  deux  chevaux  de  main.  Ces  chevaux  frais 
seront  destinés  à  remplacer  le  vôtre  et  celui  de  Sa 
Majesté  la  reine  de  Navarre,  si  par  hasard  ils  étaient 
fatigués. 

«  Adieu,  sire;  soyez  prêt,  nous  le  serons.  « 

—  Vous  le  serez,  dit  Marguerite,  prononçant 
après  seize  cents  ans  les  mêmes  paroles  que  César 
avait  prononcées  sur  les  bords  du  Rubicon. 

—  Soit,  madame,  répondit  Henri,  ce  n'est  pas 
moi  qui  vous  démentirai. 

—  Allons,  sire,  devenez  un  héros;  ce  n'est  pas 
difficile;  vous  n'avez  qu'à  suivre  voire  route;  et  fai- 
tes-moi un  beau  trône,  dit  la  fille  de  Henri  II. 

Un  imperceptible  sourire  effleura  la  lèvre  fine  du 
Béarnais.  Il  baisa  la  main  de  Marguerite  et  sortit  le 
premier,  pour  explorer  le  passage,  tout  en  fredon- 
nant le  refrain  d'une  vieille  chanson  : 

Cil  qui  mieux  battit  la  mur.iille, 
^'ontra  point  dedans  le  chasteau. 

La  pre'caution  n'était  pas  mauvaise  :  au  momenl 
où  il  ouvrait  la  porte  de  sa  chambre  à  coucher,  le 
duc  d'Alençon  ouvrait  celle  de  son  antichambre;  il 
fit  de  la  main  un  signe  à  Marguerite;  puis,  tout 
haut  : 

—  Ah!  c'est  vous,  mon  frère,  dit-il,  soyez  le 
bienvenu. 

Au  signe  de  son  mari,  la  reine  avait  tout  compris 
et  s'était  jetée  dans  un  cabinet  de  toilette,  devant  la 
porte  duquel  pendait  une  épaisse  tapisserie. 

Le  duc  d'Alençon  entra  d'un  pas  craintif  et  en 
regardant  tout  autour  de  lui. 

—  Sommes-nous  seuls,  mon  frère?  demanda-1-il 
;'i  demi-voix. 

—  Parfaitement  seuls.  Qu'y  a-t-ii  donc?  vous  pa- 
raissez tout  bouleversé. 

—  H  y  a  que  nous  sommes  découverls,  Henri. 

—  Comment!  découverts'.' 

—  Oui,  de  Mouy  a  él(' arivti-. 

—  ,Ie  le  sais. 

—  Eh  bien  !  de  Mouy  a  tout  dit  nu  roi. 

—  (Ju'n-l-ildit? 

—  H  a  dit  que  je  désirais  le  iri'nie  de  Navarre,  et 
(pie  je  ciinspirais  pour  l'obtenir. 

—  Ah!  peca'iru!  dit  Henri,  de  sorte  que  vous  Noiià 


L\  REIJyE  MAr.GOT. 


103 


compromis,  mon  pauvre  frère  !  Comment  alors  n'ê- 
tes-vous  pas  encore  arrêté? 

—  Je  n'en  sais  rien  moi-même;  le  roi  m'a  raillé 
en  faisant  semblant  de  m'offrir  le  trône  de  Navarre. 
Il  espérait,  sans  doute,  me  tirer  un  aveu  du  cœur; 
mais  je  n'ai  rien  dit. 

—  Et  vous  avez  bien  fait,  ventre-saint-gris!  dit 
le  Béarnais;  tenons  ferme,  notre  vie  à  tous  les  deux 
en  dépend. 

—  Oui,  reprit  François,  le  cas  est  épineux  ;  voici 
pourquoi  je  suis  venu  vous  demander  votre  avis, 
mon  frère;  que  croyez-vous  que  je  doive  faire  :  fuir 
ou  rester? 

—  Vous  avez  vu  le  roi,  puisque  c'est  à  vous  qu'il 
a  parlé? 

—  Oui,  sans  doute. 

—  Eh  bien!  vous  avez  dû  lire  dans  sa  pensée! 
Suivez  votre  inspiration. 

—  J'aimerais  mieux  rester,  répondit  François. 
Si  maître  qu'il  fût  de  lui-même,  Henri  laissa 

échapper  un  mouvement  de  joie;  si  imperceptible 
que  fût  ce  mouvement,  François  le  surprit  au  pas- 
sage. 

—  Restez  alors,  dit  Henri. 

—  Mais  vous? 

—  Dame!  répondit  Henri,  si  vous  restez,  je  n'ai 
aucun  motif  de  m'en  aller,  moi!  Je  ne  partais  que 
pour  vous  suivre,  par  dévouement,  pour  ne  pas  quit- 
ter un  frère  que  j'aime. 

—  Ainsi,  dit  d'Alençon,  c'en  est  fait  de  tous  nos 


plans:  vous  vous  abandonnez  sans  lutte  au  premier 
entraînement  de  la  mauvaise  fortune. 

—  Moi,  dit  Henri,  je  ne  regarde  pas  comme  une 
mauvaise  fortune  de  demeurer  ici;  grâce  à  mon  ca- 
ractère insoucieux,  je  me  trouve  bien  partout. 

—  Eh  bien!  soit,  dit  d'Alençon,  n'en  parlons 
plus  ;  seulement,  si  vous  prenez  quelque  résolution 
nouvelle,  faiies-la-moi  savoir. 

—  Corbleu  '  je  n'y  manquerai  pas,  croyez-le  bien, 
repondit  Henri.  N'est-il  pas  convenu  que  nous  n'a- 
vons pas  de  secrets  l'un  pour  l'autre  ? 

D'Alençon  n'insista  point  davantage  et  se  re- 
tira tout  pensif,  car,  à  un  certain  moment,  il  avait 
cru  voir  trembler  la  tapisserie  du  cabinet  de  toilette. 

En  effet,  à  peine  d'Alençon  était-il  sorti,  que 
cette  tapisserie  se  souleva  et  que  Marguerite  re- 
parut. 

—  Que  pensez-vous  de  cette  visite?  demanda 
Henri. 

—  Qu'il  y  a  quelque  chose  de  nouveau  et  d'im- 
portant. 

—  Et  que  croyez-vous  qu'il  y  ait? 

—  Je  n'en  sais  rien  encore  ;  mais  je  le  saurai. 

—  En  attendant? 

—  En  attendant,  ne  manquez  pas  de  venir  chez 
moi  demain  soir. 

—  Je  n'aurai  garde  d'y  manquer,  madame!  dit 
Henri  en  baisant  galamment  la  main  de  sa  femme. 

Et,  avec  les  mêmes  précautions  qu'elle  en  était 
sortie,  Marguerite  rentra  chez  elle. 


XX 


LE  LIVRE  DE  VÉNERIE. 


rente-six  heures  s'étaient 
écoulées  depuis  les  événe- 
ments que  nous  venons  de 
raconter.  Le  jour  commen- 
çait à  paraître,  mais  tout 
était  déjà  éveillé  au  Lou- 
vre, comme  c'était  l'habi- 
tude les  jours  de  chasse, 
lorsque  le  duc  d'Alençon  se  rendit  chez  la  reine 
mère,  selon  l'invitation  qu'il  en  avait  reçue. 
La  reine  mère  n'était  noint  dans  sa  chambre,  i 


coucher  ;  mais  elle  avait  ordonné  qu'on  le  fît  atten- 
dre s'il  venait. 

Au  bout  de  quelques  instants,  elle  sortit  d'un 
cabinet  secret  où  personne  n'entrait  qu'elle,  et  où 
elle  se  retirait  pour  faire  ses  opérations  chimi- 
ques. 

Soit  par  la  porte  entr'ouverte,  soit  attachée  <à  ses 
vêtements,  entra  en  même  temps  que  la  reine  mère 
l'odeur  pénétrante  d'un  acre  parfum ,  et,  par  l'ou- 
verture de  la  porte,  d'Alençon  remar(|ua  une  vapeur 
éoaisse,  comme  celle  d'un  aromate  brûlé,  qui  flot- 


404 


LA  REINE  MIIGOT. 


^iz; 


■-  Je  n'aurai  garde  d'y  manquer,  madame!  dit  Henri   —  Vnt  103. 


tait  en  blanc  nuage  dans  ce  laboratoire  que  quittait 
la  reine. 

Le  duc  ne  [ml  r('|iiiiiier  un  regard  de  cuiio-itr. 

—  Oui,  dit  (ialhciinc  de  Médiris,  oui,  j'ai  liiril(i 
quelques  vieux  parchemins,  cl  ces  parchemins  exha- 
laient une  si  puante  odeur,  que  j'ai  jeté  du  penirvri' 
sur  le  brasier  ;  de  là  cette  odeur. 

Il'Ab'nçon  s'im-lina. 

—  Eli  bii'u  !  dit  Catherine  en  cachant  dans  les  lar- 
ges manch.cs  de  .sa  robe  de  chambre  ses  mains,  que 
do  légères  taches  d'un  jaune  rougeàtrc  di.ipraii'nl 
çà  et  là,  qu'avez-vous  de  nouvcui  depuis  hier? 


■  Rien,  ma  mère. 

■  Avez-vous  revu  Henri'* 

■  Oui. 

■  Il  refuse  toujours  de  partir? 

•  Absolument. 
Le  fourbe  ! 

Que  dites-vous,  madame? 

■  .le  dis  qu'il  part. 

•  Vous  croyez'? 

•  J'en  suis  sûre. 

-  Alors,  il  nous  échappe? 

■  Oui.  dit  Catherine. 


LA  REINE  MARGOT. 


105 


■'li!:! 


iiilliliilliin. 


|l|'il:lll!llilllliii"!'.'!|JIIIIII|[;lli 

iliiliiiiiSii 


wmwm. 


—  Je  ne  TOUS  comprends  pa?,  ma  mère. 


—  El  vous  le  laissez  partir? 

—  Non-seulement  je  le  laisse  partir;  mais  je  vous 
dis  plus,  il  faut  qu'il  parte! 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  ma  mère. 

—  Écoutez  bien  ce  que  je  vais  vous  dire,  Fran- 
çois. Un  médecin  très-habile,  le  mémo  qui  m'a  re- 
mis le  livre  de  chasse  que  vous  allez  lui  porter,  m'a 
affirmé  que  le  roi  de  Navarre  était  sur  le  point  d'ê- 
tre atteint  d'une  maladie  de  consomption,  d'une  de 
ces  maladies  qui  ne  pardonnent  pas  et  auxquelles 
la  science  ne  peut  apporter  aucun  remède.  Or,  vous 
comprenez  nue,  s'il  doit  mourir  d'un  mal  si  cruel, 


il  \aut  mieux  qu'il  meure  loin  de  nuus  que  sous 
nos  yeux,  à  la  cour. 

—  En  effet,  dit  le  duc,  cela  nous  ferait  trop  de 
peine. 

—  Et  surtout  à  votre  frère  Cliarles,  dit  Catherine; 
tandis  que,  lorsque  Henri  mourra  après  lui  avoir 
désobéi,  le  roi  regardera  cette  mort  comme  une  [fi- 
nition du  ciel. 

—  Vous  avez  raison,  ma  mère,  dit  François  avec 
admiration,  il  faut  qu'il  parte.  Mais,  ètes-vous  bien 
sûre  (|u'il  partira'.' 

—  Toutes  ses  mesures  sont  prises.  Le  rendi^z-vous 

37 


loti!.  —  iDJi-  Ui   l:;ï  alnù,  Hm:c^ar    «Jiiij'itUdïsr,  l 


ICG 


LA  REfr.E  MARCiOT. 


est  dans  la  forêt  de  Saint-Germain.  Cinquante  liii- 
gnenots  doivent  lui  servir  d'escorte  jusciii'à  Fontai- 
nejjleau,  où  cinq  cents  autres  l'attendent. 

—  Eh  !  dit  d'Alençon  avec  une  légère  hésitation 
'-t  une  pâleur  visible,  ma  sœur  Margot  part  avec 
lui? 

—  Oui,  répondit  Catherine,  c'est  convenu.  Mais, 
Heni'i  mort,  Margot  revient  à  la  cour,  veuve  ci 
libre. 

—  Et  Henri  mourra,  madame,  vous  en  êtes  cer- 
taine? 

—  Le  médecin  qui  m'a  remis  le  livre  en  qu(-sli(in 
me  l'a  assuré,  du  moins. 

—  El  ce  livre,  où  est-il,  madame? 
Catherine  retourna  à  pas  lents  vers  le  caliinct 

mysti'rieux,  ouvrit  la  porte,  s'y  enfonça,  et  reparut 
un  instant  après,  le  livre  à  la  main. 

—  Le  voici,  dit-elle. 

D'Alençon  regarda  le  livre  que  lui  présentait  sa 
mère  avec  une  certaine  terreur. 

—  Qu'est-ce  que  ce  livre,  madame?  demanda  en 
frissonnant  le  duc. 

—  ,Ie  vous  l'ai  déjà  dit,  mon  fils,  c'est  un  travail 
sur  l'art  d'élever  et  de  dresser  faucons,  tiercelets  et 
gerfauts,  lait  par  un  fort  savant  homme,  par  le  sei» 
gneur  Castruccio  Castracani,  tyran  de  Lucques. 

—  Et  que  dois-je  en  faire? 

—  Mais  le  porter  chez  votre  bon  ami  Ilenriot,  ([ui 
vous  l'a  demandé,  à  ce  que  vous  m'avez  dit,  lui  ou 
quelque  autre  pareil,  pour  s'instruire  dans  la  science 
de  l'a  volerie.  Comme  il  chasse  au  vol  aujourd'luii 
avec  le  roi,  il  ne  manquera  pas  d'en  lire  quelques 
pages,  afin  de  prouver  au  roi  qu'il  suit  ses  cuns^eils 
en  prenant  des  leçons.  Le  tout  est  de  le  remettre  à 
lui-môme. 

—  Oh!  je  n'oserai  pas,  dit  d'Alençon  en  frisson- 
nant. 

—  Pourquoi?  dit  Catherine;  c'est  un  livre  comme 
un  autre,  excepté  qu'il  a  été  si  longtemps  renforii!i'. 
que  les  pages  sont  collées  les  unes  aux  autres.  N'es- 
sayez donc  pas  de  le  lire,,  vous,  François,  car  on  ne 
peut  le  lire  qu'en  mouillant  son  doigt  et  en  poussant 
les  pages  feuille  à  feuille,  ce  qui  prend  beaucoup  de 
temps  et  donne  beaucoup  de  peine. 

—  Si  bien  (ju'il  n"y-a(iu'un  homme  qui  a  le  grand 
désir  de  s'instruire;  {|ui  puisse  perdre  ce  temps  et 
prendre  cette  peine?  dit  d'Alençon. 

—  Justement,  mon  fils,  vous  comprenez. 

—  Oh  !  dit  d'Alençdn,  voici  d(''jà  llenriol  dans  la 
cour;  donnez,  madame,  diinnez.  .le  \ais  iunliler  ili' 
.son  absence  pour  purlcr  ce  livre  chez  lui  ;  à  .snu  ri  - 
tour,  il  le  trouvera. 

_—  J'aimerais  mii'ux  (|ur  vllu^  Ir  lui  ddunassicz 
à  liii-mêiiie,  Frani'iiis;  ce  serait  plus  sûr. 

■-'  Je  vous  ai  di'jà  dit  que  je  n'oserais  poinl.  ni,- 
d.'iiiic.  reprit  le  duc. 

—  Allez  donc;  mais,  au  moins,  posez-le  dans  nu 
«ndruil  bien  upparunl. 


■ —  Ouvert...  Y  a-t-il  inconvénient  à  ce  qu'il  suit 
ouvert  ; 

—  Non. 

—  Donnez  alors. 

D'Alençon  prit  d'une  main  tremblanle  le  livre, 
que,  d'une  main  ferme,  Catherine  étendait  vers 
lui. 

—  Prenez,  prenez,  dit  Catherine,  il  n'y  a  pas  de 
danger,  puisque  j'y  touche;  d'ailleurs,  vous  avez  des 
gants. 

Cette  précaution  ne  suffit  pas  à  d'Alençon,  qui 
enveloppa  le  livre  dans  son  manteau. 

—  Hâtez-vous,  dit  Catherine,  hâtez-vous  I  d'un 
moment  à  l'autre,  Henri  peut  remonter. 

—  Vous  avez  raison,  madame;  j'y  vais. 

Et  le  duc  sortit  tout  chancelant  d'émotion. 

Nous  avons  introduit  plusieurs  fois  déjà  le  lecteur 
dans  l'appartement  du  roi  de  Navarre,  et  nous  l'a- 
vons fait  assister  aux  séances  qui  s'v  sont  passées, 
joyeuses  ou  terribles,  selon  que  souriait  ou  mena- 
çait le  g('nie  protecteur  du  futur  roi  de  France. 

Mais  jamais  peut-être  les  murs  souillés  de  sang 
,par  le  meurtre,  arrosés  de  vin  par  l'orgie,  embau- 
més de  parfums  par  l'amour,  jamais  ce  coin  du  Lou- 
vre, enfin,  n'avait  vu  apparaître  un  visage  plus  pâle 
que  celui  du  duc  d'Alençon  ouvrant,  son  livre  à  la 
main,  la  porte  de  la  chambre  à  coucher  du  roi  de 
Navarre. 

Et  cependant,  comme  s'y  attendait  le  duc,  per- 
sonne n'était  dans  cette  chambre  pour  interroger 
d'un  œil  curieux  ou  inquiet  l'action  qu'il  allait  com- 
mettre. Les  premiers  rayons  du  jour  éclairaient  l'ap- 
partement parfaitement  vide. 

A  la  muraille  [icndait  toute  prête  cette  épc'c  (pie 
de  Mouy  avait  conseillé  à  Henri  d'emporter.  Quel- 
^ics  chaînons  d'une  ceinture  de  mailles  étaient 
('■pars  sur  le  parquet.  Une  bourse  honnêtement  ar- 
rondie et  un  petit  poignard  ('taienl  posi's  .sur  un 
meuble,  et  des  cendres  légères  et  llottanies  encore 
dans  la  cheminée,  jointes  à  ces  autres  indic(\<,  di- 
saient clairement  à  d'Alençon  que  le  roi  de  Navarre 
avait  endossi!  une  chemise  d('  mailles,  demanih"  de 
l'arueut  à  son  trésorier,  et  brùh'  des  papiers  com- 
prouii'tlants. 

—  Ma  mèrtnie  s'('!ait  pas  trompée,  dit  d'Alençon, 
hi  fourbe  me  trahissait. 

Sans  doute  cette  conviction  donna  une  nouvelle 
force  au  jeune  homme,  car.  après  avoir  sond('  du 
regard  tous  les  coins  de  la  chambre,  après  avoir  sou- 
levii  les  tapi.sseries  des  portières,  npn''s  qu'un  grand 
bruit  relenti.ssanl  dans  les  cours  et(|u'un  grand  si- 
lence qui  ri'gnait  dans  i'appurlement  lui  eut  prouvii 
(pie  personne  ne  .songeait  h  l'espiouiier.  il  lira  le  li- 
vre (le  dessous  S(Ul  iiianteaii,  le  posa  rapidemeul  sur 
la  liible  où  éliiil  la  bourse,  rad(),s.<ant  à  un  pupitre 
(le  clièiie  ,sculpl(';  puis,  s'('carlant  aussil('it.  il  albui- 
gea  le  bras,  ot.  avec  une  hésilalion  ()ui  trahissait  sps 


lA  ?xV.\>V  MARGOT. 


107 


ci'a  ntci.  de-  sa  maia  gantée  il  ouvrit  le  livre  à  l'en- 
droit d'une  gravure  de  chasse. 

Le  livre  ouvert,  d'Alençon  fit  aussitôt  trois  pas  en 
arriére,  et,  retirant  son  gant,  il  le  jeta  dans  le  bra- 
sier encore  ardent  qui  venait  de  dévorer  les  lettres. 
La  [jcau  souple  cria  sur  les  charbons,  se  tordit  et 
s'étala  comme  le  cadavre  d'un  large  reptile,  puis  ne 
laissa  plus  bientôt  qu'un  résidu  noir  et  crispi'. 

D'Alençon  demeura  jusqu'à  ce  que  la  ilamnie  eût 
entièrement  dévoré  le  gant;  puis  il  roula  le  u'.an- 
teau  qui  avait  enveloppé  le  livre,  le  jeta  sous  son 
bras,  et  regagna  vivement  sa  chambre.  Comme 
il  y  entrait,  le  cœur  tout  palpitant,  il  entendit  des 
pas  dans  l'escalier  tournant,  et,  ne  doutant  plus 
que  ce  fût  Henri  qui  rentrait,  il  referma  vivement 
sa  porte. 

Puis  il  s'élança  vers  la  fenêtre;  mais  de  la  fenê- 
tre on  n'apercevait  qu'une  portion  de  la  cour  du 
Louvre.  Henri  n'était  point  dans  cette  portion  de  la 
cour,  et  sa  conviction  s'en  affermit  que  c'était  lui 
qui  venait  de  rentrer. 

Le  duc  s'assit,  ouvrit  un  livre  et  essaya  de  lire. 
C'était  une  histoire  de  France  depuis  l'haramond 
jusqu'à  Henri  11,  et  pour  laquelle,  quelques  jours 
après  son  avènement  au  trône,  il  avait  donné  privi- 
lège. 

Mais  l'esprit  du  duc  n'était  point  là;  la  fièvre  de 
l'attente  brûlait  ses  artères.  Les  battements  de  ses 
tempes  retentissaient  jusqu'au  fond  de  son  cerveau; 
comme  on  voit  dans  un  rêve  ou  dans  une  extase  ma- 
gnétique, il  semblait  à  François  qu'il  voyait  à  tra- 
vers les  murailles;  son  regard  plongeait  dans  la 
chambre  de  Henri,  malgré  le  triple  obstacle  qui  le 
séparait  de  lui. 

'  Pour  écarter  l'objet  terrible  qu'il  croyait  voir  avec 
les  yeux  de  la  pensée,  le  duc  essaya  de  fixer  la  sienne 
sur  autre  chose  que  sur  le  livre  terrible  ouvert  sdf 
le  pupitre  de  bois  de  chêne  à  l'endroit  de  l'image; 
mais  ce  fut  inutilement  qu'il  prit  l'une  après  l'autre 
ses  armes,  l'un  après  l'autre  ses  joyaux,  qu'il  ar- 
penta cent  fois  le  même  sillon  du  parquet,  chaque 
détail  de  celte  image,  que  le  duc  n'avait  qu'entrevue 
cependant,  lui  était  restée  dans  l'esprit.  C'était  un 
seigneur  à  cheval  qui.  remplissant  lui -même  l'office 
d'un  valet  de  fauconnerie,  lançait  le  leurre  en  rap- 
pelant le  faucon  et  en  courant  au  grand  galop  de 
son  cheval  dans  les  herbes  d'un  marécage.  Si  vio- 
lente que  fût  la  volonté  du  duc,  le  souvenir  triom- 
phait de  sa  volonté. 

Puis  ce  n'était  pas  seulement  ce  livre  qu'il  voyait, 
c'était  le  roi  de  Navarre  s'approchant  de  ce  livre, 
regardant  cette  image,  essayant  de  tourner  les  pa- 
ges, et,  empêché  par  l'obstacle  qu'elles  opposaient, 
triomphant  de  l'obstacle  en  mouillant  son  pouce  et 
en  forçant  les  feuillets  à  glisser. 

Et  à  cette  vue,  toute  iictive  et  toute  fantastique 
qu'elle  était.  d'Alençon,  chancelant,  était  forcé  de 
s'appuyer  d'une  main  à  un  meuble,  tandis  que  de 


l'autre  il  couvrait  ses  yeux,  comme  si,  les  yeux  cou- 
verts, il  ne  voyait  pas  encore  mieux  le  spectacle 
qu'il  voulait  fuir. 

Ce  spectacle  était  sa  propre  pensée. 

Tout  à  coup,  d'Alençon  vit  Henri  qui  traversait 
la  cour;  celui-ci  s'arrêta  quelques  instants  devant 
des  hommes  qui  entassaient  sur  deux  mules  des  luo- 
visions  de  chasse,  qui  n'étaient  autres  que  de  l'ar- 
ftent  et  des  effets  de  voyage  ;  puis,  ses  ordres  don- 
nés, il  coupa  diagonalement  la  cour,  et  s'acheniina 
visiblement  vers  la  porte  d'entrée. 

D'Alençon  était  immobile  à  sa  place.  Ce  n'était 
donc  pas  Henri  qui  était  monté  par  l'escalier  secret? 
Toutes  ces  angoisses,  qu'il  éprouvait  depuis  un  quart 
d'heure,  il  les  avait  donc  éprouvées  inutilement.  Ce 
qu'il  croyait  fini,  ou  près  de  finir,  était  donc  à  re- 
commencer. 

D'Alençon  ouvrit  la  porte  de  sa  chambre,  puis, 
tout  en  la  tenant  fermée,  il  alla  écouter  à  celle  du 
corridor.  Cette  fois,  il  n'y  avait  pas  à  s'y  tromper, 
c'était  bien  Henri.  D'Alençon  reconnut  son  pas  et 
jusqu'au  bruit  particulier  de  la  molette  de  ses  épe- 
rons. 

La  porte  de  l'appartement  de  Henri  s'ouvrit  et  se 
referma. 

D'Alençon  rentra  chez  lui  et  tomba  sur  un  fau- 
teuil. 

—  Bon!  se  dit-il,  voici  ce  qui  se  passe  à  cette 
heure  :  il  a  traversé  l'antichambre,  la  première 
pièce,  puis  il  est  parvenu  jusqu'à  la  chambre  à  cou- 
cher ;  arrivé  là,  il  aura  cherché  des  yeux  son  épée , 
puis  sa  bourse,  puis  son  poignard,  puis,  enfin,  il 
aura  trouvé  le  livre  tout  ouvert  sur  son  dressoir. 

—  Quel  est  ce  livre'!  se  sera-t-il  demandé;  qtH 
m'a  apporté  ce  livre? 

Puis  il  se  sera  rapproché,  aura  vu  cette  gravure 
représentant  un  cavalier  rappelant  son  faucon,  puis 
il  aura  voulu  lire,  puis  il  aura  essayé  de  tourner 
les  feuillets. 

L'iu'  sueur  froide  passa  sur  le  front  de  Fran- 
çois. 

—  Va-t-il  appeler?  dit-il.  Est-ce  un  poison  d'un 
effet  soudain  ?  Non,  non,  sans  doute,  puisque  ma 
mère  m'a  dit  qu'il  devait  mourir  lentement  de  con- 
somption. 

Cette  pensée  le  rassura  un  peu. 

Dix  minutes  se  passèrent  ainsi,  siècle  d'agonie  usé 
secondes  par  secondes,  et  chacune  de  ces  secondes 
fournissant  tout  ce  que  l'imagination  invente  de 
terreurs  insensées,  un  monde  de  visions. 

D'Alençon  n'y  put  tenir  davantage,  il  se  leva,  tra- 
versa son  anticliambre,  qui  commençait  à  se  rem- 
plir de  gentilshommes. 

—  Salut,  messieurs,  dit-il,  je  descends  chez  le 
roi .  ,  , 

Et,  pour  tromper  sa  dévorante  inquiétude,  pour 
préparer  un  alibi  peut-être,  d'Alençon  descendit  ef- 
fectivement chez  son  frère.  Pourquoi  descendait-il? 


108 


LA  REINE  MARGOT. 


Il  l'ignorait...  Qu'avait-il  à  lui  dire?...  Rien!  Ce 
n'était  point  Charles  qu'il  clierchait,  c'était  Henri 
qu'il  fuyait. 

Il  prit  le  petit  escalier  tournant  et  trouva  la  porte 
du  roi  entr'ouverte. 

Les  gardes  laissèrent  entrer  le  duc  sans  mettre 
aucun  empêchement  à  son  passage  :  les  jours  de 
chasse,  il  n'y  avait  ni  étiquette  ni  consigne. 

François  traversa  successivement  l'antichambre, 
le  salon  et  la  chambre  à  coucher  sans  rencontrer 
personne;  enfin,  il  songeait  que  Charles  était  sans 
doute  dans  son  cabinet  des  armes,  et  poussa  la  porte 
qui  donnait  de  la  chambre  à  coucher  dans  le  ca- 
binet. 

Charles  était  assis  devant  une  table,  dans  un  grand 
fauteuil  sculpté  à  dossier  aigu;  il  tournait  le  dos  à 
la  porte  par  laquelle  était  entré  François. 

11  paraissait  plongé  dans  une  occupation  qui  le 
dominait. 

Le  duc  s'approcha  sur  la  pointe  du  pied  ;  Charles 
lisait. 

—  Pardieu  1  s"écria-t-il  tout  à  coup,  voilà  un  li- 
vre admirable,  .l'en  avais  bien  entendu  parler , 
mais  je  n'avais  pas  cru  qu'il  existât  en  France. 

D'Alençon  tendit  l'oreille  et  fit  un  pas  encore. 

—  Maudites  feuilles,  dit  le  roi  en  portant  son 
pouce  à  ses  lèvres  et  en  pesant  sur  le  livre  pour  sé- 
parer la  page  qu'il  avait  lue  de  celle  qu'il  voulait 
lire,  on  dirait  qu'on  en  a  collé  les  feuillets  pour 
dérober  aux  regards  des  hommes  les  merveilles 
qu'il  renferme. 

D'Alençon  fit  un  bond  en  avant. 

Ce  livre,  sur  lequel  Charles  était  courbé    c'était 


lenri  : 


celui  qu'il  avait  déposé  chez 

Un  cri  sourd  lui  échappa. 

—  Ah!  c'est  vous,  d'Alençon?  dit  Charles,  soyez 
le  bienvenu,  et  venez  voir  le  plus  beau  livre  de 


vénerie  qui  soit  jamais  sorti  de  la  plume  d'un 
homme. 

Le  premier  mouvement  de  d'Alençon  fut  d'arra- 
cher le  livre  des  mains  de  son  frère  ;  mais  une  pen- 
sée infernale  le  cloua  à  sa  place,  un  sourire  effrayant 
passa  sur  ses  lèvres  blèmies,  il  passa  la  main  sur 
ses  yeux  comme  un  homme  ébloui. 

Puis,  revenant  peu  à  peu  à  lui,  mais  sans  faire  un 
pas  en  avant  ni  en  arrière  : 

—  Sire,  demanda  d'Alençon,  comment  donc  ce 
livre  se  trouve-t-il  entre  les  mains  de  Votre  Ma- 
jesté? 

—  Rien  de  plus  simple.  Ce  matin,  je  suis  monté 
chez  Henriot  pour  voir  s'il  était  prêt  ;  il  n'était  déjà 
plus  chez  lui;  sans  doute,  il  courait  les  chenils  et  les 
écuries;  mais,  à  sa  place,  j'ai  trouvé  ce  trésor  que 
jai  descendu  ici  pour  le  lire  tout  à  mon  aise. 

Et  le  roi  porta  encore  une  fois  son  pouce  à 
ses  lèvres,  et  une  fois  encore  fit  tourner  la  page  re- 
belle. 

—  Sire,  balbutia  d'Alençon,  dont  les  cheveux  se 
hérissèrent  et  qui  se  sentit  saisir  par  tout  le  corps 
d'une  angoisse  terrible,  sire,  je  venais  pour  vous 
dire... 

■ —  Laissez-moi  achever  ce  chapitre,  François,  dit 
Charles,  et  ensuite  vous  me  direz  tout  ce  que  vous 
voudrez.  Voilà  cinquante  pages  que  je  lis,  c'est-à- 
dire  que  je  dévore. 

—  Il  a  goîité  vingt-cinq  fois  le  poison,  pensa 
François.  Mon  frère  est  mort! 

Alors  il  pensa  qu'il  y  avait  un  Dieu  au  ciel  qui 
n'était  peut-être  point  le  hasard. 

François  essuya  de  sa  main  tremblante  la  froide 
rosée  qui  dégouttait  sur  son  front,  et  attendit  silen- 
cieux, comme  le  lui  avait  ordonné  son  frère,  que  le 
chapitre  fût  achevé. 


LA  REFNE  MARGOT. 


Kl'J 


,  I  M 


ililDi 


Charles  lisait  loipours. 


XXI 


I.A  CHASSE  Al)  VOL. 


suivants,  D 


harles  lisait  toujours.  Diins 
sa  curiosité,  il  dévorait  les 
pages;  et  chaque  page,  nous 
ravoiis  dit,  soit  à  cause  de 
riiumidité  à  laquelle  elles 
avaient  été  longtemps  ex- 
posées, soit  pour  tout  au- 
tre motif,  adhérait  à  la  page 
Aleuçon  considérait  d'un  œil  hagard  ce 


tcrnhle  spectacle,  dont  il  entrevoyait  seul  ledénoû- 
ment. 

—  Oh!  murmura-t-il,  que  va-t-il  donc  se  passer 
ici?  Comment!  je  partirais,  je  m'exilerais,  j'irais 
chercher  un  troue  imaginaire,  tandis  que  Henri,  à 
la  première  nouvelle  de  la  maladie  de  Charles,  re- 
viendrait dans  quelque  ville  forte  à  vingt  lieues  de 
la  capitale,  guettant  cette  proie  que  le  hasard  nous 
livre,  et  pourrait  d'une  seule  enjambée  être  dans  la 


llû 


LA  REIXE  MARGOT. 


capitale;  de  sorte  que,  avant  que  le  roi  de  Pologne  eût 
seulement  appris  la  nouvelle  de  la  mort  de  mon 
frère,  la  dynastie  serait  déjà  changée  :  c'est  impos- 
sible! 

C'étaient  ces  pensées  qui  avaient  dominé  le  pre- 
mier sentiment  d'horreur  involontaire  qui  pous- 
sait François  à  arrêter  Charles.  C'était  cette  fata- 
lité persévérante  qui  semblait  garder  Henri  et  pour- 
suivre les  Valois,  contre  laquelle  le  duc  allait  encore 
essayer  une  fois  de  réagir. 

En  un  instant,  tout  son  plan  venait  de  changer  à 
l'égard  de  Henri.  C'était  Charles  et  non  Henri  qui 
a\ait  lu  le  livre  empoisonné  ;  Henri  devait  partir, 
mais  partir  condamné.  Du  moment  où  la  fatalité  ve- 
nait de  le  sauver  encore  une  fois,  il  fallait  que  Henri 
restât  ;  car  Henri  était  moins  à  craindre  prisonnier 
à  Vincennes  ou  à  la  Bastille,  que  le  roi  de  Navarre 
à  la  tète  de  trente  mille  hommes. 

Le  duc  d'Alençon  laissa  donc  Charles  achever  son 
chapitre  ;  et  lorsque  le  roi  releva  la  tête  : 

—  Mon  frère,  lui  dit-il,  j'ai  attendu  parce  que 
Votre  Majesté  l'a  ordonné;  mais  c'était  à  mon  grand 
regret,  parce  que  j'avais  des  choses  de  la  plus  haute 
importance  à  vous  dire. 

—  Ah  !  au  diable  !  dit  Charles,  dont  les  joues  pMes 
s'empourpraient  peu  à  peu,  soit  qu'il  eût  mis  une 
trop  grande  ardeur  à  sa  lecture,  soit  que  le  poison 
commençât  à  agir;  au  diable!  si  tu  viens  encore  me 
parler  de  la  même  chose.  Tu  partiras  comme  est 
parti  le  roi  de  Pologne.  Je  me  suis  débarrassé  de 
lui,  je  me  débarrasserai  de  toi,  et  plus  un  mot  là- 
dessus. 

—  Aussi,  mon  frère,  dit  François,  ce  n'est  point 
de  mon  di'part  que  je  veux  vous  entretenir,  mais  de 
celui  d'un  autre.  Votre  Majesté  m'a  atteint  dans 
mon  sentiment  le  plus  profond  et  le  plus  délicat. 
qui  est  mon  dévouement  pour  elle  comme  frère,  ma 
fidélité  comme  sujet,  et  je  tiens  ù  lui  prouver  que 
]e  ne  suis  pas  un  traître,  moi. 

—  Allons,  dit  Ciiarles  en  s'accoudant  sur  le  livre, 
en  croisant  ses  jpmbes  l'une  sur  l'autre,  et  en  regar- 
dant d'Alençon  en  homme  qui  fait  contre  ses  habi- 
tudes provision  de  patience,  allons,  qui'l(|U('  bruit 
nouveau,  quelque  accusation  matinale'! 

—  Non,  sire.  Une  certitude,  un  complot  que  ma 
ridicule  délicatesse  m'avait  seule  eni|iêch('  de  vous 
ri'Vi'ler. 

—  Un  complot,  dit  Charles.  Voyons  le  complot. 

—  Sire,  dit  François,  tandis  que  Votre  Majesté 
ciiasscra  au  vol  auprès  de  la  rivière  et  dans  la  plaine 
du  Vesinet,  le  roi  de  Navarre  gagni-ra  la  forêl  de 
Saiiit-Cerniain,  une  troupe  d'amis  ratlcnilent  dans 
celte  forêt  et  il  doit  fuir  avec  eux. 

—  Ail  !  je  le  savais  bien,  dit  Cliaiies.  Knrire  une 
bonne  calomnie  contre  mon  pninre  Ilcnriot.  Ah  rà! 
en  linirez-vous  avec  lui  ? 

-  Votre  Majest('  n'aura   pas  besoin  d'allciidre^ 
longtemps  au  moins  pour  s'assuicr  si  re  que  j'ai 


l'honneur  de  lui  dire  est  ou  non  une  calomnie. 

—  Et  comment  cela'? 

—  Parce  que  ce  soir  notre  beau-frère  sera  parti. 
Charles  se  leva. 

—  Ecoutez,  dit-il,  je  veux  bien,  une  dernière 
fois  encore,  avoir  l'air  de  croire  à  vos  intentions; 
mais,  je  vous  en  avertis,  toi  et  ma  mère,  cette  fois, 
c'est  la  dernière. 

Puis,  haussant  la  voix  : 

—  Qu'on  appelle  le  roi  de  Navarre,  ajouta-t-il. 
Un  garde  fit  un  mouvement  pour  obéir;   mais 

François  l'arrêta  d'un  signe. 

—  .Mauvais  moyen,  mon  frère,  dit-il;  de  cette  fa- 
çon vous  n'apprendrez  rien.  Henri  niera,  donnera 
un  signal ,  ses  complices  seront  avertis  et  disparaî- 
tront; puis  ma  mère  et  moi  nous  serons  accusés  non- 
seulement  d'être  des  visionnaires,  mais  encore  des 
calomniateurs. 

—  Que  demandez-vous  donc  alors? 

—  Qu'au  nom  de  notre  fraternité.  Votre  Majesté 
m'écoute;  qu'au  nom  de  mon  dévouement  quelle 
va  reconnaître,  elle  ne  brusque  rien.  Faites  en  sorte, 
sire,  que  le  véritable  coupable,  que  celui  qui,  de- 
puis deux  ans,  trahit  d'intention  Votre  Majesté,  en 
attendant  qu'il  la  trahisse  de  fait,  soit  enfin  reconnu 
coupable  par  une  épreuve  infaillible,  et  puni  comme 
il  le  mérite. 

Charles  ne  répondit  point;  il  alla  à  une  fenêtre 
et  l'ouvrit  :  le  sang  envahissait  son  cerveau. 
Enfin,  se  retournant  vivement  : 

—  Eh  bien!  dit-il,  que  fericz-vous'i Parlez,  Fran- 
çois. 

—  Sire,  dit  d'Alençon,  je  ferais  cerner  la  forêt 
de  Saint-Germain  par  trois  détachements  de  che- 
vau-légers,  qui,  à  une  heure  convenue,  à  onze  heu- 
res par  exemple,  se  mettraient  en  marche  et  rabat- 
traient tout  ce  qui  se  trouve  dans  la  forêt  sur  le  pa- 
villon de  François  I",  que  j'aurais,  comme  par  ha- 
sard, désigné  pour  l'endroit  du  rendez-vous  du  dî- 
ner. Puis,  quand,  tout  en  ayant  l'air  de  suivre  mon 
faucon,  je  verrais  Henri  s'éloigner,  je  piquerais  au 
rendez-vous,  oii  il  se  trouvera  pris  avec  tous  ses 
complices. 

—  L'idée  est  bonne,  dit  le  roi  ;  qu'on  fasse  venir 
mon  capitaine  des  gardes. 

D'Alençon  tira  de  son  pourpoint  un  sifllel  d'ar- 
gent pendu  à  une  chaîne  d'or  et  siffia. 

M.  de  Nancey  parut. 

(Miarles  alla  à  lui  ei  lui  donna  ses  ordres  à  voix 
basse. 

Pendant  ce  temps,  son  grand  lévrier  A(  léon  nxail 
saisi  une  prttie  qu'il  roulait  par  \n  chambre  et  dé- 
rhirait  â  belles  dents  avec  niillo  bonds  folâtres. 

Charles  se  retourna,  et  poussa  un  juron  lerrililo. 
Cette  proie,  (jue  s'était  faite  Actc'on,  c'était  ce  pré- 
cieux livre  de  vénerie,  dont  il  n'existait,  pomme 
nous  l'avons  dit,  que  trois  e\eni|daires  au  monde. 

Le  cliàtimenl  fut  égal  ou  crime  ;  Charles  saisit  ua 


LA  HEVSE  3IAr.G0T. 


m 


fouet,  la  lanière  sifilante  enveloppa  l'animal  d'un 
triple  nœud.  Actéon  jeta  un  cri  et  disparut  sous  une 
table  couverte  d'un  immense  tapis  qui  lui  servait 
de  retraite. 

Charles  ramassa  le  livre  et  vit  avec  joie  qu'il  n'y 
manquait  qu'un  feuillet;  et,  encore,  ce  feuillet  n'e- 
tait-il  pas  une  page  de  texte,  mais  une  gravure. 

Il  le  plaça  avec  soin  sur  un  rayon  où  Actéon  ne 
pouvait  atteindre.  D'Alençon  le  regardait  faire  avec 
inquiétude.  Il  eût  voulu  fort  que  ce  livre,  mainte- 
nant qu'il  avait  rempli  sa  terrible  mission,  sortit 
des  mains  de  Charles. 

Six  heures  sonnèrent. 

C'était  l'heure  à  laquelle  le  roi  devait  descendre 
dans  la  cour  encombrée  de  chevaux  richement  ca- 
paraçonnés, d'hommes  et  de  femmes  richement  vê- 
tus. Les  veneurs  tenaient  sur  leurs  poings  leurs  fau- 
cons chaperonnés  ;  quelques  piqueurs  avaient  des 
cors  en  écharpe  au  cas  où  le  roi,  fatigué  de  la  chasse 
au  vol,  comme  cela  lui  arrivait  quelquefois,  vou- 
drait courre  un  daim  ou  un  chevreuil. 

Le  roi  descendit,  et,  en  descendant,  ferma  la 
porte  de  son  cabinet  des  armes.  D'Alençon  suivait 
chacun  de  ses  mouvements  d'un  ardent  regard  et 
lui  vit  mettre  la  clef  dans  sa  poche. 

En  descendant  l'escalier,  il  s'arrêta,  porta  la  main 
à  son  front. 

Les  jambes  du  duc  d'Alençon  tremblaient  non 
moins  que  celles  du  roi. 

—  Eu  effet,  balbutia-t-il,  il  me  semble  que  le 
temps  esta  l'orage. 

—  A  l'orage  au  mois  de  janvier,  ditCharles,*vous 
êtes  fou  !  Non,  j'ai  des  vertiges,  ma  peau  est  sèche; 
je  suis  faible,  voilà  tout. 

Puis  à  demi-voix  : 

—  Ils  me  tueront,  continua-t-il,  avec  leur  haine 
et  leurs  complots. 

Mais,  en  mettant  le  pied  dans  la  cour,  l'air  frais 
du  matin,  les  cris  des  chasseurs,  les  saluts  bruyants 
de  cent  personnes  rassemblées,  produisirent  sur 
Charles  leur  effet  ordinaire. 

Il  respira  libre  et  joyeux. 

Son  premier  regard  avait  été  pour  chercher  Henri. 
Henri  était  près  de  Marguerite.  Ces  deux  excellents 
époux  semblaient  ne  se  pouvoir  quitter,  tant  ils 
s'aimaient. 

En  apercevant  Charles,  Henri  fit  bondir  son  che- 
val, et,  en  trois  courbettes  de  l'animal,  fut  prés  de 
son  beau-frère. 

—  Ah!  ah  !  dit  Charles,  vous  êtes  monté  en  cou- 
reur de  daim,  Henriot.  Vous  savez  cependant  que 
c'est  une  chasse  au  vol  que  nous  faisons  aujour- 
d'hui. 

Puis,  sans  attendre  la  réponse  : 

—  Partons,  messieurs,  partons,  il  faut  que  nous 
soyons  en  chasse  à  neuf  heures!  dit  le  roi  le  sour- 
cil froncé  et  avec  une  intonation  de  voix  presque 
menaçante. 


Catherine  regardait  tout  cela  par  une  fenêtre  du 
Louvre.  Un  rideau  soulevé  donnait  passage  à  sa  tête 
pâle  et  voilée,  tout  le  corps  vêtu  de  noir  disparais- 
sait dans  la  pénombre. 

Sur  l'ordre  de  Ciiarles,  toute  cette  foule  dorée, 
brodée,  parfumée,  le  roi  en  tête,  s'allongea  pour 
passer  à  travers  les  guichets  et  roula  comme  une 
avalanche  sur  la  route  de  Saint-Germain,  au  milieu 
des  cris  du  peuple,  qui  saluait  le  jeune  roi,  soucieux 
et  pensif,  sur  son  cheval  plus  blanc  que  la  neige. 

—  Que  vous  a-t-il  dit?  demanda  Marguerite  à 
Henri. 

—  Il  m'a  félicité  sur  la  finesse  de  mon  cheval. 

—  Voilà  tout? 

—  Voilà  tout. 

—  H  sait  quelque  chose,  alors? 

—  J'en  ai  peur. 

—  Soyons  prudents. 

Henri  é;:laira  son  visage  d'un  de  ces  fins  sourires 
qui  lui  étaient  habituels,  et  qui  voulaient  dire,  pour 
Marguerite  surtout;  Soyez  tranquille,  ma  mie. 

Quant  à  Catherine,  à  peine  tout  ce  cortège  avait- 
il  quitté  la  cour  du  Louvre  qu'elle  avait  laissé  re- 
tomber son  rideau. 

Mais  elle  n'avait  point  laissé  échapper  une  chose, 
c'était  la  pâleur  de  Henri,  c'étaient  ses  tressaille- 
ments nerveux,  c'étaient  ses  conférences  à  voix 
basse  avec  Marguerite. 

Henri  était  pâle  parce  que,  n'ayant  pas  le  cou- 
rage sanguin,  son  sang,  dans  toutes  les  circonstan- 
ces où  sa  vie  était  mise  en  jeu,  au  lieu  de  lui  mon- 
ter au  cerveau  comme  il  arrive  ordinairement,  lui 
refluait  au  cœur. 

H  éprouvait  des  tressaillements  nerveux,  parce 
que  la  façon  dont  l'avait  reçu  Charles,  si  différente 
de  l'accueil  habituel  qu'il  lui  faisait,  l'avait  vive- 
ment impressionné. 

Enfin,  il  avait  conféré  avec  Marguerite,  parce 
que,  ainsi  que  nous  le  savons,  le  mari  et  la  fenune 
avaient  fait,. sous  le  rapport  de  la  politique,  une  al- 
liance offensive  et  défensive. 

Mais  Catherine  avait  interprété  les  choses  tout  au- 
trement. 

—  Cette  fois,  murraura-t-olle  avec  son  sourire 
florentin,  je  crois  qu'il  en  lient,  ce  cher  llenriot. 

Puis,  pour  s'assurer  du  fait,  après  avoir  attendu 
un  quart  d'heure  pour  donner  le  temps  à  toute  la 
chasse  de  quitter  Paris,  elle  sortit  de  son  apparte- 
ment, suivit  le  corridor,  monta  le  petit  escalier  tour 
nant,  et,  à  l'aide  de  sa  double  clef,  ouvrit  l'appar- 
tement du  roi  de  Navarre. 

Mais  ce  fut  inutilement  que  par  tout  cet  apparte- 
ment elle  clierclia  le  livre.  Ce  fut  inutilement  que 
parlent  son  regard  ardent  passa  des  tables  aux  dres- 
soirs, des  dressoirs  aux -rayons,  des  rayons  aux  ar- 
moires; nulle  part  elle  n'aperçut  le  livre  qu'elle 
cherchait. 


112 


LA  r,Eli\E  MARGOT. 


Clincun  l'i.iil  dctiicuré  à  sn  pliicc,  les  yeux  lixus  $ut  le  fugilif  el  le  poiirsuivanl,  —  Vuer.  114. 


—  D'Alcnron  l'aura  il('jà  cnlcvi' .  dii-i'llo;  (-'ost 
prudent. 

Kt  elle  (Icscendil  clioz  elle,  ]ircs(]ue  certaine,  cotlc 
fois,  que,  son  projet  avait  réussi. 

Cependant  le  roi  poursuivait  sa  roule  vers  Sainl- 
ricnriain,  où  il  arriva  après  une  heure  el  demie  di' 
rourse  rapide;  on  ne  monta  iiiènie  pas  au  vidix 
rliàli-au,  qui  s'('levail  sombre  et  majestueux  au  mi- 
lieu des  maisons  l'parses  sur  la  monta^;ne.  On  tra- 
versa le  pont  d(î  luiis  situi-  à  cette  (■'()0(pi('  en  face  de 
i'arliri'  <pi'aiiiourd'liui  encore  on  appelli'  li-  clièiie 
de  Sully,  l'uis  on  lit  si^jne  aux  liarqoes  |>a\oisi'CS 


qui  suivaient  la  rluisse,  (tour  donner  la  facilité  au 
rui  cl  aux  fjens  de  sa  suite  de  traverser  la  rivière, 
de  se  mettre  en  niouveiiicnt. 

.\  l'instant  même,  toute  celle  joyeuse  jeunesse, 
animi'e  d'inlérêts  si  divers,  se  mil  en  marche,  le  roi 
en  trie,  sur  celle  niaRnifiipie  prairie  qui  pend  du 
somiMcl  hoisi-  de  Sainl-lierinain.  el  ipii  prit  soudain 
ras[)ect  d'une  grande  tapisserie  A  personnages  dia- 
prés de  mille  couleurs,  et  dont  la  rivière  iruninnlo 
sur  .sa  ri\('  simulait  la  frange  argent<'e. 

I",n  avant  du  roi.  toujours  sur  son  cheval  Idanf 
et  tenant  son  faucon  favori  au  poing,  marcliaical 


LA  REINE  MARGOT. 


H3 


A  ce  cri,  tous  les  courtisnns  accoururent   —  Page  114. 


les  valets  de  vénerie  vêtus  de  justaucorps  verts  et 
chaussés  de  grosses  bottes,  (]ui,  maintenant  de  la 
voix  une  demi-douzaine  de  chiens  griffons,  bat- 
taient les  roseaux  qui  garnissaient  la  rivière. 

En  ce  moment,  le  soleil,  caché  jusque-là  derrière 
les  nuages,  sortit  tout  à  coup  du  sombre  océan  où 
il  s'était  plongé.  Un  rayon  de  soleil  éclaira  de  sa  lu- 
mière tout  cet  or,  tous  ces  joyaux,  tous  ces  yeux  ar- 
dents, et  de  toute  cette  lumière  il  faisait  un  torrent 
de  feu. 

Alors,  et  comme  s'il  n'eût  attendu  que  ce  moment 
pour  qu'un  beau  soleil  éclairât  sa  défaite,  un  héron 


s'éleva  du  sein  des  roseaux  en  poussant  un  cri  pro- 
longé et  plaintif. 

—  Uawlbaw!  cria  Charles  en  déchaperonnant 
son  faucon  et  en  le  lançant  après  le  fugitif. 

• —  Hawl  haw!  crièrent  toutes  les  voix  pour  en- 
courager l'oiseau. 

.  Le  faucon,  un  instant  ébloui  par  la  lumière, 
tourna  sur  lui-même,  décrivant  un  cercle  sans  avan- 
cer ni  reculer;  puis,  tout  à  coup,  il  aperçut  le  hé- 
ron et  prit  son  vol  sur  lui  à  tire-d'ailes. 

Cependant  le  héron,  qui  s'était,  en  oiseau  pru- 
dent, levé  à  plus  de  cent  pas  des  valets  de  vénerie, 


Paru.  —  Imp.  de  DRY  alné^  Louîetari  MootparQasic,  SI. 


H4. 


LA  REINE  iMARGOT. 


avait,  pendant  que  le  roi  décliaperonnait  son  fau- 
con pt  que  celui-ci  s'était  habitué  à  la  lumière,  ga- 
gné (le  l'espace,  ou  plutôt  de  la  hauteur.  11  en  ré- 
sulta que.  lorsque  son  ennemi  l'aperçut,  il  était  déjà 
à  plus  de  cinq  cents  pieds  de  hauteur,  et  que,  ayant 
trouvé  dans  les  zones  élevées  l'air  nécessaire  à  ses 
puissantes  ailes,  il  montait  rapidement. 

—  Hawl  haw!  Bec-de-Fer,  cria  Charles,  encou- 
rageant son  faucon,  prouve-nous  que  tu  es  de  race. 
Haw  !  haw  ! 

Comme  s'il  eût  entendu  cet  encouragement,  le 
nohleanimal  partit,  semblable  .à  une  flèche,  parcou- 
rant une  ligne  diagonale  qui  devait  aboutir  à  la  li- 
gne verticale  qu'ailoptait  le  héron,  lequel  montait 
toujours  comme  s'il  eût  voulu  disparaître  dans  l'é- 
ther. 

—  Ah!  double  couard!  cria  Charles  comme  si  le 
fugitif  eût  pu  l'entendre,  en  mettant  son  cheval  au 
galop  et  en  suivant  la  chasse  autant  qu'il  ct::':\  en 
lui.  la  trte  renversée  en  arrière  pour  ne  pas  perdre 
un  instant  de  vue  les  deux  oiseaux.  Ah!  double 
couard,  tu  fuis.  Mons  Bec-de-Fer  est  de  race;  at- 
tends! attends!  Haw!  Bec-de-Fer,  haw! 

En  effet,  la  lutte  fut  curieuse  ;  les  deux  oiseaux  se 
rap[irnchaient  l'un  de  l'autre,  ou  plutùl  le  faucun  se 
rapprochait  du  héron.  La  seule  question  était  de  sa- 
voir lequel  dans  cette  première  attaque  conserverait 
le  dessus. 

La  peur  eut  de  meilleures  ailes  ((ue  le  courage. 
Le  faucon,  emporté  par  son  vol,  passa  sous  le  ventre 
du  hérnn  qu'il  eût  dû  dominer.  Le  héron  profila  de 
sa  supériorité  et  lui  allongea  un  coup  de  son  long 
bec. 

Le  faucon,  frappé  comme  d'un  coup  de  poignard, 
fit  trois  tours  sur  lui-même,  comme  cUnurdi,  et.  un 
instant,  on  dut  croire  qu'il  allait  redescendre.  Mais, 
comme  un  guerrier  blessé  qui  ge  relève  plus  terii- 
blc.  il  jela  une  espèce  de  cri  aigu  et  menaçant  et 
reprit  son  vol  sur  le  héron. 

Le  héron  avait  profite  de  son  avantage,  et,  chan- 
geant la  direction  de  son  vol,  il  avait  fait  un  coude 
vers  la  forêt,  essayant  cette  fois  de  gagner  de  l'es- 
pace et  d'i'chappcr  par  la  distance  au  lieu  d'échap- 
per |iar  la  hauteur. 

Mais  le  faucon  était  un  animal  de  noble  race  qui 
avait  un  coup  d'œil  do  gerfaut.  Il  répéta  la  même 
ninn'etivre,  piqua  diagonalenient  sur  le  hiTon.  (]ui 
jela  doux  nu  trois  cris  rie  diiiressc  ol  essaya  de  mon- 
ter perpendiculairement  comme  il  l'avait  fait  une 
première  fois.  Au  bout  do  quelques  secondes  de 
celle  douille  lutte,  les  deux  oiseaux  semblèrent  sur 
le  point  (le  ilisparaître  dans  les  nuages.  Le  lnTon 
n'était  pas  plus  gros  qu'une  alouette,  cl  le  faucon 
senibinit  un  point  noir  qui,  à  chaque  instant,  di-vc- 
nail  plus  impercepiiblo. 

Charles  ni  la  cour  ne  suivaient  (ilns  les  deux  oi- 
seaux. Clincnn  était  deineuré  à  m  \A;\ci'.  les  \cn\ 
lixés  sur  le  fugitif  r'i  le  poursiiivniil. 


—  Bravo!  bravo!  Bec-de-Fer!  cria  tout  à  coup 
Charles.  Voyez,  voyez,  messieurs,  il  a  le  dessus! 
Haw  !  haw  ! 

—  Ma  foi,  j'avoue  que  je  ne  vois  plus  ni  l'un  ni 
l'autre,  dit  Henri. 

—  Ni  moi  non  plus,  dit  Marguerite. 

—  Oui,  mais  si  tu  ne  les  vois  plus.  Henriot.  tu 
peux  lesentenilre  encore,  dit  Charles,  —  le  hcion. 
du  moins.  Entends-tu?  entends-tu'î  il  demande 
grâce! 

En  effet,  deux  ou  trois  cris  plaintifs,  et  qu'une 
oreille  exercée  pouvait  seule  saisir,  descendirent  du 
ciel  sur  la  terre. 

—  Écoute,  écoute,  cria  Charles,  et  tu  vas  les  voir 
descendre  plus  vite  qu'ils  ne  sont  montés. 

En  effet,  comme  le  roi  prononçait  ces  mots, 
les  deux  oiseaux  commencèrent  à  reparaître.  C'é- 
taient deux  points  noirs  .seulement,  mais  à  la  diffé- 
rence de  grosseur  de  ces  deux  points,  il  était  facile 
de  voir  cependant  que  le  faucon  avait  le  dessus. 

—  Voyez!  voyez!  cria  Charles...  Bec-de-Fer  le 
tient 

En  effet,  le  héron,  dominé  par  l'oiseau  de  proie. 
Il'  's-ayait  même  plus  de  se  défendre.  11  descendait 
lapidenient  incessamment  frappé  par  le  faucon  et 
ne  répondant  que  par  ses  cris;  tout  à  coup,  il  replia 
SCS  ailes  et  se  laissa  tomber  comme  une  pierre;  mais 
son  adversaire  en  fit  autant,  et,  lorsque  le  fugitif 
voulut  reprendre  son  vol,  un  dernier  coup  de  bec 
retendit;  il  continua  sa  chute  en  tournoyant  sur 
lui-même,  et.  au  moment  où  il  touchait  la  terre,  le 
faucon  s'abattit  sur  lui,  poussant  un  cri  de  victoire 
qui  couvrit  le  cri  de  défaite  du  vaincu. 

—  Au  faucon  !  au  faucon  !  cria  Charles.  Et  il  lança 
son  cheval  au  galop  dans  la  direction  de  l'endroit 
où  les  deux  oiseaux  s'étaient  abattus. 

Mais,  tout  à  coup,  il  arrêta  court  sa  monture,  jeta 
un  cri  lui-même,  lâcha  la  bride  et  s'accrocha  d'une 
main  à  la  crinière  de  son  cheval,  tandis  (jue  de  soli 
autre  main  il  saisit  son  estomac  commcs'il  eût  voulu 
déchirer  ses  entrailles. 

A  ce  cri,  tous  les  courtisans  accoururent. 

—  Ce  n'est  rien,  ce  n'est  rien,  dit  Charles  le  vi- 
sage ennammé  et  l'œil  hagard;  mais  il  vient  de  me 
sembler  qu'on  nie  passait  un  fer  rouge  à  travers  l'es- 
tomac. Allons,  allons,  ce  n'est  rien. 

Et  Charles  remit  son  cheval  'au  galop. 
D'Aleneon  pâlit. 

—  Qu'y  a-t-il  donc  encore  de  nouveau  (  demanda 
Henri  à  Marguerite. 

—  .le  n'en  sais  rien,  n'pundil  celle-ci  ;  mais  vnus 
avez  vu'f  mon  frère  ('tait  pourpre. 

-  (]o  n'est  cependant  pas  son  habitude,  dit 
lli'nri. 

I.i^s  courtisans s'enlre-re^ardèienl  eloniK'S  el  sui- 
\irenl  le  roi. 

Ou  arriva  à  l'iMidruil  mi  les  deux  oiseaux  s'étaient 


LA  REINE  MARGOT. 


il5 


abattus.  Le  faucon  rongeait  déjà  la  cervelle  du  hé- 
ron. 

En  arrivant,  Charles  sauta  à  bas  de  sou  cheval 
pour  voir  le  combat  de  plus  près. 

Mais,  en  touchant  la  terre,  il  fut  obligé  de  se  tenir 
à  la  selle  ;  la  terre  tournait  sous  lui.  11  éprouva  une 
violente  envie  de  dormir. 

—  Mon  frcre  !  mon  frère!  s'écria  Marguerite, 
qn'avez-vous? 

—  J'ai,  dit  Charles,  j'ai  ce  que  dut  avoir  Porcie, 
quand  elle  eut  avalé  ses  charbons  ardents:  j'ai  que 
je  brûle,  et  qu'il  me  semble  que  mon  haleine  est  de 
flamme. 

En  même  temps,  (_;iiarles  poussa  son  souille  au 
dehors,  et  parut  étonné  de  ne  pas  voir  sortir  du  feu 
de  ses  lèvres. 

Cependant,  on  avait  repris  et  rechaperonné  le 
faucon,  et  tout  le  monde  s'était  rassemblé  autour  de 
Charies. 

—  Eh  bien  !  eh  bien!  que  veut  dire  cela?  Corps 


du  Christ!  ce  n'est  rien,  ou,  si  c'est  quelque  chose, 
c'est  le  soleil  qui  me  casse  la  tète  et  me  crève  les 
yeux.  Allons,  allons,  en  chasse,  messieurs.  Voici 
toute  une  compagnie  de  ballebrauds.  Lâchez  toutl 
lâchez  tout!  Corbœufl  nous  allons  nous  amuser! 

On  déchaperonna  en  effet  et  on  lâcha  à  l'instant 
même  cinq  ou  six  faucons,  qui  s'élancèrent  dans  la 
direction  du  gibier,  tandis  que  toute  la  chasse,  le 
roi  en  tète,  regagnait  les  bords  de  la  rivière. 

—  Eh  bien!  que  dites-vous,  madame?  demanda 
Henri  à  Marguerite. 

—  Que  le  moment  est  bon,  dit  Marguerite,  et  que, 
si  le  roi  ne  se  retourue  pas,  nous  pouvons  d'ici  ga- 
gner la  forêt  facilement. 

Henri  appela  le  valet  de  vénerie  qui  portait  le 
héron;  et,  tandis  que  l'avalanche  bruyante  et  dorée 
roulait  le  long  du  talus  qui  fait  aujourd'hui  h  ter- 
rasse, il  resta  seul  eu  arriére  comme  s'il  examinait 
le  cadavre  du  vaincu. 


XXII 


LE  PAVILLON  DE  FRANÇOIS  I" 


'était  une  belle  chose  que 
la  chasse  à  l'oiseau  faite  par 
des  rois  quand  les  rois 
étaient  presque  des  demi- 
dieux  et  i[ue  la  chasse  était 
non-seulement  un  loisir, 
-^g^—^.     mais  un  art. 

■^  ^ Néanmoins,  nous  devons 

quitter  ce  spectacle  royal  pour  pénétrer  dans  un 
endroit  de  la  forêt,  où  tous  les  acteurs  de  la  scène 
que  nous  venons  de  raconter  vont  nous  rejoindre 
bientôt. 

A  droite  de  l'allée  des  Violettes,  longue  arcade  de 
feuillage,  retraite  moussue,  où,  parmi  les  lavandes 
et  les  bruyères,  un  lièvre  inquiet  lève  de  temps  en 
temps  les  oreilles,  tandis  que  le  daim  errant  lève 
sa  tête  chargée  de  bois,  ouvre  Igs  naseaux  et  écoute, 
est  une  clairière  assez  éloignée  pour  que  de  la  route 
on  ne  la  voie  pas  ;  mais  pas  assez  pour  que  de  cette 
clairière  on  ne  voie  pas  la  route. 

Au  milieu  de  cette  clairière,  deux  hommes  cou- 
chés sur  l'herbe,  ayant  sous  eus  un  manteau  de 
voyage,  à  leur  côté  une  longue  épée,  et  auprès  d'eux 


chacun  un  mousqueton  à  gueule  évasée,  qu'on  ap- 
pelait alors  un  poitrinal,  ressemblaient  de  loin,  par 
l'élégance  de  leur  costume,  à  ces  joyeux  deviscurs 
du  Décaméron;  de  près,  par  la  menace  de  leurs 
armes,  à  ces  bandits  des  bois  que,  cent  ans  plus 
tard,  Salvalor  Rosa  peignit  d'après  nature  dans  ses 
paysages. 

L'un  d'eux  était  appuyé  sur  un  genou  et  sur  une 
main,  et  écoutait  comme  un  de  ces  lièvres  ou  de  ces 
daims  dont  nous  a\ons  parlé  tout  à  l'heure. 

—  Il  me  semble,  dit  celui-ci,  que  la  chasse  s'était 
singulièrement  rapprochée  de  nous  tout  à  l'heure. 
J'ai  entendu  jusqu'aux  cris  des  veneurs  encoura- 
geant le  faucon. 

—  Et  maintenant,  dit  l'autre,  qui  paraissait  at- 
tendre les  événements  avec  beaucoup  plus  de  philo- 
sophie que  son  camarade,  maintenant,  je  n'entends 
plus  rien  :  il  faut  qu'ils  se  soient  éloignés...  Je  t'a- 
vais bien  dit  que  c'était  un  mauvais  endroit  pour 
l'observation.  On  n'est  pas  vu,  c'est  vrai,  mais  on 
ne  voit  pas. 

—  Que  diable  !  mon  cher  Annibal,  dit  le  premier 
des  interlocuteurs,  il  fallait  bien  mettre  quelque  part 


118 


LA  REINE  iMARGOT. 


nos  deux  c!iev:iux  ii  nous,  puis  nos  deux  chevaux  de 
main,  puis  ces  deux  mules  si  chargées  que  je  ne 
sais  pas  comment  elles  feront  pour  nous  suivre.  Or, 
je  ne  connais  que  ces  vieux  hêtres  et  ces  chênes  sé- 
culaires qui  puissent  se  charger  convenablement  de 
cette  difficile  besogne.  J'oserais  donc  dire  que,  loin 
de  blâmer  comme  toi  M.  de  Mouy.  je  reconnais,  dans 
tous  les  préparatifs  de  cette  entreprise  qu'il  a  dirigée, 
le  sens  profond  d'un  véritable  conspirateur. 

—  Bon!  dit  le  second  gentilhomme  dans  lequel 
notre  lecteur  a  déjà  bien  certainement  reconnu  Co- 
conas,  bon!  voilà  le  mot  lâché,  je  l'attendais.  Je  t'y 
prends.  Nous  conspirons  donc?... 

—  Nous  ne  conspirons  pas,  nous  servons  le  roi  et 
la  reine. 

—  Qui  conspirent,  ce  qui  revient  exactement  au 
même  pour  nous. 

• —  Coconas,  je  te  l'ai  dit,  reprit  la  Mole,  je  ne  te 
force  pas  le  moins  du  monde  à  me  suivre  dans  cette 
aventure  qu'un  sentiment  particulier  que  tu  ne  par- 
tages pas,  que  tu  ne  peux  partager,  me  fait  seul  en- 
treprendre. 

—  Eh  !  mordi!  qui  est-ce  donc  qui  dit  que  lu  me 
forces?  D'abord,  je  ne  sache  pas  un  homme  qui 
pourrait  forcer  Coconas  à  faire  ce  qu'il  ne  veut  pas 
faire;  mais  crois-tu  que  je  te  laisserai  aller  sans 
te  suivre,  surtout  quand  je  vois  que  tu  vas  au  dia- 
ble? 

—  Annibal!  Ânnibal!  dit  la  Mole,  je  crois  que 
j'aperçois  là-bas  sa  blanche  haquenée.  Oh  !  c'est 
étrange  comme,  rien  que  de  penser  qu'elle  vient, 
mon  cœur  bat. 

—  Eh  bien  !  c'est  drùlc.  dit  Coconas  en  baillant, 
le  cœur  ne  me  bat  pas  du  tout,  à  moi. 

—  Ce  n'était  pas  elle,  dit  la  Mole.  Qu'est-il  donc 
arrivé?  c'était  ]H)ur  midi,  ce  me  semble. 

—  Il  est  arrivé  qu'il  n'est  point  midi,  dit  Coco- 
nas, voilà  tout,  et  que  nous  avons  encore  le  temps 
de  faire  un  somme,  à  ce  qu'il  paraît. 

Et,  sur  cette  conviction,  Coconas  s'étendit  sur  son 
manteau  en  homme  qui  va  joindre  le  précepte  aux 
paroles;  mais,  comme  son  oreille  touchait  la  terre, 
il  demeura  le  doigt  levé  et  faisant  signe  à  la  Mole 
de  se  taire. 

—  (Ju'y  a-t-il  dune?  ileniamla  celui-ci. 

—  Silence!  cette  fois,  j'i'iiiciuls  i|Mrli|ui'  chose  et 
je  ne  me  trompe  pas. 

—  C'est  singulier,  j'ai  beau  ccnuicr.  je  u'eiiiends 
rien,  moi. 

—  Tu  n'entends  ririi'f 

—  Non. 

—  Eh  bien!  dit  Coconas  en  se  soulevant  et  en 
posant  la  main  sur  le  bras  de  la  Mole,  regarde  ce 
daim. 

-Où? 

—  Là-bas. 

El  (iocoiias  iiionli.i  du  doirl  l'animal  a  la  Mole. 

—  Eh  bien  " 


—  Eh  bien  !  tu  vas  voir. 

La  Mole  regarda  l'animal.  La  tète  inclinée  comme 
s'il  s'apprêtait  à  brouter,  il  écoutait  immobile.  Bien- 
tôt, il  releva  son  front  chargé  de  bois  superbes,  et 
tendit  l'oreille  du  côté  d'où  sans  doute  venait  le 
bruit  ;  puis,  tout  à  coup,  sans  cause  apparente,  il 
partit  rapide  comme  l'éclair. 

—  Oh  !  oh  !  dit  la  Mole,  je  crois  que  tu  as  raison, 
car  voilà  le  daim  qui  s'enfuit. 

—  Donc,  puisqu'il  s'enfuit,  dit  Coconas,  c'est  qu'il 
entend  ce  que  lu  n'entends  pas. 

En  effet,  un  bruit  sourd  et  à  peine  perceptible 
frémissait  vaguement  dans  l'herbe  :  pour  des  oreilles 
moins  exercées,  c'eût  été  le  vent;  pour  des  cavaliers, 
c'était  un  galop  lointain  de  chevaux. 

La  Mole  fut  sur  pieds  en  un  moment. 

—  Les  voici,  dit-il,  alerte! 

Coconas  se  leva,  mais  plus  tranquillement;  la  vi- 
vacité du  Piémontais  semblait  être  passée  dans  le 
co:'ur  de  la  Mole,  tandis  qu'au  contraire  l'insou- 
ciance de  celui-ci  semblait  à  son  tour  s'être  empa- 
rée de  son  ami.  C'est  que  l'un,  dans  cette  circon- 
stance, agissait  d'enthousiasme,  et  l'autre  à  contre- 
cœur. 

Bientôt  un  bruit  égal  et  cadencé  frappa  l'oreille 
des  deux  amis;  le  hennissement  d'un  cheval  fit  dres- 
ser l'oreille  aux  chevaux  qu'ils  tenaient  prêts  à  dix 
pas  d'eux,  et  dans  l'allée  passa,  comme  une  ombre 
blanche,  une  femme  qui,  se  tournant  de  leur  côté, 
fit  un  signe  étrange  et  disparut. 

—  La  reine  !  s'écrièrent-ils  ensemble. 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  dit  Coconas. 

—  Elle  a  fait  ainsi  avec  le  bras,  dit  la  .Mole;  re 
qui  signifie  :  Tout  à  l'heure... 

—  Elle  a  fait  ainsi,  dit  Coconas,  ce  qui  signifie  : 
Partez... 

—  Ce  signe  répond  à  :  Ailendez-moi. 

—  Ce  signe  répond  à  :  Sauvez-vous. 

—  Eh  bien  !  dit  la  Mole,  agissons  chacun  selon 
notre  conviction.  Pars,  je  resterai. 

Coconas  haussa  les  épaules  et  se  recoucha. 

Au  même  instant,  en  sens  inverse  du  chemin 
qu'avait  suivi  la  reine,  mais  par  la  même  allée, 
passa,  bride  abattue,  une  troupe  de  cavaliers  que 
les  deux  amis  reconnurent  innir  des  proleslants  ar- 
dents, presque  furieux.  Leurs  chinnux  bondissaient 
ediiiùie  ces  .saulcrcllc^s  dont  parle  Job  :  ils  parurent 
et  disparurent. 

—  l'esté!  cela  devient  grave,  dit  Coconas  en  so 
relevant.  Allons  au  pavillon  de  Krançois  1''. 

—  Au  contraire,  n'y  allons  pas!  dit  la  Mole.  Si 
nous  sommes  découverts,  c'est  sur  ce  pavillon  que 
se  portera  d'abord  l'attenlion  du  roi  !  puisque  c'était 
là  le  rendez-vous  géïK'ral. 

—  Celle  fois,  tu  peux  bien  avoir  raison,  grom- 
mela Coconas. 

Coconas  n'avail  pas  proiiunec  ers  pumles.  ijn'uit 
cavalier  nassa  comme  l'éclair  au  milieu  des  arbres. 


LA  lŒlNt:  MARGOT. 


117 


et,  franchissant  fossés,  buissons,  barrières,  arriva 
près  des  deux  gentilshommes,  il  tenait  un  pistolet 
de  chaque  main  et  guidait  des  genoux  seulement 
son  cheval  dans  cette  course  furieuse. 

—  M.  deMouy!  s'écria  Coconas  inquiétât  devenu 
plus  alerte  maintenant  que  la  Mole.  M.  de  Mouy 
fuyant!  On  se  sauve  donc' 

—  Eh!  vite!  vite!  cria  le  huguenot,  détalez,  tout 
est  perdu!  J'ai  fait  un  détour  pour  vous  le  dire.  En 
route  ! 

Et,  comme  il  n'avait  pas  cessé  de  courir  en  pro- 
nonçant ces  paroles,  il  était  déjà  loin  quand  elles 
furent  achevées,  et,  par  conséquent,  lorsque  lu  Mole 
et  Coconas  en  saisirent  complètement  le  sens. 

—  Et  la  reine?  cria  la  Mole. 

Mais  la  voix  du  jeune  homme  se  perdit  dans  l'es- 
pace; de  Mouy  était  déjà  à  une  trop  grande  distance 
pour  l'entendre,  et  surtout  pour  lui  répondre. 

Coconas  eut  bientôt  pris  son  parti.  Tandis  que  la 
Mole  restait  immobile  et  suivait  des  yeux  de  Mouy, 
qui  disparaissait  entre  les  branches  qui  s'ouvraient 
devant  lui  et  se  refermaient  sur  lui,  il  courut  aux 
chevaux,  les  amena,  sauta  sur  le  sien,  jeta  la  bride 
de  l'autre  aux  mains  de  la  Mole  et  s'apprêta  à  pi- 
quer. 

—  .\llons,  allons!  dit-il,  je  répéterai  ce  qu'a  dit 
M.  de  Mouy  :  En  route  !  Et  M.  de  Mouy  est  un  mon- 
sieur qui  parle  bien.  En  roule,  en  route,  la  Mole! 

—  Un  instant,  dit  la  Mole;  nous  sommes  venus  ici 
pour  quelque  chose. 

—  A  moins  que  ce  ne  suit  pour  nous  faire  pendre, 
répondit  Coconas,  je  te  conseille  de  ne  pas  perdre  de 
temps.  Je  devine;  tu  vas  faire  de  la  rhétorique,  pa- 
raphraser le  mot  fuir;  parler  d'Horace  qui  jeta  son 
bouclier,  et  d'Épaminondas  qu'on  rapporta  sur  le 
sien;  moi,  je  dirai  un  seul  mot  ;  Où  fuit  M.  de  Mouy 
de  Saint-Phale,  tout  le  monde  peut  fuir. 

—  M.  de  Mouy  de  Saint-Phale,  dit  la  Mole,  n'est 
pas  chargé  d'enlever  la  reine  Marguerite,  M.  de  Mouy 
de  Saint-Phale  n'aime  pas  la  reine  Marguerite. 

—  Mordi!  et  il  fait  bien,  si  cet  amour  devait  lui 
faire  faire  des  sottises  pareilles  à  celle  que  je  te  vois 
méditer.  Que  cinq  cent  mille  diables  d'enfer  enlè- 
vent l'amour  qui  peut  coiJtcr  la  tète  à  deux  braves 
gentilshommes!  Corne  de  bœuf!  comme  dit  le  roi 
Charles,  nous  conspirons,  mon  eJier;  et,  quand  on 
conspire  mal,  il  faut  se  bien  sauver.  En  selle,  en 
selle,  la  Mole  ! 

—  Sauve-toi,  mon  cher,  je  ne  t'en  empêche  pas, 
et  même  je  t'y  invite.  Ta  vie  est  plus  précieuse  que 
la  mienne.  Défends  donc  ta  vie. 

—  11  faut  me  dire  :  Coconas,  faisons-nous  pendre 
ensemble;  et  non  me  dire  :  Coconas,  sauve-toi  tout 
seul. 

—  Bah!  mon  ami,  répondit  la  Mole,  le  corde  est 
faite  pour  les  manants,  et  non  pour  des  gcnliishom- 
mcs  comme  nous. 

—  Je  commence  à  croire,  dit  Coconas  avec  un 


soupir,  que  la  précaution  que  j'ai  prise  n'est  pas 
mauvaise. 

—  Laquelle? 

—  De  me  faire  un  ami  du  bourreau. 

—  Tu  es  sinistre,  mon  cher  Coconas. 

—  Mais,  enfin,  que  faisons-nous?  s'écria  celui-ci 
impatienté. 

—  Nous  allons  retrouver  la  reine. 

—  Où 'cela? 

—  Je  n'en  sais  rien...  Retrouver  le  roi. 

—  Où  cela? 

—  Je  n'en  sais  rien. . .  mais  nous  les  retrouverons, 
et  nous  ferons  à  nous  deux  ce  que  cinquante  per- 
sonnes n'ont  pu  ou  n'ont  osé  faire. 

—  Tu  me  prends  par  l'amour-propre,  Hyacinthe: 
c'est  mauvais  signe. 

—  Eh  bien!  voyons,  à  cheval  et  partons. 

—  C'est  bien  heureux! 

La  Mole  se  retourna  pour  prendre  le  pommeau  do 
la  selle;  mais,  au  moment  où  il  mettait  le  pied  à 
l'étrier,  une  voix  impérieuse  se  fit  entendre. 

—  Halte-là!  rendez-vous  !  dit  la  voix. 

En  même  temps,  une  figure  d'homme  parut  der- 
rière un  chêne,  puis  une  autre,  puis  trente  :  c'é- 
taient des  chevau-légefs,  qui,  devenus  fantassins, 
s'étaient  glissés  à  plat-ventre  dans  les  bruyères  et 
fouillaient  le  bois. 

—  Qu'est-ce  que  je  t'ai  dit?  murmura  Coco- 
nas. 

Une  espèce  de  rugissement  sourd  fut  la  réponse 
de  la  Mole. 

Les  chevau-légers  étaient  encore  à  trente  pas  des 
deux  amis. 

—  Voyons,  continua  le  Piémontais  parlant  tout 
iiaut  au  lieutenant  des  chevau-légers  et  tout  bas  à 
la  Mole;  messieurs,  qu'y  a-t-il? 

Le  lieutenant  ordonna  de  coucher  en  joue  les 
deux  amis. 

Coconas  continua  tout  bas  : 

—  En  selle!  la  Mole,  il  en  est  temps  encore  : 
saute  à  cheval,  comme  je  t'ai  vu  cent  fois,  et  par- 
tons. 

Puis,  se  retournant  vers  les  chevau-légers  : 

—  Eh  !  que  diable,  messieurs,  ne  tirez  pas,  vous 
pourriez  tuer  des  amis. 

Puis,  à  la  Mole  : 

—  A  travers  les  arbres ,  on  tire  mal  ;  ils  tireront 
et  nous  manqueront. 

—  Impossible!  dit  la  Mole;  nous  ne  pouvons  em- 
mener avec  nous  le  cheval  de  Marguerite  et  les  deux 
mules;  ce  cheval  et  ces  deux  mules  la  compromet- 
traient, tandis  que,  par  mes  réponses,  j'éloignerai 
tout  soupçon.  Pars,  mon  ami,  pars! 

—  Messieurs,  dit  Coconas  en  tirant  son  épée  et  en 
l'élevant  en  l'air,  messieurs,  nous  sommes  tout  ren- 
dus! 

Les  chevau-légers  relevèrent  leurs  mousque- 
tons 


118 


LA  REliM':  JIARGOT. 


—  Mais  d'abord,  pourquoi  faut-il  que  nous  nous 
rendions .' 

—  Vous  le  demanderez  au  roi  de  Navarre. 

—  Quel  crime  avons-nous  commis? 

—  M.  d'Mençon  vous  lo  dira. 

Coconas  et  la  Mole  se  rei,'ardérent  :  le  nom  de  leur 
ennemi  en  un  pareil  moment  était  peu  fait  pour  les 
rassurer. 

Cependant,  ni  l'un  ni  l'autre  ne  fit  résistance. 
Coconas  fut  invité  à  descendre  de  cheval,  manœu- 
vre qu'il  exécuta  sans  observation.  Puis,  tous  deux 
furent  placés  au  centre  des  chevau-légers,  et  l'on 
prit  la  route  du  pavillon  de  François  V'. 

—  Tu  voulais  voir  le  pavillon  de  François  I"! 
dit  Coconas  à  la  Mole  en  apercevant,  à  travers  les 
arbres,  les  murs  d'une  charmante  fabrique  gothique, 
eh  bien  !  il  paraît  que  tu  le  verras. 

La  Mole  ne  répondit  rien  et  tendit  seulement  la 
main  à  Coconas. 

A  côté  de  ce  charmant  pavillon  bâti  du  temps  de 
Louis  XII,  et  qu'on  appelait  le  pavillon  de  Fran- 
çois I",  parce  que  celui-ci  le  choisissait  toujours  pour 
ses  rendez-vous  de  chasse,  était  une  espèce  de  hutte 
élevée  pour  les  piqueurs  et  qui  disparaissait  en  quel- 
que sorte  sous  les  mousquets  et  sous  les  hallebardes 
et  les  épées  reluisantes,  comme  une  taupinière  sous 
une  moisson  blanchissante. 

C'était  dans  cette  hutte  qu'avaient  été  conduits 
les  prisonniers. 

Maintenant,  éclairons  la  situation  fort  nuageuse, 
pour  les  deux  amis  surtout,  en  racontant  ce  qui  s'é- 
tait passé. 

Les  gentilshommes  protestants  s'étaient  réunis, 
comme  la  chose  avait  été  convenue,  dans  le  pavil- 
lon de  François  I",  dont,  on  le  sait,  de  Mouy  s'était 
procuré  la  clef. 

Maîtres  de  la  forêt,  à  ce  qu'ils  croyaient  du  moins, 
ils  avaient  posé  par-ci  par-là  quelques  sentinelles. 
que  les  chevau-légers,  moyennant  un  changemeiil 
d'i'charpes  blanches  en  écharpes  rouges,  précaution 
duc  au  zèle  ingénieux  de  .M.  de  iNancey,  avaient 
enlevées  sans  coup  férir,  par  une  surprise  vigou- 
reuse. 

Les  chevau-légers  avaient  continuel  leur  lintiiic. 
cernant  le  pavillon;  mais  do  Mouy.  qui,  ainsi  que 
ndus  l'avons  dit,  attendait  le  roi  au  bout  de  l'allée 
des  Violettes,  avait  vu  ces  écharjies  muges  marchant 
à  pas  de  loup,  et,  des  ce  moment,  les  écharpes  rou- 
ges lui  avaient  paru  suspectes.  Il  s'était  donc  jeté  de 
cùti'  pour  n'ôtre  point  vu,  et  avait  remarque  que  le 
\iisle  c(!rcle  .se  rétrécissait  de  matiiéroà  battre  la  fo- 
rêt et  à  envelopper  le  lieu  du  renilez-\ous. 

Puis,  en  même  temps,  nu  fond  de  l'allée  princi- 
p;i!c,  il  avait  vu  poindre  li;s  aigretii's  blancll^^  et 
briller  les  an|uebuses  de  la  garde  du  roi.  Kniin.  il 


avait  reconnu  le  roi  lui-même,  tandis  qiie,  du  côté 
opposé,  il  avait  aperçu  le  roi  de  Navarre. 

Alors,  il  avait  coupé  l'air  en  croix  avec  son  cha- 
peau, ce  qui  était  le  signal  convenu  pour  dire  que 
tout  était  perdu. 

A  ce  signal,  le  roi  avait  rebroussé  chemin  et  avait 
disparu. 

Aussitôt,  de  Mouy,  enfonçant  les  deux  larges  mo- 
lettes de  ses  éperons  dans  le  ventre  de  son  cheval, 
avait  pris  la  fuite,  et,  tout  en  fuyant.  a\ait  jeté  les 
paroles  d'avertissement  que  nous  avons  dites,  à  la 
Mole  et  à  Coconas. 

Or,  le  roi,  qui  s'était  aperçu  de  la  disparition  de 
Henri  et  de  Marguerite,  arrivait  escorté  de  M.  d'.A- 
lençon  pour  les  voir  sortir  tous  deux  de  la  hutte  où 
il  avait  dit  de  renfermer  tout  ce  qui  se  trouverait 
non-seulement  dans  le  pavillon,  mais  encore  dans 
la  forêt. 

D'Aleneon.  plein  de  confiance,  galopait  près  du 
roi,  dont  les  douleurs  aiguës  augmentaient  la  mau- 
vaise humeur.  Deux  ou  trois  fois,  il  avait  failli  s'é- 
vanouir, et  une  fois  il  avait  vomi  jusqu'au  sang. 

—  Allons,  allons!  dit  le  roi  en  arrivant,  dépô- 
chons-nous  ;  j'ai  hâte  de  rentrer  au  Louvre  :  tirez- 
moi  tous  ces  parpaillots  du  terrier,  c'est  aujourd'hui 
saint  Biaise,  cousin  de  saint  Barthélemv. 

A  ces  paroles  du  roi,  toute  cette  fourniilii're  de 
piques  et  d'arquebuses  se  mit  en  mouvement,  et  l'on 
força  les  huguenots,  arrêtés  soit  dans  la  forêt,  soit 
dans  le  pavillon,  à  sortir  l'un  après  l'autre  de  la  ca- 
bane. 

Mais  de  roi  de  Navarre,  de  Marguerite  et  de  de 
Mouy,  point. 

—  Eh  bien!  dit  le  roi.  où  est  Henri,  où  est  Mar- 
got'? Vous  me  les  avez  promis.  d'Alençon,  et,  cor- 
bœuf!  il  faut  qu'on  me  les  trouve. 

—  Le  roi  et  la  reine  de  Navarre?  dit  M.  de  Nan- 
coy.  nous  ne  les  avons  pas  même  aperçus,  sire. 

—  Mais  les  voilà,  dil  madame  de  >fevers. 

V.n  effet,  à  ce  moment  même,  à  l'extrémilé  d'une 
allée  qui  donnait  sur  la  rivière,  parurent  Henri  et 
Margot,  tous  deux  calmes  comme  s'il  ne  se  fût  agi 
de  rien;  tous  deux  le  faucon  ;ui  |)oing  et  antoureii- 
.<(' ment  serrés  avec  tant  d'art,  qui"  leurs  chevaux,  tout 
on  galopant,  non  moins  unis  qu'eux,  semblaient  se 
cares.ser  l'un  l'auire  des  naseaux. 

Ce  fut  alors  que  d'Alençon  furieux  fil  fouiller  les 
environs  et  que  l'on  trouva  la  Mole  et  Coconas  sous 
leur  berceau  de  lierre. 

F.ux  aussi  lireni  leur  entrée  dans  le  torcle  (|iie 
formaient  les  gal•de^.  avec  un  fralernel  enlaeemenl. 
.*>eiilement.  comme  ils  n'etaieiil  poinl  rois,  iU  n'a- 
vaient |iu  se  donner  si  lionne  conlenance  que  Henri 
el  MargueriU'  ;  la  Mole  était  liop  paie,  Coconas  elait 
trop  rouge. 


.-««<-aj4)>->^»- 


LA  REINE  MARGOT. 


H9 


XXIII 


LES  INVESTIGATIONS. 


e  spectacle  qui  frappa  les 
deux  jeunes  gens  en  en- 
trant dans  le  cercle  fut  de 
'-^^^^  ceux  qu'on  n'oublie  jamais, 
ne  les  eût-un  vus  qu'une 
seule  fois  et  un  seul  in- 
stant. 
Charles  IX  avait,  comme 
nous  I  avons  dit,  regardé  défiler  tous  les  gentils- 
hommes enfermés  dans  la  hutte  des  piqueurs  et  ex- 
traits l'un  après  l'autre  par  ses  gardes. 

Lui  et  d'Alençon  suivaient  chaque  mouvement 
d'un  œil  avide,  s'attendant  à  voir  sortir  le  roi  de 
Navarre  à  son  tour. 
Leur  attente  avait  été  trompée. 
Mais  ce  n'était  point  assez,  il  fallait  savoir  ce  qu'ils 
étaient  devenus. 

Aussi,  quand  au  bout  de  l'allée  on  vit  apparaître 
les  deux  jeunes  époux,  d'Alençon  pâlit,  Charles  sen- 
tit son  cœur  se  dilater  ;  car  instinctivement  il  dési- 
rait que  tout  ce  que  son  frère  l'avait  forcé  de  faire 
retombât  sur  lui. 

—  Il  échappera  encore  !  murmura  François  en 
pâlissant. 

En  ce  moment,  le  roi  fut  saisi  de  douleurs  d'en- 
trailles si  violentes,  qu'il  lâcha  la  bride,  saisit  ses 
flancs  des  deux  mains  et  poussa  des  cris  comme  un 
homme  en  délire. 

Henri  s'approcha  avec  empressement;  mais,  pen- 
dant le  temps  qu'il  avait  mis  à  parcourir  les  deux 
cents  pas  qui  le  séparaient  de  son  frère,  Charles  était 
déjà  remis. 

—  D'où  venez-vous,  monsieur?  dit  le  roi  avec 
une  dureté  de  voix  qui  émut  Marguerite. 

—  Mais...  de  la  chasse,  mon  frère,  reprit-elle. 

—  La  chasse  était  au  bord  de  la  rivière  et  non 
dans  la  forêt. 

—  Mon  faucon  s'est  emporté  sur  un  faisan,  sire, 
au  moment  où  nous  étions  restés  en  arrière  pour 
voir  le  héron . 

■ —  Et  où  est  le  faisan  ? 

—  Le  voici  ;  un  beau  coq,  n'est-ce  pas? 

Et  Henri,  de  son  air  le  plus  innocent,  présenta  à 
Charles  son  oiseau  de  pourpre,  d'azur  et  d'or. 

—  Ah!  ah  !  dit  Charles;  et,  ce  faisan  pris,  pour- 
quoi ne  m'avez-vous  pas  rejoint? 


—  Parce  qu'il  avait  dirigé  son  vol  vers  le  parc, 
sire;  de  sorte  que,  lorsque  nous  sommes  descendus 
sur  le  bord  de  la  rivière,  nous  vous  avons  vu  une 
demi-lieue  en  avant  de  nous,  remontant  déjà  vers 
la  forêt  ;  alors  nous  nous  sommes  mis  à  galoper  sur 
vos  traces,  car,  étant  de  la  chasse  de  Votre  Majesté, 
nous  n'avons  pas  voulu  la  perdre. 

—  Et  tous  ces  gentilshommes,  reprit  Charles, 
étaient-ils  invités  aussi? 

—  Quels  gentilshommes?  répondit  Henri  en  je- 
tant un  regard  circulaire  et  interrogateur  autour  de 
lui. 

—  Eh!  vos  huguenots,  pardieu!  dit  Charles, 
dans  tous  les  cas,  si  quelqu'un  les  a  invités,  ce  n'est 
pas  moi. 

—  Non,  sire,  répondit  Henri,  mais  c'est  peut-être 
M.  d'Alençon. 

—  M.  d'Alençon!  comment  cela? 

—  Moi  !  fit  le  duc. 

—  Eh  !  oui,  mon  frère,  reprit  Charles,  n'avez- 
vous  pas  annoncé  hier  que  vous  étiez  roi  de  Na- 
varre? Eh  bien!  les  huguenots,  qui  vous  ont 
demandé  pour  roi,  viennent  vous  remercier,  vous, 
d'avoir  accepté  la  couronne,  et  le  roi  de  l'avoir  don- 
née. N'est-ce  ])as,  messieurs? 

—  Oui  !  oui  !  crièrent  vingt  voix  ;  vive  le  duc  d'A- 
lençon !  vive  le  roi  Charles! 

—  ,Je  ne  suis  pas  le  roi  des  huguenots,  dit  Fran- 
çois pâlissant  de  colère  ;  puis,  jetant  à  la  dérobée  un 
regard  sur  Charles:  Et  j'espère  bien,  ajouta-t-il,  ne 
l'être  jamais! 

—  N'importe!  dit  Charles,  vous  saurez,  Henri, 
que  je  trouve  tout  cela  étrange." 

—  Sire,  dit  le  roi  de  Navarre  avec  fermeté,  on 
dirait,  Dieu  me  pardonne,  que  je  subis  un  interro- 
gatoire. 

—  Et  si  je  vous  disais  que  je  vous  interroge,  que 
répondriez-vous? 

—  Que  je  suis  roi  comme  vous,  sire,  dit  fière- 
ment Henri,  car  ce  n'est  pas  la  couronne,  mais  la 
naissance  qui  fait  la  royauté,  et  que  je  répondrai  à 
mon  frère  et  à  mon  ami,  mais  jamais  à  mon  juge. 

—  Je  voudrais  bien  savoir,  cependant,  murmura 
Charles,  à  quoi  m'en  tenir  une  fois  dans  ma  vie. 

—  Qu'on  amène  M.  de  Mou}',  dit  d'Alençon,  voui 
le  saurez.  M.  de  Mouy  doit  être  pris. 


120 


LA  REINE  MARGOT. 


—  M.  de  Mouy  est-il  parmi  les  prisonniers?  de- 
manda le  roi. 

Henri  eut  un  moment  d'inquiétude  et  échangea 
un  regard  avec  Marguerite;  mais  ce  moment  fut  de 
courte  durée. 

Aucune  voix  ne  répondit. 

—  M.  de  Mouy  n'est  point  parmi  les  prisonniers, 
dit  M.  de  Nancey;  quelques-uns  do  nos  hommes 
croient  l'avoir  vu,  mais  aucun  n'en  est  siir. 

D'AIençon  murmura  un  blasphème. 

—  Eh  !  dit  Marguerite  en  montrant  la  Mole  et  Co- 
conas,  qui  avaient  entendu  tout  le  dialogue,  et  sur 
l'intelligence  desquels  elle  croyait  pouvoir  compter, 
sire,  voici  deux  gentilshommes  de  M.  d'Alençon,  in- 
terrogez-les, ils  répondront. 

Le  duc  sentit  lo  coup. 

—  Je  les  ai  fait  arrêter  justement  pour  prouver 
qu'ils  ne  sont  point  à  moi,  dit  le  duc. 

Le  roi  regarda  les  deux  amis  et  tressaillit  en  re- 
voyant la  Mole. 

—  Oh  !  oh  !  encore  ce  Provençal,  dit-il. 
Coconas  salua  gracieusement. 

—  Que  faisiez-vous  quand  on  vous  a  arrêtés?  dit 
le  roi . 

—  Sire,  nous  devisions  de  faits  de  guerre  et  d'a- 
mour. 

—  A  cheval!  armés  jusqu'aux  dents!  prêts  à 
fuir! 

—  Non  pas,  sire,  dit  Coconas,  et  Votre  Majesté  est 
mal  renseignée.  Nous  étions  couchés  sous  l'ombre 
d'un  hêtre...  siib legmine  fagi. 

—  Ah  !  vous  étiez  couchés  sous  l'ombre  d'un  hê- 
tre? 

—  Et  nous  eussions  même  pu  fuir,  si  nous  avions 
cru  avoir  en  quelque  façon  encouru  la  colère  de  Votre 
Majesté.  —  Voyons,  messieurs,  sur  votre  parole  de 
soldats,  dit  Coconas  on  se  retournant  vers  les  clie- 
vau-légers;  croyez-vous  que,  si  nous  l'eussions 
voulu,  nous  pouvions  nous  échapper? 

—  Le  fait  est,  dit  le  lieutenant,  que  ces  messieurs 
n'ont  pas  fait  un  mouvement  pour  fuir. 

—  Parce  que  leurs  chevaux  étaient  loin,  dit  le 
duc  d'Alençon. 

—  J'en  demande' humblement  pardon  à  monsei- 
gneur, dit  Coconas,  mais  j'avais  le  mien  entre  les 
jambes,  et  mon  ami  le  cdiiite  Li'rac  de  la  Mole  te- 
nait le  sien  par  la  bride. 

—  Est-ce  vrai,  messieurs?  dit  le  roi. 

—  C'est  vrai,  sire,  n-pondit  le  lieutenant,  M.  de 
Soconas,  en  nous  apercevant,  est  même  ilescendu  du 
.sien. 

Coconas  grimaça  un  sourire  qui  signifiait  :  — 
Vous  voyez  bien,  sire! 

—  Mais  ces  chevaux  de  main,  mais  ces  mule-;, 
mais  ces  coffres  dont  elles  sont  chargées?  liriiiiiula 
François. 

—  Eh  bien  I  dit  Coconas,  cst-co  que  nous  sommes 


des  valets  d'écurie?  faites  cliercher  le  palefrenier 
qui  les  gardait. 

—  Il  n'y  est  pas,  dit  le  duc  furieux. 

—  Alors,  c'est  qu'il  aura  pris  peur  et  se  sera 
sauvé,  reprit  Coconas;  on  ne  peut  pas  demander  à 
un  manant  d'avoir  le  calme  d'un  gentilhomme. 

—  Toujours  le  même  système,  dit  d'Alençon  en 
grinçant  des  dents.  Heureusement,  sire,  je  vous  ai 
prévenu  que  ces  messieurs  depuis  quelques  jours 
n'étaient  plus  à  mon  service. 

—  Moi,  dit  Coconas,  j'aurais  le  malheur  de  ne 
plus  appartenir  à  Votre  Altesse?... 

—  Eh!  morbleu!  monsieur,  vous  le  savez  mieux 
que  personne,  puisque  vous  m'avez  donné  votre  dé- 
mission dans  une  lettre  assez  impertinente  que  j'ai 
conservée.  Dieu  merci,  et  que,  par  bonheur,  j'ai  sur 
moi. 

—  Oh!  dit  Coconas,  j'espérais  que  Votre  Altesse 
m'avait  pardonné  une  lettre  écrite  dans  un  premier 
mouvement  de  mauvaise  humeur.  J'avais  appris  que 
Votre  Altesse  avait  voulu,  dans  un  corridor  du  Lou- 
vre, étrangler  mon  ami  la  Mole. 

—  Eh  bien!  interrompit  le  roi,  que  dit-il  donc? 

—  J'avais  cru  que  Votre  Altesse  était  seule,  con- 
tinua ingénument  la  Mole.  Mais  depuis  que  j'ai  su 
que  trois  autres  personnes... 

—  Silence!  dit  Charles,  nous  sommes  suffisam- 
ment renseignés.  —  Henri,  dit-il  au  roi  de  Navarre, 
votre  parole  de  ne  pas  fuir? 

—  Je  la  donne  à  Votre  Majesté,  sire. 

—  lletournez  à  Paris  avec  M.  de  Nancey  et  pre- 
nez les  arrêts  dans  votre  chambre.  —  Vous,  mes- 
sieurs, contin>ia-t-il  en  s'adressant  aux  deux  gen- 
tilshommes, rendez  vos  épées. 

La  Mole  regarda  Marguerite.  Elle  sourit.  Aussitôt 
la  M(de  remit  son  épéo  au  capitaine  qui  était  le  plus 
proche  de  lui. 

Coconas  en  fit  autant. 

—  El  M.  de  Mouy,  Ta-t-on  retrouvé?  demanda  le 
roi. 

—  Non,  sire,  dit  M.  de  Nancey,  ou  il  n'était  pas 
dans  la  forêt,  ou  il  s'est  sauvé. 

—  Tant  pis,  dit  le  roi.  Retournons.  J'ai  froid,  je 
suis  ébloui. 

—  Sire,  c'est  la  colère  sans  doute,  dit  François. 

—  Oui,  peut-être.  Mes  yeux  vacillent.  Où  soni 
donc  les  prisduniers?  Je  n'y  vois  plus.  Esl-ce  donc 
d('j;'i  la  nuit?  Oh  !  miséricorde  !  je  brûle  !...  A  moi  ! 
à  moi! 

El  le  malheureux  roi,  iàoliant  la  bride  de  son 
ciieval,  étendant  les  bras,  loiniia  en  arrière,  soutenu 
par  les  courtisans  épouvantrs  de  cette  seconde  atta- 
que. 

François,  à  r('carl.  essuyait  la  sueur  de  son  front, 
r.ir  lui  seul  connaissait  la  cause  du  mal  (|iii  tortu- 
rait son  frère. 

De  l'autre  C(it<',  le  roi  de  Navarre,  déjii  sous  la 


LA  REIXE  MARGOT. 


121 


VSSf<«S>«»' 


On  le  recouvrit  d'un  mant^n. 


garde  de  M.  de  Nancey,  considérait  toute  cette  scène 
avec  un  étonnement  croissant. 

—  Ehl  eh!  murmura-t-il  avec  cette  prodigieuse 
intuition  qui  par  moments  faisait  de  lui  un  liomme 
illuminé  pour  ainsi  dire,  si  j'allais  me  trouver  heu- 
reux d'avoir  été  arrêté  dans  ma  fuite? 

Il  regarda  Margot,  dont  les  grands  yeux,  dilatés 
par  la  surprise,  se  reportaient  de  lui  au  roi  et  du 
roi  à  lui. 

Cette  fois,  le  roi  était  sans  connaissance.  On  fit 
approcher  une  civière  sur  laquelle  on  l'étendit.  On 
le  recouvrit  d'un  manteau,  qu'un  des  cavaliers  dé- 

rafl».  —  Imp.  il  CBY  aîné,  boulifari  MoniparnisM,  81. 


tacha  de  ses  épaules,  et  le  cortège  reprit  tranquille- 
ment la  route  de  Paris,  d'où  l'on  avait  vu  partir  le 
malin  des  conspirateurs  allègres  et  un  roi  joyeux, 
et  où  l'on  voyait  rentrer  un  roi  moribond  entouré 
de  rebelles  prisonniers. 

Marguerite,  qui  dans  tout  cela  n'avait  perdu  ni 
sa  liberté  de  corps,  ni  sa  liberté  d'esprit,  fit  un  der- 
nier signe  d'intelligence  à  son  mari,  puis  elle  passa 
si  près  de  la  Mole,  que  celui-ci  put  recueillir  ces 
deux  mots  grecs  qu'elle  laissa  tomber  : 

—  Mê  deidê. 

C'est-à-dire  :  —  Ne  crains  rien. 


39 


122 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Que  t'a-t-elle  dit?  demanda  Coconns. 

—  Elle  m'a  dit  de  ne  rien  craindre,  répondit  la 
Mole. 

—  Tant  pis,  murmura  le  Piéniontais,  tant  pis, 
cela  veut  dire  qu'il  ne  fait  pas  bon  ici  pour  nous. 
Toutes  les  fois  que  ce  mnt-là  m'a  été  adressé  en  ma- 
nière d'encouragement,  j'ai  renu  à  l'instant  même 
soit  une  balle  quelque  part,  soit  un  coup  d'épée  dans 
le  corps,  soit  un  pot  de  (leurs  sur  la  tête.  A'e  crains 
rien,  soit  en  hébreu,  soit  en  grec,  soit  en  latin,  soit 
en  français,  a  toujours  signifié  pour  moi  :  Gare  là- 
dessous! 

—  En  route,  messieurs  !  dit  le  lieutenant  des 
chevau-légers. 

—  Et,  sans  indiscrétion,  monsieur,  demanda  Co- 
conas,  où  nous  mcne-t-on? 

—  A  Vincennes,  je  crois,  dit  le  lieutenant. 

—  J'aimerais  mieux  aller  ailleurs,  dit  Coconas; 
mais,  enfin,  on  ne  va  pas  toujours  où  l'on  veut. 

Pendant  la  route,  le  roi  était  revenu  de  son  éva- 
nouissement et  avait  repris  quelque  force.  A  Nan- 
terre,  il  avait  mc^me  voulu  monter  à  cheval,  mais 
on  l'en  avait  empêché. 

—  Faites  prévenir  maître  Ambroise  Paré,  dit 
Charles  en  arrivant  au  Louvre. 

Il  descendit  de  sa  litière,  monta  l'escalier,  appuyé 
au  bras  de  Tavannes,  et  il  gagna  son  appartement, 
où  il  défendit  que  personne  le  suivît. 

Tout  le  monde  remarqua  qu'il  était  fort  grave  ; 
pendant  toute  la  route,  il  avait  profondément  réflé- 
chi, n'adressant  la  parole  à  personne,  et  ne  s'occu- 
jiant  plus  ni  de  la  conspiration  ni  des  conspirateurs. 
Il  était  évident  que  ce  qui  le  préoccupait,  c'était  sa 
maladie. 

Maladie  si  subite,  si  étrange,  si  aiguë,  et  dont 
quelques  symptômes  étaient  les  mêmes  que  les 
symptômes  qu'on  avait  remarqués  chez  son  frère 
François  II  quelque  temps  avant  sa  mort. 

Aussi  la  défense  faite  à  qui  que  ce  fût,  excepté 
maître  Paré,  d'entrer  chez  le  roi,  n'élonna-t-elle 
personne.  La  misanthropie,  on  le  savait,  était  le 
fond  du  caractère  du  prince. 

Charles  entra  dans  sa  chambre  à  courhor,  s'assit 
sur  une  espèce  de  chaise  longue,  appuya  sa  tête  sur 
des  coussins,  et,  réfléchissant  que  maître  Ambroise 
Paré  pourrait  n'être  pas  chez  lui  et  tarder  à  venir, 
il  voulut  utiliser  le  temps  do  rattcntc. 

En  consi'qucnce,  il  frappa  dans  ses  mains;  un 
garde  parut. 

—  Prévenez  le  roi  de  Navarre  que  je  veux  lui 
parhïr,  dit  Charles. 

Le  garde  s'inclina  ot  obiiil. 

Charles  n^nvcrsa  sa  tête  en  arrière,  une  lourdeur 
effroyable  de  cerveau  lui  laissait  à  piiino  15  faculté 
de  lier  ses  idées  les  unes  aux  autres,  unl^  espèce  do 
nuage  sanglant  lloltait  diivanl  ses  yeux  ;  sa  bouche 
était  aride,  et  il  avait  déji'i,  sans  ('tani:(ier  sa  soif, 
vidé  toute  une  cnrufo  d'eau. 


Au  milieu  de  cette  somnolence,  la  porte  se  rou- 
vrit, et  Henri  parut;  M.  de  Nancey  le  suivait  par 
derrière,  mais  il  s'arrêta  dans  l'antichambre. 

Le  roi  de  Navarre  attendit  que  la  porte  fût  refer- 
mée derrière  lui. 

Alors  il  s'avança. 

—  Sire,  dit-il,  vous  m'avez  fait  demander,  me 
voici. 

Le  roi  tressaillit  à  cette  voix,  et  fit  le  mouvement 
machinal  d'étendre  la  main. 

—  Sire,  dit  Henri  en  laissant  ses  deux  mains  pen- 
dre à  ses  côtés,  Votre  Majesté  oublie  que  je  ne  suis 
plus  son  frère,  mais  son  prisonnier, 

—  Ab  !  ah!  c'est  vrai,  dit  Charles;  merci  de  me 
l'avoir  rappelé.  Il  y  a  plus,  il  me  souvient  que  vous 
m'avez  promis,  lorsque  nous  serions  en  tète  à  tête, 
de  me  répondre  franchement. 

—  Je  suis  prêt  à  tenir  cette  promesse.  Interrogez, 
sire. 

Le  roi  versa  de  l'eau  froide  dans  sa  main,  et  posa 
sa  main  sur  son  front. 

—  Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  l'accusation  du  duc 
d'Aleneon?  Voyons,  répondez,  Henri. 

—  La  moitié  seulement:  c'était  M.  d'Alcnçon  qui 
devait  fuir  et  moi  qui  devais  l'accompagner. 

—  Et  pourquoi  deviez-vous  l'accompagner?  de- 
manda Charles;  ètes-vous  donc  mécontent  de  moi, 
Ileiiri; 

—  Non.  sire,  au  contraire;  je  n'ai  qu'à  me  louer 
de  Votre  Majesté;  et  Dieu,  qui  lit  dans  les  cœurs, 
voit  dans  le  mien  quelle  profonde  affection  je  porto 
à  mon  frère  et  à  mon  roi. 

—  Il  me  semble,  dit  Charles,  qu'il  n'est  point 
dans  la  nature  de  fuir  les  gens  que  l'on  aime  et  qui 
nous  aiment! 

—  Aussi,  dit  Henri,  je  ne  fuyais  pas  ceux  (jui 
m'aiment,  je  fuyais  ceux  (}ui  me  détestent.  Votre 
Majesté  me  permet-elle  de  lui  parler  à  cœur  ou- 
vert? 

—  Parlez,  monsieur. 

—  Ceux  qui  me  détestent  ici,  sire,  c'est  M.  d'A- 
lcnçon et  la  reine  mère. 

—  M.  d'Alençon,  je  ne  dis  pas.  reprit  Charles, 
mais  la  reine  mère  vous  comble  d'atleiiti  >ns. 

—  C'est  jusli'inont  pour  cela  que  je  mo  défio 
d'elle,  sire.  Et  bien  m'en  a  pris  de  m'en  délier. 

—  D'elle? 

—  D'elle  ou  de  ceux  qui  l'entourent.  Vous  savej 
que  le  malheur  des  rois,  sire,  n'est  |)as  toujoui-s 
ilèirc  trop  mal,  mais  trop  bien  servis. 

,-^ —  Expliquez-vous  ;  c'est  un  vngngement  pris  do 
voire  part  di>  tout  me  dire. 

—  Et  Votre  Majesté  voit  que  je  ruccomplis, 

—  Coiitiiinez. 

—  Votre  Mai('st('  m'aime,  m'a-i-elle  dit? 
-C'esl-n-dirc  que  je  vous  aimais  avant  voire 

trahison,  llenriot. 

—  Supposez  qui)  vous  m'aimez  toujours,  sire. 


LA  REINE  MARGOT. 


12;: 


—  Soit! 

—  Si  vous  m'aimez,  vous  devez  dé^^ircr  que  je 
vive,  n'est-ce  pas? 

—  J'aurais  été  désespéré  qu'il  t'arrivàt  mailicur. 

—  Eh  bien  !  sire,  deux  fois  Votre  Majesté  a  bien 
manqué  de  tomber  dans  le  désespoir! 

—  Comn^ent  cela? 

—  Oui.  car  deux  fois  la  Providence  seule  m"a 
sauvé  la  vie.  11  est  vrai  que  la  seconde  fois  la  Provi- 
dence avait  pris  les  traits  de  Votre  Majesté. 

—  Et,  la  première  fois,  quelle  marque  avait-elle 
prise  ? 

—  Celle  d'un  homme  qui  serait  bien  étonné  de 
se  voir  confondu  avec  elle,  de  René.  Oui,  vous,  sire, 
vous  m'avez  sauvé  du  fer. 

Charles  fronça  le  .sourcil,  car  il  se  rappelait  la 
nuit  où  il  avait  emmené  Henriot  rue  des  Barres. 

—  Et  René  .'dit-il. 

—  René  m'a  sauvé  du  poison. 

—  Peste!  tu  as  de  la  chance,  Henriot,  dit  le  roi 
en  essayant  un  sourire  dont  une  vive  douleur  fit 
une  contraction  nerveuse.  Ce  n'est  pas  là  son  état. 

—  Deux  miracles  m'ont  donc  sauvé,  sire.  Un  mi- 
racle de  la  part  du  Florentin,  un  miracle  de  bonté 
de  votre  pari.  Eh  bien!  je  l'avoue  à  Votre  Majesté, 
j'ai  peur  que  le  ciel  ne  se  lasse  de  faire  des  miracles, 
et  j'ai  voulu  fuir  en  raison  de  cet  axiome  :  Aide-toi, 
le  ciel  t'aidera. 

—  Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  dit  cela  plus  tôt, 
Henri  ? 

—  En  vous  disant  ces  mêmes  paroles  hier,  j'étais 
un  dénonciateur. 

—  Et  en  me  les  disant  aujourd'hui? 

—  Aujourd'hui,  c'est  autre  chose;  je  suis  accusé 
et  me  défends. 

—  Es-tu  sûr  de  cette  première  tentative,  Hen- 
riot? 

—  .\ussi  sûr  que  de  la  seconde. 

—  Et  l'on  a  tenté  de  t'empoisonner? 

—  On  l'a  tenté. 

—  Avec  quoi? 

—  Avec  de  l'opiat. 

—  Et  comment  empoisnnne-t-on  avec  de  l'opiat? 

—  Dame!  sire,  demandez  à  René;  on  empoisonne 
bien  avec  des  gants... 

Charles  fronça  le  sourcil;  puis,  peu  à  peu,  sa  fi- 
gure se  dérida. 

—  Oui,  oui,  dit-il  comme  s'il  se  parlait  à  lui- 
même,  c'est  dans  la  nature  des  êtres  créés  de  fuir  la 
mort.  Pourquoi  donc  l'intelligence  ne  ferait-elle  pas 
ce  que  fait  l'instinct? 

—  Eh  bien  !  sire,  demanda  Henri,  Votre  M.ijesté 
est-elle  contente  de  ma  franchise,  et  croit-elle  que 
je  lui  aie  tout  dit? 

—  Oui.  Henriot,  oui,  et  lu  es  un  brave  garçon. 
Et  tu  crois  alors  que  ceux  qui  t'en  voulaient  ne  .se 


sont  point  lassés ,  que  de  nouvelles  tentatives  au- 
raient été  faites?  .  ^ 

— ■  Sire,  tous  les  soirs,  je  m'étonne  de  me  trou- 
ver encore  vivant. 

—  C'est  parce  qu'on  sait  que  je  t'aime,  vois-lu, 
Henriot,  qu'ils  veulent  te  tuer.  Mais,  sois  tranquille; 
ils  seront  punis  de  leur  mauvais  vouloir.  En  atlon- 
dant,  tu  es  libre. 

—  Libre  de  quitter  Paris,  sire?  demanda  le  roi. 

—  Non  pas,  tu  sais  bien  qu'il  m'est  impossible 
de  me  passer  de  toi.  Eh  !  mille  noms  d'un  diable! 
il  faut  bien  que  j'aie  quelqu'un  qui  m'aime. 

—  Alors,  sire,  si  Votre  Majesté  me  garde  près 
d'elle,  qu'elle  veuille  bien  m'accorder  une  grâce... 

—  Laquelle? 

—  C'est  de  ne  point  me  regarder  à  titre  d'ami, 
mais  à  titre  de  prisonnier. 

^  Comment,  de  prisonnier? 

—  Eh  !  oui.  Votre  Majesté  ne  voit-elle  pas  que 
c'est  son  amitié  qui  me  perd? 

—  Et  tu  aimes  njieux  ma  haine  ?- 

—  Une  haine  apparente,  sire.  Celle  haine  me 
sauvera  :  tant  qu'on  me  croira  en  disgrâce,  on  aura 
moins  hâte  de  me  voir  mort. 

—  Henriot,  dit  Charles,  je  ne  sais  pas  ce  que  tu 
désires;  je  ne  sais  pas  quel  est  ton  but  ;  mais,  si  tes 
désirs  ne  s'accomplissent  point,  si  tu  manques  le 
but  que  tu  te  proposes,  je  serai  bien  étonné. 

— ■  Je  puis  doue  compter  sur  la  sévérité  du  roi? 

—  Oui. 

—  Alors,  je  suis  plus  tranquille.  —  Maintenant, 
qu'ordonne  Votre  Majesté? 

—  Rentre  chez  toi,  Henriot.  Moi,  je  suis  souf- 
frant, je  vais  voir  mes  chiens  et  me  mettre  au  lit. 

—  Sire,  dit  Henri,  Votre  Majesté  aurait  dû  faire 
venir  un  médecin,  son  indisposition  d'aujourd'hui 
est  peut-être  plus  grave  qu'elle  ne  pense. 

—  J'ai  fait  prévenir  maître  Ambroise  Paré,  Hen- 
riot. 

■ —  Alors,  je  m'éloigne  plus  tranquille. 

—  Sur  mon  âme,  dit  le  roi,  je  crois  que  de  toute 
ma  famille  tu  es  le  seul  qui  m'aime  véritablement. 

—  Est-ce  bien  votre  opinion,  sire? 

—  Foi  de  gentilhomme  ! 

—  Eh  bien  !  recommandez-moi  à  M.  de  Nancey 
comme  un  homme  à  qui  votre  colère  ne  donne  pas 
un  mois  à  vivre  :  c'est  le  moyen  que  je  vous  aiiuo 
longtemps. 

—  M.  de  Nancey!  cria  Charles. 
Le  capitaine  des  gardes  entra. 

—  J«  remets  Je  plus  grand  coupable  du  royaume 
entre  vos  mains,  continua  le  roi,  vous  m'en  répon- 
dez sur  votre  tête. 

El  Henri,  la  mine  consternée,  sortit  derrière  M.  de 
Nancey. 


— «^>^s« 


124 


LA  REINE  JIARGOT. 


XXIV 


ACTEON. 


s-^^*  harles,  resté  seul,  s  étonna 
de  n  avoir  pas  vu  paraître 
l'un  ou  l'autre  de  ses  deux 
fidèles  ;  ses  deux  fidèles 
étaient  sa  nourrice  Made- 
leine et  son  lévrier  Actéon. 
—  La  nourrice  sera  al- 
lée chanter  ses  psaumes 
chez  quelque  huguenot  de  sa  connaissance,  se  dit-il, 
et  Actéon  me  boude  encore  du  coup  de  fouet  que  je 
lui  ai  donné  ce  matin. 

En  effet,  Charles  prit  une  bougie  et  passa  chez  la 
bonne  femme.  La  bonne  femme  n'était  pas  chez  elle. 
Une  porte  de  l'appartement  de  Madeleine  donnait, 
on  se  le  rappelle,  dans  le  cabinet  des  armes.  Il  s'ap- 
procha de  cette  porte. 

Mais,  dans  le  trajet,  une  de  ces  crises  qu'il  avait 
déjà  éprouvées,  et  qui  semblaient  s'abattre  sur  lui 
tout  à  coup,  le  reprit.  Le  roi  souffrait  comme  si  l'on 
eût  fouillé  ses  entrailles  avec  un  fer  rouge.  Une  soif 
inextinguible  le  dévorait,  il  vit  une  tasse  de  lait 
sur  une  table,  l'avala  d'un  trait,  et  se  sentit  un  peu 
calmé. 

Alors,  il  reprit  la  bougie,  qu'il  avait  posée  sur  un 
meuble,  et  entra  dans  le  cabinet. 

A  son  grand  élonnement,  Actéon  ne  vint  pas  au- 
devant  de  lui.  L'avait-on  enfermé?  En  ce  cas,  il  sen- 
tirait que  son  maître  est  revenu  de  la  chasse,  et 
hurlerait. 
Charles  appela,  siftla;  rien  ne  parut. 
Il  fit  quatre  pas  en  avant;  et,  comme  la  lumière 
de  la  bougie  parvenait  jusqu'à  l'angle  du  cabinet,  il 
aperçut  dans  cet  angle  une  masse  inerte  étendue  sur 
le  carreau. 
—  Holà!  Actéon!  holà!  dit  Charles. 
Et  il  siffla  de  nouveau. 
Le  chien  ne  bougea  point. 
Charles  courut  à  lui  et  le  toucha;  le  pauvre  ani- 
mal était  roide  et  froid.  De  sa  gueule,  contractée 
par  la  douleur,  (juchiues  gouttes  de  fiel  l'iaient  tom- 
bées, mêlées  à  une  bave  écumeiise  et  sanglante.  Le 
chien  avait  trouvé  dans  h'  cabinet  une   barrclle  de 
son  niaitre,  cl  il  avait  voulu  mourir  en  ap|)uyani  .si 
tète  sur  cet  objet  (jui  lui  représentait  un  ami. 
A  ce  spectacle,  nui  lui  lit  oublier  ses  pro|iies  dou- 


leurs et  lui  rendit  toute  son  énergie,  la  colère  bouil- 
lonna dans  les  veines  de  Charles,  il  voulut  crier  ; 
mais,  enchaînés  qu'ils  sont  dans  leurs  grandeurs, 
les  rois  ne  sont  pas  libres  de  ce  premier  mouvement 
que  tout  homme  fait  tourner  au  profit  de  sa  passion 
ou  de  sa  défense.  Charles  réfléchit  qu'il  y  avait  là 
quelque  trahison,  et  se  tut. 

Alors,  il  s'agenouilla  devant  son  chien,  et  exa- 
mina le  cadavre  d'un  œil  expert.  L'œil  était  vitreux, 
la  langue  rouge  et  criblée  de  pustules.  C'était  une 
étrange  maladie,  et  qui  fit  frissonner  Charles. 

Le  roi  remit  ses  gants,  qu'il  avait  ôtés  et  passés 
à  sa  ceinture,  souleva  la  levrc  livide  du  chien  pour 
examiner  les  dents,  et  aperçut  dans  les  interstices 
quelques  fragments  blanchâtres  accrochés  aux  poin- 
tes des  crocs  aigus. 

Il  détacha  ces  fragments,  et  reconnut  que  c'était 
du  papier. 

Prés  de  ce  papier,  l'enflure  était  plus  violente,  les 
gencives  étaient  tuméfiées  et  la  peau  était  rongée 
comme  par  du  vitriol. 

Charles  regarda  attentivement  autour  de  lui.  Sur 
le  tapis  gisaient  deux  ou  trois  parcelles  de  papier 
semblable  à  celui  qu'il  avait  déjà  reconnu  dans  la 
bouche  du  chien.  L'une  de  ces  parcelles,  plus  largo 
que  les  autres,  offrait  des  traces  d'un  dessin  sur 
bois. 

Les  cheveux  de  Charles  se  hérissèrent  sur  sa  tête, 
il  reconnut  un  fragment  de  cette  image  représen- 
tant un  seigneur  chassant  au  vol,  et  qu'Actéon  avait 
arrachée  de  son  livre  de  chasse. 

—  Ah!  dit-il  en  pâlissant,  le  livre  était  empoi- 
sonné. 

Puis  tout  à  coup  rappelant  ses  souvenirs  : 

—  Mille  démons!  s'écria-t-il,  j'ai  touché  chaque 
page  de  mon  doigt,  et,  à  chaque  ji.nge,  j'ai  porté 
mon  doigt  à  ma  bouche  pour  le  mouiller.  Ces  éva- 
nouissements, ces  douleurs,  ces  vomissements!...  Je 
suis  mort! 

Charles  demeura  un  instant  immobile  sous  le 
pdiiis  de  celle  effroyable  idée,  i'iiis,  se  relevant  avec 
Mil  riigi,sseiiieiit  sourd ,  il  s'élança  vers  la  porte  de 
^on  cabinet. 

—  Maître  René!  cria-t-il,  maître  Uené  leKIoron- 
tiu!  qu'on  coure  au  jioiu  8aint-Michel,  et  liu'on  uie 


LA  REINE  MARGOT. 


125 


l'amène;  dans  dix  minutes,  il  faut  qu'il  soit  ici.  Que 
l'un  de  vous  monte  à  cheval  et  prenn»  un  ciieval  de 
main  pour  être  plus  tôt  de  retour.  Qoant  à  maître 
Ambroise  Paré,  s'il  vient,  vous  le  ferez  attendre. 

Un  garde  partit  tout  courant  pour  obéir  à  l'ordre 
donné. 

—  Oh  !  murmura  Charles,  quand  je  devrais  faire 
donner  la  torture  à  tout  le  monde,  je  saurai  qui  a 
donné  ce  livre  à  Henriot. 

Et,  la  sueur  au  front,  les  mains  crispées,  la  poi- 
trine haletante,  Charles  demeura  les  yeux  fixés  sur 
le  cadavre  de  son  chien. 

Dix  minutes  après,  le  Florentin  heurta  timide- 
ment, et  non  sans  inquiétude,  à  la  porte  du  roi.  Il 
est  de  certaines  consciences  pour  lesquelles  le  ciel 
n'est  jamais  pur. 

—  Entrez,  dit  Charles. 

Le  parfumeur  parut.  Charles  marcha  à  lui  l'air 
impérieux  et  la  lèvre  crispée. 

—  Votre  Majesté  m'a  fait  demander?  dit  René 
tout  tremblant. 

—  Oui.  Vous  êtes  habile  chimiste,  n'est-ce  pas? 

—  Sire... 

—  Et  vous  savez  tout  ce  que  savent  les  plus  ha- 
biles médecins? 

—  Votre  Majesté  exagère. 

—  Non;  ma  mère  me  l'a  dit.  D'ailleurs,  j'ai  con- 
fiance en  vous,  et  j'ai  mieux  aimé  vous  consulter, 
vous,  que  tout  autre.  Tenez,  continua-t-il  en  démas- 
quant le  cadavre  du  chien,  regardez,  je  vous  prie, 
ce  que  cet  animal  a  entre  les  dents,  et  dites-moi  de 
quoi  il  est  mort? 

Pendant  que  René,  la  bougie  à  la  main,  se  bais- 
sait jusqu'à  terre  autant  pour  dissimuler  son  émotion 
que  pour  obéir  au  roi,  Charles,  debout,  les  yeux 
fixés  sur  cet  homme,  attendait  avec  une  impatience 
facile  à  comprendre  la  parole  qui  devait  être  sa  sen- 
tence de  mort  ou  son  gage  de  salut. 

René  tira  une  espèce  de  scalpel  de  sa  poche,  l'ou- 
vrit, et,  du  bout  de  la  pointe,  détacha  de  la  gueule 
du  lévrier  les  parcelles  de  papier  adhérentes  à  ses 
gencives,  et  regarda  longtemps  et  avec  attention  le 
fiel  et  le  sang  que  distillait  chaque  plaie. 

—  Sire,  dit-il  en  tremblant,  voilà  de  bien  tristes 
symptômes. 

Charles  sentit  un  frisson  glacé  courir  dans  ses 
veines  et  pénétrer  jusqu'à  son  cneur. 

—  Oui,  dit-il,  ce  chien  a  été  empoisonné,  n'est- 
ce  pas"? 

—  J'en  ai  peur,  sire. 

—  Et  avec  quel  genre  de  poison? 

—  Avec  un  poison  minéral ,  à  ce  que  je  sup- 
pose. 

—  Pourriez-vous  acquérir  la  certitude  qu'il  a  été 
empoisonné? 

—  Oui,  sans  doute,  en  l'ouvrant  et  en  examinant 
l'estomac. 

—  Ouvrez-le;  je  veux  ne  conserver  aucun  doute. 


—  Il  faudrait  appeler  quelqu'un  pour  m'aider. 

—  Je  vous  aiderai,  moi,  dit  Charles. 

—  Vous,  sire  ! 

—  Oui,  moi.  Et,  s'il  est  empoisonné,  quels  symp- 
tômes trouverons-nous? 

—  Des  rougeurs  et  des  herborisations  dans  l'esto- 
mac. 

—  Allons,  dit  Charles,  à  l'œuvre  ! 

René,  d'un  coup  de  scalpel,  ouvrit  la  poitrine  du 
lévrier,  et  l'écarta  avec  force  de  ses  deux  mains, 
tandis  que  Charles,  un  genou  en  terre ,  éclairait 
d'une  main  crispée  et  tremblante. 

—  Voyez,  sire,  dit  René,  voyez,  voici  dc3  traces 
évidentes.  Ces  rougeurs  sont  celles  que  je  vous  ai 
prédites;  quant  à  ces  veines  sanguinolentes,  qui 
semblent  les  racines  d'une  plante,  c'est  ce  que  je 
désignais  sous  le  nom  d'herborisations.  Je  trouve  ici 
tout  ce  que  je  cherchais. 

—  Ainsi,  le  chien  est  empoisonné? 

—  Oui,  sire. 

—  Avec  un  poison  minéral? 

—  Selon  toute  probabilité. 

—  Et  qu'éprouverait  un  homme  qui,  par  rac- 
garde,  aurait  avalé  de  ce  même  poison  ? 

—  Une  grande  douleur  de  tête,  des  brûlures  in- 
térieures, comme  s'il  eût  avalé  des  charbons  ardents; 
des  douleurs  d'entrailles,  des  vomissements. 

—  Et  aurait-il  soif?  demanda  Charles. 

—  Une  soif  inextinguible. 

—  C'est  bien  cela,  c'est  bien  cela,  murmura  le 
roi. 

—  Sire,  je  cherche  en  vain  le  but  de  toutes  ces 
demandes. 

—  A  quoi  bon  le  chercher?  Vous  n'avez  pas  be- 
soin de  le  savoir.  Répondez  à  nos  questions,  voilà 
tout. 

—  Que  Votre  Majesté  m'interroge. 

—  Quel  est  le  contre-poison  à  administrer  à  un 
homme  qui  aurait  avalé  la  même  substance  que  mon 
chien? 

René  rélléchit  un  instant. 

—  11  y  a  plusieurs  poisons  minéraux,  dit-il  :  je 
voudrais  bien,  avant  de  répondre,  savoir  duquel  il 
s'agit.  Votre  Majesté  a-t-elle  quelque  idée  de  la  fa- 
çon dont  son  chien  a  été  empoisonné? 

—  Oui,  dit  Charles  :  il  a  mangé  une  feuille  d'un 
livre. 

—  Une  feuille  d'un  livre? 

—  Oui. 

—  Et  Votre  Majesté  a-t-elle  ce  livre? 

—  Le  voilà,  dit  Charles  en  prenant  le  manuscrit 
de  chasse  sur  le  rayon  où  il  l'avait  placé  et  en  le 
montrant  à  René. 

René  fit  un  mouvement  de  surprise  qui  n'échappa 
point  au  roi. 

—  Il  a  mangé  une  feuille  de  ce  livre?  balbutia 
René. 

—  Celle-ci. 


12G 


LA  REINE  MARGOT. 


Et  Charles  montra  la  feuille  déchirée. 

—  Permettez-vous  que  j'en  déchire  une  autre, 
sire? 

—  Faitef . 

René  déchira  une  feuille,  l'approcha  de  la  bou- 
gie. Le  papier  prit  feu,  et  une  forte  odeur  alliacée 
se  répandit  dans  le  cabinet. 

—  11  a  été  empoisonné  avec  une  mixture  d'arse- 
nic, dit-il. 

—  Vous  en  êtes  sûr'! 

• —  Comme  si  je  l'avais  préparée  moi-même. 
■ —  Et  le  cnnlro-poison'î... 
René  secoua  la  tète. 

—  Gjmmentj^dit  Charles  d'une  voix  rauque,  vous 
ne  connaissez  pas  de  remède? 

—  Le  meilleur  et  le  plus  efficace  sont  des  blancs 
d'œufs  battus  dans  du  lait;  mais... 

—  Mais...  quoi? 

—  Mais  il  faudrait  qu'il  fût  administré  aussitôt, 
sans  cela... 

—  Sans  cela? 

—  Sire,  c'est  un  poison  terrible,  reprit  encore 
une  fois  René.  • 

—  Il  ne  tue  pas  tout  de  suite ,  cependant?  dit 
Charles. 

—  Non,  mais  il  tue  sûrement,  peu  importe  le 
temps  qu'on  mette  à  mourir,  et,  quelquefois  même, 
c'est  un  calcul. 

Charles  s'appuya  sur  la  table  de  marbre. 

—  Maintenant,  dit-il  en  posant  la  main  sur  l'é- 
paule de  René,  vous  connaissez  ce  livre? 

—  Moi,  sire!  dit  René  en  pâlissant. 

—  Oui,  vous;  en  l'apercevant,  vous  vous  êtes 
trahi. 

—  Sire,  je  vous  jure... 

—  René,  dit  Charles,  écoutez  bien  ceci  :  Vous 
avez  empoisonné  la  reine  de  Navarre  avec  des  ganis; 
vous  avez  empoisonm^  le  prince  de  Porcian  avec  la 
fumée  d'une  lampe;  vous  avez  essayé  d'empoisonner 
M.  de  Condé  avec  une  pomme  de  senteur.  René,  je 
vous  ferai  enlever  la  chair  lambeau  jiar  lauibrau 
avec  une  tenaille  rougie  si  vous  no  me  dites  \ni>  à 
qui  appartenait  ce  livre. 

Le  Florentin  vit  qu'il  n'y  avait  pas  à  plaisante'- 
avec  la  colère  do  Charles  IX,  et  résolut  de  payer 
d'audace. 

—  Et,  si  je  dis  la  V('rit(',  sire,  qui  me  garantira 
que  je  ne  serai  pas  puni  plus  crucllemeut  encore 
que  si  je  me  tais? 

—  Moi. 

—  Me  donncrez-vous  votre  parole  royale? 

—  Foi  de  gcnlilhnmnie,  vous  aurez  la  vie  sauve, 
dit  le  roi. 

—  En  coras,  ce  livre  m'aiiparlii'iil,  dit-il. 

—  A  vous?  lit  Charles  eu  se  reculant  et  eu  regar- 
(liinl  rpMipoisonneur  d'un  u-il  égaré. 

—  (lui,  à  moi. 

—  Ll  comment  e»l-il  sorti  do  vos  mains? 


—  C'est  Sa  Majesté  la  reine  mère  qui  la  pris  chez 
moi. 

—  La  reine  mère  !  s'écria  Charles. 

—  Oui. 

—  Mais  dans  quel  but? 

—  Dans  le  but,  je  crois,  de  le  faire  porter  au  roi 

de  Navarre,   qui  avait  demandé  au  duc  d'Alen-      ' 
con  un  livre  de  ce  genre  pour  étudier  la  chasse  au 
vol. 

—  Oh!  s'écria  Charles,  c'est  cela;  je  tiens  tout. 
Ce  livre,  en  effet,  était  chez  Henriot.  Il  y  a  une  des- 
tinée, et  je  la  subis. 

En  ce  moment,  Charles  fut  pris  d'une  toux  sèche 
et  violente,  à  laquelle  succéda  une  nouvelle  douleur 
d'entrailles.  Il  poussa  deux  ou  trois  cris  étouffés,  et 
se  renversa  sur  sa  chaise. 

—  Qu'avez-vous,  sire?  demanda  René  d'une  voix 
épouvantée. 

—  Rien,  dit  Charles;  seulement,  j'ai  soif,,  don- 
nez-moi h  boire. 

René  emplit  un  verre  d'eau  et  le  présenta  d'une 
main  tremblante  à  Charles,  qui  l'avala  d'un  seul 
trait. 

—  Maintenant,  dit  Charles  prenant  une  plume  et 
la  trempant  dans  l'encre,  écrivez  sur  ce  livre. 

—  Que  faut-il  que  j'écrive? 

—  Ce  que  je  vais  vous  dicter  : 

«  Ce  manuel  de  chasse  au  vol  a  été  donné  par 
moi  à  la  reine  mère  Catherine  de  Mcdicis.  » 

René  prit  la  plume  et  écrivit, 
-i^  Et  maintenant,  signez. 
Le  Florentin  signa. 

—  Vous  m'avez  promis  la  vie  sauve,  dit  le  parfu- 
meur. 

— -  Et,  de  mon  côté,  je  vous  tiendrai  parole. 

—  Mais,  dit  René,  du  côté  de  la  reine  mère? 

—  Oh  !  de  ce  côté,  dit  Charles,  cela  ne  me  re- 
garde plus;  si  on  vous  attaque,  defendez-vous. 

—  Sire,  puis-je  quitter  la  Franco  quand  je  croi- 
rai ma  vie  menacée? 

—  Je  vous  répondrai  à  cela  dans  quinze  jours. 
Mais,  en  attendant... 

Charles  posa,  en  fronçant  le  sourcil,  son  doigt  sur 
SCS  lèvres  livides. 

—  Ob?  .';oyez  tranquille,  sire. 

Et.  trop  heureux  (l'eu  être  quitte  à  si  bon  marché, 
le  Florentin  s'inclina  et  sortit. 

Ilerrière  lui,  la  nourrice  apparut  à  la  porte  de  sa 
eliaiiibre. 

—  (Ju'y  9-t-il  donc,  mon  Chariot?  dit-elle. 

—  Nourrice,  il  y  a  que  j'ai  marché  dans  la  rosée, 
et  quciela  m'a  fait  mal. 

—  l']n  effet,  tu  es  bien  pâle,  mon  Chariot. 

—  C'est  que  je  suis  bien  l'aibb'.  llouuc-ujoi  le  brus, 
nourrice,  pour  aller  jusqu'à  mou  lit. 

la  uiiurriee  .s'avança  vlveuienl.  Charles  s'appuya 
bur  elle  et  gagna  sa  chambre. 


LA  REINE  MARGOT. 


127 


—  Maintenant,  dit  Charles,  je  me  mettrai  au  lit 
tout  seul. 

—  Et  si  maître  Âmbroise  Paré  vient? 

—  Tu  lui  diras  que  je  vais  mieux  et  que  je  n'ai 
plus  besoin  de  lui. 

—  Mais,  en  attendant,  que  prendras-tu? 

—  Oh  I  une  médecine  bien  simple,  dit  Charles, 


des  blancs  d'œufs  battus  dans  du  lait.  A  propos, 
nourrice,  continua-t-il,  ce  pauvre  Actéon  est  mort. 
Il  faudra,  demain  matin,  le  faire  enterrer  dans  un 
coin  du  jardin  du  Louvre.  C'était  un  de  mes  meil- 
leurs amis...  Je  lui  ferai  faire  un  tombeau...  si  j'en 
ai  le  temps. 


-•—««©fOJgS*— «- 


XXV 


LE  BOIS  DE  VINCENNES. 


insi  que  Tordre  en  avait  été 
donné  par  Charles  I  \ ,  Henri 
fut  conduit  le  même  soir 
au  bois  de  Vincennes.  C'est 
ainsi  qu'on  appelait,  à  cette 
époque,  le  fameux  château 
dont  il  ne  reste  plus  au- 
jourd'hui qu'un  débris , 
fragment  colossal  qui  suffit  à  donner  une  idée  de  sa 
grandeur  passée. 

Le  voyage  se  fit  en  litière.  Quatre  gardes  mar- 
chaient de  chaque  côté.  M.  de  Nancey,  porteur  de 
l'ordre  qui  devait  ouvrir  à  Henri  les  portes  de  la  pri- 
son protectrice,  marchait  le  premier. 

A  la  poterne  du  donjon,  on  s'arrêta.  M.  de 
Nancey  descendit  de  cheval,  ouvrit  la  portière  fer- 
mée à  cadenas,  et  invita  respectueusement  le  roi  à 
descendre. 

Henri  obéit  sans  faire  Ta  moindre  observation. 
Toute  demeure  lui  semblait  plus  sûre  que  le  Louvre, 
et  dix  portes  se  fermant  sur  lui  se  fermaient  en 
même  temps  entre  lui  et  Catherine  de  Médicis. 

Le  prisonnier  royal  traversa  le  pont-levis  entre 
deux  soldats,  franchit  les  trois  portes  du  bas  du  don- 
jon et  les  trois  portes  du  bas  de  l'escalier;  puis,  1»u- 
jours  précédé  de  M.  de  Nancey,  il  monta  un  étage. 
Arrivé  là,  le  capitaine  des  gardes,  voyant  qu'il  s'ap- 
prêtait à  monter  encore,  lui  dit  : 

—  Monseigneur,  arrêtez-vous  là. 

—  Ah!  ah!  ah!  dit  Henri  en  s'arrêtant,  il  paraît 
qu'on  me  fait  les  honneurs  du  premier  étage. 

—  Sire,  répondit  M.  de  Nancey,  on  vous  traite  en 
tête  couronnée. 

—  Diable!  diable!  se  dit  Henri,  deux  ou  trois 


étafçes  de  plus  ne  m'auraient  aucunement  humilié. 
Je  serai  trop  bien  ici  :  on  se  doutera  de  quelque 
chose. 

—  Votre  Majesté  veut-elle  me  suivre?  dit  M.  de 
Nancey. 

—  Ventre-saint-gris!  dit  le  roi  de  Navarre,  vous 
savez  bien,  monsieur,  qu'il  ne  s'aj^it  point  ici  de  ce 
que  je  veux  ou  de  ce  que  je  ne  veux  pas;  mais  de 
ce  qu'ordonne  mon  frère  Charles.  Ordonne-t-il  que 
je  vous  suive? 

—  Oui,  sire. 

—  En  ce  cas,  je  vous  suis,  monsieur. 

On  s'engagea  dans  une  espèce  de  corridor  à  l'ex- 
trémité duquel  on  se  trouva  dans  une  salle  assez 
vaste,  aux  mors  sombres  et  d'un  aspect  parfaitement 
lugubre. 

Henri  regarda  autour  de  lui  avec  un  regard  qui 
n'était  pas  exempt  d'inquiétude. 

—  Où  sommes-nous?  dit-il. 

—  Nous  traversons  la  salle  de  la  question,  mon- 
seigneur. 

—  Ah!  ah  !  fit  le  roi. 

Et  il  regarda  plus  attentivement. 

H  y  avait  un  peu  de  tout  dans  cette  chambre  :  des 
brocs  et  des  chevalets  pour  la  question  de  l'eau,  des 
coins  et  des  maillets  pour  la  question  des  brode- 
quins; en  outre,  des  sièges  de  pierres  destinés  aux 
malheureux  qui  attendaient  la  torture  faisaient  à 
peu  près  le  tour  de  la  salle,  et  au-dessus  de  ces  siè- 
ges, à  ces  sièges  eux-mêmes,  au  pied  de  ces  sièges, 
étaient  des  anneaux  de  fer  scellés  dans  le  mur,  sans 
autre  symétrie  que  celle  de  l'art  tortionnaire.  Mais 
leur  proximité   des  sièges  indiquait  assez  qu'ils 


^^^ 


LA  P.EmE  MARGOT. 


.^^jtjra^/cJnéUK. 


M.  deBeaulieu. 


étaient  1:'i  pour  attendre  les  membres  de  ceux  qui 
sernienl  assis. 

Henri  continua  son  chemin  sans  dire  une  pa- 
role, mais  ne  perdant  pas  un  ili'tail  de  tout  ret  ap- 
pareil hideux,  qui  écriv.Tit,  pour  ainsi  dire,  l'his- 
toire de  la  douleur  sur  les  murailh's. 

Cette  atlenlidn  ,t  rcj,'ardcr  autour  de  lui  lit 
qu'Henri  ne  ref;arila  point  à  ses  pieds  et  trébuciia. 

—  Eh  !  dit-il,  (|u'est-ee  donc  que  eel.n  ? 

Et  il  montrait  une  espiVe  de  sillon  rreusé  sur  la 
dalle  humide  qui  f.nis.-iii  le  plancher. 

—  C'est  la  ^,^tullièro,  sire. 


—  Il  pleut  donc  iri? 

—  Oui.  sire,  du  sang. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Henri,  fort  hien.  Est-ce  qua  nous 
n'arriverons  pas  bientôt  à  ma  chambre? 

—  Si  fait,  ui(insei},'neur,  nous  y  sommes,  dit  une 
lunhre  (jui  se  dessinait  d.nns  l'nlisrurité.  et  qui  deve- 
nait, à  luesure  (ju'on  s'approrhait  d'elle,  plus  visi- 
lile  et  ]ilus  palpable. 

Henri,  qui  rruvail  avoir  reconnu  la  voix,  fit  quel- 
ques pas  et  reeonniit  la  ligure. 

—  Tiensl  c'est  vous,  Beaulicu,  dit-il,  cl  que  dia- 
ble faites-vous  ici? 


LA  REINE  MARGOT. 


129 


AAWB8HT 


Le  cliàlciu  de  Vincennes. 


—  Sire,  je  viens  de  recevoir  ma  nomination  au 
gouvernement  de  la  forteresse  de  Vincennes. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  ami,  votre  début  vous  fait 
honneur;  un  roi  pour  prisonnier,  ce  n'est  point 
mal. 

—  Pardon ,  sire ,  reprit  Beaulieu  ;  mais ,  avant 
vous,  j'ai  déjà  reçu  deux  gentilshommes. 

—  Lesquels?  Ah  !  pardon,  je  commets  peut-être 
une  indiscrétion.  Dans  ce  cas,  prenons  que  je  n'ai 
rien  dit. 

—  Monseigneur,  on  ne  m'a  pas  recommandé  le 
«ecret.  Ce  sont  MM.  de  la  Mole  et  de  Coconas. 


—  Ah  !  c'est  vrai,  je  les  ai  vu  arrêter,  ces  pauvres 
gentilshommes;  et  comment  supportent-ils  ce  mal- 
heur? 

—  D'une  façon  tout  opposée  ;  l'un  est  gai,  l'autre 
est  triste;  l'un  chante,  l'autre  gémit. 

—  Et  lequel  gémit? 

—  M.  de  la  Mole,  sire. 

—  Ma  foi,  dit  Henri,  je  comprends  plutôt  celui 
qui  gémit  que  celui  qui  chante.  D'après  ce  que  j'en 
vois,  la  prison  n'est  pas  une  chose  bien  gaie.  Et  à 
quel  étage  sont-ils  logés? 

—  Tout  en  haut,  au  quatrième. 

40 


:qij  .  Ql-  UKV  aiQl>,  touicvart  Uuai|iiiruJ3M|  ol* 


lôO 


LA  REI>;E  MARGOT. 


Henri  poussa  un  soupir.  C'est  là  qu'il  eût  voulu 
être.  ' 

—  Allons,  monsieur  de  Beaulieu,  dit  Henri,  ayez 
la  bonté  de  m'indiquer  ma  chambre,  j'ai  hâte  de 
m'y  voir,  étant  très-fatigué  de  la  journée  que  je 
viens  de  passer. 

—  Voici,  monseigneur,  dit  Beaulieu  montrant  à 
Heflri  une  porte  tout  ouverte. 

—  Numéro  2,  dit  Henri  ;  et  pourquoi  pas  le  nu- 
méro \  '.' 

—  Parce  qu'il  est  retenu,  monseigneur. 

—  Ail!  ah  !  il  paraît  alors  que  vous  attendez  un 
prisonnier  de  meilleure  noblesse  que  moi? 

—  Je  n'ai  pas  dit,  monseigneur,  que  ce  fût  un 
prisonnier. 

—  Et  qui  est-ce  donc? 

—  Que  monseigneur  n'insiste  point,  car  je  serais 
forcé  de  manquer,  en  gardant  le  silence,  à  l'obéis- 
sance que  je  lui  dois. 

—  Ah  !  c'est  autre  chose,  dit  Henri. 

Et  il  devint  plus  pensif  encore  qu'il  n'était;  ce 
numéro  1  l'intriguait  visiblement. 

Au  reste,  le  gouverneur  ne  démentit  pas  sa  poli- 
tesse première.  Avec  mille  précautions  oratoires,  il 
installa  Henri  dans  sa  chambre;  lui  fit  toutes  ses  ex- 
cuses des  commodités  qui  pouvaient  lui  manquer, 
plaça  deux  soldats  à  sa  porte  et  sortit. 

—  Maintenant,  dit  le  gouverneur  s'adressant  au 
guichetier,  passons  aux  autres. 

Le  guichetier  marcha  devant.  On  reprit  le  même 
chemin  qu'on  venait  de  faire,  on  traversa  la  salle 
de  la  question,  on  franchit  le  corridor,  l'on  arriva 
à  l'escalier;  et,  toujours  suivant  son  guide,  M.  de 
Beaulieu  monta  trois  étages. 

En  arrivant  au  haut  do  ces  trois  étages,  qui,  y 
coni[iris  le  premier,  en  faisaient  quatre,  le  gnirhc- 
tier  ouvrit  successivement  trois  portes  ornéus  ciia- 
cune  de  deux  serrures  et  de  trois  énormes  verrous. 

11  touchait  à  peine  à  la  troisième  porte  que  l'on 
entendit  une  voix  joyeuse  qui  s'écriait  : 

—  Kh!  niordi  1  ouvrez  donc,  quand  ce  ne  serait 
que  pour  donner  de  l'air.  Votre  poêle  est  tellement 
chaud,  qu'on  étouffe  ici. 

EtCoconas,  (|u'à  son  juron  favori  le  lecteur  a  d('jà 
reconnu  sans  doute,  ne  lit  (ju'un  bond  de  Fenilaiit 
où  il  était  jusfju'à  la  porte, 

—  Un  instant,  mon  gentilhomme,  dit  le  guicho- 
ticr,  je  ne  viens  pas  pour  vous  faire  sortir,  je  viens 
pour  entrer,  et  M.  le  gnuverneur  me  suit. 

—  M.  le  gouverneur  I  dit  Coconas,  et  que  vient  il 
•  faire? 

—  Vous  visiter. 

—  C'est  beaucoup  d'honneur  qu'il  me  fait,  iv 
pondit  Coconas,  que  M.  lo  gouverneur  soit  le  bien- 
venu. 

M.  do  Uenulieu  cntrn  effcrtivcnieni  et  innipriina 
aus>ilHl  le  sourire  cordial  dn  Coconas  par  une  de 
ces  politesses  (jluciales  qui  sont  propres  aux  gouver- 


neurs de  forteresses,  aux  geôliers  et  aux  bourreaux. 

—  Avcz-vous  de  l'argent,  monsieur?  demanda- 
t-il  au  prisonnier. 

—  Moi?  dit  Coconas,  pas  un  écu. 

—  De?l)ijoux? 

—  J'ai  une  bague. 

—  Voulez-vous  permettre  que  je  vous  fouille? 

—  Mordi  1  s'écria  Coconas  rougissant  de  colère, 
bien  vous  prend  d'être  en  prison  et  moi  aussi  ! 

—  Il  faut  tout  souffrir  pour  le  service  du  roi. 

—  Mais,  dit  le  Piémontais,  les  honnêtes  gens  qui 
dévalisent  sur  le  pont  Neuf  sont  donc,  comme  vous, 
au  service  du  roi?  Mordi  !  j'étais  bien  injuste,  mon- 
sieur, car,  jusqu'à  présent,  je  les  avais  pris  pour 
des  voleurs. 

—  Monsieur,  je  vous  salue,  dit  Beaulieu.  Geô- 
lier, enfermez  monsieur. 

Le  gouverneur  s'en  alla,  emportant  la  bague  de 
Coconas,  laquelle  était  une  fort  belle  émeraude  que 
madame  de  Nevers  lui  avait  donnée  pour  lui  rappe- 
ler la  couleur  de  ses  yeux. 

—  A  l'autre,  dit-il  en  sortant. 

On  traversa  une  chambre  vide,  et  le  jeu  des  trois 
portes,  des  six  serrures  et  des  neuf  verrous  recom- 
mença. 

La  dernière  porte  s'ouvrit,  et  un  soupir  fut  le  pre- 
mier bruit  qui  frappa  les  visiteurs. 

La  chambre  était  plus  lugubre  encore  d'aspect 
que  celle  d'où  M.  de  Beaulieu  venait  de  sortir.  t,|ua- 
tre  meurtrières  longues  et  étroites,  qui  allaient  en 
diminuant  de  l'intériéTir  à  l'extérieur,  éclairaient 
faiblement  ce  triste  séjour.  De  plus,  des  barreaux 
de  fer,  croisés  avec  assez  d'art  pour  que  la  vue  fût 
sans  cesse  arrêtée  par  une  ligne  opaque,  empêchaient 
que  par  les  meurtrières  le  prisonnier  pût  même  voir 
le  ciel. 

Des  filets  ogiviques  partaient  de  chaque  angle  de 
la  salle  et  allaient  se  réunir  au  milieu  du  plafond, 
où  ils  s'épanouissaient  en  rosace. 

La  Mole  était  assis  dans  un  coin,  et.  malgré  la  vi- 
site et  les  visiteurs,  il  resta  comme  s'il  n'eût  rien 
entendu. 

Le  gouverneur  s'arrêta  sur  le  seuil,  et  reg.irda 
un  instant  le  prisonnier,  qui  demeurait  iminohile, 
la  tète  dans  ses  mains. 

—  Bonsoir,  monsieur  do  la  Molo,  dit  Deaulicu. 
Le  jeune  homme  leva  lentement  la  tôte. 

-  ruinsoir,  monsieur,  dit-il, 

—  .Monsieur,  continua  le  gouverneur,  je  viens 
vous  fouiller. 

—  C'est  inutile,  dit  la  Mole,  je  vais  vous  remet- 
tre tout  ce  que  j'ai. 

—  (lu'avez-vous? 

—  Trois  cents  ccus  environ,  ces  bijoux,  ces  lui' 
gués. 

—  Donner,  monsieur,  dit  le  gouverneur. 

—  Voici. 


LA  REI^■E  MARGOT. 


151 


La  Mole  retourna  ses  poches,  dégarnit  ses  doigts, 
et  arraclia  l'agrafe  de  son  chapeau. 

—  N'avez-vous  rien  de  plus? 

—  Non,  pas  que  je  sache. 

—  Et  ce  cordon  de  soie  serré  à  votre  cou,  que 
porte- t-il?  demanda  le  gouverneur. 

■ —  Monsieur,  ce  nVst  point  un  joyau,  c'est  une 
relique. 

—  Donnez. 

—  Comment!  vous  exigez... 

—  J'ai  ordre  de  ne  vous  laisser  que  vos  vcte- 
ments,  et  une  relique  n'est  point  un  vêtement. 

La  Mole  fit  un  mouvement  de  colère,  qui,  au  mi- 
lieu du  calme  douloureux  et  digne  qui  le  distin- 
guait, parut  plus  effrayant  encore  à  ces  gens  habi- 
tués aux  rudes  émotions. 

Mais  il  se  remit  presque  aussitôt. 

—  C'est  bien,  monsieur,  dit-il,  et  vous  allez  avoir 
ce  que  vous  demandez. 

Alors,  se  détournant  comme  pour  s'approcher  de 
la  lumière,  il  détacha  la  prétendue  relique,  laquelle 
n'était  autre  qu'un  médaillon  contenant  un  portrait 
qu'il  tira  du  médaillon  et  qu'il  porta  à  ses  lèvres. 
Mais,  après  l'avoir  baisé  à  plusieurs  reprises,  il  fei- 
gnit de  le  laisser  tomber,  et,  appuyant  violemment 
dessus  le  talon  de  sa  botte,  il  l'écrasa  en  mille  mor- 
ceaux. 

—  Monsieur!...  dit  le  gouverneur. 

Et  il  se  baissa  pour  voir  s'il  ne  pourrait  pas  sau- 
ver de  la  destruction  l'objet  inconnu  que  la  Mole 
voulait  lui  dérober;  mais  la  miniature  était  littéra- 
lement en  poussière. 

—  Le  roi  voulait  avoir  ce  joyau,  dit  la  Mole;  mais 
il  n'avait  aucun  droit  sur  le  portrait  qu'il  renfer- 
mait. Maintenant,  voici  le  médaillon,  vous  le  pou- 
vez prendre. 

—  Monsieur,  dit  Beaulieu,  je  me  plaindrai  au 
roi. 

Et,  sans  prendre  congé  du  prisonnier  par  une 
seule  parole,  il  se  retira  si  courroucé,  qu'il  laissa 
au  guichetier  le  soiifde  fermer  les  portes,  sans  pré- 
sider à  leur  fermeture. 

Le  geôlier  fit  quelques  pas  pour  sortir,  et  voyant 
que  M.  de  Beaulieu  descendait  déjà  les  premières 
marches  de  l'escalier  : 

—  Ma  foi!  monsieur,  dit-il  en  se  retournant,  bien 
m'en  a  pris  de  vous  inviter  à  me'  donner  tout  de 
suite  les  cent  écus  moyennant  lesquels  je  consens  à 
vous  laisser  parler  à  votre  compagnon;  car,  si  vous 
ne  me  les  aviez  pas  donnés,  le  gouvernement  vous  les 
eût  pris  avec  les  trois  cents  autres,  et  ma  conscience 
ne  me  permettrait  plus  de  rien  faire  pour  vous; 
mais  j'ai  été  payé  d'avance,  je  vous  ai  promis  que 
vous  verriez  votre  camarade...  venez...  un  honnête 
homme  n'a  que  sa  parole...  Seulement,  si  cela  est 


possible,  autant  pour  vous  que  pour  moi,  ne  causez 
pas  politique. 

La  Mole  sortit  de  sa  chambre  et  fe  trouva  en  face 
de  Coconas,  qui  arpentait  les  dalles  de  la  chambre 
du  milieu. 

Les  deux  amis  se  jetèrent  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre. 

Le  guichetier  fit  semblant  de  s'essuyer  le  coin  de 
l'œil,  et  sortit  pour  veiller  à  ce  qu'on  ne  surprît 
pas  les  prisonniers,  ou  plutôt  à  ce  qu'on  ne  le  sur- 
prît pas  lui-même. 

—  Ah  '  te  voilà,  dit  Coconas;  eh  bien  !  cet  affreux 
gouverneur  t'a  fait  sa  visite'! 

• —  Comme  à  loi,  je  présume. 

—  Et  il  t'a  tout  pris  ? 

—  Comme  à  toi  aussi. 

—  Oh!  moi,  je  n'avais  pas  grand'chose,  une  ba- 
gue d'Henriette,  voilà  tout. 

—  Et  de  l'argent  comptant'! 

—  J'avais  donné  tout  ce  que  j'en  possédais  à  ce 
brave  homme  de  guichetier  pour  qu'il  nous  procu- 
rât cette  entrevue. 

—  Ah  !  ah  !  dit  la  Mole,  il  paraît  qu'il  reçoit  des 
deux  mains. 

—  Tu  las  donc  payé  aussi,  toi? 

—  Je  lui  ai  donné  cent  écus. 

—  Tant  mieux  que  notre  guichetier  soit  un  mi- 
sérable. 

—  Sans  doute,  on  en  fera  tout  ce  qu'on  voudra 
avec  de  l'argent,  et,  il  faut  l'espérer,  l'argent  ne 
nous  manquera  point. 

—  Maintenant,  comprends-tu  ce  qui  nous  arrive? 

—  Parfaitement...  Nous  avons  été  trahis. 

—  Par  cet  exécrable  duc  d'Alençon.  J'avais  bien 
raison  de  vouloir  lui  tordre  le  cou,  moi. 

—  Et  crois-tu  que  notre  affaire  est  grave? 

—  J'en  ai  peur. 

—  Ainsi  il  y  a  à  craindre...  la  question. 

—  Je  ne  te  cache  pas  que  j'y  ai  déjà  songé. 

—  Que  diras-tu,  si  on  en  vient  là? 

—  Et  toi? 

—  Moi,  je  garderai  le  silence,  répondit  la  Mole 
avec  une  rougeur  fébrile. 

—  Tu  te  tairas?  s'écria  Coconas. 

—  Oui,  si  j'en  ai  la  force. 

—  Eh  bien  !  moi,  dit  Coconas,  si  on  me  fait  cette 
infamie,  je  te  garantis  que  je  dirai  bien  des  choses. 

—  Mais  quelles  choses?  demanda  vivement  la 
Mole. 

—  Oh  !  sois  tranquille,  de  ces  choses  qui  empê- 
cheront pendant  quelque  temps  M.  d'Alençon  de 
dormir. 

La  Mole  allait  répliquer  lorsque  le  geôlier,  qui 
sans  doute  avait  entendu  quelque  bruit,  accourut, 
poussa  chacun  des  deux  amis  dans  sa  chambre  et 
referma  la  porte  sur  lui. 


ir.2 


LA  REINE  MARGOT. 


XXVI 


LA   FlGUnE   IIE   CIRE. 


1^'^^  epuis  huit  jours,  Charles 
était  cloué  dans  son  lit  par 
une  fièvre  de  langueur  en- 
trecoupée par  des  accès  vio- 
lents qui  ressemblaient  à 
des  attaques  d'épilepsie. 
Pendant  ces  accès,  il  pous- 
sait parfois  des  hurlements 
qu'écoutaient  avec  effroi  les  yardes  qui  veillaient 
dans  son  antichambre,  et  que  répétaient  dans  leurs 
profondeurs  les  échos  du  vieux  Louvre,  éveillés  de- 
puis quelque  temps  par  tant  de  bruits  sinistres. 
Puis,  ces  accès  passés,  écrasé  de  fatigue,  l'œil  éteint, 
il  se  laissait  aller  aux  bras  de  sa  nourrice  avec  des 
silences  qui  tenaient  à  la  fois  du  mépris  et  de  la 
terreur. 

Dire  ce  que,  chacun  de  son  côté,  sans  se  commu- 
niquer leurs  sensations,  car  la  mère  et  son  fils  se 
fuyaient  plutôt  qu'ils  ne  se  cherchaient  ;  dire  ce  que 
Catherine  de  Médicis  et  le  duc  d'Alençon  remuaient 
de  pensées  sinistres  au  fond  de  leur  cœur,  ce  serait 
vouloir  peindre  ce  fourmillement  hideux  qu'on  voit 
grouiller  au  fond  d'un  nid  de  vipères. 

Henri  avait  été  enfermé  dans  sa  chambre-,  et,  sur 
sa  propre  recommandation  à  Charles,  personne  n'a- 
vait obtenu  la  permission  de  le  voir,  pas  même  Mar- 
guerite. C'était,  aux  yeux  de  tous,  une  disgrâce 
complète.  Catherine  et  d'Alençon  respiraient,  le 
croyant  perdu,  et  Henri  buvait  et  mangeait  plus 
tranquillement,  s' espérant  oublié. 

A  la  cour,  nul  no  soupçonnait  la  cause  de  la  ma- 
ladie du  roi.  Maître  Ambroisc  Paré  et  Mazille,  son 
collègue,  avaient  reconnu  une  inflammation  d'esto- 
mac, se  trompant  de  la  cause  au  résultat,  voilà 
tout.  Ils  avaient,  en  conséquence,  prescrit  un  régime 
adoucissant  qui  ne  pouvait  qu'aiiler  au  breuvage 
particulier  indiqué  par  liené',  (pie  ('.harlos  reccvdii 
trois  fois  par  jour  de  la  main  do  sa  nourrice,  cl  qui 
faisait  sa  seule  nourriture. 

I,a  Mole  et  Coconas  étaient  à  Vincennes,  nu  secret 
le  plus  rigoureux.  Marguerite  et  madame  de  N'evers 
avaient  fait  dix  tentatives  pour  arriver  jusipi'à  eux, 
ou  tout  au  moins  pour  leur  faire  passer  un  billet,  et 
n'y  élaiiTil  p((inl  pnrvcnue,-. 
Un  malin,  au  milieu  des  (■terneilcs  nltcrnalivos 


de  bien  et  de  mal  qu'il  éprouvait,  Charles  se  sentit 
un  peu  mieux,  et  voulut  qu'on  laissât  entrer  toute 
la  cour,  qui,  comme  d'habitude,  quoique  le  lever 
n'eût  plus  lieu,  se  présentait  tous  les  matins  pour 
le  lever.  Les  portes  furent  donc  ouvertes,  et  l'on  put 
reconnaître,  à  la  pâleur  de  ses  joues,  au  jaunisse- 
ment de  son  front  d'ivoire,  à  la  llamme  fébrile  qui 
jaillissait  de  ses  yeux  caves  et  entourés  d'un  cercle 
de  bistre,  quels  effroyables  ravages  avait  faits  sur 
le  jeune  monarque  la  maladie  inconnue  dont  il  était 
atteint. 

La  chambre  royale  fut  bieutôt  pleine  de  courti- 
sans curieux  et  intéressés. 

Catherine,  d'Alençon  et  Marguerite,  furent  avertis 
que  le  roi  recevait. 

Tous  trois  entrèrent  à  peu  d'intervalle  l'un  de 
l'autre,  Catherine  calme,  d'Alençon  souriant,  Mar- 
guerite abattue. 

Catherine  s'assit  au  chevet  du  lit  de  son  fils,  sans 
remarquer  le  regard  avec  lequel  celui-ci  l'avait  vue 
s'approcher. 

M.  d'Alençon  se  plaça  aux  pieds,  et  se  tint  de- 
bout. 

Marguerite  s'appuya  à  un  meuble,  et,  voyant  le 
front  pâle,  le  visage  amaigri  et  l'œil  enfoncé  de  son 
frère,  elle  ne  put  retenir  un  soupir  et  une  larme. 

Charles,  auquel  rien  n'échappait,  vil  cette  larme, 
entendit  ce  soupir,  et,  de  la  tête,  fit  un  signe  imper- 
ceptible à  Marguerite. 

Ce  signe,  si  imperceptible  qu'il  fût,  éclaira  lo  vi- 
sage de  la  pauvre  reine  de  Navarre,  à  qui  Henri  n'a- 
vait eu  le  temps  de  rien  dire,  ou  peut-être  même 
n'avait  voulu  rien  dire.  Elle  craignait  pour  son  mari, 
elle  tremblait  pour  son  amant. 

Pour  elle-même,  elle  ne  redoutait  rien  ;  elle  con- 
naissait trop  bien  la  Mole,  et  savait  qu'elle  pouvait 
compter  sur  lui. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  fils,  dit  Catherine,  com- 
ment vous  trouvez-vous? 

—  Mieux,  ma  mère,  mieux. 

—  Et  que  (lisent  vos  nu'decins? 

—  Mes  médecins?  ah!  ro  sont  do  grands  doc- 
teurs, ma  mère,  dit  Charles  en  l'clatanl  de  rire, 
cl  j'ai  un  suprèine  plaisir,  je  l'avoue,  à  les  enlon- 


LA  REINE  MARGOT. 


iÔ 


ùO 


—  Nourrico,  Honno-n'oi  à  luire 


dre  discuter  sur  ma  maladie.  Nourrice,  donne-moi 
à  boire. 

La  nourrice  apporta  à  Charles  une  tasse  de  sa  po- 
tion ordinaire. 

—  Et  que  vous  font-ils  prendre,  mon  fils? 

—  Oh!  madame,  qui  connaît  quelque  chose  à 
leurs  préparations?  répondit  le  roi  en  avalant  vive- 
ment le  breuvage. 

—  Ce  qu'il  faudrait  à  mon  frère,  dit  François,  ce 
serait  de  pouvoir  se  lever  et  prendre  le  beau  soleil; 
la  chasse,  qu'il  aime  tant,  lui  ferait  grand  bien. 

—  Oui,  dit  Charles  avec  un  sourire  dont  il  fut 


impossible  au  duc  de  deviner  l'expression  ;  cepen- 
dant, la  dernière  m'a  fait  grand  mai. 

Charles  avait  dit  ces  mots  d'une  façon  si  étrange, 
que  la  conversation,  à  laquelle  les  assistants  ne  s'é- 
taient pas  un  instant  mêlés,  en  resta  là.  Puis,  il  fit 
un  petit  signe  de  tête.  Les  courtisans  comprirent 
que  la  réception  était  achevée,  et  se  retirèrent  les 
uns  après  les  autres. 

D'Alençon  fit  un  mouvement  pour  s'approcher  de 
son  frère,  mais  un  sentiment  intérieur  l'arrêta.  11 
salua  et  sortit. 

Marguerite  se  jeta  sur  la  main  décharnée  que  son 


134 


LA  REIAE  MARGOT. 


frèiv,  lui  tendait,  la  serra  et  la  baisa,  et  sortit  à  son 
tmir. 

—  Bonne  Margot!  murmura  Charles. 

Catherine  seule  resta,  conservant  sa  place  au  che- 
vet du  lit.  Charles,  en  se  trouvant  en  têto  à  tcHe 
avec  elle,  se  recula  vers  la  ruelle  avec  le  même  sen- 
timent de  terreur  qui  fait  qu'on  recule  devant  un 
serpent. 

C'est  que  Charles,  instruit  par  les  aveux  de  René, 
puis,  peut-être  mieux  encore,  par  le  silence  et  la 
mt'ditation,  n'avait  plus  même  le  bonheur  de  dou- 
ter. 

Il  savait  parfaitement  à  qui  et  à  quoi  attribuer  sa 
mort. 

Au?si,  lorsque  Catherine  se  rapprocha  du  lit  et 
allongea  vers  son  fils  une.niain  froide  comme  son 
regard,  celui-ci  frissonna  et  eut  peur. 

—  Vous  demeurez,  madanue','  lui  dit-il. 

—  Oui,  mon  fils,  répondit  Catherine;  j'ai  à  vous 
entretenir  de  choses  importantes. 

—  Parlez,  madame,  dit  Charles  en  se  reculant 
encore. 

—  Sire,  dit  la  reine,  je  vous  ai  entendu  affirmer 
tout  à  l'heure  que  vos  médecins  étaient  de  grands 
docteurs... 

—  Et  je  l'affirme  encore,  madame. 

—  Cependant,  qu'ont-ils  fait  depuis  que  vous  êtes 
malade? 

—  Rien,  c'est  vrai...  mais,  si  vous  aviez  entendu 
ce  qu'ils  ont  dit...  en  vérité,  madame,  on  voudrait 
être  malade  rien  que  pour  entendre  de  si  savantes 
dissertations. 

—  Eh  bien  !  moi,  mon  fils,  voulez-vous  que  je  vous 
dise  une  chose? 

—  Comment  donci  dites,  ma  mère. 

—  Eh  bien  !  je  soupçonne  (|ue  tous  ces  grands 
docteurs  ne  connaissent  rien  à  votre  maladie! 

—  Vraiment,  madame! 

—  Qu'ils  voient  peut-être  un  résultat,  mais  que 
la  cause  leur  (■cliappo. 

—  C'est  possible,  dit  Charles,  ne  comprenant  pas 
où  sa  mère  en  voulait  venir. 

—  De  sorte  qu'ils  traitent  le  symptôme  au  lieu  de 
traiter  le  mal. 

—  Sur  mon  âme!  reprit  Charles  étonné,  je  crois 
que  vous  avez  raison,  ma  mère. 

—  Eh  bien!  moi,  mon  fils,  dit  Catherine,  comme 
il  ne  ciinvicnt  ni  à  mon  cieiir  ni  au  biiMi  de  l'Elal 
que  vous  soyez  malade  si  longtemps,  attendu  que  le 
moral  [lourrait  finir  par  s'affecter  chez  vous,  j'ai  ras- 
spiiihlc'  les  plus  savants  docteurs. 

—  En  art  médical,  mad.inie? 

—  ISon,  dans  un  art  plus  profond,  dans  l'art  qui 
permet  non-seulement  de  lire  dans  les  corps,  mais 
encore  dans  les  cu'urs. 

—  Ail!  le  bel  art,  madame,  fil  (ilj.iijes,  et  (jn'on 
n  raiMiii  de  no  ]ias  l'enseiener  aux  mis!  Et  vos  rr- 
clierclius  ont  ou  un  résultat?  conlinuQ-l-il. 


—  Oui, 

—  Lequel? 

—  Celui  que  j'espérais;  et  j'apporte  à  Votre  Ma- 
jesté le  remède  qui  doit  guérir  son  corps  et  son  e.s- 
prit. 

Charles  frissonna.  ï\  crut  que  sa  mère,  trouvant 
qu'il  vivrait  longtemps  encore,  avait  résolu  d'ache- 
ver sciemment  ce  qu'elle  avait  commencé  sans  le 
savoir. 

—  Et  où  est-il,  ce  remède?  dit  Charles  en  se  sou- 
levant sur  un  coude  et  en  regardant  sa  mère. 

—  Il  est  dans  le  mal  même ,  répondit  Cathe- 
rine. 

—  Alors,  où  est  le  mal? 

—  Écoutez-moi,  mon  fils,  dit  Catherine.  Avez- 
vous  entendu  dire  parfois  qu'il  est  des  ennemis  se- 
crets dont  la  vengeance  à  distance  assassine  la  vic- 
time? 

—  Par  le  fer  ou  par  le  poison?  demanda  Charles 
sans  perdre  un  instant  de  vue  la  physionomie  im- 
passible de  sa  mère. 

—  Non,  par  des  moyens  bien  autrement  sûrs, 
bien  autrement  terribles,  dit  Catherine. 

—  Expliquez-vous. 

—  Mon  fils,  demanda  la  Florentine,  avez-vous  foi 
aux  pratiques  de  la  cabale  et  de  la  magie? 

Charles  comprima  un  sourire  de  mépris  et  d'in- 
crédulité. 

—  Beaucoup,  dit-il. 

—  Eh  bien!  dit  vivement  Catherine,  de  là  vien- 
nent vos  souffrances.  Un  ennemi  de  Votre  Majesté, 
qui  n'eût  point  osé  vous  attaquer  en  face,  a  conspiré 
dans  l'ombre.  Il  a  dirigé  contre  la  personne  de  Vo- 
tre Majesté  une  conspiration  d'autant  plus  terri- 
ble, qu'il  n'avait  pas  de  complices,  et  que  les  fils 
mystérieux  de  cette  conspiration  étaient  insaisissa- 
bles. 

—  Ma  foi  non!  dit  Charles  révolté  par  tant  d'as- 
tuce. 

—  Cherchez  bien,  mon  fils,  dit  Catherine,  rap- 
pelez-vous certains  projets  d'évasion  qui  devaient 
assurer  l'impunité  au  meurtrier. 

—  Au  meurtrier!  s'écria  Charles,  au  meurtrier! 
dites-vous;  on  a  d.inc  ossayi'  de  me  tuer,  ma  mère? 

L'd'il  chatoyant  de  Catherine  roula  hypocritement 
sous  sa  paupière  plissée. 

—  Oui,  mon  fils:  vous  on  doutez,  peul-<*trp,  vous; 
iiKiis,  miii,  j'en  ai  ae(|uis  la  certitude. 

—  ,Io  ne  doute  jamais  de  ce  que  vous  me  dites, 
r('|)iindit  amèrement  le  roi.  Et  comment  a-l-on  es- 
sayi'  de  me  tuer?  je  suis  curieux  do  le  savoir. 

—  Piir  la  m.ngie.  mon  iils. 

—  Expiiiiiicz-vons,  madame,  dit  Charles  ramené 
|i:u'  le  di'goût  à  son  rôle  d'observateur. 

—  Si  ce  conspirateur  que  jo  veux  Hé.signer  —  et 
(|U0  Votre  Majesté  n  ^\^']h  désigné  du  fond  du  roMir 
—  ayant  tout  dispose'  pour  ses  batlei  ies,  edint  sur 
du  succès,  eût  réussi  à  s'csquivor,  nul  ueul-ètro 


LA  REI?îE  JIARGOT. 


135 


n'eût  pénétré  la  cause  des  souffrances  de  Votre  Ma- 
jesté; mais  heureusement,  sire,  votre  frère  veillait 
sur  vous. 

—  Quel  frère?  demanda  Charles. 

—  Votre  frère  d'.\lençon. 

—  Ah  1  oui,  c'est  vrai  ;  j'oublie  toujours  que  j'ai 
un  frère,  murmura  Charles  en  riant  avec  amertume. 
Et  vous  dites  donc,  madame? 

—  Qu'il  a  heureusement  révélé  le  côté  matériel 
de  la  conspiration  à  Votre  Majesté.  Mais,  tandis  qu'il 
ne  cherchait,  lui,  enfant  inexpérimenté,  que  les  tra- 
ces d'un  complot  ordinaire,  que  les  preuves  d'une 
escapade  de  jeune  homme,  je  cherchais,  moi,  des 
preuves  d'une  action  bien  plus  importante;  car  je 
connais  la  perlée  de  l'esprit  du  coupable. 

—  Ah  çà  !  mais,  ma  mère,  on  dirait  que  vous 
parlez  du  roi  de  Navarre,  dit  Charles  voulant  voir 
jusqu'où  irait  cette  dissimulation  florentine. 

Catherine  baissa  hypocritement  les  yeux. 

—  Je  l'ai  fait  arrêter,  ce  me  semble,  et  conduire 
à  Vincennes  pour  l'escapade  en  question,  continua 
le  roi  ;  serait-il  donc  encore  plus  coupable  que  je 
ne  le  soupçonne? 

—  Sentez-vous  la  fièvre  qui  vous  dévore?  de- 
manda Catherine. 

—  Oui,  certes,  madame,  dit  Charles  en  fronçant 
le  sourcil. 

—  Sentez-vous  la  chaleur  brûlante  qui  ronge  vo- 
tre cœur  et  vos  entrailles? 

—  Oui,  madame,  répondit  Charles  en  s'assom- 
ci         brissant  de  plus  en  plus. 

—  Et  les  douleurs  aiguës  de  tète  qui  passent  par 
vos  yeux  pour  arriver  à  votre  cerveau,  comme  au- 
tant de  coups  de  flèche? 

—  Oui,  oui,  madame;  oh  !  je  sens  bien  tout  cela! 
Oh  !  vous  savez  bien  décrire  mon  mal  ! 

—  Eh  bien  !  cela  est  tout  simple,  dit  la  Floren- 
tine; regardez... 

Et  elle  tira  de  dessous  son  manteau  un  objet 
qu'elle  présenta  au  roi. 

C'était  une  figurine  de  cire  jaunâtre,  haute  de 
six  pouces  à  peu  près.  Cette  figurine  était  vôtue  d'a- 
bord d'une  robe  étoilée  d'or,  en  cire,  comme  la  fi- 
gurine ;  puis,  d'un  manteau  royal  de  même  ma- 
tière. 

—  Eh  bien  !  demanda  Charles,  qu'est-ce  que  cette 
petite  statue? 

—  Voyez  ce  qu'elle  n  sur  la  têle,  dit  Catherine. 

—  Une  couronne,  répondit  Charles. 

—  Et  au  cœur? 

—  Une  aiguille. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  sire,  vous  reconnaissez-vous? 
--  Moi? 

—  Oui,  vous,  avec  votre  couronne,  avec  votre 
manteau? 

—  Et  qui  donc  a  fait  cette  figure  ?  dit  Charles, 


que  cette  comédie  fatiguait;  le  roi  de  Navarre,  sans 
doute? 

—  Non  pas,  sire. 

—  Non  pas!...  Alors,  je  ne  vous  comprends  plus. 

—  Je  dis  non,  reprit  Catherine,  parce  que  Votre 
Majesté  pourrait  tenir  au  fait  exact.  J'aurais  dit  oui 
si  Votre  Majesté  m'eût  posé  la  demande  d'une  autre 
façon. 

Charles  ne  répondit  pas.  Il  essayait  de  pénétrer 
toutes  les  pensées  de  cette  âme  ténébreuse,  qui  se 
refermait  sans  cesse  devant  lui  au  moment  où  il  se 
croyait  tout  prêt  à  y  lire. 

—  Sire,  continua  Catherine,  cette  statue  a  été 
trouvée,  par  les  soins  de  votre  procureur  général 
Laguesle,  au  logis  de  l'homme  qui,  le  jour  de  la 
chasse  au  vol,  tenait  un  cheval  de  main  tout  prêt 
pour  le  roi  de  Navarre. 

—  Chez  M.  de  la  Mole?  dit  Charles. 

—  Chez  lui-même;  et,  s'il  vous  plaît,  regardez 
encore  cette  aiguille  d'acier  qui  perce  le  cœur,  et 
voyez  quelle  lettre  est  écrite  sur  l'étiquette  qu'elle 
porte. 

—  Je  vois  un  M,  dit  Charles. 

—  C'est-à-dire  mort  :  c'est  la  formule  magique, 
sire.  L'inventeur  écrit  ainsi  son  vœu  sur  la  plaie 
même  qu'il  creuse.  S'il  eût  voulu  frapper  de  folie, 
comme  le  duc  de  Bretagne  fit  pour  le  roi  Charles  VI, 
il  eût  enfoncé  l'épingle  dans  la  tète,  et  eût  mis  un  F 
au  lieu  d'un  M. 

—  Ainsi,  dit  Charles  IX,  à  votre  avis,  madame, 
celui  qui  en  veut  à  mes  jours,  c'est  M.  de  la  Mole? 

—  Oui,  comme  le  poignard  en  veut  au  cœur;  oui, 
mais  derrière  le  poignard  il  y  a  le  bras  qui  le  pousse. 

—  Et  voilà  toute  la  cause  du  mal  dont  je  suis  at- 
teint :  le  jour  où  le  charme  sera  détruit  le  mal 
cessera?  Mais  comment  s'y  prendre?  demanda  Char- 
les; vous  le  savez,  vous,  ma  bonne  mère  ;  mais  moi, 
tout  au  contraire  de  vous,  qui  vous  en  êtes  occupée 
toute  votre  vie,  je  suis  fort  ignorant  en  cabale  et  en 
magie. 

—  La  mort  de  l'inventeur  rompt  le  charme,  voilà 
tout.  Le  jour  où  le  charme  sera  détruit,  le  mal  ces- 
sera, dit  Catherine. 

—  Vraiment?  dit  Charles  d'un  air  étonné. 

—  Comment,  vous  ne  savez  pas  cela? 

—  Dame!  je  ne  suis  pas  sorcier,  dit  le  roi. 

—  Eh  bien  !  maintenant,  dit  Catherine,  Voire  Ma- 
jesté est  convaincue,  n'est-ce  pas? 

—  Certainement. 

—  La  conviction  va  chasser  l'inquiétude? 

—  Complètement. 

—  Ce  n'est  point  par  complaisance  que  vous  le 
dites? 

—  Non  pas,  ma  mère  ;  c'est  du  fond  de  mon 
cœur. 

Le  visage  de  Catherine  se  dérida. 

—  Dieu  soit  loué!  s'écria-t-elle,  comme  si  elle  eût 
cru  en  Dieu 


i36 


LA  REINE  3L\UG0T. 


, ,  'r '-^  ''i'P^^SIïiï^^^ill 'lîuifilf i?i''l!!f i^ 


,M. 


M^ 


—  Dieu  soit  louci  reprit  ironiquement  Charles. 


—  Oui,  Dieu  soit  loué  !  reprit  ironiiiucmcnl  Char- 
les. Je  sais  niaintcnnnl  comme  vous  à  qui  altribuer 
l'('iai  où  je  me  trouve,  et,  par  conséquent,  qui 
punir. 

—  lit  nous  punirons. 

—  M.  de  la  Mole:  n'avez-vous  pas  dit  qu'il  était 
le  coupable? 

—  J'ai  (lit  qu'il  était  l'instniiiiriit. 

—  Eh  liii'ii!  dit  Charles,  M.  de  la  Mole  d'abord  ; 
c'est  le  plus  important.  Toutes  ces  crises  dont  je  suis 
atteint  peuvent  faire  nnitre  autour  de  nous  de  dan- 
gereux soupçons.  Il  eut  urgenl  que  la  lumière  so 


fasse,  et  qu'à  l'éclat  que  jettera  celle  lumière  la  vé- 
rité se  découvre. 

—  .\insi,  M.  (\v  la  Mole'.'... 

—  Me  va  adiuirablcment  comme  coupable,  je  roc- 
copte  donc.  Commençons  par  lui  d'abord;  cl,  s'il  y 
a  un  complice,  il  parlera. 

(Uii,  iniirmura  Caihorine;  s'il  ne  parle  pas, 
iiii  le  fera  jiarlcr.  Nous  avons  des  moyens  infailli- 
blcs  pour  cela. 
Puis  tout  haut  en  se  levant  : 

—  Vous  permettez  donc,  sire,  que  i'inslructioD 
commence? 


LA  REINE  MARGOT. 


137 


Il  aper(;ul  Mai'giiei'ik  r|ui  soulevait  la  tapisserie. 


—  Je  le  désire,  madame,  répondit  Cliarlu^,  et  le 
plus  tôt  sera  le  mieux. 

Catherine  serra  la  main  de  son  lils  sans  compren- 
dre le  tressaillement  nerveux  qui  agita  cette  main 
en  serrant  la  sienne,  et  sortit  sans  entendre  le  rire 
sardonique  du  roi  et  la  sourde  et  terrible  impréca- 
tion qui  suivit  ce  rire. 

Le  roi  se  demandait  s'il  n'y  avait  pas  danger  à 
laisser  aller  ainsi  cette  femme,  qui,  en  qucli|ucs 
heures,  ferait  peut-être  tant  de  besogne  qu'il  n'y 
aurait  plus  moyen  d'y  remédier. 

En  ce  moment,  comme  il  regardait  la  portière  re- 


tombant  derrière  Catiieriue,  il  entendit  un  léger 
froissement  derrière  lui,  et,  se  retournant,  il  aper- 
çut Marguerite  qui  soulevait  la  tapisserie  retombant 
devant  le  corridor  qui  conduisait  chez  sa  nourrice. 
Marguerite,  dont  la  pâleur,  les  yeux  hagards  et 
la  poitrine  oppressée  décelaient  la  plus  violente 
émotion  : 

—  Oh!  sire,  sire!  s'écria  Marguerite  en  se  préci- 
pitant vers  le  lit  de  son  frère,  vous  savez  bien  qu'elle 
ment! 

—  Qui,  elle?  demanda  Charles. 

—  Écoutez,  Charles  ;  certes,  c'est  terrible  d'accu- 


1,18 


LA  REINE  MARGOT. 


ser  sa  mère;  mais  je  nie  suis  doutée  qu'elle  reste- 
rait prés  de  vous  pour  les  poursuivre  encore.  Mais, 
sur  ma  vie,  sur  la  vôtre,  sur  notre  âme  à  tous  les 
deux,  je  vous  dis  qu'elle  ment  ! 

—  Les  poursuivre!...  Qui  poursuit-elle? 

Tous  les  deux  parlaient  bas  par  instinct  :  on  eût 
dit  qu'ils  avaient  peur  de  s'entendre  eux-mêmes. 

—  Henri  d'abord,  votre  Henriot,  qui  vous  aime, 
qui  vous  est  dévoué  plus  que  personne  au  monde. 

—  Tu  le  crois,  Margot?  dit  Ciiarles. 

—  Oh  1  sire,  j'en  suis  sûre. 

—  Eh  bien  !  moi  aussi,  dit  Charles. 

—  Alors,  si  vous  en  êtes  sûr,  mon  frère,  dit  Mar- 
guerite étonnée,  pourquoi  l'avez- vous  fait  arrêter  et 
conduire  à  Vincennes? 

—  Parce  qu'il  me  l'a  demandé  lui-même. 

—  Il  vous  l'a  demandé,  sire?... 

—  Oui,  il  a  de  singulières  idées,  Henriot.  Peut- 
être  se  trompe-t-il,  peut-être  a-t-il  raison;  mais 
enfin,  une  de  ses  idées,  c'est  qu'il  est  plus  en  sûreté 
dans  ma  disgrâce  que  dans  ma  faveur,  loin  de  moi 
que  près  de  moi,  à  Vincennes  qu'au  Louvre. 

—  Ah  !  je  comprends,  dit  Marguerite.  Et  il  est  en 
sûreté  alors? 

—  Dame!  aussi  en  sûreté  que  peut  l'être  un 
homme  dont  Beaulicu  me  répond  sur  sa  tête. 

—  Oh!  merci,  mon  frère;  voilà  pour  Henri, 
mais... 

—  Mais  quoi?  demanda  Charles. 

—  Mais  il  y  a  une  autre  personne,  sire,  à  laquelle 
j'ai  tort  de  m'intéresser  peut-être,  mais  à  laquelle  je 
m'intéresse  enfin... 

—  Et  quelle  est  cette  personne? 

—  Sire,  épargnez-moi...  j'oserais  à  peine  le  nom- 
mer à  mon  frère,  et  n'ose  le  nommer  h  mon  roi. 

^^  M.  delà  Mole,  n'est-ce  pas?  dit  Charles. 

—  Hélas!  dit  Marguerite,  vous  avez  voulu  le  tuer 
tinc  fois,  sire,  et  il  n'a  échappé  que  par  miracle  à 
Votre  vengeance  royale. 

—  Et  cela,  Marguerite,  quand  il  était  coupable 
d'un  seul  crime;  mais,  maintenant  qu'il  on  a  com- 
mis doux... 

—  Sire,  il  n'est  pas  coupable  du  second. 

—  Mais,  dit  Charles,  n'as-tu  pas  entendu  ce  qu'a 
dit  notre  bonne  mère,  pauvre  Margot? 

—  Oh!  je  vous  ai  déjà  dit,  Charles,  reprit  Mar- 
guerite en  baissant  la  voix,  je  vous  ai  d('jà  dit 
qu'elle  mentait. 

—  Vous  ne  savez  peut-être  pas  qu'il  existe  une 
figure  de  rire  qui  a  été  saisie  chez  M.  de  la  Molo.' 

—  Si  fait,  mon  frère,  je  lésais. 

—  Que  cette  figure  est  percée  au  cœur  par  une 
aiguille,  el  que  l'aiguille  qui  la  blesse  ainsi  porte 
une  petite  bannière  avec  un  M? 

—  Je  le  sais  encore. 

—  Que  cette  figure  a  un  manteau  royal  sur  les 
épaules  et  une  couronne  royale  sur  la  tète? 

—  Jo  sais  tout  cela. 


—  Eh  bien!  qu'avez-vous  à  dire? 

—  J'ai  à  dire  que  cette  petite  figure  qui  porte  un 
manteau  royal  sur  les  épaules  et  une  couronne 
royale  sur  la  tête  est  la  représentation  d'une  femme, 
et  non  d'un  homme. 

—  Bah!  dit  Charles;  et  cotte  aiguille  qui  lui  perce 
le  cœur? 

—  C'était  un  charme  pour  so  faire  aimer  de  celte 
femme,  et  non  un  maléfice  pour  faire  mourir  un 
homme. 

—  Mais  celte  lettre  M? 

—  Elle  ne  veut  pas  dire  ;  îioni,  comme  l'a  dit  la 
reine  mère. 

—  Que  veut-elle  donc  dire,  alors?  demanda 
Charles. 

—  Elle  veut  dire...  elle  veut  dire  le  nom  de  la 
femme  que  M.  de  la  Mole  aimait. 

—  Et  cette  femme  se  nomme? 

—  Cette  femme  se  nomme  Margitcr'ilc,  mon 
frère,  dit  la  reine  de  Navarre  en  tombant  à  genoux 
devant  le  lit  du  roi,  en  prenant  sa  main  dans  les 
deux  siennes,  et  en  appuyant  son  visage  baigné  de 
larmes  sur  cette  main. 

—  Ma  sreur,  silence!  dit  Charles  en  promenant 
autour  de  lui  un  regard  étincelant  sous  un  sourcil 
froncé;  car,  de  même  que  vous  avez  entendu,  vous, 
on  pourrait  vous  entendre  à  votre  tour. 

•  —  Oh!  que  m'importe!  dit  Marguerite  on  rele- 
vant la  tête,  et  jue  le  monde  entier  n'cst-il  là  pour 
m'écouter  !  devant  le  monde  entier,  je  déclarerais 
qu'il  est  infâme  d'abuser  de  l'amour  d'un  gentil- 
homme pour  souiller  sa  réputation  d'un  soupçon 
d'assassinat. 

—  Margot,  si  je  te  disais  que  je  sais  aussi  bien 
que  toi  ce  qui  est  et  ce  qui  n'est  pas? 

—  Mon  frère! 

—  Si  je  te  disais  que  M.  de  la  Mole  est  innocent? 

—  Vous  le  savez?... 

—  Si  je  te  disais  que  je  connais  le  \ fai  coupable? 

—  Le  vrai  coupable!  s'écria  Marguerite;  mais  il 
y  a  donc  ou  un  crime  commis? 

—  Oui.  Volontaire  ou  involontaire,  il  y  a  eu  un 
crime  commis. 

—  Sur  vous? 

—  Sur  moi.  ; 

—  Impossible. 

—  liii[iossible?...  Regarde-moi,  Margot. 

I,a  jeune  femme  regarda  son  frère  et  frissonïla  cri 
le  voyant  si  pâle. 

—  Margot,  je  n'ai  pas  trois  mois  à  vivre,  dit 
Charles. 

—  ^■ous,  mon  frère!  Toi,  mon  Charles!  s'écria- 
t-ollc. 

—  Margot,  je  suis  empoisonné. 
Marguorito  jeta  un  rri. 

—  Tais-loi  donc,  dit  Charles;  il  faut  qu'on  croifl 
(|uo  jo  mours  par  magie. 

—  Et  vous  connaissez  le  coupable? 


LA  REINE  MAP.GOT. 


lôa 


—  Je  le  connais. 

—  Vous  avez  dit  que  ce  n'est  pas  la  Mole. 

—  Non,  ce  n'est  pas  lui. 

—  Ce  n'est  pas  Henri  non  plus,  certainement.  — 
Grand  Dieu!  serait-ce?... 

—  Qui? 

—  Mon  frère...  d'Alençon?...  murmura  Margue- 
rite. 

—  Peut-être. 

—  Ou  bien,  ou  bien...  Marguerite  baissa  la  voix 
comme  épouvantée  elle-même  de  ce  qu'elle  allait 
dire;  ou  bien...  notre  mère? 

Charles  se  tut. 

Marguerite  le  regarda,  lut  dans  son  regard  tout 
ce  qu'elle  y  cbercliait,  et  tomba  toujours  à  genoux 
et  demi-renversée  sur  un  fauteuil. 

—  Oh!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  murmura-t-elle, 
c'est  impossible  ! 

— ^  Impossible!  dit  Charles  avec  un  rire  strident; 
il  est  fâcheux  que  René  ne  soit  pas  ici,  il  te  racon- 
terait mon  histoire. 

—  Lui,  René"? 

—  Oui.  11  te  raconterait,  par  exemple,  qu'une 
femme  à  laquelle  il  n'ose  rien  refuser  a  été  lui  de- 
mander un  livre  de  chasse  enfoui  dans  sa  bibliothè- 
que; qu'un  poison  subtil  a  été  versé  sur  chaque  page 
de  ce  livre  ;  que  le  poison,  destiné  à  quelqu'un,  ye 
ne  sais  à  qui,  est  tombé,  par  un  caprice  du  hasard, 
ou  par  un  châtiment  du  ciel,  sur  une  aulre  personne 
que  celle  à  qui  il  était  destiné.  Mais,  en  l'absence 
de  René,  si  tu  veux  voir  le  livre,  il  est  là,  dans  mon 
cabinet,  et,  écrit  de  la  main  du  Florentin,  tu  verras 
que  ce  livre,  qui  contient  dans  ses  feuilles  la  mort 
de  vingt  personnes  encore,  a  été  donné  de  sa  main 
à  sa  compatriote. 


—  Silence,  Charles,  à  ton  tour,  silence!  dit  Mar- 
guerite. 

—  Tu  vois  bien,  maintenant,  qu'il  faut  qu'on 
croie  que  je  meurs  par  magie. 

—  Mais  c'est  inique!  mais  c'est  affreux!  Grâce! 
grâce  !  vous  savez  bien  qu'il  est  innocent. 

—  Oui,  je  le  sais;  mais  il  faut  qu'on  le  croie  cou- 
pable. Souffre  donc  la  mort  de  ton  amant  ;  c'est 
peu  pour  sauver  l'honneur  de  la  maison  de  France. 
Je  souffre  bien  la  mort  pour  que  le  secret  meure 
avec  moi. 

Marguerite  courba  la  tête,  comprenant  qu'il  n'y 
avait  rien  à  faire  pour  sauver  la  Mole  du  côté  du  roi, 
et  se  retiTa  toute  pleurante  et  n'ayant  plus  d'espoir 
qu'en  ses  propres  ressources. 

Pendant  ce  temps,  comme  l'avait  prévu  Charles, 
Catherine  ne  perdait  pas  une  minute ,  et  elle  écri- 
vait au  procureur  général  Laguesle  une  lettre  dont 
l'histoire  a  conservé  jusqu'au  moindre  mot,  et  qui 
jette  sur  toute  cette  affaire  de  sanglantes  lueurs, 

1 

«  Monsieur  le  procureur, 

j  Ce  soir,  on  me  dit  pour  certain  que  la  Mole  a 
«  fait  le  sacrilège.  En  son  logis,  à  Paris,  on  a  trouvé 
a  beaucoup  de  méchantes  choses,  comme  des  livres 
«  et  des  papiers.  Je  vous  prie  d'appeler  le  premier 
((  président  et  d'instruire  au  plus  vite  l'affaire  de  la 
((  figure  de  cire  â  laquelle  ils  ont  donné  un  coup  au 
«  cœur,  et  ce,  contre  le  roi  (1). 

«  CiTUERINB.  > 


(1)  Textuelle}. 


,#■ 


!40 


LA  REINE  MARGOT. 


^XVII 


LES  nôroiii:iis  invisihles. 


e  lendemain  du  jour  où  Ca- 

llierine  avait  écrit  la  lettre 

im'on  vient  de  lire,  le  gou- 

verneurentracliezCoconas 

avec  un  appareil  des  plus 

imposants  -.il  se  composait 

de  deux  hallebardicrs  et  de 

quatre  robes  noires. 

Coconas  était  inviti'  :i  descendre  dans  une  salle  où 

le  procureur  Laguesle  et  deux  juges  l'attendaient 

pour  l'interroger,  selon  les  instructions  de  Callie- 

rine. 

Pendant  les  huit  jours  qu'il  avait  passés  en  prison, 
Coconas  avait  beaucoup  réfléchi  ;  sans  compter  que 
cluKiue  jour  la  Mole  et  lui,  réunis  un  instant  par  les 
soins  de  leur  geôlier,  qui,  sans  leur  rien  dire,  leur 
avait  fait  cette  surprise  que,  selon  toute  probabilité, 
ils  ne  devaient  pas  à  sa  seule  philanthropie;  sans 
compter,  disons-nous,  que  la  Mole  et  lui  s'étaient 
recordés  sur  la  conduite  qu'ils  avaient  à  tenir  et 
qui  était  une  négation  absolue;  il  était  donc  persuadé 
qu'avec  un  peu  d'adresse  son  affaire  prendrait  la 
meilleure  tournure;  les  charges  n'étaient  pas  plus 
fortes  pour  eux  que  pour  les  autres.  Henri  et  Mar- 
guerite n'avaient  fait  aucune  tentative  de  fuite,  ils 
ne  pouvaient  donc  être  compromi.s  dans  une  affaire 
où  les  principaux  coupables  étaient  libres.  Coconas 
ignorait  que  Henri  habitat  le  même  château  ([ue 
lui,  et  la  complaisance  de  son  geôlier  lui  apprenait 
qu'au-dessus  de  sa  tète  planaient  des  protections  qu'il 
appelait  ses  boucliers  invisibles. 

Jusque-là  les  interrogatoires  avaient  porté  sur  les 
desseins  du  roi  de  Navarre,  sur  les  projets  de  fuite 
el  sur  la  part  que  les  deux  amis  devaient  prendre 
il  cette  fuite.  A  tous  ces  interrogatoires.  Coconas 
avait  constamment  ré'pundu  d'une  façon  plus  ipie 
vague  et  beaucoup  plus  (ju'adroite  ;  il  s'apprêtait 
encore  à  répondre  de  la  môme  façon,  et  d'avance  il 
avait  prépan''  toutes  ses  petites  ic|iarties,  lorsqu'il 
.s'a[iercut  tout  à  coup  que  l'inlirrogatoire  avait 
changé  d'olijet. 

Il  s'agissait  d'une  ou  de  [)hisieurs  vfsitcs  faites  à 
René,  d'une  ou  plusieurs  figures  do  cire  faites  à 
l'instipalion  ih''  la  Mole. 
Coconas,  toulpn'paré  qu'il  était,  crut  remarquer 


que  l'accusation  perdait  beaucoup  de  son  intensité, 
puisqu'il  ne  s'agissait  plus,  au  lieu  d'avoir  trahi  un 
roi.  que  d'avoir  fait  une  statue  de  reine;  encore 
cette  statue  était-elle  haute  de  huit  à  dix  pouces  tout 
au  plus. 

Il  répondit  donc  fort  gaiement  que  ni  lui  ni  son 
ami  ne  jouaient  plus  depuis  longtemps  à  la  poupée, 
et  remarqua  avec  plaisir  que  plusieurs  fois  ses  ré- 
ponses avaient  eu  le  privilège  de  faire  sourire  les 
juges. 

On  n'avait  pas  encore  dit  en  vers:  J'ai  ri,  me  voilà 
désarmé;  mais  cela  s'était  déjà  beaucoup  dit  en 
prose.  Et  Coconas  crut  avoir  à  moitié  dé.sarmé  ses 
juges  parce  qu'ils  avaient  souri. 

Son  interrogatoire  terminé,  il  remonta  donc  dans 
sa  chambre,  si'chantant.  si  bruyant,  que  la  Mole, 
pour  qui  il  faisait  tout  ce  tapage,  dut  en  tirer  les 
plus  heureuses  conséquences. 

On  le  lit  descendre  à  son  tour.  La  Mole,  comme 
Coconas,  vit  avec  étonnement  l'accusation  aban- 
donner sa  première  'voie  et  entrer  dans  une  voie 
nouvelle.  On  l'interrogea  sur  ses  visites  à  René.  H 
répondit  qu'il  avait  été  chez  le  Florentin  une  fois 
seulement.  On  lui  demanda  si,  cette  fois,  il  ne  lui 
avait  pas  commandé  une  figure  de  cire.  11  répondit 
que  Rent'  lui  avait  montré  cette  figure  toute  faite. 
On  lui  demanda  si  cette  ligure  ne  représentait  pas 
un  homme.  11  répondit  qu'elle  représentait  une 
femme.  On  lui  demanda  si  le  charme  n'avait  point 
pour  but  de  faire  mourir  cet  homme.  Il  répondit  que 
le  but  de  ce  charme  ('tait  de  se  faire  aimer  de  cette 
femme. 

Ces  questions  furent  faites,  tournées  et  retournées 
de  cent  façons  différentes;  mais  à  toutes  ces  ques- 
tions, .sous  qiiebjiies  faces  qu'elles  lui  fussent  pré- 
sentées, la  Mole  lit  constamment  les  mêmes  ré- 
ponses. 

Les  juges  se  regardèrent  avec  une  sorte  d'indé- 
cision, ne  sachant  trop  i]ue  dire  ni  que  faire  devant 
une  pareille  simplicité,  lorsqu'un  bille!  apporté  au 
procureur  général  trancha  la  diflicullé. 

Il  était  conçu  en  ces  termes  : 

'(  Si  l'acciisi'  nie.  recoure/,  à  la  question. 

«  C.  I 


LA  REm'E  MARGOT. 


141 


.vi|!;!i!li!!!i!!'!iii!!!!ii!liiii|!îii|fii^^^ 


On  l'interrogea.  —  Page  140. 


Le  procureur  mit  le  billet  dans  sa  poche,  sourit 
à  la  Mole,  et  le  congcdia  poliment.  La  Mole  rentra 
dans  son  cachot  presque  aussi  rassuré,  sinon  pres- 
que aussi  joyeux  que  t'oconas. 

—  Je  crois  que  tout  va  bien,  dit-il. 

Une  heure  après,  il  entendit  des  pas  et  vit  un  bil- 
let qui  se  glissait  sous  la  porte,  sans  voir  quelle  main 
lui  donnait  le  mouvement.  Il  le  prit,  tout  eu  pen- 
sant que  la  dépêche  venait,  selon  toute  probabilité, 
du  guichetier. 

Kn  voyant  ce  billet,  un  espoir  presque  aussi  dou- 
loureux qu'une  déception  lui  était  venu  au  cœur  ; 


il  espérait  que  ce  billet  était  de  Marguerite,  dont  il 
n'avait  eu  aucune  nouvelle  depuis  qu'il  était  prison- 
nier. Il  s'en  saisit  tout  tremblant.  L'écriture  faillit 
le  faire  mourir  de  joie. 

«  Courage,  disait  le  billet,  je  veille.  » 

—  Ah!  si  elle  veille,  s'écria  la  Mole  en  couvrant 
de  baisers  ce  papier  qu'avait  touché  une  main  si 
chère,  si  elle  veille,  je  suis  sauvé!... 

Il  faut,  pour  que  la  Mole  comprenne  ce  billet  et 
pour  qu'il  ait  foi  avec  Coconas  dans  ce  que  le  Pié- 
niontais  appelait  ses  boucliers  invisibles,  que  nous 


ai 


LA  REI>T  MARGOT. 


ramenions  le  lecteur  à  cette  petite  maison,  à  cette 
chambre  où  tant  de  scènes  d'un  bonheur  enivrant, 
où  tant  de  parfums  à  peine  évaporés,  où  tant  de  doux 
souvenirs,  devenus  depuis  des  angoisses,  brisaient 
le  cœur  d'une  femme  à  demi  renversée  sur  des  cous- 
sins de  velours. 

—  Être  reine,  être  forte,  être  jeune,  être  riche, 
être  belle,  et  souffrir  ce  que  je  souffre  !  s'écriait  cette 
f  imme  ;  oh  !  c'est  impossible  ! 

Puis,  dans  son  agitation,  elle  se  levait,  marchait, 
s'arrêtait  tout  à  coup,  appuyait  son  front  brûlant 
contre  quelque  marbre  glacé,  se  relevait  pâle  et 
le  visage  couvert  de  larmes,  se  tordait  les  bras 
avec  des  cris,  et  retombait  brisée  sur  quelque  fau- 
teuil. 

Tout  à  coup,  la  tapisserie  qui  séparait  l'apparte- 
ment de  la  rue  Cloche-Percée  de  l'appartement  de 
la  rue  Tizon  se  souleva;  un  frémissement  soyeux 
effleura  la  boiserie,  et  la  duchesse  de  Nevers  ap- 
parut. 

—  Oh  !  s'écria  Marguerite,  c'est  toi  !  Avec  quelle 
impatience  je  t'attendais!  Eh  bien!  quelles  nou- 
velles? 

—  Mauvaises,  mauvaises,  ma  pauvre  amie.  Ca- 
therine pousse  elle-même  l'instruction,  et,  en  ce 
moment  encore,  elle  est  à  Vincennes. 

—  Et  tSené ? 

—  11  est  arrêté. 

—  Avant  que  tu  aies  pu  lui  parler? 

—  Oui. 

—  Et  nos  chers  prisonniers? 

—  J'ai  de  leurs  nouvelles. 

—  Par  le  guichetier? 

—  Toujours. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien!  ils  communiquent  chaque  jour  en- 
semble. Avant-hier,  on  les  a  fouillés.  La  Mole  a  brisé 
ton  portrait  plutôt  que  do  le  livrer. 

—  Ce  cher  la  Mule! 

—  Annibal  a  ri  au  nez  des  inquisiteurs. 

—  Bon  Annibal  !  Mais  après? 

—  On  lésa  inti'rrog('s  en  matin  sur  la  fuiti'  du 
roi,  sur  ses  projets  de  rébellion  en  Navarre,  cl  ils 
n'ont  rien  dit. 

—  Oh  !  je  savais  bien  qu'ils  garderaient  le  silence, 
mais  ce  silence  les  tue  aussi  bien  que  s'ils  par- 
laient. 

—  Oui,  mais  nous  les  sauvons,  nous. 

—  Tu  as  donc  pensé  à  notre  entreprise? 

—  Je  ne  me  suis  occupée  cpie  do  cela  depuis  hiiT. 

—  Eh  bien? 

—  Je  viens  do  conclure  avec  lieauliou.  Alil  nia 
rlnre  reine,  quel  honimo  diffioilo  et  cupide!  Cola 
coûtera  la  \  ie  d'un  honiiiK»  et  trois  ccnl  mille  écus. 

—  Tu  dis  qu'il  est  diflicile  et  cupide...  et,  ce- 
pendant, il  ne  demande  que  la  vie  d'un  homme  el 
trois  cent  mille  écus...  Mais  c'est  pour  rien  I 


—  Pour  rien...  trois  cent  mille  écus!...  Mais  tous 
tes  joyaux  et  tous  les  miens  n'y  suffiraient  pas. 

—  Oh!  qu'à  cela  ne  tienne.  Le  roi  de  Navarre 
payera,  le  duc  d'Alençon  payera,  mon  frère  Charles 
payera,  ou  sinon... 

—  Allons!  tu  raisonnes  comme  une  folle.  Je  les 
ai,  les  trois  cent  mille  écus. 

—  Toi? 

—  Oui,  moi. 

—  Et  comment  te  les  es-tu  procurés? 

—  Ah  !  voilà  ! 

—  C'est  un  secret? 

—  Pour  tout  le  monde,  excepté  pour  toi. 

—  Oh!  mon  Dieu!  dit  Marguerite  souriante  au 
milieu  de  ses  larmes,  les  aurais-tu  volés? 

—  Tu  en  jugeras. 

—  Voyons. 

—  Tu  te  rappelles  cet  horrible  Nantouillet? 

—  Le  richard,  l'usurier? 

—  Si  tu  veux. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  tant  il  y  a  qu'un  jour  en  voyant  pas- 
ser certaine  femme  blonde,  aux  yeux  verts,  coiffée 
de  trois  rubis  posés  l'un  au  front,  les  deux  autres 
aux  tempes,  coiffure  qui  lui  va  si  bien,  et  ignorant 
que  cette  femme  était  une  duchesse,  ce  richard,  cet 
usurier  s'écria  : 

«  Pour  trois  baisers  à  la  place  de  ces  trois  rubis, 
je  ferais  naître  trois  diamants  de  cent  mille  écus 
chacun.  » 

—  Eh  bien  !  Henriette? 

—  Eh  bien  !  ma  chère,  les  diamants  sont  éclos  et 
vendus. 

—  Oh!  Henriette!  Henriette!  murmura  Margue- 
rite. 

—  Tiens!  s'écria  la  duchesse  avec  un  accent  d'im- 
pudeur na'if  et  sublime  à  la  fois,  qui  rt'sume  et  le 
siècle  et  la  femme,  tiens!  j'aime  Annibal,  moi! 

—  C'est  vrai,  dit  Marguerite  en  souriant  et  en 
mugissant  t(mt  à  la  fois,  tu  l'aimes  beaucoup,  tu 
l'aimes  trop,  même. 

Et  cependant  elle  lui  serra  la  main. 

—  Donc,  continua  Henriette,  grâce  à  nos  trois 
diamants,  les  cent  mille  écus  et  l'hommo  sont  prêts. 

—  L'homme?  quel  homme? 

—  L'homme  à  tuer.  Tu  oublies  qu'il  faut  tuer  un 
homme. 

—  Et  lu  as  trouvé  l'Iumime  qu'il  te  fallait? 

—  Parfaitement. 

—  Au  mémo  prix?  demanda  en  souriant  Mnrguo- 
rile. 

—  Ali  même  prix,  j'en  eusse  trouvé  mille,  ré- 
pondit Ilenrietie.  Non,  non;  moyennant  cinq  cents 
(•rus.  tout  bonnement. 

—  Pour  cinq  cents  érus,  tu  as  trouvé  un  liommo 
(|ui  a  consenti  à  se  faire  tuer? 

—  Que  voux-lu,  il  faut  bien  vi\re. 

—  Mn  chère  nm\c   je  ne  te  comprends  plus. 


LA  REINE  MARGOT. 


U2 


Voyons,  parle  clairement;  les  énigmes  prennent 
trop  de  temps  à  deviner  dans  la  situation  où  nous 
nous  trouvons. 

—  Eh  bien  !  écoute  :  le  geôlier  auquel  est  confiée 
la  garde  de  la  Mole  et  de  Coconas  est  un  ancien 
soldat  qui  sait  ce  que  c'est  qu'une  blessun;;  il  veut 
bien  aider  à  sauver  nos  amis,  mais  il  ne  veut  pas 
perdre  sa  place.  Un  coup  de  poignard  adroitement 
placé  fera  l'affaire;  nous  lui  donnerons  une  récom- 
pense, et  l'État  un  dédommagement.  De  cette  façon, 
le  brave  homme  recevra  des  deux  mains,  et  aura 
renouvelé  la  fable  du  pélican. 

—  Mais,  dit  Marguerite,  un  coup  de  poignard... 

—  Sois  tranquille,  c'est  Annibal  qui  le  donnera. 

—  Au  fait,  dit  en  riant  Marguerite,  il  a  donné 
trois  coups  tant  d'épée  que  de  poignard  à  la  Mole, 
et  la  Mole  n'en  est  pas  mort;  il  y  a  donc  tout  lieu 
d'espérer. 

—  Méchante!  tu  mériterais  que  j'en  restasse  là. 

—  Oh!  non;  non,  au  contraire,  dis-moi  le  reste, 
je  t'en  supplie.  Gomment  les  sauverons -nous, 
voyons'? 

—  Eh  bien  !  voici  l'affaire  :  la  chapelle  est  le  seul 
lieu  du  château  où  puissent  pénétrer  les  femmes  qui 
ne  sont  point  prisonnières.  On  nous  fait  cacher  der- 
rière l'autel  :  sous  la  nappe  de  l'autel,  ils  trouvent 
deux  poignards.  La  porte  de  la  sacristie  est  ouverte 
d'avance  ;  Coconas  frappe  son  geôlier  qui  tombe  et 
fait  semblant  d'être  mort  ;  nous  apparaissons,  nous 
jetons  chacune  un  manteau  sur  les  épaules  de  nos 
amis  ;  nous  fuyons  avec  eux  par  la  petite  porte  de  la 
sacristie,  et,  comme  nous  avons  le  mot  d'ordre,  nous 
sortons  sans  empêchement. 

—  Et  une  fois  sortis? 

—  Deux  chevaux  les  attendent  à  la  porte;  ils  sau- 
tent dessus,  quittent  l'Ilc-dc-France  et  gagnent  la 
Lorraine,  d'où  de  temps  en  temps  ils  reviennent  in- 
cognito. 

—  Oh  !  tu  me  rends  la  vie,  dit  Marguerite.  Ainsi, 
nous  les  sauverons? 

—  J'en  répondrais  presque. 

—  Et  cela  bientôt? 

—  Dame  !  dans  trois  ou  quatre  jours  ;  Beaulieu 
nous  préviendra. 

—  Mais,  si  l'on  te  reconnaît  dans  les  environs  de 
Vincennes,  cela  peut  faire  du  tort  à  notre  projet. 


—  Comment  veux-tu  que  l'on  me  reconnaisse  ? 
Je  sors  eu  religieuse  avec  une  coiffe,  grâce  à  la- 
quelle on  ne  me  voit  pas  même  le  bout  du  nez. 

—  C'est  que  nous  ne  pouvons  prendre  trop  do 
précautions. 

—  Je  le  sais  bien,  mordi!  comme  dirait  le  [)au- 
vre  Annibal. 

—  Et  le  roi  de  Navarre,  t'en  es-tu  informée? 

—  Je  n'ai  eu  garde  d'y  manquer. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  il  n'a  jamais  été  si  joyeux,  à  ce  qu'il 
paraît;  il  rit,  il  chante,  il  fait  bonne  chère,  et  ne 
demande  qu'une  chose,  c'est  d'être  bien  gardé. 

—  Il  a  raison.  El  ma  mère? 

—  Je  te  l'ai  dit,  elle  pousse  tant  qu'elle  peut  le 
procès. 

—  Oui,  mais  elle  ne  se  doute  de  rien  relative- 
ment à  nous? 

—  Comment  voudrais-tu  qu'elle  se  doulùt  do 
quelque  chose?  Tous  ceux  qui  sont  du  secret  ont  in- 
tc'rêt  à  le  garder.  —  Ah!  j'ai  su  qu'elle  avait  fait 
dire  aux  juges  de  Paris  de  se  tenir  prêts. 

—  Agissons  vite,  Henriette.  Si  nos  pauvres  cap- 
tifs changeaient  de  prison,  tout  serait  ii  recommen- 
cer. 

—  Sois  tranquille,  je  désire  autant  que  toi  les 
voir  dehors. 

—  Oh!  oui,  je  le  sais  bien,  et  merci,  merci  cent 
fois  de  ce  que  tu  fais  pour  en  arriver  là. 

—  Adieu,  Marguerite,  adieu!  Je  inc  remets  en 
campagne. 

—  Et  tu  es  sûre  de  Beaulieu  ? 

—  Je  l'espère. 

—  Du  guichetier? 

—  Il  a  promis. 

—  Des  chevaux? 

—  Ils  seront  les  meilleurs  de  l'écurie  du  duc  de 
Nevers. 

—  Je  t'adore,  Henriette. 

Et  Marguerite  se  jeta  au  cou  de  son  amie,  après 
quoi  les  deux  femmes  se  séparèrent,  se  promettant 
de  se  revoir  le  lendemain,  et  tous  les  jours  au  même 
lieu  et  à  la  même  heure. 

C'étaient  ces  deux  créatures  charmantes  et  dé- 
vouées que  Coconas  appelait  avec  une  si  saine  raison 
ses  boucliers  invisibles. 


Ui 


LA  iœlm;  maugot. 


,,,,j|||iiïiS^^^^^ 


Il  me  semble  que  tout  marche  à  ravir. 


XXVIIl 


I,i:S   JUGKS. 


h  binn!  mon  luave  ami,  ilit 
Coconas  à  la  Mnle  lorsque 
Ips  doux  ront|in;,'nons  se 
ri'iroiivcronl  cnsctiihlo  ;i  h 
suite  de  l'inlorrogatoirc  011, 
pour  la  première  fois,  il 
avail  ('té  queslion  de  la  (i- 
Riire  de  rire,  il  me  semble 
que  loui  marche  à  ravir,  cl  que  nous  ne  tarderons 


pas  à  être  abandonnés  des  juj^es,  ce  qui  est  un  dia- 
gnostic lonl  oppose  à  celui  de  l'abandon  des  méde- 
(•ins;  car,  lorsque  le  médecin  abandonne  le  malade, 
c'est  qu'il  ne  peut  plus  le  sauver;  mais,  tout  au  con- 
traire, quand  le  juge  abandonne  l'accusé,  c'est  qu'il 
perd  l'espoir  de  lui  faire  coiqier  la  tiMe. 

—  Oui,  dit  la  Mole  ;  il  me  semble  môme  qu'à  celte 
politesse,  il  cotte  facilité  dos  geôliers,  à  r('lasticité 
des  portes,  je  reconnais  nos  nobles  amies  ;  mais  je 


LA  REL^E  JIAr.GOT. 


145 


:ii:Ll!lll.ll!l/l,VM    ,  ,  •    I 


i—  Monsieurm'appelle?  dit  le  geôlier.  —  Page  146. 


ne  reconnais  pas  M.  deBeaulieu,  à  ce  que  l'on  m'a- 
vait dit,  du  moins. 

—  Je  le  reconnais  bien,  moi,  dit  Coconas,  seule- 
ment, cela  coûtera  cher;  mais,  bast!  l'une  est  prin- 
cesse, l'autre  est  reine,  elles  sont  riches  toutes 
deux,  et  jamais  elles  n'auront  occasion  de  faire  si 
bon  emploi  de  leur  argent.  Maintenant,  récapitu- 
lons bien  notre  leçon  :  on  nous  mène  à  la  chapelle; 
on  nous  laisse  là  sous  la  garde  de  notre  guichetier; 
nous  trouvons  à  l'endroit  indiqué  chacun  un  poi- 
gnard ;  je  pratique  un  trou  dans  le  ventre  de  notre 
guide. 


—  Oh!  non  pas  dans  le  ventre,  tu  lui  volerais  ses 
cinq  cents  écus;  dans  le  bras. 

—  Ah  !  oui,  dans  le  bras,  ce  serait  le  perdre,  pau- 
vre cher  homme!  on  verrait  bien  qu'il  y  a  mis  de 
la  complaisance,  et  moi  aussi.  Non,  non,  dans  le 
côté  droit,  en  glissant  adroitement  le  long  des  cô- 
tes :  c'est  un  coup  vraisemblable  et  innocent. 

—  Allons,  va  pour  celui-là  ;  ensuite... 

—  Ensuite,  tu  barricades  la  grande  porte  avec 
des  bancs  tandis  que  nos  deux  princesses  s'élancent 
de  l'autel  où  elles  sont  cachées  et  qu'Henriette  ou- 
vre la  petite  porte.  Ah  !  ma  foi  !  je  l'aime  aujour- 

42 


pari».  —  In-p.  lit  VBY  alqé     Lculcfsri  M'.ntnjrnesse,  SI. 


140 


LA  REiXE  MARGOT. 


d'iuii,  Henriette,  il  fout  qu'elle  m'ait  fait  quelque 
infidélité  pour  que  cela  me  reprenne  ainsi. 

—  Et  puis,  dit  la  Mole  avec  cette  voix  frémissante 
qui  passe  comme  une  musique  à  travers  les  lèvres, 
et  puis  nous  gagnons  les  bois.  Un  bon  baiser  donné 
à  chacun  de  nous  nous  fait  joyeux  et  forts.  Nous 
vois-tu,  Annibal,  penchéssur  nos  chevaux  rapides  et 
le  cœur  doucement  oppressé  !  Oh!  la  bonne  chose 
que  la  peur!  La  peur  en  plein  air  lorsqu'on  a  sa 
bonne  épée  nue  au  flanc  ;  lorsqu'on  crie  linurra  au 
coursier  qu'on  aiguillonne  de  l'éperon,  et  qui  à 
chaque  hourra  bondit  et  vole  ! 

—  Oui,  dit  Coconas,  mais  la  peur  entre  quatre 
muis.  qu'en  dis-tu,  la  Mole?  Moi,  je  puis  en  parler, 
car  j'ai  éprouvé  quelque  chose  comme  cela.  Quand 
ce  visage  blême  de  Beaulieu  est  entré  pour  la  pre- 
mière fois  dans  ma  chambre,  derrière  lui  dans 
l'ombre  brillaient  des  pertuisanes  et  retentissait 
un  sinistre  bruit  de  fer  heurté  contre  du  fer.  .lo  le 
jure  que  j'ai  pensé  tout  aussitôt  au  duc  d'Alcnçun. 
et  que  je  m'attendais  à  voir  apparaître  sa  laide  face 
entre  deux  vilaines  tètes  de  hallefiardiers.  J'ai  été 
trompé,  et  ce  fut  ma  seule  consolation:  mais  je  n'ai 
pas  tout  perdu,  la  nuit  venue,  j'en  ai  rêvé. 

—  Ainsi,  dit  la  Mole,  qui  suivait  sa  pensée  sou- 
riante sans  accompagner  son  ami  dans  les  excur- 
sions que  faisait  la  sienne  aux  champs  du  fantasti- 
que, ainsi  elles  ont  tout  prévu,  même  le  lieu  de  notre 
retraite.  Nous  allons  en  Lorraine,  cher  ami.  En  vé- 
rité, j'eusse  mieux  aimé  aller  en  Navarre;  en  Na- 
varre, j'étais  chez  elle,  mais  la  Navarre  est  trop  loin. 
Nancy  vaut  mieux;  d'ailleurs,  là,  nous  ne  serons 
qu'à  quatre-vingts  lieues  de  Paris,  Sais-tu  un  regret 
que  j'emporte,  Annibal,  en  sortant  d'ici? 

—  Ah!  ma  foi  non...  par  exemple.  Quant  à  moi, 
j'avoue  que  j'y  laisse  tous  les  miens. 

—  Eh  bien  !  c'est  de  no  pouvoir  emmener  avec 
nous  le  digne  geôlier,  au  lieu  de... 

—  Mais  il  ne  voudrait  pas,  dit  Coconas,  il  v  per- 
drait trop  :  songe  donc,  cinq  cents  ccus  de  nous, 
une  récompense  du  gouvernement ,  de  l'avance- 
ment peut-être;  comme  il  va  vivre  heureux,  ce  gail- 
lard-là,  quand  je  l'aurai  lue....  Mais,  qu'as-tu 
donc? 

—  Rien!  Une  idée  qui  me  passe  par  l'esprit. 

—  Elle  n'est  pas  drôle,  à  ce  qu'il  parait,  car  lu 
pâlis  affreusement. 

—  C'est  que  je  me  demande  pourquoi  on  nous 
mènerait  à  la  chapelle. 

—  Tiens!  dit  Coconas,  pour  faire  nos  piques. 
Voilà  le  moment,  ce  me  semble. 

—  Mais,  dit  la  Mole,  on  ne  conduit  à  In  chapelle 
que  les  condamnés  à  mort  ou  les  torturés. 

—  Oli!  oli  !  lit  Coconas  en  pâlissant  légèrement 
A  son  tour,  ceci  m(Titn  nllontion.  Inlorrngeons  sur 
ce  point  le  brave  honinie  que  je  dois  éventror  in- 
ccbsamriii'nt.  l.h!  porle-cjefs.  mon  ami! 

—  Munsiour  m'apprllu?  dit  le  geôlier,  qui  fai- 


sait le  guet  sur  les  premières  marches  de  l'esca- 
lier. 

—  Oui,  viens  çà. 

—  Me  voici. 

—  Il  est  convenu  que  c'est  de  la  chapelle  que 
nous  nous  sauverons,  n'est-ce  pas? 

—  Chutl'dit  le  norle-clefs  en  regardant  avec  ef- 
froi autour  Je  lui. 

—  Sois  tranquille,  personne  ne  nous  écoute. 

—  Oui,  monsieur,  c'est  de  la  chapelle. 

—  On  nous  y  conduira  donc  à  la  chapelle? 

—  Sans  doute,  c'est  l'usage. 

—  C'est  l'usage? 

—  Oui,  après  toute  condamnation  à  mort,  c'est 
l'usage  de  permettre  que  le  condamné  passe  la  nuit 
dans  la  chapelle. 

Coconas  et  la  Mole  tressaillirent  et  se  regardèrent 
en  même  temps. 

—  Vous  croj'ez  donc  que  nous  serons  condamnés 
à  mort? 

—  Sans  doute...  mais  vous  aussi,  vous  le  cruvez. 

—  Comment!  nous  aussi?  dit  la  Mole. 

—  Certainement...  si  vous  ne  le  croyiez  pas,  vous 
n'auriez  pas  tout  préparé  pour  votre  fuite. 

—  Sais-tu  que  c'est  plein  de  sens,  ce  qu'il  dit  là  ! 
fit  Coconas  à  la  Mole. 

—  Oui...  ce  que  je  sais  aussi,  maintenant  ilu 
moins,  c'est  que  nous  jouons  gros  jeu,  à  ce  qu'il 
paraît. 

—  Et  moi  donc!  dit  le  guichetier,  crovez-vous 
que  je  ne  risque  rien?...  Si,  dans  un  moment  d'é- 
motion, monsieur  allait  se  tromper  de  côté  !.,. 

—  Et  mordi  1  je  voudrais  être  à  ta  place,  dit  len- 
tement Coconas,  et  ne  pas  avoir  affaire  à  d'autres 
mains  qu'à  celte  main,  à  d'autre  fer  que  celui  qui 
te  toucliera. 

—  Condamnés  à  mort!  murmura  la  Mole,  mais 
c'est  impossible! 

—  Impossible!  dit  n.iïvement  le  guichetier,  et 
pourquoi? 

—  Chut!  dit  Coconas,  je  crois  que  l'on  ouvre  la 
porte  d'en  bas. 

—  En  effet,  reprit  vivement  le  geôlier,  rentrei, 
messieurs,  rentrez! 

—  Et  quand  croyez-vous  que  le  jugement  ait 
lieu?  demanda  la  Mole. 

—  Demain  au  plus  tard.  Hais,  soyez  tranquil- 
les, les  personnes  qui  doivent  étro  prévenues  le 
seront. 

—  Alors,  embrassons-nous  et  faisons  nos  adieux 
à  ces  murs. 

Les  dcuix  omis  se  jetèrent  dous  les  brns  l'un  de 
l'autre,  et  rentrèrent  chacun  dans  sa  chambre,  la 
Mole  soupirant.  Coconas  cbanlonnant. 

Il  ne  se  passa  rien  de  nouveau  jusqu'à  sept  heu- 
res du  soir,  l.a  nuit  desieiidil  sombre  et  phnieuso 
sur  le  donjon  de  \inrennes,  une  vraie  nuit  d'e\a- 
>ion.  On  apporta  le  repas  du  soir  de  Coconas,  lequel 


LA  P,EI>'E  MARGOT. 


147 


soupa  avec  son  «ppctit  ordinaire,  tout  en  songeant 
au  plaisir  qu'il  aurait  à  être  mouillé- par  celle  pluie 
qui  fouettait  les  murailles,  et  déjà  il  se  préparait  à 
s'endormir  au  murmure  sourd  et  monotone  du 
vent,  quand  il  lui  sembla  que  ce  vent,  qu'il  écoutait 
parfois  avec  un  sentiment  de  mélancolie  qu'il  n'a- 
vait jamais  éprouvé  avant  qu'il  fût  en  prison,  sif- 
flait plus  étrangement  que  d'habitude  sous  toutes  les 
portes,  et  que  le  poêle  ronllait  avec  plus  de  rage  qu'à 
l'ordinaire.  Ce  phénomène  avait  lieu  chaque  fois 
qu'on  ouvrait  un  des  cachots  de  l'étage  supi'rieurct 
surtout  celui  d'en  face.  C'est  à  ce  bruit  qu'.^nnihal 
reconnaissait  toujours  que  le  geôlier  allait  venir, 
attendu  que  ce  bruit  indiquait  qu'il  sortait  de  chez 
la  Mule. 

Cependant,  cette  fois  Coconas  demeura  inutile- 
ment le  cou  tendu  et  l'oreille  au  guet. 

Le  temps  s'écoula,  personne  ne  vint. 

—  C'est  étrange!  dit  Coconas,  on  a  ouvert  chez  la 
Mole  et  l'on  n'ouvre  pas  chez  moi.  La  Mole  aurait-il 
appelé?  serait-il  malade?  que  veut  dire  cela? 

Tout  est  soupçon  et  inquiétude,  comme  tout  est 
joie  et  espoir  pour  un  |  risonnicr. 

Une  demi-heure  s'écoula,  puis  une  heure,  puis 
une  heure  et  demie. 

Coconas  commençait  à  s'endormir  de  dépit,  quand 
le  bruit  de  la  serrure  le  fit  bondir. 

—  Oh!  oh!  dit-il,  est-ce  déjà  l'heure  du  départ 
et  va-t-on  nous  conduire  à  la  chapelle  sans  être 
condamnés?  Mordi  !  ce  serait  un  plaisir  de  fuir 
par  une  nuit  pareille,  il  fait  noir  comme  dans  un 
four;  pourvu  que  les  chevaux  ne  soient  point  aveu- 
gles! 

11  se  préparait  à  questionner  gaiement  le  porte- 
clefs  ,  quand  il  vit  celui-ci  appliquer  son  doigt 
sur  ses  lèvres  en  roulant  de  gros  yeux  très-élo- 
quents. 

En  effet,  derrière  le  geôlier,  on  entendait  du  bruit 
et  l'on  apercevait  des  ombres. 

Tout  à  coup,  au  milieu  de  l'obscurité,  il  distingua 
deux  casques  sur  eh;jcun  desquels  la  chandelle  fu- 
meuse envoya  une  paillette  d'or. 

—  Oh  !  oh  !  dcmanda-t-il  à  demi-voix,  qu'est-ce 
que  c'est  que  cet  appareil  sinistre?  où  allons-nous 
donc? 

Le  geôlier  ne  répondit  que  par  un  soupir  qui  res- 
semblait fort  à  un  géinis.-;ement. 

—  Mordi  :  murmura  Coconas,  quelle  peste  d'exis- 
tence, toujours  des  extrêmes,  jamais  de  terre  ferme; 
on  barbote  dans  cent  pieds  d'eau  ou  l'on  plane  au- 
dessus  des  nuages,  pas  de  milieu.  —  Voyons,  oii 
allons-nous? 

—  Suivez  les  hallebardiers,  monsieur,  dit  une 
voix  grasseyante,  qui  fit  connaître  à  Coconas  ipie 
les  soldats  qu'il  avait  entrevus  étaient  accompagnés 
d'un  huissier  quelconque. 

—  Et  M.  de  la  .Mole,  demanda  le  Piémontais,  où 
est-il?  que  devient-il? 


—  Suivez  les  hallebardiers,  répéta  la  même  voix 
grasseyante  sur  le  même  ton. 

Il  fallait  obéir.  Coconas  sortit  de  .sa  chambie,  et 
aperçut  l'homme  noir  dont  la  voix  lui  avait  été  si 
désagréable.  C'était  un  petit  greffier  bossu,  et  qui. 
sans  doute,  s'était  fait  homme  de  robe  pour  qu'on 
ne  s'aperçût  point  qu'il  était  bancal  eu  même 
temps. 

Il  descendit  lentement  l'escalier  en  spirale.  Au 
premier  étage,  les  gardes  s'arrêtèrent. 

■ —  C'est  beaucoup  descendre,  murmura  Coconas, 
mars  pas  encore  assez. 

La  porte  s'ouvrit.  Coconas  avait  un  regard  de  lynx 
et  un  flair  de  limier,  il  fiaiia  des  juges,  et  vit  dans 
l'ombre  une  silhouette  d'honi.me  aux  bras  nus  qui 
lui  fit  monter  la  sueur  au  front.  Il  n'en  prit  pas 
moins  la  mine  la  plus  souriante,  pencha  la  tète  à 
gauche,  selon  le  code  des  grands  airs  à  la  mode  à 
cette  é|)oque,  et,  le  poing  sur  la  hanche,  entra  dans 
la  salle. 

On  leva  une  tapisserie,  et  Coconas  aperçut  effec- 
tivement des  juges  et  des  greffiers. 

A  quelques  pas  de  ces  juges  et  de  ces  greffiers,  la 
Mole  était  assis  sur  un  banc. 

Coconas  fut. conduit  devant  le  tribunal.  Arrivé  en 
face  des  juges,  Coconas  s'arrêta,  salua  la  Mole  d'un 
signe  de  tête  et  d'un  sourire,  puis  il  attendit. 

—  Comment  vous  nommez-vous,  monsieur?  lui 
demanda  le  président. 

—  Marc-Annibal  de  Coconas,  répondit  le  gentil- 
homme avec  une  grâce  parfaite,  comte  de  Montpan- 
tier.  Chenaux  et  autres  lieux;  mais,  on  connaît  nos 
qualités,  je  présume. 

—  Où  êtes- vous  né? 

—  A  Saini-Colomban,  près  de  Suze. 

—  Quel  âge  avez-vous? 

—  Vingt-sept  ans  et  trois  mois. 

—  Dien ,  dit  le  président. 

—  Il  paraît  que  cela  lui  fait  plaisir,  murmura 
Coconas. 

—  Maintenant,  dit  le  président  après  un  moment 
de  silence  qui  donna  au  greffier  le  temps  d'écrire 
les  réponses  de  l'accusé,  quel  était  votre  but  en  quit- 
tant la  maison  de  M.  d'Alençon? 

—  De  me  réunir  à  M.  de  la  Mole,  mon  ami,  que 
voilà,  et  qui,  lorsque  je  la  quittai,  moi,  l'avait  déjà 
quittée  depuis  quelques  jours. 

—  Que  faisiez-vous  à  la  chasse,  où  vous  fuies  ar- 
rêté? 

—  Mais,  répondit  Coconas...  je  chassais. 

—  Le  roi  était  aussi  à  cette  chasse,  et  il  y  ressen- 
tit les  premières  atteintes  du  mal  dont  il  souffre  en 
ce  moment. 

—  Quant  à  ceci,  je  n'étais  pas  près  du  roi,  et  je 
ne  puis  ricu.  dire.  J'ignorais  même  qu'il  fût  atteint 
d'un  mal  quelconque. 

Les  juges  se  regardèrent  avec  un  sourire  d'incré^ 
dulité. 


148 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Ah  !  vous  l'ignoriez?  dit  le  président. 

—  Oui,  monsieur,  et  j'en  suis  fâché.  Quoique  le 
roi  de  France  ne  soit  pas  mon  roi,  j'ai  beaucoup  de 
sympathie  pour  lui. 

—  Vraiment? 

—  Parole  d'honneur  !  Ce  n'est  pas  comme  pour 
son  frère  le  duc  d'Alençon.  Celui-là,  je  Tavoue... 

—  Il  ne  s'agit  point  ici  du  duc  d'Alençon,  mon- 
sieur, mais  de  Sa  Majesté. 

—  Eh  liicn  !  je  vous  ai  déjà  dit  que  j'étais  son  trùs- 
humble  serviteur,  répondit  Coconas  en  se  dandinant 
avec  une  adorable  indolence. 

—  Si  vous  êtes  en  effet  son  serviteur,  comme 
vous  le  prétendez,  monsieur,  voulez-vous  nous  dire 
ce  que  vous  savez  d'une  certaine  statue  magiriuc' 

—  Ah  !  bon!  nous  revenons  à  l'histoire  de  la  sta- 
tue, à  ce  qu'il  paraît. 

—  Oui,  monsieur;  cela  vous  déplaît-il? 

' —  Ncai  point,  au  contraire;  j'aime  mieux  cela. 
Allez. 

—  Pourquoi  cette  statue  se  trouvait-elle  chez 
M.  de  la  Mole? 

—  Chez  M.  de  la  Mole,  cette  statue?  Chez  René, 
vous  voulez  dire. 

—  Vous  reconnaissez  donc  qu'elle  existe? 

—  Dame!  si  on  me  la  montre. 

—  La  voici.  Est-ce  celle  que  vous  connaissez! 

—  Très-bien. 

—  Greffier,  dit  le  président,  écrivez  que  l'accusé 
reconnaît  la  statue  pour  l'avoir  vue  chez  M.  de  la 
Mole. 

—  Xon  pas,  non  pas,  dit  Coconas,  ne  confondons 
point  :  pour  l'avoir  vue  chez  René. 

—  Chez  René,  soiti  Quel  jour? 

—  Le  seul  jour  où  nous  y  avons  été,  M.  de  la  Mule 
et  moi. 

—  Vous  avouez  donc  que  vous  avez  été  chez  René 
avec  M.  de  la  Mole? 

—  Ah  cà  !  est-ce  que  je  m'en  suis  jamais  caché? 

—  Greffier,  écrivez  que  l'accusé  avoue  avoir  ('ti' 
chez  Ren('  pour  faire  des  conjurations. 

—  Holà,  hé!  tout  beau,  tout  beau,  monsieur  le 
président.  Modérez  votre  enthousiasme,  je  vous  prie  : 
je  n'ai  pas  dit  un  mot  de  cela. 

—  Vous  niez  que  vous  ayez  été  chez  René  pinir 
faire  des  conjurations? 

—  Joie  nie.  La  conjuration  s'est  faite  par  acci- 
dent, mais  sans  piéméditatioii. 

—  Mais  elle  a  eu  lieu'' 

—  Je  ne  puis  nier  qu'il  se  soit  fait  qiirlque  clio.^e 
(|ui  ressemblait  à  un  charme. 

—  Greffier,  l'crivez  (|ue  l'accusé  avoue  (|u'il  s'est 
f.iit  chez  René  un  charme  cuiilre  la  vie  du  roi. 

—  Comment!  contre  la  vie  du  roi!  C'est  un  in 
fàmc  men.snnge.  Il  ne  s'est  jamais  fait  de  charmes 
contre  la  vie  du  roi. 

—  Vous  le  voyez,  messieurs,  dit  la  Mole. 

—  Silence!  lit  le  |iréïident;  puis,  s(>  nldiinianl 


vers  le  greffier  :  Contre  la  vie  du  roi,  continua-t-il. 
Y  ètes-vous? 

:— Mais  non,  mais  non,  dit  Coconas.  D'ailleurs, 
la  statue  n'est  pas  une  statue  d'homme,  mais  de 
femme. 

—  Eh  bien!  messieurs,  que  vous  avais-je dit?  re- 
prit la  Mole. 

—  Monsieur  de  la  Mole,  dit  le  président,  répon- 
dez ([iiand  nous  vous  interrogerons;  mais  n'inter- 
rompez point  l'interrogatoire  des  autres. 

—  .Ainsi,  vous  dites  que  c'est  une  femme? 

—  Sans  doute,  je  le  dis. 

—  Pourquoi  alors  a-t-elle  une  couronne  et  un 
manteau  royal? 

—  Pardiou  !  dit  Cofiïonas,  &est  bien  simple;  parce 
que  c'était.. 

La  Mole  se  leva  et  mit  un  doigt  sur  sa  bouche. 

—  C'est  juste,  dit  Coconas;  qu'allais-je  donc  ra- 
conter, moi,  comme  si  cela  regardait  ces  mes- 
sieurs! 

—  Vous  persistez  à  dire  que  cette  statue  est  une 
statue  de  femme? 

—  Oui,  certainement,  je  persiste. 

—  Et  vous  refusez  de  dire  quelle  est  cette  femme? 

—  Une  femme  de  mon  pays,  dit  la  Mole,  que  j'ai- 
mais et  dont  je  voulais  être  aimé. 

—  Ce  n'est  pas  vous  qu'on  interroge,  monsieur 
de  la  Mole,  s'écria  le  président,  taisez-vous  donc,  où 
l'on  vous  bâillonnera. 

—  ...  bâillonnera,  dit  Coconas;  comment  dites- 
vous  cela,  monsieur  de  la  robe  noire?  On  bâillon- 
nera mon  ami,  un  gentilhomme!  Allons  donc! 

—  Faites  entrer  René,  dit  le  procureur  général 
Laguesle. 

—  Oui.  faites  entrer  René,  dit  Coconas,  faites; 
nous  allons  voir  un  peu  qui  a  raison  ici,  de  vous 
trois  ou  de  nous  deux. 

Picné  entra  pâle,  vieilli,  presque  méeonnaiss;ililo 
|iiiin'  les  deux  amis;  courbé  sous  le  poids  du  crime 
ipi'il  allait  commettre,  bien  plus  que  de  ceux  qu'il 
avait  commis. 

—  Maître  René,  dit  le  juge,  reconnaissez-vous  les 
ili'ux  accusés  ici  présents? 

—  Oui.  monsieur,  répondit  Reni'  d'une  voix  que 
trahissait  son  émotion. 

-  j'oiir  les  avoir  vus  où? 

—  En  plusieurs  lieux,  et  iiolamment  chez  moi. 

—  Combien  de  fois  ont-ils  été  chez  vous? 

—  Une  seule. 

A  mesure  que  Dené  parlait,  la  figure  de  Coconas 
s'épanouissait.  Le  visage  de  la  Mole,  au  contraire, 
demeurait  grave  comme  s'il  av.iil  eu  un  pressenli- 
111. 'ni. 

Et  à  quelle  occasion  ont-ils  été  chez  vous? 
l'.cué  .semlila  hi'.Mtcr  un  moinenl. 

l'our  me  comiiiaiiiler  une  ligure  Je  cire,  dit-il. 


LA  REINE  BIARGOT. 


H9 


I  ip  m  lîP'iA  i  liitR  :l,^!';'iiiii!;lIîllalil!lsgcJtgi5l?MMllli^i,i,i^^ 


ii^iL-i^-œ? 


—  Reconnaissez-v.'us  les  deux  accusds?  —  Page  1487 


—  Pardon,  pardon,  maître  René,  dit  Coconas, 
vous  faites  une  petite  erreur. 

—  Silence!  dit  le  président;  puis,  se  retournant 
vers  René  :  Cette  figurine,  continua-t-il,  est-elle  une 
figure  d'homme  ou  de  femme? 

—  D'homme,  répondit  René. 

Coconas  bondit  comme  s'il  eût  reçu  une  commo- 
tion électrique. 

—  D'homme!  dit-il. 

—  D'homme,  répéta  René,  mais  d'une  voix  si 
faible,  qu'à  peine  le  président  l'entendit. 

—  Et  pourquoi  celte  statue  d'homme  a-t-elle  un 


manteau  sur  les  épaules  et  une  couronne  sur  la 
tête? 

—  Parce  que  cette  statue  représente  un  roi,  dit 
René. 

—  Infâme  menteur!  cria  Coconas  exaspéré. 

—  Tais-toi,  Coconas,  tais-toi,  interrompit  la  Mole; 
laisse  dire  cet  homme,  chacun  est  maître  de  perdre 
son  âme. 

—  Mais  non  pas  le  corps  des  autres,  mordi  ! 

—  Et  que  voulait  dire  cette  aiguille  d'acier  que 
la  slatue  avait  dans  le  cœur,  avec  la  lettre  M  écrite 
sur  une  petite  bannière? 


150 


LA  REINE  MARGOT. 


—  L'aiguille  simulait  IVpée  ou  le  poignard,  la 
lettre  M  veut  dire  sionT. 

Cûconas  fit  un  mouvement  pour  étrangler  René, 
quatre  gardes  le  retinrent. 

—  C'est  bien,  dit  le  procureur  Laguesle,  le  tri- 
bunal est  suffisamment  renseigné.  Reconduisez  les 
prisonniers  dans  les  chambres  d'attente. 

—  Mais,  s'écriait  Coconas,  il  est  impossible  de 
s'entendre  accuser  de  pareilles  choses  sans  pro- 
tester. 

—  Protestez,  monsieur,  on  ne  vous  en  empoche 
pas.  Gardes,  vous  avez  entendu. 

Les  gardes  s'emparèrent  des  deux  accusés,  et  les 
firent  sortir,  la  Mole  par  une  porte,  Coconas  par 
l'autre. 

Puis  le  procureur  fil  signe  h  cet  homme  que  Co- 
conas avait  aperçu  dans  l'ombre  cl  lui  dit  : 


—  Ne  vous  éloignez  pas,  maître,  vous  aurez  de  la 
besogne  cette  nuit. 

—  Par  lequel  commencerai-je,  monsieur?  de- 
manda l'homme  en  mettant  respectueusement  le 
bonnet  à  la  main. 

—  Par  celui-ci,  dit  le  président  en  montrant  la 
Mole,  qu'on  apercevait  encore  comme  une  ombre 
entre  les  deux  gardes;  puis  s'approchant  de  René, 
qui  était  resté  debout  et  tremblant  en  attendante 
son  tour  qu'on  le  reconduisit  au  Châlelet,  où  il  était 
enfermé  : 

—  Bien,  monsieur,  lui  dit-il,  so\ez  tranquille,  la 
reine  et  le  roi  sauront  que  c'est  à  vous  qu'ils  auront 
dû  de  connaître  la  vérité. 

Mais,  au  lieu  de  lui  rendre  de  la  force,  celte  pro- 
messe parut  atterrer  Uené,  et  il  ne  répondit  qu'en 
poussant  un  profond  soupir. 


..^^i^mm 


Cu^SS' 


XXIX 


LA  TOnTlT.E  UU  BRODF.Ql'm. 


e  fut  seulonient  lorsqu'on 
l'eut  reconduit  dans  son 
nouveau  cachot,  et  qu'on 
eut  refermé  la  porte  der- 
rière lui ,  que  Coconas, 
abandonné  à  lui-même  et 
cessant  d'i^tre  soutenu  par 
la  lutte  avec  les  juges  et 
par  sa  colère  contre  René,  commença  la  série  de  ses 
tristes  réflexions. 

—  11  me  semble,  se  dit-il  à  lui-même,  (]ue  ci'la 
tourne  au  plus  mal,  et  qu'il  serait  temps  d'aller  un 
peu  à  la  chapelle.  Je  me  délie  des  condamnations  à 
mort;  car,  incontestablement,  on  s'occupe  de  nous 
condamner  à  mort  à  celte  heure.  Je  me  défie  sur- 
tout des  condamnations  à  mort  qui  se  prononcent 
dans  le  liuis  clos  d'un  chàlcau-fort  devant  des  ligu- 
res aussi  laides  que  toutes  ces  ligures  qui  m'cnlou- 
raicnl. 

On  veut  sérieusement  nous  couper  la  tète,  hum! 
hum  !...  Je  reviens  dune  à  (imiuc  je  disais,  il  serait 
temps  d'aller  il  la  chapelle. 
Ces  mots,  prononcés  à  demi-voix,  furent  suivis 


d'un  silence,  et  ce  silence  fut  interrompu  par  un 
cri  sourd,  étouffé,  lugubre,  el  qui  n'avait  rien  d'hu- 
main; ce  cri  sembla  percer  la  muraille  épaisse  et 
vint  vibrer  sur  le  fer  de  ses  barreaux. 

Coconas  frissonna  malgré  lui  ;  et,  cependant,  c'é- 
tait un  homme  si  brave,  que  chez  lui  la  valeur  res- 
semblait à  l'instinct  des  hèles  féroces.  Coconas  de- 
meura immobile  à  l'endroit  où  il  avait  entendu  la 
]ilainle,  doutant  ijifune  pareille  plainte  put  être 
prononcée  par  un  être  humain,  et  la  prenant  pour 
le  gémissement  du  vent  dans  les  arbres,  ou  pour  un 
de  CCS  mille  briiils  de  la  nuit  qui  semblent  descen- 
dre (lu  monter  des  deux  mondes  inconnus  entre  les- 
quels tourne  notre  monde;  alors  une  seconde  plainte, 
plus  douloureuse,  plus  profonde,  plus  poignante  en- 
core que  la  première,  parvint  à  Coconas,  et,  cette 
fois,  non-seulement  il  distingua  bien  posiiivcment 
l'expression  de  la  douleur  dans  la  voix  humaine, 
mais  encore  il  crut  reconnaître  dans  celle  voix  celle 
do  la  Mole. 

A  cotte  voix,  le  Piémonlais  oublia  qu'il  était  re- 
tenu jiar  deux  portes,  par  trois  grilles  et  par  une 
miirailh'  épaisse  de  douze  pieds;  il  s'élança  do  tout 


I.A  RELNE  MARGOT. 


151 


son  poids  rentre  celte  muraille  comme  pour  la  ren- 
verser et  voler  au  secours  de  la  victime  en  s'écriant  : 

—  On  égorge  donc  quelqu'un  ici?  —  Mais  il  ren- 
contra sur  son  cliemin  le  mur  auquel  il  n'avait  pas 
pensé,  et  il  tomba  froissé  du  choc  contre  un  banc 
de  pierre  sur  lequel  il  s'affaissa. 

Ce  fut  tout. 
'        —  Oh!  ils  l'ont  tué,  murmura-t-il,  c'est  abomi- 
nable; mais  c'est  qu'on  ne  peut  le  défendre  ici... 
rien,  pas  d'armes. 
Il  étendit  les  mains  autour  de  lui. 

—  Ah!  cet  anneau  de  fer,  s'écria-til,  je  l'arra- 
cherai, et  malheur  à  qui  m'approchera  ! 

Coconas  ae  releva,  saisit  l'anneau  de  fer,  et,  d'une 
première  secousse,  l'ébranla  si  violemment,  qu'il 
était  évident  qu'avec  deux  secousses  pareilles  il  le 
;:;  descellerait. 

Mais  soudain  la  porte  s'ouvrit,  et  une  lumière 
produite  par  deux  torches  envahit  le  cachot. 

-—Venez,  monsieur,  dit  la  même  voix  gras- 
seyante qui  lui  avait  été  déjà  si  particulièrement 
désagréable,  et  qui,  pour  se  faire  entendre  cette  fois 
trois  étages  au-dessous,  ne  lui  parut  pas  avoir  acquis 
le  charme  qui  lui  manquait,  venez,  monsieur,  la 
cour  vous  attend. 

—  Bon  !  dit  Coconas  lâchant  son  anneau,  c'est 
mon  arrêt  que  je  vais  entendre,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Oh  I  je  respire,  marchons!  dit-il. 

Et  il  suivit  l'huissier,  qui  marchait  devant  lui  de 
son  pas  compassé  et  tenant  sa  baguette  noire. 

Malgré  la  satisfaction  qu'il  avait  témoignée  dans 
un  premier  mouvement,  Coconas  jetait,  tout  en  mar- 
chant, un  regard  inquiet  à  droite  et  à  gauche,  de- 
vant et  derrière. 

—  Oh!  oh'  murmura-t-il,  je  n'aperçois  pas  mon 
digne  geôlier,  j'avoue  que  sa  présence  me  manque. 

On  entra  dans  la  salle  que  venaient  de  quitter  les 
juges  et  où  demeurait  seul  debout  un  homme  que 
Coconas  reconnut  pour  le  procureur  général,  qui 
avait  plusieurs  fois,  dans  le  cours  do  l'interroga- 
toire, porté  la  parole,  et  toujours  avec  une  aninio- 
sicé  facile  à  reconnaître. 

En  effet,  c'était  celui  à  qui  Catherine,  tantôt  par 
lettre,  tantôt  de  vive  voix,  avait  particulièrement 
recommandé  le  procès. 

Un  rideau  levé  laissait  voir  le  fond  de  cette  cliam- 
bre,  et  cette  chambre,  dont  les  profondeurs  se  per- 
daient dans  l'obscurité,  avait,  dans  ses  parties  ëclai- 
^  rées,  un  aspect  si  terrible,  que  Coconas  sentit  que 
les  jambes  lui  manquaient  et  s'écria  : 

—  Oh  !  mon  Dieu! 

Ce  n'était  pas  sans  cause  que  Coconas  avait  poussé 
ce  cri  de  terreur. 

Le  spectacle  était  en  effet  des  plus  lugubres.  La 
salle,  cachée  pendant  l'interrogatoire  par  ce  rideau, 
qui  était  levé  maintenant,  apparaissait  comme  le  ves- 
tibule de  l'enfer. 


Au  premier  plan,  envoyait  un  chevalet  de  bois 
garni  de  cordes,  de  poulies  et  d'autres  accessoires 
tortionnaifes.  Plus  loin  flambait  un  brasier  qui  re- 
flétait SCS  lueurs  rougeàtres  sur  tous  les  objets  envi- 
ronnants, et  qui  assombrissait  encore  la  silhouellc 
de  ceux  qui  se  trouvaient  entre  Coconas  et  lui.  Con- 
tre une  des  colonnes  qui  soutenaient  la  voûte,  un 
homme,  immobile  comme  une  statue,  se  tenait  de 
bout  une  corde  à  la  main.  On  eût  dit  qu'il  était  de  la 
même  pierre  que  la  colonne  à  laquelle  il  adhérait. 
Sur  les  murs,  au-dessus  des  bancs  de  grès,  entre  des 
anneaux  de  fer,  pendaient  des  chaînes  et  reluisaient 
des  lames. 

• —  Oh  !  murmura  Coconas,  la  salle  de  la  torture 
toute  préparée  et  qui  semble  ne  plus  attendre  que 
le  patient!  Qu'est-ce  que  cela  signifie? 

—  A  genoux,  Marc-Annibal  de  Coconas,  dit  une 
voix  qui  fit  relever  la  tête  du  gentilhomme,  à  ge- 
noux pour  entendre  l'arrêt  qui  vient  d'être  rendu 
contre  vous  ! 

C'étaient  de  ces  invitations  contre  lesquelles 
toute  la  personne  d'Annibal  réagissait  instincti- 
vement. 

Mais,  comme  elle  était  en  train  de  réagir,  deux 
hommes  appuyèrent  leurs  mains  sur  son  épaule 
d'une  façon  si  inattendue,  et  surtout  si  pesante,  qu'il 
tomba  les  deux  genoux  sur  la  dalle. 

La  voix  continua  : 

«  Arrêt  rendu  par  la  cour,  séant  au  donjon  deVin- 
«  cennes,  contre  Marc-Annibal  de  Coconas,  atteint 
(t  et  convaincu  du  crime  de  lèse-majesté,  de  tenta- 
«  tive  d'empoisonnement,  de  sortilège  et  de  magie 
n  contre  la  personne  du  roi,  du  crime  de  conspira- 
«  tion  contre  la  sûreté  de  l'État,  comme  aussi  pour 
«  avoir  entraîné,  par  ses  pernicieux  conseils,  un 
«  prince  du  sang  à  la  rébellion...  « 

A  chacune  de  ces  imputations,  Coconas  avait  ho- 
ché la  tête  en  battant  la  mesure  comme  font  les  éco- 
liers indociles. 

Le  juge  continua  : 

((  En  conséquence  de  quoi,  sera  ledit  Marc-An- 
((  nibal  de  Coconas,  conduit  de  la  prison  à  la  place 
«  .Saint-.lcan  en  Grève,  pour  y  être  décapité;  ses 
«  biens  seront  confisqués,  ses  hautes  futaies  coupées 
i(  à  la  hauteur  de  six  pieds,  ses  châteaux  ruinés,  et 
i(  en  l'air  un  poteau  planté  avec  une  plaque  de  cui- 
«  vre  qui  constatera  le  crime  et  le  châtiment...  » 

—  Pour  ma  tête,  dit  Coconas,  je  crois  bien  qu'on 
la  tranchera,  car  elle  est  en  France  et  fort  aventurée 
même.  Quant  à  mes  bois  de  haute  futaie,  et  quant 
à  mes  châteaux,  je  défie  toutes  les  scies  et  toutes 
les  pioches  du  royaume  très-chrétien  de  mordre  de- 
dans. 

—  Silence!  fit  le  juge. 


452 


LA  REINE  MARGOT. 


f , . 


—  Il  me  sera  f;iit  (jufl(|ue  chose  encore  après  la  di-'capilation? 


Et  il  cuntinua  : 

'<  Déplus,  sera  Indil  roconiis...  »  ' 

—  Conimfnt  !  inti>rr(ini[iil  Coeon.ns,  il  ino  sora  fait 
(|uol()uc  cliosc  enrnrn  aprrs  in  lircaiiitaliim?  oli  1  nii  ! 
cellp-là  nio  parait  l>icn  si'V('m'('. 

—  Non,  ninnsicur,  ilit  lo  juge  ;  avant... 
Et  il  rnprit  : 

«  Et  sera  <\r  [liu'-  li'dii  Coconas,  avant  i'exf^cution 
K  (iu  iu^^'criii'nl.  a|i|ilifpii'  à  la  (pirslion  cxtraordi- 
t  nairc,  (|iu  est  di's  dix  roins...  » 


Coconas  Imnd il,  foudroyant  le  juge  d'un  regard 
olineelant. 

• —  Et  pourquoi  faire?  s'c'cria-l-il  neirouv.int  pa.s 
d'autres  mots  que  cette  naïveté  pour  cx|)rinicr  la 
foul('  des  pensées  qui  venaient  de  surgir  dans  son 
esprit. 

lin  effet,  celle  torture  était  pour  Coconas  le  ren- 
versement complet  de  ."«es  espérances;  il  ne  serait 
conduit  à  la  chapelle  qu'après  la  torture,  et  de  celle 
torture  on  en  mourait  souvent;  on  en  mourait  d'au- 
tant mieux  qu'on  élail  pliH  lirave  et  plus  forl.  car 
alors  on   regardait  couinie  une  làcliett'  d'avouer; 


LA  REINE  MARGOT. 


153 


foconas  fut  renversé. 


et,  tant  qu'on  n'avouait  pas,  la  torture  continuait;  et 
non-seulement  continuait,  mai^  redoublait  de  force. 
Le  juge  se  dispensa  de  répondre  à  Coconas,  la 
suite  de  l'arrêt  répondant  pour  lui  ;  seulement,  il 
continua  : 

«  Afin  de  le  forcer  d'avouer  ses  complices,  com- 
(  plots  et  machinations  dans  le  détail.  » 

—  Mordi!  s'écria  Coconas,  voilà  ce  que  j'appelle 
une  infamie;  voilà  ce  que  j'appelle  bien  plus  qu'une 
infamie,  voilà  ce  cjue  j'apoelle  une  lâcheté  1 


Accoutume'  aux  colères  des  victimes,  colères  que 
la  souffrance  calme  en  les  changeant  en  larmes,  le 
juge  impassible  ne  fit  qu'un  seul  geste. 

Coconas,  saisi  par  les  pieds  et  par  les  épaules,  fat 
renversé,  emporté,  couché  et  attaché  sur  le  lit  de  la 
question  avant  d'avoir  pu  regarder  même  ceux  qui 
lui  faisaient  cette  violence. 

■ — Misérables!  hurlait  Coconas,  secouant,  dans  un 
paroxysme  de  fureur,  le  lit  et  les  tréteaux  de  ma- 
nière à  faire  reculer  les  tourmenteurs  eux-mêmes: 
misérables!  torturez-moi,  brisez-moi,  mettez-moi  en 
morceaux,  vous  ne  saurez  rien,  je  vous  le  jure!  Ali! 

43 


rat;<,  -    lui',  dr  lliT  aloc     Loi.!<«j[l  M'Uil;  aitiMSP,  SI. 


i54 


LA  REINE  MARGOT. 


vous  crovez  que  c'est  avec  des  morceaux  de  bois  et 
avec  des  morceaux  de  fer  qu'on  fait  parler  un  gen- 
tilhomme de  mon  nom  !  Allez,  allez,  je  vous  en 
défie  ! 

—  Préparez-vous  à  écrire,  greffier,  dit  le  juge. 

—  Oui,  prépare-toi!  hurla  Coconas,  et,  si  tu  écris 
tout  ce  que  je  vais  vous  dire  à  tous,  infâmes  bour- 
reaux, tu  auras  de  l'ouvrage.  Ecris,  écris! 

—  Voulez-vous  faire  des  révélations?  dit  le  juge 
de  sa  même  voix  calme. 

• —  Rien,  pas  un  mot,  allez  au  diable! 

—  Vous  réfléchirez,  monsieur,  pendant  les  pré- 
paratifs. Allons,  maître,  ajustez  les  bottines  à  mon- 
sieur. 

A  ces  mots,  l'homme  qui  était  resté  deliout  et  im- 
mobile jusque-là,  les  cordes  à  la  main,  se  détacha 
de  la  colonne,  et,  d'un  pas  lent,  s'approcha  de  Co- 
conas, qui  se  retourna  de  son  côté  pour  lui  faire  la 
grimace. 

C'était  maître  Caboche,  le  bourreau  de  la  prévôté 
de  Paris. 

Un  douloureux  étonnement  se  peignit  sur  les 
traits  de  Coconas,  qui,  au  lieu  de  crier  et  de  s'agi- 
ter, demeura  immobile  et  ne  pouvant  détacher  ses 
yeux  du  visage  de  cet  ami  oublié  qui  reparaissait  en 
un  pareil  moment. 

Cahoclie,  sans  qu'un  seul  muscle  de  son  visage 
fût  agité,  sans  qu'il  parût  avoir  jamais  vu  Coconas 
autre  part  que  sur  le  chevalet,  lui  introduisit  doux 
planches  entre  les  jambes,  lui  plaça  deux  autres 
plnnrlios  pareilles  en  dehors  des  jambes,  et  ficela  le 
t  jut  avec  la  corde  qu'il  tenait  à  la  main. 

C'était  cet  appareil  qu'on  appelait  les  irode- 
quins. 

Pour  la  question  ordinaire,  on  enfonçait  six  coins 
entre  les  deux  planches,  qui,  en  s'écartant,  broyaient 
les  chairs. 

Pour  la  question  extraordinaire,  on  enfonçait  dix 
coins,  et  alors  les  planches,  non-sculcnient  broyaient 
les  chairs,  mais  faisaient  éclater  les  os. 

L'opération  préliminaire  terminée,  maître  Cabo- 
che introduisit  l'extrémité  du  coin  entre  les  deux 
[ilanclirs;  puis,  son  maillet  à  la  main,  agenouilh' 
sur  un  seul  genou,  il  regarda  le  juge. 

—  Voulez-vous  parler?  demanda  celui-ci. 

—  Non,  répondit  résolument  Coconas,  quoiqu'il 
sentît  la  sueur  perler  sur  son  front  et  ses  cheveux 
se  dresser  sur  sa  lêle. 

—  F,n  ce  cas,  allez,  dit  le  juge;  premier  coin  de 
l'ordinal  ro. 

Cil  boche  leva  son  bras  armé  d'un  lourd  maillet  et 
ass<'na  un  coup  terrible  sur  le  coin,  qui  rendit  un 
s(m  mat. 

liO  clicvnint  trembla. 

Coconas  ne  laissa  point  (Vhapper  une  plainte  à 
re  [iremicr  coin,  qui,  d'iirilin.iire,  fiii.-^ail  gi'mir  les 
plus  n  soins. 

Il  y  uut  nipuie  plus  :  la  sculu  (.'X,|ii't>.ssiun  (|ui  so 


peignit  sur  son  visage  fut  celle  d'un  indicible  éton- 
nement. 11  regarda  avec  des  yeux  stupéfaits  Cabo- 
che, qui,  le  bras  levé,  à  demi  retourné  vers  le  juge, 
s'apprêtait  à  redoubler. 

—  Quelle  était  votre  intention  en  vous  cachant 
dans  la  forêt?  demanda  le  juge. 

—  De  nous  asseoir  à  l'ombre,  répondit  Coco- 
nas. 

—  Allez,  dit  le  juge.  . 
Caboche  appliqua  un  second  coup,  qui  résonna 

comme  le  premier. 

Mais,  pas  plus  qu'au  premier  coup,  Coconas  ne 
sourcilla,  et  son  œil  continua  de  regarder  le  botir- 
reau  avec  la  même  expression. 

Le  juge  fronça  le  sourcil. 

—  Voilà  un  chrétien  bien  dur,  murmura-t-il;  le 
coin  est-il  entré  jusqu'au  bout,  maître? 

Caboche  se  baissa  comme  pour  examiner;  mais, 
en  se  baissant,  il  dit  tout  bas  à  Coconas  : 

—  Mais  criez  donc,  malheureux! 
Puis,  se  relevant  : 

—  Jusqu'au  bout,  monsieur,  dit-il. 

—  Second  coin  de  l'ordinaire,  reprit  froidement 
le  juge. 

Les  quatre  mots  de  Caboche  expliquaient  tout  à 
Cocouas.  Le  digne  bourreau  venait  de  rendre  à  son 
ami  le  plus  grand  service  qui  se  puisse  rendre  de 
bourreau  à  gentilhomme. 

Il  lui  épargnait  plus  que  la  douleur,  il  lui  épar- 
gnait la  honte  des  aveux,  en  lui  enfonçant  entre  les 
jambes  des  coins  de  cuir  élastiques,  dont  la  partie 
supérieure  était  seulement  garnie  de  bois,  au  lieu 
do  lui  enfoncer  des  coins  en  chêne.  De  plus,  il 
lui  laissait  toute  sa  force  pour  faire  face  à  l'éclia- 
faud. 

—  Ah!  brave,  brave  Caboche,  murmura  Coco- 
nas, sois  tranquille,  va,  je  vais  crier,  puisque  tu  me 
le  commandes,  et,  si  tu  n'es  pas  content,  tu  seras 
difficile. 

Pendant  ce  temps.  Caboche  avait  introduit  entre 
les  planches  l'extrémité  d'un  coin  plus  gros  encore 
que  le  premier. 

—  Allez,  dit  le  juge. 

A  ce  mot.  Caboche  frappa  comme  s'il  se  fût  agi 
de  démolir  d'un  seul  coup  le  donjon  de  Vincennes. 

—  Ah  !  ah  !  hou  !  hou  !  cria  Coconas  sur  les  into- 
nations les  plus  variées.  Mille  tonnerres!  vous  mo 
brisez  les  os,  |irenez  donc  garde  I 

—  Ah  !  dit  le  juge  on  souriant,  le  second  fait  son 
effet;  cela  m'i'lonnait  au.'^si. 

Coconas  respira  comme  un  soufllet  de  forge. 

—  Que  faisiez-vous  donc  dans  la  forêt?  répéta  le 
juge. 

—  Eh  !  mordieul  je  vous  l'ai  déjà  dit,  jo  prenais 
le  frais. 

—  Allez,  dit  lo  ju-^e. 

—  Avouez,  lui  glissa  Caboche  à  l'oreillo, 

—  Quoi  I 


LA  REINE  MARGOT. 


155 


—  Tout  ce  que  vous  voudrez,  mais  avouez  quel- 
que chose. 

Et  il  donna  le  second  coup  non  moins  bien  appli- 
que que  le  premier. 

Coconas  pensa  s'étrangler  à  force  de  crier. 

—  Oh!  là  là!  dit-il.  Que  désirez-vous  savoir, 
monsieur;  par  ordre  de  qui  j'étais  dans  le  bois? 

—  Oui,  monsieur. 

—  J'y  étais  par  ordre  de  M.  d'Alençon. 

—  Écrivez,  dit  le  juge. 

—  Si  j'ai  commis  un  crime  en  tendant  un  piège 
au  roi  de  Navarre,  continua  Coconas,  je  n'étais  qu'un 
instrument,  monsieur,  et  j'obéissais  à  mon  maître. 

Le  greffier  se  mit  à  écrire. 

—  Oh  !  tu  m'as  dénoncé,  face  blême,  murmura  ie 
patient,  attends,  attends. 

Et  il  raconta  les  visites  de  François  au  roi  de  Na- 
varre, les  entrevues  entre  de  Mouy  et  M.  d'Alençon, 
l'histoire  du  manteau  rouge,  le  tout  en  hurlant  par 
réminiscence  et  en  se  faisant  ajouter  de  temps  en 
temps  un  coup  de  marteau. 

Enfin,  il  donna  tant  de  renseigne/nents  précis, 
véridiques,  incontestables,  terribles,  contre  M.  le 
duc  d'Alençon  ;  il  fit  si  bien  paraître  ne  les  accor- 
der qu'à  la  violence  des  douleurs;  il  grimaça,  ru- 
git, se  plaignit  si  naturellement,  et  sur  tant  d'into- 
nations différentes,  que  le  juge  lui-même  finit  par 
s'effaroucher  d'avoir  à  enregistrer  des  détails  si 
compromettants  pour  un  fils  de  France. 

—  Eh  bien!  à  la  bonne  heure!  disait  Caboche, 
voici  un  gentilhomme  à  qui  il  n'est  pas  besoin  de 
dire  les  choses  à  deux  fois  et  qui  fait  bonne  mesure 
au  greffier.  Jésus-Dieu!  que  serait-ce  donc,  si,  au 
lieu  d'être  de  cuir,  les  coins  étaient  de  bois  ! 

Aussi  fit-nn  grâce  à  Coconas  du  dernier  coin  de 
l'extraordinaire;  mais,  sans  compter  celui-là,  il 
avait  eu  affaire  à  neuf  autres,  ce  qui  suffisait  parfai- 
tement à  lui  mettre  les  jambes  en  bouillie. 

Le  juge  fit  valoir  à  Coconas  la  douceur  qu'il  lui 
accordait  en  faveur  de  ses  aveux  et  se  retira. 

Le  patient  resta  seul  avec  Caboche. 

—  Eh  bien  !  lui  demanda  celui-ci,  comment  al- 
lons-nous, mon  gentilhomme'; 

—  Ah  !  mon  ami  I  mon  brave  ami,  mon  cher  Ca- 
boche! dit  Coconas,  sois  certain  que  je  serai  recon- 
naissant toute  ma  vie  de  ce  que  tu  viens  de  faire 
pour  moi. 

—  Peste!  vous  avez  raison,  monsieur,  car,  si  on 
savait  ce  que  j'ai  fait  pour  vous,  c'est  moi  qui  pren- 
drais votre  place  sur  ce  chevalet,  et  on  ne  me  mé- 
nagerait point,  moi,  comme  je  vous  ai  ménagé. 

—  Mais  comment  as-tu  eu  l'ingénieuse  idée?... 

—  Voilà,  dit  Caboche  tout  en  entortillant  les  jam- 
bes de  Coconas  dans  les  linges  ensanglantés  :  j'ai  su 
que  vous  étiez  arrêté,  j'ai  su  qu'on  faisait  votre  pro- 
cès, j'ai  su  que  la  reine  Catherine  voulait  votre 


mort  ;  j'ai  deviné  qu'on  vous  donnerait  la  question, 
et  j'ai  pris  mes  précautions  en  conséquence. 

—  Au  risque  de  ce  qui  pouvait  arriver? 

—  Monsieur,  dit  Caboche,  vous  êtes  le  seul  gen- 
tilhomme qui  m'ait  donné  la  main,  et  l'on  a  de  la 
mémoire  et  un  cœur,  tout  bourreau  qu'on  est,  et 
peut-être  même  parce  qu'on  est  bourreau.  Vous  ver- 
rez demain  comme  je  ferai  proprement  ma  be- 
sogne. 

—  Demain?  dit  Coconas. 

—  Sans  doute,  demain. 

—  Quelle  besogne? 

Caboche  regarda  Coconas  avec  stupéfaction. 

—  Comment,  quelle  besogne?  avez-vous  donc  ou- 
blié l'arrêt? 

—  Ah  !  oui,  en  effet,  l'arrêt,  dit  Coconas;  je  l'a- 
vais oublié. 

Le  fait  est  que  Coconas  ne  l'avait  point  oublié, 
mais  qu'il  n'y  pensait  pas. 

Ce  à  quoi  il  pensait,  c'était  à  la  chapelle,  au  cou- 
teau caché  sous  la  nappe  sacrée,  à  Ilenrielle  et  à  la 
reine,  à  la  porte  de  la  sacristie  et  aux  deux  chevaux 
attendant  à  la  lisière  de  la  forêt;  ce  à  quoi  il  pen- 
sait, c'était  à  la  liberté,  c'était  à  la  course  en  plein 
air,  c'était  à  la  sécurité  au  delà  des  frontières  de 
France. 

—  Maintenant,  dit  Caboche,  il  s'agit  de  vous 
faire  passer  adroitement  du  chevalet  sur  la  litière. 
N'oubliez  pas  que  pour  tout  le  monde,  et  même  pour 
mes  valets,  vous  avez  les  jambes  brisées,  et  qu'à 
chaque  mouvement  vous  devez  pousser  un  cri. 

—  Aie!  fit  Coconas  rien  qu'en  voyant  les  deux 
valets  approcher  de  lui  la  litière. 

—  Allons!  allons!  un  peu  de  courage,  dit  Cabo- 
che ;  si  vous  criez  déjà,  que  direz-vous  donc  tout  à 
l'heure  ! 

—  Mon  cher  Caboche,  dit  Coconas,  ne  me  laissez 
pas  toucher,  je  vous  en  supplie,  par  vos  estimables 
acolytes;  peut-être  n'auraient-ils  pas  la  main  aussi 
légère  que  vous. 

—  Posez  la  litière  près  du  chevalet,  dit  maître 
Caboche. 

Les  deux  valets  obéirent.  Maître  Caboche  prit  Co- 
conas dans  ses'bras  comme  il  aurait  fait  d'un  en- 
fant, et  le  déposa  couché  sur  le  brancard;  mais, 
malgré  toutes  ces  précautions,  Coconas  poussa  des 
cris  féroces. 

Le  brave  guichetier  apparut  alors  avec  une  lan- 
terne. 

—  A  la  chapelle,  dit-il. 

Et  les  porteurs  de  Coconas  se  mirent  en  route 
après  que  Coconas  eut  donné  à  Caboche  une  seconde 
poignée  de  main. 

La  première  avait  trop  bien  réussi  au  Piémontais 
pour  qu'il  fit  désormais  le  difficile. 


156 


LA  REINE  MARGOT. 


XXX 


LA    ClIAr'EI.LE. 


e  luf^ul)re  corlége  traversa 
dans  le  plus  profond  silence 
les 'deux   ponts-levis  du 
y^B  M&K-i^lM^J-'^    iloujon  et  la  grande  cour 
l,gwB  S^M^KM    (lu  château  qui  mène  à  la 
y^QHHBP^|R|V«    cliapelie,  et  aux  vitraux  de 
laquelle  une  pâle  lumière 
colorait  les  figures  livides 
des  apôtres  en  robes  rouges. 

Coconas  aspirait  avidement  l'air  de  la  nuit,  quoi- 
que cet  air  fut  tout  chargé  de  pluie.  Il  regardait 
l'obscurité  profonde  et  s'applaudissait  de  ce  que 
toutes  ces  circonstances  étaient  propices  à  sa  fuite 
et  à  celle  de  son  compagnon. 

Il  lui  fallut  toute  sa  volonté,  toute  sa  prudence, 
toute  sa  puissance  sur  lui-même,  pour  ne  pas  sauter 
en  bas  de  la  litière,  dès  que,  porté  dans  la  chaiielle, 
il  aperçut  dans  le  chœur,  et,  à  trois  pas  de  l'autel, 
une  masse  gisante  dans  un  grand  manteau  blanc. 
C'était  la  Mole. 

Les  deux  soldats  qui  accom[uignaient  la  litière 
s'étaient  arrêtés  en  deiiors  de  la  porte. 

—  Puisqu'on  nous  fait  cette  suprême  grâce  de 
nous  réunir  encore  une  fois,  dit  Coconas  alanguis- 
sant  sa  voix,  portez-moi  près  de  mon  ami. 

Les  porteurs  n'avaient  aucun  ordre  contraire,  ils 
ne  tirent  donc  aucune  difilculté  d'accorder  la  de- 
mande de  Coconas. 

'  La  Mole  ('tait  sombre  et  pâle,  sa  tète  é'tait  ap|)uy('e 
au  marbre  de  la  muraille;  ses  cheveux  noirs,  haignés 
d'une  sueur  abondante,  (jui  donnait  à  son  visage  la 
mate  pâleur  de  l'ivoire,  semblaient  «voir  conservé 
leur  roideur  après  s'être  hérissés  sur  sa  tête. 

Sur  un  signe  du  porte-clefs,  les  deux  valets  s'é- 
loignèrent pour  aller  chercher  le  prêtre  que  de- 
manda Coconas. 

C'était  le  signal  convenu. 

Coconas  les  suivait  des  yeux  avec  anxK-lé;  mais 
il  n'i'tait  [las  le  seul  dmit  le  regonl  ardent  l'tait  fixé 
sur  eux.  A  p(5ine  eurent-ils  disparu,  que  deux  fem- 
mes s'élancèrent  do  derrière  l'autel  et  firent  irrup- 
tion dans  le  chieur  avec  des  fn'inissriiicnts  de  joie 
t]ui  les  précédaient,  agitant  l'air  cinuiiie  un  soufllc 
chaud  l'i  hruyant  pré'cèdc  l'orage. 

Margurrilc!  se  précipita  vers  la  Mole  cl  le  saisit 
dan.sses  liras. 


La  Mole  poussa  un  cri  terrible,  un  de  ces  crts 
comme  en  avait  entendu  Coconas  dans  son  cachot 
eti]ui  avaient  failli  le  rendre  fou. 

—  Mon  Dieu  1  qu'y  a-t-il  donc,  la  Mole?  dit  Mar- 
guerite se  reculant  d'effroi. 

La  Mole  poussa  un  gémissement  profond  et  porta 
ses  mains  à  ses  yeux  comme  pour  ne  pas  voir  Mar- 
guerite. 

.Marguerite  fut  épouvantée  plus  encore  de  ce  si- 
lence et  de  ce  geste  que  du  cri  de  douleur  qu'avait 
poussé  la  Mole. 

—  Oh!  s'écria-t-elle.  qu'as-tu  donc?  lu  es  tout 
en  sang. 

Coconas,  qui  s'était  élancé  vers  l'autel,  qui  avait 
pris  le  poignard,  qui  tenait  Henriette  enlacée,  se 
retourna. 

—  Lève-toi  donc,  disait  Marguerite,  lève-toi  donc, 
je  t'en  supplie!  tu  vois  bien  que  le  moment  est 
venu . 

Un  sourire  effrayant  de  tristesse  passa  sur  les  lè- 
vres blêmes  de  la  Mole,  qui  semblait  ne  plus  devoir 
sourire. 

—  Chère  reine!  dit  le  jeune  homme,  vous  aviez 
com[ité  sans  Catherine,  et,  par  conséquent,  sans  un 
crime.  J'ai  subi  la  question,  mes  os  .sont  rompus, 
tout  mon  corps  n'est  qu'une  plaie,  et  le  mouvement 
que' je  fais  en  ce  moment  pour  appuyer  mes  lèvres 
sur  votre  front  me  cause  des  douleurs  pires  que  la 
miirt. 

Kt,  en  l'ffet,  avec  effort  et  tout  palissant,  la  Mole 
appuya  ses  lèvres  sur  le  front  de  la  reine. 

—  La  question  !  s'écria  Coconas.  mais,  moi  aussi, 
je  l'ai  suhic  ;  mais  le  bourreau  n'a-t-il  donc  pas  fait 
pour  toi  ce  qu'il  a  fait  pour  moi? 

Et  Coconas  raconta  tout. 

—  AI)  !  dit  la  Mole,  cela  se  comprend  :  tu  lui  as 
donné  la  main  le  jour  de  notre  visite;  moi,  j'ai  ou- 
blie (|ue  tous  les  hommes  .'^ont  frères,  j'ai  fait  le  dé- 
daigneux. Dieu  me  punit  de  mon  orgueil,  merci  à 
Dieu! 

La  Mole  joignit  les  mains. 
Cocon;is  et  les  deux  femmes  ('changèrent  un  re- 
gard d'indicihli.'  terreur. 

—  Mlons,  allons,  dit  le  geôlier,  qui  avait  été  jus- 
qu'à la  purte  pour  ('coûter  et  (|ui  ('tait  revenu,  al- 
buis,  ne  perdez  pas  de  temps,  cher  monsieur  de  Co- 


LA  REINE  3IARG0T. 


151 


il  h: 


Bl  la  Mole  tomba. 


conas  ;  mon  coup  de  dague,  et  arrangez-moi  cela  en 
digne  gentilhomme,  car  ils  vont  venir. 

Marguerite  s'çtait  agenouillée  près  de  la  Mole 
pareille  à  ces  figures  de  marbre  courbées  sur  un 
tombeau,  près  du  simulacre  de  celui  qu'il  renferme. 

—  Allons,  ami,  dit  Coconas,  du  courage!  je  suis 
fort,  je  t'emporterai,  je  te  placerai  sur  ton  cheval, 
je  te  tiendrai  même  devant  moi  si  tu  ne  peux  te 
soutenir  sur  la  selle,  mais  partons,  partons  ;  tu  en- 
tends bien  ce  que  nous  dit  ce  brave  homme,  il  s'a- 
git de  la  vie. 


La  Mole  fit  un  effort  surhumain,  un  effort  su- 
blime. 

—  C'est  vrai,  il  s'agit  de  ta  vie,  dit-il. 

Et  il  essaya  de  se  soulever. 

Annibal  le  prit  sous  les  bras  et  le  dressa  debout, 
La  Mole,  pendant  ce  temps,  n'avait  fait  entendre 
qu'une  espèce  de  rugissement  sourd  ;  mais  au  mo- 
ment où  Coconas  le  lâchait  pour  aller  au  guichetier, 
et  lorsque  le  patient  ne  fut  plus  soutenu  que  par  le 
bras  des  deux  femmes,  ses  jambes  plièrent,  et,  mal- 
gré les  efforts  de  Marguerite  en  larmes,  il  tomba 


158 


LA  REINE  MARGOT. 


comme  une  masse,  et  le  cri  déchirant  qu'il  ne  put 
retenir  fit  retentir  la  chapelle  d'un  écho  lugubre 
qui  vibra  longtemps  sous  ses  voûtes. 

—  Vous  voyez,  dit  la  Mole  avec  un  accent  de  dé- 
tresse, vous  voyez,  ma  reine,  laissez-moi  donc, 
abandonnez-moi  donc  avec  un  dernier  adieu  de 
vous.  Je  n'ai  point  parlé,  Marguerite,  votre  secret 
est  donc  demeuré  enveloppé  dans  mon^mour,  et 
mourra  tout  entier  avec  moi.  Adieu,  ma  reine, 
adieu... 

Marguerite,  presque  inanimée  elle-même,  entoura 
de  ses  bras  cette  tête  charmante,  et  y  imprima  un 
baiser  presque  religieux. 

—  Toi,  Annibal,  dit  la  Mole,  toi  que  les  dou- 
leurs ont  épargné,  toi  qui  es  jeune  encore  et  qui 
peux  vivre,  fuis,  fuis,  mon  ami,  donne-moi  cette 
consolation  suprême  de  te  savoir  en  liberté. 

—  L'heure  passe,  cria  le  geôlier,  allons,  hâtez- 
vous. 

Henriette  essayait  d'entraîner  doucement  Anni- 
bal, tandis  que  Marguerite  à  genoux  devant  la  Mole, 
les  cheveux  épars  et  les  yeux  ruisselants,  semblait 
une  Madeleine. 

—  Fuis,  Annibal,  reprit  la  Mole,  fuis,  ne  donne 
pas  à  nos  ennemis  le  joyeux  spectacle  de  la  mort  de 
deux  innocents. 

Coconas  repoussa  doucement  Henriette  qui  l'atti- 
rait vers  la  porte,  et  d'un  geste  si  solennel  qu'il  en 
était  devenu  majestueux  : 

—  Madame,  dit-il,  donnez  d'abord  les  cinq  cents 
écus  que  nous  avons  promis  à  cet  homme. 

—  Les  voici,  dit  Henriette. 

Alors,  se  retournant  vers  la  Mole  et  secouant  tris- 
tement la  tête  : 

—  Quant  à  toi,  bon  la  Mole,  dit-il,  tu  me  fais  in- 
jure en  pensant  un  instant  que  je  puisse  te  quitlir. 
N'ai-je  pas  juré  de  vivre  et  de  mourir  avec  toi  1  Mais 
tu  souffres  tant,  pauvre  ami,  que  je  te  pardonne. 

Et  il  se  recoucha  ri'solijnient  près  de  son  ami, 
vers  lequel  il  pencha  sa  tête  et  dont  il  effleura  le 
front  avec  ses  lèvres. 

Puis  il  attira  doucement,  doucement,  comme  une 
mère  ferait  pour  son  enfant,  la  tête  de  son  ami,  qui 
glissa  contre  la  muraille  et  vint  se  reposer  sur  sa 
poitrine. 

Marguerite  était  sombre.  Elle  avait  ramassé  le 
poignard  que  venait  de  laisser  tomber  Coconas. 

—  0  ma  rcini''  dit  rn  raendaiit  les  bras  vers  elle 
la  Mole,  qui  comprenait  sa  pensée,  ô  ma  reine! 
n'oubliez  pas  que  je  meurs  pour  éteindre  jusqu'au 
moindre  soupçon  de  notre  amour  ! 

—  Mais  que  puis-ji^  donc  faire  pmir  loi,  «'('cria 
Mai'gucrito  désespérée,  si  je  ne  puis  pas  même  mou- 
riia  vectoi'î 


—  Tu  peux  faire,  dit  la  Mole,  tu  peux  faire  que 
la  mort  me  sera  douce,  et  viendra  en  quelque  sorte 
à  moi  avec  un  visage  souriant. 

Marguerite  se  rapprocha  de  lui  en  joignant  les 
mains  comme  pour  lui  dire  de  parler. 

—  Te  rappelles-tu  ce  soir,  Marguerite,  où,  en 
échange  de  ma  vie  que  je  t'offrais  alors,  et  que  je 
te  donne  aujourd'hui,  tu  me  fis  une  promesse  sa- 
crée?... 

Marguerite  tressaillit. 

—  Ah!  tu  te  la  rappelles,  dit  la  Mole,  car  tu  fris- 
sonnes. 

—  Oui,  oui,  je  me  la  rappelle,  dit  Marguerite, 
et,  sur  mon  âme,  Hyacinthe,  cette  promesse,  je  la 
tiendrai. 

Marguerite  étendit  de  sa  place  la  main  vers  l'au- 
tel, comme  pour  prendre  une  seconde  fois  Dieu  à 
témoin  de  son  serment. 

Le  visage  de  la  Mole  s'éclaira  comme  si  la  voûte 
de  la  chapelle  se  fût  ouverte,  et  qu'un  rayon  céleste 
eût  descendu  jusqu'à  lui. 

—  On  vient,  on  vient,  dit  le  geôlier. 
Marguerite  poussa  un  cri  et  se  précipita  vers  la 

Mole;  mais  la  crainte  de  redoubler  ses  douleurs  l'ar- 
rêta tremblante  devant  lui. 

Henriette  posa  ses  lèvres  sur  le  front  de  Coconas 
et  lui  dit  : 

—  Je  te  comprends,  mon  Annibal,  et  je  suis  fière 
de  toi.  Je  sais  bien  que  ton  héroïsme  te  fait  mou- 
rir, mais  je  t'aime  pour  ton  héroïsme.  Devant  Dieu, 
je  t'aimerai  toujours  avant  et  plus  que  toutes  cho- 
ses, et  ce  que  Marguerite  a  juré  de  faire  pour  la 
Mole,  sans  savoir  quelle  chose  cela  est,  je  te  jure 
que  pour  toi  aussi  je  le  ferai. 

Et  elle  tendit  sa  main  à  Marguerite. 

—  C'est  bien  parler  cela,  merci,  dit  Coconas. 

—  Avant  de  me  quitter,  ma  reine,  dit  la  Mole, 
une  dernière  grâce  :  donnez-moi  un  souvenir  quel- 
conque de  vous,  que  je  puisse  baiser  en  montant  à 
l'cL-hafaud. 

—  Oh!  oui,  s'écria  Marguerite,  tiens I... 

Et  elle  détacha  de  son  cou  un  petit  reliquaire  d'or 
soutenu  par  une  chaîne  du  même  métal. 

—  Tiens,  dit-elle,  voici  une  relique  sainte  que  je 
|iorle  depuis  mon  enfance;  ma  mère  me  la  passa  au 
cou  quand  j'étais  toute  petite  et  qu'elle  m'aimait 
encore;  elle  vient  de  notre  oncle  le  pape  Clément; 
je  ne  l'ai  jamais  quittée.  Tiens,  prends-la. 

I,a  Mole  la  ]iril  et  la  baisa  avidement. 

—  On  ouvre  la  porte,  dit  le  geôlier,  fuyez,  nies- 
dauKis,  Cuyczl 

Les  deux  femmes  s'élancèrent  derrière  l'autel,  où 
elles  disparurent. 
Au  même  moment  le  prêtre  entrait. 


LA  REINE  MARGOT. 


159 


XXXI 


LA  PLACE  SAINT-JEAN-EN-GRÈVK. 


1  est  sept  heures  du  matin  ; 
la  foule  attendait  bruyante 
sur  les  places,  dans  les  rues 
et  sur  les  quais. 

A  dix  heures  du  matin, 
un  tombereau,  le  même 
dans  lequel  les  deux  «mis, 
après  leur  duel,  avaient 
été'  ramenés  évanouis  au  Louvre,  était  parti  de  Vin- 
cennes,  traversait  lentement  la  rue  Saint-Antoine  ; 
et,  sur  son  passage,  les  spectateurs,  si  pressés  qu'ils 
s'écrasaient  les  uns  les  autres,  semblaient  des  sta- 
tues aux  yeux  fixes  et  à  la  bouche  glacée. 

C'est  qu'en  effet  il  y  avait  ce  jour-là  un  spectacle 
déchirant,  offert  par  la  reine  mère  à  tout  le  peuple 
de  Paris. 

Dans  ce  tombereau,  dont  nous  avons  parlé,  et  qui 
s'acheminait  à  travers  les  rues,  couchés  sur  quel- 
ques brins  de  paille,  deux  jeunes  gens,  la  tête  nue, 
et  complètement  vêtus  de  noir,  s'appu3'aient  l'un 
contre  l'autre.  Coconas  portait  sur  ses  genoux  la 
Mole,  dont  la  tête  dépassait  les  traverses  du  tombe- 
"reau,  et  dont  les  yeux  vagues  erraient  çà  et  là. 

Et  cependant  la  foule,  pour  plonger  son  regard 
avide  jusqu'au  fond  de  la  voiture,  se  pressait,  se  le- 
vait, se  haussait,  montant  sur  les  bornes,  s'accro- 
chant  aux  anfractuosités  des  murailles,  et  paraissait 
satisfaite  lorsqu'elle  était  parvenue  à  no  pas  laisser 
vierge  de  son  regard  un  seul  point  des  deux  corps 
qui  sortaient  de  la  souffrance  pour  aller  à  la  destruc- 
tion. 

11  avait  été  dit  que  la  Mole  mourait  sans  avoir 
avoué  un  seul  des  faits  qui  lui  étaient  imputés,  tan- 
dis qu'au  contraire,  assurait-on,  Coconas  n'avait 
pu  supporter  la  douleur  et  avait  toul  révélé. 

Aussi  criait-on  de  tous  côtés  : 
'     —  Voyez,  voj'ez  le  rouge!  c'est  lui  qui  a  parlé, 
c'est  lui  qui  a  tout  dit  ;  c'est  un  lâche  qui  est  cause 
de  la  mort  de  l'autre.  L'autre,  au  contraire,  est  un 
brave  et  n'a  rien  avoué. 

Les  deux  jeunes  gens  entendaient  bien,  l'un  les 
louanges,  l'autre  les  injures,  qui  accompagnaient 
leur  marche  funèbre;  et,  tandis  que  la  Mole  serrait 
les  mains  de  son  ami,  un  sublime  dédain  éclatait 
8ur  la  figure  du  Piémontais,  qui,  du  haut  du  tom- 


bereau immonde,  regardait  la  foule  stupide  comme 
il  l'eût  regardée  du  haut  d'un  char  triomphal. 

L'infortune  avait  fait  son  œuvre  céleste,  elle  avait 
ennobli  la  figure  de  Coconas,  comme  la  mort  allait 
diviniser  son  âme. 

—  Sommes-nous  bientôt  arrivés?  demanda  la 
Mole,  je  n'en  puis  plus,  ami,  et  je  crois  que  je  vais 
m'évanouir. 

—  Attends,  attends,  la  Mole,  nous  allons  passer 
dewnt  la  rue  Tizon  et  devant  la  rue  Cloche-Percée; 
regarde,  regarde  un  peu. 

—  Oh!  soulève-moi,  soulève-moi,  que  je  voie  en- 
core une  fois  cette  bienheureuse  maison  ! 

Coconas  étendit  la  main  et  toucha  l'épaule  du 
bourreau,  il  était  assis  sur  le  devant  du  tombereau 
et  conduisait  le  cheval. 

—  Maître,  lui  dit-il,  rends-nous  ce  service  de 
l'arrêter  un  instant  en  face  de  la  rue  Tizon. 

Caboche  fit  de  la  tête  un  mouvement  d'adhésion, 
et,  arrivé  en  face  de  la  rue  Tizon,  il  s'arrêta. 

La  Mole  se  souleva  avec  effort,  aidé  par  Coconas; 
regarda,  l'œil  voilé  par  une  larme,  cette  petite  mai- 
son silencieuse,  muette  et  close  comme  un  tombeau; 
un  soupir  gonlla  sa  poitrine;  et,  à  voix  basse  : 

—  Adieu,  murmura-t-il ,  adieu,  la  jeunesse,  l'a- 
mour, la  vie! 

Et  il  laissa  retomber  sa  tête  sur  sa  poitrine. 

—  Courage!  dit  Coconas,  nous  retrouverons  peut- 
être  tout  cela  là-haut. 

—  Crois-tu?  murmura  la  Mole. 

—  Je  le  crois  parce  que  le  prêtre  me  l'a  dit,  et 
surtout  parce  que  je  l'espère.  Mais  ne  t'évanouis 
pas,  mon  ami!  ces  misérables  qui  nous  regardent 
riraient  de  nous. 

Caboche  entendit  ces  derniers  mots;  et,  fouettant 
son  cheval  d'une  main,  il  tendit  de  l'autre  à  Coco- 
nas, et  sans  que  personne  le  pût  voir,  une  petite 
éponge  imprégnée  d'un  révulsif  si  violent,  que  la 
Mole,  après  l'avoir  respire  et  s'en  être  frotté  les  tem- 
pes, s'en  trouva  rafraîchi  et  ranimé. 

—  Ah  !  dit  la  Mole,  je  renais. 

Et  il  baisa  le  reliquaire  suspendu  à  son  cou  pat 
la  chaîne  d'or. 

En  arrivant  à  l'angle  du  quai  et  en  tournant  le 
charmant  petit  édifice  bâti  par  Henri  11,  on  aperçut 


100 


LA  REINE  MARGOT. 


Caboche  entendit  ces  derniers  mots.  —  Page  159. 


l'érliafaïul  se  (lrps«,nnt  rommo  unn  plnto-fornin  mic 
et  s;inglnnt(ï  :  relli'  phili'-fdimi'  (inniinnil  tmili's  lo-^ 
ti'les. 

—  Ami,  (lit  la  Mol(;,  jo  voudrais  bien  nidiirir  i(^ 
premier. 

Coconas  toucha  une  seconde  fois  de  sa  main  l'é- 
paule du  bourreau. 

—  Qu'y  a-t-il,  mon  gentilhomme?  demanda  co- 
lui-ci  en  se  retournant. 

—  Brave  homme,  dit  Coconas,  tu  tiens  à  nie  faire 
plaisir,  n'est-ce  pas?  tu  nie  l'as  dit,  du  moins. 

'-  Oui,  je  vous  le  répcte. 


—  Voilà  mon  ami  qui  a  plus  souffert  que  moi, 
et  ()ui,  |iar  conséi|uent,  a  moins  do  force... 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien!  il  mo  dit  qu'il  souffrirait  trop  de 
me  voir  mourir  le  premier.  D'ailleurs,  si  je  mourais 
le  premier,  il  n'aurait  personne  pour  le  porter  sur 
l'i'ch.'vfaud. 

—  C'est  bien,  c'est  bien,  dit  Caboche  en  essuyant 
une  larme  avec  lo  dos  de  sa  main,  soyez  tranquille, 
on  fera  ca>  que  vous  di-sirez. 

—  Et  d'un  seul  coup,  n'c.st-ce  pas?  dit  ft  voix 
basse  lo  Picmontais.  ^ 


LA  REINE  JIARGOT. 


161 


11  prit  la  Mule  djns  ses  bras.  —  I'aoe  1G2. 


—  D'un  seul. 

—  C'est  bien...  si  vous  avez  à  vous  reprendre,  re- 
prenez-vous sur  moi. 

Le  tombereau  s'arrêta,  on  était  arrivé.  Coconas 
mit  son  chapeau  sur  sa  tête. 

Une  rumeur  semblable  à  celle  des  Ilots  de  la  mer 
bruit  aux  oreilles  de  la  Mole.  Il  voulut  se  lever,  mais 
les  forces  lui  manquèrent;  et  il  fallut  que  Caboche 
et  Coconas  le  soutinssent  sous  les  bras. 

La  place  était  pavée  de  têtes,  les  marches  de  l'Hô- 
tel de  Ville  semblaient  un  amphithéâtre  peuplé  de 
spectateur*.  Chaciue  fenêtre  donnait  passage  à  des 


visages  animés  dont  les  regards  semblaient  ÛdiTd- 
boyer. 

Quand  on  vit  le  beau  jeune  homme  qui  ne  pou- 
vait plus  se  soutenir  sur  ses  jambes  brisées  faire  un 
effort  suprême  pour  aller  de  lui-même  à  l'échafaud, 
une  clameur  immense  s'éleva  comme  un  cri  de  dé- 
solation universelle.  Les  hommes  rugissaient,  les 
femmes  poussaient  des  gémissements  plaintifs. 

—  C'était  un  des  premiers  raffinés  de  la  cour, 
disaient  les  hommes,  et  ce  n'était  pas  à  Saint-Jean- 
en-Grùve  qu'il  devait  mourir  c'était  au  Pré-aux- 
Clercs. 

44 


ul  un'i  aiue,  bouicvan  OuutpvQoHVi  bti 


102 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Qu'il  est  beau!  qu'il  est  pâle!  disaient  les 
femmes  :  c'est  celui  f|ui  n'a  point  parlé. 

—  Ami,  dit  la  Mole,  je  ne  puis  me  soutenir  ! 
Porte-moi. 

—  Attends,  dit  Coconas. 

Il  fit  un  signe  au  bourreau,  qui  s'ccarta;  puis,  se 
baissant,  il  prit  la  Mole  dans  ses  bras  comme  il  eût 
fait  d'un  enfant,  et  monta  sans  chanceler,  chargé 
de  son  fardeau,  l'escalier  de  la  plate-forme,  où  il 
déposa  la  Mole,  au  milieu  des  cris  frénétiques  et  des 
applaudissements  de  la  foule. 

Coconas  leva  son  chapeau  de  dessus  sa  tête  et 
salua. 

Puis  il  jeta  son  chapeau  prés  de  lui  sur  l'écha- 
faud. 

■ —  Regarde  autour  de  nous,  dit  la  Mole,  ne  les 
aperçois-tu  pas  quelque  part? 

Coconas  jeta  lentement  un  regard  circulaire  tout 
autour  de  la  place,  et,  arrivé  sur  un  point,  il  s'ar- 
rêta, étendant,  sans  détourner  les  yeux,  sa  main, 
qui  toucha  l'épaule  de  son  ami. 

—  Regarde,  dit-il,  regarde  la  fenêtre  de  cette  pe- 
tite tourelle. 

Et  de  son  autre  main  il  montrait  à  la  Mole  le 
petit  monument  qui  existe  encore  aujourd'hui  entre 
la  rue  de  la  Vannerie  et  la  rue  du  Mouton,  un  dé- 
bris des  siècles  passés. 

Deux  femmes  vêtues  de  noir  se  tenaient  appuyées 
l'une  à  l'autre,  non  pas  à  la  fenêtre,  mais  un  peu 
en  arrière. 

—  Ah  !  fit  la  Mole,  je  ne  craignais  qu'une  chose, 
c'était  de  mourir  sans  la  revoir.  Je  l'ai  revue,  je 
puis  mourir. 

Et,  les  yeux  avidement  fixés  sur  la  petite  fenêtre, 
il  porta  le  reliquaire  à  sa  bouche  et  le  couvrit  de 
baisers. 

Coconas  saluait  les  deux  feumies  avec  toutes  les 
grâces  qu'il  se  fût  données  dans  un  salon. 

En  réponse  à  ce  signe,  elles  agitèrent  leurs  mou- 
choirs tout  trempés  de  larmes. 

Caboche,  à  son  tour,  toucha  du  doigt  l'épaule  de 
Coconas,  et  lui  fit  des  yeux  un  signe  significatif. 

—  Oui,  oui,  dit  le  Piémontais. 
Alors,  .so  retournant  vers  la  Mole  : 

^  Enihrasse-moi,  lui  dit-il,  et  meurs  bien.  Cela 
ne  sera  point  difficile,  ami,  tu  es  si  brave. 

—  Ah!  dit  la  Mole,  il  n'y  aura  pas  de  mérite  à 
moi  de  mourir  bien,  je  souffre  tant  ! 

Lo  prêtre  s'ap|)roi-|ia  et  louilil  un  crucifix  à  la 
Mole,  qui  lui  montra  en  souriant  le  reliquaire  (|u'il 
tenait  à  la  main. 

—  N'importe,  dit  le  [irêirc,  demandez  toujours 
la  force  a  celui  qui  a  souffert  ce  ijuc  vous  allez  souf- 
frir. 

La  Mole  baisa  les  pieds  du  christ. 

—  Uecoiumandez-nioi,  dit-il,  aux  prières  des  Da- 
mes de  lu  Luuuito  sainte  Vierge. 


—  Hâte-toi,  hâte-toi,  la  Mole!  dit  Coconas,  tu  me 
fais  tant  de  mal  que  je  sens  que  je  faiblis. 

—  Je  suis  prêt,  dit  la  Mole. 

—  Pourrez-vous  tenir  votre  tête  bien  droite? 
dit  Caboche  apprêtant  son  épée  derrière  la  Mole 
agenouillé. 

—  Je  l'espère,  dit  celui-ci. 

—  Alors  tout  ira  bien. 

—  Mais  vous,  dit  la  Mole,  vous  n'oublierez  pas 
ce  que  je  vous  ai  demandé  ;  ce  reliquaire  vous  ou- 
vrira les  portes. 

—  Soyez  tranquille.  Mais  essayez  un  peu  à  tenir 
la  tête  droite. 

La  Mole  redressa  le  cou,  et  tournant  les  yeux  vers 
la  petite  tourelle  : 

—  Adieu,  Marguerite,  dit-il,  sois  bé... 

Il  n'acheva  pas.  D'un  revers  de  son  glaive,  rapide 
et  flamboyant  comme  un  éclair,  Caboche  fit  tomber 
d'un  seul  coup  la  tête,  qui  alla  rouler  aux  pieds  de 
Coconas. 

Le  corps  s'étendit  doucement  comme  s'il  se  cou- 
chait. 

Un  cri  immense  retentit  formé  de  mille  cris,  et, 
dans  toutes  ces  voix  de  femmes,  il  sembla  à  Coconas 
qu'il  avait  entendu  un  accent  plus  douloureux  que 
tous  les  autres. 

—  Merci,  mon  digne  ami,  merci,  dit  Coconas, 
qui  tendit  une  troisième  fois  la  main  au  bour- 
reau. 

—  Mon  fils,  dit  le  prêtre  à  Coconas,  n'avez-vous 
rien  à  confier  à  Dieu'.' 

—  Ma  foi  non,  mon  père,  dit  le  Piémontais:  tout 
ce  que  j'aurais  à  lui  dire,  je  vous  l'ai  dit  à  vous- 
même  hier. 

Puis,  se  retournant  vers  Caboche  : 

—  Allons,  bourreau,  mon  dernier  ami,  dit-il, 
encore  un  service. 

Et,  avant  de  s'agenouiller,  il  promena  sur  la 
foule  un  regard  si  calme  et  si  serein,  qu'un  mur- 
mure d'admiration  vint  caresser  sou  oreille  et  faire 
sourire  son  orgueil.  Alors,  pressant  la  tête  de  son 
ami,  et  déposant  un  baiser  sur  ses  lèvres  violettes, 
il  jeta  un  dernier  regard  sur  la  tourelle  ;  et,  s'age- 
noui liant,  tout  en  conservant  cette  tête  bicu-aimée 
entre  ses  mains  : 

—  A  moi  !  dit-il. 

il  n'avait  pas  achevé  ces  mots,  que  Caboche  avait 
fait  voler  sa  tête. 

Ce  coup  fait,  un  tremblement  convulsif  s'empara 
du  digne  homme. 

—  Il  était  tpflips  que  cela  finît,  murmura-t-il, 
pauvre  enfant! 

I']l  il  tira  avec  peine  des  mains  crispées  do  la  Mole 
le  reliquaire  d'of;  il  jeta  son  manlcflu  sur  les  tris- 
tes ihiponilles  ijuo  le  tombereau  <levaii  ramener  clic» 
lui. 

Lu  speclar.lif  étant  Uni.  la  foule  s'écoula. 


LA  REINE  MARGOT. 


163 


XXXII 


U  TOUR  DU  PILORI. 


a  nuit  venait  de  descendre 
sur  la  ville  frémissante  en- 
core du  bruit  de  ce  sup- 
plice, dont  les  détails  cou- 
raient de  bouche  en  bou- 
che assombrir  dans  chaque 
maison  l'heure  joyeuse  du 
i  souper  de  famille. 
Cependant,  tout  au  contraire  de  la  ville,  qui  était 
silencieuse  et  lugubre,  le  Louvre  était  bruyant, 
joyeux  et  illumine.  C'est  qu'il  y  avait  grande  fête 
aa  palais  :  une  fête  commandée  par  Charles  IX,  une 
fête  qu'il  avait  indiquée  pour  le  soir,  en  même  temps 
qu'il  indiquait  le  supplice  pour  le  matin. 

La  reine  de  Navarre  avait  reçu,  dès  la  veille  au 
soir,  l'ordre  de  s'y  trouver,  et,  dans  l'espérance  que 
la  Mole  et  Coconas  seraient  sauvés  dans  la  nuit,  dans 
la  conviction  que  toutes  les  mesures  étaient  bien 
prises  pour  leur  salut,  elle  avait  répondu  à  son  frère 
qu'elle  ferait  selon  ses  désirs. 

Mais,  depuis  qu'elle  avait  perdu  tout  espoir  par 
la  scène  de  la  chapelle;  depuis  qu'elle  avait  —  dans 
un  dernier  mouvement  de  piété  pour  cet  amour,  le 
plus  grand  et  le  plus  profond  qu'elle  avait  éprouvé 
de  sa  vie  —  assisté  à  l'exécution,  elle  s'était  bien 
promis  que  ni  prières,  ni  menaces,  ne  la  feraient 
assister  à  une  fête  joyeuse  au  Louvre  le  même  jour 
où  elle  avait  vu  une  fête  si  lugubre  en  Grève. 

Le  roiCharles  IX  avait  donné  ce  jour-là  une  nou- 
velle preuve  de  cette  puissance  de  volonté  que  per- 
sonne peut-être  ne  poussa  au  même  degré  que  lui  : 
alité  depuis  quinze  jours,  frêle  comme  un  moribond, 
livide  comme  un  cadavre,  il  se  leva  vers  cinq  heu- 
res et  revêtit  ses  plus  beaux  habits.  Il  est  vrai  que, 
pendant  la  toilette,  il  s'évanouit  trois  fois. 

Vers  huit  heures,  il  s'informa  de  ce  qu'était  de- 
venue sa  sœur,  et  demanda  si  on  l'avait  vue  et  si 
l'on  savait  ce  qu'elle  faisait.  Personne  ne  lui  répon- 
dit; car  la  reine  était  rentrée  chez  elle  vers  les  onze 
heures,  et  s'y  était  renfermée  en  défendant  absolu- 
ment sa  porte. 

Mais  il  n'y  avait  pas  de  porte  fermée  pour  Char- 
les. Appuyé  sur  le  bras  de  M.  de  Nancey,  il  s'ache- 
mina vers  l'appartement  de  la  reine  de  Navarre,  et 
entra  tout  à  coup  par  la  porte  du  corridor  secret. 


Quoiqu'il  s'attendît  à  un  triste  spectacle,  et  qu'il 
y  eût  d'avance  préparé  son  cœur,  celui  qu'il  vit 
était  plus  déplorable  encore  que  celui  qu'il  avait 
rêvé. 

Marguerite,  à  demi  morte,  couchée  sur  une  chaise 
longue,  la  tête  ensevelie  dans  des  coussins,  ne  pleu- 
rait pas.  ne  priait  pas;  mais,  depuis  son  retour,  elle 
râlait  comme  une  agonisante. 

A  l'autre  coin  de  la  chambre,  Henriette  de  Ne-^ 
vers,  cette  femme  intrépide,  gisait,  sans  connais- 
sance, étendue  sur  le  tapis.  En  revenant  de  la  Grève, 
comme  à  Marguerite,  les  forces  lui  avaient  manqué, 
et  la  pauvre  Gillonne  allait  de  l'une  à  l'autre,  n'o- 
sant pas  essayer  de  leur  adresser  une  parole  de  con- 
solation. 

Dans  les  crises  qui  suivent  ces  grandes  catastro^ 
phes,  on  est  avare  de  sa  douleur  comme  d'un  tré- 
sor, et  l'on  tient  pour  ennemi  quiconque  tente  de 
nous  en  distraire  la  moindre  partie. 

Charles  IX  poussa  donc  la  porte,  et,  laissant  Nan- 
cey dans  le  corridor,  il  entra  pâle  et  tremblant. 

Ni  l'une  ni  l'autre  des  deux  femmes  ne  l'avait 
vu.  Gillonne  seule,  qui  dans  ce  moment  portait  se- 
cours à  Henriette,  se  releva  sur  un  genou,  et,  tout  ef- 
frayée ,  regarda  le  roi . 

Le  roi  fit  un  geste  de  la  main  ;  elle  se  releva,  fit 
la  révérence,  et  sortit. 

Alors  Charles  se  dirigea  vers  Marguerite,  la  re- 
garda un  instant  en  silence;  puis,  avec  une  in- 
tonation dont  on  eût  cru  cette  voix  rude  inca- 
pable : 

—  Margot!  dit-il,  ma  sœur! 

La  jeune  femme  tressaillit  et  se  redressa. 

—  Votre  Majesté  !  dit-elle. 

—  Allons,  ma  sœur,  du  courage! 
Marguerite  leva  les  yeux  au  ciel. 

—  Oui,  dit  Charles,  je  sais  bien,  mais  écoute- 
moi. 

La  reine  de  Navarre  fit  signe  qu'elle  e'coutait. 

—  Tu  m'as  promis  de  venir  au  bal,  dit  Charles. 
■ —  Moi?  s'écria  Marguerite. 

■ —  Oui;  et,  d'après  ta  promesse,  on  t'attend,  de 
sorte  que,  si  tu  ne  venais  pas,  on  serait  étonné  de 
ne  pas  t'y  voir. 


104 


LA  REINE  MAUGOT. 


—  Excusez-moi,  mon  frère,  dit  Marguerite;  vous 
le  voyez,  je  suis  bien  souffrante. 

—  Faites  un  effort  sur  vous-même. 
Marguerite  parut  un  instant  tenter  de  rappeler 

son  courage;  puis,  tout  à  coup,  s'abandonnant  et 
laissant  retomber  sa  tête  sur  ses  coussins  : 

—  Non,  non,  je  n'irai  pas,  dit-elle. 

Charles  lui  prit  la  main,  s'assit  sur  sa  chaise  lon- 
gue, et  lui  dit  : 

—  Tu  viens  de  perdre  un  ami,  je  le  sais,  Margot; 
mais,  regarde-moi,  n'ai-je  pas  perdu  tous  mes  amis, 
moi?  et,  de  plus,  ma  mère!  Toi,  tu  as  toujours  pu 
pleurer  à  l'aise  comme  tu  pleures  en  ce  moment; 
moi,  à  l'heure  de  mes  plus  fortes  douleurs,  j'ai  tou- 
jours été  forcé  de  sourire.  Tu  souffres,  regarde-moi! 
moi,  je  meurs.  Eh  bien!  Margot,  voyons,  du  cou- 
rage !  Je  te  le  demande,  ma  sœur,  au  nom  de  notre 
gloire!  Nous  portons  comme  une  croix  d'angoisses 
la  renommée  de  notre  maison,  portons-la,  comme 
le  Seigneur,  jusqu'au  Calvaire;  et,  si,  sur  la  route, 
comme  lui,  nous  trébuchons,  relevons-nous  coura- 
geux et  résignés  comme  lui. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  s'écria  Margue- 
rite. 

—  Oui,  dit  Charles,  répondant  à  sa  pensée;  oui, 
!e  sacrifice  est  rude,  ma  sonir;  mais  chacun  fait  le 
sien;  les  uns  de  leur  honneur,  les  autres  de  leur  vie. 
Crois-tu  qu'avec  mes  vingt-cinq  ans  et  le  plus  beau 
trône  du  monde  je  ne  regrette  pas  de  mourir'!  Eii 
bien!  regarde-moi...  mes  yeux,  mon  teint,  mes  lè- 
vres, sont  d'un  mourant,  c'est  vrai;  mais  mon  sou- 
rire... est-ce  que  mon  sourire  ne  ferait  pas  cidire 
que  j'espère?  Et  cependant,  dans  huit  jours,  quinze 
jours,  un  mois  tout  au  plus,  lu  me  pleureras,  ma 
sœur,  comme  celui  qui  est  mort  aujourd'hui. 

—  Mon  frère!...  s'écria  Margot  en  jetant  ses  deux 
bras  autour  du  cou  de  Charles. 

—  Allons,  habillez-vous,  chère  Marguerite,  dit  le 
roi;  cachez  votre  pâleur  et  paraissez  au  bal.  Je 
viens  do  donner  ordre  qu'on  vous  apporte  des  pier- 
reries nouvelles  et  des  ajustements  dignes  de  votre 
beauté. 

,    —  Oh!  des  diamants,  des  robes,  dit  Marguerite, 
que  m'importe  tout  cela,  maintenant! 

—  La  vie  est  longue,  Marguerite,  dit  en  souriant 
Charles,  pour  toi,  du  moins. 

—  Jamais!  jamais!.,. 

—  Ma  so^ur,  souviens-toi  d'une  chose  :  quelque- 
fois c'est  en  étouffant,  ou  plutôt  en  dissinuilant  la 
souffrance,  que  l'on  liomire  le  mieux  les  morts. 

.'A  —  Eh  bien!  siro,  dit  Marguerite  frissonnanti', 
j'irai. 

Une  larme,  qui  fut  bm^  aussitôt  par  sa  paupière 
aride,  mouilla  l'œil  do  Charles. 

Il  s'inclina  vers  sa  sa-ur,  la  baisa  au  front,  s'ar- 
rêta un  instant  dc^vanl  Ilenrielte,  qui  ne  l'avait  ni 
vu  ni  entendu,  et  dit  : 

—  l'aiivre  feiiMue  ! 


Puis  il  sortit  silencieusement. 

Derrière  le  roi,  plusieurs  pages  entrerait,  appor- 
tant des  coffres  et  des  écrins. 

Marguerite  fit  signe  de  la  main  que  l'on  déposât 
tout  cela  à  terre. 

Les  pages  sortirent.  Gillonne  resta  seule. 

—  Prépare-moi  tout  ce  qu'il  me  faut  l'oiir  m'ha- 
biller,  Gillonne,  dit  Marguerite. 

La  jeune  fille  regarda  sa  maîtresse  d'un  œil 
étonné. 

—  Oui,  dit  Marguerite  avec  un  accent  dont  il  se- 
rait impossible  de  rendre  l'amertume.  Oui,  je  m'ha- 
bille, je  vais  au  bal...  on  m'attend  là-bas.  Dépèche- 
toi  donc  !  la  journée  aura  été  complète  :  fête  à  la 
Grève  ce  matin,  fête  au  Louvre  ce  soir. 

—  Et  madame  la  duchesse?  dit  Gillonne. 

—  Oh  !  elle,  elle  est  bien  heureuse;  elle  peut  res- 
ter ici;  elle  peut  pleurer,  elle  peut  souffrir  tout  à 
son  aise.  Elle  n'est  pas  fdle  de  roi,  femme  de  roi, 
soMir  de  roi.  Elle  n'est  pas  reine,  .\ide-moi  à  m'ha- 
biller,  Gillonne. 

La  jeune  fille  obéit.  Les  parures  étaient  magnifi- 
ques, la  robe  splendide.  Jamais  Marguerite  n'avait 
été  si  belle. 

Elle  se  regarda  dans  une  glace. 

—  Mon  frère  a  bien  raison,  dit-elle,  et  c'est  une 
[lien  miséralile  chose  que  la  cri'alure  luiinaine. 

En  ce  mnnient,  fiillonue  revint, 

—  Madame,  dit-elle,  un  lioiiinie  est  là  (p.ii  vous 
demande. 

—  Moi  ? 

—  Oui,  vous. 

—  Ouel  est  cet  homme? 

—  Je  ne  sais,  mais  son  aspect  est  terrible  et  sa 
seule  vue  m'a  fait  frissonner. 

—  Va  lui  demander  son  nom.  dit  Mar^^ueritc  en 
11,'ilissant. 

Gillonne  sortit,  et,  quelques  secondes  après,  elle 
rentra. 

—  11  n'a  pas  voulu  me  dire  son  nom,  madame, 
mais  il  m'a  priée  de  vous  remettre  ceci. 

Gillonne  tendit  à  Marguerite  le  reliquaire  qu'elle 
avait  donnt'  la  veille  au  .soir  à  la  Mole. 

—  Oh!  fais  entrer,  fais  entrer!  dit  vivement  la 
reine. 

Et  elle  devint  plus  pâle  et  plus  glacée  encore 
qu'elle  n'était. 

Un  pas  lourd  l'iuanla  le  |iarquet.  I,'éelio,  in<ligné 
sans  doute  de  répi'ler  un  iiareil  bruit,  gronda  sons 
le  lambris,  et  un  homme  parut  sur  le  seuil. 

—  Vous  êtes?...  dit  la  reine. 

—  Celui  (pie  vous  rencontr.îtcs  un  jour  près  do 
Montfauron,  madame,  et  qui  ramena  au  Louvre, 
dans  son  tombereau,  deux  genlilslionunes  bles- 
sés, 

—  Oui,  oui,  je  vous  reconnais,  vous  Me.s  nioilro 
Caboehe, 


LA  REINE  MARGOT. 


165 


£-j:. 


—  Bourreau  de  la  prévôté  de  Paris  madanM. 


—  Bourreau  dp  la  prévôté  de  Paris,  madame. 

C'étaient  les  seuls  mots  qu'Henriette  avait  enten- 
dus de  tous  ceux  que,  depuis  une  heure,  on  pronon- 
çait autour  d'elle.  Elle  dégagea  sa  tête  pâle  de  ses 
deux  mains  et  regarda  le  bourreau  avec  ses  yeux 
d'émeraude,  d'où  semblait  sortir  un  double  jet  de 
flammes. 

—  Et  vous  venez?...  dit  Marguerite  tremblante. 

—  Vous  rappeler  la  promesse  faite  au  plus  jeune 
des  deux  gentilshommes,  à  celui  qui  m'a  chargé 
de  vous  rendre  ce  reliquaire.  Vous  la  rappelez-vous, 
madame? 


—  Ah  !  oui,  oui  !  s'écria  la  reine,  et  jamais  ombre 
plus  généreuse  n'aura  plus  noble  satisfaction;  mais 
où  est-elle? 

—  Elle  est  chez  moi  avec  le  corps. 

—  Chez  vous?  pourquoi  ne  l'avez-vous  pas  ap- 
portée ? 

—  Je  pouvais  être  arrêté  au  guichet  du  Louvre, 
on  pouvait  me  forcer  de  lever  mon  manteau;  qu'au- 
rait-on dit,  si,  sous  ce  manteau,  on  avait  vu  une 
tête? 

—  C'est  bien,  gardez-la  chez  vous;  j'irai  la  cher- 
cher demain. 


166 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Demain,  madame,  demain,  dit  maître  Cabo- 
che, il  sera  peut-être  trop  tard. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  la  reine  mère  m'a  fait  retenir,  pour 
ses  expériences  cabalistiques,  les  têtes  des  deux  pre- 
miers condamnés  que  je  décapiterais. 

—  Oh  !  profanation  !  les  têtes  de  nosbien-aimés! 
Henriette'  s'écria  Marguerite  en  courant  à  son  amie, 
qu'elle  retrouva  debout,  comme  si  un  ressort  venait 
de  la  remettre  sur  ses  pieds;  Henriette,  mon  ange, 
entends-tu  ce  qu'il  dit,  cet  homme? 

—  Oui.  Eh  bien!  que  faut-il  faire? 

—  Il  faut  aller  avec  lui. 

Puis,  poussant  ce  cri  de  douleur  avec  lequel  les 
grandes  infortunes  se  reprennent  à  la  vie  : 

—  Ah  !  j'étais  cependant  si  bien  !  dit-elle  :  j'étais 
presque  morte. 

Pendant  ce  temps,  Marguerite  jetait  sur  ses  épau- 
les nues  un  manteau  de  velours. 

—  Viens,  viens,  dit-elle,  nous  allons  les  revoir 
encore  une  fois. 

Marguerite  fit  fermer  toutes  les  portes,  ordonna 
que  l'on  amenât  la  litière  à  la  petite  porte  dérobée, 
puis,  prenant  Henriette  sous  le  bras,  descendit  par 
le  passage  secret,  faisant  signe  à  Caboche  de  les 
suivre. 

A  la  porte  d'en  bas  était  la  litière,  au  guichet 
était  le  valet  de  Caboche  avec  une  lanterne. 

Les  porteurs  de  Marguerite  étaient  des  hommes 
de  confiance,  muets  et  sourds,  plus  surs  que  ne 
l'eussent  été  des  bêtes  de  somme. 

La  litière  marcha  pendant  dix  minutes  à  peu  près, 
précédée  de  maître  Caboche  et  do  son  valet  portant 
la  lanterne;  puis  elle  s'arrêta. 

Le  bourreau  ouvrit  la  portière,  tandis  que  le  va- 
let courait  devant. 

Marguerite  descendit,  aida  la  duchesse  de  Nevers 
à  descendre.  Dans  cette  grande  douleur  qui  les  ctrei- 
gnait  toutes  deux,  c'était  cette  organisation  ner- 
veuse qui  se  trouvait  être  la  plus  fi)rle. 

La  tour  du  Pilori  se  dressait  iji'vanl  les  deux  fem- 
mes comme  un  géant  sombre  et  informe,  envoyant 
une  lumière  rougeàtre  par  deux  barbacancs  qui 
llaniboyaiont  à  son  sommet. 

Le  v.ili't  reparut  sur  la  porte. 

—  Vous  ])ouv(7,  entrer,  inesdames,  dit  Caboche, 
tout  le  monde  est  couché  dans  la  tour. 

Au  même  moment,  la  luinièri'  îles  deux  meur- 
trières s'f'teignil. 

Les  deux  femmes,  serrées  l'une  contre  l'autre, 
pass^trent  sons  la  petite  porte  en  ogive  et  fonléri'nl 
dans  l'oiiibrc  une  dalle  humidi^  et  raboteuse.  Elles 
aperçurent  une  lumière  au  fond  d'un  corridor  tour- 
nant, et,  guirl('('s  jKir  le  niaitre  hideux  du  logis, 
elles  se  (lirigèri'iit  de  ro  {•i:\r.  \,:\  |iorv<!  »f>  referina 
derrièri'  ollcs. 

Cniiorlie,  un  (lambenii  de  cire  l'i  l.i  main,  les  in- 
troduisit dans  une  salle  basse  et  enfiiinée.  Au  milieu 


de  cette  salle  était  une  table  dressée  avec  les  restes 
d'un  souper  et  trois  couverts.  Ces  trois  couverts 
étaient  sans  doute  pour  le  bourreau,  sa  femme  et 
son  aide  principal. 

Dans  l'endroit  le  plus  apparent  était  cloué  à  la 
muraille  un  parchemin  scellé  du  sceau  du  roi.  C'é- 
tait le  brevet  patibulaire. 

Dans  un  coin  était  une  grande  épée,  à  poignée 
longue.  C'était  l'épée  flamboyante  de  la  justice. 

Çà  et  là,  on  voyait  encore  quelques  images  gros- 
sières, représentant  des  saints  martyrisés  par  tous 
les  supplices. 

Arrivé  là.  Caboche  s'inclina  profondément. 

■ —  Votre  Majesté  m'excusera,  dit-il,  si  j'ai  osé  pé- 
nétrer dans  le  Louvre  et  vous  amener  ici.  Mais  c'é- 
tait la  volonté  expresse  et  suprême  du  gentilhomine, 
de  sorte  que  j'ai  dû... 

—  Vous  avez  bien  fait,  maître,  vous  avez  bien 
fait,  dit  Marguerite,  et  voici  pour  récompenser  vo- 
tre zèle. 

Caboche  regarda  tristement  la  bourse  gonflée 
d'or  que  Marguerite  venait  de  déposer  sur  la  table. 

—  De  l'or!  toujours  de  l'or!  murmura-t-il.  Hé- 
las! madame,  que  ne  puis-je  racheter  moi-même  à 
prix  d'or  le  sang  que  j'ai  été  obligé  de  répandre  au- 
jourd'hui! 

—  Maître,  dit  Marguerite  avec  une  hésitation  dou- 
loureuse et  en  regardant  autour  d'elle,  maître,  maî- 
tre, nous  faudrait-il  encore  aller  ailleurs?  je  ne  vols 
pas!... 

—  Non,  madame,  non,  ils  sont  ici;  mais  c'est  un 
triste  spectacle  et  que  je  pourrais  vous  épargner  en 
vous  apportant  caché  dans  un  manteau  ce -que  vous 
venez  chercher. 

Marguerite  et  Henriette  se  regardèrent  simultané- 
ment. 

—  Non,  dit  Marguerite,  qui  avait  lu  dans  le  re- 
gard (le  son  amie  la  même  résolution  iju  elle  \enait 
de  prendre,  non,  montrez-nous  le  chemin  et  nous 
vous  suivrons. 

Calioclie  prit  le  flambeau,  ouvrit  une  porte  de 
chêne  qui  donnait  sur  un  escalier  de  ipieiques  mar- 
ches et  qui  s'enfonçait  en  plongeant  sous  la  terre. 
Au  même  instant  un  courant  d'air  passa,  faisant  vo- 
lir  (ini'li|iies  (■tincelics  de  la  torche  et  jetant  au  vi- 
sage (les  |irincesses  l'odeur  nauséabonde  de  la  moi- 
sissure et  du  sang. 

Henriette  s'appuya,  blanche  comme  une  statue 
d'albâtre,  sur  le  bras  de  son  amie  à  la  marclie  plus 
assurée;  mais,  au  premier  degré,  elle  ciinnccia, 

—  01)  !  je  ne  pourrai  jamais,  dit-elle, 

—  Quand  on  aime  bien.  lienrielle,  ri'pliqna  In 
reine,  on  doit  aimer  jusque  dans  la  mort. 

C'c'tait  un  spectacle  horrible  et  louchant  à  la  fois 
(]ne  celui  que  pri'-sentaieitl  ces  deux  foin  >  es  rc.^- 
plendissiiulcs  de  jeune.ose.  de  beautt-.  de  parure,  so 
courbant  sous  la  voùlo  ignoble  ei  crayouso,  In  plu» 


LA  REINE  MARGOT. 


1B7 


faible  s'appuyant  à  la  plus  forte,  et  la  plus  forte 
s'appuyant  au  bras  du  bourreau. 

On  arriva  à  la  dernière  marche. 

Au  fond  du  caveau  gisaient  deux  formes  humai- 
nes recouvertes  par  un  large  drap  de  serge  noire. 

Caboche  leva  un  coin  de  ce  voile,  approcha  son 
flambeau  et  dit  : 

—  Regardez,  madame  la  reine. 

Dans  leurs  habits  noirs,  les  deux  jeunes  gens 
étaient  couchés  côte  à  côte  avec  l'effrayante  sy- 
métrie de  la  mort.  Leurs  têtes,  inclinées  et  rap- 
prochées du  tronc,  semblaient  séparées  seulement 
au  milieu  du  cou  par  un  cercle  de  rouge  vif.  La 
mort  n'avait  pas  désuni  leurs  mains,  car,  soit  ha- 
sard, soit  pieuse  attention  du  bourreau,  la  main 
droite  de  la  Mole  reposait  dans  la  main  gauche  de 
Coconas. 

11  y  avait  un  regard  d'amour  sous  les  paupières 
de  la  Mole,  il  y  avait  un  sourire  de  dédain  sous  cel- 
les de  Coconas. 

Marguerite  s'agenouilla  près  de  son  amant,  et 
de  ses  mains  éblouissantes  de  pierreries  leva  dou- 
cement cette  tête  qu'elle  avait  tant  aimée. 

Quant  à  la  duchesse  de  Nevers,  appuyée  à  la  mu- 
raille, elle  ne  pouvait  détacher  son  regard  de  ce  paie 
visage  sur  lequel  tant  de  fois  elle  avait  cherché  la 
joie  et  l'amour. 

—  La  Mole!  cher  la  Molei  murmura  Marguerite. 

—  Annibal!  Annibal  !  s'écria  la  duchesse  de  Ne- 
vers,  si  beau,  si  fier,  si  brave,  tu  ne  réponds  plus! ... 

Et  un  torrent  de  larmes  s'échappa  de  ses  yeux. 

Cette  femme  si  dédaigneuse,  si  intrépide,  si  inso- 
lente dans  le  bonheur;  cette  femme  qui  poussait  le 
scepticisme  jusqu'au  doute  suprême,  la  passion  jus- 
qu'à la  cruauté,  cette  femme  n'avait  jamais  pensé  à 
la  mort. 

Marguerite  lui  en  donna  l'exemple. 

Elle  enferma  dans  un  sac  brodé  de  perles  et  par- 
fumé des  plus  fines  essences  la  tête  de  la  Mole,  plus 
belle  encore  puisqu'elle  se  rapprochait  du  velours  et 


de  l'or,  et  à  laquelle  une  préparation  particulière, 
employée  à  cette  époque  dans  les  embaumements 
royaux,  devait  conserver  sa  beauté. 

Henriette  s'approcha  à  son  tour,  enveloppant  la 
tête  de  Coconas  dans  un  pan  de  son  manteau. 

Et  toutes  deux,  courbées  sous  leur  douleur  plus 
que  sous  leur  fardeau,  montèrent  l'escalier  avec  un 
dernier  regard  pour  les  restes  qu'elles  laissaient  à 
la  merci  du  bourreau,  dans  ce  sombre  réduit  des 
criminels  vulgaires. 

—  Ne  craignez  rien,  madame,  dit  Caboche,  qui 
comprit  ce  regard,  les  gentilshommes  seront  ense- 
velis, enterrés  saintement,  je  vous  le  jure. 

—  Et  tu  leur  feras  dire  des  messes  avec  ceci,  dit 
Henriette  arrachant  de  son  cou  un  magnifique  col- 
lier de  rubis  et  le  présentant  au  bourreau. 

On  revint  au  Louvre  comme  on  en  était  sorti.  Au 
guichet,  la  reine  se  fit  reconnaître;  au  bas  de  son 
escalier  particulier  elle  descendit,  rentra  chez  elle, 
déposa  sa  triste  relique  dans  le  cabinet  de  la  cham- 
bre à  coucher,  destinée  dès  ce  moment  à  devenir 
un  oratoire,  laissa  Henriette  en  garde  de  sa  cham- 
bre, et,  plus  pâle  et  plus  belle  que  jamais,  entra 
vers  dix  heures  dans  la  grande  salle  de  bal,  la  même 
où  nous  avons  vu,  il  y  a  tantôt  deux  ans  et  demi, 
s'ouvrir  le  premier  chapitre  de  notre  histoire. 

Tous  les  yeux  se  tournèrent  vers  elle,  et  elle  sup- 
porta ce  regard  universel  d'un  air  fier  et  presque 
joyeux. 

C'est  qu'elle  avait  religieusement  accompli  le  der- 
nier vœu  de  son  ami. 

Charles,  en  l'apercevant,  traversa,  chancelant,  le 
flot  doré  qui  l'entourait. 

—  Ma  sœur,  dit-il  tout  haut,  je  vous  remercie. 
Puis,  tout  bas  : 

—  Prenez  gardai  dit-il,  vous  avez  au  bras  une 
tache  de  sang. 

—  Ah  !  qu'importe,  sire,  dit  Marguerite,  pourvu 
que  j'aie  le  sourire  sur  les  lèvres! 


1G8 


LA  REINE  MARGOT. 


m 
'm 


—  Heg.irAci,  madame  la  reine.  —  I'aoe  167. 


XXXIII 


I,A  SUliUU   DK  SANG. 


rçlonibé 


ufiliiuesjoiirsaprAslascônfi 
iiTrililc  ([uc  nous  venons 
-II!  raciintor,  c'csl-à-iliro 
li3  7>0  iii.'ii  l.'iT'i,  la  cour 
l'Ianl  à  Vin(  l'iiiii's,  on  on- 
.  1      ji     Ii'mlil     liiiit    ,1    ciiiiii    im 

^-^^!!t|^il -'■•'""'  •"''"!'  '''"'^  '■'  ''''■""- 
iri'  (lu  ri)i.   I(<i|ii(>l.  ('tant 

muludo  c|uo  jumais  au  milieu  du  bal 


qu'il  avait  voulu  donner  In  jour  mi^me  de  la  mort 
(1rs  doux  jiMinos  f;ens,  (-tail,  par  ordre  des  nn'de- 
cins,  venu  clierclicr  à  la  l'anijiagnc  un  air  jilus  |)ur. 

Il  (liiil  Imil  heures  du  malin.  Un  pclil  gniupe  do 
courlisans  causait  avec  feu  dans  rantichaniliro 
(|ii:in(l  idut  à  coup  retentit  le  <ri.  et  parut  au  Seuil 
(le  l'appartement  la  nourrice  de  C.liarles.  les  yeux 
liaigni's  de  larmes  et  criant  d'une  voix  descsporée  : 

—  Secours  au  roi  !  secours  au  roi  ! 


Lk  REINE  5IARG0T. 


169 


'^  -^^fm^v 


I 


•—  Secours  au  roi  I  —  Pàce  168. 


—  Sa  Majesté  est-elle  donc  plus  mal'.'  denianJa  le 
capitaine  de  IV'ancey,  que  le  roi  avait,  comme  nous 
l'avons  vu,  dégagé  de  toute  obéissance  à  la  reine 
Catherine  pour  l'attacher  à  sa  personne. 

—  Oh  !  que  de  sang  !  que  de  sang  !  dit  la  nour- 
rice. Les  médecins!  appelez  les  médecins! 

Mazille  et  Ambroise  Paré  se  relayaient  tour  à  tour 
auprès  de  l'auguste  malade,  et  Ambroise  Paré,  qui 
était  de  garde,  ayant  vu  s'endormir  le  roi,  avait 
profité  de  cet  assoupissement  pour  s'éloigner  quel- 
ques instants. 

Pendant  ce  temos.  use  sueur  abondante  avait  pris 


le  roi;  et,  Comme  Charles  était  atteint  d'un  relâche- 
ment des  vaisseaux  capillaires,  et  que  ce  relâche- 
ment amenait  une  hémorragie  de  la  peau,  cette 
sueur  sanglante  avait  épouvanté  la  nourrice,  qui  ne 
pouvait  s'habituer  à  cet  étrange  phénomène,  etqui^ 
protestante,  on  se  le  rappelle,  lui  disait  sans  cesse 
que  c'était  le  sang  huguenot  versé  le  jour  de  la 
Saint-Barthélémy  qui  appelait  son  sang. 

On  s'élança  dans  toutes  les  directions;  le  docteur 
ne  devait  pas  être  loin,  et  l'on  ne  pouvait  manquer 
de  le  reHcontrer. 

L'antichambre  resta  donc  vide,  chacun  étant  dé- 

45 


Tiiti.  —  inr.  ce  l>i'>T  aio«,  i-ojiovu^  ajotpvBuwi  »i. 


170 


LA  r.EINT  MARGOT. 


sircux  de  montrer  son  zèle  en  ramenant  le  médecin 
demandé. 

Alors  une  porte  s'ouvrit,  et  l'on  vit  apparaître 
Catherine.  Elle  traversa  rapidement  l'antichambre 
et  entra  vivement  dans  l'appartement  de  son  fils. 

Charles  était  renversé  sur  son  lit,  l'œil  éteint,  la 
poitrine  haletante;  de  tout  son  corps  découlait  une 
sueur  rougeàtre;  sa  main,  écartée,  pendait  hors  de 
son  lit,  et  au  bout  de  chacun  de  ses  doigts  pendait 
un  rubis  liquide. 

C'était  un  horrible  spectacle. 

Cependant,  au  bruit  des  pas  de  sa  mère,  et  comme 
s'il  les  eût  reconnus,  Charles  se  redressa. 

—  Pardon,  madame,  dit-il  en  regardant  sa  mcrc, 
je  voudrais  bien  mourir  en  paix. 

—  Mourir,  mon  fils,  dit  Catherine,  pour  une  crise 
passagère  de  ce  vilain  mal  !  voudriez-vous  donc  dés- 
espérer ainsi? 

—  Je  vous  dis,  madame,  que  je  sens  mon  3me 
qui  s'en  va.  Je  vous  dis,  madame,  que  c'est  la  mort 
qui  arrive,  mort  de  tous  les  diables!...  Je  sens  ce 
que  je  sens,  et  je  sais  ce  que  je  dis. 

—  Sire,  dit  la  reine,  votre  imagination  est  votre 
plus  grave  maladie-,  depuis  le  supplice  si  mérité  de 
ces  deux  sorciers,  de  ces  deux  assassins  qu'on  appe- 
lait la  Mole  et  Cocouas,  vos  souffrances  physiques 
doivent  avoir  diminué.  Le  mal  moral  persévère  seul, 
et,  si  je  pouvais  causer  avec  vous  dix  minutes  seu- 
lement, je  vous  prouverais... 

—  Nourrice,  dit  Charles,  veille  à  la  porte,  et  que 
personne  n'entre  :  la  reine  Catherine  de  Médicis 
veut  causer  avec  son  fils  bien-aimé  Charles  IX. 

1      La  nourrice  obéit. 

—  Au  fait,  continua  Charles,  cet  entretien  devait 
avoir  lieu  un  jour  ou  l'autre,  mieux  vaut  donc  au- 
jourd'hui (|ue  demain.  Demain,  d'ailleurs,  il  serait 
peut-être  trop  tard.  Seulement,  une  troisième  per- 
sonne doit  assister  à  notre  entretien. 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que,  je  vous  le  répète,  la  mort  est  en 
route,  reprit  Charles  avec  une  effrayante  solennité  ; 
pnrrc  que,  d'un  moment  à  l'autre,  elle  entrera  dans 
cette  chambre,  comme  vous,  pâle  et  muette,  et  sans 
se  faire  annoncer.  Il  est  donc  temps,  puisque  j'ai 
mis  cotte  nuit  ordre  à  mes  affaires,  de  mettre  ordre 
ce  matin  à  celles  du  royaume. 

—  Et  quelle  est  cette  personne  que  vous  désirez 
voir?  demanda  Catherine. 

—  Mon  frèro,  madanto.  Faitos-lc  appeler. 

• — •  .Sire,  dit  la  reine,  je  vois  avec  plaisir  que  ces 
dénonciations,  diciccspar  la  haine  iiien  plus  qu'arra- 
chées ,i  la  douleur,  s'elfacrnt  de  votre  esprit  et  vont 
bienlôl  s'effacer  de  voire  omur.  —  Nourrice!  cria 
Catherine,  nourrice  ! 

I,n  bonne  femme,  qui  veillait  au  dehors,  ouvrit  la 
porto. 

—  Nourrice    dii  Catherine,  par  ordre  de  mon 


fils,  quand  M.  de  Nancey  viendra,  vous  lui  direz 
d'aller  quérir  le  duc  d'Alcnçon. 

Charles  fit  un  signe  qui  retint  la  bonne  femme 
prête  à  obéir. 

—  J'ai  dit  mon  frère,  madame,  reprit  Charles. 
Les  yeux  de  Catherine  se  dilatèrent  comme  ceux 

de  la  tigresse  qui  va  se  mettre  en  colère.  Mais  Char- 
les leva  impérativement  la  main. 

—  Je  veux  parler  à  mon  frère  Henri,  dit-il.  Henri 
seul  est  mon  frère  ;  non  pas  celui  qui  est  roi  là-bas, 
mais  celui  qui  est  prisonnier  ici.  Henri  saura  mes 
dernières  volontés. 

—  Et  moi!  s'écria  la  Florentine  avec  une  audace 
inaccoutumée  en  face  de  la  terrible  volonté  de  son 
fils,  tant  la  haine  qu'elle  portait  au  Béarnais  la  je- 
tait hors  de  sa  dissimulation  habituelle,  si  vous  êtes, 
comme  vous  le  dites,  si  près  de  la  tombe,  croyez- 
vous  que  je  céderai  à  personne,  surtout  à  un  étran- 
ger, mon  droit  de  vous  assister  à  votre  heure  su- 
prême, mon  droit  de  reine,  mon  droit  de  mère? 

— -Madame,  dit  Charles,  je  suis  roi  encore;  je 
commande  encore,  madame  ;  je  vous  dis  que  je  veux 
parler  à  mon  frère  Henri,  et  vous  n'appelez  pas  mon 
capitaine  des  gardes:...  Mille  diablesl  je  vous  en 
préviens,  j'ai  encore  assez  de  force  pour  l'aller  cher- 
cher moi-même. 

Et  il  fit  un  mouvement  pour  sauter  à  bas  du  lit, 
qui  mit  au  jour  son  corps  pareil  à  celui  du  Christ 
après  la  flagellation. 

—  Sire,  s'écria  Catherine  en  le  retenant,  vous 
nous  faites  injure  à  tous  :  vous  oubliez  les  affronts 
faits  à  notre  famille,  vous  répudiez  notre  sang;  un 
fils  de  France  doit  seul  s'agenouiller  près  du  lit  de 
mort  d'un  roi  de  France.  Quant  à  moi,  ma  place  est 
marquée  ici  par  les  lois  de  la  nature  et  de  l'éti- 
quette; j'y  reste  donc. 

—  Et  à  quel  titre,  madame,  y  restez-vous?  de- 
manda Charles  IX. 

—  A  titre  de  mère. 

—  Vous  n'êtes  pas  plus  ma  mère,  madame,  que 
le  duc  d'Alcnçon  n'est  mon  frère. 

—  Vous  délirez,  monsieur,  dit  Catherine;  depuis 
quand  celle  qui  donne  le  jour  n'est-elle  plus  la  mère 
de  celui  qui  l'a  reçu? 

—  Du  moment,  madame,  où  celte  mère  dénatu- 
rée Ole  ce  qu'elle  donna,  répondit  Charles  en  es- 
suyant une  écume  sanglante  qui  montait  à  ses  lè- 
vres. 

—  Que  voulez-vous  dire,  Charles?  je  ne  vous 
comprends  pas,  miiruuira  Callicrine  regardant  son 
fils  d'un  O'il  dilat<'  par  l'étonnemenl. 

—  Vous  allez  me  comprendre,  madame. 
Cli.-irli's  fouilla  sous  son  traversin  et  en  lira  une 

petite  clerd'argeni. 

—  Prenez  cette  clef,  madame,  ei  ouvrez  mon  cof- 
fre de  voyage,  il  conticnl  certains  papiers  qui  par- 
leront pour  moi. 

El  Charles  étendit  la  ninin  vers  un  coffre  mngnl* 


LA  REINE  MARGOT. 


171 


fiqueraem  sculpté ,  fermé  d'une  serrure  d'argent 
comme  la  clef  qui  l'ouvrait,  et  qui  tenait  la  place 
la  plus  apparente  de  la  chambre. 

Catherine,  dominée  par  la  position  suprême  que 
Charles  prenait  sur  elle,  obéit,  s'avança  à  pas  lents 
vers  le  coffre,  l'ouvrit,  plongea  ses  regards  vers 
l'intérieur,  et,  tout  à  coup,  recula,  comme  si  elle 
avait  vu  dans  les  flancs  du  meuble  quelque  reptile 
endormi. 

—  Eh  bien!  dit  Charles,  qui  ne  perdait  pas  sa 
mère  de  vue,  qu'y  a-t-il  donc  dans  ce  coffre  qui 
vous  effraye,  madame? 

—  Rien,  dit  Catherine. 

—  En  ce  cas,  plongez-y  la  main,  madame,  et 
prenez-y  un  livre;  il  doit  y  avoir  un  livre,  n'est-ce 
pas'.'  ajouta  Charles  avec  ce  sourire  blêmissant,  plus 
terrible  chez  lui  que  n'avait  jamais  été  la  menace 
chez  un  autre. 

—  Oui,  balbutia  Catherine. 

—  Un  livre  de  chasse? 

—  Oui. 

—  Prenez-le,  et  apporlez-le-moi. 

Catherine,  malgré  son  assurance,  pâlit,  trembla 
de  tous  ses  membres,  et  allongeant  la  main  dans 
l'intérieur  du  coffre  : 

—  Fatalité!  murmura-t-elle  en  prenant  le  livre. 

—  Bien  ,  dit  Charles.  Écoutez  maintenant  :  ce 
livre  de  chasse...  j'étais  insensé...  j'aimaisia  chasse, 
au-dessus  de  toutes  choses...  ce  livre  de  chasse,  je 
l'ai  trop  lu;  comprenez-vous,  madame?... 

Catherine  poussa  un  gémissement  sourd. 

—  C'était  une  faiblesse,  continua  Charles;  brû- 


lez-le, madame!  11  ne  faut  pas  qu'on  sache  les  fai- 
blesses des  rois! 

Catherine  s'approcha  de  la  cheminée  ardente, 
laissa  tomber  le  livre  au  milieu  du  foyer,  et  de- 
meura debout,  immobile  et  muette,  regardant  d'un 
œil  atone  les  flammes  bleuissantes  qui  rongeaient 
les  feuilles  empoisonnées. 

A  mesure  que  le  livre  brûlait,  une  forte  odeur 
d'ail  se  répandait  dans  toute  la  chambre. 

Bientôt  il  fut  entièrement  dévoré. 

—  Et,  maintenant,  madame,  appelez  mon  frère, 
dit  Charles  avec  une  irrésistible  majesté. 

Catherine,  frappée  de  stupeur,  écrasée  sous  une 
émotion  multiple  que  sa  profonde  sagacité  ne  pou- 
vait analyser,  et  que  sa  force  presque  surhumaine 
ne  pouvait  combattre,  fit  un  pas  en  avant  et  voulut 
parler. 

La  mère  avait  un  remords;  la  reine  avait  une 
terreur;  l'empoisonneuse  avait  un  retour  de  haine. 

Ce  dernier  sentiment  domina  tous  les  autres. 

—  Maudit  soit-il  !  s'écria-t-elle  en  s'élançant  hors 
de  la  chambre;  il  triomphe,  il  touche  au  but:  oui, 
maudit,  qu'il  soit  maudit! 

—  Vous  entendez,  mon  frère,  mon  frère  Henri  ! 
cria  Charles  poursuivant  sa  mère  de  la  voix;  mon 
frère  Henri,  à  qui  je  veux  parler  à  l'instant  même  au 
sujet  de  la  régence  du  royaume! 

Presque  au  même  instant  maître  Ambroise  Paré 
entra  par  la  porte  opposée  à  colle  qui  venait  de  don- 
ner passage  à  Catherine;  et,  s'arrètant  sur  le  seuil 
pour  humer  l'atmosphère  alliacée  de  la  chambre  : 

—  Qui  donc  a  brûlé  de  l'arsenic?  dit-il. 

—  Moi!  répondit  Charles. 


XXXIV 


U  PLATE-FORME  DU  DONJON  DE  VINCEKNES. 


ependant,  Henri  deNavarre 
se  promenait  seul  et  rêveur 
sur  la  terrasse  du  donjon  ; 
il  savait  la  cour  au  château, 
qu'il  voyait  à  cent  pas  de 
lui,  et,  à  travers  les  mu- 
railles, son  œil  perçant  de- 
vinait Charles  moribond. 
n  faisait  un  temps  d'azur  et  d'or  :  un  large  rayon 
de  soleil  miroitait  dans  les  plaines  éloignées,  tandis 
qu'il  baignait  d'un  or  fluide  !a  cipie  d"»  «""bres  de 


la  forêt;  fiers  de  la  richesse  de  leur  premier  feuil- 
lage. Les  pierres  grises  du  donjon  elles-mêmes  sem- 
blaient s'imprégner  de  la  douce  chaleur  du  ciel,  et 
des  ravenelles,  apportées  par  le  souffle  du  vent  d'est 
dans  les  fentes  de  la  muraille,  ouvraient  leurs  dis- 
ques de  velours  rouge  et  jaune  aux  baisers  d'une 
brise  attiédie. 

Mais  le  regard  de  Henri  ne  se  fixait  m  sur  ces 
plaines  verdoyantes,  ni  sur  ces  cimes  chenues  et  do- 
rées :  son  regard  franchissait  les  espaces  intermé- 
diaires et  allait  au  delà  se  fixer  ardent  d'ambition 


472 


LA  REINE  JIARGOT. 


sur  cette  capitale  de  la  France,  destinée  à  de^'cnir 
un  jour  la  capitale  du  monde. 

—  Paris,  murmurait  le  roi  de  Navarre,  voilà  Pa- 
ris; c'est-à-dire  la  joie,  le  triomphe,  la  gloire,  le 
pouvoir  et  le  bonheur;  Paris,  ouest  le  Louvre,  et  le 
Louvre,  où  est  le  trône;  et  dire  qu'une  seule  chose 
me  sépare  de  ce  Paris  tant  désiré,  ce  sont  les  pier- 
res qui  rampent  à  mes  pieds  et  qui  renferment  avfc 
moi  mon  ennemie! 

Et,  en  ramenant  son  regard  de  Paris  à  Vincennes, 
il  aperçut  à  sa  gauche,  dans  un  vallon  voilé  par  des 
amandiers  en  (leurs,  un  homme  sur  la  cuirasse  du- 
quel se  jouait  obstinément  un  ra}on  de  soleil,  point 
enflammé  qui  voltigeait  dans  l'espace  à  chaque  mou- 
vement de  cet  homme. 

Cet  homme  était  sur  un  cheval  plein  d'ardeur,  et 
tenait  en  main  un  cheval  qui  paraissait  non  moins 
impatient. 

Le  roi  de  Navarre  arrêta  ses  yeux  sur  le  cavalier 
et  le  vit  tirer  son  épée  hors  du  fourreau,  passer  la 
pointe  dans  son  mouchoir,  et  agiter  ce  mouchoir 
en  façon  de  signal. 

Au  même  instant,  sur  la  colline  en  face,  un  signal 
pareil  se  répéta,  puis  tout  autour  du  château  volti- 
gea comme  une  ceinture  de  mouchoirs. 

C'était  de  Mouy  et  ses  huguenots,  qui,  sachant  le 
roi  mourant,  et  qui,  craignant  qu'on  ne  tentât  quel- 
que chose  contre  Henri,  s'étaient  réunis  et  se  te- 
naient prêts  à  défendre  ou  à  attaquer. 

Henri  reporta  ses  yeux  sur  le  cavalier  qu'il  avait 
vu  le  premier,  se  courba  hors  de  la  balustrade,  cou- 
vrit ses  yeux  de  sa  main,  et,  brisant  ainsi  les  rayons 
du  soleil  qui  l'ébloiiissaient,  reconnut  le  jeune  hu- 
guenot. 

—  De  Mouy  !  s'écria-t-il  comme  si  celui-ci  eîit  pu 
l'entendre. 

Et,  dans  sa  joie  de  se  voir  ainsi  environné  d'amis, 
il  leva  lui-même  son  chapeau  et  fit  voltiger  son 
écharpe. 

Toutes  les  banderoles  blanches  s'agitèrent  de 
nouveau  avec  une  vivacité  qui  témoignait  de  leur 
joie. 

—  Hélas!  ils  m'attendent,  dit-il,  et  je  ne  puis  les 
rejoindre...  Que  ne  l'ai-je  fait  quand  je  le  pouvais 
peut-être'?...  Maintenant  j'ai  trop  tardé. 

Et  il  leur  fit  un  geste  do  di'sespfiir,  auquel  do 
Mouy  répondit  par  un  signe  qui  voulait  dircj'iiZ/c»- 
drai. 

En  ce  moment,  Henri  entendit  di's  jias  cpii  relen- 
lissaient  dans  l'ocalier  de  pierre.  11  se  relira  vive- 
ment. Les  huguenots  comprirent  la  cause  de  celte 
retraite.  Les  cpi'cs  rentrèrent  au  fourreau,  et  les 
mouchoirs  disparurent. 

IJi'Mri  vil  (li'l)ou(lier  de  l'e.scalier  une  femme  d<inl 
la  rcs|iiration  lialeiaiite  (l('n(mçail  une  marclie  ra- 
pide, et  reconnut,  non  sans  cette  secrète  terreur  qu'il 
«•prouvait  toujours  en  l'apercevant,  Calheiine  de 
Médicis. 


Derrière  elle  étaient  deux  gardes  qui  s'arrêtèrent 
au  haut  de  l'escalier. 

—  Oh!  oh!  murmura  Henri,  il  faut  qu'il  y  ait 
quelque  chose  de  nouveau  et  de  grave  pour  que  la 
reine  mère  vienne  ainsi  me  chercher  sur  la  plate- 
forme du  donjon  de  Vincennes. 

Catherine  s'assit  sur  un  banc  de  pierre  adossé 
aux  créneaux  pour  reprendre  haleine. 

Henri  s'approcha  d'elle,  et,  avec  son  plus  gra- 
cieux sourire  : 

—  Serait-ce  moi  que  vous  cherchez,  ma  bonne 
mère?  dit-il.     ' 

—  Oui,  monsieur,  répondit  Catherine;  j'ai  voulu 
vous  donner  une  dernière  preuve  de  mon  attache- 
ment. Nous  touchons  à  un  moment  suprême;  le  roi 
se  meurt  et  veut  vous  entretenir. 

—  Moi  !  dit  Henri  tressaillant  de  joie. 

—  Oui,  vous.  On  lui  a  dit,  j'en  suis  certaine,  que 
non-seulement  vous  regrettez  le  trône  de  Navarre, 
mais  encore  que  vous  ambitionnez  le  trône  de 
France. 

—  Oh!  fit  Henri. 

—  Ce  n'est  pas,  je  le  sais  bien,  mais  il  le  croit, 
lui,  et  nul  doute  que  cet  entretien  qu'il  veut  avoir 
avec  vous  n'ait  pour  but  de  vous  tendre  un  piège. 

—  A  moi  ? 

—  Oui,  Charles,  avant  de  mourir,  veut  savoir  ce 
qu'il  y  a  à  craindre  ou  à  espérer  de  vous;  et  de 
votre  réponse  à  ses  offres,  faites-y  attention,  dépen- 
dront les  derniers  ordres  qu'il  donnera,  c'est-à-dire, 
votre  mort  ou  votre  vie, 

—  Mais  que  doit-il  donc  m'offrir? 

—  Que  sais-je,  moi?  des  choses  impossibles  pro- 
bablement. 

—  Enfin,  ne  devinez-vous  pas,  ma  mère? 

—  Non  ;  mais  je  suppose,  par  exemple... 
Catherine  s'arrêta. 

—  Quoi? 

—  je  suppose  que,  vous  croyant  ces  vues  ambi- 
tieuses qu'on  lui  a  dites,  il  veuille  acquérir  de  vo- 
tre bouche  même  la  preuve  de  cette  amhilion.  Sup- 
posez qu'il  vous  tente  comme  autrefois  on  tentait  les 
coupables,  pour  provoquer  un  aveu  sans  torture, 
supposez,  continua  Catherine  en  regardant  fixement 
Henri,  ([u'il  vous  propose  un  gouvernement,  la  ré- 
genci^  même... 

L'ne  joio  indicible  s'épandit  dans  le  cœur  oppressé 
de  Henri;  mais  il  devina  le  coup,  et  cette  âme  vigou- 
reuse et  souple  rebondit  sous  l'attaque. 

' —  A  moi?  dit-il,  le  piège  serait  trop  grossier;  à 
moi  la  régence  quand  il  y  a  vous,  quand  il  y  a  mon 
frère  d'.Mençon'? 

Catherine  se  pinça  les  lèvres  pour  radier  sa  salis 
faction. 

—  Alors,  dit-elle  vivement,  vous  renimccivz  à  la 
régence? 

—  Le  roi  est  nmrt,  pensa  Henri,  et  c'est  elle  ipii 
nie  tond  un  piège. 


LA  HEINE  MARGOT. 


173 


—  Alors,  dit-elle  vivement,  vous  renoncerez  à  la  régence?  —  Page  172. 


Puis,  tout  haut  : 

—  11  faut  d'abord  que  j'entende  le  roi  de  France, 
répondit-il,  car,  de  votre  aveu  même,  madame,  tout 
ce  que  nous  avons  dit  là  n'est  que  supposition. 

—  Sans  doute,  dit  Catherine;  mais  vous  pouvez 
toujours  répondre  de  vos  intentions. 

—  Eh  !  mon  Dieu  !  dit  innocemment  Henri , 
n'ayant  pas  de  prétentions,  je  n'ai  pas  d'inten- 
tions. 

—  Ce  n'est  point  répondre,  cela,  dit  Catherine, 
sentant  que  le  temps  pressait. 

Et,  se  laissant  emporter  à  sa  eolère  : 


—  D'une  façon  ou  de  l'autre,  prononcez-vous.     , 

—  Je  ne  puis  me  prononcer  sur  des  suppositions, 
madame;  une  résolution  positive  est  chose  si  diffi- 
cile et  surtout  si  grave  à  prendre,  qu'il  fifut  attendre 
les  réalités. 

—  Écoutez,  monsieur,  dit  Catherine,  il  n'y  a  pas 
de  temps  à  perdre,  et  nous  le  perdons  en  discussions 
vaines,  en  finesses  réciproques.  Jouons  notre  jeu  en 
roi  et  en  reine.  Si  vous  acceptez  la  régence,  vous 
êtes  mort. 

• —  Le  roi  vit,  pensa  Henri. 
Puis,  tout  haut 


174 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Madame,  dit-il  avec  fermeté,  Dieu  tient  la  vie 
des  hommes  et  des  rois  entre  ses  mains  ;  il  m'inspi- 
rera. Qu'on  dise  à  Sa  Majesté  que  je  suis  prêt  à  me 
présenter  devant  elle. 

—  Réfléchissez,  monsieur. 

—  Depuis  deux  ans  que  je  suis  proscrit,  depuis 
un  mois  que  je  suis  prisonnier,  répondit  Henri  gra- 
vement, j'ai  eu  le  temps  de  réfléchir,  madame,  et 
j'ai  réfléchi.  Ayez  donc  la  bonté  de  descendre  la 
première  près  du  roi  et  de  lui  dire  que  je  vous  suis. 
Ces  deux  braves,  ajouta  Henri  en  montrant  les  deux 
soldats,  veilleront  à  ce  que  je  ne  m'échappe  point. 
D'ailleurs,  ce  n'est  point  mon  intention. 

H  y  avait  un  tel  accent  de  fermeté  dans  les  paro- 
les de  Henri,  que  Catherine  vit  bien  que  toutes  ses 
tentatives,  sous  quelques  formes  qu'elles  fussent  dé- 
guisiies,  ne  gagneraient  rien  sur  lui;  elle  descendit 
précipitamment. 

Aussitôt  qu'elle  eut  disparu,  Henri  courut  au  pa- 
rapet et  fit  à  de  Mouy  un  signe  qui  voulait  dire  : 
Approchez-vous,  et  tenez-vous  prêt  à  tout  événe- 
ment. 

De  Mouy,  qui  était  descendu  de  cheval,  sauta  en 
selle,  et,  avec  le  second  cheval  de  main,  vint  au  ga- 
lop prendre  position  à  deux  portées  de  mousquet  du 
donjon. 

Henri  le  remercia  du  geste  et  descendit. 

Sur  le  premier  palier,  il  trouva  les  deux  soldats 
qui  l'attendaient. 

Un  double  poste  de  Suisses  et  de  chevau-légers 
gardait  l'entrée  des  cours,  il  fallait  traverser  une 
double  haie  de  pertuisancs  pour  entrer  au  château 
et  pour  en  sortir. 


Catherine  s'était  arrêtée  là  et  attendait. 

Elle  fit  signe  aux  deux  .soldats  qui  suivaient 
Henri  de  s'écarter,  et,  posant  une  de  ses  mains  sur 
son  bras  ; 

—  Cette  cour  a  deux  portes,  dit-elle;  à  celle-ci, 
que  vous  voyez  derrière  les  appartements  du  roi,  si 
vous  refusez  la  régence,  un  bon  cheval  et  la  liberté 
vous  attendent;  à  celle-là,  sous  laquelle  vous  ve- 
nez de  passer,  si  vous  écoutez  l'ambition...  Que  di- 
tes-vous'! 

—  Je  dis  que,  si  le  roi  me  fait  régent,  madame, 
c'est  moi  qui  donnerai  des  ordres  aux  soldats,  et 
non  pas  vous.  Je  dis  que,  si  je  sors  du  château  à  la 
nuit,  toutes  ces  piques,  toutes  ces  hallebardes,  tous 
ces  mousquets,  s'abaisseront  devant  moi. 

—  Insensé  !  murmura  Catherine  exaspérée,  crois- 
moi,  ne  joue  pas  avec  Catherine  ce  terrible  jeu  de 
la  vie  et  de  la  mort. 

—  Pourquoi  pas?  dit  Henri  en  regardant  fixe- 
ment Catherine;  pourquoi  pas  avec  vous  aussi  bien 
qu'avec  un  autre,  puisque  j'y  ai  gagné  jusqu'à  pré- 
sent? 

—  Montez  donc  chez  le  roi,  monsieur,  puisque 
vous  ne  voulez  rien  croire  et  rien  entendre,  dit  Ca- 
therine en  lui  montrant  l'escalier  d'une  main  et  en 
jouant  avec  un  des  deux  couteaux  empoisonnés 
qu'elle  portait  dans  cette  gaine  de  chagrin  noir  de- 
venue historique. 

—  Passez  la  première,  madame,  dit  Henri;  tant 
que  je  ne  serai  pas  régent,  l'honneur  du  pas  vous 
appartient. 

Catherine,  devinée  dans  toutes  ses  intentions, 
n'essaya  point  de  lutter,  et  passa  la  première. 


-7»^S)c  •©  ceî«<  - 


XXXV 


LA   nfiGENCE. 


roi  commençait  à  s'im- 
j|iaiieiiU;r.  Il  avait  fait  ap- 
peler M.  de  Naneey  dans 
sa  chambre,  cl  venait  de 
lui  donner  l'ordre  d'aller 
rhricher  Henri  lorsque 
■liiiii  parut. 
V.n  voyant  son  beau-frèro 
apparailre  sur  le  mmiI  du  la  porto,  Charles  poussa 
un  cri  de  joie,  et  Henri  demeura  épouvanté  comme 
«'il  se  fût  trouvé  en  face  d'un  cadavre. 


Les  deux  nu'decins  qui  étaient  â  ses  côtés  s'cloj- 
pnèrcni;  lo  prêlre,  qui  venait  d'ox.horter  le  mal- 
heureux princo  ù  une  lin  chrétienne,  se  retira  éga- 
lement. 

Charles  IX  n'était  pas  aimé,  et  cependant  on  pleu- 
rait licaiicoti])  dans  les  anlichaiiilires.  A  la  mort  des 
rois,  (piels  qu'Usaient  éli',  il  y  a  toujours  dos  gens 
qui  perdent  quelque  chose  et  qui  craignent  de  no 
pas  retrouver  ce  (piehiue  clioso  sous  leur  succei- 
scur. 

Cfl  deuil,  ces  lengloti,  les  paroUi)  do  Coihurina, 


LA  REINE  MARGOT. 


•175 


l'appareil  sinistre  et  majestueux  des  derniers  mo- 
ments d'un  roi  ;  enfin,  la  vue  de  ce  roi  lui-même, 
atteint  d'une  maladie  qui  s'est  reproduite  depuis, 
mais  dont  la  science  n'avait  pas  encore  eu  d'exem- 
ple, produisirent  sur  l'esprit  encore  jeune  et,  par 
conséquent,  encore  impressionnable  de  Henri  un 
effet  si  terrible,  que,  malgré  sa  résolution  de  ne 
point  donner  de  nouvelles  inquiétudes  à  Charles  sur 
son  état,  il  ne  put,  comme  nous  l'avons  dit,  répri- 
mer le  sentiment  de  terreur  qui  se  peignit  sur  son 
visage  en  apercevant  ce  moribond  tout  ruisselant  de 
sang. 

Charles  sourit  avec  tristesse.  Rien  n'échappe  aux 
mourants  des  impressions- de  ceux  qui  les  entou- 
rent. 

—  Venez,  Henriot,  dit-il  en  tendant  la  main  à  son 
beau-frère  avec  une  douceur  de  voix  que  Henri  n'a- 
vait jamais  remarquée  en  lui  jusque-là.  Venez,  car 
je  souffrais  de  ne  pas  vous  voir;  je  vous  ai  bien  tour- 
menté dans  ma  vie,  mon  pauvre  ami,  et  parfois,  je 
me  le  reproche  maintenant,  croyez-moi!  parfois  j'ai 
prêté  les  mains  à  ceux  qui  vous  tourmentaient  ; 
mais  un  roi  n'est  pas  maître  des  événement?,  et, 
outre  ma  mère  Catherine,  outre  mon  frère  d'Anjou, 
outre  mon  frère  d'Alençon  ,  j'avais  au-dessus  de 
moi,  pendant  ma  vie,  quelque  chose  de  gênant, 
qui  cesse  du  jour  où  je  touche  à  la  mort  :  la  raison 
d'État. 

—  Sire,  balbutia  Henri,  je  ne  me  souviens  plus 
de  rien  que  de  l'amour  que  j'ai  toujours  eu  pour 
mon  frère,  que  du  respect  que  j'ai  toujours  porté  à 
mon  roi. 

—  Oui,  oui,  tu  as  raison,  dit  Charles,  et  je  te 
suis  reconnaissant  de  parler  ainsi,  Henriot  ;  car,  en 
vérité,  tu  as  beaucoup  souffert  sous  mon  règne,  sans 
compter  que  c'est  pendant  mon  régne  que  ta  pauvre 
mère  est  morte.  Mais  tu  as  dû  voir  que  l'on  me 
poussait  souvent.  Parfois  j'ai  résisté,  mais  parfois 
aussi  j'ai  cédé  de  fatigue.  Mais,  tu  l'as  dit,  ne  par- 
lons plus  du  passé  ;  maintenant,  c'est  le  présent  qui 
me  pousse,  c'est  l'avenir  qui  m'effraye. 

Et,  en  disant  ces  mots,  le  pauvre  roi  cacha  son 
visage  livide  dans  ses  mains  décharnées. 

Puis,  après  un  instant  de  silence,  secouant  son 
front  pour  en  chasser  ces  sombres  idées  et  faisant 
pleuvoir  autour  de  lui  une  rosée  de  sang  : 

—  Il  faut  sauver  l'État,  continua-t-il  à  voix  basse 
et  en  s'inclinant  vers  Henri,  il  faut  l'empêcher  de 
tomber  entre  les  mains  des  fanatiques  ou  des  fem- 
mes. 

Charles,  comme  nous  venons  de  le  dire,  prononça 
ces  paroles  à  voix  basse,  et  cependant  Henri  crut  en- 
tendre derrière  la  coulisse  du  lit  comme  une  sourde 
exclamation  de  colère.  Peut-être  quelque  ouverture, 
pratiquée  dans  la  muraille,  à  l'insu  de  Charles  lui- 
même,  permettait-elle  à  Catherine  d'entendre  cette 
suprêm*»  conversation. 


—  Des  femmes?  reprit  le  roi  de  Navarre  pour 
provoquer  une  explication. 

—  Oui,  Henri,  dit  Charles,  ma  mère  veut  la 
régence  en  attendant  que  mon  frère  de  Pologne 
revienne.  Mais,  écoute  ce  que  je  te  dis,  il  ne  revien- 
dra pas. 

—  Comment!  il  ne  reviendra  pas?  s'écria  Henri, 
dont  le  cœur  bondissait  sourdement  de  joie. 

—  Non,  il  ne  reviendra  pas,  continua  Charles, 
ses  sujets  ne  le  laisseront  pas  partir. 

—  Mais,  dit  Henri,  croyez-vous,  mon  frère,  que 
la  reine  mère  ne  lui  aura  pas  écrit  à  l'avance? 

—  Si  fait,  mais  Nancey  a  surpris  le  courrier  à 
Château-Thierry  et  m'a  rapporté  la  lettre;  dans  cette 
lettre,  j'allais  mourir,  disait-elle.  Mais,  moi  aussi 
j'ai  écrit  à  Varsovie,  ma  lettre  y  arrivera,  j'en  suis 
sûr,  et  mon  frère  sera  surveillé.  Donc,  selon  toute 
probabilité,  Henri,  le  tnJne  va  être  vacant. 

Un  second  frémissement,  plus  sensible  encore  que 
le  premier,  se  fit  entendre  dans  l'alcùve. 

—  Décidément,  se  dit  Henri,  elle  est  là;  elle 
écoute,  elle  attend! 

Charles  n'entendit  rien. 

—  Or,  poursuivit-il,  je  meurs  sans  bériiicr 
mâle. 

Puis  il  s'arrêta  :  une  douce  pensée  parut  éclairer 
son  visage,  et,  posant  sa  main  sur  l'épaule  du  roi  de 
Navarre  : 

—  Hélas!  te  souviens-tu,  Henriot,  conlinua-t-il, 
te  souviens-tu  de  ce  pauvre  petit  enfant  que  je  t'ai 
montré  un  soir  dormant  dans  son  berceau  de  soie, 
et  veillé  par  un  ange?  Hélas  !  Henriot,  ils  me  le 
tueront!!... 

-^  0  sire!  s'écria  Henri,  dont  les  yeux  se  mouil- 
lèrent de  larmes,  je  vous  jure  devant  Dieu  que  mes 
jours  et  mes  nuits  se  passeront  à  veiller  sur  sa  vie. 
Ordonnez,  mon  roi. 

—  Merci,  Henriot,  merci!  dit  le  roi  avec  une  ef- 
fusion qui  était  bien  loin  de  son  caractère,  mais 
que  cependant  lui  donnait  la  situation.  J'accepte  ta 
parole.  N'en  fais  pas  un  roi...  heureusement  il  n'est 
pas  né  pour  le  trône;  mais  un  homme  heureux.  Je 
lui  laisse  une  fortune  indépendante;  qu'il  ait  la  no- 
blesse de  sa  mère,  celle  du  cœur.  Peut-être  vaudrait- 
il  mieux  pour  lui  qu'on  le  destinât  à  l'Église,  il  in- 
spicerait  moins  de  crainte.  Oh  !  il  me  semble  que  je 
mourrais,  sinon  heureux,  du  moins  tranquille,  si 
j'avais  là,  pour  me  consoler,  les  caresses  de  l'enfant 
et  le  doux  visage  de  la  mère. 

—  Sire,  ne  pouvez-vous  les  faire  venir? 

—  Eh!  malheureux!  ils  ne  sortiraient  pas  d'ici. 
Voilà  la  condition  des  rois,  Henriot  :  ils  ne  peuvent 
ni  vivre,  ni  mourir  à  leur  guise. Mais,  depuis  ta  pro- 
messe, jo  suis  plus  tranquille. 

Henri  réfléchit. 

—  Oui,  sans  doute,  mon  roi,  j'ai  promis,  mais 
pourrai-je  tenir' 


176 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Oui,  la  lii'gencc  à  toi. 


—  Que  v«ux-tu  dire? 

—  Moi-mûme,  ne  serai-je  pas  proscrit,  menacé 
comme  lui,  plus  que  lui,  m/*nie?  Car,  moi,  je  suis 
un  homme,  et  lui  n'est  qu'un  enfant. 

—  Tif  to  trompes,  répondit  (lliarlos;  moi  ninrl,  tu 
seras  fort  et  puissant,  et  voilà  qui  t(>  donnera  la  force 
et  la  puissance. 

A  CCS  mots,  le  moribond  lira  un  parrlicmin  de 
son  chevet. 

—  Tiens,  lui  dit-il. 

Henri  parcourut  la  feuille  revêtue  du  sceau 
roy«1 


—  La  régence  à  moi,  sire!  dit-il  en  pâM.'îsanl  de 
joie. 

—  Oui,  la  régence  à  toi,  en  allendant  le  retour 
du  duc  d'Anjou,  et  comme,  selon  toute  probabilité, 
le  duc  d'Anjou  ne  reviendra  point,  ce  n'est  pas  la 
régence  que  to  donne  ce  [lainer.  c'e^t  le  trône. 

—  Le  trtine,  à  moi!  murmura  Henri. 

■  Oui,  dit  Charles,  à  toi,  seul  digne  et  snriout 
M'iil  capable  de  gouverner  ces  galant.»;  débauches, 
CCS  filles  iicrducs  qui  vivent  do  sang  et  de  larmes. 
Mon  frère  d'Alençon  est  un  trailre,  il  sera  traitro 
envprs  tous.  Lnisse-le  dans  le  donjon  où  je  l'ai  mis. 


LA  REINE  MARGOT. 


177 


Entre  eux  deux  était  couché  le  corps  du  roi  moribond.  —  Page  179. 


Ma  mère  votidra  te  tuer,  exile-la.  Mon  frère  HWn- 
jou,  dans  trois  mois,  dans  quatre  mois,  dans  un  an 
peut-être,  quittera  Varsovie  et  viendra  te  dispu- 
ter la  puissance,  réponds  à  Henri  par  un  bref  du 
pape.  J'ai  négocié  celte  affaire  par  mon  ambassadeur 
le  duc  de  Nevers,  et  tu  recevras  incessamment  le 
bref. 

—  0  mon  roi  ! 

—  Ne  crains  qu'une  chose,  Henri,  la  guerre  ci- 
vile. Mais,  en  restant  converti,  tu  l'évites;  carie 
parti  huguenot  n'a  de  consistance  qu'à  la  condition 

• 

rwit.  —  Inif.  Il»  BUT  alBi,   twilararl  HoiilriiriuSK,  SI. 


que  tu  te  mettras  à  sa  tête,  et  M.  de  Condé  n'est  pas 
de  force  à  lutter  contre  toi.  La  France  est  un  pays 
de  plaine,  Henri,  par  conséquent,  un  pays  catholi- 
que. Le  roi  de  France  doit  être  le  roi  des  catholi- 
ques et  non  le  roi  des  huguenots;  car  le  roi  de 
France  doit  être  le  roi  de  la  majoiité.  On  dit  que 
j'ai  des  remords  d'avoir  fait  la  Sainl-Barthélemy; 
—  des  doutes,  oui;  —  des  remords,  —  non.  On  dit 
que  je  rends  le  sang  des  huguenots  par  tous  les  po* 
res.  Je  sais  ce  que  je  rends,  de  l'arsenic  et  non  du 
sang. 


178 


LA  REINE  MARGOT. 


—  Oh  !  sire,  que  dites-vous? 

—  Rien.  Si  ma  mort  doit  être  vengée,  Henriot, 
elle  doit  être  vengée  par  Dieu  seul.  N'en  parlons 
plus  que  pour  prévoir  les  événements  qui  en  seront 
la  suite.  Je  te  lègue  un  bon  parlement,  une  armée 
éprouvée.  Appuie-toi  sur  le  parlement  et  sur  l'armée 
pour  résister  à  tes  seuls  ennemis  :  ma  mère  et  le 
duc  d'Alençon. 

En  ce  moment,  on  entendit  dans  le  vestibule  un 
bruit  sourd  d'armes  et  de  commandements  mili- 
taires. 

—  Je  suis  mort,  murmura  Henri. 


—  Tu  crains,  tu  hésites?  dit  Charles  avec  inquié- 
tude. 

—  Moi  !  sire,  répliqua  Henri  ;  non,  je  ne  crains 
pas;  non,  je  n'hésite  pas;  j'accepte. 

Charles  lui  serra  la  main.  Et  comme,  en  ce  mo- 
ment, sa  nourrice  s'approchait  de  lui,  tenant  une 
potion  qu'elle  venait  de  préparer  dans  la  chambre 
voisine,  sans  faire  attention  que  le  sort  de  la  France 
se  décidait  à  trois  pas  d'elle  : 

—  Appelle  ma  mère,  bonne  nourrice,  et  dis  aussi 
qu'on  fasse  venir  M.  d'Alençon. 


XXXVI 


LE  ROI  EST  MORT  ■  VIVE  LE  ROI  I 


atherine  et  le  duc  d'Alen- 
çon, livides  d'effroi  et  trem- 
blants de  fureur  tout  en- 
semble, entrèrent  quelques 
minutes  après.  Comme 
Henri  l'avait  deviné,  Ca- 
therine savait  tout  et  avait 
tout  dit,  en  peu  de  mots, 
à  François.  Hs  firent  quelques  pas  et  s'arrêtèrent  at- 
tendant. 
Henri  était  debout  au  chevet  du  lit  de  Charles. 
Le  roi  leur  déclara  sa  volonté. 
—  Madame,  dit-il  à  sa  mère,  si  j'avais  un  fils, 
vous  seriez  régente,  ou,  à  défaut  de  vous,  ce  sérail 
le  roi  de  Pologne,  ou,  à  défaut  du  roi  de  Pologne 
enfin,  ce  serait  mon  frère  François;  mais  je  n'ai  pas 
de  fils,  et,  après  moi,  le  trône  appartient  à  mon 
frère  le  duc  d'Anjou,  qui  est  absent.  Comme,  un 
jour  ou  l'autre,  il  viendra  réclamer  ce  trône,  je  ne 
veux  pas  qu'il  trouve  à  sa  place  un  homme  qui 
puisse,  par  des  droits  presque  ('gaux,  lui  disputer 
ses  droits,  et  qui  expose  [lar  conséquent  le  r()}at!me 
à  des  guerres  do  prétendants.  Voilà  iiour(|U()i  je  ne 
vous  prends  pas  pour  rt'genlc,  madame,  car  vous 
auriez  à  choisir  entre  vos  deux  fils,  ce  qui  serait  pé- 
nible pour  le  coeur  d'une  mère.  Voilà  pourquoi  je 
ne  choisis  pas  mon  frère  François,  car  mon  frère 
François  pourrait  dire  à  .son  ainci  :  «  Vous  aviez  un 
trône,  pourquoi  lavez-vous  (|nitli''?  »  Non,  je  choisis 
donc  un  régent  qui  [luisso  |irendro  en  dépôt  la  cou- 
ronne et  qui  In  Rarde  sous  sa  main  et  non  sur  sa 


tête.  Ce  régent,  saluez-le,  madame;  saluez-le,  mon 
frère  ;  ce  régent,  c'est  le  roi  de  Navarre. 

Et,  avec  un  geste  de  suprême  commandement,  il 
salua  Henri  de  la  main. 

Catherine  et  d'Alençon  firent  un  mouvement  qui 
tenait  le  milieu  entre  un  tressaillement  nerveux  et 
un  salut. 

—  Tenez,  monseigneur  le  régent,  dit  Charles  au 
roi  de  Navarre,  voici  le  parchemin  qui,  jusqu'au 
retour  du  roi  de  Pologne,  vous  donne  le  comman- 
dement des  armées,  les  clefs  du  trésor,  le  droit  et  le 
pouvoir  royal. 

Catherine  dévorait  Henri  du  regard ,  François 
était  si  chancelant,  qu'il  pouvait  à  peine  se  soutenir; 
mais  cette  faiblesse  de  l'un  et  celte  fermeté  de  l'au- 
tre, au  lieu  de  rassurer  Henri,  lui  montraient  le 
danger  présent,  debout,  menaçant. 

Henri  n'en  fit  pas  moins  un  effort  violent,  et,  sur- 
montant toutes  ses  craintes,  il  prit  le  rouleau  des 
mains  du  roi,  et,  se  redressant  de  toute  sa  hauteur, 
il  fixa  sur  Catherine  et  François  un  regard  qui  vou- 
lait dire  : 

—  Prenez  garde,  je  suis  votre  maître. 
Callierine  romprit  ce  regard. 

—  Non,  non,  jamais,  dii-oUc,  jamais  ma  race  ne 
pliera  la  tête  sous  une  race  étrangère;  jamais  un 
l)i)urhon  ne  régnera  en  France  tant  qu'il  restera  un 
Valois. 

—  Ma  mère,  ma  mère!  .s'érria  Charles  IX  en  so 
redres-sant  dans  son  lit  aux  draps  rougis,  plus  ef- 
frayant que  jamais,  prenez  garde,  je  suis  roi  encore  : 


LA  REINE  MARGOT. 


173 


pas  pour  longtemps,  je  le  sais  bien  ;  mais  il  ne  faut 
pas  longtemps  pour  donner  un  ordre,  il  ne  faut  pas 
longtemps  pour  punir  les  meurtriers  et  les  empoi- 
sonneurs. 

—  Eh  bien  !  donnez-le  donc,  cet  ordre,  si  vous 
l'osez.  Moi,  je  vais  donner  les  miens.  Venez,  Fran- 
çois, venez. 

Et  elle  sortit  rapidement,  entraînant  avec  elle  le 
duc  d'Alençon. 

—  Nancey  1  cria  Charles;  Nancey,  à  moi,  à  moi  ! 
je  l'ordonne,  je  le  veux,  Nancey,  arrêtez  ma  mère, 
arrètea  mon  frère,  arrêtez... 

Une  gorgée  de  sang  coupa  la  parole  à  Charles  au 
moment  où  le  capitaine  des  gardes  ouvrit  la  porte, 
et  le  roi  suffoqué  râla  sur  son  lit. 

Nancey  n'avait  entendu  que  son  nom  ;  les  ordres 
qui  l'avaient  suivi ,  prononcés  d'une  voix  moins 
distincte,  s'étaient  perdus  dans  l'espace. 

—  Gardez  la  porte,  dit  Henri,  et  ne  laissez  entrer 
personne. 

Nancey  salua  et  sortit. 

Henri  reporta  ses  yeux  sur  ce  corps  inanimé  et 
qu'on  eût  pu  prendre  pour  un  cadavre  si  un  léger 
souffle  n'eût  agité  la  frange  d'écume  qui  bordait  ses 
lèvres. 

Il  regarda  longtemps;  puis,  se  parlant  à  lui- 
même  : 

—  Voici  l'instant  suprême,  dit-il,  faut-il  régner, 
faut-il  vivre? 

Au  même  instant,  la  tapisserie  de  l'alcôve  se  sou- 
leva, une  tête  pâlie  apparut  derrière,  et  une  voix  vi- 
bra au  milieu  du  silence  de  mort  qui  régnait  dans 
la  chambre  royale  : 

—  Vivez  !  dit  cette  voix. 

—  René  !  s'écria  Henri. 

—  Oui,  sire. 

—  Ta  prédiction  était  donc  fausse  :  je  ne  serai 
donc  pas  roi?  s'écria  Henri. 

—  Vous  le  serez,  sire,  mais  l'heure  n'est  pas  en- 
core venue. 

—  Comment  le  sais-»u?  parle,  que  je  sache  si  je 
dois  te  croire. 

—  Écoutez. 

—  J'écoute. 

'      —  Baissez-vous. 

Henri  s'inclina  au-dessus  du  corps  de  Charles. 
René  se  pencha  de  son  côté.  La  largeur  du  lit  les  sé- 
parait seule,  et  encore  la  distance  était-elle  dimi- 
nuée par  leur  double  mouvement. 
1  Entre  eux  deux  était  couché,  et  toujours  sans  voix 
et  sans  mouvement,  le  corps  du  roi  moribond. 

—  Ecoulez,  dit  René  :  placé  ici  par  la  reine  mère 
pour  vous  perdre,  j'aime  mieux  vous  servir,  moi, 
car  j'ai  confiance  en  votre  horoscope;  en  vous  ser- 
vant, je  trouve  à  la  fois,  dans  ce  que  je  fais,  l'inté- 
rêt de  mon  corps  et  de  mon  âme. 

—  Est-ce  la  reine  mère  aussi  qui  t'a  ordonné  de 


me  dire  cela?  demanda  Henri  plein  de  doute  et  d'an- 
goisses. 

—  Non,  dit  René;  mais  écoutez  un  secret. 

Et  il  se  pencha  encore  davantage.  Henri  l'imita, 
de  sorte  que  les  deux  têtes  se  touchaient  presque. 

Cet  entretien  de  deux  hommes ,  courbés  sur  le 
corps  d'un  roi  mourant,  avait  quelque  chose  de  si 
sombre,  que  les  cheveux  du  superstitieux  Florentin 
se  dressaient  sur  sa  tête  et  qu'une  sueur  abondante 
perlait  sur  le  visage  de  Henri. 

—  Écoutez,  continua  René,  écoutez  un  secret  que 
je  sais  seul,  et  que  je  vous  révèle  si  vous  me  jurez, 
sur  ce  mourant,  de  me  pardonner  la  mort  de  votre 
mère. 

—  Je  vous  l'ai  déjà  promis  une  fois,  dit  Henri, 
dont  le  visage  s'assombrit. 

—  Promis,  mais  non  juré,  dit  René  en  faisant  un 
mouvement  en  arrière. 

—  Je  le  jure,  dit  Henri  étendant  la  main  droite 
sur  la  tête  du  roi. 

—  Eh  bien  !  sire,  dit  précipitamment  le  Floren- 
tin, le  roi  de  Pologne  arrive! 

—  Non,  dit  Henri,  le  courrier  a  été  arrêté  par  le 
roi  Charles. 

—  Le  roi  Charles  n'en  a  arrêté  qu'un  sur  la  route 
de  Château-Thierry;  mais  la  reine  mère,  dans  sa 
prévoyance,  en  avait  envoyé  trois  par  trois  routes. 

—  Oh  !  malheur  à  moi!  dit  Henri. 

—  L'n  messager  est  arrivé  ce  matin  de  Varsovie. 
Le  roi  partait  derrière  lui  sans  que  personne  son- 
geât à  s'y  opposer,  car,  à  Varsovie,  on  ignorait  en- 
core la  maladie  du  roi.  Il  ne  précède  Henri  d'Anjou 
que  de  quelques  heures. 

—  Oh  !  si  j'avais  seulement  huit  jours,  dit  Henri. 

—  Oui,  mais  vous  n'avez  pas  huit  heures.  Avcz- 
vous  entendu  le  bruit  des  armes  que  l'on  préparait? 

—  Oui. 

—  Ces  armes,  on  les  préparait  à  votre  intention. 
Ils  viendront  vous  tuer  jusqu'ici,  jusque  dans  la 
chambre  du  roi. 

—  Le  roi  n'est  pas  mort  encore. 
René  regarda  fixement  Charles  : 

—  Dans  dix  minutes  il  le  sera.  Vous  avez  donc 
dix  minutes  à  vivre,  peut-être  moins. 

—  Que  faire  alors? 

—  Fuir  sans  perdre  une  minute,  sans  perdre  une 
seconde. 

—  Mais  par  où?  s'ils  attendent  dans  l'anticham- 
bre, ils  me  tueront  quand  je  sortirai. 

—  Écoutez  :  je  risque  tout  pour  vous,  ne  l'ou- 
bliez jamais. 

—  Sois  tranquille. 

—  Suivez-moi  par  ce  passage  secret,  je  vous  con- 
duirai jusqu'à  la  poterne.  Puis,  pour  vous  donner 
du  temps,  j'irai  dire  à  la  reine  mère  que  vous  des- 
cendez; vous  serez  censé  avoir  découvert  ce  passage 
secret  et  en  avoir  profité  pour  fuir  :  venez,  venez. 


180 


LA  r,El>'E  MAP.GOT. 


Henri  se  baissa  vers  Charles  et  l'embrassa  au 
front. 

—  Adieu,  mon  frère,  dit-il,  je  n'oublierai  point 
que  ton  dernier  désir  fut  de  me  voir  te  succéder.  Je 
n'oublierai  pas  que  ta  dernière  volonté  fut  de  me 
faire  roi.  Meurs  en  paix.  Au  nom  de  nos  frères,  je 
te  pardonne  le  sang  versé. 

—  Alerte  !  alerte  !  dit  René,  il  revient  à  lui  ; 
fuyez  avant  qu'il  ne  rouvre  les  yeux,  fuyez. 

—  Nourrice!  murmura  Charles,  nourrice! 
Henri  saisit  ou  chevet  de  Charles  l'épée  désormais 

inutile  du  roi  mourant,  mit  le  parchemin  qui  le 
faisait  régent  dans  sa  poitrine,  baisa  une  dernière 
fois  le  front  de  Charles,  tourna  autour  du  lit,  et 
s'élança  par  l'ouverture  qui  se  referma  derrière  lui. 

—  Nourrice!  cria  le  roi  d'une  voix  plus  forte, 
nourrice  ! 

La  bonne  femme  accourut. 

—  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il,  mon  Chariot?  demandâ- 
t-elle. 

—  Nourrice,  dit  le  roi  la  paupière  ouverte  et  l'œil 
dilaté  par  la  fixité  terrible  de  la  mort,  il  faut  qu'il 
se  soit  passé  quelque  chose  pendant  que  je  dormais; 
je  vois  une  grande  lumière,  je  vois  Dieu  notre  maî- 
tre; je  vois  monseigneur  Jésus,  je  vois  la  benoite 
vierge  Marie,  ils  le  prient,  ils  le  supplient  pour 
moi  :  le  Seigneur  tout-puissant  me  pardonne...  il 
m'appelle...  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  recevez- moi  dans 
votre  miséricorde...  Mon  Diîu!  oubliez  que  j'étais 
roi,  car  je  viens  à  vous  sans  sceptre  et  sans  cou- 
ronne... Mon  Dieu!  oubliez  les  crimes  du  roi  pour 
ne  vous  rappeler  que  les  souffrances  de  l'homme... 
Mon  Dieu  !  me  voilà. 

Et  Charles,  qui,  à  mesure  qu'il  prononçait  ces 
paroles,  s'était  soulevé  de  plus  en  plus  comme  pour 
aller  au-devant  do  la  voix  qui  l'appelait,  Ciiarles, 
après  ces  derniers  mots,  poussa  un  soupir  et  re- 
tomba immobile  et  glacé  entre  les  bras  de  sa  nour- 
rice. 

Pendant  ce  temps,  et  tandis  que  les  soldats,  com- 
mandés par  Catherine,  se  portaient  sur  le  passage 
connu  de  tous  par  lequel  Henri  devait  sortir,  Henri, 
guidé  par  René,  suivait  le  couloir  secret,  elgagnail 
la  poterne,  sautait  sur  le  cheval  qui  l'attendait,  et 
piquait  vers  l'endroit  où  il  savait  retrouver  de 
Mouy. 

Tout  à  coup,  au  bruit  de  son  cheval,  dont  le  ga- 
lop faisait  relenlir  le  pave  sonore,  quelques  senti- 
nelles se  relournèrcnt  en  criant  : 

—  W  fuit!  il  fuit! 


—  Qui  cela  ?  s'écria  la  reine  mère  en  s'approchant 
d'une  fenêtre. 

—  Le  roi  Henri,  le  roi  de  Navarre!  crièrent  les 
sentinelles. 

—  Feu,  dit  Catherine,  feu  sur  lui! 

Les  sentinelles  ajustèrent,  mais  Henri  était  déjà 
trop  loin. 

—  H  fuit,  s'écria  la  reine  mère,  donc,  il  est 
vaincu. 

—  H  fait,  murmura  le  duc  d'Aleneon,  donc,  je 
suis  roi. 

Mais,  au  même  instant,  et  tandis  que  François  et 
sa  mère  étaient  encore  à  la  fenêtre,  le  pont-levis 
craqua  sous  les  pas  des  chevaux,  et,  précédé  par  un 
cliquetis  d'armes  et  par  une  grande  rumeur,  un 
jeune  homme,  lancé  au  galop,  son  chapeau  à  la 
main,  entra  dans  la  cour  en  criant  :  France!  suivi 
de  quatre  gentilshommes,  couverts  comme  lui  de 
sueur,  de  poussière  et  d'écume. 

—  Mon  fils!  s'écria  Catherine  en  étendant  les 
doux  bras  par  la  fenêtre. 

—  Ma  mère  !  répondit  le  jeune  homme  en  sautant 
à  bas  du  cheval. 

—  Mon  frère  d'Anjou,  s'écria  avec  épouvante 
François  en  se  rejetant  en  arrière. 

—  Est-il  trop  tard?  demanda  Henri  d'Anjou  à  sa 
mère. 

—  Non,  au  contraire,  il  est  temps,  et  Dieu  t'eût 
conduit  par  la  main  qu'il  ne  t'eût  pas  amené  plus  à 
propos:  regarde  et  écoute. 

En  effet,  M.  de  Nancey,  capitaine  des  gardes,  s'a- 
vançait sur  le  balcon  de  la  chambre  du  roi. 

Tous  les  regards  se  tournèrent  vers  lui. 

Il  brisa  une  baguette  en  deux  morceaux,  et,  les 
bras  étendus,  tenant  les  deux  morceaux  de  chaque 
main  : 

—  Le  roi  Charles  IX  est  mortl  le  roi  Charles  IX 
est  mort!  le  roi  Charles  IX  est  mort!  cria-l-il  trois 
fois. 

Et  il  laissa  tomber  les  deux  morceaux  de  la  ba- 
guette. 

—  Vive  le  roi  Henri  111!  cria  alors  Catherine  en 
se  signant  avec  une  pieuse  reconnaissance.  Vive  le 
roi  Henri  III  ! 

Toutes  les  voix  répétèrent  ce  cri,  excepté  celle  du 
duc  François. 

—  Ah!  elle  m'a  joué,  dit-il  en  déchirant  sa  poi- 
trine avec  .ses  ongles. 

—  Je  l'eiuporto,  s'i'cria  Cathorino,  et  cet  odieux 
lîéarnais  ne  régnera  pas! 


Vu,'»' 


I.A  REINE  MARGOT. 


18i 


XXXVIl 


EPILOGUE, 


n  an  s'était  écoulé  depuis 
la  mort  du  roi  Charles  IX 
et  l'avènement  au  trône  de 
son  successeur. 

Le  roi  Henri  III,  heu- 
reusement régnant  par  la 
gràco  de  Dieu  et  de  sa  mère 
Catherine,  était  allé  à  une 
belle  procession  faite  en  l'honneur  de  Notre-Dame 
de  Cléry. 

Il  était  parti  à  pied  avec  la  reine  sa  fenime  et  toute 
la  cour. 

Le  roi  Henri  III  pouvait  bien  se  donner  ce  petit 
passe- temps;  nul  souci  sérieux  ne  l'occupait  à  celte 
heure.  Le  roi  de  Navarre  était  en  Navarre,  où  il  avait 
si  longtemps  désiréêtre,  et  s'occupait  fort,  disait-on, 
d'une  belle  fille  du  sang  des  Montmorency,  et  qu'il 
appelait  la  Fosseuse.  Marguerite  était  prés  di^  lui, 
triste  et  sombre,  et  ne  trouvant  que  dans  ses  belles 
montagnes,  non  pas  une  distraction,  mais  un  adou- 
cissement aux  deux  grandes  douleurs  de  la  vie  : 
l'absence  et  la  mort. 

Paris  était  fort  tranquille,  et  la  reine  mère,  véri- 
tablement régente  depuis  que  son  cher  fils  Henri 
était  roi,  y  faisait  séjour  tantôt  au  Louvre,  tantôt  à 
l'hôtel  de  Soissons,  qui  était  situé  sur  l'emplacement 
que  couvre  aujourd'hui  la  halle  au  blé,  et  dont  il 
ne  reste  que  l'élégante  colonne  qu'on  peut  voir  en- 
core aujourd'hui. 

Elle  était  un  soir  fort  occupée  à  étudier  les  astres 
avec  René,  dont  elle  avait  toujours  ignoré  les  petites 
trahisons,  et  qui  était  rentré  en  grâce  auprès  d'elle 
pour  le  faux  témoignage  qu'il  avait  si  à  point  porté 
dans  l'affaire  de  Coconas  et  la  Mole,  lorsqu'on  vint 
lui  dire  qu'un  homme  qui  disait  avoir  une  ehoso  de 
la  plus  haute  importance  à  lui  communiquer,  l'at- 
tendait dans  son  oratoire. 

Elle  descendit  précipitamment  et  trouva  le  sire 
de  Maurevel . 

—  //  est  ici,  s'écria  l'ancien  capitaine  des  pétar- 
diers,  ne  laissant  point,  contre  l'étiquette  royale,  le 
temps  à  Catherine  de  lui  adresser  la  parole. 

—  Qui,  il?  demanda  Catherine. 

—  Qui  voulez-vous  que  ce  soit,  madame,  sinon  le 
roi  de  Navarre? 


—  Ici!  ditCathorine,  ici...  lui...  Henri!...  et  qu'y 
vient-il  faire,  l'imprudent? 

—  Si  l'on  on  croit  les  apparences,  il  vient  voir 
madame  de  Sauve  ;  voilà  tout.  Si  l'on  en  croit  les 
probabilités,  il  vient  conspirer  contre  le  roi. 

—  Et  comment  savez-vous  qu'il  est  ici? 

—  Hier,  je  l'ai  vu  entrer  dans  une  maison,  et,  un 
instant  après,  madame  de  Sauve  est  venue  l'y  join- 
dre. 

—  Ètes-vous  sûr  que  ce  soit  lui? 

—  Je  l'ai  attendu  jusqu'à  sa  sortie,  c'est-à-dire 
une  partie  de  la  nuit.  A  trofà  heures,  les  deux 
amants  se  sont  remis  en  chemin.  Le  roi  a  conduit 
madame  de  Sauve  jusqu'au  guichet  du  Louvre;  là, 
grâce  au  concierge,  qui  est  dans  ses  intérêts  sans 
doute,  elle  est  rentrée  sans  être  inquiétée,  et  le  roi 
s'en  est  revenu  tout  en  chantonnant  un  petit  air  et 
d'un  pas  aussi  dégagé  que  s'il  était  au  milieu  de  ses 
montagnes. 

—  Et  où  est-il  allé  ainsi? 

—  Rue  de  l'Arbre-Sec,  hôtel  de  la  Belle-Étoile, 
chez  ce  même  aubergiste  où  logeaient  les  deux  sor- 
ciers que  Votre  Majesté  a  fait  exécuter  l'an  pas.sé. 

—  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  me  dire  la 
chose  aussitôt? 

—  Parce  que  je  n'étais  pas  encore  assez  sûr  de 
mon  fait. 

—  Tandis  que  maintenant? 

—  Maintenant,  je  le  suis. 

—  Tu  l'as  vu? 

—  Parfaitement.  J'étais  embusqué  chez  un  mar- 
chand de  vin  en  face;  je  l'ai  vu  entrer  d'abord  dans 
la  même  maison  que  la  veille;  puis,  comme  madame 
de  Sauve  tardait,  il  a  mis  imprudemment  son  visage 
au  carreau  d'une  fenêtre  du  premier,  et,  cette  fois, 
je  n'ai  plus  conservé  aucun  doute.  D'ailleurs,  un 
instant  après,  madame  de  Sauve  l'est  venue  rejoin- 
dre de  nouveau. 

—  Et  tu  crois  qu'ils  resteront,  comme  la  nuit 
passée,  jusqu'à  trois  heures  du  matin? 

—  C'est  probable. 

—  Où  est  donc  cette  maison? 

—  Près  de  la  Croix-des-Petits-Champs,  vers  Saint- 
UoDoré. 


182 


LA  RtliNE  MARGOT. 


—  Je  suis  pr2t,  madame. 


—  Bien,  Hit  Catherine.  M.  de  Sauve  ne  connaît 
point  votre  écriture? 

—  Non. 

■ —  Asseyez-vous  là  et  l'crivoz. 
Maurevel  obdit,  et  [ironanl  la  plume  : 

—  Je  suis  jinH,  madamo,  dit-il. 
Catherine  dicta  : 

«  Pendant  que  le  Ijarnn  de  Sauve  fait  son  service 
«  au  Louvre,  la  harnnne  est  avec  un  muyuet  de  ses 
«  amis,  dans  une  maison  proche  de  la  Croix-des- 
«  Petits-Champs,  vers  Saint-Ilonorc  :   le  baron  de 


«  Sauve  reconnaîtra  la  maison  h  une  croix  rouge 
((  qui  sera  fuite  sur  la  muraille.  » 

—  Eh  bien?  demanda  Maurevel. 

--Faites  une  seconde  copie  de  colto  leltro,  dit 
Cilherine. 

Maurevel  obéit  passivement. 

—  Maintenant,  dit  la  reine,  faites  remettre  une 
de  ces  lettres  par  un  homme  admit  au  baron  de 
Sauve,  et  (jue  cet  hcimme  laisse  tomber  l'autre  dans 
les  corridors  du  I,ouvre. 

—  Je  ne  comprends  pas,  dit  Maurevel. 


L.A  REL\E  M.ARGOT. 


i83 


■"in'l!!lH;(,i|i|||l!y 


,,4lBjig^^i!'Ï!ii!lil 

m 


îfc'i|liiiii||i(il'iP';|i!ê|W!^^^^^ 


iiiiïi;i!E«i' 


—  Vous  n'avez  pas  ctc  suivie?  dit-il.  —  PiOE  <*I4. 


Catherine  haussa  les  épaules. 

—  Vous  ne  comprenez  pas  qu'un  mari  qui  reçoit 
une  pareille  lettre  se  fâche? 

—  Mais  il  me  semble,  madame,  que  du  temps  du 
roi  de  Navarre  il  ne  se  fâchait  pas. 

—  Tel  qui  passe  des  choses  à  un  roi  ne  les  passe 
peut-être  pas  à  un  simple  galant.  D'ailleurs,  s'il 
ne  se  fâche  pas,  vous  vous  fâcherez  pour  lui, 
vous. 

—  Moi? 

—  Sans  doute.  Vous  prenez  quatre  hommes,  six 
hommes  s'il  le  faut,  vous  vous  masquez,  vous  en- 


foncez la  porte,  comme  si  vous  étiez  les  envoyés  du 
baron,  vous  surprenez  les  amants  au  milieu  de  leur 
tète-à-lûte,  vous  frappez  au  nom  du  mari,  et,  le  len- 
demain, le  billet  perdu  dans  le  corridor  du  Lou- 
vre, et  trouvé  par  quelque  âme  charitable  qui  l'a 
déjà  fait  circuler,  atteste  que  c'est  le  mari  qui  s'est 
vengé.  Seulement,  le  hasard  a  fait  que  !e  galant 
était  le  roi  de  Navarre;  mais  qui  pouvait  deviner 
cela,  quand  chacun  le  croyait  à  Pau? 

Maurevel  regarda  avec  admiration  Catherine, 
s'inclina  et  sortit. 

En  même  temps  que  Maurevel  sortait  de  l'hôtel 


1-84 


LA  lŒLNE  MARGOT. 


de  Soissons,  niadome  Je  Sauve  entrait  dans  la  petite 
maison  de  la  Croix-des-Petits-Champs. 

Henri  l'attendait  la  porte  entr'ouverte. 

Dès  qu'il  l'apereut  dans  l'escalier  : 

—  Vous  n'avez  pas  été  suivie?  dit-il. 

—  Mais  non,  dit  Charlotte,  que  je  sache,  du 
moins. 

—  C'est  que  je  crois  l'avoir  été.  dit  Henri,  nun- 
seulement  cette  nuit,  mais  encore  ce  soir. 

—  Oh:  mon  Dieu!  dit  Charlotte,  vous  m'effrayez, 
sirc;  si  un  bon  souvenir  donné  par  vous  à  une  an- 
cienne amie  allait  tourner  à  mal  pour  vous,  je  ne 
m'en  consolerais  pas. 

—  Soyez,  tranquille,  ma  mie,  dit  le  Béarnais, 
nous  avons  trois  épées  qui  veillent  dans  l'ombre. 

—  Trois,  c'est  bien  peu,  sire. 

—  C'est  assez  quand  ces  épées  s'appellent  de 
Mouy,  Saucourt  et  Barthélémy. 

—  De  Mouy  est  donc  avec  vous  à  Paris? 

—  Sans  doute. 

—  Il  a  osé  revenir  dans  la  capitale!  11  a  donc, 
comme  vous,  quelque  pauvre  femme  folle  de  lui? 

—  Non,  mais  il  a  un  ennemi  dont  il  a  juré  la 
mort.  11  n'y  a  que  la  haine,  ma  chère,  qui  fasse 
faire  autant  de  sottises  que  l'amour. 

—  Merci,  sire. 

.—  Oh  !  dit  Henri,  je  ne  dis  pas  cela  pour  les  sot- 
tises présentes,  je  dis  cela  pour  les  sottises  passées 
et  à  venir.  Mais  ne  discutons  pas  là-dessus,  nous 
n'avons  pas  de  temps  à  perdre. 

—  Vous  partez  donc  toujours? 

—  Cette  nuit. 

—  Les  affaires  pour  les(]uelles  vous  ('liez  revenu 
à  Paris  sont  donc  terminées? 

—  Je  n'y  suis  revenu  que  pour  vous. 

—  Gascon  ! 

—  Ventre-saint-gris  !  ma  mie,  je  dis  la  vérité  ; 
mais  écartons  ces  souvenirs  :  j'ai  encore  deux  ou 
trois  heures  à  être  heureux,  et  puis,  une  séparation 
éternelle. 

—  Ah!  sire,  dit  madame  de  Sauve,  il  n'y  a  d'é- 
ternel que  mon  amour. 

Henri  venait  de  dire  qu'il  n'avait  pas  le  temps  de 
discuter,  il  ne  discuta  donc  point;  il  crut,  ou,  le 
sceptique  qu'il  était,  il  fit  semblant  de  croire. 

Cependant,  comme  l'avait  dit  le  roi  de  Navarre, 
de  Mouy  et  ses  deux  compagnons  étaient  cachés  aux 
environs  de  la  maison.  Il  était  convenu  que  Henri 
sortirait  à  minuit  de  la  petite  maison  au  lieu  d'en 
sortir  à  trois  heures,  qu'on  irait  comme  la  veille 
reconduire  madame  de  Sauve  au  Louvre,  et  (|iie  de 
là  on  irait  rue  de  la  Cerisaie,  où  di.'meurait  Maiire- 
vcl. 

C'était  seulement  pend.iiit  la  joiiriK'c  qui  venait 
de  s'écouler  que  de  Mouy  avait  eiiliii  eu  notion  cer- 
taine de  la  maison  qu'hahilail  son  eniienii. 

Ils  (Haient  là  diqiuis  une  heure  à  peu  prés  lors- 
qu'ils virent  un  lidiume,  suivi  à   quelques  pas  de 


cinq  autres,  qui  s'approchait  de  la  porte  de  la  pe- 
tite maison,  et  qui,  l'une  après  l'autre,  essayait  plu- 
sieurs clefs. 

.\  cette  vue,  de  Mouy,  caché  dans  l'enfoncement 
d'une  porte  voisine,  ne  fit  qu'un  bond  de  sa  cachette 
à  cet  homme,  et  le  saisit  par  le  bras. 

—  Un  instant,  dit-il,  on  n'entre  pas  là. 
L'homme  fit  un  bond  en  arrière,  et,  en  bondis- 
sant, son  chapeau  tomba. 

—  De  Mouy  de  Sainl-Phale!  s'écria-t-il. 

—  Maurevel!  hurla  le  huguenot  en  levant  son 
épée.  Je  te  cherchais;  tu  viens  au-dc\ant  de  moi 
merci  ! 

Mais  la  colère  ne  lui  fit  pas  oublier  Henri,  et,  se 
retournant  vers  la  fenêtre,  il  siflla  à  la  manière  de.<; 
pâtres  béarnais. 

—  Cela  suffira,  dit-il  à  Saucourt.  Maintenant,  à 
moi.  assassin!  à  moi! 

Et  il  s'élança  vers  Maurevel. 
Celui-ci  avait  eu  le  temps  de  tirer  de  sa  ceinture 
un  pistolet. 

—  Ah!  cette  fois,  dit  le  tueur  du  roi  en  ajustant 
le  jeune  homme,  je  crois  que  tu  es  mort. 

Et  il  lâcha  le  coup.  Mais  de  Mouy  se  jeta  à  droite, 
et  la  balle  passa  sans  l'atteindre. 

—  A  mon  tour  maintenant,  s'écria  le  jeune 
homme. 

Et  il  fournit  à  Maurevel  un  si  rude  coup  dépéo. 
que,  quoique  ce  coup  atteignit  sa  ceinture  de  cuir, 
la  pointe  acérée  traversa  l'obstacle  el  s'enfonça  dans 
les  chairs. 

L'assassin  poussa  un  cri  sauvage  qui  accusait  une 
si  profonde  douleur,  que  les  sbires  qui  l'accompa- 
gnaient le  crurent  frappé  à  mort  et  s'enfuirent  épou- 
vantés du  côté  de  la  rue  Sainl-llonoré. 

.Maurevel  n'était  point  brave.  Se  voyant  abandonné 
par  ses  gens  et  ayant  devant  lui  un  adversaire 
comme  de  Mouy,  il  essaya  à  son  tour  de  ju-endre  la 
fuite  et  se  sauva  par  le  même  cheiiiin  qu'ils  avaient 
pris  en  criant  :  .\  l'aide! 

De  Mouy,  Saucourt  et  Barthélémy,  emportés  par 
leur  ardeur,  les  poursuivirent. 

Comme  ils  entraient  dans  la  rue  de  Grenelle, 
qu'ils  avaient  prise  pour  leur  couper  le  chemin,  une 
fenêtre  s'ouvrait,  et  un  homme  sautait  du  premier 
étage  sur  la  terre  fraîchement  arrosée  par  la  pluie. 

C'était  Henri.. 

Le  sifll(Miient  de  de  Mouy  l'avait  averti  d'un  dan- 
ger (juelconque.  el  ce  coup  de  pistolet,  en  lui  in- 
di(iuant  (]uc  le  danger  était  grave,  l'avait  attiré  au 
secours  de  ses  amis. 

Aident,  vigoureux,  il  s'élança  sur  leurs  traces 
réjiée  à  la  main. 

L'n  cri  le  guida  ;  il  venait  do  la  barrière  des  Ser- 
gents. C'était  Maurevel,  qui,  .se  sentant  presse  par 
de  Mouy,  appelait  mw  secoiiile  fois  ù  son  secours 
ses  hiimmcs  emportés  par  la  terreur. 

Il  fallait  se  retourner  ou  ùti  '-  poignardé  par  der- 


LA  REIME  iMARGOT. 


185 


rière.  Maurevel  se  retourna,  rencontra  le  fer  de  son 
ennemi,  et,  presque  aussitôt,  lui  porta  un  coup  si 
habile,  que  son  écharpe  en  fut  traversée.  Mais  de 
Mouy  riposta  aussitôt.  L'épée  s'enfonça  de  nouveau 
dans  la  chair  qu'elle  avait  déjà  entamée,  et  un  dou- 
ble jet  de  sang  s'élança  par  une  double  plaie. 

—  Il  en  tient!  cria  Henri,  qui  arrivait.  Sus!  sus! 
de  Mouy ! 

De  Mouy  n'avait  pas  besoin  d'être  encouragé.  Il 
chargea  de  nouveau  Maurevel  ;  mais  celui-ci  ne  l'at- 
tendit point.  Appuyant  sa  main  gauche  sur  sa  bles- 
sure, il  reprit  une  course  désespérée. 

—  Tue-le  vite  !  tue-le  !  cria  le  roi  ;  voici  ses  sol- 
dats qui  s'arrêtent,  et  le  désespoir  des  lâches  ne  vaut 
rien  pour  les  braves. 

Maurevel,  dont  les  poumons  éclataient,  dont  la 
respiration  sifflait,  dont  chaque  haleine  chassait  une 
sueur  sanglante,  tomba  tout  à  coup  d'épuisement  ; 
mais  aussitôt  il  se  releva,  et,  se  retournant  sur  un 
genou,  i!  présenta  la  pointe  de  son  épée  à  de  Mouy. 

—  Amis!  amis!  cria  Maurevel,  ils  ne  sont  que 
deux.  Feu,  feu  sur  eux! 

En  effet,  Saucourt  et  Barthélémy  s'étaient  égarés 
à  la  poursuite  de  deux  sbires  qui  avaient  pris  par  la 
rue  des  Poulies,  et  le  roi  et  de  Mouy  se  trouvaient 
seuls  en  présence  de  quatre  hommes. 

—  Feu!  continuait  de  hurler  Maurevel,  tandis 
qu'un  de  ses  soldats  apprêtait  effectivement  son  poi- 
trinal. 

—  Oui,  mais  auparavant,  dit  de  Mouy,  meurs, 
traître,  meurs,  misérable,  meurs  damné  comme  un 
assassin. 

Et,  saisissant  d'une  main  l'épée  tranchante  de 
Maurevel,  de  l'autre  il  plongea  la  sienne  du  haut  en 
bas  dans  la  poitrine  de  son  ennemi,  et  cela  avec  tant 
de  farce,  qu'il  le  cloua  contre  terre. 

—  Prends  garde,  prends  garde!  cria  Henri. 

De  Mouy  fit  un  bond  en  arrière,  laissant  son  épée 
dans  le  corps  de  Maurevel,  car  un  soldat  l'ajustait 
et  allait  le  tuer  à  bout  portant. 

En  même  temps,  Henri  passait  son  épée  au  tra- 
vers du  corps  du  soldat,  qui  tomba  près  de  Maurevel 
en  jetant  un  cri. 

Les  deux  autres  soldats  prirent  la  fuite. 

—  Viens!  de  Mouy,  viens!  cria  Henri.  Ne  per- 
dons pas  un  instant  ;  si  nous  étions  reconnus,  ce  se- 
rait'fait  de  nous. 

—  Attendez,  sire;  et  mon  épée,  croyez -vous  que 
je  veuille  la  laisser  dans  le  corps  de  ce  misérable? 

Et  il  s'approcha  de  Maurevel  gisant  et  en  appa- 
rence sans  mouvement  ;  mais,  au  moment  où  de 
Mouy  mettait  la  main  à  la  garde  de  cette  épée  qui, 
effectivement,  était  restée  dans  le  corps  de  Maure- 
vel, celui-ci  se  releva  armé  du  poitrinal  que  le  soir 
dat  avait  lâché  en  tombant,  et,  à  bout  portant,  il 
lâcha  le  coup  au  milieu  de  la  poitrine  de  de  Mouy. 

Le  jeune  homme  tomba  sans  même  pousser  un 
cri  :  il  était  tué  roide. 


Henri  s'élança  sur  Maurevel  ;  mais  il  était  tombé 
à  son  tour,  et  son  épée  ne  perça  plus  qu'un  cadavre. 

Il  fallait  fuir;  le  bruit  avait  attiré  un  grand  nom- 
bre de  personnes,  la  garde  de  nuit  pouvait  venir. 
Henri  chercha,  parmi  les  curieux  attirés  par  le 
bruit,  une  figure  de  connaissance,  et,  tout  à  coup, 
poussa  un  cri  de  joie. 

Il  venait  de  reconnaître  maître  la  Hurière. 

Comme  la  scène  se  passait  au  pied  de  la  croix  du 
Trahoir,  c'est-à-dire  en  face  de  la  rue  de  l'Arbre- 
Sec,  notre  ancienne  connaissance,  dont  l'humeur 
naturellement  sombre  s'était  encore  singulièrement 
attristée  depuis  la  mort  de  la  Mole  et  de  Coconas, 
ses  deux  hôtes  bien-aimés,  avait  quitté  ses  four- 
neaux et  ses  casseroles  au  moment  où  justement  il 
apprêtait  le  souper  du  roj  de  Navarre  et  était  ac- 
couru. 

—  Mon  cher  la  Hurière,  je  vous  recommande  de 
Mouy,  quoique  j'aie  bien  peur  qu'il  n'y  ait  plus 
rien  à  faire.  Emportez-le  chez  vous,  et,  s'il  vit  en- 
core, n'épargnez  rien,  voilà  ma  bourse.  Quant  à 
l'autre,  laissez-le  dans  le  ruisseau,  et  qu'il  y  pour- 
risse comme  un  chien. 

—  Mais  vous?  dit  la  Hurière. 

—  Moi,  j'ai  un  adieu  à  dire.  Je  cours,  et,  dans 
dix  minutes,  je  suis  chez  vous.  Tenez  mes  chevaux 
prêts. 

Et  Henri  se  mit  effectivement  à  courir  dans  la  di- 
rection de  la  petite  maison  de  la  Croix-des-Petits- 
Champs;  mais,  en  débouchant  de  la  rue  de  Gre- 
nelle, il  s'arrêta  plein  de  terreur. 

Un  groupe  nombreux  étaix  amassé  devant  la 
porte. 

—  Qu'y  a-t-il  dans  cette  maison,  demanda  Henri, 
et  qu'est-il  arrivé? 

—  Oh!  répondit  celui  auquel  il  s'adressait,  un 
grand  malheur,  monsieur.  C'est  une  belle  jeune 
femme  qui  vient  d'être  poignardée  par  son  mari,  à 
qui  l'on  avait  remis  un  billet  pour  le  prévenir  que 
sa  femme  était  avec  un  amant. 

—  Et  le  mari?  s'écria  Henri. 

—  Il  est  sauvé. 

—  La  femme? 

—  Elle  est  là. 

—  Morte? 

—  Pas  encore;  mais,  Dieu  merci,  elle  n'en  vaut 
guère  mieux. 

—  Oh  !  s'écria  Henri,  je  suis  donc  maudit? 
Et  il  s'élança  dans  la  maison. 

La  chambre  était  pleine  de  monde,  tout  ce  monde 
entourait  un  lit  sur  lequel  était  couchée  la  pauvre 
Charlotte,  percée  de  deux  coups  de  poignard. 

Son  mari,  qui  pendant  deux  ans  avait  dissimulé 
sa  jalousie  contre  Henri,  avait  saisi  cette  occasion 
de  se  venger  d'elle. 

—  Charlotte!  Charlotte!  cria  Henri  fendant  la 
foule  et  tombant  à  genoux  devant  le  lit. 

Charlotte  rouvrit  ses  beaux  yeux  déjà  voilés  pra 


186 


LA  REINE  BIARGOT. 


la  mort;  elle  jeta  un  cri  qui  fit  jaillir  le  sang  de  ses 
Jeux  blessures,  et,  faisant  un  effort  pour  se  sou- 
lever : 

—  Oh!  je  savais  bien,  dit-elle,  que  je  ne  pouvais 
pas  mourir  sans  ie  revoir! 

Et,  en  effet,  comme  si  elle  n'eût  attendu  que  ce 
moment  pour  rendre  à  Henri  celte  ûme  qui  l'avait 
tant  aimée,  elle  appuya  ses  lèvres  sur  le  front  du  roi 
de  Navarre,  murmura  encore  une  dernière  fois  : 
«  Je  t'aime,  »  et  retomba  expirée. 

Henri  ne  pouvait  rester  plus  longtemps  sans  se 
perdre.  11  tira  son  poignard,  coupa  une  boucle  de 
ses  beaux  cheveux  blonds  qu'il  avait  si  souvent  dé- 
noués pour  en  admirer  la  longueur,  et  sortit  en  san- 
glotant au  milieu  des  sanglots  des  assistants,  qui  ne 
se  doutaient  pas  qu'ils  pleuraient  sur  de  si  hautes 
infortunes. 

—  Ami,  amour,  s'écria  Henri  éperdu,  tout  m"a- 


bandonne,  tout  me  quitte,  tout  me  manque  à  la 
fois! 

—  Oui,  sire,  lui  dit  tout  bas  un  homme  qui  s'é- 
tait détaché  du  groupe  de  curieux  amassé  devant  la 
petite  maison  et  qui  l'avait  suivi,  mais  vous  avez 
toujours  le  trône. 

—  René  !  s'écria  Henri. 

—  Oui,  sire,  René  qui  veille  sur  vous  :  ce  misé- 
rable en  expirant  vous  a  nommé;  on  sait  que  vous 
êtes  à  Paris,  les  archers  vous  cherchent,  fuyez, 
fuyez  ! 

—  Et  tu  dis  que  je  serai  roi,  René,  un  fugitif? 

—  Regardez,  sire,  dit  le  Florentin  en  montrant 
au  roi  une  étoile  qui  se  dégageait,  brillante,  des  plis 
d'un  nunp;e  noir,  ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis,  c'est 
elle. 

Henri  poussa  un  soupir  et  disparut  dans  l'obscu- 
ri(:i. 


FIN. 


TABLE  DES   MATIERES 


OE   LA   DEUXIEME  PARTIE. 


Pagw. 

I.  —  Maurevel i 

II.  —  La  chasse  à  courre 4 

III.  —  Fraternité 8 

IV.  —  La  reconnaissance  du  roi  Charles  IX.   .   .  12 
V.  —  Dieu  dispose 16 

VI.  —  La  nuit  des  rois 22 

VII.  —  Anagramme 27 

VIII.  —  La  rentrée  au  Louvre ou 

IX.  —  La  cordelière  de  la  reine  mère 37 

X.  —  Projets  de  vengeance 43 

XI.  —  Les  atrides 52 

XII.  —  L'horoscope..* 59 

XUI.  —  Les  confldences 63 

XIV.  —  Les  ambassadeurs 71 

XV.  —  Oreste  et  Pylade 75 

XVI.  —  Orthon 82 

XVII.  —  L'hôtellerie  de  la  Belle-Étoile 87 

XVIU.  —  De  Mouy  de  Sainl-Phale 93 

'  XIX.  —  Deux  têtes  pour  une  couronne 97 


'•s»- 

XX.  —  Le  livre  de  vénerie 107 

XXI.  —  La  chasse  au  vol 109 

XXII.  —  Le  pavillon  de  François  P' 115 

XXUI.  —  Les  investigations 119 

XXIV.  —  Actéon 124 

XXV.  —  Le  bois  de  Vincennes 127 

XXVI.  —  La  ligure  de  cire 132 

XXVll.  —  Les  boucliers  invisibles 140 

XXVllI.  —  Lesjuges 144 

XXIX.  —  La  torture  du  brodequin 150 

XXX.  —  La  chapelle 156 

XXXI.  —  La  place  Saint-Jean-en-Grève 159 

XXXII.  —  La  tour  du  pilori 163 

XXXIU.  —  La  sueur  de  sang.   . i68 

XXXIV.  —  La  plato-forme  du  donjon  de  Vincennes.   .  171 

XXXV.  —  La  régence 174 

XXXVI.  —  Le  roi  est  mort  :  vive  le  roi 178 

XXXVII.  —  Épilogue 181 


K 


*i* 


J». 


,-^., 


m 


'^4^ 


t    ♦. 


^^. 


i^ 


.<f^ 


r^i 


^i,    i, 


j^^^K*  i^^H,  ^É  ^^1 

**'-   ' 

v*J 

4^ 

'« 

i*jR^^^^^^^^Rl^^ 

' ."' 

'  i^^^Ef^W 

1^  ' 

•«^ 

'•j»»  ,' 

al. 

H  ^  ^^^^^^B^^^V^Eh 

i& 

m 

-"liA^y     ' 


A.V 


-^f  - 


f  \ 


t-./.V^